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Full text of "Le theologien dans les conversations avec les sages et les grands du monde"

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C/  DAMS  ] 


DANS  LES 


CONVERSATIONS 


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v. 


AVEC  LES  SAGES  ET  LES  GRAÎS'I>S  DU  MONDE. 

PUBLIÉ  PAR  LE  P.    BOUTAULT 

Sta   LES   MAKOâCflixa    »c    p.    COTTO.f  ,    ».   A.**.    D.    J. 


QUATRIEME  EDITION ,  AUGMEXTÉE. 


JEXTEE.  /"O 


PARIg^  " 

.T.   ÎJ-BOUX  ET  JOUBY,  LIBFxAUU'.s 


'  UE    DE  S    GRA.M)  S  -  A  •  GT.'STI.\  S  . 


.^er'slté  d'o 


SEGUIN  aîné,  IMPRIMEUR-LIBrJu] 

rue  Beutjuerie ,  i3. 


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AU  ROI 


SIRE 


Les  vérités  que  je  suis  obligé  de  défendre  en  cet  ouvra- 
ge ont  des  ennemis  qui  ne  me  permettent  pas  de  me  fier 
à  mes  forces ,  et  qui  me  font  prendre  la  liberté  de  venir 
où  l'on  vient  aujourd'hui  de  tous  les  endroits  de  l'Europe, 
se  mettre  sous  la  protection  de  Votre  Majesté. 

Quoique  j'y  vienne  après  les  grands  hommes  qui  vous 
ont  consacré  leur  plume,  et  quoique  je  voie  les  exemples 
qu'ils  me  donnent  à  l'entrée  de  leurs  livres,  où  ils  ont  écrit 
de  si  beaux  éloges  de  vos  actions  glorieuses  ,  et  de  si  ma- 
gnifiques descriptions  de  vos  triomphes,  mondessein  n'est 
pas  de  les  imiter. 

Depuis  que  la  Renommée  vous  a  elle-même  consacré  sa 
voix ,  et  qu'elle  n'a  plus  d'autre  affaire  au  monde  que  de 
parler  des  grandeurs  de  votre  auguste  personne  et  de  les 
publier  partout,  il  semble  que  c'est  là  désormais  son  pri- 
vilège, et  que  le  droit  et  l'honneur  de  les  louer  publique- 
ment ne  sont  plus  que  pour  elle  seule.  Tout  ce  que  j'ose 
entreprendre  pour  satisfaire  à  mon^zèle ,  c'est  d'écouter 
ce  qu'elle  dit  et  de  vous  redire  ses  paroles. 

Il  est  vrai,  Sire,  qu'elle  ne  se  plaît  pas  à  parler  beau- 
coup; elle  s'y  plaisait  lorsqu'elle  commença  de  vous  con- 
naître, mais  elle  a  depuis  changé  de  métbode.  Plus  elle  a 
vu  de  grandes  choses,  moins  elle  a  parlé;  et  maintenant 
que  la  gloire  suprême  où  elle  voit  votre  puissance  et  votre 
réputation  élevées  par  la  main  de  Dieu  ,  l'engage  à  vous 
honorer  souverainement,  l'honneur  souverain  qu'elle  croit 
vous  devoir  est  de  renfermer  un  panégyrique  entier  dans 
un  seul  mot  ;  et  pour  dire  tout  ce  qui  peut  être  dit  d'un 
grand  roi ,  de  ne  plus  rien  dire  que  votre  nom. 


IV  ÉPITRE, 

Néanmoins,  comme  il  est  nécessaire  que,  dans  les  Indes 
et  chez  les  autres  peuples  de  l'Afrique  et  de  l'Asie,  elle  ex- 
plique plus  clairement  ses  pensées ,  elle  le  fait  sans  doute , 
et  à  mon  jugement,  sans  beaucoup  de  peine.  Je  me  per- 
suade que,  pour  faire  entendre  à  ces  peuples-là  une  partie 
de  ce  qu'elle  sait  et  de  ce  que  nous  voyons  dans  l'Europe, 
elle  se  contente  de  leur  tenir  les  mêmes  discours  qu'elle 
tint  anciennement  chez  eux,  lorsque,  les  entretenant  sans 
flatterie  des  véritables  vertus  de  l'un  des  monarques  que 
le  monde  a  le  plus  aimés  ,  elle  leur  disait  entre  autres 
choses  : 

Qu'il  mérita  d'être  roi,  parce  qu'il  était  le  premier  des 
hommes,  et  qu'il  n'eût  point  laissé  de  l'être  s'il  n'eût  pas 
régné. 

Qu'en  son  bas  âge ,  avant  qu'il  montât  sur  le  trône ,  il 
n'avait  rien  appris  qu'à  obéir  ;  que  dès  qu'il  y  fut,  il  en- 
seigna les  rois  et  les  philosophes  par  ses  exemples,  et  qu'il 
se  rendit  leur  maitre  en  la  science  de  vivre,  de  parler  et 
de  régner  sagement. 

Qu'il  eut  pour  naturel  ce  qui  est  l'étude  et  la  vertu  des 
autres  rois;  qu'être  sage  et  maître  de  sa  colère  et  de  ses 
autres  passions,  être  sincère,  désintéressé,  magnanime, 
incorruptible,  fidèle  en  ses  promesses  et  impénétrable  en 
ses  secrets;  parler  aussi  bien  qu'il  voulait  et  aussi  peu,  ce 
n'étaient  point  dans  lui  des  sciences  acquises  par  le  tra- 
vail ou  par  l'industrie,  mais  des  présents  de  la  grâce  et 
des  inclinations  de  la  nature. 

Qu'il  ne  cessa  de  vaincre  que  lorsqu'il  ne  trouva 
plus  d'hommes  qui  pussent  ne  pas  l'aimer,  ou  qui  ne 
pussent  pas  vaincre  eux-mêmes  la  jalousie,  qui  rendait 
ses  succès  insupportables  à  leurs  yeux. 

Que  ce  qu'il  y  eut  de  merveilleux  et  de  très-particulier 
en  son  courage  et  en  sa  conduite  durant  les  guerres,  fut 
que,  par  ses  premières  victoires,  il  apprit  la  science  de  pren- 
dre les  villes  et  de  soumettre  les  peuples  sans  les  dé- 
truire ,  et  de  ne  pas  faire  des  millions  de  malheureux  pour 
faire  un  vainqueur. 

Que  jam.ais  les  princes  alliés  n'eurent  de  meilleur  et  de 
plus  constant  ami,  ni  les  officiers  d'une  cour  de  meilleur 
maître,  ni  les  peuples  obéissants  de  meilleur  père,  ni  les 
ennemis  domptés  et  soumis  de  plus  aimable  protecteur. 


ÉPITRE.  V 

OU  de  plus  heureuse  fortune  que  d'avoir  été  forcés  par  ses 
armes  à  lui  obéir  et  à  l'aimer. 

Qu'il  se  donna  des  soins  extrêmes  pour  bannir  le  crime 
et  l'impiété  de  son  royaume  et  pour  y  établir  le  repos; 
qu'entre  les  raisons  qui  le  touchèrent  en  cela,  une  des 
plus  remarquables  fut  qu'il  prévit,  par  les  mouvements  se- 
crets de  son  cœur,  que,  lorsqu'il  se  trouverait  des  miséra- 
bles parmi  ses  sujets,  il  en  serait  le  plus  à  plaindre,  et 
qu'il  sentirait  leurs  pemes  plus  qu'eux-mêmes. 

Qu'il  fut  véritablement  un  grand  roi,  puisqu'il  rendit 
les  autres  rois  heureux  et  puissants,  et  qu'il  sut  les  moyens 
de  s'élever ,  malgré  l'envie  ,  assez  liant  pour  atteindre  jus- 
que là  par  ses  bienfaits.  Du  moins,  ce  fut  en  son  temps 
que  le  monde  ouvrit  les  yeux  ,  et  qu'il  connut,  quoiqu'un 
lieu  tard,  que  la  fin  des  guerres  et  le  remède  des  afflic- 
tions publiques  serait  qu'il  y  eut  en  chaque  siècle  un  mo- 
narque qui  méritât  d'être  aimé  et  d'être  estimé  des  autres 
princes  autant  qu'il  faudrait  pour  régner  dans  leur  cœur , 
et  pour  devenir  le  confident  de  leurs  desseins,  le  protec- 
teur de  leurs  droits  et  l'arbitre  de  leurs  différends;  que 
pour  lors,  une  parole  ou  un  arrêt  de  sa  sagesse  suffirait 
pour  [apaiser  ces  inimitiés  fatales  entre  les  maîtres  du 
jnonde,  dont  on  a  toujours  cru  qu'elles  ne  pouvaient  être 
éteintes  que  dans  des  déluges  de  sang  répandu,  ou  étouffées 
sous  les  ruines  du  genre  humaiu. 

Qu'il  ne  se  proposa  personne  pour  l'imiter  durant  son 
règne  en  ses  hautes  entreprises,  et  qu'il  connut  de  bonne 
heure  que  l'homme  ne  fait  jamais  parfaiten^ent  bien  ce 
qu'il  fait  par  imitation.  Cette  maxime  ne  lui  fut  pas  ins- 
pirée par  l'orgueil  :  l'instinct  admirable  qui  l'instruisit  à 
faire  de  grandes  actions  sans  exemple  et  sans  modèle  ,  le 
rendit  assez  humble  pour  ne  pas  mépriser  les  bons  exem- 
ples, et  assez  sage  pour  ne  rien  faire  de  lui-même  qui  ne 
méritât  d'être  imité. 

Que  ses  actions  ne  furent  pas  moins  exemplaires  que 
merveilleuses;  que  ce  fut  par  elles  et  par  la  grâce  dont  il 
les  anima  qu'il  fit  entrer  ses  maximes  dans  les  esprits  ,  et 
qu'il  forma  tout  ce  qu'il  y  eut  de  grands  hommes  qui  tra- 
vaillèrent sous  lui ,  ou  qui  commandèrent  ailleurs. 

Enfin,  qu'il  fut  un  roi  que  chaque  prince  tâcha  d'imi- 
ter, que  chaque  nation  désira  de  \oir,  que  chaque  ennemi 


Vt  ÉPITRE. 

fut  contraint  d'aimer,  que  les  provinces  et  les  villes, 
transportées  d'admiration  en  le  voyant  entrer  chez  elles 
durant  les  triomphes,  appelèrent  chacune  leur  bien-aimé  , 
et  toutes  d'une  voix  commune,  le  bien-aimé  de  l'univers! 

Sire',  il  y  a  de  longues  années  que  la  Renommée  tenait 
véritablement  ces  discours  chez  les  Indiens ,  dans  l'Afri- 
que et  dans  l'Amérique.  Elle  a  commencé  depuis  quelque 
temps  à  les  tenir  aussi  dans  l'Europe:  ce  sont  comme  au- 
tant de  portraits  qu'elle  vient  tracer  dans  la  France,'  et  à 
la  suite  de  votre  Cour. 

Le  peu  que  je  viens  d'écrire  est  une  petite  copie  que 
j'en  ai  tirée.  J'ose  l'exposer  aux  yeux  de  Votre  Majesté. 
Tout  ce  qu'il  m'est  permis  d'en  dire,  c'est  que  ce  me  serait 
un  bonheur  extrêsne  qu'il  y  parût  quelques  marques  d'où 
elle  pût  connaître  avec  combien  de  zèle  et  de  respect  je 
suis, 


SIRE  , 


DE  Votre  Majesté  , 


Le  très-humble  et  très-obélssînt 
serviteur  et  sujet. 


AVANT-PROPOS. 


Le  théologien  dont  il  est  question  dans  cet  ou- 
vrage, vivait  sous  le  règne  de  Henri-le-Grand. 

Il  fut  appelé  à  la  cour,  et  il  y  eut  un  emploi 
des  plus  honorables.  Le  roi  fit  état  de  sa  per- 
sonne et  de  ses  conseils,  et  se  plut  à  ses  entre- 
tiens ;  il  lui  fit  même  la  grâce  ,  lorsqu'il  le  con- 
nut parfaitement ,  de  l'honorer  de  sa  confiance 
intime  ,  et  de  lui  témoigner  des  bontés  très- 
singulières  ,  et  qui  furent  enfin  trop  glorieuses 
pour  n'être  pas  insupportables  à  la  jalousie. 

Ceux  qui  se  sentirent  offensés  de  son  bonheur, 
conspirèrent  inutilement  à  le  détruire  par  leurs 
médisances.  11  conserva  dans  la  cour  ,  au  milieu 
des  mensonges  et  des  trahisons ,  la  réputation 
qu'il  y  avait  apportée  d'être  un  des  plus  sages  et 
des  plus  savants  hommes  de  son  siècle. 

Comme  Sa  Majesté  désirait  que  son  mérite  fut 
particulièrement  connu  des  grands  du  royaume , 
îorsqu'ellevoyaitdes  princes  et  d'autres  personnes 
d'esprit  et  de  qualité  autour  de  sa  table  ou  dans 
sa  cliambre ,  elle  l'ensafieait  à  les  entretenir  en 
lui  proposant  des  questions  sur  la  morale  et  sur 
la  théologie,  ou  bien  quelques  difficultés  curieu- 
ses sur  d'autres  sujets  propres  à  le  faire  écouter 
par  des  courtisans  avec  plus  d'attention  et  plus 
de  plaisir. 

Il  s'enoraoreait  souvent  lui-même  à  ces  sortes 
a  entretiens  ,  lorsqu'il  se  rencontrait  en  des 
compagnies  où  il  ne  pouvait  pas  se  taire  sans 
trahir  la  religion ,  et  où  sa  conscience  l'obligeait 
à  soutenir  les  vérités  de  l'Évangile  contre  les 
blasphèmes  des  libertins,  et  contre  les  subtilités 
de  ces  philosophes  qui  entreinonnent  de  détruire 


VIII  AVANT-PROPOS. 

par  leurs  raisonnements  tout  ce  qu'ils  ont  appris 
de  la  nature  et  de  la  foi  durant  leur  bas  âge. 

Il  disait  en  ces  compagnies-là  des  choses  qui 
semblaient  d'ordinaire  assez  bien  dites  pour  avoir 
été  dictées  par  le  Saint-Esprit.  La  Providence,  qui 
les  lui  inspirait,  ne  permit  pas  qu'il  s'en  oubliât. 

Une  des  coutumes  de  cet  homme  sage  au 
retour  des  conversations  était  d'écrire  ce  qu'on 
lui  avait  proposé ,  ce  qu'il  avait  répondu ,  et 
ce  qui  s'était  passé  de  plus  remarquable  durant 
les  disputes. 

Son  espérance  était  que,  quelque  jour,  il  aurait 
le  loisir  de  mettre  ses  écrits  en  ordre  ,  et  qu'il  en 
ferait  un  présent  au  public  et  à  la  postérité. 
Quelques-uns  de  ses  amis  ,  qui  héritèrent  de  ses 
papiers,  et  qui  furent  les  témoins  de  ses  pensées 
les  plus  secrètes  ,  conçurent  la  même  espérance; 
mais  la  mort  ,  qui  l'avait  prévenu  ,  les  prévint 
eux-mêmes.  Il  ne  fallait  pas  qu'elle  fît  ensevelir 
avec  eux  un  si  louable  dessein.  Cet  ouvrage  est 
un  effort  que  j'ai  fait  pour  l'en  empêcher  ,  et 
pour  rendre  à  la  France  ce  qu'ils  lui  avaient  des- 
tiné par  leur  testament. 

Je  me  suis  donné  les  peines  et  les  soins  que 
l'affaire  méritait;  mais  ce  n'a  pas  été  sans  juger 
d'abord  que  le  plus  grand  succès  que  je  devais 
me  proposer,  c'était  de  ne  pas  m'éloigner  de  ses 
sentiments  ;  c'est  beaucoup  même  ,  eu  égard  à  la 
manière  dont  ces  sortes  de  mémoires  ont  cou- 
tume d'être  écrits. 

Peut-être  que  quelques-uns  m'attribueront  ce 
que  Sidonius  disait  en  faveur  d'un  de  ses  amis  , 
qu'il  avait  assez  bien  lu  les  minutes  d'un  homme 
savant  et  sage,  puisqu'il  avait  très-bien  deviné 
ce  qu'il  voulait  dire.  Tout  ce  que  j'avance,  c'est 
que  s'il  se  trouve  ici  quelques  fautes,  on  ne  doit 
les  attribuer  qu'à  ma  plume. 


AVANT-PROPOS.  IX 

Les  lumières  que  j'ai  reçues  des  personnes 
qui  le  connurent  familièrement  lorsqu'il  fut  éloi- 
gné de  la  cour,  et  qui  apprirent  durant  leurs 
conversations  une  partie  des  choses  arrivées 
dans  les  conférences ,  m'ont  beaucoup  aidé  à  ne 
pas  m'égarer  en  des  endroits  où  il  y  avait  de 
l'obscurité. 

Ce  que  je  puis  dire  de  mon  travail,  c'est  que  mes 
forces  n'ont  pas  égalé  mon  zèle  ni  mes  peines  , 
mais  que  mes  peines  n'ont  pas  elles-mêmes  ré- 
pondu aux  obligations  que  j'avais  et  que  j'aurai 
toujours  à  la  mémoire  de  ce  cher  bienfaiteur. 
Je  n'eus  le  bonheur  de  lui  parler  et  de  l'ap- 
procher qu'environ  deux  ans  avant  qu'il  mourût. 
Il  ne  laissa  pas  en  ce  peu  de  temps  d'avoir  le 
loisir  et  la  bonté  de  me  faire  des  grâces  que  j'au- 
rais tort  d'oublier  avant  et  après  ma  mort. 

Quelques  considérations  ne  m'ayant  pas  pcimis 
de  lui  donner  son  propre  nom ,  je  lui  ai  donné 
celui  d'Eugène.  Ceux  qui  ont  lu  l'histoire  de  sa 
vie  ne  douteront  pas  que  je  ne  l'aie  fait  pour  me 
conformer  aux  sentiments  du  roi  son  maître.  Au 
moins  ,  si  nous  voulons  renfermer  dans  un  seul 
mot  la  louange  ordinaire  que  Sa  IMajesté  lui  don- 
nait ,  d'être  l'homme  le  mieux  né  et  du  plus 
aimable  naturel  qu'elle  eût  jamais  vu ,  nous  n'en 
trouverons  point  de  plus  propre  que  ce  mot 
d'Eugène,  qui  signifie  en  trois  syllabes  les  mêmes 
choses  que  ce  grand  prince  voulait  exprimer  par 
quatre  paroles.  Il  semble  qu'il  porta  ce  nom  dès 
le  berceau;  et  ce  fut  très-sagement  que  le  pané- 
gyriste qui  fit  l'éloge  de  ce  théologien  après  sa 
mort,  remarqua  qu'il  avait  toujours  paru  sur 
son  front  un  air  qui  attirait  les  yeux  des  autres, 
et  qui  était  comme  la  couronne  de  l'empire  que 
son  Ame  avait  sur  les  cœurs  par  la  modestie  de 
son  visnge  et  par  la  tranquillité  de  son  esprit. 


X  AVANT- PROPOS. 

Il  est  vrai  que  cet  homme,  né  pour  les  gran- 
des actions  ,  se  trouva  toujours  au  milieu  d'une 
multitude  de  grandes  affaires  ,  et  au  milieu  des 
bruits  et  des  mouvements  du  monde ,  mais  il  n'y 
perdit  point  son  repos.  Les  révolutions  de  la 
cour ,  et  toutes  les  agitations  du  temps  et  de  la 
fortune,  n'eurent  point  la  force  de  l'ébranler  ,  ni 
de  le  retirer  de  son  centre,  ni  de  troubler  ses 
dévotions. 

Son  âme  était  de  la  nature  des  étoiles  qui  vont 
répandre  partout  leurs  influences ,  et  qui  suivent 
jour  et  nuit  les  courses  du  firmament  sans  jamais 
quitter  leur  place,  et  sans  cesser  d'être  immobi- 
les. Je  veux  dire  que  le  même  amour  qui  l'atta- 
chait aux  volontés  de  Dieu,  et  qui  l'obligeait  de 
les  suivre  au  travers  des  persécutions  et  des  au- 
tres peines  d'une  vie  apostolique,  l'attacîia  cons- 
tamment à  sa  coutume  de  s'entretenir  continuel- 
lement avec  Dieu,  et  de  goûter,  durant  les  plus 
fâcheuses  distractions  de  son  emploi,  les  douceurs 
célestes  de  la  vie  solitaire  et  intérieure. 

C'est  là  ,  dit  Saint  Augustin ,  le  vrai  miracle 
que  Dieu  opère  dans  les  personnes  qu'il  a  choi- 
sies pour  les  employer  aux  desseins  de  sa  provi- 
dence ,  et  pour  confier  à  leurs  soins  les  plus  chers 
intérêts  de  l'État  et  de  la  Religion.  L'esprit,  dit- 
il  ,  de  ces  grands  hommes  ,  semblable  à  celui 
de  Dieu,  entre  dans  les  affaires  du  monde,  et  il 
leur  donne  le  mouvement ,  mais  ne  s'agite  pas 
avec  elles  ;  il  y  descend  sans  y  tomber  et  sans 
s'y  répandre. 

En  un  mot ,  ce  théologien  était  dans  la  Cour  ce 
qu'est  une  ombre  sur  le  cadran  d'un  palais  :  re- 
gardée et  considérée  des  princes  et  d'une  infi- 
nité de  personnes,  mais  uniquement  attentive  et 
occupée  à  suivre  son  soleil ,  et  à  se  trouver  à 
chaque  heure  à  l'endroit  qu'il  lui  marque  par  sa 


AVANT- PROPOS.  XI 

lumière  ;  elle  marche  toujours  ,  sans  qu'il  paraisse 
qu  elle  se  remue.  Cet  homme  de  Dieu  ne  trou- 
vait pas  le  loisir  de  s'arrêter  ni  d'être  oisif  du- 
rant un  moment  ;  il  semblait  néanmoins  ,  par  sa 
modestie,  qu'il  n'avait  aucun  soin  ,  et  qu'il  jouis- 
sait d'un  parfait  repos. 

J'ai  changé  les  noms  de  la  plupart  des  person- 
nes dont  il  est  parlé  dans  les  conférences  dont 
j'écris  l'histoire  :  il  s'y  dira  des  vérités  qui  peut- 
être  ne  plairaient  pas  aux  héritiers  de  leurs  pro» 
près  noms. 


LE 


THEOLOGIEN 

DANS  LES  COiNVERSATIOlNS. 
ENTRETIEN  I. 

DE    l'existence    DE    DIEU. 


La  première  de  ces  conférences  fut  tenue  à  la 
campagne  chez  un  gentilhomme  de  très-haute  qua- 
lité, et  il  s'y  passa  des  choses  que  les  témoins  ont 
jugées  dignes  d'être  remarquées  avec  un  soin  par- 
ticulier, et  que  la  France ,  comme  je  crois  ,  ne  ju- 
gera pas  indignes  de  paraître  dans  un  plus  grand 
jour,  et  d'être  connues  aujourd'hui. 

Ce  seigneur,  qui  n'était  pas  moins  illustre  par 
ses  actions  que  par  sa  naissance  ,  et  qui  mérita  de 
porter  le  nom  d'Auguste,  retournait  d'une  pro- 
menade qu'il  faisait  d'ordinaire  le  matin  durant 
les  grands  jours  d'été  ,  et  entrait  dans  l'avenue  de 
sa  maison,  lorsqu'il  rencontra  le  théologien  dont 
je    parle,    et  que    je   suis   ohligé   d'appeler  Eu- 

Auguste  le  connaissaitdepuis  peu,  s'étant  trouvé 
quelques  jours  auparavant  dans  une  assemhlée  de 
personnes  savantes ,  où  ce  théologien  défendit 
avec  honneur  les  vérités  de  l'Église ,  et  parla  fiès- 
à  propos  sur  toutes  les  questions  qui  y  furent  pro- 
posées.  L'esprit ,  la  sagesse  et  la  modestie  qu'il 

I- 


t 
ENTRETIEN    I. 


lit  paraître  en  ses  réponses  ,  donnèrent  a  Augnste 
beaucoup  d'estime  pour  lui ,  et  après  les  autres 
civilités  ,  l'obligèrent  à  lui  demander  son  amitié , 
d'une  manière  et  en  des  termes  qui  méritaient  bien 
€€  qu'il  demandait. 

C'était  pour  reconnaître  en  quelque  sorte  tou- 
tes ces  bontés  d'Auguste  qu'Eugène  voulut  l'as- 
surer chez  lui  de  son  obéissance  et  de  son  respect, 
et  qu'il  alla  lui  rendre  visite.  Auguste  fut  ravi  de 
le  revoir,  et  lui  dit,  en  l'embrassant,  tout  ce 
que  l'honnêteté  et  l'amitié  ont  coutume  de  faire 
dire  en  ces  rencontres  ,  mais  il  ne  lui  dit  rien  qu'il 
ne  sentît  dans  le  cœur.  Les  reparties  d'Eugène  ne 
furent  pas  moins  civiles  ni  moins  sincères  :  de 
sorte  que,  marchant  ensemble, et  s'entretenant  de- 
puis l'entrée  de  l'avenue  jusqu'à  la  maison  ,  ils 
reconnurent  avec  plaisir  que  «l'amitié  se  lie  aisé- 
ment entre  deux  personnes  qui  ont  les  mêmes  in- 
clinations et  le  même  esprit. 

Cet  enti'etien  particulier,  quoique  assez  long, 
dura  moins  qu'ils  n'espéraient.  Dès  qu'ils  arri- 
•vèrent ,  ils  furent  avertis  qu'on  allait  servir.  Sur 
quoi  Auguste,  ayant  pris  la  main  d'Eugène  pour 
le  conduire  :  Vous  ne  vous  repentirez  pas,  lui  dit- 
il  ,  de  m'êlre  venu  voir  :  il  y  a  ici  une  compagnie 
qui  vaut  bien  la  peine  que  vous  avez  prise.  C'est 
vous  que  je  cherche,  repartit  Eugène  ;  et  pourvu 
que  vous  ayez  la  bonté  de  me  souffrir,  je  n'aurai 
pas  sujet  de  me  plaindre  ni  de  désirer  autre  cho- 
se. Ils  en  étaient  encore  l'un  et  l'autre  sur  le  com- 
pliment ,  lorsqu'ils  entrèrent  dans  la  salle  où  la 
compagnie  les  attendait. 

Outre  la  dame  et  la  fille  de  la  maison,  et  Jeux 
autres  dames  delà  première  qualité  ,  il  s'y  trouva 
ce  qu'il  y  avait  de  gentilshommes  de  marque  dans 
le  voisinage.  Le  plus  considérable  était  Léonce,  ne- 
veu d'Auguste ,  jeune  seigneur  fort  estimé  pour 


ENTRETIEN    I.  3 

son  esprit,  savant  même  ,  et  digne  de  la  re'putation 
qu'il  eut  presque  dès  le  bas  âge,  d'aimer  les  livres 
et  de  bien  dire  ce  qu'il  avait  lu.  Il  s'y  trouva  aussi 
un  certain  personnage  nommé  Tiburce,  qui  n'é- 
tait pas  de  condition  ni  de  mérite  à  se  trouver  là  î 
c'était  un  homme  de  basse  naissance  et  libertin 
de  profession,  qui  avait  fait  sa  fortune  en  des  aca- 
démies secrètes  et  à  la  cour ,  par  une  nouvelle 
philosophie  ,  que  quelques  riches  courtisans  pré- 
férèrent à  tout  ce  qu'ils  savaient,  et  qu'ils  ache- 
tèrent aux  prix  qu'il  voulut.  L'amitié  que  Léonce 
avait  contractée  malheureusement  avec  lui ,  faisait 
qu'Auguste  le  souffrait  quelquefois  en  sa  maison, 
en  sa  présence,  et  qu'il  dissimulait  la  peine  qu'il 
sentait  à  le  voir  et  à  l'entendre  parler. 

Après  le  repas,  toute  cette  compagnie  passa  de 
la  salle  dans  le  jardin  ,  et  a6n  de  jouir  plus  dou- 
cement du  plaisir  que  les  entretiens  d'une  si  belle 
assemblée  faisaient  espérer,  elle  alla  s'asseoir  au 
milieu  du  bois ,  en  une  place  où  l'on  trouvait  la 
fraîcheur  et  l'ombre  ,  et  tout  ce  qui  peut  rendre 
une  solitude  délicieuse  et  commode  au  temps  des 
chaleurs.  Ce  fut  là  que  tant  de  nobles  personnes 
s'arrêtèrent  pour  y  passer  quelques  heures  ,  en 
attendant  que  le  soleil  leur  permît  d'aller  cher- 
cher plus  loin  d'autres  divertissements. 

Le  jour  d'auparavant,  la  plupart  de  cette  même 
compagnie  s'étalent  assemblés  au  même  endroit , 
et  il  y  avait  eu  du  bruit  au  sujet  de  quelques  pa- 
roles qui  y  furent  dites  et  soutenues  indiscrète- 
ment. Auguste,  selon  sa  coutume  de  présenter 
des  occasions  de  parler  à  ceux  qui  parlaient  bien  , 
avait  proposé  ce  jour -là  une  question  qui  enga- 
gea ces  Messieurs  à  discourir. 

La  question  était  celle  qu'on  agite  aujourd'hui 
en  plusieurs  écoles,  si  les  bêtes  ont  quelque  sorte 
de  raisonnement ,  ou  s'il  n'y  a  que  le  seul  instinct 

I. 


4  ENTRETIEN   I. 

qui  les  gouverne ,  et  en  quoi  consiste  précisément 
la  spiritualité  de  notre  âme,  et  sa  différence  prin- 
cipale d'avec  les  âmes  corruptibles  et  matérielles. 
Les  uns  et  les  autres  dirent  ce  qu'ils  pensèrent  là- 
dessus  ,  et  rapportèrent  quantité  de  remarques 
curieuses  ,  tirées  de  l'histoire  de  la  nature  et  des 
livres  des  physiciens  anciens  et  modernes. 

Ces  gentilshommes  savaient  assez  de  choses 
pour  des  courtisans  de  leur  âge ,  et  il  est  vrai  qu'ils 
parlaient  bien,  mais  non  pas  toujours.  Leurs  paro- 
les s'accardaient  souvent  avec  leur  cœur,  où  il  y 
avait  peu  de  religion.  Quelques-uns  d'entre  eux, 
durant  la  dispute ,  n'eurent  pas  la  discrétion  de  ca- 
cher leurs  pensées  et  leurs  impiétés  secrètes  :  ils 
avancèrent  des  paroles  dont  le  sens  était  que  les 
âmes  des  hommes  et  celles  des  bêtes  sont  de  même 
espèce  et  de  même  rang  dans  l'ordre  de  la  nature, 
et  quoiqu'ils  tâchassent  de  déguiser  ce  qu'ils  di- 
saient, la  crainte  et  le  respect  n'empêchèrent  pas 
leur  témérité  de  le  dire  clairement,  et  d'offenser 
Auguste  et  les  plus  sages  de  la  compagnie. 

Les  dames  s'en  plaignirent  hautement.  Susanne, 
femme  d'Auguste  ,  en  fut  d'autant  plus  touchée 
que  Léonce  était  de  leur  nombre,  et  qu'il  en  était 
par  une  mauvaise  habitude  qui  s'était  formée  dans 
son  esprit  d'avoir  à  chaque  rencontre  des  doutes  à 
proposer  contre  les  vérités  les  plus  saintes. 

Cette  sage  et  dévote  dame,  qui,  le  lendemain, 
sentait  encore  son  déplaisir  sur  le  cœur,  vint  à  la 
seconde  conférence  dont  nous  allons  parler,  avec 
dessein  de  se  satisfaire,  et  avec  l'espérance  qu'elle 
en  trouverait  le  moyen  et  l'occasion.  Elle  ne  les 
chercha  pas  longtemps.  Voici  ce  qui  lui  donna  la 
pensée  de  s'adresser  et  de  [se  fier  au  théologien 
nouvellement  arrivé,  qui  lui  sembla  n'être  venu 
que  pour  l'aider  en  son  dessein  inspiré  de  Dieu. 

Le  hasard  ayant  voulu  que  la  conversation  com- 


ENTRETIEN    I.  5 

mençât  par  un  discours  de  chasse  et  de  vénerie, 
et  qu'en  racontant  quelques  histoires  de  la  ruse 
des  oiseaux,  on  prononçât  deux  ou  trois  fois  le 
mot  d^instinct ,  un  de  ces  gentilshommes,  nommé 
Sylvère,  s'avisa  de  demander  à  Eugène  ce  que  c'est 
que  l'instinct  des  bêtes.  Son  intention  était  que  ce 
théologien  ,  en  suivant  la  voie  des  philosophes 
chrétiens,  et  raisonnant  selon  les  principes  de  la 
religion  ,  s'embarrassât  et  se  perdît  dans  des  la- 
byrinthes, et  que,  durant  ses  égarements,  il  don- 
nât à  la  compagnie  sujet  de  penser  qu'ils  avaient 
bien  fait,  dans  la  dispute  précédente, de  se  détour- 
ner du  chemin  commun  et  de  former  une  nou- 
velle philosophie. 

Eugène  ,  sans  examiner  et  sans  pénétrer  son 
dessein,  fit  ce  que  voulut  la  civilité  ,  et  répondit 
à  la  question  en  peu  de  paroles,  et  modestement. 

Sa  proposition  fut  que  Tinstinct  des  animaux 
est  du  nombre  de  ces  sortes  de  merveilles  qui  sont 
claires  et  manifestes  à  notre  esprit,  mais  que  nous 
lie  pouvons  exprimer  par  nos  paroles,  et  que  nous 
appelons  ineffables.  Il  me  semble,  ajouta-t-il  , 
que  nous  ne  pouvons  le  mieux  définir  que  par  le 
mot  qui  est  aujourd'hui  fort  ordinaire  en  de  sem- 
IJables  occasions,  en  disant  que  c'est  ufi  Je  ne  sais 
(jitoi,  une  je  ne  sais  quelle  lumière  spirituelle,  ou 
(juelle  particule  de  sagesse  et  de  raison  qui  est  en- 
fermée dans  une  âme  matérielle  et  brutale,  et  qui 
fait  au  dedans  des  bétes  ce  que  l'homme  fait  au 
dehors  et  visiblement  envers  elles. 

Sylvère  ,  saus  se  donner  le  loisir  de  considérer 
ni  peut-être  d'écouter  le  dernier  mot  de  celte  ré- 
ponse,   reprit  brusquement  la  parole: 

Oui,dil-il;  mais,  s'il  y  a  de  la  sagesse  et  de  la  spi- 
ritualité dans  les  actions  des  bêtes  aussi  bien  ijuc 
(îans  les  aclions  des  hommes,  ne  jugez-vous  pus 
qu'il  est  difficile  de  comprendre  ce  qu'on  nous 


6  ENTRETIEN    I. 

oblige  de  croire  ,  qu'il  se  trouve  une  différence 
extrême  entre  nos  âmes  et  les  leurs  ,  que  les  leurs 
sont  mortelles  et  matérielles,  formées  de  terre  et 
de  boue  ^  les  nôtres  divines  et  incorruptibles. 

Non  ,  Monsieur,  répondit  Eugène ,  je  n'ai  point 
de  peine  à  croire  ni  à  concevoir  qu'un  cheval  n'est 
point  sage  et  qu'il  n'a  point  de  raison ,  quoiqu'il 
marche  dans  le  droit  chemin  et  qu'il  soit  conduit 
sagement  par  un  cocher.  Vous  sortez  de  la  ques- 
tion ,  répliqua  le  gentilhomme.  Vous  ne  m  avez 
pas  entendu  ,  reprit  Eugène.  Obligez-moi  d'en- 
tendre les  deux  ou  trois  paroles  que  j'ajoute,  et 
qui  vous  expliqueront  ma  pensée. 

La  compagnie  écouta  curieusement  ce  qui  suit , 
et  Eugène  le  prononça  dignement,  et  avec  autant 
de  force  que  de  grâce  et  de  modestie: 

Vous  saurez,  s'il  vous  plaît,  dit-il  à  ce  même 
gentilhomme,  que  la  nature  a  donné  aux  animaux 
privés  de  raison ,  deux  maîtres ,  ou  deux  direc- 
teurs :  l'homme  et  l'instinct.  L'un  et  l'autre  les 
dirigent ,  et  les  font  aller  où  il  faut  qu'ils  aillent, 
mais  il  y  a  quelque  différence  en  leur  méthode  de 
diriger.  L'homme,  en  conduisant  les  bêtes  ,  est 
hors  d'elles  et  auprès  d'elles  ,  et  toutes  les  ac- 
tions de  sa  conduite  sont  extérieures,  et  visibles 
aux  yeux.  L'instinct  est  au  milieu  d'elles,  caché 
dans  leur  imagination  et  dans  leurs  organes,  et  là, 
il  agit  secrètement  et  sans  être  vu.  C'est  un  guide 
intérieur  qui  les  mène,  qui  les  pousse,  qui  les  ar- 
rête, qui  les  détourne,  qui  leur  inspire  des  façons 
de  se  défendre,  et  des  façons  de  travailler  inimi- 
tables  à  l'esprit  humain  ,  et  tout  cela  ,  par  la 
bonté  de  la  Providence,  qui,  connaissant  que  ces 
pauvres  brutes,  dans  une  infinité  de  rencon- 
tres ,  ne  pourraient  pas  être  nourries ,  ni  logées  , 
ni  conservées,  sans  un  secours  étranger  et  sans 
un  soin  miraculeux  ,  a  voulu  faire  ce  miracle  ,  et 


ENT  lETIEN    I.  7 

allumer  dans  leur  imagination  aveugle  quoique 
rayon  d'intelligence  qui  les  éclairât  durant  les 
dangers,  et  leur  montrât  les  voies  et  les  moyens 
d'en  sortir. 

Mais  la  merveille  la  plus  digne  de  réflexion  est 
que  cet  inslinct  qui  se  trouve  dans  l'animal  n'est 
pas  quelque  chose  de  l'animal,  et  quoiqu'il  lui 
donne  la  force  et  le  mouvement ,  qu'il  n'est  point 
son  âme  et  qu'il  ne  lui  donne  point  la  vie.  11  lui 
fait  faire  des  actions  de  raison  sans  le  rendre  sage 
ni  raisonnable,  et  sans  lui  donner  la  connaissance 
de  ce  qu'il  fait  ;  il  l'aide  à  travailler  ,  mais  il  ne 
l'instruit  pas  ;  il  le  conduit  aux  endroits  où  il  doit 
aller  ,  mais  il  le  laisse  toujours  aveugle  ;  il  lui  fait 
observer  dans  un  ouvrage  tous  les  préceptes  de 
l'art  et  toutes  les  règles  de  la  science  ,  mais  il  le 
laisse  toujours  ignorant  :  en  un  mot,  il  ne  change 
point  sa  nature  de  bête  ,  et  il  ne  lui  ôte  point  sa 
différence  d'avec  l'homme,  quoiqu'il  le  fasse  a^ir 
d  une  manière  qui  n  appartient  qu  a  1  homme. 

Non,  Messieurs  ,  l'intelligence  des  brutes  n'est 
point  à  elles;  elle  ne  les  ennoblit  point  en  les  gou- 
vernant ;  et  tout  ainsi  qu'un  cavalier  qui  fait  que 
son  cheval  aille  droit  où  il  faut  aller  ^  et  que,  du- 
rant uu  voyage  de  cent  lieues,  il  ne  sorte  jamais 
du  vrai  chemin  ,  ne  fait  pas  que  son  cheval  ait  de 
l'esprit  ni  qu'il  soit  comparable  à  son  serviteur, 
quoique  celui-ci  peut-être  se  soit  égaré  souvent, 
de  même  l'instinct  qui  pousse  le  lièvre  à  sauter 
et  à  marcher  en  l'air  autant  qu'il  peut  lorsque  les 
chiens  le  poursuivent,  et  qui  ,  durant  la  chasse, 
inspire  aux  loups  et  aux  renards  des  subtilités  ei 
des  ruses  si  admirables,  ne  fait  pas  que  ces  bêtes- 
là  vaillent  mieux  qu'un  villageois  qui  se  laisse 
prendre  par  ses  ennemis  faute  d'invention  et  d'a- 
dresse ,  et  n'empêche  point  que  ce  ne  soit  une 
folie    de    comparer    leur    âme     matérielle    à    la 


8  ENTRETIEN    ï. 

sienne,  ou  de  soupçonner  qu'il  y  ait  de  légalité. 

Sur  quoi  vous  remarquerez  ,  s'il  vous  plaît, 
qu'en  tous  les  genres  et  en  toutes  les  espèces  des 
créatures  d'ici-bas,  nous  en  voyons  plusieurs  pous- 
sées par  des  mouvements  qui  surpassent  leur  na- 
ture ,  et  qui  ne  conviennent  qu'à  un  être  de  plus 
haut  rang  et  de  plus  noble  condition ,  sans  toute- 
fois que  ces  mouvements  surnaturels  et  honorables 
relèvent  la  bassesse  de  leur  naissance,  et  qu'ils 
changent  rien  en  leurs  propriétés  essentielles. 

Il  y  a  des  pierres  et  des  métaux ,  comme  l'ai- 
mant et  le  fer,  qui  font  des  actions  propres  à  la  vie, 
et  qui  se  remuent  d'eux-mêmes  sans  être  poussés 
par  une  cause  étrangère  ,  ni  emportés  par  leur  pe- 
santeur ou  parleur  légèreté.  Il  ya  des  plantes, 
comme  les  palmiers ,  qui  font  des  actions  anima- 
les, et  qui  semblent  avoir  un  cœur  et  des  passions, 
et  rechercher,  en  s'embrassant  mutuellement,  les 
douceurs  et  les  plaisirs  d'une  véritable  amitié.  Il 
y  a  des  bêtes  qui  font  des  actions  d'homme,  jus- 
qu'à bâtir  leurs  maisons  selon  les  règles  de  l'ar- 
chitecture, comme  les  castors,  et  jusqu'à  établir 
parmi  elles  des  républiques  et  des  magistrats, 
comme  les  abeilles.  Enfin  il  y  a  des  hommes  qui 
font  des  actions  de  Dieu ,  comme  les  prophètes 
qui  prédisent  les  choses  du  temps  à  venir,  ou  qui 
ressuscitent  les  morts,  ou  qui  exercent  les  actes 
divins  d'un  pur  amour,  actions  surnaturelles  dont 
le  principe  s'appelle  grâce  dans  les  hommes  ,  ins- 
tinct dans  les  bêtes,  sympathie  dans  les  plantes, 
vertu  secrète  dans  les  métaux  ,  partout ,  qualité 
occulte  ,  ou  ,  comme  j'ai  dit ,  un  je  ne  sais  quoi 
qui  n'a  point  de  nom. 

Mais  ce  je  ne  sais  quoi  ajouté  à  la  nature  d'un 
chacun  ,  en  lui  donnant  de  plus  nobles  mouve- 
ments que  les  siens  ,  ne  change  point  cette  nature  ; 
vt    quoi    qu'en   pensent  les  ignorants  ,  quand  ils 


ENTRETIEN    I.  Q 

voient  ces  miracles,  il  ne  fait  pas  que  l'homme 
soit  Dieu,  que  la  bète  soit  raisonnable,  que  la 
plante  soit  sensible  ni  que  la  pierre  soit  vivante. 
Quelques  philosophes  l'ont  voulu  dire ,  mais  on 
s'est  moqué  d'eux;  il  n'y  a  point  eu  d'école  qui  ne 
lésait  traités  d'extravagants  ;  et  s'il  y  a  de  l'extra- 
vagance àcroire  qu'une  herbe  qui  remue  et  qui  s'en- 
fuit lorsque  le  mouton  approche  ,  est  du  nombre 
des  bctes,  et  qu'elle  a  une  imagination  craintive,  il 
y  en  a  bien  davantage  à  s'imaginer  qu'une  fourmi, 
qui  se  pourvoit  durant  l'été  ,  est  du  nombre  des 
hommes  et  qu'elle  a  de  la  raison. Mais  la  folie  serait 
extrême,  si  quelqu'un  voulait  soutenir  que  Dieu 
n'est  pas  éternel,  ni  incréé  non  plus  que  nous, parce 
que  nous  lui  sommes  semblables  en  quelque  chose, 
et  que  nous  faisons  des  miracles  comme  lui;  ou 
bien  de  soutenir  que  nous  autres  hommes  ,  nous 
ne  sommes  pas  plus  hommes  que  les  betes,  et 
parce  que  les  singes  font  des  singeries  semblables 
à  nos  actions,  que  nous  avons  tort  de  nous  préfé- 
rera ces  brutes  ingénieuses.  C'était  une  brute  plu- 
tôt qu'un  philosophe,  celui  qui  avança  autrefois 
dans  ses  thèses  que  nos  avantages  prétendus  au- 
dessus  des  éléphants  et  des  aigles,  étaient  des  son- 
ges de  notre  orgueil  ;  que  ces  nobles  animaux  va- 
laient du  moins  autant  que  nous;  que,  sous  des  fi- 
gures différentes  ,  ils  avaient  des  âmes  de  même 
condition  ,  et  que  notre  raison  divine  et  notre  im- 
mortalité future  n'étaient  que  des  fables. 

Ce  peu  de  discours  ne  fut  autre  chose  qu'une 
réponse  précise  à  ce  que  Sylvère  avait  demandé. 
Eugène  croyait  que  ce  gentilhomme  irait  plus  loin, 
et  qu'il  voudrait  savoir  si  cette  particule  de  sa- 
gesse et  de  spiritualité  enfermée  dans  l'imagina- 
tion des  hèles,  est  un  accident  ou  une  substance; 
si  elle  est  l'instrument  ou  le  principe  de  leurs  ac- 
tions ingénieuses,  et  il  espérait  que,  par  ccsques- 

1* 


lO  ENTRETIEN    I. 


lions,  ils  entreraient  dans  des  difficultés  et  dans 
des  ténèbres  où  les  lumières  de  la  philosophie 
chrétienne  auraient  plus  de  force  et  éclateraient 
davantage.  Mais  le  gentilhomme  ne  répliqua  rien, 
et  sembla  consentir  aux  propositions  d'Eugène. 
Les  autres  se  turent  aussi.  Je  ne  sais  si  ce  fut  le 
respect  ou  la  crainte  qui  les  fit  taire  ;  il  y  a  de 
l'apparence  qu'ils  n'eurent  pas  le  temps  de  rien 
dire,  parce  que  Susanne  fut  extrêmement  prompte 
à  les  prévenir  ,  et  à  prendre  la  parole  dès  qu'Eu- 
gène eut  achevé  de  parler. 

Cette  dame,  ravie  des  choses  qu'elle  venait  d'en- 
tendre, et  persuadée  qu'elle  avait  trouvé  ce  qu'elle 
cherchait  ,  prit  hardiment  l'occasion  ,  et  vint  à  son 
point  sans  plus  différer.  Par  une  sainte  malice, 
elle  engagea  Léonce  à  déclarer  lui-même  ses  pen- 
sées à  ce  théolegien  si  habile  ,  et  à  lui  découvrir 
ses  plaies,  qui  avaient  besoin  d'une  aussi  savante 
main  que  celle-ci.  Monsieur  ,  dit-elle  en  s'adres- 
sant  à  Eugène  et  en  lui  montrant  Léonce ,  vous 
parlez  si  bien  que  je  puis  espérer  de  votre  bonté 
que  vous  voudrez  bien  prendre  la  peine  de  con- 
vertir ce  jeune  gentilhomme  que  voilà  ,  qui  témoi- 
gnait hier  beaucoup  de  difficulté  à  croire  que  no-^ 
tre  âme  soit  immortelle ,  et  même,  dernièrement 
encore,  à  croire  qu'il  y  ait  un  Dieu. 

Madame  ,  repartit  Léonce,  m'accuser  devant 
une  si  grande  compagnie  ,  c'est  me  commander  de^ 
me  défendre.  Pour  vous  obéir,  je  dirai  que  je  n'a« 
jamais  été  si  hors  de  moi,  ni  si  perdu  de  jugement 
et  de  conscience  que  de  douter  que  le  monde  ait 
été  fait  par  un  Créateur,  et  qu'il  soit  gouverné  par 
ses  soins  et  par  sa  sagesse.  Ce  que  j'avançais  der- 
nièrement ,  c'est  qu'il  y  a  trois  ou  quatre  choses 
fort  nécessaires  aux  hommes  et  fort  importantes 
pour  leur  bien  public,  qu'on  cherche  depuis  long- 
temps ,  et  qu'il  semble  qu'on  ne  trouvera  jamais, 


ENTRETIEN    I.  II 

comme  la  pierre  philosophale,  le  mouvement  per- 
pétuel ,  la  démonstration  de  l'existence  et  de  la 
vérité  de  Dieu;  et  j'ajoutai,  principalement  tou- 
chant la  dernière,  qu'il  y  a  longtemps  que  je  cher- 
che celui  qui  me  la  découvrira,  et  qui  sera  plus 
heureux  que  tant  d'autres,  dont  les  entretiens  et 
les  écrits  n'ont  pas  beaucoup  contenté  les  philo- 
sophes éclairés.  Si  Monsieur,  que  vous  avez  prié 
de  me  convertir ,  avait  quelque  nouvelle  lumière 
là-dessus  et  quelque  secret  digne  d'être  su  ,  je 
l'apprendrais  volontiers ,  et  je  me  ferais  honneur 
de  lui  en  être  obligé. 

Eugène,  touché  d'une  juste  colère  de  voir  qu'il 
y  eût  des  hommes  qui  osassent  demander  si  nous 
sommes  les  créatures  d'un  Dieu  ,  voulut  que  le 
gentilhomme  s'en  fâchât  aussi  ,  et  que,  sous  un 
nom  supposé,  il  se  condamnât  lui-même,  et  qu'il 
connût  combien  sa  question  était  imprudente  et 
déraisonnable.  Il  témoigna  qu'il  ne  comprenait 
pas  bien  ce  que  Léonce  désirait  de  lui. 

Je  désire ,  dit-il,  entendre  quelque  raison  qui 
prouve  et  qui  convainque  démonstrativement  qu'il 
y  a  un  Dieu. 

Oui,  Monsieur,  très-volontiers,  repartit  Eugè- 
ne ,  et  en  un  mot,  pourvu  que  vous  m'accor- 
diez auparavant  une  autre  grâce.  On  a  parlé 
à  table  des  belles  actions  de  votre  père  et  do 
la  noblesse  ancienne  de  votre  illustre  maison  : 
obligez-moi  de  me  dire  ce  que  vous  répondriez 
à  un  philosophe  qui  entreprendrait  maintenant  de 
raisonner  et  de  disputer  avec  vous  sur  ce  qu'on 
a  dit,  et  qui  voudrait  que,  par  des  preuves  éviden- 
tes et  incontestables,  vous  lui  fissiez  voir  que  ft  ti 
IMonsieur  votre  père  était  gentilhomme  et  hom- 
me d'honneur. 

Léonce  se  laissa  prévenir  par  la  colère;  sa  re- 
partie fut  prompte  et  ferme  :  Je  répondrais,  dit-il, 


12  ENTRETIEN    I. 

qu'il  n*est  pas  besoin  de  le  prouver ,  qu'il  n'y  a 
que  les  fous  qui  en  doutent. 

Monsieur,  reprit  aussitôt  Eugène,  vous  me  don- 
nez ma  réponse  :  voilà  justement  ce  que  je  puis 
et  tout  ce  que  je  dois  vous  dire  sur  la  question 
que  vous  m'avez  proposée. 

Ce  gentilhomme ,  qui  était  prêt  à  parler  de  la 
subordination  des  mouvements  de  la  nature,  et 
qui  s'était  formé  lui-même  sa  méthode  pour  sur- 
prendre les  théologiens,  et  pour  les  conduire  en 
des  labyrinthes  d'où  il  s'imaginait  qu'ils  ne  pou- 
vaient pas  sortir,  se  voyant  mis  hors  de  son  che- 
min, et  comme  inopinément  égaré,  n'eut  point 
d'autre  repartie  que  de  demander  où  il  était,  et 
de  dire  :  Comment,  Monsieur  ? 

Yous  ne  voulez  pas,  poursuivit  Eugène,  qu'on 
raisonne  sur  la  noblesse  d'un  homme  mortel,  ni 
qu'on  vous  demande  des  preuves  de  sa  vertu  , 
parce  qu'elle  vous  paraît  indubitable,  et  parce 
qu'on  ne  peut  discourir  ni  disputer  là-dessus  sans 
vous  offenser  ,  cependant  vous  voulez  qu'on  rai- 
sonne et  qu'on  forme  des  questions  et  des  dou- 
tes sur  les  grandeurs  et  sur  l'éternité  d'un  Dieu  , 
et  vous  ne  craignez  pas  l'affront  que  vous  et  nioi^ 
et  tous  ceux  de  la  compagnie  devons  recevoir 
d'entendre  ce  raisonnement  et  cette  dispute?  Nous 
sommes  à  Dieu  plus  qu'à  notre  père:  nous  avons 
dans  notre  personne  beaucoup  plus  de  ses  bien- 
faits, et  plus  de  sa  substance  et  de  sa  vie  que  de 
celle  d'aucun  bienfaiteur  ni  d'aucun  parent.  Il 
est  nôtre  plus  que  nous-mêmes;  chaque  respiration 
de  nôtre  cœur,  chaque  mouvement  de  nos  yeux 
est  un  chef-d'œuvre  de  sa  sagesse  et  de  sa  puis- 
sance infinie  ,  et  vous  voulez  qu'au  lieu  de  penser 
à  notre  devoir  de  l'adorer  et  de  l'aimer  éternelle- 
ment, nous  examinions  s'il  est  digne  d'être  aimé 
et  d'être  adoré?  que  nous  doutions  même  s'il  est 


ENTRETIEN    1.  l3 

au  monde,  ou  s'il  y  peut  être  ,  et  s'il  est  autre 
chose  qu'une  idole  formée  des  songes  de  l'esprit 
humain  ?  Quelle  ingratitude  et  quel  scandale  !  A 
quoi  pensez-vous,  Monsieur,  à  quoi  pensent  vos 
philosophes  et  vos  maîtres  ?  Est-ce  moi  seule- 
ment, ou  ces  dames  dévotes  et  modestes,  n'est- 
ce  pas  vous-même  qui  devez  être  honteux  de  ces 
entretiens,  qui  devez  vous  fâcher  contre  vous,  et 
tremhler  d'horreur ,  en  formant  ou  en  écoutant 
ces  sortes  de  questions  et  de  curiosités  impies  ? 
N'est-ce  pas  ie  ciel  et  le  soleil  qui  en  doivent  rou- 
gir? Quiconque  demande  qu'on  lui  prouve  la  vé- 
rité du  Créateur,  offense  et  outrage  toutes  les 
créatures. 

Léonce,  qui,  tandis  qu'Eugène  parlait,  eut  le 
temps  de  se  reconnaître  un  peu,  répondit  avec 
assez  de  réflexion  et  d'adresse  :  Tellement  donc, 
]\Io!isIeur,  que  vous  dites  que  c'est  offenser  et 
faire  rougir  un  homme  savant  que  de  le  prier 
d'entretenir  les  compagnies  des  grandeurs  de  la 
Divinité,  et  d'enseigner  quelles  sont  les  preuves 
et  les  démonstrations  de  son  éternelle  existence. 
Je  rougis,  répliqua  Eugène,  et  je  refuse  de  parler, 
non  point  parce  que  je  n'ai  rien  à  répondre,  mais 
parce  qu'on  m'interroge.  Ma  honte  et  mes  plain- 
tes, aussi  hien  que  les  vôtres,  ne  viennent  pas  de 
ce  que  la  noblesse  de  mon  père  et  la  vérité  de 
mon  Dieu  sont  douteuses,  mais  de  ce  que  l'on  en 
doute,  et  de  ce  que,  durant  nos  conversations,  il  se 
trouve  parmi  nous  des  personnes  assez  inconsidérées 
et  assez  hardies  pour  en  demander  des  preuves. 
Ce  sont  là,  selon  vos  paroles,  des  questions  de 
gens  sans  honneur,  à  qui  les  hommes  de  votre 
courage  n'ont  coutume  de  répondre  que  par  l'é- 
pée,  et  ceux  de  ma  profession  que  par  le  silence. 

Mais,  rej)rit  Léonce,  tant  d'excellents  person- 
nages qui  ont  dit  et  qui  ont  écrit  des  merveilles 


l4  ENTRETIEN    I. 

là-dessus  ,  écrivaient-ils  pour  des  gens  de  cette 
sorte?  Ces  savants  théologiens  ont  eu  d'autres 
pensées  que  vous,  et  eux-mêmes  ont  reconnu  que 
c'était  la  marque  d'un  esprit  bien  fait,  de  former 
sagement  des  difficultés  sur  l'existence  de  Dieu  , 
puisqu'ils  n'ont  jamais  fait  de  plus  grands  efforts 
ni  produit  de  plus  beaux  ouvrages  que  pour  y  ré- 
pondre. 

Leurs  efforts,  répliqua  Eugène,  et  leurs  entre- 
prises n'ont  pas  été  de  convaincre  les  athées  et  de 
leur  persuader  que  Dieu  est ,  mais  de  persuader 
au  reste  des  hommes  que  les  athées  sont  des  fous 
moins  raisonnables  que  les  bêtes,  et  que  les  phi- 
losophes chrétiens  qui  veulent  disputer  contre  ces 
fous-là,  et  qui  entreprennent  de  les  convertir  par 
(les  arguments,  ne  sont  pas  plus  sages  qu'eux  du- 
rant la  dispute. 

Nous  nous  écartons,  repartit  le  gentilhomme. 
Je  ne  vous  demande  pas  que  vous  disputiez  con- 
tre un  athée,  mais  que  vous  instruisiez  un  catho- 
lique. Je  suis  chrétien  ,  et  je  crois  ce  que  je  suis 
obligé  de  croire.  Je  confesse  ,  et  je  sais  certaine- 
ment qu'il  y  a  un  Dieu ,  mais  je  le  puis  mieux  sa- 
jiioir,  et  c'est  pour  le  mieux  apprendre  et  pour 
être  incapable  d'en  douter  jamais  que  je  vous  in- 
terroge, et  que  je  vous  demande  quelles  sont  les 
raisons  qui  appuient  cette  vérité. 

Je  ne  sais  si  Léonce  conçut  bien  ce  que  lui  ré- 
pondit Eugène  ,  et  ce  qu'Auguste  et  les  autres 
écoutèrent  avec  attention  et  avec  plaisir.  Puisque 
vous  savez,  dit-il,  que  Dieu  est,  ne  vous  en  ou- 
bliez pas.  Le  vrai  moyen  d'oublier  et  d'ignorer  ce 
que  nous  savons  naturellement  et  ce  que  le  Créa- 
teur a  imprimé  dans  nos  âmes,  est  de  le  vouloir 
apprendre  philosophiquement,  et  de  l'examiner 
par  des  réflexions  indiscrètes:  Patrice,  notre  nou- 
veau physicien,  savaitautrefois,  avant  qu'il  étudiât, 
ce  que  la  nature  et  l'expérience  enseignent  aux 


ENTRETIEN   I.  là 

hommes,  et  ce  que  savent  les  eiifauts  dans  le  ber- 
ceau, que  le  soleil  est  lumineux.  Il  voulut  l'ap- 
prendre par  l'ëtude  et  par  la  philosophie  :  ce  qu'il 
apprit ,  et  ce  qu'il  tâcha  de  persuader  partout  fut 
qu'il  n'y  a  point  de  lumière  dans  le  soleil. 

Ce  que  chacun  sait  de  la  vertu,  qu'elle  est  loua- 
ble et  digne  de  récompense,  le  nouveau  disciple 
de  Métrodore  le  sut  d'abord  comme  les  autres,  et 
crut,  durant  plusieurs  années,  ce  que  la  nature  lui 
en  avait  enseigné  durant  son  bas  âge.  Il  voulut  le 
mieux  savoir  par  les  raisonnements  de  son  esprit 
curieux  ,  et  découvrir  quelque  chose  de  singulier 
et  d'inconnu.  Ce  qu'il  découvrit  fut  le  chemin 
d'une  mort  honteuse  sur  un  bûcher,  où  il  courut, 
et  où  il  arriva  bientôt  par  la  conduite  de  sa  phi- 
losophie. On  le  condamna  pour  avoir,  entreautres 
choses,  enseigné  que  la  vertu  était  digne  de  châti- 
ment, qu'elle  était  l'ennemie  de  l'homme  et  qu'il 
fallait  la  bannir  du  monde. 

Protagoras  était  sage  durant  sa  jeunesse:  il  con- 
naissait et  adorait  un  Créateur.  Lorsqu'il  fut  un 
grand  philosophe,  et  qu'il  voulut  connaître  par 
raisons  la  vérité  de  sa  religion  et  de  sa  doctrine, 
il  apprit  à  oublier  ce  qu'il  savait  depuis  quarante 
ans  ;  les  raisons  qu'il  trouva  ne  lui  servirent 
qu'à  enseigner  publiquement  et  scandaleusement 
qu'il  n'y  avait  point  de  Dieu.  Vous  êtes  sage 
aujourd'hui,  poursuivit-il  en  regardant  Léonce  , 
vous  savez  certainement  que  Dieu  est.  Contentez- 
vous  de  cette  certitude  que  la  nature  et  la  foi  vous 
ont  donnée  ,  car  si  vous  voulez  le  mieux  connaî- 
tre par  des  spéculations  et  des  convictions  tirées 
de  votre  fausse  logique  ,  demain  vous  ne  le  sau- 
rez plus. 

L'ardeur  que  Léonce  avait  de  disputer  lui  fit 
avancer  une  proposition  indiscrète  et  messéante. 
Lui,  qui  venait  de  s'appeler  catholique,  n'eut  point 


ï6  ENTRETIEN   I. 

de  honte  de  prendre  le  nom  d'aposlat  et  de  se 
mettre  à  la  place  d'un  athée.  Mais  si  d'aventure, 
dit-il,  et  par  malheur,  je  suis  du  nombre  de  ceux 
qui  ont  oublié  cette  science,  et  si  je  doute  main- 
tenant que  j'aie  un  Créateur  et  un  Maître  du  ciel^ 
■voulez-vous  que  je  continue  d'en  douter,  et  m'é- 
pargnez-vous trois  ou  quatre  paroles  qui  me  fe- 
ront connaître  mon  erreur  et  remédieront  à  mon 
infidélité  ? 

Cent  paroles,  repartit  Eugène,  et  je  puis  dire, 
cent  volumes  de  paroles  et  de  preuves  philoso- 
phiques, ne  pourraient  pas  y  remédier. 

Ce  qu'il  ajouta  pour  rendre  raison  de  sa  répon- 
se ,  mériterait  d'avoir  été  prononcé  d'une  voix 
assez  haute  pour  être  entendu  de  tous  les  athées. 

Vous  demandez,  dit-il  à  ce  jeune  courtisan, 
que  je'  vous  fasse  ressouvenir  de  ce  que  vous  sa- 
viez autrefois,  qu'il  y  a  un  Dieu;  et  moi  je  vous 
réponds  que  l'on  ne  s'en  souvient  pas  de  la  même 
manière  qu'on  l'a  su  d'abord.  Car,  remarquez, 
je  vous  prie ,  que  savoir  que  Dieu  est ,  c'est  une 
science  bien  différente  des  autres ,  et  qu'elle  a 
des  lois  bien  particulières. 

On  ne  la  peut  pas  apprendre  par  le  travail,  ni 
par  l'étude  ,  ni  par  l'instruction  des  maîtres  :  il 
faut  que  ce  soit  la  nature  qui  la  donne  et  qui  l'ins- 
pire aux  enfants.  On  ne  peut  pas  s'en  oublier  ni 
la  perdre  par  les  fautes  de  la  mémoire  ou  par 
aucun  autre  malheur ,  il  faut  que  ce  soit  l'orgueil 
et  le  péché  qui  la  détruisent.  Enfin  elle  ne  peut 
pas  se  rétablir  par  le  raisonnement  ni  parla  force 
de  l'esprit,  il  faut  que  ce  soit  la  grâce  qui  la  rende 
et  l'humihté  qui  la  mérite.  Vous  avez  perdu  cette 
science  ;  vous  me  priez  de  vous  enseigner  un  moyen 
qui  la  fasse  renaître  en  votre  cœur  :  je  vous  ré- 
ponds :  Soyez  humble,  et  connaissez  ce  que  vous 
êtes.  Regardez  votre  ombre^  vous  saurez  qu'il  y 


ENTRETIEÎI    I.  ly 

a  un  soleil  :  regardez  votre  néant ,   vous  saurez 
qu'il  y  a  un  Dieu. 

Léonce,  et  les  autres  gentilshommes  qui  vou- 
laient attirer  Eugène  à  la  dispute  ,  et  qui  atten- 
daient impatiemment  qu'il  y  eût  combat,  afin  d'en 
être  ,  et  de  prendre  part  au  plaisir  et  à  l'hon- 
neur d'avoir  désarmé  ce  redoutable  théologien,  à 
la  vue  d'un  si  grand  monde  ,  répondirent  d'une 
voix  commune  que  c'était  pour  faire  naître  dans 
leur  âme  cette  humilité  merveilleuse  qu'ils  dési- 
raient apprendre  de  lui  quels  sont  les  arguments 
qui  soutiennent  la  doctrine  de  l'éternité  de  Dieu. 
Et  certes,  ajouta  Léonce,  vous  ne  devez  pas  refu- 
ser ce  que  vous  pouvez  aisément  nous  accorder, 
et  ce  que  nous  avons  quelque  droit  d'attendre  de 
votre  civilité;  toute  la  grâce  que  nous  demandons, 
c'est  que  vous  nous  montriez,  de  la  manière  que 
l'ont  fait  les  sages  philosophes  de  chaque  siècle, 
que  ceux  qui  veulent  disputer  contre  cette  pre- 
mière thèse  de  la  théologie  ,  sont  des  insensés. 
Dites  ce  qu'ils  ont  dit  quand  ils  parlaient  aux  im- 
pies et  aux  incrédules. 

Eugène  voyait  les  desseins  et  les  espérances  de 
ces  jeunes  hommes  :  il  ne  craignait  pas  leurs  for- 
ces, et  il  ne  voulait  pas  employer  les  siennes.  Son 
intention  était  de  guérir  leur  mal;  mais  il  jugeait 
qu'au  lieu  d'y  remédier,  ce  serait  le  faire  croître 
que  de  leur  proposer  des  arguments  ,  et  de  leur 
présenter  l'occasion  qu'ils  cherchaient  de  disputer. 
Cet  homme  sage  savait  par  expérience  que  la  mé- 
thode des  athées  ,  lorsqu'ils  disputent  dans  les 
compagnies,  consiste  à  disputer  en  désordre,  et 
à  n'y  observer  aucune  règle  ,  leur  maxime  étant 
que,  durant  le  bruit  et  la  confusion  des  voix,  les 
dames  et  les  courtisans,  témoins  et  juges  de  ces 
combats  tumultueux,  ne  manquent  point  déjuger 
que  celui   qui  crie  le  plus  haut  et  qui  paraît  le 


l8  ENTRETIEH    I. 

plus  insolent  et  le  plus  hardi,  est  le  vainqueur,  et 
qu'il  défend  la  meilleure  cause. 

L'industrie  d'Eugène  fut  de  venir  à  bout  que 
Léonce  et  ceux  de  sa  suite  n'eussent  aucun  moyen 
de  se  battre  avec  lui,  mais  qu'ils  se  trouvassent 
toujours  engagés  à  l'interroger,  et  engagés  par 
leur  curiosité  à  écouter  attentivement  et  paisible- 
ment ce  qu'il  jugerait  à  propos  de  leur  dire.  Son 
espérance  était  qu'avec  ses  paroles,  la  grâce  et  la 
vérité,  sans  qu'ils  y  prissent  garde,  entreraient  se- 
crètement dans  leur  esprit,  et  que,  pour  lors  ,  le 
combat  où  ils  aspiraient  se  passerait  dans  leurs 
personnes,  que  ce  serait  leur  propre  conscience 
qui  disputerait  contre  eux-mêmes  ,  et  qui  réfute- 
rait toutes  les  pensées  et  tous  les  blasphèmes  de 
leur  athéisme. 

Il  répondit  donc  enfin ,  et  leur  dit  en  souriant: 
Puisque  vous  le  voulez  et  puisqu'il  le  faut ,  je  fe- 
rai ce  qu'ont  fait  ces  sages  docteurs  de  l'antiquité  ; 
je  me  servirai  de  leur  argument  et  je  garderai 
leur  maxime.  Leur  argument  principal,  quand  ils 
ont  voulu  convaincre  les  infidèles ,  a  toujours  été 
de  leur  montrer  le  firmament  et  les  astres,  et  les 
autres  parties  de  cet  univers.  Je  vous  les  montre, 
Messieurs,  et  je  vous  dis  :  Regardez. 

Eugène  s'étant  arrêté  après  avoir  prononcé  ces 
deux  paroles,  Léonce  l'avertit  de  continuer,  et 
de  rapporter  les  raisons  et  les  preuves  que  les  an- 
ciens avaient  formées  là-dessus. 

Quand  j'ai  dit:  Regardez,  repartit  Eugène,  j'ai 
dit  tout  ce  que  je  dois  dire  ,  car  la  maxime  de  ces 
premiers  sages,  et  l'avis  qu'ils  m'ont  donné ,  est 
que,  apporter  des  raisons  à  ceux  qui,  après  avoir 
regardé  le  monde,  ne  savent  pas  encore  qu'ils  ont 
un  Dieu,  c'est  apporter  des  flambeaux  pour  mon- 
trer le  soleil  à  ceux  qui  ne  le  voient  pas  en  plein 
midi.   Ces  flambeaux  sont  allumés,  et  répandent 


ENTRETIEN    I.  l() 

beaucoup  de  lumière;  mais  si  le  soleil  n'a  pas  as- 
sez de  clarté  pour  se  faire  voir,  tous  les  flambeaux 
du  monde  ne  le  rendront  pas  plus  visible  et  ne 
contenteront  pas  les  aveugles. 

Voit-on  Dieu  là  haut  comme  on  voit  le  soleil , 
repartit  Léonce  ?  Non,  dit  Eugène,  mais  l'on  voit 
que  Dieu  est. 

A  ce  mot ,  le  gentilhomme  ouvrant  les  yeux 
commepour  regarder  où  il  était,  et  pour  découvrir 
ce  qu'il  y  avait  de  mystérieux  dans  cette  réponse 
imprévue,  Eugène  lui  expliqua  clairement  et  élo- 
quemment  sa  pensée  :  Lorsque  je  vois  votre  visa- 
ge, dit-il,  je  ne  vois  pas  votre  âme,  mais  je  vois 
manifestement  que  vous  avez  une  âme  et  que 
vous  vivez  ;  et  si  la  pensée  me  venait  de  soutenir 
qu'il  n'y  a  point  d'âme  dans  votre  corps,  et  qu'à 
l'heure  qu'il  est,  vous  êtes  mort,  ce  serait  bien  mal 
procéder  que  de  raisonner  davantage  avec  moi,  et 
par  de  doctes  discours  tirés  de  la  sagesse  et  de 
l'ordre  de  vos  actions ,  me  vouloir  démonstrali- 
vement  convaincre  que  vous  êtes  en  vie,  et  que 
tout  cela  ne  peut  venir  que  d'une  âme.  Car  bien 
que  la  conclusion  soit  manifeste,  néanmoins,  il 
n'est  pas  si  clair  que  votre  âme  est  le  principe  né- 
cessaire de  ces  actions  qu'il  est  clairet  visible  sur 
votre  front  et  dans  vos  yeux  que  vous  avez  une 
âme.  Il  sort  de  votre  face  un  air  de  vie  ,  comme 
une  lumière  animée,  qui  est  la  plus  éclatante  et 
la  première  démonstration  de  la  présence  de  votre 
esprit.  C'est,  dis-je  ,  votre  visage  qu'il  me  faut 
montrer  sans  me  dire  aucun  autre  mot,  sinon  :  Re- 
gardez et  considérez.  Car,  si  en  le  regardant,  je 
continue  de  nier,  et  si  je  demande  d'autres  preu- 
ves pour  être  convaincu  que  vous  vivez,  on  doit 
me  les  refuser  ;  mes  amis  me  les  refuseront,  com- 
me à  un  aveugle  ou  à  un  homme  insensé  ;  les 
plus  sages  me  laisseront  dire  sans  me  rien  répon- 


20  ENTRETIEN    Z. 

dre ,  et  leur  silence  ne  sera  pas  leur  confusion  :  il 
sera  la  mienne,  et  déclarera  que  je  suis  incapable 
d'apprendre,  et  que  je  ne  mérite  pas  seulement 
que  l'on  me  parle. 

Ainsi,  Messieurs,  l'esprit  de  Dieu,  présent  et 
vivant  dans  ce  grand  monde ,  y  transpire  un  air 
de  sa  vie,  et  répand  sur  ce  vaste  assemblage  de 
créatures  un  certain  lustre  et  je  ne  sais  quelle 
lueur  d'une  gloire  immatérielle  et  incréée,  qui 
est  la  démonstration  de  son  existence ,  et  l'argu- 
ment de  sa  vérité  visible  et  intelligible  à  tous  les 
peuples  :  Vapor  virtutis  Dei,  et  emanatio  clari- 
tatîs.  Je  ne  parle  point  de  cette  clarté  répandue 
devant  la  création  dans  le  néant,  et  inventée  par 
Grégoire  Palamas.  Je  dis  avec  Saint  Fulgence 
qu'il  sort  de  Dieu  une  clarté  sensible,  et  comme 
une  émanation  ou  une  impression  de  lui-même 
marquée  sur  les  créatures,  et  que  tous  les  ouvra- 
ges formés  par  ses  mains  portent  le  caractère  de 
sa  méthode  ;  que  c'est  par  là  qu'on  le  connaît  et 
qu'on  le  distingue.  Ma  pensée  est  que  comme  les 
illustres  peintres  n'écrivent  pas  leurs  noms  sur 
leurs  tableaux,  et  que  néanmoins,  dès  qu'une  pein- 
ture du  Raphaël  ou  du  Basan  paraît  au  jour,  on 
les  voit  aussitôt  eux-mêmes  là  dedans  et  qu'on 
les  nomme,  parce  qu'avec  leur  ouvrage,  il  sort  de 
leurs  doigts  et  de  leurs  pinceaux  un  air  ou  une 
ombre  qui  porte  tous  les  traits  de  leurs  personnes, 
de  même  ce  grand  peintre  de  la  nature  n'a  pas 
besoin  d'écrire  sur  le  firmament:  Cest  Dieu  qui 
Fa  fait.  Le  firmament  a  dans  ses  couleurs  un  éclat, 
ou  un  je  ne  sais  quoi  qui  sort  de  l'esprit  de  son 
auteur  ,  qui  le  rend  visible  et  aimable  ,  et  oblige 
tous  les  spectateurs  à  l'aimer  et  à  l'adorer.  Simu- 
lacnini  cjus  et  divinissima  lux  nota ,  "visihilisque 
et  animo  et  ocuUs. 

Cet  éclat,  comme  j'ai  dit,  paraît  aux  yeux  de 


ENTRETIEN    I.  21 

tous  les  mortels  ;  et  c'est  ce  qu'il  faut  qu'on  me 
montre  et  ce  qu'il  faut  que  je  regarde  ,  quand  je 
veux  nier  ou  douter  qu'il  y  a  un  Dieu.  Non  , 
Messieurs  ,  on  ne  doit  pas  alors  disputer  ni  rai- 
sonner avec  moi  sur  la  subordination  des  mou- 
vements, ni  par  l'impossibilité  d'une  suite  infinie 
entre  les  choses  changeantes  et  changées,  me  faire 
voir  qu'il  faut  qu'il  y  ait  un  premier  moteur  et  un 
principe  éternel.  Car  bien  que  le  mouvement 
général  de  la  nature  démontre  la  vérité  d'un 
être  surnaturel  et  infiniment  immuable,  lé  mou- 
vement commencé  du  monde,  la  vérité  d'un  Ciéa- 
teur  plus  ancien  que  les  temps,  le  mouvement  cir- 
culaire des  cieux  et  des  astres,  la  vérité  d'un  maî- 
tre qui  les  gouverne  et  qui  les  assujettit  aux  lois  de 
sa  providence  ,  néanmoins ,  toute  cette  philoso- 
phie et  toutes  ces  nécessités  de  conclusions  ne 
sont  pas  si  claires  ni  si  démonstratives  qu'il  est 
clair,  par  la  vue  du  monde,  que  Dieu  est.  On  me 
doit  dire  :  Levez  les  yeux, contemplez  le  ciel,  re- 
gardez les  astres,  et  si  en  les  regardant,  je  veux 
persévérer  dans  mon  athéisme,  et  continuer  à  de- 
mander des  arguments  et  des  preuves,  il  n'y  aura 
que  les  moins  sages  qui  m'en  donneront:  les  plus 
habiles  théologiens  devront  se  taire,  et  leur  silence 
seia  ma  condamnation  et  ma  honte. 

Voilà,  repartit  Léonce  en  riant,  une  étrange  dé- 
monstration pour  faire  connaître  ce  qui  est  infi- 
niment invisible,  de  dire  qu'il  faut  seulement  ou- 
vrir les  yeux  et  qu'on  le  verra.  Nous  les  ouvrons  , 
mais  que  voyons-nous?  Où  est  cette  ombre  de 
Dieu,  où  est  cette  lueur  de  Divinité  répandue  par- 
tout? Que  voulez-vous  dire  et  à  quoi  pensez-vous, 
de  renvoyer  des  athées,  qui  sont  gens  d'esprit,  à 
de  belles  apparences,  et  de  leur  donner  cela  pour 
un  argument  démonstratif  et  pour  une  preuve 
admirable?  Les  athées  regardent,  et  il  ne  voient 


22  ENTRETIEN    I. 

rien.  Comment  verraient-ils  ,  repartit  Eugène  , 
puisqu'à  l'endroit  où  il  est  écrit  que  les  grandeurs 
de  Dieu  se  voyant  manifestement  en  ses  ouvrages, 
le  Prophète  ajoute  :  P^ir  insipiens  non  cogncscef, 
et  stultus  non  intellîget  hœc  ? 

La  sagesse  divine,  qui  voulut  qu'Eugène  expli- 
quât clairement  cette  réponse  de  David  ,  et  qu'il 
réfutât  avec  autorité  le  blasphème  de  ce  jeune 
courtisan  ,  lui  dicta  trois  ou  quatre  paroles  bien 
remarquables  : 

Il  arrive  aux  athées ,  dit-il,  quand  ils  considè- 
rent le  ciel  et  les  astres,  ce  qui  arrive  aux  arti- 
sans ou  aux  ignorants  d'une  ville  quand  ils  con- 
sidèrent un  tableau  précieux  exposé  publique- 
ment et  découvert  à  la  vue  du  peuple.  Ces  igno- 
rants regardent  le  tableau  ,  et  en  regardent  cha- 
que partie.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  délicatesse  et  de 
beaux  traits  en  cette  peinture  est  dans  leurs  yeux 
aussi  véritablement  que  dans  les  yeux  d'un  habile 
homme,  mais  il  n'est  pas  dans  leur  esprit.  Ils  n  y 
connaissent  rien,  et  ce  n'est  pas  leurs  corps,  c'est 
leur  âme  qui  est  aveugle  et  qui  ne  voit  pas.  L'a- 
vantage de  l'habile  homme  sur  eux  est  qu'en 
voyant  ces  beaux  traits ,  il  les  remarque ,  et 
que,  par  ses  réflexions,  il  connaît  et  il  pénètre  ce 
que  les  autres  voient  sans  discernement  et  sans 
réflexion. 

Ainsi,  lorsqu'un  sage  philosophe  contemple  le 
soleil  et  les  étoiles,  et  que,  dans  ces  lumières  in- 
corruptibles ,  il  voit  des  vestiges  ou  des  ombres 
de  la  beauté  du  Créateur,  il  ne  voit  rien  que  les 
libertins  et  les  superbes  ne  voient  clairement,  et 
qu'ils  ne  regardent  aussi  bien  que  lui.  Mais  c'est 
peu  de  regarder  :  les  aigles  le  font.  L'important 
est  de  remarquer ,  et  c'est  ce  que  ne  font  pas  les 
iuîpies  ,  non  plus  que  les  bêtes.  Ces  ombres  de 
Dieu,  et  les  autres  merveilles  de  l'univers,  qui  en-  . 


I 


ENTRETIEN    I.  ^"^ 


trent  dans  les  sens  extérieurs  des  iticrédiiî?^"^^ 
vont  pas  plus  avant  :  leur  âme  brutale  et  i^noraifu 
n'y  connaît  rien  ;  ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  voient. 
Le  propre  de  l'homme  sage  est  de  le  savoir,  et  de 
découvrir  à  son  esprit  tout  ce  que  la  nature  et  le 
soleil  découvrent  à  ses  yeux.  Voilà  son  avantage 
sur  des  âmes  faibles,  et  sa  différence  d'avec  les  in- 
sensés et  d'avec  les  bêtes. 

C'est-à-dire,  en  un  mot,  que  les  traces  de  la 
splendeur  incréée,  marquées  sur  les  corps  céles- 
tes, sont  les  traits  les  plus  délicats  et  les  plus  di- 
vins de  l'ouvrage  du  Créateur.  Pour  les  voir,  il 
suffit  d'avoir  des  yeux,  mais  pour  savoir  qu'on 
les  voit,  il  est  absolument  nécessaire  d'avoir  dans 
l'âme  des  lumières  destinées  à  cela  ,  qui  sont  la 
sagesse  et  l'humilité;  et  c'est  justement  ce  qui 
manque  aux  libertins.  Ils  voient  tout,  dit  le  Sau- 
veur, parce  qu'ils  ont  les  yeux  ouverts  ;  et  cepen- 
dant ils  ne  voient  rien,  parce  que  l'imprudence  et 
l'orgueil  leur  ferment  l'esprit. 

Léonce,  au  lieu  de  considérer  ces  paroles ,  fâ- 
ché d'entendre  toujours  des  propositions  impré- 
vues, reprocha  malhonnêtement  à  Eugène  qu'il 
refusait  de  donner  une  des  anciennes  démonstra- 
tions, de  peur  qu'elle  ne  h^t  combattue,  mais  qu'il 
apportait  une  nouveauté  qui  faisait  rire  ,  et  lui 
demanda  s'il  prétendait  qu'on  prît  pour  autre 
chose  que  pour  une  illusion  ou  pour  un  songe, 
cette  apparition  de  Dieu,  qu'il  croyait  voir  lors- 
qu'il voyait  les  créatures. 

Je  prétends  ,  repartit  Eugène  avec  force,  que 
vous  preniez  pour  une  vérité  certaine  et  pour 
une  doctrine  digne  de  votre  admiration  et  de  vo- 
tre respect,  ce  qu'ont  dit  les  plus  anciens  théolo- 
giens, et  les  plus  estimés  dans  les  siècles  où  ils  ont 
vécu.  Il  y  a  dix-huit  cents  ans  que  les  Saints  Pè- 
res n'ont  point  cessé  de  combattre  les  athées,  et 


24  ENTRETIEN    I. 

de  leur  prouver  qu'ils  ont  un  juge  et  un  maître 
dans  le  ciel  :  mais  ils  n'ont  point  observé  d'autre 
méthode  que  celle-ci ,  que  vous  appelez  nouvelle 
et  que  vous  attribuez  à  mon  invention.  Quand  on 
leur  a  demandé  s'il  y  avait  une  Providence ,  ils  se 
sont  contentés  de  montrer  le  monde  ,  prétendant 
qu'il  était  l'évangéliste  et  l'écrivain  de  cette  vé- 
rité ;  que  lui  seul  devait  l'annoncer  aux  peuples 
et  l'expliquer  aux  savants  ;  qu'il  devait  la  soutenir 
contre  les  impies  ;  qu'il  ne  fallait  point  recourir  à 
d'autres  maîtres  pour  l'apprendre,  et  que  c'était 
un  grand  abus  d'aller  demander  aux  Socrates  et 
aux  Aristotes  s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  un  Dieu,  tan- 
dis que  le  ciel ,  la  terre  et  les  autres  créatures 
le  montrent  aux  hommes  publiquement,  et  qu'el- 
les leur  crient  :  Ouvrez  les  yeux,  le  voilà!  regar- 
dez-le. Omnis  natura  exclamât^  ostenditque  Créa- 
torem  suum. 

Les  Pères  disent  toujours  très-bien ,  poursuit 
Eugène,  mais  j'ose  assurer  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
éloquent  en  leurs  ouvrages  ni  rien  de  mieux  dit 
que  ce  qu'ils  disent  de  la  manifestation  de  Dieu 
dans  les  lumières  et  dans  les  beautés  du  monde 
visible.  Leur  discours  ordinaire  est  que  le  monde 
parle  de  l'éternité  de  son  Créateur  plus  clairement 
que  les  philosophes,  et  qu'il  nous  prêche  la  gloire 
de  sa  puissance  et  de  sa  majesté  mieux  que  ne 
l'ont  fait  les  prophètes;  qu'il  a  une  voix  plus  forte 
que  la  voix  des  prédicateurs  ,  et  plus  éclatante 
que  celle  des  trompettes  et  des  tonnerres  ;  qu'il 
fait  retentir  les  bruits  miraculeux  de  son  silence 
aussi  loin  que  le  soleil  répand  ses  rayons  ;  qu'il 
est  un  théologien  muet  qui  ne  dit  mot  aux  oreil- 
les, mais  qui  parle  éloquemment  aux  yeux,  et  qui 
enseigne  aux  nations  les  plus  ignorantes  qu'il  y  a 
là  haut  un  principe  immuable  et  éternel  de  toutes 
les  beautés  qui  passent  devant  leurs  yeux,  et  qu'el- 
les admirent  ici-bas;  en  un  mot,  que  le  moNOE 


ENTRETIEN    î.  2.) 

rst  un  livre  ouvert ,  et  que  là,  clans  les  éléments 
et  dans  l'étendue  des  années ,  comme  en  de  gran- 
des pages  ,  nous  lisons  et  apprenons  la  doctrine 
de  la  Divinité  :  Inpaginis  elenientorum^  et  vola- 
minibus  temporiim  ,  communis  et  puhlica  diçinœ 
institutionis  doctrina  legitur. 

Eugène  poursuivit ,  et  rapporta  quantité  d'au- 
tres passages  des  plus  illustres  et  des  mieux  choisis, 
qui  firent  voir  manifestement  à  ce  jeune  philoso- 
phe que,  selon  l'opinion  des  Saints  Pères,  ce  n'é- 
tait point  l'affaire  des  docteurs  de  disputer  contre 
les  athées  et  de  les  convertir,  que  c'était  l'affaire 
des  astres  et  des  éléments  ;  que  les  incrédules  se 
trompaient  eux-mêmes  ,  et  voulaient  s'aveugler  , 
lorsqu'ils  allaier^^ansles  écoles  chercher  des  pro- 
fesseurs qui  répondissent  à  leurs  doutes,  au  lieu 
d'écouter  ce  que  disent  le  ciel  et  la  terre  ,  et  ce 
que  signifient  dans  le  firmament  ce  lustre  divin  et 
ces  caractères  immortels  que  les  temps  n'ontpoiiu 
encore  effacés.  Enfin  ,  pour  conclure  et  pour 
ramasser  toutes  les  propositions  que  les  anciens 
théologiens  de  l'Eglise  ont  avancées  sur  ce  sujet, 
il  cita  (\e\\^  ou  trois  paroles  de  Théodoret  qui  si- 
gnifiaient la  même  chose  que  ces  deux-ci,  qui  sont 
sorties  de  la  plume  de  l'un  des  premiers  esprits  du 
siècle  et  des  premiers  hommes  du  royaume  :  Di^n- 
Jiœ  existentiœ^innata  rerum  creatarum  eloquentla^ 
efficcijc  est  demonstratio  ,  l'éloquence  naturelle 
des  créatures  est  la  démonstration  efficace  et  in- 
contestable de  l'existence  du  Créateur. 

Ces  pensées  des  Pères,  et  les  paraphrases  que 
iit  Eugène  sur  leurs  textes  ,  plurent  beaucoup  à 
la  compagnie;  elles  déplurent  à  Léonce.  Comme 
cela  l'éloignait  toujours  de  son  dessein  de  contre- 
dire et  de  ne  pas  connaître  la  vérité,  avant  que 
ce  discours  fût  achevé,  il  l'interrompit  brusque- 
ment* 

2 


^6  ENTRETIEN    I, 

A  quoi  VOUS  arrêtez-vous,  dit-il  à  ce  sage  théo- 
logien ,  de  nous  citer  Saint  Ghrysostôme  et  Saint 
Athanase?  Ne  nous  amusons  plus  ,  s'il  vous  plaît! 
venons  au  point  de  la  question.  L'affaire  est  de  sa- 
voir ce  qu'ont  dit  les  doctes  de  l'antiquité.  Vos 
docteurs  de  l'Eglise  ne  sont  pas  les  anciens  du 
monde  ,  ni  ces  premiers  maîtres  de  la  sagesse  et 
de  la  philosophie,  dont  la  méthode  doit  être  au- 
jourd'hui la  règle  de  notre  conduite  et  de  ^notre 
façon  de  raisonner  sur  les  ouvrages  de  la  nature 
et  sur  les  attributs  de  Dieu. 

Vous  dites  vrai,  répondit  aussitôt  Eugène  ;  ils 
ne  sont  pas  les  premiers  en  âge  ,  ni  en  mérite ,  ni 
en  autorité.  Il  est  juste  que  je  m'adresse  à  ceux 
qui  le  sont ,  et  que  je  vous  rap^rte  ce  qu'ont  dit 
les  premiers  et  les  plus  savants  de  tous. 

Mais  qui  sont  ceux-là,  s'il  vous  plaît?  qui  sont 
ces  premiers  d'entre  les  maîtres  ,  ces  plus  savants 
et  ces  plus  anciens,  ces  incomparables  professeurs 
dont  les  autres  ont  appris  ce  qu'ils  ont  su  et  ce 
qu'ils  ont  enseigné? 

Léonce  voulut  répondre  :  Eugène  le  prévint,  et 
usa  d'un  petit  stratagème.  Obligez-moi  ,  lui  dit- 
il,  avant  que  nous  les  nommions,  d'écouter  deux 
ou  trois  paroles  qu'il  me  souvient  d'avoir  lues  dans 
un  certain  livre  fort  estimé,  et  sur  lesquelles  je 
serais  bien  aise  de  savoir  votre  sentiment.  Prenez 
la  peine  de  considérer  les  propositions  qui  suivent, 
et  de  me  dire  ce  que  vous  en  penserez. 

I.  Lorsque  nous  commençons  à  vivre  ,  dit  l'au- 
teur, nous  apprenons  par  les  yeux  les  deux  premiè- 
res vérités  qui  doivent  être  sues  :  l'une,  que  nous 
venons  du  néant  et  que  nous  allons  à  la  mort;  l'au- 
tre ,  qu'il  y  a  un  Dieu  qui  nous  a  donné  la  vie 
et  qui  nous  appelle  à  l'éternité.  Ce  ne  sont  point 
les  prophètes,  c'est  la  mort  elle-même  qui  nous 
annonce  qu'il  faut  mourir,  et  qui  nous  fait  voir 


ENTRETIEN    I.  2^ 

sur  le  visage  de  toutes  les  personnes  mourantes, 
l'arrêt  qu'elle  a  prononcé  contre  nous:  Piihis  es  , 
et  in pulverem  reverteris.  Ce  ne  sont  point  les  argu- 
ments des  philosophes  qui  nous  convainquent  que 
le  monde  est  l'ouvrage  d'un  Créateur  :  nous  le  sa- 
vons dès  que  nous  ouvrons  les  yeux.  Il  sort  du 
soleil  et  des  étoiles  une  voix  qui  fait  retentir  le 
nom  de  Dieu  jusque  dans  le  cœur  des  athées  ,  et 
qui  soumet  les  plus  orgueilleux  à  le  craindre  et 
à  l'adorer. 

2.  Les  étoiles,  arrangées  sur  lefirmament,  y  mar- 
chent en  ordre  avec  un  appareil  magnifique,comme 
des  légions  victorieuses  qui  conduisent  en  triom- 
phe la  vérité  durant  les  nuits  ,  et  qui  la  font  voir 
à  l'univers  couronnée  de  leurs  lumières,  afin  que, 
durant  les  heures  où  les  hommes  ne  voient  plus 
rien  ,  et  dans  les  régions  où  ils  passent  six  mois 
sans  voir  le  soleil,  ils  voient  encore  qu'il  y  a  un 
Dieu  ,  et  qu'ils  ne  cessent  point  de  le  connaître  et 
de  l'adorer. 

3.  Les  étoiles  ont  été  placées  à  l'endroit  du 
monde  le  plus  visible  et  le  plus  élevé  afin  qu'il 
n'y  eût  aucun  homme  qui  ne  les  vît ,  ni  aucun  qui 
n'apprît,  en  les  voyant,  combien  il  y  a  de  lumiè- 
res et  de  grâces  dans  la  source  d'où  elles  sont  sor- 
ties ,  et  combien  il  est  juste  ,  lorsqu'on  les  con- 
temple et  qu'on  les  admire,  d'admirer  et  d'aimer 
la  beauté  dont  ces  flambeaux  éclatants  ne  sont 
que  les  étincelles. 

Voilà  de  belles  paroles,  dit  Léonce  en  les  in- 
terrompant. Ce  n'est  pas  tout ,  reprit  Eugène  : 

Pour  savoir  si  Dieu  est ,  dit  le  même  auteur  , 
et  si  nous  sommes  ses  créatures,  ne  vous  adres- 
sez point  à  d'autres  maîtres  qu'à  ceux  que  la  na- 
ture vous  a  destinés.  Il  y  a  dans  l'univers  deux 
grands  maîtres  de  la  théologie  naturelle,  deux  an- 
ciens professeurs  qui  l'enseignent  depuis  six  mille 

2. 


28  ENTRETIEN    I. 

ans,  et  sous  qui  tous  les  peuples  e'tudient  et  ap- 
prennent à  connaître  les  deux  vérités  qu'aucun 
homme  ne  doit  ignorer  : 

L'un  de  ces  maîtres,  c'est  le  solei],  qui  les  ins- 
truit le  matin  et  durant  le  jour;  l'autre,  c'est  la 
nuit,  qui  tient  l'école  en  son  absence,  et  qui  entre 
tous  les  soirs  en  exercice.  Le  devoir  de  la  nuit  est 
de  nous  parler  des  attributs  de  Dieu  les  plus  inef- 
fables, et  de  nous  les  expliquer  en  sa  langue,  qui 
n'est  la  langue  d'aucune  nation  ni  d'aucun  peu- 
ple ,  et  que  chaque  peuple  néanmoins  entend 
mieux  que  la  sienne  ,  sans  l'avoir  apprise. 

La  nuit,  quand  elle  répand  ses  ombres  ,  nous 
avertit  que  l'univers  n'était  autrefois  qu'un  vaste 
vide  rempli  de  ténèbres  ,  et  une  simple  privation 
de  l'être  et  du  bien  ,  étendue  en  des  espaces  infi- 
nis. Le  soleil,  lorsqu'il  se  lève  au  matin,  et  que, 
par  les  lumières  de  l'aurore,  il  nous  découvre  le 
ciel  ,  les  éléments,  et  les  autres  merveilles  qui 
paraissent  dans  nos  campagnes  ,  dans  nos  villes 
et  dans  nos  palais,  nous  fait  souvenir  que  ces 
choses-là,  si  excellentes  et  si  belles,  ne  se  sont  pas 
donné  leur  vie  non  plus  que  leur  jour,qu'elles  vien- 
nent d'ailleurs  que  d'elles-mêmes,  et  que  toutes 
les  grandeurs  et  les  beautés  que  nos  yeux  adorent 
ici-  bas  ne  sont  que  les  grandes  ombres  d'un  au- 
tre soleil  infiniment  plus  adorable. 

La  nuit  nous  raconte  l'histoire  de  notre  pre- 
mière éternité,  qui  n'était  rien  ;  le  soleil,  l'histoire 
de  l'éternité  de  Dieu,  qui  était  tout. 

Par  celle-là ,  nous  apprenons  la  plus  utile  des 
sciences  et  des  philosophies  ;  la  science  de  ce  que 
nous  étions  ,  et  d'où  nous  vînmes  lorsque  nous 
entrâmes  au  monde.  Par  celui-ci ,  nous  apprenons 
le  plus  ancien  des  mots,  le  nom  de  Dieu ,  l'unique 
mot  qui  fut  prononcé  avant  la  création ,  et  qui  ren- 
fermait en  quatre  lettres  toutes  les  langues  et  tous 


ENTRliTlEN    r.  29 

les  Hvres  futurs.  L'un  de  ces  maîtres,  en  e'clairaiit 
uos  yeux  ,  et  l'autre  en  les  aveuglant,  instruisent 
notre  âme;  Tun  lui  dit  que  la  créature  que  nous 
aimons  est  infiniment  méprisable,  l'autre,  que 
nous  avons  un  Créateur  qui  doit  être  infiniment 
aimé.  Dies  diei  éructât  verbum  ,  et  iiox  noctl  indi^ 
cat  scientiam. 

Voilà  sans  doute  d'illustres  idées  ,  répondit 
Léonce  ,  mais  ce  sont  les  vôtres.  Vous  ne  dites 
rien  que  ce  que  vous  avez  dit  depuis  une  heure. 
Vous  m'obligez ,  repartit  aussitôt  Eugène  :  il  ne 
faut  plus  qu'un  mot  pour  décider  la  question. 

Notre  question  est  de  savoir  si  je  parle  de  l'exis- 
tence de  Dieu  de  la  même  façon  qu'en  ont  parlé  les 
théologiens  du  premier  temps.  Vous  confessez 
tléjà  que  les  paroles  que  vous  venez  d'ouïr  sont  les 
miennes  :  reste  à  confesser  ,  ce  qui  ne  peut  être 
disputé  ,  qu'elles  sont  aussi  les  paroles  et  les  pen- 
sées de  ces  premiers  théologiens.  Je  le  soutiens  , 
Monsieur,  et  j'avance  ces  trois  propositions,  évi- 
dentes et  incontestables: 

La  première,  que  les  auteurs  canoniques  de  notre 
Sainte  Ecriture  ,  Moïse,  David  ,  Salomon  ,  Isaïe, 
Daniel,  sont  les  théologiens  les  plws  anciens,  les 
plus  savants  d'entre  les  hommes;  qu'ils  ont  vécu 
avant  Heraclite  et  Pyihagore  ;  qu'ils  ont  été  les 
maîtres  des  maîtres;  que  les  Platons  et  les  Socra- 
tes  ne  peuvent  être  appelés  que  leurs  disciples  , 
ou  tout  au  plus  que  leurs  successeurs,  les  héritiers 
de  leur  doctrine  et  de  leur  sagesse. 

Ladeuxième,que  ces  auteurs  sacrés  ont  parlé  de 
Dieu  plus  doctement  et  plus  divinement  que 
pas  un. 

La  troisième  ,  qu'ils  ont  parlé  de  son  existence 
éternelle  de  la  manière  que  j'en  parle  aujourd'hui, 
que  ma  méthode  est  la  leur,  et  que  les  paroles  que 
\ous  venez  de  m 'attribuer  ont  été  tirées  de  leurs 


3o  ENTRETIEN     I. 

écrits.  Vous  ne  pouvez  pas  le  nier  sans  être  con- 
tlamné  par  vos  propres  yeux.  Ne  disputons  point, 
s'il  vous  plaît  !  leurs  livres  se  trouvent  partout  : 
ouvrons-les  et  lisons. 

A  ces  mots  de  Moïse  et  de  David  ,  il  parut  un 
mouvement  de  colère  sur  le  visage  de  Léonce  et 
dans  ses  paroles.  Eugène,  néanmoins,  voulut  pour- 
suivre ,  et  faire  voir  que  ce  qu'il  venait  de  dire 
était  ce  qu'avaient  dit  les  prophètes  ,  et  entre  au- 
tres, David  en  son  psaume  1 8,  d'où  il  avait  tiré  sa 
proposition  des  deux  maîtres.  Mais  Léonce  ne  le 
voulut  pas  écouter  ni  permettre  que  les  autres 
l'écoutassent  ;  il  éleva  sa  voix  au-dessus  de  celle 
d'Eugène.  Je  croyais,  lui  dit-il,  que  vous  vouliez 
répondre  sérieusement  et  civilement  à  ma  ques- 
tion et  m'instruire  de  la  vérité.  Je  vois  que  vous 
voulez  rire  et  vous  divertir;  et  Eugène  lui  ayant 
témoigné  par  sa  réponse  qu'il  était  infiniment 
éloigné  du  dessein  de  l'offenser  :  Je  ne  m'offense 
pas,  repliqua-t-il  ;  mais  certes,  je  m  étonne  que 
vous  ayez  tant  de  peine  à  m'accorder  la  grâce  de 
venir  au  point  où  je  vous  attends  depuis  le  com- 
mencement de  notre  discours. 

Auguste, fâché  de  l'indiscrétion  de  cette  plainte, 
prit  la  parole  ,  et  en  fit  à  Léonce  une  remontrance 
sérieuse.  Certainement  ,  dit-il ,  vous  avez  tort. 
L'unique  grâce  que  vous  lui  avez  demandée  ,  c'est 
qu'il  prouvât  la  vérité  de  l'existence  de  Dieu  se- 
lon la  méthode  des  anciens,  par  leurs  propres  ar- 
guments. Il  le  fait  depuis  une  heure  ,  et  il  le  fait, 
non-seulement  par  les  raisons,  mais  aussi  par  les 
termes  et  par  les  expressions  des  auteurs  qui,  sans 
controverse,  ont  été  en  âge  et  en  sagesse  les  pre- 
miers d'entre  les  maîtres  de  cette  science  divine  , 
et  vous  vous  plaignez  qu'il  ne  répond  pas  à  la 
question  et  qu'il  s'écarte  de  votre  sujet! 

Quand  j'ai  parlé  des  anciens^  répondit  Léonce, 


ENTRETIEN    I.  3r 

je  n'ai  voulu  parler  que  de  ces  fameux  philosophes 
qui  florissaient  dans  les  écoles  de  l'antiquilë,  et 
dont  la  philosophie,que  nous  avons  entre  les  mains, 
est  encore  aujourd'hui  la  règle  que  nous  devons 
suivre.  C'est  de  ceux-là  qu'il  faut  parler  (huant 
nos  disputes,  de  ceux-là  que  j'ai  parlé  jusqu'à  cette 
heure. 

A  quoi  pensez-vous,  reprit  Auguste  ?  Il  vous 
montre,  par  les  lumières  du  soleil, ce  que  vous  dé- 
sirez voir  ;  vous  en  appelez  aux  étoiles  ;  vous  vou- 
lez qu'on  fasse  venir  P}  thagore  et  Démocrite  pour 
vous  parler  de  Dieu,  et  qu'on  fasse  taire  Saint 
Chrysostôme  !  Ces  païens ,  répliqua  Léonce  mal 
à  propos  ,  sont  les  vrais  philosophes  ;  le  sujet  est 
philosophique:  c'est  à  eux  de  dire  ce  qu'ils  pen- 
sent ,  et  à  moi  de  les  écouter. 

Auguste,  offensé  et  touché  sensiblement  par 
cette  réponse  inconsidérée  ,  voulut  témoigner  qu'il 
l'était.  Eugène  reprit  la  parole  adroitement.  Fai- 
sons mieux  ,  dit-il  à  cet  aimable  seigneur  :  ac- 
cordons-lui ce  qu'il  demande.  Puisqu'il  veut  que 
nous  entendions  parler  ces  philosophes  ,  écoutons- 
les  et  sachons  leurs  sentiments.  Je  consens  même 
très-volontiers  que  nous  les  prenions  pour  juges  , 
ou  qu'il  les  suive  comme  ses  maîtres  en  la  manière 
dont  ils  ont  prouvé  que  c'est  un  Dieu  qui  a  fait 
le  monde.  Mais  savez-vous ,  ajouta-t-il  en  s'adres- 
sant  à  Léonce,  qu'ils  vont  vous  dire ,  et  plus  har- 
diment que  je  ne  l'ai  dit,  qu'il  n'y  a  point  d'autre 
manière  de  vous  prouver  cette  vérité  que  de  vous 
montrer  le  ciel  et  les  astres  ,  et  de  vous  dire  :  re- 
gardez? Et  savez-vous  bien  que  ni  les  prophètes 
ui  les  Saints  n'ont  jamais  déclaré  cela  si  ouverte- 
ment que  ces  docteurs  infidèles  le  font  dans  leurs 
ouvrages  ,  et  qu'ils  l'ont  fait  de  bouche  devant 
leurs  disciples?  Voici  une  sentence  du  premier  es- 
prit et  du  plus  savant  d'entre  ces  philosophes  qui 


3:^  ÎLNTULTIEN    î. 

ont  précédé  les  Saints  Pères.  Pesez-en,  je  vous 
supplie,  chaque  parole  et  chaque  syllabe  :  Quid 
cnim  tam  apertum  ,  Inmqiie perspîcmun  ,  cum  cœ~ 
liim  suspeximuSy  cœlestiaque  contemplatl  siimiis , 
quam  esse  aliquod  numen  perfectissiinœ  mentis , 
quo  hœc  regantur?  Quand  nous  regardons  là  haut, 
et  quç  nous  voyons  à  découvert  tant  de  choses 
merveilleuses,  nous  ne  voyons  pas  si  clairement 
qu'il  y  a  un  soleil  ou  des  étoiles  que  nous  voyons 
qu'il  y  a  un  Dieu,  un  esprit  suprême,  une  Pro- 
vidence éternelle  et  infinie  qui  gouverne  tout. 

Celui  qui  parlait  de  cette  façon,  poursuivit  Eu- 
gène, était  le  premier  d'entre  les  païens,  et  il  ne  par- 
lait alors  que  selon  les  sentiments  des  autres  sages 
de  ces  temps-là,  qu'il  connaissait  très-bien  etqu'il 
avait  vus  :  Omnibus  innnliim  est^  et  quasi  insculp- 
tum  in  anima  Deum  esse.  La  nature,  dit-il,  au 
jour  de  la  naissance  des  hommes,  quand  elle  leur 
ouvrit  les  yeux,  grava  dans  leur  cœur  ces  pa- 
roles :  lly  a  un  Dieu.  C'est  le  même  philosophe 
qui  parle.  Ai-je  parlé  d'une  autre  façon  ,  et  jamais 
Saint  Chrysostôme  et  Saint  Augustin  ont-ils  parlé 
plus  clairement  de  la  véritable  et  unique  réponse 
qu'il  faut  donner  à  votre  question? 

Hélas!  poursuivit-il,  à  quoi  pensez-vous  d'en 
appeler  à  ces  sages  d'Athènes  et  de  Rome,  et  de 
vouloir  que  ma  méthode  soit  condamnée  par  leurs 
exemples  et  par  leurs  écrits? 

Ces  philosophes  ont  eu  de  merveilleuses  pensées 
sur  les  grandeurs  de  Dieu,  mais  ils  n'en  ont  ja- 
mais parlé  plus  divinement  ni  dit  des  choses  plus 
manifestement  inspirées  que  lorsqu'ils  ont  voulu 
donner  des  preuves  de  son  existence  ,  preuves 
néanmoins  qu'ils  n'ont  données  que  comme  je 
viens  de  faire  ,  en  regardant  et  en  montrant  le 
monde,  sans  user  d'autre  dialectique  que  de  celle 


EXTftETIEN   I.  33 

que  le  Créateur  aurait  imprimée  clans  les  yeux  des 
hommes. 

Messieurs,  jugez,  je  vous  en  suppîie,  s'il  ne  faut 
pas  que  ce  soit  «n  esprit  surnaturel  qui  leur  art 
dicté  ce  qu'ils  ont  écrit  là-dessus  ,  et  jugez-en  par 
ces  deux  ou  trois  paroles  de  leur  théologie.  Je 
vous  ai  dit  plus  d'une  fois  que  le  firmament,  aussi 
bien  que  le  visage  des  personnes ,  a  je  ne  sais 
quoi  qui,  dès  qu'on  le  regarde,  touche  les  cœurs,  et 
marquesureuxune  connaissance  delà  Divinilcavec 
un  mouvement  d'aspiration  et  d'amour.  Ces  phi- 
losophes nous  expliquent  ce  que  c'est  que  et  Je  ne 
sais  quoi,  ou  du  moins,  en  tâchant  de  l'expliquer, 
ils  ont  des  paroles  qui  valent  mieux  que  toutes 
les  explications  de  leurs  interprètes.  Cet  éclat  qui 
sort  du  firmament  ,  dit  Cicéron  ,  est  une  maîtrise 
anticipée,  une  instruction  de  la  nature  qui  pré- 
vient les  enseignements  des  maîtres,  et  avaiU 
qu  aucun  homme  nous  ait  rien  dit,  nous  fait  sa- 
voir que  nous  avons  un  Dieu.  C'est  une  préoccu- 
pation ,  dit  Pylhagore,  s^foA/^|.;,',  ou  plutôt  comme 
une  impatience  des  astres,  qui,  dès  que  les  eiifanls 
ont  les  yeux  ouverts,  leur  parlent  de  Dieu,  et 
avant  qu'ils  entendent  la  langue  des  hommes  et 
qu'ils  puissent  être  redevables  à  leurs  pères  de  celte 
science,  leur  enseigne  la  première  et  la  plus  impor- 
tante leçon  de  la  théologie. C'est,  dit  Trismégiste, 
une  philosophie  naturelle  et  infuse  à  la  hàle  , 
avant  le  jugement  et  la  raison.  Et  cela  se  fait, 
ajoute-t-il ,  parce  que  les  étoiles  sont  de  vraies 
lettres  qui,  en  se  montrant,  se  transcrivent  sur  no- 
tre cœur  ,  et  y  gravent  ces  deux  paroles  Aù  Qio?  > 
Dieu  est  depuis  l'éternité. 

Platon  et  Plutarque  parlent  en  ceci  comme  des 
anges  :  ils  appellent  ce  que  nous  voyons  et  ce  qui 
nous  plaît  daris  le  ciel ,  un  appas  de  retour  vers 
notre  principe  éternel  j  ils  disent  que,  sur  la  beauté 


34  ENTRETIEN    I. 

des  créatures  ,  il  y  a  vestiglum  Dwinitatis ,  <le^ 
Jluxusque ,  et  hlandiens  similitudo  ,  uu  vestige , 
un  écoulement  et  une  ressemblance  de  la  divine 
beauté  ,  qui  flatte  nos  yeux  et  notre  cœur  ,  et  qui 
nous  attire  doucement  à  connaître  et  à  aimer  cet 
original  incréé. 

Plutarque  ajoute  que  ce  que  nous  éprouvons 
en  regardant  les  personnes  aimables  ,  n'est  autre 
chose  qu'une  réminiscence  ou  une  réflexion  de 
mémoire ,  et  qu'à  la  vue  de  tes  beautés  humaines, 
nous  nous  souvenons  d'une  ancienne  beauté  dont 
nous  sommes  autrefois  sortis,  et  dont  la  connais- 
sance s'était  éteinte  à  l'entrée  du  corps  lorsque 
notre  âme  y  descendit,  et  qu'elle  s'enferma  dans 
les  ténèbres  le  jour  de  la  conception  :  Quamdam 
efficit  refrac lioiwîn  memoriœ ^  ab  iisqnœforis  ap~ 
pareils  ad  divinum  illud  uereque  beaium;  et  il 
prétend  que,  pour  un  homme  sage  et  savant,  tous 
les  objets  illustres  et  les  spectacles  magnifiques 
qui  se  présentent  devant  lui ,  sont  les  instruments 
d'un  souvenir  qui  renouvelle  en  son  âme  la  for- 
me et  l'idée  du  principe  d'où  elle  est  sortie  :  Ubi 
in  corporis  incidit  elegantiam  ,  eo  pro  organo  re- 
cordationîs  utitur. 

Ainsi  des  autres  philosophes  ,  quand  ils  nous 
représentent  l'univers  commeun  nuage,  ou  comme 
un  miroir  qui  ,  recevant  les  rayons  de  la  splen- 
deur et  de  la  majesté  de  Dieu,  les  fait  rejaillir  sur 
nous ,  et  rend  cette  essence  immatérielle  ,  visible 
à  toutes  les  nations,  ex pulchritudine  reriim  crea- 
tarutn  ,  pulchritudo  quœdam  admiranda  dwince 
jiaturœ  conspicitur. 

Monsieur  ,  répondit  Léonce  ,  je  vous  ai  adressé 
aux  philosophes  lorsqu'ils  parlent  en  philoso- 
phes ,  et  lorsque  ,  non  pas  par  des  subtilités  et  par 
des  traits  d'éloquence  ,  mais  par  des  preuves  soli- 
des et  par  des  arguments  réglés  ,  ils  démontrent 


ENTRETIEN     I.  35 

celte  vérité  de  l'existence  de  Dieu.  Vos  livres  sont 
pleins  de  semblables  arguments  :  choisissez-en 
quelqu'un  des  plus  forts,  et  soyons  un  peu  plus 
philosophes  dans  un  sujet  qui  est  tout  philosophi- 
que. 

Je  fais  bien  davantage, répondit  Eugène:  je  choi- 
sis l'argumerjt  ou  la  preuve  que  choisirait  et  que 
vous  proposerait  un  ange  ,  s'il  entreprenait  d'éta- 
blir solidement  et  démonstrativement  en  votre 
esprit  cette  première  des  vérités  ;  et  je  prétends 
qu'il  observerait  les  mêmes  règles  de  la  vraie  lo- 
gique, que  j'ai  observées  jusqu'à  cette  heure  avec 
plus  de  zèle  que  de  succès. 

Vous  parlez  hardiment,  repartit  Léonce.  Parce 
que  je  dis  vrai,  reprit  Eugène,  et  parce  que  je  sais 
bien  qu'il  guérirait  la  folie  d'un  athée  par  le  mê- 
me remède  qu'il  employa  pour  guérir  la  folie  d'un 
pauvre  aveugle  dont  il  eut  pitié  ,  quoiqu'il  ne 
fût  pas  moins  orgueilleux  que  malheureux. 

Cet  aveugle,  qui  avait  des  taies  sur  les  yeux, 
rencontra,  chemin  faisant,  l'ange  dont  je  parle,  tra- 
vesti en  homme.  Durant  l'entretien  ,  le  discours 
étant  tombé  sur  lesoleil,  celui-là,  tout  ignorantet 
stupide  qu'il  était,  voulut  disputer,  et  soutenir 
qu'il  n'y  avait  point  de  soleil  au  monde  ni  de 
lumière  ,  et  que  ce  qu'on  en  disait  était  des  illu- 
sions et  des  fables.  Il  en  apporta  quantité  de  rai- 
sons :  la  principale  et  la  plus  forte,  à  son  avis,  fut 
que  lui,  qui  voyait  les  choses  mieux  que  personne, 
ne  voyait  partout  que  ténèbres.  Que  fit  l'ange? 
il  se  garda  bien  de  contredire  ses  raisons  ,  et 
d'entreprendre,  par  des  syllogismes  et  par  des  ar- 
guments en  forme,  de  le  détromper,  et  de  lui  faire 
connaître  son  aveuglement  et  son  ignorance  ;  il 
savait  que  ce  n'était  pas  là  le  moyen  de  réussir  ; 
il  fit  ce  que  devait  faire  un  ange  puissant  et  sage; 
sans  disputer,  ni  répondre  à  aucune  des  difficul- 


^5  ENTRETIEN    t. 

les  chimériques  de  ce  misérable,  etsans  mime  lui 
dire  aucun  mot,  il  retira  doucement  les  taies  qui 
fermaient  l'entrée  de  ses  yeux,  et  puis,  il  lui  tour- 
na le  visage  vers  le  ciel,  et  lui  dit  :  regardez.  L'a- 
veugle, à  la  vue  de  tant  de  merveilles  qui  se  pré- 
sentèrent devant  lui ,  transporté  d'admiration  et 
de  joie  ,  s'écria,  en  embrassant  sont  bienfaiteur: 
Vous  m'avez  guéri  de  deux  grands  maux  :  je  n'é- 
lais  pas  seulement  aveugle  ,  j'étais  fou. 

Tous  les  athées  ont  une  taie,  un  voile  épais  et 
ténébreux  étendu  sur  leur  esprât ,  je  veux  dire  un 
orgueil  impudique  ,  et  mêlé  de  sang  et  d'ordures. 
C'est  de  là  que  viennent  leux  ^iv-euglement  et 
toutes  les  folies  -déplorables  de  leur  imagination 
corrompue  ,  et  ce  même  ange^  s'il  rencontrait 
quelqu'un  de  leur  nombre,  commencerait  néces- 
sairement par  faire  entrer  le  jour  et  la  vérité  dans 
son  âme,  pour  la  guérir  de  sa  maladie. 

L'athée  voudrait  commencer,  selon  la  coutume 
^t  la  règle  du  libertinage  ,  en  demandant  un€  dé- 
moii^tration  de  l'existence  de  Dieu  ,  ou  en  appor- 
tant de  sa  paft  des  raisons  contraires;  mais  la  pre- 
mière et  l'unique  affaire  de  Tange  ,  et  le  premier 
soin  de  sa  charité,  serait  de  retirer  la  taie  spiri- 
tuelle :  l'impiété,  l'orgueil  et  la  boue  qu'il  ver- 
rait dans  l'âme  aveugle  de  ce  philosophe  incrédu- 
le. Sans  s'arrêter  à  répondre  à  ses  raisonnementî 
imaginaires  et  à  ses  folies  ,  il  ferait  en  sorte,  en 
cmployantses  prières  et  son  crédit  auprès  de  Dieu, 
qu'une  puissante  inspiration  d'humilité  descendîi 
du  ciel,  qu'elle  s'insinuât  parmi  ses  pensées, 
qu'elle  lui  découvrît  ses  égarements  et  ses  erreurs, 
et  qu'elle  lui  fît  dire  enfin  :  Ego  vir  çîclens  pan- 
pertatem  meam  ,  je  vois  ma  pauvreté  ,  je  connais 
ce  que  je  suis  et  ce  que  j'ai  fait,  et  combien  je 
mérite  d'être  méprisé  et  d'être  appelé  le  dernier 
«les  hommes,  le  plus  ingrat  et  le  plus  infâme  ! 


ExNTRETIEN    I.  87 

Je  n'ose  lever  les  yeux  !  Mes  péchés  crient  ven- 
geance au  ciel  contre  moi  :  Pecca^i  super  nume- 
ritm^  etc.  Ce  peu  de  paroles,  prononcées  sincère- 
ment, suffiraient  à  l'ange  :  sans  qu'il  avançât  au- 
cun mot  de  syllogisme  ,  il  prierait  l'incrédule  de 
lever  les  yeux  et  de  regarder  le  ciel  ;  à  l'heure 
même  ,  les  lumières  entreraient  dans  ce  cœur 
aveugle  et  y  porteraient  la  grâce  ;  Dieu  y  serait 
connu  et  adoré  mieux  que  si  tous  les  philosophes 
fussent  venus,  et  que,  durant  de  longues  confé- 
rences, ils  eussent  disputé  fortement,  et  tâché,  par 
leurs  démonstrations,de  le  désabuser  et  de  le  con- 
vaincre. 

En  un  mot,  voilà  la  méthode  dont  se  servirait  un 
ange,  s'il  était  maintenant  ici  et  s'il  s'entretenait 
avez  vous.  Qu'ai-je  fait,  Monsieur?  que  vous  ai- 
je  dit  ?  quelle  autre  manière  ai-je  observée  depuis 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  voir  et  de  vous  parler, 
et  quelle  différence  y  a-t-il  entre  l'histoire  que 
je  vous  ai  racontée  et  ce  qui  vient  d'arriver  entre 
vous  et  moi  à  la  vue  de  cette  honorable  compa- 
gnie? 

Nous  nous  y  sommes  rencontrés  inopinément, 
sans  nous  connaître  ,  et  peut-être  sans  nous  être 
jamais  vus  ,  quoique  votre  nom  et  votre  mérite 
ne  me  fussent  pas  inconnus.  Après  les  bontés  qu'il 
vous  a  plu  de  me  témoigner-  ,  l'occasion  ayant 
voulu  que  j'eusse  l'honneur  de  m'entretenir  avec 
vous  ,  votre  première  parole  dans  cet  entretien  a 
été  de  me  demander  pourquoi  les  hommes  se  per- 
suadent qu'il  y  a  \\v\  Dieu  ,  et  quel  est  le  plus  fort 
et  le  principal  argument  qui  leur  0  fait  avancer  et 
soutenir  cette  vérité.  Jugez  si  d'abord  je  n'ai  pas 
dû  voir  ce  qui  se  passait  en  votre  conscicMice  tou- 
chant la  religion,  et  si,  en  vous  entendant  parler 
de  la  sorte,  j'ai  pu  douter  que  vous  étiez  :lu  nom- 
bre de  ces  beaux  esprits  malheureusement  aveu- 
li 


38  ENTRETIEN    I. 

gles,  dont  la  maxime  est  de  parler  de  tout  et  de 
ne  rien  croire?  Et  jugez  si  j'eusse  été  sage  de  vous 
répondre  de  la  façon   que    vous    désiriez,  d'en- 
treprendre de  vous  guérir  par  des  démonstrations 
tirées  des  livres  d'Aristote  ou  de  Saint  Thomas. 
N'ai-jepas  dû,  sans  vous  rien  dire,  porter  la  main 
dans  votre  âme,  et  tacher,  avec  toutes  les  douceurs 
du  respect  et  de  la  civilité,  d'en  retirer  la  taie  fa- 
tale dont  j'ai  vu  qu'elle  était  couverte?  C'est  ce  que 
j'ai  fait ,  Monsieur,  le  plus  modestement  que  j'ai 
pu.  Je  vous  ai  dit  :  Soyez  humble,  et  connaissez- 
vous  vous-mcme  ;  souvenez-vous  de  votre  néant, 
de  vos  péchés  ,  de  votre  mort  ;  repassez  la  vue 
sur  les  désordres  et  sur  les  accidents  de  votre  vie, 
et  considérez  l'état  où  vous  êtes  ;  voyez  ce  qui  se 
passe  en  la  vie  des  autres,  et  contemplez  dans  eux 
les  infirmités,  les  bassesses,  les  folies  et  les  igno- 
rances,  toutes  les  hontes   et  les  corruptions  de 
votre  nature  misérable  ;  c'est  en  les  contemplant, 
et  en  vous  anéantissant  par  ces  sortes  de  pensées, 
que  vous  apprendrez  à  découvrir  les    vérités  les 
plus  hautes,  et  à  confesser  que  vous  êtes  la  créa- 
ture d'un  Dieu,  et  l'esclave  d'un  maître  qui  vous 
donne  votre  vie  aussi  souvent  que  vous  respirez. 
J'ai  lâché  de  graver  ces  deux  ou  trois  paroles  dans 
voire  cœur  :   mais  vous  n'avez   pas  voulu  ;  vous 
avez  repoussé  ma  main,  et  vous  avez  continué  de 
vouloir  que  je  disputasse  avec  vous.  J'ai  néanmoins 
continué  de  vous  donner  le  même  avis  ,  et  je  vous 
ai    constamment  répondu    qu'il  n'y   aurait  point 
pour  vous  d'autre  moyen  de  revoir  le  jour  que  de 
permettre  que  l'humililé    vous  ouvrît  les  yeux  , 
qu'elle  rompît  le  voile  qui  les  couvre  et  qui  les 
rend   impénétrables  à  la  grâce.  J'ose  encore  vous 
le  dire,  et  avec  d'autant  plus  de  liberté  que  je  le 
dis  d'un  cœur  qui  vous  honore  parfaitement,  et 
qui  croit  se  montrer  à  vous  quand  il  vous  parle. 


ENTRETIEN     I.  3c) 

Humiliez-vous,  Léonce,   et  ne  croyez  pas  qu'il 
soit  messéantà  un  geiuilhomrne,  parmi  les  riclies- 
ses  et  les  honneurs  de  sa  fortune,    et  durant  les 
succès  de  ses  actions  glorieuses,  de  confesser   de 
soi  ce  que  les  plus  nobles  séraphins  disent  d'eux- 
mêmes  dans  le  plus  haut  état  de  la  gloire,  et  au 
milieu  des  grandeurs  et   des  félicités  du  paradis: 
Ego  vir  videns  paupertatrm  menm  ,  je  suis  une 
créature  qui  ne  vois  rien  dans  moi  qu'une   pau- 
vreté honteuse,   et  qui  n'ai  rien  de  propre  que  la 
misère,  le  péché,   l'ignorance,  la  mort  et  l'enfer. 
Dites  cela  sans   vous  contredire  ,  et  pensez-le  le 
plus  humblement  que  vous  pourrez;  appliquez- 
vous  à  le  bien  connaître,  et  éprouvez  du  plaisir  à 
vous  le  dire  et  à  le  croire.  Dès  que   vous  l'aurez 
dit,  je  vous   dirai  :   Levez  les  yeux  et  regardez; 
considérez  le  firmament  et  les  étoiles  ,    et  les  au- 
tres ouvrages  d«^  la  Providence  éternelle.  Croyez- 
moi,  Léonce,  au  premier  moment,  tout  sera  fait: 
vous  serez  persuadé  de  la  vérité  d'un  Dieu  autant 
que  si  vous  aviez  vu  de  vos  yeux  tous  les  miracles 
qui  ont  jamais  été  faits  par  les  apôtres  et  par  les 
prophètes. 

Léonce  ne  répondait  rien.  Mais  si  par  hasard, 
poursuivit  Eugène,  vous  n'êtes  pas  encore  satis- 
fait, et  si  vous  voulez  que  je  m'élève  plus  haut, 
et  que  je  choisisse  un  exemple  de  plus  grande  au- 
torité que  celui  des  anges  et  des  saintes  Ecritures, 
je  dis  que  ma  méthode,  ma  façon  de  raisonner  ; 
sur  l'existence  divine  est  la  méthode  de  Dieu 
même  ;  que  tout  Dieu  qu'il  est  ,  il  n'a  point  eu 
d'autre  argument  ni  d'autre  démonstration  pour 
manifester  aux  hommes  sa  Divinité  et  pour  con- 
vertir tous  les  peuples,  que  celui-ci  ;  pourquoi 
voulez-vous  que  j'en  cherche  un  autre  pour  vous 
seul? 

Pour  moi,  dit  Léonce?  Et  pour  qui  donc  ,  re* 

o  • 


40  ENTRETIEN    I. 

prit  Eugène  ,  puisqu'au  moins  à  l'endroit  où  noUs 
sommes,  personne  ne  la  demande  et  ne  paraît 
en  avoir  besoin,  sinon  vous  ?  N'est-il  pas  vrai, 
Monsieur,  qu'il  n'y  a  point  de  nation  qui  ne  sa- 
che et  qui  ne  confesse  que  Dieu  est?  Les  Païens 
l'ont  su  ,  les  Juifs  ,  les  barbares ,  les  sauvages,  les 
Indiens ,  les  Africains  ,  tous  les  habitants  de  la 
terre  connaissent  depuis  six  mille  ans  qu'ils  ont  un 
Créateur  qui  les  a  tirés  du  néant.  C'est  le  premier 
et  le  plus  indubitable  article  de  toutes  les  religions 
des  hommes;  et  cependant  pas  une  de  toutes  ces 
nations  n'a  jamais  ouï  philosopher  là-dessus  de  la 
manière  qu'on  le  fait  dans  les  écoles,  et  que  vous 
désirez  que  je  le  fasse  devant  cette  illustre  com- 
pagnie. Elles  n'ont  point  entendu  parler  de  la  né- 
cessité de  VEtre  absolu  ,  ni  de  la  non  implicance ^ 
en  sa  définition ,  ni  de  Y  impossibilité  des  causes 
infinies  en  nombre,  ni  de  l'impossible  infinité  des 
successions  ,  ni  de  tous  les  autres  arguments  in- 
lentés  par  la  logique  artificielle  des  académies. 
Seulement  elles  ont  regardé  le  ciel  et  le  soleil ,  et 
en  les  regardant,  elles  ont  senti  naître  dans  leurs 
esprits  cette  science  céleste ,  avec  un  instinct 
qui  les  invitait  à  adorer  leur  Créateur  et  à  l'ho- 
norer par  des  sacrifices.  Cette  vue  seule  a  eu  le 
pouvoir  d'éclairer  le  reste  des  hommes ,  et  de  les 
attirer  à  la  connaissance  de  Dieu  :  donc,  elle  doit 
avoir  le  pouvoir  et  la  force  de  vous  y  attirer  vous- 
même;  donc,  j'ai  sujet  de  m'y  fier,  et  d'établir  sa- 
gement sur  elle  seule  mon  espérance  de  réussir 
envers  vous  par  cet  entretien.  Je  ne  me  fie  qu'à 
elle  ,  et  je  confesse  que  j'aurais  tort  et  que  je 
TOUS  trahirais,  si  j'en  employais  une  autre. 

Ainsi  donc,  ajouta-t-il  en  continuant  de  parler 
à  ce  même  gentilhomme ,  si  vous  avez  quelque 
doute,  et  si  vous  voulez  maintenant  apprendre  de 
moi ,  toute  mon  industrie  sera  de  vous  conduire 


ENTRETIEN     I.  4  ' 

à  l'école  où  les  hommes  ont  commencé  d'appren- 
dre la  science  que  vous  ignorez.  Je  vous  mènerai 
dans  quelque  campagne  d'où  nous  puissions  voir 
la  vaste  étendue  du  ciel  et  des  éléments,  et  là  ,  je 
vous  dirai  ce  que  je  vous  ai  dit  dès  le  commence- 
ment de  ce  discours:  Regardez  ,  et  arrêtez-vous 
un  peu  durant  quelques  moments  à  contempler 
avec  un  esprit  îiumble  et  soumis.  N'en  doutez 
point  ,  Monsieur  ,  cette  vaste  immensité  du  ciel, 
cet  éclat  de  tant  de  lumières  incorruptibles  et  dis- 
posées en  un  si  bel  ordre,  ces  courses  périodiques 
des  planètes,  cette  succession  réglée  des  jours  et 
des  nuits,  cette  variété  de  tant  de  biens  que  produit 
la  terre  ou  qui  sortent  de  la  mer,  et  qui  parais- 
sent dans  les  autres  éléments,  tant  de  magnificen- 
ce et  tant  de  miracles  formeront  bientôt  en  votre 
esprit  l'argument  démonstratif  que  vous  cherchez, 
et  dans  votre  conscience,  la  confession  que  Dieu  y 
cherche  et  qu'il  n'y  a  jamais  vue  :  vous  direz 
avec  David  :  Confitebor  tihi  quia  terribiliter  ma- 
gnificatus  es  :  mirabilia  opéra  tua,  et  anima  inea 


cognoscit  nimis. 


Eugène  étendit  ces  considérations,  conduisant 
l'esprit  de  Léonce  aux  endroits  de  la  terre  qui  lui 
semblèrent  avoir  des  traces  de  la  Divinité  mieux 
marquées  et  plus  évidentes  ,  comme  dans  les  jar- 
dins et  parmi  les  fleurs,  où  il  le  pria  de  remar- 
quer que  Dieu,  qui  veut  être  vu  partout,  avait 
particulièrement  taché  de  se  rendre  visible  et  ai- 
mable à  l'homme  dans  les  plus  petites  créatures, 
imprimant  sur  les  feuilles  des  lis  et  des  roses  tout 
ce  que  leur  faiblesse  peut  recevoir  ,  et  tout  ce 
qu'elles  peuvent  porter  des  impressionsdesabeauté 
souveraine. 

Il  termina  son  discours  en  regardant  ce  jeune 
seigneur  d'un  œil  où  il  y  avait  quelque  chose  de 
plus  doux  et  de  plus  charmant  que  son  éloquence; 


42  ENTRETIEN    I. 

et  il  semble  que  ce  fut  de  cet  œil  doux  et  modeste 
plutôt  que  de  sa  voix  que  sortirent  ces  deux  mots, 
qu'il  emprunta  à  la  mère  des  Macliabées  :  Peto  , 
îiate ,  ut  ad  cœlum  et  ad  terrain  aspicias ,  et  ad 
omnia  quœ  iîi  eis  sunt ,  et  intelligas  quia  ex  ni" 
hilo  fecit  illa  Deiis,  Mon  fils,  je  ne  vous  demande 
qu'unegrâce  :  c'est  que  vous  contempliez  le  ciel  et  la 
terre ,  et  que  vous  laissiez  entrer  dans  votre  esprit 
les  pensées  et  les  lumières  qui  sortiront  de  là,  et 
qui  vous  découvriront  combien  il  a  fallu  d'intel- 
ligence pour  méditer  et  pour  disposer  ce  chef- 
d'œuvre  ,  combien  de  puissance  et  de  force  pour 
le  produire  ,  et  pour  tirer  du  néant  tant  de  beau- 
tés et  tant  de  miracles. 

Au  moins,  ajouta-t-il,  souvenez- vous  de  ce 
qu'a  dit  Tertullien  ,  que  le  premier  et  le  plus  riche 
partage  qui  échut  à  votre  âme  lorsqu'elle  entra 
dans  le  berceau  et  qu'elle  commença  de  voir  le 
soleil,  fut  de  connaître  le  Créateur,  et  d'appren- 
dre qu'elle  était  née  pour  l'aimer.  Âniniœ  dos  a 
principio  scientia  Dei.  Partage  glorieux,  que  ni  le 
temps,  ni  la  mort  ,  ni  l'éternité  ne  vous  raviront 
jamais.  C'est  néanmoins  ce  que  les  libertins  entre- 
prennent de  vous  ravir  par  leurs  louanges  et  par 
leurs  caresses  :  ils  ne  vous  approchent  et  ne  vous 
flattent  que  pour  flétrir  dans  vous  cette  fleur  de 
votre  esprit  pur  et  divin.  Repoussez-les,  Léonce, 
et  ayez  horreur  que  ces  inventeurs  de  corruptions 
et  d'impiétés  exécrables  s'adressent  à  une  âme 
noble  comme  la  vôtre,  et  qu'ils  viennent  chaque 
jour  abuser  d'elle  comme  d'une  esclave  publique, 
abandonnée  à  leurs  profanations  et  à  leurs  sacri- 
lèges. Regardez-les,  et  en  même  temps,  si  vous 
pouvez  vous  souvenir  de  la  sagesse  et  des  autres 
grâces  qui  parurent  en  vous  lorsque  vous  entrâtes 
à  la  cour,  regardez-vous  vous-même,  et  considé- 
rez l'état  où  vous  êtes  depuis  les  années  que  ces 


ENTRETIEN    I.  4^ 

malheureux  ont  commencé  de  vous  connaître   et 
de  vous  inspirer  leurs  maximes. 

Vous,  Monsieur,  à  qui  Dieu  a  donné  de  l'es- 
prit et  du  courage,  de  la  noblesse  ,  des  richesses, 
de  la  réputation  et  de  la  santé,  tout  ce  qu'un 
homme  de  votre  naissance  peut  désirer  de  biens 
etd'honneurs  ,  vous  qui, dans  les  compagnies, pou- 
vez être  appelé  le  bien-aimé  du  ciel,  et  qui  sou- 
vent, entre  tous  les  gentilshommes  qui  s'y  ren- 
contrent ,  n'en  voyez  peut-être  aucun  que  Dieu 
ait  plus  aimé  ni  plus  favorisé  que  vous  :  pour- 
quoi faut-il  que,  dans  ces  compagnies-là  ,  s'il  y  a 
quelque  mot  à  dire  contre  la  conduite  de  sa  pro- 
vidence ,  quelque  doute  à  former  contre  les  véri- 
tés de  son  Evangile,  quelque  impiété  curieuse  à 
inventer  contre  les  mystères  de  sa  religion,  pour- 
quoi faut-il  que  ce  soit  vous  qui  entrepreniez  (!d 
le  faire,  et  qui  donniez  ce  scandale  aux  angf^s  et 
qui  le  donniez  à  la  cour?  La  cour  sait  elle-niénie 
ce  que  vous  devez  à  Dieu,  et  vous  voulez  qu'elle  le 
sache,  car  un  de  vos  soins  les  plus  ordinaires 
est  de  lui  mettre  devant  les  yeux  ce  ({ue  vous 
avez  dans  l'àme  de  grand  ,  d'illustre  et  de  plus 
digne  d'être  admiré.  Elle  vous  regarde  en  effet, 
et  c'est  elle  qui,  en  voyant  dans  toute  votre  per- 
sonne des  qualités  excellentes  et  de  rares  bien- 
faits du  Créateur,  voit  en  même  temps  dans  toute 
votre  conduite  des  ingratitudes  et  des  trahisons 
contre  cet  adorable  bienfaiteur.  Je  vous  prie,  Léon- 
ce ,  tandis  que  vos  amis  se  taisent  par  respect  et 
qu'ils  vous  dissimulent  la  vérité,  de  vous  écoutei* 
au  moins  vous-même  ,  et  de  vous  entretenir  du- 
rant trois  ou  quatre  moments  avec  votre  con- 
science sur  ces  deux  paroles  d'un  philosophe 
chrétien  :  Quulquid  est  in  me^  est  a  Dec;  (juhhjuid 
n  me  ,  contra  Dcum  ,  tout  ce  que  je  suis  vient  de 
Dieu  ,  et  tout  ce  que  je  fais  est  contre  Dieu. 


44  ENTRETIEN    I. 

Ceci,  et  ce  qui  avait  été  dit  auparavant,  fut  dit 
par  Eugène  d'une  manière  si  respectueuse  et  si 
honnête,  que,  tandis  qu'il  parlait,  Léonce,  qui  ne 
pouvait  pas  fermer  les  oreilles  ,  fit  juger,  par  son 
silence  et  par  l'état  de  son  visage  ,  que  son  esprit 
s'ouvrait  aussi,  et  qu'il  s'appliquait  à  écouter  et  à 
considérer. 

Le  théologien  s'en  aperçût,  et  c'était  ce  qu'il 
attendait  depuis  le  commencement  de  leur  confé- 
rence pour  venir  à  son  point.  Il  savait  bien  ce  que 
j'ai  dit,  qu'il  ne  faut  pas  apporter  aux  pécheurs 
superbes  ni  aux  autres  qui  veulent  disputer  con- 
tre Dieu,  les  raisons  de  la  science  divine,  parce 
qu'ils  ne  pensent  qu'à  les  repousser,  qu'à  fer- 
mer leur  esprit  et  à  le  rendre  impénétrable  aux 
lumières  de  la  vérité.  Comme  il  vit  donc  l'entrée 
ouverte,  et  qu'il  se  tint  assuré  qu'aucun  mot  ne 
se  perdrait  désormais,  il  approcha  le  plus  discrè- 
tement qu'il  put ,  et  se  mit  enfin  à  proposer  en 
forme  les  preuves  et  les  démonstrations  ordinai- 
res dont  se  servent  les  scholastiques  pour  faire 
confesser  que  Dieu  est.  Un  sentiment  d'inclina- 
tion qu'il  avait  pour  ce  jeune  seigneur  l'aida 
beaucoup  à  les  expliquer  et  à  les  pousseï'  forte- 
ment dans  cette  âme,  qui  les  avait  toujours  jugées 
faibles  ,  parce  qu'elle  avait  toujours  tâché  de  les 
affaiblir ,  et  qu'elle  ne  les  avait  jamais  écoutées 
que  pour  les  combattre. 

Monsieur,  lui  dit-il,  j'ai  parlé  jusqu'à  cette  heure 
comme  je  devais,  en  vous  avertissant  de  regarder 
le  ciel  et  le  monde  ,  puisque  les  démonstrations 
dialectiques  que  vous  avez  entendues  de  moi,  et 
que  vous  avez  désiré  que  je  tirasse  des  livres  des 
philosophes  chrétiens  ,  y  sont  marquées  visible- 
ment ,  et  que  vous  les  y  pouvez  lire  vous-même 
et  de  vos  propres  yeux.  Vous  y  voyez  un  ordre 
parfait ,  et  une  multitude  infinie  de  choses  diffé- 


ENTRETIEN    I.  4  5 

rentes  admirablement  bien  arrangées  :  donc,  vous 
y  voyez  un  argument  en  forme  ,  pour  ainsi  dire, 
et  un  syllogisme  composé  de  trois  assertions  évi- 
dentes et  indubitables. 

Tout  ce  qui  est  arrangé  en  bel  ordre  est  arrangé 

par  une  intelligence  : 
Or^  est-il  que  les  parties  du  monde  sont  bien 

arrangées  : 
Donc,  etc. 

La  première  proposition  est  certaine,  car  s'il  est 
impossible  de  voir  dans  quelqu'une  de  vos  lettres 
sept  ou  huit  lignes  bien  composées  ,  sans  y  voir 
aussitôt  qu'il  y  a  dans  vous  une  raison  qui  a  con- 
duit votre  plume,  et  si  ce  serait  folie  de  soupçon- 
ner que  quelque  hasard  aurait  dressé  cette  lettre, 
et  que  chaque  parole  se  serait  mise  d'elle-même 
ou  trouvée  hasardeusement  à  sa  place  ,  pensez- 
vous  qu'en  voyant  dans  l'univers  ce  nombre  infini 
de  tant  de  choses,  si  grandes,  si  magnifiques  et 
si  sagement  assemblées,  il  soit  possible  de  ne  pas 
voir  d'abord  que  c'est  une  raison  éternelle,  une 
intelligence  souveraine  et  impeccable,  qui  a  tout 
arrangé  et  disposé  de  la  sorte?  Et  ne  jugez-vous  pas 
bien  que  de  soutenir,  ou  seulement  de  songer  que 
cela  s'est  fait  par  hasard ,  c'est  un  songe  de  bète 
ou  de  frénétique  P 

Quelques-uns  de  ces  gentilshommes  voulurent 
voir  s'ils  ne  pourraient  point  ébranler  cette  pre- 
mière proposition  de  syllogisme,  et  commencèrent 
à  dire  quelque  chose.  Eugène  prévint  la  dispute 
en  les  engageant  à  écouter  un  petit  discours  qu'il 
leur  fit,  et  par  lequel  il  mit  évidemment  devant 
leurs  yeux  la  vérité  de  cette  maxime  éternelle  et 
inébranlable  ,  qu'il  est  impossible  qu'il  y  ait  de 
l'ordre  dans  aucune  multitude .  sans  que  les  par- 

3* 


46  ENTRIiTlEN    I. 

lies  de  l'ordre  aient  une  raison  en  elles-mêmes, 
et  qu'elles  s'entendent  les  unes  et  les  autres,  ou 
bien  sans  qu'il  y  ait  au-dessus  d'elles  une  raison 
suprême  qui  leur  a  donné  leur  rang  et  assigné 
leur  emploi. 

Eugène  étendit  son  explication  autant  qu'il  le 
jugea  nécessaire  ,  et  il  la  termina  par  ces  deux 
mots  qui  revenaient  à  ce  qu'il  avait  dit  aupara- 
vant. Je  parle  trop,  dit-il,  sur  un  sujet  où  le  Sage 
m'avertit  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  parole  qui  doive 
ctre  dite  aux  athées.  Je  cherche  cette  parole,  mais 
j'ai  de  la  peine  à  la  trouver  :  il  fiiut,  s'il  vous  plaît, 
que  vous  me  la  suggériez  vous-même. Vous  le  pou- 
vez, Messieurs,  vous  qui,  en  d'autres  et  semblables 
occasions,  savez  si  bien  parler  à  ces  sortes  de  per- 
sonnes ,  et  leur  donner  le  vrai  nom  qui  leur  est 
propre.  Lorsqu'un  homme  vient  vous  assurer  que 
les  pierres  d'un  palais  ont  été  taillées  et  placées 
fortuitement ,  sans  qu'aucun  architecte  ni  aucun 
ouvriery  aient  mis  la  main,  vous  îi'avez  point  d'au- 
tre réponse  à  lui  faire  que  de  l'appeler  un  fou  ; 
et  si  quelqu'un  vous  disait  la  n)éme  chose,  seule- 
ment d'un  petit  château  de  carte,  que  le  hasard 
l'aurait  bâti,  n'est-i!  pas  vrai  que  vous  kii  répondriez 
la  même  chose,  et  que  vous  n'écouteriez  sa  pro- 
position que  comme  le  discours  d'un  homme  eni- 
vré ou  d'une  brute  endormie?  Il  faut  donc,  s'il 
vous  plaît,  quand  quelque  libertin  me  vient  sou- 
tenir que  le  ciel,  les  étoiles,  les  planètes,  et  tou- 
tes les  autres  parties  de  ce  grand  palais  du  mon- 
de, ont  été  formées  et  disposées  par  un  accident 
imprévu  ou  par  le  caprice  du  hasard,  sans  qu'au- 
cune sagesse  s'en  soit  mêlée,  il  faut  que  vous  me 
suggériez  un  nouveau  nom  que  je  puisse  donner 
à  la  proposition  decet  homme-là,  car,  assurément, 
le  mot  de  folie,  de  fureur,  de  brutalité,  n'est  point 
assez  fort  pour  exprimer  une  extravagance  si  horri- 


EXTRETIEÎT    T.  ^J 

Lie  et  si  monstrueuse!  Quel  est  donc  ce  mot?  Je  ne 
le  sais  pas,  Messieurs.  Sacliez-le,  s'il  est  possible, 
et  dites-le-moi  :  je  le  dirai  aux  athées  ,  et  ce  sera 
tout  mon  discours  contre  leurs  raisonnements,  et 
toute  ma  réponse  à  leurs  questions ,  qui  vaudra 
mieux  sans  comparaison,  à  leur  égard,  que  ce  que 
j'ai  dit  jusqu'à  cette  heure  et  ce  que  je  pourrais 
dire  désormais. 

Il  poursuivit,  et  montra  que  les  autres  argu- 
ments de  la  philosophie  étaient  tirés  du  même 
principe,  et  qu'ils  étaient  visibles  et  intelligibles  à 
tous  ceux  qui  ouvraient  les  yeux.  Il  serait  long  de 
rapporter  son  discours  :  il  suffit  de  remarquer 
qu'il  ramassa  en  assez  peu  de  paroles  ce  qui  se  dit 
de  plus  considérable  durant  les  disputes  ,  sans 
omettre  aucune  des  preuves  et  des  convictions 
ordinaires.  Il  s'arrêta  principalement  à  faire  voir 
qu'il  fallait  nécessairement  que  quelque  chose  que 
nous  ne  voyons  pas,  fut  immuable  et  éternelle, 
et  appuyée  éternellement  sur  elle-même  ,  parce 
que  les  choses  que  nous  voyons  sont  mobiles  :  et 
de  là,  se  faisant  ouverture  pour  entrer  en  la  plus 
importante  démonstration  qui  regarde  la  création 
du  monde  et  sa  sortie  du  néant ,  il  prouva  à  ces 
Messieurs  que  les  mouvements  circulaires  tie  ce 
même  monde,  ses  mouvements  successifs,  inter- 
rompus, réguliers  et  déréglés,  et  que  chaque  dé- 
faut de  chacune  de  ses  parties,  faisaient  connaître 
démonstrativement  qu'il  n'était  ]K)iiit  éternel  et 
qu'il  avait  commencé  d'être  :  d'où  enfin  il  tira  sa 
conclusion,  que  ce  monde  avait  reçu  son  existence 
par  l'action  d'un  Créateur  plus  ancien  que  lui ,  de 
telle  sorte  que  les  yeux  qui  nous  font  voir  qu'il  y 
a  un  ciel  et  une  terre,  nous  font  voir  nécessaire- 
ment qu'il  y  a  un  Dieu,  et  que  rien  ne  serait  au- 
jourd'hui et  ne  pourrait  être  demain  ,  si  ce  Dieu 
n'était  pas  avant  le  temps  et  depuis  rétcrnitc. 


48  ENTRETIEN    I. 

Il  n*omit  pas  aussi  cet  autre  argument  qui  a 
tant  de  fois  convaincu  les  plus  obstinés  et  les 
plus  déraisonnables  ,  que  la  multitude  des  pro- 
phéties qui  ne  peuvent  être  inspirées  que  par 
un  Dieu  présent  à  chaque  année  de  l'avenir;  la 
multitude  des  miracles  et  des  actions  qui  surpas- 
sent infiniment  les  forces  de  la  n.'iture  ;  la  variété 
des  religions,  qui  visent,  quoique  par  des  voies 
illégitimes,  à  une  même  dernière  fin;  le  consente- 
ment des  nations  et  des  peuples,  et  leur  confor- 
mité en  l'adoration  d'un  Maître  universel  et  éter- 
nel ,  ne  nous  peuvent  pas  tromper  :  Quod  enim 
natura  universaliter  et  naturaliter  confitetur^  ne- 
cesse  est  uerum  esse  :  ciim  naturam  naturaliter  et 
unîversaliter  mentiri  impossihile  sit, 

Léonce  interrompit  Eugène  par  un  soupir  qui 
fut  mêlé  de  quelques  paroles  et  de  quelques  lar- 
mes :  Il  est  aisé,  dit-il,  de  prouver  et  d'enseigner 
qu'il  y  a  un  Dieu  :  mais  hélas  !  Eugène,  qu'il  se- 
rait doux  de  ne  le  point  apprendre,  et  que  c'est 
une  chose  étrange  et  cruelle  que,  durant  le  peu  de 
plaisirs  dont  nous  tâchons  d'adoucir  les  amertu- 
mes de  cette  vie  misérable  ,  on  vienne  sans  cesse 
nous  tourmenter  par  les  menaces  d'une  justice  in- 
finie, et  que  nous  n'entendions  parler  ici-bas  que 
d'enfer  et  d'éternité!  O  prêtres,  ne  sera-t-il  ja- 
mais possible  que  vous  consentiez  à  nous  accorder 
une  de  ces  deux  grâces:  ou  que  vous  nous  disiez 
qu'il  n'y  a  point  de  péché  au  monde,  et  que  Dieu 
nous  permet  de  faire  ce  qu'il  nous  plaît,  ou  que 
vous  permettiez  que  nous  disions  qu'il  n'y  a  point 
de  Dieu?  Au  moins  taisez-vous,  et  ne  vous  effor- 
cez pas  ,  par  tant  de  bruits  que  vous  faites  dans 
les  éû^lises  et  dans  les  maisons,  de  troubler  l'uni- 
que  repos  que  nous  ayons  avant  la  mort,  qui  est 
de  nous  oublier  de  cette  vérité. 

A  quoi  vous  servirait  notre  silence,  répond  Eu- 


ENTRETIEN    I.  49 

gène?  Ce  n'est  point  notre  voix  qui  vous  trouble 
et  qui  vous  réveille,  c'est  la  voix  publique  de  la 
nature  et  de  la  gnice  ;  c'est  par  les  cris  qui  reten- 
tissent de  toutes  les  parties  de  l'univers  que  vous 
apprenez  qu'à  chaque  endroit  où  vous  êtes  ,  il 
y  a  un  Dieu  qui  vous  regarde  ,  et  qui  connaît 
vos  pensées  et  vos  actions.  Si  ces  bruits-là  vous 
importunent,  et  si  vous  voulez,  périr  sans  qu'on 
vous  éveille  et  qu'on  vous  avertisse  de  votre  mal- 
heur, faites  taire  le  ciel  et  la  terre,  ou  cachez- 
vous  au  soleil,  s'il  est  possible.  Eteignez,  dit  Saint 
Chrysostôme,  tous  les  flambeaux  du  firmament, 
et  ne  laissez  paraître  aucun  astre  aux  endroits  où 
vous  serez  :  partout  où  leurs  lumières  vous  pour- 
ront atteindre,  ce  seront  elles-mêmes  qui,  entrant 
dans  vos  yeux  et  dans  votre  esprit,  y  feront  entrer 
malgré  vous  la  connaissance  qui  vous  inquiète,  et 
qui  vous  découvriront  sensiblement  la  majesté  du 
Maître  que  vous  devez  craindre  et  qui  vous  at- 
tend pour  vous  juger!  Onines  homines  uident 
Deum^  dit  le  patriarche  Job,  qui  ramasse  dans  ces 
deux  paroles  ce  que  j'ai  dit  jusqu'à  cette  heure. 
Tous  les  hommes  voient  Dieu,  c'est-à-dire  voient 
par  leurs  yeux  qu'il  y  a  un  Dieu. 

Ces  paroles  donnèrent  sujet  à  quelqu'un  de  ces 
mêmes  gentilshommes  de  faire  une  repartie  qui 
témoignait  je  ne  sais  quelle  sorte  de  chagrin  ,  et 
qui  fut  désormais  toute  la  réponse  qu'ils  voulu- 
rent donner  aux  arguments  qu'ils  avaient  si  fort 
attendus.  Ce  gentilhomme  dit  qu'il  lui  semblait 
étrange  que  plusieurs  excellents  esprits,  dont  les 
yeux  étaient  ouverts  et  pénétrants  autant  que  ceux 
de  personne,  ne  découvrissent  point  ce  Dieu  qu'il 
était  si  aisé  de  voir,  et  que,  dans  le  monde,  ils  ne 
vissent  rien  que  le  monde. 

Vous  voulez  dire,  repartit  Eugène,  que  ce  sont 
les  plus  forts  esprits  et  les  plus  éclairés  qui  ne  con- 


5o  ENTRETIEN    ï. 

iiaissentpointcleDieu.  Monsieur,  je  vous  étonnerai 
peut-être  de  croire  que  ceux-là  ont  véritablement 
de  l'esprit,  et  de  ne  vous  point  disputer  cette 
proposition. 

Ce  n'est  pas  qu'il  ne  soit  vrai  que  les  deux  ou 
trois  athées  que  l'antiquité  a  connus  ont  été  deux 
ou  trois  philosophes  qui  apprenaient  à  étouffer 
dans  eiix  la  honte  que  nous  avons  du  crime  et  de 
la  folie,  comme  un  Diogène  cynique,  un  Protago- 
ras,  un  Epicure;  que  les  quatre  ou  cinq  autres 
que  l'histoire  de  l'empire  a  remarqués ,  ont  été 
quatre  ou  cinq  monstres  de  luxure  et  de  cruauté, 
et  de  vrais  parricides  du  genre  humain  ,  haïs  de 
tous  les  siècles,  comme  un  Caligula,  un  Hélioga- 
bale,  un  Gopronyme,  un  Frédéric;  que  les  cinq 
ou  six  de  cette  faction  qui  ont  paru  dans  ces  der- 
niers temps,  n'ont  été  que  des  infâmes  qui  ser- 
vaient de  poètes  et  de  bouffons,  ou  de  chiens  de 
chasse  aux  jeunes  gentilshommes  de  la  cour,  d'au- 
tres semblables  criminels  qui  ont  fini  par  la  corde 
ou  par  le  feu  ,  et  qu'enfin  ceux  que  nous  connais- 
sons aujourd'hui  de  la  même  secte,  sont  de  vrais 
cadavres  vivants  ,  des  hommes  pourris  et  cor- 
rompus jusqu'à  la  moelle  des  os,  sans  honte, 
sans  conscience  et  sans  honneur,  qui  n't)nt  plus 
rien  de  l'homme  que  la  figure  ;  et  que  c'est  une 
chose  étrange  qu'un  gentilhomme  qui,  durant  une 
débauche,  aura  en  tendu  deux  ou  trois  de  ces  Lapi- 
ihes,  parmi  les  jurements  de  démons  et  les  inso- 
lences de  leur  ivrognerie,  proférer  quelque  nou- 
velle impiété  contre  la  religion,  s'en  viendra  nous 
dire  que  ce  sont  là  les  grands  génies  du  siècle  , 
les  dignes  maîtres  de  la  philosophie  ,  et  que  nos 
Aristote  ,  nos  Platon,  nos  Salomon  ,  nos  Augus- 
tin>  nos  papes,  nos  prélats,  nos  rois,  nos  conciles, 
nos  nations  et  nos  mondes  ^  qui  reconnaissent  et 


ENTRETIEN    I.  5l 

qui  adorent  un  Dieu ,   sont  les  faibles  esprits  et 
les  simples  tronipés  par  des  opinions  imaginaires! 

IMais  non,  dis-je,  je  ne  veux  pas  vous  contre- 
dire en  ceci  ,  et  même  je  vous  avoue  qu'il  y  a, 
dans  la  cour  et  ailleurs,  des  esprits  subtils  et  des 
gens  couverts  des  apparences  de  la  sagesse  et  de 
la  modestie,  qui  souffrent  des  doutes  et  des  in- 
certitudes touchant  la  Divinité,  et  qui,  tandis  qu'ils 
font  comme  le  peuple  dans  les  églises,  disent  se- 
crètement en  leur  àme  :  Si  est  scicntia  in  excclsoP 
Je  ne  nie  point  que  ce  sont  des  gens  d'esprit  , 
et  j'approuve  tout  ce  qu'il  vous  plaira  de  croire 
el  de  dire  en  leur  faveur.  PJais  c'est  de  là  que  je 
vois  naître  une  lumière  merveilleuse  pour  la  con- 
solation des  Saints,  et  que  j'apprends  que  leur  in- 
certitude et  leur  athéisme  sont  une  des  plus  cer- 
taines preuves  et  un  des  plus  solides  fondements 
qui  soutiennent  les  vérités  de  noire  théologie. 

Messieurs,  ces  beaux  esprils  ont  commis  dès 
leur  jeunesse  de  grandes  fautes  contre  la  pudeur; 
ils  en  commettent  encore  chaque  jour,  profanant 
dans  leurs  personnes  tout  ce  qu'il  y  a  de  saint 
et  de  sacré,  sans  qu'ils  se  soucient  d'aucune  loi, 
et  sans  qu'il  y  ait  désormais  aucune  action  en  leur 
vie  qui  ne  soit  outrageuse  à  la  nature  et  qui  ne 
crie  vengeance.  S'il  y  a  un  Dieu  au  ciel  et  s'il  y  a 
un  juge  de  la  nature  et  de  la  raison  offensée,  il 
doit  écouter  cette  voix  de  Sodome,  et  punir  ter- 
riblement ce  désordre.  La  plus  terrible  malé- 
diction de  Dieu,  et  le  coup  le  plus  effroyable 
de  sa  colère  ,  est  de  se  rendre  invisible  sur  la 
terre,  et  par  l'éloignenient  de  toutes  les  lumiè- 
res divines,  frapper  les  esprits  criminels  d'aveu- 
glement ,  comme  il  fit  aux  Sodomites  :  Percussit 
cos  cœcilalc  a  Diiiiiino  usque  ad  nmxiinum  :  donc, 
partout  où  nous  voyons  la  rencontre  de  ces  grands 
péchés,  avec  celte  jj;rande  et  redoutable  puuitiou 

Ô  I 


Sa  ENTRETIEN    I. 

de  ces  saletés  horribles,  avec  cet  athéisme  et  cette 
ignorance  du  Créateur ,  nous  voyons  l'évidente 
preuve  d'une  justice  éternelle. 

Or  est-il  qu'on  voit  l'un  et  l'autre  dans  ces  in- 
crédules dont  vous  parlez  et  dans  ces  beaux  es- 
prits du  temps  :  on  y  voit,  d'une  part, les  insolen- 
ces et  les  impiétés  extrêmes  ;  leurs  discours  et  leurs 
actions  ne  sont  que  des  scandales  et  des  crimes  de 
lèse-majesté  divine.  Ce  sont  eux  qui,  sous  leurs 
mines  de  cavaliers  et  de  courtisans,  ramassent  en 
leurs  personnes  tout  ce  qu'il  y  a  eu  de  nouveaux 
péchés  et  d'inventions  abominables  dans  les  siècles 
des  Tibère  et  des  Néron  ;  les  profanations  de 
sexe  et  de  sang,  les  corruptions,  les  brutalités,  les 
sacrilèges,  tous  les  désordres  qui  poussent  vers  le 
ciel  des  voix  d'accusation  et  des  cris  de  vengeance, 
sont  aujourd'hui  leurs  passe-temps  et  leurs  modes 
particulières  ! 

D'une  autre  part,  comme  vous  assurez,  ils  pro- 
testent qu'ils  ne  voient  rien  en  regardant  le  monde, 
et  ils  se  déclarent  ouvertement  les  ennemis  du 
Créateur  et  les  apostats  de  sa  religion.  Ce  sont 
eux  qui  sont  les  grands  athées  du  siècle  et  les 
plus  hardis  blasphémateurs,  les  braves  et  les  intré- 
pides qui  ne  craignent  ni  le  jugement,  ni  l'enfer, 
ni  l'éternité  ,  qui  défient  la  justice,  qui  censurent 
la  Providence,  et  qui  font  gloire  de  mépriser  ce 
que  le  peuple  adore. 

On  voit,  dis-je,  en  leurs  personnes,  et  le  péché 
le  plus  digne  de  châtiment,  et  le  châtiment  le  plus 
funeste  et  le  plus  terrible. 

Que  reste-t-il  à  conclure,  sinon,  non  pas  qu'il 
n'y  a  point  de  Dieu  parce  que  ces  athées  sont  de 
beaux  esprits  ,  mais  qu'il  y  a  un  Dieu  et  un  juge 
éternel  et  infiniment  redoutable,  parce  que  ces 
beaux  esprits  sont  des  athées.  Excœcauit  cos,  et 
nescieriint  sacramenta  Del. 

Ils  sont  subtils,  il  est  vrai;  ils  ont  iRVue  per- 


E!ÇTRETIE!T    I.  53 

cante  et  claire  :  mais  quand  le  soleil  a  disparu  et 
que  les  flambeaux  sont  éteints  ,  que  peuvent-ils 
voir,  et  que  sont  alors  leurs  beaux  yeux  et 
leur  excellente  vue,  sinon  aveuglement?  Ils  ont 
d'admirables  lunettes  pour  connaître  ce  qui  se 
passe  là-haut  et  pour  contempler  les  astres,  mais 
Dieu  leur  envoie  des  nuées  et  couvre  le  ciel  :  que 
sont  toutes  leurs  visions,  sinon  ténèbres?  Ils  ont  un 
esprit  savant  et  sublime,  mais  Dieu  leur  envoie  un 
sommeil  :  que  sont  toutes  leurs  pensées,  sinon  des 
songes?  que  sont  leurs  raisonnements  et  leurs  con- 
clusions démonstratives  ,  sinon  des  rêveries  et  les 
courses  extravagantes  d'une  imagination  égarée? 
Ils  ont  un  beau  corps  ,  mais  leur  âme  se  retire  : 
qu'est-ce.  que  ce  corps,  sinon  pourriture?  Ils  ont 
une  belle  âme  ,  mais  Dieu  la  délaisse  :  qu'est-ce 
que  cette  âme,  sinon  ignorance,  athéisme,  impiété? 
et  c'est  QC  qu'ils  prennent  pour  être  la  marque  de 
leur  bel  esprit!  Quelle  marque.  Messieurs,  et 
quelle  frénésie  de  s'y  laisser  tromper!  Quel  dé- 
plorable aveuglement  de  les  estimer  davantage 
parce  qu'ils  n'ont  point  de  Dieu,  et  de  ne  pas 
sentir  que  c'est  cela  qui  doit  les  faire  fuir  comme 
une  peste  publique  ! 

La  dame,  surprise  et  ravie  de  voir  ses  pensées  et 
ses  intentions  si  bien  devinées  par  cet  inconnu ,  l'é- 
coutait  comme  on  écoute  un  homme  envoyé  de 
Dieu. Léonce  était  étonné  de  lui-même,  se  voyant 
sans  paroles  dans  un  sujet  où  il  s'était  exercé  et  si- 
gnalé tant  de  fois.  Son  maître  d'escrime  en  cessortes 
de  disputes,  je  veux  dire  Tiburce  ,  ne  l'était  pas 
moins  ,  et  n'avait  pas  grilid  désir  de  se  déclarer 
et  de  rompre  le  silence.  Néanmoins,  comme  il  se 
sentit  ob.iigé  de  venir  à  son  secours,  il  pritenfin  la 
parole,  et  renfermant  sous  une  froideur  affectée 
la  bile  ardente  qui  s'était  ramassée  dans  son  cœur 
durant  le  discours  d'Eugène,  mais  que  la  présence 


54  ENTRETIEN    II. 

d'Auguste  ne  lui  permettait  pas  de  laisser  sortir, 
il  avança  modestement  la  proposition  qui  va  suivre. 

€€)€)€)€)€)€)®f)€)C€)®f)€)®®®®i)€)€€)€)€€)«)f)€)C€)€€) 
DEUXIÈME    ENTRETIEN. 

DE    LA    MULTITUDE    DES    RELIGIONS. 

Il  est  vrai,  dit-il,  qu'on  ne  peut  pas  soutenir 
l'opinion  des  athées  ,  et  que  c'est  une  manifeste 
folie  de  l'entreprendre  :  aussi  ce  n'en  est  plus  la 
mode  parmi  ces  Messieurs  de  bel  esprit.  Ils  voient 
bien  qu'il  faut  suivre  le  torrent ,  et  reconnaître 
qu'il  y  a  un  Dieu  ,  puisque  c'est  la  croyance  de 
toutes  les  nations  et  en  tous  les  siècles.  Naturam 
enirn,  comme  vous  avez  dit,  natiiraliter  et  uniuer- 
saliter  mentiri  impossiblle  est. 

Mais  comme  ces  nations  ne  s'accordent  pas  en 
leurs  opinions  touchant  la  Divinité  ,  qu'elles 
ont  des  religions  différentes,  et  chacune  des  ma- 
nières particulières  d'honorer  le  Créateur,  au  lieu 
de  tant  de  disputes  et  de  conférences  pour  recon- 
naître quelle  est  la  meilleure,  il  ont  depuis  peu  dé- 
couvert un  nouveau  secret,  ainsi  qu'ils  l'appellent, 
que  la  meilleure  religion  pour  chacun  est  celle  du 
pays  où  il  est,  et  que  Dieu  veut  être  honoré  de 
nous  de  la  manière  qu'on  l'honore  publique- 
ment dans  les  villes  et  dans  les  temples  où  nous 
nous  trouvons  ;  qu'il  np  plaît  à  cette  diversité  de 
religions,  et  qu'il  n'est  offensé  que  par  deux  sor- 
tes de  personnes  :  ou  par  les  libertins,  qui  n'obser- 
vent pas  chez  eux  la  coutume  et  la  dévotion  de 
leur  patrie,  ou  par  les  dévots  indiscrets,  qui  la  veu- 
lent observer  en  d'autres  pays,  et  y  porter  la  con- 
fusion et  le  trouble,  en  y  portant  leurs  opinions, 


EXTiiETiE-^î  iT.  :j:> 

et  les  voulant  préférer  aux  autres  ;  qu'établir 
une  nouvelle  religion  dans  un  état,  c'est  un  scan- 
dale et  une  violence  criminelle  contre  la  liberté  ; 
mais  quand  elle  est  une  fois  établie,  que  c'est  sa- 
crilège et  libertinage  de  la  mépriser,  et  de  con- 
damner ce  que  fait  tout  un  peuple. 

Je  m'étonne  ,  répond  Eugène,  de  ce  que  vous 
dites,  que  ce  secret  a  été  inventé  deptiis  peu  de 
temps.  11  y  a  cent  ans  que  Castalion  et  Postel  pu- 
bliaient la  même  doctrine  ;  il  y  a  quatre  cents  ans 
que  l'empereur  Frédéric  II  croyait  en  être  l'inven- 
teur, mais  il  se  trompait  :  le  moine  Sergius,  qui 
instruisit  Mabomet ,  commença  parla;  d'autres 
commencèrent  avant  lui.  Dès  les  premiers  siè- 
cles, plusieurs  bérétiques,  pour  accorder  leurs  dif- 
férends et  pour  vivre  en  paix  avec  chaque  peuple 
et  dans  chaque  endroit  du  monde,  s'avisèrent  de 
former  cette  sorte  de  religion.  Il  y  a  quatorze  cents 
ans  que  les  Manichéens  la  proposèrent  à  leurs  dis- 
ciples ,  et  ce  fut  peu  d'années  après  que  l'empe- 
reur Maxime,  qui  l'apprit  d'eux,  la  juaiiqua  scan- 
daleusement sur  le  trône  impérial,  lorsque,  pour 
attirer  toutes  les  nations  à  son  parti  ,  il  fut  en 
même  temps  idolâtre,  arien  et  catholique. 

Eugène  jugea  d'abord  qu'il  lui  serait  messéant 
de  raisonner  avec  un  homme  de  cette  sorte  sur 
une  doctrine  composée  des  songes  de  quelques  li- 
bertins enivrés,  et  même  très-difficile  de  le  faire, 
après  avoir  parlé  si  hjngtemps  :  néanmoins,  comme 
la  pensée  lui  vint  qu'il  ne  fallait  que  deux  mots 
pour  la  détruire,  et  pour  faire  voir  à  ces  jeunes 
Messieurs  combien  leur  maître  avait  peu  de  juge- 
ment et  combien  il  y  avait  de  folies  et  d'ignoran- 
ces en  ses  premières  propositions,  il  ne  voulut  pas 
se  dispenser  de  leur  rendre  ce  bon  office.  La  chose 
fut  bientôt  faite,  et  plus  tôt  même  qu'on  n'eût  dé- 
siré ,  car  c'était  une  chasse  dont  le  plaisir  devait 


56  ENTRETIEN    II, 

être  que  la  bête  eût  de  la  force  et  des  ruses  ,  et 
qu'elle  résistât  longtemps. 

Monsieur,  dii-il  en  continuant  de  parlera  Ti- 
burce,  puisque  vous  savez  si  bien  ce  que  pensent 
les  auteurs  de  cette  doctrine  curieuse  et  quels 
sont  les  secrets  de  leur  école  ,  obligez-moi  de  me 
dire  si,  selon  leur  pensée,  Dieu  veut  absolument 
de  moi,  lorsque  je  suis  en  Turquie,  que  j'observe 
la  religion  des  Turcs;  lorsque  je  suis  aux  Indes 
ou  dans  le  Japon ,  que  j'observe  la  religion  des 
Indiens  et  des  Japonais  ;  lorsque  je  suis  en  An- 
gleterre ou  en  Ecosse,  que  je  me  conforme  à  l'or- 
dre du  pays  et  que  je  sois  schismatique;  enfin  , 
lorsque  je  suis  en  France  ,  en  Italie  ,  et  dans  tou- 
tes les  provinces  éclairées  des  lumières  de  l'Evan- 
gile, que  je  sois  caibolique  et  que  je  suive  les  sen- 
timents de  l'Eojlise  universelle.  Ils  disent  que  Dieu 
lèvent,  répond  Tiburce,  qu'il  vous  le  comman- 
de, et  que  c'est  là  l'honneur  et  l'obéissance  qu'il 
attend  de  vous. 

Dieu  me  commande  donc,  poursuit  Eugène, 
quand  je  suis  en  France ,  de  dire  que  le  Sauveur 
est  le  Fils  de  Dieu ,  le  Verbe  incarné  ;  quand  je 
suis  en  Turquie,  de  dire  qu'il  ne  l'est  pas ,  et  que 
l'incarnation  est  une  erreur.  Ainsi ,  quand  je  suis 
à  Rome,  pour  être  honoré  de  moi,  il  me  com- 
mande d'adorer  le  crucifix,  et  quand  je  suis  parmi 
les  Juifs,  de  le  renoncer  et  le  méconnaître,  et  de 
parler  de  lui  comme  en  parlent  le  talmud  et  la  sy- 
nagogue. 

Ces  Messieurs.,  poursuit  Tiburce ,  vous  répon- 
dent qu'il  le  commande.  Oui  !  mais,  repartit  Eu- 
gène, si  Jésus-Christ  n'est  qu'un  homme  comme 
nous  ,  je  ne  puis  pas  l'adorer  dans  Rome  ni  lui 
rendre  les  honneurs  dus  à  la  Divinité  sans  com- 
mettre de  grands  sacrilèges  ;  si  au  contraire  il  est 
le  Verbe  divin  et  le  véritable  Messie,  je  commets 


ENTRETIEN    II.  Sj 

dans  Constantinople  d'autres  impiétés  bien  plus 
énormes  et  bien  plus  criminelles,  lorsque  je  dis  qu'il 
ne  l'est  pas  ;  et  tout  ce  que  je  fais  contre  lui  dans 
ce  pays  infidèle,  ce  sont  autant  d'abominations  et 
d'apostasies  scandaleuses.En  un  mot, l'une  des  deux 
reliijions  est  nécessairement  un  mensonge  et  ua 
crime  de  lese-majeste  divine  en  premier  chef  :  or, 
est-il,  selon  vos  Messieurs,  que  Dieii  m'ordonne  et 
me  commande  absolument  de  l'honorer  par  l'une 
et  par  l'autre  religion  ;  il  veut  que  je  sois  mahomé- 
tan  et  Chrétien  :  donc,  Dieu  me  commande  de 
l'honorer  par  des  mensonges,  par  des  blasphèmes, 
par  des  sacrilèges,  par  des  impiétés  de  démon, 
par  des  crimes  de  lèse-majesté  divine,  et  par  tou- 
tes les  actions  les  plus  odieuses  et  les  plus  détes- 
tables à  la  Divinité;  et  ceux  qui  disent  cela  sont 
les  Messieurs  de  bel  esprit  ! 

Tiburce,  voyant  les  chaînes  qui  l'environnaient 
déjà,  et  n'apercevant  point  d'issue,  se  mit  à  cou- 
rir à  l'entour  et  à  raisonner  confusément  ,  sans 
savoir  où  allaient  ses  pensées  ni  ce  qu'il  voulait 
dire;  les  autres  le  savaient  encore  moins  que  lui  ; 
on  avait  peine  même  à  distinguer  ses  paroles,  tant 
il  y  avait  de  désordre  et  de  précipitation  dans  son 
discours.  Ce  qu'on  entendit  à  la  fin  ,  et  ce  qu'il 
dit  fort  distinctement,  fut  qu'il  voyait  bien  qu'Eu- 
gène était  venu  avec  dessein  de  disputer  sur  cha- 
que proposition,  mais  que,  pour  lui,  il  ne  préten- 
dait pas  lui  en  donner  le  sujet,  ni  ennuyer  la  com- 
pagnie par  cet  entretien  et  cette  conversation  d'é- 
cole; qu'il  n'avait  plus  rien  à  dire.  En  effet,  il  se 
lut,  et  soudainement  il  changea  de  posture  comme 
pour  déclarer  qu'il  n'était  plus  de  la  partie. 

Sur  quoi  quelqu'une  de  ces  dames  se  plaignant , 
et  témoignant  qu'elle  était  fâchée  que  le  plaisir  eiit 
duré  si  peu,  Tiburce,  qui  prit  ses  plaintes  pour  des 
louanges,  et  pour  une  déclaration  que  son  dis- 


58  ENTRETIEN    II. 

cours  lui  avait  plu,  ne  manqua  pas  de  la  remercier 
de  cette  civilité  prétendue,  et  de  l'assurer  très-par- 
ticulièrement de  son  désir  de  pouvoir  être  assez 
heureux  pour  lui  obéir  en  quelque  chose  qui  fût 
capable  de  lui  plaire  ;  mais  cette  sage  dame,  qui 
n'avait  pas  moins  de  peine  à  souffrir  ses  civiUtés 
que  sa  présence,  l'interrompit  par  un  autre  com- 
pliment qu'il  n'attendait  pas  :  Puisque  vous  êtes, 
lui  dit-elle,  si  honnête  homme  et  si  prêt  à  m'o- 
bliger,  obligez-moi  de  répondre  à  ce  que  vous  a 
dit  Monsieur,  et  de  vous  faire  battre  encore  et  le 
plus  longtemps  que  vous  pourrez. 

Tiburce,  quoiqu'étonné  de  ce  compliment  im- 
prévu, ne  laissa  pas  d'être  assez  présent  à  lui-mê- 
me; il  répondit  que  si  on  le  battait  en  un  duel  , 
elle  aurait  le  plaisir  entier.  Au  moins  ,  lui  dit-il , 
pour  lors ,  vous  verriez  les  coups  et  vous  pour- 
riez en  juger.  La  repartie  fut  prompte.  Je  vois  , 
dit  la  dame,  qui  des  deux  est  le  plus  muet  en  ce 
combat ,  et  il  ne  faut  point  être  plus  savante  que 
je  le  suis  pour  savoir  ce  que  veut  dire  un  homme 
qui  ne  dit  rien. 

Comme  les  autres  dames  et  la  plupart  de  ces 
Messieurs  lui  parlèrent  de  la  même  sorte  et  con- 
spirèrent à  lui  reprocher  sa  fuite,  Auguste,  se  joi- 
gnant à  eux:  Vous  voyez,  dit-il,  que  la  compagnie 
juge  mal  de  votre  retraite.  L'honneur  vous  oblige 
de  continuer  à  vous  défendre  5  et  moi  je  vous  le 
conseille ,  en.  vous  assurant  que  vous  n'ennuierez 
personne  et  que  nous  vous  écouterons  volontiers. 
La  coutume  de  ce  sage  seigneur  fut  toujours  de 
ne  point  souffrir  qu'on  avançât  en  sa  présence 
aucune  proposition  impie  ni  aucun  mot  contre  le 
respect  dû  à  l'Eglise  et  à  l'Evangile,  et  de  ne  pas 
même  permettre  que  d'autres  seigneurs  de  la  plus 
haute  condition  prissent  la  liberté  de  le  faire,  ayant 
pour  maxime  que  la  plupart  des  malheurs  qui  ar- 


ENTRETIEN    II.  59 

rivent  aux  princes,  viennent  tles  discours  d'im- 
piété qu'on  tient  en  leur  présence ,  et  qui  crient 
justice  au  ciel  contre  ceux  qui  les  écoutent  sans 
rien  dire.  Néanmoins,  comme  il  vit  que  les  paro- 
les d'Eugène  étaient  des  remèdes  contre  cette  doc- 
trine contagieuse,  dont  il  craignait  que  les  esprits 
de  ces  jeunes  gentilshommes  n'eussent  reçu  quel- 
que mauvaise  impression,  il  fut  bien  aise  que  le 
malade  découvrit  son  mal  et  qu'il  déclarât  ce 
qu'il  pensait. 

Tiburce  donc,  qui,  durant  ce  peu  de  loisir,  avait 
médité  à  la  hâte  comment  il  fallait  redresser  les 
articles  de  cette  nouvelle  religion  et  les  affermir 
par  des  propositions  moins  insoutenables,  croyant 
l'avoir  fait  et  avoir  bien  disposé  les  choses  dans 
son  esprit,  revint  à  Eugène,  et  reprit  ainsi  son  dis- 
cours :  Vous  m'étonnez,  lui  dit-il,  de  n'avoir  pas 
compris  ce  que  je  disais,  ou  plutôt  ce  que  disent 
ces  Messieurs  dont  je  tiens  la  place  ;  je  déteste  ce 
qu'ils  disent  et  ce  qu'ils  pensent  ;  mais  puisque 
vous  le  voulez  savoir, leur  pensée  est  que  Dieu,  qui 
ne  regarde  que  notre  cœur,  quand  il  y  voit  une 
profonde  bumilité  sous  sa  puissance  adorable  ,  et 
un  sincère  désir  de  l'honorer,  est  satisfait,  et 
que,  pour  ce  qui  regarde  ces  cérémonies  extérieu- 
res et  ces  rubriques  d'adoration  et  de  croyaiice 
prescrites  par  les  prêtres,  ces  circoncisions,  ces 
sacrifices,  ces  égorgements  de  victimes,  ces  dévo- 
tions légales,  ces  honneurs  rendus  àdes pierres  ou 
à  des  noms  anciens,  tous  ces  mystères  de  religion 
contestés  et  débattus  entre  les  Juifs  et  les  Païens  , 
il  les  considère  comme  des  illusions  de  leur  igno- 
rance,  et  comme  des  égarements  excusables  de 
leurs  esprits  perdus  dans  les  ténèbres.  Il  les  laisse 
faire,  et  s'égarer  chacun  du  côté  qu'il  lui  plaît; 
et  pourvu  qu'il  voie  dans  leur  cœur  une  respec- 
tueuse connaissance  et  confession  de  sa  j^randeur, 


6o  ENTRETIEN   ïl. 

tout  cela  lui  est  indifférent.  Il  ne  le  commande 
pas,  mais  il  le  permet,  il  le  souffre,  il  l'excuse,  il 
s'en  divertit  comme  d'autant  de  simplicités  de 
l'esprit  humain  :  en  un  mot,  c'est-à-dire,  selon  le 
raisonnement  de  ces  Messieurs-là,  que,  par  l'ordre 
exprès  et  que  par  l'institution  du  Créateur,  il  n'y 
a  point  d'autre  religion  que  de  dire  en  soi-même  : 
Je  reconnais  un  Dieu,  je  l'adore  et  je  le  respecte. 
Voilà  tout  le  mystère  de  leur  doctrine.  Entendez- 
vous  maintenant? 

J'entends  bien,  réplique  Eugène,  c'est-à-dire 
que  \ous,  qui  avez  dit  auparavant  que  Dieu,  par  une 
"volonté  souveraine  et  par  un  commandement  ab- 
solu, nous  ordonnait  d'observer  les  religions  de 
chaque  pays,  vous  jugez  maintenant  à  propos  de 
parler  d'une  autre  façon,  et  de  dire  qu'il  souffre 
ces  religions  et  ces  modes  différentes,  et  qu'il  ne 
s'offense  pas  que  nous  soyons  de  telle  secte  qu'il 
nous  plaira,  pourvu  que  nous  reconnaissions  qu'il 
est  Dieu. 

Oui;  mais.  Monsieur,  ce  Dieu,  qui  veut  absolu- 
ment être  connu  et  adoré,  et  qui,  pourvu  qu'on 
l'adore  et  qu'on  le  connaisse,  permet  qu'on  exerce 
la  religion  de  chaque  peuple,  n'en  excepte-t-il  au- 
cune? Cette  permission  est-elle  générale  pour  toutes 
les  religions  que  les  peuples  se  sont  avisés  d'établir 
parmi  eux  et  d'exercer  solennellement  et  publi- 
quement? C'est  ce  que  je  vous  ai  dit,  reprit  Ti- 
burce;  ils  se  persuadent  que  dès  lors  qu'une  religion 
est  reçue  et  établie  dans  un  état,  elle  est  permise. 
J'ai  un  doute,  repartit  Eugène.  Dites-moi,  s'il 
vous  plaît,  les  péchés  contre  la  loi  de  nature  sont- 
ils  permis  aussi?  Dieu,  qui  ne  commande  point 
les  péchés ,  défend-il  qu'on  les  commette ,  ou  ne 
le  défend-il  pas?  Lui  est-ce  une  chose  indifférente 
qu'on  jure,  qu'on  mente,  qu'on  dérobe  et  qu'on 
exerce  impunément  les  meurtres  et  les  adultères? 


ENTRETIEN    II.  6l 

Tiburce,  n'osant  pas  dire  ce  qu'il  pensait  là-des- 
sus, répondit  sans  délibérer  que  Dieu  défendait  ces 
péchés-là,  qu'il  les  punissait,  et  qu'il  n'était  point 
permis  de  les  commettre  en  aucun  endroit  du 
monde.  Donc,  reprit  Eugène,  il  n'est  pas  per- 
mis en  aucun  endroit  du  monde  ni  dans  aucun 
temps,  d'exercer  les  religions  dont  les  cérémonies 
et  les  sacrifices  sont  des  meurtres  ou  des  adultères, 
comme  était  la  religion  des  Phéniciens  et  des  Car- 
thaginois, qui  massacraient  les  hommes  pour  les 
immoler  à  Bacchus  ;  la  religion  des  Huns,  qui,  pour 
honorer  les  dieux,  jetaient  leurs  vieillards  dans 
les  rivières;  celle  des  llhodiens,  qui  les  engrais- 
saient pour  en  faire  de  plus  grosses  victimes  ,  et 
puis,  qui  les  sacrifiaient  avec  beaucoup  de  cérémo- 
nie ;  celle  des  Perses,  qui  les  enterraient  tout  vi- 
vants, pour  aller  rendre  de  leur  part  des  adora- 
tions aux  dieux  de  l'enfer  et  les  assurer  de  leur 
service.  Ainsi,  la  religion  des  Amorrhéens,  qui 
mettaient  leurs  fils  et  leurs  filles  nouvellement  nés 
entre  les  bras  ardents  de  la  statue  de  bronze  de 
leur  dieu  Moloc,  et  les  y  faisaient  griller  avec  des 
tourments  horribles,  et  tant  d'autres  religions  en- 
core plus  insupportables  et  plus  cruelles  à  notre 
nature,  comme  celle  des  anciens  Bretons,  qui,  par 
une  dévotion  de  grande  fête,  conduisaient  au  tem- 
ple leurs  femmes  et  leurs  filles  sans  aucun  habit, 
pour  servir  en  cet  état  aux  sacrifices,  et  pour  ren- 
dre la  solennité  plus  pompeuse  et  plus  dévote  ; 
celle  des  Corinthiens  ,  qui  entretenaient  dans  le 
temple  de  Vénus  mille  femmes  prostituées  ,  pour 
en  être  les  prétresses,  et  par  leurs  débauches,  exer- 
cées publiquement  sur  les  autels,  rendre  les  hon- 
neurs dus  à  cette  impudique  divinité  ;  enfin,  celle 
de  tous  ceux  qui  ont  adoré  Priape,  et  qui,  dépouil- 
lés au  milieu  de  ses  temples,  ont  fait  rougir  le  so- 
leil et  frémir  la  terre  qui  tremblait  sous  des  cri- 

4 


62  ENTRETIEN    II. 

mes  si  exécrables  et  si  monstrueux!  Le  respect  que 
je  dois  aux  oreilles  chastes  ne  me  permet  pas  de 
m'étendre,  mais  vous  voyez,  par  le  commencement 
de  cette  liste ,  que  voilà  des  centaines  de  religions 
qu'il  faut  exclure  de  cette  permission  générale,  et 
que  ces  petits  jeux  et  puérilités  de  l'imagination 
humaine ,  comme  vous  avez  dit ,  ne  sont  pas  les 
risées  et  les  divertissements  de  Dieu,  mais  des  ou- 
trages contre  sa  sainteté,  et  des  profanations  qui 
lui  crient  vengeance  ;  que  Dieu  ne  les  peut  voir 
sans  colère  ;  qu'il  ne  les  peut  pardonner  sans  in- 
justice ;  qu'il  ne  les  peut  excuser  sans  cesser  d'être 
Dieu ,  et  que  les  athées  qui  le  renient  sont  beau- 
coup moins  coupables  que  ces  déistes  qui  l'ado- 
rent si  scandaleusement,  et  qui  lui  attribuent  des 
permissions  et  des  complaisances  si  criminelles! 

Tiburce,  en  peine  de  ce  qu'il  devait  répondre, 
et  d'ailleurs,  honteux  de  se  taire,  avança  inconsi- 
dérément les  premières  paroles  d'une  proposition 
qui  fit  juger  que  chacune  de  ses  pensées  le  ren- 
dait digne  de  périr  ;  néanmoins  ,  il  n'osa  pas 
achever;  mais  ce  qu'il  osa  dire  fit  rire  la  compa- 
gnie. La  réponse  de  ces  Messieurs,  dit-il,  est  évi- 
dente, que  les  religions  qui  ont  eu  et  qui  ont  de 
ces  sortes  de  cérémonies  ,  offensent  Dieu  et  ne 
sont  point  permises. 

Donc,  reprit  Eugène  ,  il  est  faux  ce  que  vous 
avez  avancé  si  hardiment  ,  qu'aucune  religion 
de  celles  qui  étaient  exercées  publiquement  par 
un  peuple  n'était  exclue  de  la  permission  géné- 
rale. Voilà  que  vous  jugez  qu'il  faut  exclure  celles 
que  je  viens  de  nommer,  c'est-à-dire  que  vous 
vous  retranchez  encore  un  coup  sur  le  point  es- 
sentiel de  notre  controverse  ,  et  que  vous  confes- 
sez que  c'est  une  proposition  détestable  de  dire  ce 
que  vous  avez  dit,  que  l'homme  peut  licitement 
exercer  toutes  les  religions  des  pays  où  il  se  ren- 


ENTRETIEN    II.  63 

contre.  Je  n'ai  rien  dit  de  ma  part,  re'pondit  Ti- 
burce  ,  mais  j'ai  dit,  delà  part  de  ces  Messieurs, 
ce  que  je  dis  encore,  qu'ils  soutiennent  qu'excepté 
ces  trois  ou  quatre  religions  de  Lapiihes  et  de  Cy- 
clopes  que  vous  venez  de  nommer,  elles  sont  tou- 
tes permises. 

Et  moi,  repartit  Eugène,  je  soutiens  que,  puis- 
que vous  exceptez  les  religions  de  Baal  et  de  Mo- 
loc,  il  faut  que  vous  exceptiez  celles  de  Jupiter  et 
des  autres  dieux  de  l'antiquité,  et  de  tous  ceux 
qu'on  adore  aujourd'hui  dans  les  temples  des 
Païens;  j'ajoute  même  que  vous,  qui  dites  main- 
tenant que  toutes  les  religions  sont  permises  hor- 
mis deux  ou  trois,  vous  allez  dire  dans  un  moment 
que,  hormis  deux  ou  trois,  elles  sont  toutes  défen- 
dues, et  qu'on  ne  peut  les  suivre  sans  se  damner. 
Et  quand  vous  l'aurez  confessé,  j'espère  qu'enfin 
votre  conscience  vous  forcera  de  revenir  où  vous 
étiez  le  jour  de  votre  haptème,  et  que  vous  con- 
fesserez, puisqu'il  n'y  a  qu'un  Dieu,  qu'il  n'y  a 
de  salut  et  de  vérité  que  dans  une  seule  religion. 

Répondez-moi,  s'il  vous  plaît,  lui  dit-il:  ce  Dieu 
qui  veut  absolument  être  reconnu,  veut-il  être  re- 
connu comme  un  Dieu  ou  comme  une  créatu- 
re ,  et  lui  est-il  indifférent  qu'on  croie  qu'il  est 
un  esprit  ou  un  corps  ;  qu'il  est  éternel  ou  tem- 
porel ;  qu'il  est  immense  et  présent  partout  ,  ou 
bien  qu'il  ne  l'est  pas;  et  pourvu  qu'on  dise  qu'il 
est  au  monde,  croyez-vous  qu'il  ne  se  soucie  point 
qu'on  dise  ce  qu'on  voudra  ,  et  qu'il  nous  aban- 
donne à  la  liberté  de  nos  imaîjinations  et  de  notre 
Ignorance  ? 

Quoique  Tiburce  se  doutât  qu'il  y  avait  en- 
core quelque  précipice  devant  ses  pieds  ,  néan- 
moins il  se  vit  contraint  de  s'en  approcher  lui- 
même,  et  de  se  mettre  sur  le  bord.  Monsieur, 
dit-il,    Dieu  veut  être  connu   comme  un  Dieu, 


64  ENTRETIEN   II. 

comme  un  esprit  e'ternel ,  indépendant  et  souve- 
rain; et  comme  ces  trois  perfections  sont  connues 
par  la  lumière  de  la  nature,  tous  les  hommes  sont 
oblige's  de  les  lui  attribuer,  et  de  reconnaître  dans 
leur  Créateur  les  propriétés  et  les  excellences  sans 
lesquelles  il  ne  peut  être  Créateur  ni  maître  du 
monde. 

Voilà  donc,  répliqua  Eugène,  dans  la  religion 
de  ces  Messieurs  les  déistes  ,  outre  les  comman- 
dements du  Décalogue,  une  doctrine  qui  doit  être 
suivie  partout,  et  qu'on  ne  peut  nier  sans  offen- 
ser Dieu  et  sans  encourir  sa  disgrâce.  Il  est  dé- 
fendu ,  sous  peine  de  damnation  ,  de  soutenir  que 
Dieu  soit  autre  chose  qu'un  esprit  pur,  infini- 
ment bon  ,  infiniment  sage  et  infiniment  puis- 
sant. Donc,  poursuivit-il,  il  nous  est  défendu, 
quand  nous  sommes  parmi  les  Païens,  de  faire, 
de  parler  et  de  penser  comme  les  Païens  ,  et  mê- 
me, au  milieu  de  ces  nations  infidèles,  nous  som- 
mes obligés  de  détester  leurs  religions  ,  et  de  don- 
ner des  malédictions  publiques  à  leurs  fêtes  et  à 
leurs  cérémonies.  Nous  le  devons  ,  puisque  voilà 
les  premiers  d'entre  eux  ,  comme  les  Grecs  et  les 
Romains  anciens,  qui  disent  que  Dieu,  le  Maître 
et  le  Créateur  du  monde,  est  une  pierre  tirée  des 
cavernes ,  qu'il  est  un  tronc  de  bois  ,  une  statue 
de  boue,  une  pièce  d'airain,  un  ouvrage  de  bronze 
ou  de  marbre;  nous  devons  soutenir  qu'ils  se  trom- 
pent, et  on  nous  défend,  sous  peine  d'encourir 
la  disgrâce  de  ce  Créateur  adorable ,  d'adorer  avec 
eux  ces  statues  mortes,  et  dédire  qu'elles  sont  no- 
tre Dieu.  Entendez-vous  ,  poursuivit  Eugène? 
Vous  confessez.  Monsieur,  et  vous  déclarez  qu'il 
nous  est  défendu,  sous  peine  de  périr  éternelle- 
ment ,  de  croire  que  Dieu  est  une  chose  corpo- 
relle, ou  une  chose  matérielle  et  périssable  ,  et 
défendu  de  le  dire  en  quelque  endroit  du  monde 


ENTRETIEN    II.  Oj 

que  nons  puissions  être  :  donc,  pour  parler  de 
l'antiquité  comme  si  elle  était  présente  aujour- 
d'hui,  quand  nous  sommes  parmi  les  druides,  il 
nous  est  défendu  de  dire  avec  eux  que  Dieu  est  une 
branche  d'arbre  et  qu'il  la  faut  adorer  ;  parmi 
les  Syriens  ,  qu'il  est  un  poisson,  un  dragon,  une 
colombe;  parmi  les  peuples  de  Memphis,  qu'il 
est  un  taureau  ;  de  Lentopolis,  qu'il  est  un  bouc  ; 
de  Lycopolis,  qu'il  est  un  loup;  de  toute  l'Egypte, 
qu'il  est  un  crocodile  ,  un  chat,  une  souris  ou  un 
oignon,  un  Apis,  un  Sérapis ,  une  tcte  de  bœuf, 
choses  semblables,  et  d'autres  encore  bien  plus 
horribles  et  plus  honteuses!  Ainsi,  parmi  les  Athé- 
niens et  les  autres  nations  de  la  Grèce,  il  est  défendu 
de  dire  que  ce  Maître  éternel  des  hommes  et  des 
anges  est  un  meurtrier,  un  incestueux  ,  un  voleur, 
»in  ivrogne  ,  un  bouffon ,  un  blasphémateur,  un 
jureur,  enfin  un  désespéré  et  un  damné,  comme 
l'ont  été  les  Saturne,  les  Jupiter,  les  Mercure, 
les  Bacchus ,  les  Mars,  les  Proserpine  ,  les  Plu- 
ton  ;  et  il  nous  est  autant  commandé  d'abjurer  par- 
tout ces  religions  infâmes  ,  et  de  rejeter  les  folies 
de  leur  doctrine  ,  de  leurs  mystères  et  de  leurs 
sacerdoces,  qu'il  est  commandé  de  connaître  un 
Dieu  et  de  croire  à  son  éternelle  vérité.  Et  ainsi,' 
voilà ,  non  pas  deux  ou  trois ,  mais  cent ,  mais 
mille  religions  établies  dans  le  monde  qui  sont 
exceptées  de  votre  permission  universelle,  et  qui 
ne  peuvent  être  observées  qu'en  outrageant  scan- 
daleusement la  Divinité ,  et  la  déshonorant  avec 
plus  de  mépris  et  plus  d'impudence  que  n'a  jamais 
fait  l'athéisme  ! 

Dans  la  confusion  que  Tiburce  souffrait  pour 
lors,  la  pensée  qui  lui  était  la  plus  présente  était 
de  franchir  ces  effroyables  absurdités,  et  de  ré- 
pondre que  Dieu  ne  s'offensait  point  des  noms  quo 
nous  lui  donnons ,  mais  il  craignait  encore  d'of-î 

4^ 


OL>  ENTRETIEN    II. 

fenser  la  compagnie.  Il  délibérait  sur  sa  réponse  , 
gardant  cependant  un  silence  dont  il  rougissait.  Il 
se  passa  quelque  temps  sans  qu'il  pût  rien  dire, 
et  sans  que  son  esprit  put  présenter  à  sa  langue 
aucune  parole  pour  couvrir  un  peu  sa  confusion. 
Eugène  se  taisait  aussi,  voulant  lui  donner  le 
temps  de  reprendre  courage  et  de  ne  rien  réser- 
ver de  ses  pensées  ,  afm  qu'il  eût  l'occasion  entière 
de  venir  à  son  point,  et  de  lui  parler  de  la  façon 
qu'il  avait  méditée  dès  le  commencement  du  dis- 
cours ,  et  dont  il  était  convenu  auparavant  avec 
Auguste. 

Tandis  qu'ils  se  taisaient  l'un  et  l'autre  ,  quel- 
ques-uns de  ces  jeunes  Messieurs  qui  étaient  là  , 
voulant  rompre  le  silence  où  la  honte  de  leur  maî- 
tre paraissait  beaucoup  ,  mirent  en  avant  je  ne  sais 
quels  discours,  et  parlèrent  de  ce  qu'ils  purent, 
mais  seulement  pour  parler.  Tiburce  les  interrom- 
pit lui-même  inopinément  :  la  parole  et  les  forces 
lui  revinrent.  On  vit  en  effet  sur  son  visage  je  ne 
sais  quoi  qui  fit  juger  qu'il  avait  découvert  quelque 
moyen  de  donner  à  sa  doctrine  plus  d'apparence 
et  plus  de  grâce,  et  de  la  mettre  dans  un  jour  où, 
à  son  avis  ,  elle  pourrait  paraître  plus  raisonnable 
et  plus  digne  d'être  soutenue.  Cet  homme  ne  man- 
quait pas  de  subtilité  ni  de  paroles  en  d'autres  ren- 
contres ,  n^ais  quel  démon  n'eût  pas  été  faible  et 
muet  en  celle-ci  ? 

Je  ne  sais,  dit-il  en  parlant  à  Eugène,  si  j'aimai 
expliqué  ,  mais  je  vois  que  vous  avez  mal  conçu 
la  pensée  et  la  proposition  de  ces  Messieurs.  Leur 
religion  n'est  autre  que  celle  que  nous  appelons  la 
religion  delà  nature,  et  qui  est  de  l'institution  du 
Créateur,  gravée  dans  nous  par  le  doigt  de  son  di- 
vin Esprit,  ou  bien  déclarée  intérieurement  par 
im  rayon  céleste  qui  luit  en  nos  âmes,  et  qui  est 
leur  évangile  et  leur   prophétie  ;    religion  dont 


f 

ENTRETIEN    II.  6y 

toute  la  doctrine  est  de  savoir  qu'il  y  a  un  Dieu, 
Maître,  Souverain  et  Créateur  de  l'univers,  dont 
toute  la  loi  est  de  ne  point  faire  aux  autres  ce 
qu'on  ne  veut  point  être  fait  à  soi-même  ,  et  dont 
toutes  les  cérémonies  elles  sacrifices  sont  d'adorer 
ce  Maître  du  monde  par  une  soumission  d'esprit 
et  de  corps  ,  et  quand  on  se  souvient  de  lui ,  de 
s'incliner  humblement  sous  son  infinie  grandeur, 
et  de  reconnaître  qu'on  lui  doit  obéissance  et 
hommage. 

Religion  qui  a  été  observée  purement  dans  les 
premiers  et  les  plus  purs  siècles  de  la  vie  humaine, 
qui  le  doit  être  en  tous  les  siècles  et  partout, 
mais  qui,  partout,  permet  les  autres  religions  aveu- 
glément ajoutées  ,  pourvu  qu'elles  ne  la  détruisent 
pas  ,  et  que,  parmi  les  superstitions,  les  erreurs 
et  les  autres  égarements  inévitables  dans  nos  ténè- 
bres ,  elles  conservent  ces  trois  articles,  et  qu'el- 
les se  soutiennent,  comme  eux,  sur  leurs  fonde- 
ments et  sur  leurs  principes.  Dès  lors  que  ces  reli- 
gions y  manquent  ou  qu'elles  ont  une  théologie 
contraire,  elles  sont  des  sacrilèges  et  des  impiétés 
manifestes;  et  n'étant  plus  supportées  par  cette 
vraie  religion,  il  est  évident  qu'elles  ne  sont  plus 
permises  et  que  toutes  leurs  dévotions  sont  des 
crimes.  En  un  mot,  ajouta-t-il  en  s'oubliant  de 
ce  qu'on  venait  de  lui  prédire  ,  qu'il  ne  réser- 
verait que  deux  ou  trois  religions,  ils  prétendent, 
sans  parler  de  la  religion  chrétienne  et  catholi- 
que, qu'ils  mettent  hors  de  rang,  que  les  religions 
que  j'ai  dit  être  souffertes  sont  celles  des  Juifs, 
des  Mahométans  et  des  hérétiques  ,  parce  qu'el- 
les sont  établies  sur  la  religion  de  la  nature  ,  et 
qu'elles  observent  inviolablement  les  trois  articles 
de  son  institution  éternelle. 

Monsieur,  répondit  Eugène,  vous  vous  expli- 
quez, et  permettez-moi  de  dire  que  je  vous  eu- 


f 

68  ENTRETIEN    II. 

tends  parfaitement  bien;  et  ce  qui  me  plaît  davan- 
tage en  ceci,  c'est  que  nous  voilà  revenus  de  bien 
loin  en  peu  de  temps  ,  et  arrivés  jusqu'à  cet  heu- 
reux terme  ,  que  de  huit  ou  de  dix  mille  religions, 
n'en  voici  plus  que  trois  qui  sont  permises  ,  et  qui 
sont  désormais  tout  le  sujet  du  différend  entre 
nous  et  ces  Messieurs.  Encore  un  mot ,  je  vous  en 
supplie,  et  nous  viendrons  à  l'unité,  et  môme  il  me 
semble  que  nous  y  sommes  déjà  selon  les  propo- 
sitions dont  nous  avons  convenu.  Vous  confessez 
qu'il  ne  nous  est  pas  permis  jde  vivre  dans  l'Egypte 
selon  les  lois  de  la  religion  égyptienne  :  donc,  vous 
devez  confesser  qu'il  ne  nous  est  pas  permis  de 
vivre  parmi  les  Turcs  selon  les  lois  de  l' Alcoran ,  ni 
parmi  les  Juifs,  selonleslois  duPentateuque.  D'où 
tirez-vous  cette  conséquence,  reprit  Tiburce?  Elle 
est  claire,  repartit  le  théologien  :  car,  dites-moi, 
que  croyez-vous  de  l' Alcoran  et  des  choses  qui  y 
sont  enseignées  et  ordonnées  ?Sont-ce  des  choses 
inspirées  de  Dieu  et  révélées  par  le  Saint-Esprit 
à  Mahomet  ?  Folies  ,  répond  Tiburce  !  ce  ne  sont 
que  des  impostures  et  des  fables.  Donc ,  poursuit 
Eugène ,  il  ne  nous  est  pas  permis,  quand  nous 
sommes  même  au  milieu  des  Turcs,  de  dire  que  le 
Saint-Esprit  en  est  l'auteur  ,  car  savoir  que  ce 
sont  des  faussetés  et  des  impostures  impudentes, 
et  néanmoins  déclarer  à  haute  voix  que  c'est  Dieu 
qui  les  a  enseignées,  et  que  c'est  de  son  Esprit  que 
sont  sorties  ces  folies  et  ces  ignorances  ,  n'est-ce 
pas  un  blasphème  plus  scandaleux,  et  une  impiété 
contre  la  sagesse  de  Dieu  plus  criminelle  et  plus 
horrible  que  de  commettre  tous  les  sacrilèges  qu'on 
a  vus  sur  les  autels  de  Priape?  Et  si  vous  êtes  cou- 
pable et  damnable  en  faisant  l'Egyptien  dans  Mem- 
phis,  et  en  disant  que  Dieu  est  un  crocodile  ou 
un  serpent,  ne  le  devenez-vous  pas  dans  les  tem- 
ples de  Gonstantinople ,  en  disant  que  Dieu  est 


ENTRETIE.V    II.  6f) 

un  séducteur  ,  et  Tauteur  d'un  livre  et  d'une  reli- 
gion où  il  n'y  a  que  des  sottises ,  des  impiétés  et 
des  impostures  ? 

Je  ne  le  dis  que  de  bouche,  répond  Tiburce  ; 
je  parle  en  public  comme  les  autres  ;  pour  m'ac- 
commodera la  religion  du  pays;  mais  dans  l'àme,  jo 
me  moque  de  mes  paroles,  et  je  déteste  l'igno- 
rance populaire  de  ce  pays-là  qui  me  fliit  parler  de 
cette  façon;  j'adore  Dieu,  et  je  lui  dis  en  moi-même 
qu'il  est  un  Dieu  infiniment  véritable  et  infini- 
ment ennemi  des  mensonges  et  des  hérésies  ,  ado- 
ration intérieure  qui  suffit  pour  me  rendre  inno- 
cent au  milieu  des  erreurs  et  des  superstitions,  et 
pour  faire  que  j'y  vive  en  sûreté  de  conscience. 

Il  suffit  donc,  reprend  aussitôt  Eugène,  pour 
vous  rendre  innocent  dans  la  grâce  ,  au  temps  de 
Socrate  et  de  Platon,  de  désapprouver  en  votre 
cœur  les  cérémonies  de  la  religion  de  Vénus  et 
d'Adonis ,  et  pourvu  que  vous  condamniez  de 
pensée  ce  que  vous  faites,  il  vous  est  permis  de 
faire  tout ,  et  de  commettre  les  impiétés-^et  les 
saletés  que  les  autres  exercent  publiquement. 
Ainsi  des  cruautés  de  la  religion  de  IMoloc,  de 
Baal  ,  de  Sérapis.  De  sorte  qu'il  n'y  a  point  de 
brutalité  dans  les  sabbats  de  Sodome  ni  de  mé- 
chanceté dans  les  temples  des  Païens  que  vous  ne 
puissiez  pratiquer  avec  permission  et  sans  crainte, 
puisqu'il  n'y  en  a  point  dont  vous  ne  puissiez  vous 
moquer  en  vous-même ,  aussi  bien  que  de  la  con- 
fession publique  que  vous  faites  parmi  les  Turcs 
que  Dieu  est  l'auteur  de  tous  les  mensonges  con- 
tenus dans  les  livres  de  leur  religion  fabuleuse. 

Tiburce,  troublé  et  égaré,  cherchant  à  fuir,  se 
jeta  dans  un  précipice  :  il  répondit  comme  un 
homme  sans  mémoire,  et  soutint  qu'il  n'avait  pas 
avancé  qu'il  y  ent  des  mensonges  tians  l'Alcoran. 
Sur  quoi  la  compagnie  se  mettant  à  riic  :  Vous 


ENTRETIEN    II, 


-voyez,  réplique  Eugène,  ce  que  c'est  que  d'en- 
treprendre la  défense  d'une  méchante  cause,  et 
de  vouloir,  durant  les  conversations,  tenir  la  place 
des  libertins  et  des  hérétiques  !  Vous  qui  avez  de 
l'esprit ,  et  que  je  dois  croire  être  un  honnête 
homme,  puisque  vous  êtes  ici  avec  des  personnes 
si  sages  et  si  vertueuses  ,  voilà  qu'en  soutenant  le 
parti  de  ces  impies  par  forme  d'entretien  et  de  pas- 
se-temps ,  et  en  faisant  leur  personnage  ,  vous  fai- 
tes voir  qu'iis  sont  obligés  de  dire,  de  se  dédire, 
d'assurer,  de  nier,  d'extravaguer -,  de  faire  les 
fous,  et  de  se  rendre  ridicules  par  autant  d'imper- 
tinences et  de  sottises  ,  et  par  autant  de  blasphè- 
mes qu'ils  prononcent  de  paroles! 

La  colère  emporla  Tiburce ,  et  fit  enfin  sortir 
de  son  cœur  la  réponse  qu'il  avait  retenue  jusqu'a- 
lors ,  et  que  le  respect  et  la  crainte  d'Auguste  ne 
lui  avaient  pas  permis  d'avancer  :  J'ai  parlé  de  la 
sorte,  dit-il,  parce  que  j'ai  voulu  parler  plus  mo- 
destement et  plus  scrupuleusement  que  ne  le  font 
ces  Messieurs  :  leur  vraie  pensée  est  que  Dieu  ne 
comtnande  rien  aux  hommes  louchant  la  religion 
ni  touchant  les  mœurs.  Sur  quoi  cet  homme  im- 
modeste et  très-inconsidéré  se  mit  à  révéler  les 
plus  infâmes  secrets  de  cette  sorte  de  cabale, 
n'ayant  point  de  honte  de  publier  devant  une  si 
honorable  compagnie  que  leur  maxime  était  que 
comme  le  Créateur  nous  a  placés  parmi  les  bêtes , 
et  qu'il  nous  a  établis  en  un  même  appartement , 
il  n'a  point  prétendu  que  nous  fussions  d'une  au- 
tre condition,  et  que  nous  eussions  des  manières 
différentes  de  naître,  de  vivre  et  de  mourir,  ni 
d'autres  lois  et  d'autres  obligations  que  les  leurs  5 
que  tout  ce  qui  leur  est  permis  nous  l'était  aussi  ; 
que  Tunique  loi  et  l'unique  religion  d'ici-bas 
étaient  de  suivre  l'instinct  des  passions,  et  de  faire, 
de  dire  et  de  penser  tout  ce  qu'il  plaît  à  la  nature 


ENTRETIEN    II.  7! 

corrompue.  Il  ajouta  des  explications  qui  étaient 
encore  pires  que  ce  texte  ,  et  donna  une  entière 
liberté  à  sa  langue  et  à  son  esprit  délaissé  de  Dieu. 

Eugène,  qui  avait  connu  la  vie  de  ce  person- 
nage et  la  plupart  de  ses  infâmes  aventures  par 
un  petit  entretien  qu'il  avait  eu  avec  Auguste 
avant  que  l'on  commençât  la  conférence  ,  l'ayant 
laissé  parler  afin  qu'il  eût,  comme  j'ai  dit,  l'oc- 
casion qui  était  la  principale  chose  où  il  aspirait, 
lorsqu'il  le  vit  engagé  plus  avant  même  qu'il  n'eût 
osé  le  désirer,  l'interrompit  par  ces  paroles  que  son 
zèle  et  sa  générosité  lui  inspirèrent,  et  qu'il  ne 
put  pas  refuser  au  désir  d'Auguste,  qui  lui  dit  à 
l'oreille  qu'il  aurait  tort  de  lui  parler  désormais 
autrement  que  comme  à  un  athée  déclaré,  et  d'ê- 
tre empêché  par  le  respect  de  la  compagnie  de  le 
traiter  selon  son  mérite. 

Tiburce,  dit-il ,  ce  n'est  pas  à  moi  ni  aux  au- 
tres théologiens  de  disputer  contre  ceux  qui  par- 
lent de  la  sorte ,  et  d'entreprendre  de  les  confon- 
dre et  de  les  réduire  au  silence  :  c'est  là  l'affaire 
des  juges  et  des  exécuteurs  de  la  justice.  ]Mais  j'ai 
un  mot  à  vous  dire  qui  ne  vous  déplaira  pas,  à  mon 
avis,  puisque  je  vous  parle  comme  je  ferais,  sur  un 
lhéâtre,àun  honnête  homme,  mon  ami,  qui  y  ferait 
le  personnage  d'un  voleur  :  je  l'accuserais  hardi- 
ment d'avoir  volé  mon  bien ,  et  je  l'appellerais 
mécliant  et  perfide  sans  crainte  de  l'offenser. 
Mes  injures  tomberaient  sur  son  niasque  ,  sur  ses 
habits,  et  non  pas  sur  sa  personne.  Vous  faites  en 
cette  compagnie  le  personnage  d'un  maître  de  li- 
bertins et  d'alliées  ,  vous  en  tenez  les  discours  , 
vous  en  prenez  l'air  et  la  mine  :  je  dois  vous  par- 
ler avec  la  liberté  que  je  lui  parlerais  à  lui-même  ; 
et  la  comédie  ne  vaudrait  rien  si  je  vous  parlais 
comme  à  un  Chrétien  dévot,  et  si  je  voulais  vous 


J2  ENTRETIEN    II. 

respecter  et  penser  que  vous  êtes  un  homme 
d'iionneur. 

Ce  que  j'ai  donc  à  vous  dire  est  que  vous  êtes 
bien  éloigné  de  l'état  où  autrefois  vous  aviez  des- 
tiné de  vous  arrêter.  Lorsqu'en  votre  jeunesse, 
vous  écoutâtes  les  premières  pensées  qui  vous  in- 
vitèrent à  goûter  des  douceurs  de  la  vie  présente, 
afin  de  le  faire  avec  moins  d'inquiétude  et  de 
crainte,  vous  vous  proposâtes  de  vous  tenir  dans 
les  bornes  d'une  débauche  réglée,  qui,  à  votre  avis, 
ne  vous  empêcherait  pas  d'être  honnête  homme  ; 
que  vous  ne  laisseriez  pas,  dans  ce  qui  ne  trouble- 
rait point  vos  plaisirs,  de  vivre  selon  les  lois  de  la 
conscience,  et  de  vous  acquitter  des  devoirs  de  la 
religion ,  de  vous  trouver  à  l'église,  et  de  vous 
plaire  même  dans  les  actions  de  piété  ;  que  ce  péché 
seul  vous  suffirait  ,  que  vous  auriez  les  autres  en 
horreur  ;  enfin,  que  vous  seriez  si  peu  éloigné  de 
la  grâce ,  et  toujours  si  près  du  bord  de  la  péni- 
tence et  du  salut,  que  quelque  vent  qui  pût  vous 
surprendre  ou  quelque  danger  de  mort  qui  pût 
survenir,  vous  auriez  le  temps  de  vous  y  retirer 
et  de  prévenir  le  malheur. 

Mais  vous  ne  saviez  pas  encore  ce  que  c'est 
qu'une  passion  dans  notre  cœur  ,  ni  avec  quelle 
violence  elle  nous  pousse  ,  et  jusqu'au  bout  du 
monde  ,  et  à  quelles  extrémités  de  péché  et  de 
folies  elle  nous  emporte  dès  que  nous  avons  rom- 
pu la  chaîne  qui  nous  attachait  à  Dieu ,  et  que 
nous  avons  commencé  d'être  à  nous  et  de  nous 
liera  notre  conduite. 

Sur  cela,  Eugène,  qui,  comme  j'ai  dit ,  savait 
nssez  bien  la  vie  de  ce  méchant  homme  et  la  vie 
de  l'un  de  ces  Messieurs,  son  disciple  et  son  com- 
plice ,  jugea  à  propos  de  leur  faire  connaître  qu'il 
la  savait  ,  et  de  leur  en  mettre  une  partie  devant 
les  yeux.  Quoiqu'il  semblât  ne  parler  qu'à  Tiburce, 


ENTRETIEN    II.  ^3 

il  leur  raconta  Jeux  ou  trois  histoires  où  il  paraissait 
que  tout  ce  qui  se  peut  imaginer  de  plus  effroya- 
ble impiété  ,  en  saleté  et  en  cruauté  ,  était  entré 
dans  le  nombre  de  leurs  actions.  La  modestie, 
néanmoins,  et  l'humanité  ne  permirent  pas  à  ca 
théologien  d'exprimer  la  chose  de  la  manière  que 
l'aurait  fait  un  véritable  ennemi  :  ce  ne  furent  mê- 
me, dans  les  principaux  endroits,que  des  énigmes 
que  Tiburce  seul  et  son  confident  pouvaient  enten- 
dre: ajoutez  à  cela  que  le  temps  le  contraignit  d'abré- 
gerou  d'omettre  quantité  des  choses  propres  à  son 
dessein  ;  mais  il  les  retrancha  par  deux  ou  trois 
paroles  qui  valaient  bien  ce  qu'il  omettait,  et  qu'il 
prononça  avec  d'autant  plus  de  zèle  et  de  hardies- 
se qu'elles  lui  avaient  été  dictées  en  propres  ter- 
mes ,  et  secrètement  par  Auguste  ,  avant  qu'ils 
parussent  en  cette  assemblée.  J'ennuierais  la  com- 
pagnie ,  dit  Eugène,  si  je  voulais  parler  de  tout. 
Tiburce ,  je  puis  vous  dire  en  un  mot  qu'à  l'heure 
où  nous  parlons,  il  n'y  a  point  sur  la  terre  de  sorte 
de  crime,  qu'il  n'y  en  a  point  peut-être  dans  l'en- 
fer parmi  les  démons,  que  vous  n'ayez  commis  ou 
que  vous  n'ayez  fait  commettre.  Vous,  autrefois 
si  honnête  homme  et  si  résolu  de  vivre  honnête- 
ment, vous  voilà  porté  si  avant  dans  le  désordre 
qu'il  est  difficile  de  trouver  au  monde  un  honmie 
plus  scandaleux,  ni  plus  dangereux  que  vous  et 
plus  digne  de  périr.  Je  ne  veux  pas  examiner  par 
quels  degrés  vous  êtes  descendu,  ou  par  quel  aveu* 
glement  et  quelle  fureur  vous  vous  êtes  précipité 
dans  un  si  profond  abîme  :  il  me  suffit  de  savoir 
ce  que  vous  avez  dit  ici  publiquement  ,  et  d'avoir 
entendu  les  propositions  que  vous  venez  d'avan- 
cer devant  cette  illustre  assemblée.  N'était-ce  pas 
assez  de  ces  sacrilèges  et  de  ces  mépris  des  choses 
saintes,  que  vous  avez  si  indignement  et  si  outra- 
geusement  profanées  durant  vos   déonnclies  ,   pi 


^4  ENTRETIEN    II. 

assez  de  ces  parjures,  de  ces  trahisons  ,  de  ces  vio- 
lements  et  de  ces  meurtres  secrets  que  vous  avez 
commis  depuis  dix  ans  sur  des  personnes  qui  vous 
avaient  le  plus  aimé  ?  Pourquoi  vous  en  prendre 
au  reste  des  hommes  ,  et  vous  rendre  enfin  au- 
jourd'hui le  corrupteur  et  le  destructeur  de  toute 
la  nature  humaine? 

C'est  vous  qui  venez  de  dire  ,  et  qui,  claire- 
ment et  hardiment,  sans  rougir  d'une  pensée  si 
détestable ,  nous  avez  fait  entendre  que  la  doc- 
trine que  vous  prêchez  devant  les  compagnies  qui 
vous  écoutent,  est  qu'il  n'y  a  rien  dans  notre  âme 
qui  soit  spirituel  et  divin  ,  ni  rien  qui  la  distingue 
de  l'âme  des  chiens  etdes  loups  ;  que  notre  nature, 
comme  la  leur,  est  en  tout  mortelle  et  brutale;  que 
les  hommes  et  les  bêtes  sont  de  môme  condition  ; 
qu'ils  n'ont  point  d'autre  évangile  ni  d'autre  loi 
que  de  faire  ce  qu'il  leur  plaît  ;  que  Dieu  ne  leur 
commande  rien  touchant  les  mœurs  ni  touchant 
la  religion  et  la  piété  ;  que  toutes  nos  adorations 
et  nos  saintes  coutumes  lui  sont  des  choses  in- 
différentes; que  les  cérémonies  du  Païen  les  plus 
criminelles  ne  lui  déplaisent  pas  davantage  que  les 
cérémonies  de  nos  églises  ;  qu'il  est  heureux  en 
lui-même  indépendamment  de  nos  honneurs  et  de 
nos  péchés  ;  qu'il  ne  récompense  et  qu'il  ne  pu- 
nit rien.  Vous  venez  de  le  dire,  vous  l'avez  dit 
en  d'autres  endroits,  vous  le  direz  encore  ailleurs. 
Votre  dessein  est  de  répandre  cette  peste  d'enfer 
dans  les  grandes  maisons  que  vous  trouverez  ou- 
vertes ,  et  dans  le  cœur  de  tous  ceux  qui  vous  les 
ouvriront  et  qui  vous  laisseront  parler.  Et  pré- 
tendre cela,  qu'est-ce  autre  chose,  sinon  vous  dé- 
clarer l'ennemi  et  le  parricide  de  la  religion,  de  la 
raison  ,  de  la  vertu ,  le  parricide  de  l'âme  immor- 
telle el  du  genre  humain,  le  parricide  de  Dieu 
même  !  Car  si  ce  Dieu  éternel  et  impassible  pou- 


ENTRETIEN    II,  ^5 

vait  recevoir  des  coups  de  mort ,  ce  que  vous  avez 
fait  jusqu'à  cette  heure  et  ce  que  vous  venez  de 
dire  maintenant ,  ne  seraient-il  pas  les  plus  mor- 
tels ?  Lorsque  vous  dites  que  les  adorations  ne  lui 
plaisent  pas  davantage  que  les  sacrilèges  ,  qu'il  ne 
récompense  et  qu'il  ne  punit  rien  ,  n'est-ce  pas  sur 
sa  sainteté  ,  sur  son  cœur,  sur  le  principe  de  sa 
vie  que  vous  tirez  ces  coups  et  que  vous  exercez 
ces  outrages  déicides  ? 

Pensez,  Tihurce,  et  voyez  un  peu  ce  que  vous 
êtes  et  ce  que  vous  allez  devenir.  Il  y  a  un  Dieu 
qui  vous  connaît  et  qui  pense  à  vous  malgré  vous  ; 
il  sait  ce  que  vous  venez  de  dire,  et  ce  que  vous 
avez  dit  et  fait  depuis  plusieurs  années  ;  il  sait  que 
vous  êtes  un  des  plus  damnables  ennemis  de  la 
sainteté  ;  jugez  par  là  de  ce  qu'il  médite  et  de  ce 
que  vous  avez  à  craindre  !  Au  moins,  sentez  ce  qui 
se  passe  dans  votre  âme,  et  confessez  qui  si  elle 
pouvait  emprunter  une  autre  langue  que  la  vôtre  , 
elle  irait  se  plaindre  devant  tous  les  juges,  et  faire 
retentir  tous  les  sénats  et  les  parlements  de  ses 
cris  funestes  ,  en  demandant  justice  contre  vous  î 
et  il  n'y  aurait  personne  qui  ne  l'écoutàt,  et  qui 
ne  voulût  conspirer  à  perdre  un  si  méchant  hom- 
me. Monsieur,  je  parle  en  Chrétien  avec  force  et 
avec  le  zèle  et  la  sincérité  que  je  dois  ,  mais  si  je 
parlais  en  Turc,  je  parlerais  de  la  même  sorte.  Al- 
lez dans  les  pays  et  chez  les  barbares  le  plus  enne- 
mis de  la  vertu  :  si  vous  y  voulez  dire  à  haute  voix 
ce  que  vous  avez  dit  devant  nous  secrètement, 
vous  y  entendrez  contre  votre  impudence  des 
plaintes  aussi  hautes  que  les  miennes  ;  il  y  aura 
jusqu'en  ces  pays-là  des  bourreaux  qui  vengeront 
la  nature,  et  qui  vous  sacrifieront  à  la  haine  du 
ciel  et  du  monde  î  Vous  savez  qu'il  y  en  a  dans  la 
France,  et  vous  ne  doutez  pas  ,  si  la  justice  vous 
y  connaissait ,  qu'avant  quatre  ou  cinij  jours,  elle 


j. 


y  s  ENTRETIEN    II. 

n'y  laisserait  aucune  particule  de  votre  corps,  ni 
aucune  ombre  de  votre  personne  contagieuse  et 
dangereuse  jusque  dans  ses  cendres! 

Ce  qui  vous  doit  le  plus  effrayer,  c^est  que  ceux 
qui  vous  connaissent,  et  que  vous  osez  visiter, 
vous  regardent  comme  un  malheur  qui  entre  dans 
leur  maison  ,  comme  un  crime  impardonnable 
qu'ils  commettent  en  vous  y  laissant  entrer  et  en 
vous  souffrant  auprès  d'eux.  Il  faut  que  vous  soyez 
chassé  de  tous  les  endroits  où  l'on  ne  veut  pas 
périr  éternellement. 

Confessez ,  Monsieur,  que  vous  voilà  dans  un 
état  bien  misérable,  et  avouez  aussi  que  vous  vous 
y  êtes  jeté  par  l'opinion  que  vous  avez  laissé  en- 
trer dans  votre  esprit,  que  si  vous  pouviez  vous 
persuader  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu  dans  le  ciel, 
ni  de  lois  dans  la  nature,  ni  de  raison  dans  l'hom- 
me ,  vous  auriez  plus  de  satisfaction  et  plus  de 
repos  durant  vos  débauches.  Mais  c'est  acheter 
bien  chèrement  cette  satisfaction  criminelle  et  ce 
repos  d'une  âme  désespérée,  car  quelque  mine  de 
joie  qui  paraisse  sur  votre  visage,  sans  parler  des 
dangers  qui  vous  environnent ,  et  de  la  fumée  que 
vous  voyez  sortir  des  bûchers  qui  vous  attendent, 
vous  sentez  malgré  vous  combien  il  est  douloureux 
à  l'esprit  humain  de  concevoir  des  opinions  si  exé- 
crables et  si  honteuses,  et  de  s'entendre  accuser 
par  sa  conscience  de  tant  d'horribles  ingratitudes 
contre  son  Créateur  et  son  Père!  Mais  quel  remè- 
de, sinon  de  voir  s'il  ne  vous  est  point  possible 
de  pleurer  assez  pour  espérer  la  miséricorde  et 
la  grâce  ,  et  pour  prévenir  la  justice  des  hommes 
et  celle  de  Dieu?  Voyez-le,  et  commencez  dès  au- 
jourd'hui, sans  différer  davantage:  allez  vous  pu- 
nir vous-même  dans  des  déserts,  où  Dieu  se 
trouvera  pour  contempler  vos  pénitences  et  vos 
larmes,  et  où  les  hommes  ne  pourront  pas  vous 


ENTRETIEN    II.  r'J 

trouver  ;  mais  ne  différez  point  plus  longtemps, 
et  faites  en  sorte  qu'au  plus  tôt,  il  n'y  ait  plus  que 
Dieu  seul  qui  vous  connaisse  et  qui  sache  où  vous 
serez. 

Croyez-moi,  Messieurs,  ajouta-t-il,  s'adressant 
à  la  compagnie,  c'est  une  chose  bien  importante  de 
marcher  avec  crainte  dans  les  voies  de  Dieu  ,  car 
c'est  nous  mettre  sur  la  pente  d'un  affreux  abîme 
de  folies ,  de  brutalités  et  de  malheurs  que  de 
faire  le  premier  pas  hors  de  la  grâce,  et  de  com- 
mencera mépriser  les  lois  de  l'obéissance  et  de  la 
piété  chrétienne.  Monsieur  que  voilà  fut  autrefois 
ce  que  vous  êtes  maintenant,  par  la  bonté  de  Dieu, 
sage  et  vertueux  ;  c'est  par  des  péchés  ordinaires 
et  assez  communs  qu'il  a  commencé  à  devenir  ce 
qu'un  démon  ne  voudrait  pas  être! 

Quoique  Tiburcetâchàt,  durant  ce  discours, d'é- 
couter comme  si  Eugène  eût  parlé  d'une  autre 
personne  ,  il  ne  put  pas  empêcher  son  visage  de 
rougir  :  on  vit  manifestement  qu'il  cherchait,  non 
pas  à  répondre  ,  mais  à  se  cacher.  Son  silence  af- 
fligeait ces  jeunes  hommes;  les  dames  contem- 
plaient avec  joie,  et  tiraient  ce  qu'elles  pouvaient 
de  plaisir  de  ce  spectacle.  Elles  voulurent  parler, 
mais  Léonce,  fâché  de  voir  ces  abeilles  qui  retour- 
naient sur  le  front  de  ce  misérable,  les  écarta  en 
prenant  la  parole,  et  en  proposant  je  ne  sais  quoi 
touchant  l'unité  de  la  religion  :  ce  qui  donna  sujet 
à  Eugène  d'ajouter  un  mot  ou  deux  ,  afin  de  con- 
clure régulièrement  cet  entretien. 

Il  est  vrai ,  dit-il  ,  pour  revenir  à  ce  qui  se  di- 
sait auparavant,  que  la  nature  doit  poser  dans 
notre  àme  les  fondements  de  l'unique  religion  : 
mais  n'est-ce  pas  à  Dieu  d'achever  l'ouvrage  ,  et 
d'envoyer  du  ciel  un  législateur  et  un  maître  qui 
ajoute  à  la  doctrine  et  aux  lois  de  cette  religion 
naturellement  infuse ,    des  connaissances  et    des 


yS  ENTRETIEN    II. 

lois  surnaturelles  qui  lui  confèrent  toute  la  sain- 
teté qu'elle  doit  avoir? 

C'est-à-dire,  repartit  Léonce  ,  que  l'occasion 
vous  invite  à  entreprendre  un  discours  qui  montre 
à  nos  yeux  ,  pour  ainsi  parler,  ce  que  nous  savons 
déjà  par  la  foi  et  ce  que  nous  croirons  jusqu'à 
la  mort  ,  mais  qu'il  nous  serait  avantageux  d'ap- 
prendre encore,  par  vos  paroles,  que  l'Évangile 
seul  est  véritable,  et  qu'il  n'y  a  de  vérité  et  de  sa- 
lut qu'en  la  religion  de  Jésus-Christ. 

Que  me  demandez-vous  là,  répond  Eugène? 
Est-ce  l'entretien  d'une  conversation  ,  et  l'entre- 
prise d'une  homme  faible  et  mortel? 

Il  y  a  dix-huit  cents  ans  que  toutes  les  plumes  , 
toutes  les  langues  et  tous  les  esprits  des  grands 
hommes  éclairés  de  Dieu  s'emploient  à  cela  :  pré- 
tendez-vous que  j'ajoute  quelque  chose  à  ce  qu'ils 
ont  dit  ?  Et  quand  je  pourrais  le  faire ,  serait-il  à 
propos  que  je  le  fisse  devant  des  personnes  de 
piété  qui  croient  ce  qu'elles  doivent  croire,  et  qui 
savent  tout  ce  que  je  pourraisleur  dire?  Qu'il  vous 
suffise,  s'il  vous  plaît,  d'avoir  vu  que  cette  inven- 
tion d'être  de  plusieurs  religions  et  de  dire  :  Ne 
disputons  pas ,  mais  soyons  des  deux  partis ,  est 
une  invention  de  gens  désespérés,  et  résolus  à  se 
perdre. 

Léonce  ne  laissa  pas  de  le  presser  :  je  veux 
croire  que  ce  fut  alors  avec  une  louable  intention. 
Auguste,  qui  se  plaisait  extrêmement  à  ces  discours 
de  théologie  familière,  joignit  ses  prières  pour 
obtenir  cette  grâce  ,  et  pour  s'assurer  sur  sa  pa- 
role qu'il  retournerait  un  autre  jour  pour  satis- 
faire à  leurs  saints  désirs.  Monsieur,  lui  dit-il  , 
nous  ne  vous  demandons  pas  que  vous  disiez  tout, 
mais  seulement  ce  qui  se  peut  dire  par  forme  d'en- 
tretien dans  une  compagnie  de  gens  du  monde  ;  et 
si  vous  voulez  permettre  que  je  vous  marque  moi- 


ENTRETIF.?}     If.  '^g 

même  quelques  bornes  et  quelque  sujet  particu- 
lier et  déterminé  ,  je  vous  prierai  ,  puisqu'une  des 
maximes  de  la  philosophie  de  la  cour  est  qu'il  ne 
faut  rien  croire  ni  rien  faire  que  ce  qui  est  con- 
forme à  la  raison  et  à  la  sagesse  ,  de  nous  faire 
voir  que  les  mystères  du  christianisme  s'accordent 
avec  les  maximes  de  l'une  et  de  l'autre,  et  qu'il 
n'y  a  point  de  doctrine  qui  plaise,  ou  qui  puisse 
plaire,  ou  qui  ait  jamais  plu  davantage  à  l'esprit 
de  l'homme,  que  celle  qui  est  enseignée  par  l'E- 


vangile. 


Je  ne  sais  ce  qu'Eugène  leur  promit  ,  je  sais  seu- 
lement qu'il  fut  obligé  de  se  retirer  le  lendemain  ; 
qu'il  ne  manqua  pas  de  trouver  d'autres  occasions 
de  faire  voir  la  vérité  de  la  proposition  d'Auguste  , 
comme  il  va  paraître  dans  la  conférence  qui  suit. 
La  coutume  de  ce  temps-là  ,  non-seulement  dans 
les  grandes  maisons  de  la  ville  et  de  la  campagne , 
mais  aussi  dans  la  cour  et  jusque  dans  le  cabi- 
net, durant  les  conversations,  était  de  parler  de 
controverses,  et  de  disputer  contre  les  hérétiques 
ou  contre  les  libertins,  et  contre  les  sectateurs 
des  nouvelles  philosophies  ,  sur  les  articles  de  la 
foi.  Chacun  se  faisait  honneur  d'en  pouvoir  dire 
quelque  mot,  et  de  témoigner  qu'il  lisait  les  livres 
et  entendait  la  Sainte  Ecriture.  La  conférence 
dont  je  vais  raconter  l'histoire  fut  tenue  au  Lou- 
vre en  présence  du  roi,  dans  la  chambre  de  Sa 
]\Iajesté ,  qui,  ayant  ouï  parler  de  l'opinion  de  ces 
j)acifiques  philosophes  qui  appelaient  toutes  les 
religions  vraies  religions,  se  divertissait  avec  une 
compagnie  composée  des  premières  personnes  de 
la  cour  ,  à  leur  dire  ses  senliments  là-dessus  et  à 
écouter  les  leurs. 


8o  ENTRETIEN    III. 

«)COC«)C'CC€)€)®€)€CCCCe)C€€€€CCC€CCC€Ci) 

ENTRETIEN    III. 

DU    MYSTÈRE    DE    LA    TRINITE. 

Tandis  qu'Us  s'entretenaient,  un  seigneur  entra 
pour  dire  un  mot  à  Sa  Majesté.  L'ayant  dit ,  il 
voulut  se  retirer.  Le  roi,  qui,  à  la  même  heure,  vit 
entrer  Eugène  ,  et  qui  cherchait  depuis  quelques 
jours  l'occasion  de  faire  naître  entre  eux  deux  un 
sujet  de  conférence,  l'obligea  de  demeurer. 

Ce  seigneur,nomméLéonore, avait  été  calviniste; 
il  s'était  rendu  catholique  depuis  peu  d'années, 
mais  peut-être  sans  avoir  encore  été  véritable- 
ment ni  l'un  ni  l'autre.  La  pensée  de  quelques- 
uns  qui  le  connurent  familièrement  fut  que  sa  re- 
ligion consistait  à  examiner  les  religions,et  à  différer 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  dans  l'autre  monde  pour  choisir 
celle  qu'il  jugerait  la  meilleure.  C'était,  ce  semble 
pour  mieux  délibérer  qu'il  avait  de  fréquentes  con- 
férences avec  les  théologiens ,  et  qu'il  prenait  plai- 
sir ,  lorsqu'il  en  trouvait  de  plus  timides  et  de 
plus  faibles  que  lui,  à  les  interroger  sur  ses  dou- 
tes ,  et  à  donner  aux  compagnies  le  divertissement 
de  les  voir  embarrassés  dans  les  difficultés  qu'il 
leur  proposait. 

Les  hérétiques  le  craignaient  :  il  entendait  as- 
sez bien  la  méthode  de  disputer  avec  eux,  et  sa- 
vait quelque  chose  de  la  théologie  des  Saints  Pè- 
res. La  curiositéqui  dominait  ensonâme  l'attachait 
aux  livres,  et  quoiqu'il  eût  peu  de  santé,  l'obli- 
geait,par  un  très-mauvais  dessein, de  consacrer  la 
meilleure  partie  de  son  temps  à  considérer  dans 
les  historiens  quelle  avait  été  la  conduite  de 
l'Eglise  durant  les  divers  mouvements  du  monde, 


ENTRETIEN    Hf.  8l 

et  comment,  en  chaque  siècle,  elle  avait  parlé  des 
principaux  articles  de  la  foi  prêchée  et  enseignée 
par  les  apôtres. 

La  première  parole  que  lui  dit  Sa  Majesté,  en 
lui  déclarant  la  raison  qu'elle  avait  eue  de  vouloir 
qu'il  demeurât,  le  surprit  un  peu.  Il  semble,  lui 
dit-elle,  que  vous  ne  venez  que  pour  me  répon- 
dre. Nous  en  étions  sur  les  controverses,  et  com- 
me on  parlait  des  marques  de  la  vraie  Eglise,  le 
discours  étant  tombé  sur  la  religion,  à  l'heure  que 
vous  êtes  entré  ,  je  demandais  quelles  sont  les 
marques  essentielles  qui  distinguent  la  religion 
chrétienne  et  catholique  d'avec  les  autres,  et  qui 
nous  font  connaître  certainement  qu'il  n'y  a 
de  véritable  religion  qu'elle  seule.  Puisque  le  ciel 
a  voulu  que  vous  vous  soyez  présenté  si  à  propos, 
il  veut  que  je  vous  adresse  la  question .  La  question 
est  ample ,  mais  il  n'est  pas  nécessaire  que  vous 
disiez  tout  :  je  vous  demande  seulement  ce  que 
vous  savez  en  cela  de  plus  remarquable,  et  que 
vous  ne  serez  pas  fâché  de  m'avoir  dit  devant  une 
compagnie  qui  écoute  volontiers  ceux  qui  parlent 
Lien  et  qui  sait  priser  ce  qu'ils  disent. 

Léonore,  étonné  ,  n'eut  point  d'abord  d'autre 
réponse  que  celle  qui  devait  venir  à  la  pensée  d'un 
courtisan  modeste  et  respectueux,  et  d'un  homme 
de  sa  profession,  en  la  présence  de  quelques  évé- 
ques  qui  se  trouvèrent  là.  Il  s'excusa,  en  les  re- 
gardant et  en  les  appelant  ses  nnutres.  iMais  com- 
me après  les  excuses  et  les  cérémonies,  il  reçut 
un  nouvel  ordre,  et  qu'il  fallut  obéir  à  ce  monarque 
plus  éclairé  que  lui ,  il  le  fit  avec  d'autant  moins 
de  crainte  qu'il  crut  qu'il  le  ferait  assez  bien  et 
avec  assez  de  grâce  pour  ne  point  déplaire  à  Sa 
Majesté. 

Ce  que  j'ai  remarqué  ,  dit-il ,  dans  les  endroits 
où  les  llicologiens  et  les  Saints  Pères  répondent  à 


8l  ESTRETIEN    III. 

cette  ancienne  question  ,  est  qu'entre  les  marques 
et  les  preuves  qui  ne  nous  permettent  pas  de  dou- 
ter que  la  religion  de  Jésus-Christ  est  l'unique  et 
la  vraie  religion,  les  principales  et  les  plus  fortes 
sont  : 

Qu'elle  seule  a  été  prophétisée  en  chacun  de  ses 
mystères ,  et  annoncée  ,  deux  et  trois  mille  ans 
avant  sa  naissance,  par  des  prédictions  et  par  des 
figures  aussi  claires  que  ses  histoires  et  ses  évan- 

gii^s  ; 

Qu'elle  seule  a  été  prouvée  démonstrativement 
par  des  miracles  ,  non-seulement  divins,  mais 
aussi  qui  n'ont  pu  être  immédiatement  les  actions 
d'une  autre  puissance  et  d'une  autre  main  que  de 
la  main  du  vrai  Dieu; 

Qu'il  n'y  a  qu'elle  qui  ait  été  confirmée  parles 
suffrages  d'une  infinité  de  martyrs,  et  signée  de 
leur  sang  ,  qui  n'a  pu  couler  avec  l'abondance  et 
de  la  manière  que  nous  savons,  sans  qu'il  y  eût  une 
force  surnaturelle  dans  les  cœurs  de  tant  de  jeunes 
hommes  et  de  tant  de  femmes  faibles  et  craintives, 
qui,  comme  dit  Saint  Cyprien  ,  ont  supporté  les 
tourments  avec  un  courage  que  les  tyrans  ont  ad- 
miré et  que  les  anges  ont  désiré  d'imiter;  "qu'elle 
seule  a  été  établie  par  la  parole,  non  pas  commu- 
niquée avec  le  sang  delà  naissance,  comme  l'idoKà- 
trie,  ni  introduite  par  la  violencedesarmes^  comme 
le  mahométisme  ,  mais  prêchée  et  portée  par  la 
voix  qui  est  l'instrument  de  Dieu  en  la  produc- 
tion de  ses  grands  ouvrages;  elle  seule,  examinée 
et  éprouvée  sévèrement  par  les  disputes  ,  étant 
aussi  la  seule  qui  a  proposé  ses  thèses  et  présenté 
le  combat  à  toutes  les  philosophies  et  à  toutes  les 
écoles  du  monde  ;  elle  seule  approuvée  par  des 
conciles  et  en  des  assemblées  générales,  qui  sont 
le  grand  jour  où  il  est  impossible  que  le  mensonge 
ne  soit  découvert  ^  et  où  les  faussetés  des  Païens 


ENTRETIEN    111.  85 

et  des  Mahométans  auraient  été  connues  par  eux- 
mêmes  ,  si  le  démon  les  eût  laissés  paraître  une 
seule  fois  sur  ces  théâtres  éclairés  de  tant  de  lu- 
mières ;  enfui ,  elle  seule  catholique  ,  prêohée  , 
reçue  et  exercée  en  chaque  pays  où  il  se  trouve 
des  hommes  et  où  l'on  voit  le  soleil. 
Le  gentilhomme  ayant  cessé  de  parler  ,  le  roi 
,  regarda  Eugène  ,  et  lui  fit  un  signe  que  ce  théo- 
logien n'eut  pas  de  peine  à  comprendre. 

Le  mystère  était  que  Léonore ,  quelques  jours 
auparavant,  durant  une  conversation  secrète  avec 
ses  amis  ,  avait  parlé  de  la  personne  d'Eugène 
d'une  façon  très-indigne  et  avec  un  mépris  ex- 
trême ,  lui  attribuant  des  erreurs  et  des  ignoran- 
ces honteuses  ,  avec  quantité  de  je  ne  sais  quelles 
fautes  inventées  par  les  songes  de  son  esprit  mé- 
lancolique et  jaloux. 

Sa  Majesté,  qui  le  sut  bientôt  après,  résolut  de 
s'en  venger  ,  mais  noblement  et  par  des  moyens 
dignes  de  sa  justice  et  de  sa  colère,  où  il  n'y  avait 
rien  que  de  royal.  Elle  fit  appeler  Eugène  ,  et  sans 
lui  rien  dire  des  choses  qu'elle  avait  apprises  ni 
de  celles  qu'elle  méditait  en  son  esprit,  elle  lui 
témoigna  qu'elle  désirait  l'entendre  disputer  avec 
Léonore  sur  quelque  point  de  doctrine  ,  et  de 
voir,  s'il  était  possible,  entre  eux  deux,  un  com- 
bat célèbre  à  la  vue  des  premières  personnes  de  la 
cour.  Il  faut,  lui  dit-il  ,  qu'à  la  première  occasion 
qu'il  s'engagera ,  devant  un  nondjre  de  témoins 
illustres,  à  discourir  de  la  morale  ou  de  la  théolo- 
gie ,  vous  formiez  aussitôt  des  difficultés  sur  son 
discouis  ,  et  que  vous  l'engagiez  à  disputer  et  à 
se  défendre.  Vous  savez  vous  conduire  en  ces  ren- 
contres :  je  n'ai  rien  à  vous  prescrire^  je  vous  de- 
mande seulement  (jue  vous  vous  souveniez  que  je 
vous  ai  prié  de  cela,   et   que  je  suis  obligé  par 


84  £NTRETIEN    III. 

quelques  raisons  de  vous  témoigner  que  je  le  dé- 
sire et  que  je  l'espère. 

Cet  aimable  prince ,  qui  savait  le  prix  des  per- 
sonnes ,  prévoyait  très-sagement  que  ,  durant  la 
dispute  ,  tandis  qu'Eugène  expliquerait  les  véri- 
tés ,  Léonore,  contraint  par  l'impuissance  de  con- 
tredire et  par  la  nécessité  de  se  plaire  à  ce  qu'il 
dirait,  emploierait  plus  de  temps  à  l'écouter  et 
à  l'admirer  qu'à  lui  répondre  ;  que  la  dispute  se 
conclurait  enfin  par  le  silence  du  gentilhomme , 
et  que  ce  silence  public  serait  le  triomphe  qu'il 
méditait  pour  Eugène  ,  et  la  plus  honorable  satis- 
faction qui  pourrait  être  rendue  à  son  mérite  con- 
tre tous  les  mensonges  de  l'orgueil  et  de  la  ja- 
lousie. 

L'occasion  se  présenta  comme  je  viens  de  le  dire. 
Le  roi  fit  heureusement  ce  qu'il  avait  médité. 
Léonore  fit  aussi  très-bien  ce  qu'on  espérait  de  sa 
part.  Nous  allons  voir  qu'Eugène  ne  manqua  pas 
de  la  sienne  à  suivre  aveuglément  les  ordres  qu'il 
avait  reçus  ,  et  à  conduire  le  discours  au  point  où 
aspiraient  les  désirs  et  les  espérances  de  son  in- 
comparable protecteur. 

Ainsi  donc,lesyeuxde  Sa  Majesté  ayant  donné 
le  signal,  Eugène,  obligé  de  leur  obéir,  se  tourna 
vers  Léonore,  et  lui  confessa  que  les  propositions 
des  Saints  Pères  qu'il  avait  rapportées  ,  et  arran- 
gées en  un  si  bel  ordre,  étaient  évidentes, et  qu'il 
n'y  en  avait  aucune  qui  ne  fut  capable  de  convain- 
cre les  libertins  ,  s'il  leur  restait  un  peu  de  raison 
et  de  lumière  naturelle.  Néanmoins,  permettez- 
moi  de  vous  dire  que  vous  avez  oublié  celle  que 
les  savants  Pères  de  l'Eglise  ont  jugée  la  plus  im- 
portante et  Ja  principale;  au  moins,  c'est  à  leur 
exemple  que  les  Saints  et  les  théologiens  d'au- 
jourd'hui ont  coutume  de  dire  que  ,  s'ils  venaient 
à  douter,  le  motif,  à  leur  avis  ,  qui  les  toucherait 


ENTRETIEN    III.  85 

le  plus  et  qui  les  attacherait  inséparablement  ù 
Jésus-Christ,  ce  seraient  Texcellence  et  la  beauté  de 
la  doctrine  chrétienne  ,  dont  il  n'y  a  point  d'ar- 
ticle qui  ne  porte  visiblement  les  marques  que  c'est 
un  Dieu  qui  en  est  l'auteur  :  de  sorte  que  si  le  des- 
sein de  Sa  Majesté  est  de  nous  entendre  parler  sur 
quelque  sujet  éminent  et  digne  de  sa  présence  et 
de  son  attention,  il  me  semble  que  celui-ci,  que  je 
propose,  est  le  meilleur  choix  que  nous  puissions 
faire. 

Je  m'étonne  de  votre  sentiment,  dit  Léonore  , 
car  que  pouvons-nous  avancer  de  la  doctrine  de 
notre  religion  ,  sinon,  comme  parle  Saint  Augus- 
tin ,  que  c'est  une  mer  obscure  et  profonde  qui 
contient  à  la  vérité  de  grandes  choses  ,  mais  qui 
les  couvre ,  et  qui  ne  laisse  paraître  au  dehors 
que  des  paraboles  mystérieuses  et  des  énigmes 
incompréhensibles.  Par  exemple,  ce  qu'elle  nous 
enseigne  de  la  Trinité,  quelle  nuit  et  quel  abîme  ! 
quoi  de  plus  ténébreux  et  de  plus  inconcevable, 
et  quelle  satisfaction  y  avons-nous ,  que  de  pro- 
noncer des  paroles  que  nous  n'entendons  pas  ,  et 
de  souffrir  une  captivité  perpétuelle  et  une  sou- 
mission violente  de  notre  jugement  sous  l'autorité 
de  l'Eglise  et  de  l'Evangile  ? 

Dire  de  la  Trinité:  Quoi  de  plus  ténébreux?  ré- 
pondit Eugène  ,  c'est  dire  justement  ce  que  disent 
les  aveugles  lorsqu'ils  s'efforcent  de  regarder  le 
soleil.  Parlons ,  Monsieur,  comme  les  anges,  et 
disons:  Quoi  de  plus  lumineux  ,  de  plus  éclatant, 
de  plus  divin  et  de  plus  sublime  ?  Quelle  doc- 
trine a  jamais  porté  plus  haut  les  pensées  de  l'iiom- 
me  ,  et  lui  a  fait  voir  dans  sa  raison  de  plus  ho- 
norables conformités  avec  la  sagesse  infinie  de 
Dieu  et  avec  les  règles  de  sa  justice  et  de  sa  pro- 
TÎdence  ? 

Il  n'est  pas  question,  reprit  Léonore,  de  savoir 


86  ENTRETIEPr  iir. 

silaTrinitéestunsujetéminent,mais  si  à  Tendroit 
où  nous  sommes,  elle  doit  être  le  sujet  d'une  con- 
férence ou  d'une  conversation  familière.  Comme 
cette  théologie  passe  infiniment  la  portée  de  no- 
tre vue,  nous  serions  inexcusables,  vouset  moi,  si 
nous  osions  ennuyer  la  plus  auguste  compagnie 
qui  puisse  être  dans  l'Europe  ,  en  lui  tenant  un 
discours  où  ceux  qui  parlent  s'ennuient  eux- 
mêmes  et  n'entendent  pas  ce  qu'ils  disent.  Car 
enfin  ,  qu'est-ce  que  la  Trinité,  sinon  ,  comme 
elle  est  appelée  par  les  Pères,  un  abîme  de  nuit 
et  d'horrenr,  d'où  les  Saints  n'osent  approcher, 
et  qu'ils  ne  regardent  que  pour  trembler  et  se 
taire? 

Vous  dites  bien,  repartit  Eugène  :  mais  pour 
mieux  dire,  dites  tout,  et  ajoutez  ,  comme  a  fait 
le  Saint-Esprit ,  les  deux  paroles  du  psaume  cent 
trente-huitième  :  Nox  illumînatio  mea  ,  que  c'est 
cette  nuit  miraculeuse  qui  nous  éclaire  ,  et  qui 
nous  enseigne  les  vérités  les  plus  dignes  d'être 
sues  ,  et  les  plus  propres  pour  être  dites  en  l'as- 
semblée des  princes,  et  pour  les  élever  à  Dieu  par 
des  admirations  plus  douces  que  tous  les  plaisirs 
du  monde  :  llluminatio  mea  in  deliciis  meis. 

Comment  cela,  répond  Léonore  ?  Saint  Paul, 
ravi  jusques  au  ciel  par  son  extase,  n'a  pu  rien 
voir  dans  ce  même  abîme  que  des  profondeurs 
et  des  sublimités  impénétrables  aux  théologiens 
et  aux  anges,  ni  rien  dire,  sinon  ,  o  altitudo,  etc. 
Et  vous...  Et  moi ,  reprit  Eugène,  je  dis  aux  an- 
ges et  aux  princes  qui  m'écoutent,  non  pas  qu'ils 
comprendront  les  hauteurs  de  la  science  et  de  la 
sainteté  de  Dieu  ,  mais  ce  qui  est  la  plus  haute 
élévation  où  les  âmes  nobles  puissent  aspirer , 
qu'ils  y  apprendront  que  Dieu  est  infiniment  au- 
dessus  d'eux,  et  que  les  ténèbres  qui  leur  rendent 


ENTRETIEN      III.  87 

ce  mystère  obscur,   ne  sont  pas  dans  Dieu,  mais 
dans  eux-mêmes. 

En  un  mot  et  clairement ,  la  proposition  que 
j'avance  n'est  autre  chose,  sinon  qu'il  nous  arrive, 
quand  nous  pensons  à  la  Trinité,  ce  que  nous 
éprouvons  ici-bas  à  l'égard  du  soleil  lorsque  nous 
arrêtons  les  yeux  sur  lui  et  que  nous  entrepre- 
nons de  le  contempler  attentivement.  Quoique  le 
soleil  nous  éblouisse  et  qu'il  se  cache  à  notre  vue 
parmi  ses  lumières,  nous  ne  laissons  pas  de  voir  en- 
core et  d'apprendre  par  notre  propre  aveuglement 
que  cet  astre  invisible  est  la  plus  belle  et  la  plus 
admirable  des  créatures.  Ainsi  touchant  le  grand 
mystère  de  notre  foi,  je  dis  que,  durant  nos  entre- 
tiens familiers  ou  nos  méditations  intérieures , 
lorsque  nous  élevons  nos  pensées  jusques  aux  trois 
personnes,  et  que  nous  aspirons  humblement  à 
pénétrer  les  secrets  de  leurs  émanations  glorieuses, 
la  splendeur  de  leur  gloire,  qui  nous  contraint  de 
baisser  la  vue  ,  passe  au  travers  de  nos  yeux  fer- 
més, et  qu'elle  entre  dans  notre  àme  avec  un 
jour  qui  nous  découvre  les  vérités  que  j'ai  dit  les 
plus  dignes  d'être  sues  des  anges  et  des  rois.  Tout 
éblouis  que  nous  sommes  et  tout  aveugles  sous 
les  rayons  de  ce  soleil  éternel,  nous  voyons  mieux 
que  jamais  que  Dieu  seul  est  grand  ,  Dieu  seul  ai- 
mable et  adorable,  et  que  les  grandeurs  de  la 
terre  et  toutes  nos  divinités  mortelles  ne  sont 
que  (les  omhres,  parce  qu'elles  n'ont  en  leur  es- 
sence qu'une  personne,  et  qu'elles  ne  peuvent  pas 
produire  elles-mêmes,  ni  dans  elles,  leur  félicité 
vivante.  Notre  Dieu  le  peut,  et  c'est  pour  cela 
qu'il  est  le  vrai  Dieu  ,  et  que  la  religion  de  Jésus- 
Christ  est  la  vraie  religion  ,  parce  qu'elle  est  la 
seule  qui  nous  enseigne  que  le  Dieu  que  nous  ado- 
rons est  un  Dieu  qui  contient  en  sa  nature  une 
Divinité  infiniment  une  et  simple,  et  trois  person- 


88  ENTRETIEN   III. 

nés  infiniment  distincte.  Voilà,  Messieurs,  le 
grand  el  le  premier  argument  de  notre  foi ,  qui  ne 
se  trouve  point  dans  la  foi  de  toutes  les  autres  re- 
ligions du  monde. 

Léonore,  voyant  qu'Eugène  s'attachait  à  ce  su- 
jet,  et  que,  sans  qu'il  y  eut  pris  garde,  il  avait 
déjà  établi  sa  proposition  sur  une  si  forte  preuve, 
résolut  de  s'y  arrêter  lui-même ,  et  d'empêcher 
que  ce  théologien  ne  s'y  fortifiât  pas  davantage. 
Parlons,  s'il  vous  plaît,  distinctement,  lui  dit-il  : 
puisque  vous  voulez  que  cette  doctrine  soit  le  su- 
jet de  notre  discours,  je  le  veux  ;  mais  venons  au 
point.  J'ai  une  peine  que  des  savants  ont  eue  avant 
moi  dans  les  siècles  précédents,  et  dont  plusieurs 
personnes  très-sages  prennent  la  liberté  de  se  plain- 
dre encore  aujourd'hui.  Avant  le  temps  de  l'Evan- 
gile, les  hommes  connaissaient  Dieu,  et  savaient 
certainement  tout  ce  qu'il  faut  savoir  pour  l'aimer 
et  pour  l'adorer  :  qu'était-il  besoin  de  nous  an- 
noncer cette  nouvelle  doctrine  ,  qui  sefnble  ne 
servir  qu'à  étonner  et  à  embarrasser  nos  esprits, 
et  à  les  remplir  de  doutes  et  d'incertitudes  ,  et  de 
toutes  ces  cruelles  et  scrupuleuses  anxiétés  que 
souffrent  les  âmes  saintes  durant  les  exercices  de 
la  dévotion  chrétienne? 

Je  crois,  réplique  Eugène  ,  que  ce  que  je  vais 
vous  répondre  vous  étonnera  davantage  que  cette 
doctrine  que  vous  appelez  étonnante  et  inutile. 
Ma  réponse  est  que  la  révélation  du  mystère  dont 
nous  parlons  était  nécessaire,  non-seulement  pour 
établir  la  foi  de  l'Incarnation  du  Verbe  ,  et  pour 
affermir  les  fondements  de  son  Eglise,  mais  aussi 
pour  empêcher  que  le  genre  humain  ne  retombât 
quelque  jour  dans  l'idolâtrie  ou  dans  l'athéisme, 
et  qu'il  n'y  eût  plus  de  religion  parmi  nous. 

Entendez-vous,  Léonore,  vous  qui  dites  que 
l'Évangile  de  la  Trinité  nous  embarrasse  et  nous 


ENTRETIEN    IIÏ.  Sq 

aveugle? Si  vous  voulez  ouvrir  les  yeux,  vous  ver- 
rez que  c'est  cet  Évangile  qui  a  éclairé  et  débar- 
rassé l'esprit  des  hommes  ,  et  qui  a  ouvert  tous  les 
labyrinthes  oùse  trouvaient  les  anciens  maîtres  des 
sciences,  lorsqu'ils  voulaient  montrer  qu'il  y  avait 
un  principe  éternel  et  incréé  des  choses  visibles, 
et  qu'ils  ne  pouvaient  se  satisfaire  eux-mêmes  sur 
quantité  d'objections  que  leurs  disciples  et  que  leur 
propre  conscience  leur  proposaient  là-dessus.  Je 
dis  qu'ils  le  pourraient  maintenant  ,  parce  qu'ils 
sauraient  ce  que  nous  savons  du  mystère  de  la 
Trinité. 

Léonore  interrompit  Eugène  ,  et  lui  demanda 
s'il  était  possible  qu'il  crût  ou  qu'il  conçût  ce 
qu'il  disait.  Je  fais  davantage  ,  reprit  Eugène  : 
j'ose  assurer  que  vous  le  croirez  aujourd'hui,  et 
que  vous  le  concevrez  vous-même  fort  aisément; 
et  comme  vous  êtes  un  homme  docte,  jugez,  s'il 
vous  plaît,  si  je  n'ai  pas  sujet  de  l'espérer. 

Vous  savez,  Monsieur,  que  les  philosophes 
païens  qui  connurent  si  évidemment  que  Dieu 
était,  et  qui  parlèrent  si  éloquemment  de  ses  at- 
tributs divins  ,  ne  laissèrent  pas  de  souffrir  trois 
ou  quatre  difficultés  inexplicables  à  leur  philoso- 
phie,  et  qui  ont  été  jusqu'à  la  fin  le  tourment  de 
leur  esprit  curieux.  Ils  se  voyaient  obligés  de  con- 
fesser que  Dieu  était  éternel  et  unique  ;  et  con- 
cluant de  là  que,  durant  son  éternité,  il  avait  été 
sans  ouvrage,  sans  compagnie,  sans  entretien 
et  sans  amour  ,  ils  ne  voyaient  pas  le  moyen  de 
désavouer  qu'il  avait  été  éternellement  oisif,  éter- 
nellement solitaire  et  ennuyé,  éternellement  mal- 
heureux sous  l'accablement  de  ses  biens  retenus 
dans  son  essence  par  le  défaut  d'un  objet  qui  fût 
propre  à  les  recevoir. 

Platon  se  gêna  beaucoup  sur  ce  doute,  et  d'au- 
tant plus  qu'il  s'aperçut  qu'il  ne  fallait  pas  dire  que 


go  ENTRETIEN    III. 

Dieu  s'entretenait  et  s'aimait  lui-même  personnel- 
lement. Cet  incomparable  philosophe  savait  trop 
bien  que  l'amour  réfléchi  sur  sa  personne  est  un 
amour  impur,  criminel  et  misérable  et  que  ,  pour 
être  divin  et  heureux,  et  pour  produire  l'union  et 
lajoieparfaite^il  doit  être  nécessairement  droit,  et 
regarder  une  personne  différente  de  la  sienne.  Ce 
philosophe  donc,  voyant  que  Dieu  avait  été  seul 
dans  son  éternité  et  dans  son  immensité,  ne  sa- 
vait que  dire  ni  comment  satisfaire  à  son  esprit 
qui  l'interrogeait  sans  cesse  là-dessus.  Aristote,  et 
d'autres  plus  anciens  que  lui ,  pour  se  donner 
moins  de  peine  et  pour  résoudre  en  un  mot  les 
difficultés,  crurent  qu'il  fallait  soutenir  que  Dieu 
n'avait  jamais  été  sans  le  monde  ,  que  le  monde 
était  éternel ,  et  que,  durant  l'éternité,  il  avait  été 
l'affaire  et  le  divertissement  de  Dieu.  Les  disciples 
de  Démocrite  inventèrent  d'étranges  fables,  et 
enseignèrent  que  Dieu  avant  la  création  se  di- 
vertissait en  jouant  et  en  courant  après  les  atomes, 
pour  les  assembler  et  les  joindre  ,  et  par  leur  as- 
semblage ,  composer  l'univers  qu'il  méditait;  les 
disciples  d'Heraclite,  que  Dieu,  pour  lors,  s'occu- 
pait en  traçant  les  esquisses  de  divers  mondes,  et 
en  jugeant  quel  serait  le  meilleur  et  le  plus  digne 
de  sortir  du  néant  et  d'être  produit  ;  les  talmu- 
distes,  plus  hardis  qu'eux  et  plus  insensés,  di- 
rent que  Dieu  s'occupait  en  produisant  effective- 
ment plusieurs  mondes  ,  qu'il  détruisait  aussi- 
tôt, parce  qu'ils  ne  lui  plaisaient  pas,  et  puis,  qu'il 
les  rebâtissait  pour  les  démolir  encore  une  fois,  et 
ainsi,  qu'il  recommençait  sans  cesse  ,  jusqu'à  tant 
qu'il  en  eût  fait  un  où  il  ne  trouvât  rien  à  repren- 
dre ni  à  corriger,  et  qu'il  eût  enfin  appris  son  mé- 
tier de  Créateur ,  dont  l'apprentissage  lui  coûta 
beaucoup  de  peines  et  de  créations  inutiles ,  et 


EXTtiETrEN  iir.  91 

l'occupa  durant  tous  les  siècles  cJe  sa  vie,  qui 
n'eurent  point  de  commencement. 

Entre  les  songes  de  ces  hommes  savants  ,  ua 
des  plus  fameux  fut  la  pensée  d'un  disciple  de 
Pythagore,  qui  s'avisa  de  dire  que  ,  durant  cette 
e'iernité  où  Dieu  n'était  point  ,  il  y  avait  une  mul- 
titude infinie  d'amours;  que  ces  amours,  entraînés 
par  le  poids  ou  par  l'inclination  qui  les  condui- 
sait, se  cherchèreFit  longtemps  les  uns  les  autres  ; 
qu'après  de  longues  courses  et  divers  égarements 
dans  des  espaces  immenses ,  ils  se  rencontrèrent 
enfin,  et  que,  pour  lors,  arrangés  selon  la  propor- 
tion mutuelle  de  leurs  substances  sympathiques, 
ils  se  joignirent  et  s'attachèrent  ensemble  si  for- 
tement qu'ils  devinrent  une  unité  simple  et  in- 
dissoluble ;  que  ce  grand  Amour  formé  de  la  mul- 
titude de  ces  amours  éternels,  fut  ce  que  nous  ap- 
pelons Dieu;  que  les  philosophes  l'appelèrent  «tt^'a- 
Atl/y  rav  Ifôra»  ^  t assemblage  des  amows ,  et  qu'ils 
ajoutèrent  que  dès  qu'il  fut  formé  ,  il  assembla 
les  petits  atomes  dispersés,  et  je  ne  sais  quels  pe- 
tits riens  ou  quels  petits  ouvrages  de  ces  amours 
ignorants  et  faibles,  et  qu'il  en  fit  ce  grand  atome, 
ou  ce  grand  néant  que  nous  appelons  le  monde. 

D'autres,  dont  Grégoire  Palamas  fut  le  secta- 
teur, quoiqu'il  passe  pour  avoir  été  le  premier  au- 
teur de  sa  doctrine,  enseignèrent  que  Dieu  avait 
employé  l'éternité  à  répandre  hors  de  son  sein  une 
lumière  qui  remplissait  les  espaces  vides.  Protago- 
ras  jugea  que  le  plus  court  et  le  plus  sûr  était  de  dire 
({u'il  n'y  avait  point  de  Dieu,  et  que  son  oisiveté 
aurait  été  un  malheur  éternel  et  infini.  Plusieurs 
platoniciens,  après  de  longues  spéculations  ,  aper- 
çurent de  loin  quelque  jour,  et  commencèrent  à 
dire  confusément  quelque  chose. 

Nous  autres,  nous  répondons  distinctement, 
et  par  la  counaissance  (pie  nous  avons  d'un  Dieu 


9^  ENTRETIEN    III. 

trine  et  un  ,  nous  savons  l'histoire  entière  et  ve'rî- 
table  de  l'éternité  ;  nous  pouvons  dire  comment 
les  choses  s'y  passèrent,  et  détromper  ces  philo- 
sophes ,  en  leur  apprenant  une  nouvelle  qui  leur 
découvre  le  sens  des  énigmes,  et  qui  est,  de  toutes 
les  nouvelles  qu'on  a  jamais  annoncées  sur  la  ter- 
re ,  la  plus  glorieuse ,  la  plus  surprenante  et  la 
plus  vraie. 

Dieu  ,  leur  disons-nous  ,  n'était  point  oisif:  il 
avait  une  affaire  qui  l'occupait  davantage  que 
n'eût  fait  la  production  de  mille  mondes,  puis- 
qu'il produisait  son  Verbe,  et  que,  dans  ce  Verbe 
éternel,  il  formait  les  créatures  possibles  et  les 
mondes  infinis  dont  il  était  l'original,  et  qu'il 
contenait  éminemment  en  son  essence  incréée. 

Dieu  n'était  point  solitaire  et  ennuyé  ,  puisqu'il 
vivait  avec  son  Verbe,  et  que  ce  Verbe,  qui  valait 
plus  qu'une  infinité  d'anges  et  de  séraphins,  et 
qui  ramassait  en  sa  personne  les  sciences  et  les 
beautés  qu'ils  auraient  eues  séparément,  lui  parlait 
selon  ses  désirs  ,  et  l'entretenait  de  vérités  tou- 
jours nouvelles  et  toujours  nouvellement  dites , 
quoique  toujours  anciennes  et  exprimées  éternel- 
lement par  un  seul  mot. 

Dieu  n'était  point  sans  amour,  puisqu'il  aimait 
son  Verbe ,  et  son  amour  était  droit  et  heureux  : 
je  dis  droit ,  parce  qu'il  aspirait  et  s'arrêtait  à  une 
personne  sainte  et  différente  de  la  sienne  ;  je  dis 
heureux,  parce  qu'il  était  unique,  et  que  cet 
amour  du  Père  envers  le  Fils  était  le  même  que 
celui  du  Fils  envers  le  Père.  Ils  s'entr'aimaient 
par  un  seul  amour,  et  cette  unité  rendait  leur 
union  infiniment  délicieuse  ,  et  était  la  consom- 
mation de  leur  bonheur. 

Lorsque  deux  cœurs  s'entr'aiment  ici-bas ,  ils 
ne  peuvent  point, avec  tous  les  efforts  de  leur  pas- 
sion ,  parvenir  à  la  félicité  où  ils  aspirent  :  être 


ENTRETIEN    III.  98 

parfaitement  unis.  Durant  leurs  plus  grandes  ar- 
deurs et  leurs  plus  étroites  liaisons,  il  y  a  toujours 
entre  elles  nombre  et  différence  ,  il  y  a  toujours 
deux  amours.  Comme  la  personne  de  l'amant  et 
celle  de  l'aimé  sont  deux  personnes,  de  même  l'a- 
mour de  l'un  et  l'amour  de  l'autre  sont  nécessai- 
rement deux  amours;  et  parce  qu'il  y  a  nombre  et 
différence,  il  faut  de  nécessité  qu'il  y  ait  de  l'im- 
perfection ,  de  la  faiblesse  ,  de  l'impureté  ,  de 
l'inquiétude,  et  d'autres  peines  mêlées  parmi  les 
douceurs  de  leurs  joies  et  de  leurs  amitiés. 

Dans  Dieu,  l'amour  émané  du  Père  est  l'amour 
émané  du  Fils  ,  amour  unique,  consubstantiel  et 
intime  à  ces  deux  amants  adorables.  Il  est  vrai 
que  ce  ne^leur  serait  pas  beaucoup  pour  être  heu- 
reux que  de  posséder  tous  les  biens  du  ciel,  s'ils 
ne  s'entr'aimaient  point  et  s'ils  n'étaient  pas  deux 
personnes  ;  mais  ce  leur  serait  aussi  très-peu  de 
choses  de  s'entr'aimer  infiniment,  si  leur  amour 
était  plus  d'un. 

Leur  bonheur  suprême  et  vraiment  divin  est 
qu'ils  renferment  dans  leur  nature  l'unité  ,  la  dis- 
tinction et  l'union.  Ils  sont  un  parleur  substance 
infiniment  une;  ils  sont  deux  par  leurs  personnes 
infiniment  distinctes;  ils  sont  unis  par  leur  amour 
infiniment  uîiiqne  et  intime  à  l'un  et  à  l'autre, 
comme  j'ai  dit.  C'est  celte  unité  qui  les  unit  ,  et 
qui, durant  leur  possession  mutuelle, leur  faitéprou- 
ver  des  joies  que  les  séraphins  contemplent,  admi-  \ 
rent  et  adorent  par  un  silence  éternel.  ^ 

Vous  jugez  bien  ,  quand  nous  parlons  de  la 
Trinité,  que  les  paroles  et  les  pensées  nous  man- 
quent ici,  puisque  c'est  assez,  et  beaucoup  même 
pour  une  faible  créature  d'en  dire  un  mot.  Celui 
où  il  me  semble  que  je  puis  ramasser  le  plus  de 
choses,  est  que  Dieu  le  Père  contemplait  et  pos- 
sédait en  son  Fils  son  vrai  portrait ,  tracé  d'une 


g4  ENTRETIEN    III. 

manière  incompréhensible  et  inimitable.  Ce  n'é- 
taient point  ses  rayons  qui  se  transpiraient  et  qui 
formaient  sa  ressemblance  sur  un  miroir  extérieur; 
ce  n'était  point  son  caractère  ou  son  visage  qui 
s'imprimait  lui-même  sur  une  cire,  et  qui,  par  une 
application  immédiate,  y  marquait  ses  linéaments 
et  sa  figure  ;  ce  n'étaient  point  des  grâces  et  des 
participations  de  sa  substance  spirituelle  qui  se 
répandaient  au  dehors,  et  qui,  se  ramassant  et  se  réu- 
nissant dans  une  âme  sainte,  y  formaient  une  image 
vivante  de  ses  beautés  éternelles  :  c'étaient,  com- 
me j'ai  dit,  sa  substance  entière  et  sa  propre  vie 
qui  émanait,  et  c'était  son  propre  sein,  son  pro- 
pre cœur  qui  était  le  miroir  ou  la  cire,  ou  bien, 
pour  parler  avec  David,  qui  était  l'épouse  vierge 
et  sainte  qui  recevait  ces  émanatious  glorieuses , 
ces  adorables  transfusions  de  toute  la  substance 
divine,  et  qui  en  formait  le  Fils  consubstàntiel 
dont  nous  parlons,  et  le  donnait  à  son  Père  avant 
la  création  du  monde  ;  Ea:  utero  ante  luciferum 
genui  te. 

La  Divinité  et  la  puissance  paternelle  d'où  sor- 
tait le  Verbe  était  aussi  le  sein  maternel  qui  le 
concevait  ,  et  d'où  il  naissait  tout  brillant  des 
splendeurs  de  la  gloire  et  de  la  sainteté.  Et  com- 
me ce  Fils,  dès  le  moment  éternel  de  sa  produc- 
tion, était  aussi  vivant  et  aussi  aimant  que  son 
Père,  ils  s'embrassaient  d'une  manière  dont  nous 
ne  pouvons  rien  penser  que  d'ineffable,  parce  que 
ce  n'était  qu'infinité  dans  les  perfections  et  les 
amabilités  de  l'un  et  de  l'autre,  ce  n'était  aussi 
qu'infinité  dans  leurs  joies.  L'éternité  ne  leur  était 
qu'un  vrai  moment,  parce  qu'un  moment  de  leurs 
plaisirs  valait  plus  que  l'éternité  de  tous  les  plai- 
sirs des  anges  et  des  Saints. 

Je    n'ai   garde   de  désavouer  qu'il  y  a  des  té- 


ENTRETIEN     III.  C)5 

nèbres  en  ce  premier  mystère  de  notre  religion; 
mais  vous  voyez  que  ce  sont  ces  ténèhres  qui  ren- 
dent le  jour  à  notre  philosophie  aveugle,  qui  dis- 
sipent les  doutes  et  les  inquiétudes  de  notre  igno- 
rance, qui  Tortlfient  notre  entendement,  qui  af- 
fermissent notre  foi ,  qui  rendent  notre  humilité 
invincible  à  l'orgueil,  et  qui,  sous  les  lumières  de 
ce  vrai  Soleil,  forment  à  nos  pieds  une  ligure  té- 
nébreuse,  où  nous  voyons  évidemment  les  fai- 
blesses de  nos  sciences  et  de  nos  amitiés  miséra- 
bles. Z)/j;/  in  excessa  meOy  s'écrie  David,  durant 
l'extase  où  il  a  plu  à  Dieu  de  m'élever  :  j'ai  vu 
notre  ombre,  et  j'ai  dit  que  toutes  les  beautés  qui 
nous  ravissent  ici-bas  ,  et  toutes  les  bontés  des 
hommes  envers  nous,  avec  leurs  civilités  et  leurs 
promesses,  ne  sont  que  mensonges  et  illusions  : 
Dljci  in  excessa  meo  :  Omnis  honio  inendax, 

Léonore  reprit  ici  la  parole  :  Voilà  ,  dit-il ,  des 
expressions  fort  relevées  et  fort  éclatantes;  mais 
tout  ce  brillant  ne  fait  pas  disparaître  les  difficul- 
tés ;  et  de  quelque  manière,  ou  avec  quelque  pompe 
et  quelque  éloquence  qu'on  puisse  dire  qu'il  y  a 
Trinité  dans  Dieu,  on  ne  le  dira  jamais  sans  éton- 
ner et  sans  faire  souffrir  la  raison.  11  semble 
que  ce  n'est  pas  assez  de  soumettre  le  jugement, 
mais  qu'il  faut  l'éteindre  pour  écouter  en  silence 
un  discours  de  cette  sorte,  et  pour  le  croire  avec 
la  certitude  et  avec  la  simplicité  que  demande 
l'Église. 

Oui,  mais.  Monsieur,  repartit  Eugène,  si  ce  mys- 
tère offense  la  raison  et  la  sagesse,  d'où  vient 
que  ceux  qui  ont  eu  le  plus  de  raison,  et  qui  ont 
tenu  le  premier  rang  entre  les  grands  esprits  du 
monde,  je  veux  dire  les  maîtres  et  les  disciples  de 
Platon,  en  ont  écrit  de  si  belles  choses  ,  et  se  sont 
si  fort  hàlés  de  les  croire  ,  et  de  les  publier  avant 


96  ENTRETIEN    III. 

qu'il  y  eût  aucune  église  ni  aucun  Evangile  qui 
les  commandât.  Qui  les  a  forces  de  les  dire?  Est-ce 
Tautorité  des  Ecritures  et  des  conciles  ?  est-ce 
l'empire  de  la  foi?  est-ce  la  tyrannie  de  la  cou- 
tume et  l'exemple  des  peuples?  est-ce  l'exemple 
ou  la  crainte  des  rois?  Non,  ce  n'est  que  la  beauté 
de  cette  vérité  qu'ils  ont  entrevue  qui  a  louché 
leurs  cœurs,  qui  a  conduit  leur  plume,  et  qui  leur 
a  inspiré  des  pensées  et  des  expressions  si  nobles 
sur  ce  sujet,  que  vous  appelez  insupportable  à  la 
raison.  Les  paroles  de  Trismégiste  sont  fameuses, 
que,  dans  Dieu,  l'unité  a  engendré  l'unité,  et  que, 
^e  réfléchissant  sur  elle,  elle  a  produit  l'amour. 
Celles  que  Saint  Augustin  leur  attribue  ne  sont  pas 
moins  merveilleuses,après  avoir  lu  dans  leurs  écrits: 
Jn  principio  erat  Verhum  ,  et  Verhum  erat  apud 
Deum.  Vous  qui  avez  lu  les  livres,  vous  savez  ce 
que  Pythagore  a  dit,  que  la  lumière  de  Dieu  a  une 
lumière  coexistante,  et  que  la  sagesse  procède  de 
son  intellect,  par  génération,  et  par  l'émanation 
de  l'un  représenté  dans  l'autre  ;  ce  qu'a  dit  Pla- 
ton, que  Dieu,  par  une  surabondante  fécondité  de 
sa  grandeur,  produit  de  lui-même  l'inlelligence, 
et  que  cette  intelligence  éternelle,  du  côlé  qu'elle 
regarde  le  Père,  est  l'image  parfaite  de  son  prin- 
cipe, et  que,  de  l'autre,  d'où  elle  regarde  le  monde, 
elle  produit  le  souffle  ;  ce  qu'a  dit  Aristote  ,  que 
l'intelligence  est  la  génération  de  Dieu,  qu'elle  est 
la  fille  du  vrai  bien  ,  la  maîtresse  du  monde,  le 
monde  archétype,  l'original  des  créatures,  le  Dieu 
engendré,  non  pas  divisé,  mais  distinct  de  celui 
qui  l'engendre:  ainsi,  Orphée,  Hésiode,  Amélius, 
Numénius,  que  dans  Dieu  il  y  a  le  Père  ,  le  Créa- 
teur et  l'âme  de  l'univers  :  ainsi,  quantité  d'autres 
philosophes  dont  Clément  Alexandrin,  Saint  Jus- 
tin, Saint  Augustin,  Saint  Cyrille,  et  leurs  inlcr- 


ENTRETIEN     III.  gj 

prîtes,  et  particulièrement  révècpie  d'Iguivo,  au 
premier  livre  de  sa  philosophie,  ont  recueilli  les 
témoignages  et  examiné  les  paroles. 

Et  ceux,  Monsieur,  qui  ont  parlé  de  cette  façon, 
ce  sont,  comme  j'ai  dit,  les  plus  grands  esprits 
d'entre  les  hommes,  et  dans  qui  la  raison  a  été 
souveraine  et  libre  ,  indépendante  de  l'autorité 
des  Ecritures,  des  religions  et  des  écoles. 

Si  donc  la  raison  s'effraie  à  la  vue  du  mystère 
de  la  Trinité,  comment  est-ce  qu'elle  en  forme 
elle-même  des  idées,  et  qu'elle  s'efforce  de  les  in- 
troduire dans  les  académies,  dans  les  lycées  et  dans 
les  autres  écoles  de  sa  philosophie?  Et  comment 
est-ce  que  Platon,  au  rapport  de  Saint  Cyrille, 
s'il  n'eût  point  redouté  les  réprimandes  de  Meli- 
tus  et  la  ciguë  de  Socrate,  eût  enseigné  publique- 
ment et  clairement  que  Dieu  est  trine  et  un  ,  nisi 
Meliti  repreheiisiones  et  Socratis  cicutam  ti- 
muîsset  ? 

J'avoue,  repartit  Léonore,  qu'en  tout  ceci,  il  y 
a  quelque  éclair  qui  éblouit,  mais  la  nuit  n'en  est 
pas  moins  obscure  et  la  difficulté  demeure  entiè- 
re, car,  selon  cette  doctrine,  trois  sont  un,  trois, 
réellement  distincts,  ne  sont  réellement  qu'un 
être  simple,  c'est-à-dire  que  voilà  une  contradic- 
tion manifeste,  et  que,  non-seulement  nous  avons, 
ce  semble,  droit,  mais  aussi  obligation  de  la  reje- 
ter comme  une  fausseté.  Autrement,  tous  les  men- 
songes des  fausses  religions  et  les  impostures  des 
faux  prophètes  auront  droit  d'être  reçus,  puis- 
qu'on ne  les  rejette  qu'à  cause  qu'elles  enveloppent 
des  contradictions  et  qu'elles  se  détruisent  mu- 
tuellement. Qui  que  ce  soit,  iMonsieur,  qui  se  dise 
ou  Dieu,  ou  ange,  ou  prophète,  et  quelque  mi- 
racle qu'il  puisse  opérer  devant  nos  yeux ,  doit 
être  renvoyé,  si  ses  propositions  blessent  notre  ju- 
•  6 


9^  ENTRETIEN    III. 

gement  par  des  contradictions  manifestes,  c'est-à- 
dire  par  des  mensonges. 

Je  vous  l'avoue,  reprit  Eugène  :  mais  la  propo- 
sition de  l'Eglise  n'est  point  que  Dieu  est  un  Dieu 
et  qu'il  n'est  pas  un  Dieu,  que  Dieu  a  trois  per- 
sonnes et  qu'il  n'a  pas  trois  personnes,  ce  qui  se- 
rait une  contradiction  évidente.  De  même,  elle 
ne  dit  pas  que  Dieu  est  saint  et  qu'il  est  pécheur, 
ce  qui  serait  une  chimère  ridicule  et  un  blasphè- 
me scandaleux  ;  mais  elle  dit  que  Dieu  est  un  en 
substance  et  trine  en  personnes  ,  ce  qui  est  une 
énigme  inexplicable  à  notre  raisonnement,  mais 
agréable  à  notre  raison.  Mais  l'Évangile,  qui  nous 
le  dit,  répond  Léonore,  ne  doit-il  pas  nous  l'ex- 
pliquer ?  Il  ne  le  peut,  répond  Eugène,  parce  que 
nous  sommes  ignorants,  et  que  nous  ne  savons 
pas  ce  que  c'est  que  Dieu  ni  ce  que  c'est  que  la 
personne  dans  Dieu  :  car  supposé  cette  ignorance, 
toutes  les  explications  seraient  encore  plus  incom- 
préhensibles et  plus  obscures. 

Oui;  mais,  poursuit  Léonore,  puisqu'il  nous  est 
impossible  de  l'entendre  ,  pourquoi  nous  le  dit- 
on?  On  nous  le  dit,  réplique  Eugène,  et  à  vous 
autres  principalement  qui  avez  des  âmes  nobles 
et  sublimes,  parce  qu'on  veut  vous  présenter  l'oc- 
casion de  mériter  le  salut  par  la  plus  admirable  et 
la  plus  parfaite  des  humilités ,  en  abaissant  votre 
esprit  jusqu'au  néant  et  en  adorant  ce  que  vous 
n'entendez  pas.  On  vous  fait,  et  à  nous,  une  grâce 
extrême  de  nous  dire  que  la  chose  est;  mais  nous 
commettons  une  extrême  ingratitude  et  une  étran- 
ge folie  quand  nous  demandons  ce  qu'elle  est  et 
que  nous  voulons  qu'on  nous  l'explique.  Puisque 
celui  dont  on  nous  parle  est  Dieu ,  il  nous  est 
infiniment  impossible  de  concevoir  ce  qu'on  nous 
dit;  et  puisque  celui  qui  nous  en  parle  est  Dieu 
même,  il  nous  est  infiniment  honteux,  et  c'est  une 


ENTRETIEN    III.  99 

impiété  et  nue  extravagance  détestable  de  le  nier 
ou  d'en  douter.  Dieu  le  dit,  et  moi  je  le  nie  :  de 
qui  peut  être  cette  proposition,  sinon  d'un  athée 
et  d'un  insensé? 

Mais,  poursuit  Léonce,  que  niera-t-on  jamais , 
si  l'on  n'ose  pas  nier  ceci?  Car  la  nature  et  les  per- 
sonnes étant  réellement  le  même,  s'il  n'y  a  qu'une 
nature,  il  n'y  a  réellement  qu'une  personne.  Vous 
formez  cette  conclusion,  répond  Eugène,  par  vo- 
tre raisonnement  et  par  la  conduite  de  votre  phi- 
losophie ;  et  je  vous  dis  que  vous  et  moi  nous  ne 
pouvons  faire  que  des  raisonnements  de  songes  , 
ni  argumenter  que  comme  des  personnes  endor- 
mies sur  ce  sujet,  qui  nous  est  incompréhensible. 
Vous  dites  à  un  villageois,  quand  il  marche,  que 
sa  tête  fait  plus  de  chemin  que  ses  pieds  ;  et  quoi- 
que sa  tête  et  ses  pieds  n'aient  qu'un  même  mou- 
vement réel  et  qu'ils  aillent  toujours  ensemble  , 
que  l'un  toutefois  va  plus  vite  que  l'autre,  et  qu'il 
fait  réellement  un  plus  long  voyage,  vous  lui  dites 
que,  lorsque  le  soleil  court  à  l'occident,  en  même 
temps  il  recule  de  l'autre  côté,  et  qu'il  retourne 
à  l'orient  d'où  il  était  sorti  le  matin.  Le  villageois 
se  moque  de  vos  discours,  et  il  se  moque  de  ses 
compagnons  qui  les  écoutent,  soutenant  que  les 
philosophes  et  les  mathématiciens  se  contredisent 
ou^qu'ils  veulent  le  tromper  ;  et  d'autant  plus  qu'il 
est  ignorant  et  orgueilleux,  d'autant  moins  il  doute 
que  ce  sont  des  railleries  et  des  fables  dont  oa 
veut  surprendre  sa  simplicité. 

Ce  paysan  est  fou  de  soutenir  et  d'assurer  qu'un 
astronome  docte  et  sincère  avance  des  contradic- 
tions en  des  sujets  d'astronomie,  et  nous,  nous  pen- 
sons être  sages  et  avoir  l'esprit  fort,  subtil,  d'as- 
surer que  Dieu  se  trompe  en  des  discours  de  Divi- 
nité, et  que  ce  qu'il  dit  de  lui-même  et  de  son  es- 
sence éternelle  contredit  la  raison.  Y  a-t-il  im- 

6. 


100  ENTRETIEN    Iir. 

puJeiice  ou  bêtise  comparable  à  celle-là?  Et  quelle 
comédie  croyez-vous  que  nous  donnons  au  ciel, 
lorsque  nous  faisons  comme  des  Canadois  qui  s'é- 
chauffent à  disputer  contre  les  Européens,  et  qui 
leur  soutiennent  que  la  terre  ne  peut  être  ronde, 
et  que,  si  elle  l'était,  les  antipodes  marcheraient  à 
la  renverse?  Voilà  justement  notre  folie  quand 
nous  disputons  contre  l'Evangile  et  contre  les  an- 
ges, et  que  nous  nous  échauffons  à  leur  montrer  que 
Dieu  n'a  point  trois  personnes,  et  que,  s'il  les  avait, 
il  faudrait  que  ces  trois  fussent  trois  substances 
et  que  Dieu  ne  serait  qu'une  chimère.  Ignorantes 
créatures  que  nous  sommes!  c'est  de  Dieu,  et  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  intime  et  de  plus  divin  dans  Dieu 
qu'on  avance  cette  proposition  :  quel  moyen  de  la 
comprendre?  C'est  à  nous  qu'on  la  révèle  et  qu'on 
la  déclare  :  quel  moyen  de  l'expliquer  et  de  la 
rendre  intelligible  à  nos  esprits  faibles  et  aveugles? 
C'est  Dieu  même  qui  nous  la  déclare  et  qui  nous 
l'annonce  :  quelle  témérité  de  la  nier  !  Il  nous  l'an- 
nonce, non  pas  pour  nous  présenter  un  attrait  de 
curiosité ,  mais  une  occasion  d'exercer  des  actes 
de  foi  et  de  mériter  la  miséricorde  et  la  grâce.  Il 
prétend,  en  nous  invitant  à  prononcer  :  Il  y  a 
trois  personnes  en  Dieu,  que  notre  langue  parle, 
que  notre  cœur  consente  et  que  notre  raison  se 
taise. 

Monsieur,  poursuivit  Eugène  en  parlant  à  Léo- 
nore,  cette  réflexion  doit  vous  suffire;  mais  puis- 
que le  chemin  est  beau,  je  fais  un  pas  plus  avant, 
et  je  soutiens  que  tant  s'en  faut  que  notre  doctrine 
de  la  Trinité  enveloppe  des  termes  opposés  les  uns 
aux  autres,  et  qu'elle  attribue  à  Dieu  des  imper- 
fections et  des  ombres;  qu'au  contraire,  c'est  elle 
qui  découvre  ses  grandeurs  les  plus  inconnues,  et 
qui  dissipe  toutes  les  contradictions  et  les  erreurs 


ENTRETIEN    IH.  TOI 

dont  la  philosophie  des  Païens  les  obscurcissait 
auparavant. 

Platon,  élevé,  par  la  sublimité  de  son  esprit  et 
de  sa  science,  aperçut  quelques  rayons  du  mys- 
tère de  la  Trinité  :  mais  parce  qu'il  en  était  encore 
trop  loin  ,  les  trois  qu'il  entrevit  lui  parurent 
être  trois  dieux  ;  et  comme  il  ne  doutait  point  de 
voir  le  nombre  trois  ,  il  ne  douta  point  aussi 
qti'il  en  devait  parler  comme  de  trois  divinités, 
et  appeler  la  première  l'Unité  ,  la  seconde  l'Intel- 
ligence, et  la  troisième  l'Ame  du  monde.  Ainsi, 
Hermès,  Pythagore,  Hésiode,  Orphée,  Socrate,  et 
quantité  de  leurs  successeurs  et  de  leurs  interprè- 
tes, attirés  par  les  appas  de  ces  merveilles  et  de  ces 
beautés  éloignées  ,  s'efforcèrent  d'en  approcher, 
et  raisonnèrent  péniblement,  selon  les  règles  et  les 
méthodes  de  la  logique  naturelle  ;  mais  leur  en- 
tendement manquant  de  jour,  ils  allèrent  se  jeter 
dans  des  labyrinthes  et  dans  des  ténèbres  d'où  ils 
ne  purent  sortir,  et  où  ils  firent,  durant  de  lon- 
gues années,  d'étranges  circuits  ,  en  suivant  leur 
imagination  égarée.  Ils  ne  savaient  comment  ac- 
corder ces  trois  dieux  ni  ces  trois  générations 
substantielles  avec  les  autres  principes  de  leur  phi- 
losophie, qui  leur  enseignait  que  les  émanations 
spirituelles  et  immanentes  sont  plus  faibles  et  plus 
impures  que  leur  origine;  que  les  productions  sont 
moindres  et  moins  anciennes  que  leurs  causes;  que 
ce  qui  est  moindre  ne  peut  être  infini;  que  trois 
natures  égales  ne  peuvent  être  absolument  et  in- 
finiment souveraines,  et  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu, 
s'il  y  en  a  plus  d'un. 

D'ailleurs,  ils  ne  pouvaient  renoncer  à  ce  nom- 
bre de  trois,  et  ils  s'engageaient  de  plus  en  plus 
dans  l'égarement,  pour  ne  point  perdre  la  gloire 
et  le  plaisir  d'avoir  découvert  ce  nombre  divin 
dans  la  vraie  Divinité.  Ils  savaient  qu'il  était  né- 


I02  ENTRETIEN    III. 

cessaire  de  trouver  darts  le  vrai  Dieu  unité,  nom- 
bre et  union  ;  ils  cherchaient,  et  ils  ne  trouvaient 
que  de  l'obscurité  :  Antiqui  philosophi ,  quasi 
per  iimbram  et  de  loiigi/iquo,  TJÎderunt  veritatem 
déficientes  in  intuitu  Trinitatis. 

Mais  durant  que  ces  savants  du  monde ,  et  que 
toutes  leurs  écoles  avec  eux,  se  tourmentaient 
ainsi ,  agités  et  poussés  par  leurs  opinions  in- 
certaines, la  religion  chrétienne  est  survenue,  te- 
nanten  main  son  Testament,  qu'elle  leura  présenté. 
Ils  l'ont  ouvert ,  et  dès  la  première  ouverture  et 
au  premier  article  de  cette  nouvelle  théologie,  ils 
ont  trouvé  justement  ce  qu'ils  cherchaient,  et  ils 
y  ont  vu,  dans  un  jour  admirable,  l'éclaircissement 
de  ces  anciennes  et  éternelles  difficultés. 

Elle  leura  dit  ce  qu'elle  nous  dit  encore  tous 
les  jours, 

Qu'il  y  a  un  Dieu  seul ,  et  trois  personnes  en 
Dieu  ; 

Que  Dieu  se  connaît  lui-même,  et  qu'il  se  voit 
éternellement; 

Que  cette  connaissance  n'est  pas  l'émanation 
d'un  accident  ou  d'une  pensée  qui  sorte  de  la 
nature  divine  et  qui  soit  différente  d'avec  elle, 
mais  l'émanation  delà  nature  entière,  qui,  durant 
ces  processions  et  ces  sorties  ineffables,  s'arrêtant 
en  elle-même,  y  forme  une  vivante  et  parfaite 
image  où  Dieu  se  regarde  et  se  connaît,  et  où  il 
contemple  avec  des  plaisirs  infinis  ses  beautés 
éternellement  et  infiniment  aimables. 

Elle  leur  a  dit  que  cette  même  connaissance, 
comme  émanant  par  la  voie  de  l'intellect,  s'ap- 
pelle le  Verbe,  ou  la  parole  que  Dieu  prononce; 

Que  cette  parole,  étant  une  expression  de  lui- 
même  et  représentant  parfaitement  tout  ce  qu'il 
est ,  s'appelle  son  image  ou  sa  ressemblance  ; 

Que  cette  image  ,  étant  formée  dans  la  nature 


ENTRETIEN    III.  /o3 

et  étant  la  nature  même  et  la  substance  du  Père, 
s'appelle  son  Fils; 

Que  ce  Père  et  ce  Fils,  étant  deux  personnes, 
sont  deux  termes  d'amour  et  de  jouissance  mu- 
tuelle, et  qu'ils  s'aiment  mutuellement  ; 

Que  leur  amour  est  infiniment  unissant,  parce 
qu'il  est  unique,  et  que  les  d  ^vx  amants  produisent 
le  même  amour,  dont  ils  ne  sont  qu'un  seul  prin- 
cipe. 

Elle  leur  a  dit  encore  que,  comme  Dieu  est  in- 
finiment bon ,  il  veut  donner  ,  et  donne  du- 
rant toute  l'éternité  le  bien  infini,  c'est-à-dire  sa 
propre  substance,  et  tout  ce  qu'il  a  de  perfections 
et  de  biens; 

Que,  pour  ce  sujet,  il  faut  nécessairement  qu'il  y 
ait  trois  dans  Dieu:  l'un  qui  donne  ce  bien  souve- 
rain, l'autre  qui  le  reçoive,  le  troisième  qui  unisse 
ces  deux-là,  et  qui,  par  leur  amitié  et  leur  liaison 
indissoluble,  rende  leurs  communications  et  leurs 
félicités  éternelles; 

Qu'il  ne  faut  point  craindre  que,  pour  cela,  il  y 
ait  trois  dieux  au  monde,  parce  que  Dieu  le  Père 
n'étant  Dieu  que  par  la  nature  divine  qu'il  com- 
munique à  son  Fils  ,  et  le  Fils  n'étant  Dieu  que 
par  la  même  divinité  qu'il  reçoit  de  son  Père  , 
et  le  Saint-Esprit  ne  l'étant  aussi  que  parla  propre 
divinité  qu'il  reçoit  de  deux  personnes  dont  il 
procède,  il  se  trouve  justement  que  nous  voyons 
manifestement  dans  Dieu,  et  le  nombre  que  les 
philosophes  païens  entrevoyaient,  trois  et  un  ,  et 
le  nombre  que  l'Evangile  a  découvert  de  plus  près, 
trois  personnes  et  un  IJieu  seul.  Père»  Fils  et  Saint- 
Esprit,  une  seule  Divinité  commune  aux  trois, 
j  Nous  y  voyons.  Messieurs,  l'unité,  la  pluralité 
et  l'union,  nécessaires  pour  former  la  félicité  par- 
faite et  infinie,  et  nous  apprenons  par  là  que  Dieu 
seul  est  Dieu,  et  seul  heureux  ,  parce  que  ces  trois 
choses,  unité  de  substance,  pluralité  de  person- 


104  ENTRETIEN    III. 

nés  et  union  d'amour  entre  les  personnes  différen- 
tes, se  trouvent  infiniment  parfaites  en  lui. 

Voilà  ce  que  nous  dit  cette  théologie  chrétien- 
ne ,  et  voilà,  dis-je,  justement  ce  que  cherchaient 
ces  anciens  sages  et  tous  ces  grands  esprits  de  la 
terre  égarés  dans  le  labyrinthe  de  l'éternité  et  de 
l'immensité  divine;  et  vous  voyez  que,  puisque 
leur  peine  était  de  n'oser  dire  que  dans  Dieu  trois 
étaient  un  ,  et  que  leur  ignorance  était  de  con- 
clure que  dans  Dieu  trois  étaient  trois  dieux,  ils 
trouvent  ici  la  proposition  qui  ajuste  tout,  et  qui 
contient  des  accommodements  ineffables,  trois 
personnes,  un  Dieu  seul. 

Les  ignorants,  en  prononçant  ces  trois  paroles, 
ne  comprennent  pas  ce  qu'ils  disent ,  maij  ils  sa- 
vent qu'ils  disent  vrai.  Les  doctes  ne  le  compren- 
nent pas  aussi,  mais  ils  trouvent  admirable  et  di- 
vin ce  qu'ils  ne  comprennent  pas,  et  ce  n'est  que 
le  trop  de  jour  qui  les  surprend  et  les  éblouit. 
Leur  grande  admiration  est  qu'ils  voient  durant 
cet  établissement  ce  qu'ils  ne  voyaient  pas  durant 
les  plus  hautes  spéculations  de  leur  sagesse,  qu'ils 
voient ,  dis-je,  leurs  doutes  éclaircis,  et  toutes  les 
issues  du  labyrinthe  où  ils  étaient,  inopinément 
ouvertes. 

Et  qui  est-ce.  Messieurs,  qui  a  accordé  ces  con- 
tradictions anciennes,  et  retiré  notre  science  de 
l'embarras  et  des  perplexités  où  elle  se  trouvait? 
Qui  est-ce  qui  a  tant  obligé  notre  philosophie  er- 
rante et  nos  écoles  couvertes  d'une  nuit  si  profonde 
et  si  honteuse,  sinon  cet  Evangile  de  trine  et  un, 
que  vous  appelez  l'ennemi  de  la  raison  et  de  la 
philosophie  ? 

N'est-il  pas  vrai  qu'il  est  impossible  de  parler 
de  Dieu  ])lus  divinement,  et  d'en  dire  des  choses 
plus  relevées,  plus  nobles  et  plus  glorieuses?  Gon- 
ïes^ezAe p  s'il  vous  plaît,  et  reconnaissez  ensuite 


ENTRETIEN    III.  lOj 

que  la  religion  qui  seule  enseigne  celte  llie'ologie, 
est  la  plus  savante  et  la  plus  éclairée  des  religions, 
et  par  conséquent,  qu'elle  est  la  première,  la  véri- 
table et  l'unique. 

Au  moins  n'appelez  plus  notre  Trinité  l'aver- 
sion de  la  raison  ;  ne  l'appelez  pas  même  l'aver- 
sion de  la  chair  et  des  yeux,  et  remarquez  qu'il 
n'y  a  point  de  sentiment  ni  de  faculté  dans  nous 
qui  ne  l'approuve  comme  un  mystère,  non  pas  de 
contradiction,  mais  de  conformité  avec  les  choses 
les  plus  sensibles  et  les  plus  visibles. 

Je  veux  dire  que  l'union  qui  joint  les  formes  et 
les  matières,  et  qui  fait  tous  les  composés  subs- 
tantiels :  que  le  feu,  qui  allie  les  corps  élémentai- 
res, et  qui  fait  tous  les  mixtes  artificiels  et  physi- 
ques ;  que  la  sympathie,  qui  lie  les  pierres  et  les 
métaux,  et  qui  fait  toutes  les  alliances  miraculeu- 
ses d'entre  les  êtres  insensibles;  que  l'inclination, 
qui  entraîne  les  sens  à  leurs  objets,  et  qui  fait  tous 
les  plaisirs  et  toutes  les  félicités  de  toute  la  vie 
animale  ;  que  l'amour,  qui  emporte  les  cœurs  et 
qui  fait  toutes  les  joies  de  la  vie  spirituelle  et  an- 
géllque  ,  sont  les  vestiges  de  la  Trinité  ouvrière, 
qui  n'a  pu  faire  aucun  ouvrage  sans  y  laisser  son 
ombre,  et  sans  se  prendre  elle-même  pour  la  rè- 
gle de  ses  productions  extérieures.  Oninîa  in  nu- 
meroy  pondère  et  mensura^  dit  le  Prophète. 

Le  mystère  de  la  Trinité  et  riiistoire  de  la  créa- 
lion  du  monde  ne  pouvaient  être  mieux  exprimées, 
à  mon  avis,  que  par  ces  trois  mots  :  noDihre,  poids 
et  mesure.  Dans  la  Trinité,  il  y  a  nombre,  puis- 
qu'il y  a  trois  personnes  infiniment  distinctes;  il 
y  a  poids,  puisque  ces  personnes  sont  attirées 
l'une  à  l'autre  et  infiniment  unies  par  l'amour; 
enfin  il  y  a  mesure,  puisqu'il  se  trouve  en  leurs 
grandeurs,  en  leurs  perfections,  on  leurs  j)ouvoirs 
et  en  leur  substance,  une  égalité  si  admirablement 

6* 


loG  ENTRETIEN    III. 

bien  mesurée  qu'elle  est  une  unité  commune  aux 
trois  ;  en  un  mot,  ?iumerus  ,  pondus  et  mensura  ,* 
voilà  ce  que  Dieu  était  éternellement,  et  voilà  ce 
qu'il  fit  enfin,  et  ce  qu'il  imita  quand  il  fit  le  mon- 
de. Qu'est-ce  que  le  monde,  sinon  un  ouvrage 
composé  d'une  multitude  innombrable  d'êtres  dis- 
tingués par  le  nombre ,  arrangés  par  le  poids ,  et 
conservés  dans  l'ordre  par  leur  symétrie,  qui  fait 
leur  repos,  et  qui  rend  leurs  baisions  et  leurs  en- 
cbaînements  indissolubles. 

Ainsi,  Messieurs,  cet  univers  n*est  rien  qu'une 
grande  ombre  où  la  Trinité  a  formé  la  figure,  et 
où  elle  a  rendu  visibles  à  nos  yeux  des  mystères 
incomprébensibles  à  notre  esprit  et  à  notre  phi- 
losopbie  :  mais  ce  qu'il  y  a  en  ceci  de  plus  admira- 
ble et  de  plus  glorieux  pour  les  bommes,  c'est  que 
cbacun  de  nous  en  particulier,  nous  ne  sommes 
rien  autre  chose  que  l'abrégé  de  cette  ombre  im- 
mense, où  les  théologiens  peuvent  étudier  et  con- 
templer commodément  ce  qu'ils  ne  pourraient  pas 
découvrir  de  leurs  yeux  mortels  parmi  les  splen- 
deurs du  ciel  empyrée.  En  effet,  souvenez-vous, 
s'il  vous  plaît,  que  le  bonheur  où  nous  aspirons 
durant  nos  amitiés,  est  qu'en  laissant  entre  nous 
et  entre  l'objet  aimé  la  distinction  de  nos  person- 
nes, nous  puissions  réduire  le  reste  à  l'unité,  et 
faire  en  sorte,  s'il  est  possible,  que  lui  et  nous,  étant 
toujours  parfaitement  deux  ,  nous  n'ayons  plus 
qu'un  même  bien,  une  même  nourriture,  un  même 
secret,  un  même  cœur;  unité  en  tout,  sinon,  dis- 
je,  en  la  personne  pour  laquelle  nous  craignons 
extrêmement  la  solitude.  Ah!  Blessieurs,  si  notre 
amour  n'eût  point  été  affaibli  et  flétri  misérable- 
ment par  le  péché  du  premier  homme  ,  que  de 
sainteté,  que  de  pureté  ,  que  de  félicités  célestes 
dans  nos  amitiés  mutuelles!  que  de  traces  du  bon- 


ENTRETIEN    III.  IO7 

heur  et  de  la  gloire  infinie  de  cette  adorable  Tri- 
nité, qui  en  est  l'origine  et  le  modèle  ! 

Le  roi  ne  voyant  rien  en  ce  discours  qui  ne  lui 
plût,  un  seigneur  de  marque  d'entre  ceux  qui  sur- 
vinrent durant  cette  conférence,  prit  occasion  de 
se  faire  instruire  sur  quelques  doutes  dont  il  se 
souvint.  Comme  dans  les  compagnies  de  la  cour 
on  parle  sur  toutes  sortes  de  sujets,  et  que,  dans 
celles  où  il  s'était  trouvé,  on  avait  parlé  de  la  Tri- 
nité aussi  bien  que  du  reste,  il  avait  conçu  les 
choses  de  la  façon  qu'elles  s'y  étaient  dites  :  de 
sorte  qu'entre  ses  questions,  il  en  fit  quelques- 
unes  qui  témoignèrent  que  de  très-grands  hom- 
mes ne  savent  pas  quelquefois  ce  qu'ils  sont  obli- 
gés de  savoir,  ce  que  les  courtisans  n'ont  pas  plus 
de  permission  d'ignorer  que  les  théologiens  et  les 
prêtres.  Il  lui  demanda,  entre  autres  choses,  si  l'E- 
glise avait  toujours  cru  que  les  trois  personnes 
fussent  Dieu,  et  qu'il  n'y  eût  poirit  de  différence 
substantielle  et  d'inégalité  de  puissance  entre  les 
trois. 

Il  est  de  la  foi ,  répondit  Eugène,  que  l'Eglise, 
depuis  qu'elle  est  l'Egiise  de  Jésus-Christ  et  de- 
puis qu'elle  a  reçu  son  Evangile  ,  a  toujours  cru 
et  enseigné  que  les  trois  personnes  étaient  Dieu  , 
infiniment  égales  en  perfections.  Il  est  vrai  néan- 
moins qu'en  de  certains  temps,  quelques  docteurs 
particuliers  ont  mal  entendu  sa  doctrine,  ou  n'ont 
pas  voulu  la  bien  entendre,  et  qu'ils  ont  taché  de 
la  corrompre  et  d'y  mêler  des  pensées  de  leur  es- 
prit, enseignant  et  soutenant  des  erreurs  qui  ont 
suscité  d'étranges  mouvements  et  de  dangereuses 
querelles  parmi  les  Chrétiens.  Quoicjue  plusieurs 
témoignassent  désirer  qu'il  s'expliquât,  il  ne  ju- 
gea pas  à  propos  de  leur  raconter  cette  longue  his- 
toire, mais  il  crut  que  ce  qu'il  leur  pourrait  dire, 


loS  ENTRETIEN    III. 

comme  en  passant  et  en  se  pressant  d^arrWer  à  la 
fin  de  son  discours,  ne  leur  serait  pas  inutile. 

Ces  querelles  ,  leur  dit-il,  qui  naquirent  dès  le 
premier  siècle,  mais  qui  furent  d'abord  assoupies, 
se  réveillèrent  au  troisième,  et  quelques  discours 
des  idolâtres  en  furent  inopinément  la  cause.  Du- 
rant l'empire  de  Galien,  un  philosophe  nommé 
iElian,  ayant  reproché  aux  fidèles  qu'ils  adoraient 
trois  dieux  ,  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit , 
Saint  Grégoire,  évêque  de  Néocésarée,  entreprit 
de  réfuter  son  erreur,  et  pour  détromper  efficace- 
ment les  Païens,  et  même  quelques  Chrétiens  qui 
sentaient  de  l'inquiétude  là-dessus,  il  prêcha  pu- 
Lliquement,  et  soutint  fortement  en  toutes  les  com- 
pagnies où  il  parut  que  ces  trois  n'étaient  qu'une 
véritable  unité,  infiniment  une  et  simple.  Sur  quoi 
les  Sabelliens,  émus  malicieusement  par  l'exem- 
ple et  par  l'autorité  d'un  si  grand  homme  ,  pous- 
sèrent leurs  damnables  propositions  jusqu'à  une 
extrémité  scandaleuse,  et  prêchèrent  avec  plus  de 
hardiesse  qu'auparavant  que  les  trois  en  tout  sens 
n'étaient  qu'une  véritable  unité,  qu'ils  n'étaient 
réellement  qu'une  seule  et  qu'une  même  person- 
ne. Ce  blasphème  parvint  aux  oreilles  de  Denys, 
patriarche  d'Alexandrie,  qui  se  sentit  obligé  de  dé- 
fendre la  doctrine  derÉvangile,  et  qui,  appelant  à 
son  secours  les  évêques  et  les  théologiens  zélés 
pour  la  vérité,  déclara  la  guerre  à  ces  dogmatistes 
Noétiens,  et  la  leur  fit  avec  une  ferveur  digne  de 
son  courage  et  de  sa  vertu.  Mais  comme  il  s'em- 
pressa de  faire  entendre  à  ses  peuples  que  l'unité 
prêchée  par  Sabellius  était  une  hérésie  pernicieu- 
se, et  que,  dans  Dieu,  il  y  avait  trois  réellement  et 
parfaitement  distincts,  il  le  prouva,  et  il  le  déclara 
si  bien  qu'après  diverses  annotations  ajoutées  par 
divers  auteurs  aux  discours  de  ce  saint  homme, 
enfin  le  fameux  Arius,  diacre  d'Alexandrie,  per- 


ENTRETIEN    III.  IO9 

suadé  au  delà  des  intentions  de  son  ancien  patriar- 
che, s'avisa  de  dire  que  ces  trois  étaient  trois  na- 
tures ,  que  le  Père  et  le  Fils  avaient  chacun  leur 
substance  différente,  et  que  l'une  était  moins  no- 
ble et  moins  ancienne  que  l'autre.  Dieu  permit 
que  quantité  d'évéques  se  joignissent  à  ce  diacre, 
et  conspirassent  à  soutenir  ses  opinions.  Sur  quoi, 
comme  les  disputes  et  les  désordres  croissaient 
chaque  jour,  et  que  les  tumultes  des  parties  op- 
posées commençaient  à  ébranler  l'Eglise,  le  pape 
Sylvestre  fut  conseillé  d'y  apporter  le  remède  ei- 
tréme  et  d'assembler  un  concile. 

L'Empereur  Constantin,  touché  de  l'inspiration 
de  Dieu  et  supplié  par  le  pape,  écrivit  aux  évê- 
ques  de  toutes  les  provinces  de  l'empire  de  se  trou- 
ver à  la  ville  de  Nicée.  Il  en  vint  de  divers  en- 
droits du  monde,  la  plupart,  <R)mme  chacun  sait, 
confesseurs  de  Jésus-Christ,  marqués  sur  le  corps 
des  plaies  qu'ils  avaient  reçues  pour  la  défense  de 
la  foi.  Cette  auguste  compagnie  condamna  la  doc- 
trine d'Arius  :  la  condamnation  fut  signée  de  tous 
les  Pères,  de  ceux  mêmes  qui  étaient  morts  durant 
le  concile. 

Les  Ariens,  par  une  soumission  et  une  déférence 
dissimulée ,  cédèrent  au  temps  et  à  la  nécessité  , 
souscrivirent  au  symbole  et  abjurèrent  leurs  er- 
reurs :  il  n'y  en  eut  que  cinq  qui  refusèrent.  Arius, 
pour  s'exempter  du  châtiment,  retracta  tout  ce 
qu'il  avait  dit,  le  condamna,  demanda  pardon,  et 
donna  beaucoup  de  marques  trompeuses  d'une  sin- 
cère pénitence.  On  ne  lui  pardonna  néanmoins 
et  on  ne  le  reçut  à  la  communion  des  fidèles  qu'à 
condition  qu'il  ne  rentrerait  jamais  dans  la  ville 
d'Alexandrie.  Ses  écrits  furent  brûlés  par  le  com- 
mandement de  l'empereur,  et  l'on  défendit,  sous 
peine  de  mort,  que  personne  n'en  retînt  et  n'en 
cachât  aucun  exenipluire. 


IIO  ENTRETIEN    III. 

Les  protecteurs  et  sectateurs  de  cet  liéréslar- 
que  qui  u'abjurèreut  son  hérésie  que  de  bouche, 
quand  les  Pères  furent  séparés  et  qu'ils  se  virent 
éloignés  des  yeux  de  l'empereur,  se  rejoignirent 
en  divers  endroits,  et  tinrent  plusieurs  concilia- 
bules pour  chercher  les  moyens  de  rétablir  leur 
doctrine,  ou  pour  empêcher  que  l'autorité  du  con- 
cile n'eût  aucun  effet,  et  que  les  peuples  ne  con- 
nussent le  sens  et  la  vérité  de  ses  décisions.  Ils 
s'assemblèrent  en  plusieurs  villes,  et  ils  y  dressè- 
rent quantité  de  nouvelles  et  différentes  formules 
de  profession  de  foi,  tachant  d'en  trouver  une  qui 
fût  propre  à  leur  pernicieuse  et  subtile  intention. 
Leur  dessein  était  de  tellement  sembler  retenir  la 
proposition  orthodoxe  signée  par  le  concile  de 
JXicée,  que  néanmoins,  ils  en  corrompissent  le  sens, 
et  que  les  paroles,  apparemment  catholiques,  de 
leur  nouvelle  formule  ,  rappelassent  dans  les  es- 
prits les  opinions  condamnées,  et  fissent  entendre 
que  le  Fils  n'était  point  consubstantiel  au  Père. 
En  effet.  Tune  de  ces  formules  portait  qu'il  était 
semblable  à  son  Père,  l'autre,  qu'il  lui  était  sem- 
blable en  tout  ,  et  ce  fut  celle-ci  qu'ils  proposè- 
rent dans  le  concile  de  Rimini ,  l'ayant  remplie 
d'éloges  signalés  et  de  termes  avantageux  sur  les 
grandeurs  du  Verbe  et  sur  la  gloire  de  ses  divines 
perfections.  Mais  le  mot  principal  et  essentiel 
manquait  à  ces  louanges  ,  aussi  bien  que  dans  les 
autres  ,  c'est-à-dire  le  mot  de  consubstantiel  à  son 
Père,  et  la  seule  omission  de  ce  mot  était  un  ve- 
nin qui  corrompait  tant  de  belles  paroles  et  tant 
delouaii'^es,  et  qui  rendait  toute  leur  doctrine 
odieuse  et  insupportable  aux  catholiques.  Sur  quoi, 
comme  ceux-ci  apportèrent  beaucoup  de  chaleur 
à  découvrir  la  mauvaise  foi  des  auteurs  et  à  dis- 
siper leurs  factions,  et  que  ceux-là,  d'une  autre 
part,  s'échauffèrent  à  se  défendre  et  qu'ils  trou- 


ENTRETIEN    III.  HI 

vèrent  le  moyen  d'engager  les  empereurs  et  les 
rois  à  les  maintenir  ,  la  tempête  qui  s'éleva  fut 
une  des  plus  grandes  qu'on  ait  jamais  vues  parmi 
les  hommes.  Il  y  eut  peu  de  villes  où  il  n'arrivât 
des  séditions  et  des  batailles  de  citoyens  qui  s'en- 
tregorgeaient,  et  où  l'on  ne  vît  des  maisons  rui- 
nées, des  évêques  chassés  de  leurs  trônes,  des  égli- 
ses abattues,  des  fidèles  martyrisés,  des  hérétiques 
qui  triomphaient  de  la  foi  chrétienne,  et  qui  dres- 
saient impunément  sur  les  tombeaux  des  Saints 
Pères  les  trophées  de  leur  insolence  et  de  leur 
cruauté. 

Mais  Notre-Seigneur,  qui  semblait  dormir  du- 
rant la  tempête,  était  dans  le  vaisseau  au  milieu  de 
son  Eglise  ;  ce  fut  lui  qui ,  s'éveillant  enfin  au  mo- 
ment qu'il  lui  plut  ,  commanda  aux  vents  et  à  la 
mer,  et  apaisa  tout  par  la  puissance  de  sa  parole. 
Les  nuées,  les  ténèbres,  les  erreurs,  les  discordes 
se  dissipèrent  peu  à  peu  ,  et  la  doctrine  que  le 
Père  et  le  Fils  ne  sont  qu'une  même  substance 
commença  à  régner  seule  parmi  les  Chrétiens  , 
comme  elle  régnait  parmi  les  anges  depuis  la  créa- 
lion  du  monde. 

La  peine  qui  resta  fut  que  les  Pères  s'étant  ap- 
pliqués durant  tant  de  disputes  et  de  conférences 
à  parler  nommément  du  Verbe,  quelques-uns  s'a- 
visèrent de  croire  et  de  publier  qu'ils  n'avaient 
point  eu  les  mêmes  pensées  touchant  le  Saint- 
Esprit.  Macédonius,  évêque  de  Constanlinople  , 
prêcha  dans  cette  capitale  de  l'univers  que  le 
Saint-Esprit  n'était  pas  comme  le  Fils  ,  qu'il  ne 
procédait  pas  de  Dieu,  que  c'était  idolâtrie  que  de 
l'adorer  et  de  lui  rendre  les  honneurs  dus  à  la  Di- 
vinité. Plusieurs  évêques  disputèrent  contre  cet 
hérésiarque  ;  mais  comme  son  hérésie  avait  aquis 
des  forces  et  qu'elle  se  défendait  trop  bien,  il  fal- 


112  ENTRETIEN    111. 

lut  employer  l'auiorité  d'un  second  concile  uni- 
versel pour  l'éteindre. 

L'empereur  ïhéodose-le-Grand  le  fit  assembler 
dans  la  ville  de  Gonstantinople  :  on  y  proposa  la 
doctrine  de  Macédonius  ;  et  comme  personne  ne 
se  présenta  pour  la  soutenir  ,  elle  y  fut  d'abord 
condamnée  par  les  suffrages  de  tous  les  Pères  qui 
s'y  trouvèrent.  Ce  que  les  historiens  ont  écrit  de 
plus  remarquable  touchant  ce  concile,  c'est  quela 
compagnie  dressa  une  confession  de  foi  qui  fut  la 
même  que  celle  de  Nicée,  mais  qu'elle  l'augmenta 
de  trois  ou  quatre  paroles  que  cette  première  con- 
fession tout  employée  pour  le  Verbe,  avait  omises 
à  l'égard  du  Saint-Esprit ,  à  savoir,  que  le  Sainte 
Esprit  procède  du  Père,  quil  est  adoré  et  glorifié 
auec  le  Père  et  le  Fils, 

Et  afin  que  ce  peu  de  paroles  fussent  mieux  gra- 
vées dans  les  cœurs,  les  histoires  ajoutent  que  les 
mêmes  Pères  arrêtèrent  que  le  symbole  où  elles 
étaient  insérées  serait  celui  qu'on  réciterait  les 
dimanches  dans  les  églises ,  et  que  les  Chrétiens 
entendraient  chanter  solennellement  durant  les 
messes  jusqu'à  la  fin  du  monde. 

En  effet,  cela  commença  dès  lors  à  être  exé-^ 
cuté  :  mais  le  même  Esprit  de  Dieu,  qui  est  le  maî- 
tre des  langues  et  des  plumes,  et  qui,  n'ayant  ja- 
mais rien  effacé  ni  changé  de  ce  qu'il  a  écrit  une 
fois,  en  a  donné  souvent  les  explications  en  tl'au- 
tres  temps,  inspira,  plusieurs  années  après,  Saint 
Léon,  pape,  d'insérer  un  mot  à  ce  symbole,  et  dans 
l'article  quia  Pâtre procedit,  cV ajouter Filioq ne. 

De  vrai,  l'Evangile  et  la  théologie  seniblaient 
demander  que  ce  mot  de  la  dernière  importance 
ne  fût  pas  omis  ,  de  peur  que  son  omission  ne 
donnât  sujet  quelque  jour  aux  hérétiques  de  croire 
que  Dieu  le  Fils  n'aime  point  son  Père,  el  qu'il 
ne  produit  pas  le  Sainl-Esprit  ni  l'amour. 


E^ïTRETIEN    III.  Il3 

Saint  Léon  jugea  très-sagement  que  ce  mol  de- 
vait être  inséré,  et  ce  fut  parce  qu'il  en  avait  té- 
moigné son  sentiment  clans  une  lettre  que  plu- 
sieurs Eglises  d'Espagne  commencèrent  à  le  chan- 
lei-  publiquement,  afin  que  cette  divine  parole  leur 
donnât  plus  de  force  et  plus  de  courage  pour 
combattre  l'hérésie  des  Priscillianistes,  qui  se  ren- 
dait puissante.  Néanmoins  ,  parce  que  les  Grecs 
s'en  offensèrent,  et  quoiqu'ils  ne  refusassent  pas 
pour  lors  de  confesser  que  le  Saint-Esprit  procé- 
dait du  Fils,  qu'ils  ne  laissèrent  pas  de  murmurer 
imporlunément,  et  de  représenter  qu'on  ne  devait 
pointtoucher  ni  rien  ajouter  à  leur  concile,  les  suc- 
cesseurs de  ce  saint  Pontife,  émus  par  leurs  remon- 
trances et  par  leurs  plaintes,  crurent  que  le  bien  de 
la  paix,  et  même  que  le  respect  di'i  à  l'autorité  d'ua 
concile  général  demandait  qu'on  omît  ce  même 
mot,  arrêtèrent  qu'on  l'omettrait  désormais  et 
qu'on  se  contenterait  de  dire  :  Qui  n  Pâtre proccdit. 
On  le  fit  de  la  sorte  durant  quelque  temps;  mais 
lorsque  les  Grecs  commencèrent  à  former  dans  10- 
ricnt  des  factions  plus  dangereuses  contre  TEglise 
romaine  et  contre  le  Saint-Esprit  même,  dont  ils 
enseignèrent  des  choses  fort  contraires  à  l'opinion 
des  anciens  Pères,  Charlemagne,  pour  empêcher 
que  l'hérésie  et  la  contagion  de  la  Grèce  ne  se 
communiquassent  aux  autres  Eglises,  fit  de  grandes 
instances  à  Léon  III,  afin  qu'il  lui  plût  de  consen- 
tir qu'on  fît  à  Rome  ce  qui  se  faisait  autrefois  dans 
la  plupart  des  Églises  latines,  et  qu'on  insérât 
dans  le  symbole  cette  parole  dictée  par  le  Saint- 
Esprit  :  Qui  a  Patte  Filioque  proccdit. 

Charles,  tout  puissant  qu'il  était,  ne  le  put  pas 
obtenir.  Ses  successeurs  furent  plus  heureux,  car 
comme  le  danger  devint  plus  grand  et  plus  mani- 
feste par  le  soulèvement  de  Phoiius  et  de  ses  suc- 
cesseurs, qui  se  déclarèieal  contre  la  procession 


Il4  ENTRETIEN    III. 

du  Saint-Esprit  ,  l'empereur  Henri  II  eut  assez 
de  pouvoir  et  de  crédit  auprès  de  Benoît  VIII 
pour  le  porter  à  rétablir  ce  qu'on  avait  commencé 
à  faire  au  ternps  de  Saint  Léon.  Benoît  ordonna 
qu'en  toute  l'Eglise  romaine  on  chanterait  désor- 
mais publiquement ,  durant  la  messe  des  diman- 
ches, le  Credo^  ou  le  symbole  dont  nous  parlons, 
avec  l'addition  Filîoque. 

On  le  fit  dès  lors  au  grand  contentement  des 
peuples,  et  c'est  ce  qui  s'est  fait  depuis  ,  ce  que 
nous  faisons  encore  aujourd'hui,  et  ce  que  feront 
les  vrais  Chrétiens  tant  que  l'EgUse  subsistera. 

Les  Grecs  ne  manquèrent  pas  de  s'alarmer  là- 
dessus  et  de  se  séparer  hautement  d'avec  Bome  , 
prétendant  que  notre  parole  Filioque  était  une 
impiété  scandaleuse,  non-seulement  contre  le  res- 
pect des  Pères  de  Constantinople,  mais  aussi  con- 
tre la  vérité  de  l'Evangile.  Ils  étaient  bien  résolus 
de  s'opiniâtrer  à  soutenir  éternellement  cette  er- 
reur :  néanmoins,  le  bonheur  voulut  qu'après  quel- 
ques années  ,  ils  vinssent  en  France,  jusque  sur  le 
plus  beau  théâtre  de  la  chrétienté  ,  reconnaître 
leur  crime  ,  le  confesser ,  et  rendre  une  satisfac- 
tion publique  à  la  puissance  et  à  la  majesté  du 
Saint-Esprit,  qu'ilsavaient  déshonoré.  Et  certes, 
ils  le  firent  d'une  manière  qui  invita  les  anges  à 
venir  être  les  spectateurs  de  cette  satisfaction  glo- 
rieuse et  de  cette  auguste  cérémonie. 

Lorsqu'on  célébrait  à  Lyon  le  quatorzième  con- 
cile général,  au  treizième  siècle,  quelques  affaires 
d'état  obligèrent  l'empereur  d'Orient,  Michel  Pa- 
léologue,  d'envoyer  les  patriarches  et  d'autres  évo- 
ques de  son  empire  à  cette  assemblée  solennelle. 
Ils  s'y  trouvèrent  en  grand  nombre,  et  là,  peu  de 
temps  après  leur  arrivée^  ils  firent  voir  une  chose 
bien  surprenante  et  bien  mémorable. 

Au  jour  de  la  fête  de  Saint  Pierre  et  Saint  Paul, 


ENTRETIEN    III.  I  I  J 

durant  la  grand'messe,  que  le  pape  célébra  poii- 
lificalement,  et  où  le  cardinal  Otholon  chaula 
l'Évangile  en  latin,  et  un  diacre  grec  le  chanta  en 
grec,  avec  les  cérémonies  de  son  Eglise,  après  que 
Saint  Bonaventure,  qui  était  une  des  plus  grandes 
lumières  de  la  compagnie,  eut  fait  un  éloquent  et 
admirable  sermon,  les  cardinaux  et  les  évOques  de 
l'Eglise  romaine  entonnèrent  le  Credo  et  le  chan- 
tèrent en  latin  ,  et  lorsqu'ils  finirent,  le  patriar- 
che  de  Constantinople ,  et  avec  lui  tous  les  évc- 
ques,  tous  les  ecclésiastiques  et  tous  les  seigneurs 
et  les  gens  de  la  Grèce  qui  étaient  là,  d'eux-mêmes 
et  de  leur  propre  mouvement,  sans  qu'on  eut  en- 
core disputé  contre  leur  docti  ine,  et  qu'on  les  eiit 
invités  par  aucune  remontrance  ni  par  aucune 
jn-ière  à  reconnaître  la  vérité  de  la  doctrine  de 
Rome  touchant  le  Saint-Esprit;  enfin,  sans  qu'on 
eut  fait  aucun  effort  pour  les  convaincre  et  pour 
les  attirer  à  l'union  d'une  même  foi ,  touchés  par 
la  main  du  Tout-Puissant  et  poussés  par  l'inspi- 
ration de  son  Esprit  adorable,  chantèrent  en  grec 
ce  même  Credo  ;  et  afin  de  donner,  en  un  jour  si 
célèbre  et  durant  une  si  auguste  solennité  ,  des 
marques  indubitables  de  leur  réunion  avec  l'Eglise 
romaine,  quand  ils  furent  à  l'endroit  du  symbole 
contesté  depuis  tant  de  siècles  :  Qui  a  Pâtre  Fl- 
lioqne  procedit,  non-seulement  ils  le  prononcèrent; 
d'une  voix  liante  et  ferme,  mais  aussi  ils  le  pro- 
noncèrent cà  genoux  et  le  répétèrent  trois  fois.  Ne 
se  contentant  pas  de  cet  ilbistre  témoignage  de 
leur  fidélité,  le  Credo  étant  fini,  ils  chantèrent  des 
niotets  en  grec  en  l'honneur  du  pape  et  de  sou 
Eglise,  et  exprimèrent  par  une  musique  harmo- 
nieuse les  divers  sentiments  d'estime  et  de  joie 
que  la  dévotion  leur  inspira.  Ils  (irent  encore  da- 
vantage à  la  fin  de  la  quatrième  séance  ,  car  ils 
montèrent  sur  un  théâtre  au  milieu  de  la  nef,  afin 


Il  G  ENTRETIEN    III. 

d'être  mieux  vus  et  mieux  ouïs  des  spectateurs 
assemblés  de  tous  les  quartiers  de  l'univers,  pour 
être  les  témoins  du  serment  de  leur  obéissance 
inviolable.  Là  ils  chantèrent  leur  Credo  en  grec , 
prononçant,  comme  ils  avaient  déjà  fait,  la  parole 
Filioque  plus  haut  que  le  reste,  et  la  répétant  deux 
fois.  Les  Romains  chantèrent  aussi  le  leur  :  les 
cœurs  se  répondirent  autant  que  les  voix  ;  et  des 
transports  de  joie  céleste  firent  naître  soudaine- 
ment de  toutes  parts  des  concerts  de  musique 
avec  des  cris  de  triomphe  :  de  sorte  qu'on  peut 
dire  qu'il  ne  s'est  jamais  vu  une  plus  belle  et  plus 
heureuse  journée  dans  TEglise  de  Jésus-Christ. 

La  sérénité  néanmoins  ne  dura  pas  si  longtemps 
qu'on  se  le  promettait  :  les  successeurs  de  ces  Grecs 
convertis  ne  gardèrent  point  leur  parole,  et  furent 
infidèles  à  la  grâce. 

Cette  rechute,  arrivée  encore  une  autre  fois  après 
leur  seconde  conversion,  si  solennellement  décla- 
rée à  la  vue  de  l'Eglise  universelle  dans  le  concile 
de  Florence  ,  mérita  le  châtiment  que  chacun 
sait. 

Quoique  je  n'aie  pas  dit  tout  ce  qui  fut  dit  par 
Eugène  sur  l'hérésie  des  Ariens  et  sur  celles  des 
Grecs  schismatiques  ,  j'en  ai  dit  néanmoins  plus 
qu'il  n'était  nécessaire  en  un  temps  où  tant  de 
beaux  livres  ont  parlé  si  éloquemment  et  si  doc- 
tement en  notre  langue  de  ces  mêmes  histoires,  et 
les  ont  fait  connaître  à  toute  l'Europe.  Je  ne  puis 
dire  comment  se  termina  cet  entretien.  Quand  Sa 
Majesté  assistait  à  des  conférences  ,  c'était  elle 
ordinairement  qui,  pour  soulager  Eugène,  les  ter- 
minait en  commandant  qu'on  se  retirât. 


ENTRETIEN    IV.  Hj 

ENTRETIEN   IV. 

DU    PÉCHÉ    ORIGINEL. 

Cette  conférence  fut  tenue  clans  une  maison 
des  plus  renommées  tle  France  ,  dont  le  maître 
possédait  une  des  premières  cliarges  de  la  cou- 
ronne. 

Eugène,  qui  avait  promis  à  ce  seigneur  ,  que 
nous  appellerons  Eutime  ,  d'y  aller  passer  deux 
ou  trois  jours,  n'oul)lia  pas  sa  promesse  :  il  s'y 
rendit  à  l'heure  qu'on  l'y  attendait ,  et  il  y  trouva 
une  grande  compagnie,  qui  d'abord  lui  fit  juger 
qu'il  y  entrait  comme  dans  un  champ  de  guerre, 
et  qu'il  devait  se  résoudre  et  se  préparer  à  com- 
battre pour  la  vérité.  Je  ne  puis  dire  ce  qui  se  fit  à 
son  arrivée  :  il  est  aisé  de  le  penser.  La  matinée 
(Ui  jour  suivant  se  passa  en  des  entreliens  particu- 
liers, où  il  ne  fut  rien  dit  qu'on  ait  j'igé  devoir 
cire  remarqué.  On  ne  parla  même,  durant  le  repas, 
que  de  choses  indifférentes,  mais  à  la  fin,  lors- 
cpi'on  se  levait,  il  se  présenta  inopinément  un  su- 
jet de  conversation  digne  de  cette  noble  assem- 
blée, et  digne  de  la  sagesse  et  de  l'esprit  de  ceux 
qui  parlèrent.  On  y  proposa  diverses  (juestions 
très-curiensCs,  et  l'on  y  entendit  des  réponses  et 
des  vérités  (jui  méritent  d'être  sues. 

L'occasion  ayant  voulu  qu'on  dît  je  ne  sais  quoi 
contre  les  femmes  ,  et  le  discours  étant  terminé 
sur  le  sujet  ordinaire ,  qu'elles  sont  la  cause  de 
beaucoup  de  maux  ,  une  dame  d'esprit ,  et  fort 
adroite,  cpii  entreprit  de  les  défendre,  après  quan- 
tité de  raisons  très-bien  soutenues  ,  poussa  laf- 
faire   et  la   question    le  plus  loin    (ju'elles  pou- 

7' 


Hb  ENTRETIEN    IV. 

valent  aller  :  elle  avança  qu'elles  ne  sont  la 
cause  d  aucun  mal,  et  apporta  pour  preuve  que 
tous  les  maux  viennent  du  péché  originel ,  et  que 
ce  péché  ne  vient  point  des  femmes.  Sur  quoi  Ëu- 
time  paraissant  un  peu  étonné  ,  elle  soutint  sa  pa- 
role par  une  proposition  qui  fit  taire  les  plus  har- 
dis et  les  plus  habiles.  N'est-il  pas  vrai ,  dit-elle  , 
que  si,  après  la  faute  d'Adam  et  d'Eve,  Adam  fut 
mort  avant  qu'il  eût  été  père  d'aucun  enfant,  et 
si  Dieu  eût  créé  un  nouvel  homme  saint  et  fidèle 
pour  être  le  mari  de  la  veuve,  les  enfants  d'Eve 
nés  de  ce  second  mariage  seraient  nés  sans  être 
coupables  ni  misérables,  et  qu'il  n'y  aurait  point 
eu  de  péché  originel  ?  Ce  fut  une  chose  remar- 
quable que,  quoiqu'il  y  eût  là  quantité  de  gens 
d'esprit  ,  il  n'y  eût  personne  qui  osât  répondre, 
et  que,  comme  chacun  craignit  qu'en  disant  trop 
promptement  son  avis  ,  il  ne  fût  obligé  de  se  dé- 
dire, chacun  s'arrêta  pour  examiner  ses  pensées  y 
et  quelques  moments  se  passèrent  sans  qu'on  en- 
tendît aucun  mot. 

Un  chevalier  nommé  Hercule  ,  qui  voulut  par- 
ler le  premier,  ne  parla  pas  sagement.  Ce  gentil- 
homme inconsidéré  ,  et  peu  réglé  dans  sa  con- 
duite ,  s'était  acquis  quelque  réputation  parmi  les 
savants  et  les  curieux.  :  il  se  trouvait  en  leurs  as- 
semblées ,  et  il  y  disait  assez  bien  ,  particulière- 
ment aux  occasions  où  il  fallait  discourir  sur  les 
textes  obscurs  des  poètes  grecs  et  latins  :  il  en- 
tendait ces  livres-là  mieux  que  l'Evangile  et  que 
la  doctrine  de  l'Eglise,  dont  néanmoins  il  parlait 
souvent ,  et  d'ordinaire  très-mal  à  propos.  Il  ne 
pouvait  souffrir  qu'on  entreprît  de  le  convaincre 
d'aucune  de  nos  vérités  chrétiennes  autrement  que 
par  des  raisons,  ni  qu'on  lui  dît  :  Croyez.  Il  vou- 
lait qu'on  montrât  les  choses  à  ses  yeux,  et  il  sem- 
blait être  persuadé  qu'un  homme  sage  devait  at- 


ENTRETIEN    IV.  I  I9 

tendre  quand  il  verrait  le  paradis  ou  l'eu  fer  à  dire 
assurément  qu'il  y  a  un  paradis  et  un  autre 
monde  que  celui-ci.  La  jeunesse  et  la  vanité  lui 
avaient  inspiré  ces  maxime^s ,  que  les  fréquentes 
conversations  du  Cardinal  du  Perron  lui  firent  de- 
puis quitter  pour  reprendre  les  maximes  de  l'école 
et  de  la  sagesse  de  Jésus-Christ. 

La  réponse  qu'il  fit  à  la  dame  qui  avait  propo- 
sé la  question  fut  qu'il  confessuit  que  les  femmes 
étaient  très-  innocentes  du  péché  originel.  Mais  , 
Madame,  ajouta-t-il ,  faites-nous  la  même  grâce  , 
s'il  vous  plaît,  et  dites  que  les  hommes  sont  in- 
nocents du  même  péché.  Je  m'en  garderais  bien, 
lepondit-elle  !  je  dirais  qu'il  n'y  a  point  de  péché 
originel ,  et  vous  trouveriez  ce  que  vous  cherchez: 
une  femme  folle  ,  qui  ferait  ce  que  vous  faites  , 
et  qui  se  mêlerait  d'inventer  des  hérésies  et  des 
manières  nouvelles  de  corrompre  la  religion  et 
les  mœurs  des  jeunes  hommes  et  des  jeunes  filles 
qui  l'écouteraieut. 

Cette  réponse,  adoucie  parles  grâces  d'un  sourire 
modeste,  ne  rendit  pas  le  chevalier  plus  scrupu- 
leux ni  plus  sage  :  il  demanda  à  la  dame  d'où  elle 
savait  que  ce  fût  une  hérésie  de  croire  iju'il  n'y  a 
point  de  péché  originel  et  de  qui  elle  l'avait  ap- 
pris. La  dame,  plus  subtile  et  plus  éclairée  que 
ce  courtisan  pointilleux,  vit  tout  ce  qu'elle  devait 
voir  en  celte  rencontre,  et  fit  une  repartie  qu'il 
n'attendait  pas.  INIonsieur  que  vous  voyez,  dit-elle 
en  montrant  Eugène  ,  sait  celui  de  qui  je  l'ai  ap- 
pris :  demandez-le-lui,  s'il  vous  plaît. 

jMonsieur  que  je  vois  ,  répondit  Hercule  parlant 
à  lu  dame  ,  me  dira  que  vous  l'avez  appris  de  l'É- 
glise. Sans  doute,  repartit  Eugène,  mais  j'ajouterai 
que  l'Eglise  n'enseigne  rien  qu'elle  n'ait  appris  de 
Dieu  ,  et  que  ,  parmi  les  Chrétiens  ,  lorsqu'il  se 
trouve  quelqu'un  cjui    refuse   d'écouter   et   d'np- 


1 20  ENTRETIEN     ÏV, 


prouver  ce  qu  elle  dit,  à  moins  qu'il  ne  soit  excusé 
par  la  folie,  nous  avons  droit  de  l'accuser  d'être 
hérétique  ,  et  que  peut-être  nous  n'avons  pas  tort 
de  soupçonner  qu'il  n'a  ni  religion  ni  conscience. 
Je  ne  pense  pas,  repri£  Hercule,  qu'il  y  ait  en  cette 
compagnie  aucune  de  ces  sortes  de  personnes, 
mais  je  sais  qu'il  y  a  des  hommes  d'esprit  et 
d'honneur  qui  se  plaignent  respectueusement  et 
sagement  que  c'est  parmi  nous  une  sujétion  bien 
rigoureuse,  que  dès  qu'on  nous  déclare  qu'une 
proposition  est  enseignée  par  l'Église,  il  faut  que 
la  raison  se  taise  et  que  les  gens  les  plus  éclairés 
se  ferment  les  yeux  pour  croire  aveuglément  les 
choses  les  plus  incroyables  et  les  plus  contraires 
au  bon  sens  et  au  jugement.  J'ose  même  soutenir, 
poursuivit-il, à  l'égard  du  sujet  dont  nous  parlons, 
que  notre  raison  ,  aidée  par  les  lumières  de  la  na- 
ture ,  ne  voit  rien  entre  les  articles  de  la  foi  qu'elle 
désapprouve  davantage,  ni  rien  qu'elle  comprenne 
moins,  et  qu'elle  puisse  moins  expliquer  que  ce 
péché  vraiment  incompréhensible  que  nous  con- 
tracLons  en  notre  naissance. 

Saint  Augustin,  répondit  Eugène,  qui  fut  un 
des  plus  éclairés  d'entre  les  hommes,  n'était  pas 
de  votre  avis  ;  voici  une  de  ses  paroles  digne  d'ê- 
tre  preieree  a  toutes  les  plamtes  de  ces  sages  aveu- 
gles qui  accusent  la  doctrine  de  l'Eglise  d'être  con- 
traire à  la  raison  et  à  la  sagesse.  Il  dit  que  plus  un 
homme  a  d'esprit  et  de  jugement,  plus  il  est  con- 
vaincu, par  ses  lumières  naturelles  et  par  son  ex- 
périence ,  qu'il  y  a  dans  nous  une  corruption  et 
un  péché  qui  viennent  d'ailleurs  que  de  nous- 
mêmes.  Hercule,  se  croyant  offensé  par  ces  paro- 
les ,  perdit  le  respect  :  Je  soutiens,  dit-il ^  la  pro- 
position que  j'ai  avancée  ;  et  puisque  vous  êtes 
du  nombre  de  ces  grands  esprits  qui  la  condam- 
nent, c'est  à  vous  de  la  combattre,   à  moi  de  la 


ENTRETIEN   IV.  I  5H 

detenrlre  et  de  vous  repondre.  Eugène,  qui  n'avait 
pas  envie  de  disputer  ni  de  discourir  sur  ces  ma- 
tières ,  dont  on  ne  peut  parler  sérieusement  ni 
fortement  qu'avec  des  gens  d'étude,  et  d'école, 
tendit  la  main  au  chevalier ,  lui  demanda  la 
paix,  et  puis  il  le  quitta  ,  et  vint  à  la  dame  pour 
répondre  à  sa  proposition  toucb.ant  l'innocence 
des  enfants  qui  seraient  nés  d'un  second  mari  de 
notre  première  mère.  Mais  flercule  lui  ayant  fiè- 
rement reproché  qu'il  voulait  fuir  ,  et  témoigné 
même  par  (juelques  gestes  qu'il  se  glorifiait  déjà 
de  cette  fuite  prétendue  ,  il  fut  ohligé  de  retour- 
ner et  de  lui  faire  connaître  qu'il  ne  craignait  pas  : 
joignez  à  cela  qu'il  s'aperçut  que  c'étaient  les  vœux 
de  la  compagnie,  et  que  tous  les  yeux  l'avertissaient 
qu'on  verrait  avec  plaisir  la  présomption  et  l'im- 
prudence de  ce  sophiste  incorrsidéré  traitées  com- 
me elles  le  méritaient. 

Mais  tandis  que  le  théologien  respirait,  et  qu'il 
massait  les  forces  de  son  esprit  pour  faire  l'apolo- 
gie delà  vérité  le  plus  hautement  et  le  plus  digne- 
ment qu'il  serait  possible,  Hercule  prit  le  loisir 
d'expliquer  son  sentiment,  et  se  mit  à  raisonner 
sur  l'histoire  de  la  pomme,  et  sur  cette  fatale  dés- 
obéissance d'Adam  ,  dont  nous  devenons  coupa- 
bles sept  ans  avant  que  nous  ayons  la  pensée  et  la 
liberté  de  la  commettre,  et  six  mille  ans  depuis 
qu'elle  a  été  commise.  Il  tacha  de  montrer  que  les 
actions  de  chacun  ne  peuvent  revivre  non  plus 
que  les  taches  et  les  ombres  qui  les  accompagnent, 
et  qu'au  moment  qu'elles  sortent  des  mains  ou  du 
cœur  de  l'homme,  quoique  leur  effet  demeure, 
elles  entrent  dans  un  néant  dont  elles  ne  sortiront 
jamais. 

Il  était  en  ceci  logicien  et  discourait  avec  quel- 
que ordre  ,  mais  ces  syllogismes  ne  parurent  pas 
si  dangereux  que  les  égarements  de  sou  esprit  sur 


122  ENTRETIEN  ÏV. 

l'histoire  du  serpent,  ni  que  ces  censures  emportées 
et  satyriques  contre  nos  plus  savants  interprètes, 
auxquels  il  imputait  d'avoir  inventé  ce  qu'on  im- 
pute à  Joseph  ,  qu'en  ces  premiers  jours  de  la 
création,  les  bétes  parlaient  comme  au  siècle  d'or, 
et  qu'elles  vivaient  familièrement  avec  l'homme. 

Il  censura  aussi  l'opinion  de  Saint  Éphrem,  que 
le  démon  avait  enseigné  surnaturellemeut  au  ser- 
pent à  former  des  mots  :  il  prétendit  aussi  que, 
selon  l'opinion  de  Saint  Basile  ,  le  serpent  fut 
choisi  pour  tenter  la  femme,  parce  qu'il  avait 
une  langue  douce  et  flatteuse,  et  qu'il  était  le  plus 
beau  des  animaux  et  le  plus  semblable  à  l'hom- 
me ,  ayant  le  corps  droit  et  les  yeux  tournés  vers 
le  ciel  ,  mais  que  cela  lui  fit  perdre  sa  taille  et  sa 
voix,  et  que  la  justice  divine  le  changea  dès  l'heure 
même  en  ce  monstre  hideux  et  rampant  que  les 
hommes  ne  peuvent  plus  regarder  qu'avec  aver- 
sion et  horreur.  Les  jeux  et  les  divertissements 
de  Luther  là-dessus,  les  blasphèmes  des  Albigeois, 
les  impertinences  des  Orphites,  les  rêveries  des  rab- 
bins, les  superstitions  des  Egyptiens  et  des  Mau- 
res ,  servirent  d'une  ample  matière  à  l'impiété  de 
ce  chevalier  ,  aussi  bien  que  la  réflexion  qu'il  fit, 
lorsque,  pour  affaiblir  la  vérité  de  ce  que  nous  di- 
sons des  effets  et  des  suites  déplorables  du  péché, 
il  remarqua  que  la  coutume  de  la  religion  et  de 
la  poésie  était  d'attribuer  nos  expériences  d'au- 
jourd'hui et  toutes  les  productions  naturelles  à  des 
miracles  anciens,  et  d'inventer,  sur  l'origine  de 
chaque  chose,  des  métamorphoses  et  des  fables: 
Utperfabalas primordia  reruni  facîant  augustiora. 

Il  parla  longtemps.  Après  qu'il  l'eut  fait  avec 
la  liberté  et  de  la  façon  qu'il  voulut ,  le  premier 
mot  de  la  réponse  d'Eugènele  surprit.  Monsieur, 
lui  dit-il  clairement  et  en  deux  mots  ,  je  soutiens 
que  quiconque  nie  la  vérité  du  péché  originel  est 


EVTRKTIKV    TV.  123 

un  athée  ,  que  les  rellgloiis  qui  ue  l'ont  point  con- 
nue ont  été  des  alliéismes  ,  et  que  la  noire  sctile 
est  véritable  et  divine,  parce  qu'elle  seule  a  dé- 
couvert ce  secret,  et  qu'elle  le  propose  comme  un 
des  plus  importants  articles  de  ses  révélations  et 
de  sa  théologie. 

Je  le  verrai  volontiers  ,  repartit  Hercule,  et  je 
me  présente  hardiment  pour  soutenir  cette  que- 
relle, et  pour  montrer  que  les  autres  religions  et 
les  autres  philosophies  ne  sont  point  coupables 
conlre  la  Divinité,  parce  qu'elles  n'ont  point  connu 
ce  péché,  (jue  nous  appelons  l'héritage  éternel 
des  enfants  d'Adam. 

Kugène  avança  la  proposition  que  je  viens  de 
dire  ,  et  ouvrit  cette  magnifique  entrée  de  dis- 
pute, afin  d'y  attirer  son  philosophe,  et  de  se 
divertir,  en  l'engageant  et  en  le  faisant  courir  dans 
un  labyrinte  où  il  jugeait  qu'il  ne  trouverait  point 
d'issue.  L'intention  ou  l'industrie  de  ce  sa<;e  com- 
battant  était  que  le  jeune  athlète  se  mît  hors  d'ha- 
leine et  hors  de  combat  par  ses  courses,  et  qu'il 
fut  contraint  de  se  reposer,  et  de  «tarder  le  silence 
lorsqu'il  viendrait  au  point  de  l'a  flaire  ,  et  qu'il 
découvrirait  à  la  compagnie  les  secrets  mystérieux 
et  les  grandes  et  augustes  vérités  qui  sont  conte- 
nues dans  la  doctrine  du  péché  originel. 

Soutenez  donc,  lui  dit-il,  la  querelle  de  Socrale 
et  de  Pythagore,  je  soutiendrai  celle  de  Saint  Paid, 
mais  à  condition  que  vous  ne  vous  servirez  pas  de 
son  épée.  Laissez-moi  nos  armes,  s'il  vous  plaît,  et 
gardez-vous  bien,  durant  l'explication  des  ques- 
tions (jue  je  vous  ferai,  d'avancer  aucune  parole 
qui  ne  soit  tirée  de  notre  Evangile  ou  de  nos 
écrits.  Faites  le  philosophe  païen  ,  je  ferai  le  phi- 
losophe chrétien,  et  j'espère  que  la  compagnie 
connaîtra  (pie  votre  pbilosophie  est  une  philoso- 
phie d'athée.  Ma  pensée  n'est  pas  (|ue  les  anciens 


124  ENTRETIEN  IV. 

pliilosoplies  aient  été  coupables  d'à  théisme  parce 
qu'ils  n'ont  pas  connu  la  faute  d'Aclam  et  qu'ils 
n'ont  point  ouï  parler  du  péché  originel  :  je  dis 
seuleniejit  que  ceux  qui  enlreprenuent  de  nier 
cette  doctrine  et  de  la  combattre  s'engagent 
dans  la  nécessité  de  nier  qu'il  y  ait  un  Dieu  créa- 
teur du  monde  et  de  l'homme ,  ou  du  moins,  dans 
la  nécessité  de  l'offenser  par  un  horrible  blasphè- 
me, en  l'accusant  de  sacrilège  et  d'impiété. 

Le  défi  étant  fait  et  la  condition  reçue,  la  com- 
pagnie prêtant  un  silence  curieux  et  une  attention 
favorable  :  Ma  première  question  ,  dit  Eugène,  est 
de  vous  demander  quel  est  le  plus  excellent  ou- 
vrage du  Créateur,  ou  quelle  est  la  première  et  la 
plus  noble  des  créatures  d'ici-bas,  et  celle  qu'il  a 
destinée  pour  être  au-dessus  des  autres. 

Hercule  ,  sans  délibérer  ,  répond  que  c'est 
l'homme,  et  ajoute  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  philo- 
sophie ni  de  religion  qui  n'aient  dit  la  même  chose. 

L'homme,  poursuit  Eugène  ,  en  l'état  où  il  est, 
sans  parler  de  ce  qui  était  possible  ,  a-t-il  été  créé 
pour  une  fin  glorieuse,  je  veux  dire  pour  parvenir 
à  la  connaissance  de  la  vérité  suprême  et  à  la 
possession  d'un  vrai  bonheur  ?  Dieu  a-t-il  aimé 
l'homme  en  le  créant  ?  lui  a-t-il  donné  une  âme 
immortelle  et  incorruptible?  lui  a-t-il  préparé 
d'autres  plaisirs  que  ceux  d'ici-bas  ,  et  a-t-il  pré- 
tendu qu'il  en  eût  la  jouissance  et  qu'il  devînt 
quelque  jour  parfaitement  heureux  ? 

Hercule, qui  ne  voulait  pas  éloigner  le  discours 
de  son  sujet,  ne  fit  point  de  difficulté  de  répondre 
selon  le  sentiment  des  anciens,  et  d'attribuer  à  no- 
tre nature  tous  ces  glorieux  avantages  ;  il  voulut 
même  dire  tout  ce  qu'il  savait  là-dessus  ,  et  rap- 
porter les  plus  beaux  noms  que  les  anciens  maî- 
tres des  religions  et  des  écoles  donnèrent  à  l'iiom- 
me  j  lorsqu'ils  l'appelèrent  «  le  lien  de  Yuii  et  de 


ENTRETIEN    IV.  12:) 

l'autre  monde,  le  nœud  de  l'intelligence  et  de  la 
matière,  l'assemblage  de  la  mort  et  de  l'immor- 
talité, le  recueil  des  merveilles  ,  et  le  milieu  de 
toutes  les  choses  infiniment  éloignées.  » 

Mais  il  n'était  pas  l'heure  de  parler  inutilement. 
Eugène  l'interrompit,  et  lui  remontra  qu'un  mot 
suffisait  pour  une  question  si  facile.  Monsieur, 
dit-il  ,  ce  que  vous  avez  répondu  est  la  réponse 
des  Chrétiens  ;  nous  sommes  d'accord  sur  ce  pre- 
mier article.  Mais  obligez  -  moi  de  m'expliquer 
pourquoi  donc  et  comment  il  est  arrivé  que  Thom- 
me  soit  misérable  en  ce  monde.  Puisque  Dieu  ai- 
mail  notre  nature  en  la  créant ,  et  qu'il  voulait 
qu'elle  fût  une  nature  heureuse  ,  pourquoi  en 
a-t-il  fait  une  nature  souffrante  et  mourante , 
et  a-t-il  voulu  que  le  cours  de  notre  vie  ,  depuis 
la  naissance  jusqu'à  la  mort  ,  fût  une  suite  per- 
pétuelle de  travaux  et  d'afQictions?  D'où  vient  ce 
malheur,  et  d'où  vient ,  ce  qui  est  pis  que  tous  les 
autres  malheurs!  celte  guerre  intestine  et  inter- 
minable qui  dure  en  nous  aussi  longtemps  que  la 
respiration  et  la  vie,  et  qui  ne  se  trouve  que  dans 
l'homme  seul  ? 

Que  voulez-vous  dire  ,  répond  Hercule  ,  que 
dans  l'homme  seul  ?  De  quoi  parlez-vous?  De  ce 
(jue  vous  savez  aussi  bien  que  moi  ,  poursuit 
Eugène. 

Je  dis  qu'entre  tous  les  êtres  créés,  nous  sommes 
les  seuls  qui  ne  nous  accordions  pas  avec  nous- 
mêmes  ,  et  qui  nous  détruisions  par  nos  discordes 
intérieures. 

Tout  ce  qui  est  dans  la  flamme  s'accorde  avec 
elle  et  conspire  à  monter  en  haut ,  et  tout  ce 
qui  est  dans  l'eau  conspire  à  descendre  en  bas  et 
à  couler  :  ainsi  dans  les  métaux  ,  dans  les  animaux, 
dans  les  plantes  ,  ou  dans  tout  ce  qu'il  vous  plaira, 
les  diverses  choses  qui  s'y  trouvent  et  qui  compo- 


126  EMmETlEN   IV. 

sent  leur  nature,  n'ont  qu'un  centre  unique  et 
qu'une  inclination  commune.  L'homme  seul  a 
des  inclinations  différentes,  sa  conscience  veut 
autre  chose  que  ce  que  veut  sa  convoitise;  la  rai- 
son et  la  passion  l'emportent  à  deux  termes  oppo- 
sés ,  et  de  part  et  d'autre,  avec  une  violence  qui 
le  déchire  et  le  divise  ,  et  qui  le  fait  mourir  dès 
qu'il  entre  au  monde  comme  un  criminel  con- 
damné avant  sa  naissance.  Dites  donc  ,  ô  philoso- 
phe ,  d'où  vient  cela  ?  Que  m'importe  ,  répondit 
Ilercule  ?  Il  vous  importe ,  repartit  Eugène,  de 
soutenir  par  les  raisons  de  votre  philosophie  que 
c'est  un  Dieu  puissant  et  sage  qui  a  fait  l'homme, 
et  qui  a  voulu  le  bien  faire.  Vous  devez  donc  ex- 
pliquer comment  il  arrive  qu'il  n'y  a  rien  en  ce 
monde  de  plus  mal  fait  que  l'homme  ,  ni  rien  de 
plus  méprisable  en  sa  nature  et  de  plus  misérable 
en  sa  vie.  Notre  nature  n'est  autre  chose  que  deux 
ennemis  enfermés  ensemble  qui  s'entrebattent  dès 
que  nous  vivons  ,  et  qui  ne  peuvent  s'accorder 
que  par  notre  mort.  Le  pis  est  qu'il  n'y  a  jamais 
d'interruption  en  leurs  différends.  Car,  pour  vous 
le  dire  encore  une  fois  ,  dès  que  la  raison  et  la 
vertu  nous  attirent  au  bien  ,  la  convoitise  nous 
arrête  et  s'y  oppose  ;  si  nous  écoutons  celle-là, 
et  %i  nous  voulons  goûter  les  douceurs  d'une  vie 
spirituelle  et  honnête  ,  les  tentations  et  les  plain- 
tes de  la  nature  abandonnée  nous  persécutent 
comme  des  fugitifs  ;  et  si  nous  consentons  à  celle- 
ci,  et  voulons  donner  quelque  satisfaction  à  nos 
désirs ,  les  repentirs  cuisants  et  les  hontes  déses- 
pérées allument  un  enfer  en  notre  âme  et  nous 
tourmentent  comme  des  damnés.  Celte  double 
peine  fait  toute  notre  vie  ,  et  nous  ne  sommes 
qu'un  champ  de  bataille  et  qu'une  terre  mal- 
heureuse où  l'on  voit  nuit  et  jour  des  combats 
et  des  désordres  sans  fin. 


ENTRETIEN    IV.  L1J 

Je  vous  (îemancle  donc  que  vous  liriez  des  livres 
des  religions  païennes  ou  maliométanes  quelque 
explication  de  cette  difficulté  et  quelque  raison- 
nement qui  satisfasse  la  compagnie. 

Hercule,  qui  n'avait  jamais  rien  lu  ni  rien  mé- 
dité là-dessus,  eut  d'autant  moins  de  peine  à  don- 
ner son  explication  et  sa  réponse  qu'il  eut  moins 
de  loisir  de  l'aller  chercher,  et  qu'il  fût  pressé 
de  prendre  la  première  qui  se  présenta  d'al)ord. 

Monsieur,  dit-il,  il  n'y  a  point  de  religion  qui 
ne  puisse  satisfaire  en  im  mot,  et  vous  dire  qu'il 
a  plu  au  Créateur  et  au  Maître  de  nous  former  de 
la  sorte,  et  que,  nonobstant  la  noblesse  de  notre 
condition,  c'est  l'état  qui  nous  est  propre,  s'il  est 
conforme  à  la  volonté  de  Dieu  et  à  l'original  qu'il 
en  a  trace  dans  lui-même.  vlX  remarquez  ,  ajouta- 
t-il  ingénieusement ,  qu'un  être  est  monstrueux 
quand  il  contient  deux  natures  contraires  jointes 
ensemble  par  le  hasard,  ou  par  le  dérèglement 
des  causes  secondes  ;  mais  quand  elles  sont  jointes 
par  la  sagesse  de  la  première  cause,  et  selon  le 
projet  éternel  qu'elle  en  a  formé  dans  ses  idées, 
cet  être  n'est  plus  un  monstre,  mais  une  nature 
parfaite  dont  les  substances  opposées  sont  les  deux 
parties  ;  leur  union  ,  qui  nous  semble  un  défaut 
et  une  méprise  de  l'ouvrier,  est  le  chef-d'œuvre 
d'une  intelligence  adorable  ,  qui  tient  unies  et  as- 
semblées dans  une  seule  personne  ces  grandes  ini- 
mitiés et  ces  deux  puissants  adversaires  qui ,  pour 
le  divertissement  du  Créateur  ,  représentent  dans 
l  homme,  comme  sur  un  théâtre,  les  agitations  des 
éléments  et  tous  les  combats  qui  se  passent  sous 
le  ciel  :  Homo  spectahilis  Deo  sccna,  dit  éloqueni- 
inent  Sidonius. 

Vous  ne  justifiez  pas,  repartit  Eugène  ,  au  con- 
traire, vous  accusez  le  Créateur.  Vous  niavez  con- 
fessé qu'il  n'a  produit  l'homme  que  pour  le  ren- 


^  "O.  M 


128  ENTRETIEN    IV. 

dre  parfaitement  et  continuellement  heureux  : 
vous  me  dites  maintenant  que,  par  une  trahison 
étrange  ,  avant  que  nous  soyons  coupables  d'au- 
cun crime,  il  nous  met,  dès  le  jour  de  notre  nais- 
sance,dans  un  amphithéâtre,  au  milieu  de  nos  pas- 
sions, comme  parmi  des  ligresses  et  des  lionnes, 
afin  qu'elles  nous  déchirent  en  sa  présence,  et 
qu'elles  le  divertissent  en  exerçant  sur  nous  leurs 
fureurs  et  leurs  cruautés! 

Est-ce  blâmer  Dieu  ,  répondit  Hercule  ,  et  l'ac- 
cuser de  perfidie  ,  de  dire  qu'il  a  produit  nos  pas- 
sions et  qu'il  nous  a  mis  au  milieu  d'elles?  Ap- 
pelez-les tigresses  ou  furies  ,  ou  comme  il  vous 
plaira  ;  les  passions  sont  bonnes  ,  elles  sont  utiles, 
commodes  et  nécessaires  à  notre  nature  ;  elles 
ne  sont  point  dans  nous  des  injustices  ni  des 
cruautés,  elles  sont  de  vrais  bienfaits  de  la  sagesse 
et  de  la  bonté  du  Créateur. 

Il  est  vrai,  reprit  Eugène,  nos  passions,  nos 
convoitises ,  nos  humeurs  et  notre  sang  sont  des 
ouvrages  de  Dieu  et  des  productions  qui  doivent 
être  louées  ;  mais  au  milieu  de  ces  facultés  inno- 
centes et  bonnes,  il  y  a  quelque  ouvrage  qui  ne 
vaut  rien,  et  qui  vient  d'une  méchante  cause  ;  il  y 
a  dans  nous  ce  qui  est  appelé  par  vos  philosophes 
le  mauvais  mouvement  du  cœur  ;  par  nos  théo- 
logiens ,  la  maladie  et  la  corruption  de  la  nature  ; 
par  David,  le  désir  pécheur  et  pernicieux  ;  par 
Salomon,  l'inclination  insolente  et  l'instinct  dam- 
nable;  par  Saint  Augustin,  après  Saint  Paul,  une 
force  qui  nous  entraîne  au  mal  ,  une  fièvre,  une 
frénésie,  une  fureur,  ou  un  je  ne  sais  quoi  qui 
nous  emporte  ,  une  je  ne  sais  quelle  invincible  né- 
cessité qui  ,  malgré  nous,  nous  fait  consentir  en 
pleurant  et  en  criant  :  Quod  nolo  malum  hoc  agOj 
je  ne  veux  pas  faire  ce  que  je  fais. 

Tout  cela ,  Monsieur,  est  dans  nous  ;  nous  le 


ENTRETIEN    IV.  I  2C) 

sentons  et  nous  en  pleurons  depuis  six  mille  ans; 
on  s'en  plaignit  au  temps  d'Abel  et  de  Noé ,  on 
s'en  plaindra  au  temps  de  l'Antéchrist  ;  et  la  voix 
conmiune  des  Païens  et  des  Chrétiens  est  que  nous 
sommes  nés  avec  une  inclination  au  mal,  avec  un 
poids  fatal  et  cruel  qui  fait  pencher  en  bas  notre 
esprit  divin  ,  et  qui  nous  entraîne  violemment  à 
la  chute.  Cela  est  dans  nous,  encore  une  fois,  et 
ce  n'est  pas  nous  qui  l'y  avons  mis  et  qui  l'avons 
fait  ;  il  n'est  point  l'ouvrage  de  nos  mains,  il  est 
plus  ancien  que  la  première  de  nos  actions;  ce 
n'est  point  l'ouvrage  de  notre  propre  péché,  il  est 
plus  ancien  que  la  première  de  nos  fautes;  il  est 
plus  ancien  que  notre  père  et  que  l'aïeul  de  nos 
aïeux.  D'où  vient-il  donc?  qui  en  est  l'auteur? 
Répondez,  philosophe,  et  dites  qui  c'est.  Con- 
tentez Saint  Paul  qui,  dans  son  chapitre  VII  aux 
Romains ,  dit  des  choses  si  étranges  contre  ce 
péché  péchant  et  contre  ce  tyran  intérieur  ;  en- 
seignez et  expliquez-lui  comment  il  est  venu  dans 
nous,  qui  lui  a  ouvert  les  portes  et  qui  l'a  fait 
entrer  ;  quel  est  le  traître  qui  nous  a  donné  cette 
inclination  et  cette  sorte  de  vie.  Qui ,  repartit 
Herculéen  jurant,  sinon  celui  qui  nous  a  faits:  le 
producteur  de  notre  nature?  Donc,  reprit  Eugène, 
notre  producteur  n'est  point  le  vrai  Dieu.  Pour- 
quoi non,  répliqua  le  chevalier  ?  Le  vrai  Dieu, 
poursuit  Eugène  ,  doit  aimer  l'homme  et  le  con- 
server. Celui  qui  nous  a  créés,  selon  vous  tous 
et  selon  vos  philosophes  ,  est  notre  parricide  : 
c'est  lui  même  qui  a  mis  dans  nous  ce  qui  est  la 
cause  de  notre  destruction  et  de  notre  ruine  irré- 
parable :  donc ,  celui  qui  nous  a  faits  n'est  point 
le  vrai  Dieu. 

Le  vrai  Dieu  est  infiniment  saint ,  et  veut  infi- 
niment la  sainteté  et  la  pureté.Vous  dites  que  c'est 
l'ouvrier  qui  nous  a  faits  ,  qui  a  mis  et  produit 


l3o  ENTRETIEN    IV. 

dans  nous  cette  convoitise  corrompue,  qui,  par 
des  ardeurs  violentes  et  par  des  inclinations  in- 
vincibles, nous  pousse  et  nous  emporte  au  péclié  : 
donc,  vous  dites  qu'il  veut  le  péché,  donc,  qu'il 
n'est  point  le  vrai  Dieu. 

Il  veut  le  péché.  Monsieur  ,  car  tout  ainsi  que 
celui  qui  a  produit  le  feu  veut  que  le  feu  s'élève 
en  haut  ,  puisqu'il  a  donné  au  feu  la  légèreté  et 
les  autres  propriétés  qui  l'excitent,  qui  l'aident  à 
s'élever  ;  que  celui  qui  a  produit  le  fer  veut  que 
le  fer  s'unisse  à  l'aimant,  puisqu'il  lui  a  donné  des 
qualités  et  des  sympathies  qui  l'attachent  à  cette 
pierre  ;  que  celui  qui  a  produit  les  animaux  veut 
que  les  animaux  fuient  les  dangers  de  la  mort, 
puisqu'il  leur  a  donné  l'instinct  qui  les  pousse  à 
cette  fuite  :  de  même,  selon  vous,  celui  qui  nous 
a  créés  et  qui  est  le  premier  auteur  de  notre  vie, 
veut  voir  dans  nous  l'intempérance  ,  l'injustice 
et  l'impureté,  puisqu'il  a  lui-même,  et  par  sa  pro- 
pre main,  formé  dans  nous  des  violences  secrètes, 
des  instincts  ardents  et  impurs  qui  iious  poussent 
sans  cesse,  et  qui  nous  portent  à  ces  désordres  et 
à  ces  actions  criminelles.  Votre  pliilosonhie  dé- 
clare hautement  que  nous  n'avons  cela  que  de  lui 
seul  :  donc,  elle  déclare  qu'il  est  un  vicieux  ,  un 
impudique,  un  ennemi  de  la  vertu  ;  donc,  encore 
une  fois,  elle  doit  dire  qu'il  n'est  point  Dieu,  et 
que  c'est  un  blasphème  d'attribuer  la  Divinité  à 
l'inventeur  de  tant  d'inclinations  déshonnêles,  de 
tant  de  misères  brutales  et  honteuses  qui  se  trou- 
vent dans  notre  nature. 

De  plus,  le  vrai  Dieu  aime  infiniment  la  vérité, 
et  il  ne  peut  produire  hors  de  soi  une  raison  ni 
aucune  image  de  son  être  intellectuel,  qu'il  ne  la 
rende  sage  et  intelligente.  Celui  qui  a  produit  no- 
tre raison  l'a  enveloppée  d'un  voile  épais  ,  et  Ta 
renfermée  dans  des  ténèbres  où  souvent  elle  ne 


ENTRETIEN   IV.  l3l 

conçoit  rien  (|ui  ne  soit  illusion  ,  ignorance  ,  er- 
reur et  mensonge  :  donc  enfin  ,  et  sans  discourir 
davantage,  celui  qui  nous  a  faits,  selon  votre 
pliilosophie,  n'est  point  un  Dieu,  une  vérité  ni 
une  sagesse  adorable. 

Et  qui  sera-ce  donc,  ce  Créateur  du  genre  hu- 
main ?  Qui  sera  l'inventeur  et  l'artisan  de  cet  ou- 
vrage désastreux  ?  Monsieur,  j'interroge  les  Malio- 
niélans  et  les  Gentils,  et  leurs  philosophes  et  leurs 
prêtres  ;  j'interroge  toutes  les  religions  païennes  , 
et  je  les  défie  de  répondre  autre  chose  que  ce  que 
répondit  le  premier  athée  qu'on  a  vu  dans  les  éco- 
les, Protagoras,  lorsqu'il  enseigna  que  ce  fut  par 
hasard  et  par  une  production  imprévue  que 
riionime  sortit  du  cahos  et  qu'il  parut  au  mon- 
de ;  ou  bien  ce  que  répondit  Démocrite ,  que 
l'homme  est  né  de  l'ancien  combat  du  bien  et  du 
mal,  lorsque  ces  deux  ennemis  éternels  se  rencon- 
trèrent et  se  battirent,  et  que,  durant  le  combat,  ils 
laissèrent  chacun  enlever  une  petite  partie  de  leurs 
substances  incompatibles  ;  que  ces  particules  du 
bien  et  du  mal  se  joignirent  fortuitement ,  qu'el- 
les firent  un  mélange  composé  des  deux,  et  que 
ce  fut  là  le  premier  homme  ;  ou  bien  peut-être, 
ce  que  répondirent  les  Manichéens,  que  1  homme 
est  l'ouvrage  du  démon  ;  que  le  démon,  ayant  dé- 
robé et  enlevé  secrètement  un  éclat  de  la  sub- 
stance de  Dieu  ,  le  mêla  ,  par  un  violement  scan- 
daleux,avec  la  sienne,  et  que,  de  ce  mélange,  pré- 
tendant faire  un  ouvrage  qui  fût  Dieu  ,  il  fit  un 
dieu-démon,  Gioê^uiuava,  et  forma  ce  qu'on  appelle 
l'homme  :  Hominein  nb  œteniarum  principe  tene- 
hrarum  de  duarum  nnturaruni  conimixtione  crca- 
tum.  Voilà  toutes  les  réponses  que  peuvent  faire 
ces  religions  ignorantes,  parce  qu'elles  ne  savent 
pas  ce  que  nous  savons  du  péch.é  originel. 

Hercule  ,  qui  certainement   savait  beaucoup  ^ 


l32  ENTRETIEN    IV. 

sans  s'arrêter  à  la  foistne  du  syllogisme  ,  pour  dé- 
truire les  principes  d'Eugène  ,  entreprit  de  mon- 
trer par  une  docte  induction  que  les  anciens  phi- 
losophes avaient  connu  les  désordres  qui  étaient 
en  nous.  Il  le  fit  voir  assez  au  long,  et  commença 
en  produisant  diverses  pensées  tirées  d'Aristote , 
de  Platon  ,  d'Hippocrate  ,  de  Pythagore,  d'Épic- 
tète ,  de  Senèque  ;  ensuite  il  expliqua  ce  que  les 
Stoïciens  voulaient  dire ,  quand  ils  appelaient  nos 
passions  des  maladies;  ce  que  Virgile  entendait, 
quand  il  les  appelait  des  pestes  et  des  corruptions; 
ce  qu'entendaient  les  autres  poètes,  quand  ils  se 
plaignaient  de  Prométhée  qui,  n'ayant  omis  aucun 
soin  pour  observer  exactement  les  règles  de  l'ar- 
chitecture et  de  la  symétrie  en  la  composition  de 
notre  corps ,  avait  si  négligemment  étudié  ou  si 
mal  suivi  les  préceptes  de  son  art ,  en  ce  qui  con- 
cerne l'esprit,  dont  toutes  les  inclinations  sont  irré- 
gulières et  blâmables  : 

Corpora  disponens,  mentem  non  vidit  in  arte  ; 

et  puis  de  ces  paroles,  Properce  tombant  sur  cel- 
les d'Horace  :  Fertur  Prometheus  addere  principi 
limo,  etc.  il  en  fit  en  peu  de  temps  un  beau  com- 
mentaire ,  qui  prouvait  que  les  anciens  n'avaient 
pas  ignoré  les  dérèglements  et  les  fautes  arrivées 
;en  notre  naissance.  Ce  commentaire  fut  d'exposer 
aux  yeux  de  la  compagnie  lés  plus  célèbres  pein- 
tures que  ces  philosophes  païens  avaient  faites  de 
la  nature  de  l'homme ,  et  les  comparaisons  ou  les 
emblèmes  dont  ils  avaient  oi-né  les  descriptions 
de  notre  misère.  Il  représenta  l'animal  fameux  de 
Platon  ,  où  l'on  voyait  au  haut  la  tête  d'un  hom- 
me ,  de  laquelle  descendait  une  longue  et  large 
peau  qui  couvrait  en  bas  des  lions  ,  des  tigres, 
des  léopards,  des  dragons  et  des  dogues  qui  se 


ENTRETIEN     IV.  l33 

cU'iliii aient,  et  dont  on  enlendait  les  combats  et 
les  hurlements.  Il  n'oublia  ni  le  navire  infortuné 
de  Pyihagore ,  poussé  par  les  quatre  vents  vers 
les  quatre  parties  du  monde,  et  qui,  n'allant  nulle 
part,  roulait  autour  de  l'orage  ,  et  tournait  ses 
ruines  pour  les  montrer  au  ciel  et  pour  le  tou- 
cherde  compassion  ;  ni  le  flambeau  brûlant  du  feu 
sacré  d'Empedocles  ,  qui  vivait  dans  l'eau  bour- 
l)euse  où  le  destin  l'avait  caché  ;  ni  le  tonnerre 
de  Métrodore  ,  disciple  d  Epicure,  ni  la  mixtion 
d'Esculape  ,  ni  la  boite  de  Pandore. 

Hercule  expliquait  ces  emblèmes  avec  éloquence 
et  avec  esprit  ,  et  leur  donnait  de  la  grâce.  Le 
théologien,  au  lieu  de  le  contredire  ,  ajouta,  com- 
me pour  l'aider,  l'emblème  de  Zoroastre,  qui  dé- 
peignit les  malheurs  de  l'homme  sous  la  figure 
d'un  chariot  qui  portait  les  inquiétudes  ,  les  dou- 
leurs et  les  larmes,  parce  qu'il  était  lire  violenmient 
à  deux  extrémités  contraires.  Ce  chariot,  dit  Eu- 
gène ,  contenait  quantité  de  choses  qu'on  regar- 
(lait  et  qu'on  admirait  avec  plaisir  ,  et  quantité 
d'autres  qui  faisaient  pleurer  et  qu'on  ne  pouvait 
regarder  sans  pitié.  On  y  voyait  attelés,  d'une  part, 
quatre  chevaux  blancs,  parés  de  harnais  d'or  et 
de  pourpre  ,  et  montés  de  quatre  petites  divinités 
brillantes  d'une  lumière  céleste.  Sur  le  premier 
était  la  Raison,  tenant  son  flambeau  qui  s'allumait 
par  une  pluie  d'étincelles  tombées  du  firmament  ; 
sur  le  deuxième  ,  l'Amour  ayant  en  main  un  fouet 
composé  de  cinq  ou  six  cordons  de  flammes  entrc- 
tissues  de  zéphirs  ;  sur  le  troisième,  l'Honneur 
couronné  sur  le  front  de  lauriers  enrichis  d'étoi- 
les, et  qui ,  ayant  à  ses  pieds  des  aiguillons  parse- 
més de  pierreries  éclatantes  ,  ne  donnait  que  des 
coups  précieux,  et  répandait  une  admirable  lu- 
mière autour  des  flancs  de  ce  cheval  superbe  qui  le 
portait  j  enfin  sur  le   quatrième,  la  Vertu,  qui, 

8 


l34  ENTRETIEN  IV, 

avec  une  baguetteazurée,  montrait  au  cœur  humain 
assis  dans  ce  chariot  au  delà  des  rochers  et  des 
précipices  qu'il  fallait  auparavant  traverser,  un 
temple  où  ils  allaient,  et  dont  les  portes  ouvertes 
faisaient  assez  connaître,  par  les  splendeurs  qu'el- 
les répandaient  au  dehors  ,  que  c'était  le  temple 
de  la  gloire.  De  l'autre  côté  et  au  derrière  du 
chariot  paraissent  quatre  autres  chevaux  attelés, 
mais  noirs  et  effroyables  ,  jetant  par  les  narines 
comme  des  brandons  de  soufre  allumés ,  et  por- 
tant sur  leur  dos  quatre  furies  qui  leur  poussaient 
dans  les  flancs  des  couleuvres  attachées  à  leurs 
talons  pour  les  faire  bondir  et  courir  vers  un 
gouffre  ténébreux  où  elles  voulaient  qu'ils  allas- 
sent :  c'étaient  la  Colère,  la  Lubricité,  Tlntérêi 
et  l'Envie.  Le  chariot  était  entre  ces  deux  attela- 
ges tiré  çà  et  là ,  et  tiré  de  part  et  d'autre  avec 
une  violence  et  avec  des  efforts  qui  semblaient  le 
détruire  et  le  mettre  en  pièces. 

C'était  bien  favoriser  Hercule  que  de  lui  mon- 
trer cette  pièce  de  l'antiquité  ;  mais  après  cette 
trêve  officieuse  et  cette  petite  suspension  d'ar- 
mes ,  Eugène,  revenant  au  combat  :  Monsieur  , 
dit-il,  vous  avez  parlé  doctement,  mais  vous  n'a- 
vez pas  touché  la  question.  La  question  n'est  pas 
si  les  anciens  ont  connu  les  désordres  de  notre 
nature  misérable  :  je  confesse  qu'ils  les  ont  con- 
nus aussi  bien  que  nos  docteurs ,  maison  demande 
s'ils  ont  expliqué  comment  ces  désordres  sont  ar- 
rivés parmi  nous. 

Je  soutiens  qu'ils  ne  l'ont  pas  fait,  qu'ils  ne 
l'ont  pu  ,  que  ceux  qui  ne  savent  que  leur  doc- 
trine ,  ne  le  peuvent  encore  aujourd'hui  ,  et  que 
cette  impuissance  les  contraint  de  penser  et  de 
publier  ,  comme  firent  Simon  et  Mânes  ,  que  ce- 
lui qui  nous  a  faits  est  un  pécheur  et  un  ennemi 
du  bien  et  de  la  vertu ,  puisqu'il  nous  a  inspiré 


ENTRETIEN    IV.  l35 

une  si  forte  iiicllnaiioii  à  l'injustice,  à  l'impureté 
et  à  tout  ce  qui  ne  vaut  rien. 

Ce  que  vous  appelez  impureté  ,  dit  Hercule  en 
se  jetant  dans  une  extrémité  bien  éloignée,  ceux 
qu'on  croit  avoir  de  l'esprit  l'appellent  un  de- 
voir et  une  loi  sainte  imposée  par  le  Créateur. 

Pourquoi  donc,  répond  Euoène,  la  raison  con- 
tredit-elle i  ce  devoir,  et  d'où  viennent  ces  hon- 
tes et  ces  repentirs  qui  troublent  notre  conscience 
quand  nous  avons  consenti  à  ces  inclinations  loua- 
bles et  à  cette  convoitise  innocente  ?  Elle  nous 
fait  honte  ,  donc,  elle  ne  vaut  rien  et  elle  n'est 
point  de  Dieu  ;  ou  bien  ,  comme  dit  Saint  Augus- 
tin en  propres  termes  ,  nous  sonmies  ingrats  et 
dénaturés  d'en  être  honteux.  Selon  les  paroles  de 
ce  saint  docteur,  nous  rougissons  quand  on  s'a- 
perçoit qu'il  y  a  dans  notre  àme  des  pensées  ou  des 
passions  impudiques,  ou  bien  quand  on  voit  en 
notre  personne  quelques  marques  de  cette  mala- 
die ;  mais  si  c'est  un  Dieu  qui  nous  les  a  données 
et  qui  les  a  formées  sur  nous  ,  comment  est-ce 
im  opprobre  ,  et  comment  notre  àme  est-elle  si 
infidèle  que  d'en  recevoir  de  la  honte,  puisqu'el- 
les sont  les  présents  de  son  maître  ?  D'où  nous 
vient,  dit-il,  cette  ingratitude  envers  Dieu  ,  et 
pourquoi  sommes-nous  si  désespérés  et  si  aveugles 
que  de  rougir  de  ses  ouvrages  et  de  cacher  ses 
bienfaits  comme  un  déshonneur?  Qind  eniui  nohis 
ingratius ,  qiiid  irreligiasius  ,  si  in  mcmbris  nos- 
tris  ,  si  non  de  uitio  nostro  ,  vel  de  pœna  nostra , 
sed  de  Dei  confundimur  operibus  P  C'est  Saint  Au- 
gustin qui  nous  interroge  sur  ce  même  sujet  ,  et 
si  vous  le  voulez  bien,  je  vais  conclure  et  réduire 
en  deux  paroles  toute  sa  question  et  la  mienne. 

Si  celui  qui  nous  a  faits  est  saint  et  s'il  aime 
la  vertu,  pourquoi  a-t-il  produit  dans  nous  le  dé- 
règlement et  l'inclination  au  péché?  S'il  est  impur 

8. 


l36  ENTRETIEN    IV. 

et  déréglé  lui-même,  pourquoi  a-t-il  produit  la 
raison  ,  la  conscience ,  la  sainteté  ,  la  honte  et 
l'aversion  du  mal  que  nous  éprouvons  dans  notre 
esprit  ?  Je  le  demande,  et  je  maintiens  pour  la 
dernière  fois  que  tout  le  paganisme  et  toute  la 
philosophie  mondaine  n'ont  rien  ici  à  répondre, 
sinon  ce  qu'ont  dit  les  athées  dans  leurs  éco- 
les,  {[ue  ce  n'est  pas  un  Dieu,  mais  un  hasard, 
aveugle  qui  a  produit  l'homme,  et  qui,  sans  savoir 
ce  qu'il  faisait ,  a  composé  dans  nous  un  assem- 
blage et  un  mélange  monstrueux  des  choses  les 
plus  opposées  et  les  plus  contraires. 

Hercule  voyant  qu'Eugène  avançait  si  près  et 
qu'il  l'allait  enfermer,  fit  un  effort  d'esprit  pour 
sortir,  et  emporté  par  une  saillie  de  colère  et  d'é- 
loquence ,  repoussa  assez  fortement  cet  ennemi 
dangereux,  et  dit,  entre  autres  choses,  ce  qu'il  était 
le  plus  à  propos  de  dire  en  cette  occasion  ,  que, 
s'il  n'y  evit  point  eu  de  guerre  parmi  nous  ,  il  n'y 
eût  point  eu  de  gloire  ni  de  victoire  ;  que  la  chas- 
teté de  l'homme  n'aurait  pu  mériter  de  récom- 
pense, si  elle  n'eût  point  souffert  de  combat;  que 
puisque  Dieu  l'appelait  à  l'honneur,  il  le  devait 
environner  de  dangers,  et  créer  en  sa  personne 
d'aussi  puissantes  inclinations  au  mal  que  les  cou- 
ronnes qu'il  lui  destinait  étaient  illustres  et  di- 
gnes d'être  remportées;  qu'il  lui  a  donné  la  con- 
voitise, afin  qu'il  soit  combattu;  qu'il  lui  a  donné 
la  raison,  afin  qu'il  résiste  ;  qu'il  lui  a  donné  le 
courage  et  la  hberté,  afin  qu'il  triomphe,  et  que, 
de  chaque  tentation,  il  fasse  un  accroissement  de 
mérite  et  de  sainteté.  Il  ajouta  que  cette  convoi- 
tise déréglée  ne  rend  pas  l'honnête  homme  crimi- 
nel,  puisqu'il  n'en  est  pas  l'auteur;  qu'elle  ne  le 
rend  pas  honteux  ,  puisqu'il  n'en  est  pas  l'esclave; 
qu'elle  ne  le  rend  pas  malheureux  ,  puisqu'il  n'en 
est  point  le  complice  ,  qu'elle  est  sa  gloire  et  son 


ENTRETIEN    IV.  l3j 

bonheur  ,  puisqu'il  en  est  le  maître,  et  que  la  du- 
rée de  cette  guerre  intérieure  est  une  victoire  per- 
pétuelle. 

Vous  justifiez  riiomme,  réplique  Eugène  ,  mais 
vous  accusez  et  condamnez  son  Créateur;  car  si 
riiommequi  ne  suit  pas  ses  mauvaises  inclinations 
est  innocent  ,  l'ouvrier  qui  les  a  produites  est 
coupable,  et  il  faut  nécessairement  que  ce  lui  soit 
un  déshonneur  de  les  avoir  suscitées  ,  puisqu'il 
nous  est  honorable  de  les  repousser  et  de  les  vain- 
cre. C'est  une  vertu  d'y  résister:  donc,  c'est  un 
crime  d'y  consentir;  donc,  c'est  un  crime  énorme 
de  les  faire  naître  ,  de  les  conserver  et  de  les 
proléger  contre  nous.  En  un  mot ,  les  vaincjueurs 
de  ces  infâmes  rébellions  ne  peuvent  être  loués  et 
récompensés  que  leur  auteur  ne  soit  hlàmé  de  les 
avoir  produites. 

Dieu ,  répond  Hercule  ,  n'est  point  blâmable 
parce  qu'il  n'a  pas  fait  le  péché,  mais  admirable 
de  ce  que,  pour  nous  rendre  plus  glorieusement 
]nirs  et  innocents,  il  a  formé  dans  nous  l'inclina- 
tion nu  péché. 

Votre  conscience  ,  ixîpartit  Eugcne,  rougit  de 
cette  parole,  et  vous  crie  que  votre  religion  phi- 
losophique est  un  athéisme  pire  que  tous  les  b!as- 
pVièmes  de  l'enfer.  Car  puisque  Dieu  produit  dans 
nous  directement  l'inclination  au  pécbé,  n'est-ce 
pas  lui  directement  qui  nous  porte  au  péché  et 
qui  nous  y  pousse  ?  Et  puisque  vous  le  louez  parce 
qu'il  nous  donne  la  raison  qui  s'y  oppose,  ne  le 
blâmez  -  vous  pas  en  même  temps  parce  qu'il 
nous  donne  la  convoitise  qui  nous  le  propose  et 
qui  le  veut?  Si  le  premier  est  louable  ,  le  second 
i)'est-il  pas  criminel  et  digne  de  condamnation  cl 
de  liaine  ? 

Hercule,  blessé  d'un  second  coup  par  cette  ré- 
ponse ,   ne  laissa   pas   de  trouver   prompicuicut 


l38  ENTRETIEN    IV. 

une  excellente  repartie  ,  et  d'avoir  encore  la  force 
de  tirer  la  flèche  hors  de  sa  plaie  ,  et  de  la  pous- 
ser sur  son  ennemi.  Monsieur,  lui  dit-il,  c'est 
une  admirable  invention  de  la  nature  et  de  la 
grâce  que  celle  des  contrepoids  ,  et  elle  est  aussi 
une  des  plus  ingénieuses  inventions  de  l'art  et  de 
l'industrie  humaine.  S'il  n'y  avait  dans  une  hor- 
lorge  que  des  poids  d'une  pesanteur  excessive, 
l'artisan  aurait  fait  une  grande  faute,  et  l'on  ne 
verrait  que  désordre  dans  le  mouvement  des  roues; 
mais  parce  qu'en  même  temps  il  a  ajouté  des  con- 
trepoids ,  il  a  fait  sagement  tout  ce  qu'il  a  fait,  et 
il  n'est  pas  moins  louable  d'avoir  attaché  aux  cor- 
des ces  masses  de  plomb  qui  ,  par  leur  pesanteur 
et  par  l'inclination  qu'elles  ont  à  tomber  à  terre, 
font  de  continuelles  violences  pour  emporter  avec 
elles  toutes  les  roues  ,  que  d'avoir  mis  des  contre- 
poids et  des  ressorts  qui  retiennent  et  qui  modè- 
rent cette  impétuosité  de  leurs  mouvements.  La 
violence  des  poids  enclins  à  la  chute,  et  la  modé- 
ration et  la  résistance  des  contrepoids  étaient  né- 
cessaires pour  que  l'ouvrage  fût  parfait,  et  qu'il 
devînt  ce  chef-d'œuvre  que  nous  admirons. 

Si  Dieu  n'avait  produit  dans  nous  que  les  ar- 
deurs de  la  convoitise  et  que  des  passions  impé- 
tueuses et  déréglées,  il  aurait  manqué  manifeste- 
ment :  mais  parce  qu'il  a  ajouté  la  raison  et  la 
grâce  qui  modèrent  et  qui  gouvernent  leur  fureur, 
il  a  fait  un  chef-d'œuvre  vraiment  divin.  Sans 
cette  promptitude  et  sans  ce  feu  de  nos  passions, 
l'homme  ne  ferait  rien  de  noble  et  de  magnani- 
me ;  il  manquerait  à  la  plupart  de  ses  devoirs. 
Sans  la  raison  et  sans  la  grâce  ,  il  ferait  trop,  et  il 
serait  toujours  en  désordre  :  l'union  de  l'un  et  de  , 
l'autre  est  la  merveille  ;  et  c'est  ce  qui  fait  que 
cet  homme  est  le  premier  et  le  plus  excellent  ou- 
vrage   de  la  sagesse  éternelle  et  le  plus  admiré 


des  anges 


ENTRETIEN   IV.  l3g 

Hercule  ne  pouvait  mieux  dire  ,  mais  cet  effort 
d'esprit  était  un  signe  de  mauvais  augure  dans  un 
moribond.  Eugène  lui  porta  le  dernier  coup  par 
une  réponse  qui  le  surprit:  Il  est  vrai,  dit-il,  que, 
dans  une  horloge,  il  faut  que  les  poids  soient  fort 
pesants  et  fort  enclins  à  tomber  et  à  entraîner 
tout  ce  qui  les  arrête  ;  et  celui  qui  les  fait  de  la 
sorte  ne  pèche  ni  contre  l'art  ni  contre  la  sagesse, 
parce  que  les  règles  de  l'art  et  de  la  sagesse  le  veu- 
lent ainsi.  Mais  si  l'artisan  qui  dresse  une  horloge 
pouvait  faire  ce  que  fit  le  Créateur  à  l'égard  du 
soleil,  y  appliquer  un  ange  qui,  sans  sortir  jamais 
de  là  ,  eût  le  soin  de  tourner  lui-même  les  roues 
et  de  faire  sonner  toutes  les  heures ,  n'est-il  pas 
vrai  qu'il  n'aurait  garde  d'y  attacher  aussi  ces 
poids  pesants  et  cet  autre  attirail  dont  nous  parlons? 
S'il  le  faisait,  ce  serait  une  faute  ridicule  contre  les 
règles  de  l'art  et  contre  celles  de  la  prudence, 
puisque  tout  cela  ne  servirait  qu'à  gâter  l'ouvrage 
et  à  incommoder  l'ange  qui  la  conduirait. 

L'intention  du  Créateur,  au  moment  qu'il  forma 
la  raison  dans  l'esprit  de  l'homme,  ne  fut  pas 
qu'elle  servît  de  contrepoids  aux  passions  et 
qu'elle  modérât  leurs  agitations  déréglées,  mais 
qu'elle  leur  donnât  elle-même  leur  mouvement. 
Il  voulut  que  ce  fût  elle  qui  les  poussât  et  les  ex- 
citât,  et  qui,  leur  communiquant  son  feu  divin, 
fit  naître  dans  elles  les  ardeurs  et  les  transports 
nécessaires  pour  l'aider  en  ses  entreprises  et  en 
ses  actions  généreuses.  La  grâce  et  la  raison  ne 
furent  pas  données  à  l'homme  seulement  pour 
conduire  ses  passions  ,  mais  aussi  pour  les  éveiller 
et  les  émouvoir ,  et  pour  leur  inspirer  autant  de 
force  et  de  promptitude  qu'il  leur  en  faudrait  dans 
les  rencontres.  De  sorte,  Monsieur,  que  si  Dieu 
eût  ajouté  les  ardeurs  impures  et  sensuelles  de  la 
convoitise ,  il  aurait  péché  manifestement  contre 


t40  ENTRETIEN    ÎV. 

les  lois  de  son  art,  et  comme  je  l'ai  dit  souvent, 
contre  les  lois  de  sa  conscience  et  de  sa  sainteté. 
Car  ces  ardeurs  impudiques  ne  sont  pas  une  chose 
indifférente  :  elles  ne  valent  rien  ,  et  elles  sont 
formellement  opposées  à  la  vertu  ;  elles  viennent 
du  péché,  elles  portent  au  péché;  elles  sont  pé- 
ché en  elles-mêmes,  comme  Saint  Paul  le  semble 
dire  ;  et  celui  qui  en  est  l'auteur,  quoiqu'il  ajoute 
la  raison,  la  vertu  et  autant  de  grâces  qu'il  lui 
plaira,  ne  laisse  pas,  selon  vous,  d'être  coupable, 
parce  qu'avec  tous  ces  secours  et  toutes  ces  lu- 
mières de  la  raison  et  de  la  foi,  ces  ardeurs  sont 
une  inclination  formelle  à  offenser  Dieu ,  elles  sont 
des  mouvements  contraires  aux  mouvements  du 
Saint-Esprit;  elles  sont,  selon  les  termes  de  l'Apô- 
tre ,  une  loi  ennemie  de  la  loi  de  Dieu  et  toujours 
armée  pour  le  combattre^  et  par  conséquent,  elles 
ne  peuvent  être  formées  que  par  un  artisan  pé- 
cheur et  ennemi  de  l'innocence. 

Hercule,  abattu,  dit  je  ne  sais  quel  demi-mot 
de  l'état  de  pure  nature  dont  il  avait  ouï  parler  ; 
mais  Eugène  lui  repoussa  la  parole  parune  prompte 
repartie.  Je  vous  entends  bien,  dit-il,  mais  cela  ne 
vous  sauvera  pas.  Il  est  vrai  que  Dieu  pourrait 
créer  un  homme  en  l'état  de  pure  nature  ,  sans 
lui  donner  aucune  grâce  ni  le  destiner  à  une  fia 
surnaturelle  :  mais  en  le  créant  de  la  sorte ,  il  se- 
rait toujours  Dieu,  et  incapable  de  former  en  son 
ouvrage,  par  ses  mains  saintes  et  divines,  aucune 
inclination  au  péché. 

L'homme  en  cet  état  aurait  une  raison  ,  il  aurait 
une  conscience,  il  aurait  une  loi,  un  commande- 
ment de  ne  point  pécher,  une  liberté  et  un  pou- 
voir naturel  de  s'en  abstenir ,  et  tout  cela  serait 
l'ouvrage  du  Créateur.  L'homme,  néanmoins,  dés- 
obéirait aussitôt;  par  sa  désobéissance,  il  forme- 
rait en  son  âme  le  péché  mortel,  la  haine  de  Dieu, 


ENTRETIEN    IV.  Iql 

et  ce  péché  formé  dans  l  ame  formerait  aussitôt 
dansla  convoitsie,  la  corruption,  la  ré!)ellion,  l'in- 
solence, le  tumulte  des  passions  et  des  désirs  ;  et 
tout  cela  serait  l'ouvrage  de  l'homme  seul;  les 
mains  vierges  et  immaculées  du  Créateur  n'y  au- 
raient point  touché. 

La  nature  sainte  est  une  nature  parfaite  et  saine, 
revêtue  de  la  grâce  et  des  autres  ornements  de  sa 
noblesse  et  de  sa  sainteté. 

La  nature  pure  est  une  nature  douée  de  toutes 
ses  propriétés  naturelles  et  saine,  sans  blessure  et 
sans  maladie,  mais  nue,  sans  ornements  et  sans 
aucune  grâce  surnaturelle. 

Enfin,  la  nature  corrompue  est  une  nature  qui 
a  toutes  ses  propriétés  naturelles  et  nécessaires 
pour  être  nature  humaine,  mais  malade  ,  blessée 
et  dépouillée. 

INous  avons  été  dans  le  premier  état  par  le  bien- 
fait du  Créateur.  Nous  pourrions  naître  dans  le 
second  par  sa  puissance  et  sa  volonté.  Nous  som- 
mes dans  le  troisième  par  notre  faute.  Vérités 
chrétiennes  que  la  compagnie  verra  clairement 
avant  la  fin   de  ce  discours. 

Je  conclus  donc,  lîercule,  en  vous  remettant  de- 
vant les  yeux  cet  argument  auquel  votre  philoso- 
phie ne  peut  répondre.  Ce  n'est  point  Dieu  qui  a 
fait  ce  qui  est  dans  l'homme  et  ce  qui  naît  avec 
lui  :  donc,  ce  n'est  point  Dieu  cjui  a  fait  l'homme; 
donc,  ce  n'est  point  lui  qui  a  fait  la  terre,  ni  les 
éléments,  ni  le  monde;  Jonc,  c'est  le  monde  lui- 
même  qui  s'est  fait;  donc,  vous  voilà,  vous  et  vos 
philosophes  ,  dans  l'occasion  prochaine  de  vous 
rendre  athées,  parce  que  vous  ne  connaissez  pas 
le  péché  du  premier  homme. 

Eugène  voulut  pousser  la  conclusion  encore 
plus  loin,  mais  comme  il  vit  qu'Hercule  témoi- 
'inait  du  chagrin,  il  s'arrêta,  et  huit  par  ces  paro- 


i42  ENTRETIEN    IV. 

les  de  civilité:  Monsieur,  je  n'ai  point  dit  tout  ceci 
pour  disputer  opiniâtrement  contre  vous  et  pour 
vous  réduire  au  silence  ;  les  paroles  et  les  pen- 
sées ne  vous  manqueront  pas  :  ce  que  j'ai  prétendu 
a  été  de  vous  faire  voir  ce  que  vous  voyez  à  mon 
avis,  que  les  religions  infidèles  ne  peuvent  expli- 
quer à  notre  raison  les  mystères  des  accidents 
étranges  que  nous  éprouvons  en  nous  depuis  six 
mille  ans,  sans  tomber,  par  leur  explication,  dans 
l'athéisme,  ou  sans  être  contraintes  d'attribuer  la 
création  de  l'homme  à  une  autre  cause  qu'au  vrai 
Dieu.  Nous  autres,  nous  les  expliquons  sans  en- 
courir ce  danger,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  clair,  de 
plus  raisonnable  ni  de  plus  relevé  que  notre  ex- 
plication, parce  que  nous  la  tirons  de  notre  doc- 
trine du  péché  originel  ,  et  que  cette  révélation 
est  le  flambeau  qui  nous  conduit  parmi  ces  obscu- 
rités impénétrables  à  la  philosophie  du  monde. 

Eugène  respira  durant  deux  ou  trois  moments. 
Il  parut  qu'il  voulait  ramasser  ses  forces  pour  tâ- 
cher que  la  compagnie  écoutât  et  connût  avec 
plaisir  les  rares  et  sublimes  vérités  que  l'Église 
nous  annonce  sur  le  sujet  qui  lui  était  proposé  : 
voici  comment  il  abrégea  ce  qui  s'en  trouve 
dans  l'Evangile  et  dans  les  Saints  Pères  ,  après 
avoir  demandé  un  quart-d'heure  d'audience  à  la 
compagnie. 

Nous  disons  que  lorsque  Dieu  créa  l'homme, 
comme  il  voulait  faire  un  vrai  chef-d'œuvre  ,  il 
ouvrit  tous  les  trésors  de  sa  magnificence  et  de  sa 
bonté  ,  qu'il  tira  même  de  son  propre  sein  l'âme 
qu'il  voulut  lui  donner  ,  et  quoiqu'il  l'enfermât 
dans  une  statue  formée  de  boue,  il  la  rendit  égale 
aux  anges,  immatérielle,  savante  et  sainte;  que 
cette  science  et  cette  sainteté  venaient  de  la  jus- 
tice originelle  qu'il  lui  conféra  dès  lors,  et  dont  il 
lui  fit  un  vêtement  de  gloire,  non  pas  pour  couvrir 


ENTRETIEN     IV.  l43 

sa  nudité  extérieure  ,  mais  pour  la  rendre  inno- 
cente, impassible  et  honorable  ; 

Que  cette  justice  était  une  qualité  surnaturelle, 
et  une  émanation  de  la  beauté  première  répandue 
sur  l'esprit  d'Adam  ,  afin  qu'elle  perfectionnât  la 
ressemblance  qu'il  avait  naturellement  avec  Dieu, 
et  qu'elle  fut  comme  le  lustre  et  l'éclat  de  sa  beauté 
naturelle,  qui,  parmi  ces  splendeurs  infuses,  parais- 
sait toute  divine  et  infiniment  aimable  ; 

Que  cette  même  justice  originelle,  delà  plus 
haute  partie  de  l'àme,  se  répandit  jusque  sur  la 
convoitise  ,  et  qu'elle  y  fit  naître  une  obéissance 
et  une  soumission  parfaites  sous  la  conduite  de  la 
raison  ; 

Que  de  là,  elle  passa  jusque  sur  les  éléments  , 
sur  les  plantes  et  sur  les  animaux,  qui  reçurent, 
comme  de  loin,  quelques  restes  de  cette  justifica- 
tion commune,  lorsque,  voyant  sur  le  front  de 
l'homme  une  couronne  marquée  par  les  impres- 
sions de  son  esprit  immortel,  ils  sentirent  un  ins- 
tinct de  vénération  et  de  crainte  respectueuse  qui 
les  contraignit  doucement  à  lui  obéir  et  à  le  servir; 

Qu'à  cause  de  celte  longue  et  générale  commu- 
nication ,  la  même  grâce  fut  appelée  justice  ori- 
ginelle, parce  qu'elle  inspira,  dans  toutes  les  créa- 
tures, une  inclination  à  observer  le  droit  et  la  loi,* 
et  qu'elle  ne  laissa  rien  au  monde  qui  ne  fut  juste 
et  dans  l'ordre. 

La  raison  de  l'homme  était  juste,  puisqu'elle 
obéissait  à  Dieu  ;  les  passions  étaient  justes  et 
saintes,  puisqu'elles  obéissaient  à  la  raison;  les  plan- 
tes, les  animaux,  les  éléments  et  les  saisons  étaient 
justes  ,  puisqu'ils  obéissaient  aux  passions  et  aux 
désirs  de  l'homme,  et  qu'il  n'y  avait  point  de  mou- 
vement dans  l'univers  qui  ne  fût  réglé  par  les  mou- 
vements de  notre  cœur,  et  (jui  eût  une  autre  fin 
que  la  conservation  de  notre  repos  et  de  noire  vie. 


l44  ENTRETIEN    IV. 

Nous  disons,  ce  qui  mérite  le  plusd'cire  remar- 
qué, que,  durant  les  heures  de  la  création  de  l'hom- 
me, la  chose  qui  parut  au  monde  la  plus  sagement 
et  la  plus  divinement  préméditée,  fut  la  naissance 
d'Eve  et  l'institution  du  mariage.  Cet  aimahle  et 
magnifique  Créateur  voulut  y  employer  les  plus 
beaux  traits  de  son  art  et  les  principaux  soins  de 
^a  providence,  prétendant  que,  s'il  pouvait  être 
achevé  selon  ses  idées,  il  serait  sur  la  terre  l'imi- 
tation de  son  essejice  irine  et  une,  qui  semblait 
inimitable  dans  le  ciel  par  la  virginité  des  séra- 
phins :  FaciciDiiis  ei  adj utorium  simile  sibi. 

Faclaimts  :  ce  furent  les  trois  Personnes  qui 
b'entre-parièrent  là-dessus,  et  qui  conspirèrent  en- 
semble pour  bien  exprimer,  dans  ce  sacrement  de 
la  nature  humaine,  le  sacrement  ineffable  qui  les 
unit  éternellement ,  et  qui  consomme  leur  gloire 
et  leur  sainteté  par  la  production  du  Saint-Esprit. 

L'entreprise  était  grande.  Il  ne  fallait  pas  seu- 
lement qu'elles  empêchassent  que  le  mariage  ne 
dégradât  l'honime  de  sa  noblesse,  et  que,  par  les 
inflammations  sensuelles  du  sang  et  de  la  convoi- 
tise, il  ne  le  transformât  en  bête;  elles  voulaient 
même  que  l'homme,  en  cette  condition  d'époux, 
surpassât  les  anges,  et  qu'il  y  fût  plus  pur  que  ces 
esprits  ne  le  sont  durant  les  plus  saints  exercices 
de  leur  vie  céleste. 

Pour  en  venir  à  bout,  la  Sagesse  leur  remontra 
qu'elles  devaient  seulement,  à  l'exemple  du  Verbe 
t  mané  de  son  principe,  tirer  du  sein  de  l'homme 
une  seconde  persoiuie,  lui  donner  une  âme  comme 
la  sienne,  spirituelle  et  immortelle,  formée  à  la  res- 
.semblance  de  leur  nature  divine,  et  qu'après  cela, 
le  reste  ne  manquerait  pas  d'arriver  selon  leurs 
intentions  :  FaciaDius ,  leur  dit-elle,  hominem  ad 
isiiaginem  et  sunilitiidinem  nosiranij   donnons  à 


ENTRETIEN    IV.  l45 

rhomme  et  à  la  femme  une  âme  qui  soit  l'image 
parfaite  de  notre  Divinité. 

Cette  âme,  semblable  à  nous  par  l'émanation  de 
ces  grâces  répandues  au  dehors,  imprimera  sa  pro- 
pre ressemblance  sur  leurs  visages ,  et  elle  y  for- 
mera notre  ombre  :  de  sorte  que  les  deux  époux, 
en  se  regardant  l'un  l'autre,  tout  aimables  qu'ils 
seront,  verront  dans  leur  beauté  quelque  chose 
de  plus  aimable  qu'eux  :  ils  en  verront  sortir  des 
attraits  venus  de  Dieu  et  ils  iront  à  lui  ;  les  re- 
gards qui  les  attireront  à  la  créature  par  le  même 
mouvement,  les  transporteront  jusqu'au  Créateur, 
et  leur  amour  réciproque  sera  leur  véritable  sain- 
teté. 

Ce  saint  amour  se  répandra  par  tout  le  corps , 
et  si  bien  que,  durant  les  transports  de  leur  mu- 
tuelle complaisance ,  ils  brûleront  chacun  d'un 
feu  divin  ;  ce  qui  coulera  alors  dans  leurs  veines 
ne  sera  rien  autre. chose  que  cette  flamme  céleste 
et  pure,  et  transformée  en  leur  sang  et  en  leurs 
passions  ;  et  ce  seront  enfin  ces  deux  flammes,  ces 
deux  sangs  du  père  et  de  la  mère  unis  ensemble 
selon  les  lois  du  mariage,  qui  accompliront  nos 
desseins,  et  qui  feront  paraître  la  merveille  que 
nous  méditons. 

Il  se  formera  une  troisième  personne,  un  enfant 
précieux,  dans  lequel  deux  sangs  et  deux  amours 
ne  seront  plus  qu'un  même  sang  et  qu'un  même 
amour.  Cet  enfant  admirable  viendra  au  monde 
avec  une  chair  et  un  esprit  composés  de  sainteté, 
et  les  anges  qui  le  verront  naître  couronné  de  tant 
d'honneurs,  chanteront  l'épithalame  qu'ils  chan- 
tent au  jour  éternel  où  nos  joies  sont  consommées 
par  la  production  du  Saint-Esprit.  Ils  nous  diront  : 
Abel  est  saint,  Adam  et  Eve  le  sont  aussi;  leur 
fécondité  est  l'image  de  votre  sainteté  et  la  con- 

9 


l46  ENTRETIEN    IV. 

sommation  de  leur  bonheur  :  Faciamus  homlnejn 
ad  iniaguiem  nostrain, 

Yoilà  le  projet  que  la  Sagesse  forma  éternelle- 
ment dans  ses  idées,  et  qu'elle  proposa  aux  trois 
Personnes  ,  qui  commencèrent  à  y  travailler  dès 
qu'Adam  eut  reçu  la  vie.  Elles  tirèrent  la  per- 
sonne d'Eve  d'auprès  de  son  coeur,  et  lui  donnè- 
rent cette  compagne  bien-aimée,  après  lui  avoir 
donné,  comme  je  l'ai  dit,  une  âme  noble  et  or- 
née de  la  justice  originelle,  un  corps  droit  et  ma- 
jestueux, une  vie  heureuse  et  paisible ,  exempte 
jusqu'alors  des  douleurs,  des  inquiétudes  et  des 
autres  peines  qui  pouvaient  lui  arriver  par  l'in- 
lempérie  des  saisons. 

Mais  tout  cela  n'était  pas  encore  le  dernier  cou- 
ronnement de  leur  ouvrage  :  il  fallait ,  selon  les 
desseins  de  la  Providence,  que  la  vie  de  l'homme 
durât  toujours;  que  sa  sainteté  et  sa  félicité  du- 
rassent autant  que  lui,  et  que  ces  trois  parties  de 
sa  différence  honorable  d'avec  les  démons  et  d'a- 
vec les  bêtes,  fussent  indépendantes  du  temps  et 
de  la  légèreté  de  leur  libre  arbitre. 

L'heure  étant  venue  d'exécuter  celte  dernière 
entreprise,  Dieu  fit  paraître,  au  milieu  du  paradis 
terrestre  ,  un  arbre  dont  il  destina  le  fruit  à 
être  en  cela  l'instrument  de  sa  puissance  et  le  sa- 
crement de  sa  grâce.  Sa  pensée  était  que,  dès  que 
ce  fruit  mystique  serait  sur  la  langue  d'Adam 
et  de  son  épouse,  il  en  ferait  sortir  une  vertu  mi- 
raculeuse qui,  s'écoulant  secrètement  dans  le  cœur, 
conférerait  l'éternité  à  leur  innocence  et  à  leur 
vie,  et  qui,  sans  leur  ôter  la  liberté  nécessaire  pour 
le  mérite,  les  rendrait,  dès  ce  bas  monde,  eux  et 
leurs  enfants,  impeccables  ,  impassibles  et  im- 
mortels. 

Nous  disons  qu'au  moment  que  ces  merveilles 
allaient  s'accomphr,  et  établir  la  nature  humaine 


ENTRETIEN    IV.  l4y 

dans  un  état  si  lieureux,  survint  le  péché,  introduit 
par  la  malice  et  par  l'intempérance  de  l'homme 
ingrat. 

Le  commencement  du  malheur  fut  ce  que  le 
Saint-Esprit  nous  a  révélé  et  ce  que  l'histoire  nous 
raconte  ,  que  comme  il  était  nécessaire  que  les 
deux  époux  ,  avant  de  posséder  de  si  grands 
biens,  les  méritassent  par  une  grande  action  d'o- 
béissance, le  Créateur,  pour  leur  présenter  une 
occasion  d'obéir,  leur  fit  un  commandement  sem- 
blable à  celui  qu'il  fit  depuis  à  Abraham.  Vous  sa- 
vez, Messieurs,  que  la  félicité  d'Abraham  et  tou- 
les  ses  espérances  étaient  fondées  sur  la  vie  de 
son  fils  Isaac.  Une  voix  venue  du  ciel  lui  ordonna 
de  renoncer  à  tout  et  de  sacrifier  ce  fils  bien-aimé. 
Abraham,  sans  délibérer,  obéit  aveuglément  à  la 
voix,  et  leva  le  bras  avec  l'épée  nue  pour  immo- 
ler la  victime.  L'ange  qui  arrêta  le  coup  est  té- 
moin que  ce  fut  par  cette  soumission  aveugle  qu'il 
mérita  de  ne  rien  perdre,  et  de  posséder  les  félici- 
tés infinies  qu'on  lui  préparait. 

Toutes  les  espérances  d'Adam  et  d'Eve  étaient 
cette  immortalité  générale  dont  nous  parlons.  Dieu 
la  leur  avait  destinée  par  miséricorde  ;  mais  il  vou- 
lait qu'ils  y  renonçassent  par  obéissance  ,  afin  qu'il 
la  leur  donnât  par  justice  et  qu'elle  fut  la  récom- 
pense de  leur  vertu. 

Ce  fut  donc  pour  les  engager  à  obéir  et  à  mé- 
riter leur  bonheur  qu'il  leur  commanda  d'y  renon- 
cer et  de  ne  point  toucher  au  fruit  qui  devait  être 
le  sacrement  et  la  source  ;  et  ce  fut  pour  les  faire 
renoncer  à  l'obéissance  que  le  démon  vint  aussi- 
tôt les  avertir  que  leur  bonheur  ne  dépendait  que 
de  leur  liberté. 

Ce  trompeur  leur  fit  entendre  que  le  comman- 
dement de  Dieu  venait  de  ce  qu'il  était  jaloux  de 
leur  félicité  future,  et  qu'il  savait  très-bien  que 

9' 


Iqo  ENTRETIEN    IV. 

dès  qu'ils  auraient  mangé  de  ce  fruit  divin  ,  ils 
devieudraient  deux  autres  dieux,  égaux  en  tout  à 
la  Majesté  infinie.  Adam  et  Eve,  trompés  par  les 
appas  d'une  promesse  qui  flattait  si  doucement 
leur  vanité,  et  attirés  par  la  beauté  de  la  pomme 
qu'ils  regardèrent,  ouvrirent  le  cœur  à  la  tentation 
et  à  la  mort.  Par  le  plus  horrible  attentat  qui  sera 
jamais  et  qui  puisse  être  commis  contre  la  Divi- 
nité, ils  entreprirent  de  s'égaler  à  Dieu ,  malgré 
Dieu  même,  et  de  se  rendre  immortels  et  heureux 
indépendamment  de  sa  providence;  en  un  mot, 
ils  désobéirent  et  tombèrent  dans  le  péché. 

Dieu,  offensé  par  cette  désobéissance,  et  indis- 
pensablement  obligé  par  les  lois  de  sa  justice,  fit 
le  moins  qu'il  pouvait  faire  :  il  détourna  sa  face 
de  dessus  l'homme  et  se  déplut  en  lui.  En  se  dé- 
tournant, il  détourna  la  grâce;  et  comme  les  lu- 
mières sanctifiantes  qui  sortent  de  ses  yeux  s'é- 
loignent dès  qu'il  cesse  de  nous  regarder  ,  l'âme 
d'Adam  et  celle  d'Eve  demeurèrent  dans  une  nuit 
profonde. 

La  grâce  éclipsée,  la  justice  universelle  dont  j'ai 
parlé  disparut  au  même  moment ,  et  il  n'y  eut 
plus  rien,  ni  dans  l'homme  ni  dans  le  monde,  (jui 
ne  lût  aussitôt  injuste,  et  qui  ne  refusât  d'obéir 
aux  puissances  supérieures.  La  subordination  qui 
tenait  enchaînées  tant  de  créatures,  et  qui  formait 
entre  elles  une  si  belle  symétrie  et  une  si  merveil- 
leuse correspondance  de  mouvements  ,  fut  rom- 
pue partout,  et  la  nature  ne  fut  plus  rien  qu'une 
confusion  et  une  sédition  générales. 

La  plus  notable  injustice  et  la  plus  scandaleuse 
désobéissance  parut  en  notre  convoitise  :  notre 
convoitise,  étant  privée  de  la  grâce  qui  la  soute- 
nait contre  sa  pesanteur  naturelle,  et  n'ayant  dé- 
sormais rien  qui  l'élevât,  devint  toute  terrestre, 
et  tomba  dans  l'étal  où  est  celle  des  bêtes ,  et  où 


ENTRETIEN    IV.  14^ 

doit  être  la  nature  sensuelle,  quand  elle  est  hlessée 
par  le  péché  et  dépouillée  de  la  grâce.  Sans  at- 
tendre de  commandement  ni  de  permission,  cette 
convoitise  déchaînée  commença  de  vivre  impuné- 
ment, se  mit  en  feu,  et  répandit  ses  flamuies  par 
tout  l'homme,  avec  des  mouvements  séditieux  qui 
l'agitaient  et  le  poussaient  au  péché  ,  et  qui  traî- 
naient en  captivité  le  jugement  et  la  raison. 

Durant  ces  désordres,  Adam  devint  pèreeteutun 
fds.  Eugène  ayant  prononcé  ces  deux  mots,  il  sur- 
vint je  ne  sais  quoi  qui  l'obligea  de  s'arrêter,  et  qui 
donna  à  la  compagnie  le  loisir  de  se  disposer  à  en- 
tendre comment  ce  théologien  parlerait  de  la  ma- 
iiiere  dont  nous  contractons  en  notre  naissance  le 
péché  de  notre  père.  Les  choses  étant  remises  en 
état,  il  reprit  la  parole:  Dieu  fait,  dit-il,  envers  les 
enfants  d'Adam  comme  ferait  un  peintre  à  l'égard 
de  quelqu'un  de  ses  ouvrages  qu'il  appellerait  son 
chef-d'œuvre;  et  il  me  semhle ,  ajouta-t-il  ,  que 
c'est  une  comparaison  assez  propre  pour  expliquer 
la  vérité  qu'on  croit  être  la  plus  inexplicable  des 
vérités  de  notre  Évangile. 

Ce  peintre  fameux  a  fait  un  tableau  qu'il  prise 
beaucoup,  et  il  en  parle  comme  d'une  pièce  ache- 
vée; il  invite  les  plus  habiles  à  venir  le  voir  :  plu- 
sieurs s'assemblent,  et  ils  y  viennent  avec  espé- 
rance de  l'admirer;  il  l'espère  lui-même,  et  il  leur 
en  parle  hardiment  comme  d'une  chose  qui  leur 
plaira;  mais  il  ne  sait  pas  tout,  car  ayant  tiré  le 
rideau  qui  cachait  cette  merveille,  il  trouve  que 
d'autres  mains  y  ont  touché,  que  des  ennemis  ja- 
loux sont  venus  en  son  absence,  qu'ils  ont  jeté  de 
l'encre  sur  les  yeux  ,  qu'ils  ont  coupé  la  toile  en 
d'autres  endroits,  que  tout  l'ouvrage  n'est  plus 
qu'une  chose  horrible  à  voir.  Alors  le  peintre, 
transporté  de  colère,  non-seulement  contre  l'au- 
teur de  la  faute,  mais  aussi  contre  la  peinture,  ne 


l5o  ENTRETIEN    IV. 

la  regarde  plus  qu'avec  indignation,  et  ne  pense 
qu'à  la  déchirer,  ne  pouvant  pas  même  souffrir 
que  les  autres  la  regardent. 

Voilà  ce  que  fait  le  Créateur  envers  les  hommes 
à  l'heure  qu'ils  sont  conçus  dans  le  ventre  de  leur 
mère.  Après  avoir  espéré  que  leur  conception  se- 
rait la  chose  du  monde  la  plus  glorieuse  et  la  plus 
sainte ,  et  qu'il  la  montrerait  aux  anges  comme 
un  miracle  de  sa  puissance  et  de  sa  sagesse ,  lors- 
qu'il voit  que  c'est  justement  sur  elle  que  le  dé- 
mon a  porté  la  main,  et  qu'il  n'y  a  rien  désormais 
en  nous  de  plus  infâme  ni  de  plus  honteux  ;  que 
Tamour  du  père  et  de  la  mère  n'est  plus  que  l'em- 
portement d'une  fureur  brutale,  leur  sang  que 
corruption,  et  le  fruit  de  leur  mariage  qu'un  amas 
d'ordures  :  touché  d'une  juste  colère,  non-seule- 
ment contre  Adam  et  Eve,  complices  du  démon  , 
mais  aussi  contre  l'enfant  qu'ils  produisent,  il  en 
détourne  la  vue  comme  d'un  spectacle  odieux  ; 
il  le  méconnaît  et  le  réprouve  ;  il  l'abandonne  à 
la  nature,  à  la  misère,  à  la  mort  ;  il  semble  être 
honteux  qu'on  sache  que  c'est  là  sa  créature  ;  il 
efface  de  son  âme,  autant  qu'il  peut,  tout  ce  qui  est 
de  lui  ;  en  un  mot,  il  ne  veut  point  qu'on  voie  là- 
dedans  aucune  grâce  ni  aucun  trait  surnaturel  de 
sa  beauté,  ni  aucun  vestige  de  sa  miséricorde  ;  et 
cette  privation  de  grâce  arrivée  de  la  sorte ,  est 
proprement  ce  qu'on  appelle  le  péché  originel. 

Nous  disons  donc ,  Messieurs ,  que  notre  pé- 
ché originel  n'est  autre  chose  que  la  perte  de  la 
grâce  et  de  la  justice  infuse  en  l'homme  au  jour 
de  sa  création,  et  perdue  pour  tout  le  genre  hu- 
main au  jour  de  la  désobéissance  et  de  l'infidélité 
d'Adam.  Et  voilà,  dans  cette  doctrine,  la  décision 
de  la  question  proposée,  et  de  ces  doutes  inexpli- 
cables à  la  philosophie  des  païens. 

Doctrine  évangélique  qui  nous  fait  connaître, 


ENTRETIEN    IV.  1^1 

quoique  le  Créateur  soit  infiniment  sage  et  qu'il  ne 
nous  ait  créés  que  par  un  amour  infini,  d'où  vien- 
nent néanmoins  les  défauts  de  son  ouvrage  ,  et 
comment  il  est  arrivé  qu'on  ne  voie  plus  que  rui- 
nes et  misères  dans  notre  nature  ,  que  rébellion 
dans  notre  appétit,  que  corruption  et  mortalité 
dans  notre  corps,  que  fureur  et  cruauté  dans  les 
bétes  qui  sont  nos  esclaves,  qu'intempéries  perni- 
cieuses dans  les  éléments,  et  qu'influences  conla- 
gieuses  dans  les  astres  qui  nous  éclairent,  par  tout 
une  inclination  à  nous  détruire  et  une  conspira- 
tion générale  contre  notre  vie. 

Cette  doctrine  nous  enseigne  que  Dieu  ayant 
produit  la  justice  originelle  dans  l'esprit  de  l'bom- 
me,  cette  justice,  se  répandant  de  là  sur  le  corps, 
et  du  corps  bumain  sur  les  éléments  et  sur  les 
créatures  les  plus  éloignées  ,  tenait  toutes  cbo- 
ses  dans  l'ordre,  dans  le  devoir  et  dans  l'union  ; 
mais  que  la  même  justice  ayant  été  détruite  en  no- 
tre esprit ,  où  était  l'origine  de  ses  communica- 
tions glorieuses,  au  même  instant  elle  a  cessé  de 
se  communiquer  au  reste,  et  qu'ainsi,  notre  con- 
voitise, notre  corps,  notre  terre,  notre  soleil,  no- 
tre monde  sont  devenus  injustes  et  rebelles,  et 
que  leur  rébellion  a  mérité  qu'ils  eussent  leur  part 
des  désolations  et  des  peines  que  nous  avons  souf- 
fertes, et  que  nous  souffrons  encore  aujourd'bui. 

Voilà  de  grands  biens  causés  pur  la  production  de 
la  justice  et  de  la  grâce,  et  de  grands  maux  arrivés 
par  leur  destruction. Qui  est-ce  qui  a  produit  la  grâce 
et  ouvert  la  source  de  tant  de  félicités  et  de  biens? 
C'est  Dieu.  Qui  est-ce  qui  a  détruit  la  grâce  et  ou- 
vert la  source  des  pécbés?  qui  a  fait  sortir  le  tor- 
rent des  afilictions  et  des  larmes  qui  roule  depuis 
tant  de  siècles  sur  le  corps  et  sur  l'esprit  bumain, 
et  de  là  sur  tout  le  monde?  C'est  Ibomme  seul. 
Le  monde  est  bon,  l'esprit  est  bon,  et  ce  sont  les 


l52  ENTRETIEN    IV. 

ouvrages  de  Dieu;  les  afflictions,  les  péchés  et  les 
désordres  ne  valent  rien,  et  ce  sont  les  ouvrages 
de  l'homme.  Qui  des  deux  doit  être  blâmé,  qui 
loué?  Lorsque  nous  voyons  quelque  bonté  restée 
dans  chaque  partie  de  l'homme  et  du  monde,  ou 
que  nous  sentons  encore  quelque  goutte  de  conso- 
lation et  de  plaisir  écoulée  sur  nos  sens ,  qui  de- 
vons-nous remercier,  sinon  Dieu?  Et  lorsque  nous 
nous  voyons  noyés  dans  un  déluge  de  pleurs,  que 
les  malheurs  nous  accablent  et  que  nous  éclatons  en 
des  cris  de  désespoir  ,^  qui  devons-nous  accuser  si 
non  nous-mêmes  ?  Dieu  est-il  moins  notre  bien- 
faiteur ,  parce  que  nous  sommes  homicides  de 
nous-mêmes?  cesse-t-il  d'être  u^i  ouvrier  merveil- 
leux, parce  que  nous  avons  gâté  son  ouvrage?  et 
n'est-il  pas  le  Créatenr  de  tout ,  quoique  nous 
ayons  tout  corrompu  ?  Il  est  vrai  que  tout  ce  qu'il 
a  créé  est  aujourd'hui  dans  le  péché  ou  dans  le  dé- 
sordre ,  mais  il  n'a  aucune  part  au  péché,  de  mê- 
me que  le  démon  et  l'homme  n'ont  aucune  part 
à  la  création ,  quoique  leur  péché  soit  en  toutes 
les  créatures. 

Nous  disons  enfin  que  la  première  cause  de  no- 
tre péché  fut  le  démon.  Le  démon,  jaloux  de  la 
félicité  qui  nous  était  préparée,  entreprit  de  nous 
porter  à  la  désobéissance  :  mais  ne  pouvant  pas 
nous  parler  ,  comme  il  fait  aujourd'hui ,  par  des 
tentations  formées  en  notre  imagination  corrom- 
pue, où  cette  corruption  malheureuse  lui  a  donné 
l'entrée  et  l'autorité,  et  n'ayant  alors  aucun  droit 
ni  aucun  accès  dans  aucune  partie  de  l'homme, 
il  entra  dans  un  serpent,  et  se  servit  de  sa  langue 
pour  former  des  paroles  extérieures,  et  pour  nous 
tenir  les  discours  trompeurs  qu'il  avait  médités  ; 
il  nous  parla  par  cette  langue  étrangère,  et  il  eut 
le  déplorable  succès  dont  je  vous  ai  parlé,  et  qui 
dure  encore  aujourd'hui. 


ENTRETIEN  IV.  I  53 

Eulîme interrompit  ici  Eugène,  et  lui  repre'senta 
qu'un  vrai  Dieu  pouvait  détourner  le  péché,  et 
qu'il  semble,  selon  le  raisonnement  humain,  f(ue 
le  nôtre  manqua  de  puissance,  puisqu'il  perdait 
la  gloire  d'avoir  conservé  son  ouvrage,  et  prévenu 
les  malheurs  d'un  si  funeste  accident. 

Eugène,  qui  croyait  avoir  dit  assez  sur  le  sujet 
du  péché  originel,  se  contenta  de  ces  deux  ou  trois 
paroles  qu'il  répondit  :  Monsieur,  dit-il,  les  hom- 
mes ne  seront  jamais  satisfaits  en  ce  point  que 
lorsqu'ils  auront  les  yeux  ouverts  dans  le  paradis 
et  qu'ils  y  verront  trois  choses  : 

Premièrement,  que,  de  tous  les  desseins  du 
Créateur,  le  plus  juste  et  le  plus  glorieux  a  été  la 
permission  du  péché,  qu'il  ne  pouvait  rendre  im- 
possible sans  détruire  la  liberté  humaine,  qui  était 
vin  des  plus  beaux  traits  de  Son  ouvrage,  son  chef- 
d'œuvre  ,  et  qu'il  avait  rendu  si  parfaitement  l'i- 
mage de  la  liberté  et  de  l'indépenciance  divines 
qu'il  n'y  avait  dans  le  monde  rien  (jui  pût,  ui  dans 
Dieu  rien  qui  dût  s'opposer  à  ses  désirs. 

Secondement,  que  s'il  y  eut  eu  de  l'honneur  à 
détourner  le  péché  par  la  destruction  ,  il  y  en  a 
bien  davantage  de  l'avoir  réparé  par  la  perfection 
du  libre  arbitre.  Nous  eussions  été  esclaves  ,  si  la 
grâce  du  Créateur  uous  eut  violentés  et  nous  eut 
contraints  d'être  innocents.  Le  llédempteur  a  in- 
venté une  grâce  qui  uous  rend  plus  parfaite- 
ment libres  que  nous  n'étions  dans  le  paradis  ter- 
restre, et  aussi  infailliblement  saints  (jue  nous  le 
serons  dans  le  ciel. 

Troisièmement  enfin  ,  quand  ils  verront  que 
l'honneur  de  cette  réparation  doit  durer  toujours, 
et  le  malheur  de  cette  pernussion  tant  accusée  ne 
doit  durer  qu'autant  que  dureront  le  peu  de  mo- 
ments qui  nous  restent  de  celte  vie  misérable. 
Kous  pleurons  et  nous  uous  plaignons   ici-bas , 


î54  ENTRlTriEN    IV. 

lorsque,  durant  les  trois  ou  quatre  minutes  que 
nous  appelons  des  siècles  ,  nous  voyons  couler 
dans  le  monde  ce  torrent  de  misères  qui  entraî- 
ne tout,  et  nous  demandons  pourquoi  Dieu  a  per- 
mis le  péché.  Mais  lorsque,  dans  le  paradis,  nous 
verrons  couler  devant  nos  yeux  et  dans  nous-mê- 
mes un  océan  de  voluptés  éternelles,  et  que,  par- 
tout où  nos  désirs  infinis  nous  porteront,  nous 
verrons  des  infinités,  des  immensités  et  des  abîmes 
de  bien  encore  plus  désirables,  nous  nous  moque- 
rons de  nos  pleurs  d'aujourd'hui  et  de  nos  raison- 
nements ,  nous  ne  demanderons  plus  pourquoi 
Dieu  a  permis  le  péché,  mais  pourquoi  il  a  sup- 
porté les  plaintes  que  nous  avons  faites  contre  sa 
permission;  et  ceux  qui,  maintenant  trempés  de 
larmes,  accusent  la  conduite  de  sa  providence,  em- 
ploieront l'éternité  à  le  remercier  de  ce  qu'après 
avoir  permis  cette  faute  ,  il  l'a  si  admirablement 
réparée. 

Quelqu'un  delà  compagnie  fit  souvenir  Eugène 
de  ce  que  la  dame  avait  avancé  au  commencement 
de  cet  entretien. 

Il  répondit  que  l'origine  de  tous  les  maux  était 
le  premier  péché  qui  avait  été  dans  le  monde  ;  que 
ce  premier  péché  ne  fut  pas  le  péché  qui  se  trouva 
dans  Abel  quand  il  naquit,  ni  le  péché  actuel  que 
commit  Adam  quand  il  désobéit  à  Dieu;  qu'aupa- 
ravant il  y  en  avait  eu  un  autre,  qui  était  juste- 
ment celui  de  la  femme  ;  avant  ce  péché  de  la 
femme,  il  y  en  avait  encore  eu  un  autre  plus  an- 
cien, qui  était  le  péché  du  démon.  Il  dit  ensuite 
que  le  péché  originel  avec  lequel  nous  naissons  est 
la  cause  de  nos  péchés,  de  nos  misères  et  de  notre 
mort  ;  que  le  péché  actuel  d'Adam  fut  la  cause 
de  notre  péché  originel;  que  le  péché  d'Eve  fut 
la  cause  du  péché  actuel  d'Adam  ,  et  qu'enfin  le 
péché  du  démon  fut  lu  cause  du  péché  d'Eve  : 


ENTRETIEN    IV.  IDJ 

d'où  il  tira  celle  évidente  conclusion  ,  que  la  pre- 
mière cause  de  tous  les  pèches  et  de  tous  les  mal- 
heurs fut  le  péché  du  démon  ;  la  seconde ,  celui 
de  la  femme;  la  troisième,  celui  d'Adam.  Il  con- 
fessa néanmoins  que  si  Dieu  eût  produit  un  nou- 
vel homme  pour  être  le  mari  d'Eve,  ceux  qui  vou- 
dront croire  qu'il  n'y  aurait  point  eu  de  péché 
originel  ne  manqueront  pas  de  raisons  ni  de  pa- 
roles pour  rendre  cet  honneur  à  leurs  mères. 

Eugène  ajouta  à  son  discours  quelques  réflexions 
sur  l'histoire  du  serpent  et  de  la  pomme,  et  il  y 
lit  voir  (les  mystères  et  des  vérités  bien  sérieuses, 
qui  devaient  surprendre  ce  philosophe  de  cour, 
qui  y  trouvait  de  si  grands  sujets  de  rire  au  com- 
mencement de  l'entretien.  Hercule  laissa  dire  Eu- 
gène, et  sembla  avoir  oublié  le  dessein  (pi'il  avait 
eu  d'abord  de  ne  sortir  du  combat  qu'après 
avoir  laissé  faire  ce  théologien,  qui  ne  lui  dit  au- 
cune parole  que  pour  le  disposer  à  recevoir  les 
grâces  extraordinaires  que  la  bonté  de  Dieu  lui 
préparait.  La  conférence  se  termina  par  le  dis- 
cours que  je  viens  de  dire.  Il  y  en  eut  le  lende- 
main, dans  la  même  maison,  une  autre  dont  nous 
allons  parler.  Un  gentilhomme,  qui  s'était  déjà  dé- 
claré touchant  le  mystère  de  llncarnation,  et  qui 
attendait  impatiemment  la  conclusion  de  celte 
quatrième  dispute  pour  venir  enfin  au  combat, 
ne  manqua  pas  de  s'y  présenter.  Mais  l'affaire  fut 
remise  au  lendemain,  et  un  endroit  du  parc  fut  le 
lieu  de  l'assignation  où  les  deux  athlètes  se  ren- 
contrèrent à  la  même  heure  que  la  compagnie  s'y 
rendit  aussi ,  ayant  été  avertie ,  à  leur  insu  et 
contre  le  dessein  du  gentilhomme;  qu'ils  s'y  étaient 
retirés. 


l56  ENTRETIEN    V. 

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ENTRETIEN    V. 

DE    L ^INCARNATION    DU    VERBE. 

Eugène  entreprit  de  parler  avec  d'autant  moins 
de  peine  qu'il  savait  bien  que  la  curiosité  qui  pa- 
raissait en  cette  honnête  assemblée  n'était  pas  une 
marque  qu'il  y  eût  dans  leur  cœur  quelque  incer- 
titude louchant  nos  mystères  j  il  ne  douta  point 
qu'elle  venait  de  l'espérance  et  du  désir  qu'ils 
avaient  d'être  encore  les  témoins  de  la  manière 
dont  il  traiterait  ces  sortes  de  philosophes  qui  se 
trouvent  en  la  plupart  des  compagnies,  et  qui  s'y 
rendent  insupportables  aux  gens  d'honneur  par 
la  témérité  de  leurs  discours,  et  par  leur  impor- 
tunité  à  raisonner  sur  les  propositions  de  l'Eglise, 
et  à  chercher  les  occasions  d'en  disputer  indiscrè- 
tement ,  et  de  faire  entrer  leurs  pensées  et  leurs 
doutes  dans  l'esprit  des  autres. 

Le  gentilhomme,  nommé  Pelage,  du  nombre  de 
ceux  qui  n'ont  lu  que  les  mauvais  livres  et  qui 
parlent  de  tout  ,  après  avoir  protesté  qu'il  ne 
raisonnait  sur  les  vérités  de  l'Evangile  que  pour 
les  croire  plus  fortement,  et  que  sa  langue  et  sa 
vie,  qui  avaient  été  consacrées  à  Jésus-Christ  par 
le  baptême,  le  seraient  jusqu'à  la  mort,  débuta  par 
une  proposition  un  peu  forte,  tirée  de  Yanino  :  il 
avança  que  le  mystère  de  l'Incarnation,  qui  est  le 
principal  article  delà  religion  chrétienne,  demande 
trop  de  soumission  de  l'entendement  humain,  et 
qu'il  semblait  qu'une  religion  qui  fait  tant  de  vio- 
lence à  la  raison  et  qui  la  veut  tenir  dans  une 
servitude  si  pénible ,  ne  peut  être  raisonnable  ni 
de  l'institution  de  Dieu. 


; 


ENTRETIEN    V.  i5t 

Il  couvrit  des  plus  belles  couleurs  qu'il  put  les 
extravagances  de  cet  athée,  comme  aussi  celles  de 
Mahomet,  dont  il  avait  les  principes  devant  les 
yeux,  quand  il  vint  à  montrer  que  le  Christianisme 
était  impur,  et  qu'il  dégénérait  manifestement  de 
la  simplicité  de  l'être  divin .  Les  plus  spirituels,  dit- 
il,  et  les  plus  éclairés  d'entre  les  ennemis  de  noire 
foi,  ont  prétendu  que  conime  Dieu  n'est  rien  es- 
sentiellement que  pureté,  la  vraie  religion  doit  être 
souverainement  pure,  et  qu'elle  ne  peut  rien  de- 
mander aux  hommes,  sinon  qu'ils  confessent  et 
qu'ils  adorent  un  Dieu  contemplé  simplement,  et 
aimé  immédiatement  en  son  essence  ;  que  ce  fut 
là  la  religion  des  anges  durant  leur  état  de  voya- 
geurs ;  que  c'est  leur  religion  éternelle  dans  le  pa- 
radis ;  que  ce  doit  être  sur  la  terre  la  religion  des 
Saints,  et  que  toutes  les  autres  connaissances,  cé- 
rémonies, adorations  ajoutées  ,  sont  des  additions 
suspectes  et  des  superstitions  qui  naissent  de  l'es- 
prit humain. 

Monsieur,  répondit  Eugène  ,  il  n'y  a  pas  un 
mystère  que  les  libertins  condamnent  et  censurent 
avec  plus  de  hardiesse  que  celui  de  l'incarnatioa 
du  Verbe,  pas  un  que  les  peuples  reçoivent  avec 
plus  de  dévotion  et  plus  de  simplicité  ,  que  les 
théologiens  méditent  avec  plus  d'admiration  et 
plus  de  plaisir,  que  les  Saints  contemplent  avec 
de  plus  hauts  ravissements,  et  pas  un  dont  l'expli- 
cation dans  les  chaires  ou  dans  les  écoles  plaise 
davantage  à  notre  raison,  et  lui  fasse  mieux  sentir, 
selon  Tertullien,  qu'elle  est  naturellement  chré- 
tienne. Mystère,  ajouta-t-il,  le  plus  incompréhen- 
sible, et  en  même  temps  le  plus  visible  des  mys- 
tères que  Dieu  le  Père,  selon  Saint  Paul ,  a  glo- 
rieusement manifestés  par  ses  faveurs  envers  Jé- 
sus-Christ; le  Saint-Esprit  par  ses  prophéties  et 
par  ses  figures  ;  les  anges  par  leurs  adorations;  les 


l58  ENTRETIEN    V. 

apôtres  par  leurs  sermons  et  par  leurs  miracles  ; 
les  martyrs  par  leur  mort  ;  les  philosophes  ,  les 
empereurs  ,  les  tyrans  ,  les  grands  du  monde  les 
plus  superbes  par  leur  soumission  à  son  Evangile; 
enfin  ,  Jésus-Christ  lui-même  par  les  splendeurs 
delà  Divinité  qu'il  tira  de  son  propre  sein,  et  qu'il 
répandit  visiblement  sur  son  visage  en  la  journée 
du  Thabor,  et  en  celle  de  son  triomphe,  lorsqu'il 
sortit  du  tombeau,  et  qu'il  monta  ensuite  sur  le 
trône  au  plus  haut  de  l'empyrée. 

Eugène  jugea  à  propos  ,  avant  de  passer  ou- 
tre, de  dire  encore  ce  qu'il  avait  déjà  dit  en  une 
autre  occasion,  qu'il  ne  prétendait  pas  doimer  par 
ses  discours  de  la  force  aux  vérités  de  la  religion 
chrétienne,  ni  soutenir  avec  des  roseaux  ces  ro- 
chers appuyés  sur  eux-mêmes  et  sur  leurs  pierres 
fondamentales  ;  qu'il  n'avait  point  de  dessein  du- 
rant ces  conversations  familières,  sinon  de  mon- 
trer queles  raisonnements  qui  naissent  dans  l'ima- 
gination de  quelques  Chrétiens  contre  la  doctrine 
évangélique,  ne  sont  que  des  songes  ,  et  que  toute 
son  industrie,  pour  remédier  à  leur  mal ,  était  de 
leur  dire  deux  ou  trois  mots  et  de  les  tirer  un  peu 
par  la  main,  afin  de  les  éveiller  et  de  leur  faire  ou- 
vrir les  yeux. 

Il  est  vrai ,  poursuivit-il  en  parlant  à  ce  cour- 
tisan philosophe ,  que  la  religion  des  anges  est 
tout  intérieure  en  ses  actes  ,  et  qu'elle  ne  célèbre 
point  de  fête  de  leur  rédemption  ;  mais  la  nôtre, 
comme  nous  sommes  composés  de  corps  et  d'âme, 
doit  ajouter  nécessairement  des  adorations  de  corps 
et  des  cérémonies  visibles  ;  et  comme  nous  som- 
mes composés  d'un  corps  malade  et  chargés  d'une 
nature  corrompue,  elle  doit  adorer  immédiate- 
ment un  Rédempteur,  et  elle  ne  peut  être  pure 
parmi  nous,  si  elle  n'est  entière,  et  si  elle  n'acquitte 
toutes  nos  obligations  et  toutes  nos  dettes.  Notre 


ENTRETIEN    V.  I  Sf) 

péché  a  multiplié  les  miséricordes  de  Dieu  ,  notre 
religion  doit  multiplierses  actes  et  ses  sacrements  ; 
sa  simplicité  est  qu'elle  ne  soit  pas  ingrate  ni  dé- 
fectueuse, et  qu'en  ses  reconnaissances,  elle  n'ou- 
blie aucun  bienfait  de  son  Créateur.  Le  gentil- 
homme voulant  répondre  :  Attendez,  lui  dit  Eu- 
gène, et  donnez-vous,  s'il  vous  plaît ,  le  loisir  de 
considérer  Tordre  et  la  sublimité  de  cette  théo- 
logie. 

Nous  sommes  malades,  comme  j'ai  dit.  Vous  le 
savez,  Monsieur ,  et  il  n'y  a  ni  Mahométan  ,  ni 
Juif,  ni  Païen  qui  puisse  désavouer  ce  que  nous 
connaissons  depuis  six  mille  ans  par  une  expé- 
rience funeste,  que  notre  nature  est  corrompue, 
et  qu'il  y  a  dans  nous  de  grands  et  de  perpétuels 
désordres  ;  qu'il  y  a  des  ténèbres  qui  nous  aveu- 
glent, des  ardeurs  de  convoitise  qui  nous  empor- 
tent au  mal  avec  violence,  et  enfin  une  mortalité 
qui  nous  consume  et  qui  nous  détruit.  Tous  les 
hommes  s'en  plaignent  ;  les  plus  insensibles  et  les 
plus  ignorants  reconnaissent  que,  pour  le  moins, 
ces  discordes  domestiques  entre  nos  passions  et 
notre  raison  sont  un  vrai  trouble,  et  qu'il  est  sur- 
venu dans  nous  quelque  accidejit  contre  les  règles 
de  l'art  et  contre  les  intentions  de  l'ouvrier  im- 
peccable qui  nous  a  formés. 

11  y  a,  dis-je,  une  corruption  en  notre  chair: 
donc,  assurément,  il  y  a  un  péché  dans  notre  Ame, 
donc,  une  colère  dans  le  cœur  de  Dieu  ;  et  puis- 
que ces  trois  choses  sont  au  monde,  la  colère  du 
Créalein*  contre  nous,  la  rébellion  de  notre  vo- 
lonté contre  lui  et  la  corruption  de  notre  nature, 
nous  ne  pouvons  espérer  ni  obtenir  de  salut  que 
Dieu  ne  soit  apaisé,  que  notre  âme  ne  soit  puri- 
fiée et  que  notre  nature  ne  soit  guérie.  Il  faut 
donc  un  médiateur,  un  sanctificateur  et  un  mé- 
decin. Que  les  Mahométans  et  les  philosophes  se 


l6o  ENTRETIEN    V. 

débattent  ici,  et  qu'ils  tournent  avec  eux  la  vérité 
en  tous  les  sens  qu'il  leur  plaira ,  il  le  faut  sans 
doute,  ou  si  cela  manque,  il  n'y  a  point  de  salut, 
ni  de  grâce,  ni  de  vie,  ni  d'éternité  ;  nous  devons 
nécessairement  périr. 

Et  qui  sera  ce  médecin  miraculeux  ,  ce  libéra- 
teur qui  nous  retirera  de  la  mort?  un  homme. 
Qui  sera  ce  sanctificateur?  un  prêtre  mortel.  Qui 
sera  ce  médiateur?  un  ange,  un  séraphin,  un  roi 
du  monde,  un  million  de  rois  et  d'anges.  La  per- 
sonne offensée  est  un  Dieu,  il  faut  donc  une  sa- 
tisfaction infinie  pour  l'apaiser  ;  notre  chute 
est  un  péché,  il  faut  donc  une  autorité  infinie  pour 
le  remettre  et  pour  nous  rétablir  en  grâce  ;  notre 
maladie  est  la  mort  même,  il  faut  donc  un  pou- 
voir infini  pour  la  guérir.  Et  où  trouver  ce  pou- 
voir, celte  autorité  ,  cette  vertu  suprême,  sinon 
dans  quelque  Emmanuel,  dans  quelque  personne 
divine,  dont  la  puissance  soit  cachée  sous  les  om- 
bres et  parmi  les  infirmités  de  noire  nature? 

Donc,  s'il  y  a  une  vraie  religion  au  monde  ,  il 
faut  qu'elle  adore  un  homme-Dieu  ,  et  qu'elle 
ajoute  aux  adorations  du  Créateur  les  adorations 
d'un  réparateur  et  d'un  Jésus-Christ. 

Et  c'est  là,  dis-je,  la  pureté  de  la  religion  des 
hommes  d'honorer  celui  qui  l'a  purifiée,  de  ren- 
dre ce  qu'elle  doit  à  son  principe,  sans  rien  omet- 
tre de  ce  qu'elle  doit  à  son  médiateur  ;  de  célé- 
brer beaucoup  de  mystères  et  de  multiplier  ses 
actes  sans  multiplier  la  Divinité,  n'adorant  qu'un 
Dieu  seul  par  le  nombre  de  ses  cérémonies,  et 
n'ayant  qu'un  dernier  terme  de  son  espérance  et 
de  son  amour,  non  plus  que  les  esprits  bienheu- 
reux. 

Les  anges,  en  adorant  trois,  ne  corrompent  pas 
la  pureté  et  la  simplicité  de  leur  religion,  mais  ils 
la  perfectionnent.   Ils  sont  obligés  de  leur  créa* 


tNTHETIEN    V.  l6l 

lion  au  Père,  au  Fils,  au  Saint-Esprît,  et  ils  ne 
peuvent  adorer  purement ,  s'ils  adorent  ou  plus 
d'un  Dieu,  ou  moins  de  trois  personnes. 

Ainsi,  il  n'y  a  point  de  pureté,  ni  de  sainteté, 
ni  de  vérité  dans  notre  religion,  si  nous  adorons 
plus  d'un  Dieu,  ou  si  nous  refusons  de  l'adorer  en 
toutes  les  figures  et  sous  toutes  les  formes  où  son 
amour  l'a  voulu  mettre  et  l'a  rendu  le  bienfaiteur 
du  genre  humain. 

Le  gentilhomme,  qui  ne  se  donna  pas  la  peine 
de  considérer  ce  petit  discours,  ni  peut-être  même 
de  l'écouter,  revint  à  sa  pensée;  au  moins  il  avança 
cette  parole  qui  revenait  à  ce  qu'il  avait  avancé 
auparavant  :  Vous  êtes  heureux,  dit-il,  de  voir  tant 
de  clartés  et  de  conformités  merveilleuses,  où  les 
autres  ne  pensent  rien  voir  que  des  ténèbres  et 
des  contradictions. 

Il  ne  tient  qu'à  vous,  répliqua  Eugène,  de  pren- 
dre part  à  ce  bonheur.  Tout  consiste  à  ouvrir  un 
peu  les  yeux,  et  à  y  laisser  entrer  un  rayon  cé- 
leste, qui  vous  fera  connaître  que  les  doutes  et 
les  ténèbres  dont  vous  vous  plaignez  ne  viennent 
pas  de  l'obscurité  du  soleil,  mais  de  l'indisposition 
de  votre  vue.  Et  certainement,  puisqu'il  faut  avoir 
ici  quelque  peine,  j'en  ai  de  ma  part,  et  je  ne  puis 
comprendre  ce  que  c'est  qui  vous  donne  cette 
aversion,  et  qui  vous  fait  trouver  l'obligation  de 
croire  que  le  Verbe  soit  incarné  si  fâcheuse  et  si 
difficile. 

Ma  difficulté,  répondit  Pelage,  est  de  concevoir 
que,  dans  le  ciel,  on  se  soucie  de  l'homme,  et  qu'on 
y  fasse  tant  de  frais  pour  la  conservation  d'une  si 
petite  et  si  misérable  créature.  La  lumière  natu- 
relle m'apprend  que  l'homme  est  infiniment  plus 
inutile  à  Dieu  qu'une  fourmi  ne  l'est  à  l'homme; 
d'ailleurs,  notre  Evangile  me  déclare  que  Dieu  re- 
cherche riiommc,  qu'il  le  poursuit  et  court  après 


l62  ENTRETIEN    V. 

lui  comme  un  amant  passionné,  et  que  même  il 
se  rend  mortel  pour  le  tirer  du  tombeau  et  pour 
lui  rendre  l'immortalité.  Quel  moyen  de  croire 
l'un  et  l'autre?  Et  pourquoi  vous  étonnez-vous 
que  ma  raison  voyant  et  me  proposant  une  vérité 
certaine,  il  me  semble  déraisonnable  et  injuste  de 
la  démentir,  et  de  faire  violence  à  mon  jugement 
contre  un  droit  si  manifeste? 

Sans  doute,  poursuivit-il,  il  y  a  en  ceci  quelque 
chose  de  bien  rude  et  de  bien  fâcheux  pour  les 
personnes  qui  ne  peuvent  rien  croire  que  ce  qui 
est  approuvé  par  la  sagesse  et  par  le  bon  sens.  Si 
je  voulais  aimer  quelque  moucheron,  et  si  je  m'a- 
visais d'offrir  ma  vie  pour  sauver  la  sienne  et 
pour  empêcher  qu'on  ne  l'écrasât,  vous  m'appel- 
leriez un  fou  ,  et  je  le  serais  assurément  ;  il  n'y 
aurait  homme  ni  ange  qui  ne  se  moquât  de  cette 
charité  ridicule,  et  qui  ne  fût  honteux  et  scanda- 
lisé de  ma  folie.  Or,  vous  confessez  que  je  suis 
infiniment  moindre,  en  comparaison  de  Dieu,  que 
ne  l'est  un  moucheron  à  mon  égard  ;  néanmoins, 
vous  m'ordonnez  de  croire  que  Dieu  a  voulu  mou- 
rir pour  sauver  ma  vie,  et  qu'il  a  mieux  aimé  se 
voir  dans  la  crèche  et  sur  la  croix  parmi  les  dou- 
leurs et  les  opprobres  d'un  supplice  infâme,  que 
de  me  laisser  périr  moi,  petit  moucheron  ;  et  en 
même  temps  vous  m'obligez  de  dire  et  de  soute- 
nir que  Dieu  est  sage.  Le  peut-il  être?  Ne  faut-il  pas 
nécessairement,  ou  qu'il  n'ait  jamais  pensé  au  des- 
sein de  l'incarnation,  ou  que,  s'il  y  a  pensé,  il  ait 
perdu  le  jugement  et  qu'il  ait  cessé  d'être  Dieu? 

Il  est  vrai.  Monsieur,  répondit  Eugène,  que  si 
vous  mouriez  pour  un  moucheron  ,  je  vous  blâ- 
merais sans  doute  ,  et  je  dirais  qu'il  y  aurait  du 
désordre  en  votre  esprit ,  et  je  le  dirais  sagement, 
parce  que  ce  moucheron  est  un  petit  animal  privé 
de  connaissance  et  de  liberté,  qui  n'a  rien  d'aima- 


ENTRETIEN    V.  l63 

ble,et  qui  n'est  pas  un  objet  de  cî.arilé  ni  de  bien- 
veillance. 

Mais  voire  âme  ,  quoiqu'infiniment  inégale  à 
Dieu  et  infiniment  éloignée  de  sa  liauteur,  et  quoi- 
que jierdue  ici-bas  dans  les  abîmes  de  corruption, 
ne  laisse  pas  d'avoir  en  sa  nature  spirituelle  et  in- 
corruptilile  quelque  chose  de  la  grandeur  et  de  la 
majesté  de  Dieu,  et  d'en  être  l'image  vivante.  Elle 
a  une  raison,  un  libre  arbitre,  un  esprit  immor- 
tel et  intelligent  ,  un  cœur  capable  d'aimer  et 
digne  d'être  aimé  ;  on  voit  dans  elle  des  beautés 
qui  plaisent  et  qui  attirent  ;  toute  petite  qu'elle 
est  et  toute  proche  du  néant  ,  elle  est  en  son 
essence  un  objet  d'amour  ;  en  un  mot,  elle  a  ce 
qu'il  faut  avoir  pour  être  aimable,  et  dès  qu'elle 
est  véritablement  aimable  et  divine,  la  sagesse  et 
la  justice  veulent  qu'elle  soit  aimée.  Tout  ce  qui 
peut  aimer  est  obligé  de  lui  vouloir  du  bien.  Il 
n'y  a  point  sur  la  terre  de  roi  si  riche,  ni  dans  le 
ciel  d'ange  si  noble  et  de  si  haut  rang,  qui  doive 
la  traiter  avec  mépris,  parce  que  sa  naissance  est 
différente  de  la  leur;  puisqu'elle  ressemble  à  Dieu, 
elle  est  assez  belle  et  assez  excellente  pour  mériter 
l'amour  des  séraphins. 

Dieu  même  n'est  point  au-dessus  de  cet  amour; 
et  d'autant  plus  qu'il  est  Dieu  et  qu'il  est  sage , 
d'autant  moins,  pour  ainsi  dire,  est-il  dispensé  de 
l'aimer.  Ce  n'est  pas  assez  qu'il  lui  prépare  un  pa- 
radis ,  il  doit  l'aimer  ,  dit  Saint  Bernard.  Le  cœur 
de  l'homme  ne  peut  être  acheté  ni  mérité  digne- 
ment que  par  le  cœur  de  Dieu.  La  beauté  de  no- 
ire àme  immortelle,  quoique  créée,  vaut  l'amour 
de  cet  amant  adorable.  O  ame  heureuse,  s'écrie 
Saint  Augustin  ,  puisque  tu  ressembles  à  un  Dieu  î 
Ce  Dieu  n'aime  pas  trop,  lorsqu'il  t'aime  infiniment, 
et  s'il  ne  t'aimait  infiniment,  il  n'aimerait  pas  assez. 

Oui,  Messieurs,  il  faut  que  son  amour  aille  jus- 


l64  ENTRETIEN    V. 

que  là  ;  et  si  les  peines  et  les  misères  dans  les- 
quelles nous  pouvons  tomber  ne  peu/ent  être  ré- 
parées que  par  le  trépas  et  par  le  sang  de  ce  Roi 
des  rois,  il  ne  doit  pas  le  refuser.  Puisqu'il  nous 
aime,  comme  il  est  le  plus  sage  et  le  plus  parfait 
des  amants,  la  sagesse  et  la  bienséance  l'invitent 
à  s'assujettir  aux  lois  essentielles  de  l'amour  :  de 
sorte  que,  s'il  ne  peut  pas  nous  secourir  sinon  en 
mourant  pour  nous,  tout  Dieu  qu'il  est,  il  faut 
qu'il  meure  ;  et  s'il  est  impassible  ,  il  faut  qu'il 
trouve  les  moyens  de  se  rendre  passible  et  mortel 
et  de  se  faire  homme,  afin  qu'il  puisse  mourir  et 
entrer  avec  nous  dans  notre  tombeau,  pour  nous 
en  retirer  et  pour  nous  faire  part  de  son  immor- 
talité bienheureuse.  Sa /igidnem  suumfudit,  îdo^ 
liens  sul  operis  œstimator.  O  anima,  érige  te,  tantl 
'vales  !  Quam  sis  pretiosa  !  Si  Creatori  forte  non 
credis  ,  interroga  Redemptorem , 

Eugène  ajouta  deux  ou  trois  autres  textes  de 
Saint  Augustin  avec  des  explications  qui  donnè- 
lent  un  grand  jour  a  cette  vente  chrétienne  ,  et 
qui  plurent  beaucoup  à  la  compagnie.  Le  gentil- 
homme qui  parlait  s'y  plut  aussi;  au  moins  il  ne 
voulut  pas  contredire,  et  il  s'en  abstint  avec  d'au- 
tant moins  de  peine  qu'il  lui  vint  une  repartie 
qui  lui  sembla  devoir  arrêter  Eugène.  Vous  dites 
quelque  chose,  répondit-il,  et  je  confesse  qu'il  est 
de  l'honneur  de  Dieu  d'aimer  hors  de  soi ,  et  d'a- 
voir des  créatures  qui  soient  véritablement  aima- 
bles et  propres  à  participer  aux  délices  de  ses 
unions  éternelles.  Mais  néanmoins,  la  difficulté 
demeure  entière ,  car  puisque  cette  âme  dont  nous 
parlons  se  rend  ingrate,  et  qu'elle  veut  se  séparer 
de  lui  par  le  péché  ,  comment  est-il  possible 
de  croire  que  Dieu,  qui  est  sage,  s'amuse  à  courir 
après  elle,  et  qu'il  ait  la  pensée  de  racheter  l'a- 
mitié de  cette  épouse  infidèle  et  fugitive  par  l'a- 


ENTRETIEN    V.  l65 

néantissement  de  ses  grandeurs  et  par  la  perte 
de  sa  propre  vie,  lui  qui,  en  la  quittant,  pourrait, 
d'une  parole,  produire  des  millions  de  mondes,  et 
élever  à  sa  place  une  infinité  d'autres  esprits  plus 
aimables  sans  comparaison  ,  et  plus  propres  aux 
desseins  de  sa  providence  ? 

Oui ,  mais  ,  repartit  le  théologien  ,  pensez-vous 
que,  s'il  est  facile  à  Dieu  de  produire  ce  qu'il  n'aime 
point  encore,  il  lui  soit  aisé  de  détruire  ce  qu'il 
aime  déjà,  ou  parce  qu'une  nouvelle  création  ne 
coûte  rien  à  sa  puissance,  que  la  réprobation  d'une 
ancienne  créature  ne  doive  rien  couler  à  sa  bonté? 
Savez-vous  bien  ce  que  c'est  que  Dieu,  et  savez- 
vous  ce  que  vous  êtes?  Est-ce  croire  une  chose  in- 
concevable que  de  croire  que  vous,  qui  avez  vécu 
trente  ans  sans  vous  soucier  de  votre   fils  avant . 
qu'il  naquît  ,  maintenant  qu'il  est  né  et  que  vous 
avez  commencé  à  l'aimer,  vous  employez   volon- 
tiers tout  voire  bien  pour  l'assister  lorsqu'il  est 
malade,  et  pour  lui  sauver  la  vie?  Voici  certes  une 
chose   étranije    et    diurne    d'étonnement.     Vous, 
Monsieur,  qui,  voyant  votre  fils  unique  à  l'exlré- 
milé,  pleurez  amèrement ,  et  protestez  que  vous 
préféreriez  sa  guérison  à  la  naissance  de  dix  au- 
tres  enfants    futurs  ,    quoique   plus    parfaits  que 
lui,  et   que  même  une  longue  postérité   que   les 
prophètes  vous  promettraient  ne  vous  semblerait 
ni    si  désirable  ni  si  chère  que  ce  seul  fils   que 
vous   aimez  et  que  vous  possédez  aujourd'hui  : 
vous-même,  dis-je,  vous  ne  pouvez  concevoir  que 
des  mondes  qui  ne  sont  point  encore,  sont  moins 
chers  et  m^ins  précieux  devant  Dieu  que  ne  l'est 
votre  àme  depuis  qu'il  lui  a  donné  la  vie  et  qu'il  a 
commencé  à  la  posséder  et  à  l'aimer.  O anges,  leur 
dit-il,  selon  la  pensée  d'un  Saint  Père,   lorsqu'ils 
voulurent  le  détourner  du  dessein  de  racheter  par 
sa  mort  l'iioiume  pécheur,  et  qu'ils  lui  représen- 


l66  ENTRETIEN    V. 

talent  combien  de  créatures  plus  excellentes  et 
plus  nobles  que  ce  pécheur  malheureux  pouvaient 
être  tirées  du  néant  et  mises  à  sa  place  ,  ô  anges, 
savez-vous  bien  ce  que  c'est  que  d'être  père,  et 
d'être  un  Dieu  créateur  d'une  âme  spirituelle  et 
divine,  et  savez-vous  ce  que  c'est  que  d'aimer  in- 
finiment? 

Je  conçois  bien  ,  dit  le  gentilhomme,  que  Dieu 
a  pour  nous  quelque  sentiment  de  compassion  et 
d'amour ,  et  qu'il  lui  est  glorieux  de  nous  conser- 
ver. Ce  qui  semble  incroyable  et  incompréhensi- 
ble aux  incrédules, c'est  qu'il  nous  veuille  conser- 
ver par  la  perte  de  sa  gloire  détruite  et  profanée 
dans  les  opprobres  de  l'Incarnation  et  de  la  mort. 
Ce  remède  ,  disent-ils  ,  a  des  indignités  que  la  rai- 
son ne  peut  attribuer  à  Dieu  sans  répugnance  et 
sans  de  justes  plaintes  contre  l'Évangile,  qui  lui 
en  fait  le  rapport ,  et  qui  exige  d'elle  un  consen- 
tement si  peu  raisonnable. 

C'est-à-dire,  répondit  Eugène,  que  vous  chan- 
gez de  syllogisme,  et  que  vous,  qui  venez  de  dire 
que  l'homme,  cette  petite  et  ingrate  créature,  ne 
devait  point  être  racheté  ,  vous  confessez  main- 
tenant qu'il  le  doit  être  ;  mais  vous  prétendez 
qti'il  est  inutile  et  messéant  de  le  racheter  par  un 
remède  si  cher  et  si  magnifique,  Dieu  en  ayant 
beaucoup  d'autres  de  moindre  prix  qu'il  pourrait 
employer  très-utilement.  Monsieur  ,  je  vous  l'ai 
déjà  dit  ,  mais  puisque  vous  n'y  avez  pas  fait  ré- 
flexion, je  vous  le  dis  encore  une  fois  :  notre 
mal  est  un  péché ,  et  en  ce  mot  consiste  ce  que 
les  théologiens  ont  recueilli  des  Ecritures  ,  pour 
répondre  à  votre  doute  ,  et  pour  vous  convaincre 
que  c'est  l'unique  remède  qui  devait  être  em- 
ployé, parce  qu'il  est  le  plus  propre  aux  desseins 
de  sa  sagesse  et  de  sa  providence.  Car  si  le  mal 
de  l'homme  est  un  péché,  n'est-il  pas  indispensa- 


ENTRETIEN    V.  167 

l)le  et  nécessaire, pour  en  èlre  guéri  ,  que  l'iiomme 
apaise  Dieu?  Peut-il  l'apaiser,  s'il  ne  le  satisfait 
pleinement  et  autant  que  le  veut  la  justice?  La 
satisfaction  peut-elle  être  pleine  et  entière,  si  elle 
n'est  aussi  grande  que  la  malice  du  péché  ,  qui  est 
infiniment  odieuse  ?  Peut-elle  être  entière  et  infi- 
nie ,  si  l'homme  qui  satisfait  n'a  dans  soi  le  prin- 
cipe de  cette  infinité,  et  s'il  n'y  trouve  une  per- 
sonne qui  rende  sa  satisfaction  égale  à  la  faute  et 
proportionnée  à  l'infinité  de  sa  malice  ?  Et  enfin, 
l'homme  peut-il  avoir  une  personne  infiniment 
nohle  et  sainte,  si  Dieu  même  ne  lui  donne  la 
sienne,  et  si,  répandu  dans  son  cœur  et  dans  ses 
membres  par  l'union  hypostatlque,  il  ne  devient 
le  coopéraleur  et  le  principe  immédiat  des  actions 
de  sa  charité  miraculeuse  ;  Dieu  l'a  fait;  il  a  donné 
sa  personne  à  l'homme.  L'Homme  divin  a  enduré 
et  s'est  sacrifié  sur  la  croix.  Dieu  le  Père  s'est 
apaisé  ;  la  paix  ,  la  grâce  et  la  vie  ont  été  rendues 
au  genre  humain  ;  tous  les  hommes  sont  sortis 
des  tombeaux  ;  les  portes  du  paradis  se  sont  ou- 
vertes ;  l'éternité  bienheureuse  et  la  liberté  des 
anges  sont  devenues  communes  aux  esclaves  du 
démon;  tous  les  pécheurs  qu'on  destinait  et  qu'on 
traînait  au  supplice  ont  vu  rompre  leurs  chaînes  ; 
il  n'est  plus  resté  d'autres  captifs  que  la  mort  et 
le  péché,  qui  sont  enchaînés  dans  l'enfer  avec  la 
douleur  et  les  larmes  ;  Mors  ultra  non  crit ,  ne- 
que  luctus ,  neque  clanior,  neque  dolor  erit  ultra. 
Voilà  tout  le  mystère  de  l'Incarnation  et  le  pré- 
cis de  cet  Evangile  qu'on  vous  annonce,  et  que 
vous  accusez  de  manquement  de  respect  contre 
Dieu  et  de  violence  contre  votre  jugement.  On 
vous  dit  que  le  frère  charitable  des  hommes  pé- 
cheurs ,  afin  de  satisfaire  à  la  justice  offensée  et 
de  racheter  ses  frères ,  a  besoin  que  Dieu  se  joi- 
gne hypostaliquemeut  à  sa  nature,  et  qu'il  la  sou- 


l68  ENTRETIEN    V. 

tienne  de  l'une  de  ses  personnes  ^  que  c'est  uni- 
quement ce  qu'il  demande,promettant  qu'aussitôt 
il  accomplira  le  reste  à  ses  frais ,  qu'il  réparera 
l'honneur  divin ,  et  qu'avec  ce  secours  et  cette 
grâce,  il  contentera  la  justice  infiniment,  et  plus 
qu'on  ne  Ta  déshonorée.  Dieu  y  consent  ,  on 
vous  ordonne  de  le  croire  ,  et  voilà  ce  que  vous 
appelez  horriblement  insupportable  à  la  raison! 

Le  gentilhomme  demeura  un  moment  ou  deux 
sans  rien  répondre ,  considérant  ces  vérités  théo- 
logiques; et  puis,  rompant  le  silence  :  Cela,  dit-il, 
ne  satisfait  pas  et  ne  contente  point  notre  esprit, 
car  par  l'union  hypostatique,  Dieu  ne  donne  pas 
son  pouvoir  ni  ses  richesses  :  il  se  donne  lui-mê- 
ïïie  ,  il  s'abaisse  en  sa  propre  personne.  J'avoue 
bien  que  c'est  là  un  remède  profitable  et  un  ex- 
cellent moyen  pour  la  rédemption  des  hommes, 
mais  l'abaissement  de  Dieu  est  un  plus  grand  mal 
et  un  accident  plus  pernicieux  que  ne  serait  la 
perte  et  la  damnation  du  monde  entier  et  de  mille 
mondes. 

Vous  changez  encore  une  fois  ,  réplique  Eu- 
gène, et  vous  ne  parlez  plus  de  l'inutilité  de  ce 
remède  ;  vous  confessez  que  c'est  le  meilleur  et  le 
plus  propre  ,  mais  vous  parlez  seulement  de  sa 
messéance.  Vous  craignez  que  Dieu  n'ait  commis 
une  indignité  contre  lui-même  et  qu'il  n'ait  fait 
tort  à  sa  grandeur  infinie  de  s'être  abaissé  pour 
relever  l'homme  et  pour  le  retirer  de  l'oppro- 
bre et  de  la  misère.  Je  vous  sais  bon  gré ,  pour- 
suivit-il ,  du  zèle  que  vous  témoignez  pour  les  in- 
térêts de  la  majesté  divine  ;  mais  vous  n'êtes  pas 
seul  qui  ayez  eu  cette  crainte  et  qui  ayez  aperçu 
le  danger.  Quantité  d'autres  s'inquiétèrent  autre- 
fois là-dessus,  et  pensèrent  que  la  Divinité  ne 
pouvait  se  joindre  par  hypostase  à  une  nature  in- 
firme j  ni  se  trouver  parmi  les  corruptions  de  no- 


ENTRETIEN     V.  IÔQ 

tre  corps  sans  se  salir  honteusement,  et  sans  se 
faire  un  outrage  scandaleux  et  irréparable.  En 
effet  ,  comme  ces  paroles  Ferhiun  caro  factiim 
est  leur  semblèrent  évidentes  ,  ils  crurent  qu'ils 
ne  devaient  pas  nier  que  le  Verbe  s'était  incarné, 
mais  ils  jugèrent  que,  pour  remédier  aux  peines 
de  leur  esprit  et  aux  dangers  qu'ils  craignaient , 
il  fallait  donner  au  Verbe  une  humanité  plus  no- 
ble et  un  corps  d'une  matière  plus  précieuse  et 
plus  séante  à  ses  grandeurs  que  celui  du  commun 
des  hommes.  Sur  quoi  leur  extravagance  respec- 
tueuse leur  fit  concevoir  d'étranges  idées  et  de 
ridicules  inventions  pour  sauver  l'honneur  du 
Verbe  divin. 

Un  certain  rabbin,  au  rapport  de  Calatinus, 
s'avisa  de  dire  que  les  anges ,  dès  le  commence- 
ment du  monde  et  avant  le  péché  ,  allèrent  pren- 
dre la  matière  de  son  corps  dans  le  paradis  ter- 
restre ;  qu'à  l'endroit  qu'ils  virent  couvert  des 
plus  belles  fleurs  ,  ils  prirent  une  particule  de  cette 
terre  vierge  et  sainte  ,  et  qu'ils  la  transportèrent 
dans  le  ciel,  qu'ils  l'y  conservèrent  durant  quatre 
mille  ans,  et  puis,  quand  le  temps  fut  venu  que  les 
mystères  devaient  s'accomplir,  qu'ils  la  rapportè- 
rent ici-bas  ;  qu'ils  l'approchèrent  de  la  personne 
sacrée  de  la  Vierge;  que,  par  une  pénétration  imper- 
ceptible, elle  y  entra  sans  blesser  sa  virginité  ,  et 
qu'alors  le  Saint-Esprit,  se  servant  de  la  chaleur 
naturelle  de  Notre-Dame ,  cuisit  cette  terre  et 
en  forma  un  corps  humain. 

Philaster  et  Cerdon  pensèrent  que  la  terre  étant 
toujours  terre  et  trop  matérielle  ,  on  devait  plu- 
tôt dire  que  le  Verbe  ramassa  quelques  parties  de 
l'air  ,  et  qu'il  s'en  revêtit  comme  d'un  corps  , 
trompant  nos  yeux  sous  la  figure  de  ce  visage  ap- 
parent. 

Manés  craignit  que  l'air  ne  fut  pas  encore  as- 

lO 


I^O  ENTRETIEN  V. 

sez  noble  pour  être  employé  à  vêtir  un  Dieu.  La 
pensée  qui  lui  vint  fut  que  les  anges  allèrent  cou- 
per une  partie  du  soleil,  et  que,  de  cette  étoffe,  ils 
firent  un  corps  dont  ils  le  revêtirent. 

Marcion,  jugeant  que,  selon  le  texte  de  l'Ecri- 
ture, il  fallait  confesser  que  son  corps  était  sem- 
blable au  nôtre  ,  pour  satisfaire  à  sa  crainte ,  con- 
çut une  foHe  plus  ingénieuse  :  il  voulut  que  le 
Sauveur  ,  afin  de  se  conserver  en  pureté  ,  comme 
nous  autres  nous  changeons  d'habits  ,  changeât 
de  corps  tous  les  mois  ;  qu'il  en  prît  un  nou- 
veau, et  qu'ainsi, par  le  moyen  de  ces  changements 
renouvelés,  il  n'y  avait  rien  en  sa  chair  qui  ne  fût 
toujours  neuf  et  entier,  toujours  pur  et  immaculé 
comme  son  esprit. 

Apollinaire  chercha  une  autre  invention  pour 
contenter  son  scrupule:  il  fit  réflexion  que  l'impu- 
reté du  corps  humain  ne  venait  que  des  impuretés 
de  l'âme  ;  et  sur  cela,  suivant  la  conduite  de  son 
ignorance  ,  il  crut  que  le  vrai  secret  d'exempter 
le  Verbe  de  confusion  était  de  dire  qu'il  n'avait 
point  pris  l'âme  de  l'homme,  et  qu'il  ne  s'était 
uni  qu'avec  la  chair  à  laquelle  sa  Divinité  servait 
de  vie  et  donnait  le  mouvement. 

Nestorius,  sans  vouloir  subtiliser ,  aima  mieux 
dire  que  le  Verbe  n'avait  rien  pris  de  l'homme  ; 
qu'il  s'en  était  seulement  approché ,  mais  sans  le 
toucher  ni  l'embrasser  par  aucune  union  hypos- 
tatique;  qu'il  s'en  était  séparé  personnellement, 
de  peur  qu'il  ne  lui  communiquât  ses  maladies  et 
ses  autres  infirmités. 

Pour  vous  ,  Monsieur,  qui  faites  ici  le  person- 
nage que  j'ai  dit  ,  vous  tranchez  plus  court ,  et 
vous  soutenez  qu'en  s'approchant  même,  il  aurait 
contracté  notre  mal,  qu'il  est  demeuré  dans  l'é- 
loignement  où  il  était  ;  qu'il  n'est  point  sorti  du 
ciel  ;  qu'il  n'a  point  changé  de  place  non  plus  que 


ENTRETIEN    V.  Ijï 

de  nature;  qu'il  n'a  rien  fait  du  tout,  et  que  le 
mystère  de  l'Incarnation  n'est  qu'un  songe  de  no- 
tre simplicité  superstitieuse. 

Vous  le  dites  au  moins  ;  ceux-là  dont  je  parle 
l'ont  dit ,  et  ont  conçu  ces  différentes  chimères  : 
ni  eux  ni  vous  n'avez  entendu  la  vérité  des  sain- 
tes paroles  ,  parce  que  la  proposition  de  l'Évan- 
gile corrompue  dans  votre  imagination  maté- 
rielle, a  pris  les  apparences  d'un  blasphème  et  n'a 
formé  dans  votre  esprit  que  des  erreurs  et  des 
pensées  criminelles. 

L'Evangile  a  dit  que  Dieu  s'est  fait  homme  ,• 
que  le  Verbe  s'est  incarné  ;  et  vous,  vous  avez 
cru  que,  par  ce  mot  d'Incarnation,  il  voulait  dire 
qu'il  s'était  fait  un  mélange  du  Verbe  et  de  la 
chair,  une  pénétration  mutuelle  de  deux  suppôts 
confondus  ensemble  ,  une  composition  d'huma- 
nité et  de  Divinité,  qui  ,  comme  il  arrive  aux 
autres  mélanges,  se  communiquaient  mutuelle- 
ment leurs  qualités,  et  que,  de  cette  mixtion,  il 
résultait  un  troisième  être  composé  des  substances 
et  des  propriétés  de  ces  deux  natures  confon- 
dues ;  et  en  tout  cela,  vous  n'avez  vu  que  l'oppro- 
bre et  la  ruine  de  la  Divinité  transfigurée  en  la 
corruption  de  la  nature  humaine. 

Mais  vous  vous  êtes  trompé.  C'est  donc  vous 
qui  m'avez  trompé,  repartit  le  gentilhomme,  car 
ils  sont  deux  ensemble  ;  ils  sont  l'un  avec  l'au- 
tre, l'un  dans  l'autre:  donc,  ils  sont  mêlés;  donc, 
leurs  qualités  sont  communes  et  transfuses  mu- 
tuellement en  la  substance  qu'ils  embrassent  cha- 
cun, et  qu'ils  pénètrent  par  leur  union  hyposta- 
!ique. 

Vous  vous  trompez  ,  dis-je  encore  une  fois, 
reprit  Eugène  d'une  voix  forte,  et  vous  n'enten- 
dez pas  ce  que  l'Eglise  vous  enseigne.    Il  n'y  a 

lO. 


iy2  ENTRETIEN    V. 

point  ici  de  mélange,  ni  de  confusion, ni  de  conver- 
sion, ni  de  transformation,ni  de  changement  vérita- 
!)le  :  c'est  une  union  personnelle  des  natures  divine 
5t  humaine  unies  par  l'unité  d*unemêmehypostase. 
Le  Verbe,  qui  n'était  auparavant  que  la  personne 
de  la  Divinité,  est  devenu  la  personne  de  l'hu- 
manité; il  soutient  l'une  et  l'autre  :  ce  même 
tronc  supporte  les  deux  branches  ,  et  il  se  fait  un 
seul  arbre  ,  où  ces  branches  distinctes,  sans  être 
mêlées  ni  confondues  ,  sont  unies  en  l'unité  du 
tronc  qui  les  soutient.  Il  se  forme  ,  dis-je,  un  Jé- 
sus-Christ ,  un  Emmanuel  ,  dans  lequel  Dieu  et 
J 'homme  ,  distingués  en  leurs  natures  autant  que 
jamais  ,  sont  un  par  l'unité  de  la  personne  divine  , 
qui  est  commune  aux  deux ,  et  qui  est  leur  base 
indistincte  et  invariable. 

Vous  ne  voulez  pas  ,  répondit  le  gentilhomme, 
que  je  dise  que,  dans  le  Sauveur,  la  nature  divine 
et  la  nature  humaine  aient  été  mêlées:  j'y  con- 
sens ,  je  ne  le  dirai  point.  Vous  voulez  que  je  parle 
comme  vous,  comme  parlent  tous  les  Chrétiens, 
et  que  je  confesse  de  bouche  et  de  cœur  que  le 
Verbe  s'est  revêtu  de  notre  chair,  que  Dieu  s'est  fait 
homme,  que  le  prince  s'est  fait  esclave:  je  le  confes- 
se, je  lediSjjeledirai.Maisil  faut  donc,  et  nécessai- 
rt  ment,  que  vous  me  permettiez  de  dire  que,  dans 
ce  prince  devenu  esclave ,  la  principauté  est  cap- 
tive et  prisonnière;  que  dans  ce  Dieu  devenu  hom- 
me et  rendu  humble  et  misérable ,  la  Divinité 
est  humiliée  et  abaissée,  devenue  moins  puissante 
et  moins  heureuse  qu'elle  n'était  auparavant. 

Non,  Monsieur,  reprit  pAigène  ;  cette  parole  est 
une  impiété  et  une  hérésie  damnable.  Le  Verbe, 
descendant  du  ciel  et  s'enfermant  dans  notre  hu- 
manité, n'est  pas,  comme  un  roi  descendu  de  son 
Irône  et  déchu  de  son  pouvoir,  traîné  captif  et 
enchaîné  dans  une  prison  où  il  cesse  de  régner  et 


ENTRETIEN    V.  1^3 

(l'être  heureux.  Le  Ver])e  incarné  ne  cesse  point 
d'être  le  Verbe,  d'être  le  Tout-Puissant  et  1  Infini. 
Parmi  les  opprobres  de  sa  naissance  temporelle 
et  les  pauvretés  de  l'étable  ,  il  est  riche,  il  est 
heureux,  il  est  immortel,  il  est  Dieu  autant  qu'au- 
trefois; il  a  la  même  force,  la  même  majesté  ,  la 
même  indépendance  ,  la  même  grandeur  qu'il 
possédait  dans  le  ciel  ;  et  c'est  un  blasphème  en  no- 
tre religion  de  dire  que  le  jour  qu'il  s'est  fait 
homme,  il  ait  discontinué  d'être  ce  qu'il  était  eu 
sa  nature  divine,  ou  qu'il  ait  rien  perdu  des  félici- 
tés éternelles  et  des  beautés  qu'il  tira  de  Dieu  sou 
Père,  au  jour  de  sa  vertu  ,  quand  il  naquit  avant 
Lucifer  dans  les  splendeurs  des  Saints  :  Nostra  sus- 
cipiens  y  et  propria  non  ajnitteîis.  En  un  mot,  la 
Divinité  est  dans  l'homme  comme  la  lumière  du 
soleil  dans  un  cristal,  aussi  distincte  du  cristal 
aussi  claire  en  elle-même,  aussi  peu  matérielle 
et  aussi  peu  fragile  qu'elle  l'était  auparavant.  In 
se  incomniutahllis  perscv^erans^  nullcun  suhiit  om- 
nipoientia  detrimentiun  ,  nec  Dei  formam  servi 
forma  vîohwit. 

Mais  ,  reprit  Pelage,  dans  cet  homme,  dans  cet 
enfant  qui  naît  d'une  femme,  la  Divinité  ne  fait 
pas  ce  qu'elle  fait  dans  le  ciel  ni  dans  les  autres 
endroits  du  monde.  Le  Verbe  n'opère  là-dedans 
que  des  actions  humaines,  que  des  actions  de  ser- 
vitude. IncomniutabiliSy  encore  une  fois  ,  s'écrie 
Eugène,  jusques  entre  les  bras  de  sa  mère,  non- 
seulement  il  conserve  les  pouvoirs  et  les  magnifi- 
cences de  la  dignité  divine,  mais  aussi  il  en  exerce 
toutes  les  fonctions.  Puisque  vous  ne  le  savez  pas, 
Monsieur,  demandez  à  Saint  Jean  l'Évangélisle  ce 
que  c'est  que  ce  Fils  de  Marie  qui  vient  de  naître: 
il  vous  répondra:  Lux  in  tcncbris  liicct  :  ce  petit 
enÇtint  dans  la  crèche  est  une  lumière  qui,  au 
milieu  de  la  nuit,  produit  le  jour  et  enseigne  la 


iy4  ENTRETIEN    V. 

vérité.  Il  est  une  puissance  qui,  au  milieu  des  in- 
firmités ,  produit  le  monde  et  commande  aux 
rois  ;  une  sainteté  qui  ,  au  milieu  du  sang  et  delà 
matière, sanctifie  les  anges  ;  une  beauté  qui,  parmi 
]es  ombres  de  la  terre,  éclaire  le  paradis  et  glori- 
fie les  bienheureux  ;  un  Verbe  qui,  dans  la  chair, 
est  l'origine  du  Saint-Esprit  et  le  principe  de  la 
grâce  ;  un  Fils  qui,  dans  le  temps  et  dans  la  mort, 
est  la  vie  ,  le  repos  et  l'éternité  de  Dieu ,  son 
Père  :  Lux  in  tenebris ,  et  tenehra  eam  non  coni" 
prehenderunt. 

Ingénument,  Messieurs,  y  a-t-il  esprit  humain  , 
angélique  ou  incréé,  ya-t-il  religion  sur  la  terre, 
y  en  a-t-il  dans  le  ciel  qui  puisse  annoncer  aux 
hommes  une  doctrine  de  la  Divinité  plus  divine 
et  plus  agréable  à  la  raison?  A-t-on  jamais  parlé 
de  Dieu  si  dignement  ,  et  jamais  sa  sagesse  ,  sa 
puissance ,  son  amour,  ses  perfections,  ont-elles 
été  si  éminemment  élevées,  ou,  comme  parle 
David,  si  terriblement  magnifiées  qu'elles  le  sont 
en  ce  mystère  ?  Dieu  devenu  néant  et  abaissé 
sous  l'homme,  voilà  la  plus  haute  élévation  où 
puissent  être  la  miséricorde  et  l'amour.  Sic  Deus 
dilexit.  Et  voilà  le  plus  glorieux  état  où  pou- 
vaient aspirer  la  justice  et  la  majesté,  lorsqu'elles 
voient  un  Dieu  devenu  leur  victime  et  immolé 
sur  la  croix  parmi  les  ignominies  et  les  douleurs, 
pour  satisfaire  à  leur  droit  et  pour  obéir  à  leur 
parole  :  Fnctus  ohediens  usque  ad  mortem.  Le  Dieu 
vivant  devenu  l'homme  mourant,  et  par  l'union 
personnelle  des  deux  substances  ,  trouver  l'in- 
vention d'accorder  la  grâce  et  la  loi  ,  et  de  glori- 
fier infiniment  l'une  et  l'autre  :  A  Domino  faciwn 
est  istud ,  et  est  mirahile  in  oculis  nostris. 

Vous  parlez  doctement  et  éloquemment,  reprit 
Pelage,  arrêté  mal  à  propos  à  sa  pensée,  mais  je 
parle  clairement.  Dieu  est  mort,  Dieu  a  souffert. 


ENTRETIEN    V.  ÏJ^ 

Dieu  a  été  crucifié,  humilié  ,  anéanti  ;  il  a  subi 
toutes  les  peines  d'un  trépas  ignominieux  et  dou- 
loureux ;  ce  sont  les  termes  de  la  relig^ion  chré- 
tienne  ,  et  vous  voulez  que  la  raison  le  croie  et 
qu'elle  se  soumette  à  ces  propositions  sans  répu- 
gnance et  sans  plainte!  Car  enfin,  si,  dans  le  Sau- 
veur, dès  queThomme  est  mort  ,  l'humanité  est 
morte,  ne  faut-il  pas  ,  si  Dieu  meurt  ,  que  la  Di- 
vinité meure  aussi  ,  et  qu'elle  périsse  en  même 
temps  ? 

Les  enfants,  dit  Eugène,  savent  répondre  à  ce 
doute  ;  ils  vous  disent  que,  dans  Jésus-Christ  , 
l'homme  meurt  en  sa  propre  nature,  et  que  Dieu 
meurt  en  une  autre  nature  que  la  sienne,  qui  de- 
meure entière  et  infiniment  impassible  parmi  ces 
passions  et  cette  mort  qu'elle  sanctifie.  Ce  que 
vous  venez  de  proférer,  c'est  en  propres  termes 
le  blasphème  et  le  raisonnement  de  l'ignorance 
et  de  la  folie  de  Nestorius,  qui  soutenait,  contre 
Saint  Paul  ,  que  la  sainteté  et  la  vertu  sont  ma- 
lades et  infirmes  ,  lorsque  l'homme  vertueux  se 
porte  mal.  Le  raisonnement  de  cet  hérésiarque 
eût  été  bon  ,  si  ce  que  pensait  Eutychés  eût  été 
vrai  ,  qu'il  n'y  avait  que  la  nature  divine  en  Jésus- 
Christ,  couverte  des  apparences  de  la  nature  hu- 
maine, et  que,  sous  ces  apparences,  le  seul  Verbe 
avait  fait  et  souffert  ce  que  l'Evangile  nous  ra- 
conte du  Sauveur  ,  que  l'homme  n'avait  point 
enduré,  puisqu'il  n'y  avait  qu'un  Dieu  sur  la  croix 
revêtu  de  l'ombre  du  corps  humain. 

Il  est  évident  que,  selon  cette  doctrine,  les  fla- 
gellations ,  les  douleurs  ,  les  opprobres  et  les 
ignominies  tombèrent  sur  la  Divinité,  et  que  la 
destruction  qui  arriva  n'ayant  pu  être  que  la  des- 
truction de  cette  nature  éternelle  et  invulnérable, 
noire  raison  a  sujet  de  frémir  d'horreur  et  de 
crier  anathènie   contre  les  docteurs  qui  l'ensei- 


176  ENTRETIEN    V. 

gnent.  Mais  ce  n'est  pas  ce  que  dit  l'Église  nî  ce 
qui  est  écrit  dans  l'Evangile  :  la  doctrine  catholi- 
que,  comme  vous  savez  et  comme  je  l'ai  déjà  dit 
deux  ou  trois  fois,  est  que  Notre-Seigneur  était 
Homme-Dieu  ,  et  qu'il  y  avait  en  lui  deux  natures 
unies  par  une  seule  personne  qui  leur  était  com- 
mune, et  dont  elles  étaient  également  soutenues. 

C'est  tout  ce  que  la  foi  propose  à  notre  raison, 
et  c'est  aussi  ce  qui  vous  découvre  votre  erreur  et 
votre  aveuglement ,  quand  vous  craignez  que  la 
Divinité  n'ait  souffert  et  qu'elle  ne  soit  morte 
sur  le  Calvaire.  Les  souffrances  et  la  mort  n'ont 
touché  que  l'humanité  comme  leur  unique  sujet  ; 
les  peines  de  la  nature  humaine  ne  sont  pas  entrées 
jusque  dans  la  nature  divine  ,  parce  qu'elle  était 
infiniment  distincte  et  différente  d'avec  elle  :  mais 
le  prix  de  la  personne  divine  est  entré  dans  la  na- 
ture humaine,  parce  qu'elle  était  sa  personne  et 
qu'elle  la  soutenait. 

Cette  personne  incréée  ,  comme  elle  était  le 
principe  des  actions  de  l'homme,  les  sanctifiait 
et  les  rendait  dignes  de  racheter  mille  mondes  ; 
mais  comme  elle  n'était  pas  le  sujet  passif  de  ses 
souffrances,  elle  n'en  recevait  aucun  déshonneur 
ni  aucun  dommage. 

Les  actions  du  Sauveur  étaient  théandriques: 
elles  sortaient  de  la  personne  de  Dieu  et  de  la 
volonté  de  l'homme;  l'une  et  l'autre  agissaient  ; 
mais  ses  douleurs  étaient  simplement  humaines  , 
d'autant  que  Dieu,  qui  les  souffrait,  ne  les  souffrait 
pas  comme  Dieu ,  et  que  sa  nature  immortelle 
n'était  pas  soumise  immédiatement  à  ces  peines 
de  notre  mortalité  ;  en  un  mot ,  Dieu  mourait,  la 
Divinité  ne  mourait  pas. 

Tandis  qu'Eugène  tournait  cette  proposition  en 
diverses  manières  pour  la  mieux  faire  entrer  dans 
l'esprit  de  ces  Messieurs ,  Eulime  prit  la  parole, 


ENTRETIEN     V.  IJJ 

et  avec  un  respect  cligne  de  sa  sagesse  et  de  sa  dé- 
votion ,  demanda  s'il  n'eut  pas  été  plus  à  propos 
dans  l'Eglise,  afin  qu'on  s'éloignât  davantage  du 
danger  et  de  la  crainte  d'offenser  l'adorable  im- 
passibilité de  l'Etre  divin,  de  s'ajjstenir  de  ces 
termes:  Dieu  est  mort.  Dieu  a  été  crucifié ,  et  se 
contenter  de  dire  :  Jésus-Christ  est  mort,  le  Sau- 
veur a  souffert,  le  Sauveur  est  né  d'une  femme. 
Il  semble  ,  dit-il ,  que  cela  n'aurait  fait  aucun  tort 
à  la  foi  de  l'union  hypostatique,  et  que  cependant 
il  eût  soulagé  les  esprits  faibles,  qui  croient  en- 
tendre je  ne  sais  quoi  d'offensant  contre  la  Divi- 
nité, quand  on  leur  dit  que  Dieu  est  mort. 

Hélas  î  répondit  Eugène ,  que  nous  aurions  été 
coupables  contre  sa  b(uité  de  n'oser  le  dire  !  Que 
nous  l'aurions  privé  d'un  grand  honneur,  et  s'il 
est  permis  de  parler  ainsi  ,  que  nous  l'aurions 
désobligé  !  Quiconque  ne  peut  être  honoré 
ni  relevé  que  par  des  actions  d'amour,  ne  peut 
être  honoré  que  par  le  seul  abaissement  :  il  n'y  a 
point  pour  lui  d  autre  véritable  élévation  que  de 
devenir  moindre  qu'il  n'était. 

Il  est  vrai,  Messieurs ,  qu'une  alliance  noble  et 
illustre  est  l'honneur  des  gens  de  basse  extrac- 
tion. Une  villageoise  choisie  pour  être  la  femme 
d'un  empereur  ou  d'un  roi  ,  ne  man<pie  pas  de 
prendre  aussitôt  le  nom  de  son  mari ,  et  de  se  faire 
appeler  l'Impératrice  ou  la  Reine  ,  et  de  porter  la 
couronne  et  les  habits  de  cette  dignité  ghjrleuse  ; 
elle  veut  qu'on  oublie  sa  maison  ,  et  qu'on  ne  sa- 
che plus  rien  d'elle,  sinon  qu'elle  est  princesse  et 
maîtresse,  et  que  toutes  les  qualités  et  les  gran- 
deurs de  son  mari  lui  appartiemient  avec  autant 
de  droit  que  sa  personne.  C'est  là  l'honneur  et  l'a- 
vantage des  petites  créatures,  et  naturellement  mi- 
sérables . 

Mais  les  êtres  parfaits  ont  un  sentiment   bien 


17^  ÈNTRETIEI*    V. 

contraire  et  des  intérêts  bien  différents  :  comme 
ils  son  tau-dessus  de  tout,  et  qu'il  n'y  a  point  pour 
eux  d'alliances  avantageuses ,  sinon  celles  qu'ils 
contractent  par  les  inspirations  d'un  amour  désin- 
téressé et  véritablement  magnanime ,  ils  ne  se  van- 
tent que  de  celles-là  ;  ce  sont  les  seules  dont  ils 
veulent  prendre  les  titres,  et  porter  les  noms  et 
les  marques  aux  jours  de  leurs  couronnements  et 
de  leurs  triomphes. 

Dieu,  le  plus  parfait  de  tous  les  êtres,  par  un 
amour  ineffable  et  inconcevable,  s'est  allié  à  la 
nature  de  l'homme  ;  il  s'est  joint  intimement  et 
hyposlatiquement  avec  elle,  et  lui  a  communiqué 
ses  félicités  et  ses  biens.  Cette  alliance, Messieurs^ 
bien  loin  de  le  couvrir  de  honte,  relève  extrême- 
ment sa  gloire.  Il  ne  croit  pas  que  ce  soit  assez  de 
n'être  qu'une  seule  personne  avec  son  épouse  ;  il 
veut  n'avoir  plus  qu'un  même  nom  et  être  ap- 
pelé comme  elle.  Il  veut  porter  tous  les  titres  de 
ses  faiblesses  et  de  ses  pauvretés  :  il  veut  être  ap- 
pelé le  Dieu-homme,  le  Dieu  nécessiteux,  le  Dieu 
crucifié,  le  Dieu  mourant.  C'est  lui,  dans  cette  al- 
liance, qui  oublie  sa  naissance  ancienne  et  divine  j 
c'est  lui  qui,  renonçant ,  ce  semble,  aux  titres  ho- 
norables de  son  extraction  céleste ,  veut  qu'on 
dise  désormais  que  le  Verbe  est  le  fils  de  l'homme, 
qu'il  est  né  d'une  femme  au  milieu  des  temps,  et 
ce  serait  outrager  son  amour,  quand  nous  parlons 
des  souffrances  de  la  Passion,  de  ne  lui  donner 
que  le  nom  de  Sauveur,  et  de  n'oser  dire  que 
Dieu  a  été  crucifié.  Je  puis  même  dire  hardiment 
qu'une  Eudoxia  tirée  du  village  pour  devenir  la 
femme  d'un  Théodose  ,  ne  serait  pas  si  offensée 
qu'on  refusât  de  la  nommer  impératrice,que  Dieu, 
tiré  du  trône  du  paradis  pour  devenir  ici-bas  Té- 
poux  de  notre  nature  mortelle  ,  le  serait,  si  l'on 
craignait  de  l'appeler  homme   et   de  prononcer 


ENTRETIEN    V.  lyg 

ces  paroles  :  Verhujn  caro  factum  est ,  le  Verbe  a 
été  fait  chair  et  il  s'est  anéanti. 

Ces  Messieurs  ne  purent  pas  s'empêcher  de  se 
témoigner  les  uns  aux  autres  les  sentiments  que 
cette  réflexion  faisait  naître  en  leurs  esprits.  Il  est 
néanmoins  véritable ,  poursuivit  Eugène  en  inter- 
rompant ce  qu'ils  disaient,  que  le  Verbe,  en  pre- 
nant les  noms  qui  nous  sont  propres  ,  a  retenu  les 
siens,  et  qu'au  même  temps  qu'il  s'est  revêtu  de 
notre  mortalité  et  de  notre  ressemblance ,  non 
rapinam  arbltratus  est  esse  se  œqualem  Deo ,  il  n'a 
pas  commis  un  larcin  de  porter  encore  le  nom 
d'égal  et  de  consubstantiel  à  son  Père,  et  de  s'at- 
tribuer les  titres  de  la  Divinité  les  plus  nobles  et 
les  plus  divins. 

Pelage,  qui  n'était  pas  attentif,  mais  qui  conti- 
nuait de  rêver  à  ses  difficultés,  se  souvenant  de 
celle  qui  lui  semblait  la  principale,  interrompit 
Eugène  :  S'il  est  vrai,  dit-il ,  que  le  Verbe  s'est 
incarné,  qu'il  a  satisfait  pour  nous  sur  la  croix, 
et  que,  par  son  sang,  il  a  payé  toutes  nos  dettes, 
d'où  vient  qu'on  nous  poursuit  encore  et  que 
nous  continuons  d'être  misérables  ?  comment  est- 
ce  que  Dieu  exige  de  nous  des  satisfactions ,  et 
nous  assujettit  encore  aux  souffrances,  aux  mala- 
dies, à  la  mort,  et  qu'il  punit  notre  péché  avec 
autant  de  rigueur  que  si  le  Rédempteur  n'avait 
rien  fait  ?  Nous  lui  devions  beaucoup:  son  Fils 
lui  a  rendu  plus  que  nous  ne  lui  devions  ,  et  néan- 
moins, voilà  qu'il  nous  traite  comme  s'il  n'avait 
reçu  aucune  satisfaction  ,  et  qu'il  exerce  contre 
nous  toutes  les  sévérités  d'une  colère  impitoyable. 
Notre-Seigneur  sur  la  croix  a  demandé, non-seule- 
ment qu'on  nousremît  notre  péché, mais  aussi  qu'on 
nous  exemptât  de  toutes  les  peines  du  péché,  des 
afflictions,   des  maladies,  de   la  mort.  Il  l'a  de- 


l8o  ENTRETIEN    V. 

mandé  et  il  l'a  mérité.  Eq  effet ,  on  le  lui  accorde, 
dit  rÉcilture  ;  Dieu  le  promet;  il  assure  qu'il  n'y 
aura  plus  ni  de  péché ,  ni  de  larmes ,  ni  de  mort 
dans  le  monde  ,  et  cependant  voilà  que  nous  pleu- 
rons et  que  nous  mourons  tous  les  jours  ,  comme 
on  mourait  au  temps  de  Noé.  S'il  est  vrai  que  le 
Sauveur  soit  venu  et  qu'un  Dieu  se  soit  incarné 
pour  nous  empêcher  de  mourir,  pourquoi  mou- 
rons-nous ? 

Qui  vous  a  dit,  repartit  Eugène  ,  que  Notre- 
Seigneur  est  venu  pour  nous  exempter  de  la  mi- 
sère et  du  trépas  ?  Parlons  correctement  comme 
parle  l'Evangile,  et  disons  qu'il  est  venu  pour  nous 
en  délivrer.  Voici  une  petite  histoire,  ajouta-t-il, 
qui  est  la  réponse  claire  et  nette  de  votre  doute, 
et  plût  à  Dieu  qu'elle  entrât  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  s'étonnent  de  voir  encore  des  larmes  parmi 
les  Chrétiens  !  Il  y  a  plusieurs  années  qu'un  saint 
homme  alla  trouver  le  juge  de  la  ville  où  il  était: 
Monsieur,  lui  dit-il,  vous  avez  dans  vos  prisons 
un  malheureux  criminel  que  je  connais,  que 
j'aime,  et  que  je  me  trouve  engagé  à  secourir 
dans  le  danger  où  il  est.  Vous  l'avez  condamné  ce 
malin  à  mourir  sur  une  roue.  Je  n'entreprends  pas 
toutefois  de  le  justifier,  et  moins  encore  d'ohtenir 
que  vous  ayez  pitié  de  lui  et  que  vous  révoquiez 
votre  sentence  :  elle  est  juste ,  et  ce  serait  un  scan- 
dale de  s'y  opposer.  Ce  que  je  viens  vous  deman- 
der, c'est  que  quand  vos  ordres  auront  été  exécutés 
et  que  le  criminel  sera  mort,  vous  permettiez  que 
je  le  re£suscite  ,  et  qu'en  vertu  d'un  pouvoir  mi- 
raculeux que  j'ai  reçu  de  Dieu,  je  lui  rende,  non- 
seulement  la  vie,  l'innocence  ,  la  réputation  et  la 
liberté,  mais  encore  autant  et  plus  de  biens  qu'il 
en  aura  perdu,  et  qu'enfin  je  fasse  en  sorte  qu'il 
son  beaucoup  plus  heureux  et  plus  riche  qu'il  n'é- 


EXTRETIEX    V.  l8f 

tait  avantqu'il  eût  commis  aucune  faute.  Le  juge, 
aussi  raisonnable  etcharitable  que  juste  et  sévère, 
consentit  à  cette  proposition,  et  loua  un  si  admira- 
ble accommodement  de  la  miséricorde  avec  la  jus- 
tice et  la  loi.  On  tira  le  criminel  de  la  prison  et  on 
le  conduisit  au  supplice.  Quand  il  se  vit  sur  Téclia- 
faud  entre  les  mains  d'un  bourreau,  il  fit  en  son  âme 
des  plaintes  amères  contre  l'infidélité  prétendue 
de  ce  saint  homme,  qui  lui  avait  promis  de  le  se- 
courir et  de  le  sauver.  Mais  quand,  après  les  tour- 
ments et  le  trépas,  il  se  vit  rappelé  de  l'autre  mon- 
de, et  rétabli  soudainement  en  la  possession  de 
la  vie,  de  la  liberté  ,  de  l'honneur  et  de  tous  les 
autres  biens ,  par  le  secours  de  cet  ami  incompa- 
rable ,  quelles  admirations,  quelles  joies,  quels 
remercîments  ! 

Voilà,  Messieurs,  tout  le  mystère  de  notre  ré- 
demption. Aussitôt  qu'Adam  eut  péché.  Dieu,  par 
un  décret  irrévocable  ,  condamna  le  genre  humain 
à  trois  châtiments  :  l'un  ,  de  naître  sans  la  grâce  ; 
le  second,  de  vivre  dans  le  travail  et  de  pleurer 
toute  sa  vie  ;  le  troisième,  de  mourir  :  trois  châ- 
timents communs  et  trois  sujets  de  l'Incarnation 
du  Verbe,  qui  a  voulu,  je  ne  dis  pas  nous  en 
exempter  tout  à  fait,  mais  nous  en  délivrer  quand 
nous  les  aurions  soufferts.  Vous  le  savez  ,  Mes- 
sieurs ,  et  les  Chrétiens  devraient  soigneusement 
remarquer  cette  importante  vérité,  que  Jésus- 
Christ  n'a  jamais  conçu  le  dessein  d'empêcher  que 
nous  ne  fussions  misérables  et  sujets  à  la  néces- 
sité de  mourir,  mais  bien  de  faire  en  sorte,  lors- 
que nous  l'aurons  été  durant  le  temps,  qu'enfin, 
par  un  secours  miséricordieux  et  par  une  trans- 
formation admirable,  nous  devenions  impassibles, 
immortels  et  éternellement  heureux.  Il  ne  de- 
vait nous  exempter  ni  des  misères  ni  de  la  mort, 
car  l'arrêt  de  son  Père  était  juste:  il  fallait  néces- 


l82  ENTRETIEN    V. 

saiiement  qu'il  fut  exécuté  eu  la  personne  de  tous 
ceux  qui  avaient  été  condamnés.  Notre-Seigneur 
savait  très-bien  qu'en  instituant  son  testament  de 
miséricorde ,  il  devait  respecter  le  testament  de 
justice,  et  tellement  satisfaire  aux  intentions  de 
son  amour  infini  qu'il  ne  violât  pas  les  lois  d'une 
colère  infiniment  sainte  et  juste  :  Nonvetii  sohere 
legem  ,  sed  adiinplere. 

Il  le  devait,  et  il  l'a  fait.  Car  dès  que  les  hom- 
mes furent  condamnés  ,  cet  adorable  Sauveur  fit 
à  son  Père  les  mêmes  propositions  que  ce  saint 
homme  fit  au  juge  dont  j'ai  parlé  ,  demandant 
qu'après  que  tous  les  arrêts  de  la  justice  seraient 
accomplis  sur  nous,  que,  par  les  mérites  infinis  de 
son  propre  sang,  il  nous  rendît  tout  ce  que  nous 
aurions  perdu  par  la  rigueur  de  ces  arrêts  exécu- 
tés. Dieu  le  Père  ne  manqua  pas  d'y  consentir ,  et 
il  arrêta  dès  lors  qu'après  que  nous  aurions  subi 
l'arrêt  et  souffert  les  trois  peines  imposées ,  la 
privation  de  la  grâce  en  la  naissance  ,  les  travaux 
et  les  afflictions  durant  la  vie,  et  enfin  la  mort  , 
le  Sauveur  nous  délivrerait  de  tout,  nous  rendrait 
éternellement  heureux  ,  et  exercerait  envers  nous 
sa  miséricorde  selon  toute  l'étendue  de  ses  désirs. 
C'est ,  Messieurs  ,  ce  qu'il  fera  au  jour  de  sa  ré- 
surrection générale  ,  lorsqu'il  retirera  nos  corps 
delà  terre,  et  qu'il  changera  nos  misères  d'aujour- 
d'hui en  une  immortalité  glorieuse.  Il  n'a  donc 
pas  commis  un  larcin  en  prenant  le  nom  d'égal 
à  son  Père  ,  et  en  s'en  attribuant,  comme  j'ai  dit, 
les  litres  les  plus  incommunicables  de  la  Divinité; 
Non  rapinam  arhitratus  est  esse  se  œqualem  Deo, 

Ces  paroles  de  Saint  Paul  ayant  rappelé  dans 
l'esprit  d'Eugène  la  mémoire  des  grandeurs  du 
Verbe  incarné  ,  elles  y  firent  naître  en  même 
temps  de  l'indignation  contre  ceux  qui  pensent 
voir  quelque  chose  de  méprisable  dans  cette  per- 


ENTRETIEN    V.  l83 

sonne  sacrée;  et  cette  colère  augmentant  ses  for- 
ces, il  éleva  la  voix,  et  la  poussa,  comme  pour 
ouvrir  les  portes  des  cœurs  et  y  faire  entrer  quel- 
ques rayons  de  la  gloire  du  Verbe  incarné  :  mais 
il  se  retint  aussitôt,  comme  étant  arrêté  par  quel- 
que crainte. 

Eutime,  qui  n'avait  pas  dessein  qu'il  se  tût  en 
une  si  belle  occasion,  pour  lui  donner  sujet  de 
passer  outre  et  de  communiquer  ses  pensées  à  la 
compagnie,  lui  demanda  si  les  principales  qualités 
de  l'Homme-Dieu  n'étaient  pas  celles  de  médiateur, 
de  répafateur,  de  roi  souverain.  Ce  discours  fst 
au-dessus  de  mes  forces  ,  répondit  jEugène  ,  et  je 
dois  plutôt  me  taire  en  cette  occasion  que  parler. 
Néanmoins,  ajouta-t-il  ,  les  grands  sujets  veulent 
peu  de  paroles.  Pour  faire  le  panégyrique  des  per- 
fections du  Verbe  incarné  ,  il  suffit  de  les  nom- 
mer :  elles  sont  si  extraordinaires  que  l'homme  ne 
peut  les  avoir  inventées,  et  il  faut  qu'elles  soient 
vraies,  puisqu'on  sait  leurs  noms.  IMaissi  elles  sur- 
passent notre  invention,  elles  surpassent  encore 
davantage  notre  explication  et  notre  éloquence. 
Ce  sont  des  grandeurs  qui  se  peuvent  dire,  mais 
qui  ne  se  doivent  pas  expliquer  :  par  leur  nom 
seul  ,  ou  par  le  premier  mot  que  l'on  en  dit,  elles 
épuisent  toutes  les  forces  de  l'esUendement  de 
riiomme. 

Les  Pères  spirituels  remarquent  qu'on  lui  attri- 
bue des  éloges  différents,  selon  la  différence  des 
trois  endroits  où  il  est  particulièrement  connu  : 
dans  le  sein  de  son  Père ,  dans  le  ciel  parmi  les 
anges  ,   et  dans  l'Eglise  ici-bas  avec  les  hommes. 

Je  dis  donc  en  peu  de  mots  que  ,  dans  la  pre- 
mière et  la  plus  haute  de  ses  demeures  ,  chez  Dieu 
le  Père  où  il  habite  éternellement,  il  est  son  Fils , 
son  Verbe  incréé,  son  image  consubslantielle  et 
viyanle,  cl  (ju'll  y  i>(  oit  lu  vie  d'une  manière  qui 


l84  ENTRETIEN    V. 

est  le  dernier  degré  de  la  hauteur  ,  et  qui  l'élève 
infiniment  au-dessus  de  toutes  les  sublimités  du 
monde  :  Sublimis  et  excelsus  hahitans  œternita' 
tem . 

Il  est  vrai  que  les  hommes  naissent  ici-bas, 
mais  par  les  lois  indispensables  de  leur  nature  cor- 
rompue ,  avec  quelque  magnificence  ou  sous 
quelque  couronne  qu'ils  puissent  naître .  il  faut 
qu'ils  naissent  honteusement  dans  l'impureté, 
dans  le  péché,  dans  l'ignorance,  et  que  la  vie 
qu'ils  y  reçoivent  ne  soit  qu'une  participation  ,  et 
comme  une  petite  étincelle  de  la  vie  de  leurs  pa- 
rents. 

Les  avantages  du  Verbe  au-dessus  d'eux,  et  les 
privilèges  de  sa  naissance  incommunicables  aux 
créatures,  sont  de  naître  avec  la  grandeur  qui  lui 
est  propre ,  et  de  recevoir  avec  la  vie  autant  de 
biens  et  de  perfections,  autant  de  sagesse,  de  force 
et  d'âge  qu'il  en  faut  pour  être  égal  à  son  principe; 

De  naître  avec  l'éternité  durant  les  temps  ,  et 
toujours  sans  commencer  et  sans  finir,  et  sans 
naître  plus  d'une  fois; 

De  naître  avec  la  sainteté  par  Témanation  d'un 
Père  infiniment  pur  et  vierge,  vierge  lui-même 
parle  vœu  qu'il  en  fait,  pour  ainsi  dire,  en  pro- 
duisant le  Saint-Esprit,  qui  n'est  autre  chose 
qu'un  amour  voué  pour  être  à  Dieu  ,  à  Dieu  seul, 
entièrement  et  pour  jamais  ; 

Enfin  ,  de  naître  avec  la  béatitude  souveraine 
et  dans  la  gloire,  au  milieu  des  clartés  et  des  féli- 
cités infinies,  dans  le  sein  d'un  soleil,  dont  les 
rayons  répandus  au  dehors  éclaireront  les  Saints 
et  les  rendront  éternellement  heureux  :  Tccuni 
prlnclpium  in  die  virtutis  tuœ ^  lui  dit  David.  Le 
jour  de  votre  naissance  est  le  jour  de  votre  force; 
le  Tout-Puissant  et  l'Éternel  vous  donne  sa  puis- 
sance avec  la  vie  ;  il  vous  la  donne  lorsqu'il  est 


ENTRETIEN    V.  l85 

vierge.  La  siibstance  paternelle  qui  vous  produit 
est  aussi  le  sein  maternel  qui  vous  conroit,  et 
d'où  vous  naissez  tout  brillant  des  splendeurs  de 
la  gloire  et  de  la  sainteté  :  In  spleiidorihiis  saiic- 
torum  ex  utero  ante  luciferum  genui  te.  Yoilà  ce 
qu'on  dit  de  Jésus,  et  les  éloges  qu'on  lui  attribue 
dans  le  sein  de  Dieu  le  Père. 

Ce  qu'on  en  dit  dans  le  ciel  et  parmi  les  anges 
est  qu'il  est  le  réparateur  des  disgrâces  et  des  per- 
tes anciennes  arrivées  parmi  eux ,  et  qu'il  y  a  cinq 
mille  ans  et  davantage  que  ces  esprits  célestes 
soupirent  en  attendant  le  jour  heureux  qu'il  réta- 
blira leurs  ruines ,  qu'il  repeuplera  leurs  déserts, 
et  que,  par  ce  dernier  miracle  ,  il  consommera  so- 
lennellement les  ouvragées  de  sa  miséricorde  : 
A'Alificahit    déserta    a    seculo  ,    ruitias    antiquas 


érige  t. 


Je  veux  dire,  ce  qu'on  oublie  de  remarquer, 
qu'en  effet  Notre  -  Seigneur ,  dès  qu'il  naquit 
ici-bas  et  qu'il  commença  à  former  le  dessein  de 
la  réparation  du  monde  entier  ,  vit  là-haut  de 
grands  désordres,  quantité  de  places  vacantes  et 
tie  ruines  causées  par  la  chute  des  démons,  et  que, 
touché  de  compassion  ,  il  conçut  la  pensée  d'y 
jemédier,  et  d'étendre  jusque  là  les  mérites  de 
ses  douleurs  et  les  entreprises  de  son  amour; 
(pi'afin  de  le  faire  dignement,  au  lieu  de  pro- 
duire de  nouveaux  séraphins  et  de  nouveaux 
anges,  il  regarda  les  hommes  ,  et  chercha  parmi 
eux  des  personnes  propres  à  l'exécution  de  son 
entreprise  ;  qu'il  continue  de  les  y  chercher  en- 
core aujourd'hui,  mais  que,  n'y  trouvant  que  des 
hommes  faibles  et  languissants  dans  les  infirmités 
et  dans  les  souffrances  ,  ou  des  hommes  pécheurs 
et  voués  à  l'enfer,  ou  des  hommes  morts  et  en- 
terrés, il  se  dispose  à  employer  toutes  les  forces 
de  sa  puissance,  et  que,  puis(pi'il  i'enlrepreudet 


185  ENTRETIEN    V. 

qu'il  le  veut,  il  ne  manquera  pas  de  raccomplir 
heureusement  à  l'heure  que  se  providence  a  mar- 
quée. Le  jour  viendra  qu'il  brisera  les  chaînes, 
qu'il  ouvrira  toutes  les  portes  de  l'enfer  et  de  la 
mort,  qu'il  en  fera  sortir  en  triomphe  les  captifs 
malheureux,  qu'il  leur  rendra  la  vie  ,  l'innocence 
et  l'immortalité,  qu'il  les  transformera  en  des  va- 
ses de  gloire,  qu'il  les  conduira  dans  le  ciel,  qu'il 
leur  donnera  rang  parmi  les  anges  et  parmi  les  sé- 
raphins, et  que,  par  un  miracle  surprenant ,  ce 
sera  de  ces  cadavres  et  de  ces  squelettes  déterrés 
qu'il  réparera  les  disgrâces  ,  et  qu'il  restituera 
tout  ce  qui  manquait  de  beauté  et  de  richesse  à 
la  céleste  Jérusalem  ;  Consolabitur  Dominus  Sion^ 
et  consolahitur  omnes  ruinas  ejus. 

Concevez,  s'il  vous  plaît ,  quelle  est  la  grandeur 
de  ce  miracle  :  ces  hommes  formés  de  terre  et  de 
boue  ,  ces  pécheurs  retirés  d'entre  les  mains  des 
démons  et  des  portes  de  l'enfer,  ces  cadavres  sor- 
tis de  leurs  tombeaux,  auront  une  gloire  méritée 
par  la  passion  du  Verbe  incarné,  et  les  splendeurs 
de  cette  gloire  teinte  du  sang  d'un  Dieu  répandu 
sur  ces  bienheureuses  troupes  ,  leur  inspireront 
de  nouvelles  grâces,  et  rendront  le  paradis  incom- 
parablement pkis  beau  qu'il  n'était  avant  qu'il  fût 
ruiné  ;  Consolahitur  Dominus  Sion ,  et  magna  erit 
gloria  donius  istius  nouissimœ  plusquam  primœ. 

Voilà  ce  qu'on  dit  et  ce  qu'on  espère  de  Jésus- 
Ghrist  dans  le  ciel. 

Ce  que  nous  en  disons  dans  l'Eglise  et  sur  la 
terre, c'est  qu'il  est  l'original  et  le  Créateur  de  no- 
tre nature  tirée  du  néant,  le  Rédempteur  de  noire 
nature  détruite  par  le  péché,  et  la  gloire  de  notre 
nature  glorifiée; 

Qu'il  est  le  Dieu ,  le  prêtre  et  la  victime  delà 
vraie   religion  ,  adorable  depuis 
mole  JM-ïqu'à  la  fia  des  siècles j 


ENTRETIEN    V.  l8j 

Qu'il  est  le  principe,  le  méJiateur  et  la  fin  du 
salut,  la  source  inépuisable  de  la  grâce,  sancti- 
fiant les  Saints  par  des  mérites  infinis  ,  et  infini- 
ment sanctifié  avant  tous  les  mérites  ; 

Qu'il  est  le  premier  conçu  des  prédestinés,  le 
premier-né  des  immortels  et  le  premier  posses- 
seur du  paradis,  vivant,  sur  la  terre,  de  la  vie  glo- 
rieuse, et  vivant,  dans  le  ciel,  de  la  vie  humaine 
avant  pas  un  homme; 

Qu'il  est  le  chef  de  chaque  corps  et  de  chacpie 
compagnie,  souverain  en  tous  les  rangs  d'excel- 
lence et  d'honneur,  le  prototype  des  beautés,  le 
principe  des  sciences,  l'inventeur  des  arts,  l'an- 
cien des  artisans  ,  le  maître  des  docteurs,  l'exem- 
ple des  Saints,  l'hiérarque  des  prêtres  ,  le  mo- 
narque des  rois  ,  l'ange  des  anges  élevé  au  trône 
de  leur  religion  en  la  plus  haute  dignité  de  leur  cé- 
leste hiérarchie  :  Rej;  rcgiun  et  Dominas  dominant 
tlum. 

Je  le  puis  bien  dire,après  Saint  Jean,  Seigneur, 
Roi  des  rois,  et  Roi  partons  les  titres  unis  ensem- 
ble, et  dont  chacun  séparément  donne  aux  princes 
la  puissance  de  régner  et  de  commander  aux  peu- 
ples. 

Roi  par  héritage,  puisqu'il  est  le  Fils  de  IJieu  , 
légitime  héritier  de  son  domaine  et  de  ses  empi- 
res ;   Filins  rncns  es  tu:  daho  tibi  ^rentes  liœrcdita- 

o 

te  m  tua  m. 

Roi  par  élection,  puisqu'il  est  le  Roi  des  amants, 
le  Roi  des  anges  et  des  Saints,  et  l'élu  des  élus, 
choisi  éternellement  dans  l'assemblée  de  l'amour 
et  de  la  liberté  :  Dii^nus  est  Jgnus  qui  occisus 
est    aeeipere  virtutcni ,   et  fortitudincni ,  et  glo- 


riam 


Roi  par  con({uête,  puisqu'il  a  vaincu  sur  le  Cal- 
vaire ,  et  soumis  le  monde  aux  pouvoirs  et  à  l'eni- 
[)ire  de  sa  grâce   victorieuse  :    Quis  est  iste   lie.c 


Ibb  ENTRETIEN    V, 

gloriœ  P  Dominas  fortls  et  potens ,  Dominus  po- 
tens  in  prœlio,  \ 

Roi  par  alliance,  puisque  son  humanité  est  unie 
au  Verbe  ;  et  que,  par  le  droit  de  l'union  hypos- 
tatique,  elle  est  entrée  sur  le  trône  de  gloire  ,  et 
qu'elle  s'y  repose  éternellement  avec  lui  :  Surge  in 
requiem  tuam  ,  tu  et  arca  sanctificationis  tuœ. 

Roi  par  paternité  ,  puisque  ses  enfants  sont  as- 
sez nombreux  pour  faire  le  plus  grand  royaume  et 
la  plus  grande  assemblée  de  sujets  ,  et  que  ses  su- 
jets dans  le  ciel  ont  reçu  de  lui  assez  de  vie,  selon 
l'âme,  pour  être  les  plus  véritables  enfants  et  les 
plus  obligés  à  l'obéissance  que  la  nature  ait  jamais 
produits  en  l'un  et  en  l'autre  monde:  Princeps  pa- 
cis  j  Pater  futuri  seculi» 

Roi  par  le  mérite  des  vertus  royales,  la  force, 
la  magnificence  et  la  bonté,  qu'il  a  possédées  émi- 
nemment et  qu'il  a  exercées  d'une  façon  miracu- 
leuse. Il  est  le  seul  entre  les  rois  et  les  vainqueurs 
qui  ait  été  fort  dans  le  combat ,  miséricordieux 
dans  la  victoire  et  magnifique  dans  le  triomphe. 

Je  ne  parle.  Messieurs,  qu'après  les  anges, 
qui  ,  lorsqu'on  leur  demande  quel  est  cet  homme 
qu'ils  reçurent  autrefois  au  ciel  avec  tant  d'ap- 
pareil ,  et  qu'ils  honorent  encore  aujourd'hui  par 
leurs  adorations  éternelles  ,  cpiis  est  iste  Rex 
gloriœ  P  répondent  :  Dominus  fortis  in  prœlio  , 
que  c'est  un  roi  qui  ,  par  un  miracle  inouï,  a 
été  fort  durant  le  combat  ;  que  les  autres  vain- 
queurs, en  combattant,  n'ont  eu  que  des  forces  em- 
pruntées et  des  armes  étrangères  ;  qu'outre  leur 
personne  ,  il  leur  a  fallu  des  armées  entières,  des 
cent  mille  hommes  pour  les  aider  à  combattre  ; 
que  Jésus-Christ  a  combattu  sans  aucun  secours  ; 
qu'il  n'a  eu  besoin  que  de  son  bras  pour  vaincre 
des  ennemis  innombrables,  et  qu'il  a  trouvé  dans 


ENTRETIEN    V.  1  89 

son  cœur  toutes  les  forces  nécessaires  à  sa  vic- 
toire. 

Que  c'est  un  roi  qui  ,  par  un  autre  nîiratle 
encore  plus  divin  ,  a  étépuissant  et  vraimetit  vain- 
queur dans  la  victoire,  et  qui,  au  lieu  d  ôler  la  vie, 
l'a  rendue  à  ceux  qu'il  a  touchés  de  ses  armes 
victorieuses.  Que  les  victoires  des  Cyrus  et  des 
Pharaons  ,  et  de  tous  ces  conquérants  que  le 
inonde  admire,  n'ont  été  que  des  massacres  d'hom- 
mes ,  des  renversements  de  villes  ;  que  la  victoire 
de  Saint  jMichel,  là-haut  au  ciel,  ne  fut  elle-même 
autre  chose  que  la  mortel  la  damnation  de  cent 
millions  d'anges  perdus  et  ensevelis  dans  l'enfer. 
Qu'il  n'y  a  que  la  guerre  de  Jésus-Christ  qui  ait 
donné  la  vie  au  monde  ;  qu'aucun  ange  ni  aucun 
homme  n'en  a  reçu  que  du  bien  ;  que  la  mort  seule 
ot  le  péché  ont  péri  par  sa  victoire  ;  que  ses  cha- 
riots armés  qu'on  a  vus  marcher  dans  les  campa- 
gnes ,  ont  porté  partout  le  salut,  l'innocence, 
l'immortalité,  et  que  c'est  très-justement  que  le 
Saint-Esprit,  le  doigt  de  Dieu  ,  a*  fait  écrire  sur 
leurs  étendards  ces  paroles  qui  n'en  seront  jamais 
effacées  ;  Qui  asceridis  super  equos  tuos  ,  et  qua- 
drigœ  tuœ  sahatio. 

Enfin  que  c'est  un  roi  qui,  par  un  troisième 
miracle,  le  plus  surprenant  de  tous,  a  été  infini- 
ment glorieux  et  magnifique  dans  le  triomphe  : 
C(iptii>am  (luxit  capt'u^itatcni . 

Sa  gloire  est  que,  retournant  au  ciel,  il  y  a  mené 
la  captivité  captive  ;  c'est-à-dire  que  des  captifs 
du  démon,  ce  Sauveur  en  a  fait  les  captifs  de  sa 
grâce.  Les  hommes  qui  ne  pouvaient  plus  rece- 
voir de  bien  ,  ne  pourront  plus  souffrir  de  mal; 
ceux  qui  ne  pouvaient  résister  à  leurs  passions 
ne  pouirt'Ut  plus  désobéir  à  Dieu  ni  commettre 
aucun  péché  :  partout  où  leur  mouvement  les 
j-urtcra  ,  ils  6c   irouvcrout  les  esclaves  heureux 

II* 


jgO  ENTRETIEN    V. 

(le  sa  volonté  divine.  Ceux  qui  euient  enfermés 
dans  les  tombeaux,  el  qui  ne  pouvaient  plus 
vivre  ni  s'échapper  des  prisons  de  la  mort  ,  ne 
pourront  plus  mourir  ni  sortir  du  milieu  des  féli- 
cités et  des  joies  ,  ils  seront  attachés  au  principe 
de  leur  bonheur  et  de  leur  vie  par  des  chaînes  qu'on 
ne  pourra  jamais  rompre  ,  captifs  éternellement 
immortels  ,  impassibles  et  impeccables.  Ascendens 
in  altum  ,  captwam  duxit  captwitatem. 

Mais  pour  ramasser  en  un  mot  tous  les  éloges 
de  Jésus-Christ,  je  dis  qu'il  est  l'auteur  de  tous 
les  biens  et  le  réparateur  de  tous  les  maux.  Je 
dis  réparateur  de  tous  les  maux,  sans  en  excepter 
aucun  ,  car  remarquez,  s'il  vous  plaît,  qu'il  n'y  a 
rien  depuis  le  ciel  empyrée  jusqu'au  dernier  des 
éléments,  depuis  le  firmament  jusqu'à  l'enfer,  de- 
puis Dieu  jusqu'à  la  dernière  créature,  qu'il  n'ait 
réparé  par  ses  souffrances, par  sa  mort  douloureuse, 
ou  du  moins,  qu'il  n'ait  mis  en  état  d'être  parfaite- 
ment réparé.  Le  jour  viendra.  Messieurs,  ce  jour 
lieureux,ce  jour  désirable  et  éternel, que, n'y  ayant 
j^lus  ni  de  ruines  parmi  les  anges,  ni  de  peines  et 
de  larmes  parmi  les  hommes, ni  de  mortsurlalerre^ 
ni  de  péché  au  monde  ,  ni  de  ténèbres  et  de  man- 
quements dans  la  nature,  nous  verrons  partout  la 
gloire,  la  sainteté,  l'immortalité,  l'abondance  et 
le  repos  ;  partout  un  bonheur  universel  et  infini  y 
et  que,  selon  la  pensée  de  Saint  Macaire,  nous 
pourrons  bien  dire  avec  David  :  Jèsiis  dous  a  sait- 
vés:  louez-le^  campagnes  !  louez-Ie,  ruisseaux  et 
fleuves  !  rochers  et  pierres,  ressentez  du  plaisir, 
et  joignez  vos  louanges  a  celles  des  Sai/its  :  la 
rédemption  ua  jusquà  vous. 

Je  dis  auteur  de  tous  les  biens  ,  et  principa- 
lement de  ceux  que  les  élus  possèdent  et  posséde- 
ront dans  le  ciel,  car  c'est  la  vision  i)éali{ique  de 
ses  attributs  divins  qui  glorifie  les  àniesj  ce  sont 


ENTRETIEN    V.  igi 

les  rayons  de  sa  splendeur  visible  qui  glorifient  et 
qui  conservent  les  corps  ;  ce  sont  ses  yeux  qui  sont 
les  astres  du  ciel  empyrée  ;  c'est  sa  présence  qui 
fait  les  fêtes,  les  solennités  et  les  l)eaux jours  de 
la  céleste  Jérusalem.  Il  en  sera  le  lloi,  mais  il  ne 
régnera  que  par  sa  beauté  ;  il  n'aura  point  d'autre 
pourpre  qu'elle  seule  ;  il  ne  sera  couronné  que  de 
ses  lumières;  il  ne  sera  puissant  et  armé  que  par 
ses  attraits.  Sa  beauté  seule  fera  les  lois  et  la 
justice  de  son  royaume  ;  il  suffira  de  la  voir  pour 
demeurer  éternellement  dans  la  soumission,  dans 
l'innocence,  dans  la  sainteté,  dans  l'amour,  dans 
la  joie  souveraine  et  infinie. 

Enfin  ,  je  dis  que  c'est  Jésus  qui  est  aujourd'hui 
notre  voie,  notre  vérité,  notre  vie,  et  qui  est  le 
maître  des  hommes  et  des  anges.  On  lui  en  dispute 
le  titre  en  quelques  endroits  de  la  terre ,  parce  qu'il 
y  a  encore  quelques  endroits  couverts  des  ténèbres 
du  péché  et  de  l'ignorance  ;  mais  il  faut  que  ses 
propres  ennemis  confessent  que,  sur  la  terre,  il  n'y 
eut  jamais  d'homme  plus  glorieug|  plus  puissant 
ni  phis  renommé  que  lui. 

Pour  éteindre  sa  mémoire  et  pour  renverser 
son  Eglise  ,  l'enfer  a  formé  une  ligue  des  princi- 
pales nations  de  l'univers.  Les  rois,  les  empereurs 
et  les  consuls  ,  les  sénats  ,  les  aréopages,  les  ré- 
publiques ,  les  religions,  les  philosophes  ont 
quitté  les  différends  qu'ils  avaient  entre  eux  pour 
conspirer  d'un  commun  accord  à  la  destruction  de 
sa  gloire.  Le  monde  lui  a  livré  des  batailles  de 
toute  manière  ;  il  l'a  combattu  par  l'épée,  par  la 
langue,  par  la  plume;  il  a  armé  contre  lui  des 
st)phisles  ,  des  juges,  des  tyrans,  des  bourreaux  , 
des  persécuteurs  ,  et  il  a  été  un  temps  où  il  n'y 
avait  point  parmi  les  hommes  d'autre  affaire  que 
de  tourmenter  ses  martyrs,  et  de  noyer  sa  religion 
dans   un  déluge   de    larmes  et  do  san^j  :    Aosiri^. 


1^2  ENTRETIEN    V. 

sanguînîs  effasio  iinum  erat  muncll  negotîum.  Et 
néanmoins,  quelle  religion  plus  immortelle  et  plus 
invincible?  quel  nom  plus  fameux,  plus  triom- 
phant ,  plus  illustre  ? 

Les  martyrs  sacriBés  a  son  amour,  les  biblio- 
thèques élevées  pour  sa  défense,  les  églises  dé- 
diées à  son  nom  démentent  les  comparaisons  qu'on 
voudrait  faire  en  faveur  des  Salomons  ou  des  Cé- 
sars. Les  tyrans  de  Rome  qui  l'ont  persécuté  sont 
morts  et  réduits  en  poudre  ;  sur  leurs  têtes  abat- 
tues et  sur  leurs  couronnes  brisées  ,  sur  leurs 
cendres  et  sur  leurs  tombeaux,  sont  bâtis  les  plus 
augustes  temples  que  la  terre  ait  jamais  portés,  et 
c'est  dans  ces  temples  qu'on  adore  aujourd'hui  Jé- 
sus ,  et  qu'on  entend  retentir  les  voix  de  ses  pré- 
dicateurs et  les  explications  de  son  Evangile.  Les 
langues  et  les  cœurs ,  les  villes  et  les  provinces , 
les  empires  et  les  mondes  sont  sacrifiés  à  Jésus.  Le 
démon,  son  premier  Antéchrist ,  qui  suit  le  soleil 
pour  aller  diffamer  ce  nom  sacré  partout  où  pa- 
raît cet  astre  ,g|ue  voit-il  partout  et  que  peut-il 
rapporter  dans  l  enfer  ,  sinon  que  Jésus  est  aimé 
et  adoré,  et  qu'il  le  sera  jusqu'à  la  fin  des  siècles? 

Tout  cela,  Messieurs,  est  abrégé  dans  trois  ou 
quatre  paroles  qu'on  prêchera  éternellement  dans 
1  Eglise  militante  et  triomphante,  que  Jésus  est  le 
Fils  de  Dieu  le  Père,  le  principe  et  l'origine  du 
Saint-Esprit,  l'original  de  la  création,  le  Roi  de  la 
nature  créée,  le  Réparateur  de  la  nature  corrompue 
ctlobjet  de  la  nature  glorifiée  ;  Homme-Dieu,  di- 
vin Epoux,  digne  d'être  aimé  et  d'être  recherché  de 
tous  ceux  qui  veulent  aimer.  Hélas  !  mortels ,  s'é- 
crie Saint  Augustin,  quelle  beauté  plus  aimable, 
quelle  bonté,  quelle  puissance,  quelles  perfections 
plus  adorables  et  plus  justement  adorées?  N'est- 
ce  pas  avec  sujet  que  tant  de  vierges,  tant  de chas- 
•eset  généreuses  amantes,  transportées  de  joie  et 


ENTRETIEN    V.  11)3 

d'amour,  ont  couru  après  lui  an  travers  des  flam- 
mes et  des  épées,  ont  luulé  aux  pieds  les  sceptres 
et  les  couronnes,  et  méprisé  tous  les  appas  des 
plaisirs  et  des  vanités  du  monde,  pour  aller  le  trou- 
ver sur  les  échafauds  et  sur  les  hùcliers  ,  et  là, 
lui  consacrer  leur  cœur  et  leur  vie?  Confitebor 
tibt  quia  tenihiliter  magnificatus  es.  Divin  Sau- 
veur ,  il  le  faut  confesser,  vous  êtes  élevé  en  mag- 
nificence et  en  pouvoir  jusqu'à  l'étonnement  de 
nos  esprits,  qui  ne  peuvent  vous  contempler  dans 
cette  haute  élévation  sans  frémir  de  crainte  et 
sans  s'anéantir  devant  vous  par  l'admiration  de 
vos  grandeurs,  qu'on  ne  peut  adorer  que  par  le 
silence. 

Eugène,  ayant  ajouté  quelques  petites  réflexions 
sur  ces  paroles  de  David ,  ne  pensait  plus  qu'à  se 
taire  ;  mais  il  devait  encore  quelque  chose  à  la 
gloire  de  Jésus-Christ,  et  l'Esprit  du  Dieu,  qui  fit, 
durant  les  quatre  ou  cinq  premiers  siècles ,  de 
grandes  choses  parmi  les  hommes  pour  défendre 
l'honneur  de  cet  Emmanuel  hien-aimé  ,  et  pour 
mieux  établir  dans  lEglise  la  foi  de  son  incarna- 
tion, voulut  que  ce  théologien  en  donnât  connais- 
sance à  la  compagnie  qui  l'écoutait.  Car  j'ai  sujet 
de  croire  que  ce  fut  par  l'inspiration  de  cet  Esprit 
qu'Eutime  interrogea  là-dessus  Eugène,  et  lui  de- 
manda en  quel  temps  l'Eglise  ,  qui  d'abord  ne 
trouva  dans  l'Evangile  que  ces  paroles  :  Verhuni 
caro  factuni  est,  ou  quelques  autres  semblables  , 
avait  découvert  à  ses  docteurs  tant  de  choses  ra- 
res touchant  cette  union  du  Verbe  avec  l'homme, 
et  leur  avait  enseigné  comment  ils  devaient  l'ex- 
pliquer dans  leurs  écoles,  et  ce  qu'ils  devraient 
dire  aux  peuples  sur  toutes  les  circonstances  d'un 
mystère  si  inexplicable  et  si  relevé. 

Eugène,  après  avoir  un  peu  considéré  ce  qu'il 
devait  répondre,  dit  que  c'était  principalement  au 


1^4  ENTRETIEN    ▼. 

temps  du  concile  de  Calcédoine,  vers  le  milieu  du 
cinquième  siècle,  que  l'Église  s'était  expliquée  là- 
dessus,  et  qu'elle  avait  communiqué  plus  distinc- 
tement aux  peuples  chrétiens  les  révélations  du 
Sainl-Esprit. 

Hélas  î  ajouta-t-il,  que  cette  science  dont  nous 
jouissons  aujourd'hui  en  paix,  a  été  achetée  chè- 
rement par  nos  pères  ,  et  qu'elle  leur  a  coûté  de 
peines  et  de  larmes,  le  démon  n'ayant  jamais  rien 
entrepris  avec  tant  de  chaleur  et  tant  de  rage 
que  le  dessein  de  faire  en  sorte  que  Jésus-Christ 
passât  pour  n'être  point  homme  ou  pour  n'être 
point  Dieu,  et  qu'on  ne  crût  pas  qu'il  y  eût  quel- 
que chose  de  la  Divinité  dans  une  créature  son  in- 
férieure, qu'il  méprisait  comme  son  esclave,  ou 
quelque  chose  de  l'humanité  dans  un  Dieu,  son 
maître,  infiniment  plus  grand  que  lui  ! 

L'hérésiarque  Nestorius  et  ses  sectateurs  lui  ser- 
virent d'instruments  pour  le  premier;  il  en  trouva 
d'autres  pour  le  second.  Ceux-là  causèrent  des 
désordres  et  deg  maux  extrêmes  ;  mais  la  fureur 
porta  ceux-ci  au  delà  de  toutes  les  extrémités  ;  et 
l'on  peut  dire  à  la  gloire  de  la  religion  chrétienne, 
ce  que  quelques-uns  néanmoins  ont  pensé  mal  à 
propos  avoir  été  sa  confusion  et  sa  honte  ,  qu'on 
n'a  point  encore  vu  parmi  nous  des  emportements 
de  colère  si  scandaleux  ni  si  violents  qu'on  en  vit 
dans  les  ecclésiastiques  que  le  démon  voulut  choi- 
sir pour  détruire  la  croyance  en  l'Incarnation  du 
Verbe,  et  pour  empêcher  que  son  Créateur  et  son 
Seigneur  ne  fût  appelé  le  Fils  de  l'homme. 

Il  ne  manqua  pas  de  trouver  en  ces  siècles-là 
des  docteurs  et  des  prêtres  disposés  à  le  servir  en 
cette  entreprise  ;  mais  ne  se  fiant  pas  à  leur  force 
et  à  leur  malice  naturelle  pour  un  dessein  de  telle 
importance,  il  entra  manifestement  dans  leur  cœur, 


r.NTRETIEN    V.  igj 

et  leur  iiispiia  sa  propre  malice  et  tout  ce   qu'il 
avait  d'imprudence  et  d'impiété. 

Il  est  vrai  que  c'étaient  des  prélats  et  des  reli- 
gieux ;  mais  puisque,  par  leur  volonté  superbe  el 
par  trop  de  confiance  en  leur  jugement  aveugle  , 
ils  entreprenaient  d'attaquer  la  religion  catholi- 
que, qu'il  était  important  à  l'Eglise  qu'il  parût 
que  l'enfer  et  les  démons  combattaient  dans  eux 
contre  nos  mystères,  et  que  les  ennemis  éternels 
de  la  vérité  se  déclaraient  les  ennemis  de  notre 
foi. 

Eugène  voulut  là-dessus  raconter  brièvement  et 
à  la  hâte  ce  qui  s'était  passé  de  plus  mémorable 
en  ce  temps-là,  et  montrer  comment,  à  l'exemple 
du  fer  et  de  la  pierre  qui,  s'entrechoquant,  font 
naître  des  étincelles  qui  éclairent  durant  la  nuit  , 
le  conflit  des  opinions  et  des  sentiments  avait  fait 
naître  dans  l'Eglise  la  connaissance  des  vérités  ca- 
chées touchant  le  mystère  de  l'Incarnation. 

Mais  le  peu  qu'il  commença  de  dire  ayant  fait 
juger  à  la  compagnie  qu'elle  aurart  beaucoup  de 
satisfaction  de  savoir  les  choses  plus  distincte- 
ment, on  le  supplia  d'en  parler  plus  au  long,  et 
d'accorder  cette  grâce  à  tant  de  personnes  de  mé- 
rite qui  l'écoutaient  avec  respect  et  avec  plaisir. 

Il  y  consentit  sans  beaucoup  de  peine,  ayant 
fait  réflexion  que  ce  récit  serait  le  moyen  le  plus 
propre  pour  rendre  ces  Messieurs  aussi  savants 
en  la  théologie  du  Verbe  incarné  que  des  per- 
sonnes de  leur  rang  et  de  leur  profession  le  de- 
vaient être.  Il  ne  laissa  pas  de  les  avertir  qu'il  n'é- 
tait pas  possible  de  faire  autre  chose  qu'un  abrégé 
de  cette  histoire  ;  mais  il  leur  promit  que  la  briè- 
veté ne  les  mécontenterait  pas,  et  n'empêcherait 
point  qu'ils  ne  sussent  tout  ce  qu'ils  désireraient 
savoir.  Il  se  fit  en  ce  moment  une  interruption  as- 
sez longtic  qui  lui  donna  le  loisir  de  se  reposer, 


1^6  ENTRETIEN    VI, 

après  quoi  il  reprit  la  parole   et  continua  de  la 
sorte  : 

€)Cf)i)€)€)€)i)®€)€)CC€)©€)f;®€)C®C€®f)€)€€«)€€)C€) 

EINTRETIEN    VI. 

ABRÉGÉ    DE    l'hISTOIRE    DE    NESTORIUS, 

L'ÉGLISE  jouissait  d'une  paix  profonde  dans  les 
premières  années  du  cinquième  siècle,  et  les  affai- 
res qu'elle  avait  alors  contre  les  restes  des  Ariens 
et  contre  les  idolâtres,  n'étaient  que  des  victoires 
et  que  des  occupations  glorieuses.  Le  premier 
nuage  qui  parut  durant  cette  sérénité,  et  qui  com- 
mença à  la  troubler,  vint  à  l'occasion  du  choix 
qu'il  fallut  faire  d'un  évêque. 

Nectarius  eut  Saint  Jean  Chrysostôme  pour  suc- 
cesseur en  la  chaire  de  Constantinople;  il  fut  suivi 
d'Arsacius  Atticus,  et  celui-là  de  Sisinnius,  dont 
la  mort  causa  du  désordre  dans  la  ville,  parce  que 
les  inclinations  se  trouvèrent  différentes  touchant 
l'élection  de  son  successeur. 

Théodose-le-Jeune,  qui  gouvernait  l'empire  , 
voyant  que  ce  désordre  ne  provenait  que  des  jalou- 
sies mutuelles  des  citoyens,  jugea  que,  pour  l'apai- 
ser, il  fallait  exclure  tous  ceux  de  la  ville  qui  as- 
piraient à  cette  dignité ,  et  chercher  ailleurs  un 
homme  inconnu  dont  le  choix  et  l'élévation  n'of- 
fensassent personne. 

Ayant  fait  approuver  ce  destin  à  son  conseil,  il 
envoya  chercher  à  Antioche  un  ermite  nommé 
Nestorius,  qui  s'y  était  acquis  la  réputation  d'une 
grande  sainteté,  par  une  vie  en  apparence  fort 
austère.  Cet  homme  mortifié  vit  entrer  les  am- 
l)assadeurs,  et  reçut  sans  beaucoup  d'étonnement 
la  nouvelle  qu'ils  lui  apportèrent,  et  il  léuioi«^nu 


ENTRETIEN    VI.  I()y 

peu  d'aversion  pour  un  si  grand  honneur.  Il  se 
laissa  tirer  de  sa  cellule  et  conduire  à  Constanii- 
nople  avec  la  diligence  que  l'empereur  désirait. 
Comme  le  bruit  de  sa  sainteté  avait  prévenu  tout  le 
monde,  on  lui  fit  un  accueil  favorable,  et  on  lui 
rendit  tous  les  honneurs  qui  étaient  dus  à  un  hom- 
me extraordinaire.  Il  fut  solennellement  sacré  , 
avec  un  applaudissement  universel,  et  il  ne  resta 
plus  dans  les  familles  aucune  marque  des  divisions 
précédentes.  Mais  la  sérénité  de  ce  beau  jour  ne 
dura  pas  :  on  vit  inopinément  paraître  un  des  plus 
grands  orages  qui  aient  jamais  ébranlé  cette  misé- 
rable ville. 

Nestorius  avait  amené  avec  lui  un  prêtre  d'An- 
tioche  nommé  Anastase,  son  confident  et  son  an- 
cien ami  ,  qui,  peu  de  temps  après  leur  venue, 
étant.monté  en  chaire^  au  milieu  de  son  discours, 
que  le  peuple  écoutait  avec  attention  et  avec  plai- 
sir à  cause  de  son  éloquence,  avança  que  Notre- 
Dame  n'était  point  Mère  de  Dieu,  d'autant  que 
celui  qui  était  sorti  d'elle  n'était  pas  Dieu ,  quoi- 
que Dieu  fût  avec  lui,  et  que  c'était  uirabus  d'ap- 
peler cette  Mère  immaculée  OeoroVoy,  et  de  lui  at- 
tribuer une  maternité  divine. 

Il  n'eut  pas  plus  tôt  prononcé  le  mot  que  toute 
la  compagnie  s'émut,  et  le  bruit  croissant  autant 
que  l'indignation  et  la  colère,  il  fut  contraint  de 
quitter  la  chaire  et  de  s'enfuir  de  l'église.  On  ne 
le  poursuivit  pourtant  pas,  sur  l'espérance  que  l'é- 
vêque  ne  manquerait  pas  de  le  punir,  comme  son 
devoir  l'y  obligeait ,  et  de  réparer  ce  scandale  par 
une  excommunication  ou  par  quelque  autre  châ- 
timent exemplaire. 

L'évèque  parut  en  effet  le  lendemain  pour  dé- 
clarer ses  pensées;  et  comme  le  peuple  crut  qu'il 
allait  désavouer  et  condamner  son  prédicateur,  il 
accourut  en  foule  et  remplit  toute  féglise,  où  la 


198  e:ntretien  vï. 

dévotion  et  la  curiosité  firent  faire  un  grand  si- 
lence. Mais  ce  peuple  attentif  et  dévot  n'entendit 
que  de  nouvelles  impiétés.  Nestorius  loua  son  pré- 
dicateur, soutint  les  propositions  qu'il  avait  avan- 
cées, les  appuya  de  raisons  et  de  passages  ;  et  pour 
le  surpasser  en  impudence,  et  répandre  devant  la 
compagnie  tout  ce  que  son  cœur  avait  amassé  de 
venin  et  d'hérésie  durant  sa  solitude  ,  il  prêcha 
que,  dans  Notre-Seigneur,  il  y  avait,  non-seulement 
deux  natures,  mais  aussi  deux  personnes;  que  Jé- 
sus et  Dieu  étaient  deux  personnes  différentes  et 
séparées,  deux  suppôts  et  deux  fils  :  que  l'un  était 
le  Fils  du  Père  éternel ,  l'autre  le  Fils  de  Marie, 
et  que  Marie  n'avait  rien  engendré  qu'un  homme 
simplement  homme,  comme  le  Père  n'avait  rien 
engendré  qu'un  Dieu.  Enfin  ,  son  insolence  alla 
jusqu'au  dernier  excès.  Un  autre  évêque,  nommé 
Dorothée,  gagné  par  une  somme  d'argent,  se  leva 
en  même  temps,  et  cria  à  haute  voix  que  Nesto- 
rius disait  vrai ,  et  que  tous  ceux  qui  appelaient 
Notre-Damjp  Mère  de  Dieu  étaient  excommuniés. 

Je  ne  sais  ce  qui  retintl'indignation  du  peuple,  et 
ce  qui  l'empêcha  de  déchirer  ces  hérétiques  si  har- 
dis et  si  scandaleux,  mais  il  n'y  eut  encore  que 
du  bruit  en  cette  seconde  occasion.  Il  est  vrai  qu'il 
fut  grand,  et  qu'outre  les  cris  qui  s'élevèrent  dans 
l'église,  on  entendit  tous  les  jours,  dans  toutes  les 
rues,  des  malédictions  et  des  menaces  contre  ces 
trois  dogmatistes  ;  on  y  mêlait  des  lamentations 
et  des  plaintes  pitoyables,  comme  si  ces  monstres 
de  blasphèmes  eussent  été  les  augures  de  la  ruine 
prochaine  de  Constantinople;  et  l'on  voyait  par- 
tout courir  des  personnes  troublées  d'effroi  ou 
transportées  de  colère.  Ces  Chrétiens  atfligés  allè- 
rent en  foule  aux  portes  du  palais  crier  vengean- 
ce ,  et  demander  séditieusement  la  punition  des 
coupables  ;  les  prêtres  et  les  religieux  sortis  de 


ENTRETIEN    VI.  ICJf) 

leurs  monastères  Vallèrent  aussi  demander  en  pleu- 
rant, et  allumèrent  le  plus  qu'ils  purent  l'émo- 
tion populaire. 

Théodose  ,  qui  avait  une  haute  opinion  de  la 
sainteté  de  l'évèque,  et  qui  était  engagé  à  le  sou- 
tenir parce  qu'il  l'avait  appelé,  ne  répondit  rien 
d'abord,  et  ne  prit  point  d'autre  résolution  que  de 
donner  ordre  en  diligence  qu'on  apaisàtle  tumulte, 
et  qu'on  fît  retirer  le  peuple  dans  les  maisons, 
avec  promesse  qu'il  remédierait  à  tout. 

Nestorius,  persuadé  que  cette  émotion  venait  de 
la  mauvaise  volonté  que  les  prêtres  et  les  moines 
de  Conslantinople  avaient  contre  lui  ,  au  lieu  de 
pourvoir  à  sa  justification  ou  à  la  sûreté  de  sa 
personne,  ne  pensa  qu'à  chercher  les  moyens  de 
se  venger;  et  comme  il  reconnut  que  l'empereur, 
nonobstant  sa  faute,  aussi  dangereuse  à  l'état  qu'à 
la  religion,  conservait  encore  pour  lui  ses  premiers 
sentiments,  et  s'intéressait  à  son  affaire,  il  fut  as- 
sez hardi  pour  soutenir  ce  qu'il  avait  avancé.  Il 
défendit  ses  erreurs  par  des  disputes  publiques,  par 
des  libelles  contre  les  évéques  et  contre  les  moi- 
nes,  par  des  excommunications  contre  tous  ceux 
qui  le  contredisaient,  et  par  d'autres  moyens  vio- 
lents que  lui  suggéra  sa  passion,  et  que  la  ville 
souffrit  en  attendant  les  effets  de  quelque  procé- 
dure juridique. 

Cependant  le  bruit  s'en  répanditdans  les  provin- 
ces, et  avec  le  bruit,  les  livres  et  les  sermons  trans- 
crits de  Nestorius.  Ils  furent  vus  de  tous  les  évé- 
ques de  l'Orient,  et  entre  autres  de  Saint  Cyrille, 
patriarche  d'Alexandrie,  le  plus  docte  évoque  de 
ce  siècle-là,  et  choisi  de  Dieu  pour  être  le  grand 
protecteur  de  la  vérité  ralholieiue^  et  le  premier 
maître  en  théologie  de  1  Incarnation  du  Verbe.  Ce 
saint  personnage,  à  la  vue  de  tant  et  de  si  horribles 
impiétés,  touché   de  zèle  et  sollicité  par  les  de- 


200'  ENTRETIENT    VI. 

voirs  de  sa  cliarge  à  défendre  l'honneur  de  Jésus- 
Christ,  prit  aussitôt  la  plume,  et  écrivit  trois  beaux 
traités  contre  la  doctrine  de  Nestorius,  qu'il  en- 
voya à  Théodose  et  aux  deux  impératrices  ,  sa 
femme  et  sa  sœur  Pulchéria. 

Théodose  reçut  ce  présent  comme  un  outrage, 
et  écrivit  à  ce  patriarche  des  lettres  fort  désobli- 
geantes. Saint  Cyrille  ne  laissa  pas  de  poursuivre 
son  entreprise,  et  de  se  déclarer  hardiment  l'en- 
nemi et  le  persécuteur  de  cette  nouvelle  doctrine, 
composant  beaucoup  d'ouvrages  pour  l'édification 
du  peuple,  et  pour  l'instruction  des  autres  évo- 
ques qui  voulaient  combattre  avec  lui.  Il  écrivit 
même  à  Nestorius,  et  l'exhorta,  par  raisons  et  par 
remontrances  charitables,  à  se  reconnaître  et  à  con- 
damner ses  premières  pensées.  Mais  Nestorius,  pre- 
nant ces  lettres  pour  une  déclaration  de  guerre, 
s'y  prépara  tout  de  bon,  rangea  de  son  côté  ce 
qu'il  put  de  factieux  et  de  libertins,  et  commença 
à  attaquer  Saint  Cyrille  comme  son  plus  ardent  et 
son  plus  redoutable  ennemi.  Il  eut  même  lahardiesse 
d'espérer  que  le  pape  Célestin  se  déclarerait  pour 
lui.  Il  le  fit  solliciter  puissamment,  et  lui  envoya 
ses  sermons  avec  des  commentaires  et  des  gloses, 
y  joignant  de  riches  présents,  et  tout  ce  qu'il  jugea 
propre  à  corrompre  l'intégrité  de  ce  juge  incor- 
ruptible. Mais  comme  ses  erreurs  étaient  mani- 
festes ,  son  procès  fut  bientôt  terminé  à  Rome. 
On  y  condamna  sa  doctrine  en  une  assemblée  qui 
se  tint  exprès,  et  le  pape  lui  fit  savoir  que  si  dix 
jours  après  qu'il  aurait  reçu  la  nouvelle  de  cette 
condamnation,  il  n'abjurait  publiquement  et  par 
écrit  tout  ce  qu'il  avait  enseigné ,  il  serait  déposé 
de  sa  charge  et  retranché  de  la  communion  des 
fidèles. 

Le  mandemeut  d'exécuter  cet  arrêt  et  de  pro- 
noncer l'excommunication  de  Nestorius  fut  en- 


ENTRETIEN    VI.  SOI 

voyé  à  Saint  Cyrille  ,  qui  ne  le  reçut  pas  sans 
regret,  mais  qui  résolut  d'obéir  sans  crainte.  Néan- 
moins, pour  y  procéder  discrètement  et  tenter 
les  voies  de  la  douceur  et  de  l'amitié  ,  il  voulut 
prendre  les  avis  des  évêques  de  sa  province,  et 
tirer  d'eux  les  lumières  nécessaires  à  faire  réussir 
ce  dessein  d'accommodement.  Il  les  convoqua 
dans  Alexandrie,  où  ils  tinrent  ensemble  un  petit 
concile.  La  conclusion  de  leurs  conférences  fut  de 
députer  à  Nestorius  quatre  prélats  de  leur  corps, 
pour  l'avenir  respectueusement  de  ce  que  l'Eglise 
trouvait  à  reprendre  en  ses  écrits,  et  pour  lui  per- 
suader de  satisfaire  à  sa  conscience  et  à  son  hon- 
neur par  une  rétractation  volontaire.  Les  députés 
firent  le  voyage,  et  se  transportèrent  à  Constanti- 
nople  ;  mais  au  lieu  d'un  évêque  ou  d'un  homme, 
ils  trouvèrent  un  lion  armé  qui  gardait  sa  caverne, 
et  qui  s'était  renfermé  avec  une  compagnie  de 
soldats  dans  la  maison  épiscopale  ,  dont  on  leur 
défendit  l'entrée  ;  de  sorte  qu'ils  ne  purent  lui  par- 
ler, ni  signifier  leurs  commissions  que  par  des  en- 
tremetteurs. Ils  n'omirent  aucun  soin  pour  l'as- 
surer de  leur  respect,  et  de  l'affection  du  patriar- 
che et  des  autres  Pères  qui  les  avaient  envoyés  ; 
ils  ne  parlèrent  que  très-civilement ,  et  toujours 
en  des  termes  de  soumission  ;  néanmoins  ,  leurs 
civilités  n'eurent  aucun  effet,  sinon  de  mettre  ce 
criminel  en  fureur.  Après  beaucoup  de  voyages 
de  part  et  d'autre,  la  dernière  réponse  qu'il  leur 
envoya  fut  qu'il  excommuniait  Saint  Cyrille,  son 
synode  et  son  église ,  et  qu'il  ferait  repentir  tous 
ceux  qui  avaient  osé  parler  ou  écrire  à  Rome  à 
son  désavantage. 

Comme  il  ne  manquait  pas  de  flatteurs  et  d'a- 
dorateurs intéressés  qui  applaudissaient  à  sa  folie, 
et  que  plusieurs  personnes  qui  espéraient  de  pro- 
fiter des  afflictions  publiques,  luisaient  croître  le 


202?  ENTRETIEN    VI. 

mal  visiblement  de  jour  en  jour,  Gélesiin,  et  tous 
les  évêques  qui  avaient  dans  l'àme  des  sentiments 
catholiques  ,  jugèrent  qu'ils  n'en  pouvaient  arrê- 
ter le  cours  que  par  un  concile  général;  ils  écri- 
virent au  patriarche  de  Jérusalem  ,  et  aux  autres 
qu'ils  crurent  avoir  quelque  autorité  sur  l'esprit 
de  l'empereur,  pour  lui  en  faire  la  proposition,  et 
pour  lui  remontrer  combien  cette  convocatioa 
d'un  synode  était  nécessaire  au  bien  commun  de 
la  religion  et  de  l'empire.  L'empereur,  qui  com- 
mençait à  soupçonner  que  son  évêque  avait  tort , 
et  qui,  d'ailleurs  ,  cherchait  sincèrement  la  vérité 
et  sentait  du  zèle  pour  la  gloire  du  Fils  de  Dieu , 
n'eut  aucune  peine  à  y  consentir.  Dès  qu'on  lui 
en  parla,  il  convint  du  temps  et  du  lieu,  et  il  manda 
à  Saint  Cyrille  et  aux  autres  patriarches  métropo- 
litains qu'ils  se  tinssent  prêts,  et  qu'ils  écrivissent 
chacun  aux  évêques  de  leurs  provinces  de  se  trou- 
ver à  une  assemblée  universelle ,  qui ,  suivant  les 
volontés  du  pape  Gélestin,  se  tiendrait  en  la  ville 
d'Éphèse  ,  aux  fêtes  de  la  Pentecôte  de  l'année 
suivante,  qui  était  l'an  du  salut  43 1. 

Les  patriarches  envoyèrent  promptement  leurs 
ordres,  et  tous  les  prélats  qui  se  trouvèrent  en 
état  les  reçurent  avec  joie  ,  et  se  préparèrent  à 
venir  rendre  à  l'Eglise  le  service  qu'elle  aitendait 
de  leur  part  en  cette  importante  occasion. 

Nestorius  partit  dès  Pâques,  et  prit  le  chemin 
d'Ephèse,  où  il  arriva  des  premiers,  accompagné 
d'une  grande  suite  d'officiers  qui  semblaient  mar- 
cher à  la  guerre.  Saint  Cyrille  s'y  rendit  aussi  de 
bonne  heure;  et  comme  il  portait  la  qualité  de 
légat  du  pape  et  qu'il  devait  tenir  le  premier  rang 
en  l'assemblée,  il  entra  pompeusement  dans  la 
ville,  et  il  y  mena  le  train  le  plus  magnifique  qu'il 
put,  et  le  plus  propre  à  soutenir  la  splendeur  de 
sa  légation  et  de  son  autorité  souveraine. 


ENTRETIEN    VI.  S>o3 

Juvéïial ,  patriarche  de  Jérusalem  ,  et  les  évê- 
ques  de  sa  province,  n'arrivèrent  que  le  jeudi  d'a- 
près la  fête.  Peu  d'Africains  purent  venir,  à  cause 
que  leur  pavs  était  alors  misérablement  affligé  par 
les  courses  des  Vandales.  Théodose  avait  particu- 
lièrement invité  Saint  Augustin  ,  mais  ce  grand 
homme  mourut  avant  que  la  lettre  arrivât.  Le 
quatrième  patriarche,  Jean  d'Antioche,  se  fit  atten- 
dre. La  compagnie  lui  fit  l'iioimeur  de"  différer 
l'ouverture  du  concile  deux  semaines  entières  au 
delà  du  jour  assigné  ,  et  de  ne  vouloir  parler  de 
rien  qu'on  n'eût  eu  de  ses  nouvelles.  lien  envoya  à 
la  fin  par  les  évêques  d'Hiéra polis  et  d'Apamée, 
qui  supplièrent  les  Pères  de  sa  part  qu'on  ne  l'at- 
tendît pas  davantage,  assurant  qu'il  ne  pouvait  pas 
\enir.  On  ne  jugea  pas  à  propos  de  douter  de  lu 
vérité  de  leur  témoignage  ni  de  différer  plus  long- 
temps. Le  concile  fut  ouvert  le  28  juin  ,  dans 
la  grande  église  de  Notre-Dame,  où  se  rencontrè- 
rent plus  de  deux  cents  évèques,  et  0X1  parurent 
aussi  deux  comtes,  l'un  nommé  Irénée,  qui  était 
là  sans  aucune  autorité  et  sans  autre  dessein  que 
celui  de  servir  Nestorius  son  ami,  si  l'occasion  s'en 
présentait  ;  rautre,Candidien,  envoyé  parThéodose 
pour  servir  l'assemblée,  et  pour  empêcher  que  les 
séditieux  n'en  troublassent  le  repos. 

Ce  fut  à  la  supplication  de  celui-ci  que  le  tout 
commmença  par  la  lecture  des  lettres  de  l'em- 
pereur, qui  furent  lues  et  écoutées  respectueuse- 
ment. On  voulut  ensuite  commencer  les  confé- 
rences sur  les  affaires  les  plus  pressées  ;  mais 
comme  on  s'aperçut  que  Neslorius  n'était  pas  à  la 
compagnie,  les  Pères  ne  jugèrent  point  à  propos 
de  passer  outre,  et  de  parler  de  rien  avant  qu'on 
fût  allé  l'avertir  et  supplier  de  venir  tenir  son 
rang.  On  lui  envoya,  en  trois  jours  dKïérenis,  trois 
dépululions  d'évcques,  qui  ne  rapporlèrent  de  sa 


2o4  ENTRETIEN    VI. 

part  au  concile  que  des  refus  et  des  réponses  très- 
indignes.  Il  répondit  arrogamment  à  la  première, 
qu'il  délibérerait  la  nuit  suivante,  et  qu'il  ferait 
ce  qu'il  aurait  délibéré.  A  la  seconde,  les  députés 
trouvèrent  devant  la  porte  des  soldats  armés  qui 
leur  défendirent  d'entrer,  prétendant  que  Nesto- 
rius  était  malade  et  qu'il  ne  pouvait  parler  à  per- 
sonne. Néanmoins  ,  après  qu'ils  eurent  attendu 
durant'  quelque  temps  ,  assurant  toujours  qu'ils 
n'avaient  qu'un  mot  à  dire  et  qu'il  fallait  abso- 
lument qu'ils  portassent  quelque  réponse  ,  un 
prêtre  parut ,  et  leur  vint  signifier  que  Neslorius 
ne  serait  du  concile  que  lorsque  le  nombre 
de  l'assemblée  serait  parfait  par  la  venue  du  pa- 
triarche d'Antioche,  qui  était  un  des  plus  consi- 
dérables Pères  de  l'Eglise,  et  dont  l'absence  ren- 
dait nulles  toutes  les  conclusions.  A  la  troisiè- 
me, les  prélats  députés  trouvèrent  encore  les  por- 
tes fermées  et  gardées  au  dehors  par  un  plus  grand 
nombre  de  soldats,  qui  ne  leur  permirent  pas  d'ap- 
procher. Ils  demeurèrent  plus  d'une  heure  dans  la 
rue  exposés  à  un  soleil  ardent,  et  sur  leurs  pieds, 
attendant  que  quelqu'un  prît  compassion  de  leur 
peine,  et  allât  avertir  au  moins  quelque  officier 
de  Nestorius  de  les  venir  écouter.  Mais  ces  soldats, 
instruits  des  intentions  de  leur  maître,  les  laissè- 
rent attendre  jusqu'à  la  fin,  et  passèrent  le  temps 
à  s'en  divertir,  les  repoussant  avec  insolence  quand 
ils  voulaient  s'approcher  de  la  muraille  pour 
s'appuyer  ou  pour  y  trouver  un  peu  d'ombre.  Ils 
exercèrent  envers  eux  d'autres  outrages ,  qui  les 
obligèrent  enfin  à  se  retirer  sans  avoir  rien  fait, 
et  à  aller  rapporter  au  concile  ce  qui  leur  était 
arrivé. 

Le  concile  cessa  d'envoyer  des  députés,  et  sans 
attendre  davantage ,  commença  à  délibérer  et  à 
tenir  les  conférences  sur  tous  les  points  de  la  doc- 


ENTRETIEN     VI.  20L) 

tri«ie  et    de  la   cause  de   IS'estorius.   Lui-même, 
conmie  je  l'ai  dit,  était  son  propre  accusateur  par 
une  mullltudc  d'écrits  qu'il  avait  signés,  et  il  y 
avait  là  très- peu  d'évêques  qui  ne  fussent  parfai- 
ment  instruits   de  ses  opinions  et  de  ses  actions 
criminelles  ,  de  sorte  qu'en  peu  de  temps  et  sans 
aucune  contrariété  d'avis,  le  procès,  se  trouvant 
en   état  ,    fut  jugé  et  terminé   par   un  arrêt  so- 
lennel.   L'arrêt   portait  que   les   propositions    de 
Kestorius  étalent  contraires  à  la  doctrine  de  l'E- 
vangile ,  à  la  foi  des  anciens  Pères  et  au  symbole 
deNicée;  que  ce  qu'il  avait  particulièrement  dit 
de  rincaniation  du  Verbe  et  contre  l'honneur  de 
la  Vierge  Mère,  c'étaient  des  blasphèmes  abomina- 
bles, dignes  d'exécration  et  d'anathème,  et  que, 
pour  cela,  le  concile  le  déclarait  déposé  de  l'épis- 
copat  et  retranché  du  nombre  des  prêtres,  chassé 
de  l'Eglise  et  de  la  compagnie  des  iidèles,   pour 
n'avoir  plus  de  part  qu'avec  les  réprouvés  et  les 
apostats. 

Dès  que  cette  condamnation  fut  prononcée,  ce 
qu'on  6t  presque  en  pleine  nuit,  afin  de  conten- 
ter l'impatience  du  peuple,  qui  attendait  depuis 
le  matin  à  la  porte  de  l'église,  on  l'envoya  publier 
partons  les  carrefours  delà  ville.  Jamais  la  Vierge 
n'a  reçu  des  hommes  de  plus  visibles  et  de  plus 
saintes  démonstrations  du  respect  et  de  l'amour 
extrême  qu'ils  ont  pour  elle,  qu'elle  en  reçut  en 
cette  fameuse  nuit.  On  entendit  de  si  grands  éclats 
de  joie,  et  l'on  vit  parmi  ce  peuple  dévot  de  si 
beaux  transports,  qu'ils  semblaient  tous  animés 
de  l'Esprit  divin  et  enlevés  hors  d'eux-mêmes. 
Ils  pensèrent  étouffer  les  évêques  par  leurs  em- 
brassements  et  par  leurs  caresses.  Quanil  ils  les 
virent  sortir  de  l'église  ,  ils  jelèrent  à  pleines 
mains  des  fleurs  sur  eux,  couvrirent  tous  les  pavés 
de  lauriers  et  d'herbes  odoriférantes,  embaumè- 


206  ENTRETIEN    Vï. 

rent  les  rues  d'encens  et  de  parfums  précieux  ; 
ils  semblaient  presque  les  adorer  ,  prosternés  à 
terre  ,  et  ils  voulaient  qu'ils  passassent  sur  leurs 
corps,  qu'ils  (es  sanctifiassent  par  l'attouchement 
de  leurs  pieds.  Ces  illustres  prélats  marchaient 
parmi  les  acclamations  et  un  nombre  infini  de 
lumières  ;  toutes  les  mains  étaient  chargées  de 
flambeaux  pour  les  conduire  en  leurs  maisons. 

La  joie  ne  fut  pas  moindre  dans  Constantino- 
ple.  Lorsque  la  lettre  synodale  du  concile  y  fut 
arrivée,  et  que  le  courrier  qui  la  portait  à  l'empe- 
reur parut  dans  les  rues,  le  peuple  transporté  cou- 
rut après  lui  jusqu'au  palais  pour  apprendre  cette 
nouvelle  si  impatiemment  désirée.  Saint  Dalmatie, 
religieux  d'une  éminente  sainteté,  qui,  depuis  qua- 
rante ans,  n'était  pas  sorti  une  seule  fois  de  sa  cel- 
lule et  n'avait  eu  conversation  qu'avec  Dieu  , 
averti  par  un  ange  de  l'arrivée  du  messager,  sortit 
à  l'instant,  et  courut  aussi  bien  que  les  autres  au 
palais  impérial.  Les  prêtres  et  les  religieux,  pres- 
sés de  la  même  impatience,  y  allèrent  en  proces- 
sion, tenant  tous  des  cierges  à  la  main  ,  et  chan- 
tant des  hymnes  et  des  psaumes  mélodieux  en  l'hon- 
neur de  laVierge-Mère.  On  vit  après  eux  une  foule 
innombrable  de  personnes  ;  tout  Gonstantinople 
était  dans  les  rues  et  aux  portes  de  l'empereur, 
en  attendant  et  en  demandant  la  lecture  des  let- 
tres. Théodose  ne  différa  pas  de  les  ouvrir  ;  mais 
afin  qu'elles  fussent  écoutées  par  un  plus  grand  nom- 
bre de  personnes  et  avec  plus  de  satisfaction  et 
de  respect^  il  les  envoya  lire  dans  la  grande  église. 
Le  peuple  y  courut ,  s'y  répandit  en  foule  ,  et  y 
étant  assemblé,  il  entendit  enfin  raconter  ce  qui 
s'était  passé  dans  Ephèse,  et  comment  la  doctrine 
de  Nestorius  y  avait  été  condamnée  d'un  commun 
consentement  par  tous  les  évêques.  Ce  grand  au- 
ditoire confirma  la  condamnation.  On  entendit 


ENTP.ETILN     M.  HOJ 

aussilÙL  une  multitude  infinie  de  voix  qui  criè- 
rent anathème  à  Nestorius ,  et  qui  ,  durant  plu- 
sieurs jours,  continuèrent  de  le  dire,  et  de  rendre 
à  la  maternité  de  Notre-Dame  tous  les  honneurs 
que  leur  dévotion  leur  inspira. 

Il  est  vrai  que  cette  sainte  et  juste  joie  fut  ino- 
pinément troublée  par  quelques  divisions  que  le 
démon  fit  naître  dans  rassemblée  des  prélats  à 
l'occasion  du  patriarche  d'Antioche  qui  survint, 
et  dont  la  venue  n'avait  été  retardée  que  par  les 
intrigues  de  Nestorius.  Les  ennemis  de  Saint  Cy- 
rille inventèrent  contre  lui  de  fâcheuses  calom- 
nies, et  portèrent  l'empereur  à  le  traiter  fort  in- 
dignement. Enfin,  l'orage  fut  grand,  mais  il  ne 
dura  pas.  Les  rayons  du  soleil  percèrent  bientôt 
les  nuées  et  rendirent  le  jour.  L'innocence  du 
patriarche,  la  sainteté  du  concile  et  la  vérité  des 
choses  furent  connues  de  tout  l'univers,  et  parti- 
culièrement de  Théodose. 

Cet  empereur,  honteux  de  sa  faute  ,  et  éclairé 
d'une  lumière  céleste  qui  lui  fit  voir  la  profon- 
deur du  précipice  dont  il  s'était  approché,  répan- 
dit des  larmes  capables  d'effacer  de  plus  grandes 
taches,  et  expédia  promptement  des  ordres  pour 
la  justification  de  Saint  Cyrille  et  pour  la  puni- 
lion  de  Nestorius,  qu'il  condamna  à  un  exil  per- 
pétuel. Ses  ordres  furent  portés  à  Ephèse,  et  exé- 
cutés; et  afin  que  l'Eglise  ne  doutât  pas  de  la  sin- 
cérité de  ses  intentions,  il  fit  assembler  ce  qu'il  y 
avait  d'évèques  à  Gonstantinople  ,  et  les  pria  de 
nommer  et  de  sacrer  au  plus  tôt  une  autre  pa- 
triarche pour  tenir  la  place  des  Nestorius  :  ce  qu'ils 
firent  avec  beaucoup  de  sagesse  ,  choisissant  un 
nommé  Maximien,  homme  d'une  grande  probité, 
dont  l'élection  ne  manqua  pas  d'ctre  agréée  par 
Théodose,  approuvée  par  le  concile  et  confirmée 
par  le  pape  Céleslin. 

12. 


2o8  ENTRETIEN    VI. 

L'empereur,  ne  se  contentant  pas  de  cela,  vou- 
lut signaler  davantage  son  zèle  contre  l'hérésie  . 
et  en  laisser  d'éternelles  marques  à  la  postérité: 
il  ordonna  que  le  nom  de  Nestorius  ne  serait  plus 
prononcé  qu'avec  horreur  dans  Constanlinople  et 
dans  l'empire  ,  qu'on  n'appellerait  pas  ses  secta- 
teurs Nestoriens,  mais  Simoniens;  que  tous  les 
exemplaires  de  ses  livres  et  de  ses  écrits  seraient 
brûlés,  et  que  ceux  qui  les  liraient  ou  retiendraient 
seraient  bannis  et  tous  leurs  biens  confisqués.  De 
plus,  il  ordonna  que  le  même  Nestorius,  afin  qu'il 
lût  plus  éloigné  de  Constanlinople,  et  qu'il  portât 
en  des  déserts  écartés  l'air  contagieux  de  sa  per- 
sonne, serait  encore  conduit  dans  un  petit  coin 
de  la  Lybie  ,  afin  qu'il  n'eût  conversation  avec 
aucun  Chrétien  ,  et  que  son  hérésie  mourût  avec 
lui.  Le  malheureux  y  fut  conduit  en  effet,  et  en- 
chaîné dans  une  prison.  Les  nomades  qui  couraient 
en  ces  quartiers-là  ayant  rompu  ses  fers  et  l'ayant 
remis  en  liberté,  il  s'en  alla  en  divers  endroits  de 
l'Egypte  semant  ses  blasphèmes  contre  Notre- 
Dame  ,  et  combattant  pour  ses  erreurs  avec  une 
opiniâtreté  diabolique.  Néanmoins  ,  la  justice  di- 
vine le  poursuivit  partout.  Après  de  longues  cour- 
ses, et  diverses  sortes  de  pers'écutions  qu'il  souf- 
frit en  chaque  ville  ,  ce  misérable  étant  enfin 
abandonné  des  princes  ,  des  évêques  et  de  tous 
les  hommes,  qui  se  lassèrent  de  le  maudire  , 
les  vers  se  rendirent  ses  derniers  bourreaux,  et 
le  tourmentèrent  cruellement.  Ils  se  formèrent  sur 
sa  langue,  qui  avait  prononcé  tant  de  blasphèmes, 
et  delà,  descendant  jusqu'aux  entrailles,  lui  firent 
sentir  des  douleurs  désespérées,  qui  le  poussèrent 
enfin  à  se  donner  par  ses  propres  mains  le  coup 
de  la  mort.  Il  mourut  dans  une  caverne  de  bêtes, 
qui  était  sa  retraite  ,  et  quelques-uns  ont  cru  que 


ENTr.ETir.N    Vr.  oof) 

la   terre  s'ouvrit  pour  recevoir  son  cadavre  ,   et 
qu'il  fut  emporté  par  les  démons. 

Il  semble  que  l'hérésie  ,  la  discorde  et  la  guerre 
s'évanouirent  avec  lui.Durant  quelques  années,  on 
poûta  en  paix  dans  l'E'^lise  les  tVuils  d'une  si  lieu- 
reuse  victoire.  La  vente  tnoinplia  partout;  les 
chaires  des  théologiens  et  des  prédicateurs  reten- 
tissaient des  louan.>es  de  la  Vierge-iMère  ;  l'entre- 
llen  commun  des  familles  et  la  dévotion  générale 
de  l'univers  étaient  de  l'appeler  JMère  de  Dieu , 
et  de  parler  sans  cesse  de  la  Divinité  de  Jésus- 
Christ. 

Sur  quoi  le  démon, contraint  de  succombera  la 
force  et  de  laisser  parler  l'univers  ,  s'avisa  de  ce 
que  j'ai  dit  à  l'occasion  de  cette  ferveur  des  Chré- 
tiens et  de  leur  zèle  pour  la  Divinité  du  Sauveur, 
de  vouloir  détruire  la  croyance  de  son  humanité, 
et  tâcha  de  persuader  qu'il  n'était  pas  homme. 
Cette  entreprise  ,  qu'il  poussa  bien  plus  loin  et 
avec  bien  plus  de  fureur  que  la  première,  excita 
partout  des  mouvements  inconnus  jusqu'alors, 
et  par  lesquels  l'Eglise  fut  ébranlée  plus  qu'elle  ne 
l'avait  été  depuis  sa  naissance  ,  et  plus  qu'elle  ne 
l'a  jamais  été  depuis.  Voici  une  partie  des  choses 
mémorables  qui  s'y  passèrent. 

Maximien,  qui  prit  la  place  de  Neslorlus  en  la 
chaire  de  Constantinople  ,  eut  pour  successeur 
Proclus  ,  et  après  lui  Flavien  ,  que  la  persécution 
des  Eutychéens  a  fait  mettre  au  nombre  des  mar- 
tyrs et  a  rendu  fort  renommé  dans  l'histoire.  Ce 
grand  homme  ,  dix-huit  ans  après  le  concile  d'E- 
phèse  ,  ayant  assemblé  un  petit  synode  en  son 
palais  pour  y  décider  des  difi'érends  de  juridic- 
tion survenus  entre  quelques  évcques  de  sa  [)ro- 
vince,  y  vil  naître  inopinément  des  confusions 
déplorables.  Un  des  prélats  qui  se  trouvèrent  là, 
homme   savant,  dont  les  hisloiicns  [)arlent  avccr 

m' 


2IO  ENTRETIEN    VI. 

lioiineur,  et  qu'ils  mettent  entre  les  plus  grands 
personnages  de  son  siècle,  je  veux  dire  Eusèbe, 
evêque  de  Dorilée ,  lui  présenta  une  requête  où 
il  l'avertissait  qu'un  certain  moine  nommé  Euty- 
cliez,  prêtre  de  son  diocèse  et  supérieur  d'un 
grand  monastère,  avait  inventé  une  nouvelle  doc- 
trine touchant  l'Incarnation,  et  qui,  sous  prétexte 
de  s'éloigner  de  Terreur  de  Nestorius  et  de  mieux 
établir  la  croyance  de  l'unité  de  l'hypostase,  sou- 
tenait qu'il  n'y  avait  qu'une  seule  nature  en  Jésus- 
Christ  ;  que  la  nature  humaine,  convertie  en  la 
nature  divine,  et  consumée  par  la  force  du  Verbe 
durant  le  mélange  que  le  Saint-Esprit  avait  fait 
des  deux  ,  n'y  retenait  que  sa  figure  et  ses  appa- 
rences humaines,  et  que  sous  ces  apparences,  le 
seul  Verbe  avait  fait  et  souffert  tout  ce  que  l'E- 
vangile nous  raconte  du  Sauveur;  que  l'homme 
n'avait  point  enduré  la  mort ,  puisqu'il  n'y  avait 
qu'un  Dieu  sur  la  croix,  revêtu  de  notre  ressem- 
blance, et  que,  bien  que  le  Saint-Esprit  se  fût 
servi  delà  substance  d'un  vrai  homme  pour  la  mê- 
ler avec  la  substance  du  Fils  de  Dieu  et  pour  for- 
mer Jésus-Christ,  néanmoins,  la  vérité  de  cette 
substance  humaine  étant  détruite  et  abîmée  dans 
l'immensité  de  l'essence  divine  ,  il  n'était  resté 
que  l'ombre  de  l'humanité  conservée  miraculeu- 
sement au  milieu  de  tant  de  splendeur,  et  que 
c'était  cette  ombre  qui  avait  paru  au  dehors  sur  la 
croix, tandis  qu'au-dessous, il  n'y  avait  point  d'au- 
tre substance  qu'une  substance  immortelle  et  im- 
passible. 

riavien  etles  autres  Pères  delà  Compagnie  furent 
étonnés  d'entendre  cette  nouvelle  doctrine.  Ils  cru- 
rent néanmoins  d'abord  queleremède  était  facile  , 
parce  qu 'Eusèbe  avait  ajouté  que,  depuis  long- 
temps, cet  Archimandrite  lui  témoignait  de  la  con- 
fiance et  qu'ils  s'entr'aimaient  beaucoup.  Oii  lui 


ENTRETIEN    VI.  ^11 

repn'senla  qu'il  pouvait  très-aisémont ,  par  un  mot 
de  remontrance  charitable,  désabuser  son  ami, 
et  le  reppeler  de  ses  égarements  dans  le  droit  che- 
min de  l'Evangile.  Mais  l'éveque  ayant  répondu 
qu'il  avait  déjà  fait  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre 
de  son  zèle  particulier  ,  qu'il  avait  épuisé  tou- 
tes les  raisons  possibles  sans  aucun  effet  .  et 
que  les  choses  étaient  en  un  état  qu'il  ne  savait 
plus  d'autre  remède  que  d'en  avertir  l'Eglise  ,  et 
d'implorer  son  secours  contre  le  mal  qui  se  ré- 
pandait en  plusieurs  endroits  du  diocèse  ,  on  jugea 
à  propos  de  penser  sérieusement  à  cette  affaire, 
et  les  avis  furent  d'envoyer  quérir  Eutychez.  Un 
prêtre  et  un  diacre  ayant  été  aussitôt  députés  ,  ils 
allèrent  le  trouver,  et  lui  signifièrent  le  comman- 
dement de  la  compagnie,  et  l'ordre  qu'ils  avaient 
de  l'emmener  avec  eux. 

Eutychez  s'excusa  sur  sa  règle  et  sur  son  vœu , 
qui  lui  défendaient  de  sortir  sous  peine  de  péché 
mortel  ;  que  son  monastère  était  un  sépulcre  d'où 
il  avait  promis  à  Dieu  qu'aucune  puissance  humai- 
ne ne  le  tirerait  jamais.  Il  ajouta  que  ce  n'était  pas 
le  zèle  de  la  religion,  mais  une  rupture  d'amitié  et 
un  désir  secret  de  vengeance  qui  avaient  obligé 
Eusèbe  de  le  trahir  lâchement  et  de  le  diffamer 
dans  le  synode. 

Les  Pères,  offensés  de  sa  désobéissance,  lui  dé- 
putent deux  autres  prêtres  avec  une  lettre  syno- 
dale ,  lui  commandant  de  venir,  et  employant  les 
formes  et  les  termes  d'une  autorité  souveraine  pour 
l'obliger  à  paraître.  Les  députés  ,  malgré  l'oppo- 
sition des  moines  ,  qui  voulurent  les  arrêter  à  la 
porte  ,  sous  prétexte  que  leur  Père  était  malade, 
vont  jusqu'à  sa  chambre  et  lui  mettent  la  lettre 
entre  les  mains.  Eutychez,  aussi  peu  malade  que 
scrupuleux,  contrefait  l'un  et  l'autre,  leur  tient 
de  longs  discours  sur  les  incommodités  de  sa  vieil- 


212  ENTllET;r.>J    VJ[. 

lesse  et  sur  rimpoitance  de  son  vœu  de  clôture, 
et  leur  dit  enfin  nettement  qu'il  n'y  ira  pas. 

Les  Pères  persistèrent  dans  leur  résolution, et  lui 
envoyèrent  une  troisième  ambassade.  Le  moine 
persista  dans  son  opiniâtreté  :  toute  sa  déférence 
tut  d'envoyer  un  autre  moine  nommé  Abraham 
pour  exposer  sa  doctrine,  et  pour  la  soutenir  de 
sa  part  devant  cette  auguste  compagnie.  Mais  ayant 
su  que  les  prélats,  scandalisés  de  cette  hardiesse 
inouïe,  se  disposaient  à  le  punir  exemplairement, 
il  changea  de  pensée  ,  et  la  peur  le  fit  enfin  par- 
ler avec  plus  de  soumission  ,  c'est-à-dire  avec 
une  malice  plus  respectueuse  et  mieux  couverte. 
Il  les  envoya  supplier  d'attendre  huit  jours,  et  de 
lui  accorder  ce  peu  de  temps  pour  reprendre  ses 
forces  ,  et  pour  se  préparer  à  supporter  le  travail 
et  l'incommodité  du  chemin  ,  promettant  qu'il  ne 
manquerait  pas  alors  d'obéir  et  d'aller  recevoir 
leurs  commandements.  Le  malheur  de  l'affaire 
était  que  Chrysaphius,  premier  minislte  d'état,  et 
qui  pouvait  tout  sur  l'esprit  de  l'empereur  Théo- 
dose, haïssait  le  patriarche  Flavien,  et  que  le  re- 
fus que  cet  évêque  avait  fait  autrefois  de  reconnaî- 
tre par  un  présent  simoniaque  la  faveur  qu'il  avait 
reçue  du  ministre  en  sa  promotion ,  avait  suscité 
dans  son  cœur  un  désir  de  vengeance  qui  n'était 
pas  encore  éteint. 

Eutychez  employa  les  huit  jours  qu'on  lui  avait 
accordés,  pour  former  sur  cette  haine  des  desseins 
et  des  espérances  ;  et  quand  il  crut  avoir  disposé 
toutes  ses  intrigues  et  dressé  les  ressorts  de  sa 
faction,  il  partit  enfin,  suivi  d'un  grand  cortège 
de  moines  ,  et  vint  se  présenter  hardiment  devant 
le  concile.  Quoiqu'un  régiment,  conduit  par  Flo- 
rentins Patrice  et  envoyé  de  la  part  de  Chrysa- 
phius, eut  précédé  Eutychez,  et  qu'il  semblât  que 
vclte  troupe  de  soldats  n'était  là  que  pour  le  dé- 


E.'ITRETIEN    VI.  21  J 

fendre  elle  protéger,  les  Pères  nc'anmoins  con- 
servèrent leur  liberté.  Ils  interrogèrent  le  moine 
sur  tous  les  articles  de  l'Incarnalion  du  Verbe,  et 
lui  ordonnèrent  d'en  parler  à  haute  voix  ,  de  la 
même  façon  qu'il  avait  fait  à  l'oreille  de  ses  cou° 
fidents,  et  de  déclarer  les  pensées  qu'il  avait  con- 
çues de  ce  mystère  adora])ie.Eutycliez,ne  doutant 
pas  que  sa  doctrine  serait  en  sûreté  parmi  tant  de 
gardes,  la  découvre  sans  rien  ^aindre,  et  soutient 
que  les  deux  natures  en  Jésus-Christ, parfailement 
distinctes  avant  leurs  approches  et  leur  liaison,  se 
confondirent  dès  le  moment  qu'elles  s'approchè- 
rent, et  que,  durant  leurs  embrassements,la  nature 
humaine  opprimée  sous  la  gloire  et  la  grandeur  de 
la  Divinité  ,  se  transforma  et  se  perdit  ,  et  qu'il  ne 
resta  plus  qu'une  nature,  et  une  personne  divine 
entremêlée  de  je  ne  sais  quelle  ombre  d'humanité^ 
et  que  cela  s'appelle  Jésus-Christ. 

Les  Pères  remontrèrent  à  ce  dogmaliste  qu'il 
s'égarait  de  la  foi  de  Nycée  avec  plus  d'absurdité 
qu'aucun  hérésiarque  n'avait  fait  jusqu'alors  ,  et 
ils  eurent  la  bonté  de  l'exhorter  à  se  reconnaître, 
et  tâchèrent,  par  des  remontrances  paternelles,  de 
le  ramener  dans  le  sentiment  commun  de  l'Eglise. 
Mais  comme  ils  virent  que  la  faveur  de  Florentins 
et  l'escorte  de  ses  soldats  le  rendaient  de  plus  en 
plus  opiniâtre  et  hardi,  ils  furent  contraints  de 
lui  témoigner  que  ces  secours  liumains  ne  les  ef- 
frayaient pas,  et  qu'ils  ne  craignaient  que  Dieu 
seul.  Ensuite  ils  prononcèrent  contre  lui  un  arrêt  de 
condamnation,  déclarèrent  sa  doctrine  fausse,  hé- 
rétique et  détestable,  lui,  dégradé  de  sa  prêtrise, 
déposé  de  sa  charge  de  supérieur,  retranché  du 
nombre  des  fidèles,  et  tous  ceux  qui  le  soutien- 
draient en  ses  mauvaises  opinions,  excommuniés 
avec  lui.  L'arrêt  fut  signé  de  trente  évêques  et  do 
vingt-cinq  abbés  .  sans   que  Eloicnlius,  ou  ceux 


Ûl4  ENTRETIEN    Vl. 

de  sa  suite  osassent  ou  jugeassent  à  propos  de  s*y 
opposer,  croyant  que, puisqu'on  ne  touchait  point 
à  sa  personne ,  il  fallait  former  un  appel ,  et  agir 
contre  le  synode  par  des  procédures  juridiques. 

Eutychez  suivit  leur  sentiment,  et  en  appela  au 
Pape,  qui  était  alors  Saint  Léon.  Il  écrivit  à  Sa 
Sainteté,  et  l'avertit  que  le  patriarche  de  Constan- 
linople  et  les  évêques  de  sa  province  voulaient 
ressusciter  l'hérésie  de  Nestorius,  et  qu'ils  venaient 
de  condamner  la  confession  et  la  foi  du  concile 
d'Éphèse.  Saint  Léon,  étonné  de  cette  nouvelle, 
écrit  à  Flavien  et  se  plaint  de  lui.Flavien  se  justi- 
fie. Il  y  eut  diverses  réponses  et  diveres  informa- 
lions  de  part  et  d'autre ,  mais  enfin ,  le  Pape ,  par- 
faitement instruit  de  la  vérité  par  les  lettres  de 
toutes  les  personnes  de  croyance  et  de  vertu,  con- 
firma la  condamnation  d'Eutychez  et  approuva 
les  actes  du  concile  provincial. 

Le  moine,  condamné  à  Rome,  en  appela  à  l'em- 
pereur, et  par  une  conduite  qui  surprit  et  affligea 
tous  les  gens  de  bien  ,  le  fit  supplier  de  se  rendie 
juge  de  cette  cause.  L'Empereur,  dont  les  vertus 
extraordinaires  étaient  mêlées  de  quelques  vices  qui 
en  diminuaient  l'éclat ,  et  dont  la  puissance  ne 
servait  plus  alors  qu'à  soutenir  les  passions  de 
Chrysaphius  ,  consentit  à  la  supplication  de  l'hé- 
rétique ,  et  commanda  que  les  évêques  se  rassem- 
blassent sous  un  autre  président  ,  et  qu'on  permît 
aux  religieux  d'Eutychez  de  disputer  contre  les 
docteurs  catholiques  pour  les  opinions  de  leur 
maître. 

Il  fallait  obéir,  et  ce  fut  au  moins  une  consola- 
tion pour  les  Pères  du  concile  que  Théodose  eût  la 
retenue  de  ne  vouloir  pas  juger  par  soi-même  un 
procès  dont  le  jugement  n'appartenait  qu'à  l'Egli- 
se. Les  conférences  et  les  disputes  durèrent  long- 
temps ,  mais  Dieu  voulut  qu'elles  se  terminassent 


ENTRETIEN    VI.  21  5 

par  la  confirmation  de  tout  ce  qui  s'était  fait  au- 
paravant, et  qu'Eutychez  y  fiit  encore  condamné. 

Ce  moine, accablé  de  tant  de  condamnations, eut 
la  force  et  le  courage  de  se  relever  de  cet  acca- 
blement pour  faire  de  nouvelles  entreprises.  Son 
esprit  inventif  et  factieux  s'avisa  de  recourir  au 
patriarche  d'Alexandrie  nommé  Dioscore  ,  sur 
l'espérance  que  le  successeur  dé  Saint  Cyrille  s'in- 
téresserait à  la  défense  des  opinions  de  ce  saint 
personnage  ,  qu'il  prétendait  et  publiait  effronté- 
ment être  les  mêmes  que  les  siennes.  Outre  qu'il 
savait  bien  que  la  jalousie  que  Dioscore  avait  con- 
tre Flavien,  le  rendait  disposé  à  écouter  des  plain- 
tes contre  lui ,  et  que  le  patriarche  d'Alexandrie 
aurait  de  la  joie  qu'après  Nestorius,  un  autre  pa- 
triarche de  Constantinople  fût  accusé  d'hérésie, 
afin  que  ce  patriarcat  étant  décrié  par  des  erreurs 
continuelles  ,  on  le  renversât  comme  un  siège  d'i- 
niquité, et  qu'on  rendît  le  premier  rang  à  l'Église 
d'Alexandrie. 

Dioscore,  autrefois  archidiacre  de  Saint  Cyrille, 
et  élevé  par  les  soins  de  ce  grand  homme  pour  lui 
succéder,  après  avoir  acquis  cette  honorable  suc- 
cession ,  dégénéra  des  vertus  de  son  prédécesseur 
et  de  son  maître ,  et  devint  le  scandale  de  l'Efrlise 
et  l'horreur  du  peuple  par  le  débordement  de  ses 
passions,  auxquelles  il  promettait  tout,  et  qui  l'en- 
gagèrent dans  des  assassinats  et  des  meurtres,  dont 
la  cause  était  encore  plus  infâme  que  le  crime  n'é- 
tait atroce.  Eutycliez  s'adresse  donc  à  lui ,  et  im- 
plore sa  puissance  et  sa  justice  contre  la  persécu- 
tion de  Flavien.  Dioscore  le  reçoit  à  bras  ouverts, 
et  entreprend  l'affaire  ardemment,  et  avccla  réso- 
lution d'y  ruiner  Flavien  ,  et  de  pousser  dans  un 
même  précipice  l'évêqne  et  la  cathétliale  qui  nui- 
saient à  sa  grandeur.  Il  vit  bien  d'abDrd  qu'il  ne 
(levait  pas  cire  seul ,  qu'il  avait  besoin  d'cUc  sou- 


mb  ENTRETIEN    VI. 

tenu  par  le  nombre,  et  que  les  évcques  de  sa  pro- 
"viiice  ne  suffiraient  pas  pour  une  si  dangereuse 
entreprise. 

Sur  quoi  la  pensée  lui  vint  d'écrire  à  Théodose, 
et  de  lui  représenter  que  l'affaire  d'Eutychez  était 
de  grande  conséquence,  et  qu'elle  ne  pouvait  être 
Lieu  jugée  que  par  un  concile  général,  qu'il  obli- 
gerait l'Eglise ,  et  qu'il  étoufferait  quantité  de 
malheurs  dans  leur  naissance,  s'il  voulait  envoyer 
au  plus  tôt  son  mandement  à  tous  les  evéques  du 
monde  ,  pour  s'assembler  au  lieu  et  le  jour  qui  lui 
sembleraient  le  plus  commodes.  Théodose,  rece- 
-vant  les  lettres  ,  vit  entrer  Flavien  qui  ,  par  une 
inspiration  divine,  venait  s'opposer  au  dessein  de 
Dioscore ,  et  faire  à  l'empereur  une  remontrance 
sur  les  misères  que  cette  assemblée  devait  infailli- 
blement produire.  Saint  Léon  averti  se  joignit  à 
Flavien  ,  et  écrivit  fortement  à  Théodose  ,  afin  de 
rompre  l'entreprise  dont  il  prévoyait  les  suites  fu- 
nestes. Dioscore  récrivit  de  son  côté,  et  soutint  si 
l)ien  sa  proposition  et  sa  cause  par  le  crédit  des 
favoris  de  la  cour  et  des  grands  de  Gonstantino- 
ple,  qu'enfin  il  la  fit  réussir,  et  que,  malgré  le 
Pape  et  le  Patriarche,  le  mandement  fut  envoyé 
aux  évêques  de  s'assembler  dans  la  ville  d'Ephèse, 
et  d'y  venir  célébrer  un  second  concile  général. 

La  violence  et  la  fraude  l'emportant  sur  la  reli- 
gion ,  il  fallut  céder.  Les  évêques  appelés  sortent 
de  leurs  provinces,  et  viennent  de  tous  les  endroits 
de  l'univers  se  rendre  à  Ephèse  au  temps  assigné. 
Les  quatre  patriarches  s'y  trouvèrent  avec  des  des- 
seins bien  différents,  et  ils  y  parurent  comme  sur 
un  théâtre  de  gloire,  ne  prévoyant  pas  qu'ils  mon- 
taient sur  un  échafaud.  Saint  Léon,  pour  ne  pas 
rompre  avec  l'empereur  ,  et  pour  ne  pas  ruiner 
le  reste  de  ses  espérances ,  envoya  quatre  légats  , 
c^ui  furent  un  évcque ,  un  prêtre ,  un  diacre  et 


ENTRETIEN    Vi.  21 7 

un  notaire,  et  qui  apportèrent  de  sa  part  deux 
lettres,  l'une  à  Flavien  et  l'autre  au  concile,  où 
il  exposait  ses  pensées  contre  la  doctrine  d'Euty- 
chez,  et  expliquait  admirablement  bien  les  senti- 
ments de  l'Église  catholique  touchant  le  mystère 
de  l'Incarnation. 

L'empereur  envoya, d'une  pari, Barsumas  Archi- 
mandrite ,  et  lui  permit  de  soutenir  par  la  dispute 
la  cause  de  tous  les  moines  déclares  en  faveur 
d'Eutychez,  etd'autre  part,  Elpidius, Comte  du  sa- 
cré Consistoire  ,  accompagné  d'un  bon  nombre  de 
gens  de  guerre,  avec  ordre,  sous  prétexte  de  dé- 
fendre le  concile  ,  de  servir  Dioscore  ,  et  d'empê- 
cher que  les  Eutychéens  ne  reçussent  aucun  dé- 
plaisir. 

Ce  conciliabule,  où  l'injustice  usurpa  visible- 
ment la  préséance  et  l'autorité,  fut  ouvert  le  hui- 
tième du  mois  d'août  del'an  quatre-cent  quarante- 
quatre.  Le  comte  Elpidius,  qui  s'appelait  l'am- 
bassadeur de  Théodose,  fit  d'abord  plus  que  son 
maître  n'eût  osé  faire  :  il  commanda  que  la  pre- 
mière affaire  de  l'assemblée  fût  d'examiner  les 
actes  du  concile  provincial  de  Constaniinople.  Les 
légats  du  Pape  s'opposèrent  à  cette  violence,  et 
ordonnèrent  qu'on  commençât  par  la  lecture  des 
lettres  apostoliques.  Eutychez  et  les  Eutychéens 
réclamèrent  contre  la  proposition  des  légats ,  et 
prétendirent  que  Flavien,  leur  ennemi,  les  ayant 
traités  ce  jour-là  même,  ils  n'étaient  point  rece- 
vables  en  la  cause,  et  que  tout  ce  qu'ils  diraient 
serait  suspect.  Les  légats,  surpris  de  voir  ce  désor- 
dre et  l'impudence  en  un  si  haut  point  d'auto- 
rité, au  lieu  de  répondre  à  ces  moines,  se  levè- 
rent et  sortirent.  L'indignation  qu'ils  avaient  de 
voir  que  d'autres  occupassent  les  premiers  rangs 
et  qu'on  n'eût  pas  observé  la  coutume,  ne  contri- 
bua pas  peu  à  leur  faire  prendre  celte  résolution. 


2l8  ENTRETIEN    VI. 

Ceux  qui  les  suivirent  de  la  part  de  rassemblée  , 
les  arrêtèrent  par  de  fortes  supplications,  ou  plu- 
tôt par  des  violences  civiles  et  respectueuses ,  aux- 
quelles ils  ne  purent  résister,  et  qui  les  obligèrent 
de  revenir.  Ils  eurent  au  moins  la  satisfaction  de 
■voir  que,  pour  apaiser  leur  juste  colère  ,  on  tâcha 
de  régler  les  choses,  et  d'apporter  quelque  forme  . 
de  procédure  canonique,  et  quelque  ombre  de  cet 
ordre  ancien,  qui  faisait  toute  la  beauté  des  pre- 
miers conciles. 

Ce  règlement  déplut  à  Dloscore  et  à  Barsumas, 
qui  n'étaient  pas  là  pour  faire  triompher  la  vérité 
ni  pour  rendre  ces  conférences  utiles  à  l'Eglise. 
Tandis  qu'on  disputait  méthodiquement  ,  et  que 
les  notaires  attentifs  écrivaient  avec  sincérité  ce 
qui  se  disait  de  part  et  d'autre  ,  ces  deux  chefs  de 
sédition  sortirent,  et  peu  de  temps  après, entrèrent 
accompagnés  d'une  multitude  de  soldats,  et  de 
trois  cents  moines  déterminés  à  commettre  toutes 
les  insolences  qu'on  leur  commanderait  ,  et  s'é- 
tant  rendus  maîtres  de  l'assemblée  par  cette  irrup- 
tion imprévue  ,  commencèrent  à  y  exercer  ouver- 
tement une  espèce  de  tyrannie.  Ils  arrachent  les 
papiers  d'entre  les  mains  des  notaires,  et  les  dé- 
chirent; se  saisissent  de  tous  les  prélats  qu'ils  soup- 
çonnaient être  affectionnés  au  patriarche  Flavien  , 
et  les  envoient  en  prison  comme  des  perturbateurs 
et  des  hérétiques  ;  condamnent  le  patriarche  d'An- 
tioche  avec  les  évêquesIbasetThéodoret,  et  les  dé- 
clarent déposés  de  l'épiscopat  ;  présentent  des  pa- 
piers blancs  à  tous  les  autres  évêques,  et  l'épée  sur  la 
gorge,  leur  commandent  d'y  mettre  leursignature;  * 
font  poursuivreles  légats  du  Pape, qui,  à  la  première 
vue  de  ce  tumulte ,  s'étaient  enfuis  ;  font  lire  les 
écrits  d'Euty chez,  lui  don-nent  des  approbations  et 
des  louanores  comme  au  réparateur  de  la  doctrine 
cathohque  et  au  prophète  envoyé  de  Dieu  pour 


ENTRETIEN    VI.  219 

défendre  la  foi  deNicée,  et  pour  expliquer  les 
vérités  de  son  symbole;  le  rétablissent  en  ses  fonc- 
tions de  prêtre  et  en  sa  cbarge  de  supérieur  ; 
îinathéniatisent  ses  accusateurs  et  ses  juges  ,  et  en- 
fin,ayant  mis  au-dessus  de  la  signature  desévêques 
un  arrêt  d'excommunication  contre  Flavien  et 
contre  Eusèbe  de  Dorilée,  qui  étaient  la,  ils  le  pro- 
noncèrent hautement  ,  et  y  mêlèrent  mille  infâ- 
mes imprécations  contre  ce  vénérable  vieillard. 

Flavien,  excommunié  de  la  sorte,  les  yeux  bai- 
gnés de  larmes  à  la  vue  de  cette  profanation  ,  en 
appelleau  Saint-Siège.  Dioscore,  prenant  cet  appel 
apostolique  pour  un  affront,  en  appelle  à  ses  sol- 
dats et  à  ses  moines,  et  leur  commande  de  se  sai- 
sir de  cet  excommunié.  Les  soldats  et  les  moines, 
également  insolents,  se  jettent  sur  le  patriarche,  le 
chargent  de  chaînes  ,  l'arrachent  de  son  siège,  et 
le  traînent  inhumainement  le  long  de  l'église.  Le 
saint  prélat,  environné  de  tant  de  meurtriers,  crie 
justice  au  ciel,  et  menace  Dioscore  de  la  vengeance 
de  Jésus-Christ.  Dioscore,  transporté  de  fureur, 
descend  de  son  tribunal  ,  accourt  à  Flavien  ,  et 
par  un  des  plus  honteux  et  scandaleux  attentats 
qui  se  soient  vus  parmi  les  Chrétiens,  tout  vêtu 
qu'il  est  de  ses  habits  pontificaux  ,  lui  décharge 
mille  coups  sur  la  tête  et  sur  le  visage,  et  ensuite 
le  foule  aux  pieds,  et  le  laisse  tout  couvert  de 
sang  et  de  plaies.  Ce  saint  homme,  enlevé  avec  sa 
mitre ,  et  ses  habits  déchirés  et  mis  en  pièces  ,  fut 
porté  sur  un  lit,  et  de  là  transporté  en  exil ,  où, 
parmi  les  larmes  et  les  regrets  de  ceux  qui  l'ac- 
compagnèrent, il  mourut  au  bout  de  trois  jours. 

Eutychez  regarda  cet  assassinat  comme  un 
triomphe.  Dioscore,  dont  la  conscience  réprouvée 
et  abandonnée  de  Dieu  n'y  voyait  rien  que  de 
glorieux,  devint  plus  hardi,  s'attribua  l'autorité 
de  nommer  un  successeur,  et  nomma  Anaiolius 

i3. 


220  ENTRETIîN    VI. 

son  secrétaire  ;  et  pour  achever  par  un  coup  si- 
gnalé d'impudence,  il  excommunia  le  pape  Saint 
Léon  ,  et  prononça  contre  lui  le  même  analhème. 
Saint  Léon  reçut  comme  autant  de  coups  mor- 
tels les  nouvelles  de  ce  parricide  et  des  malheurs 
qui  l'avaient  suivi.  Néanmoins,  sa  vertu  lesoutint 
contre  les  atteintes  d'une  tristesse  désespérée , 
dont  il  sentit  d'abord  les  premiers  mouvements  , 
et  il  ne  songea  plus  qu'à  chercher  les  moyens  les 
plus  doux  de  remédier  au  mal.  Il  en  trouva  en  ef- 
fet de  très-propres ,  mais  la  fermeté  de  Théodose 
les  rendit  inutiles,  et  durant  quelques  années,  les 
soins  de  ce  grand  Pape  n'eurent  point  d'autre  ef- 
fet que  de  toucher  les  cœurs  du  peuple  et  des 
princes  qui  ne  le  pouvaient  servir.  Mais  enfin , 
l'empereur  Valentinien  venant  à  Rome  avec  sa 
mère  Placidie  et  sa  femme  Eudoxe  pour  y  visiter 
les  tombeaux  des  saints  apôtres,  il  alla  au-devant 
d'eux,  et  leur  raconta  ce  que  cette  impie  sy- 
nagogue avait  attenté  contre  l'Eglise  ,  et  il  mêla 
tant  de  soupirs  et  tant  de  pleurs  au  récit  qu'il  leur 
fit  de  la  mort  de  Flavien,  qu'il  força  l'empereur 
et  les  impératrices  de  pleurer  avec  lui ,  et  de  lui 
accorder  à  l'heure  même  tout  ce  qu'il  put  désirer 
de  leur  faveur.  Il  les  supplia  d'écrire  à  Théodose, et 
de  faire  en  sorte  qu'il  voulût  consentir  à  la  con- 
vocation d'un  nouveau  concile,  et  qu'il  reconnût 
que  l'Esprit  de  Dieu  ne  le  trouvant  point  dans  les 
assemblées  d'où  la  justice  et  la  liberté  sont  ban- 
nies ,  ce  qui  s'était  fait  dans  Ephèse  n'était  rien 
que  profanation  et  abus.  Valentinien  et  Eudoxe 
écrivirent  à  Théodose,  et  firent  ce  qu'ils  purent 
pour  le  gagner  :  mais  ce  prince  résista  jusqu'à  la 
mort;  et  sa  prévention  fut  telle  qu'il  déclara  par 
arrêt  que  Flavien  avait  été  justement  massacré, 
et  que  le  dernier  concile  d'Ephèse  aurait  la  même 
autorité  dans  l'Eglise  que  le  concile  de  Nicée. 


ENTRETIEN    VI.  221 

Dieu  ne  voulut  pas  permettre  que  cet  aveugle- 
ment produisît  de  plus  grands  maux,  et  que  l'hë- 
résie  et  l'impiété  fussent  plus  longtemps  proté- 
gées. Peu  de  temps  après  cette  déclaration,  Théo- 
dose tomba  de  cheval,  et  le  coup  mortel  qu'il  re- 
çut de  cette  chute  ruina  les  desseins  et  toute  la 
fortune  des  Eutychéens.  Il  eut  pour  successeur 
Marcien,  dont  la  piété  déjà  connue  releva  l'espé- 
rance de  Saint  Léon.  Ce  Pape  écrivit  promptement 
au  nouvel  empereur  pour  le  conjurer  de  regar- 
der d'un  œil  de  compassion  les  ruines  de  l'Eglise 
orientale  ,  et  de  les  vouloir  rétablir  par  les  mains 
des  évêques  ,  et  par  la  convocation  d'un  synode 
où  le  Saint-Esprit  présidât. 

Marcien,  témoin  oculaire  de  l'état  pitoyable  de 
la  religion ,  et  convaincu  que  le  désir  du  Pape  était 
une  inspiration  du  Saint-Esprit  ,  donna  aussitôt 
son  consentement,  et  assigna  la  ville  de  jSicée 
pour  être  le  lieu  où  les  Pères  s'assembleraient.  Ils 
commencèrent  en  effet  à  s'y  assembler  ;  mais  les 
légats  de  Saint  Léon  ,  qui  furent  trois  évèques , 
Pachasius,  Lucentius,  Julianus,  et  un  prêtre  nom- 
mé Boniface,  étant  arrivés  à  Constantinople,  re- 
présentèrent à  l'empereur  qu'il  était  nécessaire 
qu'il  assistât  lui-même  au  concile ,  parce  qu'en  An 
absence,  il  n'y  aurait  que  de  la  confusion,  et  que, 
puisque  ses  affaires  et  sa  santé  ne  lui  permettaient 
pas  d'aller  à  Nicée  ,  il  fallait  qu'il  changeât  l'assi- 
gnation, et  que  le  concile  se  tînt  àChalcédoine,  qui 
était  proche,  et  dont  le  voyage  ne  lui  serait  qu'une 
promenade  et  qu'un  divertissement. 

Ce  conseil  très-sage  ,  qui  vint  de  l'esprit  de 
Saint  Léon,  et  qui  fut  le  principe  des  grands  et 
admirables  succès  de  ce  ([uatrième  concile  ,  ayant 
été  reçu,  on  contremanda  les  évêques  en  diligence, 
et  on  leur  envoya  Tordre  de  se  rendre  à  Chalcé- 


222  EiXTRETIEN    VI. 

doine  au  commencement  du  mois  d'octobre  de 
l'an  4^1, 

Ils  vinrent  de  toutes  les  contre'es  du  monde 
jusqu'au  nombre  de  six  cent-trente  ,  tant  la  joie 
et  l'espérance  de  voir  le  rétablissement  de  la  doc- 
trine de  l'Evangile  et  de  l'honneur  de  Jésus- 
Christ,  avait  touché  tous  les  prélats  ,  et  même  les 
moins  zélés  ! 

Marcien ,  à  qui  quelques  affaires  ne  permirent 
pas  de  s'y  trouver  assez  tôt  pour  les  premières 
séances  ,  envoya,  comme  il  en  est  parlé  dans  les 
actes,  des  juges  et  un  sénat,  c'est-à-dire  deux  il- 
lustres compagnies ,  l'une  composée  des  plus  no- 
bles et  des  plus  grands  seigneurs  de  l'empire,  qui 
possédaient  les  premières  charores  delà  milice  im- 
pénale  ,  l  autre  composée  des  plus  sages  oihciers 
de  la  justice  ,  et  des  plus  renommés  par  leurs  ac- 
tions et  par  leurs  emplois.  Quoi  que  quelques  in- 
terprètes aient  voulu  dire,  Marcien  n'eut  jamais 
l'intention  de  les  envoyer  pour  avoir  aucune  voix 
délibérative  sur  les  affaires  de  la  religion  et  dans 
les  causes  ecclésiastiques  des  prélats  :  il  prétendit 
seulement  qu'ils  empêchassent  par  leur  présence 
qu'il  n'arrivât  quelque  désordre  ,  et  qu'ils  fussent 
les  témoins  de  ce  que  les  séditieux  tâcheraient  de 
faire ,  s'il  y  en  avait  là  quelques-uns  qui  osassent 
troubler  une  si  sainte  assemblée. 

Elle  se  tint  dans  l'église  de  Sainte  Euphémie, 
vierge  et  martyre  ,  où  la  religion  chrétienne  parut 
revêtue  d'une  nouvelle  majesté.  Les  deux  compa- 
gnies de  princes  et  de  seigneurs,  magnifiquement 
vêtus  et  parés  des  ornements  de  leurs  charges,  fu- 
rent mises  au  haut  de  l'église  entre  les  deux  rangs 
des  prélats.  Les  prélats  ,  trois  cents  de  part  et 
d'autre,  avec  leurs  thiares  brillantes  de  pierreries, 
et  couverts  de  leur  pourpre  pontificale,  furent  dis- 
posés selon  la  coutume.  Les  auatre  légats  tinrent 


ITir RETIEN   VI.  '2  2j 

les  premières  places  du  côté  gauche.  Anatolius  , 
patriarche  de  Constantinoj)le,  les  joignit  ;  vis-à-vis 
de  lui  fut  assis  Dioscore,  patriarche  d'Alexandrie, 
et  ensuite  les  autres  patriarches  ,  et  puis  le  reste  des 
ivèques,  qui  remplirent  la  grande  nef  de  celte  fa- 
meuse église. 

Les  légats  firent  l'ouverture  par  une  parole  qui 
trouhla  un  peu  la  sérénité  de  ce  beau  jour,  et  qui 
futpresque  la  cause  d'un  malheur  irréparable:  ils 
léclarèrent  qu'ils  sortiraient,  si  Dioscore  ne  sortait 
le  son  siège  de  juge  etd'évcque,  et  s'il  paraissait 
\u  concile  autrement  qu'en  état  de  criminel.  Les 
seigneurs  et  les  juges  laïques,  quien  virent  la  consé- 
quence, répondirent  qu'il  fallait  exposer  aupara- 
vant les  causes  de  cette  exclusion.  Les  légats  répli- 
quèrent qu'on  les  exposerait  quand  il  paraîtrait 
en  la  posture  et  en  l'habit  d'un  homme  coupable. 
Ceux-là  persistèrent  à  vouloir  qu'on  commen- 
çât par  l'exposition  des  crimes  ,  et  ceux-ci  par  le 
commandement  qu'on  devait  faire  à  un  criminel 
de  quitter  sa  place.  D'ailleurs,  Eusèbe  de  Dorillée, 
qui  avait  été  si  maltraité  au  conciliabule  d'Ephèse, 
se  leva  au  milieu  de  la  compagnie ,  et  les  larmes 
aux  yeux,  demanda  justice  contre  Dioscore.  Dios- 
core la  demanda  lui-même  contre  cette  infraction 
des  lois  et  des  coutumes,  qui  ne  permettaient  pas 
qu'on  parlât  d'autre  chose  que  des  questions  de 
la  foi.  En  même  temps  Théodoret,  que  le  Pape  et 
l'Empereur  ,  assurés  de  sa  conversion  ,  avaient 
envoyé  avec  ordre  (ju'il  fût  reçu  ,  et  qu'il  tînt  son 
rang  parmi  les  autres,  entra  dans  le  concile,  et  à 
la  vue  de  cet  homme  odieux,  les  confidents  de 
Dioscore  et  les  anciens  amis  de  Saint  Cyrille, 
poussant  un  cri  d'horreur  et  demandant  qu'on 
chassât  ce  Nestorien,  tous  les  autres  évcques,  irri- 
és  et  animés  de  zèle,  s'écrièrent  :  Qu'on  citasse 
'e  meurtrier  cl  /c  /jurricide  !  de  sorte  (pie  ces  deux 


Û24  ENTRETIEN    Vï. 

mots,  Nestorlen  et  meurtrier ,  firent  un  tumulte 
dans  l'assemblée  ,  et  l'on  craignit  avec  sujet  d'y 
voir  renaîti^e  les  mêmes  désordres  qui  avaient  trou- 
blé le  dernier  concile. 

Mais  le  Saint-Esprit,  qui  présidait  à  cette  assem- 
Ijlée ,  ramena  soudainement  la  tranquillité,  et  tous 
les  esprits  émus  se  calmèrent  pour  écouter  la  pro- 
position que  les  juges  firent,  que  le  véritable  com- 
mencement de  leurs  conférences  et  le  plus  né- 
cessaire pour  former  de  justes  et  de  louables  réso- 
lutions, devait  être  la  lecture  des  choses  qui  s'é- 
taient passées  en  la  dernière  assemblée  d'Ephèse  , 
et  le  récit  des  actes  de  ce  concile  ,  dont  l'histoire 
e'tait  inconnue  à  plusieurs  de  la  compagnie. 

Il  furent  en  cela  divinement  inspirés  ,  et  prévi- 
rent bien  que  dès  qu'on  aurait  lu  ces  actes  tragi- 
ques ,  les  opinions  se  réuniraient,  et  que  cette 
grande  multitude  d'esprits  n'auraient  plus  qu'une 
même  voix  et  qu'un  même  sentiment  ,  qui  serait 
la  condamnation  de  Dioscore. 

Alors  les  notaires,  ouvrant  les  cahiers,  récitè- 
rens  à  haute  voix  ce  qui  s'y  trouva  ,  et  lurent  les 
pièces  authentiques  où  étaient  contenus  les  actes 
et  les  particularités  de  cette  longue  tragédie.  Cha- 
que pièce  était  une  déclaration  des  crimes  de  Dios- 
core. Celles  mêmes  qui  avaient  été  falsifiées  en  sa 
faveur  lui  furent  plus  désavantageuses  que  les 
autres,  parce  que  la  multitude  des  témoins  rendait 
la  falsification  indubitable. 

Il  voulut  se  défendre  en  produisant  le  papier  où 
tous  les  prélats  avaient  signé  avec  lui  la  condamna- 
lion  de  Flavien  ;  mais  deux  cents  de  ces  prélats 
protestèrent  qu'ils  n'avaient  signé  qu'un  papier 
blanc  ,  et  qu^on  les  avait  contraints  de  le  signer, 
l'épée  sur  la  gorge  et  en  les  menaçant  de  les 
tuer.  Après  ime  longue  résistance,  lassé  de  se  roi- 
dir  contre  des  accusations  si  fortes,  il  fut  obligé 


ENTRETIEN    Vf.  2'2j 

de  se  taire  ,  et  de  laisser  lire  le  reste  sans  y  faire 
aucune  réponse.  Le  temps  de  la  première  séance 
s'employa  à  cette  lecture  ,  qui  dura  longtemps. 
Dès  qu'elle  fut  achevée,  les  juges  se  levèrent  et 
sortirent,  en  témoignant  à  la  compagnie  qu'elle 
pourrait  désormais  procéder  a  la  condamnation 
de  Dioscore  et  de  ses  complices,  et  qu'il  leur  sem- 
blait qu'il  était  juste  de  leur  faire  souffrir  le  mal 
qu'ils  avaient  injustement  exercé  envers  les  au- 
tres. 

Dioscore,  qui  vit  bien  le  danger,  s'absenta  delà 
deuxième  séance  et  de  la  troisième,  nonobstant  le 
commandement  qu'il  reçut  d'y  venir  par  deux  dif- 
férentes députations.  Il  donna  des  excuses  aux 
députés  et  tacha  de  couvrir  sa  crainte  ,  mais  elle 
ne  fut  pas  moins  visible  que  ses  fautes.  Il  lui  était 
très-inutile  de  chercher  des  prétextes  et  des  voiles, 
tandis  que  le  ciel  et  le  soleil  parlaient  contre  lui  , 
et  demandaient  justice  de  ses  attentats,  dont  ils 
avaient  été  les  témoins. 

Ce  qui  obligea  les  Pères  de  ne  pas  différer  à 
prononcer  son  arrêt  fut  que  quelques  ecclésiasti- 
ques envoyés  de  la  part  des  citoyens  d'Alexandrie, 
ayant  demandé  permission  d'entrer  et  de  parler  , 
présentèrent  des  requêtes  contre  ce  malheureux 
patriarche,  et  dirent  de  lui  des  choses  plus  éton- 
nantes que  tout  ce  qu'on  avait  dit  jusqu'alors  :  ils 
parlèrent  des  extorsions,  des  concussions  ,  des  in- 
cendies,et  d'autres  semblables  violences  qu'il  avait 
commises  impunément  dans  les  maisons  des  par- 
ticuliers; ils  l'accusèrent  d'avoir  enlevé  des  fem- 
mes ,  forcé  et  violé  des  filles  ,  corrompu  de  jeu- 
nes hommes,  et  ils  produisirent  tant  et  de  si  ma- 
nifestes preuves  de  leurs  accusations  que  tous 
ces  saints  prélats, frémissant  d'indignation  et  d'hor- 
reur ,  poussèrent  unanimement  louis  voix,  et 
crièreut    ensemble   analhèmc    cunlie    Dioscore. 


526  ENTRETIEN    VI. 

L'arrêt  en  fut  distinctement  prononcé  par  les  lé- 
gats apostoliques,  qui,  en  peu  de  mots  ,  selon  la 
forme  ordinaire,  déclarèrent  que  Dioscore,  atteint 
et  convaincu  d'hérésie  ,  de  blasphème  ,  de  sacrilè- 
ge ,  de  trahison  ,  d'adultère,  de  parricide,  était 
à  jamais  dégradé  de  la  prêtrise,  de  l'épiscopat,  etde 
toutes  les  charges ,  dignités  et  fonctions  ecclésias- 
tiques. Cet  arrêt,  trop  juste,  mais  trop  miséricor- 
dieux ,  fut  signé,  des  six  cent-trente  évêques  qui 
étaient  là ,  et  envoyé  à  Marcien  avec  des  lettres 
du  synode,  qui  écrivit  aussi  au  peuple  d'Alexan- 
drie pour  l'assurer  qu'on  y  avait  écouté  ses  plain- 
tes et  qu'on  y  avait  satisfait. 

Dans  les  séances  suivantes, les  prélats  qui  avaient 
assisté  au  dernier  conciliabule  d'Ephèse,  deman- 
dèrent et  reçurent  le  pardon  de  leur  faute  ,  après 
s'être  accusés  eux-mêmes  ,  et  avoir  détesté  la  fai- 
blesse qu'ils  eurent  de  redouter  les  menaces,  et 
de  succomber  à  la  fureur  de  leur  patriarche  hé- 
rétique. 

Dans  la  huitième,  on  parla  de  l'affaire  de  Théo- 
doret,  qui  avait  autrefois  servi  de  secrétaire  dans 
les  conciHabules  de  Nestorius  ,  et  qui  s'était  dé- 
claré un  des  plus  ardents  protecteurs  de  sa  doc-^ 
trine.  Quoique  le  Pape  eût  déjà  reconnu  la  vérité 
de  sa  conversion  et  qu'il  l'eût  reçu  à  la  commu- 
nion des  catholiques,  néanmoins,  pour  satisfaire 
plus  amplement  à  l'Eglise  scandalisée ,  les  Pères 
ne  voulurent  point  déclarer  par  une  sentence  syno- 
dale qu'il  était  converti,  qu'auparavant  ils  n'eus- 
sent appris  ses  sentiments  de  sa  propre  bouche, 
et  qu'il  n'eût  abjuré  ses  erreurs  en  présence  de  la 
compagnie. 

C'est  une  chose  merveilleuse  que  quoique  ce 
grand  homme  eût  quitté  toutes  les  opinions  des 
hérétiques,  il  ne  put  néanmoins  s'empêcher  de 
faire  paraître  qu'il  lui  restait  en  Tànie  quelque 


K\rR7;riF.v  vr.  o.i-j 

chose  de  leur  naturel  et  de  leur  esprit.  Il  eut  peine 
à  parler  ingénument ,  et  il  tacha  de  couvrir,  par 
des  équivoques  et  par  des  réponses  ambiguës,  la 
honte  qu'il  éprouvait  à  condamner  ses  premières 
pensées.  On  lui  ordonna  de  paraître  au  milieu  de 
l'assemblée,  et  de  prononcer  publiquement  ces 
deux  paroles  :  Anatlieme  a  Ncstorius!  Blessieurs, 
dit-il,  j'ai  écrit  mes  sentiments  dans  des  cahiers  que 
j'ai  présentés  aux  ambassadeurs  du  Pape  Léon  :  je 
vous  supplie  qu'on  les  lise,et  que  chacun  y  connaisse 
quelle  est  ma  doctrine  et  ma  religion.  Il  n'est  pas 
question  ,  repartirent  les  Pères,  de  savoir  ce  qu'il 
y  a  dans  vos  papiers  ,  mais  de  savoir  ce  qu'il  y  a 
dans  votre  cœur  et  sur, votre  langue.  Nous  vou- 
lons que  vous  parliez.  Parlez,  et  dites  Anathemc 
à  Nestorius,  Messieurs  ,  répondit  Théodoret,  je 
suis  orthodoxe  et  catholique  ;  j'ai  été  nourri  et 
élevé  parmi  les  orthodoxes,  et  je  fais  profession 
de  ne  rien  croire  et  de  ne  rien  prêcher  qui  ne  soit 
orthodoxe  ;  et  non-seulement  Eutychez  et  Nesto- 
rius, mais  tous  les  hommes  qui  s'éloignent  de  la 
pureté  de  la  doctrine  évangélique  ,  me  sont  étran- 
gers. Parlez  clairement  et  en  moins  de  paroles  , 
dirent  les  Pères:  on  ne  vous  demande  que  ces  deux 
mots  :  Anatheme  a  ISestoriiis  et  a  sa  doctrine!  Au 
lieu  de  les  dire,  lui  qui  avait  résolu  de  ne  point 
condamner  le  nom  ni  la  personne  de  cet  ancien 
patriarche  ,  prit  un  détour,  et  fit  une  réponse 
qu'il  crut  spécieuse  et  propre  à  détourner  aussi 
les  prélats  de  leur  dessein.  IMessieurs,  dit-il,  je 
parle  comme  Dieu  me  commande  et  en  la  façon 
que  je  crois  lui  plaire.  Le  rétablissement  en  mon 
évèché  et  le  retour  en  ma  patrie  nie  sont  choses 
indifférentes  :  je  ne  cherche  ici  que  le  bonheur  de 
vous  satisfaire  et  de  rétablir  ma  réputation  dans 
]'Eglise  ,  en  assurant  que  je  suis  orthodoxe.  Je  dis 
donc  que  j'analhémalise  tous  les  hérétiques  ol>sU- 


22S  ENTRETIEN   VI. 

nés  ,  et  nommément  ceux  qni  enseignent  qu'il  y  a 
deux  fils  en  Jésus-Christ.  Les  Pères, qui  le  voulaient 
voir  séparé  de  parole  et  d'affection  d'avec  l'hé- 
résiarque, s'écrièrent  en  l'interrompant  :  Il  ne  faut 
qu'un  mot:  dites  Jnathème  à  Nestorius! Théoâo- 
ret,  comme  indigné,  répondit  :  A  quoi  sert.  Mes- 
sieurs ,  de  le  dire,  si  vous  ne  connaissez  en  quel 
sens  je  le  veux  dire ,  et  si  je  ne  vous  explique  mes 
sentiments  ?  Sur  quoi  il  voulut  entrer  en  discours 
et  faire  une  longue  exposition  de  sa  doctrine  : 
mais  les  cris  des  juges  et  des  prélats  offensés  s'éle- 
vèrent de  toutes  parts,  et  chacun  dit  :  J^oilà  un  hé' 
relique^  'voila  un  Nestorîen.  Quon  chassé  cet  hé-' 
rétique  ^  quon  le  jette  hors  de  r  Église  et  qu^on 
renvoie  avec  son  NestorUis  !  Théo  dore  t,  effrayé, 
éleva  aussitôt  la  voix  ,  et  dit  enfin  le  plus  haut  et 
le  plus  fortement  qu'il  put:  Anathéme  a  Nestorius! 
Ces  paroles  ayant  apaisé  le  bruit,  il  remontra  mo- 
destement qu'il  avait  fait  connaître  depuis  quelque 
temps  que  c'était  là  sa  pensée,  et  qu'il  l'avait  dé- 
clarée en  toutes  les  façons  qu'on  pouvait  désirer 
d'un  homme  sincèrement  converti. 

Il  parla  en  vrai  catholique  :  de  sorte  que  ceux 
qui  lui  étaient  le  plus  contraires  furent  obligés 
de  se  joindre  à  ses  amis,  et  qu'enfin  toute  l'assem- 
J)lée  donna  un  très-honorable  arrêt  en  sa  faveur, 
le  recevant  en  la  communion  des  fidèles  et  le  ré- 
tablissant en  son  évêché.  On  ne  laissa  pas,  les  an- 
nées suivantes,  de  faire  encore  beaucoup  de  bruit 
à  son  sujet ,  comme  il  paraît  dans  les  actes  du  cin- 
quième concile. 

Après  cela,  l'occupation  de  l'assemblée  fut  de 
dresser  les  articles  d'une  doctrine  orthodoxe  tou- 
chant l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu  ,  et  de  don- 
ner à  l'Eglise  une  confession  de  foi  là-dessus  ,  qui 
fut  commune  et  invariable  ,  et  qui  servît  de  règle 
à   la   théologie  de  tous  les  siècles.    Afin   que  la 


ENTRETIEN    VI.  22g 

chose  put  s'accomplir  plus  fiuMleinent  et  avec 
moins  de  contestation  et  de  bruit,  on  jugea  à  pro- 
pos que  cliaque  province  nommât  et  députât  deux 
de  ses  éveques,  des  plus  savants  et  des  plus  re- 
nommés, et  que  ces  députés,  assemblés  en  parti- 
culier avec  les  légats  du  Pape  ,  conférassent  paisi- 
blement sur  les  difficultés  de  la  question  ,  et 
qu'ayant  tout  éclairci  ,  abrégé  et  disposé  en  la 
forme  d'un  symbole,  ils  vinssent  le  proposer  au 
concile,  afin  qu'il  fût  ratifié  par  les  suffrages  de  la 
compagnie,  et  ensuite  publié  pour  être  la  confes- 
sion de  toutes  les  églises  de  l'univers. 

Ces  doctes  et  illustres  commissaires  travaillè- 
rent durant  plusieurs  jours,  se  servant  de  la  let- 
tre de  Saint  Léon  écrite  à  Flavien  comme  d'un 
flambeau  pour  se  conduire  parmi  les  obscurités 
d'un  mystère  si  profond  et  si  ténébreux  ;  et  le 
Saint-Esprit,  qui  avait  conduit  la  plumede ce  grand 
personnage,  ouvrit  leur  esprit  et  leur  fit  entendre 
le  vrai  sens  de  son  discours  :  de  façon  qu'ils  for- 
mèrent heureusement  une  excellente  somme  de  la 
théologie  évangélique  ,  et  réduisirent  en  cinq  ou 
six  décisions  tout  ce  que  les  Chrétiens  et  les  en- 
fants de  l'Ejîlise  sont  obligés  de  croire  à  l'égard 
de  l'union  personnelle  des  deux  natures  distinctes 
et  permanentes  éternellement  en  leur  parfaite  in- 
tégrité. 

Marcien,  queles  affaires  avaient  arrêté  jusqu'a- 
lors dans  Constantinople,  étant  averti  que  les  dé- 
putés avaient  dressé  leur  formule,  et  qu'ils  étaient 
prêts  à  la  proposer  au  concile,  vint  aussitôt  avec 
sa  femme  Pulchérie,  pour  être  présent  à  cette  ac- 
tion, et  pour  avoir  le  bonheur  de  voir  la  descente 
du  Saint-Esprit  sur  les  langues  des  évêcpies. 

Dès  qu'il  fut  arrivé,  il  alla  au  concile.  En  en- 
trant, il  salua  les  évêques  avec  de  profondes  incli- 
nations, et  passant  à  travers  leurs  rangs,  il  monta 


û3o  EXTUETiEN    Vî. 

sur  son  trône  impérial, el  là,  il  rendit  un  témoignage 
admirable  de  son  zèle  pour  la  vérité ,  exhortant 
tous  ces  prélats  par  une  harangue  qu'il  fil  en  la- 
lin,  et  puis  en  grec,  de  n'avoir  aucun  sentiment 
(jui  ne  fut  réglé  sur  les  sentiments  de  l'Eglise  et 
sur  l'opinion  des  anciens  Pères.  On  lui  répondit 
par  une  acclamation  générale,  et  par  quantité  de 
vœux  pour  la  prospérité  de  sa  personne  et  de  son 
empire. 

Le  silence  étant  fait,  x^étius  ,  archidiacre  de 
Constantinople,  premier  secrétaire  du  concile,  re- 
çut ordre  de  parler  et  de  prononcer  la  confession 
de  foi.  Ce  fut  alors  qu'après  la  lecture  des  deux 
symboles  de  Constantinople  et  de  Nicée  ,  on  en- 
tendit sur  la  terre  ce  que  vous  m'avez  demandé  , 
Messieurs,  et  ce  qui  est  à  la  fin  des  discours  que 
je  vous  ai  tenus  jusqu'à  cette  heure;  je  veux  dire, 
l'explication  de  ce  texte  incompréhensible  aux 
anges:  Ferbuni  caro  faclutn  est^  et  que,  durant  un 
saisissement  d'admiration  et  de  plaisir,  tous  les 
yeux  de  cette  grande  compagnie  étant  levés  au 
ciel  et  trempés  de  larmes  de  joie  ,  les  CVirétiens 
commencèrent  à  connaître  distinctement  quelle 
est  la  gloire,  la  sublimité,  l'excellence  ineffable 
et  l'immensité  de  la  doctrine  de  l'Evangile: 

1°  Que  Jésus-Christ  est  un  ; 

2**  Qu'il  est  homme  parfait  et  Dieu  parfait  ; 

3^  Qu'il  est  vrai  homme,  composé  de  chair  et 
d'une  àme  raisonnable; 

4^  Que  selon  la  Divinité,  il  est  consubstantiel  à 
son  Père  ; 

5*^  Que  selon  l'humanité ,  il  est  consubstantiel 
aux  autres  hommes  ; 

6**  Qu'en  tant  qu'homme,  il  nous  est  semblable 
en  tout,  hormis  dans  l'ignorance  et  dans  le  péché; 

7°  Que  selon  la  Divinité,  il  a  été  engendré  de 
Dieu  son  Père  avant  les  siècles  ; 


ENTrxF.Ttr"    VI. 


8"  Que  selon  riiuinaniié,  il  a  été  engendré  de  sa 
Mère,  Vierge  dans  le  temps; 

g"  Que  dans  les  entrailles  sacrées  de  cette  Mère, 
par  l'opération  du  Saint-Esprit,  le  Verbe  a  été 
fait  chair  el  Dieu  s'est  faitliomme; 

lo"  Que  cette  union  du  Verbe  et  de  la  chair  de 
Dieu  et  de  l'homme  n'est  pas  une  conversion  de 
Jâ  Divinité  en  la  nature  humaine, 

1 1"  Que  ce  n'est  pas  une  confusion  de  la  Divi- 
iîité  et  de  l'humanité  mêlées  ensemble  et  com- 
posant un  Jésus-Christ; 

12°  Que  ce  n'est  pas  une  simple  affection  de 
l'une  envers  l'autre,  ni  une  conformité  de  senti- 
ments, de  volontés  et  de  désirs; 

i3°  Que  ce  n'est  pas  une  simple  présence  du 
Verbe  habitant  dans  l'humanité  et  la  gouvernant 
par  un  soin  particulier; 

i4''Mais  que  c'est  une  union  personnelle  des 
deux  natures  humaine  et  divine  unies  ensemble 
par  l'unité  d'une  même  hypostase  ; 

i5°  Que  cette  unité  de  personnes  ne  fait  pas  que 
les  personnes  divine  et  humaine  se  soient  confon- 
dues, ou  liées,  ou  assemblées,  et  que  de  deux  il 
ne  s'en  soit  fait  qu'une  ; 

i6"  Mais  que  la  personne  divine,  infiniment 
simple,  invariable  et  éternelle,  est  devenue  la  per- 
sonne de  l'homme,  et  que  l'homme  en  Jésus-Christ 
n'a  point  d'autre  personne  que  le  Verbe; 

ly"  Que  le  Verbe  tient  les  deux  natures  jointes 
ensemble  ; 

18°  Que  cette  union  ou  liaison,  qui  empêche 
que  les  deux  natures  ne  soient  divisées,  n'empê- 
che pas  qu'elles  ne  soient  parfaitement  et  éternel- 
lement distinctes. 

Cette  doctrine,  qui  est  aujourd'hui  la  première 
leçon  de  nos  écoles ,  n'a  pu  venir  ici-bas  qu'avec 


232  ENTRETIEN    Vï. 

un  Dieu,  n'a  pu  être  dictée  que  par  sa  bouche,  ni 
expliquée  et  découverte  que  par  le  Saint-Esprit. 

Elle  est  un  chef-d'œuvre  delà  sagesse  de  Dieu; 
et  comme  l'incarnation  du  Verbe  est  le  plus  grand 
miracle  de  son  pouvoir,  aussi  l'explication  de  ce 
mystère  est  le  miracle  le  plus  glorieux  et  la  plus 
illustre  preuve  que  le  Saint-Esprit  est  présent  à 
l'Eglise  et  que  c'est  lui  qui  la  gouverne.  Les  hom- 
mes en  ce  concile  n'ont  eu  qu'une  même  parole 
et  qu'un  même  sentiment  sur  un  mystère  que  les 
anges ,  suivant  leur  seule  raison  naturelle  ,  n'au- 
raient jamais  compris,  et  sur  lequel  ils  n'auraient 
produit  qu'une  confusion  d'erreurs. 

Lorsque  les  décisions  eurent  été  prononcées,  et 
ensuite  signées  par  les  six  cent-trente  évêques 
qui  étaient  là,  ces  évêques,  qui  étaient  remplis  de 
consolation  et  de  joie  céleste,  s'écrièrent  d'une 
commune  voix  :  Hœc  Jides  Patrum  :  omnes  sic 
credimus  :  una  fuies,  una  voluiitas,  Omnes  idip- 
sum  sapiinus ,  omnes  consenlientes  suhscribimus, 
Hœc  fides  Patrum,  hœc  fîdes  orhem  terrœ  sahavit. 

L'empereur  leur  fit  de  grandes  félicitations 
sur  ce  succès  et  cette  victoire  si  glorieuse;  mais 
lorsqu'il  parlait  encore,  cesprélats,  saintement  ani- 
més, élevèrent  leurs  voix,  et  firent  retentir  ces 
paroles,  que  l'affection  et  que  le  Saint-Esprit  leur 
suggérèrent  :  Cœlestis  rex^  terrenum  custodi ,  per 
te  fides  firmata  est.  Cœlestis  Rcx,  Augustum  cus- 
todi, per  te /ides  firmata  est.  Unus  Deus  qui  hoc 
fecit.  Per  "VOS  fides ,  per  "vos  pax.  Nestorio,  Eu^ 
tjchi  et  Dioscoro  anathema  !  Et  ils  parlaient  se- 
lon le  mouvement  du  zèle  qui  les  transportait. 

Voilà  ce  que  j'ai  pu  rappeler  en  ma  mémoire, 
et  ce  que  je  puis  vous  dire  pour  satisfaire  à  votre 
sainte  curiosité,  qui  vous  rend  aussi  savants  que 
■vous  le  devez  être  touchant  le  mystère  de  l'incar-- 
natioQ  du  Verbe. 


ENTRETIEN    VI.  233 

Il  était  temps  de  se  retirer,  et  parce  que  la  nuit 
opprocliait,  et  parce  que  le  sujet  ne  demandait  pas 
\\n  plus  long  discours.  Eugène  voulut  donc  quit- 
ter la  compagnie  ;  mais  comme  chacun,  en  se  re- 
tirant, se  joignit  aux  personnes  que  le  hasard  ou 
l'inclination  lui  présenta  ,  il  se  trouva  avec  Au- 
guste et  avec  une  dame  d'esprit  et  de  qualité  , 
qui  ne  voulurent  pas  perdre  ce  peu  de  temps,  et 
qui  tachèrent  de  le  faire  parler  encore.  Après  lui 
avoir  fait  deux  ou  trois  petites  questions  ,  ils  lui 
demandèrent  quelle  était  l'affaire  des  Monothé- 
lites,  dont  il  leur  avait  parlé,  et  quel  fut  le  sujet 
du  mécontentement  qu'ils  donnèrent  à  l'Eglise. 
II  n'osa  pas  se  dispenser  de  leur  répondre ,  mais 
il  régla  son  discours  sur  la  mesure  du  chemin  qui 
leur  restait  à  faire  pour  aller  au  logis. 

Les  Monothélites  ,  dir-il,  furent  des  gens  qui, 
après  le  concile  de  Chalcédoine,  conservèrent  dans 
leur  âme  quelques  restes  de  l'hérésie  d'Eutychez, 
et  qui,  pour  la  faire  revivre,  s'avisèrent  d'une  sub- 
tilité qui  eut  un  commencement  de  succès,  et  qui 
fjt  craindre  de  plus  grands  malheurs  qu'il  n'en  ar- 
riva. Il  leur  vint  en  pensée  de  dire  que  comme 
1  Eglise  enseignait  qu'il  n'y  avait  qu'une  seule  per- 
sonne en  Jésus-Christ,  qui  était  la  personne  di- 
vine, de  même  il  n'y  avait  qu'une  seule  volonté, 
qui  était  aussi  la  volonté  de  Dieu  ,  espérant  que 
cette  proposition  passerait  sans  nulle  peine  ,  et 
puis,  quand  elle  serait  établie  dans  l'esprit  des  peu- 
])les,  qu'ils  rappelleraient  aisément  l'opinion  de 
l'unité  d'une  nature,  et  qu'il  leur  serait  aisé  de 
rétablir  enfin  la  doctrine  d'Eutychez,  et  de  faire 
direà  toute  l'Église  :  Une  seule  personne,  une  seule 
i)olontc  ,  une  nature  seule  et  unique.  L'éveque 
Théodore  Pharamite  fut  le  premier  inventeur  de 
ce  secret,  qu'il  communiqua  à  Sergius,  patrlanhe 
de  Constantinople.  Sergius  l'approuva,  et  crut  que 


234  ENTRETIEN    VI. 

les  autres  éveques  Tapprouveraient,  et  qu'à  la  fa- 
veur d'une  opinion  si  plausible,  ils  pourraient  venir 
à  bout  de  leur  dessein.  Il  gagna  sourdement  plu- 
sieurs prélats  de  ses  voisins.  L'empereur  Héraclius 
prit  le  mal  des  premiers,  et  le  venin  se  saisit  si 
promptement  et  si  fortement  de  son  cœur  qu'il 
se  laissa  persuader  par  des  évêques  secrètement 
assemblés,  de  dresser  une  certaine  exthesis  ,  c'est- 
à-dire  une  espèce  de  confession  de  foi  où  cette 
unité  de  volonté  était  déclarée,  et  de  la  faire  af- 
ficher à  la  grande  porte  de  l'église,  avec  comman- 
dement au  peuple  de  la  recevoir  et  d'y  ajouter 
foi. 

Sophronius ,  patriarche  de  Jérusalem  ,  parla 
hautement  contre  cette  nouvelle  doctrine,  et  ayant 
assemblé  les  évêques  de  s|^  province,  la  condamna 
avec  ses  auteurs,  qu'il  poursuivit  depuis  par  tous 
les  actes  d'hostilité  qu'on  pouvait  attendre  d'un 
prélat  savant,  et  ardemment  zélé  pour  la  religion 
catholique.  Sergius,  et  Cyrus,  patriarche  d'Antio- 
che,  firent  leurs  plaintes  au  Pape  Honoré  P"",  et 
le  supplièrent  d'arrêter  les  persécutions  de  So- 
phronius, qui  étaient,  disaient-ils,  aussi  dangereu- 
ses à  l'Eglise  qu'outrageuses  à  leur  réputation  , 
puisqu'elles  troublaient  déjà  la  plus  grande  partie 
de  l'Orient  ;  et  ils  firent  entendre  à  Sa  Sainteté 
que  ce  prélat  philosophe,  par  sa  dialectique  poin- 
tilleuse ,  et  son  opiniâtreté  à  soutenir  et  à  distin- 
guer les  deux  volontés  du  Sauveur  ,  introduisait 
partout  la  dispute,  la  dissension  et  le  schisme. 

Honoré,  qui  aimait  la  paix,  et  qui  savait  com- 
bien l'Eglise  était  lasse  d'examiner  des  questions, 
écrivit  aux  trois  patriarches,  et  leur  témoigna  que 
le  plus  grand  service  qu'il  pouvait  rendre  à  la 
chrétienté  en  cette  rencontre  ,  était  d'obtenir 
d'eux  qu'ils  gardassent  le  silence  ,  et  qu'ils  s'abs- 


ENTRETIEN    VI.  20  3 

tinssent  de  jamais  rien  dire  ni  pour  ni  contre  les 
deux  volontés  de  Jésus-Christ. 

Son  conseil  ne  fut  pas  suivi.  Les  Monothélites, 
favorisés  par  Héraclius,et  puis  par  Constantin,  son 
fils,  qui  lui  succéda,  continuèrent  de  parler  ;  et 
comme  rien  ne  s'opposait  à  l'accroissement  de 
leur  hérésie,  ils  la  répandirent  en  plusieurs  pro- 
vinces, et  corrompirent  les  membres  les  plus  no- 
bles et  les  plus  saints  de  l'Ej^lise  orientale.  Ce  qui 
rendit  la  contagion  plus  periiicieuse,  fut  que  trois 
patriarches,  Sergius,  Pyrrus  et  Paulus,  qui  se  suc- 
cédèrent de  suite  en  la  chaire  de  Constanlinople, 
furent  trois  puissants  séducteurs  qui  entreprirent 
chacun  avec  passion  de  la  communiquer  aux  au- 
tres et  d'en  infecter  tout  l'empire.  Le  dernier 
poussa  si  ouvertement  ses  mauvais  desseins  (|u'il 
contraignit  le  Pape  Théodore  de  le  déposer  de  l'é- 
piscopat,  et  son  successeur  Martin  !'"'",  d'assembler 
à  Rome  un  concile  national  pour  tâcher,  par  une 
solennelle  condamnation  de  cette  hérésie,  d'en 
arrêter  le  progrès.  Les  suffrages  communs  de  cent- 
cinquante  évcques  la  condamnèrent,  mais  ils  ne 
l'abattirent  pas.  Ce  coup  augmenta  sa  fureur,  et 
lui  fit  faire  de  plus  grands  désordres. 

L'empereur  Constans  ,  Monothélite  déclaré  , 
crut  que  toute  la  honte  de  l'anathème  tombait  sur 
lui ,  et  prit  la  résolution  de  l'effacer  par  le  sang 
du  Pape.  Il  donna  ordre  à  l'Exarque  de  Ravenne 
de  s'en  saisir,  et  de  le  lui  envoyer  à  Constanlino- 
ple. Le  saint  Pontife  y  fut  conduit  comme  un  cri- 
minel, et  de  là  en  Chersonèse,  où  il  versa  son  sang 
goutte  à  goutte,  et  endura  un  martyre  de  plusieurs 
années  ,  parmi  des  tourments  où  ses  bourreaux 
mêmes  ne  le  pouvaient  contempler  sans  larmes  et 
sans  admiration. 

Constans  fut  puni  dès  ce  monde  ,  et  il  mourut 
d'une  mort  infâme  et  tragique.  Son  (ils  et  son  suc- 


â3^  ENTRETIEN    VI, 

cesseur,  Constantin  Pogonat,  choisi  de  Dieu  pour 
réparer  les  fautes  de  son  père  et  de  ses  autres 
prédécesseurs,  n'eut  pas  sitôt  pris  le  gouverne- 
jnent  de  l'empire  que,  de  lui-même,  par  l'inspira- 
tion de  Dieu,  il  envoya  proposer  au  Pape  Agathon 
d'assembler  un  concile  général  pour  abattre  cette 
hydre  qui  avait  tant  de  têtes  et  tant  de  protec- 
teurs. Agathon  adora  la  miséricorde  de  Dieu,  qui 
avait  inspiré  à  ce  pieux  monarque  de  si  bons  sen- 
timents ,  et  qui  faisait  naître  le  remède  d'où 
l'on  n'attendait  que  la  mort;  il  embrassa  avec  des 
transports  de  joie  la  proposition  de  l'empereur , 
et  apporta  aussitôt  les  diligences  nécessaires  pour 
la  convocation  du  concile,  qui  fut  assigné  à  Cons- 
tantinople. 

Ce  concile  eut  un  succès  merveilleux.  Trois  pa- 
triarches s'y  trouvèrent;  l'empereur  même  voulut 
y  être  en  personne,  accompagné  des  principaux 
seigneurs  de  sa  cour.  Les  conférences  durèrent 
quelques  mois  avec  un  grand  ordre ,  et  elles  se 
terminèrent  par  la  condamnation  de  l'hérésie,  et 
par  la  décision  qui  porta  que  Jésus-Christ  a  deux 
opérations  et  deux  volontés  distinctes,  et  que,  sans 
être  ni  confuses  ni  séparées  ,  elles  sont  en  lui  aussi 
véritablement  deux  que  les  deux  natures  ,  mais 
que  la  volonté  humaine  est  sujette  à  la  volonté 
divine,  lui  rendant  une  obéissance  éternelle. 

Jamais  les  hérétiques  n'ont  été  si  hardis  ni  si 
effrontés  à  inventer  des  fourberies ,  à  falsifier  les 
écritures  et  à  mentir  publiquement,  qu'ils  le  fu- 
rent en  cette  assemblée  :  mais  aussi,  jamais  les  hé- 
rétiques n'ont  été  si  honteusement  surpris  dans 
leurs  mensonges  ,  ni  contraints  avec  tant  d'igno- 
minie de  reconnaître  et  de  confesser  leur  malice, 
qu'ils  le  furent  en  cette  occasion.  La  plupart  se 
condamnèrent  eux-mêmes  ;  tous  se  rendirent,  et 
signèrent  la  décision  du  concile.  Il  n'y  eut  que 


ENTRETIEN    VI.  287 

IMacaire,  patriarche  d'Antioche,  le  principal  au- 
teur de  l'hérésie,  qui  persista  dans  son  opiniâtreté, 
et  qui  voulut  avoir  l'honneur  de  retenir  sur  ses 
bras  cette  Babel  qui  tombait.  Pour  le  confondre, 
et  pour  lui  donner,  par  un  affront  salutaire,  hor- 
reur de  son  impénitence  et  de  sa  folie,  on  fit  lire 
les  passages  qu'il  avait  cités  ,  en  les  confrontant 
avec  ceux  que  des  commissaires  avaient  transcrits 
surlesoriginaux  des  Saints  Pères,  et  l'on  vit  partout 
des  faussetés  et  des  friponneries  si  honteuses 
que  la  rougeur  parut  sur  les  visages  de  toute  la 
compagnie,  et  il  n'y  eut  que  lui  seul  qui  ne  sentit 
passon  opprobre.  On  fit  des  efforts  extrêmes  pour 
lui  faire  revenir  le  sens,  et  pour  tirer  de  sa  bouche 
quelque  parole  d'abjuration;  mais  les  prières,  les 
remontrances  et  les  larmes  ne  servirent  qu'à  l'en- 
durcir en  son  impénitence  et  en  son  orgueil.  Sa 
réponse  fut  qu'il  aimait  mieux  être  brûlé,  ou  mis 
en  pièces,  ou  jeté  dans  la  mer,  que  de  changer 
d'opinion.  L'Eglise,  plus  sage  que  Macaire,  fut  plus 
miséricordieuse  qu'il  ne  méritait.  Elle  se  contenta 
de  l'arrêt  ordinaire,  qui  fut  de  le  déposer  de  l'é- 
piscopat,  mais  elle  voulut  qu'on  exécutât  cet  ar- 
rêt avec  plus  de  terreur  et  plus  de  cérémonie  qu'on 
n'avait  fait  jusqu'alors.  On  dépouilla  publique- 
ment Macaire  de  son  manteau  patriarcal  :  Basile, 
évêquede  Bâle,  lui  ôta  Xorarium  d'entre  les  mains  ; 
et  mille  voix  de  malédictions  s'étant  élevées,  on 
le  chassa  de  l'assemblée.  Un  de  ses  disciples  nom- 
mé Etienne  en  fut  aussi  chassé  et  tiré  par  les  che- 
veux. Au  même  temps  qu'ils  sortirent  l'un  et  l'au- 
tre, une  multitude  de  toiles  d'araignées  noires  et 
puantes  tombèrent  dans  les  rues,  et  le  peuple 
les  prenant  pour  les  figures  des  hérétiques  ,  les 
poussa  dans  la  mer,  et  en  purgea  la  ville  et  le 
monde. 

Pendant  qu'on  tenait  le  concile,  le  démon,  qui 


238  ENTRETIEN    VI. 

n'avait  pas  été  assez  fin  dans  les  faussetés  et  dan» 
les  fourberies  qu'il  avait  suggérées  aux  hérétiques, 
le  fut  encore  moins  dans  l'invention  d'un  dessein 
ridicule  qu'il  fit  entrer  dans  la  tête  d'un  prêtre 
moine,  qui  se  crut  assez  habile  pour  tromper  le 
monde,  et  pour  faire  qu'en  dépit  de  l'empereur, 
du  Pape  et  du  concile,  la  doctrine  qu'on  venait  de 
condamner  fût  rétablie.  Ce  moine,  nommé  Poly- 
clironius,  alla  se  présenter  à  l'assemblée,  et  s'of- 
frit à  ressusciter  un  mort  à  la  vue  de  toute  la 
ville  ,  pour  justifier  par  ce  miracle  la  doctrine 
de  Macaire,  et  faire  voir,  par  le  témoignage  de 
Dieu  même,  qu'elle  avait  été  mal  condamnée.  La 
compagnie  y  consentit  sans  peine  ,  sachant  bien 
que  cette  affaire  ne  nuirait  pas  à  la  vérité,  et 
qu'elle  aiderait  le  petit  peuple  à  honorer  l'Eglise, 
et  à  persévérer  dans  l'obéissance  et  dans  le  de- 
voir. Polychronius,  aussi  fou  que  méchant,  fit  ap- 
porter un  corps  mortau  milieu  delà  grande  place, 
et  là,  sur  un  théâtre,  à  la  vue  d'une  multitude  in- 
finie de  peuple,  ayant  écrit  sur  un  papier  ces  pa- 
roles :  Je  crois  qu'il  nj  a  qu'une  seule  volonté 
dans  Jésus-Christ^  il  posa  le  papier  sur  la  poitrine 
du  mort,  et  lui  commanda  de  se  lever  en  vertu 
de  cette  confession.  Le  mort  demeurant  dans  le 
même  état,  Polychronius  éleva  la  voix,  et  se  mit 
à  faire  autour  de  lui  des  gestes  et  des  actions  de 
bateleur.  La  ville  passa  l'après-dînée  à  regarder 
cette  comédie  ,  et  à  rire  des  vains  efforts  de  ce 
thaumaturge  désespéré.  La  conclusion  fut  qu'il 
confessa  publiquement  qu'il  n'en  pouvait  venir  à 
bout. 

Sa  folie  ne  manqua  pas,  selon  que  l'avaient  es- 
péré les  Pères,  d'être  profitable  à  plusieurs,  qui, 
Lien  qu'ils  eussent  encore  quelque  inclination  pour 
le  parti  de  Macaire  ,  ne  voulurent  point  avoir  de 


ENTRETIEN     VII.  aSf) 

rnit  aux  railleries,  et  se  déclarèrent  catholiqu'^s  le 
plus  lumtement  qu'ils  purent. 

Eug(^iie  prononça  ces  dernières  paroles  en  en- 
trant dans  la  salle,  où  il  fallut  changer  de  dis- 
cours. 

ENTRETIEN  VII. 

DU    SAIÎ<T    SACRE3IENT. 

Eugène,  sortant  de  Paris  pour  aller  à  Fontaine- 
bleau où  la  cour  était,  rencontra  aux  portes  de  la 
ville  un  homme  de  qualité  nommé  Maxime,  son 
intime  ami,  qui  descendit  aussitôt  de  son  carrosse 
pour  le  prier  d'y  entrer,  afin  qu'il  put  profiter  de 
ses  entretiens  durant  ce  jour-là.  Eugène  se  trouva 
le  huitième  de  la  compagnie,  composée  de  per- 
sonnes d'esprit  et  de  condition,  et  toutes  de  l'hu- 
meur qui  était,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  assez  com- 
mune à  la  cour  de  Henri-le-Grand  ,  de  se  plaire  à 
parler  de  controverse,  et  de  disputer  contre  les 
Luthériens  et  les  Calvinistes. 

Ce  fut  là  en  effet  le  commencement  de  leur  con- 
versation. Maxime,  qui  était  assis  auprès  d'un 
gentilhomme  nommé  Alphonse,  son  parent  et  son 
ami,  converti  depuis  deux  mois,  et  avec  lequel,  le 
jour  d'auparavant,  il  s'était  entretenu  sur  les  ar- 
ticles contestés  entre  les  deux  religions,  le  mon- 
trant à  Eugène  :  Voilà,  dit-il,  un  homiète  homme 
qui  doit  se  tenir  heureux  d'être  en  votre  compa- 
gnie, car  il  peut  espérer  que  vous  obtiendrez  pour 
lui  une  grâce  qu'il  désire  sur  un  point  de  notre 
religion.  Il  est  bon  catholique,  ajoula-t-il  en  riant, 
et  il  pense  de  la  doctrine  de  l'Église  ce  que  vous 


24o  ENTRETIEN     VII. 

en  pensez  vous-même  ;  mais  on  l'obligerait  fort, 
et  sa  conscience  serait  en  repos,  si  l'on  voulait  le 
dispenser  de  croire  au  saint  sacrement,  et  ne  lui 
pas  commander,  sous  peine  de  damnation,  de  sous- 
crire à  ce  qu'en  disent  les  the'ologiens. 

Alphonse  ne  convint  pas  tout  à  fait  de  cela.  Ce 
que  j'ai  avancé,  dit-il,  et  ce  que  tout  homme  sage 
ne  refusera  pas  d'approuver,  c'est  que  la  doctrine 
de  l'Eglise  n'a  rien  où  les  personnes  d'esprit  ne 
voient  des  marques  certaines  qu'elle  vient  de  Dieu. 
J'ai  dit  même  que  l'expérience  nous  fait  sentir 
qu'il  n'y  a  que  la  raison  des  simples  qui  se  plaigne 
d'être  esclave  sous  l'autorité  de  la  foi  chrétienne; 
que,  néanmoins,  s'il  était  permis  de  former  des  dou- 
tes et  de  trouver  quelque  peine,  je  croirais  que 
ce  serait  à  l'égard  du  saint  sacrement,  et  que  nous 
serions  excusables  d'être  étonnés  de  ce  qu'on  dit 
dans  l'Eglise  de  la  présence  réelle  du  Fils  de  Dieu 
sous  les  espèces  du  pain. 

Quoiqu 'Eugène  jugeât  qu'il  n'était  pas  temps 
de  parler  de  théologie  et  d'entrer  en  cette  sorte  de 
controverse,  qui  ne  pourrait  être  qu'ennuyeuse  à 
une  compagnie  où  il  y  avait  des  dames  et  d'autres 
personnes  peu  disposées  à  s'y  plaire  ,  toutefois  il 
s'y  engagea  lui-même  par  une  réponse  que  le  zèle 
qu'il  avait  pour  la  religion  lui  arracha  :  Je  suis  , 
dit-il  à  ce  gentilhomme,  d'un  sentiment  bien  con- 
traire au  vôtre.  On  ne  peut  pas  me  reprocher  que 
j'aie  jamais  entrepris  d'exagérer  les  choses,  et  de 
donner  par  mes  discours  de  belles  couleurs  et  des 
apparences  spécieuses  aux  mystères  de  notre  re- 
ligion. Ils  sont  si  relevés  et  si  divins  que  les  plus 
éclatantes  lumières  de  la  science  et  de  l'éloquence 
humaine  n'en  peuvent  être  que  les  ombres;  mais 
s'il  se  trouve  des  hommes  capables  de  les  orner 
et  de  les  embellir,  je  m'oublierais  moi-même  si 
j'avais  la  présomption  de  me  comparer  à  eux,  et 


ENTRETIEN    VU.  'j/il 

cri)ire  que  je  pourrais  les  imiter.  Te  ne  prétends 
que  dire  simplement  mes  pensées,  et  les  découvrir 
telles  qu'elles  naissent  en  mon  esprit ,  sans  autre 
soin  que  de  m'expliquer  par  des  paroles  qui  les 
rendent  claires  et  qui  les  fassent  entendre  aisé- 
ment. Vous  dites,  Monsieur,  que  cette  présence 
du  Sauveur  sous  les  espèces  est  l'unique  point  qui 
vous  semble  fâcheux  et  douteux  dans  notre  doc- 
trine :  et  moi,  si  je  n'étais  point  catholique,  je  me 
persuade  que  ce  que  les  catholiques  disent  du  saint 
sacrement  me  convertirait,  tant  j'y  vois  de  marques 
qu'il  a  été  institué  par  la  sagesse  incréée,  et  tant 
il  me  semble  impossible  qu'il  y  ait  une  vraie  religion 
au  monde  sans  le  sacrifice  de  la  messe. 

Comment  cela,  répondit  le  gentilhomme  tout 
surpris?  Le  reste  de  la  compagnie  ne  s'étonna  pas 
moins,  et  fit  paraître,  par  une  attention  curieuse, 
qu'elle  attendait  avec  plaisir  l'éclaircissement  de 
ce  problème. 

Messieurs,  leur  dit  Eugène,  la  vraie  religion  doit 
avoir  un  vrai  sacrifice;  et  je  défie,  non-seulement 
les  calvinistes,  mais  les  hommes  et  les  anges  mê- 
mes, de  trouver  un  autre  vrai  sacrifice  pour  notre 
Eglise  que  celui  que  nous  faisons  à  l'autel  et  que 
nous  offrons  chaque  jour. 

Les  calvinistes,  repartit  le  gentilhomme,  ne 
vont  pas  chercher  si  loin  :  ils  répondent  que  le 
sacrifice  de  la  croix  est  un  vrai  sacrifice  ,  et  qu'il 
a  été  fait  et  institué  pour  nous. 

Il  a  été  fait  pour  nous,  répond  Eugène  ,  mais 
non  pas  par  nous.  Nous  n'en  avons  point  été  ni  les 
ministres,  ni  les  prêtres,  ni  les  spectateurs.  Dans 
notre  vraie  religion,  c'est  nous  qui  devons  vérita- 
blement adorer  Dieu;  c'est  nous  qui  devons  im- 
moler la  vraie  victime,  et  qui,  en  nos  solennités  et 
en  nos  fêtes, la  devons  pi  ésenler  par  noire  consécra- 
tion ,  et  exercer  à  son  égard  tous  les  offices  d'uQ 

II 


24 2  ENTRETIEN    VII. 

véritable  sacerdoce  :  c'est  par  notre  action  que 
Dieu  doit  être  adoré  et  recevoir  l'honneur  infini 
qui  lui  appartient.  Donnez-moi  donc  une  autre 
vraie  victime  que  Jésus-Christ,  une  autre  hostie 
qui  soit  digne  de  Dieu  ,  qui  lui  soit  égale  en  na- 
ture, en  excellence,  en  amour,  et  qui,  par  son  éga- 
lité, puisse  l'honorer  infiniment,  et  acquitter  les 
dettes  du  genre  humain  envers  sa  miséricorde  et 
sa  justice.  Il  n'y  a  sans  doute  que  lui  seul  :  et 
puisqu'il  est  l'unique  victime,donnez-moi,  s'il  vous 
plaît,  le  moyen  de  l'immoler  tous  les  jours  ,  et 
néanmoins,  de  le  laisser  éternellement  en  vie  , 
quoiqu'on  le  sacrifie  véritablement  à  chaque  heu- 
re ;  je  veux  dire,  le  moyen  de  faire  en  sorte ,  se- 
lon les  paroles  divines  du  Saint  Esprit  inspirées  à 
Saint  André  le  jour  de  son  martyre,  que,  par  no- 
tre action,  il  change  d'état  autant  qu'il  faut  pour 
être  effectivement  et  parfaitement  immolé,  et  que 
cependant,  tandis  que  nous  l'immolons  et  que  nous 
opérons  ce  changement  ineffable,  il  demeure  en- 
tier sans  mourir  et  sans  rien  souffrir ,  et  que  le 
lendenrain,  nous  le  trouvions  entre  nos  mains  aussi 
vivant  et  aussi  heureux  qu'il  était  avant  que  nous 
l'eussions  sacrifié.  Donnez-le,  ce  moyen  ;  que  les 
hérétiques  ou  les  philosophes  le  cherchent  ,  et 
qu'ils  tâchent  de  l'inventer. Que  pourront-ils  dire  ? 
Faudra-t-il  qu'ils  confessent  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu 
qui  puisse  découvrir  un  secret  si  naturel  et  si  in- 
connu? C'estce  qu'a  fait  Jésus-Christ  dansl'institu- 
tion  de  la  sainte  Eucharistie ,  par  un  miracle  qui 
surprend  les  anges ,  et  qui  doit  ravir  et  charmer 
les  hommes. 

Dans  cette  Eucharistie  miraculeuse,  Notre-Sei- 
gneur  est  une  hostie  assez  immolée  pour  faire  que 
notre  religion  ait  le  plus  parfait  holocauste  ,  et 
qu'elle  soit,  dans  lemonde,  lapins  religieuse  et  la 
plus  sainte  de  toutes  les  religions  qui  puissent  être 


LMIiETlEN    VII.  243 

OU  qui  aient  jamais  été;  et  en  même  temps,  il  a 
une  vie  assez  glorieuse  pour  glorifier  les  anges 
dans  le  ciel,  et  pour  être  la  plus  parfaite  et  la  pre- 
mière félicité  des  bienheureux.  A  la  même  heure, 
il  est,  d'une  part,  le  remercîmentet  le  présent  que 
l'Église  militante  fait  à  Dieu  le  Père  ,  et  d'une  au- 
tre part,  il  est  la  récompense  que  Dieu  donne  à 
l'Église  triomphante,  suffisant  à  ces  deux  grandes 
justices  de  la  créature  et  du  Créateur,  donnant  aux 
hommes  ici-bas  de  quoi  remercier  et  adorer  di- 
gnement un  Dieu,  et  à  Dieu,  de  quoi  récompenser 
dignement  et  infiniment  les  hommes  dans  le  para- 
dis. Quel  miracle!  quelle  invention!  Quel  pro- 
dige de  sagesse,  de  puissance  et  de  miséricorde  ! 

Mais  il  faut,  poursuivit-il,  que  vous  voyiez  l'ex- 
cellence et  la  sublimité  de  ce  dessein  de  Jésus- 
Christ  dans  un  jour  où  peut-être  vous  ne  les  avez 
point  encore  considérées  ,  et  que  vous  ayiez  les 
yeux  assez  forts  pour  soutenir  les  lumières  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  émlnent  et  de  plus  éclatant  dans 
ce  mystère  adorable.  Eugène  avait  sujet  de  parler 
ainsi,  car  si  son  esprit,  élevé  par  l'esprit  de  Dieu, 
découvrit  des  vérités  qui  ne  sont  inconnues  ni  aux 
anges  ni  aux  théologiens,  mais  qui,  certainement , 
auraient  mérité  d'être  écoutées  des  uns  et  des  au- 
tres, d'être  lues  ici  par  eux-mêmes,  si  ma  plume 
n'y  mêlait  point  ses  faiblesses  et  n'en  diminuait 
pas  la  force  et  la  grâce. 

Pour  y  procéder  avec  plus  d'ordre  et  plus  de 
méthode,  dit-il,  remarquez  que,  sans  parler  de 
l'Eglise,  il  y  a  trois  vraies  religions  par  lesquelles 
Dieu  est  véritablement  honoré  :  la  religion  de 
Dieu,  qui  s'exerce  éternellement  tiaiis  la  Trinité;  lu 
religion  des  hommes  ,  qui  s'exerçait  sur  la  terre 
avant  la  venue  du  Messie,  et  enfin  la  religion  du 
Sauveur,  qu'il  exerça  durant  sa  vie  mortelle,  et 
dont  il  fit  lui  seul  les  cérémonies  et  les  fouclions. 

14. 


244  ENTRETIEN    VII. 

Chacune  de  ces  religions  a  son  sacrifice  ,  je  veux 
dire  une  suprême  et  souveraine  opération  de  son 
sacerdoce ,  par  laquelle  elle  honore  la  Divinité 
aussi  excellemment  qu'elle  puisse  le  faire.  La  mer- 
veille de  la  religion  chrétienne  est  que  son  sacri- 
fice de  la  messe  contient,  lui  seul  et  formellement, 
les  trois  sacrifices  de  ces  trois  anciennes  religions. 
Je  ne  m'attache  pas  à  ce  mot  de  trois  sacrifices  ,  je 
me  contente,  si  vous  voulez ,  de  dire  les  trois  sou- 
verains honneurs  ,  et  j'avance  que  la  messe  est  un 
assemblage  de  tous  les  honneurs  suprêmes  que  la 
Divinité  reçoit,  et  qu'elle  a  jamais  reçus  dans  les 
au  1res  religions.  Peut-être  celte  proposition  vous 
paraît-elle  obscure  et  douteuse  :  vous  allez  voir 
qu'elle  est  claire  et  indubitable  ,  et  qu'entre  les 
propositions  de  la  foi,  il  n'y  en  a  point  qui  doive 
plaire  à  notre  raison  plus  que  celle-ci  ,  et  qu'il 
nous  suffit  de  la  connaître  et  de  la  croire  pour 
nous  estimer  infiniment  heureux  d'avoir  été  bap- 
tisés et  d'être  Chrétiens. 

Je  dis  donc,  premièrement,  que,  parle  sacrifice 
de  la  messe  ,  nous  rendons  à  Dieu  l'honneur  sou- 
verain qu'il  peut  recevoir,  ou  qu'il  recevait  autre- 
fois de  la  religion  des  hommes ,  et  que,  d'abord, 
nous  arrivons  au  plus  haut  point  de  leur  adora- 
tion ,  qui  était  le  sacrifice  et  la  mort  des  bêtes. 

Comment  trouvez-vous  cela  dans  la  messe,  dit 
Ariste, pressé  par  sa  curiosité?  Pour  vous  répondre, 
repartit  Eugène  ,  qui  voulut  que  la  vérité  qu'il  al- 
lait exposer  aux  yeux  de  la  compagnie  parût  en  son 
jour,  permettez  que  je  vous  demande  pourquoi  le 
plus  grand  honneur  que  les  hommes  en  ce  temps- 
là  pussent  rendre  à  Dieu  était  cette  sorte  de  sacri- 
fice ,  et  comment  il  arrivait  que  le  Créateur  en 
reçût  tant  de  gloire  sur  les  autelsde  la  synagogue. 

Ariste,  et  les  autres  qui  écoutaient,  ne  voyant 
pas  ce  qu'on  pouvait  répondre  là-dessus  :  Je  com- 


EXTUETIEN      VII.  245 


prends  bien  ,  poursuit  Eugène  ,  pourcpioi  Dieu  se 
plaît  à  l'amour  que  je  lui  porte,  et  est  honoré  pai 
l'obéissance  que  je  rends  à  ses  divines  volontés  ; 
mais  se  plaire  nu  massacre  des  animaux  et  aux 
peines  de  ces  innocentes  victimes  ,  c'est  ce  qui  ne 
se  comprend  pas.  Quel  avantage  ou  quel  honneur 
pour  un  Dieu  de  voir  au  milieu  d  un  temple  des 
las  de  taureaux  éijorofés  et  des  ruisseaux  de  sanrr 
répandu  ,  ou  de  voir  sur  un  autel  une  hostie  qui 
reçoit  le  glaive  qu'on  lui  plonge  dans  le  sein,  qui 
se  débat,  qui  agonise,  et  qui  meurt  enfin  parmi 
la  fumée  de  l'encens  et  les  cérémonies  des  prêtres? 
On  met  ce  cadavre  sur  un  bûcher,  le  feu  dessous: 
tout  brûle  et  se  réduit  en  fumée  ;  voilà  la  gloire 
de  Dieu  ,  et  le  plus  parfait  hommage  qu'on  puisse 
rendre  à  Sa  IMajesté  souveraine  !  Quelle  sorte  de 
gloire!  Quelle  invention  des  hommes!  et  d'où 
leur  est  venue  cette  pensée  ? 

Il  me  semble  ,  répondit  un  cie  ces  Messieurs  ,. 
que  les  anciens  voulaient  témoigner  par  Là  qu'ils 
donnaient  leur  bien  à  Dieu  par  une  pure  affection 
et  par  un  don  irrévocable ,  sans  espérance  de  le 
reprendre  jamais.  Je  pense,  dit  un  autre,  qu'ils 
prétendaient  que  leur  victime  fût  la  figure  de  leur 
personne,  et  que,  par  la  mort  de  cette  victime  sa- 
crifiée ,  Dieu  connût  qu'ils  lui  sacrifiaient  leur 
vie  ,  et  qu'ils  étaient  prêts  à  mourir  eux-mêmes 
pour  lui  obéir. 

Et  moi  ,  reprit  Eugène  ,  je  crois  que  la  vraie 
raison  est  que  comme  pour  témoigner  à  Dieu  que 
nous  l'aimons,  nous  sommes  obligés  de  lui  présen- 
ter quelque  chose  de  ce  c(ui  nous  appartient  et  do 
lui  faire  part  de  nos  richesses  ,  de  même ,  pour 
témoigner  que  nous  savons  que  sa  grandeur  n'a 
nul  besoin  de  ces  petits  ouvrages  de  la  nature, 
qu'elle  est  infinie  et  infiniment  heureuse  ,  et; 
qu'elle  ue  peut  recevoir  aucun  piollt  ni  de  notre 

1  i* 


246  ENTRETIEX    Vir. 

présent  ,  ni  d'aucune  autre  chose  mortelle  et 
créée,  nous  devons  immoler  ce  présent  indigne, 
et  le  détruire  au  même  temps  que  nous  le  met- 
tons entre  ses  mains.  Nous  ne  pouvons  mieux  ex- 
primer que  par  cette  destruction  sacrée  les  pa- 
roles mystérieuses  du  prophète  David  :  Deus  meus 
es  tu,  quoniam  honorum  meorum  non  eges.  Vous 
êtes  mon  Dieu  ,  parce  que  vous  n'avez  pas  besoin 
de  mes  présents.  C'est-à-dire  que  l'amour  nous 
oblige  de  retrancher  quelque  partie  de  nos  biens, 
et  de  l'apporter  au  temple  pour  l'offrir,  mais  que 
la  religion  nous  commande  de  l'anéantir  aussitôt  ; 
et  cet  anéantissement  est  sans  doute  la  suprême 
adoration,  et  le  plus  divin  honneur  que  la  nature 
humaine  puisse  rendre  à  Dieu, son  Créateur  et  son 
Maître;  ce  Test  assurément,  et  c'est  aussi  celui 
qu'il  recevait  avant  la  venue  du  Messie. 

Honneur,  Messieurs,  qui  est  formellement  con- 
tenu dans  le  sacrifice  des  Chrétiens,  dont  une  par- 
tie essentielle  est  la  destruction  de  l'offrande 
créée  que  nous  apportons  sur  les  autels.  Nous 
apportons  du  pain  ,  et  incontinent  après  l'Evan- 
gile ,  le  tenant  sur  la  patène  ,  nous  le  présentons 
à  Dieu  comme  une  particule  de  nos  biens  ou 
comme  une  particule  de  notre  monde,  dont  il  est 
le  Créateur  et  dont  nous  lui  faisons  hommage  : 
Suscipe,  sancie  Pater  ^  omnipotenSy  œterne  Deus^ 
hanc  immaculatam  hostiam.  Mais  à  la  même  heure, 
ou  après  quelques  moments,  reconnaissant  la  Di- 
vinité indépendante  du  pain  et  de  l'univers  entier 
représenté  dans  cette  particule,  nous  le  détruisons 
par  les  paroles  sacramentelles ,  nous  l'immolons, 
nous  le  perdons;  le  pain  n'est  plus, et  ce  que  ne  fi- 
rent ni  la  synagogue  ni  le  paganisme,  ce  que  le  glai- 
ve des  sacrificateurs  ne  put  jamais  sur  aucune  hos- 
tie, nous  le  faisons  sur  le  pain,  nous  le  poussons 
jusqu'au  néant;  au  moins  n'eiireste-t-il  plus  que  les 


ENTRETIEN    Vit  247 

simples  accidents  et  qu'une  quantité  séparée  de  la 
substance:  substance  qui  périt,  et  qui,  par  sa  des- 
truction ,  glorifie  plus  que  ne  le  firent  les  mil- 
lions de  leurs  victimes  consumées  et  réduites  en 
cendres  :  Dciis  meus  es  tu,  quoniam  bouorum  meo- 
r'um  non  eges  ,  vous  êtes  mon  Dieu ,  parce  que 
vous  n'avez  pas  besoin  de  ce  monde  que  je  vous 
offre. 

Vous  voyez.  Messieurs  ,  que  le  sacrifice  de  la 
religion  des  hommes  et  de  la  nature  humaine,  est 
contenu  dans  le  sacrifice  de  notre  Eglise,  et  que 
c'est  par  cette  adoration  si  éminenle  et  si  auguste 
qu'elle  commence,  mais  que  ce  n'est  point  par  là 
qu'elle  consomme  et  qu'elle  achève.  La  destruction 
du  pain  est  le  commencement  de  nos  mystères  , 
elle  n'en  est  pas  le  dernier  acte  ;  elle  n'est  pas 
chez  nous  un  sacrifice  ,  parce  qu'elle  n'est  pas  le 
terme  de  l'action  du  prêtre  ;  le  prêtre  n'y  fait 
même  aucune  pause,  il  passe  plus  outre  au  même 
instant,  et  s'il  s'y  arrêtait,  ce  serait  un  crime, 
et  un  refus  du  dernier  honneur  qu'il  doit  à  Dieu 
depuis  l'Incarnation  du  Verbe.  Notre  Eglise  sernit 
ingrate  ,  et  elle  commettrait  un  sacrilège.  Elle 
doit  désormais  aller  plus  avant,  et  témoigner  sa 
reconnaissance  à  son  bienfaiteur  par  un  honneur 
assez  divin  ,  pour  être  égal  au  bienfait  qu'elle  a 
reçu. 

Je  dis  donc,  en  second  lieu,  ce  qui  est  bien  plus 
étonnant  ,  que  l'honneur  que  Dieu  se  rend  se 
trouve  aussi  dans  notre  messe. 

Dieu  le  Père  est  honoré  par  lui-même.  Quand 
il  produit  les  anges  et  les  autres  créatures ,  il  le 
fait  pour  en  tirer  de  l'honneur  ;  c'est  pour  faire 
aimer ,  admirer  et  adorer  ses  perfections.  Sur 
quoi  la  pensée  de  Saint  Maxime  est  remarquable  , 
que  Dieu  exerce  une  religion  ,  et  que  cet  univers 
est  comme  un  temple  qu'il  a  dressé  en  riiouncur 


248  l-NlTKïïTïî'N     Vir, 

de  sa  Divinité  ,  où  il  assemble,  chaque  jour  et  à 
chaque  heure ,   une  troupe  de  chantres  et  de  mu- 
siciens divisés  en  quantité   de  chœurs  et  de  con- 
certs qui  n'ont  point  d'autre  occupation  que   de 
raconter  et  louer  les  merveilles  de  sa  puissance  et 
<!e  sa  justice.    Ces  chantres  sont  les  anges  ,   les 
hommes ,  les  cieux  ,  les  astres ,   les  planètes  ,   les 
cléments  :  Cœli  enarrant  gloriam  Dei ,   et  opéra 
manmim  ejus  annuntiat  Jirmamentum .  Mais  ces 
productions  des   anges    et   des  hommes  ,    et  les 
louanges  que  Dieu  tire  de  leur  bouche  et  de  leur 
cœur,  ne  sont  pas  le  plus  excellent  acte  de  sa  re- 
ligion ;    elles  ne  sont  pas  son  dernier  honneur  ni 
la  plus  parfaite  opération  de  son  zèle  et  de  sa  sain- 
teté ;    elles  ne  sont  point  son  sacrifice  ni  la  con- 
sommation de  sa  gloire.  Non  ,  Messieurs  ,  c'est  la 
production  de  son  Verbe  qui  la  consomme.  Verbe 
qui  n'est  autre  chose  qu'une  manifestation,  une 
connaissance  et    une    louange  infinie  des  perfec- 
tions de  Dieu  le  Père.  Omnium  sacrificiorum  apex^ 
dit  Saint  Grégoire  de  Nazianze,  la  plus  haute  su- 
blimité des  sacrifices,  c'est  la  génération  du  Verbe 
qui  élève  Dieu  au  plus  haut  point  de  sa  gloire  ,  et 
qui  déclare  ,  non  plus  qu'il  est  au-dessus  des  créa- 
tures et  indépendant  de  leur  secours ,  mais  qu'il 
est  Dieu  même,  digne  de  posséder  ce  Fils  adorable 
et  d'en  être  le  Père.   Filius  meus  es  tu^  dit-il  en 
opérant  ce  sacrifice  ;  Verbe  divin ,    ô  abîme   de 
perfections  et  de  grandeurs  ,    vous  êtes  à  moi  et 
vous  naissez  de  moi;  vous  êtes  mon  Fils  et  l'é- 
manation de  ma  substance.   Ego  hodie  genui  te  ^, 
je  vous  engendre  aujourd'hui,  et  c'est  par  là  que 
je  consomme  l'ouvrage  de  ma  religion  et  de  ma 
sainteté  ,  rei  sacrœ  consummatio.    Et  ce  mot  de 
Saint  Denis  est  nompareil,    iÊporEAÊ(r<;c<>r«r;?,  que  la 
génération  du  Fils  éternel  est  la  consommation  de 


t»^ 


ENTRETIEN    Vlî,  24]) 

tous  les  honneurs  et  de  toutes  les  félicités  qu'un 
Dieu  peut  recevoir. 

Messieurs  ,  ce  n'est  point  nous  flatter  et  nous 
élever  vainement  au-dessus  des  anges  de  dire  que 
nous  faisons  de  même  durant  nos  messes,  puis(|iie 
le  terme  formel  de  notre  action  et  de  notre  entre- 
prise est  de  produire  le  mcme  Verbe  entre  nos 
mains  et  de  le  présenter  à  Dieu.  Nous  commen- 
çons par  la  destruction  de  la  créature  ,  et  puis  aus- 
sitôt,en  vertu  des  mêmes  paroles  qui  l'ont  détruite, 
nous  faisons  naître  en  sa  place  le  Verbe  incarné  ; 
nous  lui  donnons  une  nouvelle  vie ,  une  nouvelle 
sorte  d'existence  ;  nous  le  mettons  en  un  nouvel 
état,  en  la  forme  d'une  victime;  et  en  cet  état  où  il 
est  nôtre  ,  nous  l'offrons  à  Dieu  et  nous  l'en  fai- 
sons le  possesseur.  Il  le  reçoit  de  nous  :  au  moins 
il  est  vrai  ce  qu'a  dit  divinement  un  des  plus  doc- 
tes et  des  j^lus  dévots  théologiens  de  ce  siècle, 
que  sacrifier  Notre-Seigneur  n'est  autre  chose  que 
le  faire  naître  nouvellement  pour  son  Père.  Le 
prêtre  le  produit,  mais  cette  production  ne  le  rend 
pas  le  fils  du  prêtre,  elle  le  rend  le  Fils  de  Dieu. 
C'est  un  Verbe  qui  naît  par  sacrifice,  c'est-à-dire 
qui,  en  naissant,  est  donné  à  Dieu  le  Père  parla 
plus  parfaite  des  donations,  et  devient  dans  le 
temps  ce  qu'il  est  dans  l'éternité. 

Enfin  ,  nous  consommons  nos  mystères  comme 
Dieu  consomme  le  sien  :  Aspice,  Deus^  et  rcspice 
infacieni  C/iristi  tut.  Hélas  !  quelle  comparaison 
des  autres  religions  avec  la  nôtre  !  Sur  les  autels 
de  l'ancien  Testament,  lorsque  l'hostie  était  mor- 
te ,  tout  était  fait,  et  Dieu  avait  reçu  tout  l'hon- 
neur qu'il  en  pouvait  espérer;  mais  ici  ,  la  mort 
n'est  que  le  commencement  de  notre  action. 
Quand  nous  consacrons  le  pain  ,  nous  ne  faisons 
que  nous  préparer,  elle  terme  glorieux  où  les  au- 
tres religions  ont  été  contraintes  de  s'arrêter,  n'est 


w 

20O  ENTRETIEN!    VII. 

que  le  premier  el  le  moindre  degré  de  notre  amour. 
Nous  passons  outre,  nous  allons  jusqu'à  l'infini  , 
et  nous  ne  cessons  point  que  nous  n'ayons  posé 
sur  l'autel  un  Dieu  vivant ,  et  que  nous  n'ayons 
honoré  le  Créateur  par  un  don  qui  lui  soit  égal, 
et  qui  satisfasse  infiniment  à  tous  les  devoirs  de 
notre  justice  et  à  tous  les  devoirs  de  notre  recon- 
naissance :  Jspice  ,  Deus ^  regardez,  grand  Dieu, 
non  plus  un  agneau  sur  un  bûcher,  respîce  in  fa- 
ciem  Chrtsti  tiii. 

Eugène  se  tut  à  ces  paroles.  Les  autres  se  turent 
aussi  durant  un  moment  ou  deux.  Cléarque  rompit 
le  silence  :  Voilà  ,  dit-il ,  une  haute  élévation  de 
la  nature  humaine  et  de  la  dignité  sacerdotale. 

Ce  n'est  pas  tout  néanmoins,  repartit  Eugène r 
nous  nous  élevons  durant  la  messe  en  un  état  plus 
sublime,  et  nous  faisons  encore  davantage.  Le  sa- 
crifice de  l'Homme-Dieu  y  est  aussi  contenu  ;  nous 
rendons  à  la  Divinité, sur  nos  autels,  le  même  hon- 
neur qu'il  lui  rendit  sur  la  croix  ,  et  nous  arrivons 
au  même  degré  d'adoration  où  il  arriva  par  sa 
mort.  Obligez-moi,  Messieurs,  d'éprouver  ce  que 
je  vous  dis  ,  et  de  vous  laisser  convaincre  que  la 
contemplation  des  vérités  évangéliques  est  le  pre- 
mier et  le  plus  doux  des  plaisirs  et  des  emplois  de 
l'esprit  humain. 

Vous  savez  que  le  mystère  de  l'Incarnation  n'a 
été  institué  que  pour  réparer  l'honneur  de  Dieu. 
Dieu  avait  été  ravalé  au-dessous  de  la  créature  par 
le  péché.  Afin  de  réparer  son  honneur  ,  il  fallait 
qu'il  fût  relevé  jusqu'à  l'infini;  et  toute  l'entreprise 
consistait  à  faire  en  sorte  que  le  Verbe,  par  l'In- 
carnation, devînt  moindre  que  son  Père,  qu'il  de- 
vînt son  esclave,  qu'il  fût  humilié  et  abaissé  sous  sa 
grandeur,  et  qu'il  pût  dire  véritablement  :  Pater 
major  me  est ,  mon  Père  est  plus  que  moi.  En  ef- 
fet, ce  fut  là  l'affaire  du  Sauveur  en  ce  bas  mon- 


ENTRETIEN    VII.  2DI 

de  ;  ce  fut  sa  religioQ  et  sa  vie ,  de  dépendre 
de  Dieu  son  Père,  en  ses  actions,  en  ses  em- 
plois ,  en  ses  desseins  ,  et  de  porter  tous  les 
titres  de  rinégalité  et  de  la  dépendance.  Il  les  porta 
tous  sans  se  dispenser  d'aucun  :  il  fut  son  servi- 
teur ,  son  disciple,  son  envoyé,  son  prophète; 
et  toutes  les  différentes  humiliations,  toutes  les 
obéissances  et  les  servitudes  auxquelles  ce  Sauveur 
se  soumettait  chaque  jour,  étaient  des  preuves  de 
cette  parole  ,  Pater  major  me  est ,  étaient  comme 
autant  de  cérémonies  différentes  de  sa  religion,  et 
autant  de  différentes  façons  de  déclarer  que  Dieu 
le  Père  était  plus  parfait  et  plus  grand  que  cet 
Homme-Dieu. 

Mais  le  plus  excellent  acte  de  cette  religion  du 
Sauveur  ,  son  adoration  suprême  ,  son  plus  grand 
abaissement  sous  la  puissance  et  sous  la  majesté 
de  Dieu  ,  l'action  par  laquelle  il  éleva  Dieu  dIus 
éminemment  au-dessus  de  soi,  et  qui  fut  enfin 
son  sacrifice  ,  fut  ce  qui  se  passa  sur  le  Calvaire, 
où  il  s'humilia  jusqu'à  devenir,  non  plus  l'esclave 
de  son  Père ,  mais  la  victime  sacrifiée  à  son  hon- 
neur ,  détruite,  consumée  et  poussée  jusqu'au  der- 
nier état  de  l'anéantissement.  Consummatum  est^ 
dit-il  en  expirant  ;  enfin  le  plus  grand  sacrifice 
est  achevé  ;  je  déclare  par  ma  mort,  non  plus  que 
Dieu  est  au-dessus  des  créatures,  mais  qu'il  est 
infiniment  au-dessus  de  l'Homme-Dieu  ,  et  qu'il 
est  juste  qu'un  Dieu  meure  et  qu'il  soit  crucifié 
pour  lui  satisfaire.  Consummatum  est,  voilà  la 
dernière  consommation  de  tous  les  honneurs  et 
de  toutes  les  satisfactions  qu'un  Dieu  offensé  peut 
recevoir. 

Sacrifice  ,  Messieurs  ,  qui  se  trouve  formelle- 
ment dans  la  messe ,  et  encore  plus  manifeste- 
ment que  les  deux  autres.  Remarquez,  s'il  vous 
plaît ,  que   nous  consommons  nos   mvsières   en 


2.3  2  ENTRETIEN    Vil. 

consacrant  le  sang  de  Notre-Seig«eur  par  une 
consécralion  différente  et  séparée  de  celle  du 
corps,  et  que,  par  celte  consécration  et  cette  dif- 
férence mystérieuse,  nous  faisons  trois  choses  que 
je  vous  supplie  d'observer: 

La  première  est  que  nous  célébrons  la  mémoire 
de  la  mort  de  Jésus-Christ,  qui  fut  causée,  non 
pas  par  une  plaie  mortelle  ,  mais  par  la  séparation 
de  son  sang  d'avec  son  corps  étendu  sur  la  croix. 
-Celte  représentation  du  sang  séparé  et  sorti  des 
i/'eines  du  Sauveur,  rappelle  dans  la  pensée  et  re- 
met devant  les  yeux  du  Père  éternel  la  mort  de 
son  Fils,  qui  est,  comme  je  l'ai  dit,  la  consomma- 
lion  de  tous  les  honneurs  et  de  tous  les  sacrifices; 
de  sorte  qu'en  tenant  le  calice  ,  nous  glorifions  ce 
Père  adorable,  et  parvenons  jusqu'au  point  d'a- 
doration où  est  arrivé  l'Homme-Dieu,  ce  grand 
prêtre. 

I^  seconde  chose  est,  non-seulement  que  nous 
renouvelons  la  mémoire  de  la  mort  de  Noire-Sei- 
gneur ,  mais  aussi  que  nous  offrons  réellement 
celui  même  qui  mourut ,  et  qui  porte  encore  dans 
les  plaies  de  ses  mains  et  de  ses  pieds  les  marques 
vivantes  de  son  trépas  douloureux ,  et  qui  les 
montre  à  la  justice  offensée.  Aspice,  Deiis. 

La  troisième  ,  ce  qui  est  véritablement  ineffa- 
ble ,  c'est  que  nous  l'offrons,  non-seulement  en  l'é- 
tat où  il  est  le  plus  agréable  à  la  justice  de  Dieu, 
mais  aussi ,  ce  qui  n'arriva  point  sur  le  Calvaire  , 
en  l'état  où  il  est  le  plus  agréable  à  son  amour. 
Lorsque  ce  Fils  est  entre  nos  mains  et  que  nous  re- 
levons vers  le  ciel,  Dieu  le  Père  voit  en  sa  personne 
toutes  les  plaies  dues  à  sa  justice  ,  et  toutes  les 
marques  de  son  obéissance  sacrifiée,  et  en  même 
temps,  il  y  voit  toutes  les  félicités  de  la  vie,  tou- 
tes les  beautés  de  la  gloire  ,  et  tous  les  honneurs 
de  la  victoire  et  du  triomphe.  Entendez-vous,  il- 


ENTRETIEN    VU.  a53 

lustre  et  vertueuse  compagnie?  le  Sauveur,  entre 
nos  mains  ,  est  victime  autant  qu'il  l'était  sur  la 
croix,  et  il  est  vivant  et  impassible  autant  qu'il 
l'est  dans  le  sein  de  son  Père  parmi  les  splendeurs 
du  ciel.  Il  est  immolé  plus  véritablement  que  ne 
le  furent  jamais  les  taureaux  et  les  béliers  consu- 
més et  réduits  en  cendres,  et  néanmoins,il  demeure 
entier  et  invulnérable  plus  que  les  anges.  Il  a  la 
mort  dans  le  cœur,  puisqu'il  y  a  une  plaie  intime 
et  profonde  ,  ce  qui  est  le  plus  beau  spectacle 
qu'on  puisse  montrer  à  un  Dieu  juste  et  offensé  ; 
mais  en  même  temps,  il  a  la  vie  dans  le  mcme  cœur, 
et  celte  vie,  victorieuse  et  immortelle,  y  tient  la 
mort  encbaînée  :  et  c'est  ce  que  nous  faisons  voir 
à  Dieu  le  Père  ,  ce  que  nous  lui  présentons 
quand  nous  élevons  la  sainte  hostie.  Après  cela  , 
où  peuvent  aspirer  nos  désirs,  nos  ambitions,  nos 
pensées ,  et  qu'est-ce  que  la  sagesse  du  Tout- 
Puissant  peut  inventer  de  plus  haut  et  de  plus  di- 
vin pour  rendre  notre  religion  glorieuse  ? 

En  effet,  n'est-il  pas  vrai  qu'en  présentant  cette 
victime,  nous  avons  grand  sujet  de  nous  glorifier 
devant  Dieu,  et  de  nous  vanter,  durant  les  ravis- 
sements de  notre  dévotion ,  que  nous  sommes 
aussi  reconnaissants  envers  lui  qu'il  a  été  libéral 
et  miséricordieux  envers  nous  ?  Sic  Deus  dilexit 
mundum  ut  Filluin  suum  uni^enitum  daret.  Grand 
Dieu  ,  vous  m  avez  aime  jusqu'à  me  donner  votre 
Fils  ,  et  moi  je  vous  aime  jusqu'à  vous  donner  ce 
même  Fils  ;  et  comme  vous  ne  vous  êtes  pas  con- 
tenté de  créer  pour  moi  le  ciel  et  la  terre,  de  mê- 
me je  ne  me  contente  point  de  vous  présenter  le 
ciel  et  la  terre,  et  le  monde  entier  ,  et  mille  mon- 
des; je  passe  jusqu'à  l'infini,  et  le  même  acte  d'a- 
mour que  vous  avez  exercé  envers  moi  sur  le  Cal- 
vaire en  me  donnant  votre  Fils  unique,  je  l'exerce 
envers  vous  en  offrant  ce  même  Fils.  Vous  me  l'a- 

i5 


9.J.i  ENTRETIEN    VII, 

\ez  donné  comme  le  prix  de  ma  rançon  ,  je  vous 
le  rends  comme  la  couronne  de  vos  grandeurs; 
vous  me  l'avez  donné  couvert  de  sang  et  de  plaies 
comme  un  exemple  de  patience  et  de  sainteté,  je 
vous  le  rends  environné  de  gloire  comme  un  ob- 
jet de  comj)laisance.  Regardez-le,  aimez-le,  pos- 
sédez-le. Recevez  de  ma  main  ce  qui  est  votre 
perfection  ,  votre  bonheur  et  votre  vie. 

Il  semble  que  David  contemplait  ces  vérités  en 
esprit,  lorsqu'il  écrivait  son  psaume  ii5  :  Quid 
retrlhuani  Domino pro  omnibus  quœ  retrihuit  mihi? 
Il  cherche  ce  qu'il  pourra  faire  pour  remercier  di- 
gnement le  Créateur  de  ses  grâces  et  de  ses  bien- 
faits. Il  le  trouvait  autrefois,  et  il  se  contentait 
d'inviter  tous  les  astres  du  ciel  et  toutes  les  na- 
tions delà  terre  à  l'aider  dans  le  dessein  qu'il  avait 
de  s'acquitter  envers  Dieu,  et  à  former  pour  lui 
des  louanges  dignes  des  faveurs  qu'il  avait  reçues 
lie  sa  bonté.  Mais  quand  il  vient  à  connaître  le 
mystère  de  l'Incarnation  ,  et  qu'il  apprend  par  les 
révélations  du  Saint-Esprit  que  Dieu  lui  a  donné 
son  propre  Fils  ,  il  renonce  à  ce  secours  des  créa- 
tures, et  voit  bien  que  les  louanges  ,  les  présents 
et  les  sacrifices  de  tous  les  peuples  du  monde  ne 
sont  pas  capables  de  satisfaire  à  sa  dette.  Taisez- 
vous  ,  dit-il,  princes  et  rois,  anges  et  hommes  ! 
vous  n'avez  que  des  paroles ,  et  le  bien  que  Dieu 
m'a  fait  est  infini.  Que  ferai-je  donc  ?  Faudra-t-il 
que  je  meure  ingrat  et  débiteur  de  cette  grâce  in- 
comparable ?  Non  ,  non ,  ajoute-t-il  incontinent 
après,  je  vois  sur  les  autels  de  la  vraie  religion  un 
calice  rempli  d'un  vin  précieux  ,  et  voilà  justement 
ce  qu'il  me  faut  pour  m'acquitter  :  Ccdicem  saln- 
taris  accipiam.  Je  tremperai  ma  langue  dans  ce 
calice  ,  je  répandrai  ce  sang  sur  mes  lèvres,  je 
le  recevrai  dans  mon  cœur;  et  dans  ce  cœurrem- 
|;li  de  DieUj  je  formerai  des  louanges  et  des  re- 


ENTRETIEN     VII.  lijj 

connaissances  qui  vaudront  le  bienfait  du  Créa* 
leur,  et  qui  égaleront  tout  ce  qu'on  a  fait  pour 
moi  sur  le  Calvaire:  Calicetn  saliitaris accipiam^  et 
nomen  Doniinl  ini>ocabo. 

Sincèrement ,  Messieurs ,  ne  doit-ce  pas  être 
pour  le  moins  un  déplaisir  aux  Calvinistes  de  ne 
pouvoir  pas  parler  si  excellemment  des  sacrés 
mystères  ?  En  rejetant  l'usage  de  ce  divin  sacrifice, 
ils  ont  renoncé  à  l'honneur  que  nous  possédons 
d'adorer  si  parfaitement  noire  Dieu  ,  sans  effusion 
de  sang,  et  de  tirer  un  office  si  avantageux  de  la 
personne  et  de  la  bonté  du  Sauveur. 

Quelques-uns  prirent  la  parole  pour  les  héréti- 
ques par  forme  d'entretien  ,  et  le  discours  se  chan- 
gea peu  à  peu  en  forme  de  controverse,  mais  pai- 
sible et  sans  émotion. 

C'était  là  un  ample  sujet  d'entretien,  et  où  cha- 
cun pouvait  avoir  part,  n'y  ayant  personne  dans 
la  compagnie  qui  \\t\\  sut  assez  pour  concevoir  ce 
que  les  autres  en  disaient,  et  pour  en  dire  son  sen- 
timent. Tandis  que  chacun  en  parlait,  une  des 
choses  les  plus  remarquables  fut  la  réflexion  qu'Eu- 
gène les  pria  de  faire  sur  le  pouvoir  que  nous  avons 
durant  nos  communions  d'honorer  Dieu  selon 
toute  l'étendue  de  nos  désirs  et  de  ses  droits 
éternels. 

Voici  ,  ajouta-t-il  ,  une  vérité  trop  illustre  et 
trop  immense  pour  espérer  qu'elle  puisse  entrer 
aisément  dans  nos  esprits,  el  y  paraître  avec  l'éclat 
qu'elle  a  dans  l'esprit  des  anges.  Remarquez,  s'il 
"VOUS  plaît.  Messieurs,  que  nous  naissons  avec 
quatre  obligations  dont  il  semble  cjuil  nous  est  au- 
tant impossible  de  nous  acquitter  que  de  nous  en 
dispenser. 

La  première,  de  subvenir  aux  besoins,  non- 
seulement^le  ceux  qui  nous  aiment  et  que  nous 
aimons,  mais  aussi  de  tous  les  hommes  qui  sont 


256  ENTRETIEN    VU. 

misérables.  Dès  que  nous  sommes  leurs  frères  se- 
lon le  sang,  et  que  nons  portoni  clans  l'àme  l'i- 
mage vivante  tlu  même  Dieu  qui  nous  a  formés, 
nous  trouvons  dans  notre  cœur  une  loi  gravée  par 
la  nature  ,  qui  [)ous  oblige  d'avoir  de  la  compas- 
sion pour  eux. ,  et  de  leur  tendre  la  main  pour  les 
soulager  :  Grœcis  et  Darbaris,  sapientibus  et  insi^ 
pientibus  debitor  siini. 

La  seconde  ,  de  nous  acquitter  envers  la  Majesté 
divine  de  tous  nos  péchés.  Nous  naissons  pécheurs, 
nous  vivons  pécheurs  ,  nous  péchons  presque  à 
chaque  moment  de  notre  vie,  et  il  n'y  a  point 
en  nous  de  péché  pour  lequel,  quoique  léger, 
outre  la  contrition  et  le  repentir,  nous  ne  devions 
rendre  les  satisfactions  qui  sont  dues  à  la  majesté 
souveraine  et  infinie  du  juge  que  nous  avons  of- 
fensé. 

Mais  pour  ne  me  point  trop  étendre ,  je  dis  en 
un  mot  que,  par  les  lois  de  notre  âme  spirituelle  et 
divine,  nous  sommes  obligés  de  soulager  chaque 
misérable  que  nous  voyons ,  de  réparer  chaque 
péché  que  nous  avons  commis,  de  reconnaître 
chaque  faveur  et  chaque  bienfait  que  nous  avons 
reçus  de  Dieu,  et  enfin  d'aimer  chacune  de  ses  per- 
fections, et  l'aimer  autant  qu'elle  doit  être  aimée. 
C'est  pour  cela  que  nous  vivons  et  que  nous  avons 
un  cœur  :  lu  his  mandatis  unwersa  lex  petidet  et 
prophetœ , 

Ce  qui  nous  doit  effrayer,  c'est  la  multitude  des 
misérables  et  des  misères  que  nous  trouvons  en  ce 
monde  ,  la  multitude  des  péchés  que  nous  avons 
commis  et  que  nous  commettons  tous  les  jours, 
la  multitude  des  grâces  que  Dieu  nous  a  faites  ,  et 
enfin  la  multitude  de  ses  grandeurs  et  de  ses  per- 
fections, qu'il  faut  aimer  et  adorer.  Ce  sont  là  qua- 
tre multitudes  qui  nous  doivent  faire  dire  avec 
David  :  Non  cogno^i  litteraturani  j  ou,  selon  une 


ENTRETIEN     VII.  2J7 

autre  version  ,  non  cognovi  numéros ,  je  ne  con- 
nais pas  ces  nombres;  ces  niultitiicles  infinies  pas- 
sent infinimenl  ma  science.  Quel  moven  d'y  at- 
teindre, et  quel  moyen  d'acquitter  toutes  ces  det- 
tes ,  dont  le  nombre  mcme  m'est  inconnu? 

Nous  le  pouvons,  IMessieurs,  en  suivant  David 
et  en  faisant  ce  qu'ila  fait  :  Non  cognoi'i numéros, 
je  ne  connais  pas  le  nomlwe  de  mes  obligations; 
néanmoins,  par  un  seconis  miraculeux  de  la  mi- 
séricorde de  mon  Dieu  ,  je  m'en  acquitterai  par- 
faitement ,  et  je  le  ferai  en  entrant  dans  les  puis- 
sances du  Seigneur,  iniroiho  in  potentiels  Domini. 

Remarquez,  s'il  vous  plaît,  que  Jésus-Christ,  le 
Verbe  incarné,  notre  Rédempteur  et  notre  Mai- 
tre  ,  possède  quatre  puissances  par  lesquelles  il  a 
tout  fait,  et  par  lesquelles  il  fera  ce  qui  reste  à 
faire  pour  nous  acquitter  envers  son  Père  :  sa  voix, 
ses  plaies  ,  sa  beauté ,  son  cœur;  sa  voix,  qui  a 
créé  le  monde  et  qui  l'a  rendu  le  principe  de  la 
nature  et  de  la  vie;  ses  plaies,  qui  ont  racheté  le 
monde,  détruit  la  mort  et  le  péché ,  et  qui  l'ont 
rendu  le  principe  de  la  résurrection,  du  salut  et 
de  la  grâce;  son  visage,  ou  sa  beauté  divine,  par 
laquelle  il  a  récompensé  et  récompense  dignement 
tous  les  mérites  des  anges  et  des  Saints,  et  qui  l'a 
rendu  le  principe  de  la  gloire  et  de  tout  ce  qu'il 
y  aura  éternellement  de  joie  dans  le  paradis  ;  enfin 
son  cœur,  par  lequel  il  produit  le  Saint-Ksprit  et 
l'amour,  qui  le  rend  le  principe  de  l'éternité,  et 
([ui  est  la  consommation  de  toutes  les  félicités  de 
Dieu  son  Père. 

Souvenez-vous  ,  Messieurs,  que  ,  selon  les  ter- 
mes de  l'Ecriture,  comnumier  dévotement,  c'est 
se  revêtir  de  la  personne  de  Jésus-C>hiist  ,  c'est 
entrer  dans  tontes  ses  puissances,  et  n'agir  plus  que 
par  elles  et  avec  elles  :  Introibo  in  potcntias 
Domini. 


aSB  ENTRETIEN    VU. 

En  ce  moment  heureux  que  nous  possédons  dans 
nous  la  sainte  hostie  ,  c'est  par  sa  voix  que  nous 
parlons  et  que  nous  prions  Dieu  pour  les  miséra- 
bles de  ce  monde,  et  pour  tous  ceux  que  nous  ai- 
mons et  qui  nous  aiment.  Ce  n'est  pas  seulement 
au  nom  de  cet  aimable  Sauveur  que  nous  deman- 
dons des  grâces,  c'est,  dis-je  ,  par  sa  propre  voix 
et  par  sa  parole  ;  carde  même  que  notre  main  re- 
vêtue d'un  gant  ne  touche  rien  et  ne  fait  rien 
qu'avec  ce  gant  ,  ainsi,  durant  nos  communions, 
notre  voix  entrée  dans  la  voie  du  Fils  de  Dieu,  ne 
parle  qu'avec  elle  ,  et  comme  son  pouvoir  est  in- 
fini ,  nous  avons  alors  de  quoi  satisfaire,  non-seu- 
lement aux  devoirs  de  notre  amitié  envers  nos 
parents  et  nos  bienfaiteurs  ,  mais  aux  obligations 
de  notre  charité  envers  tous  les  misérables.  Nous 
faisons  assez  pour  mériter  et  pour  obtenir  autant 
de  consolations  qu'on  en  désire  en  chaque  endroit 
de  la  terre  où  il  y  a  des  personnes  qui  souffrent 
et  qui  pleurent ,  puisque  c'est  un  Dieu  qui  parle , 
et  qui  prie  pour  eux  avec  nous. 

C'est  encore  par  les  vraies  plaies  de  ce  même 
Dieu  crucifié  que  nous  réparons  nos  fautes  et  que 
nous  satisfaisons  à  la  justice.  Durant  la  commu- 
nion ,  nous  entrons  dans  ces  plaies,  elles  sont  à 
nous  :  Dieu  le  Père  les  voit  sur  nous,  et  c'est  là  la 
satisfaction  que  nous  présentons  à  sa  colère.  Ainsi, 
la  reconnaissance  que  nous  présentons  à  sa  misé- 
ricorde est  une  chose  qui  lui  plaît  infiniment,  et 
qui  vaut  autant  que  tous  les  biens  qu'il  nous  a 
faits;  c'est  l'usage  ,  c'est  la  personne  de  son  Fils 
qui  est  en  nous  ,  et  que  nous  lui  donnons  en  nous 
donnant  nous-mêmes  et  en  nous  faisant  son  sa- 
crifice. 

Enfin,  puisque  notre  grande  obligation  est  de 
l'aimer,  et  que  ses  lois  ,  ses  prophètes  ,  ses  évan- 
gélistes  ne  nous  demandent  de  sa  part  rien  qu'a- 


EXTRET.E.'<I    VU.  2  5() 

niour  ,  pouvons-nous  mieux  faire  que  d'entrer 
dans  le  cœur  de  Jésus  ,  nous  joindre  et  nous  unir 
à  son  amour,  et  puis  paraître  aux  yeux  de  son  Pèro 
dans  cet  état,  et  lui  dire  :  jéspice  ,  Dciis  ^  graïul 
Dieu,  regardez  et  voyez  l'amour  que  je  vous  offre. 
Cet  amour  n'est  pas  de  toi,  me  dira-l-on  :  non  , 
Seigneur  ,  mais  il  est  dans  moi  maintenant ,  il  est 
à  moi,  j'en  dispose  ,  je  vous  l'offre  ;  et  si  cet 
amour  infini  vous  plaît  infiniment ,  que  pouvez- 
vous  reprocher  à  celte  petite  créature  qui  vous  le 
donne  ?  Pourquoi  lui  parlez-vous  encore  de  ses 
anciennes  iiiiïratitudes  et  vous  souvenez-vous  de 
ses  faiblesses? 

Tout  cela  ëtant  de  la  sorte,  jugez  ,  Messieurs, 
s'il  est  possible  qu'un  homme  mortel  puisse  être 
en  un  état  plus  divin  que  dans  celui  où  nous  som- 
mes, alors  que,  durant  une  connnunion  acconq^a - 
gnée  des  dispositions  requises,  notre  âme,  selon 
les  paroles  du  Prophète  ,  comme  une  épouse  au 
jour  de  ses  noces ,  revêtue  et  ornée  magnifique- 
ment de  toutes  les  beautés  de  Jésus-Christ ,  paraît 
devant  Dieu  et  devant  les  anges. 

Il  est  vrai  que  nous  portons  encore  là-dessous 
nos  infirmités  et  nos  misères,  mais  elles  sont  cou- 
vertes, comme  seraient  les  difformités  de  notre 
visage  ,  si  l'on  pouvait  le  revêtir  des  rayons  et  de 
la  beauté  du  soleil,  dont  l'éclat,  répandu  partout, 
les  pénétrerait  et  les  rendrait  invisibles.  Je  veux 
dire  que  lorsqu'à  nos  grandes  fêtes,  nous  portons 
notre  habit  venu  du  ciel  ,  les  splendeurs  et  les 
beautés  infinies  de  la  sainte  humanité  de  Jésus  • 
Christ  pénètrent,  sans  se  salir,  tout  ce  qu'il  y  a 
d'imperfections  dans  notre  âme  ;  les  anges  n'y 
voient  plus  rien  que  pureté,  que  sainteté  ,  que 
grâces  ,  et  si  nous  pouvions  nous  conlenq)ler  nous- 
mêmes  en  cet  état,  ce  serait  bien  juslenuMit  ([ue 
lous  admirerions  nous-mêmes  notre  bonheur  ,  et 


a6o  ENTRETIEN    VIII. 

que,  durant  les  transports  de  notre  joie,  nous  leur 
dirions  ces  belles  paroles,  qui  sans  doute  ont  été 
inspirées  pour  nous  à  Isaïe  ;  Gaudens  gaudeho  in 
Domino  ,  »t  exiiltabit  anima  mea  in  Deo  meo,  quia 
induit  me  vestimentis  salutis  ^  et.  indumento  jus- 
litiœ  circumdedit  me  quasi  sponsam  ornatam  ma- 
nilibus  suis. 

Il  en  est  ainsi,  Messieurs. Quand,  à  l'heure  de  no- 
tre communion, couverts, comme  Jacob,  delà  robe 
odoriférante  de  notre  frère  aîné,  nous  nous  appro- 
chons pour  adorer  Dieu  le  Père  ,  et  que  nous  lui 
disons  :  Mon  Père^  voilà  que  je  vous  apporte  le 
présent  qui  plaît  infiniment  à  votre  cœur  et  que 
vous  avez  attendu  de  moi  ;  confessez  que  je  suis 
Tolre  fds  bien-aimé,  et  que  vous  devez  m'accor- 
der  votre  bénédiction  et  votre  héritage  y  il  a  bien 
sujet  de  nous  répondre ,  en  nous  ouvrant  son  sein 
et  en  nous  embrassant  tendrement  :  Ecce  odor  fi- 
la  mei  sicut  odor  agri  pleni  cui  benediœit  Domi- 
miSj  ma  chère  créature  ,  il  sort  de  ion  habit  Ae^ 
odeurs  et  des  parfums  qui  me  ravissent,  et  qui 
m'obligent  de  faire  tout  ce  que  tu  désires  et  que  lu 
espères  de  ma  bonté. 

Eugène  ajouta  d'autres  considérations  de  même 
force  ;  quelques  personnes  de  la  compagnie  y  mê- 
lèrent leurs  pensées  ,  et  l'entretien  ne  finit  que 
quand  le  carrosse  s^arrêta. 

«$C«)0€)«)€)«)OCCC€)f)0^€)€)€)€)€)€)€)C€)€)€)€)€'0€€) 

ENTRETIEN  VIII. 

DE    LA    FÉLICITÉ    DES    BIENHEUREUX. 

Quand  la  compagnie  eut  remonté  en  carrosse 
pour  continuer  le  voyage,  comme  chacun  avait 


ENTRETIEN     Mil.  26 1 

)'àme  remplie  des  clioses  qu'il  avait  ouïes  le  ma- 
tin, on  ne  put  s'empêcher  de  dire  encore  ce  qu'on 
avait  déjà  dit,  qu'il  fallait  confesser  que  l'institu- 
tion de  la  sainte  Eucharistie  ne  pouvait  être  que 
l'institution  du  vrai  Dieu. 

La  piété  leur  fit  ajouter  qu'il  ne  fallait  point 
d'autres  preuves  pour  savoir  que  nous  sommes  dans 
la  vraie  religion  que  de  regarder  attentivement 
et  dévotement  entre  les  mains  des  prêtres  ce  qui 
la  rend  douteuse  quand  on  la  regarde  avec  des 
yeux  mondains  et  avec  un  esprit  superbe. 

Néanmoins,  dit  Eugène  ,  si,  entre  nos  proposi- 
tions, il  y  en  a  (juelqu'une  de  plus  grand  éclat  que 
les  autres,  et  s'il  est  permis  de  les  comparer,  celle 
qui  touche  le  paradis  et  la  félicité  des  Saints  a 
quelque  chose  d'excellent  et  de  fort  illustre. 

C'est  un  article,  comme  parle  Saint  Augustin, 
quia  fait  l'étude  de  tous  les  siècles.  Il  n'y  a  point 
eu  d'homme  dont  le  cœur  lassé  des  félicités  visi- 
bles n'ait  aspiré  à  un  bonheur  inconnu,  et  qui  n'ait 
tâché  de  découvrir  et  de  s'expliquer  à  lui-même 
ce  que  voulait  son  âme  par  les  désirs  d'une  chose 
qu'elle  ne  connaissait  pas  et  qu'elle  ne  pouvait 
nommer.  Il  n'y  a  point  eu  de  religion  ni  de  philo- 
sophie qui  ne  l'aient  cherchée  avec  soin ,  et  qui  ne 
se  soient  occupées  à  trouver  ce  que  c'était  que  la 
béatitude  souveraine.  On  en  a  parlé  durant  deux 
cents  ans  dans  le  Portique  et  dans  le  Lycée,  on  ea 
a  parlé  durant  quatre  mille  ans  dans  le  monde  , 
et  chacun  en  a  voulu  donner  une  définition  à  sa 
mode  ,  et  être  le  premier  auteur  de  sa  nouvelle 
doctrine.  Chacun  a  suivi  ses  conjectures  et  ses 
pensées  ,  et  jamais  les  imaginations  des  hommes 
ne  se  sont  si  aveuglément  ni  si  diversement  éga- 
rées qu'elles  ont  lait  sur  cette  question. 
*  Les  uns  nous  ont  fait  une  félicilé  brutale  ,  et  ont 
dit  que  le  vrai  buuhcur  cunsislaii  à  vivre  comme 

i3* 


^62  ENTRETIEN    VIlI. 

les  bétes  dans  les  voluptés  sensuelles,  sans  inquié- 
tude et  sans  honte,  ou,  comme  les  Centaures,  dans 
des  festins  continuels.  Les  autres  ont  trouvé  une 
félicité  imaginaire,  et  ont  cru  que  c'était  être  heu- 
reux que  de  s'imaginer  qu'on  l'était,  et  de  vivre, 
conmie  les  fous,  dans  des  songes  perpétuels  de 
grandeurs  et  de  dignités  chimériques.  Les  autres 
ont  imaginé  une  félicité  idéale,  et  ont  soutenu 
que,  pour  être  heureux, c'était  assez  de  contempler 
les  premières  causes,  et  de  nourrir  son  esprit  de 
fumées  ,  ou  d'essences  immatérielles  tirées  de  ce 
monde  visible  ,  et  exhalées  dans  l'âme  d'un  phi- 
losophe par  des  spéculations  curieuses.  Les  avis 
de  Pylhagore,  d'Heraclite,  d'Epicure  ,  de  Dio- 
gène ,  d'Àrlstote,  de  Platon  *  sont  célèbres  dans 
les  écoles  et  dans  les  histoires  ;  mais  ce  qui  est  à 
remarquer  ,  c'est  que  ces  grands  philosophes  s'a- 
perçurent d'eux-mêmes  qu'ils  se  trompaient,  et 
que  toutes  ces  félicités  qu'Us  avalent  conçues  n'é- 
taient véritablement  que  peines  et  misères. 

Ils  avouèrent  que,  durant  quelque  temps,  elles 
produisaient  dans  notre  cœur  des  sentiments- 
agréables  ;  mais  portant  les  yeux  plus  loin  ,  ils  dé- 
couvrirent des  épuisements,  des  dégoûts,  des  en- 
nuis ,  des  mélancolies  désespérées  ,  de  sorte  qu'il* 
se  trouvèrent  contraints  de  dire  que  si  les  félicités 
de  la  vie  humaine  ne  cessaient  jamais  ,  elles  ren- 
draient l'homme  éternellement  malheureux  parlai 
continuation  et  par  la  durée  de  leurs  plaisirs  in- 
supportables. 

La  merveille  est  que  les  plus  subtils,  ne  voyant 
aucune  autre  issue  dans  ce  labyrinthe,  jugèrent 
qu'il  en  fallait  venir  à  l'opinion  des  Stoïciens ,  et 
dire  que  la  mort  était  la  vraie  félicité  des  hom- 
mes :  la  félicité  des  pauvres  et  des  mécontents  , 
parce  qu'elle  terminait  leurs  misères  ;  la  félicité 
des  princes  et  de  tous  ceux  qui  sont  heureux  ; 


E.NTRETIE.V    VIII.  263 

puisqu'elle  arrctalt  le  cours  tle  leurs  j<jles,  et  empê- 
chait que  leurs  plaisirs  ne  se  changeassent,  après 
quelques  années,  en  des  dégoûts,  et  ne  devinssent 
enfin  de  véritahles  tourments  :  Unica  mors  efficit 
ut  nascl  non  sit  suppllciiun.  L'homme  ,  dit  Senè- 
que,  n'a  point  d'autre  bonheur  que  la  mort,  et 
c'est  elle  seule  qui  empêche  que  notre  naissance 
ne  soit  un  supplice.  Notre  misère  est  de  ne  périr 
qu'à  demi  durant  les  maladies  et  les  pauvretés  ; 
notre  béatitude  est  de  périr  entièrement  par  la  mort 
et  de  ne  pas  entrer  dans  l'éternité  avec  une  nature 
à  qui  la  longueur  des  maux  et  des  biens  est  égale- 
ment pernicieuse. 

Ce  sont  là  les  iî^norances  elles  extra  vacances  bon- 
teuses  des  religions  et  des  philosophies  infidèles. 
Le  théologie  chrétienne  parle  autrement,  et  rien 
ne  donne  une  plus  haute  idée  du  christianisme 
que  ce  qu'elle  enseigne  sur  ce  sujet.  Voici  en  peu 
de  mots  ce  qu'elle  conçoit  et  ce  qu'elle  en  dit. 

Messieurs  ,  lorque  notre  âme  sera  séparée  du 
corps,  et  qu'après  les  pénitences  de  l'autre  vie,  le 
jour  heureux  de  son  couronnement  sera  venu  , 
Dieu  répandra  dans  elle  une  lumière  surnaturelle 
et  créée  ,  pour  la  soutenir  ,  et  pour  lui  donner  la 
force  de  subsister  sans  éblouissement  et  sans  dan- 
ger au  milieu  des  clartés  infinies  et  des  spectacles 
admirables  qu'il  lui  découvrira  par  la  manifesta- 
lion  de  sa  beauté. 

Cette  beauté  nous  sera  manifestée  d'une  façon 
ineffable  à  l'éloquence,  mais  qui  n'est  pas  incompré- 
hensible à  l'amour.  Car  quand  on  tirera  les  voiles  , 
et  que  ce  divin  soleil  commencera  à  briller  à  nos 
yeux  et  à  paraître  en  toute  l'étendue  de  son  im- 
mensité glorieuse,  ce  ne  seront  pas  ses  rayons  qui 
se  répandront  sur  notre  visage;  ce  ne  sera  pas  son 
espèce  ou  son  portrait  qui  s'imprimera  sur  notre 
entendement  j  ce  no  seront  pas  ses  grâces  ni  ses 


a64  ENTRETIEN    VllI. 

attraits  qui  s'insinueront  dans  notre  cœur;  ce  sera 
lui-même  qui  entrera,  ce  sera  sa  substance,  sa  vie, 
sa  Divinité  qui  touchera  notre  âme ,  son  cœur  qui 
viendra  se  joindre  au  nôtre.  Nous  serons  cœur  à 
cœur,  face  à  face,  tout  à  tout ,  unis  l'un  à  l'autre 
par  un  embrassement  des  deux  esprits,  et  par  une 
pénétration  intime  qui  nous  rendra  resplendissants 
de  la  gloire  ,  vivants  de  la  vie  et  heureux  de  la 
félicité  d'un  Dieu  :  Facie  ad  faciern  ^  mente  ad 
mentem^  corde  ad  cor. 

Je  veux  dire  que  nous  serons  unis  à  Dieu  et 
que  nous  le  verrons.  Et  p'our  savoir  ce  que  c'est 
que  cette  vision  et  cette  union  béatifique  ,  remar- 
quez que  deux  choses  sont  unies,  lorsque,  ne  ces- 
sant point  d'çtre  deux  choses  différentes  et  distin- 
guées, elles  tiennent  ensemble,  par  un  même  lien 
qui  leur  est  commun  ,  quoiqu'il  soit  unique,  et 
que  l'union  est  d'autant  plus  parfaite  que  ce  lien 
commun  aux  deux  est  plus  intérieur  à  l'une  et  à 
l'autre.  * 

D'où  il  est  clair  qu'entre  les  unions  il  y  en  a  trois 
souverainement  parfaites  :  la  première  et  la  plu» 
noble  de  toutes ,  c'est  l'union  de  Dieu  le  Père  et 
Dieu  le  Fils  ,  parce  qu'ils  sont  unis  en  ce  qui  leur 
est  souverainement  intérieur ,  n'ayant  qu'une 
même  substance. 

La  deuxième  est  l'union  qui  se  trouve  en  Jé- 
sus-Christ de  la  nature  divine  et  de  la  nature 
humaine ,  d'autant  qu'elles  n'ont  qu'une  même 
personne. 

La  troisième  est  l'union  des  bienheureux  avec 
Dieu  ,  d'autant  qu'ils  n'ont  qu'une  même  pensée 
et  un  même  acte.  Leurs  entendements  connaissent 
les  choses  par  un  même  Verbe ,  et  leurs  volontés 
aiment  par  un  même  amour  ;  de  sorte  qu'il  n'y  a 
aucune  distinction  dans  le  terme  de  leurs  opéra- 
lions  spirituelles.   C'est  un  acte  très-uii  et  très- 


ENTRETIEM    VIII.  265 

simple,  et  qui  est  indivislbleiiienl  leur  acte,  leur 
perfection  et  leur  bonheur. 

Sur  cela,  ma  proposition  est  que  Dieu,  qui  au- 
trefois nous  communiquait  ici-basses  inspirations, 
et  nous  éclairait  par  les  rayons  de  sa  lumière  éloi- 
gnée, alors  approchant  lui-même,  et  appliquant 
son  Verbe  sur  l'entendement  humain  comme  un 
caractère  sur  la  cire,  et  l'entendement  humain  le 
recevaiit  ,  il  faudra  de  nécessité  que  ce  Verbe  de 
Dieu  soit  désormais  le  Verbe  ,  la  connaissance  et 
la  pensée  de  l'homme.  L'homme  doit  connaître 
par  toutes  les  connaissances  qui  sont  en  lui  ;  le 
Verbe  divin  est  une  connaissance,  et  le  Verbe  sera 
dans  l'homme  :  donc,  l'homme  devra  connaître 
parle  Verbe;  donc,  l'homme  et  Dieu  n'auront 
qu'un  même  acte  ,  et  seront  unis  et  béatifiés  en- 
semble dans  l'entendement  par  l'unité  d'une  même 
pensée.  Quelle  béatitude  ,  Messieurs  ,  et  quelle 
union  !  Quelle  élévation  de  notre  nature  !  quelle 
gloire  !  Dieu  se  voit  par  son  Verbe  ;  par  le  même 
Verbe,  l'homme  voit  Dieu,  et  éclairé  des  lumières 
de  cette  beauté  substantiellement  infuse  en  son 
esprit ,  il  la  connaît  par  ses  propres  embrassements; 
ses  unions  avec  elle  sont  la  contemplation  de  ses 
attributs  et  de  ses  beautés  ineffables. 

Par  son  Verbe,  Dieu  voit  les  créatures  ;  par  le 
même,  l'homsne  les  voit  ,  les  considère,  les  con- 
naît, les  distingue,  et  d'une  seule  vue,  il  découvre 
toutes  les  perfections  angéiiques  ,  et  toutes  les 
grandeurs  humaines  contenues  éminemment,  et 
représentées  formellement  dans  cet  original  in- 
créé. 

La  différence  que  je  vous  supplie  de  remarquer 
avec  soin  ,  c'est  que  Dieu  engendre  et  produit  le 
Verbe  et  que  notre  àme  le  reçoit.  Le  Verbe  est 
dans  les  deux  ,  mais  dans  Dieu  comme  dans  son 
principe  et  son  Père,  dans  notre  ame  comme  en- 


:i66  rrsTiuiTiv.y  viir. 

tre  les  bras  de  son  épouse.  Dieu  le  produit  pnr 
mie  génération  indistincte,  et  notre  âme  le  reçoit 
par  une  réception  distincte  de  son  terme.  Notre 
réception  est  une  action  vitale,  mais  action  qui  ne 
produit  rien  ,  parce  que  son  terme  est  déjà  pro- 
duit. Elle  commence  par  agir,  et  elle  se  termine 
par  recevoir  ;  elle  se  prépare  à  produire  un  terme 
créé  ,  un  Verbe  et  une  connaissance  buiwaine  ; 
mais  rencontrant  un  terme  incréé  et  un  Verbe 
divin  ,  elle  s'y  arrête,  et  ne  fait  autre  cbose  que 
s'y  joindre  et  que  s'appliquer  à  ce  caractère  glo- 
rieux. Dieu  n'a  point  d'autre  connaissance  ni 
d'autre  pensée  que  son  Verbe  unique  ,  d'autant 
qu'il  lui  est  impossible  d'en  produire  deux  ;  notre 
âme  n'a  point  d'autre  connaissance  ni  d'autre 
pensée  que  le  même  Verbe,  parce  qu'il  lui  est  inu- 
tile d'en  avoir  d'autres  ,  et  qu'elle  accomplit  tous 
ses  désirs  de  savoir  et  d'opérer  par  la  perfection 
infinie  de  cette  connaissance  et  de  cet  acte  qui  lui 
appartient.  Dieu  produit  le  Verbe  éternellement 
par  une  génération  simple  et  infiniment  une  :  no- 
tre âme  s'unit  éternellement  au  Verbe  par  une 
union  continuée,  qui  ne  souffre  point  d'interrup- 
tion ,  et  qui  ne  cesse  et  ne  cessera  jamais.  Enfin 
le  Verbe  est  la  personne  et  Thypostase  de  la  Divi- 
nité ;  il  est  la  couronne,  la  perfection  et  la  gloire 
de  notre  âme. 

Ce  que  j'ai  dit  de  l'entendement,  je  le  dis  de  la 
volonté  :  Dieu  et  l'homme  y  sont  unis  par  l'unité 
d'un  esprit  et  d'un  amour  indivisibles  ;  ils  s'en- 
tr'aiment, et  l'amour  mutuel  qu'ils  se  portent 
n'est  pas, comme  ici-bas, deux  amours  aspirant  l'un 
à  l'autre,  et  tâchant  de  se  mêler  durant  l'embras- 
sement  des  deux  cœurs,  mais  un  amour  simple  et 
indistinct,  qui  est  infiniment  délicieux  ,  consom- 
mant l'union  et  la  joie,  parce  qu'il  est  infiniment 
un,  et  qu'il  tient  intimement  aux   deux  parla 


r.NTRETIEN    VIII.  oQy 

même  milui  :  Qui  adliœrel  Dca  iiiius  spiritiis  est. 
Ceux  qui  s'aiment  en  celte  vie  ne  peuvent  être 
unis  intimement,  ou  plutôt  devenir  un  par  l'a- 
mour :  il  y  a  toujours  dans  leurs  liaisons  les  plus 
étroites  un  nombre  et  une  pluralité  ;  il  y  a  tou- 
jours deux  amours,  et  par  conséquent  toujours  de 
l'imperfection,  de  l'inquiétude,  delà  peine  et  du 
mouvement. 

Les  bienheureux ,  selon  que  parle  Notre-Sei- 
j;neur,  seront  consommés  en  Dieu  jusqu'à  n'être 
jilus  qu'un  par  le  moyen  de  l'amour.  C'est  l'amour 
qui  sera  cette  vmité  commune  aux  deux,  et  ils 
n'auront  point  d'autres  termes  de  leurs  ardeurs  et 
de  leurs  désirs  que  ce  centre  éternel  du  repos  et 
de  la  joie.  Amour  incompréhensible  et  ineffable 
qui  fera  que  l'homme,  cette  misérable  créature 
qui  rampe  maintenant  sur  la  terre  avec  les  four- 
mis et  les  vermisseaux  ,  sera  alors  si  fort  élevé 
qu'il  n'est  pas  tant  aujourd'hui  dans  soi  que  Dieu 
sera  dans  lui,  qu'il  n'est  pas  tant  lui-même  par 
essence  qu'il  sera  Dieu  par  amour  ,  transformé 
d'une  façon  dont  nous  ne  pouvons  rien  dire,  sinon 
ce  qu'en  dit  Saint  Bonaventure  :  Deu/n  et  animam 
simul  coîiglutinat  ,  siniul  adnectit.  O  amor  ^  quid 
ilhi  trihuam  ,  qui  me  fecisti  dwinum  ,  qui  luiuin 
in  De  uni  ti-ansJigurasP 

Eugène  poursuivit  ce  discours  par  une  explica- 
tion àes  différences  qui  se  trouvent  entre  les  Saints, 
faisant  connaître  ,  selon  les  pensées  des  théolo- 
gienSjComment  il  arrive  que  les  uns  voient  dans  Dieu 
plus  de  choses  que  les  autres,  et  qu'ils  aient  une 
félicité  plus  parfaite.  Puis  ayant  ajouté  ce  qu'il 
jugea  le  plus  digne  d'être  su  touchant  les  particu- 
larités et  les  circonstances  de  la  vision  béalifique, 
il  conclut  par  ces  paroles  qui  lui  donnèrent  ou- 
verture pour  passer  à  un  autre  point.  Certes  , 
Mcssicins,   dil-il,    voilà  une   Iclieilé  iiiléiic-ure, 


268  ENTRETIEN    VIlI. 

dont  la  seule  idée  surpasse  infiniment  celle  que 
l'esprit  humain  avait  conçue  par  les  spéculations 
de  sa  philosophie.  Ce  projet  ne  peut  avoir  été 
formé  que  par  la  sagesse  et  par  la  bonté  d'un 
Dieu  ,  ni  même  déclaré  aux  hommes  que  par  sa 
parole.  Il  est  nécessaire  que  le  Dieu  que  nous  ado- 
rons dans  l'Eglise  soit  le  vrai  Dieu  ,  puisque  c'est 
de  lui  que  nous  avons  appris  de  si  hautes  vérités. 

Mais  le  bonheur  ne  s'arrêtera  pas  sur  Tàme. 
L'âme, transfigurée  et  glorifiée  de  la  sorte, glorifiera 
le  corps.  Nous  mourons  aujourd'hui,  Messieurs, 
mais  vous  savez  que  notre  mort  finira  comme  le 
reste;  et  quoique  les  Sadducéens  parmi  les  Juifs,  et 
les  Blarcionites  parmi  les  Chrétiens,  aient  pensé 
que  ce  miracle  surpassait  les  forces  d'un  Dieu , 
notre  corps  sortira  du  tombeau  ,  et  entrera 
par  la  résurrection  dans  une  vie  qui  ne  finira 
jamais. 

Ce  corps  ressuscité  sera  ce  qu'il  est  maintenant, 
un  véritable  corps  humain;  il  ne  sera  pas  ce  que 
les  Manichéens  enseignèrent,  l'ombre  d'un  corps, 
ou  un  fantôme  qui  portera  notre  image;  ni  ce 
qu'enseignèrent  les  Tritéites,  un  nouveau  corps 
produit  nouvellement  par  la  main  du  Créateur 
pour  tenir  la  place  de  notre  ancien  corps  ;  ni  ce 
que  les  Origénistes  inventèrent,  un  corps  engen- 
dré de  quelque  grain  de  nos  cendres  ,  comme  un 
épi  qui  sort  entier  et  parfait  d'un  grain  de  blé  , 
putréfié  et  enterré  dans  un  champ;  ni  enfin  ce  que 
d'autres  de  leurs  sectes  imaginèrent  ,  un  corps 
uniforme  sans  pieds,  sans  bras  et  sans  aucune 
distinction  de  membres  ,  tout  rond  comme  un 
astre  ,  ou  comme  un  globe  lumineux. 

Ce  sera  le  véritable  ,  l'ancien  ,  le  même  corps  y 
composé  de  la  même  chair  et  du  même  sang  ,  for- 
mé de  la  même  façon  que  celui  que  nous  avoiîs 
en  celte  vie  miscniblc^   le  mC'mç  enfin   que  ce 


r.NTÎlETIKN     VI'I.  269 

corps  mortel  ([ui,  le  jour  de  notre  naissance,  sor- 
tit du  ventre  de  notre  mère,  et  qui,  le  jour  de  no- 
tre mort ,  sera  porté  en  terre  et  en  formé  dans  un 
tombeau.  Le  changement  de  sa  misère  en  un  état 
bienheureux  sera  l'unique  différence  qui  le  dis- 
tinguera d'avec  ce  qu'il  est  maintenant  :  car  lors- 
que notre  àme,au  jour  de  la  résurrection,  descen- 
due jusqu'au  fond  de  notre  cercueil,  s'inspirera 
dans  nos  membres  pourris  ou  dai>s  nos  cendres 
ramassées  ,  elle  leur  communiquera  sa  vie  ,  son 
immortalité,  sa  gloire,  et  les  changera  en  un  corps 
éclatant ,  en  un  homme  impassible  et  incorrup- 
tible. 

Nos  misères  anciennes  ne  rentreront  pas  dans 
nous  avec  la  vie.  Les  pauvretés,  les  maladies  ,  les 
douleurs  ,  la  mort  et  la  mortalité  disparaîtront 
comme  des  ombres  dissipées  par  la  présence  de  la 
gloire  substantielle  qui  animera  notre  âme. 

Cette  gloire  de  l'àme,  ainsi  communiquée,  paraî- 
tra sur  tout  le  corps,  et  elle  lui  servira  de  pourpre 
et  de  diadème  ;  il  n'aura  point  d'autres  habits  ni 
d'autres  ornements  de  sa  dignité.  Du  corps  elle 
sortira  plus  avant,  et  se  répandra  à  l'entour  par  une 
sphère  de  rayons  qui  éclairera  le  ciel  empyrée ,  et 
qui  sera  une  partie  du  jour  qui  ne  finira  jamais. 

Il  est  vrai  ce  que  disent  les  prophètes  ,  que  nos 
visages,  en  cet  état,  se  trouveront  plus  resplendis- 
sants que  le  soleil  ;  mais  leur  splendeurn'eblouira 
pas  les  yeux.  Plus  les  lumières  sont  parfaites  , 
moins  elles  sont  incommodes,  parce  qu'elles  ne  se 
montrent  pas  elles-mêmes  ,  et  qu'elles  montrent 
seulement  la  personne  à  laquelle  elles  sont  atta- 
chées. La  lumière  du  soleil  ne  fait  voir  qu'elle 
seule  dans  le  soleil  ;  on  n'y  peut  rien  découvrir 
des  autres  qualités  et  propriétés  de  cet  astre  ;  il 
n'y  paraît  rien  qu'une  confusiou  d'éclats  qui  cou- 


2^70  ENTRETIEN     VIII. 

vrent  le  reste,  et  qui  rendent  leur  propre  source 
invisible. 

La  lumière  de  la  gloire,  étendue  par  tout  le  vi- 
sage des  bienheureux ,  ne  fera  rien  voir  que  leur 
visage.  On  y  verra  distinctement  tous  leurs  linéa- 
ments et  tous  leurs  traits. 

La  merveille  sera  que  cette  lumière,  enfermée 
et  mêlée  dans  chaque  trait  de  notre  visage  glo- 
rieux ,  y  formera  une  douceur  et  une  grâce  plus 
ravissantes  que  toutes  les  splendeurs  imaginables, 
et  que  néanmoins,  parmi  tant  de  nouveaux  char- 
mes et  tant  de  beautés  surnaturelles ,  elle  y  con- 
servera l'air  ancien  de  la  nature,  et  que  ce  visage, 
infiniment  plus  beau  qu'autrefois  en  ce  bas  mon- 
de, ne  laissera  pas  d'être  plus  semblable  à  lui, 
pour  ainsi  dire,  et  plus  lui-même  qu'il  n'était  au- 
paravant. 

Nous  nous  reconnaîtrons  les  uns  les  autres  ;  et 
comme  il  est  de  foi  que,  dans  le  ciel,  nous  au- 
rons des  yeux  et  une  mémoire,  de  même  il  est 
vrai  que  nous  y  verrons  ceux  que  nous  aurons 
vus  sur  la  terre ,  et  que  nous  nous  souviendrons  de 
les  y  avoir  vus  et  de  les  y  avoir  aimés.  Nous  les 
distinguerons,  nous  leur  parlerons,  et  nous  rentre- 
rons dans  les  communications  et  les  familiarités 
d'une  amitié  véritable  ,  amitié  d'autant  plus  heu- 
reuse que  nous  nous  verrons  pour  ne  nous  plus 
quitter  jamais,  et  n'être  plus  sujets  à  ces  accidents 
et  à  ces  nécessités  funestes  qui  nous  séparent  con- 
tinuellement ici-bas. 

Nos  discours  avec  eux  seront  sur  les  perfections 
et  sur  les  grandeurs  que  nous  découvrirons  dans 
Dieu.  Nous  les  découvrirons  par  cette  unique  et 
éternelle  pensée  que  j'ai  dite  ;  mais  cette  pensée 
ne  s'exprimera  que  par  une  multitude  de  paroles 
toujours  nouvelles  ,  et  la  seule  éternité  pourra 
suffire  à  l'infinité  des  choses   que   nous  aurons  à 


ENTRETIEN    VIII.  27 1 

nous  (lire  mutuellement  là-dessus  ,  et  au  plaisir 
infini  que  nous  goûterons  clans  ces  entretiens. 

Notre  esprit  sera  occupé  de  Dieu  sans  distrac- 
lion  ,  et  nos  yeux,  occupés  envers  les  hommes  et 
les  créatures  sans  abstraction.  La  contemplation 
élèvera  notre  àme  au  premier  et  au  plus  éniinent 
état  de  l'imion,  mais  elle  ne  l'enlèvera  pas  jusqu'à 
l'extase.  Durant  les  élévations  et  les  ravissements 
sublimes  ,  l'àme  sera  toujours  présente  aux  sens  : 
le  corps  ne  souffrira  point  de  faiblesse,  et  nous 
converserons  ensemble  avec  autant  de  familiarité 
et  de  liberté  que  s'il  n'y  avait  point  de  recueille- 
ment dans  l'âme,  ni  d'attachement  à  notre  objet 
infiniment  intérieur. 

Ces  entretiens  seront  mêlés  des  autres  plaisirs 
extérieurs  qui  sont  capables  de  flatter  la  vue,  l'ouïe 
et  Todorat.  Les  voluptés  communes  aux  bêtes  en 
seront  bannies  ;  notre  cœur  en  aura  autant  d'aver- 
sion qu'elle  lui  sont  messéantes  et  inutiles.  Les 
objets  des  trois  sens  qui  n'approchent  l'homme 
que  de  loin,  se  trouveront  da-ns  le  ciel,  et  là,  par 
la  transpiration  de  leurs  espèces  pures  et  immaté- 
rielles ,  et  par  une  abondance  inépuisable,  conser- 
veront dans  nous  toutes  sortes  de  plaisirs  aussi 
longtemps  que  la  présence  de  Dieu  y  conservera 
la  vie. 

Les  plus  sensibles  seront  ceux  de  la  vue  :  nos 
yeux,  en  chaque  endroit  du  paradis,  découvriront 
des  spectacles  et  des  magnificences  merveilleuses. 
Le  ciel  empyrée,  selon  que  je  l'apprends  des  inter- 
prètes de  l'Apocalypse,  grand  comme  il  est,  et  in- 
finiment étendu  ,  a  une  enceinte  qui  l'environne, 
et  qui  est  bâtie  d'un  cristal  lumineux.  Ces  lumiè- 
res étant  les  plus  hautes,  sont  nécessairement  les 
plus  parfaites  d'entre  les  objets  \isil)les  ,  c'est-à- 
dire  qu'elles  sont  (!olorées  autant  que  claires  et 
lumineuses;  diversifiées  de  toutes  les  couleurs,  et 


2Pr2  ENTRETIEN    Vlîl. 

brillantes  de  toutes  les  clartés  imaginables.  Chaque 
rnyon  a  sa  couleur  particulière;  chaque  couleur  a 
plus  d'éclat  que  le  soleil  ;  chaque  soleil  est  une 
pierre  de  ce  palais.  Ce  palais  contient  des  cent 
millions  de  millions  de  lieues  en  son  étendue.  Fi- 
gurez-vous combien  de  splendeurs  dans  cette  vaste 
immensité!  En  haut  et  en  bas,  aux  environs  et 
partout,  que  de  richesses,  que  de  gloire,  que  de 
réjaillissements  de  la  beauté  de  Dieu  ,  que  de  spec- 
tacles qui  charmeront  nos  yeux  et  nos  cœurs!  en- 
fin que  de  biens  ,  que  de  torrents  de  joie  ,  que  d'a- 
bîmes de  plaisirs  !  C'est  là  que  nous  verrons  Dieu, 
que  nous  nous  verrons ,  et  que  nous  passerons  en- 
semble les  douces  journées  de  l'éternité  bienheu- 
reuse :  Illic  nos  videbimus  sine  termînOj  amabimus 
sine  modo  ^  cohœrebimus  sine  malo,  pleni  lande  , 
pleni  gloria,  pleni  Deo, 

Pour  le  dire  encore  une  fois,  n'est-ce  pas  là  une 
félicité  bien  conçue  et  bien  disposée?  Mais  la 
preuve  évidente  qu'elle  est  véritable,  c'est  qu'elle 
seule  peut  durer  toujours,  et  que,  durant  son  éter- 
nité, elle  ne  peut  se  corrompre,  elle  ne  peut  dégé- 
nérer ni  en  lassitude,  ni  en  dégoût,  ni  en  peine. 
L'occupation  de  l'homme  sera  la  contemplation 
et  la  possession  d'une  beauté  infinie  ,  infiniment 
inépuisable  en  nouveautés  de  grâces  et  d'attraits, 
toujours  connue  et  toujours  rare ,  éternellement 
ancienne  et  éternellement  nouvelle  :  donc  cette 
occupation  ne  sera  point  ennuyeuse. 

L'occupation  de  Thomme  sera  de  s'unir  à  son 
propre  terme  et  à  son  centre ,  et  de  se  tenir  dans 
le  lieu  du  repos  ;  donc,  elle  ne  sera  point  labo- 
rieuse. 

L'opération  de  l'homme  sera  d'aimer,  mais  par 
un  amour  qui  sera  déjà  produit,  qui  ne  procédera 
pas  de  la  volonté  humaine  comme  de  son  prin- 
cipe, mais  qui  entrera  dans  elle;  qui  n'épuisera 


ENTRETIEN    VIII.  2j3 

pas  sa  substance  ,  mais  qui  la  remplira  ;  qui  ne 
consumera  pas  son  cœur  par  des  embrasements 
douloureux,  mais  qui  le  soutiendra  par  des  flam- 
mes personnelles,  sources  vivantes  des  joies  infi- 
nies de  la  Divinité.  Son  amour  sera  la  respiration 
de  l'esprit ,  de  la  force  et  de  la  vie  d'un  Dieu  , 
donc,  il  ne  sera  jamais  las.  Après  les  siècles  des 
siècles,  il  ne  sera  pas  moins  fort,  ni  moins  vivant, 
ni  moins  délicieux  que  le  premier  jour;  et  s'il 
pouvait  craindre  quelque  cliose,  il  craindrait  que 
l'éternité  fut  trop  courte.  L'homme  ne  sentira 
point  de  peine  ni  de  lassitude  ,  parce  qu'il  n'aura 
rien  de  soi-même,  soutenu  sur  sa  faiblesse.  Ici- 
bas  la  terre  louche  quelques  parties  de  notre 
corps,  et  elle  les  supporte;  le  reste  est  appuyé 
sur  lui  durant  son  repos  ;  l'àme  faible  se  supporte, 
accablée  par  ses  soins  ,  et  elle  languit  sous  les  lois 
du  péché  et  sous  les  rigueurs  de  la  justice.  Dans 
le  ciel,  Dieu,  qui  seul  est  stable  et  immuable,  sou- 
tiendra l'Ame  et  sera  son  centre  ;  l'ame  soutien- 
dra le  corps  ;  le  corps,  établi  sur  ces  immobilités 
éternelles,  s'épanouira  sûrement  dans  le  repos,  et 
jouira  d'un  plaisir  exempt  des  craintes  de  la  dou- 
leur et  de  la  mort.  Parmi  les  délices  de  ce  monde, 
ce  qui  ennuie  notre  esprit ,  c'est  qu'il  ne  possède 
que  les  images  de  ses  objets  ;  ce  qui  incommode 
notre  corps,  c'est  qu'il  les  possède  eux-mêmes, 
et  qu'il  se  nourrit  de  leurs  substances  matérielles 
et  terrestres  ;  dans  le  paradis  ,  l'esprit  possédera 
les  réalités ,  et  le  corps  ne  sera  louché  que  par  des 
images. 

Ce  discours  fit  naître  dans  l'esprit  des  personnes 
dévotes  et  curieuses  qui  étaient  là  ,  diverses  ques- 
tions touchant  la  vie  que  nous  mènerons  dans  le 
ciel.  Eugène  leur  répondit.  Il  s'attendait  que  quel- 
ques philosophles  qui  étaient  là ,  et  (jui  d'abord 
avaient  semblé   vouloir  contredire   et  raisonner, 


274  ENTRETIEN    VIII. 

lui  proposeraient  quelques  cloutes.  Ils  gardèrent 
le  silence.  Ce  théologien  ,  que  ces  hautes  contem- 
plations du  paradis  avaient  emhrasé  d'un  nouveau 
zèle,  voulut  les  faire  parler,  et  les  engager  à  dé- 
fendre le  monde  et  la  vanité  mondaine  qu'ils  por- 
taient dans  leurs  habits.  Il  leur  fit  de  fortes  plain- 
tes sur l'indévotion  de  la  plupart  des  courtisans, 
et  leur  proposa  là-dessus  quantité  de  questions 
que  leur  prudence  et  leur  conscience  les  obligè- 
rent d'écouter  sans  aucun  mot  de  réponse. 

Il  leur  demanda  pourquoi  cet  Homme-Dieu,  qui 
était  venu  nous  annoncer  des  mystères  si  relevés 
et  des  espérances  si  glorieuses  et  si  agréables  au 
cœur  humain  ,  est  si  peu  aimé  de  plusieurs;  pour- 
quoi la  sainteté  de  quelques-uns  et  leur  constance 
à  le  servir,  passent  parmi  les  gens  de  la  cour  pour 
une  bassesse  d'esprit  et  pour  une  lâcheté  mépri- 
sable ;  pourquoi  ses  adorateurs  rougissent  quand 
ils  l'adorent,  et  d'où  vient  que,  dans  les  conversa- 
tions du  grand  monde,  tandis  qu'on  parle  hardi- 
ment des  histoires  de  Cyrus  et  d'Alexandre,  et  des 
victoires  des  Ottomans  ,  personne  n'ose  parler  ni 
de  sa  vie  ni  de  sa  mort. 

Par  quelle  trahison  ou  quel  malheur  il  arrive 
que, dans  les  belles  compagnies, les  jeunes  hommes, 
dès  qu'ils  commencent  à  y  paraître,  se  font  hon- 
neur de  proposer  des  difficultés  sur  sa  doctrine  et 
sur  ses  mystères ,  et  d'essayer  la  pointe  de  leurs 
esprits  contre  les  vérités  de  son  Evangile  ; 

Que,  dans  les  lieux  de  débauche,  les  libertins  ont 
wn  si  grand  plaisir  à  profaner  son  nom  par  des 
blasphèmes  scandaleux  ,  ou  à  choisir  les  cérémo- 
nies de  son  Eglise  pour  en  faire  le  divertissement 
de  leurs  folies  et  de  leur  insolence  ; 

Que,  dans  les  maisons  et  dans  les  jardins ,  les 
maîtres  qui  y  souffrent  les  statues  de  Junon  et  de 
Jupiter  ,  et  la  représentation  des  aventures  de  Yé- 


ENTRETIEN     Mil.  Ijù 

nus  et  cl' Adonis,  ne  peuvent  y  souffrir  des  cruci- 
fix  ni  des  images  des  Saints  ; 

Que,  dans  les  différends  entre  les  personnes  de 
(|ualité  et  dajis  les  occasions  de  duels,  les  genlils- 
lioinmes  chrétiens,  favorisés  de  tant  de  l)ienfaits 
et  de  tant  de  grâces  du  Sauveur,et  infiniment  obli- 
gés à  l'honorer  et  à  l'aimer  ,  sont  honteux  de 
lui  être  fidèles,  et  croient  qu'ils  se  rendraient  mé- 
prisables s'ils  le  considéraient  alors  ;  et  que  même 
entre  ceux  qui  sont  assez  résolus  pour  dire  :  Le 
prince  l'a  défendu,  je  n'en  ferai  rien,  il  n'y  en  ait 
aucun  qui  ait  assez  de  cœur  et  de  générosité  pour 
répondre  :  Mon  Maître,  mon  bienfaiteur,  mon 
Roi  crucifié  ne  le  vent  pas;  Jésus-Christ  me  com- 
mande le  contraire,  je  lui  obéirai  ; 

Qu'enfin,  en  toutes  les  rencontres  où  son  hon- 
neur, son  Évangile ,  son  Église  et  ses  droits  sont- 
attaqués  par  les  hérétiques,  ou  par  les  impies,  ou 
par  les  avares  et  les  hommes  violents  ,  chacun 
soit  insensible  ,  et  qu'un  petit  intérêt  de  fortune 
nous  fasse  abandonner  une  querelle  que  nos  an- 
cêtres défendaient  jusqu'à  la  dernière  goutte  de 
leur  sang  ,  et  que  les  bontés  adorables  de  Jésus 
nous  obligent  à  défendre  aux  dépens  de  mille 
mondes  et  de  mille  vies. 

Voilà,  Messieurs,  poursuivit-il  en  voyant  qu'ils 
ne  disaient  mot,  bien  des  choses  que  je  vous  de- 
mande; j'y  réponds  moi-même,  et  je  soutiens  que 
toutes  ces  choses-là  sont  des  preuves  que  Jésus- 
Christ  est  le  vrai  Dieu.  Jamais  aucun  idolâtre  ni 
aucun  Mahométan  n'ont  rougi  du  nom  de  leur  Dieu; 
les  Chrétiens  seuls  rougissent  du  Dieu  (pi'ils  ado- 
rent ;  mais  remarquez  qu'ils  ne  le  font  que  lors- 
qu'ils commencent  à  vivre  selon  les  maximes  du 
monde  et  selon  les  lois  de  l'amour-propre  et  de 
l'intérêt,  caj'dès  lors,  il  est  nécessaire  qu'il  naisse 


2^6  ENTRETIEN    VlII. 

dans  leur  cœur  une  haine  et  un  mépris  de  la  per- 
sonne du  Sauveur,  ou  du  moins,  une  honte  de 
porter  son  nom  ,  et  qu'ils  croient  que  c'est  un 
opprobre  de  le  servir  et  de  lui  appartenir.  Pour 
le  voir  clairement,  souvenez-vous,  s'il  vous  plaît, 
que  le  monde  n'est  rien  autre  chose  que  l'assem- 
blage des  hommes  qui  obéissent  à  la  chair,  à  l'or- 
gueil et  à  l'avarice  ,  et  qui  laissent  dominer  en 
leurs  personnes  les  inclinations  de  la  nature  cor- 
rompue :  Corruptus  honio  jnundus  est.  Or ,  Mes- 
sieurs ,  ce  monde ,  cet  homme  corrompu  doit 
nécessairement  haïr  l'ennemi  du  monde.  Jésus- 
Christ  seul,  entre  tous  les  dieux  adorés  sur  la  terre, 
est  l'ennemi  et  le  destructeur  du  monde:  donc,  le 
monde  doit  haïr  Jésus-Christ. 

Donc  ,  puisqu'il  y  a  dans  l'enfer  des  démons 
passionnés  pour  la  conservation  du  monde,  puis- 
qu'il y  a  parmi  les  Païens  des  tyrans ,  et  parmi 
les  Chrétiens,  des  libertins  et  des  impies  qui  sont 
les  amateurs  et  les  adorateurs  de  ce  même  monde, 
gens  abandonnés  aux  désirs  de  la  convoitise  et  à 
la  fureur  de  leurs  passions  ,  il  faut  de  nécessité 
que  ces  démons ,  que  ces  tyrans  et  que  ces  Chré- 
tiens pervertis  aient  Jésus-Christ  et  sa  croix  en 
horreur;  et  si  d'aventure  ils  se  trouvent  contraints 
de  l'adorer  publiquement  dans  une  église  ,  il  faut 
qu'ils  rougissent  de  leur  adoration ,  et  qu'ils  en 
soient  honteux  comme  d'un  scandale  et  d'une  in- 
famie. 

Et  pourquoi  ce  scandale  et  cette  étrange  aver- 
sion? pourquoi  cette  haine  commune  et  univer- 
selle de  toutes  sortes  de  mondains  contre  le  Sei- 
gneur et  contre  son  Christ  ?  Interrogez-les,  Mes- 
sieurs :  ils  vous  répondront  par  les  mêmes  paroles 
que  leur  prince  enfermé  avec  une  légion  d'autres 
démons  dans  le  corps  d'un  possédé,  fut  contraint 
de  lui  répondre;  Noire-Seigneur  venant  à  parai- 


ENTRirriLN     VIII. 


•77 


tre  (levant  eux,  ils  se  mirent  à  crier  et  à  liiirler 
effroyablement,  et  à  dùve  des  efforts  pour  se  jeter 
sur  su  personne  sacrée  et  pour  la  (léchirer.  Que 
TOUS  a-t-il  fait  et  de  cpioi  vous  plaignez  vous  ? 
Scio  quis  sis  ^  répondit  ce  prince  au  Fils  de  Dieu  , 
et  répondent  après  lui  tous  les  tyrans  et  tous  les 
mondains  :  Venisti  torqnere  me  Scuictus  Dei  ? 
Nous  savons  qui  vous  êtes  et  quel  est  votre  des- 
sein. Les  autres  dieux  ont  flatté  nos  inclinations 
et  nos  désirs  ;  ils  nous  ont  fait  régner  sur  la  terre, 
et  vous  venez  pour  nous  tourmenter  ,  et  pour  dé- 
truire parmi  nous  le  règne  du  péché  ,  le  règne  de 
la  vanité,  de  la  brutalité,  de  l'avarice,  le  règne 
de  la  corruption  et  de  la  mort  ;  vous  êtes  venu 
pour  établir  la  grâce  et  la  vie  dans  le  cœur  hu- 
main ,  et  pour  transformer  l'homme  en  un  nouvel 
homme  ,  en  un  homme  spirituel  et  immortel. 
Enfin  nous  le  sentons  en  vous  voyant,  vous  êtes 
le  Saint  de  Dieu,  le  Saint  des  Saints  ,  le  répara- 
teur du  salut  et  de  la  sainteté,  l'ennemi  du  monde 
et  l'ennemi  de  l'enfer.  Puisque  vous  voilà  venu, 
il  faut  que  le  monde  périsse,  ou  que  vous  péris- 
siez vous-même  ,  et  que  nous  employions  contre 
vous  tout  ce  que  la  rage  peut  inventer  de  cruautés 
et  d'opprobres. 

Pourquoi  contre  lui,  et  non  pas  contre  les  faux 
dieux?  Je  vous  l'ai  dit,  Messieurs,  et  eux-mêmes 
vous  le  disent  :  c'est  parce  qu'il  est  le  Saint  de 
Dieu,  et  ainsi,  les  entreprises  des  démons,  les  per- 
sécutions des  tyrans,  les  blasphèmes  des  impies  , 
les  vices  des  Clirétiens  immortifiés  ,  et  la  conspi- 
ration de  toutes  les  puissances  de  l'univers  contre 
la  croix  et  contre  notre  religion  ,  sont  l'éloge  des 
grandeurs,  et  l'évidente  preuve  de  la  Divinité  de 
Jésus-Christ. 

Je  ne  puis  rien  dire  davantage  sinon  que  ce 
que  je  viens  de  rapporter  fut  l'occasion  des  deux 

16 


^■J^  ENTRETIEN    IX. 

autres  conférences  qui  furent  tenues  quatre  ou 
cinq  jours  après  dans  Fontainebleau,  où  la  cour 
était. 

€€)€)€)€)€)€)i)€)®€)Cf)€)€)e)f)€€)€)€)€)i)€)CQ)«)C€Ce)€€) 
ENTRETIEN  IX. 

DE    LA    VRAIE    DEVOTION  ,    ET    DE    l'aLLIANCE    DE   LA 
VRAIE  RELIGION    AVEC  UN   EXCELLENT  NATUREL. 

Maxime  ,  dont  je  viens  de  parler,  se  promenant 
dans  le  parc  avec  Eugène  et  avec  quantité  d'autres 
personnes  de  la  cour,  ce  théologien,  qui  reçut  une 
lettre  de  Paris  ,  demanda  la  permission  de  se  re- 
tirer un  moment  pour  écrire  la  réponse  qui  était 
pressée. 

Durant  son  absence ,  la  compagnie  prit  occa- 
sion de  parler  de  sa  conduite  et  de  son  mérite; 
Maxime  surtout  en  dit  plusieurs  particularités 
considérables  qu'il  savait  ,  et  cela  lui  donna  occa- 
sion de  rapporter  une  de  ses  paroles  dont  il  se 
souvint  heureusement,  et  qu'il  rapporta  depuis 
en  d'autres  rencontres  où  elle  ne  fut  pas  inutile.  Il 
y  a  trois  jours,  leur  dit  ce  seigneur,  qu'à  la  fin 
d'une  conférence  qu'Eugène  eut  avec  nous  sur  les 
félicités  de  la  vie  future,  il  nous  fit  une  question 
qui  nous  donna  de  la  peine,  et  à  laquelle  nous  ne 
pûmes  répondre  qu'en  baissant  les  yeux  et  en 
nous  taisant.  Il  nous  demanda  quelle  est  la  cause 
pour  laquelle  les  gens  de  qualité  sont  d'ordinaire  les 
moins  dévots  d'entre  les  Chrétiens,  et  d'où  viennent 
la  répugnance  et  la  honte  qu'ils  ont  lorsqu'il  faut 
qu'ils  s'acquittent  des  devoirs  de  la  religion  dans 
une  église,  et  qu'ils  s'humilient  devant  Dieu, leur 
souverain  Maître  ,  eux  qui  en  ont  reçu  le  plus  de 


F.xrr.ETiEN  IX.  279 

grâces,  et  qui  S(mU  le  plus  obligés  à  "la  Provi- 
dence. 

Maxime  ayant  rapporté  cela  ,  et  chacun  disant 
ce  qu'il  en  pensait,  un  jeune  Baron  nommé  Thra- 
sile  ,  qui  aurait  du  se  taire  ,  quoiqu'il  eût  été  ca- 
pable (le  parler  discrètement  en  d'autres  rencon- 
tres ,  avança  avec  beaucoup  d'inconsidération  un 
mot  qui  déplut  à  la  compagnie: 

Il  me  semble  ,  dit-il ,  que  la  difficulté  n'était 
pas  grande.  J'aurais  répondu  que  les  gens  de  qua- 
lité sont  moins  dévots  que  les  autres,  parce  que, 
d'ordinaire,ils  ont  plus  d'esprit  et  plus  décourage. 
•  Maxime  et  les  plus  considérables  de  la  compa- 
gnie voulurent  censurer  cette  proposition  et  té- 
moigner la  peine  qu'elle  leur  faisait.  Mais  une 
demoiselle  ,  qui  crut  que  ce  jeune  homme  atta- 
quait sa  mère,  dame  des  plus  chrétiennes  et  des 
plus  exemplaires  qui  fut  alors  à  la  cour:  Je  pense, 
dit-elle  ,  que  Monsieur  veut  nous  persuader  qu'il 
a  beaucoup  de  dévotion  et  qu'il  passe  les  jours  à 
prier  Dieu.  Le  cavalier,  qui  sentit  le  coup,  ayant 
répondu  qu'il  n'était  pas  encore  en  âge  d'avoir 
l'ambition  d'être  pris  pour  un  dévot  :  Vous  vou- 
lez dire  ,  repartit  la  demoiselle,  que  vous  n'êtes 
pas  encore  en  âge  d'être  sage.  Quand  vous  y  se- 
rez ,  ajouta-t-elle  aussitôt,  obligez-moi  de  m'en 
avertir  :  alors  je  rirai  librement  et  sans  crainte  de 
vous  offenser,  et  je  tomberai  d'accord  avec  vous, 
qu'en  effet  vous  étiez  un  peu  fou  en  votre  jeunesse, 
de  dire  devant  une  si  vertueuse  coivvpagnie  que  tou- 
tes les  personnes  vertueuses  et  dévotes  n'ont  point 
d'esprit. 

La  mère  prévint  la  repartie  du  gentilhomme 
et  blâma  sa  fille.  Un  vieux  courtisan  nommé  Di- 
dyme  la  défendit,  et  remontra  qu'elle  parlait  très- 
sagement  ,  puisqu'elle   parlait  pour  la   religion  , 

16. 


iaSo  ENTRETIEN   IX. 

pour  la  noblesse  et  pour  la  vérité.  Sur  quoi  le 
Baron  perdant  le  respect  et  ayant  fait  je  ne  sais 
quelle  réponse  plus  immodeste  que  la  première , 
ce  vénérable  vieillard ,  que  la  témérité  de  Tlira- 
syle,son  propre  neveu,offensait  plus  que  personne, 
se  crut  obligé  de  l'avertir  de  son  devoir  et  de  lui 
faire  sentir  son  mal  ;  mais  comme  son  zèle  était 
mêlé  (l'une  bile  ardente  ,  il  le  fit  avec  un  peu  plus 
de  force  que  n'avait  fait  celte  sage  demoiselle  :  J'ai 
tort,  dit-il  à  la  compagnie,  de  me  plaindre  qu'il 
tiit  parlé  contre  l'Evangile  et  contre  la  vérité  ,  car 
ce  qu'il  vient  d'avancer  est  vrai ,  que  tout  ce  que 
nous  avons  de  grands  hommes  dans  la  cour,  datis 
les  armées  ,  dans  les  parlements  ,  dans  les  acadé- 
mies ,  dans  les  églises  ,  ces  prédicateurs,  ces  écri- 
vains, ces  prélats,  tous  ces  savants  et  admirables 
théologiens  de  notre  siècle  qui  nous  prêchent  la 
dévotion  et  qui  la  conservent  parmi  nous  ,  sont 
des  hommes  sans  cœur  et  sans  esprit,  puisque,  se- 
lon le  grave  auteur  que  voilà,  ceux  qui  servent 
Dieu  et  qui  vivent  dans  l'ordre,  manquent  d'es- 
prit et  de  cœur.  Il  croit  en  avoir  plus  lui  seul  que 
ces  maîtres  du  monde  ,  parce  qu'il  n'a  ni  con- 
science ni  religion,  et  que,  dans  les  compagnies,  il 
prononce  hardiment  des  blasphèmes  et  des  impié- 
tés infâmes,  qu'une  chaste  fille  ou  qu'un  hon- 
nête gentilhomme  ne  voudrait  et  ne  pourrait  pas 
prononcer.  Il  croit  que  cette  sage  conduite  est  le 
caractère  d'une  âme  faible  ,  et  qu'autant  qu'il  y  a 
en  France  d'hommes  plus  sages  et  plus  chrétiens 
que  lui ,  ce  sont  autant  de  petits  esprits  et  autant 
de  personnes  à  mépriser. 

Le  jeune  homme  voulait  répondre  et  se  soute- 
nir, mais  la  voix  de  Didyme  l'abattit  d'abord,  et 
le  mit  hors  de  combat.  Un  autre  courtisan  nom- 
mé Procope  ,  qui  crut  que  le  respect  du  à  l'Age  et 
à  l'autorité  d'un   oncle    empêchait  le  Baron^  sou 


EMTiETilN     i\.  281 

ami,  tle  sedéfeiulre,  prit  la  parolo  :  Blonsieurylllt- 
il  à  Didyme,  vous  vous  f^\cliez  d'avoir  ouï  ce  que 
personne  ne  vous  a  dit.  Ou  prétend  seulement 
que  les  gens  de  qualité  qui  donnent  tous  leurs 
soins  aux  afîalres  de  Vaulie  vie  ,  et  qui  se  niclent 
de  spiritualité  dans  la  cour  ,  ne  sont  propres  qu'à 
cela  ,  et  ne  réussissent  jamais  dans  d'iiulres  af- 
faires. 

Didyme,  transporté  d'une  juste  et  sainte  colère 
cx)ntre  un  blasphème  si  hardi  ,  entreprit  de  con- 
fondre le  blasphémateur,  et  il  le  Ht  avec  une  éfo- 
quence  ,  et  d'une  manière  digne  de  la  vérité  qu'il 
défendait  et  du  zèle  dont  il  était  animé.  Tout  son 
discours  lendit  à  faire  voir  que  la  pluj'>art  de  ceux 
qui,  de[)uis  cent  ans,  avaient  acquis  leplusdhon- 
neur  et  le  plus  d'estime  dans  la  cour  de  France 
et  dans  les  autres  cours  de  l'Europe  ,  soit  pour  la 
vie  militaire,  soit  pour  la  vie  politique  ,  avaient 
été  les  plus  exemplaires  en  la  vie  dévote.  Il  en 
nomma  plusieurs  assez  connus  ,  et  obligea  la  com- 
pagnie de  confesser  que  peu  d'hommes  ont  eu 
parmi  nous  la  réputation  d'être  de  grands  hom- 
mes,  qui  n'aient  eu  aussi  la  réputation  d'être  des 
hommes  fidèles  à  Dieu. 

Didyme  parlait  fortement.  Procope  lâcha  de 
parler  plus  haut.  Ils  contestèrent  quehpie  temps, 
et  il  y  eut  de  la  chaleur  dans  leur  dispulo.  Ils  lu- 
rent enfin  interronq)us  par  le  retour  d'Eugène  , 
([ui  survint  plus  lot  qu'on  ne  l'attendait.  Didyme, 
dont  l'émotion  et  le  zèle  paraissaient  sur  son  vi- 
sage ,  voyant  ce  théologien,  son  intime  ami  :  Je 
tenais  ,  dit-il,  votre  place;  obligez-moi  de  la  re- 
prendre, et  d'instruire  les  Messieurs  que  voici  ,  et 
(]ui,  à  l'âge  qu'ils  ont,  ont  encore  besoin  d'a[)preii- 
dre  à  parler. Sur  cela,  Maxime,  ayant  pris  la  maiu 
d'Eugène,  et  l'ayant  fait  asseoir  au  milieu  de  la 
compagnie  en  un  endroit  [;r{)|;;c  à  ces  soiici  d'en- 


à82  ENTRETIEN   I3t. 

treliens  ,  lui  dit  que  Dieu  l'envoyait  pour  être  leur 
juge  ,  et  pour  accorder  un  différend  qui  venait  de 
naître  parmi  eux  touchant  un  point  de  morale.  Il 
t^st  question,  dit-il,  de  savoir  si  les  personnes 
d'esprit  et  de  qualité  sont  propres  à  la  dévotion, 
et  si  la  dévotion  est  la  marque  d'une  âme  faible, 
ou  bien  s'il  est  messéant  aux  personnes  de  qualité 
d'être  dévotes. 

Comme  plusieurs  joignirent  leurs  prières  à  cel- 
les de  Maxime  ,  Eugène  ne  put  pas  se  dispenser  de 
parler,  et  il  le  fit  de  la  façon  qu'on  devait  attendre 
d'un  homme  spirituel  et  discret.  Il  s'aperçut  bien 
qu'il  y  avait  là  deux  ou  trois  questions  un  peu  dif- 
férentes ,  mais  il  jugea  qu'il  pouvait  donner  une 
réponse  ,  qui  peut-être  suffirait  à  toutes,  et  qui 
renfermerait  en  peu  de  paroles  ce  que  chacun  at- 
tendait de  lui. 

Je  ne  sais  ,  dit-il ,  s^il  est  aisé  de  vous  accor- 
der, mais  il  me  semble  qu'il  n'est  pas  malaisé  de 
vous  répondre.  C'est  assez  de  dire  ce  que  l'Evan- 
gile et  la  théologie  nous  enseignent ,  que  la  dé- 
votion dépend  de  la  grâce  de  Dieu,  qui  la  donne, 
et  de  la  liberté  de  l'homme,  qui  la  reçoit  :  et 
comme  les  forts  et  les  faibles  esprits  ont  égale- 
ment la  liberté  du  libre  arbitre  ,  il  est  manifeste 
que  la  dévotion  n'est  point  la  marque  d'autre  chose 
que  d'une  bonté  de  cœur  docile  et  obéissant  à  la 
grâce.  Il  y  a  des  esprits  très-éminents  qui  sont  dé- 
vots 5  il  y  en  a  de  très-bas  et  de  très-faibles  qui  le 
sont  aussi  beaucoup  :  la  dévotion  des  uns  et  des 
autres  vient  de  ce  qu'ils  ont  suivi  sans  résistance 
les  mouvements  de  l'esprit  divin  qui  les  a  choisis 
sans  mérites,  et  qui,  sans  avoir  égard  à  leurs  qua- 
lités naturelles ,  leur  a  touché  le  cœur ,  et  les  a 
doucement  et  efficacement  attirés.  Voilà  ce  que 
je  crois  devoir  être  dit  en  général  sur  votre  dis- 
pute. 


ÊNTHETIEJT    IX.  283 

J'ajoute  seulement  que  comme  la  grâce  nous 
rend  enfants  de  Dieu  et  qu'elle  est  essentielle- 
ment une  communication  de  sa  noblesse  éternelle, 
dès  qu'elle  entre  dans  l'àme  d'un  villageois  ou 
des  autres  gens  du  petit  peuple  ,  elle  les  ennoblit, 
et  les  élève  au-dessus  des  princes  et  des  plus 
grands  personnages  :  de  sorte  qu'il  n'y  a  point 
d'homme  dévot  et  véritablement  fidèle  à  Dieu  , 
qui  ne  soit  dans  un  rang  plus  glorieux  que  les  in- 
dévots, de  quelque  qualité  qu  ils  puissent  être,  et 
quelque  réputation  qu'ils  aient  acquise  par  leurs 
actions  héroïques  et  par  leurs  vertus  morales. 

On  prêche  ce  que  vous  dites  ,  repartit  le  gentil- 
homme qui  avait  soutenu  la  thèse  du  Baron  con- 
tre Didyme;  mais  il  est  difficile  que  les  sages  du 
monde  comprennent  et  confessent  que  ces  petites 
gens  de  dévotion  soient  de  plus  grands  hommes 
et  plus  dignes  de  respect  que  ceux  que  nous  voyons 
élevés  par  leur  esprit  et  par  leur  courage  aux  pre- 
miers degrés  de  l'honneur.  Nos  philosophes  veu- 
lent que  la  raison  soit  la  règle  de  nos  jugements. 
La  raison  et  l'expérience  nous  enseignent  deux  vé- 
rités :  l'une  qu'il  n'y  a  rien  parmi  nous  de  plus 
admirable  qu'un  honnête  homme  qui  vit  selon  les 
lois  du  bon  sens  ,  et  qui  s'acquitte  de  tous  les  de- 
voirs de  la  justice  et  de  la  civilité  par  les  inclina- 
tions d'un  excellent  naturel;  l'autre, au  contraire, 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  méprisable  qu'un  homme 
lâche  et  sans  esprit  lorsqu'il  se  met  à  faire  le  pé- 
nitent et  le  réformé,  et  qu'il  veut  vivre  selon  les 
lois  d'une  morale  scrupuleuse. 

Vos  philosophes,  répondit  Eugène,  parlent 
comme  il  leur  plaît  ;  j'ai  parlé  comme  le  Saint- 
Esprit,  qui  décide  la  question  par  ces  deux  mots, 
({u'un  serviteur  ignorant  et  maladroit ,  s'il  a  de 
la  conscience  et  de  la  dévotion  ,  vaut  mieux  que 
son  maître  qui  n'en  a  point,  et  qui,  avec  louiei 


284  rNrnET;rN    ix. 

les  lumières  de  sa  prudence  politique,  prend  le 
chemin  de  sa  perte  et  refuse  d'obéir  à  Dieu.  La 
ï'aison  est  que  la  grâce  est  la  vraie  vie  de  notre 
ànie  et  que  le  péché  la  fait  mourir  ,  d'où  il 
suit  que  T homme  qui  est  en  grâce  ,  puisqu'il  a  lu 
vraie  vie  dans  le  cœur,  vaut  mieux  que  celui  qui 
est  séparé  de  la  grâce,  et  qui,  par  cette  séparation, 
doit  être  compté  pour  mort. 

Le  gentilhomme  entreprit  de  détruire  ce  prin- 
cipe ,  et  voulut  former  je  ne  sais  quel  raisonne- 
ment où  il  s'embarrassa  lui-même.  Eugène  fut 
obligé  de  l'interrompre:  Monsieur,  lui  dit-il,  no- 
tre nature,  corrompue  par  l'orgueil,  ne  manque 
pas  ici  déraisons  ni  de  réponses  ;  mais  raisonnons 
tant  qu'il  nous  plaira  :  l'arrêt  que  le  plus  sage  des 
princes  et  des  juges  a  prononcé  sur  cette  question 
est  sans  appel  :  Melior  est  canis  i^içus  leone  mor- 
tuo  ,  un  chien  vivant  vaut  mieux  qu'un  lion 
mort, 

Salomon  veut  dire  qu'un  artisan  dévot,  qu'une 
femme  ignorante  et  humble  ,  qu'un  ermite  in- 
connu et  la  dernière  personne  d'une  maison  reli- 
gieuse, méritent  sans  comparaison  plus  d'honneur 
que  les  princes  de  la  terre,  et  plus  que  les  anges 
mêmes  et  les  séraphins  du  premier  rang,  s'ils  ne 
sont  point  en  grâce.  Sans  la  grâce,  les  souverains 
et  les  maîtres  du  monde  ne  sont  autre  chose  que  des 
cadavres  superbement  parés  ;  quelque  respect  et 
quelque  hommage  que  nous  reiidions  à  leur  pou- 
voir et  à  leurs  couronnes,  au  milieu  des  félicités 
et  des  honneurs  ,  comme  au  milieu  des  richesses 
d'un  magnifique  tombeau,  ils  ne  sont  que  des 
ombres,  ou  qu'un  peu  de  cendre. 

Maxime,  qui  présidait  à  cet  entretien  ,  loua  Eu- 
gène ;  mais  pour  l'obliger  à  pousser  plus  loin  cette 
matière:  Vous  semblez  ne  pas  voir  ce  qui  se  passe 
à  la  vue  de  tout  le  monde,  dit-il  en  riant.  Com- 


ENTRETIEN    ÏX.  285 

bien  de  folies  ,  continua-t-il  ,  combien  Je  vraies 
bassesses  et  de  sottises  insiipportal)les  dans  les  ac- 
tions dévotes  du  petit  peuple  !  Voulez-vous  que 
nous  croyions  que  ce  sont  ces  sottises-là  qui  élèvent 
si  liant  les  gens  de  néant,  et  ijui,  selon  vos  paroles, 
les  rendent  incomparablement  plus  dignes  d'être 
respectés  que  tous  ces  grands  personnages  que 
nous  admirons? 

J'ai  les  yeux  ouverts  ,  répondit  Eugène,  et  je 
vois,  Monsieur,  ce  qui  n'est  que  trop  visible  en 
la  conduite  de  ces  dévots  et  de  ces  dévotes  dont 
vous  parlez.  Je  vous  confesse  même  que,  parmi 
leur  simplicité  et  leur  ignorance  .  il  se  mêle 
souvent  des  illusions  et  des  superstitions  blània- 
l)les,  des  opiniâtretés  et  des  attacheme!its  ridicu- 
les. Mais  tout  cela  n'est  point  la  véritable  dévo- 
tion ni  la  sainteté  cbrétienne  ;  ce  sont  les  mala- 
dies d'une  imagination  infirme,  ou  les  égarements 
d'un  petit  génie.  Méprisez-les  hardiment  ,  et  blà- 
mez-les  tant  qu'il  vous  plaija,  je  les  blâme  moi- 
même  ;  les  Saints  Pères  les  ont  blâmés  avant  moi. 
Biais  au  travers  de  ces  ombres, vous  voyez  des  grâ- 
ces et  des  qualités  surnaturelles  qui  valent  beau- 
coup. Ces  dévoles  scrupuleuses  font  des  actions 
de  charité  qui  portent  les  marques  de  la  vraie  vie, 
de  la  vie  sainte  et  divine.  Honorez-les,  Messieurs, 
et  ne  permettez  pas  que  les  nuages  répandus  au- 
tour de  leurs  vertus  intérieures,  vous  empêchent 
de  les  priser  et  de  les  aimer.  Ne  méprisez  pas  le 
soleil  ,  et  ne  l'accusez  point  d'être  passé  quand  il 
est  couvert  de  vapeurs  :  il  est  soleil  autant  que 
jamais.  Quoique  la  tlévotion  et  la  superstition  se 
trouvent  ensemble  dans  l'àme  d'une  vieille  feni- 
me  ,  toutes  mêlées  qu'elles  .sont  ,  elles  ne  laissent 
pas,  durant  cet  assemblage,  d'êtie  dt\\\  choses  in- 
finiment différentes;  et  comme  un  esprit  faible  ne 
cesse  point  d'être  laible  ,   quoitpi'il  devienne  dé- 


Ûo()  ENTRETIEN    XX. 

vot,  (le  même  la  dévotion  ne  cesse  point  trêtré 
en  elle-même  une  vertu  puissante  et  noble,  quoi- 
qu'elle soit  la  dévotion  d'un  esprit  faible. 

Regardons  dans  une  même  personne  la  sainteté 
cl  l'infirmité,  mais  gardons-nous  bien  de  les  con- 
fondre ,  et  n'imitons  pas  les  libertins  qui  pensent 
avoir  droit  de  se-  moquer  de  la  piété  quand  ils 
voient  les  scrupules  ridicules  de  quelque  dévote 
timide.  Tout  le  droit  qu'ils  ont,  c'est  de  dire  que 
je  cœur  de  cette  dévole  est  un  cœur  formé  de 
terre  ,  un  cœur  sombre  et  étroit ,  mais  que  la  dé- 
votion est  un  feu  céleste  ,  sublime  et  immense , 
qui,  dans  les  grands  cœurs,ne  donne  point  d'autres 
bornes  à  ses  desseins  que  l'immensité  et  l'éternité 
de  Dieu. 

En  un  mot,  poursuivit-il,  retirons  d'autour  du 
soleil  les  brouillards  qui  l'obscurcissent,  et  rappe- 
lons-y la  sérénité  :  qu^  a-t-il  de  plus  brillant  et 
de  plus  beau  que  le  soleil?  Retirons  d'autour  d'une 
âme  vraiment  dévote  les  ignorances  et  les  chimè- 
res dont  nous  parlons  ;  remettons-y  le  bon  sens 
et  la  sagesse  :  qu^y  a-t-il  de  plus  charmant  et  de 
plus  aimable  que  la  vraie  dévotion? 

Hélas  !  Messieurs ,  que  c'est  bien  nous  tromper 
quand  il  est  question  de  connaître  ce  que  c'est  que 
d'être  dévot,  que  déconsidérer  les  actions  extra- 
vagantes d'une  femme  vieille  dans  les  scrupules  j 
que  de  considérer  les  actions  d'un  simple  soldat 
plutôt  que  celles  d'un  capitaine  ,  plutôt  que  celles 
de  tant  de  fameux  guerriers  que  la  renommée 
n'a  point  cessé  depuis  tant  de  siècles  de  louer  et 
de  raconter  à  toutes  les  nations  !  Regardons  les 
Constantins  ,  les  Théodoses,  les  Clovis  ,  les  Char- 
lemagnes  ,  les  Huniades,  les  Othons  :  en  quel  en- 
droit de  la  vie  de  ces  illustres  dévots  verrons-nous 
aucune  ombre  de  ces  faiblesses  ou  de  ces  chagrins 
chimériques  que  les  libertins  attribuent  à  la  dévo- 


HISTOIRE    l/\DÉLAÏS.  287 

tîon?  Que  peut-on  voir  sous  le  ciel  de  plus  ravis- 
sant et  de  plus  digne  de  l'admiration  des  hommes 
que  la  conduite  de  ces  princes  bien-aimës  de  Dieu? 
Que  de  majesté  et  de  sérénité  sur  leurs  visages, 
que  de  repos  dans  leurs  consciences  ,  que  de  civi- 
lité dans  leurs  entretiens,  que  de  sagesse  dans 
leurs  entreprises,  que  de  courage  et  de  gloire  dans 
leurs  actions,  que  de  grandeur  enfin  dans  leur 
âme  ,  que  de  nobles  desseins ,  que  de  vastes  pen- 
sées ,  que  de  vertus  invincibles  à  la  violence  et  à 
la  flatterie  ! 

Une  dame  des  plus  considérables  de  la  compa- 
gnie, qui  écoutait  attentivement  ,  prit  la  parole: 
Ces  vérités  ,  dit-elle,  nie  font  juger  que  j'avais 
dernièrement  raison  de  soutenir  que  la  dévotion  et 
la  grâce  éclatent  davantage  ,  et  qu'elles  ont  plus 
de  succès  dans  les  personnes  d'esprit  et  de  qualité, 
et  que  Dieu,en  choisissant  les  prédestinés,  a  coutume 
de  les  préférer  à  toutes  ces  petites  créatures  qui 
n'ont  ni  esprit  ni  cœur,  et  qui,  par  leurs  pratiques 
superstitieuses  ou  par  leurs  simplicités  ridicules, 
nuisent  beaucoup  à  la  dévotion  et  la  rendent  mé- 
prisable. J'osai  dire  que  le  beau  naturel  des  âmes 
nobles  est  quelquefois,  et  peut-être  bien  souvent, 
la  cause  de  leur  prédestination  et  le  commence- 
ment de  leur  sainteté. 

Eugène  ne  répondit  rien  ,  voulant  donner  le 
loisir  à  cette  dame  de  considérer  ce  qu'elle  disait 
et  d'en  juger  elle-même.  En  effet ,  elle  jugea  que 
le  silence  de  ce  théologien  était  une  censure  de 
sa  proposition  ,  et  elle  tâcha  de  la  corriger.  Je 
soutenais,  poursuivit-elle,  qu'au  moins  ces  per- 
sonnes-là, qui  sontsi bien  nées, ont  moins  de  peine 
que  les  autres  à  exercer  la  vertu,  et  qu'il  leur  est 
plus  aisé  de  vivre  dans  le  devoir  et  d'y  persévé- 
rer jusqu'à  la  mort.  Si  Saint  Jérôme  était  ici,  ré^ 


20a  ENTRETIEN    IX, 

pondli  Eugène,  il  vous  dirait,  PrîaJame,  qu'il  leur 
csL  tîcs-aisé  ue  se  damner. 

Voilà  une  dame  dans  la  cour  à  qui  Dieu  a  donné 
âe  l'esprit  et  les  autres  qualités  d'un  excellent 
naturel  ,  l'éloquence,  la  beauté  ,  la  civilité,  avec 
un  cœur  magnanime  et  libéral,  enclin  à  obliger, 
et  prompt  à  vouloir  et  à  faire  ce  que  la  bienséance 
et  riionnêteté  demandent  en  chaque  rencontre. 
l'ont  celix  sans  doute  est  illustre,  mais  il  en  peut 
îirriver  et  il  en  arrive  très-souvent  des  malheurs  qui 
lui  doivent  donner  quelque  crainte  touchant  son 
salut,  et  quelque  sujet  de  croire  qu'elle  n'est  pas 
si  heureuse  qu'il  le  paraît  à  cette  cour  qui  l'admire. 
La  vanité  seule  est  un  grand  danger  ,  je  veux  dire 
le  plaisir  qu'elle  prend  à  se  voir  -considérer  et  re- 
chercher ;  son  consentement  ou  son  attachement 
à  ce  plaisir  intérieur  déplaît  à  Dieu  ,  et  c'est  ce  qui 
fait  que,  d'ordinaire,  il  détourne  les  yeux  des  per- 
sonnes trop  estimées  et  trop  aimées  ici-bas,  parce 
que,  d'ordinaire,  il  y  a  dans  leur  âme  quelque  pré- 
somption secrète  ,  et  quelque  je  ne  sais  quoi  de 
ce  qui  attira  la  malédiction  sur  les  anges. 

De  plus,  poursuivit-il,  ce  qui  est  presque  iné- 
vitable, ces  mêmes  personnes,  si  parfaites  et  si  di- 
gnes d'être  louées,  ont  le  cœur  tendre,  et  ouvert 
à  la  passion  qui  entre  secrètement  avec  les  louan- 
ges et  les  flatteries  :  elles  sont  aimées  ,  et  malgré 
qu'elles  en  aient,  elles  trouvent  aimables  ceux  qui 
les  aiment  ;  elles  s'engagent  et  s'embarrassent, 
et  il  se  forme  autour  d'elles  certaines  chaînes 
qu'elles  ne  voient  que  lorsqu'il  est  imposible  de  les 
rompre.  Enfin,  le  danger  est  évident,  et  il  n'est 
que  trop  vrai  ce  qu'a  dit  un  sage ,  que  les  grandes 
«mes  ne  sont  pas  loin  des  plus  grands  malheurs 
dès  qu'elles  commencent  à  aimer. 

Je  sais  bien,  repartit  la  dame  ,  qu'il  peut  sur- 
venir du  désordre,  mais  je  demande  si  d'ordinaire 


ENTRETIEN    IX.  289 

ces  beautés  d'un  excellent  naturel  et  ces  douceurs 
d'un  esprit  aimable,  n'ouvrent  pas  le  cœur  de 
Dieu  aussi  bien  que  celui  des  hommes ,  et  n'atti- 
rent pas  sur  une  âme  sa  bénédiction  et  sa  grâce. 
Madame,  reprit  Eugène ,  les  hérétiques  nommés 
Sémipélagiens  le  crurent  autrefois ,  et  vous  n'êtes 
pas  à  savoir  que  c'est  pour  cela  qu'on  les  appelle 
hérétiques.  Les  saintes  Ecritures  et  les  Saints 
Pères  condamnent  cette  proposition,  et  nous  dé- 
clarent que  lorsque  Dieu  prédestine  les  hommes 
au  salut,  il  n'y  a  point  d'égard  aux  qualités  natu- 
relles des  prédestinés,  mais  seulement  à  sa  misé- 
ricorde infinie.  La  grâce  ne  suit  pas  les  attraits  de 
la  créature,  mais  les  mouvements  de  l'Esprit  di- 
vin, qui  l'envoie  où  il  veut  et  quand  il  lui  plaît. 

Je  vois  bien,  repartit  la  dame,  qu'il  y  a  eu  en- 
core quelque  faute  en  ma  question  :  je  parle  plus 
correctement,  et  je  demande  si  le  bon  naturel  et 
le  bon  esprit  ne  rendent  pas  un  homme  plus  pro- 
pre à  la  grâce  et  à  la  sainteté  que  ceux  qui  n'ont 
naturellement  ni  courage  ni  esprit ,  et  qui  natu- 
rellement n'ont  point  d'autre  soin  que  de  se  plaire 
à  eux-mêmes,  et  contenter  leur  orgueil  ou  leurs 
passions  sensuelles. 

Et  moi,  reprit  Eugène,  je  réponds  distinctement 
que  cet  homme-là  n  est  pas  plus  digne  d'être  choisi 
de  Dieu,  mais  que,  lorsqu'il  est  choisi,  il  est  plus 
propre  à  le  servir.  La  grâce  vient  dans  lui  gratui- 
tement ,  sans  être  attirée  par  les  mérites  de  son 
esprit  ou  par  ceux  de  son  bon  naturel  ;  mais  quand 
elle'est  venue,  elle  s'accommode  de  cet  esprit  sa- 
vant et  éloquent,  de  ce  cœur  tendre  et  généreux, 
et  elle  en  fait  les  instruments  de  son  pouvoir  et 
de  ses  desseins  adorables  :  vérité  qui  a  paru  dans 
Saint  Paul,  dans  Sainte  Madgelène  ,  dans  Saint 
Augustin,  dans  Saint  Chrysostome,  dans  Saint  Ber- 
nard, et  daus  une  infinité  de  grands  hommes  tpe 


:igO  ENTRETIEN    IX. 

l'histoire  nous  a  fait  connaître  et  que  nous  avons 
connus  par  nos  yeux. 

C'est-à-dire,  ajouta-t-il  éloquemment,  qu'il  ar- 
rive à  la  grâce,  quand  elle  entre  dans  le  cœur  de 
l'homme,  ce  qui  arrive  à  notre  âme  le  jour  de  sa 
conception ,  quand  elle  descend  du  ciel  et  qu'elle 
entre  dans  notre  corps.  Remarquez,  s'il  vous  plaît, 
Messieurs,  lorsque  nous  sommes  formés  dans  les 
entrailles  de  notre  mère,  que  ce  ne  sont  pas  les 
dispositions  de  la  matière  ni  le  riche  tempéra- 
ment de  ses  qualités  et  de  ses  humeurs,  qui  font 
sortir  notre  âme  du  néant  et  qui  la  produisent; 
elles  ne  sont  point  la  cause  de  sa  naissance;  c'est 
Dieu  seul  qui  la  pousse  hors  de  son  sein  et  qui 
l'envoie  ;  mais  quand  elle  est  venue,  et  qu'elle  se 
trouve  au  milieu  de  ce  noble  sang  et  parmi  les 
flammes  de  cette  bile  ardente  et  généreuse,  elle  en 
fait  les  organes  de  ses  vertus  immortelles,  et  elle 
s'en  sert  pour  exercer  son  courage  par  des  actions 
héroïques,  et  pour  soutenir  ici-bas  l'iionneur  de 
sa  naissance  céleste. 

Ainsi,  Messieurs,  ce  n'est  ni  le  bel  esprit,  ni  l'ex- 
cellent naturel,  ni  les  actions  vertueuses  de  l'hon- 
nêteté morale  ou  de  la  prudence  politique  ,  qui 
attirent  la  grâce  de  Dieu  dans  les  hommes  :  elle  y 
vient  par  sa  seule  miséricorde  ;  c'est  son  pur 
amour  qui  en  a  médité  le  dessein ,  et  qui  a  voulu 
se  plaire  en  nous,  sans  y  rien  voir  qui  méritât  autre 
chose  que  son  aversion  et  sa  haine.  Mais  lorsque 
la  grâce  est  venue,  et  qu'elle  trouve  en  nous  cet 
esprit  nqjble  et  cette  prudence  éclairée  ,  cette 
bonté  libérale  et  officieuse,  elle  en  fait  ce  que  j'ai 
dit.  Les  Saints  Pères  l'ont  dit  avant  moi,  que 
c'est  par  ces  qualités  naturelles  qu'elle  exerce 
glorieusement  ses  actions  surnaturelles  et  chré- 
tiennes, et  qu'elle  a  dans  nous  des  succès  divins. 

Quelques-uns,  poursuivit  Eugène ,  ont  dit  da- 


ENTRETIEN    IX.  29 1 

vantage,  et  ont  très-bien  dit  que  lagrâcesouveiaine 
ne  se  trouve  d'ordinaire  qu'avec  ces  sortes  d'es- 
prits du  premier  rang  et  propres  à  de  grandes  ac- 
tions. Mais  expliquons  clairement  la  chose,  s'il 
vous  plaît ,  et  ramassons  en  trois  mots  ce  que  les 
théologiens  veulent  que  nous  sachions  là-dessus  , 
et  ce  que  nous  ne  savons  point  assez,  parce  que 
l'on  emploie  trop  de  temps  et  trop  de  paroles  pour 
nous  le  dire.  Personne,  selon  les  lois  ordinaires 
de  la  Providence,  ne  glorifie  Dieu  parfaitement, 
s'il  n'a  de  l'esprit,  du  courage  ,  de  la  sagesse  et 
d'autres  semblables  perfections.  Dieu  n'a  jamais 
choisi  aucun  homme  parce  qu'il  avait  naturelle- 
ment de  l'esprit  et  du  courage  ,  mais  il  a  donné 
surnaturellement  à  plusieurs  du  courage  et  de  l'es- 
prit parce  qu'il  les  avait  choisis. 

La  dame  ne  répondit  rien,  sinon  qu'il  lui  sem- 
blait que  ces  trois  mots  contenaient  bien  des  vé- 
rités. Ce  qui  m'étonne  davantage,  ajouta-t-elle, 
c'est  qu'il  me  semble  que  je  les  entends  assez 
bien.  Mieux  que  moi  donc,  repartit  Maxime,  car 
j'ai  de  la  peine  à  comprendre  comment  ces  pro- 
positions s'accordent  avec  la  Sainte  Ecriture,  où 
nous  voyons  que  Dieu  se  vante  d'avoir  choisi 
ceux  que  les  hommes  méprisaient,  et  que  l'igno- 
rance et  l'infirmité  rendaient  inutiles  au  monde; 
infirma  inundi  et  contemptibilia.  Il  est  vrai ,  ré- 
pondit Eugène,  Dieu  se  vante  d'avoir  choisi  les 
personnes  les  plus  méprisables  et  les  plus  infir- 
mes ,  mais  il  ne  se  vante  pas  de  les  avoir  laissées 
en  l'état  où  elles  étaient.  Il  trouva  Saint  Pierre 
qui  ne  savait  rien  du  tout  et  qui  n'était  qu'un 
misérable  pêcheur  ;  il  lui  plut  d'en  faire  un  apô- 
tre, et  à  la  même  heure,  il  en  fil  un  théologien 
éminent.  La  doctrine  ,  l'éloquence,  la  sagesse  et 
la  force  entrèrent  dans  l'àme  de  ce  pécheur  avec 
la  grâce  de  l'apostolat,  et  eu  firent  un  évcque  as- 

^7- 


29  a  ENTRETIEN    IX. 

sez  parfait  pour  établir  dans  Rome  les  fondements 
de  la  vraie  religion,  et  pour  être  le  successeur  d'un 
Dieu  dans  le  gouvernement  de  son  Eglise  et  de 
ses  élus.  Saint  Jean  l'évangéliste,  qui  était  de  mê- 
me métier  que  Saint  Pierre,  n'en  savait  pas  davan- 
tage ;  la  bassesse  de  sa  naissance  et  la  simplicité 
de  son  esprit  paraissaient  en  ses  pensées  et  en  ses 
discours  ;  mais  dès  qu'il  fut  choisi,  il  devint  l'ai- 
gle des  esprits;  il  dépassa  les  théologiens  et  les  an- 
ges eux-mêmes  en  la  connaissance  des  vérités  sur- 
naturelles. 

La  grâce  entra  dans  Saint  Paul,  et  elle  y  trouva 
un  courage  magnanime  et  intrépide  avec  beau- 
coup de  sciences  acquises  par  l'étude  ;  elle  s'en 
servit,  et  ce  fut  par  ces  qualités  naturelles,  animées 
surnaturellement  de  l'Esprit  de  Dieu,  que  Saint 
Paul  devint  le  premier  des  hommes  et  le  plus  sa- 
vant d'entre  les  apôtres  ;  ce  qui  est  arrivé  à  l'égard 
de  quantité  d'autres  personnes.  A  peine  pouvons- 
nous  nommer  aucun  Saint,  ni  aucun  Chrétien  il- 
lustre en  piété,  qui  n'ait  eu  la  science  et  les  autres 
forces  de  l'esprit  par  le  fait  de  la  grâce.  L'igno- 
rance et  la  simplicité  ne  sont  point  propres  à  l'es- 
prit qui  forme  la  sainteté.  Quoique  la  science  et 
la  prudence  ne  soient  pas  les  attraits  de  l'amour 
de  Dieu,  elles  en  sont,  comme  j'ai  dit,  les  instru- 
ments; ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  je  dirai  qu'elles 
ne  sont  pas  des  beautés  qui  attirent  les  inclina- 
tions de  Dieu,  mais  que  lorsque  Dieu  vient  à  joindre 
ses  lumières  avec  les  leurs,  elles  lui  plaisent  véri- 
tablement, et  elles  sont  des  beautés  qui  l'arrêtent. 

C'est-à-dire,  répliqua  Maxime ,  que  nous  pou- 
vons assurer  sans  aucune  crainte  que  ces  deux  qua- 
lités, la  grâce  et  l'excellent  naturel,  quoiqu'infî- 
niment  différentes,  ne  sont  pas  opposées,  mais 
qu'au  contraire,  elles  n'ont  été  faites  que  pour 
être  unies.  Vous  dites  bien,  répond  Eugène  ^  cela 


ENTRETIEN    IX.  298 

parut  manifestement  en  la  création  de  l'homme, 
où  le  chef-d'œuvre  de  sa  puissance  divine  fut  une 
beauté  céleste,  un  esprit  angélique  et  une  sainteté 
souveraine,  unis  étroitement  dans  une  seule  per"» 
sonne. 

L'homme  ne  peut  être  un  homme  parfait,  non 
pas  même  dans  le  ciel  ,  que  par  l'union  de  ces 
trois  éminentes  qualités.  J'ose  même  dire  que  ce 
qui  arrive  à  l'argent  et  à  la  pourpre  ,  à  l'or  et  à 
l'émail ,  aux  pierreries  et  aux  perles  ,  et  aux  au- 
tres choses  précieuses,  de  s'entr'aimer,  quoiqu'el- 
les soient  de  différente  nature ,  et  de  vouloir  être 
ensemble  pour  s'embellir  mutuellement  par  leur 
union,  arrive  à  une  âme  excellente  et  à  la  grâce. 
C'est  en  s'unissant  l'une  à  l'autre  qu'elles  parvien- 
nent chacune  au  plus  haut  degré  de  la  gloire  et  de 
la  perfection  où  elles  aspirent. La  grâce  avec  un  bel 
esprit  est  plus  efficace  et  plus  invincible,  et  le  bel 
esprit  avec  la  grâce  est  plus  libre  et  plus  maître 
de  lui-même  et  de  ses  actions.  La  grâce  le  pousse 
avec  empire  sur  des  inspirations  fortes  et  victo- 
rieuses ;  mais  le  mouvement  qu'elle  lui  donne 
est  un  mouvement  d'inclination  ;  en  faisant  le 
bien  ,  il  est  enclin  à  le  faire  ,  et  il  le  fait  avec 
plaisir. 

Ce  n'est  pas  que  la  grâce  tire  aucune  force  de 
ce  cœur  généreux  ni  aucun  éclat  de  cet  esprit 
éclairé  :  rien  de  l'iiomme  n'entre  dans  elle.  Elle 
ressemble  à  un  beau  visage  qui  charme  par  sa  pro- 
pre beauté,  et  qui  ne  doit  rien  à  la  magnificence 
des  habits.  C'est  elle-même  qui  se  donne  l'accrois- 
sement qui  paraît  en  sa  beauté;  ce  sont  ses  dou- 
ceurs et  ses  propres  lumières  réfiéchies  sur  elle 
qui  la  rendent  si  charmante  et  si  admirable. 

Mais  la  chose  la  plus  merveilleuse  durant  leur 

union  ,  c'est   que  leurs  mouvements  sont  si  bien 

l'accord  et  si  bien  réglés  qu'il  semble  que  ce  n'est 


2p4  ENTRETIEN    IX. 

qu'un,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  malaisé  que  de 
distinguer  deux  principes  dans  les  actions  des 
grands  hommes,  je  veux  dire  de  distinguer  les  im- 
pulsions de  la  grâce  d'avec  les  inclinations  de  leur 
courage  et  de  leur  liberté.  Lorsqu'un  homme 
saint  et  doué  d'un  beau  naturel  fait  des  actions 
louables,  le  monde  ne  les  attribue  qu'à  ce  naturel, 
et  il  l'admire  :  l'homme  saint  ne  les  attribue  qu'à  la 
grâce  ,  et  il  se  méprise  ;  Dieu  en  donne  toutes  les 
louanges  à  sa  grâce ,  comme  si  elle  agissait  elle 
seule,  et  à  l'homme,  comme  s'il  n'était  point  aidé, 
toute  la  récompense. 

Un  abbé  qui  s'était  tu  jusqu'alors,  et  qui,  par 
son  silence,  avait  semblé  ne  pas  approuver  ce  qu'il 
écoutait  ,  prit  la  parole  avec  un  accent  qui  ne 
marquait  que  trop  ses  pensées  :  Accordez-vous, 
dit-il  à  Eugène ,  la  sainteté  avec  la  corruption  ? 
Qu'est-ce  que  l'homme  depuis  le  péché  d'Adam,  et 
qu'est-ce  que  toute  la  nature  humaine ,  sinon  un 
assemblage  de  cadavres  corrompus ,  d'où  il  ne 
sort  que  des  puanteurs  insupportables?  La  grâce 
jointe  à  cette  pourriture  et  mêlée  à  nos  sale- 
tés ,  appelez  -  vous  cela  deux  beautés  unies  qui 
répandent  de  l'éclat  l'une  sur  l'autre,  et  qui  for- 
ment un  spectacle  digne  de  l'admiration  des 
anges? 

Eugène  lui  confessa  que  notre  nature  est  cor- 
rompue ,  que  cette  corruption  est  dans  tous  les 
hommes,  mais  qu'elle  s'y  trouve  diversement, 
parce  que  la  matière  des  feux  contagieux  qui  ani- 
ment leurs  passions  est  diversement  disposée.  Il 
voulut  expliquer  ensuite  comment  de  ces  diffé- 
rentes inflammations  naissent  les  différentes  mi- 
sères et  les  différentes  maladies  du  genre  humain  ; 
mais  l'abbé,  qui  ne  demandait  que  les  deux  pre- 
mières paroles,  rompit  son  discours:  Puisque  la 
corruption,  dit-il,  se  trouve  généralement  en  tous 


I.\TRETIE?Î    IX.  29J 

les  hommes,  tous  les  hommes  n'ont  rien  en  leur 
nature  que  Dieu  ne  regarnie  avec  horreur  et  qui 
ne  lui  soit  odieux.  Non  pas,  s'il  vous  plaît,  reprit 
Eugène  ;  tout  homme  est  corrompu  ,  mais  tout 
l'homme  n'est  pas  corrompu.  La  partie  de  notre 
âme  la  plus  élevée  et  la  plus  proche  de  Dieu  a 
été  préservée  du  malheur  commun,  et  a  conservé 
son  innocence  et  son  immortalité  avec  les  prin- 
cipaux traits  de  l'image,  que  le  Créateur  grava  sur 
elle  au  jour  de  sa  naissance  ,  et  que  le  temps  ni 
la  fortune  n'ont  point  encore  effacés. 

Mais,  reprit  l'abbé  subtilement,  cette  haute  par- 
tie de  l'âme  entière  et  saine  est  commune  à  tous  ; 
la  partie  inférieure  est  corrompue  dans  tous.  Où 
est  donc  ce  beau  naturel  particulier  aux  grands 
liommes,  qui  s'accorde  si  bien  avec  l'Evangile,  et 
qui  ne  donne  à  la  grâce  aucun  sujet  d'exercer  con- 
tre lui  sa  justice  et  sa  force  victorieuse? 

La  réponse  d'Eugène  était  prête  :  Il  est  vrai , 
dit-il ,  que  toutes  nos  âmes,  en  leur  partie  supé- 
rieure ,  sont  également  saines  et  entières,  mais 
toutes  ne  sont  pas  également  nobles  ni  également 
belles  et  parfaites. 

Vous  saurez,  s'il  vous  plaît  ,  qu'il  y  a  parmi 
nous  des  âmes  de  grande  naissance,  pour  ainsi 
dire,  formées  avec  un  courage  et  un  esprit,  et 
avec  d'autres  perfections  qui  les  élèvent  éminem- 
ment au-dessus  du  reste  des  hommes.  Celles-là, 
non-seulement  ne  sont  point  gâtées  par  la  corrup- 
tion du  sang  ,  mais  elles  ont  aussi  la  force  de  la 
corriger  et  d'en  modérer  les  ardeurs.  Je  veux 
dire  que  les  douceurs  et  les  qualités  célestes,  éma- 
nées de  Dieu  sur  une  âme  noble,  et  aidées  par  sa 
main  à  se  répandre  en  bas,  se  ccinniuniquent  aux 
organes  et  aux  passions,  et  forment  ce  beau  na- 
turel dont  je  parle,  et  qui  s'accoide  si  bien  avec 


ZgG  ENTRETIEN    IX. 

]a  grâce,  et  qu'il  n'y  a  jamais  de  différend  entre 


eux. 


Mais,  reprit  Tabbé,  s'il  n'y  a  point  de  différend 
outre  la  nature  et  la  grâce  ,  il  n'y  a  point  aussi  de 
différence  entre  cette  proposition  et  une  bérésie.  Ce 
nVst  pas  là  ma  proposition,  repartit  Eugène.  Dif- 
férence et  différend  sont  deux  choses  bien  éloi- 
gnées. Il  ne  se  trouve  point  de  différend  ni  de 
guerre  entre  le  bon  naturel  et  la  grâce,  mais  il  s'y 
trouve  une  différence  infinie. 

Je  dis,  en  premier  lieu,  point  de  différend,  puis- 
qu'elles s'accordent  dans  nous  touchant  les  incli- 
nalions  qu'elles  nous  inspirent  et  les  lois  qu'elles 
nous  imposent  en  chaque  rencontre.  Soulager  les 
pauvresl  et  les  affligés,  pardonner  les  injures,  dis- 
simuler les  mépris,  mépriser  les  richesses,  pré- 
férer à  tous  les  plaisirs  du  monde  d'être  fidèle  à 
son  devoir,  craindre  moins  la  mort  qu'une  action 
d'injustice,  rendre  le  bien  pourle  mal,  ne  tâcher  de 
vaincre  ses  ennemis  que  par  des  bienfaits,  être  libé- 
ral, affable,  officieux,  incorruptible,  intrépide, sin- 
cère en  paroles  et  en  ses  promesses ,  voilà  les  règles 
de  ce  que  nous  appelons  le  noble  et  l'excellent  na- 
turel, et  les  règles  de  ce  que  nous  appelons  l'Évan- 
giieetla grâce  de  Jésus-Chnst. Si quod est mandatum 
in  hocverbo  instauratum  diliget  proximum.  Non, 
Messieurs ,  il  n'y  a  point  de  différend  ni  de  dis- 
sension entre  les  deux  ;  mais  comme  je  l'ai  déjà  dit 
et  comme  je  le  dis  encore  une  fois,  il  y  a  une  dif- 
férence infinie. 

Différence  qui  consiste  en  ce  que,  lorsqu'elles 
nous  poussent  l'un  et  l'autre  à  des  actions  loua- 
bles ,  et  qu'elles  font  que  nous  nous  quittions 
nous-mêmes  par  des  bontés  désintéressées ,  le  bon 
naturel  nous  élève  seulement  jusqu'au  prochain  , 
jusqu'à  la  créature,  sans  passer  plus  outre,  et  que 
la  grâce  nous  élève  jusqu'au  Créateur.  Celui-là  et 


ENTRETIEN    IX.  2C)y 

celle-ci  nous  font  faire  une  aumône,  ou  un  pré- 
sent considérable  à  quelque  famille  désolée  :  mais 
l'un  veut  que,  par  cette  action  de  libéralité,  nous 
prétendions.servir  et  soulager  notre  frère,  et  l'au- 
tre, qu'en  servant  notre  frère,  nous  passions  plus 
avant,  et  que  nous  ayons  intention  de  plaire  à 
Dieu. 

Les  choses  donc,  étant  de  la  sorte,  poursuivit 
Eugène,  vous  voyez  bien  que  je  n'ai  garde  de  pen- 
ser que  la  grâce  s'accorde  avec  les  vices  et  les  ma- 
ladies de  noire  nature  corrompue  ,  comme  sont 
l'orgueil  et  la  vanité,  la  brutalité,  l'amour  de 
l'intérêt  temporel  et  sensuel.  Je  dis,  après  Jésus- 
Christ,  que  sa  grâce  a  horreur  de  tout  cela  ;  qu'elle 
exerce  dans  nous  contre  ces  monstres  d'enfer  une 
guerre  irréconciliable  et  perpétuelle  ,  et  que  sa 
l^rincipale  affaire  ici-bas  est  de  les  combattre  et 
de  les  détruire.  Mais  ce  serait  un  blasphème  d'en- 
seigner que  son  affaire  est  aussi  de  détruire  les 
belles  et  orénéreuses  inclinations  de  l'excellent  na- 
turel.  Non,  Messieurs;  son  grand  dessein  parmi 
nous  est,  non  pas  de  l'affaiblir  ni  de  le  détruire  , 
mais  de  le  perfectionner,  et  d'humain  qu'il  était, 
le  rendre  divin  et  surnaturel. 

Quand  ce  naturel  est  sans  la  grâce,  il  a  la  force 
de  s'élever  au-dessus  de  la  nature  brutale,  et  en 
rompant  les  chaînes  de  l'amour-propre,  de  sortir 
de  là,  et  d'atteindre  jusqu'à  l'amour  désintéressé 
de  son  frère  et  de  son  ami,  c'est-à-dire  qu'il  a  la 
force  de  rendre  l'homme  un  honnête  homme  ,  et 
de  l'établir  dans  le  rang  naturellement  propre  à  la 
nature  spirituelle.  Mais  quand  la  grâce  survient  , 
non-seulement  elle  ne  l'empêche  point  d'exercer 
envers  le  prochain  de  bons  offices,  mais  aussi  elle 
lui  donne  la  force  de  passer  infiniment  au  delà  du 
prochain,  et  d'élever  ses  pensées  jusqu'à  Dieu,  qui 
T!6t  le  dernier  terme  des  élévations. 


ÛpS  ENTRETIEPÎ    IX 

Voilà  OÙ  parviennent  les  grands  hommes  du 
christianisme  par  le  moyen  de  la  grâce.  Les  grands 
hommes  du  paganisme  n'y  sont  point  parvenus. 
Ce  qui  était  autrefois  dans  les  Alexandres  et  dans 
les  Augustes  la  suprême  hauteur  de  la  perfection 
et  de  la  vertu  ,  lorsqu'ils  s'exposaient  à  la  mort 
pour  leurs  amis  ou  pour  leur  patrie,  ou  lorsqu'ils 
pardonnaient  les  injures  ,  n'est  aujourd'hui  que 
le  commencement  ou  que  l'ombre  de  la  même 
vertu  dans  un  vrai  Chrétien.  Ce  Chrétien  fait  ce 
qu'ils  faisaient  ;  ses  biens,  son  sang  et  sa  vie  sont 
sans  réserve  à  son  prince  et  à  sa  patrie  ;  il  est  tout 
entier  aux  autres  hommes  par  un  amour  sincère 
et  dégagé  de  l'intérêt  ;  il  est  Jjjéros  autant  que  ces 
héros  tant  vantés  ,  mais  il  est  ce  qu'ils  n'étaient 
point,  parce  qu'il  fait  ce  qu'ils  ne  pouvaient  ou 
ce  qu'ils  ne  voulaient  pas  faire  ;  il  cherche  Dieu 
par  ses  belles  et  vertueuses  actions,  et  il  le  trouve 
heureusement.  Les  jets  ordinaires  des  fontaines 
ont  la  force  de  s'élever  un  peu  de  la  terre,  et 
c'est  là  le  symbole  du  beau  naturel  :  la  grâce,  se- 
lon le  Sauveur ,  est  un  jet  d'eau  qui  rejaillit  jus- 
qu'au ciel ,  et  qui  y  porte  le  cœur  de  l'homme. 

La  dame  qui  avait  parlé  auparavant  avança 
encore  ces  deux  paroles  :  Tout  cela,  dit-elle,  nous 
donne,  à  mon  avis ,  la  liberté  de  penser  hardiment 
et  sans  crainte  de  nous  tromper  ,  que  le  beau  na- 
turel ,  animé  et  sanctifié  de  la  sorte  par  la  pré- 
sence de  la  grâce ,  plaît  beaucoup  à  Dieu.  Ajoutez, 
Madame,  répondit  Eugène,  qu'il  plaît  aux  hom- 
mes ,  et  que,  même  à  la  cour  et  dans  les  armées, 
il  n'y  a  rien  de  plus  merveilleux  qu'un  homme 
d'esprit  et  de  cœur  ,  lorsqu'il  vit  chrétiennement, 
et  qu'il  met  sa  gloire  à  observer  la  loi  de  Dieu 
parmi  les  éloges  et  les  applaudissements  des  hom- 
mes. 

Eugène  ajouta,    en  regardant  ce  jeune  Baron 


ENTRETIEN     li.  2^g 

dont  la  proposition  scandaleuse  avait  été  le  sujet 
de  l'entretien,  qu'il  ne  croyait  pas  qu'il  fût  pos- 
sible qu'il  eût  parlé  sérieusement,  et  qu'il  crût  ce 
qu'il  avait  dit.  Sans  nommer  aucun  des  guerriers 
qui  vivaient  en  ce  temps-là ,  il  le  fit  souvenir  de 
ceux  qui  avaient  été  les  plus  estimés  durant  les 
premières  années  de  la  ligue ,  et  sous  les  règnes 
de  Henri  II  et  des  trois  rois  qui  l'avaient  suivi, 
et  il  dit  de  ces  guerriers-là  ce  que  nous  devons  dire 
aujourd'hui  de  cinq  ou  six  de  nos  généraux  d'ar- 
mée que  nous  avons  vus  mourir  glorieusement 
sous  les  armes.  A  l'heure  que  je  vous  parle,  dit 
Eugène  à  ce  Baron,  vous  voilà  auprès  de  deux  ou 
trois  gentilshommes  qui  ont  suivi  ces  héros  en 
la  plupart  des  provitices  où  le  courage  et  la  vic- 
toire les  ont  conduits,  et  qui,  durant  les  affaires 
de  la  guerre  et  de  la  paix,  ont  contemplé  de  près 
ce  que  toute  l'Europe  contemplait  et  admirait  de 
loin  en  leurs  personnes  et  dans  leur  conduite. 
Quels  capitaines  plus  judicieux  ,  plus  vaillants , 
plus  hardis  ?  quels  politiques  plus  sages  et  plus 
éclairés  ?  quels  courtisans  plus  civils?  quels  amis 
plus  Bdèles?  quels  hommes  plus  aimables  et  plus 
universellement  aimés?  et  enfin,  quels  Chrétiens 
plus  dévots  et  d'une  conscience  plus  incorrupti- 
ble et  plus  pure  ? 

Il  se  passe  peu  de  jours  ,  poursuivit-il  en  par- 
lant toujours  à  ce  jeune  seigneur, que  vous  n'en- 
tendiez raconter  quelque  chose  de  la  vie  de  ces 
incomparables  capitaines.  Est-il  donc  possible, 
Monsieur,  que  vous  ayez  pensé  ce  qu'on  vous  ac- 
cuse d'avoir  dit  publiquement,  qu'il  est  messéant 
à  un  honnête  homme  ou  à  un  homme  d'esprit  et 
de  qualité  d'ctre  dévot? 

On  prit  là-dessus  occasion  de  rapporter  des 
exemples  plus  anciens  ,  et  de  faire  des  réflexions 
sur  les  endroits  les  plus  illustres  de  notre  histoire. 


SoO  ENTRETIEN    X. 

Ci  entre  autres,  sur  cet  endroit  bien  remarquable 
(!e  la  vie  de  Louis  IX,  qui,  étant  captif  entre  les 
jnains  des  barbares,  fit  paraître,  durant  ses  conver- 
sations avec  eux ,  tant  de  grâces  et  tant  de  cbar- 
mes,  que,  quoiqu'il  eût  ruiné  leurs  pays ,  et  qu'ils 
vissent  en  toutes  leurs  provinces  des  désolations 
qui  l'accusaient  d'être  leur  ennemi  mortel,  ils  le 
choisirent  pour  leur  roi  ,  leur  sultan  étant  mort , 
et  résolurent  en  leur  assemblée  publique  de  lui 
présenter  leur  couronne.  Toute  la  nation  le  vou- 
lut d'un  commun  accord.  Mais  comme  ils  vinrent 
à  considérer  que  ce  qui  paraissait  de  plus  aimable 
en  sa  personne  et  ce  qui  les  ravissait  davantage 
malgré  eux  ,  était  sa  constance  à  servir  et  à  hono- 
rer Jésus-Christ,  et  ses  manières  de  l'adorer  devant 
les  autels,  où  ils  le  prenaient  pour  un  ange,  ils  eu- 
rent peur  que  des  exemples  si  puissants  et  si  doux 
ne  les  forçassent  à  renoncer  à  Mahomet.  Cette 
crainte,  plus  glorieuse  à  Saint  Louis  que  n'eût  été 
la  conquête  de  leur  empire,  les  obligea  de  ne  pas 
exposer  leur  religion  à  un  danger  si  manifeste. 

€CC€€)€)«)C®C®€)C€€)€'€)C€)€)€)€)C€)i)€)i)€)C€)C€)€) 

ENTRETIEN  X. 

SUITE    DU    PRÉCÉDENT. 

L'abbé,  qui  n'avait  pas  voulu  jusqu'alors  em- 
ployer toutes  ses  forces  contre  Eugène,  reprit  la 
parole  d'une  manière  qui  fît  juger  qu'il  allait  dire 
quelque  chose  de  considérable.  Après  avoir  fait 
un  long  discours  contre  la  vanité  des  gens  du  mon- 
de, qui,  durant  leurs  plus  belles  actions,  n'ont  point 
d'autres  vues  ni  d'autre  espérance  que  d'être  loués 
des  hommes  ,  ou  bien  de  réussir  en  quelque  des- 
sein où  leur  ambition  et  leur  avarice  sont  intéres- 


ENTRETIEN    X»  3oï 

sées,  11  voulut  venir  au  point  essentiel  delà  dispute; 
mais  il  fut  obligé  de  s'arrêter,  et  d'attendre  que  la 
plus  illustre  compagnie  qu'il  eût  osé  désirer,  et 
qui  arriva  dans  ce  moment,  fût  placée.  C'était  le 
roi,  qui,  ayant  été  averti  que  l'abbé  avait  entre- 
pris d'examiner  quelques  propositions  d'Eugène, 
et  qu'ils  disputaient  ensemble  touchant  l'alliance 
du  beau  naturel  avec  la  grâce  ,  voulut  honorer 
leur  dispute  de  sa  présence  royale.  11  y  vint  donc, 
suivi  de  tout  ce  qu'il  y  avait  alors  à  la  cour  de 
princes  et  de  seigneurs,  et  même  de  plusieurs 
dames  qui  crurent  être  intéressées  dans  le  sujet 
de  cette  conférence. 

Comme  c'était  l'abbé  qui  parlait  lorsque  Sa  Ma- 
jesté était  entrée  ,  elle  l'avertit  de  reprendre  la 
j)arole.  L'abbé  le  fit,  et  après  s'être  acquitté  des 
cérémonies  ordinaires  et  avoir  fait  connaître  l'é- 
tat de  la  question  ,  s'adressant  à  Eugène  :  Les 
louanges,  lui  dit-il ,  que  vous  venez  de  donner 
aux  vertus  et  au  naturel  excellent  des  Païens,  sont 
directement  contraires  à  la  doctrine  des  Saints 
Pères,  qui  soutiennent  d'une  voix  commune  que 
ces  vertus-là  sont  des  crimes  et  des  corruptions  , 
parce  qu'elles  sont  mortes,  n'étant  pas  animées  de 
la  foi  de  Jésus-Christ  ,  et  que  le  beau  naturel  d'où 
elles  sortent  comme  de  leur  principe  ,  est  une 
faculté  de  sa  nature  corrompue,  qui  ne  peut  pro- 
duire que  des  fruits  mortels.  De  manière  ,  ajou- 
ta-t-il  ,  que  toutes  les  actions  humaines  où  la 
vertu  du  Sauveur  ne  coopère  point ,  comme  sont 
les  aumônes  d'un  Chrétien  qui  est  hors  de  la 
grâce,  et  les  aumônes  d'un  Païen  qui  ne  connaît 
point  le  vrai  Dieu,  ne  sont  devant  Dieu  que 
des  objets  d'horreur,  et  de  vrais  péchés  dignes 
d'être  punis  éternellement.  Il  cita  là-dessus  quan- 
tité de  passages  où  il  crut  que  les  saints  Docteurs 
avaient  effectivement  enseigné  cette  doctrine  j  il 


3o2  ENTRr.Tii-::^   x. 

n'omit  pas  les  vers  fameux  de  Saint  Prosper,  qui 
ont  retenti  si  souvent  dans  les  écoles  ,  qui  exer- 
cent encore  aujourd'hui  l'esprit  de  plusieurs  sco- 
lastiques  durant  les  disputes,  et  qui  ne  signifient 
que  ce  que  je  viens  de  dire,  que  toutes  les  bonnes 
œuvres  qui  ne  viennent  point  de  la  vraie  foi  ni  de 
la  grâce  de  Jésus-Christ ,  quoique  le  monde  les 
admire  et  leur  donne  des  récompenses ,  sont  de- 
vant Dieu  des  péchés  dignes  d'être  punis  dans 
l'enfer. 

Enfin  l'abbé  regarda  Eugène  :  Vous  avez  dit 
jusqu'à  cette  heure  de  belles  choses  ,  ajouta-t-il , 
mais  ne  perdons  plus  de  temps  ;  venons  au  point , 
et  accordons,  s'il  est  possible,  votre  morale  avec 
celle  qui  est  contenue  dans  les  paroles  que  je  viens 
de  rapporter. 

Oui,  Monsieur,  venons  au  point,  reprit  Eu- 
gène ;  mais  le  point  est  d'accorder  ce  que  vous 
dites  avec  la  morale  de  Jésus-Christ ,  qui  est  la 
première  et  la  plus  ancienne  qui  ait  été  prêcliée 
dans  rÉglise  catholique.  Voici  en  deux  mots  toute 
la  théologie  que  j'avance  sur  le  sujet  que  vous 
proposez.  Je  dis  que  ce  que  nous  appelons  la  bon^ 
té,  l'honnêteté,  la  civilité  sincère,  la  grandeur 
d'esprit  et  de  courage  ,  et  les  autres  vertus  natu- 
relles, quoiqu'elles  se  trouvent  dans  les  Païens  et 
dans  les  pécheurs ,  sont  les  effets  de  la  passion 
du  Sauveur  et  les  premiers  fruits  de  la  rédemp- 
tion. C'est  le  sang  du  crucifié  qui  a  fait  naître  dans 
leur  âme  ces  vertus-là;  de  sorte  que  leurs  actions, 
teintes  d'un  sang  si  précieux,  ne  peuvent  pas  man- 
quer de  plaire  à  Dieu,  et  de  recevoir  de  ses  mains 
justes  et  libérales  des  récompenses  conformes  à 
leur  état  et  à  leurs  mérites. 

Cléarque  témoigna  être  surpris  et  scandalisé 
de  cette  proposition.  Ce  que  je  viens  de  dire,  re- 
partit Eufjène,  si  vous  voulez  prendre  la  peine  de 


ENIIIETIEN    X.  3<j3 

répondre  à  trois  ou  quatre  questions  que  je  vuis 
vous  faire ,  vous  le  direz  vous-même  avant  que 
nous  soyons  séparés;  vous  confesserez  que  ce  qu'il 
y  a  en  ceci  de  plus  étonnant  et  de  plus  difficile  à 
concevoir,  c'est  que  tout  habile  homme  et  tout 
grand  théologien  que  vous  êtes  ,  vous  n'ayez  pas 
encore  connu  une  vérité  si  certaine  et  si  honora- 
ble au  Sauveur  du  monde.  J'espère  même  que  vous 
le  confesserez  avec  d'autant  moins  de  peine  que 
mon  intention  en  tout  ce  discours  n'est  autfÇque 
d'obéir  aux  conseils  de  Saint  x^uguslin^qui  m'aver- 
tit que  lorsque  nous  voyons  quelque  chose  de  loua- 
l)le  dans  le  naturel  et  dans  les  actions  des  pécheurs, 
nous  les  devons  regarder  comme  des  présents  du 
ciel ,  et  en  attribuer  l'honneur  à  la  sainteté  de  leur 
principe  plutôt  qu'à  leur  volonté  criminelle. 

Dites-moi  donc  ,  s'il  vous  plaît,  n'est-il  pas  vrai 
que  le  jour  que  nous  naquîmes  dans  le  paradis  ter- 
restre, nous  naquîmes  avec  deux  facultés  ou  deux 
puissances  extrêmement  nobles,  et  toutes  deux 
iialurelles,  et  dues  naturellement  à  la  disnité  de 
notre  âme?  L'une  est  la  puissance  de  connaître 
Dieu  par  la  vue  des  créatures  :  In  quolibet  homine 
est  recta  ratio  qua  quœlihet  anima  suiim  potest 
cognoscere  principium  ;  l'autre  est  la  puissance 
de  connaître  notre  prochain  comme  prochain,  et 
de  l'aimer  d'un  amour  civil  et  sincère,  sans  re- 
i^arder  notre  intérêt  :  Indidit  Dens  natitrœ  nostrœ 
quoddam  amatoriuin ,  ut  aller  alterum  diligamus. 

Labbé  ayant  confessé  la  vérité  et  approuvé 
ces  deux  paroles  :  N'est-il  pas  vrai  ,  poursuivit 
Eugène  ,  que  Thomme,  ingrat  dès  qu'il  eut  reçu 
ces  deux  bienfaits ,  offensa  son  bienfaiteur  et 
tomba  dans  le  péché?  Ce  péché,  selon  les  ter- 
mes des  Saints  Pères,  ne  fut-il  pas  comme  une 
irruption  de  ténèbres  qui  se  répandirent  soudai- 
nement sur  nous,  et  qui  clouffcrcnt  ce  que  nous 


3o4  ENTRETIEN    X. 

avions  de  lumières,  de  sorte  que  nous  nous  trou- 
vâmes inopinément  au  milieu  d'une  nuit  profon- 
de, environnés  d'ignorance,  de  mort  et  de  cor- 
ruption? D'accord,  répondit  Cléarque. 

Accordez- vous,  reprit  le  théologien,  ce  qu'on 
ajoute,  qu'en  cet  état,  nous  cessâmes  de  connaî- 
tre Dieu  et  de  connaître  notre  prochain  ;  que 
nous  ne  sûmes  plus  ce  que  c'était  que  la  charité 
divine  ni  ce  qu'était  l'amitié  naturelle,  ou  la  honte 
mora*rè  ;  que  ,  couverts  de  ces  ombres  funestes  , 
nous  devînmes  incapables  de  faire  aucune  action  de 
vertu  ,  et  que  nous  n'eûmes  plus  d'autre  pouvoir 
que  d'agir  aveuglément  pour  la  satisfaction  de  l'a- 
mour -  propre  et  pour  les  intérêts  infâmes  de  la 
brutalité?  Est-ce*là  la  doctrine  de  Saint  Augustin  et 
des  autres  théologiens  de  l'ancienne  Eglise?  Ce 
l'est  assurément  ,  repartit  l'abbé,  qui  cita  même 
quatre  ou  cinq  textes  des  meilleurs  auteurs  tou- 
chant l'obscurité  et  la  captivité  qui  se  formèrent 
dans  nous  dès  qu'Adam   eut  commis  sa  faute. 

Est-il  vrai,  poursuivit  Eugène,  que  cette  obs- 
curité et  cette  impuissance  malheureuse  ne  vinrent 
pas  seulement  de  l'éloignement  de  la  grâce  et  do 
l'absence  du  soleil,  mais  aussi  de  l'élévation  d'un 
nuage  qui  se  forma  autour  de  notre  âme,  et  qui, 
pénétrant  nos  facultés  les  plus  intimes,  y  fit  naître 
l'engourdissement ,  la  pesanteur  et  l'immobilité, 
ou  pour  dire  le  vrai  mot,  y  fit  naître  une  vraie  pa- 
ralysie spirituelle?  La  pensée  de  ceux  qui  le  disent 
lî'est-elle  pas  que  les  humeurs  du  corps  étant  cor- 
î^mpues  par  la  malice  du  péché  ,  il  en  sortit  de 
noires  vapeurs  et  des  exhalaisons  pernicieuses  qui 
s'insinuèrent  partout ,  et  qui  causèrent  dans  nous- 
deux  grandes  infirmités,  qui  furent  cet  aveugle-' 
ment  et  cette  paralysie,  paralysie  qui  s'étendit 
jusque  sur  notre  liberté,  et  qui  nous  ôla  la  puis» 


ENTRETIEN    X.  3o5 

sance  de  marcher  vers  le  ciel  et  de  faire  aucune 
action  de  vertu? 

C'est  leur  pensée,  re'pondit  Cléarque.  Disent-ils 
Lien  ,  réplique  Eugène  ?  Très-bien  ,  dit  l'abbé  ; 
au  moins,  ajouta-t-il,  c'est  la  théologie  des  Saints 
Pères,  ce  sont  leurs  propres  termes  :  Gentes  extlnc- 
to  jiaturalis  legis  ardore,fumi  amarissiml,  etoculis 
noxil ,  tenehrosœque  caliginis  irwohehantur  erro^ 
rlbus.  Exhalabantur  nebulœ  de  liniosa  concupis- 
centia  carnis ,  et  obnubilabant  atque  offuscabant 
cor  jneum  ,  ut  non  dîscerneretur  sereniias  dilec- 
tioîiîs  a  caligine  llbidinîs. 

Ces  Saints  Docteurs  sont  éloquents  lorsqu'ils 
parlent  de  cette  corruption  de  l'homme  ;  mais 
l'Evangile,  sans  parler,  nous  la  met  devant  les  yeux 
par  une  éloquence  plus  intelligible  :  il  nous  a 
tracé  l'excellent  portrait  de  notre  malheur  sous 
la  figure  de  cette  femme  qui  avait  la  poitrine  pen- 
chée vers  la  terre,  et  le  visage  si  fort  attaché  à  ses 
genoux  qu'elle  ne  pouvait  regarder  en  haut  ni 
lever  les  yeux  au  ciel;  il  nous  a  fait  voir  une  des- 
cription admirable  de  l'esclavage  de  notre  liberté 
dans  la  vie  de  ce  fameux  paralytique  qui,  ayant 
deux  jambes  et  deux  bras  entiers  ,  les  sentait  si 
bien  liés  par  des  chaînes  invisibles  qu'il  passa 
trente-huit  ans  sans  pouvoir  se  soutenir  sur  ses 
pieds,  et  sans  pouvoir  remuer  les  mains  pour 
s'aider  lui-même  ni  pour  rendre  aucun  service  à 
ses  frères. 

Cléarque  voulant  s'étendre ,  et  expliquer  la 
manière  dont  la  corruption  et  la  maladie  d'Adam 
se  sont  communiquées  au  reste  des  hommes  :  Ne 
nous  arrêtons  pas  là-dessus,  lui  dit  Eugène.  Com- 
me il  se  rencontre  en  tout  ceci  quelque  chose  de 
difficile  et  d'obscur,  et  même,  selon  qu'il  paraît, 
d'incompatible  avec  les  propositions  de  la  foi  et 
avec  celles  de  l'expérience  et  de  la  raison  ,  per- 


3o6  ENTRETIEN   X. 

mettez  ,  s'il  vous  plaît ,  que  je  m'en  éclaircisse 
avec  vous  ,  et  que  je  forme  deux  ou  trois  ques- 
tions qui  me  restent  à  vous  proposer. 

Touchant  donc  ce  que  vous  venez  d'avancer  de 
Faveuglement  de  la  raison  et  de  la  captivité  du 
libre  arbitre  à  l'égard  du  bien ,  causée  dans  nous 
par  le  péché  du  premier  homme  ,  on  nous  repré- 
sente que  notre  nature  ne  se  trouve  point  aujour- 
d'hui dans  cet  état ,  non  pas  même  parmi  les 
Païens  et  les  pécheurs  les  plus  réprouvés  et  les  plus 
abandonnés  de  Dieu.  Ce  qu'on  a  vu  autrefois  dans 
les  Cyrus  et  dans  les  Scipions,  nous  le  voyons  en- 
core aujourd'hui  dans  une  infinité  d'autres  Païens, 
des  âmes  nobles  portées  à  obliger  et  à  soulager 
les  misérables.  Et  même,  sans  donner  aucunes 
bornes  à  cette  proposition,  il  n'y  a  point  d'hom- 
me qui  n'ait  dans  son  cœur  quelque  instinct  con- 
traire à  la  lâcheté  et  à  l'injustice,  et  qui,  à  chaque 
occasion  ,  ne  sente  des  aiguillons  intérieurs  qui  le 
poussent  à  exercer  des  actes  d'une  honnêteté  gé- 
néreuse envers  ses  amis  ^  et  des  actes  de  miséri- 
corde et  de  compassion  envers  ceux  qui  souffrent. 
Les  sauvages  mêmes  les  plus  sauvages  et  les  plus 
barbares,  malgré  toute  leur  brutalité  ,  ne  laissent 
pas,  dans  les  rencontres,  de  faire  des  actions  hon- 
nêtes et  justes ,  lorsqu'ils  s'aident  les  uns  les 
autres ,  sans  chercher  d'autre  intérêt  ni  d'autre 
plaisir  que  de  faire  du  plaisir  à  leurs  frères  et  de 
s'acquitter  des  devoirs  de  l'humanité.  Sur  cela 
donc  ,  Monsieur  ,  que  dirons-nous  vous  et  moi , 
et  comment  accorderons-nous  celte  expérience  de 
nos  yeux  avec  les  propositions  que  vous  appelez 
catholiques  et  indubitables? 

Dirons-nous  qu'il  est  faux  que  les  Païens  et  les 
autres  pécheurs  puissent  pratiquer  de  ces  sortes 
d'actions  de  civilité  ou  de  charité?  Soutiendrons» 
nous  qu'il  leur  est  entièrement  impossible  de  sou- 


EXTRETIEX    X.  Soj 

lager  par  les  aumônes  la  nécessité  des  pauvres, 
sans  autre  dessein  que  de  satisfaire  aux  devoirs  de 
la  compassion  naturelle?  Ce  serait  démentir  la 
nature,  et  exposer  notre  théologie  à  la  risée  de 
tous  les  peuples  qui  se  sentent  eux-mêmes,  et  qui 
nous  assurent  d  une  commune  voix  que  ces  ac- 
tions de  bonté  fraternelle  et  de  civilité  réciproque 
leur  sont  possibles,  et  qu'il  est  en  leur  liberté  de 
faire  en  cela  ce  qu'il  leur  plaît. 

Dirons-nous  que  ces  mêmes  actions  ,  quelque 
nom  que  notre  ignorance  ait  coutume  de  leur  don- 
ner ,  sont  des  actions  méchantes  et  blâmables  ,  et 
qu'elles  méritent  d'être  éternellement  punies?  Ce 
serait  démentir  la  raison  et  la  conscience,  et  en- 
seigner une  morale  pire  que  tous  les  blasphèmes 
du  paganisme ,  et  digne  d'attirer  la  malédiction 
des  anges  et  des  hommes  sur  les  écoles  qui  l'en- 
seigneront» Il  faut  nécessairement  dire  que  ces  ac- 
tions sont  bonnes,  et  qu'elles  méritent  d'être 
louées  et  récompensées. 

Dirons-nous  qu'étant  véritablement  bonnes  et 
louables  ,  elles  viennent  de  cette  nature  que  le 
péché  d'Adam  corrompit  et  qu'il  rendit  incapa- 
ble de  jamais  faire  aucun  bien  ?  Oserons-nous  le 
penser,  et  ne  serait-ce  pas  démentir  les  Saints  Pè- 
res et  nous  démentir  nous-mêmes  ?  Ne  serait-ce 
pas  détruire  toutes  les  vérités  que  nous  confessons 
vous  et  moi  avec  eux, d'un  commun  accord?  Vous 
avez  dit  que  notre  nature,  à  l'instant  qu'Adam 
commit  le  péché,  devint  aveugle  et  paralytique, 
cl  qu'elle  perdit  l'usage  de  deux  facultés  qu'elle 
reçut  en  sa  naissance  :  la  première,  de  connaître 
le  bien  et  de  l'opérer  ,  la  seconde  ,  de  connaître 
Dieu  et  d'aimer  le  prochain.  Avancerons  -  nous 
maintenant  qu'elle  conserva  ces  deux  pouvoirs, 
»  l  que  tout  ce  que  les  Saints  Pères  nous  enseignent- 


3o8  ENTRETIEN    III. 

de  notre  corruption  n'est  qu'une  illusion  de  gens 
qui  veulent  croire  qu'ils  sont  malades  ? 

Dirons-nous  que  cette  nature,  que  le  péché  cor- 
rompit effectivement  dans  le  paradis,  s'est  depuis 
rétablie  peu  à  peu  ,  et  qu'aidée  par  le  temps,  elle 
s'est  elle-même  rendu  les  forces  et  la  santé  qu'elle 
avait  lorsqu'elle  naquit  entre  les  mains  du  Créa- 
teur ?  Vous  savez,  Monsieur,  que  nos  théolo- 
giens n'écouteront  cette  proposition  pélagienne 
qu'avec  horreur,  et  qu'ils  la  censureront  sans  pi- 
tié comme  un  scandale  et  comme  une  détestable 
hérésie.  Que  dire  donc,  et  comment  trouver  dans 
ces  ténèbres  le  vrai  sens  de  tant  d'énigmes  et  de 
tant  de  mystères  impénétrables  à  notre  raison? 

Qui  nous  les  expliquera,  sinon  le  Maître  qui 
est  venu  nous  expliquer  les  paraboles  de  la  pro- 
vidence et  de  la  grâce ,  et  les  autres  secrets  de 
l'éternité  inconnus  aux  hommes,  je  veux  dire  le 
Yerbe  divin  ?  C'est  lui ,  Messieurs  ,  qui  a  dû  nous 
découvrir  cette  importante  vérité,  et  c'est  ce  qu'il  a 
fait  divinement  dans  le  psaume  i38  ,  en  nous  ra- 
contant par  la  plume  de  David  ce  qui  se  passa  le 
premier  jour  de  notre  rédemption,  et  durant  les 
premières  heures  de  l'exercice  de  sa  miséricorde 
envers  nous. 

L'histoire  en  deux  mots  est  ce  que  fit  le  Verbe 
éternel  pour  détourner  les  obstacles  qui  s'oppo- 
saient aux  pensées  de  sa  sagesse  et  à  son  entreprise 
de  la  rédemption  du  genre  humain. 

Il  est  vrai  que  dès  qu'Adam  eut  péché,  et  que 
la  justice  eut  prononcé  l'arrêt  qui  le  condamnait 
à  perdre  tout  ce  qu'il  avait  de  biens  de  la  nature 
et  de  la  grâce,  le  Rédempteur,  le  contemplant  du 
haut  du  ciel,  tel  qu'il  allait  devenir  par  l'exécution 
de  cet  arrêt,  le  vit,  selon  les  paroles  des  prophètes, 
comme  un  malade  criminel  et  prisonnier,  enfermé 
dans  une  basse  fosseet  couché  dans  la  boue,  chargé 


ENTRETIEN    X.  3or) 

(le  chaînes  au  milieu  d'une  nuit  perpétuelle,  qui, 
couvrant  sa  raison  et  opprimant  sa  liberté ,  cau- 
sait dans  lui  la  paralysie  et  l'impuissance  que 
vous  avez  dites,  de  se  repentir  de  ses  fautes  et  de 
haïr  son  péché. 

De  même  il  est  vrai  qu'Adam  commença  à  en- 
trer en  effet  dans  cet  état  malheureux,  mais  il  n'y 
entra  pas  bien  avant,  et  il  n'alla  pas  jusqu'au  fond 
de  l'abîme,  comme  vous  l'avez  pensé.  Le  secours 
vint  aussitôt.  Les  premières  gouttes  du  sang  de 
Jésus-Christ  tombèrent  dès  lors  sur  la  terre  ,  et 
commencèrent  l'ouvrage  de  la  rédemption  avant 
que  la  justice  eût  achevé  l'exécution  de  son  arrêt. 

Je  veux  dire  qu'à  l'heure  que  ce  même  arrêt 
fut  prononcé,  le  Rédempteur,  qui  prévit  que,  par- 
mi les  ténèbres  de  notre  aveuglement  et  sous  les 
chaînes  de  notre  captivité  ,  nous  ne  serions  plus 
en  état  de  coopérer  à  ses  grâces  ,  et  que  tous  les 
mérites  de  la  mort  d'un  Dieu  ne  nous  serviraient 
à  rien  qu'à  nous  rendre  plus  criminels  et  plus  mi- 
sérables,  jugea  qu'avant  de  rien  faire,  il  de- 
vait adoucir  en  nous  les  rigueurs  de  la  colère 
de  Dieu  ,  et  empêcher  que  ,  par  leur  violence, 
elles  ne  nous  rendissent  incapables  de  coopérer 
à  notre  salut.  Il  le  jugea  sagement,  et  ce  fut 
par  là  ,  Messieurs ,  qu'il  commença  à  exercer  sa 
miséricorde.  Sa  première  action  de  Sauveur  du 
monde  fut  d'étendre  sa  main  sur  le  cœur  de 
l'homme  criminel,  et  d'y  modérer,  par  cet  attou- 
chement, les  fureurs  de  sa  convoitise.  Les  passions 
de  l'homme  sentirent  aussitôt  le  pouvoir  de  cette 
adorable  main,  et  s'arrêtèrent  au  terme  qu'elle 
leur  prescrivit.  Adam  se  trouva  inopinément  dans 
l'état  où  se  trouvent  aujourd'hui  tous  les  hom- 
mes ,  lorsqu'après  avoir  perdu  leur  innocence  , 
et  les  autres  privilèges  les  plus  surnaturels  et  les 
plus  divins  j  il  leur  reste  encore  assez  de  lumière 


3lO  ENTRETIEN    X. 

pour  connaître  qu'ils  ont  un  Dieu,  assez  de  ver- 
tus iiiorales  pour  aimer  leur  prochain ,  assez  de 
liberté  pour  obéir  aux  lois  de  leur  conscience, 
et  enfin  assez  de  grâces  pour  regarder  le  ciel ,  et 
pour  en  attirer  par  leurs  soupirs  les  secours  né- 
cessaires à  leur  salut. 

Ces  quatre  sortes  de  biens  n'abandonnèrent 
point  Adam  ;  ils  cessèrent  pourtant  d'être  à  lui 
dès  qu'on  eut  prononcé  sa  condamnation  ;  mais  le 
Rédempteur  les  lui  rendit  avant  qu'elle  fût  exé- 
cutée. 

En  un  mot  ,  factum  est  vespere  et  mane  dies 
prUnus  ,  le  matin  vint  incontinent  après  le  soir  ; 
la  rédemption  suivit  immédiatement  le  péché,  et 
c'est  là  le  miracle  inconcevable  qui  arriva  le  pre- 
mier jour  de  la  vie  des  hommes. 

La  même  chose  arrive  encore  tous  les  jours  à 
l'heure  de  notre  naissance  ,  lorsque  les  corrup- 
tions de  la  chair  et  les  ardeurs  du  poison  origi- 
nel, amorties  par  la  vertu  du  Tout-Puissant  et  par 
les  mérites  du  Verbe  incarné,  n'exhalent  en  notre 
imagination  et  en  nos  organes  qu'une  partie  des 
vapeurs  qui  devaient  naturellement  sortir  de  ce 
bourbier  malheureux  :  Tu  formastl  me ,  et  po^ 
suîsti  super  me  manum  tuam.  Ce  sont  les  termes 
du  prophète  David,  qui,  parlant  au  Verbe  éternel, 
son  Rédempteur  et  son  Dieu,  le  remercie  de  ce 
qu'à  l'heure  où  la  nature  formait  ses  os  et  ses 
veines  dans  le  ventre  de  sa  mère ,  il  y  mit  la  main, 
et  y  imprima  les  premières  marques  de  sa  ré- 
demption et  les  premiers  traits  de  son  carac- 
tère. Vous  avez,  lui  dit-il  ,  pris  possesion  de  ma 
personne;  vous  avez  touché  mes  reins,  ma  con- 
voitise et  mes  passions  ;  vous  avez  regardé  mes 
os  et  toutes  mes  facultés  avec  des  yeux  qui  ont 
guéri  leurs  maladies ,  au   temps  même  que  ma 


ENTRETIEN    X.  3l  I 

substance  était  encore  dans  les  entrailles  de   ma 
mère,  dans  cet  endroit  le  plus  ténébreux  du  mon- 
de et  le  plus  impénétrable  à  votre  grâce.    Quoique 
votre  grâce  divine  refusât  de  s'y  joindre  ,  vous  ne 
laissâtes  pas,  par  une  bonté  secrète, d'y  faire  entrer 
un  rayon  de  vos  yeux  et  d'y  produire  un  mira- 
cle de  votre  amour  ;  votre  miséricorde  porta  la 
vue  jusqu'au  milieu  de  mes  ténèbres,  et  elle  me 
regarda    au  moment  que  je   commençais   d'êire 
homme,  et  que  vous   ne  voyiez  encore  dans  moi 
que  les  traits  les   plus  imparfaits  de  mon  huma- 
nité. Ce  que  dit  David  si  dévotement ,  nous  le  de- 
vons dire  chaque  jour,  que  la  vertu  du  Sauveur 
a  pénétré  toutes  nos  ombres,  et  que,  dès  que  nous 
avons  commencé  à  vivre,  elle  est  venue  nous  tou- 
cher dans  le  ventre  de  notre  mère.  Elle  y  a  touché 
nos  ancêtres  ,  elle  y  a  touché  les  sauvages  et  les 
Païens  ;  la  force  divine  s'est  répandue  dans  leurs 
cœurs,  et  elle  y  a  rompu  leurs  chaînes.  Ils  se  sont 
trouvés  dégagés  en  venant  au  monde,  et  ils  y  ont 
opéré  des  actions  héroïques  de  courage,  de  bonté, 
de  charité,  de  civilité  naturelle.   Ces  actions  ont 
plu  aux  hommes  et  aux  anges  ,  elles  ont  plu  à  Dieu. 
Dieu,  invité  par  les  mérites  qu'il  voyait  en  ces  ac- 
tions-là, a  commencé  à  leur  communiquer  ses  pre- 
mières grâces  :  il  leur  a  envoyé  des  prédicateurs, 
et  leur  a  inspiré  des  pensées  de  conversion  ;  il  les 
a  appelés  au  salut,  les  a  conduits  jusqu'au  baptê- 
me, jusqu'à  l'état  des  Saints,  et  enfin, par  un  en- 
chaînement de  ses  miséricordes  et  de  leurs  bonnes 
ceuvres  ,  jusqu'à  la  félicité  souveraine. 

Mais  ce  courage,  dit  l'abbé  en  élevant  la  voix, 
n'était-il  pas  dans  eux,  et  n'est-il  pas  encore  au- 
jourd'hftii  dans  nous  une  faculté  de  la  nature? 
Dites-vous  que  la  nature,  par  ses  actions  purement 
naturelles,  mérite  et  a  mérité,  dans  les  Païeus,  de 


3ia  ENTRETIEN    X. 

plaire  à  Dieu  ,  et  d'attirer  un  secours  propre  à  les 
conduire  jusqu'à  cette  haute  sainteté  ? 

Vous  m'interrompez,  repartit  Eugène,  lorsque 
je  n'ai  plus  qu'un  mot  à  vous  dire  ,  et  ce  motim- 
portant  est  la  réponse  à  votre  doute.  Je  dis  donc 
que  vous  devez  vous  souvenir  de  ma  proposition 
touchant  le  Paralytique,  qui  reçut  solennellement 
par  la  voix  de  Notre-Seigneur  la  santé,  à  la  vue 
de  toute  la  ville  de  Jérusalem,  et  qui,  par  sa  guéri- 
son,  vous  enseigne  maintenant, à  l'endroit  où  vous 
êtes,  dans  l'assemblée  des  premiers  hommes  de 
l'Europe,  la  merveille  que  vous  n'entendez  pas. 

Ce  paralytique  avait  reçu  de  la  nature  deux 
jambes  avec  le  pouvoir  de  s'en  servir  ;  ce  pouvoir 
lui  fut  ravi  par  la  maladie;  Notre-Seigneur  le  lui 
rendit  par  miséricorde  :  il  rétablit  ses  jambes  dans 
le  même  étal  où  le  Créateur  les  avait  mises,  et  où 
elles  étaient  avant  qu'il  devînt  malade.  Dès  qu*il 
fut  guéri,  on  vit  qu'il  marchait  aussi  aisément  que 
les  autres  personnes  de  la  ville  ,  et  qu'il  jouissait 
comme  elles  du  privilège  et  du  bienfait  de  la  na- 
ture humaine.  Sur  quoi  remarquez  que  lorsqu'il 
marchait,  quoiqu'il  ne  fît  rien  en  cela  qui  ne  fût 
naturel  à  l'homme,  néanmoins  il  ne  faisait  rien 
aussi  qui  ne  fût  miraculeux  et  surnaturel,  puisque 
c'était  la  miséricorde  du  Sauveur  qui  avait  rendu 
surnaturellement  à  ses  pieds  la  faculté  naturelle 
qu'une  indisposition  leur  avait  ravie. 

Vous  me  prévenez,  Messieurs  ,  poursuivit  Eu- 
gène parlant  à  la  compagnie,  et  avant  que  je  parle, 
vous  voyez  la  vérité  catholique  dans  un  jour  et 
dans  une  hauteur  où  elle  est  infiniment  éloignée 
de  l'hérésie  pélagienne.  Je  dis  donc  que,  lorsqu'un 
prince  doué  d'une  âme  excellente,  commence  dès 
sa  jeunesse  à  marcher  dans  les  voies  de  la  justice 
et  de  l'honneur,  quoiqu'il  ne  fasse  aucune  belle 
action  dont  la  nature    ne  soit  véritablement  et 


EXrRETIIiN    X.  3l3 

essentiellement  le   principe,  toutefois  il  n'en  fait 
aucune  qui  ne  soit  surnaturelle  en  sa  manière,  puis- 
que c'est  Jésus-Christ  mourant  sur  la  croix  qui  lui 
a  rendu  surnaturellement  le  pouvoir  naturel  que 
le  Créateur  lui  avait  donné  de  produire  de  ces  sor- 
tes d'actions,  et  d'observer  envers  les  hommes  les 
lois  de  la  justice  etde  la  bonté  morale.  Je  dis  donc 
que  c'est  par  ces  sortes  d'actions  que  ce  Païen  , 
tout  Païen  qu'il  est,  mérite  un  secours  par  lequel 
il  pourra  parvenir  à  l'état  de  la  pénitence  et  du 
baptême  de  l'Eglise.  Car  bien  que  le  principe  de 
ces  actions-là  soit  la  nature,  toutefois  cette  nature, 
ayant  été  remise  en  son  premier  et  ancien  état  par 
la   vertu  surnaturelle  du  Rédempteur,    ne  peut 
produire  désormais  aucune  action  de  bonté  qui  ne 
plaise  à  Dieu  le  Père  ,  à  qui  les  moindres  et  les 
plus   faibles  effets   delà   Passion  de  son  Fils  sont 
un  objet  nécessaire  de   complaisance  ,  et  d'incli- 
nation à   sauver  tous  les  hommes ,  dans  lesquels 
il   voit  paraître    ces    effets  :    Dixit  paralytico  : 
Surge  et  amhula.  C'est  le  mot,  Messieurs,  qui,  du 
haut   de    la  croix  où  il  a  été  prononcé ,  a  guéri 
tous  les  paralytiques  du  monde ,   tous  les  Païens 
malades  de  l'impuissance  de  faire  aucun  pas  dans 
la  voie  de  salut  :  Surge  et  anihida.  O  mortels,  qui 
que  vous  soyez,  qui  êtes  nés  pécheurs  et  qui  vivez 
sur  la  terre,  ne  vous  excusez  plus  :  vous  pouvez 
aller  au  ciel. 

C'est  Jésus-Christ  qui  parle  :  si  vous  ne  l'écou- 
tez  pas.  Monsieur,  entendez  au  moins  Saint  Paul, 
qui  parle  avec  toute  la  clarté  que  vous  pouvez 
désirer,  et  qui  vous  dit  en  termes  formels  :  Gén- 
ies quœ  legem  non  habeiit  ,  naturaliter  ea  quœ  Je- 
gis  sunt  jaciunt  *  etc.  Os  fendant  opus  legis  scrip' 
tum  in  corclibus  suis.  Les  Gentils  ont  la  loi  écrite 
dans  leur  cœur  ,  et  ils  obéissent  naturellement  à 
cette  loi  par  les  forces  que  la  nature  leur  a  dou- 

i8 


3l4  ilNTilKTit.^    X, 

liées.  Ce  n*est  pas,  ajoute  Saint  Augustin,  que 
Saint  Paul  veuille  nier  qu'ils  soient  aidés  par  la 
grâce  et  par  le  secours  de  Jésus-Christ  :  l'Apôtre 
veut  dire  que  la  nature,  réparée  par  la  grâce,  a 
Tusage  du  pouvoir  qu'elle  avait  naturellement  en 
sa  première  naissance  :  Non  negatur  ab  Jpostolo 
gratta ,  sed  potius  asseritur  per  gratiam  reparata 
natura. 

Voilà  ,  dit  Eugène  en  regardant  Tabbé ,  la  ré- 
ponse à  votre  doute ,  et  la  déclaration  de  la  doc- 
trine évangélique,  qui  vous  fait  connaître  que  ce 
que  les  Saints  Pères  disent  du  Centurion  Cornée 
lius,  doit  se  dire  de  tous  les  Païens  charitables  et 
miséricordieux  envers  les  pauvres  :  Eleemosynis 
dignum  se  prœbuit  cui  angélus  mitieretur. 

L'abbé,  qui  semblait  écouter  ce  discours  moins 
volontiers  que  les  autres  ,  fit  voir  par  sa  réponse 
qu'il  ne  l'entendait  pas  mal.  Il  rapporta  un  pas- 
sage de  Saint  Augustin  qui  le  détruisait  à  son  avis, 
et  qui,  en  effet,  contenait  une  difficulté  fâcheuse, 
et  souvent  proposée  aux  défenseurs  de  la  charité 
et  de  la  bonté  naturelles.  Comme  les  Païens,  dit- 
il,  qui  exercent  des  actions  de  vertu  ,  ne  connais- 
sent point  le  vrai  Dieu,  ils  ne  peuvent  point,  en 
agissant,  avoir  aucune  intention  de  lui  plaire  :  or 
cette  intention  étant  absente  ,  il  est  nécessaire  que 
leurs  actions  soient  mauvaises  et  dignes  de  blâme 
et  de  châtiment ,  parce  qu'elles  ne  tendent  pas  à 
leur  vraie  fin.  Ce  sont  les  propres  termes  de  Saint 
Augustin  ,  ajouta-t-il  :  Quidquid  enim  fit  ah  ho- 
mine ,  et  non  propter  hoc  fit  propter  quod  Jieri 
dehere  vera  sapîentia  prœcîpit  ^  etsi  ojficio  videa" 
tur  honum  ,  ipso  non  recto  fine  peccatum  est, 

La  réponse  d'Eugène  fut  remarquable  :  quel- 
ques-uns l'écoutèrent  avec  plaisir  ,  comme  une 
subtilité  ,  d'autres  avec  respect,  comme  une  vé- 
rité d'importance.  Ce  que  j'en  puis  dire,  c'est  que 


ENTRETIEN    X.  3l5 

ces  autres  tliéologiens  qui  étaient  là  et  qui  sou- 
tenaient la  même  cause  que  l'abbé ,  jugèrent  à  pro- 
pos de  se  taire  ,  dès  qu'il  l'eut  expliquée. 

Messieurs,  leur  dit-il,  vous  prétendez  que  l*ac- 
tion  de  bonté  morale  dans  un  Païen  est  vicieuse  et 
digne  de  punition,  parce  que  ce  Païen,  étant  aveu- 
gle et  ne  connaissant  point  le  vrai  Dieu  ,  ne  peut 
pas  le  regarder  comme  sa  dernière  fin  ,  ni  élever 
son  intention  à  cette  Divinité  inconnue,  qui  néan- 
moins,puisqu'elle  estle  premier  principe  de  l'hom- 
me, doit  être,  sous  ^eine  d'un  châtiment  indis- 
pensable, le  dernier  terme  de  ses  mouvements  et 
de  ses  actions.  Il  est  vrai  que  c'est  notre  devoir, 
et  que  même, pour  vous  le  confesser  ingénument, 
il  est  impossible  qu'aucune  des  actions  humaines 
soit  bonne  et  honnête  moralement,  si  elle  ne  tend 
à  ce  but,  d'où  viennent  toute  l'excellence  et  toute  la 
bonté  de  Thomme.  Vous  avez  très-bien  jugé  sur 
cet  article  ,  mais  vous  avez  oublié  de  faire  quel- 
ques réflexions  qui  apportent  beaucoup  de  lu- 
mière, et  qui  nous  découvrent  de  très-grandes 
vérités ,  sans  lesquelles  nous  ne  voyons  que  des 
abîmes  de  ténèbres  et  de  désespoir  dans  cette 
théologie  où,  selon  le  raisonnement  humain,  les 
aumônes  et  les  autres  bonnes  œuvres  des  pécheurs 
sont  de  nouveaux  péchés  mortels  :  raisonnement 
qui  fait  trembler  d'horreur  les  âmes  saintes,  mais 
qui  est  détruit  par  la  comparaison  qui  suit,  et  que 
je  vous  prie  de  considéreravec  moi. 

Tout  ainsi  qu'un  marchand  qui  sort  de  Paris 
et  qui  se  transporte  à  Lyon,  quoiqu'il  ne  pense 
point  à  Rome  ni  à  l'Italie,  et  que  jamais  peut- 
être  il  n'en  ait  ouï  parler,  ne  laisse  pas,  durant  son 
voyage,  de  tenir  le  chemin  de  Rome,  parce  que 
l'intention  du  voyageur  ne  peut  pas  viser  à  l'un 
que  son  action  et  son  mouvement  ne  visent  à  l'au- 
tre ,  de  même  ,  parce  que  les  libéralité*?  et  les  au- 

i8. 


3l6  ENTRETIEN  X. 

mônes,  et  tous  les  devoirs  delà  justice  rendus  au 
prochain  par  une  amitié  véritable,  sont  les  voies 
essentiellement  ordonnées  pour  parvenir  à  Dieu , 
dès  que  quelqu'un  les  exerce  avec  un  cœur  dés- 
intéressé ,  avec  une  affection  pure  ,  quoique  ja- 
mais il  n'ait  entendu  parler  du  vrai  Dieu  et  qu'il 
n'ait  aucune  intention  de  lui  plaire  ,  il  ne  laisse 
pas  de  s'avancer  vers  Dieu  ,  et  de  faire  des  choses 
qui  plaisent  à  sa  sagesse  et  à  sa  bonté  divine. 

Cette  proposition  ,  Mes^eurs,  contient  trois  vé- 
rités manifestes  et  incontestables  :  la  première, 
que  les  actions  dont  je  parle  ne  sont  point  des  pé"- 
chés  ni  des  défauts,  ou  pour  me  servir  du  vrai  mot, 
ne  sont  point  des  égarements. Le  Païen  qui  les  pro- 
duit ne  s'égare  point  de  Dieu  :  il  est  dans  le  dï-oit 
chemin  qui  mène  à  ce  principe  éternel. 

La  deuxième ,  que  ces  actions- là  ne  mènent  pas 
jusqu'à  Dieu,  et  qu'elles  n'opèrent  pas  l'accom- 
plissement du  salut.  Un  Païen, en  exerçant  ces  sor- 
tes de  bonnes  œuvres,  ne  mérite  point  de  recevoir 
la  grâce  qui  sanctifie  les  Chrétiens  dans  le  baptême, 
et  moins  encore  la  béatitude  qui  glorifie  les  Saints 
dans  le  paradis  :  le  Païen  mourant  en  cet  état  sera 
damné,  non  point  parce  que  ses  aumônes  étaient 
des  péchés,  mais  parce  que, toutes  bonnes  qu'elles 
étaient ,  elles  n'avaient  pas  la  force  d'effacer  les 
péchés  mortels  dont  il  s'est  trouvé  coupable  en 
mourant ,  et  pour  lesquels  il  a  mérité  d'être  puni. 

La  troisième,  que,  par  ces  mêmes  actions  ,  le 
pécheur  mérite  de  toucher  le  cœur  de  Dieu ,  et  de 
recevoir  de  sa  bonté  de  petits  secours  qui  l'aide- 
ront à  aller  plus  loin,  et  à  parvenir  peu  à  peu  à  la 
connaissance  et  à  l'exercice  de  la  vraie  religion,  et 
enfin,  à  la  possession  de  la  vraie  félicité.  Je  le  dis, 
Messieurs,  parce  que  ces  actions  charitables  et  ci- 
viles ,  quoique  naturelles  en  leur  fin  et  arrêtées 
il  la  créature  ,  sont  surnaturelles  en  leur  principe  ; 


ENTRETIEN     JTr  ZlJ 

c  est  Jésus-Christ  mourant  qui  a  renJu  à  ce  Païen 
le  pouvoir  de  les  produire,  et  qui,  ayant  coopéré 
par  son  sang  à  cette  production,  l'a  rendu  ver- 
tueuse et  digne  d'être  récompensée. 

Voilà  ,  poursuivit  Eugène  parlant  à  Cléarque, 
la  réponse  à  votre  difficulté,  qui  vous  fait  voir  en- 
core une  fois  que  ce  que  l'on  a  dit  de  Cornélius 
se  doit  étendre  sur  tous  les  Païens  ,  et  sur  tous  les 
hérétiques  et  les  pécheurs  qui  vivent  selon  les  lois 
de  la  justice  et  de  la  bonté  naturelles. 

Il  semble,  continua-t-il  éloquemment ,  que  les 
peuples  de  l'antiquité  ont  découvert  quelque  chose 
de  cette  philosophie  chrétienne  :  au  moins  quand 
ils  ont  contemplé  la  conduite  de  leurs  empereurs, 
et  de  leurs  avares  princes  en  leurs  entreprises,  ils 
ont  jugé  que  la  gloire  de  tant  de  belles  actions  ve-  •: 
nait  d'un  secours  reçu  du  ciel  et  de  quelque  com- 
munication de  la  vertu  d'un  Dieu  ;  et  par  un  ins- 
tinct très-sage,  ils  ont  honoré  de  couronnes  et  de 
triomphes  des  exploits  que  la  philosophie  mon- 
daiive  d'aujourd'hui  condamne  à  l'enfer,  et  qu'elle 
juge  dignes  de  malédiction  et  de  châtiment. 

Je  ne  dis  pas  qu'ils  aient  rendu  ces  honneurs  à 
des  actions  de  continence  et  de  libéralité,  où  ils 
ont  vu  des  marques  d'amour-propre  et  de  réfle- 
xion sur  leur  intérêt  particulier.  Ils  ont  condamné 
celles-là  comme  l'a  Lit  Saint  Augustin;  et  eux- 
mêmes  avant  que  les  Saints  Pères  eussent  pris  la 
plume  ,  ils  ont  dit  qu'elles  étaient  vicieuses,  et 
qu'elles  méritaient  d'être  censurées  de  toutes  les 
religions  et  de  toutes  les  écoles.  IMais  quand  ils 
ont  remarqué  qu'un  homme  souffrait  pour  rendre 
du  service  à  la  république  et  pour  soulager  les 
peuples,  et  qu'il  n'y  épargnait  pas  ses  propres  in- 
térêts ni  son  propre  sang,  éblouis  par  l'éclat  d'une 
bonté  si  magnanime,  ils  l'ont  admiré  ,  et  il  n'y  a 
sorte  de    louani^es,    ni    de   panégvriques,    ni  de 

"18*       ^ 


3l8  ENTRETIEN   X. 

triomphes  ,  ni  même  d'apothéoses,  qu'ils  n'aient 
employée  pour  l'honorer  solennellement. 

Et  pourquoi  tant  de  solennités?  pourquoi  des 
adorations,  des  sacrifices  et  des  temples  pour  une 
simple  action  de  bonté  ?  Ils  ne  le  savaient  pas, 
Messieurs,  mais  l'instinct  qui  les  conduisait  Ten- 
tendait  pour  eux,  et  c'est  lui  qui  a  inspiré  à  nos  in- 
terprètes  de  nous  l'expliquer  très-sagement,  quand 
ils  ont  dit  que  lorsqu'un  homme,  se  méprisant  soi- 
même,  et  négligeant  les.  soins  de  son  profit  et  de 
son  honneur  ,  agit  ou  endure  pour  soulager  ses 
semblables,  il  a  pour  lors  dans  rentendement, par 
le  bienfait  de  Jésus-Christ ,  une  lumière  surnatu- 
relle qui  lui  découvre  la  beauté  de  cette  action  , 
et  dans  le  cœur  ,  une  force  qui  le  soutient  et  qui 
l'aide  à  l'entreprendre  ;  et  ainsi  que  ce  qu'il  fait, 
puisqu'il  le  fait  en  vertu  d'un  pouvoir  que  le  Créa- 
teur lui  a  donné  et  que  le  Rédempteur  lui  a  ins- 
piré divinement ,  est  véritablement  héroïque  ,  et 
mérite,  de  la  part  du  monde,tous  les  honneurs  que 
le  monde  peut  inventer,  et  de  la  part  du  ciel,  tou- 
tes les  récompenses  proportionnées  à  son  mérite 
et  à  son  état  :  Facta  Ethnicorum  quce  secundum 
justitiœ  regulam  sunt ,  non  modo  viiuperare  non 
possunius,  verum  etiani  merito  jureqiie  loudemiis. 

Tant  de  raisonnements  qu'il  vous  plaira,  repar- 
tit Cléarque  !   ce  que  j'ai  dit  subsiste  encore.  Ces 
anciens  héros  ne  connaissaient  point  le  vrai  Dieu. 
D'accord,  répondit  le  théologien.  Donc,   pour- 
suivit Cléarque,  en  opérant  leurs  actions  de  cou- 
rage et  de  bonté  ,  ils  n'avaient  pas  l'intention  de 
plaire  au  vrai  Dieu.  D'accord  encore  une  fois, 
répliqua  Eugène.    Donc  enfin,    reprit  Cléarque,    g 
leurs  actions  ne  plaisaient  point  au  vrai  Dieu,  et   1 
ne  méritaient  rien  de  sa  part  que  des  mépris  et  des   I 
châtiments.  Je  le  nie  hautement,  repartit  Eugène,  % 


ENTRETIEN  X.  3l9 

Cl  sans  rien  rappeler  des  discours  que  vous  avez 
entendus  ,  je  dis  que  c'est  Dieu  lui-même  qui  le 
nie  de  sa  propre  bouche  ,   quand  il  déclare,  dans 
le  Prohète   evangélique  ,   que  leur  ignorance  ne 
détruisait  point  le  mérite  de   leurs  vertus  et  de 
leurs  actions  morales  ,  et  ne  dispensait  personne 
de  l'obligation  de  les  louer  et  de  s'y  plaire  :   Hœc 
dicit  Dominus  Christo  meo   Cyro.  C'est  Dieu   qui 
parle  àCyrus,  prince  païen,  et  en  sa  personne,  aux 
autres  monarques,  admirés  par  les  Païens.  Vocavi 
te  nomine  iuo  ,  et  non  cognovisti  me.  Il  est  vrai, 
Cyrus,  lui  dit-il,  tu  ne  m'as  pas  connu;  c'est  moi 
néanmoins  qui  ai  pris  ta  main  droite  ,   et  qui  lui 
ai  donné  la  force ,  le  pouvoir  et  la  liberté  de  faire 
tant  d'actions  que  les  hommes  elles  anges  ont  ad- 
mirées ,  et  qui  ont  été  dignes  des  récompenses  que 
tu  as  reçues  de  ma  main  durant  le  cours  de  ta  vie. 
Quoiqu'inconnu  de  toi,  je  l'ai  choisi  pour  domp- 
ter les  barbares  et  les  tyrans  ,  pour  rompre  les 
chaînes  de  la  captivité  des  Saints,   pour  rappeler 
les  peuples  bannis  dans  leurs  maisons  ,   pour  res- 
susciter la  religion  éteinte,  et  pour  rendre  au  vrai 
Dieu  ses  autels  et  son  sanctuaire.  Lorsque  tu  ne 
me   connaissais  pas  ,    ta  main  ,   soutenue   par  la 
mienne,  faisait  ces  miracles,  et  méritait  que  je  t'ai- 
dasse à  parvenir  au  bonheur  de  me  connaître,  de 
m'adorer,  et  d'être  la  figure  de  mon  Christ  et  du" 
Roi  de  mes  prédestinés  :  Assîmilavi  ,  et  non  co- 
gnoi^isti  me.    C'est  Dieu  qui  parle.  Lui  direz-vous 
qu'il  se  trompe,  et  qu'il  se  trompait  lorsqu'il  ré- 
compensait  Cyrus,    et   qu'il    louait   ses   victoires 
remportées,  au  temps  qu'il  n'avait  jamais  ouï  par- 
ler de  son  nom  ni  de  sa  Divinité?  Direz-vous  à  Dieu 
que,  tout  Dieu  qu'il  était,  il  ne  savait  pas  que  Cyrus 
se  rendait  criminel,  et  que  même  ses  charités  en- 
vers les  Juifs  étaient  des  actions  criminelles  qui 
méritaient  d'clrc  punies?  Dieu  vous  soutient  qu'el- 


320  ENTRETIEN    X. 

les  étaient  bonnes  :  lui  direz  vous  :  Insania,  delî" 
ri  uni  f  quod  ulla  sint  infidelium  opéra  absque  pec^ 
cato  ? 

Je  ne  dois  pas  m'arrêter,  ajoute  Eugène.  Voici 
toute  la  doctrine  que  j'ai  expliquée  jusqu'à  cette 
heure,  ramassée  en  ces  trois  thèses  que  j'expose 
aux  yeux  de  la  compagnie,  et  qui  contiennent  tout 
ce  qui  peut  être  dit  à  l'avantage  de  l'excellent 
naturel: 

1^  Servir  le  prochain,  ou  mourir  en  le  servant, 
et  cela  pour  plaire  au  vrai  Dieu  ,  c'est  la  consom- 
mation de  l'amour  divin  et  de  la  sainteté  chré- 
tienne. 

2°  Servir  le  prochain  pour  nous  plaire  à  nous- 
mêmes,  ou  pour  trouver  en  cette  amitié  contre- 
faite les  intérêts  d^e  notre  convoitise  ,  c'est  la  con- 
sommation de  l'amour-propre  et  l'imitation  de  la 
brutalité  des  bêtes. 

3°  Servir  le  prochain  pour  plaire  au  prochain 
et  pour  le  soulager  en  ses  peines,  en  arrêtant  nos 
intentions  à  sa  personne,  sans  nous  élever  jusqu'à 
Dieu  et  sans  retomber  dans  nous  ,  je  veux  dire 
sans  avoir  aucun  égard  à  notre  profit  ni  à  notre 
honneur,  et  ne  pensant  à  rien  qu'à  faire  du  plaisir 
à  la  personne  que  nous  aimons  et  que  nous  vou- 
lons obliger,  c'est  ce  qu'on  appelle  dans  le  monde 
honnêteté,  générosité,  noble  et  excellent  naturel  ; 
dans  la  philosophie  ,  vertu  morale  ;  dans  la 
théologie,  le  commencement  de  la  foi,  ou  le  pre- 
mier bienfait  de  Jésus-Christ ,  et  les  premières 
opérations  de  sa  bonté  ;  dans  l'Ecriture  ,  la  loi 
des  Païens,  et  la  grâce  commune  à  toutes  les  na- 
tions ,  et  dans  un  auteur  de  notre  siècle ,  où  ces 
anciennes  définitions  sont  assez  bien  abrégées,  les 
premières  sorties  de  l'homme  hors  de  lui-même. 

Toutes  les  âmes  des  hommes  sont  de  même  es- 
pèce, mais  non  pas  de  même  condition  ni  de  nie- 


ENTRETIEN    X.  32  î 

me  rang  :  il  y  en  a  de  nobles  et  de  grande  nais- 
sance, pour  ainsi  dire,  douées  d'un  bel  esprit ,  et 
d'un  cœur  plus  haut  et  plus  courageux  que  leurs 
semblables.  Les  unes  et  les  antres  ont  été  cou- 
vertes des  mêmes  ténèbres  et  chargées  des  mêmes 
chaînes  ;  le  Verbe  fait  homme  a  rendu  aux  unes 
et  aux  autres  la  liberté  de  la  façon  que  je  vous  l'ai 
expliqué;  et  les  unes  et  les  autres,  délivrées  par 
la  miséricorde  du  Rédempteur,  agissent  selon  les 
mouvements  de  leurs  inclinations  et  selon  la  me- 
sure de  leurs  forces  recouvrées.  Les  âmes  faibles, 
n'ayant  recouvré  que  ce  qu'elles  ont  perdu  ,  n'a- 
gissent que  faiblement,  lorsqu'elles  n'agissent  que 
par  leur  pouvoir  naturel  surnaturellement  rétabli,, 
les  âmes  fortes  agissent  fortement  et  noblement  ; 
elles  se  font  ainier  et  admirer,  et  cela  seulement 
par  la  vertu  de  leur  naturel  rendue  par  la  bonté 
du  Rédempteur.  Mais  quand  la  grâce  victorieuse 
et  la  grâce  sanctifiante  de  Jésus-Christ  viennent  à 
joindre  leurs  forces  avec  les  forces  naturelles  de 
ces  âmes  nobles  ,  elles  n'opèrent  là-dedans  que 
de  vrais  miracles,  et  le  ciel  ne  peut  rien  voir  ici- 
bas  de  plus  digne  d'admiration  et  d'amour  que 
l'est  un  homme  dans  lequel  elles  ont  contracté 
celte  alliance. 

Tant  il  est  vrai,  poursuivit  Eugène,  que  quand 
la  vraie  dévotion  se  trouve  en  un  courtisan  ou 
en  quelque  homme  élevé  au-dessus  des  autres,  elle 
a  des  charmes  qui  ne  peuvent  s' expliquer. Mais  lors- 
qii'un  prince  est  dévot  ,  et  que  la  grâce  divine 
trouve  dans  lui  le  beau  naturel  avec  les  autres 
.narques  de  sa  dignité,  il  est  évident  que  le  lustre 
de  cette  grâce ,  répandu  là-dessus  et  mêlé  parmi 
ces  magnificences  extérieures,  forme  un  spectacle 
qui  nous  oblige  de  confesser  que  le  Dieu  que  ce 

prince  adore,  et  qui  soutient  sa  grandeur,  est  le 

vrai  Dieu  et  le  vrai  Maître  des  rois. 


osa  ENTRETIEN    X. 

Ce  qu*iiy  a  en  ceci  de  plus  cligne  d'être  conlem* 
plé,  c'est  l'âme  de  ce  prince  élevée  au-dessus  de 
toutes  les  hauteurs  de  la  fortune.  Nous  nous  éton- 
nons de  voir  un  ermite  qui,  parmi  les  peines  de  sa 
solitude  et  de  sa  pauvreté  ,  ne  pense  point  aux 
biens  du  monde,  et  qui  sait  mépriser  ce  qu'il  n'a 
pas  :  mais  c'est  bien  un  autre  sujet  d'étonnement  de 
Toir  un  monarque  qui ,  au  milieu  des  triomphes 
et  de  toutes  les  féhcités  de  la  vie  humaine,  sait 
mépriser  ce  qu'il  possède  et  ce  que  les  autres  ado- 
rent, et  porte  écrit  sur  son  front  et  dans  ses 
yeux  qu'il  aimerait  mieux  perdre  tous  les  empi- 
res du  monde,  s'il  les  avait,  que  de  commettre  une 
seule  action  d'injustice!  Ya-t-ilrien  sur  la  terre 
de  plus  admirable  ?  et  peut-on  imaginer  quel- 
que chose  qui  approche  du  spectacle  qui  at- 
tira autrefois  les  rois  de  l'Afrique  et  de  l'Europe 
dans  le  palais  de  Jérusalem  ,  je  veux  dire  de  Sa- 
lomon  ,  plus  dévot  et  plus  familier  avec  Dieu 
que  lés  prophètes  Elie  et  Elisée  ,  plus  puissant 
que  Cyrus,  plus  invincible  que  César  et  Alexan- 
dre ,  et  plus  savant  qu'Aristole  ,  homme  in- 
comparable qui  ne  pouvait  se  montrer  sans  être 
aimé,  ni  parler  sans  être  admiré?  Pour  tout  dire 
en  un  mot  ,  omnes  reges ,  ducesque  terrœ  ,  et  om^ 
nîs  terra  desiderahat  vultum  Salomonîs ;  ce  fut 
un  monarque  que  chaque  prince  tâcha  d'imiter, 
et  que  chaque  nation  désira  de  voir. 

On  ne  put  s'empêcher,  en  finissant  ce  discours, 
de  parler  des  princesses  dans  lesquelles  on  avait 
vu  l'alliance  du  beau  naturel  avec  la  grâce  et  avec 
la  sainteté. Les  plusillustresdonton  parla  furent  Ju- 
dithjEsther,  Mariamne,  Pulchérie,SainteClotilde, 
Sainte  Cunégonde.Pour  Eugène,  il  nomma  Adélaïs, 
et  dit  qu'il  était  difficile  de  trouver  dans  la  vie  d'au- 
cune princesse  des  aventures  plus  étranges  et  plus 
capables  d'étonner,  ni  dans  la  vie  d'aucune  Sainte, 


I 


ENTRETIEN    XI.  3a3 

des  vertus  plus  chrétieuiies  et  plus  dignes  d'être 
imitées  que  celles  qui  se  trouvaient  dans  la  vie  de 
cette  auguste  impératrice.  Il  ajouta  qu'il  en  avaitau- 
trefois  écrit  l'histoire;  et  comme  toute  la  compagnie 
témoigna  beaucoup  d'empressement  de  la  voir, 
il  ne  put  se  dispenser  de  promettre  qu'il  la  cher- 
cherait, et  qu'il  se  tiendrait  prêt  pour  la  lire.  Gela 
fut  exécuté  le  lendemain  ,  et  toute  la  compagnie 
s'étant  trouvée  au  même  endroit ,  Eugène  lut 
l'histoire  d'Adélaïs. 

ENTRETIEN    XL 

HISTOIRE   d'aC£L4IS. 

Les  Bourguignons,  qui  se  répandirent  dans  les 
Gaules  avec  les  autres  barbares  du  Septentrion  au 
cinquième  siècle ,  érigèrent  en  monarchie  les  ter- 
res qu'ils  y  avaient  conquises,  et  en  firent  un  puis- 
sant royaume ,  dont  le  premier  roi  fut  Gondéri- 
que,  prince  du  sang  royal  des  Alarics;  le  second, 
Gondebaud  ou  Gombaud,  oncle  de  Sainte  Clotil- 
de  ;  mais  sous  le  quatrième  nommé  Gondemar, 
Clotaire,  roi  de  France,  et  Childebert  se  rendirent 
maîtres  du  pays,  et  changèrent  leur  souveraineté 
en  une  province  de  la  monarchie  française. 

Elle  en  conserva  le  nom  et  la  qualité  jusqu'à  la 
fin  du  neuvième  siècle,époque  où  la  plus  grande  par- 
tie de  cette  ancienne  Bourgogne  appelée  Transjura- 
ne,  qui,  de  la  montagne  de  Jura  s'étendait  le  long 
du  Rhin  jusqu'aux  Alpes  ,  et  de  là  le  long  du 
Rhône,  fut  rétablie  en  royaume  par  Rodolphe,  fils 
de  Conrad  ,  Comte  de  Paris ,  et  petit-fils  de  Hu- 
gues, Comte  d'Angers  et  d'Orléans. 

Il  n'y  eut  point  d'autre  cau^^e  de  ce  rétablisse- 


324  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

ment  que  l'ambition  de  Rodolphe,  qui,  voyant  là 
France  occupée  contre  les  Normands,  l'Italie  trou- 
blée par  des  guerres  civiles ,  et  l'empereur  dans 
l'impuissance  de  s'opposer  aux  moindres  entrepri- 
ses, se  servit  de  l'occasion  pour  étendre  les  bor- 
nes de  son  domaine,  et  pour  changer  en  royaume 
ce  que  son  père  n'avait  possédé  que  sous  le  titre 
de  comté. 

L'empereur  Arnoul,  qui  regardait  avec  assez  de 
patience  les  autres  ruines  de  l'empire  de  Charle- 
magne,  voulut  empêcher  celle-ci,  et  tâcha  d'abat- 
tre la  couronne  qu'il  voyait  paraître  sur  la  tête  de 
Rodolphe  ;  mais  il  ne  fit  que  l'affermir.  Rodolphe 
se  défendit  heureusement,  et  il  acquit  beaucoup 
de  réputation  par  les  victoires  qu'il  remporta  sur 
les  troupes  impériales. 

Burchard,  duc  de  Suève,  voulut  aussi  s'opposer 
aux  desseins  de  Rodolphe.  Ils  se  donnèrent  bien 
de  la  peine  l'un  à  l'autre  durant  quelque  temps  , 
mais  enfin,  leur  guerre  se  termina  par- une  paix 
dont  la  principale  condition  fut  le  mariage  de  Ro- 
dolphe avec  Berthe,  fille  de  Burchard.  Ce  fut  là  la 
source  du  plus  grand  bonheur  qui  pouvait  alors 
arriver  au  monde  chrétien,  puisqu'Adélaïs,  à  qui 
l'empire  romain  doit  son  troisième  et  son  éternel 
rétablissement,  naquit  de  ce  mariage  au  commen- 
cement du  dixième  siècle,  l'an  925. 

Gomme  Rodolphe  était  le  plus  vaillant  homme 
de  son  siècle ,  et  Berthe  la  plus  belle  et  la  plus 
sage  princesse  ,  les  illustres  qualités  du  père  et 
de  la  mère  se  réunirent  en  la  personnne  de  la  fille, 
et  dès  ses  premières  années,  elle  fut  l'honneur  de 
cette  nouvelle  monarchie. 

On  réleva  avec  de  grands  soins,  et  on  la  confia 
à  des  gouvernantes  qui,  parleur  sagesse,  aidèrent 
la  nature  à  former  son  esprit ,  et  à  faire  voir  au 
dehors  tout  ce  qu'i  l  y  avait  de  perfections  dans  l'àme 


HISTOIRE    DADLLAÏS.  o     . 

ces  propres  à  son  sexe  e!  t  f  ^"^''^ '""^  'es  exerci- 

Prit  auisi  c,uel<,ue  la,:  's  eii:']'''.?  "  '"  ^"^  '"P" 
l'vres;  enfin  elle  éiudr>  T  l  "",'  '^«^^ucoup  de 
permettre,  et  elle  "'a  nM'"'  '^"  °"  voulut  l,i 
deur  a  tou't  ce  quLonï!  T%  'n"J°""  ^^«^  ar- 
"er  son  esprit.  ^     ^       '"  '''"^'^"'^  ^t  perfection- 

gout::ii;:f;f --  'e, ,--  ''«^  -  -.- 

connaître,  on' lui  dt  n  bSle"™"""^^  '  '» 
entre  toutes  les  prince«.c  ?  J  P'-enuer  rang 
'e  bien  loin  pour"^  ree  ±^"'°P^-  ^"  ^i"° 
bha.t  d'elle.  Son  non^fnt  ceM  ''^"""'"'ee  pu. 

-n  adn,iration  à  me2e ''  e  ceCi'  "'"''  •^™''- 

-;^u  et  que  IV  .rd^arr  c:":: 

'e?urdrec;it'Lt'r'^-'----- 

permis  que  deu^x  sej  eu  sl"l  '  ''  'i"'  ^^^-■" 
d'-c  de  Spolète,  et  B^a,  "e  1!^  T."""'  Gui . 
sent  leurs  rois,  con,n,e„rI'/,  ^'''""'-  '^  «s- 

souffrir  ces  diux  TaTt  eT  -'i  "  '"  ''""'■°"-  P'"* 
souffrir  eux-mêmes  et  'n  !  .^"'i  ."^  P<^"vaienr  se 
P-  des  combats  c^'n  ^  Is  c  s  """",  ''"'  ^"'' 
enfin  de  cette  double  dômi,;,  P'^^P'"''  '^"«^ 

devenir  encore  le  jouetjè  T""  '  "'  ""'g"»'"  de 
que  la  destruction  de  rem  J'e"""'"'^"  'y™"^ 
t'-e,  appelèrent  Rodo  nZ'  ■  "!''"  '"''"''  "«î- 
-PpWrent  de  venït're'r  '' '^''^^'-^  > '^^  'e 
Jenr  Etat,  promettant'^d;  le  'jr  «""''^'".«^'"e'-t  de 
"efaue  de  l'un  et  del'autrl  '"'  '"  ''""'  «^^  d.- 

serait  le  souverain.  Itod 'l,,'!"  ""  r^'""'"^'  dont  il 
«fi'  le  voyage  d'I  al l  ÔÏ'iî  f'-  "'  '^"■'"^'''^■• 
'ellement  couronne  d  ,  co„  '  '"  '^"■'••'  ^olen- 

™»-i»,,o,w„,;rr::zrr;;;:ir,;'r 


32(5  HISTOIRE    d'aDÉlAÏS. 

connaître  d'autre  roi  que  lui.  Béreuger,  à  qui  ils 
ne  devaient  pas  ôter  la  couronne  sans  lui  ôter  la 
tête,  ne  manqua  pas  de  troubler  les  commence- 
ments de  ce  nouveau  règne  :  il  eut  l'adresse  d'en- 
gager la  plupart  des  Italiens  ,  et  de  lever  une 
puissante  armée  contre  Rodolphe  ;  mais  il  périt 
en  son  entreprise  ,  et  il  mourut,  misérablement 
massacré  dans  une  église,  après  avoir  vu  la  ruine 
entière  de  son  armée  et  de  son  parti. 

Cependant  sa  mort  ne  laissa  pas  le  vainqueur 
en  paix  :  au  bout  de  quelque  temps  ,  les  mêmes 
Italiens  ,  lassés  de  lui  aussi  bien  que  des  autres , 
envoyèrent  des  ambassadeurs  à  Hugues  ,  Comte 
d'Arles,  et  le  prièrent  d'accepter  leur  couronne, 
et  de  venir  les  délivrer  de  la  domination  de  Ro- 
dolphe, sous  laquelle  ils  ne  pouvaient  plus  vivre. 

Hugues  ouvrit  les  bras  à  la  fortune  ,  et  se  dis- 
posa promptement  à  aller  prendre  possession  du 
bonheur  qu'elle  lui  présentait.  Il  trouva  Rodol- 
phe en  résolution  et  en  état  de  se  défendre  ;  mais 
comme  ils  étaient  de  même  nation,  voisins,  alliés 
et  amis  intimes  avant  cette  concurrence  ,  ils  ju- 
gèrent que  leur  honneur  les  obligeait  à  s'accorder. 
Hugues  fit  proposer  à  Rodolphe  que,  s'il  lui  vou- 
lait céder  le  royaume  d'Italie,  il  lui  céderait  tout 
ce  qu'il  possédait  en  France,  et  dont  il  pourrait 
agrandir  son  royaume  de  Bourgogne,  qui,  avec  cet 
accroissement,  serait  un  des  premiers  et  un  des 
plus  considérables  de  l'Europe.  Rodolphe  trou- 
vait son  avantage  en  cette  proposition  ,  mais  parce 
qu'il  avait  peine  à  renoncer  absolument  à  ses  pré- 
tentions d'Italie,  et  à  éteindre  pour  jamais  l'es- 
pérance et  le  droit  de  sa  postérité  ,  l'expédient 
dont  on  s'avisa  pour  le  contenter  fut  de  marier 
sa  fille  Adélaïs  avec  Lothaire,  fils  de  Hugues  ,  et 
de  lui  donner  le  royaume  d'Italie  comme  la  dot 
du  mariage  ^  avec  cette  condition,  que  si  Lothaire 


HISTOIRE    d'aDÉLaIs.  827 

mourait  sans  enfants  mâles,  le  royaume  retourne- 
rait à  Adélaïs,  et  après  elle,  si  elle  manquait  d'au- 
tres héritiers,  aux  princes  de  la  maison  de  Bour- 
goi^ne. 

Rodolphe  n'eut  garde  de  refuser  cet  accommo- 
dement qui  rélevait  au  plus  haut  point  de  gran- 
deur où  il  pouvait  aspirer  ,  de  sorte  que  Hugues 
étant  tomhé  d'accord  avec  lui  sur  les  autres  arti- 
cles de  leurs  différends  ,  ils  signèrent  la  paix,  et 
l'envoyèrent  publier  dans  toutes  les  villes  de  leur 
obéissance.  On  dépêcha  dès  le  même  jour  des 
courriers  à  Adélaïs  ,  avec  ordre  de  partir  au  plus 
lot,  et  de  se  faire  conduire  à  Milan  pour  l'accom- 
plissement du  mariage.-* 

Elle  arriva  donc  à  Milan,  où  elle  était  impatiem- 
ment attendue  de  trois  princes,  particulièrement 
de  Lothaire,  à  qui  elle  était  destinée.  Ce  prince 
n'était  point  indigne  de  la  posséder.  Quoiqu'il 
ne  lut  pas  des  plus  heureux  guerriers  de  son  siè- 
cle ni  des  plus  grands  politiques,  il  ne  laissait 
pas  de  valoir  beaucoup  ,  et  de  faire  paraître  du 
cœur  et  de  la  sagesse  en  sa  conduite.  11  avait  sur- 
tout une  rare  l)onté,  que  ses  propres  ennemis  res- 
pectaient.Mais  Adélaïs  ne  se  consulta  pas  elle-même 
là-dessus:  elle  se  commanda  d'aimer  Lothaire  des 
qTi'elle  connut  que  son  devoir  l'y  obligeait.  Je  ne 
voudrais  pas  dire  qu'elle  eut  des  lors  beaucoup  de 
tendresse  pour  lui  ,  je  dis  seulement  qu'aussitôt 
qu'elle  connut  la  volonté  de  son  père,  elle  eut 
beaucoup  d'estime  pour  le.  prince  qu'il  lui  desti- 
nait ,  et  qu'elle  prit  aveuglément  les  sentiments 
d'une  fdle  respectueuse. 

On  fit  la  cérémonie  des  noces  avec  une  mag- 
nificence inconcevable. Ce  qu'il  y  avait  de  priiH'es, 
de  seigneurs  et  d'autres  personries  de  qualité  dans 
le  royaume,  s'y  trouvèrent.  Les  peuples  mêmes 
y  uccouryreut  de  WUtcs  parts.  Les  jeux,  les  fes- 

19- 


3  y.  8  HISTOIRE    d'aDÉLAÏS. 

lins  et  les  tUveiiissenietiis  publics  durèrent  plu- 
sieurs jours,  et  l'on  crut  ensevelir  dans  les  réjouis- 
sances de  ce  mariage  les  craintes  et  les  afflictions 
passées. 

Les  rois  se  séparèrent  enfin  avec  mille  témoi- 
gnages d'amitié.  Rodolphe  revint  en  Bourgogne 
pour  prendre  possession  du  nouveau  domaine  qu'il 
avait  acquis  par  le  traité  de  paix  ;  Hugues  et  son 
fils  s'établirent  à  Pavie,  et  commencèrent  à  gou- 
verner ensemble  paisiblement  leur  royaume. 

Ils  croyaient  devoir  le  posséder  longtemps  sans 
inquiétude.  Mais  y  a-t-il  de  beaux  jours  qui  ne 
soient  suivis  de  quelque  orage?  Peu  de  temps  après 
leur  établissement  à  Pavie  ,  les  Italiens,  mécon- 
tents de  Hugues  sous  prétexte  de  je  ne  sais  quelle 
oppression,  s'avisèrent  de  chercher  un  autre  roi, 
et  jetèrent  les  yeux  sur  Bérenger ,  petit-fils  de  ce 
premier  Bérenger  dont  la  domination  leur  avait 
été  si  odieuse. 

La  conspiration  se  forma  secrètement.  On  en- 
voya en  Allemagne  des  députés  à  ce  second  Bé- 
renger, qui  ne  manqua  pas  à  l'occasion.  Il  partit 
aussitôt,  et  vint  en  Italie,  dont  il  trouva  les  por- 
tes ouvertes  par  la  trahison  des  gouverneurs.  Les 
factieux  le  reçurent ,  et  lui  donnèrent  les  moyens 
de  ménager  les  esprits,  et  de  disposer  comme  il 
lui  plut  tous  les  ressorts  de  son  entreprise.  En  peu 
de  temps,  il  se  vit  en  état  de  se  déclarer  à  la  tête 
d'une  armée,  d'entrer  dans  Milan  à  forces  ouver- 
tes ,  et  de  se  faire  couronner  publiquement.  La 
foule  des  Italiens  empressés  pour  le  voir  et  pour 
lui  rendre  leurs  hommages,  fut  si  grande  que 
Hugues,  effrayé,  n'eut  pas  le  courage  de  soutenir 
sa  fortune,  et  qu'il  s^enfuit  honteusement  en  Pro- 
vence pour  vivre  le  reste  de  ses  jours  dans  la  ville 
d'Arles,  dont  il  avait  retenu  le  Comté  par  le  traité 
qu'il  venait  de  faire  avec  Rodolphe. 


HiSTOir.E    D  ALÉr.AÏS.  32() 

Son  fils  Lolliaire  voulut  le  suivre,  mais  Adélaïs 
l'arrêta,  et  lui  remontra  ijue,  puisqu'il  était  roi,  il 
fallait  qu'il  vécut  où  qu'il  mourut  en  roi  ;  qu'il 
n'y  avait  de  rois  malheureux  que  ceux  qui  sur- 
vivaient à  leur  puissance  et  à  leur  honneur. 

Ce  fut  en  cette  rencontre  que  cette  princesse 
donna  les  premières  marques  de  son  courage  hé- 
roïque, et  de  son  extrême  adresse  à  entreprendre 
et  à  soutenir  de  grandes  choses.  Sa  conduite  fut 
telle  qu'elle  fit  connaître  à  tout  le  monde  que  ce 
n'était  pas  la  vanité,  mais  l'esprit  de  justice  qui 
conduisait  ses  mouvements. 

La  résolution  qu'elle  fit  prendre  à  Lothaire ,  et 
qu'elle  prit  pour  elle-même  lorsqu'elle  vit  que  cha- 
cun courait  à  Milan  vers  Bérenger,  fut  d'y  courir 
aussi ,  et  de  ne  se  servir  que  d'eux-mêmes  pour 
reprendre  leur  couronne  sur  la  tête  de  ce  tyran 
redoutable,  et  pour  écarter  les  peuples  et  les  ar- 
mées qui  l'environnaient. 

Ils  y  arrivèrent  secrètement  de  nuit  ,  et  le 
jour  même  qu'on  avait  couronné  Bérenger  ;  et  le 
lendemain,  à  l'heure  même  que  ce  nouveau  roi,  ne 
pensant  plus  à  la  maison  de  Hugues ,  distribuait 
dans  le  palais  les  dignités  et  les  charges  du  ro- 
yaume ,  ils  allèrent  paraître  soudainement  dans 
la  grande  église  à  la  vue  d'un  peuple  infini  qui  s'y 
était  assemblé.  Adéla'is  y  fit  un  coup  mémorable  , 
qui  ne  venait  pas  d'un  emportement  inconsidéré, 
mais  d'une  sage  délibération  fondée  sur  la  con- 
naissance qu'elle  avait  de  son  esprit,  et  de  l'esprit 
de  ce  peuple  séditieux. 

Cette  reine,  soutenue  par  la  force  de  sa  résolu- 
lion  et  par  la  confiance  qu'elle  avait  en  Dieu,  ani- 
mée d'une  grâce  et  d'une  majesté  plus  que  natu- 
relle ,  parée  de  tous  les  ornements  de  sa  dignité 
royale,  se  mit  à  haranguer  sur  une  chaire,  et  à 


33o  HISTOIRE    d'adÉlAÏS. 

reprocher  à  ces  peuples  la  honte  de  leur  incon- 
stance et  l'indignité  de  leur  trahison. 

L'étonnement  que  causait  une  chose  si  extraor- 
dinaire, et  le  plaisir  qu'on  avait  à  voir  tant  de  grâ- 
ces et  tant  de  charmes  en  la  personne  qui  parlait, 
firent  faire  un  profond  silence.  La  reine  en  pro- 
fita, et  continua  de  faire  à  ces  peuples  un  long 
discours  sur  les  cruautés  du  premier  Bérenger,  et 
rappela  en  leur  mémoire  les  meurtres,  les  viole- 
ments,  les  incendies ,  les  extorsions  et  les  injusti- 
ces impitoyables  qu'il  avait  commis ,  et  dont  ils 
voyaient  encore  de  tristes  marques  dans  toutes 
leurs  provinces.  Elle  ajouta  des  réflexions  politi- 
ques sur  la  nécessité  où  se  trouvait  le  nouveau 
Bérenger  de  suivre  les  maximes  de  son  aïeul,  et 
d'achever  de  ruiner  l'Etat ,  dont  la  perte  entière 
pouvait  être  seule  un  fondement  assuré  de  la  puis- 
sance tyrannique. 

En  un  mot,  une  princesse  à  l'âge  de  huit  ans , 
la  plus  belle  et  la  plus  aimable  qu'on  eût  jamais 
\ue,  qui  parlait  de  la  manière  du  monde  la  plus 
aisée  et  la  plus. engageante,  et  qui ,  à  la  fin  de  son 
discours,  sut  l'art  d'accompagner  de  soupirs  et  de 
larmes  la  prière  qu'elle  fit  à  ses  sujets  de  ne  point 
abandonner  un  prince  qui  avait  tant  de  fois  ex- 
posé sa  vie  pour  leur  service,  ne  manqua  pas  de 
remuer  les  esprits  de  cette  nation  inconstante,  et 
de  faire  naître  de  nouveaux  mouvements  dans 
leurs  cœurs. 

Les  cœurs  émus  et  emportés  allèrent  où  la  voix 
et  les  yeux  d'Atlélaïs  les  conduisirent,  et  où  le  roi, 
son  mari,  les  entraîna  lui-même  par  des  paroles 
obligeantes  qu'il  dit  à  ses  sujets,  et  par  des  pro- 
messes qu'il  leur  fit  de  consacrer  ses  soins  et  sa 
vie  au  rétablissement  de  leur  bonheur  et  de  leur 
repos.  Tout  le  peuple,  fondant  en  larmes,  vint  se 
jeter  aux  pieds  de  ce  prince^  et  lui  demanda  par- 


I 


HISTOIRE  d'adélaïs.  33 I 

don.  En  même  temps,  des  millions  de  voix  pro- 
clamèrent Lolbaire  roi  d'Italie,  et  firent  mille  im- 
précations contre  Bérenger.  Quelques-uns  même, 
transportés  de  fureur,  couraient  pour  aller  massa- 
crer celui  qu'ils  avaient  couronné  le  jour  aupa- 
ravant. 

Mais  les  plus  sages  du  pays,  considérant  que  Bé- 
renger, soutenu  d'une  puissante  armée,  ne  man- 
querait pas  de  tenter  un  combat,  et  qu'une  infinité 
de  braves  gens  périraient  avec  lui,  dirent  baute- 
ment  qu'il  fallait  épargner  le  sang  de  leurs  ci- 
toyens; qu'il  n'était  pas  impossible  d'accorder  les 
deux  princes  concurrents;  que  l'Italie  était  assez 
vaste  pour  avoir  deux  souverains  ;  que  Lolbaire 
et  Bérenger  méritaient  l'un  et  l'autre  de  l'être,  et 
qu'ils  pouvaient  aisément  régner  ensemble. 

Cette  proposition  ne  plut  ni  à  Bérenger  ni  à 
Lolbaire.  rséanmoins,  comme  ils  se  virent  cbacuu 
en  danger  de  tout  perdre,  s  ils  s'obstinaient  à  ne 
vouloir  rien  perdre,  la  nécessité  les  força  d'y  con- 
sentir; et  si  leur  accommodement  ne  fut  pas  sin- 
cère, il  eut  au  moins  toutes  les  marques  d'un  vé- 
ritable accommodement. 

Ils  s'embrassèrent  avec  beaucoup  d'bonnêteté  , 
etse  protestèrent  uneamitié  éternelle;  ils  donnèrent 
ensuite  mille  louanges  à  la  sage  princesse  qui  avait 
trouvé  l'art  de  calmer  les  esprits  d'un  peuple  ir- 
rité et  de  réunir  deux  rois  ennemis;  ils  l'appelè- 
rent mille  et  mille  fois  la  source  du  bonbeur  pu- 
blic, et  toutes  les  fêtes  galantes  et  magnifiques 
qui  se  firent  entre  ces  deux  rois  avant  qu'ils  se  sé- 
parassent, furent  autant  de  triompbes  pour  l'illus- 
tre A  délais. 

Enfin  ,  après  être  convenus  de  îa  manière  de 
leur  gouvernement,  et  avoir  fait  des  règlements 
{^our  leur  conduite  particulière  et  pour  celle  de 
leurs  sujets,  les  deux  rois  se  séparèrent,  suivis  de 


Oia  HISTOIRE    D  ADELA.ÏS. 

toute  leur  cour,  et  se  retirèrent  chacun  en  la  ville 
qu'ils  avaient  choisie  pour  leur  demeure  ordi- 
naire. 

Pavie  fut  le  lieu  où  Lothaire  crut  goûter  un 
long  repos  avec  sa  chère  Adëlaïs  ;  mais  il  ne  con- 
naissait pas  l'ambitieux  Bérenger.  Ce  prince  fier 
ne  put  s'accommoder  longtemps  d'une  couronne 
partagée  :  il  se  regarda  comme  un  demi-roi ,  et 
crut  que  sa  condition  n'était  guère  au-dessus  de 
celle  d'un  simple  sujet.  Cette  injuste  pensée,  qu'il 
écouta  trop,  lui  persuada  de  se  défaire  du  prince 
à  qui  il  venait  de  jurer  une  amitié  constante.  Il 
invita  Lothaire  à  un  festin  ,  et  parmi  les  plaisirs 
d'une  débauche  magnifique,  il  fit  boire  des  vins 
délicieux  dans  une  coupe  empoisonnée. 

Lothaire  ne  sentit  le  mal  qu'à  son  retour  à  Pa- 
vie. Dès  qu'il  fut  arrivé,  il  se  mit  au  lit;  et  le  mal 
croissant  toujours,  ce  malheureux  prince  mourut 
le  lendemain  entre  les  bras  d'Adélaïs  ,  à  la  fleur 
de  son  âge,  trois  ans  après  son  mariage,  et  au  mi- 
lieu des  premières  douceurs  de  son  repos. 

Il  fut  regretté  de  toute  la  nation,  à  qui  sa  bonté 
naturelle  était  connue,  et  qui  attendait  de  son  rè- 
gne le  rétablissement  de  la  félicité  publique. 

Pour  Adélaïs,  elle  pleura  la  mort  de  son  époux 
en  reine  vraiment  chrétienne.  Elle  savait  que  les 
lois  du  Christianisme  ne  permettent  pas  d'écouter 
la  voix  de  la  vengeance  ;  mais  le  crime  de  Béren- 
ger lui  paraissait  si  horrible  qu'elle  ne  pouvait 
croire  que  le  ciel  le  laissât  inpuni  :  Grand  Dieu  , 
disait-elle,  pénétrée  de  sa  douleur,  ye  ne  parle  pas, 
mais  mon  cœur  et  mes  feux  parlent  malgré  moi: 
ifs  7)ous  exposent  ma  douleur^  ils  -vous  disent  que 
Loi/mire  est  mort  et  que  Bérenger  vit  et  règne. 
Ecoutez-les ,  mon  Dieu ,  et  ne  délaissez  pas  une 
malheureuse  qui  se  confie  en  uotre  bonté. 

Pendant  que  celte  princesse  affligée  tâchait  ainsi 


IIISTOIRF    D  Al>li».AlS.  v)J.> 

de  forcer  le  citl  à  prendre  sa  défense,  des  auiLas- 
sadeurs  arrivèrent  à  son  palais.  Ils  étaient  envoyés 
parBérenger  pour  faire  des  propositions  où  l'amour 
et  la  politique  avaient  également  part. 

Dès  qu'Adelbert,  fils  de  Bérenger,sut  la  mort  de 
Lothaire  ,  il  laissa  malheureusement  entrer  dans 
son  esprit  le  désir  et  l'espérance  de  posséder  Adé- 
laïs.  C'était  un  prince  âgé  de  vingt-cinq  ans  ,  bien 
fait ,  spirituel  ,  brave,  et  n'ayant  que  de  grandes 
qualités.  Il  était  depuis  quelque  temps  touché  de 
la  beauté  et  de  l'esprit  de  cette  princesse  ,  et  il 
crut  qu'il  pouvait  alors  découvrir  à  son  père  les 
sentiments  de  son  cœur.  IMais  ce  perfide  avait  bien 
d'autres  pensées  :  il  était  sur  le  point  d'aller,  a  la 
It'te  d'une  armée, se  saisir  du  partage  et  de  la  suc- 
cession de  Lothaire  ,  avant  qu'Adélaïs  eût  eu  le 
temps  de  se  reconnaître  et  de  se  mettre  en  dé- 
fense. Néanmoins  il  changea  de  dessein  ,  quand  il 
eut  appris  celui  de  son  fils  :  il  crut  qu'il  fallait  que 
la  violence  cédât  à  l'amour,  et  que  cette  voie,  qui 
ne  serait  condamnée  de  personne  ,  ne  lui  serait  pas 
moins  avantageuse,  puisqu'Adélaïs,  en  donnant 
son  cœur,  donnerait  volontairement  son  royaume. 

Les  ambassadeurs  s'acquittèrent  donc  de  leur 
devoir,  et  après  avoir  complimenté  Adélaïs  sur  la 
mort  du  prince,  son  mari ,  ils  lui  exposèrent  la 
proposition  de  leur  maître.  Ils  lui  représentèrent 
que  ce  mariage  était  l'unique  moyen  de  conserver 
son  honneur,  ses  biens  et  sa  vie  ;  que  si  elle  ne 
voulait  point  avoir  Adelbert  pour  époux,  il  fallait 
nécessairement  qu'elle  eût  Bérenger  pour  ennemi; 
qu'elle  devait  se  résoudre,  ou  à  recevoir  cette  se- 
conde couronne,  ou  à  perdre  la  sienne;  que  le  ciel 
rendait  aujourd'hui  à  Bérenger  ce  que  Bérenger 
avait  laissé  par  bonté  à  Lothaire  ;  qu'elle  ne  de- 
vait espérer  aucun  secours;  que  luigiies,son  beau- 
père  ,  était  fugitif,    et  ne  pensait  (ju'à  cacher  ia 


334  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

honte  de  sa  misérable  vie;que  Rodolphe,  son  père, 
était  mort;  que  Gonrad,son  frère,héritier  de  Bour- 
gogne ,  avait  bien  de  la  peine  à  soutenir  sa  for- 
tune chancelante  ;  que  la  France  et  l'Espagne 
étaient  ruinées  par  des  guerres  civiles;  que  les  Ita- 
liens, ses  propres  sujets,  qui  lui  avaient  obéi  jus- 
qu'alors ,  demandaient  Bérenger  ,  et  qu'ils  pren- 
draient tous  les  armes  pour  le  servir  ;  qu'enfin  si 
elle  troublait  la  paix  et  replongeait  l'Italie  dans 
de  nouveaux  troubles,  le  ciel  exaucerait  les  cris 
du  peuple,  qui  ne  demandait  plus  rien  à  Dieu  que 
la  perte  de  ceux  qui  voulaient  la  guerre.  Ils  ajoutè- 
rent qu'Adelbert  était  le  prince  le  plus  accompli 
de  tous  ceux  qui  vivaient,  et,  ce  qu'elle  devait  écou- 
ter plus  que  tout  le  reste,  qu'il  était  tellement 
épris  et  charmé  de  ses  beautés  qu'il  n'avait  des 
yeux  que  pour  elle. 

Adélaïs,  étonnée  que  ses  ennemis  poussassent 
leur  insolence  jusqu'à  ce  point,  et  qu'ils  osassent 
lui  présenter  une  main  trempée  dans  le  sang  de 
son  mari,  versa  un  torrent  de  larmes,  et  fut  long- 
temps sans  pouvoir  répondre  aux  ambassadeurs. 
Enfin,  après  s'être  un  peu  remise,  elle  leur  dit 
qu'elle  n'avait  pas  encore  eu  le  loisir  de  considé- 
rer si  c'était  la  volonté  de  Dieu  qu'elle  pensât  à 
de  secondes  noces,  mais  que,  si  elle  y  pensait  ja- 
mais ,  ce  ne  serait  que  pour  avoir  un  mari  qui  put 
venger  la  mort  de  Lothaire  ,  et  délivrer  l'Eglise  et 
rUaliede  l'injuste  domination  de  Bérenger;  qu'au 
reste  ,  elle  les  priait  de  n'être  pas  si  fort  touchés 
du  mauvais  état  de  ses  affaires  ,  et  de  croire  que 
si  tous  ses  parents  étaient  ou  morts  ou  dans  l'im- 
puissance de  la  servir,  il  y  avait  toujours  dans  le 
monde  assez  d'ennemis  de  la  tyrannie  pour  es- 
pérer qu'elle  ne  manquerait  pas  de  gens  qui  la  se- 
courussent ;  qu'en  tout  cas  ,  et  si  tout  lui  man- 
quait ,  elle  trouverait  au  fond  de   son  cœur  de 


iiisTuiiiL    d'adiîlaïs.  335 

quoi  se  résoudre  sans  peine  à  périr  avec  Lolhaire  , 
qu'ils  dissent  enfin  à  leur  Bérenger  et  à  leur  Adel- 
bert  ,  qu'Adélaïs  connaissait  assez  de  vrais  rois 
pour  n'être  pas  réduite  à  aimer  des  tyrans,  et  que 
toute  la  grâce  qu'elle  demandait  à'I'un  et  à  l'au- 
tre ,  c'était  de  la  vouloir  haïr  autant  qu'elle  les 
haïssait. 

Bérengeret  Adelbert  eurent  du  chagrin  de  celte 
réponse  ;  mais  l'ambition  du  père  et  l'amour  du 
lils  étaient  trop  forts  pour  être  sitôt  abattus. 
Ils  envoyèrent  à  Adélaïs  de  nouveaux  ambassa- 
deurs chargés  de  présents,  et  durant  trois  mois 
entiers,  ils  ne  cessèrent  de  lui  faire,  non  pas  des 
propositions  de  vainqueurs,  mais  des  prières  d'es- 
claves. Cette  princesse  méprisa  les  présents  et  les 
vsoumissions  comme  elle  avait  méprisé  les  mena- 
ces ,  et  elle  réduisit  les  deux  princes  à  recourir  à 
la  force  ouverte. 

En  effet,  ils  mirent  des  troupes  en  campagne  , 
et  vinrent  à  Pavie  avec  une  armée  de  trente  mille 
hommes.  Adélaïs  s'y  vit  assiégée  sans  beaucoup 
d'étonnement.  La  ville  était  bien  fortifiée  et  bien 
munie.  La  garnison  témoignait  beaucoup  de  fidé- 
lité. Les  habitants ,  qui  adoraient  leur  reine  » 
<kaient  résolus  à  se  bien  défendre  ;  ils  repoussè- 
rent plusieurs  fois  les  ennemis  qui  les  assaillaient 
vigoureusement;  ils  firent  plusieurs  sorties,  où  ils 
eurent  de  l'avantage.  Enfin,  le  siège  fut  plus  long 
il  plus  difficile  que  J3érenger  ne  l'avait  cru. 

Tandis  qu'il  durait,  Adelbert  se  déguisa,  et  entra 
secrètement  dans  la  ville  pour  voir  la  princesse  qui 
occupait  plus  son  esprit  que  toutes  les  affaires  du 
siège.  Il  n'eut  que  trop  d'occasions  de  la  voir  et 
que  trop  de  sujets  de  l'admirer.  Il  la  trouva  qui 
encourageai  t  la  milice  par  ses  paroles  et  par  ses 
actions  ,  et  qui  disposait  avec  une  habileté  extra- 
ordinaire de  toutes  les  choses  qui  regardaient  le 


336^  HISTOIRE  d'adÉlaïs. 

.siège.  Elle  lui  parut  si  charmante  dans  cel  emploi, 
dont  le  sexe  est  naturellement  peu  capable,  qu'il 
t  ut  cent  fois  envie  d'aller  se  jeter  à  ses  piedsj  mais 
la  crainte  qu'il  eut  de  lui  déplaire,  et  Tespérance 
qu'il  conçut  que  la  ville  ne  résisterait  pas  long- 
temps, lui  firent  changer  de  dessein. 

Ce  pauvre  prince  revint  donc  au  camp  ,  plus 
inquiet  et  plus  amoureux  que  jamais.  Il  tâchait  de 
vaincre  ,  ou  de  cacher  au  moins  les  désordres  de 
son  âme,  en  remplissant  tous  les  devoirs  d'un 
grand  capitaine.  Il  remportait  l'honneur  de  toutes 
les  entreprises,  et  il  croyait  se  rendre  digne  d'A- 
délaïs  en  faisant  de  belles  actions  contre  Adélais 
elle-même. 

Les  assiégés  ne  manquèrent  point  de  courage 
tant  que  les  vivres  ne  leur  manquèrent  pas;  mais 
la  famine  devint  si  grande  qu'ils  se  virent  obligés 
de  supplier  la  reine  de  trouver  bon  qu'on  propo- 
sât quelque  accommodement  à  Bérenger.  Elle  s'ef- 
força durant  quelques  jours  de  relever  leur  cœur 
abattu  ;  et  lorsqu'elle  commençait  à  s'assurer  de 
leur  constance  ,  quelques  séditieux  ouvrirent  les 
portes,  et  abandonnèrent  la  ville  aux  ennemis. 

Adélais  vit  plus  tôt  Bérenger  et  Adelbert  dans  sa 
chambre  qu'elle  ne  sut  qu'il  étaient  entrés  dans  la 
ville.  Néanmoins,  aucune  émotion  ne  parut  sur 
son  visage.  Elle  fit  voir  une  élévation  d'esprit  au- 
dessus  de  la  puissance  des  vainqueurs;  elle  les' re- 
garda comme  de  misérables  captifs,  et  la  manière 
dont  elle  les  reçut  leur  fit  comprendre  qu'ils  pou- 
vaient être  maîtres  de  ses  états,  mais  qu'ils  étaient 
bien  éloignés  d'être  maîtres  de  son  cœur. 

Ils  crurent  pourtant  que  ce  grand  cœur  devien- 
drait capable  de  changement ,  et  ils  ne  doutèrent 
pas  que  la  princesse  ne  consentît  à  leurs  désirs 
quand  elle  aurait  vu  de  près  l'état  où  la  fortune  la 
réduisait.  Ils  la  firent  prisonnière,  et  lui  donné- 


HISTOIRE    d'adÉLAIS.  6oj 

rent  des  chaînes,  mais  toujours  avec  beaucoup 
de  respect.  Elle  fut  logée  dans  le  plus  riche  ap- 
partement du  palais  ,  et  on  la  servit  avec  autant 
de  magnificence  qu'on  aurait  pu  faire  en  un  jour 
de  couronnement  et  de  triomphe. 

On  n'oublia  rien  pour  la  gagner.  Bérenger  et  la 
princesse  Villa,  sa  femme,  lui  rendaient  des  visites 
respectueuses,  et  lui  faisaient  des  promesses  capa- 
bles de  tenter  toute  autre  àme  que  celle  d'Adé- 
laïs.  Adelbert,  plein  de  sa  passion,  venait  continuel- 
lement soupirer  devant  elle  ,  et  lui  rendre  des 
hommages  d'un  véritable  amant.  Quelquefois  il 
prenait  soin  de  la  divertir  par  des  concerts  de  mu- 
sique et  par  des  spectacles  galants  où  il  tâchait 
d'expliquer  son  amour  ;  mais  Adélaïs  regardait 
avec  mépris  tous  ces  artifices.  La  puissance  et  les 
promesses  de  Bérenger  ,  les  caresses  et  les  com- 
plaisances de  Villa  ,  l'amour  et  les  galanteries  d'A- 
delbert ,  lui  étaient  également  insupportables. 

Enfin  Bérenger,  considérant  que  rien  ne  pouvait 
fléchir  Adélaïs,  et  qu'il  arriverait  peut-être  que, 
pendant  qu'ils  perdaient  le  temps  en  des  soumissions 
inutiles,  d'autres  princes,  attirés  par  la  beauté  etpar 
la  vertu  de  cette  reine  ,  viendraient  ,  la  force  à  la 
main,  se  rendre  maîtres  d'elle  et  de  son  royaume, 
crut  qu'il  ne  fallait  plus  rien  ménager;  il  s'ouvrit 
à  Villa  ,  et  il  n'eut  pas  de  peine  à  la  faire  entrer 
dans  son  dessein  ,  car  elle  était  naturellement  ini- 
])érieuse  et  violente,  et  elle  n'avait  pris  jus([u'a- 
lors  le  parti  de  la  douceur  que  pour  donner  quel- 
(|ue  chose  à  la  passion  de  son  fils. 

Cette  femme  rappela  donc  son  emportement 
naturel,  et  résolut  de  faire  consentir  Adélaïs  à 
épouser  Adelbert  dans  peu  de  jours  ,  ou  de  la  per- 
dre impitoyablement.  Elle  commença  par  retirer 
cette  princesse  de  l'appartement  commode  et  ma- 
gnifique où  elle  élait,   et  la  fit  conduire  dans  un 


338  ÏIISTOIUE     d'aDÉLAÏS. 

château  nommé  la  Garde.  Là,  après  l'avoir  fait 
enfermer  dans  une  prison  horrible  ,  elle  lui  dé- 
€lara  plusieurs  fois  qu'il  fallait,  ou  qu'elle  épousât 
Adelbert,  ou  qu'elle  mourût  d'une  mort  cruelle. 
Adélaïs  répondant  toujours  qu'elle  n'épouserait 
jamais  le  fils  du  meurtrier  de  Lothaire,  Yilla  en- 
trait en  fureur  ,  et  exerçait  sur  cette  innocente 
princesse  des  cruautés  qui  seraient  incroyables, 
si  Saint  Odilon,  qui  les  a  apprises  d'Adélaïs  mê- 
me ,  n'avait  pris  soin  de  les  rapporter.  Elle  se  je- 
tait sur  la  princesse  avec  des  emportements  pleins 
de  rage  ;  elle  la  chargeait  de  mille  coups ,  la  fou- 
lait aux  pieds ,  la  traînait  par  les  cheveux  ,  la  met- 
tait quelquefois  tout  en  sang,  et  si  elle  lui  laissait 
la  vie,  ce  n'était  que  pour  l'intérêt  de  son  fils 
Adelbert ,  qui  lui  redemandait  tous  les  jours  sa 
chère  Adélaïs. 

Cette  princesse  souffrait  ces  outrages  avec  un 
courage  héroïque  et  une  patience  vraiment  chré- 
tienne. Dieu  seul  était  témoin  de  ses  soupirs  et 
de  ses  larmes.  Biais  les  menaces  qu'on  lui  fit  un 
jour  d'exercer  sur  elle  les  dernières  violences,  et 
de  n'épargner  pas  même  sa  pudeur  ,  la  firent  ré- 
soudre à  chercher  les  moyens  de  se  mettre  en 
sûreté. 

Il  n'est  pas  moins  difficile  d'enfermer  une  fem- 
me chaste  qu'on  veut  corrompre  qu'une  femme 
impudique  qui  veut  se  perdre.  L'une  et  l'autre  ont 
des  subtilités  qui  brisent  les  portes  des  prisons,  et 
qui  trompent  la  vigilance  des  geôliers  et  des  sen- 
tinelles. L'histoire  ne  dit  pas  comment  Adélaïs 
surprit  ses  gardes.  On  sait  seulement  qu'en  pleine 
nuit ,  n'étant  accompagnée  que  d'une  jeune  fille 
qu'on  lui  avait  laissée  dans  la  prison,  et  de  son 
confesseur,  qu'elle  avait  fait  avertir,  elle  sortit 
sans  être  aperçue  de  personne,  mais  sans  savoir 
<>ù  elle  devait  aller. 


IIIST(311\E    D  ADÉLAÏS.  33(J 

Elle  marclia  longtemps,  n'ayant  point  d'autre 
dessein  que  de  fuir,  et  elle  suivit  aveuglément  la 
crainte  qui  l'emportait.  Elle  se  trouva  enfin  dans 
une  vaste  forêt ,  où  elle  crut  devoir  s'arrêter  pour 
prendre  quelque  repos  ;  mais  dès  qu'elle  y  eut 
respiré  un  moment,  et  qu'elle  eut  considéré  l'hor- 
reur du  lieu  où  elle  s'était  engagée,  d'un  coté 
l'effroi  la  saisit,  de  l'autre,  la  lassitude  et  la  faim 
l'accablèrent.  Ce  fut  là  sans  doute  un  des  plus  tris- 
tes spectacles  que  l'on  ait  jamais  vus  sur  la  terre. 
Une  reine  à  l'âge  de  vingt  ans,  incomparable  en 
sagesse,  en  esprit,  en  beauté,  qui  était  l'amour  et 
l'admiration  de  tous  les  peuples  de  l'Europe,  aban- 
donnée au  milieu  d'un  bois  dans  les  ténèbres  d'une 
nuit  profonde  ,   sans  secours,  sans  espérance. 

Le  saint  homme  qui  l'accompagnait,  la  croyant 
en  assurance  dans  cette  forêt ,  jugea  qu'il  la  de- 
vait quitter  un  peu  de  temps  pour  chercher  dans 
le  pays  quelque  seigneur  qui  prît  compassion  de 
cette  grande  reine  et  qui  la  retirât  chez  lui. 

Cependant  la  pauvre  Adélaïs  demeura  trois  jours 
attachée  au  pied  d'un  arbre,  sans  prendre  aucune 
nourriture.  Ne  pouvant  plus  résister  à  la  faim  qui 
la  pressait,  elle  se  leva,  et  fit  quelques  tours  dans 
la  foret  pour  voir  si  elle  ne  trouverait  rien  à  man- 
ger; mais  elle  était  tellement  abattue  qti'il  sem- 
])lait  qu'elle  ne  cherchât  qu'un  endroit  propre  à  y 
mourir.  S'égarant  en  des  routes  écartées  ,  elle  ar- 
riva auprès  d'une  petite  rivière,  où  elle  trouva  un 
pêcheur  qui  poussait  sa  barque  et  qui  passait  son 
chemin.  Ce  bon  homme,  apercevant  Adélaïs,  dont 
l'air  et  le  visage  marquaient  quelque  chose  d'ex- 
traordinaire ,  s'arrêta  un  peu  à  la  considérer,  et 
lui  demanda  qui  elle  était  et  ce  qu'elle  faisait  là. 
La  princesse  répondit  en  pleurant  qu'elle  cher- 
chait à  manger  ,  et  qu'elle  le  priait  de  lui  donner 
quelque  morceau  de  pain,  s'il  en  avait,  ou  de  l'ai- 


a4t>  ïïiSTOiRE  d'adélaïs. 

der  à  retourner  à  l'endroit  de  la  forêt  d'où  elle  était 
sortie,  et  qu'elle  lui  désigna.  Le  pêcheur,  touché 
des  larmes  d'unç  personne  qui  paraissait  digne 
d'un  meilleur  sort,  reçut  Adélaïs  dans  sa  bar- 
que ,  la  mena  au  lieu  où  elle  désirait  aller  ,  et  là, 
après  avoir  allumé  du  feu  ,  lui  dressa  sur  l'herbe 
le  meilleur  repas  qu'il  lui  fut  possible.  Il  venait  de 
prendre  un  poisson  qu'il  prépara  à  sa  manière  , 
et  qu'il  présenta  ensuite  à  la  princesse.  Il  semble, 
dit  l'histoire  ,  que  ce  villageois  était  instruit  à 
servir  une  reine,  tant  il  le  fit  de  bonne  grâce  ,  et 
avec  des  cérémonies  sages  et  respectueuses. 

Tandis  qu'elle  mangeait,  avec  sa  fidèle  compa- 
gne, ce  que  le  pêcheur  lui  avait  préparé,  et  qu'elle 
commençait  à  goûter  les  premières  douceurs  des 
soins  de  la  Providence  ,  elle  en  reçut  de  nouvel- 
les par  le  retour  de  son  directeur.  Il  s'était  adroi- 
tement informé  du  nom  et  du  pouvoir  des  sei- 
gneurs de  ce  pays-là,  et  ayant  appris  qu'Adelart, 
evêque  de  Rhegio,  dont  la  ville  cathédrale  n'était 
pas  loin  de  la  forêt,  était  un  homme  également 
charitable  ,  il  avait  résolu  d'engager  ce  seigneur 
à  protéger  Adélaïs.  Mais  comme  il  jugeait  que 
rien  ne  l'y  pouvait  mieux  engager  qu'Adélaïs  elie- 
même,il  crut  qu'il  fallait  la  faire  paraître  d'abord  à 
la  porte  du  prélat.  Pour  cela,  il  avait  assemblé, 
par  les  soins  de  quelques  amis  fidèles,  qu'il  avait 
rencontrés  dans  les  bourgs,  une  troupe  de  gens 
armés,  et  il  avait  amené  cette  escorte  à  la  forêt, 
afin  d'y  prendre  la  princesse  et  de  la  conduire 
sûrement  à  la  maison  d'Adelart.  Il  informa  donc 
promptement  Adélaïs  de  ce  qu'il  avait  fait  et  de  ce 
qu'il  fallait  faire,  et  la  princesse  ,  après  avoir  re- 
mercié le  pauvre  pôcbeur  ,  monta  à  cheval ,  et  se 
laissa  conduire  à  Pihegio. 

Les  soldats  l'accompagnèrent  jusqu'aux  porte» 
de  ia  viile  j  puis  s'élant  retirés^  la  princesse,  sui-- 


iiiSTOiRE  t/ad::i..vÏs.  34 1 

vie  de  sa  compaj^ue  et  de  sou  directeur ,  alla  trou- 
ver l'évèque  Adelart;  Seigneur,  lui  dit-elle,  toute 
baignée  ^de  larmes,  V  état  pitoyable  ou  je  suis  ré- 
duite doit  vous  empêcher  de  me  connaître  ;  ou  s'il 
reste  en  moi  quelque  marque  de  ce  que  Je  suis,  wous 
ne  pourrez  tout  au  plus  y  troui^er  que  le  fantôme 
et  F  ombre  dune  reine.  Je  suis  fdle  de  Rodolphe  , 
roi  de  Bourgogne,  et  femme  de  Lothaire,  roi  d  I~ 
talie.  Je  suis  cette  infortunée  A  délais  dont  les 
malheurs  sont  connus  de  toute  la  ferre.  Il  y  a  quel- 
ques jouî's  que  je  me  suis  sauvée  du  château  de  la 
Garde,  ou  le  cruel  Bérenger  mouvait  enfermée ^ 
et  ou  je  souffrais  par  ses  ordres  tout  ce  qu'une 
fureur  brutale  a  pu  imaginer  de  plus  inhumain. 
Depuis  le  jour  de  majuite  ,  ma  retraite  a  été  la 
forêt  de  Rhegio  ,  ou  je  liai  point  eu  d  autre  cou- 
vert que  le  ciel  ,  ni  d autre  compagnie  que  cette 
fdle  et  cet  ecclésiastique,  qui  ont  bien  voulu  pren- 
dre part  à  mes  disgrâces.  La  crainte  et  la  faim 
ni  ont  fait  sortir  de  cette  solitude  pour  me  jeter 
dans  votre  palais  comme  dans  un  asile  ouvert  aux 
/nisérables.  Ne  rebutez  pas  ,  seigneur ,  une  reine 
injustement  persécutée  qui  se  jette  a  vos  pieds.  Si 
vous  r assistez  de  vos  conseils  et  de  votre  puis- 
sance ,  il  ne  lui  sera  pas  difficile  de  remonter  sur 
son  trône.  Elle  a  encore  un  jrhre  roi  de  Bourgo- 
gne, et  un  beau-père  comte  de  Provence.  Mais  si 
des  raisons  de  politique  vous  empècîient  de  la  pro- 
téger ouvertement ,  ne  trompez  pas  au  moins  la 
confance  quelle  a  eue  en  vous  ,  et  ne  la  livrez 
pas  entre  les  mains  de  son  ennemi. 

Adelart,  qui  regardait  attentivement  l'illustre 
personne  qui  lui  parlait ,  et  qui  trouvait  en  elle  je 
ne  sais  quel  air  de  grandeur  que  le  changement 
de  fortune  n'avait  point  effacé,  ne  put  se  déten- 
dre d'être  sensible  aux  malheurs  d'une  princesse 
qui  les  méritait  si  peu.  Il  la  conduisit  dans  le  plus 


34 2  HISTOIRE    d'aDÉLAÏS. 

bel  appartement  de  son  palais,  et  il  lui  protesta 
que  lui ,  ses  citoyens  et  ses  amis  périraient  avant 
qu'elle  tombât  en  la  puissance  du  cruel  ennemi 
qu'elle  fuyait. 

Il  la  traita  durant  quelques  jours  avec  autant 
de  magnificence  que  de  bonté  ;  mais  quand  il  vint 
à  considérera  quoi  il  s'engageait,  il  commença  à 
craindre  pour  celle  qu'il  voulait  conserver.  Il  lui 
dit  qu'il  était  toujours  dans  la  résolution  de  périr 
plutôt  que  de  souffrir  qu^on  lui  fît  aucune  injure  ; 
qu'il  craignait  seulement  de  n'être  pas  assez  puis- 
sant pour  résister  aux  forces  deBérenger;  que  ce 
prince  barbare  ne  manquerait  pas  de  venir  assié- 
ger Rhegio,  dès  qu'il  apprendrait  que  l'infortu- 
née Adélaïsy  était;  que  les  habitants  de  cette  ville 
pourraient  bien  mourir  pour  elle,  mais  qu'ils  ne 
pourraient  peut-être  pas  la  sauver  des  mains  de 
son  ennemi  ;  qu'il  lui  conseillait  de  prévenir  un  si 
grand  mal  ;  que  le  château  de  Canuse ,  qui  n'était 
pas  loin,  et  qui  appartenait  à  son  oncle  Alho,  Mar- 
quis de  Toscane,  était  une  place  forte  et  bien 
munie  où  elle  serait  plus  en  sûreté. 

Adélaïs,  qui  n'était  déjà  que  trop  inquiétée  des 
mêmes  craintes  ,  et  qui  croyait  entendre  à  tout 
moment  les  trompettes  de  l'armée  de  Bérenger  , 
se  rendit  à  cet  avis,  et  après  avoir  envoyé  des 
lettres  à  son  oncle,  sortit  de  Rhegio  et  prit  le  che- 
min de  Canuse. 

Elle  y  arriva  heureusement,  et  y  trouva  le  mar- 
quis de  Toscane,  qui  la  reçut  avec  des  caresses  de 
père  ,  et  qui  lui  promit  tout  ce  qu'elle  pouvait  at- 
tendre de  sa  puissance  et  de  son  amitié.  Il  ne  s'ar- 
rêta pas  seulement  à  des  paroles  pour  servir  une 
nièce  qu'il  aimait  tendrement,  et  dont  il  ne  pou- 
vait assez  admirer  la  vertu  :  il  fit  faire  de  nou- 
velles fortifications  à  la  place  ^  et  il  se  mit  promp- 


HISTOIRE     d'adÉL.US.  343 

lement  en   état  de  ne  pas  redouter  la  venue  de 
Beren^er. 

Cette  précaution  ne  fut  pas  inutile  ,  car  Bérea- 
ger,  averti  cju'Adélaïs  s'e'tait  retirée  à  Canuse,  en- 
voya des  ambassadeurs  au  marquis  de  Toscane, 
pour  lui  demander  la  princesse  ,  et  pour  lui  dé- 
clarer la  guerre  en  cas  de  refus.  Le  marquis  ren- 
voya les  ambassadeurs,  et  leur  fit  dire  que  la 
justice  l'ayant  obligé  à  prendre  la  défense  de  la 
princesse  Adélaïs,  contre  la  violence  de  leur  maî- 
tre ,  il  était  résolu  de  faire  son  devoir  ;  qu'on  ne 
craint  point  les  menaces  des  tyrans  quand  on  sou- 
tient une  cause  juste. 

Bérenger  tint  sa  parole ,  et  marcha  en  diligence 
vers  la  Toscane  avec  une  armée  nombreuse,  et 
vint  environner  la  ville  et  le  château  de  Canuse. 

Son  arrivée  ne  surprit  point  les  habitants:  ils 
étaient  tous  disposés  à  soutenir  loiigtemps  le  siège, 
et  le  marquis  avait  donné  des  ordres  si  justes  que 
rien  ne  manquait  dans  la  ville.  Les  ennemis,  de 
leur  côté,  se  préparaient  à  donner  de  rudes  assauts 
et  à  ne  pas  perdre  patience.  Enfin,  de  part  et  d'au- 
tre, tout  marquait  un  siège  de  longue  durée;  mais 
le  ciel  se  déclara  pour  Adélaïs  par  un  coup  im- 
prévu. 

Othon,  roi  de  Germanie,  était  alors  le  premier 
guerrier  du  monde  ,  et  le  bruit  de  ses  victoires 
avait  donné  quelque  secrèiti  espérance  à  la  prin- 
c%se  Adélaïs  qu'il  serait  un  jour  son  libérateur. 
Dès  qu'elle  vit  Bérenger  devant  Canuse  ,  ses  vœux 
appelèrent  Othon  à  son  secours  ;  mais  elle  n*osait 
dire  à  son  oncle  ce  ([u'elle  sentait  au  fond  du 
cœur.  Elle  rougissait  même  d'y  penser,  et  il  lui 
semblait  que  la  voix  secrète  qui  lui  proposait  un 
si  heureux  expédient,  lui  déclarait  en  même  temps 
une  chose  qu'elle  ne  devait  pas  écouler. 

Mais  Atho,  qui,  bien  qu'en  état  de  se  défendre 


344  HISTOIRE     D  ADÉLAÏS. 

vigoureusement ,  jugea  pourtant  que  les  vivres 
pourraient  leur  manquer,  si  Bérenger  s'opiniâtrait 
à  tenir  le  siège  longtemps  ,  jeta  lui-même  les  yeux 
du  côté  (l'Olhon,  et  crut  qu'il  n'y  avait  point  d'au- 
tre moyen  de  rétablir  Adélaïs  sur  son  trône.  La 
princesse  écouta  avec  joie  la  proposition  que  son 
oncle  lui  en  fit^  et  elle  n'eut  pas  de  peine  à  con- 
sentir qu'il  en  écrivît  à  ce  grand  roi.  Un  gentil- 
homme partit  donc  promptement  chargé  de  tous 
les  ordres  nécessaires.  Atho  mandait  à  Othon  ce 
qui  s'était  passé  en  Italie  touchant  Lothaire  et 
touchant  Adélaïs;  les  outrages  et  les  indignités 
que  cette  jeune  veuve  avait  soufferts  par  la  vio- 
lence de  Bérenger  et  par  l'amour  d'Adelbert  ;  la 
fuite  de  cette  reine  malheureuse  et  sa  retraite  à 
Canuse.  Il  lui  dépeignait  sa  vertu  ,  son  esprit ^  sa 
beauté  ,  et  il  ajoutait  qu'une  telle  princesse  méri- 
tait d'être  secourue  par  un  héros  tel  que  lui;  que 
Dieu  ne  lui  avait  donné  des  armes  puissantes  et 
victorieuses  que  pour  de  pareils  exploits;  que,  par 
un  même  coup  ,  punir  un  tyran  ,  conquérir  un 
royaume  et  délivrer  une  illustre  princesse,  était 
ime  entreprise  réservée  au  grand  Othon  ;  qu'il  ne 
devait  pas  laisser  perdre  une  si  belle  occasion  de 
joindre  la  couronne  d'Allemagne  à  celle  d'Italie, 
et  que  c'était  là  le  moyen  d'être  véritablement  suc- 
cesseur de  Gharlemagne. 

Othon, à  qui  la  renommée  avait  appris  les  gran- 
des qualités  de  la  reine  Adélaïs  ,  se  sentit  soudai- 
nement touché  d'une  compassion  tendre  et  géné- 
reuse ,  et  sans  délibérer  davantage,  il  ramassa  ses 
troupes,  qu'il  a\Tiit  dispersées  en  diverses  provin- 
ces de  l'Allemagne  pour  différents  desseins  ,  et 
traversant  promptement  les  Alpes,  il  se  répandit 
du  côté  de  Vérone  dans  les  premières  terres  du 
royaume  de  Bérenger.  Il  ne  fallait  en  ce  temps-là 
que  le  nom  d'Oihon  pour  forcer  les  villes.  Vérone, 


HISTOIRE    d'adÉLAÏS.  34  J 

sans  attendre  de  sie'ge,  lui  ouvrit  ses  portes.  D'au- 
tres villes  suivirent  l'exemple  de  Véronne.  Enfin  ce 
conquérant  passait  partout  sans  résistance  ;  mais 
craignant  d'arriver  trop  tard  à  Canuse,  et  que  le 
marquis  de  Toscane^  désespérant  d'être  secouru, 
n'eût  abandonné  la  place  ,  et  peut-être  Adélaïs 
àBérenger,  il  dépêclia  un  gentilhomme  en  poste, 
avec  ordre  d'entrer  dans  la  ville,  et  de  rendre  ses 
lettres  au  marquis  et  à  la  princesse.  La  place  te- 
nait encore  quand  le  gentilhomme  arriva  ,  mais 
elle  était  si  serrée  qu'il  ne  put  y  entrer  ;  et  sans 
un  artifice  qui  lui  vint  à  l'esprit,  il  n'aurait  point 
exécuté  les  ordres  du  roi.  11  mit  le  paquet  au  bout 
d'une  flèche  ,  qu'il  tira  si  heureusement  que  les 
lettres  tombèrent  au  milieu  de  la  ville,  et  furent 
portées  à  la  princesse  et  au  marquis. 

Quoique  le  roi  suivît  ses  lettres  de  bien  près, 
le  bruit  de  sa  marche  se  répandit  au  camp  de  Bé- 
renger  quelque  temps  auparavant.  Le  perfide  sa- 
vait que  la  place  ne  pouvait  plus  tenir  que  deux 
ou  trois  jours,  et  néanmoins,  il  fut  saisi  d'un  si 
grand  effroi  quand  il  apprit  qu'Othon  venait  à 
lui  ,  qu'il  aima  mieux  abandonner  honteusement 
cette  entreprise  que  de  s'exposer  à  une  bataille.  Il 
leva  le  siège  à  l'heure  même  ,  et  il  se  retira  tumul- 
tueusement à  Pavie  ,  pour  songer  à  la  défense  du 
reste  de  ses  états,  que  le  nom  d'Othon  ébranlait  de 
tous  côtés. 

Pendant  que  Berenger  s'enfuyait ,  Olhon  entra 
dans  Canuse  au  bruit  des  acclamations  et  des  ap- 
plaudissements du  peuple  ;  mais  il  ne  se  donna 
pas  le  temps  d'en  jouir  :  l'impatience  qu'il  eut  de 
voir  la  reine  lui  fit  néglijrer  toutes  choses.  Il  de- 
meura  d'abord  surpris  de  la  grande  beauté  de  cette 
princesse,  et  il  avoua  que,  bien  qu'il  s'en  fiit  for- 
mé une  idée  extraordinaire  sur  ce  qu'on  lui  en  avait 
dit,  ce  qu'il  ^  oyait  ciait  infiniment  au-dessus  de  ce 


346  HISTOIRE      d'aDÉLAÏS. 

cju'il  s'était  imaginé.  S'il  fut  charmé  de  la  beauté 
d'AJélaïs  ,  il  ne  fut  pas  moins  touché  de  son  es- 
prit. L'entretien  qu'il  eut  avec  elle  fut  une  de  ces 
choses  enchantées  qu'on  ne  peut  décrire.  Il  sentit 
en  ce  moment  d'où  lui  était  venue  cette  forte  en- 
vie de  secourir  une  reine  qu'il  ne  connaissait  pas  , 
et  il  ne  put  résister  au  mouvement  qui  le  pressait 
d'offrir  son  cœur  à  cette  admirable  princesse.  Jh! 
Madame,  lui  dit-il  ,  f  avais  bien  cru  que  je  ne 
pouvais  rien  entreprendre  de  plus  avantageux 
pour  ma  gloire  que  la  délivrance  dune  reine  telle 
que  la  renommée  vous  dépeignit  ;  mais  a  présent 
que  je  vous  vois ,  et  que  mes  yeux  sont  témoins  de 
vos  grandes  qualités^  je  bénis  le  ciel  de  ce  quil 
ma  choisi  pour  une  action  si  illustre;  et  si,  après 
la  faveur  quil  m'a  faite,  j'osais  lui  demander  en- 
core quelque  chose  ,  ce  serait  quil  vous  inspirât  as- 
sez de  bonté  pour  ne  pas  dédaigner  le  cœur  d'un 
prince  qui  n  aura  jamais  de  repos  quil  ne  vous 
ait  rétablie  sur  le  trône  que  vous  avez  perdu ,  et 
quil  ne  vous  ait  rendue  la  plus  puissante  et  la  plus 
heureuse  princesse  de  l'univers. 

Adélaïs,  considérant  ce  quelle  devait  à  Othon  , 
et  se  ressouvenant  qu'il  n'y  avait  rien  au  monde 
au-dessus  de  ce  grand  prince  ,  crut  qu'elle  ne  de- 
vait pas  le  refuser.  Dès  qu'elle  eut  donné  son  con- 
sentement ,  le  mariage  s'accomplit  avec  peu  de 
cérémonies  ,  et  la  joie  des  peuples  en  fut  le  seul 
ornement.  Les  tournois  et  les  spectacles  qui  font 
les  principaux  agréments  des  autres  fêtes,  n'eurent 
point  de  part  en  celle-ci  :  Othon  voulut  marquer 
son  amourpar  de  véritables  triomphes.  Il  fit  mon- 
ter Adélaïs  sur  un  char,  et  la  mena  droit  à  Pavie 
avec  une  armée  de  cinquante  mille  hommes,  pour 
lui  faire  recevoir  les  hommages  de  Bérenger  et 
d'Adelbert. 

Le  peuple  ne  délibéra  pas  5  mais  lorsqu'il  ou- 


niSTOiRE  o'adélaïs.  347 

vrait  les  portes  ,  ces  deux  misérables  princes  pri- 
rent la  fuite,  et  se  retirèrent  en  d'autres  places  de 
leur  royaume  ,  où  ils  espérèrent  que  la  fortune 
leur  serait  plus  favorable.  L'armée  victorieuse  les 
suivit  partout.  Ils  soutinrent  quelques  sièges  et 
livrèrent  quelques  batailles  ,  mais  enfin  le  courage 
et  l'espérance  leur  manquant  avec  la  force,  cbas- 
sés  de  leurs  villes  et  poussés  hors  de  leurs  terres 
par  les  poursuites  et  par  les  victoires  de  Conrad, 
général  de  l'armée,  ils  furent  contraints  de  recou- 
rir à  Othon  ,  et  d'aller  se  mettre  entre  ses  mains 
pour  recevoir  ses  ordres  et  pour  devenir  ce  qu'il 
lui  plairait. 

Bérenger  l'envoya  supplier  de  permettre  que 
lui  et  son  fils  allassent  eux-mêmes  déposer  la  cou- 
ronne et  leur  puissance  à  ses  pieds,  et  écouter 
l'arrêt  que  sa  justice  ou  sa  miséricorde  voudrait 
prononcer  touchant  leurs  affaires  et  leurs  person- 
nes. Othon,  ne  voyant  rien  en  cette  proposition 
qui  pût  lui  donner  de  l'ombrage,  y  consentit  vo- 
lontiers ,  et  jugea  qu'elle  lui  présentait  une  occa- 
sion heureuse  de  contenter  magnifiquement  le  zèle 
qu'il  avait  pour  la  réputation  d'Adélaïs. 

Il  leur  répondit  en  des  termes  fort  civils  ,  les 
invita  à  venir  sans  crainte,  leur  envoya  des  com- 
pagnies de  seigneurs  et  de  palatins  pour  les  accom- 
pagner, les  reçut  ,  les  logea,  et  les  traita  splendi- 
dement durant  quelques  jours,  et  puis,  de  la  ville 
^  capitale  de  la  Saxe  où  ils  étaient,  les  avertit  de  se 
transporter  à  Ausbourg  ,  déclarant  que  c'était  là 
qu'il  voulait  leur  donner  audience  ,  et  y  voir  les 
cérémonies  volontaires  de  leur  soumission  dans 
une  assemblée  générale  qui  les  y  attendait. 

La  nécessité  les  obligea  d'y  aller.  Ledevoiret  la 
curiosité  y  amenèrent  tout  ce  qu'il  y  avait  de  prin- 
ces et  de  prélats  en  Allemagne;  Othon  y  mena  ce 
qu'il  avait  de  gens  de  guerre  ;  les  peuples  y  couru- 


348  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

lent  eu  foule.  Dieu  voulut  que  des  curieux  venus 
de  tous  les  endroits  de  l'Europe  fussent  les  témoins 
de  la  réparation  d'honneur  qu'il  allait  faire  rendre 
à  cette  princesse  injustement  persécutée. 

L'assemblée  se  tint  au  milieu  de  la  grande  place. 

Othon  et  Adélaïs  étant  assis  sur  un  théâtre  sous 
le  dais  impérial,  on  vit  paraître  Bérenger  et  Adel- 
bert  comme  deux  captifs^les  mains  liées  et  le  corps 
chargé  de  chaînes,  qu'ils  traînèrent  jusqu'aux  pieds 
d'Adélaïs,  à  laquelle  ils  avaient  ordre  de  parler. 
Ils  lui  dirent  en  peu  de  paroles  qu'ils  lui  ame- 
naient deux  criminels,  qui,  dans  la  ruine  de  leur 
maison  et  dans  la  perte  de  tous  leurs  biens,  avaient 
encore  beaucoup,  puisqu'il  leur  restait  des  larmes, 
et  qu'ils  pouvaient  les  répandre  devant  ses  yeux. 

Que  sa  bonté ,  qui  leur  permettait  de  pleurer 
en  sa  présence ,  leur  commandait  d'espérer  ;  que 
s'ils  redoutaient  sa  justice  ,  ils  offenseraient  cette 
bonté  qui  voyait  dans  eux  les  deux  objets  qu'elle 
avait  juré  de  ne  jamais  exclure  de  ses  grâces:  la 
misère  et  le  repentir;  que  si,  néanmoins,  ils  ne  mé- 
ritaient pas  de  fléchir  son  cœur,  ils  se  tiendraient 
plus  heureux  de  mourir  à  ses  pieds  qu'ils  ne  l'a- 
vaient été  de  régner  et  de  vivre  contre  son  incli- 
nation et  contre  son  droit  ;  qu'ils  ne  lui  deman- 
daient qu'une  faveur,  qu'avant  qu'elle  prononçât 
l'arrêt ,  elle  se  souvînt  que  leurs  plus  grands  cri- 
mes étaient  des  crimes  d'estime  et  d'amour;  qu'ils 
l'avaient  persécutée ,  parce  qu'il  leur  avait  été  im- 
possible de  ne  point  aimer  sa  vertu,  et  que,  par 
toutes  leurs  violences,  ils  n'avaient  rien  entrepris 
que  d'arracher  de  son  âme  une  haine  due  vérita- 
blement à  leur  démérite,  mais  insupportable  à  la 
passion  ardente  qu'ils  avaient  de  lui  plaire  et  de  la 
servir.  Ils  ajoutèrent  que  si  elle  voulait  leur  ren- 
dre la  vie  et  la  couronne,  elle  aurait  deux  rois 
pour  esclaves,  et  qu'en  h'i  ^^établissant,  elle  dres- 


1 


HISTOIRE    d'adÉlAÏS.  34 J 

sf^jalt  dans  l'Italie  deux  colonnes  qui  y  soutien- 
draif  nt  l'empire  d'Othon,  et  qui  ne  plieraient  ja- 
iijais. 

Adélaïs  et  toute  la  compagnie  qui  les  vit  en 
celte  posture,  et  qui  se  souvint  de  l'état  où  étaient 
les  choses  l'année  précédente,  contempla  durant 
quelque  temps  en  silence  cette  révolution  des  af- 
faires du  monde,  et  vit  avec  effroi  ces  deux  lions, 
qui  faisaient  dernièrement  trembler  l'Italie,  et  qui 
tenaient  tant  de  princes  dans  leurs  chaînes  ,  en- 
chaînés eux-mêmes  ,  et  étendus  par  terre  sous  le 
trône  d'une  femme,  et  devenus  les  victimes  de 
celle  qu'ils  avaient  inhumainement  sacrifiée  à  leur 
fureur  aux  yeux  de  toute  l'Europe. 

La  réponse  que  leur  fit  la  reine  fut  digne  de  sou 
esprit  et  de  sa  rare  piété  :  Je  vous  vois,  dit-elle, 
d  une  autre  humeur  que  vous  n  étiez  devant  la  ville 
de  Canuse ,  et  vous  me  voyez  en  un  autre  état  que 
je  n  étais  dans  le  cliâteau  de  la  Garde;  mais  vous 
et  moi  sommes  encore  de  la  même  relisrion.  JésuS' 
Christ  me  commande  (C oublier  le  passé,  et  de  vous 
procurer  le  bien  qui  dépendrade  mon  pouvoir  et  de 
mon  affection . 

Cette  généreuse  princesse,  qui,  selon  les  senti- 
ments humains,  dans  la  haute  élévation  de  fortune 
où  elle  était,  ne  devait  pas  laisser  à  ces  deux  ty- 
rans une  seule  goutte  de  leur  sang  ,  eut  la  bonté 
de  vouloir  persuader  qu'il  fallait  leur  laisser  leur 
royaume,  et  se  rendit  leur  avocate  auprès  d'Othon 
et  de  son  conseil  en  une  cause  si  désespérée.  Le 
conseil  fut  étonné  d'entendre  demander  des  grâces 
pour  des  criminels  si  coupables  et  si  scandaleux; 
mais  elle  plaida  fortement;  et  comme  elle  pou- 
vait tout  sur  l'esprit  de  son  époux  et  de  cette 
noblesse  qui  l'adorait  ,  il  fut  enfin  arrêté  qu'on 
leur  accorderait  la  vie ,  la  liberté  ,  et  la  moitié 
des  états  qu'ils  possédaient. 

20 


35o  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

Ce  ne  fut  pas  une  chose  moins  merveilleuse ,  ce 
que  fit  Adélaïs  quelques  années  après  à  l'égard  de 
Villa,  femme  de  Bérenger,  lorsque  ces  deux  prin- 
ces, endurcis  dans  l'ingratitude  et  persuadés  par 
l'exemple  des  Barbares  répandus  dans  l'Allema- 
gne, entreprirent  de  détruire  la  puissance  d'Olhon 
dans  l'Italie,  et  lui  déclarèrent  une  nouvelle  guerre 
qui  fut  leur  dernier  malheur ,  et  qui  les  fit  périr 
misérablement  dans  les  chaînes. 

Durant  cette  guerre  là,  Villa,  chargée  d'années 
et  de  crimes,  et  qui  s'était  obligée  par  serment  de 
ne  point  mourir  qu'elle  n'eût  bu  le  sang  d' Adélaïs, 
avait  choisi,  pour  se  cacher  ou  pour  se  défendre, 
la  ville  et  citadelle  de  Sainte-Julie ,  située  au  mi- 
lieu d'un  lac,  avec  une  forte  garnison.  Le  siège 
mis  autour  du  lac  par  l'armée  d'Othon  ne  dura 
pas  longtemps.  Au  bout  de  deux  mois,  il  fallut  que 
la  dame  assiégée  fît  ouvrir  les  portes  de  la  forte- 
resse ,  et  qu'elle  se  livrât  entre  les  mains  des  vain- 
queurs. 

Elle  fut  amenée  chargée  de  chaînes  devant  Adé- 
laïs, qui  avait  le  commandement  souverain. Toute 
l'armée,  qui  savait  l'histoire  du  château  de  la  Gar- 
de ,  contempla  avec  admiration  et  avec  plaisir  ce 
spectacle  digne  des  yeux  de  tous  les  rois.  Villa, 
qui  avait  l'âme  et  le  visage  également  horribles, 
et  qui,  comme  je  l'ai  dit,  avait  juré  qu'elle  boirait  le 
sang  du  cœur  d'Adélaïs  ,  conservait  devant  le 
trône  de  cette  princesse  un  air  d'orgueil  et  d'im- 
pudence ,  qui  seul  la  rendait  digne  de  mort. 

Adélaïs,  lui  ayant  fait  modestement  quelques 
remontrances  et  quelques  reproches  sur  les  dé- 
sordres de  sa  vie ,  lui  fit  une  réponse  bien  remar- 
quable :  Je  rC  ai  jamais  ^  lui  dit-elle,  y«z7  quune 
faute  ,  qui  est  (ï  avoir  trop  différé  à  vous  faire 
mourir  y  et  de  cous  avoir  pardonné  lorsque  dous 
étiez  entre  mes  mains.  Et  moi ,  reprit  admirable- 


i 


HISTOIRE    iVa.DÉLAÏ5,  35  I 

ment  Adélaïs  ,  je  a  aurai  jamais  j ait  qiiiinc  seule 
belle  action  que  je  uais  faire  aujourd Jiui ,  qui  est 
de  vous  vendre  la  vie  et  la  liberté.  Je  veux  qaon 
rompe  "vos  fers  et  quon  vous  ramène  à  votre 
mari  ,  parce  que  je  crois  que  je  ne  vous  puis  obli- 
ger davantage,  ni  vous  donner  de  plus  certaines 
assurances  de  la  charité  que  Jésus-Christ  ni  oblige 
d^ avoir  envers  vous.  Allez  trouver  Bérenger ^  et 
rendez-lui  un  service  digne  de  votre  amour  :  per^ 
suadez-lui  de  cesser  d'être  ingrat  des  grâces  qu  il 
a  reçues ,  et  de  vous  aider  à  ne  Uétre  pas  vous^ 
même. 

Ces  deux  actions  firent  tant  de  bruit  dans  le 
monde  que  le  Pape  jugea  dès  lors  que  cette  prin- 
cesse méritait  d'être  impératrice. 

Ce  serait  m'éloigner  de  mon  dessein  de  raconter 
ce  qui  se  passa  durant  les  guerres  de  plusieurs  an- 
nées, oùOthon  se  rendit  le  premier  monarque  du 
monde,  et  acquit  le  nom  de  grand;  ou  de  racon- 
ter ce  qui  se  passa  durant  ses  triomphes,  lorsqu'il 
reçut  dans  Rome  la  couronne  impériale,  et  qu'il 
la  fit  recevoir  à  son  fils  Oihon-le-Jeune,  et  durant 
les  célébrités  du  mariage  de  ce  jeune  prince  avec  la 
fille  de  l'empereur  de  Gonstantinople.  Je  ne  dois 
parler  que  d'Adélaïs.  Voici  un  abrégé  des  princi- 
pales choses  qui  lui  arrivèrent  depuis  la  mort  de 
son  mari  jusqu'au  jour  qu'elle  le  suivit  dans  le 
ciel. 

La  sainte  veuve  ,  ayant  perdu  cet  époux  le  plus 
aimé  qui  fut  jamais,  n'eut  pas  beaucoup  de  loisir 
(le  vaquer  à  ses  dévotions  solitaires  ,  ni  de  répan- 
dre des  larmes,  qu'elle  appelait  riiui(jue  douceur 
(jui  lui  restait  en  la  vie.  Son  filsOlhon,  tleuxièmedu 
nom,  se  trouva  malheureusement  accablé  de  quan- 
tité d'attalres  dangereuses  ,  où  il  eut  besoin  de 
ses  conseils.   Il  fallut  l'aider  ,  et   rentrer  dans  le 

20. 


55-2  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

vaisseau  que  ce  prince  peu  expérimenté  ne  pou- 
vait pas  gouverner  durant  la  tempête. 

Les  plus  fâcheuses  peines  vinrent  de  la  nouvelle 
impératrice  ,  dont  l'ambition  causa  de  grands  dé- 
sordres dans  la  cour  et  dans  l'empire  ,  et  poussa 
l'un  et  l'autre,  et  l'empereur  même  ,  jusque  sur 
le  bord  d'un  précipice  effroyable. 

^C€)€)S€)€)€)€)«)€)€)€)f)i)f)@)€)®Cê)€)f)€)€)C'€)CCCCC€) 

SECONDE  PARTIE  DE  L'HISTOIRE 
D'ADÉLAÏS. 

Cette  jeune  impératrice, nommée  Théophanie, 
était  fille  de  Nicéphore,  empereur  de  Conslantino- 
ple.  Elle  fut  mariée  au  jeune  Othon  avec  la  ma- 
gnificence et  la  célébrité  que  j'ui  dites,  mais  elle  vint 
aux  noces  par  un  chemin  de  sang.  Son  mariage 
coûta  la  vie  à  plus  de  soixante  mille  hommes  ,  et 
la  tête  de  son  propre  père  fut  comme  la  dot  qu'elle 
apporta. 

L'histoire  est  qu'Othon-le-Grand,  quoique  heu- 
reusement porté  par  le  cours  de  ses  victoires  jus- 
qu'aux extrémités  de  l'Italie,  s'arrêta  néanmoins 
à  Rome ,  jugeant  qu'il  serait  plus  facile  et  plus  hu- 
main de  recevoir  civilement  des  mains  des  Grecs, 
par  un  contrat  de  paix  et  d'amitié,  les  terres  qu'ils 
occupaient  en  ces  quartiers-là  ,  que  de  les  arracher 
par  les  armes  ,  et  de  faire  naître  des  querelles  im- 
mortelles entre  les  deux  empires. 

Cette  louable  intention  lui  donna  la  pensée  de 
marier  les  enfants  des  deux  couronnes  ,  et  d'en- 
voyer demander  Théophanie  pour  son  fils  Othon  , 
espérant  que  le  royaume  de  la  Fouille  serait  la 
dot  de  la  fille,  et  que,  de  part  et  d'autre,  on  em- 
brasserait avec  plaisir  une  si  heureuse   occasion 


HISTOIRE    D  ADÉLAÏS.  3j5 

de  prévenir  les  guerres   dont  l'empire   était   me- 
nacé. 

Les  ambassadeurs  firent  le  voyage  de  Constan- 
ilnople  ,  et  ils  furent  magnifiquement  reçus.  Leur 
proposition  y  reçut  le  même  accueil.  Nicéphore 
y  consentit  de  la  plus  obligeante  manière  qu'il  lui 
fut  possible  ,  et  fit  toutes  les  mines  et  les  cérémo- 
nies de  la  joie  ,  promettant  qu'il  enverrait  la 
princesse,  et  qu'il  se  tiendrait  éternellement  obligé 
de  cet  bonorable  témoignage  de  l'amitié  et  de  la 
fidélité  d'Olhon. 

Nicéphore  était  un  très-méchant  homme,  et  n'a- 
vait point  d'autre  maxime  de  gouverneiiient  que 
la  trahison  et  la  cruauté.  Ce  politique  cruel  et  ti- 
mide, qui  tremblait  depuis  qu'il  avait  entendu  par- 
ler des  succès  d'Olhon  dans  l'Italie,  et  qu'il  avait 
-appris  que  ce  vainqueur  redoulai)le  était  devenu 
.%on  voisin,  comme  s'il  attendait  chaque  jour  qu'on 
lui  apporterait  les  nouvelles  de  la  perte  de  son 
royaume  delaPouille,  à  l'occasion  de  l'ambassade 
[ue  je  viens  de  dire,  conçut  un  étrange  moyen  de 
remédier  à  ses  craintes.  Sa  pensée  ne  se  déclara 
que  par  les  effets  ,  et  il  fut  presque  aussi  difficile 
Je  la  croire  lorsqu'on  en  vit  la  sanglante  et  l'hor- 
rible exécution,  qu'il  l'avait  été  de  la  prévoir  ou  de 
h'en  douter  auparavant. 

Tandis  que  Home,  appuyée  sur  ses  promesses,  se 
préparait  aux  noces,  et  qu'elle  attendait  la  fille 
-avec  les  impatiences  et  les  inquiétudes  ordinaires, 
les  ambassadeurs  de  Nicéphore  vinrent  trouver 
Oihon  ,  et  l'avertirent  que  cette  princesse  était 
sur  nier,  et  qu'elle  aborderait  bientôt  à  une  ville 
de  Calabre,  (ju'ils  lui  nommèrent,  le  suppliant  de 
lui  faire  reinire  dès  le  port  les  honneurs  les  plus 
pompeux  ([uil  pourrait,  et  de  n'envoyer  pas  seu- 
lement des  compagnies  de  seigneurs  et  de  noblesse 
pour  la  reccvuii'  .  niais  aussi,  s'il  était  possible  , 

20. 


354  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

son  armée  entière,  afin  qu'en  entrant  dans  l'Italie, 
dès  le  premier  pas  qu'elle  y  ferait,  elle  parut  com- 
me l'impératrice  de  l'univers,  et  qu'elle  ne  mar- 
chât en  venant  à  Rome  que  parmi  les  légions  im- 
périales ,  et  avec  un  appareil  propre  à  une  puissance 
souveraine  et  redoutable. 

Othon,qui  était  résolu  de  ne  lui  épargner  aucune 
civilité,  accorda  celle-ci  très-volontiers.  Tout  ce 
qui  se  trouva  de  son  armée  en  état  de  marcher  et 
d'aller  contribuer  pour  quelque  chose  à  l'ornement 
de  cette  récepliQri,fut  envoyé  en  Calabre, et  conduit 
par  les  premiers  généraux  de  l'empire.  Ils  y  allè^ 
rent  comme  au-devant  d'une  épouse,  n'ayant  pris 
que  des  épées  et  des  boucliers  de  cérémonie ,  et 
croyant  qu'en  cette  occasion,  l'honneur  de  leurs 
armes  était  d'emporter  le  prix  de  la  beauté,  et 
d'être  plus  luisantes  et  mieux  ornées  que  les  armes 
des  Grecs.  Mais  les  Grecs  avaient  une  autre  ambi- 
tion :  sous  prétexte  de  faire  de  leur  part  de  grandes 
dépenses  pour  la  venue  de  leur  princesse,  ils  as- 
semblèrent ce  qu'ils  avaient  de  gens  de  guerre  ;  et 
lorsque  les  Romains  ,  durant  l'attente  de  cette 
lieureuse  arrivée,  parmi  les  désordres  des  prépara- 
tifs et  de  la  joie,  ne  pensaient  qu'à  leurs  brave- 
ries  ,  et  qu'ils  essayaient  leurs  habits  de  noces, 
ils  s'allèrent  jeter  soudainement  sur  eux,  et  firent 
un  carnage  horrible  de  toute  l'armée  de  l'empe- 
reur. Fort  peu  se  sauvèrent  ;  la  plupart  furent  mas- 
sacrés ,  les  autres  faits  prisonniers  et  envoyés  à 
Constantinople.  On  poursuivit  les  fugitifs,  et  toute 
la  Calabre  fut  couverte  de  meurtre  et  de  sang ,  et 
désolée  parles  cruautés  de  cette  trahison. 

Ce  fut  plutôt  ppr  hasard  que  par  prudence 
qu'Othon  avait  retenu  quelque  reste  de  ses  trou- 
pes. Le  peu  qui  lui  en  resta,  animé  par  l'horreur 
d'une  si  exécrable  barbarie,  valut  plus  qu'une  ar- 
mée victorieuse.   Il    les   laissa  partir  incontinent 


HISTOIRE    D  A  DÉLAIS.  355 

SOUS  la  conduite  de  Guntarius  et  de  Sigifridus  , 
deux  des  plus  fameux  capitaines  de  ce  siècle-là  , 
et  il  voulut  que  son  fils  marchât  avec  eux  ,  et  qu'il 
fit,  en  cette  occasion  où  il  était  intéressé  ,  le  pre- 
mier apprentissage  de  sa  valeur. 

La  victoire  suivit  ce  jeune  monarque,  et  lui  fit 
cueillir  pour  son  père  de  plus  beaux  lauriers  qu'il 
n'en  avait  cueilli  lui-même  par  ses  propres  mains 
dans  les  autres  campagnes  de  l'Italie. 

Les  historiens  se  plaignent  que  la  postérité  n'a 
su  que  fort  peu  des  particularités  de  cette  guerre 
importante.  Ce  qu'on  sait  est  que  les  Grecs,  et  les 
Sarrasins,  leurs  alliés,  furent  vaincus  et  taillés  en 
pièces,  que  ceux  qui  échappèrent  au  glaive  se 
noyèrent  ou  se  rendirent  prisonniers  j  que  les 
deux  nations  furent  entièrement  dissipées  et  chas- 
sées de  la  Campanie  et  de  la  Fouille,  et  que  tout 
ce  que  Nicéphore  possédait  en  cette  belle  région 
de  l'Italie  fut  réuni  au  domaine  de  l'empire  des 
Latins,  et  réduit  sous  la  puissance  d'Olhon. 

Le  peuple  de  Gonstantinople  apprit  celte  nou- 
velle par  les  prisonniers  qu'Othon  renvoya,  et  qui, 
ayant  le  nez  coupé,  allèrent  publier,  par  cette 
honteuse  plaie  de  leur  visage,  le  malheur  de  leur 
patrie. 

Nicéphore  en  porta  le  bhime  et  le  châtiment. 
On  l'attribua  d'ahord  à  sa  trahison  et  à  sa  mau- 
vaise conduite;  et  comme  l'empire  se  plaignait 
depuis  longtemps  des  scandales  de  sa  vie  cruelle 
et  débordée,  celte  triste  aventure  alluma  le  feu 
davantage  ,  et  suscita  soudainement  une  terrible 
sédition. 

Jean  Zimisces,  frère  de  l'impératrice,  fut  le  chef 
des  conjurés  ,  qui  le  suivirent  l'épée  à  la  main  jus- 
que dans  le  cabinet  de  Nicéphore. 

Ce  misérable  empereur  fut  égorgé,  et  laissa  sn 
vie  et  sa  couronne  entre  les  mêmes  mains.  Son 


356  HISTOIRE    DADÉLxiîb. 

parricide  lui  succéda,  et  se  fit  nommer  empereur 
dès  qu'il  eut  fait  le  coup. 

La  nouvelle  des  changements  de  Constanlinople, 
étant  arrivée  à  Rome  ,  réveilla  les  flammes  étein- 
tes et  les  anciennes  espérances  du  jeune  Othon. 
Jl  supplia  son  père  de  traiter  avec  l'empereur  Zi- 
misces,  et  de  lui  demander  sa  nièce  Théophanie, 
que  son  prédécesseur  avait  si  inhumainement  re- 
fusée. Othon  approuva  le  dessein  de  son  fils  ,  et 
crut  que  ce  serait  obtenir  une  nouvelle  victoire 
sur  Nicéphore ,  et  porter  dans  Rome  ses  cendres 
en  triomphe  ,  que  d'y  faire  venir  cette  princesse. 
Arnoul,  archevêque  de  JMjlan,  fut  choisi  pour  être 
le  chef  de  l'ambassade  ,et  le  paranymphe  de  cette 
alliance  traversée  par  le  destin. 

Il  dressa  un  des  plus  riches  et  des  plus  somp- 
tueux équipages  qu'on  se  souvînt  d'avoir  vu  ,  et 
étant  suivi  de  tout  ce  qu'il  put  assembler  d'évêques 
et  de  seigneurs,  il  s'en  alla  faire  à  Gonstantinople 
une  entrée  dont  la  seule  vue  effaça  le  souvenir 
des  querelles,  et  fit  naître  dans  les  cœurs  des  Grecs 
de  nouveaux  et  ardents  désirs  de  se  voir  unis  aux 
Romains  par  une  paix  inviolable. 

Zimisces  reçut  ce  prélat  magnifiquement  ;  et 
parce  qu'il  ne  tenait  pas  encore  trop  bien  sur  son 
trône  nouvellement  établi,  il  fut  heureux  d'enga- 
ger Othon  à  son  amitié  par  le  présent  qu'il  dési- 
rait, et  par  son  consentement  à  toutes  les  propo- 
sitions de  son  ambassadeur.  Il  ne  délibéra  point 
d'offrir  la  princesse;  et  pour  ne  pas  laisser  en  son 
traité  aucune  marque  de  la  trahison  de  Nicéphore, 
il  la  mit  aussitôt  entre  les  mains  de  l'archevêque  , 
et  désira  qu'il  en  fût  lui-même  le  conducteur. 

Elle  fut  amenée  àRome^  où  le  jeune  Othon  la 
reçut,  et  l'épousa  de  la  façon  que  nous  avons  dit. 

On  ne  sait  point  qu'il  y  eût,  durant  les  premiè- 
res années  de  ce  mariage,  autre  chose  que  satiisfac- 


iiistoihe  d'à  délais.  35^ 

lion  muluelle  et  amitié  sincère  entre  les  deux  im- 
pératrices. Mais  après  la  mort  d'Othon-le-GrancI, 
la  nécessité  des  affaires  ,  et  les  plus  fréquentes  ap- 
proches de  leurs  humeurs  opposées,  causèrent  peu 
à  peu  de  la  mésintelligence  et  du  trouble. 

Théophanie ,  selon  qu'en  parlent  les  historiens, 
avait  beaucoup  de  bonnes  et  louables  qualités: 
mais  elle  était  jeune,  et  ne  se  plaisait  pas  beau- 
coup aux  règles  de  modestie  et  de  dévotion  que 
lui  donnaient  les  actions  de  sa  belle-mère. 

Cette  mère  observait  envers  elle  plus  qu ^envers 
personne  ses  maximes  de  civilité;  et  comme  el!e 
tachait  d'éloigner  l'opinion  qu'elle  voulût  user  de 
censure  et  tenir  un  rang  de  maîtresse,  elle  s'étu- 
diait, durant  ses  visites,  à  paraître  ce  qu'elle  était 
véritablement,  bonne  et  familière,  et  d'une  hu- 
meur très-commode. 

Mais  quoiqu'il  n'y  eût  que  douceur  en  ses  en- 
tretiens, ses  exemples  étaient  rigoureux  ,  et  par 
un  silence  importun,  reprochaient  à  cette  jeune 
princesse  ses  moindresliberiés  et  ses  plus  légers 
manquements.  Elle  ne  pouvait  accuser  Adelaïs 
d'aucune  parole  sévère  ;  elle  croyait  néanmoins 
avoir  de  grands  sujets  de  plainte,  parce  qu'elle 
rougissait  trop  de  faire  des  fautes  en  sa  présence. 
Elle  eût  voulu  qu'elle  n'eût  rien  su  de  ses  actions 
inconsidérées,  et  elle  pensait  être  rigoureusement 
traitée  par  Adélaïs,  quand  elle  ne  fermait  pas  les 
yeux.  Souvent  elle  se  cachait  d'elle,  et  toute  ca- 
chée qu'elle  était ,  elle  ne  laissait  pas  de  craindre, 
piirce  qu'elle  ne  pouvait  oublier  qu' Adélaïs  était 
à  la  cour  ,  et  que  c'était  assez  pour  s'inquiéter 
que  de  n'être  pas  loiii  d'une  sagesse  et  d'une  vertu 
si  exactes.  Elle  eut  néanmoins  longtemps  la  discré- 
tion de  se  conserver  dans  le  respect,  et  de  ne  point 
manquer  ai'.x  lois  de  la  bienséance,  et  à  celles  de 
rhonnciir  -'m'cIIc  devait  à  l'^'-o  et  au  mérite  de 


3j8  histoire  d'adélaÏs. 

cette  princesse  majestueuse.  Mais  dès  lors,  elle  ne 
pouvait  s'empêcher  d'avoir  souvent  des  mines 
froides  et  réservées;  et  quand  elle  était  avec  ses 
confidentes  ,  elle  ouvrait  son  cœur,  et  il  se  faisait 
là  beaucoup  de  plaintes  et  de  petits  rapports  que 
les  murailles  redisaient. 

Adélaïs  n'écoutait  rien  ;  et  sans  s'amuser  à  ses 
légèretés,  elle  marchait  innocemment  dans  les  voies 
de  la  justice  et  de  l'honneur.  Le  devoir  était  son 
ambition  et  son  soin;  et  quand  sa  conscience  ne 
l'accusait  pas  ,  elle  ne  craignait  aucune  censure 
ni  aucun  discours.  Quoi  qu'on  lui  rapportât,  elle 
conservait  envers  sa  bru ,  sur  son  visage  et  dans 
son  cœur,  tous  les  sentiments  et  toutes  les  mar- 
ques d'une  amitié  sincère,  et  elle  ne  laissait  point 
passer  de  rencontre  qu'elle  ne  lui  en  donnât  les 
preuves  ,  et  que  toute  la  cour  n'eût  sujet  d'en  être 
assurée  contre  fes  médisances  des  flatteurs  et  des 
envieux. 

Néanmoins, elle  ne  put  être  si  prudente  ni  si  bon- 
ne que  Théophanie  n'eût  enfin  l'occasion  de  se 
plaindre  ouvertement ,  et  de  rompre  avec  éclat  et 
avec  scandale. 

Après  la  mort  de  Zimisces,  ses  deux  fils,  Basile 
et  Constantin, cousins  de  cette  impératrice,  avaient 
recueilli  sa  succession  ,  et  s'étaient  saisis  de  l'em- 
pire de  Constantinople. 

Elle,  indignée  que  ces  deux  cousins,  meurtriers 
de  son  père  Nicéphore  ,  possédassent  une  si  glo- 
rieuse récompense  de  leur  crime ,  et  que  la  cou- 
ronne qu'elle  prétendait  lui  être  due  devînt  l'hç- 
ritage  de  leur  postérité,  fit  l'ouverture  à  son  mari 
d'un  dessein  de  guerre  contre  les  usurpateurs,  et 
par  diverses  raisons  de  bienséance  et  de  droit,  elle 
tâcha  de  pousser  son  courage  à  cette  haute  en- 
treprise. 

Othon,  avant  qu'il  lui  donnât  aucune  parole; 


HISTOIRE    d'adÉLàÏS.  3^9 

OU  que  même  il  y  pensât  sérieusement,  ne  put  pas 
se  dispenser  de  conférer  là-dessus,  avec  sa  mère 
et  de  savoir  son  avis  et  sa  volonté. 

Mais  comme  l'affaire  ne  valait  rien  ,  et  que, 
d'ailleurs,  Othon  en  avait  une  infinité  d'autres  plus 
importantes  et  plus  pressées  ,  Adélaïs  fut  obligée 
de  lui  parler  franchement,  et  de  lui  représenter 
que  deux  ou  trois  provinces  de  l'Allemagne  ayant 
déjà  pris  les  armes  contre  son  autorité ,  et  presque 
toutes  les  villes  de  l'Italie  se  préparant  par  des 
fortifications  qu'elles  bâtissaient  et  par  des  créa- 
tions de  magistrats  populaires,  à  se  icMiiellre  en  li- 
berté et  à  renverser  l'empire,  il  avait  besoin  de 
tout  lui-même  pour  s'opposer  à  celte  chute,  et 
que  ce  serait  une  inconsidération  extrême  d'em- 
ployer ses  armes  à  d'autres  desseins  ,  et  d'aller 
au  bout  du  monde  courir  après  des  conquêtes  et 
des  espérances  imaginaires  durant  l'agitation  de 
rélat  que  son  père  lui  avait  laissé. 

Othon,  qui  n'eut  que  trop  de  jugement  pour 
connaître  la  sagesse  de  ce  conseil  ,  n'eut  pas  la 
force  de  repousser  vigoureusement  les  instances 
de  sa  femme,  qui  continua  de  vouloir  et  de  de- 
Tiiander  importimément  ce  qu'elle  avait  résolu 
d'obtenir.  L'empereur,!  ésolu  de  s'arrêter  constam- 
mentau dessein  qu'il  avait  piis, la  laissa  parler  et  rai- 
sonner autant  qu'il  lui  plut  ;  niais  elle  parla  si  bien 
et  si  souvent ,  et  avec  tant  d'empressement  et  d'ar- 
deur, qu'enfin  elle  tourna  l'esprit  de  son  mari,  et 
le  fit  pencher  du  côté  de  ses  inclinations  et  de  ses 
désirs  ambitieux. 

Il  se  laissa  même  échauffer  plus  qu'elle-même, 
et  sa  passion  lui  suggérant  des  raisons,  il  en  pro- 
posa un  grand  nombre  à  Adélaïs,  et  la  supplia  de 
conformer  ses  pensées  aux  siennes,  et  d'approuver 
ce  qu'il  jugeait  nécessaire  au  liien  comniun  de 
l'empire  et  de  l'Eglise.  Adélaïs.  qui  avait  une  pru- 


35o  HISTOIRE    d'àDÉLAÏS. 

dtnce  plus  que  naturelle  ,  et  qui  ne  voyait  dans 
celte  affaire  que  des  malheurs  et  des  repentirs  iné- 
\itables  ,  refusa  ce  qu'elle  ne  pouvait  accorder  ; 
et  elle  n'eut  point  d'autre  complaisance  que  de 
promettre  qu'elle  se  tiendrait  dans  le  respect  et 
qu'elle  ne  s'opposerait  à  rien.  En  effet,  elle  se  con- 
tenta d'avoir  dit  ingénument  son  avis. 

Mais  lorsque  tous  les  sages  du  conseil  et  de  la 
cour  commencèrent  à  murmurer  hautement  con- 
tre ce  même  dessein  ,  et  que  les  officiers  de  la  mi- 
lice s'en  alarmèrent,  Théophanie  prit  occasion  de 
rendre  Adélaïs  criminelle  d'état  ,  et  de  persuader 
à  l'empereur  que  c'était  elle  qui  suscitait  ces  bruits 
et  ces  mouvements  dans  la  cour;  qu'elle  voulait 
l'emporter  de  force  sur  leur  autorité  ;  et  elle  co- 
lora son  discours  d'une  autre  médisance  spécieuse, 
prétendant  que,  par  jalousie  ,  elle  ne  voulait  pas 
qu'on  imitât  ses  propres  exemples  ,  de  peur  qu'on 
ne  les  surpassât  ;  qu'elle  voulait  avoir  seule  l'hon- 
neur de  couronner  les  Othons  ,  et  qu'elle  crai- 
gnait que  la  gloire  de  leur  avoir  donné  son  royau- 
me ne  fût  éteinte  lorsqu'une  autre  femme  leur 
donnerait  un  empire;  qu'elle  préférait  la  vanité  de 
sa  réputation  au  bien  commun ,  et  qu'elle  ne  se 
souciait  pas  que  le  fils  fût  moindre  que  le  père, 
pourvu  que  Théophanie  ne  lui  fût  point  égale. 

L'empereur  ouvrit  l'esprit  à  ces  soupçons  ,  et  y 
laissa  former  mille  autres  pensées  odieuses  ;  de 
sorte  qu'après  les  froideurs  et  les  plaintes,  et  tous 
les  autres  présages  de  la  disgrâce,  Adélaïs  reçut 
eniin  ordre  de  se  retirer  de  la  cour,  et  de  ne  plus 
se  mêler  d'autres  affaires  que  de  celles  de  sa  con- 
science. 

La  vertueuse  princesse  reçut  cet  ordre  et  ce  re- 
but de  la  faveur  humaine  comme  une  grâce  et 
comme  une  vocation  de  la  bonté  de  Dieu, qui  l'ap- 
peluit  aux  douceurs  de  la  vie  divine,  et  qui  vou- 


HISTOIRE    d'adÉLAÏS.  35i 

lait  parler  à  son  cœur  clans  la  solitude.  N'ayant 
pas  la  liberté  de  demeurer  plus  d'un  jour  ,  elle 
partit  dès  le  lendemain  sans  dire  aucun  mot  de 
plainte,  mais  non  sans  laisser  tomber  quelques 
larmes  lorsqu'elle  vil  pleurer  le  peuple  ,  et  qu'elle 
trouva  à  la  porte  de  son  palais  des  foules  de  monde 
qui  venaient  lui  dire  adieu  ,  et  qui  ne  pouvaient  le 
faire  que  par  des  soupirs. 

La  nature  lui  assigna  le  lieu  de  sa  retraite,  son 
pays  natal,  où  ses  désirs  l'avaient  précédée  depuis 
longtemps.  Elle  prit  le  chemin  de  la  Bourgogne, 
ne  doutant  point  que  le  roi  Conrad  ,  son  propre 
frère,  et  sa  femme  Mathilde,  la  recevraient  volon- 
tiers. 

En  effet ,  elle  porta  chez  eux  autant  de  jd^e 
qu'elle  laissait  d'affliction  dans  l'Allemagne,  et 
elle  fut  reçue  dans  leurs  provinces  conmie  l'hon- 
neur du  royaume  et  de  la  patrie.  Toutes  les  cam- 
pagnes étaient  remplies  de  peuple  qui  venaient  au- 
devant  d'elle  ,  et  toutes  les  marches  de  son  ban- 
nissement furent  presque  autant  de  triomphes, 
n'y  ayant  personne  qui  ne  fût  ravi  de  revoir  cette 
princesse,  qu'ils  n'avaient  point  vue  depuis  l'âge 
de  seize  ans. 

On  accourut  des  villes  et  des  villages  pour  la 
reconnaître,  et  les  vieillards  qui,  avaient  vu  dans 
le  berceau  cette  petite  fille  de  Rodolphe,  pleu- 
raient de  consolation  en  voyant  celte  grande  im- 
pératrice, mère  des  rois  et  des  empereurs,  et  maî- 
tresse des  tyrans. 

Elle-même  ne  pouvait  regarder  les  terres  de 
cette  bien-aimée  patrie,  ni  tant  de  personnes  con- 
nues en  son  bas  âge,  sans  ressentir  des  tendresses 
qui  lui  ôtaient  la  parole.  On  ne  se  parlait  de  part 
et  d'autre  que  par  des  larmes.  Toutes  ses  ancien- 
nes connaissances  qui  se  présentaient  à  sa  vue,  lui 
feadaieut  le  cœur  par  un  doux  souNenir  des  pre- 

21 


3u2  HISTOIRE  d'adÉLAÏS. 

lïiiers  temps.  Elle  ne  pouvait  meiiie  répondre  aux 
harangues  qu'eu  embrassant  et  en  pleurant  de 
joie  ;  et  ce  fut  là  tout  l'entretien  qu'elle  eut  avec 
son  frère  en  la  première  entrevue. 

Mais  parmi  iant  de  consolations  et  d'honneurs, 
elle  ne  s'oublia  pas  de  son  dessein  de  vivre  dans 
le  recueillement  et  dans  la  retraite.  Elle  ménagea 
ce  qu'elle  put  de  temps  pour  le  donner  à  l'oraison, 
et  elle  profila  si  bien  en  ce  divin  exercice,  qu'au 
bout  de  trois  ou  quatre  ans, on  connut  peu  de  per- 
sonnes en  ce  siècle-là  plus  élevées  par  la  contem- 
plation et  plus  assidues  à  s'entretenir  avec  Dieu. 
Elle  ne  voulut  pas  marclier  sans  conduite  dans  ces 
voies  de  l'oraison  mentale  ;  Saint  Mayeul,  abbé  de 
Oluny,  étant  alors  en  grande  réputation  de  sain- 
teté ,  elle  le  pria  de  prendre  le  soin  de  sa  con- 
science ,  et  de  lui  tracer  les  chemins  qu'elle  devait 
tenir  pour  arriver  au  terme  où  ses  désirs  aspi- 
raient. Adélaïs  eut  une  obéissance  parfaite  sous 
la  conduite  de  ce  directeur,  et  elle  en  sut  bientôt 
autant  que  lui,  parce  qu'elle  fut  aussi  obéissante 
et  aussi  humble  qu'il  était  éclairé. 

Cependant  Othon  fit  les  préparatifs  de  la  guerre 
contre  les  Grecs  ,  et  il  en  donna  tous  les  ordres. 
Mais  les  bruits  qui  en  coururent  jusqu'au  palais 
de  Gonstantinople.  et  la  marche  précipitée  de 
quelques  troupesqui  se  mirent  en  campagne  avant 
que  les  autres  fussent  en  état,  ayant  fait  savoir 
son  dessein,  les  deux  frères  empereurs  se  prépa- 
rèrent plus  diligemment  que  lui  ;  et  comme  ils  se 
virent  trop  tôt  prêts  pour  se  défendre,  la  pensée 
leur  vint  d'employer  leurs  forces  à  attaquer  et  à 
prévenir  Othon.  Le  déshonneur  et  le  déplaisir  que 
leur  empire  avait  nouvellement  reçus  par  la  perte 
du  royaume  de  la  Fouille,  leur  cuisant  encore,  ce 
fut  de  ce  côté-là  qu'ils  jetèrent  les  yeux,  et  qu'ils 
résolurent  de  se  venger  de  la  rupture  de  la  paix. 


HISTOIRE    d'adÉLAÏS.  363 

Ils  mirent, sur  mer  une  puissante  armée, 'et  vin- 
rent inopinément  aborder  en  Galabre,  avec  des- 
sein de  reprendre  tout  ce  qu'Othon-le-Grand  y 
avait  usurpé  sur  eux. 

Othon-le-Jeune,  averti  de  l'arrivée  des  Grecs, 
vit  au  même  instant  ses  desseins  ruinés  et  ses  es- 
pérances détruites.  La  nécessité  l'obligea  d'aban- 
donner cette  grande  entreprise,  et  de  la  laisser 
tomber  pour  courir  à  ce  qui  était  le  plus  pressé. 
Il  fallut  rappeler  en  diligence  les  troupes  qui  s'é- 
taient avancées  du  côté  de  la  Grèce,  bâter  les  au- 
tres qu'il  attendait  ,  ramasser  toutes  les  forces  de 
l'empire,  et  les  mener  en  Italie  pour  repousser  le 
danger. 

Sa  femme ,  plus  intéressée  que  lui-même  dans 
ce  raalbeur,  voulut  le  suivre  ;  l'un  et  l'autre  ou- 
blièrent qu'il  fallait  porter  une  grande  modération 
et  beaucoup  de  lumières  dans  la  multitude  et  dans 
la  confusion  de  tant  d'affaires  dangereuses. 

Ils  s'en  allèrent  avec  un  esprit  rempli  de  fureur 
et  de  baine  contre  les  Italiens,  croyant  que  les  li- 
gues qu'ils  avaient  formées  dans  plusieurs  provin- 
ces, avaient  inspiré  aux  Grecs  la  pensée  et  la  té- 
mérité d'entreprendre  un  coup  si  bardi  :  de  sorte 
que,  sans  se  donner  le  loisir  d'écouler  les  conseils 
de  la  prudence  politique,  et  de  différer  à  un  temps 
plus  opportun  la  punition  des  coupables  ,  ils 
résolurent  de  commencer  leurs  exploits  de  guerre 
par  la  vengeance  ,  et  d'aiguiser  leurs  armes  en  les 
trempant  dans  le  sang  de  leurs  sujets  et  de  leurs 
amis.  Ils  dissimulèrent  toutefois  ce  dessein  tragique 
durant  leur  voyage,  et  ils  allèrent  jusqu'à  Rome 
sans  se  déclarer. 

On  les  y  rcv^ut  avec  de  grandes  démonstrations 
d'allégresse  et  de  fidélité.  Toutes  les  villes  envoyè- 
rent leurs  députés  afin  de  renouveler  leurs  ser- 
ments d'obcibsaiice,  et  d'offrir  tout  ce  qui  dépen- 

2  7. 


364  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

liait  de  leur  pouvoir  pour  la  guerre  contre  les 
Grecs.  Une  infinité  de  seigneurs  y  vinrent  aussi, 
et  chacun  conspira  sincèrement  à  effacer  de  leurs 
âmes  le  souvenir  de  ce  qui  s'était  passé  et  le 
soupçon  de  ce  qu'ils  pouvaient  craindre. 

Othon  et  Théophanie  firent  de  leur  part  beau- 
coup de  cérémonies,  reçurent  avec  accueil  tous 
ceux  qui  se  présentèrent,  embrassèrent  les  plus 
coupables,  et  tâchèrent  d'éloigner  les  défiances  par 
toutes  les  douceurs  de  visage  et  de  paroles  qu'il 
leur  fut  possible. 

On  se  fiait  à  ces  fausses  caresses ,  et  on  ne  pen- 
sait plus  qu'à  partir  dans  une  parfaite  union  de 
volontés  et  de  forces,  lorsqu'Othon,  poussé  par 
d'autres  conseils  que  par  ceux  de  son  aimable 
mère,  sous  prétexte  de  vouloir,  avant  son  départ, 
renchérir  sur  les  témoignages  d'amitié  qu'il  avait 
reçus  ,  invita  à  un  festin  public  tous  les  princes  , 
les  seigneurs  et  les  députés  des  villes  qui  se  trou- 
vèrent à  Rome  ,  et  qui  reçurent  cette  invitation 
comme  un  grand  honneur.  Ils  ne  manquèrent  pas 
de  s'assembler  au  jour  assigné,  et  ils  se  mirent  à 
table  avec  résolution  de  noyer  dans  le  vin  tout  ce 
qui  leur  restait  d'inquiétude  et  de  crainte. 

Mais  au  milieu  du  premier  service,  lorsque  la 
belle  humeur  et  la  joie  commençaient  à  s'épanouir, 
on  entendit  inopinément  le  son  terrible  d'une 
trompette,  avec  la  voix  d'un  héraut  ,  qui  com- 
manda à  toute  la  compagnie,  de  la  part  de  l'em- 
pereur ,  sous  peine  de  mort,  de  ne  point  parler, 
ni  remuer  tandis  que  ses  officiers  exécuteraient  ce 
qu'il  avait  ordonné  et  ce  qui  allait  paraître. 

Au  même  instant,  on  vit  entrer  un  régiment 
d'hommes  armés  ,  et  accompagnés  de  bourreaux, 
qui  s'arrangèrent  et  qui  remplirent  la  salle  ,  tan- 
dis que  d'autres  remplirent  la  cour  et  environnè- 
rent tout  le  palais.  C'était  là  un  triste  appareil  de 


HISTOIRE    d'adÉLAÏS.  365 

festin  et  un  affreux  spectacle  pour  des  conviés. 
Mais  la  fuite  fut  Lien  plus  funeste.  Durant  la  pro- 
fond silence  que  rétonnement  et  l'effroi  firent 
faire,  le  nicme  héraut,  déployant  un  papier,  lut 
les  noms  de  ceux  qui  élaient  accusés  d'avoir  con- 
tribué au  soulèvement  de  leurs  villes  et  de  leurs 
provinces;  et  puis,  les  ayant  déclarés  coupables  du 
crime  de  lèse-majesté,  prononça  contre  eux  un 
arrêt  de  condamnation  à  mort.  A  l'heure  même  , 
tous  les  autres  demeurant  immobiles  et  sans  pa- 
role,  on  alla  tirer  ceux-là  de  leurs  places,  et  au 
bout  de  la  table  du  festin,  à  la  vue  de  tant  de 
spectateurs  et  d'amis  épouvantés,  on  les  égorgea 
les  uns  après  les  autres,  et  Ton  remplit  de  sang  et 
de  meurtres  tout  ce  lieu  sacré  par  l'amour  et  par 
la  fidélité  qui  les  y  avait  assemblés. 

La  plus  horrible  inhumanité  fut  que  ,  l'exécu- 
tion étant  faite,  Othon  commanda  à  ceux  qui  vi- 
vaient encore  de  demeurer  à  table,  et  d'achever 
le  festin  avec  le  même  visage  et  la  même  joie  qu'ils 
avaient  auparavant  ,  voulant  qu'ils  continuassent 
de  se  divertir  et  de  rire  connue  si  rien  ue  fiit  ar- 
rivé. Il  fallut  prendre  cette  joie  baibare  ,  et  rire 
inhumainement  parmi  tant  de  meurtres  et  tant  de 
tristes  spectacles  !  Les  cœurs  étaient  glacés  d'hor- 
reur, etThéophanie,  dont  la  vue  rappelait  en  leur 
mémoire  l'absence  de  l'incomparable  Adélaïs  ,  (it 
sortir  de  ces  âmes  affligées  une  infinité  de  soupirs 
que  cette  Médée  n'entendit  pas,  mais  que  le  ciel 
entendit  de  loin  ,  et  qui  attirèrent  bientôt  sur  son 
mari  la  vengeance  que  cette  action  méritait. 

Il  alla  lui-mênie  la  cherrher,  en  achevant  son 
voyage,  et  marchant  en  la  Fouille,  qui  devait  être 
le  théâtre  de  la  guerre.  Son  armée  était  de  beau- 
coup plus  forte  et  plus  nombreuse  que  celle  des 
Grecs,  et  Dieu  permit  que,  dans  les  premiers 
combats  et  en  plusieurs  petites  renconUes  ,  il  eût 


366  HISTOIRE   d'adÉLAÏS. 

(lu  succès.  Mais  quand  il  fallut  livrer  la  bataille  gé- 
nérale en  la  journée  de  Bazantelle ,  les  légions  de 
Rome  et  de  Bénévent ,  qui  faisaient  la  meilleure 
partie  de  l'armée  d'Othoh  ,  choisies  de  Dieu  pour 
venger  le  sang  de  leurs  citoyens ,  se  souvinrent  de 
son  festin  cruel ,  et  lui  en  préparèrent  un  autre 
qui  ne  fut  pas  moins  inespéré.  Elles  se  retirèrent, 
et  disparurent  lorsque  le  combat  commençait.  Les 
autres  qui  voulurent  être  fidèles  à  cet  empereur  , 
furent  bientôt  mis  en  désordre  et  taillés  en  piè- 
ces. Les  Grecs  firent  un  massacre  qui  fut  le  plus 
effroyable  qu'on  eût  vu  depuis  longtemps  dans 
l'Italie.  Il  y  eut  des  princes  sans  nombre  ,  des  sei- 
gneurs, des  évêques  et  des  abbés  de  la  suite  d'O- 
lhon,qui  demeurèrent  sur  la  place,  et  il  fut  pres- 
que seul  entre  les  personnes  de  qualité  qui  se  sauva 
de  l'épée  de  l'ennemi. 

Ce  misérable  prince  prit  la  fuite  du  côté  de  la 
mer  ,  et  alla  confier  sa  vie  à  des  pêcheurs ,  les 
suppliant  de  le  recevoir  dans  leur  barque ,  et  de  le 
porter  où  ils  pourraient.  Ils  le  reçurent  sans  le 
connaître  d'abord  ,  mais  il  ne  put  pas  être  long- 
temps inconnu  :  les  traits  de  son  visage  le  décla- 
rèrent bientôt;  et  comme  la  haine  qu'on  portait  à 
sa  trahison  s'était  répandue  sur  le  rivage  de  la 
mer  et  jusqu'aux  dernières  extrémités  de  l'empire, 
ces  gens  de  marine  délibérèrent  de  le  jeter  dans 
l'eau.  Il  se  sauva  ,  en  les  prévenant  et  en  s'y  je- 
tant lui-même  ,  et  tâcha  de  traverser  à  la  nage  ce 
qui  restait  de  mer  jusqu'au  bord. 

Tandis  qu'il  nageait,  des  pirates,  fortuitement 
survenus,  sans  savoir  qui  il  était,  accoururent,  et 
se  saisirent  de  lui  connue  d'un  prisonnier.  Son 
bonheur  voulut  qu'ils  l'emmenassent  en  un  port, et 
(jue  Théophanie,  qui  le  faisait  chercher  avec  une 
extrême  inquiétude ,  entendît  enfin  de  ses  nou- 


HISTOIRE  d'adélaïs.  36j 

velles  ,  car  elle  envoya  aussitôt  traiter  avec  ces 
pirates  ,  et  leur  fit  offrir  une  grande  somme  d'ar- 
gent pour  le  racheter. 

L'argent  leur  donna  quelque  soupçon  de  sa  qua- 
lité ;  mais  comme  ils  se  jetèrent  avidement  sur 
les  partages,  et  que  l'avarice  emporta  leurs  cœurs 
et  détourna  leurs  yeux,  Othon,  qui  ne  voulait  pas 
leur  donner  le  loisir  de  le. considérer  davantage, 
voyant  un  de  leurs  chevaux  en  état  de  le  recevoir, 
se  lança  dessus  ,  et  bride  abattue,  il  alla  trouver 
Théophanie  en  je  ne  sais  quelle  forteresse,  et  res- 
pirer auprès  d'elle  de  tant  de  fatigues,  ou  plutôt, 
y  pleurer  et  s'y  désespérer  de  tant  d'afflictions  et 
de  tant  de  pertes. 

Il  perdit  tout  ce  que  son  père  avait  conquis  sur 
les  Grecs,  qui  rentrèrent  en  possession  de  leur 
royaume  entier  de  la  Fouille;  et  si  ces  Grecs,  aveu- 
glés par  leur  bonheur ,  sans  se  contenter  de  la 
moitié  de  l'Italie  ,  eussent  conduit  leur  armée  vic- 
torieuse devant  Rome,  et  de  là  jusqu'aux  Alpes  , 
ils  auraient  emporté  tous  les  états  d'Otlion  sans 
trouver  aucune  résistance. 

La  honte  et  le  désespoir  n'étouffèrent  pas  la 
colère  dans  le  cœur  d'Othon  ;  elle  continua  d'y 
brûler  et  d'y  fumer  durant  quelque  temps ,  et  elle 
lui  fit  commettre  de  cruelles  actio:is  contre  ceux 
qu'il  accusait  d'être  les  causes  de  son  malheur. 
Toutefois,  un  fils  de  larmes  ne  peut  pas  périr  :  peu 
à  peu  la  tristesse  éteignit  les  autres  passions,  et 
mit  enfin  son  esprit  en  état  de  reconnaître  ses  fau- 
tes ,  et  d'écouter  les  conseils  de  la  sagesse  et  de  la 
pénitence. 

Sitôt  qu'il  eut  les  yeux  ouverts  ,  la  première 
chose  dont  il  s'aperçut  fut  l'énorme  ingratitude 
qu  il  avait  commise  contre  sa  mère  ,  et  le  mépris 
funeste  et  honteux  qu'il  avait  fait  des  avis  de  sa 
prudence  divinement  éclairée. 


368  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

Touclié  d'une  vive  djouleur  et  d'un  repentir  in- 
consolable, il  lui  dépêcha  des  annbassadeurs  ,  la 
conjurant  de  le  venir  trouver  à  Pavie,  afin  qu'il 
pût  obtenir  d'elle  le  pardon  qu'elle  ne  lui  accor- 
derait peut-être  pas  à  la  vue  de  ses  lettres,  mais 
qu'elle  ne  lui  pourrait  pas  refuser  quand  elle  le  ver- 
rait ,  et  quand  il  l'assurerait  lui-même  de  la  sincé- 
rité de  sa  douleur. 

Il  écrivit  aussi  au  roi  Conrad  ,  et  le  supplia  de 
disposer  sa  sœur  à  consentir  à  ses  justes  désirs,  et 
de  la  faire  résoudre  à  ce  voyage, qui  était  désormais 
l'unique  consolation  qu'il  désirait  et  qu'il  espérait 
au  monde. 

Adélaïs,  qui  goûtait  dans  un  repos  céleste  les 
douceurs  de  la  vie  spirituelle,  et  qui  reconnut  que 
cette  invitation  ,  sous  prétexte  d'entrevue  et  d ac- 
commodement, la  rappelait  aux  distractions'  et 
aux  affaires  de  la  vie  du  monde,  se  trouva  fort  ir- 
résolue ;  et  comme  elle  jugea  d'ailleurs  que  si  e  Jle 
refusait,  les  peuples  pourraient  donner  un  très- 
mauvais  sens  à  son  refus  ,  et  croire  que  le  res- 
sentiment et  la  colère  ,  plutôt  que  la  dévo- 
tion, la  retiendraient  dans  la  solitude, elle  eut  peur 
d'être  la  cause  d'un  scandale.  Néanmoins,  parce 
qu'elle  craignait  aussi  d'affliger  son  cœur,  et  de 
Tenlever  d'entre  les  bras  de  Jésus-Christ  pour  le 
reporter  dans  la  cour,  agitée  de  ces  pensées  diffé- 
rentes, elle  courut  à  son  port  ordinaire  ,  et  alla 
consulter  Saint  Mayeul  pour  savoir  de  lui  ce  que 
Dieu  voulait.  Elle  le  supplia  de  voirie  roi  son  frère, 
et  de  conférer  avec  lui  sur  les  difficultés  du  voyage, 
d'examiner  les  raisons  de  part  et  d'autre,  et  puis 
de  déterminer  et  conclure,  et  leur  promit  qu'elle 
obéiraij:  à  leur  conseil  et  qu'elle  le  suivrait  sans 
délibérer  davantage. 

Le  roi  et  le  saint  homme  conférèrent,  et  ne  man- 
quèrent pas  de  juger  qu' Adélaïs  devait  contenter 


HISTOIRE  d'adélaÏs.  36g 

l'empereur  ,  le  jugeant  ainsi  sur  l'espérance  qu'iU 
eurent  que  ses  conseils,  mieux  reçus  et  plus  res- 
pectés qu'autrefois,  apporteraient  du  changement 
en  l'état,  et  qu'ils  aideraient  son  fils  à  sortir  de 
l'embarras  et  du  précipice  où  son  aveuglement  l'a- 
vait jeté. 

Dès  qu'ils  lui  eurent  expliqué  leur  sentiment, 
cette  obéissante  et  dévote  dame  partit  aussitôt,  et 
quitta  son  paradis  et  ses  oraisons  pour  aller  où  Dieu 
l'appelait.  Elle  prit  le  chemin  de  Pavie,  où  l'em- 
pereur s'était  déjà  rendu,  selon  sa  parole,  et  où  il 
l'attendait  avec  beaucoup  d'impatience  et  d'ennui. 
Dès  qu'elle  entra,  ce  fils,  plus  affligé  de  son  ingra- 
titude envers  elle  que  de  ses  malheurs,  suivit  les 
mouvements  de  la  douleur  et  de  la  honte  qui  le 
saisirent ,  et  se  jeta  à  ses  pieds  ,  mettant  le  vi- 
sage contre  terre  sans  dire  aucun  mot.  La  sainte 
dame,  saisie  d'une  plus  violente  émotion,  s'y  jeta 
aussi  ,  et  l'embrassa  sur  le  pavé.  Ils  demeurèrent 
quelque  temps  étendus  au  milieu  de  la  salle,  à  la 
vue  d'un  grand  nombre  de  seigneurs,  dont  il  n'y 
eut  pas  un  qui  ne  fût  surpris  et  qui  ne  pleurât 
avec  eux. 

Cette  première  entrevue  et  celte  réconciliation 
traitée  en  silence  et  par  des  soupirs  ,  fut  suivie  de 
longs  et  de  fréquents  entretiens,  et  ces  entretiens 
selon  qu'Adélaïs  l'avait  prévu,  produisirent  un  en- 
£;agement  indispensable  de  ne  plus  se  séparer. 
Elle  fut  obligée  de  demeurer  à  la  cour,  et  de  re- 
prendre sa  place  dans  le  conseil,  dont  elle  trouva 
les  affaires  encore  plus  désespérées  qu'elle  ne  pen- 
sait. Mais  Dieu  donna  bénédiction  à  sa  présence  et 
à  sa  conduite,  et  l'empire  commença  à  reprendre 
son  ancienne  dignité  sous  le  gouvernement  de 
cette  sage  princesse. 

Mais  Othon  ne  repi  It  pas  lui-mOme  sa  couleur 
ni  sa  saule.  La  liislcîisc  qui  le  debsicliait^  ne  put 


3^0  HISTOIRE  d'adÉLAÏS. 

pas  être  guérie  par  de  petits  succès  ni  par  les  en- 
ireliens  de  sa  mère.  Les  remèdes  ne  furent  pas  si 
puissants  que  le  souvenir  de  tant  d'afflictions  et 
d'opprobres.  Le  mal  continua  de  croître  de  jour 
en  jour,  et  enfin  il  lui  flétrit  tout  le  cœur  et  le 
consuma  misérablement.  Il  mourut  l'an  988,  sept 
ou  huit  mois  après  sa  réconciliation  avec  Adélaïs, 
et  il  laissa  sa  succession  et  son  empire  à  son  fils 

othon  m. 

Ce  fut  un  malheur  pour  notre  princesse  que  ce 
jeune  successeur,  d'un  naturel  très-aimable,  s'at- 
tachât si  fortement  et  si  tendrement  à  sa  personne 
et  à  ses  conseils  qu'elle  ne  put  obtenir  la  liberté 
de  sortir  de  la  cour ,  ni  de  rendre  à  son  cœur  la 
solitude. 

Ce  qui  augmenta  son  déplaisir  et  le  fit  croître 
jusqu'au  dernier  excès,  ce  fut  de  voir  que  la  jalousie 
se  rallumait  dans  la  tête  de  la  jeune  impératrice, 
et  qu'elle  y  suscitait  de  nouveaux  désordres.  En 
effet,  cette  nouvelle  reine-mère,  qui  avait  désor- 
mais plus  de  droitqu'elle,  aussi  bien  que  plus  d'in- 
clination à  se  mêler  des  affaires  d'état,  voyant 
qu'elle  cessait  de  parler  de  retraite,  et  se  persua- 
dant que  les  attachements  de  l'empereur  à  la  pré- 
sence d' Adélaïs  venaient  des  artifices  de  cette  dé- 
vote,  sans  plus  user  des  cérémonies  d'un  silence 
et  d'une  froideur  respectueuse,  éclata  hautement,., 
et  fit  de  grands  bruits  contre  son  ambition  pré- 
tendue. La  sainte  dame  faisait  cependant,  au  pied 
de  la  croix  et  auprès  de  son  pelit-fils,  tous  les  ef- 
forts imaginables  pour  obtenir  son  congé,  con- 
servant toujours  dans  le  cœur  envers  cette  femme 
emportée  une  affection  sincère,  et  sur  le  visage^ 
une  douceur  et  une  modestie  qui  la  devaient 
apaiser. 

Elle  gouvernait  sa  langue  avec  une  discrétion 
merveilleuse;  elle  n'avancn  jamais  aucune  j'urule 


IIISTOlRIî    i)  ADtLAlS.  ÔJl 

clans  les  plus  secrètes  confidences,  dont  le  rapport 
pût  donner  sujet  de  plainte  à  cette  ennemie  dé- 
clarée. Elle  n'en  parlait  qu'avec  honneur  et  qu'a- 
vec respect.  Elle  ne  lui  parlait  à  elle-même  qu'a- 
vec douceur  et  avec  un  air  de  visage  qui  l'assu- 
rait de  son  amour.  Elle  la  voyait  aussi  souvent 
qu'elle  y  était  obligée  pour  l'édification  de  la  cour 
et  de  l'empire.  Mais  dès  qu'elle  s'apercevait  que 
ses  visites  et  ses  enlieiiens  faisaient  revenir  dans 
ce  cœur  indisposé  les  accès  de  sa  colère,  elle  se 
taisait,  ou  elle  se  retirait  à  l'heure  même  pour 
prévenir  les  fautes  en  éloignant  l'occasion.  Celle 
sage  et  judicieuse  conduite  était  le  plus  grand  mo- 
tif des  emportements  de  Tliéophanie,  qui  se  fâ- 
chait que  son  aversion  paraissait  criminelle  ,  et 
que  tant  de  vertus  admirables  l'accusaient  d'in- 
justice et  publiaient  sa  mauvaise  humeur  pai- 
toute  l'Europe.  Elle  eût  désiré  qu'elle  eût  éclal(' 
comme  elle,  et  que,  par  une  impatience  fougueuse 
ou  par  des  plaintes  inconsidérées,  elle  eût  suspendu 
les  jugements  et  rendu  le  procès  indécis. 

Néanmoins,  quoi  qu'elle  fît,  Adélaïs  se  taisait 
et  était  constante  à  souffrir.  Olhon  se  tenait  atta- 
ché à  son  dessein  de  la  retenir  cl  de  l'aimer.  Les 
courtisans  se  plaisaient  à  la  louer  devant  Tliéo- 
phanie, et  les  bruits  de  la  réputation  qu'elle  avait 
parmi  le  peuple  retentissaient  jusqu'à  ses  oreilles. 
Enfin,  la  jalousie,  le  caprice,  l'opiniâtreté,  la  tris- 
tesse et  la  fureur  tournèrent  l'esprit  de  cette  da- 
me, et  la  portèrent  juscpi'à  prononcer  un  jour  té- 
mérairement ces  paroles  :  Si  Je  vis  encore  une  an- 
lice  y  dil-elle,  il  iiy  aura  pins  pour  lors  d'j4 délais 
au  monde;  ou  si  elle  y  était  encore  ,  tout  Vespace 
de  son  empire  ne  serait  pas  plus  large  (pie  sa 
main . 

11  fallut  que  Dieu  inème  terminât  ces  différends 
cl  qu'il  ap['elàt  à  soi  Tliéophanie.  Cette  impcia- 


Sja  HISTOIRE  d'adélaÏs. 

trice  mourut  avant  que  l'année  fiit  achevée  ,  et 
elle  n'eut  plus  elle-même  d'autre  empire  ni  d'au- 
tre grandeur  que  celle  qui  reste  aux  rois  dans  les 
tombeaux.  Adélaïs  vécut,  et  demeura  maîtresse 
el  reine  de  toutes  les  provinces  où  son  fils  régnait. 

L'aimable  princesse  ne  triompha  pas  de  cette 
victoire;  elle  en  pleura  amèrement,  et  elle  rendit 
à  sa  mémoire  tous  les  honneurs  qu'on  pouvait  at- 
tendre de  son  incomparable  charité. 

Mais  l'absence  d'une  rivale  si  fâcheuse  ne  di- 
minua pas  le  désir  qu'elle  avait  de  la  retraite  :  Adé- 
laïs continua  d'agir  fortement  ,  et  d'employer 
tout  le  crédit  qu'elle  avait  auprès  de  l'empereur 
pour  obtenir  la  liberté  de  retourner  à  sa  solitude, 
et  de  ne  plus  penser  qu'à  Dieu. 

Othon  y  consentit  sans  y  penser,  en  permettant 
qu'elle  s'absentât  souvent  des  affaires  ,  et  qu'elle 
l'aidât,  par  cette  sage  industrie,  à  contracter  peu  à 
peu  riiabitude  de  se  passer  de  ses  conseils  et  de 
ses  eniretiens.  Elle  en  vint  d'autant  plus  aisément 
à  bout  qu'elle  eut  l'adresse  d'introduire  dans  le 
cabinet  des  personnes  d'esprit  et  de  piété  ,  qui 
rendirent  son  absence  plus  supportable  et  moins 
dangereuse. 

Quand  elle  se  vit  hors  de  la  cour,  et  qu'elle 
eut  enfin  la  liberté  entière  de  suivre  ses  inclina- 
tions, elle  s'attacha  particulièrement  à  quatre  cho- 
ses qu'elle  sentait  lui  être  inspirées  de  Dieu,  et 
consacra  ce  qui  lui  restait  de  force  et  de  vie  pour 
les  accomplir  parfaitement.  La  première  fut  de 
vaquer  à  la  contemplation  ,  et  d'employer  plu- 
sieurs heures  de  chaque  jour  aux  exercices  de  cette 
vie  délicieuse  et  céleste  ;  la  seconde,  de  prendre 
soin  des  pauvres,  et  de  soulager  et  servir  tous  les 
misérables  du  pays  ;  la  troisième ,  de  faire  des  pè- 
lerinages, et  d'aller  visiter  les  sépulcres  des  rpar- 


HISTOIRE    d'adÉLAÏS.  3^3 

lyrs;  et  enfin  la  quatrième,  de  bâtir  des  églises  et 
des  monastères. 

Ce  qui  doit  surprendre  le  lecteur ,  c'est  qu'en 
chacune  de  ces  bonnes  œuvres  différentes,  si  com- 
munes aux  autres  Saints  ,  Adélaïs  a  eu  quelque 
chose  de  particulier  qui  la  rend  particulièrement 
aimable  et  digne  d'être  admirée. 

Car  pour  ce  qui  regarde  les  bâtiments,  c'est  une 
singularité  de  zèle  et  de  magnificence  bien  remar- 
quable ,  qu'en  reconnaissance  des  obligations 
qu'elle  avait  à  Dieu  pour  les  prospérités  tempo- 
relles dont  il  l'avait  favorisée  ,  elle  voulut  bâtir 
autant  d'églises  ou  de  monastères  qu'il  y  avait  de 
royaumes  dans  les  terres  que  son  mari,  son  fils  et 
son  petit-fils  ,  empereurs,  avaient  possédées  du- 
rant sa  vie.  L'empire  était  pour  lors  de  grande 
étendue,  et  elle  s'engagea  à  une  entreprise  où  il 
fallut  beaucoup  de  courage.  Elle  en  sortit  néan- 
moins heureusement,  et  entre  ce  nombre  incroya- 
ble de  monastères  dont  elle  fut  la  fondatrice,  il  y 
en  eut  trois  fort  renommés  en  ce  temps-là  :  le 
premier  fut  en  Bourgogne,  en  un  lieu  appelé  Am- 
bierte,  en  l'honneur  de  Notre-Dame,  où  Berthe, 
sa  mère,  fut  enterrée,  et  dont  Saint  Mayeul  eut  le 
gouvernement.  Le  second  en  Italie  ,  en  l'honneur 
du  Fils  de  Dieu  ,  sous  le  titre  de  Saint-Sauveur. 
Le  troisième  et  le  principal  en  Allemagne,  sur  le 
Rhin,  en  un  lieu  appelé  Shele,  assez  près  de  Stras- 
bourg, en  l'honneur  de  Saint  Pierre,  qu'elle  dota 
de  grands  revenus,  et  qu'elle  enrichit  d'une  infi- 
nité de  magnifiques  présents,  y  faisant  porter  ce 
qu'elle  trouva  de  plus  rare  et  de  plus  précieux 
dans  ses  trésors. 

Pour  ce  qui  est  de  ses  pèlerinages  et  de  ses  vi- 
sites de  martyrs,  comme  son  âge  ne  lui  permit  pas 
de  les  faire  en  des  terres  éloignées,  elle  ne  les  fit 
que  dans  l'enceinte  de  la  Bourgogne,  et  des  pro- 


3'74  HISTOIRE    I)  ABELAIS. 

vinces  voisines,  et  elle  choisit  les  lieux  qui  étaient 
alors  la  dévotion  publique  et  commune  de  l'Eu- 
rope. Son  premier  voyage  fut  au  sépulcre  de  Saint 
Maurice,  et  à  la  magnifique  église  qui  lui  a  été  dé- 
diée dans  le  Chablais  ,  à  l'endroit  où  ce  généreux 
capitaine  et  sa  légion  de  Théhains  endurèrent  la 
mort,  et  où  leurs  reliques  sont  encore  conservées 
et  révérées  de  tous  les  peuples  chrétiens.  De  là  elle 
fut  à  Genève  visiter  l'église  de  Saint-Yictor  ,  en- 
suite à  Lausanne  ,  celle  de  Notre-Dame  ,  et  puis  à 
quantité  d'autres,  parcourant  ces  lieux  de  sain- 
teté avec  une  ferveur  exemplaire,  et  laissant  en 
chaque  station  deux  profits  de  sa  visite:  l'un,  l'édi- 
fication de  son  incomparable  sainteté,  lorsqu'on 
voyait  que  ces  courses  n'étaient  pas  des  promena- 
des d'un  esprit  impatient  et  ennuyé,  mais  des 
mouvements  de  son  amour  divin,  qui  cherchait 
des  endroits  propres  à  son  repos ,  et  qui  de  cha- 
que église  faisait  une  solitude  pour  vaquer  à  la 
contemplation  et  pour  s'entretenir  avec  Dieu. 
Elle  s'y  arrêtait  durant  quelques  semaines,  et  elle 
y  passait  durant  le  jour  et  durant  la  nuit  de  lon- 
gues heures  en  de  perpétuelles  oraisons  qui  rele- 
vaient jusqu'à  l'extase,  et  qui  faisaient  bien  con- 
naître qu'en  marchant  sur  la  terre  ,  elle  cherchait 
et  trouvait  le  paradis.  L'autre  profit  était  les  of- 
frandes qu'elle  faisait  aux  autels  :  elle  ne  sortait 
d'aucune  église  qu'elle  n'y  laissât  quelque  présent 
digne  de  sa  libéralité  et  de  sa  s^randeur  imoériale. 
Ce  qu'elle  fit  à  celle  de  Saint-Martin  est  singulier, 
et  a  je  ne  sais  quel  caractère  d'une  simplicité  vrai- 
ment divine.  Sachant  qu'après  son  départ,  cette 
église  avait  été  brûlée,  et  qu'on  se  disposait  à  la 
rebâtir,  elle  y  contribua  d'une  grande  somme  d'ar- 
gent et  de  (juantité  de  meubles  et  d'ornements 
souipiueux;  Mais  entre  autres  choses,  elle  fit  cou- 
per en  deux  le  manteau  impérial  de  l'empereur 


HISTOIRE  d'adélaïs.  3j5 

OthoD,  son  pelit-fils,  pour  qui  elle  avait  encore  des 
tendresses  plus  que  maternelles,  et  prenant  une 
de  ces  moitiés,  elle  la  mit  entre  les  mains  d'un  re- 
ligieux de  Cluny  ,  pour  le  porter  en  cette  église 
comme  un  parement  d'autel  ,  et  pour  l'offrir  à 
Saint  Martin  de  sa  part  en  ces  mêmes  termes  : 
Euêque  de  Jésus-Christ ,  receliez  les  petits  pré^ 
sentsque  vous  ein>oie  Adèldis,  la  servante  des  ser^ 
uiteurs,  pécheresse  par  elle-même ,  et  impératrice 
parla  volonté  de  Dieu.  Recevez  la  moitié  du  man- 
teau de  mon  cher  et  unique  Othon^  et  priez  pour  sa 
])rospéri  té  celui  à  qui  autrefois  y  en  la  personne  d  un 
pauvre,  vous  avez  donné  la  moitié  du  vôtre. 

Les  aumônes  de  celte  veuve  charitable  ont  eu 
aussi  beaucoup  de  rares  singularités.  Elle  ne  con- 
nut aucun  monastère  ,  et  elle  n'entendit  parler 
d'aucun  religieux  aux  environs  des  pays  où  elle  se 
trouva,  à  qui  elle  n'envoyât  des  charités  et  des 
présents  de  sa  dévotion.  Elle  ne  vit  jamais  aucun 
mendiant  à  qui  elle  ne  fît  des  aumônes  avec  quel- 
ques paroles  de  consolation.  Quand  elle  arrivait 
en  quelque  ville  ou  quelque  village,  avant  que  d'y 
rien  faire,  et  même  avant  que  d'y  prendre  du  re- 
jM)s  et  se  délasser  de  la  fatigue  du  chemin  ,  elle 
faisait  appeler  tous  les  pauvres  ,  et  les  ayant  as- 
send)lés,  elle  leur  distribuait  elle-même  ses  libé- 
ralités de  sa  propre  nniin.  Il  arriva  néanmoins  un 
jour  (ju'étant  trop  lasse,  elle  confia  son  argent  à 
un  religieux,  et  elle  le  pria  d'en  faire  la  distribu- 
tion à  une  grande  nmliitude  de  misérables  qui 
étaient  accourus.  Le  bon  religieux  sentit  de  lin- 
quiétude  dès  qu'il  comn)ença  à  disperser  la  somme, 
parce  que  d'abord  il  s  aperçut  que  le  nombre  des 
pauvres  était  plus  grand  que  celui  des  pièces  de 
monnaie  qu'il  avait  entre  les  mains.  Mais  son  in- 
quiétude se  changer,  bientôt  en  admiialion,  quand 


3^6  HISTOIRE   B^ADÉLAÏS. 

il  vit  que  les  pièces  s'étaient  miraculeusement 
multipliées,  et  que  le  compte  était  exact. 

Je  ne  puis  rien  dire  de  ses  oraisons ,  d'autant 
que  personne  ne  peut  parler  de  l'oraison  des  Saints, 
non  pas  eux-mêmes,  qui,  au  retour  de  leurs  vraies 
extases  et  de  leurs  contemplations  conduites  par 
le  seul  amour,  ne  peuvent  dire  autre  chose  ni 
apporter  aux  hommes  d'autres  nouvelles ,  sinon 
que  Dieu  est  grand  et  qu'il  est  aimable  :  Cognoul 
quia  magnus  Dominas.  De  façon  que  ceux  qui  se 
souviennent  des  circonstances  et  de  la  manière 
dont  ils  ont  parlé,  et  dont  ils  sont  unis  à  cet  objet, 
dans  lequel  l'on  s'oublie  de  tout,  et  de  soi-même, 
et  de  sa  propre  union,  pour  ne  penser  qu'à  l'ob- 
jet seul,  d'ordinaire  ne  lui  ont  point  parlé,  et  ne 
savent  ce  que  c'est  que  contemplation  et  extase. 
Ceux  qui  le  savent  et  qui  l'éprouvent  en  vérité 
n'en  peuvent  rien  écrire  ,  si  Dieu  même  ne  leur 
dicte  leurs  livres ,  comme  il  a  fait  à  quantité  de 
Saints  et  de  Saintes,  et  s'il  ne  leur  révèle  l'histoire 
de  leur  conversation  intérieure.  En  un  mot,  les 
oraisons  d'Adélaïs  étaient  continuelles  en  ce  temps- 
là  qu'elle  était  éloignée  de  la  cour  ,  de  sorte  que, 
parmi  les  travaux  de  ses  voyages  et  les  soins  et 
distractions  de  sa  vie  active  et  humaine,  elle  me- 
nait intérieurement  une  vie  de  séraphin. 

Durant  ses  courses  ,  elle  ne  pouvait  se  passer 
d'oraison,  parce  qu'elle  ne  pouvait  se  passer  d'ai- 
mer. Ce  cœur  généreux  depuis  son  enfance  eut 
toujours  quelque  o!)jet  auquel  il  s'attachait  forte- 
ment et  innocemment.  Eu  chaque  âge.  Dieu  fut 
toujours  le  pruicipe  et  la  Im  de  ses  actions  ;  mais 
en  ses  dernières  années  ,  lui  seul  fui  son  tout  et 
son  unique  amour.  Néanmoins  ,  la  tendresse  de 
ses  reconnaissances  et  de  ses  soins  s'étendit  jus- 
que sur  les  directeurs  qui  l'aidaient  à  jouir  par- 
fiiilement  et  sûieiuent  des  enlrelicus  de  son  épou^ 


HISTOIRE    d'adÉLAÏS.  Z'JJ 

(Jurant  ses  contemplations  extatiques.  Elle  eut 
quatre  de  ces  directeurs  d'oraison  les  uns  après 
les  autres,  tous  quatre  Saints  et  canonisés,  qu'elle 
lionora  par  la  confiance  parfaite  qu'elle  eut  en 
leurs  conseils,  et  qu'elle  aima  sincèrement  avec 
des  bontés  filiales.  Elle  avait  sujet  de  le  faire, 
parce  qu'elle  les  choisissait  très-bien.  Les  régies 
de  son  choix  n'étaient  que  l'inspiration  de  Dieu, 
qui,  par  de  saintes  inclinations  précédées  de  l'es- 
time générale  que  l'Eglise  avait  de  leur  mérite  et 
de  leur  sagesse,  lui  faisait  connaître  ceux  qui  lui 
étaient  propres. 

Elle  savait  que  nous,  qui  avons  ici-bas  des  com- 
mandants en  toutes  choses  et  des  maîtres  de  no- 
tre liberté,  n'en  avons  point  en  ce  qui  regarde  la 
conscience,  qui  n'a  jamais  dépendu  d'aucun  pou- 
voir humain  ,  et  qui  n'appartient  qu'aux  person- 
nes que  Dieu  nous  choisit,  ou  que  nous  choisis- 
sons par  les  secrètes  inspirations  de  notre  cœur. 

Le  premier  des  directeurs  d'Adélaïs  fut  Saint 
Mayeul,  abbé  de  Cluny,  qui  lui  rendit  de  grandes 
assistances  durant  qu'elle  fut  bannie  de  la  cour; 
le  second  futVanglon,  évêque,  qui  vécut  en  grande 
réputation  de  doctrine  et  de  sainteté.  Elle  eut 
pour  celui-ci  quelque  chose  de  particulier  ;  au 
moins  il  lui  arriva,  à  son  occasion,  lorsqu'elle  ap- 
prit la  nouvelle  de  sa  mort,  un  accident  bien  re- 
marquable, ou  une  extase,  dans  l'église  de  Saint- 
Maurice,  et  aux  yeux  du  peuple  qui  y  était  as- 
semblé. Tandis  qu'elle  priait  Dieu,  retirée  en  un 
coin  de  cette  église,  et  qu'elle  était  profondément 
attentive  à  sa  méditation  ,  un  courrier  venu  à  la 
liàte  d'Italie  s'approcha  d'elle  ,  et  lui  donna  des 
lettres  qui  l'avertissaient  que  ce  grand  personnage 
était  mort  à  Rome.  A  la  vue  de  cette  triste  nou- 
velle, le  premier  mouvement  qu'eut  la  princesse 
lut  d'appeler  un  gentilhomme  de  sa  suite  ,  et  de 


378  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

le  supplier  d'une  voix  tranquille  et  douce  de  faire 
quelque  dévotion  pour  le  repos  de  l'évêque.  Mais 
aussitôt,  la  tristesse  lui  serrant  le  cœur,  et  l'amour 
divin,  intéressé  à  la  perte  de  ce  grand  homme, 
élevant  son  âme,  elle  souffrit  une  défaillance  qui 
était  composée  d'évanouissement  et  d'extase.  En 
cet  état ,  ne  sachant  plus  ce  qu'elle  faisait  ni  ce 
qu'elle  disait,  elle  dit  ce  que  voulut  l'amour.  Les 
bras  étendus,  versant  des  torrents  de  larmes,  elle 
s'écria  à  haute  voix  :  O  Dieu  des  siècles  ,  qui  me 
voyez  priifée  de  toutes  les  consolations  qui  me  res^ 
taient  en  cette  -vie ,  présentez-moi  votre  main ,  et 
consolez  mon  esprit  selon  la  vérité  de  vos  paroles» 

Ayant  dit  cela ,  elle  tomba  sur  le  visage ,  et 
demeura  quelque  temps  étendue  sur  le  pavé , 
sans  qu'on  vît  aucune  marque  de  vie,  sinon  par 
les  larmes  qui  continuèrent  de  couler  en  abon- 
dance. 

Cette  faiblesse  ne  dura  pas^  et  elle  ne  laissa  dans 
les  esprits  qu'un  accroissement  d'estime  et  de  vé- 
nération ,  comme  c'était  pour  elle  un  accroisse- 
ment de  mérites,  puisqu'elle  ne  venait  que  de  la 
charité  surnaturelle. 

Le  troisième  directeur  d'Adélaïs  fut  Saint  Ecce- 
Magne  ,  abbé  du  fameux  monastère  de  Shele, 
qu'elle  avait  fait  bâtir. 

Le  dernier  fut  Saint  Odilon,  qui  reçut  d'elle  des 
respects  pour  sa  personne,  et  pour  son  abbaye, 
des  libéralités  extraordinaires  ,  et  qui  eut  sujet  de 
témoigner  sa  reconnaissance  à  la  postérité  par  l'é- 
crit qu'il  a  composé  sur  ses  actions  royales  et  chré- 
tiennes. 

Ce  fut  vers  ce  temps  qu'elle  commença  d'écou- 
ter ce  saint  personnage  ,  et  qu'elle  lui  confia  la 
conduite  de  sa  conscience,  qu'arriva  dans  la  cour 
impériale  cette  triste  et  lugubre  histoire  qu'on  a 


HISTOIRE    d'adÉLA-ÏS.  879 

vue  si  souvent  sur  les  théâtres,  et  dont  je  ne  puis 
me  dispenser  de  dire  un  mot,  puisque  la  sagesse 
d'Adélaïs  y  parut  avec  d'autant  plus  d  éclat  (jue 
l'imprudence  des  autres  y  fit  de  plus  grandes  fau- 
tes, et  qu'elle  s'y  rendit  plus  coupable. 

Othon  III  avait  épousé  Marie,  fille  du  roi 
d'Aragon:  Cette  princesse  n'était  pas  des  plus 
dévotes  ni  des  plus  discrètes  ;  elle  avait  même  en 
ses  conversations  des  légèretés  et  des  immodesties 
qui  déplaisaient  fort  à  Adélaïs,  et  qui  l'obligèrent 
de  lui  faire  souvent  des  remontrances  sérieuses 
et  de  lui  parler  sévèrement.  La  jeune  dame  ne 
s'en  plaignait  pas.  Elle  écoutait  avec  respect  ce 
que  cette  auguste  impératrice  jugeait  à  propos  de 
lui  dire,  mais  elle  s'oubliait  de  ses  conseils  dès 
qu'elle  ne  la  voyait  plus  ,  et  continuait  de  vivre 
selon  les  lois  de  son  humeur  volage  et  hardie. 

Le  malheur  voulut,  au  temps  qu'Adélaïs  était 
absente,  que  la  jeune  princesse  jelàtindiscrèlement 
les  yeux  sur  un  seigneur  de  la  cour  qui  lui  plut  , 
et  qu'elle  n'eût  pas  la  force  de  fermer  son  cœur  à 
la  flamme  et  à  la  mort  qui  venaient  d'entrer  par 
ses   yeux.    Elle   n'eut  point   d'autre   soin   que  de 
conmiuniquer  son  mal  au  gentilhomme,  et  de  ta- 
cher de  lui  plaire.  Elle  croyait  d'abord  que  c'était 
nssez  de  le  regarder,  et  qu'il  suffisait  à  une  impé- 
ratrice, pour  être  ardemment  aimée,  d'avertir  par 
ses  regards  qu'elle  permettait  qu'on  l'aimât.  iMais 
le  gentilhomme,  chnste  et  retenu,  ne  comprit  pas 
sitôt  ce  qu'elle  voulait  dire.  Elle  continua  durant 
([uelque  temps  à  faire  tout  ce  qu'elle  put  pour  lui 
découvrir  son  feu,  et  pour  lui  marquer  qu'il  pou- 
vait prendre  la  liberté  de  l'aimer  et  de  lui  parler 
confidemment.   Elle  en  fit  tant   que  ce  seigneur 
connut  enfin  ses  pensées.  Mais  il  fut  sage,  et  pa- 
rut toujours  devant  elle  comme  un  homme  qui  ne 
savait  rien  ;  de  sorte  que  la  misérable  dame  fut 


38o  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

enfin  contrainte,  par  la  violence  de  sa  passion,  de 
s'exprimer  d'une  manière  qui  fit  rougir  le  gentil- 
homme, et  qui  l'embarrassa  fort,  voulant  donner 
des  sens  honnêtes  aux  paroles  de  la  princesse. 
Mais  elle  était  trop  résolue  à  se  faire  entendre 
pour  lui  laisser  le  pouvoir  de  contrefaire  heu- 
reusement une  si  louable  ignorance.  Il  ne  put 
néanmoins  confesser  autrement  que  par  la  rou- 
geur de  son  visage  qu'il  l'entendait  bien,  ni  lui 
déclarer  son  refus  que  par  un  silence  respectueux. 
Elle  employa,  pour  le  faire  parler  et  pour  le  fléchir, 
les  promesses,  les  prières  ,  les  larmes  et  les  sou- 
pirs les  plus  tendres  ;  et  comme  elle  fut  assez  har- 
die pour  en  venir  enfin  à  la  force,  et  qu'elle  vou- 
lut emporter  son  consentement  par  des  caresses 
violentes,  le  gentilhomme  vit  bien  qu'il  était  dan- 
gereux! de  combattre  davantage  :  il  se  défit  d'en- 
tre ses  bras,  et  prit  la  fuite  sans  rien  dire. 

La  honte  d'avoir  fait  connaître  inutilement  son 
opprobre,  la  colère  d'avoir  été  refusée  ,  la  tristesse, 
la  haine,  le  désespoir,  et  toute  les  fureurs  d'un 
amour  irrité, entrèrent  soudainement  dans  le  cœur 
de  cette  Phèdre  infortunée  ,  et  lui  firent  chercher 
les  moyens  de  se  venger  et  de  perdre  son  Hippo- 
lyte.  Après  beaucoup  d'agitations  et  d'irrésolu- 
tions ,  le  dessein  auquel  elle  s'arrêta  fut  d'aller 
faire  la  désespérée  devant  l'empereur  ,  son  mari, 
et  d'accuser  le  Comte  d'avoir  attenté  à  son  hon- 
neur. Elle  fit  ses  plaintes  d'une  manière  si  tou- 
chante, et  avec  tant  de  sanglots  et  tant  de  lar- 
mes que  l'empereur  ne  délibéra  pas  pour  la  con- 
soler, et  pour  se  venger  soi-même,  de  lui  pro- 
mettre que  le  Comte  périrait.  Et  en  effet,  sans  at- 
tendre davantage,  il  envoya  chez  lui  ,  avec  ordre 
qu'on  se  saisît  de  sa  personne  et  qu'on  le  menât 
en  prison. 

La  nouvelle  de  cet  emprisonnement  se  répandit 


HISTOIRE    d'aDÉLAÏS.  38 1 

aussitôt  à  la  cour  ,  mais  on  n'en  sut  pas  le  sujet. 
La  chose  demeura  secrète  entre  l'empereur  et  l'im- 
pératrice. Les  autres  devinèrent,  ou  soupçonnèrent 
comme  ils  purent  ;  et  ils  y  furent  d'autant  plus  em- 
pêchés qu'il  ne  paraissait  nullement  que  ce  sage 
gentilhomme  se  fût  à  ce  point  oublié  de  son  devoir. 

Otlîon,  qui  ne  pouvait  avoir  dans  l'esprit  une 
affaire  de  cette  importance  sans  la  communiquer 
à  Adélaïs,  lui  écrivit,  et  lui  raconta  ce  qui  s'était 
passé  de  la  façon  qu'il  l'avait  appris  de  sa  femme  , 
la  suppliant  de  lui  déclarer  ses  sentiments  là-des- 
sus ,  et  lui  confessant  que  les  siens  étaient  de 
mettre  au  plus  tôt  le  Comte  entre  les  mains  des  ju- 
ges ,  et  de  faire  éclater  son  ressentiment  par  une 
punition  exemplaire. 

Adélaïs ,  toujours  discrète  et  admirablement 
éclairée,  lui  répondit  :  Que  le  malheur  arrÈlté  dans 
sa  maisoji  était  du  nombre  de  ceux  qui  nont  point 
d'autre  remède  que  le  sile?iee  ;  qu  il  serait  mes- 
séant  à  l  impératrice  que  Ion  connût  quun  courti- 
San  l'aurait  prise  pour  une  personne  capable  d'être 
sollicitée  ;  quelle  était  louable  de  s'être  défendue 
courageusement  y  et  excusable  de  H avoir  dit  à  son 
mari,  mais  que  ce  ne  serait  pas  un  signe  aimanta- 
geux  de  vouloir  quon  le  dit  au  peuple  ,  et  que  tout 
l'empire  Jût  averti  quelle  eût  combattu.  Quune 
dame  comme  elle ,  'véritablement  fidèle  et  chaste, 
doit  se  contenter  de  l'être  sans  dire  mot ,  que  c'est 
assez  pour  elle  que  Dieu  le  sache  ,  et  que  les  au- 
tres qui  vont  publier  des  nouvelles  de  cette  sorte  , 
et  raconter  aux  compagnies  les  histoires  de  leur 
courage  et  de  leur  fidélité ,  ne  passent  pas  cl  ordi- 
naire pour  être  aussi  sévères  et  aussi  chastes  que 
celles  qui  ne  se  vantent  de  rien.  Elle  ajouta  quelle 
confessait  que  V attentat  sur  l'honneur  d'une  im- 
pératrice était  un  crime  impardonnable ,  mais 
quelle  le  priait  de  considérer  que  lorsqu'il  est  se- 


382  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

cret  et  qu-e  la  dame  n  a  point  d'autre  témoin 
quelle  seule  ,  ni  d autre  preuve  que  sa  parole , 
c'était  une  très-dangereuse  témérité  que  d en  par" 
1er,  principalement  quand  on  accuse  un  homme 
qui  passe  pour  un  des  plus  sages  et  des  plus  mo- 
destes de  la  cour ,  et  que  personne  na  jamais  ac- 
cusé d  aucune  faute .  Quelle  lui  conseillait  dou- 
i^rir  la  prison  au  criminel^  at^ec  oindre  de  sortir  in- 
continent de  la  cour  ,  et  de  n  y  paraître  jamais  ;  et 
puis,  d'aueitir  sa  jemme  dêtre  assez  modeste  et 
sérieuse  pour  empêcher  que  jamais  aucun  homme 
ne  fût  si  hardi  que  d avoir  de  ces  sortes  de  pen- 
sées y  et  de  lui  parler  ou  de  la  regarder  sans  res- 
pect, 

Othon  remercia  sa  mère,  mais  il  fit  ce  que  vou° 
lut  sa  colère  aveugle  :  il  publia  l'affaire,  et  voulut 
que  lenijuges  s'en  mêlassent.  Il  mit  le  gentilhom- 
me entre  leurs  mains,  et  leur  commanda  de  ren- 
dre justice  à  la  maison  impériale  et  à  tout  l'empire. 
On  interrogea  le  criminel  prétendu  ;  mais  com- 
me la  voix  de  la  calomnie  eut  plus  de  force  que 
celle  de  l'innocence,  l'innocent  fut  condamné,  et 
conduit  enfin  sur  un  échafaud,  où  on  lui  coupa  la 
tête.  Son  sang  répandu  parla  mieux  que  lui,  et  fit 
retentir  jusqu'au  ciel  des  cris  que  la  justice  divine 
écouta  ;  elle  prit  connaissance  de  ce  qui  avait  été 
fait  sur  la  terre,  et  ne  voulut  pas  qu'une  si  abomi- 
nable trahison  fût  impunie. 

Le  Comte  était  marié  à  une  dame  qui  valait 
beaucoup,  qui  connaissait  parfaitement  la  vertu 
de  son  mari ,  et  qui  même  avait  su  certainement 
quelque  chose  de  l'amour  de  l'impératrice.  Elle 
était  absente  tandis  qu'on  jouait  cette  funeste  tra- 
gédie à  Modène ,  où  la  cour  demeurait  alors  ,  et 
elle  y  accourut  aussitôt.  Son  premier  soin  fut  d'al- 
ler chercher  et  demander  la  tête  de  son  mari , 
qu'on   ne  put  lui   refuser.    Il  n'était  pas  temps 


I 


HISTOIRE    D  ADELAIS.  .>0.5 

de  pleurer  sur  cette  tête  précieuse,  ni  de  fiiiie  des 
cérémonies  de  deuil  et  de  douleur.  Instruite  par 
son  courage  et  par  une  inspiration  divine  de  ce 
qu'elle  devait  faire  en  une  telle  occasion  ,  lorsque 
l'empereur  était  sur  son  irone  environné  des  prin- 
cipaux seigneurs  de  l'empire,  et  que,  selon  sa  cou- 
tume, il  écoutait  les  remontrances  des  personnes 
opprimées  ,  et  satisfaisait  à  leurs  plaintes ,  elle 
alla  paraître  devant  cette  auguste  compagnie,  et 
dès  qu'elle  entra ,  elle  éleva  la  voix  et  cria  :  Jus- 
tice!—  Contre  qui,  dit  l'empereur? —  Contre  cous- 
même  ,  repartit-elle.  — De  quoi  ni'accusez-pous, 
repartit  le  prince?  La  dame,  tirant  de  dessous  sa 
robe  la  tète  de  son  mari  et  la  jetant  au  milieu 
de  la  place  :  Koilà^  dit-elle  ,  ce  qui  vous  accuse; 
cest  la  tête  du  Comte  que  vous  avez  j ait  mourir 
injustement  ,  et  qui  vous  demande  ce  (fie  le  ciel 
'VOUS  ordonne  :  que  vous  punissiez  l auteur  de  sa 
mort. 

Comme  elle  savait  bien  que  le  point  de  l'affaire 
était  de  convaincre  l'empereur  et  toute  l'assemblée 
que  son  mari  avait  été  injustement  et  téméraire- 
ment condamné  ,  elle  ajouta  qu  elle  ne  manquait 
pas  de  preuves  ni  de  témoignages  ;  rjue  ce  serait 
Dieu  qui  serait  son  témoin  en  cette  cause ^  et  qui 
justifierait  r innocence  et  jerait  connaître  la  vérité 
par  le  feu.  Elle  avait  donné  ordre  qu'on  lui  tînt 
prêt  un  fer  tout  rouge  et  brûlant  ;  elle  se  le  fit  ap- 
porter ,  et  aussitôt  après  avoir  prononcé  ces  pa- 
roles :  Dieu  est  témoin  qu'il  est  aussi  vrai  que 
mon  mari  nest  point  coupable  du  crime  pour  le- 
quel on  Vajait  mourir  qu  il  est  vrai  que  le  jeu  ne 
me  nuira  pas.  A  la  vue  de  cette  grande  assemblée, 
elle  alla  tirer  le  fer  du  milieu  des  charbons  où  il 
était ,  l'empoigna  et  le  serra  de  sa  main  ,  le  tint 
et  le  porta  durant  quelque  temps,  et  puis,  mon- 
trant sa  main  à  la  compagnie ,  elle  fit  voir  qu'elle  ^ 


384  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

était  dans  le  même  état  qu'auparavant,  sans  bles- 
sure, sans  noirceur,  et  sans  aucune  marque  qu'elle 
eût  été  touchée  par  le  feu. 

L'étonnement  de  la  compagnie  fut  extrême  et 
le  silence  profond, tous s'entre-regardant  sans  rien 
dire.  L'empereur,  plus  surpris  et  plus  intéressé  que 
personne,  rompit  le  silence,  et  demanda  à  la 
Comtesse  ce  qu'elle  désirait  qu'il  fît.  La  repartie 
de  cette  Dame  généreuse  l'étonna  plus  que  le  reste: 
Que  "VOUS  manque-t'il ,  S  Empereur  ,  répondit- 
elle  ?  P^ollà  le  témoin  ,  qui  est  Dieu  et  qui  vient 
de  vous  parler.  Voila  des  juges  sur  vos  tribunaux. 
Voilà  le  crime  deuant  vos  yeux  et  au  milieu  de 
la  chambre.  Voilà  le  coupable  sur  le  trône  ou 
vous  êtes  y  et  i^oilà  Vépée  de  la  justice  à  votre 
côté, 

L'err^ereur,  qui  avait  des  bontés  qui  allaient 
quelquefois  jusqu'à  l'excès,  délibéra  sérieusement 
avec  son  conseil  s'il  ne  fallait  pas  apaiser  Dieu 
par  sa  propre  mort ,  et  répandre  son  sang  pour  sa- 
tisfaire au  sang  répandu.  Il  parla  d'une  manière 
qui  fit  juger  qu'il  y  était  sincèrement  résolu  :  de 
sorte  que  ces  Messieurs  furent  obligés  de  lui  re- 
présenter que  l'affaire  était  d'importance,  et  qu'il 
devait  prendre  le  loisir  d'y  penser  et  de  bien 
connaître  ce  que  voulait  la  justice.  Pendant  qu'on 
délibérait ,  les  juges,  les  conseillers  et  les  amis  ne 
manquèrent  pas  de  lui  remontrer  que  l'impéra- 
trice seule  était  coupable,  et  que,  s'il  fallait  punir 
quelqu'un,  elle  seule  devait  être  punie  ,  et  que 
c'était  son  sang  que  la  voix  de  Dieu  demandait. 

Othon  écrivit  à  Adélaïs,  et  voulut  savoir  son  avis, 
avec  dessein  d'en  mieux  profiter  que  de  l'autre 
qu'elle  lui  avait  donné.  La  sainte  princesse  pleura 
amèrement  sur  la  lettre  ,  et  elle  eut  la  pensée  de  ne 
point  lui  envoyer  d'autre  réponse  que  cette  lettre 
trempée  de  ses  larmes.  Néanmoins,  elle  jugea  à 


HISTOIRE    d'adÉLAÏS.  385 

propos  d'exposer  encore  son  conseil  au  liasartl 
d'être  méprisé,  et  elle  écrivit  ces  deux  ou  trois 
paroles,  dignes  de  sa  prudence  et  de  la  douceur 
de  son  esprit:  Qiiil  lui  semblait  qu  on  pouvait  sn- 
tisjaire  a  Injustice  dii^ine  et  humaine  ai^ec  moins 
de  bruit  et  moins  de  scandale  ;  que  ce  serait  un 
étrange  opprobre  pour  l'empire  que  tout  iuni^ 
i^ers  vît  l  impératrice  sur  un  échafaud  ou  sur  un 
bûcher^  et  qu'elle  y  portât  écrit  sur  son  front  quelle 
était  une  impudique^  une  calomniatrice,  une  meur- 
trière et  une  adultère  ;  qu'elle  le  conjurait  de  con- 
férer avec  Dieu  là-dessus ,  et  de  trouver  les  moyens 
de  contenter  le  ciel  et  sa  conscience ,  sans  flétrir 
rhonneur  de  la  maison  impériale  et  de  toute  sa 
postérité  par  une  si  honteuse  infamie. 

Otlion  loua  la  bonté  et  la  charité  de  sa  mère, 
mais  il  ne  laissa  point  de  passer  outre  ;  il, crut  que 
son  devoir  ne  lui  permettait  pas  de  rechercher  en 
ceci  des  expédients,  ni  de  rien  accorder  à  l'indul- 
gence et  à  la  compassion.  Il  fit  ce  qu'on  n'avait 
point  vu  dans  les  siècles  précédents  ,  et  ce  que  les 
siècles  du  temps  à  venir  ne  verront  peut-être  ja- 
mais. Sa  femme  ,  la  maîtresse  et  la  première  prin- 
cesse du  monde,  par  un  arrêt  effroyable,  fut  con- 
damnée à  être  brûlée  publiquement ,  et  l'arrêt  fut 
exécuté. 

Cette  impératrice  infortunée  ,  par  le  mépris 
qu'elle  fit  des  conseils  d'Adélaïs,  se  jeta  dans  l'a- 
bîme de  malheurs  le  plus  affreux  où  puisse  se 
trouverune  princesse.  Son  mari  eût  été  mis  au  nom- 
bre des  plus  sages  et  des  plus  heureux  empereurs, 
s'il  eût  voulu  suivre  ,  en  cette  funeste  occasion,  la 
coutume  qu'il  avait  jusqu'alors  religieusement  ob- 
servée, et  se  conduire  par  les  înaximes  qu'il  lirait 
des  exemples  et  des  discours  d'Adélaïs.  Sa  précipi- 
tation à  condamner  le  Comte, malgré  les  avis  de  son 
incomparable  mère,  l'engagea  dans  la  déplorable  et 


385  HISTOIRE    d'adÉLA.ÏS. 

malheureuse  nécessité  d'envoyer  sa  femme  sur  un 
bûcher,  et  de  h\isser  cette  éternelle  et  honteuse 
tache  à  sa  mémoire.  Il  fut  le  fils  d'un  père  qui  sera 
blâmé  et  méprisé  de  tous  les  siècles,  pour  les  ac- 
tions qu'il  fit  contre  les  sentiments  d'Adélaïs. 
Othon-le-Grand  est  au  rang  des  premiers  hommes, 
et  des  plus  glorieux  monarques  qui  aient  paru  dans 
le  monde ,  parce  qu'il  ne  fit  et  qu'il  ne  pensa  rien 
qu'il  ne  communiquât  à  cette  chère  moitié  de  son 
cœur.  Lothaire,son  premier  mari,  retrouva  sa  cou- 
ronne en  suivant  sa  femme ,  qui  le  ramena  sur  le 
trône  avec  un  courage  héroïque,  par  des  voies 
bien  dangereuses.  Je  puis  dire  sans  flatterie  qu'il 
y  a  peu  d'exemples  dans  Ihistoire,  peut-être  point 
du  tout ,  où  l'on  puisse  voir  une  femme,  ou  mê- 
me un  homme,  qui  ait  eu  le  gouvernement  de 
l'état  durant  cinquante  ans  ,  et  durant  toutes  les 
sortes  de  troubles  qui  peuvent  agiter  un  empire 
ou  une  cour  impériale,  et  qui  n'y  ait  commis  au- 
cune faute  de  conduite,  ni  jamais  rien  fait  ni 
rien  conseillé  que  très-sagement ,  et  qui,  avec  tant 
de  sagesse  et  tant  de  force,  ait  eu  une  si  aimable 
douceur. 

Elle  ne  fut  pas  insensible  à  l'afflictton  dont  je 
viens  de  parler  :  néanmoins,  son  âme,  élevée  au- 
dessus  de  toutes  les  choses  du  monde,  ne  reçut  pas 
de  là  le  coup  heureux  qui  l'enleva  de  ce  monde. 
Il  y  avait  longtemps  que  l'amour  affaiblissait  les 
chaînes  qui  l'attachaient  à  son  corps:  ce  futlui  qui 
les  rompit,  et  qui,  par  de  saintes  maladies,  et  par 
de  fortes  applications  de  son  cœur  au  cœur  de  Jé- 
sus-Christ, fut  la  véritable  cause  de  sa  mort. 

Peu  de  semaines  avant  qu'elle  mourût,  elle  s'ap- 
puya sur  la  conduite  de  Saint  Odilon  ,  d'autant 
plus  fermement  qu'elle  se  sentit  proche  de  la 
mort,  et  qu'elle  le  sut  par  d'autres  connaissances 
que  par  des  préjugés  et  des  conjectures.  Voici  ce 


iiîiT  )iaîL  d'\délv.ïs.  38 j 

qu'en  dit  le  niciiie  Saint  OJilon,  et  ce  qu'il  raconlo 
de  cette  mort  précieuse. 

Adélaïs,  âgée  de  soixante-et-quinze  ans, alla  visi- 
ter ce  saint  abbé  en  son  abbaye,  et  elle  y  demeuni 
quelques  jours.  Lorsqu'il  fallut  se  séparer  et  se 
dire  adieu  ,  après  les  civilités  ordinaires ,  ils  s'en- 
tre-regardèrent  avec  attention  ,  et  puis  ,  d'un 
commun  accord  ou  par  une  correspondance  mi- 
raculeuse ,  ils  fondirent  soudainement  en  lar- 
mes. Cela  vint  d'une  révélation  qu'ils  reçurent  en 
même  temps,  et  qui  leur  déclara  la  nouvelle,  dont 
Adélaïs  fit  voir  aussitôt  qu'elle  avait  la  connais- 
sance; car  baissant  la  tête  ,  elle  prit  la  robe  du 
Saint,  et  ayant  appliqué  son  visage  à  cette  robe 
avec  des  baisers  respectueux  :  Monfds,  lui  dit- 
elle  tout  bas ,  souvenez-vous  de  moi  durant  vos 
dévotions  ,  et  sachez  que  voici  la  dernière  fois  que 
je  vous  verrai  des  yeux  du  corps.  J' espère  que  vos 
frères  me  feront  la  grâce  de  ni  aider  par  leurs  priè^ 
res  ;  je  leur  recommande  mon  âme ^  quand  ils  ap- 
prendront la  nouvelle  de  ma  mort.  Ce  furent  là  les 
dernières  paroles  de  son  adieu  ,  le  reste  s'acheva 
par  le  silence. 

Au  sortir  de  Cluny,  elle  alla  droit  au  lieu 
qu'elle  savait  que  la  Providence  avait  marqué  pour 
cire  le  lieu  de  son  repos,  et  que  Saint  Odilon  n'a 
point  nommé. 

Si  tôt  qu'elle  fut  arrivée  ,  une  multitude  infinie 
de  pauvres  des  villages  circonvoisins  accourut  à 
l'ordinaire,  et  s'arrangea  dans  une  grande  place 
pour  recevoir  ses  aumônes.  La  sainte  dame,  affai- 
blie de  fatigues  et  d'ennuis,  ne  pouvait  plus  quasi 
se  soutenir  :  elle  ne  voulut  pas  néaimioins  se  dis- 
penser de  son  office,  ni  mettre  son  argent  entre 
les  mains  de  quelque  autre;  elle  alla  elle-même  le 
distribuer,  et  recevoir  pour  la  dernière  fois  la 
plus  douce  de  ses  consolations.  Elle  ajouta  même 

23     * 


388  HISTOIRE    d'adÉLAÏS. 

beaucoup  à  ce  qu'elle  avait  résolu  de  donner  ce 
jour-là  :  car  voyant  plusieurs  pauvres  en  un  plus 
misérable  état  que  les  autres,  comme  elle  ne  pouvait 
voir  aucune  misère  sans  être  touchée  ,  elle  leur  fit 
apporter  des  habits  ,  et  elle  leur  distribua  les  pe- 
tites douceurs  qu'on  avait  apportées  pour  elle. 

Le  lendemain,  comme  c'était  l'anniversaire  de 
la  mort  de  son  fils  Othon  II,  empereur  ,  elle  fit 
célébrer  une  messe  solennelle  pour  son  repos,  et 
elle  y  assista  avec  sa  dévotion  accoutumée  ,  qui 
était  pour  lors  une  contemplation  perpétuelle. 

Durant  la  messe,  elle  fut  saisie  de  la  fièvre,  et 
de  l'église,  on  la  porta  sur  le  lit.  Elle  abandonna 
aux  médecins  les  soins  inutiles  de  sa  guérison  ,  et 
elle  ne  pensa  qu'à  se  préparer  à  la  mort  ;  ce  fut  de  la 
façon  la  plus  exemplaire  et  la  plus  chrétienne  que 
puisse  avoir  jamais  fait  aucune  princesse.  Elle 
était  sur  son  lit  comme  une  victime  d'amour  im- 
molée dans  des  flammes  qui  ne  s'éteignaient  point, 
et  qui  consumaient  son  cœur  nuit  et  jour.  Ce  cœur 
languissait  en  soupirant  par  le  mouvement  heu- 
reux de  son  union  parfaite  avec  Dieu. 

On  lui  administra  le  sacrement  avec  les  céré- 
monies ordinaires.  Elle  reçut  la  sainte  Eucharis- 
tie et  l'Extrême-Onction,  et  l'on  récita  devant  son 
lit  les  Litanies,  les  Psaumes  de  la  pénitence  et  les 
autres  prières  de  l'Église. 

Son  esprit  bienheureux  sortit  le  seizième  jour 
de  décembre,  en  la  dernière  année  et  au  dernier 
mois  du  dixième  siècle. 

Saint  Odilon  a  fait  un  très-éloquent  éloge  de 
ses  vertus  ;  je  le  renferme  en  ces  deux  paroles  :  Les 
femmes  qui  ne  font  rie?i  qui  ?ie  doiue  être  blâmé  ^ 
nont  rien  lu  dans  cet  om>ra g e  qu^ elles  ne  puissent 
imiter, 

FIN. 


TABLE 


DES  ENTRETIENS,  ET  DES  CHOSES  PRINCIPALES  QUJ 
Y  SONT  CONTENUES. 


ENTRETIEN  I. 


DB    L  BXISTE.NCB    DE    DIEC. 


DiscocRs  sur  l'inslinct  des  animaux.  5 

Raisons  du  relus  qu'il  faut  faire  aux  athées  de  disputer  avec 

eux  sur  l'existence  de  Dieu.  1 1  et  sitiv. 

Quelle  est  la  manière  de  leur  faire  connaître  la   vérité. 

18  et  suiv. 
Cette  manière,  confirmée  par  l'exemple  et  parles  proposi- 
tions des  Saints  Pères,  •  a4 
La   même  manière,  confirmée  par  l'autorité   des  saintes 
Kcrilurcs  j  et  par  l'exemple  des  plus  sages  et  des  plus 
savants  hommes  de  l'ancien  Testament,                                   39 
Conlirmée    par  l'exemple  et  par  l'autorité  des  plus  esti- 
més d'entre  les  anciens  philosophes,                                        5i 
Confirmée  par  l'exemple  et  par  la  conduite  des  anges  ,           55 
Confirmée  par  l'exemple  de  Dieu  même.                                     3() 
Ahrégé  des  arguments  dont  se  servent  les  théologiens  et 
les  philosophes  pour  convaincre  les  athées.             45  €tsuiv, 

ENTRETIEN  II. 

DB    LA    MULTITUDE    DBS    BELIGl0?i$. 


ExposiTÏo:^  de  la  doctrine  des  athées  sur  ce  sujet.  54 

Que  leur  impiété  n'est  pas  nouvelle.  55,56 

lUrutatiou   des   diverses  et  contraires   propositions    qu'ils 

avancent  pour  soutenir  leur  opinion.  56  cl  suiv» 

RelutaJion  de  leur  blasphème  pire  que  l'athéisme,  que 
Dii'.u  ne  défend  et  ne  commatide  rien  aux  hommes  tou- 
chant la  religion  ni  touchant  les  mœurs.  6S 


a3. 


3^0  TABLE    DES    MA.TIÈRES. 

ENTRETIEN  111. 

DU    MVSTÈaE    DB    LA    TBIMTI^. 

DiscoDRS  sur  les  marques  de  la  vraie  religion,  8a 

Que  l'éminence  de  la  doctrine  chrétienne,  et  particulière- 
ment en  l'article  qui  regarde  la  Trinité,  la  plus  évidente 
marque  de  la  vérité  de  la  religion  de  Jésus-Christ.  85 

Que  les  difficultés  que  les  anciens  philosophes  eurent  à 
prouver  dans  leurs  écoles  que  Dieu  était,  vinrent  de 
ce  qu'ils  ignoraient  le  mystère  de  la  Trinité.  89 

Que,  par  la  connaissance  que  nous  avons  de  ce  mystère, 
nous  expliquons  toutes  ces  anciennes  difficultés.  91,  92 

Que  ce  n'est  point  faire  violence  à  la  raison,  ni  la  rendre 
esclave  ,  que  de  l'obliger  à  croire  le  mystère  de  la  Tri- 
nité. 95*96 

Que  plusieurs  anciens  philosophes  ,  sans  y  être  forcés  par 
aucune  obligation  ,  en  ont  cru  tout  ce  qu'ils  en  ont  pu 
découvrir  dans  leurs  ténèbres.  id. 

Que  notre  connaissance  des  trois  personnes  est  la  solu- 
tion des  difficultés  de  ceux  qui  ne  connaissaient  pas 
bien  leur  nombre  ,  leur  distinction  et  leur  unité  en 
substance.  102,  io3 

Que  le  mystère  de  la  Trinité  est  représenté  dans  tous  les 
ouvrages  du  Créateur,  et  principalement  dans  l'homme.  io5 

Abrégé  de  l'histoire  des  mouvements  qui  arrivèrent  dans 
l'Église  au  sujet  du  mystère  de  la  Trinité  ,  et  des  héré- 
sies qui  combattirent  ce  mystère.  107  etsuîv, 

ENTRETIEN  IV. 

DU    PÉCHÉ    OBICINEI,. 

Les  raisons  que  se  proposent  les  impies  pour  se  persua- 
der qu'il  n'y  a  point  de  péché  originel.  1 19  et  suiv. 

Quiconque  nie  formellement  la  vérité  du  péché  originel  , 
s'engage  en  la  nécessité  de  nier  qu'il  y  ait  un  Dieu.  i22etsuiVc 

Réfutation  et  réponses  apportées  par  les  impies  aux  raisons 
de  la  théologie  et  de  la  philosophie  chrétienne,  et  tirées 
de  l'état  où  nous  sommes  aujourd'hui.  227  et  siiîv. 

Exposition  de  la  doctrine  de  l'Eglise  touchant  l'état  au- 
quel Dieu  créa  l'homme  dans  le  paradis  terrestre.  1^2  et  stiiv. 

Des  desseins  de  la  Providence  divine  de  rendre  les  hom- 
mes saints  en  leur  naissance.  ti» 

Des  desseins  que  Dieu  avait  médités  de  rendre  l'homme  et 
tous  ses  enfants  impassibles,  impeccables  et  immortels 
en  ce  bas  monde.  i^S 

Des  moyens  qu'il  préparc  pour  réussir  en  ces  desseins.  id. 


TABLE    DES    MATIERES.  ^(ji 

Ccsdesscins,  détruits  par  la  malice  du  démon  et  par  la  dé- 
sobéissance d'Adam.  i^y  et  suiv, 

La  manière  dontle  péché  d'Adam  e3t  contracté  par  les 
enfants  en  leur  naissance.  i5o 

Ce  môme  péché  d'Adam  source  de  tous  malheurs.  i5i 

Kaisou  pourquoi  Dieu  a  permis  ce  péché.  i53 

ENTRETIEN  V. 

DB    L'inCAHîTATIOJÏ    DD    VBnBE. 

La  première  proposition  des  impies  contre  le  mystère  de 
l'Incarnation,  tirée  de  la  pureté  essentielle  de  la  vraie 
religion.  167 

Réfutation  et  eîcplicalion  des  difficultés  contenues  dans 
leursdoutes,  et  exposition  des  principales  raisons  qui  ont 
touché  le  cœur  de  Dieu,  et  qui  lui  ont  fait  concevoir  le 
dessein  de  racheter  les  hommes  par  l'Incarnation  de 
son  Verbe.  i3j  et  suîv. 

Deuxième  difficulté  des  incrédules  ,  tirée  de  l'indignité  de 
l'homme,  et  de  l'impossibilité  prétendue  que  Dieu  ait 
tant  aimé  une  si  misérable  créature.  161  ,  162 

Réfutation.  162  ,  iG3 

Troisième  difficulté  tirée  de  l'ingratitude  de  l'homme  ,  et 
du  mépris  qu'il  avait  fait  de  Dieu.  i64 

Réfutation.  i65 

Quatrième  difficulté  tirée  de  l'impossibilité  prétendue 
que  Dieu  ait  employé  un  moyen  si  honteux  et  si  mes- 
séant  pour  racheter  l'homme,  comme  est  l'anéantisse- 
ment et  lamort  de  son  Fils.  166 

flélutation.  id, 

Ciiiquièmedifficulté  tirée  de  la  personne  du  Verbe,  et  dé- 
claration du  mystère.  1C9 

Les  inventions  des  hérétiques  pour  sauver  l'honneur  du 
Verbe  on  confessant  qu'il  s'est  incarné.  169  et  suiv. 

Réponse  à  la  question,  s'il  n'eût  pas  été  à  désirer  que  l'É- 
glise se  fût  abstenue  de  dire  :  Dieu  est  mort  ;  Dieu  a  été 
crucifie^  et  se  fût  conlculée  de  dire:  Le  Sauveur  est  mort. 

Réponse  à  la  question  ,  si  le  Verbe  s'est  incarné,  et  s'il  est 
mort  pour  nous  délivrer  de  nos  maux,  pourquoi  souf- 
frons-nous, pourquoi  mouions-noiis  encore?  179 

ï)iscours  des  grandeurs  du  Verbe  incarné,  »S3 

ENTRETIEN  VI. 

ABBÉGÉ    DE    l'hISTOIRE    DE    KESTOBltS    ET    d'kUTVCIIEZ. 

Nkstoru.'s,  appelé  à  Constantinoplc  par  Théodose,  est  fait 
cvêque  de  la  ville.  196 


392  TABLE    DES    MATIÈRES. 

11  fait  prêcher,  et  prêche  lui-même  son  hérésie  contre  la 
vérité  de  rutiion  hypostalique  et  contre  la  maternité 
de  la  Vierge,  197 

Émotion  populaire  contre  lui  apaisée  par  Théodose.    198, 199. 

yaint  Cyrille  d'Alexandrie  ,  et  quantité  d'autres  évêques 
se  déclarent  contre  Ncstorius.  200 

Le  Pape  Célestin  le  condamne,  et  envoie  à  Saint  Cyrille 
le  mandement  de  prononcer  l'excommunication.  id. 

Saint  Cyrille  lui  envoie  des  évêques  pour  l'invitera  se  re- 
connaître :  il  les  traite  indignement.  201 

Convocation  du  Concile  général  d'Ephèse.  202 

Nestorius  se  transporte  a  Éphèse  ;  refuse  de  se  trouver  au 
Concile  ,  traite  mal  les  députés  de  l'assemblée  :  il  y  est 
condamné.  ,  noù  et  sulv. 

Les  joies  de  la  ville  d'Ephèse,  et  puis  celles  de  Constanti- 
nople  j  lorsque  la  nouvelle  de  celte  condamnation  y  l'ut 
portée.  2o5 

L'empereur  Théodose  le  condamne  lui-même  et  l'envoie 
en  exil.  207 

Eutychez,  accusé  à  Constantinoplo,  dans  un  petit  synode, 
d'avoir  enseigné  qu'il  n'y  avait  qu'une  seule  nature  en 
Jésus-Christ,  et  qu'après  l'Incarnation,  il  n'était  resté 
que  la  nature  divine,  se  défend  ,  et  cherche  divers 
moyens  pour  éviter  la  coiîdamnaticn.  210 

11  a  recours  au  Patriarche  d'Alexandiie  Dioscore  ,  qui  en- 
treprend sa  défense,  en  haine  de  l'ancien  Patriarche  de 
Coustantinople,  qui  l'avait  condamné  le  premier.  215 

Dioscore  demande  à  Théodose  l'assemblée  d'un  nouveau 
concile  à  Ephèse.  L'empereur  y  consent.  Les  évêques 
avertis  s'assemblent  de  tous  les  endroits.  216  et  suiv^ 

Les  tumultes  et  les  désordres  de  ce  concile  transformé  en 
conciliabule  et  en  assemblée  de  démons.  217 

Le  i)atriarche  de  Constaniînople  Flavien  y  est  massacré.     219 

Après  la  mort  de  Théodose  ,  Saint  Léon,  Pape,  prie  Mar- 
cien,  empereur, d'employer  avec  lui  son  pouvoir  pour  as- 
sembler un  autre  concile  général.  L'empereur  y  con- 
sent. 221 

La  ville  de  Nicée  fut  nommée  d'abord  pour  être  le  lieu 
du  concile.  Cet  avis  ayant  été  changé, la  ville  de  Chalcé- 
«loine  fut  choisie.  Les  évêques  s'y  assemblèrent  au  nom- 
bre de  six  cents.  id. 

Dioscour,  accusé,  convaincu  et  condamné  ,  non  -  seule- 
ment d'hérésie  ,  mais  de  quantité  d'autres  crimes  énor- 
mes ,  dégradé  de  la  prêtrise  ,  de  l'cpiscopat  et  de  toutes 
les  charges  et  fonclioiis  ecclésiastiques.  225  et  suiv, 

Théodoret,nyant  fait  l'abjuiation  de  son  hérésie  neslorien- 
ne,  est  absouset  reçu  à  la  communion  des  fidèles.  22G 

Les  aiticles  de  la  doctrine  orthodoxe  dressés,  et  enfin  pu- 
i>lie3  en  1.1  présence  de  l'empereur.  200,  :».3l 


TABLE    DES    MATIERES.  3Q'^ 

Les  articles  de  la  théologie  chrétienne  touchant  le  myslcre 
de  l'incarnation  ,  tirén  de  ces  articles.  iri 

L'histoire  des  Monothélites.  a55 

Le  concile  général,  assemblé  à  Conslantinople  sous  le 
Pape  Agaton  ,  et  l'empereur  Constantin  Pogonat ,  les 
condamnent.  •  a5G 

Macaire,  Patriarche  d'Antioche  ,  premier  défenseur  de 

cette  hérésie,   condamné  et  déposé  de  l'épiscopat.    206  ,  20J 

La  fourberie  du  moine  Polychronius,  qui  voulut  ressusciter 
un  mort.  aôîi 

ENTRETIEN   VIL 

DU    SA1>T    SACBEMENT. 

NoTHE-SKiGj(Eca  sur  nos  autels,  l'unique  véritable  hostie 
qui  fait  que  notre  religion  est  l'unique  véritable  reli- 
gion. 241  et  suiu. 

Le  sacrifice  de  la  messe  contient  les  trois  sacrifices  dos 
trois  vraies  religions.  243 

Les  avaulages  d'une  parfaite  et  dévote  communion.  aSj 

ENTRETIEN  VIIL 

DE    Là     FELICITE    DES    BIE  .t  HECBECX. 

TooTES  les  anciennes  philosophîes  inutilement  occupées  à 
chercher  en  quoi  consistait  la  vraie  félicité  de  l'homme.  361 

Elle  consiste  à  posséder  Dieu  et  à  le  voir.  203 

La  manière  de  cette  vision  .  et  la  manière  dont  nous  aime- 
rons Dieu  dans  le  ciel.  264  et  suiv. 

La  félicité  du  corps  humain  dans  le  paradis  ,  essentielle  et 
accidentelle.  a68 

Les  félicités  extérieures.  ajo 

Recueil  de  toutes  les  propositions  du  discours.  271  et  suiv. 

Pourquoi  J  ésus-Christ,  qui  est  venu  annoncer  de  si  heureu- 
ses nouvelles  et  nous  mériter  des  félicites  si  désirables 
et  si  admirables  ,  est  si  peu  aimé.  2ji 

ENTRETIEN   IX. 

DB    LA    VHAIB    DiVOTlON,    BT    DB    l'aLL1A>CB    DE    LA    VBAIK    RKtI- 
GIO.N    AVEC    CK    BXCELLB.fT    NATUREL. 

L'occASion  de  cet  entretien.  ajS 

Propositions  ,  objections   et  réponses  touchant    la  dévo- 
tion. 7S2etsuii'. 
Si  les  gens  d'espiit  sont  les  plus  propres  à  la  dévotion,  et 


Bgi  TABLE    DES    MATIERES. 

diverses    considéraficms    et    explications    des     vérités 
chrétiennes  stir  cette  question.  29a 

Discoui-s  sur  ces  paroles  :  Infirma  munciiet  content  ptib  il  ta, 
etc.  291 

Que  les  perfections  d'un  excellent  naturel  ne  sont  point 
contraires  à  la  grâce.  Recueil  des  propositions  qui  doi- 
vent être  avancées  et  jointes  ensemble  sur  cet  article.        39a 

Qu'il  n'y  a  point  de  dii'l'éiend  ni  d'hostilité  entre  le  bon 
naturel  et  la  grâce.  293 

Qu'il  y  a  entre  les  deux  utje  différence  inlinie.  id. 

3']n  quoi  consiste  cette  différence.  id» 

Exemple  sur  cette  vérité.  299 

ENTRETIEN   X. 

SUITE    DU    PaéCÉOEiVT. 

QuK,  selon  les  Saints  Pércs,les  bonnes  actions  du  bon  natu- 
rel ,  quand  elles  sont  séparées  de  la  foi  de  Jésus-Christ 
ou  de  la  charité  divine  ,  ne  valent  rien  devant  Dieu.  5oi,3o3 

Considérations  sur  cette  proposition,  ou  diverses  maximes 
avancées  là-dessus  pour  parvenir  à  une  claire  connais- 
sance de  la  vérité.  3o2  et  suiv. 

ENTRETIEN    XI. 

l'histoibe  d'adélaïs. 

Son  extraction,  sa  naissance,  son  éducation.  3a4 

L'occasion  de  son  premier  mariage  avec  Lothaire,roi  d*I- 

talie.  325 

L'accomplissement  et  les  célébrités  de  ce  mariage.  32- 

La  révolte  des  Italiens  contre  son  beau-père  et  son  mari.    328 
Leur  couronne  donnée  à  Bérenger  par  les  révoltés.  3^9 

Son  mari  veut  prendre  la  fuite  et  se  retirer  en  France} 

elle  le  retient.  id. 

Âdélaïs,  quoique  seule  avec  son  mari  dépouillé  ,  ramène 
les  peuples  à  son  parti  par  la  force  de  son  éloquence  ,  de 
sa  sagesse  et  de  sa  beauté.  339,  33o 

Les  deux  factions  s'accordent,  font  la  paix,  et  partagent 
le  royaume  en  deux,  dont  Lothaire  et  Bérenger  sont  les 
deux  rois.  33 1 

Bérenger  empoisonne  Lothaire  dans  un  festin.  532 

Les  larmes  d'Adélaïs.  332 

Durant  son  deuil ,  et  même  durant  les  premiers  jours  de 
son  veuvage  ,  elle  est  recherchée  en  mariage  par  Adel- 
bert,  fils  de  ïiérenger.  553 

Les  réponses  généreuses  de  cette  princesse  aux  ambassa- 


I 


TABLE    DES    MA.T1ÈRES.  89 3 

deurs  envoyés  pour  cette  affaire.  53.J 

Adelbert,  refusé  ,  vient  avec  son  père  pour  emporter  la 
princesse  par  violence  et  par  les  forces  d'une  puissante 
armée.  535 

Ils  assiègent  la  ville  de  Pavie,où  elle  s'était  renfermée.  La 
ville  se  défend.  id. 

Durant  le  siège,  Adelbert,  transporté  d'amour,  se  traves- 
tit ,  entre  inconnu  dans  la  ville,  voit  la  princesse  sans 
se  déclarer.  id. 

La  ville  se  rend  après  une  longue  résistance.  53G 

La  princesse  est  faite  captive.  Durant  sa  captivité  ,  elle 
est  traitée  en  reine,  et  sollicitée, par  toutes  les  inventions 
imaginables,  de  consentir  à  aimer  Adelbert  ,  mais  elle 
le  refuse  constamment.  537 

On  tâche  d'emporter  son  amour,  et  de  l'arracher  violem- 
ment par  les  tourments.    Elle  est  invincible.  338 

On  la  menace  du  grand  malheur  qu'elle  pouvait  craindre; 
elle  trouve  le  moyen  de  s'enfuir  en  pleine  nuit.  id. 

Elle  se  retire  dans  une  forêt  ,  où  elle  passe  quelques  jours 
et  quelques  nuits  sans  nourriture.  33c) 

Sa  retraite  en  la  maison  de  Tévêque  de  Rhegio.  34o 

Par  le  conseil  de  cet  évêque,  elle  se  retire  à  Canuse  chez 
Atho,  son  oncle,  évoque  de  Toscane,  ennemi  de  Béren- 
ger.  540 

Bérenger  et  Adelbert ,  avertis  qu'elle  est  à  Canuse  ,  vien- 
nent assiéger  la  place.  343 

Atho  et  Adélaïs  écrivent  à  Olhon,  roi  de  Germanie  ,  le 
plus  grand  guerrier  de  ce  temps-là,  et  l'appellent  au  se- 
cours. 543  et  suif. 

Othon  entreprend  cette  guerre,  et  passe  en  diligence  en 
Italie.  54  i 

Bérenger,  averti  de  sa  venue,  lève  le  siège  et  prend  la  fuite.  345 

Othon  entre  glorieusement  dans  la  ville, et  épouse  Adélaïs, 

345  et  aitiv, 

Adélaïs,  conductrice  de  l'armée  d'Othon  ,  la  mène  devant 
Pavie  ,où  Bérenger  et  son  lils  s'étaient  retires.  34ô 

Ces  deux  tyrans  abandonnent  la  ville,  qui  se  rend  à  Adélaïs, 
comme  lont  les  autres  villes  de  Cc  royaume-là.  347 

Adélaïs,  rétablie  en  la  possession  de  son  royaume  ,  est 
conduite  par  Othon  eu  Allemagne.  id. 

Tandis  qu'ils  y  sont,  Bérenger  et  Adelbert,  poursuivis  par 
l'armée  victorieuse  d'Othon,  y  sont  amenés  et  enchaî- 
nés. 34s 

Toute  la  noblesse  de  l'Allemagne  assemblée  dans  Aus- 
bourg,  y  vit  arriver  les  deux  captifs.  id. 

Ils  sont  présentés  à  Adélaïs  assise  auprès  de  son  mari  sur 
un  trùne  élevé.  id. 

Leur  harangue  à  Adélaïs.   Les  réponses  admirables  de  la 

bonne  Adélaïs.  id.  et  suiv. 

Elle  rend,  avec  la  permission  de  son  mari,  la  liberté  aux 


39^  TABLE    DES    MATIERES. 

captifi  ,  avec  une  partie  de  son  royaume.  S49 

Bérenger  et  Adelbert  se  révoltent  contre  Otlion  dans  l'I- 
talie. ■  35o 

Villa, feimne  deBérenger,se  retire  dans  une  forteresse,  yest 
assiégée  par  Adélaïs,  qui  commandait  ce  siège.  id, 

"Villa  prise  et  amenée  prisonnière  à  Adélais.  La  réponse 
merveilleuse  de  cette  reine  aux  paroles  hardies  de  la  pri- 
sonnière, id, 

Othon  couronné  empereur  dans  Rome  par  le  Pape  ,  Adé- 
lais couronnée  en  même  temps  impératrice.  55 1 

SECONDE  PARTIE  DE  L'HISTOIRE  D'ADÉLAIS, 

L'histoire  de  ce  qui  arriva  touchant  le  mariage  du  jeune 
Othon  avec  Théophanie,  fille  de  l'empereur  de  Cons- 
tantinople.  552 

Mécontentements  entre  les  deux  impératrices.  356,357  ef5«if. 
Adélaïs,  bannie  de  la  cour  ,  se  retire  en  Bourgogne.  36i 

Le  mauvais  succès  de  l'empire  durant  son  absence.  363 c<  suiv. 
Adélaïs  rappelée  à  la  cour  et  au  gouvernement  de  l'état.  368 
La  mort  de  son  fils  Othoi\.  Son  petit-fils  Othon  Ili  monte 

sur  le  trône.  370 

Adélaïs,  aimée  tendiement  de  ce  nouvel   empereur,  ne 
peut  obtenir  son  consentement  pour  se  retirer  des  af- 
faires de  la  cour.  id. 
L'ayant  obtenu,  elle  consacre  le  reste  de  sa  vie  aux  œuvres 

de  le  dévotion.  372 

Ses  pèlerinages  et  ses  visites  des  égli.ses  les  plus  célèbres.  373 
Les  directeurs  de  sa  conscience.  377 

Le  malheur  arrive  durant  son  absence  en  la  cour  et  en  la 
maison  d'Othon  Ili  ,  par  la  faute  scandaleuse  et  par 
la  mort  funeste  de  la  jeune  impératrice.  379 

Les  lettres  d'Adélaïs  sur  ce  sujet.  38i 

La  mort  d'Adélaïs.  388 


FIN  DE  LA  TABLE. 


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