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DANS LES
CONVERSATIONS
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AVEC LES SAGES ET LES GRAÎS'I>S DU MONDE.
PUBLIÉ PAR LE P. BOUTAULT
Sta LES MAKOâCflixa »c p. COTTO.f , ». A.**. D. J.
QUATRIEME EDITION , AUGMEXTÉE.
JEXTEE. /"O
PARIg^ "
.T. ÎJ-BOUX ET JOUBY, LIBFxAUU'.s
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rue Beutjuerie , i3.
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AU ROI
SIRE
Les vérités que je suis obligé de défendre en cet ouvra-
ge ont des ennemis qui ne me permettent pas de me fier
à mes forces , et qui me font prendre la liberté de venir
où l'on vient aujourd'hui de tous les endroits de l'Europe,
se mettre sous la protection de Votre Majesté.
Quoique j'y vienne après les grands hommes qui vous
ont consacré leur plume, et quoique je voie les exemples
qu'ils me donnent à l'entrée de leurs livres, où ils ont écrit
de si beaux éloges de vos actions glorieuses , et de si ma-
gnifiques descriptions de vos triomphes, mondessein n'est
pas de les imiter.
Depuis que la Renommée vous a elle-même consacré sa
voix , et qu'elle n'a plus d'autre affaire au monde que de
parler des grandeurs de votre auguste personne et de les
publier partout, il semble que c'est là désormais son pri-
vilège, et que le droit et l'honneur de les louer publique-
ment ne sont plus que pour elle seule. Tout ce que j'ose
entreprendre pour satisfaire à mon^zèle , c'est d'écouter
ce qu'elle dit et de vous redire ses paroles.
Il est vrai, Sire, qu'elle ne se plaît pas à parler beau-
coup; elle s'y plaisait lorsqu'elle commença de vous con-
naître, mais elle a depuis changé de métbode. Plus elle a
vu de grandes choses, moins elle a parlé; et maintenant
que la gloire suprême où elle voit votre puissance et votre
réputation élevées par la main de Dieu , l'engage à vous
honorer souverainement, l'honneur souverain qu'elle croit
vous devoir est de renfermer un panégyrique entier dans
un seul mot ; et pour dire tout ce qui peut être dit d'un
grand roi , de ne plus rien dire que votre nom.
IV ÉPITRE,
Néanmoins, comme il est nécessaire que, dans les Indes
et chez les autres peuples de l'Afrique et de l'Asie, elle ex-
plique plus clairement ses pensées , elle le fait sans doute ,
et à mon jugement, sans beaucoup de peine. Je me per-
suade que, pour faire entendre à ces peuples-là une partie
de ce qu'elle sait et de ce que nous voyons dans l'Europe,
elle se contente de leur tenir les mêmes discours qu'elle
tint anciennement chez eux, lorsque, les entretenant sans
flatterie des véritables vertus de l'un des monarques que
le monde a le plus aimés , elle leur disait entre autres
choses :
Qu'il mérita d'être roi, parce qu'il était le premier des
hommes, et qu'il n'eût point laissé de l'être s'il n'eût pas
régné.
Qu'en son bas âge , avant qu'il montât sur le trône , il
n'avait rien appris qu'à obéir ; que dès qu'il y fut, il en-
seigna les rois et les philosophes par ses exemples, et qu'il
se rendit leur maitre en la science de vivre, de parler et
de régner sagement.
Qu'il eut pour naturel ce qui est l'étude et la vertu des
autres rois; qu'être sage et maître de sa colère et de ses
autres passions, être sincère, désintéressé, magnanime,
incorruptible, fidèle en ses promesses et impénétrable en
ses secrets; parler aussi bien qu'il voulait et aussi peu, ce
n'étaient point dans lui des sciences acquises par le tra-
vail ou par l'industrie, mais des présents de la grâce et
des inclinations de la nature.
Qu'il ne cessa de vaincre que lorsqu'il ne trouva
plus d'hommes qui pussent ne pas l'aimer, ou qui ne
pussent pas vaincre eux-mêmes la jalousie, qui rendait
ses succès insupportables à leurs yeux.
Que ce qu'il y eut de merveilleux et de très-particulier
en son courage et en sa conduite durant les guerres, fut
que, par ses premières victoires, il apprit la science de pren-
dre les villes et de soumettre les peuples sans les dé-
truire , et de ne pas faire des millions de malheureux pour
faire un vainqueur.
Que jam.ais les princes alliés n'eurent de meilleur et de
plus constant ami, ni les officiers d'une cour de meilleur
maître, ni les peuples obéissants de meilleur père, ni les
ennemis domptés et soumis de plus aimable protecteur.
ÉPITRE. V
OU de plus heureuse fortune que d'avoir été forcés par ses
armes à lui obéir et à l'aimer.
Qu'il se donna des soins extrêmes pour bannir le crime
et l'impiété de son royaume et pour y établir le repos;
qu'entre les raisons qui le touchèrent en cela, une des
plus remarquables fut qu'il prévit, par les mouvements se-
crets de son cœur, que, lorsqu'il se trouverait des miséra-
bles parmi ses sujets, il en serait le plus à plaindre, et
qu'il sentirait leurs pemes plus qu'eux-mêmes.
Qu'il fut véritablement un grand roi, puisqu'il rendit
les autres rois heureux et puissants, et qu'il sut les moyens
de s'élever , malgré l'envie , assez liant pour atteindre jus-
que là par ses bienfaits. Du moins, ce fut en son temps
que le monde ouvrit les yeux , et qu'il connut, quoiqu'un
lieu tard, que la fin des guerres et le remède des afflic-
tions publiques serait qu'il y eut en chaque siècle un mo-
narque qui méritât d'être aimé et d'être estimé des autres
princes autant qu'il faudrait pour régner dans leur cœur ,
et pour devenir le confident de leurs desseins, le protec-
teur de leurs droits et l'arbitre de leurs différends; que
pour lors, une parole ou un arrêt de sa sagesse suffirait
pour [apaiser ces inimitiés fatales entre les maîtres du
jnonde, dont on a toujours cru qu'elles ne pouvaient être
éteintes que dans des déluges de sang répandu, ou étouffées
sous les ruines du genre humaiu.
Qu'il ne se proposa personne pour l'imiter durant son
règne en ses hautes entreprises, et qu'il connut de bonne
heure que l'homme ne fait jamais parfaiten^ent bien ce
qu'il fait par imitation. Cette maxime ne lui fut pas ins-
pirée par l'orgueil : l'instinct admirable qui l'instruisit à
faire de grandes actions sans exemple et sans modèle , le
rendit assez humble pour ne pas mépriser les bons exem-
ples, et assez sage pour ne rien faire de lui-même qui ne
méritât d'être imité.
Que ses actions ne furent pas moins exemplaires que
merveilleuses; que ce fut par elles et par la grâce dont il
les anima qu'il fit entrer ses maximes dans les esprits , et
qu'il forma tout ce qu'il y eut de grands hommes qui tra-
vaillèrent sous lui , ou qui commandèrent ailleurs.
Enfin, qu'il fut un roi que chaque prince tâcha d'imi-
ter, que chaque nation désira de \oir, que chaque ennemi
Vt ÉPITRE.
fut contraint d'aimer, que les provinces et les villes,
transportées d'admiration en le voyant entrer chez elles
durant les triomphes, appelèrent chacune leur bien-aimé ,
et toutes d'une voix commune, le bien-aimé de l'univers!
Sire', il y a de longues années que la Renommée tenait
véritablement ces discours chez les Indiens , dans l'Afri-
que et dans l'Amérique. Elle a commencé depuis quelque
temps à les tenir aussi dans l'Europe: ce sont comme au-
tant de portraits qu'elle vient tracer dans la France,' et à
la suite de votre Cour.
Le peu que je viens d'écrire est une petite copie que
j'en ai tirée. J'ose l'exposer aux yeux de Votre Majesté.
Tout ce qu'il m'est permis d'en dire, c'est que ce me serait
un bonheur extrêsne qu'il y parût quelques marques d'où
elle pût connaître avec combien de zèle et de respect je
suis,
SIRE ,
DE Votre Majesté ,
Le très-humble et très-obélssînt
serviteur et sujet.
AVANT-PROPOS.
Le théologien dont il est question dans cet ou-
vrage, vivait sous le règne de Henri-le-Grand.
Il fut appelé à la cour, et il y eut un emploi
des plus honorables. Le roi fit état de sa per-
sonne et de ses conseils, et se plut à ses entre-
tiens ; il lui fit même la grâce , lorsqu'il le con-
nut parfaitement , de l'honorer de sa confiance
intime , et de lui témoigner des bontés très-
singulières , et qui furent enfin trop glorieuses
pour n'être pas insupportables à la jalousie.
Ceux qui se sentirent offensés de son bonheur,
conspirèrent inutilement à le détruire par leurs
médisances. 11 conserva dans la cour , au milieu
des mensonges et des trahisons , la réputation
qu'il y avait apportée d'être un des plus sages et
des plus savants hommes de son siècle.
Comme Sa Majesté désirait que son mérite fut
particulièrement connu des grands du royaume ,
îorsqu'ellevoyaitdes princes et d'autres personnes
d'esprit et de qualité autour de sa table ou dans
sa cliambre , elle l'ensafieait à les entretenir en
lui proposant des questions sur la morale et sur
la théologie, ou bien quelques difficultés curieu-
ses sur d'autres sujets propres à le faire écouter
par des courtisans avec plus d'attention et plus
de plaisir.
Il s'enoraoreait souvent lui-même à ces sortes
a entretiens , lorsqu'il se rencontrait en des
compagnies où il ne pouvait pas se taire sans
trahir la religion , et où sa conscience l'obligeait
à soutenir les vérités de l'Évangile contre les
blasphèmes des libertins, et contre les subtilités
de ces philosophes qui entreinonnent de détruire
VIII AVANT-PROPOS.
par leurs raisonnements tout ce qu'ils ont appris
de la nature et de la foi durant leur bas âge.
Il disait en ces compagnies-là des choses qui
semblaient d'ordinaire assez bien dites pour avoir
été dictées par le Saint-Esprit. La Providence, qui
les lui inspirait, ne permit pas qu'il s'en oubliât.
Une des coutumes de cet homme sage au
retour des conversations était d'écrire ce qu'on
lui avait proposé , ce qu'il avait répondu , et
ce qui s'était passé de plus remarquable durant
les disputes.
Son espérance était que, quelque jour, il aurait
le loisir de mettre ses écrits en ordre , et qu'il en
ferait un présent au public et à la postérité.
Quelques-uns de ses amis , qui héritèrent de ses
papiers, et qui furent les témoins de ses pensées
les plus secrètes , conçurent la même espérance;
mais la mort , qui l'avait prévenu , les prévint
eux-mêmes. Il ne fallait pas qu'elle fît ensevelir
avec eux un si louable dessein. Cet ouvrage est
un effort que j'ai fait pour l'en empêcher , et
pour rendre à la France ce qu'ils lui avaient des-
tiné par leur testament.
Je me suis donné les peines et les soins que
l'affaire méritait; mais ce n'a pas été sans juger
d'abord que le plus grand succès que je devais
me proposer, c'était de ne pas m'éloigner de ses
sentiments ; c'est beaucoup même , eu égard à la
manière dont ces sortes de mémoires ont cou-
tume d'être écrits.
Peut-être que quelques-uns m'attribueront ce
que Sidonius disait en faveur d'un de ses amis ,
qu'il avait assez bien lu les minutes d'un homme
savant et sage, puisqu'il avait très-bien deviné
ce qu'il voulait dire. Tout ce que j'avance, c'est
que s'il se trouve ici quelques fautes, on ne doit
les attribuer qu'à ma plume.
AVANT-PROPOS. IX
Les lumières que j'ai reçues des personnes
qui le connurent familièrement lorsqu'il fut éloi-
gné de la cour, et qui apprirent durant leurs
conversations une partie des choses arrivées
dans les conférences , m'ont beaucoup aidé à ne
pas m'égarer en des endroits où il y avait de
l'obscurité.
Ce que je puis dire de mon travail, c'est que mes
forces n'ont pas égalé mon zèle ni mes peines ,
mais que mes peines n'ont pas elles-mêmes ré-
pondu aux obligations que j'avais et que j'aurai
toujours à la mémoire de ce cher bienfaiteur.
Je n'eus le bonheur de lui parler et de l'ap-
procher qu'environ deux ans avant qu'il mourût.
Il ne laissa pas en ce peu de temps d'avoir le
loisir et la bonté de me faire des grâces que j'au-
rais tort d'oublier avant et après ma mort.
Quelques considérations ne m'ayant pas pcimis
de lui donner son propre nom , je lui ai donné
celui d'Eugène. Ceux qui ont lu l'histoire de sa
vie ne douteront pas que je ne l'aie fait pour me
conformer aux sentiments du roi son maître. Au
moins , si nous voulons renfermer dans un seul
mot la louange ordinaire que Sa IMajesté lui don-
nait , d'être l'homme le mieux né et du plus
aimable naturel qu'elle eût jamais vu , nous n'en
trouverons point de plus propre que ce mot
d'Eugène, qui signifie en trois syllabes les mêmes
choses que ce grand prince voulait exprimer par
quatre paroles. Il semble qu'il porta ce nom dès
le berceau; et ce fut très-sagement que le pané-
gyriste qui fit l'éloge de ce théologien après sa
mort, remarqua qu'il avait toujours paru sur
son front un air qui attirait les yeux des autres,
et qui était comme la couronne de l'empire que
son Ame avait sur les cœurs par la modestie de
son visnge et par la tranquillité de son esprit.
X AVANT- PROPOS.
Il est vrai que cet homme, né pour les gran-
des actions , se trouva toujours au milieu d'une
multitude de grandes affaires , et au milieu des
bruits et des mouvements du monde , mais il n'y
perdit point son repos. Les révolutions de la
cour , et toutes les agitations du temps et de la
fortune, n'eurent point la force de l'ébranler , ni
de le retirer de son centre, ni de troubler ses
dévotions.
Son âme était de la nature des étoiles qui vont
répandre partout leurs influences , et qui suivent
jour et nuit les courses du firmament sans jamais
quitter leur place, et sans cesser d'être immobi-
les. Je veux dire que le même amour qui l'atta-
chait aux volontés de Dieu, et qui l'obligeait de
les suivre au travers des persécutions et des au-
tres peines d'une vie apostolique, l'attacîia cons-
tamment à sa coutume de s'entretenir continuel-
lement avec Dieu, et de goûter, durant les plus
fâcheuses distractions de son emploi, les douceurs
célestes de la vie solitaire et intérieure.
C'est là , dit Saint Augustin , le vrai miracle
que Dieu opère dans les personnes qu'il a choi-
sies pour les employer aux desseins de sa provi-
dence , et pour confier à leurs soins les plus chers
intérêts de l'État et de la Religion. L'esprit, dit-
il , de ces grands hommes , semblable à celui
de Dieu, entre dans les affaires du monde, et il
leur donne le mouvement , mais ne s'agite pas
avec elles ; il y descend sans y tomber et sans
s'y répandre.
En un mot , ce théologien était dans la Cour ce
qu'est une ombre sur le cadran d'un palais : re-
gardée et considérée des princes et d'une infi-
nité de personnes, mais uniquement attentive et
occupée à suivre son soleil , et à se trouver à
chaque heure à l'endroit qu'il lui marque par sa
AVANT- PROPOS. XI
lumière ; elle marche toujours , sans qu'il paraisse
qu elle se remue. Cet homme de Dieu ne trou-
vait pas le loisir de s'arrêter ni d'être oisif du-
rant un moment ; il semblait néanmoins , par sa
modestie, qu'il n'avait aucun soin , et qu'il jouis-
sait d'un parfait repos.
J'ai changé les noms de la plupart des person-
nes dont il est parlé dans les conférences dont
j'écris l'histoire : il s'y dira des vérités qui peut-
être ne plairaient pas aux héritiers de leurs pro»
près noms.
LE
THEOLOGIEN
DANS LES COiNVERSATIOlNS.
ENTRETIEN I.
DE l'existence DE DIEU.
La première de ces conférences fut tenue à la
campagne chez un gentilhomme de très-haute qua-
lité, et il s'y passa des choses que les témoins ont
jugées dignes d'être remarquées avec un soin par-
ticulier, et que la France , comme je crois , ne ju-
gera pas indignes de paraître dans un plus grand
jour, et d'être connues aujourd'hui.
Ce seigneur, qui n'était pas moins illustre par
ses actions que par sa naissance , et qui mérita de
porter le nom d'Auguste, retournait d'une pro-
menade qu'il faisait d'ordinaire le matin durant
les grands jours d'été , et entrait dans l'avenue de
sa maison, lorsqu'il rencontra le théologien dont
je parle, et que je suis ohligé d'appeler Eu-
Auguste le connaissaitdepuis peu, s'étant trouvé
quelques jours auparavant dans une assemhlée de
personnes savantes , où ce théologien défendit
avec honneur les vérités de l'Église , et parla fiès-
à propos sur toutes les questions qui y furent pro-
posées. L'esprit , la sagesse et la modestie qu'il
I-
t
ENTRETIEN I.
lit paraître en ses réponses , donnèrent a Augnste
beaucoup d'estime pour lui , et après les autres
civilités , l'obligèrent à lui demander son amitié ,
d'une manière et en des termes qui méritaient bien
€€ qu'il demandait.
C'était pour reconnaître en quelque sorte tou-
tes ces bontés d'Auguste qu'Eugène voulut l'as-
surer chez lui de son obéissance et de son respect,
et qu'il alla lui rendre visite. Auguste fut ravi de
le revoir, et lui dit, en l'embrassant, tout ce
que l'honnêteté et l'amitié ont coutume de faire
dire en ces rencontres , mais il ne lui dit rien qu'il
ne sentît dans le cœur. Les reparties d'Eugène ne
furent pas moins civiles ni moins sincères : de
sorte que, marchant ensemble, et s'entretenant de-
puis l'entrée de l'avenue jusqu'à la maison , ils
reconnurent avec plaisir que «l'amitié se lie aisé-
ment entre deux personnes qui ont les mêmes in-
clinations et le même esprit.
Cet enti'etien particulier, quoique assez long,
dura moins qu'ils n'espéraient. Dès qu'ils arri-
•vèrent , ils furent avertis qu'on allait servir. Sur
quoi Auguste, ayant pris la main d'Eugène pour
le conduire : Vous ne vous repentirez pas, lui dit-
il , de m'êlre venu voir : il y a ici une compagnie
qui vaut bien la peine que vous avez prise. C'est
vous que je cherche, repartit Eugène ; et pourvu
que vous ayez la bonté de me souffrir, je n'aurai
pas sujet de me plaindre ni de désirer autre cho-
se. Ils en étaient encore l'un et l'autre sur le com-
pliment , lorsqu'ils entrèrent dans la salle où la
compagnie les attendait.
Outre la dame et la fille de la maison, et Jeux
autres dames delà première qualité , il s'y trouva
ce qu'il y avait de gentilshommes de marque dans
le voisinage. Le plus considérable était Léonce, ne-
veu d'Auguste , jeune seigneur fort estimé pour
ENTRETIEN I. 3
son esprit, savant même , et digne de la re'putation
qu'il eut presque dès le bas âge, d'aimer les livres
et de bien dire ce qu'il avait lu. Il s'y trouva aussi
un certain personnage nommé Tiburce, qui n'é-
tait pas de condition ni de mérite à se trouver là î
c'était un homme de basse naissance et libertin
de profession, qui avait fait sa fortune en des aca-
démies secrètes et à la cour , par une nouvelle
philosophie , que quelques riches courtisans pré-
férèrent à tout ce qu'ils savaient, et qu'ils ache-
tèrent aux prix qu'il voulut. L'amitié que Léonce
avait contractée malheureusement avec lui , faisait
qu'Auguste le souffrait quelquefois en sa maison,
en sa présence, et qu'il dissimulait la peine qu'il
sentait à le voir et à l'entendre parler.
Après le repas, toute cette compagnie passa de
la salle dans le jardin , et a6n de jouir plus dou-
cement du plaisir que les entretiens d'une si belle
assemblée faisaient espérer, elle alla s'asseoir au
milieu du bois , en une place où l'on trouvait la
fraîcheur et l'ombre , et tout ce qui peut rendre
une solitude délicieuse et commode au temps des
chaleurs. Ce fut là que tant de nobles personnes
s'arrêtèrent pour y passer quelques heures , en
attendant que le soleil leur permît d'aller cher-
cher plus loin d'autres divertissements.
Le jour d'auparavant, la plupart de cette même
compagnie s'étalent assemblés au même endroit ,
et il y avait eu du bruit au sujet de quelques pa-
roles qui y furent dites et soutenues indiscrète-
ment. Auguste, selon sa coutume de présenter
des occasions de parler à ceux qui parlaient bien ,
avait proposé ce jour -là une question qui enga-
gea ces Messieurs à discourir.
La question était celle qu'on agite aujourd'hui
en plusieurs écoles, si les bêtes ont quelque sorte
de raisonnement , ou s'il n'y a que le seul instinct
I.
4 ENTRETIEN I.
qui les gouverne , et en quoi consiste précisément
la spiritualité de notre âme, et sa différence prin-
cipale d'avec les âmes corruptibles et matérielles.
Les uns et les autres dirent ce qu'ils pensèrent là-
dessus , et rapportèrent quantité de remarques
curieuses , tirées de l'histoire de la nature et des
livres des physiciens anciens et modernes.
Ces gentilshommes savaient assez de choses
pour des courtisans de leur âge , et il est vrai qu'ils
parlaient bien, mais non pas toujours. Leurs paro-
les s'accardaient souvent avec leur cœur, où il y
avait peu de religion. Quelques-uns d'entre eux,
durant la dispute , n'eurent pas la discrétion de ca-
cher leurs pensées et leurs impiétés secrètes : ils
avancèrent des paroles dont le sens était que les
âmes des hommes et celles des bêtes sont de même
espèce et de même rang dans l'ordre de la nature,
et quoiqu'ils tâchassent de déguiser ce qu'ils di-
saient, la crainte et le respect n'empêchèrent pas
leur témérité de le dire clairement, et d'offenser
Auguste et les plus sages de la compagnie.
Les dames s'en plaignirent hautement. Susanne,
femme d'Auguste , en fut d'autant plus touchée
que Léonce était de leur nombre, et qu'il en était
par une mauvaise habitude qui s'était formée dans
son esprit d'avoir à chaque rencontre des doutes à
proposer contre les vérités les plus saintes.
Cette sage et dévote dame, qui, le lendemain,
sentait encore son déplaisir sur le cœur, vint à la
seconde conférence dont nous allons parler, avec
dessein de se satisfaire, et avec l'espérance qu'elle
en trouverait le moyen et l'occasion. Elle ne les
chercha pas longtemps. Voici ce qui lui donna la
pensée de s'adresser et de [se fier au théologien
nouvellement arrivé, qui lui sembla n'être venu
que pour l'aider en son dessein inspiré de Dieu.
Le hasard ayant voulu que la conversation com-
ENTRETIEN I. 5
mençât par un discours de chasse et de vénerie,
et qu'en racontant quelques histoires de la ruse
des oiseaux, on prononçât deux ou trois fois le
mot d^instinct , un de ces gentilshommes, nommé
Sylvère, s'avisa de demander à Eugène ce que c'est
que l'instinct des bêtes. Son intention était que ce
théologien , en suivant la voie des philosophes
chrétiens, et raisonnant selon les principes de la
religion , s'embarrassât et se perdît dans des la-
byrinthes, et que, durant ses égarements, il don-
nât à la compagnie sujet de penser qu'ils avaient
bien fait, dans la dispute précédente, de se détour-
ner du chemin commun et de former une nou-
velle philosophie.
Eugène , sans examiner et sans pénétrer son
dessein, fit ce que voulut la civilité , et répondit
à la question en peu de paroles, et modestement.
Sa proposition fut que Tinstinct des animaux
est du nombre de ces sortes de merveilles qui sont
claires et manifestes à notre esprit, mais que nous
lie pouvons exprimer par nos paroles, et que nous
appelons ineffables. Il me semble, ajouta-t-il ,
que nous ne pouvons le mieux définir que par le
mot qui est aujourd'hui fort ordinaire en de sem-
IJables occasions, en disant que c'est ufi Je ne sais
(jitoi, une je ne sais quelle lumière spirituelle, ou
(juelle particule de sagesse et de raison qui est en-
fermée dans une âme matérielle et brutale, et qui
fait au dedans des bétes ce que l'homme fait au
dehors et visiblement envers elles.
Sylvère , saus se donner le loisir de considérer
ni peut-être d'écouter le dernier mot de celte ré-
ponse, reprit brusquement la parole:
Oui,dil-il; mais, s'il y a de la sagesse et de la spi-
ritualité dans les actions des bêtes aussi bien ijuc
(îans les aclions des hommes, ne jugez-vous pus
qu'il est difficile de comprendre ce qu'on nous
6 ENTRETIEN I.
oblige de croire , qu'il se trouve une différence
extrême entre nos âmes et les leurs , que les leurs
sont mortelles et matérielles, formées de terre et
de boue ^ les nôtres divines et incorruptibles.
Non , Monsieur, répondit Eugène , je n'ai point
de peine à croire ni à concevoir qu'un cheval n'est
point sage et qu'il n'a point de raison , quoiqu'il
marche dans le droit chemin et qu'il soit conduit
sagement par un cocher. Vous sortez de la ques-
tion , répliqua le gentilhomme. Vous ne m avez
pas entendu , reprit Eugène. Obligez-moi d'en-
tendre les deux ou trois paroles que j'ajoute, et
qui vous expliqueront ma pensée.
La compagnie écouta curieusement ce qui suit ,
et Eugène le prononça dignement, et avec autant
de force que de grâce et de modestie:
Vous saurez, s'il vous plaît, dit-il à ce même
gentilhomme, que la nature a donné aux animaux
privés de raison , deux maîtres , ou deux direc-
teurs : l'homme et l'instinct. L'un et l'autre les
dirigent , et les font aller où il faut qu'ils aillent,
mais il y a quelque différence en leur méthode de
diriger. L'homme, en conduisant les bêtes , est
hors d'elles et auprès d'elles , et toutes les ac-
tions de sa conduite sont extérieures, et visibles
aux yeux. L'instinct est au milieu d'elles, caché
dans leur imagination et dans leurs organes, et là,
il agit secrètement et sans être vu. C'est un guide
intérieur qui les mène, qui les pousse, qui les ar-
rête, qui les détourne, qui leur inspire des façons
de se défendre, et des façons de travailler inimi-
tables à l'esprit humain , et tout cela , par la
bonté de la Providence, qui, connaissant que ces
pauvres brutes, dans une infinité de rencon-
tres , ne pourraient pas être nourries , ni logées ,
ni conservées, sans un secours étranger et sans
un soin miraculeux , a voulu faire ce miracle , et
ENT lETIEN I. 7
allumer dans leur imagination aveugle quoique
rayon d'intelligence qui les éclairât durant les
dangers, et leur montrât les voies et les moyens
d'en sortir.
Mais la merveille la plus digne de réflexion est
que cet inslinct qui se trouve dans l'animal n'est
pas quelque chose de l'animal, et quoiqu'il lui
donne la force et le mouvement , qu'il n'est point
son âme et qu'il ne lui donne point la vie. 11 lui
fait faire des actions de raison sans le rendre sage
ni raisonnable, et sans lui donner la connaissance
de ce qu'il fait ; il l'aide à travailler , mais il ne
l'instruit pas ; il le conduit aux endroits où il doit
aller , mais il le laisse toujours aveugle ; il lui fait
observer dans un ouvrage tous les préceptes de
l'art et toutes les règles de la science , mais il le
laisse toujours ignorant : en un mot, il ne change
point sa nature de bête , et il ne lui ôte point sa
différence d'avec l'homme, quoiqu'il le fasse a^ir
d une manière qui n appartient qu a 1 homme.
Non, Messieurs , l'intelligence des brutes n'est
point à elles; elle ne les ennoblit point en les gou-
vernant ; et tout ainsi qu'un cavalier qui fait que
son cheval aille droit où il faut aller ^ et que, du-
rant uu voyage de cent lieues, il ne sorte jamais
du vrai chemin , ne fait pas que son cheval ait de
l'esprit ni qu'il soit comparable à son serviteur,
quoique celui-ci peut-être se soit égaré souvent,
de même l'instinct qui pousse le lièvre à sauter
et à marcher en l'air autant qu'il peut lorsque les
chiens le poursuivent, et qui , durant la chasse,
inspire aux loups et aux renards des subtilités ei
des ruses si admirables, ne fait pas que ces bêtes-
là vaillent mieux qu'un villageois qui se laisse
prendre par ses ennemis faute d'invention et d'a-
dresse , et n'empêche point que ce ne soit une
folie de comparer leur âme matérielle à la
8 ENTRETIEN ï.
sienne, ou de soupçonner qu'il y ait de légalité.
Sur quoi vous remarquerez , s'il vous plaît,
qu'en tous les genres et en toutes les espèces des
créatures d'ici-bas, nous en voyons plusieurs pous-
sées par des mouvements qui surpassent leur na-
ture , et qui ne conviennent qu'à un être de plus
haut rang et de plus noble condition , sans toute-
fois que ces mouvements surnaturels et honorables
relèvent la bassesse de leur naissance, et qu'ils
changent rien en leurs propriétés essentielles.
Il y a des pierres et des métaux , comme l'ai-
mant et le fer, qui font des actions propres à la vie,
et qui se remuent d'eux-mêmes sans être poussés
par une cause étrangère , ni emportés par leur pe-
santeur ou parleur légèreté. Il ya des plantes,
comme les palmiers , qui font des actions anima-
les, et qui semblent avoir un cœur et des passions,
et rechercher, en s'embrassant mutuellement, les
douceurs et les plaisirs d'une véritable amitié. Il
y a des bêtes qui font des actions d'homme, jus-
qu'à bâtir leurs maisons selon les règles de l'ar-
chitecture, comme les castors, et jusqu'à établir
parmi elles des républiques et des magistrats,
comme les abeilles. Enfin il y a des hommes qui
font des actions de Dieu , comme les prophètes
qui prédisent les choses du temps à venir, ou qui
ressuscitent les morts, ou qui exercent les actes
divins d'un pur amour, actions surnaturelles dont
le principe s'appelle grâce dans les hommes , ins-
tinct dans les bêtes, sympathie dans les plantes,
vertu secrète dans les métaux , partout , qualité
occulte , ou , comme j'ai dit , un je ne sais quoi
qui n'a point de nom.
Mais ce je ne sais quoi ajouté à la nature d'un
chacun , en lui donnant de plus nobles mouve-
ments que les siens , ne change point cette nature ;
vt quoi qu'en pensent les ignorants , quand ils
ENTRETIEN I. Q
voient ces miracles, il ne fait pas que l'homme
soit Dieu, que la bète soit raisonnable, que la
plante soit sensible ni que la pierre soit vivante.
Quelques philosophes l'ont voulu dire , mais on
s'est moqué d'eux; il n'y a point eu d'école qui ne
lésait traités d'extravagants ; et s'il y a de l'extra-
vagance àcroire qu'une herbe qui remue et qui s'en-
fuit lorsque le mouton approche , est du nombre
des bctes, et qu'elle a une imagination craintive, il
y en a bien davantage à s'imaginer qu'une fourmi,
qui se pourvoit durant l'été , est du nombre des
hommes et qu'elle a de la raison. Mais la folie serait
extrême, si quelqu'un voulait soutenir que Dieu
n'est pas éternel, ni incréé non plus que nous, parce
que nous lui sommes semblables en quelque chose,
et que nous faisons des miracles comme lui; ou
bien de soutenir que nous autres hommes , nous
ne sommes pas plus hommes que les betes, et
parce que les singes font des singeries semblables
à nos actions, que nous avons tort de nous préfé-
rera ces brutes ingénieuses. C'était une brute plu-
tôt qu'un philosophe, celui qui avança autrefois
dans ses thèses que nos avantages prétendus au-
dessus des éléphants et des aigles, étaient des son-
ges de notre orgueil ; que ces nobles animaux va-
laient du moins autant que nous; que, sous des fi-
gures différentes , ils avaient des âmes de même
condition , et que notre raison divine et notre im-
mortalité future n'étaient que des fables.
Ce peu de discours ne fut autre chose qu'une
réponse précise à ce que Sylvère avait demandé.
Eugène croyait que ce gentilhomme irait plus loin,
et qu'il voudrait savoir si cette particule de sa-
gesse et de spiritualité enfermée dans l'imagina-
tion des hèles, est un accident ou une substance;
si elle est l'instrument ou le principe de leurs ac-
tions ingénieuses, et il espérait que, par ccsques-
1*
lO ENTRETIEN I.
lions, ils entreraient dans des difficultés et dans
des ténèbres où les lumières de la philosophie
chrétienne auraient plus de force et éclateraient
davantage. Mais le gentilhomme ne répliqua rien,
et sembla consentir aux propositions d'Eugène.
Les autres se turent aussi. Je ne sais si ce fut le
respect ou la crainte qui les fit taire ; il y a de
l'apparence qu'ils n'eurent pas le temps de rien
dire, parce que Susanne fut extrêmement prompte
à les prévenir , et à prendre la parole dès qu'Eu-
gène eut achevé de parler.
Cette dame, ravie des choses qu'elle venait d'en-
tendre, et persuadée qu'elle avait trouvé ce qu'elle
cherchait , prit hardiment l'occasion , et vint à son
point sans plus différer. Par une sainte malice,
elle engagea Léonce à déclarer lui-même ses pen-
sées à ce théolegien si habile , et à lui découvrir
ses plaies, qui avaient besoin d'une aussi savante
main que celle-ci. Monsieur , dit-elle en s'adres-
sant à Eugène et en lui montrant Léonce , vous
parlez si bien que je puis espérer de votre bonté
que vous voudrez bien prendre la peine de con-
vertir ce jeune gentilhomme que voilà , qui témoi-
gnait hier beaucoup de difficulté à croire que no-^
tre âme soit immortelle , et même, dernièrement
encore, à croire qu'il y ait un Dieu.
Madame , repartit Léonce, m'accuser devant
une si grande compagnie , c'est me commander de^
me défendre. Pour vous obéir, je dirai que je n'a«
jamais été si hors de moi, ni si perdu de jugement
et de conscience que de douter que le monde ait
été fait par un Créateur, et qu'il soit gouverné par
ses soins et par sa sagesse. Ce que j'avançais der-
nièrement , c'est qu'il y a trois ou quatre choses
fort nécessaires aux hommes et fort importantes
pour leur bien public, qu'on cherche depuis long-
temps , et qu'il semble qu'on ne trouvera jamais,
ENTRETIEN I. II
comme la pierre philosophale, le mouvement per-
pétuel , la démonstration de l'existence et de la
vérité de Dieu; et j'ajoutai, principalement tou-
chant la dernière, qu'il y a longtemps que je cher-
che celui qui me la découvrira, et qui sera plus
heureux que tant d'autres, dont les entretiens et
les écrits n'ont pas beaucoup contenté les philo-
sophes éclairés. Si Monsieur, que vous avez prié
de me convertir , avait quelque nouvelle lumière
là-dessus et quelque secret digne d'être su , je
l'apprendrais volontiers , et je me ferais honneur
de lui en être obligé.
Eugène, touché d'une juste colère de voir qu'il
y eût des hommes qui osassent demander si nous
sommes les créatures d'un Dieu , voulut que le
gentilhomme s'en fâchât aussi , et que, sous un
nom supposé, il se condamnât lui-même, et qu'il
connût combien sa question était imprudente et
déraisonnable. Il témoigna qu'il ne comprenait
pas bien ce que Léonce désirait de lui.
Je désire , dit-il, entendre quelque raison qui
prouve et qui convainque démonstrativement qu'il
y a un Dieu.
Oui, Monsieur, très-volontiers, repartit Eugè-
ne , et en un mot, pourvu que vous m'accor-
diez auparavant une autre grâce. On a parlé
à table des belles actions de votre père et do
la noblesse ancienne de votre illustre maison :
obligez-moi de me dire ce que vous répondriez
à un philosophe qui entreprendrait maintenant de
raisonner et de disputer avec vous sur ce qu'on
a dit, et qui voudrait que, par des preuves éviden-
tes et incontestables, vous lui fissiez voir que ft ti
IMonsieur votre père était gentilhomme et hom-
me d'honneur.
Léonce se laissa prévenir par la colère; sa re-
partie fut prompte et ferme : Je répondrais, dit-il,
12 ENTRETIEN I.
qu'il n*est pas besoin de le prouver , qu'il n'y a
que les fous qui en doutent.
Monsieur, reprit aussitôt Eugène, vous me don-
nez ma réponse : voilà justement ce que je puis
et tout ce que je dois vous dire sur la question
que vous m'avez proposée.
Ce gentilhomme , qui était prêt à parler de la
subordination des mouvements de la nature, et
qui s'était formé lui-même sa méthode pour sur-
prendre les théologiens, et pour les conduire en
des labyrinthes d'où il s'imaginait qu'ils ne pou-
vaient pas sortir, se voyant mis hors de son che-
min, et comme inopinément égaré, n'eut point
d'autre repartie que de demander où il était, et
de dire : Comment, Monsieur ?
Yous ne voulez pas, poursuivit Eugène, qu'on
raisonne sur la noblesse d'un homme mortel, ni
qu'on vous demande des preuves de sa vertu ,
parce qu'elle vous paraît indubitable, et parce
qu'on ne peut discourir ni disputer là-dessus sans
vous offenser , cependant vous voulez qu'on rai-
sonne et qu'on forme des questions et des dou-
tes sur les grandeurs et sur l'éternité d'un Dieu ,
et vous ne craignez pas l'affront que vous et nioi^
et tous ceux de la compagnie devons recevoir
d'entendre ce raisonnement et cette dispute? Nous
sommes à Dieu plus qu'à notre père: nous avons
dans notre personne beaucoup plus de ses bien-
faits, et plus de sa substance et de sa vie que de
celle d'aucun bienfaiteur ni d'aucun parent. Il
est nôtre plus que nous-mêmes; chaque respiration
de nôtre cœur, chaque mouvement de nos yeux
est un chef-d'œuvre de sa sagesse et de sa puis-
sance infinie , et vous voulez qu'au lieu de penser
à notre devoir de l'adorer et de l'aimer éternelle-
ment, nous examinions s'il est digne d'être aimé
et d'être adoré? que nous doutions même s'il est
ENTRETIEN 1. l3
au monde, ou s'il y peut être , et s'il est autre
chose qu'une idole formée des songes de l'esprit
humain ? Quelle ingratitude et quel scandale ! A
quoi pensez-vous, Monsieur, à quoi pensent vos
philosophes et vos maîtres ? Est-ce moi seule-
ment, ou ces dames dévotes et modestes, n'est-
ce pas vous-même qui devez être honteux de ces
entretiens, qui devez vous fâcher contre vous, et
tremhler d'horreur , en formant ou en écoutant
ces sortes de questions et de curiosités impies ?
N'est-ce pas ie ciel et le soleil qui en doivent rou-
gir? Quiconque demande qu'on lui prouve la vé-
rité du Créateur, offense et outrage toutes les
créatures.
Léonce, qui, tandis qu'Eugène parlait, eut le
temps de se reconnaître un peu, répondit avec
assez de réflexion et d'adresse : Tellement donc,
]\Io!isIeur, que vous dites que c'est offenser et
faire rougir un homme savant que de le prier
d'entretenir les compagnies des grandeurs de la
Divinité, et d'enseigner quelles sont les preuves
et les démonstrations de son éternelle existence.
Je rougis, répliqua Eugène, et je refuse de parler,
non point parce que je n'ai rien à répondre, mais
parce qu'on m'interroge. Ma honte et mes plain-
tes, aussi hien que les vôtres, ne viennent pas de
ce que la noblesse de mon père et la vérité de
mon Dieu sont douteuses, mais de ce que l'on en
doute, et de ce que, durant nos conversations, il se
trouve parmi nous des personnes assez inconsidérées
et assez hardies pour en demander des preuves.
Ce sont là, selon vos paroles, des questions de
gens sans honneur, à qui les hommes de votre
courage n'ont coutume de répondre que par l'é-
pée, et ceux de ma profession que par le silence.
Mais, rej)rit Léonce, tant d'excellents person-
nages qui ont dit et qui ont écrit des merveilles
l4 ENTRETIEN I.
là-dessus , écrivaient-ils pour des gens de cette
sorte? Ces savants théologiens ont eu d'autres
pensées que vous, et eux-mêmes ont reconnu que
c'était la marque d'un esprit bien fait, de former
sagement des difficultés sur l'existence de Dieu ,
puisqu'ils n'ont jamais fait de plus grands efforts
ni produit de plus beaux ouvrages que pour y ré-
pondre.
Leurs efforts, répliqua Eugène, et leurs entre-
prises n'ont pas été de convaincre les athées et de
leur persuader que Dieu est , mais de persuader
au reste des hommes que les athées sont des fous
moins raisonnables que les bêtes, et que les phi-
losophes chrétiens qui veulent disputer contre ces
fous-là, et qui entreprennent de les convertir par
(les arguments, ne sont pas plus sages qu'eux du-
rant la dispute.
Nous nous écartons, repartit le gentilhomme.
Je ne vous demande pas que vous disputiez con-
tre un athée, mais que vous instruisiez un catho-
lique. Je suis chrétien , et je crois ce que je suis
obligé de croire. Je confesse , et je sais certaine-
ment qu'il y a un Dieu , mais je le puis mieux sa-
jiioir, et c'est pour le mieux apprendre et pour
être incapable d'en douter jamais que je vous in-
terroge, et que je vous demande quelles sont les
raisons qui appuient cette vérité.
Je ne sais si Léonce conçut bien ce que lui ré-
pondit Eugène , et ce qu'Auguste et les autres
écoutèrent avec attention et avec plaisir. Puisque
vous savez, dit-il, que Dieu est, ne vous en ou-
bliez pas. Le vrai moyen d'oublier et d'ignorer ce
que nous savons naturellement et ce que le Créa-
teur a imprimé dans nos âmes, est de le vouloir
apprendre philosophiquement, et de l'examiner
par des réflexions indiscrètes: Patrice, notre nou-
veau physicien, savaitautrefois, avant qu'il étudiât,
ce que la nature et l'expérience enseignent aux
ENTRETIEN I. là
hommes, et ce que savent les eiifauts dans le ber-
ceau, que le soleil est lumineux. Il voulut l'ap-
prendre par l'ëtude et par la philosophie : ce qu'il
apprit , et ce qu'il tâcha de persuader partout fut
qu'il n'y a point de lumière dans le soleil.
Ce que chacun sait de la vertu, qu'elle est loua-
ble et digne de récompense, le nouveau disciple
de Métrodore le sut d'abord comme les autres, et
crut, durant plusieurs années, ce que la nature lui
en avait enseigné durant son bas âge. Il voulut le
mieux savoir par les raisonnements de son esprit
curieux , et découvrir quelque chose de singulier
et d'inconnu. Ce qu'il découvrit fut le chemin
d'une mort honteuse sur un bûcher, où il courut,
et où il arriva bientôt par la conduite de sa phi-
losophie. On le condamna pour avoir, entreautres
choses, enseigné que la vertu était digne de châti-
ment, qu'elle était l'ennemie de l'homme et qu'il
fallait la bannir du monde.
Protagoras était sage durant sa jeunesse: il con-
naissait et adorait un Créateur. Lorsqu'il fut un
grand philosophe, et qu'il voulut connaître par
raisons la vérité de sa religion et de sa doctrine,
il apprit à oublier ce qu'il savait depuis quarante
ans ; les raisons qu'il trouva ne lui servirent
qu'à enseigner publiquement et scandaleusement
qu'il n'y avait point de Dieu. Vous êtes sage
aujourd'hui, poursuivit-il en regardant Léonce ,
vous savez certainement que Dieu est. Contentez-
vous de cette certitude que la nature et la foi vous
ont donnée , car si vous voulez le mieux connaî-
tre par des spéculations et des convictions tirées
de votre fausse logique , demain vous ne le sau-
rez plus.
L'ardeur que Léonce avait de disputer lui fit
avancer une proposition indiscrète et messéante.
Lui, qui venait de s'appeler catholique, n'eut point
ï6 ENTRETIEN I.
de honte de prendre le nom d'aposlat et de se
mettre à la place d'un athée. Mais si d'aventure,
dit-il, et par malheur, je suis du nombre de ceux
qui ont oublié cette science, et si je doute main-
tenant que j'aie un Créateur et un Maître du ciel^
■voulez-vous que je continue d'en douter, et m'é-
pargnez-vous trois ou quatre paroles qui me fe-
ront connaître mon erreur et remédieront à mon
infidélité ?
Cent paroles, repartit Eugène, et je puis dire,
cent volumes de paroles et de preuves philoso-
phiques, ne pourraient pas y remédier.
Ce qu'il ajouta pour rendre raison de sa répon-
se , mériterait d'avoir été prononcé d'une voix
assez haute pour être entendu de tous les athées.
Vous demandez, dit-il à ce jeune courtisan,
que je' vous fasse ressouvenir de ce que vous sa-
viez autrefois, qu'il y a un Dieu; et moi je vous
réponds que l'on ne s'en souvient pas de la même
manière qu'on l'a su d'abord. Car, remarquez,
je vous prie , que savoir que Dieu est , c'est une
science bien différente des autres , et qu'elle a
des lois bien particulières.
On ne la peut pas apprendre par le travail, ni
par l'étude , ni par l'instruction des maîtres : il
faut que ce soit la nature qui la donne et qui l'ins-
pire aux enfants. On ne peut pas s'en oublier ni
la perdre par les fautes de la mémoire ou par
aucun autre malheur , il faut que ce soit l'orgueil
et le péché qui la détruisent. Enfin elle ne peut
pas se rétablir par le raisonnement ni parla force
de l'esprit, il faut que ce soit la grâce qui la rende
et l'humihté qui la mérite. Vous avez perdu cette
science ; vous me priez de vous enseigner un moyen
qui la fasse renaître en votre cœur : je vous ré-
ponds : Soyez humble, et connaissez ce que vous
êtes. Regardez votre ombre^ vous saurez qu'il y
ENTRETIEÎI I. ly
a un soleil : regardez votre néant , vous saurez
qu'il y a un Dieu.
Léonce, et les autres gentilshommes qui vou-
laient attirer Eugène à la dispute , et qui atten-
daient impatiemment qu'il y eût combat, afin d'en
être , et de prendre part au plaisir et à l'hon-
neur d'avoir désarmé ce redoutable théologien, à
la vue d'un si grand monde , répondirent d'une
voix commune que c'était pour faire naître dans
leur âme cette humilité merveilleuse qu'ils dési-
raient apprendre de lui quels sont les arguments
qui soutiennent la doctrine de l'éternité de Dieu.
Et certes, ajouta Léonce, vous ne devez pas refu-
ser ce que vous pouvez aisément nous accorder,
et ce que nous avons quelque droit d'attendre de
votre civilité; toute la grâce que nous demandons,
c'est que vous nous montriez, de la manière que
l'ont fait les sages philosophes de chaque siècle,
que ceux qui veulent disputer contre cette pre-
mière thèse de la théologie , sont des insensés.
Dites ce qu'ils ont dit quand ils parlaient aux im-
pies et aux incrédules.
Eugène voyait les desseins et les espérances de
ces jeunes hommes : il ne craignait pas leurs for-
ces, et il ne voulait pas employer les siennes. Son
intention était de guérir leur mal; mais il jugeait
qu'au lieu d'y remédier, ce serait le faire croître
que de leur proposer des arguments , et de leur
présenter l'occasion qu'ils cherchaient de disputer.
Cet homme sage savait par expérience que la mé-
thode des athées , lorsqu'ils disputent dans les
compagnies, consiste à disputer en désordre, et
à n'y observer aucune règle , leur maxime étant
que, durant le bruit et la confusion des voix, les
dames et les courtisans, témoins et juges de ces
combats tumultueux, ne manquent point déjuger
que celui qui crie le plus haut et qui paraît le
l8 ENTRETIEH I.
plus insolent et le plus hardi, est le vainqueur, et
qu'il défend la meilleure cause.
L'industrie d'Eugène fut de venir à bout que
Léonce et ceux de sa suite n'eussent aucun moyen
de se battre avec lui, mais qu'ils se trouvassent
toujours engagés à l'interroger, et engagés par
leur curiosité à écouter attentivement et paisible-
ment ce qu'il jugerait à propos de leur dire. Son
espérance était qu'avec ses paroles, la grâce et la
vérité, sans qu'ils y prissent garde, entreraient se-
crètement dans leur esprit, et que, pour lors , le
combat où ils aspiraient se passerait dans leurs
personnes, que ce serait leur propre conscience
qui disputerait contre eux-mêmes , et qui réfute-
rait toutes les pensées et tous les blasphèmes de
leur athéisme.
Il répondit donc enfin , et leur dit en souriant:
Puisque vous le voulez et puisqu'il le faut , je fe-
rai ce qu'ont fait ces sages docteurs de l'antiquité ;
je me servirai de leur argument et je garderai
leur maxime. Leur argument principal, quand ils
ont voulu convaincre les infidèles , a toujours été
de leur montrer le firmament et les astres, et les
autres parties de cet univers. Je vous les montre,
Messieurs, et je vous dis : Regardez.
Eugène s'étant arrêté après avoir prononcé ces
deux paroles, Léonce l'avertit de continuer, et
de rapporter les raisons et les preuves que les an-
ciens avaient formées là-dessus.
Quand j'ai dit: Regardez, repartit Eugène, j'ai
dit tout ce que je dois dire , car la maxime de ces
premiers sages, et l'avis qu'ils m'ont donné , est
que, apporter des raisons à ceux qui, après avoir
regardé le monde, ne savent pas encore qu'ils ont
un Dieu, c'est apporter des flambeaux pour mon-
trer le soleil à ceux qui ne le voient pas en plein
midi. Ces flambeaux sont allumés, et répandent
ENTRETIEN I. l()
beaucoup de lumière; mais si le soleil n'a pas as-
sez de clarté pour se faire voir, tous les flambeaux
du monde ne le rendront pas plus visible et ne
contenteront pas les aveugles.
Voit-on Dieu là haut comme on voit le soleil ,
repartit Léonce ? Non, dit Eugène, mais l'on voit
que Dieu est.
A ce mot , le gentilhomme ouvrant les yeux
commepour regarder où il était, et pour découvrir
ce qu'il y avait de mystérieux dans cette réponse
imprévue, Eugène lui expliqua clairement et élo-
quemment sa pensée : Lorsque je vois votre visa-
ge, dit-il, je ne vois pas votre âme, mais je vois
manifestement que vous avez une âme et que
vous vivez ; et si la pensée me venait de soutenir
qu'il n'y a point d'âme dans votre corps, et qu'à
l'heure qu'il est, vous êtes mort, ce serait bien mal
procéder que de raisonner davantage avec moi, et
par de doctes discours tirés de la sagesse et de
l'ordre de vos actions , me vouloir démonstrali-
vement convaincre que vous êtes en vie, et que
tout cela ne peut venir que d'une âme. Car bien
que la conclusion soit manifeste, néanmoins, il
n'est pas si clair que votre âme est le principe né-
cessaire de ces actions qu'il est clairet visible sur
votre front et dans vos yeux que vous avez une
âme. Il sort de votre face un air de vie , comme
une lumière animée, qui est la plus éclatante et
la première démonstration de la présence de votre
esprit. C'est, dis-je , votre visage qu'il me faut
montrer sans me dire aucun autre mot, sinon : Re-
gardez et considérez. Car, si en le regardant, je
continue de nier, et si je demande d'autres preu-
ves pour être convaincu que vous vivez, on doit
me les refuser ; mes amis me les refuseront, com-
me à un aveugle ou à un homme insensé ; les
plus sages me laisseront dire sans me rien répon-
20 ENTRETIEN Z.
dre , et leur silence ne sera pas leur confusion : il
sera la mienne, et déclarera que je suis incapable
d'apprendre, et que je ne mérite pas seulement
que l'on me parle.
Ainsi, Messieurs, l'esprit de Dieu, présent et
vivant dans ce grand monde , y transpire un air
de sa vie, et répand sur ce vaste assemblage de
créatures un certain lustre et je ne sais quelle
lueur d'une gloire immatérielle et incréée, qui
est la démonstration de son existence , et l'argu-
ment de sa vérité visible et intelligible à tous les
peuples : Vapor virtutis Dei, et emanatio clari-
tatîs. Je ne parle point de cette clarté répandue
devant la création dans le néant, et inventée par
Grégoire Palamas. Je dis avec Saint Fulgence
qu'il sort de Dieu une clarté sensible, et comme
une émanation ou une impression de lui-même
marquée sur les créatures, et que tous les ouvra-
ges formés par ses mains portent le caractère de
sa méthode ; que c'est par là qu'on le connaît et
qu'on le distingue. Ma pensée est que comme les
illustres peintres n'écrivent pas leurs noms sur
leurs tableaux, et que néanmoins, dès qu'une pein-
ture du Raphaël ou du Basan paraît au jour, on
les voit aussitôt eux-mêmes là dedans et qu'on
les nomme, parce qu'avec leur ouvrage, il sort de
leurs doigts et de leurs pinceaux un air ou une
ombre qui porte tous les traits de leurs personnes,
de même ce grand peintre de la nature n'a pas
besoin d'écrire sur le firmament: Cest Dieu qui
Fa fait. Le firmament a dans ses couleurs un éclat,
ou un je ne sais quoi qui sort de l'esprit de son
auteur , qui le rend visible et aimable , et oblige
tous les spectateurs à l'aimer et à l'adorer. Simu-
lacnini cjus et divinissima lux nota , "visihilisque
et animo et ocuUs.
Cet éclat, comme j'ai dit, paraît aux yeux de
ENTRETIEN I. 21
tous les mortels ; et c'est ce qu'il faut qu'on me
montre et ce qu'il faut que je regarde , quand je
veux nier ou douter qu'il y a un Dieu. Non ,
Messieurs , on ne doit pas alors disputer ni rai-
sonner avec moi sur la subordination des mou-
vements, ni par l'impossibilité d'une suite infinie
entre les choses changeantes et changées, me faire
voir qu'il faut qu'il y ait un premier moteur et un
principe éternel. Car bien que le mouvement
général de la nature démontre la vérité d'un
être surnaturel et infiniment immuable, lé mou-
vement commencé du monde, la vérité d'un Ciéa-
teur plus ancien que les temps, le mouvement cir-
culaire des cieux et des astres, la vérité d'un maî-
tre qui les gouverne et qui les assujettit aux lois de
sa providence , néanmoins , toute cette philoso-
phie et toutes ces nécessités de conclusions ne
sont pas si claires ni si démonstratives qu'il est
clair, par la vue du monde, que Dieu est. On me
doit dire : Levez les yeux, contemplez le ciel, re-
gardez les astres, et si en les regardant, je veux
persévérer dans mon athéisme, et continuer à de-
mander des arguments et des preuves, il n'y aura
que les moins sages qui m'en donneront: les plus
habiles théologiens devront se taire, et leur silence
seia ma condamnation et ma honte.
Voilà, repartit Léonce en riant, une étrange dé-
monstration pour faire connaître ce qui est infi-
niment invisible, de dire qu'il faut seulement ou-
vrir les yeux et qu'on le verra. Nous les ouvrons ,
mais que voyons-nous? Où est cette ombre de
Dieu, où est cette lueur de Divinité répandue par-
tout? Que voulez-vous dire et à quoi pensez-vous,
de renvoyer des athées, qui sont gens d'esprit, à
de belles apparences, et de leur donner cela pour
un argument démonstratif et pour une preuve
admirable? Les athées regardent, et il ne voient
22 ENTRETIEN I.
rien. Comment verraient-ils , repartit Eugène ,
puisqu'à l'endroit où il est écrit que les grandeurs
de Dieu se voyant manifestement en ses ouvrages,
le Prophète ajoute : P^ir insipiens non cogncscef,
et stultus non intellîget hœc ?
La sagesse divine, qui voulut qu'Eugène expli-
quât clairement cette réponse de David , et qu'il
réfutât avec autorité le blasphème de ce jeune
courtisan , lui dicta trois ou quatre paroles bien
remarquables :
Il arrive aux athées , dit-il, quand ils considè-
rent le ciel et les astres, ce qui arrive aux arti-
sans ou aux ignorants d'une ville quand ils con-
sidèrent un tableau précieux exposé publique-
ment et découvert à la vue du peuple. Ces igno-
rants regardent le tableau , et en regardent cha-
que partie. Tout ce qu'il y a de délicatesse et de
beaux traits en cette peinture est dans leurs yeux
aussi véritablement que dans les yeux d'un habile
homme, mais il n'est pas dans leur esprit. Ils n y
connaissent rien, et ce n'est pas leurs corps, c'est
leur âme qui est aveugle et qui ne voit pas. L'a-
vantage de l'habile homme sur eux est qu'en
voyant ces beaux traits , il les remarque , et
que, par ses réflexions, il connaît et il pénètre ce
que les autres voient sans discernement et sans
réflexion.
Ainsi, lorsqu'un sage philosophe contemple le
soleil et les étoiles, et que, dans ces lumières in-
corruptibles , il voit des vestiges ou des ombres
de la beauté du Créateur, il ne voit rien que les
libertins et les superbes ne voient clairement, et
qu'ils ne regardent aussi bien que lui. Mais c'est
peu de regarder : les aigles le font. L'important
est de remarquer , et c'est ce que ne font pas les
iuîpies , non plus que les bêtes. Ces ombres de
Dieu, et les autres merveilles de l'univers, qui en- .
I
ENTRETIEN I. ^"^
trent dans les sens extérieurs des iticrédiiî?^"^^
vont pas plus avant : leur âme brutale et i^noraifu
n'y connaît rien ; ils ne savent pas ce qu'ils voient.
Le propre de l'homme sage est de le savoir, et de
découvrir à son esprit tout ce que la nature et le
soleil découvrent à ses yeux. Voilà son avantage
sur des âmes faibles, et sa différence d'avec les in-
sensés et d'avec les bêtes.
C'est-à-dire, en un mot, que les traces de la
splendeur incréée, marquées sur les corps céles-
tes, sont les traits les plus délicats et les plus di-
vins de l'ouvrage du Créateur. Pour les voir, il
suffit d'avoir des yeux, mais pour savoir qu'on
les voit, il est absolument nécessaire d'avoir dans
l'âme des lumières destinées à cela , qui sont la
sagesse et l'humilité; et c'est justement ce qui
manque aux libertins. Ils voient tout, dit le Sau-
veur, parce qu'ils ont les yeux ouverts ; et cepen-
dant ils ne voient rien, parce que l'imprudence et
l'orgueil leur ferment l'esprit.
Léonce, au lieu de considérer ces paroles , fâ-
ché d'entendre toujours des propositions impré-
vues, reprocha malhonnêtement à Eugène qu'il
refusait de donner une des anciennes démonstra-
tions, de peur qu'elle ne h^t combattue, mais qu'il
apportait une nouveauté qui faisait rire , et lui
demanda s'il prétendait qu'on prît pour autre
chose que pour une illusion ou pour un songe,
cette apparition de Dieu, qu'il croyait voir lors-
qu'il voyait les créatures.
Je prétends , repartit Eugène avec force, que
vous preniez pour une vérité certaine et pour
une doctrine digne de votre admiration et de vo-
tre respect, ce qu'ont dit les plus anciens théolo-
giens, et les plus estimés dans les siècles où ils ont
vécu. Il y a dix-huit cents ans que les Saints Pè-
res n'ont point cessé de combattre les athées, et
24 ENTRETIEN I.
de leur prouver qu'ils ont un juge et un maître
dans le ciel : mais ils n'ont point observé d'autre
méthode que celle-ci , que vous appelez nouvelle
et que vous attribuez à mon invention. Quand on
leur a demandé s'il y avait une Providence , ils se
sont contentés de montrer le monde , prétendant
qu'il était l'évangéliste et l'écrivain de cette vé-
rité ; que lui seul devait l'annoncer aux peuples
et l'expliquer aux savants ; qu'il devait la soutenir
contre les impies ; qu'il ne fallait point recourir à
d'autres maîtres pour l'apprendre, et que c'était
un grand abus d'aller demander aux Socrates et
aux Aristotes s'il est vrai qu'il y ait un Dieu, tan-
dis que le ciel , la terre et les autres créatures
le montrent aux hommes publiquement, et qu'el-
les leur crient : Ouvrez les yeux, le voilà! regar-
dez-le. Omnis natura exclamât^ ostenditque Créa-
torem suum.
Les Pères disent toujours très-bien , poursuit
Eugène, mais j'ose assurer qu'il n'y a rien de plus
éloquent en leurs ouvrages ni rien de mieux dit
que ce qu'ils disent de la manifestation de Dieu
dans les lumières et dans les beautés du monde
visible. Leur discours ordinaire est que le monde
parle de l'éternité de son Créateur plus clairement
que les philosophes, et qu'il nous prêche la gloire
de sa puissance et de sa majesté mieux que ne
l'ont fait les prophètes; qu'il a une voix plus forte
que la voix des prédicateurs , et plus éclatante
que celle des trompettes et des tonnerres ; qu'il
fait retentir les bruits miraculeux de son silence
aussi loin que le soleil répand ses rayons ; qu'il
est un théologien muet qui ne dit mot aux oreil-
les, mais qui parle éloquemment aux yeux, et qui
enseigne aux nations les plus ignorantes qu'il y a
là haut un principe immuable et éternel de toutes
les beautés qui passent devant leurs yeux, et qu'el-
les admirent ici-bas; en un mot, que le moNOE
ENTRETIEN î. 2.)
rst un livre ouvert , et que là, clans les éléments
et dans l'étendue des années , comme en de gran-
des pages , nous lisons et apprenons la doctrine
de la Divinité : Inpaginis elenientorum^ et vola-
minibus temporiim , communis et puhlica diçinœ
institutionis doctrina legitur.
Eugène poursuivit , et rapporta quantité d'au-
tres passages des plus illustres et des mieux choisis,
qui firent voir manifestement à ce jeune philoso-
phe que, selon l'opinion des Saints Pères, ce n'é-
tait point l'affaire des docteurs de disputer contre
les athées et de les convertir, que c'était l'affaire
des astres et des éléments ; que les incrédules se
trompaient eux-mêmes , et voulaient s'aveugler ,
lorsqu'ils allaier^^ansles écoles chercher des pro-
fesseurs qui répondissent à leurs doutes, au lieu
d'écouter ce que disent le ciel et la terre , et ce
que signifient dans le firmament ce lustre divin et
ces caractères immortels que les temps n'ontpoiiu
encore effacés. Enfin , pour conclure et pour
ramasser toutes les propositions que les anciens
théologiens de l'Eglise ont avancées sur ce sujet,
il cita (\e\\^ ou trois paroles de Théodoret qui si-
gnifiaient la même chose que ces deux-ci, qui sont
sorties de la plume de l'un des premiers esprits du
siècle et des premiers hommes du royaume : Di^n-
Jiœ existentiœ^innata rerum creatarum eloquentla^
efficcijc est demonstratio , l'éloquence naturelle
des créatures est la démonstration efficace et in-
contestable de l'existence du Créateur.
Ces pensées des Pères, et les paraphrases que
iit Eugène sur leurs textes , plurent beaucoup à
la compagnie; elles déplurent à Léonce. Comme
cela l'éloignait toujours de son dessein de contre-
dire et de ne pas connaître la vérité, avant que
ce discours fût achevé, il l'interrompit brusque-
ment*
2
^6 ENTRETIEN I,
A quoi VOUS arrêtez-vous, dit-il à ce sage théo-
logien , de nous citer Saint Ghrysostôme et Saint
Athanase? Ne nous amusons plus , s'il vous plaît!
venons au point de la question. L'affaire est de sa-
voir ce qu'ont dit les doctes de l'antiquité. Vos
docteurs de l'Eglise ne sont pas les anciens du
monde , ni ces premiers maîtres de la sagesse et
de la philosophie, dont la méthode doit être au-
jourd'hui la règle de notre conduite et de ^notre
façon de raisonner sur les ouvrages de la nature
et sur les attributs de Dieu.
Vous dites vrai, répondit aussitôt Eugène ; ils
ne sont pas les premiers en âge , ni en mérite , ni
en autorité. Il est juste que je m'adresse à ceux
qui le sont , et que je vous rap^rte ce qu'ont dit
les premiers et les plus savants de tous.
Mais qui sont ceux-là, s'il vous plaît? qui sont
ces premiers d'entre les maîtres , ces plus savants
et ces plus anciens, ces incomparables professeurs
dont les autres ont appris ce qu'ils ont su et ce
qu'ils ont enseigné?
Léonce voulut répondre : Eugène le prévint, et
usa d'un petit stratagème. Obligez-moi , lui dit-
il, avant que nous les nommions, d'écouter deux
ou trois paroles qu'il me souvient d'avoir lues dans
un certain livre fort estimé, et sur lesquelles je
serais bien aise de savoir votre sentiment. Prenez
la peine de considérer les propositions qui suivent,
et de me dire ce que vous en penserez.
I. Lorsque nous commençons à vivre , dit l'au-
teur, nous apprenons par les yeux les deux premiè-
res vérités qui doivent être sues : l'une, que nous
venons du néant et que nous allons à la mort; l'au-
tre , qu'il y a un Dieu qui nous a donné la vie
et qui nous appelle à l'éternité. Ce ne sont point
les prophètes, c'est la mort elle-même qui nous
annonce qu'il faut mourir, et qui nous fait voir
ENTRETIEN I. 2^
sur le visage de toutes les personnes mourantes,
l'arrêt qu'elle a prononcé contre nous: Piihis es ,
et in pulverem reverteris. Ce ne sont point les argu-
ments des philosophes qui nous convainquent que
le monde est l'ouvrage d'un Créateur : nous le sa-
vons dès que nous ouvrons les yeux. Il sort du
soleil et des étoiles une voix qui fait retentir le
nom de Dieu jusque dans le cœur des athées , et
qui soumet les plus orgueilleux à le craindre et
à l'adorer.
2. Les étoiles, arrangées sur lefirmament, y mar-
chent en ordre avec un appareil magnifique,comme
des légions victorieuses qui conduisent en triom-
phe la vérité durant les nuits , et qui la font voir
à l'univers couronnée de leurs lumières, afin que,
durant les heures où les hommes ne voient plus
rien , et dans les régions où ils passent six mois
sans voir le soleil, ils voient encore qu'il y a un
Dieu , et qu'ils ne cessent point de le connaître et
de l'adorer.
3. Les étoiles ont été placées à l'endroit du
monde le plus visible et le plus élevé afin qu'il
n'y eût aucun homme qui ne les vît , ni aucun qui
n'apprît, en les voyant, combien il y a de lumiè-
res et de grâces dans la source d'où elles sont sor-
ties , et combien il est juste , lorsqu'on les con-
temple et qu'on les admire, d'admirer et d'aimer
la beauté dont ces flambeaux éclatants ne sont
que les étincelles.
Voilà de belles paroles, dit Léonce en les in-
terrompant. Ce n'est pas tout , reprit Eugène :
Pour savoir si Dieu est , dit le même auteur ,
et si nous sommes ses créatures, ne vous adres-
sez point à d'autres maîtres qu'à ceux que la na-
ture vous a destinés. Il y a dans l'univers deux
grands maîtres de la théologie naturelle, deux an-
ciens professeurs qui l'enseignent depuis six mille
2.
28 ENTRETIEN I.
ans, et sous qui tous les peuples e'tudient et ap-
prennent à connaître les deux vérités qu'aucun
homme ne doit ignorer :
L'un de ces maîtres, c'est le solei], qui les ins-
truit le matin et durant le jour; l'autre, c'est la
nuit, qui tient l'école en son absence, et qui entre
tous les soirs en exercice. Le devoir de la nuit est
de nous parler des attributs de Dieu les plus inef-
fables, et de nous les expliquer en sa langue, qui
n'est la langue d'aucune nation ni d'aucun peu-
ple , et que chaque peuple néanmoins entend
mieux que la sienne , sans l'avoir apprise.
La nuit, quand elle répand ses ombres , nous
avertit que l'univers n'était autrefois qu'un vaste
vide rempli de ténèbres , et une simple privation
de l'être et du bien , étendue en des espaces infi-
nis. Le soleil, lorsqu'il se lève au matin, et que,
par les lumières de l'aurore, il nous découvre le
ciel , les éléments, et les autres merveilles qui
paraissent dans nos campagnes , dans nos villes
et dans nos palais, nous fait souvenir que ces
choses-là, si excellentes et si belles, ne se sont pas
donné leur vie non plus que leur jour,qu'elles vien-
nent d'ailleurs que d'elles-mêmes, et que toutes
les grandeurs et les beautés que nos yeux adorent
ici- bas ne sont que les grandes ombres d'un au-
tre soleil infiniment plus adorable.
La nuit nous raconte l'histoire de notre pre-
mière éternité, qui n'était rien ; le soleil, l'histoire
de l'éternité de Dieu, qui était tout.
Par celle-là , nous apprenons la plus utile des
sciences et des philosophies ; la science de ce que
nous étions , et d'où nous vînmes lorsque nous
entrâmes au monde. Par celui-ci , nous apprenons
le plus ancien des mots, le nom de Dieu , l'unique
mot qui fut prononcé avant la création , et qui ren-
fermait en quatre lettres toutes les langues et tous
ENTRliTlEN r. 29
les Hvres futurs. L'un de ces maîtres, en e'clairaiit
uos yeux , et l'autre en les aveuglant, instruisent
notre âme; Tun lui dit que la créature que nous
aimons est infiniment méprisable, l'autre, que
nous avons un Créateur qui doit être infiniment
aimé. Dies diei éructât verbum , et iiox noctl indi^
cat scientiam.
Voilà sans doute d'illustres idées , répondit
Léonce , mais ce sont les vôtres. Vous ne dites
rien que ce que vous avez dit depuis une heure.
Vous m'obligez , repartit aussitôt Eugène : il ne
faut plus qu'un mot pour décider la question.
Notre question est de savoir si je parle de l'exis-
tence de Dieu de la même façon qu'en ont parlé les
théologiens du premier temps. Vous confessez
tléjà que les paroles que vous venez d'ouïr sont les
miennes : reste à confesser , ce qui ne peut être
disputé , qu'elles sont aussi les paroles et les pen-
sées de ces premiers théologiens. Je le soutiens ,
Monsieur, et j'avance ces trois propositions, évi-
dentes et incontestables:
La première, que les auteurs canoniques de notre
Sainte Ecriture , Moïse, David , Salomon , Isaïe,
Daniel, sont les théologiens les plws anciens, les
plus savants d'entre les hommes; qu'ils ont vécu
avant Heraclite et Pyihagore ; qu'ils ont été les
maîtres des maîtres; que les Platons et les Socra-
tes ne peuvent être appelés que leurs disciples ,
ou tout au plus que leurs successeurs, les héritiers
de leur doctrine et de leur sagesse.
Ladeuxième,que ces auteurs sacrés ont parlé de
Dieu plus doctement et plus divinement que
pas un.
La troisième , qu'ils ont parlé de son existence
éternelle de la manière que j'en parle aujourd'hui,
que ma méthode est la leur, et que les paroles que
\ous venez de m 'attribuer ont été tirées de leurs
3o ENTRETIEN I.
écrits. Vous ne pouvez pas le nier sans être con-
tlamné par vos propres yeux. Ne disputons point,
s'il vous plaît ! leurs livres se trouvent partout :
ouvrons-les et lisons.
A ces mots de Moïse et de David , il parut un
mouvement de colère sur le visage de Léonce et
dans ses paroles. Eugène, néanmoins, voulut pour-
suivre , et faire voir que ce qu'il venait de dire
était ce qu'avaient dit les prophètes , et entre au-
tres, David en son psaume 1 8, d'où il avait tiré sa
proposition des deux maîtres. Mais Léonce ne le
voulut pas écouter ni permettre que les autres
l'écoutassent ; il éleva sa voix au-dessus de celle
d'Eugène. Je croyais, lui dit-il, que vous vouliez
répondre sérieusement et civilement à ma ques-
tion et m'instruire de la vérité. Je vois que vous
voulez rire et vous divertir; et Eugène lui ayant
témoigné par sa réponse qu'il était infiniment
éloigné du dessein de l'offenser : Je ne m'offense
pas, repliqua-t-il ; mais certes, je m étonne que
vous ayez tant de peine à m'accorder la grâce de
venir au point où je vous attends depuis le com-
mencement de notre discours.
Auguste, fâché de l'indiscrétion de cette plainte,
prit la parole , et en fit à Léonce une remontrance
sérieuse. Certainement , dit-il , vous avez tort.
L'unique grâce que vous lui avez demandée , c'est
qu'il prouvât la vérité de l'existence de Dieu se-
lon la méthode des anciens, par leurs propres ar-
guments. Il le fait depuis une heure , et il le fait,
non-seulement par les raisons, mais aussi par les
termes et par les expressions des auteurs qui, sans
controverse, ont été en âge et en sagesse les pre-
miers d'entre les maîtres de cette science divine ,
et vous vous plaignez qu'il ne répond pas à la
question et qu'il s'écarte de votre sujet!
Quand j'ai parlé des anciens^ répondit Léonce,
ENTRETIEN I. 3r
je n'ai voulu parler que de ces fameux philosophes
qui florissaient dans les écoles de l'antiquilë, et
dont la philosophie,que nous avons entre les mains,
est encore aujourd'hui la règle que nous devons
suivre. C'est de ceux-là qu'il faut parler (huant
nos disputes, de ceux-là que j'ai parlé jusqu'à cette
heure.
A quoi pensez-vous, reprit Auguste ? Il vous
montre, par les lumières du soleil, ce que vous dé-
sirez voir ; vous en appelez aux étoiles ; vous vou-
lez qu'on fasse venir P} thagore et Démocrite pour
vous parler de Dieu, et qu'on fasse taire Saint
Chrysostôme ! Ces païens , répliqua Léonce mal
à propos , sont les vrais philosophes ; le sujet est
philosophique: c'est à eux de dire ce qu'ils pen-
sent , et à moi de les écouter.
Auguste, offensé et touché sensiblement par
cette réponse inconsidérée , voulut témoigner qu'il
l'était. Eugène reprit la parole adroitement. Fai-
sons mieux , dit-il à cet aimable seigneur : ac-
cordons-lui ce qu'il demande. Puisqu'il veut que
nous entendions parler ces philosophes , écoutons-
les et sachons leurs sentiments. Je consens même
très-volontiers que nous les prenions pour juges ,
ou qu'il les suive comme ses maîtres en la manière
dont ils ont prouvé que c'est un Dieu qui a fait
le monde. Mais savez-vous , ajouta-t-il en s'adres-
sant à Léonce, qu'ils vont vous dire , et plus har-
diment que je ne l'ai dit, qu'il n'y a point d'autre
manière de vous prouver cette vérité que de vous
montrer le ciel et les astres , et de vous dire : re-
gardez? Et savez-vous bien que ni les prophètes
ui les Saints n'ont jamais déclaré cela si ouverte-
ment que ces docteurs infidèles le font dans leurs
ouvrages , et qu'ils l'ont fait de bouche devant
leurs disciples? Voici une sentence du premier es-
prit et du plus savant d'entre ces philosophes qui
3:^ ÎLNTULTIEN î.
ont précédé les Saints Pères. Pesez-en, je vous
supplie, chaque parole et chaque syllabe : Quid
cnim tam apertum , Inmqiie perspîcmun , cum cœ~
liim suspeximuSy cœlestiaque contemplatl siimiis ,
quam esse aliquod numen perfectissiinœ mentis ,
quo hœc regantur? Quand nous regardons là haut,
et quç nous voyons à découvert tant de choses
merveilleuses, nous ne voyons pas si clairement
qu'il y a un soleil ou des étoiles que nous voyons
qu'il y a un Dieu, un esprit suprême, une Pro-
vidence éternelle et infinie qui gouverne tout.
Celui qui parlait de cette façon, poursuivit Eu-
gène, était le premier d'entre les païens, et il ne par-
lait alors que selon les sentiments des autres sages
de ces temps-là, qu'il connaissait très-bien etqu'il
avait vus : Omnibus innnliim est^ et quasi insculp-
tum in anima Deum esse. La nature, dit-il, au
jour de la naissance des hommes, quand elle leur
ouvrit les yeux, grava dans leur cœur ces pa-
roles : lly a un Dieu. C'est le même philosophe
qui parle. Ai-je parlé d'une autre façon , et jamais
Saint Chrysostôme et Saint Augustin ont-ils parlé
plus clairement de la véritable et unique réponse
qu'il faut donner à votre question?
Hélas! poursuivit-il, à quoi pensez-vous d'en
appeler à ces sages d'Athènes et de Rome, et de
vouloir que ma méthode soit condamnée par leurs
exemples et par leurs écrits?
Ces philosophes ont eu de merveilleuses pensées
sur les grandeurs de Dieu, mais ils n'en ont ja-
mais parlé plus divinement ni dit des choses plus
manifestement inspirées que lorsqu'ils ont voulu
donner des preuves de son existence , preuves
néanmoins qu'ils n'ont données que comme je
viens de faire , en regardant et en montrant le
monde, sans user d'autre dialectique que de celle
EXTftETIEN I. 33
que le Créateur aurait imprimée clans les yeux des
hommes.
Messieurs, jugez, je vous en suppîie, s'il ne faut
pas que ce soit «n esprit surnaturel qui leur art
dicté ce qu'ils ont écrit là-dessus , et jugez-en par
ces deux ou trois paroles de leur théologie. Je
vous ai dit plus d'une fois que le firmament, aussi
bien que le visage des personnes , a je ne sais
quoi qui, dès qu'on le regarde, touche les cœurs, et
marquesureuxune connaissance delà Divinilcavec
un mouvement d'aspiration et d'amour. Ces phi-
losophes nous expliquent ce que c'est que et Je ne
sais quoi, ou du moins, en tâchant de l'expliquer,
ils ont des paroles qui valent mieux que toutes
les explications de leurs interprètes. Cet éclat qui
sort du firmament , dit Cicéron , est une maîtrise
anticipée, une instruction de la nature qui pré-
vient les enseignements des maîtres, et avaiU
qu aucun homme nous ait rien dit, nous fait sa-
voir que nous avons un Dieu. C'est une préoccu-
pation , dit Pylhagore, s^foA/^|.;,', ou plutôt comme
une impatience des astres, qui, dès que les eiifanls
ont les yeux ouverts, leur parlent de Dieu, et
avant qu'ils entendent la langue des hommes et
qu'ils puissent être redevables à leurs pères de celte
science, leur enseigne la première et la plus impor-
tante leçon de la théologie. C'est, dit Trismégiste,
une philosophie naturelle et infuse à la hàle ,
avant le jugement et la raison. Et cela se fait,
ajoute-t-il , parce que les étoiles sont de vraies
lettres qui, en se montrant, se transcrivent sur no-
tre cœur , et y gravent ces deux paroles Aù Qio? >
Dieu est depuis l'éternité.
Platon et Plutarque parlent en ceci comme des
anges : ils appellent ce que nous voyons et ce qui
nous plaît daris le ciel , un appas de retour vers
notre principe éternel j ils disent que, sur la beauté
34 ENTRETIEN I.
des créatures , il y a vestiglum Dwinitatis , <le^
Jluxusque , et hlandiens similitudo , uu vestige ,
un écoulement et une ressemblance de la divine
beauté , qui flatte nos yeux et notre cœur , et qui
nous attire doucement à connaître et à aimer cet
original incréé.
Plutarque ajoute que ce que nous éprouvons
en regardant les personnes aimables , n'est autre
chose qu'une réminiscence ou une réflexion de
mémoire , et qu'à la vue de tes beautés humaines,
nous nous souvenons d'une ancienne beauté dont
nous sommes autrefois sortis, et dont la connais-
sance s'était éteinte à l'entrée du corps lorsque
notre âme y descendit, et qu'elle s'enferma dans
les ténèbres le jour de la conception : Quamdam
efficit refrac lioiwîn memoriœ ^ ab iisqnœforis ap~
pareils ad divinum illud uereque beaium; et il
prétend que, pour un homme sage et savant, tous
les objets illustres et les spectacles magnifiques
qui se présentent devant lui , sont les instruments
d'un souvenir qui renouvelle en son âme la for-
me et l'idée du principe d'où elle est sortie : Ubi
in corporis incidit elegantiam , eo pro organo re-
cordationîs utitur.
Ainsi des autres philosophes , quand ils nous
représentent l'univers commeun nuage, ou comme
un miroir qui , recevant les rayons de la splen-
deur et de la majesté de Dieu, les fait rejaillir sur
nous , et rend cette essence immatérielle , visible
à toutes les nations, ex pulchritudine reriim crea-
tarutn , pulchritudo quœdam admiranda dwince
jiaturœ conspicitur.
Monsieur , répondit Léonce , je vous ai adressé
aux philosophes lorsqu'ils parlent en philoso-
phes , et lorsque , non pas par des subtilités et par
des traits d'éloquence , mais par des preuves soli-
des et par des arguments réglés , ils démontrent
ENTRETIEN I. 35
celte vérité de l'existence de Dieu. Vos livres sont
pleins de semblables arguments : choisissez-en
quelqu'un des plus forts, et soyons un peu plus
philosophes dans un sujet qui est tout philosophi-
que.
Je fais bien davantage, répondit Eugène: je choi-
sis l'argumerjt ou la preuve que choisirait et que
vous proposerait un ange , s'il entreprenait d'éta-
blir solidement et démonstrativement en votre
esprit cette première des vérités ; et je prétends
qu'il observerait les mêmes règles de la vraie lo-
gique, que j'ai observées jusqu'à cette heure avec
plus de zèle que de succès.
Vous parlez hardiment, repartit Léonce. Parce
que je dis vrai, reprit Eugène, et parce que je sais
bien qu'il guérirait la folie d'un athée par le mê-
me remède qu'il employa pour guérir la folie d'un
pauvre aveugle dont il eut pitié , quoiqu'il ne
fût pas moins orgueilleux que malheureux.
Cet aveugle, qui avait des taies sur les yeux,
rencontra, chemin faisant, l'ange dont je parle, tra-
vesti en homme. Durant l'entretien , le discours
étant tombé sur lesoleil, celui-là, tout ignorantet
stupide qu'il était, voulut disputer, et soutenir
qu'il n'y avait point de soleil au monde ni de
lumière , et que ce qu'on en disait était des illu-
sions et des fables. Il en apporta quantité de rai-
sons : la principale et la plus forte, à son avis, fut
que lui, qui voyait les choses mieux que personne,
ne voyait partout que ténèbres. Que fit l'ange?
il se garda bien de contredire ses raisons , et
d'entreprendre, par des syllogismes et par des ar-
guments en forme, de le détromper, et de lui faire
connaître son aveuglement et son ignorance ; il
savait que ce n'était pas là le moyen de réussir ;
il fit ce que devait faire un ange puissant et sage;
sans disputer, ni répondre à aucune des difficul-
^5 ENTRETIEN t.
les chimériques de ce misérable, etsans mime lui
dire aucun mot, il retira doucement les taies qui
fermaient l'entrée de ses yeux, et puis, il lui tour-
na le visage vers le ciel, et lui dit : regardez. L'a-
veugle, à la vue de tant de merveilles qui se pré-
sentèrent devant lui , transporté d'admiration et
de joie , s'écria, en embrassant sont bienfaiteur:
Vous m'avez guéri de deux grands maux : je n'é-
lais pas seulement aveugle , j'étais fou.
Tous les athées ont une taie, un voile épais et
ténébreux étendu sur leur esprât , je veux dire un
orgueil impudique , et mêlé de sang et d'ordures.
C'est de là que viennent leux ^iv-euglement et
toutes les folies -déplorables de leur imagination
corrompue , et ce même ange^ s'il rencontrait
quelqu'un de leur nombre, commencerait néces-
sairement par faire entrer le jour et la vérité dans
son âme, pour la guérir de sa maladie.
L'athée voudrait commencer, selon la coutume
^t la règle du libertinage , en demandant un€ dé-
moii^tration de l'existence de Dieu , ou en appor-
tant de sa paft des raisons contraires; mais la pre-
mière et l'unique affaire de Tange , et le premier
soin de sa charité, serait de retirer la taie spiri-
tuelle : l'impiété, l'orgueil et la boue qu'il ver-
rait dans l'âme aveugle de ce philosophe incrédu-
le. Sans s'arrêter à répondre à ses raisonnementî
imaginaires et à ses folies , il ferait en sorte, en
cmployantses prières et son crédit auprès de Dieu,
qu'une puissante inspiration d'humilité descendîi
du ciel, qu'elle s'insinuât parmi ses pensées,
qu'elle lui découvrît ses égarements et ses erreurs,
et qu'elle lui fît dire enfin : Ego vir çîclens pan-
pertatem meam , je vois ma pauvreté , je connais
ce que je suis et ce que j'ai fait, et combien je
mérite d'être méprisé et d'être appelé le dernier
«les hommes, le plus ingrat et le plus infâme !
ExNTRETIEN I. 87
Je n'ose lever les yeux ! Mes péchés crient ven-
geance au ciel contre moi : Pecca^i super nume-
ritm^ etc. Ce peu de paroles, prononcées sincère-
ment, suffiraient à l'ange : sans qu'il avançât au-
cun mot de syllogisme , il prierait l'incrédule de
lever les yeux et de regarder le ciel ; à l'heure
même , les lumières entreraient dans ce cœur
aveugle et y porteraient la grâce ; Dieu y serait
connu et adoré mieux que si tous les philosophes
fussent venus, et que, durant de longues confé-
rences, ils eussent disputé fortement, et tâché, par
leurs démonstrations,de le désabuser et de le con-
vaincre.
En un mot, voilà la méthode dont se servirait un
ange, s'il était maintenant ici et s'il s'entretenait
avez vous. Qu'ai-je fait, Monsieur? que vous ai-
je dit ? quelle autre manière ai-je observée depuis
que j'ai l'honneur de vous voir et de vous parler,
et quelle différence y a-t-il entre l'histoire que
je vous ai racontée et ce qui vient d'arriver entre
vous et moi à la vue de cette honorable compa-
gnie?
Nous nous y sommes rencontrés inopinément,
sans nous connaître , et peut-être sans nous être
jamais vus , quoique votre nom et votre mérite
ne me fussent pas inconnus. Après les bontés qu'il
vous a plu de me témoigner- , l'occasion ayant
voulu que j'eusse l'honneur de m'entretenir avec
vous , votre première parole dans cet entretien a
été de me demander pourquoi les hommes se per-
suadent qu'il y a \\v\ Dieu , et quel est le plus fort
et le principal argument qui leur 0 fait avancer et
soutenir cette vérité. Jugez si d'abord je n'ai pas
dû voir ce qui se passait en votre conscicMice tou-
chant la religion, et si, en vous entendant parler
de la sorte, j'ai pu douter que vous étiez :lu nom-
bre de ces beaux esprits malheureusement aveu-
li
38 ENTRETIEN I.
gles, dont la maxime est de parler de tout et de
ne rien croire? Et jugez si j'eusse été sage de vous
répondre de la façon que vous désiriez, d'en-
treprendre de vous guérir par des démonstrations
tirées des livres d'Aristote ou de Saint Thomas.
N'ai-jepas dû, sans vous rien dire, porter la main
dans votre âme, et tacher, avec toutes les douceurs
du respect et de la civilité, d'en retirer la taie fa-
tale dont j'ai vu qu'elle était couverte? C'est ce que
j'ai fait , Monsieur, le plus modestement que j'ai
pu. Je vous ai dit : Soyez humble, et connaissez-
vous vous-mcme ; souvenez-vous de votre néant,
de vos péchés , de votre mort ; repassez la vue
sur les désordres et sur les accidents de votre vie,
et considérez l'état où vous êtes ; voyez ce qui se
passe en la vie des autres, et contemplez dans eux
les infirmités, les bassesses, les folies et les igno-
rances, toutes les hontes et les corruptions de
votre nature misérable ; c'est en les contemplant,
et en vous anéantissant par ces sortes de pensées,
que vous apprendrez à découvrir les vérités les
plus hautes, et à confesser que vous êtes la créa-
ture d'un Dieu, et l'esclave d'un maître qui vous
donne votre vie aussi souvent que vous respirez.
J'ai lâché de graver ces deux ou trois paroles dans
voire cœur : mais vous n'avez pas voulu ; vous
avez repoussé ma main, et vous avez continué de
vouloir que je disputasse avec vous. J'ai néanmoins
continué de vous donner le même avis , et je vous
ai constamment répondu qu'il n'y aurait point
pour vous d'autre moyen de revoir le jour que de
permettre que l'humililé vous ouvrît les yeux ,
qu'elle rompît le voile qui les couvre et qui les
rend impénétrables à la grâce. J'ose encore vous
le dire, et avec d'autant plus de liberté que je le
dis d'un cœur qui vous honore parfaitement, et
qui croit se montrer à vous quand il vous parle.
ENTRETIEN I. 3c)
Humiliez-vous, Léonce, et ne croyez pas qu'il
soit messéantà un geiuilhomrne, parmi les riclies-
ses et les honneurs de sa fortune, et durant les
succès de ses actions glorieuses, de confesser de
soi ce que les plus nobles séraphins disent d'eux-
mêmes dans le plus haut état de la gloire, et au
milieu des grandeurs et des félicités du paradis:
Ego vir videns paupertatrm menm , je suis une
créature qui ne vois rien dans moi qu'une pau-
vreté honteuse, et qui n'ai rien de propre que la
misère, le péché, l'ignorance, la mort et l'enfer.
Dites cela sans vous contredire , et pensez-le le
plus humblement que vous pourrez; appliquez-
vous à le bien connaître, et éprouvez du plaisir à
vous le dire et à le croire. Dès que vous l'aurez
dit, je vous dirai : Levez les yeux et regardez;
considérez le firmament et les étoiles , et les au-
tres ouvrages d«^ la Providence éternelle. Croyez-
moi, Léonce, au premier moment, tout sera fait:
vous serez persuadé de la vérité d'un Dieu autant
que si vous aviez vu de vos yeux tous les miracles
qui ont jamais été faits par les apôtres et par les
prophètes.
Léonce ne répondait rien. Mais si par hasard,
poursuivit Eugène, vous n'êtes pas encore satis-
fait, et si vous voulez que je m'élève plus haut,
et que je choisisse un exemple de plus grande au-
torité que celui des anges et des saintes Ecritures,
je dis que ma méthode, ma façon de raisonner ;
sur l'existence divine est la méthode de Dieu
même ; que tout Dieu qu'il est , il n'a point eu
d'autre argument ni d'autre démonstration pour
manifester aux hommes sa Divinité et pour con-
vertir tous les peuples, que celui-ci ; pourquoi
voulez-vous que j'en cherche un autre pour vous
seul?
Pour moi, dit Léonce? Et pour qui donc , re*
o •
40 ENTRETIEN I.
prit Eugène , puisqu'au moins à l'endroit où noUs
sommes, personne ne la demande et ne paraît
en avoir besoin, sinon vous ? N'est-il pas vrai,
Monsieur, qu'il n'y a point de nation qui ne sa-
che et qui ne confesse que Dieu est? Les Païens
l'ont su , les Juifs , les barbares , les sauvages, les
Indiens , les Africains , tous les habitants de la
terre connaissent depuis six mille ans qu'ils ont un
Créateur qui les a tirés du néant. C'est le premier
et le plus indubitable article de toutes les religions
des hommes; et cependant pas une de toutes ces
nations n'a jamais ouï philosopher là-dessus de la
manière qu'on le fait dans les écoles, et que vous
désirez que je le fasse devant cette illustre com-
pagnie. Elles n'ont point entendu parler de la né-
cessité de VEtre absolu , ni de la non implicance ^
en sa définition , ni de Y impossibilité des causes
infinies en nombre, ni de l'impossible infinité des
successions , ni de tous les autres arguments in-
lentés par la logique artificielle des académies.
Seulement elles ont regardé le ciel et le soleil , et
en les regardant, elles ont senti naître dans leurs
esprits cette science céleste , avec un instinct
qui les invitait à adorer leur Créateur et à l'ho-
norer par des sacrifices. Cette vue seule a eu le
pouvoir d'éclairer le reste des hommes , et de les
attirer à la connaissance de Dieu : donc, elle doit
avoir le pouvoir et la force de vous y attirer vous-
même; donc, j'ai sujet de m'y fier, et d'établir sa-
gement sur elle seule mon espérance de réussir
envers vous par cet entretien. Je ne me fie qu'à
elle , et je confesse que j'aurais tort et que je
TOUS trahirais, si j'en employais une autre.
Ainsi donc, ajouta-t-il en continuant de parler
à ce même gentilhomme , si vous avez quelque
doute, et si vous voulez maintenant apprendre de
moi , toute mon industrie sera de vous conduire
ENTRETIEN I. 4 '
à l'école où les hommes ont commencé d'appren-
dre la science que vous ignorez. Je vous mènerai
dans quelque campagne d'où nous puissions voir
la vaste étendue du ciel et des éléments, et là , je
vous dirai ce que je vous ai dit dès le commence-
ment de ce discours: Regardez , et arrêtez-vous
un peu durant quelques moments à contempler
avec un esprit îiumble et soumis. N'en doutez
point , Monsieur , cette vaste immensité du ciel,
cet éclat de tant de lumières incorruptibles et dis-
posées en un si bel ordre, ces courses périodiques
des planètes, cette succession réglée des jours et
des nuits, cette variété de tant de biens que produit
la terre ou qui sortent de la mer, et qui parais-
sent dans les autres éléments, tant de magnificen-
ce et tant de miracles formeront bientôt en votre
esprit l'argument démonstratif que vous cherchez,
et dans votre conscience, la confession que Dieu y
cherche et qu'il n'y a jamais vue : vous direz
avec David : Confitebor tihi quia terribiliter ma-
gnificatus es : mirabilia opéra tua, et anima inea
cognoscit nimis.
Eugène étendit ces considérations, conduisant
l'esprit de Léonce aux endroits de la terre qui lui
semblèrent avoir des traces de la Divinité mieux
marquées et plus évidentes , comme dans les jar-
dins et parmi les fleurs, où il le pria de remar-
quer que Dieu, qui veut être vu partout, avait
particulièrement taché de se rendre visible et ai-
mable à l'homme dans les plus petites créatures,
imprimant sur les feuilles des lis et des roses tout
ce que leur faiblesse peut recevoir , et tout ce
qu'elles peuvent porter des impressionsdesabeauté
souveraine.
Il termina son discours en regardant ce jeune
seigneur d'un œil où il y avait quelque chose de
plus doux et de plus charmant que son éloquence;
42 ENTRETIEN I.
et il semble que ce fut de cet œil doux et modeste
plutôt que de sa voix que sortirent ces deux mots,
qu'il emprunta à la mère des Macliabées : Peto ,
îiate , ut ad cœlum et ad terrain aspicias , et ad
omnia quœ iîi eis sunt , et intelligas quia ex ni"
hilo fecit illa Deiis, Mon fils, je ne vous demande
qu'unegrâce : c'est que vous contempliez le ciel et la
terre , et que vous laissiez entrer dans votre esprit
les pensées et les lumières qui sortiront de là, et
qui vous découvriront combien il a fallu d'intel-
ligence pour méditer et pour disposer ce chef-
d'œuvre , combien de puissance et de force pour
le produire , et pour tirer du néant tant de beau-
tés et tant de miracles.
Au moins, ajouta-t-il, souvenez- vous de ce
qu'a dit Tertullien , que le premier et le plus riche
partage qui échut à votre âme lorsqu'elle entra
dans le berceau et qu'elle commença de voir le
soleil, fut de connaître le Créateur, et d'appren-
dre qu'elle était née pour l'aimer. Âniniœ dos a
principio scientia Dei. Partage glorieux, que ni le
temps, ni la mort , ni l'éternité ne vous raviront
jamais. C'est néanmoins ce que les libertins entre-
prennent de vous ravir par leurs louanges et par
leurs caresses : ils ne vous approchent et ne vous
flattent que pour flétrir dans vous cette fleur de
votre esprit pur et divin. Repoussez-les, Léonce,
et ayez horreur que ces inventeurs de corruptions
et d'impiétés exécrables s'adressent à une âme
noble comme la vôtre, et qu'ils viennent chaque
jour abuser d'elle comme d'une esclave publique,
abandonnée à leurs profanations et à leurs sacri-
lèges. Regardez-les, et en même temps, si vous
pouvez vous souvenir de la sagesse et des autres
grâces qui parurent en vous lorsque vous entrâtes
à la cour, regardez-vous vous-même, et considé-
rez l'état où vous êtes depuis les années que ces
ENTRETIEN I. 4^
malheureux ont commencé de vous connaître et
de vous inspirer leurs maximes.
Vous, Monsieur, à qui Dieu a donné de l'es-
prit et du courage, de la noblesse , des richesses,
de la réputation et de la santé, tout ce qu'un
homme de votre naissance peut désirer de biens
etd'honneurs , vous qui, dans les compagnies, pou-
vez être appelé le bien-aimé du ciel, et qui sou-
vent, entre tous les gentilshommes qui s'y ren-
contrent , n'en voyez peut-être aucun que Dieu
ait plus aimé ni plus favorisé que vous : pour-
quoi faut-il que, dans ces compagnies-là , s'il y a
quelque mot à dire contre la conduite de sa pro-
vidence , quelque doute à former contre les véri-
tés de son Evangile, quelque impiété curieuse à
inventer contre les mystères de sa religion, pour-
quoi faut-il que ce soit vous qui entrepreniez (!d
le faire, et qui donniez ce scandale aux angf^s et
qui le donniez à la cour? La cour sait elle-niénie
ce que vous devez à Dieu, et vous voulez qu'elle le
sache, car un de vos soins les plus ordinaires
est de lui mettre devant les yeux ce ({ue vous
avez dans l'àme de grand , d'illustre et de plus
digne d'être admiré. Elle vous regarde en effet,
et c'est elle qui, en voyant dans toute votre per-
sonne des qualités excellentes et de rares bien-
faits du Créateur, voit en même temps dans toute
votre conduite des ingratitudes et des trahisons
contre cet adorable bienfaiteur. Je vous prie, Léon-
ce , tandis que vos amis se taisent par respect et
qu'ils vous dissimulent la vérité, de vous écoutei*
au moins vous-même , et de vous entretenir du-
rant trois ou quatre moments avec votre con-
science sur ces deux paroles d'un philosophe
chrétien : Quulquid est in me^ est a Dec; (juhhjuid
n me , contra Dcum , tout ce que je suis vient de
Dieu , et tout ce que je fais est contre Dieu.
44 ENTRETIEN I.
Ceci, et ce qui avait été dit auparavant, fut dit
par Eugène d'une manière si respectueuse et si
honnête, que, tandis qu'il parlait, Léonce, qui ne
pouvait pas fermer les oreilles , fit juger, par son
silence et par l'état de son visage , que son esprit
s'ouvrait aussi, et qu'il s'appliquait à écouter et à
considérer.
Le théologien s'en aperçût, et c'était ce qu'il
attendait depuis le commencement de leur confé-
rence pour venir à son point. Il savait bien ce que
j'ai dit, qu'il ne faut pas apporter aux pécheurs
superbes ni aux autres qui veulent disputer con-
tre Dieu, les raisons de la science divine, parce
qu'ils ne pensent qu'à les repousser, qu'à fer-
mer leur esprit et à le rendre impénétrable aux
lumières de la vérité. Comme il vit donc l'entrée
ouverte, et qu'il se tint assuré qu'aucun mot ne
se perdrait désormais, il approcha le plus discrè-
tement qu'il put , et se mit enfin à proposer en
forme les preuves et les démonstrations ordinai-
res dont se servent les scholastiques pour faire
confesser que Dieu est. Un sentiment d'inclina-
tion qu'il avait pour ce jeune seigneur l'aida
beaucoup à les expliquer et à les pousseï' forte-
ment dans cette âme, qui les avait toujours jugées
faibles , parce qu'elle avait toujours tâché de les
affaiblir , et qu'elle ne les avait jamais écoutées
que pour les combattre.
Monsieur, lui dit-il, j'ai parlé jusqu'à cette heure
comme je devais, en vous avertissant de regarder
le ciel et le monde , puisque les démonstrations
dialectiques que vous avez entendues de moi, et
que vous avez désiré que je tirasse des livres des
philosophes chrétiens , y sont marquées visible-
ment , et que vous les y pouvez lire vous-même
et de vos propres yeux. Vous y voyez un ordre
parfait , et une multitude infinie de choses diffé-
ENTRETIEN I. 4 5
rentes admirablement bien arrangées : donc, vous
y voyez un argument en forme , pour ainsi dire,
et un syllogisme composé de trois assertions évi-
dentes et indubitables.
Tout ce qui est arrangé en bel ordre est arrangé
par une intelligence :
Or^ est-il que les parties du monde sont bien
arrangées :
Donc, etc.
La première proposition est certaine, car s'il est
impossible de voir dans quelqu'une de vos lettres
sept ou huit lignes bien composées , sans y voir
aussitôt qu'il y a dans vous une raison qui a con-
duit votre plume, et si ce serait folie de soupçon-
ner que quelque hasard aurait dressé cette lettre,
et que chaque parole se serait mise d'elle-même
ou trouvée hasardeusement à sa place , pensez-
vous qu'en voyant dans l'univers ce nombre infini
de tant de choses, si grandes, si magnifiques et
si sagement assemblées, il soit possible de ne pas
voir d'abord que c'est une raison éternelle, une
intelligence souveraine et impeccable, qui a tout
arrangé et disposé de la sorte? Et ne jugez-vous pas
bien que de soutenir, ou seulement de songer que
cela s'est fait par hasard , c'est un songe de bète
ou de frénétique P
Quelques-uns de ces gentilshommes voulurent
voir s'ils ne pourraient point ébranler cette pre-
mière proposition de syllogisme, et commencèrent
à dire quelque chose. Eugène prévint la dispute
en les engageant à écouter un petit discours qu'il
leur fit, et par lequel il mit évidemment devant
leurs yeux la vérité de cette maxime éternelle et
inébranlable , qu'il est impossible qu'il y ait de
l'ordre dans aucune multitude . sans que les par-
3*
46 ENTRIiTlEN I.
lies de l'ordre aient une raison en elles-mêmes,
et qu'elles s'entendent les unes et les autres, ou
bien sans qu'il y ait au-dessus d'elles une raison
suprême qui leur a donné leur rang et assigné
leur emploi.
Eugène étendit son explication autant qu'il le
jugea nécessaire , et il la termina par ces deux
mots qui revenaient à ce qu'il avait dit aupara-
vant. Je parle trop, dit-il, sur un sujet où le Sage
m'avertit qu'il n'y a qu'une seule parole qui doive
ctre dite aux athées. Je cherche cette parole, mais
j'ai de la peine à la trouver : il fiiut, s'il vous plaît,
que vous me la suggériez vous-même. Vous le pou-
vez, Messieurs, vous qui, en d'autres et semblables
occasions, savez si bien parler à ces sortes de per-
sonnes , et leur donner le vrai nom qui leur est
propre. Lorsqu'un homme vient vous assurer que
les pierres d'un palais ont été taillées et placées
fortuitement , sans qu'aucun architecte ni aucun
ouvriery aient mis la main, vous îi'avez point d'au-
tre réponse à lui faire que de l'appeler un fou ;
et si quelqu'un vous disait la n)éme chose, seule-
ment d'un petit château de carte, que le hasard
l'aurait bâti, n'est-i! pas vrai que vous kii répondriez
la même chose, et que vous n'écouteriez sa pro-
position que comme le discours d'un homme eni-
vré ou d'une brute endormie? Il faut donc, s'il
vous plaît, quand quelque libertin me vient sou-
tenir que le ciel, les étoiles, les planètes, et tou-
tes les autres parties de ce grand palais du mon-
de, ont été formées et disposées par un accident
imprévu ou par le caprice du hasard, sans qu'au-
cune sagesse s'en soit mêlée, il faut que vous me
suggériez un nouveau nom que je puisse donner
à la proposition decet homme-là, car, assurément,
le mot de folie, de fureur, de brutalité, n'est point
assez fort pour exprimer une extravagance si horri-
EXTRETIEÎT T. ^J
Lie et si monstrueuse! Quel est donc ce mot? Je ne
le sais pas, Messieurs. Sacliez-le, s'il est possible,
et dites-le-moi : je le dirai aux athées , et ce sera
tout mon discours contre leurs raisonnements, et
toute ma réponse à leurs questions , qui vaudra
mieux sans comparaison, à leur égard, que ce que
j'ai dit jusqu'à cette heure et ce que je pourrais
dire désormais.
Il poursuivit, et montra que les autres argu-
ments de la philosophie étaient tirés du même
principe, et qu'ils étaient visibles et intelligibles à
tous ceux qui ouvraient les yeux. Il serait long de
rapporter son discours : il suffit de remarquer
qu'il ramassa en assez peu de paroles ce qui se dit
de plus considérable durant les disputes , sans
omettre aucune des preuves et des convictions
ordinaires. Il s'arrêta principalement à faire voir
qu'il fallait nécessairement que quelque chose que
nous ne voyons pas, fut immuable et éternelle,
et appuyée éternellement sur elle-même , parce
que les choses que nous voyons sont mobiles : et
de là, se faisant ouverture pour entrer en la plus
importante démonstration qui regarde la création
du monde et sa sortie du néant , il prouva à ces
Messieurs que les mouvements circulaires tie ce
même monde, ses mouvements successifs, inter-
rompus, réguliers et déréglés, et que chaque dé-
faut de chacune de ses parties, faisaient connaître
démonstrativement qu'il n'était ]K)iiit éternel et
qu'il avait commencé d'être : d'où enfin il tira sa
conclusion, que ce monde avait reçu son existence
par l'action d'un Créateur plus ancien que lui , de
telle sorte que les yeux qui nous font voir qu'il y
a un ciel et une terre, nous font voir nécessaire-
ment qu'il y a un Dieu, et que rien ne serait au-
jourd'hui et ne pourrait être demain , si ce Dieu
n'était pas avant le temps et depuis rétcrnitc.
48 ENTRETIEN I.
Il n*omit pas aussi cet autre argument qui a
tant de fois convaincu les plus obstinés et les
plus déraisonnables , que la multitude des pro-
phéties qui ne peuvent être inspirées que par
un Dieu présent à chaque année de l'avenir; la
multitude des miracles et des actions qui surpas-
sent infiniment les forces de la n.'iture ; la variété
des religions, qui visent, quoique par des voies
illégitimes, à une même dernière fin; le consente-
ment des nations et des peuples, et leur confor-
mité en l'adoration d'un Maître universel et éter-
nel , ne nous peuvent pas tromper : Quod enim
natura universaliter et naturaliter confitetur^ ne-
cesse est uerum esse : ciim naturam naturaliter et
unîversaliter mentiri impossihile sit,
Léonce interrompit Eugène par un soupir qui
fut mêlé de quelques paroles et de quelques lar-
mes : Il est aisé, dit-il, de prouver et d'enseigner
qu'il y a un Dieu : mais hélas ! Eugène, qu'il se-
rait doux de ne le point apprendre, et que c'est
une chose étrange et cruelle que, durant le peu de
plaisirs dont nous tâchons d'adoucir les amertu-
mes de cette vie misérable , on vienne sans cesse
nous tourmenter par les menaces d'une justice in-
finie, et que nous n'entendions parler ici-bas que
d'enfer et d'éternité! O prêtres, ne sera-t-il ja-
mais possible que vous consentiez à nous accorder
une de ces deux grâces: ou que vous nous disiez
qu'il n'y a point de péché au monde, et que Dieu
nous permet de faire ce qu'il nous plaît, ou que
vous permettiez que nous disions qu'il n'y a point
de Dieu? Au moins taisez-vous, et ne vous effor-
cez pas , par tant de bruits que vous faites dans
les éû^lises et dans les maisons, de troubler l'uni-
que repos que nous ayons avant la mort, qui est
de nous oublier de cette vérité.
A quoi vous servirait notre silence, répond Eu-
ENTRETIEN I. 49
gène? Ce n'est point notre voix qui vous trouble
et qui vous réveille, c'est la voix publique de la
nature et de la gnice ; c'est par les cris qui reten-
tissent de toutes les parties de l'univers que vous
apprenez qu'à chaque endroit où vous êtes , il
y a un Dieu qui vous regarde , et qui connaît
vos pensées et vos actions. Si ces bruits-là vous
importunent, et si vous voulez, périr sans qu'on
vous éveille et qu'on vous avertisse de votre mal-
heur, faites taire le ciel et la terre, ou cachez-
vous au soleil, s'il est possible. Eteignez, dit Saint
Chrysostôme, tous les flambeaux du firmament,
et ne laissez paraître aucun astre aux endroits où
vous serez : partout où leurs lumières vous pour-
ront atteindre, ce seront elles-mêmes qui, entrant
dans vos yeux et dans votre esprit, y feront entrer
malgré vous la connaissance qui vous inquiète, et
qui vous découvriront sensiblement la majesté du
Maître que vous devez craindre et qui vous at-
tend pour vous juger! Onines homines uident
Deum^ dit le patriarche Job, qui ramasse dans ces
deux paroles ce que j'ai dit jusqu'à cette heure.
Tous les hommes voient Dieu, c'est-à-dire voient
par leurs yeux qu'il y a un Dieu.
Ces paroles donnèrent sujet à quelqu'un de ces
mêmes gentilshommes de faire une repartie qui
témoignait je ne sais quelle sorte de chagrin , et
qui fut désormais toute la réponse qu'ils voulu-
rent donner aux arguments qu'ils avaient si fort
attendus. Ce gentilhomme dit qu'il lui semblait
étrange que plusieurs excellents esprits, dont les
yeux étaient ouverts et pénétrants autant que ceux
de personne, ne découvrissent point ce Dieu qu'il
était si aisé de voir, et que, dans le monde, ils ne
vissent rien que le monde.
Vous voulez dire, repartit Eugène, que ce sont
les plus forts esprits et les plus éclairés qui ne con-
5o ENTRETIEN ï.
iiaissentpointcleDieu. Monsieur, je vous étonnerai
peut-être de croire que ceux-là ont véritablement
de l'esprit, et de ne vous point disputer cette
proposition.
Ce n'est pas qu'il ne soit vrai que les deux ou
trois athées que l'antiquité a connus ont été deux
ou trois philosophes qui apprenaient à étouffer
dans eiix la honte que nous avons du crime et de
la folie, comme un Diogène cynique, un Protago-
ras, un Epicure; que les quatre ou cinq autres
que l'histoire de l'empire a remarqués , ont été
quatre ou cinq monstres de luxure et de cruauté,
et de vrais parricides du genre humain , haïs de
tous les siècles, comme un Caligula, un Hélioga-
bale, un Gopronyme, un Frédéric; que les cinq
ou six de cette faction qui ont paru dans ces der-
niers temps, n'ont été que des infâmes qui ser-
vaient de poètes et de bouffons, ou de chiens de
chasse aux jeunes gentilshommes de la cour, d'au-
tres semblables criminels qui ont fini par la corde
ou par le feu , et qu'enfin ceux que nous connais-
sons aujourd'hui de la même secte, sont de vrais
cadavres vivants , des hommes pourris et cor-
rompus jusqu'à la moelle des os, sans honte,
sans conscience et sans honneur, qui n't)nt plus
rien de l'homme que la figure ; et que c'est une
chose étrange qu'un gentilhomme qui, durant une
débauche, aura en tendu deux ou trois de ces Lapi-
ihes, parmi les jurements de démons et les inso-
lences de leur ivrognerie, proférer quelque nou-
velle impiété contre la religion, s'en viendra nous
dire que ce sont là les grands génies du siècle ,
les dignes maîtres de la philosophie , et que nos
Aristote , nos Platon, nos Salomon , nos Augus-
tin> nos papes, nos prélats, nos rois, nos conciles,
nos nations et nos mondes ^ qui reconnaissent et
ENTRETIEN I. 5l
qui adorent un Dieu , sont les faibles esprits et
les simples tronipés par des opinions imaginaires!
IMais non, dis-je, je ne veux pas vous contre-
dire en ceci , et même je vous avoue qu'il y a,
dans la cour et ailleurs, des esprits subtils et des
gens couverts des apparences de la sagesse et de
la modestie, qui souffrent des doutes et des in-
certitudes touchant la Divinité, et qui, tandis qu'ils
font comme le peuple dans les églises, disent se-
crètement en leur àme : Si est scicntia in excclsoP
Je ne nie point que ce sont des gens d'esprit ,
et j'approuve tout ce qu'il vous plaira de croire
el de dire en leur faveur. PJais c'est de là que je
vois naître une lumière merveilleuse pour la con-
solation des Saints, et que j'apprends que leur in-
certitude et leur athéisme sont une des plus cer-
taines preuves et un des plus solides fondements
qui soutiennent les vérités de noire théologie.
Messieurs, ces beaux esprils ont commis dès
leur jeunesse de grandes fautes contre la pudeur;
ils en commettent encore chaque jour, profanant
dans leurs personnes tout ce qu'il y a de saint
et de sacré, sans qu'ils se soucient d'aucune loi,
et sans qu'il y ait désormais aucune action en leur
vie qui ne soit outrageuse à la nature et qui ne
crie vengeance. S'il y a un Dieu au ciel et s'il y a
un juge de la nature et de la raison offensée, il
doit écouter cette voix de Sodome, et punir ter-
riblement ce désordre. La plus terrible malé-
diction de Dieu, et le coup le plus effroyable
de sa colère , est de se rendre invisible sur la
terre, et par l'éloignenient de toutes les lumiè-
res divines, frapper les esprits criminels d'aveu-
glement , comme il fit aux Sodomites : Percussit
cos cœcilalc a Diiiiiino usque ad nmxiinum : donc,
partout où nous voyons la rencontre de ces grands
péchés, avec celte jj;rande et redoutable puuitiou
Ô I
Sa ENTRETIEN I.
de ces saletés horribles, avec cet athéisme et cette
ignorance du Créateur , nous voyons l'évidente
preuve d'une justice éternelle.
Or est-il qu'on voit l'un et l'autre dans ces in-
crédules dont vous parlez et dans ces beaux es-
prits du temps : on y voit, d'une part, les insolen-
ces et les impiétés extrêmes ; leurs discours et leurs
actions ne sont que des scandales et des crimes de
lèse-majesté divine. Ce sont eux qui, sous leurs
mines de cavaliers et de courtisans, ramassent en
leurs personnes tout ce qu'il y a eu de nouveaux
péchés et d'inventions abominables dans les siècles
des Tibère et des Néron ; les profanations de
sexe et de sang, les corruptions, les brutalités, les
sacrilèges, tous les désordres qui poussent vers le
ciel des voix d'accusation et des cris de vengeance,
sont aujourd'hui leurs passe-temps et leurs modes
particulières !
D'une autre part, comme vous assurez, ils pro-
testent qu'ils ne voient rien en regardant le monde,
et ils se déclarent ouvertement les ennemis du
Créateur et les apostats de sa religion. Ce sont
eux qui sont les grands athées du siècle et les
plus hardis blasphémateurs, les braves et les intré-
pides qui ne craignent ni le jugement, ni l'enfer,
ni l'éternité , qui défient la justice, qui censurent
la Providence, et qui font gloire de mépriser ce
que le peuple adore.
On voit, dis-je, en leurs personnes, et le péché
le plus digne de châtiment, et le châtiment le plus
funeste et le plus terrible.
Que reste-t-il à conclure, sinon, non pas qu'il
n'y a point de Dieu parce que ces athées sont de
beaux esprits , mais qu'il y a un Dieu et un juge
éternel et infiniment redoutable, parce que ces
beaux esprits sont des athées. Excœcauit cos, et
nescieriint sacramenta Del.
Ils sont subtils, il est vrai; ils ont iRVue per-
E!ÇTRETIE!T I. 53
cante et claire : mais quand le soleil a disparu et
que les flambeaux sont éteints , que peuvent-ils
voir, et que sont alors leurs beaux yeux et
leur excellente vue, sinon aveuglement? Ils ont
d'admirables lunettes pour connaître ce qui se
passe là-haut et pour contempler les astres, mais
Dieu leur envoie des nuées et couvre le ciel : que
sont toutes leurs visions, sinon ténèbres? Ils ont un
esprit savant et sublime, mais Dieu leur envoie un
sommeil : que sont toutes leurs pensées, sinon des
songes? que sont leurs raisonnements et leurs con-
clusions démonstratives , sinon des rêveries et les
courses extravagantes d'une imagination égarée?
Ils ont un beau corps , mais leur âme se retire :
qu'est-ce. que ce corps, sinon pourriture? Ils ont
une belle âme , mais Dieu la délaisse : qu'est-ce
que cette âme, sinon ignorance, athéisme, impiété?
et c'est QC qu'ils prennent pour être la marque de
leur bel esprit! Quelle marque. Messieurs, et
quelle frénésie de s'y laisser tromper! Quel dé-
plorable aveuglement de les estimer davantage
parce qu'ils n'ont point de Dieu, et de ne pas
sentir que c'est cela qui doit les faire fuir comme
une peste publique !
La dame, surprise et ravie de voir ses pensées et
ses intentions si bien devinées par cet inconnu , l'é-
coutait comme on écoute un homme envoyé de
Dieu. Léonce était étonné de lui-même, se voyant
sans paroles dans un sujet où il s'était exercé et si-
gnalé tant de fois. Son maître d'escrime en cessortes
de disputes, je veux dire Tiburce , ne l'était pas
moins , et n'avait pas grilid désir de se déclarer
et de rompre le silence. Néanmoins, comme il se
sentit ob.iigé de venir à son secours, il pritenfin la
parole, et renfermant sous une froideur affectée
la bile ardente qui s'était ramassée dans son cœur
durant le discours d'Eugène, mais que la présence
54 ENTRETIEN II.
d'Auguste ne lui permettait pas de laisser sortir,
il avança modestement la proposition qui va suivre.
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DEUXIÈME ENTRETIEN.
DE LA MULTITUDE DES RELIGIONS.
Il est vrai, dit-il, qu'on ne peut pas soutenir
l'opinion des athées , et que c'est une manifeste
folie de l'entreprendre : aussi ce n'en est plus la
mode parmi ces Messieurs de bel esprit. Ils voient
bien qu'il faut suivre le torrent , et reconnaître
qu'il y a un Dieu , puisque c'est la croyance de
toutes les nations et en tous les siècles. Naturam
enirn, comme vous avez dit, natiiraliter et uniuer-
saliter mentiri impossiblle est.
Mais comme ces nations ne s'accordent pas en
leurs opinions touchant la Divinité , qu'elles
ont des religions différentes, et chacune des ma-
nières particulières d'honorer le Créateur, au lieu
de tant de disputes et de conférences pour recon-
naître quelle est la meilleure, il ont depuis peu dé-
couvert un nouveau secret, ainsi qu'ils l'appellent,
que la meilleure religion pour chacun est celle du
pays où il est, et que Dieu veut être honoré de
nous de la manière qu'on l'honore publique-
ment dans les villes et dans les temples où nous
nous trouvons ; qu'il np plaît à cette diversité de
religions, et qu'il n'est offensé que par deux sor-
tes de personnes : ou par les libertins, qui n'obser-
vent pas chez eux la coutume et la dévotion de
leur patrie, ou par les dévots indiscrets, qui la veu-
lent observer en d'autres pays, et y porter la con-
fusion et le trouble, en y portant leurs opinions,
EXTiiETiE-^î iT. :j:>
et les voulant préférer aux autres ; qu'établir
une nouvelle religion dans un état, c'est un scan-
dale et une violence criminelle contre la liberté ;
mais quand elle est une fois établie, que c'est sa-
crilège et libertinage de la mépriser, et de con-
damner ce que fait tout un peuple.
Je m'étonne , répond Eugène, de ce que vous
dites, que ce secret a été inventé deptiis peu de
temps. 11 y a cent ans que Castalion et Postel pu-
bliaient la même doctrine ; il y a quatre cents ans
que l'empereur Frédéric II croyait en être l'inven-
teur, mais il se trompait : le moine Sergius, qui
instruisit Mabomet , commença parla; d'autres
commencèrent avant lui. Dès les premiers siè-
cles, plusieurs bérétiques, pour accorder leurs dif-
férends et pour vivre en paix avec chaque peuple
et dans chaque endroit du monde, s'avisèrent de
former cette sorte de religion. Il y a quatorze cents
ans que les Manichéens la proposèrent à leurs dis-
ciples , et ce fut peu d'années après que l'empe-
reur Maxime, qui l'apprit d'eux, la juaiiqua scan-
daleusement sur le trône impérial, lorsque, pour
attirer toutes les nations à son parti , il fut en
même temps idolâtre, arien et catholique.
Eugène jugea d'abord qu'il lui serait messéant
de raisonner avec un homme de cette sorte sur
une doctrine composée des songes de quelques li-
bertins enivrés, et même très-difficile de le faire,
après avoir parlé si hjngtemps : néanmoins, comme
la pensée lui vint qu'il ne fallait que deux mots
pour la détruire, et pour faire voir à ces jeunes
Messieurs combien leur maître avait peu de juge-
ment et combien il y avait de folies et d'ignoran-
ces en ses premières propositions, il ne voulut pas
se dispenser de leur rendre ce bon office. La chose
fut bientôt faite, et plus tôt même qu'on n'eût dé-
siré , car c'était une chasse dont le plaisir devait
56 ENTRETIEN II,
être que la bête eût de la force et des ruses , et
qu'elle résistât longtemps.
Monsieur, dii-il en continuant de parlera Ti-
burce, puisque vous savez si bien ce que pensent
les auteurs de cette doctrine curieuse et quels
sont les secrets de leur école , obligez-moi de me
dire si, selon leur pensée, Dieu veut absolument
de moi, lorsque je suis en Turquie, que j'observe
la religion des Turcs; lorsque je suis aux Indes
ou dans le Japon , que j'observe la religion des
Indiens et des Japonais ; lorsque je suis en An-
gleterre ou en Ecosse, que je me conforme à l'or-
dre du pays et que je sois schismatique; enfin ,
lorsque je suis en France , en Italie , et dans tou-
tes les provinces éclairées des lumières de l'Evan-
gile, que je sois caibolique et que je suive les sen-
timents de l'Eojlise universelle. Ils disent que Dieu
lèvent, répond Tiburce, qu'il vous le comman-
de, et que c'est là l'honneur et l'obéissance qu'il
attend de vous.
Dieu me commande donc, poursuit Eugène,
quand je suis en France , de dire que le Sauveur
est le Fils de Dieu , le Verbe incarné ; quand je
suis en Turquie, de dire qu'il ne l'est pas , et que
l'incarnation est une erreur. Ainsi , quand je suis
à Rome, pour être honoré de moi, il me com-
mande d'adorer le crucifix, et quand je suis parmi
les Juifs, de le renoncer et le méconnaître, et de
parler de lui comme en parlent le talmud et la sy-
nagogue.
Ces Messieurs., poursuit Tiburce , vous répon-
dent qu'il le commande. Oui ! mais, repartit Eu-
gène, si Jésus-Christ n'est qu'un homme comme
nous , je ne puis pas l'adorer dans Rome ni lui
rendre les honneurs dus à la Divinité sans com-
mettre de grands sacrilèges ; si au contraire il est
le Verbe divin et le véritable Messie, je commets
ENTRETIEN II. Sj
dans Constantinople d'autres impiétés bien plus
énormes et bien plus criminelles, lorsque je dis qu'il
ne l'est pas ; et tout ce que je fais contre lui dans
ce pays infidèle, ce sont autant d'abominations et
d'apostasies scandaleuses.En un mot, l'une des deux
reliijions est nécessairement un mensonge et ua
crime de lese-majeste divine en premier chef : or,
est-il, selon vos Messieurs, que Dieii m'ordonne et
me commande absolument de l'honorer par l'une
et par l'autre religion ; il veut que je sois mahomé-
tan et Chrétien : donc, Dieu me commande de
l'honorer par des mensonges, par des blasphèmes,
par des sacrilèges, par des impiétés de démon,
par des crimes de lèse-majesté divine, et par tou-
tes les actions les plus odieuses et les plus détes-
tables à la Divinité; et ceux qui disent cela sont
les Messieurs de bel esprit !
Tiburce, voyant les chaînes qui l'environnaient
déjà, et n'apercevant point d'issue, se mit à cou-
rir à l'entour et à raisonner confusément , sans
savoir où allaient ses pensées ni ce qu'il voulait
dire; les autres le savaient encore moins que lui ;
on avait peine même à distinguer ses paroles, tant
il y avait de désordre et de précipitation dans son
discours. Ce qu'on entendit à la fin , et ce qu'il
dit fort distinctement, fut qu'il voyait bien qu'Eu-
gène était venu avec dessein de disputer sur cha-
que proposition, mais que, pour lui, il ne préten-
dait pas lui en donner le sujet, ni ennuyer la com-
pagnie par cet entretien et cette conversation d'é-
cole; qu'il n'avait plus rien à dire. En effet, il se
lut, et soudainement il changea de posture comme
pour déclarer qu'il n'était plus de la partie.
Sur quoi quelqu'une de ces dames se plaignant ,
et témoignant qu'elle était fâchée que le plaisir eiit
duré si peu, Tiburce, qui prit ses plaintes pour des
louanges, et pour une déclaration que son dis-
58 ENTRETIEN II.
cours lui avait plu, ne manqua pas de la remercier
de cette civilité prétendue, et de l'assurer très-par-
ticulièrement de son désir de pouvoir être assez
heureux pour lui obéir en quelque chose qui fût
capable de lui plaire ; mais cette sage dame, qui
n'avait pas moins de peine à souffrir ses civiUtés
que sa présence, l'interrompit par un autre com-
pliment qu'il n'attendait pas : Puisque vous êtes,
lui dit-elle, si honnête homme et si prêt à m'o-
bliger, obligez-moi de répondre à ce que vous a
dit Monsieur, et de vous faire battre encore et le
plus longtemps que vous pourrez.
Tiburce, quoiqu'étonné de ce compliment im-
prévu, ne laissa pas d'être assez présent à lui-mê-
me; il répondit que si on le battait en un duel ,
elle aurait le plaisir entier. Au moins , lui dit-il ,
pour lors , vous verriez les coups et vous pour-
riez en juger. La repartie fut prompte. Je vois ,
dit la dame, qui des deux est le plus muet en ce
combat , et il ne faut point être plus savante que
je le suis pour savoir ce que veut dire un homme
qui ne dit rien.
Comme les autres dames et la plupart de ces
Messieurs lui parlèrent de la même sorte et con-
spirèrent à lui reprocher sa fuite, Auguste, se joi-
gnant à eux: Vous voyez, dit-il, que la compagnie
juge mal de votre retraite. L'honneur vous oblige
de continuer à vous défendre 5 et moi je vous le
conseille , en. vous assurant que vous n'ennuierez
personne et que nous vous écouterons volontiers.
La coutume de ce sage seigneur fut toujours de
ne point souffrir qu'on avançât en sa présence
aucune proposition impie ni aucun mot contre le
respect dû à l'Eglise et à l'Evangile, et de ne pas
même permettre que d'autres seigneurs de la plus
haute condition prissent la liberté de le faire, ayant
pour maxime que la plupart des malheurs qui ar-
ENTRETIEN II. 59
rivent aux princes, viennent tles discours d'im-
piété qu'on tient en leur présence , et qui crient
justice au ciel contre ceux qui les écoutent sans
rien dire. Néanmoins, comme il vit que les paro-
les d'Eugène étaient des remèdes contre cette doc-
trine contagieuse, dont il craignait que les esprits
de ces jeunes gentilshommes n'eussent reçu quel-
que mauvaise impression, il fut bien aise que le
malade découvrit son mal et qu'il déclarât ce
qu'il pensait.
Tiburce donc, qui, durant ce peu de loisir, avait
médité à la hâte comment il fallait redresser les
articles de cette nouvelle religion et les affermir
par des propositions moins insoutenables, croyant
l'avoir fait et avoir bien disposé les choses dans
son esprit, revint à Eugène, et reprit ainsi son dis-
cours : Vous m'étonnez, lui dit-il, de n'avoir pas
compris ce que je disais, ou plutôt ce que disent
ces Messieurs dont je tiens la place ; je déteste ce
qu'ils disent et ce qu'ils pensent ; mais puisque
vous le voulez savoir, leur pensée est que Dieu, qui
ne regarde que notre cœur, quand il y voit une
profonde bumilité sous sa puissance adorable , et
un sincère désir de l'honorer, est satisfait, et
que, pour ce qui regarde ces cérémonies extérieu-
res et ces rubriques d'adoration et de croyaiice
prescrites par les prêtres, ces circoncisions, ces
sacrifices, ces égorgements de victimes, ces dévo-
tions légales, ces honneurs rendus àdes pierres ou
à des noms anciens, tous ces mystères de religion
contestés et débattus entre les Juifs et les Païens ,
il les considère comme des illusions de leur igno-
rance, et comme des égarements excusables de
leurs esprits perdus dans les ténèbres. Il les laisse
faire, et s'égarer chacun du côté qu'il lui plaît;
et pourvu qu'il voie dans leur cœur une respec-
tueuse connaissance et confession de sa j^randeur,
6o ENTRETIEN ïl.
tout cela lui est indifférent. Il ne le commande
pas, mais il le permet, il le souffre, il l'excuse, il
s'en divertit comme d'autant de simplicités de
l'esprit humain : en un mot, c'est-à-dire, selon le
raisonnement de ces Messieurs-là, que, par l'ordre
exprès et que par l'institution du Créateur, il n'y
a point d'autre religion que de dire en soi-même :
Je reconnais un Dieu, je l'adore et je le respecte.
Voilà tout le mystère de leur doctrine. Entendez-
vous maintenant?
J'entends bien, réplique Eugène, c'est-à-dire
que \ous, qui avez dit auparavant que Dieu, par une
"volonté souveraine et par un commandement ab-
solu, nous ordonnait d'observer les religions de
chaque pays, vous jugez maintenant à propos de
parler d'une autre façon, et de dire qu'il souffre
ces religions et ces modes différentes, et qu'il ne
s'offense pas que nous soyons de telle secte qu'il
nous plaira, pourvu que nous reconnaissions qu'il
est Dieu.
Oui; mais. Monsieur, ce Dieu, qui veut absolu-
ment être connu et adoré, et qui, pourvu qu'on
l'adore et qu'on le connaisse, permet qu'on exerce
la religion de chaque peuple, n'en excepte-t-il au-
cune? Cette permission est-elle générale pour toutes
les religions que les peuples se sont avisés d'établir
parmi eux et d'exercer solennellement et publi-
quement? C'est ce que je vous ai dit, reprit Ti-
burce; ils se persuadent que dès lors qu'une religion
est reçue et établie dans un état, elle est permise.
J'ai un doute, repartit Eugène. Dites-moi, s'il
vous plaît, les péchés contre la loi de nature sont-
ils permis aussi? Dieu, qui ne commande point
les péchés , défend-il qu'on les commette , ou ne
le défend-il pas? Lui est-ce une chose indifférente
qu'on jure, qu'on mente, qu'on dérobe et qu'on
exerce impunément les meurtres et les adultères?
ENTRETIEN II. 6l
Tiburce, n'osant pas dire ce qu'il pensait là-des-
sus, répondit sans délibérer que Dieu défendait ces
péchés-là, qu'il les punissait, et qu'il n'était point
permis de les commettre en aucun endroit du
monde. Donc, reprit Eugène, il n'est pas per-
mis en aucun endroit du monde ni dans aucun
temps, d'exercer les religions dont les cérémonies
et les sacrifices sont des meurtres ou des adultères,
comme était la religion des Phéniciens et des Car-
thaginois, qui massacraient les hommes pour les
immoler à Bacchus ; la religion des Huns, qui, pour
honorer les dieux, jetaient leurs vieillards dans
les rivières; celle des llhodiens, qui les engrais-
saient pour en faire de plus grosses victimes , et
puis, qui les sacrifiaient avec beaucoup de cérémo-
nie ; celle des Perses, qui les enterraient tout vi-
vants, pour aller rendre de leur part des adora-
tions aux dieux de l'enfer et les assurer de leur
service. Ainsi, la religion des Amorrhéens, qui
mettaient leurs fils et leurs filles nouvellement nés
entre les bras ardents de la statue de bronze de
leur dieu Moloc, et les y faisaient griller avec des
tourments horribles, et tant d'autres religions en-
core plus insupportables et plus cruelles à notre
nature, comme celle des anciens Bretons, qui, par
une dévotion de grande fête, conduisaient au tem-
ple leurs femmes et leurs filles sans aucun habit,
pour servir en cet état aux sacrifices, et pour ren-
dre la solennité plus pompeuse et plus dévote ;
celle des Corinthiens , qui entretenaient dans le
temple de Vénus mille femmes prostituées , pour
en être les prétresses, et par leurs débauches, exer-
cées publiquement sur les autels, rendre les hon-
neurs dus à cette impudique divinité ; enfin, celle
de tous ceux qui ont adoré Priape, et qui, dépouil-
lés au milieu de ses temples, ont fait rougir le so-
leil et frémir la terre qui tremblait sous des cri-
4
62 ENTRETIEN II.
mes si exécrables et si monstrueux! Le respect que
je dois aux oreilles chastes ne me permet pas de
m'étendre, mais vous voyez, par le commencement
de cette liste , que voilà des centaines de religions
qu'il faut exclure de cette permission générale, et
que ces petits jeux et puérilités de l'imagination
humaine , comme vous avez dit , ne sont pas les
risées et les divertissements de Dieu, mais des ou-
trages contre sa sainteté, et des profanations qui
lui crient vengeance ; que Dieu ne les peut voir
sans colère ; qu'il ne les peut pardonner sans in-
justice ; qu'il ne les peut excuser sans cesser d'être
Dieu , et que les athées qui le renient sont beau-
coup moins coupables que ces déistes qui l'ado-
rent si scandaleusement, et qui lui attribuent des
permissions et des complaisances si criminelles!
Tiburce, en peine de ce qu'il devait répondre,
et d'ailleurs, honteux de se taire, avança inconsi-
dérément les premières paroles d'une proposition
qui fit juger que chacune de ses pensées le ren-
dait digne de périr ; néanmoins , il n'osa pas
achever; mais ce qu'il osa dire fit rire la compa-
gnie. La réponse de ces Messieurs, dit-il, est évi-
dente, que les religions qui ont eu et qui ont de
ces sortes de cérémonies , offensent Dieu et ne
sont point permises.
Donc, reprit Eugène , il est faux ce que vous
avez avancé si hardiment , qu'aucune religion
de celles qui étaient exercées publiquement par
un peuple n'était exclue de la permission géné-
rale. Voilà que vous jugez qu'il faut exclure celles
que je viens de nommer, c'est-à-dire que vous
vous retranchez encore un coup sur le point es-
sentiel de notre controverse , et que vous confes-
sez que c'est une proposition détestable de dire ce
que vous avez dit, que l'homme peut licitement
exercer toutes les religions des pays où il se ren-
ENTRETIEN II. 63
contre. Je n'ai rien dit de ma part, re'pondit Ti-
burce , mais j'ai dit, delà part de ces Messieurs,
ce que je dis encore, qu'ils soutiennent qu'excepté
ces trois ou quatre religions de Lapiihes et de Cy-
clopes que vous venez de nommer, elles sont tou-
tes permises.
Et moi, repartit Eugène, je soutiens que, puis-
que vous exceptez les religions de Baal et de Mo-
loc, il faut que vous exceptiez celles de Jupiter et
des autres dieux de l'antiquité, et de tous ceux
qu'on adore aujourd'hui dans les temples des
Païens; j'ajoute même que vous, qui dites main-
tenant que toutes les religions sont permises hor-
mis deux ou trois, vous allez dire dans un moment
que, hormis deux ou trois, elles sont toutes défen-
dues, et qu'on ne peut les suivre sans se damner.
Et quand vous l'aurez confessé, j'espère qu'enfin
votre conscience vous forcera de revenir où vous
étiez le jour de votre haptème, et que vous con-
fesserez, puisqu'il n'y a qu'un Dieu, qu'il n'y a
de salut et de vérité que dans une seule religion.
Répondez-moi, s'il vous plaît, lui dit-il: ce Dieu
qui veut absolument être reconnu, veut-il être re-
connu comme un Dieu ou comme une créatu-
re , et lui est-il indifférent qu'on croie qu'il est
un esprit ou un corps ; qu'il est éternel ou tem-
porel ; qu'il est immense et présent partout , ou
bien qu'il ne l'est pas; et pourvu qu'on dise qu'il
est au monde, croyez-vous qu'il ne se soucie point
qu'on dise ce qu'on voudra , et qu'il nous aban-
donne à la liberté de nos imaîjinations et de notre
Ignorance ?
Quoique Tiburce se doutât qu'il y avait en-
core quelque précipice devant ses pieds , néan-
moins il se vit contraint de s'en approcher lui-
même, et de se mettre sur le bord. Monsieur,
dit-il, Dieu veut être connu comme un Dieu,
64 ENTRETIEN II.
comme un esprit e'ternel , indépendant et souve-
rain; et comme ces trois perfections sont connues
par la lumière de la nature, tous les hommes sont
oblige's de les lui attribuer, et de reconnaître dans
leur Créateur les propriétés et les excellences sans
lesquelles il ne peut être Créateur ni maître du
monde.
Voilà donc, répliqua Eugène, dans la religion
de ces Messieurs les déistes , outre les comman-
dements du Décalogue, une doctrine qui doit être
suivie partout, et qu'on ne peut nier sans offen-
ser Dieu et sans encourir sa disgrâce. Il est dé-
fendu , sous peine de damnation , de soutenir que
Dieu soit autre chose qu'un esprit pur, infini-
ment bon , infiniment sage et infiniment puis-
sant. Donc, poursuivit-il, il nous est défendu,
quand nous sommes parmi les Païens, de faire,
de parler et de penser comme les Païens , et mê-
me, au milieu de ces nations infidèles, nous som-
mes obligés de détester leurs religions , et de don-
ner des malédictions publiques à leurs fêtes et à
leurs cérémonies. Nous le devons , puisque voilà
les premiers d'entre eux , comme les Grecs et les
Romains anciens, qui disent que Dieu, le Maître
et le Créateur du monde, est une pierre tirée des
cavernes , qu'il est un tronc de bois , une statue
de boue, une pièce d'airain, un ouvrage de bronze
ou de marbre; nous devons soutenir qu'ils se trom-
pent, et on nous défend, sous peine d'encourir
la disgrâce de ce Créateur adorable , d'adorer avec
eux ces statues mortes, et dédire qu'elles sont no-
tre Dieu. Entendez-vous , poursuivit Eugène?
Vous confessez. Monsieur, et vous déclarez qu'il
nous est défendu, sous peine de périr éternelle-
ment , de croire que Dieu est une chose corpo-
relle, ou une chose matérielle et périssable , et
défendu de le dire en quelque endroit du monde
ENTRETIEN II. Oj
que nons puissions être : donc, pour parler de
l'antiquité comme si elle était présente aujour-
d'hui, quand nous sommes parmi les druides, il
nous est défendu de dire avec eux que Dieu est une
branche d'arbre et qu'il la faut adorer ; parmi
les Syriens , qu'il est un poisson, un dragon, une
colombe; parmi les peuples de Memphis, qu'il
est un taureau ; de Lentopolis, qu'il est un bouc ;
de Lycopolis, qu'il est un loup; de toute l'Egypte,
qu'il est un crocodile , un chat, une souris ou un
oignon, un Apis, un Sérapis , une tcte de bœuf,
choses semblables, et d'autres encore bien plus
horribles et plus honteuses! Ainsi, parmi les Athé-
niens et les autres nations de la Grèce, il est défendu
de dire que ce Maître éternel des hommes et des
anges est un meurtrier, un incestueux , un voleur,
»in ivrogne , un bouffon , un blasphémateur, un
jureur, enfin un désespéré et un damné, comme
l'ont été les Saturne, les Jupiter, les Mercure,
les Bacchus , les Mars, les Proserpine , les Plu-
ton ; et il nous est autant commandé d'abjurer par-
tout ces religions infâmes , et de rejeter les folies
de leur doctrine , de leurs mystères et de leurs
sacerdoces, qu'il est commandé de connaître un
Dieu et de croire à son éternelle vérité. Et ainsi,'
voilà , non pas deux ou trois , mais cent , mais
mille religions établies dans le monde qui sont
exceptées de votre permission universelle, et qui
ne peuvent être observées qu'en outrageant scan-
daleusement la Divinité , et la déshonorant avec
plus de mépris et plus d'impudence que n'a jamais
fait l'athéisme !
Dans la confusion que Tiburce souffrait pour
lors, la pensée qui lui était la plus présente était
de franchir ces effroyables absurdités, et de ré-
pondre que Dieu ne s'offensait point des noms quo
nous lui donnons , mais il craignait encore d'of-î
4^
OL> ENTRETIEN II.
fenser la compagnie. Il délibérait sur sa réponse ,
gardant cependant un silence dont il rougissait. Il
se passa quelque temps sans qu'il pût rien dire,
et sans que son esprit put présenter à sa langue
aucune parole pour couvrir un peu sa confusion.
Eugène se taisait aussi, voulant lui donner le
temps de reprendre courage et de ne rien réser-
ver de ses pensées , afm qu'il eût l'occasion entière
de venir à son point, et de lui parler de la façon
qu'il avait méditée dès le commencement du dis-
cours , et dont il était convenu auparavant avec
Auguste.
Tandis qu'ils se taisaient l'un et l'autre , quel-
ques-uns de ces jeunes Messieurs qui étaient là ,
voulant rompre le silence où la honte de leur maî-
tre paraissait beaucoup , mirent en avant je ne sais
quels discours, et parlèrent de ce qu'ils purent,
mais seulement pour parler. Tiburce les interrom-
pit lui-même inopinément : la parole et les forces
lui revinrent. On vit en effet sur son visage je ne
sais quoi qui fit juger qu'il avait découvert quelque
moyen de donner à sa doctrine plus d'apparence
et plus de grâce, et de la mettre dans un jour où,
à son avis , elle pourrait paraître plus raisonnable
et plus digne d'être soutenue. Cet homme ne man-
quait pas de subtilité ni de paroles en d'autres ren-
contres , n^ais quel démon n'eût pas été faible et
muet en celle-ci ?
Je ne sais, dit-il en parlant à Eugène, si j'aimai
expliqué , mais je vois que vous avez mal conçu
la pensée et la proposition de ces Messieurs. Leur
religion n'est autre que celle que nous appelons la
religion delà nature, et qui est de l'institution du
Créateur, gravée dans nous par le doigt de son di-
vin Esprit, ou bien déclarée intérieurement par
im rayon céleste qui luit en nos âmes, et qui est
leur évangile et leur prophétie ; religion dont
f
ENTRETIEN II. 6y
toute la doctrine est de savoir qu'il y a un Dieu,
Maître, Souverain et Créateur de l'univers, dont
toute la loi est de ne point faire aux autres ce
qu'on ne veut point être fait à soi-même , et dont
toutes les cérémonies elles sacrifices sont d'adorer
ce Maître du monde par une soumission d'esprit
et de corps , et quand on se souvient de lui , de
s'incliner humblement sous son infinie grandeur,
et de reconnaître qu'on lui doit obéissance et
hommage.
Religion qui a été observée purement dans les
premiers et les plus purs siècles de la vie humaine,
qui le doit être en tous les siècles et partout,
mais qui, partout, permet les autres religions aveu-
glément ajoutées , pourvu qu'elles ne la détruisent
pas , et que, parmi les superstitions, les erreurs
et les autres égarements inévitables dans nos ténè-
bres , elles conservent ces trois articles, et qu'el-
les se soutiennent, comme eux, sur leurs fonde-
ments et sur leurs principes. Dès lors que ces reli-
gions y manquent ou qu'elles ont une théologie
contraire, elles sont des sacrilèges et des impiétés
manifestes; et n'étant plus supportées par cette
vraie religion, il est évident qu'elles ne sont plus
permises et que toutes leurs dévotions sont des
crimes. En un mot, ajouta-t-il en s'oubliant de
ce qu'on venait de lui prédire , qu'il ne réser-
verait que deux ou trois religions, ils prétendent,
sans parler de la religion chrétienne et catholi-
que, qu'ils mettent hors de rang, que les religions
que j'ai dit être souffertes sont celles des Juifs,
des Mahométans et des hérétiques , parce qu'el-
les sont établies sur la religion de la nature , et
qu'elles observent inviolablement les trois articles
de son institution éternelle.
Monsieur, répondit Eugène, vous vous expli-
quez, et permettez-moi de dire que je vous eu-
f
68 ENTRETIEN II.
tends parfaitement bien; et ce qui me plaît davan-
tage en ceci, c'est que nous voilà revenus de bien
loin en peu de temps , et arrivés jusqu'à cet heu-
reux terme , que de huit ou de dix mille religions,
n'en voici plus que trois qui sont permises , et qui
sont désormais tout le sujet du différend entre
nous et ces Messieurs. Encore un mot , je vous en
supplie, et nous viendrons à l'unité, et môme il me
semble que nous y sommes déjà selon les propo-
sitions dont nous avons convenu. Vous confessez
qu'il ne nous est pas permis jde vivre dans l'Egypte
selon les lois de la religion égyptienne : donc, vous
devez confesser qu'il ne nous est pas permis de
vivre parmi les Turcs selon les lois de l' Alcoran , ni
parmi les Juifs, selonleslois duPentateuque. D'où
tirez-vous cette conséquence, reprit Tiburce? Elle
est claire, repartit le théologien : car, dites-moi,
que croyez-vous de l' Alcoran et des choses qui y
sont enseignées et ordonnées ?Sont-ce des choses
inspirées de Dieu et révélées par le Saint-Esprit
à Mahomet ? Folies , répond Tiburce ! ce ne sont
que des impostures et des fables. Donc , poursuit
Eugène , il ne nous est pas permis, quand nous
sommes même au milieu des Turcs, de dire que le
Saint-Esprit en est l'auteur , car savoir que ce
sont des faussetés et des impostures impudentes,
et néanmoins déclarer à haute voix que c'est Dieu
qui les a enseignées, et que c'est de son Esprit que
sont sorties ces folies et ces ignorances , n'est-ce
pas un blasphème plus scandaleux, et une impiété
contre la sagesse de Dieu plus criminelle et plus
horrible que de commettre tous les sacrilèges qu'on
a vus sur les autels de Priape? Et si vous êtes cou-
pable et damnable en faisant l'Egyptien dans Mem-
phis, et en disant que Dieu est un crocodile ou
un serpent, ne le devenez-vous pas dans les tem-
ples de Gonstantinople , en disant que Dieu est
ENTRETIE.V II. 6f)
un séducteur , et Tauteur d'un livre et d'une reli-
gion où il n'y a que des sottises , des impiétés et
des impostures ?
Je ne le dis que de bouche, répond Tiburce ;
je parle en public comme les autres ; pour m'ac-
commodera la religion du pays; mais dans l'àme, jo
me moque de mes paroles, et je déteste l'igno-
rance populaire de ce pays-là qui me fliit parler de
cette façon; j'adore Dieu, et je lui dis en moi-même
qu'il est un Dieu infiniment véritable et infini-
ment ennemi des mensonges et des hérésies , ado-
ration intérieure qui suffit pour me rendre inno-
cent au milieu des erreurs et des superstitions, et
pour faire que j'y vive en sûreté de conscience.
Il suffit donc, reprend aussitôt Eugène, pour
vous rendre innocent dans la grâce , au temps de
Socrate et de Platon, de désapprouver en votre
cœur les cérémonies de la religion de Vénus et
d'Adonis , et pourvu que vous condamniez de
pensée ce que vous faites, il vous est permis de
faire tout , et de commettre les impiétés-^et les
saletés que les autres exercent publiquement.
Ainsi des cruautés de la religion de IMoloc, de
Baal , de Sérapis. De sorte qu'il n'y a point de
brutalité dans les sabbats de Sodome ni de mé-
chanceté dans les temples des Païens que vous ne
puissiez pratiquer avec permission et sans crainte,
puisqu'il n'y en a point dont vous ne puissiez vous
moquer en vous-même , aussi bien que de la con-
fession publique que vous faites parmi les Turcs
que Dieu est l'auteur de tous les mensonges con-
tenus dans les livres de leur religion fabuleuse.
Tiburce, troublé et égaré, cherchant à fuir, se
jeta dans un précipice : il répondit comme un
homme sans mémoire, et soutint qu'il n'avait pas
avancé qu'il y ent des mensonges tians l'Alcoran.
Sur quoi la compagnie se mettant à riic : Vous
ENTRETIEN II,
-voyez, réplique Eugène, ce que c'est que d'en-
treprendre la défense d'une méchante cause, et
de vouloir, durant les conversations, tenir la place
des libertins et des hérétiques ! Vous qui avez de
l'esprit , et que je dois croire être un honnête
homme, puisque vous êtes ici avec des personnes
si sages et si vertueuses , voilà qu'en soutenant le
parti de ces impies par forme d'entretien et de pas-
se-temps , et en faisant leur personnage , vous fai-
tes voir qu'iis sont obligés de dire, de se dédire,
d'assurer, de nier, d'extravaguer -, de faire les
fous, et de se rendre ridicules par autant d'imper-
tinences et de sottises , et par autant de blasphè-
mes qu'ils prononcent de paroles!
La colère emporla Tiburce , et fit enfin sortir
de son cœur la réponse qu'il avait retenue jusqu'a-
lors , et que le respect et la crainte d'Auguste ne
lui avaient pas permis d'avancer : J'ai parlé de la
sorte, dit-il, parce que j'ai voulu parler plus mo-
destement et plus scrupuleusement que ne le font
ces Messieurs : leur vraie pensée est que Dieu ne
comtnande rien aux hommes louchant la religion
ni touchant les mœurs. Sur quoi cet homme im-
modeste et très-inconsidéré se mit à révéler les
plus infâmes secrets de cette sorte de cabale,
n'ayant point de honte de publier devant une si
honorable compagnie que leur maxime était que
comme le Créateur nous a placés parmi les bêtes ,
et qu'il nous a établis en un même appartement ,
il n'a point prétendu que nous fussions d'une au-
tre condition, et que nous eussions des manières
différentes de naître, de vivre et de mourir, ni
d'autres lois et d'autres obligations que les leurs 5
que tout ce qui leur est permis nous l'était aussi ;
que Tunique loi et l'unique religion d'ici-bas
étaient de suivre l'instinct des passions, et de faire,
de dire et de penser tout ce qu'il plaît à la nature
ENTRETIEN II. 7!
corrompue. Il ajouta des explications qui étaient
encore pires que ce texte , et donna une entière
liberté à sa langue et à son esprit délaissé de Dieu.
Eugène, qui avait connu la vie de ce person-
nage et la plupart de ses infâmes aventures par
un petit entretien qu'il avait eu avec Auguste
avant que l'on commençât la conférence , l'ayant
laissé parler afin qu'il eût, comme j'ai dit, l'oc-
casion qui était la principale chose où il aspirait,
lorsqu'il le vit engagé plus avant même qu'il n'eût
osé le désirer, l'interrompit par ces paroles que son
zèle et sa générosité lui inspirèrent, et qu'il ne
put pas refuser au désir d'Auguste, qui lui dit à
l'oreille qu'il aurait tort de lui parler désormais
autrement que comme à un athée déclaré, et d'ê-
tre empêché par le respect de la compagnie de le
traiter selon son mérite.
Tiburce, dit-il , ce n'est pas à moi ni aux au-
tres théologiens de disputer contre ceux qui par-
lent de la sorte , et d'entreprendre de les confon-
dre et de les réduire au silence : c'est là l'affaire
des juges et des exécuteurs de la justice. ]Mais j'ai
un mot à vous dire qui ne vous déplaira pas, à mon
avis, puisque je vous parle comme je ferais, sur un
lhéâtre,àun honnête homme, mon ami, qui y ferait
le personnage d'un voleur : je l'accuserais hardi-
ment d'avoir volé mon bien , et je l'appellerais
mécliant et perfide sans crainte de l'offenser.
Mes injures tomberaient sur son niasque , sur ses
habits, et non pas sur sa personne. Vous faites en
cette compagnie le personnage d'un maître de li-
bertins et d'alliées , vous en tenez les discours ,
vous en prenez l'air et la mine : je dois vous par-
ler avec la liberté que je lui parlerais à lui-même ;
et la comédie ne vaudrait rien si je vous parlais
comme à un Chrétien dévot, et si je voulais vous
J2 ENTRETIEN II.
respecter et penser que vous êtes un homme
d'iionneur.
Ce que j'ai donc à vous dire est que vous êtes
bien éloigné de l'état où autrefois vous aviez des-
tiné de vous arrêter. Lorsqu'en votre jeunesse,
vous écoutâtes les premières pensées qui vous in-
vitèrent à goûter des douceurs de la vie présente,
afin de le faire avec moins d'inquiétude et de
crainte, vous vous proposâtes de vous tenir dans
les bornes d'une débauche réglée, qui, à votre avis,
ne vous empêcherait pas d'être honnête homme ;
que vous ne laisseriez pas, dans ce qui ne trouble-
rait point vos plaisirs, de vivre selon les lois de la
conscience, et de vous acquitter des devoirs de la
religion , de vous trouver à l'église, et de vous
plaire même dans les actions de piété ; que ce péché
seul vous suffirait , que vous auriez les autres en
horreur ; enfin, que vous seriez si peu éloigné de
la grâce , et toujours si près du bord de la péni-
tence et du salut, que quelque vent qui pût vous
surprendre ou quelque danger de mort qui pût
survenir, vous auriez le temps de vous y retirer
et de prévenir le malheur.
Mais vous ne saviez pas encore ce que c'est
qu'une passion dans notre cœur , ni avec quelle
violence elle nous pousse , et jusqu'au bout du
monde , et à quelles extrémités de péché et de
folies elle nous emporte dès que nous avons rom-
pu la chaîne qui nous attachait à Dieu , et que
nous avons commencé d'être à nous et de nous
liera notre conduite.
Sur cela, Eugène, qui, comme j'ai dit , savait
nssez bien la vie de ce méchant homme et la vie
de l'un de ces Messieurs, son disciple et son com-
plice , jugea à propos de leur faire connaître qu'il
la savait , et de leur en mettre une partie devant
les yeux. Quoiqu'il semblât ne parler qu'à Tiburce,
ENTRETIEN II. ^3
il leur raconta Jeux ou trois histoires où il paraissait
que tout ce qui se peut imaginer de plus effroya-
ble impiété , en saleté et en cruauté , était entré
dans le nombre de leurs actions. La modestie,
néanmoins, et l'humanité ne permirent pas à ca
théologien d'exprimer la chose de la manière que
l'aurait fait un véritable ennemi : ce ne furent mê-
me, dans les principaux endroits,que des énigmes
que Tiburce seul et son confident pouvaient enten-
dre: ajoutez à cela que le temps le contraignit d'abré-
gerou d'omettre quantité des choses propres à son
dessein ; mais il les retrancha par deux ou trois
paroles qui valaient bien ce qu'il omettait, et qu'il
prononça avec d'autant plus de zèle et de hardies-
se qu'elles lui avaient été dictées en propres ter-
mes , et secrètement par Auguste , avant qu'ils
parussent en cette assemblée. J'ennuierais la com-
pagnie , dit Eugène, si je voulais parler de tout.
Tiburce , je puis vous dire en un mot qu'à l'heure
où nous parlons, il n'y a point sur la terre de sorte
de crime, qu'il n'y en a point peut-être dans l'en-
fer parmi les démons, que vous n'ayez commis ou
que vous n'ayez fait commettre. Vous, autrefois
si honnête homme et si résolu de vivre honnête-
ment, vous voilà porté si avant dans le désordre
qu'il est difficile de trouver au monde un honmie
plus scandaleux, ni plus dangereux que vous et
plus digne de périr. Je ne veux pas examiner par
quels degrés vous êtes descendu, ou par quel aveu*
glement et quelle fureur vous vous êtes précipité
dans un si profond abîme : il me suffit de savoir
ce que vous avez dit ici publiquement , et d'avoir
entendu les propositions que vous venez d'avan-
cer devant cette illustre assemblée. N'était-ce pas
assez de ces sacrilèges et de ces mépris des choses
saintes, que vous avez si indignement et si outra-
geusement profanées durant vos déonnclies , pi
^4 ENTRETIEN II.
assez de ces parjures, de ces trahisons , de ces vio-
lements et de ces meurtres secrets que vous avez
commis depuis dix ans sur des personnes qui vous
avaient le plus aimé ? Pourquoi vous en prendre
au reste des hommes , et vous rendre enfin au-
jourd'hui le corrupteur et le destructeur de toute
la nature humaine?
C'est vous qui venez de dire , et qui, claire-
ment et hardiment, sans rougir d'une pensée si
détestable , nous avez fait entendre que la doc-
trine que vous prêchez devant les compagnies qui
vous écoutent, est qu'il n'y a rien dans notre âme
qui soit spirituel et divin , ni rien qui la distingue
de l'âme des chiens etdes loups ; que notre nature,
comme la leur, est en tout mortelle et brutale; que
les hommes et les bêtes sont de môme condition ;
qu'ils n'ont point d'autre évangile ni d'autre loi
que de faire ce qu'il leur plaît ; que Dieu ne leur
commande rien touchant les mœurs ni touchant
la religion et la piété ; que toutes nos adorations
et nos saintes coutumes lui sont des choses in-
différentes; que les cérémonies du Païen les plus
criminelles ne lui déplaisent pas davantage que les
cérémonies de nos églises ; qu'il est heureux en
lui-même indépendamment de nos honneurs et de
nos péchés ; qu'il ne récompense et qu'il ne pu-
nit rien. Vous venez de le dire, vous l'avez dit
en d'autres endroits, vous le direz encore ailleurs.
Votre dessein est de répandre cette peste d'enfer
dans les grandes maisons que vous trouverez ou-
vertes , et dans le cœur de tous ceux qui vous les
ouvriront et qui vous laisseront parler. Et pré-
tendre cela, qu'est-ce autre chose, sinon vous dé-
clarer l'ennemi et le parricide de la religion, de la
raison , de la vertu , le parricide de l'âme immor-
telle el du genre humain, le parricide de Dieu
même ! Car si ce Dieu éternel et impassible pou-
ENTRETIEN II, ^5
vait recevoir des coups de mort , ce que vous avez
fait jusqu'à cette heure et ce que vous venez de
dire maintenant , ne seraient-il pas les plus mor-
tels ? Lorsque vous dites que les adorations ne lui
plaisent pas davantage que les sacrilèges , qu'il ne
récompense et qu'il ne punit rien , n'est-ce pas sur
sa sainteté , sur son cœur, sur le principe de sa
vie que vous tirez ces coups et que vous exercez
ces outrages déicides ?
Pensez, Tihurce, et voyez un peu ce que vous
êtes et ce que vous allez devenir. Il y a un Dieu
qui vous connaît et qui pense à vous malgré vous ;
il sait ce que vous venez de dire, et ce que vous
avez dit et fait depuis plusieurs années ; il sait que
vous êtes un des plus damnables ennemis de la
sainteté ; jugez par là de ce qu'il médite et de ce
que vous avez à craindre ! Au moins, sentez ce qui
se passe dans votre âme, et confessez qui si elle
pouvait emprunter une autre langue que la vôtre ,
elle irait se plaindre devant tous les juges, et faire
retentir tous les sénats et les parlements de ses
cris funestes , en demandant justice contre vous î
et il n'y aurait personne qui ne l'écoutàt, et qui
ne voulût conspirer à perdre un si méchant hom-
me. Monsieur, je parle en Chrétien avec force et
avec le zèle et la sincérité que je dois , mais si je
parlais en Turc, je parlerais de la même sorte. Al-
lez dans les pays et chez les barbares le plus enne-
mis de la vertu : si vous y voulez dire à haute voix
ce que vous avez dit devant nous secrètement,
vous y entendrez contre votre impudence des
plaintes aussi hautes que les miennes ; il y aura
jusqu'en ces pays-là des bourreaux qui vengeront
la nature, et qui vous sacrifieront à la haine du
ciel et du monde î Vous savez qu'il y en a dans la
France, et vous ne doutez pas , si la justice vous
y connaissait , qu'avant quatre ou cinij jours, elle
j.
y s ENTRETIEN II.
n'y laisserait aucune particule de votre corps, ni
aucune ombre de votre personne contagieuse et
dangereuse jusque dans ses cendres!
Ce qui vous doit le plus effrayer, c^est que ceux
qui vous connaissent, et que vous osez visiter,
vous regardent comme un malheur qui entre dans
leur maison , comme un crime impardonnable
qu'ils commettent en vous y laissant entrer et en
vous souffrant auprès d'eux. Il faut que vous soyez
chassé de tous les endroits où l'on ne veut pas
périr éternellement.
Confessez , Monsieur, que vous voilà dans un
état bien misérable, et avouez aussi que vous vous
y êtes jeté par l'opinion que vous avez laissé en-
trer dans votre esprit, que si vous pouviez vous
persuader qu'il n'y a point de Dieu dans le ciel,
ni de lois dans la nature, ni de raison dans l'hom-
me , vous auriez plus de satisfaction et plus de
repos durant vos débauches. Mais c'est acheter
bien chèrement cette satisfaction criminelle et ce
repos d'une âme désespérée, car quelque mine de
joie qui paraisse sur votre visage, sans parler des
dangers qui vous environnent , et de la fumée que
vous voyez sortir des bûchers qui vous attendent,
vous sentez malgré vous combien il est douloureux
à l'esprit humain de concevoir des opinions si exé-
crables et si honteuses, et de s'entendre accuser
par sa conscience de tant d'horribles ingratitudes
contre son Créateur et son Père! Mais quel remè-
de, sinon de voir s'il ne vous est point possible
de pleurer assez pour espérer la miséricorde et
la grâce , et pour prévenir la justice des hommes
et celle de Dieu? Voyez-le, et commencez dès au-
jourd'hui, sans différer davantage: allez vous pu-
nir vous-même dans des déserts, où Dieu se
trouvera pour contempler vos pénitences et vos
larmes, et où les hommes ne pourront pas vous
ENTRETIEN II. r'J
trouver ; mais ne différez point plus longtemps,
et faites en sorte qu'au plus tôt, il n'y ait plus que
Dieu seul qui vous connaisse et qui sache où vous
serez.
Croyez-moi, Messieurs, ajouta-t-il, s'adressant
à la compagnie, c'est une chose bien importante de
marcher avec crainte dans les voies de Dieu , car
c'est nous mettre sur la pente d'un affreux abîme
de folies , de brutalités et de malheurs que de
faire le premier pas hors de la grâce, et de com-
mencera mépriser les lois de l'obéissance et de la
piété chrétienne. Monsieur que voilà fut autrefois
ce que vous êtes maintenant, par la bonté de Dieu,
sage et vertueux ; c'est par des péchés ordinaires
et assez communs qu'il a commencé à devenir ce
qu'un démon ne voudrait pas être!
Quoique Tiburcetâchàt, durant ce discours, d'é-
couter comme si Eugène eût parlé d'une autre
personne , il ne put pas empêcher son visage de
rougir : on vit manifestement qu'il cherchait, non
pas à répondre , mais à se cacher. Son silence af-
fligeait ces jeunes hommes; les dames contem-
plaient avec joie, et tiraient ce qu'elles pouvaient
de plaisir de ce spectacle. Elles voulurent parler,
mais Léonce, fâché de voir ces abeilles qui retour-
naient sur le front de ce misérable, les écarta en
prenant la parole, et en proposant je ne sais quoi
touchant l'unité de la religion : ce qui donna sujet
à Eugène d'ajouter un mot ou deux , afin de con-
clure régulièrement cet entretien.
Il est vrai , dit-il , pour revenir à ce qui se di-
sait auparavant, que la nature doit poser dans
notre àme les fondements de l'unique religion :
mais n'est-ce pas à Dieu d'achever l'ouvrage , et
d'envoyer du ciel un législateur et un maître qui
ajoute à la doctrine et aux lois de cette religion
naturellement infuse , des connaissances et des
yS ENTRETIEN II.
lois surnaturelles qui lui confèrent toute la sain-
teté qu'elle doit avoir?
C'est-à-dire, repartit Léonce , que l'occasion
vous invite à entreprendre un discours qui montre
à nos yeux , pour ainsi parler, ce que nous savons
déjà par la foi et ce que nous croirons jusqu'à
la mort , mais qu'il nous serait avantageux d'ap-
prendre encore, par vos paroles, que l'Évangile
seul est véritable, et qu'il n'y a de vérité et de sa-
lut qu'en la religion de Jésus-Christ.
Que me demandez-vous là, répond Eugène?
Est-ce l'entretien d'une conversation , et l'entre-
prise d'une homme faible et mortel?
Il y a dix-huit cents ans que toutes les plumes ,
toutes les langues et tous les esprits des grands
hommes éclairés de Dieu s'emploient à cela : pré-
tendez-vous que j'ajoute quelque chose à ce qu'ils
ont dit ? Et quand je pourrais le faire , serait-il à
propos que je le fisse devant des personnes de
piété qui croient ce qu'elles doivent croire, et qui
savent tout ce que je pourraisleur dire? Qu'il vous
suffise, s'il vous plaît, d'avoir vu que cette inven-
tion d'être de plusieurs religions et de dire : Ne
disputons pas , mais soyons des deux partis , est
une invention de gens désespérés, et résolus à se
perdre.
Léonce ne laissa pas de le presser : je veux
croire que ce fut alors avec une louable intention.
Auguste, qui se plaisait extrêmement à ces discours
de théologie familière, joignit ses prières pour
obtenir cette grâce , et pour s'assurer sur sa pa-
role qu'il retournerait un autre jour pour satis-
faire à leurs saints désirs. Monsieur, lui dit-il ,
nous ne vous demandons pas que vous disiez tout,
mais seulement ce qui se peut dire par forme d'en-
tretien dans une compagnie de gens du monde ; et
si vous voulez permettre que je vous marque moi-
ENTRETIF.?} If. '^g
même quelques bornes et quelque sujet particu-
lier et déterminé , je vous prierai , puisqu'une des
maximes de la philosophie de la cour est qu'il ne
faut rien croire ni rien faire que ce qui est con-
forme à la raison et à la sagesse , de nous faire
voir que les mystères du christianisme s'accordent
avec les maximes de l'une et de l'autre, et qu'il
n'y a point de doctrine qui plaise, ou qui puisse
plaire, ou qui ait jamais plu davantage à l'esprit
de l'homme, que celle qui est enseignée par l'E-
vangile.
Je ne sais ce qu'Eugène leur promit , je sais seu-
lement qu'il fut obligé de se retirer le lendemain ;
qu'il ne manqua pas de trouver d'autres occasions
de faire voir la vérité de la proposition d'Auguste ,
comme il va paraître dans la conférence qui suit.
La coutume de ce temps-là , non-seulement dans
les grandes maisons de la ville et de la campagne ,
mais aussi dans la cour et jusque dans le cabi-
net, durant les conversations, était de parler de
controverses, et de disputer contre les hérétiques
ou contre les libertins, et contre les sectateurs
des nouvelles philosophies , sur les articles de la
foi. Chacun se faisait honneur d'en pouvoir dire
quelque mot, et de témoigner qu'il lisait les livres
et entendait la Sainte Ecriture. La conférence
dont je vais raconter l'histoire fut tenue au Lou-
vre en présence du roi, dans la chambre de Sa
]\Iajesté , qui, ayant ouï parler de l'opinion de ces
j)acifiques philosophes qui appelaient toutes les
religions vraies religions, se divertissait avec une
compagnie composée des premières personnes de
la cour , à leur dire ses senliments là-dessus et à
écouter les leurs.
8o ENTRETIEN III.
«)COC«)C'CC€)€)®€)€CCCCe)C€€€€CCC€CCC€Ci)
ENTRETIEN III.
DU MYSTÈRE DE LA TRINITE.
Tandis qu'Us s'entretenaient, un seigneur entra
pour dire un mot à Sa Majesté. L'ayant dit , il
voulut se retirer. Le roi, qui, à la même heure, vit
entrer Eugène , et qui cherchait depuis quelques
jours l'occasion de faire naître entre eux deux un
sujet de conférence, l'obligea de demeurer.
Ce seigneur,nomméLéonore, avait été calviniste;
il s'était rendu catholique depuis peu d'années,
mais peut-être sans avoir encore été véritable-
ment ni l'un ni l'autre. La pensée de quelques-
uns qui le connurent familièrement fut que sa re-
ligion consistait à examiner les religions,et à différer
jusqu'à ce qu'il fût dans l'autre monde pour choisir
celle qu'il jugerait la meilleure. C'était, ce semble
pour mieux délibérer qu'il avait de fréquentes con-
férences avec les théologiens , et qu'il prenait plai-
sir , lorsqu'il en trouvait de plus timides et de
plus faibles que lui, à les interroger sur ses dou-
tes , et à donner aux compagnies le divertissement
de les voir embarrassés dans les difficultés qu'il
leur proposait.
Les hérétiques le craignaient : il entendait as-
sez bien la méthode de disputer avec eux, et sa-
vait quelque chose de la théologie des Saints Pè-
res. La curiositéqui dominait ensonâme l'attachait
aux livres, et quoiqu'il eût peu de santé, l'obli-
geait,par un très-mauvais dessein, de consacrer la
meilleure partie de son temps à considérer dans
les historiens quelle avait été la conduite de
l'Eglise durant les divers mouvements du monde,
ENTRETIEN Hf. 8l
et comment, en chaque siècle, elle avait parlé des
principaux articles de la foi prêchée et enseignée
par les apôtres.
La première parole que lui dit Sa Majesté, en
lui déclarant la raison qu'elle avait eue de vouloir
qu'il demeurât, le surprit un peu. Il semble, lui
dit-elle, que vous ne venez que pour me répon-
dre. Nous en étions sur les controverses, et com-
me on parlait des marques de la vraie Eglise, le
discours étant tombé sur la religion, à l'heure que
vous êtes entré , je demandais quelles sont les
marques essentielles qui distinguent la religion
chrétienne et catholique d'avec les autres, et qui
nous font connaître certainement qu'il n'y a
de véritable religion qu'elle seule. Puisque le ciel
a voulu que vous vous soyez présenté si à propos,
il veut que je vous adresse la question . La question
est ample , mais il n'est pas nécessaire que vous
disiez tout : je vous demande seulement ce que
vous savez en cela de plus remarquable, et que
vous ne serez pas fâché de m'avoir dit devant une
compagnie qui écoute volontiers ceux qui parlent
Lien et qui sait priser ce qu'ils disent.
Léonore, étonné , n'eut point d'abord d'autre
réponse que celle qui devait venir à la pensée d'un
courtisan modeste et respectueux, et d'un homme
de sa profession, en la présence de quelques évé-
ques qui se trouvèrent là. Il s'excusa, en les re-
gardant et en les appelant ses nnutres. iMais com-
me après les excuses et les cérémonies, il reçut
un nouvel ordre, et qu'il fallut obéir à ce monarque
plus éclairé que lui , il le fit avec d'autant moins
de crainte qu'il crut qu'il le ferait assez bien et
avec assez de grâce pour ne point déplaire à Sa
Majesté.
Ce que j'ai remarqué , dit-il , dans les endroits
où les llicologiens et les Saints Pères répondent à
8l ESTRETIEN III.
cette ancienne question , est qu'entre les marques
et les preuves qui ne nous permettent pas de dou-
ter que la religion de Jésus-Christ est l'unique et
la vraie religion, les principales et les plus fortes
sont :
Qu'elle seule a été prophétisée en chacun de ses
mystères , et annoncée , deux et trois mille ans
avant sa naissance, par des prédictions et par des
figures aussi claires que ses histoires et ses évan-
gii^s ;
Qu'elle seule a été prouvée démonstrativement
par des miracles , non-seulement divins, mais
aussi qui n'ont pu être immédiatement les actions
d'une autre puissance et d'une autre main que de
la main du vrai Dieu;
Qu'il n'y a qu'elle qui ait été confirmée parles
suffrages d'une infinité de martyrs, et signée de
leur sang , qui n'a pu couler avec l'abondance et
de la manière que nous savons, sans qu'il y eût une
force surnaturelle dans les cœurs de tant de jeunes
hommes et de tant de femmes faibles et craintives,
qui, comme dit Saint Cyprien , ont supporté les
tourments avec un courage que les tyrans ont ad-
miré et que les anges ont désiré d'imiter; "qu'elle
seule a été établie par la parole, non pas commu-
niquée avec le sang delà naissance, comme l'idoKà-
trie, ni introduite par la violencedesarmes^ comme
le mahométisme , mais prêchée et portée par la
voix qui est l'instrument de Dieu en la produc-
tion de ses grands ouvrages; elle seule, examinée
et éprouvée sévèrement par les disputes , étant
aussi la seule qui a proposé ses thèses et présenté
le combat à toutes les philosophies et à toutes les
écoles du monde ; elle seule approuvée par des
conciles et en des assemblées générales, qui sont
le grand jour où il est impossible que le mensonge
ne soit découvert ^ et où les faussetés des Païens
ENTRETIEN 111. 85
et des Mahométans auraient été connues par eux-
mêmes , si le démon les eût laissés paraître une
seule fois sur ces théâtres éclairés de tant de lu-
mières ; enfui , elle seule catholique , prêohée ,
reçue et exercée en chaque pays où il se trouve
des hommes et où l'on voit le soleil.
Le gentilhomme ayant cessé de parler , le roi
, regarda Eugène , et lui fit un signe que ce théo-
logien n'eut pas de peine à comprendre.
Le mystère était que Léonore , quelques jours
auparavant, durant une conversation secrète avec
ses amis , avait parlé de la personne d'Eugène
d'une façon très-indigne et avec un mépris ex-
trême , lui attribuant des erreurs et des ignoran-
ces honteuses , avec quantité de je ne sais quelles
fautes inventées par les songes de son esprit mé-
lancolique et jaloux.
Sa Majesté, qui le sut bientôt après, résolut de
s'en venger , mais noblement et par des moyens
dignes de sa justice et de sa colère, où il n'y avait
rien que de royal. Elle fit appeler Eugène , et sans
lui rien dire des choses qu'elle avait apprises ni
de celles qu'elle méditait en son esprit, elle lui
témoigna qu'elle désirait l'entendre disputer avec
Léonore sur quelque point de doctrine , et de
voir, s'il était possible, entre eux deux, un com-
bat célèbre à la vue des premières personnes de la
cour. Il faut, lui dit-il , qu'à la première occasion
qu'il s'engagera , devant un nondjre de témoins
illustres, à discourir de la morale ou de la théolo-
gie , vous formiez aussitôt des difficultés sur son
discouis , et que vous l'engagiez à disputer et à
se défendre. Vous savez vous conduire en ces ren-
contres : je n'ai rien à vous prescrire^ je vous de-
mande seulement (jue vous vous souveniez que je
vous ai prié de cela, et que je suis obligé par
84 £NTRETIEN III.
quelques raisons de vous témoigner que je le dé-
sire et que je l'espère.
Cet aimable prince , qui savait le prix des per-
sonnes , prévoyait très-sagement que , durant la
dispute , tandis qu'Eugène expliquerait les véri-
tés , Léonore, contraint par l'impuissance de con-
tredire et par la nécessité de se plaire à ce qu'il
dirait, emploierait plus de temps à l'écouter et
à l'admirer qu'à lui répondre ; que la dispute se
conclurait enfin par le silence du gentilhomme ,
et que ce silence public serait le triomphe qu'il
méditait pour Eugène , et la plus honorable satis-
faction qui pourrait être rendue à son mérite con-
tre tous les mensonges de l'orgueil et de la ja-
lousie.
L'occasion se présenta comme je viens de le dire.
Le roi fit heureusement ce qu'il avait médité.
Léonore fit aussi très-bien ce qu'on espérait de sa
part. Nous allons voir qu'Eugène ne manqua pas
de la sienne à suivre aveuglément les ordres qu'il
avait reçus , et à conduire le discours au point où
aspiraient les désirs et les espérances de son in-
comparable protecteur.
Ainsi donc,lesyeuxde Sa Majesté ayant donné
le signal, Eugène, obligé de leur obéir, se tourna
vers Léonore, et lui confessa que les propositions
des Saints Pères qu'il avait rapportées , et arran-
gées en un si bel ordre, étaient évidentes, et qu'il
n'y en avait aucune qui ne fut capable de convain-
cre les libertins , s'il leur restait un peu de raison
et de lumière naturelle. Néanmoins, permettez-
moi de vous dire que vous avez oublié celle que
les savants Pères de l'Eglise ont jugée la plus im-
portante et Ja principale; au moins, c'est à leur
exemple que les Saints et les théologiens d'au-
jourd'hui ont coutume de dire que , s'ils venaient
à douter, le motif, à leur avis , qui les toucherait
ENTRETIEN III. 85
le plus et qui les attacherait inséparablement ù
Jésus-Christ, ce seraient Texcellence et la beauté de
la doctrine chrétienne , dont il n'y a point d'ar-
ticle qui ne porte visiblement les marques que c'est
un Dieu qui en est l'auteur : de sorte que si le des-
sein de Sa Majesté est de nous entendre parler sur
quelque sujet éminent et digne de sa présence et
de son attention, il me semble que celui-ci, que je
propose, est le meilleur choix que nous puissions
faire.
Je m'étonne de votre sentiment, dit Léonore ,
car que pouvons-nous avancer de la doctrine de
notre religion , sinon, comme parle Saint Augus-
tin , que c'est une mer obscure et profonde qui
contient à la vérité de grandes choses , mais qui
les couvre , et qui ne laisse paraître au dehors
que des paraboles mystérieuses et des énigmes
incompréhensibles. Par exemple, ce qu'elle nous
enseigne de la Trinité, quelle nuit et quel abîme !
quoi de plus ténébreux et de plus inconcevable,
et quelle satisfaction y avons-nous , que de pro-
noncer des paroles que nous n'entendons pas , et
de souffrir une captivité perpétuelle et une sou-
mission violente de notre jugement sous l'autorité
de l'Eglise et de l'Evangile ?
Dire de la Trinité: Quoi de plus ténébreux? ré-
pondit Eugène , c'est dire justement ce que disent
les aveugles lorsqu'ils s'efforcent de regarder le
soleil. Parlons , Monsieur, comme les anges, et
disons: Quoi de plus lumineux , de plus éclatant,
de plus divin et de plus sublime ? Quelle doc-
trine a jamais porté plus haut les pensées de l'iiom-
me , et lui a fait voir dans sa raison de plus ho-
norables conformités avec la sagesse infinie de
Dieu et avec les règles de sa justice et de sa pro-
TÎdence ?
Il n'est pas question, reprit Léonore, de savoir
86 ENTRETIEPr iir.
silaTrinitéestunsujetéminent,mais si à Tendroit
où nous sommes, elle doit être le sujet d'une con-
férence ou d'une conversation familière. Comme
cette théologie passe infiniment la portée de no-
tre vue, nous serions inexcusables, vouset moi, si
nous osions ennuyer la plus auguste compagnie
qui puisse être dans l'Europe , en lui tenant un
discours où ceux qui parlent s'ennuient eux-
mêmes et n'entendent pas ce qu'ils disent. Car
enfin , qu'est-ce que la Trinité, sinon , comme
elle est appelée par les Pères, un abîme de nuit
et d'horrenr, d'où les Saints n'osent approcher,
et qu'ils ne regardent que pour trembler et se
taire?
Vous dites bien, repartit Eugène : mais pour
mieux dire, dites tout, et ajoutez , comme a fait
le Saint-Esprit , les deux paroles du psaume cent
trente-huitième : Nox illumînatio mea , que c'est
cette nuit miraculeuse qui nous éclaire , et qui
nous enseigne les vérités les plus dignes d'être
sues , et les plus propres pour être dites en l'as-
semblée des princes, et pour les élever à Dieu par
des admirations plus douces que tous les plaisirs
du monde : llluminatio mea in deliciis meis.
Comment cela, répond Léonore ? Saint Paul,
ravi jusques au ciel par son extase, n'a pu rien
voir dans ce même abîme que des profondeurs
et des sublimités impénétrables aux théologiens
et aux anges, ni rien dire, sinon , o altitudo, etc.
Et vous... Et moi , reprit Eugène, je dis aux an-
ges et aux princes qui m'écoutent, non pas qu'ils
comprendront les hauteurs de la science et de la
sainteté de Dieu , mais ce qui est la plus haute
élévation où les âmes nobles puissent aspirer ,
qu'ils y apprendront que Dieu est infiniment au-
dessus d'eux, et que les ténèbres qui leur rendent
ENTRETIEN III. 87
ce mystère obscur, ne sont pas dans Dieu, mais
dans eux-mêmes.
En un mot et clairement , la proposition que
j'avance n'est autre chose, sinon qu'il nous arrive,
quand nous pensons à la Trinité, ce que nous
éprouvons ici-bas à l'égard du soleil lorsque nous
arrêtons les yeux sur lui et que nous entrepre-
nons de le contempler attentivement. Quoique le
soleil nous éblouisse et qu'il se cache à notre vue
parmi ses lumières, nous ne laissons pas de voir en-
core et d'apprendre par notre propre aveuglement
que cet astre invisible est la plus belle et la plus
admirable des créatures. Ainsi touchant le grand
mystère de notre foi, je dis que, durant nos entre-
tiens familiers ou nos méditations intérieures ,
lorsque nous élevons nos pensées jusques aux trois
personnes, et que nous aspirons humblement à
pénétrer les secrets de leurs émanations glorieuses,
la splendeur de leur gloire, qui nous contraint de
baisser la vue , passe au travers de nos yeux fer-
més, et qu'elle entre dans notre àme avec un
jour qui nous découvre les vérités que j'ai dit les
plus dignes d'être sues des anges et des rois. Tout
éblouis que nous sommes et tout aveugles sous
les rayons de ce soleil éternel, nous voyons mieux
que jamais que Dieu seul est grand , Dieu seul ai-
mable et adorable, et que les grandeurs de la
terre et toutes nos divinités mortelles ne sont
que (les omhres, parce qu'elles n'ont en leur es-
sence qu'une personne, et qu'elles ne peuvent pas
produire elles-mêmes, ni dans elles, leur félicité
vivante. Notre Dieu le peut, et c'est pour cela
qu'il est le vrai Dieu , et que la religion de Jésus-
Christ est la vraie religion , parce qu'elle est la
seule qui nous enseigne que le Dieu que nous ado-
rons est un Dieu qui contient en sa nature une
Divinité infiniment une et simple, et trois person-
88 ENTRETIEN III.
nés infiniment distincte. Voilà, Messieurs, le
grand el le premier argument de notre foi , qui ne
se trouve point dans la foi de toutes les autres re-
ligions du monde.
Léonore, voyant qu'Eugène s'attachait à ce su-
jet, et que, sans qu'il y eut pris garde, il avait
déjà établi sa proposition sur une si forte preuve,
résolut de s'y arrêter lui-même , et d'empêcher
que ce théologien ne s'y fortifiât pas davantage.
Parlons, s'il vous plaît, distinctement, lui dit-il :
puisque vous voulez que cette doctrine soit le su-
jet de notre discours, je le veux ; mais venons au
point. J'ai une peine que des savants ont eue avant
moi dans les siècles précédents, et dont plusieurs
personnes très-sages prennent la liberté de se plain-
dre encore aujourd'hui. Avant le temps de l'Evan-
gile, les hommes connaissaient Dieu, et savaient
certainement tout ce qu'il faut savoir pour l'aimer
et pour l'adorer : qu'était-il besoin de nous an-
noncer cette nouvelle doctrine , qui sefnble ne
servir qu'à étonner et à embarrasser nos esprits,
et à les remplir de doutes et d'incertitudes , et de
toutes ces cruelles et scrupuleuses anxiétés que
souffrent les âmes saintes durant les exercices de
la dévotion chrétienne?
Je crois, réplique Eugène , que ce que je vais
vous répondre vous étonnera davantage que cette
doctrine que vous appelez étonnante et inutile.
Ma réponse est que la révélation du mystère dont
nous parlons était nécessaire, non-seulement pour
établir la foi de l'Incarnation du Verbe , et pour
affermir les fondements de son Eglise, mais aussi
pour empêcher que le genre humain ne retombât
quelque jour dans l'idolâtrie ou dans l'athéisme,
et qu'il n'y eût plus de religion parmi nous.
Entendez-vous, Léonore, vous qui dites que
l'Évangile de la Trinité nous embarrasse et nous
ENTRETIEN IIÏ. Sq
aveugle? Si vous voulez ouvrir les yeux, vous ver-
rez que c'est cet Évangile qui a éclairé et débar-
rassé l'esprit des hommes , et qui a ouvert tous les
labyrinthes oùse trouvaient les anciens maîtres des
sciences, lorsqu'ils voulaient montrer qu'il y avait
un principe éternel et incréé des choses visibles,
et qu'ils ne pouvaient se satisfaire eux-mêmes sur
quantité d'objections que leurs disciples et que leur
propre conscience leur proposaient là-dessus. Je
dis qu'ils le pourraient maintenant , parce qu'ils
sauraient ce que nous savons du mystère de la
Trinité.
Léonore interrompit Eugène , et lui demanda
s'il était possible qu'il crût ou qu'il conçût ce
qu'il disait. Je fais davantage , reprit Eugène :
j'ose assurer que vous le croirez aujourd'hui, et
que vous le concevrez vous-même fort aisément;
et comme vous êtes un homme docte, jugez, s'il
vous plaît, si je n'ai pas sujet de l'espérer.
Vous savez, Monsieur, que les philosophes
païens qui connurent si évidemment que Dieu
était, et qui parlèrent si éloquemment de ses at-
tributs divins , ne laissèrent pas de souffrir trois
ou quatre difficultés inexplicables à leur philoso-
phie, et qui ont été jusqu'à la fin le tourment de
leur esprit curieux. Ils se voyaient obligés de con-
fesser que Dieu était éternel et unique ; et con-
cluant de là que, durant son éternité, il avait été
sans ouvrage, sans compagnie, sans entretien
et sans amour , ils ne voyaient pas le moyen de
désavouer qu'il avait été éternellement oisif, éter-
nellement solitaire et ennuyé, éternellement mal-
heureux sous l'accablement de ses biens retenus
dans son essence par le défaut d'un objet qui fût
propre à les recevoir.
Platon se gêna beaucoup sur ce doute, et d'au-
tant plus qu'il s'aperçut qu'il ne fallait pas dire que
go ENTRETIEN III.
Dieu s'entretenait et s'aimait lui-même personnel-
lement. Cet incomparable philosophe savait trop
bien que l'amour réfléchi sur sa personne est un
amour impur, criminel et misérable et que , pour
être divin et heureux, et pour produire l'union et
lajoieparfaite^il doit être nécessairement droit, et
regarder une personne différente de la sienne. Ce
philosophe donc, voyant que Dieu avait été seul
dans son éternité et dans son immensité, ne sa-
vait que dire ni comment satisfaire à son esprit
qui l'interrogeait sans cesse là-dessus. Aristote, et
d'autres plus anciens que lui , pour se donner
moins de peine et pour résoudre en un mot les
difficultés, crurent qu'il fallait soutenir que Dieu
n'avait jamais été sans le monde , que le monde
était éternel , et que, durant l'éternité, il avait été
l'affaire et le divertissement de Dieu. Les disciples
de Démocrite inventèrent d'étranges fables, et
enseignèrent que Dieu avant la création se di-
vertissait en jouant et en courant après les atomes,
pour les assembler et les joindre , et par leur as-
semblage , composer l'univers qu'il méditait; les
disciples d'Heraclite, que Dieu, pour lors, s'occu-
pait en traçant les esquisses de divers mondes, et
en jugeant quel serait le meilleur et le plus digne
de sortir du néant et d'être produit ; les talmu-
distes, plus hardis qu'eux et plus insensés, di-
rent que Dieu s'occupait en produisant effective-
ment plusieurs mondes , qu'il détruisait aussi-
tôt, parce qu'ils ne lui plaisaient pas, et puis, qu'il
les rebâtissait pour les démolir encore une fois, et
ainsi, qu'il recommençait sans cesse , jusqu'à tant
qu'il en eût fait un où il ne trouvât rien à repren-
dre ni à corriger, et qu'il eût enfin appris son mé-
tier de Créateur , dont l'apprentissage lui coûta
beaucoup de peines et de créations inutiles , et
EXTtiETrEN iir. 91
l'occupa durant tous les siècles cJe sa vie, qui
n'eurent point de commencement.
Entre les songes de ces hommes savants , ua
des plus fameux fut la pensée d'un disciple de
Pythagore, qui s'avisa de dire que , durant cette
e'iernité où Dieu n'était point , il y avait une mul-
titude infinie d'amours; que ces amours, entraînés
par le poids ou par l'inclination qui les condui-
sait, se cherchèreFit longtemps les uns les autres ;
qu'après de longues courses et divers égarements
dans des espaces immenses , ils se rencontrèrent
enfin, et que, pour lors, arrangés selon la propor-
tion mutuelle de leurs substances sympathiques,
ils se joignirent et s'attachèrent ensemble si for-
tement qu'ils devinrent une unité simple et in-
dissoluble ; que ce grand Amour formé de la mul-
titude de ces amours éternels, fut ce que nous ap-
pelons Dieu; que les philosophes l'appelèrent «tt^'a-
Atl/y rav Ifôra» ^ t assemblage des amows , et qu'ils
ajoutèrent que dès qu'il fut formé , il assembla
les petits atomes dispersés, et je ne sais quels pe-
tits riens ou quels petits ouvrages de ces amours
ignorants et faibles, et qu'il en fit ce grand atome,
ou ce grand néant que nous appelons le monde.
D'autres, dont Grégoire Palamas fut le secta-
teur, quoiqu'il passe pour avoir été le premier au-
teur de sa doctrine, enseignèrent que Dieu avait
employé l'éternité à répandre hors de son sein une
lumière qui remplissait les espaces vides. Protago-
ras jugea que le plus court et le plus sûr était de dire
({u'il n'y avait point de Dieu, et que son oisiveté
aurait été un malheur éternel et infini. Plusieurs
platoniciens, après de longues spéculations , aper-
çurent de loin quelque jour, et commencèrent à
dire confusément quelque chose.
Nous autres, nous répondons distinctement,
et par la counaissance (pie nous avons d'un Dieu
9^ ENTRETIEN III.
trine et un , nous savons l'histoire entière et ve'rî-
table de l'éternité ; nous pouvons dire comment
les choses s'y passèrent, et détromper ces philo-
sophes , en leur apprenant une nouvelle qui leur
découvre le sens des énigmes, et qui est, de toutes
les nouvelles qu'on a jamais annoncées sur la ter-
re , la plus glorieuse , la plus surprenante et la
plus vraie.
Dieu , leur disons-nous , n'était point oisif: il
avait une affaire qui l'occupait davantage que
n'eût fait la production de mille mondes, puis-
qu'il produisait son Verbe, et que, dans ce Verbe
éternel, il formait les créatures possibles et les
mondes infinis dont il était l'original, et qu'il
contenait éminemment en son essence incréée.
Dieu n'était point solitaire et ennuyé , puisqu'il
vivait avec son Verbe, et que ce Verbe, qui valait
plus qu'une infinité d'anges et de séraphins, et
qui ramassait en sa personne les sciences et les
beautés qu'ils auraient eues séparément, lui parlait
selon ses désirs , et l'entretenait de vérités tou-
jours nouvelles et toujours nouvellement dites ,
quoique toujours anciennes et exprimées éternel-
lement par un seul mot.
Dieu n'était point sans amour, puisqu'il aimait
son Verbe , et son amour était droit et heureux :
je dis droit , parce qu'il aspirait et s'arrêtait à une
personne sainte et différente de la sienne ; je dis
heureux, parce qu'il était unique, et que cet
amour du Père envers le Fils était le même que
celui du Fils envers le Père. Ils s'entr'aimaient
par un seul amour, et cette unité rendait leur
union infiniment délicieuse , et était la consom-
mation de leur bonheur.
Lorsque deux cœurs s'entr'aiment ici-bas , ils
ne peuvent point, avec tous les efforts de leur pas-
sion , parvenir à la félicité où ils aspirent : être
ENTRETIEN III. 98
parfaitement unis. Durant leurs plus grandes ar-
deurs et leurs plus étroites liaisons, il y a toujours
entre elles nombre et différence , il y a toujours
deux amours. Comme la personne de l'amant et
celle de l'aimé sont deux personnes, de même l'a-
mour de l'un et l'amour de l'autre sont nécessai-
rement deux amours; et parce qu'il y a nombre et
différence, il faut de nécessité qu'il y ait de l'im-
perfection , de la faiblesse , de l'impureté , de
l'inquiétude, et d'autres peines mêlées parmi les
douceurs de leurs joies et de leurs amitiés.
Dans Dieu, l'amour émané du Père est l'amour
émané du Fils , amour unique, consubstantiel et
intime à ces deux amants adorables. Il est vrai
que ce ne^leur serait pas beaucoup pour être heu-
reux que de posséder tous les biens du ciel, s'ils
ne s'entr'aimaient point et s'ils n'étaient pas deux
personnes ; mais ce leur serait aussi très-peu de
choses de s'entr'aimer infiniment, si leur amour
était plus d'un.
Leur bonheur suprême et vraiment divin est
qu'ils renferment dans leur nature l'unité , la dis-
tinction et l'union. Ils sont un parleur substance
infiniment une; ils sont deux par leurs personnes
infiniment distinctes; ils sont unis par leur amour
infiniment uîiiqne et intime à l'un et à l'autre,
comme j'ai dit. C'est celte unité qui les unit , et
qui, durant leur possession mutuelle, leur faitéprou-
ver des joies que les séraphins contemplent, admi- \
rent et adorent par un silence éternel. ^
Vous jugez bien , quand nous parlons de la
Trinité, que les paroles et les pensées nous man-
quent ici, puisque c'est assez, et beaucoup même
pour une faible créature d'en dire un mot. Celui
où il me semble que je puis ramasser le plus de
choses, est que Dieu le Père contemplait et pos-
sédait en son Fils son vrai portrait , tracé d'une
g4 ENTRETIEN III.
manière incompréhensible et inimitable. Ce n'é-
taient point ses rayons qui se transpiraient et qui
formaient sa ressemblance sur un miroir extérieur;
ce n'était point son caractère ou son visage qui
s'imprimait lui-même sur une cire, et qui, par une
application immédiate, y marquait ses linéaments
et sa figure ; ce n'étaient point des grâces et des
participations de sa substance spirituelle qui se
répandaient au dehors, et qui, se ramassant et se réu-
nissant dans une âme sainte, y formaient une image
vivante de ses beautés éternelles : c'étaient, com-
me j'ai dit, sa substance entière et sa propre vie
qui émanait, et c'était son propre sein, son pro-
pre cœur qui était le miroir ou la cire, ou bien,
pour parler avec David, qui était l'épouse vierge
et sainte qui recevait ces émanatious glorieuses ,
ces adorables transfusions de toute la substance
divine, et qui en formait le Fils consubstàntiel
dont nous parlons, et le donnait à son Père avant
la création du monde ; Ea: utero ante luciferum
genui te.
La Divinité et la puissance paternelle d'où sor-
tait le Verbe était aussi le sein maternel qui le
concevait , et d'où il naissait tout brillant des
splendeurs de la gloire et de la sainteté. Et com-
me ce Fils, dès le moment éternel de sa produc-
tion, était aussi vivant et aussi aimant que son
Père, ils s'embrassaient d'une manière dont nous
ne pouvons rien penser que d'ineffable, parce que
ce n'était qu'infinité dans les perfections et les
amabilités de l'un et de l'autre, ce n'était aussi
qu'infinité dans leurs joies. L'éternité ne leur était
qu'un vrai moment, parce qu'un moment de leurs
plaisirs valait plus que l'éternité de tous les plai-
sirs des anges et des Saints.
Je n'ai garde de désavouer qu'il y a des té-
ENTRETIEN III. C)5
nèbres en ce premier mystère de notre religion;
mais vous voyez que ce sont ces ténèhres qui ren-
dent le jour à notre philosophie aveugle, qui dis-
sipent les doutes et les inquiétudes de notre igno-
rance, qui Tortlfient notre entendement, qui af-
fermissent notre foi , qui rendent notre humilité
invincible à l'orgueil, et qui, sous les lumières de
ce vrai Soleil, forment à nos pieds une ligure té-
nébreuse, où nous voyons évidemment les fai-
blesses de nos sciences et de nos amitiés miséra-
bles. Z)/j;/ in excessa meOy s'écrie David, durant
l'extase où il a plu à Dieu de m'élever : j'ai vu
notre ombre, et j'ai dit que toutes les beautés qui
nous ravissent ici-bas , et toutes les bontés des
hommes envers nous, avec leurs civilités et leurs
promesses, ne sont que mensonges et illusions :
Dljci in excessa meo : Omnis honio inendax,
Léonore reprit ici la parole : Voilà , dit-il , des
expressions fort relevées et fort éclatantes; mais
tout ce brillant ne fait pas disparaître les difficul-
tés ; et de quelque manière, ou avec quelque pompe
et quelque éloquence qu'on puisse dire qu'il y a
Trinité dans Dieu, on ne le dira jamais sans éton-
ner et sans faire souffrir la raison. 11 semble
que ce n'est pas assez de soumettre le jugement,
mais qu'il faut l'éteindre pour écouter en silence
un discours de cette sorte, et pour le croire avec
la certitude et avec la simplicité que demande
l'Église.
Oui, mais. Monsieur, repartit Eugène, si ce mys-
tère offense la raison et la sagesse, d'où vient
que ceux qui ont eu le plus de raison, et qui ont
tenu le premier rang entre les grands esprits du
monde, je veux dire les maîtres et les disciples de
Platon, en ont écrit de si belles choses , et se sont
si fort hàlés de les croire , et de les publier avant
96 ENTRETIEN III.
qu'il y eût aucune église ni aucun Evangile qui
les commandât. Qui les a forces de les dire? Est-ce
Tautorité des Ecritures et des conciles ? est-ce
l'empire de la foi? est-ce la tyrannie de la cou-
tume et l'exemple des peuples? est-ce l'exemple
ou la crainte des rois? Non, ce n'est que la beauté
de cette vérité qu'ils ont entrevue qui a louché
leurs cœurs, qui a conduit leur plume, et qui leur
a inspiré des pensées et des expressions si nobles
sur ce sujet, que vous appelez insupportable à la
raison. Les paroles de Trismégiste sont fameuses,
que, dans Dieu, l'unité a engendré l'unité, et que,
^e réfléchissant sur elle, elle a produit l'amour.
Celles que Saint Augustin leur attribue ne sont pas
moins merveilleuses,après avoir lu dans leurs écrits:
Jn principio erat Verhum , et Verhum erat apud
Deum. Vous qui avez lu les livres, vous savez ce
que Pythagore a dit, que la lumière de Dieu a une
lumière coexistante, et que la sagesse procède de
son intellect, par génération, et par l'émanation
de l'un représenté dans l'autre ; ce qu'a dit Pla-
ton, que Dieu, par une surabondante fécondité de
sa grandeur, produit de lui-même l'inlelligence,
et que cette intelligence éternelle, du côlé qu'elle
regarde le Père, est l'image parfaite de son prin-
cipe, et que, de l'autre, d'où elle regarde le monde,
elle produit le souffle ; ce qu'a dit Aristote , que
l'intelligence est la génération de Dieu, qu'elle est
la fille du vrai bien , la maîtresse du monde, le
monde archétype, l'original des créatures, le Dieu
engendré, non pas divisé, mais distinct de celui
qui l'engendre: ainsi, Orphée, Hésiode, Amélius,
Numénius, que dans Dieu il y a le Père , le Créa-
teur et l'âme de l'univers : ainsi, quantité d'autres
philosophes dont Clément Alexandrin, Saint Jus-
tin, Saint Augustin, Saint Cyrille, et leurs inlcr-
ENTRETIEN III. gj
prîtes, et particulièrement révècpie d'Iguivo, au
premier livre de sa philosophie, ont recueilli les
témoignages et examiné les paroles.
Et ceux, Monsieur, qui ont parlé de cette façon,
ce sont, comme j'ai dit, les plus grands esprits
d'entre les hommes, et dans qui la raison a été
souveraine et libre , indépendante de l'autorité
des Ecritures, des religions et des écoles.
Si donc la raison s'effraie à la vue du mystère
de la Trinité, comment est-ce qu'elle en forme
elle-même des idées, et qu'elle s'efforce de les in-
troduire dans les académies, dans les lycées et dans
les autres écoles de sa philosophie? Et comment
est-ce que Platon, au rapport de Saint Cyrille,
s'il n'eût point redouté les réprimandes de Meli-
tus et la ciguë de Socrate, eût enseigné publique-
ment et clairement que Dieu est trine et un , nisi
Meliti repreheiisiones et Socratis cicutam ti-
muîsset ?
J'avoue, repartit Léonore, qu'en tout ceci, il y
a quelque éclair qui éblouit, mais la nuit n'en est
pas moins obscure et la difficulté demeure entiè-
re, car, selon cette doctrine, trois sont un, trois,
réellement distincts, ne sont réellement qu'un
être simple, c'est-à-dire que voilà une contradic-
tion manifeste, et que, non-seulement nous avons,
ce semble, droit, mais aussi obligation de la reje-
ter comme une fausseté. Autrement, tous les men-
songes des fausses religions et les impostures des
faux prophètes auront droit d'être reçus, puis-
qu'on ne les rejette qu'à cause qu'elles enveloppent
des contradictions et qu'elles se détruisent mu-
tuellement. Qui que ce soit, iMonsieur, qui se dise
ou Dieu, ou ange, ou prophète, et quelque mi-
racle qu'il puisse opérer devant nos yeux , doit
être renvoyé, si ses propositions blessent notre ju-
• 6
9^ ENTRETIEN III.
gement par des contradictions manifestes, c'est-à-
dire par des mensonges.
Je vous l'avoue, reprit Eugène : mais la propo-
sition de l'Eglise n'est point que Dieu est un Dieu
et qu'il n'est pas un Dieu, que Dieu a trois per-
sonnes et qu'il n'a pas trois personnes, ce qui se-
rait une contradiction évidente. De même, elle
ne dit pas que Dieu est saint et qu'il est pécheur,
ce qui serait une chimère ridicule et un blasphè-
me scandaleux ; mais elle dit que Dieu est un en
substance et trine en personnes , ce qui est une
énigme inexplicable à notre raisonnement, mais
agréable à notre raison. Mais l'Évangile, qui nous
le dit, répond Léonore, ne doit-il pas nous l'ex-
pliquer ? Il ne le peut, répond Eugène, parce que
nous sommes ignorants, et que nous ne savons
pas ce que c'est que Dieu ni ce que c'est que la
personne dans Dieu : car supposé cette ignorance,
toutes les explications seraient encore plus incom-
préhensibles et plus obscures.
Oui; mais, poursuit Léonore, puisqu'il nous est
impossible de l'entendre , pourquoi nous le dit-
on? On nous le dit, réplique Eugène, et à vous
autres principalement qui avez des âmes nobles
et sublimes, parce qu'on veut vous présenter l'oc-
casion de mériter le salut par la plus admirable et
la plus parfaite des humilités , en abaissant votre
esprit jusqu'au néant et en adorant ce que vous
n'entendez pas. On vous fait, et à nous, une grâce
extrême de nous dire que la chose est; mais nous
commettons une extrême ingratitude et une étran-
ge folie quand nous demandons ce qu'elle est et
que nous voulons qu'on nous l'explique. Puisque
celui dont on nous parle est Dieu , il nous est
infiniment impossible de concevoir ce qu'on nous
dit; et puisque celui qui nous en parle est Dieu
même, il nous est infiniment honteux, et c'est une
ENTRETIEN III. 99
impiété et nue extravagance détestable de le nier
ou d'en douter. Dieu le dit, et moi je le nie : de
qui peut être cette proposition, sinon d'un athée
et d'un insensé?
Mais, poursuit Léonce, que niera-t-on jamais ,
si l'on n'ose pas nier ceci? Car la nature et les per-
sonnes étant réellement le même, s'il n'y a qu'une
nature, il n'y a réellement qu'une personne. Vous
formez cette conclusion, répond Eugène, par vo-
tre raisonnement et par la conduite de votre phi-
losophie ; et je vous dis que vous et moi nous ne
pouvons faire que des raisonnements de songes ,
ni argumenter que comme des personnes endor-
mies sur ce sujet, qui nous est incompréhensible.
Vous dites à un villageois, quand il marche, que
sa tête fait plus de chemin que ses pieds ; et quoi-
que sa tête et ses pieds n'aient qu'un même mou-
vement réel et qu'ils aillent toujours ensemble ,
que l'un toutefois va plus vite que l'autre, et qu'il
fait réellement un plus long voyage, vous lui dites
que, lorsque le soleil court à l'occident, en même
temps il recule de l'autre côté, et qu'il retourne
à l'orient d'où il était sorti le matin. Le villageois
se moque de vos discours, et il se moque de ses
compagnons qui les écoutent, soutenant que les
philosophes et les mathématiciens se contredisent
ou^qu'ils veulent le tromper ; et d'autant plus qu'il
est ignorant et orgueilleux, d'autant moins il doute
que ce sont des railleries et des fables dont oa
veut surprendre sa simplicité.
Ce paysan est fou de soutenir et d'assurer qu'un
astronome docte et sincère avance des contradic-
tions en des sujets d'astronomie, et nous, nous pen-
sons être sages et avoir l'esprit fort, subtil, d'as-
surer que Dieu se trompe en des discours de Divi-
nité, et que ce qu'il dit de lui-même et de son es-
sence éternelle contredit la raison. Y a-t-il im-
6.
100 ENTRETIEN Iir.
puJeiice ou bêtise comparable à celle-là? Et quelle
comédie croyez-vous que nous donnons au ciel,
lorsque nous faisons comme des Canadois qui s'é-
chauffent à disputer contre les Européens, et qui
leur soutiennent que la terre ne peut être ronde,
et que, si elle l'était, les antipodes marcheraient à
la renverse? Voilà justement notre folie quand
nous disputons contre l'Evangile et contre les an-
ges, et que nous nous échauffons à leur montrer que
Dieu n'a point trois personnes, et que, s'il les avait,
il faudrait que ces trois fussent trois substances
et que Dieu ne serait qu'une chimère. Ignorantes
créatures que nous sommes! c'est de Dieu, et de ce
qu'il y a de plus intime et de plus divin dans Dieu
qu'on avance cette proposition : quel moyen de la
comprendre? C'est à nous qu'on la révèle et qu'on
la déclare : quel moyen de l'expliquer et de la
rendre intelligible à nos esprits faibles et aveugles?
C'est Dieu même qui nous la déclare et qui nous
l'annonce : quelle témérité de la nier ! Il nous l'an-
nonce, non pas pour nous présenter un attrait de
curiosité , mais une occasion d'exercer des actes
de foi et de mériter la miséricorde et la grâce. Il
prétend, en nous invitant à prononcer : Il y a
trois personnes en Dieu, que notre langue parle,
que notre cœur consente et que notre raison se
taise.
Monsieur, poursuivit Eugène en parlant à Léo-
nore, cette réflexion doit vous suffire; mais puis-
que le chemin est beau, je fais un pas plus avant,
et je soutiens que tant s'en faut que notre doctrine
de la Trinité enveloppe des termes opposés les uns
aux autres, et qu'elle attribue à Dieu des imper-
fections et des ombres; qu'au contraire, c'est elle
qui découvre ses grandeurs les plus inconnues, et
qui dissipe toutes les contradictions et les erreurs
ENTRETIEN IH. TOI
dont la philosophie des Païens les obscurcissait
auparavant.
Platon, élevé, par la sublimité de son esprit et
de sa science, aperçut quelques rayons du mys-
tère de la Trinité : mais parce qu'il en était encore
trop loin , les trois qu'il entrevit lui parurent
être trois dieux ; et comme il ne doutait point de
voir le nombre trois , il ne douta point aussi
qti'il en devait parler comme de trois divinités,
et appeler la première l'Unité , la seconde l'Intel-
ligence, et la troisième l'Ame du monde. Ainsi,
Hermès, Pythagore, Hésiode, Orphée, Socrate, et
quantité de leurs successeurs et de leurs interprè-
tes, attirés par les appas de ces merveilles et de ces
beautés éloignées , s'efforcèrent d'en approcher,
et raisonnèrent péniblement, selon les règles et les
méthodes de la logique naturelle ; mais leur en-
tendement manquant de jour, ils allèrent se jeter
dans des labyrinthes et dans des ténèbres d'où ils
ne purent sortir, et où ils firent, durant de lon-
gues années, d'étranges circuits , en suivant leur
imagination égarée. Ils ne savaient comment ac-
corder ces trois dieux ni ces trois générations
substantielles avec les autres principes de leur phi-
losophie, qui leur enseignait que les émanations
spirituelles et immanentes sont plus faibles et plus
impures que leur origine; que les productions sont
moindres et moins anciennes que leurs causes; que
ce qui est moindre ne peut être infini; que trois
natures égales ne peuvent être absolument et in-
finiment souveraines, et qu'il n'y a point de Dieu,
s'il y en a plus d'un.
D'ailleurs, ils ne pouvaient renoncer à ce nom-
bre de trois, et ils s'engageaient de plus en plus
dans l'égarement, pour ne point perdre la gloire
et le plaisir d'avoir découvert ce nombre divin
dans la vraie Divinité. Ils savaient qu'il était né-
I02 ENTRETIEN III.
cessaire de trouver darts le vrai Dieu unité, nom-
bre et union ; ils cherchaient, et ils ne trouvaient
que de l'obscurité : Antiqui philosophi , quasi
per iimbram et de loiigi/iquo, TJÎderunt veritatem
déficientes in intuitu Trinitatis.
Mais durant que ces savants du monde , et que
toutes leurs écoles avec eux, se tourmentaient
ainsi , agités et poussés par leurs opinions in-
certaines, la religion chrétienne est survenue, te-
nanten main son Testament, qu'elle leura présenté.
Ils l'ont ouvert , et dès la première ouverture et
au premier article de cette nouvelle théologie, ils
ont trouvé justement ce qu'ils cherchaient, et ils
y ont vu, dans un jour admirable, l'éclaircissement
de ces anciennes et éternelles difficultés.
Elle leura dit ce qu'elle nous dit encore tous
les jours,
Qu'il y a un Dieu seul , et trois personnes en
Dieu ;
Que Dieu se connaît lui-même, et qu'il se voit
éternellement;
Que cette connaissance n'est pas l'émanation
d'un accident ou d'une pensée qui sorte de la
nature divine et qui soit différente d'avec elle,
mais l'émanation delà nature entière, qui, durant
ces processions et ces sorties ineffables, s'arrêtant
en elle-même, y forme une vivante et parfaite
image où Dieu se regarde et se connaît, et où il
contemple avec des plaisirs infinis ses beautés
éternellement et infiniment aimables.
Elle leur a dit que cette même connaissance,
comme émanant par la voie de l'intellect, s'ap-
pelle le Verbe, ou la parole que Dieu prononce;
Que cette parole, étant une expression de lui-
même et représentant parfaitement tout ce qu'il
est , s'appelle son image ou sa ressemblance ;
Que cette image , étant formée dans la nature
ENTRETIEN III. /o3
et étant la nature même et la substance du Père,
s'appelle son Fils;
Que ce Père et ce Fils, étant deux personnes,
sont deux termes d'amour et de jouissance mu-
tuelle, et qu'ils s'aiment mutuellement ;
Que leur amour est infiniment unissant, parce
qu'il est unique, et que les d ^vx amants produisent
le même amour, dont ils ne sont qu'un seul prin-
cipe.
Elle leur a dit encore que, comme Dieu est in-
finiment bon , il veut donner , et donne du-
rant toute l'éternité le bien infini, c'est-à-dire sa
propre substance, et tout ce qu'il a de perfections
et de biens;
Que, pour ce sujet, il faut nécessairement qu'il y
ait trois dans Dieu: l'un qui donne ce bien souve-
rain, l'autre qui le reçoive, le troisième qui unisse
ces deux-là, et qui, par leur amitié et leur liaison
indissoluble, rende leurs communications et leurs
félicités éternelles;
Qu'il ne faut point craindre que, pour cela, il y
ait trois dieux au monde, parce que Dieu le Père
n'étant Dieu que par la nature divine qu'il com-
munique à son Fils , et le Fils n'étant Dieu que
par la même divinité qu'il reçoit de son Père ,
et le Saint-Esprit ne l'étant aussi que parla propre
divinité qu'il reçoit de deux personnes dont il
procède, il se trouve justement que nous voyons
manifestement dans Dieu, et le nombre que les
philosophes païens entrevoyaient, trois et un , et
le nombre que l'Evangile a découvert de plus près,
trois personnes et un IJieu seul. Père» Fils et Saint-
Esprit, une seule Divinité commune aux trois,
j Nous y voyons. Messieurs, l'unité, la pluralité
et l'union, nécessaires pour former la félicité par-
faite et infinie, et nous apprenons par là que Dieu
seul est Dieu, et seul heureux , parce que ces trois
choses, unité de substance, pluralité de person-
104 ENTRETIEN III.
nés et union d'amour entre les personnes différen-
tes, se trouvent infiniment parfaites en lui.
Voilà ce que nous dit cette théologie chrétien-
ne , et voilà, dis-je, justement ce que cherchaient
ces anciens sages et tous ces grands esprits de la
terre égarés dans le labyrinthe de l'éternité et de
l'immensité divine; et vous voyez que, puisque
leur peine était de n'oser dire que dans Dieu trois
étaient un , et que leur ignorance était de con-
clure que dans Dieu trois étaient trois dieux, ils
trouvent ici la proposition qui ajuste tout, et qui
contient des accommodements ineffables, trois
personnes, un Dieu seul.
Les ignorants, en prononçant ces trois paroles,
ne comprennent pas ce qu'ils disent , maij ils sa-
vent qu'ils disent vrai. Les doctes ne le compren-
nent pas aussi, mais ils trouvent admirable et di-
vin ce qu'ils ne comprennent pas, et ce n'est que
le trop de jour qui les surprend et les éblouit.
Leur grande admiration est qu'ils voient durant
cet établissement ce qu'ils ne voyaient pas durant
les plus hautes spéculations de leur sagesse, qu'ils
voient , dis-je, leurs doutes éclaircis, et toutes les
issues du labyrinthe où ils étaient, inopinément
ouvertes.
Et qui est-ce. Messieurs, qui a accordé ces con-
tradictions anciennes, et retiré notre science de
l'embarras et des perplexités où elle se trouvait?
Qui est-ce qui a tant obligé notre philosophie er-
rante et nos écoles couvertes d'une nuit si profonde
et si honteuse, sinon cet Evangile de trine et un,
que vous appelez l'ennemi de la raison et de la
philosophie ?
N'est-il pas vrai qu'il est impossible de parler
de Dieu ])lus divinement, et d'en dire des choses
plus relevées, plus nobles et plus glorieuses? Gon-
ïes^ezAe p s'il vous plaît, et reconnaissez ensuite
ENTRETIEN III. lOj
que la religion qui seule enseigne celte llie'ologie,
est la plus savante et la plus éclairée des religions,
et par conséquent, qu'elle est la première, la véri-
table et l'unique.
Au moins n'appelez plus notre Trinité l'aver-
sion de la raison ; ne l'appelez pas même l'aver-
sion de la chair et des yeux, et remarquez qu'il
n'y a point de sentiment ni de faculté dans nous
qui ne l'approuve comme un mystère, non pas de
contradiction, mais de conformité avec les choses
les plus sensibles et les plus visibles.
Je veux dire que l'union qui joint les formes et
les matières, et qui fait tous les composés subs-
tantiels : que le feu, qui allie les corps élémentai-
res, et qui fait tous les mixtes artificiels et physi-
ques ; que la sympathie, qui lie les pierres et les
métaux, et qui fait toutes les alliances miraculeu-
ses d'entre les êtres insensibles; que l'inclination,
qui entraîne les sens à leurs objets, et qui fait tous
les plaisirs et toutes les félicités de toute la vie
animale ; que l'amour, qui emporte les cœurs et
qui fait toutes les joies de la vie spirituelle et an-
géllque , sont les vestiges de la Trinité ouvrière,
qui n'a pu faire aucun ouvrage sans y laisser son
ombre, et sans se prendre elle-même pour la rè-
gle de ses productions extérieures. Oninîa in nu-
meroy pondère et mensura^ dit le Prophète.
Le mystère de la Trinité et riiistoire de la créa-
lion du monde ne pouvaient être mieux exprimées,
à mon avis, que par ces trois mots : noDihre, poids
et mesure. Dans la Trinité, il y a nombre, puis-
qu'il y a trois personnes infiniment distinctes; il
y a poids, puisque ces personnes sont attirées
l'une à l'autre et infiniment unies par l'amour;
enfin il y a mesure, puisqu'il se trouve en leurs
grandeurs, en leurs perfections, on leurs j)ouvoirs
et en leur substance, une égalité si admirablement
6*
loG ENTRETIEN III.
bien mesurée qu'elle est une unité commune aux
trois ; en un mot, ?iumerus , pondus et mensura ,*
voilà ce que Dieu était éternellement, et voilà ce
qu'il fit enfin, et ce qu'il imita quand il fit le mon-
de. Qu'est-ce que le monde, sinon un ouvrage
composé d'une multitude innombrable d'êtres dis-
tingués par le nombre , arrangés par le poids , et
conservés dans l'ordre par leur symétrie, qui fait
leur repos, et qui rend leurs baisions et leurs en-
cbaînements indissolubles.
Ainsi, Messieurs, cet univers n*est rien qu'une
grande ombre où la Trinité a formé la figure, et
où elle a rendu visibles à nos yeux des mystères
incomprébensibles à notre esprit et à notre phi-
losopbie : mais ce qu'il y a en ceci de plus admira-
ble et de plus glorieux pour les bommes, c'est que
cbacun de nous en particulier, nous ne sommes
rien autre chose que l'abrégé de cette ombre im-
mense, où les théologiens peuvent étudier et con-
templer commodément ce qu'ils ne pourraient pas
découvrir de leurs yeux mortels parmi les splen-
deurs du ciel empyrée. En effet, souvenez-vous,
s'il vous plaît, que le bonheur où nous aspirons
durant nos amitiés, est qu'en laissant entre nous
et entre l'objet aimé la distinction de nos person-
nes, nous puissions réduire le reste à l'unité, et
faire en sorte, s'il est possible, que lui et nous, étant
toujours parfaitement deux , nous n'ayons plus
qu'un même bien, une même nourriture, un même
secret, un même cœur; unité en tout, sinon, dis-
je, en la personne pour laquelle nous craignons
extrêmement la solitude. Ah! Blessieurs, si notre
amour n'eût point été affaibli et flétri misérable-
ment par le péché du premier homme , que de
sainteté, que de pureté , que de félicités célestes
dans nos amitiés mutuelles! que de traces du bon-
ENTRETIEN III. IO7
heur et de la gloire infinie de cette adorable Tri-
nité, qui en est l'origine et le modèle !
Le roi ne voyant rien en ce discours qui ne lui
plût, un seigneur de marque d'entre ceux qui sur-
vinrent durant cette conférence, prit occasion de
se faire instruire sur quelques doutes dont il se
souvint. Comme dans les compagnies de la cour
on parle sur toutes sortes de sujets, et que, dans
celles où il s'était trouvé, on avait parlé de la Tri-
nité aussi bien que du reste, il avait conçu les
choses de la façon qu'elles s'y étaient dites : de
sorte qu'entre ses questions, il en fit quelques-
unes qui témoignèrent que de très-grands hom-
mes ne savent pas quelquefois ce qu'ils sont obli-
gés de savoir, ce que les courtisans n'ont pas plus
de permission d'ignorer que les théologiens et les
prêtres. Il lui demanda, entre autres choses, si l'E-
glise avait toujours cru que les trois personnes
fussent Dieu, et qu'il n'y eût poirit de différence
substantielle et d'inégalité de puissance entre les
trois.
Il est de la foi , répondit Eugène, que l'Eglise,
depuis qu'elle est l'Egiise de Jésus-Christ et de-
puis qu'elle a reçu son Evangile , a toujours cru
et enseigné que les trois personnes étaient Dieu ,
infiniment égales en perfections. Il est vrai néan-
moins qu'en de certains temps, quelques docteurs
particuliers ont mal entendu sa doctrine, ou n'ont
pas voulu la bien entendre, et qu'ils ont taché de
la corrompre et d'y mêler des pensées de leur es-
prit, enseignant et soutenant des erreurs qui ont
suscité d'étranges mouvements et de dangereuses
querelles parmi les Chrétiens. Quoicjue plusieurs
témoignassent désirer qu'il s'expliquât, il ne ju-
gea pas à propos de leur raconter cette longue his-
toire, mais il crut que ce qu'il leur pourrait dire,
loS ENTRETIEN III.
comme en passant et en se pressant d^arrWer à la
fin de son discours, ne leur serait pas inutile.
Ces querelles , leur dit-il, qui naquirent dès le
premier siècle, mais qui furent d'abord assoupies,
se réveillèrent au troisième, et quelques discours
des idolâtres en furent inopinément la cause. Du-
rant l'empire de Galien, un philosophe nommé
iElian, ayant reproché aux fidèles qu'ils adoraient
trois dieux , le Père, le Fils et le Saint-Esprit ,
Saint Grégoire, évêque de Néocésarée, entreprit
de réfuter son erreur, et pour détromper efficace-
ment les Païens, et même quelques Chrétiens qui
sentaient de l'inquiétude là-dessus, il prêcha pu-
Lliquement, et soutint fortement en toutes les com-
pagnies où il parut que ces trois n'étaient qu'une
véritable unité, infiniment une et simple. Sur quoi
les Sabelliens, émus malicieusement par l'exem-
ple et par l'autorité d'un si grand homme , pous-
sèrent leurs damnables propositions jusqu'à une
extrémité scandaleuse, et prêchèrent avec plus de
hardiesse qu'auparavant que les trois en tout sens
n'étaient qu'une véritable unité, qu'ils n'étaient
réellement qu'une seule et qu'une même person-
ne. Ce blasphème parvint aux oreilles de Denys,
patriarche d'Alexandrie, qui se sentit obligé de dé-
fendre la doctrine derÉvangile, et qui, appelant à
son secours les évêques et les théologiens zélés
pour la vérité, déclara la guerre à ces dogmatistes
Noétiens, et la leur fit avec une ferveur digne de
son courage et de sa vertu. Mais comme il s'em-
pressa de faire entendre à ses peuples que l'unité
prêchée par Sabellius était une hérésie pernicieu-
se, et que, dans Dieu, il y avait trois réellement et
parfaitement distincts, il le prouva, et il le déclara
si bien qu'après diverses annotations ajoutées par
divers auteurs aux discours de ce saint homme,
enfin le fameux Arius, diacre d'Alexandrie, per-
ENTRETIEN III. IO9
suadé au delà des intentions de son ancien patriar-
che, s'avisa de dire que ces trois étaient trois na-
tures , que le Père et le Fils avaient chacun leur
substance différente, et que l'une était moins no-
ble et moins ancienne que l'autre. Dieu permit
que quantité d'évéques se joignissent à ce diacre,
et conspirassent à soutenir ses opinions. Sur quoi,
comme les disputes et les désordres croissaient
chaque jour, et que les tumultes des parties op-
posées commençaient à ébranler l'Eglise, le pape
Sylvestre fut conseillé d'y apporter le remède ei-
tréme et d'assembler un concile.
L'Empereur Constantin, touché de l'inspiration
de Dieu et supplié par le pape, écrivit aux évê-
ques de toutes les provinces de l'empire de se trou-
ver à la ville de Nicée. Il en vint de divers en-
droits du monde, la plupart, <R)mme chacun sait,
confesseurs de Jésus-Christ, marqués sur le corps
des plaies qu'ils avaient reçues pour la défense de
la foi. Cette auguste compagnie condamna la doc-
trine d'Arius : la condamnation fut signée de tous
les Pères, de ceux mêmes qui étaient morts durant
le concile.
Les Ariens, par une soumission et une déférence
dissimulée , cédèrent au temps et à la nécessité ,
souscrivirent au symbole et abjurèrent leurs er-
reurs : il n'y en eut que cinq qui refusèrent. Arius,
pour s'exempter du châtiment, retracta tout ce
qu'il avait dit, le condamna, demanda pardon, et
donna beaucoup de marques trompeuses d'une sin-
cère pénitence. On ne lui pardonna néanmoins
et on ne le reçut à la communion des fidèles qu'à
condition qu'il ne rentrerait jamais dans la ville
d'Alexandrie. Ses écrits furent brûlés par le com-
mandement de l'empereur, et l'on défendit, sous
peine de mort, que personne n'en retînt et n'en
cachât aucun exenipluire.
IIO ENTRETIEN III.
Les protecteurs et sectateurs de cet liéréslar-
que qui u'abjurèreut son hérésie que de bouche,
quand les Pères furent séparés et qu'ils se virent
éloignés des yeux de l'empereur, se rejoignirent
en divers endroits, et tinrent plusieurs concilia-
bules pour chercher les moyens de rétablir leur
doctrine, ou pour empêcher que l'autorité du con-
cile n'eût aucun effet, et que les peuples ne con-
nussent le sens et la vérité de ses décisions. Ils
s'assemblèrent en plusieurs villes, et ils y dressè-
rent quantité de nouvelles et différentes formules
de profession de foi, tachant d'en trouver une qui
fût propre à leur pernicieuse et subtile intention.
Leur dessein était de tellement sembler retenir la
proposition orthodoxe signée par le concile de
JXicée, que néanmoins, ils en corrompissent le sens,
et que les paroles, apparemment catholiques, de
leur nouvelle formule , rappelassent dans les es-
prits les opinions condamnées, et fissent entendre
que le Fils n'était point consubstantiel au Père.
En effet. Tune de ces formules portait qu'il était
semblable à son Père, l'autre, qu'il lui était sem-
blable en tout , et ce fut celle-ci qu'ils proposè-
rent dans le concile de Rimini , l'ayant remplie
d'éloges signalés et de termes avantageux sur les
grandeurs du Verbe et sur la gloire de ses divines
perfections. Mais le mot principal et essentiel
manquait à ces louanges , aussi bien que dans les
autres , c'est-à-dire le mot de consubstantiel à son
Père, et la seule omission de ce mot était un ve-
nin qui corrompait tant de belles paroles et tant
delouaii'^es, et qui rendait toute leur doctrine
odieuse et insupportable aux catholiques. Sur quoi,
comme ceux-ci apportèrent beaucoup de chaleur
à découvrir la mauvaise foi des auteurs et à dis-
siper leurs factions, et que ceux-là, d'une autre
part, s'échauffèrent à se défendre et qu'ils trou-
ENTRETIEN III. HI
vèrent le moyen d'engager les empereurs et les
rois à les maintenir , la tempête qui s'éleva fut
une des plus grandes qu'on ait jamais vues parmi
les hommes. Il y eut peu de villes où il n'arrivât
des séditions et des batailles de citoyens qui s'en-
tregorgeaient, et où l'on ne vît des maisons rui-
nées, des évêques chassés de leurs trônes, des égli-
ses abattues, des fidèles martyrisés, des hérétiques
qui triomphaient de la foi chrétienne, et qui dres-
saient impunément sur les tombeaux des Saints
Pères les trophées de leur insolence et de leur
cruauté.
Mais Notre-Seigneur, qui semblait dormir du-
rant la tempête, était dans le vaisseau au milieu de
son Eglise ; ce fut lui qui , s'éveillant enfin au mo-
ment qu'il lui plut , commanda aux vents et à la
mer, et apaisa tout par la puissance de sa parole.
Les nuées, les ténèbres, les erreurs, les discordes
se dissipèrent peu à peu , et la doctrine que le
Père et le Fils ne sont qu'une même substance
commença à régner seule parmi les Chrétiens ,
comme elle régnait parmi les anges depuis la créa-
lion du monde.
La peine qui resta fut que les Pères s'étant ap-
pliqués durant tant de disputes et de conférences
à parler nommément du Verbe, quelques-uns s'a-
visèrent de croire et de publier qu'ils n'avaient
point eu les mêmes pensées touchant le Saint-
Esprit. Macédonius, évêque de Constanlinople ,
prêcha dans cette capitale de l'univers que le
Saint-Esprit n'était pas comme le Fils , qu'il ne
procédait pas de Dieu, que c'était idolâtrie que de
l'adorer et de lui rendre les honneurs dus à la Di-
vinité. Plusieurs évêques disputèrent contre cet
hérésiarque ; mais comme son hérésie avait aquis
des forces et qu'elle se défendait trop bien, il fal-
112 ENTRETIEN 111.
lut employer l'auiorité d'un second concile uni-
versel pour l'éteindre.
L'empereur ïhéodose-le-Grand le fit assembler
dans la ville de Gonstantinople : on y proposa la
doctrine de Macédonius ; et comme personne ne
se présenta pour la soutenir , elle y fut d'abord
condamnée par les suffrages de tous les Pères qui
s'y trouvèrent. Ce que les historiens ont écrit de
plus remarquable touchant ce concile, c'est quela
compagnie dressa une confession de foi qui fut la
même que celle de Nicée, mais qu'elle l'augmenta
de trois ou quatre paroles que cette première con-
fession tout employée pour le Verbe, avait omises
à l'égard du Saint-Esprit , à savoir, que le Sainte
Esprit procède du Père, quil est adoré et glorifié
auec le Père et le Fils,
Et afin que ce peu de paroles fussent mieux gra-
vées dans les cœurs, les histoires ajoutent que les
mêmes Pères arrêtèrent que le symbole où elles
étaient insérées serait celui qu'on réciterait les
dimanches dans les églises , et que les Chrétiens
entendraient chanter solennellement durant les
messes jusqu'à la fin du monde.
En effet, cela commença dès lors à être exé-^
cuté : mais le même Esprit de Dieu, qui est le maî-
tre des langues et des plumes, et qui, n'ayant ja-
mais rien effacé ni changé de ce qu'il a écrit une
fois, en a donné souvent les explications en tl'au-
tres temps, inspira, plusieurs années après, Saint
Léon, pape, d'insérer un mot à ce symbole, et dans
l'article quia Pâtre procedit, cV ajouter Filioq ne.
De vrai, l'Evangile et la théologie seniblaient
demander que ce mot de la dernière importance
ne fût pas omis , de peur que son omission ne
donnât sujet quelque jour aux hérétiques de croire
que Dieu le Fils n'aime point son Père, el qu'il
ne produit pas le Sainl-Esprit ni l'amour.
E^ïTRETIEN III. Il3
Saint Léon jugea très-sagement que ce mol de-
vait être inséré, et ce fut parce qu'il en avait té-
moigné son sentiment clans une lettre que plu-
sieurs Eglises d'Espagne commencèrent à le chan-
lei- publiquement, afin que cette divine parole leur
donnât plus de force et plus de courage pour
combattre l'hérésie des Priscillianistes, qui se ren-
dait puissante. Néanmoins , parce que les Grecs
s'en offensèrent, et quoiqu'ils ne refusassent pas
pour lors de confesser que le Saint-Esprit procé-
dait du Fils, qu'ils ne laissèrent pas de murmurer
imporlunément, et de représenter qu'on ne devait
pointtoucher ni rien ajouter à leur concile, les suc-
cesseurs de ce saint Pontife, émus par leurs remon-
trances et par leurs plaintes, crurent que le bien de
la paix, et même que le respect di'i à l'autorité d'ua
concile général demandait qu'on omît ce même
mot, arrêtèrent qu'on l'omettrait désormais et
qu'on se contenterait de dire : Qui n Pâtre proccdit.
On le fit de la sorte durant quelque temps; mais
lorsque les Grecs commencèrent à former dans 10-
ricnt des factions plus dangereuses contre TEglise
romaine et contre le Saint-Esprit même, dont ils
enseignèrent des choses fort contraires à l'opinion
des anciens Pères, Charlemagne, pour empêcher
que l'hérésie et la contagion de la Grèce ne se
communiquassent aux autres Eglises, fit de grandes
instances à Léon III, afin qu'il lui plût de consen-
tir qu'on fît à Rome ce qui se faisait autrefois dans
la plupart des Églises latines, et qu'on insérât
dans le symbole cette parole dictée par le Saint-
Esprit : Qui a Patte Filioque proccdit.
Charles, tout puissant qu'il était, ne le put pas
obtenir. Ses successeurs furent plus heureux, car
comme le danger devint plus grand et plus mani-
feste par le soulèvement de Phoiius et de ses suc-
cesseurs, qui se déclarèieal contre la procession
Il4 ENTRETIEN III.
du Saint-Esprit , l'empereur Henri II eut assez
de pouvoir et de crédit auprès de Benoît VIII
pour le porter à rétablir ce qu'on avait commencé
à faire au ternps de Saint Léon. Benoît ordonna
qu'en toute l'Eglise romaine on chanterait désor-
mais publiquement , durant la messe des diman-
ches, le Credo^ ou le symbole dont nous parlons,
avec l'addition Filîoque.
On le fit dès lors au grand contentement des
peuples, et c'est ce qui s'est fait depuis , ce que
nous faisons encore aujourd'hui, et ce que feront
les vrais Chrétiens tant que l'EgUse subsistera.
Les Grecs ne manquèrent pas de s'alarmer là-
dessus et de se séparer hautement d'avec Bome ,
prétendant que notre parole Filioque était une
impiété scandaleuse, non-seulement contre le res-
pect des Pères de Constantinople, mais aussi con-
tre la vérité de l'Evangile. Ils étaient bien résolus
de s'opiniâtrer à soutenir éternellement cette er-
reur : néanmoins, le bonheur voulut qu'après quel-
ques années , ils vinssent en France, jusque sur le
plus beau théâtre de la chrétienté , reconnaître
leur crime , le confesser , et rendre une satisfac-
tion publique à la puissance et à la majesté du
Saint-Esprit, qu'ilsavaient déshonoré. Et certes,
ils le firent d'une manière qui invita les anges à
venir être les spectateurs de cette satisfaction glo-
rieuse et de cette auguste cérémonie.
Lorsqu'on célébrait à Lyon le quatorzième con-
cile général, au treizième siècle, quelques affaires
d'état obligèrent l'empereur d'Orient, Michel Pa-
léologue, d'envoyer les patriarches et d'autres évo-
ques de son empire à cette assemblée solennelle.
Ils s'y trouvèrent en grand nombre, et là, peu de
temps après leur arrivée^ ils firent voir une chose
bien surprenante et bien mémorable.
Au jour de la fête de Saint Pierre et Saint Paul,
ENTRETIEN III. I I J
durant la grand'messe, que le pape célébra poii-
lificalement, et où le cardinal Otholon chaula
l'Évangile en latin, et un diacre grec le chanta en
grec, avec les cérémonies de son Eglise, après que
Saint Bonaventure, qui était une des plus grandes
lumières de la compagnie, eut fait un éloquent et
admirable sermon, les cardinaux et les évOques de
l'Eglise romaine entonnèrent le Credo et le chan-
tèrent en latin , et lorsqu'ils finirent, le patriar-
che de Constantinople , et avec lui tous les évc-
ques, tous les ecclésiastiques et tous les seigneurs
et les gens de la Grèce qui étaient là, d'eux-mêmes
et de leur propre mouvement, sans qu'on eut en-
core disputé contre leur docti ine, et qu'on les eiit
invités par aucune remontrance ni par aucune
jn-ière à reconnaître la vérité de la doctrine de
Rome touchant le Saint-Esprit; enfin, sans qu'on
eut fait aucun effort pour les convaincre et pour
les attirer à l'union d'une même foi , touchés par
la main du Tout-Puissant et poussés par l'inspi-
ration de son Esprit adorable, chantèrent en grec
ce même Credo ; et afin de donner, en un jour si
célèbre et durant une si auguste solennité , des
marques indubitables de leur réunion avec l'Eglise
romaine, quand ils furent à l'endroit du symbole
contesté depuis tant de siècles : Qui a Pâtre Fl-
lioqne procedit, non-seulement ils le prononcèrent;
d'une voix liante et ferme, mais aussi ils le pro-
noncèrent cà genoux et le répétèrent trois fois. Ne
se contentant pas de cet ilbistre témoignage de
leur fidélité, le Credo étant fini, ils chantèrent des
niotets en grec en l'honneur du pape et de sou
Eglise, et exprimèrent par une musique harmo-
nieuse les divers sentiments d'estime et de joie
que la dévotion leur inspira. Ils (irent encore da-
vantage à la fin de la quatrième séance , car ils
montèrent sur un théâtre au milieu de la nef, afin
Il G ENTRETIEN III.
d'être mieux vus et mieux ouïs des spectateurs
assemblés de tous les quartiers de l'univers, pour
être les témoins du serment de leur obéissance
inviolable. Là ils chantèrent leur Credo en grec ,
prononçant, comme ils avaient déjà fait, la parole
Filioque plus haut que le reste, et la répétant deux
fois. Les Romains chantèrent aussi le leur : les
cœurs se répondirent autant que les voix ; et des
transports de joie céleste firent naître soudaine-
ment de toutes parts des concerts de musique
avec des cris de triomphe : de sorte qu'on peut
dire qu'il ne s'est jamais vu une plus belle et plus
heureuse journée dans TEglise de Jésus-Christ.
La sérénité néanmoins ne dura pas si longtemps
qu'on se le promettait : les successeurs de ces Grecs
convertis ne gardèrent point leur parole, et furent
infidèles à la grâce.
Cette rechute, arrivée encore une autre fois après
leur seconde conversion, si solennellement décla-
rée à la vue de l'Eglise universelle dans le concile
de Florence , mérita le châtiment que chacun
sait.
Quoique je n'aie pas dit tout ce qui fut dit par
Eugène sur l'hérésie des Ariens et sur celles des
Grecs schismatiques , j'en ai dit néanmoins plus
qu'il n'était nécessaire en un temps où tant de
beaux livres ont parlé si éloquemment et si doc-
tement en notre langue de ces mêmes histoires, et
les ont fait connaître à toute l'Europe. Je ne puis
dire comment se termina cet entretien. Quand Sa
Majesté assistait à des conférences , c'était elle
ordinairement qui, pour soulager Eugène, les ter-
minait en commandant qu'on se retirât.
ENTRETIEN IV. Hj
ENTRETIEN IV.
DU PÉCHÉ ORIGINEL.
Cette conférence fut tenue clans une maison
des plus renommées tle France , dont le maître
possédait une des premières cliarges de la cou-
ronne.
Eugène, qui avait promis à ce seigneur , que
nous appellerons Eutime , d'y aller passer deux
ou trois jours, n'oul)lia pas sa promesse : il s'y
rendit à l'heure qu'on l'y attendait , et il y trouva
une grande compagnie, qui d'abord lui fit juger
qu'il y entrait comme dans un champ de guerre,
et qu'il devait se résoudre et se préparer à com-
battre pour la vérité. Je ne puis dire ce qui se fit à
son arrivée : il est aisé de le penser. La matinée
(Ui jour suivant se passa en des entreliens particu-
liers, où il ne fut rien dit qu'on ait j'igé devoir
cire remarqué. On ne parla même, durant le repas,
que de choses indifférentes, mais à la fin, lors-
cpi'on se levait, il se présenta inopinément un su-
jet de conversation digne de cette noble assem-
blée, et digne de la sagesse et de l'esprit de ceux
qui parlèrent. On y proposa diverses (juestions
très-curiensCs, et l'on y entendit des réponses et
des vérités (jui méritent d'être sues.
L'occasion ayant voulu qu'on dît je ne sais quoi
contre les femmes , et le discours étant terminé
sur le sujet ordinaire , qu'elles sont la cause de
beaucoup de maux , une dame d'esprit , et fort
adroite, cpii entreprit de les défendre, après quan-
tité de raisons très-bien soutenues , poussa laf-
faire et la question le plus loin (ju'elles pou-
7'
Hb ENTRETIEN IV.
valent aller : elle avança qu'elles ne sont la
cause d aucun mal, et apporta pour preuve que
tous les maux viennent du péché originel , et que
ce péché ne vient point des femmes. Sur quoi Ëu-
time paraissant un peu étonné , elle soutint sa pa-
role par une proposition qui fit taire les plus har-
dis et les plus habiles. N'est-il pas vrai , dit-elle ,
que si, après la faute d'Adam et d'Eve, Adam fut
mort avant qu'il eût été père d'aucun enfant, et
si Dieu eût créé un nouvel homme saint et fidèle
pour être le mari de la veuve, les enfants d'Eve
nés de ce second mariage seraient nés sans être
coupables ni misérables, et qu'il n'y aurait point
eu de péché originel ? Ce fut une chose remar-
quable que, quoiqu'il y eût là quantité de gens
d'esprit , il n'y eût personne qui osât répondre,
et que, comme chacun craignit qu'en disant trop
promptement son avis , il ne fût obligé de se dé-
dire, chacun s'arrêta pour examiner ses pensées y
et quelques moments se passèrent sans qu'on en-
tendît aucun mot.
Un chevalier nommé Hercule , qui voulut par-
ler le premier, ne parla pas sagement. Ce gentil-
homme inconsidéré , et peu réglé dans sa con-
duite , s'était acquis quelque réputation parmi les
savants et les curieux. : il se trouvait en leurs as-
semblées , et il y disait assez bien , particulière-
ment aux occasions où il fallait discourir sur les
textes obscurs des poètes grecs et latins : il en-
tendait ces livres-là mieux que l'Evangile et que
la doctrine de l'Eglise, dont néanmoins il parlait
souvent , et d'ordinaire très-mal à propos. Il ne
pouvait souffrir qu'on entreprît de le convaincre
d'aucune de nos vérités chrétiennes autrement que
par des raisons, ni qu'on lui dît : Croyez. Il vou-
lait qu'on montrât les choses à ses yeux, et il sem-
blait être persuadé qu'un homme sage devait at-
ENTRETIEN IV. I I9
tendre quand il verrait le paradis ou l'eu fer à dire
assurément qu'il y a un paradis et un autre
monde que celui-ci. La jeunesse et la vanité lui
avaient inspiré ces maxime^s , que les fréquentes
conversations du Cardinal du Perron lui firent de-
puis quitter pour reprendre les maximes de l'école
et de la sagesse de Jésus-Christ.
La réponse qu'il fit à la dame qui avait propo-
sé la question fut qu'il confessuit que les femmes
étaient très- innocentes du péché originel. Mais ,
Madame, ajouta-t-il , faites-nous la même grâce ,
s'il vous plaît, et dites que les hommes sont in-
nocents du même péché. Je m'en garderais bien,
lepondit-elle ! je dirais qu'il n'y a point de péché
originel , et vous trouveriez ce que vous cherchez:
une femme folle , qui ferait ce que vous faites ,
et qui se mêlerait d'inventer des hérésies et des
manières nouvelles de corrompre la religion et
les mœurs des jeunes hommes et des jeunes filles
qui l'écouteraieut.
Cette réponse, adoucie parles grâces d'un sourire
modeste, ne rendit pas le chevalier plus scrupu-
leux ni plus sage : il demanda à la dame d'où elle
savait que ce fût une hérésie de croire iju'il n'y a
point de péché originel et de qui elle l'avait ap-
pris. La dame, plus subtile et plus éclairée que
ce courtisan pointilleux, vit tout ce qu'elle devait
voir en celte rencontre, et fit une repartie qu'il
n'attendait pas. INIonsieur que vous voyez, dit-elle
en montrant Eugène , sait celui de qui je l'ai ap-
pris : demandez-le-lui, s'il vous plaît.
jMonsieur que je vois , répondit Hercule parlant
à lu dame , me dira que vous l'avez appris de l'É-
glise. Sans doute, repartit Eugène, mais j'ajouterai
que l'Eglise n'enseigne rien qu'elle n'ait appris de
Dieu , et que , parmi les Chrétiens , lorsqu'il se
trouve quelqu'un cjui refuse d'écouter et d'np-
1 20 ENTRETIEN ÏV,
prouver ce qu elle dit, à moins qu'il ne soit excusé
par la folie, nous avons droit de l'accuser d'être
hérétique , et que peut-être nous n'avons pas tort
de soupçonner qu'il n'a ni religion ni conscience.
Je ne pense pas, repri£ Hercule, qu'il y ait en cette
compagnie aucune de ces sortes de personnes,
mais je sais qu'il y a des hommes d'esprit et
d'honneur qui se plaignent respectueusement et
sagement que c'est parmi nous une sujétion bien
rigoureuse, que dès qu'on nous déclare qu'une
proposition est enseignée par l'Église, il faut que
la raison se taise et que les gens les plus éclairés
se ferment les yeux pour croire aveuglément les
choses les plus incroyables et les plus contraires
au bon sens et au jugement. J'ose même soutenir,
poursuivit-il, à l'égard du sujet dont nous parlons,
que notre raison , aidée par les lumières de la na-
ture , ne voit rien entre les articles de la foi qu'elle
désapprouve davantage, ni rien qu'elle comprenne
moins, et qu'elle puisse moins expliquer que ce
péché vraiment incompréhensible que nous con-
tracLons en notre naissance.
Saint Augustin, répondit Eugène, qui fut un
des plus éclairés d'entre les hommes, n'était pas
de votre avis ; voici une de ses paroles digne d'ê-
tre preieree a toutes les plamtes de ces sages aveu-
gles qui accusent la doctrine de l'Eglise d'être con-
traire à la raison et à la sagesse. Il dit que plus un
homme a d'esprit et de jugement, plus il est con-
vaincu, par ses lumières naturelles et par son ex-
périence , qu'il y a dans nous une corruption et
un péché qui viennent d'ailleurs que de nous-
mêmes. Hercule, se croyant offensé par ces paro-
les , perdit le respect : Je soutiens, dit-il ^ la pro-
position que j'ai avancée ; et puisque vous êtes
du nombre de ces grands esprits qui la condam-
nent, c'est à vous de la combattre, à moi de la
ENTRETIEN IV. I 5H
detenrlre et de vous repondre. Eugène, qui n'avait
pas envie de disputer ni de discourir sur ces ma-
tières , dont on ne peut parler sérieusement ni
fortement qu'avec des gens d'étude, et d'école,
tendit la main au chevalier , lui demanda la
paix, et puis il le quitta , et vint à la dame pour
répondre à sa proposition toucb.ant l'innocence
des enfants qui seraient nés d'un second mari de
notre première mère. Mais flercule lui ayant fiè-
rement reproché qu'il voulait fuir , et témoigné
même par (juelques gestes qu'il se glorifiait déjà
de cette fuite prétendue , il fut ohligé de retour-
ner et de lui faire connaître qu'il ne craignait pas :
joignez à cela qu'il s'aperçut que c'étaient les vœux
de la compagnie, et que tous les yeux l'avertissaient
qu'on verrait avec plaisir la présomption et l'im-
prudence de ce sophiste incorrsidéré traitées com-
me elles le méritaient.
Mais tandis que le théologien respirait, et qu'il
massait les forces de son esprit pour faire l'apolo-
gie delà vérité le plus hautement et le plus digne-
ment qu'il serait possible, Hercule prit le loisir
d'expliquer son sentiment, et se mit à raisonner
sur l'histoire de la pomme, et sur cette fatale dés-
obéissance d'Adam , dont nous devenons coupa-
bles sept ans avant que nous ayons la pensée et la
liberté de la commettre, et six mille ans depuis
qu'elle a été commise. Il tacha de montrer que les
actions de chacun ne peuvent revivre non plus
que les taches et les ombres qui les accompagnent,
et qu'au moment qu'elles sortent des mains ou du
cœur de l'homme, quoique leur effet demeure,
elles entrent dans un néant dont elles ne sortiront
jamais.
Il était en ceci logicien et discourait avec quel-
que ordre , mais ces syllogismes ne parurent pas
si dangereux que les égarements de sou esprit sur
122 ENTRETIEN ÏV.
l'histoire du serpent, ni que ces censures emportées
et satyriques contre nos plus savants interprètes,
auxquels il imputait d'avoir inventé ce qu'on im-
pute à Joseph , qu'en ces premiers jours de la
création, les bétes parlaient comme au siècle d'or,
et qu'elles vivaient familièrement avec l'homme.
Il censura aussi l'opinion de Saint Éphrem, que
le démon avait enseigné surnaturellemeut au ser-
pent à former des mots : il prétendit aussi que,
selon l'opinion de Saint Basile , le serpent fut
choisi pour tenter la femme, parce qu'il avait
une langue douce et flatteuse, et qu'il était le plus
beau des animaux et le plus semblable à l'hom-
me , ayant le corps droit et les yeux tournés vers
le ciel , mais que cela lui fit perdre sa taille et sa
voix, et que la justice divine le changea dès l'heure
même en ce monstre hideux et rampant que les
hommes ne peuvent plus regarder qu'avec aver-
sion et horreur. Les jeux et les divertissements
de Luther là-dessus, les blasphèmes des Albigeois,
les impertinences des Orphites, les rêveries des rab-
bins, les superstitions des Egyptiens et des Mau-
res , servirent d'une ample matière à l'impiété de
ce chevalier , aussi bien que la réflexion qu'il fit,
lorsque, pour affaiblir la vérité de ce que nous di-
sons des effets et des suites déplorables du péché,
il remarqua que la coutume de la religion et de
la poésie était d'attribuer nos expériences d'au-
jourd'hui et toutes les productions naturelles à des
miracles anciens, et d'inventer, sur l'origine de
chaque chose, des métamorphoses et des fables:
Utperfabalas primordia reruni facîant augustiora.
Il parla longtemps. Après qu'il l'eut fait avec
la liberté et de la façon qu'il voulut , le premier
mot de la réponse d'Eugènele surprit. Monsieur,
lui dit-il clairement et en deux mots , je soutiens
que quiconque nie la vérité du péché originel est
EVTRKTIKV TV. 123
un athée , que les rellgloiis qui ue l'ont point con-
nue ont été des alliéismes , et que la noire sctile
est véritable et divine, parce qu'elle seule a dé-
couvert ce secret, et qu'elle le propose comme un
des plus importants articles de ses révélations et
de sa théologie.
Je le verrai volontiers , repartit Hercule, et je
me présente hardiment pour soutenir cette que-
relle, et pour montrer que les autres religions et
les autres philosophies ne sont point coupables
conlre la Divinité, parce qu'elles n'ont point connu
ce péché, (jue nous appelons l'héritage éternel
des enfants d'Adam.
Kugène avança la proposition que je viens de
dire , et ouvrit cette magnifique entrée de dis-
pute, afin d'y attirer son philosophe, et de se
divertir, en l'engageant et en le faisant courir dans
un labyrinte où il jugeait qu'il ne trouverait point
d'issue. L'intention ou l'industrie de ce sa<;e com-
battant était que le jeune athlète se mît hors d'ha-
leine et hors de combat par ses courses, et qu'il
fut contraint de se reposer, et de «tarder le silence
lorsqu'il viendrait au point de l'a flaire , et qu'il
découvrirait à la compagnie les secrets mystérieux
et les grandes et augustes vérités qui sont conte-
nues dans la doctrine du péché originel.
Soutenez donc, lui dit-il, la querelle de Socrale
et de Pythagore, je soutiendrai celle de Saint Paid,
mais à condition que vous ne vous servirez pas de
son épée. Laissez-moi nos armes, s'il vous plaît, et
gardez-vous bien, durant l'explication des ques-
tions (jue je vous ferai, d'avancer aucune parole
qui ne soit tirée de notre Evangile ou de nos
écrits. Faites le philosophe païen , je ferai le phi-
losophe chrétien, et j'espère que la compagnie
connaîtra (pie votre pbilosophie est une philoso-
phie d'athée. Ma pensée n'est pas (|ue les anciens
124 ENTRETIEN IV.
pliilosoplies aient été coupables d'à théisme parce
qu'ils n'ont pas connu la faute d'Aclam et qu'ils
n'ont point ouï parler du péché originel : je dis
seuleniejit que ceux qui enlreprenuent de nier
cette doctrine et de la combattre s'engagent
dans la nécessité de nier qu'il y ait un Dieu créa-
teur du monde et de l'homme , ou du moins, dans
la nécessité de l'offenser par un horrible blasphè-
me, en l'accusant de sacrilège et d'impiété.
Le défi étant fait et la condition reçue, la com-
pagnie prêtant un silence curieux et une attention
favorable : Ma première question , dit Eugène, est
de vous demander quel est le plus excellent ou-
vrage du Créateur, ou quelle est la première et la
plus noble des créatures d'ici-bas, et celle qu'il a
destinée pour être au-dessus des autres.
Hercule , sans délibérer , répond que c'est
l'homme, et ajoute qu'il n'y a jamais eu de philo-
sophie ni de religion qui n'aient dit la même chose.
L'homme, poursuit Eugène , en l'état où il est,
sans parler de ce qui était possible , a-t-il été créé
pour une fin glorieuse, je veux dire pour parvenir
à la connaissance de la vérité suprême et à la
possession d'un vrai bonheur ? Dieu a-t-il aimé
l'homme en le créant ? lui a-t-il donné une âme
immortelle et incorruptible? lui a-t-il préparé
d'autres plaisirs que ceux d'ici-bas , et a-t-il pré-
tendu qu'il en eût la jouissance et qu'il devînt
quelque jour parfaitement heureux ?
Hercule, qui ne voulait pas éloigner le discours
de son sujet, ne fit point de difficulté de répondre
selon le sentiment des anciens, et d'attribuer à no-
tre nature tous ces glorieux avantages ; il voulut
même dire tout ce qu'il savait là-dessus , et rap-
porter les plus beaux noms que les anciens maî-
tres des religions et des écoles donnèrent à l'iiom-
me j lorsqu'ils l'appelèrent « le lien de Yuii et de
ENTRETIEN IV. 12:)
l'autre monde, le nœud de l'intelligence et de la
matière, l'assemblage de la mort et de l'immor-
talité, le recueil des merveilles , et le milieu de
toutes les choses infiniment éloignées. »
Mais il n'était pas l'heure de parler inutilement.
Eugène l'interrompit, et lui remontra qu'un mot
suffisait pour une question si facile. Monsieur,
dit-il , ce que vous avez répondu est la réponse
des Chrétiens ; nous sommes d'accord sur ce pre-
mier article. Mais obligez - moi de m'expliquer
pourquoi donc et comment il est arrivé que Thom-
me soit misérable en ce monde. Puisque Dieu ai-
mail notre nature en la créant , et qu'il voulait
qu'elle fût une nature heureuse , pourquoi en
a-t-il fait une nature souffrante et mourante ,
et a-t-il voulu que le cours de notre vie , depuis
la naissance jusqu'à la mort , fût une suite per-
pétuelle de travaux et d'afQictions? D'où vient ce
malheur, et d'où vient , ce qui est pis que tous les
autres malheurs! celte guerre intestine et inter-
minable qui dure en nous aussi longtemps que la
respiration et la vie, et qui ne se trouve que dans
l'homme seul ?
Que voulez-vous dire , répond Hercule , que
dans l'homme seul ? De quoi parlez-vous? De ce
(jue vous savez aussi bien que moi , poursuit
Eugène.
Je dis qu'entre tous les êtres créés, nous sommes
les seuls qui ne nous accordions pas avec nous-
mêmes , et qui nous détruisions par nos discordes
intérieures.
Tout ce qui est dans la flamme s'accorde avec
elle et conspire à monter en haut , et tout ce
qui est dans l'eau conspire à descendre en bas et
à couler : ainsi dans les métaux , dans les animaux,
dans les plantes , ou dans tout ce qu'il vous plaira,
les diverses choses qui s'y trouvent et qui compo-
126 EMmETlEN IV.
sent leur nature, n'ont qu'un centre unique et
qu'une inclination commune. L'homme seul a
des inclinations différentes, sa conscience veut
autre chose que ce que veut sa convoitise; la rai-
son et la passion l'emportent à deux termes oppo-
sés , et de part et d'autre, avec une violence qui
le déchire et le divise , et qui le fait mourir dès
qu'il entre au monde comme un criminel con-
damné avant sa naissance. Dites donc , ô philoso-
phe , d'où vient cela ? Que m'importe , répondit
Ilercule ? Il vous importe , repartit Eugène, de
soutenir par les raisons de votre philosophie que
c'est un Dieu puissant et sage qui a fait l'homme,
et qui a voulu le bien faire. Vous devez donc ex-
pliquer comment il arrive qu'il n'y a rien en ce
monde de plus mal fait que l'homme , ni rien de
plus méprisable en sa nature et de plus misérable
en sa vie. Notre nature n'est autre chose que deux
ennemis enfermés ensemble qui s'entrebattent dès
que nous vivons , et qui ne peuvent s'accorder
que par notre mort. Le pis est qu'il n'y a jamais
d'interruption en leurs différends. Car, pour vous
le dire encore une fois , dès que la raison et la
vertu nous attirent au bien , la convoitise nous
arrête et s'y oppose ; si nous écoutons celle-là,
et %i nous voulons goûter les douceurs d'une vie
spirituelle et honnête , les tentations et les plain-
tes de la nature abandonnée nous persécutent
comme des fugitifs ; et si nous consentons à celle-
ci, et voulons donner quelque satisfaction à nos
désirs , les repentirs cuisants et les hontes déses-
pérées allument un enfer en notre âme et nous
tourmentent comme des damnés. Celte double
peine fait toute notre vie , et nous ne sommes
qu'un champ de bataille et qu'une terre mal-
heureuse où l'on voit nuit et jour des combats
et des désordres sans fin.
ENTRETIEN IV. L1J
Je vous (îemancle donc que vous liriez des livres
des religions païennes ou maliométanes quelque
explication de cette difficulté et quelque raison-
nement qui satisfasse la compagnie.
Hercule, qui n'avait jamais rien lu ni rien mé-
dité là-dessus, eut d'autant moins de peine à don-
ner son explication et sa réponse qu'il eut moins
de loisir de l'aller chercher, et qu'il fût pressé
de prendre la première qui se présenta d'al)ord.
Monsieur, dit-il, il n'y a point de religion qui
ne puisse satisfaire en im mot, et vous dire qu'il
a plu au Créateur et au Maître de nous former de
la sorte, et que, nonobstant la noblesse de notre
condition, c'est l'état qui nous est propre, s'il est
conforme à la volonté de Dieu et à l'original qu'il
en a trace dans lui-même. vlX remarquez , ajouta-
t-il ingénieusement , qu'un être est monstrueux
quand il contient deux natures contraires jointes
ensemble par le hasard, ou par le dérèglement
des causes secondes ; mais quand elles sont jointes
par la sagesse de la première cause, et selon le
projet éternel qu'elle en a formé dans ses idées,
cet être n'est plus un monstre, mais une nature
parfaite dont les substances opposées sont les deux
parties ; leur union , qui nous semble un défaut
et une méprise de l'ouvrier, est le chef-d'œuvre
d'une intelligence adorable , qui tient unies et as-
semblées dans une seule personne ces grandes ini-
mitiés et ces deux puissants adversaires qui , pour
le divertissement du Créateur , représentent dans
l homme, comme sur un théâtre, les agitations des
éléments et tous les combats qui se passent sous
le ciel : Homo spectahilis Deo sccna, dit éloqueni-
inent Sidonius.
Vous ne justifiez pas, repartit Eugène , au con-
traire, vous accusez le Créateur. Vous niavez con-
fessé qu'il n'a produit l'homme que pour le ren-
^ "O. M
128 ENTRETIEN IV.
dre parfaitement et continuellement heureux :
vous me dites maintenant que, par une trahison
étrange , avant que nous soyons coupables d'au-
cun crime, il nous met, dès le jour de notre nais-
sance,dans un amphithéâtre, au milieu de nos pas-
sions, comme parmi des ligresses et des lionnes,
afin qu'elles nous déchirent en sa présence, et
qu'elles le divertissent en exerçant sur nous leurs
fureurs et leurs cruautés!
Est-ce blâmer Dieu , répondit Hercule , et l'ac-
cuser de perfidie , de dire qu'il a produit nos pas-
sions et qu'il nous a mis au milieu d'elles? Ap-
pelez-les tigresses ou furies , ou comme il vous
plaira ; les passions sont bonnes , elles sont utiles,
commodes et nécessaires à notre nature ; elles
ne sont point dans nous des injustices ni des
cruautés, elles sont de vrais bienfaits de la sagesse
et de la bonté du Créateur.
Il est vrai, reprit Eugène, nos passions, nos
convoitises , nos humeurs et notre sang sont des
ouvrages de Dieu et des productions qui doivent
être louées ; mais au milieu de ces facultés inno-
centes et bonnes, il y a quelque ouvrage qui ne
vaut rien, et qui vient d'une méchante cause ; il y
a dans nous ce qui est appelé par vos philosophes
le mauvais mouvement du cœur ; par nos théo-
logiens , la maladie et la corruption de la nature ;
par David, le désir pécheur et pernicieux ; par
Salomon, l'inclination insolente et l'instinct dam-
nable; par Saint Augustin, après Saint Paul, une
force qui nous entraîne au mal , une fièvre, une
frénésie, une fureur, ou un je ne sais quoi qui
nous emporte , une je ne sais quelle invincible né-
cessité qui , malgré nous, nous fait consentir en
pleurant et en criant : Quod nolo malum hoc agOj
je ne veux pas faire ce que je fais.
Tout cela , Monsieur, est dans nous ; nous le
ENTRETIEN IV. I 2C)
sentons et nous en pleurons depuis six mille ans;
on s'en plaignit au temps d'Abel et de Noé , on
s'en plaindra au temps de l'Antéchrist ; et la voix
conmiune des Païens et des Chrétiens est que nous
sommes nés avec une inclination au mal, avec un
poids fatal et cruel qui fait pencher en bas notre
esprit divin , et qui nous entraîne violemment à
la chute. Cela est dans nous, encore une fois, et
ce n'est pas nous qui l'y avons mis et qui l'avons
fait ; il n'est point l'ouvrage de nos mains, il est
plus ancien que la première de nos actions; ce
n'est point l'ouvrage de notre propre péché, il est
plus ancien que la première de nos fautes; il est
plus ancien que notre père et que l'aïeul de nos
aïeux. D'où vient-il donc? qui en est l'auteur?
Répondez, philosophe, et dites qui c'est. Con-
tentez Saint Paul qui, dans son chapitre VII aux
Romains , dit des choses si étranges contre ce
péché péchant et contre ce tyran intérieur ; en-
seignez et expliquez-lui comment il est venu dans
nous, qui lui a ouvert les portes et qui l'a fait
entrer ; quel est le traître qui nous a donné cette
inclination et cette sorte de vie. Qui , repartit
Herculéen jurant, sinon celui qui nous a faits: le
producteur de notre nature? Donc, reprit Eugène,
notre producteur n'est point le vrai Dieu. Pour-
quoi non, répliqua le chevalier ? Le vrai Dieu,
poursuit Eugène , doit aimer l'homme et le con-
server. Celui qui nous a créés, selon vous tous
et selon vos philosophes , est notre parricide :
c'est lui même qui a mis dans nous ce qui est la
cause de notre destruction et de notre ruine irré-
parable : donc , celui qui nous a faits n'est point
le vrai Dieu.
Le vrai Dieu est infiniment saint , et veut infi-
niment la sainteté et la pureté.Vous dites que c'est
l'ouvrier qui nous a faits , qui a mis et produit
l3o ENTRETIEN IV.
dans nous cette convoitise corrompue, qui, par
des ardeurs violentes et par des inclinations in-
vincibles, nous pousse et nous emporte au péclié :
donc, vous dites qu'il veut le péché, donc, qu'il
n'est point le vrai Dieu.
Il veut le péché. Monsieur , car tout ainsi que
celui qui a produit le feu veut que le feu s'élève
en haut , puisqu'il a donné au feu la légèreté et
les autres propriétés qui l'excitent, qui l'aident à
s'élever ; que celui qui a produit le fer veut que
le fer s'unisse à l'aimant, puisqu'il lui a donné des
qualités et des sympathies qui l'attachent à cette
pierre ; que celui qui a produit les animaux veut
que les animaux fuient les dangers de la mort,
puisqu'il leur a donné l'instinct qui les pousse à
cette fuite : de même, selon vous, celui qui nous
a créés et qui est le premier auteur de notre vie,
veut voir dans nous l'intempérance , l'injustice
et l'impureté, puisqu'il a lui-même, et par sa pro-
pre main, formé dans nous des violences secrètes,
des instincts ardents et impurs qui iious poussent
sans cesse, et qui nous portent à ces désordres et
à ces actions criminelles. Votre pliilosonhie dé-
clare hautement que nous n'avons cela que de lui
seul : donc, elle déclare qu'il est un vicieux , un
impudique, un ennemi de la vertu ; donc, encore
une fois, elle doit dire qu'il n'est point Dieu, et
que c'est un blasphème d'attribuer la Divinité à
l'inventeur de tant d'inclinations déshonnêles, de
tant de misères brutales et honteuses qui se trou-
vent dans notre nature.
De plus, le vrai Dieu aime infiniment la vérité,
et il ne peut produire hors de soi une raison ni
aucune image de son être intellectuel, qu'il ne la
rende sage et intelligente. Celui qui a produit no-
tre raison l'a enveloppée d'un voile épais , et Ta
renfermée dans des ténèbres où souvent elle ne
ENTRETIEN IV. l3l
conçoit rien (|ui ne soit illusion , ignorance , er-
reur et mensonge : donc enfin , et sans discourir
davantage, celui qui nous a faits, selon votre
pliilosophie, n'est point un Dieu, une vérité ni
une sagesse adorable.
Et qui sera-ce donc, ce Créateur du genre hu-
main ? Qui sera l'inventeur et l'artisan de cet ou-
vrage désastreux ? Monsieur, j'interroge les Malio-
niélans et les Gentils, et leurs philosophes et leurs
prêtres ; j'interroge toutes les religions païennes ,
et je les défie de répondre autre chose que ce que
répondit le premier athée qu'on a vu dans les éco-
les, Protagoras, lorsqu'il enseigna que ce fut par
hasard et par une production imprévue que
riionime sortit du cahos et qu'il parut au mon-
de ; ou bien ce que répondit Démocrite , que
l'homme est né de l'ancien combat du bien et du
mal, lorsque ces deux ennemis éternels se rencon-
trèrent et se battirent, et que, durant le combat, ils
laissèrent chacun enlever une petite partie de leurs
substances incompatibles ; que ces particules du
bien et du mal se joignirent fortuitement , qu'el-
les firent un mélange composé des deux, et que
ce fut là le premier homme ; ou bien peut-être,
ce que répondirent les Manichéens, que 1 homme
est l'ouvrage du démon ; que le démon, ayant dé-
robé et enlevé secrètement un éclat de la sub-
stance de Dieu , le mêla , par un violement scan-
daleux,avec la sienne, et que, de ce mélange, pré-
tendant faire un ouvrage qui fût Dieu , il fit un
dieu-démon, Gioê^uiuava, et forma ce qu'on appelle
l'homme : Hominein nb œteniarum principe tene-
hrarum de duarum nnturaruni conimixtione crca-
tum. Voilà toutes les réponses que peuvent faire
ces religions ignorantes, parce qu'elles ne savent
pas ce que nous savons du péch.é originel.
Hercule , qui certainement savait beaucoup ^
l32 ENTRETIEN IV.
sans s'arrêter à la foistne du syllogisme , pour dé-
truire les principes d'Eugène , entreprit de mon-
trer par une docte induction que les anciens phi-
losophes avaient connu les désordres qui étaient
en nous. Il le fit voir assez au long, et commença
en produisant diverses pensées tirées d'Aristote ,
de Platon , d'Hippocrate , de Pythagore, d'Épic-
tète , de Senèque ; ensuite il expliqua ce que les
Stoïciens voulaient dire , quand ils appelaient nos
passions des maladies; ce que Virgile entendait,
quand il les appelait des pestes et des corruptions;
ce qu'entendaient les autres poètes, quand ils se
plaignaient de Prométhée qui, n'ayant omis aucun
soin pour observer exactement les règles de l'ar-
chitecture et de la symétrie en la composition de
notre corps , avait si négligemment étudié ou si
mal suivi les préceptes de son art , en ce qui con-
cerne l'esprit, dont toutes les inclinations sont irré-
gulières et blâmables :
Corpora disponens, mentem non vidit in arte ;
et puis de ces paroles, Properce tombant sur cel-
les d'Horace : Fertur Prometheus addere principi
limo, etc. il en fit en peu de temps un beau com-
mentaire , qui prouvait que les anciens n'avaient
pas ignoré les dérèglements et les fautes arrivées
;en notre naissance. Ce commentaire fut d'exposer
aux yeux de la compagnie lés plus célèbres pein-
tures que ces philosophes païens avaient faites de
la nature de l'homme , et les comparaisons ou les
emblèmes dont ils avaient oi-né les descriptions
de notre misère. Il représenta l'animal fameux de
Platon , où l'on voyait au haut la tête d'un hom-
me , de laquelle descendait une longue et large
peau qui couvrait en bas des lions , des tigres,
des léopards, des dragons et des dogues qui se
ENTRETIEN IV. l33
cU'iliii aient, et dont on enlendait les combats et
les hurlements. Il n'oublia ni le navire infortuné
de Pyihagore , poussé par les quatre vents vers
les quatre parties du monde, et qui, n'allant nulle
part, roulait autour de l'orage , et tournait ses
ruines pour les montrer au ciel et pour le tou-
cherde compassion ; ni le flambeau brûlant du feu
sacré d'Empedocles , qui vivait dans l'eau bour-
l)euse où le destin l'avait caché ; ni le tonnerre
de Métrodore , disciple d Epicure, ni la mixtion
d'Esculape , ni la boite de Pandore.
Hercule expliquait ces emblèmes avec éloquence
et avec esprit , et leur donnait de la grâce. Le
théologien, au lieu de le contredire , ajouta, com-
me pour l'aider, l'emblème de Zoroastre, qui dé-
peignit les malheurs de l'homme sous la figure
d'un chariot qui portait les inquiétudes , les dou-
leurs et les larmes, parce qu'il était lire violenmient
à deux extrémités contraires. Ce chariot, dit Eu-
gène , contenait quantité de choses qu'on regar-
(lait et qu'on admirait avec plaisir , et quantité
d'autres qui faisaient pleurer et qu'on ne pouvait
regarder sans pitié. On y voyait attelés, d'une part,
quatre chevaux blancs, parés de harnais d'or et
de pourpre , et montés de quatre petites divinités
brillantes d'une lumière céleste. Sur le premier
était la Raison, tenant son flambeau qui s'allumait
par une pluie d'étincelles tombées du firmament ;
sur le deuxième , l'Amour ayant en main un fouet
composé de cinq ou six cordons de flammes entrc-
tissues de zéphirs ; sur le troisième, l'Honneur
couronné sur le front de lauriers enrichis d'étoi-
les, et qui , ayant à ses pieds des aiguillons parse-
més de pierreries éclatantes , ne donnait que des
coups précieux, et répandait une admirable lu-
mière autour des flancs de ce cheval superbe qui le
portait j enfin sur le quatrième, la Vertu, qui,
8
l34 ENTRETIEN IV,
avec une baguetteazurée, montrait au cœur humain
assis dans ce chariot au delà des rochers et des
précipices qu'il fallait auparavant traverser, un
temple où ils allaient, et dont les portes ouvertes
faisaient assez connaître, par les splendeurs qu'el-
les répandaient au dehors , que c'était le temple
de la gloire. De l'autre côté et au derrière du
chariot paraissent quatre autres chevaux attelés,
mais noirs et effroyables , jetant par les narines
comme des brandons de soufre allumés , et por-
tant sur leur dos quatre furies qui leur poussaient
dans les flancs des couleuvres attachées à leurs
talons pour les faire bondir et courir vers un
gouffre ténébreux où elles voulaient qu'ils allas-
sent : c'étaient la Colère, la Lubricité, Tlntérêi
et l'Envie. Le chariot était entre ces deux attela-
ges tiré çà et là , et tiré de part et d'autre avec
une violence et avec des efforts qui semblaient le
détruire et le mettre en pièces.
C'était bien favoriser Hercule que de lui mon-
trer cette pièce de l'antiquité ; mais après cette
trêve officieuse et cette petite suspension d'ar-
mes , Eugène, revenant au combat : Monsieur ,
dit-il, vous avez parlé doctement, mais vous n'a-
vez pas touché la question. La question n'est pas
si les anciens ont connu les désordres de notre
nature misérable : je confesse qu'ils les ont con-
nus aussi bien que nos docteurs , maison demande
s'ils ont expliqué comment ces désordres sont ar-
rivés parmi nous.
Je soutiens qu'ils ne l'ont pas fait, qu'ils ne
l'ont pu , que ceux qui ne savent que leur doc-
trine , ne le peuvent encore aujourd'hui , et que
cette impuissance les contraint de penser et de
publier , comme firent Simon et Mânes , que ce-
lui qui nous a faits est un pécheur et un ennemi
du bien et de la vertu , puisqu'il nous a inspiré
ENTRETIEN IV. l35
une si forte iiicllnaiioii à l'injustice, à l'impureté
et à tout ce qui ne vaut rien.
Ce que vous appelez impureté , dit Hercule en
se jetant dans une extrémité bien éloignée, ceux
qu'on croit avoir de l'esprit l'appellent un de-
voir et une loi sainte imposée par le Créateur.
Pourquoi donc, répond Euoène, la raison con-
tredit-elle i ce devoir, et d'où viennent ces hon-
tes et ces repentirs qui troublent notre conscience
quand nous avons consenti à ces inclinations loua-
bles et à cette convoitise innocente ? Elle nous
fait honte , donc, elle ne vaut rien et elle n'est
point de Dieu ; ou bien , comme dit Saint Augus-
tin en propres termes , nous sonmies ingrats et
dénaturés d'en être honteux. Selon les paroles de
ce saint docteur, nous rougissons quand on s'a-
perçoit qu'il y a dans notre àme des pensées ou des
passions impudiques, ou bien quand on voit en
notre personne quelques marques de cette mala-
die ; mais si c'est un Dieu qui nous les a données
et qui les a formées sur nous , comment est-ce
im opprobre , et comment notre àme est-elle si
infidèle que d'en recevoir de la honte, puisqu'el-
les sont les présents de son maître ? D'où nous
vient, dit-il, cette ingratitude envers Dieu , et
pourquoi sommes-nous si désespérés et si aveugles
que de rougir de ses ouvrages et de cacher ses
bienfaits comme un déshonneur? Qind eniui nohis
ingratius , qiiid irreligiasius , si in mcmbris nos-
tris , si non de uitio nostro , vel de pœna nostra ,
sed de Dei confundimur operibus P C'est Saint Au-
gustin qui nous interroge sur ce même sujet , et
si vous le voulez bien, je vais conclure et réduire
en deux paroles toute sa question et la mienne.
Si celui qui nous a faits est saint et s'il aime
la vertu, pourquoi a-t-il produit dans nous le dé-
règlement et l'inclination au péché? S'il est impur
8.
l36 ENTRETIEN IV.
et déréglé lui-même, pourquoi a-t-il produit la
raison , la conscience , la sainteté , la honte et
l'aversion du mal que nous éprouvons dans notre
esprit ? Je le demande, et je maintiens pour la
dernière fois que tout le paganisme et toute la
philosophie mondaine n'ont rien ici à répondre,
sinon ce qu'ont dit les athées dans leurs éco-
les, {[ue ce n'est pas un Dieu, mais un hasard,
aveugle qui a produit l'homme, et qui, sans savoir
ce qu'il faisait , a composé dans nous un assem-
blage et un mélange monstrueux des choses les
plus opposées et les plus contraires.
Hercule voyant qu'Eugène avançait si près et
qu'il l'allait enfermer, fit un effort d'esprit pour
sortir, et emporté par une saillie de colère et d'é-
loquence , repoussa assez fortement cet ennemi
dangereux, et dit, entre autres choses, ce qu'il était
le plus à propos de dire en cette occasion , que,
s'il n'y evit point eu de guerre parmi nous , il n'y
eût point eu de gloire ni de victoire ; que la chas-
teté de l'homme n'aurait pu mériter de récom-
pense, si elle n'eût point souffert de combat; que
puisque Dieu l'appelait à l'honneur, il le devait
environner de dangers, et créer en sa personne
d'aussi puissantes inclinations au mal que les cou-
ronnes qu'il lui destinait étaient illustres et di-
gnes d'être remportées; qu'il lui a donné la con-
voitise, afin qu'il soit combattu; qu'il lui a donné
la raison, afin qu'il résiste ; qu'il lui a donné le
courage et la hberté, afin qu'il triomphe, et que,
de chaque tentation, il fasse un accroissement de
mérite et de sainteté. Il ajouta que cette convoi-
tise déréglée ne rend pas l'honnête homme crimi-
nel, puisqu'il n'en est pas l'auteur; qu'elle ne le
rend pas honteux , puisqu'il n'en est pas l'esclave;
qu'elle ne le rend pas malheureux , puisqu'il n'en
est point le complice , qu'elle est sa gloire et son
ENTRETIEN IV. l3j
bonheur , puisqu'il en est le maître, et que la du-
rée de cette guerre intérieure est une victoire per-
pétuelle.
Vous justifiez riiomme, réplique Eugène , mais
vous accusez et condamnez son Créateur; car si
riiommequi ne suit pas ses mauvaises inclinations
est innocent , l'ouvrier qui les a produites est
coupable, et il faut nécessairement que ce lui soit
un déshonneur de les avoir suscitées , puisqu'il
nous est honorable de les repousser et de les vain-
cre. C'est une vertu d'y résister: donc, c'est un
crime d'y consentir; donc, c'est un crime énorme
de les faire naître , de les conserver et de les
proléger contre nous. En un mot , les vaincjueurs
de ces infâmes rébellions ne peuvent être loués et
récompensés que leur auteur ne soit hlàmé de les
avoir produites.
Dieu , répond Hercule , n'est point blâmable
parce qu'il n'a pas fait le péché, mais admirable
de ce que, pour nous rendre plus glorieusement
]nirs et innocents, il a formé dans nous l'inclina-
tion nu péché.
Votre conscience , ixîpartit Eugcne, rougit de
cette parole, et vous crie que votre religion phi-
losophique est un athéisme pire que tous les b!as-
pVièmes de l'enfer. Car puisque Dieu produit dans
nous directement l'inclination au pécbé, n'est-ce
pas lui directement qui nous porte au péché et
qui nous y pousse ? Et puisque vous le louez parce
qu'il nous donne la raison qui s'y oppose, ne le
blâmez - vous pas en même temps parce qu'il
nous donne la convoitise qui nous le propose et
qui le veut? Si le premier est louable , le second
i)'est-il pas criminel et digne de condamnation cl
de liaine ?
Hercule, blessé d'un second coup par cette ré-
ponse , ne laissa pas de trouver prompicuicut
l38 ENTRETIEN IV.
une excellente repartie , et d'avoir encore la force
de tirer la flèche hors de sa plaie , et de la pous-
ser sur son ennemi. Monsieur, lui dit-il, c'est
une admirable invention de la nature et de la
grâce que celle des contrepoids , et elle est aussi
une des plus ingénieuses inventions de l'art et de
l'industrie humaine. S'il n'y avait dans une hor-
lorge que des poids d'une pesanteur excessive,
l'artisan aurait fait une grande faute, et l'on ne
verrait que désordre dans le mouvement des roues;
mais parce qu'en même temps il a ajouté des con-
trepoids , il a fait sagement tout ce qu'il a fait, et
il n'est pas moins louable d'avoir attaché aux cor-
des ces masses de plomb qui , par leur pesanteur
et par l'inclination qu'elles ont à tomber à terre,
font de continuelles violences pour emporter avec
elles toutes les roues , que d'avoir mis des contre-
poids et des ressorts qui retiennent et qui modè-
rent cette impétuosité de leurs mouvements. La
violence des poids enclins à la chute, et la modé-
ration et la résistance des contrepoids étaient né-
cessaires pour que l'ouvrage fût parfait, et qu'il
devînt ce chef-d'œuvre que nous admirons.
Si Dieu n'avait produit dans nous que les ar-
deurs de la convoitise et que des passions impé-
tueuses et déréglées, il aurait manqué manifeste-
ment : mais parce qu'il a ajouté la raison et la
grâce qui modèrent et qui gouvernent leur fureur,
il a fait un chef-d'œuvre vraiment divin. Sans
cette promptitude et sans ce feu de nos passions,
l'homme ne ferait rien de noble et de magnani-
me ; il manquerait à la plupart de ses devoirs.
Sans la raison et sans la grâce , il ferait trop, et il
serait toujours en désordre : l'union de l'un et de ,
l'autre est la merveille ; et c'est ce qui fait que
cet homme est le premier et le plus excellent ou-
vrage de la sagesse éternelle et le plus admiré
des anges
ENTRETIEN IV. l3g
Hercule ne pouvait mieux dire , mais cet effort
d'esprit était un signe de mauvais augure dans un
moribond. Eugène lui porta le dernier coup par
une réponse qui le surprit: Il est vrai, dit-il, que,
dans une horloge, il faut que les poids soient fort
pesants et fort enclins à tomber et à entraîner
tout ce qui les arrête ; et celui qui les fait de la
sorte ne pèche ni contre l'art ni contre la sagesse,
parce que les règles de l'art et de la sagesse le veu-
lent ainsi. Mais si l'artisan qui dresse une horloge
pouvait faire ce que fit le Créateur à l'égard du
soleil, y appliquer un ange qui, sans sortir jamais
de là , eût le soin de tourner lui-même les roues
et de faire sonner toutes les heures , n'est-il pas
vrai qu'il n'aurait garde d'y attacher aussi ces
poids pesants et cet autre attirail dont nous parlons?
S'il le faisait, ce serait une faute ridicule contre les
règles de l'art et contre celles de la prudence,
puisque tout cela ne servirait qu'à gâter l'ouvrage
et à incommoder l'ange qui la conduirait.
L'intention du Créateur, au moment qu'il forma
la raison dans l'esprit de l'homme, ne fut pas
qu'elle servît de contrepoids aux passions et
qu'elle modérât leurs agitations déréglées, mais
qu'elle leur donnât elle-même leur mouvement.
Il voulut que ce fût elle qui les poussât et les ex-
citât, et qui, leur communiquant son feu divin,
fit naître dans elles les ardeurs et les transports
nécessaires pour l'aider en ses entreprises et en
ses actions généreuses. La grâce et la raison ne
furent pas données à l'homme seulement pour
conduire ses passions , mais aussi pour les éveiller
et les émouvoir , et pour leur inspirer autant de
force et de promptitude qu'il leur en faudrait dans
les rencontres. De sorte, Monsieur, que si Dieu
eût ajouté les ardeurs impures et sensuelles de la
convoitise , il aurait péché manifestement contre
t40 ENTRETIEN ÎV.
les lois de son art, et comme je l'ai dit souvent,
contre les lois de sa conscience et de sa sainteté.
Car ces ardeurs impudiques ne sont pas une chose
indifférente : elles ne valent rien , et elles sont
formellement opposées à la vertu ; elles viennent
du péché, elles portent au péché; elles sont pé-
ché en elles-mêmes, comme Saint Paul le semble
dire ; et celui qui en est l'auteur, quoiqu'il ajoute
la raison, la vertu et autant de grâces qu'il lui
plaira, ne laisse pas, selon vous, d'être coupable,
parce qu'avec tous ces secours et toutes ces lu-
mières de la raison et de la foi, ces ardeurs sont
une inclination formelle à offenser Dieu , elles sont
des mouvements contraires aux mouvements du
Saint-Esprit; elles sont, selon les termes de l'Apô-
tre , une loi ennemie de la loi de Dieu et toujours
armée pour le combattre^ et par conséquent, elles
ne peuvent être formées que par un artisan pé-
cheur et ennemi de l'innocence.
Hercule, abattu, dit je ne sais quel demi-mot
de l'état de pure nature dont il avait ouï parler ;
mais Eugène lui repoussa la parole parune prompte
repartie. Je vous entends bien, dit-il, mais cela ne
vous sauvera pas. Il est vrai que Dieu pourrait
créer un homme en l'état de pure nature , sans
lui donner aucune grâce ni le destiner à une fia
surnaturelle : mais en le créant de la sorte , il se-
rait toujours Dieu, et incapable de former en son
ouvrage, par ses mains saintes et divines, aucune
inclination au péché.
L'homme en cet état aurait une raison , il aurait
une conscience, il aurait une loi, un commande-
ment de ne point pécher, une liberté et un pou-
voir naturel de s'en abstenir , et tout cela serait
l'ouvrage du Créateur. L'homme, néanmoins, dés-
obéirait aussitôt; par sa désobéissance, il forme-
rait en son âme le péché mortel, la haine de Dieu,
ENTRETIEN IV. Iql
et ce péché formé dans l ame formerait aussitôt
dansla convoitsie, la corruption, la ré!)ellion, l'in-
solence, le tumulte des passions et des désirs ; et
tout cela serait l'ouvrage de l'homme seul; les
mains vierges et immaculées du Créateur n'y au-
raient point touché.
La nature sainte est une nature parfaite et saine,
revêtue de la grâce et des autres ornements de sa
noblesse et de sa sainteté.
La nature pure est une nature douée de toutes
ses propriétés naturelles et saine, sans blessure et
sans maladie, mais nue, sans ornements et sans
aucune grâce surnaturelle.
Enfin, la nature corrompue est une nature qui
a toutes ses propriétés naturelles et nécessaires
pour être nature humaine, mais malade , blessée
et dépouillée.
INous avons été dans le premier état par le bien-
fait du Créateur. Nous pourrions naître dans le
second par sa puissance et sa volonté. Nous som-
mes dans le troisième par notre faute. Vérités
chrétiennes que la compagnie verra clairement
avant la fin de ce discours.
Je conclus donc, lîercule, en vous remettant de-
vant les yeux cet argument auquel votre philoso-
phie ne peut répondre. Ce n'est point Dieu qui a
fait ce qui est dans l'homme et ce qui naît avec
lui : donc, ce n'est point Dieu cjui a fait l'homme;
donc, ce n'est point lui qui a fait la terre, ni les
éléments, ni le monde; Jonc, c'est le monde lui-
même qui s'est fait; donc, vous voilà, vous et vos
philosophes , dans l'occasion prochaine de vous
rendre athées, parce que vous ne connaissez pas
le péché du premier homme.
Eugène voulut pousser la conclusion encore
plus loin, mais comme il vit qu'Hercule témoi-
'inait du chagrin, il s'arrêta, et huit par ces paro-
i42 ENTRETIEN IV.
les de civilité: Monsieur, je n'ai point dit tout ceci
pour disputer opiniâtrement contre vous et pour
vous réduire au silence ; les paroles et les pen-
sées ne vous manqueront pas : ce que j'ai prétendu
a été de vous faire voir ce que vous voyez à mon
avis, que les religions infidèles ne peuvent expli-
quer à notre raison les mystères des accidents
étranges que nous éprouvons en nous depuis six
mille ans, sans tomber, par leur explication, dans
l'athéisme, ou sans être contraintes d'attribuer la
création de l'homme à une autre cause qu'au vrai
Dieu. Nous autres, nous les expliquons sans en-
courir ce danger, et il n'y a rien de plus clair, de
plus raisonnable ni de plus relevé que notre ex-
plication, parce que nous la tirons de notre doc-
trine du péché originel , et que cette révélation
est le flambeau qui nous conduit parmi ces obscu-
rités impénétrables à la philosophie du monde.
Eugène respira durant deux ou trois moments.
Il parut qu'il voulait ramasser ses forces pour tâ-
cher que la compagnie écoutât et connût avec
plaisir les rares et sublimes vérités que l'Église
nous annonce sur le sujet qui lui était proposé :
voici comment il abrégea ce qui s'en trouve
dans l'Evangile et dans les Saints Pères , après
avoir demandé un quart-d'heure d'audience à la
compagnie.
Nous disons que lorsque Dieu créa l'homme,
comme il voulait faire un vrai chef-d'œuvre , il
ouvrit tous les trésors de sa magnificence et de sa
bonté , qu'il tira même de son propre sein l'âme
qu'il voulut lui donner , et quoiqu'il l'enfermât
dans une statue formée de boue, il la rendit égale
aux anges, immatérielle, savante et sainte; que
cette science et cette sainteté venaient de la jus-
tice originelle qu'il lui conféra dès lors, et dont il
lui fit un vêtement de gloire, non pas pour couvrir
ENTRETIEN IV. l43
sa nudité extérieure , mais pour la rendre inno-
cente, impassible et honorable ;
Que cette justice était une qualité surnaturelle,
et une émanation de la beauté première répandue
sur l'esprit d'Adam , afin qu'elle perfectionnât la
ressemblance qu'il avait naturellement avec Dieu,
et qu'elle fut comme le lustre et l'éclat de sa beauté
naturelle, qui, parmi ces splendeurs infuses, parais-
sait toute divine et infiniment aimable ;
Que cette même justice originelle, delà plus
haute partie de l'àme, se répandit jusque sur la
convoitise , et qu'elle y fit naître une obéissance
et une soumission parfaites sous la conduite de la
raison ;
Que de là, elle passa jusque sur les éléments ,
sur les plantes et sur les animaux, qui reçurent,
comme de loin, quelques restes de cette justifica-
tion commune, lorsque, voyant sur le front de
l'homme une couronne marquée par les impres-
sions de son esprit immortel, ils sentirent un ins-
tinct de vénération et de crainte respectueuse qui
les contraignit doucement à lui obéir et à le servir;
Qu'à cause de celte longue et générale commu-
nication , la même grâce fut appelée justice ori-
ginelle, parce qu'elle inspira, dans toutes les créa-
tures, une inclination à observer le droit et la loi,*
et qu'elle ne laissa rien au monde qui ne fut juste
et dans l'ordre.
La raison de l'homme était juste, puisqu'elle
obéissait à Dieu ; les passions étaient justes et
saintes, puisqu'elles obéissaient à la raison; les plan-
tes, les animaux, les éléments et les saisons étaient
justes , puisqu'ils obéissaient aux passions et aux
désirs de l'homme, et qu'il n'y avait point de mou-
vement dans l'univers qui ne fût réglé par les mou-
vements de notre cœur, et (jui eût une autre fin
que la conservation de notre repos et de noire vie.
l44 ENTRETIEN IV.
Nous disons, ce qui mérite le plusd'cire remar-
qué, que, durant les heures de la création de l'hom-
me, la chose qui parut au monde la plus sagement
et la plus divinement préméditée, fut la naissance
d'Eve et l'institution du mariage. Cet aimahle et
magnifique Créateur voulut y employer les plus
beaux traits de son art et les principaux soins de
^a providence, prétendant que, s'il pouvait être
achevé selon ses idées, il serait sur la terre l'imi-
tation de son essejice irine et une, qui semblait
inimitable dans le ciel par la virginité des séra-
phins : FaciciDiiis ei adj utorium simile sibi.
Faclaimts : ce furent les trois Personnes qui
b'entre-parièrent là-dessus, et qui conspirèrent en-
semble pour bien exprimer, dans ce sacrement de
la nature humaine, le sacrement ineffable qui les
unit éternellement , et qui consomme leur gloire
et leur sainteté par la production du Saint-Esprit.
L'entreprise était grande. Il ne fallait pas seu-
lement qu'elles empêchassent que le mariage ne
dégradât l'honime de sa noblesse, et que, par les
inflammations sensuelles du sang et de la convoi-
tise, il ne le transformât en bête; elles voulaient
même que l'homme, en cette condition d'époux,
surpassât les anges, et qu'il y fût plus pur que ces
esprits ne le sont durant les plus saints exercices
de leur vie céleste.
Pour en venir à bout, la Sagesse leur remontra
qu'elles devaient seulement, à l'exemple du Verbe
t mané de son principe, tirer du sein de l'homme
une seconde persoiuie, lui donner une âme comme
la sienne, spirituelle et immortelle, formée à la res-
.semblance de leur nature divine, et qu'après cela,
le reste ne manquerait pas d'arriver selon leurs
intentions : FaciaDius , leur dit-elle, hominem ad
isiiaginem et sunilitiidinem nosiranij donnons à
ENTRETIEN IV. l45
rhomme et à la femme une âme qui soit l'image
parfaite de notre Divinité.
Cette âme, semblable à nous par l'émanation de
ces grâces répandues au dehors, imprimera sa pro-
pre ressemblance sur leurs visages , et elle y for-
mera notre ombre : de sorte que les deux époux,
en se regardant l'un l'autre, tout aimables qu'ils
seront, verront dans leur beauté quelque chose
de plus aimable qu'eux : ils en verront sortir des
attraits venus de Dieu et ils iront à lui ; les re-
gards qui les attireront à la créature par le même
mouvement, les transporteront jusqu'au Créateur,
et leur amour réciproque sera leur véritable sain-
teté.
Ce saint amour se répandra par tout le corps ,
et si bien que, durant les transports de leur mu-
tuelle complaisance , ils brûleront chacun d'un
feu divin ; ce qui coulera alors dans leurs veines
ne sera rien autre. chose que cette flamme céleste
et pure, et transformée en leur sang et en leurs
passions ; et ce seront enfin ces deux flammes, ces
deux sangs du père et de la mère unis ensemble
selon les lois du mariage, qui accompliront nos
desseins, et qui feront paraître la merveille que
nous méditons.
Il se formera une troisième personne, un enfant
précieux, dans lequel deux sangs et deux amours
ne seront plus qu'un même sang et qu'un même
amour. Cet enfant admirable viendra au monde
avec une chair et un esprit composés de sainteté,
et les anges qui le verront naître couronné de tant
d'honneurs, chanteront l'épithalame qu'ils chan-
tent au jour éternel où nos joies sont consommées
par la production du Saint-Esprit. Ils nous diront :
Abel est saint, Adam et Eve le sont aussi; leur
fécondité est l'image de votre sainteté et la con-
9
l46 ENTRETIEN IV.
sommation de leur bonheur : Faciamus homlnejn
ad iniaguiem nostrain,
Yoilà le projet que la Sagesse forma éternelle-
ment dans ses idées, et qu'elle proposa aux trois
Personnes , qui commencèrent à y travailler dès
qu'Adam eut reçu la vie. Elles tirèrent la per-
sonne d'Eve d'auprès de son coeur, et lui donnè-
rent cette compagne bien-aimée, après lui avoir
donné, comme je l'ai dit, une âme noble et or-
née de la justice originelle, un corps droit et ma-
jestueux, une vie heureuse et paisible , exempte
jusqu'alors des douleurs, des inquiétudes et des
autres peines qui pouvaient lui arriver par l'in-
lempérie des saisons.
Mais tout cela n'était pas encore le dernier cou-
ronnement de leur ouvrage : il fallait , selon les
desseins de la Providence, que la vie de l'homme
durât toujours; que sa sainteté et sa félicité du-
rassent autant que lui, et que ces trois parties de
sa différence honorable d'avec les démons et d'a-
vec les bêtes, fussent indépendantes du temps et
de la légèreté de leur libre arbitre.
L'heure étant venue d'exécuter celte dernière
entreprise, Dieu fit paraître, au milieu du paradis
terrestre , un arbre dont il destina le fruit à
être en cela l'instrument de sa puissance et le sa-
crement de sa grâce. Sa pensée était que, dès que
ce fruit mystique serait sur la langue d'Adam
et de son épouse, il en ferait sortir une vertu mi-
raculeuse qui, s'écoulant secrètement dans le cœur,
conférerait l'éternité à leur innocence et à leur
vie, et qui, sans leur ôter la liberté nécessaire pour
le mérite, les rendrait, dès ce bas monde, eux et
leurs enfants, impeccables , impassibles et im-
mortels.
Nous disons qu'au moment que ces merveilles
allaient s'accomphr, et établir la nature humaine
ENTRETIEN IV. l4y
dans un état si lieureux, survint le péché, introduit
par la malice et par l'intempérance de l'homme
ingrat.
Le commencement du malheur fut ce que le
Saint-Esprit nous a révélé et ce que l'histoire nous
raconte , que comme il était nécessaire que les
deux époux , avant de posséder de si grands
biens, les méritassent par une grande action d'o-
béissance, le Créateur, pour leur présenter une
occasion d'obéir, leur fit un commandement sem-
blable à celui qu'il fit depuis à Abraham. Vous sa-
vez, Messieurs, que la félicité d'Abraham et tou-
les ses espérances étaient fondées sur la vie de
son fils Isaac. Une voix venue du ciel lui ordonna
de renoncer à tout et de sacrifier ce fils bien-aimé.
Abraham, sans délibérer, obéit aveuglément à la
voix, et leva le bras avec l'épée nue pour immo-
ler la victime. L'ange qui arrêta le coup est té-
moin que ce fut par cette soumission aveugle qu'il
mérita de ne rien perdre, et de posséder les félici-
tés infinies qu'on lui préparait.
Toutes les espérances d'Adam et d'Eve étaient
cette immortalité générale dont nous parlons. Dieu
la leur avait destinée par miséricorde ; mais il vou-
lait qu'ils y renonçassent par obéissance , afin qu'il
la leur donnât par justice et qu'elle fut la récom-
pense de leur vertu.
Ce fut donc pour les engager à obéir et à mé-
riter leur bonheur qu'il leur commanda d'y renon-
cer et de ne point toucher au fruit qui devait être
le sacrement et la source ; et ce fut pour les faire
renoncer à l'obéissance que le démon vint aussi-
tôt les avertir que leur bonheur ne dépendait que
de leur liberté.
Ce trompeur leur fit entendre que le comman-
dement de Dieu venait de ce qu'il était jaloux de
leur félicité future, et qu'il savait très-bien que
9'
Iqo ENTRETIEN IV.
dès qu'ils auraient mangé de ce fruit divin , ils
devieudraient deux autres dieux, égaux en tout à
la Majesté infinie. Adam et Eve, trompés par les
appas d'une promesse qui flattait si doucement
leur vanité, et attirés par la beauté de la pomme
qu'ils regardèrent, ouvrirent le cœur à la tentation
et à la mort. Par le plus horrible attentat qui sera
jamais et qui puisse être commis contre la Divi-
nité, ils entreprirent de s'égaler à Dieu , malgré
Dieu même, et de se rendre immortels et heureux
indépendamment de sa providence; en un mot,
ils désobéirent et tombèrent dans le péché.
Dieu, offensé par cette désobéissance, et indis-
pensablement obligé par les lois de sa justice, fit
le moins qu'il pouvait faire : il détourna sa face
de dessus l'homme et se déplut en lui. En se dé-
tournant, il détourna la grâce; et comme les lu-
mières sanctifiantes qui sortent de ses yeux s'é-
loignent dès qu'il cesse de nous regarder , l'âme
d'Adam et celle d'Eve demeurèrent dans une nuit
profonde.
La grâce éclipsée, la justice universelle dont j'ai
parlé disparut au même moment , et il n'y eut
plus rien, ni dans l'homme ni dans le monde, (jui
ne lût aussitôt injuste, et qui ne refusât d'obéir
aux puissances supérieures. La subordination qui
tenait enchaînées tant de créatures, et qui formait
entre elles une si belle symétrie et une si merveil-
leuse correspondance de mouvements , fut rom-
pue partout, et la nature ne fut plus rien qu'une
confusion et une sédition générales.
La plus notable injustice et la plus scandaleuse
désobéissance parut en notre convoitise : notre
convoitise, étant privée de la grâce qui la soute-
nait contre sa pesanteur naturelle, et n'ayant dé-
sormais rien qui l'élevât, devint toute terrestre,
et tomba dans l'étal où est celle des bêtes , et où
ENTRETIEN IV. 14^
doit être la nature sensuelle, quand elle est hlessée
par le péché et dépouillée de la grâce. Sans at-
tendre de commandement ni de permission, cette
convoitise déchaînée commença de vivre impuné-
ment, se mit en feu, et répandit ses flamuies par
tout l'homme, avec des mouvements séditieux qui
l'agitaient et le poussaient au péché , et qui traî-
naient en captivité le jugement et la raison.
Durant ces désordres, Adam devint pèreeteutun
fds. Eugène ayant prononcé ces deux mots, il sur-
vint je ne sais quoi qui l'obligea de s'arrêter, et qui
donna à la compagnie le loisir de se disposer à en-
tendre comment ce théologien parlerait de la ma-
iiiere dont nous contractons en notre naissance le
péché de notre père. Les choses étant remises en
état, il reprit la parole: Dieu fait, dit-il, envers les
enfants d'Adam comme ferait un peintre à l'égard
de quelqu'un de ses ouvrages qu'il appellerait son
chef-d'œuvre; et il me semhle , ajouta-t-il , que
c'est une comparaison assez propre pour expliquer
la vérité qu'on croit être la plus inexplicable des
vérités de notre Évangile.
Ce peintre fameux a fait un tableau qu'il prise
beaucoup, et il en parle comme d'une pièce ache-
vée; il invite les plus habiles à venir le voir : plu-
sieurs s'assemblent, et ils y viennent avec espé-
rance de l'admirer; il l'espère lui-même, et il leur
en parle hardiment comme d'une chose qui leur
plaira; mais il ne sait pas tout, car ayant tiré le
rideau qui cachait cette merveille, il trouve que
d'autres mains y ont touché, que des ennemis ja-
loux sont venus en son absence, qu'ils ont jeté de
l'encre sur les yeux , qu'ils ont coupé la toile en
d'autres endroits, que tout l'ouvrage n'est plus
qu'une chose horrible à voir. Alors le peintre,
transporté de colère, non-seulement contre l'au-
teur de la faute, mais aussi contre la peinture, ne
l5o ENTRETIEN IV.
la regarde plus qu'avec indignation, et ne pense
qu'à la déchirer, ne pouvant pas même souffrir
que les autres la regardent.
Voilà ce que fait le Créateur envers les hommes
à l'heure qu'ils sont conçus dans le ventre de leur
mère. Après avoir espéré que leur conception se-
rait la chose du monde la plus glorieuse et la plus
sainte , et qu'il la montrerait aux anges comme
un miracle de sa puissance et de sa sagesse , lors-
qu'il voit que c'est justement sur elle que le dé-
mon a porté la main, et qu'il n'y a rien désormais
en nous de plus infâme ni de plus honteux ; que
Tamour du père et de la mère n'est plus que l'em-
portement d'une fureur brutale, leur sang que
corruption, et le fruit de leur mariage qu'un amas
d'ordures : touché d'une juste colère, non-seule-
ment contre Adam et Eve, complices du démon ,
mais aussi contre l'enfant qu'ils produisent, il en
détourne la vue comme d'un spectacle odieux ;
il le méconnaît et le réprouve ; il l'abandonne à
la nature, à la misère, à la mort ; il semble être
honteux qu'on sache que c'est là sa créature ; il
efface de son âme, autant qu'il peut, tout ce qui est
de lui ; en un mot, il ne veut point qu'on voie là-
dedans aucune grâce ni aucun trait surnaturel de
sa beauté, ni aucun vestige de sa miséricorde ; et
cette privation de grâce arrivée de la sorte , est
proprement ce qu'on appelle le péché originel.
Nous disons donc , Messieurs , que notre pé-
ché originel n'est autre chose que la perte de la
grâce et de la justice infuse en l'homme au jour
de sa création, et perdue pour tout le genre hu-
main au jour de la désobéissance et de l'infidélité
d'Adam. Et voilà, dans cette doctrine, la décision
de la question proposée, et de ces doutes inexpli-
cables à la philosophie des païens.
Doctrine évangélique qui nous fait connaître,
ENTRETIEN IV. 1^1
quoique le Créateur soit infiniment sage et qu'il ne
nous ait créés que par un amour infini, d'où vien-
nent néanmoins les défauts de son ouvrage , et
comment il est arrivé qu'on ne voie plus que rui-
nes et misères dans notre nature , que rébellion
dans notre appétit, que corruption et mortalité
dans notre corps, que fureur et cruauté dans les
bétes qui sont nos esclaves, qu'intempéries perni-
cieuses dans les éléments, et qu'influences conla-
gieuses dans les astres qui nous éclairent, par tout
une inclination à nous détruire et une conspira-
tion générale contre notre vie.
Cette doctrine nous enseigne que Dieu ayant
produit la justice originelle dans l'esprit de l'bom-
me, cette justice, se répandant de là sur le corps,
et du corps bumain sur les éléments et sur les
créatures les plus éloignées , tenait toutes cbo-
ses dans l'ordre, dans le devoir et dans l'union ;
mais que la même justice ayant été détruite en no-
tre esprit , où était l'origine de ses communica-
tions glorieuses, au même instant elle a cessé de
se communiquer au reste, et qu'ainsi, notre con-
voitise, notre corps, notre terre, notre soleil, no-
tre monde sont devenus injustes et rebelles, et
que leur rébellion a mérité qu'ils eussent leur part
des désolations et des peines que nous avons souf-
fertes, et que nous souffrons encore aujourd'bui.
Voilà de grands biens causés pur la production de
la justice et de la grâce, et de grands maux arrivés
par leur destruction. Qui est-ce qui a produit la grâce
et ouvert la source de tant de félicités et de biens?
C'est Dieu. Qui est-ce qui a détruit la grâce et ou-
vert la source des pécbés? qui a fait sortir le tor-
rent des afilictions et des larmes qui roule depuis
tant de siècles sur le corps et sur l'esprit bumain,
et de là sur tout le monde? C'est Ibomme seul.
Le monde est bon, l'esprit est bon, et ce sont les
l52 ENTRETIEN IV.
ouvrages de Dieu; les afflictions, les péchés et les
désordres ne valent rien, et ce sont les ouvrages
de l'homme. Qui des deux doit être blâmé, qui
loué? Lorsque nous voyons quelque bonté restée
dans chaque partie de l'homme et du monde, ou
que nous sentons encore quelque goutte de conso-
lation et de plaisir écoulée sur nos sens , qui de-
vons-nous remercier, sinon Dieu? Et lorsque nous
nous voyons noyés dans un déluge de pleurs, que
les malheurs nous accablent et que nous éclatons en
des cris de désespoir ,^ qui devons-nous accuser si
non nous-mêmes ? Dieu est-il moins notre bien-
faiteur , parce que nous sommes homicides de
nous-mêmes? cesse-t-il d'être u^i ouvrier merveil-
leux, parce que nous avons gâté son ouvrage? et
n'est-il pas le Créatenr de tout , quoique nous
ayons tout corrompu ? Il est vrai que tout ce qu'il
a créé est aujourd'hui dans le péché ou dans le dé-
sordre , mais il n'a aucune part au péché, de mê-
me que le démon et l'homme n'ont aucune part
à la création , quoique leur péché soit en toutes
les créatures.
Nous disons enfin que la première cause de no-
tre péché fut le démon. Le démon, jaloux de la
félicité qui nous était préparée, entreprit de nous
porter à la désobéissance : mais ne pouvant pas
nous parler , comme il fait aujourd'hui , par des
tentations formées en notre imagination corrom-
pue, où cette corruption malheureuse lui a donné
l'entrée et l'autorité, et n'ayant alors aucun droit
ni aucun accès dans aucune partie de l'homme,
il entra dans un serpent, et se servit de sa langue
pour former des paroles extérieures, et pour nous
tenir les discours trompeurs qu'il avait médités ;
il nous parla par cette langue étrangère, et il eut
le déplorable succès dont je vous ai parlé, et qui
dure encore aujourd'hui.
ENTRETIEN IV. I 53
Eulîme interrompit ici Eugène, et lui repre'senta
qu'un vrai Dieu pouvait détourner le péché, et
qu'il semble, selon le raisonnement humain, f(ue
le nôtre manqua de puissance, puisqu'il perdait
la gloire d'avoir conservé son ouvrage, et prévenu
les malheurs d'un si funeste accident.
Eugène, qui croyait avoir dit assez sur le sujet
du péché originel, se contenta de ces deux ou trois
paroles qu'il répondit : Monsieur, dit-il, les hom-
mes ne seront jamais satisfaits en ce point que
lorsqu'ils auront les yeux ouverts dans le paradis
et qu'ils y verront trois choses :
Premièrement, que, de tous les desseins du
Créateur, le plus juste et le plus glorieux a été la
permission du péché, qu'il ne pouvait rendre im-
possible sans détruire la liberté humaine, qui était
vin des plus beaux traits de Son ouvrage, son chef-
d'œuvre , et qu'il avait rendu si parfaitement l'i-
mage de la liberté et de l'indépenciance divines
qu'il n'y avait dans le monde rien (jui pût, ui dans
Dieu rien qui dût s'opposer à ses désirs.
Secondement, que s'il y eut eu de l'honneur à
détourner le péché par la destruction , il y en a
bien davantage de l'avoir réparé par la perfection
du libre arbitre. Nous eussions été esclaves , si la
grâce du Créateur uous eut violentés et nous eut
contraints d'être innocents. Le llédempteur a in-
venté une grâce qui uous rend plus parfaite-
ment libres que nous n'étions dans le paradis ter-
restre, et aussi infailliblement saints (jue nous le
serons dans le ciel.
Troisièmement enfin , quand ils verront que
l'honneur de cette réparation doit durer toujours,
et le malheur de cette pernussion tant accusée ne
doit durer qu'autant que dureront le peu de mo-
ments qui nous restent de celte vie misérable.
Kous pleurons et nous uous plaignons ici-bas ,
î54 ENTRlTriEN IV.
lorsque, durant les trois ou quatre minutes que
nous appelons des siècles , nous voyons couler
dans le monde ce torrent de misères qui entraî-
ne tout, et nous demandons pourquoi Dieu a per-
mis le péché. Mais lorsque, dans le paradis, nous
verrons couler devant nos yeux et dans nous-mê-
mes un océan de voluptés éternelles, et que, par-
tout où nos désirs infinis nous porteront, nous
verrons des infinités, des immensités et des abîmes
de bien encore plus désirables, nous nous moque-
rons de nos pleurs d'aujourd'hui et de nos raison-
nements , nous ne demanderons plus pourquoi
Dieu a permis le péché, mais pourquoi il a sup-
porté les plaintes que nous avons faites contre sa
permission; et ceux qui, maintenant trempés de
larmes, accusent la conduite de sa providence, em-
ploieront l'éternité à le remercier de ce qu'après
avoir permis cette faute , il l'a si admirablement
réparée.
Quelqu'un delà compagnie fit souvenir Eugène
de ce que la dame avait avancé au commencement
de cet entretien.
Il répondit que l'origine de tous les maux était
le premier péché qui avait été dans le monde ; que
ce premier péché ne fut pas le péché qui se trouva
dans Abel quand il naquit, ni le péché actuel que
commit Adam quand il désobéit à Dieu; qu'aupa-
ravant il y en avait eu un autre, qui était juste-
ment celui de la femme ; avant ce péché de la
femme, il y en avait encore eu un autre plus an-
cien, qui était le péché du démon. Il dit ensuite
que le péché originel avec lequel nous naissons est
la cause de nos péchés, de nos misères et de notre
mort ; que le péché actuel d'Adam fut la cause
de notre péché originel; que le péché d'Eve fut
la cause du péché actuel d'Adam , et qu'enfin le
péché du démon fut lu cause du péché d'Eve :
ENTRETIEN IV. IDJ
d'où il tira celle évidente conclusion , que la pre-
mière cause de tous les pèches et de tous les mal-
heurs fut le péché du démon ; la seconde , celui
de la femme; la troisième, celui d'Adam. Il con-
fessa néanmoins que si Dieu eût produit un nou-
vel homme pour être le mari d'Eve, ceux qui vou-
dront croire qu'il n'y aurait point eu de péché
originel ne manqueront pas de raisons ni de pa-
roles pour rendre cet honneur à leurs mères.
Eugène ajouta à son discours quelques réflexions
sur l'histoire du serpent et de la pomme, et il y
lit voir (les mystères et des vérités bien sérieuses,
qui devaient surprendre ce philosophe de cour,
qui y trouvait de si grands sujets de rire au com-
mencement de l'entretien. Hercule laissa dire Eu-
gène, et sembla avoir oublié le dessein (pi'il avait
eu d'abord de ne sortir du combat qu'après
avoir laissé faire ce théologien, qui ne lui dit au-
cune parole que pour le disposer à recevoir les
grâces extraordinaires que la bonté de Dieu lui
préparait. La conférence se termina par le dis-
cours que je viens de dire. Il y en eut le lende-
main, dans la même maison, une autre dont nous
allons parler. Un gentilhomme, qui s'était déjà dé-
claré touchant le mystère de llncarnation, et qui
attendait impatiemment la conclusion de celte
quatrième dispute pour venir enfin au combat,
ne manqua pas de s'y présenter. Mais l'affaire fut
remise au lendemain, et un endroit du parc fut le
lieu de l'assignation où les deux athlètes se ren-
contrèrent à la même heure que la compagnie s'y
rendit aussi , ayant été avertie , à leur insu et
contre le dessein du gentilhomme; qu'ils s'y étaient
retirés.
l56 ENTRETIEN V.
€)C€)€)0€)0€)00€)i)i)C)€)C€)€)€)C^€)®€)€)€)€)€)€)€)€)C)C€)
ENTRETIEN V.
DE L ^INCARNATION DU VERBE.
Eugène entreprit de parler avec d'autant moins
de peine qu'il savait bien que la curiosité qui pa-
raissait en cette honnête assemblée n'était pas une
marque qu'il y eût dans leur cœur quelque incer-
titude louchant nos mystères j il ne douta point
qu'elle venait de l'espérance et du désir qu'ils
avaient d'être encore les témoins de la manière
dont il traiterait ces sortes de philosophes qui se
trouvent en la plupart des compagnies, et qui s'y
rendent insupportables aux gens d'honneur par
la témérité de leurs discours, et par leur impor-
tunité à raisonner sur les propositions de l'Eglise,
et à chercher les occasions d'en disputer indiscrè-
tement , et de faire entrer leurs pensées et leurs
doutes dans l'esprit des autres.
Le gentilhomme, nommé Pelage, du nombre de
ceux qui n'ont lu que les mauvais livres et qui
parlent de tout , après avoir protesté qu'il ne
raisonnait sur les vérités de l'Evangile que pour
les croire plus fortement, et que sa langue et sa
vie, qui avaient été consacrées à Jésus-Christ par
le baptême, le seraient jusqu'à la mort, débuta par
une proposition un peu forte, tirée de Yanino : il
avança que le mystère de l'Incarnation, qui est le
principal article delà religion chrétienne, demande
trop de soumission de l'entendement humain, et
qu'il semblait qu'une religion qui fait tant de vio-
lence à la raison et qui la veut tenir dans une
servitude si pénible , ne peut être raisonnable ni
de l'institution de Dieu.
;
ENTRETIEN V. i5t
Il couvrit des plus belles couleurs qu'il put les
extravagances de cet athée, comme aussi celles de
Mahomet, dont il avait les principes devant les
yeux, quand il vint à montrer que le Christianisme
était impur, et qu'il dégénérait manifestement de
la simplicité de l'être divin . Les plus spirituels, dit-
il, et les plus éclairés d'entre les ennemis de noire
foi, ont prétendu que conime Dieu n'est rien es-
sentiellement que pureté, la vraie religion doit être
souverainement pure, et qu'elle ne peut rien de-
mander aux hommes, sinon qu'ils confessent et
qu'ils adorent un Dieu contemplé simplement, et
aimé immédiatement en son essence ; que ce fut
là la religion des anges durant leur état de voya-
geurs ; que c'est leur religion éternelle dans le pa-
radis ; que ce doit être sur la terre la religion des
Saints, et que toutes les autres connaissances, cé-
rémonies, adorations ajoutées , sont des additions
suspectes et des superstitions qui naissent de l'es-
prit humain.
Monsieur, répondit Eugène , il n'y a pas un
mystère que les libertins condamnent et censurent
avec plus de hardiesse que celui de l'incarnatioa
du Verbe, pas un que les peuples reçoivent avec
plus de dévotion et plus de simplicité , que les
théologiens méditent avec plus d'admiration et
plus de plaisir, que les Saints contemplent avec
de plus hauts ravissements, et pas un dont l'expli-
cation dans les chaires ou dans les écoles plaise
davantage à notre raison, et lui fasse mieux sentir,
selon Tertullien, qu'elle est naturellement chré-
tienne. Mystère, ajouta-t-il, le plus incompréhen-
sible, et en même temps le plus visible des mys-
tères que Dieu le Père, selon Saint Paul , a glo-
rieusement manifestés par ses faveurs envers Jé-
sus-Christ; le Saint-Esprit par ses prophéties et
par ses figures ; les anges par leurs adorations; les
l58 ENTRETIEN V.
apôtres par leurs sermons et par leurs miracles ;
les martyrs par leur mort ; les philosophes , les
empereurs , les tyrans , les grands du monde les
plus superbes par leur soumission à son Evangile;
enfin , Jésus-Christ lui-même par les splendeurs
delà Divinité qu'il tira de son propre sein, et qu'il
répandit visiblement sur son visage en la journée
du Thabor, et en celle de son triomphe, lorsqu'il
sortit du tombeau, et qu'il monta ensuite sur le
trône au plus haut de l'empyrée.
Eugène jugea à propos , avant de passer ou-
tre, de dire encore ce qu'il avait déjà dit en une
autre occasion, qu'il ne prétendait pas doimer par
ses discours de la force aux vérités de la religion
chrétienne, ni soutenir avec des roseaux ces ro-
chers appuyés sur eux-mêmes et sur leurs pierres
fondamentales ; qu'il n'avait point de dessein du-
rant ces conversations familières, sinon de mon-
trer queles raisonnements qui naissent dans l'ima-
gination de quelques Chrétiens contre la doctrine
évangélique, ne sont que des songes , et que toute
son industrie, pour remédier à leur mal , était de
leur dire deux ou trois mots et de les tirer un peu
par la main, afin de les éveiller et de leur faire ou-
vrir les yeux.
Il est vrai , poursuivit-il en parlant à ce cour-
tisan philosophe , que la religion des anges est
tout intérieure en ses actes , et qu'elle ne célèbre
point de fête de leur rédemption ; mais la nôtre,
comme nous sommes composés de corps et d'âme,
doit ajouter nécessairement des adorations de corps
et des cérémonies visibles ; et comme nous som-
mes composés d'un corps malade et chargés d'une
nature corrompue, elle doit adorer immédiate-
ment un Rédempteur, et elle ne peut être pure
parmi nous, si elle n'est entière, et si elle n'acquitte
toutes nos obligations et toutes nos dettes. Notre
ENTRETIEN V. I Sf)
péché a multiplié les miséricordes de Dieu , notre
religion doit multiplierses actes et ses sacrements ;
sa simplicité est qu'elle ne soit pas ingrate ni dé-
fectueuse, et qu'en ses reconnaissances, elle n'ou-
blie aucun bienfait de son Créateur. Le gentil-
homme voulant répondre : Attendez, lui dit Eu-
gène, et donnez-vous, s'il vous plaît , le loisir de
considérer Tordre et la sublimité de cette théo-
logie.
Nous sommes malades, comme j'ai dit. Vous le
savez, Monsieur , et il n'y a ni Mahométan , ni
Juif, ni Païen qui puisse désavouer ce que nous
connaissons depuis six mille ans par une expé-
rience funeste, que notre nature est corrompue,
et qu'il y a dans nous de grands et de perpétuels
désordres ; qu'il y a des ténèbres qui nous aveu-
glent, des ardeurs de convoitise qui nous empor-
tent au mal avec violence, et enfin une mortalité
qui nous consume et qui nous détruit. Tous les
hommes s'en plaignent ; les plus insensibles et les
plus ignorants reconnaissent que, pour le moins,
ces discordes domestiques entre nos passions et
notre raison sont un vrai trouble, et qu'il est sur-
venu dans nous quelque accidejit contre les règles
de l'art et contre les intentions de l'ouvrier im-
peccable qui nous a formés.
11 y a, dis-je, une corruption en notre chair:
donc, assurément, il y a un péché dans notre Ame,
donc, une colère dans le cœur de Dieu ; et puis-
que ces trois choses sont au monde, la colère du
Créalein* contre nous, la rébellion de notre vo-
lonté contre lui et la corruption de notre nature,
nous ne pouvons espérer ni obtenir de salut que
Dieu ne soit apaisé, que notre âme ne soit puri-
fiée et que notre nature ne soit guérie. Il faut
donc un médiateur, un sanctificateur et un mé-
decin. Que les Mahométans et les philosophes se
l6o ENTRETIEN V.
débattent ici, et qu'ils tournent avec eux la vérité
en tous les sens qu'il leur plaira , il le faut sans
doute, ou si cela manque, il n'y a point de salut,
ni de grâce, ni de vie, ni d'éternité ; nous devons
nécessairement périr.
Et qui sera ce médecin miraculeux , ce libéra-
teur qui nous retirera de la mort? un homme.
Qui sera ce sanctificateur? un prêtre mortel. Qui
sera ce médiateur? un ange, un séraphin, un roi
du monde, un million de rois et d'anges. La per-
sonne offensée est un Dieu, il faut donc une sa-
tisfaction infinie pour l'apaiser ; notre chute
est un péché, il faut donc une autorité infinie pour
le remettre et pour nous rétablir en grâce ; notre
maladie est la mort même, il faut donc un pou-
voir infini pour la guérir. Et où trouver ce pou-
voir, celte autorité , cette vertu suprême, sinon
dans quelque Emmanuel, dans quelque personne
divine, dont la puissance soit cachée sous les om-
bres et parmi les infirmités de noire nature?
Donc, s'il y a une vraie religion au monde , il
faut qu'elle adore un homme-Dieu , et qu'elle
ajoute aux adorations du Créateur les adorations
d'un réparateur et d'un Jésus-Christ.
Et c'est là, dis-je, la pureté de la religion des
hommes d'honorer celui qui l'a purifiée, de ren-
dre ce qu'elle doit à son principe, sans rien omet-
tre de ce qu'elle doit à son médiateur ; de célé-
brer beaucoup de mystères et de multiplier ses
actes sans multiplier la Divinité, n'adorant qu'un
Dieu seul par le nombre de ses cérémonies, et
n'ayant qu'un dernier terme de son espérance et
de son amour, non plus que les esprits bienheu-
reux.
Les anges, en adorant trois, ne corrompent pas
la pureté et la simplicité de leur religion, mais ils
la perfectionnent. Ils sont obligés de leur créa*
tNTHETIEN V. l6l
lion au Père, au Fils, au Saint-Esprît, et ils ne
peuvent adorer purement , s'ils adorent ou plus
d'un Dieu, ou moins de trois personnes.
Ainsi, il n'y a point de pureté, ni de sainteté,
ni de vérité dans notre religion, si nous adorons
plus d'un Dieu, ou si nous refusons de l'adorer en
toutes les figures et sous toutes les formes où son
amour l'a voulu mettre et l'a rendu le bienfaiteur
du genre humain.
Le gentilhomme, qui ne se donna pas la peine
de considérer ce petit discours, ni peut-être même
de l'écouter, revint à sa pensée; au moins il avança
cette parole qui revenait à ce qu'il avait avancé
auparavant : Vous êtes heureux, dit-il, de voir tant
de clartés et de conformités merveilleuses, où les
autres ne pensent rien voir que des ténèbres et
des contradictions.
Il ne tient qu'à vous, répliqua Eugène, de pren-
dre part à ce bonheur. Tout consiste à ouvrir un
peu les yeux, et à y laisser entrer un rayon cé-
leste, qui vous fera connaître que les doutes et
les ténèbres dont vous vous plaignez ne viennent
pas de l'obscurité du soleil, mais de l'indisposition
de votre vue. Et certainement, puisqu'il faut avoir
ici quelque peine, j'en ai de ma part, et je ne puis
comprendre ce que c'est qui vous donne cette
aversion, et qui vous fait trouver l'obligation de
croire que le Verbe soit incarné si fâcheuse et si
difficile.
Ma difficulté, répondit Pelage, est de concevoir
que, dans le ciel, on se soucie de l'homme, et qu'on
y fasse tant de frais pour la conservation d'une si
petite et si misérable créature. La lumière natu-
relle m'apprend que l'homme est infiniment plus
inutile à Dieu qu'une fourmi ne l'est à l'homme;
d'ailleurs, notre Evangile me déclare que Dieu re-
cherche riiommc, qu'il le poursuit et court après
l62 ENTRETIEN V.
lui comme un amant passionné, et que même il
se rend mortel pour le tirer du tombeau et pour
lui rendre l'immortalité. Quel moyen de croire
l'un et l'autre? Et pourquoi vous étonnez-vous
que ma raison voyant et me proposant une vérité
certaine, il me semble déraisonnable et injuste de
la démentir, et de faire violence à mon jugement
contre un droit si manifeste?
Sans doute, poursuivit-il, il y a en ceci quelque
chose de bien rude et de bien fâcheux pour les
personnes qui ne peuvent rien croire que ce qui
est approuvé par la sagesse et par le bon sens. Si
je voulais aimer quelque moucheron, et si je m'a-
visais d'offrir ma vie pour sauver la sienne et
pour empêcher qu'on ne l'écrasât, vous m'appel-
leriez un fou , et je le serais assurément ; il n'y
aurait homme ni ange qui ne se moquât de cette
charité ridicule, et qui ne fût honteux et scanda-
lisé de ma folie. Or, vous confessez que je suis
infiniment moindre, en comparaison de Dieu, que
ne l'est un moucheron à mon égard ; néanmoins,
vous m'ordonnez de croire que Dieu a voulu mou-
rir pour sauver ma vie, et qu'il a mieux aimé se
voir dans la crèche et sur la croix parmi les dou-
leurs et les opprobres d'un supplice infâme, que
de me laisser périr moi, petit moucheron ; et en
même temps vous m'obligez de dire et de soute-
nir que Dieu est sage. Le peut-il être? Ne faut-il pas
nécessairement, ou qu'il n'ait jamais pensé au des-
sein de l'incarnation, ou que, s'il y a pensé, il ait
perdu le jugement et qu'il ait cessé d'être Dieu?
Il est vrai. Monsieur, répondit Eugène, que si
vous mouriez pour un moucheron , je vous blâ-
merais sans doute , et je dirais qu'il y aurait du
désordre en votre esprit , et je le dirais sagement,
parce que ce moucheron est un petit animal privé
de connaissance et de liberté, qui n'a rien d'aima-
ENTRETIEN V. l63
ble,et qui n'est pas un objet de cî.arilé ni de bien-
veillance.
Mais voire âme , quoiqu'infiniment inégale à
Dieu et infiniment éloignée de sa liauteur, et quoi-
que jierdue ici-bas dans les abîmes de corruption,
ne laisse pas d'avoir en sa nature spirituelle et in-
corruptilile quelque chose de la grandeur et de la
majesté de Dieu, et d'en être l'image vivante. Elle
a une raison, un libre arbitre, un esprit immor-
tel et intelligent , un cœur capable d'aimer et
digne d'être aimé ; on voit dans elle des beautés
qui plaisent et qui attirent ; toute petite qu'elle
est et toute proche du néant , elle est en son
essence un objet d'amour ; en un mot, elle a ce
qu'il faut avoir pour être aimable, et dès qu'elle
est véritablement aimable et divine, la sagesse et
la justice veulent qu'elle soit aimée. Tout ce qui
peut aimer est obligé de lui vouloir du bien. Il
n'y a point sur la terre de roi si riche, ni dans le
ciel d'ange si noble et de si haut rang, qui doive
la traiter avec mépris, parce que sa naissance est
différente de la leur; puisqu'elle ressemble à Dieu,
elle est assez belle et assez excellente pour mériter
l'amour des séraphins.
Dieu même n'est point au-dessus de cet amour;
et d'autant plus qu'il est Dieu et qu'il est sage ,
d'autant moins, pour ainsi dire, est-il dispensé de
l'aimer. Ce n'est pas assez qu'il lui prépare un pa-
radis , il doit l'aimer , dit Saint Bernard. Le cœur
de l'homme ne peut être acheté ni mérité digne-
ment que par le cœur de Dieu. La beauté de no-
ire àme immortelle, quoique créée, vaut l'amour
de cet amant adorable. O ame heureuse, s'écrie
Saint Augustin , puisque tu ressembles à un Dieu î
Ce Dieu n'aime pas trop, lorsqu'il t'aime infiniment,
et s'il ne t'aimait infiniment, il n'aimerait pas assez.
Oui, Messieurs, il faut que son amour aille jus-
l64 ENTRETIEN V.
que là ; et si les peines et les misères dans les-
quelles nous pouvons tomber ne peu/ent être ré-
parées que par le trépas et par le sang de ce Roi
des rois, il ne doit pas le refuser. Puisqu'il nous
aime, comme il est le plus sage et le plus parfait
des amants, la sagesse et la bienséance l'invitent
à s'assujettir aux lois essentielles de l'amour : de
sorte que, s'il ne peut pas nous secourir sinon en
mourant pour nous, tout Dieu qu'il est, il faut
qu'il meure ; et s'il est impassible , il faut qu'il
trouve les moyens de se rendre passible et mortel
et de se faire homme, afin qu'il puisse mourir et
entrer avec nous dans notre tombeau, pour nous
en retirer et pour nous faire part de son immor-
talité bienheureuse. Sa /igidnem suumfudit, îdo^
liens sul operis œstimator. O anima, érige te, tantl
'vales ! Quam sis pretiosa ! Si Creatori forte non
credis , interroga Redemptorem ,
Eugène ajouta deux ou trois autres textes de
Saint Augustin avec des explications qui donnè-
lent un grand jour a cette vente chrétienne , et
qui plurent beaucoup à la compagnie. Le gentil-
homme qui parlait s'y plut aussi; au moins il ne
voulut pas contredire, et il s'en abstint avec d'au-
tant moins de peine qu'il lui vint une repartie
qui lui sembla devoir arrêter Eugène. Vous dites
quelque chose, répondit-il, et je confesse qu'il est
de l'honneur de Dieu d'aimer hors de soi , et d'a-
voir des créatures qui soient véritablement aima-
bles et propres à participer aux délices de ses
unions éternelles. Mais néanmoins, la difficulté
demeure entière , car puisque cette âme dont nous
parlons se rend ingrate, et qu'elle veut se séparer
de lui par le péché , comment est-il possible
de croire que Dieu, qui est sage, s'amuse à courir
après elle, et qu'il ait la pensée de racheter l'a-
mitié de cette épouse infidèle et fugitive par l'a-
ENTRETIEN V. l65
néantissement de ses grandeurs et par la perte
de sa propre vie, lui qui, en la quittant, pourrait,
d'une parole, produire des millions de mondes, et
élever à sa place une infinité d'autres esprits plus
aimables sans comparaison , et plus propres aux
desseins de sa providence ?
Oui , mais , repartit le théologien , pensez-vous
que, s'il est facile à Dieu de produire ce qu'il n'aime
point encore, il lui soit aisé de détruire ce qu'il
aime déjà, ou parce qu'une nouvelle création ne
coûte rien à sa puissance, que la réprobation d'une
ancienne créature ne doive rien couler à sa bonté?
Savez-vous bien ce que c'est que Dieu, et savez-
vous ce que vous êtes? Est-ce croire une chose in-
concevable que de croire que vous, qui avez vécu
trente ans sans vous soucier de votre fils avant .
qu'il naquît , maintenant qu'il est né et que vous
avez commencé à l'aimer, vous employez volon-
tiers tout voire bien pour l'assister lorsqu'il est
malade, et pour lui sauver la vie? Voici certes une
chose étranije et diurne d'étonnement. Vous,
Monsieur, qui, voyant votre fils unique à l'exlré-
milé, pleurez amèrement , et protestez que vous
préféreriez sa guérison à la naissance de dix au-
tres enfants futurs , quoique plus parfaits que
lui, et que même une longue postérité que les
prophètes vous promettraient ne vous semblerait
ni si désirable ni si chère que ce seul fils que
vous aimez et que vous possédez aujourd'hui :
vous-même, dis-je, vous ne pouvez concevoir que
des mondes qui ne sont point encore, sont moins
chers et m^ins précieux devant Dieu que ne l'est
votre àme depuis qu'il lui a donné la vie et qu'il a
commencé à la posséder et à l'aimer. O anges, leur
dit-il, selon la pensée d'un Saint Père, lorsqu'ils
voulurent le détourner du dessein de racheter par
sa mort l'iioiume pécheur, et qu'ils lui représen-
l66 ENTRETIEN V.
talent combien de créatures plus excellentes et
plus nobles que ce pécheur malheureux pouvaient
être tirées du néant et mises à sa place , ô anges,
savez-vous bien ce que c'est que d'être père, et
d'être un Dieu créateur d'une âme spirituelle et
divine, et savez-vous ce que c'est que d'aimer in-
finiment?
Je conçois bien , dit le gentilhomme, que Dieu
a pour nous quelque sentiment de compassion et
d'amour , et qu'il lui est glorieux de nous conser-
ver. Ce qui semble incroyable et incompréhensi-
ble aux incrédules, c'est qu'il nous veuille conser-
ver par la perte de sa gloire détruite et profanée
dans les opprobres de l'Incarnation et de la mort.
Ce remède , disent-ils , a des indignités que la rai-
son ne peut attribuer à Dieu sans répugnance et
sans de justes plaintes contre l'Évangile, qui lui
en fait le rapport , et qui exige d'elle un consen-
tement si peu raisonnable.
C'est-à-dire, répondit Eugène, que vous chan-
gez de syllogisme, et que vous, qui venez de dire
que l'homme, cette petite et ingrate créature, ne
devait point être racheté , vous confessez main-
tenant qu'il le doit être ; mais vous prétendez
qti'il est inutile et messéant de le racheter par un
remède si cher et si magnifique, Dieu en ayant
beaucoup d'autres de moindre prix qu'il pourrait
employer très-utilement. Monsieur , je vous l'ai
déjà dit , mais puisque vous n'y avez pas fait ré-
flexion, je vous le dis encore une fois : notre
mal est un péché , et en ce mot consiste ce que
les théologiens ont recueilli des Ecritures , pour
répondre à votre doute , et pour vous convaincre
que c'est l'unique remède qui devait être em-
ployé, parce qu'il est le plus propre aux desseins
de sa sagesse et de sa providence. Car si le mal
de l'homme est un péché, n'est-il pas indispensa-
ENTRETIEN V. 167
l)le et nécessaire, pour en èlre guéri , que l'iiomme
apaise Dieu? Peut-il l'apaiser, s'il ne le satisfait
pleinement et autant que le veut la justice? La
satisfaction peut-elle être pleine et entière, si elle
n'est aussi grande que la malice du péché , qui est
infiniment odieuse ? Peut-elle être entière et infi-
nie , si l'homme qui satisfait n'a dans soi le prin-
cipe de cette infinité, et s'il n'y trouve une per-
sonne qui rende sa satisfaction égale à la faute et
proportionnée à l'infinité de sa malice ? Et enfin,
l'homme peut-il avoir une personne infiniment
nohle et sainte, si Dieu même ne lui donne la
sienne, et si, répandu dans son cœur et dans ses
membres par l'union hypostatlque, il ne devient
le coopéraleur et le principe immédiat des actions
de sa charité miraculeuse ; Dieu l'a fait; il a donné
sa personne à l'homme. L'Homme divin a enduré
et s'est sacrifié sur la croix. Dieu le Père s'est
apaisé ; la paix , la grâce et la vie ont été rendues
au genre humain ; tous les hommes sont sortis
des tombeaux ; les portes du paradis se sont ou-
vertes ; l'éternité bienheureuse et la liberté des
anges sont devenues communes aux esclaves du
démon; tous les pécheurs qu'on destinait et qu'on
traînait au supplice ont vu rompre leurs chaînes ;
il n'est plus resté d'autres captifs que la mort et
le péché, qui sont enchaînés dans l'enfer avec la
douleur et les larmes ; Mors ultra non crit , ne-
que luctus , neque clanior, neque dolor erit ultra.
Voilà tout le mystère de l'Incarnation et le pré-
cis de cet Evangile qu'on vous annonce, et que
vous accusez de manquement de respect contre
Dieu et de violence contre votre jugement. On
vous dit que le frère charitable des hommes pé-
cheurs , afin de satisfaire à la justice offensée et
de racheter ses frères , a besoin que Dieu se joi-
gne hypostaliquemeut à sa nature, et qu'il la sou-
l68 ENTRETIEN V.
tienne de l'une de ses personnes ^ que c'est uni-
quement ce qu'il demande,promettant qu'aussitôt
il accomplira le reste à ses frais , qu'il réparera
l'honneur divin , et qu'avec ce secours et cette
grâce, il contentera la justice infiniment, et plus
qu'on ne Ta déshonorée. Dieu y consent , on
vous ordonne de le croire , et voilà ce que vous
appelez horriblement insupportable à la raison!
Le gentilhomme demeura un moment ou deux
sans rien répondre , considérant ces vérités théo-
logiques; et puis, rompant le silence : Cela, dit-il,
ne satisfait pas et ne contente point notre esprit,
car par l'union hypostatique, Dieu ne donne pas
son pouvoir ni ses richesses : il se donne lui-mê-
ïïie , il s'abaisse en sa propre personne. J'avoue
bien que c'est là un remède profitable et un ex-
cellent moyen pour la rédemption des hommes,
mais l'abaissement de Dieu est un plus grand mal
et un accident plus pernicieux que ne serait la
perte et la damnation du monde entier et de mille
mondes.
Vous changez encore une fois , réplique Eu-
gène, et vous ne parlez plus de l'inutilité de ce
remède ; vous confessez que c'est le meilleur et le
plus propre , mais vous parlez seulement de sa
messéance. Vous craignez que Dieu n'ait commis
une indignité contre lui-même et qu'il n'ait fait
tort à sa grandeur infinie de s'être abaissé pour
relever l'homme et pour le retirer de l'oppro-
bre et de la misère. Je vous sais bon gré , pour-
suivit-il , du zèle que vous témoignez pour les in-
térêts de la majesté divine ; mais vous n'êtes pas
seul qui ayez eu cette crainte et qui ayez aperçu
le danger. Quantité d'autres s'inquiétèrent autre-
fois là-dessus, et pensèrent que la Divinité ne
pouvait se joindre par hypostase à une nature in-
firme j ni se trouver parmi les corruptions de no-
ENTRETIEN V. IÔQ
tre corps sans se salir honteusement, et sans se
faire un outrage scandaleux et irréparable. En
effet , comme ces paroles Ferhiun caro factiim
est leur semblèrent évidentes , ils crurent qu'ils
ne devaient pas nier que le Verbe s'était incarné,
mais ils jugèrent que, pour remédier aux peines
de leur esprit et aux dangers qu'ils craignaient ,
il fallait donner au Verbe une humanité plus no-
ble et un corps d'une matière plus précieuse et
plus séante à ses grandeurs que celui du commun
des hommes. Sur quoi leur extravagance respec-
tueuse leur fit concevoir d'étranges idées et de
ridicules inventions pour sauver l'honneur du
Verbe divin.
Un certain rabbin, au rapport de Calatinus,
s'avisa de dire que les anges , dès le commence-
ment du monde et avant le péché , allèrent pren-
dre la matière de son corps dans le paradis ter-
restre ; qu'à l'endroit qu'ils virent couvert des
plus belles fleurs , ils prirent une particule de cette
terre vierge et sainte , et qu'ils la transportèrent
dans le ciel, qu'ils l'y conservèrent durant quatre
mille ans, et puis, quand le temps fut venu que les
mystères devaient s'accomplir, qu'ils la rapportè-
rent ici-bas ; qu'ils l'approchèrent de la personne
sacrée de la Vierge; que, par une pénétration imper-
ceptible, elle y entra sans blesser sa virginité , et
qu'alors le Saint-Esprit, se servant de la chaleur
naturelle de Notre-Dame , cuisit cette terre et
en forma un corps humain.
Philaster et Cerdon pensèrent que la terre étant
toujours terre et trop matérielle , on devait plu-
tôt dire que le Verbe ramassa quelques parties de
l'air , et qu'il s'en revêtit comme d'un corps ,
trompant nos yeux sous la figure de ce visage ap-
parent.
Manés craignit que l'air ne fut pas encore as-
lO
I^O ENTRETIEN V.
sez noble pour être employé à vêtir un Dieu. La
pensée qui lui vint fut que les anges allèrent cou-
per une partie du soleil, et que, de cette étoffe, ils
firent un corps dont ils le revêtirent.
Marcion, jugeant que, selon le texte de l'Ecri-
ture, il fallait confesser que son corps était sem-
blable au nôtre , pour satisfaire à sa crainte , con-
çut une foHe plus ingénieuse : il voulut que le
Sauveur , afin de se conserver en pureté , comme
nous autres nous changeons d'habits , changeât
de corps tous les mois ; qu'il en prît un nou-
veau, et qu'ainsi, par le moyen de ces changements
renouvelés, il n'y avait rien en sa chair qui ne fût
toujours neuf et entier, toujours pur et immaculé
comme son esprit.
Apollinaire chercha une autre invention pour
contenter son scrupule: il fit réflexion que l'impu-
reté du corps humain ne venait que des impuretés
de l'âme ; et sur cela, suivant la conduite de son
ignorance , il crut que le vrai secret d'exempter
le Verbe de confusion était de dire qu'il n'avait
point pris l'âme de l'homme, et qu'il ne s'était
uni qu'avec la chair à laquelle sa Divinité servait
de vie et donnait le mouvement.
Nestorius, sans vouloir subtiliser , aima mieux
dire que le Verbe n'avait rien pris de l'homme ;
qu'il s'en était seulement approché , mais sans le
toucher ni l'embrasser par aucune union hypos-
tatique; qu'il s'en était séparé personnellement,
de peur qu'il ne lui communiquât ses maladies et
ses autres infirmités.
Pour vous , Monsieur, qui faites ici le person-
nage que j'ai dit , vous tranchez plus court , et
vous soutenez qu'en s'approchant même, il aurait
contracté notre mal, qu'il est demeuré dans l'é-
loignement où il était ; qu'il n'est point sorti du
ciel ; qu'il n'a point changé de place non plus que
ENTRETIEN V. Ijï
de nature; qu'il n'a rien fait du tout, et que le
mystère de l'Incarnation n'est qu'un songe de no-
tre simplicité superstitieuse.
Vous le dites au moins ; ceux-là dont je parle
l'ont dit , et ont conçu ces différentes chimères :
ni eux ni vous n'avez entendu la vérité des sain-
tes paroles , parce que la proposition de l'Évan-
gile corrompue dans votre imagination maté-
rielle, a pris les apparences d'un blasphème et n'a
formé dans votre esprit que des erreurs et des
pensées criminelles.
L'Evangile a dit que Dieu s'est fait homme ,•
que le Verbe s'est incarné ; et vous, vous avez
cru que, par ce mot d'Incarnation, il voulait dire
qu'il s'était fait un mélange du Verbe et de la
chair, une pénétration mutuelle de deux suppôts
confondus ensemble , une composition d'huma-
nité et de Divinité, qui , comme il arrive aux
autres mélanges, se communiquaient mutuelle-
ment leurs qualités, et que, de cette mixtion, il
résultait un troisième être composé des substances
et des propriétés de ces deux natures confon-
dues ; et en tout cela, vous n'avez vu que l'oppro-
bre et la ruine de la Divinité transfigurée en la
corruption de la nature humaine.
Mais vous vous êtes trompé. C'est donc vous
qui m'avez trompé, repartit le gentilhomme, car
ils sont deux ensemble ; ils sont l'un avec l'au-
tre, l'un dans l'autre: donc, ils sont mêlés; donc,
leurs qualités sont communes et transfuses mu-
tuellement en la substance qu'ils embrassent cha-
cun, et qu'ils pénètrent par leur union hyposta-
!ique.
Vous vous trompez , dis-je encore une fois,
reprit Eugène d'une voix forte, et vous n'enten-
dez pas ce que l'Eglise vous enseigne. Il n'y a
lO.
iy2 ENTRETIEN V.
point ici de mélange, ni de confusion, ni de conver-
sion, ni de transformation,ni de changement vérita-
!)le : c'est une union personnelle des natures divine
5t humaine unies par l'unité d*unemêmehypostase.
Le Verbe, qui n'était auparavant que la personne
de la Divinité, est devenu la personne de l'hu-
manité; il soutient l'une et l'autre : ce même
tronc supporte les deux branches , et il se fait un
seul arbre , où ces branches distinctes, sans être
mêlées ni confondues , sont unies en l'unité du
tronc qui les soutient. Il se forme , dis-je, un Jé-
sus-Christ , un Emmanuel , dans lequel Dieu et
J 'homme , distingués en leurs natures autant que
jamais , sont un par l'unité de la personne divine ,
qui est commune aux deux , et qui est leur base
indistincte et invariable.
Vous ne voulez pas , répondit le gentilhomme,
que je dise que, dans le Sauveur, la nature divine
et la nature humaine aient été mêlées: j'y con-
sens , je ne le dirai point. Vous voulez que je parle
comme vous, comme parlent tous les Chrétiens,
et que je confesse de bouche et de cœur que le
Verbe s'est revêtu de notre chair, que Dieu s'est fait
homme, que le prince s'est fait esclave: je le confes-
se, je lediSjjeledirai.Maisil faut donc, et nécessai-
rt ment, que vous me permettiez de dire que, dans
ce prince devenu esclave , la principauté est cap-
tive et prisonnière; que dans ce Dieu devenu hom-
me et rendu humble et misérable , la Divinité
est humiliée et abaissée, devenue moins puissante
et moins heureuse qu'elle n'était auparavant.
Non, Monsieur, reprit pAigène ; cette parole est
une impiété et une hérésie damnable. Le Verbe,
descendant du ciel et s'enfermant dans notre hu-
manité, n'est pas, comme un roi descendu de son
Irône et déchu de son pouvoir, traîné captif et
enchaîné dans une prison où il cesse de régner et
ENTRETIEN V. 1^3
(l'être heureux. Le Ver])e incarné ne cesse point
d'être le Verbe, d'être le Tout-Puissant et 1 Infini.
Parmi les opprobres de sa naissance temporelle
et les pauvretés de l'étable , il est riche, il est
heureux, il est immortel, il est Dieu autant qu'au-
trefois; il a la même force, la même majesté , la
même indépendance , la même grandeur qu'il
possédait dans le ciel ; et c'est un blasphème en no-
tre religion de dire que le jour qu'il s'est fait
homme, il ait discontinué d'être ce qu'il était eu
sa nature divine, ou qu'il ait rien perdu des félici-
tés éternelles et des beautés qu'il tira de Dieu sou
Père, au jour de sa vertu , quand il naquit avant
Lucifer dans les splendeurs des Saints : Nostra sus-
cipiens y et propria non ajnitteîis. En un mot, la
Divinité est dans l'homme comme la lumière du
soleil dans un cristal, aussi distincte du cristal
aussi claire en elle-même, aussi peu matérielle
et aussi peu fragile qu'elle l'était auparavant. In
se incomniutahllis perscv^erans^ nullcun suhiit om-
nipoientia detrimentiun , nec Dei formam servi
forma vîohwit.
Mais , reprit Pelage, dans cet homme, dans cet
enfant qui naît d'une femme, la Divinité ne fait
pas ce qu'elle fait dans le ciel ni dans les autres
endroits du monde. Le Verbe n'opère là-dedans
que des actions humaines, que des actions de ser-
vitude. IncomniutabiliSy encore une fois , s'écrie
Eugène, jusques entre les bras de sa mère, non-
seulement il conserve les pouvoirs et les magnifi-
cences de la dignité divine, mais aussi il en exerce
toutes les fonctions. Puisque vous ne le savez pas,
Monsieur, demandez à Saint Jean l'Évangélisle ce
que c'est que ce Fils de Marie qui vient de naître:
il vous répondra: Lux in tcncbris liicct : ce petit
enÇtint dans la crèche est une lumière qui, au
milieu de la nuit, produit le jour et enseigne la
iy4 ENTRETIEN V.
vérité. Il est une puissance qui, au milieu des in-
firmités , produit le monde et commande aux
rois ; une sainteté qui , au milieu du sang et delà
matière, sanctifie les anges ; une beauté qui, parmi
]es ombres de la terre, éclaire le paradis et glori-
fie les bienheureux ; un Verbe qui, dans la chair,
est l'origine du Saint-Esprit et le principe de la
grâce ; un Fils qui, dans le temps et dans la mort,
est la vie , le repos et l'éternité de Dieu , son
Père : Lux in tenebris , et tenehra eam non coni"
prehenderunt.
Ingénument, Messieurs, y a-t-il esprit humain ,
angélique ou incréé, ya-t-il religion sur la terre,
y en a-t-il dans le ciel qui puisse annoncer aux
hommes une doctrine de la Divinité plus divine
et plus agréable à la raison? A-t-on jamais parlé
de Dieu si dignement , et jamais sa sagesse , sa
puissance , son amour, ses perfections, ont-elles
été si éminemment élevées, ou, comme parle
David, si terriblement magnifiées qu'elles le sont
en ce mystère ? Dieu devenu néant et abaissé
sous l'homme, voilà la plus haute élévation où
puissent être la miséricorde et l'amour. Sic Deus
dilexit. Et voilà le plus glorieux état où pou-
vaient aspirer la justice et la majesté, lorsqu'elles
voient un Dieu devenu leur victime et immolé
sur la croix parmi les ignominies et les douleurs,
pour satisfaire à leur droit et pour obéir à leur
parole : Fnctus ohediens usque ad mortem. Le Dieu
vivant devenu l'homme mourant, et par l'union
personnelle des deux substances , trouver l'in-
vention d'accorder la grâce et la loi , et de glori-
fier infiniment l'une et l'autre : A Domino faciwn
est istud , et est mirahile in oculis nostris.
Vous parlez doctement et éloquemment, reprit
Pelage, arrêté mal à propos à sa pensée, mais je
parle clairement. Dieu est mort, Dieu a souffert.
ENTRETIEN V. ÏJ^
Dieu a été crucifié, humilié , anéanti ; il a subi
toutes les peines d'un trépas ignominieux et dou-
loureux ; ce sont les termes de la relig^ion chré-
tienne , et vous voulez que la raison le croie et
qu'elle se soumette à ces propositions sans répu-
gnance et sans plainte! Car enfin, si, dans le Sau-
veur, dès queThomme est mort , l'humanité est
morte, ne faut-il pas , si Dieu meurt , que la Di-
vinité meure aussi , et qu'elle périsse en même
temps ?
Les enfants, dit Eugène, savent répondre à ce
doute ; ils vous disent que, dans Jésus-Christ ,
l'homme meurt en sa propre nature, et que Dieu
meurt en une autre nature que la sienne, qui de-
meure entière et infiniment impassible parmi ces
passions et cette mort qu'elle sanctifie. Ce que
vous venez de proférer, c'est en propres termes
le blasphème et le raisonnement de l'ignorance
et de la folie de Nestorius, qui soutenait, contre
Saint Paul , que la sainteté et la vertu sont ma-
lades et infirmes , lorsque l'homme vertueux se
porte mal. Le raisonnement de cet hérésiarque
eût été bon , si ce que pensait Eutychés eût été
vrai , qu'il n'y avait que la nature divine en Jésus-
Christ, couverte des apparences de la nature hu-
maine, et que, sous ces apparences, le seul Verbe
avait fait et souffert ce que l'Evangile nous ra-
conte du Sauveur , que l'homme n'avait point
enduré, puisqu'il n'y avait qu'un Dieu sur la croix
revêtu de l'ombre du corps humain.
Il est évident que, selon cette doctrine, les fla-
gellations , les douleurs , les opprobres et les
ignominies tombèrent sur la Divinité, et que la
destruction qui arriva n'ayant pu être que la des-
truction de cette nature éternelle et invulnérable,
noire raison a sujet de frémir d'horreur et de
crier anathènie contre les docteurs qui l'ensei-
176 ENTRETIEN V.
gnent. Mais ce n'est pas ce que dit l'Église nî ce
qui est écrit dans l'Evangile : la doctrine catholi-
que, comme vous savez et comme je l'ai déjà dit
deux ou trois fois, est que Notre-Seigneur était
Homme-Dieu , et qu'il y avait en lui deux natures
unies par une seule personne qui leur était com-
mune, et dont elles étaient également soutenues.
C'est tout ce que la foi propose à notre raison,
et c'est aussi ce qui vous découvre votre erreur et
votre aveuglement , quand vous craignez que la
Divinité n'ait souffert et qu'elle ne soit morte
sur le Calvaire. Les souffrances et la mort n'ont
touché que l'humanité comme leur unique sujet ;
les peines de la nature humaine ne sont pas entrées
jusque dans la nature divine , parce qu'elle était
infiniment distincte et différente d'avec elle : mais
le prix de la personne divine est entré dans la na-
ture humaine, parce qu'elle était sa personne et
qu'elle la soutenait.
Cette personne incréée , comme elle était le
principe des actions de l'homme, les sanctifiait
et les rendait dignes de racheter mille mondes ;
mais comme elle n'était pas le sujet passif de ses
souffrances, elle n'en recevait aucun déshonneur
ni aucun dommage.
Les actions du Sauveur étaient théandriques:
elles sortaient de la personne de Dieu et de la
volonté de l'homme; l'une et l'autre agissaient ;
mais ses douleurs étaient simplement humaines ,
d'autant que Dieu, qui les souffrait, ne les souffrait
pas comme Dieu , et que sa nature immortelle
n'était pas soumise immédiatement à ces peines
de notre mortalité ; en un mot , Dieu mourait, la
Divinité ne mourait pas.
Tandis qu'Eugène tournait cette proposition en
diverses manières pour la mieux faire entrer dans
l'esprit de ces Messieurs , Eulime prit la parole,
ENTRETIEN V. IJJ
et avec un respect cligne de sa sagesse et de sa dé-
votion , demanda s'il n'eut pas été plus à propos
dans l'Eglise, afin qu'on s'éloignât davantage du
danger et de la crainte d'offenser l'adorable im-
passibilité de l'Etre divin, de s'ajjstenir de ces
termes: Dieu est mort. Dieu a été crucifié , et se
contenter de dire : Jésus-Christ est mort, le Sau-
veur a souffert, le Sauveur est né d'une femme.
Il semble , dit-il , que cela n'aurait fait aucun tort
à la foi de l'union hypostatique, et que cependant
il eût soulagé les esprits faibles, qui croient en-
tendre je ne sais quoi d'offensant contre la Divi-
nité, quand on leur dit que Dieu est mort.
Hélas î répondit Eugène , que nous aurions été
coupables contre sa b(uité de n'oser le dire ! Que
nous l'aurions privé d'un grand honneur, et s'il
est permis de parler ainsi , que nous l'aurions
désobligé ! Quiconque ne peut être honoré
ni relevé que par des actions d'amour, ne peut
être honoré que par le seul abaissement : il n'y a
point pour lui d autre véritable élévation que de
devenir moindre qu'il n'était.
Il est vrai, Messieurs , qu'une alliance noble et
illustre est l'honneur des gens de basse extrac-
tion. Une villageoise choisie pour être la femme
d'un empereur ou d'un roi , ne man<pie pas de
prendre aussitôt le nom de son mari , et de se faire
appeler l'Impératrice ou la Reine , et de porter la
couronne et les habits de cette dignité ghjrleuse ;
elle veut qu'on oublie sa maison , et qu'on ne sa-
che plus rien d'elle, sinon qu'elle est princesse et
maîtresse, et que toutes les qualités et les gran-
deurs de son mari lui appartiemient avec autant
de droit que sa personne. C'est là l'honneur et l'a-
vantage des petites créatures, et naturellement mi-
sérables .
Mais les êtres parfaits ont un sentiment bien
17^ ÈNTRETIEI* V.
contraire et des intérêts bien différents : comme
ils son tau-dessus de tout, et qu'il n'y a point pour
eux d'alliances avantageuses , sinon celles qu'ils
contractent par les inspirations d'un amour désin-
téressé et véritablement magnanime , ils ne se van-
tent que de celles-là ; ce sont les seules dont ils
veulent prendre les titres, et porter les noms et
les marques aux jours de leurs couronnements et
de leurs triomphes.
Dieu, le plus parfait de tous les êtres, par un
amour ineffable et inconcevable, s'est allié à la
nature de l'homme ; il s'est joint intimement et
hyposlatiquement avec elle, et lui a communiqué
ses félicités et ses biens. Cette alliance, Messieurs^
bien loin de le couvrir de honte, relève extrême-
ment sa gloire. Il ne croit pas que ce soit assez de
n'être qu'une seule personne avec son épouse ; il
veut n'avoir plus qu'un même nom et être ap-
pelé comme elle. Il veut porter tous les titres de
ses faiblesses et de ses pauvretés : il veut être ap-
pelé le Dieu-homme, le Dieu nécessiteux, le Dieu
crucifié, le Dieu mourant. C'est lui, dans cette al-
liance, qui oublie sa naissance ancienne et divine j
c'est lui qui, renonçant , ce semble, aux titres ho-
norables de son extraction céleste , veut qu'on
dise désormais que le Verbe est le fils de l'homme,
qu'il est né d'une femme au milieu des temps, et
ce serait outrager son amour, quand nous parlons
des souffrances de la Passion, de ne lui donner
que le nom de Sauveur, et de n'oser dire que
Dieu a été crucifié. Je puis même dire hardiment
qu'une Eudoxia tirée du village pour devenir la
femme d'un Théodose , ne serait pas si offensée
qu'on refusât de la nommer impératrice,que Dieu,
tiré du trône du paradis pour devenir ici-bas Té-
poux de notre nature mortelle , le serait, si l'on
craignait de l'appeler homme et de prononcer
ENTRETIEN V. lyg
ces paroles : Verhujn caro factum est , le Verbe a
été fait chair et il s'est anéanti.
Ces Messieurs ne purent pas s'empêcher de se
témoigner les uns aux autres les sentiments que
cette réflexion faisait naître en leurs esprits. Il est
néanmoins véritable , poursuivit Eugène en inter-
rompant ce qu'ils disaient, que le Verbe, en pre-
nant les noms qui nous sont propres , a retenu les
siens, et qu'au même temps qu'il s'est revêtu de
notre mortalité et de notre ressemblance , non
rapinam arbltratus est esse se œqualem Deo , il n'a
pas commis un larcin de porter encore le nom
d'égal et de consubstantiel à son Père, et de s'at-
tribuer les titres de la Divinité les plus nobles et
les plus divins.
Pelage, qui n'était pas attentif, mais qui conti-
nuait de rêver à ses difficultés, se souvenant de
celle qui lui semblait la principale, interrompit
Eugène : S'il est vrai, dit-il , que le Verbe s'est
incarné, qu'il a satisfait pour nous sur la croix,
et que, par son sang, il a payé toutes nos dettes,
d'où vient qu'on nous poursuit encore et que
nous continuons d'être misérables ? comment est-
ce que Dieu exige de nous des satisfactions , et
nous assujettit encore aux souffrances, aux mala-
dies, à la mort, et qu'il punit notre péché avec
autant de rigueur que si le Rédempteur n'avait
rien fait ? Nous lui devions beaucoup: son Fils
lui a rendu plus que nous ne lui devions , et néan-
moins, voilà qu'il nous traite comme s'il n'avait
reçu aucune satisfaction , et qu'il exerce contre
nous toutes les sévérités d'une colère impitoyable.
Notre-Seigneur sur la croix a demandé, non-seule-
ment qu'on nousremît notre péché, mais aussi qu'on
nous exemptât de toutes les peines du péché, des
afflictions, des maladies, de la mort. Il l'a de-
l8o ENTRETIEN V.
mandé et il l'a mérité. Eq effet , on le lui accorde,
dit rÉcilture ; Dieu le promet; il assure qu'il n'y
aura plus ni de péché , ni de larmes , ni de mort
dans le monde , et cependant voilà que nous pleu-
rons et que nous mourons tous les jours , comme
on mourait au temps de Noé. S'il est vrai que le
Sauveur soit venu et qu'un Dieu se soit incarné
pour nous empêcher de mourir, pourquoi mou-
rons-nous ?
Qui vous a dit, repartit Eugène , que Notre-
Seigneur est venu pour nous exempter de la mi-
sère et du trépas ? Parlons correctement comme
parle l'Evangile, et disons qu'il est venu pour nous
en délivrer. Voici une petite histoire, ajouta-t-il,
qui est la réponse claire et nette de votre doute,
et plût à Dieu qu'elle entrât dans l'esprit de ceux
qui s'étonnent de voir encore des larmes parmi
les Chrétiens ! Il y a plusieurs années qu'un saint
homme alla trouver le juge de la ville où il était:
Monsieur, lui dit-il, vous avez dans vos prisons
un malheureux criminel que je connais, que
j'aime, et que je me trouve engagé à secourir
dans le danger où il est. Vous l'avez condamné ce
malin à mourir sur une roue. Je n'entreprends pas
toutefois de le justifier, et moins encore d'ohtenir
que vous ayez pitié de lui et que vous révoquiez
votre sentence : elle est juste , et ce serait un scan-
dale de s'y opposer. Ce que je viens vous deman-
der, c'est que quand vos ordres auront été exécutés
et que le criminel sera mort, vous permettiez que
je le re£suscite , et qu'en vertu d'un pouvoir mi-
raculeux que j'ai reçu de Dieu, je lui rende, non-
seulement la vie, l'innocence , la réputation et la
liberté, mais encore autant et plus de biens qu'il
en aura perdu, et qu'enfin je fasse en sorte qu'il
son beaucoup plus heureux et plus riche qu'il n'é-
EXTRETIEX V. l8f
tait avantqu'il eût commis aucune faute. Le juge,
aussi raisonnable etcharitable que juste et sévère,
consentit à cette proposition, et loua un si admira-
ble accommodement de la miséricorde avec la jus-
tice et la loi. On tira le criminel de la prison et on
le conduisit au supplice. Quand il se vit sur Téclia-
faud entre les mains d'un bourreau, il fit en son âme
des plaintes amères contre l'infidélité prétendue
de ce saint homme, qui lui avait promis de le se-
courir et de le sauver. Mais quand, après les tour-
ments et le trépas, il se vit rappelé de l'autre mon-
de, et rétabli soudainement en la possession de
la vie, de la liberté , de l'honneur et de tous les
autres biens , par le secours de cet ami incompa-
rable , quelles admirations, quelles joies, quels
remercîments !
Voilà, Messieurs, tout le mystère de notre ré-
demption. Aussitôt qu'Adam eut péché. Dieu, par
un décret irrévocable , condamna le genre humain
à trois châtiments : l'un , de naître sans la grâce ;
le second, de vivre dans le travail et de pleurer
toute sa vie ; le troisième, de mourir : trois châ-
timents communs et trois sujets de l'Incarnation
du Verbe, qui a voulu, je ne dis pas nous en
exempter tout à fait, mais nous en délivrer quand
nous les aurions soufferts. Vous le savez , Mes-
sieurs , et les Chrétiens devraient soigneusement
remarquer cette importante vérité, que Jésus-
Christ n'a jamais conçu le dessein d'empêcher que
nous ne fussions misérables et sujets à la néces-
sité de mourir, mais bien de faire en sorte, lors-
que nous l'aurons été durant le temps, qu'enfin,
par un secours miséricordieux et par une trans-
formation admirable, nous devenions impassibles,
immortels et éternellement heureux. Il ne de-
vait nous exempter ni des misères ni de la mort,
car l'arrêt de son Père était juste: il fallait néces-
l82 ENTRETIEN V.
saiiement qu'il fut exécuté eu la personne de tous
ceux qui avaient été condamnés. Notre-Seigneur
savait très-bien qu'en instituant son testament de
miséricorde , il devait respecter le testament de
justice, et tellement satisfaire aux intentions de
son amour infini qu'il ne violât pas les lois d'une
colère infiniment sainte et juste : Nonvetii sohere
legem , sed adiinplere.
Il le devait, et il l'a fait. Car dès que les hom-
mes furent condamnés , cet adorable Sauveur fit
à son Père les mêmes propositions que ce saint
homme fit au juge dont j'ai parlé , demandant
qu'après que tous les arrêts de la justice seraient
accomplis sur nous, que, par les mérites infinis de
son propre sang, il nous rendît tout ce que nous
aurions perdu par la rigueur de ces arrêts exécu-
tés. Dieu le Père ne manqua pas d'y consentir , et
il arrêta dès lors qu'après que nous aurions subi
l'arrêt et souffert les trois peines imposées , la
privation de la grâce en la naissance , les travaux
et les afflictions durant la vie, et enfin la mort ,
le Sauveur nous délivrerait de tout, nous rendrait
éternellement heureux , et exercerait envers nous
sa miséricorde selon toute l'étendue de ses désirs.
C'est , Messieurs , ce qu'il fera au jour de sa ré-
surrection générale , lorsqu'il retirera nos corps
delà terre, et qu'il changera nos misères d'aujour-
d'hui en une immortalité glorieuse. Il n'a donc
pas commis un larcin en prenant le nom d'égal
à son Père , et en s'en attribuant, comme j'ai dit,
les litres les plus incommunicables de la Divinité;
Non rapinam arhitratus est esse se œqualem Deo,
Ces paroles de Saint Paul ayant rappelé dans
l'esprit d'Eugène la mémoire des grandeurs du
Verbe incarné , elles y firent naître en même
temps de l'indignation contre ceux qui pensent
voir quelque chose de méprisable dans cette per-
ENTRETIEN V. l83
sonne sacrée; et cette colère augmentant ses for-
ces, il éleva la voix, et la poussa, comme pour
ouvrir les portes des cœurs et y faire entrer quel-
ques rayons de la gloire du Verbe incarné : mais
il se retint aussitôt, comme étant arrêté par quel-
que crainte.
Eutime, qui n'avait pas dessein qu'il se tût en
une si belle occasion, pour lui donner sujet de
passer outre et de communiquer ses pensées à la
compagnie, lui demanda si les principales qualités
de l'Homme-Dieu n'étaient pas celles de médiateur,
de répafateur, de roi souverain. Ce discours fst
au-dessus de mes forces , répondit jEugène , et je
dois plutôt me taire en cette occasion que parler.
Néanmoins, ajouta-t-il , les grands sujets veulent
peu de paroles. Pour faire le panégyrique des per-
fections du Verbe incarné , il suffit de les nom-
mer : elles sont si extraordinaires que l'homme ne
peut les avoir inventées, et il faut qu'elles soient
vraies, puisqu'on sait leurs noms. IMaissi elles sur-
passent notre invention, elles surpassent encore
davantage notre explication et notre éloquence.
Ce sont des grandeurs qui se peuvent dire, mais
qui ne se doivent pas expliquer : par leur nom
seul , ou par le premier mot que l'on en dit, elles
épuisent toutes les forces de l'esUendement de
riiomme.
Les Pères spirituels remarquent qu'on lui attri-
bue des éloges différents, selon la différence des
trois endroits où il est particulièrement connu :
dans le sein de son Père , dans le ciel parmi les
anges , et dans l'Eglise ici-bas avec les hommes.
Je dis donc en peu de mots que , dans la pre-
mière et la plus haute de ses demeures , chez Dieu
le Père où il habite éternellement, il est son Fils ,
son Verbe incréé, son image consubslantielle et
viyanle, cl (ju'll y i>( oit lu vie d'une manière qui
l84 ENTRETIEN V.
est le dernier degré de la hauteur , et qui l'élève
infiniment au-dessus de toutes les sublimités du
monde : Sublimis et excelsus hahitans œternita'
tem .
Il est vrai que les hommes naissent ici-bas,
mais par les lois indispensables de leur nature cor-
rompue , avec quelque magnificence ou sous
quelque couronne qu'ils puissent naître . il faut
qu'ils naissent honteusement dans l'impureté,
dans le péché, dans l'ignorance, et que la vie
qu'ils y reçoivent ne soit qu'une participation , et
comme une petite étincelle de la vie de leurs pa-
rents.
Les avantages du Verbe au-dessus d'eux, et les
privilèges de sa naissance incommunicables aux
créatures, sont de naître avec la grandeur qui lui
est propre , et de recevoir avec la vie autant de
biens et de perfections, autant de sagesse, de force
et d'âge qu'il en faut pour être égal à son principe;
De naître avec l'éternité durant les temps , et
toujours sans commencer et sans finir, et sans
naître plus d'une fois;
De naître avec la sainteté par Témanation d'un
Père infiniment pur et vierge, vierge lui-même
parle vœu qu'il en fait, pour ainsi dire, en pro-
duisant le Saint-Esprit, qui n'est autre chose
qu'un amour voué pour être à Dieu , à Dieu seul,
entièrement et pour jamais ;
Enfin , de naître avec la béatitude souveraine
et dans la gloire, au milieu des clartés et des féli-
cités infinies, dans le sein d'un soleil, dont les
rayons répandus au dehors éclaireront les Saints
et les rendront éternellement heureux : Tccuni
prlnclpium in die virtutis tuœ ^ lui dit David. Le
jour de votre naissance est le jour de votre force;
le Tout-Puissant et l'Éternel vous donne sa puis-
sance avec la vie ; il vous la donne lorsqu'il est
ENTRETIEN V. l85
vierge. La siibstance paternelle qui vous produit
est aussi le sein maternel qui vous conroit, et
d'où vous naissez tout brillant des splendeurs de
la gloire et de la sainteté : In spleiidorihiis saiic-
torum ex utero ante luciferum genui te. Yoilà ce
qu'on dit de Jésus, et les éloges qu'on lui attribue
dans le sein de Dieu le Père.
Ce qu'on en dit dans le ciel et parmi les anges
est qu'il est le réparateur des disgrâces et des per-
tes anciennes arrivées parmi eux , et qu'il y a cinq
mille ans et davantage que ces esprits célestes
soupirent en attendant le jour heureux qu'il réta-
blira leurs ruines , qu'il repeuplera leurs déserts,
et que, par ce dernier miracle , il consommera so-
lennellement les ouvragées de sa miséricorde :
A'Alificahit déserta a seculo , ruitias antiquas
érige t.
Je veux dire, ce qu'on oublie de remarquer,
qu'en effet Notre - Seigneur , dès qu'il naquit
ici-bas et qu'il commença à former le dessein de
la réparation du monde entier , vit là-haut de
grands désordres, quantité de places vacantes et
tie ruines causées par la chute des démons, et que,
touché de compassion , il conçut la pensée d'y
jemédier, et d'étendre jusque là les mérites de
ses douleurs et les entreprises de son amour;
(pi'afin de le faire dignement, au lieu de pro-
duire de nouveaux séraphins et de nouveaux
anges, il regarda les hommes , et chercha parmi
eux des personnes propres à l'exécution de son
entreprise ; qu'il continue de les y chercher en-
core aujourd'hui, mais que, n'y trouvant que des
hommes faibles et languissants dans les infirmités
et dans les souffrances , ou des hommes pécheurs
et voués à l'enfer, ou des hommes morts et en-
terrés, il se dispose à employer toutes les forces
de sa puissance, et que, puis(pi'il i'enlrepreudet
185 ENTRETIEN V.
qu'il le veut, il ne manquera pas de raccomplir
heureusement à l'heure que se providence a mar-
quée. Le jour viendra qu'il brisera les chaînes,
qu'il ouvrira toutes les portes de l'enfer et de la
mort, qu'il en fera sortir en triomphe les captifs
malheureux, qu'il leur rendra la vie , l'innocence
et l'immortalité, qu'il les transformera en des va-
ses de gloire, qu'il les conduira dans le ciel, qu'il
leur donnera rang parmi les anges et parmi les sé-
raphins, et que, par un miracle surprenant , ce
sera de ces cadavres et de ces squelettes déterrés
qu'il réparera les disgrâces , et qu'il restituera
tout ce qui manquait de beauté et de richesse à
la céleste Jérusalem ; Consolabitur Dominus Sion^
et consolahitur omnes ruinas ejus.
Concevez, s'il vous plaît , quelle est la grandeur
de ce miracle : ces hommes formés de terre et de
boue , ces pécheurs retirés d'entre les mains des
démons et des portes de l'enfer, ces cadavres sor-
tis de leurs tombeaux, auront une gloire méritée
par la passion du Verbe incarné, et les splendeurs
de cette gloire teinte du sang d'un Dieu répandu
sur ces bienheureuses troupes , leur inspireront
de nouvelles grâces, et rendront le paradis incom-
parablement pkis beau qu'il n'était avant qu'il fût
ruiné ; Consolahitur Dominus Sion , et magna erit
gloria donius istius nouissimœ plusquam primœ.
Voilà ce qu'on dit et ce qu'on espère de Jésus-
Ghrist dans le ciel.
Ce que nous en disons dans l'Eglise et sur la
terre, c'est qu'il est l'original et le Créateur de no-
tre nature tirée du néant, le Rédempteur de noire
nature détruite par le péché, et la gloire de notre
nature glorifiée;
Qu'il est le Dieu , le prêtre et la victime delà
vraie religion , adorable depuis
mole JM-ïqu'à la fia des siècles j
ENTRETIEN V. l8j
Qu'il est le principe, le méJiateur et la fin du
salut, la source inépuisable de la grâce, sancti-
fiant les Saints par des mérites infinis , et infini-
ment sanctifié avant tous les mérites ;
Qu'il est le premier conçu des prédestinés, le
premier-né des immortels et le premier posses-
seur du paradis, vivant, sur la terre, de la vie glo-
rieuse, et vivant, dans le ciel, de la vie humaine
avant pas un homme;
Qu'il est le chef de chaque corps et de chacpie
compagnie, souverain en tous les rangs d'excel-
lence et d'honneur, le prototype des beautés, le
principe des sciences, l'inventeur des arts, l'an-
cien des artisans , le maître des docteurs, l'exem-
ple des Saints, l'hiérarque des prêtres , le mo-
narque des rois , l'ange des anges élevé au trône
de leur religion en la plus haute dignité de leur cé-
leste hiérarchie : Rej; rcgiun et Dominas dominant
tlum.
Je le puis bien dire,après Saint Jean, Seigneur,
Roi des rois, et Roi partons les titres unis ensem-
ble, et dont chacun séparément donne aux princes
la puissance de régner et de commander aux peu-
ples.
Roi par héritage, puisqu'il est le Fils de IJieu ,
légitime héritier de son domaine et de ses empi-
res ; Filins rncns es tu: daho tibi ^rentes liœrcdita-
o
te m tua m.
Roi par élection, puisqu'il est le Roi des amants,
le Roi des anges et des Saints, et l'élu des élus,
choisi éternellement dans l'assemblée de l'amour
et de la liberté : Dii^nus est Jgnus qui occisus
est aeeipere virtutcni , et fortitudincni , et glo-
riam
Roi par con({uête, puisqu'il a vaincu sur le Cal-
vaire , et soumis le monde aux pouvoirs et à l'eni-
[)ire de sa grâce victorieuse : Quis est iste lie.c
Ibb ENTRETIEN V,
gloriœ P Dominas fortls et potens , Dominus po-
tens in prœlio, \
Roi par alliance, puisque son humanité est unie
au Verbe ; et que, par le droit de l'union hypos-
tatique, elle est entrée sur le trône de gloire , et
qu'elle s'y repose éternellement avec lui : Surge in
requiem tuam , tu et arca sanctificationis tuœ.
Roi par paternité , puisque ses enfants sont as-
sez nombreux pour faire le plus grand royaume et
la plus grande assemblée de sujets , et que ses su-
jets dans le ciel ont reçu de lui assez de vie, selon
l'âme, pour être les plus véritables enfants et les
plus obligés à l'obéissance que la nature ait jamais
produits en l'un et en l'autre monde: Princeps pa-
cis j Pater futuri seculi»
Roi par le mérite des vertus royales, la force,
la magnificence et la bonté, qu'il a possédées émi-
nemment et qu'il a exercées d'une façon miracu-
leuse. Il est le seul entre les rois et les vainqueurs
qui ait été fort dans le combat , miséricordieux
dans la victoire et magnifique dans le triomphe.
Je ne parle. Messieurs, qu'après les anges,
qui , lorsqu'on leur demande quel est cet homme
qu'ils reçurent autrefois au ciel avec tant d'ap-
pareil , et qu'ils honorent encore aujourd'hui par
leurs adorations éternelles , cpiis est iste Rex
gloriœ P répondent : Dominus fortis in prœlio ,
que c'est un roi qui , par un miracle inouï, a
été fort durant le combat ; que les autres vain-
queurs, en combattant, n'ont eu que des forces em-
pruntées et des armes étrangères ; qu'outre leur
personne , il leur a fallu des armées entières, des
cent mille hommes pour les aider à combattre ;
que Jésus-Christ a combattu sans aucun secours ;
qu'il n'a eu besoin que de son bras pour vaincre
des ennemis innombrables, et qu'il a trouvé dans
ENTRETIEN V. 1 89
son cœur toutes les forces nécessaires à sa vic-
toire.
Que c'est un roi qui , par un autre nîiratle
encore plus divin , a étépuissant et vraimetit vain-
queur dans la victoire, et qui, au lieu d ôler la vie,
l'a rendue à ceux qu'il a touchés de ses armes
victorieuses. Que les victoires des Cyrus et des
Pharaons , et de tous ces conquérants que le
inonde admire, n'ont été que des massacres d'hom-
mes , des renversements de villes ; que la victoire
de Saint jMichel, là-haut au ciel, ne fut elle-même
autre chose que la mortel la damnation de cent
millions d'anges perdus et ensevelis dans l'enfer.
Qu'il n'y a que la guerre de Jésus-Christ qui ait
donné la vie au monde ; qu'aucun ange ni aucun
homme n'en a reçu que du bien ; que la mort seule
ot le péché ont péri par sa victoire ; que ses cha-
riots armés qu'on a vus marcher dans les campa-
gnes , ont porté partout le salut, l'innocence,
l'immortalité, et que c'est très-justement que le
Saint-Esprit, le doigt de Dieu , a* fait écrire sur
leurs étendards ces paroles qui n'en seront jamais
effacées ; Qui asceridis super equos tuos , et qua-
drigœ tuœ sahatio.
Enfin que c'est un roi qui, par un troisième
miracle, le plus surprenant de tous, a été infini-
ment glorieux et magnifique dans le triomphe :
C(iptii>am (luxit capt'u^itatcni .
Sa gloire est que, retournant au ciel, il y a mené
la captivité captive ; c'est-à-dire que des captifs
du démon, ce Sauveur en a fait les captifs de sa
grâce. Les hommes qui ne pouvaient plus rece-
voir de bien , ne pourront plus souffrir de mal;
ceux qui ne pouvaient résister à leurs passions
ne pouirt'Ut plus désobéir à Dieu ni commettre
aucun péché : partout où leur mouvement les
j-urtcra , ils 6c irouvcrout les esclaves heureux
II*
jgO ENTRETIEN V.
(le sa volonté divine. Ceux qui euient enfermés
dans les tombeaux, el qui ne pouvaient plus
vivre ni s'échapper des prisons de la mort , ne
pourront plus mourir ni sortir du milieu des féli-
cités et des joies , ils seront attachés au principe
de leur bonheur et de leur vie par des chaînes qu'on
ne pourra jamais rompre , captifs éternellement
immortels , impassibles et impeccables. Ascendens
in altum , captwam duxit captwitatem.
Mais pour ramasser en un mot tous les éloges
de Jésus-Christ, je dis qu'il est l'auteur de tous
les biens et le réparateur de tous les maux. Je
dis réparateur de tous les maux, sans en excepter
aucun , car remarquez, s'il vous plaît, qu'il n'y a
rien depuis le ciel empyrée jusqu'au dernier des
éléments, depuis le firmament jusqu'à l'enfer, de-
puis Dieu jusqu'à la dernière créature, qu'il n'ait
réparé par ses souffrances, par sa mort douloureuse,
ou du moins, qu'il n'ait mis en état d'être parfaite-
ment réparé. Le jour viendra. Messieurs, ce jour
lieureux,ce jour désirable et éternel, que, n'y ayant
j^lus ni de ruines parmi les anges, ni de peines et
de larmes parmi les hommes, ni de mortsurlalerre^
ni de péché au monde , ni de ténèbres et de man-
quements dans la nature, nous verrons partout la
gloire, la sainteté, l'immortalité, l'abondance et
le repos ; partout un bonheur universel et infini y
et que, selon la pensée de Saint Macaire, nous
pourrons bien dire avec David : Jèsiis dous a sait-
vés: louez-le^ campagnes ! louez-Ie, ruisseaux et
fleuves ! rochers et pierres, ressentez du plaisir,
et joignez vos louanges a celles des Sai/its : la
rédemption ua jusquà vous.
Je dis auteur de tous les biens , et principa-
lement de ceux que les élus possèdent et posséde-
ront dans le ciel, car c'est la vision i)éali{ique de
ses attributs divins qui glorifie les àniesj ce sont
ENTRETIEN V. igi
les rayons de sa splendeur visible qui glorifient et
qui conservent les corps ; ce sont ses yeux qui sont
les astres du ciel empyrée ; c'est sa présence qui
fait les fêtes, les solennités et les l)eaux jours de
la céleste Jérusalem. Il en sera le lloi, mais il ne
régnera que par sa beauté ; il n'aura point d'autre
pourpre qu'elle seule ; il ne sera couronné que de
ses lumières; il ne sera puissant et armé que par
ses attraits. Sa beauté seule fera les lois et la
justice de son royaume ; il suffira de la voir pour
demeurer éternellement dans la soumission, dans
l'innocence, dans la sainteté, dans l'amour, dans
la joie souveraine et infinie.
Enfin , je dis que c'est Jésus qui est aujourd'hui
notre voie, notre vérité, notre vie, et qui est le
maître des hommes et des anges. On lui en dispute
le titre en quelques endroits de la terre , parce qu'il
y a encore quelques endroits couverts des ténèbres
du péché et de l'ignorance ; mais il faut que ses
propres ennemis confessent que, sur la terre, il n'y
eut jamais d'homme plus glorieug| plus puissant
ni phis renommé que lui.
Pour éteindre sa mémoire et pour renverser
son Eglise , l'enfer a formé une ligue des princi-
pales nations de l'univers. Les rois, les empereurs
et les consuls , les sénats , les aréopages, les ré-
publiques , les religions, les philosophes ont
quitté les différends qu'ils avaient entre eux pour
conspirer d'un commun accord à la destruction de
sa gloire. Le monde lui a livré des batailles de
toute manière ; il l'a combattu par l'épée, par la
langue, par la plume; il a armé contre lui des
st)phisles , des juges, des tyrans, des bourreaux ,
des persécuteurs , et il a été un temps où il n'y
avait point parmi les hommes d'autre affaire que
de tourmenter ses martyrs, et de noyer sa religion
dans un déluge de larmes et do san^j : Aosiri^.
1^2 ENTRETIEN V.
sanguînîs effasio iinum erat muncll negotîum. Et
néanmoins, quelle religion plus immortelle et plus
invincible? quel nom plus fameux, plus triom-
phant , plus illustre ?
Les martyrs sacriBés a son amour, les biblio-
thèques élevées pour sa défense, les églises dé-
diées à son nom démentent les comparaisons qu'on
voudrait faire en faveur des Salomons ou des Cé-
sars. Les tyrans de Rome qui l'ont persécuté sont
morts et réduits en poudre ; sur leurs têtes abat-
tues et sur leurs couronnes brisées , sur leurs
cendres et sur leurs tombeaux, sont bâtis les plus
augustes temples que la terre ait jamais portés, et
c'est dans ces temples qu'on adore aujourd'hui Jé-
sus , et qu'on entend retentir les voix de ses pré-
dicateurs et les explications de son Evangile. Les
langues et les cœurs , les villes et les provinces ,
les empires et les mondes sont sacrifiés à Jésus. Le
démon, son premier Antéchrist , qui suit le soleil
pour aller diffamer ce nom sacré partout où pa-
raît cet astre ,g|ue voit-il partout et que peut-il
rapporter dans l enfer , sinon que Jésus est aimé
et adoré, et qu'il le sera jusqu'à la fin des siècles?
Tout cela, Messieurs, est abrégé dans trois ou
quatre paroles qu'on prêchera éternellement dans
1 Eglise militante et triomphante, que Jésus est le
Fils de Dieu le Père, le principe et l'origine du
Saint-Esprit, l'original de la création, le Roi de la
nature créée, le Réparateur de la nature corrompue
ctlobjet de la nature glorifiée ; Homme-Dieu, di-
vin Epoux, digne d'être aimé et d'être recherché de
tous ceux qui veulent aimer. Hélas ! mortels , s'é-
crie Saint Augustin, quelle beauté plus aimable,
quelle bonté, quelle puissance, quelles perfections
plus adorables et plus justement adorées? N'est-
ce pas avec sujet que tant de vierges, tant de chas-
•eset généreuses amantes, transportées de joie et
ENTRETIEN V. 11)3
d'amour, ont couru après lui an travers des flam-
mes et des épées, ont luulé aux pieds les sceptres
et les couronnes, et méprisé tous les appas des
plaisirs et des vanités du monde, pour aller le trou-
ver sur les échafauds et sur les hùcliers , et là,
lui consacrer leur cœur et leur vie? Confitebor
tibt quia tenihiliter magnificatus es. Divin Sau-
veur , il le faut confesser, vous êtes élevé en mag-
nificence et en pouvoir jusqu'à l'étonnement de
nos esprits, qui ne peuvent vous contempler dans
cette haute élévation sans frémir de crainte et
sans s'anéantir devant vous par l'admiration de
vos grandeurs, qu'on ne peut adorer que par le
silence.
Eugène, ayant ajouté quelques petites réflexions
sur ces paroles de David , ne pensait plus qu'à se
taire ; mais il devait encore quelque chose à la
gloire de Jésus-Christ, et l'Esprit du Dieu, qui fit,
durant les quatre ou cinq premiers siècles , de
grandes choses parmi les hommes pour défendre
l'honneur de cet Emmanuel hien-aimé , et pour
mieux établir dans lEglise la foi de son incarna-
tion, voulut que ce théologien en donnât connais-
sance à la compagnie qui l'écoutait. Car j'ai sujet
de croire que ce fut par l'inspiration de cet Esprit
qu'Eutime interrogea là-dessus Eugène, et lui de-
manda en quel temps l'Eglise , qui d'abord ne
trouva dans l'Evangile que ces paroles : Verhuni
caro factuni est, ou quelques autres semblables ,
avait découvert à ses docteurs tant de choses ra-
res touchant cette union du Verbe avec l'homme,
et leur avait enseigné comment ils devaient l'ex-
pliquer dans leurs écoles, et ce qu'ils devraient
dire aux peuples sur toutes les circonstances d'un
mystère si inexplicable et si relevé.
Eugène, après avoir un peu considéré ce qu'il
devait répondre, dit que c'était principalement au
1^4 ENTRETIEN ▼.
temps du concile de Calcédoine, vers le milieu du
cinquième siècle, que l'Église s'était expliquée là-
dessus, et qu'elle avait communiqué plus distinc-
tement aux peuples chrétiens les révélations du
Sainl-Esprit.
Hélas î ajouta-t-il, que cette science dont nous
jouissons aujourd'hui en paix, a été achetée chè-
rement par nos pères , et qu'elle leur a coûté de
peines et de larmes, le démon n'ayant jamais rien
entrepris avec tant de chaleur et tant de rage
que le dessein de faire en sorte que Jésus-Christ
passât pour n'être point homme ou pour n'être
point Dieu, et qu'on ne crût pas qu'il y eût quel-
que chose de la Divinité dans une créature son in-
férieure, qu'il méprisait comme son esclave, ou
quelque chose de l'humanité dans un Dieu, son
maître, infiniment plus grand que lui !
L'hérésiarque Nestorius et ses sectateurs lui ser-
virent d'instruments pour le premier; il en trouva
d'autres pour le second. Ceux-là causèrent des
désordres et deg maux extrêmes ; mais la fureur
porta ceux-ci au delà de toutes les extrémités ; et
l'on peut dire à la gloire de la religion chrétienne,
ce que quelques-uns néanmoins ont pensé mal à
propos avoir été sa confusion et sa honte , qu'on
n'a point encore vu parmi nous des emportements
de colère si scandaleux ni si violents qu'on en vit
dans les ecclésiastiques que le démon voulut choi-
sir pour détruire la croyance en l'Incarnation du
Verbe, et pour empêcher que son Créateur et son
Seigneur ne fût appelé le Fils de l'homme.
Il ne manqua pas de trouver en ces siècles-là
des docteurs et des prêtres disposés à le servir en
cette entreprise ; mais ne se fiant pas à leur force
et à leur malice naturelle pour un dessein de telle
importance, il entra manifestement dans leur cœur,
r.NTRETIEN V. igj
et leur iiispiia sa propre malice et tout ce qu'il
avait d'imprudence et d'impiété.
Il est vrai que c'étaient des prélats et des reli-
gieux ; mais puisque, par leur volonté superbe el
par trop de confiance en leur jugement aveugle ,
ils entreprenaient d'attaquer la religion catholi-
que, qu'il était important à l'Eglise qu'il parût
que l'enfer et les démons combattaient dans eux
contre nos mystères, et que les ennemis éternels
de la vérité se déclaraient les ennemis de notre
foi.
Eugène voulut là-dessus raconter brièvement et
à la hâte ce qui s'était passé de plus mémorable
en ce temps-là, et montrer comment, à l'exemple
du fer et de la pierre qui, s'entrechoquant, font
naître des étincelles qui éclairent durant la nuit ,
le conflit des opinions et des sentiments avait fait
naître dans l'Eglise la connaissance des vérités ca-
chées touchant le mystère de l'Incarnation.
Mais le peu qu'il commença de dire ayant fait
juger à la compagnie qu'elle aurart beaucoup de
satisfaction de savoir les choses plus distincte-
ment, on le supplia d'en parler plus au long, et
d'accorder cette grâce à tant de personnes de mé-
rite qui l'écoutaient avec respect et avec plaisir.
Il y consentit sans beaucoup de peine, ayant
fait réflexion que ce récit serait le moyen le plus
propre pour rendre ces Messieurs aussi savants
en la théologie du Verbe incarné que des per-
sonnes de leur rang et de leur profession le de-
vaient être. Il ne laissa pas de les avertir qu'il n'é-
tait pas possible de faire autre chose qu'un abrégé
de cette histoire ; mais il leur promit que la briè-
veté ne les mécontenterait pas, et n'empêcherait
point qu'ils ne sussent tout ce qu'ils désireraient
savoir. Il se fit en ce moment une interruption as-
sez longtic qui lui donna le loisir de se reposer,
1^6 ENTRETIEN VI,
après quoi il reprit la parole et continua de la
sorte :
€)Cf)i)€)€)€)i)®€)€)CC€)©€)f;®€)C®C€®f)€)€€«)€€)C€)
EINTRETIEN VI.
ABRÉGÉ DE l'hISTOIRE DE NESTORIUS,
L'ÉGLISE jouissait d'une paix profonde dans les
premières années du cinquième siècle, et les affai-
res qu'elle avait alors contre les restes des Ariens
et contre les idolâtres, n'étaient que des victoires
et que des occupations glorieuses. Le premier
nuage qui parut durant cette sérénité, et qui com-
mença à la troubler, vint à l'occasion du choix
qu'il fallut faire d'un évêque.
Nectarius eut Saint Jean Chrysostôme pour suc-
cesseur en la chaire de Constantinople; il fut suivi
d'Arsacius Atticus, et celui-là de Sisinnius, dont
la mort causa du désordre dans la ville, parce que
les inclinations se trouvèrent différentes touchant
l'élection de son successeur.
Théodose-le-Jeune, qui gouvernait l'empire ,
voyant que ce désordre ne provenait que des jalou-
sies mutuelles des citoyens, jugea que, pour l'apai-
ser, il fallait exclure tous ceux de la ville qui as-
piraient à cette dignité , et chercher ailleurs un
homme inconnu dont le choix et l'élévation n'of-
fensassent personne.
Ayant fait approuver ce destin à son conseil, il
envoya chercher à Antioche un ermite nommé
Nestorius, qui s'y était acquis la réputation d'une
grande sainteté, par une vie en apparence fort
austère. Cet homme mortifié vit entrer les am-
l)assadeurs, et reçut sans beaucoup d'étonnement
la nouvelle qu'ils lui apportèrent, et il léuioi«^nu
ENTRETIEN VI. I()y
peu d'aversion pour un si grand honneur. Il se
laissa tirer de sa cellule et conduire à Constanii-
nople avec la diligence que l'empereur désirait.
Comme le bruit de sa sainteté avait prévenu tout le
monde, on lui fit un accueil favorable, et on lui
rendit tous les honneurs qui étaient dus à un hom-
me extraordinaire. Il fut solennellement sacré ,
avec un applaudissement universel, et il ne resta
plus dans les familles aucune marque des divisions
précédentes. Mais la sérénité de ce beau jour ne
dura pas : on vit inopinément paraître un des plus
grands orages qui aient jamais ébranlé cette misé-
rable ville.
Nestorius avait amené avec lui un prêtre d'An-
tioche nommé Anastase, son confident et son an-
cien ami , qui, peu de temps après leur venue,
étant.monté en chaire^ au milieu de son discours,
que le peuple écoutait avec attention et avec plai-
sir à cause de son éloquence, avança que Notre-
Dame n'était point Mère de Dieu, d'autant que
celui qui était sorti d'elle n'était pas Dieu , quoi-
que Dieu fût avec lui, et que c'était uirabus d'ap-
peler cette Mère immaculée OeoroVoy, et de lui at-
tribuer une maternité divine.
Il n'eut pas plus tôt prononcé le mot que toute
la compagnie s'émut, et le bruit croissant autant
que l'indignation et la colère, il fut contraint de
quitter la chaire et de s'enfuir de l'église. On ne
le poursuivit pourtant pas, sur l'espérance que l'é-
vêque ne manquerait pas de le punir, comme son
devoir l'y obligeait , et de réparer ce scandale par
une excommunication ou par quelque autre châ-
timent exemplaire.
L'évèque parut en effet le lendemain pour dé-
clarer ses pensées; et comme le peuple crut qu'il
allait désavouer et condamner son prédicateur, il
accourut en foule et remplit toute féglise, où la
198 e:ntretien vï.
dévotion et la curiosité firent faire un grand si-
lence. Mais ce peuple attentif et dévot n'entendit
que de nouvelles impiétés. Nestorius loua son pré-
dicateur, soutint les propositions qu'il avait avan-
cées, les appuya de raisons et de passages ; et pour
le surpasser en impudence, et répandre devant la
compagnie tout ce que son cœur avait amassé de
venin et d'hérésie durant sa solitude , il prêcha
que, dans Notre-Seigneur, il y avait, non-seulement
deux natures, mais aussi deux personnes; que Jé-
sus et Dieu étaient deux personnes différentes et
séparées, deux suppôts et deux fils : que l'un était
le Fils du Père éternel , l'autre le Fils de Marie,
et que Marie n'avait rien engendré qu'un homme
simplement homme, comme le Père n'avait rien
engendré qu'un Dieu. Enfin , son insolence alla
jusqu'au dernier excès. Un autre évêque, nommé
Dorothée, gagné par une somme d'argent, se leva
en même temps, et cria à haute voix que Nesto-
rius disait vrai , et que tous ceux qui appelaient
Notre-Damjp Mère de Dieu étaient excommuniés.
Je ne sais ce qui retintl'indignation du peuple, et
ce qui l'empêcha de déchirer ces hérétiques si har-
dis et si scandaleux, mais il n'y eut encore que
du bruit en cette seconde occasion. Il est vrai qu'il
fut grand, et qu'outre les cris qui s'élevèrent dans
l'église, on entendit tous les jours, dans toutes les
rues, des malédictions et des menaces contre ces
trois dogmatistes ; on y mêlait des lamentations
et des plaintes pitoyables, comme si ces monstres
de blasphèmes eussent été les augures de la ruine
prochaine de Constantinople; et l'on voyait par-
tout courir des personnes troublées d'effroi ou
transportées de colère. Ces Chrétiens atfligés allè-
rent en foule aux portes du palais crier vengean-
ce , et demander séditieusement la punition des
coupables ; les prêtres et les religieux sortis de
ENTRETIEN VI. ICJf)
leurs monastères Vallèrent aussi demander en pleu-
rant, et allumèrent le plus qu'ils purent l'émo-
tion populaire.
Théodose , qui avait une haute opinion de la
sainteté de l'évèque, et qui était engagé à le sou-
tenir parce qu'il l'avait appelé, ne répondit rien
d'abord, et ne prit point d'autre résolution que de
donner ordre en diligence qu'on apaisàtle tumulte,
et qu'on fît retirer le peuple dans les maisons,
avec promesse qu'il remédierait à tout.
Nestorius, persuadé que cette émotion venait de
la mauvaise volonté que les prêtres et les moines
de Conslantinople avaient contre lui , au lieu de
pourvoir à sa justification ou à la sûreté de sa
personne, ne pensa qu'à chercher les moyens de
se venger; et comme il reconnut que l'empereur,
nonobstant sa faute, aussi dangereuse à l'état qu'à
la religion, conservait encore pour lui ses premiers
sentiments, et s'intéressait à son affaire, il fut as-
sez hardi pour soutenir ce qu'il avait avancé. Il
défendit ses erreurs par des disputes publiques, par
des libelles contre les évéques et contre les moi-
nes, par des excommunications contre tous ceux
qui le contredisaient, et par d'autres moyens vio-
lents que lui suggéra sa passion, et que la ville
souffrit en attendant les effets de quelque procé-
dure juridique.
Cependant le bruit s'en répanditdans les provin-
ces, et avec le bruit, les livres et les sermons trans-
crits de Nestorius. Ils furent vus de tous les évé-
ques de l'Orient, et entre autres de Saint Cyrille,
patriarche d'Alexandrie, le plus docte évoque de
ce siècle-là, et choisi de Dieu pour être le grand
protecteur de la vérité ralholieiue^ et le premier
maître en théologie de 1 Incarnation du Verbe. Ce
saint personnage, à la vue de tant et de si horribles
impiétés, touché de zèle et sollicité par les de-
200' ENTRETIENT VI.
voirs de sa cliarge à défendre l'honneur de Jésus-
Christ, prit aussitôt la plume, et écrivit trois beaux
traités contre la doctrine de Nestorius, qu'il en-
voya à Théodose et aux deux impératrices , sa
femme et sa sœur Pulchéria.
Théodose reçut ce présent comme un outrage,
et écrivit à ce patriarche des lettres fort désobli-
geantes. Saint Cyrille ne laissa pas de poursuivre
son entreprise, et de se déclarer hardiment l'en-
nemi et le persécuteur de cette nouvelle doctrine,
composant beaucoup d'ouvrages pour l'édification
du peuple, et pour l'instruction des autres évo-
ques qui voulaient combattre avec lui. Il écrivit
même à Nestorius, et l'exhorta, par raisons et par
remontrances charitables, à se reconnaître et à con-
damner ses premières pensées. Mais Nestorius, pre-
nant ces lettres pour une déclaration de guerre,
s'y prépara tout de bon, rangea de son côté ce
qu'il put de factieux et de libertins, et commença
à attaquer Saint Cyrille comme son plus ardent et
son plus redoutable ennemi. Il eut même lahardiesse
d'espérer que le pape Célestin se déclarerait pour
lui. Il le fit solliciter puissamment, et lui envoya
ses sermons avec des commentaires et des gloses,
y joignant de riches présents, et tout ce qu'il jugea
propre à corrompre l'intégrité de ce juge incor-
ruptible. Mais comme ses erreurs étaient mani-
festes , son procès fut bientôt terminé à Rome.
On y condamna sa doctrine en une assemblée qui
se tint exprès, et le pape lui fit savoir que si dix
jours après qu'il aurait reçu la nouvelle de cette
condamnation, il n'abjurait publiquement et par
écrit tout ce qu'il avait enseigné , il serait déposé
de sa charge et retranché de la communion des
fidèles.
Le mandemeut d'exécuter cet arrêt et de pro-
noncer l'excommunication de Nestorius fut en-
ENTRETIEN VI. SOI
voyé à Saint Cyrille , qui ne le reçut pas sans
regret, mais qui résolut d'obéir sans crainte. Néan-
moins, pour y procéder discrètement et tenter
les voies de la douceur et de l'amitié , il voulut
prendre les avis des évêques de sa province, et
tirer d'eux les lumières nécessaires à faire réussir
ce dessein d'accommodement. Il les convoqua
dans Alexandrie, où ils tinrent ensemble un petit
concile. La conclusion de leurs conférences fut de
députer à Nestorius quatre prélats de leur corps,
pour l'avenir respectueusement de ce que l'Eglise
trouvait à reprendre en ses écrits, et pour lui per-
suader de satisfaire à sa conscience et à son hon-
neur par une rétractation volontaire. Les députés
firent le voyage, et se transportèrent à Constanti-
nople ; mais au lieu d'un évêque ou d'un homme,
ils trouvèrent un lion armé qui gardait sa caverne,
et qui s'était renfermé avec une compagnie de
soldats dans la maison épiscopale , dont on leur
défendit l'entrée ; de sorte qu'ils ne purent lui par-
ler, ni signifier leurs commissions que par des en-
tremetteurs. Ils n'omirent aucun soin pour l'as-
surer de leur respect, et de l'affection du patriar-
che et des autres Pères qui les avaient envoyés ;
ils ne parlèrent que très-civilement , et toujours
en des termes de soumission ; néanmoins , leurs
civilités n'eurent aucun effet, sinon de mettre ce
criminel en fureur. Après beaucoup de voyages
de part et d'autre, la dernière réponse qu'il leur
envoya fut qu'il excommuniait Saint Cyrille, son
synode et son église , et qu'il ferait repentir tous
ceux qui avaient osé parler ou écrire à Rome à
son désavantage.
Comme il ne manquait pas de flatteurs et d'a-
dorateurs intéressés qui applaudissaient à sa folie,
et que plusieurs personnes qui espéraient de pro-
fiter des afflictions publiques, luisaient croître le
202? ENTRETIEN VI.
mal visiblement de jour en jour, Gélesiin, et tous
les évêques qui avaient dans l'àme des sentiments
catholiques , jugèrent qu'ils n'en pouvaient arrê-
ter le cours que par un concile général; ils écri-
virent au patriarche de Jérusalem , et aux autres
qu'ils crurent avoir quelque autorité sur l'esprit
de l'empereur, pour lui en faire la proposition, et
pour lui remontrer combien cette convocatioa
d'un synode était nécessaire au bien commun de
la religion et de l'empire. L'empereur, qui com-
mençait à soupçonner que son évêque avait tort ,
et qui, d'ailleurs , cherchait sincèrement la vérité
et sentait du zèle pour la gloire du Fils de Dieu ,
n'eut aucune peine à y consentir. Dès qu'on lui
en parla, il convint du temps et du lieu, et il manda
à Saint Cyrille et aux autres patriarches métropo-
litains qu'ils se tinssent prêts, et qu'ils écrivissent
chacun aux évêques de leurs provinces de se trou-
ver à une assemblée universelle , qui , suivant les
volontés du pape Gélestin, se tiendrait en la ville
d'Éphèse , aux fêtes de la Pentecôte de l'année
suivante, qui était l'an du salut 43 1.
Les patriarches envoyèrent promptement leurs
ordres, et tous les prélats qui se trouvèrent en
état les reçurent avec joie , et se préparèrent à
venir rendre à l'Eglise le service qu'elle aitendait
de leur part en cette importante occasion.
Nestorius partit dès Pâques, et prit le chemin
d'Ephèse, où il arriva des premiers, accompagné
d'une grande suite d'officiers qui semblaient mar-
cher à la guerre. Saint Cyrille s'y rendit aussi de
bonne heure; et comme il portait la qualité de
légat du pape et qu'il devait tenir le premier rang
en l'assemblée, il entra pompeusement dans la
ville, et il y mena le train le plus magnifique qu'il
put, et le plus propre à soutenir la splendeur de
sa légation et de son autorité souveraine.
ENTRETIEN VI. S>o3
Juvéïial , patriarche de Jérusalem , et les évê-
ques de sa province, n'arrivèrent que le jeudi d'a-
près la fête. Peu d'Africains purent venir, à cause
que leur pavs était alors misérablement affligé par
les courses des Vandales. Théodose avait particu-
lièrement invité Saint Augustin , mais ce grand
homme mourut avant que la lettre arrivât. Le
quatrième patriarche, Jean d'Antioche, se fit atten-
dre. La compagnie lui fit l'iioimeur de" différer
l'ouverture du concile deux semaines entières au
delà du jour assigné , et de ne vouloir parler de
rien qu'on n'eût eu de ses nouvelles. lien envoya à
la fin par les évêques d'Hiéra polis et d'Apamée,
qui supplièrent les Pères de sa part qu'on ne l'at-
tendît pas davantage, assurant qu'il ne pouvait pas
\enir. On ne jugea pas à propos de douter de lu
vérité de leur témoignage ni de différer plus long-
temps. Le concile fut ouvert le 28 juin , dans
la grande église de Notre-Dame, où se rencontrè-
rent plus de deux cents évèques, et 0X1 parurent
aussi deux comtes, l'un nommé Irénée, qui était
là sans aucune autorité et sans autre dessein que
celui de servir Nestorius son ami, si l'occasion s'en
présentait ; rautre,Candidien, envoyé parThéodose
pour servir l'assemblée, et pour empêcher que les
séditieux n'en troublassent le repos.
Ce fut à la supplication de celui-ci que le tout
commmença par la lecture des lettres de l'em-
pereur, qui furent lues et écoutées respectueuse-
ment. On voulut ensuite commencer les confé-
rences sur les affaires les plus pressées ; mais
comme on s'aperçut que Neslorius n'était pas à la
compagnie, les Pères ne jugèrent point à propos
de passer outre, et de parler de rien avant qu'on
fût allé l'avertir et supplier de venir tenir son
rang. On lui envoya, en trois jours dKïérenis, trois
dépululions d'évcques, qui ne rapporlèrent de sa
2o4 ENTRETIEN VI.
part au concile que des refus et des réponses très-
indignes. Il répondit arrogamment à la première,
qu'il délibérerait la nuit suivante, et qu'il ferait
ce qu'il aurait délibéré. A la seconde, les députés
trouvèrent devant la porte des soldats armés qui
leur défendirent d'entrer, prétendant que Nesto-
rius était malade et qu'il ne pouvait parler à per-
sonne. Néanmoins , après qu'ils eurent attendu
durant' quelque temps , assurant toujours qu'ils
n'avaient qu'un mot à dire et qu'il fallait abso-
lument qu'ils portassent quelque réponse , un
prêtre parut , et leur vint signifier que Neslorius
ne serait du concile que lorsque le nombre
de l'assemblée serait parfait par la venue du pa-
triarche d'Antioche, qui était un des plus consi-
dérables Pères de l'Eglise, et dont l'absence ren-
dait nulles toutes les conclusions. A la troisiè-
me, les prélats députés trouvèrent encore les por-
tes fermées et gardées au dehors par un plus grand
nombre de soldats, qui ne leur permirent pas d'ap-
procher. Ils demeurèrent plus d'une heure dans la
rue exposés à un soleil ardent, et sur leurs pieds,
attendant que quelqu'un prît compassion de leur
peine, et allât avertir au moins quelque officier
de Nestorius de les venir écouter. Mais ces soldats,
instruits des intentions de leur maître, les laissè-
rent attendre jusqu'à la fin, et passèrent le temps
à s'en divertir, les repoussant avec insolence quand
ils voulaient s'approcher de la muraille pour
s'appuyer ou pour y trouver un peu d'ombre. Ils
exercèrent envers eux d'autres outrages , qui les
obligèrent enfin à se retirer sans avoir rien fait,
et à aller rapporter au concile ce qui leur était
arrivé.
Le concile cessa d'envoyer des députés, et sans
attendre davantage , commença à délibérer et à
tenir les conférences sur tous les points de la doc-
ENTRETIEN VI. 20L)
tri«ie et de la cause de IS'estorius. Lui-même,
conmie je l'ai dit, était son propre accusateur par
une mullltudc d'écrits qu'il avait signés, et il y
avait là très- peu d'évêques qui ne fussent parfai-
ment instruits de ses opinions et de ses actions
criminelles , de sorte qu'en peu de temps et sans
aucune contrariété d'avis, le procès, se trouvant
en état , fut jugé et terminé par un arrêt so-
lennel. L'arrêt portait que les propositions de
Kestorius étalent contraires à la doctrine de l'E-
vangile , à la foi des anciens Pères et au symbole
deNicée; que ce qu'il avait particulièrement dit
de rincaniation du Verbe et contre l'honneur de
la Vierge Mère, c'étaient des blasphèmes abomina-
bles, dignes d'exécration et d'anathème, et que,
pour cela, le concile le déclarait déposé de l'épis-
copat et retranché du nombre des prêtres, chassé
de l'Eglise et de la compagnie des iidèles, pour
n'avoir plus de part qu'avec les réprouvés et les
apostats.
Dès que cette condamnation fut prononcée, ce
qu'on 6t presque en pleine nuit, afin de conten-
ter l'impatience du peuple, qui attendait depuis
le matin à la porte de l'église, on l'envoya publier
partons les carrefours delà ville. Jamais la Vierge
n'a reçu des hommes de plus visibles et de plus
saintes démonstrations du respect et de l'amour
extrême qu'ils ont pour elle, qu'elle en reçut en
cette fameuse nuit. On entendit de si grands éclats
de joie, et l'on vit parmi ce peuple dévot de si
beaux transports, qu'ils semblaient tous animés
de l'Esprit divin et enlevés hors d'eux-mêmes.
Ils pensèrent étouffer les évêques par leurs em-
brassements et par leurs caresses. Quanil ils les
virent sortir de l'église , ils jelèrent à pleines
mains des fleurs sur eux, couvrirent tous les pavés
de lauriers et d'herbes odoriférantes, embaumè-
206 ENTRETIEN Vï.
rent les rues d'encens et de parfums précieux ;
ils semblaient presque les adorer , prosternés à
terre , et ils voulaient qu'ils passassent sur leurs
corps, qu'ils (es sanctifiassent par l'attouchement
de leurs pieds. Ces illustres prélats marchaient
parmi les acclamations et un nombre infini de
lumières ; toutes les mains étaient chargées de
flambeaux pour les conduire en leurs maisons.
La joie ne fut pas moindre dans Constantino-
ple. Lorsque la lettre synodale du concile y fut
arrivée, et que le courrier qui la portait à l'empe-
reur parut dans les rues, le peuple transporté cou-
rut après lui jusqu'au palais pour apprendre cette
nouvelle si impatiemment désirée. Saint Dalmatie,
religieux d'une éminente sainteté, qui, depuis qua-
rante ans, n'était pas sorti une seule fois de sa cel-
lule et n'avait eu conversation qu'avec Dieu ,
averti par un ange de l'arrivée du messager, sortit
à l'instant, et courut aussi bien que les autres au
palais impérial. Les prêtres et les religieux, pres-
sés de la même impatience, y allèrent en proces-
sion, tenant tous des cierges à la main , et chan-
tant des hymnes et des psaumes mélodieux en l'hon-
neur de laVierge-Mère. On vit après eux une foule
innombrable de personnes ; tout Gonstantinople
était dans les rues et aux portes de l'empereur,
en attendant et en demandant la lecture des let-
tres. Théodose ne différa pas de les ouvrir ; mais
afin qu'elles fussent écoutées par un plus grand nom-
bre de personnes et avec plus de satisfaction et
de respect^ il les envoya lire dans la grande église.
Le peuple y courut , s'y répandit en foule , et y
étant assemblé, il entendit enfin raconter ce qui
s'était passé dans Ephèse, et comment la doctrine
de Nestorius y avait été condamnée d'un commun
consentement par tous les évêques. Ce grand au-
ditoire confirma la condamnation. On entendit
ENTP.ETILN M. HOJ
aussilÙL une multitude infinie de voix qui criè-
rent anathème à Nestorius , et qui , durant plu-
sieurs jours, continuèrent de le dire, et de rendre
à la maternité de Notre-Dame tous les honneurs
que leur dévotion leur inspira.
Il est vrai que cette sainte et juste joie fut ino-
pinément troublée par quelques divisions que le
démon fit naître dans rassemblée des prélats à
l'occasion du patriarche d'Antioche qui survint,
et dont la venue n'avait été retardée que par les
intrigues de Nestorius. Les ennemis de Saint Cy-
rille inventèrent contre lui de fâcheuses calom-
nies, et portèrent l'empereur à le traiter fort in-
dignement. Enfin, l'orage fut grand, mais il ne
dura pas. Les rayons du soleil percèrent bientôt
les nuées et rendirent le jour. L'innocence du
patriarche, la sainteté du concile et la vérité des
choses furent connues de tout l'univers, et parti-
culièrement de Théodose.
Cet empereur, honteux de sa faute , et éclairé
d'une lumière céleste qui lui fit voir la profon-
deur du précipice dont il s'était approché, répan-
dit des larmes capables d'effacer de plus grandes
taches, et expédia promptement des ordres pour
la justification de Saint Cyrille et pour la puni-
lion de Nestorius, qu'il condamna à un exil per-
pétuel. Ses ordres furent portés à Ephèse, et exé-
cutés; et afin que l'Eglise ne doutât pas de la sin-
cérité de ses intentions, il fit assembler ce qu'il y
avait d'évèques à Gonstantinople , et les pria de
nommer et de sacrer au plus tôt une autre pa-
triarche pour tenir la place des Nestorius : ce qu'ils
firent avec beaucoup de sagesse , choisissant un
nommé Maximien, homme d'une grande probité,
dont l'élection ne manqua pas d'ctre agréée par
Théodose, approuvée par le concile et confirmée
par le pape Céleslin.
12.
2o8 ENTRETIEN VI.
L'empereur, ne se contentant pas de cela, vou-
lut signaler davantage son zèle contre l'hérésie .
et en laisser d'éternelles marques à la postérité:
il ordonna que le nom de Nestorius ne serait plus
prononcé qu'avec horreur dans Constanlinople et
dans l'empire , qu'on n'appellerait pas ses secta-
teurs Nestoriens, mais Simoniens; que tous les
exemplaires de ses livres et de ses écrits seraient
brûlés, et que ceux qui les liraient ou retiendraient
seraient bannis et tous leurs biens confisqués. De
plus, il ordonna que le même Nestorius, afin qu'il
lût plus éloigné de Constanlinople, et qu'il portât
en des déserts écartés l'air contagieux de sa per-
sonne, serait encore conduit dans un petit coin
de la Lybie , afin qu'il n'eût conversation avec
aucun Chrétien , et que son hérésie mourût avec
lui. Le malheureux y fut conduit en effet, et en-
chaîné dans une prison. Les nomades qui couraient
en ces quartiers-là ayant rompu ses fers et l'ayant
remis en liberté, il s'en alla en divers endroits de
l'Egypte semant ses blasphèmes contre Notre-
Dame , et combattant pour ses erreurs avec une
opiniâtreté diabolique. Néanmoins , la justice di-
vine le poursuivit partout. Après de longues cour-
ses, et diverses sortes de pers'écutions qu'il souf-
frit en chaque ville , ce misérable étant enfin
abandonné des princes , des évêques et de tous
les hommes, qui se lassèrent de le maudire ,
les vers se rendirent ses derniers bourreaux, et
le tourmentèrent cruellement. Ils se formèrent sur
sa langue, qui avait prononcé tant de blasphèmes,
et delà, descendant jusqu'aux entrailles, lui firent
sentir des douleurs désespérées, qui le poussèrent
enfin à se donner par ses propres mains le coup
de la mort. Il mourut dans une caverne de bêtes,
qui était sa retraite , et quelques-uns ont cru que
ENTr.ETir.N Vr. oof)
la terre s'ouvrit pour recevoir son cadavre , et
qu'il fut emporté par les démons.
Il semble que l'hérésie , la discorde et la guerre
s'évanouirent avec lui.Durant quelques années, on
poûta en paix dans l'E'^lise les tVuils d'une si lieu-
reuse victoire. La vente tnoinplia partout; les
chaires des théologiens et des prédicateurs reten-
tissaient des louan.>es de la Vierge-iMère ; l'entre-
llen commun des familles et la dévotion générale
de l'univers étaient de l'appeler JMère de Dieu ,
et de parler sans cesse de la Divinité de Jésus-
Christ.
Sur quoi le démon, contraint de succombera la
force et de laisser parler l'univers , s'avisa de ce
que j'ai dit à l'occasion de cette ferveur des Chré-
tiens et de leur zèle pour la Divinité du Sauveur,
de vouloir détruire la croyance de son humanité,
et tâcha de persuader qu'il n'était pas homme.
Cette entreprise , qu'il poussa bien plus loin et
avec bien plus de fureur que la première, excita
partout des mouvements inconnus jusqu'alors,
et par lesquels l'Eglise fut ébranlée plus qu'elle ne
l'avait été depuis sa naissance , et plus qu'elle ne
l'a jamais été depuis. Voici une partie des choses
mémorables qui s'y passèrent.
Maximien, qui prit la place de Neslorlus en la
chaire de Constantinople , eut pour successeur
Proclus , et après lui Flavien , que la persécution
des Eutychéens a fait mettre au nombre des mar-
tyrs et a rendu fort renommé dans l'histoire. Ce
grand homme , dix-huit ans après le concile d'E-
phèse , ayant assemblé un petit synode en son
palais pour y décider des difi'érends de juridic-
tion survenus entre quelques évcques de sa [)ro-
vince, y vil naître inopinément des confusions
déplorables. Un des prélats qui se trouvèrent là,
homme savant, dont les hisloiicns [)arlent avccr
m'
2IO ENTRETIEN VI.
lioiineur, et qu'ils mettent entre les plus grands
personnages de son siècle, je veux dire Eusèbe,
evêque de Dorilée , lui présenta une requête où
il l'avertissait qu'un certain moine nommé Euty-
cliez, prêtre de son diocèse et supérieur d'un
grand monastère, avait inventé une nouvelle doc-
trine touchant l'Incarnation, et qui, sous prétexte
de s'éloigner de Terreur de Nestorius et de mieux
établir la croyance de l'unité de l'hypostase, sou-
tenait qu'il n'y avait qu'une seule nature en Jésus-
Christ ; que la nature humaine, convertie en la
nature divine, et consumée par la force du Verbe
durant le mélange que le Saint-Esprit avait fait
des deux , n'y retenait que sa figure et ses appa-
rences humaines, et que sous ces apparences, le
seul Verbe avait fait et souffert tout ce que l'E-
vangile nous raconte du Sauveur; que l'homme
n'avait point enduré la mort , puisqu'il n'y avait
qu'un Dieu sur la croix, revêtu de notre ressem-
blance, et que, bien que le Saint-Esprit se fût
servi delà substance d'un vrai homme pour la mê-
ler avec la substance du Fils de Dieu et pour for-
mer Jésus-Christ, néanmoins, la vérité de cette
substance humaine étant détruite et abîmée dans
l'immensité de l'essence divine , il n'était resté
que l'ombre de l'humanité conservée miraculeu-
sement au milieu de tant de splendeur, et que
c'était cette ombre qui avait paru au dehors sur la
croix, tandis qu'au-dessous, il n'y avait point d'au-
tre substance qu'une substance immortelle et im-
passible.
riavien etles autres Pères delà Compagnie furent
étonnés d'entendre cette nouvelle doctrine. Ils cru-
rent néanmoins d'abord queleremède était facile ,
parce qu 'Eusèbe avait ajouté que, depuis long-
temps, cet Archimandrite lui témoignait de la con-
fiance et qu'ils s'entr'aimaient beaucoup. Oii lui
ENTRETIEN VI. ^11
repn'senla qu'il pouvait très-aisémont , par un mot
de remontrance charitable, désabuser son ami,
et le reppeler de ses égarements dans le droit che-
min de l'Evangile. Mais l'éveque ayant répondu
qu'il avait déjà fait tout ce qu'on pouvait attendre
de son zèle particulier , qu'il avait épuisé tou-
tes les raisons possibles sans aucun effet . et
que les choses étaient en un état qu'il ne savait
plus d'autre remède que d'en avertir l'Eglise , et
d'implorer son secours contre le mal qui se ré-
pandait en plusieurs endroits du diocèse , on jugea
à propos de penser sérieusement à cette affaire,
et les avis furent d'envoyer quérir Eutychez. Un
prêtre et un diacre ayant été aussitôt députés , ils
allèrent le trouver, et lui signifièrent le comman-
dement de la compagnie, et l'ordre qu'ils avaient
de l'emmener avec eux.
Eutychez s'excusa sur sa règle et sur son vœu ,
qui lui défendaient de sortir sous peine de péché
mortel ; que son monastère était un sépulcre d'où
il avait promis à Dieu qu'aucune puissance humai-
ne ne le tirerait jamais. Il ajouta que ce n'était pas
le zèle de la religion, mais une rupture d'amitié et
un désir secret de vengeance qui avaient obligé
Eusèbe de le trahir lâchement et de le diffamer
dans le synode.
Les Pères, offensés de sa désobéissance, lui dé-
putent deux autres prêtres avec une lettre syno-
dale , lui commandant de venir, et employant les
formes et les termes d'une autorité souveraine pour
l'obliger à paraître. Les députés , malgré l'oppo-
sition des moines , qui voulurent les arrêter à la
porte , sous prétexte que leur Père était malade,
vont jusqu'à sa chambre et lui mettent la lettre
entre les mains. Eutychez, aussi peu malade que
scrupuleux, contrefait l'un et l'autre, leur tient
de longs discours sur les incommodités de sa vieil-
212 ENTllET;r.>J VJ[.
lesse et sur rimpoitance de son vœu de clôture,
et leur dit enfin nettement qu'il n'y ira pas.
Les Pères persistèrent dans leur résolution, et lui
envoyèrent une troisième ambassade. Le moine
persista dans son opiniâtreté : toute sa déférence
tut d'envoyer un autre moine nommé Abraham
pour exposer sa doctrine, et pour la soutenir de
sa part devant cette auguste compagnie. Mais ayant
su que les prélats, scandalisés de cette hardiesse
inouïe, se disposaient à le punir exemplairement,
il changea de pensée , et la peur le fit enfin par-
ler avec plus de soumission , c'est-à-dire avec
une malice plus respectueuse et mieux couverte.
Il les envoya supplier d'attendre huit jours, et de
lui accorder ce peu de temps pour reprendre ses
forces , et pour se préparer à supporter le travail
et l'incommodité du chemin , promettant qu'il ne
manquerait pas alors d'obéir et d'aller recevoir
leurs commandements. Le malheur de l'affaire
était que Chrysaphius, premier minislte d'état, et
qui pouvait tout sur l'esprit de l'empereur Théo-
dose, haïssait le patriarche Flavien, et que le re-
fus que cet évêque avait fait autrefois de reconnaî-
tre par un présent simoniaque la faveur qu'il avait
reçue du ministre en sa promotion , avait suscité
dans son cœur un désir de vengeance qui n'était
pas encore éteint.
Eutychez employa les huit jours qu'on lui avait
accordés, pour former sur cette haine des desseins
et des espérances ; et quand il crut avoir disposé
toutes ses intrigues et dressé les ressorts de sa
faction, il partit enfin, suivi d'un grand cortège
de moines , et vint se présenter hardiment devant
le concile. Quoiqu'un régiment, conduit par Flo-
rentins Patrice et envoyé de la part de Chrysa-
phius, eut précédé Eutychez, et qu'il semblât que
vclte troupe de soldats n'était là que pour le dé-
E.'ITRETIEN VI. 21 J
fendre elle protéger, les Pères nc'anmoins con-
servèrent leur liberté. Ils interrogèrent le moine
sur tous les articles de l'Incarnalion du Verbe, et
lui ordonnèrent d'en parler à haute voix , de la
même façon qu'il avait fait à l'oreille de ses cou°
fidents, et de déclarer les pensées qu'il avait con-
çues de ce mystère adora])ie.Eutycliez,ne doutant
pas que sa doctrine serait en sûreté parmi tant de
gardes, la découvre sans rien ^aindre, et soutient
que les deux natures en Jésus-Christ, parfailement
distinctes avant leurs approches et leur liaison, se
confondirent dès le moment qu'elles s'approchè-
rent, et que, durant leurs embrassements,la nature
humaine opprimée sous la gloire et la grandeur de
la Divinité , se transforma et se perdit , et qu'il ne
resta plus qu'une nature, et une personne divine
entremêlée de je ne sais quelle ombre d'humanité^
et que cela s'appelle Jésus-Christ.
Les Pères remontrèrent à ce dogmaliste qu'il
s'égarait de la foi de Nycée avec plus d'absurdité
qu'aucun hérésiarque n'avait fait jusqu'alors , et
ils eurent la bonté de l'exhorter à se reconnaître,
et tâchèrent, par des remontrances paternelles, de
le ramener dans le sentiment commun de l'Eglise.
Mais comme ils virent que la faveur de Florentins
et l'escorte de ses soldats le rendaient de plus en
plus opiniâtre et hardi, ils furent contraints de
lui témoigner que ces secours liumains ne les ef-
frayaient pas, et qu'ils ne craignaient que Dieu
seul. Ensuite ils prononcèrent contre lui un arrêt de
condamnation, déclarèrent sa doctrine fausse, hé-
rétique et détestable, lui, dégradé de sa prêtrise,
déposé de sa charge de supérieur, retranché du
nombre des fidèles, et tous ceux qui le soutien-
draient en ses mauvaises opinions, excommuniés
avec lui. L'arrêt fut signé de trente évêques et do
vingt-cinq abbés . sans que Eloicnlius, ou ceux
Ûl4 ENTRETIEN Vl.
de sa suite osassent ou jugeassent à propos de s*y
opposer, croyant que, puisqu'on ne touchait point
à sa personne , il fallait former un appel , et agir
contre le synode par des procédures juridiques.
Eutychez suivit leur sentiment, et en appela au
Pape, qui était alors Saint Léon. Il écrivit à Sa
Sainteté, et l'avertit que le patriarche de Constan-
linople et les évêques de sa province voulaient
ressusciter l'hérésie de Nestorius, et qu'ils venaient
de condamner la confession et la foi du concile
d'Éphèse. Saint Léon, étonné de cette nouvelle,
écrit à Flavien et se plaint de lui.Flavien se justi-
fie. Il y eut diverses réponses et diveres informa-
lions de part et d'autre , mais enfin , le Pape , par-
faitement instruit de la vérité par les lettres de
toutes les personnes de croyance et de vertu, con-
firma la condamnation d'Eutychez et approuva
les actes du concile provincial.
Le moine, condamné à Rome, en appela à l'em-
pereur, et par une conduite qui surprit et affligea
tous les gens de bien , le fit supplier de se rendie
juge de cette cause. L'Empereur, dont les vertus
extraordinaires étaient mêlées de quelques vices qui
en diminuaient l'éclat , et dont la puissance ne
servait plus alors qu'à soutenir les passions de
Chrysaphius , consentit à la supplication de l'hé-
rétique , et commanda que les évêques se rassem-
blassent sous un autre président , et qu'on permît
aux religieux d'Eutychez de disputer contre les
docteurs catholiques pour les opinions de leur
maître.
Il fallait obéir, et ce fut au moins une consola-
tion pour les Pères du concile que Théodose eût la
retenue de ne vouloir pas juger par soi-même un
procès dont le jugement n'appartenait qu'à l'Egli-
se. Les conférences et les disputes durèrent long-
temps , mais Dieu voulut qu'elles se terminassent
ENTRETIEN VI. 21 5
par la confirmation de tout ce qui s'était fait au-
paravant, et qu'Eutychez y fiit encore condamné.
Ce moine, accablé de tant de condamnations, eut
la force et le courage de se relever de cet acca-
blement pour faire de nouvelles entreprises. Son
esprit inventif et factieux s'avisa de recourir au
patriarche d'Alexandrie nommé Dioscore , sur
l'espérance que le successeur dé Saint Cyrille s'in-
téresserait à la défense des opinions de ce saint
personnage , qu'il prétendait et publiait effronté-
ment être les mêmes que les siennes. Outre qu'il
savait bien que la jalousie que Dioscore avait con-
tre Flavien, le rendait disposé à écouter des plain-
tes contre lui , et que le patriarche d'Alexandrie
aurait de la joie qu'après Nestorius, un autre pa-
triarche de Constantinople fût accusé d'hérésie,
afin que ce patriarcat étant décrié par des erreurs
continuelles , on le renversât comme un siège d'i-
niquité, et qu'on rendît le premier rang à l'Église
d'Alexandrie.
Dioscore, autrefois archidiacre de Saint Cyrille,
et élevé par les soins de ce grand homme pour lui
succéder, après avoir acquis cette honorable suc-
cession , dégénéra des vertus de son prédécesseur
et de son maître , et devint le scandale de l'Efrlise
et l'horreur du peuple par le débordement de ses
passions, auxquelles il promettait tout, et qui l'en-
gagèrent dans des assassinats et des meurtres, dont
la cause était encore plus infâme que le crime n'é-
tait atroce. Eutycliez s'adresse donc à lui , et im-
plore sa puissance et sa justice contre la persécu-
tion de Flavien. Dioscore le reçoit à bras ouverts,
et entreprend l'affaire ardemment, et avccla réso-
lution d'y ruiner Flavien , et de pousser dans un
même précipice l'évêqne et la cathétliale qui nui-
saient à sa grandeur. Il vit bien d'abDrd qu'il ne
(levait pas cire seul , qu'il avait besoin d'cUc sou-
mb ENTRETIEN VI.
tenu par le nombre, et que les évcques de sa pro-
"viiice ne suffiraient pas pour une si dangereuse
entreprise.
Sur quoi la pensée lui vint d'écrire à Théodose,
et de lui représenter que l'affaire d'Eutychez était
de grande conséquence, et qu'elle ne pouvait être
Lieu jugée que par un concile général, qu'il obli-
gerait l'Eglise , et qu'il étoufferait quantité de
malheurs dans leur naissance, s'il voulait envoyer
au plus tôt son mandement à tous les evéques du
monde , pour s'assembler au lieu et le jour qui lui
sembleraient le plus commodes. Théodose, rece-
-vant les lettres , vit entrer Flavien qui , par une
inspiration divine, venait s'opposer au dessein de
Dioscore , et faire à l'empereur une remontrance
sur les misères que cette assemblée devait infailli-
blement produire. Saint Léon averti se joignit à
Flavien , et écrivit fortement à Théodose , afin de
rompre l'entreprise dont il prévoyait les suites fu-
nestes. Dioscore récrivit de son côté, et soutint si
l)ien sa proposition et sa cause par le crédit des
favoris de la cour et des grands de Gonstantino-
ple, qu'enfin il la fit réussir, et que, malgré le
Pape et le Patriarche, le mandement fut envoyé
aux évêques de s'assembler dans la ville d'Ephèse,
et d'y venir célébrer un second concile général.
La violence et la fraude l'emportant sur la reli-
gion , il fallut céder. Les évêques appelés sortent
de leurs provinces, et viennent de tous les endroits
de l'univers se rendre à Ephèse au temps assigné.
Les quatre patriarches s'y trouvèrent avec des des-
seins bien différents, et ils y parurent comme sur
un théâtre de gloire, ne prévoyant pas qu'ils mon-
taient sur un échafaud. Saint Léon, pour ne pas
rompre avec l'empereur , et pour ne pas ruiner
le reste de ses espérances , envoya quatre légats ,
c^ui furent un évcque , un prêtre , un diacre et
ENTRETIEN Vi. 21 7
un notaire, et qui apportèrent de sa part deux
lettres, l'une à Flavien et l'autre au concile, où
il exposait ses pensées contre la doctrine d'Euty-
chez, et expliquait admirablement bien les senti-
ments de l'Église catholique touchant le mystère
de l'Incarnation.
L'empereur envoya, d'une pari, Barsumas Archi-
mandrite , et lui permit de soutenir par la dispute
la cause de tous les moines déclares en faveur
d'Eutychez, etd'autre part, Elpidius, Comte du sa-
cré Consistoire , accompagné d'un bon nombre de
gens de guerre, avec ordre, sous prétexte de dé-
fendre le concile , de servir Dioscore , et d'empê-
cher que les Eutychéens ne reçussent aucun dé-
plaisir.
Ce conciliabule, où l'injustice usurpa visible-
ment la préséance et l'autorité, fut ouvert le hui-
tième du mois d'août del'an quatre-cent quarante-
quatre. Le comte Elpidius, qui s'appelait l'am-
bassadeur de Théodose, fit d'abord plus que son
maître n'eût osé faire : il commanda que la pre-
mière affaire de l'assemblée fût d'examiner les
actes du concile provincial de Constaniinople. Les
légats du Pape s'opposèrent à cette violence, et
ordonnèrent qu'on commençât par la lecture des
lettres apostoliques. Eutychez et les Eutychéens
réclamèrent contre la proposition des légats , et
prétendirent que Flavien, leur ennemi, les ayant
traités ce jour-là même, ils n'étaient point rece-
vables en la cause, et que tout ce qu'ils diraient
serait suspect. Les légats, surpris de voir ce désor-
dre et l'impudence en un si haut point d'auto-
rité, au lieu de répondre à ces moines, se levè-
rent et sortirent. L'indignation qu'ils avaient de
voir que d'autres occupassent les premiers rangs
et qu'on n'eût pas observé la coutume, ne contri-
bua pas peu à leur faire prendre celte résolution.
2l8 ENTRETIEN VI.
Ceux qui les suivirent de la part de rassemblée ,
les arrêtèrent par de fortes supplications, ou plu-
tôt par des violences civiles et respectueuses , aux-
quelles ils ne purent résister, et qui les obligèrent
de revenir. Ils eurent au moins la satisfaction de
■voir que, pour apaiser leur juste colère , on tâcha
de régler les choses, et d'apporter quelque forme .
de procédure canonique, et quelque ombre de cet
ordre ancien, qui faisait toute la beauté des pre-
miers conciles.
Ce règlement déplut à Dloscore et à Barsumas,
qui n'étaient pas là pour faire triompher la vérité
ni pour rendre ces conférences utiles à l'Eglise.
Tandis qu'on disputait méthodiquement , et que
les notaires attentifs écrivaient avec sincérité ce
qui se disait de part et d'autre , ces deux chefs de
sédition sortirent, et peu de temps après, entrèrent
accompagnés d'une multitude de soldats, et de
trois cents moines déterminés à commettre toutes
les insolences qu'on leur commanderait , et s'é-
tant rendus maîtres de l'assemblée par cette irrup-
tion imprévue , commencèrent à y exercer ouver-
tement une espèce de tyrannie. Ils arrachent les
papiers d'entre les mains des notaires, et les dé-
chirent; se saisissent de tous les prélats qu'ils soup-
çonnaient être affectionnés au patriarche Flavien ,
et les envoient en prison comme des perturbateurs
et des hérétiques ; condamnent le patriarche d'An-
tioche avec les évêquesIbasetThéodoret, et les dé-
clarent déposés de l'épiscopat ; présentent des pa-
piers blancs à tous les autres évêques, et l'épée sur la
gorge, leur commandent d'y mettre leursignature; *
font poursuivreles légats du Pape, qui, à la première
vue de ce tumulte , s'étaient enfuis ; font lire les
écrits d'Euty chez, lui don-nent des approbations et
des louanores comme au réparateur de la doctrine
cathohque et au prophète envoyé de Dieu pour
ENTRETIEN VI. 219
défendre la foi deNicée, et pour expliquer les
vérités de son symbole; le rétablissent en ses fonc-
tions de prêtre et en sa cbarge de supérieur ;
îinathéniatisent ses accusateurs et ses juges , et en-
fin,ayant mis au-dessus de la signature desévêques
un arrêt d'excommunication contre Flavien et
contre Eusèbe de Dorilée, qui étaient la, ils le pro-
noncèrent hautement , et y mêlèrent mille infâ-
mes imprécations contre ce vénérable vieillard.
Flavien, excommunié de la sorte, les yeux bai-
gnés de larmes à la vue de cette profanation , en
appelleau Saint-Siège. Dioscore, prenant cet appel
apostolique pour un affront, en appelle à ses sol-
dats et à ses moines, et leur commande de se sai-
sir de cet excommunié. Les soldats et les moines,
également insolents, se jettent sur le patriarche, le
chargent de chaînes , l'arrachent de son siège, et
le traînent inhumainement le long de l'église. Le
saint prélat, environné de tant de meurtriers, crie
justice au ciel, et menace Dioscore de la vengeance
de Jésus-Christ. Dioscore, transporté de fureur,
descend de son tribunal , accourt à Flavien , et
par un des plus honteux et scandaleux attentats
qui se soient vus parmi les Chrétiens, tout vêtu
qu'il est de ses habits pontificaux , lui décharge
mille coups sur la tête et sur le visage, et ensuite
le foule aux pieds, et le laisse tout couvert de
sang et de plaies. Ce saint homme, enlevé avec sa
mitre , et ses habits déchirés et mis en pièces , fut
porté sur un lit, et de là transporté en exil , où,
parmi les larmes et les regrets de ceux qui l'ac-
compagnèrent, il mourut au bout de trois jours.
Eutychez regarda cet assassinat comme un
triomphe. Dioscore, dont la conscience réprouvée
et abandonnée de Dieu n'y voyait rien que de
glorieux, devint plus hardi, s'attribua l'autorité
de nommer un successeur, et nomma Anaiolius
i3.
220 ENTRETIîN VI.
son secrétaire ; et pour achever par un coup si-
gnalé d'impudence, il excommunia le pape Saint
Léon , et prononça contre lui le même analhème.
Saint Léon reçut comme autant de coups mor-
tels les nouvelles de ce parricide et des malheurs
qui l'avaient suivi. Néanmoins, sa vertu lesoutint
contre les atteintes d'une tristesse désespérée ,
dont il sentit d'abord les premiers mouvements ,
et il ne songea plus qu'à chercher les moyens les
plus doux de remédier au mal. Il en trouva en ef-
fet de très-propres , mais la fermeté de Théodose
les rendit inutiles, et durant quelques années, les
soins de ce grand Pape n'eurent point d'autre ef-
fet que de toucher les cœurs du peuple et des
princes qui ne le pouvaient servir. Mais enfin ,
l'empereur Valentinien venant à Rome avec sa
mère Placidie et sa femme Eudoxe pour y visiter
les tombeaux des saints apôtres, il alla au-devant
d'eux, et leur raconta ce que cette impie sy-
nagogue avait attenté contre l'Eglise , et il mêla
tant de soupirs et tant de pleurs au récit qu'il leur
fit de la mort de Flavien, qu'il força l'empereur
et les impératrices de pleurer avec lui , et de lui
accorder à l'heure même tout ce qu'il put désirer
de leur faveur. Il les supplia d'écrire à Théodose, et
de faire en sorte qu'il voulût consentir à la con-
vocation d'un nouveau concile, et qu'il reconnût
que l'Esprit de Dieu ne le trouvant point dans les
assemblées d'où la justice et la liberté sont ban-
nies , ce qui s'était fait dans Ephèse n'était rien
que profanation et abus. Valentinien et Eudoxe
écrivirent à Théodose, et firent ce qu'ils purent
pour le gagner : mais ce prince résista jusqu'à la
mort; et sa prévention fut telle qu'il déclara par
arrêt que Flavien avait été justement massacré,
et que le dernier concile d'Ephèse aurait la même
autorité dans l'Eglise que le concile de Nicée.
ENTRETIEN VI. 221
Dieu ne voulut pas permettre que cet aveugle-
ment produisît de plus grands maux, et que l'hë-
résie et l'impiété fussent plus longtemps proté-
gées. Peu de temps après cette déclaration, Théo-
dose tomba de cheval, et le coup mortel qu'il re-
çut de cette chute ruina les desseins et toute la
fortune des Eutychéens. Il eut pour successeur
Marcien, dont la piété déjà connue releva l'espé-
rance de Saint Léon. Ce Pape écrivit promptement
au nouvel empereur pour le conjurer de regar-
der d'un œil de compassion les ruines de l'Eglise
orientale , et de les vouloir rétablir par les mains
des évêques , et par la convocation d'un synode
où le Saint-Esprit présidât.
Marcien, témoin oculaire de l'état pitoyable de
la religion , et convaincu que le désir du Pape était
une inspiration du Saint-Esprit , donna aussitôt
son consentement, et assigna la ville de jSicée
pour être le lieu où les Pères s'assembleraient. Ils
commencèrent en effet à s'y assembler ; mais les
légats de Saint Léon , qui furent trois évèques ,
Pachasius, Lucentius, Julianus, et un prêtre nom-
mé Boniface, étant arrivés à Constantinople, re-
présentèrent à l'empereur qu'il était nécessaire
qu'il assistât lui-même au concile , parce qu'en An
absence, il n'y aurait que de la confusion, et que,
puisque ses affaires et sa santé ne lui permettaient
pas d'aller à Nicée , il fallait qu'il changeât l'assi-
gnation, et que le concile se tînt àChalcédoine, qui
était proche, et dont le voyage ne lui serait qu'une
promenade et qu'un divertissement.
Ce conseil très-sage , qui vint de l'esprit de
Saint Léon, et qui fut le principe des grands et
admirables succès de ce ([uatrième concile , ayant
été reçu, on contremanda les évêques en diligence,
et on leur envoya Tordre de se rendre à Chalcé-
222 EiXTRETIEN VI.
doine au commencement du mois d'octobre de
l'an 4^1,
Ils vinrent de toutes les contre'es du monde
jusqu'au nombre de six cent-trente , tant la joie
et l'espérance de voir le rétablissement de la doc-
trine de l'Evangile et de l'honneur de Jésus-
Christ, avait touché tous les prélats , et même les
moins zélés !
Marcien , à qui quelques affaires ne permirent
pas de s'y trouver assez tôt pour les premières
séances , envoya, comme il en est parlé dans les
actes, des juges et un sénat, c'est-à-dire deux il-
lustres compagnies , l'une composée des plus no-
bles et des plus grands seigneurs de l'empire, qui
possédaient les premières charores delà milice im-
pénale , l autre composée des plus sages oihciers
de la justice , et des plus renommés par leurs ac-
tions et par leurs emplois. Quoi que quelques in-
terprètes aient voulu dire, Marcien n'eut jamais
l'intention de les envoyer pour avoir aucune voix
délibérative sur les affaires de la religion et dans
les causes ecclésiastiques des prélats : il prétendit
seulement qu'ils empêchassent par leur présence
qu'il n'arrivât quelque désordre , et qu'ils fussent
les témoins de ce que les séditieux tâcheraient de
faire , s'il y en avait là quelques-uns qui osassent
troubler une si sainte assemblée.
Elle se tint dans l'église de Sainte Euphémie,
vierge et martyre , où la religion chrétienne parut
revêtue d'une nouvelle majesté. Les deux compa-
gnies de princes et de seigneurs, magnifiquement
vêtus et parés des ornements de leurs charges, fu-
rent mises au haut de l'église entre les deux rangs
des prélats. Les prélats , trois cents de part et
d'autre, avec leurs thiares brillantes de pierreries,
et couverts de leur pourpre pontificale, furent dis-
posés selon la coutume. Les auatre légats tinrent
ITir RETIEN VI. '2 2j
les premières places du côté gauche. Anatolius ,
patriarche de Constantinoj)le, les joignit ; vis-à-vis
de lui fut assis Dioscore, patriarche d'Alexandrie,
et ensuite les autres patriarches , et puis le reste des
ivèques, qui remplirent la grande nef de celte fa-
meuse église.
Les légats firent l'ouverture par une parole qui
trouhla un peu la sérénité de ce beau jour, et qui
futpresque la cause d'un malheur irréparable: ils
léclarèrent qu'ils sortiraient, si Dioscore ne sortait
le son siège de juge etd'évcque, et s'il paraissait
\u concile autrement qu'en état de criminel. Les
seigneurs et les juges laïques, quien virent la consé-
quence, répondirent qu'il fallait exposer aupara-
vant les causes de cette exclusion. Les légats répli-
quèrent qu'on les exposerait quand il paraîtrait
en la posture et en l'habit d'un homme coupable.
Ceux-là persistèrent à vouloir qu'on commen-
çât par l'exposition des crimes , et ceux-ci par le
commandement qu'on devait faire à un criminel
de quitter sa place. D'ailleurs, Eusèbe de Dorillée,
qui avait été si maltraité au conciliabule d'Ephèse,
se leva au milieu de la compagnie , et les larmes
aux yeux, demanda justice contre Dioscore. Dios-
core la demanda lui-même contre cette infraction
des lois et des coutumes, qui ne permettaient pas
qu'on parlât d'autre chose que des questions de
la foi. En même temps Théodoret, que le Pape et
l'Empereur , assurés de sa conversion , avaient
envoyé avec ordre (ju'il fût reçu , et qu'il tînt son
rang parmi les autres, entra dans le concile, et à
la vue de cet homme odieux, les confidents de
Dioscore et les anciens amis de Saint Cyrille,
poussant un cri d'horreur et demandant qu'on
chassât ce Nestorien, tous les autres évcques, irri-
és et animés de zèle, s'écrièrent : Qu'on citasse
'e meurtrier cl /c /jurricide ! de sorte (pie ces deux
Û24 ENTRETIEN Vï.
mots, Nestorlen et meurtrier , firent un tumulte
dans l'assemblée , et l'on craignit avec sujet d'y
voir renaîti^e les mêmes désordres qui avaient trou-
blé le dernier concile.
Mais le Saint-Esprit, qui présidait à cette assem-
Ijlée , ramena soudainement la tranquillité, et tous
les esprits émus se calmèrent pour écouter la pro-
position que les juges firent, que le véritable com-
mencement de leurs conférences et le plus né-
cessaire pour former de justes et de louables réso-
lutions, devait être la lecture des choses qui s'é-
taient passées en la dernière assemblée d'Ephèse ,
et le récit des actes de ce concile , dont l'histoire
e'tait inconnue à plusieurs de la compagnie.
Il furent en cela divinement inspirés , et prévi-
rent bien que dès qu'on aurait lu ces actes tragi-
ques , les opinions se réuniraient, et que cette
grande multitude d'esprits n'auraient plus qu'une
même voix et qu'un même sentiment , qui serait
la condamnation de Dioscore.
Alors les notaires, ouvrant les cahiers, récitè-
rens à haute voix ce qui s'y trouva , et lurent les
pièces authentiques où étaient contenus les actes
et les particularités de cette longue tragédie. Cha-
que pièce était une déclaration des crimes de Dios-
core. Celles mêmes qui avaient été falsifiées en sa
faveur lui furent plus désavantageuses que les
autres, parce que la multitude des témoins rendait
la falsification indubitable.
Il voulut se défendre en produisant le papier où
tous les prélats avaient signé avec lui la condamna-
lion de Flavien ; mais deux cents de ces prélats
protestèrent qu'ils n'avaient signé qu'un papier
blanc , et qu^on les avait contraints de le signer,
l'épée sur la gorge et en les menaçant de les
tuer. Après ime longue résistance, lassé de se roi-
dir contre des accusations si fortes, il fut obligé
ENTRETIEN Vf. 2'2j
de se taire , et de laisser lire le reste sans y faire
aucune réponse. Le temps de la première séance
s'employa à cette lecture , qui dura longtemps.
Dès qu'elle fut achevée, les juges se levèrent et
sortirent, en témoignant à la compagnie qu'elle
pourrait désormais procéder a la condamnation
de Dioscore et de ses complices, et qu'il leur sem-
blait qu'il était juste de leur faire souffrir le mal
qu'ils avaient injustement exercé envers les au-
tres.
Dioscore, qui vit bien le danger, s'absenta delà
deuxième séance et de la troisième, nonobstant le
commandement qu'il reçut d'y venir par deux dif-
férentes députations. Il donna des excuses aux
députés et tacha de couvrir sa crainte , mais elle
ne fut pas moins visible que ses fautes. Il lui était
très-inutile de chercher des prétextes et des voiles,
tandis que le ciel et le soleil parlaient contre lui ,
et demandaient justice de ses attentats, dont ils
avaient été les témoins.
Ce qui obligea les Pères de ne pas différer à
prononcer son arrêt fut que quelques ecclésiasti-
ques envoyés de la part des citoyens d'Alexandrie,
ayant demandé permission d'entrer et de parler ,
présentèrent des requêtes contre ce malheureux
patriarche, et dirent de lui des choses plus éton-
nantes que tout ce qu'on avait dit jusqu'alors : ils
parlèrent des extorsions, des concussions , des in-
cendies,et d'autres semblables violences qu'il avait
commises impunément dans les maisons des par-
ticuliers; ils l'accusèrent d'avoir enlevé des fem-
mes , forcé et violé des filles , corrompu de jeu-
nes hommes, et ils produisirent tant et de si ma-
nifestes preuves de leurs accusations que tous
ces saints prélats, frémissant d'indignation et d'hor-
reur , poussèrent unanimement louis voix, et
crièreut ensemble analhèmc cunlie Dioscore.
526 ENTRETIEN VI.
L'arrêt en fut distinctement prononcé par les lé-
gats apostoliques, qui, en peu de mots , selon la
forme ordinaire, déclarèrent que Dioscore, atteint
et convaincu d'hérésie , de blasphème , de sacrilè-
ge , de trahison , d'adultère, de parricide, était
à jamais dégradé de la prêtrise, de l'épiscopat, etde
toutes les charges , dignités et fonctions ecclésias-
tiques. Cet arrêt, trop juste, mais trop miséricor-
dieux , fut signé, des six cent-trente évêques qui
étaient là , et envoyé à Marcien avec des lettres
du synode, qui écrivit aussi au peuple d'Alexan-
drie pour l'assurer qu'on y avait écouté ses plain-
tes et qu'on y avait satisfait.
Dans les séances suivantes, les prélats qui avaient
assisté au dernier conciliabule d'Ephèse, deman-
dèrent et reçurent le pardon de leur faute , après
s'être accusés eux-mêmes , et avoir détesté la fai-
blesse qu'ils eurent de redouter les menaces, et
de succomber à la fureur de leur patriarche hé-
rétique.
Dans la huitième, on parla de l'affaire de Théo-
doret, qui avait autrefois servi de secrétaire dans
les conciHabules de Nestorius , et qui s'était dé-
claré un des plus ardents protecteurs de sa doc-^
trine. Quoique le Pape eût déjà reconnu la vérité
de sa conversion et qu'il l'eût reçu à la commu-
nion des catholiques, néanmoins, pour satisfaire
plus amplement à l'Eglise scandalisée , les Pères
ne voulurent point déclarer par une sentence syno-
dale qu'il était converti, qu'auparavant ils n'eus-
sent appris ses sentiments de sa propre bouche,
et qu'il n'eût abjuré ses erreurs en présence de la
compagnie.
C'est une chose merveilleuse que quoique ce
grand homme eût quitté toutes les opinions des
hérétiques, il ne put néanmoins s'empêcher de
faire paraître qu'il lui restait en Tànie quelque
K\rR7;riF.v vr. o.i-j
chose de leur naturel et de leur esprit. Il eut peine
à parler ingénument , et il tacha de couvrir, par
des équivoques et par des réponses ambiguës, la
honte qu'il éprouvait à condamner ses premières
pensées. On lui ordonna de paraître au milieu de
l'assemblée, et de prononcer publiquement ces
deux paroles : Anatlieme a Ncstorius! Blessieurs,
dit-il, j'ai écrit mes sentiments dans des cahiers que
j'ai présentés aux ambassadeurs du Pape Léon : je
vous supplie qu'on les lise,et que chacun y connaisse
quelle est ma doctrine et ma religion. Il n'est pas
question , repartirent les Pères, de savoir ce qu'il
y a dans vos papiers , mais de savoir ce qu'il y a
dans votre cœur et sur, votre langue. Nous vou-
lons que vous parliez. Parlez, et dites Anathemc
à Nestorius, Messieurs , répondit Théodoret, je
suis orthodoxe et catholique ; j'ai été nourri et
élevé parmi les orthodoxes, et je fais profession
de ne rien croire et de ne rien prêcher qui ne soit
orthodoxe ; et non-seulement Eutychez et Nesto-
rius, mais tous les hommes qui s'éloignent de la
pureté de la doctrine évangélique , me sont étran-
gers. Parlez clairement et en moins de paroles ,
dirent les Pères: on ne vous demande que ces deux
mots : Anatheme a ISestoriiis et a sa doctrine! Au
lieu de les dire, lui qui avait résolu de ne point
condamner le nom ni la personne de cet ancien
patriarche , prit un détour, et fit une réponse
qu'il crut spécieuse et propre à détourner aussi
les prélats de leur dessein. IMessieurs, dit-il, je
parle comme Dieu me commande et en la façon
que je crois lui plaire. Le rétablissement en mon
évèché et le retour en ma patrie nie sont choses
indifférentes : je ne cherche ici que le bonheur de
vous satisfaire et de rétablir ma réputation dans
]'Eglise , en assurant que je suis orthodoxe. Je dis
donc que j'analhémalise tous les hérétiques ol>sU-
22S ENTRETIEN VI.
nés , et nommément ceux qni enseignent qu'il y a
deux fils en Jésus-Christ. Les Pères, qui le voulaient
voir séparé de parole et d'affection d'avec l'hé-
résiarque, s'écrièrent en l'interrompant : Il ne faut
qu'un mot: dites Jnathème à Nestorius! Théoâo-
ret, comme indigné, répondit : A quoi sert. Mes-
sieurs , de le dire, si vous ne connaissez en quel
sens je le veux dire , et si je ne vous explique mes
sentiments ? Sur quoi il voulut entrer en discours
et faire une longue exposition de sa doctrine :
mais les cris des juges et des prélats offensés s'éle-
vèrent de toutes parts, et chacun dit : J^oilà un hé'
relique^ 'voila un Nestorîen. Quon chassé cet hé-'
rétique ^ quon le jette hors de r Église et qu^on
renvoie avec son NestorUis ! Théo dore t, effrayé,
éleva aussitôt la voix , et dit enfin le plus haut et
le plus fortement qu'il put: Anathéme a Nestorius!
Ces paroles ayant apaisé le bruit, il remontra mo-
destement qu'il avait fait connaître depuis quelque
temps que c'était là sa pensée, et qu'il l'avait dé-
clarée en toutes les façons qu'on pouvait désirer
d'un homme sincèrement converti.
Il parla en vrai catholique : de sorte que ceux
qui lui étaient le plus contraires furent obligés
de se joindre à ses amis, et qu'enfin toute l'assem-
J)lée donna un très-honorable arrêt en sa faveur,
le recevant en la communion des fidèles et le ré-
tablissant en son évêché. On ne laissa pas, les an-
nées suivantes, de faire encore beaucoup de bruit
à son sujet , comme il paraît dans les actes du cin-
quième concile.
Après cela, l'occupation de l'assemblée fut de
dresser les articles d'une doctrine orthodoxe tou-
chant l'Incarnation du Fils de Dieu , et de don-
ner à l'Eglise une confession de foi là-dessus , qui
fut commune et invariable , et qui servît de règle
à la théologie de tous les siècles. Afin que la
ENTRETIEN VI. 22g
chose put s'accomplir plus fiuMleinent et avec
moins de contestation et de bruit, on jugea à pro-
pos que cliaque province nommât et députât deux
de ses éveques, des plus savants et des plus re-
nommés, et que ces députés, assemblés en parti-
culier avec les légats du Pape , conférassent paisi-
blement sur les difficultés de la question , et
qu'ayant tout éclairci , abrégé et disposé en la
forme d'un symbole, ils vinssent le proposer au
concile, afin qu'il fût ratifié par les suffrages de la
compagnie, et ensuite publié pour être la confes-
sion de toutes les églises de l'univers.
Ces doctes et illustres commissaires travaillè-
rent durant plusieurs jours, se servant de la let-
tre de Saint Léon écrite à Flavien comme d'un
flambeau pour se conduire parmi les obscurités
d'un mystère si profond et si ténébreux ; et le
Saint-Esprit, qui avait conduit la plumede ce grand
personnage, ouvrit leur esprit et leur fit entendre
le vrai sens de son discours : de façon qu'ils for-
mèrent heureusement une excellente somme de la
théologie évangélique , et réduisirent en cinq ou
six décisions tout ce que les Chrétiens et les en-
fants de l'Ejîlise sont obligés de croire à l'égard
de l'union personnelle des deux natures distinctes
et permanentes éternellement en leur parfaite in-
tégrité.
Marcien, queles affaires avaient arrêté jusqu'a-
lors dans Constantinople, étant averti que les dé-
putés avaient dressé leur formule, et qu'ils étaient
prêts à la proposer au concile, vint aussitôt avec
sa femme Pulchérie, pour être présent à cette ac-
tion, et pour avoir le bonheur de voir la descente
du Saint-Esprit sur les langues des évêcpies.
Dès qu'il fut arrivé, il alla au concile. En en-
trant, il salua les évêques avec de profondes incli-
nations, et passant à travers leurs rangs, il monta
û3o EXTUETiEN Vî.
sur son trône impérial, el là, il rendit un témoignage
admirable de son zèle pour la vérité , exhortant
tous ces prélats par une harangue qu'il fil en la-
lin, et puis en grec, de n'avoir aucun sentiment
(jui ne fut réglé sur les sentiments de l'Eglise et
sur l'opinion des anciens Pères. On lui répondit
par une acclamation générale, et par quantité de
vœux pour la prospérité de sa personne et de son
empire.
Le silence étant fait, x^étius , archidiacre de
Constantinople, premier secrétaire du concile, re-
çut ordre de parler et de prononcer la confession
de foi. Ce fut alors qu'après la lecture des deux
symboles de Constantinople et de Nicée , on en-
tendit sur la terre ce que vous m'avez demandé ,
Messieurs, et ce qui est à la fin des discours que
je vous ai tenus jusqu'à cette heure; je veux dire,
l'explication de ce texte incompréhensible aux
anges: Ferbuni caro faclutn est^ et que, durant un
saisissement d'admiration et de plaisir, tous les
yeux de cette grande compagnie étant levés au
ciel et trempés de larmes de joie , les CVirétiens
commencèrent à connaître distinctement quelle
est la gloire, la sublimité, l'excellence ineffable
et l'immensité de la doctrine de l'Evangile:
1° Que Jésus-Christ est un ;
2** Qu'il est homme parfait et Dieu parfait ;
3^ Qu'il est vrai homme, composé de chair et
d'une àme raisonnable;
4^ Que selon la Divinité, il est consubstantiel à
son Père ;
5*^ Que selon l'humanité , il est consubstantiel
aux autres hommes ;
6** Qu'en tant qu'homme, il nous est semblable
en tout, hormis dans l'ignorance et dans le péché;
7° Que selon la Divinité, il a été engendré de
Dieu son Père avant les siècles ;
ENTrxF.Ttr" VI.
8" Que selon riiuinaniié, il a été engendré de sa
Mère, Vierge dans le temps;
g" Que dans les entrailles sacrées de cette Mère,
par l'opération du Saint-Esprit, le Verbe a été
fait chair el Dieu s'est faitliomme;
lo" Que cette union du Verbe et de la chair de
Dieu et de l'homme n'est pas une conversion de
Jâ Divinité en la nature humaine,
1 1" Que ce n'est pas une confusion de la Divi-
iîité et de l'humanité mêlées ensemble et com-
posant un Jésus-Christ;
12° Que ce n'est pas une simple affection de
l'une envers l'autre, ni une conformité de senti-
ments, de volontés et de désirs;
i3° Que ce n'est pas une simple présence du
Verbe habitant dans l'humanité et la gouvernant
par un soin particulier;
i4''Mais que c'est une union personnelle des
deux natures humaine et divine unies ensemble
par l'unité d'une même hypostase ;
i5° Que cette unité de personnes ne fait pas que
les personnes divine et humaine se soient confon-
dues, ou liées, ou assemblées, et que de deux il
ne s'en soit fait qu'une ;
i6" Mais que la personne divine, infiniment
simple, invariable et éternelle, est devenue la per-
sonne de l'homme, et que l'homme en Jésus-Christ
n'a point d'autre personne que le Verbe;
ly" Que le Verbe tient les deux natures jointes
ensemble ;
18° Que cette union ou liaison, qui empêche
que les deux natures ne soient divisées, n'empê-
che pas qu'elles ne soient parfaitement et éternel-
lement distinctes.
Cette doctrine, qui est aujourd'hui la première
leçon de nos écoles , n'a pu venir ici-bas qu'avec
232 ENTRETIEN Vï.
un Dieu, n'a pu être dictée que par sa bouche, ni
expliquée et découverte que par le Saint-Esprit.
Elle est un chef-d'œuvre delà sagesse de Dieu;
et comme l'incarnation du Verbe est le plus grand
miracle de son pouvoir, aussi l'explication de ce
mystère est le miracle le plus glorieux et la plus
illustre preuve que le Saint-Esprit est présent à
l'Eglise et que c'est lui qui la gouverne. Les hom-
mes en ce concile n'ont eu qu'une même parole
et qu'un même sentiment sur un mystère que les
anges , suivant leur seule raison naturelle , n'au-
raient jamais compris, et sur lequel ils n'auraient
produit qu'une confusion d'erreurs.
Lorsque les décisions eurent été prononcées, et
ensuite signées par les six cent-trente évêques
qui étaient là, ces évêques, qui étaient remplis de
consolation et de joie céleste, s'écrièrent d'une
commune voix : Hœc Jides Patrum : omnes sic
credimus : una fuies, una voluiitas, Omnes idip-
sum sapiinus , omnes consenlientes suhscribimus,
Hœc fides Patrum, hœc fîdes orhem terrœ sahavit.
L'empereur leur fit de grandes félicitations
sur ce succès et cette victoire si glorieuse; mais
lorsqu'il parlait encore, cesprélats, saintement ani-
més, élevèrent leurs voix, et firent retentir ces
paroles, que l'affection et que le Saint-Esprit leur
suggérèrent : Cœlestis rex^ terrenum custodi , per
te fides firmata est. Cœlestis Rcx, Augustum cus-
todi, per te /ides firmata est. Unus Deus qui hoc
fecit. Per "VOS fides , per "vos pax. Nestorio, Eu^
tjchi et Dioscoro anathema ! Et ils parlaient se-
lon le mouvement du zèle qui les transportait.
Voilà ce que j'ai pu rappeler en ma mémoire,
et ce que je puis vous dire pour satisfaire à votre
sainte curiosité, qui vous rend aussi savants que
■vous le devez être touchant le mystère de l'incar--
natioQ du Verbe.
ENTRETIEN VI. 233
Il était temps de se retirer, et parce que la nuit
opprocliait, et parce que le sujet ne demandait pas
\\n plus long discours. Eugène voulut donc quit-
ter la compagnie ; mais comme chacun, en se re-
tirant, se joignit aux personnes que le hasard ou
l'inclination lui présenta , il se trouva avec Au-
guste et avec une dame d'esprit et de qualité ,
qui ne voulurent pas perdre ce peu de temps, et
qui tachèrent de le faire parler encore. Après lui
avoir fait deux ou trois petites questions , ils lui
demandèrent quelle était l'affaire des Monothé-
lites, dont il leur avait parlé, et quel fut le sujet
du mécontentement qu'ils donnèrent à l'Eglise.
II n'osa pas se dispenser de leur répondre , mais
il régla son discours sur la mesure du chemin qui
leur restait à faire pour aller au logis.
Les Monothélites , dir-il, furent des gens qui,
après le concile de Chalcédoine, conservèrent dans
leur âme quelques restes de l'hérésie d'Eutychez,
et qui, pour la faire revivre, s'avisèrent d'une sub-
tilité qui eut un commencement de succès, et qui
fjt craindre de plus grands malheurs qu'il n'en ar-
riva. Il leur vint en pensée de dire que comme
1 Eglise enseignait qu'il n'y avait qu'une seule per-
sonne en Jésus-Christ, qui était la personne di-
vine, de même il n'y avait qu'une seule volonté,
qui était aussi la volonté de Dieu , espérant que
cette proposition passerait sans nulle peine , et
puis, quand elle serait établie dans l'esprit des peu-
])les, qu'ils rappelleraient aisément l'opinion de
l'unité d'une nature, et qu'il leur serait aisé de
rétablir enfin la doctrine d'Eutychez, et de faire
direà toute l'Église : Une seule personne, une seule
i)olontc , une nature seule et unique. L'éveque
Théodore Pharamite fut le premier inventeur de
ce secret, qu'il communiqua à Sergius, patrlanhe
de Constantinople. Sergius l'approuva, et crut que
234 ENTRETIEN VI.
les autres éveques Tapprouveraient, et qu'à la fa-
veur d'une opinion si plausible, ils pourraient venir
à bout de leur dessein. Il gagna sourdement plu-
sieurs prélats de ses voisins. L'empereur Héraclius
prit le mal des premiers, et le venin se saisit si
promptement et si fortement de son cœur qu'il
se laissa persuader par des évêques secrètement
assemblés, de dresser une certaine exthesis , c'est-
à-dire une espèce de confession de foi où cette
unité de volonté était déclarée, et de la faire af-
ficher à la grande porte de l'église, avec comman-
dement au peuple de la recevoir et d'y ajouter
foi.
Sophronius , patriarche de Jérusalem , parla
hautement contre cette nouvelle doctrine, et ayant
assemblé les évêques de s|^ province, la condamna
avec ses auteurs, qu'il poursuivit depuis par tous
les actes d'hostilité qu'on pouvait attendre d'un
prélat savant, et ardemment zélé pour la religion
catholique. Sergius, et Cyrus, patriarche d'Antio-
che, firent leurs plaintes au Pape Honoré P"", et
le supplièrent d'arrêter les persécutions de So-
phronius, qui étaient, disaient-ils, aussi dangereu-
ses à l'Eglise qu'outrageuses à leur réputation ,
puisqu'elles troublaient déjà la plus grande partie
de l'Orient ; et ils firent entendre à Sa Sainteté
que ce prélat philosophe, par sa dialectique poin-
tilleuse , et son opiniâtreté à soutenir et à distin-
guer les deux volontés du Sauveur , introduisait
partout la dispute, la dissension et le schisme.
Honoré, qui aimait la paix, et qui savait com-
bien l'Eglise était lasse d'examiner des questions,
écrivit aux trois patriarches, et leur témoigna que
le plus grand service qu'il pouvait rendre à la
chrétienté en cette rencontre , était d'obtenir
d'eux qu'ils gardassent le silence , et qu'ils s'abs-
ENTRETIEN VI. 20 3
tinssent de jamais rien dire ni pour ni contre les
deux volontés de Jésus-Christ.
Son conseil ne fut pas suivi. Les Monothélites,
favorisés par Héraclius,et puis par Constantin, son
fils, qui lui succéda, continuèrent de parler ; et
comme rien ne s'opposait à l'accroissement de
leur hérésie, ils la répandirent en plusieurs pro-
vinces, et corrompirent les membres les plus no-
bles et les plus saints de l'Ej^lise orientale. Ce qui
rendit la contagion plus periiicieuse, fut que trois
patriarches, Sergius, Pyrrus et Paulus, qui se suc-
cédèrent de suite en la chaire de Constanlinople,
furent trois puissants séducteurs qui entreprirent
chacun avec passion de la communiquer aux au-
tres et d'en infecter tout l'empire. Le dernier
poussa si ouvertement ses mauvais desseins (|u'il
contraignit le Pape Théodore de le déposer de l'é-
piscopat, et son successeur Martin !'"'", d'assembler
à Rome un concile national pour tâcher, par une
solennelle condamnation de cette hérésie, d'en
arrêter le progrès. Les suffrages communs de cent-
cinquante évcques la condamnèrent, mais ils ne
l'abattirent pas. Ce coup augmenta sa fureur, et
lui fit faire de plus grands désordres.
L'empereur Constans , Monothélite déclaré ,
crut que toute la honte de l'anathème tombait sur
lui , et prit la résolution de l'effacer par le sang
du Pape. Il donna ordre à l'Exarque de Ravenne
de s'en saisir, et de le lui envoyer à Constanlino-
ple. Le saint Pontife y fut conduit comme un cri-
minel, et de là en Chersonèse, où il versa son sang
goutte à goutte, et endura un martyre de plusieurs
années , parmi des tourments où ses bourreaux
mêmes ne le pouvaient contempler sans larmes et
sans admiration.
Constans fut puni dès ce monde , et il mourut
d'une mort infâme et tragique. Son (ils et son suc-
â3^ ENTRETIEN VI,
cesseur, Constantin Pogonat, choisi de Dieu pour
réparer les fautes de son père et de ses autres
prédécesseurs, n'eut pas sitôt pris le gouverne-
jnent de l'empire que, de lui-même, par l'inspira-
tion de Dieu, il envoya proposer au Pape Agathon
d'assembler un concile général pour abattre cette
hydre qui avait tant de têtes et tant de protec-
teurs. Agathon adora la miséricorde de Dieu, qui
avait inspiré à ce pieux monarque de si bons sen-
timents , et qui faisait naître le remède d'où
l'on n'attendait que la mort; il embrassa avec des
transports de joie la proposition de l'empereur ,
et apporta aussitôt les diligences nécessaires pour
la convocation du concile, qui fut assigné à Cons-
tantinople.
Ce concile eut un succès merveilleux. Trois pa-
triarches s'y trouvèrent; l'empereur même voulut
y être en personne, accompagné des principaux
seigneurs de sa cour. Les conférences durèrent
quelques mois avec un grand ordre , et elles se
terminèrent par la condamnation de l'hérésie, et
par la décision qui porta que Jésus-Christ a deux
opérations et deux volontés distinctes, et que, sans
être ni confuses ni séparées , elles sont en lui aussi
véritablement deux que les deux natures , mais
que la volonté humaine est sujette à la volonté
divine, lui rendant une obéissance éternelle.
Jamais les hérétiques n'ont été si hardis ni si
effrontés à inventer des fourberies , à falsifier les
écritures et à mentir publiquement, qu'ils le fu-
rent en cette assemblée : mais aussi, jamais les hé-
rétiques n'ont été si honteusement surpris dans
leurs mensonges , ni contraints avec tant d'igno-
minie de reconnaître et de confesser leur malice,
qu'ils le furent en cette occasion. La plupart se
condamnèrent eux-mêmes ; tous se rendirent, et
signèrent la décision du concile. Il n'y eut que
ENTRETIEN VI. 287
IMacaire, patriarche d'Antioche, le principal au-
teur de l'hérésie, qui persista dans son opiniâtreté,
et qui voulut avoir l'honneur de retenir sur ses
bras cette Babel qui tombait. Pour le confondre,
et pour lui donner, par un affront salutaire, hor-
reur de son impénitence et de sa folie, on fit lire
les passages qu'il avait cités , en les confrontant
avec ceux que des commissaires avaient transcrits
surlesoriginaux des Saints Pères, et l'on vit partout
des faussetés et des friponneries si honteuses
que la rougeur parut sur les visages de toute la
compagnie, et il n'y eut que lui seul qui ne sentit
passon opprobre. On fit des efforts extrêmes pour
lui faire revenir le sens, et pour tirer de sa bouche
quelque parole d'abjuration; mais les prières, les
remontrances et les larmes ne servirent qu'à l'en-
durcir en son impénitence et en son orgueil. Sa
réponse fut qu'il aimait mieux être brûlé, ou mis
en pièces, ou jeté dans la mer, que de changer
d'opinion. L'Eglise, plus sage que Macaire, fut plus
miséricordieuse qu'il ne méritait. Elle se contenta
de l'arrêt ordinaire, qui fut de le déposer de l'é-
piscopat, mais elle voulut qu'on exécutât cet ar-
rêt avec plus de terreur et plus de cérémonie qu'on
n'avait fait jusqu'alors. On dépouilla publique-
ment Macaire de son manteau patriarcal : Basile,
évêquede Bâle, lui ôta Xorarium d'entre les mains ;
et mille voix de malédictions s'étant élevées, on
le chassa de l'assemblée. Un de ses disciples nom-
mé Etienne en fut aussi chassé et tiré par les che-
veux. Au même temps qu'ils sortirent l'un et l'au-
tre, une multitude de toiles d'araignées noires et
puantes tombèrent dans les rues, et le peuple
les prenant pour les figures des hérétiques , les
poussa dans la mer, et en purgea la ville et le
monde.
Pendant qu'on tenait le concile, le démon, qui
238 ENTRETIEN VI.
n'avait pas été assez fin dans les faussetés et dan»
les fourberies qu'il avait suggérées aux hérétiques,
le fut encore moins dans l'invention d'un dessein
ridicule qu'il fit entrer dans la tête d'un prêtre
moine, qui se crut assez habile pour tromper le
monde, et pour faire qu'en dépit de l'empereur,
du Pape et du concile, la doctrine qu'on venait de
condamner fût rétablie. Ce moine, nommé Poly-
clironius, alla se présenter à l'assemblée, et s'of-
frit à ressusciter un mort à la vue de toute la
ville , pour justifier par ce miracle la doctrine
de Macaire, et faire voir, par le témoignage de
Dieu même, qu'elle avait été mal condamnée. La
compagnie y consentit sans peine , sachant bien
que cette affaire ne nuirait pas à la vérité, et
qu'elle aiderait le petit peuple à honorer l'Eglise,
et à persévérer dans l'obéissance et dans le de-
voir. Polychronius, aussi fou que méchant, fit ap-
porter un corps mortau milieu delà grande place,
et là, sur un théâtre, à la vue d'une multitude in-
finie de peuple, ayant écrit sur un papier ces pa-
roles : Je crois qu'il nj a qu'une seule volonté
dans Jésus-Christ^ il posa le papier sur la poitrine
du mort, et lui commanda de se lever en vertu
de cette confession. Le mort demeurant dans le
même état, Polychronius éleva la voix, et se mit
à faire autour de lui des gestes et des actions de
bateleur. La ville passa l'après-dînée à regarder
cette comédie , et à rire des vains efforts de ce
thaumaturge désespéré. La conclusion fut qu'il
confessa publiquement qu'il n'en pouvait venir à
bout.
Sa folie ne manqua pas, selon que l'avaient es-
péré les Pères, d'être profitable à plusieurs, qui,
Lien qu'ils eussent encore quelque inclination pour
le parti de Macaire , ne voulurent point avoir de
ENTRETIEN VII. aSf)
rnit aux railleries, et se déclarèrent catholiqu'^s le
plus lumtement qu'ils purent.
Eug(^iie prononça ces dernières paroles en en-
trant dans la salle, où il fallut changer de dis-
cours.
ENTRETIEN VII.
DU SAIÎ<T SACRE3IENT.
Eugène, sortant de Paris pour aller à Fontaine-
bleau où la cour était, rencontra aux portes de la
ville un homme de qualité nommé Maxime, son
intime ami, qui descendit aussitôt de son carrosse
pour le prier d'y entrer, afin qu'il put profiter de
ses entretiens durant ce jour-là. Eugène se trouva
le huitième de la compagnie, composée de per-
sonnes d'esprit et de condition, et toutes de l'hu-
meur qui était, comme je l'ai déjà dit, assez com-
mune à la cour de Henri-le-Grand , de se plaire à
parler de controverse, et de disputer contre les
Luthériens et les Calvinistes.
Ce fut là en effet le commencement de leur con-
versation. Maxime, qui était assis auprès d'un
gentilhomme nommé Alphonse, son parent et son
ami, converti depuis deux mois, et avec lequel, le
jour d'auparavant, il s'était entretenu sur les ar-
ticles contestés entre les deux religions, le mon-
trant à Eugène : Voilà, dit-il, un homiète homme
qui doit se tenir heureux d'être en votre compa-
gnie, car il peut espérer que vous obtiendrez pour
lui une grâce qu'il désire sur un point de notre
religion. Il est bon catholique, ajoula-t-il en riant,
et il pense de la doctrine de l'Église ce que vous
24o ENTRETIEN VII.
en pensez vous-même ; mais on l'obligerait fort,
et sa conscience serait en repos, si l'on voulait le
dispenser de croire au saint sacrement, et ne lui
pas commander, sous peine de damnation, de sous-
crire à ce qu'en disent les the'ologiens.
Alphonse ne convint pas tout à fait de cela. Ce
que j'ai avancé, dit-il, et ce que tout homme sage
ne refusera pas d'approuver, c'est que la doctrine
de l'Eglise n'a rien où les personnes d'esprit ne
voient des marques certaines qu'elle vient de Dieu.
J'ai dit même que l'expérience nous fait sentir
qu'il n'y a que la raison des simples qui se plaigne
d'être esclave sous l'autorité de la foi chrétienne;
que, néanmoins, s'il était permis de former des dou-
tes et de trouver quelque peine, je croirais que
ce serait à l'égard du saint sacrement, et que nous
serions excusables d'être étonnés de ce qu'on dit
dans l'Eglise de la présence réelle du Fils de Dieu
sous les espèces du pain.
Quoiqu 'Eugène jugeât qu'il n'était pas temps
de parler de théologie et d'entrer en cette sorte de
controverse, qui ne pourrait être qu'ennuyeuse à
une compagnie où il y avait des dames et d'autres
personnes peu disposées à s'y plaire , toutefois il
s'y engagea lui-même par une réponse que le zèle
qu'il avait pour la religion lui arracha : Je suis ,
dit-il à ce gentilhomme, d'un sentiment bien con-
traire au vôtre. On ne peut pas me reprocher que
j'aie jamais entrepris d'exagérer les choses, et de
donner par mes discours de belles couleurs et des
apparences spécieuses aux mystères de notre re-
ligion. Ils sont si relevés et si divins que les plus
éclatantes lumières de la science et de l'éloquence
humaine n'en peuvent être que les ombres; mais
s'il se trouve des hommes capables de les orner
et de les embellir, je m'oublierais moi-même si
j'avais la présomption de me comparer à eux, et
ENTRETIEN VU. 'j/il
cri)ire que je pourrais les imiter. Te ne prétends
que dire simplement mes pensées, et les découvrir
telles qu'elles naissent en mon esprit , sans autre
soin que de m'expliquer par des paroles qui les
rendent claires et qui les fassent entendre aisé-
ment. Vous dites, Monsieur, que cette présence
du Sauveur sous les espèces est l'unique point qui
vous semble fâcheux et douteux dans notre doc-
trine : et moi, si je n'étais point catholique, je me
persuade que ce que les catholiques disent du saint
sacrement me convertirait, tant j'y vois de marques
qu'il a été institué par la sagesse incréée, et tant
il me semble impossible qu'il y ait une vraie religion
au monde sans le sacrifice de la messe.
Comment cela, répondit le gentilhomme tout
surpris? Le reste de la compagnie ne s'étonna pas
moins, et fit paraître, par une attention curieuse,
qu'elle attendait avec plaisir l'éclaircissement de
ce problème.
Messieurs, leur dit Eugène, la vraie religion doit
avoir un vrai sacrifice; et je défie, non-seulement
les calvinistes, mais les hommes et les anges mê-
mes, de trouver un autre vrai sacrifice pour notre
Eglise que celui que nous faisons à l'autel et que
nous offrons chaque jour.
Les calvinistes, repartit le gentilhomme, ne
vont pas chercher si loin : ils répondent que le
sacrifice de la croix est un vrai sacrifice , et qu'il
a été fait et institué pour nous.
Il a été fait pour nous, répond Eugène , mais
non pas par nous. Nous n'en avons point été ni les
ministres, ni les prêtres, ni les spectateurs. Dans
notre vraie religion, c'est nous qui devons vérita-
blement adorer Dieu; c'est nous qui devons im-
moler la vraie victime, et qui, en nos solennités et
en nos fêtes, la devons pi ésenler par noire consécra-
tion , et exercer à son égard tous les offices d'uQ
II
24 2 ENTRETIEN VII.
véritable sacerdoce : c'est par notre action que
Dieu doit être adoré et recevoir l'honneur infini
qui lui appartient. Donnez-moi donc une autre
vraie victime que Jésus-Christ, une autre hostie
qui soit digne de Dieu , qui lui soit égale en na-
ture, en excellence, en amour, et qui, par son éga-
lité, puisse l'honorer infiniment, et acquitter les
dettes du genre humain envers sa miséricorde et
sa justice. Il n'y a sans doute que lui seul : et
puisqu'il est l'unique victime,donnez-moi, s'il vous
plaît, le moyen de l'immoler tous les jours , et
néanmoins, de le laisser éternellement en vie ,
quoiqu'on le sacrifie véritablement à chaque heu-
re ; je veux dire, le moyen de faire en sorte , se-
lon les paroles divines du Saint Esprit inspirées à
Saint André le jour de son martyre, que, par no-
tre action, il change d'état autant qu'il faut pour
être effectivement et parfaitement immolé, et que
cependant, tandis que nous l'immolons et que nous
opérons ce changement ineffable, il demeure en-
tier sans mourir et sans rien souffrir , et que le
lendenrain, nous le trouvions entre nos mains aussi
vivant et aussi heureux qu'il était avant que nous
l'eussions sacrifié. Donnez-le, ce moyen ; que les
hérétiques ou les philosophes le cherchent , et
qu'ils tâchent de l'inventer. Que pourront-ils dire ?
Faudra-t-il qu'ils confessent qu'il n'y a qu'un Dieu
qui puisse découvrir un secret si naturel et si in-
connu? C'estce qu'a fait Jésus-Christ dansl'institu-
tion de la sainte Eucharistie , par un miracle qui
surprend les anges , et qui doit ravir et charmer
les hommes.
Dans cette Eucharistie miraculeuse, Notre-Sei-
gneur est une hostie assez immolée pour faire que
notre religion ait le plus parfait holocauste , et
qu'elle soit, dans lemonde, lapins religieuse et la
plus sainte de toutes les religions qui puissent être
LMIiETlEN VII. 243
OU qui aient jamais été; et en même temps, il a
une vie assez glorieuse pour glorifier les anges
dans le ciel, et pour être la plus parfaite et la pre-
mière félicité des bienheureux. A la même heure,
il est, d'une part, le remercîmentet le présent que
l'Église militante fait à Dieu le Père , et d'une au-
tre part, il est la récompense que Dieu donne à
l'Église triomphante, suffisant à ces deux grandes
justices de la créature et du Créateur, donnant aux
hommes ici-bas de quoi remercier et adorer di-
gnement un Dieu, et à Dieu, de quoi récompenser
dignement et infiniment les hommes dans le para-
dis. Quel miracle! quelle invention! Quel pro-
dige de sagesse, de puissance et de miséricorde !
Mais il faut, poursuivit-il, que vous voyiez l'ex-
cellence et la sublimité de ce dessein de Jésus-
Christ dans un jour où peut-être vous ne les avez
point encore considérées , et que vous ayiez les
yeux assez forts pour soutenir les lumières de ce
qu'il y a de plus émlnent et de plus éclatant dans
ce mystère adorable. Eugène avait sujet de parler
ainsi, car si son esprit, élevé par l'esprit de Dieu,
découvrit des vérités qui ne sont inconnues ni aux
anges ni aux théologiens, mais qui, certainement ,
auraient mérité d'être écoutées des uns et des au-
tres, d'être lues ici par eux-mêmes, si ma plume
n'y mêlait point ses faiblesses et n'en diminuait
pas la force et la grâce.
Pour y procéder avec plus d'ordre et plus de
méthode, dit-il, remarquez que, sans parler de
l'Eglise, il y a trois vraies religions par lesquelles
Dieu est véritablement honoré : la religion de
Dieu, qui s'exerce éternellement tiaiis la Trinité; lu
religion des hommes , qui s'exerçait sur la terre
avant la venue du Messie, et enfin la religion du
Sauveur, qu'il exerça durant sa vie mortelle, et
dont il fit lui seul les cérémonies et les fouclions.
14.
244 ENTRETIEN VII.
Chacune de ces religions a son sacrifice , je veux
dire une suprême et souveraine opération de son
sacerdoce , par laquelle elle honore la Divinité
aussi excellemment qu'elle puisse le faire. La mer-
veille de la religion chrétienne est que son sacri-
fice de la messe contient, lui seul et formellement,
les trois sacrifices de ces trois anciennes religions.
Je ne m'attache pas à ce mot de trois sacrifices , je
me contente, si vous voulez , de dire les trois sou-
verains honneurs , et j'avance que la messe est un
assemblage de tous les honneurs suprêmes que la
Divinité reçoit, et qu'elle a jamais reçus dans les
au 1res religions. Peut-être celte proposition vous
paraît-elle obscure et douteuse : vous allez voir
qu'elle est claire et indubitable , et qu'entre les
propositions de la foi, il n'y en a point qui doive
plaire à notre raison plus que celle-ci , et qu'il
nous suffit de la connaître et de la croire pour
nous estimer infiniment heureux d'avoir été bap-
tisés et d'être Chrétiens.
Je dis donc, premièrement, que, parle sacrifice
de la messe , nous rendons à Dieu l'honneur sou-
verain qu'il peut recevoir, ou qu'il recevait autre-
fois de la religion des hommes , et que, d'abord,
nous arrivons au plus haut point de leur adora-
tion , qui était le sacrifice et la mort des bêtes.
Comment trouvez-vous cela dans la messe, dit
Ariste, pressé par sa curiosité? Pour vous répondre,
repartit Eugène , qui voulut que la vérité qu'il al-
lait exposer aux yeux de la compagnie parût en son
jour, permettez que je vous demande pourquoi le
plus grand honneur que les hommes en ce temps-
là pussent rendre à Dieu était cette sorte de sacri-
fice , et comment il arrivait que le Créateur en
reçût tant de gloire sur les autelsde la synagogue.
Ariste, et les autres qui écoutaient, ne voyant
pas ce qu'on pouvait répondre là-dessus : Je com-
EXTUETIEN VII. 245
prends bien , poursuit Eugène , pourcpioi Dieu se
plaît à l'amour que je lui porte, et est honoré pai
l'obéissance que je rends à ses divines volontés ;
mais se plaire nu massacre des animaux et aux
peines de ces innocentes victimes , c'est ce qui ne
se comprend pas. Quel avantage ou quel honneur
pour un Dieu de voir au milieu d un temple des
las de taureaux éijorofés et des ruisseaux de sanrr
répandu , ou de voir sur un autel une hostie qui
reçoit le glaive qu'on lui plonge dans le sein, qui
se débat, qui agonise, et qui meurt enfin parmi
la fumée de l'encens et les cérémonies des prêtres?
On met ce cadavre sur un bûcher, le feu dessous:
tout brûle et se réduit en fumée ; voilà la gloire
de Dieu , et le plus parfait hommage qu'on puisse
rendre à Sa IMajesté souveraine ! Quelle sorte de
gloire! Quelle invention des hommes! et d'où
leur est venue cette pensée ?
Il me semble , répondit un cie ces Messieurs ,.
que les anciens voulaient témoigner par Là qu'ils
donnaient leur bien à Dieu par une pure affection
et par un don irrévocable , sans espérance de le
reprendre jamais. Je pense, dit un autre, qu'ils
prétendaient que leur victime fût la figure de leur
personne, et que, par la mort de cette victime sa-
crifiée , Dieu connût qu'ils lui sacrifiaient leur
vie , et qu'ils étaient prêts à mourir eux-mêmes
pour lui obéir.
Et moi , reprit Eugène , je crois que la vraie
raison est que comme pour témoigner à Dieu que
nous l'aimons, nous sommes obligés de lui présen-
ter quelque chose de ce c(ui nous appartient et do
lui faire part de nos richesses , de même , pour
témoigner que nous savons que sa grandeur n'a
nul besoin de ces petits ouvrages de la nature,
qu'elle est infinie et infiniment heureuse , et;
qu'elle ue peut recevoir aucun piollt ni de notre
1 i*
246 ENTRETIEX Vir.
présent , ni d'aucune autre chose mortelle et
créée, nous devons immoler ce présent indigne,
et le détruire au même temps que nous le met-
tons entre ses mains. Nous ne pouvons mieux ex-
primer que par cette destruction sacrée les pa-
roles mystérieuses du prophète David : Deus meus
es tu, quoniam honorum meorum non eges. Vous
êtes mon Dieu , parce que vous n'avez pas besoin
de mes présents. C'est-à-dire que l'amour nous
oblige de retrancher quelque partie de nos biens,
et de l'apporter au temple pour l'offrir, mais que
la religion nous commande de l'anéantir aussitôt ;
et cet anéantissement est sans doute la suprême
adoration, et le plus divin honneur que la nature
humaine puisse rendre à Dieu, son Créateur et son
Maître; ce Test assurément, et c'est aussi celui
qu'il recevait avant la venue du Messie.
Honneur, Messieurs, qui est formellement con-
tenu dans le sacrifice des Chrétiens, dont une par-
tie essentielle est la destruction de l'offrande
créée que nous apportons sur les autels. Nous
apportons du pain , et incontinent après l'Evan-
gile , le tenant sur la patène , nous le présentons
à Dieu comme une particule de nos biens ou
comme une particule de notre monde, dont il est
le Créateur et dont nous lui faisons hommage :
Suscipe, sancie Pater ^ omnipotenSy œterne Deus^
hanc immaculatam hostiam. Mais à la même heure,
ou après quelques moments, reconnaissant la Di-
vinité indépendante du pain et de l'univers entier
représenté dans cette particule, nous le détruisons
par les paroles sacramentelles , nous l'immolons,
nous le perdons; le pain n'est plus, et ce que ne fi-
rent ni la synagogue ni le paganisme, ce que le glai-
ve des sacrificateurs ne put jamais sur aucune hos-
tie, nous le faisons sur le pain, nous le poussons
jusqu'au néant; au moins n'eiireste-t-il plus que les
ENTRETIEN Vit 247
simples accidents et qu'une quantité séparée de la
substance: substance qui périt, et qui, par sa des-
truction , glorifie plus que ne le firent les mil-
lions de leurs victimes consumées et réduites en
cendres : Dciis meus es tu, quoniam bouorum meo-
r'um non eges , vous êtes mon Dieu , parce que
vous n'avez pas besoin de ce monde que je vous
offre.
Vous voyez. Messieurs , que le sacrifice de la
religion des hommes et de la nature humaine, est
contenu dans le sacrifice de notre Eglise, et que
c'est par cette adoration si éminenle et si auguste
qu'elle commence, mais que ce n'est point par là
qu'elle consomme et qu'elle achève. La destruction
du pain est le commencement de nos mystères ,
elle n'en est pas le dernier acte ; elle n'est pas
chez nous un sacrifice , parce qu'elle n'est pas le
terme de l'action du prêtre ; le prêtre n'y fait
même aucune pause, il passe plus outre au même
instant, et s'il s'y arrêtait, ce serait un crime,
et un refus du dernier honneur qu'il doit à Dieu
depuis l'Incarnation du Verbe. Notre Eglise sernit
ingrate , et elle commettrait un sacrilège. Elle
doit désormais aller plus avant, et témoigner sa
reconnaissance à son bienfaiteur par un honneur
assez divin , pour être égal au bienfait qu'elle a
reçu.
Je dis donc, en second lieu, ce qui est bien plus
étonnant , que l'honneur que Dieu se rend se
trouve aussi dans notre messe.
Dieu le Père est honoré par lui-même. Quand
il produit les anges et les autres créatures , il le
fait pour en tirer de l'honneur ; c'est pour faire
aimer , admirer et adorer ses perfections. Sur
quoi la pensée de Saint Maxime est remarquable ,
que Dieu exerce une religion , et que cet univers
est comme un temple qu'il a dressé en riiouncur
248 l-NlTKïïTïî'N Vir,
de sa Divinité , où il assemble, chaque jour et à
chaque heure , une troupe de chantres et de mu-
siciens divisés en quantité de chœurs et de con-
certs qui n'ont point d'autre occupation que de
raconter et louer les merveilles de sa puissance et
<!e sa justice. Ces chantres sont les anges , les
hommes , les cieux , les astres , les planètes , les
cléments : Cœli enarrant gloriam Dei , et opéra
manmim ejus annuntiat Jirmamentum . Mais ces
productions des anges et des hommes , et les
louanges que Dieu tire de leur bouche et de leur
cœur, ne sont pas le plus excellent acte de sa re-
ligion ; elles ne sont pas son dernier honneur ni
la plus parfaite opération de son zèle et de sa sain-
teté ; elles ne sont point son sacrifice ni la con-
sommation de sa gloire. Non , Messieurs , c'est la
production de son Verbe qui la consomme. Verbe
qui n'est autre chose qu'une manifestation, une
connaissance et une louange infinie des perfec-
tions de Dieu le Père. Omnium sacrificiorum apex^
dit Saint Grégoire de Nazianze, la plus haute su-
blimité des sacrifices, c'est la génération du Verbe
qui élève Dieu au plus haut point de sa gloire , et
qui déclare , non plus qu'il est au-dessus des créa-
tures et indépendant de leur secours , mais qu'il
est Dieu même, digne de posséder ce Fils adorable
et d'en être le Père. Filius meus es tu^ dit-il en
opérant ce sacrifice ; Verbe divin , ô abîme de
perfections et de grandeurs , vous êtes à moi et
vous naissez de moi; vous êtes mon Fils et l'é-
manation de ma substance. Ego hodie genui te ^,
je vous engendre aujourd'hui, et c'est par là que
je consomme l'ouvrage de ma religion et de ma
sainteté , rei sacrœ consummatio. Et ce mot de
Saint Denis est nompareil, iÊporEAÊ(r<;c<>r«r;?, que la
génération du Fils éternel est la consommation de
t»^
ENTRETIEN Vlî, 24])
tous les honneurs et de toutes les félicités qu'un
Dieu peut recevoir.
Messieurs , ce n'est point nous flatter et nous
élever vainement au-dessus des anges de dire que
nous faisons de même durant nos messes, puis(|iie
le terme formel de notre action et de notre entre-
prise est de produire le mcme Verbe entre nos
mains et de le présenter à Dieu. Nous commen-
çons par la destruction de la créature , et puis aus-
sitôt,en vertu des mêmes paroles qui l'ont détruite,
nous faisons naître en sa place le Verbe incarné ;
nous lui donnons une nouvelle vie , une nouvelle
sorte d'existence ; nous le mettons en un nouvel
état, en la forme d'une victime; et en cet état où il
est nôtre , nous l'offrons à Dieu et nous l'en fai-
sons le possesseur. Il le reçoit de nous : au moins
il est vrai ce qu'a dit divinement un des plus doc-
tes et des j^lus dévots théologiens de ce siècle,
que sacrifier Notre-Seigneur n'est autre chose que
le faire naître nouvellement pour son Père. Le
prêtre le produit, mais cette production ne le rend
pas le fils du prêtre, elle le rend le Fils de Dieu.
C'est un Verbe qui naît par sacrifice, c'est-à-dire
qui, en naissant, est donné à Dieu le Père parla
plus parfaite des donations, et devient dans le
temps ce qu'il est dans l'éternité.
Enfin , nous consommons nos mystères comme
Dieu consomme le sien : Aspice, Deus^ et rcspice
infacieni C/iristi tut. Hélas ! quelle comparaison
des autres religions avec la nôtre ! Sur les autels
de l'ancien Testament, lorsque l'hostie était mor-
te , tout était fait, et Dieu avait reçu tout l'hon-
neur qu'il en pouvait espérer; mais ici , la mort
n'est que le commencement de notre action.
Quand nous consacrons le pain , nous ne faisons
que nous préparer, elle terme glorieux où les au-
tres religions ont été contraintes de s'arrêter, n'est
w
20O ENTRETIEN! VII.
que le premier el le moindre degré de notre amour.
Nous passons outre, nous allons jusqu'à l'infini ,
et nous ne cessons point que nous n'ayons posé
sur l'autel un Dieu vivant , et que nous n'ayons
honoré le Créateur par un don qui lui soit égal,
et qui satisfasse infiniment à tous les devoirs de
notre justice et à tous les devoirs de notre recon-
naissance : Jspice , Deus ^ regardez, grand Dieu,
non plus un agneau sur un bûcher, respîce in fa-
ciem Chrtsti tiii.
Eugène se tut à ces paroles. Les autres se turent
aussi durant un moment ou deux. Cléarque rompit
le silence : Voilà , dit-il , une haute élévation de
la nature humaine et de la dignité sacerdotale.
Ce n'est pas tout néanmoins, repartit Eugène r
nous nous élevons durant la messe en un état plus
sublime, et nous faisons encore davantage. Le sa-
crifice de l'Homme-Dieu y est aussi contenu ; nous
rendons à la Divinité, sur nos autels, le même hon-
neur qu'il lui rendit sur la croix , et nous arrivons
au même degré d'adoration où il arriva par sa
mort. Obligez-moi, Messieurs, d'éprouver ce que
je vous dis , et de vous laisser convaincre que la
contemplation des vérités évangéliques est le pre-
mier et le plus doux des plaisirs et des emplois de
l'esprit humain.
Vous savez que le mystère de l'Incarnation n'a
été institué que pour réparer l'honneur de Dieu.
Dieu avait été ravalé au-dessous de la créature par
le péché. Afin de réparer son honneur , il fallait
qu'il fût relevé jusqu'à l'infini; et toute l'entreprise
consistait à faire en sorte que le Verbe, par l'In-
carnation, devînt moindre que son Père, qu'il de-
vînt son esclave, qu'il fût humilié et abaissé sous sa
grandeur, et qu'il pût dire véritablement : Pater
major me est , mon Père est plus que moi. En ef-
fet, ce fut là l'affaire du Sauveur en ce bas mon-
ENTRETIEN VII. 2DI
de ; ce fut sa religioQ et sa vie , de dépendre
de Dieu son Père, en ses actions, en ses em-
plois , en ses desseins , et de porter tous les
titres de rinégalité et de la dépendance. Il les porta
tous sans se dispenser d'aucun : il fut son servi-
teur , son disciple, son envoyé, son prophète;
et toutes les différentes humiliations, toutes les
obéissances et les servitudes auxquelles ce Sauveur
se soumettait chaque jour, étaient des preuves de
cette parole , Pater major me est , étaient comme
autant de cérémonies différentes de sa religion, et
autant de différentes façons de déclarer que Dieu
le Père était plus parfait et plus grand que cet
Homme-Dieu.
Mais le plus excellent acte de cette religion du
Sauveur , son adoration suprême , son plus grand
abaissement sous la puissance et sous la majesté
de Dieu , l'action par laquelle il éleva Dieu dIus
éminemment au-dessus de soi, et qui fut enfin
son sacrifice , fut ce qui se passa sur le Calvaire,
où il s'humilia jusqu'à devenir, non plus l'esclave
de son Père , mais la victime sacrifiée à son hon-
neur , détruite, consumée et poussée jusqu'au der-
nier état de l'anéantissement. Consummatum est^
dit-il en expirant ; enfin le plus grand sacrifice
est achevé ; je déclare par ma mort, non plus que
Dieu est au-dessus des créatures, mais qu'il est
infiniment au-dessus de l'Homme-Dieu , et qu'il
est juste qu'un Dieu meure et qu'il soit crucifié
pour lui satisfaire. Consummatum est, voilà la
dernière consommation de tous les honneurs et
de toutes les satisfactions qu'un Dieu offensé peut
recevoir.
Sacrifice , Messieurs , qui se trouve formelle-
ment dans la messe , et encore plus manifeste-
ment que les deux autres. Remarquez, s'il vous
plaît , que nous consommons nos mvsières en
2.3 2 ENTRETIEN Vil.
consacrant le sang de Notre-Seig«eur par une
consécralion différente et séparée de celle du
corps, et que, par celte consécration et cette dif-
férence mystérieuse, nous faisons trois choses que
je vous supplie d'observer:
La première est que nous célébrons la mémoire
de la mort de Jésus-Christ, qui fut causée, non
pas par une plaie mortelle , mais par la séparation
de son sang d'avec son corps étendu sur la croix.
-Celte représentation du sang séparé et sorti des
i/'eines du Sauveur, rappelle dans la pensée et re-
met devant les yeux du Père éternel la mort de
son Fils, qui est, comme je l'ai dit, la consomma-
lion de tous les honneurs et de tous les sacrifices;
de sorte qu'en tenant le calice , nous glorifions ce
Père adorable, et parvenons jusqu'au point d'a-
doration où est arrivé l'Homme-Dieu, ce grand
prêtre.
I^ seconde chose est, non-seulement que nous
renouvelons la mémoire de la mort de Noire-Sei-
gneur , mais aussi que nous offrons réellement
celui même qui mourut , et qui porte encore dans
les plaies de ses mains et de ses pieds les marques
vivantes de son trépas douloureux , et qui les
montre à la justice offensée. Aspice, Deiis.
La troisième , ce qui est véritablement ineffa-
ble , c'est que nous l'offrons, non-seulement en l'é-
tat où il est le plus agréable à la justice de Dieu,
mais aussi , ce qui n'arriva point sur le Calvaire ,
en l'état où il est le plus agréable à son amour.
Lorsque ce Fils est entre nos mains et que nous re-
levons vers le ciel, Dieu le Père voit en sa personne
toutes les plaies dues à sa justice , et toutes les
marques de son obéissance sacrifiée, et en même
temps, il y voit toutes les félicités de la vie, tou-
tes les beautés de la gloire , et tous les honneurs
de la victoire et du triomphe. Entendez-vous, il-
ENTRETIEN VU. a53
lustre et vertueuse compagnie? le Sauveur, entre
nos mains , est victime autant qu'il l'était sur la
croix, et il est vivant et impassible autant qu'il
l'est dans le sein de son Père parmi les splendeurs
du ciel. Il est immolé plus véritablement que ne
le furent jamais les taureaux et les béliers consu-
més et réduits en cendres, et néanmoins,il demeure
entier et invulnérable plus que les anges. Il a la
mort dans le cœur, puisqu'il y a une plaie intime
et profonde , ce qui est le plus beau spectacle
qu'on puisse montrer à un Dieu juste et offensé ;
mais en même temps, il a la vie dans le mcme cœur,
et celte vie, victorieuse et immortelle, y tient la
mort encbaînée : et c'est ce que nous faisons voir
à Dieu le Père , ce que nous lui présentons
quand nous élevons la sainte hostie. Après cela ,
où peuvent aspirer nos désirs, nos ambitions, nos
pensées , et qu'est-ce que la sagesse du Tout-
Puissant peut inventer de plus haut et de plus di-
vin pour rendre notre religion glorieuse ?
En effet, n'est-il pas vrai qu'en présentant cette
victime, nous avons grand sujet de nous glorifier
devant Dieu, et de nous vanter, durant les ravis-
sements de notre dévotion , que nous sommes
aussi reconnaissants envers lui qu'il a été libéral
et miséricordieux envers nous ? Sic Deus dilexit
mundum ut Filluin suum uni^enitum daret. Grand
Dieu , vous m avez aime jusqu'à me donner votre
Fils , et moi je vous aime jusqu'à vous donner ce
même Fils ; et comme vous ne vous êtes pas con-
tenté de créer pour moi le ciel et la terre, de mê-
me je ne me contente point de vous présenter le
ciel et la terre, et le monde entier , et mille mon-
des; je passe jusqu'à l'infini, et le même acte d'a-
mour que vous avez exercé envers moi sur le Cal-
vaire en me donnant votre Fils unique, je l'exerce
envers vous en offrant ce même Fils. Vous me l'a-
i5
9.J.i ENTRETIEN VII,
\ez donné comme le prix de ma rançon , je vous
le rends comme la couronne de vos grandeurs;
vous me l'avez donné couvert de sang et de plaies
comme un exemple de patience et de sainteté, je
vous le rends environné de gloire comme un ob-
jet de comj)laisance. Regardez-le, aimez-le, pos-
sédez-le. Recevez de ma main ce qui est votre
perfection , votre bonheur et votre vie.
Il semble que David contemplait ces vérités en
esprit, lorsqu'il écrivait son psaume ii5 : Quid
retrlhuani Domino pro omnibus quœ retrihuit mihi?
Il cherche ce qu'il pourra faire pour remercier di-
gnement le Créateur de ses grâces et de ses bien-
faits. Il le trouvait autrefois, et il se contentait
d'inviter tous les astres du ciel et toutes les na-
tions delà terre à l'aider dans le dessein qu'il avait
de s'acquitter envers Dieu, et à former pour lui
des louanges dignes des faveurs qu'il avait reçues
lie sa bonté. Mais quand il vient à connaître le
mystère de l'Incarnation , et qu'il apprend par les
révélations du Saint-Esprit que Dieu lui a donné
son propre Fils , il renonce à ce secours des créa-
tures, et voit bien que les louanges , les présents
et les sacrifices de tous les peuples du monde ne
sont pas capables de satisfaire à sa dette. Taisez-
vous , dit-il, princes et rois, anges et hommes !
vous n'avez que des paroles , et le bien que Dieu
m'a fait est infini. Que ferai-je donc ? Faudra-t-il
que je meure ingrat et débiteur de cette grâce in-
comparable ? Non , non , ajoute-t-il incontinent
après, je vois sur les autels de la vraie religion un
calice rempli d'un vin précieux , et voilà justement
ce qu'il me faut pour m'acquitter : Ccdicem saln-
taris accipiam. Je tremperai ma langue dans ce
calice , je répandrai ce sang sur mes lèvres, je
le recevrai dans mon cœur; et dans ce cœurrem-
|;li de DieUj je formerai des louanges et des re-
ENTRETIEN VII. lijj
connaissances qui vaudront le bienfait du Créa*
leur, et qui égaleront tout ce qu'on a fait pour
moi sur le Calvaire: Calicetn saliitaris accipiam^ et
nomen Doniinl ini>ocabo.
Sincèrement , Messieurs , ne doit-ce pas être
pour le moins un déplaisir aux Calvinistes de ne
pouvoir pas parler si excellemment des sacrés
mystères ? En rejetant l'usage de ce divin sacrifice,
ils ont renoncé à l'honneur que nous possédons
d'adorer si parfaitement noire Dieu , sans effusion
de sang, et de tirer un office si avantageux de la
personne et de la bonté du Sauveur.
Quelques-uns prirent la parole pour les héréti-
ques par forme d'entretien , et le discours se chan-
gea peu à peu en forme de controverse, mais pai-
sible et sans émotion.
C'était là un ample sujet d'entretien, et où cha-
cun pouvait avoir part, n'y ayant personne dans
la compagnie qui \\t\\ sut assez pour concevoir ce
que les autres en disaient, et pour en dire son sen-
timent. Tandis que chacun en parlait, une des
choses les plus remarquables fut la réflexion qu'Eu-
gène les pria de faire sur le pouvoir que nous avons
durant nos communions d'honorer Dieu selon
toute l'étendue de nos désirs et de ses droits
éternels.
Voici , ajouta-t-il , une vérité trop illustre et
trop immense pour espérer qu'elle puisse entrer
aisément dans nos esprits, el y paraître avec l'éclat
qu'elle a dans l'esprit des anges. Remarquez, s'il
"VOUS plaît. Messieurs, que nous naissons avec
quatre obligations dont il semble cjuil nous est au-
tant impossible de nous acquitter que de nous en
dispenser.
La première, de subvenir aux besoins, non-
seulement^le ceux qui nous aiment et que nous
aimons, mais aussi de tous les hommes qui sont
256 ENTRETIEN VU.
misérables. Dès que nous sommes leurs frères se-
lon le sang, et que nons portoni clans l'àme l'i-
mage vivante tlu même Dieu qui nous a formés,
nous trouvons dans notre cœur une loi gravée par
la nature , qui [)ous oblige d'avoir de la compas-
sion pour eux. , et de leur tendre la main pour les
soulager : Grœcis et Darbaris, sapientibus et insi^
pientibus debitor siini.
La seconde , de nous acquitter envers la Majesté
divine de tous nos péchés. Nous naissons pécheurs,
nous vivons pécheurs , nous péchons presque à
chaque moment de notre vie, et il n'y a point
en nous de péché pour lequel, quoique léger,
outre la contrition et le repentir, nous ne devions
rendre les satisfactions qui sont dues à la majesté
souveraine et infinie du juge que nous avons of-
fensé.
Mais pour ne me point trop étendre , je dis en
un mot que, par les lois de notre âme spirituelle et
divine, nous sommes obligés de soulager chaque
misérable que nous voyons , de réparer chaque
péché que nous avons commis, de reconnaître
chaque faveur et chaque bienfait que nous avons
reçus de Dieu, et enfin d'aimer chacune de ses per-
fections, et l'aimer autant qu'elle doit être aimée.
C'est pour cela que nous vivons et que nous avons
un cœur : lu his mandatis unwersa lex petidet et
prophetœ ,
Ce qui nous doit effrayer, c'est la multitude des
misérables et des misères que nous trouvons en ce
monde , la multitude des péchés que nous avons
commis et que nous commettons tous les jours,
la multitude des grâces que Dieu nous a faites , et
enfin la multitude de ses grandeurs et de ses per-
fections, qu'il faut aimer et adorer. Ce sont là qua-
tre multitudes qui nous doivent faire dire avec
David : Non cogno^i litteraturani j ou, selon une
ENTRETIEN VII. 2J7
autre version , non cognovi numéros , je ne con-
nais pas ces nombres; ces niultitiicles infinies pas-
sent infinimenl ma science. Quel moven d'y at-
teindre, et quel moyen d'acquitter toutes ces det-
tes , dont le nombre mcme m'est inconnu?
Nous le pouvons, IMessieurs, en suivant David
et en faisant ce qu'ila fait : Non cognoi'i numéros,
je ne connais pas le nomlwe de mes obligations;
néanmoins, par un seconis miraculeux de la mi-
séricorde de mon Dieu , je m'en acquitterai par-
faitement , et je le ferai en entrant dans les puis-
sances du Seigneur, iniroiho in potentiels Domini.
Remarquez, s'il vous plaît, que Jésus-Christ, le
Verbe incarné, notre Rédempteur et notre Mai-
tre , possède quatre puissances par lesquelles il a
tout fait, et par lesquelles il fera ce qui reste à
faire pour nous acquitter envers son Père : sa voix,
ses plaies , sa beauté , son cœur; sa voix, qui a
créé le monde et qui l'a rendu le principe de la
nature et de la vie; ses plaies, qui ont racheté le
monde, détruit la mort et le péché , et qui l'ont
rendu le principe de la résurrection, du salut et
de la grâce; son visage, ou sa beauté divine, par
laquelle il a récompensé et récompense dignement
tous les mérites des anges et des Saints, et qui l'a
rendu le principe de la gloire et de tout ce qu'il
y aura éternellement de joie dans le paradis ; enfin
son cœur, par lequel il produit le Saint-Ksprit et
l'amour, qui le rend le principe de l'éternité, et
([ui est la consommation de toutes les félicités de
Dieu son Père.
Souvenez-vous , Messieurs, que , selon les ter-
mes de l'Ecriture, comnumier dévotement, c'est
se revêtir de la personne de Jésus-C>hiist , c'est
entrer dans tontes ses puissances, et n'agir plus que
par elles et avec elles : Introibo in potcntias
Domini.
aSB ENTRETIEN VU.
En ce moment heureux que nous possédons dans
nous la sainte hostie , c'est par sa voix que nous
parlons et que nous prions Dieu pour les miséra-
bles de ce monde, et pour tous ceux que nous ai-
mons et qui nous aiment. Ce n'est pas seulement
au nom de cet aimable Sauveur que nous deman-
dons des grâces, c'est, dis-je , par sa propre voix
et par sa parole ; carde même que notre main re-
vêtue d'un gant ne touche rien et ne fait rien
qu'avec ce gant , ainsi, durant nos communions,
notre voix entrée dans la voie du Fils de Dieu, ne
parle qu'avec elle , et comme son pouvoir est in-
fini , nous avons alors de quoi satisfaire, non-seu-
lement aux devoirs de notre amitié envers nos
parents et nos bienfaiteurs , mais aux obligations
de notre charité envers tous les misérables. Nous
faisons assez pour mériter et pour obtenir autant
de consolations qu'on en désire en chaque endroit
de la terre où il y a des personnes qui souffrent
et qui pleurent , puisque c'est un Dieu qui parle ,
et qui prie pour eux avec nous.
C'est encore par les vraies plaies de ce même
Dieu crucifié que nous réparons nos fautes et que
nous satisfaisons à la justice. Durant la commu-
nion , nous entrons dans ces plaies, elles sont à
nous : Dieu le Père les voit sur nous, et c'est là la
satisfaction que nous présentons à sa colère. Ainsi,
la reconnaissance que nous présentons à sa misé-
ricorde est une chose qui lui plaît infiniment, et
qui vaut autant que tous les biens qu'il nous a
faits; c'est l'usage , c'est la personne de son Fils
qui est en nous , et que nous lui donnons en nous
donnant nous-mêmes et en nous faisant son sa-
crifice.
Enfin, puisque notre grande obligation est de
l'aimer, et que ses lois , ses prophètes , ses évan-
gélistes ne nous demandent de sa part rien qu'a-
EXTRET.E.'<I VU. 2 5()
niour , pouvons-nous mieux faire que d'entrer
dans le cœur de Jésus , nous joindre et nous unir
à son amour, et puis paraître aux yeux de son Pèro
dans cet état, et lui dire : jéspice , Dciis ^ graïul
Dieu, regardez et voyez l'amour que je vous offre.
Cet amour n'est pas de toi, me dira-l-on : non ,
Seigneur , mais il est dans moi maintenant , il est
à moi, j'en dispose , je vous l'offre ; et si cet
amour infini vous plaît infiniment , que pouvez-
vous reprocher à celte petite créature qui vous le
donne ? Pourquoi lui parlez-vous encore de ses
anciennes iiiiïratitudes et vous souvenez-vous de
ses faiblesses?
Tout cela ëtant de la sorte, jugez , Messieurs,
s'il est possible qu'un homme mortel puisse être
en un état plus divin que dans celui où nous som-
mes, alors que, durant une connnunion acconq^a -
gnée des dispositions requises, notre âme, selon
les paroles du Prophète , comme une épouse au
jour de ses noces , revêtue et ornée magnifique-
ment de toutes les beautés de Jésus-Christ , paraît
devant Dieu et devant les anges.
Il est vrai que nous portons encore là-dessous
nos infirmités et nos misères, mais elles sont cou-
vertes, comme seraient les difformités de notre
visage , si l'on pouvait le revêtir des rayons et de
la beauté du soleil, dont l'éclat, répandu partout,
les pénétrerait et les rendrait invisibles. Je veux
dire que lorsqu'à nos grandes fêtes, nous portons
notre habit venu du ciel , les splendeurs et les
beautés infinies de la sainte humanité de Jésus •
Christ pénètrent, sans se salir, tout ce qu'il y a
d'imperfections dans notre âme ; les anges n'y
voient plus rien que pureté, que sainteté , que
grâces , et si nous pouvions nous conlenq)ler nous-
mêmes en cet état, ce serait bien juslenuMit ([ue
lous admirerions nous-mêmes notre bonheur , et
a6o ENTRETIEN VIII.
que, durant les transports de notre joie, nous leur
dirions ces belles paroles, qui sans doute ont été
inspirées pour nous à Isaïe ; Gaudens gaudeho in
Domino , »t exiiltabit anima mea in Deo meo, quia
induit me vestimentis salutis ^ et. indumento jus-
litiœ circumdedit me quasi sponsam ornatam ma-
nilibus suis.
Il en est ainsi, Messieurs. Quand, à l'heure de no-
tre communion, couverts, comme Jacob, delà robe
odoriférante de notre frère aîné, nous nous appro-
chons pour adorer Dieu le Père , et que nous lui
disons : Mon Père^ voilà que je vous apporte le
présent qui plaît infiniment à votre cœur et que
vous avez attendu de moi ; confessez que je suis
Tolre fds bien-aimé, et que vous devez m'accor-
der votre bénédiction et votre héritage y il a bien
sujet de nous répondre , en nous ouvrant son sein
et en nous embrassant tendrement : Ecce odor fi-
la mei sicut odor agri pleni cui benediœit Domi-
miSj ma chère créature , il sort de ion habit Ae^
odeurs et des parfums qui me ravissent, et qui
m'obligent de faire tout ce que tu désires et que lu
espères de ma bonté.
Eugène ajouta d'autres considérations de même
force ; quelques personnes de la compagnie y mê-
lèrent leurs pensées , et l'entretien ne finit que
quand le carrosse s^arrêta.
«$C«)0€)«)€)«)OCCC€)f)0^€)€)€)€)€)€)€)C€)€)€)€)€'0€€)
ENTRETIEN VIII.
DE LA FÉLICITÉ DES BIENHEUREUX.
Quand la compagnie eut remonté en carrosse
pour continuer le voyage, comme chacun avait
ENTRETIEN Mil. 26 1
)'àme remplie des clioses qu'il avait ouïes le ma-
tin, on ne put s'empêcher de dire encore ce qu'on
avait déjà dit, qu'il fallait confesser que l'institu-
tion de la sainte Eucharistie ne pouvait être que
l'institution du vrai Dieu.
La piété leur fit ajouter qu'il ne fallait point
d'autres preuves pour savoir que nous sommes dans
la vraie religion que de regarder attentivement
et dévotement entre les mains des prêtres ce qui
la rend douteuse quand on la regarde avec des
yeux mondains et avec un esprit superbe.
Néanmoins, dit Eugène , si, entre nos proposi-
tions, il y en a (juelqu'une de plus grand éclat que
les autres, et s'il est permis de les comparer, celle
qui touche le paradis et la félicité des Saints a
quelque chose d'excellent et de fort illustre.
C'est un article, comme parle Saint Augustin,
quia fait l'étude de tous les siècles. Il n'y a point
eu d'homme dont le cœur lassé des félicités visi-
bles n'ait aspiré à un bonheur inconnu, et qui n'ait
tâché de découvrir et de s'expliquer à lui-même
ce que voulait son âme par les désirs d'une chose
qu'elle ne connaissait pas et qu'elle ne pouvait
nommer. Il n'y a point eu de religion ni de philo-
sophie qui ne l'aient cherchée avec soin , et qui ne
se soient occupées à trouver ce que c'était que la
béatitude souveraine. On en a parlé durant deux
cents ans dans le Portique et dans le Lycée, on ea
a parlé durant quatre mille ans dans le monde ,
et chacun en a voulu donner une définition à sa
mode , et être le premier auteur de sa nouvelle
doctrine. Chacun a suivi ses conjectures et ses
pensées , et jamais les imaginations des hommes
ne se sont si aveuglément ni si diversement éga-
rées qu'elles ont lait sur cette question.
* Les uns nous ont fait une félicilé brutale , et ont
dit que le vrai buuhcur cunsislaii à vivre comme
i3*
^62 ENTRETIEN VIlI.
les bétes dans les voluptés sensuelles, sans inquié-
tude et sans honte, ou, comme les Centaures, dans
des festins continuels. Les autres ont trouvé une
félicité imaginaire, et ont cru que c'était être heu-
reux que de s'imaginer qu'on l'était, et de vivre,
conmie les fous, dans des songes perpétuels de
grandeurs et de dignités chimériques. Les autres
ont imaginé une félicité idéale, et ont soutenu
que, pour être heureux, c'était assez de contempler
les premières causes, et de nourrir son esprit de
fumées , ou d'essences immatérielles tirées de ce
monde visible , et exhalées dans l'âme d'un phi-
losophe par des spéculations curieuses. Les avis
de Pylhagore, d'Heraclite, d'Epicure , de Dio-
gène , d'Àrlstote, de Platon * sont célèbres dans
les écoles et dans les histoires ; mais ce qui est à
remarquer , c'est que ces grands philosophes s'a-
perçurent d'eux-mêmes qu'ils se trompaient, et
que toutes ces félicités qu'Us avalent conçues n'é-
taient véritablement que peines et misères.
Ils avouèrent que, durant quelque temps, elles
produisaient dans notre cœur des sentiments-
agréables ; mais portant les yeux plus loin , ils dé-
couvrirent des épuisements, des dégoûts, des en-
nuis , des mélancolies désespérées , de sorte qu'il*
se trouvèrent contraints de dire que si les félicités
de la vie humaine ne cessaient jamais , elles ren-
draient l'homme éternellement malheureux parlai
continuation et par la durée de leurs plaisirs in-
supportables.
La merveille est que les plus subtils, ne voyant
aucune autre issue dans ce labyrinthe, jugèrent
qu'il en fallait venir à l'opinion des Stoïciens , et
dire que la mort était la vraie félicité des hom-
mes : la félicité des pauvres et des mécontents ,
parce qu'elle terminait leurs misères ; la félicité
des princes et de tous ceux qui sont heureux ;
E.NTRETIE.V VIII. 263
puisqu'elle arrctalt le cours tle leurs j<jles, et empê-
chait que leurs plaisirs ne se changeassent, après
quelques années, en des dégoûts, et ne devinssent
enfin de véritahles tourments : Unica mors efficit
ut nascl non sit suppllciiun. L'homme , dit Senè-
que, n'a point d'autre bonheur que la mort, et
c'est elle seule qui empêche que notre naissance
ne soit un supplice. Notre misère est de ne périr
qu'à demi durant les maladies et les pauvretés ;
notre béatitude est de périr entièrement par la mort
et de ne pas entrer dans l'éternité avec une nature
à qui la longueur des maux et des biens est égale-
ment pernicieuse.
Ce sont là les iî^norances elles extra vacances bon-
teuses des religions et des philosophies infidèles.
Le théologie chrétienne parle autrement, et rien
ne donne une plus haute idée du christianisme
que ce qu'elle enseigne sur ce sujet. Voici en peu
de mots ce qu'elle conçoit et ce qu'elle en dit.
Messieurs , lorque notre âme sera séparée du
corps, et qu'après les pénitences de l'autre vie, le
jour heureux de son couronnement sera venu ,
Dieu répandra dans elle une lumière surnaturelle
et créée , pour la soutenir , et pour lui donner la
force de subsister sans éblouissement et sans dan-
ger au milieu des clartés infinies et des spectacles
admirables qu'il lui découvrira par la manifesta-
lion de sa beauté.
Cette beauté nous sera manifestée d'une façon
ineffable à l'éloquence, mais qui n'est pas incompré-
hensible à l'amour. Car quand on tirera les voiles ,
et que ce divin soleil commencera à briller à nos
yeux et à paraître en toute l'étendue de son im-
mensité glorieuse, ce ne seront pas ses rayons qui
se répandront sur notre visage; ce ne sera pas son
espèce ou son portrait qui s'imprimera sur notre
entendement j ce no seront pas ses grâces ni ses
a64 ENTRETIEN VllI.
attraits qui s'insinueront dans notre cœur; ce sera
lui-même qui entrera, ce sera sa substance, sa vie,
sa Divinité qui touchera notre âme , son cœur qui
viendra se joindre au nôtre. Nous serons cœur à
cœur, face à face, tout à tout , unis l'un à l'autre
par un embrassement des deux esprits, et par une
pénétration intime qui nous rendra resplendissants
de la gloire , vivants de la vie et heureux de la
félicité d'un Dieu : Facie ad faciern ^ mente ad
mentem^ corde ad cor.
Je veux dire que nous serons unis à Dieu et
que nous le verrons. Et p'our savoir ce que c'est
que cette vision et cette union béatifique , remar-
quez que deux choses sont unies, lorsque, ne ces-
sant point d'çtre deux choses différentes et distin-
guées, elles tiennent ensemble, par un même lien
qui leur est commun , quoiqu'il soit unique, et
que l'union est d'autant plus parfaite que ce lien
commun aux deux est plus intérieur à l'une et à
l'autre. *
D'où il est clair qu'entre les unions il y en a trois
souverainement parfaites : la première et la plu»
noble de toutes , c'est l'union de Dieu le Père et
Dieu le Fils , parce qu'ils sont unis en ce qui leur
est souverainement intérieur , n'ayant qu'une
même substance.
La deuxième est l'union qui se trouve en Jé-
sus-Christ de la nature divine et de la nature
humaine , d'autant qu'elles n'ont qu'une même
personne.
La troisième est l'union des bienheureux avec
Dieu , d'autant qu'ils n'ont qu'une même pensée
et un même acte. Leurs entendements connaissent
les choses par un même Verbe , et leurs volontés
aiment par un même amour ; de sorte qu'il n'y a
aucune distinction dans le terme de leurs opéra-
lions spirituelles. C'est un acte très-uii et très-
ENTRETIEM VIII. 265
simple, et qui est indivislbleiiienl leur acte, leur
perfection et leur bonheur.
Sur cela, ma proposition est que Dieu, qui au-
trefois nous communiquait ici-basses inspirations,
et nous éclairait par les rayons de sa lumière éloi-
gnée, alors approchant lui-même, et appliquant
son Verbe sur l'entendement humain comme un
caractère sur la cire, et l'entendement humain le
recevaiit , il faudra de nécessité que ce Verbe de
Dieu soit désormais le Verbe , la connaissance et
la pensée de l'homme. L'homme doit connaître
par toutes les connaissances qui sont en lui ; le
Verbe divin est une connaissance, et le Verbe sera
dans l'homme : donc, l'homme devra connaître
parle Verbe; donc, l'homme et Dieu n'auront
qu'un même acte , et seront unis et béatifiés en-
semble dans l'entendement par l'unité d'une même
pensée. Quelle béatitude , Messieurs , et quelle
union ! Quelle élévation de notre nature ! quelle
gloire ! Dieu se voit par son Verbe ; par le même
Verbe, l'homme voit Dieu, et éclairé des lumières
de cette beauté substantiellement infuse en son
esprit , il la connaît par ses propres embrassements;
ses unions avec elle sont la contemplation de ses
attributs et de ses beautés ineffables.
Par son Verbe, Dieu voit les créatures ; par le
même, l'homsne les voit , les considère, les con-
naît, les distingue, et d'une seule vue, il découvre
toutes les perfections angéiiques , et toutes les
grandeurs humaines contenues éminemment, et
représentées formellement dans cet original in-
créé.
La différence que je vous supplie de remarquer
avec soin , c'est que Dieu engendre et produit le
Verbe et que notre àme le reçoit. Le Verbe est
dans les deux , mais dans Dieu comme dans son
principe et son Père, dans notre ame comme en-
:i66 rrsTiuiTiv.y viir.
tre les bras de son épouse. Dieu le produit pnr
mie génération indistincte, et notre âme le reçoit
par une réception distincte de son terme. Notre
réception est une action vitale, mais action qui ne
produit rien , parce que son terme est déjà pro-
duit. Elle commence par agir, et elle se termine
par recevoir ; elle se prépare à produire un terme
créé , un Verbe et une connaissance buiwaine ;
mais rencontrant un terme incréé et un Verbe
divin , elle s'y arrête, et ne fait autre cbose que
s'y joindre et que s'appliquer à ce caractère glo-
rieux. Dieu n'a point d'autre connaissance ni
d'autre pensée que son Verbe unique , d'autant
qu'il lui est impossible d'en produire deux ; notre
âme n'a point d'autre connaissance ni d'autre
pensée que le même Verbe, parce qu'il lui est inu-
tile d'en avoir d'autres , et qu'elle accomplit tous
ses désirs de savoir et d'opérer par la perfection
infinie de cette connaissance et de cet acte qui lui
appartient. Dieu produit le Verbe éternellement
par une génération simple et infiniment une : no-
tre âme s'unit éternellement au Verbe par une
union continuée, qui ne souffre point d'interrup-
tion , et qui ne cesse et ne cessera jamais. Enfin
le Verbe est la personne et Thypostase de la Divi-
nité ; il est la couronne, la perfection et la gloire
de notre âme.
Ce que j'ai dit de l'entendement, je le dis de la
volonté : Dieu et l'homme y sont unis par l'unité
d'un esprit et d'un amour indivisibles ; ils s'en-
tr'aiment, et l'amour mutuel qu'ils se portent
n'est pas, comme ici-bas, deux amours aspirant l'un
à l'autre, et tâchant de se mêler durant l'embras-
sement des deux cœurs, mais un amour simple et
indistinct, qui est infiniment délicieux , consom-
mant l'union et la joie, parce qu'il est infiniment
un, et qu'il tient intimement aux deux parla
r.NTRETIEN VIII. oQy
même milui : Qui adliœrel Dca iiiius spiritiis est.
Ceux qui s'aiment en celte vie ne peuvent être
unis intimement, ou plutôt devenir un par l'a-
mour : il y a toujours dans leurs liaisons les plus
étroites un nombre et une pluralité ; il y a tou-
jours deux amours, et par conséquent toujours de
l'imperfection, de l'inquiétude, delà peine et du
mouvement.
Les bienheureux , selon que parle Notre-Sei-
j;neur, seront consommés en Dieu jusqu'à n'être
jilus qu'un par le moyen de l'amour. C'est l'amour
qui sera cette vmité commune aux deux, et ils
n'auront point d'autres termes de leurs ardeurs et
de leurs désirs que ce centre éternel du repos et
de la joie. Amour incompréhensible et ineffable
qui fera que l'homme, cette misérable créature
qui rampe maintenant sur la terre avec les four-
mis et les vermisseaux , sera alors si fort élevé
qu'il n'est pas tant aujourd'hui dans soi que Dieu
sera dans lui, qu'il n'est pas tant lui-même par
essence qu'il sera Dieu par amour , transformé
d'une façon dont nous ne pouvons rien dire, sinon
ce qu'en dit Saint Bonaventure : Deu/n et animam
simul coîiglutinat , siniul adnectit. O amor ^ quid
ilhi trihuam , qui me fecisti dwinum , qui luiuin
in De uni ti-ansJigurasP
Eugène poursuivit ce discours par une explica-
tion àes différences qui se trouvent entre les Saints,
faisant connaître , selon les pensées des théolo-
gienSjComment il arrive que les uns voient dans Dieu
plus de choses que les autres, et qu'ils aient une
félicité plus parfaite. Puis ayant ajouté ce qu'il
jugea le plus digne d'être su touchant les particu-
larités et les circonstances de la vision béalifique,
il conclut par ces paroles qui lui donnèrent ou-
verture pour passer à un autre point. Certes ,
Mcssicins, dil-il, voilà une Iclieilé iiiléiic-ure,
268 ENTRETIEN VIlI.
dont la seule idée surpasse infiniment celle que
l'esprit humain avait conçue par les spéculations
de sa philosophie. Ce projet ne peut avoir été
formé que par la sagesse et par la bonté d'un
Dieu , ni même déclaré aux hommes que par sa
parole. Il est nécessaire que le Dieu que nous ado-
rons dans l'Eglise soit le vrai Dieu , puisque c'est
de lui que nous avons appris de si hautes vérités.
Mais le bonheur ne s'arrêtera pas sur Tàme.
L'âme, transfigurée et glorifiée de la sorte, glorifiera
le corps. Nous mourons aujourd'hui, Messieurs,
mais vous savez que notre mort finira comme le
reste; et quoique les Sadducéens parmi les Juifs, et
les Blarcionites parmi les Chrétiens, aient pensé
que ce miracle surpassait les forces d'un Dieu ,
notre corps sortira du tombeau , et entrera
par la résurrection dans une vie qui ne finira
jamais.
Ce corps ressuscité sera ce qu'il est maintenant,
un véritable corps humain; il ne sera pas ce que
les Manichéens enseignèrent, l'ombre d'un corps,
ou un fantôme qui portera notre image; ni ce
qu'enseignèrent les Tritéites, un nouveau corps
produit nouvellement par la main du Créateur
pour tenir la place de notre ancien corps ; ni ce
que les Origénistes inventèrent, un corps engen-
dré de quelque grain de nos cendres , comme un
épi qui sort entier et parfait d'un grain de blé ,
putréfié et enterré dans un champ; ni enfin ce que
d'autres de leurs sectes imaginèrent , un corps
uniforme sans pieds, sans bras et sans aucune
distinction de membres , tout rond comme un
astre , ou comme un globe lumineux.
Ce sera le véritable , l'ancien , le même corps y
composé de la même chair et du même sang , for-
mé de la même façon que celui que nous avoiîs
en celte vie miscniblc^ le mC'mç enfin que ce
r.NTÎlETIKN VI'I. 269
corps mortel ([ui, le jour de notre naissance, sor-
tit du ventre de notre mère, et qui, le jour de no-
tre mort , sera porté en terre et en formé dans un
tombeau. Le changement de sa misère en un état
bienheureux sera l'unique différence qui le dis-
tinguera d'avec ce qu'il est maintenant : car lors-
que notre àme,au jour de la résurrection, descen-
due jusqu'au fond de notre cercueil, s'inspirera
dans nos membres pourris ou dai>s nos cendres
ramassées , elle leur communiquera sa vie , son
immortalité, sa gloire, et les changera en un corps
éclatant , en un homme impassible et incorrup-
tible.
Nos misères anciennes ne rentreront pas dans
nous avec la vie. Les pauvretés, les maladies , les
douleurs , la mort et la mortalité disparaîtront
comme des ombres dissipées par la présence de la
gloire substantielle qui animera notre âme.
Cette gloire de l'àme, ainsi communiquée, paraî-
tra sur tout le corps, et elle lui servira de pourpre
et de diadème ; il n'aura point d'autres habits ni
d'autres ornements de sa dignité. Du corps elle
sortira plus avant, et se répandra à l'entour par une
sphère de rayons qui éclairera le ciel empyrée , et
qui sera une partie du jour qui ne finira jamais.
Il est vrai ce que disent les prophètes , que nos
visages, en cet état, se trouveront plus resplendis-
sants que le soleil ; mais leur splendeurn'eblouira
pas les yeux. Plus les lumières sont parfaites ,
moins elles sont incommodes, parce qu'elles ne se
montrent pas elles-mêmes , et qu'elles montrent
seulement la personne à laquelle elles sont atta-
chées. La lumière du soleil ne fait voir qu'elle
seule dans le soleil ; on n'y peut rien découvrir
des autres qualités et propriétés de cet astre ; il
n'y paraît rien qu'une confusiou d'éclats qui cou-
2^70 ENTRETIEN VIII.
vrent le reste, et qui rendent leur propre source
invisible.
La lumière de la gloire, étendue par tout le vi-
sage des bienheureux , ne fera rien voir que leur
visage. On y verra distinctement tous leurs linéa-
ments et tous leurs traits.
La merveille sera que cette lumière, enfermée
et mêlée dans chaque trait de notre visage glo-
rieux , y formera une douceur et une grâce plus
ravissantes que toutes les splendeurs imaginables,
et que néanmoins, parmi tant de nouveaux char-
mes et tant de beautés surnaturelles , elle y con-
servera l'air ancien de la nature, et que ce visage,
infiniment plus beau qu'autrefois en ce bas mon-
de, ne laissera pas d'être plus semblable à lui,
pour ainsi dire, et plus lui-même qu'il n'était au-
paravant.
Nous nous reconnaîtrons les uns les autres ; et
comme il est de foi que, dans le ciel, nous au-
rons des yeux et une mémoire, de même il est
vrai que nous y verrons ceux que nous aurons
vus sur la terre , et que nous nous souviendrons de
les y avoir vus et de les y avoir aimés. Nous les
distinguerons, nous leur parlerons, et nous rentre-
rons dans les communications et les familiarités
d'une amitié véritable , amitié d'autant plus heu-
reuse que nous nous verrons pour ne nous plus
quitter jamais, et n'être plus sujets à ces accidents
et à ces nécessités funestes qui nous séparent con-
tinuellement ici-bas.
Nos discours avec eux seront sur les perfections
et sur les grandeurs que nous découvrirons dans
Dieu. Nous les découvrirons par cette unique et
éternelle pensée que j'ai dite ; mais cette pensée
ne s'exprimera que par une multitude de paroles
toujours nouvelles , et la seule éternité pourra
suffire à l'infinité des choses que nous aurons à
ENTRETIEN VIII. 27 1
nous (lire mutuellement là-dessus , et au plaisir
infini que nous goûterons clans ces entretiens.
Notre esprit sera occupé de Dieu sans distrac-
lion , et nos yeux, occupés envers les hommes et
les créatures sans abstraction. La contemplation
élèvera notre àme au premier et au plus éniinent
état de l'imion, mais elle ne l'enlèvera pas jusqu'à
l'extase. Durant les élévations et les ravissements
sublimes , l'àme sera toujours présente aux sens :
le corps ne souffrira point de faiblesse, et nous
converserons ensemble avec autant de familiarité
et de liberté que s'il n'y avait point de recueille-
ment dans l'âme, ni d'attachement à notre objet
infiniment intérieur.
Ces entretiens seront mêlés des autres plaisirs
extérieurs qui sont capables de flatter la vue, l'ouïe
et Todorat. Les voluptés communes aux bêtes en
seront bannies ; notre cœur en aura autant d'aver-
sion qu'elle lui sont messéantes et inutiles. Les
objets des trois sens qui n'approchent l'homme
que de loin, se trouveront da-ns le ciel, et là, par
la transpiration de leurs espèces pures et immaté-
rielles , et par une abondance inépuisable, conser-
veront dans nous toutes sortes de plaisirs aussi
longtemps que la présence de Dieu y conservera
la vie.
Les plus sensibles seront ceux de la vue : nos
yeux, en chaque endroit du paradis, découvriront
des spectacles et des magnificences merveilleuses.
Le ciel empyrée, selon que je l'apprends des inter-
prètes de l'Apocalypse, grand comme il est, et in-
finiment étendu , a une enceinte qui l'environne,
et qui est bâtie d'un cristal lumineux. Ces lumiè-
res étant les plus hautes, sont nécessairement les
plus parfaites d'entre les objets \isil)les , c'est-à-
dire qu'elles sont (!olorées autant que claires et
lumineuses; diversifiées de toutes les couleurs, et
2Pr2 ENTRETIEN Vlîl.
brillantes de toutes les clartés imaginables. Chaque
rnyon a sa couleur particulière; chaque couleur a
plus d'éclat que le soleil ; chaque soleil est une
pierre de ce palais. Ce palais contient des cent
millions de millions de lieues en son étendue. Fi-
gurez-vous combien de splendeurs dans cette vaste
immensité! En haut et en bas, aux environs et
partout, que de richesses, que de gloire, que de
réjaillissements de la beauté de Dieu , que de spec-
tacles qui charmeront nos yeux et nos cœurs! en-
fin que de biens , que de torrents de joie , que d'a-
bîmes de plaisirs ! C'est là que nous verrons Dieu,
que nous nous verrons , et que nous passerons en-
semble les douces journées de l'éternité bienheu-
reuse : Illic nos videbimus sine termînOj amabimus
sine modo ^ cohœrebimus sine malo, pleni lande ,
pleni gloria, pleni Deo,
Pour le dire encore une fois, n'est-ce pas là une
félicité bien conçue et bien disposée? Mais la
preuve évidente qu'elle est véritable, c'est qu'elle
seule peut durer toujours, et que, durant son éter-
nité, elle ne peut se corrompre, elle ne peut dégé-
nérer ni en lassitude, ni en dégoût, ni en peine.
L'occupation de l'homme sera la contemplation
et la possession d'une beauté infinie , infiniment
inépuisable en nouveautés de grâces et d'attraits,
toujours connue et toujours rare , éternellement
ancienne et éternellement nouvelle : donc cette
occupation ne sera point ennuyeuse.
L'occupation de Thomme sera de s'unir à son
propre terme et à son centre , et de se tenir dans
le lieu du repos ; donc, elle ne sera point labo-
rieuse.
L'opération de l'homme sera d'aimer, mais par
un amour qui sera déjà produit, qui ne procédera
pas de la volonté humaine comme de son prin-
cipe, mais qui entrera dans elle; qui n'épuisera
ENTRETIEN VIII. 2j3
pas sa substance , mais qui la remplira ; qui ne
consumera pas son cœur par des embrasements
douloureux, mais qui le soutiendra par des flam-
mes personnelles, sources vivantes des joies infi-
nies de la Divinité. Son amour sera la respiration
de l'esprit , de la force et de la vie d'un Dieu ,
donc, il ne sera jamais las. Après les siècles des
siècles, il ne sera pas moins fort, ni moins vivant,
ni moins délicieux que le premier jour; et s'il
pouvait craindre quelque cliose, il craindrait que
l'éternité fut trop courte. L'homme ne sentira
point de peine ni de lassitude , parce qu'il n'aura
rien de soi-même, soutenu sur sa faiblesse. Ici-
bas la terre louche quelques parties de notre
corps, et elle les supporte; le reste est appuyé
sur lui durant son repos ; l'àme faible se supporte,
accablée par ses soins , et elle languit sous les lois
du péché et sous les rigueurs de la justice. Dans
le ciel, Dieu, qui seul est stable et immuable, sou-
tiendra l'Ame et sera son centre ; l'ame soutien-
dra le corps ; le corps, établi sur ces immobilités
éternelles, s'épanouira sûrement dans le repos, et
jouira d'un plaisir exempt des craintes de la dou-
leur et de la mort. Parmi les délices de ce monde,
ce qui ennuie notre esprit , c'est qu'il ne possède
que les images de ses objets ; ce qui incommode
notre corps, c'est qu'il les possède eux-mêmes,
et qu'il se nourrit de leurs substances matérielles
et terrestres ; dans le paradis , l'esprit possédera
les réalités , et le corps ne sera louché que par des
images.
Ce discours fit naître dans l'esprit des personnes
dévotes et curieuses qui étaient là , diverses ques-
tions touchant la vie que nous mènerons dans le
ciel. Eugène leur répondit. Il s'attendait que quel-
ques philosophles qui étaient là , et (jui d'abord
avaient semblé vouloir contredire et raisonner,
274 ENTRETIEN VIII.
lui proposeraient quelques cloutes. Ils gardèrent
le silence. Ce théologien , que ces hautes contem-
plations du paradis avaient emhrasé d'un nouveau
zèle, voulut les faire parler, et les engager à dé-
fendre le monde et la vanité mondaine qu'ils por-
taient dans leurs habits. Il leur fit de fortes plain-
tes sur l'indévotion de la plupart des courtisans,
et leur proposa là-dessus quantité de questions
que leur prudence et leur conscience les obligè-
rent d'écouter sans aucun mot de réponse.
Il leur demanda pourquoi cet Homme-Dieu, qui
était venu nous annoncer des mystères si relevés
et des espérances si glorieuses et si agréables au
cœur humain , est si peu aimé de plusieurs; pour-
quoi la sainteté de quelques-uns et leur constance
à le servir, passent parmi les gens de la cour pour
une bassesse d'esprit et pour une lâcheté mépri-
sable ; pourquoi ses adorateurs rougissent quand
ils l'adorent, et d'où vient que, dans les conversa-
tions du grand monde, tandis qu'on parle hardi-
ment des histoires de Cyrus et d'Alexandre, et des
victoires des Ottomans , personne n'ose parler ni
de sa vie ni de sa mort.
Par quelle trahison ou quel malheur il arrive
que, dans les belles compagnies, les jeunes hommes,
dès qu'ils commencent à y paraître, se font hon-
neur de proposer des difficultés sur sa doctrine et
sur ses mystères , et d'essayer la pointe de leurs
esprits contre les vérités de son Evangile ;
Que, dans les lieux de débauche, les libertins ont
wn si grand plaisir à profaner son nom par des
blasphèmes scandaleux , ou à choisir les cérémo-
nies de son Eglise pour en faire le divertissement
de leurs folies et de leur insolence ;
Que, dans les maisons et dans les jardins , les
maîtres qui y souffrent les statues de Junon et de
Jupiter , et la représentation des aventures de Yé-
ENTRETIEN Mil. Ijù
nus et cl' Adonis, ne peuvent y souffrir des cruci-
fix ni des images des Saints ;
Que, dans les différends entre les personnes de
(|ualité et dajis les occasions de duels, les genlils-
lioinmes chrétiens, favorisés de tant de l)ienfaits
et de tant de grâces du Sauveur,et infiniment obli-
gés à l'honorer et à l'aimer , sont honteux de
lui être fidèles, et croient qu'ils se rendraient mé-
prisables s'ils le considéraient alors ; et que même
entre ceux qui sont assez résolus pour dire : Le
prince l'a défendu, je n'en ferai rien, il n'y en ait
aucun qui ait assez de cœur et de générosité pour
répondre : Mon Maître, mon bienfaiteur, mon
Roi crucifié ne le vent pas; Jésus-Christ me com-
mande le contraire, je lui obéirai ;
Qu'enfin, en toutes les rencontres où son hon-
neur, son Évangile , son Église et ses droits sont-
attaqués par les hérétiques, ou par les impies, ou
par les avares et les hommes violents , chacun
soit insensible , et qu'un petit intérêt de fortune
nous fasse abandonner une querelle que nos an-
cêtres défendaient jusqu'à la dernière goutte de
leur sang , et que les bontés adorables de Jésus
nous obligent à défendre aux dépens de mille
mondes et de mille vies.
Voilà, Messieurs, poursuivit-il en voyant qu'ils
ne disaient mot, bien des choses que je vous de-
mande; j'y réponds moi-même, et je soutiens que
toutes ces choses-là sont des preuves que Jésus-
Christ est le vrai Dieu. Jamais aucun idolâtre ni
aucun Mahométan n'ont rougi du nom de leur Dieu;
les Chrétiens seuls rougissent du Dieu (pi'ils ado-
rent ; mais remarquez qu'ils ne le font que lors-
qu'ils commencent à vivre selon les maximes du
monde et selon les lois de l'amour-propre et de
l'intérêt, caj'dès lors, il est nécessaire qu'il naisse
2^6 ENTRETIEN VlII.
dans leur cœur une haine et un mépris de la per-
sonne du Sauveur, ou du moins, une honte de
porter son nom , et qu'ils croient que c'est un
opprobre de le servir et de lui appartenir. Pour
le voir clairement, souvenez-vous, s'il vous plaît,
que le monde n'est rien autre chose que l'assem-
blage des hommes qui obéissent à la chair, à l'or-
gueil et à l'avarice , et qui laissent dominer en
leurs personnes les inclinations de la nature cor-
rompue : Corruptus honio jnundus est. Or , Mes-
sieurs , ce monde , cet homme corrompu doit
nécessairement haïr l'ennemi du monde. Jésus-
Christ seul, entre tous les dieux adorés sur la terre,
est l'ennemi et le destructeur du monde: donc, le
monde doit haïr Jésus-Christ.
Donc , puisqu'il y a dans l'enfer des démons
passionnés pour la conservation du monde, puis-
qu'il y a parmi les Païens des tyrans , et parmi
les Chrétiens, des libertins et des impies qui sont
les amateurs et les adorateurs de ce même monde,
gens abandonnés aux désirs de la convoitise et à
la fureur de leurs passions , il faut de nécessité
que ces démons , que ces tyrans et que ces Chré-
tiens pervertis aient Jésus-Christ et sa croix en
horreur; et si d'aventure ils se trouvent contraints
de l'adorer publiquement dans une église , il faut
qu'ils rougissent de leur adoration , et qu'ils en
soient honteux comme d'un scandale et d'une in-
famie.
Et pourquoi ce scandale et cette étrange aver-
sion? pourquoi cette haine commune et univer-
selle de toutes sortes de mondains contre le Sei-
gneur et contre son Christ ? Interrogez-les, Mes-
sieurs : ils vous répondront par les mêmes paroles
que leur prince enfermé avec une légion d'autres
démons dans le corps d'un possédé, fut contraint
de lui répondre; Noire-Seigneur venant à parai-
ENTRirriLN VIII.
•77
tre (levant eux, ils se mirent à crier et à liiirler
effroyablement, et à dùve des efforts pour se jeter
sur su personne sacrée et pour la (léchirer. Que
TOUS a-t-il fait et de cpioi vous plaignez vous ?
Scio quis sis ^ répondit ce prince au Fils de Dieu ,
et répondent après lui tous les tyrans et tous les
mondains : Venisti torqnere me Scuictus Dei ?
Nous savons qui vous êtes et quel est votre des-
sein. Les autres dieux ont flatté nos inclinations
et nos désirs ; ils nous ont fait régner sur la terre,
et vous venez pour nous tourmenter , et pour dé-
truire parmi nous le règne du péché , le règne de
la vanité, de la brutalité, de l'avarice, le règne
de la corruption et de la mort ; vous êtes venu
pour établir la grâce et la vie dans le cœur hu-
main , et pour transformer l'homme en un nouvel
homme , en un homme spirituel et immortel.
Enfin nous le sentons en vous voyant, vous êtes
le Saint de Dieu, le Saint des Saints , le répara-
teur du salut et de la sainteté, l'ennemi du monde
et l'ennemi de l'enfer. Puisque vous voilà venu,
il faut que le monde périsse, ou que vous péris-
siez vous-même , et que nous employions contre
vous tout ce que la rage peut inventer de cruautés
et d'opprobres.
Pourquoi contre lui, et non pas contre les faux
dieux? Je vous l'ai dit, Messieurs, et eux-mêmes
vous le disent : c'est parce qu'il est le Saint de
Dieu, et ainsi, les entreprises des démons, les per-
sécutions des tyrans, les blasphèmes des impies ,
les vices des Clirétiens immortifiés , et la conspi-
ration de toutes les puissances de l'univers contre
la croix et contre notre religion , sont l'éloge des
grandeurs, et l'évidente preuve de la Divinité de
Jésus-Christ.
Je ne puis rien dire davantage sinon que ce
que je viens de rapporter fut l'occasion des deux
16
^■J^ ENTRETIEN IX.
autres conférences qui furent tenues quatre ou
cinq jours après dans Fontainebleau, où la cour
était.
€€)€)€)€)€)€)i)€)®€)Cf)€)€)e)f)€€)€)€)€)i)€)CQ)«)C€Ce)€€)
ENTRETIEN IX.
DE LA VRAIE DEVOTION , ET DE l'aLLIANCE DE LA
VRAIE RELIGION AVEC UN EXCELLENT NATUREL.
Maxime , dont je viens de parler, se promenant
dans le parc avec Eugène et avec quantité d'autres
personnes de la cour, ce théologien, qui reçut une
lettre de Paris , demanda la permission de se re-
tirer un moment pour écrire la réponse qui était
pressée.
Durant son absence , la compagnie prit occa-
sion de parler de sa conduite et de son mérite;
Maxime surtout en dit plusieurs particularités
considérables qu'il savait , et cela lui donna occa-
sion de rapporter une de ses paroles dont il se
souvint heureusement, et qu'il rapporta depuis
en d'autres rencontres où elle ne fut pas inutile. Il
y a trois jours, leur dit ce seigneur, qu'à la fin
d'une conférence qu'Eugène eut avec nous sur les
félicités de la vie future, il nous fit une question
qui nous donna de la peine, et à laquelle nous ne
pûmes répondre qu'en baissant les yeux et en
nous taisant. Il nous demanda quelle est la cause
pour laquelle les gens de qualité sont d'ordinaire les
moins dévots d'entre les Chrétiens, et d'où viennent
la répugnance et la honte qu'ils ont lorsqu'il faut
qu'ils s'acquittent des devoirs de la religion dans
une église, et qu'ils s'humilient devant Dieu, leur
souverain Maître , eux qui en ont reçu le plus de
F.xrr.ETiEN IX. 279
grâces, et qui S(mU le plus obligés à "la Provi-
dence.
Maxime ayant rapporté cela , et chacun disant
ce qu'il en pensait, un jeune Baron nommé Thra-
sile , qui aurait du se taire , quoiqu'il eût été ca-
pable (le parler discrètement en d'autres rencon-
tres , avança avec beaucoup d'inconsidération un
mot qui déplut à la compagnie:
Il me semble , dit-il , que la difficulté n'était
pas grande. J'aurais répondu que les gens de qua-
lité sont moins dévots que les autres, parce que,
d'ordinaire,ils ont plus d'esprit et plus décourage.
• Maxime et les plus considérables de la compa-
gnie voulurent censurer cette proposition et té-
moigner la peine qu'elle leur faisait. Mais une
demoiselle , qui crut que ce jeune homme atta-
quait sa mère, dame des plus chrétiennes et des
plus exemplaires qui fut alors à la cour: Je pense,
dit-elle , que Monsieur veut nous persuader qu'il
a beaucoup de dévotion et qu'il passe les jours à
prier Dieu. Le cavalier, qui sentit le coup, ayant
répondu qu'il n'était pas encore en âge d'avoir
l'ambition d'être pris pour un dévot : Vous vou-
lez dire , repartit la demoiselle, que vous n'êtes
pas encore en âge d'être sage. Quand vous y se-
rez , ajouta-t-elle aussitôt, obligez-moi de m'en
avertir : alors je rirai librement et sans crainte de
vous offenser, et je tomberai d'accord avec vous,
qu'en effet vous étiez un peu fou en votre jeunesse,
de dire devant une si vertueuse coivvpagnie que tou-
tes les personnes vertueuses et dévotes n'ont point
d'esprit.
La mère prévint la repartie du gentilhomme
et blâma sa fille. Un vieux courtisan nommé Di-
dyme la défendit, et remontra qu'elle parlait très-
sagement , puisqu'elle parlait pour la religion ,
16.
iaSo ENTRETIEN IX.
pour la noblesse et pour la vérité. Sur quoi le
Baron perdant le respect et ayant fait je ne sais
quelle réponse plus immodeste que la première ,
ce vénérable vieillard , que la témérité de Tlira-
syle,son propre neveu,offensait plus que personne,
se crut obligé de l'avertir de son devoir et de lui
faire sentir son mal ; mais comme son zèle était
mêlé (l'une bile ardente , il le fit avec un peu plus
de force que n'avait fait celte sage demoiselle : J'ai
tort, dit-il à la compagnie, de me plaindre qu'il
tiit parlé contre l'Evangile et contre la vérité , car
ce qu'il vient d'avancer est vrai , que tout ce que
nous avons de grands hommes dans la cour, datis
les armées , dans les parlements , dans les acadé-
mies , dans les églises , ces prédicateurs, ces écri-
vains, ces prélats, tous ces savants et admirables
théologiens de notre siècle qui nous prêchent la
dévotion et qui la conservent parmi nous , sont
des hommes sans cœur et sans esprit, puisque, se-
lon le grave auteur que voilà, ceux qui servent
Dieu et qui vivent dans l'ordre, manquent d'es-
prit et de cœur. Il croit en avoir plus lui seul que
ces maîtres du monde , parce qu'il n'a ni con-
science ni religion, et que, dans les compagnies, il
prononce hardiment des blasphèmes et des impié-
tés infâmes, qu'une chaste fille ou qu'un hon-
nête gentilhomme ne voudrait et ne pourrait pas
prononcer. Il croit que cette sage conduite est le
caractère d'une âme faible , et qu'autant qu'il y a
en France d'hommes plus sages et plus chrétiens
que lui , ce sont autant de petits esprits et autant
de personnes à mépriser.
Le jeune homme voulait répondre et se soute-
nir, mais la voix de Didyme l'abattit d'abord, et
le mit hors de combat. Un autre courtisan nom-
mé Procope , qui crut que le respect du à l'Age et
à l'autorité d'un oncle empêchait le Baron^ sou
EMTiETilN i\. 281
ami, tle sedéfeiulre, prit la parolo : Blonsieurylllt-
il à Didyme, vous vous f^\cliez d'avoir ouï ce que
personne ne vous a dit. Ou prétend seulement
que les gens de qualité qui donnent tous leurs
soins aux afîalres de Vaulie vie , et qui se niclent
de spiritualité dans la cour , ne sont propres qu'à
cela , et ne réussissent jamais dans d'iiulres af-
faires.
Didyme, transporté d'une juste et sainte colère
cx)ntre un blasphème si hardi , entreprit de con-
fondre le blasphémateur, et il le Ht avec une éfo-
quence , et d'une manière digne de la vérité qu'il
défendait et du zèle dont il était animé. Tout son
discours lendit à faire voir que la pluj'>art de ceux
qui, de[)uis cent ans, avaient acquis leplusdhon-
neur et le plus d'estime dans la cour de France
et dans les autres cours de l'Europe , soit pour la
vie militaire, soit pour la vie politique , avaient
été les plus exemplaires en la vie dévote. Il en
nomma plusieurs assez connus , et obligea la com-
pagnie de confesser que peu d'hommes ont eu
parmi nous la réputation d'être de grands hom-
mes, qui n'aient eu aussi la réputation d'être des
hommes fidèles à Dieu.
Didyme parlait fortement. Procope lâcha de
parler plus haut. Ils contestèrent quehpie temps,
et il y eut de la chaleur dans leur dispulo. Ils lu-
rent enfin interronq)us par le retour d'Eugène ,
([ui survint plus lot qu'on ne l'attendait. Didyme,
dont l'émotion et le zèle paraissaient sur son vi-
sage , voyant ce théologien, son intime ami : Je
tenais , dit-il, votre place; obligez-moi de la re-
prendre, et d'instruire les Messieurs que voici , et
(]ui, à l'âge qu'ils ont, ont encore besoin d'a[)preii-
dre à parler. Sur cela, Maxime, ayant pris la maiu
d'Eugène, et l'ayant fait asseoir au milieu de la
compagnie en un endroit [;r{)|;;c à ces soiici d'en-
à82 ENTRETIEN I3t.
treliens , lui dit que Dieu l'envoyait pour être leur
juge , et pour accorder un différend qui venait de
naître parmi eux touchant un point de morale. Il
t^st question, dit-il, de savoir si les personnes
d'esprit et de qualité sont propres à la dévotion,
et si la dévotion est la marque d'une âme faible,
ou bien s'il est messéant aux personnes de qualité
d'être dévotes.
Comme plusieurs joignirent leurs prières à cel-
les de Maxime , Eugène ne put pas se dispenser de
parler, et il le fit de la façon qu'on devait attendre
d'un homme spirituel et discret. Il s'aperçut bien
qu'il y avait là deux ou trois questions un peu dif-
férentes , mais il jugea qu'il pouvait donner une
réponse , qui peut-être suffirait à toutes, et qui
renfermerait en peu de paroles ce que chacun at-
tendait de lui.
Je ne sais , dit-il , s^il est aisé de vous accor-
der, mais il me semble qu'il n'est pas malaisé de
vous répondre. C'est assez de dire ce que l'Evan-
gile et la théologie nous enseignent , que la dé-
votion dépend de la grâce de Dieu, qui la donne,
et de la liberté de l'homme, qui la reçoit : et
comme les forts et les faibles esprits ont égale-
ment la liberté du libre arbitre , il est manifeste
que la dévotion n'est point la marque d'autre chose
que d'une bonté de cœur docile et obéissant à la
grâce. Il y a des esprits très-éminents qui sont dé-
vots 5 il y en a de très-bas et de très-faibles qui le
sont aussi beaucoup : la dévotion des uns et des
autres vient de ce qu'ils ont suivi sans résistance
les mouvements de l'esprit divin qui les a choisis
sans mérites, et qui, sans avoir égard à leurs qua-
lités naturelles , leur a touché le cœur , et les a
doucement et efficacement attirés. Voilà ce que
je crois devoir être dit en général sur votre dis-
pute.
ÊNTHETIEJT IX. 283
J'ajoute seulement que comme la grâce nous
rend enfants de Dieu et qu'elle est essentielle-
ment une communication de sa noblesse éternelle,
dès qu'elle entre dans l'àme d'un villageois ou
des autres gens du petit peuple , elle les ennoblit,
et les élève au-dessus des princes et des plus
grands personnages : de sorte qu'il n'y a point
d'homme dévot et véritablement fidèle à Dieu ,
qui ne soit dans un rang plus glorieux que les in-
dévots, de quelque qualité qu ils puissent être, et
quelque réputation qu'ils aient acquise par leurs
actions héroïques et par leurs vertus morales.
On prêche ce que vous dites , repartit le gentil-
homme qui avait soutenu la thèse du Baron con-
tre Didyme; mais il est difficile que les sages du
monde comprennent et confessent que ces petites
gens de dévotion soient de plus grands hommes
et plus dignes de respect que ceux que nous voyons
élevés par leur esprit et par leur courage aux pre-
miers degrés de l'honneur. Nos philosophes veu-
lent que la raison soit la règle de nos jugements.
La raison et l'expérience nous enseignent deux vé-
rités : l'une qu'il n'y a rien parmi nous de plus
admirable qu'un honnête homme qui vit selon les
lois du bon sens , et qui s'acquitte de tous les de-
voirs de la justice et de la civilité par les inclina-
tions d'un excellent naturel; l'autre, au contraire,
qu'il n'y a rien de plus méprisable qu'un homme
lâche et sans esprit lorsqu'il se met à faire le pé-
nitent et le réformé, et qu'il veut vivre selon les
lois d'une morale scrupuleuse.
Vos philosophes, répondit Eugène, parlent
comme il leur plaît ; j'ai parlé comme le Saint-
Esprit, qui décide la question par ces deux mots,
({u'un serviteur ignorant et maladroit , s'il a de
la conscience et de la dévotion , vaut mieux que
son maître qui n'en a point, et qui, avec louiei
284 rNrnET;rN ix.
les lumières de sa prudence politique, prend le
chemin de sa perte et refuse d'obéir à Dieu. La
ï'aison est que la grâce est la vraie vie de notre
ànie et que le péché la fait mourir , d'où il
suit que T homme qui est en grâce , puisqu'il a lu
vraie vie dans le cœur, vaut mieux que celui qui
est séparé de la grâce, et qui, par cette séparation,
doit être compté pour mort.
Le gentilhomme entreprit de détruire ce prin-
cipe , et voulut former je ne sais quel raisonne-
ment où il s'embarrassa lui-même. Eugène fut
obligé de l'interrompre: Monsieur, lui dit-il, no-
tre nature, corrompue par l'orgueil, ne manque
pas ici déraisons ni de réponses ; mais raisonnons
tant qu'il nous plaira : l'arrêt que le plus sage des
princes et des juges a prononcé sur cette question
est sans appel : Melior est canis i^içus leone mor-
tuo , un chien vivant vaut mieux qu'un lion
mort,
Salomon veut dire qu'un artisan dévot, qu'une
femme ignorante et humble , qu'un ermite in-
connu et la dernière personne d'une maison reli-
gieuse, méritent sans comparaison plus d'honneur
que les princes de la terre, et plus que les anges
mêmes et les séraphins du premier rang, s'ils ne
sont point en grâce. Sans la grâce, les souverains
et les maîtres du monde ne sont autre chose que des
cadavres superbement parés ; quelque respect et
quelque hommage que nous reiidions à leur pou-
voir et à leurs couronnes, au milieu des félicités
et des honneurs , comme au milieu des richesses
d'un magnifique tombeau, ils ne sont que des
ombres, ou qu'un peu de cendre.
Maxime, qui présidait à cet entretien , loua Eu-
gène ; mais pour l'obliger à pousser plus loin cette
matière: Vous semblez ne pas voir ce qui se passe
à la vue de tout le monde, dit-il en riant. Com-
ENTRETIEN ÏX. 285
bien de folies , continua-t-il , combien Je vraies
bassesses et de sottises insiipportal)les dans les ac-
tions dévotes du petit peuple ! Voulez-vous que
nous croyions que ce sont ces sottises-là qui élèvent
si liant les gens de néant, et ijui, selon vos paroles,
les rendent incomparablement plus dignes d'être
respectés que tous ces grands personnages que
nous admirons?
J'ai les yeux ouverts , répondit Eugène, et je
vois, Monsieur, ce qui n'est que trop visible en
la conduite de ces dévots et de ces dévotes dont
vous parlez. Je vous confesse même que, parmi
leur simplicité et leur ignorance . il se mêle
souvent des illusions et des superstitions blània-
l)les, des opiniâtretés et des attacheme!its ridicu-
les. Mais tout cela n'est point la véritable dévo-
tion ni la sainteté cbrétienne ; ce sont les mala-
dies d'une imagination infirme, ou les égarements
d'un petit génie. Méprisez-les hardiment , et blà-
mez-les tant qu'il vous plaija, je les blâme moi-
même ; les Saints Pères les ont blâmés avant moi.
Biais au travers de ces ombres, vous voyez des grâ-
ces et des qualités surnaturelles qui valent beau-
coup. Ces dévoles scrupuleuses font des actions
de charité qui portent les marques de la vraie vie,
de la vie sainte et divine. Honorez-les, Messieurs,
et ne permettez pas que les nuages répandus au-
tour de leurs vertus intérieures, vous empêchent
de les priser et de les aimer. Ne méprisez pas le
soleil , et ne l'accusez point d'être passé quand il
est couvert de vapeurs : il est soleil autant que
jamais. Quoique la tlévotion et la superstition se
trouvent ensemble dans l'àme d'une vieille feni-
me , toutes mêlées qu'elles .sont , elles ne laissent
pas, durant cet assemblage, d'êtie dt\\\ choses in-
finiment différentes; et comme un esprit faible ne
cesse point d'être laible , quoitpi'il devienne dé-
Ûo() ENTRETIEN XX.
vot, (le même la dévotion ne cesse point trêtré
en elle-même une vertu puissante et noble, quoi-
qu'elle soit la dévotion d'un esprit faible.
Regardons dans une même personne la sainteté
cl l'infirmité, mais gardons-nous bien de les con-
fondre , et n'imitons pas les libertins qui pensent
avoir droit de se- moquer de la piété quand ils
voient les scrupules ridicules de quelque dévote
timide. Tout le droit qu'ils ont, c'est de dire que
je cœur de cette dévole est un cœur formé de
terre , un cœur sombre et étroit , mais que la dé-
votion est un feu céleste , sublime et immense ,
qui, dans les grands cœurs,ne donne point d'autres
bornes à ses desseins que l'immensité et l'éternité
de Dieu.
En un mot, poursuivit-il, retirons d'autour du
soleil les brouillards qui l'obscurcissent, et rappe-
lons-y la sérénité : qu^ a-t-il de plus brillant et
de plus beau que le soleil? Retirons d'autour d'une
âme vraiment dévote les ignorances et les chimè-
res dont nous parlons ; remettons-y le bon sens
et la sagesse : qu^y a-t-il de plus charmant et de
plus aimable que la vraie dévotion?
Hélas ! Messieurs , que c'est bien nous tromper
quand il est question de connaître ce que c'est que
d'être dévot, que déconsidérer les actions extra-
vagantes d'une femme vieille dans les scrupules j
que de considérer les actions d'un simple soldat
plutôt que celles d'un capitaine , plutôt que celles
de tant de fameux guerriers que la renommée
n'a point cessé depuis tant de siècles de louer et
de raconter à toutes les nations ! Regardons les
Constantins , les Théodoses, les Clovis , les Char-
lemagnes , les Huniades, les Othons : en quel en-
droit de la vie de ces illustres dévots verrons-nous
aucune ombre de ces faiblesses ou de ces chagrins
chimériques que les libertins attribuent à la dévo-
HISTOIRE l/\DÉLAÏS. 287
tîon? Que peut-on voir sous le ciel de plus ravis-
sant et de plus digne de l'admiration des hommes
que la conduite de ces princes bien-aimës de Dieu?
Que de majesté et de sérénité sur leurs visages,
que de repos dans leurs consciences , que de civi-
lité dans leurs entretiens, que de sagesse dans
leurs entreprises, que de courage et de gloire dans
leurs actions, que de grandeur enfin dans leur
âme , que de nobles desseins , que de vastes pen-
sées , que de vertus invincibles à la violence et à
la flatterie !
Une dame des plus considérables de la compa-
gnie, qui écoutait attentivement , prit la parole:
Ces vérités , dit-elle, nie font juger que j'avais
dernièrement raison de soutenir que la dévotion et
la grâce éclatent davantage , et qu'elles ont plus
de succès dans les personnes d'esprit et de qualité,
et que Dieu,en choisissant les prédestinés, a coutume
de les préférer à toutes ces petites créatures qui
n'ont ni esprit ni cœur, et qui, par leurs pratiques
superstitieuses ou par leurs simplicités ridicules,
nuisent beaucoup à la dévotion et la rendent mé-
prisable. J'osai dire que le beau naturel des âmes
nobles est quelquefois, et peut-être bien souvent,
la cause de leur prédestination et le commence-
ment de leur sainteté.
Eugène ne répondit rien , voulant donner le
loisir à cette dame de considérer ce qu'elle disait
et d'en juger elle-même. En effet , elle jugea que
le silence de ce théologien était une censure de
sa proposition , et elle tâcha de la corriger. Je
soutenais, poursuivit-elle, qu'au moins ces per-
sonnes-là, qui sontsi bien nées, ont moins de peine
que les autres à exercer la vertu, et qu'il leur est
plus aisé de vivre dans le devoir et d'y persévé-
rer jusqu'à la mort. Si Saint Jérôme était ici, ré^
20a ENTRETIEN IX,
pondli Eugène, il vous dirait, PrîaJame, qu'il leur
csL tîcs-aisé ue se damner.
Voilà une dame dans la cour à qui Dieu a donné
âe l'esprit et les autres qualités d'un excellent
naturel , l'éloquence, la beauté , la civilité, avec
un cœur magnanime et libéral, enclin à obliger,
et prompt à vouloir et à faire ce que la bienséance
et riionnêteté demandent en chaque rencontre.
l'ont celix sans doute est illustre, mais il en peut
îirriver et il en arrive très-souvent des malheurs qui
lui doivent donner quelque crainte touchant son
salut, et quelque sujet de croire qu'elle n'est pas
si heureuse qu'il le paraît à cette cour qui l'admire.
La vanité seule est un grand danger , je veux dire
le plaisir qu'elle prend à se voir -considérer et re-
chercher ; son consentement ou son attachement
à ce plaisir intérieur déplaît à Dieu , et c'est ce qui
fait que, d'ordinaire, il détourne les yeux des per-
sonnes trop estimées et trop aimées ici-bas, parce
que, d'ordinaire, il y a dans leur âme quelque pré-
somption secrète , et quelque je ne sais quoi de
ce qui attira la malédiction sur les anges.
De plus, poursuivit-il, ce qui est presque iné-
vitable, ces mêmes personnes, si parfaites et si di-
gnes d'être louées, ont le cœur tendre, et ouvert
à la passion qui entre secrètement avec les louan-
ges et les flatteries : elles sont aimées , et malgré
qu'elles en aient, elles trouvent aimables ceux qui
les aiment ; elles s'engagent et s'embarrassent,
et il se forme autour d'elles certaines chaînes
qu'elles ne voient que lorsqu'il est imposible de les
rompre. Enfin, le danger est évident, et il n'est
que trop vrai ce qu'a dit un sage , que les grandes
«mes ne sont pas loin des plus grands malheurs
dès qu'elles commencent à aimer.
Je sais bien, repartit la dame , qu'il peut sur-
venir du désordre, mais je demande si d'ordinaire
ENTRETIEN IX. 289
ces beautés d'un excellent naturel et ces douceurs
d'un esprit aimable, n'ouvrent pas le cœur de
Dieu aussi bien que celui des hommes , et n'atti-
rent pas sur une âme sa bénédiction et sa grâce.
Madame, reprit Eugène , les hérétiques nommés
Sémipélagiens le crurent autrefois , et vous n'êtes
pas à savoir que c'est pour cela qu'on les appelle
hérétiques. Les saintes Ecritures et les Saints
Pères condamnent cette proposition, et nous dé-
clarent que lorsque Dieu prédestine les hommes
au salut, il n'y a point d'égard aux qualités natu-
relles des prédestinés, mais seulement à sa misé-
ricorde infinie. La grâce ne suit pas les attraits de
la créature, mais les mouvements de l'Esprit di-
vin, qui l'envoie où il veut et quand il lui plaît.
Je vois bien, repartit la dame, qu'il y a eu en-
core quelque faute en ma question : je parle plus
correctement, et je demande si le bon naturel et
le bon esprit ne rendent pas un homme plus pro-
pre à la grâce et à la sainteté que ceux qui n'ont
naturellement ni courage ni esprit , et qui natu-
rellement n'ont point d'autre soin que de se plaire
à eux-mêmes, et contenter leur orgueil ou leurs
passions sensuelles.
Et moi, reprit Eugène, je réponds distinctement
que cet homme-là n est pas plus digne d'être choisi
de Dieu, mais que, lorsqu'il est choisi, il est plus
propre à le servir. La grâce vient dans lui gratui-
tement , sans être attirée par les mérites de son
esprit ou par ceux de son bon naturel ; mais quand
elle'est venue, elle s'accommode de cet esprit sa-
vant et éloquent, de ce cœur tendre et généreux,
et elle en fait les instruments de son pouvoir et
de ses desseins adorables : vérité qui a paru dans
Saint Paul, dans Sainte Madgelène , dans Saint
Augustin, dans Saint Chrysostome, dans Saint Ber-
nard, et daus une infinité de grands hommes tpe
:igO ENTRETIEN IX.
l'histoire nous a fait connaître et que nous avons
connus par nos yeux.
C'est-à-dire, ajouta-t-il éloquemment, qu'il ar-
rive à la grâce, quand elle entre dans le cœur de
l'homme, ce qui arrive à notre âme le jour de sa
conception , quand elle descend du ciel et qu'elle
entre dans notre corps. Remarquez, s'il vous plaît,
Messieurs, lorsque nous sommes formés dans les
entrailles de notre mère, que ce ne sont pas les
dispositions de la matière ni le riche tempéra-
ment de ses qualités et de ses humeurs, qui font
sortir notre âme du néant et qui la produisent;
elles ne sont point la cause de sa naissance; c'est
Dieu seul qui la pousse hors de son sein et qui
l'envoie ; mais quand elle est venue, et qu'elle se
trouve au milieu de ce noble sang et parmi les
flammes de cette bile ardente et généreuse, elle en
fait les organes de ses vertus immortelles, et elle
s'en sert pour exercer son courage par des actions
héroïques, et pour soutenir ici-bas l'iionneur de
sa naissance céleste.
Ainsi, Messieurs, ce n'est ni le bel esprit, ni l'ex-
cellent naturel, ni les actions vertueuses de l'hon-
nêteté morale ou de la prudence politique , qui
attirent la grâce de Dieu dans les hommes : elle y
vient par sa seule miséricorde ; c'est son pur
amour qui en a médité le dessein , et qui a voulu
se plaire en nous, sans y rien voir qui méritât autre
chose que son aversion et sa haine. Mais lorsque
la grâce est venue, et qu'elle trouve en nous cet
esprit nqjble et cette prudence éclairée , cette
bonté libérale et officieuse, elle en fait ce que j'ai
dit. Les Saints Pères l'ont dit avant moi, que
c'est par ces qualités naturelles qu'elle exerce
glorieusement ses actions surnaturelles et chré-
tiennes, et qu'elle a dans nous des succès divins.
Quelques-uns, poursuivit Eugène , ont dit da-
ENTRETIEN IX. 29 1
vantage, et ont très-bien dit que lagrâcesouveiaine
ne se trouve d'ordinaire qu'avec ces sortes d'es-
prits du premier rang et propres à de grandes ac-
tions. Mais expliquons clairement la chose, s'il
vous plaît , et ramassons en trois mots ce que les
théologiens veulent que nous sachions là-dessus ,
et ce que nous ne savons point assez, parce que
l'on emploie trop de temps et trop de paroles pour
nous le dire. Personne, selon les lois ordinaires
de la Providence, ne glorifie Dieu parfaitement,
s'il n'a de l'esprit, du courage , de la sagesse et
d'autres semblables perfections. Dieu n'a jamais
choisi aucun homme parce qu'il avait naturelle-
ment de l'esprit et du courage , mais il a donné
surnaturellement à plusieurs du courage et de l'es-
prit parce qu'il les avait choisis.
La dame ne répondit rien, sinon qu'il lui sem-
blait que ces trois mots contenaient bien des vé-
rités. Ce qui m'étonne davantage, ajouta-t-elle,
c'est qu'il me semble que je les entends assez
bien. Mieux que moi donc, repartit Maxime, car
j'ai de la peine à comprendre comment ces pro-
positions s'accordent avec la Sainte Ecriture, où
nous voyons que Dieu se vante d'avoir choisi
ceux que les hommes méprisaient, et que l'igno-
rance et l'infirmité rendaient inutiles au monde;
infirma inundi et contemptibilia. Il est vrai , ré-
pondit Eugène, Dieu se vante d'avoir choisi les
personnes les plus méprisables et les plus infir-
mes , mais il ne se vante pas de les avoir laissées
en l'état où elles étaient. Il trouva Saint Pierre
qui ne savait rien du tout et qui n'était qu'un
misérable pêcheur ; il lui plut d'en faire un apô-
tre, et à la même heure, il en fil un théologien
éminent. La doctrine , l'éloquence, la sagesse et
la force entrèrent dans l'àme de ce pécheur avec
la grâce de l'apostolat, et eu firent un évcque as-
^7-
29 a ENTRETIEN IX.
sez parfait pour établir dans Rome les fondements
de la vraie religion, et pour être le successeur d'un
Dieu dans le gouvernement de son Eglise et de
ses élus. Saint Jean l'évangéliste, qui était de mê-
me métier que Saint Pierre, n'en savait pas davan-
tage ; la bassesse de sa naissance et la simplicité
de son esprit paraissaient en ses pensées et en ses
discours ; mais dès qu'il fut choisi, il devint l'ai-
gle des esprits; il dépassa les théologiens et les an-
ges eux-mêmes en la connaissance des vérités sur-
naturelles.
La grâce entra dans Saint Paul, et elle y trouva
un courage magnanime et intrépide avec beau-
coup de sciences acquises par l'étude ; elle s'en
servit, et ce fut par ces qualités naturelles, animées
surnaturellement de l'Esprit de Dieu, que Saint
Paul devint le premier des hommes et le plus sa-
vant d'entre les apôtres ; ce qui est arrivé à l'égard
de quantité d'autres personnes. A peine pouvons-
nous nommer aucun Saint, ni aucun Chrétien il-
lustre en piété, qui n'ait eu la science et les autres
forces de l'esprit par le fait de la grâce. L'igno-
rance et la simplicité ne sont point propres à l'es-
prit qui forme la sainteté. Quoique la science et
la prudence ne soient pas les attraits de l'amour
de Dieu, elles en sont, comme j'ai dit, les instru-
ments; ou, si vous l'aimez mieux, je dirai qu'elles
ne sont pas des beautés qui attirent les inclina-
tions de Dieu, mais que lorsque Dieu vient à joindre
ses lumières avec les leurs, elles lui plaisent véri-
tablement, et elles sont des beautés qui l'arrêtent.
C'est-à-dire, répliqua Maxime , que nous pou-
vons assurer sans aucune crainte que ces deux qua-
lités, la grâce et l'excellent naturel, quoiqu'infî-
niment différentes, ne sont pas opposées, mais
qu'au contraire, elles n'ont été faites que pour
être unies. Vous dites bien, répond Eugène ^ cela
ENTRETIEN IX. 298
parut manifestement en la création de l'homme,
où le chef-d'œuvre de sa puissance divine fut une
beauté céleste, un esprit angélique et une sainteté
souveraine, unis étroitement dans une seule per"»
sonne.
L'homme ne peut être un homme parfait, non
pas même dans le ciel , que par l'union de ces
trois éminentes qualités. J'ose même dire que ce
qui arrive à l'argent et à la pourpre , à l'or et à
l'émail , aux pierreries et aux perles , et aux au-
tres choses précieuses, de s'entr'aimer, quoiqu'el-
les soient de différente nature , et de vouloir être
ensemble pour s'embellir mutuellement par leur
union, arrive à une âme excellente et à la grâce.
C'est en s'unissant l'une à l'autre qu'elles parvien-
nent chacune au plus haut degré de la gloire et de
la perfection où elles aspirent. La grâce avec un bel
esprit est plus efficace et plus invincible, et le bel
esprit avec la grâce est plus libre et plus maître
de lui-même et de ses actions. La grâce le pousse
avec empire sur des inspirations fortes et victo-
rieuses ; mais le mouvement qu'elle lui donne
est un mouvement d'inclination ; en faisant le
bien , il est enclin à le faire , et il le fait avec
plaisir.
Ce n'est pas que la grâce tire aucune force de
ce cœur généreux ni aucun éclat de cet esprit
éclairé : rien de l'iiomme n'entre dans elle. Elle
ressemble à un beau visage qui charme par sa pro-
pre beauté, et qui ne doit rien à la magnificence
des habits. C'est elle-même qui se donne l'accrois-
sement qui paraît en sa beauté; ce sont ses dou-
ceurs et ses propres lumières réfiéchies sur elle
qui la rendent si charmante et si admirable.
Mais la chose la plus merveilleuse durant leur
union , c'est que leurs mouvements sont si bien
l'accord et si bien réglés qu'il semble que ce n'est
2p4 ENTRETIEN IX.
qu'un, et qu'il n'y a rien de plus malaisé que de
distinguer deux principes dans les actions des
grands hommes, je veux dire de distinguer les im-
pulsions de la grâce d'avec les inclinations de leur
courage et de leur liberté. Lorsqu'un homme
saint et doué d'un beau naturel fait des actions
louables, le monde ne les attribue qu'à ce naturel,
et il l'admire : l'homme saint ne les attribue qu'à la
grâce , et il se méprise ; Dieu en donne toutes les
louanges à sa grâce , comme si elle agissait elle
seule, et à l'homme, comme s'il n'était point aidé,
toute la récompense.
Un abbé qui s'était tu jusqu'alors, et qui, par
son silence, avait semblé ne pas approuver ce qu'il
écoutait , prit la parole avec un accent qui ne
marquait que trop ses pensées : Accordez-vous,
dit-il à Eugène , la sainteté avec la corruption ?
Qu'est-ce que l'homme depuis le péché d'Adam, et
qu'est-ce que toute la nature humaine , sinon un
assemblage de cadavres corrompus , d'où il ne
sort que des puanteurs insupportables? La grâce
jointe à cette pourriture et mêlée à nos sale-
tés , appelez - vous cela deux beautés unies qui
répandent de l'éclat l'une sur l'autre, et qui for-
ment un spectacle digne de l'admiration des
anges?
Eugène lui confessa que notre nature est cor-
rompue , que cette corruption est dans tous les
hommes, mais qu'elle s'y trouve diversement,
parce que la matière des feux contagieux qui ani-
ment leurs passions est diversement disposée. Il
voulut expliquer ensuite comment de ces diffé-
rentes inflammations naissent les différentes mi-
sères et les différentes maladies du genre humain ;
mais l'abbé, qui ne demandait que les deux pre-
mières paroles, rompit son discours: Puisque la
corruption, dit-il, se trouve généralement en tous
I.\TRETIE?Î IX. 29J
les hommes, tous les hommes n'ont rien en leur
nature que Dieu ne regarnie avec horreur et qui
ne lui soit odieux. Non pas, s'il vous plaît, reprit
Eugène ; tout homme est corrompu , mais tout
l'homme n'est pas corrompu. La partie de notre
âme la plus élevée et la plus proche de Dieu a
été préservée du malheur commun, et a conservé
son innocence et son immortalité avec les prin-
cipaux traits de l'image, que le Créateur grava sur
elle au jour de sa naissance , et que le temps ni
la fortune n'ont point encore effacés.
Mais, reprit l'abbé subtilement, cette haute par-
tie de l'âme entière et saine est commune à tous ;
la partie inférieure est corrompue dans tous. Où
est donc ce beau naturel particulier aux grands
liommes, qui s'accorde si bien avec l'Evangile, et
qui ne donne à la grâce aucun sujet d'exercer con-
tre lui sa justice et sa force victorieuse?
La réponse d'Eugène était prête : Il est vrai ,
dit-il , que toutes nos âmes, en leur partie supé-
rieure , sont également saines et entières, mais
toutes ne sont pas également nobles ni également
belles et parfaites.
Vous saurez, s'il vous plaît , qu'il y a parmi
nous des âmes de grande naissance, pour ainsi
dire, formées avec un courage et un esprit, et
avec d'autres perfections qui les élèvent éminem-
ment au-dessus du reste des hommes. Celles-là,
non-seulement ne sont point gâtées par la corrup-
tion du sang , mais elles ont aussi la force de la
corriger et d'en modérer les ardeurs. Je veux
dire que les douceurs et les qualités célestes, éma-
nées de Dieu sur une âme noble, et aidées par sa
main à se répandre en bas, se ccinniuniquent aux
organes et aux passions, et forment ce beau na-
turel dont je parle, et qui s'accoide si bien avec
ZgG ENTRETIEN IX.
]a grâce, et qu'il n'y a jamais de différend entre
eux.
Mais, reprit Tabbé, s'il n'y a point de différend
outre la nature et la grâce , il n'y a point aussi de
différence entre cette proposition et une bérésie. Ce
nVst pas là ma proposition, repartit Eugène. Dif-
férence et différend sont deux choses bien éloi-
gnées. Il ne se trouve point de différend ni de
guerre entre le bon naturel et la grâce, mais il s'y
trouve une différence infinie.
Je dis, en premier lieu, point de différend, puis-
qu'elles s'accordent dans nous touchant les incli-
nalions qu'elles nous inspirent et les lois qu'elles
nous imposent en chaque rencontre. Soulager les
pauvresl et les affligés, pardonner les injures, dis-
simuler les mépris, mépriser les richesses, pré-
férer à tous les plaisirs du monde d'être fidèle à
son devoir, craindre moins la mort qu'une action
d'injustice, rendre le bien pourle mal, ne tâcher de
vaincre ses ennemis que par des bienfaits, être libé-
ral, affable, officieux, incorruptible, intrépide, sin-
cère en paroles et en ses promesses , voilà les règles
de ce que nous appelons le noble et l'excellent na-
turel, et les règles de ce que nous appelons l'Évan-
giieetla grâce de Jésus-Chnst. Si quod est mandatum
in hocverbo instauratum diliget proximum. Non,
Messieurs , il n'y a point de différend ni de dis-
sension entre les deux ; mais comme je l'ai déjà dit
et comme je le dis encore une fois, il y a une dif-
férence infinie.
Différence qui consiste en ce que, lorsqu'elles
nous poussent l'un et l'autre à des actions loua-
bles , et qu'elles font que nous nous quittions
nous-mêmes par des bontés désintéressées , le bon
naturel nous élève seulement jusqu'au prochain ,
jusqu'à la créature, sans passer plus outre, et que
la grâce nous élève jusqu'au Créateur. Celui-là et
ENTRETIEN IX. 2C)y
celle-ci nous font faire une aumône, ou un pré-
sent considérable à quelque famille désolée : mais
l'un veut que, par cette action de libéralité, nous
prétendions.servir et soulager notre frère, et l'au-
tre, qu'en servant notre frère, nous passions plus
avant, et que nous ayons intention de plaire à
Dieu.
Les choses donc, étant de la sorte, poursuivit
Eugène, vous voyez bien que je n'ai garde de pen-
ser que la grâce s'accorde avec les vices et les ma-
ladies de noire nature corrompue , comme sont
l'orgueil et la vanité, la brutalité, l'amour de
l'intérêt temporel et sensuel. Je dis, après Jésus-
Christ, que sa grâce a horreur de tout cela ; qu'elle
exerce dans nous contre ces monstres d'enfer une
guerre irréconciliable et perpétuelle , et que sa
l^rincipale affaire ici-bas est de les combattre et
de les détruire. Mais ce serait un blasphème d'en-
seigner que son affaire est aussi de détruire les
belles et orénéreuses inclinations de l'excellent na-
turel. Non, Messieurs; son grand dessein parmi
nous est, non pas de l'affaiblir ni de le détruire ,
mais de le perfectionner, et d'humain qu'il était,
le rendre divin et surnaturel.
Quand ce naturel est sans la grâce, il a la force
de s'élever au-dessus de la nature brutale, et en
rompant les chaînes de l'amour-propre, de sortir
de là, et d'atteindre jusqu'à l'amour désintéressé
de son frère et de son ami, c'est-à-dire qu'il a la
force de rendre l'homme un honnête homme , et
de l'établir dans le rang naturellement propre à la
nature spirituelle. Mais quand la grâce survient ,
non-seulement elle ne l'empêche point d'exercer
envers le prochain de bons offices, mais aussi elle
lui donne la force de passer infiniment au delà du
prochain, et d'élever ses pensées jusqu'à Dieu, qui
T!6t le dernier terme des élévations.
ÛpS ENTRETIEPÎ IX
Voilà OÙ parviennent les grands hommes du
christianisme par le moyen de la grâce. Les grands
hommes du paganisme n'y sont point parvenus.
Ce qui était autrefois dans les Alexandres et dans
les Augustes la suprême hauteur de la perfection
et de la vertu , lorsqu'ils s'exposaient à la mort
pour leurs amis ou pour leur patrie, ou lorsqu'ils
pardonnaient les injures , n'est aujourd'hui que
le commencement ou que l'ombre de la même
vertu dans un vrai Chrétien. Ce Chrétien fait ce
qu'ils faisaient ; ses biens, son sang et sa vie sont
sans réserve à son prince et à sa patrie ; il est tout
entier aux autres hommes par un amour sincère
et dégagé de l'intérêt ; il est Jjjéros autant que ces
héros tant vantés , mais il est ce qu'ils n'étaient
point, parce qu'il fait ce qu'ils ne pouvaient ou
ce qu'ils ne voulaient pas faire ; il cherche Dieu
par ses belles et vertueuses actions, et il le trouve
heureusement. Les jets ordinaires des fontaines
ont la force de s'élever un peu de la terre, et
c'est là le symbole du beau naturel : la grâce, se-
lon le Sauveur , est un jet d'eau qui rejaillit jus-
qu'au ciel , et qui y porte le cœur de l'homme.
La dame qui avait parlé auparavant avança
encore ces deux paroles : Tout cela, dit-elle, nous
donne, à mon avis , la liberté de penser hardiment
et sans crainte de nous tromper , que le beau na-
turel , animé et sanctifié de la sorte par la pré-
sence de la grâce , plaît beaucoup à Dieu. Ajoutez,
Madame, répondit Eugène, qu'il plaît aux hom-
mes , et que, même à la cour et dans les armées,
il n'y a rien de plus merveilleux qu'un homme
d'esprit et de cœur , lorsqu'il vit chrétiennement,
et qu'il met sa gloire à observer la loi de Dieu
parmi les éloges et les applaudissements des hom-
mes.
Eugène ajouta, en regardant ce jeune Baron
ENTRETIEN li. 2^g
dont la proposition scandaleuse avait été le sujet
de l'entretien, qu'il ne croyait pas qu'il fût pos-
sible qu'il eût parlé sérieusement, et qu'il crût ce
qu'il avait dit. Sans nommer aucun des guerriers
qui vivaient en ce temps-là , il le fit souvenir de
ceux qui avaient été les plus estimés durant les
premières années de la ligue , et sous les règnes
de Henri II et des trois rois qui l'avaient suivi,
et il dit de ces guerriers-là ce que nous devons dire
aujourd'hui de cinq ou six de nos généraux d'ar-
mée que nous avons vus mourir glorieusement
sous les armes. A l'heure que je vous parle, dit
Eugène à ce Baron, vous voilà auprès de deux ou
trois gentilshommes qui ont suivi ces héros en
la plupart des provitices où le courage et la vic-
toire les ont conduits, et qui, durant les affaires
de la guerre et de la paix, ont contemplé de près
ce que toute l'Europe contemplait et admirait de
loin en leurs personnes et dans leur conduite.
Quels capitaines plus judicieux , plus vaillants ,
plus hardis ? quels politiques plus sages et plus
éclairés ? quels courtisans plus civils? quels amis
plus Bdèles? quels hommes plus aimables et plus
universellement aimés? et enfin, quels Chrétiens
plus dévots et d'une conscience plus incorrupti-
ble et plus pure ?
Il se passe peu de jours , poursuivit-il en par-
lant toujours à ce jeune seigneur, que vous n'en-
tendiez raconter quelque chose de la vie de ces
incomparables capitaines. Est-il donc possible,
Monsieur, que vous ayez pensé ce qu'on vous ac-
cuse d'avoir dit publiquement, qu'il est messéant
à un honnête homme ou à un homme d'esprit et
de qualité d'ctre dévot?
On prit là-dessus occasion de rapporter des
exemples plus anciens , et de faire des réflexions
sur les endroits les plus illustres de notre histoire.
SoO ENTRETIEN X.
Ci entre autres, sur cet endroit bien remarquable
(!e la vie de Louis IX, qui, étant captif entre les
jnains des barbares, fit paraître, durant ses conver-
sations avec eux , tant de grâces et tant de cbar-
mes, que, quoiqu'il eût ruiné leurs pays , et qu'ils
vissent en toutes leurs provinces des désolations
qui l'accusaient d'être leur ennemi mortel, ils le
choisirent pour leur roi , leur sultan étant mort ,
et résolurent en leur assemblée publique de lui
présenter leur couronne. Toute la nation le vou-
lut d'un commun accord. Mais comme ils vinrent
à considérer que ce qui paraissait de plus aimable
en sa personne et ce qui les ravissait davantage
malgré eux , était sa constance à servir et à hono-
rer Jésus-Christ, et ses manières de l'adorer devant
les autels, où ils le prenaient pour un ange, ils eu-
rent peur que des exemples si puissants et si doux
ne les forçassent à renoncer à Mahomet. Cette
crainte, plus glorieuse à Saint Louis que n'eût été
la conquête de leur empire, les obligea de ne pas
exposer leur religion à un danger si manifeste.
€CC€€)€)«)C®C®€)C€€)€'€)C€)€)€)€)C€)i)€)i)€)C€)C€)€)
ENTRETIEN X.
SUITE DU PRÉCÉDENT.
L'abbé, qui n'avait pas voulu jusqu'alors em-
ployer toutes ses forces contre Eugène, reprit la
parole d'une manière qui fît juger qu'il allait dire
quelque chose de considérable. Après avoir fait
un long discours contre la vanité des gens du mon-
de, qui, durant leurs plus belles actions, n'ont point
d'autres vues ni d'autre espérance que d'être loués
des hommes , ou bien de réussir en quelque des-
sein où leur ambition et leur avarice sont intéres-
ENTRETIEN X» 3oï
sées, 11 voulut venir au point essentiel delà dispute;
mais il fut obligé de s'arrêter, et d'attendre que la
plus illustre compagnie qu'il eût osé désirer, et
qui arriva dans ce moment, fût placée. C'était le
roi, qui, ayant été averti que l'abbé avait entre-
pris d'examiner quelques propositions d'Eugène,
et qu'ils disputaient ensemble touchant l'alliance
du beau naturel avec la grâce , voulut honorer
leur dispute de sa présence royale. 11 y vint donc,
suivi de tout ce qu'il y avait alors à la cour de
princes et de seigneurs, et même de plusieurs
dames qui crurent être intéressées dans le sujet
de cette conférence.
Comme c'était l'abbé qui parlait lorsque Sa Ma-
jesté était entrée , elle l'avertit de reprendre la
j)arole. L'abbé le fit, et après s'être acquitté des
cérémonies ordinaires et avoir fait connaître l'é-
tat de la question , s'adressant à Eugène : Les
louanges, lui dit-il , que vous venez de donner
aux vertus et au naturel excellent des Païens, sont
directement contraires à la doctrine des Saints
Pères, qui soutiennent d'une voix commune que
ces vertus-là sont des crimes et des corruptions ,
parce qu'elles sont mortes, n'étant pas animées de
la foi de Jésus-Christ , et que le beau naturel d'où
elles sortent comme de leur principe , est une
faculté de sa nature corrompue, qui ne peut pro-
duire que des fruits mortels. De manière , ajou-
ta-t-il , que toutes les actions humaines où la
vertu du Sauveur ne coopère point , comme sont
les aumônes d'un Chrétien qui est hors de la
grâce, et les aumônes d'un Païen qui ne connaît
point le vrai Dieu, ne sont devant Dieu que
des objets d'horreur, et de vrais péchés dignes
d'être punis éternellement. Il cita là-dessus quan-
tité de passages où il crut que les saints Docteurs
avaient effectivement enseigné cette doctrine j il
3o2 ENTRr.Tii-::^ x.
n'omit pas les vers fameux de Saint Prosper, qui
ont retenti si souvent dans les écoles , qui exer-
cent encore aujourd'hui l'esprit de plusieurs sco-
lastiques durant les disputes, et qui ne signifient
que ce que je viens de dire, que toutes les bonnes
œuvres qui ne viennent point de la vraie foi ni de
la grâce de Jésus-Christ , quoique le monde les
admire et leur donne des récompenses , sont de-
vant Dieu des péchés dignes d'être punis dans
l'enfer.
Enfin l'abbé regarda Eugène : Vous avez dit
jusqu'à cette heure de belles choses , ajouta-t-il ,
mais ne perdons plus de temps ; venons au point ,
et accordons, s'il est possible, votre morale avec
celle qui est contenue dans les paroles que je viens
de rapporter.
Oui, Monsieur, venons au point, reprit Eu-
gène ; mais le point est d'accorder ce que vous
dites avec la morale de Jésus-Christ , qui est la
première et la plus ancienne qui ait été prêcliée
dans rÉglise catholique. Voici en deux mots toute
la théologie que j'avance sur le sujet que vous
proposez. Je dis que ce que nous appelons la bon^
té, l'honnêteté, la civilité sincère, la grandeur
d'esprit et de courage , et les autres vertus natu-
relles, quoiqu'elles se trouvent dans les Païens et
dans les pécheurs , sont les effets de la passion
du Sauveur et les premiers fruits de la rédemp-
tion. C'est le sang du crucifié qui a fait naître dans
leur âme ces vertus-là; de sorte que leurs actions,
teintes d'un sang si précieux, ne peuvent pas man-
quer de plaire à Dieu, et de recevoir de ses mains
justes et libérales des récompenses conformes à
leur état et à leurs mérites.
Cléarque témoigna être surpris et scandalisé
de cette proposition. Ce que je viens de dire, re-
partit Eufjène, si vous voulez prendre la peine de
ENIIIETIEN X. 3<j3
répondre à trois ou quatre questions que je vuis
vous faire , vous le direz vous-même avant que
nous soyons séparés; vous confesserez que ce qu'il
y a en ceci de plus étonnant et de plus difficile à
concevoir, c'est que tout habile homme et tout
grand théologien que vous êtes , vous n'ayez pas
encore connu une vérité si certaine et si honora-
ble au Sauveur du monde. J'espère même que vous
le confesserez avec d'autant moins de peine que
mon intention en tout ce discours n'est autfÇque
d'obéir aux conseils de Saint x^uguslin^qui m'aver-
tit que lorsque nous voyons quelque chose de loua-
l)le dans le naturel et dans les actions des pécheurs,
nous les devons regarder comme des présents du
ciel , et en attribuer l'honneur à la sainteté de leur
principe plutôt qu'à leur volonté criminelle.
Dites-moi donc , s'il vous plaît, n'est-il pas vrai
que le jour que nous naquîmes dans le paradis ter-
restre, nous naquîmes avec deux facultés ou deux
puissances extrêmement nobles, et toutes deux
iialurelles, et dues naturellement à la disnité de
notre âme? L'une est la puissance de connaître
Dieu par la vue des créatures : In quolibet homine
est recta ratio qua quœlihet anima suiim potest
cognoscere principium ; l'autre est la puissance
de connaître notre prochain comme prochain, et
de l'aimer d'un amour civil et sincère, sans re-
i^arder notre intérêt : Indidit Dens natitrœ nostrœ
quoddam amatoriuin , ut aller alterum diligamus.
Labbé ayant confessé la vérité et approuvé
ces deux paroles : N'est-il pas vrai , poursuivit
Eugène , que Thomme, ingrat dès qu'il eut reçu
ces deux bienfaits , offensa son bienfaiteur et
tomba dans le péché? Ce péché, selon les ter-
mes des Saints Pères, ne fut-il pas comme une
irruption de ténèbres qui se répandirent soudai-
nement sur nous, et qui clouffcrcnt ce que nous
3o4 ENTRETIEN X.
avions de lumières, de sorte que nous nous trou-
vâmes inopinément au milieu d'une nuit profon-
de, environnés d'ignorance, de mort et de cor-
ruption? D'accord, répondit Cléarque.
Accordez- vous, reprit le théologien, ce qu'on
ajoute, qu'en cet état, nous cessâmes de connaî-
tre Dieu et de connaître notre prochain ; que
nous ne sûmes plus ce que c'était que la charité
divine ni ce qu'était l'amitié naturelle, ou la honte
mora*rè ; que , couverts de ces ombres funestes ,
nous devînmes incapables de faire aucune action de
vertu , et que nous n'eûmes plus d'autre pouvoir
que d'agir aveuglément pour la satisfaction de l'a-
mour - propre et pour les intérêts infâmes de la
brutalité? Est-ce*là la doctrine de Saint Augustin et
des autres théologiens de l'ancienne Eglise? Ce
l'est assurément , repartit l'abbé, qui cita même
quatre ou cinq textes des meilleurs auteurs tou-
chant l'obscurité et la captivité qui se formèrent
dans nous dès qu'Adam eut commis sa faute.
Est-il vrai, poursuivit Eugène, que cette obs-
curité et cette impuissance malheureuse ne vinrent
pas seulement de l'éloignement de la grâce et do
l'absence du soleil, mais aussi de l'élévation d'un
nuage qui se forma autour de notre âme, et qui,
pénétrant nos facultés les plus intimes, y fit naître
l'engourdissement , la pesanteur et l'immobilité,
ou pour dire le vrai mot, y fit naître une vraie pa-
ralysie spirituelle? La pensée de ceux qui le disent
lî'est-elle pas que les humeurs du corps étant cor-
î^mpues par la malice du péché , il en sortit de
noires vapeurs et des exhalaisons pernicieuses qui
s'insinuèrent partout , et qui causèrent dans nous-
deux grandes infirmités, qui furent cet aveugle-'
ment et cette paralysie, paralysie qui s'étendit
jusque sur notre liberté, et qui nous ôla la puis»
ENTRETIEN X. 3o5
sance de marcher vers le ciel et de faire aucune
action de vertu?
C'est leur pensée, re'pondit Cléarque. Disent-ils
Lien , réplique Eugène ? Très-bien , dit l'abbé ;
au moins, ajouta-t-il, c'est la théologie des Saints
Pères, ce sont leurs propres termes : Gentes extlnc-
to jiaturalis legis ardore,fumi amarissiml, etoculis
noxil , tenehrosœque caliginis irwohehantur erro^
rlbus. Exhalabantur nebulœ de liniosa concupis-
centia carnis , et obnubilabant atque offuscabant
cor jneum , ut non dîscerneretur sereniias dilec-
tioîiîs a caligine llbidinîs.
Ces Saints Docteurs sont éloquents lorsqu'ils
parlent de cette corruption de l'homme ; mais
l'Evangile, sans parler, nous la met devant les yeux
par une éloquence plus intelligible : il nous a
tracé l'excellent portrait de notre malheur sous
la figure de cette femme qui avait la poitrine pen-
chée vers la terre, et le visage si fort attaché à ses
genoux qu'elle ne pouvait regarder en haut ni
lever les yeux au ciel; il nous a fait voir une des-
cription admirable de l'esclavage de notre liberté
dans la vie de ce fameux paralytique qui, ayant
deux jambes et deux bras entiers , les sentait si
bien liés par des chaînes invisibles qu'il passa
trente-huit ans sans pouvoir se soutenir sur ses
pieds, et sans pouvoir remuer les mains pour
s'aider lui-même ni pour rendre aucun service à
ses frères.
Cléarque voulant s'étendre , et expliquer la
manière dont la corruption et la maladie d'Adam
se sont communiquées au reste des hommes : Ne
nous arrêtons pas là-dessus, lui dit Eugène. Com-
me il se rencontre en tout ceci quelque chose de
difficile et d'obscur, et même, selon qu'il paraît,
d'incompatible avec les propositions de la foi et
avec celles de l'expérience et de la raison , per-
3o6 ENTRETIEN X.
mettez , s'il vous plaît , que je m'en éclaircisse
avec vous , et que je forme deux ou trois ques-
tions qui me restent à vous proposer.
Touchant donc ce que vous venez d'avancer de
Faveuglement de la raison et de la captivité du
libre arbitre à l'égard du bien , causée dans nous
par le péché du premier homme , on nous repré-
sente que notre nature ne se trouve point aujour-
d'hui dans cet état , non pas même parmi les
Païens et les pécheurs les plus réprouvés et les plus
abandonnés de Dieu. Ce qu'on a vu autrefois dans
les Cyrus et dans les Scipions, nous le voyons en-
core aujourd'hui dans une infinité d'autres Païens,
des âmes nobles portées à obliger et à soulager
les misérables. Et même, sans donner aucunes
bornes à cette proposition, il n'y a point d'hom-
me qui n'ait dans son cœur quelque instinct con-
traire à la lâcheté et à l'injustice, et qui, à chaque
occasion , ne sente des aiguillons intérieurs qui le
poussent à exercer des actes d'une honnêteté gé-
néreuse envers ses amis ^ et des actes de miséri-
corde et de compassion envers ceux qui souffrent.
Les sauvages mêmes les plus sauvages et les plus
barbares, malgré toute leur brutalité , ne laissent
pas, dans les rencontres, de faire des actions hon-
nêtes et justes , lorsqu'ils s'aident les uns les
autres , sans chercher d'autre intérêt ni d'autre
plaisir que de faire du plaisir à leurs frères et de
s'acquitter des devoirs de l'humanité. Sur cela
donc , Monsieur , que dirons-nous vous et moi ,
et comment accorderons-nous celte expérience de
nos yeux avec les propositions que vous appelez
catholiques et indubitables?
Dirons-nous qu'il est faux que les Païens et les
autres pécheurs puissent pratiquer de ces sortes
d'actions de civilité ou de charité? Soutiendrons»
nous qu'il leur est entièrement impossible de sou-
EXTRETIEX X. Soj
lager par les aumônes la nécessité des pauvres,
sans autre dessein que de satisfaire aux devoirs de
la compassion naturelle? Ce serait démentir la
nature, et exposer notre théologie à la risée de
tous les peuples qui se sentent eux-mêmes, et qui
nous assurent d une commune voix que ces ac-
tions de bonté fraternelle et de civilité réciproque
leur sont possibles, et qu'il est en leur liberté de
faire en cela ce qu'il leur plaît.
Dirons-nous que ces mêmes actions , quelque
nom que notre ignorance ait coutume de leur don-
ner , sont des actions méchantes et blâmables , et
qu'elles méritent d'être éternellement punies? Ce
serait démentir la raison et la conscience, et en-
seigner une morale pire que tous les blasphèmes
du paganisme , et digne d'attirer la malédiction
des anges et des hommes sur les écoles qui l'en-
seigneront» Il faut nécessairement dire que ces ac-
tions sont bonnes, et qu'elles méritent d'être
louées et récompensées.
Dirons-nous qu'étant véritablement bonnes et
louables , elles viennent de cette nature que le
péché d'Adam corrompit et qu'il rendit incapa-
ble de jamais faire aucun bien ? Oserons-nous le
penser, et ne serait-ce pas démentir les Saints Pè-
res et nous démentir nous-mêmes ? Ne serait-ce
pas détruire toutes les vérités que nous confessons
vous et moi avec eux, d'un commun accord? Vous
avez dit que notre nature, à l'instant qu'Adam
commit le péché, devint aveugle et paralytique,
cl qu'elle perdit l'usage de deux facultés qu'elle
reçut en sa naissance : la première, de connaître
le bien et de l'opérer , la seconde , de connaître
Dieu et d'aimer le prochain. Avancerons - nous
maintenant qu'elle conserva ces deux pouvoirs,
» l que tout ce que les Saints Pères nous enseignent-
3o8 ENTRETIEN III.
de notre corruption n'est qu'une illusion de gens
qui veulent croire qu'ils sont malades ?
Dirons-nous que cette nature, que le péché cor-
rompit effectivement dans le paradis, s'est depuis
rétablie peu à peu , et qu'aidée par le temps, elle
s'est elle-même rendu les forces et la santé qu'elle
avait lorsqu'elle naquit entre les mains du Créa-
teur ? Vous savez, Monsieur, que nos théolo-
giens n'écouteront cette proposition pélagienne
qu'avec horreur, et qu'ils la censureront sans pi-
tié comme un scandale et comme une détestable
hérésie. Que dire donc, et comment trouver dans
ces ténèbres le vrai sens de tant d'énigmes et de
tant de mystères impénétrables à notre raison?
Qui nous les expliquera, sinon le Maître qui
est venu nous expliquer les paraboles de la pro-
vidence et de la grâce , et les autres secrets de
l'éternité inconnus aux hommes, je veux dire le
Yerbe divin ? C'est lui , Messieurs , qui a dû nous
découvrir cette importante vérité, et c'est ce qu'il a
fait divinement dans le psaume i38 , en nous ra-
contant par la plume de David ce qui se passa le
premier jour de notre rédemption, et durant les
premières heures de l'exercice de sa miséricorde
envers nous.
L'histoire en deux mots est ce que fit le Verbe
éternel pour détourner les obstacles qui s'oppo-
saient aux pensées de sa sagesse et à son entreprise
de la rédemption du genre humain.
Il est vrai que dès qu'Adam eut péché, et que
la justice eut prononcé l'arrêt qui le condamnait
à perdre tout ce qu'il avait de biens de la nature
et de la grâce, le Rédempteur, le contemplant du
haut du ciel, tel qu'il allait devenir par l'exécution
de cet arrêt, le vit, selon les paroles des prophètes,
comme un malade criminel et prisonnier, enfermé
dans une basse fosseet couché dans la boue, chargé
ENTRETIEN X. 3or)
(le chaînes au milieu d'une nuit perpétuelle, qui,
couvrant sa raison et opprimant sa liberté , cau-
sait dans lui la paralysie et l'impuissance que
vous avez dites, de se repentir de ses fautes et de
haïr son péché.
De même il est vrai qu'Adam commença à en-
trer en effet dans cet état malheureux, mais il n'y
entra pas bien avant, et il n'alla pas jusqu'au fond
de l'abîme, comme vous l'avez pensé. Le secours
vint aussitôt. Les premières gouttes du sang de
Jésus-Christ tombèrent dès lors sur la terre , et
commencèrent l'ouvrage de la rédemption avant
que la justice eût achevé l'exécution de son arrêt.
Je veux dire qu'à l'heure que ce même arrêt
fut prononcé, le Rédempteur, qui prévit que, par-
mi les ténèbres de notre aveuglement et sous les
chaînes de notre captivité , nous ne serions plus
en état de coopérer à ses grâces , et que tous les
mérites de la mort d'un Dieu ne nous serviraient
à rien qu'à nous rendre plus criminels et plus mi-
sérables, jugea qu'avant de rien faire, il de-
vait adoucir en nous les rigueurs de la colère
de Dieu , et empêcher que , par leur violence,
elles ne nous rendissent incapables de coopérer
à notre salut. Il le jugea sagement, et ce fut
par là , Messieurs , qu'il commença à exercer sa
miséricorde. Sa première action de Sauveur du
monde fut d'étendre sa main sur le cœur de
l'homme criminel, et d'y modérer, par cet attou-
chement, les fureurs de sa convoitise. Les passions
de l'homme sentirent aussitôt le pouvoir de cette
adorable main, et s'arrêtèrent au terme qu'elle
leur prescrivit. Adam se trouva inopinément dans
l'état où se trouvent aujourd'hui tous les hom-
mes , lorsqu'après avoir perdu leur innocence ,
et les autres privilèges les plus surnaturels et les
plus divins j il leur reste encore assez de lumière
3lO ENTRETIEN X.
pour connaître qu'ils ont un Dieu, assez de ver-
tus iiiorales pour aimer leur prochain , assez de
liberté pour obéir aux lois de leur conscience,
et enfin assez de grâces pour regarder le ciel , et
pour en attirer par leurs soupirs les secours né-
cessaires à leur salut.
Ces quatre sortes de biens n'abandonnèrent
point Adam ; ils cessèrent pourtant d'être à lui
dès qu'on eut prononcé sa condamnation ; mais le
Rédempteur les lui rendit avant qu'elle fût exé-
cutée.
En un mot , factum est vespere et mane dies
prUnus , le matin vint incontinent après le soir ;
la rédemption suivit immédiatement le péché, et
c'est là le miracle inconcevable qui arriva le pre-
mier jour de la vie des hommes.
La même chose arrive encore tous les jours à
l'heure de notre naissance , lorsque les corrup-
tions de la chair et les ardeurs du poison origi-
nel, amorties par la vertu du Tout-Puissant et par
les mérites du Verbe incarné, n'exhalent en notre
imagination et en nos organes qu'une partie des
vapeurs qui devaient naturellement sortir de ce
bourbier malheureux : Tu formastl me , et po^
suîsti super me manum tuam. Ce sont les termes
du prophète David, qui, parlant au Verbe éternel,
son Rédempteur et son Dieu, le remercie de ce
qu'à l'heure où la nature formait ses os et ses
veines dans le ventre de sa mère , il y mit la main,
et y imprima les premières marques de sa ré-
demption et les premiers traits de son carac-
tère. Vous avez, lui dit-il , pris possesion de ma
personne; vous avez touché mes reins, ma con-
voitise et mes passions ; vous avez regardé mes
os et toutes mes facultés avec des yeux qui ont
guéri leurs maladies , au temps même que ma
ENTRETIEN X. 3l I
substance était encore dans les entrailles de ma
mère, dans cet endroit le plus ténébreux du mon-
de et le plus impénétrable à votre grâce. Quoique
votre grâce divine refusât de s'y joindre , vous ne
laissâtes pas, par une bonté secrète, d'y faire entrer
un rayon de vos yeux et d'y produire un mira-
cle de votre amour ; votre miséricorde porta la
vue jusqu'au milieu de mes ténèbres, et elle me
regarda au moment que je commençais d'êire
homme, et que vous ne voyiez encore dans moi
que les traits les plus imparfaits de mon huma-
nité. Ce que dit David si dévotement , nous le de-
vons dire chaque jour, que la vertu du Sauveur
a pénétré toutes nos ombres, et que, dès que nous
avons commencé à vivre, elle est venue nous tou-
cher dans le ventre de notre mère. Elle y a touché
nos ancêtres , elle y a touché les sauvages et les
Païens ; la force divine s'est répandue dans leurs
cœurs, et elle y a rompu leurs chaînes. Ils se sont
trouvés dégagés en venant au monde, et ils y ont
opéré des actions héroïques de courage, de bonté,
de charité, de civilité naturelle. Ces actions ont
plu aux hommes et aux anges , elles ont plu à Dieu.
Dieu, invité par les mérites qu'il voyait en ces ac-
tions-là, a commencé à leur communiquer ses pre-
mières grâces : il leur a envoyé des prédicateurs,
et leur a inspiré des pensées de conversion ; il les
a appelés au salut, les a conduits jusqu'au baptê-
me, jusqu'à l'état des Saints, et enfin, par un en-
chaînement de ses miséricordes et de leurs bonnes
ceuvres , jusqu'à la félicité souveraine.
Mais ce courage, dit l'abbé en élevant la voix,
n'était-il pas dans eux, et n'est-il pas encore au-
jourd'hftii dans nous une faculté de la nature?
Dites-vous que la nature, par ses actions purement
naturelles, mérite et a mérité, dans les Païeus, de
3ia ENTRETIEN X.
plaire à Dieu , et d'attirer un secours propre à les
conduire jusqu'à cette haute sainteté ?
Vous m'interrompez, repartit Eugène, lorsque
je n'ai plus qu'un mot à vous dire , et ce motim-
portant est la réponse à votre doute. Je dis donc
que vous devez vous souvenir de ma proposition
touchant le Paralytique, qui reçut solennellement
par la voix de Notre-Seigneur la santé, à la vue
de toute la ville de Jérusalem, et qui, par sa guéri-
son, vous enseigne maintenant, à l'endroit où vous
êtes, dans l'assemblée des premiers hommes de
l'Europe, la merveille que vous n'entendez pas.
Ce paralytique avait reçu de la nature deux
jambes avec le pouvoir de s'en servir ; ce pouvoir
lui fut ravi par la maladie; Notre-Seigneur le lui
rendit par miséricorde : il rétablit ses jambes dans
le même étal où le Créateur les avait mises, et où
elles étaient avant qu'il devînt malade. Dès qu*il
fut guéri, on vit qu'il marchait aussi aisément que
les autres personnes de la ville , et qu'il jouissait
comme elles du privilège et du bienfait de la na-
ture humaine. Sur quoi remarquez que lorsqu'il
marchait, quoiqu'il ne fît rien en cela qui ne fût
naturel à l'homme, néanmoins il ne faisait rien
aussi qui ne fût miraculeux et surnaturel, puisque
c'était la miséricorde du Sauveur qui avait rendu
surnaturellement à ses pieds la faculté naturelle
qu'une indisposition leur avait ravie.
Vous me prévenez, Messieurs , poursuivit Eu-
gène parlant à la compagnie, et avant que je parle,
vous voyez la vérité catholique dans un jour et
dans une hauteur où elle est infiniment éloignée
de l'hérésie pélagienne. Je dis donc que, lorsqu'un
prince doué d'une âme excellente, commence dès
sa jeunesse à marcher dans les voies de la justice
et de l'honneur, quoiqu'il ne fasse aucune belle
action dont la nature ne soit véritablement et
EXrRETIIiN X. 3l3
essentiellement le principe, toutefois il n'en fait
aucune qui ne soit surnaturelle en sa manière, puis-
que c'est Jésus-Christ mourant sur la croix qui lui
a rendu surnaturellement le pouvoir naturel que
le Créateur lui avait donné de produire de ces sor-
tes d'actions, et d'observer envers les hommes les
lois de la justice etde la bonté morale. Je dis donc
que c'est par ces sortes d'actions que ce Païen ,
tout Païen qu'il est, mérite un secours par lequel
il pourra parvenir à l'état de la pénitence et du
baptême de l'Eglise. Car bien que le principe de
ces actions-là soit la nature, toutefois cette nature,
ayant été remise en son premier et ancien état par
la vertu surnaturelle du Rédempteur, ne peut
produire désormais aucune action de bonté qui ne
plaise à Dieu le Père , à qui les moindres et les
plus faibles effets delà Passion de son Fils sont
un objet nécessaire de complaisance , et d'incli-
nation à sauver tous les hommes , dans lesquels
il voit paraître ces effets : Dixit paralytico :
Surge et amhula. C'est le mot, Messieurs, qui, du
haut de la croix où il a été prononcé , a guéri
tous les paralytiques du monde , tous les Païens
malades de l'impuissance de faire aucun pas dans
la voie de salut : Surge et anihida. O mortels, qui
que vous soyez, qui êtes nés pécheurs et qui vivez
sur la terre, ne vous excusez plus : vous pouvez
aller au ciel.
C'est Jésus-Christ qui parle : si vous ne l'écou-
tez pas. Monsieur, entendez au moins Saint Paul,
qui parle avec toute la clarté que vous pouvez
désirer, et qui vous dit en termes formels : Gén-
ies quœ legem non habeiit , naturaliter ea quœ Je-
gis sunt jaciunt * etc. Os fendant opus legis scrip'
tum in corclibus suis. Les Gentils ont la loi écrite
dans leur cœur , et ils obéissent naturellement à
cette loi par les forces que la nature leur a dou-
i8
3l4 ilNTilKTit.^ X,
liées. Ce n*est pas, ajoute Saint Augustin, que
Saint Paul veuille nier qu'ils soient aidés par la
grâce et par le secours de Jésus-Christ : l'Apôtre
veut dire que la nature, réparée par la grâce, a
Tusage du pouvoir qu'elle avait naturellement en
sa première naissance : Non negatur ab Jpostolo
gratta , sed potius asseritur per gratiam reparata
natura.
Voilà , dit Eugène en regardant Tabbé , la ré-
ponse à votre doute , et la déclaration de la doc-
trine évangélique, qui vous fait connaître que ce
que les Saints Pères disent du Centurion Cornée
lius, doit se dire de tous les Païens charitables et
miséricordieux envers les pauvres : Eleemosynis
dignum se prœbuit cui angélus mitieretur.
L'abbé, qui semblait écouter ce discours moins
volontiers que les autres , fit voir par sa réponse
qu'il ne l'entendait pas mal. Il rapporta un pas-
sage de Saint Augustin qui le détruisait à son avis,
et qui, en effet, contenait une difficulté fâcheuse,
et souvent proposée aux défenseurs de la charité
et de la bonté naturelles. Comme les Païens, dit-
il, qui exercent des actions de vertu , ne connais-
sent point le vrai Dieu, ils ne peuvent point, en
agissant, avoir aucune intention de lui plaire : or
cette intention étant absente , il est nécessaire que
leurs actions soient mauvaises et dignes de blâme
et de châtiment , parce qu'elles ne tendent pas à
leur vraie fin. Ce sont les propres termes de Saint
Augustin , ajouta-t-il : Quidquid enim fit ah ho-
mine , et non propter hoc fit propter quod Jieri
dehere vera sapîentia prœcîpit ^ etsi ojficio videa"
tur honum , ipso non recto fine peccatum est,
La réponse d'Eugène fut remarquable : quel-
ques-uns l'écoutèrent avec plaisir , comme une
subtilité , d'autres avec respect, comme une vé-
rité d'importance. Ce que j'en puis dire, c'est que
ENTRETIEN X. 3l5
ces autres tliéologiens qui étaient là et qui sou-
tenaient la même cause que l'abbé , jugèrent à pro-
pos de se taire , dès qu'il l'eut expliquée.
Messieurs, leur dit-il, vous prétendez que l*ac-
tion de bonté morale dans un Païen est vicieuse et
digne de punition, parce que ce Païen, étant aveu-
gle et ne connaissant point le vrai Dieu , ne peut
pas le regarder comme sa dernière fin , ni élever
son intention à cette Divinité inconnue, qui néan-
moins,puisqu'elle estle premier principe de l'hom-
me, doit être, sous ^eine d'un châtiment indis-
pensable, le dernier terme de ses mouvements et
de ses actions. Il est vrai que c'est notre devoir,
et que même, pour vous le confesser ingénument,
il est impossible qu'aucune des actions humaines
soit bonne et honnête moralement, si elle ne tend
à ce but, d'où viennent toute l'excellence et toute la
bonté de Thomme. Vous avez très-bien jugé sur
cet article , mais vous avez oublié de faire quel-
ques réflexions qui apportent beaucoup de lu-
mière, et qui nous découvrent de très-grandes
vérités , sans lesquelles nous ne voyons que des
abîmes de ténèbres et de désespoir dans cette
théologie où, selon le raisonnement humain, les
aumônes et les autres bonnes œuvres des pécheurs
sont de nouveaux péchés mortels : raisonnement
qui fait trembler d'horreur les âmes saintes, mais
qui est détruit par la comparaison qui suit, et que
je vous prie de considéreravec moi.
Tout ainsi qu'un marchand qui sort de Paris
et qui se transporte à Lyon, quoiqu'il ne pense
point à Rome ni à l'Italie, et que jamais peut-
être il n'en ait ouï parler, ne laisse pas, durant son
voyage, de tenir le chemin de Rome, parce que
l'intention du voyageur ne peut pas viser à l'un
que son action et son mouvement ne visent à l'au-
tre , de même , parce que les libéralité*? et les au-
i8.
3l6 ENTRETIEN X.
mônes, et tous les devoirs delà justice rendus au
prochain par une amitié véritable, sont les voies
essentiellement ordonnées pour parvenir à Dieu ,
dès que quelqu'un les exerce avec un cœur dés-
intéressé , avec une affection pure , quoique ja-
mais il n'ait entendu parler du vrai Dieu et qu'il
n'ait aucune intention de lui plaire , il ne laisse
pas de s'avancer vers Dieu , et de faire des choses
qui plaisent à sa sagesse et à sa bonté divine.
Cette proposition , Mes^eurs, contient trois vé-
rités manifestes et incontestables : la première,
que les actions dont je parle ne sont point des pé"-
chés ni des défauts, ou pour me servir du vrai mot,
ne sont point des égarements. Le Païen qui les pro-
duit ne s'égare point de Dieu : il est dans le dï-oit
chemin qui mène à ce principe éternel.
La deuxième , que ces actions- là ne mènent pas
jusqu'à Dieu, et qu'elles n'opèrent pas l'accom-
plissement du salut. Un Païen, en exerçant ces sor-
tes de bonnes œuvres, ne mérite point de recevoir
la grâce qui sanctifie les Chrétiens dans le baptême,
et moins encore la béatitude qui glorifie les Saints
dans le paradis : le Païen mourant en cet état sera
damné, non point parce que ses aumônes étaient
des péchés, mais parce que, toutes bonnes qu'elles
étaient , elles n'avaient pas la force d'effacer les
péchés mortels dont il s'est trouvé coupable en
mourant , et pour lesquels il a mérité d'être puni.
La troisième, que, par ces mêmes actions , le
pécheur mérite de toucher le cœur de Dieu , et de
recevoir de sa bonté de petits secours qui l'aide-
ront à aller plus loin, et à parvenir peu à peu à la
connaissance et à l'exercice de la vraie religion, et
enfin, à la possession de la vraie félicité. Je le dis,
Messieurs, parce que ces actions charitables et ci-
viles , quoique naturelles en leur fin et arrêtées
il la créature , sont surnaturelles en leur principe ;
ENTRETIEN JTr ZlJ
c est Jésus-Christ mourant qui a renJu à ce Païen
le pouvoir de les produire, et qui, ayant coopéré
par son sang à cette production, l'a rendu ver-
tueuse et digne d'être récompensée.
Voilà , poursuivit Eugène parlant à Cléarque,
la réponse à votre difficulté, qui vous fait voir en-
core une fois que ce que l'on a dit de Cornélius
se doit étendre sur tous les Païens , et sur tous les
hérétiques et les pécheurs qui vivent selon les lois
de la justice et de la bonté naturelles.
Il semble, continua-t-il éloquemment , que les
peuples de l'antiquité ont découvert quelque chose
de cette philosophie chrétienne : au moins quand
ils ont contemplé la conduite de leurs empereurs,
et de leurs avares princes en leurs entreprises, ils
ont jugé que la gloire de tant de belles actions ve- •:
nait d'un secours reçu du ciel et de quelque com-
munication de la vertu d'un Dieu ; et par un ins-
tinct très-sage, ils ont honoré de couronnes et de
triomphes des exploits que la philosophie mon-
daiive d'aujourd'hui condamne à l'enfer, et qu'elle
juge dignes de malédiction et de châtiment.
Je ne dis pas qu'ils aient rendu ces honneurs à
des actions de continence et de libéralité, où ils
ont vu des marques d'amour-propre et de réfle-
xion sur leur intérêt particulier. Ils ont condamné
celles-là comme l'a Lit Saint Augustin; et eux-
mêmes avant que les Saints Pères eussent pris la
plume , ils ont dit qu'elles étaient vicieuses, et
qu'elles méritaient d'être censurées de toutes les
religions et de toutes les écoles. IMais quand ils
ont remarqué qu'un homme souffrait pour rendre
du service à la république et pour soulager les
peuples, et qu'il n'y épargnait pas ses propres in-
térêts ni son propre sang, éblouis par l'éclat d'une
bonté si magnanime, ils l'ont admiré , et il n'y a
sorte de louani^es, ni de panégvriques, ni de
"18* ^
3l8 ENTRETIEN X.
triomphes , ni même d'apothéoses, qu'ils n'aient
employée pour l'honorer solennellement.
Et pourquoi tant de solennités? pourquoi des
adorations, des sacrifices et des temples pour une
simple action de bonté ? Ils ne le savaient pas,
Messieurs, mais l'instinct qui les conduisait Ten-
tendait pour eux, et c'est lui qui a inspiré à nos in-
terprètes de nous l'expliquer très-sagement, quand
ils ont dit que lorsqu'un homme, se méprisant soi-
même, et négligeant les. soins de son profit et de
son honneur , agit ou endure pour soulager ses
semblables, il a pour lors dans rentendement, par
le bienfait de Jésus-Christ , une lumière surnatu-
relle qui lui découvre la beauté de cette action ,
et dans le cœur , une force qui le soutient et qui
l'aide à l'entreprendre ; et ainsi que ce qu'il fait,
puisqu'il le fait en vertu d'un pouvoir que le Créa-
teur lui a donné et que le Rédempteur lui a ins-
piré divinement , est véritablement héroïque , et
mérite, de la part du monde,tous les honneurs que
le monde peut inventer, et de la part du ciel, tou-
tes les récompenses proportionnées à son mérite
et à son état : Facta Ethnicorum quce secundum
justitiœ regulam sunt , non modo viiuperare non
possunius, verum etiani merito jureqiie loudemiis.
Tant de raisonnements qu'il vous plaira, repar-
tit Cléarque ! ce que j'ai dit subsiste encore. Ces
anciens héros ne connaissaient point le vrai Dieu.
D'accord, répondit le théologien. Donc, pour-
suivit Cléarque, en opérant leurs actions de cou-
rage et de bonté , ils n'avaient pas l'intention de
plaire au vrai Dieu. D'accord encore une fois,
répliqua Eugène. Donc enfin, reprit Cléarque, g
leurs actions ne plaisaient point au vrai Dieu, et 1
ne méritaient rien de sa part que des mépris et des I
châtiments. Je le nie hautement, repartit Eugène, %
ENTRETIEN X. 3l9
Cl sans rien rappeler des discours que vous avez
entendus , je dis que c'est Dieu lui-même qui le
nie de sa propre bouche , quand il déclare, dans
le Prohète evangélique , que leur ignorance ne
détruisait point le mérite de leurs vertus et de
leurs actions morales , et ne dispensait personne
de l'obligation de les louer et de s'y plaire : Hœc
dicit Dominus Christo meo Cyro. C'est Dieu qui
parle àCyrus, prince païen, et en sa personne, aux
autres monarques, admirés par les Païens. Vocavi
te nomine iuo , et non cognovisti me. Il est vrai,
Cyrus, lui dit-il, tu ne m'as pas connu; c'est moi
néanmoins qui ai pris ta main droite , et qui lui
ai donné la force , le pouvoir et la liberté de faire
tant d'actions que les hommes elles anges ont ad-
mirées , et qui ont été dignes des récompenses que
tu as reçues de ma main durant le cours de ta vie.
Quoiqu'inconnu de toi, je l'ai choisi pour domp-
ter les barbares et les tyrans , pour rompre les
chaînes de la captivité des Saints, pour rappeler
les peuples bannis dans leurs maisons , pour res-
susciter la religion éteinte, et pour rendre au vrai
Dieu ses autels et son sanctuaire. Lorsque tu ne
me connaissais pas , ta main , soutenue par la
mienne, faisait ces miracles, et méritait que je t'ai-
dasse à parvenir au bonheur de me connaître, de
m'adorer, et d'être la figure de mon Christ et du"
Roi de mes prédestinés : Assîmilavi , et non co-
gnoi^isti me. C'est Dieu qui parle. Lui direz-vous
qu'il se trompe, et qu'il se trompait lorsqu'il ré-
compensait Cyrus, et qu'il louait ses victoires
remportées, au temps qu'il n'avait jamais ouï par-
ler de son nom ni de sa Divinité? Direz-vous à Dieu
que, tout Dieu qu'il était, il ne savait pas que Cyrus
se rendait criminel, et que même ses charités en-
vers les Juifs étaient des actions criminelles qui
méritaient d'clrc punies? Dieu vous soutient qu'el-
320 ENTRETIEN X.
les étaient bonnes : lui direz vous : Insania, delî"
ri uni f quod ulla sint infidelium opéra absque pec^
cato ?
Je ne dois pas m'arrêter, ajoute Eugène. Voici
toute la doctrine que j'ai expliquée jusqu'à cette
heure, ramassée en ces trois thèses que j'expose
aux yeux de la compagnie, et qui contiennent tout
ce qui peut être dit à l'avantage de l'excellent
naturel:
1^ Servir le prochain, ou mourir en le servant,
et cela pour plaire au vrai Dieu , c'est la consom-
mation de l'amour divin et de la sainteté chré-
tienne.
2° Servir le prochain pour nous plaire à nous-
mêmes, ou pour trouver en cette amitié contre-
faite les intérêts d^e notre convoitise , c'est la con-
sommation de l'amour-propre et l'imitation de la
brutalité des bêtes.
3° Servir le prochain pour plaire au prochain
et pour le soulager en ses peines, en arrêtant nos
intentions à sa personne, sans nous élever jusqu'à
Dieu et sans retomber dans nous , je veux dire
sans avoir aucun égard à notre profit ni à notre
honneur, et ne pensant à rien qu'à faire du plaisir
à la personne que nous aimons et que nous vou-
lons obliger, c'est ce qu'on appelle dans le monde
honnêteté, générosité, noble et excellent naturel ;
dans la philosophie , vertu morale ; dans la
théologie, le commencement de la foi, ou le pre-
mier bienfait de Jésus-Christ , et les premières
opérations de sa bonté ; dans l'Ecriture , la loi
des Païens, et la grâce commune à toutes les na-
tions , et dans un auteur de notre siècle , où ces
anciennes définitions sont assez bien abrégées, les
premières sorties de l'homme hors de lui-même.
Toutes les âmes des hommes sont de même es-
pèce, mais non pas de même condition ni de nie-
ENTRETIEN X. 32 î
me rang : il y en a de nobles et de grande nais-
sance, pour ainsi dire, douées d'un bel esprit , et
d'un cœur plus haut et plus courageux que leurs
semblables. Les unes et les antres ont été cou-
vertes des mêmes ténèbres et chargées des mêmes
chaînes ; le Verbe fait homme a rendu aux unes
et aux autres la liberté de la façon que je vous l'ai
expliqué; et les unes et les autres, délivrées par
la miséricorde du Rédempteur, agissent selon les
mouvements de leurs inclinations et selon la me-
sure de leurs forces recouvrées. Les âmes faibles,
n'ayant recouvré que ce qu'elles ont perdu , n'a-
gissent que faiblement, lorsqu'elles n'agissent que
par leur pouvoir naturel surnaturellement rétabli,,
les âmes fortes agissent fortement et noblement ;
elles se font ainier et admirer, et cela seulement
par la vertu de leur naturel rendue par la bonté
du Rédempteur. Mais quand la grâce victorieuse
et la grâce sanctifiante de Jésus-Christ viennent à
joindre leurs forces avec les forces naturelles de
ces âmes nobles , elles n'opèrent là-dedans que
de vrais miracles, et le ciel ne peut rien voir ici-
bas de plus digne d'admiration et d'amour que
l'est un homme dans lequel elles ont contracté
celte alliance.
Tant il est vrai, poursuivit Eugène, que quand
la vraie dévotion se trouve en un courtisan ou
en quelque homme élevé au-dessus des autres, elle
a des charmes qui ne peuvent s' expliquer. Mais lors-
qii'un prince est dévot , et que la grâce divine
trouve dans lui le beau naturel avec les autres
.narques de sa dignité, il est évident que le lustre
de cette grâce , répandu là-dessus et mêlé parmi
ces magnificences extérieures, forme un spectacle
qui nous oblige de confesser que le Dieu que ce
prince adore, et qui soutient sa grandeur, est le
vrai Dieu et le vrai Maître des rois.
osa ENTRETIEN X.
Ce qu*iiy a en ceci de plus cligne d'être conlem*
plé, c'est l'âme de ce prince élevée au-dessus de
toutes les hauteurs de la fortune. Nous nous éton-
nons de voir un ermite qui, parmi les peines de sa
solitude et de sa pauvreté , ne pense point aux
biens du monde, et qui sait mépriser ce qu'il n'a
pas : mais c'est bien un autre sujet d'étonnement de
Toir un monarque qui , au milieu des triomphes
et de toutes les féhcités de la vie humaine, sait
mépriser ce qu'il possède et ce que les autres ado-
rent, et porte écrit sur son front et dans ses
yeux qu'il aimerait mieux perdre tous les empi-
res du monde, s'il les avait, que de commettre une
seule action d'injustice! Ya-t-ilrien sur la terre
de plus admirable ? et peut-on imaginer quel-
que chose qui approche du spectacle qui at-
tira autrefois les rois de l'Afrique et de l'Europe
dans le palais de Jérusalem , je veux dire de Sa-
lomon , plus dévot et plus familier avec Dieu
que lés prophètes Elie et Elisée , plus puissant
que Cyrus, plus invincible que César et Alexan-
dre , et plus savant qu'Aristole , homme in-
comparable qui ne pouvait se montrer sans être
aimé, ni parler sans être admiré? Pour tout dire
en un mot , omnes reges , ducesque terrœ , et om^
nîs terra desiderahat vultum Salomonîs ; ce fut
un monarque que chaque prince tâcha d'imiter,
et que chaque nation désira de voir.
On ne put s'empêcher, en finissant ce discours,
de parler des princesses dans lesquelles on avait
vu l'alliance du beau naturel avec la grâce et avec
la sainteté. Les plusillustresdonton parla furent Ju-
dithjEsther, Mariamne, Pulchérie,SainteClotilde,
Sainte Cunégonde.Pour Eugène, il nomma Adélaïs,
et dit qu'il était difficile de trouver dans la vie d'au-
cune princesse des aventures plus étranges et plus
capables d'étonner, ni dans la vie d'aucune Sainte,
I
ENTRETIEN XI. 3a3
des vertus plus chrétieuiies et plus dignes d'être
imitées que celles qui se trouvaient dans la vie de
cette auguste impératrice. Il ajouta qu'il en avaitau-
trefois écrit l'histoire; et comme toute la compagnie
témoigna beaucoup d'empressement de la voir,
il ne put se dispenser de promettre qu'il la cher-
cherait, et qu'il se tiendrait prêt pour la lire. Gela
fut exécuté le lendemain , et toute la compagnie
s'étant trouvée au même endroit , Eugène lut
l'histoire d'Adélaïs.
ENTRETIEN XL
HISTOIRE d'aC£L4IS.
Les Bourguignons, qui se répandirent dans les
Gaules avec les autres barbares du Septentrion au
cinquième siècle , érigèrent en monarchie les ter-
res qu'ils y avaient conquises, et en firent un puis-
sant royaume , dont le premier roi fut Gondéri-
que, prince du sang royal des Alarics; le second,
Gondebaud ou Gombaud, oncle de Sainte Clotil-
de ; mais sous le quatrième nommé Gondemar,
Clotaire, roi de France, et Childebert se rendirent
maîtres du pays, et changèrent leur souveraineté
en une province de la monarchie française.
Elle en conserva le nom et la qualité jusqu'à la
fin du neuvième siècle,époque où la plus grande par-
tie de cette ancienne Bourgogne appelée Transjura-
ne, qui, de la montagne de Jura s'étendait le long
du Rhin jusqu'aux Alpes , et de là le long du
Rhône, fut rétablie en royaume par Rodolphe, fils
de Conrad , Comte de Paris , et petit-fils de Hu-
gues, Comte d'Angers et d'Orléans.
Il n'y eut point d'autre cau^^e de ce rétablisse-
324 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
ment que l'ambition de Rodolphe, qui, voyant là
France occupée contre les Normands, l'Italie trou-
blée par des guerres civiles , et l'empereur dans
l'impuissance de s'opposer aux moindres entrepri-
ses, se servit de l'occasion pour étendre les bor-
nes de son domaine, et pour changer en royaume
ce que son père n'avait possédé que sous le titre
de comté.
L'empereur Arnoul, qui regardait avec assez de
patience les autres ruines de l'empire de Charle-
magne, voulut empêcher celle-ci, et tâcha d'abat-
tre la couronne qu'il voyait paraître sur la tête de
Rodolphe ; mais il ne fit que l'affermir. Rodolphe
se défendit heureusement, et il acquit beaucoup
de réputation par les victoires qu'il remporta sur
les troupes impériales.
Burchard, duc de Suève, voulut aussi s'opposer
aux desseins de Rodolphe. Ils se donnèrent bien
de la peine l'un à l'autre durant quelque temps ,
mais enfin, leur guerre se termina par- une paix
dont la principale condition fut le mariage de Ro-
dolphe avec Berthe, fille de Burchard. Ce fut là la
source du plus grand bonheur qui pouvait alors
arriver au monde chrétien, puisqu'Adélaïs, à qui
l'empire romain doit son troisième et son éternel
rétablissement, naquit de ce mariage au commen-
cement du dixième siècle, l'an 925.
Gomme Rodolphe était le plus vaillant homme
de son siècle , et Berthe la plus belle et la plus
sage princesse , les illustres qualités du père et
de la mère se réunirent en la personnne de la fille,
et dès ses premières années, elle fut l'honneur de
cette nouvelle monarchie.
On réleva avec de grands soins, et on la confia
à des gouvernantes qui, parleur sagesse, aidèrent
la nature à former son esprit , et à faire voir au
dehors tout ce qu'i l y avait de perfections dans l'àme
HISTOIRE DADLLAÏS. o .
ces propres à son sexe e! t f ^"^''^ '""^ 'es exerci-
Prit auisi c,uel<,ue la,: 's eii:']'''.? " '" ^"^ '"P"
l'vres; enfin elle éiudr> T l "",' '^«^^ucoup de
permettre, et elle "'a nM'"' '^" °" voulut l,i
deur a tou't ce quLonï! T% 'n"J°"" ^^«^ ar-
"er son esprit. ^ ^ '" '''"^'^"'^ ^t perfection-
gout::ii;:f;f -- 'e, ,-- ''«^ - -.-
connaître, on' lui dt n bSle"™"""^^ ' '»
entre toutes les prince«.c ? J P'-enuer rang
'e bien loin pour"^ ree ±^"'°P^- ^" ^i"°
bha.t d'elle. Son non^fnt ceM ''^"""'"'ee pu.
-n adn,iration à me2e '' e ceCi' "'"'' •^™''-
-;^u et que IV .rd^arr c:"::
'e?urdrec;it'Lt'r'^-'-----
permis que deu^x sej eu sl"l ' '' 'i"' ^^^-■"
d'-c de Spolète, et B^a, "e 1!^ T."""' Gui .
sent leurs rois, con,n,e„rI'/, ^'''""'- '^ «s-
souffrir ces diux TaTt eT -'i " '" ''""'■°"- P'"*
souffrir eux-mêmes et 'n ! .^"'i ."^ P<^"vaienr se
P- des combats c^'n ^ Is c s """", ''"' ^"''
enfin de cette double dômi,;, P'^^P'"'' '^"«^
devenir encore le jouetjè T"" ' "' ""'g"»'" de
que la destruction de rem J'e"""'"'^" 'y™"^
t'-e, appelèrent Rodo nZ' ■ "!''" '"''"'' "«î-
-PpWrent de venït're'r '' '^''^^'-^ > '^^ 'e
Jenr Etat, promettant'^d; le 'jr «""''^'".«^'"e'-t de
"efaue de l'un et del'autrl '"' '" ''""' «^^ d.-
serait le souverain. Itod 'l,,'!" "" r^'""'"^' dont il
«fi' le voyage d'I al l ÔÏ'iî f'- "' '^"■'"^'''^■•
'ellement couronne d , co„ ' '" '^"■'••' ^olen-
™»-i»,,o,w„,;rr::zrr;;;:ir,;'r
32(5 HISTOIRE d'aDÉlAÏS.
connaître d'autre roi que lui. Béreuger, à qui ils
ne devaient pas ôter la couronne sans lui ôter la
tête, ne manqua pas de troubler les commence-
ments de ce nouveau règne : il eut l'adresse d'en-
gager la plupart des Italiens , et de lever une
puissante armée contre Rodolphe ; mais il périt
en son entreprise , et il mourut, misérablement
massacré dans une église, après avoir vu la ruine
entière de son armée et de son parti.
Cependant sa mort ne laissa pas le vainqueur
en paix : au bout de quelque temps , les mêmes
Italiens , lassés de lui aussi bien que des autres ,
envoyèrent des ambassadeurs à Hugues , Comte
d'Arles, et le prièrent d'accepter leur couronne,
et de venir les délivrer de la domination de Ro-
dolphe, sous laquelle ils ne pouvaient plus vivre.
Hugues ouvrit les bras à la fortune , et se dis-
posa promptement à aller prendre possession du
bonheur qu'elle lui présentait. Il trouva Rodol-
phe en résolution et en état de se défendre ; mais
comme ils étaient de même nation, voisins, alliés
et amis intimes avant cette concurrence , ils ju-
gèrent que leur honneur les obligeait à s'accorder.
Hugues fit proposer à Rodolphe que, s'il lui vou-
lait céder le royaume d'Italie, il lui céderait tout
ce qu'il possédait en France, et dont il pourrait
agrandir son royaume de Bourgogne, qui, avec cet
accroissement, serait un des premiers et un des
plus considérables de l'Europe. Rodolphe trou-
vait son avantage en cette proposition , mais parce
qu'il avait peine à renoncer absolument à ses pré-
tentions d'Italie, et à éteindre pour jamais l'es-
pérance et le droit de sa postérité , l'expédient
dont on s'avisa pour le contenter fut de marier
sa fille Adélaïs avec Lothaire, fils de Hugues , et
de lui donner le royaume d'Italie comme la dot
du mariage ^ avec cette condition, que si Lothaire
HISTOIRE d'aDÉLaIs. 827
mourait sans enfants mâles, le royaume retourne-
rait à Adélaïs, et après elle, si elle manquait d'au-
tres héritiers, aux princes de la maison de Bour-
goi^ne.
Rodolphe n'eut garde de refuser cet accommo-
dement qui rélevait au plus haut point de gran-
deur où il pouvait aspirer , de sorte que Hugues
étant tomhé d'accord avec lui sur les autres arti-
cles de leurs différends , ils signèrent la paix, et
l'envoyèrent publier dans toutes les villes de leur
obéissance. On dépêcha dès le même jour des
courriers à Adélaïs , avec ordre de partir au plus
lot, et de se faire conduire à Milan pour l'accom-
plissement du mariage.-*
Elle arriva donc à Milan, où elle était impatiem-
ment attendue de trois princes, particulièrement
de Lothaire, à qui elle était destinée. Ce prince
n'était point indigne de la posséder. Quoiqu'il
ne lut pas des plus heureux guerriers de son siè-
cle ni des plus grands politiques, il ne laissait
pas de valoir beaucoup , et de faire paraître du
cœur et de la sagesse en sa conduite. 11 avait sur-
tout une rare l)onté, que ses propres ennemis res-
pectaient.Mais Adélaïs ne se consulta pas elle-même
là-dessus: elle se commanda d'aimer Lothaire des
qTi'elle connut que son devoir l'y obligeait. Je ne
voudrais pas dire qu'elle eut des lors beaucoup de
tendresse pour lui , je dis seulement qu'aussitôt
qu'elle connut la volonté de son père, elle eut
beaucoup d'estime pour le. prince qu'il lui desti-
nait , et qu'elle prit aveuglément les sentiments
d'une fdle respectueuse.
On fit la cérémonie des noces avec une mag-
nificence inconcevable. Ce qu'il y avait de priiH'es,
de seigneurs et d'autres personries de qualité dans
le royaume, s'y trouvèrent. Les peuples mêmes
y uccouryreut de WUtcs parts. Les jeux, les fes-
19-
3 y. 8 HISTOIRE d'aDÉLAÏS.
lins et les tUveiiissenietiis publics durèrent plu-
sieurs jours, et l'on crut ensevelir dans les réjouis-
sances de ce mariage les craintes et les afflictions
passées.
Les rois se séparèrent enfin avec mille témoi-
gnages d'amitié. Rodolphe revint en Bourgogne
pour prendre possession du nouveau domaine qu'il
avait acquis par le traité de paix ; Hugues et son
fils s'établirent à Pavie, et commencèrent à gou-
verner ensemble paisiblement leur royaume.
Ils croyaient devoir le posséder longtemps sans
inquiétude. Mais y a-t-il de beaux jours qui ne
soient suivis de quelque orage? Peu de temps après
leur établissement à Pavie , les Italiens, mécon-
tents de Hugues sous prétexte de je ne sais quelle
oppression, s'avisèrent de chercher un autre roi,
et jetèrent les yeux sur Bérenger , petit-fils de ce
premier Bérenger dont la domination leur avait
été si odieuse.
La conspiration se forma secrètement. On en-
voya en Allemagne des députés à ce second Bé-
renger, qui ne manqua pas à l'occasion. Il partit
aussitôt, et vint en Italie, dont il trouva les por-
tes ouvertes par la trahison des gouverneurs. Les
factieux le reçurent , et lui donnèrent les moyens
de ménager les esprits, et de disposer comme il
lui plut tous les ressorts de son entreprise. En peu
de temps, il se vit en état de se déclarer à la tête
d'une armée, d'entrer dans Milan à forces ouver-
tes , et de se faire couronner publiquement. La
foule des Italiens empressés pour le voir et pour
lui rendre leurs hommages, fut si grande que
Hugues, effrayé, n'eut pas le courage de soutenir
sa fortune, et qu'il s^enfuit honteusement en Pro-
vence pour vivre le reste de ses jours dans la ville
d'Arles, dont il avait retenu le Comté par le traité
qu'il venait de faire avec Rodolphe.
HiSTOir.E D ALÉr.AÏS. 32()
Son fils Lolliaire voulut le suivre, mais Adélaïs
l'arrêta, et lui remontra ijue, puisqu'il était roi, il
fallait qu'il vécut où qu'il mourut en roi ; qu'il
n'y avait de rois malheureux que ceux qui sur-
vivaient à leur puissance et à leur honneur.
Ce fut en cette rencontre que cette princesse
donna les premières marques de son courage hé-
roïque, et de son extrême adresse à entreprendre
et à soutenir de grandes choses. Sa conduite fut
telle qu'elle fit connaître à tout le monde que ce
n'était pas la vanité, mais l'esprit de justice qui
conduisait ses mouvements.
La résolution qu'elle fit prendre à Lothaire , et
qu'elle prit pour elle-même lorsqu'elle vit que cha-
cun courait à Milan vers Bérenger, fut d'y courir
aussi , et de ne se servir que d'eux-mêmes pour
reprendre leur couronne sur la tête de ce tyran
redoutable, et pour écarter les peuples et les ar-
mées qui l'environnaient.
Ils y arrivèrent secrètement de nuit , et le
jour même qu'on avait couronné Bérenger ; et le
lendemain, à l'heure même que ce nouveau roi, ne
pensant plus à la maison de Hugues , distribuait
dans le palais les dignités et les charges du ro-
yaume , ils allèrent paraître soudainement dans
la grande église à la vue d'un peuple infini qui s'y
était assemblé. Adéla'is y fit un coup mémorable ,
qui ne venait pas d'un emportement inconsidéré,
mais d'une sage délibération fondée sur la con-
naissance qu'elle avait de son esprit, et de l'esprit
de ce peuple séditieux.
Cette reine, soutenue par la force de sa résolu-
lion et par la confiance qu'elle avait en Dieu, ani-
mée d'une grâce et d'une majesté plus que natu-
relle , parée de tous les ornements de sa dignité
royale, se mit à haranguer sur une chaire, et à
33o HISTOIRE d'adÉlAÏS.
reprocher à ces peuples la honte de leur incon-
stance et l'indignité de leur trahison.
L'étonnement que causait une chose si extraor-
dinaire, et le plaisir qu'on avait à voir tant de grâ-
ces et tant de charmes en la personne qui parlait,
firent faire un profond silence. La reine en pro-
fita, et continua de faire à ces peuples un long
discours sur les cruautés du premier Bérenger, et
rappela en leur mémoire les meurtres, les viole-
ments, les incendies , les extorsions et les injusti-
ces impitoyables qu'il avait commis , et dont ils
voyaient encore de tristes marques dans toutes
leurs provinces. Elle ajouta des réflexions politi-
ques sur la nécessité où se trouvait le nouveau
Bérenger de suivre les maximes de son aïeul, et
d'achever de ruiner l'Etat , dont la perte entière
pouvait être seule un fondement assuré de la puis-
sance tyrannique.
En un mot, une princesse à l'âge de huit ans ,
la plus belle et la plus aimable qu'on eût jamais
\ue, qui parlait de la manière du monde la plus
aisée et la plus. engageante, et qui , à la fin de son
discours, sut l'art d'accompagner de soupirs et de
larmes la prière qu'elle fit à ses sujets de ne point
abandonner un prince qui avait tant de fois ex-
posé sa vie pour leur service, ne manqua pas de
remuer les esprits de cette nation inconstante, et
de faire naître de nouveaux mouvements dans
leurs cœurs.
Les cœurs émus et emportés allèrent où la voix
et les yeux d'Atlélaïs les conduisirent, et où le roi,
son mari, les entraîna lui-même par des paroles
obligeantes qu'il dit à ses sujets, et par des pro-
messes qu'il leur fit de consacrer ses soins et sa
vie au rétablissement de leur bonheur et de leur
repos. Tout le peuple, fondant en larmes, vint se
jeter aux pieds de ce prince^ et lui demanda par-
I
HISTOIRE d'adélaïs. 33 I
don. En même temps, des millions de voix pro-
clamèrent Lolbaire roi d'Italie, et firent mille im-
précations contre Bérenger. Quelques-uns même,
transportés de fureur, couraient pour aller massa-
crer celui qu'ils avaient couronné le jour aupa-
ravant.
Mais les plus sages du pays, considérant que Bé-
renger, soutenu d'une puissante armée, ne man-
querait pas de tenter un combat, et qu'une infinité
de braves gens périraient avec lui, dirent baute-
ment qu'il fallait épargner le sang de leurs ci-
toyens; qu'il n'était pas impossible d'accorder les
deux princes concurrents; que l'Italie était assez
vaste pour avoir deux souverains ; que Lolbaire
et Bérenger méritaient l'un et l'autre de l'être, et
qu'ils pouvaient aisément régner ensemble.
Cette proposition ne plut ni à Bérenger ni à
Lolbaire. rséanmoins, comme ils se virent cbacuu
en danger de tout perdre, s ils s'obstinaient à ne
vouloir rien perdre, la nécessité les força d'y con-
sentir; et si leur accommodement ne fut pas sin-
cère, il eut au moins toutes les marques d'un vé-
ritable accommodement.
Ils s'embrassèrent avec beaucoup d'bonnêteté ,
etse protestèrent uneamitié éternelle; ils donnèrent
ensuite mille louanges à la sage princesse qui avait
trouvé l'art de calmer les esprits d'un peuple ir-
rité et de réunir deux rois ennemis; ils l'appelè-
rent mille et mille fois la source du bonbeur pu-
blic, et toutes les fêtes galantes et magnifiques
qui se firent entre ces deux rois avant qu'ils se sé-
parassent, furent autant de triompbes pour l'illus-
tre A délais.
Enfin , après être convenus de îa manière de
leur gouvernement, et avoir fait des règlements
{^our leur conduite particulière et pour celle de
leurs sujets, les deux rois se séparèrent, suivis de
Oia HISTOIRE D ADELA.ÏS.
toute leur cour, et se retirèrent chacun en la ville
qu'ils avaient choisie pour leur demeure ordi-
naire.
Pavie fut le lieu où Lothaire crut goûter un
long repos avec sa chère Adëlaïs ; mais il ne con-
naissait pas l'ambitieux Bérenger. Ce prince fier
ne put s'accommoder longtemps d'une couronne
partagée : il se regarda comme un demi-roi , et
crut que sa condition n'était guère au-dessus de
celle d'un simple sujet. Cette injuste pensée, qu'il
écouta trop, lui persuada de se défaire du prince
à qui il venait de jurer une amitié constante. Il
invita Lothaire à un festin , et parmi les plaisirs
d'une débauche magnifique, il fit boire des vins
délicieux dans une coupe empoisonnée.
Lothaire ne sentit le mal qu'à son retour à Pa-
vie. Dès qu'il fut arrivé, il se mit au lit; et le mal
croissant toujours, ce malheureux prince mourut
le lendemain entre les bras d'Adélaïs , à la fleur
de son âge, trois ans après son mariage, et au mi-
lieu des premières douceurs de son repos.
Il fut regretté de toute la nation, à qui sa bonté
naturelle était connue, et qui attendait de son rè-
gne le rétablissement de la félicité publique.
Pour Adélaïs, elle pleura la mort de son époux
en reine vraiment chrétienne. Elle savait que les
lois du Christianisme ne permettent pas d'écouter
la voix de la vengeance ; mais le crime de Béren-
ger lui paraissait si horrible qu'elle ne pouvait
croire que le ciel le laissât inpuni : Grand Dieu ,
disait-elle, pénétrée de sa douleur, ye ne parle pas,
mais mon cœur et mes feux parlent malgré moi:
ifs 7)ous exposent ma douleur^ ils -vous disent que
Loi/mire est mort et que Bérenger vit et règne.
Ecoutez-les , mon Dieu , et ne délaissez pas une
malheureuse qui se confie en uotre bonté.
Pendant que celte princesse affligée tâchait ainsi
IIISTOIRF D Al>li».AlS. v)J.>
de forcer le citl à prendre sa défense, des auiLas-
sadeurs arrivèrent à son palais. Ils étaient envoyés
parBérenger pour faire des propositions où l'amour
et la politique avaient également part.
Dès qu'Adelbert, fils de Bérenger,sut la mort de
Lothaire , il laissa malheureusement entrer dans
son esprit le désir et l'espérance de posséder Adé-
laïs. C'était un prince âgé de vingt-cinq ans , bien
fait , spirituel , brave, et n'ayant que de grandes
qualités. Il était depuis quelque temps touché de
la beauté et de l'esprit de cette princesse , et il
crut qu'il pouvait alors découvrir à son père les
sentiments de son cœur. IMais ce perfide avait bien
d'autres pensées : il était sur le point d'aller, a la
It'te d'une armée, se saisir du partage et de la suc-
cession de Lothaire , avant qu'Adélaïs eût eu le
temps de se reconnaître et de se mettre en dé-
fense. Néanmoins il changea de dessein , quand il
eut appris celui de son fils : il crut qu'il fallait que
la violence cédât à l'amour, et que cette voie, qui
ne serait condamnée de personne , ne lui serait pas
moins avantageuse, puisqu'Adélaïs, en donnant
son cœur, donnerait volontairement son royaume.
Les ambassadeurs s'acquittèrent donc de leur
devoir, et après avoir complimenté Adélaïs sur la
mort du prince, son mari , ils lui exposèrent la
proposition de leur maître. Ils lui représentèrent
que ce mariage était l'unique moyen de conserver
son honneur, ses biens et sa vie ; que si elle ne
voulait point avoir Adelbert pour époux, il fallait
nécessairement qu'elle eût Bérenger pour ennemi;
qu'elle devait se résoudre, ou à recevoir cette se-
conde couronne, ou à perdre la sienne; que le ciel
rendait aujourd'hui à Bérenger ce que Bérenger
avait laissé par bonté à Lothaire ; qu'elle ne de-
vait espérer aucun secours; que luigiies,son beau-
père , était fugitif, et ne pensait (ju'à cacher ia
334 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
honte de sa misérable vie;que Rodolphe, son père,
était mort; que Gonrad,son frère,héritier de Bour-
gogne , avait bien de la peine à soutenir sa for-
tune chancelante ; que la France et l'Espagne
étaient ruinées par des guerres civiles; que les Ita-
liens, ses propres sujets, qui lui avaient obéi jus-
qu'alors , demandaient Bérenger , et qu'ils pren-
draient tous les armes pour le servir ; qu'enfin si
elle troublait la paix et replongeait l'Italie dans
de nouveaux troubles, le ciel exaucerait les cris
du peuple, qui ne demandait plus rien à Dieu que
la perte de ceux qui voulaient la guerre. Ils ajoutè-
rent qu'Adelbert était le prince le plus accompli
de tous ceux qui vivaient, et, ce qu'elle devait écou-
ter plus que tout le reste, qu'il était tellement
épris et charmé de ses beautés qu'il n'avait des
yeux que pour elle.
Adélaïs, étonnée que ses ennemis poussassent
leur insolence jusqu'à ce point, et qu'ils osassent
lui présenter une main trempée dans le sang de
son mari, versa un torrent de larmes, et fut long-
temps sans pouvoir répondre aux ambassadeurs.
Enfin, après s'être un peu remise, elle leur dit
qu'elle n'avait pas encore eu le loisir de considé-
rer si c'était la volonté de Dieu qu'elle pensât à
de secondes noces, mais que, si elle y pensait ja-
mais , ce ne serait que pour avoir un mari qui put
venger la mort de Lothaire , et délivrer l'Eglise et
rUaliede l'injuste domination de Bérenger; qu'au
reste , elle les priait de n'être pas si fort touchés
du mauvais état de ses affaires , et de croire que
si tous ses parents étaient ou morts ou dans l'im-
puissance de la servir, il y avait toujours dans le
monde assez d'ennemis de la tyrannie pour es-
pérer qu'elle ne manquerait pas de gens qui la se-
courussent ; qu'en tout cas , et si tout lui man-
quait , elle trouverait au fond de son cœur de
iiisTuiiiL d'adiîlaïs. 335
quoi se résoudre sans peine à périr avec Lolhaire ,
qu'ils dissent enfin à leur Bérenger et à leur Adel-
bert , qu'Adélaïs connaissait assez de vrais rois
pour n'être pas réduite à aimer des tyrans, et que
toute la grâce qu'elle demandait à'I'un et à l'au-
tre , c'était de la vouloir haïr autant qu'elle les
haïssait.
Bérengeret Adelbert eurent du chagrin de celte
réponse ; mais l'ambition du père et l'amour du
lils étaient trop forts pour être sitôt abattus.
Ils envoyèrent à Adélaïs de nouveaux ambassa-
deurs chargés de présents, et durant trois mois
entiers, ils ne cessèrent de lui faire, non pas des
propositions de vainqueurs, mais des prières d'es-
claves. Cette princesse méprisa les présents et les
vsoumissions comme elle avait méprisé les mena-
ces , et elle réduisit les deux princes à recourir à
la force ouverte.
En effet, ils mirent des troupes en campagne ,
et vinrent à Pavie avec une armée de trente mille
hommes. Adélaïs s'y vit assiégée sans beaucoup
d'étonnement. La ville était bien fortifiée et bien
munie. La garnison témoignait beaucoup de fidé-
lité. Les habitants , qui adoraient leur reine »
<kaient résolus à se bien défendre ; ils repoussè-
rent plusieurs fois les ennemis qui les assaillaient
vigoureusement; ils firent plusieurs sorties, où ils
eurent de l'avantage. Enfin, le siège fut plus long
il plus difficile que J3érenger ne l'avait cru.
Tandis qu'il durait, Adelbert se déguisa, et entra
secrètement dans la ville pour voir la princesse qui
occupait plus son esprit que toutes les affaires du
siège. Il n'eut que trop d'occasions de la voir et
que trop de sujets de l'admirer. Il la trouva qui
encourageai t la milice par ses paroles et par ses
actions , et qui disposait avec une habileté extra-
ordinaire de toutes les choses qui regardaient le
336^ HISTOIRE d'adÉlaïs.
.siège. Elle lui parut si charmante dans cel emploi,
dont le sexe est naturellement peu capable, qu'il
t ut cent fois envie d'aller se jeter à ses piedsj mais
la crainte qu'il eut de lui déplaire, et Tespérance
qu'il conçut que la ville ne résisterait pas long-
temps, lui firent changer de dessein.
Ce pauvre prince revint donc au camp , plus
inquiet et plus amoureux que jamais. Il tâchait de
vaincre , ou de cacher au moins les désordres de
son âme, en remplissant tous les devoirs d'un
grand capitaine. Il remportait l'honneur de toutes
les entreprises, et il croyait se rendre digne d'A-
délaïs en faisant de belles actions contre Adélais
elle-même.
Les assiégés ne manquèrent point de courage
tant que les vivres ne leur manquèrent pas; mais
la famine devint si grande qu'ils se virent obligés
de supplier la reine de trouver bon qu'on propo-
sât quelque accommodement à Bérenger. Elle s'ef-
força durant quelques jours de relever leur cœur
abattu ; et lorsqu'elle commençait à s'assurer de
leur constance , quelques séditieux ouvrirent les
portes, et abandonnèrent la ville aux ennemis.
Adélais vit plus tôt Bérenger et Adelbert dans sa
chambre qu'elle ne sut qu'il étaient entrés dans la
ville. Néanmoins, aucune émotion ne parut sur
son visage. Elle fit voir une élévation d'esprit au-
dessus de la puissance des vainqueurs; elle les' re-
garda comme de misérables captifs, et la manière
dont elle les reçut leur fit comprendre qu'ils pou-
vaient être maîtres de ses états, mais qu'ils étaient
bien éloignés d'être maîtres de son cœur.
Ils crurent pourtant que ce grand cœur devien-
drait capable de changement , et ils ne doutèrent
pas que la princesse ne consentît à leurs désirs
quand elle aurait vu de près l'état où la fortune la
réduisait. Ils la firent prisonnière, et lui donné-
HISTOIRE d'adÉLAIS. 6oj
rent des chaînes, mais toujours avec beaucoup
de respect. Elle fut logée dans le plus riche ap-
partement du palais , et on la servit avec autant
de magnificence qu'on aurait pu faire en un jour
de couronnement et de triomphe.
On n'oublia rien pour la gagner. Bérenger et la
princesse Villa, sa femme, lui rendaient des visites
respectueuses, et lui faisaient des promesses capa-
bles de tenter toute autre àme que celle d'Adé-
laïs. Adelbert, plein de sa passion, venait continuel-
lement soupirer devant elle , et lui rendre des
hommages d'un véritable amant. Quelquefois il
prenait soin de la divertir par des concerts de mu-
sique et par des spectacles galants où il tâchait
d'expliquer son amour ; mais Adélaïs regardait
avec mépris tous ces artifices. La puissance et les
promesses de Bérenger , les caresses et les com-
plaisances de Villa , l'amour et les galanteries d'A-
delbert , lui étaient également insupportables.
Enfin Bérenger, considérant que rien ne pouvait
fléchir Adélaïs, et qu'il arriverait peut-être que,
pendant qu'ils perdaient le temps en des soumissions
inutiles, d'autres princes, attirés par la beauté etpar
la vertu de cette reine , viendraient , la force à la
main, se rendre maîtres d'elle et de son royaume,
crut qu'il ne fallait plus rien ménager; il s'ouvrit
à Villa , et il n'eut pas de peine à la faire entrer
dans son dessein , car elle était naturellement ini-
])érieuse et violente, et elle n'avait pris jus([u'a-
lors le parti de la douceur que pour donner quel-
(|ue chose à la passion de son fils.
Cette femme rappela donc son emportement
naturel, et résolut de faire consentir Adélaïs à
épouser Adelbert dans peu de jours , ou de la per-
dre impitoyablement. Elle commença par retirer
cette princesse de l'appartement commode et ma-
gnifique où elle élait, et la fit conduire dans un
338 ÏIISTOIUE d'aDÉLAÏS.
château nommé la Garde. Là, après l'avoir fait
enfermer dans une prison horrible , elle lui dé-
€lara plusieurs fois qu'il fallait, ou qu'elle épousât
Adelbert, ou qu'elle mourût d'une mort cruelle.
Adélaïs répondant toujours qu'elle n'épouserait
jamais le fils du meurtrier de Lothaire, Yilla en-
trait en fureur , et exerçait sur cette innocente
princesse des cruautés qui seraient incroyables,
si Saint Odilon, qui les a apprises d'Adélaïs mê-
me , n'avait pris soin de les rapporter. Elle se je-
tait sur la princesse avec des emportements pleins
de rage ; elle la chargeait de mille coups , la fou-
lait aux pieds , la traînait par les cheveux , la met-
tait quelquefois tout en sang, et si elle lui laissait
la vie, ce n'était que pour l'intérêt de son fils
Adelbert , qui lui redemandait tous les jours sa
chère Adélaïs.
Cette princesse souffrait ces outrages avec un
courage héroïque et une patience vraiment chré-
tienne. Dieu seul était témoin de ses soupirs et
de ses larmes. Biais les menaces qu'on lui fit un
jour d'exercer sur elle les dernières violences, et
de n'épargner pas même sa pudeur , la firent ré-
soudre à chercher les moyens de se mettre en
sûreté.
Il n'est pas moins difficile d'enfermer une fem-
me chaste qu'on veut corrompre qu'une femme
impudique qui veut se perdre. L'une et l'autre ont
des subtilités qui brisent les portes des prisons, et
qui trompent la vigilance des geôliers et des sen-
tinelles. L'histoire ne dit pas comment Adélaïs
surprit ses gardes. On sait seulement qu'en pleine
nuit , n'étant accompagnée que d'une jeune fille
qu'on lui avait laissée dans la prison, et de son
confesseur, qu'elle avait fait avertir, elle sortit
sans être aperçue de personne, mais sans savoir
<>ù elle devait aller.
IIIST(311\E D ADÉLAÏS. 33(J
Elle marclia longtemps, n'ayant point d'autre
dessein que de fuir, et elle suivit aveuglément la
crainte qui l'emportait. Elle se trouva enfin dans
une vaste forêt , où elle crut devoir s'arrêter pour
prendre quelque repos ; mais dès qu'elle y eut
respiré un moment, et qu'elle eut considéré l'hor-
reur du lieu où elle s'était engagée, d'un coté
l'effroi la saisit, de l'autre, la lassitude et la faim
l'accablèrent. Ce fut là sans doute un des plus tris-
tes spectacles que l'on ait jamais vus sur la terre.
Une reine à l'âge de vingt ans, incomparable en
sagesse, en esprit, en beauté, qui était l'amour et
l'admiration de tous les peuples de l'Europe, aban-
donnée au milieu d'un bois dans les ténèbres d'une
nuit profonde , sans secours, sans espérance.
Le saint homme qui l'accompagnait, la croyant
en assurance dans cette forêt , jugea qu'il la de-
vait quitter un peu de temps pour chercher dans
le pays quelque seigneur qui prît compassion de
cette grande reine et qui la retirât chez lui.
Cependant la pauvre Adélaïs demeura trois jours
attachée au pied d'un arbre, sans prendre aucune
nourriture. Ne pouvant plus résister à la faim qui
la pressait, elle se leva, et fit quelques tours dans
la foret pour voir si elle ne trouverait rien à man-
ger; mais elle était tellement abattue qti'il sem-
])lait qu'elle ne cherchât qu'un endroit propre à y
mourir. S'égarant en des routes écartées , elle ar-
riva auprès d'une petite rivière, où elle trouva un
pêcheur qui poussait sa barque et qui passait son
chemin. Ce bon homme, apercevant Adélaïs, dont
l'air et le visage marquaient quelque chose d'ex-
traordinaire , s'arrêta un peu à la considérer, et
lui demanda qui elle était et ce qu'elle faisait là.
La princesse répondit en pleurant qu'elle cher-
chait à manger , et qu'elle le priait de lui donner
quelque morceau de pain, s'il en avait, ou de l'ai-
a4t> ïïiSTOiRE d'adélaïs.
der à retourner à l'endroit de la forêt d'où elle était
sortie, et qu'elle lui désigna. Le pêcheur, touché
des larmes d'unç personne qui paraissait digne
d'un meilleur sort, reçut Adélaïs dans sa bar-
que , la mena au lieu où elle désirait aller , et là,
après avoir allumé du feu , lui dressa sur l'herbe
le meilleur repas qu'il lui fut possible. Il venait de
prendre un poisson qu'il prépara à sa manière ,
et qu'il présenta ensuite à la princesse. Il semble,
dit l'histoire , que ce villageois était instruit à
servir une reine, tant il le fit de bonne grâce , et
avec des cérémonies sages et respectueuses.
Tandis qu'elle mangeait, avec sa fidèle compa-
gne, ce que le pêcheur lui avait préparé, et qu'elle
commençait à goûter les premières douceurs des
soins de la Providence , elle en reçut de nouvel-
les par le retour de son directeur. Il s'était adroi-
tement informé du nom et du pouvoir des sei-
gneurs de ce pays-là, et ayant appris qu'Adelart,
evêque de Rhegio, dont la ville cathédrale n'était
pas loin de la forêt, était un homme également
charitable , il avait résolu d'engager ce seigneur
à protéger Adélaïs. Mais comme il jugeait que
rien ne l'y pouvait mieux engager qu'Adélaïs elie-
même,il crut qu'il fallait la faire paraître d'abord à
la porte du prélat. Pour cela, il avait assemblé,
par les soins de quelques amis fidèles, qu'il avait
rencontrés dans les bourgs, une troupe de gens
armés, et il avait amené cette escorte à la forêt,
afin d'y prendre la princesse et de la conduire
sûrement à la maison d'Adelart. Il informa donc
promptement Adélaïs de ce qu'il avait fait et de ce
qu'il fallait faire, et la princesse , après avoir re-
mercié le pauvre pôcbeur , monta à cheval , et se
laissa conduire à Pihegio.
Les soldats l'accompagnèrent jusqu'aux porte»
de ia viile j puis s'élant retirés^ la princesse, sui--
iiiSTOiRE t/ad::i..vÏs. 34 1
vie de sa compaj^ue et de sou directeur , alla trou-
ver l'évèque Adelart; Seigneur, lui dit-elle, toute
baignée ^de larmes, V état pitoyable ou je suis ré-
duite doit vous empêcher de me connaître ; ou s'il
reste en moi quelque marque de ce que Je suis, wous
ne pourrez tout au plus y troui^er que le fantôme
et F ombre dune reine. Je suis fdle de Rodolphe ,
roi de Bourgogne, et femme de Lothaire, roi d I~
talie. Je suis cette infortunée A délais dont les
malheurs sont connus de toute la ferre. Il y a quel-
ques jouî's que je me suis sauvée du château de la
Garde, ou le cruel Bérenger mouvait enfermée ^
et ou je souffrais par ses ordres tout ce qu'une
fureur brutale a pu imaginer de plus inhumain.
Depuis le jour de majuite , ma retraite a été la
forêt de Rhegio , ou je liai point eu d autre cou-
vert que le ciel , ni d autre compagnie que cette
fdle et cet ecclésiastique, qui ont bien voulu pren-
dre part à mes disgrâces. La crainte et la faim
ni ont fait sortir de cette solitude pour me jeter
dans votre palais comme dans un asile ouvert aux
/nisérables. Ne rebutez pas , seigneur , une reine
injustement persécutée qui se jette a vos pieds. Si
vous r assistez de vos conseils et de votre puis-
sance , il ne lui sera pas difficile de remonter sur
son trône. Elle a encore un jrhre roi de Bourgo-
gne, et un beau-père comte de Provence. Mais si
des raisons de politique vous empècîient de la pro-
téger ouvertement , ne trompez pas au moins la
confance quelle a eue en vous , et ne la livrez
pas entre les mains de son ennemi.
Adelart, qui regardait attentivement l'illustre
personne qui lui parlait , et qui trouvait en elle je
ne sais quel air de grandeur que le changement
de fortune n'avait point effacé, ne put se déten-
dre d'être sensible aux malheurs d'une princesse
qui les méritait si peu. Il la conduisit dans le plus
34 2 HISTOIRE d'aDÉLAÏS.
bel appartement de son palais, et il lui protesta
que lui , ses citoyens et ses amis périraient avant
qu'elle tombât en la puissance du cruel ennemi
qu'elle fuyait.
Il la traita durant quelques jours avec autant
de magnificence que de bonté ; mais quand il vint
à considérera quoi il s'engageait, il commença à
craindre pour celle qu'il voulait conserver. Il lui
dit qu'il était toujours dans la résolution de périr
plutôt que de souffrir qu^on lui fît aucune injure ;
qu'il craignait seulement de n'être pas assez puis-
sant pour résister aux forces deBérenger; que ce
prince barbare ne manquerait pas de venir assié-
ger Rhegio, dès qu'il apprendrait que l'infortu-
née Adélaïsy était; que les habitants de cette ville
pourraient bien mourir pour elle, mais qu'ils ne
pourraient peut-être pas la sauver des mains de
son ennemi ; qu'il lui conseillait de prévenir un si
grand mal ; que le château de Canuse , qui n'était
pas loin, et qui appartenait à son oncle Alho, Mar-
quis de Toscane, était une place forte et bien
munie où elle serait plus en sûreté.
Adélaïs, qui n'était déjà que trop inquiétée des
mêmes craintes , et qui croyait entendre à tout
moment les trompettes de l'armée de Bérenger ,
se rendit à cet avis, et après avoir envoyé des
lettres à son oncle, sortit de Rhegio et prit le che-
min de Canuse.
Elle y arriva heureusement, et y trouva le mar-
quis de Toscane, qui la reçut avec des caresses de
père , et qui lui promit tout ce qu'elle pouvait at-
tendre de sa puissance et de son amitié. Il ne s'ar-
rêta pas seulement à des paroles pour servir une
nièce qu'il aimait tendrement, et dont il ne pou-
vait assez admirer la vertu : il fit faire de nou-
velles fortifications à la place ^ et il se mit promp-
HISTOIRE d'adÉL.US. 343
lement en état de ne pas redouter la venue de
Beren^er.
Cette précaution ne fut pas inutile , car Bérea-
ger, averti cju'Adélaïs s'e'tait retirée à Canuse, en-
voya des ambassadeurs au marquis de Toscane,
pour lui demander la princesse , et pour lui dé-
clarer la guerre en cas de refus. Le marquis ren-
voya les ambassadeurs, et leur fit dire que la
justice l'ayant obligé à prendre la défense de la
princesse Adélaïs, contre la violence de leur maî-
tre , il était résolu de faire son devoir ; qu'on ne
craint point les menaces des tyrans quand on sou-
tient une cause juste.
Bérenger tint sa parole , et marcha en diligence
vers la Toscane avec une armée nombreuse, et
vint environner la ville et le château de Canuse.
Son arrivée ne surprit point les habitants: ils
étaient tous disposés à soutenir loiigtemps le siège,
et le marquis avait donné des ordres si justes que
rien ne manquait dans la ville. Les ennemis, de
leur côté, se préparaient à donner de rudes assauts
et à ne pas perdre patience. Enfin, de part et d'au-
tre, tout marquait un siège de longue durée; mais
le ciel se déclara pour Adélaïs par un coup im-
prévu.
Othon, roi de Germanie, était alors le premier
guerrier du monde , et le bruit de ses victoires
avait donné quelque secrèiti espérance à la prin-
c%se Adélaïs qu'il serait un jour son libérateur.
Dès qu'elle vit Bérenger devant Canuse , ses vœux
appelèrent Othon à son secours ; mais elle n*osait
dire à son oncle ce ([u'elle sentait au fond du
cœur. Elle rougissait même d'y penser, et il lui
semblait que la voix secrète qui lui proposait un
si heureux expédient, lui déclarait en même temps
une chose qu'elle ne devait pas écouler.
Mais Atho, qui, bien qu'en état de se défendre
344 HISTOIRE D ADÉLAÏS.
vigoureusement , jugea pourtant que les vivres
pourraient leur manquer, si Bérenger s'opiniâtrait
à tenir le siège longtemps , jeta lui-même les yeux
du côté (l'Olhon, et crut qu'il n'y avait point d'au-
tre moyen de rétablir Adélaïs sur son trône. La
princesse écouta avec joie la proposition que son
oncle lui en fit^ et elle n'eut pas de peine à con-
sentir qu'il en écrivît à ce grand roi. Un gentil-
homme partit donc promptement chargé de tous
les ordres nécessaires. Atho mandait à Othon ce
qui s'était passé en Italie touchant Lothaire et
touchant Adélaïs; les outrages et les indignités
que cette jeune veuve avait soufferts par la vio-
lence de Bérenger et par l'amour d'Adelbert ; la
fuite de cette reine malheureuse et sa retraite à
Canuse. Il lui dépeignait sa vertu , son esprit ^ sa
beauté , et il ajoutait qu'une telle princesse méri-
tait d'être secourue par un héros tel que lui; que
Dieu ne lui avait donné des armes puissantes et
victorieuses que pour de pareils exploits; que, par
un même coup , punir un tyran , conquérir un
royaume et délivrer une illustre princesse, était
ime entreprise réservée au grand Othon ; qu'il ne
devait pas laisser perdre une si belle occasion de
joindre la couronne d'Allemagne à celle d'Italie,
et que c'était là le moyen d'être véritablement suc-
cesseur de Gharlemagne.
Othon, à qui la renommée avait appris les gran-
des qualités de la reine Adélaïs , se sentit soudai-
nement touché d'une compassion tendre et géné-
reuse , et sans délibérer davantage, il ramassa ses
troupes, qu'il a\Tiit dispersées en diverses provin-
ces de l'Allemagne pour différents desseins , et
traversant promptement les Alpes, il se répandit
du côté de Vérone dans les premières terres du
royaume de Bérenger. Il ne fallait en ce temps-là
que le nom d'Oihon pour forcer les villes. Vérone,
HISTOIRE d'adÉLAÏS. 34 J
sans attendre de sie'ge, lui ouvrit ses portes. D'au-
tres villes suivirent l'exemple de Véronne. Enfin ce
conquérant passait partout sans résistance ; mais
craignant d'arriver trop tard à Canuse, et que le
marquis de Toscane^ désespérant d'être secouru,
n'eût abandonné la place , et peut-être Adélaïs
àBérenger, il dépêclia un gentilhomme en poste,
avec ordre d'entrer dans la ville, et de rendre ses
lettres au marquis et à la princesse. La place te-
nait encore quand le gentilhomme arriva , mais
elle était si serrée qu'il ne put y entrer ; et sans
un artifice qui lui vint à l'esprit, il n'aurait point
exécuté les ordres du roi. 11 mit le paquet au bout
d'une flèche , qu'il tira si heureusement que les
lettres tombèrent au milieu de la ville, et furent
portées à la princesse et au marquis.
Quoique le roi suivît ses lettres de bien près,
le bruit de sa marche se répandit au camp de Bé-
renger quelque temps auparavant. Le perfide sa-
vait que la place ne pouvait plus tenir que deux
ou trois jours, et néanmoins, il fut saisi d'un si
grand effroi quand il apprit qu'Othon venait à
lui , qu'il aima mieux abandonner honteusement
cette entreprise que de s'exposer à une bataille. Il
leva le siège à l'heure même , et il se retira tumul-
tueusement à Pavie , pour songer à la défense du
reste de ses états, que le nom d'Othon ébranlait de
tous côtés.
Pendant que Berenger s'enfuyait , Olhon entra
dans Canuse au bruit des acclamations et des ap-
plaudissements du peuple ; mais il ne se donna
pas le temps d'en jouir : l'impatience qu'il eut de
voir la reine lui fit néglijrer toutes choses. Il de-
meura d'abord surpris de la grande beauté de cette
princesse, et il avoua que, bien qu'il s'en fiit for-
mé une idée extraordinaire sur ce qu'on lui en avait
dit, ce qu'il ^ oyait ciait infiniment au-dessus de ce
346 HISTOIRE d'aDÉLAÏS.
cju'il s'était imaginé. S'il fut charmé de la beauté
d'AJélaïs , il ne fut pas moins touché de son es-
prit. L'entretien qu'il eut avec elle fut une de ces
choses enchantées qu'on ne peut décrire. Il sentit
en ce moment d'où lui était venue cette forte en-
vie de secourir une reine qu'il ne connaissait pas ,
et il ne put résister au mouvement qui le pressait
d'offrir son cœur à cette admirable princesse. Jh!
Madame, lui dit-il , f avais bien cru que je ne
pouvais rien entreprendre de plus avantageux
pour ma gloire que la délivrance dune reine telle
que la renommée vous dépeignit ; mais a présent
que je vous vois , et que mes yeux sont témoins de
vos grandes qualités^ je bénis le ciel de ce quil
ma choisi pour une action si illustre; et si, après
la faveur quil m'a faite, j'osais lui demander en-
core quelque chose , ce serait quil vous inspirât as-
sez de bonté pour ne pas dédaigner le cœur d'un
prince qui n aura jamais de repos quil ne vous
ait rétablie sur le trône que vous avez perdu , et
quil ne vous ait rendue la plus puissante et la plus
heureuse princesse de l'univers.
Adélaïs, considérant ce quelle devait à Othon ,
et se ressouvenant qu'il n'y avait rien au monde
au-dessus de ce grand prince , crut qu'elle ne de-
vait pas le refuser. Dès qu'elle eut donné son con-
sentement , le mariage s'accomplit avec peu de
cérémonies , et la joie des peuples en fut le seul
ornement. Les tournois et les spectacles qui font
les principaux agréments des autres fêtes, n'eurent
point de part en celle-ci : Othon voulut marquer
son amourpar de véritables triomphes. Il fit mon-
ter Adélaïs sur un char, et la mena droit à Pavie
avec une armée de cinquante mille hommes, pour
lui faire recevoir les hommages de Bérenger et
d'Adelbert.
Le peuple ne délibéra pas 5 mais lorsqu'il ou-
niSTOiRE o'adélaïs. 347
vrait les portes , ces deux misérables princes pri-
rent la fuite, et se retirèrent en d'autres places de
leur royaume , où ils espérèrent que la fortune
leur serait plus favorable. L'armée victorieuse les
suivit partout. Ils soutinrent quelques sièges et
livrèrent quelques batailles , mais enfin le courage
et l'espérance leur manquant avec la force, cbas-
sés de leurs villes et poussés hors de leurs terres
par les poursuites et par les victoires de Conrad,
général de l'armée, ils furent contraints de recou-
rir à Othon , et d'aller se mettre entre ses mains
pour recevoir ses ordres et pour devenir ce qu'il
lui plairait.
Bérenger l'envoya supplier de permettre que
lui et son fils allassent eux-mêmes déposer la cou-
ronne et leur puissance à ses pieds, et écouter
l'arrêt que sa justice ou sa miséricorde voudrait
prononcer touchant leurs affaires et leurs person-
nes. Othon, ne voyant rien en cette proposition
qui pût lui donner de l'ombrage, y consentit vo-
lontiers , et jugea qu'elle lui présentait une occa-
sion heureuse de contenter magnifiquement le zèle
qu'il avait pour la réputation d'Adélaïs.
Il leur répondit en des termes fort civils , les
invita à venir sans crainte, leur envoya des com-
pagnies de seigneurs et de palatins pour les accom-
pagner, les reçut , les logea, et les traita splendi-
dement durant quelques jours, et puis, de la ville
^ capitale de la Saxe où ils étaient, les avertit de se
transporter à Ausbourg , déclarant que c'était là
qu'il voulait leur donner audience , et y voir les
cérémonies volontaires de leur soumission dans
une assemblée générale qui les y attendait.
La nécessité les obligea d'y aller. Ledevoiret la
curiosité y amenèrent tout ce qu'il y avait de prin-
ces et de prélats en Allemagne; Othon y mena ce
qu'il avait de gens de guerre ; les peuples y couru-
348 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
lent eu foule. Dieu voulut que des curieux venus
de tous les endroits de l'Europe fussent les témoins
de la réparation d'honneur qu'il allait faire rendre
à cette princesse injustement persécutée.
L'assemblée se tint au milieu de la grande place.
Othon et Adélaïs étant assis sur un théâtre sous
le dais impérial, on vit paraître Bérenger et Adel-
bert comme deux captifs^les mains liées et le corps
chargé de chaînes, qu'ils traînèrent jusqu'aux pieds
d'Adélaïs, à laquelle ils avaient ordre de parler.
Ils lui dirent en peu de paroles qu'ils lui ame-
naient deux criminels, qui, dans la ruine de leur
maison et dans la perte de tous leurs biens, avaient
encore beaucoup, puisqu'il leur restait des larmes,
et qu'ils pouvaient les répandre devant ses yeux.
Que sa bonté , qui leur permettait de pleurer
en sa présence , leur commandait d'espérer ; que
s'ils redoutaient sa justice , ils offenseraient cette
bonté qui voyait dans eux les deux objets qu'elle
avait juré de ne jamais exclure de ses grâces: la
misère et le repentir; que si, néanmoins, ils ne mé-
ritaient pas de fléchir son cœur, ils se tiendraient
plus heureux de mourir à ses pieds qu'ils ne l'a-
vaient été de régner et de vivre contre son incli-
nation et contre son droit ; qu'ils ne lui deman-
daient qu'une faveur, qu'avant qu'elle prononçât
l'arrêt , elle se souvînt que leurs plus grands cri-
mes étaient des crimes d'estime et d'amour; qu'ils
l'avaient persécutée , parce qu'il leur avait été im-
possible de ne point aimer sa vertu, et que, par
toutes leurs violences, ils n'avaient rien entrepris
que d'arracher de son âme une haine due vérita-
blement à leur démérite, mais insupportable à la
passion ardente qu'ils avaient de lui plaire et de la
servir. Ils ajoutèrent que si elle voulait leur ren-
dre la vie et la couronne, elle aurait deux rois
pour esclaves, et qu'en h'i ^^établissant, elle dres-
1
HISTOIRE d'adÉlAÏS. 34 J
sf^jalt dans l'Italie deux colonnes qui y soutien-
draif nt l'empire d'Othon, et qui ne plieraient ja-
iijais.
Adélaïs et toute la compagnie qui les vit en
celte posture, et qui se souvint de l'état où étaient
les choses l'année précédente, contempla durant
quelque temps en silence cette révolution des af-
faires du monde, et vit avec effroi ces deux lions,
qui faisaient dernièrement trembler l'Italie, et qui
tenaient tant de princes dans leurs chaînes , en-
chaînés eux-mêmes , et étendus par terre sous le
trône d'une femme, et devenus les victimes de
celle qu'ils avaient inhumainement sacrifiée à leur
fureur aux yeux de toute l'Europe.
La réponse que leur fit la reine fut digne de sou
esprit et de sa rare piété : Je vous vois, dit-elle,
d une autre humeur que vous n étiez devant la ville
de Canuse , et vous me voyez en un autre état que
je n étais dans le cliâteau de la Garde; mais vous
et moi sommes encore de la même relisrion. JésuS'
Christ me commande (C oublier le passé, et de vous
procurer le bien qui dépendrade mon pouvoir et de
mon affection .
Cette généreuse princesse, qui, selon les senti-
ments humains, dans la haute élévation de fortune
où elle était, ne devait pas laisser à ces deux ty-
rans une seule goutte de leur sang , eut la bonté
de vouloir persuader qu'il fallait leur laisser leur
royaume, et se rendit leur avocate auprès d'Othon
et de son conseil en une cause si désespérée. Le
conseil fut étonné d'entendre demander des grâces
pour des criminels si coupables et si scandaleux;
mais elle plaida fortement; et comme elle pou-
vait tout sur l'esprit de son époux et de cette
noblesse qui l'adorait , il fut enfin arrêté qu'on
leur accorderait la vie , la liberté , et la moitié
des états qu'ils possédaient.
20
35o HISTOIRE d'adÉLAÏS.
Ce ne fut pas une chose moins merveilleuse , ce
que fit Adélaïs quelques années après à l'égard de
Villa, femme de Bérenger, lorsque ces deux prin-
ces, endurcis dans l'ingratitude et persuadés par
l'exemple des Barbares répandus dans l'Allema-
gne, entreprirent de détruire la puissance d'Olhon
dans l'Italie, et lui déclarèrent une nouvelle guerre
qui fut leur dernier malheur , et qui les fit périr
misérablement dans les chaînes.
Durant cette guerre là, Villa, chargée d'années
et de crimes, et qui s'était obligée par serment de
ne point mourir qu'elle n'eût bu le sang d' Adélaïs,
avait choisi, pour se cacher ou pour se défendre,
la ville et citadelle de Sainte-Julie , située au mi-
lieu d'un lac, avec une forte garnison. Le siège
mis autour du lac par l'armée d'Othon ne dura
pas longtemps. Au bout de deux mois, il fallut que
la dame assiégée fît ouvrir les portes de la forte-
resse , et qu'elle se livrât entre les mains des vain-
queurs.
Elle fut amenée chargée de chaînes devant Adé-
laïs, qui avait le commandement souverain. Toute
l'armée, qui savait l'histoire du château de la Gar-
de , contempla avec admiration et avec plaisir ce
spectacle digne des yeux de tous les rois. Villa,
qui avait l'âme et le visage également horribles,
et qui, comme je l'ai dit, avait juré qu'elle boirait le
sang du cœur d'Adélaïs , conservait devant le
trône de cette princesse un air d'orgueil et d'im-
pudence , qui seul la rendait digne de mort.
Adélaïs, lui ayant fait modestement quelques
remontrances et quelques reproches sur les dé-
sordres de sa vie , lui fit une réponse bien remar-
quable : Je rC ai jamais ^ lui dit-elle, y«z7 quune
faute , qui est (ï avoir trop différé à vous faire
mourir y et de cous avoir pardonné lorsque dous
étiez entre mes mains. Et moi , reprit admirable-
i
HISTOIRE iVa.DÉLAÏ5, 35 I
ment Adélaïs , je a aurai jamais j ait qiiiinc seule
belle action que je uais faire aujourd Jiui , qui est
de vous vendre la vie et la liberté. Je veux qaon
rompe "vos fers et quon vous ramène à votre
mari , parce que je crois que je ne vous puis obli-
ger davantage, ni vous donner de plus certaines
assurances de la charité que Jésus-Christ ni oblige
d^ avoir envers vous. Allez trouver Bérenger ^ et
rendez-lui un service digne de votre amour : per^
suadez-lui de cesser d'être ingrat des grâces qu il
a reçues , et de vous aider à ne Uétre pas vous^
même.
Ces deux actions firent tant de bruit dans le
monde que le Pape jugea dès lors que cette prin-
cesse méritait d'être impératrice.
Ce serait m'éloigner de mon dessein de raconter
ce qui se passa durant les guerres de plusieurs an-
nées, oùOthon se rendit le premier monarque du
monde, et acquit le nom de grand; ou de racon-
ter ce qui se passa durant ses triomphes, lorsqu'il
reçut dans Rome la couronne impériale, et qu'il
la fit recevoir à son fils Oihon-le-Jeune, et durant
les célébrités du mariage de ce jeune prince avec la
fille de l'empereur de Gonstantinople. Je ne dois
parler que d'Adélaïs. Voici un abrégé des princi-
pales choses qui lui arrivèrent depuis la mort de
son mari jusqu'au jour qu'elle le suivit dans le
ciel.
La sainte veuve , ayant perdu cet époux le plus
aimé qui fut jamais, n'eut pas beaucoup de loisir
(le vaquer à ses dévotions solitaires , ni de répan-
dre des larmes, qu'elle appelait riiui(jue douceur
(jui lui restait en la vie. Son filsOlhon, tleuxièmedu
nom, se trouva malheureusement accablé de quan-
tité d'attalres dangereuses , où il eut besoin de
ses conseils. Il fallut l'aider , et rentrer dans le
20.
55-2 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
vaisseau que ce prince peu expérimenté ne pou-
vait pas gouverner durant la tempête.
Les plus fâcheuses peines vinrent de la nouvelle
impératrice , dont l'ambition causa de grands dé-
sordres dans la cour et dans l'empire , et poussa
l'un et l'autre, et l'empereur même , jusque sur
le bord d'un précipice effroyable.
^C€)€)S€)€)€)€)«)€)€)€)f)i)f)@)€)®Cê)€)f)€)€)C'€)CCCCC€)
SECONDE PARTIE DE L'HISTOIRE
D'ADÉLAÏS.
Cette jeune impératrice, nommée Théophanie,
était fille de Nicéphore, empereur de Conslantino-
ple. Elle fut mariée au jeune Othon avec la ma-
gnificence et la célébrité que j'ui dites, mais elle vint
aux noces par un chemin de sang. Son mariage
coûta la vie à plus de soixante mille hommes , et
la tête de son propre père fut comme la dot qu'elle
apporta.
L'histoire est qu'Othon-le-Grand, quoique heu-
reusement porté par le cours de ses victoires jus-
qu'aux extrémités de l'Italie, s'arrêta néanmoins
à Rome , jugeant qu'il serait plus facile et plus hu-
main de recevoir civilement des mains des Grecs,
par un contrat de paix et d'amitié, les terres qu'ils
occupaient en ces quartiers-là , que de les arracher
par les armes , et de faire naître des querelles im-
mortelles entre les deux empires.
Cette louable intention lui donna la pensée de
marier les enfants des deux couronnes , et d'en-
voyer demander Théophanie pour son fils Othon ,
espérant que le royaume de la Fouille serait la
dot de la fille, et que, de part et d'autre, on em-
brasserait avec plaisir une si heureuse occasion
HISTOIRE D ADÉLAÏS. 3j5
de prévenir les guerres dont l'empire était me-
nacé.
Les ambassadeurs firent le voyage de Constan-
ilnople , et ils furent magnifiquement reçus. Leur
proposition y reçut le même accueil. Nicéphore
y consentit de la plus obligeante manière qu'il lui
fut possible , et fit toutes les mines et les cérémo-
nies de la joie , promettant qu'il enverrait la
princesse, et qu'il se tiendrait éternellement obligé
de cet bonorable témoignage de l'amitié et de la
fidélité d'Olhon.
Nicéphore était un très-méchant homme, et n'a-
vait point d'autre maxime de gouverneiiient que
la trahison et la cruauté. Ce politique cruel et ti-
mide, qui tremblait depuis qu'il avait entendu par-
ler des succès d'Olhon dans l'Italie, et qu'il avait
-appris que ce vainqueur redoulai)le était devenu
.%on voisin, comme s'il attendait chaque jour qu'on
lui apporterait les nouvelles de la perte de son
royaume delaPouille, à l'occasion de l'ambassade
[ue je viens de dire, conçut un étrange moyen de
remédier à ses craintes. Sa pensée ne se déclara
que par les effets , et il fut presque aussi difficile
Je la croire lorsqu'on en vit la sanglante et l'hor-
rible exécution, qu'il l'avait été de la prévoir ou de
h'en douter auparavant.
Tandis que Home, appuyée sur ses promesses, se
préparait aux noces, et qu'elle attendait la fille
-avec les impatiences et les inquiétudes ordinaires,
les ambassadeurs de Nicéphore vinrent trouver
Oihon , et l'avertirent que cette princesse était
sur nier, et qu'elle aborderait bientôt à une ville
de Calabre, (ju'ils lui nommèrent, le suppliant de
lui faire reinire dès le port les honneurs les plus
pompeux ([uil pourrait, et de n'envoyer pas seu-
lement des compagnies de seigneurs et de noblesse
pour la reccvuii' . niais aussi, s'il était possible ,
20.
354 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
son armée entière, afin qu'en entrant dans l'Italie,
dès le premier pas qu'elle y ferait, elle parut com-
me l'impératrice de l'univers, et qu'elle ne mar-
chât en venant à Rome que parmi les légions im-
périales , et avec un appareil propre à une puissance
souveraine et redoutable.
Othon,qui était résolu de ne lui épargner aucune
civilité, accorda celle-ci très-volontiers. Tout ce
qui se trouva de son armée en état de marcher et
d'aller contribuer pour quelque chose à l'ornement
de cette récepliQri,fut envoyé en Calabre, et conduit
par les premiers généraux de l'empire. Ils y allè^
rent comme au-devant d'une épouse, n'ayant pris
que des épées et des boucliers de cérémonie , et
croyant qu'en cette occasion, l'honneur de leurs
armes était d'emporter le prix de la beauté, et
d'être plus luisantes et mieux ornées que les armes
des Grecs. Mais les Grecs avaient une autre ambi-
tion : sous prétexte de faire de leur part de grandes
dépenses pour la venue de leur princesse, ils as-
semblèrent ce qu'ils avaient de gens de guerre ; et
lorsque les Romains , durant l'attente de cette
lieureuse arrivée, parmi les désordres des prépara-
tifs et de la joie, ne pensaient qu'à leurs brave-
ries , et qu'ils essayaient leurs habits de noces,
ils s'allèrent jeter soudainement sur eux, et firent
un carnage horrible de toute l'armée de l'empe-
reur. Fort peu se sauvèrent ; la plupart furent mas-
sacrés , les autres faits prisonniers et envoyés à
Constantinople. On poursuivit les fugitifs, et toute
la Calabre fut couverte de meurtre et de sang , et
désolée parles cruautés de cette trahison.
Ce fut plutôt ppr hasard que par prudence
qu'Othon avait retenu quelque reste de ses trou-
pes. Le peu qui lui en resta, animé par l'horreur
d'une si exécrable barbarie, valut plus qu'une ar-
mée victorieuse. Il les laissa partir incontinent
HISTOIRE D A DÉLAIS. 355
SOUS la conduite de Guntarius et de Sigifridus ,
deux des plus fameux capitaines de ce siècle-là ,
et il voulut que son fils marchât avec eux , et qu'il
fit, en cette occasion où il était intéressé , le pre-
mier apprentissage de sa valeur.
La victoire suivit ce jeune monarque, et lui fit
cueillir pour son père de plus beaux lauriers qu'il
n'en avait cueilli lui-même par ses propres mains
dans les autres campagnes de l'Italie.
Les historiens se plaignent que la postérité n'a
su que fort peu des particularités de cette guerre
importante. Ce qu'on sait est que les Grecs, et les
Sarrasins, leurs alliés, furent vaincus et taillés en
pièces, que ceux qui échappèrent au glaive se
noyèrent ou se rendirent prisonniers j que les
deux nations furent entièrement dissipées et chas-
sées de la Campanie et de la Fouille, et que tout
ce que Nicéphore possédait en cette belle région
de l'Italie fut réuni au domaine de l'empire des
Latins, et réduit sous la puissance d'Olhon.
Le peuple de Gonstantinople apprit celte nou-
velle par les prisonniers qu'Othon renvoya, et qui,
ayant le nez coupé, allèrent publier, par cette
honteuse plaie de leur visage, le malheur de leur
patrie.
Nicéphore en porta le bhime et le châtiment.
On l'attribua d'ahord à sa trahison et à sa mau-
vaise conduite; et comme l'empire se plaignait
depuis longtemps des scandales de sa vie cruelle
et débordée, celte triste aventure alluma le feu
davantage , et suscita soudainement une terrible
sédition.
Jean Zimisces, frère de l'impératrice, fut le chef
des conjurés , qui le suivirent l'épée à la main jus-
que dans le cabinet de Nicéphore.
Ce misérable empereur fut égorgé, et laissa sn
vie et sa couronne entre les mêmes mains. Son
356 HISTOIRE DADÉLxiîb.
parricide lui succéda, et se fit nommer empereur
dès qu'il eut fait le coup.
La nouvelle des changements de Constanlinople,
étant arrivée à Rome , réveilla les flammes étein-
tes et les anciennes espérances du jeune Othon.
Jl supplia son père de traiter avec l'empereur Zi-
misces, et de lui demander sa nièce Théophanie,
que son prédécesseur avait si inhumainement re-
fusée. Othon approuva le dessein de son fils , et
crut que ce serait obtenir une nouvelle victoire
sur Nicéphore , et porter dans Rome ses cendres
en triomphe , que d'y faire venir cette princesse.
Arnoul, archevêque de JMjlan, fut choisi pour être
le chef de l'ambassade ,et le paranymphe de cette
alliance traversée par le destin.
Il dressa un des plus riches et des plus somp-
tueux équipages qu'on se souvînt d'avoir vu , et
étant suivi de tout ce qu'il put assembler d'évêques
et de seigneurs, il s'en alla faire à Gonstantinople
une entrée dont la seule vue effaça le souvenir
des querelles, et fit naître dans les cœurs des Grecs
de nouveaux et ardents désirs de se voir unis aux
Romains par une paix inviolable.
Zimisces reçut ce prélat magnifiquement ; et
parce qu'il ne tenait pas encore trop bien sur son
trône nouvellement établi, il fut heureux d'enga-
ger Othon à son amitié par le présent qu'il dési-
rait, et par son consentement à toutes les propo-
sitions de son ambassadeur. Il ne délibéra point
d'offrir la princesse; et pour ne pas laisser en son
traité aucune marque de la trahison de Nicéphore,
il la mit aussitôt entre les mains de l'archevêque ,
et désira qu'il en fût lui-même le conducteur.
Elle fut amenée àRome^ où le jeune Othon la
reçut, et l'épousa de la façon que nous avons dit.
On ne sait point qu'il y eût, durant les premiè-
res années de ce mariage, autre chose que satiisfac-
iiistoihe d'à délais. 35^
lion muluelle et amitié sincère entre les deux im-
pératrices. Mais après la mort d'Othon-le-GrancI,
la nécessité des affaires , et les plus fréquentes ap-
proches de leurs humeurs opposées, causèrent peu
à peu de la mésintelligence et du trouble.
Théophanie , selon qu'en parlent les historiens,
avait beaucoup de bonnes et louables qualités:
mais elle était jeune, et ne se plaisait pas beau-
coup aux règles de modestie et de dévotion que
lui donnaient les actions de sa belle-mère.
Cette mère observait envers elle plus qu ^envers
personne ses maximes de civilité; et comme el!e
tachait d'éloigner l'opinion qu'elle voulût user de
censure et tenir un rang de maîtresse, elle s'étu-
diait, durant ses visites, à paraître ce qu'elle était
véritablement, bonne et familière, et d'une hu-
meur très-commode.
Mais quoiqu'il n'y eût que douceur en ses en-
tretiens, ses exemples étaient rigoureux , et par
un silence importun, reprochaient à cette jeune
princesse ses moindresliberiés et ses plus légers
manquements. Elle ne pouvait accuser Adelaïs
d'aucune parole sévère ; elle croyait néanmoins
avoir de grands sujets de plainte, parce qu'elle
rougissait trop de faire des fautes en sa présence.
Elle eût voulu qu'elle n'eût rien su de ses actions
inconsidérées, et elle pensait être rigoureusement
traitée par Adélaïs, quand elle ne fermait pas les
yeux. Souvent elle se cachait d'elle, et toute ca-
chée qu'elle était , elle ne laissait pas de craindre,
piirce qu'elle ne pouvait oublier qu' Adélaïs était
à la cour , et que c'était assez pour s'inquiéter
que de n'être pas loiii d'une sagesse et d'une vertu
si exactes. Elle eut néanmoins longtemps la discré-
tion de se conserver dans le respect, et de ne point
manquer ai'.x lois de la bienséance, et à celles de
rhonnciir -'m'cIIc devait à l'^'-o et au mérite de
3j8 histoire d'adélaÏs.
cette princesse majestueuse. Mais dès lors, elle ne
pouvait s'empêcher d'avoir souvent des mines
froides et réservées; et quand elle était avec ses
confidentes , elle ouvrait son cœur, et il se faisait
là beaucoup de plaintes et de petits rapports que
les murailles redisaient.
Adélaïs n'écoutait rien ; et sans s'amuser à ses
légèretés, elle marchait innocemment dans les voies
de la justice et de l'honneur. Le devoir était son
ambition et son soin; et quand sa conscience ne
l'accusait pas , elle ne craignait aucune censure
ni aucun discours. Quoi qu'on lui rapportât, elle
conservait envers sa bru , sur son visage et dans
son cœur, tous les sentiments et toutes les mar-
ques d'une amitié sincère, et elle ne laissait point
passer de rencontre qu'elle ne lui en donnât les
preuves , et que toute la cour n'eût sujet d'en être
assurée contre fes médisances des flatteurs et des
envieux.
Néanmoins, elle ne put être si prudente ni si bon-
ne que Théophanie n'eût enfin l'occasion de se
plaindre ouvertement , et de rompre avec éclat et
avec scandale.
Après la mort de Zimisces, ses deux fils, Basile
et Constantin, cousins de cette impératrice, avaient
recueilli sa succession , et s'étaient saisis de l'em-
pire de Constantinople.
Elle, indignée que ces deux cousins, meurtriers
de son père Nicéphore , possédassent une si glo-
rieuse récompense de leur crime , et que la cou-
ronne qu'elle prétendait lui être due devînt l'hç-
ritage de leur postérité, fit l'ouverture à son mari
d'un dessein de guerre contre les usurpateurs, et
par diverses raisons de bienséance et de droit, elle
tâcha de pousser son courage à cette haute en-
treprise.
Othon, avant qu'il lui donnât aucune parole;
HISTOIRE d'adÉLàÏS. 3^9
OU que même il y pensât sérieusement, ne put pas
se dispenser de conférer là-dessus, avec sa mère
et de savoir son avis et sa volonté.
Mais comme l'affaire ne valait rien , et que,
d'ailleurs, Othon en avait une infinité d'autres plus
importantes et plus pressées , Adélaïs fut obligée
de lui parler franchement, et de lui représenter
que deux ou trois provinces de l'Allemagne ayant
déjà pris les armes contre son autorité , et presque
toutes les villes de l'Italie se préparant par des
fortifications qu'elles bâtissaient et par des créa-
tions de magistrats populaires, à se icMiiellre en li-
berté et à renverser l'empire, il avait besoin de
tout lui-même pour s'opposer à celte chute, et
que ce serait une inconsidération extrême d'em-
ployer ses armes à d'autres desseins , et d'aller
au bout du monde courir après des conquêtes et
des espérances imaginaires durant l'agitation de
rélat que son père lui avait laissé.
Othon, qui n'eut que trop de jugement pour
connaître la sagesse de ce conseil , n'eut pas la
force de repousser vigoureusement les instances
de sa femme, qui continua de vouloir et de de-
Tiiander importimément ce qu'elle avait résolu
d'obtenir. L'empereur,! ésolu de s'arrêter constam-
mentau dessein qu'il avait piis, la laissa parler et rai-
sonner autant qu'il lui plut ; niais elle parla si bien
et si souvent , et avec tant d'empressement et d'ar-
deur, qu'enfin elle tourna l'esprit de son mari, et
le fit pencher du côté de ses inclinations et de ses
désirs ambitieux.
Il se laissa même échauffer plus qu'elle-même,
et sa passion lui suggérant des raisons, il en pro-
posa un grand nombre à Adélaïs, et la supplia de
conformer ses pensées aux siennes, et d'approuver
ce qu'il jugeait nécessaire au liien comniun de
l'empire et de l'Eglise. Adélaïs. qui avait une pru-
35o HISTOIRE d'àDÉLAÏS.
dtnce plus que naturelle , et qui ne voyait dans
celte affaire que des malheurs et des repentirs iné-
\itables , refusa ce qu'elle ne pouvait accorder ;
et elle n'eut point d'autre complaisance que de
promettre qu'elle se tiendrait dans le respect et
qu'elle ne s'opposerait à rien. En effet, elle se con-
tenta d'avoir dit ingénument son avis.
Mais lorsque tous les sages du conseil et de la
cour commencèrent à murmurer hautement con-
tre ce même dessein , et que les officiers de la mi-
lice s'en alarmèrent, Théophanie prit occasion de
rendre Adélaïs criminelle d'état , et de persuader
à l'empereur que c'était elle qui suscitait ces bruits
et ces mouvements dans la cour; qu'elle voulait
l'emporter de force sur leur autorité ; et elle co-
lora son discours d'une autre médisance spécieuse,
prétendant que, par jalousie , elle ne voulait pas
qu'on imitât ses propres exemples , de peur qu'on
ne les surpassât ; qu'elle voulait avoir seule l'hon-
neur de couronner les Othons , et qu'elle crai-
gnait que la gloire de leur avoir donné son royau-
me ne fût éteinte lorsqu'une autre femme leur
donnerait un empire; qu'elle préférait la vanité de
sa réputation au bien commun , et qu'elle ne se
souciait pas que le fils fût moindre que le père,
pourvu que Théophanie ne lui fût point égale.
L'empereur ouvrit l'esprit à ces soupçons , et y
laissa former mille autres pensées odieuses ; de
sorte qu'après les froideurs et les plaintes, et tous
les autres présages de la disgrâce, Adélaïs reçut
eniin ordre de se retirer de la cour, et de ne plus
se mêler d'autres affaires que de celles de sa con-
science.
La vertueuse princesse reçut cet ordre et ce re-
but de la faveur humaine comme une grâce et
comme une vocation de la bonté de Dieu, qui l'ap-
peluit aux douceurs de la vie divine, et qui vou-
HISTOIRE d'adÉLAÏS. 35i
lait parler à son cœur clans la solitude. N'ayant
pas la liberté de demeurer plus d'un jour , elle
partit dès le lendemain sans dire aucun mot de
plainte, mais non sans laisser tomber quelques
larmes lorsqu'elle vil pleurer le peuple , et qu'elle
trouva à la porte de son palais des foules de monde
qui venaient lui dire adieu , et qui ne pouvaient le
faire que par des soupirs.
La nature lui assigna le lieu de sa retraite, son
pays natal, où ses désirs l'avaient précédée depuis
longtemps. Elle prit le chemin de la Bourgogne,
ne doutant point que le roi Conrad , son propre
frère, et sa femme Mathilde, la recevraient volon-
tiers.
En effet , elle porta chez eux autant de jd^e
qu'elle laissait d'affliction dans l'Allemagne, et
elle fut reçue dans leurs provinces conmie l'hon-
neur du royaume et de la patrie. Toutes les cam-
pagnes étaient remplies de peuple qui venaient au-
devant d'elle , et toutes les marches de son ban-
nissement furent presque autant de triomphes,
n'y ayant personne qui ne fût ravi de revoir cette
princesse, qu'ils n'avaient point vue depuis l'âge
de seize ans.
On accourut des villes et des villages pour la
reconnaître, et les vieillards qui, avaient vu dans
le berceau cette petite fille de Rodolphe, pleu-
raient de consolation en voyant celte grande im-
pératrice, mère des rois et des empereurs, et maî-
tresse des tyrans.
Elle-même ne pouvait regarder les terres de
cette bien-aimée patrie, ni tant de personnes con-
nues en son bas âge, sans ressentir des tendresses
qui lui ôtaient la parole. On ne se parlait de part
et d'autre que par des larmes. Toutes ses ancien-
nes connaissances qui se présentaient à sa vue, lui
feadaieut le cœur par un doux souNenir des pre-
21
3u2 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
lïiiers temps. Elle ne pouvait meiiie répondre aux
harangues qu'eu embrassant et en pleurant de
joie ; et ce fut là tout l'entretien qu'elle eut avec
son frère en la première entrevue.
Mais parmi iant de consolations et d'honneurs,
elle ne s'oublia pas de son dessein de vivre dans
le recueillement et dans la retraite. Elle ménagea
ce qu'elle put de temps pour le donner à l'oraison,
et elle profila si bien en ce divin exercice, qu'au
bout de trois ou quatre ans, on connut peu de per-
sonnes en ce siècle-là plus élevées par la contem-
plation et plus assidues à s'entretenir avec Dieu.
Elle ne voulut pas marclier sans conduite dans ces
voies de l'oraison mentale ; Saint Mayeul, abbé de
Oluny, étant alors en grande réputation de sain-
teté , elle le pria de prendre le soin de sa con-
science , et de lui tracer les chemins qu'elle devait
tenir pour arriver au terme où ses désirs aspi-
raient. Adélaïs eut une obéissance parfaite sous
la conduite de ce directeur, et elle en sut bientôt
autant que lui, parce qu'elle fut aussi obéissante
et aussi humble qu'il était éclairé.
Cependant Othon fit les préparatifs de la guerre
contre les Grecs , et il en donna tous les ordres.
Mais les bruits qui en coururent jusqu'au palais
de Gonstantinople. et la marche précipitée de
quelques troupesqui se mirent en campagne avant
que les autres fussent en état, ayant fait savoir
son dessein, les deux frères empereurs se prépa-
rèrent plus diligemment que lui ; et comme ils se
virent trop tôt prêts pour se défendre, la pensée
leur vint d'employer leurs forces à attaquer et à
prévenir Othon. Le déshonneur et le déplaisir que
leur empire avait nouvellement reçus par la perte
du royaume de la Fouille, leur cuisant encore, ce
fut de ce côté-là qu'ils jetèrent les yeux, et qu'ils
résolurent de se venger de la rupture de la paix.
HISTOIRE d'adÉLAÏS. 363
Ils mirent, sur mer une puissante armée, 'et vin-
rent inopinément aborder en Galabre, avec des-
sein de reprendre tout ce qu'Othon-le-Grand y
avait usurpé sur eux.
Othon-le-Jeune, averti de l'arrivée des Grecs,
vit au même instant ses desseins ruinés et ses es-
pérances détruites. La nécessité l'obligea d'aban-
donner cette grande entreprise, et de la laisser
tomber pour courir à ce qui était le plus pressé.
Il fallut rappeler en diligence les troupes qui s'é-
taient avancées du côté de la Grèce, bâter les au-
tres qu'il attendait , ramasser toutes les forces de
l'empire, et les mener en Italie pour repousser le
danger.
Sa femme , plus intéressée que lui-même dans
ce raalbeur, voulut le suivre ; l'un et l'autre ou-
blièrent qu'il fallait porter une grande modération
et beaucoup de lumières dans la multitude et dans
la confusion de tant d'affaires dangereuses.
Ils s'en allèrent avec un esprit rempli de fureur
et de baine contre les Italiens, croyant que les li-
gues qu'ils avaient formées dans plusieurs provin-
ces, avaient inspiré aux Grecs la pensée et la té-
mérité d'entreprendre un coup si bardi : de sorte
que, sans se donner le loisir d'écouler les conseils
de la prudence politique, et de différer à un temps
plus opportun la punition des coupables , ils
résolurent de commencer leurs exploits de guerre
par la vengeance , et d'aiguiser leurs armes en les
trempant dans le sang de leurs sujets et de leurs
amis. Ils dissimulèrent toutefois ce dessein tragique
durant leur voyage, et ils allèrent jusqu'à Rome
sans se déclarer.
On les y rcv^ut avec de grandes démonstrations
d'allégresse et de fidélité. Toutes les villes envoyè-
rent leurs députés afin de renouveler leurs ser-
ments d'obcibsaiice, et d'offrir tout ce qui dépen-
2 7.
364 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
liait de leur pouvoir pour la guerre contre les
Grecs. Une infinité de seigneurs y vinrent aussi,
et chacun conspira sincèrement à effacer de leurs
âmes le souvenir de ce qui s'était passé et le
soupçon de ce qu'ils pouvaient craindre.
Othon et Théophanie firent de leur part beau-
coup de cérémonies, reçurent avec accueil tous
ceux qui se présentèrent, embrassèrent les plus
coupables, et tâchèrent d'éloigner les défiances par
toutes les douceurs de visage et de paroles qu'il
leur fut possible.
On se fiait à ces fausses caresses , et on ne pen-
sait plus qu'à partir dans une parfaite union de
volontés et de forces, lorsqu'Othon, poussé par
d'autres conseils que par ceux de son aimable
mère, sous prétexte de vouloir, avant son départ,
renchérir sur les témoignages d'amitié qu'il avait
reçus , invita à un festin public tous les princes ,
les seigneurs et les députés des villes qui se trou-
vèrent à Rome , et qui reçurent cette invitation
comme un grand honneur. Ils ne manquèrent pas
de s'assembler au jour assigné, et ils se mirent à
table avec résolution de noyer dans le vin tout ce
qui leur restait d'inquiétude et de crainte.
Mais au milieu du premier service, lorsque la
belle humeur et la joie commençaient à s'épanouir,
on entendit inopinément le son terrible d'une
trompette, avec la voix d'un héraut , qui com-
manda à toute la compagnie, de la part de l'em-
pereur , sous peine de mort, de ne point parler,
ni remuer tandis que ses officiers exécuteraient ce
qu'il avait ordonné et ce qui allait paraître.
Au même instant, on vit entrer un régiment
d'hommes armés , et accompagnés de bourreaux,
qui s'arrangèrent et qui remplirent la salle , tan-
dis que d'autres remplirent la cour et environnè-
rent tout le palais. C'était là un triste appareil de
HISTOIRE d'adÉLAÏS. 365
festin et un affreux spectacle pour des conviés.
Mais la fuite fut Lien plus funeste. Durant la pro-
fond silence que rétonnement et l'effroi firent
faire, le nicme héraut, déployant un papier, lut
les noms de ceux qui élaient accusés d'avoir con-
tribué au soulèvement de leurs villes et de leurs
provinces; et puis, les ayant déclarés coupables du
crime de lèse-majesté, prononça contre eux un
arrêt de condamnation à mort. A l'heure même ,
tous les autres demeurant immobiles et sans pa-
role, on alla tirer ceux-là de leurs places, et au
bout de la table du festin, à la vue de tant de
spectateurs et d'amis épouvantés, on les égorgea
les uns après les autres, et Ton remplit de sang et
de meurtres tout ce lieu sacré par l'amour et par
la fidélité qui les y avait assemblés.
La plus horrible inhumanité fut que , l'exécu-
tion étant faite, Othon commanda à ceux qui vi-
vaient encore de demeurer à table, et d'achever
le festin avec le même visage et la même joie qu'ils
avaient auparavant , voulant qu'ils continuassent
de se divertir et de rire connue si rien ue fiit ar-
rivé. Il fallut prendre cette joie baibare , et rire
inhumainement parmi tant de meurtres et tant de
tristes spectacles ! Les cœurs étaient glacés d'hor-
reur, etThéophanie, dont la vue rappelait en leur
mémoire l'absence de l'incomparable Adélaïs , (it
sortir de ces âmes affligées une infinité de soupirs
que cette Médée n'entendit pas, mais que le ciel
entendit de loin , et qui attirèrent bientôt sur son
mari la vengeance que cette action méritait.
Il alla lui-mênie la cherrher, en achevant son
voyage, et marchant en la Fouille, qui devait être
le théâtre de la guerre. Son armée était de beau-
coup plus forte et plus nombreuse que celle des
Grecs, et Dieu permit que, dans les premiers
combats et en plusieurs petites renconUes , il eût
366 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
(lu succès. Mais quand il fallut livrer la bataille gé-
nérale en la journée de Bazantelle , les légions de
Rome et de Bénévent , qui faisaient la meilleure
partie de l'armée d'Othoh , choisies de Dieu pour
venger le sang de leurs citoyens , se souvinrent de
son festin cruel , et lui en préparèrent un autre
qui ne fut pas moins inespéré. Elles se retirèrent,
et disparurent lorsque le combat commençait. Les
autres qui voulurent être fidèles à cet empereur ,
furent bientôt mis en désordre et taillés en piè-
ces. Les Grecs firent un massacre qui fut le plus
effroyable qu'on eût vu depuis longtemps dans
l'Italie. Il y eut des princes sans nombre , des sei-
gneurs, des évêques et des abbés de la suite d'O-
lhon,qui demeurèrent sur la place, et il fut pres-
que seul entre les personnes de qualité qui se sauva
de l'épée de l'ennemi.
Ce misérable prince prit la fuite du côté de la
mer , et alla confier sa vie à des pêcheurs , les
suppliant de le recevoir dans leur barque , et de le
porter où ils pourraient. Ils le reçurent sans le
connaître d'abord , mais il ne put pas être long-
temps inconnu : les traits de son visage le décla-
rèrent bientôt; et comme la haine qu'on portait à
sa trahison s'était répandue sur le rivage de la
mer et jusqu'aux dernières extrémités de l'empire,
ces gens de marine délibérèrent de le jeter dans
l'eau. Il se sauva , en les prévenant et en s'y je-
tant lui-même , et tâcha de traverser à la nage ce
qui restait de mer jusqu'au bord.
Tandis qu'il nageait, des pirates, fortuitement
survenus, sans savoir qui il était, accoururent, et
se saisirent de lui connue d'un prisonnier. Son
bonheur voulut qu'ils l'emmenassent en un port, et
(jue Théophanie, qui le faisait chercher avec une
extrême inquiétude , entendît enfin de ses nou-
HISTOIRE d'adélaïs. 36j
velles , car elle envoya aussitôt traiter avec ces
pirates , et leur fit offrir une grande somme d'ar-
gent pour le racheter.
L'argent leur donna quelque soupçon de sa qua-
lité ; mais comme ils se jetèrent avidement sur
les partages, et que l'avarice emporta leurs cœurs
et détourna leurs yeux, Othon, qui ne voulait pas
leur donner le loisir de le. considérer davantage,
voyant un de leurs chevaux en état de le recevoir,
se lança dessus , et bride abattue, il alla trouver
Théophanie en je ne sais quelle forteresse, et res-
pirer auprès d'elle de tant de fatigues, ou plutôt,
y pleurer et s'y désespérer de tant d'afflictions et
de tant de pertes.
Il perdit tout ce que son père avait conquis sur
les Grecs, qui rentrèrent en possession de leur
royaume entier de la Fouille; et si ces Grecs, aveu-
glés par leur bonheur , sans se contenter de la
moitié de l'Italie , eussent conduit leur armée vic-
torieuse devant Rome, et de là jusqu'aux Alpes ,
ils auraient emporté tous les états d'Otlion sans
trouver aucune résistance.
La honte et le désespoir n'étouffèrent pas la
colère dans le cœur d'Othon ; elle continua d'y
brûler et d'y fumer durant quelque temps , et elle
lui fit commettre de cruelles actio:is contre ceux
qu'il accusait d'être les causes de son malheur.
Toutefois, un fils de larmes ne peut pas périr : peu
à peu la tristesse éteignit les autres passions, et
mit enfin son esprit en état de reconnaître ses fau-
tes , et d'écouter les conseils de la sagesse et de la
pénitence.
Sitôt qu'il eut les yeux ouverts , la première
chose dont il s'aperçut fut l'énorme ingratitude
qu il avait commise contre sa mère , et le mépris
funeste et honteux qu'il avait fait des avis de sa
prudence divinement éclairée.
368 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
Touclié d'une vive djouleur et d'un repentir in-
consolable, il lui dépêcha des annbassadeurs , la
conjurant de le venir trouver à Pavie, afin qu'il
pût obtenir d'elle le pardon qu'elle ne lui accor-
derait peut-être pas à la vue de ses lettres, mais
qu'elle ne lui pourrait pas refuser quand elle le ver-
rait , et quand il l'assurerait lui-même de la sincé-
rité de sa douleur.
Il écrivit aussi au roi Conrad , et le supplia de
disposer sa sœur à consentir à ses justes désirs, et
de la faire résoudre à ce voyage, qui était désormais
l'unique consolation qu'il désirait et qu'il espérait
au monde.
Adélaïs, qui goûtait dans un repos céleste les
douceurs de la vie spirituelle, et qui reconnut que
cette invitation , sous prétexte d'entrevue et d ac-
commodement, la rappelait aux distractions' et
aux affaires de la vie du monde, se trouva fort ir-
résolue ; et comme elle jugea d'ailleurs que si e Jle
refusait, les peuples pourraient donner un très-
mauvais sens à son refus , et croire que le res-
sentiment et la colère , plutôt que la dévo-
tion, la retiendraient dans la solitude, elle eut peur
d'être la cause d'un scandale. Néanmoins, parce
qu'elle craignait aussi d'affliger son cœur, et de
Tenlever d'entre les bras de Jésus-Christ pour le
reporter dans la cour, agitée de ces pensées diffé-
rentes, elle courut à son port ordinaire , et alla
consulter Saint Mayeul pour savoir de lui ce que
Dieu voulait. Elle le supplia de voirie roi son frère,
et de conférer avec lui sur les difficultés du voyage,
d'examiner les raisons de part et d'autre, et puis
de déterminer et conclure, et leur promit qu'elle
obéiraij: à leur conseil et qu'elle le suivrait sans
délibérer davantage.
Le roi et le saint homme conférèrent, et ne man-
quèrent pas de juger qu' Adélaïs devait contenter
HISTOIRE d'adélaÏs. 36g
l'empereur , le jugeant ainsi sur l'espérance qu'iU
eurent que ses conseils, mieux reçus et plus res-
pectés qu'autrefois, apporteraient du changement
en l'état, et qu'ils aideraient son fils à sortir de
l'embarras et du précipice où son aveuglement l'a-
vait jeté.
Dès qu'ils lui eurent expliqué leur sentiment,
cette obéissante et dévote dame partit aussitôt, et
quitta son paradis et ses oraisons pour aller où Dieu
l'appelait. Elle prit le chemin de Pavie, où l'em-
pereur s'était déjà rendu, selon sa parole, et où il
l'attendait avec beaucoup d'impatience et d'ennui.
Dès qu'elle entra, ce fils, plus affligé de son ingra-
titude envers elle que de ses malheurs, suivit les
mouvements de la douleur et de la honte qui le
saisirent , et se jeta à ses pieds , mettant le vi-
sage contre terre sans dire aucun mot. La sainte
dame, saisie d'une plus violente émotion, s'y jeta
aussi , et l'embrassa sur le pavé. Ils demeurèrent
quelque temps étendus au milieu de la salle, à la
vue d'un grand nombre de seigneurs, dont il n'y
eut pas un qui ne fût surpris et qui ne pleurât
avec eux.
Cette première entrevue et celte réconciliation
traitée en silence et par des soupirs , fut suivie de
longs et de fréquents entretiens, et ces entretiens
selon qu'Adélaïs l'avait prévu, produisirent un en-
£;agement indispensable de ne plus se séparer.
Elle fut obligée de demeurer à la cour, et de re-
prendre sa place dans le conseil, dont elle trouva
les affaires encore plus désespérées qu'elle ne pen-
sait. Mais Dieu donna bénédiction à sa présence et
à sa conduite, et l'empire commença à reprendre
son ancienne dignité sous le gouvernement de
cette sage princesse.
Mais Othon ne repi It pas lui-mOme sa couleur
ni sa saule. La liislcîisc qui le debsicliait^ ne put
3^0 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
pas être guérie par de petits succès ni par les en-
ireliens de sa mère. Les remèdes ne furent pas si
puissants que le souvenir de tant d'afflictions et
d'opprobres. Le mal continua de croître de jour
en jour, et enfin il lui flétrit tout le cœur et le
consuma misérablement. Il mourut l'an 988, sept
ou huit mois après sa réconciliation avec Adélaïs,
et il laissa sa succession et son empire à son fils
othon m.
Ce fut un malheur pour notre princesse que ce
jeune successeur, d'un naturel très-aimable, s'at-
tachât si fortement et si tendrement à sa personne
et à ses conseils qu'elle ne put obtenir la liberté
de sortir de la cour , ni de rendre à son cœur la
solitude.
Ce qui augmenta son déplaisir et le fit croître
jusqu'au dernier excès, ce fut de voir que la jalousie
se rallumait dans la tête de la jeune impératrice,
et qu'elle y suscitait de nouveaux désordres. En
effet, cette nouvelle reine-mère, qui avait désor-
mais plus de droitqu'elle, aussi bien que plus d'in-
clination à se mêler des affaires d'état, voyant
qu'elle cessait de parler de retraite, et se persua-
dant que les attachements de l'empereur à la pré-
sence d' Adélaïs venaient des artifices de cette dé-
vote, sans plus user des cérémonies d'un silence
et d'une froideur respectueuse, éclata hautement,.,
et fit de grands bruits contre son ambition pré-
tendue. La sainte dame faisait cependant, au pied
de la croix et auprès de son pelit-fils, tous les ef-
forts imaginables pour obtenir son congé, con-
servant toujours dans le cœur envers cette femme
emportée une affection sincère, et sur le visage^
une douceur et une modestie qui la devaient
apaiser.
Elle gouvernait sa langue avec une discrétion
merveilleuse; elle n'avancn jamais aucune j'urule
IIISTOlRIî i) ADtLAlS. ÔJl
clans les plus secrètes confidences, dont le rapport
pût donner sujet de plainte à cette ennemie dé-
clarée. Elle n'en parlait qu'avec honneur et qu'a-
vec respect. Elle ne lui parlait à elle-même qu'a-
vec douceur et avec un air de visage qui l'assu-
rait de son amour. Elle la voyait aussi souvent
qu'elle y était obligée pour l'édification de la cour
et de l'empire. Mais dès qu'elle s'apercevait que
ses visites et ses enlieiiens faisaient revenir dans
ce cœur indisposé les accès de sa colère, elle se
taisait, ou elle se retirait à l'heure même pour
prévenir les fautes en éloignant l'occasion. Celle
sage et judicieuse conduite était le plus grand mo-
tif des emportements de Tliéophanie, qui se fâ-
chait que son aversion paraissait criminelle , et
que tant de vertus admirables l'accusaient d'in-
justice et publiaient sa mauvaise humeur pai-
toute l'Europe. Elle eût désiré qu'elle eût éclal('
comme elle, et que, par une impatience fougueuse
ou par des plaintes inconsidérées, elle eût suspendu
les jugements et rendu le procès indécis.
Néanmoins, quoi qu'elle fît, Adélaïs se taisait
et était constante à souffrir. Olhon se tenait atta-
ché à son dessein de la retenir cl de l'aimer. Les
courtisans se plaisaient à la louer devant Tliéo-
phanie, et les bruits de la réputation qu'elle avait
parmi le peuple retentissaient jusqu'à ses oreilles.
Enfin, la jalousie, le caprice, l'opiniâtreté, la tris-
tesse et la fureur tournèrent l'esprit de cette da-
me, et la portèrent juscpi'à prononcer un jour té-
mérairement ces paroles : Si Je vis encore une an-
lice y dil-elle, il iiy aura pins pour lors d'j4 délais
au monde; ou si elle y était encore , tout Vespace
de son empire ne serait pas plus large (pie sa
main .
11 fallut que Dieu inème terminât ces différends
cl qu'il ap['elàt à soi Tliéophanie. Cette impcia-
Sja HISTOIRE d'adélaÏs.
trice mourut avant que l'année fiit achevée , et
elle n'eut plus elle-même d'autre empire ni d'au-
tre grandeur que celle qui reste aux rois dans les
tombeaux. Adélaïs vécut, et demeura maîtresse
el reine de toutes les provinces où son fils régnait.
L'aimable princesse ne triompha pas de cette
victoire; elle en pleura amèrement, et elle rendit
à sa mémoire tous les honneurs qu'on pouvait at-
tendre de son incomparable charité.
Mais l'absence d'une rivale si fâcheuse ne di-
minua pas le désir qu'elle avait de la retraite : Adé-
laïs continua d'agir fortement , et d'employer
tout le crédit qu'elle avait auprès de l'empereur
pour obtenir la liberté de retourner à sa solitude,
et de ne plus penser qu'à Dieu.
Othon y consentit sans y penser, en permettant
qu'elle s'absentât souvent des affaires , et qu'elle
l'aidât, par cette sage industrie, à contracter peu à
peu riiabitude de se passer de ses conseils et de
ses eniretiens. Elle en vint d'autant plus aisément
à bout qu'elle eut l'adresse d'introduire dans le
cabinet des personnes d'esprit et de piété , qui
rendirent son absence plus supportable et moins
dangereuse.
Quand elle se vit hors de la cour, et qu'elle
eut enfin la liberté entière de suivre ses inclina-
tions, elle s'attacha particulièrement à quatre cho-
ses qu'elle sentait lui être inspirées de Dieu, et
consacra ce qui lui restait de force et de vie pour
les accomplir parfaitement. La première fut de
vaquer à la contemplation , et d'employer plu-
sieurs heures de chaque jour aux exercices de cette
vie délicieuse et céleste ; la seconde, de prendre
soin des pauvres, et de soulager et servir tous les
misérables du pays ; la troisième , de faire des pè-
lerinages, et d'aller visiter les sépulcres des rpar-
HISTOIRE d'adÉLAÏS. 3^3
lyrs; et enfin la quatrième, de bâtir des églises et
des monastères.
Ce qui doit surprendre le lecteur , c'est qu'en
chacune de ces bonnes œuvres différentes, si com-
munes aux autres Saints , Adélaïs a eu quelque
chose de particulier qui la rend particulièrement
aimable et digne d'être admirée.
Car pour ce qui regarde les bâtiments, c'est une
singularité de zèle et de magnificence bien remar-
quable , qu'en reconnaissance des obligations
qu'elle avait à Dieu pour les prospérités tempo-
relles dont il l'avait favorisée , elle voulut bâtir
autant d'églises ou de monastères qu'il y avait de
royaumes dans les terres que son mari, son fils et
son petit-fils , empereurs, avaient possédées du-
rant sa vie. L'empire était pour lors de grande
étendue, et elle s'engagea à une entreprise où il
fallut beaucoup de courage. Elle en sortit néan-
moins heureusement, et entre ce nombre incroya-
ble de monastères dont elle fut la fondatrice, il y
en eut trois fort renommés en ce temps-là : le
premier fut en Bourgogne, en un lieu appelé Am-
bierte, en l'honneur de Notre-Dame, où Berthe,
sa mère, fut enterrée, et dont Saint Mayeul eut le
gouvernement. Le second en Italie , en l'honneur
du Fils de Dieu , sous le titre de Saint-Sauveur.
Le troisième et le principal en Allemagne, sur le
Rhin, en un lieu appelé Shele, assez près de Stras-
bourg, en l'honneur de Saint Pierre, qu'elle dota
de grands revenus, et qu'elle enrichit d'une infi-
nité de magnifiques présents, y faisant porter ce
qu'elle trouva de plus rare et de plus précieux
dans ses trésors.
Pour ce qui est de ses pèlerinages et de ses vi-
sites de martyrs, comme son âge ne lui permit pas
de les faire en des terres éloignées, elle ne les fit
que dans l'enceinte de la Bourgogne, et des pro-
3'74 HISTOIRE I) ABELAIS.
vinces voisines, et elle choisit les lieux qui étaient
alors la dévotion publique et commune de l'Eu-
rope. Son premier voyage fut au sépulcre de Saint
Maurice, et à la magnifique église qui lui a été dé-
diée dans le Chablais , à l'endroit où ce généreux
capitaine et sa légion de Théhains endurèrent la
mort, et où leurs reliques sont encore conservées
et révérées de tous les peuples chrétiens. De là elle
fut à Genève visiter l'église de Saint-Yictor , en-
suite à Lausanne , celle de Notre-Dame , et puis à
quantité d'autres, parcourant ces lieux de sain-
teté avec une ferveur exemplaire, et laissant en
chaque station deux profits de sa visite: l'un, l'édi-
fication de son incomparable sainteté, lorsqu'on
voyait que ces courses n'étaient pas des promena-
des d'un esprit impatient et ennuyé, mais des
mouvements de son amour divin, qui cherchait
des endroits propres à son repos , et qui de cha-
que église faisait une solitude pour vaquer à la
contemplation et pour s'entretenir avec Dieu.
Elle s'y arrêtait durant quelques semaines, et elle
y passait durant le jour et durant la nuit de lon-
gues heures en de perpétuelles oraisons qui rele-
vaient jusqu'à l'extase, et qui faisaient bien con-
naître qu'en marchant sur la terre , elle cherchait
et trouvait le paradis. L'autre profit était les of-
frandes qu'elle faisait aux autels : elle ne sortait
d'aucune église qu'elle n'y laissât quelque présent
digne de sa libéralité et de sa s^randeur imoériale.
Ce qu'elle fit à celle de Saint-Martin est singulier,
et a je ne sais quel caractère d'une simplicité vrai-
ment divine. Sachant qu'après son départ, cette
église avait été brûlée, et qu'on se disposait à la
rebâtir, elle y contribua d'une grande somme d'ar-
gent et de (juantité de meubles et d'ornements
souipiueux; Mais entre autres choses, elle fit cou-
per en deux le manteau impérial de l'empereur
HISTOIRE d'adélaïs. 3j5
OthoD, son pelit-fils, pour qui elle avait encore des
tendresses plus que maternelles, et prenant une
de ces moitiés, elle la mit entre les mains d'un re-
ligieux de Cluny , pour le porter en cette église
comme un parement d'autel , et pour l'offrir à
Saint Martin de sa part en ces mêmes termes :
Euêque de Jésus-Christ , receliez les petits pré^
sentsque vous ein>oie Adèldis, la servante des ser^
uiteurs, pécheresse par elle-même , et impératrice
parla volonté de Dieu. Recevez la moitié du man-
teau de mon cher et unique Othon^ et priez pour sa
])rospéri té celui à qui autrefois y en la personne d un
pauvre, vous avez donné la moitié du vôtre.
Les aumônes de celte veuve charitable ont eu
aussi beaucoup de rares singularités. Elle ne con-
nut aucun monastère , et elle n'entendit parler
d'aucun religieux aux environs des pays où elle se
trouva, à qui elle n'envoyât des charités et des
présents de sa dévotion. Elle ne vit jamais aucun
mendiant à qui elle ne fît des aumônes avec quel-
ques paroles de consolation. Quand elle arrivait
en quelque ville ou quelque village, avant que d'y
rien faire, et même avant que d'y prendre du re-
jM)s et se délasser de la fatigue du chemin , elle
faisait appeler tous les pauvres , et les ayant as-
send)lés, elle leur distribuait elle-même ses libé-
ralités de sa propre nniin. Il arriva néanmoins un
jour (ju'étant trop lasse, elle confia son argent à
un religieux, et elle le pria d'en faire la distribu-
tion à une grande nmliitude de misérables qui
étaient accourus. Le bon religieux sentit de lin-
quiétude dès qu'il comn)ença à disperser la somme,
parce que d'abord il s aperçut que le nombre des
pauvres était plus grand que celui des pièces de
monnaie qu'il avait entre les mains. Mais son in-
quiétude se changer, bientôt en admiialion, quand
3^6 HISTOIRE B^ADÉLAÏS.
il vit que les pièces s'étaient miraculeusement
multipliées, et que le compte était exact.
Je ne puis rien dire de ses oraisons , d'autant
que personne ne peut parler de l'oraison des Saints,
non pas eux-mêmes, qui, au retour de leurs vraies
extases et de leurs contemplations conduites par
le seul amour, ne peuvent dire autre chose ni
apporter aux hommes d'autres nouvelles , sinon
que Dieu est grand et qu'il est aimable : Cognoul
quia magnus Dominas. De façon que ceux qui se
souviennent des circonstances et de la manière
dont ils ont parlé, et dont ils sont unis à cet objet,
dans lequel l'on s'oublie de tout, et de soi-même,
et de sa propre union, pour ne penser qu'à l'ob-
jet seul, d'ordinaire ne lui ont point parlé, et ne
savent ce que c'est que contemplation et extase.
Ceux qui le savent et qui l'éprouvent en vérité
n'en peuvent rien écrire , si Dieu même ne leur
dicte leurs livres , comme il a fait à quantité de
Saints et de Saintes, et s'il ne leur révèle l'histoire
de leur conversation intérieure. En un mot, les
oraisons d'Adélaïs étaient continuelles en ce temps-
là qu'elle était éloignée de la cour , de sorte que,
parmi les travaux de ses voyages et les soins et
distractions de sa vie active et humaine, elle me-
nait intérieurement une vie de séraphin.
Durant ses courses , elle ne pouvait se passer
d'oraison, parce qu'elle ne pouvait se passer d'ai-
mer. Ce cœur généreux depuis son enfance eut
toujours quelque o!)jet auquel il s'attachait forte-
ment et innocemment. Eu chaque âge. Dieu fut
toujours le pruicipe et la Im de ses actions ; mais
en ses dernières années , lui seul fui son tout et
son unique amour. Néanmoins , la tendresse de
ses reconnaissances et de ses soins s'étendit jus-
que sur les directeurs qui l'aidaient à jouir par-
fiiilement et sûieiuent des enlrelicus de son épou^
HISTOIRE d'adÉLAÏS. Z'JJ
(Jurant ses contemplations extatiques. Elle eut
quatre de ces directeurs d'oraison les uns après
les autres, tous quatre Saints et canonisés, qu'elle
lionora par la confiance parfaite qu'elle eut en
leurs conseils, et qu'elle aima sincèrement avec
des bontés filiales. Elle avait sujet de le faire,
parce qu'elle les choisissait très-bien. Les régies
de son choix n'étaient que l'inspiration de Dieu,
qui, par de saintes inclinations précédées de l'es-
time générale que l'Eglise avait de leur mérite et
de leur sagesse, lui faisait connaître ceux qui lui
étaient propres.
Elle savait que nous, qui avons ici-bas des com-
mandants en toutes choses et des maîtres de no-
tre liberté, n'en avons point en ce qui regarde la
conscience, qui n'a jamais dépendu d'aucun pou-
voir humain , et qui n'appartient qu'aux person-
nes que Dieu nous choisit, ou que nous choisis-
sons par les secrètes inspirations de notre cœur.
Le premier des directeurs d'Adélaïs fut Saint
Mayeul, abbé de Cluny, qui lui rendit de grandes
assistances durant qu'elle fut bannie de la cour;
le second futVanglon, évêque, qui vécut en grande
réputation de doctrine et de sainteté. Elle eut
pour celui-ci quelque chose de particulier ; au
moins il lui arriva, à son occasion, lorsqu'elle ap-
prit la nouvelle de sa mort, un accident bien re-
marquable, ou une extase, dans l'église de Saint-
Maurice, et aux yeux du peuple qui y était as-
semblé. Tandis qu'elle priait Dieu, retirée en un
coin de cette église, et qu'elle était profondément
attentive à sa méditation , un courrier venu à la
liàte d'Italie s'approcha d'elle , et lui donna des
lettres qui l'avertissaient que ce grand personnage
était mort à Rome. A la vue de cette triste nou-
velle, le premier mouvement qu'eut la princesse
lut d'appeler un gentilhomme de sa suite , et de
378 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
le supplier d'une voix tranquille et douce de faire
quelque dévotion pour le repos de l'évêque. Mais
aussitôt, la tristesse lui serrant le cœur, et l'amour
divin, intéressé à la perte de ce grand homme,
élevant son âme, elle souffrit une défaillance qui
était composée d'évanouissement et d'extase. En
cet état , ne sachant plus ce qu'elle faisait ni ce
qu'elle disait, elle dit ce que voulut l'amour. Les
bras étendus, versant des torrents de larmes, elle
s'écria à haute voix : O Dieu des siècles , qui me
voyez priifée de toutes les consolations qui me res^
taient en cette -vie , présentez-moi votre main , et
consolez mon esprit selon la vérité de vos paroles»
Ayant dit cela , elle tomba sur le visage , et
demeura quelque temps étendue sur le pavé ,
sans qu'on vît aucune marque de vie, sinon par
les larmes qui continuèrent de couler en abon-
dance.
Cette faiblesse ne dura pas^ et elle ne laissa dans
les esprits qu'un accroissement d'estime et de vé-
nération , comme c'était pour elle un accroisse-
ment de mérites, puisqu'elle ne venait que de la
charité surnaturelle.
Le troisième directeur d'Adélaïs fut Saint Ecce-
Magne , abbé du fameux monastère de Shele,
qu'elle avait fait bâtir.
Le dernier fut Saint Odilon, qui reçut d'elle des
respects pour sa personne, et pour son abbaye,
des libéralités extraordinaires , et qui eut sujet de
témoigner sa reconnaissance à la postérité par l'é-
crit qu'il a composé sur ses actions royales et chré-
tiennes.
Ce fut vers ce temps qu'elle commença d'écou-
ter ce saint personnage , et qu'elle lui confia la
conduite de sa conscience, qu'arriva dans la cour
impériale cette triste et lugubre histoire qu'on a
HISTOIRE d'adÉLA-ÏS. 879
vue si souvent sur les théâtres, et dont je ne puis
me dispenser de dire un mot, puisque la sagesse
d'Adélaïs y parut avec d'autant plus d éclat (jue
l'imprudence des autres y fit de plus grandes fau-
tes, et qu'elle s'y rendit plus coupable.
Othon III avait épousé Marie, fille du roi
d'Aragon: Cette princesse n'était pas des plus
dévotes ni des plus discrètes ; elle avait même en
ses conversations des légèretés et des immodesties
qui déplaisaient fort à Adélaïs, et qui l'obligèrent
de lui faire souvent des remontrances sérieuses
et de lui parler sévèrement. La jeune dame ne
s'en plaignait pas. Elle écoutait avec respect ce
que cette auguste impératrice jugeait à propos de
lui dire, mais elle s'oubliait de ses conseils dès
qu'elle ne la voyait plus , et continuait de vivre
selon les lois de son humeur volage et hardie.
Le malheur voulut, au temps qu'Adélaïs était
absente, que la jeune princesse jelàtindiscrèlement
les yeux sur un seigneur de la cour qui lui plut ,
et qu'elle n'eût pas la force de fermer son cœur à
la flamme et à la mort qui venaient d'entrer par
ses yeux. Elle n'eut point d'autre soin que de
conmiuniquer son mal au gentilhomme, et de ta-
cher de lui plaire. Elle croyait d'abord que c'était
nssez de le regarder, et qu'il suffisait à une impé-
ratrice, pour être ardemment aimée, d'avertir par
ses regards qu'elle permettait qu'on l'aimât. iMais
le gentilhomme, chnste et retenu, ne comprit pas
sitôt ce qu'elle voulait dire. Elle continua durant
([uelque temps à faire tout ce qu'elle put pour lui
découvrir son feu, et pour lui marquer qu'il pou-
vait prendre la liberté de l'aimer et de lui parler
confidemment. Elle en fit tant que ce seigneur
connut enfin ses pensées. Mais il fut sage, et pa-
rut toujours devant elle comme un homme qui ne
savait rien ; de sorte que la misérable dame fut
38o HISTOIRE d'adÉLAÏS.
enfin contrainte, par la violence de sa passion, de
s'exprimer d'une manière qui fit rougir le gentil-
homme, et qui l'embarrassa fort, voulant donner
des sens honnêtes aux paroles de la princesse.
Mais elle était trop résolue à se faire entendre
pour lui laisser le pouvoir de contrefaire heu-
reusement une si louable ignorance. Il ne put
néanmoins confesser autrement que par la rou-
geur de son visage qu'il l'entendait bien, ni lui
déclarer son refus que par un silence respectueux.
Elle employa, pour le faire parler et pour le fléchir,
les promesses, les prières , les larmes et les sou-
pirs les plus tendres ; et comme elle fut assez har-
die pour en venir enfin à la force, et qu'elle vou-
lut emporter son consentement par des caresses
violentes, le gentilhomme vit bien qu'il était dan-
gereux! de combattre davantage : il se défit d'en-
tre ses bras, et prit la fuite sans rien dire.
La honte d'avoir fait connaître inutilement son
opprobre, la colère d'avoir été refusée , la tristesse,
la haine, le désespoir, et toute les fureurs d'un
amour irrité, entrèrent soudainement dans le cœur
de cette Phèdre infortunée , et lui firent chercher
les moyens de se venger et de perdre son Hippo-
lyte. Après beaucoup d'agitations et d'irrésolu-
tions , le dessein auquel elle s'arrêta fut d'aller
faire la désespérée devant l'empereur , son mari,
et d'accuser le Comte d'avoir attenté à son hon-
neur. Elle fit ses plaintes d'une manière si tou-
chante, et avec tant de sanglots et tant de lar-
mes que l'empereur ne délibéra pas pour la con-
soler, et pour se venger soi-même, de lui pro-
mettre que le Comte périrait. Et en effet, sans at-
tendre davantage, il envoya chez lui , avec ordre
qu'on se saisît de sa personne et qu'on le menât
en prison.
La nouvelle de cet emprisonnement se répandit
HISTOIRE d'aDÉLAÏS. 38 1
aussitôt à la cour , mais on n'en sut pas le sujet.
La chose demeura secrète entre l'empereur et l'im-
pératrice. Les autres devinèrent, ou soupçonnèrent
comme ils purent ; et ils y furent d'autant plus em-
pêchés qu'il ne paraissait nullement que ce sage
gentilhomme se fût à ce point oublié de son devoir.
Otlîon, qui ne pouvait avoir dans l'esprit une
affaire de cette importance sans la communiquer
à Adélaïs, lui écrivit, et lui raconta ce qui s'était
passé de la façon qu'il l'avait appris de sa femme ,
la suppliant de lui déclarer ses sentiments là-des-
sus , et lui confessant que les siens étaient de
mettre au plus tôt le Comte entre les mains des ju-
ges , et de faire éclater son ressentiment par une
punition exemplaire.
Adélaïs , toujours discrète et admirablement
éclairée, lui répondit : Que le malheur arrÈlté dans
sa maisoji était du nombre de ceux qui nont point
d'autre remède que le sile?iee ; qu il serait mes-
séant à l impératrice que Ion connût quun courti-
San l'aurait prise pour une personne capable d'être
sollicitée ; quelle était louable de s'être défendue
courageusement y et excusable de H avoir dit à son
mari, mais que ce ne serait pas un signe aimanta-
geux de vouloir quon le dit au peuple , et que tout
l'empire Jût averti quelle eût combattu. Quune
dame comme elle , 'véritablement fidèle et chaste,
doit se contenter de l'être sans dire mot , que c'est
assez pour elle que Dieu le sache , et que les au-
tres qui vont publier des nouvelles de cette sorte ,
et raconter aux compagnies les histoires de leur
courage et de leur fidélité , ne passent pas cl ordi-
naire pour être aussi sévères et aussi chastes que
celles qui ne se vantent de rien. Elle ajouta quelle
confessait que V attentat sur l'honneur d'une im-
pératrice était un crime impardonnable , mais
quelle le priait de considérer que lorsqu'il est se-
382 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
cret et qu-e la dame n a point d'autre témoin
quelle seule , ni d autre preuve que sa parole ,
c'était une très-dangereuse témérité que d en par"
1er, principalement quand on accuse un homme
qui passe pour un des plus sages et des plus mo-
destes de la cour , et que personne na jamais ac-
cusé d aucune faute . Quelle lui conseillait dou-
i^rir la prison au criminel^ at^ec oindre de sortir in-
continent de la cour , et de n y paraître jamais ; et
puis, d'aueitir sa jemme dêtre assez modeste et
sérieuse pour empêcher que jamais aucun homme
ne fût si hardi que d avoir de ces sortes de pen-
sées y et de lui parler ou de la regarder sans res-
pect,
Othon remercia sa mère, mais il fit ce que vou°
lut sa colère aveugle : il publia l'affaire, et voulut
que lenijuges s'en mêlassent. Il mit le gentilhom-
me entre leurs mains, et leur commanda de ren-
dre justice à la maison impériale et à tout l'empire.
On interrogea le criminel prétendu ; mais com-
me la voix de la calomnie eut plus de force que
celle de l'innocence, l'innocent fut condamné, et
conduit enfin sur un échafaud, où on lui coupa la
tête. Son sang répandu parla mieux que lui, et fit
retentir jusqu'au ciel des cris que la justice divine
écouta ; elle prit connaissance de ce qui avait été
fait sur la terre, et ne voulut pas qu'une si abomi-
nable trahison fût impunie.
Le Comte était marié à une dame qui valait
beaucoup, qui connaissait parfaitement la vertu
de son mari , et qui même avait su certainement
quelque chose de l'amour de l'impératrice. Elle
était absente tandis qu'on jouait cette funeste tra-
gédie à Modène , où la cour demeurait alors , et
elle y accourut aussitôt. Son premier soin fut d'al-
ler chercher et demander la tête de son mari ,
qu'on ne put lui refuser. Il n'était pas temps
I
HISTOIRE D ADELAIS. .>0.5
de pleurer sur cette tête précieuse, ni de fiiiie des
cérémonies de deuil et de douleur. Instruite par
son courage et par une inspiration divine de ce
qu'elle devait faire en une telle occasion , lorsque
l'empereur était sur son irone environné des prin-
cipaux seigneurs de l'empire, et que, selon sa cou-
tume, il écoutait les remontrances des personnes
opprimées , et satisfaisait à leurs plaintes , elle
alla paraître devant cette auguste compagnie, et
dès qu'elle entra , elle éleva la voix et cria : Jus-
tice!— Contre qui, dit l'empereur? — Contre cous-
même , repartit-elle. — De quoi ni'accusez-pous,
repartit le prince? La dame, tirant de dessous sa
robe la tète de son mari et la jetant au milieu
de la place : Koilà^ dit-elle , ce qui vous accuse;
cest la tête du Comte que vous avez j ait mourir
injustement , et qui vous demande ce (fie le ciel
'VOUS ordonne : que vous punissiez l auteur de sa
mort.
Comme elle savait bien que le point de l'affaire
était de convaincre l'empereur et toute l'assemblée
que son mari avait été injustement et téméraire-
ment condamné , elle ajouta qu elle ne manquait
pas de preuves ni de témoignages ; rjue ce serait
Dieu qui serait son témoin en cette cause ^ et qui
justifierait r innocence et jerait connaître la vérité
par le feu. Elle avait donné ordre qu'on lui tînt
prêt un fer tout rouge et brûlant ; elle se le fit ap-
porter , et aussitôt après avoir prononcé ces pa-
roles : Dieu est témoin qu'il est aussi vrai que
mon mari nest point coupable du crime pour le-
quel on Vajait mourir qu il est vrai que le jeu ne
me nuira pas. A la vue de cette grande assemblée,
elle alla tirer le fer du milieu des charbons où il
était , l'empoigna et le serra de sa main , le tint
et le porta durant quelque temps, et puis, mon-
trant sa main à la compagnie , elle fit voir qu'elle ^
384 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
était dans le même état qu'auparavant, sans bles-
sure, sans noirceur, et sans aucune marque qu'elle
eût été touchée par le feu.
L'étonnement de la compagnie fut extrême et
le silence profond, tous s'entre-regardant sans rien
dire. L'empereur, plus surpris et plus intéressé que
personne, rompit le silence, et demanda à la
Comtesse ce qu'elle désirait qu'il fît. La repartie
de cette Dame généreuse l'étonna plus que le reste:
Que "VOUS manque-t'il , S Empereur , répondit-
elle ? P^ollà le témoin , qui est Dieu et qui vient
de vous parler. Voila des juges sur vos tribunaux.
Voilà le crime deuant vos yeux et au milieu de
la chambre. Voilà le coupable sur le trône ou
vous êtes y et i^oilà Vépée de la justice à votre
côté,
L'err^ereur, qui avait des bontés qui allaient
quelquefois jusqu'à l'excès, délibéra sérieusement
avec son conseil s'il ne fallait pas apaiser Dieu
par sa propre mort , et répandre son sang pour sa-
tisfaire au sang répandu. Il parla d'une manière
qui fit juger qu'il y était sincèrement résolu : de
sorte que ces Messieurs furent obligés de lui re-
présenter que l'affaire était d'importance, et qu'il
devait prendre le loisir d'y penser et de bien
connaître ce que voulait la justice. Pendant qu'on
délibérait , les juges, les conseillers et les amis ne
manquèrent pas de lui remontrer que l'impéra-
trice seule était coupable, et que, s'il fallait punir
quelqu'un, elle seule devait être punie , et que
c'était son sang que la voix de Dieu demandait.
Othon écrivit à Adélaïs, et voulut savoir son avis,
avec dessein d'en mieux profiter que de l'autre
qu'elle lui avait donné. La sainte princesse pleura
amèrement sur la lettre , et elle eut la pensée de ne
point lui envoyer d'autre réponse que cette lettre
trempée de ses larmes. Néanmoins, elle jugea à
HISTOIRE d'adÉLAÏS. 385
propos d'exposer encore son conseil au liasartl
d'être méprisé, et elle écrivit ces deux ou trois
paroles, dignes de sa prudence et de la douceur
de son esprit: Qiiil lui semblait qu on pouvait sn-
tisjaire a Injustice dii^ine et humaine ai^ec moins
de bruit et moins de scandale ; que ce serait un
étrange opprobre pour l'empire que tout iuni^
i^ers vît l impératrice sur un échafaud ou sur un
bûcher^ et qu'elle y portât écrit sur son front quelle
était une impudique^ une calomniatrice, une meur-
trière et une adultère ; qu'elle le conjurait de con-
férer avec Dieu là-dessus , et de trouver les moyens
de contenter le ciel et sa conscience , sans flétrir
rhonneur de la maison impériale et de toute sa
postérité par une si honteuse infamie.
Otlion loua la bonté et la charité de sa mère,
mais il ne laissa point de passer outre ; il, crut que
son devoir ne lui permettait pas de rechercher en
ceci des expédients, ni de rien accorder à l'indul-
gence et à la compassion. Il fit ce qu'on n'avait
point vu dans les siècles précédents , et ce que les
siècles du temps à venir ne verront peut-être ja-
mais. Sa femme , la maîtresse et la première prin-
cesse du monde, par un arrêt effroyable, fut con-
damnée à être brûlée publiquement , et l'arrêt fut
exécuté.
Cette impératrice infortunée , par le mépris
qu'elle fit des conseils d'Adélaïs, se jeta dans l'a-
bîme de malheurs le plus affreux où puisse se
trouverune princesse. Son mari eût été mis au nom-
bre des plus sages et des plus heureux empereurs,
s'il eût voulu suivre , en cette funeste occasion, la
coutume qu'il avait jusqu'alors religieusement ob-
servée, et se conduire par les înaximes qu'il lirait
des exemples et des discours d'Adélaïs. Sa précipi-
tation à condamner le Comte, malgré les avis de son
incomparable mère, l'engagea dans la déplorable et
385 HISTOIRE d'adÉLA.ÏS.
malheureuse nécessité d'envoyer sa femme sur un
bûcher, et de h\isser cette éternelle et honteuse
tache à sa mémoire. Il fut le fils d'un père qui sera
blâmé et méprisé de tous les siècles, pour les ac-
tions qu'il fit contre les sentiments d'Adélaïs.
Othon-le-Grand est au rang des premiers hommes,
et des plus glorieux monarques qui aient paru dans
le monde , parce qu'il ne fit et qu'il ne pensa rien
qu'il ne communiquât à cette chère moitié de son
cœur. Lothaire,son premier mari, retrouva sa cou-
ronne en suivant sa femme , qui le ramena sur le
trône avec un courage héroïque, par des voies
bien dangereuses. Je puis dire sans flatterie qu'il
y a peu d'exemples dans Ihistoire, peut-être point
du tout , où l'on puisse voir une femme, ou mê-
me un homme, qui ait eu le gouvernement de
l'état durant cinquante ans , et durant toutes les
sortes de troubles qui peuvent agiter un empire
ou une cour impériale, et qui n'y ait commis au-
cune faute de conduite, ni jamais rien fait ni
rien conseillé que très-sagement , et qui, avec tant
de sagesse et tant de force, ait eu une si aimable
douceur.
Elle ne fut pas insensible à l'afflictton dont je
viens de parler : néanmoins, son âme, élevée au-
dessus de toutes les choses du monde, ne reçut pas
de là le coup heureux qui l'enleva de ce monde.
Il y avait longtemps que l'amour affaiblissait les
chaînes qui l'attachaient à son corps: ce futlui qui
les rompit, et qui, par de saintes maladies, et par
de fortes applications de son cœur au cœur de Jé-
sus-Christ, fut la véritable cause de sa mort.
Peu de semaines avant qu'elle mourût, elle s'ap-
puya sur la conduite de Saint Odilon , d'autant
plus fermement qu'elle se sentit proche de la
mort, et qu'elle le sut par d'autres connaissances
que par des préjugés et des conjectures. Voici ce
iiîiT )iaîL d'\délv.ïs. 38 j
qu'en dit le niciiie Saint OJilon, et ce qu'il raconlo
de cette mort précieuse.
Adélaïs, âgée de soixante-et-quinze ans, alla visi-
ter ce saint abbé en son abbaye, et elle y demeuni
quelques jours. Lorsqu'il fallut se séparer et se
dire adieu , après les civilités ordinaires , ils s'en-
tre-regardèrent avec attention , et puis , d'un
commun accord ou par une correspondance mi-
raculeuse , ils fondirent soudainement en lar-
mes. Cela vint d'une révélation qu'ils reçurent en
même temps, et qui leur déclara la nouvelle, dont
Adélaïs fit voir aussitôt qu'elle avait la connais-
sance; car baissant la tête , elle prit la robe du
Saint, et ayant appliqué son visage à cette robe
avec des baisers respectueux : Monfds, lui dit-
elle tout bas , souvenez-vous de moi durant vos
dévotions , et sachez que voici la dernière fois que
je vous verrai des yeux du corps. J' espère que vos
frères me feront la grâce de ni aider par leurs priè^
res ; je leur recommande mon âme ^ quand ils ap-
prendront la nouvelle de ma mort. Ce furent là les
dernières paroles de son adieu , le reste s'acheva
par le silence.
Au sortir de Cluny, elle alla droit au lieu
qu'elle savait que la Providence avait marqué pour
cire le lieu de son repos, et que Saint Odilon n'a
point nommé.
Si tôt qu'elle fut arrivée , une multitude infinie
de pauvres des villages circonvoisins accourut à
l'ordinaire, et s'arrangea dans une grande place
pour recevoir ses aumônes. La sainte dame, affai-
blie de fatigues et d'ennuis, ne pouvait plus quasi
se soutenir : elle ne voulut pas néaimioins se dis-
penser de son office, ni mettre son argent entre
les mains de quelque autre; elle alla elle-même le
distribuer, et recevoir pour la dernière fois la
plus douce de ses consolations. Elle ajouta même
23 *
388 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
beaucoup à ce qu'elle avait résolu de donner ce
jour-là : car voyant plusieurs pauvres en un plus
misérable état que les autres, comme elle ne pouvait
voir aucune misère sans être touchée , elle leur fit
apporter des habits , et elle leur distribua les pe-
tites douceurs qu'on avait apportées pour elle.
Le lendemain, comme c'était l'anniversaire de
la mort de son fils Othon II, empereur , elle fit
célébrer une messe solennelle pour son repos, et
elle y assista avec sa dévotion accoutumée , qui
était pour lors une contemplation perpétuelle.
Durant la messe, elle fut saisie de la fièvre, et
de l'église, on la porta sur le lit. Elle abandonna
aux médecins les soins inutiles de sa guérison , et
elle ne pensa qu'à se préparer à la mort ; ce fut de la
façon la plus exemplaire et la plus chrétienne que
puisse avoir jamais fait aucune princesse. Elle
était sur son lit comme une victime d'amour im-
molée dans des flammes qui ne s'éteignaient point,
et qui consumaient son cœur nuit et jour. Ce cœur
languissait en soupirant par le mouvement heu-
reux de son union parfaite avec Dieu.
On lui administra le sacrement avec les céré-
monies ordinaires. Elle reçut la sainte Eucharis-
tie et l'Extrême-Onction, et l'on récita devant son
lit les Litanies, les Psaumes de la pénitence et les
autres prières de l'Église.
Son esprit bienheureux sortit le seizième jour
de décembre, en la dernière année et au dernier
mois du dixième siècle.
Saint Odilon a fait un très-éloquent éloge de
ses vertus ; je le renferme en ces deux paroles : Les
femmes qui ne font rie?i qui ?ie doiue être blâmé ^
nont rien lu dans cet om>ra g e qu^ elles ne puissent
imiter,
FIN.
TABLE
DES ENTRETIENS, ET DES CHOSES PRINCIPALES QUJ
Y SONT CONTENUES.
ENTRETIEN I.
DB L BXISTE.NCB DE DIEC.
DiscocRs sur l'inslinct des animaux. 5
Raisons du relus qu'il faut faire aux athées de disputer avec
eux sur l'existence de Dieu. 1 1 et sitiv.
Quelle est la manière de leur faire connaître la vérité.
18 et suiv.
Cette manière, confirmée par l'exemple et parles proposi-
tions des Saints Pères, • a4
La même manière, confirmée par l'autorité des saintes
Kcrilurcs j et par l'exemple des plus sages et des plus
savants hommes de l'ancien Testament, 39
Conlirmée par l'exemple et par l'autorité des plus esti-
més d'entre les anciens philosophes, 5i
Confirmée par l'exemple et par la conduite des anges , 55
Confirmée par l'exemple de Dieu même. 3()
Ahrégé des arguments dont se servent les théologiens et
les philosophes pour convaincre les athées. 45 €tsuiv,
ENTRETIEN II.
DB LA MULTITUDE DBS BELIGl0?i$.
ExposiTÏo:^ de la doctrine des athées sur ce sujet. 54
Que leur impiété n'est pas nouvelle. 55,56
lUrutatiou des diverses et contraires propositions qu'ils
avancent pour soutenir leur opinion. 56 cl suiv»
RelutaJion de leur blasphème pire que l'athéisme, que
Dii'.u ne défend et ne commatide rien aux hommes tou-
chant la religion ni touchant les mœurs. 6S
a3.
3^0 TABLE DES MA.TIÈRES.
ENTRETIEN 111.
DU MVSTÈaE DB LA TBIMTI^.
DiscoDRS sur les marques de la vraie religion, 8a
Que l'éminence de la doctrine chrétienne, et particulière-
ment en l'article qui regarde la Trinité, la plus évidente
marque de la vérité de la religion de Jésus-Christ. 85
Que les difficultés que les anciens philosophes eurent à
prouver dans leurs écoles que Dieu était, vinrent de
ce qu'ils ignoraient le mystère de la Trinité. 89
Que, par la connaissance que nous avons de ce mystère,
nous expliquons toutes ces anciennes difficultés. 91, 92
Que ce n'est point faire violence à la raison, ni la rendre
esclave , que de l'obliger à croire le mystère de la Tri-
nité. 95*96
Que plusieurs anciens philosophes , sans y être forcés par
aucune obligation , en ont cru tout ce qu'ils en ont pu
découvrir dans leurs ténèbres. id.
Que notre connaissance des trois personnes est la solu-
tion des difficultés de ceux qui ne connaissaient pas
bien leur nombre , leur distinction et leur unité en
substance. 102, io3
Que le mystère de la Trinité est représenté dans tous les
ouvrages du Créateur, et principalement dans l'homme. io5
Abrégé de l'histoire des mouvements qui arrivèrent dans
l'Église au sujet du mystère de la Trinité , et des héré-
sies qui combattirent ce mystère. 107 etsuîv,
ENTRETIEN IV.
DU PÉCHÉ OBICINEI,.
Les raisons que se proposent les impies pour se persua-
der qu'il n'y a point de péché originel. 1 19 et suiv.
Quiconque nie formellement la vérité du péché originel ,
s'engage en la nécessité de nier qu'il y ait un Dieu. i22etsuiVc
Réfutation et réponses apportées par les impies aux raisons
de la théologie et de la philosophie chrétienne, et tirées
de l'état où nous sommes aujourd'hui. 227 et siiîv.
Exposition de la doctrine de l'Eglise touchant l'état au-
quel Dieu créa l'homme dans le paradis terrestre. 1^2 et stiiv.
Des desseins de la Providence divine de rendre les hom-
mes saints en leur naissance. ti»
Des desseins que Dieu avait médités de rendre l'homme et
tous ses enfants impassibles, impeccables et immortels
en ce bas monde. i^S
Des moyens qu'il préparc pour réussir en ces desseins. id.
TABLE DES MATIERES. ^(ji
Ccsdesscins, détruits par la malice du démon et par la dé-
sobéissance d'Adam. i^y et suiv,
La manière dontle péché d'Adam e3t contracté par les
enfants en leur naissance. i5o
Ce môme péché d'Adam source de tous malheurs. i5i
Kaisou pourquoi Dieu a permis ce péché. i53
ENTRETIEN V.
DB L'inCAHîTATIOJÏ DD VBnBE.
La première proposition des impies contre le mystère de
l'Incarnation, tirée de la pureté essentielle de la vraie
religion. 167
Réfutation et eîcplicalion des difficultés contenues dans
leursdoutes, et exposition des principales raisons qui ont
touché le cœur de Dieu, et qui lui ont fait concevoir le
dessein de racheter les hommes par l'Incarnation de
son Verbe. i3j et suîv.
Deuxième difficulté des incrédules , tirée de l'indignité de
l'homme, et de l'impossibilité prétendue que Dieu ait
tant aimé une si misérable créature. 161 , 162
Réfutation. 162 , iG3
Troisième difficulté tirée de l'ingratitude de l'homme , et
du mépris qu'il avait fait de Dieu. i64
Réfutation. i65
Quatrième difficulté tirée de l'impossibilité prétendue
que Dieu ait employé un moyen si honteux et si mes-
séant pour racheter l'homme, comme est l'anéantisse-
ment et lamort de son Fils. 166
flélutation. id,
Ciiiquièmedifficulté tirée de la personne du Verbe, et dé-
claration du mystère. 1C9
Les inventions des hérétiques pour sauver l'honneur du
Verbe on confessant qu'il s'est incarné. 169 et suiv.
Réponse à la question, s'il n'eût pas été à désirer que l'É-
glise se fût abstenue de dire : Dieu est mort ; Dieu a été
crucifie^ et se fût conlculée de dire: Le Sauveur est mort.
Réponse à la question , si le Verbe s'est incarné, et s'il est
mort pour nous délivrer de nos maux, pourquoi souf-
frons-nous, pourquoi mouions-noiis encore? 179
ï)iscours des grandeurs du Verbe incarné, »S3
ENTRETIEN VI.
ABBÉGÉ DE l'hISTOIRE DE KESTOBltS ET d'kUTVCIIEZ.
Nkstoru.'s, appelé à Constantinoplc par Théodose, est fait
cvêque de la ville. 196
392 TABLE DES MATIÈRES.
11 fait prêcher, et prêche lui-même son hérésie contre la
vérité de rutiion hypostalique et contre la maternité
de la Vierge, 197
Émotion populaire contre lui apaisée par Théodose. 198, 199.
yaint Cyrille d'Alexandrie , et quantité d'autres évêques
se déclarent contre Ncstorius. 200
Le Pape Célestin le condamne, et envoie à Saint Cyrille
le mandement de prononcer l'excommunication. id.
Saint Cyrille lui envoie des évêques pour l'invitera se re-
connaître : il les traite indignement. 201
Convocation du Concile général d'Ephèse. 202
Nestorius se transporte a Éphèse ; refuse de se trouver au
Concile , traite mal les députés de l'assemblée : il y est
condamné. , noù et sulv.
Les joies de la ville d'Ephèse, et puis celles de Constanti-
nople j lorsque la nouvelle de celte condamnation y l'ut
portée. 2o5
L'empereur Théodose le condamne lui-même et l'envoie
en exil. 207
Eutychez, accusé à Constantinoplo, dans un petit synode,
d'avoir enseigné qu'il n'y avait qu'une seule nature en
Jésus-Christ, et qu'après l'Incarnation, il n'était resté
que la nature divine, se défend , et cherche divers
moyens pour éviter la coiîdamnaticn. 210
11 a recours au Patriarche d'Alexandiie Dioscore , qui en-
treprend sa défense, en haine de l'ancien Patriarche de
Coustantinople, qui l'avait condamné le premier. 215
Dioscore demande à Théodose l'assemblée d'un nouveau
concile à Ephèse. L'empereur y consent. Les évêques
avertis s'assemblent de tous les endroits. 216 et suiv^
Les tumultes et les désordres de ce concile transformé en
conciliabule et en assemblée de démons. 217
Le i)atriarche de Constaniînople Flavien y est massacré. 219
Après la mort de Théodose , Saint Léon, Pape, prie Mar-
cien, empereur, d'employer avec lui son pouvoir pour as-
sembler un autre concile général. L'empereur y con-
sent. 221
La ville de Nicée fut nommée d'abord pour être le lieu
du concile. Cet avis ayant été changé, la ville de Chalcé-
«loine fut choisie. Les évêques s'y assemblèrent au nom-
bre de six cents. id.
Dioscour, accusé, convaincu et condamné , non - seule-
ment d'hérésie , mais de quantité d'autres crimes énor-
mes , dégradé de la prêtrise , de l'cpiscopat et de toutes
les charges et fonclioiis ecclésiastiques. 225 et suiv,
Théodoret,nyant fait l'abjuiation de son hérésie neslorien-
ne, est absouset reçu à la communion des fidèles. 22G
Les aiticles de la doctrine orthodoxe dressés, et enfin pu-
i>lie3 en 1.1 présence de l'empereur. 200, :».3l
TABLE DES MATIERES. 3Q'^
Les articles de la théologie chrétienne touchant le myslcre
de l'incarnation , tirén de ces articles. iri
L'histoire des Monothélites. a55
Le concile général, assemblé à Conslantinople sous le
Pape Agaton , et l'empereur Constantin Pogonat , les
condamnent. • a5G
Macaire, Patriarche d'Antioche , premier défenseur de
cette hérésie, condamné et déposé de l'épiscopat. 206 , 20J
La fourberie du moine Polychronius, qui voulut ressusciter
un mort. aôîi
ENTRETIEN VIL
DU SA1>T SACBEMENT.
NoTHE-SKiGj(Eca sur nos autels, l'unique véritable hostie
qui fait que notre religion est l'unique véritable reli-
gion. 241 et suiu.
Le sacrifice de la messe contient les trois sacrifices dos
trois vraies religions. 243
Les avaulages d'une parfaite et dévote communion. aSj
ENTRETIEN VIIL
DE Là FELICITE DES BIE .t HECBECX.
TooTES les anciennes philosophîes inutilement occupées à
chercher en quoi consistait la vraie félicité de l'homme. 361
Elle consiste à posséder Dieu et à le voir. 203
La manière de cette vision . et la manière dont nous aime-
rons Dieu dans le ciel. 264 et suiv.
La félicité du corps humain dans le paradis , essentielle et
accidentelle. a68
Les félicités extérieures. ajo
Recueil de toutes les propositions du discours. 271 et suiv.
Pourquoi J ésus-Christ, qui est venu annoncer de si heureu-
ses nouvelles et nous mériter des félicites si désirables
et si admirables , est si peu aimé. 2ji
ENTRETIEN IX.
DB LA VHAIB DiVOTlON, BT DB l'aLL1A>CB DE LA VBAIK RKtI-
GIO.N AVEC CK BXCELLB.fT NATUREL.
L'occASion de cet entretien. ajS
Propositions , objections et réponses touchant la dévo-
tion. 7S2etsuii'.
Si les gens d'espiit sont les plus propres à la dévotion, et
Bgi TABLE DES MATIERES.
diverses considéraficms et explications des vérités
chrétiennes stir cette question. 29a
Discoui-s sur ces paroles : Infirma munciiet content ptib il ta,
etc. 291
Que les perfections d'un excellent naturel ne sont point
contraires à la grâce. Recueil des propositions qui doi-
vent être avancées et jointes ensemble sur cet article. 39a
Qu'il n'y a point de dii'l'éiend ni d'hostilité entre le bon
naturel et la grâce. 293
Qu'il y a entre les deux utje différence inlinie. id.
3']n quoi consiste cette différence. id»
Exemple sur cette vérité. 299
ENTRETIEN X.
SUITE DU PaéCÉOEiVT.
QuK, selon les Saints Pércs,les bonnes actions du bon natu-
rel , quand elles sont séparées de la foi de Jésus-Christ
ou de la charité divine , ne valent rien devant Dieu. 5oi,3o3
Considérations sur cette proposition, ou diverses maximes
avancées là-dessus pour parvenir à une claire connais-
sance de la vérité. 3o2 et suiv.
ENTRETIEN XI.
l'histoibe d'adélaïs.
Son extraction, sa naissance, son éducation. 3a4
L'occasion de son premier mariage avec Lothaire,roi d*I-
talie. 325
L'accomplissement et les célébrités de ce mariage. 32-
La révolte des Italiens contre son beau-père et son mari. 328
Leur couronne donnée à Bérenger par les révoltés. 3^9
Son mari veut prendre la fuite et se retirer en France}
elle le retient. id.
Âdélaïs, quoique seule avec son mari dépouillé , ramène
les peuples à son parti par la force de son éloquence , de
sa sagesse et de sa beauté. 339, 33o
Les deux factions s'accordent, font la paix, et partagent
le royaume en deux, dont Lothaire et Bérenger sont les
deux rois. 33 1
Bérenger empoisonne Lothaire dans un festin. 532
Les larmes d'Adélaïs. 332
Durant son deuil , et même durant les premiers jours de
son veuvage , elle est recherchée en mariage par Adel-
bert, fils de ïiérenger. 553
Les réponses généreuses de cette princesse aux ambassa-
I
TABLE DES MA.T1ÈRES. 89 3
deurs envoyés pour cette affaire. 53.J
Adelbert, refusé , vient avec son père pour emporter la
princesse par violence et par les forces d'une puissante
armée. 535
Ils assiègent la ville de Pavie,où elle s'était renfermée. La
ville se défend. id.
Durant le siège, Adelbert, transporté d'amour, se traves-
tit , entre inconnu dans la ville, voit la princesse sans
se déclarer. id.
La ville se rend après une longue résistance. 53G
La princesse est faite captive. Durant sa captivité , elle
est traitée en reine, et sollicitée, par toutes les inventions
imaginables, de consentir à aimer Adelbert , mais elle
le refuse constamment. 537
On tâche d'emporter son amour, et de l'arracher violem-
ment par les tourments. Elle est invincible. 338
On la menace du grand malheur qu'elle pouvait craindre;
elle trouve le moyen de s'enfuir en pleine nuit. id.
Elle se retire dans une forêt , où elle passe quelques jours
et quelques nuits sans nourriture. 33c)
Sa retraite en la maison de Tévêque de Rhegio. 34o
Par le conseil de cet évêque, elle se retire à Canuse chez
Atho, son oncle, évoque de Toscane, ennemi de Béren-
ger. 540
Bérenger et Adelbert , avertis qu'elle est à Canuse , vien-
nent assiéger la place. 343
Atho et Adélaïs écrivent à Olhon, roi de Germanie , le
plus grand guerrier de ce temps-là, et l'appellent au se-
cours. 543 et suif.
Othon entreprend cette guerre, et passe en diligence en
Italie. 54 i
Bérenger, averti de sa venue, lève le siège et prend la fuite. 345
Othon entre glorieusement dans la ville, et épouse Adélaïs,
345 et aitiv,
Adélaïs, conductrice de l'armée d'Othon , la mène devant
Pavie ,où Bérenger et son lils s'étaient retires. 34ô
Ces deux tyrans abandonnent la ville, qui se rend à Adélaïs,
comme lont les autres villes de Cc royaume-là. 347
Adélaïs, rétablie en la possession de son royaume , est
conduite par Othon eu Allemagne. id.
Tandis qu'ils y sont, Bérenger et Adelbert, poursuivis par
l'armée victorieuse d'Othon, y sont amenés et enchaî-
nés. 34s
Toute la noblesse de l'Allemagne assemblée dans Aus-
bourg, y vit arriver les deux captifs. id.
Ils sont présentés à Adélaïs assise auprès de son mari sur
un trùne élevé. id.
Leur harangue à Adélaïs. Les réponses admirables de la
bonne Adélaïs. id. et suiv.
Elle rend, avec la permission de son mari, la liberté aux
39^ TABLE DES MATIERES.
captifi , avec une partie de son royaume. S49
Bérenger et Adelbert se révoltent contre Otlion dans l'I-
talie. ■ 35o
Villa, feimne deBérenger,se retire dans une forteresse, yest
assiégée par Adélaïs, qui commandait ce siège. id,
"Villa prise et amenée prisonnière à Adélais. La réponse
merveilleuse de cette reine aux paroles hardies de la pri-
sonnière, id,
Othon couronné empereur dans Rome par le Pape , Adé-
lais couronnée en même temps impératrice. 55 1
SECONDE PARTIE DE L'HISTOIRE D'ADÉLAIS,
L'histoire de ce qui arriva touchant le mariage du jeune
Othon avec Théophanie, fille de l'empereur de Cons-
tantinople. 552
Mécontentements entre les deux impératrices. 356,357 ef5«if.
Adélaïs, bannie de la cour , se retire en Bourgogne. 36i
Le mauvais succès de l'empire durant son absence. 363 c< suiv.
Adélaïs rappelée à la cour et au gouvernement de l'état. 368
La mort de son fils Othoi\. Son petit-fils Othon Ili monte
sur le trône. 370
Adélaïs, aimée tendiement de ce nouvel empereur, ne
peut obtenir son consentement pour se retirer des af-
faires de la cour. id.
L'ayant obtenu, elle consacre le reste de sa vie aux œuvres
de le dévotion. 372
Ses pèlerinages et ses visites des égli.ses les plus célèbres. 373
Les directeurs de sa conscience. 377
Le malheur arrive durant son absence en la cour et en la
maison d'Othon Ili , par la faute scandaleuse et par
la mort funeste de la jeune impératrice. 379
Les lettres d'Adélaïs sur ce sujet. 38i
La mort d'Adélaïs. 388
FIN DE LA TABLE.
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