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Full text of "Le Thyrse"

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LE     THYRSE 


Ier  JUIN    1906  —   Ier  MAI   1907 


Le  Thyrse 


TOME    HUITIÈME 


BRUXELLES 

BUREAUX  :    RUE    DU  FORT,    16 


CERC1 

ET 

DE  AL 


(w 


1906-1907 


973 


Déclaration 


Avec  le  présent  numéro  commence  la  huitième  année 
du  Thyrse.  Les  successives  directions  de  la  revue  se  sont 
toujours  attachées  à  réaliser  un  programme  de  large 
éclectisme,  sans  chercher  à  faire  du  Thyrse  l'organe  d'une 
école  littéraire  ou  d'un  groupe  enfermé  dans  le  dogmatisme 
de  théories  étroites.  Nous  espérons  ne  pas  avoir  démérité  de 
nos  prédécesseurs.  Comme  eux  nous  avons  fait  appel  à  tous 
les  littérateurs  belges:  nous  nous  sommes  efforcés  de 
varier  autant  que  possible  nos  sommaires  et  nous  sommes 
heureux  de  reconnaître  que  tous  nos  amis  se  sont  offerts 
avec  une  charmante  confraternité  à  nous  accorder  l'appui 
indispensable  de  leurs  talents  et  de  leurs  bonnes  volontés. 
Remercions  particulièrement  les  Maîtres,  nos  aînés,  qui 
nous  ont  conservé  leur  appui  si  encourageant. 

Plusieurs  d'entre  eux  n'ont  même  pas  hésité,  sur  notre 
demande,  à  assumer  la  tache  ingrate  de  constituer  les 
jurys  de  nos  concours  littéraires.  Ces  derniers  furent  l'occa- 
sion de  manifestations  et  de  discussions  fertiles  en  résultats 
dont  nous  avons  le  droit  d'être  fiers. 

Nous  essayerons  de  ne  pas  déchoir,  et  nous  sommes 
certains  d'y  parvenir  si  tous  ceux  qui  nous  soutinrent 
jusqu'à  présent  veulent  bien  nous  continuer  leur  bienveil- 
lance attentive. 

Les  Directeurs. 


—  6  — 

Henri  Leys  ( 

Henri  Leys  se  place  naturellement  en  tête  de  la  période 
qui  va  suivre  :  il  caractérise  le  retour  à  l'étude  des  formes 
expressives,  du  sentiment  juste  dans  le  caractère  des  phy- 
sionomies, de  la  matérialité  solide  des  corps  et  des  ob 
des  beaux  tons  de  la  peinture  flamande,  et  il  réalise  l'idée 
d'un  art  national,  basé  sur  une  conception  réaliste,  avec 
l'emploi  des  formules  qui,  de  tout  temps,  ont  été  le  mieux 
appropriées  au  génie  de  la  race  L'expression  de  la  nature, 
de  particulariste  et  d'idéaliste  qu'elle  était  avant  lui, 
deviendra  synthétique  et  naturaliste,  et  les  anciennes 
abstractions  feront  place  à  l'observation  immédiate  de 
l'homme  dans  un  milieu  adéquat. 

On  a  prêté  au  maître  anversois  des  subtilités  d'esthétique 
qui  feraient  de  sa  création  le  produit  alambiqué  d'un  esprit 
plus  critique  qu'intuitif;  trouvant  à  la  tradition  des  pein- 
tres du  XVIIe  siècle  une  forfaiture  latine,  il  aurait  eu  l'idée 
de  la  ramener  à  son  point  de  départ  par  l'étude  des  carac- 
tères distinctifs  de  la  première  école  germanique.  Son  art 
affecterait  ainsi  une  allure  volontaire  de  protestation  contre 
l'idéalisme  des  formes  redondantes  et  étalées.  Je  crois  bien 
plutôt  qu'il  y  lit  voir  une  inspiration  native  qui,  accordé 
au  fond  original!  devint  la  marque  de  ce  grand  art' 

Leys  cède  aux  lois  de  son  esprit  et  il  est  simple  :  il 
sVxplique  par  la  conformité  de  son  penchant 
maîtres  d'élection;  leur  réalisme  alimenta  sa  notion  per- 
sonnelle des  choses,  comme  dune  nourriture  fraternelle  et 
il  se  montre  seulement  clairvoyant  en  leur  demandant 
matériaux  qu'il  développe  par  une  culture  attentive. 

Vous  remarquerez  chez  lui,  comme  chez  Cranach,  Durer 

et  Holbein,  1  siOD  parlante  des  silhouettes,  la  realité 


(i)  Chapitre  inédit  extrait  de  L'Emleltelge  de  peinture,  (18)0-1905)1  I  paraître  sous  peu 
éditeurs,  Bruxelles. 


—  7  — 

rude  et  grossière  des  têtes,  le  craquelé  des  rides  dans  le 
cuir  des  faces,  la  lourdeur  des  épaules  carrées  et  massives, 
écrasant  des  corps  mafflus,  empâtés  dans  leur  lymphe.  Ce 
qui  fut  chez  les  Renaissants  la  symétrie  du  bel  animal 
humain  se  décompose  ici  dans  un  type  épais  et  dégénéré. 
La  maladie,  les  mélancolies  de  l'âme,  les  fatigues  du 
labeur,  les  oppressions  de  l'état  social,  se  lisent  dans  cette 
déchéance  de  la  noble  structure  des  membres  ;  et  pareille- 
ment les  tons  nacrés  de  la  chair  florissante  se  corrompent, 
tournent  au  lie  de  vin,  ou  bien  prennent  une  pâleur 
cireuse.  Une  seule  créature  fait  exception  :  c'est  la  femme  ; 
sa  fraîcheur  se  perpétue  à  travers  l'universelle  laideur  des 
hommes,  comme  une  concession  au  goût  de  l'aimable  qui 
régnait  dans  l'école.  Ni  Durer,  ni  Cranach,  ni  Breughel 
n'ont  connu  cette  galanterie 

Leys,  requis  par  d'intimes  idiosyncrasies,  devait  être 
porté  à  se  choisir  un  théâtre  d'action  en  rapport  avec  une 
psychologie  grave,  sentimentale  et  mélancolique.  Il  prit 
donc  la  Réforme  pour  thème  et,  logiquement,  se  confor- 
mant à  son  goût  du  réel  ambiant,  y  adapta  les  êtres  et  les 
choses  de  l'Anvers  de  son  temps.  C'est  la  vertu  des  très 
antiques  villes  de  garder  une  certaine  ressemblance  per- 
manente, à  travers  les  états  successifs  de  leur  histoire.  Il 
eut  ainsi  à  la  fois  une  atmosphère  double  et  une,  histo- 
rique et  vivante,  et  des  acteurs  expressifs  qui  concertèrent 
le  signe  de  beauté  intime  qui  distingue  son  œuvre. 

On  pressent  dès  ses  débuts  le  caractère  prédominant 
qu'il  gardera  jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière.  Les  Trentaines 
de  Berthalt  de  Haze,  à  quinze  ans  d'intervalle,  ne  feront 
que  confirmer  la  tendance  à  l'expression  forte  et  véridique 
qui  est  déjà  dans  le  Massacre  des  Magistrats.  Cependant, 
il  ne  s'est  point  encore  fixé  à  ce  xve  siècle  dont  il  devait 
tirer  de  si  pathétiques  épisodes  :  il  semble  qu'il  s'y  pré- 
pare à  la  manière  des  historiens,  par  une  assimilation 
graduée,  et  toute  sa  première   manière  s'enferme   dans 


l'étude  et  le  caprice  du  siècle  qui  précède.  Il  n'est  alors 
encore  qu'un  brillant  virtuose  de  carnages,  semant  à 
profusion  les  teintes  tapageuses,  dans  des  toiles  combi 
comme  des  bouquets;  des  lumières  artificielles  incendient 
ses  fonds,  jouent  dans  les  bosselages  de  ses  cuirasses,  ruis- 
sellent sur  les  cassures  de  ses  robes,  d'après  le  mode  de 
Wappers  et  de  F.  de  Braekeleer.  Puis,  cette  turbulence 
se  calme;  les  massacres  cèdent  le  pas  à  des  aspects  tran- 
quilles de  corps  de  garde  ou  d'intérieurs  bourgeois,  avec 
la  même  précision  dans  l'expression  calme  que  dans  l'ex- 
pression violente;  et,  enfin,  il  ouvre  toute  large  la  grande 
page  de  l'histoire  à  laquelle  il  se  maintiendra.  De  ce 
moment,  il  semble  qu'une  part  de  l'intérêt  se  concentre 
dans  le  caractère  des  têtes.  Le  mouvement  existe  à  peine, 
les  corps  s'immobilisent,  dans  une  régularité  morte;  ses 
statures  sont  raides  et  figées;  mais  les  têtes  ont  un  relief 
de  vie  profonde. 

On  peut  dire  que  Leys  peignit  surtout  des  portraits  :  il 
les  peignit  à   la  manière  des  peintres  germaniques    du 
w  r  siècle,  avec  un  scrupule  infini  de  la  ressembla 
physique,  détaillant  le  poil,  la  ride,  la  verrue,  les  moindres 
particularités  de   l'être   matériel    et,   en  un    miracle   de 
conscience  naïve,  arrivant  par  là  à  extérioriser  la  pei "s 
nalité  morale.  Leys  s'assimila  leur  procédé,  mais  leur  fut 
inférieur.  Il  n'eut  jamais,  en  effet,  leur  bonhomie,  ni  leur 
patient  labeur  minutieux;  son  art   eu   -arda  une  SOUD 
•>erie    dissimulée   de   pastiche.    Ou    sait    qu'il   s'entourait 
volontiers  d'images  archaïques,  bréviaires,  chroniques  et 

missels;  même  il  leur  empruntait  jusqu'à  leUT8  défaut 
perspectives.  Il  y  eut  entre  les  derniers   et   les  prêt] 
plans  la  même  confusion  à  laquelle  ue  prirent  par  garde 
les  candides  peintres  primitifs.  C'étaient  là  comme   des 
gaucheries  voulues  qui  restauraient  un  charme  lointain  et 
périmé. 

Nul  parmi  les  artistes  contemporains  ne  montra  plus 


—  9  — 

d'indifférence  pour  les  qualités  usuelles  du  tableau,  l'élé- 
gance apprise,  la  beauté  convenue  et  la  correction  soignée. 
Leys  réalisa  la  conception  d'un  mode  volontairement  un 
peu  fruste  qui  semblait  retourner  aux  origines  par  haine 
des  poncifs  académiques.  Aussi  l'art  contemporain  fut-il 
bouleversé  par  ce  dissident  qui  faisait  parler  si  haut  lame 
des  ancêtres,  avec  le  nerf  d'une  langue  rude,  depuis  long- 
temps désapprise.  Il  opposait  aux  rythmes  maniérés  des 
peuples  latins,  dégénérés  en  distinction  banale  et  uni- 
forme, des  silhouettes  crispées,  des  corps  tourmentés  et 
grossiers,  des  têtes  bourrues  de  soldats  roux,  de  placides 
figures  de  bourgeois  aux  yeux  couleur  de  faïence,  et,  pour 
tout  dire,  la  sensation  d'une  race  rêveuse,  lente  à  l'action, 
mais  déterminée,  qui  fait  peu  parade  de  la  beauté  char- 
nelle et  garde  son  estime  pour  les  énergies  morales. 

Le  Nord  trouva  ainsi  en  ce  peintre  étrange,  si  nouveau, 
un  poète  fraternel,  aux  concordances  émues  et  profondes  ; 
il  exprima  un  certain  mystère  des  âmes,  résultant  d'un 
sang  alenti,  et  qui  prédispose  à  un  état  un  peu  passif  et 
résigné.  Leys,  en  effet,  a  eu  l'intuition  supérieure  du  tem- 
pérament des  gens  de  Flandres  à  travers  les  âges.  Il  marqua 
son  apathie  engourdie  et  méditative,  la  lourdeur  originelle 
de  ses  membres,  sa  sève  paresseuse  à  s'échauffer,  son 
penchant  au  rêve,  son  redressement  aux  heures  tragiques, 
sa  fermeté  dans  l'action,  sa  force  dans  le  péril,  son  iné- 
branlable constance  dans  les  misères  et  les  deuils.  Son 
œuvre  laisse  ainsi  l'expression  de  la  plus  vaste  synthèse 
historique  qui  ait  été  faite  d'un  peuple. 

Leys  se  propose  l'artiste  visionnaire,  vivant  dans  le 
passé  avec  une  telle  lucidité  qu'il  semblait  peindre  encore 
le  présent.  Les  couples  qu'il  assied  sur  un  banc  de  pierre, 
contre  un  mur  effrité,  et  qui,  les  mains  enlacées,  laissent 
s'écouler  les  heures  sans  se  rien  dire,  se  rencontrent  tou- 
jours, en  pays  flamand,  avec  la  même  douceur  de  se  sentir 
assis  aux  sources  profondes  de  la  vie.  Il  y  a  toujours  aussi, 


dans  les  mouvements  populaires,  les  mêmes  têtes  éner- 
giques et,  concentrées,  portant  entre  leurs  sourcils  barrés, 
les  destinées  libres  de  la  Cité.  Toute  l'âme  d'Anvers  revit 
chez  lui,  d'une  vie  ensemble  immédiate  et  conjecturale. 
Recoins,  pignons,  auvents,  dais  fleuronnés,  pinacles  den- 
telés, bretèques  ajourées,  balcons  en  saillie  par-dessus  les 
trottoirs,  portails  écussonnés,  tourelles  et  clochetons,  toits 
en  pointe  et  en  escaliers,  vieux  escaliers  raides  aux  rampes 
sculptées,  chapelles  allumées  à  l'encoignure  des  rues  sont 
là  comme  sa  forme  extérieure  et  sensible,  accordée  à 
faste,  à  ses  cultes,  à  ses  intimités,  décor  œuvré  par  le  génie 
des  siècles  et  qui  trempe  dans  la  moiteur  grasse  de  l'at- 
mosphère, le  suint  profond  du  pavé  piétiné  par  des  foi 
les  moires   sombres   de   l'humidité   montée  des  canaux. 
C'est  l'art  d'un  habile  homme  qui  sait  ajouter  à  son  acquis 
par  des  trouvailles  ingénieuses,  et  rafraîchit  l'ancien  d'un 
air  de  nouveauté.  Il  aimait  peindre  avec  solidité  la  claire 
chair  fleurie  des  bourgeoises,  les  peaux  rudes  et  parche- 
minées des  vieillards,  les  pales  carnations  malad 
adultes,  les  somptueuses  étoffes  lamées  d'or  croulant  en 
portières,  les  lourds  costumes  de  velours  et  de  drap,  les 
orfèvreries  scintillantes  et  compliquées,  les  vieilles  ten- 
tures de  Cordoue,  ramagées  de  feuillages  vermeils,   les 
bahuts  chargés  de  vaisselles  de  cuivre  et  d'argent    On  put 
Jui   reprocher   de   donner  aux   ac  5,    au    décor,    au 

SOmptuaire  une  importance  égale  à  celle  de  ses  ligures.  Il 

lui  arrivait,  en  effet,  de  les  travailler  avec  une  minuti< 

[ue  le  détail  devenait  le  principal  et  que  les  per- 
sonnages semblaient  avoir  été  imagine-  expressément  poin- 
dre qui  les  entourait.  Mais  ce  sont  là  des  signes  qui 

'eut   la  prédominance  toute  flamande  de    l'ait  du 
peintre  élu/  un  artiste  qui,  par  ailleurs,  vécut  >i  fortem 

la   grande   humanité  des  siècle-.  Sa  sensualité  de  peintre 
esl    \  eillée,   optique  :   il  a  la  passion   de   la  belle 

matière  lisse  ou  grenue,  joaillée,  polychromée,  lustrée  de 


—   II  — 


reflets.  Elle  est  elle-même  comme  une  part  de  l'âme  qui 
vibre  en  ses  toiles,  co-existante  à  l'autre,  spirituelle  et 
faite  de  l'âme  d'un  peuple. 

Il  se  peut  que  Leys  n'ait  pas  été  un  créateur  au  sens 
absolu  et  qu'il  ait  parfois,  un  peu  rigoureusement,  mais 
avec  une  ingéniosité  admirable,  appliqué  une  formule  déjà 
expérimentée.  Sa  place  n'en  est  pas  moins  marquée  dans 
la  durée  pour  avoir  renoué  la  tradition  si  cordialement 
naturaliste  des  anciens  Flamands.  A  leur  exemple,  il  a  fait 
œuvre  de  peintre  intégral  en  subordonnant  le  conjectural 
au  réel  et  en  peignant  l'histoire  comme  ils  peignaient  les 
saintetés,  à  l'état  de  tableaux  de  mœurs,  de  portraits  et 
d'intérieurs  du  temps,  avec  une  visée  familière  qui  ne 
s'embarrasse  pas  d'idéalisation.  Comme  eux,  mais  après 
eux,  il  se  renfermait  dans  le  rendu  exact  des  particularités 
de  la  vie  matérielle  ou  animée  ;  son  originalité  fut  donc  de 
seconde  main  ;  elle  parut  manquer  de  la  qualité  suprême, 
la  spontanéité  dans  la  naïveté.  C'est  que  celle-ci  n'est  pas 
un  produit  de  culture  :  elle  n'appartient  qu'aux  esprits 
vierges  et  généralement  aux  primitifs.  Leys  a  eu  la  curio- 
sité et  la  malice  de  la  naïveté,  en  peintre  savant  qu'il 
était,  plutôt  qu'il  n'en  a  eu  le  don.  Cela  n'enlève  rien  à 
son  importance  dans  l'histoire  de  la  peinture;  elle  fut  con- 
sidérable. Il  fallut,  en  effet,  sa  centralité  impérieuse  pour 
arrêter  la  déroute  de  l'âme  flamande.  Sitôt  qu'il  fut  en 
possession  de  soi-même,  il  entraîna  par  le  sens  d'humanité 
dont  il  vivifiait  l'art.  Peut-être  il  n'y  eut  au  siècle  dernier, 
que  deux  grands  peintres  d'histoire,  Delacroix,  paroxyste 
et  romantique,  d'un  héroïsme  épique  et  décoratif,  et  Leys, 
concret,  réaliste,  réflexe,  vivant  l'âme  d'une  race. 

Une  œuvre  quasi  testamentaire,  tant  elle  est  faite  d'inti- 
mité, de  beauté  personnelle  et  familiale,  persiste  dans  ma 
pensée,  parmi  tant  d'autres  qui  furent  louangées.  Une  sorte 
de  respect  grave  me  prescrit  de  la  consigner  ici  comme  une 
image  de  la  calme  vie  du  peintre,  limitée  à  l'atelier  et  au 


12    — 


foyer,   comme  une  sorte  de  synthèse  également  de  son 
fécond  labeur  ininterrompu. 

Eu  une  suite  d'épisodes,  Henri  Leys  peignit  à  fresqi 
pour  sa  salle  à  manger,  les  plaisirs  d'un  dimanche  d'hiver 
chez  les  aïeux.  Ce  grand  travailleur  semainier  ne  s'accor- 
dait lui-même  que  les  tranquilles  plaisirs  du  jour  dominical. 
Une  claire  après-midi,  d'abord,  baigne  les  remparts.  La 
neige  ouate  les  perspectives  ;  le  gel  cristallise  le  chemin 
sous  les  pas.  Le  goût  de  la  sympathie  s'éveille  mieux  au 
cœur  de  l'hiver  et  prépare  aux  tables  joyeusement  éclai- 
rées, aux  relais  des  soirs  affectueux  dans  les  maisons  h< 
talières.  Cependant  les  promeneurs,  à  petits  flots,  se  dirigent 
vers  la  ville  :  chacun  espère  voir  se  réaliser  pour  soi,  - 
des  formes  différentes,  le  désir  de  la  table  amie  où  tout  à 
l'heure  les  mains  rompront  le  pain  fraternel.  L'aub 
rancie  requiert  le  soudait  et  sa  payse;  l'escholier  et  sa  mie 
aspirent  à  quelque  balthasar  approximatif  en  une  cantine 
suspecte;  mais  le  vieux  seigneur  fourre  de  zibeline  i 
noble  compagne  qu'on  aperçoit  cheminer  un  peu  en  d 
par  avance  déjà   se   délectent  des   fumets   d'une   cuisine 
vivante,  sous  les  hauts  flambeaux  d'une  salle  de  festin  héral- 
dique. 

Maintenant  les  tours  et  les  pignons,  sous  leurs  capu- 
chons blancs,  se  sont  rapproches.  Au  long  de  la  bc 
des  patineurs  rayent  la  glace  des  fossés,  comme  chez  Van 
(le  Velde  et  van  Ostade.  Et  la  foule  s'attarde,  des  femmes. 
des  jeunes  tilles,  des  pages,  les  sœurs  et  le-  les  doux 

visages  nostalgiques  dont  à  L'infini  se  fleurit  l'oeuvre  de 
Leys.  Mais  bientôt  la  marche  reprend,  l'onduleux  cor: 
des  âges,   précédé   de  diligents  musicie 
trompe   et    haut  bois.    Sur  le   pont   qu'ils   franchissent, 

s'accoudent  de  belles  figures  de  femmes  et  de  seign< 
Peut-être   ceux-ci    se   complaisent-ils    à    considérer  l'ara- 
besque dont  s'égratigne  la  glace  bous  la  courbe  des  patins. 
Le  jour  s'est  vespéri se  à  mesure  que  la  fresque  se  dénoue 


et  que  les  invités  se  rapprochent.  Un  homme  mûr  en  sévère 
costume  bourgeois  lève  le  heurtoir;  un  jeune  serviteur 
l'accompagne  et  porte  le  fanal  qui  éclairera  le  retour  dans 
la  nuit.  Et  voici  l'accueil  au  seuil  du  hall  familial  :  un  per- 
sonnage à  barbe  blanche  s'incline  devant  le  geste  cordial 
de  l'amphitryon.  La  dame,  tout  près,  pose  une  main  sur  son 
cœur  et  de  l'autre  semble  associer  un  groupe  de  parents  à 
cette  fête  de  l'hospitalité.  L'artiste  prit  soin  de  se  peindre 
avec  les  siens  parmi  cette  parentèle,  dans  une  demi-teinte 
où  le  regard  ne  les  rencontre  pas  tout  de  suite;  il  semble 
avoir  passé  ses  droits  de  maître  de  la  maison  à  l'accueillant 
seigneur.  Celui-ci  apparait  comme  l'ambassadeur  de  son 
génie  dans  la  maison  de  son  art  et  de  sa  vie. 

Dans  le  dernier  panneau,  une  jeune  femme  très  belle, 
d'un  visage  qui  évoque  un  peu  le  Printemps  de  Botti- 
celli,  veille  aux  derniers  apprêts.  Les  hanaps,  les  buires,  les 
corbeilles,  les  argenteries  comblent  la  table  longue.  Dans 
un  instant  la  porte  s'ouvrira  au  glissement  lent  des  traines 
en  soie  sur  les  tapis.  Des  amis,  des  parents,  d'aimables  et 
sérieuses  jeunes  filles  échangeront  d'affectueuses  paroles. 
Personne  ne  songera  plus  à  l'attentive  servante;  et  cepen- 
dant c'est  grâce  à  son  ministère  que  le  service  jusqu'au  bout 
aura  gardé  sa  symétrie  et  son  activité.  Ainsi  s'accomplis- 
sent, au  gré  du  peintre,  les  plaisirs  de  ce  dimanche  élu  en 
même  temps  que  se  clôt  le  cycle  des  symboles  à  travers 
lesquels  se  solidarisèrent  le  rêve  et  la  vie,  en  un  idéal  de 
gourmandises  et  d'art. 

Camille  Lemonnier. 


* 


—  14  — 
Madone 

D'après  Sandro  Hotticclli. 

Parmi  les  ifs  luisants  et  le  liem  que  mouille 
La  lumière  argentée  et  chaste  du  matin, 
l  rm  frêU  Madone  au  visage  enfantin 
Trône  sous  un  berceau  de  mûre  et  de  cor  nouille. 

Autour  d'elle,  à  travers  la  glycine  en  quenouille, 
De  beaux  anges  marqués  d'un  précoce  destin, 
Se  penchent,  et  glissant  un  regard  clandestin , 
L'un  deux,  sournoisement,  uses  pieds  s'agenouille. 

Mais  sans  voir  défaillir  la  Mère  des  Douleurs, 
Dans  l'ombre  claire  où  se  sourient  leurs  veux  fréteurs, 
fis  goûtent  le  secret  de  leurs  songes  moroses  ; 

El  leur  désir  débile,  enclin  à  s'abus<  r, 

Fait  en  rêve,  sous  un  invisible  bal 

S'ouvrir  connue  une  //<  ur  leurs  lourdes  A  i  s. 

Yai.iki    GlLl 
LE    BEAU    BOURTBJI     ET    L'AIMABLE     PHILOSOPHIE 

La  Toile  bleue 

Quentin  Fourmi,  l'œil  brillant  et  la  lèvre  ironique, 

dit  ceci  : 

--    L'illusion  vient  de  nous-mêmes  et  non  ; 

rieurs.  Nos  yeux  doivent  obéissance  à  notre  esprit. 
Ainsi  parfois  nous  est  douée  la  vie. 

—  Qu'entendez  vous  par  là,  philosophe  amical  ? 

—  Telle  est  ma  pensée  profonde  :  l'illusion  provenant 
de  nos  sens  est  involontaire  et  par  conséquent  passagère. 


Elle  n'est  point  la  bonne  illusion.  Il  faut,  pour  faire  bien, 
que  nous  désirions  violemment  être  trompés  par  le  charme 
extérieur  des  objets  charmants.  Ainsi  nous  réglerons  mieux 
les  fluctuations  de  notre  désir  vers  l'idéal. 

—  Une  tendance  en  vous  me  déplaît  un  peu,  ami  cher.  Il 
vous  est  suave  d'exprimer  avec  ambiguïté  des  choses  qui, 
bien  souvent,  sont  d'une  souveraine  clarté  Vous  paraissez 
sans  cesse  établir  les  bases  d'une  philosophie  neuve  et 
vous  appuyez  cette  philosophie  d'arguments  spécieux,  qui 
ne  lui  sont  guère  indispensables. Votre  particulière  sagesse 
n'est  pas  la  sagesse. 

—  La  sagesse  d'un  seul  homme  n'est  jamais  la  sagesse. 
Cette  si  rare  vertu  est  le  produit  des  réflexions  faites  en 
sens  contraire  par  beaucoup  d'hommes.  Celui  qui  recherche 
la  sagesse  l'exagère  dans  le  sens  qu'il  croit  propice.  Mais 
la  sagesse  a  toujours  résidé  dans  le  mélange  opportun 
d'exagérations  contraires.  Ainsi,  entre  deux  versants 
rugueux  dont  la  cime  de  l'un  menace  l'horizon  septen- 
trional, celle  de  l'autre,  l'horizon  méridional, coule — douce, 
silencieuse  et  limpide  —  l'eau  ravissante  du  ruisseau.' 

—  Ces  aimables  décors  de  théâtre  vous  inspirent-ils  de 
si  poétiques  pensées,  Quentin? 

—  Mes  pensées  ne  sont  pas  poétiques,  mon  ami.  Simple- 
ment elles  sont  exprimées  poétiquement.  Je  suis  journa- 
liste, vous  le  savez,  et  par  conséquent  j'ai  rarement  l'occa- 
sion de  me  trouver  en  contact  avec  la  poésie.  Je  suis  pareil 
à  l'homme  des  champs  qui  met  sa  redingote  nuptiale  aux 
fêtes  carillonnées. 

—  J'aime  que  ma  présence  vous  soit  ainsi  une  fête 
sonore,  Quentin.  Si  je  ne  m'abuse,  c'est  cela  que  vous 
avez  voulu  exprimer. 

Quentin  Fourmi  dit  avec  douceur  : 

—  Votre  sage  orgueil  m'est  un  enchantement. 

Il  souriait.  Sa  lèvre  humide  s'avançait,  lente,  avec  une 
petite  moue  de  plaisir  délicat  et  subtil. 


—  i6  — 

A  présent,  les  coulisses  du  théâtre  de  la  Monnaie  fré- 
missaient de  mille  mouvements  bien  proportionnés.  Les 
«  sylphes  s>  faisaient  leur  apparition.  Le  décor  rapidement 
placé  était  joli,  même  de  tout  près,  sous  l'aveuglant  éclat 
des  herses  multicolores  et  des  phares  mauves.  Et,  tout  de 
même,  dans  le  jardin  enchanté  où  Méphistophélès,  à  la 
laveur  d'un  sage  entr'acte,  avait  conduit  Faust  niais  et 
rajeuni  —  si  blond,  si  rose,  paré  d'un  pourpoint  si  violet  I  — 
il  régnait  une  odeur  de  poudre  de  riz.  Cela  n'était  point 
désagréable.  Au  contraire.  Même,  avec  un  peu  d'imagina- 
tion, on  pouvait  croire  que  Berlioz  avait  voulu  un  tel 
parfum  aux  roses... 

—  Il  faut,  prononça  Quentin  Fourmi,  après  avoir,  de  la 
manche  droite  de  sa  redingote,  lustré  son  chapeau  de  soie, 
qui  méritait  cette  caressante  attention,  —  il  faut  que  nous 
présentions  nos  hommages  au  maître  de  céans.  Le  voici 
justement.  Sa  physionomie  témoigne  de  contentement. 
Les  personnes  qui  vivent  ici  l'appellent  le  «  patron  ».  Mais 
c'est  un  mot  sans  harmonie.  Je  désire  que  vous  m 
nommiez  pas  ainsi.    Il  penserait  plus  vite  que  v< 

reçu  une  éducation  médiocre.  Assez  tôt  il  connaîtra  < 

Du  tabouret  en  bois  sur  lequel  il  était  assis,  M.  kiille- 
rath  se  leva  et,  avenant,  nous  dit  d'aimables  paroles  : 

—  Bonjour,  mon  cher  Fourmi.  Je  vous  connais  beauo 
monsieur  Le  Noir.  Justement,  j'ai  rencontre  votre  | 
ce  matin.  Il  est  de  mes  amis. 

Quentin  Fourmi  dit  imperceptiblement  : 

—  Anicet,  vous  avez  un  bon  pèl 

Au  môme  moment,  le  régisseur*  avec  importance,  attira 

l'attention  du  directeur.  M.  Kulterath  dit  : 

—  Je  vins  à  vniis  dans  une  miniu. 
Quentin  Fourmi  demanda  : 

—  Que  pena  a  de  lui  ? 

—  Vous  m'avez  appris,  Quentin,  qu'il  ne  faut  point  trop 


—  17  - 

vite  porter  de  jugement  sur  les  personnes  et  se  méfier 
toujours  de  sa  première  impression. 

—  Telle  qu'elle  est,  cette  fois,  dites-la. 

—  Un  homme  charmant... 

—  Pour  vous,  mon  cher,  qui  faites  profession  de  littéra- 
ture, ce  qualificatif  est  banal.  Absurde  même.  Moi  je  pense 
ceci  :  c'est  un  homme  admirable  et  exquis.  Son  aspect 
extérieur  révèle  ses  qualités  morales  et  intellectuelles.  Il  a 
des  yeux  profonds  et  doux  comme  un  sonnet  d'Henri  de 
Régnier.  Dans  ses  yeux  il  y  a  de  la  musique  et  de  la  phi- 
losophie, et  puis  beaucoup  de  choses  friandes.  Il  porte  un 
chapeau  de  soie,  preuve  de  ce  qu'il  comprend  la  sagesse 
hiérarchique.  Mais  il  s'orne  de  longs  cheveux  —  noirs, 
et  puis  aussi  un  peu  blancs,  par  ci  par  là  —  preuve  de  ce 
qu'il  ne  se  soumet  pas  aux  volontés  des  Figaros  ennemis 
d'esthétique.  Il  a  une  redingote  très  classique.  Et  aussi 
une  flamboyante  cravate  rouge,  symbole  d'anarchie... 

—  Non,  Quentin,  point  cela! 

—  Pourquoi  ?  Parce  que  pour  vous  anarchie  veut  dire 
dynamite  et  guerre  civile.  Enfant!  Pauvre  littérateur,  qui 
ignorez  le  sens  vrai  des  vocables  !  Anarchie!  ce  mot  fut 
employé  par  moi  dans  le  sens  large.  Permettez-moi  de 
vous  donner  une  courte  leçon  :  le  mot  anarchie  vient  du 
grec,  Jv  et  ■g'XftVj  c'est-à-dire,  s'opposer  au  commande- 
ment. Je  veux  dire  ceci  :  le  directeur  de  ce  théâtre  ne  se 
soumet  pas  à  ce  qui  commande.  Commander  veut  dire 
aussi  précéder.  Ce  qui  précède,  qu'est-ce  donc  Anicet, 
sinon  l'absurde  préjugé,  la  funeste  routine?  Donc  cet 
homme  est  ennemi  de  la  bêtise.  En  nos  jours  les  enne- 
mis de  la  sottise  sont  des  anarchistes.  Les  anarchistes 
sont  les  seules  personnes  estimables.  C'est  pourquoi  j'aime 
que  cet  homme-là  soit  un  anarchiste. 

—  J'aime  aussi  cela,  mon  ami  Quentin.  Je  déplore  seu- 
lement ma  néfaste  ignorance  de  la  langue  française... 

Derrière  un  portant  les  «  sylphes  »  babillèrent  un  peu. 


—  18  — 

Leur  langage  ne  fut  point  ailé.  Gentiment  le  directeur  dit  : 

—  Du  calme,  mes  enfants,  du  calme... 

là  les  «  enfants  »,  l'ayant  regardé  avec  respect,  sans 
teneur,  furent  calmes. 
Il  revint  vers  nous. 

—  Voyez- vous  les  trucs  de  théâtre  sont  fort  simples.  Il 
faut  les  trouver,  voilà  tout.  Chercher  un  peu.  Imaginer. 
Regardez  ceci  :  c'est  enfantin. 

Avant  le  lever  du  rideau  on  vérifiait  le  bon  agencement 
des  câbles  et  des  poulies.  Les  «  sylphes  »,  en  riant,  s'élan- 
çaient à  travers  le  frisson  des  lumières,  soutenus  dans  leur 
vol  par  l'opportun  fil  de  fer. 

Et  Quentin  Fourmi,  très  grave  tout  à  coup,  dit  : 

—  Anicet,  avez-vous  encore  l'illusion  ? 

—  Oui,  Quentin,  parce  que  je  songe  à  la  musique  de 
Berlioz  et  que  cette  musique  est  admirable. 

—  Vous  avez  la  bonne  illusion  que  rien  ne  peut  détruire. 
Et  vous  êtes  sage  parce  que,  de  cette  façon,  vous  reti: 

de  la  vie  toutes  ses  voluptés.  Vos  yeux  ne  mentent  point 
en  vous  disant  que  ces  jeunes  dames  ne  volent  pas  à  tra- 
vers l'air.  Et  cependant  vous  persistez  à  vivre  dans  le  divin 
mensonge.  Je  crois  que  vous  êtes  un  bon  élève... 

Maintenant,  M.  kufiérath,  l'œil  à  tout,  affable  et  sou- 
riant, nous  montrait  Le  jeu  des  lumières.   là  toujours. 
modeste,  il  répétait  : 

—  Vous  voyez,  c'est  excessivement  simple  .. 

—  Diable]  lit  Quentin  Fourmi.  Mais,  mon  cher  dû 
.  la  vérité  et  le  génie  Bont  aussi  tout  simpl 

Le  directeur  plissa    les  paupières,  rit  bonnement 
prononça  : 

—  Mon  cher  Fourmi,  VOUS 

—  Mck  insi,  continua  imperturbablement 
Quentin. 

là  l'ombre  de  Victor  Hugo,  dans  un  coin,  Be  fâchait  un 
peu  de  cette  irrévérence. 


—  19  — 

A  présent  le, lourd  rideau  s'était  ouvert.  Et  Méphisto- 
phélès  chantait  la  merveilleuse  incantation  : 

Voici  des  roses 
De  cette  nuit  écloses. . . 

Un  murmure  adoré  venait  de  loin,  de  si  loin  que  cela 
faisait  une  petite  âme... 

Ecoute!  les  esprits  de  la  terre  et  de  l'air 
Commencent ,  pour  ton  rêve,  un  suave  concert. 

Je  me  retournai.  Quentin  Fourmi  pleurait.  Quand  il  vit 
que  je  m'en  étais  aperçu,  il  dit  : 

—  Cette  musique  est  belle. 

Sur  le  songe  de  Faust  les  «  sylphes  »  s'élevèrent.  Ils 
dessinèrent,  dans  les  frises,  de  jolies  attitudes  aériennes. 
Une  sensuelle  harmonie  berça  du  rêve... 

L'esprit  ironique  reprit  Quentin  Fourmi  : 

—  Voyez,  Anicet,  cette  petite  mademoiselle  fluette... 
oui,  celle  du  milieu.  Elle. est  illustre.  J'ai  appris,  voici  long- 
temps, qu'on  la  surnomme  Pétrole.  Ce  nom  «bizarre  n'a 
point  de  grâce.  Mais  ce  sylphe  en  a,  ce  qui  doit  nous  suffire, 
à  nous  philosophes...  Napoléon,  dans  son  temps,  fut 
illustre  aussi.  Mais  il  conquit  sa  renommée  grâce  à  des 
actions  nombreuses  et  au  prix  d'un  grand  tapage.  Made- 
moiselle Pétrole  se  contente  d'avoir  deux  jambes  et  d'es- 
calader les  décors,  grâce  à  l'ingénieuse  volonté  d'un  fil  de 
fer.  C'est  pourquoi  j'estime  que  mademoiselle  Pétrole  est 
plus  illustre  que  Napoléon 

Une  charmante  chanteuse,  derrière  nous  —  n'était-ce 
point  Jane  Maubourg?  —  rit  clairement.  Quentin  Fourmi, 
décontenancé,  enleva  son  chapeau  de  soie,  le  lissa,  le  posa 
sur  le  «  plateau  »,  s'essuya  le  front,  rougit  et  se  moucha. 
Il  dit  pour  lui  tout  seul  : 

—  J'ai  l'air  de  Colline  ! 

Et  l'acte  se  terminait  dans  un  bercement. 

M.  Kufferath,  toujours  délicieux  prenait  congé  de  nous. 


—   20   — 

Un  grand  sourire  illuminait  sa  face  ardente.  Et  il  répétait, 
cordial  : 

—  Vous  voyez  comme  c'est  simple  ! 
Lui  parti,  Quentin  dit  : 

—  Il  est  étonnant.  Il  a  vingt  ans.  Et  il  sait  tout. 
Puis,  pensif. 

—  Que  dites-vous  de  tout  ceci,  jeune  Anicet? 

—  Je  dis  une  chose  très  curieuse,  mon  ami.  Voici  que  je 
viens  d'assister,  dans  les  coulisses,  à  la  représentation  d'un 
acte  de  la  Damnation  de  Faust;  quinze  fois  j'ai  vu  cette 
pièce,  de  la  salle.  Et  mon  impression,  ici,  a  été  aussi  forte. 
J'ai  entendu  de  la  musique. 

—  Oui,  dit  Quentin. 

Appuyé  à  un  portant,  le  baryton,  très  myope,  ayant 
remis  son  pince-nez,  riait. 
Insidieusement,  Quentin  me  demanda  : 

—  Qui  est  celui-ci? 

Je  répondis,  ferme  et  droit  : 

—  C'est  Méphistophélès. 

Et,  inconsciemment,  je  caressai  un  peu  la  toile  bleue 
qui,  pour  les  jeux  de  lumière,  est  interposée  entre  les 
chanteurs  et  le  public.  Et  Quentin  Fourmi  dit  lentement  : 

—  Cette  toile  bleue,  mon  ami,  savez-vous  ce  que  c'est? 

C'est  l'illusion. 

Amcet  Le  Noir. 

HEURES  DES  PETITES  VILLES  GRISES 

(SUITE  ET  FIN) 
II 

Les  Pénitentes 

L'heure  est  telle  qu'il  faut  aux  âmes, 
Pans  F  église  où  guette  la  mort, 
Lorsque  V ombre  chasse  les  j\  mti 
Que  persécute  le  remords. 


—   21    — 

Elles  s'en  viennent  une  à  une, 

Sans  bruit,  yeux  clos,  serrant  les  dents, 

Pour  éviter  le  feu  ?nordant 

Des  tentations  importunes. 

Car  elles  ont  la  bouche  grande 
A  force  de  7nédire  et  l'œil 
Est  prompt  aux  fautes  de  l'orgueil 
Si  la  vertu  ne  lui  commande/ 

C'est  pourquoi  maintenant  leurs  pas 
Glissent  à  peine  ;  elles  se  taisent 
Pendant  une  heure  et  ne  font  pas 
Sur  les  dalles  grincer  leur  chaise. 


Les  fronts  penchés  dans  les  mains  maigres 
Semblent  lourds  et  gonflés  de  mal 
Qu'elles  iront,  d'une  voix  aigre, 
Verser  dans  le  confessionnal. 

L'une  après  l'autre,  à  pas  de  loups, 
Relevant  leurs  capuchons  sombres, 
Elles  vont  se  ?nettre  à  genoux 
Devant  la  grille;  et  c'est  dans  l'ombre 

Qu'elles  ouvrent  leur  âme  amère 
A  l'oreille  du  curé  sourd 
Qui,  pour  chasser  le  démon  lourd, 
Fait  une  croix  sur  leurs  misères. 

Et  quand  elles  reviennent  prendre 
La  chaise  oit  gît  leur  chapelet, 
Elles  pensent  encore  entendre 
La  voix  du  prêtre  qui  parlait, 


—    22   — 

Tantôt,  si  doucement  du  ciel. 
Quand  sa  main  lente  faisait  grâce, 
Avec  des  mots  providentiels  : 
«  Allez,  que  vos  péchés  s'effacent!  » 

Et  c'est,  avec  force  rosaires, 
Alors  qu'elles  vont  par  trois  /ois, 
De  Pilate  jusqu'au  Calvaire, 
Prier  le  Chemin  de  la  Croix. 

Afin  que  le  Christ,  en  retour, 
Leur  accorde  sur  cette  terre 
Une  indulgence  de  cent  jours 
Pour  les  péchés  qu'elles  vont  faire! 

III 
Les  Cadrans 


Les  cadrans  d'or  dont  les  yeux  ronds 
Clignent  les  heures  pacifiques, 
Font  d'une  aiguille  léthargique 
Marcher  le  temps  qui  semble  long. 

Les  cadrans  ronds  des  vieilles  tours 
Ont  pour  eils  d'or  les  douu   s/g/>,  s 
Ont  les  aiguilles,  tour  a  tour, 
Du  bout  de  leurs  pointes  désignent. 

Et  l'on  ne  sait  pour  quelles  gens 
Le  cadran  veille  <  ncot  i  (  i  sonm  ; 

i  ns  sont  morts  depuis  longU mps  : 

Il  sonne  l'heure  pour  personm 

Fkanx  Heu 


—  23  — 
Points  de  vue 

Il  est  des  gens  qui  se  placent  à  une  hauteur  telle  que  les 

mouvements    de  leurs   contemporains  leur  apparaissent 

comme    ces    grains  de  sable  qu'un  vent  déplace  et  qui 

semblent  toujours  pareils. 

# 
#    # 

Le  Grand  Art,  encore  une  foutaise  du  point  de  vue  de 
Sirius. 


Tous  ces  ânes  qui  veulent  dogmatiser,  et  qui  n'ont  rien 
à  dire. 


On  devrait  interdire  les  bons  livres  aux  imbéciles,  car 
ils  les  jugent,  et  cela  me  donne  envie  de  les  gifler.  Cepen- 
dant ceux  qui  me  connaissent  savent  combien  je  tiens  peu 
à  ramasser  des  ennemis. 


Ce  jeune  critique,  le  voyez -vous  s'agiter,  qui  sait  un 
petit  nombre  de  choses  et  n'a  pas  une  intelligence  très 
assurée  :  laissez,  laissez,  il  est  plusieurs  ordres  de  grandeur 
dans  ce  monde. 


Il  est  beau  d'être  sceptique,  mais  il  s'y  mêle  trop  sou- 
vent une  part  de  dogmatisme  qui  me  dégoûte  plus  que 
tout  :  ce  dernier  bâton  auquel  s'accroche  un  cœur  inca- 
pable de  se  contenter  avec  soi  même,  un  hypocrite  qui  ne 
veut  pas  avouer  sa  faiblesse. 

* 
*    * 

Si  l'on  mettait  côte  à  côte  les  propos  que  je  tenais  hier 
et  ceux  par  quoi  je  m'affirme  aujourd'hui,  cette  assemblée 


—  24  — 

de  paroles  contradictoires  étonnerait  mon  père,  qui  croit  à 
la  vérité. 


Lorsque  l'on  discute  avec  un  homme  qui  pense,  il  faut 
toujours  abonder  dans  son  sens.  Autrement  l'on  ne  com- 
prend pas  ce  qu'il  dit,  occupé  que  l'on  est  à  chercher  des 
arguments  pour  lui  en  imposer. 

C'est  d'ailleurs  un  moyen  de  se  faire  des  relations 
solides. 

Louis  Thomas. 

Chroniques  du  Mois 


LES   ROMANS 

Les  Civilisés,  par  M.  Claude  Farrère  (Paris.  Ollendoxf,  édi- 
teur). —  Sans  doute  il  n'est  pas  trop  tard  pour  parler  des  Civi/is 
M.  (  laude  Farrère  :  il  n'est  jamais  trop  tard  pour  parler  d'une  belle 
œuvre.  Le  mouvement  croissant  des  Lettres  belges  force  le  critique  à 
lire  énormément  de  livres  de  ses  compatriotes  :  il  est  absolument  équi 
table  qu'il  réserve  à  ces  derniers  une  large  et  prépondérante  part. 
Ainsi  il  lutte  dans  la  sphère  de  ses  moyens  contre  l'apathie  du  public 
belge  devant  les  œuvres  littéraires  belges.  Ainsi  il  arrivera  sans  doute 
—  et  déjà  il  arrive  peu  à  peu  —  à  faire  suivre  son  utile  exemple  par  les 
critiques  des  grands  journaux  quotidiens.   Il   tant   reconnaître  que  les 

critiques  ont  bien  souvent  quelque  mérite  à  s'orner  L'intellect  de  lec- 
tures belges.  D'abord  les  auteurs  se  montrent  presque  toujours  d'une 
impertinente  indlftérence  à  l'égard  de  la  critique,  dans  a< 

Ensuite,  les  œuvres  belges  étant  moin-  >:it  infiniment  moins 

séduisantes  que  les  œuvres  françaises.  Question  de  premier  abord  si 
l'on  veut,  puisque  Les  œuvres  belges  ont  presque  toujours  plusdepro 
fondeur.  Biais  question  importante]  Le  vêtement  d'une  idi    . 

que  l'on  voit  d'abord.    Et    fatalement  le  lecteur.   <i  bien  dispose  qu'il 

soit.  ra devant  le  stèle  rocailleux  souvent  employé  dans  nos 

livres.  Vbilà  pourquoi,  avec  une  insistance-  qui  à  d'aucuns,  je  le  - 

déjà  paru  médiocre  et  puérile,  je  me  soucie  toujours  extrêmement  du 
style  des  œuvres  que  je  lis.  Un  peu  ition  n'est  point  inoppor- 

tune en  cette  matière.  Autant  que  possible  Le  critique  doit  refléter  et 

condenser  L'opinion  générale  des  lecteurs.  Et   les   Lecteurs, 

remarqué,  sont  tous  du  même  avis  :  Les  œi  i  quelques 

nous  près,  ne  sont  pvtècriUs. 
Ceci,  bien  entendu,  est  de  la  critique  générale  et  ne  concerne  en 


-  25  - 

aucun  point  l'œuvre  de  M.  Claude  Farrère.  Seulement,  ne  voulant 
point  paraître  découvrir  Les  Civilisés,  après  que  toute  la  critique  en  a 
parlé,  je  tiens  à  expliquer  pourquoi  je  n'ai  pas  encore  lu  ce  livre,  qu'il 
faut  lire,  et  j'aime  à  dire  —  ainsi  l'homme  est  faible  et  savoure  naïve- 
ment son  mérite  !  —  que  depuis  longtemps  je  désirais  connaître  le 
roman,  couronné  l'an  dernier  par  l'Académie  des  Concourt. 

Il  est  un  fait  indéniable  :  la  littérature  qui  nous  vient  de  France  et 
de  Paris  en  particulier,  est  en  notoire  décadence  Rares  sont  les 
œuvres  qui  émergent  des  flots  envahissants  de  la  médiocrité  à  forts 
tirages,  —  aurea  mèdiocritas!  Le  marché,  la  basse-cour  plutôt,  est 
jonché  d'inepties  et  de  vilenies.  Seulement  les  écrivains  français,  il  faut 
le  reconnaître,  ont  le  tour  de  main;  les  œuvres,  sans  fond,  ont  un  exté- 
rieur aimable.  Dans  le  roman  le  plus  médiocre  vous  trouverez  souvent 
des  merveilles  d'écriture.  Et  le  public  se  laisse  séduire  !  Or,  il  faut 
bien  faire  quelque  chose  pour  ce  bon  public.  La  littérature  doit  être 
un  instrument  de  développement  intellectuel.  S'enfermer  dans  la  tour 
d'ivoire  est  un  geste  imbécile,  point  même  d'orgueil,  de  vanité  tout 
simplement. 

Or  donc,  ayant  lu  très  peu  de  romans  français,  ces  derniers  temps, 
j'ai  lu  Les  Civilisés  et  j'ai  été  un  peu  étonné.  Il  y  a  infiniment  d'idées 
en  ce  livre  et  il  manifeste  au  public  un  talent  réellement  très  remar- 
quable. J'eus  toujours  une  forte  prévention  à  l'égard  des  œuvres  cou- 
ronnées par  une  Académie.  Je  me  suis  contenté  de  penser  qu'elles  peu- 
vent être  bonnes  malgré  cela...  L'an  dernier  j'eus  quelque  colère  —  et 
ne  me  fis  pas  faute  d'en  témoigner  —  en  apprenant  que  la  Maternelle, 
très  médiocre  roman,  avait  été  récompensé,  alors  que  Marie  Donadieu, 
roman  très  beau,  était  délaissé.  Il  n'en  est  point  de  même  ici  Je  crois 
profondément  que  Les  Civilisés  est  un  remarquable  livre. 

Les  Civilisés,  ce  titre  est  d'une  sanglante  ironie.  Il  signifie  :  Ceux 
que  la  morale  effrénée  de  nos  jours  prétend  être  les  civilisés.  L'auteur  a  pris 
comme  théâtre  la  colonie,  lieu  de  rendez-vous  de  toutes  les  fripouilles, 
de  tous  les  veules,  de  tous  les  déclassés,  —  Saigon.  (Saigon  et  Hanoï, 
dit  quelque  part  M.  Farrère  :  Sodome  et  Gomorrhe  !) 

Trois  hommes  se  rencontrent  là  :  Fierce,  lieutenant  de  vaisseau, 
abandonné  à  tous  ses  caprices,  fin  de  race  noble,  dernier  rejeton  d'une 
famille  très  illustre  :  c'est  le  civilisé  par  instinct  et  sensuel  et  intellec- 
tuel. Torral,  ingénieur  de  grand  talent  et  de  savoir  certain,  méprisant 
toutes  et  tous  :  le  civilisé  par  raisonnement  et  par  égoïsme.  Enfin, 
Mévil,  docteur,  aimé  des  femmes,  beau  mâle  et  joli  garçon:  le  civilisé 
par  coquetterie,  par  bravade.  Ces  trois  personnages  principaux,  autour 
desquels  gravitent  d'autres  humanités  moins  conséquentes  mais  d'un 
caractère  bien  établi  dans  sa  veulerie  et  son  rachitisme  moral,  vivent 
de  la  vie  ordinaire  dans  la  capitale  de  la  Cochinchine  Et  leur  civilisa- 
rion  consiste  en  ceci  :  ne  rien  faire  que  ce  qui  leur  plaît;  chercher  dans 
la  vie,  partout  et  envers  tout,  le  maximum  de  jouissances  et  le  mini- 
mum de  souffrance;  railler  tout  ce  qui  est  sentiment  élevé,  tout  ce 
qui  vient  du  cœur,  ou  d'une  religion  quelconque  d'héroïsme  et  de 
beauté.  Fierce  sert  son  pays  parce  que  cela  l'amuse  de  courir  à  travers 
les  mers,  de  changer  sans  cesse  d'horizon;   Torral  fait  des  mathéma- 


—   26   - 

tiques  parce  qu<  il  froidement  pondéré  y  trouve  une  satisfac- 

tion  presque  matérielle;   Mevil  pratique  la  médecine  parce  que 
lui  permer  d'user  à  son  gré,  en  employant  beauté  et  talent,  de  ; 

Dîmes.  I  \  jh-s  affreux,  d'un  noir  avilissement!  Mais  combien 
vrais  Et  il  n'est  point  nécessaire  d'aller  à  Saigon  pour  en  rencontrer 
de  pareils.  M.  Claud  >  le  laisse  entendre,  du  n  - 

Les  voila,  les  Civilises,  ceux  qui  prétendent  être  arrivés  au  suprême- 
degré  du  raffinement  intellectuel.  Voilà  le  résultat  de  leur  éducation 
déterministe.  Encore  le  romancier  a-t-il  placé  son  roman  dans  le 
futur,  voulant  dire  ainsi  que  c'était  la  un  avertissement  plutôt  qu'une 
constatation.  Mais,  hélas!... 

Ce  passage  montre  la  tendance  du  livre  —  tendance  très  haute  et 
très  noble.  (Fierce  est  devenu  amoureux  d'une  chaste  et  délicieuse 
jeune  fille,  Sélysette.  Il  sent  qu'il  n'est  pas  digne  d'elle,  que  quelque 
chose  en  lui  est  brisé,  ne  lui  permettant  plus  d'aimer  absolument.) 

Le  charnu  était  rompu,  qui,  prés  de  Sélysette,  l'avait  refait 

jeune,  chaste,  candide,  —  heuftux y  seul,  et  loin  d'elle,  il  se  retrouvait 
vieux,  débauché,  sceptique,  —  civilisé. 

Et  chaque  caractère,  admirablement  tracé  par  M.  Claude 
suit  sa  voie  avec  une  rigoureuse  et  mathématique  logique. 

Fierce,  chastement  amoureux,  alors  que  plus  rien  en  lui  n'est  chaste, 
n'est  point  protégé  suffisamment  par  son  amour.  Une  fois  Sél 
absente,  il  retombe  dans  la  débauche  sensuelle.  Sa  fiancée  L'aperçoit  en 
compagnie  de  prostituées  et  lui  signifie  son  congé.  Il  n'a  plus  rien  a 
vouloir  sinon  la  mort.  Encore  est-il  le  seul  des  trois,  parce  que  le 
meilleur,  qui  se  resaisisse  un  peu  :  il  meurt  pour  son  pays  en  un  acte 
d'héroïsme  insensé.  II  renie  ainsi  toute  sa  vie  et  montre  d'autant  plus 
fortement  la  puissance  magnifique  d'une  religion,  d'un  drapeau,  d'un 
principe  élevé 

Torral,  froidement  calculateur,  déserte  —  il  est  officii  I  ve- 

au moment  OÙ  l'ennemi  attaque  son  p.t 

Mévil,  devenu  amoureux  de  deux  femmes  à  la  fois   —  consid 
combien  cela  définit  exactement  ce  caracl  aeurteà  l'indifférence 

de   l'une   et    de    l'autre.    En   proie    déjà    aux    premiers  symptômes  de 

L'ataxie,  suite  de  la  débauche  sensuelle,  qui  le  guette,  il  est  stupide- 
ment tué,  dans  une  sorte  d'hallucmat ion.  par  un  ridicule  accident  de 
voiture. 

:  te  conclusion  certes  est  de  la  plus  rigoureuse,  de  la  plus  haut 
moralité.  Pour  cela  /.(>  Civilisés  est  un  livre  utile. 
Il  faudrait  parler  aussi  de  tant  d'autres  personr... 

tivantl  En  opposition  avi  tère  lâche  d 

le  caractère  relevé,  si  peu  que  ce  soit,  des  qu'il  consent  à  la  suprême 
domination  de  quelque  principe  :  l'amiral  d'(  )rvilliers,  vieille  baderne, 
mais  aWe  en  son  heroïsm-  ivsette.  exquise  et  noble; 

et  même  cette  tille  publique,  Hélène  Liseron,  qui  a  conservé  une 

étincelle   de    volonl  lie  son   i:  a   face  des  trois 

civil: 

.;ue,  très  noble  livre    Kt  si  le  style,  par  moments, 

mole  un  peu  trop  a  celui  de  M. Octave  Mirbeau,  tout  de  même 

il  est  souvent  original,  alerte,  savoun 

I'.   |    H  \KI  ES  McKI-sl.AI   \. 


—  27  - 

Accusé  de  réception  : 

Histoires  hantées,  par  M.  Hubert  Stiernet ;  —  M.  de  Burghraeve, 
homme  considérable,  par  M.  Hector  Fleischmann  ;  —  Vautre  Justice, 
par  M.  G.  Voos  de  Ghistelles  ;  —  Le  Calvaire  de  Feu,  par  M  Alexandre 
Macedonski  ;  —  Mangzca.  par  M.  Legrand-Chabrier  ;  —  Le  Peintre 
mystique,  par  M.  Xavier  De  Reul;  —  Les  Martyrs  de  l'Amour,  par 
M.  François  Requette  ;  —  Notes  et  Croquis,  par  M.  Jean  Robie  ;  — 
Les  Erreurs,  par  M.  Joseph  Bossi;  —  L'Energie  belge,  par  M.  Edouard 
Ned;  —  La  Culture  intellectuelle,  par  M.  Charles  Buis  ;—  Ultima  Verba, 
par  M.  Charles  Dulait  ;  —  L'Influence  du  Nord  sur  l'esprit  moderne, 
par  M.  Jean  Sosset;  —  Méditations  sur  de  lointaines  musiques,  par 
M.  Alfred  Detry;  —  Contes  de  la  Hulotte,  par  M.  Georges  Rency. 


LES  POEMES 

Le  Chant  des  Trois  Règnes,  poème  par  Georges  Ramaekers 
(Ed.  de  Durendal,  Revue  catholique  d'Art,  Bruxelles).  —  L'ancien 
directeur  de  La  Lutte,  Georges  Ramaekers,  vient  enfin  de  publier  le 
livre  de  vers  auquel  il  travailla  plusieurs  années  consécutives  et  qui 
apparaît  non  le  produit  d'une  inspiration  passagère  et  diverse,  solli- 
citée par  des  pensées  sans  liens  communs,  mais  l'œuvre  réfléchie  et 
architecturée  avec  soin  d'un  travailleur  persévérant.  C'est  ici  l'heure 
d'en  examiner  les  apparences  et  d'en  pénétrer  l'esthétique  en  présen- 
tant au  cours  d'une  telle  étude  les  objections  qu'une  esthétique  diffé- 
rente et  contradictoire  devra  nous  suggérer  à  coup  sûr.  C'est  avec 
précaution  et  impartialité  que  je  voudrais  énoncer  ces  remarques, 
moins  pour  y  découvrir  des  raisons  de  m'enfermer  en  mes  idées  que 
pour  y  chercher  celles  de  conflits  imminents  qui  mettent  aux  prises 
certains  artistes  par  certaines  œuvres.  Je  n'ai  point  à  discuter  ici  le 
système  philosophique  qui  éclaire  la  conscience  de  l'homme;  il  n'im- 
porte aucunement  qu'il  soit  contraire  à  la  nôtre  et  j'espère  qu'il 
suffira  d'un  peu  de  clairvoyance  pour  ne  point  tomber  dans  la 
partialité  d'une  intransigeance  systématique. 

Voici  donc  l'œuvre  d'un  poète  catholique,  qui  se  réclame  hautement 
de  ce  titre  et  en  revendique  toute  la  signification.  A  la  théorie  de 
l'Art  pour  l'Art  il  oppose  celle,  qu'il  juge  meilleure,  de  l'Art  pour 
Dieu.  L'une  ou  l'autre  de  ces  formules  m'apparaissent  dogmatiques. 
Toutes  deux  astreignent  l'Art  à  atteindre  un  but,  ce  qui  en  restreint 
la  signification.  Toute  chose  qui  a  un  but  final  doit  se  priver  pour  y 
atteindre  des  éléments  qui  la  détournent  directement  de  ce  but.  L'Art 
n'est  pas  plus  fait  pour  se  glorifier  lui-même  que  pour  glorifier  toute 
autre  chose  :  l'Art  est  simplement  la  découverte  inconsciente  que 
l'homme  fait  chaque  jour  d'une  parcelle  ou  d'un  reflet  de  la  Beauté 
immanente  de  la  Vie.  L'Art  est  une  chose  qui  est,  comme  la  Matière, 
et  pas  plus  que  celle-ci  n'a  de  but,  sinon  celui  d'exister  sans  plus.  La 
formule  récente  de  Gustave  Lebon,  qui  synthétise  son  'Evolution  de  la 
Matière  me  paraît  applicable  à  l'Evolution  de  l'Art  :  «  Rien  ne  se  crée, 
tout  se  perd  ».  J'entends  par  là  que  l'Art,  n'étant  pas  plus  infini  que  la 


—    28   — 

Matière,  n'a  pas  une  essence  divine,  puisque  selon  la  philosophie  chré- 
tienne Dieu  est  infini.  Evitons  ici  tout  malentendu  :  pour  nous  l'Art 
est  une  chose  finie,  au  sens  mathématique  du  mot,  et  contient  en  lui 
une  somme  de  forces  qui  se  propage  normalement  dans  le  domaine 
intellectuel  de  l'Humanité.  Je  m'excuse,  par  ailleurs,  d'une  recherche 
aussi  pédante  de  termes  dans  l'expression  de  ma  pensée. 

Mais  venons  à  un  autre  point.  L'auteur  du   Chant  des  Trois  A 
réclame  pour  son  œuvre   l'application  des  qualificatifs  :  didactique, 
naturiste,  réaliste,  descriptif,  symboliste.  J'en  retiendrai  deux  surtout  : 
le  premier  et  le  dernier,  l'un  pour  le  louer  avec  quelques  réserves, 
l'autre  pour  le  discuter. 

Rien  de  mieux,  nous  paraît-il,  que  de  chercher  un  nouvel  élément 
d'inspiration  à  la  poésie  moderne  dans  une  alliance  de  la  poésie  et  de 
la  science.  Nous  ne  sommes  plus  aux  heures  d'obscurantisme  où  l'Art 
s'enfermait  en  lui-même  II  faudrait  ne  point  oublier  que  les  grands 
artistes  furent  toujours  de  grands  savants;  Platon,  qui  est  peut-être 
le  sommet  le  plus  élevé  de  l'humanité,  fut  un  encyclopédiste  ai. 
étymologique  du  mot.  Rabelais,  Michel- Ange,  Léonard  de  Vinci, 
Pascal  ont  prouvé  avec  surabondance  qu'il  n'existait  point  d'antinomie 
entre  l'Art  et  la  Science  mais  que  bien  au  contraire  leur  union  intime 
concourait  à  la  parfaite  édification  de  l'œuvre  d'art.  Donc,  je  ne  puis 
en  principe  que  louer  Georges  Ramaekers  d'avoir  voulu  son  œuvre 
didactique.  Louerai  je  également  l'essence  de  ce  didactisme  et  ne 
faut-il  point  se  réserver  sur  la  particularisation  trop  précise  de  cet 
tains  côtés  de  son  inspiration.  Le  didactisme  artistique  doit  finir 
où  le  pédantisme  commence. 

Au   surplus,  la   raison  de  ces  réserves  est    simple   à  découvrir  : 
Le  Chant  des  Trois  Règnes,  au  dire  même  de  son  auteur,  n'est  qu'une 
moderne  reprise  des  plan  taire*,  des  lapidaires  et  des 
Age.  Cest-a  dire,  c'est  la  reprise,  par  delà  la  Renaissance  latine  du 
xvesiècle,de  la  tradition  des  artistes  primitifs  du  Moyen  Age  mystique 
et  chrétien.  Rejetant  par  dogmatisme  L'influence  de  L'antiquité  grecque, 
parvenue  à  nous  à  travers  la  culture  latine  et  l'art  byzantin,  te  refusant 
àadmettre  la  lumière  de  l'art  latin  de  la  grande  époque  rallumi 
la  Renaissance  italienne  avec  des  artistes  comme  Pétrarque,  Michel- 
Ange,  Lucca  délia  Robbia,  Donatello,  le  cardinal   Bembo,  le 
catholique  du  Chant  des  7roi>  Rigmâ  cherche  i  retrouver  une  inspira* 

tibn   plus  pure,  pllIS  chrétienne,  plus  occidentale  ftj  l'on  veut,  au 

qu'Adrien  liithouarddoBneàcemot  (i)  en  rattachant  son  inspii 

k  celle  des  artistes  mystiques  du  Moyen  Age  qui  n'ont  connu  l'influence 

de  la  culture  classique  qu'à  travers  la  latinité  décadente  du  Bas-Em 

pire.  Cette  primithitl  voulue  a  entraîne  le  poète,  consciemmen: 

aucun  doute,  à  user  du  vocabulaire  dis  sciences  moyenaj 

vouloir   continuer  OU  reprendre  le    /tertiaire  d'.lmour  de  Richard  de 

Fourni  val  ou  le  Bcstùùr*  divin  de  Guillaume  de  Normandie,  on  ris- 
quait d'user  de  leurs  termes  archaïques  et  d'un  emploi  révolu.  Je 
crains  que  ceci  n'enlève  à  la  compréhension  esthétique  de  l'<euvre. 


(i)  Adrien  Mithouard  :  Traité  de  l'Occident. 


—  29  — 

Venons  au  symbolisme  de  celle-ci.  A  pénétrer  la  conception  du 
Chant  des  Trois  Règnes  s'avère  la  possibilité  de  lui  mettre  en  épigraphe 
cette  définition  de  l'Art  que  proposait  jadis  Paul  Adam  et  que  Georges 
Ramaekers,  à  la  connaître,  pourrait  faire  sienne  :  «  L'art  est  l'œuvre 
d'enfermer  un  dogme  dans  un  symbole.  »  Comme  toute  définition, 
celle-ci  comporte  un  sens  général  qu'il  ne  faut  point  exagérer.  La  sym- 
bolique du  monde,  telle  qu'a  voulu  l'établir  la  philosophie  chrétienne, 
a  appliqué  un  principe  trop  étroit  et  trop  continu  à  cette  recherche  du 
symbole  sous  la  forme  tangible  de  l'univers.  A  vouloir  systématique- 
ment dans  chaque  être,  dans  chaque  forme  de  la  matière  trouver  un 
symbole  préétabli  on  exagère  et  on  s'oblige  pour  l'y  découvrir  à 
concevoir  d'une  façon  erronée  ou  spécieuse  la  signification,  l'apparence 
ou  la  valeur  de  l'image  dans  laquelle  on  cherche  le  symbole.  Car  dans 
le  Chant  des  Trois  Règnes  non  seulement  on  trouve  une  signification 
symbolique  —  et  par  ailleurs  mystique  aussi  —  de  la  pensée  générale 
qui  en  établit  les  proportions  architectoniques,  mais  encore  chaque 
partie,  chaque  poème  répète  cette  recherche  du  symbole  en  la  particu- 
larisant de  plus  en  plus.  J'avoue  ne  point  admettre  toujours  le  sens  du 
symbole  que  le  poète  trouve  dans  son  sujet.  D'ailleurs,  reconnaissons 
qu'il  a  une  vision  poétique  et  forte  de  l'univers  et  de  la  vie.  C'est  un 
voyant  mystique  qui  a  connu  et  approfondi  cette  parole  de  l'apôtre 
Saint-Paul  qu'il  rappelle  dans  sa  préface  :  «  Les  perfections  invisibles 
de  Dieu  sont  devenues  visibles  par  la  connaissance  que  nous  en  ont 
donnée  les  choses  créées.  »  Ainsi  qu'il  le  dit  en  personne,  c'est  de 
cette  parole  qu'il  est  parti. 

Je  me  résume  en  concluant.  Voici  une  œuvre  de  longue  haleine,  où 
un  poète  catholique  a  cherché  à  enfermer,  par  des  symboles,  l'image 
du  monde,  révélé  à  lui  par  son  mysticisme.  L'œuvre  voulue  telle  est 
d'un  artiste,  sans  conteste.  J'applaudis  à  l'effort  en  tant  qu'affirmation 
d'une  personnalité  :  j'ai  fait  de  personnelles  réserves  sur  sa  pensée  et 
son  esthétique.  J'aurais  encore  voulu  —  n'était  la  longueur  d'une  telle 
discussion  —  présenter  quelques  arguments  critiques  au  sujet  des  lois 
prosodiques  qui  régissent  l'écriture  des  poèmes  du  Chant  des  Trois 
Règnes.  Mais  on  sait  quelles  théories  parnassiennes  sont  miennes  et 
j'ai  crains  de  rouvrir  un  débat,  inutile  parce  que  sans  issue,  autour 
d'un  sujet  récemment  encore  discuté  à  propos  d'une  proclamation  de 
Charles  van  Lerberghe.  Conclusion  :  voici  une  œuvre  qui  situe  une 
personnalité  artistique.  Elle  a  une  signification  intrinsèque  à  la  fois  et 
générale  :  catholique  et  littéraire.  J'ai  exprimé,  sans  esprit  de  parti, 
mon  opinion  sur  sa  valeur  dans  l'un  et  l'autre  domaine. 


Le  Poème  de  la  Maison,  par  Louis  Mercier  (Paris,  Calmann- 
Lévy).  —  Je  ne  pense  pas  qu'il  existe  une  étude  sur  «  l'intimisme  dans 
la  poésie  française.  »  Elle  serait  à  faire  et  ne  manquerait  certes  pas 
d'intérêt.  Elle  devrait  suivre  et  rattacher  toute  une  suite  de  poètes, 
épars  à  travers  quatre  siècles  de  l'histoire  littéraire.  Mais  je  crois  bien 
qu'elle  prendrait  surtout  de  l'importance  au  dix-neuvième  siècle  :  des 
Odelettes  de  Gérard  de  Nerval  aux  Intimités  de  Coppée,  il  est  plus  d'un 


—  30  — 

livre  et  lus  d'un  poème  auquel  il  faudrait  s'arrêter.  La  poésie  de 
l'heure  actuelle  excelle  surtout  en  ce  genre  :  elle  a  cherché  dans  le  qub- 
t  idien  de  la  vie  et  dans  le  cadre  habituel  de  l'existence  le  charme  intime 
et  profond  qui  s'en  dégage.  Délaissant  les  problèmes  de  la  philosophie 
ou  révocation  de  l'histoire,  elle  a  voulu  à  certaines  heures  trouver  près 
d'elle,  dans  le  simple  aspect  des  choses,  t  des  paysages  fami- 

.  une  émotion  plus  sincèrement  humaine.  Charles  (iuérin.  Francis 
Jammes, —  même  parfois  BmileVerhaeren,  voilà  tels  poètes  intin 

Je  ne  connais  point  les  précédentes  (ouvres  de  Louis  M 
dernier  volume  de  vers  :  Voix  de  la  Terre  et  du  Temps  est.  paraît-il,  fort 
beau.  Je  n'ai  nulle  peine  à  le  croire,  à  en  juger  par  le  Poème  de  la 
Maison.  Voici  une  vingtaine  de  pièces,  j'allais  dire  de  chants  en  l'hon- 
neur de  la  maison  ancestrale.  Fils  de  la  terre,  attaché  au  sol  natal  par 
l'hérédité  de  la  race  qui  revit  tout  en  lui,  le  poète  glorifie  les  humbles 
et  chers  témoins  de  sa  vie  coutumière. 

C'est  la  maison  calme  et  accueillante  : 

La  maison  a  souffert...  Mais  les  chagrins  et  l'âge 
Ont  mis  en  elle  un  charme  émouvant  et  sacre  : 
On  ne  sait  quoi  d'humain  respire  en  son  visage, 
Et  ses  yeux  semblent  beaux  d'avoir  souvent  pleure . 

Voici  vivre  tous  les  êtres  familiers,  muets  et  pourtant  si  vivants  par 
tout  ce  qu'ils  ont  en  eux  de  doux  et  de  protecteur  :  la  porte,  cille  dont 
le  salut  premier  dit,  dès  l'abord,  l'accueil  hospitalier  et  qui  est,  la  nuit, 
la  bonne  gardienne;  la  cheminée,  autour  de  laquelle  se  réunissent  aux 
heures  île  repos  le  maître  et  les  francs  laboureurs  pour  écouter  à  la 
veillée  quelque  légende  mystérieuse  du  temps  jadis  que  raconte  un 
vieux  du  village  ou  la  vieille  fileuse:  la  table  où  les  tacherons  viennent 
prendre  le  repas  durement  mente  :  le  lit  ancestral  où  1 
l'époux  conduit  sa  compagne  qui  devra  garder  intact  le  trésor  des 
vertus  familiales  et  par  qui  se  perpétuera  la  race  des  beaux  enfants  de 
la  terre  de  France;  l'horloge  qui  marque  aux  habitants  de  la  maison  le 

travail  de  chaque  heure,  l'heure  du  repos,  l'heure  de  la  joie,  l'heure 
aussi  de  la  mort  :  la  voix  de  l'horloge  semble  l'âme  de  la  chambre  qui 

s'anime  el  s'éveille  aux  coups  de  sa  sonnerie  claire  :  ici, 

Mais  tes  beaux  jours  ont  fui;  riwrloge  n'est  pi. 
Pauvre  et  noire  aujourd'hui  fi  de  deuil. 

Elle  a  l'air  humble  et  las  d'une  éternelle  ; 
1U  l'on  trouve  à  son  corps  (Ui  cil. 

>  I  sous  sa  rc 

m  dirait  qu'elle  vient 
Dé  très  loin,  à  travers  la  brume  des  a  m; 
Et  que  U  tim  Otii  d'un  crêpe  ancien... 

Car  maintenant  qu'elle  û  ngtemps  ta 

Elle  est  triste  à  jamais,  et  tout,  jusqu'au  boni; 

.7  vibrait  autrefois  sa  jeunesse  rc 
Lui  met  le  noir  dans  Fàmc  et  la  mort  dans  le  c 


—  3i  - 

Voici  la  lampe  lumineuse  et  douce,  qui  lutte  contre  les  ténèbres  et 
rassure  lame  des  hommes  contre  les  effrois  de  la  nuit  ;  leChrist,  tendre 
aux  misères,  qui  reçoit  les  prières  des  travailleurs  et  bénit  leurs 
champs  et  leurs  moissons;  le  four  où  s'accomplit  le  mystère  merveil- 
leux du  blé  changé  en  pain  doré;  la  cave  où  dorment  les  grandes 
futailles  pleines  du  vin  généreux  qui  mettra  au  cœur  des  hommes  l'âme 
des  vieux  soleils  qu'il  garde  en  lui;  le  grenier,  où  s'entassent  tous  les 
meubles  qu'on  n'utilise  plus,  le  grenier  solitaire  et  silencieux  qui  con- 
naît les  nids  d'oiseaux  accrochés  aux  poutres  et  qui  s'endort  au  bruit 
de  la  pluie  monotone;  les  fenêtres  qui  sont  comme  des  yeux  rieurs 
dans  la  façade  blanche  de  la  maison,  sous  les  paupières  des  rideaux  ;  le 
puits  où  l'eau  est  si  fraîche  qu'elle  met  de  la  buée  au  cristal  des  carafes  ; 
le  puits,  qui  connaît  la  chanson  mystérieuse  des  crapauds  qui  gitent 
sous  la  margelle  ancienne  et  dont  le  miroir  tranquille  garde  le  cher 
souvenir  de  tous  les  visages  humains  qui  se  sont  penchés  sur  lui, 
depuis  les  disparus  jusqu'à  ceux,  plus  jeunes,  d'aujourd'hui.  Enfin  voici 
que  s'évoquent  tous  les  animaux  familiers  de  la  ferme  :  les  bœufs  tran- 
quilles dans  les  pacages  herbeux,  l'âne  candide,  les  chèvres  dans  le 
jardin,  le  porc  qu'on  tue  aux  jours  de  liesse,  le  chien  vigilant  —  et 
pour  clore  ce  livre  serein  de  poésie  haute  et  forte,  de  pensée  pieuse,  de 
langue  simple  et  harmonieuse,  de  beauté  parfaite,  c'est  un  poème 
à  la  mémoire  des  chers  morts,  des  ancêtres  disparus  dont  l'ombre 
vient  encore  parfois  hanter  la  maison  qui  garde  leur  souvenir  et  que 
ce  souvenir  protège  de  tout  malheur. 

Ceci  est  un  beau  livre  —  et  ce  qui  est  mieux,  c'est  un  bon  livre, 
parce  qu'il  contient  toute  une  âme  sincère  et  noble. 

Les  Sentiers  du  Paradis,  par  André  Mary.  (Paris,  E.  Sansot 
et  Cic).  —  A  l'aube  des  saisons  nouvelles,  lorsque  Mars  ferma  douce- 
ment sur  lui  les  portes  de  l'hiver,  le  jeune  page  Avril,  la  joie  au  cœur, 
le  printemps  aux  yeux  et  des  chants  aux  lèvres,  s'éveilla  dans  la 
corolle  d'une  rose,  où  il  dormait  depuis  tout  un  an.  Hosannah  ! 
L'Avril  est  né  !  C'est  le  Noël  de  la  Lumière  et  du  Renouveau  !  Et  par 
les  sentiers  de  ce  paradis  de  la  Nature  qui  refleurit  de  toutes  les  splen- 
deurs d'une  vie  jeune  et  adorable,  le  page  Avril,  en  pourpoint  couleur 
du  temps  joli  emmena  le  poète  vers  les  fêtes  du  Printemps.  Toute  la 
Vie  s'épanouit  devant  le  voyageur  étonné  et  charmé.  Ce  fut  une  éclo- 
sion  de  surprises  :  il  gravit  la  colline  en  fleurs,  et  il  fut  grisé  de  parfums 
et  ivre  du  chant  des  oiseaux.  Il  parcourut  la  forêt,  il  apprit  à  chanter 
le  poème  des  eaux  vives,  de  l'aube  violette  sur  les  bois  et  il  dit  avec 
ferveur  la  louange  des  fontaines.  A  travers  les  bois,  durant  ses  courses 
errantes,  le  poète  rencontra  les  sylphes  et  tous  les  hôtes  mystérieux 
des  clairières  et  des  bocages.  Puis,  quand  il  revint  vers  les  hommes  il 
fit  des  haltes  bienheureuses  dans  la  petite  ville  calme  et  accueillante,  où 
son  rêve  fatigué  s'endormit  un  soir  et  pour  toute  la  vie  à  l'ombre  de 
V  amour. 

Ce  livre  est  d'une  belle  poésie,  ample  et  profonde.  Il  s'y  trouve  une 
part  de  rêve  qui  fait  la  poésie,  une  part  de  réalité  qui  fait  la  vie. 
André  Mary  est  assurément  un  poète  de  race,  un  poète  de  tradition 
latine,  qui  connaît  «  toute  la  doulce  graçe  du  gai  parler  de  France  ». 


—  3*  — 

Sous  les  Sapins,  par  Prosper  Dor.  (Paris,  E.  Sansot  et  CM  ).  — 
Celui-ci  encore  est  un  k  Livre  d'Amour  »  Li  y  a  là  environ  soixante^ 

quinze  poèmes  d'amour,  tous  écrits  sur  un  rythme  identique  et  peut- 
être  un  peu  monotone:  chaque  poésie,  formée  d'alexandrins,  com- 
prend six  Strophes  de  quatre  vers.  Et  chacune  est  le  récit,  délu 
imagé  souvent,  d'une  promenade  sous  les  Sapins,  d'une  heure  de 
sur  le  lac  au  clair  de  lune  —  nouveau  Lamartine  d'une  Elvire  en  robe 
de  piqué  blanc  qu'on  voit  à  certains  moments  jouer  au  lawn-tennis. — 
estes  et  les  mots  de  l'éternel  amour  se  répètent  en  leur  identique 
beauté,  mais  avec  l'aspect  nouveau  que  leur  donne  la  minute  présente 
et  passagère.  Ceci  est  le  bréviaire  d'amour  d'un  amoureux  moderne, 
d'un  jeune  homme  qui  lit  Paul  Hourget  —  et  aussi  Maurice  Ban 

L'âme  géométrique,  par  Henri  Allorge.  (Paris,  librairie  Plon- 
Nourrit).  —  Voici  un  petit  livre  très  neuf  et  très  curieux.  Il  faut 
applaudir  au  courage  de  celui  qui  eut  l'audace  de  mettre  un  don 
réel  de  poète  au  service  d'une  idée  qui  dès  l'abord  paraît  absolument 
dépourvue  de  poésie.  Ce  livre  porte  en  épigraphe  une  phru 
Camille  Flammarion,  dans  Stella  :  «  Il  faut  n'avoir  jamais  ressenti  le 
frisson  de  l'Infini  et  de  l'Eternité,  ce  frisson  dont  on  I 
surpris  de  sortir  vivant  après  en  avoir  été  traversé,  pour  oser  accuser 
la  Science  d'être  l'antipode  de  la  Poésie  ».  Partant  de  cette  idée.  le 
poète  chante  la  géométrie  Dans  chaque  figure  ou  corps  géométrique 
il  cherche  et  il  trouve  une  image  et  un  symbole  poétique  : 

L'ANC  LE 

Toit  de  la  modeste  chaumière, 
Cap  qui  s'avance  dans  les  flots, 
Branche  aux  innombrable*  ra»ieaux, 
Miroir  d'où  s'enfuit  la  lu  m: 

Soc  nourricier  qui  dans  la  terre 
Trace  le  sillon  fécondant... 

Donne  moi  le  courage  austère 
Ih    fèamier  mon  r>'re  ardent/ 

ibnl  ainsi  tous  petits  poèmes,  la  plupart  de  quatre  ou  de  huit 
'à  aucun  didactisme  ne  cherche  à  voiler  de  pédanterie 

h. inscription  poétique  d'une  science  exacte-  à  laquelle  I  avait 

déjà  trouvé  une  beauté  en  rapport  avec  celle  de  la  Poés 

Jeunes  Fleurs,   par   Paqus    (Edition  de  la 

uns.  hprs  COmmen  .  au  dire  même 

de  l'auteur,  doit  être  tenu  pour  un  cahier  -  poétiqUi 

comparerais  volontiers  ces  vers  aui  préliminaires  que  font  les 

peintres  pour  une  œuvre  vaste  et  totale.  Ils  exposent  leurs  croquis, 

leurs   Cartons,     leui  partiels    BU    vue    d'une    appréciation 

détaillée  qui  leur  permettra  d'harmoniser  l'ensemble.  La  méthode  est 


—  33  - 

discutable,  encore  que  la  discussion  puisse  conclure  en  sa  faveur.  Ce 
cahier  d'études  trahit  chez  Félicien  Fagus  un  souci  constant  d'origi- 
nalité. Il  doit  avoir  beaucoup  lu  Laforgue  et  Arthur  Raimbaud.  De 
telles  préférences  sont  dangereuses  ;  elles  impliquent  aisément  une 
imitation  trop  servile  et  une  recherche  de  la  bizarrerie.  Telle  de  ces 
«  jeunes  rieurs  »  trahit  une  culture  intensive  en  des  serres  sur- 
chauffées. La  méthode  de  culture  a  ôté  à  la  plante  toute  grâce  natu- 
relle et  en  a  fait  un  produit  intéressant  peut-être,  mais  singulier  et 
laissant  trop  apparaître  les  défauts  de  la  moderne  poésie  symboliste. 
On  regrette  de  voir  la  belle  fleur  de  poésie  française  ainsi  comprimée, 
greffée,  décolorée  par  un  souci  d'esthétique  «  art  nouveau  »  trop 
constamment  désireux  d'étonner  et  de  séduire  par  le  bizarre  et  par 
l'étrange.  Ces  réserves  faites,  reconnaissons  l'adresse  du  cultivateur 
à  diriger  l'éclosion  de  ses  fleurs.  La  virtuosité  ne  manque  point  à  ce 
jardinier  qui  doit  se  trouver  fort  dépaysé  dans  le  parc  à  la  Lenôtre  de 
la  poésie  parnassienne. 

LMy,  par  Louis  Thomas  (Ed.  de  Psyché,  Paris).  —  Une  menue  et 
toute  charmante  plaquette  de  vers.  C'est  frêle  comme  le  baiser  de 
l'aube  dans  le  ciel  léger  d'avril,  c'est  musical  et  tendre  :  quelques  vers 
d'amour  rêvés  pour  celle  qu'on  aime  sans  chercher  en  elle  autre  chose 
que  l'incarnation  d'un  songe  lointain.  On  l'aime  parce  qu'il  faut  aimer; 
on  se  laisse  bercer  aux  rêveries  amoureuses  et  l'on  ne  voit  pas  les  beaux 
aspects  du  monde  : 

Si  vous  vouliez,  nous  partirions 
Je  ne  sais  où,  mais  quel  voyage! 
Je  ne  sais  pas  si  nous  verrions 
Tout  le  décor  du  paysage  ; 

Peut-être  que  nous  resterions 
A  regarder  dormir  le  feu  ; 
Et  puis  sans  doute  nous  dirions 
Que  ce  pays  a  de  beaux  cïetcx. 

En  vérité,  c'est  là  tout  l'amour.  Des  vers  jolis  et  doux,  très  doux, 
doux  comme  un  nom  de  femme  :  Lily  ! 

Poèmes,  par  Charles  Desbonnets.  (Edition  de  En  Art).  — 
Chacune  des  douze  poésies  qui  composent  ce  bref  cahier  de  vers 
évoque  un  poète  dont  elle  semble  imitée  et  dont  il  est  aisé  d'inscrire 
le  nom  en  marge  du  titre.  Ces  petits  poèmes,  systématiquement  maca- 
bres, sont  artificiels  et  factices.  Ils  rappellent  le  Maeterlinck  des 
Serres  chaudes,  avec,  en  moins,  le  mystère  et  la  poésie  troublante  de 
l'Intangible  que  Maeterlinck  excelle  à  faire  ressentir.  Je  mets  pourtant 
hors  pair  un  sonnet,  La  Femme  au  Paon,  qui  me  paraît  original  et 
solide  et  témoigne  d'un  réel  don  poétique  qui  se  dévoilera  quand  une 
recherche  plus  précise  de  sa  personnalité  réelle  préoccupera  Charles 
Desbonnets. 


-  34  - 

Quelques  Vers,  par  Hkxri  IIi.kt/..  (  Vanicr,  Paris).  —  Est  ce  que 
Monsieur  Henri  Hertz  est  bien   certain  de  ne  pa 
avait  sans  doute  dans  un  tiroir  le  manuscrit  d'un  très  beau  livre  qu'il 
voulait  publier  et  qu'il   avait  modestement  intitulé  :   Quelque*  Vers, 
Malheureusement,  dans  un  autre  manuscrit  tout  à  fait  pareil  il  - 
amusé,  au  cours  de  récentes  lectures,  à  copier  tous  les  plus  mauvais 
Le  .Iules  Laforgue,  d'Arthur  Raimbaud,  de  Tristan  Corbière  et  de 
René  Chili.  Et  c'est  ce  manuscrit,  également  intitulé  Quelque* 
que  Henri  Hertz  vient  de  publier.  Cela  est  très  fâcheux,  car  ce- 
sont  détestables.  Que  je  plains  Monsieur  Hertz  d'être  si  distrait! 

Dans  les  Jardins  d'Octobre,  par  R.  D'HUGHERR.  —  Un  agréable 
poème  d'amour  empreint  de  la  tendre  mélancolie  d'automne.  Peut- 
être  un  peu  long,  aussi  un  peu  monotone.  Mais  quand  même  harmo- 
nieux, poétiquement  écrit  en  un  vers  souple  et  cadencé. 

Le  Carillon  du  Rêve,  par  Robert  Decerf.  — Ceci  n'est  vraiment 
point  un  bon  livre,  c'est  un  livre  banal.  On  écrit  trop  de  ces  li\  i 
la  vulgarité  du  style  ne  voile  pas  la  vulgarité  des  sujets  et  des  Un 
Ce  n'est   même  pas  un   mauvais  livre:  il  est  quelconque  à  tous  les 
points  de  vue. 

Henri  Liebri 

LES  THÉÂTRES 

Théâtre  royal  du  Parc.  —  Le  Droit  d'aimer  de  MM.  Mont  joyeux  et 

Mysor  (3  actes).   —    Nous  n'irons  plus  au  bois,   Je   M.  Fernand 
Crommelynck  (  1  acte  en  vers). 

Le  directeur  du  théâtre  du  Parc  n'a  pas  eu  la  main  heureuse  dai 
tentative  de  décentralisation  :  la  pièce  inédite  qu'il  non  pour 

clôturer  la  saison  a  pour  auteurs  deux  écrivains  français  de  réputation. 
mais  cela  n'a  pas  empêché  le  Droit  (taimer de  recevoir  un  accueil  plutôt 
frais.  Quelques  mots  spirituels  où  l'on  reconnaissait  le  chroniqueur  du 
Figaro  ont  à  peine  amusé  h-  public  qui,  en  revanche,  s'est  franchement 
diverti  à  d  '.ont  le  pathétisme  voulu  par  les  auteurs,  pn 

me  par  son...  ridicule,  lâchons  le  mot.  Un  mari  est  trompé  1 
femme  ;  l'amant,  c'est  l'ami,  naturellement.  Les  tourtereaux  ont,  il  faut 

le  reconnaître,  combattu  leurs  penchants,  jt  pour  y  trouver 

l'excyse  à  leur  trahison  et  revendiquer  bien  haut  auprès  de  l'époux.  le 
droit  ;'i  cet  amour.  X'ont-ils  pas  expie  leur  faute  avant  de  la  comir 
par  la  Souffrance  endurée  à  y  résister:  (  joli,  mais  ce  qui  l'est 

plus,  c'est  le  mari,  qui  devant  cette  înorn  -mie.  ne  trouve 

que  des  paroles  de....  pardon.  Divin  comme  thèse,  il  faut  l'avouer, 
et  pal  tfOp  mal,  n'écrivons  pas  mâle.  iC 

si  gauchement,  avec  des  longueurs,  avec  des  phra-  .amatoires, 

si  creuses  nue  franchement   le  mauvais  sort  fait  à  la  pièce  fut  îr 

Toute  la  vaillance  de  ses  int  ni  eurent  cependant  quelques 

défaillances  qu'explique  le  surmenage 
venue  &  sauver  l'oeuvre  :  MM-  Carpenti  iloy,  Mf* Clarel  et 


-  35  - 

Dérives  ont  fait  leur  devoir,  avec  une  bravoure  forcée  et  un  peu 
lasse,  digne  d'une  meilleure  cause. 

Cette  thèse  ne  m'a  pas  surpris  :  elle  est  l'aboutissement  logique  de 
nos  très  nombreuses  comédies  modernes  où  les  trahisons  conjugales 
sont  passées  à  l'état  endémique.  Après  les  avoir  fait  accepter  comme 
l'expression  de  la  psychologie  actuelle,  le  théâtre  moderne  se  devait  de 
les  justifier  théoriquement.  Pourtant,  que  l'on  ne  s'y  méprenne  pas,  ce 
n'est  pas  le  droit  d'aimer  que  MM  Montjoyeux  et  Mysor  ont  défendu, 
mais  le  droit  à  la  félonie;  ce  n'est  pas  le  droit  à  l'amour,  mais  le  droit 
aux  amours;  c'est  le  droit  à  l'absurde  irrespect  du  devoir  et  de  la  foi 
jurée,  au  larcin  d'honneur,  à  la  méconnaissance  de  l'amitié,  de  la  gra- 
titude, pour  la  perverse  satisfaction  d'appétits  charnels,  de  fringales 
sensuelles.  Sans  doute,  comme  toute  cause,  celle-là  est  défendable; 
mais  je  crois  qu'étant  mauvaise  et  heurtant  de  front  nos  opinions  reçues 
sur  l'immarcescibilitédes  vertus  morales,  il  fallait  beaucoup  d'habileté 
pour  l'imposer;  or,  le  Droit  d'aimer  fut  une  pièce  maladroite  et  le  sub- 
terfuge de  ce  titre  séduisant  et  adultéré  dans  sa  signification,  n'était 
pas  suffisant  pour  leurrer  et  gagner  le  public. 

Le  spectacle  débutait  par  l'acte  primé  au  concours  du  «  Thyrse  »  : 
Nous  n'irons  plies  au  bois,  de  Fernand  Crommelynck  Le  jeune  auteur 
n'a  certes  pas  fait  œuvre  qui  révolutionnera  l'art  théâtral  ;  elle  n'a  pas 
l'air  d'annoncer  un  novateur.  Cependant  elle  est  symptomatique  d'un 
tempérament  qui,  nourri  des  maîtres  artisans  du  théâtre  contempo- 
rain en  vers,  a  su  s'assimiler  leurs  procédés  et  s'en  servir  avec  une 
adresse  très  prometteuse  :  le  vers  est  joli,  alerte,  empanaché, 
spirituel,  et  l'intrigue,  adroite  sans  vulgarité,  a  conquis,  par  sa  grâce 
charmante  et  pimpante  les  unanimes  suffrages  de  la  salle  très  sympa- 
thiquement  disposée.  Mlle  Dérives,  M.  Gildès,  M.  Joachim  et 
Mme  Dépernay  ont  interprété  l'œuvrette  de  Crommelynck  avec  un 
entrain  et  une  délicatesse  dont  il  faut  leur  savoir  gré,  d'autant  plus 
qu'ordinairement  les  œuvres  de  nos  compatriotes  trouvent  les  artistes 
plutôt  indifférents.  Léopold  Rosy. 


Petite  ehfonique 

Les  quittances  d'abonnement  au  tome  VIII  de  la  Revue  seront 
mises  en  recouvrement  dans  quelques  jours.  Nous  espérons  que  tous 
nos  abonnés  y  feront  bon  accueil. 

Nos  Chroniques  seront  désormais  nettement  séparées.  Nous 
créons  des  rubriques  distinctes  qui  seront  rédigées  par  un  collabora- 
teur attitré.  Ce  sera  : 

C/ironigue  littéraire  : 

i.  Les  Romans  :  F. -Charles  Morisseaux. 

2.  Les  Poèmes  :  Henri  Liebrecht 

3.  Histoire  :  Henri  Liebrecht. 

4.  Théâtre  publié  :  Marguerite  Duterme. 


-36- 

Chroniqtu  artistique  : 

Les  Salons  :  Oscar  Liedel  et  Léon  Wérv. 

Chronique  musicale  : 

i.  Musique  de  Chambre  :  Victor  Hallut. 

2.  Musique  de  théâtre  :  Joseph  Jongen. 

Chronique  théâtrale  : 

Les  théâtres  :  Léopold  Rosy. 

Le  numéro  de  juillet  du  «  Thyrse  »  sera  un  numéro  extraordi- 
naire :  nous  y  publierons  in-extcnso\e  texte  de  la  charmante  comédie 
de  F.  Crommelynck:  Nous  n'irons  plus  au  bois/...  qui  fut  couronnée  par 
le  jury  de  notre  concours  de  pièces  de  théâtre  et  qui  vient  de  rem 
porter  un  si  triomphal  succès  au  théâtre  du  Parc. 


A  la  demande  du  groupe  «  Ostende  Centre  d'Art  »  le  Musée 
du  Livre,  récemment  fondé  à  Bruxelles,  organise  une  Première  1 
sition  du  Livre  Belge  d'Art  et  de  Littérature,  d'expression  frane, 1 
flamande,  qui  sera  ouverte  au  Kursaal  d'Ostende  au  mois  de  juillet  pro- 
chain. 

Cette  manifestation  s'ajoutera  aux  Conférences,  au  Salon  des  Beaux 
Arts,  à  la  Représentation  théâtrale  d'œuvres  belges,  aux  Concerta  de 
nos  artistes,  destinés  à  donner  à  Ostende  un  caractère  esthétique 
dent  à  côté  et,  peut-être,  au-dessus  de  son  faste  et  de  ses  plais 

Il  serait  heureux  qu'un  grand  nombre  de  nos  Ecrivains,  sinon  tous, 
participassent  à  cette  exposition  : 

r   Par  l'envoi  de  la  liste  complète  de  leurs  œuvres  ; 

2°  Par  l'envoi  de  leurs  livres,  particulièrement  en  exemplair 
luxe,  de  préférence  reliés. 

Une  section  sera  réservée  aux  Revues  belges  d'Art  et  de  Littérature. 

Il  sera  publié  un  Catalogue  d'amateurs  à  la  fois  sur  les  ouv 
exposés  el  sur  la  Bibliographie  des  auteurs. 

Des  Conférences  explicatives  du  but  et  de  la  portée  de  l'exposition 
ainsi  que  du  mouvement  littéraire  belge  seront  données  à  l'ouverture 
el  pendant  la  durée  du  Salon. 

Le  monument  Max  Waller.  —  Souscription  :  M.  VictOl  Redmg, 
directeur  du  théâtre   royal   du    Parc,    100  francs.  —    M.  <  : 
nand  Franchomme,  20  francs.  —  Vente  de  deux  éventails,  1  fia: K 

Total  a  ce  jour  :  3,956  fr.  94. 

Rappelons  que  des  éventails,  souvenirs  de  la  n 
traie  du  5  avril,  sont  en  vente  au  bénéfice  de  la  souscription  tu  pris 
de  1  franc.  S'adresser  a  M.  Léopold  Rosy,  secrétaire  du  (Comité,  rue 
de  la  Filature,  14.  Bruxelles  (porte  de  Hal). 


A  l'Académie  de  dessin,  de  sculpture  et  d'architecture  de 
Saint-Gilles.  —  L'exposition  des  travaux  des  élèves  a  obtenu  un 


—  37  — 

très  légitime  succès.  Une  heureuse  disposition  permettait  au  visiteur 
de  suivre  pas  à  pas  les  élèves  à  travers  toutes  les  classes,  depuis  le 
dessin  linéaire  jusqu'aux  cours  supérieurs.  Afin  de  permettre  de  mieux 
apprécier  les  travaux,  c'est  à  la  lumière  artificielle  qu'ils  étaient 
exposés,  c'est-à-dire  dans  la  lumière  où  ils  avaient  été  conçus.  Mesure 
intelligente,  certes,  car  il  ne  faut  pas  oublier  que  nos  Académies  de 
faubourgs,  créées  surtout  à  l'intention  des  artisans,  sont  actives  princi- 
palement le  soir.  Outre  les  très  nombreux  travaux  des  élèves  débu- 
tants qui  témoignent  tous  d'une  belle  persévérance  et  d'une  évidente 
volonté  de  bien  faire,  avec  déjà  parfois  le  trait  qui  prédit  la  person- 
nalité, nous  avons  remarqué  des  intéressants  projets  de  conservatoire, 
de  cottage,  dans  les  classes  d'architecture,  —  des  heureux  essais  de 
modelage.  D'une  manière  générale  ce  qui  frappe,  c'est  la  méthode 
intelligente  et  pratique  qui  préside  à  l'enseignement;  les  résultats  ne 
pouvaient  dès  lors  être  qu'heureux,  l'exposition  les  attestait  ainsi. 

Signalons  qu'un  salonnet  réunissait  quelques  œuvrettes  pleines  de 
promesses  d'élèves  de  la  classe  de  nature  où  il  faut  citer  Jean  Minne, 
déjà  très  habile  dans  des  croquis  bien  spirituels  et  dont  une  «  maison 
ensoleillée  »  était  charmante  de  lumière;  Dutillieu  qui  exposait  un 
assez  grand  paysage  ne  manquant  pas  de  qualités  pour  un  débutant; 
Verly  qui  s'essaie  déjà  avec  bonheur  à  peindre  la  figure,  Quentin, 
Bergmans,  etc. 

~So%  félicitations  au  directeur,  le  statuaire  De  Tombay,  et  au  corps 
professoral  où  nous  aurons  le  plaisir  de  voir  l'année  prochaine  notre 
ami  Maurice-J.  Lefebvre. 

Le  Concours  annuel  de  la  «  Revue  des  Poètes  »  pour  1906, 
est  ouvert  depuis  le  10  mai  et  sera  clos  le  10  octobre. 

Dispositions  :  Le  Concours  de  1906  est  divisé  en  Concours  n°  1  et 
Concours  n°  2. 

Concours  n°  1.  —  i°  Chaque  concurrent  devra  soumettre  au  Jury  la 
matière  d'un  volume  de  vers  (1,500  vers  au  maximum); 

2°  Pour  le  «  Concours  n°  1  »,  il  ne  sera  décerné  qu'un  prix,  consistant 
en  l'impression,  aux  frais  de  la  «  Revue  des  Poètes  »,  de  P  œuvre  couronnée. 
Concours  n°  2  : 

ire  Section:  Un  poème  dialogue  {300  vers  au  maximum).  —  Sujet 
libre. 

2e  Section  :  Un  ou  plusieurs  poèmes  formant  un  total  de  40  vers  (au 
moins)  à  80  vers  (au  plus),  —  Sujet  libre. 
Il  sera  décerné  dans  chaque  section  du  Concours  n°  2  : 
Une  médaille  de  vermeil  ; 
Une  médaille  d'argent; 
Une  médaille  de  bronze  ; 
Des  diplômes  d'honneur  et  des  mentions. 

Tous  les  poèmes  présentés  devront  être  rigcnireusement  inédits.  Les 
manuscrits  destinés  au  Concours  n°  1  seront  retournés  aux  auteurs  sur 
leur  demande  et  à  leurs  frais. 

Les  manuscrits  destinés  au  Concours  n°  2  ne  seront  pas  rendus. 


Chaque  manuscrit  devra  porter  uniquement  une  devise.  Cette  devise 
sera   répété  avec  le  nom  et  1  le  l'auteur,  sur  une  feuille  dis- 

tincte   qui    sera    contenue    dans    une    enveloppe    fermée,   jointe  au 
manuscrit. 

manuscrits  devront  être  adressés  (avec  l'indication  :  Concours 
h"  i  ou  Concours  n°  2  (i**  ou  20  section),  très  lisiblement  inscrit 

M.  le  Directeur  de  la  Revue  Jes  Poètes.  5,  rue  de  Sontay,  Pans  (XVI*). 

Correspondance 


.Mes  chers  Directeurs, 

M'étant  aventuré  à  écrire,  incidemment,  dans  une  récente  chronique 
du  Samedi  que,  lors  de  l'invention  mirifique  du  vers  polymorphe, 
M.  Desombiaux  était  déjà  quelque  chose,  (en  quoi  je  me  trompais 
probablement),  l'éminent  confrère  de  M.  Lemonnier  adressa  au  dit 
journal  la  lettre  qui  suit. 

Comme  on  ne  saurait  assez  répandre  les  chc!s-d\euvre  d'esprit,  de 
grâce,  de  distinction,  d'élégance  et    d'à-propos,  je  vous   pi 
publier  cette  aimable  et   peremptoire   missive,  afin   que   son  auteur 
puisse  prétendre,  devant  la  postérité,  au  nom  du  plus  spirituel  de  nos 
épistolaii 

Veuille/,   recevoir,   mes    chers     Directeurs,    mes    très    ami 
salutations. 

Vai  kki-:  (.11  :  : 

<  vue  lettre,  la  voici  : 

«  Monsieur  le  Directeur, 
»  Je   ne  m'explique  pas  pourquoi  M.  Yalere  Cille,  e.  llticle 

sur  le  vert  libre,  éprouve  le  besoin  d'écrire  qu'à  l'époque  des  querelles 

dont  il  parle,  j'étais  déjà  quelque  chose 
1  IS  Veut  il  dire  : 
»  Je  pourrais  le  lui  demander,  me  repondre/.-vous  peut-être:  Si  je  le 
lais,  il  m'assurera  que  h- ciel   n'est    pas  plus   pur   que    le    tond   de  son 

cœur,  puis  s'empressera  d'aller  raconter  qu'il  s'est  moque  de  moi,  cet 
Il  nt  M.  ValèreGillel  Kt  comme  Les  plaisanteries  de  M.  Vi 

(  iille  ne  sont  jamais  compi  ises  par  personne,  il  lui  est  toujours  loisible 
de  leui  donner,  par  la  suite,  la  signification   qui   convient   le  m:< 

tits  intén 

A  c  le  goût,  le  tact  et  l'aménité  qui  le  carac- 

térisent, de    traiter   Verlaine  d'idiot  du  PanUUSt,  il  se  mit  a  expliquer, 

piteusement,  cette  èpithete,  quand  il  eut  vu  la  réprobation  dont 


-  39  - 

elle  était  l'objet.  Je  crois  même  qu'il  s'excusa  en  disant  :  «  On  m'a  mal 
»  compris,  parce  que  je  parle  du  nez.  » 

»  M.  Valère  Gille  écrit  comme  il  parle.  On  le  comprend  difficile- 
ment. 

»  A  l'époque  des  querelles  en  question,  M.  Valère  Gille  n'était  pas 
du  même  avis  qu'aujourd'hui,  et  cela  n'avait  pas  plus  d'importance.  Il 
remplissait  la  Jeune  Belgique  de  ses  rodomontades  et  de  ses  proclama- 
tions. La  Jeune  Belgique,  qui  pourtant  avait  bon  estomac,  en  eut  quel- 
ques indigestions.  On  dit  même  qu'elle  en  mourut. 

»  Depuis  longtemps  déjà,  M.  Valère  Gille  était  quelqu'un.  Qui  ?  Une 
pièce  de  vers  que  je  retrouve  dans  la  Jeune  Belgique  elle-même  nous 
l'apprend  : 

Quand  Rate  et  Kin  vont  botte  à  botte, 
Gille,  derrière  eux,  ramasse  les  crottes. 

»  On  prétend  que  c'est  à  la  suite  d'une  de  ces...  promenades,  que 
M.  Valère  Gille  s'est  décidé  à  se  servir  du  vers  libre. 
»  Veuillez  croire  à  mes  sentiments  les  meilleurs. 

»  Maurice  des  Ombiaux.  » 

II 

Musiciens  et  Poètes.  —  Les  poètes  se  plaignent  souvent  —  et 
avec  raison  —  des  déformations  que  des  musiciens  font  subir  à  certaines 
œuvres  littéraires. 

Bien  des  poèmes  n'ont  que  faire  du  concours  ou  du  soutien  musical  ; 
en  revanche,  beaucoup  de  productions  littéraires  ont  gagné  par  une 
heureuse  alliance  à  la  musique;  «celle-ci  est  souvent  la  couleur  du 
dessin  de  celle-là,  ou,  mieux,  elle  est  la  compagne  émue  et  bien  sen- 
tante de  l'autre  ». 

Mais  hélas,  il  arrive  qu'un  versificateur,  dans  un  but  mercantile,  ou 
dans  un  état  d'inconscience,  aligne  des  mots  sous  de  la  musique,  et  ça 
ressemble  alors  le  plus  souvent  à  un  vulgaire  mariage  de  raison. 

Je  viens  de  rouvrir,  après  l'avoir  fermé  avec  rage,  un  recueil  intitulé 
«  Les  Chefs-d'Œuvre  du  Chant,  33  mélodies  de  Schumann  »  et  après 
m'être  assuré  que  je  ne  me  suis  pas  trompé,  je  crois  de  mon  devoir  de 
faire  partager  mon  indignation  à  tous  ceux  qu'anime  un  sentiment 
d'art  et  qui  gardent  le  respect  des  œuvres  des  génies  disparus. 

Ce  qui  redouble  mon  adversion  c'est  de  savoir  qu'au  lieu  d'être  mis 
à  l'index  par  tous  les  artistes,  ce  recueil  est  imposé  aux  élèves  du  Con- 
servatoire de  Bruxelles.  Soyez  juges  de  la  valeur  de  mes  protestations. 

Voici  prise  au  hasard  et  copiée  textuellement  une  de  ces  mélodies  : 

BERCEUSE  DE  L'ENFANT  DU  CHEF 

Dors  mon  ange  en  qui  j'espère, 
Vraie  image  de  ton  père, 
Si  tous  ont  connu  les  tiens, 
On  satera  de  qui  tic  tiens  /  (bis), 


-  40  — 

Tes  yeux  ont  des  fines  lames, 
L'éclair  et  les  vives flantm 

Oit  ton  père  un  jour  tomba. 
Sera  ton  premier  combat/  (bis). 

Quand  tu  reverras  la  plaine, 
Oui  de  son  ardeur  est  pleine. 

On  saura  que  brille  eneor. 
Une  étoile  dans  le  Nord!  (bis). 


En  voulez-vous  une  autre?  Voici  : 

LE  LOTUS 

Lotus,  ta  fleur  pendue 

Craint  les  rayons  du  jour, 

Et  du  soleil  cachée 

De  l'ombre  attend  le  retour. 

Mais  quand  la  douce  amante 

De  son  visage  adoré 

Lui  montre,  souriante, 

Son  disque  ta  fit  désiré, 

Ta  fleur  rougit,  rayonne, 

Se  dresse  alors  à  son  tour 

Soupire,  tressaille  et  frisson  ne 

D'ivresse,  d'extase  et  d'amour  (bis). 

etc  ,  etc. 

Le  tout  est  signé  L.  Durdillv:  cet  olibrius  a  trouve  que  Les  belles 
phrases  musicales   de   Schumann    ne    sont   pas   assez  parlantes!    Il  a 
déposé  B69   incongruités  également    sous   des  œuvres    de   Schul 
Chopin,  Memlelsohn,  Haendel,  Mozart. 

N'est-il  pas  navrant  de  constaterqùe  ces  versifications  banales  doivent 

aider  (!)  les  élevés  d'un  (  'onservaloiiv  R  connaître  et  à  comprendrc(!) 
de  grands  artisl 

Heureusement,  il  reste  ceux  qui  si-  sont  donne  pour  mission  de 
défendre  le  BeaUj  toujours,  en  toutes  circonstances,  et  qui  peuvent 
flageller  de  leur  thyrse  ceux  qui  commettent  de  pareilles  profanations!! 

II.    HlN 


^* 


4i  — 


Nous  n'irons  plus  au  bois... 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE  ET  EN  VERS 

Primée  au  coiicours  théâtral  du  Thyrse^/  reprèsetitèc  pour  la  première 
fois,  à  Bruxelles,  sur  le  Théâtre  royal  du  Parc,  le  28  avril  iço6. 


PERSONNAGES  : 

Jérôme,  cousin  d'Ermessinde  (50  ans)  ....  M.  Gildès. 

Sylvain  (20  ans)       ...........  M.  Joachim. 

Ermessinde,  marraine  de  Fanchette  (4s  *ns)    •  Mme  Deperxay. 

Fanchette  (18  ans) Mlle  A.  Dérives. 

Des  amoureux. 

La  scène  est  dans  la  banlietce  de  Paris  au  printemps  de  1831 . 


Le  théâtre  représente  un  jardin,  devant  une  villa. 

A  gauche,  perpendiculairement  à  la  rampe,  un  double  banc  de  bois, 
peint  en  vert.  A  droite,  une  coquette  maison  avec  perron,  dont  on 
n'aperçoit  que  la  façade  toute  blanche  et  rose  avec  des  volets  verts. 
Tout  à  côté,  un  tronc  d'arbre  mort,  creux  et  moussu  sous  du  feuillage. 

La  route,  éclairée  à  cet  endroit  par  une  vieille  lanterne,  court  au 
long  de  la  haie  fleurie,  et  l'on  entre  dans  le  jardin  par  une  claie,  verte 
aussi.  Au  fond,  la  forêt  s'étend  et  ses  sentiers  se  perdent  dans  de 
mauves  lointains. 

Des  fleurs  partout. 

Au  lever  du  rideau,  Jérôme,  assis  du  côté  droit  du  banc,  lit  le 
Constitutionnel.  Ermessinde,  assise  de  l'autre  côté,  coud.  Fanchette  se 
promène  en  lisant  un  livre. 

Le  crépuscule  descendra  vite  et  la  lanterne  luit  déjà  sur  la  route. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
Jérôme,   Ermessinde  et  Fanchette. 

Ermessinde. 

Fanchette,  donne  moi  mon  dé. 

(Fanchette  ne  le  trouve  pas) . 

...  dans  la  corbeille. 

Fanchette. 
Voici  marraine. 

Ermessinde. 
Bien. 

Le  Thyrse  —  i"  juillet  1906.  3 


—  42  — 

Jérôme  (à  Fanckette). 

Que  lise/vous  ? 

FAN<  m-  i  i  K. 

Corneille  : 
Le  Cid. 

ErMESSINDE   (haussant  lis  épaules). 
C'est  plat. 

Jérôme  (à  Fanckette). 

C'est  beau. 
ERMESSINDE  (sévère). 

Comment  ? 
FANCHETTE  (baissant  lis  yeux). 

Je  ne  sais  pas. 
JÉRÔME  (à  Fanchcttc). 

Je  me  souviens  : 

(Déclamant  avec  emphase). 

«  Que  je  sens  de  rudes  combats  ! 
Contre  mon  propre  honneur  mon  amour  s'intéresse  !  » 

(Taquin). 
C'est  beau  ! 

ErMESSINDE  (sèchement). 
Ce  n'est  pas  beau,  vous  dis-je. 

Jérôme  <  souriant). 


Je  m'adi\ 


A  Fanchette,  cousine. 

ERMESSINDE. 


Eh  bien  !  il  nie  déplaît 

QllC  vous  trouviez  joli  ce  que  je  trouve  laid, 
Cousin!  Surtout  quand  vous  parlez  a  nia  tîlleule. 

JÉRÔME  (taquin). 
FanchettC  saura  bien  apprécier  toute  veille. 

N'est-ce  p 

(  Fanchi  fondre)* 

ERMESSINDE   (vivement). 

Taisez  vous,  FanchettC.  On  vous  détend 

De  répondre  un  seul  mot. 


-  43  - 

JEROME  (riant  sous  cape). 

Répondez,  mon  enfant. 

EkMESSINDE  (fâchée presque). 

Et  puis,  ne  lisez  plus. 

(Fanchctte  va  fermer  son  livre). 

JÉRÔME  (vivement). 
Lisez  ! 

FANCHETTE  (toute  rose). 

Que  dois-je  faire  ? 
Lire,  ou  ne  lire  plus  ?  Vous  répondre,  ou  me  taire  ? 

Ermessinde  (comme pour  soi). 

On  sent  que  c'est  mauvais  poète,  dans  le  nom. 
On  ne  s'appelle  pas  Chimène.! 

Jérôme. 

Pourquoi  non  ? 
Vous  vous  appelez  bien  :  Ermessinde. 

Ermessinde  (vexée). 

Ermessinde  ! 
Ermessinde  est  un  nom... 

JÉRÔME  (l'interrompant). 

...  Prétentieux,  qui  guindé. 
(Il  se  lève  pour  agacer  sa  cousine). 
Un  nom  mince,  effilé,  long,  qui  —  n'en  —  finit  —  plus  ! 
Un  nom  grêle  habillé  de  velours  superflus  ! 
Un  nom  monté  sur  des  échasses  ! 

Ermessinde  (se  levant). 

Mais  le  vôtre  ! 

Jérôme  (s' asseyant). 

Jérôme  ?  C'est  un  nom,  ma  chère,  comme  un  autre. 
( Ermessinde  passe  à  droite) . 

Ermessinde  (mimant). 
Deux  coups  de  cloches  successifs  :  Le  premier,  lent, 
Nasillard.  Le  second,  ventripotent,  ronflant. 
On  tourne  vite  sur  soi-même,  une  minute, 
On  s'assied  :  le  jupon  ballonne  et  parachute! 

(Sous  le  nez  de  Jérôme,  avec  u?ie  révérence) . 
Voilà,  mon  cher,  l'effet  que  votre  nom  méfait. 

JkrôME  (avec  zenc  révérence  aussi). 
Laissez-moi  le  trouver  bizarre,  cet  effet. 


—  44  — 

(Ermcssinde  se  rassied  et  coud.  Jérôme  lit.  Fanclu 
la  maison  en  effeuillant  une  marguerite). 

Fanchetth. 

Un  peu.  Beaucoup.  Passionnément...  —  Oh!  je  tremblé  !  — 
Pas  du  tout.  Un  peu. 

(Elle  va  entrer). 

J'en  arrache  deux  ensemble. 
(Elle  entre). 

SCÈNE  DEUXIÈME. 

Les  mêmes,  moins  Fanchette. 

(Un  long  silence.  Jérôme  balance  l'une  jambe  sur  F  autre). 

Ermessindk. 

Quand  vous  voudrez  ne  plus  vous  balancer... 

Jérôme  (à  part). 

Jamais. 
Ermessindk. 
...  Vous  le  direz. 

JÉRÔME  (tranquillement). 
Je  le  dirai;  je  vous  promets. 
Ermessindk  (agn ssive). 
Vous  m'empêchez  de  coudre  ! 

Jérôme. 
Ah!... 

BRIfESStNDB. 

C'est  insupportable  ! 
éUnd  les  ■  talons). 

Ah  ça  !  ne  gravez  pas  vos  talons  dans  le  sable  ! 

] l'Kn.MK  (tranquillement). 
Encor  ? 

J'ai  mal  aux  œi  I 

JÉRÔME   onojurur). 
Comment  ? 
Ermhssindb. 

Vous  m'aga^ 
C'est  donc  bien  amusant;  cette  manie  ? 


-  45  ~ 

Jérôme  (riant). 

Assez. 
(Un  petit  silence) . 
Vous  n'avez  pas  d'autre  prétexte  à  chercher  noise  ? 

Ermessinde. 
J'ai  des  motifs  ? 

Jérôme. 
Lesquels? 

Ermessinde. 

Votre  façon  sournoise, 
D'abord,  de  me  lorgner  sous  ce  journal. 

Jérôme  (narquois). 

C'est  mal. 
Je  devrais,  comme  vous,  lorgner  sans  le  journal. 
Ensuite? 

(Il  remet  le  nez  dans  son  journal  et  mime  des  lèvres  ce  qu'il  lit.) 

Ermessinde. 

Ce  besoin  de  remuer  la  bouche, 
De  bourdonner  en  «  zezeyant  »,  comme  une  mouche, 
Quand  vous  lisez. 

(Jérôme  plie  son  journal,  un  peu  agacé). 

JÉRÔME  {tourmentant  un  bouton  à  sa  manche}. 
Après  ? 

Ermessinde. 

...  De  tourner  le  bouton 
De  votre  manche. 

{Jérôme,  pris  au  fait,  abandonne  le  bouton  et,  nerveusement, 
se  pince  le  menton). 

De  vous  pincer  le  menton. 
{Même  jeu.  Jérôme  fait  claquer  ses  doigts). 
D'avoir  aux  doigts  une  éternelle  chiquenaude. 
{Même  jeu). 

JÉRÔME  {minaudant  pour  cacher  son  dépit). 

Ah!  j'ai... 

Ermessinde  {triomphante). 

De  minauder  en  parlant! 

JÉRÔME  {même  jeu,  prêt  à  éclater). 

Je  minaude  ? 
{Il se  pince  rageusement  le  bout  de  l'oreille), 


-  4rt  - 

Ekmkssindk. 
De  vous  tirer  le  bout  de  l'oreille  ! 

Jérôme  (mime  jeu). 

Ah!  je?... 

ErMESSINDE   (  lui  tournant  le  dos). 

Iileî. 

Voua  êtes  ennuyeux,  mon  eher,  des  pieds  au  chef. 
Me  voyez-vous  agir  ainsi  ?  Regardez.  Ai-je 
L'habitude  de  me  balancer  sur  mon  siège? 
Je  me  tiens  congrûment  toujours. 

JÉRÔME   (qui  se  venge'). 

Mille  bravos. 

Ekmkssindk  (soulignant  le  c  mot 
Moi,  je  n'ai  pas  de  tics. 

Jérôme  (à  l'oreille  Je  sa  cousine). 

Vous  avez  des  défauts  ? 
Ekmkssindk  (scandait 
Oh!  Monsieur! 

Jérôme  (se  levant). 

Des  défauts  : 
(//  s'a  frétera  offres  e  Inique  phrase  pour  jouir  Je  la 
in  tune  J'  I:r  messin  Je  ) . 

Toujours  d'humeur  méchante  ! 

Vous  chantez  quand  on  .sou  lire  et  souffrez  quand  on  chante. 
J'ai  tort  d'avoir  raison  ;  VOUS,  1  aiSOll  n'avoir  t 

(//s'a//  le). 

Des  défauts?  Vous  n'avez  que  cela. 

Ermessinde. 

1 1  ! 

Jérôme. 

Vous  êtes  un  petit  esprit  contradictoire... 
L'Enfer  vivant,  -ans  Paradis,  ni  Purgatoi 

(.1  chaque  phrase  il  s'approche  d'elle  pour  mieux 

<  fuand  je  dis  blanc,  c'est  noir.  Quand  je  dis  noir,  c'est  blanc. 
Vous  trouvez  bon  veto,  le  seul  côté  du  banc 
(  >n  je  ne  n  pas. 

Ermessinde. 

Mais... 


—  47  — 

Jérôme. 

Ceci  vous  résume  !... 
Vous  maigrissez,  tant  l'égoïsme  vous  consume. 

Ermkssinde. 
Oh  !  Monsieur  ! 

Jérôme. 

Vous  boudez  comme  un  enfant  fessé  : 
Bouche  tordue;  œil  en  coulisse  ;  front  plissé. 
L'affectation  : 

{Il  mime  et  passe  devant  elle). 

Vous  avancez  comme  une  poule  : 
Croupu  —  tétoni  —  bedonant!  La  gorge  en  boule. 

(Soi/ s  le  n  ez  d' Ermess  in  de  ) . 
Composant  votre  pas  et  votre  geste. 

ERMESSINDE  {nerveuse). 

Oh!  non!... 

JEROME  {montant  vers  le  fond). 

Trouvant  à  ce  jardin  des  airs  de  Trianon. 

Vous  avez  un  petit...  «  je  —  ne  —  sais  —  quoi  »,  qui  choque. 

{Kedescenda?it  vers  le  milieu  de  la  scène). 
Vous  savez  bien,  le  faux  semblant  d'une  autre  époque. 

ERMESSINDE  {sèche). 
C'est  tout  ? 

Jérôme  {riant). 
Ce  n'est  pas  tout. 

ERMESSINDE. 

Allez  ! 
Jérôme. 

Pas  jusqu'au  bout. 
Il  me  faudrait  un  jour  entier  pour  dire  tout. 
(  //  se  rapproche  dît  banc) . 

Donc,  pour  finir... 

ERMESSINDE. 

Déjà? 

Jérôme. 

Oui  :  Vous  êtes  coquette  ! 
{Tout  près  d'elle). 
Coquette  gauchement. 


-48  - 

Ermessinde  (jàcn 
Monsieur! 
JÉRÔME   (avec  une  minutie  iaquitu  ). 

Toujours  en  quête 
D'un  miroir  où  trouver  des  yeux  approbateur 
Vous  vous  couvrez  de  faux  appas,  de  fards  menteurs. 

(Ermessinde  rougit,  ilsexalti  ). 
Enfin,  votre  âge,  mur  déjà,  s'apothéose 
I  )e  pastels  de  lilas  et  de  pâtes  de  rose. 

(Ermessinde  étouffé.  Jérôme  a  un  petit  rue  vainqueur). 
Vous  êtes  une  fleur  éclose  d'un  Eden 
Où  la  poudre  de  riz  tient  place  de  pollen. 

{Avec  une  joie  brutale), 
Vous  vous  capitonnez  ! 

ËRMESSINDE  {rouge). 
Qu'en  savez-vous  ? 
JÉRÔME  {éclatant  Je  rire). 

Pardine, 
Vous  n'avez  pas  toujours  la  joue  incarnadinc. 
Et  le  matin  vous  voit  moins  grasse  que  le  soir! 

{Et  connut  Ermessinde  est  mal  assise). 
Vous  vous  serrez  au  point  de  ne  plus  vous  asseoir 
Qu'à  moitié.  Sur  le  bord  des  sièges. 

[Elle  essaye  laborieusement  Je  se  placer  entièrement  SUT  le 
banc.  Il  pou /le). 

Inutile. 

Ekm  KSSIN DE  (cramoisie), 

V<  >u-  savourez  votre  vengeance  I 

JÉRÔME  (riant). 

.le  distille. 

Enfin,  voiia  habillant  toujours  de  clair  satin, 

Vous  vous  pare/,  le  soir,  des  roses  du  matin  ' 
Vous  ;  ntei  pas  a  vieillir. 

Ermessinde  <  se  levant). 

Mais  en  somme. 
Nous  avons... 

.1  BBÔM K   {bienveillant pour  soi  m<r 

n'est  pas  la  même  chose. 
(.!■  9if). 

L'homme 

S'use  moins  vite. 


—  49  — 

ERMESSINDE  {soulignant  le  «  moi  »). 

Moi;  je  n'ai  pas,  comme  vous, 
Laissé  brûler  la  chandelle  par  les  deux  bouts. 

JekÔME  {venant  à  elle). 

La  chandelle  ?  Depuis  que  nous  vivons  ensemble 
Vous  êtes  au  courant  de  ma  vie,  il  me  semble. 

{Ils  sont  l'un  devant  l'autre  au  milieu  de  la  scè?ie  et  se  parlent 
sous  le  nez). 

Ermessinde. 

Oui,  vous  allez  au  cabaret  tous  les  jeudis. 

Jérôme  {se  da?idi?iant)- 
Tous  les  jeudis. 

Ermessinde. 

Vos  yeux  déjà  sont  arrondis 
De  désir,  l'avant-veille. 

JerôME  {protestant  à  peine). 

Oh... 
Ermessinde. 

Première  nuit  blanche. 
Jérôme  {gui  consent). 
'Son.  Pas  toujours... 

Ermessinde. 
Oh!  presque. 
JÉRÔME  {se  dandinant). 

Après  ? 
Ermessinde. 

Chaque  dimanche, 
Vous  allez  chez  un  vieil  ami. 

JÉRÔME  {à part,  ricanant). 
Le  vieil  ami  ! 
Ekmessinde. 
Nuit  blanche  encor. 

Jérôme  {amusé). 
Non  pas. 

Ekmessinde. 

Pâle  au  moins. 


—  50  — 

Jérôme.' 

A  demi. 

Ermbssindb. 

Ce  vieil  ami,  moins  vieux  ce  soir-là,  vous  déprave. 
VOUS  connaissez  son  cœur  beaucoup  moins  que  sa  ca\ 
Vous  buvez  trop.  Vous  VOUS  grisez.  Vous  pense/,  mal  : 
Kt  vous  rentre/,  au  crépuscule  matinal. 

Jérôme  (-minant). 

Voila. 

Ermessinde. 
Vous  vous  trouvez... 

Jérôme. 

Heureux... 

Ermessinde  (s'ikignant  à  gauche). 

C'est  ridicule  ! 

Jérôme  (s' éloignant  à  droite). 

Il  est  si  tiède  et  clair  le  premier  crépuscule, 
Où  parmi  la  roseur  d'un  ciel  convalescent 
On  sent  monter... 

K  ix*  m  kss  ind H  (  in /<  rromJ>sn t  ) . 

Que  m'importe  ce  que  l'on  sent  ! 
(//  hausse  les  //></// 
utres  soirs,  vous  somnole/  au  coin  de  l'àtre. 

Vous  ne  m'emmenez  pas,  une  fois,  authéàtr 

Jérôme. 

Pardon,  mais  l'autre  jour... 

Ermbssindb  (A  Uvn  didaignn 

,     Parlons  en  ! 

Jbb 

HernamI 

Avec  Mars,  Michelot,  Kirmin  et  Joannv  ! 

Ermessinde. 

Dans  un  théâtre  qui  sentait  l'ail  et  la  bi« 

Jérôme. 
l 'n  drame  en  vers. 

Ermessinde. 
t  )u  l'on  hurlait. 


-  5i  - 

Jérôme. 

Une  première  ! 

Ekmessinde. 

Où  l'on  n'entendait  plus  qu'applaudir,  dans  le  bas, 
Et  siffler,  dans  le  haut. 

JekÔME  {allant  au  fond,  supérieur}. 

Vous  ne  comprenez  pas 
Cette  tourmente  littéraire  ? 

ERMESSINDE  (sèchement). 

Je  m'en  moque  ! 
JerÔMP:  {redescendant,  interdit). 
Mais... 

ErMESSIiNDE  {venant  à  lui). 
Vous  êtes  un  être  excessif  et  baroque. 
Vous  allez  d'un  extrême  à  l'autre,  sans  raison, 
Sans  mesure... 

JÉRÔME   (rageur). 
Sans  rythme... 

Er  messin  DE. 

Et  sans  diapason  ! 

JÉRÔME  (éclatant  avec  une  emphase  comique). 

Eh  !  bien,  moi,  cette  vie,  à  la  fin,  m'exaspère  ! 

(Pèremptoirc). 
Le  moment  est  venu  d'en  finir  ! 

ERMESSINDE  (étonnée). 
Mais... 
JÉRÔME  (avec  un  geste  qîci  veut  dire  :  «  inutile  »). 

Ma  chère, 
Sur  trois,  nous  nous  disons,  au  moins,  deux  méchants  mots. 

Ekmessinde. 

C'est  vous! 

Jérôme. 

Nous  nous  trouvons  de  mutuels  défauts  : 
Vous  vous  dissimulez. 

Ekmessinde. 

Non. 


—  52  — 

JÉRÔME. 

Je  me  dissimule, 

Ermessinde. 

Oui. 

Jérôme. 

Nous  nous  entêtons  comme  baudet  et  mule. 
Chaque  jour  est  un  jour  de  reproches  nouveaux. 
Vous  voulez  prévaloir  toujours  où  je  prévaux. 

Ermessindk. 
Mais..* 

Jerômk. 

Vous  me  disséquez,  je  vous  anatomise  : 
Donc  la  vie  en  commun  ne  nous  est  plus  permise! 

ErMKSSINDE  {aigre). 

Permise  ou  non,  moi  comme  vous,  vous  comme  moi, 
Nous  nous  résignerons  à  vivre  ainsi. 

Jérôme  {étonné}* 

Pourquoi  ? 
Ermessindk. 
Mais...  la  maison  ?... 

JÉRÔME. 
Qu'on  vende  ! 
Ermkssinde. 

Et  le  pa 
Jérôme. 

11  t'a  ut  vendre  ! 

Ermessinde 

(  )h  ;  mon  cousin,  vous  êtes  dur! 

Jérôme  (smm  U  n*%  fErmtssindê). 

ftteS-VOUS  tend:. 

{//s  se  regardent  dans  Us  yeux  pUÙ  s  éloignent ,  chaeun   de 
son  côté,  elle  à  gauche,  lui  à  dt . 

Jérôme  {à  part). 
Ortie  ! 

ËRMRSSINPI 
I  léi  isson  ! 


—  53  — 

Jérôme  {à part). 
Crin  ! 

Ermessinde  {à  part). 

Gros  bouquet  de  chardon  ! 
Jérôme  (à  part). 


Chiendent  ! 


ERMESSINDE  (à  part). 

Châtaigne! 

(Arrivé  prés  de  la  maison,  Use  retoiwne). 

JÉRÔME  (à  Ermessinde,  menaçant). 

Quoi  ? 

Ermessinde  (s*  retournant). 

Rien.  Rien. 
(Ils  montent  vers  le  fond  en  s'observant), 

Jérôme  {à  part). 

Guêpe  ! 
Ermessinde  (à  part). 

Bourdon  ! 
{Au  fond,  ils  se  retrouvent  l'un  près  de  P  autre  et  échangent 
un  choc  d'yeux). 

JÉRÔME  {redescendant,  à  droite). 
Depuis  trois  ans,  je  vis  dans  un  nid  de  vipères  ! 

Ermessinde  (menaçante). 
Quoi? 

Jérôme  (se  retournant) 

Rien  !  Rien  ! 

(Ermessinde  descend  vers  lui). 

Ermessinde. 
La  maison  du  père  de  nos  pères  ! 
La  vendre  !  Vous  trouvez  cela  !  Vous  !  Vous  ! 

Jérôme. 

Trouvez 
Autre  chose,  parbleu! 

Ermessinde  (remontant). 
Vous  croyez  que  je  vais, 
—  Moi  qui  souffre  depuis  trois  ans... 

JÉRÔME  (la  suivant). 

Je  souffre  aussi  ! 


-   54 

Ermessindk. 
...    Votre  méchante  humeur... 

Jérôme. 

Moi  la  votre  ! 

E  R  M  KSS INI) K   ( redescendan t  ) . 

...  Non! 

Jérôme  {la  sîtwant). 
Ermessindb. 

...  Pour  ne  pas  partager,  —  consentir  au  partage  ? 

Jérôme. 

Si  j'avais  su  que  vous  étiez  son  héritage  ! 
Que  mon  grand-père... 

ErMHSSINDK   {pucrile). 
Mon  grand- père! 
JÉRÔME   {emphatique). 

...  Me  Laissait 
Autre  chose  qu'un  peu  d'or  au  fond  d'un  gousset! 
Et  que  nous  serions  deux  à  chérir  sa  mémoire 

ERMESSINDB  {s  asseyant  sur  le  banc). 
Qu'auriez-vous  fait  ? 

JbrôM  k  {simplement). 
Je  ne  sais  pas. 

{I!  s'assied,  à  droite,  sur  une  chaise  de  jardin). 

Mais  j'aime  à  croire 

Que  j'aurais  tait  quelque  chose,  si  j'avais  su. 
(Ironiqt 

Voilà  :  je  levais  être  un  bon  monsieur  COSSU 

Oui  promène  son  ventre  où  luisent  des  breloques. 

lis  heureux,  je  m'enivrais  de  soliloque^. 
Je  me  disais  :  tu  resteras  au  coin  du  teu. 
Dans  une  chambre  blanche  et  chaude. 

Ermessindb  (a  p*rt). 

Attends  un  peu! 
Jeri 

Tu  vieilliras  alors,  doucement  solitaire. 
Entre  ton  pot  de  cidre  et  tes  pipes  de  U  : 
Les  pauvres  te  viendront  visiter,  le  matin. 
Tu  seras  sucre  au  maire  et  Crème  au  sacristain. 


Tu  deviendras  celui  que  le  village  honore, 
Qui  donne  des  avis  toujours  ! 

ErmKSSINDE   {aigre). 

Quoi  donc  encore  ? 

JÉRÔME  {avec  un  soupir  tragique). 
J'ai  dit  mêlons... 

Ermessinde  {se  levant)- 

...  A  ce  qu'elle  a,  tout  ce  que  j'ai, 
Et  ne  partageons  pas. 

JÉRÔME  {se  levant,  feignant  la  douleur). 

Je  n'ai  pas  partagé!! 

ERMESSINDE  {rangeant  sa  corbeille). 

Mon  cousin,  vous  parlez  comme  un  chef  de  cuisine  ! 

{A  ce  moment,  Sylvain  apparaît  sur  la  route  et  apercevant 
les  deux  vieux  cousins,  il  se  retire  vivement). 

JÉRÔME  {remontant). 

Si  j'avais  su  ce  que  c'était,  cette  cousine! 

ERMESSINDE  {allant  vers  la  maison). 

Je  ne  répondrai  pas,  Monsieur,  à  ce  que  j'ois. 

{Ils  se  croisent  et  èchange?it  ten  comique  regard  de  haine). 

JÉRÔME  {montant  vers  la  gauche). 

Est-elle  assez  mesquine  ! 

(//  se  perd,  à  gauche,  dans  le  jardin.  Ermessinde  se 
retourne  pour  l'invectiver  et  apercevra  Sylvain  qui  vient  et 
repart  aussitôt). 

Ermessinde  {criant). 

Essence  de  bourgeois  ! 
{Elle  aperçoit  Sylvain  qui  sort,  et  s'arrête  court). 
Mon  Dieu!...  Quelqu'un  nous  écoutait.  J'ai  peur...  Serait-ce 
Lui? 

{Elle  avance  vers  le  perron). 
Dieu,  si  c'était  lui  !  C'est  une  maladresse 
Que  j'ai  commise  !  Il  peut  avoir  tout  entendu  ! 

{Elle  monte  pour  e titrer). 
Ne  voyons  rien  ! 

{Elle  enivre  la  porte,. 

Mais  si  c'est  lui,  tout  est  perdu. 
{Elle  referme  la  porte.   Le  crépuscule  est  venu.    Tout  est 
mauve  et  rose.  La  forêt  s'emplit  de  mystère.   La  lanterne 
brille  mieux  sur  la  route). 


-  56  - 


IÈNE  TROISIEME. 

Sylvain  et  Ermessinde,  à  une  fin 

{Sylvain  se  glisse  avec  précaution  ners  la  claie). 
S  y  LV  a  i  \  (  regarda n  t  dans  le  jardin  ) . 

Personne...  Mon  cœur  bat...  Je  suis  ému. 
{Il  inspecte  encore  le  jardin). 

Personne. 
Mon  âme  s'attendrit,  tout  à  coup,  et  s'étonne 
De  me  sentir  naïf  comme  un  petit  berger. 

(Il s'approche  du  trotte  d'arbre  mort). 
Je  n'ose  pas,  ce  tronc  moussu,  l'interroger... 

(Il  avance  un  peu  dans  le  jardin). 
Il  me  grise,  le  nocturne  parfum  suave. 
Le  crépuscule  monte  et  sa  roseur  s'aggrave, 
Et  c'est  poignant  et  triste  et  doux,  la  fin  du  jour, 
Comme  la  fin  mutuelle  d'un  grand  amour. 
Tous  les  nids  endeuillés  ;  tous  les  arbres  en  berne  ; 
Le  soir  vient.  Le  quinquet  dans  l'ombre  baliverne. 

(Il revient  au  tronc  d'arbre). 
Fanchette  a-t-elle  écrit?  J'ai  peur  d'être  déçu. 
Je  n'ose  pas  l'interroger,  ce  tronc  moussu. 

(  Mélancolique  ) . 
Fanchette  dont  le  rire  est  un  son  de  clochette. 
Ne  me  riras-tu  plus,  ma  petite  Fanchette? 

(.1  l'arbre  mort). 
M'a-t-elle  écrit  des  mots  à  répéter  tout  ba^  ? 
L'interroger,  ce  tronc  moussu,  je  n'ose  pas. 
Ma  main  tremble;  je  veux  et  neveux  pas  connaître. 
Finissons  en. 

{Au  moment  de  plonger  la  main  au  creux  .;'  'lève 

la  tète). 

Pas  de  lumière  à  sa  fenêtre. 

(Il  avance  lentement  la  main.  La 

'parait). 

Ermessinde  i  :•/.•;/,  hnui). 

■  lui] 

Sylvain  (retirant  - 1  m  tin  i 

N\  uni.  Rien  encore  ;  voil.. 
décela  que  j'avais  peur.  C'est  pour  cela 
Que  lt  h  doux  et  triste.  Elle  m'oublie. 

(Il  s  éloigne  lentement). 


-  57  - 

ERMESSINDE  {dépitée). 
Il  s'en  va  sans  rien  mettre. 

SYLVAIN  {avec  un  gros  soupir). 
Elle  était  si  jolie!... 
{Au  moment  de  sortir,  il  se  ravise). 
Laissons  ma  lettre  encor. 

Ermessinde  {aux  anges). 

C'est  lui! 
{Elle  referme  sa  fenêtre). 

Sylvain. 

Dernière  fois. 
(//  dépose  sa  lettre  fuis,   après  un  long  silence  regarde  la 
fenêtre  de  Fanchette). 
Fini. 

{Puis,  il  regarde  longuement  l'arbre  mort  et  soupire  :) 
Fini. 

(  Un  bruit  se  fait  entendre  dans  la  maison). 
Quelqu'un  ! 

(Il  sort  en  courant.  Le  crépuscule  s'aggrave.  Il  fait  presque 
mat  dans  la  forêt). 

SCÈNE  QUATRIÈME 
Ermessinde,  puis  Fanchette. 

Ermessinde  {sortant). 

Parti  ! 
(  Elle  va  regarder  sur  la  route). 

Non.  Par  le  bois?... 
{Elle  redescend). 
Ah  !  Monsieur  mon  cousin  vous  me  trouver  mesquine  ! 
Vous  ne  me  connaissez  qu'à  demi.  Je  machine 
Une  revanche  péremptoire  !  Attendez  donc. 

{Soudain  lyrique  :) 
C'est  l'heure  exquise  où  chaque  jour,  dans  ce  vieux  tronc 
—  Qui  pour  vous  n'est  qu'un  tronc  d'arbre  mort,  nicodème,  — 
Une  lettre  d'amour  m'attend. 

(  Elle  court  à  l'arbre  et  prend  la  lettre  de  Sylvain). 

C'est  la  huitième  ! 
{Elle  vient  s'asseoir  stir  la  chaise  de  jardin,  à  droite,  et  lit  :) 
«  Ma  chère  ingrate  »... 

—  Exquis  !  — 

«  Je  suis  désespéré. 
C'est  la  dernière  fois  que  j'écris.  Je  serai 


Sous  ta  fenêtre  dès  la  nuit.  » 
[Emue). 

—  Sous  ma  fenêtre.  — 
«  Je  meurs  d'amour.  L'amour  seul  me  fera  renaître  ». 

—  Délicieux.  — 

«  Je  t'attendrai  tant  qu'il  faudra 
Si  ta  vitre  s'éclaire.  » 

[S* exclamant}, 

—  Elle  s'éclairera  !  — 
«  Si  le  silence,  seul,  répond...  » 
{Etonnée). 

—  Hein?... 

{Souriant,. 

Fleur  de  style.  — 
«  Je  serai  mort  demain  matin...  » 

—  C'est  inutile!  — 
«  Si  tu  savais  cette  douleur  d'aimer  en  vain.  » 

—  Pauvre  petit  !  — 

«  Mille  baisers  » 

—  Signé  :  — 

Sylvain.» 

[Elle  est  très  émue). 
Mourir  pour  moi.  Mourir  !  J'en  suis  toute  troublée  ! 

{Elle  se  lève  et  va  lentement  vers  le  banc). 
C'est  à  cause  du  sable  neuf  de  cette  allée 
Que  j'ai  su  son  amour  extrême.  Il  se  glissait 
Vers  l'arbre,  un  bruit  de  pas  me  fit  sortir.  Oui 
Faute  du  sable  neuf  tout  était  périssable. 
(Avec  un  attendrissement  unique  :) 
Je  veux  me  faire  une  amulette  de  ce  sable. 

{Elle s'arrête  devant  le  banc.  très,  très  émue). 
Oui,  je  viendrai  ce  soir,  je  viendrai.  Mon  cousin 
Etant  au  cabaret,  je  serai  sans  voisin. 
Fanchette  dormira.  Je  veux  me  taire  belle. 
Elle  est  exquise  l'aventure,  et  puis,  nouvelle! 

et  mante  7  ers  le  fond,  très  lentement). 
Les  rosesont,  ce  soir,  un  étrange  parfum. 

:  livre  m>  / 
Mon  cousin  ne  sait  pas,  lui  ;  li  !  l'être  commun  ! 

Fil 

\Elk  I  maison). 

C'est  ce  soir  ! 

[Appelant). 

Fanchette. 

La  voix  M  FaN(  BETTE (dams la m*k 

Oui,  marraine. 


-  59  - 

{La  vieille  Ermessinde  sursaute,  puis  sourit,  puérile.) 
ErmesSINDE  (consciente  de  sa  naïveté). 

Marraine! 
On  dirait  qu'elle  dit  :  femme  du  roi. 
( Elle  revient  vers  le  banc). 

La  traîne 
De  cette  robe  était  très  longue... 

Fanchette  (sortant  de  la  maison). 

Me  voilà  ! 
Vous  désirez  ? 

ERMESSINDE  (embarrassée). 

Mon  Dieu... 

(Elle  fait  asseoir  Fanchette,  à  côté  d'elle,  sur  le  banc). 

D'abord  assieds-toi  là. 
(A  part). 
Comment  lui  demander  ma  robe  ? 
(Romantiquement  :) 

L'air  est  tiède 
Ce  soir,  trouves- tu  pas  ?...  Et  le  parfum  m'obsède 
D'une  brise  où  sont  morts  de  vagues  serpolets. 

Fanchette. 

Je  ne  sais  pas. 

Ermessinde. 

Mais  il  faut  clore... 

Fanchette  (se  levant). 

Les  volets  ? 

Ermessinde  {la  rasseyant). 

Non.  Les  yeux  à  demi  pour  goûter  leurs  effluves. 

{Lyrique). 
Le  soleil  a  laissé  mille  petits  vésuves 
A  l'horizon.  Le  soir  en  est  illuminé. 
J'ai  quelque  chose,  au  cœur,  de  nouvellement  né. 

Fanchette  {étonnée). 

Quoi  donc  ? 

Ermessinde  (se  levant). 

Tu  ne  peux  pas  savoir. 

Fanchette. 

Mais  si,  marraine. 


—  6o  — 
Ermessinde. 

Non,  non.  Tu  ne  peux  pas  savoir.  Car  c'est  à  peine 
Si  je  puis,  ces  douceurs  qui  me  viennent  griser, 
—  Douces  plus  doucement  eneor,  —  les  préciser. 

omme  si  montait  clans  le  soir  extatique- 
La  lueur  qui  serait  un  parfum  de  musique. 

F  ANCHE]  :  m»/). 

C'est  vrai,  je  ne  peux  pas  comprendre. 

Ermp:SSINDE  (venant  s  accouder  au  banc). 

Tu  sais  bien, 
Cette  robe  de  velours  noir  ? 

Fanchette, 

Pourquoi  ? 
Ermessinde  ( vivement). 

Pour  rien. 
(Changeant  de  to7i). 
Comment  la  trouves-tu  ? 

Fanchette. 
Très  belle. 
Ermessinde  (heureuse). 
Ah?... 

Fanchette, 

Oui,  très  belle. 
(  (  u rieuse). 

Pourquoi  me  parlez-vous  de  cette  robe  ? 

ErMESSINDK  (sans  /'entendre). 

Et  celle 
De  satin. 

Fanchette. 
Le  satin  ?  Moins  joli. 

Kkmi-ssi 

Moins  joli? 


(.!  fart). 
Je  mettrai  l'autre. 


l-'.w 
Mai 

ErmESSTNDH  (vivement). 

Rien,  rien. 


—  6i  — 

Fanchette. 

Est-ce  qu'on  lit  ? 
ERMESSlNDE  {allant  vers  la  maison). 
Non,  nous  ne  lisons  pas.  Je  veux  demeurer  seule. 
Bonsoir. 

(En passant  devant  Fanchette) . 
Ferme  la  porte. 
{Elle  gravit  les  marches  du  perron.   Fanchette  descend  à 
gauche  devant  le  ba?ic). 

A  demain,  ma  filleule. 

Fanchette. 

Bonsoir,  marraine. 

(  Er messin  de  en  ire) . 

ERMESSINDE  (reparaissant). 
Et  puis,  ne  reste  pas  ici. 
Rentre  vite. 

Fanchette. 

Oui,  marraine. 
(La  porte  se  referme  et  s'ouvre  encore). 

Ermessinde. 

A  l'instant. 

Fanchette. 

Oui. 
(Fanchette  attend  un  instant  après  que  la  porte  s'est  refermée 
cl  tire  un  révérence  gamine  à  l'adresse  de  sa  marrai?ie). 

Merci  ! 

SCÈNE  CINQUIÈME. 

Fanchette,  seule,  puis  Jérôme. 

(Fanchette  court  au  tronc  de  l'arbre  mort  e?i  contournant  le 
banc.  Elle plo?igc  la  mai?i  au  creux  et  la  retire  avec  un  petit 
cri  de  douleur  hitime). 

Fanchette  (triste). 
Oh!  Sylvain!...  Oh!...  c'est  mal... 

[Elle  descend  lentement  vers  le  banc), 

11  n'écrit  plus  !  Que  fis-je 
Pour  le  mécontenter  ? 
{Elle  s'assied). 

Méchant!  Il  me  néglige!... 
{Elle  trépigne). 
J'aurais  dû  les  savoir  menteurs,  tous  ses  serments, 
Je  l'avais  assez  lu,  mon  Dieu,  dans  les  romans  ! 


—   62   — 

[Pêremptcire). 
Ah  !  les  hommes  sont  tous  les  mêmes,  quoi  qu'on  die! 

Ce  qu'il  faisait  était  mensonge  et  comédie  ! 

{Rageuse). 
Je  le  hais  maintenant!  oh!  comme  je  le  hais. 

{Eli 
D'ailleurs  je  ne  l'ai  pas  aime!  Non.  Non.  Jamais! 
Il  est  sot  !  Il  est  fat. 

{Tris  triste  soudain). 

Oh!  Sylvain. 

(Rageuse). 

Il  est  bète  ! 

(Inquiète). 
Oh  !  mon  Dieu,  s'il  avait  d'autres  amours  en  tète. 

(Rêveuse). 
Voilà  huit  jours  qu'il  n'écrit  plus...  d'autres  amours... 
Il  me  semble  qu'il  n'écrit  plus  depuis  toujours  !... 

(Dépitée). 
Que  m'importe  après  tout,  il  peut  courir  la  gueuse  ! 
Moi,  je  ne  l'aime  plus. 

(Elle  s' écroule  sur  le  banc). 

Je  suis  bien  malheureuse 

(Elle  fleure  au  creux  de  son  bras  af'fm  :  :c. 

(Il  fait  presque  nuit  dans  le  jardin). 
C'est  la  dernière  fois  que  j'écris, 

(Elle  se  lève  et  va  vers  l'arbre  mort) 

C'est  tant  pis  ! 
(.hic  un  sourire  triste). 

Je  dis  ça  chaque  jour  el  chaque  jour  j'écris. 

(  Elle  va  sous  la  dard  de  la  lanterne,  pris  de  la  ha 
Relisons  la  pour  voir  si  je  suis  assez  Fraîche. 

(  BUk  ou:  n   la  lettre  et  lit  :  ) 
«  Monsieur  mon  cher  amour  » 

—  C  est   ti  (  >id   — 

«Je  me  dépêche 
De  griffonner  ces  quelques  mots  pour  vous  grondN 
Si  vous  boudez,  Bâchez  qu'il  est  laid  de  boudi 
Vous  ne  n  point.  Qu'ai-jc  fait  qui  mérite 

Cela  r  Je  viens  d'effeuiller  une  marguei ;' 

I  .  i  Heur  m'.i  répondu  que  vous  ne  m'aimiez  i 

J'ai  pleine.  C'est  très  mal.  C'est  votre  faute.  Au  i 
Où  la  fleur  n'aurait  pas  dit  vrai,  veuillez  m'attendre 
Au  jardin,  des  la  nuit.  Je  vous  aime.  » 

I   s   ..■,,  .    | 

:  tendre, 
Mais  c'est  vrai... 


--63  - 

{Elle  descend  vers  le  tronc  d'arbre  mort). 

Je  ne  signe  jamais,  c'est  prudent. 
{Elle  dépose  la  lettre). 
Oh  !  je  le  hais. 

(  Elle  descend  à  droite) . 

Que  vais-je  faire  en  attendant? 
(Le  soir  est  complet  à  présent.  Jérôme  entre  en  fredonnant). 

JÉRÔME  (l'air  indiffèrent). 
Tiens,  Ermessinde  n'est  plus  là,  Mademoiselle  ? 

Fanchette. 
Non,  parrain. 

Jérôme. 

Ah... 

(A  part). 

Tant  mieux. 
(Jérôme,  énervé,  traverse  la  scène  plusieurs  fois.  Il  chantonne). 

Là,  sol... 
(Soudai?i  à  Fanchette). 

Où  donc  est-elle  ? 

FANCHETTE  (qui  voudrait  demeurer  seule). 
Elle  est  rentrée. 

Jérôme. 
Ah... 
{Jérôme  reprend  sa  promenade.  On  devine  qu'il  voudrait  voir 
disparaître  Fanckctte). 

Sol...  sol...  do...  ré...  mi...  fa...  sol. 
Je  me  sens  l'àme  un  peu  d'un  petit  rossignol. 

{.Veuf  heures  so?inent  à  quelque  clocher  lointain). 
Il  se  fait  tard. 

(Fanchette  n'entend  pas.  Il  insiste). 
Très  tard... 

Fanchette  (souriant  mal) 

Il  se  fait  tard. 
(  Un  long  silence.  Jérôme  et  Fanchette  s'observent  à  la  dérobée). 

Jérôme  (gracieux). 

Fanchette, 
L'heure  sonne  d'aller  rejoindre  sa  couchette... 

Fanchkttk. 
Oh!  pas  encor. 

JÉRÔME  (vivement). 
Mais  si.  Mais  si. 


-  64  - 

•  nue  feint  F  indifférence). 

J'ai  des  chansons 
Dans  le  cœur. 

FANCHETTE  {à  part). 

Ne  faisons  pas  naître  des  soupçons! 
Jérôme, 

Tra...  la...  la...  la... 

FANCHETTE  (venant  à  ïer.'mc). 

Bonsoir  mon  parrain. 
JÉRÔME  (la  baisant  au  front). 

Bonsoir. 

FANCHETTE  (à  la  forte,  insistant). 


Fentre... 


Jérôme  (distrait). 
Bonsoir... 

FANCHETTE  (à  part). 
Je  reviendrai... 

(Elle  entre  dans  la  maison). 

JÉRÔME  (m  u  sachant  fou  seul). 

L'âme  du  divin  chantre... 
(  //  se  retourne  et  son  visage  s'éclaire  d'un  larg 

SCÈNE  SIXIÈME 

Jérôme,  seul,  puis  Ermessinde  à  la  fenêtre. 

Jerômi  . 
Enfin! 

{Ié  art  à  l'arhr  mort) 

Voyons...  voyons... 

(fl plongé  ta  main  au  creux  du  U 
l:  ne  lie  tic). 

Encore  une,  un< 

(  //  M  SOUS  la  lant, 

Ah  '.  cousine,  je  suis  L'essence  du  bourgeois  ! 

(A  •••  0  • 

Non.  vous  ne  savéf  pas  de  quoi  je  suis  l\ 

{/lot  Ut). 

Lisons  : 

Monsieur  mon  cher  amour...  » 

(  Avec  un  petit  rin  d'à  m-  <  hatouii 

(  hiclle  innocence!... 


-  65  -_ 

(//  lit  vite  et  à  mi-voix) . 
«  Quelques  mots...  qu'ai-je  fait  ?...  M'aimiez  pas...  j'ai  pleuré... 
Très  mal  !..,  C'est  votre  faute...  Au  cas  où...  pas  dit  vrai... 
M'attendre...  » 

{Jérôme  sursaute). 

Hein? 
{N'en  croyant  pas  ses  yeux). 

C'est  écrit  !  «...  M'attendre...  je  vous  aime... 
Au  jardin  dès  la  nuit...  » 

(  Soudai?i  lyrique ) . 

Pardieu  !  C'est  ici  même  ! 
(Il  regagne  le  milieu  de  la  scène  qu'il  emplit  de  gra?ids  gestes). 
Ah  !  je  vais  donc  enfin  la  connaître  !  Je  vais 
Voir  ces  yeux  qui  pleuraient  pour  moi!  Je  fus  mauvais 
De  ne  pas  lui  répondre.  Elle  a  souffert.  Mais  baste  ! 
Je  me  sens  le  cœur  grand,  ce  soir,  et  lame  vaste  ! 
Et  je  saurai  lui  dire  avec  des  mots  si  doux 
Mon  repentir  et  mon  amour,  qu'ils  iront  tous, 
Ces  mots  où  j'aurai  mis  mon  âme  toute  entière, 
Qu'ils  iront  tous  jusqu'à  son  âme  hospitalière. 
Oui,  je  veux  qu'il  lui  vienne  aux  yeux  de  divins  pleurs. 

(Puéril) 
Je  veux  une  rosée  exquise,  sur  des  fleurs. 
Car  elle  doit  avoir  des  yeux  faits  de  corolles  : 
De  grands  yeux,  tout  petits  pourtant  !  Deux  lueurs  folles. 
D'étranges  coins  de  ciel  tachés  d'étoiles  d'or. 
Je  ne  sais  plus  !  Je  suis  grisé  !  C'est  Messidor  ! 

(Il  hume  longuement  l'air  du  soir). 
Ah  !  que  j'aime  le  soir  où,  pour  la  fois  première, 
Elle  fit.  blanche  et  mince  et  pimpante  et  légère, 
Parmi  le  vert  fouillis  parfumé  des  buissons, 
Ces  semailles  d'amour  dont  je  fais  les  moissons. 
J'étais  à  l'autre  bout  du  jardin  :  Il  me  semble 
Que  le  feuillage,  tout  à  coup,  murmure  et  tremble 
Au  souffle  d'un  zéphir  qu'un  printemps  ne  sait  pas  ; 
Je  me  glisse  ;  j'entends  un  petit  bruit  de  pas  ; 
P^t  j'aperçois  une  blancheur  qui  fait  un  geste 
Vers  l'arbre  mort  !  J'étais  plus  mort  que  lui  !  Je  reste  ; 
Je  la  vois  fuir,  tapis  derrière  un  maronnier... 
Et  je  bénis  ce  premier  soir  pour  ce  dernier  !... 

(  Tout  à  fait  exhub::rant). 
Le  ciel  est  clair!  Il  vient  du  bois  un  tiède  arôme 
De  feuilles,  de  bruyère  et  de  sève!... 

(  Ermessinde  apparaît  à  la  fenêtre  de  l'étage). 
ErMESSINDE  {appelant). 

Jérôme  ! 


—  66  - 

JÉRÔME  [soudain  digrh 

iMa  cousine!  Ërmessinde!  Ouf,  j'en  suis  étourdi  ! 

ËRMESSINDE  {gracieuse). 

Vous  savez  bien  que  c'est  jeudi. 

Jérôme  {troublé). 

Quoi  ?...  C'est  jeudi  ? 
Oui,  c'est  vrai,  c'est  jeudi. 

Ërmessinde  {à part). 

Que  ses  gestes  sont  drôle-  ! 

Jérôme  {à  part). 
Sa  voix  me  fit  l'effet  de  l'eau  sur  les  épaules  ! 
ËRMESSINDE. 

Vous  n'allez  pas  au  cabaret  ? 

Jérôme  {vivement). 

Mais  si.  Mais  si. 
J'oubliais... 

ËRMESSINDE. 

Vous  pourriez  me  remercier. 

Jérôme  {galant). 

Merci. 

ËRMESSINDE  {à part). 

11  est  charmant,  prenons  garde. 

Jérôme  (  même  jeu), 

Kllc  est  moins  méchante; 
Méfions  nous. 

Ërmessinde  {tout  sua 

Voyez,  je  Suis  plus  prévenante 
Que  vous  ne  le  disiez. 

Jérôme  [narqmaù 
En  effet.  Mai-  comment 
ait-il,  que  vous  ne  raillii 

ërmessinde. 

Simplement 
Parce  que  j'ai  compris  que  cela  vous  promène 

D'aller  au  cabaret  une  fois  par  semaine  ; 

|Ue  le  temps  est  beau.  I  e  SOÎT,  et  tiède,  l'air. 
Voila... 


-67  - 

Jérôme. 

C'est  très  gentil. 
{A  part). 

C'est  la  leçon,  c'est  clair, 
Qu'elle  tire  de  mon  courroux  de  tout  à  l'heure. 

ERMESSINDE  {à  part). 
Il  ne  partira  pas,  le  sot  ! 

Jérôme  {à  part), 
Mais  que  je  meure 
Si  je  comprends... 

Ermessinde  (haut). 

Voilà. 
{Un  silence.  Ils  s'observent) 

JEROME  {souriant  mal). 
C'est  simple... 
{Nouveaic  sileiice). 

Ermessinde. 

Eh...  bien? 
Jérôme. 

Quoi  donc? 
(  Vivement). 
Je  vais  au  cabaret... 

Ermessinde. 

Et  moi,  sous  l'édredon. 
{Jérôme  prend  son  chapeau  sur  le  banc  et  va  sortir,  à  regret. 
Ermessinde  le  suit  desyetix). 
Il  va  partir...  Il  part... 

Jérôme  {soupirant). 
Bonsoir... 
La  voix  de  Sylvain  {très  loin). 
O,  ma  tendre  amoureuse, 
Aimons-nous,  le  Destin 
Veut  que  la  fleur  heureuse 
Ne  vive  qu'un  matin. 

Ermessinde  {à  Jérôme  qui  va  sortir). 

Mais  tout  de  même, 
Ne  rentrez  pas  trop  tard,  mon  cousin. 

Jérôme  triant). 

Je  vous  aime. 
Bonsoir. 


—  6$  — 

Ermesslnde. 
Bonsoir. 

'■me  est  sur  la  route.  Ermessinde  va  fermer  sa  h 

Jérôme. 

Bonsoir. 

[A  pari). 

Tu  reviendras,  petit. 

Ermessinde  {niant). 
Prenez  garde  aux  voleurs! 

Jérôme  (même  jeu). 

Vous,  dormez  bien! 

(Ilsort). 

Ermessinde  (éclatant). 

Parti! 
Ah  !  ce  n'est  pas  trop  tôt  !  Fat  !  Perruque  !  Bélître  ! 
(  Refermant  la  croisai  ). 

Moi,  je  vais  éclairer,  comme  il  le  tant,  ma  Vitre  1 

SCÈNE  SEPTIÈME. 

Sylvain,  seul,  puis  Fanchette. 

La  voix  m-:  Sylvain  [tout*  proche). 

Dansons  SOUS  la  eoudrette. 

I  >ansons  comme  des  tous  ! 

Le  vent  de  l'amourette 
S'est  abattu  sur  nous... 
(  /.'/  Sylvain  parait  sur  la  routt ,. 

S»  LVAIN. 

La  nuit  tombe...  La  nuit,  d'être  obscure,  promet. 
De  ce  festin  d'amour  n'aurai-jc  qu'un  fumet  : 
(//  entre  dans  le  jardin). 
Ile  bien  reçu  ma  lettre 

{fit  plongé  la  i  :ix). 

Plus  de  letti 
(  Tristement). 
Mai-  elle  la  reçoit  tOUS  le-  jours... 

m  ). 

Fenêtre 

N'aura  pas  de  lueur...  Mon  cirur.  c'est  décevant  ! 

Encore  un  peu  de  cendre  éparpillée  au  sent... 

.:  ait  à  la  I '■•■; 


-  69  - 

FancheTTE  {émue), 

Il  chantait... 

{Elle  aperçoit  Sylvain  et  se  précipite  vers  lui). 
Ciel! 

Sylvain  (se  levant). 

Fanchette. 
FANCHETTE  {tout  de  suite  dans  les  bras  de  Sylvain). 

Oh!  Sylvain!... 
Sylvain. 

Ma  petite!... 
Fanchette. 
Sylvain!... 

Sylvain. 
Fanchette  ! 

Ensemble. 
Amour! 

Fanchette  {riant  et  pleurant). 
Je  vis  ! 
Sylvain  {même jeu). 

Je  ressuscite  ! 
{Tragique). 
Car  j'aurais  été  mort,  vois-tu,  demain  matin  ! 

Fanchette  {même jeu). 
Oh  !  moi,  je  n'aurais  pas  vécu,  c'est  trop  certain  ! 

Sylvain  {la  berçant  teiidrement). 
C'est  bon,  sourire  et  rire  et  pleurer,  pêle-mêle... 
Et  t'avoir  sur  mon  cœur,  enfant,  menue  et  frêle, 
Si  frêle  et  si  menue  et  si  vraiment  enfant, 
Qu'on  voudrait  t'endormir,  Fanchette,  en  te  berçant  ! 

Fanchette. 
J'ai  tort  d'aimer  comme  j'aime. 

Sylvain  (fou  de  joie). 

C'est  vrai,  quand  même, 
Et  puisque  tu  le  veux,  aime-moi  comme  j'aime. 

{//  veut  l'entraîner  au  dehors) 
Viens,  Fanchette.. 

Fanchette  (se  dégageant). 
Non.  Non. 


-  jo  — 

Sylvain  [très  tendre). 

Viens  !  L'haleine 

Fait  se  mêler  aux  blonds  cheveux  les  cheveux  noirs. 
Viens  !  L'âme  de  la  nuit,  pleine  de  rieurs  écloses, 
Est  lourde  des  senteurs  de  lilas  et  de  tqm 
Et  nous  nous  griserons,  un  peu,  de  son  parfum  !... 
Viens,  Fanchette. 

FANCHETTE  {s'assayant). 

Non,  non.  J'ai  peur,  le  soir. 

SYLVAIN  (agenouillé  contre  elle). 

Chacun 
Sent  passer  dans  son  cœur  un  souffle  de  folies  ! 
Nous  verrons  les  jolis  au  bras  de  leurs  jolies 
Courir  les  sentiers  verts,  en  parlant  à  mi-voix. 
La  lune  va  rêver  dans  le  fouillis  du  bois. 
Si  bien  qu'on  ne  sait  plus  si  chacun  et  chacune, 
Les  pieds  dans  de  la  nuit,  le  front  dans  de  la  lune, 
Passent  dans  de  la  forêt,  ou  si  c'est  de  la  forêt 
Qui  passe  avec  chacun,  chacune,  et  disparaît. 
Je  t'aime... 

Fanchette  {émue). 

Taisez-vous!  Ces  mots... 

Sylvain. 

Ça  se  respire 
Je  te  les  écrivais... 

Fanchette  {adorable). 

Il  ne  faut  pas  les  dire. 

(  Des  amoureux  fasse  nt  sur  la  ron: 

Une  voix. 
Je  t'aime?... 

Sylvain  (persuasif). 

Ecoute  le.  ce  mot  qui  te  fait  peur 

Parée  qu'il  est  étrangement  enveloppeur  : 

11  va  de  lèvre  en  lèvre,  amie,  et  d'âme  en  âme. 

Harmonieux  par  L'hymne  immortel  qu'il  proclani 

est  le  seul  vrai  mot.  le  vrai  seul,  entends-tu? 

Fancbi  i 

11  ment  souvent. 


—  71  — 

SYLVAIN   {cherchant  à  l'enlacer). 

Mais  non,  jamais. 

FANCHhTTE   {se  dérobant). 

Turlututu. 

SYLVAIN   {entraînant  i?isc?isible?)ient  Fanchctte). 

Non,  il  ne  ment  jamais,  ce  mot,  chère  petite. 
On  est  sincère  en  le  disant.  Le  cœur  palpite 
Et  vous  fait  chaud  dans  la  poitrine.  Que  ce  soit 
Ame  ou  lèvre  qui  le  conçoive,  on  le  conçoit. 
Ces  éphémères  sont  les  éternels  poèmes. 
Faisons  nos  cœurs  au  cœur  plus  appris  des  bohèmes 
Qui  vont,  indifférents  du  jour  et  du  moment, 
Gonflant  leur  bulle  avec  un  peu  de  firmament, 
Bonheurs  toujours  glanés  où  l'heure  les  convie, 
Et  vivons  notre  amour  comme  ils  vivent  leur  vie  ! 
{Des  amoureux  passent  sur  la  route). 

Une  voix. 
Je  t'aime. 

Sylvain. 
Viens,  Fanchette. 

FANCHETTE  {guise  défend  mal). 

Oh!  non... 

Sylvain  (câlin). 

Si  !  Le  chemin 
Est  fleuri  d'amoureux  se  tenant  par  la  main. 
C'est  notre  heure,  ce  soir,  qui  passe  et  nous  effleure, 
Et  tu  ne  voudras  pas  laisser  passer  notre  heure. 

Fanchette. 

Mais  si  l'on  nous  voyait. 

Sylvain  {plus  tendre). 

On  ne  nous  verra  pas 
Parmi  tant  d'amoureux.  Moi,  je  parlerai  bas  ; 
Toi,  ta  voix  finit  où  le  silence  commence, 
Et  nous  n'aurons  qu'un  peu  différé  le  silence. 
Viens,  Fanchette. 

Fanchette  (vaincue). 

C'est  mal. 


-    72    — 

Sylvain. 

Mais  non.  ce  n'est  pas  mal. 
FANCHETT  i-  [gamine). 
Oh!  vous  êtes  un  monstre! 

Sylvain  (riant). 

Un  mon- 
FANCHETTE  {gentille). 

C'est  égal, 

Je  ne  devrais  pas  tant  vous  écouter. 

Sylvain  (  près  Je  la  porte) . 

Ecoute  : 
Cette  brise  qui  chante  aux  buissons  de  la  route  ; 
Ces  buissons  frémissants  qui  chantent  pour  les  nids  ; 
Ces  nids  dont  les  chansons  vont  aux  cieux  infinis. 

Fanchkttr. 

Nous  ne  resterons  pas  trop  longtemps  ?. . . 

SYLVAIN   (qui  ne  veut  pas  r  entendre). 

Il  me  semble 
Qu'un  large  essaim  de  fleurs,  dont  le  vol  se  rassemble, 
Emplit  l'air  de  parfums,  ma  Fanchette  ;  et  ce  vol 
Bat  de  l'aile  et  m'émeut,  et  c'est  un  essor  toi 
Que  ces  roses  montant  le  soir  jusqu'aux  ctoil 

Fanchette  (riant). 

Vous  êtes  fou,  Monsieur. 

Sylvain  (enlaçant  Fanchette)* 

Oui,  je  suis  fou  !  Tu  voiles 
Dans  tous  les  petits  plis  île  ton  rire  moqueur. 
Ton  Cœur  ;  mais  je  le  sens  trembler  comme  mon  cœur, 

Je  suis  fou  t-uit  a  fait  de  te  voir  un  peu  folle. 

i  sortent.  Des  amowoàx  r  la  route.  . 

d'Ermesstndé  \ 

Une  voix  <  /,). 


Je  t'aime. 


Fa 

Parlons  lias... 

DIX. 

Je  t'aime. 


-  73  - 

SCÈNE  HUITIÈME 
Ermessinde,  seule,  puis  Jérôme. 

(La  scène  est  vide.  La  porte  de  la  maison  s'ouvre  lentement 
et  Ermessinde  paraît.  Elle  est  vêtue  de  noir  et  tme  mantille 
de  dentelles  cache  sa  tête). 

Ermessinde. 

Tiens,  c'est  drôle, 
J'ai  cru  que  l'on  parlait,  au  jardin. 
{Elle  gagne  le  banc). 

Sombre  nuit. 
Pas  de  lune.  Tant  mieux. 

Jérôme  (paraît  sur  la  route). 

La  nuit  sombre!... 
(//  aperçoit  Ermessinde). 

Elle! 

ERMESSINDE  {apercevant  Jérôme). 

Lui! 
{Dans  un  même  mouvement  d'émoi,  ils  se  tournent  le  dos). 

Ermessinde  (à part). 
Je  faiblis  ! 

JÉRÔME  (entrant  dans  le  jardin). 

Je  défaille  ! 

Ermessinde  (à part). 

Oh  !  mon  Dieu  !... 

Jérôme. 

C'est  étrange, 
Mon  courage  s'en  va  soudain. 

Ermessinde. 

Comme  tout  change  ! 
Je  ne  m'attendais  pas  du  tout  à  cet  émoi. 

Jérôme. 

Puisqu'elle  vient  pour  moi... 

Ermessinde. 

Mais  puisqu'il  vient  pour  moi... 
Jérôme. 
...Qu'elle  parle... 

3 


—  74  - 

Ermèssinde. 
...Qu'il  parle... 
JsRÔme. 

Oh  !  non,  c'est  ridicule  ! 
Ermessind-  . 
Que  peut-il  bien  penser? 

Jérôme. 
Reculons. 
Ermèssinde. 

Je  recule. 
(Ils  reculent,  chacun  de  son  côté,  vers  le  banc). 

Jérôme  (ému). 
Mon  rendez-vous  dernier. 

Ermèssinde  (attendrie). 

Mon  premier  rendez-vous  ! 
Jérôme. 

Et  si  je  me  jettais,  brusquement,  à  genoux  ? 
Non.  Ce  n'est  pas  décent. 

(Ils  sont  arrivés  au  banc  où  ils  tombent,  elle  à  gauche,  lui  à 
droite,  comme  à  la première  scène). 

Ermèssinde  (dans  un  petit , 

Le  banc  ! 

Jérôme  (même  jeu). 

Le  banc!...  C'est  elle! 

Ermèssinde. 

C'est  lui. 

(Un  silence). 

Jérôme  (toussettant). 
HumL. 

Ermèssinde  {mêmtjau). 

Hum!...  Il  vient... 

Jérôme. 

Hum?... 
(  /'.v.  f,  trèi  . 

Belle  nuit  ? 


-  75  — 

ERMESSINDE  {plus  bas  encore). 


Nuit  belle. 


(A  ce  moment,   la  lune  se  révèle  dans  les  lointains.  On  de- 
vine parmi  le  bois,  l'approche  d'une  lumière  tiède'). 

Jérôme  (à  part). 
Je  cacherai  mon  trouble  en  parlant  bas. 

ERMESSINDE  (à  part). 

Parlons 
A  mi  voix. 

JEROME  (à  Ermessinde). 

Mais  pourtant,  je  crois  que  nous  allons 
Avoir  un  peu  de  pluie. 

Ermessinde. 
Ah?... 

Jérôme. 
Demain... 
Ermessinde. 

C'est  possible... 

Jérôme  (à  part). 
Je  parle  mal! 

Ermessinde  (à  part). 
Il  parle  bien. 
JEROME  (suant  à  grosses  gouttes). 

C'est  indicible! 
(Un  petit  temps  de  silence). 
Vous  aimez  la  lecture  ? 

Ermessinde. 
Enormément. 
Jérôme. 

Les  vers  ? 
Ermessinde. 
Beaucoup. 

Jérôme. 
Corneille  ? 

Ermessinde. 
Oh!  Très!.. 


-76  - 
Jérôme  {à  part,  heureux) 

Cela  va  mieux.  J'acquiers 
Plus  d'aisance. 

Ermessinde  (<>  ^w/) 

Je  suis  moins  troubli 
Jérôme 

Il  me  semble 
Que  vous  tremblez  un  peu  ?... 

Ermessinde  {rose). 

I  vrai...  l'émoi.  Je  tremble. 

Jérôme  {vivement). 

Ne  tremblez  pas.  Je  suis  moins  hardi,  croyez-m'en. 
Que  vous  pensez. 

01  part). 

Elle  est  exquise  ! 

Ermessinde  {à  part) 

Il  est  charmant. 
Jérôme. 
Je  serais  désolé  de  vous  causer  des  craintes. 
Ermessinde  (virement). 
Vous  ne  m'en  causez  pas.. 

Jérôme  {à  part). 

Elle  m'en  cause  main: 
{Haut). 
Nous  viendrons  sur  ce  banc,  quelquefois 

Ermessinde. 

Quelquefois... 
me. 
Souvent  mêmi 

Ermessinde. 

Souvent... 

Jik 

Et  voilà) 

Je  VOUS  dois 

Beaucoup  de  gratitude. 


De  l'être. 


—  77  — 

ERMESSINDE  (protestant). 

Oh!... 

Jérôme. 

Si,  de  gratitude. 
Je  suis  heureux  ; 

ERMESSINDE  (émue). 
Mou  Dieu... 

Jérôme  {exagérant). 

Je  u'ai  pas  l'habitude 

ERMESSINDE  (très  troublée). 
Pauvre  ami. 

Jérôme  (enthousiaste). 

Vous  me  plaignez  ?  Merci  !  ! . . . 
(//  veut  ébaucher  201e  grande  phrase  et  se  trouble). 
Et  penser  que  c'est  vous!....  Voua  seule!...  Vous... 

ERMESSINDE  (par politesse). 

Non... 

Jérôme. 

Si! 
...Vous  seule,  qui  m'aurez  donné  prétexte  à  vivre! 

'ERMESSINDE  (à part). 
Sa  voix  me  grise... 

JÉRÔME  (perdant  le  fil). 
Après?... 

Ermessinde. 

Il  parle  comme  un  livre!... 
JÉRÔME  (achevant  son  élan). 
Cela  me  fait  monter  des  pleurs  aux  yeux  ! 

E  H  M  ESS I M  )  E  (  très  émue). 

Des  pleurs  ? 
Jérôme  (lui parlant  dans  la  nuque). 

Oui,  mais  je  suis  payé  de  toutes  mes  douleurs, 
Et  ce  jour  est  le  jour  le  plus  beau  de  ma  vie  ! 

Ermessinde  <  frémissante). 
Le  plus  beau  ? 


Voilà!... 


-78- 

Jérôme  \pnmptoirc). 
Le  seul  beau 

ErmkSSINDK  {à part). 

Moi!... 

JÉRÔME  (à  part,  satisfait). 

Je  me  multiplie  ! 
(//aut). 

ErMESSINDE  {soupirant). 


Voilà... 

{Long  silence.   La  lune  patine  d'argent  vif  le  feuillage  du 
bois,  et  la  marée  de  lumière  monte  vite  vers  le  jardin0). 

Jérôme. 
Je  suis  naïf  à  votre  avis  ? 
ERMESSINDE  (protestant). 

Mais  non... 

Jérôme. 

C'est  le  premier  soir  d'amour  que  je  vis. 
Je  suis  très  décousu. 

Ermessinde. 

Non...  non...  non... 
Jérôme. 

Soyez  Mire 
Que  je  vous  parlerai  bientôt  sans  décousure! 

Ermessinde  [ht»% 

Mon  ami  !... 

Jérôme. 

Maintenant.  serait-il  indiscret 
De  vous  interroger? 

Ermessinde. 

Je  n'ai  pas  de  secret. 

Jérôme  <  ::,<-  effort). 

V<  tUS  n'avez  DOS  ainu  : 


0  II  est  utile  que  le  public  devine  tout  de  suite  le  jeu  de  la  lune  qui  dévoilera   les  vicu? 


-79  — 

Ekmessinde. 
Jamais. 
JÉRÔME  {se  levant,  lyrique). 

Ah  !  c'est  l'aurore 
Qui  me  descend  dans  la  poitrine  ! 

Ermessinde. 

Pas  encore. 

Jérôme. 

C'est  l'aurore,  avec  tous  ses  rayons  attiédis  ; 
Une  onde  claire  où  passe  un  peu  de  paradis. 
Pas  aimé  !  Tu  n'as  pas  aimé  !  J'atteins  mon  rêve  : 
Car  je  voulais  être  celui  pour  qui  se  lève 
Une  àme  !  Je  voulais  un  amour...  impromptu  ! 

{Il se  précipite  vers  elle  et  veut  l'enlacer). 
Je  t'aime!... 

(//  s'arrête  soudain,  confus.  La  lune  a  envahi  le  jardin  et 
la  clarté  approche  du  ba?ic). 
Mais  pardon,  pardon,  je  vous  dis  :  tu  !... 

ERMESSINDE  {tombant  dans  ses  bras). 

Non  !  Cela  ne  fait  rien. 

Jérôme. 

On  est  bon  tout  de  même 
Quand  on  aime  !  Et  je  t'aime,  entends-tu  ! 

Ermessinde. 

Je  vous  aime. 
{Ils  vont  échanger  un  baiser.  La  lune  éclaire   brutalement 
leurs  visages.  lis  s'écartent  vivement  l'un  de  l'autre,  avec 
un  cri,  et  retombent  sur  le  banc,  chacun  de  son  côté). 

Jérôme  {à  part). 

Ermessinde  ! 

Ermessinde  {à  part). 

Jérôme! 

Jérôme! 

Oh!  mon  Dieu  !.. 

Ermessinde  {défaillante). 

C'est  affreux  ! 

Jérôme. 

Elle! 


_  8o  — 

Ermessinde. 

Lui! 

Jérôme. 

L'amoureuse  ! 

Ermessinde. 

Et  c'était  l'amoureux  ! 

Jérôme. 

Qu'ai-je  dit  ? 

Ermessinde. 

Qu'ai-je  fait  ? 
{Un  long  silence.  Ils  baissent  lentement  la  tète  et  une  grande 
confusion  les  emplit). 

Jérôme  (iris  doux). 

Ermessinde. 

EkMESSINDK   (même  Jeu). 

Jérôme  ! 
Jérôme. 

Vous  êtes  tachée  ? 

Ermessinde  [protestaui). 
Oh... 

Jérôme  (à  part). 
Illusion... 

Ermessinde  (à  part). 

Fantôme... 

Jérôme  i 

Si  vous  vouli< 

Ermessinde  [imm  ). 

Quoi  & 

JerôMB  (v  lovant). 

Je  11c  -ai-  pas  comment 
iv. .ii-  ici,  par  quel  événement... 

Ermessinde  i 

M<>i.  c'est  a  cause... 


—  Si  — 

Jérôme  {vivement). 

Non  !  Ne  dites  rien.  Qu'importe  ? 
Si  vous  vouliez  que  l'heure,  au  moins,  ne  soit  pas  morte 
Trop  inutilement  ? 

Ermessindh. 

Dites... 

JÉRÔME  {prenant  la  main  d'Ermessinde). 

Je  ne  veux  pas 
Savoir  pourquoi,  comment,  nous  nous  parlions  tout  bas  ; 
Ni  quel  motif  vous  fit  venir  là.  Je  refuse 
D'apprendre.  Le  hasard,  sans  doute,  s'en  amuse. 
La  cause,  oublions  là,  de  nos  illusions. 
Mais  l'effet  !  Mais  les  mots,  les  mots  que  nous  disions, 
Ne  les  oublions  pas. 

ERMESSINDE  {baissant  la  tête). 

Comment  ? 

Jérôme. 

Soyez  meilleure. 
Restez  bonne  ! 

ERMESSINDE  {très  troublée). 

Comment  ? 

Jérôme. 

Mais  comme  tout  à  l'heure. 
Je  sais  votre  âme,  et  vous  la  mienne,  maintenant. 
Voulez-vous  ? 

ERMESSINDE  {presque  bas). 

Je  veux  bien. 

Jérôme. 

Il  n'est  rien  d'étonnant, 
Et  c'est  très  juste,  en  somme,  et  vous  verrez,  qu'il  faille 
Revenir  sur  soi-même  :  «  On  voit  le  brin  de  paille...  » 
Je  l'ai  vu  trop  souvent. 

ERMESSINDE  {vivement). 

Non,  c'est  moi  ! 
Jérôme. 

Non,  c'est  moi  ! 


—   S2    - 

Kk'MI  SSI.NDK. 

Non... 

JÉRÔME  (souriant). 
Vous  le  voyez  bien  ! 

ErMESSINDE  [rêveuse). 

C'est  drôle... 

Jérôme. 

C'est  la  loi. 

(Il  offre  le  bras  à  Ermessinde  et  ils  vont  vers  la  maison  lente- 
ment). 

JerÔMË  {d'une  exkubirance  comique) 

Ermessinde,  écoutez  :  Mon  cœur  m'étouffe  et  j'aime 

Etouffer  par  mon  cœur.  C'est  le  moment  suprême 

Où  tout,  en  soi,  se  brise  irrésistiblement. 

La  seule  vérité  jaillit,  plus  rien  ne  ment  : 

La  haine  m'est  venue,  et  le  dégoût,  de  n'être 

Même  pas  seul,  —  même  pas  seul  !  —  à  me  connaître. 

Nous  allons  être  bons  tous  les  deux,  désormais. 

Je  t'ai  toujours  aimée,  en  somme. 

ERMESSINDE. 

Je  t'aimais. 
Nos  défauts  ? 

Jérôme. 

Retournés.  Et  nos  colèn 

Ermessinde. 

Faua 

Jérôme. 

Tu  mettras  ce  costume  au  matin  de  nos  noces. 

;;/  SUT  la  route,  /•/;/,;, 

Kk'MI  SSI\ 

Tu  n'est  que  boD  ! 

Syi.\  .\i\  <  :■  i 

L'amour,  c'est  Le  pardon  quand  même, 
l  (es  souffrances  qu'on  ne  sait  plus. 

1  ,es  amoureux  sont  des  c'lIs  : 
Je  t'aime,  Fanchette  ! 


-83- 

Fanchette. 

Je  t'aime. 
(Ils    entrent  dans  le  jardin.    Ermessinde  et  Jérôme  gra- 
vissent le  perron  de  la  maisoyi). 

Jérôme. 

Et  puis  pour  la  dernière  fois, 
Nous  fûmes  fous  ?  Bien  sûr  ? 

ERMESSINDE  (fredo?inant  la  chanson) 

«  Nous  n'irons  plus  au  bois...  » 


RIDEAU, 


F.  Crommelynck. 


Chroniques  du  Mois 

LES  SALONS 
Société  Nationale  des  Aquarellistes  et  Pastellistes 


Considérée  dans  son  ensemble,  la  VIIe  Exposition  de  la  Société 
Nationale  des  Aquarellistes  et  Pastellistes  est  ce  que  furent  ses  aînées. 
C'est  l'accoutumé  défilé  d'ouvrages  exécutés  avec  plus  ou  moins  de 
maîtrise,  sans  grande  originalité  d'inspiration,  ni  d'exécution,  sur 
lequel  se  détachent  de  vigoureuses  et  captivantes  natures  bien  douées. 
Pour  les  aquarellistes,  à  quelques  exceptions  près,  c'est  le  lot  habituel 
des  coins  de  villages,  des  maisonnettes  rustiques  entourées  de  ver- 
dure, des  sous-bois  d'automne,  d'effets  neigeux  faciles,  des  cours  de 
béguinages,  des  horizons  de  Zélande,  des  fleurs  privées  de  leur 
grâce  et  de  leur  fraîcheur  par  un  pinceau  féroce. 

Il  n'est  personne  qui  aborde  la  figure  si  ce  n'est  accessoirement, 
comme  complément  pittoresque  d'un  intérieur  ou  d'un  paysage; 
La  Touche,  Jakob  Smits  ne  trouvent  pas  ici  d'émulés.  Les  ambitions 
sont  modestes.  Les  pastellistes,  très  nombreux,  usant  de  ce  que  leur 
procédé  offre  de  ressources,  de  la  chaleur  des  tons,  de  la  variété  des 
nuances  presque  infinie  des  crayons,  s'attaquent  à  de  plus  considéra- 
bles sujets  L'éclat  du  pastel,  sa  délicatesse  duvetée  convient  excellem- 
ment à  l'interprétation  de  l'effigie  féminine  élégante  et  fière.  Les 
visages  aux  yeux  vifs  ou  rêveurs,  aux  lèvres  pourpres  lui  savent  gré  de 
ne  pas  les  dépouiller  du  léger  nuage  de  poudre  de  riz  qui  velouté  les 


-84- 

chairs  ros  La  baronne  Lambert  el  M.  Schaeken  ont  mis  à 

profil  ers  précieuses  qualités. 

M.  ttotthierel  M  De  Hem  témoignent  d'une  plus  puissante  origi- 
nalité- soit  dans  L'expression  momies,  <>u  l'inattendu  des 
attitu  I 

premier  d  stesqui  réunit  à  merveille  à  parer  la  femme 

de  la  beauté  des  toilettes,  coiffures  et- empanachées,  cai 

de  plumes  de  cygnes  autour  des  épaules  rondes  accuse  une  tendance 
aussi  fâcheuse  que  générale  à  assombrir  les  chairs. 

Tranchant  ègalemenl  sur  la  note  banale  du  Salon,  voici  Frans 
Gailliard,  dont  le  labeur  inlassé  obstinément  s'efforce  à  découvrir  et 
à  exprimer  quelque  idée  ou  quelque  sentiment.  Jam  livres 

n'apparaissent  intéressantes  par  'a  seule  virtuosité  de  L'aquarelliste  ou 
du  pastelliste'.  En  ses  Claquedents  qui  piétinent  dans  la  boue  à  la  porte 
sombre  de  l'asile,  le  découragement  des  vaincus  de  la  vie.  le  cynisme 

des  fainéants  composent  les  attitudes,  les  tètes  penchées  ou  inqi: 

Mules  voûtées,  les  torses  grelottants.  La  Flandre,  rizon 

rectiligne,  la  plaine  coupée  de  peupliers  plantes  au  Long  des  canaux  et 
au  premier  plan  la  fière  silhouette  du  beffroi  dominant  le  bou 

Willem  Delsaux,  fougueux,  rutilant,  dédaigneux  des  gammes  con- 
ventionnelles, coloriste  éminemment  personnel,  fait   flamber  les  COU- 
chants,  nous  promène  parmi  les  merveilleux  champs  de  tulij 
romantise  a  souhait  la  splendeur  d'une  nuit  de  mai  au  bord  du  1; 

Le  talent  de  Meumer  est  réprésenté  par  des  eaux-fortes  vues 
leurs  et  une  page  portant  l'empreinte  de  la  force  émotive  de  L'ai 

Le  séjour  au  Maroc  de  Maurice  Romberg  a  donne  L'essor  à  un 
nombre  inouï  de  fantasias  exécutées  clans  la  lumière  pénétrante  du 
ciel  d'Afrique.  Coursiers  aux  fines  jambes,  cavaliers  aux  amples  bur- 
nous et  aux  longs  fusils  ont  été  réédites  en  toutes  occasions.  M.  ; 

3t  moins  heureux  dans  &l  fournie  d* été.  Dans  un  jardin  au  feuillage 
toutlu,  un  banc  à  la  déroutante  perspective  est  orné  d'une  dam 
ongles  lumineux...  j'avoue  mon  peu  d'enthousiasme  poui   ce  grand 
pastel  orne  île  ces  taches  de  soleil  filtrant  au  travers  des  arbres  1 
la  mode  aujourd'hui  et  m  difficiles  à  rendre. 

Si  le  paysage  est  un  genre  que  tous  abordent  é.  ;  par 

cela  même  discrédite  a   eause  des   inévitables  et   innomhiaK 

d'amateurs  qu'il  a  engendré  —  ne  disons  pas  inspiré  —  '1  f-' 

de  la  masse  Pieuvre  île  ceux  chez  qui  une  technique  avisée  se  met  au 

sei  vice  d'une  sensibilité  naturelle.  Cette  sélection   s'impose  pOUI 

Autotnm   délicat  de  B.  Lagye,  ra 
Dune  de  Jacquet,  le  Vieux  Pont  et  17 

Liévîfl     Ilerremans    dans    la    Flandre    Iran  ne    a 

recueilli  de  jolies  impressions  qu'il  not  communies 

dans  La  A' 

natures  mortes  de  M.  Moitelmans  révèlent  chez  leur  auteur  une 

habileté  très  grande  qui  donne  à  ces  aquarelle  «  ur  toute  parti- 

culière et  les  garde  de  La  trop  fréquente  impression  du  «  déjà 

.   L. 


-  85  - 
Petite  chronique 


Vu  l'importance  de  la  pièce  de  F.  Crommelynck,  que  nous  avons 
tenu  à  publier  en  une  seule  fois  dans  le  présent  numéro,  nous  avons 
été  contraints  de  remettre  au  mois  prochain  la  plupart  de  nos  chro- 
niques. Xotre  numéro  d'août  contiendra  de  nombreuses  chroniques 
littéraires,  musicales  et  artistiques. 


Nous  publierons  également  le  mois  prochain  une  étude  de 
notre  collaborateur  Joseph  Jongen  sur  les  représentations  de  Parsifal 
à- Amsterdam,  un  article  d'Henri  Liebrecht  sur  L'Académie  et  les 
Littérateurs  et  un  article  d'Anicet  Le  Noir,  sans  parler  des  vers 
nombreux  de  :  Prosper  Roidot,  Louis  Thomas,  Félix  Bodson,  etc. 

Ostende  Centre  d'Art  :  Les  journaux  quotidiens  ont  annoncé 
toute  la  série  des  conférences,  grands  concerts,  expositions,  salons, 
représentations  théâtrales  d'auteurs  belges,  qui  rehaussera  cette  année 
la  saison  balnéaire  de  la  grande  ville  d'eau. 


La  Société  Royale  «  Union  Dramatique  et  Philanthro- 
pique »  a  l'honneur  de  faire  connaître  à  MM.  les  auteurs  qui  ont 
bien  voulu  participer  au  Concours  de  littérature  dramatique  fran- 
çaise, organisé  par  elle  à  l'occasion  du  75e  anniversaire  de  l'Indépen- 
dance, qu'aucune  proclamation  du  résultat  de  ce  concours  n'a  pu  se 
faire  jusqu'à  ce  jour.  L'envoi  des  œuvres  a  été  très  brillant;  il  com- 
prend 55  comédies,  drames  ou  vaudevilles  en  3,  4  ou  5  actes. 

Malgré  l'énorme  travail  que  comporte  la  lecture  d'un  lot  aussi 
considérable  de  pièces,  MM.  les  membres  du  jury  seront  à  même  de 
primer  les  œuvres  à  la  fin  de  juillet. 


Le  Salon  de  «  l'Œuvre  »  s'est  ouvert  au  Musée  Moderne  le  samedi 
23  juin.  Il  restera  ouvert  jusqu'au  31  juillet.  Nous  rendrons  compte  de 
ce  salon  dans  notre  prochain  numéro. 


Notre  collaborateur  Hector  Fleischmann  nous  prie  de  faire 
remarquer  que  la  pièce  intitulée  Salomê,  dont  il  fut  question  dans  la 
lettre  de  notre  jury  de  pièces  de  théâtre,  n'a  rien  de  commun  avec  une 
pièce  de  lui  portant  le  même  titre. 


m 


—  86  — 
Correspondance 

A  la  suite  de  notre  articulet  intitulé  :  Au  sujet  de  notre 
Concours,  et  paru  dans  le  numéro  du  Thyrse  du  mois  de 
mai  dernier,  nous  avons  reçu  de  M.  Maxime  Mathieu  le 
droit  de  réponse  suivant  : 

Messieurs  les  Directeurs  du  Thyrse, 
Bruxelles. 

Verriers,  19  mai  1906. 

Dans  le  numéro  de  mai  du  Thyrsc  j'ai  lu  les  quelques  lignes  que  vous 
consacrez  à  ma  lettre  d'avril. 

Je  vous  dirai  tout  d'abord  que  je  vous  ai  donné  mon  adresse  et  que 
votre  *un  certain  Monsieur  Maxime  Mathieu  »  est  tout  à  fait  hors  1 

Je  ne  peux  pas  vous  dire,  comme  souvent  l'a  fait  M.  Albert  (iiraud: 
«  Ne  m'insulte  pas  qui  veut  »,  mais  je  crois  qu'un  peu  plus  de  courtoisie 
envers  une  personne  que  vous  ne  connaissez  pas  aurait  été  de  beaucoup 
préférable  à  votre  essai  humoristique  dont  certainement  vous  seuls 
avez  souri. 

Le  parti-pris  des  Bruxellois  et  des  Brabançons  envers  la  province  de 
Liège  et  en  particulier  les  Verviétois  n'est  un  secret  pour  personne. 
J'en  pourrais  citer  de  nombreux  exemples  mais  me  contenterai  de 
rappeler  un  bout  de  phrase  de  votre  articulet  pour  que  vos  lecteurs 
n'aient  pas  de  doute  sur  la  vérité  de  mon  assertion  quant  aux  Bruxel- 
lois. «  Qu'un  M.  Maxime  Mathieu,  même  de  Verviers,  veuille 
apprendre  à ». 

Pour  les  Brabançons,  je  vous  citerai  la  réponse  que  lit  à  un  de 
amis,  un  habitant  de  Vilvorde  qui  affectait  du  dédain  pour  les  ] 
villes  :  «  l'ous  avez  raison,  j'habite  ViivorJe,  ville  beaucoup  moins  impor- 
tante ,/ue  1,///.  mais  elle  est  dans  le  Brabant. 

L'histoire  est  authentique. 

Point  n'est  besoin,  je  crois,  de  commentaii 


Vous  ave/,  trouve  dans  ma  lettre  un  petit  coin  charmant  caracl 

par  les   mots  :  «  ...  ou  autre  »,  Je  suppose  que   VOUp  ne  VOUS 

blottis  parce  que  la  place  manquait  et  cela  ne  m'étonne  nullement  car 
je  Savais  même  pas  vu  le  petit  coin. 


Malgré  toute  ma  bonne  volonté,  je  n'ai  pas  trouva  re  ma 

phrase  :  l  C*est  d'ailleurs  la  seule  garantie  que  les  auteurs  <mi 

que  h  M  ; 

Cela  dépend  évidemment  du  point  de  vue  où  l'on  se  place  et  du 

caractère  de  la  personne  qui  examine  la  phrase.    Mais  j'ai  eu   beau 


-87- 

faire,  je  n'y  ai  rien  trouvé  qui  puisse  froisser  votre  susceptibilité.  En 
reprenant  votre  texte,  c'est  moins  qu'une  grossièreté  parce  que  ce  n'en 
est  pas  une  et  c'est  plus  qu'une  grossièreté  parce  que  c'est  une  vérité. 
Et  cela  prouve  une  fois  de  plus  que  la  vérité  n'est  pas  toujours  bonne 
à  dire. 

Je  n'ai  la  prétention  de  rien  apprendre  à  personne;  le  jury  ne  doit 
pas  se  charger  de  la  besogne  accessoire  qui  incombe  aux  organisateurs. 
Je  constate  simplement  que  les  auteurs  n'ont  que  la  garantie  citée. 

Il  ne  s'agit  pas  d'honnêteté  ;  je  ne  vois  pas  que  ma  lettre  mette  celle 
du  Thyrse  en  doute.  La  liste  que  je  demande  qu'on  publie  est  un  accusé 
de  réception  pour  les  auteurs. 

Ce  n'est  pas  seulement  au  Thyrse  que  j'ai  remarqué  cet  oubli. 
D'autres  revues  et  journaux  ont  organisé  des  concours  et  n'ont  pas 
publié  la  liste  des  œuvres  reçues.  C'est,  à  mon  avis,  une  erreur  très 
regrettable  car  les  auteurs  sauraient  que  les  manuscrits  n'ont  pas  été 
égarés  par  la  poste  et  qu'ils  ont  été  remis  à  la  Direction  de  la  Revue. 

Ici,  la  nomenclature  des  pièces  reçues  était  d'autant  plus  nécessaire 
qu'au  lieu  de  trois  œuvres  il  n'y  en  a  eu  qu'une  primée. 


Dans  votre  phrase  au  sujet  des  concurrents  :  «  yen  sais  parmi  ces 
derniers  qui  ne  seraient  peut-être  pas  disposés  à  marcher  derrière  pareil 
étendard,  —  si  j'ose  dire  —  »  vous  doutez  fort  de  ce  que  vous  avancez. 
Et  vous  avez  raison. 

J'ai  eu  tort  de  parler  au  nom  de  tous  les  concurrents,  c'est  vrai,  car 
n'en  connaissant  aucun,  je  n'ai  pas  su  recueillir  d'avis.  Mais  croyez- 
vous  que  ceux-ci  seraient  partagés? 

Dans  la  phrase  précitée  vous  dites  :  «  Oui  »  et  vous  êtes  peut-être 
dans  le  vrai  puisque  vous  connaissez  des  concurrents.  En  supposant 
votre  réponse  exacte,  je  vous  en  dirai  le  pourquoi  : 

C'est  que  les  auteurs,  dont  l'avis  diffère  du  mien,  sont  déjà  lancés  et 
ne  tiennent  pas  à  voir  publier  leurs  noms  accolés  à  des  œuvres  refusées 
dans  un  concours  ou  deux  primes  sur  trois  n'ont  pas  été  décernées. 

Ou  bien,  ce  sont  de  jeunes  auteurs  riches  qui  ne  veulent  pas  voir 
publier  leurs  noms  cités  en  mauvaise  place.  C'est  la  première  fois  qu'ils 
concourent  et  vous  pouvez  être  certains  que  ce  sera  la  dernière. 
L'argent,  s'il  ne  donne  pas  le  succès,  peut  leur  éviter  beaucoup  de 
petits  ennuis. 

Mais  nous  supposons.  Dans  cette  question,  il  y  aura  autant  d'avis 
que  de  personnes  en  cause.  Le  mieux  serait  de  demander  que  chaque 
œuvre  porte  une  devise  et  de  publier  la  liste  des  œuvres  reçues  avec 
les  devises,  ce  qui  contenterait  tout  le  monde. 


En  vous  écrivant  au  mois  d'avril,  j'avais  le  seul  désir  de  voir  publier 
dans  votre  Revue  la  liste  en  question. 

Bien  que  vous  trouvez  une  douceur  à  ne  pas  mépriser  le  désir  des 
hommes,  vous  n'avez  pas  accédé  au  mien  qui  est  pourtant  légitime. 


—  88  — 

Vous  avez  jugé  qu'il  était  très  spirituel  de  faire  croire  à  vos  lecteurs 
que  ma  phrase  :  «  Citi  U -s  œwrês  avec  les  noms  d'auteurs  était 
écrite  pour  que  vous  causiez  de  moi.  I  >ét  rompez- vous,  je  vous  en  prie 
pour  vos  lecteurs  et  pour  moi 

Pour  eux,  parce  qu'ils  ont  lu  ma  lettre  et  n'y  ont  pas  vu  que  j'en 
demandais  l'insertion. 

Pour  moi.  parce  que  j'ai  écrit  cette  lettre  pour  être  certain  que  ma 
n'a  pas  été  égarée. 

Si  je  vous  ai  demandé  de  citer  les  œuvres  avec  les  noms  d'auteurs. 
qu'il  pouvait  y  avoir  similitude  de  titres.  Et  je  ne  vois  rien  de  mieux, 
dans  ce  cas,  pour  distinguer  les  (envies,  que  d'en  nommer  les  auteurs. 

Vous  devrez  convenir  que  je  n'ai  guère  soif  delà  renomn. 

D'ailleurs,  je  crois  qu'elle  dépend  de  trop  de  choses  et  de  trop  peu 
d'êtres  pour  que  vous  puissiez  la  donner  à  qui  aurait  la  ridicule  envie 
de  vous  la  demander. 

Recevez,  Messieurs,  mes  civilités  distingue 

Maxime  Mathieu. 


La  lettre  de  notre  ami  Valère  Gille,  publiée  par  nous 
dans  notre  dernier  numéro  nous  a  valu  de  M.  Desombiaux 
la  réponse  suivante  : 

Messieurs. 

Je  vous  sais  gré  d'avoir  recueilli  mais  corrigée,  malheureusement,  la 
prose  de  ce  pauvre  Vagilère,  pardon,  M.  Valère  Gille,  que  le  Samedi 
avait,  malgré  mes  instances  les  plus  vives,  refuse  d'insérer. 

L'esprit  si  particulier  du  plus  précieux  de  nos  écrivains  bruxellois, 
son  tac*,  son  goût,  son  aménité,  ses  procédés,  ne  sauraient 
appn  i,  ne  lui  refusez  pas  de  mettre  encore  sous  les  yeux  de 

vos  lecteurs  la  réponse  par  laquelle,  définition  pour  définition,  j'ai  rap- 
pelé Ces  deux  vers  reproduits  par  la  JtntU  Rt/giÇH*,  et  cpii,  au  dire  de 
ces  confrères,  caractérisent   exactement  la  personnalité  de    M.  \. 
Colle. 

Puisqu'il  v  tient,  donnez-lui  donc  le  loisir  de  fourrer  son  nez  une 
de  plus  dans  ee  distique  :   Ira  .  ; ]ju  r-oluf 

linl   la  lettre  que  je  VOUS  prie  d'uw  :  .  présente. 

Veuillez  croire  à  mes  sentiments  confrat*  rnels. 

Maurici  dbsOmbi 

Noua  jugeons  inutile  de  publier  à  nouveau  la  lettre  de 
M.  Desombiaux  que  nos  lecteurs  trouverons  insérée  dans 
le  numéro  de  juin  du  Thytse,  L'incident  est  clos. 

1).  L.  R. 


-89- 

Parsifal  à  Amsterdam 

Jusqu'en  ces  dernières  années,  Bayreuth,  au  nom 
magique,  avait  conservé  le  monopole  des  exécutions  théâ- 
trales de  cette  œuvre  troublante  qui  a  nom  Parsifal,  et 
devait  le  conserver  quelques  années  encore,  d'après  la 
volonté  de  Wagner  lui-même. 

Les  artistes  désireux  de  l'entendre  devaient  à  grands 
frais  faire  ce  pèlerinage  coûteux  que  bien  peu  ont  pu  entre- 
prendre, et  l'impossibilité  de  s'y  rendre  a,  pour  le  plus  grand 
nombre,  contribué  à  donner  au  chef-d'œuvre  de  Wagner 
une  auréole  plus  grande  encore  que  celle  dont  elle  était 
déjà  entourée  par  sa  seule  valeur  musicale. 

Voir  Par  si f al!  Pour  combien  cela  n'était-il  pas  un 
mythe  ?  Les  sociétés  de  concerts  de  tous  les  pays  en  ont 
fait  entendre  souvent  des  fragments,  parfois  même  très 
considérables. 

Qui  ne  se  souvient  entr' autres  cfe  la  première  exécution 
intégrale  de  Parsifal  annoncée,  il  y  a  trois  ans,  à  l'un  des 
Concerts  Populaires  de  Bruxelles?  D'où  très  grande 
colère  de  Bayreuth,  menace  de  procès  retentissant,  et 
sommation  d'avoir  à  retrancher  un  fragment  de  l'œuvre 
afin  de  supprimer  le  mot  intégrale.  L'administration  des 
Concerts  y  consentit,  et  retrancha,  me  dit-on,  une  tren- 
taine de  mesures  de  la  partition  (!)...  le  tour  était  joué  ! 

Le  public  en  connaissait  donc  de  longue  date  la  musique, 
quand,  à  peu  près  à  la  même  époque,  nous  arriva  de  l'autre 
côté  de  l'Océan  une  nouvelle  quasi  fantastique.  Le  direc- 
teur de  l'Opéra  Métropolitain  de  New- York  allait  donner 
plusieurs  représentations  de  Parsifal,  et  ce,  avec  les  plus 
grands  artistes  wagnériens  connus.  Cette  fois,  Bayreuth 
fut  atteint  d'hydrophobie,  menaça  l'audacieux  et  irres- 
pectueux directeur  de  toutes  les  morsures  possibles  et  de 
dommages  et  intérêts  formidables.  Mais  l'avisé  directeur 

Le  Thyrse  —  V  août  1906.  6 


—  90  - 

ne  voulut  rien  entendre,  fut  condamné  à  payer  des  sommes 
énormes,  lit  des  recettes  légendaires,  —  gagna  beaucoup 
d'argent  —  mais  joua  Parsi/al*  Bayreuth  était  vaincu  ! 

Nous  n'avons  pu  avoir  au  sujet  de  ces  représentations 
américaines  que  des  comptes-rendus  très  brefs,  ce  qui  ne 
nous  permet  pas  d'en  parler  en  connaissance  de  cause. 
On  peut  savoir  néanmoins,  d'après  les  apparences,  que 
les  Yankees  firent  bien  les  choses. 

Cela  se  passait  au  pays  des  entreprises  extraordinaires. 
Il  semblait  que  jamais  pareille  chose  n'arriverait  chez  nous 
et  que  l'on  attendrait  patiemment  que  Par  si f al  tomba  dans 
le  domaine  public  pour  le  représenter  sur  une  scène. 

Mais  leWagnerverein  d'Amsterdam,  cercle  puissamment 
constitué,  et  dont  M.  Henri  Viotta,  le  capellmeister  bien 
connu,  est  l'âme,  donna  dès  l'année  dernière,  Parsi/al  au 
théâtre.  Ayant  été  avertis  trop  tard,  nous  ne  pûmes  mal- 
heureusement nous  y  rendre,  et  ce  n'est  que  cette  année 
que  nous  avons,  en  dehors  de  Bayreuth,  entendu  le  chef- 
d'œuvre  de  Richard  Wagner  dans  toute  son  émouvante 
beauté. 

Comment  cette  société  put  interprêter  Parsi/al  sans  en- 
courir les  foudres  de  Bayreuth,  nous  ne  le  savons 
renseignements  à  ce  sujet  nous  manquant  totalement  ; 
nous  nous  bornerons  à  parler  succinctement  de  L'exécution 
à  laquelle  nous  avons  assisté  il  y  a  quelques  semaines. 

Hâtons-nous  de  dire  qu'elle  a  été  de  tous  points  admi- 
rable, et  qu'elle  a  dépassé  de  beaucoup  nos  prévisions, 
aussi  belles  qu'elles  pussent  être.  Nous  avons  entendu 
Parsifal  à  bayreuth  en  1S00  et  Timp:  [ue  nous 

avions  rapporté  était  inoubliable.  Et  voici  que  cette  imp 
sion  s'est  renom  randie,  complétée.  Kn  beaucoup 

de  points  c'était  mieux  qu'à  Bayreuth. 

Et  d'abord,  Parsifal  est-il  oui  ou  non   supérieur   à 
tan,  aux  Maîtres  Chanii  urs  ou  à  la  Titralogie  f 

Il  serait  puéril  de  se  prononcer  à  ce  sujet,  tant  ce-  el 


—  9i  — 

d' œuvre  sont  parfaits  en  leur  genre,  si  différents  cependant 
l'un  de  l'autre.  Mais  si  on  pense  à  l'impression  éprouvée  à 
l'audition  de  chacun  de  ces  drames  :  poignante  et  haletante 
avec  Tristan,  enthousiasme  et  renoncement  avec  les 
Maîtres-Chanteurs,  peut-on  ne  pas  être  frappé  davantage 
par  le  mysticisme  profond  et  cette  exquise  bonté  qui  règne 
en  souveraine  maîtresse  dans  l'œuvre  ultime  de  Wagner? 
À  ce  point  de  vue  seul,  je  n'hésiterais  pas  à  placer 
Par  si f al  en  première  ligne,  car  combien  l'impression 
qu'on  en  reçoit  est  plus  pure  et  plus  douce.  Ici  ce  n'est 
plus  la  matière,  c'est  l'esprit  qui  gouverne,  c'est  le  mys- 
tère qui  plane  sur  toute  l'œuvre,  et  les  épisodes  même  où 
l'action  se  fait  terrestre  sont  comme  auréolés  par  la  vertu 
toute  puissante  et  régénératrice  du  Graal. 

C'est  cette  bonté  si  parfaite  que  je  veux  surtout  louer 
M.  Viotta,  l'éminent  chef  d'orchestre  du  Wagnerverein, 
d'avoir  si  bien  comprise  et  si  bien  su  communiquer  à  sa 
belle  phalange.  Sous  la  direction  émue  de  son  chef,  celle-ci 
s'est  comportée  sans  une  faiblesse  du  commencement  à  la 
fin  de  cette  écrasante  partition,  et  devenant  de  plus  en 
plus  émouvante  à  mesure  qu'on  arrivait  à  la  péroraison. 

Pourrais-je  me  dispenser  de  citer  l'interprétation  tout  à 
fait  idéale  du  prélude  du  troisième  acte,  la  page  la  plus 
belle  peut-être  de  Wagner,  et  qui  arrache  des  larmes,  ainsi 
que  l'Enchantement  du  Vendredi-Saint.  Honneur  à  de 
tels  artistes  stimulés  par  un  tel  chef  ! 

Si  l'orchestre  fut  parfait,  l'interprétation  ne  le  céda  en 
rien  à  celui-là,  et  aussi  bien  pour  les  yeux  que  pour  les 
oreilles,  ce  fut  un  ravissement  complet  pendant  toute  la 
soirée.  Des  décors  et  des  costumes  merveilleux  :  je  cite 
plus  particulièrement  ceux  du  deuxième  acte,  à  la  scène 
des  Filles-Fleurs  incomparablement  supérieure  à  celle  de 
Bayreuth. 

La  scène  de  la  Cathédrale  seule  a  un  peu  souffert  des 
dimensions  restreintes  du  théâtre  d'Amsterdam.  Quiconque 


-    ()2   — 

a  vu  Par  si f al  à  Bayreuth  ne  peut  oublier  cette  transforma- 
tion des  décors  qui  fait  apparaître  le  temple,  aux  yen 
spectateurs,  avec  sa  coupole  s'élançant  à  des   hauteurs 
prodigieuses  et  ses    profondeurs  de  nefs  immenses.  (  )n 
croit  rêver. 

Malgré  cela  tout  était  si  bien  combiné  que  l'impression 
en  a  été  très  grande. 

Que  dirons-nous  à  présent  du  principal  de  L'interpréta- 
tion, c'est-à-dire  des  artistes  chargés  des  différents  r 
de  la  partition,  si  ce  n'est  qu'ils  furent  tout  à  fait  hors  pair 
et  les  fidèles  interprètes  de  la  pensée  du  Maître!  En 
sera-t-on  surpris  lorsque  nous  dirons  que  c'était  Mme  Félia 
Litvinne  qui  tenait  le  rôle  de  Kundry  et  que  ses  partenaires 
ont  été  tout  à  fait  dignes  d'elle?  La  grande  et  belle  artiste 
semble  s'être  surpassée  dans  ce  rôle  curieux  de  Kundry 
qu'elle  affectionne  tout  particulièrement.  Et  cependant,  ce 
n'est  pas  celui  dans  lequel  elle  peut  le  mieux  prodiguer  les 
trésors  d'une  voix  unique  qui  change  en  or  tout  ce  qu'elle 
touche.  Elle  chante  relativement  peu  dans  cette  œuvre,  et 
seulement  au  cours  des  deux  premiers  actes. 

Mais  Mme  Litvinne  a  été  surtout  admirable  clans  l'inter- 
prétation scénique  du  personnage  créé  par  Wagner.  La 
farouche  pécheresse  qui,  sous  la  domination  de  kliiu 
a  séduit  Amfortas  et  qui,  plus  tard,  tentera  de  séduire  Par- 
sifal,  s'est  incarné  merveilleusement  en  elle.  Quand,  au 
troisième  acte,  repentante  et  soumise,  elle  dit  humblement 
ces  seuls  et  derniers  mot  m  parvient  à 

oublier  la  voix  de  l'ensorcelante  Kundry  du  jardin  enchanté 
pour  ne  pins  suivre  que  le  jeu  de  scène  de  l'humble  servante 
de  Parsifal  et  du  grand-prêtre  Qurnemanz.  M  Litvinne, 
dans  cette  longue  scène  muette,  lut  vraiment  bien  grande 
artiste,  et  comme  elle  sut  traduire  éloquemment  les  moin- 
dres pensées  de  son  personnage!  Ce  qui  n'empêcha  pas  un 
admirateur  enthousiaste  de  dire  à  la  lin  de  la  représenta- 
tion :  il  est  vraiment  dommage  qu'au  troisième  acte  Kundry 
ne  chante  plus! 


—  93  — 

Que  voulez-vous  ?  Cette  voix... 

Parsifal,  ce  fut  M.  Forschamer,  de  Francfort,  à  la  voix  un 
peu  dure  et  gutturale,  mais  combien  jeune  et  distingué 
dans  l'attitude  et  le  jeu  scénique.  Son  entrée  en  coup  de 
vent,  au  premier  acte,  fut  vraiment  belle.  De  même  ses 
jeux  de  physionomie,  tour  à  tour  étonnés  et  charmés  à  la 
scène  des  Filles-Fleurs  —  on  le  serait  à  moins  —  ainsi  que 
pendant  le  duo  avec  Kundry,  furent  délicieux.  Mais  aussi 
Parsifal  n'est  pas  à  plaindre  :  un  si  beau  jardin  et  si  char- 
mante société.  Au  moment  où  il  s'arrache  des  bras  de  l'en- 
chanteresse, où  il  se  souvient  de  la  blessure  d'Amfortas, 
il  eut  de  superbes  moments  tragiques. 

Le  rôle  le  plus  écrasant  de  l'œuvre  est,  sans  contredit, 
celui  de  Gurnemanz.  M.  Blass  (Américain),  doué  d'une 
superbe  et  large  voix  de  basse,  très  vibrante,  en  était  le 
titulaire.  Il  a  le  geste  un  peu  étriqué  et  gauche,  et  c'est 
dommage,  car  il  tient  presque  tout  le  temps  la  scène.  Mais 
il  rachète  ce  défaut  par  de  réelles  qualités  vocales,  et  une 
endurance  peu  ordinaire.  Il  est  difficile  de  tout  avoir. 

Amfortas,  M.  Breitenfeld,  de  Francfort,  est  un  artiste  à 
la  voix  jeune  et  mordante.  Il  a  clamé  ses  douleurs  et  ses 
angoisses  de  maîtresse  façon. 

M.  Cromer,  de  Mannheim,  a  été  un  Klingsor  tout  à  fait 
diabolique.  Le  rôle  est  court,  mais  demande  des  qualités 
d'interprétation  sérieuses  qu'on  a  rencontrées  à  souhait 
chez  cet  artiste  consciencieux. 

Il  me  reste  à  parler  des  chœurs,  très  nombreux  dans  la 
partition. 

Ils  ont  été  chantés  remarquablement  par  les  choristes 
d'Amsterdam.  Les  chœurs  de  chevaliers  du  Graal  et  de 
jeunes  garçons  furent  parfaits.  Ceux  des  Filles-Fleurs  au 
2e  acte  ont  été  au-dessus  de  toute  éloge.  Pareille  perfection 
de  justesse,  de  précision,  de  jeu  scénique  a  rarement  été 
égalée,  je  pense.  Cette  scène,  d'une  difficulté  d'exécution 
inouïe,  a  été  tout  simplement  une  merveille  pour  les  yeux 


—  94  — 

et  pour  les  oreilles  et  on  ne  pourrait  s'en  faire  une 
sans  l'avoir  vue.  C'était  mouvementé,  joyeux,  charmant. 
Les  voix  étaient  jolies  —  les  femmes  aussi  —  les  costumes 
ravissants.  Ce  court  tableau  supérieurement  mis  en  scène 
a  été  un  délice. 

Il  est  vraiment  très  rare  de  rencontrer  en  une  repré- 
tation  théâtrale,  un  ensemble  aussi  homogène  de  qualités 
extraordinaires,  et  c'est  sur  quoi  on  ne  pourrait  assez  in- 
sister pour  en  louer  hautement  le  Wagnerverein,  organisa- 
teur de  ces  belles  journées  artistiques. 

Honneur  à  lui  donc,  honneur  aux  vaillants  artistes  qui, 
dans  un  même  élan  de  foi  et  d'enthousiasme,  ont  si  bien 
compris  le  noble  but  à  atteindre.  Reconnaissance  à  eux 
tous,  des  belles  émotions  qu'ils  nous  ont  procurées  tout  le 
temps  de  cette  inoubliable  fête  d'Art. 

Joseph  Jongi 

POÈMES 
Sept  juin 

La  grille  du  jardin  a  grincé  dans  le  s< 
'A/  rentres  d<»iL  portant  u7/i'  longue  joum 
comme  une  plante  morte  et  dont  te  rameau  noir 
sans  que  tu  l'admiras  a  clos  sa  destin 
tout  a  vécu  sans  toi  et  le  soleil  de  juin 
autour  de  ta  maison  d'une  ombre  circulaire 
a  baigné  de  fraîcheur  et  de  grâce  un  chemin 
où  meurt  présentement  ta  quiète  lutnù 
La  chaleur  et  le  jour  se  cachent  dans  les  champs, 
dans  les  blés  clairs  encore  et  la  molle  agonie 
des  végétaux  gémit  dans  ces  verts  océans 
où  tantôt  déferla  l'ouragan  de  la  rie. 


—  95  — 

Mais  tu  n'étais  pas  ta  pour  joindre  dans  tes  vers 
outre  le  charme  aigu  de  la  belle  journée 
ce  clairvoyant  plaisir  dont  le  vouloir  se  sert 
pour  confondre  aisément  le  rythme  à  la  pensée. 

Au  soir 

L'atmosphère  du  soir  que  rafraîchit  l'ondée 

a  franchit  la  clôture  où  demeure  attardée 

la  claire  ombre  du  jour  alors  qu'un  peu  de  nuit 

s'épenche  comme  une  eau  des  bordures  de  buis. 

On  abandonne  l'œuvre  où  le  soir  mêle  aux  mots 

du  sol  et  de  l'espace  un  fraternel  sanglot, 

de  sorte  que  le  chant  frémissant  dans  le  livre 

d'un  émoi  plus  profond  à  l'instant  semble  vivre. 

On  allume  la  lampe.  Un  vol  d'ombres  s'enfuit. 

La  bulbe  lumineuse  à  fleur  d'eau  de  la  nuit 

fait  surgir  un  vivant  nénuphar  de  lumière 

tandis  que  sans  courroux  des  voix  qui  conseillèrent 

ajoutent  quelques  mots  à  leurs  exhortations. 

On  sourit.  On  sent  bien  la  grande  conviction 

de  cette  heure  appuyer  ses  deux  mains  à  vos  mains. 

Le  bruit  du  soir  est  plein  de  mots  galilèens. 

La  Ruelle 

Le  premier  hanneton  dans  la  blanche  ruelle 
annonce  les  beaux  jours  en  se  cognant  les  ailes 
a  ma  maison.  Je  fume  en  méditant  et  l ' air 
sent  les  lilas  violets  et  a  un  goût  amer 
de  reinette  pas  mûre  oit  déjà  je  devine 
le  charme  des  vergers  perdus  dans  l'aubépine. 
Dix  heures.  Le  village  a  fermé  ses  volets  ; 
seule  ma  lampe  luit  et  mon  plaisir  discret 


-  96  - 

s'augmente  de  savoir  la  subtile  compag) 

pour  moi  seul  éclairant  un  peu  dé  la  campagne. 

Je  ne  m'éloigne  pas,  je  vais  et  je  reviens 

m  amusant  de  mon  ombre  en  boule  comme  un  chien 

ou  soudain  allongée  et  comiquement  leste 
poursuivant  l' Attardée  aux  villages  célestes. 
Je  ne  suis  plus  pareil  peut-être  à  qui  je  fus. 
D'être  tellement  seul  naît  un  désir  confus 
de  ne  m 'intéresser }  niant  la  ferveur  morte, 
qu'au  peu  d'ombre  agitée  aux  barreaux  de  ma  forte. 
Je  m'approche.  J'entends  que  l'enfant  va  dormir. 
La  mère  parle  bas.  La  chaleur  doit  frémir 
au  coin  noir  oit  le  temps  ironique  bouscule 
le  cœur  de  paysan  de  la  vieille  pendule. 
On  entend  rire  bas.  puis  bouger  le  berceau. 
L'obstiné  rossignol  siffle  dans  le  bouleau. 

Prosper  Roidot. 


L'Académie  et  les  Littérateurs 

D'abord  faisons  brièvement  l'historique  du  débat.  Il  y  a 
quelques  mois  l'Association  des  Ecrivains  Belg<  s  interro- 
geait les  littérateurs  de  langue  française  on  Belgique  sur 
l'opportunité  de  certaines  mesures  à  prendre  ou  à  prop 
afin  de  favoriser  cbez  nous  le  développement  de  la  littéra- 
ture. Fort  bien.  Le  résultat  de  ceci  se  traduisit  sous  forme 
d'un  vœu  des  écrivains  belges  ([m  fut  présenté  au  Ministre 
de  l'Agriculture  et  des  Beaux- Arts  et  qui  demandait  notam- 
ment «la  création  dans  Le  soin  de  l'Académie  royal* 
Belgique  d'une  classe  nouvelle,  réservée  aux  écrivains 
proprement  dits.  » 

Le  Ministre  cru  devoir  prendre  l'avis   de  gens  compé- 
tents et  sollicita  celui  des  membres  de  la  classe  des  lettres 


—  97  — 

et  des  sciences  morales  et  politiques  de  l'Académie.  Après 
longue  discussion,  ces  messieurs  émirent  une  réponse 
négative. 

Les  littérateurs  en  appelèrent  de  ce  jugement.  La 
presse  inséra  nombre  d'articles  et  l'incident  nous  paraît 
loin  d'être  clos. 

Trois  questions  se  posent  en  l'occurrence,  qu'il  y  a  lieu 
d'examiner  : 

Une  question  de  compétence  ; 

Une  question  de  nécessité  ; 

Une  question  d'attributions. 

Le  Ministre  a  fait  erreur  en  se  référant  à  l'avis  d'une 
seule  classe  de  l'Académie.  La  façon  dont  la  question  était 
libellée  dans  le  vœu  des  écrivains  est  parfaitement  claire  : 
Création  d'une  classe  nouvelle.  Aux  termes  des  statuts  de 
l'Académie  royale  de  Belgique,  cette  création  nécessite  un 
remaniement  complet  de  ces  statuts.  Ceci  intéresse  donc 
toute  l'Académie  et  le  vœu  devait  être  examiné  en  séance 
plénière,  toutes  classes  siégeant.  La  seule  classe  des  lettres 
et  des  sciences  morales  et  politiques  n'a  pas  compétence 
pour  trancher  le  débat. 

On  a  donc  attaché  beaucoup  trop  d'importance  à  sa  déci- 
sion. Elle  devrait  être  considérée  comme  non  avenue.  Au 
surplus  elle  a  senti  elle-même  combien  sa  situation  pouvait 
sembler  fausse  et,  non  sans  quelque  esprit,  elle  a  décliné 
toute  responsabilité  ;  considérant  que  son  avis  ne  pouvait 
avoir  que  la  valeur  officieuse  d'une  consultation,  elle  a 
justifié  de  la  sorte  sa  réponse  négative  : 

La  classe  des  lettres  ne  renferme  dans  son  sein  aucun 
littérateur,  si  bizarre  que  cela  puisse  sembler.  Elle  se 
compose  de  philologues,  d'historiens,  d'érudits  et  non 
d'artistes.  La  littérature  est  un  art  et  non  point  une  science. 
Donc  les  littérateurs  n'ont  rien  à  faire  dans  la  classe  des 
lettres,  telle  du  moins  que  celle-ci  est  actuellement  consti- 
tuée. 


-  98  - 

C'est  parfait,  mais  alors  c'est  avouer  que  cette  actuelle 
constitution  est  défectueuse.  Cela  n'est  point  douteux.  Il  y 
a  lieu  de  remanier  les  statuts  de  l'Académie  et  d'y  intro- 
duire une  quatrième  classe  qui  s'ajouterait  aux  trois  cla 
déjà  existantes.  L'actuelle  classe  des  lettres  et  des 
morales,  dénommée  ainsi  par  malentendu,  s'intitulerait 
par  exemple  :  «  Classe  d'Histoire,  Archéologie  et  Inscrip- 
tions »  comme  le  proposait  récemment  M.  A.  Michel  (  i  >. 

Tout  ce  qui  concerne  la  littérature  et  que  cette  cla>- 
actuellement  dans  ces  attributions  lui  serait  retiré  (notam- 
ment la  charge  de  décerner  les  prix  de  littérature  et  d'<  i 
niser  les  concours  littéraires).  On  constituerait  une  nouvelle 
classe,   totalement  indépendante,    qui   serait   dénommée 
i  [cadémie  des  Lettres  ou  simplement,  si  l'on  préfère,  Classe 
des  Lettres.  Avec  les  deux  autres  classes,  déjà  existantes 
et  auxquelles  on  ne  changerait  rien,  celle  de- 
celle  des  Beaux-Arts,  on  aurait  ainsi  une  Académie  royale 
de  Belgique  vraiment  digne  de  ce  nom. 

Donc  la  classe  des  lettres  et  des  sciences  mora 
n'avait  pas  à  répondre  que  les  littérateurs  ne  devaient  pas 
être  admis  dans  son  sein.  On  attendait  d'elle  une  réponse 
autre,  à  savoir  qu'il  est  désirable  et  même  nécessaire  de 
constituer  une  nouvelle  classe  à  l'Académie  de  Belgique, 
celle  des  Lettres. 

IV]  était  l'esprit  qui  guidait  les  écrivains  clans  la  rédaction 
de  leur  vœu. 

11  y  a  donc  lieu  d'espérer  que  la  réponse  officieuse  de  la 
classe  des  Lettres  et   des  sciences  morales,  adn 
Ministre,  ne  sera  pas  la  réponse  officielle  que  le  Ministre 
jugera  bon  de  fane  à  L'Association  de  ssant 

en  L'occurrence  au  nom  de  tous  les  littérateurs  belj 

Nous  persistons,  quant  à  non-,  à  croire  indispensable 

la  création  d'une    Académie    de>    Lettre-  et  QOUS  repon- 
dions ici  à  la  deuxième  question  :  celle  de  nécessi 


du  14  juillet  1906. 


—  99   — 

Henri  Maubel,  dans  un  article  du  Petit  Bleu  (i),  a  com- 
battu, sans  arguments  valables,  cette  nécessité  de  créer  une 
classe  de  lettres.  Si  les  littérateurs  se  placent  pour  juger 
cette  question  à  un  point  de  vue  personnel,  ils  lui  font 
tort.  Il  n'est  pas  dans  notre  idée  de  rechercher  par  là  une 
sanction  officielle  à  nos  efforts  et  à  l'art  littéraire.  Les 
récompenses  gouvernementales  ne  sont  pas  un  but,  elles 
doivent  rester  un  moyen  de  propagande  destiné,  sans 
impliquer  de  concessions  d'aucune  sorte  de  la  part  des 
artistes,  à  les  mettre  plus  directement  et  plus  intimement 
en  rapport  avec  le  public.  Valère  Gille,  qui  s'est  longue- 
ment occupé  de  la  question  dans  une  série  d'articles  publiés 
à  la  Dernière  Heicre,  remarque  très  justement  qu  «  en  se 
prononçant  contre  la  création  dune  Académie  littéraire, 
les  écrivains  n'ont  vu  que  leur  intérêt  personnel.  Ils  ont 
considéré  le  titre  de  membre  de  l'Académie  comme  une 
récompense  du  labeur,  comme  une  reconnaissance  officielle 
du  talent.  C'est  là,  je  crois  une  erreur.  Une  classe  de  littéra- 
ture ne  serait  pas  composée  d'écrivains,  auxquels  l'Etat 
accorderait  du  génie,  mais  bien  d'écrivains  auxquels  l'Etat 
reconnaîtrait  des  aptitudes  spéciales  à  développer  le  goût 
des  lettres,  au  point  de  vue  général  et  dans  l'intérêt  du 
pays.  C'est  donc  à  l'État  à  juger  s'il  est  opportun  de  créer 
une  classe  des  lettres  et  non  pas  aux  littérateurs.  Ceux-ci 
seront,  d'ailleurs,  toujours  libres  de  refuser  l'honneur  de 
s'asseoir  dans  un  fauteuil  académique.  Ils  ne  devaient  pas 
être  consultés  ». 

Au  surplus,  la  question  présente  un  double  point  de  vue. 
Pour  les  littérateurs,  il  y  aurait  un  intérêt  très  réel  à  avoir 
un  groupe  régulièrement  et  officiellement  constitué  qui  put 
défendre  leurs  revendications.  Celles-ci  sont  nombreuses 
et  ceux-là  même  qui  protestent  contre  la  création  d'une 
classe  des  lettres  ne  sont  pas  les  derniers  à  faire  un  crime  à 


(i)  23  juin  1906. 


—    100   — 

L'Etat  de  son  indifférence  et  de  son  mauvais  vouloir  à 
l'égard  de  la  littérature.  Il  y  a  là  de  leur  part  une  flagrante 
inconséquence.  Les  efforts  individuels  et  les  protestations) 
de  coteries  sont  impuissants  à  obtenir  un  résultat.  Seule- 
ment, il  est  entendu  que  notre  dignité  d'artistes  ne  peut  sup- 
porter un  seul  instant  l'idée  de  voir  reconnaître  notre  valeur 
et  notre  importance  par  l'Etat,  alors  que  ni  les  Bavants  ni  les 
peintres  ni  les  sculpteurs  ne  se  croient  offensés  par  cette  i 
Non,  notre  dignité  consiste  à  nous  draper  par  l'hiératisme 
d'une  incommensurable  vanité  et  à  refuser  avec  un  beau 
geste  les  présents  d' Artaxercès  ;  elle  consiste  au<-i  sans 
doute  à  nous  dévorer  entre  nous,  à  nous  déverser  mutuel- 
lement sur  les  épaules  des  hottées  d'injures  et  à  croire  que 
nos  petites  coteries,  où  se  pratique  la  religion  déplorable 
de  l'admiration  mutuelle,  réunissent  chacune  les  petits 
génies  et  les  grandes  gloires  de  ce  temps!  Il  me  parait 
pourtant  que  notre  esprit  de  solidarité  devrait  nous  dire 
que  notre  véritable  intérêt  est  ailleurs  et  qu'il  est  temps, 
qu'il  est  grand  temps  de  crier  un  peu  moins  et  d'agir  un 
peu  plus. 

Non  seulement  nous  protestons  contre  l'indifférence  de 
l' Etat  à  notre  égard,  mais  encore  et  surtout  contre  celle  du 
public.  Mais  quoi!  le  public  n'est  chez  nous  meilleur  ni 
pire  qu'ailleurs.  Le  public  à  qui  on  parle  tant  de  littéra- 
ture ne  sait  pas  où  s'adresser.  Il  n'a  personne  pour  le 
guider  et  il  n'ose  trop  se  confier  à  l'avis  individuel  d'un 
critique  qu'il  soupçonne  toujours  de  partialité.  11  lui  faut 
un  corps  régulier,  quelque  chose  de  réel  et  d' existant,  à 
qui  il  puisse  s'adresser  -ans  crainte  et  don:  puissent 

écoutés  sans  défiance.  NOUS  Croyons  toujours  que   le 

public  manque  d'éducation  littéraire.  Le  plus  Bimple  moyen 

de  faire  cesser  cet  état  de  choses  c'est  de  lui  en  donner 
une.  Une  Académie  des  lettres  pourra  efficacement  y 
travaille 

Admise  l'idée  de  créer  ceti  de-   lettre-,  quelles 

seront  les  attributions  de  cette  assemblée  ? 


—    101    — 

On  a  objecté  que  jamais  en  Belgique  on  ne  dénombrerait 
quarante  écrivains  académisables.  D'abord  pourquoi  ce 
chiffre  fatidique  de  quarante.  Il  n'est  point  question 
d'imiter  servilement  l'Académie  française.  Certes  c'est  un 
bon  modèle  mais  on  peut  l'adapter  aux  circonstances  qui 
chez  nous  entourent  sa  formation.  Une  Académie  de 
vingt-cinq  membres  ferait  très  bien  notre  affaire.  Et  quand 
même,  à  supposer  qu'on  tienne  absolument  à  ce  nombre  de 
quarante,  je  ne  vois  point  qu'il  soit  si  difficile  à  parfaire. 

En  fait  que  doit  être  une  Académie  des  lettres?  Une 
assemblée  d'écrivains?  Non  pas.  Ce  doit  être  une  assem- 
blée de  gens  éclairé,  comprenant  des  littérateurs,  des 
orateurs  parlementaires,  religieux  ou  profanes,  des  avocats, 
des  critiques,  en  un  mot,  une  assemblée  réunissant  tous 
ceux  qui  ont  le  souci  de  bien  dire  et  celui  de  bien  exprimer 
leurs  pensées.  Ce  serait  un  salon  qui  apprendrait  au  public 
à  parler  correctement  et  élégamment,  dont  les  avis  guide- 
raient les  jugements  de  ce  public  et  lui  donneraient  le  goût 
des  lettres.  Ce  serait  si  l'on  veut  une  école  dégoût  littéraire. 

Voilà  son  attribution  principale  :  avoir  une  influence 
morale,  épurer  la  langue,  encourager  et  développer  sa 
culture. 

Dans  l'ordre  matériel,  elle  décernerait  tout  d'abord  les 
prix  d'académie;  j'entends  de  nouvelles  protestations 
s'élever.  Pourquoi  y  répondre?  Ces  prix  existent  en  France, 
ils  sont  acceptés  par  tous  les  littérateurs,  même  les  plus 
réactionnaires,  les  plus  intransigeants,  ceux  que  l'on  peut 
le  moins  soupçonner  de  tendre  vers  une  littérature 
officielle  Voyez  par  exemple  Remy  de  Gourmont.  Alors 
pourquoi  se  montrer  plus  royalistes  ?  Encore  une  fois,  du 
fait  même  que  les  prix  seraient  décernés  par  l'Académie, 
ils  le  seraient  aux  écrivains  par  leurs  pairs  et  rien  ne  nous 
autorise,  surtout  à  l'avance,  à  incriminer  l'impartialité  de 
l'Académie. 

Donc,  pour  conclure,  la  question  de  la  création  d'une 


—    102    — 

Académie  des  lettres  en  Belgique  nous  parait  d'ordre  et 
d'intérêt  général.  Une  semblable  institution  existe  d 
chez  nous  pour  la  littérature  d'expression  flamande.  L'im- 
portance du  mouvement  littéraire  français  justifie  suffisam- 
ment cette  revendication  de  nos  écrivains.  Ceux  qui  ne 
sont  point  de  cet  avis  doivent  au  moins  garder  le  silence, 
ne  fut  ce  que  pour  ne  point  décourager  nos  efforts.  Et  les 
autres  doivent  nous  aider  à  en  appeler  de  la  décision  de  la 
classe  des  lettres  et  des  sciences  morales  et  politiques 
qui  ne  doit  point  avoir  force  de  loi,  afin  d'arriver  à  consti 
tuer  cette  académie  des  lettres  qui  aura  la  gloire  de 
montrer  aux  étrangers  la  splendeur  et  l'importance  de 
notre  littérature  nationale. 

Henri  Liebrecht. 


Stance 

Comme  un  vieillard  assis  sur  le  seuil  de  sa  porte 
Qui  se  chauffe  au  soleil, 

Je  me  suis  allongé  sous  le  peuplier  jaune  : 
regarde  le  ciel. 

Que  m' apporter js-tu,  brise  Je  ce  printemps 

Qui  chante  dans  les  arbr 
\  'iendraS'tu  le  briser  sur  ce  coeur  que  le  temps 

/■'il  plus  dur  que  le  marbr 

Akl  ne  pourrais-tu  pas  a" une  douceur  ele mente 
Raviver  mon  espoir  : 
i  que  le  jour  fuit;  le  désir  qui  m'enchante 
\llourdit  chaque  soir. 

Loi  is  Thomas. 


LE   BEAU   SOURIRE   ET    L'AIMABLE   PHILOSOPHIE 

La  superbe  du  siècle 

Quentin  Fourmi,  journaliste  sentencieux  et  subtil  critique, 
but  de  la  limonade  citronnée  et  se  plaignit,  en  termes 
ordinaires,  de  la  chaleur  alourdissante.  Près  de  lui,  sur 
une  chaise,  il  avait  déposé  son  chapeau  de  soie  brossé, 
comme  de  coutume,  à  rebrousse-poil.  Devant  lui,  sur  le 
marbre  de  la  table,  entre  le  verre  de  limonade  et  la  carafe 
d'eau  glacée,  il  avait  aussi  déposé  un  magazine  à  images 
qui  connaît,  ou  au  moins  affecte  de  connaître,  un  considé- 
rable nombre  de  choses. 

La  face  rouge  et  imberbe  de  Quentin  Fourmi  s'illustrait 
d'abondantes  gouttes  de  sueur.  Plus  que  de  coutume  sa 
mèche  de  cheveux  rebelles  lui  encombrait  le  front  et  sa 
lèvre  inférieure  pendait,  méprisant  le  monde.  Et  son  œil 
droit  aussi,  mi-clos,  lançait  des  ironies  suaves.  Il  dit  : 

—  Je  ne  crois  pas  me  tromper  en  prétendant  que  le 
temps  où  nous  vivons  est  dépourvu  de  toute  sincérité  et 
de  toute  élégance.  Beaucoup  de  personnes  ont  émis  cette 
appréciation  sans  y  croire  exactement  ;  beaucoup  aussi  y 
croient,  mais  sans  le  dire.  Nous  nous  moquons,  quelque- 
fois avec  un  certain  esprit,  que  pour  ma  part,  j'estime 
médiocre  en  qualité,  des  sentiments  élevés  qui  devraient 
dominer  l'âme  humaine  et  surtout  des  manifestations 
extérieures  de  ces  sentiments.  Car  au  fur  et  à  mesure  que 
nous  devenons  plus  ardents  pour  la  lutte  matérielle  dans 
l'existence,  nous  devenons  aussi  plus  lointainement  con- 
templatifs des  immatérialités  qui  nous  sollicitent. 

—  Je  suis  de  votre  avis,  Quentin.  Cependant  je  vous 
dirai  ceci  :  vous  même,  qui  ne  manquez  point  d'élévation 
dans  la  pensée,  vous  plaisantez  souvent,  non  sans  agré- 
ment, ce  que  vous  appelez  la  sensiblerie. 

Quentin  Fourmi   baissa  la  tête  et  l'expression  de  son 


—  104  — 

visage  manifesta  une  certaine  confusion,  il  s'excusa  en 
disant  : 

—  Je  suis  un  homme  ordinaire  et  j'imite  les  hommes. 
Notre  époque  ne  permettrait  pas  que  je  la  heurte  délibé- 
rément par  des  jugements  absolus.  Elle  se  moquerait  de 
moi,  si  j'essayais  de  lui  imposer  avec  violence  mes  appré- 
ciations. Au  lieu  que,  la  traitant  sans  brutalité,  je  pourrai 
arriver,  en  lui  disant  d'abord  le  contraire  de  ce  que  je 
pense,  à  lui  glisser  doucement  ma  profonde  opinion  des 
choses  et  des  gens.  C'est  ce  que  les  professeurs  de  rhéto- 
rique appelaient  un  exorde  par  insinuation... 

Quentin  Fourmi  rit  doucement  et  ajouta  : 

—  A  condition,  bien  entendu,  que  l'époque  s'occupe 
jamais  de  moi. 

—  Il  est  urgent,  mon  ami,  de  faire  au  moins  semblant  de 
croire  les  yeux  du  siècle  fixés  sur  soi.  Tout  artiste  a  le 
devoir  d'être  modeste,  en  son  for  intérieur,  mais  de 
manifester  un  orgueil  immense.  Il  montre  ainsi  une  foi 
louable  en  son  volontaire  sacerdoce. 

—  Mon  cher  Anicet,  vous  dites  parfois  de  sages  paroles. 
Mais  vous  serez  prudent  en  ne  tenant  qu'à  moi  un  sem- 
blable discours.  Si  vous  profériez  des  paroles  aussi  sincères 
devant  beaucoup  de  vos  petits  camarades,  —  de  ces  petits 
camarades  qui  sont  vos  plus  venimeux  ennemis,  —  il  est 
probable  que  leur  prose  vous  égrati^ lierait  sans  retenue. 

—  Vous  avez  raison,  Quentin.  Mais,  en  ce  cas,  une 
chose  me  consolerait  :  c'est  que  leur  prose  égratignerait 
encore  davantage  le  beau  lan  ir  j'ai  remarqué  ceci, 
que  les  injures  sont  souvent  prol  d  des  phrases  qui 
méprisent  L'harmonie  et  la  grammaire.  Par  ce  fait  mi 

il  m'a  semblé  souvent  qu'elles  n'étaient  plus  des  injun 
qu'elles  ne  pouvaient  plus  provoquer  que  la  raillerie  i 

sourire  du  inonde.  Le  sourire  et  la  raillerie  que  l'on 
adresse  à  nos  détracteurs  rejaillit  sur  nous  en  considéra- 
tion. 


—  105  — 

—  Il  est  galant  et  doux,  mon  ami,  de  trouver  en  chaque 
manifestation  des  sentiments  humains  quelque  plaisant 
motif  de  joie. 

Quentin  Fourmi  alluma  un  cigare  blond  et  lança  de 
petites  bouffées  rondes.  Il  se  tut  longuement  et  regarda 
avec  attention  la  couverture  multicolore'  du  magazine  à 
images  qui  était  posé  sur  le  marbre  de  la  table.  Alors  il 
dit: 

—  J'aime  bien,  mon  ami,  être  en  votre  compagnie. 
Ensemble  nous  discutons  mille  sujets  élégants.  De  nos 
échanges  de  vues  jamais  n'est  banni  ce  bon  ton  dont 
s'enorgueillissent  les  esprits  raffinés.  Peut-être  d'ailleurs 
notre  esprit  n'est-il  nullement  raffiné,  mais  simplement 
ordinaire. 

Les  choses  extérieures  sont  pareilles  aux  belles  étiquettes 
dont  se  parent  les  flacons  champenois.  Et  c'est  bien  quel- 
que chose,  sans  doute,  qu'une  bouteille  possède  une 
étiquette  sur  quoi  puissent  se  reposer  les  regards  suaves. 

Ce  que  j'aime  beaucoup  dans  nos  amicales  conversations, 
le  voici  :  nous  ne  nous  préoccupons  point  d'épuiser  les 
sujets;  nous  passons  avec  désinvolture  de  l'un  à  l'autre. 
Ainsi  nous  ne  fatiguons  point  nos  ingéniosités  et  notre 
petit  travail  cérébral  devient  une  sorte  de  repos  exquis.  Il 
faut  cependant  se  garder  de  ce  penchant  ;  il  peut  devenir 
funeste.  On  n'est  un  vrai  artiste  qu'à  condition  d'aimer  une 
idée  avec  jalousie. 

—  Pourquoi,  en  me  disant  ces  choses  vraies,  Quentin, 
attardez-vous  les  yeux  sur  la  couverture  flamboyante  de 
cette  revue  copieuse  ? 

— '  Parce  que  la  contemplation  de  cette  couverture 
m'inspira  une  phrase  que  je  vous  ai  dite  tout  à  l'heure  :  le 
temps  où  nous  vivons  est  dépourvu  de  toute  sincérité  et  de 
toute  élégance.  Nous  ne  consentons  point  à  avouer  les 
tares  que  nous  avons  en  trop,  ni  les  connaissances  que 
nous  avons  en  trop  peu.  Et  cette  revue  montre  un  des 

7 


--  io6  — 

aspects  les  plus  plaisants  de  notre  souci  ridicule.  A  l'heure 
où  nous  vivons,  nous  nous  piquons  de  tout  savoir.  Xous 
voulons  avoir  fourré  le  ne/  dans  tous  les  domaines  >cienti- 
liques  et  sentimentaux.  De  tout  nous  connaissons  un  peu. 
Le  résultat  de  cela  est  que  nous  ne  connaissons  rien.  La 
littérature  étant  forcément  la  représentation  des  aspirations 
d'une  époque,  il  se  trouve  que  de  nombreuses  revues 
servent  humblement  le  désir  de  nos  contemporains.  I 
leur  enseignent  les  tout  petits  éléments  de  toutes  les 
sciences. 

Les  hommes  se  documentent  en  lisant  de  hâtifs  jour- 
naux. Ils  veulent  à  tout  prix  être  renseignés  sur  la  science 
universelle.  Peu  leur  importe  d'où  viennent  les  enquêtes 
et   les  affirmations.,   pourvu   qu'ils  puissent,   en   soc\ 
montrer  un  petit  savoir  de  toutes  les  grandes  choses. 

Toute  femme  connaît  un  peu  de  littérature,  un  peu  de 
mécanique  et  un  peu  de  médecine.  Tout  homme  se  jugerait 
inférieur  s'il  n'avait  un  vernis  de  philosophie,  de  sociologie 
et  de  science  mathématique,  et  aussi  s'il  n'était  au  courant 
des  modes  féminines  et  des  nouveaux  records  établis  par  les 
voitures  automobiles.  Cette  émulation  serait  louabli 
nous  n'en  profitions  pas,  sachant  de  tout  un  peu,  pour  ne 
rien  approfondir.  Xous  ne  prenons  plus  le  temps  de  con- 
naitre  une  manifestation  de  L'esprit  humain  jusque  dans 
moindres  ramifications.  Tout  labeur  sage  et  constant,  qui 
pourrait  améliorer  L'espèce  humaine  ou  élever  l'ardeur 
intellectuelle,  nous  dégoûte  et  Dous  rebute.  Nous  préten- 
dons tout  savoir,  â  condition  de  ne  rien  étudier.  La 
littérature  s'encombre  d'innombrables  médiocrité 

La  femme  qui  a  un  amant  éprouve  le  besoin  de  nous  le 
dire,  au  prix  fort  de  trois  fraii  iquante  centimes 

jeune  homme  qui  SOUIlt  un  jour  â  une  petite  modiste  OU  à 

une  cuisinière  plantureuse,  Be  Bent  immédiatement  une 

âme   attendrissante   et    <i  .a   fadeur   et    les    soupirs 

médiocres  de  cette  âme  en  des  alexandrins  ignorants  de  la 


-  107  - 

rime  et  contempteurs  de  la  raison.  Nous  lisons  des  romans 
d'où  non  seulement  toute  psychologie,  même  la  plus  élé- 
mentaire, est  bannie,  mais  où,  dérisoire  anomalie,  la 
langue  française  est  outragée  sans  pudeur.  Notre  science 
de  la  linguistique  nous  dédaignons  de  l'aller  chercher,  sans 
ostentation  ni  faste,  dans  les  bibliothèques  recueillies  où 
dorment  poudreusement,  sans  crainte  du  réveil,  les  monu- 
ments littéraires.  Il  existe  bien  quelques  philologues  ;  mais 
ceux-là  se  cachent  et  n'écrivent  jamais.  Et  dans  cette  demi 
science,  dans  cette  demi  psychologie,  dans  ce  demi  talent, 
s'étale  insolemment  la  superbe  du  siècle  qui  croit  tout 
savoir  parce  qu'il  sait  un  rien  de  tout,  parce  qu'il  se  poudre 
de  petits  atonies  et  se  nourrit  de  petits  résidus  !  Nous  nous 
croyons  volontiers  au  faite  de  la  civilisation  parce  que 
nous  connaissons  le  titre  de  beaucoup  de  dictionnaires  que 
nous  n'avons  pas  lus. 

—  Je  crois  à  la  vérité  des  paroles  sensées  que  vous 
émettez,  Quentin.  Mais  il  ne  faut  point  trop  en  vouloir 
aux  hommes.  La  volonté  primordiale  qui  dirige  l'esprit 
humain,  c'est  la  volonté  de  trouver  le  bonheur.  Et  sans 
doute  nous  imaginons-nous  que  nous  trouverons  plus  faci- 
lement le  bonheur  en  n'approfondissant  rien,  mais  en 
connaissant  tout. 

—  Le  bonheur  est  un  étranger  triste  dont  le  voyage 
comporte  plus  de  départs  que  d'arrivées,  dit  Quentin 
Fourmi . 

Anicet  Le  Noir. 

Extase 

O  ce  jour  de  printemps  divin  qui  prend  mon  cœur 
(  omme  une  vague,  et  te  submerge  avec  délice, 
Ce  jour  où  le  Passé,  l'Avenir,  s'abolissent 
Dans  un  grand  tourbillon  d'odeurs  e  de  couleurs! 


—  io8  — 

Le  rire  se  déroule  au  loin  des  sainfoins  roses, 
I [ors  de  l'ombre  le  ciel  éperdûment  est  bleu: 
Aux  cimes  des  genêts  /ïambe  l'or  lumineux 
Où  le  bourdonnement  des  abeilles  se  pose. 

L'accueil  mytérieux  des  forêts  aux  doux  lits 
De  ??ioicsse,  de  fougère,  et  d'herbes  odorantes, 
Et  les  bras  scintillants  des  rivières  troublantes 
Offrent  à  mon  cœur  las  de  merveilleux  oublis. 

Sans  penser,  sans  rêver,  dans  l'herbe  fraiche  et  claire 
S'étendre!  Et  n'être  plus  qu'un  brin  de  fin  gazon, 
Qu'un  chant  pur  d'alouette  en  les  blés,  qu'un  frisson 
De  vent  dans  les  halliers,  qu'un  reflet  de  lumière  ! 

Oh!  n'être  plus  qu'extase  et  ju'éblouissement! 
—  J'ai  bu  le  ciel  profond  au  creux  des  sources  pur. 
Je  sens  l'air  bleu  couler  à  flots  tiedes  en  mon  sang 
Et  je  tords  du  soleil  avec  ma  chevelure.  . 

CÉCILE   PÉRIN. 

Chroniques  du  Mois 

LES  ROMANS 
La  tâche  du  critique  est  plus  malaisée  qtt'OD  ne  le  croit.  La  formule 
de  Boileatl  ne  peut  s'appliquer  qu'au  contempteur.  Elle  n'est  point 
vraie  pour  le  critique  consciencieux.  11  est  fort  difficile 4'6tre  impartial. 
L'esprit  volontiers  se  laisse  dominer  par  une  appréciation  sédui 
d'une-  oeuvre.  Parfoii  on  manque  de  courage  et,  pour  le  plaisir  d'un  bon 
mot  ou  d'une  agréable  figure  de  style,  on  se  laisse  aller  s  un  facile  déni* 
grement.  Cela  est  très  coupable.  Dans  la  critique  il  faut  penser  ce  que 

l'on  dit  et  dire  ci-  que  l'on  pente,  mais  il  convient  de  penser  avec  D 

ration  et  de  s'exprimer  Bans  violence.  Pour  ma  part,  j'ai  en  horreur 

profonde  les  petits  jeunes  gens  qui  exécutent  péremptoirement  une 
Oeuvre,  si  mauvaise  qu'elle  SOit     Tout  travail  mer, te  au  moins  le  respect 

de  l'examen.  S'il  est  néfaste,  d'une  part,  d'encourager  les  m< 

il  est  souvent,  d'autre  part,  cruel,  voire  criminel,  d'abattre  sans  ména- 
gement l'effort  intellectuel.  Le  critique  doit  I  ur  des 
argumenta  et  non  point  dire  sèchement,              apliquer,  qu'il  pense 

blanc  ou  qu'il  pense  noir.  11  m'est  pénible  de  lire  parfois  les   juvéniles 

diatribes  de  petits  messieurs  dont   le   bagage   artistique  comporte 


—   109  — 

extrêmement  peu  de  chose.  Ils  ont  pour  excuse  le  manque  de  réflexion. 
Mais  s'ils  savaient  combien  souvent  leur  injustice  est  méchante, 
combien  de  vrais  artistes,  qui  sont  des  sensitifs  pour  la  plupart, 
souffrent,  malgré  l'air  indifférent  qu'ils  veulent  prendre,  devant 
l'appréciation,  si  peu  autorisée  qu'elle  soit,  de  l'une  ou  l'autre  nullité 
littéraire.  Quand,  l'hiver,  un  mendiant  grelottant  vous  tend  la  main,  il 
faut  lui  donner  quelques  sous  ;  qu'importe  si  neuf  sur  dix  des  quéman- 
deurs sont  des  paresseux  et  des  ivrognes,  pourvu  qu'il  y  en  ait  un  seul 
à  qui  l'aumône  puisse  être  vraiment  utile.  N'est-ce  point  risquer  l'obses- 
sion d'un  cuisant  remords  que  de  passer  à  côté  d'une  possible  détresse? 
Ainsi  il  faut  envisager  la  critique,  en  la  pratiquant  avec  charité  Certes 
je  n'aime  pas  les  critiques  dont  chaque  parole  est  une  louange,  chaque 
appréciation,  un  dithyrambe  frénétique  :  certains  feuilletonistes  pari- 
siens rendent  ainsi  un  bien  mauvais  service  à  l'art.  Mais  il  est  dan- 
gereux aussi  de  tomber  dans  l'excès  contraire,  qui  est  «  l'abattage  » 
systématique.  A  mon  avis,  le  critique  doit  tendre  ses  efforts  vers  ce 
but-ci  :  chercher  dans  l'œuvre  soumise  à  son  jugement  le  maximum  de 
choses  bonnes  et  intéressantes  ;  essayez  de  dégager  d'une  œuvre  une 
pensée  fondamentale,  si  menue  qu'elle  soit;  s'ingénier  à  découvrir  à 
un  écrivain  un  peu,  si  peu  que  ce  soit,  de  talent  ;  ne  point  pour  cela 
passer  indulgemment  sur  les  tares  des  œuvres  ;  peser  avec  réflexion  ce 
qu'elles  contiennent  de  bon  et  de  mauvais  ;  ne  pas  dire  qu'un  livre  est 
mauvais  lorsqu'il  ne  contient  même  qu'une  seule  bonne  page.  Cela 
paraîtra  évident;  mais  il  est  parfois  utile  de  parler  des  choses  évidentes. 
Une  chose  n'est  évidente  que  parce  qu'on  a  beaucoup  dit  qu'elle  l'était. 
Et  en  un  mot  il  faut  toujours  songer  au  travail  intellectuel  qu'un 
homme  s'est  imposé,  se  dire  qu'un  livre  ne  se  fait  pas  «  en  écoutant 
chanter  le  rossignol  »;  et  craindre  d'être  méchant  pour  quelqu'un  qui 
ne  le  mérite  pas. 

On  voit  que  dans  ces  conditions  la  critique  devient  un  art  difficile  et 
délicat.  Quiconque  cherche  à  la  faire,  en  suivant  ces  principes,  se 
trompera  peut-être  quelquefois;  mais  il  aura  la  consolation  d'avoir 
désiré  ne  point  se  tromper.  Cela,  c'est  la  conscience.  Le  devoir,  c'est 
de  satisfaire  sa  conscience. 

Après  ces  petites  notes,  qu'il  n'est  point  importun  de  souligner 
parfois,  ne  fût-ce  que  pour  ne  pas  se  faire  traiter  de  monsieur  au  fichu 
caractère,  ou  de  bénisseur,  —  je  passe  a  l'examen  de  quelques  volumes. 

Histoires  hantées,  par  M.  Hubert  Stiernet  (Bruxelles,  Associa- 
lion  des  Ecrivains  beiges).  — J'ai  remarqué  ceci  de  bizarre  :  à  savoir 
que  la  plupart  des  écrivains  qui  s'occupent  spécialement  de  folklore, 
deviennent  surtout  intéressants  quand  ils  ne  s'en  occupent  plus.  Et 
cela  m'a  frappé  davantage  en  lisant  le  dernier  recueil  de  nouvelles  de 
M.  Hubert  Stiernet.  Les  héros  de  ces  petits  contes  sont  obsédés  par 
des  pensées  qui  les  torturent  Ils  vivent  pour  la  plupart  dans  un  milieu 
provincial  et  campagnard  dont  l'auteur  a  voulu  marquer  les  traits 
dominants.  Il  a  désiré  noter  les  mœurs  naïves  et  spéciales  de  certains 
coins  du  nord  de  la  province  de  Liège.  Il  n'est  point  arrivé  à  nous 
intéresser  et  la   plupart  de  ses    histoires   sont  extraordinairement 


—    I  10    — 

ennuyeuses.  Pourquoi?  Parce  que,  pour  être  intéressant  \c  folklore  doit 
dégager  une  philosophie  de  comparaison.  En  lui  même  il  -tant. 

Les  mœurs  Spéciales  de  certaines  gens  ne  sont  dignes  d'intérêt  que 
quand  nous  1rs  rapportons  à  nos  iimurs  propres.  Kt  peut-être  que 
M.  Hubert  Stiernet,  connaissant  trop  bien  les  milieux  particuliers 
qu'il  nous  décrit,  s'étant  trop  imprégné  de  leur  ambiance,  n'arrive  plus 
à  en  discerner  suffisamment  le  pittoresque.  Pour  lui,  les  mœurs  qu'il 
décrit  n'ont  pas  l'intérêt  de  la  spécialité  et  dans  ses  Histoires  ha 
il  semble  en  quelque  sorte  les  ériger  non  en  particularités,  ma 
généralités.  Cela  est  le  défaut  du  livre.  l.esfo/kloristes  doivent  avoir 
une  âme  ingénue  et  une  vision  large  ;  ils  doivent  se  garder  d'être  niais. 
Et  les  hantises  qui  dominent  les  cerveaux  des  hommes  présentés  par 
M  Hubert  Stiernet  dans  ses  contes,  sont  des  niaiseries  qui  nous  font 
sourire.  Je  n'en  veux  pour  exemple  que  le  conte  intitulé  La  Girouette. 
Dans  un  village  wallon,  un  conseiller  estime  que  l'on  devrait  placer 
une  girouette  sur  la  maison  communale  ;  un  autre  —  Abdomère  — 
combat  cette  idée  et  la  motion  est  rejetée.  Mais  voici  que  par  accident 
périt  celui  qui  avait  fait  la  proposition.  Abdomère  s'imagine  qu'il  est 
cause  de  cette  mort.  Bientôt  il  est  obsédé  par  cette  pensée  que  le  mort, 
dans  sa  tombe,  ne  le  laissera  tranquille  qu'après  avoir  obtenu  la 
girouette.  Et  voici  qu' Abdomère.  à  son  tour,  défend  l'idée  de  la 
girouette.  Le  conseil  vote  le  crédit  nécessaire  :  voici  la  girouetl 
plombier,  ingénieux,  a  représenté  sur  cette  girouette  les  traits  du 
conseiller  défunt.  Et  l'obsession  de  cette  image,  à  présent,  poursuit 
Abdomère;  il  est  pris  de  folie  et  pendant  une  nuit  de  délire  va  arra- 
cher la  girouette  qui,  détachée,  l'entraîne  sous  son  poids  et  le  tue.  11  y 
avait  une  merveille  d'ironie  dans  ce  sujet  :  M.  Hubert  Stiernet  semble 
ne  pas  s'en  être  aperçu.  Il  est  passé  à  côté  de  l'histoire.  11  l'a  trait» 
un  sérieux  convaincu,  attribuant  une  importance  en  quelque  sorte  trop 
■  icure  aux  psychologies  étroites  de  personnagi  int  si 

caractéristiques.  Les  mœurs  de  ceux  ci  Veulent  prendre  leur  intérêt  en 
elles  mômes;  elles  deviennent,  dirai  je,  des  mu-urs   absolues.    Et   les 

histoires  suivantes  :  ['Enseigne,  le   Larcin,  Traîtrise  —  parfaitement 

médiocre  celle-ci  —  et  les  autres,  sont  du  même  goût,  péchant 
par  le  même  côté.  Aussi  est-ce  avec  ennui  et  fatigue  que  l'on  entame 
la  lecture  du  dernier  conte,  intitule  / 

Moine).  Or,   cela  est  très  beau  :  on   a  de  ces  surprises  heureux 
point  de  folklore  obsédant  ;  justement  la  hriève  description  d'un  milieu. 

L'histoire  poun  importe  où.  Et  n'importe  où  elle  - 

tragique,  émouvante,  profonde.  Ferme!  esl  le  fils  d'un 
dé  par  cette  pensée  qu'il  porte  en  lui  le  déshonneur 

l'acte  de  son  pète,  qu'il  6  tble  et  haï.  Puis, 

par  une  transition  de  psycho!  mement   d 

il  en  vient  a  croire  qui  cause  du  meurtre  commis  par  son  père,  il  porte 
tu  lui  une  prédisposition  à  assassiner.  Et  ils'im]  lement  de 

cette  pensée  qu'il  en  arrive  atuerdeui  personnes. 

11  m'arrive   rarement  —  le  temps  hélas  1  court  trop  vite!  —  de  relire 

l'on  veut  bien  soumettre  à  mon  jugement  :  et  si  souvent, 

je  regrette  de  ne  pouvoir  les  retire  !  Eh  bien  !  j'ai  relu  Ferme/  par  deux 


—  III  — 

fois  et  ma  conviction  s'est  affirmée,  que  cela  est  une  œuvre  profondé- 
ment vraie  et  troublante.  Elle  existe  par  elle-même,  et  il  s'en  dégage 
une  émotion  hallucinée  qui  est  très  sincère  et  très  intéressante.  Il  faut 
lire  ces  belles  pages. 

(J'eusse  beaucoup  voulu  lire  les  deux  contes  intitulés  :  Le  Mariage 
de  Mène  et  Koicsse,  ce  dernier  surtout,  que  je  crois  avoir  lu  dans  une 
revue  et  duquel  un  bon  souvenir  m'est  demeuré.  Malheureusement, 
ces  deux  contes  ne  se  trouvent  pas  dans  le  volume  que  j'ai  reçu  :  les 
pages  141-176  font  défaut.) 

M.  de  Burghraeve,  homme  considérable,  par  M.  Hector 
FLEISCHMANN  (Paris-Liège,  l'Edition  artistique).  —  M.  Hector  Fleisch- 
mann  a  beaucoup  de  qualités  et  énormément  de  défauts  ;  c'est  un 
homme  jeune  et  extraordinairemeut  occupé.  Son  activité  se  donne 
cours  dans  tous  les  domaines  :  poésie,  théâtre,  roman,  histoire,  pam- 
phlet. Il  est  en  outre  secrétaire  du  théâtre  de  l'Œuvre  et  critique  litté- 
raire au  Voltaire.  Il  est  pénible  de  savoir  que  M  Fleischmann  est  aussi 
occupé;  il  est  plus  pénible  encore  de  voir  qu'il  désire  vivement  qu'on 
le  sache.  A  part  ce  petit  travers,  M.  Hector  Fleischmann  ne  manque 
point  de  talent.  Seulement,  il  serait  sans  doute  désirable  que  son  tra- 
vail envisageât  un  peu  plus  la  qualité  et  un  peu  moins  la  quantité.  On 
peut  être  un  grand  artiste  et  le  prouver  en  faisant  bien  une  seule 
œuvre  ;  on  ne  le  prouvera  jamais  en  accumulant  des  foules  de  pages 
médiocres.  Cela  fut  le  travers  de  Jean  Lorrain  —  que  M.  Hector 
Fleischmann  n'aime  point  avec  frénésie,  je  crois;  mais  j'estime  que  ce  qui 
a  manqué  à  Jean  Lorrain  c'est  précisément  le  recul  du  travail.  Si  Jean 
Lorrain,  au  lieu  de  donner  trois  ou  quatre  volumes  par  an,  s'était  con- 
tenté d'en  donner  un  seul,  il  est  vraisemblable  que  ce  seul  volume 
aurait  fait  beaucoup  plus  pour  sa  gloire  que  l'accumulation  de  papiers 
nombreux  :  car  Jean  Lorrain  avait  certainement  une  âme  artiste.  Eh 
bien  !  le  sort  des  œuvres  de  Jean  Lorrain  guette  les  œuvres  de 
M  Fleischmann.  Je  lui  dis  cela  sans  acrimonie,  sincèrement. 

Il  est  réellement  pénible  que  son  dernier  volume  ait  été  gâché  de  la 
sorte  L'esprit  caustique  et  subtil  de  M.  Fleischmann  aurait  pu,  du 
sujet  de  son  M.  de  Burghraeve,  tirer  une  histoire  extrêmement  origi- 
nale, alors  que  je  n'y  puis  trouver  qu'une  œuvre  rapidement  bâclée, 
écrite  dans  un  style  parfois  charmant,  et  parfois  aussi  d'une  négli- 
gence impardonnable.  A  quoi  sert  il  de  faire  des  œuvres  pareilles? 
Peut-être  à  satisfaire  ceux  qui  pourraient  vous  accuser  de  stéritilité? 
Eh  bien!  ceux-là  se  contenteront  volontiers  d'une  œuvre  soignée. 
VA  s'ils  ne  s'en  contentent  pas  ce  sont  des  imbéciles,  voilà  tout. 

M.  de  Burghraeve  est  un  vieux  noble,  ancien  officier  de  marine;  il 
vit  à  Terneuzen,  dans  une  aimable  retraite.  Il  a  conservé  les  mœurs 
d'un  autre  âge.  Il  vit  dans  le  respect  du  Roy  et  dans  le  mépris  de 
M.  le  marquis  de  Buonaparte,  —  comme  dit  le  Père  Loriquet.  Il  est 
imbu  de  principes  surannés,  de  ces  principes  qui  ont  comme  une 
odeur  solennelle  de  parchemins  écornés.  Un  beau  jour,  M.  de  Bur- 
ghraeve vient  s'installer  à  Paris  pour  quelque  temps.  Et  voici  qu'il  y 
fait  la  fête.   Il  entretient  une  petite  acteuse,  qu'il  se  met  à  adorer.  La 


petite  adfusc  l'abandonne.  M.  de  Burghraeve,  désespéré, s'en  retourne 
à'ferneuzen.  où  peu  à  petl  il  devient  gâteux,  ("est  ainsi  qu'il  fait  con- 
fectionner une  figurine  de  cire  représentant  exactement  la  ; 
actrice  infidèle.  Et  chaque  jour,  perdu  dans  son  adoration,  il  dîne  en 
face  de  la  statue,  croyant  dîner  en  face  de  l'infidèle  en  chair  et  en  os. 
N'est-ce  point  là  un  délicieux  sujet?  J'ai  été  triste  vraiment  de  le  voir 
à  ce  point  massacré  par  un  travail  hâtif  et  fiévreux.  Il  existait  un  si 
extraordinaire  fond  de  philosophie  souriante  et  ironique  par  le  fait  de 
cette  transplantation  d'un  type  original  et  désuet,  dans  le  terreau  de  la 
folle  vie  parisienne.  C'était  si  amusant,  si  touchant,  si  ému  aussi,  de 
voir  ce  correct  dandy  —  correct  en  sa  tenue  comme  en  sa  façon  d'agir 
—  venir  tomber  dans  le  relâchement  et  le  tourbillon  hâtif  des  mœurs 
d'aujourd'hui.  Il  y  avait  là  toute  la  philosophie  comparative  d'une 
époque  à  une  autre  époque  Quel  beau  et  profond  livre  on  pouvait 
faire  là!  Et  on  s'en  aperçoit  d'autant  mieux  que  certains  passages  du 
livre  sont  réellement  très  bien  venus  :  par  exemple,  le  départ  de  M.  de 
Burghraeve,  qui  s'en  retourne,  désillusionné,  vers  Terneu/er, 
décrit  d'une  manière  parfaite,  dans  son  ironie  piquée  d'une  pointe 
d'attendrissement.  Tout  ceci  prouve  que  M.  Hector  Meischmann 
aurait  beaucoup  de  talent,  s'il  voulait  avoir  le  temps.  Or,  il  me  paraît 
que,  quand  il  suffit  d'avoir  le  temps  pour  posséder  du  talent,  il  est  . 
lument  nécessaire  de  vouloir  avoir  le  temps.  M.  de  Hurghra< 
aimablement  préfacé  par  ce  charmant  écrivain  qu'est  M.  .Iran  Jullien. 

L'autre  Justice,  par  M.  G.  Voos  DE  Ghistblles  (Paris,    Louis 

Theuveny,  éditeur).  —  Malgré  un  avertissement  de  l'auteur,  ce  livre 
me  semble  défendre  une  erreur  de  principe.  M.  Voos  de  Ghistelles, 
dans  cet  avertissement,  nous  dit  qu'il  n'a  point  voulu  défendre  une 
thèse,  mais  simplement  décrire  l'état  morbide  d'un  homme,  hante  par 
la  confusion  de  deux  choses  difiérentes,  la  justice  de  la  conscieno 
justice  humaine.  Fort  bien.  Seulement  le  livre  est  présenté  de  telle 
façon  qu'à  chaque  page  se  trouvent  des  arguments  en  faveur  île  la  thèse 
que  ne  veut  point  défendre  M.  Voos  de  Ghistelles.  Ces  arguments,  il 
est  vrai,  sont  extrêmement  médiocres,  sinon  ridiculement  puérils. 
M.  Voos  de  (ihistelles,  peut  être,  a  Simplement  voulu  dur  cela  dans 
son  avertissement... 

Tout  d'abord,  simple  constatation,  je  note  que  le  roman  est  frétillant 
d'ennui.  Puis,  je  le  résume.  Un  peintre.  Paul  Simëane  amie  sa  cousine 
Denise,  qui  M  l'aime  pas.  Cette  cousine  a  été  61 
Paul  relie  doit   donc  tout  à   M'""  Smicane  et  a  son  liN.    Elle  se  laisse 

lire  par  un  beau  jeune  homme   -  le  beau  jeune  homme,  inévitable- 
ment, s'appelle  (  laston  !  —  tile.  perd  son  amant  qui  est  tue  en  duel,  et 

devient  cocotte.  Après  quelques  années,  Paul  retrouves,!  cousij 

alors,  sous  prétexte  que  Denise  n'est  pas  malheur»  use.  qu'elle  q'< 
torturée  par  les  remords  d'avoM  cause  la  mort  de  Mnl°  Snncane  —que 
le  chagrin  a  tuée  —  et  le  désespoir  de  Paul,  son  fiancé  de  jadis,  le 
jeune  peintre  assassine  Déni  s  l'acquitte  —  on  se 

demande  pourquoi  !  —  et  le  fait  enfermer  dans  une  maison  de  santé  — 
cela,  c'est  mieux. 


—  H3  — 

Il  faut  avouer  qu'avec  de  pareils  principes  on  irait  loin.  Parce  que 
moi,  passant,  je  rencontre  un  homme  que  j'estime  trop  heureux,  parce 
qu'il  me  convient,  être  susceptible  de  me  tromper,  d'établir  la  somme 
de  bonheur  qu'un  de  mes  semblables,  même  criminel,  ne  peut  acquérir 
sans  mon  assentiment,  je  pourrais  assassiner  cet  homme  et  me  substi- 
tuer tranquillement  à  la  justice  divine!  Quelle  drôle  de  morale  !  Le 
seul  être  que  M.  Voos  de  Ghistelles  veut  nous  rendre  sympathique, 
c'est  Paul  Siméane.  Moi  je  trouve  ce  monsieur  Paul  Siméane  fort  peu 
intéressant.  C'est  un  individu  orgueilleux  et  malfaisant,  odieux  dans 
ses  jugements  et  dans  ses  actes.  C'est  un  dégénéré  inférieur,  menacé 
d'idiotie.  Et  son  geste  de  meurtre,  qu'on  voudrait  nous  faire  croire  très 
noble  et  très  digne,  est  tout  simplement  un  geste  d'apache  !  Denise,  la 
dame  qui  devient  cocotte,  est  infiniment  plus  intéressante,  encore  que 
par  des  invraisemblances  absurdes,  l'auteur  veuille  nous  la  rendre 
antipathique.  Elle  suit  la  vie  qu'elle  a  voulu  :  cela  regarde  sa  conscience. 
Elle  ne  lèse  personne  en  vivant  comme  elle  le  fait.  Elle  a  la  franchise 
de  ses  opinions  et  de  ses  actes.  Eût-il  donc  mieux  valu  qu'elle  épousât 
hypocritement  M.  Paul,  pour  le  faire  ensuite  cocu  avec  tous  ses  amis  ? 
La  vie  qu'elle  a  voulue  sans  doute  blesse  la  morale.  Mais  croit-on 
qu'elle  soit  si  amusante  que  cela  la  vie  d'une  courtisane  ?  Il  n'y  a  plus 
que  les  provinciaux  lointains  qui  croient  cela.  Cette  vie,  plus  que 
n'importe  quelle  autre,  a  ses  amertumes  et  ses  désillusions.  Et  quand 
un  malheur  quelconque  arrive  à  une  courtisane,  elle  n'a  point  la 
ressource  qu'ont  les  honnêtes  femmes,  de  se  raccrocher  à  la  pensée 
vivifiante  d'une  vie  vertueuse  et  droite.  Là  se  trouve  la  justice 
immanente,  celle  que  nous  avons  dans  le  fond  de  notre  conscience,  où 
demeure  toujours,  si  peu  que  ce  soit,  l'étincelle  de  l'honnêteté.  Et  il 
n'est  pas  nécessaire  qu'un  M.  Paul  vienne  faire  du  tapage  avec  un 
revolver.  La  justice,  pense  M.  Paul  Siméane,  n'est  point  satisfaite, 
parce  que  extèrieiirement  une  criminelle,  —  ou  plutôt  une  femme  que 
lui  juge  criminelle,  mais  qui  a  des  excuses  —  n'est  point  malheureuse  ! 
Qu'est-ce  qu'il  en  sait  ?  Etre  malheureux  cela  consiste-t-il  uniquement 
à  courir  en  haillons  et  à  mendier  ?  Et  de  quel  droit  un  homme  se 
permet-il  de  s'introduire  dans  la  conscience  d'un  autre  homme  ?  Je 
sais  bien  que  M.  Voos  de  Ghistelles  soutient  qu'il  n'a  pas  voulu 
défendre  une  thèse  ;  mais  encore  une  fois  il  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour 
avoir  l'air  de  la  défendre.  Et  pas  un  lecteur  attentif  ne  voudra  croire 
que  l'auteur  a  fait  cela  sans  s'en  douter. 

Oui,  une  drôle  de  morale!  Et  un  style  parfois  bien  rigolo,  lui  aussi. 
Ecoutez  ceci  : 

«  Elle  était  affolée. 

Enceinte!  Enceinte!...  Mon  Dieu!  Elle  était  enceinte!...  Quoi! 
Enceinte,  malgré  toutes  leur s  précautions?...  » 

Pauvre  femme,  enceinte  quatre  fois  en  trois  lignes  !  Ah!  qu'en  termes 
galants... 

Puis,  de  petites  maximes  bien  encourageantes,  par  ci  par  là  : 

«  Il  n'y  a  pas  de  justice  vraie,  puisqne  la  justice  varie  avec  les  mœurs. 
Un  anthropophage  qui  mange  son  frère  n'est  cependant  pas  criminel.  » 

Exquis  ! 

7* 


—  H4  — 

Pourtant,  par  ci  par  là,  il  y  a  aussi  do  jolies  idées.  Je  note  celle-ci  : 
«  Il  est  rare  qu'une  femme  ai  nu  son  amant  d'un  amour  charnel  lorsqu'elle 
lui  reconnaît  sincèrement  une  supériorité  quelconque .  Presque  toujours 
l' admiration  d'une  de  ces  soit-disant  amoureuses  est  le  diagnostic  certain  de 
son  indifférence.  » 

Joli  et  vrai.  Mais  malheureusement  une  phrase,  si  jolie  qu'elle  soit 
ne  suffit  pas  en  général  pour  faire  un  bon  livre.  Et  en  particulier  celle-ci 
ne  suffit  pas  pour  faire  un  livre  de  quelque  valeur  de  l'autre  Justice. 

Le  Calvaire  de  Feu,  par  M.  Alexandre  Macedonski.  (Paris, 
E.  Sansot,  éditeur).  —  Voici  un  livre  remarquable  et  surprenant.  Il 
faut  quelque  persévérance  pour  en  continuer  la  lecture  Car,  au  com- 
mencement, tout  choque,  rebute,  blesse.  Et  puis,  bientôt,  on  est 
le  charme  et  l'on  s'abandonne  sans  réticences  à  la  beauté  forte  qui  en 
émane.  Tout  d'abord,  il  convient  de  faire  abstraction  des  défauts  exté- 
rieurs de  ce  roman.  Certains  mots  y  sont  agaçants,  perpétuellement 
répétés  ;  il  y  a  là  une  hantise  sexuelle  qui,  en  certains  moments,  s'avère 
risible  et  répréhensible  Un  avertissement  de  l'éditeur  nous  enseigne 
que  M.  Alexandre  Macedonski,  auteur  du  Calvaire  de  Feu,  est  un  écri- 
vain roumain  qui  pensa  et  écrivit  ce  roman  en  français.  Hum  !  Me: 
si  vous  voulez,  qu'il  l'écrivît  en  français  et  contentons-nous  largement 
de  cela.  Car  la  pensée  du  livre  est  essentiellement  grecque  et  point  du 
tout  française.  Quant  au  style,  il  ne  faut  pas  non  plus  s'en  exagérer  la 
pureté  :  il  est  rocailleux,  manque  souvent  de  clarté  et  s'abandonne 
parfois  aux  erreurs  grammaticales.  Les  tournures  de  phrases  sont  sou- 
vent martyrisées  :  ce  n'est  point  tout  de  connaître,  en  une  langue, 
beaucoup  de  mots  ;  il  faut  encore  s'inspirer  de  son  génie,  et  à  cou;, 
M.  Alexandre  Macedonski  n'a  point  du  tout  le  génie  de  la  langue  fran- 
çaise. Son  style,  à  certains  passages,  en  est  même  nettement  lantipode. 
Mais  cela  n'empêche  point  le  Calvaire  Je  Feu  d'être,  ainsi  que  je  d 
un  surprenant  et  remarquable  livre.  J'ai  préféré  en  montrer  tout 
d'abord  les  petits  défauts,  parce  que  j'y  ai  surtout  trouve  de  grandes 
qualités. 

Le  poète  roumain  justement  apprécié,  M.  Mircea  des  M 
nous  apprend  que  M.  Alexandre   Macedonski    mit  quatorze  ann 
«  penser,  étudier  et  écrire  »  l'œuvre  qui  m'occupe.  Je  crois  que  : 
décès  années,  au  moins,  furent  consacrées  à  la  penser  et  à  l'étudier; 
car  la  réalisation  du  roman  présente  un  tel  caractère  d'unité  qu'il  n'a 
point  ete  possible  de  le  composer  par  parcelles. 

L'auteur  a  voulu  nous  montrer,  dans  le  temps  présent,  une  sorte  de 
non  plastique  de  l'amour.  Un  jeune  Grec,  qu'à  cause  d 
admiration   passionnée   ]H)ur  la  mer,  ses  compagnons   nommèrent 

Thalassa.  —  enfant  beau,  libre,  sensuel.  —  devient  gardien  de  | 
dans  l'île  de  Lewki.  (  Kn  géographie,  nous  connaissons  Lewki  BOUS  le 
nom  d'//e  des  Serpents  :  elle  se  trouve  sur  la  mer  Noire,  à  proximité  de 
la  côte,  en  face  du  delta  du  Danube).  Là.  le  jeune  Thalassa  sàniti. 
lui-même  à  l'amour  sensuel.  Ilvit.seul.  souverain  absolu  d'une  terre  où 
nul  humain— sauf  les  matelots  qui,  trimestriellement,  lui  apportent 
des  vivres  —  ne  met  jamais  le  pied.  Le  contact   perpétuel  de  la  nature 


—  ii5  — 

excite  la  sensualité  qui  dort  en  ce  corps  d'éphèbe.  Et  une  lutte  curieuse 
a  lieu  en  lui.  Les  deux  antagonistes  qui,  en  sa  chair  et  en  son  esprit  se 
combattent,  l'auteur  les  condense  en  ces  deux  entités  :  Eros  et  Priape; 
Eros  c'est  l'amour  en  général,  Priape  c'est  la  réalisation  charnelle  du 
désir.  Dans  sa  solitude  le  jeune  Thalassa.  nature  ardente,  chair  vi- 
brante, est  tout  gonflé  de  désirs  inconnus.  Et  son  rêve  est  bientôt  si 
obsédant,  l'envahit  d'un  tel  désir  de  jouissance  sensuelle  que,  par  la 
seule  vertu  de  son  imagination,  il  possède  charnellement  un  être 
vivant  qui  est  lui-même.  En  lui-même  il  trouve  toute  beauté,  toute 
satisfaction  matérielle.  Ses  sens  s'épuisent  en  une  continuelle  adora- 
tion de  son  propre  désir  et  de  sa  propre  chair.  Sa  satisfaction  jouissante 
est  en  lui-même.  Il  s'hypnotise  à  ce  point  qu'il  croit  sans  cesse  pos- 
séder l'être  désiré  par  son  imagination.  Une  torpeur  physique  s'ensuit. 
Puis  un  désespoir.  Là  n'est  point  l'Eros,  mais  seulement  le  Priape, 
c'est-à-dire  la  luxure  que  l'homme  abandonné  à  lui-même  satisfait 
dans  une  ignoble  débauche.  On  voit  que  le  sujet  est  passablement 
scabreux  et  qu'il  lui  faut  l'auréole  d'un  vrai  sentiment  artistique  de  la 
beauté  pour  ne  pas  tomber  dans  l'ordure. 

Mais  voici  surgir  la  femme,  Calliope,  jeune  Levantine,  déesse  vue 
dans  un  rêve,  jadis,  presque  immatérielle  et  mythologique.  Calliope  a 
treize  ans  et  est  jetée  par  un  naufrage  sur  le  rivage  de  l'île  où  demeure 
Thalassa.  Elle  l'aime,  mais  lui  en  a  peur.  Il  s'effraie  de  cet  être,  qui 
peut-être  n'est  pas  assez  semblable  à  lui-même  pour  lui  donner  la  satis- 
faction sensuelle  et  intellectuelle  qu'il  a  éprouvée  par  ses  se.ules  forces 
volontaires  II  éprouve  une  sorte  de  dégoût  et  tout  l'éloigné  d'elle.  Et 
ici  se  trouve  la  partie  centrale  et  réellement  captivante  du  roman, 
la  lutte  atroce,  terrifiante,  surhumaine  entre  l'amour  absolu  et  l'amour 
charnel.  L'auteur  nous  y  montre  la  différence  essentielle  qui  existe 
entre  l'amour  de  la  femme  et  l'amour  de  l'homme  :  la  femme  veut  être 
dominée,  l'homme  veut  avoir  à  faire  à  une  créature  qui  lui  ressemble 
le  plus  possible.  Telle  lutte  est  angoissante  et  passablement  immo- 
rale. Cela  revient  à  dire  à  peu  près  que  l'homme  ne  peut  aimer, 
absolument  et  complètement,  qu'une  créature  qui  lui  soit  identique. 
Or  la  femme  lui  est  inférieure.  Et  nous  voici  dans  un  domaine  bien 
particulier  où  il  est  délicat  de  prendre  position.  M.  Georges  Eekhoud, 
dans  son  admirable  Escal-  Vigor  s'occupa  d'une  question  semblable.  La 
thèse  de  M.  Macedonski  a  plus  d'audace  encore  que  celle  de  M  Eek- 
houd;  car  elle  semble  soutenir  que  c'est  dans  la  seule  admiration  de 
soi-même  que  l'homme  peut  trouver  le  maximum  de  la  passion  amou- 
reuse. Comme  on  le  voit  pareille  thèse  est  insoutenable  au  point  de  vue 
moral  ;  il  ne  faut  l'envisager  qu'au  point  de  vue  de  la  réalisation  de  la 
beauté  par  elle-même.  Le  jeune  Thalassa,  en  présence  de  Calliope,  se 
sent  d'abord  pris  par  le  simple  désir  charnel  ;  l'accouplement  est  son 
seul  but.  Mais  il  en  conçoit  rapidement  la  bestialité,  en  voit  le  geste 
obscur  et  bas.  Il  éprouve  un  dégoût  instinctif  devant  les  nécessités 
ridicules  du  geste,  qui,  contemplé  en  lui-même,  ravale  l'amour  jusqu'à 
l'ignominie.  Et  peu  à  peu,  ses  sens  satisfaits  par  un  rut  perpétuel, 
renouvelé  jusqu'à  l'épuisement,  Thalassa  éprouve  un  dégoût  affreux 
pour  cette  Calliope,  que  cependant  il  sent  identique  à  lui-même,  dans 


—  n6  — 

le  geste  et  dans  le  spasme.  Mais,  dégoûté  de  Priape,  voici  Thalassa  pris 
par  Eros  :  il  éprouve  du  charme  à  se  trouver  en  présence  de  la  femme. 
En  lui  quelque  chose  de  nouveau  commence  obscurément  à  sourdre. 
Mais  hélas  !  tout  se  résume  de  nouveau  au  même  geste.  Et  dans  le 
spasme,  la  femme,  elle,  ne  voit  et  ne  comprend  que  le  geste.  I 
tiellement,  elle  s'avère  différente  de  l'homme  et  jamais  n'arrivera  à 
lui  ressembler.  Quelque  chose  se  brise  en  Thalassa;  il  sent  qu'avec  la 
femme,  jamais  il  ne  satisfera  l'obscur  désir  d'absolue  beauté  qui  est  en 
lui.  Et,  désespéré,  il  tue  Calliope,  la  faisant  dans  son  inertie,  semblable 
à  lui,  parce  qu'alors  il  peut  lui  prêter  tel  désir  qui  lui  convient.  Puis 
sentant  que  rien  de  beau  n'existera  plus  pour  lui,  qui  par  la  connais 
sance  de  la  femme  a  anéanti  en  lui  cette  faculté  de  la  contemplation 
sur  soi-même,  il  entre  dans  la  mer  et  se  laisse  emporter  par  les  flots. 

Certes  pareil  livre  est  d'une  audace  inouïe  et  se  heurte  délibérément 
à  toute  pudeur.  Mais  ce  n'est  point  là  une  œuvre  à  envisager  au  point 
de  vue  moral  :  ainsi  elle  n'existe  pas.  Il  faut  la  considérer  simplement 
au  point  de  vue  d'une  esthétique  prise  dans  l'absolu.  Il  faut  faire  précé- 
der toute  l'œuvre  par  ces  mots  :  «  Si  on  pouvait  faire  cela  !!!...  —  Et  puis 
alors  seulement  la  juger.  Ainsi  d'ailleurs  on  en  retirera  facilement  une 
conclusion  très  morale  :  à  savoir  que  rien  d'absolument  beau  n'existera 
jamais  pour  l'homme,  ne  pourra  jamais  exister,  parce  qu'au  dessus  de 
lui  se  trouve  Dieu,  en  qui  seul  se  résume  l'absolutisme  de  la  beauté  ? 
Et  je  crois  bien  que  telle  est  la  pensée  de  M.  Alexandre  Macedonski. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'écrivain,  dans  un  sujet  aussi  scabreux,  a  fait 
preuve  d'un  tact  parfait,  ce  dont  il  faut  lui  savoir  gré.  Un  écrivain 
moins  consciencieux  que  lui  se  fût  facilement  laisse  aller  à  la  porno 
graphie  facile.  Telle  pensée  ne  l'a  point  possédé  un  instant  J'estime 
pour  ma  part  qu'il  a  établi  une  œuvre  de  toute  beauté  et  qu'il  a  voulu 
nous  laisser  le  soin  d'une  conclusion  qui  ne  peut  manquer  d'être 
morale. 

Mangwa.    par    M.   LeGRAND-ChaBRIRK  (Pans.    Louis  Theuveny, 
éditeur).  —  Un  recueil  de  petites  observations  parfois  assez  curie 
Mangwa,  dit  l'épigraphe,  extraite  de  /lokousai  (Ed.  de  Goncourt),  — 
dm-  Md>i  (au  gré  de  l'idée)  et gwa  (dessin). Ce  sont  donc  en 
quelque  sorte  des  reproductions,  par  les  mots,  de  dessins  extérieurs  ou 
eurs.  Tantôt  ci-  sont  de  petits  bien  originaux,  mais 

reproduits  dans  un  style  parfois  amusant  et  pittoresque;  tantôl 

Observation*  de  l'être  intérieur,  une  recherche  de  pensées  menues,  qui 
tnt,  tonnent  une  idée.  11   \    a  dans  ces  teuilles  détachées  uni' 
de   hantise  un  peu   inquiétante  par  moments  :  cela  fait   fjfl 
L'effet  d'un  homme  qui  marche  dans  l.uueen  tntdeshisl 

à   lui  menu-  et  sur  lequel,   ricane  .  :  'urnent  1 

point  iled  :i  généraJ  un  objet  extérieur,  inspirant  au  Ce: 

qui  s'abandonne  a  une  succession  de  déductions  bizai  1 
ingénieuses  mais  qui   n'ont   entre  elles  aucun  heu  de  continuité    I 
un  peu  la  matérialisation  de  songer:. 

Certaines  de  I  KMt  puériles  et  leur  suppression  n'enh\ 

réellement  rien  au  livre     Mais  d'autres  sont  ami.  une  ironie 


—  11/  - 

subtile.  Le  petit  conte  intitulé  la  mallieuretise  petite  Eulalie,  bien- 
heureuse,  est  délicieux  et  parfaitement  écrit  ;  il  y  a  là  l'observation  fort 
fouillée  d'une  naïre  âme  d'enfant.  Les  Fables  sur  le  Chemin  sont  d'une 
philosophie  certaine.  L'histoire  de  Riquette  et  Riquet  est  drôle, 
profonde,  exacte.  ïl  y  a  du  talent  dans  ce  livre.  C'est  un  livre  qui  ne 
fait  de  tort  à  personne.  En  cela  il  est  méritoire. 

F  -Charles  Morisseaux 

Accusé  de  Réception  : 

Les  Soucis  des  derniers  Soirs,  par  Louis  Dumont-Wilden  ;  Jules  Des- 
trèe  (Anthologie  des  Ecrivains  belges);  Les  Enjermès,  par  M.  Horace 
VanOffel. 

L'HISTOIRE 

Paysages  et  Sentiments,  par  Jean  Moréas.  {Collection  des  Scripta 
Brevia,  chez  Sansot,  Paris).  —  Ceci  est  un  petit  livre  délicieux  de 
poésie  tendre,  de  charme  prenant,  de  mélancolie  attristée.  Au  long  de 
ces  pages,  le  doux  poète  Jean  Moréas  a  effeuillé  la  gerbe  automnale  de 
ses  souvenirs.  Et  de  graves  figures  passent  dans  ces  notes.  C'est  Henry 
Becque,  triste  et  hautain,  ce  grand  méconnu  que  la  vie  a  trahi.  Ailleurs, 
des  phrases  comme  celles-ci  sur  Baudelaire,  qui  prouvent  combien 
Moréas  comprend  cette  poésie  :  «  J'ai  beaucoup  aimé  les  Fleurs  du 
Mal)  pendant  mon  adolescence  et  ma  toute  première  jeunesse. 
J'admire  toujours  Baudelaire  et  ne  le  relis  jamais.  Ses  préoccupations 
comme  ses  épithètes  me  gênent  à  présent  jusqu'à  l'angoisse  :  une 
angoisse  physique.  Certes,  Baudelaire  est  un  vrai  artiste,  comme  nous 
l'entendons  aujourd'hui,  ou  plutôt  comme  on  l'entendait  il  y  a  quel- 
ques années.  Allons,  c'est  un  grand  artiste  tout  simplement,  c'est 
même  un  grand  poète...  Ce  n'est  pas  un  pur  poète.  » 

Ici  se  sont  des  pages  perspicaces  sur  les  rapports  entre  Hugo  et 
Saint-Beuve  et  l'analyse  curieuse  des  pages  que  le  critique  des  Lundis 
consacra  au  poète  des  Feuilles  d'Automne  et  des  Chants  du  Crépuscule. 
Voici  des  notes  curieuses  sur  Georges  Sand,  journaliste,  et  ses  rapports 
avec  Thibaut  de  Latouche,  qui  avait  acheté  le  Figaro,  en  ces  années 
là.  Un  curieux  chapitre  c'est  celui  sur  «  Nietzsche  et  la  poésie  »  où  il 
y  a  des  fines  notations  de  philosophie  poétique.  Enfin  le  livre  se 
clôture  par  des  notes  intéressantes  sur  le  voyage  de  Moréas  en 
Ci  rèce  et  les  représentations  que  l'acteur  Silvain  donna  de  son  Iphi- 
gènic  au  Stade  d'Athènes. 

Ceci  est  un  petit  livre  délicieux  de  poésie  tendre,  de  charme  prenant, 
de  mélancolie  attristée.  . 

Les  Pierres  d'Oxford,  par  Georges  Grappe.  {Collection  des 
Scripta  Brevia,  chez  Sansot,  Paris).  —  Un  bref  opuscule  sur  l'Uni- 
versité d'Oxford  L'écrivain,  qui  déjà  se  fit  remarquer  par  un  livre 
connu  sur  le  cardinal  Newmann,  dégage  la  philosophie  et  la  psycho- 
logie de  cette  ville  à  la  fois  païenne  et  mystique.  C'est  là  que  la  race 
anglo-saxonne,  aux  heures  de  l'adolescence  où  se  forme  sa  conscience, 
vient  prendre  des  «  leçons  de  traditions  ».  C'est  une  de  ses  forces 


—  uS  - 

d'avoir  m"i  ainsi  conserver  à 868  villes  universitaires  une  âme 

et  forte,  qui  apprenne  à  <es  étudiants  le  culte  ;  l'amour 

du  travail  et  de  l'harmonie  intellectuelle.  Ce  petit   livre   c 

cela  un  bel  enseignement  dont  il  faut  comprendre  le  sens  et   dont   il 

faut  mûrir  la  le 

Les  Compagnes  du  Rêve,  par  J.-L    VaUDOYER,  (Collection 

Scripta  Hrcvia.  chez  Sansot.  Paris)  —  Une  suite  de  délicats  médaillons, 
ceux  de  quelques  portraits  de  femmes,  les  uns  véridiques.   les   autres 
évoqués  d'après  la  fantaisie  des  poètes.    Ce   sont  bien   là   les   cl 
figures  de  songe  qui  viennent  peupler  la  rêverie  de  nos  heures  soli- 
taires :  Nausicaa,  la  vierge  dont  parle  le  divin  1  lomère  et  qu'il  montre 
recueillant  Ulysse  et  le  menant  au  palais  de  son  père;  Juli 
pinasse,  l'ardente  et  folle  amante  du  chevalier  deGuibert  dont  le  ( 
passion  semble  si  tragique  et  sans  écho  dans  ce  dix-huitième  siècle  qui 
connut  pourtant  tant  de  passionnées:  les  fantômes  d'Ermenonville 
qui  promenèrent  leurs  âmes  de  doute  et  d'amour  dans  la  forêt  \ 
Jean-Jacques  et  ^I"",  de  Warensj  voici  des  pages  de  chaste  et  douce 
imagination   :   Herminie  ou  le   portrait   imaginaire,    l'évocation  des 
jeunes  femmes  qui  mettent  leur  grâce  dans  les  vers  de  Musset,  Berne- 
rette  et  Kmmeline  et  Lucie  et  Marie,  la  petite  courtisane  qui   aima  le 
beau  Rolla.  Enfin  cette  tendre  Madeleine  qui  passe  dans  le  roman  qui 
a  rendu  Fromentin  célèbre,  et  Julie  de  Mausseuil,  la  sensuelle  fillette 
chère  à  Henri  de  Régnier.   Quels  jolis  profils   dans   ce  petit   liv: 
joliment  écrit!.  . 

Polichinelle  (de   Guignol)   précédé   d'une    étude   par 
K  \n\.  {Collection  des  Scriptajircvia,  chez  Sansot.  Pal  ibord 

disons  combien  ce  livre  est  bien  présenté.  Une  fois  de  plus  ceci  tait 
honneur  au  goût  artistique  de  L'éditeur  Sansot. 

L'habillement  du  livre  est  toujours  choisi  selon  ce  qu'il  contient. 

Voici  le  drame  immortel  de  Polichinelle  :  I  luira 

donc  l'habit  du  héros   célèbre,  cher  aux  enfants  et  au  peuple.  Sur  le 
fond  d'un  orange  lumineux  les  titres  seront  en  vert    F 

titres  en  rouge  vif.  Ceci  est  exquis  de  présentation 

Gustave  Kahn  a  écrit  une  étude  savoureuse  et  très  littéraire. 

Pourquoi  Guignol  est  il  mort?  Cela  tient  a  d 

Guignol  était  un  directeur  de  théâtre  trop  simple,  dont  le  comn 

ne  pouvait   pas  supporter  de  ^ros   frais  ni   rivalis 

somptueuses  des  forains.  C'est  le  -,  ruignol  <; 

lui    Polichinell  ceux   qui   l'entouraient  pour  support. 

:  mourir  B<  tons. 

Polichinelle    n'est     point    une    simple  marion- 
d'humanité,  c'est  un  philosophe.  H 

ne  doit  en  citer,  pour  montrer  son  importance,  que  (  Charles 

délicieux  conteur,  le  bibliophile  de  l'Arsenal  et  Cet  Henri  l'.evle.qui 
fut  un  irioniste  de  génie,  et  dont  tant   de  pages  dans    A    !'.\m> 
dans  ses   romans   furent  sans  doute  inspiré  lazzi  de  Pulci- 

nella! 


—  ii9  — 

Polichinelle  est  un  homme  que  la  vie  a  rendu  essentiellement  pra- 
tique. Il  ne  se  laisse  point  duper  par  la  valeur  des  phrases  qui  sonnent 
creux  ;  U  sait  avant  tout  qu'agir  vaut  mieux  que  parler  et  que  le  droit 
du  plus  fort  est  toujours  le  meilleur,  sinon  en  morale  du  moins  en 
fait.  D'ailleurs  il  ne  s'embarrasse  point  d'une  morale  encombrante.  Il 
agit  selon  sa  libre  fantaisie,  fait  sienne  une  justice  sommaire,  et  finit 
en  fin  de  compte,  grâce  à  son  esprit  ou  à  son  adresse,  par  triompher 
des  circonstances,  des  choses  et  surtout  des  gens.  Il  daube  sur  tout  le 
monde,  rosse  le  commissaire,  pend  le  bourreau  et  tue  le  diable.  Il 
instaure  le  règne  du  bâton,  se  moque  du  monde  et  un  peu  de  lui-même 
et  finira  sans  doute  un  jour  par  se  laisser  mourir,  faute  de  trouver 
encore  une  raison  de  vivre.  Mais  en  attendant  Polichinelle  est  bon 
vivant;  il  donne  libre  cours  à  ses  appétits  et  à  ses  fantaisies,  raille  la 
société,  la  famille,  les  lois  établies  par  haine  de  toute  contrainte 
sociale. 

Polichinelle,  c'est  l'homme  au  naturel,  ivre  de  liberté,  avec  ses 
instincts  bons  ou  mauvais  et  qui  finit  toujours  par  avoir  raison,  grâce  à 
sa  devise  qu'il  applique  à  la  lettre  :  «  La  fin  justifie  toujours  les 
moyens  !  »  Décidément  Polichinelle  est  un  profond  politique,  ce  dont 
personne  ne  s'est  jamais  avisé,  pas  même  lui  !  C'est  grand  dommage, 
il  aurait  fait  un  bon  ministre. 

Le  Charme  d'Athènes,  par  Henri  Brémond.  (Collection  des 
Scripta  Brêvia,  chez  Sansot,  Paris).  —  Il  est  des  villes  pour  qui  le 
vovageur  vulgaire  se  croit  tenu  à  une  admiration  de  commande.  Il 
imagine  que  de  l'instant  où  il  mettra  le  pied  sur  le  sol  de  la  Grèce, 
qu'il  foulera  la  terre  sacrée  de  l'Attique,  il  verra  s'épanouir  toutes  les 
splendeurs  dont  il  garde  le  souvenir  d'après  des  lectures  factices  II 
n'en  va  point  ainsi  :  pour  qui  pénètre  à  Athènes,  avec  le  désir  sincère 
d'en  comprendre  les  beautés,  il  faut  un  long  temps  avant  de  sentir  son 
âme  en  communion  avec  tout  le  charme  qui  émane  de  ces  choses 
antiques  et  immortelles.  Le  Parthénon  surtout  est  difficile  à  aimer. 
C'est  une  lente  conquête  qu'Athènes  fait  du  voyageur  pieux  qui  vient 
à  elle.  Voilà  l'impression  qu'Henri  Brémond  ressentit.  On  la  devine 
réelle.  N'est-ce  point  d'ailleurs  la  même  dont  parle  Maurice  Barrés 
dans  son  dernier  livre  :  Le  Voyage  à  Sparte? 

Henri  Liebrecht. 

Prochainement  :  Impressions  d'une  Française  en  Amérique,  par 
Mllc  Thérèse  Vianzone;  Y  Ame  Japonaise,  par  Gomez  Carrillo  ;  Le 
Roman  de  Ganelon,  par  Ph.  Lebesgue  ;  La  Furie  Espagnole,  par 
H  Yerly;  Corneille  devant  trois  siècles,  par  Roger  Le  Brun  ;  Portraits 
Français,  par  Edmond  Pilon,  etc. 


THÉÂTRE   PUBLIE 

Pan,  comédie  satirique  en  trois  actes,  en  prose,  par  Charles  Van 

Lerberghe.  (Mercure  de  France.}  —  Une  voix  a  crié  sur  la  mer  :  «  Le 

Grand  Pan  est  mort  »  —  «  Non,  dit  Pan,  s'élançant  tout  hilare  des  flots, 


—    120   — 

je  ne  suis  pas  mort».  Non,  en  vente,  il  n'est  pas  mort  du  tout,  il  1<- 
prouvera  bientôt!  En  attendant,  il  s'installe  dans  une  hutte  tic  berger 
pêle-mêle  avec  le  bouc  de  la  commune  et   tes  ouailles  et  le  chœur 

adorant  des  gipsies  et  des  faunes  Mais  quel  sera,  je  vous  prie,  1 
d'une  honnête  commune  où  Pan  vient  s'impatroniser  :  Passe  encore 
s'il  se  confinait  dans  la  maison  du  bouc,  peut  être  même  lui  pardon- 
nerait on  d'avoir  épousé  sans  l'intervention  du  bourgmestre  et  du 
curé,  la  fille  du  berger,  son  hôte,  cette  petite  bacchante  de  Paniska  : 
mais  Pan  se  proclame  dieu  !  Pan  et  sa  Paniska  quittant  la  hutte,  pro- 
mènent au  soleil  leur  glorieuse  nudité  et  Pan  fait  des  miracles!  Min- 
cies innocents,  je  le  veux  bien,  puisqu'ils  consistent  à  ensauvager  un 
jardin  et  à  mûrir  des  fruits  avantle  temps,  mais  miracles  tout  de  même! 
et  comme  dit  l'abbé  :  «  le  miracle  est  un  scandale.  »  Aussi  croyez  bien 
qu'en  présence  du  scandale,  la  municipalité  ne  se  croise  par  les  bras; 
tout  ce  qui  est  plus  ou  moins  fonctionnaire  se  réunit  immédiatement 
en  séance  extraordinaire.  Il  y  a  là  le  bourgmestre,  prudent  observateur 
de  la  légalité;  il  y  a  le  curé,  un  tantinet  gâteux  et  son  vicaire  l'impé- 
tueux abbé  :  il  y  a  l'instituteur  pédant,  ironique  et  grinchu  :  il  y  a  le 
capucin,  saint  homme  sans  bégueulerie,  très  ferré  sur  1  il  y  a 

aussi  le  secrétaire  de  la  commune,  le  suisse,  le  sacristain  et   le  g; 
champêtre  et  tous  fraternisent  dans  une  commune  indignation,  ver 
tueuse  et  effarée.  Et  d'abord,  qu'est-ce  que  «  Pan  »  ?  Un  gêneur,  ai 
ment,  mais  quel  espèce  de  gêneur?  «  Un  phénomène  naturel 
l'instituteur;  le  berger  affirme  qu'il  est  Dieu,  mais  le  berger  blasphème, 
ce  n'est  pourtant  pas  un  malfaiteur  —  quel  dommage!  on  le  fourrait 
en  prison  et  tout  serait  dit!  —  il  ne  s'occupe  même  pas  de  politique  : 
il  se  pourrait  fort  bien  que  ce  fut  le  démon.  (  )n  vote  par  assis  et  II 
décidément  Pan  est   le  démon.  Qu'en  faire?  Il  résiste  aux  formules 
d'exorcisme;    on     pourrait    essayer    de    le    chasser    dans    le     corps 
d'un  pourceau,  ou  d'un  hibou,  ou  d'un  chat,  ou  d'un  crapaud.  Piteuse 
tentative!  Pan  n'entre  pas  !  Il  continue  à  rire  el  à  danser,  divinement 

nu  sous  le  soleil.  Bien  pis.  il  se  bâtit  un  temple  et  pis  encore,  il  f.t 
conversions! 

I  décidément  Pan  est  une  puissance  :  le  mieux  serait  encore  de  tra 
avec  lui.  «  Il  m'a  fait  bonne  impression,  dit  le  bourgmestre, 
femme  aussi.  C'est  une  personne  très  douce,  très  convenable.  »  Né 

pourrait  on  lui  proposer  un  concordat  : 

«  Assurément,  reprend  ie  capucin I  i  [lise  qui  s  fondé  ta 

science  chrétienne,  la  philosophie  chrétienne,  l'art  chrétien,  le  - 

lisme    Chrétien,    toutes     les    glorieuses    complètes     de    notre    époque. 
Eh  bien.  Messieurs,  je  vous  le  demande,  pourquoi  ni-  lui   BOrait-i]   pas 
I  le.  l'honneur  de  fonder  le  pag*mismê  ckritL 

[1  ne  reste  donc  plus  qu'à  rédiger  les  articles  du  concordat    Mais 

l'an  i  !  il.    Mêlas!    l'an  de  sou  pied  de  chèvre  envoie  à  tous 

les  diables  les  paperasses  du  concordat,  le  peuple  l'acclame.  l'an  est 
roi.  l'an  est  Dieu  ! 

Evohé  Baccné  ! 

l'an  est  ressuscité  ! 
i'ne  rumeur  de  bacchanale  gronde  et  grandit  et  le  fonctionnarisme 


—    121    — 

épouvanté  s'aplatit  devant  la  joie  qu'il  sent  marcher  sur  lui,  la  joie 
irrépressible  et  formidable  prête  à  tout  dévorer. 

Avant  tout,  l'œuvre  de  Charles  Van  Lerberghe  est  un  vaudeville 
épique  mais  elle  est  autre  chose  encore  :  satire  de  la  pruderie  et  de  la 
pusillanimité,  elle  est  aussi  pamphlet  contre  l'obscurantisme  systéma- 
tique et  volontaire;  car,  ce  Pan-ci  n'est  pas  seulement  le  Dieu  de 
l'Antiquité  et  sa  doctrine  n'est  pas  le  panthéisme  classique  :  Pan  est 
l'esprit  de  novation  —  soit  de  rénovation,  puisque  rien  n'est  inédit  — 
dressé  en  face  de  l'ordre  établi.  Sans  doute,  Pan  est  le  Dieu  vivant  qui 
danse  devant  le  Dieu  crucifié,  mais  Pan  est  plus  encore  qu'un  Dieu 
défini.  Paniska  chante  : 
Il  est  Dieu  î 

Il  est  Pan  !  Il  est  Tout  !  Il  est  la  joie. 
Il  est  la  vie. 

Et  c'est  cela  même,  il  est  la  vie  !  la  vie  libre  hors  de  toute  amoin- 
drissante convention. 

Et  c'est  pourquoi  j'aurais  voulu  qu'on  ne  le  vit  pas  sur  la  scène;  le 
rôle  n'est  pas  fait,  il  n'était  guère  possible  :  Pan  est  tout,  en  le  person- 
nifiant on  ne  saurait  que  le  diminuer;  invisible  il  fut  resté  plus  lar- 
gement symbolique  Mais,  sans  doute,  le  poète  avait-il  ses  raisons 
qu'il  n'a  point  dites  et  que  je  n'ai  pas  devinées. 

Marguerite  Duterme 

LES  SALONS 
L'Œuvre 

Ce  n'est  pas  le  3e  salon  de  l'Œuvre  qui  rompra  la  note  monotone 
et  moyenne  du  défilé  des  expositions  de  1905- 1906.  Peut-être  aussi  ce 
salon  se  ressent-il  au  point  de  vue  de  la  valeur  des  envois,  de  l'approche 
du  Triennal  de  Gand,  de  la  saison  estivale,  de  la  multiplicité  des 
Salonnets  dont  s'enorgueillit  le  moindre  Kursaal  de  la  moindre  plage. 

En  cette  modeste  exposition  je  crois  bien  que  la  moitié  des  œuvres 
qui  nous  attirent  vers  la  cimaise  sont  signées  Léon  Huygens. 

Aquafortiste  et  peintre,  Huygens  est  surtout  remarquable  au 
premier  titre.  Ses  toiles  brossées  mollement,  trahissent  visiblement 
des  influences  ou  des  souvenirs  auxquels  l'artiste  n'a  pu  se  soustraire. 

Le  Ruisseau  est  une  page  grande  mais  fort  vide  et  les  Roches  de  Bou- 
chons ont  leur  avant  plan  très  négligé.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  eaux 
fortes  Les  planches  d'une  facture  large  et  toute  personnelle,  traitées 
sans  le  concours  de  la  pointe,  chantent  un  peu  uniformément  dans  une 
note  invariablement  sombre  prêtant  admirablement  aux  effets  roman- 
tiques, la  poésie  sauvage  des  paysages  de  Campine,  les  intérieurs 
pittoresques,  les  crépuscules  et  les  spleenétiques  soirs  de  pluie. 

Cran  et  Jacq motte  peignent  le  portrait  avec  une  application  et  une 
propreté  de  coloris  très  estimable.  Ils  arriveront  à  faire  aussi  bien  que 
M.  de  Lalaing.  La  Matinée  à  Argenteau  du  second  tranche  sur  le  restant 
de  l'envoi  par  des  qualités  de  sentiment  et  d'exécution,  hors  de  toute 
banalité.  Il  y  a  beaucoup  de  vie  dans  le  portrait  de  Mme  E.-J.  de  Cran 


—    122   — 

et  l'attitude  de  M11,1  X.  P>.  est  originale,  mais  que  penser  du  foudroyant 
fond  groseille  qui  sert  de  repoussoir  à  l'effigie  d'un  Mr  P.  L. 

Leduc  a  le  don  assez  rare  de  varier  sa  manière,  d'assouplir  son 
coloris  de  façon  à  traduire  la  vibrante  lumière  d'un  dimanche  après- 
midi  ensoleillé  avec  autant  de  bonheur  que  le  décor  brumeux  d'une 
journée  grise  à  Pruges.  Pottier  précise  des  intérieurs  d'artisans  et 
Van  der  Ghevnst.  avec  une  pointe  d'humour  note  en  une  série  de 
pochades  quantités  de  types  amusants  d'attitude  et  de  couleurs,  quand 
il  n'aborde  pas  en  plus  grand  la  présentation  picturale  du  bourg 
échappé  d'un  train  de  plaisir  vers  la  mer,  ou  la  béatitude  d'une 
concierge  qui  contemple  son  chien  dont  l'avant-train  a  disparu  dans  le 
cadre  du  tableau.  Mais  qu'est-ce  donc  que  cette  Vénus  soulignée  du 
titre  Deux  francs? 

L' Annonciation,  de  Van  Holsbeek,  est  une  scène  biblique,  traitée 
dans  le  genre  de  l'anachronisme  qui  fut  récemment  à  la  mode. 
eaux-fortes  bien  détailllées  du  même  auteur  nous  requièrent  davantage. 
M.  Rels  a  des  intentions  sataniques  et  ropsiennes,  mais  si  les  titres 
sont  évocateurs,  les  sujets  le  sont  beaucoup  moins.  La  femme  d 
satanisme  est  un  modèle  à  cheveux  noirs  honnêtement  dessiné  et  je 
doute  que  si  la  magicienne  eut  réellement  possède  la  plastique  qui 
apparaît  confusément  dans  le  dessin  n°  82,  elle  eut  exercé  tant  d'attrait 
sur  Ulysse  et  ses  compagnons. 

Des  aquarelles  de  Mlle  Surlemont,  des  projets  de  l'arch  i  10m  s 

et  des  œuvres  du  sculpteur  Vogelaar  contribuent  à  peupler  les  salles. 
L'apport  de  M.  Emile  Meunier  à  cette  exposition  mérite  une  mention 
moins  brève.  Ses  ouvrages  en  cuir,  buvards  ou  ceintures,  outre  qu'ils 
sont  originalement  dessinés,  sont  coloriés  avec  une  grande  délier 
de  nuances.  (  ).  L. 

Le  Peintre  russe  Michel  Tkatchenko. 

Parmi  les  peintres  étrangers  dont  les  œuvres  nous  séduisirent  à  la 
;  (position  de  Liège,  M.  Michel  Tkatchenko  est  à  coup  sûr  un 

des   plus   remarquables.   Son    talent   est    d'une    sincérité   absolue:    on 

trouve  dans  ses  tableaux  comme  un  reflet  d'attendrissement  et  de 

té.  l'oint  de  métier  tapageur,  de  ce  métier  quiest  comme  une 
jonglerie- de  couleurs.  Point  non  plus  de  ce  raffinement  maladif  qui 
est  le  propre  de  la  peinture  littér.i: .  1  contraire  une  cm 

forte  .1  La  fois  et  douce,  un  sentiment  exquis  du  ton  et  de  la  plastique, 
quelque  chose  de  très  bon  et  de  très  profond,  l1 
nature  attendrie  qui  sollicite  nos  âmes. 

M.   Michel    Tkatchenko  occupe  B  Paris  l'ancien  atelier  du   peintre 
Gérome.  Cela  est  un  contraste  amusant.  Dans  le  hall  eleve.  profi 
large,  demeurent   encore  les  |  !  les   ami-  SU  peintre 

de  U  1  >n  y  voit  ostumes  ancien 

et  d'argent,  Burcharj 

des  javelots  y  mettent  la  d'une  pensée  ardente-.  Et  dans  ce 

guerrier,  s'alignent,  paisibles  et  mélancoliques.  deli- 


cieuses  du  peintre  russe.  Et  cela  fait  un  peu  songer  à  toute  la  vie,  à 
l'ardeur  frénétique  des  foules  haletantes  qui  se  ruent,  se  haïssent,  se 
brisent,  cependant  que  la  nature  infinie  et  altière  demeure,  affirmant 
par  son  immobilité  pensante  la  médiocrité  dérisoire  de  nos  amours  et 
de  nos  haines. 

Car  il  y  a  dans  les  tableaux  de  M.  Michel  Tkatchenko  une  philoso- 
phie profonde  qui  m'a  ému  réellement,  cette  philosophie  un  peu  grise 
et  tout  de  même  souriante  qui  nous  enseigne  la  si  utile  résignation. 

Un  peu  myope,  un  peu  timide,  charmant  d'ailleurs  et  ayant  dans  les 
yeux  ce  reflet  profond  des  vastes  horizons,  à  travers  quoi  l'on  décou- 
vre l'âme,  M.  Tkatchenko  nous  explique  ses  œuvres.  Il  a  une  phy- 
sionomie jeune,  et  parfois  cherche  un  peu  les  mots,  pour  dire  exacte- 
ment sa  pensée  intime.  Il  a  un  léger  accent  étranger  et  cela  peut-être 
ajoute  à  l'expression  exacte  des  sentiments  intégraux.  Et  l'homme  aussi 
ressemble  à  l'œuvre.  Nous  nous  promenons  ravis  devant  des  paysages 
qui,  avec  simplicité,  exigent  l'évocation.  Nous  aimons  les  horizons 
tièdes  ou  glacés,  les  ciels  tantôt  clairs  et  puis  brumeux  dont  s'enor- 
gueillissent les  splendeurs  de  la  nature.  Au  hasard  de  la  promenade, 
nous  notons  quelques  études  de  la  Petite-Russie,  des  paysages  où 
règne  un  calme  délicieux,  où  s'extasie  une  sensibilité  aiguë  et  ravis- 
sante. A  notre  avis,  ce  sont  là  de  petits  chefs-d'œuvre.  Le  calme, 
d'ailleurs,  tel  semble  être  chez  le  peintre  le  souci  dominant.  Il  savoure 
la  tendresse  de  l'isolement  admirable,  de  la  solitude  émue.  Une  de  ces 
toiles  —  intitulée  le  Calme  précisément  —  nous  montre  une  mer  bleue 
d'aspect  inoubliable.  Nous  remarquons  encore  un  Clair  de  Lzme, 
paysage  de  la  Petite-Russie;  le  tableau  —  il  appartient  à  Mme  Félia 
Litvinne,  qui  à  son  prestigieux  talent  unit  une  pénétration  peu  com- 
mune de  tous  les  arts  —  est  une  véritable  merveille.  Sous  la  nuit  une 
petite  maison  paysanne  a  des  tons  délicieux  de  vert  lumineux.  Le  ciel 
nocturne  est  d'un  bleu  étonnant  Et  l'atmosphère  est  exceptionnelle- 
ment large,  frissonnante  d'air  et  de  langueur. 

Nous  voudrions  citer  et  décrire  toutes  les  œuvres  de  M.  Michel 
Tkatchenko.  La  place  nous  manque  — et  nous  craignons  d'offusquer 
la  modestie  certaine  de  ce  charmant  artiste.  Mais  nous  osons  affirmer 
que  son  talent  lui  mérite  une  place  de  tout  premier  ordre.  Ses  œuvres 
sont  absolument  dignes  de  la  plus  profonde  admiration. 

F.-Charles  Morisseaux. 

Petite  chronique 

Le  prochain  roman  de  notre  collaborateur  F.-Ch.  Morisseaux 
paraîtra  à  la  fin  de  septembre  chez  Lemerre,  à  Paris.  Ce  roman  annoncé 
déjà  sous  le  titre  :  Le  Soleil  hallucina?it,  paraîtra  probablement  sous 
un  autre  titre. 

Notre  collaboratrice,  M"0  Marguerite  Duterme,  ayant  trop 
d'occupations  actuellement  pour  assumer  encore  la  rubrique  du  théâtre 


—    I24    - 

publié  qu'elle  signait  au  Thyrse,  nous  a  prie  de  la  remplacer.   Nous  la 
remercions  des  soins  qu'elle  apporta  à  cette  tâche  pendant  plusieurs 
mois.  Notre  collaborateur  Carlo  Ruyters  a  accepté  de  prend) 
place  à  l'avenir.  Il  donnera  une  chronique  dés  le  mois  prochain. 

Le   3°  salon    organisé    par   le   cercle  d'art   «  Les   Independ.. 
s'ouvrira  le  4  août  au  Musée  Moderne  a  Bruxelles.  Plusieurs  ai 
étrangers  participeront  à  ce   salon,    notamment    des  Français,   des 
Hollandais,  un  Espagnol,  un  Danois  et  un  Cubain.  En  plus  une  tren- 
taine de  peintres  et  sculpteurs  belges. 

Trois  conférences  seront  données  pendant  le  salon. 

C'est  le  premier  dimanche  de  septembre  que  sera  donnée  une 
représentation  au  Théâtre  en  plein  air  de  Genval-les-Eaux.  On  jouera 
Phyllis  de  Paul  Souchon,  tragédie  en  5  actes  qui  fut  interprétée  à  Paris, 
au  Théâtre  Bour,  le  17  avril  1905.  C'est  une  tragédie  antique,  d'une 
belle  poésie  et  d'un  large  caractère.  On  sait  le  succès  retentissant 
remporté  au  mois  de  juin  dernier,  au  Théâtre  de  la  Nature,  à  Champi- 
gny-la- Bataille,  par  une  autre  tragédie  de  Souchon.  Le  Dieu  Nouveau. 
C'est  M110  Antonia  Guilleaume  qui  jouera  le  rôle  de  Phyllis. 


Nous  avons  reçu  les  catalogues  de  l'exposition  du  Livr 
du   Salon  des  Beaux-Arts  d'Ostende.  Tous  deux   merveilleusement 
édites  par  la  maison  tarder,  sont  des  plus  intéressants  à  consulter. 
Nous  reparlerons  de  ces  expositions. 


Ostende  Centre  d'Art   —  Voici  la  liste  des  conférences  qui  seront 
données  au  Kursaal  pendant  le  mois  d'août  : 
1   mercredi  :  R.OBE&T  Saxo  :  Une  famille  d'artiste*  au  XIX 
Cladel. 

3  vendredi   :   M-r    LaCSOII  :  La  nouvelle  organisation  du  culte  catho- 

lique en  Fran 

4  samedi  :       FlERENS -<  rEVAffl  :  L'Art  au  XX    W    .      i  I  m      cession 

en  /ici 'gt que. 
8  mercredi  :  Le  Docteur  Dovkn  :  La   Psychologie   du  malade  et   du 

méJ 
11   samedi  :       Edmond  PlCARD  :  La  L'e/g iqm  -au. 

14  mercredi   :   PAUL   1  KXJMKB   :   /.  I 

nt. 
[8  samedi   :       JULESCl  \ki  1 1 1 .  :  La  (  'om>d:t%  lai   >  I   mise 

22  mercredi  :  MP* Judith Cladiu  imaur. 

25  vendredi  :   V  m.kkk  GlLLI  'ges. 

28  mardi    :        I.'Aïuu   LSMIRl  :  La  Coin  de  :  Je  F Art. 

29  mercredi  :  AJjBERT GutAUD  :  Le  Th<  Jou. 
\i  vendredi   :    PiiKKi-   BaUDW  -.France  et  Allemagne. 


-  125  — 

Lettre  familière  à  Laurent  Tailhade 

POÈTE   CHRÉTIEN 

Monsieur, 

J'avoue  ne  point  comprendre  l'étonnement  indigné  que 
suscita  —  à  propos  du  procès  des  antimilitaristes  —  votre 
récent  «  plaquage  ».  Dès  longtemps  il  le  fallait  prévoir. 
La  seule  lecture  attentive  de  votre  œuvre  l'indiquait  clai- 
rement, et  c'est  à  ce  sujet  que  je  me  permettrai  quelques 
remarques  générales. 

Vous  n'avez  point  dû  vous  offusquer  du  titre  de  poète 
chrétien  que  je  vous  octroie  ci-dessus,  depuis  longtemps 
déjà  Armand  Silvestre  ayant  qualifié  vos  poèmes  de  : 
musique  et  latinité  de  psaumes,  dans  lesquels  Virgile  se 
rencontre  avec  Saint-Grégoire.  Ailleurs,  Paul  Verlaine 
lui-même,  en  un  sonnet  somptueux,  vous  montra  suivant 
le  saint  sacrifice  de  la  messe. 

Certes,  c'était  en  dilettante  qu'à  l'Eglise  vous  saviez 
contempler  le  prêtre  s'agenouillant  et  s'inclinant  devant 
l'autel.  Mais  n'est-ce  point  déjà  beaucoup  de  s'intéresser  à 
la  forme  d'une  pensée  que  l'on  prétend  haïr?  Or  je  sais, 
moi,  que  vous  êtes  imprégné  de  cette  idée,  que  vous  en 
vivez  pleinement. 

Vous  montrez  en  vos  Poèmes  aristophanesques  une 
élégance  dédaigneuse  de  prélat  italien.  Seule,  une  élite 
peut  goûter  entièrement  le  charme  de  vos  vers  doublement 
alexandrins,  et  le  peuple,  pour  qui  vous  vous  faites  gloire 
de  chanter,  demeure  stupéfait  devant  votre  verbe,  comme 
il  le  ferait  devant  quelque  antique  hiéroglyphe. 

Votre  langue  bijoutée  fait  un  curieux  contraste  avec  le 
débraillé  du  costume  que  vous  affectez  ;  et  votre  attitude 
de  penseur  baudelairien  porte  à  sourire.  Le  tout  à  l'air, 
n'est-ce  pas?  si  étudié  et  si  poseur.  Non  pas  que  j'en 
veuille  récuser  l'attrait,  mais  j'en  nie  la  spontanéité. 

Le  Thyrse  —  i"  septembre  1906.  8 


—    126   — 

Cependant,  plus  que  votre  aristocratie  native  et  que 
votre  humilité  simulée,  c'est  votre  pensée  qui  s'avère  fon- 
cièrement chrétienne.  Vous  évoquez  en  moi  les  faces 
haineuses  et  tourmentées  des  premiers  pères  de  l'Eglise. 

Tout  vous  est  prétexte  à  blasphémer  et  à  condamner. 
Si  vous  osiez  croire  à  l'Enfer  vous  y  enverriez  immédiate- 
ment tous  vos  ennemis.  Non  pas  que  vos  détestiez  vos 
semblables  à  cause  de  leur  impiété,  mais  bien  plutôt  à 
cause  de  leurs  quelques  vertus  qui  vous  peuvent  porter 
ombrage. 

L'immense  orgueil  de  celui  qui  croit  posséder  la  Vérité, 
habite  en  vous.  Cette  vérité  d'ailleurs  est  assez  pareille, 
en  son  essence  indéterminée,  au  Paradis  catholique.  A 
nous  montrez  la  foule  de  vos  élus,  chantant 

...L'Alléluia  de  la  Pâque éternelle! 

C'est  faute  d'une  sincère  lecture  que  .M.  P.  Qoillard  a  pu 
dire  de  vous  :  «  M.  Laurent  Tailhade  est  aussi  peu  chré- 
tien que  Swinburne,  et  son  orthodoxie  eût  paru,  m 
à  Saint  Bernard,  qui  réprouvait  déjà  la  trop  grande  abon- 
dance de  sculptures  et  d'ornements  dans  les  églises  de  son 
temps  et  y  voyait  plus  de  sollicitation  au  péché  qu'aux 
pensées  édifiantes.  » 

Saint  Bernard,  certes,  eût  gémi  sur  vos  trop  nombreux 
errements;  mais,  plus  perspicace,  il  eut  été  persuada 
votre  retour,  proche  ou  lointain,  dans  le  giron  de  l'K 
catholique,  apostolique  et  romaine 

Grâces  au  ciel  soient  rendues]  Vous  voici  déjà,  brûlant 
ce  que  vous  aviez  adore,  dans   les  colonnes  de   l'ai 
cratique  Gaulois.   Bientôt  on  pourra  lire  de  vous  quelque 
lettre   familière  à  M.   Hervé,   u  lans   la   S< /naine 

Religieuse,   Qui  sait  même  —  pourquoi  ne  point  prophé- 
tiser:'— si  l'on  ne  vous  rencontrera  pas,  un  jour,  - 
l'habit  dominicain,  passant  la  frontière  en  compagnie 
votre  cher  Fernand  Kolnev. 


—    12/   — 

Votre  retour  sera  fêté.  Vos  admirateurs  et  vos  détrac- 
leurs  ne  s'apercevront  pas  que  vous  n'avez  point  changé. 
Malheureusement  vous  ne  serez  pas  plus  poète  que  par  le 
passé.  L'Inspiration  et  l'Idée,  absentes,  ne  feront  point  de 
vos  poèmes  cette  nourriture  intellectuelle  dont  se  doivent 
rassasier  les  esprits. 

Mais  vous  demeurerez  cependant  toujours  l'admirable 
et  éblouissant  versificateur  que  vous  êtes.  Tous  ceux  que 
hantent  la  Poésie  et  le  verbe  français  et  qui  sentent  en  eux 
l'impérieuse  nécessité  de  dire  quelque  chose,  devront 
étudier  votre  œuvre  et  s'en  pénétrer  totalement,  sous  peine 
de  ne  jamais  chanter  que  des  vers  ternes  et  sans  rythmes 
savants.  Jean-Marc  Bernard. 


A  un  Poète 


Si  tu  veux  que  ta  voix  plane  au-dessus  des  fronts, 
Ah!  dis-nous  ta  douleur  et  nous  V  applaudirons  ! 
Elle  seule  préserve  et  rend  impérissable 
Car  le  malheur  de  l'homme  à  l'ho?n?ne  est  agréable! 

Dis-nous  ta  solitude  et  de  quels  pleurs  chargés 
Tes  jours  coulent  parmi  tes  frères  étrangers! 
Il  nous  plaira  de  voir,  à  travers  ton  armure 
D'orgueil  et  de  grandeur,  le  sang  de  ta  blessure! 

Dis-nous  le  mal  d'aimer  et  l'horreur  qui  te  prend 
Quand,  tout  près  de  ton  cœur,  un  autre  cœur  ne  rend 
Qu'un  son  perfide  et  mêle  aux  rumeurs  de  ta  lyre 
Ainsi  qu'un  bruit  d'argent  un  vaste  éclat  de  rire! 

Dis-nous  V ennui  d'agir,  avec  le  sentiment 
Que  tout,  autour  de  nous,  n'est  que  l' écoulement 
D'un  grand  rêve  pareil  à  l'Océan  immense 
Qui  jamais  ne  finit  et  jamais  ne  co?n?nence! 


—    128   — 

Dis-nous  tes  jours,  dis-nous  tes  nuits  et  ton  labeur, 
Ta  lutte  contre  range  et  Vathère  sueur 

Qui  trempe  ton  visage  et  donne  à  tes  poèmes 
L'aspect  brillant  et  fort  des  ouvrages  suprêmes/ 

Ah!  dis-nous  ta  douleur  !  Et  tes  pleurs,  tes  sanglots 
Nous  toucheront,  poète,  ainsi  qu'on  voit  les  /lots 
Poussés  par  leur  souffrance  et  la  nuire  tempête 
Faire  mugir  sous  eux  une  rive  muette! 

Mais,  si  ton  cœur  est  né  mélancolique  et  doux, 
S'il  est,  de  ses  secrets,  amoureux  et  jaloux, 
Si  la  pudeur  lui  parle,  indécise,  à  voix  basse, 
S'il  craint,  en  la  montrant,  d'évaporer  sa  gré 

Aniîne  des  héros  tragiques!  Soufflc-Uui 

Comme  un  verrier  divin  l'âme  de  ta  douleur! 

Tu  seras  délivré  quand,  debout,  sur  les  plane. 

Tu  les  verras  mouvoir  leurs  belles  j  ormes  blanc  In  s.' 

Chacun  de  tes  ennuis,  chacun  de  tes  désirs. 
Et  de  tes  faux  espoirs  et  de  tes  vains  plaisirs, 
Empruntera  pour  nous  leurs  gestes  et  leurs  bouches 
(  \ir  c'est  toi,  toujours  toi,  poète,  qui  nous  touclu  s! 

C'est  ainsi  que  le  cour  de  Shaki  speare  est  épars 
Pans  ses  drames,  ainsi  qu'a  nos  humbles  regards 
De  Racine  la  tendre  et  V exquise  pensi  i 

Pans  ses  couples  d'amants  apparaît,  CQ 

Tu  ne  mourras  donc  pas  tout  entier x  nous  saurons 

Te  retrouver  partout  et  nous  / 

0 poèti  ,  suivant  /< 

/://  ?  écoutant  gémir,  les  gloires  m 


Paul  Soùchon, 


—  129  — 

Ma  Tante  Amélie 

Il  y  a  bien  longtemps,  j'avais  une  bonne  vieille  tante  qui 
s'appelait  Amélie. 

Parfois,  je  pense  à  elle,  lorsque  dans  la  rue,  j'ai  vu 
quelque  vieille  dame,  habillée  à  l'ancienne  mode,  avec  un 
châle  de  cachemire  comme  le  sien,  des  «  anglaises  »  déco- 
lorées, pareilles  à  celles  qui  encadraient  son  visage. 

Le  souvenir  qu'elle  m'a  laissé  est  charmant  et  joli,  aussi, 
je  l'accueille  volontiers.  Une  fois,  songeant  à  elle,  je  me 
crois  de  nouveau  le  tout  petit  garçon  que  j'étais  au  temps 
lointain  où  s'achevaient  ses  jours  et  une  autre,  je  la  consi- 
dère, avec  mon  cœur  d'aujourd'hui  et  ma  connaissance  de 
la  vie;  sans  doute,  ma  rêverie  me  la  montre  alors  non 
point  telle  que  je  la  connus  mais  telle  qu'elle  fût  vrai- 
ment... ainsi,  avec  la  sagesse  d'une  grande  personne  rai- 
sonneuse, je  querelle  souvent  mon  imagination  et  lui 
coupe  les  ailes! 


Ma  tante  Amélie  était  donc  une  vieille  dame  fort  respec- 
table ;  je  me  souviens  des  tendres  rides  de  son  visage  et  des 
coques  blanchies  de  ses  cheveux  et  de  son  bonnet  en  den- 
telles qu'elle  ne  quittait  jamais  ;  elle  était  toujours  habillée 
de  noir  et  ses  jupes  courtes  laissaient  voir  ses  chevilles 
minces,  serrées  dans  des  bas  blancs;  lorsqu'elle  sortait, 
son  éternel  châle  à  grands  ramages  sur  les  épaules,  elle 
faisait  des  grâces  avec  une  toute  petite  ombrelle  de  soie 
pareille  à  celles  qu'ont  les  élégantes  sur  les  gravures 
anciennes. 

Elle  habitait  une  maison  dont  les  fenêtres  regardaient 
un  square  en  miniature  où  seuls  les  oiseaux  et  les  papillons 
citadins  avaient  le  droit  de  sautiller  et  de  voler  ;  au  centre 


—  i3o  — 

des  allées,  il  y  avait  la  statue  en  bronze  d'un  grand  savant 
et  du  haut  de  cette  statue,  les  hirondelles  sans  doute  aper- 
cevaient les  beaux  pays  où  jamais  il  ne  pleut. 

J'étais  alors  un  petit  garçon,  timide  et  caressant...  je 
portais  des  costumes  marins,  un  béret  où  s'étalait  en  le; 
d'or  le  nom  d'un  célèbre  capitaine  anglais  et  mes  mollets 
nus  bravaient  les  caprices  du  temps,  mieux  que  jamais 
mon  cœur  supporta  ceux  de  la  vie;  j'adorais  ma  tante 
Amélie  parce  qu'elle  me-  gâtait,  me  contait  d'incompré- 
hensibles et  merveilleuses  histoires  et  me  traitait  tout 
comme  une  personne  de  son  âge. 

Chaque  jeudi,  on  me  conduisait  chez  elle,  je  sentais  con- 
fusément que  c'était  là  une  façon  de  récompense  à  ma 
sagesse;  à  la  porte  de  la  maison  de  tante  Amélie,  mon 
père  me  donnait  sur  les  joues  une  petite  tape  amicale 
comme  les  hommes  en  donnent  volontiers  aux  enfants  et 
aux  jeunes  femmes,  puis  il  s'en  allait  avant  que  la  porte 
fût  ouverte  parce  qu'il  était  en  mauvais  termes  a\  i 
sœur,  l'aînée  de  sa  famille,  et  ne  voulait  rien  voir  d'elle, 
pas  même  sa  servante. 

J'entrais  et  j'embrassais  très   fort  tante   Amélie,   puis 
assis  en  face  d'elle,  je  passais  des  heures,  immobile  et  gn 
à  écouter  ses  histoires...  entretemps,  nous  regardions 
passants  et  les  fleurs  et  les  arbres  du  square,  moi  avec  mes 
yeux  ronds  et  curieux,  elle  avec  son  face  à  main  d'écaillé 
qui  lui  donnait  des  airs  de  grande  dame  aristocratique. 

Certes,  ce  petit  square,  mélancolique  et  solitaire  occu- 
pait dans  l'horizon  de  tante  Amélie,  une  pli  iidérable; 
à  la  vérité,  ils  vivaient  côte  à  cote  depuis  des  années:  elle 
l'avait  vu  de  plus  d'une  manière  déjà,  >US  le 
vent,  agité  par  la  jeunesse  des  printemps  ou  couvert  d'une 
neige  magnifique,  si  dure,  qu'à  peine  les  patte  'aux 
s'y  dessinaient. 

Comme  ma  vieille  tante  et  suivant  le  o  ons, 

j'observais  les  fleurs  et  les  arbres  du  petit  jardin,  ou  à  l'au- 


—  I31  ~ 

tomne,  la  chute  des  feuilles  mortes  et  enfin  la  neige  qui 
l'emplissait. 

Parfois,  le  gardien,  un  vieillard  boiteux,  passait  et  saluait 
tante  Amélie  d'un  bonjour  familier;  aussitôt,  elle  s'empres- 
sait et  ne  consultant  que  sa  joie  à  être  bienfaisante,  elle 
offrait  par  la  fenêtre  entr' ouverte,  un  doigt  de  vin  sucré  et 
quelques  biscuits  au  rude  palais  du  pacifique  invalide. 
Ainsi,  les  heures  passaient. 


Vers  quatre  heures,  M.  Hippolyte  rentrait  de  la  Bourse, 
et  alors  tante  Amélie  arrêtait  le  joli  désordre  de  ses  histoires 
et  moi-même  je  n'osais  presque  plus  parler. 

M .  Hippolyte  était  le  locataire  de  tante  Amélie  ;  certes 
(ainsi  répondit-elle  un  jour  à  mon  indiscrète  question)  ma 
tante  n'avait  point  besoin  d'argent  et  ce  n'était  guère  pour 
augmenter  ses  revenus  qu'elle  partageait  avec  un  étranger 
sa  petite  maison,  mais  elle  avait  peur  la  nuit  et  tremblait 
pour  ses  valeurs  qui  dormaient,  parfumées  de  lavande, 
dans  son  armoire  à  linge...  la  présence  de  M.  Hippolyte 
n'était-elle  pas  rassurante  pour  elle  et  son  avoir? 

M .  Hippolyte  rentrait  donc  à  quatre  heures .  Tante  Amélie 
allait  au  devant  de  lui,  le  débarrassait  de  son  pardessus 
avec  des  gestes  attendris  et  s'empressait,  la  chère  vieille, 
à  deviner  ses  moindres  désirs...  dès  lors,  je  n'existais  plus 
pour  elle  mais  je  ne  souffrais  point  de  cette  disgrâce,  car  si 
j'adorais  tante  Amélie  parce  qu'elle  prenait  soin  de  moi, 
mon  âme  puérile  et  insoucieuse  de  la  contradiction  conte- 
nait aussi  pour  M.  Hippolyte,  qui  me  regardait  à  peine,  un 
respect  immense  et  presque  craintif. 

Le  locataire  de  ma  tante  s'installait  à  la  meilleure  place, 
il  déballait  d'une  serviette  de  cuir  un  monde  compliqué  de 
papiers  et  de  notes  et  couvrait  des  pages  blanches  d'une 
petite  écriture  qui  coulait  rapide  et  menue...  j'en  suivais, 


—  i32  — 

silencieusement,  les  réguliers  caprices,  regardant  comme 
un  objet  inconnu  la  main  grasse  et  bien  posée  qui  la  con- 
duisait. 

On  n'entendait  aucun  bruit  dans  la  chambre  close,  la 
pendule  marchait,  un  canari  dans  sa  cage  faisait  de  temps 
à  autre,  pi-it,  pi-it...  et  peu  à  peu  l'ombre  tombait  et  dans 
le  square  et  dans  la  maison. 

Alors,  on  venait  me  chercher,  tante  Amélie  passait,  en 
me  reconduisant,  par  la  salle  à  manger  où  son  couvert 
était  mis,  vis-à-vis  de  celui  de  M.  Hippolyte,  elle  m'em- 
plissait les  poches  de  mille  friandises  puis  m'embrassait  ; 
ma  bonne  me  prenait  la  main  et  avant  de  revenir  à  la 
maison  paternelle,  nous  flânions  longuement  dans  les  rues 
où  grandissait  l'agitation  du  soir. 

C'estainsi  que  je  revoistante  Amélie,  lorsqu'un  moment, 
un  fugitif  moment,  je  me  crois  encore  le  tout  petit  garçon 
que  j'étais  au  temps  lointain  où  s'achevaient  ses  jours. 


Une  nuit,  chez  mon  père,  un  coup  de  sonnette  éveilla  la 
maison  endormie.  Dans  mon  petit  lit,  je  fus  glacé  d'épou- 
vante mais  mon  désir  de  savoir  pourquoi  on  nous  déran- 
geait si  tard  fut  plus  grand  encore  que  ma  peur...  je  pensai 
au  feu,  aux  voleurs,  à  tout...  sauf  à  cette  chose  terrible  et 
mystérieuse...  la  mort!  Je  me  levai  et  penché  au-dessus  de 
l'escalier,  je  vis  mon  père  introduire  dans  son  bureau  la 
servante  de  tante  Amélie,  alors  j'allai  me  recoueher  mais 
inquiet  et  anxieux,  je  ne  sus  me  rendormir...  le  matin 
venait,  les  lourdes  charrettes  des  maraielu 
la  rue,  enfin  mon  père  entra  dans  ma  chambre  et  m'annonça 
la  nouvelle  :  «  tante  Amélie  était  morte  »  Il  me  semble  bien 
que  je  ne  fus  guère  très  triste,  la  mort  était  pour  moi  un 
état  inconnu  et  difficile  à  apprécier,  pourtant  j'éprouvai 
quelque  confusion  et  une  sorte  de  regret  à  n'avoir  point 


-  133  — 

envie  de  pleurer;  en  m'habillant,  je  me  demandais,  car 
déjà  j'apprenais  à  raisonner,  comment  il  se  faisait  que 
tante  Amélie  occupait  dans  ma  vie  une  place  si  minime, 
elle  qu'hier  encore,  je  croyais  adorer! 

Je  sonnai  à  la  petite  maison  dont  les  fenêtres  aux  stores 
baissés,  regardaient  tristement  le  square  désert  ;  une  der- 
nière fois,  je  vis  tante  Amélie  étendue  dans  son  lit...  j'em- 
brassai son  vieux  visage  tout  froid,  puis  sortis  bien  vite  de 
sa  chambre,  gêné  par  les  bougies  qui  brûlaient  en  plein 
jour,  l'odeur  des  rieurs  et  de  l'eau  bénite,  et  les  cornettes 
blanches  des  deux  sœurs  qui  priaient  pour  le  repos  de  son 
âme  douce  et  gentille. 

J'entrai  au  salon  où  une  quantité  insoupçonnée  de 
parents  —  oncles  et  tantes,  neveux  et  nièces  —  étaient 
réunis;  leur  assemblée  n'avait  rien  d'accueillant;  les 
hommes  avaient  gardé  leur  pardessus  ou  leur  pelisse  et 
assis  de  moitié  sur  leurs  chaises,  semblaient  attendre 
quelque  chose;  derrière  leur  voilette  baissée,  les  femmes 
s'observaient. 

Entre  eux,  ils  causaient  de  ]a  morte  et  avec  si  peu  de 
respect,  si  peu  d'amour,  que  par  pitié  pour  elle,  je  sentis 
mes  premières  larmes  couler...  mais  personne  ne  fit  atten- 
tion ni  à  mes  larmes  ni  à  moi-même,  alors,  je  m'assis  dans 
un  coin  et  j'écoutai  ce  qui  se  disait  autour  de  moi. 

A  la  vérité,  ce  que  j'entendis,  je  ne  le  compris  que  bien 
plus  tard,  parce  que  beaucoup  de  mots  n'avaient  point 
encore  de  sens  pour  moi. 

Ainsi,  j'appris  que  tante  Amélie  avait,  sans  compter, 
dépensé  la  fortune  de  son  mari  et  le  plus  clair  de  la  sienne 
et  sans  doute,  n'était-ce  point  son  droit,  puisque  tous  ces 
gens  le  lui  reprochaient  avec  aigreur.  J'appris  aussi  qu'elle 
avait  été  coquette  et  volage  et  que  pour  elle  la  foi  conju- 
gale n'avait  guère  plus  d'importance  qu'un  serment 
d'amour.  Même,  le  nombre  de  ses  liaisons  galantes  avait 
été  si  grand   que  vraiment  on  ne  savait  auquel  de  ses 


—  !34  - 

enfants,  son  défunt  époux  avait  pu  donner  le  jour;  quel- 
ques vieilles  filles,  entre  elles  échangeaient  des  propos 
médisants,  des  anecdotes  couraient  sur  ma  pauvre  tante, 
l'inconnu  du  testament  et  les  caprices  qu'il  pouvait  con- 
tenir rendaient  tout  ce  monde  bavard  et  fiévreux.  Un  mon- 
sieur décoré  et  d'air  martial  supputait  ce  qu'elle  laissait  en 
biens  meubles  et  immeubles;  certes,  résumait-il,  ma  pau- 
vre cousine  nous  a  donné  bien  du  fil  à  retordre,  outre 
qu'elle  a  tué  son  mari  à  force  de  le  tromper,  elle  a  gaspillé 
son  argent,  le  jetant  par  portes  et  fenêtres,  en  prêtant 
même  à  ses  amants,  mais  nous  devons  nous  féliciter  qu'elle 
ait  au  déclin  de  sa  vie,  rencontré  M.  Hippolyte...  et  comme 
une  respectable  dame  le  dévisageait,  étonnée  et  offusquée... 
M.  Hippolyte,  ajouta-t-il,  a  partagé  son  lit,  je  vous  l'ac- 
corde, mais  au  moins  il  n'a  point  frappé  à  la  porte  de  son 
coffre-fort,  tout  au  contraire,  il  a,  je  le  sais,  fait  fructifier 
notre  avoir  commun  par  de  bons  placements  de 
famille,  tels  que  moi-même  je  lui  en  eusse  indiqu 
Amélie  m'avait  fait  l'honneur  de  me  consulter. 

Plus  tard,  j'ai  compris  tout  ceci  et  dès  lors,  je  me  suis 
Imaginé  tante  Amélie  tout  autrement  qu'elle  m'apparut 
vraiment. 

Elle  avait  dû  être  une    dame  fraîche  et    élégante, 
laquelle  le  goût  de  l'amour  et  la  variété  bien  entendue  de 

amants  avaient  donné  une  sorte  de  bonté,   de  h 
manières  et  une  grâce  aristocratique. 

'i  mari  et  ses  enfants  morts,  elle  s'était  rei  n  de 

sa  famille,  dans  cette  aimable  petite  maison  où  parmi 

meuble^  «  Empire  N^  et  les  portraits  de  ses  parents  et  aïeux 

vieux  messieurs  à  grand  te  ou  à  perruque  poudrée, 

dames  en  robes  à  falba  rinolines— -traînait  une  odeur 

de  choses  démodées,  de  souvenirs  exquis,  de  fleurs  fané* 

là  voici  que  M.  Hippolyte  entra  dan- -a   vie,  c'est   un 
gr<>>    homme    sanguin    et  gourmand,   habile    en   alla 
régulier  et  maniaque...  lui  aussi,  il  m' apparaît  sous  un  jour 


ri-       . 

nouveau,  il  n'est  plus  seulement  l'hôte  de  ma  tante  Amélie, 
il  est  aussi  son  amant. 

Amélie  alors  n'est  pas  vieille...  à  peine,  son  corps  resté 
d'une  miraculeuse  fraîcheur  a  fini  de  mûrir,  par  les  chauds 
soirs  d'été,  elle  en  prête  les  charmes  au  dernier  objet  de  sa 
flamme,  et  il  se  réjouit,  ce  gros  homme  bien  portant  de 
découvrir  que  le  temps  n'y  marque  guère  ou  si  peu  son 
empreinte. 

Puis  les  années  passent,  tante  Amélie  a  maintenant 
soixante  ans,  Hippolyte  la  regarde  sans  plus  aucune 
volupté,  mais  avec  une  sorte  de  reconnaissance  attendrie 
tout  à  fait  approuvable...  la  maison,  au  surplus,  est 
chaude  et  tranquille,  à  l'heure  des  repas,  de  si  agréables 
fumets  l'embaument  qu'il  sourit,  mange  et  boit  de  bon 
appétit  et  parfois  au  dessert,  en  souvenir  du  passé  et  pour 
charmer  l'heure  présente,  il  baise  ma  bonne  vieille  tante 
dans  son  cou  où  quelques  rides  naissantes  se  cachent  sous 
ses  nattes. 

Enfin,  voici  tante  Amélie  tout  à  fait  vieille,  pour  tou- 
jours, elle  a  dit  adieu  à  l'amour,  elle  vit  tout  simplement, 
un  peu  comme  une  chatte  paresseuse  et  gourmande...  en 
faisant  sa  toilette,  elle  admire  parfois  d'un  œil  soudain 
rallumé  son  corps  dont  les  parties  intimes  ont  conservé  une 
surprenante  et  éternelle  fraîcheur,  elle  considère  ses  seins 
blancs  et  encore  fermes  où  des  mains  passionnées  et 
diverses  firent,  en  son  beau  temps,  naître  le  plaisir...  un 
moment,  alors  elle  ferme  les  yeux  et  le  souvenir  de  ses 
amants  la  remue  d'un  frisson  exquis  !  Puis  elle  s'habille  et 
elle-même  va  dans  la  cave  chercher,  pour  flatter  la  gran- 
dissante sensualité  d' Hippolyte,  quelque  bouteille  de  son 
vin  le  plus  vieux. 

C'est  ainsi  que  parfois,  je  revois  tante  Amélie...  et  c'est 
ainsi,  sans  doute,  que  je  l'aurais  vue,  si  au  temps  très  loin- 
tain où  elle  me  contait  une  histoire  de  sa  façon,  j'avais 
été,  non  point  un  petit  garçon,  mais  une  grande  personne, 
raisonneuse  et  clairvoyante.  Carlo  Ruyters. 


—  i36  — 
L'Offrande  d'Automne 

XTINK  | 

Voici  des  fleur  S)  des  fruits,  desfeuilL 

Paul  Vkrlajnb. 

Pour  fleurir  la  douceur  de  ta  mélancolie 

Je  V apporte  en  mes  bras  l'automne  radieux  : 

Prendscesfruits,prends  ces  fleur s  qu'octobre  au  parc  oublie 

Et  goûte  leur  beauté  chaque  jour  affaiblie  ; 

Dans  le  jardin,  malgré  la  clémence  des  eu 

Vois  l1  automne  mourir,  clair  et  silencieux. 

Erre  à  travers  le  parc  d'un  pas  silencieux, 
Puisque  la  saison  chère  à  ta  mélancolie 
Accueille  ta  venue  en  pavoisant  les  deux 
Oui  t'offrent  la  splendeur  de  ce  jour  radieux, 
Et  que  le  vent  léger,  d'une  voix  affaiblie, 
Te  chante  la  chanson  des  espoirs  qu'on  oublie. 

S'il  reste  des  regrets  il  faut  qu'on  les  oublu  ! 
Prends  cesjleurs,  prends  les  d'un  geste  sih  ncieux, 
Puis  en  signe  de  deuil,  d'une  main  affaiblit  , 
Comme  des  fleurs  de  rêveel  de  mélancolie, 
Mets  dans  tes  cheveux  longs  ce  bouquet  radieux 
Tandis  que  ta  pensé t  i  m  à  travt  rs  A  s  eu  ux. 

Déjà  le  crépuscule  a  tendu  sur  les  cieux 

Son  voile  transparent  :  c'est  l'heure  OÙ  l'on  ou! 

(  ",  si  f'h<  ure  OÙ  l'on  comprend  qiu  les  mots  radn  ux 

Nous  trompent  et  qu'il  faut  d'un  eo  ur  siU  nen  ux, 

0  mon  (imie,  aimer  pour  sa  un  Lue 

La  beauté  de  l'amour  qui  n  \  st  pas  affoibL 

//.//<  sse  pour  moi  m  peut  > 
Et  mon  amour  divin ,  vast,  eonu;;  UX, 

.  malgré  Vautomm  et  sa  tnéle 

1  l  amour  d'été  qm  jamais  on  n'oublie  ; 
Mais  il  ,  st  aujourd'hui  grave  <  t  silencit  UX 
Pour  t'apporti  r  le  don  de  mon  eo  ur  radie  ux. 


-  137  - 

Prends  ces  fruits,  prends  ces  fleurs  aux  parfums  radieux 

Pares  en  ta  tristesse  et  ta  grâce  affaiblie, 

Et  vois  dans  mon  regard  l'aveu  silencieux 

Passer,  ainsi  qu'u?i  vol  de  colombes  aux  deux  : 

Il  t'apporte  V amour  par  lequel  on  oublie 

Et  fiance  ma  joie  à  ta  mélancolie  : 

Mélancolie  exquise  où  l'amour  radieux 
S'oublie!  Heure  divine  et  musique  affaiblie  : 
Sous  les  deux  notre  amour  reste  silencieux. 

Henri  Liebrecht. 


Idylle  Rouge 

—  L'amour!  railla  René  Darly,  le  romancier  à  la  mode, 
en  suivant  des  yeux  les  volutes  bleues  de  sa  cigarette, 
sujet  de  poèmes  et  de  dessus  de  pendules  !  L'amour,  on 
chantait  cet  air-là  jadis  sur  les  clavecins  et  les  guitares. 
Fini  le  couplet  de  l'étudiant  et  de  la  grisette,  de  Béranger 
et  de  Paul  de  Kock,  fini  les  rires  et  la  bohème  de  nos 
lointains  vingt  ans.  Aujourd'hui  le  collégien  ne  rêve  plus 
des  yeux  de  fleur  d'une  Gretchen  ou  d'une  Marguerite,  il 
songe  «  aux  moyens  de  parvenir  »,  la  pensionnaire  elle- 
même  oublie  le  «  Prince  Charmant  »  pour  penser  aux  tour- 
billonnants plaisirs  du  «  plus  tard  »  et  au  brillant  mariage 
qui  doit  en  être  la  conséquence.  Oh  !  le  vrai  couple  mo- 
derne! l'arriviste  et  la  snobinette.  En  les  voyant  s'agiter, 
on  s'écrierait  volontiers  avec  Goncourt  :  «  Passants, 
aimez  pour  eux  »  ! . . . 

—  Alors,  l'amour  reste  le  mythe  introuvable  ?  Vous  ne 
l'avez  donc  jamais  rencontré,  vous,  le  subtil  psychologue 
des  âmes  féminines? 

—  Jamais,  fit-il,  soudain  plus  grave,  c'est  trop!  Jamais, 


-  i38  - 

ce  serait  de  l'ingratitude  envers  un  souvenir  qui  est  resté 
tout  chaud  encore  dans  les  cendres  de  mon  pas 

—  Oh!  raconte/,  racontez  vite,  implorâmes-nous,  sup- 
pliantes. 

—  Ce  n'est  pas  moi,  qui  en  fus  le  héros,  blagua  Darly, 
en  se  cambrant  avec  désinvolture  au  chambranle  de  la 
cheminée,  tout  fier  sous  sa  gouaille  de  son  attraction  de 
narrateur. 

—  C'était,  dit-il,  sur  la  Côte  d'Azur,  ce  paradis 
névrosées  et  des  snobs,  des  rastaquouères  et  des  vieilles 
«  Nichettes  »,  de  tous  ces  êtres  factices  agenouillés  devant 
le  Plaisir.  Dans  cette  cohue  trépidante  j'avais  distingué 
un  jeune  couple  (mes  voisins  de  table  à  Yhôte\Beaus<jour  ), 
dont  l'allure  sentimentale  m'intriguait.  La  curiosité  me 
poussant,  j'appris  par  la  liste  des  étrangers  qu'ils  s'appe- 
laient Monsieur  et  Madame  Opposkine. 

Tous  les  matins,  comme  des  oiseaux  frileux,  blottis  l'un 
contre  l'autre,  ils  lézardaient  sous  ma  fenêtre,  humant 
la  brise  odorante,  buvant  la  vie  qui  s'exhalait  de 
horizons  radieux.  Gracile,  adorablement  blonde,  un  vrai 
Lawrence,  elle  joignait  à  des  yeux  verdâtres  aux  chutes 
d'eau  vive,  une  fraîcheur  florale,  un  charme  printanier 
que  n'avaient  point  encore  déveloutés,  semblait-il. 
casmes  de  tout  ce  high-life  du  plaisir  et  de  L'argent. 

i  hiand  elle  passait  dans  l'air  bleu  du  matin,  on  eut  dit  une 
marquisette  Louis  XVI  cambrant  le  pied  pour  un  menuet. 
Jamais  elle  n'aperçut  les  regards  de  prière  que  je  lui  adres- 
sais, elle  ne  voyait  que  lui  |  j'en  étais  un  peu  jaloux  )  ;  lui.  ce 

sceptique  qui  portait  beau,  fleurait  bon,  marchait  sous  le 
panache;  lui,  cet  Adonis  eu  rupture  de  piédestal,  qui  lui 
sait  le  philtre  de  ses  prunelles  comme  une  courtisane 
manégée. 

Un  superbe  maie,  ma  foi,  dont  Les  souvenirs  devaient  se 
peupler  de  duchesses  hystériques,  de  jeunes  piaffeus» 
de   vieil!  3   >\  un    vrai  c  hors-concours  »  pour 


—  139  — 

l'embarquement  à  Cythère  !  L'inquiétant  éclair  de  ses  yeux 
parlait  de  compromissions,  d'aventures,  d'un  passé  bruis- 
sant de  soie  et  d'accords  de  guitare  et  de  perversité  ayant 
expérimenté  tous  les  raffinements.  Il  exacerbait  mes 
nerfs,  ce  joli  garçon  ;  il  paraissait  trop  certain  d'un  bonheur 
que  son  scepticisme  n'appréciait  point.  Involontairement, 
je  songeais  à  l'épervier  fondant  sur  la  colombe. 

Ils  aimaient  s'asseoir  sur  le  péristyle  de  l'hôtel  et  s'im- 
prégner de  la  beauté  de  ce  jardin  d'Armide,  avec  ses  pal- 
miers monstrueux,  ses  agaves  aux  lances  hérissées,  sa  mer 
de  saphyr  et  la  ceinture  d'or  de  son  soleil.  Peut-être,  la 
grâce  morbide  de  la  «  Riviera  »,  sa  traitreuse  langueur,  ses 
sensations  ardentes  de  poitrinaire  incantées  du  souvenir  de 
siècles  d'amour,  galvanisaient-ils  la  ferveur  de  leur  poème  ! 

Ma  fée  blonde  semblait  apeurée,  souvent,  au  sein  de  ces 
splendeurs  que  son  «  bien-aimé  »  respirait  à  pleins  pou- 
mons. Il  vibrait  dans  cette  atmosphère  qui  devait  être 
sienne,  dans  ce  pays,  qui  charrie  de  l'aventure,  des  chi- 
mères, des  sourires  et  des  larmes,  qui  abrite  plus  de  scan- 
dales que  de  vertus,  dans  ce  monde  qui  hospitalise  tout; 
indulgent  aux  turpitudes,  pourvu  qu'elles  soient  dorées  ; 
cosmopolite  et  accueillant  comme  une  entremetteuse  qui 
chanterait  le  «  Carpe  diem  »  entre  le  bleuissement  du 
large  et  les  élégances  d'une  ville,  «  parisianisée  »  devenue 
la  capitale  du  Luxe. 

A  la  nuitée  tombante  je  les  suivis,  maintes  fois,  jusqu'au 
Casino,  où  ils  allaient  s'enfiévrer  de  la  volupté  des  violons 
tziganes.  Bientôt,  las,  sans  doute,  de  la  monotonie  de  cette 
musique  poivrée,  ils  s'aventurèrent  chez  Dame  Roulette, 
où  je  les  retrouvai  plusieurs  soirs  consécutifs.  Toujours  la 
même  interrogation  se  posait  dans  mon  esprit  :  qui  donc 
sont-ils?..  Lui,  un  rastaquouère,  sans  doute,  mais  Elle? 

Mon  admiration  souffrait  de  voir  ma  «  princesse  loin- 
taine »  coudoyer,  insouciante,  l'avarie  de  ces  tares  mul- 
tiples. Elle  souriait  de  l'extase  des  joueurs  qui  attendent, 


-  uo  — 

en  «  croyants  »  la  réalisation  de  leur  rêve  d'or.  Elle  s'éton- 
nait du  silence  hostile  de  ce  temple  moderne,  où  l'on  ne 
perçoit  que  la  sonorité  des  louis,  qui  roulent  et  tintent  - 
cesse,  scandée  par  la  sonnette  du  tapis  vert  —  Rien  ne 
va  plus. 

Comme  elle  m'apparaissait  liliale  au  milieu  de  l'âpreté 
de  ce  décor,  égayé  seulement  par  les  toilettes  tapageuses 
de  filles  aux  frisons  oxygénés,  au  maquillage  outrecuidant 
qui  font  de  l'amorçage  la  poitrine  offerte,  l'œil  grivois,  les 
lèvres  incendiaires.  Pourtant,  l'avouerai-je!  bah!  je  ne 
suis  qu'un  homme  après  tout!  je  me  laissai  distraire  de 
mon  admiration  par  cette  ambiance  frelatée  dont  les 
voluptés  brutales  saturaient  l'air. 

Plus  observateur  que  joueur,  malgré  moi,  par  habitude 
plus  que  par  volonté,  je  suivais  leur  sillage,  intéres 
l'élasticité  de  leur  psychologie,  quand,  soudain,  se  g] 
parmi  elles  une  femme  enveloppée  dans  l'amplitude  frou- 
froutante d'un  manteau  de  soirée,  fanfreluche  de  dentel 
Oh!  la  superbe  créature  pensai-je!  Carmen  ou  Salomé  avec 
le  velours  de  ses  prunelles  orientales,  cette  pâleur  marmo- 
réenne, la  pulpe  humide  de  ces  lèvres  à  baisers,  ces  cheveux 
de  nuit  aux  luisants  de  miroir  et  le  modelé  de  ces  ham 
entrevues  dans  l'entrebâillement  du  camail  ! 

Devant  la  splendeur  charnelle  de  cette  apparition,  j'en 
oubliai  mon  petit  lotus  blanc.  La  belle  inconnue  me  le 
rappela,  «  illico  »  par  l'insistance  de  son  regard  brasillant, 
qui  perçait  comme  d'un  poignard  le  dos  du  brillant 
«  Opposkîne  ».  Il  y  avait  une  agonie  d'amour  dans  la 
détresse  de  ces  yeux-là, 

—  Lui,munnurai-je,  il  chavire  donc  ton-  I,  encore 

et  toujours,  lui  ! 

QSquementj  «  ma  ténébreuse  Salome  »  opéra  une  volte- 

.  eu  rabattant  avi  m  capuchon  de  dentelles. 

Je  remarquai  qu'à  ce  moment  le  «  Don  Juan  »  se  levait 

et  se  dirigeait  Vers   la  porte,  après  avoir  glissé  deux  mots 


—  ni  — 

à  l'oreille  de  sa  blonde  compagne.  Quelques  secondes  après 
son  départ,  à  pas  précipités,  mon  andalouse  le  suivit. 
Calme  et  souriante,  Madame  Opposkine  jouait  toujours... 
elle  n'avait  rien  vu,  tandis  que  je  sentais  de  l'orage  dans 
l'air,  du  poison  dans  ce  paradis,  un  péril  dans  ce  soir 
enchanteur,  l'impression  enfin  d'un  bonheur  impossible. 

—  Sensibilité  suraiguë  de  nerveux,  pensai-je  ! 

Ce  spleen  envahissant  et  plus  encore  ma  curiosité  me 
poussèrent  à  sortir  pour  secouer  les  folies  de  mon  imagi- 
nation. Au  dehors,  une  atmosphère  duvetée  m'enveloppa, 
c'était  une  nuit  du  midi  sereine  et  pure,  une  nuit  qui 
donnait  la  nostalgie  de  l'Idéal,  une  nuit  dont  la  clarté 
lunaire  rendait  plus  irréel  ce  coin  d'Ionie...  Je  m'hypno- 
tisais dans  cette  contemplation  et  me  laissais  bercer  par 
les  caresses  éparses  dans  l'air,  lorsque  j'aperçus  dans  le 
lointain,  près  d'un  pont  rustique,  un  couple  d'ombres 
qui  gesticulaient.  Intrigué  par  cette  pantomime  où  la 
femme  semblait  dominatrice,  je  m'approchais,  quand 
tout-à-coup,  comme  un  glas,  retentit  un  coup  de  revolver. . . 
l'homme  chancela...  deux  autres  détonations  résonnèrent, 
sinistres. . .  la  femme,  à  son  tour,  s'abattit. . .  Je  m'élançai  vers 
le  lieu  du  drame,  un  gardien  m'avait  précédé. 

Quelle  ne  fût  pas  ma  surprise  en  reconnaissant  la  brillante 
inconnue  et  le  beau  slave.  Ils  gisaient  côte  à  côte,  lui,  le 
front  troué  d'une  large  plaie  d'où  coulait  un  sang  vermeil 
qui  rougissait  d'un  fard  horrifiant  son  profil  de  Dieu  grec... 
Elle,  en  apparence  évanouie,  respirait  plus  fortement, 
seules  les  dentelles  de  son  corsage  se  teintaient  à  l'épaule 
de  macules  révélatrices. 

—  Le  Jeu,  sans  doute,  interrogea  le  gardien!.  Oh!  cet 
or,  rugit-il,  maudissant  du  poing  la  roulette,  mangeuse  de 
vies  humaines. 

—  Non,  répondis-je,  ce  doit-être  un  drame  d'amour. 
Allez  vite  quérir  un  médecin,  peut-être  pourrons- nous 
sauver  l'une  des  deux  victimes.  Pendant  qu'il  détalait  à 


-    142   - 

la  recherche  d'un  Esculape,  le  mourant  expira,  la  blessée, 
au  contraire,  rafraîchie  par  l'eau  dont  avec  mon  mouchoir, 
je  lui  tamponnai  le  visage,  ouvrit  les  )'eux  et  murmura  ce 
terrible  aveu:  «  Je  l'ai  tué...  je  l'aimais  trop  ce  voleur 
d'amour...  qui  m'avait  vendue...  pour  de  l'or  et  qui  m'a 
abandonnée  pour....  épouser  de  l'or.  » 

Je  lui  répondis  quelques  mots  consolants  en  essayant 
de  la  ranimer,  tout  espoir  ne  me  semblait  pas  perdu;  la 
balle  avait  dévié  fracturant  l'épaule.  Dans  les  allées  accou- 
raient quelques  personnes. . .  le  médecin . . .  le  gardien . . .  deux 
inconnus,  puis,  oh!  malheur,  ma  blondinette,  à  l'allure 
inquiète,  à  l'œil  interrogateur. 

—  Ah  !  la  pauvre,  m'écriai-je. 

J'aurais  voulu  voler  au  devant  d'elle  pour  amortir  le 
choc,  pour  qu'elle  ne  vît  point  l'autre,  mais  la  poitrine  de 
sa  rivale  hoquetait  contre  mon  genoux...  L'angoisse  qui 
m'étreignit  à  ce  moment  est  inénarrable...  les  arrivants 
nous  touchèrent,  enfin;  alors  se  déroula  une  scène  tra- 
gique, qui  me  donne  encore  le  frisson.  Madame  Op] 
kine,  avec  un  cri  rauque,  s'agenouilla  près  du  défunt, 
l'embrassant  avec  folie,  ensanglantant  ses  joues  à  celK 
«  l'aimé  »,  lui  prodiguant  les  mots  de  tendresse  les  plus 
fous,  le  conjurant  de  vivre  pour  le  pardon  et  pour  l'oubli. 

Quand  elle  s'aperçut  que  le  froid  de  la  mort  répon 
seul  à  son  étreinte,  elle  se  releva  avec  les  veux  d'une 
Euménide  et  voulut  se  jeter  sur  la  blessée  qu'elle  aurait 
déchiquetée  de  ses  ongles  :  «  —  Infâme,  criait-elle,  pour- 
quoi me  l'as-tupris?»  Je  la  repoussai,  suppliant  «  —  Ma- 
dame, de  gr&ce,  elle  souftre.  »  —  «Qu'importe,  clamait- 
elle,  elle  n'expiera  jamais  assez.  » 

Ému  de  cette  férocité  d'amoureuse,  j'allais  m'imerposer 
encore  lorsque  je  la  vis  battre  l'air  de  ses  bras  i 
nouir,  le  médecin  s'empressa  près  d'elle  pendant  que  nous 
attendions,  le  cu-nr  révulsé,  un  dénouement  à  ce  drame  de 
chair  et  d'or. 


—  143  ~ 

Peu  à  peu,  la  pauvrette  revint  à  la  vie,  et  promenant 
autour  d'elle  un  regard  vague  d'abord,  puis  soudain  déli- 
rant et  joyeux,  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  où  je  perçus 
comme  le  choc  d'un  cristal  qui  se  brise!  Ah!  ce  terrifiant 
et  lugubre  rire  dans  lequel  s'envola  sa  petite  âme  trop 
frêle  pour  supporter  le  poids  de  nos  douleurs  humaines  ! 

J'échangeai  avec  le  docteur  un  coup  d'œil  navré,  pen- 
dant qu'inconsciente,  elle  se  levait  avec  des  grâces  de 
chatte,  lissait  ses  cheveux,  cueillait  des  fleurs  et  valsait 
enfin  dans  un  bal  imaginaire,  qui  lui  coûtait  la  raison. 
L'idylle  bleue  finissait  rouge!...  Pauvres  fleurs  de  passion 
qui  avaient  oublié  que 

Les  êtres  aimés  sont  des  vases  de  fiel  qu'on   boit  les  yeux  fermés. 

Chassant  l'évocation  tragique  sous  laquelle  nous  vibrions 
encore,  Darly  gouailla  :  «  Ne  vous  avais-je  point  promis 
une  page  d'amour  vrai?...  Ah!  l'heureux  gaillard!!  Quelle 
apothéose  pour  la  mort  d'un  homme  !  Quel  roman  !  » 

Héléna  Clément. 

Verlainienne 

//  est  tard  dans  nos  cœurs, 
Récitons  des  prières. . . . 

Saint  Verlaine  qui  êtes  aux  deux 

Ayez  pitié  de  nous  ; 

Que  votre  nom  soit  sanctifié  parmi  les  doux, 

Les  hiwibles,  les  pasteurs, 

Les  tristes,  les  lumières. 

Saint  Verlaine  qui  êtes  aux  deux 

Donnez-nous  aujourd'hui  notre  pain  quotidien, 

Nous  avons  faim  d'amour 

Et  les  maisons  sont  vides. 


—  H4  — 

Vers  ce  monde  courbé  sons  le  demain  trop  lourd 
Qui  vient, 

Tendez  votre  sourire  et  dans  nos  mains  avides, 
Saint  Verlaine  qui  êtes  aux  deux, 
Mettez  un  peu  d'aumône  et  quelque  chaste  tt  ; 
Donnez-?ious  le  bâton  pèlerin  qui  chemine, 
Et  comme  une  relique  ancestrale  et  divine 
Vos  enfants  appuieront  sur  elle  leur  été. 

Saint  Verlaine  qui  êtes  aux  deux 

Je  pense  à  vous,  ce  soir,  sur  la  route  de  vie 

Où  je  marche  pénible  et  lamentablement; 

Et  je  marche  malgré  mon  âme  endolorie 

Car  je  sais  qu'atc  tournant 

Je  croiserai  V auberge  et  vous,  bon  hôtelier, 

Qui  me  prendrez  le  sac  et  m'ouvrirez  la  porte 

O  la  table  dressée  à  l'ombre  du  cellier! 
Il  fait  doux  dans  le  clair-obscur  où  je  vous  eau 
Où  vous  ?n } écoutez  vivre  et  boire  le  vin  rose 
Que  vous  avez  gardé  pour  de  tard  voyageurs  ! 

Je  n'ai  plus  faim,  je  n'ai  plus  soif,  c'est  mon  bonheur. 
Je  n'ai  plus  faim,  ma  soif  est  morte. 

Saint  Verlaine  qui  êtes  aux  eienx, 
Je  pense  à  vous  sur  le  chemin 
Que,  parmi  le  doute  des  yeux, 
Trace  V ombre  de  votre  main  ! 

Emile  Sicard, 


^ 


9* 


-  145  — 
Etat  d'âme 

A  M.  Henri  Thiébaut. 

Mon  âme  est  aujourd 'hzu  comme  une  âme  bercée 
En  des  poses  de  calme  et  de  béatitude, 
Et  pourtant  je  vois  bien  que  dans  son  attitude 
Elle  se  sent  plutôt  com?ne  une  âme  blessée. 

Est-ce  joyeux  qu'il  est,  mon  cœur?  ou  s  il  est  triste  ? 
Sais-jemoi  si  je  pleurs  ou  si  je  ris  un  peu? 
Ai- je  le  sang  de  glace  ou  les  veines  en  feu  ? 
Oh!  qui  dira  jamais  Uétat  d'une  âme  artiste? 

Rien  ne  m'enchante  et  rien  aussi  ne  me  chagrine, 
Sais-je  ?noi  si  je  vis  ou  si  je  meurs  un  peu  ? 
//  passe  dans  mon  cœur  des  choses  dont  le  jeu 
Me  dérobe  à  moi-même  et  soudain  m'illumine. 

Je  suis  très  doucement  heureux  et  c'est  le  charme 
Adorable  et  muet  de  ce  moment  donné, 
Où  l'âme,  comme  fait  un  enfant  pardonné, 
A  travers  le  sourire  efface  encor  des  larmes. 

Et  c'est  cofnme  de  longs  nuages  en  cortège, 
Qui  passent  lentement  sur  ?non  triste  bonheur  ; 
Et  c  est  aussi,  parfois,  comme  si,  dans  mon  cœur 
Dans  un  peu  de  soleil  to?nbait  un  peu  de  neige. 

Et  c'est  enfin  l'image  étrange  et  triste  encor 
De  ces  vieux  carillons  qui  chantent  dans  nos  villes, 
Où  se  mêle,  aux  éclats  des  cloches  qui  jubilent, 
Le  sanglot  alterné  de  trois  cloches  de  mort. 

Marcel  Angenot. 


-  i46  - 

Chroniques  du  Mois 


LES   POEMES 

Les  Cygnes  Noirs,  par  Léon  RocQri  re  de  Fran 

—  L'école  actuelle  a  créé  un  genre  particulier  de  sensibilité-  poétique. 
Peu  à  peu  elle  a  introduit  dans  la  poésie  le  culte  du  moi,  dont  B 
fut  le  merveilleux  psychologue,  mais  en  même  temps,  sortant 
de  la  tour  d'ivoire  où  les  Romantiques  s'étaient  enfermés  pour 
comprendre  ce  moi,  nous  avons  cherché  à  analyser  les  rapporta  de 
notre  personnalité  avec  la  nature,  nous  avons  demandé  à  celle  i 
raisons  et  des  moyens  d'affiner  cette  sensibilité  et,  de  la  sorte,  nous 
avons  appris  à  reconnaître  quelles  influences  la  nature  avait  sur  nous. 
Notre  sentimentalité  a  trouvé  dans  les  décors  naturels  ceux  dont  la 
dilection  lui  était  chère  et  nous  avons  tout  simplement  abandonné 
cette  recherche  exagérée  de  symbolisme,  par  laquelle  l'école  de  1885 
créa  un  milieu  factice  de  féeries,  de  légendes  et  de  chimères  d'où  la 
vie  se  retirait  peu  à  peu. 

Albert  Samain  et  Verlaine,  Régnier  et  Guérin  nous  ont  apj 
aimer  la  mélancolie  nostalgique  des  heures  de  crépuscule  et  des  jour- 
nées automnales.  Nous  préférons  la  nuance  à  la  couleur,  nous  goûtons 
mieux  les  musiques  en  sourdine,  la  tristesse  des  jours  de  pluie,  la 
douceur  de  la  solitude  et  du  silence,  tout  ce  qui  fait  à  notre  âme  un 
voile  impalbable  grâce  auquel  elle  sou  lire  moins  de  la  brutal  it 
choses  et  qui  nous  force  moins,  comme  le  disait  Ephraîm  Mikhaél. 
«  à  prendre  notre  part  dans  le  péché  de  vivre  ». 

Léon    Bocquet,   qui   fut  récemment    l'historien   attendri   d'Albert 
Samain  (1),  a  réuni  dans  un  recueil  intitulé  L< 
poèmes  de  la  période  1899-1903.  Un  charme  pénétrant  et  subtil  se 
dégage  de  la  profonde  harmonie  de  ces  vers  et  de  leur  émotion  atten- 
drie. C'est  la  grâce  souple  d'une  élégie  triste,  la  musique  intérieure 
d'un  cœur  et  d'une  âme  qui  s'exhale  en  mots  gi 
L'écho  de  la  chanson  mélodieuse  que  le  vent  chante  dans  l< 
du  crépuscule,  la  nostalgie  de  rêves  ardents  éveilles  par  le  souvenir 
d'ancêtres   partis   vers  l'inconnu   des   Rondes  en   abandonnant   leurs 
voiles  au  vent  du  large,  le  roman  d'une  âme  amoureuse  qui  se 
vient  du  charme  des  veillées  d'hiver  dans  la  petite  maison,  entourée 
du  jardin  clair  où  poussent  les  digitales  pourpres,  les  rêveries  .1  l'aube. 

parmi  la  rosée  et  les  pleurs  de  la  nuit,  devant  l'étang  solitaii 

voguent  vers  le  poète  l'escadre  endeuillée  des  cygnes  nous,  c'est  le 
songe  du  silence  dans  les  maisons  closes,  dans  les  bois  et  dans  la  plaine 
où  la  neige  tisse  son  suaire  et  c'est  l'élégie  adorable  qui  mit  dans  cette 

aine  le  parfum  de  l'amour,  pareil  à  celui  qui  vient  des  branches  lourdes 
au  cœur  du  printemps! 


M  oie  et  ses  œuores,  par  Léon  liocy 
Voir  larticle  inspiré  par  ce  volume  dans  le  Thyrse de  septembre  1905. 


-  i47  - 

Et  ma  chair  et  mon  cœur  et  mon  âme  tressaille?it 
D'un  ineffable  et  tendre  et  soletinel  émoi 
Parce  que  le  bonheur  approche  et  tend  vers  moi 
Ses  doigts  gemmés  du  bel  anneau  des  fiançailles. 

Ils  ont  quitté,  les  cygnes  noirs  de  mes  ennuis, 

Les  feuillages  obscurs  et  la  brume  obstinée 

Qui  tressaient  sur  les  bords  de  l'étang,  l'autre  année, 

Les  grands  cyprès  de  l'ombre  aux  mélèzes  des  nuits. 

Et  c'est  fini  des  soirs  douloureux  et  des  veilles 
Qui  jetaient,  sanglotant,  mon  courage  à  genoux 
Et  l'ouragan  mauvais  s'est  écarté  de  nous, 
Mon  âme,  et  nos  désirs  et  notre  orgueil  s'éveillent. 

Le  poète  Léon  Bocquet  annonce  à  paraître  un  autre  volume  de 
poèmes,  titré  La  Lumière  d'Hellas;  puisse-t-il  être  le  poème  de  la 
joie,  aussi  harmonieux  que  celui  de  la  mélancolie  tendre  des  Cygnes 
Noirs,  puisse-t-il  être  celui  qui  fera  venir  vers  nous,  dans  la  joie  de  la 
vie  et  de  l'amour,  le  vol  lumineux  des  cygnes  blancs,  frères  du  cygne 
de  Lohengrin  ! 

Les  Cris  du  Solitaire,  par  Louis  Thomas.  (Paris,  édition  de 
Psyché).  — Que  différente  de  l'inspiration  de  Lily,  dont  il  fut  ici  parlé 
récemment,  est  celle  des  poèmes  publiés  sous  le  titre  collectif  Sub 
regno  Cynarae,  dont  voici  la  seconde  série  !  Il  y  a  là  une  force  âpre, 
une  misanthropie  songeuse  et  douloureuse,  un  dégoût  de  la  vie  et  du 
rêve,  un  désir  de  la  solitude.  Ce  sont  de  beaux  poèmes. 

Dans  l'univers  changeant  il  n'est  rien  que  j'envie. 

C'est  la  conclusion  du  poète  qui  a  cherché  dans  toutes  les  formes  de 
la  vie,  dans  la  nature  et  dans  l'amour,  une  raison  de  vivre  !  J'avouerai 
à  Louis  Thomas  que  ce  pessimisme  me  séduit  moins  que  la  belle  foi 
dans  la  vie  :  pourquoi  douter  ainsi,  il  ne  le  dit  point.  Est-il  sûr  de 
n'avoir  point  demandé  aux  choses  ce  qu'elles  ne  pouvaient  point  donner 
et  refusé  de  prendre  ce  qu'elles  offraient  à  sa  jeunesse  !  Qu'il  retourne 
vers  Lily  :  elle  attend,  elle  sera  maternelle  et  bonne  et  amoureuse 
pour  étouffer  les  cris  du  solitaire  ! 

Le  Chalumeau  de  Pan,  par  Henri  Gadon.  (Edition  de  la  revue 
Psyché,  Paris).  —  Je  déplore  peut-être  qu'il  y  ait  si  peu  de  vers  en  ce 
très  petit  livre.  Ceux  que  le  poète  consentit  à  nous  offrir  sont  délicieux 
de  mélancolie  attendrie  et  de  musique  intérieure.  Ce  sont  des  chants 
doux  et  graves,  embrumés  d'automne  et  de  rêverie,  pareils  à  ceux  que 
Pan,  le  dieu  qui  n'est  point  mort,  modulait  sur  son  chalumeau  cham- 
pêtre aux  soirs  bleus,  devant  la  mer  de  Sicile  que  l'ombre  rendait 
violette.  Il  s'asseyait  aux  pentes  d'un  mont  silencieux  et  là,  pour  lui 
seul,  attentif  à  la  cadence  alternée  des  notes,  il  jouait  longuement, 


—  148  — 

sans  voir  que  la  mélodie  faisait  danser  le  ch<eur  des  Nymphi 
Le  dieu  chantait  : 

y  ai  pris  dans  ma  main  comme  en  une  coupe 
L'eau  claire  du  lac  au  reflet  d'argent, 
Elle  est  retombée  en  épcrlement, 
Et  j'ai  regardé  ma  main  qui  s'égoutte. 

L'haleine  du  vent  a  passé  sur  moi, 
L'eau  froide  a  pleuré  sa  dernière  opale, 
Le  lac  solennel  à  mes  pieds  s'étale 
Et  j'ai  regardé  se  sécher  mes  doigts. 

Le  vent  a  cessé,  le  lac  est  tari , 
Je  suis  solitaire,  errant  en  la  vase, 
Devant  moi  je  tiens  ma  main  qui  s'évase, 
Oèlongue,  élancée  vers  l'horizon  gris. 

Et  pour  avoir*  écouté  un  soir  le  vent  redire  ces  chansons  du  dieu 
triste,  le  poète  en  a  retrouvé  et  redit  pour  nous  les  mots  de  mélancolie 
et  les  vers  de  crépuscule. 


L'Allée  des  Mortes,  par  Alexandre  Arxoux.  (Paris.  E   Sansot 
etCio).  —  Le  poète  ne  craint  point  de  mettre  en  épigraphe  à  la  première 
partie  de  son  livre,  qui  en  est  aussi  la   meilleure,  cette  phras 
Maurice  Barrés  :  Je  suis  un  être  jeune  et  sensible  dont  la  vision  de  Puni- 
vers  se  transforme  fréquemment.  Il  y  a  là  un  aveu  sincère  dont  il  ne  faut 
point  dédaigner  l'avertissement  à  l'instant  de  dégager  la  pensée  de  06 
livre.  Nous  n'y  trouverons  pas  l'ordonnance  regulièrede  poèmes  d'inspi 
ration    similaire.    Bien    au    contraire,   ce  sont  ici  des   in 
impressions)  des  sensations.  Il  y  a  là  des  notations  de  sentiments  har- 
monieux et  tendres.  La  douceur  un   peu  nostalgique  et  pleine  de 
mélancolie  des  poèmes  d'Henri  de  Régnier  —  celui  des  Jeux 
et  Divins  ou  des  Médailles  I  Argile  —  se  retrouve  ici  dans  Le  constant 
souci  de  chercher  en   1  aine  des  choses    la   poésie  qu'elle  renferme. 
L'Allée  des  Moi  :  I  l'évocation  des  chères  ligures  de  deux  femmes 

à  jamais  disparues  qui  tour  à  tour  peuplèrent  la  vie  du  poète  de  la  g 
successive  et  diverse  de  leurs  j  de  leurs  pensées.  L'une  étant 

vive  et  Capricieuse,  l'autre   lilencieUSe  et    recueillie    M  deux 

moururent  et  le  poète  vit  à  présent  de  leurs  souvenirs  qui  peu  à] 

mêlent  en  lui  pour  former  à  son  imagination  la  ligure  idéale  de  celle 
qui,  un  soir,  viendra  s'asseoir  sur  la  pierre  de  son  foyer.  /...- 

■'A  gardent  la  dure  poésie  des  amours  défunts  dans  le  parfum  qui 

irde  aux  plis  du  rideau,  dans  le  bruit  familier  de  l'eau  d 
demarbreoule  nie  au  tournant  d'une  all< 

les  mille  souvenus  qui  font  revivre  l'amour  et  réveillent  le  I 
divill   de  l'Ombre  et    de  la  Mort.    Kn    vain  lepoète  a  t  il   voulu  avec 
SOn  fève,    trouver  un  sens  à  la    vie.  L'enfant 
partit  vers  l'inconnu  du  monei  îerche.  Ils 

se  retrouvèrent  un  soir  au  bord  des  chemins  et  Leïla  lui  dit  : 


—  H9  — 

J'ai  rencontré  la  mort  sur  le  chemin, 
Qui  tenait  une  faux  dans  ses  mains 
Et  qui  cherchait  aussi  la  Vie.     m 
Mieux  vaut  vivre  îin  songe  imprécis. 

Ce  dernier  vers  est,  me  paraît-il,  la  leçon  qu'il  faut  tirer  de  ce  livre 
harmonieux  et  doux. 

Le  Miroir  d'Étain.par  Maurice  Levaillant.  (Paris,  édition  de  la 
Revue  des  Poètes).  —  Celui-ci  s'ajoute  à  la  liste  longue  déjà  des 
volumes  d'inspiration  antique.  La  Grèce,  berceau  de  notre  poésie, 
revit  dans  le  charme  mélodieux  et  pur  de  ces  poèmes  de  pensée 
classique.  Ce  livre  souffre  peut-être  de  venir  après  Les  Jeux  rustiques 
et  divins  du  beau  poète  de  Henri  de  Régnier,  après  les  vers  de 
Heredia,  de  Sébastien-Charles  Leconte,  de  notre  cher  Valère  Gille, 
de  Samain,  d'autres  encore,  tous  guidés  par  André  Chénier  Qui  donc 
fera  quelque  jour  l'histoire  de  cette  lignée  de  poètes  qui  traversa  le 
dix-neuvième  siècle  en  une  chaîne  ininterrompue?  Elle  serait  curieuse. 
Le  Miroir  d'Etain  reflète  des  images  graves  et  charmantes,  d'un  dessin 
délicat  et  l'on  sent  la  sûreté  d'exécution  d'un  parfait  ouvrier  du  vers  : 

Ainsi  que  vous  orniez  la  coupe  ou  le  cratère 
Jadis,  j'ai  dessiné  ces  tableaux  lentement, 
Sûr,  ô potiers  d' Attique,  ô  vieux  maîtres  cléments, 
Que  si  ma  ligne  est  lâche  ou  ma  couleur  obscure 
Vous  sourirez  pourtant  à  mes  pâles  figures 
Puisqu'au  moins  f  ai  tenté  de  dire  dans  mes  vers 
La  splendeur  dîc  soleil  dans  le  ciel  large  ouvert, 
La  caresse  de  l'air  à  la  lumière  amie, 
Et  l'heure  harmonieuse  et  la  molle  eurythmie. 

Le  volume  se  clos  par  une  partie  intitulée  La  Guirlande  de  Lierre. 
C'est  la  traduction  en  vers  de  trente  épigrammes  de  Léonidas  de 
Tarente,  un  des  meilleurs  poète  de  l'Anthologie,  celui  dont  Méleagre  a 
dit  que  ses  poèmes  ressemblent  «  aux  corymbes  robustes  de  lierre  ». 
Ces  épigrammes  votives  et  funéraires  nous  font  en  effet  goûter  le  charme 
de  ce  poète  délicat.  Le  poète  Jules  Mouquet  —  notons  ceci  en  pas- 
sant—  a  traduit  une  série  d'épigrammes  du  même  écrivain.  On  les 
lira  avec  plaisir  dans  le  n°  du  Beffroi  de  juin-juillet  1906. 

Don  Quichotte,  poème  dramatique,  par  Maurice  Couallier. 
(Edition  de  la  Revue  des  Poètes,  Paris.)  —  Ce  poème  écrit  en  vers 
élégants  et  souples  met  en  scène,  dans  un  dialogue  à  trois  person- 
nages, Don  Quichotte,  le  pâle  héros  lunaire  qui  fut  la  dupe  de  la  vie, 
son  fidèle  Sancho  Pança,  le  bon  sens  fait  homme  et  Guillemet,  le 
jongleur  errant  qui  va  par  le  monde  semant  le  rêve  et  la  poésie.  C'est 
entre  ces  trois  hommes  qui  cherchèrent  dans  la  vie  quelque  chose 
qu'ils  n'y  trouvèrent  point,  un  dialogue  tragique  et  poignant,  sur  le 


—  150  - 

bord  de  la  tombe  où  va  descendre  Don  Quichotte  et  avec  lui  tant 
d'espérances  déçues.  Et  c'est  l'annonce  d'un  autre  règne,  celui  delà 
Réalité  brutale  et  méchante  qui  a  tué  le  Ré\ 

La  Dame  aux  Songes,  par  A.-R.  Schnebbergrr (Paris,  E.  Sansot 

etCie).  — Un  curieux  poème,  empreint  d'une  philosophie  singulu 
peut-être  un  peu  confuse.  Il  y  a  là  le  mysticisme  de  Verlaine  uni  à  la 
poésie  profonde  de  Maeterlinck.  Si  étrange  que  cela  puisse-  paraître, 
ces  deux  noms  se  rencontrent  dans  le  liminaire  du  livre,  cherchant 
entre  deux  œuvres  un  lien  de  pensées.  L'auteur  le  découvre  dans  «  la 
religion  de  l'âme  »,  qui  est  selon  lui  la  religion  de  l'avenir  et  dont 
ce  poème  serait  un  psaume,  le  premier  psaume  d'une  religion  qui 
s'étaye.  Il  a  voulu  «  tenter  de  sonder  les  profondeurs  de  la  douleur 
immense  de  l'âme  chrétienne  »  afin  d'apporter  à  cette  âme  la  ce; 
tion  de  sa  philosophie.  La  pensée  de  l'œuvre  reste  indécise  et  ne  donne 
point  une  suffisante  confiance  par  le  développement  clair  d'une  idée 
juste. 

Chants  de  Soleil,  par  Marie  de  Sormiou.  (Paris, librairie  Pion).— 
De  beaux  vers,  les  chants  frémissants  d'une  âme  ardente.    Dans 
poèmes  palpite  la  nature  du  Midi,  la  Provence  chaude,  le  soleil,  la  mer, 
la  Crau,  toute  cette  merveille  qui  met  son  parfum  dans  les  vers  divins 
du  grand  Mistral.  Marie  de  Sormiou  a  la  sensibilité  aiguë  de  ses  » 
en  poésie,  Lucie  Delarue-Mardrus,  Mmode  Noailles...  C'est  un  poi 

Un  Rêve  à  l'Aimée,  par  Pol  Herry.  (L'Edition  Artistique^  1 
Liège)    —Une  variation  sur  le    thème  de  l'éternelle  chanson.' 
agréable  à  lire  mais...  autant  en  emporte  le  vent  !  Autre  chose,  s'il  vous 
plaît!  Ne  mette/  pas  tant  de  talent  à  tourner  des  couplets  de  romance 
fade  !  (  )u  bien  alors  demandes  de  la  musique  à  Paul  I  ielmet  ! 

Mémento.  —  Henri    Martineau,  le  poète  des    Vtgn  m'a 

envoyé  quelques  vers.  Cette  agréable  mais  très  mince  plaque tt< 

intitulée  Mimoii  tout  ce  qui  reste  d'un  roman  d'amour,  plutôt 

que  vécu,  le  reflel  d'une  passion  !  I-  t  doux,  l'inspiration 

est  racinienne,  Henri  Lu 

Prochainement:    Vivre,  par  Cécile   Périn;   /. .  mdê,  par 

un  ;  L,  Reperd <T Ambre x  par  Henri  Stn 


THEATRE   PUBLIE 

Fany,  comédie  en  troi  isDblati  rade 

tique  ArttsHqk  —  11  semble  bien  difficile  de  parler 

d'une  pièce  d'auteur  belge  sans  (aire  dans  le  même  temps  quelques 

considérations  plus  OU    moins  opportunes  sur   le  Théâtre  Belge  lui- 
même. 


—  I51  — 

Pourtant,  les  rapports  entre  ce  que  sont  ces  pièces  et  ce  que  devrait 
être  cette  branche  spéciale  de  notre  activité  littéraire  sont  plus  appa- 
rents que  réels. 

A  part  de  rares  et  très  hautes  exceptions,  notre  Théâtre  subit  l'in- 
fluence de  l'esprit  français  d'une  façon  si  générale,  qu'il  me  paraît 
malaisé  de  déterminer  s'il  faut  voir  dans  notre  soumission  un  signe 
d'impuissance  ou  la  marque  de  notre  volonté  à  suivre  le  Théâtre 
Français  dans  ses  lois  et  ses  caprices,  sa  forme  et  sa  moralité. 

A  cet  état  de  choses,  il  y  a  plusieurs  raisons  ;  les  unes  concernent,  le 
métier  spécial  qu'exige  la  scène,  les  autres  la  philosophie  ou  les  déduc- 
tions psychologiques  que  nous  voulons  tirer  de  nos  drames  ou  de 
nos  comédies.  L'exposé  de  ces  raisons  constitue,  il  me  paraît,  l'expli- 
cation de  l'infériorité  provisoire  où  nous  nous  trouvons. 

L'écrivain  belge  est  avant  tout  descriptif;  qu'il  nous  découvre  un 
paysage  ou  une  âme,  il  procède  volontiers  et  par  périphrases  et  par 
gradations  ;  les  développements  rapides,  les  situations  brusques  et 
violentes  lui  sont  inconnus  et  son  art  théâtral  s'en  ressent. 

L'intérêt  passionnel,  sentimental  ou  autre,  de  nos  comédies  ou  de 
nos  drames  perd  de  sa  puissance  initiale  en  raison  même  de  la  lenteur 
avec  laquelle  il  nous  est  exposé  :  c'est  là  une  faute  essentielle;  nos 
personnages  ne  vivent  pas  assez  et  généralement  ils  parlent  beaucoup 
trop,  ce  qui  diminue  singulièrement  le  plaisir  ou  l'émotion  que  peut 
éprouver  le  lecteur  ou  le  spectateur,  qui  involontairement  les  précède 
dans  une  action  dont  les  raisons  diverses  lui  sont  exposées  avec  un 
luxe  de  détails  excessif. 

En  un  mot,  nos  pièces  de  théâtre  sont  écrites  comme  sont  écrits  nos 
romans  et  ce  qui  est  utile  pour  ceux-ci  peut  ne  pas  l'être  pour  les 
premières. 

Au  point  de  vue  moral,  nous  rencontrons  d'autres  écueils. 

Evidemment,  nous  cherchons  à  mettre  à  la  scène  des  caractères. et 
des  types  nouveaux  —  cette  intention  est  des  plus  logiques  —  mais 
pour  ceux  qui  veulent  surtout  voir  dans  le  théâtre  la  paraphrase 
émue  ou  ironique  de  mœurs  autochtones,  la  moisson  est  particuliè- 
rement décevante 

Les  caractères  manquent...  et  si  nous  les  inventons,  ou  bien  ils  sont 
impossibles,  ou  bien  ils  n'ont  rien  d'inédit,  ou  bien  encore  nous  dimi- 
nuons leur  valeur  en  les  isolant  dans  une  action  trop  mince  en  faits 
propres  à  leur  donner  le  relief  voulu. 

Beaucoup  d'esprits,  et  des  plus  élevés,  ont  déploré  cette  situation- 
qui,  à  la  vérité,  est  fort  logique. 

Ayant  appris  l'art  du  théâtre  dans  le  théâtre  français,  pourrions- 
nous  ne  point  nous  imprégner  de  ses  façons  et  de  ses  coutumes  et  dès 
lors  que  nous  voulons  étudier  les  gens  qui  vivent  à  nos  côtés, -pour- 
rions-nous déterminer  soit  les  mobiles,  soit  les  passions  d'un  peuple 
qui  n'a  point  encore  trouvé  son  originalité  définitive,  sans  errer  dans 
les  détours  de  recherches  psychologiques  certes  fort  intéressantes, 
mais  en  aucun  point  scéniques. 

Je  ne  voudrais  pas  prendre  l'air  d'avoir  découvert  le  moyen  de 
sortir  de  cette  impasse. 


—    152    - 

Et  pourtant,  si  nous  voulions,  avec  le  Bons  pathétique  des  choi 

la  vie  que  souvent  nous  déployons  dans  nos  romans,  faire  du  théâtre 
qui  soit  au-dessus  des  préoccupations  de  notre  race,  sinon  de  notre 
époque,  qui  ait  un  caractère  plus  élevé,  plus  international,  si  je  puis 
dire,  il  est  certain  que  nous  arriverions  à  nous  imposer  et  à  prendre 
sur  nos  scènes  une  place  plus  sûre  et  plus  digne  certes  que  celle  hasar- 
deuse et  périssable  que  nous  procureraient  des  pièces  bien  faites 
(assurément,  nous  y  arriverions)  mais  d'une  intention,  d'une  mora- 
lité insignifiantes  et  sans  lendemain. 


Mais  j'en  arrive  à  vous  parler  de  Fany,  la  comédie  de  M.   I  k  lia 
que  j'ai  lue  avec  le  plus  grand  intérêt  et  parfois  avec  émotion. 

Fany  est  l'étude  d'un  caractère  de  jeune  fille;   ce  caractèr 
curieux,  d'aucuns  diront  impossible,  mais  fort  original,  fort  imprévu. 

M.   Delattre    nous    montre   une  jeune    fille  d'une   bonne    famille 
bruxelloise  qui,  abandonnée  par  un  amant   qu'elle  n'aime  gui  : 
auquel  seule  une  surprise  de  sa  chair  l'a  donnée,  refuse  d'épou» 
séducteur  encore  qu'elle  sente  les  premiers  effets  de  la  grossesse. 

Fany  veut  expier  sa  honte  sans  lier  sa  vie  à  celle  d'un  homme  qu'elle 
méprise,  et  ainsi  par  cette  résolution  généreuse,  elle  se  met  au  ci 
de  la  morale  quotidienne  du  monde  dont  elle  refuse  de  suivi 
habituels  principes.  Un  an  après,  elle  accepte  la  main  d'un  homme 
que  même  dans  sa  faute,  elle  n'avait  cessé  d'aimer:  la  pièce  finit 
de  façon  attendrissante  et  consolante  à  la  fois  :c  Fany,  au  b 
fiancé,  regarde  la  vie  avec  espoir  et  confiance,  elle 
douloureuse  expérience,  forte  de  la  victoire  qu'elle  a  remportée 
elle-même  et  sur  l'obstruction  du  milieu  bourgeois  où  elle 

i ut  la    main  de   l'homme  qui  sans  amour  l'avait   possédée,  en 
acceptant  celle  de  l'homme  qui  l'avait  respectée  et  aim.    . 

Tout  ceci,  cet  héroïsmi  tbnégation,  cette    fierté,   peuvent 

paraître  invraisemblables,  mais  cette    invraisemblance   menu-  donne 

trois  journées  »  de  Fany  une  force  sentimentale  supplémentaire. 

Malheureusement,  il  n'y  a  pasquecela  dans*  I  peut-être 

>trop  peu  et  fallait  il  pour  donner  de  I  conflit 

une  virtuosité  que  le  dialogue  et  la  succession  des  faits  ne  présentent 
point. 

La  pièce  Se  meut  lentement,  les  .situations  sont  peu   nettes  et   n'ont 

point  letoui  alerte  el  rapide  qui  en  aurait  fait  passer  les  longu 
Fany  eut  fourni  le  sujet  d'un  remarquable  roman,  d'une  intention 
extrêmement  hardie  et  neuve,  mais  ion1  trop  mina  s 

pour  l.i  vie  du  théâtre  qui  veut  île  l'action  et  la  moindre  quanti 
circonlocutions; 

pourtant,  l'effort  dont  a  témoigné  M.  1  telattre  est  fort  honora 

je  ne  veux  point  dire  qu'il  ait  ete  très  utile  à  l'intérêt  et  à  la  realité  de 
sou  OBUVre  qu'il  l'ait  sitiu  lies,  dans  des  lieux  connus  de  nous. 

et  que  s<s  personnages  parlent  un  tangage  que  ne  répudierait  point  — 

parfois  —  M.  k'ackcbrocck,  quand  U  ...  non,  ceci  était  inutile, 


—  153  ~ 

car  rien  dans  Fany  n'est  belge,  ni  les  acteurs  dont  la  moralité  n'est  pas 
suffisamment  définie  par  les  détours  d'une  action  dans  laquelle  cer- 
tains, du  reste,  ne  prennent  qu'une  part  minime,  ni  les  périphrases 
scientifiques  et  les  citations  latines  dont  ils  s'aident  laborieusement 
pour  exprimer  des  choses  très  simples,  ni  leur  intellectualité  un  peu 
brumeuse  (celle  de  l'héroïne  surtout)  qui  n'est  certainement  pas  le 
fait  d'une  famille  des  environs  «  de  la  Porte  de  Schaerbeek...  »,  non, 
ce  qui  plait  dans  cette  pièce,  ce  qui  la  rend  utile  et  salutaire,  c'est  que 
M.  Delattre  a  voulu  faire  «  autre  chose  »,  qu'il  a  regardé  au  dedans  de 
lui  et  non  point  autour  de  lui  avant  d'écrire  sa  comédie,  et  ceci 
explique  les  défauts  et  les  qualités  de  Fany  qui  doit,  malgré  ses  imper- 
fections, rester  comme  l'indication  très  profitable  d'une  voie  nou- 
velle, nettement  philosophique,  pour  le  Théâtre  Belge. 

Carlo  Ruyters. 


LES  SALONS 

Le  3e  salon  annuel  des  Indépendants  n'a  rien  de  révolutionnaire, 
mais  forme  un  ensemble  d'un  intérêt  inattendu.  Après  la  fièvre  des 
batailles  où  l'ardeur  outrée  de  certains  fut  nécessaire  pour  secouer  la 
timidité  des  uns,  la  routine  des  autres,  nos  peintres  accusent  d'ail- 
leurs tous  un  retour  vers  une  conception  plus  nette,  plus  saine  de 
l'art  qui  a  perdu  dans  les  combats  ce  qu'il  devait  perdre,  c'est-à-dire  les 
qualificatifs  pédants  ou  malfaisants  dont  on  l'avait  affublé  pour  partir 
en  guerre.  C'en  est  fini  de  l'éphémère  renommée  qui  auréola  des 
noms  de  précurseurs,  de  rénovateurs  disparus  aussi  subitement  qu'ils 
s'étaient  proclamés  chefs. 

Aux  Indépendants,  Jelley  affectionne  encore  le  procédé  de  la  décom- 
position des  tons.  Son  esquisse  pour  un  portrait  de  femme  s'en  ressent 
cruellement.  Voilà  un  artiste  remarquablement  doué  comme  coloriste 
—  Le  Vieux,  ses  études  de  roulottes  en  témoignent  —  qui  paraît  court 
de  souffle  pour  traiter  sans  faiblesse,  sans  «  lâchage  »  une  œuvre  d'une 
certaine  importance.  Il  semble  avouer  deci-delà  une  impatience  de 
terminer,  une  lassitude  trop  prompte.  Willems  étudie  et  cherche  avec 
ardeur.  Son  pinceau  reste  parfois  artificiel  et  son  Etude  de  nu  est  sans 
saveur  à  cause  de  la  manière  sèche  dont  les  chairs  sont  traitées.  Abat- 
tucci  choisit  romantiquement  ses  paysages  et  les  achève  amoureuse- 
ment dans  une  lumière  molle  et  voluptueuse;  Van  Beurden  est  parti- 
culièrement séduit  par  le  charme  mélancolique  des  derniers  rayons, 
tandis  que  Lantoine,  peintre  robuste,  visionnaire  tragique,  épie  les 
heures  aux  clartés  étranges,  ciels  bas,  lumières  obliques  faisant 
miroiter  des  eaux  sans  rides.  Quelques  reproches  qu'on  puisse 
adresser  à  ce  peintre  pour  l'opacité  de  certaines  ombres,  l'apparition 
trop  brutale  de  plusieurs  de  ses  thèmes  lumineux  favoris,  son  Automne 
aux  nuées  de  cuivre,  le  panorama  angoissant  de  la  Ville  laborieuse,  la 
verdure  de  bronze  de  la  Nuit  claire,  pas  plus  que  ses  autres  voiles  ne 
peuvent  laisser  indifférent.  Il  est  moins  heureux  dans  le  Soir  au  café. 
Cette  scène,  si  souvent  traitée,  est  rendue  sans  la  souplesse,  l'élégance 


-  154  - 

de  nuances  qui  dominent  dans  l'atmosphère  spécial  que  créent  les 
lustres  nombreux  et  les  toilettes  cla 
Dafio  de  Regoyos  peint  sommairement  des  aspects  de 

Visions  brèves  et  larges.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  Posenaer  a  vu 
pagne.  Ses  rochers  tragiques  de  Renia  s'érigent  dorés  de  solei! 
des  ciels  d'azur  profond  et  immuable.  La  Bourgogne  et  la  Hollande 
ont  inspiré  à  ce  très  divers  paysagiste  de  bonnes  toiles. 

Nombre  d'autres  œuvres  que  je  ne  puis  que  brièvement  citer  con- 
tiennent des  qualités  de  sincérité  et  de  force  qui  mériteraient  une  plus 
longue  analyse.  Ce  regret  que  j'exprime  n'est-il  pas  la  meilleure  preuve 
de  tout  l'intérêt  que  présente  ce  salon?  Voici  Bosiers  consciencieux, 
coloriste  âpre  et  comme  désenchanté.  Frison,  dont  les  Rayons  d'or  est 
une  charmante  page,  Jefïerys  calme  et  lumineux,  Sevdel  dont  les 
«  accessoires  »  sont  prétextes  à  des  colorations  très  délicates,  Roidot 
à  la  fraîche  et  vibrante  palette.  Au  temps  des  roses  de  Reveland  est  une 
œuvre  tout  à  fait  dépourvue  d'attraits.  Van  Offel  a  r>u  rencontre 
banale  en  tous  points  et  des  dessins  pénibles,  reproche  qui  ne  peut 
s'adresser  à  Mamelle  au  crayon  raffiné  et  méticuleux  juste  comme  il 
convient. 

La  sculpture  est  à  peu  près  nulle.  O.  L. 

Petite  chronique  f* 

Nous  avons  reçu  un  volume  magnifiquement  édite  par  la  maison 
Vromant  aux  frais  du  Gouvernement  belge  et  contenant  un  historique 
complet  des  Fêtes  nationales  du  Jubilé  de  1905. 

Le  Cercle  d'art   ^  Vrye  Kunst  ^  ouvrira  sa   huitième  exposition 

annuelle  dans  les  salons  du    Musée   Moderne,  le    1*  septembre.  Elle 

restera  ouverte  jusqu'au  25  septembre. 

Concerts   populaires.    —    Aux    engagements    précédemment 

annonces  pour  la  saison  prochaine,  il  faut  ajouter  celui  de  M. 
Kochansky,  violoniste   L'un  des  concerts  sera  consacré  à  L'audition 
intégrale  du  Faust  de  Schumann.  pour  soli,  chœurs  et  orchestre.  11 
ttdu    que    les    Séances   auront     Lieu     les     10  m     novembre, 

1-2  décembre,  J6-27  janvier,  2  3  mars. 

Rappelons  que  le  2  septembre  aura  lieu  au  Théâtre  de  Verdure 

de  Genval  les-Kaux,  la  représentation  de  /'/.• 
de  Paul  Souchon.  Les  Jeux  interprètes  principaux  seront  M:>  Antonia 
(iuilleaume  et  M   Max  Gérard.  Le  pris  de  cinq,  tn 

un  francs.  On  peut  retenir  celles-ci  .1  Bruxelles,  chi  pf  et 

H.o  tel,  marchands  de  musique,  Montagne  de  La  Cour,  et  à  Genval  au 

Mirant  de  Lm  Bonne  -  1  affiches  donneront  les  détails  du 

amme  et  les  heures  de  trains. 


-  155  - 

Grégoire  Le  Roy,  le  subtil  poète  qui  publia  jadis  ce  livre  délicieux 
Mon  Cœur  pleure  d'Autrefois,  dont  ledition  est  depuis  longtemps  introu- 
vable, va  donner  une  réédition  de  cette  œuvre  en  y  ajoutant  La  Chanson 
du  Pauvre.  Le  volume  paraîtra  au  Mercure  de  France  dans  les  premières 
semaines  de  1907. 


L'Almanach  des  Lettres  françaises  —  Sous  ce  titre,  la  librairie 
E.  Sansot,  à  Paris,  a  décidé  d'entreprendre  la  publication  annuelle 
d  un  recueil  critique  ayant  pour  objet  d'étudier  et  de  résumer  le  mouve- 
ment littéraire  de  l'année. 

La  rédaction  de  Y Almanach  des  Lettres  françaises  a  été  confiée  à  des 
lettrés  de  choix,  qui  ont  spécialement  donné  des  preuves  de  leur  talent 
critique,  parmi  la  brillante  phalange  des  écrivains  nouveaux. 

Le  premier  volume  de  Y  Almanach  des  Lettres  françaises  paraîtra  dans 
le  courant  de  janvier  1907.  En  voici  le  sommaire  et  la  composition  : 

Préface  de  M.  Ernest  Charles. —  La  Poésie,  par  M.  Maurice  Le  Blond. 

—  Le  Roman,  par  Edmond  Pilon. —  Le  Ihéâtre,  par  M.  Roger  Le  Brun. 

—  La  Littérature  dramatique,  par  M.  Saint-Georges  de  Bouhélier.  — 
La  Critique  (essais,  ouvrages  d'histoire),  par  M.  Léon  Bazalgette.  — 
Les  Lettres  françaises  à  l'étranger,  par  M.  Christian  Beck.  —  Calendrier 
des  Lettres  (comprenant  une  revue  chronologique  des  principaux  évé- 
nements de  la  littérature,  manifestations,  prix  littéraires,  nécrologie, 
commémorations,  etc.) 

Ajoutons  que,  à  la  suite  de  chaque  chapitre,  figurera  un  mémento 
bibliographique,  établissant,  impartialement  et  par  genre,  le  bilan  de 
la  production  littéraire  pendant  l'année  écoulée. 

Ainsi  conçu,  Y  Almanach  des  Lettres  françaises  constitue  une  véri- 
table innovation  dans  la  librairie  française.  Il  n'est  pas  un  lettré,  pas 
un  bibliophile,  pas  un  amateur  de  littérature,  qui  ne  voudra  posséder 
ce  recueil  unique,  aussi  précieux  par  la  valeur  originale  de  sa  critique, 
que  par  son  intérêt  documentaire. 

Il  sera,  pour  la  littérature  française,  comme  une  sorte  à! Almanach  de 
Gotha  où  se  sélectionnera  l'élite  des  écrivains. 

On  peut  souscrire  dès  à  présent,  au  premier  volume  de  Y  Almanach 
des  Lettres  françaises  1906  au  prix  de  3  fr.  (au  lieu  de  3  fr.  50). 

N.  B.  —  MM.  les  éditeurs  et  MM.  les  auteurs  sont  invités  à  adresser 
les  livres  parus  dans  l'année  aux  titulaires  des  rubriques  (aux  soins  de 
la  librairie  Sansot,  53,  rue  Saint-André-des-Arts,  Paris). 


Ostende  Centre  d'Art.  —  Voici  la  liste  des  Conférences  pour  le 
mois  de  septembre  : 
1  samedi  :      Paul  de  Franxhemont  :  Le  Conflit  des  races  au  siège 

d' Ostende,  1601-1604.. 
5  mercredi  :    Charles  Gheude  :  Les  Chants  populaires  belges. 
8  samedi  :       Emile  Verhaerex  :  La  multiple  Splendeur. 
\2  mercredi  :  Jules  Bois  :  La  Femme  et  l'Amour  dans  le  Roman  con- 
du  Gil  Blas.         temporain. 


-  i56  - 
15  samedi  :       GEOB  B  :  La  Vu  use. 

Secrétaire  gênerai  de  l'Opéra 
.1  Paris. 

19  mercredi  :  Hkxri  LlBBMU  iii  :  L'Histoire  de  la  Renaissance  latine 

en  Belgique. 
22  samedi  :        M         FRÉDÉRIC     DeLVAUI    (CHRISTIAN!  i    de 

Musset. 
26  mercredi  :  André  Ruytbrs  :  Le  sentiment  de  Pi 

Correspondance 


A  la  suite  de  notre  article  sur  X Académie  et  les  Littéra- 
teurs paru  dans  le  précédent  numéro  du  Thyrse,  nous 
avons  reçu  de  M.  Henri  Maubel  la  lettre  suivante  : 

Mon  cher  Confrère, 

Malgré  qu'ingénument  vous  donniez  à  ceux  qui  ne  sont  pas  de  votre 
avis  le  conseil,  j'allais  dire  «.l'ordre»  de  se  taire,  permettez-moi  un 
mot. 

Vous  dites  que  mon  article  du  Petit  Bleu  n'apportait  pas  d'arguments 
valables  contre  la  création  projetée  d'une  classe  des  k-tti 
demie  de  Belgique.  Le  mot  <  valables  -  est  de  trop.  11  n'y  avait  dans 
cet  article  qu'un  peu  d'etonnement  et  une  question  Car.  enfin,  qui  sont 
les  écrivains  dont  vous  portez  le  vœu,  nous  ne  le  savons  pas,  et  nous 
voudrions  bien  le  savoir. 

Je  vous  remercie,  mon  cher  Confrère,  de  l'occasion  une  vous 
m'oftrez  de  répéter  ma  question  dans  Le  Tnyrseet  :  rie  de 

croire  à  mes  sentiments  les  meilleurs. 

Mai 
le  8  août. 

Nous  répondrons  à  cela  n'avoir  jamais  eu  L'intention  de 

donner  ni  ordre,  ni  conseil  à  personne.  Nous  émis 

un  avis,  tin  modeste  avis.  Si  M.  Henri  Maubel  a 
son  article   du   Petit  Bleu  comme  une  simple   question, 
nous  nous  étonnons  qu'il  n'ait  point  posé  cette  que*! 
directement  à  la  personne  qui  1  aurait  aussitôt  rense 

-a-dire  à  M.  Georges  Kency,   secrétaire  de  1. 
Mondes  Ecrivains  belges,  qui  a  rédigé  le  vœu  soumis  au 

Ministre  et  qui  est  détenteur  des  :  de  DOS  écrivains. 

Le  nombre  de  ces  réponses  est  à  peu  près  d'une  centaine. 

Henri  Liebrech  r. 


—  157  — 

L'Académie  et  les  Littérateurs 

(lettre  ouverte) 

Villers-la- Ville,  le  31  août  1906. 

Mon  cher  Liebrecht, 

Je  saisis  avec  empressement,  pour  fixer  un  point  de 
notre  histoire  littéraire,  l'occasion  que  m'offrent  la  lettre  de 
M.  Maubel,  publiée  dans  Le  Thyrse  du  mois  d'août,  et  la 
question  qui  s'y  trouve  posée.  M.  Maubel  déclare  ne  point 
savoir  de  quels  écrivains  émane  le  Vœu  dit  :  «  des  Ecri- 
vains Belges  »  et  voudrait  être  renseigné  à  ce  sujet.  Voici 
la  réponse  qu'il  sollicite  et  qu'il  n'a  eu  que  le  tort  —  comme 
vous  le  dites  si  bien  —  de  ne  pas  me  demander  personnel- 
lement, plus  tôt. 

Le  Vœu  des  Ecrivains  a  été  rédigé  par  le  Secrétaire- 
Général  de  l'Association  des  Ecrivains  Belges,  après  que 
ce  dernier  eut  pris  connaissance  des  réponses  faites  par  nos 
littérateurs  —  une  centaine  environ  —  au  référendum 
ouvert  par  la  Belgique  artistique  et  littéraire,  sur  l'initia- 
tive de  M.  Louis  Delattre.  La  très  grande  majorité  de  ces 
réponses,  pour  ne  pas  dire  l'unanimité,  se  bornaient  à 
approuver  purement  et  simplement  les  réformes  proposées 
dans  le  questionnaire.  Le  rédacteur  du  Vœu  n'eut  donc 
qu'à  transcrire  le  dit  questionnaire,  en  en  faisant  suivre 
chaque  point  d'un  bref  commentaire.  Quand  le  texte  pro- 
visoire eut  été  élaboré,  il  convoqua  à  une  séance  générale 
tous  les  membres  de  l'Association  des  Ecrivains  Belges, 
—  qui  sont  au  nombre  de  quatre-vingts  environ  —  en 
ayant  soin  de  stipuler  sur  la  carte  de  convocation  que 
l'ordre  du  jour  de  la  séance  comportait  la  discussion  du 
projet  de  Vœu  des  Ecrivains.  Les  membres  hostiles  à  ce 
Vœu,  ou  a  certains  points  du  Vœu  —  que  tous  connais- 

Le  Tir,  :  10 


-  i58- 

saient  d'ailleurs  par  le  questionnaire  mentionné  plus  haut 
—  pouvaient  donc,  au  cours  de  cette  séance,  faire  entendre 
leur  protestation.  Et  s'il  leur  était  impossible  d'y 
ils  pouvaient  communiquer  leurs  observations  par  écrit  au 
Président,  M.  Octave  Maus. 

A  cette  séance,  aucun  des  membres  présents  ne  lit  en- 
tendre la  moindre  objection.  Le  projet  présente  par  le 
Secrétaire-Général  fut  approuvé  après  une  légère  modifi- 
cation introduite  dans  la  rédaction  de  l'article  relatif  à 
l'encouragement  de  la  littérature  dramatique.  Seul, 
M  Léon  Paschal  envoya  de  La  Haye  une  lettre  où  il 
exprimait  la  crainte  que  la  protection  officielle  ne  fit  du 
tort  à  notre  littérature. 

Approuvé  par  l'unanimité  de  l'Assemblée,  appuyé  sur 
l'immense  majorité  des  réponses  faites  au  référendum  de 
la  Belgique  artistique  et  littéraire,  confirmé  par  ce  fait 
q n' AUCUN  membre  de  l'Association  ne  fit  entendre  en 
temps  utile  la  moindre  protestation,  le  Vœu  fut  enfin  pré- 
senté au  Ministre.  Partout  où  il  lui  était  permis  d'écrire,  le 
Secrétaire-Général  de  l'Association  crut  alors  de  son  devoir 
d'en  expliquer,  d'en  élucider,  d'en  justifier  tous  les  points. 
Il  mena  aussi  campagne  contre  ceux  qui,  dans  un  but  trop 
facile  à  deviner,  soulevaient  une  opposition  sournoise 
réussite  de  nos  projets.  Il  avait  tout  lieu  d'espérer  qu'il 
I  aidé,  soutenu,  encouragé  dans  son  action  par  tous 
Ecrivains  Belges.  Au  contraire,  il  vit  surgir  tout  à 
COUp  des  adversaires  dans  les  rang8  même  de  ceux  pour 
qui  il  combattait.  Il  veut  négliger  les  insinuations  peu 
charitables  que  d'aucuns  glissèrent  à  son  sujet  dans  leurs 
articles.  l\Iais  il  adresse  à  tous  nos  écrivains  un  suprême 
appel  à  l'union.  Que  ceux  qui  ne  sont  point  tout  à  fait 
d'accord  avec  nous  à  propos  des  moyens  que  nous  croyons 
propres  à  procurer  à  notre  littérature  un  nouvel  essor, 
veuillent  bien  nous  faire  crédit  jusqu'à  ce  que  le  Ministre 
ait  fait  connaître  sa  réponse  à  notre  \\w\.   Si  la  solution 


—  159  — 

donnée  au  problème  posé  par  nos  légitimes  revendica- 
tions n'est  pas  conforme  aux  intérêts  véritables  de  la 
littérature,  il  sera  temps  encore  de  produire  une  protes- 
tation si  universelle,  si  intense  que  le  mal  n'ait  pas  le 
temps  de  produire  ses  fâcheux  effets.  Mais  comme  rien  ne 
prouve  qu'il  en  sera  ainsi  ;  comme,  bien  au  contraire,  nous 
avons  tout  lieu  de  croire  qu'il  sera  donné  satisfaction, 
dans  une  large  mesure,  aux  desiderata  formulés  par  des 
écrivains  tels  que  Demolder,  Maeterlinck,  Van  Lerberghe, 
Delattre,  des  Ombiaux,  Paul  André,  Valère  Gille,  Carton 
de  Wiart,  vous-même,  mon  cher  ami  ;  comme  il  est  tou- 
jours prudent  de  ne  pas  combattre  au  hasard  et  de  ne  pas 
utiliser  sa  poudre  contre  ses  propres  amis,  joignez-vous  à 
moi  pour  demander  amicalement  aux  esprits  sérieux  et 
réfléchis,  comme  M.  Henry  Maubel,  de  cesser  momenta- 
nément toute  opposition.  Qu'ils  ne  fassent  pas  le  jeu  de 
nos  ennemis  communs,  et  qu'ils  sachent  sacrifier  des 
répugnances  peut-être  injustifiées,  au  souci  plus  noble  de 
l'intérêt  général.  Quant  aux  autres,  qui  ne  sont  guidés 
dans  leur  mouvement  protestataire  que  par  un  puéril 
désir  de  réclame,  leurs  articles  aussi  bassement  injurieux 
que  dépourvus  d'arguments,  ne  trompent  personne.  Ceux- 
là,  qu'ils  continuent!  Ils  sont  les  pitres  qui  nous  amusent 
en  chemin,  et  qui  nous  font  paraître  la  route  moins  longue 
et  moins  dures  les  fatigues  de  la  campagne. 

Croyez,  mon  cher  Liebrecht,  à  mes  meilleurs  sentiments. 
Georges  Rency, 

Secrétaire-Général  de  l'Association  des  Ecrivains  Belges. 

Autre  invitation  au  voyage 

A  Marguerite  Moreno 

Ma  sœur,  voici  qu'il  pleut  doiictment  dans  le  port 

Où  nous  nous  attardons,  pleins  d'une  sourde  h?igoisse 


—  i6o  — 

Qui  dans  sa  rude  main  prend  notre  âme  et  la  froisse 
Et  nous  rend  chères  les  images  de  la  mort. 

Partons,  ma  sœur,  il  est  d'autres  pays  où  vivre: 
Java  et  ses  forêts,  Ceylan  et  ses  palmiers, 
Et  V Inde  fastueuse  où  V éléphant  sacré 
Marche  au  long  du  Ga?ige  comme  une  tour  de  eue 

Tous  ces  pays,  ma  sœur,  que  nous  aurions  pu  voir 
A  V avant  du  navire,  au  ras  du  ciel  tranquille. 
Ma  sœur/...  Mais  c'est  toujours  F  exil  de  notre  ville, 
Et  la  même  lune  de  province  en  nos  soirs! 

Mais  cependant,  si  ?ious  tentions  le  vain  départ! 

Si  notre  âme  fuyait  de  cet  horizon  triste 

Vers  un  ciel  bridé  de  topaze  et  d'améthyste 

Et  pour  cingler  enfin,  vainqueurs,  vers  quelque  hasard  ! 

Tu  sais  que  nous  sommes  dans  V enfer  quotidien 
Les  éternels  damnés  tournant  toujours  la  meule  ; 
Que  nul  sursaut  ne  cadre  plus  notre  chai; 
Que  si  la  mort  survenait,  nous  dirions  :  C'est  bien! 

Mu  SÙ  ur!  nous  nous  sommes  résignés  trop  souvent! 
Ali!  dis-moi,  n'es-tu  pas  tasse  pour  le  vow 
Et  au  faste  rêvé  d'un  lointain  paysage 
Ne  préfères-tu  pas  mon  accueil  trisU  < 

suis  pour  toi,  dis-tu,  la  vie,  le  seul 
Et  Vho)  rcké  tu  le  .  >is  i  n  nu  <  \>  uxt 

Mais,  fauvre  enfant ,  si  /<  i  UX 

|  Si  ns  la  douceur  d'une  nuit  d 

âge  à  hi  douceur 
D'aller  là-bas,  vivre  ensemble...  ns  c,estçu,en  mon  âme 

Meurt  alors  doua  ment  la  voix  d'une  autre  femme, 
n.X  chère  et  lasse,  pareille  à  toi,  ma  so  ur! 


—  i6i  — 

Non,  nous  ne  le?ilero?is  pas  le  lointain  voyage. 
Les  Javas  d'or,  les  rouges  Ceylans  magnifiques, 
Nous  ne  chercherons  pas  sous  le  ciel  des  tropiques 
Ce  qu'e?i  tes  y  eux  je  vois:  le  plus  beau  paysage! 

Souris  sous  la  pluie  qui  noie  ce  soir  le  port, 
Et  dis  toi  qiiil  ne  faut  plus  partir,  ma  sœur  ; 
Le  navire  sombra  au  vent  noir  de  la  mort, 
Vois  la  chambre,  sa  tiède  douceur,  sa  douceur... 

Et  dis  toi  qu'il  ne  faut  plus  partir ,  6  ma  sœur! 

Hector  Fleischmann. 


Visages  de  Villes 

A  quelques  toises  de  la  Mer  du  Nord,  toujours  neuve 
et  capricieuse  en  l'éternelle  jeunesse  du  flux  et  du  reflux 
sans  fin,  deux  villes,  deux  décrépitudes,  Nieuport  et 
Fûmes,  émergent  du  temps,  comme  deux  visages  demeu- 
rés seuls  hors  de  terre  malgré  l'inhumation  dans  l'oubli. 

Au  temps  de  leur  fraîcheur,  quand  le  peuple  jovial  des 
bateliers  et  des  marchands  sillonnait  les  rues,  circulait, 
comme  le  sang  dans  l'artère,  en  battant  les  pavés  neufs, 
à  leurs  pieds  aussi  se  déroulaient  les  plaines  infinies  de  la 
mer.  Les  carillons  rythmaient  au  chant  des  vagues,  aux 
retours  des  marées,  F  égrèneraient  des  heures  sveltes  et 
bénévoles.  Habituées  au  large,  ayant  l'inconnu  de  la  mer, 
d'un  côté,  et  l'étendue  des  pâturages  glauques  et  gras,  de 
l'autre,  leur  vie  prenait  à  cette  double  proximité  de  l'es- 
pace une  ampleur  généreuse  et  une  singulière  expression 
de  rythme. 

Elles  sont  aujourd'hui  trop  délaissées  et  trop  lasses,  les 
deux  figures  parcheminées  regardant  la  mer,  pour  sourire 


—    1Ô2    — 

encore  à  cette  mer  ingrate.  Le  Ilot  s'est  retiré,  dédaigneux, 
avec  cette  versatilité  insoucieuse  de  la  jeunesse  qui  mécon- 
naît les  belles  et  fécondes  rides.  Entre  l'exubérance  des 
vagues  et  la  grâce  vieillote,  encore  orgueilleuse  pourtant, 
des  petites  villes  déclinantes,  il  avait  surgi  cette  barrière 
de  sables  aux  crêtes  hérissées  et  pointues,  aux  flancs 
riles,  que  l'incantation  d'une  haine  occulte  avait  dressé  au 
soleil,  comme  un  infranchissable  obstacle  de  flammes.  Les 
dunes,  sœurs  des  vagues,  aussi  versatiles,  aus>i  véhé- 
mentes, avec  leurs  volutes  d'oyas  incurvés  par  le  vent, 
houlèrent  à  la  place  où  s'était  déroulé  l'idylle  harmonieuse 
des  flots,  régulière  et  somptueuse  comme  un  chant  homé- 
rique. Si  les  croix  d'or  des  clochers  pouvaient  encore 
l'apercevoir,  fondue  dans  l'indécis  lointain  et  les  embruns, 
les  humbles  toits,  les  vieilles  pierres  fatiguées  ne  la  virent 
plus. 

La  rumeur  étouffée  de  la  mer  venait  bien,  parfois,  rap- 
peler l'ancienne  splendeur  défunte,  un  vague  relent  de 
brome  et  d'iode  se  mêlait  encore  au  vent;  c'était  tout  ce 
que  concédait  le  souvenir.  Et  le  vent  dans  les  venelle* 
radotage  des  carillons  édentés,  et  l'appel  maniaque  et  fêlé 
des  cloches,  tous  ces  bruits  se  fondirent  en  une  mélopée 
lugubre  comme  une  prière  des  agonsants  près  d'un  chevet. 

Nieuport,  cependant,  moins  délaissée,  recevait  chaque 
jour,  par  son  chenal,  avec  la  flotille  des  barques  amei 
par  la  haute  mer,  un  vague  rappel  du  large.  Aux  périodes 
agitées  de  norroit,  la  mer  débondée  poussait  jusqu'aux  . 
de  la  ville  des  renforts  de  vagues  qui  faisaient  se  cabrer 
les  chaloupes  et  craquer  les  mâtures  caduques.  Alors  mon- 
tait dans  l'air  l'impétuosité  des  anciens  jours,  le  carillon 
retrouvait  des  vibrations  profondes  :  quelque  chose,  dans 
la  colère  lointaine  des  va  unulait  aux  lamentations 

de  la  ville  mourante. 

Mais    Furnes,  isolée   de   l'estran  par   l'interdiction   des 
dunes,  n'eut  jamais    la   posthume   volupté  de  retrouver 


-  t63- 

l'attouchement  du  flot.  En  vain,  son  canal  étique  et  rigide, 
à  peine  fripé  par  le  vent,  tendit  à  Nieuport  un  bras  déses- 
péré Seules  de  paisibles  barges,  des  chalands  gavés  et 
paresseux,  de  loin  en  loin,  jettèrent  l'amarre  aux  quais 
assoupis. 

Maintenant,  toutes  deux,  le  regard  tourné  du  côté  du 
Xord,  regardent  s'élargir  au  loin  la  région  de  l'océan 
déserteur.  Elles  ont  l'attitude  résignée,  le  geste  inactif  et 
dolent  des  visages  gothiques.  Les  murs  enduits  de  tei- 
gneuses patines,  balafrés  de  tâches  et  de  crevasses,  ressem- 
blent à  des  feuillets  disjoints  de  vieux  albums  pieux  et 
surannés.  Mais  la  tristesse  de  leur  déréliction  est  inson- 
dable; elle  est  éparpillée  autour  d'elles,  comme  des 
larmes,  dans  l'engorgement  de  toutes  les  impasses,  au 
fond  des  ruelles  aux  pignons  déjetés  et  jusqu'au  creux  des 
fenêtres  basses  et  profondes  comme  des  orbites;  et  les 
voix  ne  murmurent  plus  que  des  prières  sans  timbre. 

Pourtant,  les  visages  des  deux  villes  n'offrent  pas  la 
même  tristesse  résignée.  Voici  Nieuport  avec  sa  grand' 
place  rétrécie  vers  où  grimpent  les  trois  ruelles  tributaires, 
tortueuses,  étirées,  peuplées  de  pignons  irréguliers  et  fous 
se  bousculant  vers  l'apogée  du  temple  où  s'est  enchâssée 
l'âme  de  la  ville  et  où  vibre  encore,  on  ne  sait  sous  quels 
doigts,  le  son  des  vieilles  orgues,  onduleux  comme  la 
mer. 

Nieuport  fut  belle  et  heureuse  Cette  ville  irrémédiable- 
ment valétudinaire,  ne  veut  pas  s'avouer  sa  ruine.  Chaque 
printemps  ramène  sur  les  murs  de  nouveaux  bariolages, 
l'écroulement  se  consomme  sous  l'affublement  des  crépis 
neufs.  D'ailleurs,  en  dépit  de  tout,  le  visage  est  resté  clair, 
animé  peut-être  d'un  sourire  intérieur;  et,  bien  que  la 
sombre  masse  des  Halles  hérissées  de  pinacles  aigus  se 
dresse  à  l'affût  de  ce  sourire  éteint,  l'attitude  de  la  ville 
est  calme  dans  sa  souffrance. 

Fumes,  au  contraire,  semble  d'une  vieille  qui  expie  les 


-   i64  - 

fautes  d'une  ancienne  passion.  Son  visage  est  contra 
ses   traits   émaciés  et  tendus    indiquent   la   douleur 
dévotes  inassouvies  de  pénitence.  Elle  ne  se  souvient  plus 
—  ou  peut-être  ne  s'en  souvient-elle  que  trop  —  qu'elle  fut 
autrefois  la  grasse  et  plantureuse  Kato  de  cette  w. 
prolifique.  Ecrasée  sous  le  poids  de  Saint-Nicolas,  tour 
carrée  et  massive,  dont  le  grave  bourdon  pèse  sur  les  nuques 
et  martèle  les  consciences,  la  ville  se  couvre  de  cilices 
patines  noires  se  plissent  sur  les  murs  comme  des  voiles 
de  crêpe  Même  le  soleil  éclairant  les  ors  de  la  petite  place 
exiguë,  ne  parvient  pas  à  réveiller  le  sourire  au  fond  d 
conscience  renfrognée.  Elle  ressemble,  dans  sa  farouche  et 
étroite  mélancolie,  à  ces  vieilles  boiteuses  qui  cachent, 
sous  leurs  capes  hermétiques,  de  la  haine,  distillent  l'envie, 
commettent  et  expient  le  pêche  tout  à  la  fois.  Au-dessus 
de  la  ville  plane  sans  trêve  la  crécelle  de  mort  ;  les  hommes 
et  les  choses  sont  vêtus  de  cagoules,  se  confinent  en  de 
ténébreuses  hardes.  Tout  perpétue  l'écho  de  cette  proces- 
sion macabre,  conjuratoire  du  châtiment,  où,  pieds  nus, 
les  flancs  ceints  d'une  corde,  une  fois  l'an  la  ville  refait  la 
montée  du  calvaire,  avec  des  lamentations  e  émis- 

sements  de  trépassés  en  mal  de  purgatoire. 

Et  ce  visage  de  ville  penché  sur  une  croix,  liant, 
médisance  et  d'obsécration,  semble  porter  une  déris 
couronne  d  épine-... 

Franz  h  mi  i 


Reflets 

Le  printemps  au  pommier  donne  de  clair*  $  branches 

Qui  brillent  dans  l'er.ur  ; 
La  douceur  fait  <  clore  un  jet  de  roses  blanc  Jus 
Qui  recouvre  /<  mur  : 


-  i65  - 

La  chair  des  fruits  sur  la  lèvre  pressée 

Palpite  en  s' écrasant  ; 
La  voix  de  l'homme  en  l'amour  oppressée 

Coule  plus  doucement  ; 

Ainsi  tout  change  pour  une  ombre 
Qui  fait  le  bleu  du  ciel  plus  charmant  ou  plus  sombre. 

Louis  Thomas, 

"  Phyllis  „ 
au  Théâtre  de  Verdure  de  Qenval 


On  a  beaucoup  parlé  avant,  pendant  et  après  cette  repré- 
sentation du  2  septembre  du  Théâtre  en  plein  air  et  de  la 
renaissance  de  la  Tragédie. 

Les  Théâtres  de  verdure  sont  aujourd'hui  fort  à  la  mode 
et  c'est  justice.  C'est  ajouter  beaucoup  au  plaisir  d'art  que 
de  lui  donner  pour  décor  le  décor  réel  de  la  nature.  C'est 
aussi  ramener  le  Théâtre  à  une  grandeur  simple  et  forte 
où  seules  peuvent  paraître  les  œuvres  de  belle  poésie. 

Les  successives  expériences  tentées  en  France  dans  les 
Théâtres  en  plein  air  du  Midi  et  à  Champigny-la-Bataille, 
près  de  Paris,  par  le  bel  artiste  qu'est  Albert  Darmont, 
ont  démontré  la  nécessité  absolue  sur  de  telles  scènes  de 
pièces  d'un  caractère  particulier. 

C'est  en  vérité  méconnaître  le  but  de  cette  tentative 
artistique  que  de  réclamer  en  plein  air  l'interprétation  de 
pièces  dont  les  développements  nécessitent  des  décors 
modernes  ou  les  décors  de  la  tragédie  classique  du  XVIIe  siè- 
cle. Il  faut  tout  d'abord  que  le  décor  de  la  pièce  soit  de 
plein  air  :  jardin,  forêt,  paysage  de  montagnes  ou  maritime. 
De  plus,  la  machination  théâtrale  étant  très  simple,   le 


—  i66  — 

décor  devra  aussi  maintenir  la  pièce  autant  que  possible 
dans  l'unité  de  lieu.  Constatation  singulière,  le  théâtre  en 
plein  air  ramène  le  poète  à  observer  «  la  règle  des  trois 
imités  »  dont  on  disputa  si  ardemment  au  dix-septième 
siècle  et  à  l'époque  romantique.  Et  le  mal  est  sans  doute 
moindre  qu'on  ne  pense.  Le  théâtre  poétique  y  gagnera 
une  force  d'unité  dont  il  tend  à  s'éloigner. 

Le  théâtre  en  plein  air  —  et  c'est  la  preuve  certaine  de 
son  utilité  —  ramène  aussi  le  théâtre  moderne  au  drame 
et  à  la  tragédie  lyrique  Le  théâtre  poétique  est  seul 
possible  dans  un  théâtre  de  verdure.  Ceci  pour  des  raisons 
toutes  matérielles  d'abord  :  raison  d'acoustique,  de  diction 
et  de  répertoire,  les  sujets  choisis  étant  généralement  tra- 
giques, historiques  ou  légendaires 

Ces  deux  caractères  -  nécessité  du  théâtre  poétique  et 
du  décor  naturel — nous  amènent  à  chercher  les  sujets  de  ce 
répertoire  dans  le  domaine  très  vaste  de  la  légende.  Pour 
parler  de  la  Belgique  seule,  les  poètes  pourraient  exploiter 
le  fond  merveilleusement  poétique  de  nos  légendes  lo- 
cales. Il  nous  semble  préférable  d'abandonner  aux  po 
français  le  soin  d'adapter  à  la  scène  des  théâtres  en  plein 
air  la  tragédie  antique  ou  des  sujets  similaires.  Des 
comme  Jean  Moréas,  Jules  Bois,  Paul  Souchon,  Lionel 
drs  Rieux,  Charles  Méré,  Péladan  sont  là  bas  les 
ouvriers  excellents  de  cette  renaissance  de  la  tragédie 
dont  il  fut  beaucoup  parlé. 

Mais  le  développement  des  idées  et  des  que 

comporte  ce  sujet  nécessiterait  une  trop  longue  étude  que 
nous  ne  prétendons  point  faire  ici.  Il  y  aura  lieu  d'étudier 
ailleurs  le  dossier  de  cette  car. 

Dans  notre  pays  deux  Théâtres  de  verdure  sont  établis 
jusqu'à  présent;  L'un  est  situe  à  Spa  ;  il  monta  cette 
année  Li  Cid  de  Corneille.  C'est  là.  nous  parait-il,  un 
choix  peu  conforme  à  l'optique  d'une  telle  scène.  L'autre 
est  à  Genval-les-Eaux,  près  de  Bruxelles,  dans  un  parc 


-  i67  - 

charmant  et  le  fond  du  décor  y  est  formé  par  un  horizon 
de  collines  boisées  aux  lignes  douces  Au  premier  plan, 
le  lac  de  Genval  ajoute  à  l'illusion  d'un  paysage  maritime. 

Car  c'est  au  bord  de  la  mer  —  en  Thrace,  aux  temps 
homériques  —  que  se  déroule  l'action  de  Phyllis,  la  tra- 
gédie en  5  actes  de  Paul  Souchon,  qui  fut  représentée  à 
Genval,  le  2  septembre. 

De  pièce  d'auteur  belge  qui  puissent  être  interprêtée  sur 
un  Théâtre  de  la  nature  il  n'y  en  a  point.  Force  fut  donc 
de  chercher  une  pièce  en  France.  Pouvait-on  mieux 
choisir  qu'en  prenant  Phyllis  :  Paul  Souchon  est  assuré  - 
ment  l'un  des  meilleurs  parmi  les  poètes  nouveaux  qui 
travaillent  au  réveil  du  théâtre  tragique  et  poétique.  C'est 
en  juin  dernier  que  l'une  de  ses  pièces  Le  Dieu  Nouveau 
remportait  un  succès  retentissant  au  Théâtre  de  Cham- 
pigny. 

Un  succès  non  moins  certain  salua  Phyllis.  Cette  œuvre 
met  en  scène  les  amours  de  Phyllis,  reine  de  Thrace  et  de 
Démophoon,  roi  d'Athènes,  fils  de  Thésée  et  de  Phèdre. 

Démophoon,  chassé  par  la  tempête  avec  ses  nefs  qui  le 
ramènent  du  siège  de  Troie  dans  sa  patrie,  aborde  aux 
rivages  de  Thrace.  Il  est  accueilli  par  Phyllis  II  raconte 
Troie  et  la  guerre  et  le  siège  et  la  victoire.  Au  récit  des 
exploits  du  héros,  le  cœur  de  la  reine  s'enflamme  et 
l'amour,  l'ardent  amour  unit  la  destinée  de  ces  deux  êtres 
Mais  Démophoon  doit  reconduire  ses  compagnons  dans  la 
chère  patrie.  Il  part,  ayant  juré  amour  et  fidélité  à  Phyllis 
au  pied  des  autels,  il  part  et  Phyllis  attend  en  vain  un 
retour  promis.  Et  la  reine  désespérée,  se  croyant  trahie 
par  le  fils  de  Thésée,  digne  enfant  d'un  tel  père,  se  jette 
dans  la  mer  de  Thrace  à  l'heure  où  Démophoon,  toujours 
amoureux,  revient  enfin,  ayant  été  retenu  à  Athènes  par 
son  triomphe  et,  loin  de  sa  reine,  par  des  vents  contraires. 
Il  ne  revient,  hélas,  que  pour  se  lamenter  sur  un  cadavre. 

C'est  une  tragique  histoire,  où  brûle  toute  la  flamme  de 


—  i68  — 

l'amour,  du  grand  Amour  antique,  qui  était  triste  parce 
qu'il  se  savait  frère  de  la  Mort.  C'est  toute  la  belle  pa- 
que  Bérénice  confesse  dans  le  cri  douloureux  de  son  cœur  : 

llclas  et  qu'ai-je  fait  que  de  vous  trop  ainu  ; 

Ce  beau  vers  du  doux  Racine  n'était  que  l'écho  d'un 
autre  vers  du  poète  antique  Ovide,  qui  aurait  pu  être 
l'épitaphe  de  Phyllis  : 

Die  mihij  quidfeci  nisi  non  sapienter  amavi. 

Ainsi  la  passion  de  l'héroïne  d'Ovide  et  de  celle  de 
Racine  se  réveille  dans  l'œuvre  de  Paul  Souchon  qui  est 
de  belle,  noble  et  haute  poésie.  Les  vers  en  sont  harmo- 
nieux, et  le  souffle  lyrique  qui  l'anime  incessamment  la 
grandit  au  rang  des  œuvres  de  forte  valeur,  de  celles  qui 
sont  d'un  poète  et  d'un  amant,  de  celles  qui  unissent  le 
cri  du  cœur  au  cri  de  l'âme  ! 

On  avait  confié  l'interprétation  de  Phyllis  à  une  troupe 
dont  M,le  Guilleaume  avait  assumé  la  direction.  Elle 
munie  a  tenu  le  rôle  de  Phyllis  avec  une  belle  puissance 
tragique.  M.  Max  Gérard  fut  un  Démophoon  de  royale 
prestance;  il  dit  le  vers  d'une  voix  très  timbrée  et  son  jeu 
est  à  la  fois  noble  et  passionné. 

Mais  c'étaient  là  presque  des  professionnels,  qui  ont 
donné  ce   qu'on  attendait  d'eux.    Mlle  Kva   Francis,  qui 
remplissait  le   rôle  de   Chariclée,   suivante   de   la   reine, 
étonna  le  public  en  se  révélant  pleine  de  force  et  de  senti- 
ment. Elle  anima  ce  rôle,  redoutable  pour  sa  jeun- 
d'une  âme  ardente.  Ajoutons  qu'elle  a  une  diction  inr 
cable  et  que   tout   en  elle  fut   à   la  hauteur  de  son  rôle. 
Xotis  l'attendons   à   une  prochaine   épreuve  avec  la  l 
Utude  d'un  nouveau  triomphe. 

Les  eliours  furent  harmonieux  et  composèrent  de  ehar- 
mants  groupes  de  vierges  thraeeennes.  Tout  en  eeei  fut  la 
réalisation  d'une  belle  fête  d'art. 

Ili.NKi   LlEBRECHT. 


—  169  — 

L'Amphore 

Quand  bientôt  la  Jeunesse  aura  fleuri  tes  treilles, 
UEtè  viendra  mûrir  tes  pampres  de  raisin 
Que  pressera  l'Automne  au  bourdonnant  essaim  ; 
Puis  F  Hiver  chassera  les  dernières  abeilles... 

Ami,  dis-moi;  tu  crains,  la  vieillesse  venue, 

Te  trouvant  sans  plaisir  comme  aicssi  sans  amour, 

Que  ton  coeur  soit  alors  ainsi  qu'une  outre  bue, 

Dans  quelque  coin  poudreux  d' unvieux  cellier  sans  jour  f 

Va.  La  rumeur  de  l'onde  aux  conques  s'éternise; 
La  cendre  d'une  rose  est  une  odeur  exquise 
Dont  reste parfu?né  le  derme  de  ta  main; 

Et  cette  amphore  vide,  à  sa  paroi  fragile, 
Conserve,  humide  et  frais,  le  goût  subtil  du,  vin 
Qui  longtemps  reposa  dans  sa  rustique  argile. . . 

Fernand  Gilsoul. 

Petits  Portraits  singuliers 

I.  —  Un  Philosophe. 

Celui-là  ne  dit  point  de  lui-même  qu'il  est  philosophe, 
encore  qu'il  porte  de  l'amitié  à  la  Sagesse  et  que  l'ordon- 
nance des  phénomènes  soit  proprement  à  ses  yeux  comme 
l'âme  du  monde,  son  rythme  et,  en  quelque  manière,  la 
divinité  même  et  l'illustration  de  la  philosophie. 

Surtout  n'imaginez  pas  qu'avec  une  aussi  heureuse 
complexion  il  tire  de  la  vie  quelque  agrément. 

S'il  se  prend  à  considérer  les  événements  quotidiens,  ce 
n'est  point  pour  eux-mêmes,  mais  pour  ce  qu'ils  lui  sont 
matière  à  débats  et  qu'ils   stimulent  ses  spéculations.  Le 


—  170  — 

but  de  la  vie.  prononcerait-il,  est  la  Pensée,  et  les  faits 
ne  s'accumulent  que  pour  se  désagréger  ensuite  sous  l'ac- 
tion de  l'analyse,  que  pour  être  abolis  par  la  législation 
de  l'esprit. 

Je  ne  vous  dirai  rien  des  années  de  sa  jeunesse  qui  se 
sont  écoulées  en  province,  au  fond  d'une  triste  maison  de 
la  Compagnie  de  Jésus.  J'ignore  ce  qu'étaient  ses  parents 
et  il  n'importe  que  vous  connaissiez  quel  nom  est  le  sien, 
puisqu'il  appartient  à  cette  race  d'êtres  solitaires  que  la 
rue  effarouche  et  dont  l'horizon  est  borné  par  des  biblio- 
thèques. 

Je  ne  conçois  pas  que  ses  jours  se  multiplient  autre- 
ment qu'avec  une  cadence  de  progression  arithmétique. 

Il  se  préoccupe  d'idéologies,  comme  on  abuse  d'écrire 
depuis  Monsieur  Maurice  Barrés,  et  il  n'est,  au  vrai, 
qu'un  laborieux  ouvrier  de  la  tâche  intellectuelle. 

Il  ne  sourit  guère,  parce  que  la  Raison,  qui  est  sa  foi, 
est  naturellement  grave.  Je  n'ai  jamais  lu  d'amertume  dans 
son  regard.  Et  un  propos  suit,  dans  sa  bouche,  un  autre 
propos,  avec  une  monotonie  de  ton  comparable  à  la  tom- 
bée de  la  pluie  aux  crépuscules  de  l'automne. 

Nulle  souffrance,  jamais,  ne  l'ébranla  et  il  juge  de  la 
stricte  beauté  du  devoir  comme  d'une  perception  d'un 
genre  assez  rare. 

Il  ne  peut,  pour  employer  son  pathos,  qu'agiter  dans 
son  économie  spirituelle  les  froides  humeurs  de  l'argumen- 
tation, 

A  vous  entretenir  avec  lui  de  la  femme,  il  daignera 
vous  instruire  qu'elle  n'atteint  jamais  à  cet  équilibre  et  à 
cette  rigueur  dans  la  beauté  qui  sont  particuliers  au 
syllogisme  parfait.  Ainsi  appartient-il  à  ce  Spiritualiste 
d'user  de  comparaisons  dont  le  terme  initial  estl'Id< 
quoi  le  Phénomène  se  vient  ingénieusement  confronter. 
lu  selon  même  une  curieuse  imagination  de  son  esprit 
platonicien,  l'Intelligence  et   la  Mature  ne  seraient  que 


les  deux  robes,  légère  et  pesante,  dont  se  vêt  le  corps 
ondoyant  et  secret  de  la  Vérité. 

Notre  philosophe  —  il  n'est  pas  besoin  de  le  désigner 
plus  clairement  puisqu'aussi  bien  c'est  à  peine  s'il  présente 
le  minimum  de  l'extérieur  humain  —  notre  philosophe, 
donc,  ajoutai-je,  ne  retient  les  choses  qu'en  tant  qu'appa- 
rence et  symbole,  et  il  lui  paraît  y  avoir  entre  le  monde 
et  l'esprit  la  même  distance  qu'entre  les  sciences  pures  et 
les  sciences  appliquées. 

Incapable  du  moindre  renoncement,  il  exalte  le  stoï- 
cisme et  vêtu  comme  un  teinturier  il  décide  de  force 
questions  touchant  l'esthétique  du  costume. 

Bref,  il  est  un  attachant  exemple  de  l'antinomie  du 
physique  et  du  moral,  et  il  représente,  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  le  côté  théorique  et  subjectif  de  la  vie.  Planant  dans 
les  régions  les  plus  raréfiées  de  l'entendement,  indiffé- 
rent, au  point  de  vue  de  la  possession,  à  tout  ce  qu'il  y  a 
de  concret,  son  existence  physique  est  simplement  un 
automatisme  curieux. 

Avec  cela,  il  possède  la  plus  haute  culture  qu'on  puisse 
voir.  Et  s'il  porte  un  médiocre  intérêt  à  tout  ce  qui  fut  aux 
temps  d'Athènes  ou  de  Rome,  lesquelles  méconnurent,  à 
son  gré,  l'esprit  métaphysique  déjà  familier  à  l'Egypte  et  à 
la  Chaldée,  il  ne  laisse  pas  de  montrer  une  âme  véritable- 
ment belle  quand  sa  logique  transcendante  vous  conduit, 
à  la  faveur  de  discours  dépourvus  de  concision,  par  le 
labyrinthe  des  idées  abstraites. 

Quelque  soir  la  mort,  doucement  et  avec  des  caresses, 
l'emmènera,  ainsi  que  votre  maîtresse,  à  vous,  viendrait 
en tr' ouvrir  les  portes,  raviver  le  foyer  et  vous  verser  un 
peu  de  l'infinie  volupté  qui  est  dans  sa  chair  de  femme. 
Elle  sera  pour  lui  l'amante  attendue  :  celle  qui  va  soulever 
un  nouveau  coin  du  voile  sur  une  nouvelle  beauté.. 

Alors,   celui  qu'on   appela  le   philosophe  dira-t-il   des 


-    172   - 

mots  essentiels  et  obscurs  et  paitira-t-il,  sur  les  chemins 
inconnus,  clans  le  mystère  et  dans  la  nuit,  sans  avoir 
résolu  l'énigme  que  fut  pour  nous  son  âme;  sans  avoir 
résolu  l'énigme  qu'est  chaque  âme  pour  toute  âme. 

II.  —  Le  Bibliographe. 

Il  a  nom  Théodet,  Théodet  Victor. 

C'est  un  garçon  qui,  avec  du  savoir,  plusieurs  qualités 
naturelles  et  quelque  bien  mène  la  vie  la  plus  sotte  que  je 
sache. 

Au  lieu  de  s'adonner  familièrement,  comme  chacun  fait. 
à  ses  petites  passions,  depuis  le  tabac  jusques  et  y  compris 
les  personnes  du  sexe,  en  passant  par  le  poker,  voire  la 
populaire  manille,  les  satisfactions  que  procure  l'alcool  et 
généralement  les  plaisirs  de  leur  ordre  qu'il  serait 
long  d'énumérer,  au  lieu  de  cela,  notre  homme  vit  - 
s'inquiéter  du  manger  non  plus  que  du  vêtir;  même,  à  le 
rencontrer,  lui  donneriez-vous  deux  sous  sur  la  mine. 

Que  de  temps  il  vous  faudrait,  pour  démêler,  parmi  les 
mille   tons  qu'elle  fait   voir,  la  couleur   naturelle  de 
jaquette  1  Et  je  pense  que  par  crainte  de  vos  défaillances 
de  cœur,  vous  ne  vous  arrêteriez  point  à  L'examen  <1 
coiffure  ni  de  son  linge. 

Théodet  n'a  donc  souci  d'élégance;  mais  vous  entendez 
bien  que  s'il  n'est  pas  la  victime  de  quelque  commun  \ 
il  l'est  d'un  autre,  de  SOlte  étrange  et  rare.  A  dire  le  vrai, 

c'est  le  Livre  qui  l'a  perdu.  Non  pas  qu'il  lise.  Pour  i 
non,  il  ne  lit  jamais  :  il  collationne,  il  collige.  mais  il  ne 
lit  pa 

Aperçoit-il   un   livre?   Il  le  prend,    le  manie,  le  flaire, 
l'inspecte.  Victor <  la  reliure  dont  l'ouvra  etu. 

11  en  suppute  le  formai  et,  1  avant  ouvert  et  feuilleté,  il  en 
retient   la  pagination.   La   vue,    le  loucher    interviennent 

encore  pour  le  convaincre  de  la  qualité  du  papier  et  il  faut 


~  173  — 

voir  de  quel  geste,  et  en  clignant  de  l'œil,  il  élève  le 
volume  dans  le  jour  favorable  pour  en  considérer  le  fili- 
grane. Il  prononce  à  voix  haute  les  titres  et  sous-titres;  il 
épèle  les  noms,  prénoms  et  qualité  de  l'auteur,  de  l'impri- 
meur et  du  libraire  qui  l'ont  respectivement  écrit,  composé, 
vendu.  Il  n'a  de  cesse  qu'il  n'ait  connu  la  date  de  l'édition 
et  si  elle  est  mémorable  il  exulte  et  part  d'un  bel  enthou- 
siasme. Théodet  est  Bibliographe. 

Croyez-  vous  qu'à  domicile  il  possède  une  bibliothèque  ? 
Que  non  !  Dans  sa  librairie  ne  prennent  place  que  les  cata- 
logues de  ventes  de  livres  ou  de  collections  privées. 

Une  armoire  massive  qu'il  tient  de  sa  famille  recèle  le 
précieux  trésor  de  deux  cent  nonante  et  quelques  mille 
fiches  dont  la  lecture  ne  réjouit  pas  moins  que  celle  d'un 
chef-d'œuvre.  Eh  quoi  !  ces  fiches,  quand  elles  ont  établi 
l'identité  d'un  ouvrage,  c'est  pourtant  tout  le  bout  du 
monde! 

Théodet  est,  si  je  puis  parler  de  cette  manière,  le  poète 
lyrique  du  Catalogue  et  de  l'Inventaire. 

—  Ceci  est  un  in-folio  ;  je  connais  du  ?nême  livre  sept 
éditions  in-12,  tine  in-16...  vous  assurera-t-il  du  même  ton 
qu'il  vous  informerait  :  J'ai  trouvé  pour  ce  sonnet  des 
rimes  singulières  et  riches. 

Je  vous  dis  qu'un  foudre  de  guerre  ne  parlerait  point 
avec  plus  d'orgueil  des  combats  qu'en  son  temps  il  menait 
à  X  ou  à  Y... 

Il  vous  récitera  dé  mémoire  la  liste  selon  Renouard, 
des  publications  des  Aide  et  des  Estienne.  Le  Manuel  de 
Brunet  est  son  livre  de  chevet,  et  il  donnerait  l'œuvre 
entier  de  M.  Anatole  France,  encore  que  cet  auteur  écrive 
fort  joliment,  pour  le  moindre  fascicule  du  Journal  de  la 
Librairie. 

Théodet  est  lui-même  l'auteur  d'un  Catalogue  métho- 
dique des  Tables  de  Logarith?nes  parties  à  cejotir.  (Br.  gr. 
in-40.  Gauthier-Villars.  Paris,  1880.)  Ce  premier  travail,  dont 


-  174  - 

il  m'entretint  naguère  sans  indulgence,  est  contemporain 
de  sa  vingtième  année,  alors  qu'il  inclinait  naturellement 
aux  spéculations  de  la  mathématique. 

Mais  le  couronnement  de  sa  vie  sera  cette  Bibliographie 
générale,  critique  et  raisonnée,  des  Catalogues  d'Imprimés 
des  Bibliothèques  de  la  France,  à  l'élaboration  de  laquelle 
il  s'est  consacré  et  où  il  goûte  le  plaisir  le  plus  subtil. 
Comme  vous  pouvez  voir,  Théodet  abuse  du  génitif;  il 
abuse  même  de  la  langue  entière  pour  la  mettre  au  service 
d'une  œuvre  bizarre  et  vaine. 

Ah  1  l'étonnante  complexion  que  celle  de  cet  individu  î 

Je  la  discerne  mal.  Et  le  besoin  que  j'ai  de  l'analyse  ne 
va  point  sans  en  souffrir. 

J'aime,  au  petit  bonheur,  à  m'imaginer  qu'en  Théodet 
aboutit  une  génération  de  lettrés,  gens  de  culture  et  i 
prit,  et  qu'à  travers  eux  s'est  filtrée  la  Connaissance,  dont 
le  Livre  est  devenu,  pour  lui,  le  symbole  suffisant.  Il  ne  lui 
viendra  pas  à  l'esprit,  comme  vous  pourriez  faire,  de  lire 
ce  que  produisent  nos  écrivains  de  valeur.  Un  art  se 
réduirait  de  la  sorte,  aux  yeux  de  notre  homme,  à  un 
signe.  N'y  a-t-il  pas  là  une  manière  d'idéalisme?  et  cela  ne 
signifie-t-il  pas  que  le  Catalogue  contient  le  livre  à  peu 
près,  mon  Dieu,  comme  nous  contenons  le  monde,  qui 
est  ainsi  notre  représentation.  Victor  ne  nous  apparaît-il 
point,  décidément  un  obstracteur  ?  Et  ne  nous  fait-il  pas 
encore  songer  par  quelque  endroit  à  ces  avares  qui,  plutôt 
que  de  jouir  des  trésors  qu'ils  ont  am.  Jument  dans 

leur  contemplation  l 

Théodet  n'est  ni  humaniste,  ni  helléniste,  ni  juriste;  il 
D'est  pas  davantage  géomètre,  philosophe  ni  théologien. 
Il  connaît  pourtant  comme  personne  les  livres  des  Am 

avec  les  traités  de  l'un  et  l'autre  droit,  des  mathématiques 
élémentaires  et  analytiques  et  les  moralistes,  les  psycho- 
logues, les  physiciens  et  Logiciens  et  les  casuistes...  Ji 

dit  :  il  est  bibliographe. 

Charles  Doury. 


-  175  - 

Chroniques  du  Mois 


LES  ROMANS 

Le  Passé  vivant,  par  Henri  de  Régnier.  (Paris,  Société  du 
Mercure  de  France.)  —  Il  y  a  dans  l'œuvre  de  Henri  de  Régnier  une 
qualité  charmante  que  j'estime  infiniment  :  l'élégance.  L'auteur  de  la 
Double  Maîtresse  est  rempli  d'un  tact,  d'une  justesse  de  goût  si  parfaits 
que  rien  jamais,  en  ses  œuvres,  ne  choque  ni  ne  blesse.  J'aime  cela. 
Car  le  but  de  toute  littérature  doit  être  l'élévation  intellectuelle  de  la 
masse  :  selon  son  goût  personnel  on  y  arrive  par  le  laid  ou  par  le 
beau  ;  mais  on  n'y  arrive  jamais  sans  le  tact.  Ce  ne  doit  point  être  par 
la  brutalité  —  cette  brutalité,  même  convaincue,  où  il  entre  toujours 
un  peu  de  vanité  —  que  l'on  persuade  le  lecteur.  Il  convient  plutôt 
de  le  choyer,  de  lui  parler  de  philosophie,  en  se  promenant  gentiment 
dans  les  allées  d'un  parc  fleuri.  Beaucoup  d'écrivains  semblent  croire 
que  dès  les  premières  pages  ils  ont  convaincu  leurs  lecteurs.  Ceci 
étant  acquis,  ils  se  précipitent  avec  violence  sur  les  idées  qu'il  ne  leur 
est  point  aimable  d'embrasser.  Et  il  en  résulte  qu'ils  convainquent 
seulement  de  l'inertie,  de  l'inutilité  de  leur  pensée.  Ainsi  ils  vont  à 
l'encontre  du  but  qu'ils  se  sont  choisi.  Tel  n'est  point  Henri  de 
Régnier  :  il  est  suave  et  subtil,  adroit  extrêmement,  et  sa  discussion 
reste  toujours  de  bon  ton.  Il  rôde  du  sourire  et  de  la  condescendance 
dans  son  œuvre.  Elle  est  toute  parée  d'une  distinction  qui  existe 
autant  dans  le  fond  que  dans  la  forme.  Il  ne  heurte  point  l'argument  : 
il  le  contourne,  en  se  promenant  lentement,  le  renverse  sans  y 
toucher.  Il  s'excuse  d'avoir  raison.  Même,  quelquefois,  cela  l'ennuie 
un  peu,  parce  que  avoir  raison  implique  un  mouvement  brutal  du 
cœur  ou  de  l'esprit.  Mais  aussi  il  y  a  de  l'ironie,  de  cette  ironie  que 
l'on  pourrait  appeler  presque  une  concession  aux  opinions  opposées  : 
en  raillant  légèrement,  à  fleur  de  peau,  sans  guère  y  toucher,  les  avis 
contradictoires,  en  raillant  l'un  autant  et  aussi  poliment  que  l'autre, 
on  ne  prend  parti  pour  un  avis  qu'en  montrant  son  estime  pour  l'avis 
opposé  Cela  est  une  guerre  charmante  ,où  l'acerbe  polémique  n'entre 
pour  rien.  Et  c'est  bien  là  la  meilleure  manière  d'avoir  raison  sans 
qu'un  adversaire  s'en  puisse  fâcher. 

Un  roman,  le  Passé  vivant?  Point  tout  à  fait  peut-être.  Le  mot 
roman  est  là  une  enseigne  :  ainsi  Hans  Sachs  est  cordonnier;  mais  on 
l'aime  parce  qu'il  est  philosophe.  J'adore  les  romans  où  il  n'y  a  pas  de 
roman,  où  l'agréable  pensée  de  l'écrivain  et  du  penseur  se  donne  libre 
cours,  sur  les  lèvres  aimées  de  ses  héros,  sans  que  la  ridicule  trame 
romanesque  vienne  le  forcer  à  des  exactes  et  insipides  descriptions  de 
lieu  et  de  temps.  Il  faut  le  reconnaître  :  le  roman  de  l'heure  actuelle 
n'est  plus  romanesque  Et,  au  fait,  ce  n'est  plus  tout  à  fait  un  roman. 
Ou,  enfin,  c'est  un  aboutissement  de  l'évolution  du  roman.  Est-ce  un 
bien  ?  Peut-être.  Dans  le  roman  de  la  génération  littéraire  qui  nous  pré- 
céda, les  aventures,  les  péripéties,  pour  dire  exactement,  apportaient 
souvent  des  troubles  inutiles  dans  les  caractères  les  mieux  établis.  La 


—  176  — 

grande  joie, la  grande  douleur,  la  catastrophe  énorme  ne  sont  point 
tence  :  l'existence  est  plus  restreinte  qu<  j'aime  que  l'on 

me  décrive  un  caractère  dans  la  vie  ordinaire,  parce  que  là  je  puis  me 
retrouver,  me  sentir  vivre  et  vibrer.  Que  m'importent  les  grands  g 
de  l'âme,  les  vilenies  géniales,  les  dévouements  surhumains.  Toi. 
paroxysmes,  on  peut  le  dire,  ne  proviennent  point  d'une  pi 
mathématique  dans  le  caractère  et  dans  la  volonté:  ils  proviennent 
simplement  d'un  accident.  C'est  par  accident  que  l'on  devient  héros. 
Etil  s'en  faut  bien  souvent  d'un  cheveu  qu'un  héros  devienne  une 
fripouille  et  vice-versa.  L'héroïsme  raisonné  n'existe  pas  :  c'< 
circonstance  qui  précipite  notre  cœur  —  et  point  notre  volonté  — 
vers  un  acte  important  de  grandeur. 

Voilà  pourquoi  les  héros  de  M  Henri  de  Régnier,  qui  passent  dans 
la  vie  courante,  qui  nous  coudovent  chaque  jour,  sont  inten 
sa  façon  de  nous  les  présenter,  qui  n'est  point  romanesque,  en  fait  pour 
moi  un  des  tout  premiers  écrivains  de  l'actuelle-  génération  littéraire 
française.  Vous  dirai-je  le  sujet  du  Passé  vivant t  Oui,  sans  dout 
plutôt,  je  vous  dirai  la  pensée  philosophique  qui  préside  à  ce  volume, 
sans  vouloir  vous  le  raconter  matériellement.  Certaines  gens,  pense 
M.  Henri  de  Régnier,  vivent  à  notre  époque,  mais  ont  garde  lame 
d'une  autre  époque,  qui  eût  mieux  convenu  à  leur  tempérament.  Ils 
portent  le  poids  d'une  hérédité  dont  ils  n'ont  pu  s'affranchir.  Ce 
pas  eux  qui  vivent,  c'est  leur  famille  qui  vit  en  eux.  Ils  sont  des  aines 
étrangères  égarées  dans  un  pays  inconnu  Ils  ressemblent  à  des  Heurs 
rares  conservées  en  des  serres  chaudes  et  que  Ton  transplante  tout  à 
coup  à  l'air  vif,  et  qui  meurent  de  cette  violence  imprévue,  de  cette 
rencontre  soudaine  avec  un  horizon  trop  présent.  Tel  est  ce  Jean  de 
Francis,  sorte  de  Werther  plus  moderne,  dont  la  Fragile  âme  préoccupée 

vil  de  la  double  vie  du  présent  et  du  passé.  Par  une  image  heui 
décrivant  le  réveil  de  ce  jeune  homme.  M.  Henri  de  Régnier  nous 
explique  son  état  d'âme  d'une  façon  charmante,  ingénieuse  et  subtile, 
description,  (pie  je  ni'  veux  point  citer  —  il  tant  la  lin-  dans  le 
volume  —  est  graduel-  avec  un  art  prodigieux  :  elle  revient  à  différentes 
reprises  dans  le  roman  et  chaque  fois  prend  comme  une  teinte  plus 
p.tle,  plus  effacée,  qui  recule  l'âme  du  jeune  homme  VI 

1,1  tait  tout  a  cou])  vibrer  dans  une  époque  lointaine,  gémir,  sentir. 
souffrir  —  tout  cela  avec  une  exactitude  qui  fait  réellement  vivre  le 

passé  dans  cette  .une  et   cette  ame  dans  h-  passe  —  plutôt  COmm< 

et. ut  revenu  ;i  elle  que  comme  si  elle  était  reven 

.    on   s'en   doute    bien   un   peu,  sachant   que-  parle    M.    Henri   de 
iu°  Siècle  pour  lequel   l'auteur  de  la  /> 
toujours  une  admiration  si  profonde  et   si  mgen: 

fantasque,  poudré  d'élégance  et  de  cynisme,  l'âme 
flamboyante  et  légère  à  travers  les  déchirures  du  vice  subtil;  ce  joli 

xvin0   siècle,    tout  de  bravoure,  de  grelots,  de  menu  t  de 

carnages,  et  de  fêtes,  et  par  dessus  tout  de  cette  ironie  énorme  qui 
battre  jusqu'à  la  mort  pour  une  pensée,  dont  ils 

étaient    les   premiers,   un  1  ombat    termine,  a   rire  et  an 

un  mot  :  1  I  ;ssi  des  amours  ardentes  et  frêles,  des  an:  . 


—  177  — 

passionnées  autant  presque  que  frivoles,  des  amants  braves  presque 
autant  qu'infidèles.  Et  le  livre  de  M.  Henri  de  Régnier  en  devient, 
précisément  à  cause  du  caractère  du  siècle  qu'il  rappelle,  d'autant  plus 
mélancolique  :  il  y  a  une  ironie  à  voir  le  jeune  Jean  de  Franois  se 
retourner  avec  une  infinie  douleur  de  tout  l'être  vers  une  époque  qui 
fut  toute  joie  et  tout  sourire. 

M.  Henri  de  Régnier,  en  pareille  circonstance,  insiste  sur  l'hérédité. 
Un  de  ses  personnages  Charles  Lauvereau,  historien  de  caractère 
bizarre  —  un  caractère  qui  a  quelques  rapports  avec  le  Choulette  du 
Lys  rouge,  en  plus  mièvre,  mais  en  combien  plus  élégant!  —  s'est 
occupé  tant  du  xvme  siècle  qu'il  y  vit  en  quelque  sorte  lui  aussi  :  mais 
un  amour  de  femme  le  détourne  de  cette  vie  du  passé,  le  fait  vivre 
dans  le  présent,  se  mêler  malgré  lui  à  la  lutte  douloureuse;  c'est  que 
Lauvereau,  lui,  n'a  pas  d'ancêtres  :  il  est  un  homme  d'aujourd'hui;  il 
date  d'aujourd'hui.  Ce  que  son  âme  a  puisé  dans  le  passé  est  artificiel 
et  passager.  Tout  autre  est  Jean  de  Franois,  qui  aime  une  femme, 
Antoinette  de  Saffry,  et  qui  l'aime  parce  qu'elle  est  comme  le  reflet 
passionné  d'une  autre  amoureuse,  d'une  autre  Antoinette  de  SafFry  qui 
vécut  dans  le  passé  chéri.  Et  Jean,  se  heurtant  tout  à  coup,  dans  son 
rêve,  au  présent,  meurt  de  cet  amour  du  passé. 

Il  y  a  tant  de  choses  que  je  devrais  vous  dire  au  sujet  de  ce  livre  !  Je 
devrais  vous  dire  que  M.  Henri  de  Régnier,  ayant  choisi  ses  person- 
nages avec  un  soin  merveilleux,  nous  montre  des  hommes  bons  et  des 
hommes  mauvais  dans  le  présent,  comme  dans  le  passé;  qu'il  juge  un 
peu  les  deux  époques.  Bien  entendu  il  préfère  le  xvm°  siècle;  mais  il 
le  préfère  avec  tant  de  discrétion  !  Je  devrais  vous  parler  du  comte 
Ceschini,  ce  grand  seigneur  italien,  égaré  à  Paris,  retenu  là  pendant 
vingt-cinq  ans  par  une  liaison  plus  forte  qu'une  union  légitime  ;  de 
l'amour  de  Lauvereau  pour  Janine,  cet  amour  d'une  volupté  si  cruelle,  si 
profondément  navrante;  de  Maurice  de  Jonceuse,  le  noble  qui  se  mo- 
dernise; du  père  de  Jean  de  Franois,  capable  de  toutes  les  turpitudes 
pour  conserver  le  château  de  ses  ancêtres;  de  tant  d'autres,  intéressants 
et  si  exactement  notés  dans  leurs  allures  et  dans  leur  tempérament.  Je 
devrais  vous  parler  de  la  grande  ombre  de  Casanova  qui  passe  sur 
tout  le  livre,  comme  le  résumé  du  xvme  siècle,  de  Casanova  qui  fut 
comme  la  chanson  de  l'amour  et  de  la  volupté  qui  viennent,  existent  et 
meurent,  en  mâchonnant  des  fleurs,  et  sans  avoir  le  temps  de  rien 
regretter.  Je  devrais  vous  parler  encore  des  descriptions  d'Italie,  de  la 
visite  de  Jean  de  Franois  à  Passignano,  où  un  siècle  auparavant  fut  tué 
son  ancêtre,  son  homonyme,  à  vingt-six  ans...  Mais  alors  j'en  arriverais 
à  citer  tout  le  roman.  Et  il  vaut  mieux  que  vous  fassiez  cette  chose 
simple  de  le  lire  vous-même.  Vous  en  aurez  un  plaisir  infini  ;  parce 
que  l'on  a  un  infini  plaisir  à  se  mettre  en  contact  avec  de  la  beauté,  de 
savourer  des  pages  qui  forment  —  à  bien  peu  de  chose  près  —  une 
manière  de  chef-d'œuvre. 

Les  Célébrités  d'Aujourd'hui  (Paris,  E.  Sansot  et  Ci0,  éditeurs). 
—  Une  idée  sage  présida  à  la  confection  de  ces  petits  volumes,  fort 
élégamment  autant  que  fort  adroitement  présentés.  M.  Sansot,  l'édi- 


-  i78- 

teur  bien  connu,  dont  l'éclectisme  ne  fait  de  doute  pour  p 
confié  à  des  écrivains  de  (aient  le  soin  de  nous  présenter,  en 
pages,  quelques  célébrités  littéraires  de  l'heure  actuelle.  ('«   k 
louable;  car  ces  petits  volumes  nous  résument  d'une  façon  fort  suffi 
santé  l'œuvre  et  la  vie  des  artistes  qui   nous  peuvent  intéresser.  Il 
arrive  souvent  — et  c'est  ainsi  dans  l'Histoire  comme  dans  la  \ 
que  nous  sommes  frappés  davantage  par  des  détails  en  apparence  peu 
importants  et  que  grâce  à  eux  nous  retenons  mieux  la  caractéristique 
d'une  époque  ou  d'une  personnalité.  Un'portrait  et  un  autograpli 
écrivains  présentés;  une  courte  analyse  de  leurs  (envies  et  de  leur  vie  ; 
l'opinion  sur  eux  de  quelques  critiques  de  jugementsagement  équilibré: 
une  bibliographie  très  complètement  documentée;    une    liste 
ouvrages  où    l'on  parle  des  écrivains  présentés  :  tel  est  en  résumé 
l'aspect  général  de  ces  courts  volumes.  Examinons-en  quelques-uns. 

F.  Brunetière,  par  M.  L.-R.  Richard.  —  Le  profond  penseur,  le 
savant  analyste,  le  polémiste  si  convaincu  qu'est  le  directeur  de  la 
Revue  des,  Deux-Mondes,  est  une  personnalité  si  particulièrement  inté- 
ressante, si  largement  prépondérante,  que  sans  doute  il  est  malaisé 
d'examiner,  en  de  courtes  pages,  l'homme  et  l'œuvre.  Avec  une  grande 
adresse  et  un  judicieux  esprit  synthétique  -  cet  esprit  synthétique 
que  je  prise  au  delà  de  tout  dans  la  critique  d'art  et  que  M.  Ferdinand 
Brunetière  possède  à  un  point  extraordinaire,  M.  L.-R.  Richard 
à  peu  près  parvenu.  Examinant  la  vie  de  M.  Brunetière  il  la  rapporte 
avec  suffisamment  de  tact  à  son  œuvre,  nous  montre  «  le  carac- 
tère particulier  de  sa  critique,  qui  est  cette  puissance  à  résumer, 
à  propos  de  littérature,  l'histoire  de  la  civilisation  »  —  11  nous  montre- 
le  critique  âpre  à  la  connaissance  de  tant  d'éléments  scientifique 
apparence  peu  propices  aux  développements  littéraires,  mais  qui  for- 
mèrent, chez  M.  Brunetière  la  «  base  de  cette  vaste  connaissance  dont 
il  saura  tirer  un  profit  constant  pour  légitimer  ses  principes  *.  Il  nous 
expOSe  en  peu  de  mots,  mais  très  nettement,  la  doctrine  de  M.  l'.rune- 
et  comment  cette  doctrine,  grâce  à  la  crise  de  naturalisme  que 
traversait  la  littérature,  arriva  à  s'affirmer.  Il  nous  montre  qu 
tencede  M.  Brunetière  a  ceci  de  remarquable  qu'elle  est  d'une  parfaite 
unité»  —  et  que  M.  Brunetière,  infatigable  travailleur,  est  aussi  le 
polémiste  d'une  absolue  intégrité.  Tout  pour  nous 

Dure  désirer  de  connaître  à  tond  l'œuvrede  M.  Brun  n'est- 

ce  point  là,  en  quelque  sorti-,  le  but  même  de  i 

Une  remarque  :   M.   L.-K.    Richard   semble   s,    ressentir  un  peu  du 
sujet    qu'il    traite  :    son    style    ressemble    fréquemment    à    celui    de 
M.  Brunetière.  Au  moins  par  la  longueur  des  périodes;  point   tout  à 
fait,  peut-être,  pal  leur  clarté.  L'adoption  du  style  de  l'auteur  tra 
d'ailleurs  à  remarquer  dans  plusieurs  des  volumes  parlant  de 
d'Aujourd'hui. 

Marcel  Prévost,  par  JtJLBS  BkRTAUT.  —  On  ne  peut  point  dire 

que  M.  .Iules  Bertaut  soit  un  flagorneur:  c'est  un   censeur  rigide  dans 
toute  l'acception  du  terme.  Son  étude  est  une  des  meilleures  de  la  col- 


—  179  — 

lection.  Marcel  Prévost  y  est  fort  exactement  analysé  :  on  y  voit  ce 
caractère  pondéré,  mathématique  en  quelque  sorte  de  l'auteur  de 
Y  Automne  d'une  Femme;  on  y  voit  comment  M.  Marcel  Prévost, 
homme  de  sagesse,  de  travail  et  de  réflexion,  est  arrivé  à  pénétrer  la 
masse  des  lecteurs  de  l'intérêt  soutenu,  tout  en  étant  progressif,  de  ses 
œuvres.  D'une  part,  Marcel  Prévost  fut  toujours  dominé  par  le  souci 
de  l'examen  approfondi  des  âmes  féminines.  La  femme  le  hante  et  le 
préoccupe,  parce  qu'il  s'ingénie  à  établir  le  rapport  certain  existant 
entre  l'âme  féminine  et  les  instincts  sensuels  féminins.  D'autre  part  aussi 
M.  Marcel  Prévost  —  qui  est  à  coup  sûr  un  des  plus  purs  et  des  plus 
séduisants  écrivains  français  de  notre  époque  —  subit  fatalement,  vers 
1880,  l'influence  de  cette  déplorable  littérature  française  dont  l'exaspé- 
rant et  inutile  Gustave  Droz  fut  un  des  spécimens  les  plus  notoires. 
L'œuvre  de  Marcel  Prévost  est  un  succédané  résultant  du  mélange  de 
ce  romanesque  et  de  cette  recherche  psychologique  :  on  le  voit  assez 
dans  ses  œuvres,  notamment  dans  cette  Princesse  d'Erminge,  roman 
extrêmement  remarquable  d'ailleurs,  pour  lequel  j'eus,  voici  deux  ans, 
l'occasion  d'exprimer  ici-même  une  très  sincère  et  profonde  admira- 
tion. La  présentation  par  M.  Bertaut  est  en  somme  fort  bien  faite  ;  il 
a  compris  et  goûté  exactement  le  talent  remarquable  du  très  prochain 
académicien. 

Péladan.  par  M.  René-Georges  Aubrun.  —  Avec  une  grande 
sagacité  M.  René-Georges  Aubrun  analyse  le  caractère  et  l'œuvre  de  ce 
puissant  et  original  penseur  qu'est  Joséphin  Péladan.  Il  montre  avec 
beaucoup  de  logique  et  de  tact  le  bien  et  le  mal  que  fit  à  l'auteur  du 
Vice  suprême  l'outrance  même  de  sa  théorie  II  le  représente  fort  bien 
comme  un  des  plus  remarquables  idéalistes  de  la  littérature  contem- 
poraine. Certains  petits  travers  de  Péladan  firent  du  tort  à  sa  renommée; 
mais  ils  aidèrent  aussi  —  et  c'est  là  chose  commune  —  à  faire  pénétrer 
ses  idées  grandes,  larges  et  saines,  dans  le  public,  ce  public  enclin  à 
admettre  le  génie  quand  on  le  lui  montre  par  ses  petits  côtés.  Péladan 
est  un  penseur,  uniquement  ;  il  plane  sans  cesse  et  ne  connaît,  volon- 
tairement, que  les  points  extrêmes  de  l'idée  :  «  l'œil  de  l'aigle  n'aper- 
çoit que  des  points  extrêmes.  »  Nous  voyons  aussi  comment  il  se  fait 
que  le  Sar  fut  toujours  quelque  peu  antipathique,  parce  qu'il  a  en  lui 
«  les  trois  choses  les  plus  haïes  du  temps  présent.  Il  a  l'aristocratie,  le 
catholicisme  et  l'originalité.  »  M.  René-Georges  Aubrun  nous  explique 
aussi  très  clairement  autant  que  très  savamment  les  principes  du 
«  Mage  »,  qui  rapporta  la  doctrine  artistique  non  seulement  au  même 
but,  mais  encore  aux  mêmes  moyens  de  pénétration  que  la  religion.  En 
cette  étude  toute  la  vie  du  grand  Péladan  explique  en  quelque  sorte 
son  œuvre.  Et  il  est  fort  intéressant  de  constater  comment  l'opéra  de 
Wagner,  Parsifal,  conduisit  Péladan  à  son  fameux  théâtre  de  la  Rose- 
Croix.  Sans  doute  il  ne  suffit  point  de  quelques  lignes  pour  juger  un 
génie  pareil  à  celui  de  Péladan  :  je  veux  seulement  dire  ici  que  M.  René- 
Georges  Aubrun  fait  une  très  suffisante  synthèse  des  tendances  du 
«  Mage  »  et  nous  fait  désirer  d'approfondir  de  plus  en  plus  l'œuvre  de 
Péladan.  Ainsi  envisagée,  je  crois  que  le  but  de  cette  courte  étude  est 
atteint  et  qu'il  faut  louer  M.  Aubrun  de  son  tact  avisé  et  subtil. 


—  180  — 

Emile  Faguet,  par  M.  ALPHONSE  SA  Ht.  -  J'eus,  il  n'y  a  pas  bien 
longtemps,  l'occasion  de  di n-  tout  le  bien  que  je  pensais  du  pittoresque 
écrivain  qu'est  M  Alphonse  Séché.  Il  venait  de  publier  une  curieuse- 
plaquette  intitulée  :  Contes  des  Yeux  fermes,  qui  témoignait  d'un 
aigu  de  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'observation  extérieure  du  surna- 
turel. Je  ne  le  louerai  pas  autant  au  sujet  de  son  étude  sur  M.  Faguet  : 
elle  me  semble,  cette  étude,  bien  superficielle,  attachant  une  impor- 
tance trop  grande  aux  menus  faits  de  l'existence  du  critique  et  esquis- 
sant trop  légèrement  la  partie  fondamentale  de  son  œuvre.  M.  Emile 
Faguet  est  sans  conteste  un  des  premiers,  sinon  le  premier,  des  criti- 
ques français  contemporains  II  a  érigé  la  critique  en  genre  littéraire  et 
il  possède  une  exactitude  remarquable  de  jugement.  Mais,  ce  qui 
frappe  surtout  en  son  œuvre  c'est  son  adresse  à  extraire  d'une  œuvre 
la  pensée  fondamentale,  à  chercher  dans  un  ouvrage,  même  médiocre, 
la  rayonnante  idée.  M.  Faguet  arrive  en  quelque  sorte  à  reconstruire 
une  nouvelle  œuvre  autour  de  l'œuvre  qu'il  juge  :  il  : 
captivante  éloquence  de  la  critique.  Cette  façon  d'envisager  la  critique 
est  à  mon  sens  —  et  assez  souvent  je  l'ai  répété  ici  même  —  la  meil- 
leure :  c'est  ainsi  que  l'on  pénètre  le  lecteur  de  cette  pensée  qu'il  y  a 
souvent,  dans  le  plus  mauvais  livre,  une  idée.  Et  une  idée,  comme  le 
dit  M.  Faguet  lui  même  «  par  les  temps  qui  courent,  c'est  plus  rare  que 
vous  ne  le  croyez    » 

!■'.-(  h  ARLES  MORISSl  '. 

L'abondance  des  matières  m'oblige  a  interrompre  ici  l'examen  des 
Célébrités  d'Aujourd'hui,  .le  parlerai  le  mois  prochain  des  volumes  trai- 
tantdeJean  Lorrain,  Willy,  Capus,  Anatole  France,  -ci  de  différents 
romans. 

Accusé  de  réception  :  La  Maitresu   américaine,  par   M.    Eugène 

Mont  fort;  Cérébraux,  par  M.  Fernand  Di  voire. 

L'HISTOIRE 

Impressions  d'une  Française  en  Amérique,  par  M :>  Tin 

Vianzonk    (Paris,    IMon  Nourrit  ).     —    Les    livres    d'impression     de 

voyage  en  Amérique  sont  innombrables.  Les  Etats-Unis  fournissent  à 

tous  ceux  qui  les  visitent  de  nombreux  sujets  de  réflexions  et  de  sur- 
prises dont  il  est  toujours  fort  intéressant  de  connaître- le  détail.  Chacun 
d'ailleurs  y  trouve  de  quoi  exercer  la 
tempérament  personne^  ce  qui  fait  (pie  ces  divers  ouvrages, sur  un 

sujet  toujours  divers  bien  que  toujours  le  même,  sont  d'un  intérêt  sans 
cesse  renouvelle. 

Les    Etats-Unis   d'Amérique  sont  un    pays    assez    vaste  pour  être 

cosmopolite.  Toutes  les  uationalit  ans*  y  ont  des  repi 

tants  nombreux  qui   sont  en  rapporta   constants  avic   la  mère  patrie. 
I  railleurs  les  Américains  eux  nien  |  ueillants  aux  idées  ctran- 

tont  un  point  d'honneur  de  recevoir  r  ceux  qui 

venus  d'Europe  visitent  leur  pays  dans  un  but  intellectuel  ou   com- 
mercial. 


—    Itfl   — 

Mlle  Thérèse  Vianzone,  une  Française  qui  est  fière  de  l'être,  ce  dont 
elle  a  hautement  raison,  n'est  point  pour  nous  une  étrangère.  Voya- 
geuse intrépide,  femme  d'une  forte  intelligence  et  d'un  grand  cœur, 
elle  séjourna  longuement  en  Russie,  dans  un  pays  qu'elle  aime  et 
qu'elle  regrette  de  ne  plus  habiter,  puis  elle  visita  la  Terre-Sainte, 
dont  elle  rapporta  les  pages  d'un  livre  ému.  Mais  ce  qui  fait  surtout 
honneur  à  Mllc  Vianzone,  c'est  la  publication  faite  par  elle,  avec  un 
esprit  de  pieuse  et  filiale  admiration,  des  Lettres  du  Père  Didon,  dont 
elle  fut  l'amie  et  qui  fut,  par  une  correspondance  suivie  et  touchante, 
son  guide  et  son  père  spirituel.  Mlle  Vianzone  est  surtout  une.  femme 
de  grand  cœur;  l'enfance  et  la  jeunesse  sont  pour  elle  des  âges  pleins 
d'attraits  et  tous  les  enfants  sont  ses  grands  amis.  Son  livre  sur  l'Amé- 
rique en  est  la  meilleure  et  la  plus  inconsciente  des  preuves. 

M110  Thérèse  Vianzone  entreprit  en  1903  et  1904,  une  longue  tournée 
de  conférences  littéraires  aux  Etats-Unis  et  au  Canada,  et  elle  eut 
l'occasion  de  prendre  la  parole  dans  les  milieux  français  et  dans  les 
couvents,  qui  accueillirent  leur  compatriote  avec  une  amitié  et  une 
cordialité  très  vive  La  modestie  de  M110  Vianzone  permet  à  peine 
d'entendre,  entre  les  lignes  de  son  livre,  un  écho  du  grand  succès  qu'elle 
remporta  dans  ses  conférences.  Sous  forme  d'une  correspondance, 
régulièrement  envoyée  à  une  amie  de  France,  la  voyageuse  nous  rap- 
porte ses  impressions  de  voyage.  Les  circonstances  particulières  qui 
entourèrent  celui-ci  permirent  à  la  voyageuse  d'approcher  quelques 
personnalités  dont  elle  nous  é%roque  les  physionomies  avec  un  don  de 
vie  intense.  Tel  le  récit  de  ses  rapports  avec  M.  et  M"16  Théodore 
Roosevelt,  qui  marquèrent  à  Mlle  Vianzone  une  amitié  dont  elle  garde 
un  profond  souvenir.  Telle  aussi  la  page  où  revit  la  noble  figure  de  sir 
YVilfrid  Laurier,  premier  ministre  de  la  province  canadienne  de 
Québec 

Mais  ce  qui  attire  surtout  dans  ce  livre  —  et  je  soupçonne  l'auteur 
de  l'avoir  voulu  ainsi  —  ce  sont  les  fines  remarques  concernant  l'édu- 
cation et  le  caractère  de  la  jeunesse  américaine,  surtout  de  la  jeune  fille 
que  M110  Vianzone  a  été  plus  à  même  d'approcher,  de  connaître  et 
d'étudier.  Les  idées  parfaitement  fausses  que  nous  nous  faisons  de  la 
jeune  fille  américaine  nécessitent  que  nous  nous  arrêtions  un  instant 
sur  ce  point  en  laissant  longuement  la  parole  à  Mlle  Vianzone.  A  l'occa- 
sion d'une  réunion  de  jeunes  filles  organisée  en  son  honneur  elle  dit  : 
«  Je  préside  la  charmante  réunion,  redevenant  jeune  sans  peine  au 
milieu  de  cet  essaim  joyeux  qui  est  mon  grand  attrait.  Nous  agitons 
toutes  sortes  de  questions;  mes  petites  amies,  qui  ont  lu  tout  ce  qu'on 
raconte,  en  Europe,  sur  les  allures  libres  de  la  jeune  fille  américaine, 
médisent  qu'il  ne  faut  pas  le  croire  et  que  je  dois  donner  d'elles  une 
autre  opinion.  Je  me  rends  d'autant  plus  facilement  à  leur  désir  qu'en 
effet,  jusqu'à  présent  j'ai  trouvé  très  convenables,  très  posées,  en  un 
mot  très  jeunes  filles,  dans  la  véritable  acception  de  ce  joli  mot,  toutes 
celles  que  j'ai  observées  et  abordées.  J'en  ai  déjà  vu  quelques-îmes  et  je 
ne  leur  trouve  ni  audace,  ni  légèreté,  ni  coquetterie  de  mauvais  ton. 
Celles  qui  sont  sorties  de  pension  travaillent,  complètent  leurs  études 
par  des  leçons  de  toutes  sortes,  dans  l'intervalle  desquelles,  il  est  vrai, 


—    1$2    — 

elles  courent,  comme  les  autres,  aux  relations  mondaines.  Chacui 

plaint  de  cette  vie  à  outrance  qui  coupe  court  à  toute  intimité,  mais 
très  peu  ont  le  courage  de  s'en  affranchir. 

11  y  a  pourtant  des  jeunes  filles  —  et  je  pourrais  les  nommer  -- 
riches,  jolies,  aux  aspirations  profondément  religieuses,  qui  ne  rêvent 
que  dévouement,  oubli  d'elles  mêmes  et  amour  du  prochain  ;  qui 
s'occupent,  sans  bruit,  d'oeuvres  de  charité  importantes,  et  qui  se  pri 
vent,  non  seulement  du  superflu,  mais  du  nécessaire,  pour  donner  sans 
compter,  sans  se  lasser  jamais. 

»  J'en  ai  vu  de  très  bien  élevées,  de  très  réservées  dans  la  grande 
liberté  qui  leur  est  laissée  d'aller  et  venir  seules  pendant  le  jour:  j'en 
ai  connu  de  timides  et  de  délicieuses  :  j'en  ai  entendu  me  marquer  leur 
étonnement,  leur  indignation  même  contre  certaines  libertés  d'allures 
et  de  propos  dues  à  des  diplomates  étrangers  ;  les  jeunes  Américains  ne 
se  le  permettraient  jamais  vis-à-vis  d'elles. 

»  J'ai  admiré  aussi  le  respect  et  l'affection  dont  elles  entourent 
leurs  parents,  à  qui  elles  rendent  compte,  bien  plus  qu'on  ne  le  | 
de  tous  leurs  faits  et  gestes. 

le  qui  est  vrai,  —  et  ce  que  je  suis  loin  de  blâmer,  —  c'est  qu'elles 
se  marient  elles  mêmes,  qu'elles  choisissent  d'après  leur  goût  et  leur 
attrait  le  compagnon  de  leur  vie.  On  leur  enseigne,  très  tôt,  la  respon- 
sabilité personnelle,  et  cette  existence  large,  indépendant»'  les  retient 
au  foyer,  en  général,  plus  que  nos  jeunes  filles  européennes.  Elles  ne 
sont  pas  pressées  de  quitter  la  maison  paternelle  pour  conquérir  une 
liberté  qu'elles  ont  en  plénitude  et  qui  leur  permet,  non  seulement  de 
se  distraire  dans  les  plaisirs  mondains,  mais  surtout  de  faire  le  bien.  - 

Voilà  une  page  de  psychologie  qui  dénote  un  esprit  d'observation 
sagace  et  impartial.  Elle  nous  dévoile  un  aspect  nouveau  d'après  lequel 
il  y  a  lieu  de  réformer  un  jugement  fait  a  priai  1  faudra  d 

mais  attacher  à  la  pensée  de  {'éducation  omèricaitu  pour  la  jeune  fille 

une  impression  de  valeur  morale  et  éducative  bien  supérieure  à  celle 
de  dédain  et  de  reproche  qu'on  y  mettait  jusqu'à  présent.  D'ailleurs, 
cette  impression  favorable,  si  différente  de  celle  que  nous  avons,  n'em 

pas  la  clairvoyance  de  M!io  Yianzone  de  noter  les  délai:: 
éducation.  Dans  une  autre  page,  que  je  regrette  de  ne  pouvoir  a: 
entier,    elle    complète-  et    rectifie   ses    prenv.. 
reproche,    dit  elle,    aux    jeunes    filles    américaines,   en    gétt 

bournr  de  trop  de  choses.  Avides  dU   savoir,  elles  laissent  trop  i 

ment    de   cote  toute   méthode   et    absorbent   trop,   pèle  mêle,   tout    ce 

qu'on  leur  présente.  De  là.  confusion,  désordre  et  dépense  nerveuse 

ïive.  .'ai  ete  étonnée,  en  rainant  avec  plusieurs  qui  employaient 

des  mots  savants,  des  expressions  recherchées,  d. 

n'est  pas  sure  et  que  la  construction  est  édifiée  sur  du  sable    Le  temps 

a  manqué  pour  établir  des  fondements  solides.  Elles  font  tout  trop 

Pour  compléter  et  prouver  les  résultats  de  cette  education.il  fau 
drait demander  au  livre  de  M!>  Vianxone  les  détails  abondants  et  si 
intéressants  qu'il  renferme  sur  l'organisation  desCollèj  Pen- 

sionnats pour  jeunes  filles.  La  plus  typique  de  ces  institutions  est  celle 


-  i83- 

de  Wells  Collège^.  87-94)  dont  l'organisation  est  un  véritable  modèle 
de  logique  et  de  simplicité.  Des  détails  d'instruction  et  d'éducation  se 
rencontrent  à  chaque  page  du  livre,  notamment  sur  les  rapports  entre 
jeunes  gens  et  jeunes  filles  pendant  les  années  de  Collège.  Des  récep- 
tions sont  organisées  par  les  jeunes  filles  dans  leurs  pensions  (lire  le 
récit  charmant  d'une  de  ces  réunions  à  la  pension  Delafield,  à  Boston, 
page  193)  et  les  jeunes  gens  rendent  annuellement  un  bal  auquel  les 
jeunes  filles  se  rendent  avec  le  plus  vif  plaisir  (le  bal  de  l'Ecole  Saint- 
Marx,  p.  196). 

Mais  en  vérité,  dans  cet  attachant  ouvrage  il  faudrait  citer  et  signaler 
tant  de  choses  qu'on  finirait  par  en  extraire  trop  de  pages.  Cela  ôterait 
à  l'intérêt  d'une  lecture  sincère  qu'on  ne  saurait,  en  vérité,  trop  recom- 
mander. On  y  trouvera  des  détails  sur  bien  des  institutions  nouvelles, 
sur  lesquelles  notre  initiative  pourrait  bien  prendre  modèle. 

Je  signalerai  tout  particulièrement  l'école  fondée  à  New- York  par 
Mm6  R.  Abbé  et  destinée  uniquement  à  donner,  par  un  cours  d'his- 
toire pratique,  aux  enfants  des  émigrants  et  des  Américains,  l'amour  de 
leur  ville,  de  New-York.  Il  y  a  là  une  idée  nouvelle  dont  on  devrait 
réaliser  chez  nous  une  similaire  mise  en  œuvre.  J'ai  été  aussi  vivement 
attiré  par  la  description  du  Musée  d'archéologie  de  l'Université  de 
Pensylvanie  et  par  son  historique;  une  page  qui  garde  une  actualité 
profonde  et  dont  les  idées  sont  à  méditer  par  la  France  catholique  qui 
traverse  une  crise  si  pénible  est  celle  que  Mlle  Vianzone  consacre  à 
l'organisation  de  l'Eglise  catholique  canadienne.  Enfin,  on  connaîtra 
aussi  un  écrivain  du  Canada,  où  le  mouvement  français  reste  si  intense, 
en  lisant  la  page  émue  consacrée  à  Arthîcr  Butes.  Mais  en  vérité  cet 
article,  si  long  soit-il,  ne  saurait  donner  qu'une  impression  imparfaite 
de  l'intérêt  du  livre  de  M110  Vianzone.  Il  ne  pourrait  surtout  pas  en 
dire  l'émotion  et  le  charme  prenant.  Il  doit  se  contenter  d'en  recom- 
mander fortement  la  méditation  et  la  lecture  qui  ne  peut  que  laisser 
au  cœur  le  plaisir  de  vivre  quelques  heures  en  communion  avec  celui 
d'une  femme  exquise,  et  à  l'âme  les  préceptes  d'une  haute  leçon  de 
morale  et  de  volonté. 

Portraits  Français  (1ro  et  2e  série),  par  Edmond  Pilon  (Paris, 
E.  Sansot  et  Cie).  —  Voici  :  ce  sera  dans,  beaucoup  d'années.  Chaque 
jour,  à  l'heure  où  le  doux  crépuscule  fait  la  mer  violette  et  éveille  au 
fond  des  bois  la  vie  mystérieuse  des  bêtes  nocturnes,  on  parlera  des 
choses  du  passé,  des  souvenirs  qui  vivent  dans  le  coin  secret  des 
mémoires  et  des  figures  dont  on  évoque  les  traits  avec  un  lent  sourire. 
Quelqu'un  dira,  d'une  voix  douce  :  «  Connaissez-vous  Edmond  Pilon?» 
Et  comme  beaucoup  peut-être  répondront  qu'ils  ne  le  connaissent 
point,  celui  qui  aura  parlé  se  lèvera  et  dans  la  haute  bibliothèque,  dont 
les  livres  seront  tous  des  ouvrages  de  choix,  il  prendra  deux  ou  trois 
volumes,  reliés  de  cuir  fauve  à  fermoirs  d'argent  ciselés  et  il  les  tendra 
uses  auditeurs.  On  lira,  avec  le  goût  de  mystère  qui  entoure  les  choses 
inconnues,  le  titre  si  simple  et  si  clair  :  Portraits  Français.  Alors  celui 
qui  aura  déjà  parléd'Edmond  Pilon  dira  de  cette  voix  un  peu  rêveuse  et 
sourde  que  prennent  les  conteurs  pour  parler  de  choses  dont  ils  voient 


—  184  — 

vivre  c-ii  eux  K  Moi   non  j>his  je  ne  l'ai  point  connu,  je  ne 

sais  de  lui  que  ses  livres  et  je  sais  d'eux  qu'ils  sont  exquis.  Celui  ci  est 
un  auteur  français,  de  la  meilleure  race  et  de  la  plus  pure  tradition.  11 
est  Français  comme  l'étaient  Voltaire  et  Maurice  de  Grttérin,  dont  il  a  si 
purement  parlé  Kt  aux  heures  de  chère  solitude,  lorsque  d'un  doigt 
soigneux  j'ouvre  l'un  de  ses  trois  volumes  pour  en  relire  un  des  cha- 
pitres, je  me  plais  à  en  écrire  un,  moi  aussi,  dans  la  même  manu 
dont  il  serait  le  héros.  J'imagine  que  c'était  un  homme  doux  et  bon, 
cpii  avait  un  joli  sourire  et  qui  aimait,  pendant  de  longues  après  dînées, 
à  causer  avec  de  doctes  amis,  dont  plusieurs  étaient  des  poètes  et  avec 
quelques  amies,  qui  étaient  de  jolies  femmes  à  l'esprit  clairet  : 
Il  devait  aimer  aussi  les  roses  d'automne  et  la  couleur  i 
feuilles,  dans  les  bois  d'octobre.  Il  avait  une  âme  tendre  et  harmonieuse 
et  c'était  un  homme  studieux,  qui  aimait  à  lire  les  vieux  livres.  Surtout 
il  lisait  les  mémoires  du  temps  passé,  les  livres  de  ces  auteurs  oubliés 
qui  eurent  dans  leur  existence  une  seule  heure  de  génie,  ou  bien,  en 
regardant  des  tableaux,  des  portraits  ou  des  estampes,  il  se  plais 
faire  revivre  les  singulières  ligures  des  disparus  et  des  dédaignés,  dont 
la  vie  est  entourée  d'un  peu  de  mystère  »  Et  celui  qui  dira  ces  paroles 
simples  lira  sans  doute  à  ses  auditeurs  devenus  très  attentifs  l'une  ou 
l'autre  page  des  Portraits  français  II  lira  une  page  de  cette  prose 
délicieuse,  harmonieuse  et  cadencée,  voilée  doucement  de  poéfl 
lourde  d'émotion  et  par  laquelle  revivent  tant  de  figures.  Puis  l'ora- 
teur dira  encore  :  «  Ce  sont  autant  de  chapitres  consaci  vivre 
de  la  vie  éternelle  que  leur  confèrent  les  beaux  Livres,  quelques  unies 
de  rêve,  de  tendresse  ou  de  douleur.  Voici  M.  Poivre,  le  cher 
homme  qui  aima  les  voyages,  qui  fut  au  Pays  des  Epices,  dans  ces  lies 
lointaines  qui  dorment  à  l'ombre  des  sagou  tiers,  et  qui  plus  tard  devint, 
par  décision  de  M.  le  duc  de  Praslin.  gouverneur  jour  S.  M.  Louis  XV  I 
des  îles  de  France  et  de  Bourbon.  C'est  Paradis  de  sfonterif,  un  cour- 
tisan de  l'ancienne  Cour  qui  eut  beaucoup  d'esprit  et  qui  fut  le  grand 
ami  des  chats,  ce  qui  l'a  rendu  presque  immortel.  Voulez,  vous  pénétrer 
dans  lecélébresalonde  M,,,o(  reoffrin,  lise/  ceci,  et  vous  entendrez  l'écho 
îles  voix  de  Marmontelet  d'Horace  Walpole,  discutant  avec  tant  de 

longue  que  la  maîtresse  de  maison  doit  pour  1rs  calmer  lancer  sa  COU- 
tumière  petite  phrase  :  «  Allons,  voilà  qui  est  bien  »    Voici  Choderlos  de 

Laclos,   ce    singulier    personnage  qui  fut  peut-être  un    fort   b 

homme  en  même  temj>s  qu'un  excellent  officier  des  Armées  de  la 
République  et  du  <  Consulat,  mais  qui  s'est  fait  dans  l'Histoire,  et  jour 
toujours,  un  terrible  renom  de  théoricien  du  Don  Juanismeen  rédi- 
geant ce  livre  effrayant  de  perversité  cruelle  :  /.<  i  / 

(  onnaisse/.-vous  M.  Sauce:  Hélai,  il  fut  immortel  bien  maigre  li. 

c'est  par  un  effet  du  hasard,  qui  n'en  lait  jamais  d'autres,  que  dans  la 
boutique  de  ce  tranquille  épicier  de  Garennes  se  déroula  l'une  des  plus 

soin  bres  scènes  de  ce  drame  de  la  Révolution  :  l'ai  restât  ion  de  Louis  XVI 
et  des,!   famille,   fuyant  Paris  et  l'émeute:  M     SàuOO  a  tenu  dan 

mains  pendant  toute  une  nuit  le  sort  des  Enfants  de  France  et  de  la 
Koy.i  peut-être  lui  qui  à  i  Vntoinette 

à  la  guillotine.  Ah!  cette  Révolution,  elle  est  leconde  en  figures  terri 


-  i85- 

bles  et  singulières  :  Edmond  Pilon  en  a  fixé  quelques-unes.  Fabre 
d'Eglantine  est  plus  célèbre  pour  avoir  écrit  le  refrain  de  cette  ber- 
ceuse que  nos  mères  chantaient  «  Il  pleut,  il  pleut,  bergère! ...  »  que  pour 
avoir  été  un  Dantoniste  et  avoir  été  envoyé  à  la  mort  par  Saint-Just 
et  ses  amis.  Il  est  là  aussi,  le  blond  Saint  Just,  le  jeune  chevalier  à 
l'âme  vierge  et  inaltérable,  à  l'âme  impassible  et  terrible  dans  sa 
conscience  et  sa  droiture,  qui  corrigeait  les  épreuves  de  son  poème 
d'Organi  en  sortant  de  la  Convention  Nationale  et  qui,  envoyé  en 
mission  aux  armées  de  la  République, déchaînait  la  charge  des  colonnes 
en  décrétant  la  victoire,  sous  peine  de  mort. 

Mais  à  côté  de  ceux-là,  combien  sont  doux  et  tendres  les  beaux 
visages  de  Maurice  et  Eugénie  de  Guérin.  Pauvre  Maurice,  enfant  de 
génie  qui  mourut  trop  jeune  après  avoir  donné  dans  cette  page  immor- 
telle du  Centaure  la  mesure  de  son  âme,  et  plus  pauvre  encore,  la 
chère  sœur  de  Maurice,  Eugénie,  le  Cygne  du  Cayla,  qui  resta  seule 
pour  pleurer  le  disparu  et  qu'écrivit  pour  lui  seul  ce  Journal  qui  est  un 
pur  sanglot  de  douleur  et  d'émotion  !  ^>  Puis  l'orateur,  pour  continuer  à 
parler  encore  d'Edmond  Pilon,  prendra  le  second  volume  des  Portraits 
Français  :  «  Il  a  parlé  aussi  de  l'âme  de  La  Fontaine  et  il  imagina 
la  façon  dont  certains  sujets  de  fables  lui  sont  venus.  Il  a  parlé  de 
Pitton  de  Tournefort  dont  toute  la  passion  fut  consacrée  aux  fleurs 
et  qui  fut  un  ami  de  la  nature  car  il  créa  le  Jardin  des  Plantes.  Il  a 
parlé  de  bien  des  choses  encore,  de  ces  femmes  au  cœur  passionné  qui 
ont  donné  du  génie  à  ceux  qui  furent  auprès  d'elles,  Louise  de 
Rabutin  Chantai,  l'amie  de  Saint  François  de  Sales,  qui  fut  en  religion 
Sœur  Louise-de  la-Miséricorde  et  qui  fonda  la  célèbre  maison  delà 
Visitation,  et  cette  autre,  Mme  de  Warens,  dont  l'amour  profane  fut 
l'inspirateur  des  plus  ardentes  pages  de  Jean- Jacques  Rousseau.  Mais 
comment  et  pourquoi  vous  citer  en  une  sèche  énumération  ceux  dont 
Edmond  Pilon  nous  parle  :  Pyvert  de  Senancourt  qui  écrivit  Obermann 
et  Henry  de  Latouche,  qui  fut  le  solitaire  de  la  Vallée  aux  Loups,  et 
Rouget  de  Lisle,  qui  recueillit  pour  le  chanter  le  cri  de  liberté  de  toute 
la  France  et  en  fit  la  Marseillaise  !  Lisez  la  page  où  on  nous  parle  de  sa 
mort:  c'est  un  pur  chef  d'œuvre.  Vous  connaîtrez  les  Muses  plaintives 
du  romantisme  et  Monsieur  Page,  qui  fréquenta  Monsieur  le  vicomte 
de  Chateaubriand  dont  il  fut  le  barbier.  Vous  connaîtrez  beaucoup 
d'autres  choses  encore.  Et  surtout  vous  connaîtrez  le  charme  exquis 
de  pénétrer  l'âme  charmante  d'Edmond  Pilon  lui-même.  Vous  saurez 
la  grâce  de  son  talent,  la  clarté  de  sa  langue,  la  douceur  et  la  poésie 
de  ses  images.  Vous  saurez  tout  cela  et  vous  aimerez  Edmond  Pilon... 
Vous  aimerez  à  reprendre  souvent  un  de  ses  volumes  pour  en  relire 
une  page.  C'est  avec  lui  que  l'on  connaît  ce  plaisir  qui  est  tout  le 
charme  de  la  lecture  :  rêver  longtemps,  après  une  phrase,  lorsque  le 
livre  vous  retombe  sur  les  genoux  et  qu'on  le  reprend  bientôt  pour 
poursuivre  avec  lui  le  cher  voyage  aux  pays  ignorés  de  la  solitude 
et  du  silence,  où  vivent  ceux  que  nous  aimons.  Et  si  plus  tard  un  de 
vous,  oh  mes  amis!  écrit  lui  aussi  un  Portrait  Fraiiçais  consacré  à 
Edmond  Pilon,  il  faudra  qu'il  le  fasse  avec  un  souci  pieux  et  qu'il  dise 
que  ce  fut   un  doux  poète  qui  aima  le  parfum  des  roses  mouillées,  la 


—  i86  — 

des  jolies  femmes  et  la  forme  des  belles  statues.  »  C'est  ainsi 

qu'il  parlera,  et  le  soir  sera  bleu  et  calme  et  le  seul  bruit  qui  viendra 
du  jardin  vers  le  groupe  attentif  sera  le  chant  d'un  rossignol  invisible 
mêlé  au  bruit  d'un  jet  d'eau  élevant  son  panache  ainsi  qu'un  grand  lys, 
au  centre  du  parterre  d'eau  d'un  étang  que  la  lune  fera  bleu. 

Le  Réveil  de  Pal  las,  par  Pierri.  Pons  (  E  Sansot  et  C'°,  Paris).— 
Monsieur  Pierre  Fons  vient  de  réunir  en  un  volume  une  sérii 
intéressante  d'essais  de  littérature,  ("'est  là  un  genre  fécond  qui  peut 
donner  sujet  à  une  discussion  sérieuse  et  à  l'exposé  d'idées  neuv 
contradictoires  Nous  avouons  ratifier  en  général  toutes  celles  de 
Pierre  Fons.  Il  consacre  notamment  une  étude  approfondie  au  grand 
poète  Henri  de  Régnier,  et  à  ce  sujet  il  dégage  de  l'examen  de  son 
u'uvre  les  éléments  d'une  définition  du  symbolisme  classique. 
Je  cite,  en  applaudissant  à  ces  paroles:  «  Le  grand  principe  de  la 
pensée  scientifique  d'aujourd'hui  est  en  effet  l'universel  symbolisme: 
l'idée  splendide  et  inconnue  de  force,  d'énergétique  occulte  fournie 
par  le  phénoménisme,  se  révélant  aux  hommes  par  les  moyens  de 
l'espace  et  du  temps.  Toute  la  vie  n'est  saisie  par  nous  qu'à  travers 
dis  intermédiaires  et  il  faut  aimer  les  apparences  pour  leur  beauté 
plastique  d'abord  et  ensuite  pour  leur  sens  intérieur.  Autant  dans  la 
science  que  dans  l'art,  tout  est  symbole  ou  connaissance  indu 
Et  si  l'on  voulait  assimiler  à  la  valeur  de  la  science  la  valeur  de  la 
poésie,  on  pourrait  dire  que  la  nature  elle-même  nous  prescrit  sans 
cesse  l'exemple  du  symbole:  la  sensation,  mode  selon  lequel  pour 
nous  se  manifestent  les  choses  extérieures,  n'est  qu'un  symbol 
éléments  ignorés  qui  causent  cette  sensation.  L'azur  du  ciel  est  pour 
nos  veux  l'expression,  la  plus  directe  et  la  seule,  des  forces  qui  s'agitent 
dans  l'éther:  ainsi  est  légitimée  cette  image  si  poétique!  Le  symbole, 
c'est  la  synthèse  indéfinissable  des  corn posan tes.  » 

Parmi    les  études  les  plus   remarquables  du   Riveil (h  I   faut 

citer  encore  celle  qui  est  consacrée  aux  drames  méditerranéens 
d'Henri  Ma/cl,  qui  est  un  très  bel  écrivain,  beaucoup  trop  peu  connu 
et  ;i  la  haute  culture  duquel  on  ne  rend  pas  assez  justice:  aussi  il  y  a 
lieu  de  signaler  les  pages  sur  l'hégémonie  latine  selon  les  romans  de 
Paul  Adam  et  le  chapitre  ti  et  très  net  sur  Maurice  Maeterlinck 

considéré  comme  moraliste  épicurien.  Le  livre  de  Pierre  Fons 
lut-  tout  entier  —  et  à  méditer  sagement. 

Les  Dernières  Leçons  de  Marcel  Schwob  sur  François 
Villon,  par  LOUIS  THOMAS  (Pans,  édition  de  PsycÀi).  —  Louis 
Thomas,    qui    est    un    poète-,    est   aussi    un  erudit  et    un    publie 

[la réuni, en  une  charmante  plaqu  remarqw 

1  Schwob  sur  les  textes  de  Villon.  L'auteur  du  Sficilcgc  fut  un 
esprit  curieux  et  une  noble  intelligence.  Sa  mort  prématurée  fut  une 
perte  sensible  pour  l'histoire  de  la  littérature  française  qui  lui  i 

able  de  travaux    tics  importants  sur  le   siècle   de  Villon   —  et 
notamment  sur  la  langue  des  coquillards  et  des  truands  —  qui    n'avait 

ur  lui.  Les  notes  publiées  par  Louis  Thoma 


-  i87- 

sent  plus  spécialement  aux  érudits,  mais  il  faut  pourtant  le  remercier 
du  soin  attentif  et  de  la  clarté  qu'il  mit  à  les  réunir,  car  leur  lecture 
laisse  deviner  quel  admirable  cours  devait  être  celui  que  professa 
Marcel  Schwob. 

Henri  Liebrecht. 

Petite  ehfonique 


Pour  des  raisons  personnelles,  notre  excellent  collaborateur 
Léopold  Rosy  nous  a  envoyé  sa  démission.  Nous  déplorons  tous  le 
départ  de  notre  ami  et  tenons  à  lui  exprimer  avec  nos  regrets,  notre 
cordiale  reconnaissance  pour  le  talent  qu'il  a  déployé  dans  ses  chro- 
niques mensuelles  et  pour  le  parfait  dévouement  dont  il  fit  toujours 
preuve  à  notre  égard. 

Il  sera  remplacé  pour  la  rubrique  :  Chronique  théâtrale,  par 
notre  distingué  collaborateur  Jacques  Leroux.  On  se  rappelle  que 
récemment  ce  dernier  s'imposa  à  l'attention  des  lettrés  par  un  livre 
intitulé  Le  Livre  d'Heures  de  Mon  Oncle  Barberousse.  Ce  livre  pétillant 
d'esprit,  remarquable  de  subtile  observation,  a  mis  en  lumière  le  nom 
de  Jacques  Leroux  et  le  place  parmi  les  tout  premiers  de  la  jeune  lit- 
térature belge. 

L'Effrénée,  la  comédie  en  4  actes  de  nos  collaborateurs  F. -Charles 
Morisseaux  et  Henri  Liebrecht,  qui  fut  reçue  l'an  dernier  par 
l'éminent  directeur  du  Théâtre  Royal  du  Parc,  M.  Victor  Reding, 
passera  immédiatement  après  l'Espionne,  spectacle  de  réouverture,  sur 
la  scène  de  la  rue  de  la  Loi.  Comme  nous  l'avons  déjà  annoncé  c'est 
Mlle  Juliette  Clarel,  doDt  on  connaît  le  magnifique  tempérament 
dramatique,  qui  jouera  le  rôle  principal  de  l'Ejffrènèe. 

La  comédie  de  nos  collaborateurs  paraîtra  en  librairie,  chez  l'éditeur 
Larcier,  le  lendemain  de  la  première  représentation. 

Le  nouveau  roman  de  notre  collaborateur  F. -Charles  Morisseaux 
paraîtra  le  28  octobre  chez  Lemerre,  à  Paris.  Ce  roman  d'abord  inti- 
tulé Le  Soleil  hallucinant  paraîtra  sous  le  titre  définitif  de  :  La  Blessure 
et  l'Amour. 

Choral  mixte  «  A  Capella  ».  —  Ecole  communale  n°  2,  rue  du 
Poinçon,  57.  —  Enseignement  gratuit  pour  adultes  de  la  musique,  du 
chant  solo  et  de  la  déclamation.  Demander  la  circulaire  à  la  direction. 

C'est  le  Cercle  Labeur  qui  inaugurera  comme  d'habitude  la  série 
des  expositions  d'hiver  au  Musée  Moderne  de  Bruxelles.  Son  90  Salon 
annuel  s'ouvrira,  en  effet,  le  samedi  6  octobre  prochain,  à  2  heures  de 


-  188  - 

relevée.  On  y  verra  des  œuvres  des  peintres  :  Richard  Maseleer,  Henri 
liimard,  Victor  Hageman,  Ch.  de  Hoy,  Paul  Doi  Le  Brun, 

.Iran  Le  Nfayeur,  Jacob  Madiol,  Martin  Melsen,  Jules  Merckaert, 
Auguste  Oleffe,  Henri  Ottmann,  (iuillaume  Pacrels,  Alexandre 
Mobinson,  Mol  Slievenart,  Louis  Théwnet ,  Henri  Thomas,  Emile 
Thysebaert,  Walter  Vaes,  Georges  Vanxevenberghen,  Sauter;  ei 
sculpteurs  .-Joseph  Maudrenghien,  Leandre,  J.  G.  (  irandmoulin,  Jules 
lleibays,  Ferdinand  Schirren  et  Adolphe  Wblff.  Tous  c 
montreront  des  œuvres  nouvelles  cju i,  pour  la  plupart,  marquent  une 
étape  remarquable  dans  leur  carrière. 


Nous  nous  occupons  actuellement  de  réorganiser  iXos  Samedis 
pour  cet  hiver.  Nous  aurons  un  nouveau  programme  qui  sera  des  plus 
intéressants  et  dont  nous  donnerons  le  détail  dans  notre  numéro  de 
novembre. 


Ostende  Centre  d'Art  désireux  de  poursuivre  la  propagande 
faite  cette  année  notamment  par  l'Exposition  du  Livre  belge  d'art  et 
de  littérature,  se  propose  de  faire  publier  l'an  prochain  un  catalogue 
des  œuvres  dramatiques  belges.  Nous  donnerons  le  mois  prochain  de 
plus  amples  détails. 

De  plus,  dans  le  but  de  favoriser  l'épanouissement  du  thé! 
et   l'eclosion  de  pièces  ayant  nettement   un  caractère  d'art  ek 
original,  plus  spécialement  celles  en  prose,  empruntant  leur  sujet  aux 
mœurs  ou   à  l'histoire  nationales,   Osfendt  Centre  d'Art  a    décide  de 
consacrer  une  somme  de  20,000  francs  à  L'encouragement  de  notre  art 
dramatique 

Cette  somme  sera  répartie  entre  les  auteurs  des  meilleures  p 
de  langue  française,  imprimées  ou  manuscrites,  non  encore  mi» 
scène. 

Un  prix  sera  réservé  à  une  pièce1  écrite  spécialement  pour  un  th. 
en  plein  air. 

Les   puces    primées,  sauf  celles  destinées  au   théâtre  en   plein  air. 

seront  représenl  tison  prochaine  par  les  soins  d'Ostendi  Centré 

d'Art.   L'auteur  devra  s'assurer  le  concours  d'artistes  dramatiques 
belges,  pour  l'exécution  de  son  œuvre.  La  Balle  de 

et  accessoires  seront  nus  à  sa  disposition, 
auteurs  doivent  être  belg 

pièces  devront  être  idn  int  le  31  mars  1907,  au  S 

tariat,  68,  rue  Vilain  \l  1 1 1.  a  Bruxelles;  celles,  destinées  au  théâtre  en 

plein  air.  devront  porter  cette  mention  en  tète  de   la    brochure  ou  du 

manuscrit. 


"n 


B* 


—  189  — 

Paul  Souchon 

«  On  ne  professe  pas  le  culte  des  Grecs 
sans  être  un  peu  des  leurs.  » 

Raphaël  Cor. 

«  Je  viens  des  bords  d'un  fleuve  oit  se  baignent  les  vignes 

Où  les  abeilles  d'or  animent  les  buissons 

Et  j'ai  gardé  pour  l'ornement  de  mes  chansons 

L'azur  du  ciel  et  la  lumière  de  ses  lignes... 

...Je  parfumai  mo?i  âme  aux  vents  de  la  colline 

Sous  le  chêne  immortel  et  l olivier  d argent 

Et  je  sentis  leurs  voix  mystérieusement 

Soulever  l'harmonie  au  fond  de  ma  poitrine  (*)   » 

L'œuvre  de  Paul  Souchon  ne  s'embarrasse  pas 
d'énigmes  :  elle  nous  apparaît  comme  un  beau  marbre 
clair  dans  la  pureté  et  la  franchise  d'un  coup  de  lumière 
provençale.  Elle  ne  fait  point  supposer  à  son  auteur  une 
nature  nerveuse  et  capricieusement  impressionnable,  mais 
d'une  ordonnance  parfaite,  harmonieusement  propor- 
tionnée ;  elle  marque  à  jamais  ce  poète,  parmi  ses  frères 
d'aujourd'hui,  comme  un  être  logique,  dont  le  développe- 
ment s'est  effectué  progressivement  d'après  la  loi  qui  veut 
que  les  fleurs  du  printemps  se  métamorphosent  en  fruits 
pour  alourdir  les  arbres  de  l'enclos,  prodigues  de  leur 
savoureuse  maturité. 

A  se  satisfaire  de  la  coupe  du  vers,  de  la  noblesse  d'ins- 
piration et  de  la  sonorité  verbale,  on  qualifierait  volontiers 
ce  poète  de  classique  et  ce  ne  serait  pas  sans  raison  :  mais 
à  regarder  de  plus  près,  à  observer  les  détails  et  particula- 
rités de  l'œuvre  on  pourra  se  persuader  de  l'âme  moderne 
du  poète.  Je  n'use  pas  ici  de  cette  expression  ainsi  que 
Jean  Lorrain  à  propos  de  Henry  Bataille.  Paul  Souchon 


(•)  Fragments  antiqnes  :  Chant  du  matin. 
Le  Thyrse  —  i"  novembre  1906. 


—  190  — 

n'a  pas  cette  angoisse  que  donne  une  sensibilité  excès- 
c'est-à-dire  qu'il  reste  toujours  maître  de  son  émotion, 
qu'il  la  dirige  et  la  canalise  à  son  gré  dans  le  moule  exact 
et  sonore  de  l'alexandrin.  Je  pourrais  citer  des  exemples  et 
présenter  l'auteur  de  la  Beauté  de  Paris  sous  un  jour  dont 
on  a  peu  habitude  à  le  regarder.  Je  n'en  ferai  rien  car  ce 
serait  mettre  en  lumière  une  qualité  secondaire  en  négli- 
geant la  dominante.  Du  reste,  ce  souci  du  poète  à  rester 
toujours  égal  —  j'allais  écrire  régulier  —  en  dépit  de  l'in- 
tensité de  l'émotion,  m'autorise  à  ne  pas  insister  :  il  suffira 
de  cette  remarque,  en  passant. 

«  A  cause  de  ma  naissance  sous  un  ciel  comparable, 
pour  sa  lumière  continuelle  et  sa  douceur,  au  ciel  de  Gr 
j'orientai    naturellement    mes   pensées    vers    le    monde 
antique.  Je  vécus  longtemps  dans  la  compagnie  familière 
de  ses  poètes  et  ils  me  paraissaient  exprimer  le  pays  même 
que  j'habitais,  avec  ses  oliviers  frémissants  et  sa  belle  mer. 
Mes  plus   chères  aspirations,  les  plus  profonds  mouve- 
ments de  mon  cœur  vers  la  femme  et  vers  la  beauté,  j 
retrouvais  en  eux.  J'avais  acquis,  peu  à  peu.  une  âme  sem- 
blable à  leur  âme,  religieuse  devant  la  nature,  lumineuse 
dans  la  vie.  »  Ces  quelques  lignes,  écrites  en  avertisse- 
ment aux  Fragments  antiques  donnent  de  Paul  Souchon 
l'idée  la  plus  juste  qu'on  puisse  se  faire  de  lui.  Ce  fût, 
effet,  dans  le  cadre  vivifiant  de  la  Provence 

«  au  milieu  des  campagm  s  saa 

Dans  cette  ardeur,  dans  cet;, 

qu'il    s'éveilla   à    la   beauté   des    choses.    Les    prem 
influences  de  cette  nature  favorable  entre  toutes  à  la  for- 
mation de  son  tempérament,  jointes  à  des  tendances  ethni- 
ques, poussèrent    Paul    Souchon   à  la   fréquentation 
anciens;  il  en  retira  une  grandeur  dans  les  sentiment 


(•)  Joachim  Oasqucf.  Jour  de  vie. 


—  191  — 

la  fois  naturelle  et  simple,  qu'il  exprima  dans  la  pureté  que 
notre  langue  française  sait  donner  à  ceux  qui,  capables 
d'un  pareil  désir,  la  recherchent  franchement  et  sans  res- 
triction. 

Les  Elévations  poétiques  parurent  en  1898  :  c'est  un 
livre  de  ferveur  et  d'aspirations  écrit  par  un  véritable  poète, 
insuffisamment  dégagé  pourtant  des  influences  subies.  La 
personnalité  de  Paul  Souchon  se  relie  à  cette  œuvre  par 
de  profondes  attaches  :  elle  est  le  point  de  départ  dont  elle 
dépend,  bien  que  transformée,  développée  plutôt  par  la 
suite,  sous  l'effet  d'influences  différentes  et  successives. 
Car  les  Elévations  marquent  avant  tout  un  sens  très  sûr  de 
la  beauté  et  si  l'originalité  de  l'auteur  ne  s'y  affirme  pas 
encore  hautement,  on  doit  y  louer  cependant  le  caractère 
vivant  du  poème,  la  franchise  mesurée  du  vers  et  l'indis- 
cutable pureté  de  l'inspiration. 

Voilà  de  belles  strophes  : 

«  O  Monts,  vagues  des  mers,  frémissements  des  plaines, 
De  votre  vision  j'ai  nourri  mon  destin  : 
Déjà  de  vos  vertus  mes  paroles  sont  pleines, 
Déjà  vous  voies  levez  en  moi  comme  un  ?natin.  » 

(Sur  la  nature.) 

«  E?nporte  mes  regards  au  sein  des  paysages, 
Que  la  couleur  du  ciel  invente  à  l'horizon  : 
Forêts  en  flammes  et  cavernes  de  nuages, 
Reflets  d'or  que  la  vague  engloutit  d'un  frisson! 

La  vision  continuelle  de  la  ?ner 

Et  la  paix  qui  descend  des  formes  éternelles 

Soulèveront  mon  â?ne  aux  régions  de  l'air 

Où  les  aubes  n'ont  plus  les  ombres  derrière  elles!  » 

(Chant  marin.) 

Pourtant,  malgré  ce  rayonnement,  cette  ivresse  intense 
vers  la  nature  et  vers  la  vie,  on  doit  noter  déjà  dans  Y  «  âme 


—  192  — 

religieuse  »  du  poète  une  sorte  de  mélancolie  obscure  et 
somptueuse.  On  pourrait  voir  dans  cette  tristesse  précoce 
l'influence  fatidique  de 

«  cette  ville  où  le  bruit  des  fontaines 
Rend  plus  grande  la  paix  de  la  nuit  et  du  jour.  »  (*) 

Impression  de  désolation  silencieuse  en  face  de  beautés 
mortes  qui,  mystérieusement,  enveloppèrent  l'enfant  du 
souvenir  de  leur  irrémédiable  et  glorieuse  grandeur!  Aix, 
en  effet,  écrit  Pierre  Vierge  dans  son  admirable  Ame 
Chimérique,  «  semble  se  pencher  encore  au  sou  (lie  des 
coutumes  anciennes,  alors  qu'elle  brillait  au  diadème  des 
comtes  de  Provence.  La  vie  des  époques  passées  s'y 
déroule  facile  et  studieuse,  sans  imprévu  ni  véhémence. 
Voilée  d'austérité  et  de  mélancolie,  elle  se  souvient  avec 
piété  de  sa  magnificence  et  son  silence  n'est  que  le  recueil- 
lement de  son  âme  savourant  aux  pages  de  l'histoire  le 
frisson  passionné  qu'elle  y  jeta.  »  Mais  Paul  Souchon  voit 
plus  loin  dans  le  passé  :  il  ne  s'arrête  pas  au  «  Légendaire 
monarque  »  pas  plus  qu'au  fondateur  d'Aquse  Sext 
Sextius  Calvinus;  sa  mélancolie  atteint  aux  époques  de 
son  rêve,  son  beau  rêve  mythologique  de  l'âge  sacré  des 
divinités  et  des  symboles  primitifs  et  faciles. 

Aussi,  est-ce  avec  cette  «  volupté  du  regret  »  tant  affec- 
tionnée de  Baudelaire,  qu'il  s'écrie  eu  uu  Chant  d'exil  : 

«   Vous  toutes,  qui  rendu  \  mon  azur  lumitu  h 
0  Nymphes,  ô  mes  sœurs!  je  crie  a 
Avec  ses  doigts  de  neige  (  v.v, 

Un  hiver  m'a  soustrait  a  VOS  blanches  poursuites. 

Et  je  laisse  éclater  la  voix  de  vies  douleurs 
Entre  les  bras  d'un  Faune  à  la  barbe  d'or  son; 
Qui  me  parle  d'amour  et  m<  S  pleurs 

Etoiler  ma  poitrine  en  notre  grotte  d'ombre.  »  (**) 


(*)  Elévations  poétiques  :  Sur  l'Amitié. 
(••)  Fragments  antiques  :  Chant  d'exil. 


—  193  — 

Dans  un  Chant  funèbre  en  l'honneur  du  Printemps, 
l'auteur  des  Elévations  écrivait  : 

«   Voici  que  je  suis  seul  à  parler  dans  la  nuit  : 

Ton  souvenir  reluit 
Comme  la  lune  pleine  au  ciel  de  ma  mémoire.  » 

Cette  nostalgie  du  soleil  printemnal  sur  les  collines  de 
Provence  le  poursuit  à  présent.  Elle  le  hante  à  Paris  et 
c'est  sous  cette  influence  que  le  poète  compose  alors  ses 
Elégies  parisiennes.  Elles  se  ressentent  toutes  de  cette 
incurable  tristesse. 

Celle-ci  me  paraît  des  plus  significatives. 

«  O  toi  qui  m'as  vu  naître,  ô  ma  seconde  mère, 
Quand  la  vie  à  ?non  goût  deviendra  trop  amère, 
Comme  un  fruit  dont  on  a  répandu  la  liqueur 
Je  descendrai  vers  toi,  Provence,  et,  sur  ton  cœur, 
Le  vent  et  le  soleil  et  la  mer  éternelle 
Me  rendront  cette  vie  encore  douce  et  belle! 
Car  ce  n  est  pas  en  vain  que  mes  yeux  ont  gardé 
L éclat  de  ton  azur  et,  si  tu  m'as  guidé 
Jusqu'au  seuil  ténébreux  du  temple  de  la  gloire, 
N' est-ce  pas  pour  t'unir,  Provence,  à  ma  ?némoire? 
Je  te  consacrerai,  dans  ce  temps,  tous  mes  chants! 
Je  dirai  la  splendeur  qui  plane  sur  tes  champs, 
L'or  des  moissons  qui  bat  les  murs  de  tes  villages, 
les  coteaux  couronnés  sous  leurs  pâles  feuillages, 
Tes  fe?nmes,  tes  marins,  tes  rudes  laboureurs, 
Toute  la  race  antique  aux  soudaines  fureicr  s, 
L'a?nour  brûlant  dans  l'ombre  et  pareil  à  la  haine 
Lame,  co?nme  un  clairon  vibrant,  sonore  et  vaine  ! 
Je  dirai  tout  cela  !  Mais  la  vie  a  voulu 
Que  mon  destin  à  d'autres  deux  soit  dévolu! 
C'est  pourquoi  je  suspends  encore  ta  louange 
Pour  chanter  une  ville  où  la  brume  s'effrange 


—  194  — 

Ainsi  qu'un  vêtement  sur  le  dos  des  maisons, 
Où  laplicie  est  un  voile  à  toutes  les  saisons, 
Mais  où  l'esprit  de  l'homme  exerce  un  tel  empire 
Qu'il  pénètre  les  murs  et  l'air  qu'on  y  respire!  » 

Pourtant  au  début  il  a  tenté  de  se  soustraire  à  cette 
mélancolie, 

«  Tes  bois,  tes  parcs  ?n'ont  révélé 
La  grandeur  de  l'âme  française  ; 

L'ordre  par  le  rythme  voile , 
La  force  qu'une  grâce  apaise  » 

écrit-il  à  la  louange  de  Paris.  Mais,  pareil  aux  exilés  de 
leur  rêve,  et  ne  trouvant  à  la  vie  obligatoire  sous  un  ciel 
non  favorable  qu'une  insipide  monotonie,  Paul  Souchon 
cherche  à  distraire  ses  regrets  par  l'illusion, 

«  Trouverons-nous ,  mo?i  cœur,  sur  la  haute  terrasse 
Celle  qui  doit  m  attendre  et  que  je  viens  chercher?  » 

il  se  laisse  aller  à  la  beauté  de  l'heure, 

«  Mais,  regarde,  aux  rameaux  d'un  arbre  qu'il  couronne, 

Un  oblique  rayon,  rouge  et  or,  aplanie 

Dans  le  cœur  du  printemps  la  hache  de  V automne.  » 

il  s'oblige  à  croire  pour  oublier  :  il  s'exalte  devant  de 
vaines  images  et  des  symbole-  morts,  mais  qu'il  tente  de 
ressusciter  de  toute  la  force  de  son  désir. 

«    7)/  n'as  qu'il  te  dresser  de  nouveau  sur  ta  roche 

A  jeter  ton  appel  aux  trous  de  ton  roseau. 

Tu  les  (*)  verras  frémir  ainsi  qu'a  ton  appTOC 
Quand  tu  les  surprenais  sous  la  feuille  et  dans  l'eau  f 
...  O  Pan  !  tu  trouveras  \  u  un<  s  hotntM  s 

Pour  célébrer  ton  culte  avec  le  cour  qu'il  faut.  » 


(*)  Les  nymphes. 


—  195  — 

«  Je  sais  la  mer,  je  sais  des  îles  fortunées 

Sur  la  gloire  d'un  ciel  de  palmes  balancées 

Je  sais  de  grands  jardins  de  roses  se  mouvant 

Et  la  lune  pareille  au  beau  soleil  levant 

Et  l 'ombre  bleue  aux  chairs  des  femmes  dévêtues.  » 

Mais  l'évidente  réalité  l'attriste  dans  l'illusion  retrouvée 
et  fiévreuse.  Il  sent  alors  «  comme  tout  est  fatal  »  combien 
il  n'y  a  plus  qu'à  se  résigner  en  un  siècle  hostile  à  tout  ce 
qu'il  y  a  de  beau  et  de  noble  dans  une  croyance.  Et  si 
l'automne  adoucit  un  peu  le  poète  en  le  berçant  à  sa 
langueur,  elle  lui  arrache  aussi  des  cris  de  découragement. 

«  A  h  !  l'automne  est  partout  et  je  vois  son  ouvrage  ! 
Des  feuilles  ont  volé  sur  la  face  des  eaux. 
Le  vent  qui  s'est  levé  dans  les  arbres  saccage 
Les  rameaux  et  les  nids  vides  de  leurs  oiseaux. 

Et  ce  pigeon  qui  plane  au  loin  sur  ce  grand  chêne, 
Voyageur  solitaire  et  d'un  blanc  radieux, 
N'est  que  le  messager  de  la  neige  prochaine 
Qui  s'abattra  sur  le  jardin  silencieux.  » 

Ce  serait  pourtant  ignorer  totalement  Paul  Souchon  que 
se  le  représenter  en  élégiaque  attardé  dans  sa  mélancolie 
et  se  complaisant  à  exhaler  sa  plainte  en  rythmes  mélo- 
dieux. Car  le  poète  s'est  souvenu  que  son  art  doit  élever 
et  fortifier  dans  la  vie.  La  maîtrise  atteinte  dans  la  Beauté 
de  Paris  (*)  jointe  à  la  maturité  nécessaire  et  acquise,  le 
poussèrent  alors  vers  le  plus  noble  but  de  la  poésie,  la 
Tragédie.  Paul  Souchon  n'a  pas  oublié  que  le  rôle  du 
poète  se  mêle  pour  une  large  part  à  celui  de  l'éducateur 
de  la  cité  :  sa  plus  belle  gloire  est  de  s'être  rappelé  cela 
en  un  siècle  où  chacun*  semble  n'avoir  souci  que  de  se 
satisfaire  en  marge  du  public.  Sans  doute  on  peut  constater 


(*)  La  Beauté  de  Paris,  i  vol.  Soc.  du  Mercure  de  France. 


—  196  — 

Tintense  production  théâtrale  actuelle  mais  on  devra 
avouer  «  malgré  des  scènes  et  des  pièces  innombrables, 
malgré  une  armée  de  critiques  et  malgré  les  comédiens 
eux-mêmes,  que  nous  n'avons  pas  de  théâtre  ». 

Paul  Souchon,  avec  une  belle  foi  fervente  et  cour 
s'est  donc  efforcé  dans  la  tragédie  nouvelle  et  c'est  à  la 
préface  de  Phyllis  que  nous  trouvons  son  manifeste.  La 
tentative  est  des  plus  légitimes  :   elle  devenait  même 
nécessaire  et  l'accueil  favorable  du  public  a  suffisamment 
démontré  que  le  poète  ne  s'était  pas  trompé  sur  le  besoin 
actuel  du  drame  en  vers.  Le  cœur  humain,  en  effet,  ne 
change  pas.  Si  les  esthétiques  varient  selon  les  geni\ 
reste  toujours  sensible,  quoi  qu'on  dise,  aux  immortels 
lieux  communs  de  la  tristesse  et  de  la  joie.  Paul  Souchon 
écrit  :  «  La  poésie  de  l'homme  dans  la  société  qu'il  s'est 
créée,  ses  joies,  ses  plaisirs,  ses  ennuis,  les  sentiments  qui 
l'embaument  ou  le  corrompent,  l'amour,  l'amitié,  la  haine, 
la  jalousie,  les  transformations  qu'il  subit  selon  la  fortune 
et  les  événements,  les  révoltes,  les  révolutions,  les  apai- 
sements, voilà  ce  que  le  roman,  voilà  ce  que  quelques 
pièces  modernes  s'efforcent  d'analyser,  mais  ce  que  seul  le 
drame  en  vers  douera  de  beauté  et  de  durée  (' 
c'est  au  nom  de  la  beauté  que  réclame  le  poète,  la  beauté 
seule  raison  d'être  de  la  poésie.  *  Ainsi  L'atmosphère  du 
drame  nouveau  sera  la  poésie,  c'est-à-dire  L'essence  de 
toutes  choses  animées  ou  inanimées,  visibles  ou  cachées, 
et  non  plus  seulement  comme  aux  temps  classiques  quel- 
ques sentiments  privilégiés,  et  aux  temps  romantiques, 
quelques  situations  exceptionnelles.  Le  poète  dramatique, 
le  sujet  étant  donné,  n'aura  souci  que  d'en  extraire  toute 
la   beauté.   C'est  à  lui  de  décider   entre    les    matériaux 
divers  que  lui  apportent  la  légende,  l'h  sa  propre 

vie  et  son  imagination.  11  a  une  liberté  illimitée,  sauf  en 


(,*)  Phyllis,  préface. 


—  197  — 

ce  qui  concerne  le  résultat  qui  est  d'offrir  à  ses  contem- 
porains un  spectacle  poétique.  La  vérité,  la  morale  sont 
subordonnées  à  la  poésie  et  la  beauté  »  (*). 

La  conception  du  beau  que  possède  ce  poète  de  nature 
méditerranéenne,  essentiellement  composée  d'harmonie 
et  d'équilibre,  presque  de  symétrie,  lui  imposait  une  forme 
en  rapport  adéquat  avec  elle.  Paul  Souchon  emploie  donc 
l'alexandrin  parce  que,  seul,  il  porte  en  lui  «  assez  de  force 
et  de  souplesse  pour  tout  exprimer  immortellement.  Par 
ses  lois  nécessaires  il  recommande  le  travail,  la  difficulté 
vaincue,  la  beauté.  Il  est  l'ami  de  la  mémoire  et  se  prête 
sans  se  briser  aux  brusqueries  de  la  passion  comme  à 
l'ampleur  de  l'éloquence  ». 

Tandis  que  Leconte  de  Lisle  abolit  par  sa  rhétorique 
froidement  parnassienne  le  charme  délicat  et  terrible  de 
l'inspiration  grecque,  Paul  Souchon,  plus  près  du  sujet  par 
sa  nature  que  l'auteur  des  Poèmes  Barbares,  nous  donne 
avec  Phyllis  et  le  Dieu  Nouveau,  deux  tragédies  vraiment 
originales  et  fortes  tout  en  se  conformant  strictement  aux 
règles  prescrites. 

Ces  deux  tragédies  sont  d'une  grande  allure  antique  tant 
parle  «  SpajA*  »  que  par  la  simplicité  parfaite  et  musicale 
avec  laquelle  s'expriment  les  personnages. 

«  Phyllis,  dans  le  fond  de  son  cœur 
Nourrit  depuis  des  mois  une  telle  langueur 
Qu'on  dit  partout  qu'en  proie  à  la  mélancolie 
Cette  reine  à  vingt  ans  abandonne  la  vie.  »  (**). 

Elle  s'éplore,  en  effet,  sur  les  rivages  de  Thrace,  devant 
la  mer  retentissante  et  lumineuse  :  elle  tente  d'échapper 
à  Vénus  qui  la  poursuit  de  ses  troubles.  Le  bonheur  de 
l'hymen  —  s'il  faut  en  croire  l'oracle  —  ne  lui  sera  possible 


(•)  Ibid. 

(«*)  Phyllis,  acte  I,  scène  I. 


—  198  — 

qu'à  la  chute  de  Troie   Elle  se  résigne  donc,  mystérie 
vêtue  de  la  parure  des  Vierges,  lasse  pourtant  et  énervée 
d'un  espoir  de  reine  attentive.  Cependant  le  Destin  favo- 
rable permet  que  le  fils  de  Thésée,  Démophoon,  aborde 
aux  rivages  de  Thrace, 

«  Ainsi  qu'un  messager  d'amour  et  de  victoire  ». 

Tout  l'intérêt  de  la  pièce  se  concentre  alors  sur  la  lutte 
entre  la  passion  et  le  devoir.  Démophoon,  vainqueur  des 
Troyens,  amoureux  de  Phyllis,  résiste  à  ses  compagnons 
qui  le  pressent  de  regagner  Athènes,  la  patrie  lointaine  qui 
les  vit  naître  «et  qui  réclame  ses  enfants».  Le  fils  de  Tl 
tergiverse  :  il  ne  peut  abandonner  la  reine.  Ses  hésitations 
irritent  ses  soldats,  inquiètent  Phyllis  jalouse  de  le  retenir 
à  ses  côtés  en  dépit  de  tous  et  de  tout.  Démophoon  trouve 
alors  moyen  de  rester  fidèle  à  sa  patrie  et  à  son  amour.  Il 
épouse  Phyllis  et  part  pour  la  Grèce,  promettant  de  bientôt 
revenir.  Mais  il  tarde  à  tenir  sa  parole.  Trois  longs  mois  se 
passent  et  Phyllis  n'a  pas  vu  blanchir  à  l'horizon  les  voi- 
lures annonciatrices  du  retour.  Le  roi  enfin  arrive,  mais  la 
reine  désespérée  de  l'attendre  s'est  jetée  à  la  mer  et  il  ne 
trouve  plus  qu'un  cadavre  insensible. 

On  a  dit  de  Racine  qu'il  était  aisé  de  décomposer  n'importe 
quellede  ses  tragédies  en  faits-divers.  La  matière  de  Phyllis 
pourrait  se  concevoir  comme  une  aventure  quotidienne- 
ment mentionnée  en  troisième  page  dos  journaux,  mais 
elle  devient,  traitée  par  on  poète  tel  que  Paul  Souchon, 
une  tragédie  émouvante,  vraie  de  toutes  ses  attaches  à  la 
vie  dans  L'impressionnant  et  vaste  décor  de  la  nature.  Sans 
doute,  la  lutte  du  devoir  sur  la  passion  peut  paraître  un 
rabâchage,  à  certains,  mais  nous  n'avons  pas  mieux  et  que 
cela  s'intitule  le  Réveil  ou  la  Marche  nuptiale  nous  ùc\ 
nous  réjouir  de  Ce  lieu  commun  vieux  comme  le  monde. 

Il  semble  que  le  Dieu  Nouveau  marque  une  orientation 
plus  décisive  de  la  tragédie  nouvelle.  Nous  ne  sommes 


—  199  — 

plus  ici  en  présence  d'un  conflit  entre  passions  indivi- 
duelles se  heurtant  invariablement  au  devoir.  Le  problème 
s'est  élargi.  L'intérêt  ne  se  porte  plus  sur  tel  ou  tel  person- 
nage car  Apollon  «  Dieu  de  toutes  les  facultés  créatrices 
de  formes  »  synthétise  en  lui  l'esprit  antique,  «apollonien» 
écrirait  Nietzche,  de  l'imagination  «  rayonnante  »  en  lutte 
avec  la  foi  nouvelle  du  crucifié.  En  un  mot,  il  y  a  duel 
entre  deux  principes.  Nous  assistons  à  l'envahissement  du 
christianisme  et  à  la  défense  dernière  et  héroïque  du 
paganisme.  Le  sujet  plus  vaste  met  en  contact  deux  reli- 
gions s' excluant  réciproquement.  Paul  Souchon  a  traité  là 
son  idée  la  plus  chère.  Cette  tragédie  est,  en  quelque  sorte, 
l'histoire  de  sa  vie,  la  défense  de  son  idéal  impossible  et 
douloureusement  interdit. 

Le  grand  mérite  de  Paul  Souchon  est  d'avoir  fait  de  la 
beauté  en  dépit  de  la  veulerie  contemporaine,  avec  des 
moyens  où  beaucoup  échouèrent  lamentablement.  Cepen- 
dant, bien  qu'il  soit  très  difficile  de  se  prononcer,  il  semble 
que  le  genre  de  ce  poète  dramatique  ne  corresponde  pas 
exactement  au  besoin  du  drame  moderne  en  vers.  Sans 
doute,  lorsqu'on  a  écrit  Phyllis  et  le  Dieu  Nouveau  on 
n'est  pas  sans  avoir  tenté  un  effort  louable  et  glorieux. 
Mais  Paul  Souchon  ne  paraît  pas  assez  soucieux  de 
l'esthétique  moderne.  Je  ne  lui  reprocherai  pas  d'avoir 
renié  le  vers  libre  encore  que  son  affirmation  à  ce  sujet 
soit  trop  catégorique.  Nous  tendons  au  vers  libre  en  effet 
de  toutes  nos  forces;  il  n'est  rien  qui  ne  nous  en  détourne. 
Du  reste  —  sans  vouloir  réveiller  les  vieilles  rancunes  — 
prenons  l'alexandrin  de  Hugo  :  la  forme  en  est  encore 
suffisamment  pure  pour  ne  point  sembler  provoquer  l'in- 
dignation de  M.  Coppée.  Pourtant  le  germe  du  vers  libre 
se  trouve  déjà  dans  l'alexandrin  de  Hugo.  L'alexandrin 
suppose  une  souplesse  harmonieuse,  continuelle  et  régu- 
lière. La  coupe  tripartite  du  vers,  le  rejet,  les  mille  libertés 
et  variantes  dès  lors  permises  encouragèrent  au  vers  libre; 


—    200    — 

il  n'y  eut  pas  jusqu'à  la  rime,  «  ce  bijou  d'un  sou  »,  qui  ne 
s'acheminât  vers  l'assonnance. 

Si  je  reprochais  quelque  chose  à  Paul  Souchon.  ce  ne 
serait  pas  d'avoir  déclaré  le  vers  libre  «  un  compromis 
entre  la  prose  et  la  poésie  ».  Je  m'adresserais  plutôt  au 
genre  dramatique  que  ce  poète  ressuscite  aujourd'hui.  Le 
romantisme  —  pour  ne  pointparler  d'époques  plus  récentes 
—  n'a  pas  continué  —  conciliant  ainsi  tous  les  avis 
(j'omets  l'inimitable  Ponsard)  —  la  tragédie  misérable- 
ment abaissée  de  Voltaire  et  de  Crébillon.  Sur  les  ruines. 
odieuses  à  l'époque,  de  jeunes  poètes  établirent  une  nou- 
velle formule  dramatique  en  correspondance  directe  avec 
leurs  aspirations:  ce  fut  l'origine  du  drame  romantique  en 
vers.  Actuellement  Paul  Souchon  paraît  s'attacher  à  un 
genre  passé,  dans  un  but  de  rénovation.  Sa  Phyllis  est 
une  excellente  tragédie,  pleine  de  qualités  sérieuse- 
marquant  chez  l'auteur  un  sens  profond  de  la  beauté  et  de 
l'harmonie  qui  le  caractérise.  Mais  elle  innove  très  peu 
malgré  les  acclamations  de  publics  divers.  Le  Dû  u  Nou- 
veau marquerait,  davantage,  de  nécessité  cette  tentative  : 
cependant  M.  Gasquet  n'a-t-il  pas  déjà  fait  représenter 
au  théâtre  d'Orange  son  Dionysos  «  tragédie  de  la  plus 
vaste  envergure  métaphysique  ?  » 

«  Il  faut  définitivement,  dit  M.  Boissy,  créer  un  drame 
qui  ne  soit  ni  la  tragédie  traditionnelle  et  religieuse,  ni  le 
drame  romantique  au  lyrisme  boursoulllé.  mais  qui 
le  «  drame  français  ».  L'ordre  et  la  fantaisie,  la  force  et 
la  grâce,  la  Bimplicité  et  la  distinction,  harmonieusement 
proportionnés  sont  les  caractéristiques  de  ce  genre  nais- 
sant. Il  instaure,  selon  une  heureuse  expression  de 
M.  Pierre  Vierge,  un  théâtre  d'action  lyrique.  Par  lui  le 
génie  méditerranéen  redevient  directeur  et  réalise 
principe  éternel  :  L'idéalité  vivante  des  formes  parallèles 
à  L'idéalisme  des  pensées  nv 

Je  souhaite  qu'un  poète  comme  Paul  Souchon  se  libère 


—   201    — 

de  certains  préjugés  qui  lui  nuisent.  Qu'il  en  arrive  à  se 
mettre  en  rapport  plus  étroit  avec  les  tendances  de  son 
époque  !  Son  œuvre  est  celle  d'un  créateur  fécond,  doué 
d'un  grand  amour  de  la  vie.  N'oublions  pas  que  lui-même 
écrivit  :  «  Le  poète  dramatique,  le  sujet  étant  donné, 
n'aura  souci  que  d'en  extraire  toute  la  beauté.  »  Puisse 
cette  beauté  devenir  celle  de  l'instant  au  lieu  de  se  borner 
au  type  de  la  perfection  antique,  conditionnée  par  une 
esthétique  déjà  lointaine.  «  Nous  pouvons  être  amoureux 
sincèrement  d'un  type  de  femme  du  passé,  a  dit  en  effet 
Jules  Laforgue,  Diane  Chasseresse,  l'Antiope,  la  Joconde... 
—  mais  telle  grisette  de  Paris,  telle  jeune  fille  de  salon, 
telle  tête  de  Burne  Jones,  telle  parisienne  de  Nittis,  etc., 
la  jeune  fille  d'Orphée,  de  Gustave  Moreau  —  nous  fera 
seule  sangloter,  nous  remuera  jusqu'au  tréfond  de  nos 
entrailles,  parce  qu'elles  sont  les  sœurs  immédiates  de 
notre  éphémère,  et  cela  avec  son  allure  d'aujourd'hui,  sa 
coiffure,  sa  toilette,  son  regard  moderne  ». 

Francis  Carco. 


Vers 

I 

La  plante  que  voici  protège  de  l'orage, 
Elle  est  grasse  et  trapue  et  pousse  sur  les  toits 
Regarde.  L'heure  est  belle  et  le  rosier  sauvage 
Est  léger  dans  le  soir  et  vit  autant  que  toi. 
Ne  songes-tu  jamais  au  familier  mystère  : 
Autant  que  dans  le  jour  le  végétal  est  beau 
Lorsque  suivant  la  piste  obscure  de  la  terre 
La  loi  de  chaque  jour  te  condamne  au  repos. 
Contemple  donc  la  plante  et  borne  ton  désir 
A  nier  un  instant  les  problèmes  adverses. 
Suit  d'un  œil  amusé  le  ruisselant  plaisir 
De  l'arrosoir  sonore  aux  rapides  averses. 


—   202   — 
II 

Déjà  l'air  se?it  les  Joins.  Vingt-trois  mai.  J'éc< 

La  soirée  où  frémit  la  pluie  à  grosses  go  il 

Je  suis  seul.  La  terre  sent  bon.  On  entend  F  eau 

(  \?mme  une  fuite  au  loin  de  tout  petits  sabots. 

La  pèche  d'or  des  soirs  naissant  d'une  éclaircie 

Semble  prête  à  tomber  dans  l'humble  prairie. 

L'oiseau  que  chérissaient  les  poètes  chagrins 

Jette  le  long  appel  qu'ils  inventaient  divins 

Et  qui,  coupant  et  gai,  joyeux  de  ne  plus  être 

Cher  à  leurs  «  longs  pensers  »  éclatent  dans  le  hêtre. 

L'averse  cesse.  Oh  nuit  pleine  de  dieux  païens, 

J'entends  fuir  le  vieux  Pan  que  poursuivent  des  chiens. 

Prosper  RorooT. 


Ne  pas  être  Soi 

En  cette  suave  arrière-saison  où  le  miel  liquide  du  soleil 
découle  amoureusement  des  arbres  magnifiques,  Quentin 
Fourmi,  ayant  une  cravate  rouge  à  lignes  vertes,  vint  chez 
moi.  Il  avait  très  chaud,  à  cause  de  l'absorption  de  bi 
nombreuses  et  de  récriture  d'une  préface  pour  un  traité  de 
hologie.  Il  désira  déguster  un  peu  de  Porto  blanc, 
très  sec,  et  fumer  un  are,  Il  s'assit  dans  un  fauteuil 

assez  confortable.  De  loin  il  admira,  sur  mon  bureau,  un 
cendrier  en  onyx  orné  de  banneti  es  dont  les  yeux 

étaient  faits  de  cabochons  d'emeiaude.  Il  dit  : 

—  L'art  égyptienj  délicieux  et  Baugrenu,  m'enchante. 
C'est  un  art  profond  et  inutile.  Il  ressemble  parfois,  dans 
sa  philosophie  intime,  à  L'art  japonais.  J'aime  l'inutilité  des 
choses  artistiques,  car  cette  inutilité  même  leur  confère 


—  203  — 

une  grâce  parfumée.  —  Votre  Porto  a  un  goût  de  bouchon, 
Anicet. 

—  C'est  du  1864,  Quentin  Excusez-le,  Pierre,  donnez 
donc  une  autre  bouteille  de  Porto  blanc,  voulez-vous... 

—  Et  vous,  Anicet,  vous  ne  buvez  pas  ? 

—  Je  ne  bois  plus  que  de  l'eau  de  Vichy... 

—  Foutu  estomac,  dit  Quentin. 

Quentin  Fourmi,  chroniqueur  et  critique,  but  deux 
verres  de  vin  portugais.  Il  dit  languissamment  : 

—  Moi,  j'ai  un  bon  estomac.  Quand  je  bois  trop,  j'ai 
seulement  mal  à  la  tête.  Je  ne  l'avoue  pas  et  je  dis  que  j'ai 
mal  à  l'estomac.  Ainsi  pourrait-on  synthétiser  les  ten- 
dances neurasthéniques  de  l'homme  moderne  :  il  dit  qu'il 
a  mal  à  la  tête  quand  il  a  mal  à  l'estomac. 

Comme  j'écrivais  une  lettre  urgente  à  une  petite  amie 
qui  avait  failli  se  casser  la  gueule  en  motocyclette  et  qui 
me  demandait  de  lui  envoyer  sur-le-champ  la  somme  de 
six  louis  —  pourquoi  six,  mon  bon  Seigneur!  — je  ne  pris 
point  garde  au  souci  paradoxal  de  mon  ami  Quentin.  Je 
m'appliquai  longuement  à  la  douleur  des  condoléances  et 
à  la  grâce  opportune  d'un  élégant  refus.  Quentin  se  tut 
lourdement.  Quand  j'eus  cacheté  ma  lettre,  il  dit  : 

—  Votre  papier  à  lettres  sent  le  white-rose.  C'est  une 
odeur  libre. 

—  Libre? 

—  Oui.  Un  parfum  employé  par  les  femmes  qui,  ne  se 
respectant  point  assez,  respectent  trop  les  hommes... 

—  Les  font  marcher  ! 

—  C'est  la  même  chose.  La  femme  dont  l'existence  se 
résume  au  désir  monnayé  des  hommes  respecte  implicite- 
ment les  hommes. 

—  Il  ne  faudrait  point  le  lui  dire,  Quentin. 

—  Xi  même  le  lui  faire  dire,  Anicet. 
Il  ajouta  d'une  voix  morose  : 

—  Xepas  être  soi,  voilà  le  caractère  d'aujourd'hui.  Les 


—  204  — 

femmes  du  monde  veulent  avoir  l'air  de  cocottes;  et  les 
femmes  entretenues  jouent  à  la  femme  du  monde.  C'est 
féroce  et  subtil.  Les  femmes  du  monde  ont  volé  aux 
cocottes  tous  leurs  amants... 

—  Et  les  cocottes? 

—  Les  cocottes  ?  Elles  ont  pris  aux  femmes  du  monde 
leurs  gigolos. 

—  Alors? 

—  Alors,  ça  fait  que  les  cocottes  ont  beaucoup  plus 
d'amants  qu'auparavant. 

—  Vous  avez  peut-être  le  caractère  un  peu  chameau, 
Quentin. 

—  On  me  respecte,  Anicet.  Je  viens  d'assister,  il  y  a 
quelques  jours,  au  théâtre  du  Parc,  à  la  première  représ 
tation  d'une  pièce  nouvelle  de  M.  Maurice  Donnay  :  cette 
pièce  s'appelle  Paraître.  Elle  est  énorme  comme  du  Balzac 
et  enfantine  comme  du  Victor  Hugo.  Elle  a  une  qualité 
que  j'estime  infiniment  :  ce  n'est  pas  une  pièce.  C'est  quatre 
petites  histoires,  dont  la  dernière  est  monstru  olle. 
Mais  elle  possède  un  esprit  singulièrement  remarquable  et 
fort.  Un  des  personnages  de  la  pièce  —  avez-vous  i 
Anicet,  combien  Gorby,  délicieux  fantoche,  exprimait 
adroitement  l'esprit  de  ce  censeur  qu'est  le  Baron  ?  —  est 
placé  là  comme  un  juge  souriant.  Mais  à  mon  sens,  Parc 
donne  trop  d'importance  à  ce  travers  de  la  société  qui 
consiste  à  dépenser,  pour  satisfaire  les  calomnieuses  inven- 
tions, —  l'argent  que  l'on  ne  possède  point.  Il  y  a  autre 
chose.  Les  hommes  d'aujourd'hui  veulent  surtout  inter- 
vertir leur  état  et  leurs  âges.  Il  n'est  point  un  épicier  qui 
ne  veuille  écrire  des  pièces  et  des  romans;  il  n'est  point  un 
artiste  qui  ne  veuille  se  sentir  l'esprit  d'affaires  d'un  bour- 
sier. Récemment  je  fus  à  Londres.  Un  acteur  français  très 
célèbre  et  assez  vieux  jouait,  dans  une  pièce  qui  fut  le  plus 
gros  succès  théâtral  de  ces  dix  dernières  années,  le  rôle 
d'un  jeune  premier.  Il  y  fut  lamentable.  Et  j'eus  envie  de 


-  205  — 

pleurer.  Le  mot  d'Hamlet  me  revint  à  la  mémoire,  en  ce 
pays  shakespearien  :  To  be  or  not  to  be!  —  A  l'heure  pré- 
sente nous  traduirions  ces  mots  par  :  «  Etre  déjà  et...  être 
encore  !  ».  Les  vieillards  domptent  de  jeunes  chevaux  et 
séduisent  des  danseuses.  Les  jeunes  gens  ne  font  pas  un 
pas  sans  être  éreintés  :  ils  prennent  des  fiacres.  Et  aussi  ils 
donnent  de  l'argent  à  des  femmes  qui  les  trompent  avec 
de  jeunes  vieux  beaux.  Ils  aiment  cela,  car  ainsi  ils  pen- 
sent se  singulariser.  Ne  pas  être  soi  est  à  un  tel  point  la 
devise  de  tous  qu'à  l'heure  présente  on  deviendrait  ori- 
ginal en  étant  ce  que  l'on  est.  C'est  pourquoi,  mon  ami 
Anicet,  vous  écrivez  des  pages  ironiques  et  vous  buvez  des 
eaux  de  Vichy.  Anicet  Le  Noir. 


A  Celui  qui  viendra... 

Mon  cœur  défaille  en  ma  poitrine, 
D'aimer,  d'oublier,  tour  à  tour, 
Sans  jamais  trouver  cet  amour 
Seul  désirable,  et  qu'il  devine... 

Tu  tardes  longtemps,  mon  doux  roi! 
Dis,  quel  charme  inconnu  t'enchaîne, 
Quels  sentiers  de  joie  ou  de  peine 
Prends-tu  donc  pour  venir  à  moi? 

Si  l'on  t'a  lié  dans  les  roses, 
Viens,  car  l'attrait  de  mon  désir, 
Malgré  les  harpes  du  plaisir, 
Doit  mettre  un  crêpe  à  toutes  choses. 

Si  déjà  le  roc  noir  et  brut 
Saigne  sous  ton  pèlerinage, 
Pourquoi  t' asseoir ,  perdant  courage, 
Au  dernier  jour,  si  près  du  but? 


—   206   — 

Oh!  viens,  le  bleu  remonte  au  large 
Et  le  brouillard  rose  au  pommii  r, 
Si  je  n'ai  plus  mon  cœur  premier 
Les  maux  d'hier  l'ont  fait  plus  large. 

J'ai  brisé  l'orgueil  qui  fut  mien 
Sous  les  faux  dieux  que  je  délaisse, 
Quel  que  fût  l'hier  de  faiblesse 
O  cher  Attendu,  ne  crains  rien... 

Jamais  dans  l'heure  la  plus  tendre, 
Par  notre  soir  le  plus  doré, 
Dans  tes  bras,  je  n'en  parlerai  : 
J'ai  trop  souffert  de  trop  apprendre... 

Je  ne  chercherai  pas  pourquoi 
Tu  pâlis  sous  mes  baisers  mêmes. 
Hors  que  je  t'ai?ne  et  que  tu  m'aimes 
Je  ?ie  veux  rien  savoir  de  toi. 

Je  ne  saurai  plus  rien  du  monde, 
Si  ce  n'est  que  tous  les  vallons 
Sont  riants  par  où  nous  allons  ; 
Si  ce  n'est  que  la  lune  inonde 

D'or  vivant  ton  œil  clair  ou  noir  ; 

Qu'une  voix  d'oiseau,  dans  la  mousse, 
Qui  te  plaît,  nu  parait  plus  doua 
Que  la  voix  des  orgues,  le  soir. 

O  dernier  vouloir  de  ma  I 
/h  quel  amour  je  rais  f  aimer, 
De  quels  mot  /,  chai  n 

Variant  selon  ton  en 

Comm  ,  parmi 

Les  bits,  ton  silence  où  se  pâme, 

Plus  chaude  et  plus  proche,  ton  âme 
A  la  fois  de  f  lire  et  d'ami. 


—    20J   ~ 

Et  s  il  est  vrai  que  le  temps  broie 
Toute  ivresse  ou  bien  l'interrompt, 
Que  vienne  alors  à  notre  front 
L'ennui  vague  tueur  de  joie. 

S'il  est  vrai,  que,  telle  au  sol  roux 
Sur  les  lis  défunts  croît  l'ivraie, 
Après  lafervetir  seule  vraie 
U?ie  autre  puisse  éclore  en  notes... 

Qu'elle  vienne,  malgré  l'absence 
Et  l'émoi  d'un  nouveau  présent, 
Dans  notre  cœur  agonissant, 
Telle  une  imperceptible  essence 

Que  les  lis  au  frêle  contour 
Versent  en  mourant  dans  le  sable, 
Restera  du  ?neilleur  amour 
La  gratitude  ineffaçable! 


Hélène  Avril. 


Retour 

Descendu  des  heureuses  collines,  je  gravis  l'escalier  de 
mon  administration.  Un  mois  durant,  son  image  a  négligé 
de  se  rappeler  à  ma  rêverie.  Les  murs  me  laissent  passer 
avec  la  politesse  qu'ils  me  doivent  pour  avoir  en  fin  de 
compte  mené  à  bien  l'étranglement  de  mes  chers  horizons 
de  •  là-bas.  Et  les  inscriptions  des  paliers  mettent  sans 
doute  une  ironie  délicate  à  souhaiter  d'être  lues  par  moi 
qui  suis  —  in  extremis  —  un  étranger. 

Je  monte.  Un  pauvre  et  doux  rayon  de  soleil  par  terre  a 
l'air  de  faire  sa  soumission  et  couche  des  barreaux  d'ombre 
sur  la  pente  ravagée  de  tristes,  de  vains  torrents  de  pas. 
Cette  cage  d'escalier  prend  plaisir  à  me  montrer  une  cer- 


—   208   — 

taine  générosité  spacieuse  :  oui,  tout  un  vide  qui  ne  me 
devrait  pas  donner  méfiance.  Je  monte.  Sans  dont 
terribles  coups  d'époussetoir  récemment  ont  balayé  la 
rampe,  car  les  marches  sont  jonchées  de  grandes  plumes. 
Sans  doute...  Ou  bien...  quel  mystère?  Est-ce  que  les 
péripéties  se  seraient  déroulées  là,  d'un  insoupçonné 
carnage?...  De  fabuleux  oiseaux  qui,  à  l'heure  où  les  cou- 
loirs n'ont  point  de  vie,  à  l'heure  où  les  portes  sont 
fermées,  livreraient  là  sans  qu'on  le  sût  de  dé 
combats  et  seraient  vaincus  finalement  ?... 

Mais  ne  nous  arrêtons  point.  Je  vais  atteindre  le  but. 
Je  me  hâte  pour  en  .avoir  fini  plus  tôt  avec  les  accueil- 
choses.  Peut-être  des  lambeaux  d'air  pur  se  débattent-ils 
encore  au  fond  de  ma  gorge?  Peut-être  des  coins  de  ciel 
bleu,  tout  arrachés,  tentent-ils  une  dernière  fois  —  au 
balancement  de  l'ascension  —  de  se  rejoindre  dans  le 
secret  de  mon  regard  ?... 

Et  voici  mon  bureau.  Il  est  à  la  fois  tel  que  je  l'ai  quitté 
et  différent  de  celui  que  j'allais  revoir.  Voici  —  férocement 
satisfait  de  recommencer  à  creuser  son  sillon  dans  ma 
vie  quotidienne  —  le  bruit,  râcleur,  de  la  chaise  reculée 
pour  m'asseoir  à  ma  table.  L'encrier  que  je  heurte  me 
regarde,  narquois,  de  sa  petite  lumière  qui  ilotte.  En  face 
de  moi  les  quatre  semaines  passées  sont  lamentablement 
étendues  aux  dalles  du  calendrier.  Quelle  confrontation  ! 
Peut-être  vais-je,  comme  un  coupable,  prendre  mon  front 
entre  mes  mains?...  Je  axe  stupidement  le  cordon  de  la 
sonnerie  électrique  qui  serpente  sur  ma  table  parmi 
paperasses  et  qui  parodie,  odieux,  ma  si  douce  rivière!... 

Quelque  chose  d'inquiétant  est  dans  l'air;  de  tous 
bureaux   I  .  comme  d"olïicines   étranges,  filtrent  — 

dirait-on  —  à  travers  les  paillassons  du  seuil,  les  fan 
d'une  élaboration  obscure  ..  Derrière  des  pas  et  des  retom- 
bées de  portes,  des  silences  se  tout,  où  frissonnent  clan- 
destinement des  choses  entraînées...  Ecoutez!  Bourdon- 


—  209  ~ 

nant  et  sourd,  de  l'invisible  chemine  :  rumeur  subtile, 
au  loin,  de  mer  ou  d'armée...  C'est  «  elle  »,  c'est  «  elle  » 
dont  glissent  partout  de  nouveau  les  agissements  louches; 
c'est  «  elle  »  qui  tout  alentour  se  reprend  à  multiplier  sa 
présence  à  la  fois  frémissante  et  molle  ;  «  elle  »,  la  redou- 
table aux  doigts  minuscules,  —  la  patiente  petite  pous- 
sière grise!... 

Pour  faire  diversion,  j'étends  la  main  vers  des  registres. 
Et  tout  ausistôt  il  y  a  un  nuage  qui  passe;  et  je  perds 
cette  façon  aiguë  de  percevoir  les  choses,  qui  m'avait  été 
laissée  jusqu'à  cet  instant.  Tout  s'enveloppe  d'un  tour- 
billon morne  et  terreux.  Ce  que  je  lis  m'embête  prodigieu- 
sement. De  temps  en  temps  je  lève  les  yeux.  Mais  tout  de 
même  mon  attention  est  obligée  de  redescendre.  Et  je  fais 
l'effort  de  prendre  ma  plume. 

Alors...  —  je  serais  tenté  de  recourir  à  l'expédient  d'une 
ligne  de  points,  car  ce  qui  se  passe  durant  un  certain 
temps  tient  du  dévergondage  :  la  pensée,  déjà  marquée 
d'infamie,  commence  à  prendre  quelque  vague  intérêt  aux 
choses  administratives;  délibérément  elle  se  prostitue.  Et 
tout  mon  pauvre  rêve  est  là  qui  s  acoquine. 

De  moment  en  moment,  il  est  vrai,  je  revois  ma  rivière, 
là-bas,  si  bleue  sous  le  soleil!  Ou  bien  par  les  beaux  soirs 
la  lune  toute  ronde  dans  l'eau  calme...  Plouf!  un  tout  petit 
poisson  saute  dans  la  lune...  Je  pousse  un  soupir.  Je  me 
secoue.  Je  me  dis  :  demain,  cela  ira  mieux... 

Or  depuis  deux  heures  voilà  que  je  me  suis  retrouvé 
bureaucrate,  et  mes  regrets  ont  encore  quelque  dignité.  Je 
viens  d'ouvrir  un  carton;  je  l'ai  forcé  à  me  bailler  au 
visage,  avec  la  lippe  idiote  et  comme  baveuse  de  sa  poi- 
gnée pendante  ;  et  le  commerce  d'un  gâteux  m'a  dégoûté.  . 
J'ai  hâte  de  m'en  aller,  de  me  recueillir  au  dehors.  Avec 
force,  j'exècre  ces  premières  heures  où  tout  m'est  pénible  ! 
Et  je  les  aime...,  je  les  aime  pour  l'estime  qu'un  tout  petit 
peu  de  temps  à  cause  d'elles  j'ose  encore  m'accorder  à 
moi-même!.  . 


—   210  — 

Et  puis...  et  puis...  il  y  a  des  collègues  qui  m'abordent, 
s'enquièrent,  m'entretiennent  de  leur  congé.  Je  dois 
parler,  moi  aussi.  Ces  pauvres  heures  de  soleil,  je  com- 
mence à  les  voir  de  derrière  ma  table,  à  les  voir  avec  un 
peu  plus  de  calme  s'allonger  dans  le  passé. 

Voici  que  les  accessoires  de  nouveau  se  disposent  à  leurs 
places  respectives.  Timbres,  cachets,  tampon,  grattoir, 
porte-plume,  crayons,  mouille-timbre,  règle,  sébille 
d'épingles  hésitent  moins  sous  mes  gestes,  ont  reconnu 
mes  mains. 

J'observe  du  coin  de  l'œil  leur  manège  malicieux,  j'ob- 
serve avec  un  peu  d'indulgence,  avec  lucidité  encore  et 
philosophie  déjà.  Devant  moi  les  tableaux  en  colonnes 
entrecroissent  leurs  fils  pour  tisser  la  toile  où  je  me  penche. 
Sur  mon  dos  qui  se  voûte  quelque  chose  de  léger,  de  1  - 
tombe  doucement,  —  sans  fin... 

Et  je  constate  —  à  la  fois  avec  une  grande  tristes» 
avec  une  sorte  de  jouissance  perverse  —  qui  va  diminuant 
le  désagrément  profond  qui,  dans  moi,  était  ma  sauve 
garde. 

Mais  il  suffit,  aujourd'hui  :  je  me  donne  l'illusion  de 
m'échapper.  Dans  l'escalier,  trois  plumes  se  dispersent. 
Oh  î  quels  fabuleux  oiseaux  livrent  là,  sans  qu'on  le  sache, 
de  désespérés  combats/  Quels  pauvres  oiseaux  fatalement 
vaincus'/... 

Georgi  s  Périn. 

p 

Chroniques  du  Mois 


LES   ROMANS. 
Monsieur  et  Madame  Moloch,  par  M  \k.  i  i    !  (Alphonse 

Lemerre,  éditeur,  Paris).  —  Le  dernier  roman  de  L'auteur  des  Demi- 

de    /-■:  /'■  I  eu.  connue  on  dit.  un  «  beau 

départ  *   Je  me  méfie  énormément  des  livres  qui  ont  un  beau  départ  : 
ils  ont  souvent  un  mauvais  parcours  et  ne  figurent  point  à  l'arriv 
l'on  veut   bien   me    ;  termes  importuns.    Kt.  encore  (pie   le 


—   211    — 

talent  de  Marcel  Prévost  soit  l'un  de  ceux  que  je  prise  le  plus,  à  cause 
de  sa  probité,  de  son  élévation  et  de  sa  sagesse,  je  n'ai  pu  me  garder 
d'une  certaine  hostilité  en  commençant  la  lecture  de  Monsieur  et 
Madame  Moloch.  Je  me  hâte  de  regretter  ces  mauvaises  dispositions 
primitives,  que  j'impute  à  ce  fâcheux  esprit  d'ironie  moderne,  à  cet 
esprit  qui  nous  fait  refuser  de  voir  une  corrélation  entre  les  grandes 
causes  et  les  grands  effets  et  qui  nous  en  montre  au  contraire  entre 
les  causes  menues  et  les  effets  énormes,  comme  entre  les  causes 
magnifiques  et  les  effets  ratatinés.  D'ailleurs  l'admiration  raisonnée  est 
meilleure  que  l'admiration  impulsive  et  surtout  que  l'admiration  mou- 
tonnière. C'est  pourquoi  j'aime  à  dire  ici  la  sincérité  profonde  de  mon 
admiration  pour  la  dernière  œuvre  de  Marcel  Prévost. 

Ce  n'est  point,  à  proprement  parler,  un  roman,  si  l'on  veut  que  le 
roman  soit  romanesque,  souci  inférieur  et  inutile  à  mon  sens.  Dans 
différents  romans  que  j'ai  lus  récemment  j'ai  remarqué  que  les  péripé- 
ties d'une  aventure  ou  d'un  mouvement  quelconques  étaient  toujours 
ce  qu'il  y  avait  de  moins  bon.  J'ai  d'ailleurs  eu  l'occasion  dans  ma 
chronique  du  mois  dernier  de  faire  cette  observation  sur  l'évolution  du 
roman  moderne,  que  je  crois  sérieusement  ne  plus  devoir  être  roma- 
nesque. Il  me  paraît  donc  que  Monsieur  et  Madame  Moloch,  tout  d'abord 
est  un  vrai  roman  moderne,  où  le  souci  des  caractères,  du  milieu  et  des 
sentiments  n'est  pas  diminué  par  l'enchevêtrement  des  aventures 
inattendues.  Dans  l'œuvre  de  Marcel  Prévost  il  se  pose  un  problème 
plus  hautain,  plus  grave,  plus  absorbant  qu'un  simple  conflit  de  carac- 
tères ou  qu'un  heurt  de  sentiments  :  le  problème  passionnant  de 
l'antagonisme  des  races.  Et  l'écrivain  a  envisagé  cet  antagonisme 
non  seulement  au  point  de  vue  matériel  des  circonstances  extérieures, 
mais  aussi,  et  surtout,  au  point  de  vue  plus  élevé  de  la  compréhension 
sentimentale.  En  conséquence  il  a  traité  là  le  sujet  le  plus  passionnant 
qui  se  puisse  imaginer,  le  plus  navrant  et  le  plus  douloureux  aussi, 
parce  que,  si  nous  déplorons  de  voir  les  étrangers  vivre  et  aller  autre- 
ment que  nous,  nous  déplorons  surtout  de  les  savoir  comprendre  et 
souffrir  d'une  façon  qui  n'est  point  nôtre.  Et  c'est  là  le  mérite  de  ce 
livre,  d'avoir,  avec  une  admirable  clarté,  exposé  ce  cas  fatal  et,  malheu- 
reusement, presque  nécessaire,  de  l'impossibilité  de  la  fraternité 
universelle.  Le  sol,  l'histoire,  les  tendances  intimes,  tout  cela  forme 
chez  chaque  peuple,  dans  le  cœur  de  chaque  race,  comme  un  obstacle 
énorme  et  infranchissable  que  les  rhétoriques  les  plus  subtiles  ne 
parviendront  point  à  renverser  ni  à  contourner.  Si  sages,  si  réservés, 
si  ennemis  des  dissentiments  que  soient  les  peuples,  rien  néanmoins 
n'arrivera,  à  un  moment  donné  d'effervescence  et  de  paroxysme,  à  leur 
faire  renier  leurs  tendances  ancestrales;  quand  il  s'agit  d'un  conflit 
patrial,  rien  n'empêchera  l'homme  le  plus  pondéré  de  s'entretuer  avec 
son  frère,  l'homme.  Sans  doute,  au  point  de  vue  de  l'humanité,  il  y  a 
quelque  douleur  à  contempler  cela.  Mais  il  ne  faut  point  non  plus 
exagérer  les  utopies  philosophiques  et  prendre  la  chimère  pour  la  réa- 
lité. La  bonne  entente  absolue  n'existera  jamais  :  matériellement  par- 
lant elle  est  impossible.  D'ailleurs  ce  n'est  point  parce  que  la  bonne 
entente  n'existe  pas  que  la  guerre  doit  survenir.  Et  cela  ressort  très 
clairement  du  livre  de  Marcel  Prévost. 


—   212   — 

Certes  l'écrivain  y  professe  pour  sa  belle  patrie  française  un  enthou- 
siasme et  une  admiration  véhéments.  Ma  itiments  ne  sont  pas 
Sur  le  manquede clairvoyance  ni  sur  l'injustice.  Que  par  moments 
la  joie  d'aimer  la  France  l'entraîne  à  ['exalter,  cela  n'a  rien  pour  nous 
déplaire  :  serait-on  patriote  si  l'on  n'était  un  peu  chauvin?  D'ailleurs 
Marcel  Prévost  a  montré  dans  l'exaltation  même  de  ses  sentiments  un 
tel  tact,  un  tel  souci  de  mesure,  une  telle  adresse  à  concilier  le  pour  et 
le  contre,  que  l'on  ne  peut  guère  arriver,  pour  peu  que, comme  moi, 
l'on  ait  des  tendances  fortement  latines,  à  ne  pas  se  laisser  convaincre. 
Rt  certes  un  étranger,  un  étranger  dont  la  race  se  rapproche,  jusqu 
confondre  avec  elle,  de  la  race  de  l'écrivain  français,  jugera  avec  conten- 
tement, mais  sans  partialité. 

Artiste  et  psychologue,  Marcel  Prévost  a  considéré  le  problème  et 
le  conflit  au  point  de  vue  artistique  et  psychologique.  Le  point  de  vue 
matériel  semble  un  peu  dépendre  des  deux  autres.  Et  cela  fait  qu'il 
n'est  point  blessant.  Mais  considérons  l'intrigue,  une  intrigue  fort 
simple,  comme  il  le  fallait  d'ailleurs,  pour  que  la  progression  des  sen- 
timents ne  fût  pas  arrêtée  par  des  accidents  violents  ou  dérisoires. 

La  petite,  toute  petite  principauté  de  Rothberg,  fait  partie  de  l'em- 
pire allemand,  mais  a  conservé  une  sorte  d'autonomie  qui  lui  permet 
notamment  d'avoir  son  timbre  poste  à  elle  et  une  garnison  com  ; 
uniquement  de  Rothbergeois.  Le  prince  Otto  et  sa  femme  la  pria 
Else  gouvernent  la  principauté  :  le  prince  veut  se  donner  la  morg 
l'aspect  rogue  de  son  impérial  suzerain   tt  affecte  des  allures  prus 
siennes.  Cependant   il   tient  jalousement  à  l'autonomie  de  son   petit 
pays.  Else  est  une   Allemande  sentimentale,  dont  le  Cœur  a  cet!' 

e  bleue  et  romantique  des  femmes  de  son  pays  et  qui  joint  à  cette 
sentimentalité,  bizarrement,  le  respect  inné  de  son  propre  près* 
de  la  supériorité  de  sa  caste  sur  les  autres  hommes.  Les  princes  ont  un 
fils,  Max,  dont  le  professeur  français  est   Louis  Dubert.  C 
nier  que   Marcel    Prévost   charge  de    nous  faire   ses   confidences 
l'Allemagne.    Louis    Dubert.    descendant  d'une   famille  de    la    bonne 
bourgeoisie-   française,  a  reçu    une  éducation  qui    lui  permet  de  juger 

hautement  et  sainement  Très  exactement  il  synthétise  l'esprit  de-  bon- 
tnme  le  princet  >ttoe1  la  prino  nthétisent 

l'esprit  d'autorité  de  L'Allemand,—-  Française!  Allemand  étant  pris 
dans  le  sens  de  peuple  français  et  peuple  allemand,  dans  la  moyenne 
de  lettre  aspirations  respectives.  Depuis  qu'il  est  à  la  Cour,  où  on  le 

considère  plus  comme  un  ami  que  comme  un  servitct.  Mibcrt 

a  noué  un  commencement  d'intrigue  avec  la  princesse  Else.  Rien  de 
définitif  ne  s'est  passé  entre  eux.  La  prit  rtementd* 

son  mari  qui  a  des  aventures,  aime  très  sincèrement  Louis  Dubert: 
dernier  aime  au  uveraine,  maisd'un  amour  plus  lointain, 

plus  détache,  l'amour  d'un  homme  de  vingt  six  ans  qui  n'a  pas  encore 

lambeaux  sur  aux  ronces  îsionnelles. 

C'est  entre  ces  deux  personnages  que  le  conflit  va  naître. 

quea  combien  sont  bien  choisis  conflit  et  personne  t  un  conflit 

d'amour  l  il,  qui  n'a  encore  rien  de  l'exubérante  folie  char- 

nelle ;  c'est  l'amour  au  fond  du  parc,  en  promenades  sous  le   soleil  ou 


—  213  — 

par  le  brouillard;  l'amour  en  conversations,  en  rapprochements  de 
sensibilité  morale.  Et  il  existe  entre  deux  êtres  qui  ont  chacun  le 
caractère  de  leur  race,  mais  ce  caractère  un  peu  atténué,  de  manière  à 
n'être  point,  à  ne  devenir  point,  au  m'oins,  la  caricature  de  soi-même. 
Prendre  un  Allemand  et  une  Française  eût  été  facile;  mais  le  conflit 
ne  pouvait  sagement  se  dénouer,  car  chacun  eût  possédé  le  maximum 
de  sa  personnalité,  l'Allemand  entier  et  autoritaire,  la  Française  peut- 
être  un  peu  trop  mousseuse  et  frivole.  Point  de  cela,  ici  :  une  Alle- 
mande poétique,  sentimentale,  d'éducation  raffinée;  un  Français  un 
peu  sceptique,  mais  non  tout  à  fait  dépourvu  d'enthousiasme,  élégant, 
aimable,  un  peu  philosophe  aussi.  Entre  ces  deux  êtres,  un  amour 
naissant.  Si,  à  cause  d'un  conflit,  d'un  antagonisme  de  race,  ces  deux 
êtres,  qui  ont  tout  pour  pouvoir  se  rapprocher,  ne  se  rapprochent  pas, 
il  sera  prouvé  probablement  que  leurs  races,  elles  non  plus,  ne  peuvent 
se  rapprocher.  C'est  un  raisonnement  a  fortiori.  Et  en"effet  c'est  ce  qui 
se  produit  :  la  passion  est  arrivée  à  son  paroxysme  entre  Else  et  le 
professeur.  La  princesse  veut  fuir  avec  lui  :  elle  abandonnera  tout,  son 
fils,  son  mari.  Mais  Louis  Dubert  sent  qu'elle  ne  pourra  jamais  ne  pas 
être  une  princesse,  ne  point  porter  en  ses  veines  ce  besoin  d'autorité 
qui  vit  dans  l'âme  allemande.  Elle  sera  pour  lui  non  une  compagne, 
non  la  douce  associée  de  sa  vie,  mais  la  femme,  qui  à  chaque  minute, 
consciemment  ou  inconsciemment  lui  rappellera  la  faveur  qu'elle  lui  a 
faite  en  se  livrant  à  lui,  plébéien,  —  elle,  princesse  royale.  Et  alors, 
très  simplement,  très  tranquillement,  mais  aussi  avec  cette  douce 
mélancolie  des  choses  inutiles  qui  ne  seront  jamais,  se  termine  cette 
idylle  à  peine  ébauchée.  Le  professeur  écrit  à  la  princesse  qu'il  devait 
retrouver  dans  une  petite  ville  assez  proche  de  là.  Il  lui  explique  les 
raisons  pour  lesquelles  .il  ne  veut  pas  de  cet  amour  qui  le  mettrait,  lui, 
dans  l'infamante  et  abjecte  situation  d'un  percepteur  enlevé  par  une 
princesse —  nous,  Belges,  nous  avons  le  triste  privilège  d'avoir  eu  un 
monsieur  Giron!  —et  qui  mettrait  cette  princesse  dans  l'alternative 
impossible  de  vivre  modestement.  Tels  ne  sont  point,  à  vrai  dire,  les 
principaux  motifs  qu'invoque  le  professeur  :  il  résume  surtout  dans  sa 
lettre  —  cette  lettre  est  un  chef-d'œuvre  d'écriture,  d'élégante  senti- 
mentalité, de  vérité,  de  tact  et  de  poésie  —  ce  qui  fait  la  base  du  roman. 
l'antagonisme  des  races. 

A  vrai  dire,  Louis  Dubert,  qui  a  le  caractère  essentiellement  fran- 
çais, a  les  défauts  de  ce  caractère;  il  eût  été  maladroit  de  le  montrer 
n'en  possédant  que  les  qualités.  Il  est  faible  et  indécis.  Il  lui  fallait 
autre  chose  que  soi-même  pour  le  contraindre  à  être  raisonnable. 

Cet  «autre  chose»,  c'est  Gritte.  Gritte,  la  petite  sœur  dc('*quatorze 
ans,  la  vraie  petite  Française  simple,"  naturelle,  aimante,  spirituelle, 
délicieuse  et  ravissante,  portant  en  elle  toutes  ces  qualités  exquises 
qui  font  de  la  femme  française,  la  femme,  la  vraie  femme,  la  seule. 
Elle  est  la  poésie  charmante  de  ce  livre,  donf  deux  autres  personnes 
—  que  je  vous  présenterai  —  sont  la  philosophie.  Elle  est  un  peu  de 
la  France  charmante  et  légère,  qui  vient  en  ce  lourd  ef  cossu  pays 
d'Allemagne,  réveiller  et  enchanter  le  cœur  de  Louis  Dubert  (Louis 
Dubert  est  le  frère  de  Gritte.)  Elle  rappelle  au  professeur  sa  patrie 


aimable  et  lointaine:  elle  lui  fait  comprendre  ce  qu'il  y  a  en  France  de 
beauté,  de  force,  de  charme  ;  et  combien  tout  cela  est  supérieur  à  l'atti- 
tude empesée  (pie  prennent  les  corps  et  les  esprits  dans  ce  tics   beau 

et  très  loyal  pays  d'Allemagne,  où  le  cprussianisme»  de  Bismarck  et 
les  tendances  autocratiques  de  ses  successeurs  ont  détruit  la  sa. 
pondérée  et  l'instructive  philosophie. 

Gritte  est  une  bonne  petite  créature,  profonde  et  ironique,  gia 
jolie.   Le  récit  effleuré  de  son  attachement  au  jeune  prince  Max  — 
garçon  séduisant  par  son  âme  presque  chevaleresque  que  tue  un 
imbécile  de  précepteur  militaire  prussien  —  est  une  merveille  de  déli- 
catesse: Gritte  éprise  du  prince  Max,  qui,  au  commencement 
montré  visa-vis  d'elle  timide  et  juvénilement  aimant.  — se  détache-  de 
lui  —  encore  une  fois  l'autorité  funeste  de  la  domination  —  lorsqu'il 
tente,  par  violence,  de  lui  dérober  un  baiser.  Je  voudrais  vous  parler 
longuement  de  Gritte,  parce  que  cela  me  serait  une  fraîcheur:   il  y  a 
si  longtemps  que  je  n'ai  rencontré  dans  la  littérature  française  une 
veridique  figure  de  vraie  jeune  fille  :  tantôt  se  sont  des  «  petites  rosses  *: 
et  puis  ce  sont  des  mièvres  poupées,  inexistantes:  Gritteest  une  vraie 
jeune  fille  française  —  une  vraie  jeune  fille  belge  a 
Prévost  veut  bien  me  permettre... 

11  y  a  dans  ce  livre  des  coins  délicieux  de  description.   Dans 
chronique  forcément  trop  restreinte  —  j'espère  pouvoir  bientôt  parler 
très  longuement  de  Marcel  Prévost  et  de  son  œuvre,  mais  je  ne  le  puis 
ici  à  cause  du  cadre  restreint  du   Thyrse  —  je  voudrais  vous  citer  tant 
de  passages  qui  m'ont  enchanté.  Je  voudrais  vous  montrer  l'adresse 
impeccable  du  style  de  Marcel  Prévost,  qui,  tout  en  maniant  l'ironie 
avec  une  subtile  compréhension,  ne  s'en  sert  tout  de  même  que  pour 
(pie  ses  affirmations  n'aient  point  un  air  dogmatique  et  par  conséquent 
s'imposent  davantage  à  l'attention.  Tout  de  même  je  me  permets  de 
citer  un  court  passage  qui   m'a   frappé  particulièrement  par  SOS 
niosité:  on  verra  l'image  drôle  qu'il  y  a  dans  ce  symbole 
Voici  : 

—  C'est  un  joli  village,  dit  Gritte  en  flairant  de  ses'nari  'odeur 
des  haricots  Jleuris.  Il  est  un  peu  sale,  ma               rend  plus  / 

naît,  où  sont  Us  gens  du  village t  NOUS   ne  rencontrons  , 
l.t  <//.';,  semblait  désert.  La  moisson  retenait  tout  le  monde  aux 

e/iam/  en  temps  ordinaire,  la  v.  n  tic  de 

la  population,  régnaient  d  :  fins.  (>n  /e  miner 

jui  tant  t  passaient  gravement  l'une 
vouloir  se  connaître,    tantôt  s'arrêtaient  pour  1  :. 

août  de  conversation    (  hi  en  voyait  aussi  qui  rendaient  l'un  jardin 

à  /'autre  et  que  !<  'it  avec  mille  démonstrations  ami 

■ .  comme  mises  à  l'index  par  la  bon  tu 
pag/:  écthbcrg. 

—  Elles  sont  U  'itte.  La  plupart  sont  tout 
li  a  ni/.  ">it  un  petit 
châle  de  plumage  g/                     gemment,  en  pointe,  sur  leur  dos  blanc. 

'iimaculêes,  nous  séduisaient  par  leur 
tenue  modeste  :  telle*  îtUs  de  provins  inétes, 


—  215  — 

mais  peu  spirituelles  et  nullement  instruites  de  la  vie.  De  loin  les  sur- 
veillaient certaines  oies  matrones,  lourdes,  empâtées,  l'allure  méfiante. 

Un  peu  avant  d'atteindre  le  pont  de  pierres  che?iues  jeté  sur  la  Rotha,  les 
maisonnettes  de  torchis  et  d'ardoises  s'ècarte?it  et  laissent  vide  un  espace 
irrègulier  décoré  du  nom  de  Gross  Platz.  Là  encore,  nul  habitant;  mais 
nous  y  trouvons  rassemblé  un  véritable  congrès  d'oies.  Une  à  une  elles  remoyi- 
taieni  du  lit  de  la  Rotha,  où  elles  avaie?it  été  boire  Nous  nous  divertissions 
à  regarder  celles  qui,  gravement,  se  grattaient  les  narines  de  leur  pied  palmé, 
quand  soudain  un  silence  de  mauvais  augure  engourdit  l'assemblée,  jusque 
là  doucement  gloussante  ;  puis  toutes,  comme  à  un  mot  d'ordre,  dressèrent 
leur  long  col,  ouvrirent  letir  bec  jaune  cretisè  de  comiques  entailles,  et  tendues 
vers  fious,  hostiles,  menaçantes,  firent  entendre  le  plus  violent,  le  plus 
affreux,  le  plus  injurieux  des  grincements.  Certai?ies,  singulièrement 
hardies,  s'avançaient  à  notre  re?icontre  mais  ?ious  sentions  bien  qu'elles  ne 
nous  toucheraient  pas  Leur  colère  semblait  factice.  Elles  manifesiaic?it. 
Elles  bluffaient  On  eut  dit  qu'elles  obéissaient  à  uji  moi  d'ordre.  En  les 
entetidant  je  ne  pus  m' empêcher  de  penser  à  la  Strassburger  Post  et  à  la 
Kœlnische  Zeitung. 
Je  crus  devoir  leur  adresser  une  harangue. 

—  Oies  d'Allemagne,  leur  dis- je,  avez- vous  do  fie,  votes  aussi,  reçu,  la 
consigne,  et  reconnaissez-vous  qu.e  nous  sommes  des  Français?  Oies  d'Alle- 
magne, rassurez-vous,  et  surtout  taisez-vous.  On  vous  trompe  sur  nos  inten- 
tions. Arous  ne  venons  pas  vous  disputer  votre  pitance,  majiger  vos  fèves  et 
vos  pommes  de  terre,  ni  vous  empêcher  de  pondre  vos  œuf  s  sur  ce  nouveau 
territoire.  Fermez  vos  becs  jaunes  ;  ils  sont  laids,  ainsi  ouverts,  et  font 
e?itendre  d'insupportables  croassements.  .  Reprenez  vos  labezcrs  et  vos  jeux, 
oies  d' Allemagne .  Ces  deux  Français  qui  passent  ne  vous  veulent  aucun 
mal. 

Est-ce  délicieux  !  Et  si  ingénieusement,  si  subtilement  symbolique! 
Il  n'y  a  pas  un  mot  qui  ne  soit  une  intention...  —  Et  rappelez- vous  la 
récente  affaire  du  Maroc... 

Très  bien.  Mais  M.  et  Mme  Moloch,  dans  tout  cela?  Voilà  :  ce  sont 
des  personnages  épisodiques,  qui,  en  quelque  sorte  dominent  tout  le 
livre.  M.  Moloch  est  un  pseudonyme  trouvé  par  Gritte  pour  M.  le 
professeur  de  chimie  Zimmerman,  de  l'Université  d'Iéna.  Un  des 
personnages  du  roman  —  Herr  Graus,  un  pompeux  et  sournois  imbé- 
cile —  a  gratifié  le  professeur  du  nom  emphatique  de  «  dynamologue  ». 
Et  Gritte  —  dont  l'esprit  français  est  prompt  au  calembour  —  a 
appelé  le  professeur  «  Monsieur  Moloch  »  C'est  drôle,  ingénieux  et 
profond.  Car  M.  et  Mmc  Moloch  résument  en  réalité  toute  la  vraie 
force  de  l'Allemagne.  Moloch,  au  sens  éthymologique,  veut  dire  roi. 
Et  c'est  bien  cela.  Le  professeur  Zimmerman  —  auquel  Marcel 
Prévost  a  prêté  l'extérieur  physique  du  grand  Henrik  Ibsen  —  est  le 
type  du  savant  allemand,  un  peu  utopiste  sans  doute  dans  ses  idées  de 
fraternité  universelle,  mais  combien  plus  sympathique,  plus  utilement 
convaincu  que  l'utopiste  de  la  force  et  de  la  violence.  Il  est  l'homme 
des  problèmes  chimiques,  mais  aussi  l'humain  aimant  ses  semblables, 
l'humain  de  la  sagesse  et  de  la  bonté.  Jadis  il  fut,  à  cause  de  ses  idées 
considérées  comme  subversives,  expulsé  de  la  principauté  de  Kothberg. 


—    2l6   — 

Puis  il  y  fut  admis  à  nouveau.  Dans  une  fête  —  le  maladroit  anniver 
sa  ire  de  Sedan— 0:1  inaugure  un  monument  au  néfaste  malhonnête 
génie  que  fut  Bismarck.   A  técasion  le  professeur  Zimmerman 

fait  un  discours  enflammé  où  il  répudie  l'impérialisme.  El  ce  discours 

es1  très  beau,  très  vrai,  très  profond.  Il  synthétise  la  vérité  des  esprits 
sages  et  pondérés  et  montre  où   est  l'exacte  compréhension  des 
pOltS  entre  Par  suite  d'un  attentat  à  la  dynamite  dont  on  le 

croit  coupable,  Zimmerman  est  emprisonné  :  la  réception,  par  lui,  de 
ses  disciples  dans  la  prison,  est  admirable  et  rappelle  Socral 

Tout  cela  je  vous  le  raconte  bien  mal  et  d'une  façon  fort  décousue. 
Il  faudrait  dire  tant  de  cho-es!  Je  note  seulement  pour  finir  combien 
le  professeur  Zimmerman  est  le  type  de  l'homme  qui  a  fait  la  gran- 
deur de  l'Allemagne,  bien  plus  que  tous  les  Bismarck  et  les  von  Bûlow 
de  la  terre.  Ce  brave  Moloch,  qui  a  inventé  un  explosif  terrible, 
capable  de  causer  les  ravages  les  plus  épouvantables,  n'a  jamais  voulu, 
par  raison  humanitaire,  livrer  le  secret  de  cet  explosif.  Et  détail 
charmant,  combien  ingénu  et  vrai  il  a  appelé  cet  explosif  la  «  cécilite  », 
à  cause  du  prénom  de  sa  femme  Cécile  !  Car  dans  tout  grand  savant  il 
reste  de  l'enfant. 

M"10   Moloch,  elle  aussi,  est  la  synthèse  du  caractère  de   la   vraie 
Allemande,   bonne  épouse,   dévouée  aux  idées  et  à  l'amour  d» 
mari.  l'A  ces  deux  figures  sont  du  plus  pur  classicisme 

Je  souhaite  avoir  par  ces  notes  donne  envie    de  lire  un  livre  que 
j'ai  fort  mal  présenté.  Je  m'en  excuse    Mon  admiration  sincère  pour 
l'œuvre  magnifique  de  Marcel  Prévost  me  fera  pardonner  ma  maladi 
à  vous  en  parler. 

Les  Contes  de  la  Hulotte,  par  M 

ation  des  Ecrivains  belges.)—   M    i  a  coup  sûr 

un  îles  écrivains  belges  les  plus  intéressants  de  la  jeune  génération.  Il 

de  un  talent  sérieux  et  une  probité  littéraire  qui  l'ont  toujours 
lait  respecter,  même  de  ceux  laque  ardemment  an 

heurt, lient  et  rudoyaient.  Jamais  il  n'a  hésité  a  avoir  des  opinions  mar- 
quées; jamais  il  n'a  recule  dans  la  défense  de  ces  opinions.  11  combat 
énergiquement  pour  ceux  dont  il  goûte  l'œuvre  et  le  talent  :  imp 
blemenl  il  démolit  ceux  dont  les  manifestations  artistiques  lui  déplai- 
sent. Il  est  pleifl  d'une  franchi  i  [unevile  qui  séduit, 
entraîne,  persuade.  Et  souvent  il  a  du  de  très  bon:  3,  que 
d'autres  pensaient  comme  lui,  mais                 pas  dire.  C'esl  pourquoi 

considère    a    l'heure   actuelle  comme    un   critique  de   premier 

ordre,  de  parjsa  loyauté  el  de  parla  perspica  ment  en  défaut, 

de  son  jugement.  Les  devoirs  de  la   bataille,  de  la  lutte  enthoi; 

pour  la  beauté  des  Ridées,  empêchent  malheureusement  trop  souvent 
l'œuvre  personnelle  grand  dommage.  Parfois  même  vaudrait- 

il  mil  i:e  l'art  en  produisant  soi  même  des  œuvres  artistiques 

qu'en  louant  ou  en  méprisant  les  0  tnégyriques 

1  pamphlets  son!  souvent  inutiles,  car  la  foule  arrive  fatalement 

l'un  ou  l'autre  jour  à  la  justice  de  l'admiration.   Sans  doute  convient-il 

que  l'on  défende  sis  convictions  artistiques  et  il  faut  ici  rendre  un  juste 


—  2i7  — 

hommage  au  remarquable  directeur  du  Samedi,  qui,  avec  une  belle 
fougue,  défend  depuis  longtemps  contre  l'injustice,  le  mépris  et  l'oubli, 
les  monuments  de  notre  littérature  nationale.  Mais  cela  ne  doit  point 
nous  empêcher  de  déplorer  la  non-production  de  ceux  en  qui  nous 
sentons  vivre  et  vibrer  un  très  noble  et  très  hautain  talent  Je  déplore 
cette  apparente  inertie  de  M.  Georges  Rency,  non  pour  lui  en  faire 
un  grief  —  puisqu'avec  un  absolu  désintéressement  il  défend  l'œuvre 
et  l'intérêt  de  ses  pairs,  —  mais  pour  montrer  la  ferme  conviction  que 
j'ai  du  beau  talent  de  Georges  Rency.  Heureusement  le  critique  de 
Y  Art  moderne  déploie  une  activité  remarquable:  il  ne  s'endort  point 
sur  ses  lauriers.  Depuis  une  année  environ  il  semble  s'être  réveillé 
d'une  sorte  de  somnolence  —  bien  peu  réelle,  croyez-le  —  et  a  mani- 
festé les  efforts  de  son  activité  par  de  nombreuses  œuvres  dont  certaines 
sont  de  premier  ordre. 

En  dehors  de  ses  travaux  de  journaliste,  de  ses  beaux  articles  de 
critique  et  de  polémique,  M.  Georges  Rency  a  publié  quatre  volumes  : 
Vie,  poèmes;  Les  Heures  harmonieuses  ;  jSLadeleine;  et  Y  Aïeule.  Ces  deux 
derniers  sont  de  fort  captivants  romans.  Voici  maintenant  un  recueil 
de  nouvelles  :  Les  Contes  de  la  Hulotte.  Sous  ce  titre  amusant  le  jeune 
écrivain  a  rassemblé  de  courtes  histoires.  Dans  chacune  d'elles  il  s'est 
efforcé  de  synthétiser  une  passion  —  c'est  la  haine,  c'est  l'amour,  c'est 
l'avarice  —  en  la  rapportant  exactement  au  milieu  dans  lequel  vivent, 
s'agitent,  souffrent  et  se  réjouissent  les  personnages  qu'il  met  en  scène. 
Chacune  de  ses  nouvelles  est  comme  le  raccourci  d'un  roman  :  car 
M.  Georges  Rency  a  comme  souci  constant  de  rassembler  ses  sujets, 
de  les  réduire  le  plus  possible,  déconcentrer  l'action  en  quelques  lignes. 
Il  ne  prend  des  caractères  que  les  arêtes  vives,  les  étincelles,  les  endroits 
aigus  où  se  pose  la  vie.  Il  y  a  dans  les  Contes  de  la  Hulotte  telles  pages 
qui  sont  du  vrai  Maupassant.  Et  point  au  détriment  d'une  très  sûre 
originalité,  soyez-en  certains. 

L'Innocent  nous  montre  une  histoire  de  meurtre  :  c'est  un  fils  qui 
tue  son  père  ivrogne  pour  sauver  les  jours  de  sa  mère.  Et  l'on  sent 
peser  sur  l'âme  humaine  le  poids  angoissant  de  la  destinée.  —  Un 
Ménage  d' Employé  nous  raconte  les  aspirations  restreintes  et  ridicules 
d'un  jeune  homme  et  d'une  jeune  femme  qui  ont  chacun  une  vision 
différente,  également  fausse  d'ailleurs,  de  la  vie.  —  Fée  Madelonnc, 
qui,  à  mon  sens  —  ce  n'est  peut-être  pas  l'avis  de  M.  Georges  Rency  — 
est  la  perle  du  recueil,  nous  montre  l'état  d'âme  d'une  jolie  fillette 
dont  la  mère  est  morte  et  dont  le  père  souffre  atrocement  de  ce  déchi- 
rement. Il  y  a  dans  cette  nouvelle  une  compréhension  étonnante  de 
l'ironie  de  la  vie,  une  habilité  vraiment  captivante,  à  montrer  le 
contraste  entre  nos  âmes  douloureuses  et  la  nature  exubérante  :  c'est 
de  tout  premier  ordre.  —  Le  Petit  Fleuriste,  nous  montre  la  féroce 
injustice  de  la  calomnie  sournoise.  Le  Séminariste,  nous  explique  à 
quel  point  l'inertie  de  pensée,  à  cause  de  l'ambiance  d'un  milieu  étroit, 
a  de  dangers  pour  l'âme  et  pour  l'esprit  II  y  a  aussi  /' Homme  libre, 
satire  violente  d'un  philosophe  hâbleur  qui  admet  certaines  idées 
grandiloquentes  de  régénérescence  sociale,  pourvu  que  ces  idées  n'ap- 
portent aucun  trouble  dans  sa  vie  stagnante  de  bourgeois  étriqué.  Et 


—   21&   — 

encore  Le  Paysan,  et  Le  Juge,  et  Z>  lion  Dieu  de  Plaincvaux,  où, 
comme  dirait  Liebrecht,  on  sent  palpiter  ta  hideur  de  l  inceste.  —  Tout 
cela  vraiment  est  bien  pensé,  très  solidement  établi,  écrit  dans  une 
langue  parfaitement  claire  et  suffisamment  originale. 

Qu'il  me  soit,  au  sujet  de-  M.  Georges  Rency,  permis  de  formuler  un 
v<eu  :  un  vieu  cela  ne  doit  point  étonner  le  secrétaire  de  l'Association 
des  écrivains  belges...  —  Hé  bien!  voici  :  je  voudrais  que  M.  «  < 
Rency  nous  donne  bien  vite  un  roman,  un  gros  roman  très  complet. 
Son  beau  talent, me  semblc-t-il,  s'épanouirait  dans  un  genre  qui  est 
absolument  sien;  il  a  maintenant  la  maturité  et  toutes  les  qualités 
qu'il  faut  pour  donner  une  œuvre  définitive.  Une  œuvre  pareille  sera, 
je  crois,  très  belle.  Et  un  écrivain  de  talent  doit  avoir  le  temps. 

Les  Soucis  des  derniers  Soirs,  par  M    Louis  DUMONT  \V. 
(  Bruxelles,  P2ditions  de  la  Belgique  artistique  et  littéraire).  — Je  goûte 
tout   particulièrement  le  subtil   et   ingénieux    esprit    de    M     Louis 
Dumont  Wilden    II  est  philosophique  sans  emphase  et  ironiqu< 
sécheresse.  11  possède  une  réelle  facilité  réceptive  et  le  verbe  est 
docile  instrument  :  il  n'en  faut  point  davantage  pour  que  M.  Dumont- 
YYildensoit  un  fort  bel  écrivain.  Rarement  il  parcourt  le  domaine  de 
la  littérature  pure.   Il  préfère  le  jardin  épineux  des  revendications 
sociales,  des  problèmes  métaphysiques,  des  inconnus  troubla 
un  écrivain  un  peu  inquiet  qui  semble  perpétuellement  à  la  recherche 
de  lui-même  en  tant  qu  être  unique  et  en  tant  que  participant  à  la  vie 
sociale.  Il  est  celui  qui  ne  sera  jamais  satisfait,  le    très  probe  et  très 
laborieux  contemplateur  des  inconnus  mystérieux  qui  font  le  pas 
présent,  l'avenir.    Avec  un  louable  zèle   il  s'efforce  à  la   recherche  du 
bonheur  universel  ;  il  s'y  efforce  non  pas  seulement  pour  la  satisfaction 
de  son  esprit,   mais  aussi  pour   la   satisfaction   de   son   cœur  :  car.  ne 
vous  y  trompez  point,  cet  ironiste  est  tendre  et  fraternel  :  il  port 

lui  le  désespoir  de  tOUS  ceux  qui  souillent  sans  le  mériter.  Il  est  comme 
un  doux  socialiste,  un  peu  utopiste    sans  doute  —  puisque  C1 
de  ceux  qui  pensent  a  L'idéal  --mais  à  COUp Sûr  d'une  sincérité  qu 
voit  cl. lire  comme  du  cristal.  Je  l'estime  et  je  L'aime  infiniment  parce 
qu'il   apporte  à  son  labeur  une    conscienee,    une  activité,  une  variété 

tout  à  fait  étonnantes.  Quelquefois,  en  dehors  de  sa  tâche  Loui 
critique,  de  polémiste,  de  sociologue,  il  trouve  un  peu  de  temps  pour 

un   livre  :  dans  ce  livre  00  retrouve   de   la  critique,  de  la  polé- 
mique, de  la  sociologie  On  y  trouve  aussi  devrais  et  remarqua 
qualités  de  style,  de  clarté,  de  précision  :  là  un  artiste  i 

d.mt   ;i  fond  le  maniement   de  ce  délicat    Instrument  qu'est   la  langue 

française  Je  cnus  que  peu  d'écrivains  belges  ta  possèdent 

(pie  lui.  Et  ce  m'est  Llement  une  grande  joie,  parce  qu 

grand  que  soit  le  talent  inventif  d'une  (euvre  de  littérature,  je  ne  puis 

jamais  me  résoudre  a  admettre  qu'un  écrivain  ignore  la  langue  dans 
laquelle  il  la  arrive  malheureusement  tous  les  joui 

gique  :  le   souci    de    la   grammaire  et  de  la  syntaxe    ne  harcèle    point 

toujours  assez  n  lins  nationaux  (  ; 

batailleuses  et  juvéniles,  dont  les  polémique  en   un  dialecte 


—  219  — 

saugrenu,  ne  vont  pas  sans  exciter  la  douce  hilarité  de  ceux  qu'elles 
tentent  de  convaincre.  M.  Louis  Dumont-Wilden,  écrivain  belge 
d'expression  française,  connaît  la  langue  française  C'est  une  très  grande 
qualité;  et  elle  a  ce  mérite  de  faire  apprécier  mieux  les  autres  et 
essentielles  qualités  d'un  artiste. 

Les  Soucis  des  derniers  Soirs  forme  un  volume  de  dialogues.  Ce  que 
l'auteur  estime  être  ces  soucis,  c'est,  ainsi  qu'il  nous  l'expose  lui- 
même  en  une  courte,  décisive  et  amusante  préface,  le  souci  des  grands 
sentiments  éprouvés  par  l'âme,  des  idées  emmagasinées  par  le  cerveau, 
sentiments  et  idées  dont  la  tradition  se  meurt  à  l'époque  actuelle.  Dans 
le  désagrégement  de  la  société  les  écoles  philosophiques  et  religieuses 
sont  ébranlées  par  les  remous  tumultueux  d'une  vie  nouvelle  qui 
éclate,  roule  et  bondit  Les  transformations  sociales  bousculent  et 
renversent  ce  qui  sembla  toujours  être  le  rempart  de  l'honnêteté  et  de 
la  conscience.  AI.  Louis  Dumont-Wilden  s'empresse  de  nous  dire  qu'il 
ne  prend  point  parti  dans  la  question  :  il  s'ingénie  simplement  à  nous 
montrer  un  état  d'âme  à  un  moment  donné,  à  nous  faire  comprendre 
la  station  intellectuelle  d'un  esprit,  sans  nous  vouloir  prouver  le  tort 
ou  la  raison.  Bien  entendu  un  écrivain  personnel  comme  Dumont- 
Wilden  ne  peut  rester  impassible  devant  des  pensées  de  si  large  enver- 
gure. Néanmoins,  avec  discrétion,  il  s'efface  le  plus  qu'il  peut  :  c'est 
entre  les  lignes  qu'il  faut  lire  pour  trouver  la  conclusion  ou,  si  l'on 
veut,  la  moralité  de  son  œuvre;  et  cette  moralité  est  séduisante.  Le 
changement  des  mœurs,  des  conditions  de  vie  psychologique  et  maté- 
rielle, amène  l'évolution  fatale  des  consciences  :  chaque  civilisation 
eut  une  religion,  une  justice,  une  sagesse  adéquate  au  temps  où  elle 
exista.  La  croyance  en  Dieu  par  exemple  s'est  modifiée  d'après  le  tem- 
pérament des  races  et  des  époques,  sinon  même  des  climats  et  des  cieux. 
L'invention  d'une  nouvelle  religion  a  toujours  résulté  d'aspirations 
nouvelles  dans  l'essor  intellectuel  des  peuples  :  on  a  la  religion  que 
l'on  s'est  faite.  Evidemment,  au  point  de  vue  philosophique,  cette 
thèse  est  discutable  et,  pour  ma  modeste  part,  je  n'en  suis  point  par- 
tisan. Mais  en  me  plaçant  au  point  de  vue  purement  spéculatif,  il  est 
certain  qu'elle  est  extrêmement  intéressante  et  basée  sur  des  argu- 
ment souvent  fort  ingénieux.  Voilà  un  point  de  vue  dans  le  volume 
de  M.  Dumont-Wilden.  Il  faudrait  que  la  place  et  le  temps  me  per- 
missent d'exposer  longuement  et  largement  toutes  les  idées  émises 
dans  ces  quatre  dialogues,  et  dont  la  moindre  pourrait  sans  doute 
donner  lieu  à  la  discussion  la  plus  fructueusement  utile.  Ce  n'est  pas 
là  le  moindre  mérite  de  ce  volume  :  il  est  bourré  d'idées  curieuses, 
sinon  toujours  neuves,  au  moins  souvent  renouvelées  avec  esprit. 
Dans  le  premier  dialogue  intitulé  Le  Mystère  des  Rois,  l'auteur  nous 
montre  la  religion  catholique  à  sa  première  origine,  la  naissance  de 
Jésus.  11  s'efforce  à  la  ramener  à  un  événement  ordinaire  et  surtout,  je 
crois,  par  les  réflexions  qu'émet  le  philosophe  Hypponicos,  à  nous 
montrer  qu'aux  temps  actuels  il  se  produit  aussi  des  événements  dont 
le  principe  est  important  encore  ^u'il  passe  inaperçu  Dans  Les  Masques 
nous  voyons  que  l'image  formée  par  nous  d'une  vie  future,  dans  telle 
ou  telle  condition,  est  toujours  aussi  utopique,  notre  conception  de  la 


—    220   — 

vie  future' provenant jmiquement  de  notre  conception  delà  viepré- 

!  Marchands  en  France  s'établit,  à  propos  de  l'affaire 
Dreyfus,  une  discussion  au  sujet  de  révolution  politique,  sociale, 
économique    et.patriale.    Dana   Les    Gran  rances   nous  est 

prouvé  que  sans  doute*des*  changements  surviendront  dans 
mais  qu'en  somme  elle   restera  toujours  ce  qu'eli  :ue  rien   v 

puisse  rien^changer.  L'évolution  politi(juc  provient  de  la  force  maté- 
rielle d'une  classe  d'hommes  dans  la  société.   Le  tout  est  de  pr 
quelle  senfcette'classe  d'hommes. 

Tels  sont  :  souci  religieux,  souci  idéaliste,  souci  politique,  souci 
économique,  les  soucis  des  derniers  soirs.  Je  regrette  de  ne  pouvoir 
m 'étendre  davantage  sur  un  livre  d'un  si  puissant  intérêt.  J'ai  taché 
seulement,  très  simplement,  de  montrer  l'abondante  récolte  de  pei 
que  l'on  peut  faire  dans  le  dernier  livre  du  sentencieux,  intéressant  et 
remarquable  écrivain  qu'est  Louis  Dumont-Wilden. 

F.  Charles  Morisseaux. 

Accusé  de   réception   : 

L'Inconnu  tragique,  par  M.  Georges  Virrès;  rHiroisme  quotidien 
M.  Léon  Wéry;  Petit  Lourdes  t  par  M.  Albert  Renard. 

L'HISTOIRE 
Le  Roman  de  Ganelon.par  Puni  is  Ll  BESGUH  (Pa 

i   est  il    vraiment   un   livre  d'histoire  et    n'est-ce  pas  plutôt   un 

romanr  Le  titre  semblerait  l'impliquer  :  c  Un  conte  de  veillée  que  des 
lettrés  et  des  poètes  modernes  pourraient  entendre  sans  s'y  déplaire, 

tel    nous  avons    voulu    faire    Le    Roman    Je    Gatulon.it   Voilà  ce 
l'auteur  déclare  dans  les  notes  liminaires  de  son  livre  ment 

cet  aveu  est  trop  modeste.  Au  sens  strict  de   l'œuvre,  ce  livre  ; 
senti-  un  curieux  effort  de  reconstitution  Légendaire.  11  est  entendu 
que  l'épopée  poétique  est  désormais  impossible.  Notre  époque  n'a 
plus   la  naïveté  et    la  sincérité  nécessaire   pour  entendre  l'épOp 

peine  les  fragments  épiques  de  La  Légende  Jes  Siècles  et  des  P 
Barbares  sont  ils  tolérantes,  grâce  su  prestige  du  verbe  des  ma 
M. us  notre  esprit,  avide  de  sonder  les  ténèbres  du  passé  jusqu'aux 

époques  lointaines  de  la  légende,  demande  sa  satisfaction  à  des  romans 
épiques  dont  les  Martyrs  de  Chateaubriand  sont  parmi  les  premu 

itan  et  Yseult  de  Joseph  Bédier  parmi  les  plus  récents  et  les  plus 

justement  I   "est  bien   à  c  •  dernier  genre  que 

Roman  J<   (ian< Ion.  Reprenant   le  thème  des  légendes  du  cycle  Breton 

dont  Roland,  paladin  des  marches  ne.  fut  le  héros,  Ph 

QOUS  conte  l'histoire   de  ce  (  i. melon  (pli  dans   la  Ckû 

joue  le  rôle  de  traître  et  va  livrer  a  la  marche 

rmées  de  l'empereur*  Karloman  a  la  barbe  Beui  ui  fut 

du  massacre  dans  l  le  Ronevaux  de  Roland,  d'Olivier 

et  des  autres  preux  chevaliers  Ceci  est  une  autre  épo|  delà 

grande  épopée,  c'est  la  narration  d'aventures  peut  être  moins  épiques 

mais  assurément  plus  humaines.  11  y  a  dans  ce  livre  un  Ile  et 

:  >rte  analyse  psychologique.  Ganelon    ainsi   présenté   est   un 


—   221    — 

caractère  étrange:  c'est  celui  dont  L.  Gautier  dans  son  livre  sur  les 
Epopées  Françaises  (°)  a  pu  dire  :  «  Ganelon,  c'est  le  traître,  mais 
non  pas  le  traître-né,  le  traître-formule  de  nos  derniers  romans,  le 
traître  forcé  et  à  perpétuité;  non,  c'est  l'homme  tombé,  qui  a  été 
d'abord  courageux  et  loyal  et  que  les  passions  ont,  un  jour,  terrassé.  » 
Ces  passions  sont  celles  à  qui  tous  les  hommes  furent  et  sont  encore 
en  proie  et  le  héros  du  Roman  de  Ganelon  est  le  plus  souvent  un  être 
humain,  non  pas  un  héros  fictif  et  légendaire  uniquement.  C'est  là  ce 
qu'il  y  a  de  vrai  et  de  beau  dans  le  livre  de  Phileas  Lebesgue  et  cette 
œuvre  trahit  les  remarquables  qualités  de  son  auteur  qui  est  un 
modeste  dont  la  haute  valeur  d'écrivain,  de  poète,  de  romancier, 
d'historien  et  de  philologue  est  absolument  trop  ignorée  dans  notre 
pays.  Dernièrement  il  publiait  un  livre  dont  nous  parlerons  prochai- 
nement, L'Au-delà  des  grammaires,  qui  est  un  remarquable  ouvrage  de 
philologie  comparée,  aussi  curieux  que  le  livre  célèbre  de  James 
Darmesteter  sur  La  Vie  des  Mots.  Nous  aimons  dans  les  œuvres  de  ce 
consciencieux  écrivain  qui  s'appelle  Phileas  Lebesgue  le  souci  d'art 
élevé  qui  en  ennoblit  la  pensée  et  en  fait  la  valeur.  Son  Roman  de 
Ganelon  est  une  œuvre  très  belle.  Nous  le  disons  simplement  et  nous 
souhaitons  que  ce  qualificatif,  dont  on  a  tant  mesusé  pour  de  mauvais 
livres,  soit  pris  ici  dans  son  sens  le  plus  vrai  et  le  meilleur. 

La  Furie  Espagnole  (  Mémoires  du  Cadet  de  Guy  on,  1565-1595  ) , 
publiée  par  Hippolyte  Verly.  (E.  Sansot,  éditeur,  Paris)  —  La 
publication  faite  par  M.  Hippolyte  Verly,  un  historien  très  érudit  à 
qui  nous  devons  déjà  un  livre  fort  intéressant  sur  La  Conjuration  de 
Bruges,  des  mémoires  du  Cadet  de  Guyon  est  d'un  intérêt  pour  nous 
tout  particulier.  Etrange  histoire  que  celle  du  père  de  ce  cadet  de 
famille  bourguignonne  de  petite  noblesse  et  de  sang  ardent  qui  quitta 
très  jeune  le  manoir  ancestral,  s'enrôla  aux  armées  du  connétable  de 
Bourbon,  durant  quinze  ans  courut  les  routes  d'Italie,  assista  à  la  mort 
de  Bayard,  se  battit  à  Pavie  et  reprit  son  métier  d'aventurier  à  la  solde 
de  tous  les  capitaines  du  temps  :  Egmont,  Mansfeld,  Roeulx,  Noir- 
carmes.  Un  jour  il  se  maria,  peut-être  par  hasard,  fut  nommé  bailli 
d'Anchin,  et  châtia  avec  les  siens  une  bande  de  malandrins  qui  avaient 
dévalisé  l'abbaye  de  Marchiennes  A  la  suite  de  cette  affaire,  ayant 
reçu  des  félicitations  de  S.  A.  R.  Madame  la  princesse  Marguerite  de 
Parme,  sœur  de  S.  M.  Catholique  Philippe  II  et  régente  des  Pays-Bas, 
en  manière  de  récompense,  il  fit  recevoir  aux  armées  du  Roi  son  fils 
Roland  de  Guyon.  Et  c'est  celui-là  qui  durantjrente  ans,  au  temps  des 
guerres  de  religion,  courut  les  Pays-Bas  et  fit  la  guerre  avec  vaillance 
pour  l'honneur  de  la  Très  Sainte  Eglise  Catholique,  Apostolique  et 
Romaine.  De  ses  aventures  il  nous  rapporte  le  détail  en  un  style 
alerte,  avec  une  grâce  d'esprit  touchante  et  une  vérité  fort  naturelle. 
Ce  gros  livre  forme  le  plus  amusant  des  romans  de  cape  et  d'épée, 
avec  cette  différence  que  c'est  de  l'histoire.  L'état  de  nos  provinces 


(*)  L.  Gautier:  Les  Epopée»  françaises,  2'  edit.  4  vol.  in-8\  Paris,   1878-94;  et  ailleurs  : 
La  Chanson  de  Roland  par  le  même.  17-  édit.  1888.  Paris. 


—   222   — 

est  ici  marqué  par  un  témoin  occulaire  et  nous  en  voyons  la  détresse. 
Puis  ces  mémoires  sont  un  roman  psychologique  impartial  et  singu- 
lièrement aigu  d'observation.  Biles  nous  restituent  la  vie  matérielle 

et  morale  d'un  gentilhomme  du  temps.  qui  constitue  i 

réel  intérêt  de  ce  livre  dépouillé  d'artifices  et  nullement  surchargé 
de  commentaires  indigestes  et  fastidieux.  Il  en  faut  hautement  louer 
legoûtdeM.  Hippolyte  Verly. 

L'Ame  Japonaise,  par  K.  GrOMBZ  CaRILLO  (Paris,  E.  San 

—  Encore  un  livre  qui  vient  à  son  heure.  Quel  est  donc  l'écrivain  qui 
a  dit  qu'on  devrait  lire  uniquement  pour  si'  former  une  éducation  corn 
plète  des  récits  de  voyage  et  des  mémoires  du  temps  pas 
évidemment  trop  restreint,  mais  il  reste  certain  que  les  livres  traitant 
de  ces  matières  sont  rarement  d'une  lecture   inutile  ou   fastidi 
Pour  nous,    nous  en   prenons    très  régulièrement  connaissance,  et  le 
livre  de  Gomez-Carillo  n'est  pas  le  moins  intéressant  de  ceux  que  nous 
avons  lu  dans  ces  derniers  temps.  Laissons  même  de  cô;  iption 

des  paysages  japonais,  pourtant  si  vivante,  et  celle  des  aspects  de  villes, 
très  animée.  Une  psychologie  aiguë  de  l'âme  japonaise  se  dégag 
chapitres  sur  le  caractère  chevaleresque,  la  courtoisie,  la  femme 
l'orgueil  du  samouraï,  le  culte  de  l'épée,  l'esprit  de  tolérance,  sur  le 
sentiment  poétique. 

L'âme  japonaise  est  faite  d'orgueil,  de  volonté  et  d'un  certain  fata- 
lisme ;  elle  a  le  dédain  de  la  vie.  Tous  les  Nippons  se  sacrifient  à  une 
idée.  D'ailleurs,  ils  ont  hautement  le  sentiment  supérieure  de  l'idée 
de  patrie.  Ils  l'incarnent  très  étroitement  —  surtout  au  temps  jadis  — 
«lans  l'idée  de  royauté.  Les  Mikados  sont  dieux,  étant  fils  du  Soleil. 
L'âme  japonaise  est  chevaleresque,  elle  a  le  i  la  parole 

donnée  jusqu'à  la  superstition  et  aussi  le  respect  de  la  femn 
plutôt  poétique  que  pratique  et  qui  se  manifeste  avant  tout  dans  la 

littérature.  L'auteur  de  ce  livre  était  à  Tokio  pendant  la  gui 

japonaise.  11  fait  de  judicieuses  remarques  sur  la  forte  leçon  de  volonté 
que   les    Japonais  ont    donné  au   monde.  Ce   lointain    pays    du  Soleil- 

Levant,  qui  était  resté  pour  nous  jusqu'à  présent  un  monde  ferme, 
légendaire  et  mystérieux,  un  pays  de  pagodes  et  de  mousmés  évoqué 
par -les  peintures  d'Outamaro  et  d'Hokousai  s1  udain 

d'un  sommeil  plutôt  apparent  et  il  a  voulu  s  "assimiler  toute  notre 
civilisation    Occidentale.    H  l'a  fait  peut-être   trop   rapidement,   d'une 

incomplète  et  et  bientôt 

il  arrivera,  sinon  à  nous  dépasser,  du  moins  à  nous  égaler.  Car  il  faut 

bien  reconnaître  que  son  génie  d'invention  est   restreint  et  qu'il  y  a 

surtout  dans  cette  ame  japonaise  lin  très  subtil  esprit  d'assimilation. 

I  h  \Kl    LlBBRBCHT. 

THÉÂTRE   PUBLIÉ 
Frédégonde,    tr.i.  arienne  en    5   actes,  par  EDOUARD 

Daanson.  (Chez  H.  Lamertin,  Bruxelles.)  -  in  Monsieur  Edouard 
Daànson,  dont  je  n'ai  su  pénétrer  la  nationalité  et  que  je  me  vois  cou- 


—    223    — 

traint  de  ranger  parmi  les  écrivains  «  d'expression  française  »  suivant 
le  mot  (facétieux,  sans  doute!)  de  M.  Georges  Barrai,  vient  de  publier 
une  tragédie  obscure  et  malhabile  qu'il  qualifie,  qui  me  dira  pourquoi, 
de  shakespearienne. 

Je  l'ai  lue  jusqu'au  meurtre  final,  encore  qu'elle  soit  d'une  intermi- 
nable monotomie,  que  le  style  en  soit  d'une  lourdeur  sans  précédent, 
qu'elle  ne  contienne  ni  action,  ni  pensée  et  qu'un  ennui  terrible  ait 
pesé  sur  moi  tandis  que  je  parcourais  les  cinq  actes  et  les  innombra- 
bles petites  scènes  où  s'éparpille  le  très  vague  intérêt  que  nous 
inspirent  les  amours  du  Roi  neustrien  Hilpéric. 

M.  Daâson,  dans  une  intention  dont  je  ne  discuterai  pas  l'indiscu- 
table esthétique,  a  voulu  faire  revivre  les  temps  mérovingiens;  en 
cela,  il  appert  qu'il  a  rencontré  et  comblé  le  vœu  de  tous  les  écrivains 
actuels  qui  n'ont  jamais  rien  tant  désiré  que  connaître  la  façon  dont 
on  vivait,  dont  on  aimait,  dont  on  mourait  à  la  cour  des  rois  francs. 

Bien  d'autres  auraient  été  arrêtés  non  par  l'improbalité  du  succès 
ou  l'incertitude  de  nous  intéresser  à  d'aussi  inutiles  reconstitutions 
mais  par  la  difficulté  de  trouver  le  document  archéologique  précis  et 
indispensable;  M.  Daànson  ignore  ces  redoutables  faiblesses...  il  suffit 
pour  que  sa  tragédie  vous  ait  un  petit  air  mérovingien  et  même 
shakespearien,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  que  ses  héros  s'appellent  : 
Clodoald,  Athanagild,  Rokkolen,  Godeghisel,  qu'ils  brandissent  de 
temps  à  autre,  qui,  leurs  francisques,  qui,  leurs  skratnasax  et  la 
couleur  locale  doit  s'estimer  heureuse  ou  sinon  se  voiler  la  face  tout 
comme  une  muse... 

Vous  me  direz  que  ce  n'est  guère  suffisant,  mais...  c'est  aussi  mon 
avis  ? 

Il  est,  je  crois,  inutile  de  vous  déconseiller  la  lecture  de  Frèdcgonde, 
car,  si  même  (et  vraiment,  ce  serait  par  pur  esprit  de  contradiction), 
vous  vouliez  tenter  cette  aventure,  vous  n'auriez  point  le  courage  d'en 
lire  plus  de  deux  ou  trois  pages,  encore  que  leur  auteur,  conscient 
sans  doute  des  vertus  soporifiques  de  sa  prose  y  intercale  fréquemment 
des  vers  ..  Certains  de  ceux  ci  ne  sont  pas  sans  agrément,  ils  ne  sont 
pas  aussi  beaux  que  ceux  de  M.  Fernand  Bourlet,  mais  ils  sont  très 
beaux,  malgré  cela;  écoutez  le  souffle  amoureux  de  celui-ci  : 

«  Ah  !  Frédégonde,  belle  blonde,  tu  ne  sais  pas  comme  je  t'aime  » 
et  voyez  l'air  cavalier  de  ceux-là  : 

En  vers,  ce  langage  poli, 
tout  ce  qu'on  dit  est  permis. 

ce  que,  M.  Daunson  a  pris  très  au  pied  de  la  lettre. 

Mais,  je  ne  veux  point  davantage  vous  parler  de  Frédégonde,  car  s'il 
est  vrai  que  la  critique  n'est  souvent  qu'un  prétexte  à  dissertation  et 
que  du  sujet  principal,  facilement  on  peut  passer  à  tel  ou  tel  objet 
accessoire,  je  ne  sais  vraiment  à  quelles  ruses  tortueuses  je  devrais 
recourir  pour  arrivera  vous  parler  de  choses  intéressantes,  dignes  de 
vous  et  de  moi,  en  prenant  comme  point  de  départ,  l'œuvre  la  plus 
insipide  qu'il  m'ait  jamais  été  donné  de  lire,  Fëdègonde,  tragédie 
shakespcariemie,  par  Ed.  Daànson.  Carlo  Ruyters. 


—    224   — 

LES  THÉÂTRES 

Le  chroniqueur  théâtral  belge,  tout  bonhomme  qu'il  soit,  se  sent  un 
peu  d'humeur   au    début  d'une  saison,  car  il  songe  que  c\ 
produits  généralement  importés  qu'il  devra  travailler  ses  louang 
ses  critiques;  s'il  a  la  vision  d'une  suite  d'adultères  bien  réglés  dont  le 

goût  cosmopolite  de  la  grande  capitale  des  plaisirs  se  fait  un  régal,  il 
n'est  pas  certain  d'y  trouver  une  impression  d'art,  ni  un  adoucissement 
à  son  souci. 

Mais  il  sait  que  l'intelligent  directeur  du  théâtre  du  Parc  témoigne 
aux  jeunes  auteurs  nationaux  une  bienveillance  encourageante,  et  qu'il 
appartient  au  public  d'appuyer  son  effort. 

La  réouverture  officielle  du  théâtre  du  Parc  s'est  faite  avec  la  repré- 
sentation de  Y  Espionne,  pièce  d'arrière-saison,  fanée  et  jaunie  comme 
un  feuillage  d'automne. 

Bile  méritait  d'être  jouée  et  d'être  jouée  avec  soin,  comme  elle  le  fut, 
d'abord  comme  thème  à  comparaison  de  la  manière  à  emboîtement  et 
à  raccommodages,  genre  «  jeu  de  construction  »dont  Victorien  Sardou 
es!  reconnu  le  maître,  avec  la  manière  d'auteurs  plus  jeunes,  qui  pour 
être  moins  habiles  constructeurs  et  parfois  plus  artistes  ne  sont  pas 
toujours  plus  discrets  dans  leurs  expédients  sceniques.  ensuite  encore 
parce  qu'étant  combinée  d'une  façon  à  faire  accuser  une  innocente,  elle 
Ki  assurée  que  le  public  prendra  plaisir  à  voir  l'innocence  reconnue 
ompensée,  et  que  c'est  peut-être  une  occasion  de  quelques  larmes 
bienfaisantes. 

Le  premier  acte  est  un  peu  pesant,  parce  qu'il  s'attarde  longuement 
à  nous  initier  à  un  monde  de  rentes  cosmopolites. 

Dora  est  la  fille  d'une  marquise  qui  se  dit  espagnole  et  qui,  a 
tout,  l'est   peut  être;  elle  ne  fait  pas  le  mariage  riche,  d< 
mère,  elle  épouse  un  officier  en  mission  politique,  André  de  Maurillac, 
qui  est  un  brave  homme  et  qui  l'aime  bien.  Mais  voila  :  à  fréquenter 
un  mondequi  manque  de  sécurité  morale,  on  risque  des  ennuis;  et  le 
brave  André  sera  rudement  ennuyé  le  jour  de  ses  aoces;  il  se  pr 
de  faire  un  voyage  profitable  en  portant  à  Rome  dans  sa  valise  nuptiale 
une  pièce  diplomatique  d'importance. 

urne  il  laisse  traîner  cela,  la  comtesse-  Zickacède  aisément  à  la 
tentation  de  s'en  emparer:  ce  contre  temps  fâcheux  n'était  cependant 

pas  en  dehors  des  prévisions  humaines,  car  Zicka  est  une  fausse  com- 

.  intrigante  de  marque,  qui  ne  pouvant  plus  faire  de  la  galanterie 

lait  un  peu  d'espionnage  et  qui  est  >uer  un  vilain  tour  à 

cet  excellent  André  dont  elle  jalouse  le  bonheur,  car  elle  lui  voua  de 
la  tendresse  :  elle  prend  donc  la  pièce  diplomatique  et  elle  y  joint  très 
perfidement,  à  l'adresse  du  ministre  autrichien  dont  elle  est  la  c 

pondante  intéressée  un  billet  banal  que  Dora,  ne  pensant  à  mal,  a  bien 

voulu  écrire  au  dit  ministre  â  propos  de  son  maria 

Alors  survient   un  ami  de    Maurillac.   le   petit    Tekli   qui  a  subi  en 

Autriche  un  emprisonnement  de  deux  mois  pour  cause  politique  sur 
une  dénonciation  qu'il  attribu  ■  u  que  le  poitrail  avec  dédicace 

donne  un  jour  par  lui  â  la   fille  de  la  marqu  ivait   entre  les 

mains  de  celui  qui  le  lit  arrêter. 


—    225    — 

Et  le  bon  Tekli  de  déclarer  à  son  ami  Maurillac,  sans  y  mettre  de 
malice,  que  la  marquise  et  sa  fille  sont  des  coquines. 

Indignation  d'André  :  son  indignation  devient  de  la  stupeur,  quand 
s'apercevant  peu  après  de  la  disparition  de  son  mémoire  diplomatique, 
il  est  confirmé  dans  ses  soupçons. 

Il  va  s'expliquer  avec  Dora  :  c'est  «  la  grande  scène  à  faire  »  mais  de 
part  et  d'autre  on  crie,  on  gesticule,  on  s'indigne  et  on  se  lamente 
autour  d'une  erreur  que,  sans  l'auteur,  les  deux  époux  très  congrûment 
débrouilleraient  dans  un  aparté  moins  bruyant. 

Maurillac  s'enfuit  éperdu,  Dora  désespérée  tombe  en  faiblesse  :  cela 
fait  toujours  plaisir  de  voir  une  actrice  tomber  sur  la  scène,  car  ces 
chutes  exigent  beaucoup  d'art,  et  M1116  Clarel  tombe  très  bien. 

Et  puis,  nous  savons  depuis  Sarcey  que  «  Sardou  jette  souvent  ses 
»  héroïnes  dans  des  périls  qui  ne  sont  pas  sérieux.  .  Nous  feignons  de 
»  croire  qu'elles  tremblent  pour  de  bon,  afin  de  nous  donner  le  plaisir 
»  de  trembler  nous-mêmes  pour  elles  ». 

D'ailleurs,  le  dernier  acte  remet  aisément  toutes  choses  au  point  :  le 
député  Fassolle,  qui  est  le  terre-neuve  élégant  de  ce  salon,  devine  que 
Zicka  pourrait  bien  être  la  coupable;  il  l'oblige  par  des  ruses  badines 
à  avouer  son  indélicatesse,  puis  à  l'avouer  à  André  et  à  Dora.  Ceux-ci 
s'embrassent,  et  Zicka  s'en  va  honteuse  et  confuse,  mais  sans  jurer 
qu'elle  ne  recommencera  plus. 

Cette  pièce  est  agréable  à  voir,  d'abord  parce  qu'elle  n'a  pas  la  pré- 
tention, toujours  sujette  à  controverses,  de  rénover  l'art  dramatique, 
ensuite  parce  qu'ayant  accordé  au  spectateur  une  émotion  suffisante, 
elle  lui  assure  pour  sa  nuit  un  sommeil  réparateur. 

La  troupe  du  Parc  est  bonne  ;  Mme  Clarel  a  de  la  grâce,  et  ses  tris- 
tesses sont  élégantes, M,,,eWilhem  a  la  pompe  décorative  qui  convient; 
M.  Xoblet  sauve  ce  qui  pourrait  être  lassant  par  l'art  qu'il  met  à  être 
naturel  et  simple.  M.  Chautard  a  la  diction  un  peu  sourde,  mais  son 
jeu  ne  manque  pas  de  sobriété  ;  Mme  Valore  est  jolie  et  dit  bien  La 
nouvelle  soubrette  mérite  d'être  revue. 

Jacques  Leroux. 


LES  SALONS 


Le   Labeur 


Parmi  les  noms  que  nous  étions  accoutumés  à  voir  figurer  à  la 
cimaise  de  ce  premier  Salon  de  l'hiver,  plusieurs  ont  disparu,  d'autres 
les  remplacent  et  le  groupe  demeure  intéressant. 

Si  dans  l'ensemble  des  œuvres  exposées  aucune  ne  s'impose  comme 
une  révélation  d'exceptionnelle  maîtrise,  de  tempérament  puissam- 
ment doué  s'affirmant  par  une  manifestation  inattendue,  les  éloges 
décernés  jadis  aux  belles  qualités  d'artistes  consciencieux,  d'artistes 
heureusement  peintres  et  sculpteurs,  restent  acquis  une  fois  de  plus  à 
Merckaert  dont  la  couleur  si  elle  n'est  pas  très  rare  ni  très  raffinée,  est 
vivante  à  souhait  —  j'aime  surtout  son  Ca?ial faubourien  — ;  à  Le  Brun 
dont  la  grâce  un  peu  mièvre  du    Bourg  dans  la    Vallée  est  pleine  de 


—    22Ô    — 

charme;  à  Thysebaert  et  Ilaegeman,  aux  sujets  après  et  tourmentés  : 
le  C/ieval  blanc  du  premier  est   fait  d'une  pâte  solide  et  la  ligne  e 
remarquablement  ju  "uiigrants  de  Ilaegeman,  groupe  de  déra- 

einés  aux  haillons  multicolores,  aux  yeux  profonds  et  sauva] 
vont  tassés  dans  un  cadre  étroit  vers  une  patrie  nouvelle. 

Melsen  réjouit  nos  yeux  par  le  coloris  sensuel  de  son  Coin  de  ferme 
alors  que  par  ailleurs  sa  verve  silhouette  ses  habituels  types  de  paysans 
flamands.  Dans  la  toile  où  il  nous  montre  ses  personnages  cheminant 
sous  une  neige  fine,  sa  palette  a  trouvé  d'étonnantes  délies 
tons.  L'art  de  M.  Cosyns  est  d'une  belle  sincérité,  un  don  éminent  de 
coloriste  chaud  et  parfaitement  équilibre  s'affirme  dans  ses  paysages 
largement  aérés,  débordant  de  vie  lumineuse  et  optimiste.  Un 
contraste  énorme  apparaît  entre  le  peintre,  épris  de  symphonies 
subtiles  et  capiteuses  du  Lever  et  du  Au  jardin,  et  le  flamand  narquois 
qu'est  Melsen,  dont  la  truculence  s'exprime  dans  une  note  un  peu 
amère  et  étouffée. 

L'application  à  tous  prix  d'un  procédé  trahit  les  efforts  de  M.  Binard 
lorsqu'il  aborde  certains  sujets.  C'est  floconneux  :  plantes  et  nuages 
sont  faits  de  la  même  matière.  Lemayeur  et  l'aeieN  avec  une  fougue 
indisciplinée  peignent,  ils  peignent  surtout  et  dessinent  très  peu.  I  ne 

sene  d'études  est  traitée  superficiellement  par  M.  Robinson.  Le 
Quai  de  Camaret,  la  Place  de  Fumes  et  les  quatre  lithographies  de 
Suréda  prouvent  chez  cet  artiste  l'existence  d'une  vision  var: 
surtout  d'une  grande  habileté.  D'un  séjour  en  Italie,  Stiévenart  nous 
rapporte  des  pochades  finement  enlevées.  Ces  notations  brèv- 
biels  méridionaux  résument  bien  ce  que  notre  œil  ose  retenir  de 
l'atmosphère  si  merveilleusement  claire  et  vibrante  de  là  bas.  Thevenet 
arrive  à  lasser  par  la  répétition  constante  du  même  motif,  coin  de 
chambre,  violoncelle,  paire  de  souliers.  Il  ne  doit  cerfo  méfier 

de  son  imagination. 

Quelles  ressources    d'expression   possédera  Thomas   lorsqu'il    aura 

quelque  chose  à  dire,  lorsque  son  instint  d'artiste  lui  inspirera  quelque 

complète  et  forte,  née   du    hasard   des   choses  OU  d'une  émotion 

fertile!  Ses  Serveuses,  ses  RoStS   tki  proclament  tout   cela  de  celui  qui 

est  reste    le  peintre  de  la   VinUS  du  Salon  de  Ï903.  La   plus  importante 

des  toiles  de  l'envoi  de  Olefie  contient  un  groupe  d'un  relief  de  vie 
particulièrement  heureux,  c'est  la  fillette  penchée  sur  l'épaule  de  son 

aînée    dans   toute   la    splendeur  de   la   lumière   de   juillet.    La   même 

•  de  ton  enveloppe  les  toilettes  claires,  la  table  blancfa 
plantes  du  jardin  et  les  visages  qu'ombragent  les  coiffures.  Ottmann 

que  nous  connaissions  comme  un  coloriste  affine,  hésitant  parfois, 
Cherchant  une  technique  qui  réaliserait  les  ambitions  de  sa  rétine 
impressionnât)]  ■  ajoute  à  celles-ci  cette  année 

Un    dessin    plu  'lus    respectueux   du    vrai.    Son    Intérieur  au 

domine  .son  envoi.  L'antithèse  des  deux  lumières—   jour 
qui  S'éteint  et  lampe  qui  s'allume        échappe  ici  à  toute  banalité. 

.l'ignore  tout  de  D  il  jeune  I 

un   tempérament  simple   ou   est  il  !    visions   accumule 

de  réminiscences  invaincues  et   invincible  mps    nous 


—    22j   — 

l'apprendra.  Mais  ses  œuvres  apprennent  une  joie  nouvelle  et  rare; 
ce  sont  de  petits  paysages  immenses,  pleins  d'une  intense  mélancolie. 
Des  paysages  d'autrefois,  résurgis  d'un  passé  lointain,  nous  présentant 
un  aspect  inattendu  de  la  nature,  une  façon  de  la  voir  que  nos  yeux 
ont  désapprise.  C'est  sec,  simple  et  fruste,  sans  surcharge.  L'im- 
pression reste  totale. 

La  sculpture  réunit  les  noms  de  Grandmoulin,  Baudrenghien, 
Herbays  et  Schirren. 

Baudrenghien  conserve  une  austérité  de  lignes  très  caractéristique, 
qui  n'est  pas  toujours  respectueuse  de  l'anatomie. 

Schirren  expose  un  masque  d'enfant  d'une  impression  intense  et 
Herbays  continue  à  garder  dans  ses  œuvres  une  sage  impersonnalité. 

La  Moeder  de  Grandmoulin  est  une  effigie  vivante,  l'étude  d'enfant 
une  figure  campée  de  spirituelle  façon,  mais  le  meilleur  morceau  de 
sculpture  du  Salon  est  le  buste  de  femme  intitulé  Appréhension  :  une 
délicate  tête  féminine  aux  traits  élégamment  affinés.  La  matière  et  le 
modelé  s'allient  pour  lui  donner  une  douceur  pénétrante  et  suave;  il 
s'en  dégage  je  ne  sais  quelle  langueur  inquiète,  un  peu  mystique. 

O    Liedel. 

Petite  chronique 

A  partir  du  prochain  numéro,  notre  collaborateur  AnicetLeXoir 
rendra  compte  des  premières  représentations  et  reprises  au  Théâtre  de 
la  Monnaie. 

L'Effrénée,  la  comédie  en  4  actes  de  nos  collaborateurs  F.-Charles 
Morisseaux  et  Henri  Liebrecht,  devait  passer  au  théâtre  du  Parc  après 
/'Espionne.  M.  Victor  Reding,  l'intelligent  et  sympathique  directeur 
de  la  scène  de  la  rue  de  la  Loi,  a  demandé  à  nos  collaborateurs  de 
vouloir  bien  retarder  de  quelques  jours  cette  première.  Les  raisons 
invoquées  par  l'aimable  directeur  ont  paru  tout  à  fait  justifiées  et  nos 
amis,  dans  l'intérêt  même  de  leur  œuvre,  ont  bien  volontiers  consenti 
à  ce  que  r Effrénée  soit  jouée  seulement  après  Paraître,  donc  vers  la 
mi-novembre  probablement. 

La  Blessure  et  l'Amour,  le  nouveau  roman  de  notre  ami 
F.-Charles  Morisseaux,  ayant  subi  quelques  retards  dans  l'impression, 
à  cause  du  changement  d'un  chapitre,  paraîtra  le  8  novembre  —  au 
lieu  du  20  octobre  —  chez  Lemerre,  à  Paris. 

Concerts  Populaires.  —  Les  quatre  concerts  de  la  saison  auront 
lieu,  sous  la  direction  de  M.  Sylvain  Dupuis,  aux  dates  et  avec  le 
concours  des  artistes  ci-après  :  10-11  novembre,  Mllc  Dehelly,  pianiste, 
et  un  autre  artiste  dont  l'engagement  est  négocié  en  ce  moment  ; 
12  décembre  Mm0  Julia  Mcrten-Culp,  cantatrice,  et  M.  Paul  Ko- 
chansky,  violoniste;  26  27  janvier,  M.  Ferruccio-B    Busoni,  pianiste; 


—    2SS   — 

2  3  mars,  concert  consacré  à   l'exécution  de  l'oratorio  de  Faust  de 
Robert   Schumann,   pour  soli,  chœurs  et  orchestre. 

Voici  le  programme  du  premier  concert  qui  aura  lieu  à  la  Monnaie 
le  dimanche  n  novembre,  à  z  heures,  SOU9  la  direction  de  M.  Sylvain 
Dupuis  et  avec  le  concours  de  M.  Karl  .loin,  ténor  de  l'Opéra   : 
de  Berlin,  et  de  M"0  Geneviève  Dehelly,  pianiste  : 

i.  Introduction  et  Allegro,  op.  47,  pour  quatuor  solo  avec  01  eh 
à   cordes,  d'Edward   Rlgar   (iro   audition);    2.    Quatrième    Coi 
op.  44,  pour  piano  avec  accompagnement  d'orchestre,  de  Saint  Saëns, 
M^G.  Dehelly;  3.  Lohengrin,  récit  du  Graàl,  M.  £arlJôrn;4.  Geth- 
semant,    poème   svmphonique   de   Joseph    Rvelandt    (iro    audition); 
5.  Marche  turque  des  Ruines  d 'Aliènes,  de  Beethoven-Liste,  MM*  G. 
I  ) -hellv  ;  6  a)  Morgenhymne,  de  G.  Henschel  ;  b)  Salomc,  de  H.  Herr 
mann  ;  c)  Càcilie,  de  R.  Strauss,  M.  Karl  Jôrn  ;  7.  Les  Equipées  de  Till 
Eulenspiegel,  poème  svmphonique   en  forme  de    rondo,   op.    28,  de 
Richard  Strauss. 

Repétition  générale  la  veille,  samedi  10,  à  2  heures.  Pour  les  p] 
s'adresser  chez  MM.  Schott  frères,  56,  Montagne  de  la  Cour. 

Le  Groupe  des  Compositeurs  belges  vient  de  publier,  en  un 
élégant  recueil,    cinq   mélodies  signées   Ch.    Henusse,    H.    Henge, 

L.  Mawet,  R.  Moulaertet  Jul.  Schrov. 

Ce  recueil  se  vend  3  francs  chez  les  libraires,  ainsi  qu'au  Secrétariat, 
rue  des  Coteaux.  41,  Bruxelli 

Le  Groupe  reprendra,  le  mois  prochain,  la  série  de  ses  auditions. 

Matinées  Mondaines.  —  Le  vif  succès  remporté  l'an  passe  par 
l'innovation  des  Matinées  Mondaines,  où  un  public  extrêmement  dis- 
tingué et  éclectique  venait  passer  îles  après-dîners  de  charme  et  d'Art. 
a  incité  les  organisateurs  à  poursuivre  leur  luit,  avec  un  éclat  inconnu 
jusqu'aujourd'hui  à  Bruxelles.  Ils  ont  réussi  à  donner  aux  prochaines 
Matinées  un  cadre  tout  à  fait  original,  puisque  le-  [  ;  ont  inau- 

gurées  le   mercredi    14    novembre  prochain,  dans    la   délicieuse  salle 
d'azur  et  d'or  du  Théâtre  Royal  de  /'.  llcazar 

Ce  théâtre  est  le  seul  où  la  traditionnelle  tasse  de  thé  peut   BB 
être  servie,  gra  .virements  et  rastes  foyers.  Kn  ont re  l'incom- 

parable attrait  d'un  programme,  ou  sont  réunies  en  un  groupe  non 
encore-  réalise  B  Bruxelles,  les  noms  les////.-,  émim 

et  artistes  de  France  et  de  Belgique,  la  mble 

harmonieux,  qui  font  de  chacune  des  Béanoes,  deux  heures  d'enchante- 
ment, de  musicale  poésie  et  de  poétique  mélodie,  donnent  la  certitude 

que  beaucoup  de  nouveaux  abonnes  se  joindront  aux  anciens  hal 

On  peut  obtenir  les  renseignements  les  plus  détailles  le  mardi  et  le 
vendredi  de  a  s  4   heures,  à  l'Adminis 

(Porte  de   Xainur).  Les  (.Mîtes  d'abonnement   peuvent   être  obtenues, 

soit  a  la  dite  administration,  soit  au  bureau  de    location  du  Théâtre  de 
l'Airain,  tous  les  jours  de  i<»  a  6  D  sl). 

0* 


—   229   — 

Vers  libre  et  symbolisme 

Les  enquêtes  littéraires  contiennent  généralement  un 
côté  comique  des  plus  divertissants;  on  a  tort  de  ne  pas 
les  lire  plus  souvent.  Dans  celle  à  laquelle  se  livrèrent  l'an 
dernier  dans  le  G  il  Blas  MM.  Georges  Le  Cardonnel  et 
Ch.  Vellay  et  que  le  Mercure  de  France  a  très  judicieuse- 
ment édité  depuis,  il  est  question  d'une  foule  de  choses 
fort  intéressantes  ;  mais  on  oublie  d'y  parler  littérature.  De 
sorte  que,  bien  que  faite  très  consciencieusement  par  les 
auteurs,  cette  enquête  qui  aurait  dû  être  décisive  ne 
dépasse  guère  la  valeur  d'un  questionnaire  dans  lequel 
il  est  pénible  de  voir,  à  côté  d'auteurs  substantiels  et 
sensés,  prôner  les  plus  notoires  médiocrités. 

A  cette  lecture,  étourdissante  du  cliquetis  des  encen- 
soirs, on  songe  malgré  soi  aux  petits  cénacles  du  XVIIe 
siècle,,  ces  coteries  où  l'on  se  promettait  une  réciproque 
admiration. 

Cette  manière  d'interview  par  petites  tranches  est  très 
adroite  ;  c'est  la  façon  la  plus  honorable  pour  les  écrivains- 
critiques  de  se  tirer  d'un  mauvais  cas  littéraire  sans  fâcher 
personne.  On  se  demande  d'ailleurs  s'il  est  vraiment  pos- 
sible de  se  livrer  à  une  critique  à  peu  près  concluante  du 
mouvement  poétique  actuel.  Après  tout  ce  qui  a  été  dit, 
après  les  dogmatiques  affirmations  de  M.  Gaston  Dechamps 
dans  le  Temps,  en  1905,  après  les  articles  de  M.  Léon 
Vannoy  dans  la  Revue  Bleue,  de  M.  de  Bouhelier  dans 
le  Figaro,  de  M.  Maurice  Leblond  dans  V Aurore  en  1902, 
de  M.  Fernand  Gregh  dans  le  Figaro,  enfin  après  le  long 
et  retentissant  rapport  de  M.  Catulle  Mendès  sur  le  Mou- 
veinent  poétique  français  de  1867  à  1900,  il  était  assez  mal 
aisé  de  donner  en  fait  de  critique  autre  chose  qu'un  rabâ- 
chage. 

La  critique  de  la  poésie  actuelle  est  dangereuse  :  c'est 

Le  Tiiyrse  —  i"  décembre  1906.  15 


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un  roncier,  sous  les  roses  duquel  on  ne  dort  pas  sans  de 
sérieuses  égratignures. 

Si  l'on  n'est  pas  poète  soi-même  il  ne  faut  écrire  ou 
parler  qu'en  toute  connaissance  de  cause,  après  une  écra- 
sante documentation  et  avoir  l'air  d'en  savoir  encore  plus 
qu'on  en  dit.  Car  ces  messieurs  de  la  pléïade,  à  part  quel- 
ques grands  esprits,  ne  permettent  aucune  faiblesse,  ne 
font  grâce  d'aucune  erreur.  Il  faut  être  doué  d'un  doigté 
exceptionnellement  sûr  et  délicat  si  l'on  ne  veut  pas 
encourir  les  foudres  des  amis  de  M.  François  Coppée.  En 
somme,  c'est  assez  juste  :  on  les  attaque  dans  leurs  impec- 
cables théories;  ils  se  défendent...  avec  les  pierres  qu'on 
leur  jette. 

Je  me  suis  amusé  à  lire  une  grande  partie  des  critiques 
qui  ont  été  écrites  depuis  trois  ou  quatre  ans  à  propos  du 
fameux  conflit  qui  s'est  élevé  entre  les  disciples  des  deux 
écoles  et  j'ai  été  frappé  de  l'esprit  de  parti-pris  qui  perce 
tout  le  long  de  ces  réquisitoires.  C'est  à  décourager  les 
mieux  disposés.  On  a  le  tort  d'oublier  que  pour  se  per- 
mettre de  critiquer  il  faut  être  capable  d'une  impartialité 
à  toute  épreuve  :  le  vrai,  le  lion  critique  doit  admettre 
avec  une  égale  bienveillance  des  œuvres  très  diverses  et  se 
mettre  assez  complètement  dans  l'idée  de  l'œuvre  à  juger 
pour  oublier  ses  préférences  et  vanter  selon  sa  valeur  réelle 
une  œuvre  qui  déplait  à  sa  propre  esthétique.  (  )n  devrait 
se  redire  aussi,  chaque  fois  qu'un  livre  parait,  que  l'Art  est 
en  toutes  œuvres  sincères  et  qu'il  est  téméraire  de  l'enclore 
dans  les  limites  de  notre  compréhension  et  de  nos  goûts. 

Ceci  dit,  on  peut  attribuer  le  changement  qui  s'est  fait 
dans  notre  poésie,  d'abord,  à  l'évolutinn  inéluctable  que 
subit,  après  une  certaine  période,  toute  littérature,  et 
aussi,  et  surtout,  à  l'influence  étrangère  qu'il  ne  faut  pas 
nier  a  priori  ou  ne  reconnaître  que  pour  s'en  effarer  comme 
M.  Catulle  Mendès  qui,  à  propos  de  la  forme  libérée  du 
moderne  appelle  cela  pour  l'Angleterre  et  l'Allemagne 


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«  une  conquête,  un  asservissement  de  la  prosodie  fran- 
çaise ».  M.  Paul  Deroulède  lui-même  n'eut  pas  osé 
avancer  une  pareille  énormité.  Il  faut  penser  au  contraire, 
avec  M.  Remy  de  Gourmont  que  l'influence  étrangère  est 
un  des  principes  vitaux  de  toute  littérature,  que  «  l'esprit 
national  n'est  pas  plus  contrarié  par  ces  apports  que  le 
sang  d'un  homme  n'est  vicié  par  une  nourriture  saine  ;  il 
suffit  que  la  nourriture  soit  saine  ». 

Même  en  poésie  le  contact  des  œuvres  étrangères,  leur 
infiltration  produit  une  manière  de  réaction  par  assimila- 
tion et  il  faut  bien  se  dire  que  même  pernicieuse  cette 
influence  serait  mille  fois  préférable  à  l'inertie,  au  replie- 
ment stérile,  dans  lequel  tomberait  notre  littérature  si, 
s' abstenant  de  tous  contacts  extérieurs,  elle  se  confinait 
en  ses  toujours  mêmes  idées  et  ses  théories  fatiguées. 

La  langue  française  a  du  reste  toujours  parfaitement 
supporté  les  influences  des  autres  littératures  et  des  idées 
étrangères  :  pourquoi  lorsqu'il  s'agit  de  procédés  ne  s'assi- 
milerait-elle pas,  sans  préjudice,  ce  qui  convient  à  sa 
constitution?  On  ne  s'est  pas  suffisamment  rendu  compte 
que  la  plus  grande  part  des  nouveautés  des  formes  intro- 
duites dans  la  poésie  actuelle  vient  surtout  du  souci  excessif 
de  personnalité  que  chaque  poète  apporte  dans  son  œuvre, 
et  ce  souci  devient  si  impérieux  qu'il  l'emporte  sur  tous  les 
autres,  sur  la  recherche  de  la  perfection  :  clarté,  harmonie 
et  pureté  de  syntaxe. 

On  n'a  pas  le  droit  de  se  plaindre  de  cette  forte  recherche 
de  la  personnalité  poétique  chez  l'écrivain,  mais  il  faut 
discerner  que  c'est  cela  qui  déroute  critiques  et  lecteurs 
L'évolution  poétique  à  laquelle  nous  assistons  est  loin 
d'être  achevée,  c'est  la  raison  pour  laquelle  on  ne  peut 
caractériser  notre  époque  par  l'un  ou  l'autre  genre  poé- 
tique ;  pourtant  les  tendances  sont  nettement  perceptibles 
et  il  est  impossible  de  refuser  un  avenir  au  vers  libre.  Il 
faudrait  aussi  ne  point  s'obstiner  à  ergoter  sur  de  vagues 


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vocables  tels  que  symbolisme,  décadent,  naturisme,  huma- 
nisme, intégralisme.  A  quoi  peut  conduire  l'étroitesse 
d'une  aussi  piètre  guerre  de  mots?  A  l'oubli  total  de  la 
seule  chose  vraie  en  l'occurrence  :  la  beauté.  Il  ne  doit  y 
avoir  qu'un  large  frisson  de  beauté,  que  le  poète  l'obtienne 
avec  les  procédés  qu'il  voudra,  ça  le  regarde.  L'important 
est  desavoir  reconnaître  le  faux  du  vrai,  le  poète  qui  fait 
du  symbole  ou  du  vers  libre  par  conviction,  parce  que  son 
tempérament  l'y  porte,  du  charlatan  qui  sous  l'originalité, 
l'imprévu  de  certaines  règles  cache  péniblement  sa  pédante 
nullité. 

Les  œuvres  de  l'école  moderne  écrites  en  un  beau  sou  file 
de  sincérité  et  de  conviction  pourront  ne  pas  plaire,  mais 
elles  ne  seront  pas  répudiées  a  priori  par  les  esprits 
avisés;  car  prétendre  asservir  tous  les  écrivains,  ton- 
poètes  à  des  règles  fixes,  c'est  les  contraindre  à 
leur  personnalité;  c'est,  comme  le  dit  Maupassant,  «  ne 
pas  leur  permettre  de  se  servir  de  l'œil  et  de  L'intelligence 
que  la  nature  leur  a  donn 

On  a  aussi  la  faiblesse  de  demander  au  po  i  de 

clarté;   cela  est  aussi   puéril   que   d'exiger   d'une   œuvre 
poétique  d'être  vraie.   Il    ne   faut  point  se  baser  sur 
prosateurs  pour  en  déduire,  ainsi  qu'eut  le  tort  de  le  croire 
Sainte  Beuve  et  d'autres,  (pie  le  vrai  est  l'unique  condition 
de  l'œuvre  poétique.  Le  poète  est  toujours  vrai 

sincère  et  chaque  poète  trou\  rite,  en  dépit  de 

toutes  recherches  extérieures.  Au  poète  qui  dai  uvre 

se  donne  avec  Sincérité  OU  ne  peut  reprocher  l'exaltation 
011  propre  idéal  qui  n'est  que  le  point  de  coin 

pirations.  Mais  ce  qu  attendre 

ttent  de  la  beauté  lyrique  qui  fait  vibrer  le 
lecteur  également  sincère  du  même  frisson  intime.  En 
somme,  demander  au  poète  d'être  vrai  ou  clair  d'après  une 
formule  est  pure  ignorance,  car  il  y  a  en  tutant  de 

vérités  qu'il  y  a  d'âmes  enclines  à  Ù  ptions  diffé- 


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rentes.  Il  faut  en  revenir  au  mot  si  juste  du  poète  Albert 
Mockel  :  «  Je  suis  poète  si  je  dis  selon  l'harmonie,  la  vérité 
vitale  qui  frémit  en  moi  ». 

Le  symbolisme  consciencieux  existe;  ça  n'est  au  fond 
que  la  conséquence  logique  du  romantisme.  La  jeunesse 
de  1830  admira  et  s'accommoda  admirablement  de  la 
fougue  pompeuse  de  Victor  Hugo.  La  génération  actuelle 
forte  de  ces  premières  audaces  a  tenté  elle  aussi  autre 
chose  d'après  son  tempérament  plus  subtil  et  quelque  peu 
névrosé  sur  lequel  les  sensations  n'ont  plus  le  temps  de  se 
nouer  en  idées  et  sentiments  au  moment  de  les  exprimer. 
Mais  à  des  sentiments,  à  des  idées  extra-subtiles  et  com- 
plexes, le  vieux  vocabulaire  devenait  insuffisant  :  à  des 
états  d'âme  sinon  nouveaux,  du  moins  inexplorés,  il 
fallait  des  mots  nouveaux;  le  vocabulaire  actuel  s'est  pro- 
digieusement enrichi  :  peut-on  s' effarer  de  quelques  néolo- 
gismes  adroitement  composés?  La  diversité  du  vocabu- 
laire des  modernes  est  un  grand  sujet  de  désaccord.  Je  ne 
pense  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  s'alarmer  de  cette  hostilité 
contre  les  disciples  de  la  nouvelle  école.  Chaque  innova- 
tion porte  en  soi  des  éléments  d'exagération  :  Mallarmé  et 
Verlaine,  pour  ne  citer  que  les  grands,  abusèrent  dans  leurs 
débuts  du  symbolisme,  mais  ils  se  modifièrent  plus  tard 
et  le  Verlaine  des  dernières  œuvres,  le  poète  de  tendresse 
et  de  grâce  a  plus  profondément  impressionné  la  généra- 
tion actuelle  que  Lamartine  et  Musset-.  Certes  l'influence 
de  Verlaine  a  été  grande  et  ses  héritiers  indirects  sont 
innombrables  bien  que  le  plus  grand  nombre  ne  l'ait  pas 
compris  ou  le  comprit  mal.  Les  débutants  d'aujourd'hui, 
ceux  qui  se  débattent  encore  dans  les  tâtonnements  et  les 
hésitations  de  la  forme,  puisent  dans  le  Verlaine  poète 
d'amour,  ainsi  que  d'autres  cherchèrent  en  Musset,  Lamar- 
tine et  Hugo,  voire  Vigny,  des  modèles  dans  le  goût  du 
jour  pour  épancher  le  sentimentalisme  bleuâtre  de  leur 
âme. 


-  234  - 

L'insuccès  du  vers  libre  et  même  du  symbolisme  vient 
en  grande  partie  de  ce  que  ces  genres  ont  prêté  l'élasticité 
de  leurs  règles  à  des  écrivains  qui,  à  défaut  de  talent, 
s'en  servirent  comme  de  passeport  dans  les  cénacles  et  les 
salons  aux  admirations  faciles. 

Francis  Jammes,  par  exemple,  par  la  simplicité  de  sa 
poésie,  simplicité  merveilleuse,  par  son  sentiment  d'humi- 
lité religieuse  en  face  des  choses,  a  tenté  bien  des  médio- 
crités. 

Ceux  qui  l'imitent  se  sont  taillés  chez  lui,  comme  on  l'a 
dit,  des  petits  parcs  et  des  petits  jardins,  mais  ces  imitations 
gauches,  incomprises,  n'atteindront  jamais  ce  réel  talent 
limpide  et  calme  comme  un  beau  paysage. 

Avec  le  même  engouement,  Baudelaire,  Verlaine,  Mal- 
larmé furent  imités;  l'imitation  est  en  même  temps  que  ce 
qu'il  y  a  de  moins  noble  pour  l'écrivain  qui  s'y  livre,  la 
plus  grande  consécration  pour  l'artiste  original. 

Des  imitateurs,  de  faux  talents,  il  en  a  toujours  existé 
et  il  y  en  aura  probablement  toujours  parce  qu'il  y  aura 
éternellement  des  ambitieux,  des  impatients,  des  cabotins 
et  des  arrivistes. 

C'est  au  public  avisé  qu'il  appartient  de  discerner  le  faux 
du  vrai,  la  copie  de  l'original. 

11  y  a  encore  heureusement  bon  nombre  d'esprits  vrai- 
ment libres  qui  s'ouvrent  aux  beautés  de  l'école  nouvelle 
et  accueillent  les  œuvres  qu'elle  produit  avec  un  enthou- 
siasme, une  sûreté  de  jugement  que  ne  musclent  ni  les 
préjugés  d'école,  ni  les  sottes  pudeurs  bourgeoises,  ni  la 
pédante  médiocrité  de  la  basse  critique.  Parmi  la  pléiade 
actuelle  il  n'y  a  point  de  révolutionnaires,  mais  des  indé- 
pendants qui  ont  entrevu  une  liberté  féconde  et  des  vérités 
au  delà  des  formes  reçues.  Tous  leurs  efforts  sont  hono- 
rables parce  qu'ils  émanent  d'esprits  convaincus  qui  croient 
en  l'évolution  symboliste  avec  la  même  ardeur  que  les 
poètes  de  1830  crurent  à  la  révolution  romantique. 


—    2$$   — 

C'est  pourquoi  il  serait  puéril  de  prononcer  trop  haut 
leur  oraison  funèbre  et  toute  inhumation  serait  préma- 
turée. Non  seulement  l'école  symboliste,  celle  des  Henri 
de  Régnier,  des  Maurice  Maeterlinck,  des  Francis  Jammes, 
des  Verhaeren,  des  Gustave  Kahn,  des  Francis  Vielé- 
Griffin  n'est  pas  près  d'expirer,  mais  elle  vit  d'une  vie 
ardente  et  large;  nous  assistons  chaque  année  à  la  nais- 
sance d'un  vrai  poète  qui  n'attend  pas  la  consécration  du 
gros  tirage  pour  s'imposer  à  l'aréopage  poétique  devant 
lequel  il  comparait  avant  de  se  livrer  au  grand  public. 

Quant  à  la  vieille  querelle,  qui  divise  encore  les  deux 
écoles,  on  peut  être  sûr  que  lorsque  le  vers  libre  raisonné 
aura  plus  encore  affirmé  sa  vitalité  par  des  œuvres  conçues 
dans  le  recueillement  du  silence  actuel,  les  autres,  qui 
eurent  eux  aussi  leurs  heures  de  lutte,  consentiront  sans 
doute  à  le  laisser  vivre. 

Charles  Seignon. 


Trois  Sonnets. 

A  MUe  P.  Marchi. 

AU  SEUIL. 

La  porte  n'est  pas  rude  à  quiconque  la  pousse 

et  les  chiens  familiers  des  hommes  des  labours 

n' aboient  pas  après  ceicx  qui  traversent  la  cour 

car  leurs  gestes  sont  francs  et  leurs  barbes  sont  douces. 

La  maison  rit,  prodigue,  au  cœur  des  treilles  rousses 
dont  les  fruits  sont  gonflés  d'un  éternel  amour 
et  si  V heure  est  trop  lourde  ou  chaude  au  long  du  jour 
V enclos  toujours  réserve  une  épaisseur  de  mousse. 

Des  odeurs  de  vergers  stagnent  dans  le  soleil 
qui  mûrit  lente?nent  les  espaliers  vermeils 
dont  on  récoltera  les  trésors  à  V automne. 


236- 


Et  quand  les  mendiants  entrent  a  pas  pesants, 
ils  rencontrent  au  seuil  rustique  et  bienfaisant 
la  face  qui  sourit  et  le  geste  qui  donne. 

l'accueil. 

6V  tu  reviens  jamais  au  pays  où /habite 
vers  la  simple  maison,  la  vigne  et  le  verger, 
tu  trouveras  les  derniers  raisins  vendangés 
et}  sur  le  seuil,  le  geste  ancien  qui  t'invite. 

O  pauvre  ami,  déjà  les  nuits  tombent  plus  rite, 
et  l'hiver  de  retour  sur  mon  toit  va  neiger 
car  y  ai  vu  redescendre,  à  pas  lents,  les  bergers 
et  brûler  sous  le  froid  le  cœur  des  clématites. 

Mais  tu  te  chaufferas  aux  braises  du  foyer 
après  avoir  choisi  l 'escabeau  familii  r 
et  la  pipe  odorante  ainsi  qu'un  fruit  sauva 

La  lampe  versera  sa  douceur  à  nos  fronts 

et,  tandis  qu'à  nos  pieds  nus  chiens  s'endormiront, 

tu  goûteras  l'accueil  après  le  long  voyc 

LE   DÉPART. 

Pour  toi,  qui  doit  bientôt  partir ,  j'ai  pré; 
le  dur  bâton  noueux  et  le  manteau  de  laine  : 
h  s  sandales  de  cuir  sont  prêtes,  l'outre  pli 
attend  pris  du  foyer  avec  le  sac  bout 

Le  vin  qu\  lie  contient  te  sera  doux  et  frais 

et  j'ai  pétri  la  pâte  à  une 

la  plus  pure  qui  coule  au  \  nos  plaines 

et  je  l'ai  cuite  au  four  que  j'allumais  exprès. 

Vois  :  le  soleil  se  couche,  et  du  haut  des  eoltr. 

<  ni  du  soir  /<  .  '/cru  ta  ; 

et  tu  le  humeras  délicieusement. 


—  237  - 

Ce  pendant  que,  debout  à  l'horizon  des  vignes, 
je  te  ferai  de  loin,  silencieux,  ce  signe 
qu'on  fait  aux  exilés  dont  le  sourire  ?nent. 

Francis  Carco. 


Sur  la  Croix!... 

Le  moulin  des  Vanduit  était  juché  sur  les  hauteurs  de 
W...  et  sa  silhouette  esseulée,  aux  aîles  couleur  de  lie, 
était  vue  des  hameaux  d'alentour.  Malgré  son  aspect 
vétusté  et  sa  charpente  craquante,  le  vieux  moulin  tenait 
bon  et  pourtant,  depuis  tant  d'années,  ses  aîles  jamais 
lasses  subissaient  la  grande  ruée  des  vents  qui  bondissaient 
de  la  côte  prochaine. 

Jacob  Vanduit,  le  meunier  actuel,  était  un  compagnon 
étrange,  ami  de  la  solitude.  Il  avait  atteint  la  cinquantaine 
et  vivait  dans  son  moulin,  sans  un  valet  qui  l'aidât  dans 
ses  rudes  travaux,  sans  une  compagne  qui  apportât  dans 
son  intérieur  lourdement  monotone,  les  soins  dont  il 
s'acquittait  lui-même,  tant  bien  que  mal.  Mais  un  jour  que 
Lina,  la  servante  d'un  métayer  voisin,  montait  vers  le 
moulin,  un  sac  de  blé  sur  ses  robustes  épaules,  le  meunier 
s'accouda,  vivement  intéressé  par  la  prouesse  de  cette 
pacante  ;  la  vigueur  en  imposera  éternellement  aux 
balourds,  aussi  lorsque  la  forte  paysanne  eut  jeté  le  sac  à 
ses  pieds,  en  éclatant  de  rire,  le  meunier  éprouva  dans  son 
âme  obscure  un  sentiment  jamais  ressenti.  Il  jugea  la 
femme  digne  de  son  bien  et  lui  désapprit  le  chemin  de  la 
métairie. 

Lina  jouissait  dans  le  pays  d'une  réputation  de  vertu 
qui  n'était  point  usurpée.  Les  gars  de  W...  qui  ne  se  con- 
tentaient pas  d'un  rire  sans  cesse  éclatant,  ne  lui  pardon- 
naient pas  sa  froideur,  car  aucun  ne  put  se  targuer, 
jamais,  de  faveurs  conquises. 


-    23S    - 

C'était  donc  là  une  acquisition  dont  le  meunier  devait 
s'enorgueillir.  Mais,  vieux  déjà  d'âge  et  de  labeur,  il  voulut 
régner  sur  Lina  en  jaloux  despote  et  défendit  même  une 
simple  allusion  à  son  passé,  d'ailleurs  irréprochable. 
Cependant  lui,  dont  la  taciturne  présence  incommodait, 
après  l'office  des  dimanches,  les  groupes  de  ruraux  qui 
devisaient  d'affaires,  il  devint  expansif,  mais  pour  ne 
jamais  parler  que  de  sa  «  chose  »  obsédante  et  ridicule  :  le 
passé  de  Lina  !  —  Nul  ne  parlait  défavorablement  de  la 
jeune  femme;  la  médisance  même  ne  se  fît  jour  devant  cet 
époux  ombrageux.  Enfin  Vanduit,  tranquillisé,  retombait 
dans  son  mutisme  froid  et  persistant. 

Malgré  la  disproportion  de  leur  âge  et  l'inégalité  de  leurs 
caractères  ils  vivaient  heureux  dans  le  vieux  moulin.  Sa 
prospérité,  sans  cesse  croissante,  était  due  à  leur  mutuelle 
vigilance  et  à  leur  labeur  opiniâtre. 


L'hiver  s'annonçait  extrêmement  rigoureux.  Les  paysans 
qui  se  préparaient  au  long  hivernage,  sous  le  chaume . 
venaient  au  moulin,  portant  le  blé,  en  procession  lente  et 
muette.  Le  travail  abondait  et  la  journée,  trop  bi 
forçait  Vanduit  à  une  désespérante  inaction.  Il  descendait 
à  la  brune,  fumait  des  pipes  et  les  questions  de  Lina  qui 
l'obligeaient  à  de  laconiques  réponses  L'exaspéraient  ! 
Cependant  la  maison  s'était  éclairée  d'une  joie  depuis  la 
venue  de  la  compagne.  L'intérieur,  très  propre,  s'était 
enrichi  de  ces  riens  qui  dénoncent  la  présence  d'une  femme 
et  égaient  malgré  le  maussade  habitant. 

Ce  soir-là  on  avait  soupe  très  tard.  Dehors,  dans  la  cam 
pagne  enténébrée,  le  vent  faisait  rage  et  la  pluie  dégou- 
linait dans  les  ornières  des  chemins  de  terre,  avec  un 
clapotis  de  ruisseau  sur  la  rocaille.  Vanduit  fumait  presque 
somnolent,  tranquille  dans  son  bien-être  et  sa  quiétude. 


—  239  ~ 

Mais  la  porte  s'était  ouverte  et  dans  la  faible  lumière  de  la 
lampe,  on  distingua  un  homme  ruisselant  :  il  demandait 
asile.  Il  restait  debout,  dans  l'attente  d'une  réponse  qui 
tardait  longtemps.  Vanduit  toisa  l'inconnu,  puis  planta  ses 
regards  méfiants  dans  les  yeux  du  voyageur  qui,  avec  une 
tranquille  sérénité  ne  baissa  pas  les  siens;  alors,  satisfait, 
le  meunier  acquiesça  d'un  mouvement  de  tête.  L'homme 
s'assit  près  du  feu,  visiblement  content  de  l'hospitalité 
accordée  et  Lina  tressaillit  lorsqu'il  découvrit  une  tête 
jeune  et  blonde,  un  visage  sympathique  qu'éclairait  une 
franche  gratitude. 

L'homme  avait  tiré  de  son  bissac  un  michet  de  pain  qu'il 
découpait  sur  ses  genoux  et  mangeait  de  grand  appétit. 
Vanduit  désigna  des  yeux  la  carafe  où  restait  de  la  bière 
et  Lina  obéit  à  son  ordre  muet  en  emplissant  un  verre 
que  l'inconnu  but  avec  avidité  et  rendit  vide  en  souriant. 

Lorsqu'il  fut  rassasié,  le  jeune  homme  regarda  longtemps 
la  flamme  du  foyer  carboniser  le  dernier  tison.  Comme  le 
silence  lui  pesait,  il  voulut  récompenser  le  maître  hospi- 
talier du  récit  de  ses  pérégrinations,  récits  que  les  âmes 
simples  adorent  et  sollicitent  : 

—  Je  viens  de  loin,  déclara-t-il,  espérant  provoquer  des 
questions  qui  permettraient  de  donner  libre  cours  à  son 
expansion. 

Devant  leur  silence  il  ajouta  : 

—  Je  m'appelle  Jean  Renold  et  je  viens  de  France, 
après  la  moisson  faite. 

Mais  Vanduit,  somnolent,  n'en  voulut  rien  savoir,  car  il 
secoua  la  tête  sans  une  parole.  Sa  femme  que  la  curiosité 
tenaillait  eut  voulu  connaître,  elle,  l'histoire  du  voyageur 
qu'elle  devinait  intéressante,  mais  la  présence  du  maître  la 
retint  et,  dans  le  long  silence  qui  suivit,  on  entendit  le 
battement  de  la  vieille  horloge  qui  scandait  dans  le  calme 
la  fuite  lente  des  heures. 

Dix  heures  sonnaient.  La  tempête  soufflait  au  dehors, 


—  240  — 

sans  relâche.  C'était  l'heure  où  les  campagnards  vont 
recouvrer  des  forces  pour  le  labeur  du  lendemain.  Vanduit 
et  Lina  se  levèrent.  Sans  sortir,  le  meunier  indiqua  la 
grange  où  l'étranger  trouverait  un  lit  de  paille  et  où  s'é'pan- 
dait  la  chaleur  moîte  de  l'étable  voisine. 

Le  lendemain  une  clameur  furieuse  réveilla  Renold.  Il 
sortit  hâtivement  et  trouva,  au  pied  de  l'échelle  du  moulin 
le  meunier  rageur  qu'une  entorse  venait  de  jeter  sur  le 
Lina  accourue,  s'empressa  et  dut  entendre  des  imprécal 
violentes   et  injustifiées.  Epouvanté  d'un   chômage  pro- 
bable et  supputant  déjà  les  pertes  que  lui  causerait 
maudit  accident,  il  blasphémait  et  demandait,  1 
mauvais  : 

—  Qui  donc  fera  la  besogne  ?  Oui  ! 

Renold  regardait  la  route  si  longue  el  si  incertaine,  puis 
le  moulin  si  bien  abrité,  et,  songeant  à  sa  vie  de  mis 
sans  but  et  d'espoir  si  vague,  il  osa  dire  enfin  : 

—  Je  la  ferai,  la  besogne,  si  vous  voulez. 

—  Toi!  que  peux-tu  faire! 

—  Essayons,  répondit-il  simplement. 

Alors  aidé  de  Lina  et  du  voyageur,  il  se  releva  en 
gnant;  malgré  la  douleur  cuisante  de  son  pied  meurtri,  il 
voulut  gravir  L'échelle  raide  du  moulin.  Sa  chute  i 
presque  oubliée  tant  l'aide  inattendue  de  Renold  lui  pra- 
CUrail  sfaction  : 

—  Vieil-,     avait     repondu     Yanduit,    devenu    prefi 
sociable. 


Vanduit  ne  regretta  point  sa  décision,  car  l'homme  était 
sobre  et  laborieux.  Pendant  '  oursde  sa  maladie,  il 

put    s'asseoir,    la   jan  idue   et    donnait    ses    ordres. 

lorsque  la  manœuvre  l'exigeait.  Ses  brutales  explosions  de 

colère  ne  purent   révolter  la  paisible  docilité  de  Renold. 


—    2\l    - 

Après  une  quinzaine  de  journées  de  travail,  ce  dernier  ne 
réclamait  aucun  salaire  et  Vanduit,  l'avare,  se  gardait  bien 
de  le  lui  offrir.  Mais  ce  désintéressement,  dont  lui-même 
eut  été  incapable,  lui  suggérait  l'estime  qu'il  ne  voua 
jamais  à  personne.  Renold  parut  heureux  de  plaire  et 
prouva  par  la  suite  que  la  pitance  et  un  abri  suffisaient  à 
son  ambition. 

Si  satisfait  qu'il  fut,  Vanduit  éprouvait  un  sentiment 
indéfinissable.  Jl  s'interrogea  longtemps  sans  trouver  une 
raison  à  ses  alarmes;  et  longtemps  après,  un  soir,  à  table, 
en  comparant  involontairement  les  visages  de  Lina  et  de 
Renold,  tous  deux  rayonnants  de  santé  vigoureuse,  il  com- 
prit enfin  que  son  étrange  et  vague  tourment  avait  pour 
cause  leur  belle  jeunesse. 

Son  premier  mouvement  fut  de  jeter  l'homme  sur  la 
route  malgré  le  temps  et  l'heure;  mais  une  voix  tonnait 
en  lui  dominante  et  impérieuse  :  celle  de  son  intérêt  ! 
Pour  les  risques,  s'il  y  avait  des  risques,  il  se  promit  un 
incoercible  vigilance.  Alors  il  instaura  dans  la  maison  un 
régime  fait  pour  lasser  toute  patience.  Au  laconisme  du 
maître  se  substituèrent  des  questions  sans  fin.  Les  yeux  du 
jaloux  épièrent  les  mouvements  des  malheureux;  plus  d'une 
fois  il  eut  des  colères  frénétiques  parce  qu'un  sourire  de 
l'un  ou  de  l'autre,  troublait  ses  maussades  réflexions. 
Jamais  en  son  absence,  le  meunier  ne  tolérait  la  présence 
de  Renold  au  moulin,  et  lorsque  le  dimanche  il  fallait 
répondre  à  l'appel  lointain  de  la  cloche  paroissiale,  le  meu- 
nier ne  descendait  vers  le  bourg,  que  lorsque,  au  loin, 
devant  lui,  Renold  tournait  déjà  la  route. 

Il  advint  que  les  deux  persécutés  se  liguèrent  contre 
leur  oppresseur.  Ils  se  concertèrent,  d'abord,  dans  leurs 
furtives  rencontres  et  il  en  résulta  une  sympathie  que  tous 
deux  s'avouèrent.  La  vie  continua  affreusement  tour- 
mentée pour  le  maître  et  misérable  pour  les  deux  tor- 
turés. 


—    242   — 

Après  un  été  torride,  doré  d'une  surabondante  moisson, 
l'hiver  commençait  et  déjà  sous  les  vents  de  l'équinoxe,  les 
pluies  rendaient  les  routes  impraticables.  Sous  les  bour- 
rasques incessantes,  les  journées  au  moulin  étaient  rudes 
et  un  jour,  si  peu  de  voile  que  l'on  eut  offert  à  la  poussée 
du  vent,  l'une  des  aîles  se  déchira.  Il  fallut  se  procurer  de 
la  toile.  Vanduit  descendit  en  toute  hâte  vers  le  bourg. 
Dans  la  joie  que  leur  causa  ce  départ  inespéré,  les  deux 
conjurés,  craignant  un  stratagème,  se  tinrent  sur  le  seuil, 
explorant  des  yeux  la  campagne  déserte.  Puis  ils  tournè- 
rent autour  du  vieux  moulin  qui  geignait  sous  la  rafale. 
Tranquilles,  ils  rentrèrent  et  se  livrèrent  à  d'ingénues 
confidences,  car  le  sentiment  qui  les  portait  l'un  vers 
l'autre,  était  moins  de  l'amour,  que  l'affectueuse  tendresse 
que  se  vouent  deux  êtres  accablés  par  le  même  tourment. 

Assis  près  de  la  fenêtre,  ils  s'oublièrent  dans  une  cau- 
serie charmante.  Leurs  mains  s'étaient  rencontrées  et  si 
leurs  yeux  reflétaient  la  joie  de  leur  être,  dans  leur  âme 
naissait  aussi  le  regret  de  ne  pouvoir  éterniser  ce  court 
instant  de  bonheur. 

Soudain  une  inexprimable  angoisse  étreignit  le  cœur  de 
Lina,  ses  mains  se  crispèrent  dans  celles  de  Renold  qui  se 
redressa,  pressentant  un  inéluctable  danger  :  en  regardant 
par  la  croisée,  la  jeune  femme  avait  vu  les  yeux  glacés  de 
Vanduit  qui  se  tenait  dehors,  impassible! 


Vanduit  rentra. 

Craintive  et  blême,  Lina  s'était  reculée  dans  le  fond  do 
la  salle.  Renold  était  resté  debout,  les  yeux  fixés  sur  le 
maître  avec  une  hallucinante  fixité,  mais  dans  une  attitude 
décidée  et  volontaire.  Ces  deux  innocents  avouaient  par 
leur  muette  exaltation,  un  crime  qu'ils  n'avaient  point 
commis. 


—  243  — 

Rogue  et  brutal  comme  d'habitude,  le  meunier  jeta  sur 
la  table  un  rouleau  de  toile  rude  ;  il  chercha  quelques  outils 
épars,  puis,  après  avoir  lancé  au  garçon  une  corde  de 
chanvre,  il  reprit  la  toile  apportée  et  sortit  en  criant  : 

—  Viens! 

Pourquoi  Renold  hésita-t-il?  Comme  ceux  qui  ont  à 
certaines  heures  —  celles  qui  décident  d'une  destinée  —  des 
volontés  surhumaines,  le  jeune  homme  se  révolta  et 
chercha  dans  les  yeux  de  son  amie,  un  acquiescement 
à  sa  rébellion.  Mais  la  jeune  femme  implorante,  fit 
un  geste  d'obéissance  et,  comme  Vanduit,  du  fond  des 
ténèbres  criait  et  s'exaspérait  encore,  Renold  sortit  : 

Le  meunier  s'occupait  déjà  de  débarrasser  l'aîle  de  son 
étoffe  lacérée.  Renold  toujours  mécontent,  osa  maugréer  : 

—  C'est  la  nuit  qu'on  fait  ça! 

—  Oui,  mon  garçon,  c'est  la  nuit  qu'on  fait  ça! 

Le  butor  eut  alors  une  idée  cruelle  :  d'un  mouvement 
foudroyant  il  couvrit  d'un  bâillon  la  bouche  du  malheu- 
reux et,  de  sa  poigne  d'athlète  il  le  hissa  sur  l'aîle  désem- 
parée du  moulin  où  il  le  ligotta  affreusement,  sans  que  les 
plaintes  sourdes  qu'éructait  Renold,  touchassent  son  âme 
de  tortionnaire.  Puis  content  de  son  œuvre  et  se  reculant, 
il  contempla  dans  la  nuit  le  supplicié  sur  son  gibet  et  le 
flagella  d'une  sinistre  raillerie  : 

—  Oui,  mon  garçon,  c'est  la  nuit  qu'on  fait  ça  ! 

Puis,  tandis  que  le  vent  faisait  rage,  que  de  gros  nuages 
bas  roulaient  dans  un  ciel  d'encre;  tandis  que  la  pluie  cin- 
glait fine  et  glaçante,  le  meunier  poussa  les  bras  de  son 
moulin  face  au  vent  et,  pénétrant  jusqu'au  frein,  il  aban- 
donna les  aîles  à  leur  vol  vertigineux.  La  dépouille  de 
Renold  tourna  longtemps  dans  la  tempête,  mais  lorsque 
Vanduit  descendit,  avide  de  la  voir  encore,  la  croix  était 
veuve  du  crucifié. 

—  Ce  garçon  était  un  imprudent,  disait-il  en  rentrant,  à 
Lina,  que  glaçait  l'épouvante. 

Omer  De  Vuyst. 


—  244  — 
Fresque  barbare. 

A  Sébastien-Charles  Leconte. 
I.   AVANT   LE   COMBAT. 

Deux  races  vont  tantôt  se  disputer  te  monde. 
Turcs  et  Mongols  so?it  là  face  à  face,  attendant, 
Et  Von  voit  moutonner ,  sous  le  soleil  ardent, 
Les  hordes,  d'où  s'élève  une  rumeur  profonde. 

Portant  le  javelot,  l'arc,  la  pique  ou  la  fronde, 
Les  cavaliers  de  Timour-Lenh,  le  Conquérant, 
Maîtrisent  leurs  chevaux  shabraqués  s'effara nt 
Des  chars  d'or  emportés  dans  un  galop  qui  gronde. 

Unefanjare  éclate  et  mugit,  que  le  vent 

Disperse  liajazet apparaît,  élevant 

domine  un  croissant  de  feu,  son  large  cimeterre. 

On  se  lu  urte  et  voici  qu'après  le pn  mier  choc, 
Dans  un  fracas  soudain  s'ébranle  d'un  seul  bloc 
Le  mur  vivant  et  noir  des  éléphants  de  gu< 

II.   TROPHÉE   DE   VICTOIRE. 

Un  long  cri  de  triomphe  a  Jeté  la  , 
De  Timour  :  son  armée  OCclann  le  vainqueur  ; 
mquérant  mongol  sent  gronder  dans  son  cœur 
rgUi  il  de  mettre  un  nom  redouté  dans  t'I/istoir,  . 

L  '.  isie  est  à  ses  pieds  avec  son  territo; 

Du  steppe  blanc,  dont  nul  )u  sait  la  profondeur , 

qu'aux  bord  tus  qui  connaît  sa  grande  ur 

Par  des  rois  emf\  hauts  pieux 

Tu$  CS  ont  fuit  (  !  prison  ni,  r. 

Timour  au  loin  flan: 

Du  soleil  sur  les  morts  de  la  plaine  d A  ne\ 


-  245  — 

Et  pour  commémorer  ce  jour,  il  fait  construire 
De  leurs  crânes  sanglants  un  trophée  orgueilleux 
Dont  les  corbeaux,  ce  soir,  viendront  manger  les  yeux. 

III.   TRIOMPHE. 

Tachkend  ouvre  ses  murs  au  conquérant  iartare, 
Car  Timour  a  vaincu  d'un  geste  de  sa  main, 
Plus  grand  qu'un  roi  d'Egypte  ou  qu'un  César  Romain, 
L Asie,  et  l' Occident  rien  qu'à  son  nom  s'effare. 

Ses  Mongols,  en  un  groupe  héroïque  et  barbare, 
Ouvrent  la  marche  du  cortège  surhumain  ; 
Le  fracas  des  grands  chars  encombre  le  chemin, 
Suivi  des  prisonniers  en  un  troupeau  bizarre. 

Des  généraux  captifs  et  des  rois  enchaînés 
Portent  entre  leurs  bras  la  rançon  de  l'Asie 
Pour  l' émerveillement  des  peuples  étonnés. 

Et  voici  tout  à  coup  que  la  foule  est  saisie 

De  voir,  aigle  farouche  au  regard  fauve  et  clair, 

Bajazet  enfermé  dans  sa  cage  de  fer. 

IV.   FUNÉRAILLES. 

Du  désert  d' Arabie  aux  montagnes  loi?itaines, 
Le  peuple  apprend  ce  soir  que  Timour-Lenk  est  mort, 
Et  s'étonne  de  voir  abattu  par  le  sort 
Celui  qui  domina  tant  de  cités  hautaines- 

Selon  l'ordre  prescrit  par  ses  vieux  capitaines, 
Dans  les  temples,  tendus  de  draps  de  pourpre  et  d'or, 
On  priera  trente  nuits  puis  trente  jours  encor 
Et  l'on  fera  des  sacrifices  par  centaines. 

Lors  sur  le  haut  bûcher  de  cèdre  et  de  santal 
Le  cadavre  embaumé  du  prince  oriental, 
Couché  dans  un  cercueil  de  bois  de  palissandre, 


—  246  — 

Sera  bridé,  puis  le  granit  de  son  tombeau. 

Dans  une  urne  d'argent  gardant  un  peu  de  cendre, 

Dira  combien  Timour  fut  cruel  et  fut  beau. 

Henri  Liebrecht. 

Chroniques  du  Mois 

LES  ROMANS. 

Le  Tréteau,  par  Jean  Lorrain.  (Paris,  Jean   Buse,  éditeur.)  — 
J'éprouve  comme  un  serrement  de  cœur  à  parler  de  ce  grand  et  bizarre 
artiste  qu'était  Jean  Lorrain,  dont  la  mort  douloureuse  consterna  les 
amis  du  Beau.  Il  me  souvient  que,  l'an  dernier,  je  le  vis  pour  la  dernière 
fois  dans  cette  vaste  villa  de  Nice  où  se  passait  presque  toute  sa  vie. 
Déjà  il  portait  sur  le  visage  les  empreintes  du  mal  qui  devait  l'em- 
porter, ces  empreintes  qui  sont  comme  la  fatigue  de  vivre.  Il  y  avait 
un  an  que  je  ne  l'avais  plus  vu,  et  combien  je  le  trouvai  chang 
face  jaune  était  creusée  de  rides  profondes  et  ses  yeux  — 
troublants,  inquisiteurs,  où  brillaient  de  la  raillerie,  un  peu  de 
cité  et  aussi  de  la  pitié  —  semblaient  commencer  à  regarder  en 
mêmes.  Mélancolique,  il  parlait  de  ses  soullrances.   Il  promena 
incurable  ennui,  sa  constante  neurasthénie  dans  le  grand  jardin  où 
s'élevaient  les  orangers,  les  citronniers,  les  grenadiers  et  toute  une 
floraison  magnifique  et  parfumée.  On  y  entendait  Le  bruit  de  la  mer 
proche  et  L'air  vibrait  sous  le  ciel  intensément  bleu.  *  .r  de 

la  nature  semblait  d'autant  plus  émouvante  et  plus  pitoyable  d 
cette  agonie  qui  déjà  commençait  Pourtant  ce  travailleur  d'une 

rante  et  continuelle  activité    luttait  vaillamment   contre   la  maladie. 
Dana    la   vaste    maison   aux  grands  ttêne  verni 

maison  qui  paraissait  si  étrange  parce  que  tout  y  rappelait  la  K 
flamande   -  il  promenait  ses  enthousiasmes  encore  si  juvéi 

immunicativesl  Pans  k-   bizarre  cabinet  de 
travail  où  tout  semblait  revêtir  un  aspect  somptueux  et  inquiétai 
l'on  voyait  des  crapauds  de  toutes  les  ma  ileurs, 

ne  Je  toutes  le 
l'école   italienne,  un  fouillis  d'objets  d'art  les   plus  hétérocl 

plus  raffin  1  vieilles  aoieriea  fa 

.    mille    choses    compliquées    et     merveille 

parlait.  Il  parlait  d'une  voix  impertinente,  qui  par  moments  sifflait 

et  par   moments  coulait  douce  comme   le  bruit   de  l'eau     1  I 

énervementSj  ses  enthousiasm  >n  oeuvre,  s'interrompait 

pour  demander  du  thé  que  l'on  buvait  dans  d 

vermeil  ciselé,  -parlait  de  -  —  il  en  avait  une  collection  < 

ordinaire  de  variété  et  de  beauté  —  revenait  à  ion  œuvre.  Ht  il  ressem- 
blait terriblement,  tandis  qù<  œil  gauche  toujours  mi-clos 


—  247  — 

retombait  une  lourde  paupière,  à  quelqu'un  qui  ne  veut  pas  mourir, 
mais  qui  sait  bien,  tout  de  même,  que  la  mort  est  proche.  Cette  der- 
nière visite  au  grand  écrivain  me  fit  mal,  parce  qu'il  y  avait  un  si  navrant 
contraste  entre  l'activité  de  ce  travailleur  surmené  et  le  proche 
oubli  de  la  tombe,  entre  la  nature  exubérante  du  Midi  rougeoyant  et 
l'immobile  sommeil  de  la  mort.  Car  c'est  le  travail  surtout  qui  a  tué 
Jean  Lorrain.  Sans  doute  des  excès  de  différente  sorte  hâtèrent  sa  fin  ; 
mais  ce  furent  surtout  des  excès  de  sensibilité  nerveuse.  Je  ne  veux 
point  parler  de  la  vie  privée  de  l'homme,  que  d'ailleurs  j'ignore  et 
veux  ignorer  :  Jean  Lorrain  laissa  s'accumuler  sur  sa  tête  les  racontars 
les  plus  infâmes.  Lui-même  mettait  même  une  certaine  coquetterie  à 
raconter  ce  que  l'on  disait  de  lui  Je  ne  sais  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  ce 
que  l'on  racontait  :  je  sais  seulement  que  la  calomnie  n'épargne  point 
ceux  que  leur  talent  signale  à  l'attention.  Il  n'est  point  un  écrivain, 
point  un  artiste,  que  l'on  ne  se  plaise  à  salir,  la  plupart  du  temps  à 
tort  :  le  degré  de  la  calomnie  indique  presque  toujours  le  degré  du 
talent.  Et  pas  un  artiste,  peut-être,  ne  fut  plus  calomnié  que  Jean 
Lorrain.  Je  ne  veux  d'ailleurs  m'occuper  que  de  l'artiste.  C'est  le 
devoir  du  critique  de  parler  de  l'écrivain  et  de  laisser  de  côté  la  vie 
privée  de  l'homme.  Bien  des  critiques  pourraient  tirer  profit  de  cette 
maxime. 

Le  Tréteau  parut  après  la  mort  de  Jean  Lorrain.  C'est  un  roman 
touffu,  que  l'on  sent  profondément  vécu.  Certes  il  pèche  par  plusieurs 
côtés  et  ce  n'est  point  une  œuvre  parfaite.  J'en  déplore  la  longueur  et, 
souvent,  le  décousu  dans  le  style.  Si  l'auteur  de  M.  de  Phocas  avait  pu 
travailler  son  œuvre,  il  ne  l'aurait  à  coup  sûr  point  laissé  telle  qu'elle 
se  présente  à  nous.  Mais  Jean  Lorrain  ne  sut  point  se  borner  :  il  lui 
arriva,  l'année  qui  précéda  sa  mort,  d'écrire,  sur  commande,  trois 
romans,  c'est  lui  qui  me  l'a  dit  et,  d'ailleurs,  je  connais  les  trois 
œuvres.  Trois  romans!  Sans  compter  les  nouvelles,  les  critiques,  les 
pièces  de  théâtre  !  Un  pareil  labeur  devait  amener  une  issue  fatale.  Et, 
s'il  a  rapporté  à  Jean  Lorrain  d'énormes  droits  d'auteur,  il  n'a  pas  été 
sans  faire  un  tort  considérable  à  la  valeur  artistique  de  ses  œuvres. 
Car  Jean  Lorrain  était  un  styliste  de  tout  premier  ordre,  quand  il  en 
avait  le  temps.  Il  existe  de  lui  des  pages  qui  sont  des  merveilles  de 
ciselé  et  de  fini;  il  a  produit  des  vers  dont  le  verbe  est  un  rayonne- 
ment. Mais  la  surproduction  amena  fatalement  la  négligence  dans  la 
forme  de  ses  romans  et  il  est  telles  pages  qui  sont  à  peine  écrites  en 
français.  Mais  quelle  imagination  prodigieuse!  Quelle  extraordinaire 
variété  dans  les  milieux  qu'il  nous  décrit!  A  quel  point  la  faculté  ima- 
ginative  se  joint  ardemment  à  la  puissance  d'observation  !  Il  y  a  dans 
le  Tréteau  matière  à  dix  romans  et  à  dix  pièces  de  théâtre  !  On  y  sent 
en  quelque  sorte  l'homme  qui  veut,  en  une  dernière  œuvre,  mettre 
toute  sa  puissance  de  vitalité  et  de  force  productive,  parce  que  la 
mort  le  guette  et  qu'il  la  sent,  toute  proche,  embusquée  Décrivant, 
dans  le  Irétcau  des  milieux  théâtraux,  il  en  arrive  à  construire  entière- 
ment trois  admirables  drames,  sans  doute  un  peu  romantiques,  mais 
presque  parfaits  au  point  de  vue  de  la  qualité  dramatique  :  ces  trois 
drames,  dont  il  donne  le  sujet  complet,  il  ne  reste  réellement  plus  qu'à 
les  écrire. 


—  248  — 

L'intrigue  du  TriUauesX  très  simple.  Mario  Nérac,  jeune  homme 
de  vingt-sept  ans,  est  un  Provençal.  Poète  enthousiaste,  il  sent  en  lui 

L'étoffe  d'un   grand  homme.  Quittant  son  pays  d'Avignon,  il  part  à  la 
conquête  de  Paris,  emportant  un  drame  historique,  le  < 

présenté   à  la   grande  tragédienne   Linda    Monti,   qui  nd  et 

devient  sa  maîtresse  :  il  i  'eau  et  a  tout  de  suite,  a  caus 

désir  qu'il  inspire  et  aussi  de  la  jalousie  envieuse,  une  cour  de  femmes. 
Poussé  par  la  tragédienne,  il  est  admis  partout.  I  .v  va  être- 

reçu  quand   Mario   Nérac  s'avise   que   son  drame    n'esl   point 
scénique  et  que  d'autre  part  il  contient  trop  de  rémii  .  Il  en 

écrit  un  autre,  Ilrocèliande,  qui,  immédiatement  reçu,  triom- 

phalement  par    Linda    Monti.    Mai-   Mario   \et\i. 

succès  :  il  se  croit  tout  permis.  La  calomnie  rode  autour  de  lui.   Il  ne 
la  supporte  pas  et  le  soir  de  la  première  de  Brociliandi  our  de 

liras  le  répugnant  et  venimeux  critique  Pétrarque  Azuado,  qui, 
aussi,    meurt  d'envie   en   voyant    le  succès  de  son    rival.    Les   deux 
hommes  se  battent  en  duel  :  Mario,  blesse  à  la  tête,  est  pris  de  ménin- 
gite. On    lui   sauve  la   vie,  mai-  sa  magnifique  et  radieuse  intelb 
es1  perdue  à  jamais:  il  devient  gâteux  et  retourne  en  Avignon,  a 
de  sa  mère,  qui,  farouche    le  gardera  jusqu'à  une  mort  proche. 

Intrigue  simple,  on  le  voit,  et  presque  banale,  mais  qui 
déminent  là  que  pour  mettre  dans  l'œuvre  un  lien  decontinuit» 
le  livre  vaut  surtout  par  la  façon  subtile,  exacte,  ironique  et  f< 
dont  sont   mis  en  scène   les   personnages  du   monde  factice  où   s' 
Mario  Xérac    Sa  ruse  Innée  de  Méridional  adroit  évolue  adroitement 
au   milieu  des  intrigues  que   lui  crée  sa  faveur  naissante.  Mais  il  ne 
peut  empêcher  son  enthousiasme  de  déborder,  et  cela  le  perd. 

Il  y  a  dans  le  Tréteau  —  un  roman  à  clé.  d'ailleurs,  dont  on  reconnaît 
invinciblement  de  nombreux  personnages  —  des  types  merveill 
ment  dessines.  Le  milieu  théâtral  et  littcran  le  main  de 

maître.  Et  c'est  a  ce  point  de  vue  surtout,  (pie.  par 

titude  féroce,  l'œuvre  est  de  premier  ordre.   Des  cara  mme 

celui  de   Linda   Monti   —  folle  et   magnifique  amoureuse.  femmt 
sionnee  jusqu'à  la   fl  ,ante  douloureuse  jusqu'à   l'agonie:  — 

Mario  Nérac,  fougueux,  artiste  et  arriviste  au 
gl  u\  et   cabotin  ;  —  Pétrarque  A/uado.  critique  envieux,  grand  | 

toute,   mais  chez  (pli   le  bel  envahit  l'inspiration;  —  Myrrhine, 
sœur  jalouse  el  hystérique  de  Linda  Monti  qu'elle  mépi 
souffrir  :  —  tant  d'autres,  tous  les  i 
El  le  livre  est  un  tableau,  poussé  un  peu  au  m 

combien    souvent    exact   et    pi 

renomme.  fabrique  pourquoi 

le  Tréteau  est  aussi  une  o-uvre 

tissement  pour  ceux  qui,  ne   le  connaissant    point    et   insuffisamment 

armes   pour   DOUVOil  le  mond; 

du  théâtre  et  de  la  littérature. 

Œuvre  très  grande,  à  la  digne  de 

puissant  écrivain  que  fut  le  pauvre  Jean  Lorrain. 


—  249  — 

Delphine  Fousseret,  par  M.  Paul  Axdré.  (Bruxelles,  aux  éditions 
de  la  Belgique  artistique  et  littéraire).  —  Il  est  évident  que  le  dernier 
roman  de  M.  Paul  André  vaut  surtout  par  les  paysages  dans  lesqnels 
l'écrivain  place  son  action.  Les  aspects  des  Ardennes  françaises  sont 
tout  à  fait  enchanteurs  et  séduisants  sous  la  plume  avertie  du  fécond 
auteur.  L'intimité  charmante  d'un  coin  provincial,  villageois,  nous 
apparait  captivante,  étudiée  avec  un  louable  souci  de  la  couleur  et  de 
la  physiologie.  Certes,  Delphine  Fousseret  n'est  point  un  roman  sans 
défauts  :  on  y  peut  déplorer,  à  certains  passages,  un  notable  relâche- 
ment du  style.  On  y  sent  des  lenteurs  fatiguantes,  d'inutiles  répétitions, 
le  souci  de  tirer  l'affaire  en  longueur,  de  dire  en  beaucoup  de  mots  des 
choses  qui  se  résumeraient  facilement  en  trois  lignes.  A  la  fois,  cela 
manque  un  peu  trop  de  travail  et  cela  sent  le  travail.  Mais  ce  sont  là 
des  défauts  que  l'on  pardonne  d'autant  plus  aisément  à  M.  Paul  André, 
qu'il  est  un  des  plus  actifs  producteurs  de  la  littérature  belge,  dont 
bien  des  représentants  se  complaisent  trop  volontiers  en  de  mornes 
contemplations  ombilicales.  Le  talent  très  aigu  de  M.  Paul  André  est 
de  ceux  qui  ne  doivent  rien  au  scandale  :  c'est  un  talent  honnête,  quel- 
quefois un  peu  gris,  quelquefois  un  peu  ennuyeux  ;  mais  sa  pensée,  fré- 
quemment a  de  la  profondeur  et  son  observation  ne  manque  point  de 
saveur.  Rarement  l'écrivain  se  préoccupe  de  la  psychologie  au  sens 
exact  du  mot;  il  aime  plutôt  —  et  c'est  toujours  intéressant  —  à  placer 
une  psychologie  dans  un  milieu  et  à  montrer  les  effets  causés  par  ce 
milieu  sur  l'âme  et  sur  l'esprit  des  personnages  qui  y  évoluent.  A  ce 
point  de  vue  Delphine  Fousseret  est  presque  un  roman  belge,  puisque 
son  action  se  passe  dans  le  Nord  des  Ardennes  françaises;  et  à  cause 
décela  les  caractères  y  sont  probablement  plus  atténués  que  ceux  obser- 
vés chez  nos  populations.  Us  y  sont  aussi  plus  ternes,  mais  en  même 
temps  estompés  d'une  sorte  de  distinction  subtile,  d'une  sorte  d'élé- 
gance choisie,  qui  sont  le  propre  de  la  race  française  et  que  forcément 
les  institutions  et  les  volontés  de  la  géographie  historique  doivent 
apporter  à  des  gens  qui  ethnographiquement  parlant  sont  pourtant  de 
la  même  race  que  nos  populations  wallonnes. 

.Mais  il  y  a  dans  le  roman  de  M.  Paul  André  une  chose  aussi,  qui, 
celle-ci  m'a  particulièrement  séduit  :  c'est  l'étude,  très  poussée,  très 
subtile,  très  patiente  d'un  caractère  de  femme,  Delphine  Fousseret 
elle-même,  qui  placée  à  l'avant-plan  ne  va  pas  d'ailleurs  quelquefois 
sans  atténuer  fâcheusement  les  signes  distinctifs  des  autres  caractères. 
Mais  le  titre  même  du  livre  indique  que  M.  Paul  André  a  voulu  mettre 
en  lumière  ce  caractère  seul.  Et  comme  il  est  admirablement  traité 
cela  suffit  à  me  faire  dire  que  Delphine  Fousseret,  roman  sans  tapa- 
geuses prétentions,  est  tout  de  même  un  fort  bon  livre. 

Pm  quelques  mots  voici  l'intrigue.  Suivez  moi  bien  :  c'est  simple,  à 
la  vérité,  mais  comme  toutes  ces  personnes  se  ressemblent  beaucoup 
entre  elles,  on  peut  en  arriver  à  confondre.  Un  petit  village,  Margut, 
non  loin  de  Sedan  :  là  vivent  deux  familles.  Les  Donjeux,  la  mère 
veuve,  une  fil>e,  Henriette,  un  fils,  Victor  :  ce  dernier  est  le  médecin 
du  village.  Puis  deux  demoiselles,  les  demoiselles  Fousseret,  Delphine, 
l'aînée,  qui  touche  à  la  quarantaine  et  qui  a  toujours  eu  un  caractère 


—  250  — 

plus  léger  que  celui  de  sa  sœur;  elle  est  plus  coquette,  plus  préoccupée 
de  sentimentalité  hébété,  plus  soucieuse  du  joli  que  de  l'utile.  Oi 
n'est  point  une  cascadeuse  :  tichtre!  non.  Mais  enfin  ce  n'est  pas  non 
plus  une  bigote,  ce  qui  est  déjà  fort  gentil.  Cécile 
se  préoccupe  que  des  questions  ménagères:  c'est  la  vierge  fortede 
l'histoire.  Bon.  Puis  un  autre  village,  tout  proche,  Yillers.  Un  certain 
major  retraité  a  deui  enfants  :  Henri  Chambois,  un  jeune  poète  qui 
vient  de  débuter  à  Paris  et  est  doué  d'un  caractère,  d'ailleurs  foi  : 
ventionnel,' avouons-le  tout  de  suite;  et  Jeanne  Chambois,  une  jeune 
personne  bien  gentille,  qui  joue  du  piano.  Puis,  enfin,  le  Lovelace  de 
l'histoire  :  Louis  Fousseret,  frère  des  demoiselles  Fousseret,  pharma- 
cien à  Dinant.  Vous  voyez  d'ici  que  ce  Don  Juan  du  jujube  n'est  point 
méchant.  Il  y  a  des  moments  où  il  ressemble  un  peu  au  Charles  Bovary 
de  Flaubert:  il  sera  cocu,  soyez  en  sûrs.  Enfin,  vous  savez,  dans  la 
pharmacie,  ce  n'est  pas  si  grave  que  çà  en  a  l'air  :  une  petite  décoction 
d'aloès  à  avaler.  Vous  pensez  bien  qu'à  un  moment  donné  Louis  a  le 
typhus  et  que...  Mais  pardon  !  Avez  vous  bien  retenu  les  généalogies 
des  familles  que  je  viens  d'avoir  l'honneur  de  vous  présenter  r  Oui? 
Bon.  Delphine  Fousseret  devient  amoureuse  du  jeune  docteur  Victor. 
Victor  devint  amoureux  de  Jeanne  Chambois  qui  l'aime  aussi.  D'autre 
part,  Henriette  Donjeux  aime  le  jeune  poète  Henri  Chambois,  mais 
bientôt  elle  préfère  Louis  Fousseret,  parce  que  Henri  est  un  sale 
garçon  qui.  à  Paris,  a  des  duels  pour  des  cocottes,  le  vilain!  D  ailleurs. 
Henri  et  Henriette,  j'avais  prévu  tout  de  suite  que  cela  ne  «  bicherait  » 
pas.  Il  y  a  encore  Cécile:  mais  Cécile  n'aime  personne.  Ah!  m  elle 
aime  Bouboule,  le  vieux  caniche.  Mlle  lui  fiche  bien quelquefoi 
coups  de  pied  au  derrière, quand  Bouboule  vient  roder  dans  la  cuisine 
où  elle  élabore  des  menus  sensationnels  :  maison  sent  qu'elle  l'aime 

tout  de  même.  Alors  Victor  épouse  Jeanne  et  Louis  épouse  Hem 
Et  au  fond,  en  v  réfléchissant,  Victor  ne  sera  peu: 

la  grâce  que  je  lui  souhaite.   Ht   prospérité  dans  son   commerce.  Tout 
cela,  le  voyez  vous,    n'est    pas   bien   méchant.  Ce  serait  même  un  peu 
puéril  si  le  caractère  de  Delphine  Fousseret  ne  venait  donner  à 
intrigue  douceâtre  un  puissant  intérêt.  11  est  très  beau  ce 
intelligemment  dessiné,  approfondi  avec  un  tact  dont  il  faut  savoir  gré 

.    M    Paul  André. 

Les  sœurs  Fousserel  qui,  Agées  de  vingl  ans.  perdirent  leui 

:!  des  lors  comme  deux    mamans  pour  leur  i 
Louis.  En  ces  âmes  simples  et  franches  la  pensée  de  l'amour  ne  s'intro- 
duisit jamais,  tant  que  les  deux  SOSUrs  curent  à  se  préoccuper  de  l'édu- 
cation de  leur  frère.  Mais  celui-ci  livre  à  lui  même.  Delphim 

mdonnèrenl  fatalement  à  leurs  penchants  respectil  soigna 

le  ménage;  Delphine  lut  les  livres  déprimants  de  M.  «  »hnet: 

etelle  voulut  se  lancer  dans  les  «  Batailles  di     i\ 

abandonna*  sans  l'en  douter  d'abord,  à  la  capiteuse  atmosphère 
delajeuni  d  d'un  homme.  Elli  aller  à  la  douce  lan- 

gueur de  se  croire  aimée,  sans  voir  U-  ridicule  touchant  d'une  pareille 
aventure.  Ses  espoi  ntes,  sa  folie,  -  .  tous 

sentiments   complexes  et  douloureux  sont  étudies  par   M.   Paul 


—  25i  — 

André  avec  une  sagacité  de  bon  goût  qui  fait  honneur  au  loyal  talent 
de  l'écrivain.  Point  de  grande  éloquence  fâcheuse  dans  l'exposé  sincère 
d'un  état  d'âme;  point  de  véhémence  déplacée  dans  la  narration  de 
cette  banale  mais  toujours  si  douloureuse  aventure.  Et  cela  c'est  la  vie 
amère  de  ceux  qui  virent  tout  à  coup  la  vie  à  travers  le  prisme  d'une 
illusion.  Pas  un  moment  Delphine  Fousseret  ne  ment  à  son  caractère  : 
il  suit  sa  ligne  avec  une  rigidité  mathématique,  il  ne  s'en  écarte  jamais. 
Je  le  dis  :  il  est  ennuyeux  que  ce  caractère  ait  mis  les  autres  dans  une 
demi-teinte  uniforme.  Cécile  Fousseret  et  Mme  Donjeux  ont  un  carac- 
tère identique;  Victor  et  Louis  sont  le  même  personnage;  Jeanne  et 
Henriette  sont  la  même  jeune  fille.  Il  y  a  bien  le  caractère  de  Henri 
Chambois;  mais  celui-là,  je  l'ai  dit,  est  raté.  Et  toutes  ces  personnes 
ont  l'air  de  se  copier,  pour  plus  de  facilité.  Mais  qu'un  écrivain  ait 
imaginé  de  décrire  l'état  d'âme  d'une  Delphine,  c'est  très  méritoire  ; 
qu'il  soit  arrivé  à  son  but,  cela  prouve  que  cet  écrivain  a  beaucoup  de 
talent.  Et  M.  Paul  André  a  beaucoup  de  talent. 

Les  petits  à  côté  du  livre  sont  séduisants  :  il  y  a  une  description  de 
vente  publique,  dans  un  village,  qui  est  tout  à  fait  savoureuse  et  origi- 
nale. Il  y  a  la  narration  d'un  dîner,  chez  les  Donjeux  —  avez-vous 
remarqué  qu'on  mange  énormément  dans  les  romans  d'auteurs 
belges?  —  qui  est  une  bien  jolie  chose. 

En  résumé  J'ai  trouvé  que,  à  part  le  caractère  de  Delphine  Fousseret, 
M.  Paul  \ndré  avait  un  peu  traité  son  roman,  en  se  moquant  douce- 
ment de  soi-même  :  il  a  poussé  même  l'ironie  jusqu'à  faire  quelques 
fautes  de  français  assez  réjouissantes  :  il  y  a  un  certain  nombre  de  «  voire 
même  »  qui  m'ont  attendri.  D'ailleurs,  Paul  André  est  un  ironiste  : 
entendez-le  causer.  C'est  un  des  plus  délicieux  causeurs  qui  se  puisse 
imaginer.  Et  un  roman  ironique  de  lui  serait,  je  crois,  tout  à  fait  capti- 
vant même  sans  fautes  de  français... 

Il  convient  de  dire  un  mot  de  la  charmante  édition  de  Delphine 
Fousseret  :  l'habile  Fernand  Larcier  devient  peu  à  peu  un  des  meilleurs 
éditeurs  de  Belgique. 

La  Maîtresse  américaine,  par  M.  Eugène  Montfort  (Bruges, 
Arthur  Herbert,  éditeur).  —  Le  subtil  directeur  des  Marges  est  un 
délicieux  écrivain  et  La  Maîtresse  américaine  est  un  bien  joli  et  bien 
ingénieux  petit  roman.  Tout  petit,  si  petit  que  vraiment  le  mot  roman 
est  un  peu  écrasant  pour  cette  nouvelle  à  peine  longue.  Mais  elle  est  si 
gentiment,  si  habilement,  si  profondément  aussi,  traitée,  que  c'est  un 
vrai  délice  que  de  la  lire.  Vous  supposez  bien  qu'il  n'y  a  point  là  une 
intrigue  très  compliquée,  n'est-ce  pas?  En  effet,  nous  ne  voyons 
évoluer  que  deux  personnages  —  il  en  a  bien  un  troisième,  mais  c'est 
un  cercleux  qui  est  là  seulement  pour...  apporter  les  lettres.  Tout  de 
môme  il  vaut  mieux  que  l'intrigue  soit  simple,  car  les  deux  jeunes  gens 
que  nous  présente  M.  Eugène  Montfort  sont  rudement  compliqués.  Il 
s'établit  entre  eux  la  lutte  ordinaire  entre  deux  êtres  qui  s'aiment, 
et  dont  l'un  voudrait  bien  savoir  et  l'autre  ne  rien  dire.  Nelly  a  été 
rencontrée  par  Jacques,  un  jour,  au  hasard  d'une  partie  de  patinage. 
Ils  s'aiment,  se  le  disent  et...  se  le  prouvent,  si  j'ose  dire.  Mais  voilà  : 


—  252  — 

Jacques  est  un  délicat,  un  sentiments]  :  il  veut  à  tout  prix  connaître 

la  vie  de  celte  jeune  fille  qui  s'est  fait  passer  pour  une   A 

ayant  eu  le  malheur  d  r  séduire  par  un  misérabl  rtains 

rtaines  paroles  de  Nelly  surprennent  et 
Nelly  ne  veut  rien  lui  dire  de  sa  vie  privée  :  elle  vit  vaguement 
une  vieille  tante,  c'est  tout.  Oh!  en  mérité,  à  certains  moments,  il  croit 
à  tout  ce  qu'elle  :  elle  parle   si  gentiment  anglais.  D'autant 

plus  gentiment  d'ailleurs,  que  lui  n'en  comprend  pas  un  m« 
dant  peu  à  peu  la  vérité  se  découvre  :  Nelly  est  une  hystérie 
pas  Américaine  du  tout;  l'auteur  laisse  deviner  qu'elle  est  simplement 
une  Française  entretenue  par  un  vieux  monsieur  riche  . :,  à  la 

vérité,  aurait  pu  arriver  tout  aussi  bien  à  une  Américaine.  Ce  qu'il  y  a 
d'amusant  et  de  délicieusement  ironique  dans  ce  petit  roman  c'< 
scrupule  de  l'amant  qui  s'imagine  être  mêlé  à  une  aventure  tragique 
ou  au  moins  très  romantique  et  qui  se  laisse  tout  simplement  h 
par  une  malade.  Or,  il  lui  arrive  de  croire  que  ce  qu'il  ne  comprend 
pas  dans  Nelly  provient  de  l'éducation  américaine  de  cett< 
C'est  amusant,   parce  que  cela  nous  montre   ironiquement  le  carac- 
tère en   quelque  sorte   craintif   de   notre  race,   notre    impossibilité 
de  jamais  comprendre  la  femme  et  notre  erreur  de  chercher  à  com- 
prendre   un    être    qui  ne   se    comprend  pas    soi-même     I 
Saxons,  par  exemple,  ne  sont  pas  ainsi  :    ils  ne  cherchent  à  rien 
prendre  du  tout.  Le  cœur  de  leur  femme  est  pour  eux  un  mur  derrière 
lequel  il  ne  se  passe   rien.  Aussi    bien  d'ailleurs    les   Angle  Saxonnes 
sont-elles  moins  compliquées. 

Le  caractère  de  \Y1!\  est  bien  joliment   tracé,  lui  aussi.  L'ima 
tion  romanesque  de  cette  malade  lui  inspire  une  passion  qui  pi< 
d'une  sorte  de  transposition  dans  sa  prop  îrieu- 

sement  observé.  El  puis  cet  aimable  roman  est  écrit  dans  uni 
langue,  parfois  bien  un  peu  maniérée,  mais  d'une  élégance  toujou 

parfaite,  ("est  presque  \vinp  siècle,  ma  foi. 

F.-Chaj 

Accusé  de  réception  :  V Hallali,  par  Camille  Lemonn 
Me  Effort,  i>ai-  Léon  Wauthy. 


LES   POÈMES 

A  propos  de  quelques  préfaces.  la  critique  ont 

voulu  que  simultanément  mé  parvienne  ps  derniers 

volumes  de  poèmes  longuement  préfacés  par  leurs  auteurs. 

aération  nouvelle,  tard  vem^  de  l'école  poétique  syml 

miner  ici  leurs 

seuil  de  leurs  OSUVn  le  lire  leurs  poemes.  nous  permet: 

ger  brièvement  les  conclusions  qui  ap] 

que    la   période  de   lutte-   s. ut    tenr. 

temps  à  venir   reconnaîtront    sans  aucun  doute  trois  gran 
[lies  au  v  'h-  romantique,  l'école  pâma; 

l'école  symboliste.    Tout  t   eu  leur  raison  d'être. 


—    2 


M 


poésie  de  l'heure  actuelle  n'est  qu'un  résumé,  parfois  étrange  et  sou- 
vent admirable,  de  ces  tendances  contradictoires.  Les  jeunes  poètes 
que  voici  se  réclament  hautement  des  poètes  qui  les  précédèrent  direc- 
tement, dont  quelques-uns  sont  morts  :  Samain,  Mallarmé,  Laforgue, 
d'autres  vivants  encore  et  grands  d'une  gloire  que  l'avenir  appréciera  : 
Régnier,  Verhaeren,  Griffin.  Mais  il  est  juste  de  reconnaître  qu'une 
gloire  plus  ancienne,  et  que  le  temps  ne  fait  que  grandir,  se  joint  à 
celles-là  dans  l'admiration  des  jeunes  hommes  d'aujourd'hui  :  c'est 
celle  du  grand  Alfred  de  Vigny.  Sur  celui-là  seulement  tous  sont 
d'accord.  Il  y  a  quelque  ironie  dont  on  ne  peut  se  défendre  à  constater 
que  sur  les  autres  grands  poètes  passés,  les  poètes  d'aujourd'hui  ne 
sont  point  d'un  avis  unanime  :  alors  que  Maurice  de  Noisay  (*)  pro- 
clame hautement  que  Racine  est  un  poète  incomparable,  un  des  miroirs 
de  l'âme  française,  au  contraire  Pierre  Chaine  (°°)  déclare  non  sans 
quelque  dédain  que  chez  l'auteur  de  Bérénice,  il  y  a  de  tout  sauf  de  la 
poésie.  La  contradiction,  évidente  et  paradoxale  en  d'autres  points 
encore,  tend  seulement  à  prouver  que  les  admirations  sont  encore  mal 
définies  et  qu'il  y  aurait  lieu  de  ne  point  attacher  trop  d'importance  à 
leurs  affirmations.  L'heure  est  pourtant  venue,  semble-t-il,  où  les 
poètes  se  sont  mis  d'accord  sur  ce  qu'il  faut  conserver  des  acquisitions, 
des  théories,  des  outrances  de  l'école  symboliste.  Et  voici  me  paraît-il 
à  quoi  l'on  s'est  arrêté  :  libérer  la  poésie  de  préoccupations  philoso- 
phiques trop  didactiques  ou  trop  étroites,  y  mettre  le  plus  d'huma- 
nité possible,  surtout  le  plus  de  sentiment  à  l'exclusion  de  trop  de 
raison  :  «  La  poésie,  conclut  Pierre  Chaine,  n'existe  que  par  le  senti- 
ment. »  Ajoutez  à  ceci  le  besoin  d'une  idée,  pour  peu  que  celle-ci  ne  soit 
point  incompatible  avec  l'élan  lyrique  que  réclame  le  sentiment.  Cette 
théorie  est  d'ailleurs  très  vague  et  ne  prouve  rien.  Les  thèmes  poé- 
tiques sont  les  mêmes  de  toute  éternité  et  les  poètes  de  l'école  nou- 
velle ne  gardent  aucun  droit  à  écarter  du  domaine  de  la  poésie  tel  ou 
tel  sujet  au  détriment  de  tel  autre.  Si  les  symbolistes  furent  surtout 
les  poètes  de  l'âme  humaine,  plutôt  que  ceux  de  leur  âme,  à  l'égal 
des  Romantiques,  les  poètes  plus  jeuDes  ne  s'aperçoivent  pas  que  les 
thèmes  qu'ils  choisissent  sont  d'une  métaphysique  tout  aussi  creuse, 
tout  aussi  vainement  humanitaire,  sont  aussi  boursoufflée  que  celle 
dont  ils  raillent  la  présence  chez  les  Parnassiens  et  les  Romantiques. 
La  philosophie  métaphysique  et  la  poésie  sont  deux  extrêmes  qui  ne  se 
touchent  pas.  Je  l'ai  déjà  maintes  fois  affirmé  et  la  lecture  laborieuse 
de  récents  recueils  d'une  suffisance  quelque  peu  exagérée  m'a  assuré 
dans  cette  idée.  Le  dédain  de  la  foule,  le  mépris  pour  les  avis  contra- 
dictoires que  peuvent  leur  opposer  la  critique,  le  fétichisme  de  leurs 
œuvres  et  de  leurs  théories,  le  dogmatisme  de  leurs  déclarations 
empêche  des  poètes  comme  René  Arcos  et  Georges  Duhamel  (*°°)  de 


(*)  Maurice  de  Noisay  :  L  Ame  en  Route,  poème  (Paris,  Henri  Jouve,  éditeur).  Voyez 
préface,  passim. 

(**;  Pierre  Chaîne  :  Poèmes  (Paris,  E.  Sansot,  éditeur). 

(***)  René  Arcos  :  La.  Tragédie  des  Espaces.  —  Georges  Duhamel  :  Des  Légendes,  Des 
Batailles  (Les  2  volumes  à  Paris,  aux  éditions  de  «  l'Abbaye  »,  groupe  fraternel  d'artistes). 


—  254  — 

juger  nettement  les  choses  et  de  faire  preuve  d'une  impartialité  suffi- 
sante et  nécessaire  à  tout  artiste. 

Au  point  de  vue  linguistique,  les  poètes  nouveaux  semblent 
s'accorder  mieux  ;  départageant  dans  les  écarts  de  langage  des  sym- 
bolistes ce  qui  apparaît  outré,  ils  ramènent  la  langue  au  plus  de 
souplesse  et  de  lluidité  possible  L'image  nécessaire  au  symbole  et  à 
l'allégorie  les  préoccupe  surtout.  Ils  la  renouvellent,  et  pour  le  faire, 
Maurice  de  Noisay  semble  avoir  trouvé  la  formule  la  plus  adéquate 
à  définir  le  procédé  actuel  :  «  Démonter  les  clichés,  rendre  à  chaque 
élément  toute  sa  force,  puis  assembler  selon  soi-même.  >  Par  là,  le 
langage  poétique  a  acquis  une  richesse,  une  ampleur  et  une  clarté 
qu'il  n'a  jamais  connu  et  qui  rend  l'expression  des  sentiments  et 
des  aspects  sans  cesse  diverse  et  chaque  fois  plus  frappante. 

Reste  un  dernier  point  :  la  prosodie,  sur  lequel  les  résultats  obtenus 
sont  surtout  apparents.  Le  vers  libre  n'est  plus,  avec  ses  exagérations, 
son  manque  de  forme  et  de  rythme,  sa  dislocation  et  disons  le  mot  — 
son  manque  absolu  d'esthétique.  Entre  la  sévérité  de  la  prosodie  par- 
nassienne et  le  débraillé  du  vers  symboliste,  on  me  paraît  s'être  ai 
un  moyen  terme.  Reprenant  le  vers  disloqué  par  Hugo,  on  l'a  libéré 
encore  de  l'alternance  des  rimes  féminines  et  masculines  et  de  la  loi 
des  pluriels  et  des  singuliers  La  rime  n'est  pas  nécessairement  riche  : 
elle  peut  n'être  que  suffisante  et  parfois  même  arriver  à  l'assonance. 
La  loi  de  Ye  muet  dans  le  corps  du  vers  autorise  à  ne  plus  le  compter 
dans  le  cas  de  sa  prononciation  nulle.  Rref  le  vers  est  devenu  e 
tiellement  un  vers  parlé,  non  plus  un  vers  écrit. 

Telles  sont  les  conclusions  qu'il  faut  tirer  de  la  lecture  d< 
faces  en  les  rapprochant  de  manifestes  récemment   publies  tels 
ceux  de  Tancrède  de  Visan  ou  de  Robert  de  Sou/.a.   Voilà  où  noi 
sommes.  Voilà  la  théorie  moyenne.  Point  ne  faut  déclarer  pourtant 
qu'il  n'y  a  plus  d'exceptions.  Nombre  de  poèl  ent  enooi 

théories:  ce  sont  les  très  jeunes,  qui  font  du  zélé  :  les  ex 
s'assagiront,  ou  les  ratés,  qui  prennent  le  bizarre  et  l'étrange  pour  le 
signe  inéluctable  de  la  beauté.  D'autres  poètes  n'admettent  point 
théories  dans  toutes  leurs  affirmations  :  ils  se  rattachent  encon 
vieille  tradition   française  dont    ils  craignent    de    voir   : 

s'écarter:  au   nom  de  la  langue  e1  de  la  poésie  française,  ils  redoutent 
de  voir  ces  réformi  tte  tradition. 

laquelle  nul  art  n'est  possible  dans  l'histoire  d'une  race.  11  appartient 
à  chacun  de  conclure  selon  son  tempérament.  Pour  nous,  d 

théories  nous  allons  chercher  à  déduire  la  valeur  de  quelques 
'ivres  qui  en  sont  la  mise  en  pratique. 
Maurice  de  N  mtestablement  l'un  des  meilleurs  parmi 

qui  se  montrent    Son   .\>uc  oi  RouU*   fait  un  beau   Vi 

au  pays  de  l'Amour,  de  la  'i^n  une  phrase 

que  Noisay  emprunte  à  son  maître,  Mai;: 

qu'elli  ierà  d'être  celle  qui  n'est  tque 

le   monde  est  grand  et  «   qu'à   chaque  homme  appartient   un  autre 


(•)  Maurice  Barrés  :  Le  Jardin  de  De 


—  255  — 

monde  »  comme  l'a  dit  Nietzsche.  Il  n'importe.  Cette  âme  perpétuelle- 
ment anxieuse  de  découvrir  une  vérité  nouvelle,  à  défaut  d'une  certi- 
tude absolue,  est  celle  qu'un  profond  poète,  qu'il  faut  admirer. 

Pierre  Chaine  est  sans  doute  beaucoup  plus  jeune,  en  tout  cas  moins 
expert  et  moins  personnel.  Son  volume  de  Poèmes  dénote  un  poète 
calme  et  sage.  On  sent  en  lui  les  influences  diverses  et  nécessaires  à 
tout  écrivain  qui  se  cherche  Mais  on  peut  prévoir  dans  le  souci  de 
l'écriture  de  ses  vers,  dans  l'écho  de  ses  pensées  et  de  ses  sentiments 
un  poète  charmant  et  d'une  âme  tendre. 

Mais  d'autres  volumes,  qui  ne  portent  point  de  préfaces,  prouvent 
de  similaires  théories  et  de  semblables  préoccupations  chez  leurs 
auteurs.  Il  nous  paraît  donc  utile  de  les  rapprocher  de  ceux-ci  et 
d'examiner  avec  quelque  soin  les  volumes  de  Georges  et  Cécile  Périn, 
d'Albert  Erlande,  de  Valmy  Baisse  et  de  Max  Daireaux. 


Les  Hommages  divins,  par  Albert  Erlande  (E.  Sansot,  édit. 
Paris.) —  Celui-ci  est  une  manière  de  classique,  un  classique  de  la 
Pléiade,  à  la  façon  de  Jean  Moréas.  En  matière  de  sentiment,  c'est  un 
pessimiste  et  un  renfermé  : 

Souris  et  crois  en  toi,  mais,  surtout,  reste  seul. 
Sois  un  prince  exilé  qui  n'a  que  sa  couronne, 
Son  glaive  et  son  li?iceul 

C'est  d'ailleurs  un  sincère  poète,  dont  l'âme  est  noble.  Il  s'exhalte 
encore  pour  sa  «  maîtresse  et  son  art  »  et  ne  se  croit  point  déshonoré 
pour  avoir  d'une  pleine  voix  entonné  «  un  chant  royal  en  l'honneur  de 
la  Rose  »  et  un  autre  «  en  l'honneur  d'Adonis  ».  Je  le  répète  :  Les 
Hommages  divins  m'ont  fait  penser  à  Ronsard.  Même  souci  de  chanter 
l'amour  en  des  strophes  lyriques  et  précieuses,  même  clarté  d'images. 
Peut-être  serait-il  opportun  de  regretter  en  ces  poèmes  délicats  une 
trop  constante  brièveté,  un  certain  manque  de  souffle,  je  dirais  une 
vue  trop  courte  des  sentiments  et  des  images.  Pourquoi  ces  poèmes  de 
quatre,  cinq,  huit  vers  qui  contiennent  le  beau  début  d'un  poème  plus 
ample  et  renferment  une  pensée  émue  ?  Il  aurait  fallu  les  développer. 
Et  ce  reproche  me  paraît  en  lui  renfermer  presqu'un  éloge  puisqu'il 
est  un  regret.  C'est  dire  le  charme  de  cette  poésie  fluide,  toute  vibrante 
de  l'émotion  d'uu  cœur  plein  d'amour  pour  la  femme,  qui  inspire  toute 
poésie,  et  plein  de  reconnaissance  pour  la  beauté  des  choses,  qui 
inspire  toutes  pensées  sereines! 

La  Lisière  blonde,  par  Georges  Périn  (E.  Sansot,  édit.  Paris. l'- 
Un art  très  subtil  de  la  nuance  ;  trop  de  nuances  même  et  pas  assez  de 
couleur  en  certains  endroits.  Les  sentiments  et  les  teintes  sont  raf- 
finés, trop  recherchés,  trop  fondus.  La  vie  est  pour  lui  comme  une 
grande  forêt  à  la  lisière  blonde  de  laquelle  il  est  arrêté  et  dont  il 
cherche  à  deviner,  en  perçant  le  mystère  du  sous-bois  et  des  ramures, 
les  milles  frémissements  agités. 


-   25*   - 

Pour  qui  —  kûi  rrs%  si  courts  — 

Sait  voir  les  beaux  destins  du  monde. 
Chaque  minute  de  nos  i 
Est  CQtmiU  une  lisière  blonde. 

Ce  qu'il  y  a  dans  ce  livre  de  très  personnel,  c'est  la  recherefa 
thèmes  nouveaux  d'inspiration. On  y  sent  un  souci  constant  de  décou- 
vrir une   poésie  neuve  dans  la  quotidienne  succession  de  nos 
ments  et  de  nos  pensées,  dans  les  rencontres  fortuites  de  nu- 
dans  les  aspects  très  modernes  de  la  vie.  Il  en  faut  louer  sincèn 
le  poète. 

Vivre!  par  Cécile  Périn  (Edit.  de  la  Revue  Littéraire  de  / 
Champagne,  Reims).  —  Ce  n'est  pas  aux  lecteurs  du  Thyr.-e  qu'il  faut 
dire  le  talent  ardent  et  spontané  de  Cécile  Périn.  Us  ont  eu  maintes 
lois  l'occasion  de  le  connaître  et  de  l'apprécier.  Ils  savent  combien  il 
est  divers  et  animé.  C'est  un  talent  tour  à  tour  souple  et  fort,  lyrique 
avec  puissance  et  délicat  avec  émotion.  Il  a  d  -  >ucis  d'inspira 

tion  et  de  pensée  : 

«  .Vous  rhan  ferons  la  Vu  adorable  et  cruelle, 
La  jeune  Vie  aux  yeux  brûlants,  a;: 
Oui  mit  tous  nos  désirs  p.\  plus  relie, 

Comme  un  tremblant  collier  d*  on  cou.  » 

Et  ce  désir  de  chanter  toute  la  vie  diverse,  n'a  point  trahi  ( 
Périn.  Bile  a  célébré  la  Vie  en  Fleur,  les  parfums,  le  feu.  le  verger,  la 
source.  les  mots;  elle  a  dit  la  Rose  Ardente  et  dans  cette  partie  du 
recueil    il  faut    hautement  admirer  des  poèmes    comme  Nuptx 
L' Etreinte }  dans  lesquels   il  y  a  une  telle  force  de  vie,  une  volu] 
puissante  et  à  la  luis  si  saine  et  si  liante  que  le  cœur  <■■  mu  et 

soulei  it  là  dès  cris  de  passion   comme  seuls  en  savent 

sentir,  pour  les  chanter,  les  très  vrais  ;  nie  se  lait  calme  et 

pudique  dans  les  délicieuses  Petites  Chansons  pour  mon  ami,  si  pleines 

de  toute  la  poésie  chaude,  tendre  et  enlaçante  de  l'amour  heun 
fort.  Dans  les  Claires  Souvenan  se  toute  la  jeunesse  lumineuse 

et  attendrie  de  celle    à  qui  la  mère  a  souri    dans  la  maison  des  vieux 

parenl  mpressions  de  p  ux  jeunes 

années  parmi  la  Champagne  qui  lm  e^t  chère.  Cécile  Périn  con 
une  série  de  :  la  gloire  des  jardins  dont  < 

l'amour  et  dont  elle  sait  rendre  la  p  >ésie  tour  à  tour  douce  ou  trisl 

i  de  clairs  printemj  tit  la  vie  adorable,  elle  a 

aussi    voulu    chanter  la    vie  cruelle   qui    fait    pleurer  :  elle  connaît    la 

volupté  des  larmes.  N'ayant  put  eiter  aucun  èmes,  faute  de 

.  l'en  ai  le  regret  —  mais  j'ai  dit  ma   réelle  et   sincère   admiration 
pour  ce  livre  et   pour  ce  ] 

La  Vie   Enchantée,    par  .1.  VàLMY-BaISSEi   (E.    SansOt,    éditeur. 
»  —  J'ai  signalé  maintes  rois  dans  ces  mensuelles  chroniqu 

tendai  delà  génération  nouvelle  à  chanter  la  vie  selon 


-  257  — 

tous  ses  aspects.  Ils  ont  tous  quitté  la  tour  d'ivoire  romantique,  où 
ceux  de  1830  se  complaisaient  dans  l'analyse  de  leur  «  moi  »,  et  dédai- 
gneux de  l'unique  souci  de  l'art  pour  l'art  qui  préoccupa  les  Parnas- 
siens, ils  ont  élu  le  désir  et  le  besoin  de  l'art  pour  la  vie.  Ne  commen- 
tons point,  constatons.  Valmy-Raisse  est  un  poète  jeune  :  la  vie  lui 
apparaît  enchantée.  Il  faut  se  réjouir  de  l'épanouissement  ébloui  et 
optimiste  de  cette  âme  Elle  a  donné  des  chants  pleins  de  fougue  et 
d'émotion  sincères.  Les  thèmes  d'inspiration  sont  éternellement  les 
mêmes  :  recherche  de  la  poésie  qui  est  enfermée  dans  la  vie  quoti- 
dienne, poèmes  d'amour,  retour  vers  la  première  enfance,  espoirs, 
regrets  et  désirs.  Ces  poèmes  sont  amples;  il  y  circule  une  libre  vie, 
un  noble  souci  d'aspirations  supérieures,  un  large  souffle.  Des  poèmes 
comme  Retour,  et  Père!  sont  d'un  sentiment  profond  et  plein  d'une 
réelle  beauté  Ce  sont  des  vers  de  poète  :  cela  est  plus  rare  qu'on  ne 
pense!  Xous  sommes  placés  pour  en  connaître  tant  ! 

Les  Pénitents  Noirs,  par  Max  Datreaux.  (E.  Sansot,  éditeur, 
Paris.)  —  Une  âme  encore  qui  se  confesse  :  espoirs,  désirs,  douleurs 
qui  brûlent,  brasier  ardent,  pour  entretenir  le  feu  d'une  chimère  !  Et 
c'est  toujours  un  peu  la  même  chose.  Rien  ne  distingue  ceux-ci  de 
tant  d'autres  Des  vers  très  sages,  des  pensées  très  sages,  un  poète  très 
sage...  trop  sage  pour  ne  pas  être  un  peu  monotone. 

Le  Regard  d'Ambre,  par  Henri  Strentz.  (E  Sansot,  éditeur, 
Paris.)  —  Je  ne  comprends  pas  le  titre  de  ce  livre  et  assez  peu  les 
poèmes  La  pensée  en  est  confuse,  chaotique,  souvent  absente.  Le  vers 
coule,  coule  désespérément  quelconque,  sans  nerfs,  sans  force,  sans 
vie.  Que  de  versification  faible  et  inutile  pour  ne  rien  dire  ! 

Mémento.  —  Elie  Marcuse  a  publié  chez  l'éditeur  Larder  une 
agréable  plaquette,  sous  le  titre  l'Obole  des  Heures,  et  qui  contient  une 
vingtaine  de  poèmes  fort  jolis.  —  A  l'Edition  Artistique,  qui  fait  de 
moins  en  moins  de  progrès  dans  la  déplorable  et  fort  peu  artistique 
façon  de  présenter  ses  livres,  Maria  Sirtaine  publie  un  recueil  intitulé 
les  Heures  Ardentes.  Beaucoup  de  vers,  beaucoup  trop  de  vers  :  «  Mon 
âme  est  grise  et  monotone...  ».  Elle  est  comme  les  vers  du  recueil.  — 
Edouard  Daànson,  dont  on  connait  une  détestable  Frédègonde,  tra- 
gédie shakespearienne  (!?)  y  ajoute  un  volume  de  Poèmes  vivants  qui 
ne  sont  ni  l'un  ni  l'autre. 


Accusé  de  réception.  —  A  ma  prochaine  chronique:  Les  Flûtes 
Vai7ics,  par  Louis  Thomas;  Fleurs  Morvandelles,  par  Théodore 
Maurer  ;  Le  Jet  d'Eau,  par  Jean  Mon  val;  Poèmes  à  Sylvie,  par  Emile 
Henriot;  Les  Roses  blanches,  par  Jules  Delacre  ;  Les  Priapèes,  par 
Léo  More. 

Henri  Liebrecht. 


-    25S    - 

LES  THÉÂTRES 
Théâtre  de  la  Monnaie. 

Madame  Chrysanthème  (°) 

I  >  «jolie*  femmes,  à  l'entr'acte,  désirèrent  des  boissons  rafraîchis- 
santes et  émirent  leurs  appréciations  sur  l'opéra  nouveau.  Leui 
était  intense,  mais  leur  langage  témoignait  d'un  esprit  bref  et  restreint. 

Je  souris  doucement  et  je  regardai  avec  intérêt  la  gorge  s\  mpathique- 
ment  modelée  d'une  demi-mondaine  souhaitable.  Le  bon  critique  Eric 
Soleure  vint  vers  moi,  la  main  tendue.  Il  avait  un  air  goguenard  et 
demanda  de  la  bière.  Il  dit  : 

—  Anicet,  mon  ami,  vous  oubliez  singulièrement  le  grand  art.  pour 
l'instant  :  la  plastique,  d'ailleurs  confortable,  de  cette  dame  trop  cou- 
verte île  pierreries,  ce  qui  indique  ses  habituelles  fonctions  dans  le 
cours  d'une  vie  horizontale,  semble  vous  émouvoir  plus  que  les  gra- 
cieuses harmonies  C'est  de  votre  âge,  je  le  sais  ;  mais  dites  moi  votre 
pensée  sur  l'opéra  dont  nous  venons  d'entendre  les  trois  premiers 
actes. 

Comme  Eric  Soleure  parlait  un  peu  haut,  la  dame  entendit  ses  paroles 
et  confia  doucement  à  sa  voisine  : 

—  En  voilà  un  vieux  saligaud  ! 

Puis  elle  me  sourit,  but  de  l'orangeade,  croqua  trois  pralines  qu'elle 
retira  d'une  bonbonnière  Louis  XV,  salua  des  doigts  un  joli  sous-lieu- 
tenant du  ior  guides.se  leva  et,  laissant  derrière  elle  une  odeur  aimable 
de  verveine,  sortit  du  loyer.  Je  la  vis  de  loin  discuter  dans  le  couloir 
avec  un  vieux  monsieur  décore  qu'elle  semblait  traiter  <;;ns  aménité. 

—  Ce  doit  être  son  amant,  dit  Eric  Soleure    Dieu!  que  cette  I 

est  chaude.  11  est  vrai  que  la  salle  est  plutôt  froide.  11  n'en  faudrait  pas 
plus  pour  me  donner  une  bronchite. 

II  rit,  et  rajusta  sur  son  nez  malin   ses  lunettes  à  monture  d'écaillé. 

—  Mon  cher  maître,  je  trouve  que  ce  petit  opéra-comique  est  I 

fait  délicieux.  La  musique  de  Messager,  rarement  bien  profond 
toujours  élégante  et  captivante  [1  y  a  dans  cette  pièce  une  . 
chestration  tout  simplement  exquise,  lu  les  harmonies,  un  peu  fa 

■  mviens,  mais  parfaitement  adaptées  à  un  Librettoa  Heur  de  peau, 
me  procurent  des  sensations  fort  agréables. 

—  Il  v  a  aussi,  mon  cher  petit,  que    le   public   bruxellois   est   d'une 

incompréhension  vertigineuse.  La  majorité  des  personnes  qui  forment 
le  public  de  premières  est  frétillante  d'idi<  s  de  la 

nt  dû,  pour  monter  t'opéra-comique  de  M.  "  taire 

un  effort  considérable,  il  y  a  d  d'un  goût  exquis  : 

toyant,  Lumine  de... 


(*)  M  Micdie  lyrique  en  quatre  actes,  un  prologue  et  un  épilogue 
d'après  Pierre  Loti,  poéflM  Hartmann  et  André*   Alexandre,  musique  de  André 

Messager.  (Représentée  pour  la  pranià  jrricpM 

(.Renaissance),  à  Fat 


—  259  — 

—  Pardonnez-moi,  mon  cher  maître;  mais  il  me  semble  que  le 
Japon  n'est  point  tout  à  fait  cela. 

—  Oui  vous  dit  le  contraire?  C'est  un  Japon  de  rêve,  un  Japon  de 
poète,  le  Japon  de  Pierre  Loti,  séduisant  autant  que  faux.  C'est  un 
Japon  d'opéra-comique,  nous  sommes  d'accord.  Mais  n'imaginez-vous 
pas  qu'il  est  bien  plus  amusant  ainsi  ?  Seulement,  voilà  :  le  public 
n'imagine  point  que  l'on  puisse  jouer  à  la  Monnaie  des  œuvres  un  peu 
comiques.  Il  croit  qu'on  se  fiche  de  lui,  ce  bon  public.  A  aucun  prix  il 
ne  veut  avoir  l'air  de  «  marcher  ».  On  ne  la  fait  pas,  à  ce  malin  public  ! 
Ah!  les  bons  idiots  !  Ils  me  ravissent  !  Ils  auraient  voulu  autre  chose, 
et  ainsi  ils  prouvent  qu'ils  n'ont  rien  compris.  Il  est  vraisemblable  en 
ce  cas  qu'ils  ne  comprennent  rien  à  Offenbach;  cela  n'empêche  point 
Offenbach  d'être  un  grand  musicien  ! 

—  Je  suis  ravi,  mon  cher  maître,  de  vous  entendre  prononcer  de 
telles  paroles.  J'avais  peur  de  mon  jugement  personnel,  mais  j'aime 
qu'il  coïncide  avec  le  vôtre.  En  réalité,  vous  aimez  l'œuvre  nouvelle? 

—  Oui.  Cela  nous  change  un  peu  des  grandes  machines  ténébreuses 
et  remplies  de  majesté.  Mais  si  l'on  savait  combien  il  est  souvent  plus 
difficile  de  traiter  gracieusement,  sans  charge,  le  comique.  Ceci,  mon 
cher  petit,  c'est  du  comique,  du  joli  comique  distingué.  Et  quelle  gen- 
tille pensée  d'avoir  placé  cette  action  —  qui  pourrait  se  passer  n'importe 
où,  nous  sommes  d'accord  —  dans  ce  Japon  charmant  de  notre  leurre  et 
de  nos-rêves!  Cet  opéra-comique  n'est  point  une  étude  de  mœurs,  c'est 
un  opéra-comique,  saperlotte!  J'admire  MM.  Kufferath  et  Guidé  de 
l'avoir  compris  tel  qu'il  est.  Je  les  admire  d'avoir  su  lui  fournir  des 
décors  adorables  —  hein,  cette  petite  maison  de  Chrysanthème  !  et  la 
joliesse  mièvre  de  ce  petit  ballet  si  gentiment  réglé  dans  un  éclairage 
adorable!  et  ce  jardin  de  Chrysanthème,  que  vous  allez  voir,  tout  à 
l'heure,  dcminant  la  grande  rade  ensoleillée  de  Nagasaki  !  Je  les  admire 
pour  l'ensemble  parfait  qu'il  y  a  dans  les  chœurs;  je  les  admire  d'avoir 
pu  faire  évoluer  dans  une  atmosphère  étrange  et  neuve  les  dames  et  les 
messieurs  de  Molenbeek  et  de  Laeken  qui  forment  la  figuration.  Dans 
le  joli,  mon  ami,  il  y  a  aussi  du  grand  art  :  voyez  plutôt  les  vases  japo- 
nais !  Mais  je  trouve  lamentable  que  le  public  ne  comprenne  pas. 

—  Que  pensez-vous  de  l'interprétation? 

—  Decléry  est  un  admirable  artiste,  même  quand  il  est  enroué  ;  vous 
allez  l'entendre  chanter  une  romance  bretonne  :  c'est  la  perfection 
même.  Caisso  est  prodigieux  :  il  a  fait  du  personnage  de  Kangourou 
une  création  épique.  David  trouve  ici  son  meilleur  rôle.  Je  crois  qu'il 
l'a  compris  et  cette  fois  ne  s'est  pas  cru  contraint  de  gesticuler,  comme 
d'habitude,  ainsi  qu'un  épileptique  en  pleine  crise  :  ce  travers  lui  fait 
rater  chaque  fois  son  acte  de  Saint-Sulpice,  dans  Manon,  M'n0Eyreams 
est  gentille,  d'allure  et  de  voix,  comme  toujours  :  seulement  elle  n'est 
pas  très  Japonaise.  M"10  Paulin  est  assez  farce,  peut-être  trop  ;  Mme  San- 
tori  est  une  Japonaise  de  Milan,  avec  un  sourire...  postiche;  les  autres 
sont  parfaits. 

—  Et  M»»  Aida! 

—  Ah!  oui.  Eh!  bien,  son  rhume  ne  l'empêche  point  de  parler 
anglais,  ni  d'avoir  une  très  jolie  voix  :  seulement  ce  n'est  pas  une 
Japonaise. 


—    2Ô0   — 

—  Qu'est-ce  donc? 

—  C'est  deux  Japonaises,  dit  Eric  Soleure. 


L'Afric  une  (°) 

Comme  il  était  minuit  quarante,  que  F  Africain*  venait  liner, 

Eric  Soleure  m'entraîna  vers  une  proche  taverne,  où  je  jugeai  opportun 
de  me  restaurer  un  peu.  Je  demandai  de  la  choucroute.  J'en  mac 
Et  mon  excellent  maître  dit  : 

—  L' 'Africaine ,  cela  me  fait  un   peu  l'impression  d'être  de  la  chou- 
croute, une  choucroute  intellectuelle,  si  vous  voulez,   ("est   bon, 
doute,  mais  sans  raffinement.  Et  indigesl 

—  Ne  croyez-vous  pas,  mon  cher  maître,  que  c'est  surtout  bon  : 
qu'il  y  en  a  beaucoup  ? 

—  Vous  êtes  très  jeune,  Anicet,  et  vos  paroles  en  tém< 

vous  dites  est  vrai  en  partie,  mais  vous  avez  tortd'emplo; 

trop  absolues  I  D'ailleurs,  je  vous  avoue  mon  admiration  pour  les  li 

ribejilyaen  eux  —  encore  qu'il  soit  de  bon  goût,  à  l'heure 

actuelle,  d'en  rire  —  unsnis  étonnant   de    l'action   dramatique    I 
quelquefois  très  long  et  très  compliqué  :  c'est  rarement  ennuyeux 
ne  peut  nier  que  l'Africaine  soit   une    œuvre   merveilleusement 
pentée.  Et  au  point  de  vue  musical  elle  possède  une  grandeur   indiscu- 
table. Sans  doute  différentes  parties  en  sont  d'un  goût  don: 
déplorable*  Mais  il  y  a  aussi  de*  s  avec  une  m 

prestigieuse.  L'air  FilU  des  Rois  que  M.  Layolle  chante  étonnamment 
est  d'une  poésie  profonde.  El  cette  aventure  géographique  ne  manque 
pas  d'ampleur. 

—  Mais  vous  baillez,  mon  cher  mailre! 

—  Dame,  cinq  heures  de  musique!  Et  je  m'étonne,  qu'av 
prenants  dégagements  de  la  Monnaie,  on  puisse  encore  fin  i 

(  Y  ne  doit  pas  être  commode  de  monter  là  dedans  un   vaisseau 

bien  ce  nouveau  décor—  aussi  machiné,  et  si  bien  bâti,  quemalgi 

fureurs  de  l'océan,  il  ne  bouge  point  une  minute!  Ah  ' 
Baient,  les  Portugais  ! 

—  J'ai  même  remarqu  sur  Soleure.  que  le  drapeau  por- 
tugais, tout  es  haut,  maigre  le  vent  ne  bougeait  ; 

VOUS  êtes  une  jeune  rosse.  Anicet.  mon  | 

—  Et  L'interprétation,  Monsieur  Soleui 

—  Rarement,   et   Dieu  'point  de  vue,    la   direction  de  la 

aie  nous  gâte  toujours!  —  rarement  j'ai  vu  une  meilleure  inter- 

ii  m  n'est  point  émouvante,   mais  elle  a  un  i: 

admirable;  Mw  Sylva  gazouille  avec  sentiment: 

contente  de  ressembler  a  Litvinne  —  comme  plastique,  bien  entendu. 


(•)  /  i>éra  on  cinq 

fois  à  lOpcr.-i,  le  .'S  I0Û1  i 

(*•)  A  la  seconde  à  une  opportune  ficelle,  frétillait  avec 

une  louable  bonne  volonté.   Mais,   malgré  la  saute  de  vent  qui  - 
frétillait  tout  le  temps  dans  le  menu  sens.  C  était  un  drapeau  optin 


—    2ÔI    — 

et  c'est  déjà  bien  gentil  !  M.  Laffite  est  héroïque  à  souhait  :  il  a  toujours 
des  «  chats  »  dans  le  médium  mais  les  notes  élevées  sont  prestigieuses  : 
il  a  chanté  l'air  Beau  paradis  comme  un  amour.  M.  Vallier,  un  peu 
gauche,  a  toujours  son  «  creux  »  exceptionnel  ;  MM.  Blancard,  Artus, 
François,  Nandès  et  Dognies  sont  fort  bons. 

—  Mais  le  succès  semble  être  allé  à  M.  Layolle... 

—  C'est  justice.  Je  n'aimais  point  cet  artiste  auparavant.  Il  fut 
commun  et  pataud.  Mais  il  a  fait  des  progrès,  et  sa  voix  est  de  tout 
premier  ordre  Son  jeu  sans  doute  est  bien  encore  de  Toulouse  —  oh  ! 
cette  manie  d'apporter  la  note,  à  bras  tendu,  devant  le  trou  du 
souffleur!  —  mais  enfin  l'air  d'Adamastor  fut  très  suffisamment 
farouche.  Et  on  a  bissé  !  Car  le  public  de  la  Monnaie  comprend  fort 
bien  M  Africaine... 

Anicêt  Le  Xoir. 

Théâtre  du   Parc. 

Paraître,  par  Maurice  Donnay.  —  La  Griffe,  par  Henry 
Bbrxsteix.  —  La  manière  de  quelques  auteurs  dramatiqnes  très 
parisiens  emprunte  quelque  peu  ses  procédés  à  la  cinématographie  : 
elle  consiste  à  nous  faire  assister  au  va-et-vient  des  femmes  qui  circu- 
lent, reçoivent  des  visites,  font  des  gestes  menus  et  nerveux,  de 
financiers  qui  opèrent  en  agitant  leurs  chapeaux  ou  en  descendant 
d'autos  trépidants,  c'est  un  défilé  d'êtres  dont  on  ne  voit  que  le  mouve- 
ment extérieur,  tourbillonnant  et  virevoltant,  sans  en  pénétrer  beau- 
coup plus  la  psychologie  que  celle-ci  ne  se  devine  dans  des  images 
photographiques. 

Cette  manière  serait  tout  à  fait  insuffisante  à  faire  une  œuvre  de  litté- 
rature dramatique,  si  elle  ne  comportait,  transportée  à  la  scène,  l'occa- 
sion pour  un  boulevardier  en  verve  d'y  faire  admirer,  sur  les  lèvres 
des  fantoches  qui  défilent,  des  mots  très  spirituels  ou  des  couplets  très 
mousseux;  et  comme  M.  Maurice  Donnay,  qui,  à  en  croire  M.  Jules 
Lemaître,  écrit  encore  plus  pour  son  plaisir  que  pour  celui  des  autres, 
aurait  beaucoup  de  peine  à  n'être  pas  spirituel,  il  s'accommode  très 
volontiers  de  ces  compositions  modem-style. 

Seulement,  si  le  spectateur  peut  s'y  plaire  ou  s'y  amuse,  c'est, 
presque  au  même  titre,  avec  plus  de  bon  ton,  qu'il  prend  plaisir  à  la 
succession  des  scènes  d'une  revue  de  fin  d'année. 

Le  désir  de  «  paraître  »  est  une  des  manifestations  les  plus  banales 
du  besoin  aigu  de  jouissance  dont  témoigne  notre  époque,  et,  il  y  a  là, 
au  fond,  plus  d'un  sujet  de  comédie,  mais  encore  faut-il  que  l'auteur  en 
choisisse  un  et  s'y  tienne,  sans  éparpiller  notre  curiosité  sur  les 
dis-erses  variétés  du  travers,  et  que  le  péché  de  vanité  nous  apparaisse, 
agissant  et  se  développant,  de  façon  continue,  avec  un  personnage 
dominant. 

Mais  il  paraît  que  cela  n'est  pas  commode  :  cette  veine  dramatique 
exploitée  par  Molière,  aurait  peut-être  aidé  à  créer  un  type  et  à  donner 
un  chef-d'œuvre,  mais  M.  Maurice  Donnay  n'a  fait  qu'un  pièce  d'une 


—    2Ô2    — 

construction  honorable,  brillante  dans  ses  à-côtés,  dans  ses  garnitures, 
dans  ses  accessoires,  à  coup  sûr  éminente  par  sa  langue  savoure1, 
pittoresque,  —et  c'est  en  définitive  ce  mérite  de  forme  qui  en  fait  la 
valeur  d'art  et  qui  soutient  notre  attention,  — mais  la  comédie  ou  le 
drame  ne  doivent  pas  grand  chose  à  ce  qui  est  l'idée  d'où  est  parti 
l'auteur. 

Et  vraiment  il  est  utile  que  l'un   des  personnages  dise  au  3e acte  : 
«  Paraître,    c'est  faire  plus  qu'on  ne  peut,  éclabousser  le  voisin.  Au 
point  de  vue  du  paraître,  les  plus  récentes  époques  de   corruption 
deviennent  presque  idylliques,  si  on  les  compare  à  la  nôtre  :  il  suffit 
de  faire  parler  là-dessus  nos  grand'mères.  Cela  tient  peut  être  à  ce  que 
dans  une  démocratie  les  mœurs  de  cour  se  vulgarisent.  Et  puis,  à 
l'heure  actuelle  les  mondes  sont  singulièrement  mêlés.  Chacun  veut 
s'échapper  de  son  milieu,  ou  fréquenter  des  gens  plus  riches  que 
on  dîne  chez  eux.  Alors,  on  est  obligé  de  rendre  ces  dîners,  ei 
bien  l'expression  juste,  car  il  ne  s'agit  plus  aujourd'hui  de  réunir 
quelques  amis  autour  de  sa  table  et  de  passer  ensemble  des  heures 
cordiales;   mais  il  faut  rendre  les  six  services,  la  vaisselle  plat 
fleurs  électriques,  il  faut  même  rendre  les  convives  :  l'académie.» 
l'américaine!  » 

11  fallait  dire  cela,  car  nous  avions  oublié,  comme  l'auteur  peut 
que  l'idée  comique  qui  avait  sollicité  notre  curiosité  était  celle  du 
besoin  de  paraître,  et  nous  pensions  à  autre  ci. 

st  que  le  réseau  sous   lequel   l'auteur  tient  ou  plutôt   laisse  très 
librement  évoluer  ses  personnages  est  fait  de  la  trame  que  voici  : 

Christiane  Deguingoisa  épousé  Paul  Marges,  un  jeune  députe  - 
liste  qui  cherche  à  concilier  ses   théories   réformatrices   avec   un 
privée...  de  rien.  Christiane  ne  demande  qu'à  multiplier  ses  jo 
elle  a  un  beau-frère,  Jean  Raidzell,  millionnaire;  elleavi 
quelques  tours  de  passe,  de  le  séduire,  de  L'arrachera  la  tend: 
femme  dévouée \  ce  n'est  pas  assez  d'être  la  maîtresse,  elle  veut 
sa  femme  légitime  pour  avoir  une  part  aux  bienfaits  de  ses  rich< 
Mais,  dans  une  réunion  publique,  on  hurle  à  Paul  fil  est  un 

mari  complaisant,  il  B'enquiert  de  la  vente  et  tue  l'amant  de  sa  femme. 

<■  lait  divers  aurait  pu  surgir  une  étude  très  intéressante  sur  les 

contradictions  que  révèle  le  goût   illimité  des  jouissances 
hommes  qui,  étant  partis  du  culte  exclusif  de  l'humanité  aboutissent  a 

»ir  de  culte  que  pour  eux-mêmes, 

11  y  a  bien  aussi  un  autre  M.  \\.\  dzell  qui,  ayant  le  million,  veut  .. 
le  milliard,  et  cela  le  rend  fou  :  c'est   une  autre  pièce  conten 

:  l'aventure  de  (  Ihristiane  est  finie  •> 
Mais  qu' importe  tout  cela,   M.   M  Donnayi  Pour  divertir  le 

spectateur,  il  avait  autre  chose  :  l'ii  dans  un  personnage  dont 

la  disparition  supprimerait  le  succès  et  le  brillant  de  l'œuvre,  ma 

nuirait  en  nen  à   l'action  qu'il  ne  dirige  m  empêche  :  1 
sceptique  et  raisonneur,  conteur    etmcelant  qui  s'amuse  à  égrenei 

paradoxes,  a  lancer  des  traits  piquants  et  à  sourire  avec  philosopfa 

qui  a,  il  son  service,  la  langue  lies  une  et  .  îque  de  M.  Maurice 

Donnay. 


—  263  — 

En  vérité  «  le  baron  »,  c'est  un  type,  mais  à  côté  de  la  pièce  : 
M.  Maurice  Donnay  a  pris  beaucoup  de  plaisirs  à  le  faire  parler,  les 
causeries  du  baron  font  les  délices  du  spectateur,  qui  oublie  qu'il  est 
venu  pour  assister  à  une  pièce  sur  la  vanité,  et  s'aperçoit  à  peine  que 
cette  pièce  n'existe  pas,  ou  qu'elle  est  trop  touffue  et  trop  longue. 

Avec  la  Griffe,  de  M.  Henry  Bernstein,  nous  évoluons  dans  un 
domaine  autrement  riche  en  pensées  et  en  actions. 

Achille  Cortelon  occupe  dans  le  Midi  une  position  politique  puis- 
sante ;  le  parti  socialiste  lui  fait  fête  et  compte  sur  lui,  mais  cet  homme 
de  cinquante  ans  devient  amoureux  d'une  jeune  et  jolie  femme,  fille 
d'un  homme  politique  douteux,  et  l'épouse  avec  une  légèreté  aveugle  : 
Antoinette  Doulers  ignore  le  scrupule,  elle  accepte,  avec  une  com- 
plaisance savoureuse,  la  lutte  pour  la  grandeur  et  l'éclat  par  l'intrigue 
et  par  l'expédient,  elle  se  donne  à  qui  veut  le  satisfaire  dans  son  instinct 
de  chatte  égoïste,  assouplie  à  toutes  les  ruses,  elle  épouse  Cortelon, 
pour  le  pousser  par  toutes  sortes  de  chemins  détournés  au  ministère, 
mais  elle  le  mène  en  même  temps  au  déshonneur  et  au  gâtisme. 

Cortelon  accepte  le  chèque  qui  l'avilit,  après  s'être  ruiné  pour  cette 
femme  qui  le  tient  aux  sens  et  qui  en  fait  sa  victime  dégradée. 

Cette  pièce  porte  «  la  griffe  »  de  l'auteur  de  la  Rafale  :  elle  atteste 
les  qualités  de  puissance  et  de  logique  qui  révèlent  une  initiative  très 
personnelle  de  tous  les  secrets  du  théâtre. 

Ses  personnages  ont  des  nerfs,  ils  se  campent  dès  les  premières 
scènes  dans  leur  puissante  musculature;  ils  sont  construits  pour  des 
actions  fortes,  et  comme  l'auteur  les  a  aiguillés  dès  le  début  sur  des 
voies  de  déviation  de  l'honneur  et  de  la  conscience,  ils  courront  l'aven 
ture  jusqu'au  bout,  et  le  spectateur  assiste  avec  un  intérêt  soutenu  à 
leur  course  à  l'abîme. 

Ce  n'est  pas  que  l'auteur  dans  cette  œuvre  dédaigne  les  moyens  facile  s 
de  faire  vibrer  les  nerfs  du  spectateur,  ni  évite  les  invraisemblances 
pour  pousser  son  drame  aux  limites  du  tragique,  mais  il  ramasse  habi- 
lement l'intérêt  autour  de  quelques  événements  de  modernité  vécue  ; 
maître  de  son  métier,  il  fait  traverser  avec  sécurité  par  ses  person- 
nages les  situations  les  plus  à  pic,  par  la  force  qu'il  leur  a  prêtée,  et  par 
l'habileté  avec  laquelle  il  nous  a  rendu  naturels  des  êtres  puissamment 
malsains,  destitués  de  toute  valeur  morale. 

Les  représentations  de  Paraître  et  de  la  Griffe  ont  permis  à 
l'excellente  troupe  du  Parc  de  se  mettre  en  valeur 

Dans  la  première  il  faut  accorder  un  éloge  spécial  à  M.  Gorbi,  qui 
dans  le  rôle  du  «  baron  »  met  en  relief  toute  la  verve  de  l'auteur,  et  ce 
n'est  pas  peu  dire. 

Dans  la  seconde,  M'"c  Juliette  Clarel  et  M.  Chautard  ont  trouvé  des 
rôles  à  la  taille  de  leur  talent  délicat,  ils  y  incarnent  des  personnages 
qui  exigent  dans  le  rendu  une  intelligence  dont  ces  artistes  témoignent 
avec  abondance. 

Mais  toute  la  troupe  a  fait  merveille,  et  le  public  lui  en  a  manifesté 
tout  son  plaisir. 

Jacques  Leroux. 


—  264  — 
Petite  chronique 

L'abondance  des  matières  nous  obligea  remettre  au  mois  pro 
chain  notre  chronique  musicale  concernant  les  Concerts  Populaù 
notre  chronique  artistique.  Nous  rendrons  compte  de  l'exposition  des 
Aquarellistes  ouverte  au  Musée  Moderne,  le  -  bre. 

Vient  de  paraître,  à  Bruxelles,  aux  éditions  de  la   />'< . 
tique  et  littéraire,  26-28,  rue  des  Minimes  :  17:  médie  en  4 

de  F.  Charles  Morisseauxet  Henri  Liebrecht,  1  vol.  à  2  1rs.,  en  vente 
partout. 

Notre  collaborateur  Henri  Liebrecht,  vient  de  remettre  à  l'édi- 
teur Fernand  Larder,  le  manuscrit  de  son  roman  :  le  Masque  tombe, 
roman    de   moeurs  théâtrales  qui  paraîtra  aux  éditions  de  la  Belgique 

artistique  et  littéraire,  le  ior  février  prochain. 

Notre  concours  de  romans  —  Des  demandes  nous  sont  par 
venues  à  son  sujet.  Nous  espérons  être  bientôt  à  même  d'en  proclamer 
les  résultats. 

Les  Matinées  mondaines,    qui    se   donnent   actuellement 
|uet  Théâtre  Royal  de  l'Alcazar,  ont  fait  une  rentrée  triomp 
Les  deux  prem  inces  ont  été   très  appréciées  par  un  public 

choisi  et  nombreux.  La  première  était  à  la  eP 

travers  les  âges  -  :  conférence  un  peu  trop  professorale  mais  in1 
de  M.  Albert  du  Chastain;  puis  audition  d'ui  gileet 

d'une  pastorale  de  Florian,  par  M'1'"  Roch  et  L'H 
die  Française,  qui  furent  charmantes  de  grâce  et  de  poésie  ;  pu. 
danses    et  Tcttes  agréablement    chantées.    Au    second   pro 

gramme  :  «  Les  Heures  du  Jour  »  présentées  en  une  délicû 
tuelle  causerie  par  Léo  Claretie.  Les  poésies  nombreuses,  dite- 
un  talent   nuance  par  Mu#  Géniat  et  M    Dessonnes  1 

Française,  et. nent  entrecoupées  de-  moi  musique.  Le  maître 

tCODS    nous  détailla   au    violonceL  ;  talent    si    profond, 

divers  morceaux  et  notamment  avec  plus  de  • 
d'Aurore  te  Davidoff.  L'interprétation  d'une  scène  de  A 
de  Sh  .  terminait  la  s-  . 

blés  surpi  1 

Le  Musée  du  Livre.  1  il  y 

a  quelques  mois  par  une  vingtaine  de  groupes  et  d'institutii 
pant  des  choses  du  Livre,  va  bic  lui. 

Le  Musée  a  obtenu  la  jouissance  d'une  maison  dépendant 
nienta  -  eau  centre  de  la  ville,  rue  Villa  Hermosa,  3. 

;  immeuble,  antique  demeure  du  xvr  siècle,  qu< 

travaille  en  ce  moment  aux  installations  de  la  «  Maison  du  Livre    .  Les 

nions  fédérées    v  trouveront   un    '. 
salle  de  reunion,  sali  turé, 

salle  :ion,    salle    de  démonstration.    L'inauguration  de  la 

Maison  du  Livre  »  aura  lieu  au  cours  du  mois  de  décembre. 


—  265  — 

Le  «  Pan  »,  de  Charles  Van  Lerberghe 

au  théâtre  du  Parc 

La  comédie  satirique  de  notre  admirable  poète  a  été 
représentée,  pendant  le  courant  du  mois  dernier.  Une 
assistance  prodigieusement  nombreuse  était  venue  l'en- 
tendre; il  serait  téméraire  de  dire  qu'elle  obéissait  à  des 
mobiles  très  jolis.  Il  était  surtout  question  d'aller  voir  les 
jambes  —  des  jambes  tout  à  fait  réussies,  d'ailleurs,  — 
de  Mme  Colette  YVilly.  On  n'a  guère  vu  les  jambes,  ni  le 
reste.  Paniska  était  beaucoup  moins  nue  que  les  dames 
des  loges,  et  ce  qu'elle  disait  valait  peut-être  encore  mieux 
que  ce  qu'elle  montrait  :  cela  n'est  pas  peu  dire.  Il  ne 
faudrait  cependant  pas  croire  que  la  foule  se  pressait  dans 
les  vouloirs  —  ah!  oui,  surtout  dans  les  couloirs!  —  seu- 
lement pour  voir  les  jambes  de  Colette.  Cet  attrait  lui- 
même  ne  suffirait  pas  pour  amener  les  Bruxellois  à  une 
première  belge,  et  Dieu  sait  si  on  aime  les  belles  jambes, 
à  Bruxelles  !  Non  ;  il  y  avait  encore  autre  chose  :  la  pièce 
venait  de  Paris,  était  jouée  par  une  troupe  de  Paris,  n'avait 
qu'une  seule  représentation.  En  outre,  les  places  coûtaient 
fort  cher.  Ce  fut  donc  une  belle  manifestation  artistique... 
Mais  bien  des  personnes  —  et  que  je  leur  rende  ici  un 
juste  hommage  —  furent  assez  désillusionnées  de  voir  que 
ce  n'était  pas  «  aussi  dégoûtant  que  ça  »  !  Ingénument, 
elles  exprimèrent  leurs  sentiments  élevés.  Un  vieux  mon- 
sieur disait  :  «  Elle  a  un  maillot  !  »  Et  ce  vieux  monsieur 
était  très  triste.  Il  avait  une  voix  angoissée  et  douloureuse. 
Il  me  faisait  de  la  peine.  Il  m'attendrissait  et  intérieure- 
ment je  pleurais  sur  son  désespoir.  Car  il  est  toujours 
navrant  de  voir  la  cruelle  vie  anéantir  un  espoir  frais  dans 
le  cœur  des  nobles  hommes. 

Il  conviendrait  de  parler  un  peu  de  la  pièce.  C'est  la 
chose  dont  on  a  le  moins  parlé  au  sujet  de  cette  représen- 
ta Thykse  —  1"  janvier  1907.  17 


—  266  — 

sentation  unique.  C'est  une  pièce  remarquable,  qui, 
doute,  étonne  et  désoriente  considérablement,  mais  qui 
témoigne  d'admirables  qualités  poétiques,  satiriques  e 
paradoxale  que  puisse  paraître  mon  affirmation,  —  scé- 
niques 

Qu'on  ne  s'y  trompe  point  :  il  y  a  dans  Pan  une  véri- 
table action  dramatique,  celle  qui  provient  de  l'évolution 
des  sentiments.  Le  deuxième  et  le  troisième  actes  de  Pan 
ont  un  intérêt  soutenu  parce  qu'ils  maintiennent  nos 
esprits  dans  une  ignorance  trépidante  de  ce  qui  va  arriver. 
La  discussion  religieuse  et,  en  quelque  sorte,  sociale,  qui 
remplit  entièrement  ces  deux  actes  part  d'un  point  pour 
aboutir  à  un  autre  absolument  opposé.  Et  c'est  avec  une 
perpétuelle  curiosité  que  l'on  attend.  J'ai  éprouvé  ce  sen- 
timent, presque  cette  sensation,  que  l'on  doit  éprouver  au 
théâtre  :  le  désir  de  connaître  le  dénouement,  le  riteir 
peut  être  entretenu,  me  parait-il,  tout  aussi  bien  par  l'ex- 
posé d'une  discussion  que  par  la  succession  do  événements. 
Seulement  il  faut  que  toujours  cela  soit  varié;  et  la  variété 
provient  tout  autant  de  nouveaux  arguments  que  de  nou- 
veaux accidents.  M.  Bernstein,  qui,  à  coup  sûr  est  un 
dramaturge  très  adroit,  vient  de  faire  représenter,  à  la 
Renaissance,  à  Paris,  une  pièce  intitulée  Le  Voleur,  Eh! 
bien,  le  second  acte,  centre  de  l'action,  se  compose  d'une 
seule  scène,  à  deux  personnages.  Cette  scène  n'est  pas 
ennuyeuse  un  moment.  Kt  personne  n'a  songé  à  dire  que 
la  comédie  de  M.  Bernstein  manque  d'action,  au  con- 
traire Le  sujet  traité  dans  Pan  est  évidemment  beaucoup 
plus  élevé  et  plus  vaste  que  celui  traité  dans  le  V 
comme  Van  Lerberghe  a  bu,  avec  une  incomparable  maî- 
trise, graduer  l'intérêt  dramatique,  on  ne  peut  non  plus 
reprocher  à  Pan  de  manquer  de  vraie  action.  L'action,  ce 
n'est  pas  toujours,  au  théâtre,  ouvrir  des  portes  ou  les 
mer  ou  être  la  proie  d'accidents  d'automobile  :  c'est 
surtout  arriver,  par  une  suite  logique  de  déductions,  à 


—  267  — 

faire  changer  un  état  d'esprit.  La  pierre  d'achoppement, 
là  dedans,  c'est  l'oisive  et  immobile  contemplation  de  soi- 
même.  Mais  voilà!  Comme  je  le  dis  plus  haut,  Pan  traite 
un  sujet  vaste  et  élevé.  Et  le  public  n'est  point  tout  à  fait 
préparé  à  ces  sujets-là,  surtout  chez  nous. 

Le  sujet  de  Pan  est  très  simple.  Mais  j'aime  surtout  à  y 
trouver  un  symbole  d'ironique  vérité  :  il  est  infininiment 
difficile  de  faire  accepter  par  les  hommes  au  milieu  des- 
quels nous  vivons  des  idées  neuves  qui  renversent  un 
ordre  de  choses  établi,  si  inutile  qu'il  soit.  Dans  un  petit 
village  maritime  de  la  Flandre  les  esprits  sont  dominés 
par  un  catholicisme  étroit.  Et  soudain  survient  un  Dieu,  le 
dieu  Pan,  qui  acclamé  par  des  Romanichels,  est  reçu  avec 
eux  pour  y  passer  la  nuit,  dans  la  cabane  d'un  pauvre 
berger.  Charles  Van  Lerberghe,  avec  un  puissant  —  par- 
fois trop  puissant  —  esprit  d'ironie,  nous  montre  les  con- 
séquences saugrenues  de  la  rencontre  d'une  religion  nou- 
velle avec  les  institutions  de  l'heure  présente.  Cela  est  un 
peu,  en  quelque  sorte,  la  grande  et  perpétuelle  leçon  de 
l'humanité.  Tout  réformateur,  quelque  utiles  que  soient, 
et  grandes,  les  réformes  qu'il  souhaite,  qu'il  inspire,  qu'il 
conseille,  est  généralement  accueilli  par  des  lazzi,  voire 
des  coups.  M.  Edmond  Picard,  qui  veut  introduire  le 
théâtre  d'idées,  en  sait  quelque  chose;  on  ne  l'épargne 
guère  et  parfois,  disons-le,  avec  une  cruelle  et  imbécile 
injustice. 

A  mon  sens  il  y  a  une  erreur  dans  la  comédie  de  Van 
Lerberghe.  La  voici.  Il  nous  arrive  un  dieu  rayonnant  de 
beauté,  de  jeunesse,  de  bonté  aussi  —  peut-être  pas  d'élé- 
gance —  car  il  prononce  volontiers  un  mot  qui  ne  fit  pas 
peur  à  Cambronne  ?  Mais  passons.  Paniska,  fille  du  berger, 
se  donne  en  libre  union  à  ce  dieu  merveilleux  sorti  de  la 
mer.  Car  Pan  c'est  toute  la  nature,  c'est  la  floraison  folle 
des  arbres  et  des  plantes,  c'est  le  vent  chanteur,  c'est  la 
mer  vaste  :  Pan  c'est  la  synthèse  de  l'adorable  nature. 


—  268  — 

Paniska  elle  aussi  est  belle  et  jeune.  Pan  et  Paniska  repré- 
sente la  religion  nouvelle  :  parfait.  La  possession  de  la 
jeune  fille  par  le  dieu,  dans  le  buisson  de  roses,  est  à  coup 
sûr  une  merveilleuse  chose  de  pure  esthétique.  Pour  nous 
montrer,  par  comparaison,  la  laideur  de  la  religion  établie. 
que  fait  Van  Lerberghe?  Il  nous  montre  ce  qu'il  y  a  de 
plus  crétin  et  de  plus  stupide  en  fait  de  ministres  et  de 
serviteurs  de  la  religion  catholique  :  un  curé  imbécile,  un 
bourgmestre  idiot,  un  capucin  paillard:  Il  est  évident  que 
présenté  ainsi  l'argument  nécessairement  prêche  en  faveur 
du  panthéisme.  On  pourrait  retourner  la  question  et  nous 
montrer  seulement  le  Dieu  des  catholiques,  dans  la  franche, 
nette  et  admirable  pureté  du  commencement  de  l'ère 
chrétienne.  On  nous  montrerait  d'autre  part  ceux  qui 
servent,  avec  un  esprit  étroit,  le  panthéisme.  Par  exemple, 
aussi,  on  pourrait  nous  montrer  l'union  libre  de  deux  i 
qui  s'aiment  vivement,  mais  qui  n'ont  plus  toute  les  gi 
de  la  beauté  et  de  la  jeunesse.  Il  est  probable  que  même 
dans  le  buisson  de  roses  ce  ne  serait  pas  excessivement 
joli!  Prendre  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  une  religion, 
prendre  ce  qu'il  y  a  de  plus  mauvais  dans  une  autre, 
évidemment  une  façon  peu  partiale  de  prouver  que  la 
première  religion  est  préférable.  On  sait  fort  bien  qu'il  y  a 
des  prêtres  qui  font  grand  tort  au  christianisme,  soit  par 
leur  bêtise,  soit  par  leur  indignité;  mais  ceux-là  justement, 
montrent  à  quel  point  le  christianisme  vit  par  soi-même  et 
malgré  l'erreur  de  quelques-uns  de  ses  adhérents. 

En  somme  l'intérêt  de  l'œuvre  de  Van  Lerbergfa 
surtout,  comme  je  le  disais  plus  haut,  en  eeei  :  montrer  la 
difficulté  de  renverser,  même  par  des  choses  belle 
utiles,  l'ordre  établi,  fussent  les  idées  rétr< 
trouve  je  crois  la  véritable  philosophie  de  l'ceuvr* 

Ce  qu'il  faut  admirer  par  dessus  tout  et  sans  aucune 
restriction,  c'est  la  langue  extraordinairement  française, 
pure  et  claire  dans  laquelle  la  pièce  est  écrite.  Je  l'ai  lue 


—  269  — 

avec  un  intérêt  prodigieux;  car  il  faut  lire  Pan  :  c'est 
merveilleux  de  grâce,  de  fraîcheur,  de  sobriété.  Les 
paroles  que  prononce  Paniska  annonçant  l'arrivée  du  dieu 
nouveau  sont  d'une  élévation,  d'une  poésie  et  d'un  charme 
captivants.  Il  n'en  pouvait  être  autrement  :  Van  Lerberghe 
est  avant  tout  un  poète. C'est  un  très  grand  et  très  beau 
poète.  Et  la  Chanson  d'Eve  est  probablement  une  des  plus 
belles  œuvres  que  la  poésie  française  ait  produites  depuis 
bien  des  années.  En  tout  cas  il  faut  admirer  ce  noble  écri- 
vain qui  eut  le  courage  d'écrire  Pan.  Les  géants  comme 
Van  Lerberghe  ne  s'encombrent  pas  de  minuties;  et  notre 
poète  plane  trop  haut  pour  que  l'on  puisse  lui  reprocher 
une  erreur  provenant  inconsciemment  de  la  beauté  en 
quelque  sorte  surhumaine  de  son  inspiration. 

La  pièce  a  été  fort  convenablement  jouée.  Mme  Colette 
YVilly  qui  a  un  accent  assez  bizarre,  n'est  point  trop  inex- 
périmentée comme  comédienne;  elle  a  d'ailleurs  de  la 
flamme  et  une  remarquable  compréhension  de  la  poésie. 
On  lui  a  fait  une  véritable  ovation.  M.  Lugné-Poë  a  rendu 
très  intelligemment  le  rôle  du  sacristain  converti  :  il  en  a 
fait  une  création  fort  originale.  C'est  un  grand  artiste.  — 
Les  autres  étaient  bien. 

Et  telle  quelle,  l'œuvre  donne  à  coup  sûr  une  impression 
intense  de  beauté,  et,  n'en  doutez  pas,  de  vie.  C'est  pour- 
quoi du  fond  du  cœur  nous  souhaitons  voir  se  rétablir  bien 
vite  Charles  Van  Lerberghe,  encore  très  souffrant  à 
l'heure  présente;  il  est  de  ceux  qui  sont  l'honneur  de  l'art 
et  de  la  poésie. 

F. -Charles  Morisseaux. 


—  270  — 
Parfums 

LB   PARFUM    I" 

Dans  le  soir  d'ombre  amcre  et  d'or, 
O  baiser  foisonnant  gui  dure, 
Parfum  oppresseur  qu'on  endure, 
Aussi  lourd  que  le  poids  d'un  corps. 

Accablant  parfum  des  asters 
Violets,  persistante  ivresse, 
Je  vous  goûte  aux  torpeurs  de  l'air 
Du  clos  humide  et  qu'on  délaisse. 

Vous  êtes  la  plus  trébuchante 
Parmi  tant  d'autres  griseries  ; 
Plus  encor  que  l'odeur  chérie 
Des  étangs  où  le  courlis  chante, 

M'attirent  vos  troublants  prestiges  ; 
Je  vais  à  vous  fermant  les  yeux 
Et  tendant  mes  mains  en  veri 
Vers  quelle  forme  h.,  brute  ou  di< 

L'odeur  de  sa  chair  me  pénètn  . 
Quel  soit-il,  je  sais  qu'il  existe, 
Mon  désir  au  si(  n  s\  ne  In  vétrt 
Dans  le  soir  glorieux  et  triste. 

Je  sais  que  son  aisselle  d 
(  'omnu  une  cassolette  fume 

Et  que  c'est  elle  quiparfUnU 

brouillard  où  du  soleil  dort  ; 

Que  c'est  lui  dont  l'ànu  resf; 

;))!(  partout  répandue  — 
Au  sein  de  ces  /leurs  < perdues, 

Où  te  pâle  automm  se  m\ 


271 


O  parfums,  vous  par  qui  Von  pleure, 

Combien  j'adore  votre  leurre, 

En  vous  aspirant  par  bouffées, 

Il  me  semble  écouter  d'Orphée 

U ardente  et  brisante  musique  ; 

J'entends  :  Euridice...  Euridice! ... 

Vers  ce  qui  toujours  les  fuira, 

Et  sans  que  nos  vœux  s'accomplissent, 

Nous  allons...  notes  ouvrons  les  bras! ... 

LE   PARFUM   DES    ROSIERS 

Dans  la  brume,  une  odeur  épanouie  d' éther 

Sort  de  tout  ce  qui  meurt. . .  d' éblouissants  frissons 

Brièvement  ce  soir  ont  traversé  ma  chair... 

Un  abîme  est  ouvert,  mon  âme,  où  nous  glissons. 

Je  m'y  penche  attiré,  impuissant  éphémère, 
Cojnme  j' ai  fait  souvent  sur  le  gouffre  des  sons, 
Sur  ton  œuvre,  Beethoven,  pleine  d'extase  amère, 
Vers  quel  secret  fuyant  et  que  nous  pourchassons. 

Grâce  à  l'effeuillaison  de  mes  rosiers  défunts, 

Sous  les  pas  s' effaçant  de  l'heure  fugitive, 

Ah  que  mes  sens  hagards,  confondus,  le  transcrive. 

Enfin  ce  ténébreux  langage  des  parfums, 
Ou  parfois,  moins  distant  de  nos  cerveaux  si  frustes, 
Désir,  Force,  Pensée,  transparaît  l'Etre  auguste. 

Marie  Dauguet. 


8* 


—    2-J2    — 

Les  Etapes  de  Philippe 

C'est  pour  voir  en  moi-même  avec  plus  de  lucidité  et 
pour  fortifier  mes  volontés,  que  je  vais,  une  à  une,  refaire 
les  étapes  de  Philippe.  Mais  je  les  referai  dépouillées  de 
tous  leurs  incidents  extérieurs,  ne  conservant  que  leur  suite 
rigoureuse.  Je  n'ai  pas  à  redouter  cette  sécheresse  presque 
mathématique  :  la  vérité  nue  est  plus  noble  à  mes  yeux 
que  parée  de  lourds  bijoux  et  vêtue  de  transparentes 
tuniques. 

Pâle  adolescent  au  visage  douloureux,  Philippe  a  le 
dégoût  de  la  vie.  Incapable  de  haine  vigoureuse,  l'ironie 
seule  flatte  sa  nostalgie  aristocratique  et  sa  débilite.  Mais 
bientôt  cependant  la  vanité  même  de  cette  attitude  le 
désenchante  et  il  cherche,  puisqu'il  faut  vivre  en  somme  î 
à  donner  un  but  à  son  besoin  d'action.  Où  trouver  une 
raison  de  vivre  en  ce  monde  qu'il  méprise  ?  En  lui-même  et 
en  lui  seul;  la  réponse  s'impose.  Développer  son 
en  le  gardant  du  contact  barbare  des  êtres  qui  l'entourent  : 
voilà  ce  à  quoi,  désormais,  il  devra  s'attacher. 

Une  angoissante  question  se  dresse  dès  lors  :  dans  quel 
sens  se  développer?  Qui  lui  prouvera  qu'il  s'augmente  et 
non  qu'il  se  diminue? 

Et  c'est  à  présent,  dès  L'Homme  Libre  (ch.  VI  i  qu'ap- 
parait  le  second  élément  de  formation.  Philippe  s'avoue 
qu'il  n'est  rien  qu'un  aboutissant  momentané,  rien  que 
l'actuel  et  éphémère  résultat  d'une  longue  suite  d'aneè 
très.  C'est  donc  dans  le  sens  de  ses  aïeux  qu'il  lui  faudra 
diriger  sa  volonté  d'action.  Là  seulement  il  pourra  s'assurer 
du  progrès  de  sa  marche,  en  se  retournant  pour  apercevoir 
les  traces  ancestrales  sur  le  sol  paternel.  Cette  terre 
pleine  encore  de  souvenirs  raeiques  et  lui-même  y  a  déposé 
ses  rêves  et  ses  aspirations  d'enfant. 


—  273  - 

Et  voici  chanter  le  troisième  thème  de  cette  œuvre  dans 
le  dernier  roman  du  culte  du  «  Moi  »  : 

«  Ton  plaisir,  ma  chère  Bérénice,  c'est  d'être  enveloppée 
par  la  caresse,  l' effusion  et  l'enseignement  d'Aigues- 
Mortes,  de  sa  campagne,  de  la  Tour  Constance.  «  C'est  là 
seulement  que  je  me  plais  »,  me  dis-tu.  Elles  te  tiennent 
des  discours  dont  tu  peux  te  demander  si  ce  n'est  pas  toi 
qui  les  leur  a  confiés.  Tu  te  mêles  à  Aiguës-Mortes  ;  tes 
sensations,  tu  les  as  répandues  sur  toutes  ces  pierres,  sur 
cette  lande  desséchée;  c'est  toi-même  que  te  restitue  la 
brise  qui  souffle  de  la  mer  contre  ta  petite  maison,  c'est  ta 
propre  fièvre  qui  te  monte  le  soir  de  ces  étangs  ».  (*) 

Ah!  comme  il  a  dû  tressaillir,  Philippe,  si,  penché  sur 
les  Odeurs  de  Paris  de  Louis  Veuillot,  il  a  lu  ces  magni- 
fiques imprécations  : 

«  Le  Paris  nouveau  n'aura  jamais  d'histoire,  et  il  perdra 
l'histoire  de  l'ancien  Paris.  Toute  trace  en  est  effacée  déjà 
pour  les  hommes  de  trente  ans.  Les  vieux  monuments 
même  qui  restent  debout,  ne  disent  plus  rien,  parce  que 
tout  a  changé  autour  d'eux.  Notre-Dame  et  la  Tour  Saint- 
Jacques  ne  sont  pas  plus  à  leur  place  et  semblent  aussi  bien 
avoir  été  apportés  d'ailleurs  comme  de  vaines  curiosités. 
Où  seront  les  lieux  historiques,  les  demeures  illustres,  les 
grands  tombeaux?...  Ville  sans  passé,  pleine  d'esprits  sans 
souvenirs,  de  cœurs  sans  larmes,  d'âmes  sans  amour!  Ville 
des  multitudes  déracinées,  mobile  amas  de  poussière 
humaine,  tu  pourras  t'agrandir  et  devenir  la  capitale  du 
monde  ;  tu  n'auras  jamais  de  citoyens  !  »  (**) 

Oui,  tous  les  éléments  sont  en  lui  qui  vont  forcer  la 
pensée  des  Déracinés  à  s'exprimer  enfin  nuement,  sans 
plus  de  symboles  et  de  transpositions  subtiles.  C'est  que 
Philippe  a  repris  goût  à  la  vie.  Et,  toujours,  dans  un  but 


(*)  Barrés.  Le  Jardin  de  Bérénice. 

(**)  L.  Veuillot.  Préface  des  Odeurs  de  Paris. 


-  274  - 

on  croirait  égoïste,  il  cherche  à  se  découvrir  maintenant 
au  dehors.  Et  d'abord  en  ses  ancêtres  disparus,  puis  < 
race.  Il  comprend  qu'en  un  pays,  pour  pouvoir  librement 
et  plus  totalement  se  développer  il  lui  faut  l'appui  de  son 
entour.  Car  le  Moi  :  «  c'est  la  collectivité  qui  le  supporte 
et  l'alimente,  et  non  pas  seulement  la  collectivité  pré- 
sente! qui  vit  et  s'agite,  mais  celle  surtout  qui  nous  précède 
et  qui  est  morte.  » 

Voici  donc  la  patrie  formée  et  Philippe  voudra  la  con- 
duire dans  la  même  voie  où  il  s'est  autrefois  avant 
exigera  d'elle  le  respect  des  morts  et  de  leurs  volontés 
la  haine  de  tout  contact  barbare.  Nous  comprenons  alors 
lumineusement  :  Amori  et  Dolori  Sacrum  et  Le  Vo\ 
de  Sparte. 

Philippe  ne  va  chercher  à  l'étranger  qu'un  sujet  d'en- 
thousiasme et  «  d'excitation  morale  ».  Il  sait  que  ce  serait 
une  diminution  certaine  de  lui-même  que  de  vouloir  com- 
prendre des  beautés  qu'il  ne  peut  sentir  que  par  intuition. 

«  La  Grèce,  exactement,  elle  est  un  arbre  mort  a] 
avoir  produit  certains  esprits,  auxquels  on  doit  les  prin- 
cipes de  notre  civilisation.  Les  libres  Hellènes  disparus 
sous  la  montée  des  barbares,  aucun  peuple  n'a  sécrété  le 
même  génie.  Bien  plus,  aucun  de  nous  ne  repensera  leurs 
pensées  ».  (*) 

Insensiblement  Philippe  en  arrive  à  la  conception  m 
saire  de  l'Occident. 

«  Puisque  toute  notre  littérature  respire  L'humanité  et 
que  la  pensée  ancienne  fut  à  jamais  incorporée  à  notre 
langue,  il  n'est  plus  que  d'en  chercher  la  tradition  chez 
nous-mêmes.  C'est  là  que  toutes  ces  grandes  choses  se 
peuvent  trouver  à  notre  mesure.  L'antiquité,  désorir 
c'est  nous  ».  (**) 


SpûHê. 

(••)  Mithouarcl.  Traité  de  10<  • 


-  275  — 

Je  me  sens  plus  fier  et  plus  fort  d'avoir  ainsi  et  pour 
moi-même  refait  chacune  de  ces  étapes  successives.  Je 
suis  heureux  de  n'avoir  que  vingt-quatre  ans  et  de  pouvoir, 
de  la  sorte,  embrasser  plus  totalement  cette  œuvre  déjà 
importante.  Né  plus  tôt,  comme  tant  d'autres,  j'aurais  pu, 
au  moment  des  Déracinés,  renier  l'auteur  d'un  Homme 
Libre.  Tandis  qu'aujourd'hui  je  comprends  clairement 
cette  pensée  logique  et  rigoureuse  Et  je  tiens  à  remercier 
Philippe  de  nous  avoir  donné,  à  nous  autres  jeunes  gens, 
une  raison  d'exister  et  une  œuvre  à  poursuivre. 

Envoi  : 

A  Maurice  Barrés. 

Tu  m'affames,  ô  Maître,  et  jamais  ne  me  rassasies  plei- 
nement. C'est  toujours  avec  un  regret  que  je  ferme  tes 
livres.  J'attends  plus  que  tu  ne  me  donnes.  Ma  pensée, 
mise  en  mouvement  par  toi,  toujours  te  devance.  Et 
lorsque  je  m'arrête  et  que  je  me  retourne,  inquiet,  pour  te 
demander  si  c'est  bien  là  que  tu  me  veux,  je  t'aperçois, 
loin  derrière  moi,  qui  me  souris.  Et,  bienveillant,  tu  me 
fais  signe  de  la  main. 

Merci,  Maître,  de  me  forcer  grâce  à  tes  suggestions,  à 
penser  par  moi-même.  Je  crois  faire  des  découvertes;  mais 
je  conviens  que  je  ne  découvre  jamais  plus  que  ce  que  ton 
geste  discret  a  bien  voulu  m'indiquer. 

Jean-Marc  Bernard. 

Le  père  de  Don  Juan. 


(Adaptation.) 


Dans  une  salle  immense  et  nue,  et  sur  la  couche 
que  dressa,  pour  sa  mort  révoltée  et  farouche 
quelque  valet  sinistre  ignorant  du  remords, 
le  père  de  Don  Juan,  vieillard  so?nbre,  agonise. 


-  276  - 

Un  râle  hideux  et  sourd  sort  de  sa  barbe  gril 
Livide  et  décharné  sous  le  froid  qui  le  /nord, 
il  attend,  poings  crispés,  que  la  main  de  la  mort 
le  saisisse  à  la  gorge,  et  l'étouffé,  ce  râle. 

Et  de  ses  yeux,  brillants  encore  dans  la  pâle 
horreur  de  son  visage,  il  fixe,  6  désespoir  ! 
l'or  enfoui  par  lui  dans  un  coffre  dèbèm 
dont  les  coins  de  métal  luisent  au  fond  du  soir. 

Et  son  regard  est  plein  de  terreur  et  de  haine. 

Soudain,  la  porte  s'ouvre  et  Don  Juan  parait. 
Il  est  tout  en  velours,  nie  tète,  et  sur  ses  traits 
l'orgie  a  mis  sa  griffe  inexorable.  —  //  entre 
et  traverse  la  salle  affreuse  comme  un  antre, 
et  s  arrête  hautain  au  bord  du  lit.  Ses  yeux 
flambent  dans  l'ombre.  Il  dit,  d'un  ton  impérieux  : 

—  Mon  père. . .  levez-vous  !. .  De  l'or  !  ..Il  m 'en  faut  !..]  ' 

Et  la  voix  à  chacun  des  mots  se  précipite, 
insolente,  odieuse  et  rude,  et  Ion  entend 
la  menace  passer ,  infâme,  entre  les  dents. 

—  De  l'or,  entendez-vous /  Je  veux  de  l'or,  mon  pire/... 
On  m'attend.  Il m'en  faut.  Levez-vous/» 

Funéraire) 
illard  lentement  sur  sa  couche  dn 

pend),  Don  Juan  d'un  regard  insen 
H,  son  suaire  déjà  sa  vieillesse  vêtue 
le  fait  surgir  dans  l'ombre  ainsi  qu'une  Statue 

lugubre  qu'on  eût  mise  au  marbre  d'un  tombeau. 

Cadavre  qu'on  réveille,  il  ricane,  et  des  mots 

de  refus  maintenant  sur  ses  livres  se  pn  ssent  : 

—  De  l'or! ...  de  l'or  encorf...  de  l'or  pour  tes  maîtresses! 
Tout  mon  or  comme  un  ji  s  mains  !...  Va-t'en  ! 


-  277  - 

Je  ne  donnerai  rien,  bandit/...  Ah!  trop  lo?igte?nps 
tu  vie  saignas,  larrontruel,  aux  quatre  membres! 
De  l'or! ...  Tu  m'as  assez  volé  !...  » 

La  sombre  chambre 
retentit  de  ses  cris,  et  ses  gestes  affreux 
font  reculer  d'horreur  les  ombres  autour  d'eux, 
et  sous  lui  la  funèbre  couche  pleure  et  crie. 
Ah  !  moment  d'épouvante  atroce  et  de  furie! 

—  De  l'or!  —  dit  don  Juan.  J'en  exige!  J'en  veux! 

Et  le  voilà  qui  prend  l'aïeul  par  les  cheveux 
et  qui  le  fait  rouler  lourdement  de  la  couche. 

—  De  l'or!  De  l'or  encor !  Et  sans  retard!  » 

Sa  bouche 
écume,  il  est  debout,  frémissant,  dans  la  nuit. 

—  Jamais!  Jamais!  Ja?nais! 

—  Je  veux  de  l'or,  ??ionpère  ! . . . 

—  Jamais! 

—  Ah!  prenez  garde!  /> 

Et  l'horrible  colère 
bat  les  murs,  bat  la  nuit,  blesse  d'éclairs  furieux 
la  salle  obscure  où  sont  ces  deux  hommes  hideux. 

—  De  l'or! 

—  Tu  n'auras  rien  ! 

—  De  l'or! 

—  Tu  perds  ta  peine  ! 

Alors  do?i  Juan  saisit  le  vieillard  et  le  traîne, 
ouvre  la  porte,  et  sort,  étreignant  les  cheveux. 
La  lune  éclat  au  ciel  et  la  nuit  se  fait  bleue, 
et  don  Juan  marche,  et  le  vieillard  résiste  et  crie, 
et  les  voici  dans  une  salle  encor,  qu  ils  pétrifient  ! 


-27S- 

—  De  l'or  ! ...  je  veux  de  l'or  ! ...  Une  seconde  fois  ! ... 

—  «  Non!  Non/  Non  !  »  souffle  mourante  Vautn  ;  oix, 

Jamais  ! 

—  Ja  mais  ?..  A  lors  ! .  . 

Ivre  à  nouveau  de  haine, 
don  Juan  reprend  son  père  aux  cheveux  et  le  traîne, 
et  dans  une  autre  salle  ils  pénètrent  encor. 

—  Pour  la  troisième  fois  !  dit  Juan,  je  veux  de  l'or/  » 

Et  râlante,  brisée,  une  troisième  fois  : 

—  «  Jamais  !  Jamais!  »  répond  la  paternelle  voix. 

—  «  Marchons  donc  !  » 

Et  V atroce  chemin  recommena  . 
Sur  les  dalles  le  corps  broyé  sursaute  et  danst  : 
la  tete  à  chaque  pas  bat  le  marbre  glu 
et  le  sang  coule  où  le  couple  horrible  a  pas 

Mais  une  salle  encor  ouvre  à  leurs  cris  ses  ombr,  s, 
épouvantée,  et  devant  eux  soudain  plus  sa  m  1>j  t . 
Elle  est  énorme  et  nue,  et  le  silence  y  dort, 
et  jamais  le  soleil  n'y  piqua  ses  rais  d'or 
car  elle  est  sans  fenêtre  et  parait  une  tombe. 

!  là  que  le  vieillard,  traîné  par  don  Juan,  tombe. 

—  -  Pour  la  dernière  fo;  y...  »  dit  don  Juan... 
Et  l\  clair  d'une  lame  a  lui... 

Mais  brusquement, 

l'aïeul  martyrisé  dont,  effroyable  cloche, 

le  chef  sanglant  sur  le  carreau  sonm  lie, 

se  dresse,  et  dans  ses  y<  ux  on  voit  grandir  l'horreur. 
I  ti  tremblement  profond  /  ,  et  la  peu? 

le  glace,  et  l'on  dirait  un  spectre  de  damné. 


—  279  — 

—  De  l'or  !  —  exige  Vautre,  —  ou  sinon!...  » 

Et,  baissé, 
son  bras  vers  les  cheveux  dans  les  ténèbres  erre. 

—  Arrête  !  —  crie  alors  V aïeul  épouvanté. . . 

«  Ce  n'est  que  jusqu'ici  que  j'ai  traîné  mon  père!  » 


Harmonie  Embaumée 

A  ma  chère  femme. 

Tandis  qu'à  la  croisée  ouverte  je  médite 
devant  ce  soir  divin  plein  de  l'âme  des  fleurs, 
jouez-moi  lentement  ce  Nocturne  berceur 
où  le  cœur  de  Chopin  s' abandonne  et  palpite. 
Le  son  si  douce?nent  tendre  et  mélancolique 
au  travers  des  parfums  glissera  jusqu'à  moi, 
et  dans  un  ineffable  et  grandissant  émoi 
je  vivrai  le  Tourment  qui  pleure  en  la  musique. 
Oui!  tout  s  efface  enfin  du  monde,  grâce  à  vous, 
et  parce  que  Chopin,  âme  sensible  et  triste, 
enferma  sa  souffrance  en  ces  ryth?nes  artistes, 
le  soir  est  plus  intime  et  le  printemps  plus  doux. 
Jouez.  Alanguissez  la  plainte  sur  l'ivoire... 
Dans  la  brume  qui  tombe  un  profil  a  paru, 
pâle  et  grave,  parmi  les  parftmis  épandus, 
et  Chopin  vient  rêver  dans  l'ombre  de  sa  gloire. 
Car  le  mal  que  son  chant  nostalgique  déplore, 
ce  tourment  désolé  qui  gémit  sous  vos  mai?is, 
fut  si  cher  à  so?i  cœur  torturé  qu'il  revient 
dans  le  soir  attentif  pour  le  souffrir  encore. 
Ah!  chante!  clavecin  sonore,  éper dûment! 
Soupirez,  cordes  d or  de  l'immortelle  lyre! 
Que  sous  les  doigts  pieux  la  belle  âme  en  délire 
s'affolle  et  meure  encor  délicieusement  ! 


—    280    - 

Voyez.  La  nuit  suave  aux  impalpables  voiles 

bar  qui  s'exaspéra  l'haleine  des  Mas, 

sur  le  front  douloureux,  mélancolique  et  las, 

pose  d'un  geste  lent  des  couronnes  dètoil 

Et  durant  que  la  plainte  expire  au  clavecin, 

sanglot  brisé,  cœur  dej  aillant,  amour  qui  n'ose, 

dans  l'ombre  éperdûtnent  odorante,  Chopin, 

silencieux  et  lent  se  perd  parmi  les  roses 

Léon  Tricot. 

Deux  poèmes  et  prose 

I 

("est  la  sécurité  des  larmes  d'être  en  nous. 
Henry  Bataii 

Je  me  souviens  d'un  soir,  entre  les  soirs  que  ma  jeun 
s'enivrait  de  ta  jeunesse,  puis  de  ton  vice,  comme  d'un 
Nuits  avant  un  Chambertin. 

Tu  ne  dansais  ni  ne  marchais.  Pourtant,  les  mouvements 
que  faisait  ton  bras  frêle,  où  ta  cuisse  forte,  rompaient  de 
moment  à  autre  le  repos  de  tes  gestes  et  leur  éloquence 
était  comparable  à  celle  des  mots  d'amour  qui  sont  pro- 
noncés dans  le  silence  du  crépuscule. 

Tes  yeux  étaient  glauques  comme  les  yeux  d'Athèné; 
ta  hanche  était  ronde  comme  la  hanche  d'Aphrodite; 
je  crois  bien,  ce  ne  sont  pas  les  vierges,  et  que  ce  ne  - 
pas  davantage  les  martyres  chrétiennes  qu'il  me  faut  rap- 
peler pour  rendre  ta  figure  plus  sensible,  mai-  rient 
les  divinités   naturelles  de  l'ancien  paganisme  auxqu< 
tu  sacrifies  avec  une  foi  qui  est  plus  profonde  de  ce  qu'elle 
est  en  toi  et  que  tu  ne  la  connais  point. 

Souffre   donc  qu'à   mon    tour  je   t'honore   et   t'exalte  à 
l'égal  de  ses  mères  généreuses,  encore   qu'elles    n'exau- 
ent  pas  tous  tes  vaux,  mais  de  qui  l'oreille  fut  souvent 
attentive  aux  honnna. 


—  28 1  — 

Donc,,  ce  soir-là,  qu'un  caillou  blanc  n'eût  pas  assez 
bien  marqué,  j'étais  près  de  toi,  songeant,  en  t'avouant  ma 
peine. 

Mon  enfance  provinciale;  mon  vagabondage  à  travers 
les  cités;  1  élan  de  mon  esprit  qu'Alicante  et  Tunis  décu- 
plèrent; rêveries,  souffrances,  projets,  tout  cela  formait 
confusément  la  trame  sur  laquelle  je  brodais  mes  futiles 
discours. 

Pour  toi,  petite  idole,  tu  respirais  comme  un  encens  les 
fumées  qui  s'échappèrent  de  mon  âme  ardente  et  tu  savou- 
rais la  douceur  de  triompher  dans  le  même  temps  de  mon 
cœur  et  de  ma  chair. 

Mais  à  parler  je  m'échauffai  vite  et  mon  éloquence 
jaillit  bientôt  des  sources  que  Quintilien  lui  assigne.  (*) 

Ce  fut  comme  une  longue  coulée  qui  sortit  de  mon  cœur 
sans  que  je  pusse  retenir  et  porter  les  larmes  jusqu'au  bord 
de  mes  cils;  deux  purs  diamants  alors  perlèrent  à  tes  pau- 
pières à  toi  et  c'est  agenouillé  que  je  les  recueillis  avec  mes 
lèvres,  lesquelles  en  ont  à  tout  jamais  conservé  la  saveur. 

Ce  fut  là  ton  dernier  souvenir,  précieux  d'être  triste  : 
mais  sache  que  j'ai  trop  éprouvé  l'amertume  de  l'amour 
pour  t'en  demander  jamais  quelque  autre  ! 

II 

...  Non  seulement  à  un  philosophe,  mais 
à  simplement  un  homme  rassis,  quand  il 
sent  par  affect  l'altération  cuisante  d'une 
friture  chaude,  quelle  monnaie  est-ce  de  le 
payer  de  la  soubvenance  de  la  douceur  du 
vin  grec. 
Montaigne.  Les  Essais.  T.  II,  L.  II.  Ch.  XI. 

Le  rêve  et  l'amour  ont  souvent  exalté  mon  âme,  car 
mon  adolescence  fut  d'un  poète  et  ma  jeunesse  d'un  amou- 
reux. 


(*)  Pour  l'ami  qui  m'en  a  prié  :  «  Pectus  est  quod  diserto  fecit  ». 


—    282   — 

Mais  d'avoir  trop  respiré  les  parfums  de  la  vie  et  de- 
choses,  voici  qu'à  la  fin  je  suis  las  des  choses  et  de  la  vie. 

La   femme   au   clair  sourire   et  qui   fut  inconstante   a 
effeuillé   mon   cœur  comme  une  rose,  en   chantant 
romances,  et  la  vue  des  femmes  ne  m'émeut  plus  à  pré- 
sent. 

J'ai  sacrifié  mon  ambition  et  ma  foi  sur  maints  autels. 
Je  crois  n'avoir  plus  d'orgueil  et  je  n'ai,  en  fait  de  de 
que  ceux  de  fuir  le  monde  et  de  lire  des  livres. 

Pourtant,  j'entonnais  jadis  bien  des  hymnes  en  votre 
honneur  et  le  culte  que  je  vous  vouais  me  paraissait  éter- 
nel. Puis,  quand  vous  aviez  à  mes  yeux  dépouillé  le  carac- 
tère de  la  divinité  et  que  vous  étiez  redevenue  aman 
femme,  je  vous  disais  :  mon  enfant,  tandis  que  je  ne 
plus  aujourd'hui  que  vous  appeler  :  Madame. 

Je  pense,  avec  quelque  apparence  de  raison,  vous  avoir 
aimée  plusieurs  jours;  mais  n'est-ce  pas  plusieurs  années 
qu'ont  duré  mes  souffrances?  Et  que  puis-je  donc  faire 
encore  qui  conserve  la  flamme  à  mes  yeux  et  l'enthou- 
siasme à  mon  esprit? 

Je  me  souviens  que  telle  était,  votre  vertu  que  j'a 
espéré  partager  votre  génie. 

Je  voulais  vous  consacrer  ma  vie. 

Ainsi  seriez-vous  devenue  puissante;  et  je  nV 
derrière  vous  (prune  ombre  amie,  disais-je. 

Je  souhaitais  que  votre  existence  entière  s'écoulât  entre 
votre  beauté  et  mon  amour  comme  s'écoule  un  fleuve  har- 
monieux entre  ses  rives  verdoyant 

Vous  serez  comparable,  disais-je  encore,  à  celles 
femmes  qui,  sur  là  mer  d<  guident  les  vies  humaines 

ainsi  que  des  phares  éblouissants  vers  l'immortalité.  J'ai 
voulu...  ah  !  que  n'ai-je  pas  voulu  .- 

Mais  toujours  la  volon:  échappée  de  moi  comme 

s'échappe  le  parfum  d'un  vase  bi  : 

Depuis,  j'ai  crié,  nouveau  Thésée,  perdu  dans  le  laby- 


-  283  - 

rinthe  du  désespoir  et  de  la  folie,  sans  que,  nouvelle 
Ariadne,  vous  vinssiez  me  montrez  le  chemin  de  la  déli- 
vrance. 

Je  vous  avais  prise  pour  un  soleil  nouveau,  alors  que 
vous  n'étiez  pas  même,  aux  heures  les  plus  sombres,  la 
pâle  étoile  du  foyer. 

Il  me  fallut  bien  imaginer  dans  ce  temps  que  vous  affec- 
tiez de  ne  point  entendre  mes  appels  et  que  vos  lèvres 
dédaigneuses  ne  s'entrouvriraient  jamais  plus  pour  pro- 
noncer de  ces  mots  qui  réconfortent. 

J'ai  donc  quitté  les  lieux  qui  m'étaient  devenus  fami- 
liers. Je  ne  me  suis  pas  retourné  pour  m' assurer  si  vous  me 
suiviez  du  regard.  J'ai  marché;  j'ai  inlassablement  marché, 
pour  aboutir  enfin  au  carrefour  où  le  malheur  est  planté 
comme  une  croix.  Je  savais  bien  que  vous  n'étiez  pas  non 
plus  dressée  à  l'horizon,  tel  que  le  but  qu'au  soir  de  ma  vie 
je  devais  atteindre. 

Et  par  la  suite,  je  m'en  pris  au  hasard  des  chemins.  J'ai 
bu  l'eau  des  sources.  J'ai  mangé  le  pain  de  l'aumône. 
Voyageur  lamentable,  sans  toit,  sans  famille,  je  n'ai  dû, 
le  plus  souvent,  l'hospitalité  de  la  nuit  qu'à  la  bienveil- 
lance des  étoiles. 

J'ai,  durant  les  premiers  jours,  fleuri  ma  peine  de  votre 
souvenir.  Mais,  peu  à  peu,  j'ai  trouvé  moins  fade  l'eau  des 
sources  et  moins  sec  le  pain  de  l'aumône.  Je  me  suis 
accommodé  du  vagabondage  et  de  l'abandon  et  j'ai  rare- 
ment songé  de  vous 

J'ai  retrouvé  deux  amis  et  tous  mes  livres  avec  la  joie 
qu'on  éprouve  au  retour  d'un  long  voyage.  Car  c'est  en 
effet  d'un  long  et  périlleux  voyage  que  je  suis  revenu, 
ayant  troqué  ma  pacotile  d'illusions  contre  l'or  des  senti- 
ments et  de  la  tristesse. 

Vous  m'aviez  fait  connaître  d'étranges  pays  où  les  ciels 
avaient,  tour  à  tour,  la  sérénité  des  ciels  de  l'archipel  ionien 
et  la  menaçante  furie  des  ciels  arctiques. 


—  284  — 

Vous  me  faisiez  passer  sans  transition  de  la  plus  pénible 
jalousie  à  la  plus  douce  confiance.  Vous  étiez  à  la  fois, 
selon  que  les  poètes  ont  dit  de  leurs  maîtresses  et  d'eux- 
mêmes  la  victime  et  le  bourreau,  le  remède  et  la  plaie.  . 

Vous  m'aviez  fait  dans  le  même  temps  cueillir  toutes  les 
fleurs  des  bois  et  boire  tout  les  philtres.  Hier,  vous  me 
donniez  votre  chair,  et  vous  me  la  refusiez  aujourd'hui  pour 
que  j'en  connusse  tout  le  prix.  Par  là  étiez-vous  multiple 
comme  le  sont  les  jours  des  saisons  et  votre  vie  avait-elle 
l'amère  beauté  des  années  révolues,  des  cippes  funéra 
de  l'automne  et  des  roses.  . 

Mais  je  veux  qu'il  ne  reste  de  tout  cela  qu'un  souvenir 
délicat  qui,  aux  seules  heures  de  lassitude  et  d'ennui,  par- 
fume, comme  le  ferait  un  sachet,  ma  mémoire  fidèle. 

Charles  Doury, 

:)& 
Soir  païen 


Epicure  et  Bacchus  étouffent  dans  son  tard 
UAugustan  renégat  des  mords  Hespérid 
.  I  ux  /orcts  du  M(  nsongi  un  Octobre  : 
Insuffle,  en  la  chaleur,  l'odeur  des  lupanû 

Le  ri  i  'ésar  entre  s< 

Mâchonm  .  d'une  escla\ 

.  \llongeant,  long  sphinx  brun,  son  corps  aux  seins  dardants. 

Hàinê  au  soleil,  du  soir  paît  n,  SOUS  la  tôt 

Des  frondaisons,  dans  Vatmosph  inante; 

I faine  de  la  femelle,  aux  ineinantes, 

lùlinement  cruelle  en  frisonnant  de  peur... 


-  285  - 

Avec  des  ongles  secs  elle  êtreint  sans  désir  ; 
Avec  des  yeux  d'horreur  elle  invite  au  plaisir , 
Qui  promet  un  bonheur  impossible  à  saisir... 

Ah!  secrets  désespoirs!  calculs  vains  !  c  est  à  peine 
Si  le  maître,  abruti  de  stupre  entr' ouvre  encor 
Ses  yeux  porcins  et  las  vers  son  regard  d'hyène, 
Puis y  sans  plus  s' émouvoir  qu'un  arbre  dans  la  plaine, 
D'un  geste  de  dégoût  se  détourne  et  s'endort. 

La  nuit  sans  air  descend,  lourde,  sur  les  éteules, 
Et  l'eslave  contemple  —  effroyablement  seule!  — 
Dans  V  Automne  des  bois,  V Automne  de  son  corps... 

Printemps  d'Eden 

Au  bord  italien  :  la  mer  et  l'harmonie, 
—  Ange  de  Fié  sole  et  M  éditer  r  année  — 
Voici  rire  la  Vie  à  V immortelle  Année. 
Les  vergers  sont  chrétiens  sur  les  rives  bénies. 

Tes  oiselles  d'amour  peuplent,  ô  Campante, 
D'un  vol  vierge  et  brillant,  l'azur  des  matinées, 
Et  le  Baptême  clair  des  âmes  nouveau-nées, 
Fait  tintinabuler  les  fêtes  infinies. 

Dans  l'Avril  idéal  un  Renouveau  se  lève  : 

L'Eden  s'épanouît  ;  à  V Innocence  d'Eve 

Le  chaste  et  jeune  Adam  offre  son  cœur  loyal  ; 

Et  dans  l'air  lilial  du  Paradis  candide 

Il  te  contemple  encor  avec  un  œil  loyal, 

Aurore  humaine!  6  vierge  aux  nudités  splendides ! 

Georges  Ramaekers. 


—  286  — 

Notes  d'un  Réaliste 

Certitude. 
Ne  rien  affirmer,  vivre. 

# 
*    # 

Vous  le  voyez,  je  ris  de  moi  comme  de  vous,  et  je  nous 
admire  aussi.  C'est  que  rien  n'est  certain,  ni  votre  esprit, 
ni  ma  sottise. 


Si  le  conte  oriental  est  vrai,  qui  prétend  que  nous  pou- 
vons être  assurés  d'une  chose,  je  sais  bien  ce  que  c'< 
notre  bonheur  dure  à  peine  un  moment. 

C'est  pourquoi  nous  chercherons  des  illusions  sans 
nombre  :  il  faut  rester  serein. 

De  l'esprit. 

Nasicat  dit  :  «  Ne  pas  confondre  chat  et  chameau  »  et 
M.  de  Gourmont  :  «  Il  faut  dissocier  les  idées,  » 

Si,  lorsque  je  fais  une  plaisanterie,  vous  me  reprochez 
de  n'être  pas  amène,  n'hésitez  pas,  faites  vous  moine,  et 
ne  m'assommez  plus. 


Ces  gens  qui  prétendent  avoir  «  Pesprit  de  l'escalier  »j 

iU  ont  seulement  de  la  réflexion.  Qu'ils  lisent  Kant. 


Xe  balancez  jamais  à  perdre  un  ami  pour  un  bon  mot  : 
voua  retrouverez  des  amis,  peut-être  même  en  plus  grand 

nombre  que  vous  ne  le  désirerez,  tandis  que  l'on  ne  replace 
pas  deux  fois  le  même  mot  sans  que  sa  valeur  n'en  soit  de 
beaucoup  diminuée. 


-   28/   - 

D'ailleurs  celui  qui  se  fâche  d'une  plaisanterie  est  un  sot 
qui  ne  mérite  avcitn  égard. 


Se  faire  une  gloire  avec  des  livres,  autant  cela  que  jouer 
au  billard. 

Mais  la  rép  tfation  d'un  homme  d'esprit  est  bien  préfé- 
rable, car  elle  n'est  pas  soumise  à  la  critique  et  aux  inter- 
prétations et  aux  contre-sens  :  c'est  un  bloc  que  l'on 
accepte,  ou  rue  l'on  rejette,  mais  on  ne  l'entame  pas. 


Cependmt,  Ménage. 

Défiez-vous  des  pédants,  et  autres  marmiteux. 

Podtes. 

Sotant  de  l'Odéon,  et  comme  je  quittai  Lydie,  qui  me 
trom>e,  j'ai  rencontré  Acasthe,  le  musicien.  Je  l'ai  mené 
aux  rialles.  Et,  le  long  des  murs,  je  lui  récitais  de  mes 
verset  de  ma  prose.  À  chaque  morceau,  il  se  récriait,  et 
jurât  qu'il  le  voulait  mettre  en  musique. 

Jm  ai  eu  pour  un  louis  de  consommations. 

Jt  cela  m'a  fait  six  mille  francs  de  promesse,  cent  louis 
d'dmiration,  et  peut-être  bien  cinquante  francs  de  plaisir. 


Lorsque  Willy  et  Colette  traversent  le  parc  Monceau, 
}s  nourrices  se  retournent.  Je  ne  les  blâme  pas. 

Mais  vous  rappelez-vous  le  profil  de  Léon  Dierx,  celui 
le  Paul  Claudel  ? 

Changement. 

La  nature  humaine  change,  voilà 
tout  ce  qu'en  réalité  on  sait  d'elle. 
Oscar  Wii.de. 

N'être  jamais  le  même,  et  toujours  parler  de  soi. 


28S  — 


M.  Cassan,  qui  avait  été  capitaine  aux  Guides,  et  qui 
vivait  dans  un  fauteuil  à  roulettes,  me  dit  un  jour  : 
mon  temps,  jeune  homme,  on  avait  trois  iraîtresses,  et  on 
les  satisfaisait...  » 


Je  ne  nie  rappelle  pas  mon  enfance,  j'embtllis  ma  jeu- 
nesse chaque  fois  que  j'y  songe  :  hélas!  qu'étan-je  hier? 


Grand'mère  dit  à  maman  qui  s'habille  jeune  :  <  Sais-tu 
que  tu  es  vieille  !  » 


J'aime  me  raconter.   Mais  ils  disent  que  je  mens    ils 
voudrait  que  je  leur  répète  les  mêmes  choses. 


Compter  les  grains  de  la  sablière,  dire  mes  humeuii.. 
D'ailleurs  où  sont-elles,  pour  au  moins  en  tenir  une,  et  a 
fixer  un  instant. 


Si  je  voulais  cueillir  du  vent  dans  un  filet  à  papill 
l'on  rirait  de  moi  ;  cependant  il  est  des  poires  pour  admirer 
M.  le  Psychologue!  cet  insensé  qui  prétend  connaître  la 

nature  de  l'esprit. 

LOUIS  Thomas. 


cj£ 


—  289  — 
Elégie  romantique 

Soyez  grave,  mon  âme,  voici  le  crépuscule, 
Il  ne  faut  plus  chanter  les  romances  ridicules, 
Ni  rêver  au  jeune  homme  des  temps  anciens, 
Ni  soupirer  après  des  baisers  très  lointains, 
Ni  mettre  votre  vieux  manteaic  de  ?nélancolie 
En  disant  sentimentalement  des  élégies 
Dont  riaient  ceux-là  qui  vous  croyaient  folle, 
Mon  âme,  soyez  grave,  et  que  vos  paroles 
S'harmonisent  délicatement  aux  soirs  tombants. 

Ils  sont,  hélas!  tous  morts  et  voilà  très  longtemps, 

Les  jeunes  gens  aux  cheveux  longs,  dont  les  mandolines 

Soupiraient  langoureusement  contre  la  poitrine, 

Les  jeunes  gens  de  F  époque  romantique, 

Amoureux  éperdus  de  très  anciennes  musiques, 

Oui  dans  leurs  mansardes  chantaient  des  romances 

Sur  un  air  très  doux  du  temps  de  la  reine  Hortense. 

Temps  des  cabriolets  et  des  écharpes  blanches! 
On  s'en  allait  à  la  Malmaison  le  dimanche, 
Cravates  de  soie  noire  et  très  longues  mitaines, 
Il  vous  souvient  de  tout  cela,  6  mon  âme,  à  peine! ... 
De  Monsieur  de  Lamartine  et  de  George  Sand 
Dont  les  jeunes  filles  aimèrent  bien  les  romans! 

Tous  ces  soirs!...  Notes  ne  reverrons  plus  les  promenades 

Où  les  grisettes  échangeaient  des  propos  fades 

Avec  de  jeunes  poètes,  qu'aurait  aimé 

Assîirément  la  noble  Madame  de  Sévigné, 

Mon  âme,  nous  ne  reverrons  plus  la  Malmaison, 

Ni  les  soirs  historiques  sur  les  Trianons 

D'où,  en  chœur,  en  revenant  on  chantait 

«  La  Ballade  à  la  lune  »  d'Alfred  de  Musset! 


—  ^9°  — 

Lors,  nous  ne  boirons  plus  sous  les  claires  tonnell 
Le  petit  vin  bleu  des  vendanges  nouvelles, 
Jamais  plus  les  cabriolets  et  les  mitaines, 
Soyez  grave,  ô  mon  âme,  ce  soir  de  peine 
Où  passe  le  souvenir  que  ceux-là  raillent, 
Beaux  Ténébreux  aux  manteaux  couleur  de  muraille... 

Hector  Fleischmann. 

Berceuse 

Mes  amis y  parlez  bas,  car  ma  peine  sommeille  : 
Un  mot  très  tendre,  un  mot  léger, 
Un  mot  la  pourrait  éveiller, 

Déchirant  aiguillon  d'une  invisible  abeille... 

Elle  est  comme  un  enfant  las  d'avoir  trop  pleure 
Qui  s'endort  sans  sécher  ses  larrm  s. 
Silence  et  douceur.  Car  nul  charme 

N'a  pu  guérir  son  cœur  faible  et  désespère. 

Ecoutez...  Ma  douleur,  elle  soupire  en  r> 

Et  parce  que  ses  yeux  sont  clos 

Vous  n'entendez  plus  que  l'écho 

De  son  âme  en  le  sein  pensif  qu'elle  soûl, 

Silence  et  douceur.  Parlez  bas,  tout  bas,  tout  bas, 

O  mes  amis,  elle  sommeille... 

Prenez  garde  qu'un  mot  l'n< 
Sanglotante  et  toute  nouvelle,  entre  VOS  bras... 

I  il  I.    PÉRIN. 

Les  Saisons 

Ainsi  qu'un  peuple  enfant,  sous  l'azur  qui  s'éploie 

La  végétation  adolescente  encor 

Rit  à  l'Avril  splendide,  aux  divins  âges  d'or 
Et  sous  l'afflux  tumultueux  des  sèves  ploie. 


—  291  — 

Comme  un  royaume  adulte  en  sa  gloire  totale, 
Dans  sajeunese  mûre  et  sa  pleine  beauté, 
La  plaine  ondule  au  clair  de  l'implacable  été 
Des  loin  s  aux  loins,  comme  une  fête  orientale. 

En  un  luxe  inoui  de  races  décadentes. 
Débauches  d'or,  de  pourpre  et  de  teintes  ardentes, 
U  automne  enfièvre  exulte  en  un  dernier  sursaut, 

En  attendant  que,  sac  final  des  villes  mortes, 
U  Hiver  au  choc  barbare  et  fou  de  ses  cohortes 
Ensevelisse  tout  dans  un  suprême  assaut. 

Emile  Desprechins. 

as 

Sermione 

Coeli,  Lesbia  nostra,  Lesbia  illa 
Illa  Lesbia  quam  Catullus  unam 
Plus  quam  seatque  suos  amavit  omnes. 
Catulle. 

O  villa  de  Sirmium,  villa  des  orangers, 
Où  Catulle  chantait  les  amours  de  Lesbie, 
Hélas,  il  reste  encor,  sous  U  herbe  ensevelie, 
Une  colonne  blanche  au  milieu  des  vergers/ 

Et  c'est  là  qu'il  venait,  Vête,  loin  des  dangers, 
Voir  mûrir  le  raisin  sur  la  treille  qui  plie, 
Et  là  qu'il  écoutait,  dans  F  air  bleu  d'Italie, 
Pleurer  infiniment  les  fixités  des  bergers. 

Et  sur  ce  banc  où  rage  a  mis  sa  sombre  empreinte, 

C'est  là  qu'il  regardait  ployer ,  sous  son  étreinte, 

L amante  au  corps  ambré  d'où  montaient  des  parjums. 

Et  qu'oublieux  de  Rome  et  loin  de  ses  colères, 
Courbant  son  front  divin  parmi  ses  cheveux  bruns, 
Il  mirait  son  œil  noir  dans  ses  prunelles  claires. 

Alfred  Wautier. 


—  292  — 
Cœur  profond 

Ce  cœur  profond  comme  un  abîme. 

CH,  IKK. 

Comme  sombrait  jadis  aux  îles  de  Candie 
La  galère  romaine  au  fabuleuse  butin , 
Mon  cœur,  comme  une  nef  de  trésors  alourdie, 
Au  large  de  ton  cœur  sombra  lorsque  tu  vins. 

Mais  aujourd'hui  voici  que  d'autres  sont  vernies. 
Et  chacune  à  son  tour  interroge  tout  bas, 
Sans  jamais  se  lasser  de  sa  déconvenue, 
Ce  gouffre  de  ton  cœur  d'où  je  ne  reviens  pas. 

Quand  le  jeune  plongeur  à  la  mer  se  confie 
Pour  y  cueillir  un  jour  la  perle  qui  dormait, 
Il  en  est  quelquefois  qui  remontent  sans  ; 
Et  d'autres  qui  pourtant  ne  remontent  jamais. 

Ainsi  plongent  toujours,  sans  aborder  le  1  • 
Ces  femmes  d'aujourd'hui  que  mon  amour  tenta 
Et  chacune  quittant  le  sable  d'or  des  g 
Au  fond  de  ton  amour  fait  un  funèbre  tas. 

Qu'importe,  VOUS  étiez  les  belles  amoureux 
Vous  qui,  sans  hésiter,  imitant  le  plongeur, 
X<  voyant  comme  lui  qu'une  perle...  mon  cœur/ 
Sans  espoir,  sans  amour  et  ('(pendant  lien 

à  sa  conquête  <  n  sachant  qu'on  en  meurt 

MARCE]     &NGENOT. 


—  293  — 

Chroniques  du  Mois 


LES  ROMANS. 

Visions  de  Beauté,  par  Mme  Maria  Star.  (Paris,  Frazier-Soye, 
éditeur).  —  Il  faut  réellement  une  très  grande  audace  pour  entre- 
prendre l'expression  parlée  des  paysages  connus.  Cela  exige,  d'abord, 
un  sens  très  exact  de  la  beauté  représentative  ;  et  ensuite,  afin  de  ne 
point  tomber  dans  la  banalité,  une  interprétation  nouvelle  et  curieuse 
des  visions  extérieures.  Il  faut  donc  louer  cette  admirable  artiste 
qu'est  Mme  Maria  Star  d'avoir  eu  cette  audace.  Et  puis  il  faut  grande- 
ment se  réjouir  de  la  voir  atteindre  son  but  et  réussir  entièrement 
dans  l'œuvre  qu'elle  s'est  proposée. 

Promenant  à  travers  le  monde  un  tempérament  merveilleusement 
sensisif  et  compréhensif,  Mrne  Maria  Star  s'est  intelligemment  ingéniée 
à  synthétiser  en  de  sobres  et  courts  commentaires,  l'âme  vibrante  des 
beautés  plastiques  et  artistiques  qui  frappèrent  ses  regards  avertis. 
Dans  une  langue  exquisement  châtiée  elle  a  voulu  nous  indiquer  ce 
qu'elle  avait  ressenti  en  contemplant  le  monde  et  la  nature.  Certes  il 
ne  faut  point  chercher  en  ces  brèves  notes  une  doctrine  ou  une  thèse 
généralisées.  Chacun  contemple  la  nature  selon  les  aspirations  mises 
en  lui  parla  divinité;  et  vouloir  monopoliser  à  son  profit  sentiment, 
sensation  ou  vision  serait  une  absurdité  aussi  grande  que  vouloir 
imaginer  une  âme  identique  à  tous  les  âmes  d'une  race  ou  d'un  pays. 

Ce  qui  en  général  frappe  le  plus  Mme  Maria  Star  —  qui,  en  même 
temps  qu'un  écrivain  de  premier  ordre,  représente  une  érudite  solide- 
ment avertie  —  ce  sont  les  rapports  qui  existent  entre  l'extérieur 
d'un  objet,  d'un  paysage  ou  d'une  œuvre  qui  frappent  ses  yeux  et  l'évo- 
lution historique  de  la  race  humaine  devant  cet  objet,  ce  paysage  ou 
cette  œuvre.  Cela  est  tout  à  fait  ingénieux  et  louable.  Mme  Star,  sur- 
tout, a  su  éviter  la  longueur  et  la  fastidieuse  énumération  de  sensations 
que  d'autres  avant  elle  ou  avec  elle,  eussent  pu  éprouver. 

Elle  a  seulement  conservé  de  la  vision  ce  qui  est  original  et  neuf,  ce 
que  personne  avant  elle  n'avait  dit.  Et  sans  doute  son  exquise  sensi- 
sibilité  l'a  mise  à  même  de  nous  donner  une  synthèse  tout  particuliè- 
rement attrayante  delà  beauté  naturelle.  Vraiment  j'ai  été  très  frappé 
par  ce  volume.  L'époque  actuelle  —  voyez  les  romans  et  les  poèmes  — 
tend  très  rigoureusement  à  revenir  au  sentiment  de  la  belle  nature.  Il 
est  peu  douteux  que  nous  n'abandonnions  peu  à  peu  les  raffinements 
exacerbés  de  la  contemplation  muette  de  nous-mêmes.  Les  psychologies 
minutieuses,  vétilleuses  aussi,  commencent  à  fatiguer  outrageusement. 
On  se  lasse  de  la  trop  grande  insistance  des  écrivains  à  analyser  fréné- 
tiquement les  atomes  infinitésimaux  des  cerveaux,  des  esprits  et  des 
cœurs.  D'autant  plus  que  les  temps  modernes  nous  montrent  souvent 
des  intellectualités  assez  peu  ragoûtantes  !  Revenons  sagement  au 
sentiment  doux  et  merveilleux  de  la  nature.  Combien  nous  puisons 
en  elle  de  bonnes  et  profondes  pensées  !  Et  combien,  en  somme,  nous 


—  294  — 

existons  en  elle  comme  elle  existe  en  nous.  Des  écrivains  comme 
M,,,r  Maria  Star  nous  Rappellent  si  heureusement,  si  philosophique- 
ment, et  aussi  si  rieusement,  que  nous  pouvons  nous  voir  nous-mêmes, 
en  plus  clair,  en  plus  hautain,  en  plus  heureux,  dans  le^  beautés  natu- 
relles des  paysages. 

Je    note     brièvement    quelques  unes    des     visions    montrées    par 
Mmo  Maria  Star  dans  son  admirable   livre.  C'est  la   Cité  embrumât 
(Londres)  qui  inspire  à  l'artiste  une  comparaison  si  extraordinairc- 
ment  saisissante  entre  la   ville  d'aujourd'hui  et  son  emplacement  au 
temps  héroïque  de  la  conquête;  c'est  la    Ville  de  volupté  (Xaples)  syn- 
thétisée par  cette  phrase  ravissante  :  «  Xaples,  jolie  et  coupable  rit  et 
s'amuse...  »  Et  il  y  a  quelque  chose  d'angoissant  dans  la  contemplation 
de  cette  joie,  dominé  par  la   férocité  sûre  et  sournoise  du  volcan 
farouche.  C'est  la  Ville  de  Pourpre  (Rome),  qui,  malgré  son  histoire 
chrétienne  et  catholique,    vit    surtout   par  son    passé  païen,    i 
l 'Indomptable  dompté  (le  Bosphore)   qui  est  devenu  comme  une  mer 
veilleuse  mer  d'amour  et  semble  en  quelque  sorte  avoir  renonc< 
fureurs  guerrières.  Et  c'est  encore  Taormina,  qui,  enivrée  de  sa  propre 
beauté,  vit  sans  autre  frein  que  l'amour  éternel  et  doré.  Ecoutt 
admirables  lignes  où  vibre  une  poésie  adorable  et  persuasive  : 

Le  Promontoire  sacré  (Taormina).  —  Asile  terrestre  des  di 
dont  elles  conservent  l'ampleur,   l'élégance  et  la   noblesse,   les  run. 
Taormina   se  dressent   sur   le  promontoire    antique,   qu'tlles  couronnent 
majestueusement.  lia  ignée  par  la  mer  et  le  soleil,  cette  terre  de  beauté  ,;/>/>,; 
rait  rouge,  ardente,  incendiée. 

La  caresse  de  la  mer,  qui  meurt  à  ses  pied.-,   n'apaise  pas  sa    vie 
inassouvie  ;  On  la  sent  amoureuse  de  beauté,  orgueilleuse  de  porter  des  ruines 
augustes  incrustées  sur  son  front  comme  une  couronne  de  gemmes  sur  le 
front  d'une  femme  ;  ses  colonnes  droites  et  hautes  semblent  des  \ 
ordonnent;  ses  gradins  superposes  confondent  leur  blancheur  avec  l'azur 
pâlissant  du  ciel. 

degrés  gigantesques  pair.  Ual  aux  à 

lorsque,  lassés  de  la  terre,  où  leur  haute  m  :  accomplit . 

dirent  le  ciel,  leur  ultime  patrie. 

t,  hanté.»  par  les  souren/rs  vécus,  par  la  \  ir  la 

Ut  des  nuits,  amoureux  de  la  S;. 
les  dieux  s'arrachent  es  pour  revivre  la  oie 

des  homi/i 

//  traîne  ,  m  on  .  p. mm  h  uni  enchanteur  qui  émane  de  la 

mythologie.  Adr 

commettre  pnsque  u>:  du  paganisme  disparu  /V. 

et  torture  le  crur  ;  on  se  sent  vaincu  par  la  beauté.   Débordant  de  /, . 
d'ivn  !  upté,  on  est  pris  d'un  vertige  morbiJ. 

t  honorer  les  dieux  nr  :b/ir  leur  culte.  Et  ton  évoque  t 

les  longues  théor  \ 

ire,  des  graciles  da>:  UTS  de  flûte,  et  l'ondulant, 

m  mes  énamourées,  dont  l  :  v  était  la  beauté. 

Plus  loin,  c'est  Toi  de  fer,  qui  toute  entière  ressemble  à  une 


—  295  ~ 

armure.  Voici  une  ravissante  phrase  :  «  Le  peuple  est  recueilli,  avide, 
mais  sans  joie.  »  N'est-ce  pas  prodigieusement  synthétique  ?  Et  toute 
la  vieille  cité  de  Charles  Quint  revit  en  quelques  lignes  définitives. 
Et  c'est  encore  l'évocation  du  paysage  entre  Torrente  et  Amalfi  :  la 
gravure  de  Maniella  qui  illustre  ce  commentaire  est  de  tout  premier 
ordre.  —  C'est  la  mosquée  de  Cordoue,  rappel  prestigieux  de  l'art 
arabe  du  vme  siècle,  qui  semble  comme  un  champ  de  victoire.  C'est 
même  —  et  ceci  peut  paraître  particulièrement  audacieux,  mais  c'est 
réussi  !  —  Paris,  cité  de  clarté,  de  raffinement  et  d'élégance.  Je  note 
cette  jolie  phrase  :  «  Ailleurs  on  crée  pour  produire,  ici  on  crée  pour 
perfectionner,  pour  raffiner,  pour  idéaliser.  » 

C'est  Malte,  l'île  d'airain;  c'est  Nuremberg,  cité  «du  géant  bon 
enfant  qui  se  fait  doux  et  paternel  quand  il  dépose  sa  massue  cloutée 
pour  s'asseoir  au  foyer.  »  C'est  Florence,  la  cité  liliale,  pour  laquelle 
Mme  Star  dit  ces  paroles  :  «  Aimer  Florence,  c'est  aimer  le  divin.  » 
C'est  un  joli  couplet  sur  les  Voyantes  (les  Etoiles),  étrangement  hallu- 
cinant. C'est  la  pénétrante  vision  de  Bruges.  Je  ne  puis  résister  à  la 
joie  de  vous  la  citer  : 

Bruges.  —  Le  ciel  d'un  bleu  tendre  a  presque  des  reflets  du  midi,  le 
soleil  de  juillet  plafomie  sur  la  ville  endormie,  F  atmosphère  est  pure  et 
transparente,  on  dirait  l'Italie,  l'ardente  Italie...  non,  car  même  dans 
l'assoupissement  des  contrées  mèridio?iales,  il  règne  une  effervescence,  une 
extase,  inconnues  aux  pays  du  Nord.  Ici,  c'est  le  calme  absolu,  la  paix 
sainte  ;  quelqîie  chose  de  vécu,  de  passé,  de  mort.  Tout  respire  la  bonhomie, 
Fiyidulgence,  le  flegme.  On  honore  le  travail,  on  cultive  la  patience,  on 
encourage  l'effort,  on  accumule  les  sons,  on  apprécie  le  foyer,  on  aime  la 
famille.  Les  petites  e?ivies,  les  grosses  discordes  ne  vibrent  pas  ici  comme 
dans  les  pays  de  soleil  ;  on  vit  de  contemplation,  d'économie  et  de  propreté, 
car  tout  reluit  dans  ce  coin  des  Flandres,  immortalisé  par  Fart  le  plus  idéa- 
liste. Et  l'on  comprend  en  traversant  cette  ville,  dont  nul  bruit  ne  trouble 
la  quiétude,  le  patient  et  le  méticuleux  génie  des  Van  Eyck,  des  Memling, 
des  Van  der  Weyden,  des  Quiniin  Metsys. 

Ils  regardaient  e?i  eux,  ces  hommes  rares,  car  c'était  e7i  eux  et  non  autour 
d'eux  que  se  ma?iifestaient  leurs  inspirations.  Ivres  de  pureté,  ces  intellec- 
tuels mystiques  traduisaient  naïvement,  pieusement,  saintement  les  sensa- 
tions qu'une  ambiance  de  complet  repos  devait  susciter  en  eux.  Rien  ne 
troublait  leur  vue  ni  leur  sens.  En  communion  directe  avec  le  ciel,  en  har- 
monie parfaite  avec  eux-mêmes,  ils  peignaient  avec  clarté,  avec  prècisio?i 
avec  èlègayice  ;  ils  aimaient  la  nature  comme  un  ?niroir  de  Dieu,  sur  lequel 
l'homme  modestement  se  penche. 

En  eux  et  par  eux  ftruges  la  morte  persistera  éternellement 

Et  encore  Venise,  avec  la  voluptueuse  vision  des  Nuits  sur  la 
Lagune.  Voici  une  phrase  typique  :  «  L'Amour  et  la  Mort  se  fondent 
dans  une  même  étreinte  de  volupté.  »  —  Et  le  sphinx,  Témoin  éternel, 
dont  le  hautain  silence  est  si  superbement  interprété.  Et  encore  .. 
Mais  il  faut  s'arrêter.  Je  finirais  par  vous  citer  tout  ce  volume,  qui 
m'a  émerveillé.  Et  il  vaut  mieux  que  vous  le  lisiez.  Vous  serez,  j'en 
suis  persuadé,  pénétrés  comme  moi  d'une  sincère  et  profonde  admi- 


—  2ç6  — 

ration.  Et  vous  rendn-z  hommage  au  talent  profondément  subtil  et 

délicat  de  cette  grande  artiste  qu'est  M"°  Maria  Star. 

Il  convient  de  louer  les  ravissantes  illustrations  de  ce  volume.  Le 
peintre  R.  Maniella  a  reproduit  les  paysages,  non  seulement  avec  une 
souriante  exactitude,  mais  encore,  ce  qui  mieux  est,  avec  un  sens 
étonnant  de  compréhension  intime. 

Et  tout  cela  forme  une  (eu vie  de  mérite  exceptionnel. 

J'aurai  joie  à  parler  dans   une  prochaine  chronique  de  /'Au; 
Chefs  -d' œuvre  y  un  livre  d'art  hautain  et  le  Cœur  iftiuill, ',  un  recueil  de 
charmantes  et  subtiles  comédies  du  même  auteur. 


Le  Voile  du  Temple,  par  M.  Jean  Dornis  (Paris,  lUlcnJorfr, 
éditeur).  —  La  question  religieuse  est,  à  différents  points  de  vue. 
dangereuse  à  traiter  pour  un  romancier.  Tout  d'abord  elle  est  infiniment 
grave  et,  par  conséquent,  ne  manque  point  de  tomber  dans  la  banalité. 
On  l'a  tant  étudiée  et  souvent  si  mal,  que  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher,  en  la  voyant  revenir  sur  le  tapis,  d'esquisser  un  mouvement 
d'ennui.  D'autre  part  il  faut  un  tact  parfait  pour  ne  point  blesser  les 
susceptibilités  respectables.  Entendons-nous  bien  :  je  ne  veux  point 
dire  par  là  qu'il  est  défendu  à  l'écrivain  d'avoir  une  opinion  religi 
ni  de  l'exprimer.  Mais  la  véhémence,  en  cette  occurren 
funeste  que  l'indifférente  contemplation  En  un  mot  il  faut  savoir  faire 
la  part  exacte  des  choses  et  considérer  les  arguments  avec  impartialité. 

vieux  difficultés  on  peut  dire  franchement  que  Jean  Dorni^ 
vaincues  avec  une  incomparable  adresse.  Tout  le  roman  est  une  di 
sionet  pas  un  moment  cette  discussion  n'est   Fastidieuse  :  c'est  un 

résultat  assez  remarquable  et   assez  rare-   pour  que   l'on  en  parle  tout 
d'abord. 

Vous  pensez  bien  que  pour  exposer  avec  quelque  chance  de  BU 
un  thème  religieux   il  faut  trouver  un  conflit  qui  force  les  COnsciencef 

à  s'affirmer  en  faveui  de- telle  ou  telle  thèse.  L'intérêt  existerait  diffi- 
cilement sans  cela,  au  moins  dans  un  roman  qui  est  nécessairement  fait 
pour  la  masse  du  public,  ne  l'oublions  pas.  I  )onc  nous  trouverons  dans 
h  du  Timplt ■■,  un  passionnant  conflit  amoureux  entre  deui  êtres 
absolument  bons  et    lovaux    mais  dont  l'éducation  différente eni 

particulièrement  le  sens  moral  de  l'existence.  Les  deux  êtres  que 
l'écrivain  nous  présente  très  entiers  el  très  absolus  dans  l. 
sont  néanmoins  pas  des  fantoches.  Ils  vivent  et  ils  vibrent.  Ce  sont  de 
véritables  êtres  humains  et,  si  leur  «  moi  «  intellectuel  el  moral  est 
soumis  a  la  rigueur  d'une  loi  supérieure,  cela  ne  les  empêche  point 
d'avoir  un  cœur,  de  souffrir,  de  pleurer,      de  tenter  parfois,  dans  un 

sursaut    de   leur  instinct   sentimental,    la    conviction    pénible   de   leur 

conscience.  A  coup  sûr  pareille  intrigue  est  l'une  des  plus 
oantesqui  se  puisse  imaginer.  Encore  faut-il  savoir  la  conduire  avec 
ie.  Jean  Dormis  y  es!  an  a  roman  est  tout  à  Fait  remar- 

quable. 

Je  le  résume  en  quelques  mots  :  (jabricllc  Iîernhardt,  israélite  d'ori- 
I  perdu  sa  mère  très  jeune.  Mlle  a  été  élevée  par  son  père  Daniel 


—  297  — 

Bernhardt,  un  physiologiste  appartenant  à  cette  classe  d'hommes  que 
l'on  pourrait,  presque  dès  leur  enfance,  appeler  de  «  vieux  savants  ». 
La  jeune  fille,  sérieuse,  appliquée,  intelligente,  jolie  d'ailleurs  est  en 
quelque  sorte  la  femme  parfaite  :  celle  qui  joint  aux  agréables  dons 
extérieurs  prodigués  par  la  nature  attentive,  les  graves  et  profondes 
qualités  d'un  esprit  réfléchi  et  d'une  conscience  clairvoyante.  Elevée 
dans  un  milieu  austère,  point  du  tout  mondain,  elle  a  grandi  entre 
l'affection  un  peu  exclusive  de  son  père  et  la  tendresse  un  peu  farouche 
d'une  vieille  tante,  Déborah,  puritaine  sévère,  droite  et  intransigeante. 
Jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans  la  seule  préoccupation  de  Gabrielle  fut  son 
père,  et  cela  presque  plus  en  tant  que  savant  qu'en  tant  que  père. 
Elle  admire  profondément  et  respecte  avec  ferveur  cet  homme  auquel 
elle  sert  presque  de  secrétaire.  Et  dans  cette  vie  d'une  intimité  un  peu 
spéciale,  que  peut-être  l'on  pourrait  appeler  une  intimité  rigide,  l'esprit 
de  la  jeune  fille  s'est  éveillé  avant  son  cœur.  Plongée  sans  cesse  dans 
l'étude,  elle  s'est  intéressée  exclusivement  aux  problèmes  de  l'au-delà 
et  la  foi  juive,  ardemment  enracinée  en  elle,  la  pénètre  d'un  respect  et 
d'une  confiance  très  ferme.  C'est  un  peu  la  joie  de  sa  vie  que  de  se 
sentir  sûre  d'elle-même  au  point  de  vue  des  destinées  de  l'âme 
humaine.  Elle  se  sent  aussi  comme  ennoblie  par  une  si  forte  sûreté  en 
soi-même.  Et  elle  considère  la  vie  comme  un  chemin  très  droit,  un 
peu  trop  plane  et  point  varié,  mais  suffisamment  ensoleillé  tout  de 
même  pour  qu'elle  le  parcoure  avec  un  sourire  calme  aux  lèvres. 
Daniel  Bernhardt,  le  savant,  est  un  être  de  bonté  absolue,  mais  qui, 
confiné  en  ses  études,  ne  se  doute  pas  une  minute  qu'une  jeune  fille 
peut,  un  jour,  être  la  proie  de  sentiments  autres  que  filiaux  ou  reli- 
gieux. Déborah,  elle,  un  caractère  entier  de  vieille  fille,  vit  dans  sa 
croyance  comme  un  ermite  dans  sa  caverne.  Si  d'une  part,  Daniel 
admet  parfaitement  que  l'on  puisse  pratiquer  une  autre  religion  juive, 
Déborah,  d'autre  part,  imagine  farouchement  que  la  vieille  foi  israélite 
est  la  seule,  et  que  toutes  les  autres  croyances  sont  funestes  et  corrup- 
trices. Ce  caractère  est  tracé  avec  une  étonnante  dextérité.  Un  peu 
effacé  au  commencement  de  l'œuvre,  on  le  voit  peu  à  peu  sortir  de  son 
ombre,  grandir  et  s'éclairer  ainsi  qu'un  lumineux  fanal  dans  la  nuit. 
Il  devient  bientôt  une  figure  saisissante,  où  vit  l'effroi;  mais  derrière 
ce  masque  d'intransigeance,  tout  de  même,  tremblent  et  vibrent 
parfois  comme  une  tendresse  et  comme  une  pitié.  C'est  tout  à  fait  beau, 
et  cela  fait  songer  à  ces  figures  lumineuses,  sortant  d'un  fond  d'ombre, 
que  peignirent  les  peintres  espagnols  du  dix-septième  siècle. 

Jetée  par  hasard  dans  un  milieu  de  vieille  aristocratie  française, 
Gabrielle,  surprise,  émue,  sent  sourdre  en  elle  un  sentiment  bizarre. 
Alors  que  son  père  et  que  les  savants  dont  son  enfance  a  été  entourée 
semblent  toujours  inquiets,  obsédés  par  le  désir  de  connaître  ce  qu'il 
y  a  au-delà  de  ce  «  Voile  du  Temple  »  derrière  lequel  se  cache  un  Dieu 
suprême  ou  un  ironique  néant,  —  la  famille  catholique  de  Jean  de 
Saint- Méhin  semble  vivre  dans  une  quiétude  absolue.  C'est  qu'eux  ont 
une  croyance  toute  faite,  appuyée  sur  un  dogme  en  lequel  ils  reposent 
la  confiance  de  leur  âme.  Et  cette  tendresse  calme  que  Gabrielle  sent 
vivre  dans  ces  âmes  l'amène  doucement  à  se  demander  si  vraiment  la 


—  298  — 

religion  catholique  n'est  point  la  seule  qui  apporte  le  salut.  Jean  de 
Saint-Méhin,  brillant  officier  de  cavalerie,  jeune  homme  ardent,  neuf, 
fier,  point  dominé  par  l'esprit  de  veulerie  du  siècle,  est  bien  pour 
quelque  chose  dans  ce  commencement  de  conversion.  Très  curieuse- 
ment Jean  Dornis  nous  montre  la  complexité  des  sentiments  dans 
l'esprit  de  la  jeune  fille.  Et  ceci  est  plus  exact  que  mes  termes  ne  le 
font  paraître  :  ce  sont  bien  là  des  sentiments  dans  un  esprit,  point 
tout  ;i  fait  dans  un  cœur.  C'est  si  vous  voulez,  une  sorte  de  croisière  du 
sentiment  entre  le  cœur  et  l'esprit.  Gabrielle  ne  sait  pas  si  elle  vient 
à  la  religion  par  l'amour  ou  à  l'amour  par  la  religion.  Il  y  a  là  une 
lutte  absolument  émouvante  et  le  sujet  traité  par  Jean  Dorait 
d'une  originalité  frappante.  Cette  jeune  fille  témoigne  d'un  caractère 
merveilleusement  trempé  et  sa  peur  de  céder  à  une  croyance  qui  ne 
lui  serait  pas  dictée  uniquement  par  sa  conscience,  mais  qui  pourrait 
être  suscitée  en  elle  par  son  cœur  de  jeune  fille,  montre  que  cette 
femme  possède  une  âme  hautaine  et  solide.  Cette  femme  est,  pourrait- 
on  dire,  une  femme  intégrale...  et  elles  sont  tellement 
femmes  intégrales,  celles  chez  lesquelles  les  petites  faiblesses  morales 
et  autres,  ne  sont  pas  presque  l'unique  raison  des  tergiversations 
amoureuses  !  Je  me  trompe  :  il  existe  encore  des  femmes  inté^;: 
mais  celles-là,  vous  les  connaissez;  elles  sont  si  vilaines  qu'elles 
décourageraient  «  l'intégraliste  »  le  plus  convaincu. 

Et  c'est  la  vie,  la  vie  cruelle,  qui  dénoue  l'idylle  entre  Jean  et 
Gabrielle.  Car  Jean  de  Saint-Méhin  aime  profondement  la  jeune  fille. 
Mais  la  différence  de  religion  et  de  caste  met  entre  les  amoureux  un 
obstacle  infranchissable.  Mme  de  Saint-Méhin  —  Madame  Mère  dans 
toute  son  horreur  !  —  le  leur  fait  bien  voir.  C'est  une  vieille  patri- 
cienne, honnête  d'ailleurs,  mais  d'un  jansénisme  absolu.  De  tout 
façons  les  jeunes  gens  essaient  de  la  convaincre.  Ils  y  arriveraient 
peut-être  grâce  à  l'intervention  de  Geneviève,  une  délicieuse  jeune 
femme,  sœur  de  Jean  et  amie  de  Gabrielle;  mais  par  un  stupide 
accident,  celle-ci  est  enlevée  a  la  vie  au  moment  précisément  OÙ  elle 
allait  donner  à  son  mari  un  entant  depuis  Longtemps  attendu.  « 
péripétie  BSl  tout  à  fait  ingénieuse;  car  elle  montre  la  futilité  de  tous 
les    raisonnements  liages   sur   l'attente  du    futur.    Et   bientôt  J< 

Gabrielle  se  trouvent  séparés.  Jean  a  voulu  "deSaint- 

Méhin,  épouser  Gabrielle  contre  la  volonté  maternelle.  Mais  la  jeune 
fille  sentant  déjà  dans  le  cœur  du  jeune  homme  une  sorte  Je  rem 
comprenant  qu'il  est  un  peu  enfermé  dan-  Ligion 

ailleurs  douce,  lui  rend  peu  à 

peu  Le  désespoir  Ar  la  séparation  s'atténuei  lie  se 

i.i   convaincre   par   la    bonne    tend  -on   ami    Robert   de 

Sylvaire  et  épo  :  homme  dont  les  principes,  non  moins  purs 

que CeUX  de. Iran,   mais  plus  d  la  raison  supérieure  de  1. 

s'accordent  m:  OS. 

Il  s<  livre  une  morale  très  saine,  très  haute,  très  puis- 

sant' le  sagesse;  car  il  nous  montre  que  Li 

amour  ne  doit  pas  seulement  se  contenter  d'un  élan  instinctif  de  deux 
.    l'un    vers    l'autre,    mais   tenir    compte  aussi  de  la    sensibilité 


-  299  — 

morale  de  ces  deux  êtres,  et  aussi  de  l'éducation  de  leur  conscience. 
Et  il  nous  dit  aussi  —  parole  combien  réconfortante  et  belle  !  —  qu'il 
n'y  a  pas  de  religions,  mais  une  religion,  vers  laquelle  tous  les  hommes 
viendront  un  jour,  comme  vers  une  aurore  nouvelle  d'amour,  de  bonté 
et  de  paix. 

Sans  doute  vous  ai-je  très  mal  présenté  ce  merveilleux  roman.  Je  n'ai 
pu  vous  en  citer  les  émouvantes  péripéties.  J'ai  surtout  cherché  à  en 
exposer  la  synthèse.  J'aurais  dû  vous  parler  de  beaucoup  de  person- 
nages qui  y  évoluent,  de  Sylvaire,  loyal,  bon  et  pitoyable,  —  une  sorte 
de  Wolfram;  —  Mmede  Ronarnau,  exquisse  vieille  dame,  l'abbé  Livois, 
curieux  et  sympathique  jeune  prêtre.  La  lecture  du  Voile  du  Temple 
vous  montrera  mieux  toute  la  beauté  de  cette  œuvre,  écrite  dans  un 
style  parfait,  émouvant  jusqu'au  tragique  dans  certains  épisodes  —  la 
mort  de  Geneviève  est  une  merveille,  —  coloré  extraordinairement, 
notamment  dans  l'amplification  de  ces  mots  de  la  Bible  !  «  Tu  tisseras 
un  Voile  Ecarlate...> 

Dans  ma  prochaine  chronique  je  vous  parlerai  d'un  autre  volume  de 
Jean  Dornis,  la  Voie  douloureuse,  qui  vous  montrera  l'écrivain  sous  un 
jour  nouveau  et  aussi  séduisant.  Mais  vous  avec  déjà,  n'est-ce  pas, 
présente  devant  les  yeux  l'image  de  Jean  Dornis  :  un  vieux  petit 
monsieur,  très  doux,  très  soigné  de  sa  personne,  avec  des  yeux  très 
clairs  et  très  indulgents  derrière  le  cristal  de  besicles  à  monture  d'or, 
et  avec  une  couronne  de  beaux  cheveux  blancs,  très  blancs...  Vous 
avez  très  bien  deviné  ! 

M.  Jean  Dornis  est  d'ailleurs  une  jeune  femme  sur  laquelle  je  vous 
donnerai  ce  seul  petit  aperçu  :  elle  m'a  fait  comprendre  la  fausseté  de 
cet  adage  qui  prétend  que  les  jolies  femmes  n'ont  pas  d'esprit... 


Les  Enfermés,  par  M.  Horace  Van  Offel  (Rotterdam,  M.  Boo- 
gaerdt  Jr.,  éditeur).  —  J'ai  cette  habitude,  qui  dégénère  parfois  un  peu 
en  manie  de  m'attacher  beaucoup  au  style.  J'estime  qu'un  écrivain  doit 
connaître  à  fond  la  langue  de  laquelle  il  se  sert  :  il  faut  un  bon  instru- 
ment pour  construire  artistement  une  œuvre  d'art.  Mais  je  ne  puis 
vraiment  parler  de  cela  au  sujet  de  M.  Horace  Van  OfFel.  M.  Horace 
Van  OfFel  ignore  le  génie  même  de  la  langue  française.  Son  livre 
a  l'air  d'une  mauvaise  traduction.  Je  ne  serais  pas  surpris,  à  vrai  dire, 
que  l'auteur  des  Enfermés  pensât  en  néerlandais  et  traduisit  directe- 
ment. Non,  ce  n'est  point  là  de  la  belle  langue  française  :  il  y  a  des 
fautes  énormes  de  langage,  de  grammaire,  de  syntaxe  ;  le  volume  four- 
mille de  fautes  d'orthographe;  la  ponctuation  est  livrée  au  caprice 
du  hasard.  Il  serait  trop  aisé  de  relever  quelques-unes  de  ces  erreurs 
et  de  sourire;  je  l'estime  superflu.  M.  Horace  Van  OfFel  est  un  écri- 
vain auquel  il  manque  quelques  leçons  de  langue  française;  mais,  je 
le  dis  hautement,  il  a  toutes  les  autres  qualités  de  l'écrivain. 

Vous  pensez  si  jœlais  mal  disposé  à  l'égard  d'une  œuvre  dont  tout, 
dans  sa  représentation  extérieure,  devait  me  déplaire.  J'hésitais, 
depuis  de  longs  mois,  à  la  lire.  On  m'en  avait  dit  beaucoup  de  bien  et 
beaucoup  de  mal.  On  avait  ri  du  style,  mais  on  avait  aussi  parlé  avec 


—  300  — 

louange  du  fond  de  la  pensée.  Je  viens  dé  lire  les  Enfermés.  Je  reg 

de  n'avoir  point  fait  cela  plus  tôt  :  car  plus  tût  j'<  menu-  de 

rendre  hommage  au  talent  admirable  de  M.  Horace  Van  I 

œuvre  est  une  des  plus  belles,  une  des  plus  profondes,  une  des  plus 

émues,  une  des  plus  angoissantes  qu'il  m'ait  été  donné  de  lire  depuis 

longtemps. 

Le  volume  est  une  suite  de  quatre  nouvell  nés  de 

la  vie  militaire.  Cette  vie  presque  toujours  fut  envisagée  avec  partia- 
lité. Car  il  y  a  deux  espèces  de  vies  militaires  :  celle  de  ceux  qui  aiment 
d'être  soldats  et  de  ceux  à  qui  ce  joug  pèse.  Dans  ces  deux  catégories  il 
y  a,  comme  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  de  fort  honnêtes  g- 
des  fripouilles.  On  n'est  pas  nécessairement  une  canaille  parce  que  l'on 
n'aime  point  la  vie  militaire.  Et  rarement  cela  fut  mieux  montré  que 
dans  les  Enfermés.  La  vie  du  soldat,  brillante,  tapageuse,  noble  . 
même  dans  ce  qu'elle  semble  impliquer  de  dom es tiq liage,  fut  décrite 
souvent    Et  souvent  fort  mal,  hâtons-nous  de  le  dire  !  (  )n  décrivit 
les  malheurs  du  sous-ofïàqui   une  perverse  maîtresse  fait  faire 
«bêtises».  On  décrivit  rarement  l'état  intermédiaire,  ou  subséquent, 
comme  vous  voudrez.  On  nous  disait  :  un  tel,  sous -officier,  a  vol< 
le  destitue,  on  l'envoie  au  bagne.  —  Et  on  ne  comprenait  pas  que,  là 
seulement,  commence  la  douloureuse  histoire.  Quelques  auteurs  pour 
tant  s'y  sont  essayés  :  ne  joue-ton  point  pour  le  moment  à  Paris,  chez 
dernier,   une   pièce  intitulée   Hiribi  —  Biribi   en  notre 

maison  de  correction —  où  sont  traites  des  sentiments  voisi] 
qu'expose  le.  livre  de  M.  Van  OiVel.  L'an  dernier  on  joua 
Jùimille,  une  pièce  point  du  tout  mal  faite  de  M.  Arquillière  et  où  on 
nous  montrait   à  quel  point  l'armée  ressemble  au  monde,    puisque 
comme  le  monde  elle  est   formée   d'hommes   qui  soutirent,    aiment, 
rient  et  pleurent.  Et  la  conception  que  l'on  a  à  présent  de  la  vie  mili- 
taire semble  bien  être  la  plu-  Mans  l'armée,  comme  partout 
ailleurs,  il  y  a  des  hommes  qui   sont  soumis  à  d'autres  hommes  parce 
que  telle  est  la  loi  éternelle,  parce  que  c'est  en  quelque  sorte  la  condi- 
tion primordiale  de  l'existence  de  Dieu.  C'est  cette  morale, 
morale. exacte  et  sage,  qui  ressort  du  livre  de  M.  Horace  Van  ( 
Bile  ressort  surtout  de  la  première  nouvelle,  qui  donne 

son  titre  au  volume.  Cette  nouvelle  est  de  très  loin  la  mieux 
plus  émouvante  des  quatre. 

Voici  en  quelques  mots  l'exposé  dje  ces  nouvel 

.1  la  compagnie  de  correction   à    BeverlOO.  Un  nouveau   venu,  le 
caporal  Robert  devoir  le 

montrer  sévère  et  presque  brutal  en\  tpris 

d'une   sorti-  de-  pitié   profonde   qu'en  son    intellectuaL  il    ne 

s'explique  d'ailleurs   pas    clairement.  Mais   cet   homme  invest  1  d 
la   loi   d'une  autorité  trop  lourde  sans  doute  pour   la  faibles 
esprit   non   encore  mûri  ;  :rance  de  l.i  vie,  ne  peu: 

un   sentiment    nouveau.  -    une  sensation  presque.    Il    y   a    parmi    les 
hommes  à  la  garde  desquels  il  est  commis  d<  qui  le  frappent 

particulièrement.   L'un  est  un  géant  bronze.  c<eur  excellent 

mais  mauvaise  tète,  qui  a  «  roulé  »  un  peu  partout,  a  fait  la  campagne 


—  3oi  — 

au  Tonkin,  a  déserté;  sorte  d'animal  têtu,  buté,  franc  et  sympathique 
qui  aurait  dû  vivre  au  Moyen-Age,  reître  botté  de  cuir,  casqué  de  fer, 
brigand,  pillard  et  courageux,  comme  les  condottieri  en  entraînaient  à 
leur  suite.  A  côté  de  lui  un  jeune  volontaire,  Mary,  inquiétant  demi- 
mâle,  beau  comme  une  fille,  rose  et  frais,  portant  figé  sur  les  lèvres  le 
sourire  de  la  prostitution.  Cet  éphèbe  de  moeurs  équivoques — ou 
plutôt  pas  équivoques  du  tout  —  est  l'ami  chéri  du  géant  qui  le  cajole. 
On  sait  assez  les  mœurs  qui  régnent  dans  les  bagnes,  surtout  quand  il 
s'y  trouve  d'anciens  soldats  des  Légions  étrangères.  Et  le  jeune  caporal 
Robert  s'éprend  de  l'hermaphrodite.  Il  jalouse  le  géant,  fait  tout  pour 
le  faire  souffrir  davantage  à  ce  point  que  l'homme  un  beau  jour  en  a 
assez  et  essaie  de  fuir  :  c'était  un  coup  concerté  avec  le  petit.  Mais  ce 
dernier  qui  a  une  âme  de  fille  ne  fuit  pas  et  le  géant,  s'en  apercevant, 
se  laisse  reprendre.  C'est  l'enfer  qui  recommence  pour  lui,  un  enfer 
plus  terrible  encore.  Et  un  beau  jour  Robert  se  lasse  lui  aussi  de  sa 
situation,  commence  à  se  sentir  un  peu  le  prisonnier  des  prisonniers. 
Alors  en  compagnie  de  Mary,  il  s'évade  et  ensemble  ils  fuient  en 
France.  Là  Robert  trouve  de  l'ouvrage.  Mary,  lui,  se  contente  de  mener 
l'oisive  existence  d'une  femme  entretenue.  Mais  un  jour,  tandis  que 
déjà  Robert  sent  peser  sur  lui  le  joug  du  domestiquage  —  car  à  l'usine 
comme  à  la  caserne,  il  y  a  une  hiérarchie  —  Mary,  lui  est  repris  du 
spleen  du  bagne.  Mû  par  des  sentiments  complexes  il  fuit  et  retourne 
se  constituer  prisonnier.  Il  est  surtout  poussé  par  cette  pensée  de  la 
fanfaronnade  qui  existe  à  un  si  haut  point  chez  les  forçats,  la  pensée 
de  revenir  auprès  des  compagnons  restés  à  la  chaîne  et  de  leur  dire  : 
«  Je  vais  être  puni  doublement,  mais  j'ai  osé  faire  cela,  moi  !»  —  Et 
Robert  ne  sentant  plus  auprès  de  lui  celui  pour  lequel  l'aberration  de 
ses  sens  lui  fait  éprouver  une  sorte  d'amour  répugnant  retourne  aussi 
à  sa  chaîne  et  va  reprendre  son  joug.  J'ai  raconté  en  détails  et  un  peu 
longuement  l'intrigue  de  cette  nouvelle,  d'abord  parce  que,  ainsi  que 
je  le  disais  plus  haut,  c'est  de  loin  la  meilleure,  ensuite  pour  que  l'on 
se  représente  exactement  un  milieu  duquel  surgit  admirable  et  puis- 
sant un  sentiment  douloureux  et  profond  :  la  pitié.  Car  c'est  cela  qu'il 
y  a  surtout  dans  l'œuvre  de  M.  Horace  Van  Oft'el,  de  la  pitié.  Pitié 
pour  tout  ce  qui  aime,  pitié  pour  tout  ce  qui  comprend,  pour  tout  ce 
qui  tremble,  et  même  tout  simplement  pour  tout  ce  qui  vit.  Car  c'est 
déjà  une  si  grande  douleur  de  vivre,  de  vivre  surtout  en  de  certains 
milieux  où  l'âme  et  l'esprit  se  trouvent  enchaînés.  Mais  cette  pitié 
que  nous  montre  M.  Horace  Van  Offel  n'est  point  une  pitié  geignarde 
et  faussement  sentimentale  ;  elle  est  émouvante,  parce  qu'elle  est 
sincère,  parce  qu'elle  est  basée  sur  le  conflit  existant  entre  l'intellec- 
tualité  de  certains  hommes  et  un  milieu  qui  méconnaît  cette  intellectua- 
lité.  Pitié  pour  les  forçats  transis  qui  regardent  l'air  et  l'azur  et  trem- 
blent follement  en  songeant  à  une  liberté  qu'ici  ou  dans  la  vie  ils 
n'obtiendront  jamais,  puisqu'ils  sont  nés  en  quelque  sorte  hors  la  loi  ! 
Pitié  pour  ceux-là  que  dirigent  des  gardes-chiournes  maladroits  et 
incompréhensifs,  trop  jeunes  pour  avoir  le  sens  du  douloureux  che- 
min de  la  voie,  trop  jeunes  pour  comprendre  le  cœur  meurtri  des 
hommes,  et  croyant  que  la  brutalité  sert  l'autorité  et  échaffaude  le 


—  S02  — 

prestige  !  Pitié  pour  ces  pauvres  chères  fripouilles  à  qui  souvent  une 
bonne  parole  ferait  tant  de  bien,  enfants  qu'un  mot  rebute  et  qui  pour 
un  mot  se  feraient  tuer:  enfants  qui  regardent  encore,  malgré  leur 
révolte  et  leur  prétendue  expérience,  avec  des  yeux  étonnés  :  enfants 
souvent  misérables  et  quelquefois  sublimes  pour  lesquels  la  cruauté 
n'est  qu'une  nécessité  de  la  vie  et  sur  lesquels  on  ne  verse  pas  de 
larmes!  Ah!  (pie  cela  est  profond  et  émouvant  !  Quelle  intense  com- 
préhension de  la  vie  amoindrie  et  écrasée  il  y  a  en  ces  pages,  quel 
sens  de  la  douleur  et  de  la  charité.  Pour  écrire  ces  pages  là  il  faut 
une  âme  large,  noble  et  mélancolique,  une  âme  qui  sait  bien  que  rien 
n'est  absolu  en  ce  monde,  ni  le  mal,  ni,  surtout,  le  bien. 

En  parlant  davantage  delà  première  nouvelle  du  livre  de  M.  H< 
Van  Oliel,  j(v  ne  veux  point  dire  que  les  trois  nouvelles  suivantes  sont 
dépourvues  d'intérêt,  loin  de  là.  Cnc  Nuit  de  Garde  nous  montre  une 
pauvre  lille  qui  a  commis  la  faute  de  se  laisser  séduire  par  un  artilleur  : 
celui-ci  ayant  été  envoyé  à  la  correction  la  malheureuse  reste  seule 
avec  un  enfant.  De  partout  elle  est  repoussée  :  mais  un  soir  d'hiver  les 
soldats,  généreux,  l'accueillent  au  corps-de-garde  et  lui  permettent  de 
se  réchauffer  et  de  dormir.  Hélas!  leurs  instincts  brutaux  prennent 
bientôt  le  dessus  et  pour  faire  payer  à  la  fille  leur  hospitalité,  tour  à 
tour  ils  abusent  d'elle  :  elle  a  ainsi  payé  son  écot  et  croit  pouvoir 
dormir  en  paix.  Mais  les  mâles,  une  fois  satisfaits,  la  rejettent  au  froid 
et  à  la  nuit.  Seul  un  jeune  volontaire,  plus  affiné  d'instinct  et  aussi  plus 
vaniteux  n'a  rien  voulu  demander  d'elle  :  il  la  recueille  dans  sa  guérite, 
mais  bientôt  sent  en  lui-même  le  vrai  motif  de  sa  pitié.  Comme  les 
autres,  il  la  désire.  Et  quand  ses  compagnons  voient  la  femme  d  . 
guérite  du  jeune  homme,  ils  se  moquent  de  lui.  Et  lui  alors  la  jette 
dehors  parce  que  cette  moquerie  a  fait  souilrir  sa  vanité.  L'enfant  sur 
l'épaule  la  femme  s'éloigne;  et  l'enfant,  qui  jusqu'alors  a 
veux  clos,  tout  à  coup  ouvre  Les  paupières  et  le  regarde  :  et  il  lit  dans 
eux  la  question  obsédante  :  Pourquoi  me  faire  mal.  à  moi  et  à 
celle-ci  ?  Pourquoi  faire  souilrir  ceux  qui  vivent  ?  —  Et  dans 
le  jeune  soldat  retrouve  un  autre  regard,  celui  d'une  bestiole  inof- 
iensive,  une  petite  souris  grise  qu'un  instant  auparavant,  ses  compa- 
gnons, histoire  de  rire  un  brin,  brûlèrent  vive.  Le  sacrifie 
souris  est  une  des  plus  belles  pages  que  j'ai  lues  en  ma  vie  :  c'est  une 
merveille  de  douleur,  de  concision  et  de  réalisme  :  on  pourrait  diffici- 
lement foire  mieux.  —  Et  c'est  toujours  la  grande,  1'  -  ques- 
tion  :    c  Pourquoi   me  faire  souilrir?*  Ah!  oui.  pourquoi  faire  souilrir 

tout  ce  qui  vit,  qui  vibre,  qui  sent  ?  Pourquoi  mai  tte  vie  qui, 

en  toutes  tentations  montre  une  parcelle,  si  petite  soit-elle, 

de  la  divi: 

.l'aune  beaucoup  moins  la  troisième  nouvelle,  intitul 

L'auteur-  osidérations  d'une  métaphysique  un  peu 

naïve  et,  à  coup  sûr,  extraordmairement  brumeuse.  Pourqu 
!i  de  pareils  BUJetS,  quand  on  en  possède  si  bien  d'autres  plus  ir. 
par  la  réalisation   de  v 

de  deux  soldats  :  l'un,  Robert,  jeune  homme  de  bonne  famille, 

engage  sans  grande  vocation   militaire  :  c'est   un   nerveux,  un  senti- 


mental  dont  les  lectures  ont  un  peu  faussé  le  jugement.  Son  compa- 
gnon, un  correctionnaire  qui  vient  de  rentrer  du  bagne,  a  vécu  ce  que 
l'on  pourrait  appeler  une  vie  intégrale  :  en  ce  sens  que  quand  quel- 
qu'un ne  fait  pas  ce  qu'il  veut,  lui,  il  «  cogne  ».  Puis  le  voici  qui,  grâce 
aux  conseils  de  son  compagnon,  se  met  à  lire  aussi.  Son  jugement  est 
faussé  :  il  épouse  une  catin  et  se  laisse  bafouer  par  elle.  —  L'existence 
de  Dieu  est  vaguement  rattachée  à  ce  fait-divers.  Ce  n'est  point  fort 
adroit.  Et  le  sentimentalisme  faussement  psychologique  de  cette  aven- 
ture n'est  point  ce  que  j'aime  le  mieux  dans  le  volume. 

La  Cagoule  est  l'histoire  d'un  soldat  qui  a  manqué  à  ses  devoirs  mili- 
taires et  qui  est  emprisonné  Un  geôlier,  un  jour,  le  giffle.  Le  prison- 
nier d'abord  révolté  finit  par  se  calmer  et,  guidé  par  un  sentiment 
très  profond,  très  vrai,  très  sain,  comprend  que  l'auteur  du  geste 
brutal  est  plus  malheureux  que  lui-même,  car  ses  instincts  ne  le  por- 
teront jamais  vers  d'autres  actions,  tandis  que  lui-même  possède  la 
force  admirable  de  la  pitié  et  de  l'indulgence. 

Je  vous  ai  présenté  le  mieux  que  j'ai  pu  M.  Horace  Van  OfFel  ;  je  ne 
le  connais  point  personnellement  et  je  ne  l'ai  jamais  vu  :  j'ignore  tout 
de  lui.  Mais  quand  vous  aurez  lu  son  livre  je  suis  persuadé  que  vous 
serez  de  mon  avis  :  si  M.  Horace  Van  OfFel  continue  comme  il  a  com- 
mencé il  deviendra  un  très,  très  grand  écrivain  :  quelque  chose  comme 
un  Verhaeren  de  la  prose.  Car  il  possède  en  lui  les  qualités  que  l'on 
n'acquiert  jamais  si  l'on  ne  les  possède  :  la  pitié  et  l'exacte  sensibilité. 

F.  Charles  Morisseaux. 

L'abondance  des  matières  me  force  à  mon  très  grand  regret  de 
remettre  au  mois  prochain  ma  critique  de  l'Hallali,  le  magnifique 
roman  du  maître  Camille  Lemonnier. 

Accusé  de  Réception  :  L'Ame  des  Chefs-d'œuvre,  par  Maria  Star; 
Le  Cœur  effeuillé,  par  la  même  ;  La  Voie  douloureuse,  par  Jean  Dornis  ; 
Essai  d'une  psychologie  de  la  Nation  belge,  par  Edmond  Picard. 


THEATRE   PUBLIÉ. 

Trimouillat  et  Méliodon  ou  la  Divine  Amitié,  vaudeville 
satirique  en  un  acte,  par  Edmond  Picard.  (Editio?i  de  la  Belgique 
A  rtistique  et  L ittèraire) . 

M.  Edmond  Picard  nous  donne  aujourd'hui  un  petit  livre,  un  fort 
petit  livre...  mais  de  lui,  ne  peut-on  dire  que  «  grand  peut  être  U7i  petit 
livre  comme  petit  petit  être  un  grand  livre  ».  Aussi  bien,  si  son  exiguité 
m'a  peiné,  n'est-ce  point  que  Trimouillat  et  Méliodon,  m'a  distrait  et 
que,  vraiment,  il  m'a  distrait  trop  peu  de  temps!  Avant  de  nous  pré- 
senter, en  quelques  scènes  rapides  et  colorées,  ces  autenthiques  héri- 
tiers de  l'amitié  qui  unissait  Oreste  et  Pylade,  M.  Picard  rappelle  avec 
un  esprit  tout  à  fait  excellent,  le  meilleur  et  le  plus  essentiel  de  ce 
qu'il  nomme  ses  idées  thêâtriques.  Ainsi,  son  livre  se  divise  en  deux 
parties  bien  distinctes  d'inégal  intérêt  peut-être...  dans  la  première,  il 


—  304  — 

explique  sa  conception  du  théâtre,  dans  la  seconde,  il  nous  offre  un  des 
résultats  où  elle  l'a  conduit  :  c'est,  si  vous  voulez,  la  théorie  et  L'exemple* 

Je  vais  m  essayer  à  vous  résumer  l'une  et  l'autre. 


La  préface  de   Trimouillat  et  Mitiodon   est.  à  proprement  parler, 
M.  Picard  ne  s'en  cache  pas,  une  façon  de  plaidoyer pre  iomo.  M.  Pi 

en  pliant  son  multiforme  talent  à  faire  du  théâtre  et  cela  avec  un  si  inté- 
ressant mépris  des  traditions  de  la  scène,  a  rencontré  de  nombreux 
contradicteurs,  ce  qui,  sans  doute,  n'a  pas  été  pour  lui  déplaire,  puisque 
seulement  devant  l'universelle  approbation,  il  a  douté  de  lui-même. 
Il  s'autorise  de  ses  critiques  diverses  et  même  parfois  injurieuses,  non 
point  pour  rétorquer  les  arguments  qui  lui  furent  opposés  mais  bien 
pour  résumer  ce  qu'il  a  voulu,  ce  qu'il  n'a  cessé  de  vouloir  depuis  qu'il 
s'essayât  pour  la  première  fois  à  l'art  du  théâtre-.  M.  Picard  a  sur  cette 
question  deux  idées  principales  qui  sont  fort  simples.  L'une  est  géné- 
rale, la  voici  :  «  ne  rien  exclure  du  domaine  dramatique,  aucune  forme 
ni  aucun  sujet  »,  l'autre  est  spéciale  et  tout  à  fait  personnelle,  elle 
nous  apprend  sa  prédilection  pour  le  théâtre  d'idées  qui  emprunte 
ses  sujets  à  la  vie  strictement  réelle,  ne  s'occupe  point  de  controversée",  de 
discuter,  de  démontrer  ni  de  persuader  mais  tout  uniment  de  montrer, 
de  décrire,  d'exposer...  ceci  est  moins  une  idée  qu'un  goût  particulier, 
mesemble-t-il.  Son  idée  maîtresse  est  donc  de  ne  point  rétrécir  le 
champ  de  l'action  dramatique,  de  ne  point  rejeter  systématiquement 
tel  ou  tel  sujet  pas  plus  que  telle  ou  telle  forme  de  dialogue  ou  de  mise 
en  scène.  Voici  qui  marque  indéniablement  un  esprit  indépendant  et  il 
ne  paraît  point  qu'on  puisse  lui  opposer  le  moindre  argument  de  valeur: 
ce  serait  méconnaître  la  moralité  même  de  l'art  théâtral  que  l'astreindre 
âne  pas  évoluer  autant  si  pas  plus,  que  les  civilisations  en  lesqu 
puisse  sa  force  et,  disons  le.  ses  raisons  d'être,  et  ne  serait-il  point 
puéril  de  voir  que  la  forme  littéraire  doit  sinon  s'améliorer,  du  moins 

se  modifier  continuellement  suivant  en  cela,  plus  ou  moins  parallèle- 
ment les  transformations  de  Part  poétique  et  de  l'art  prosodique? 

Aussi  bien,  je  m'expliquais  difficilement  que  certains  esprits  put 
ne  pas  admettre  cette  idée  de  M.  Picard  qui,  il  est  frai,  a  pu  être  a 

voire  révolutionnaire  mais  ne  l'est  certainement  plus  maintenant  que 

déjà,  elle  a  fourni  une  certaine  carrière  et  que  dis  oeuvres  qui 

inspirèrent  ont  conquis  l'attention  du  publie  et  même  davan: 

Sur  la  seconde  idée  de  M.   Picard,  je  n'insisf  l  pré- 

conise le  théâtres  ici  -on  droit:  d'autres  réservent  leurdileo 

I  thèse  et,  ma  foi,  c'est  leur  dj  nent,  de  même. 

tint  notre  droit  à  nous  de  donner  notre  attention   ou  notre 

admiration  à  l'uni- ou  l'autre  de  ces  formes!  Il  me  paraît  que  c'est  une 

question  de  tempérament  et  d'éducation  et  je  trouve  qu'il  serait,  de  ma 
part.au  moins  aujourd'hui,  fort  inopportun  de  vous  due  laquell 

deux  je  préfère,  et  pourquelli  mon  devoir  de  critique  ne  m'y 

oblige  en  aucune  façon. 

M.  Picard  termine  sa  préface  en  :   nettement  la  diflet 


—  305  — 

entre  le  théâtre  à  idées  et  le  théâtre  à  thèse  :  le  premier  montre,  nous 
dit-il,  le  second  prouve.  Et  cette  distinction  est  claire  et  précise.  Il 
s'ensuit  que  le  rôle  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  formes  théâtrales  est 
variable,  si  par  l'une,  le  public  est  forcé  à  raisonner  à  son  tour  et  à  se 
faire  une  opinion  avec  les  éléments  qui  lui  sont  fournis,  avec  l'autre,  il 
doit,  bon  gré,  mal  gré.  suivre  le  dramaturge  dans  ses  déductions  et  s'il 
ne  veut  pas  conclure  avec  lui,  alors  il  doit  s'élever  contre  lui  ;  au  point 
de  vue  social,  le  théâtre  à  thèse  peut  donc  exercer  une  influence  sinon 
plus  grande  au  moins  plus  immédiate  et  ce  n'est  pointée  qu'ambitionne 
le  théâtre  à  idées  qui,  moins  despote,  se  voue  à  une  attitude  ironique, 
moins  combattive  et  plus  descriptive  surtout. 


M.  Picard,  après  nous  avoir  dit  ce  qu'il  entendait  par  le  théâtre 
d'idées,  nous  en  donne  un  échantillon  et  voici  Trimouillat  et  Mèliodon 
ou  la  Divine  Amitié. 

C'est  une  scène  très  courte  et  remplie  de  vie,  d'une  vie  bourgeoise, 
quotidienne  pourrait-on  dire,  nullement  théâtrale  au  sens  habituel  du 
mot,  ce  qui  ne  l'empêche  point  d'être  entièrement  scénique,  très  mou- 
vementée, vraie  même. 

Je  vous  la  raconterai  en  quelques  lignes  : 

C'est  dimanche  ;  Tournebourne,  vieux  bohème,  plein  de  philosophie 
et  souvent  de  bons  sens,  s'est  invité  sans  façon,  en  parasite,  à  dîner 
chez  son  camarade  Mèliodon;  à  la  table  familiale,  devant  le  bouillon 
hebdomadaire  s'assoient  la  femme  et  le  petit  garçon  de  Mèliodon,  puis 
l'ami  intime  de  la  maison,  Trimouillat,  sa  femme  et  sa  petite  fille.  Et 
ces  agapes  débutent  d'une  manière  charmante,  Mèliodon  affectionne 
Trimouillat,  Artémise  ne  peut  se  passer  de  Sylvie,  Totor  adore  Titine 
et  chacun  d'eux  exagère  les  marques  de  cette  amitié  grandiloquente, 
invraisemblable,  inexplicable,  inexpliquée  Tournebourne,  avec  esprit 
et  sans  la  moindre  aigreur,  se  moque  un  peu  d'eux,  se  demandant  la 
raison  de  cette  union  si  remarquable,  que  rien  ne  justifie...  mais  les 
bouteilles  se  vident,  les  cervelles  de  s'échauffer  ;  une  dispute  survient 
entre  Artémise  et  Sylvie,  Mèliodon  défend  sa  femme,  Trimouillat 
prend  le  parti  de  la  sienne,  tant  et  si  bien  que  des  gros  mots  on  en 
vient  aux  coups  :  chacun  oubliant  cette  belle  amitié  qui,  tantôt,  les 
réunissait,  se  jette  dans  la  mêlée,  non  sans  avoir  auparavant,  dans  un 
dernier  geste  d'entente,  conspué  Tournebourne  qui  avait  eu  le  rare 
bon  sens  de  ne  point  les  prendre  au  sérieux  lorsqu'ils  s'aimaient  mais 
l'imprudence  aussi  de  vouloir  apaiser  leur  discorde...  et  le  rideau 
tombe  sur  ce  magnifique  combat,  portant  en  inscription  bien  appa- 
rente, ces  mots  ironiques  :  «  O  Divine  Amitié  » 

Et  c'est  tout...  Oui,  c'est  tout,  comme  disait  M.  Rency  en  parlant 
des  «  Hésitations»  de  M.  Bossi...  c'est  tout  et  j'ai  trouvé  que  c'était 
trop  peu,  je  ne  crains  pas  de  le  dire,  je  m'attendais  à  plus  et  à  mieux. 

Certainement,  ce  petit  vaudeville  satirique  est  amusant,  il  est  même 
très  amusant,  d'une  ironie  délicieuse,  d'une  langue  alerte  et  poivrée, 
souvent  spirituelle,  d'une  action  rapide,  si  heureusement  entrecoupée 


—  3°6  — 

par  les  apartés  d'un  scepticisme  souriant  auxquels,  entre  deux  \ 
de  vin,  s'adonne  ce  vieux  raté  de  Tournebourne,  et  la  bêtise  d< 
gens  et  leur  naïveté  sont  si  bien  rendus...  oui,  oui,  tout  cela  est  vrai, 
j'ai  ri  de  bon  cœur  en  les  voyant  se  gifller  mutuellement  leurs  joues 
humides  encore  des  amicales  accolades,   et  j'ai  parfaitement  compris 
ce  que  M.  Picard,  par  une  aventure  un  peu  ait  voulu   nous 

faire  comprendre  :  <^  La  fragilité  des  affections  humaines  ». 

Mais  il  y  a  dans  ceci  quelque  chose  que  je  juge  incomplet  :  pou: 
persuadés  vraiment  de  la  fragilité  des  affections  humaines  en  général 
e!  de  celle  des  ménages  Trimouillat  et  MéliodOn  en  particulier,  n'eût- 
il  pas  fallu  que  nous  sachions  pourquoi  tous  ces  jeunes  gens  que  nous 
ne  connaissions  pas,  paraissaient  tant  tenir  les  uns  aux  auti i 
rien  ne  les  reliait  que  leur  médiocrité  et  quelques  habitudes  pri- 
commun,  était-il  étonnant  de  les  voir,  pour  un  rien,  pour  un  oui,  pour 
un  non,  se  jeter  les  uns  sur  les  auti 

Dans  le  premier  cas,  la  Divine  Amitié  eût  eu  la  portée  d'un  petit 
drame;  dans  le  second,  elle  est  surtout  une  farce!  Maintenant, 
peut  que  M.  Picard  n'ai  pas  voulu  nous  passionner  ni  même  nous 
faire  réfléchir  et  qu'il  faille  se  contenter  de  ce  que  nous  voyou 
chercher  autre  chose;  le  titre  de  sa  piécette  aurait  alors  une  impor- 
portance  par  quoi  lui  même  aurait  été  dépassé  et  ne  faudrait-il  qu'en 
rire.  Ah  !  voilà  qui  est  parfait  et  sa  *  Divine  Amitié  »  est  d'une  lecture 
tout  à  fait  distrayante...  mais,  je  crains  bien  ne  pas  l'avoir  comprise 
ainsi  qu'il  la  crue,  car  cette  idée  de  la  fragilité  des  affection  huma 
je  ne  vois  point,  quelque  effort  que  je  fasse  qu'elle  soit  suffisamment 
démontrée  par  cette  anecdote  du  dîner  bourgeois  interrompu,  ni  qu'elle 
prenne  l'amplitude  voulue  par  cette  aventure  trop  vaudevillesque  de 

is,  irascibles  et  mesquins.  Ne  serait-il  point  possible  qu 
pris  trop  au  pied  de  la  lettre  la  si  substantielle  préface  de  «  Trimouillat 
<l  Mrliodon  »,  qui  en  l'occurrence  promet  beaucoup  plus  que  ne  tient 
la    pièce   elle  même  probable,   aus<i,  je  préfère  conclu 

disant  que  c'est  elle,  la  première  partie  de  son  livre,  qui  en  esl  aussi  la 
meilleure,  la  plus  salutaire,  la  plus  profitable  ii  lire  et  à  commenl 

(  ' aki  o  Krvi 


LES  THEATRES 

Théâtre  de  la  Monnaie.  —  Le  è  (°). 

J'ai  dit  à  mon  excellent  ma  :  ileure,  perspicace  critique  : 

—  Vous  devez  être  heureux,  maître:  voici  l'opéra  comique  i 

Selon  l'ancienne   formule.  Vous  nid  Unes  qui  mépri- 

sent  sans    retenue  les  vieux  ouvrages    lyriques    et    n'admirent  que   le 
moderne.  Et  je  pense  qu'une  joie  fervente  illumir.  BUT, 


(•)  /  M  en  trois  actes,  paroles  de  K.  De  Plnnard.  musique 

de  Hérold  ;  représenté  pour  la  pu  inique, 

le  15  déccnitm 


—  307  — 

Eric  Soleure  s'arrêta,  dans  le  couloir,  me  prit  le  bras,  me  secoua  un 
peu  et  dit  gentiment  : 

—  Quelle  petite  fripouille  vous  faites,  tout  de  même,  Anicet  !  C'est 
vrai  que  j'aime  certains  opéras  de  jadis.  Je  les  aime  souvent  avec  une 
exagération  voulue,  précisément  pour  contrebalancer  l'opinion  partiale 
des  jeunes  esthètes.  Mais  ici  le  cas  est  différent.  En  général,  nous  pou- 
vons trouver  dans  les  opéras  «  vieux  jeu  »  un  puissant  intérêt  dramati- 
que :  voyez  plutôt  Y  Africaine  et  les  Huguenots,  dans  lesquels  l'action 
est  si  merveilleusement  construite.  Dans  le  Prè-aux-Clcrcs  le  drame 
ne  nous  émeut  pas  une  minute.  Et  la  musique... 

—  Je  la  trouve  pimpante  et  jolie,  par  instants... 

—  Et  de  bon  goût,  n'est-ce  pas!  Allez  donc,  payez-vous  ma  tête,  en 
faucon  féroce  que  vous  êtes  !  Ah  !  bien  sûr,  je  ne  reproche  pas  aux 
directeurs  de  la  Monnaie  d'avoir  ressuscité  ce  cadavre.  Il  en  faut  pour 
tous  les  goûts,  comme  dit  l'autre.  Et  leur  devoir  est  de  satisfaire  aussi 
les  vieux  abonnés  qui,  ainsi,  se  rappellent  leur  jeunesse.  Ils  disent  en 
soupirant,  ces  piliers  respectables  de  notre  opéra  national  :  «  C'était 
l'année  où  je  connu  la  petite  Lili,  quatrième  dessous  à  gauche  !  Elle 
avait  de  si  jolies  jambes  !  Et  un  langage  si  expressivement  crapuleux  ! 
Et  la  chérie  me  faisait  cocu  avec  tous  mes  amis,  et  même  avec  des  gens 
que  je  ne  connaissais  point!  C'était  le  bon  temps...  » 

—  Car  le  bonheur,  n'est-il  pas  vrai,  mon  cher  maître,  est  considéré 
avec  des  désirs  différents,  selon  que  nous  le  voyons  dans  le  passé  ou 
dans  l'avenir.. 

—  Ça  est  sûr,  ça!  dit  avec  un  accent  du  plus  pur  bruxellois,  une 
jeune  personne,  à  l'air  évaporé,  qui  passait  dans  les  couloirs. 

Eric  Soleure  salua  et  dit  : 

—  Bonjour,  petit  ! 
Il  ajouta  : 

—  C'est  Cucu  !  J'ai  un  petit  fils  de  quinze  ans  qui  l'adore.  Moi  j'ai 
beaucoup  aimé  la  grand'mère  de  Cucu  :  elle  était  danseuse  et  portait  le 
même  nom. 

—  Alors  celle-ci,  c'est  Cucu  III  ?  Qu'est-ce  qu'elle  fait? 

—  Les  hommes,  dit  gravement  Eric  Soleure.  Mais,  telle  que  vous 
la  voyez,  elle  vous  représente,  synthétiquement,  le  Prè-aux-Clercs. 
Tous  les  vieux  messieurs  de  l'orchestre  voient  cet  opéra  comique 
désuet  comme  ils  voient  Cucu  III.  Et  ils  s'imaginent  que  c'est  Cucu  Ire. 
Voilà!  O  illusion... 

—  L'interprétation? 

—  Hum  !  David  est  très  gentil  :  sa  voix  devient  tout  à  fait  belle.  Et 
sa  mimique  est  en  perpétuel  progrès.  Decléry  est  toujours  parfait  ;  on 
ne  trouve  plus  rien  à  dire  à  son  sujet  :  c'est  la  perfection.  Caisso  tou- 
jours original,  ingénieux,  consciencieux  :  c'est  un  artiste.  Belhomme 
point  du  tout  mauvais.  C'est  tout. 

—  Vous  laissez  les  dames  de  côté  ? 

—  De  mon  côté,  oui.  Eyreams  est  une  délicieuse  petite  Xicette.  Et 
si  sympathiquement  adroite.  M110  Korsoff,  depuis  le  petit  accident  sur- 
venu dans  le  Barbier  est  dominée  par  un  trac  féroce  :  elle  a  bien  tort. 
Sa  voix  est  charmante  et  le  public  l'aime  bien.  Elle  nous  croit  donc  si 


-  303  - 

ni<\  liants  :  Et  M"*  Magne  aussi  a  une  jolie  voix.  Quant  :i  sa  façon  de 
dire  le  dialogue  et  de  jouer.;. 

—  Kh  bien  : 

—  J'ai  toujours  trouvé,  dit   Eric  Soleure,  qu'il  est  vilain  de  dire  du 
mal  des  absents. 

Ank  i  i   Le  Xoir. 

L'abondance  des  matières  nu- force  à  remettre  au  mois  prochain  ma 
Chronique  des  représentations  des   7;vi 

tations  ayant  eu  lieu  le  27  et  le  28,  la  revue  était  déjà  mise  en  pa 
ce  moment.  Je  constate  seulement  le  succès  colossal  remporté  par  le 
génial  ouvrage  de  Berlioz.  Les  directeurs  ont  donné  à  cette  œuvre  une 
mise  en  scène  absolument  merveilleuse  :  c'est  un  triomphe  pour  eux. 
L'orchestre  est  au-dessus  de  lui-même,  ce  qui  n'est  pas  peu  dû 
Sylvain  Dupuis  est  un  maître.  Je  tiens  à  constater  aussi,  tout  d'abord, 
le  succès  personnel  remporté  par  M"*-  Croizat  et  Bastien. 

A.  L. 


Théâtre  du  Parc.  —  L'Indiscret,  comédie  en  3  actes,  de  M.  Edmond 

Sée;  La  Chance  du  Mari,  comédie  en  1  acte,  de  MM.  Caillavet 
Fiers;  Mon  Oncle  Barbassou,  comédie  en  4  actes,  de  M   Emile  Bl 

Si  Lucien  Rivolet  n'était  pas  indiscret  jusqu'à  la  bêtise,  cette  comé- 
die mériterait  à  son  auteur  quelques  lauriers,  car  elle  nous  repos 
l'examen  de  cas  anormaux,  tenant  plus  de  la  pathologie  qu» 
ordinaire;  et  l'effort  a,  par  soi,  ;i<mv.  de  mérite,   pour  justifier  notre 
indulgente  approbation  à  cette  étude,  qui  est  presque  celle  d'un  1 
leie,  et,  certes  celle  d'un  travers  intéressant  et  COmpli  • 

Lucien  Rivolet  poursuit  et  amuse  de  son  amour  une  bourgeoise  qui 
s'ennuie  et  qui  goûterait  à  l'aventure  beaucoup  de  joie,  si  elle  n'en 
craignait  le  scandale  :  mais  Rivolet,  à  la  lois  par  fatuité,  par  besoin  de 
se  raconter,  comme  de  raconter  les  faits  et  dénonce, 

se  trahit  à  qui   veut  l'entendre,  et   même  au  mari, qui  n'en  demandait 
pas  autant  ;    cette  fougue  d'expansion,  qu'aucun  conseil  ne  peut 
pliner  amené  la  rupture  îles  amants  et  le  rapprochement  des  époux. 

tte  comédie  aurait  peu!  être  gagné  à  être  ran 

ce  qui  éviterait    la   répétition    de  situations   déjà    vues  et,  à  Lucien. 

.-ion  île  dévoiler  qu'il  est  aussi  inintelligent  qu'il  est  peu  dis 

Mais  die  a  des  qualités  précieuses   dont    la  -  dans    le  talent 

ivation  qu'elle   révèle   chez,  l'auteur  de 

psychologique;  le  dialogue  a  des  tondus  de  maître,  et  les  carat 
des  personnagi  lement  dans  la  logique  de  leurs 

propi 

M'"°  Blanche  Toutain  a  l'occasion  d'y   taire  admirer  la  s 

le  charme  de  son  talent  éprouve  de  grande  comédienne,  qu 

donner  à  la  pièce  toute  sa  valeur. 

Mais  c'est  surtout  dans    l.tl  Chan  lit  par 

inte  et  tout  l'a:  unau- 


—  309  — 

La  Chance  du  Mari  nous  apporte  un  joyeux  acte  de  fin  de  soirée;  s'il 
tient  du  vaudeville  par  l'outrance  de  la  situation,  il  s'en  relève  par 
l'idée  peut-être  vraie  que  pour  beaucoup  de  maris  la  seule  chance  de 
sauver  leur  honneur  conjugal,  c'est  d'opposer  au  flirt  commençant  de 
leur  femme  l'obstacle  d'un  second  flirt  venant  à  la  traverse. 

Balancée  entre  le  joli  mondain,  clubiste,  homme  de  sport,  et  l'amé- 
ricain positif,  qui  aime  les  solutions  rapides,  Suzanne,  en  prenant  son 
temps  pour  hésiter  et  pour  conclure,  trouve  le  loisir  de  revenir  à  son 
mari. 

Ce  qui  emporte  le  succès  de  ces  dialogues,  c'est  l'esprit  dont  ils  sont 
bourrés  et  qui  ne  laisse  l'occasion  ni  de  réfléchir  ni  de  critiquer. 

Mme  Blanche  Toutain  a  trouvé  en  M.  Gorby  —  qui  représente 
l'américain,  un  talent  digne  d'elle,  et  la  figure  expressive  de  Bobby 
Hanson  emprunte  à  son  jeu  un  relief  original  et  puissant. 

La  direction,  en  retirant  de  l'oubli  Mon  onde  Barbassou  n'a  pas  fait 
œuvre  méritoire  :  ce  n'est  pas  une  comédie,  et,  comme  bouffonnerie, 
cette  pièce  ultra  fantaisiste,  ne  relève  guère  de  la  critique  littéraire; 
si  le  premier  acte  contient  une  idée  joyeuse,  promettant  un  vaude- 
ville, les  trois  actes  qui  en  déduisent  les  conséquences  burlesques, 
affaiblissent  notre  gaieté. 

Qu'André  de  Peyrade  hérite  de  son  oncle  Barbassou,  outre  quelques 
millions,  un  sérail  dont  le  gardien  lui  avait  jusqu'alors  été  présenté 
comme  un  grand  vizir,  la  situation  est  comique  et  paraît  être  féconde 
en  joie,  mais  la  fantaisie  du  thème  étant  d'inspiration  courte,  ne  tarde 
pas  à  tourner  à  l'incohérence  et  à  s'éparpiller  finalement  en  scènes  de 
farce  grotesque;  le  retour  de  l'oncle  Barbassou,  qui  entend  désormais 
demeurer  «  feu  Barbasson  »  ne  ranime  que  peu  notre  attention. 

Tu  es  bien  mort,  Barbassou  ;  repose  en  paix. 

Jacques  Leroux. 


LES  SALONS 
Les  Aquarellistes. 

Les  noms  les  plus  marquants  de  notre  phalange  d'aquarellistes  voi- 
sinent avec  ceux  des  artistes  étrangers  conviés  à  figurer  à  cette  expo- 
sition de  l'aquarelle  moderne.  Qu'elle  est  loin  l'aquarelle  de  jadis,  aux 
règles  étroites,  limitant  forcément  les  moyens  d'expression  de  l'artiste! 
Des  œuvres  de  force,  d'envolée  sont  permises  Les  pages  signées 
Bartlett,  d'une  facture  puissante,  d'une  richesse  de  tons  remarquables, 
les  marines  de  Baseleer,  les  scènes  de  genre  de  Carpentier  en  sont  les 
preuves.  Hermanus.  Breitner,  Deltmann,  Hâverman,  Le  Mains, 
Xisbet,  Ten  Kate  avec  des  fortunes  diverses  abordent  les  genres  qui 
leur  sont  familiers. 

Les  petits  hommes  moyenâgeux  de  Lynen  déambulent  par  des 
ruelles  étroites.  Pecquereau,  Thémon  et  Titz  soignent  précieusement 
le  dessin  et  la  couleur  des  coins  pittoresques  —  vieilles  maisons  ou 
paysages  -  qui  les  ont  séduits. 


-  $io  - 

Le  trio  de  nos  paysagistes  Çassiers,  ryttcrschant  et  Stacquct  domi- 
nent de  la  maîtrise  que  nous  sommes  accoutumés  à  leur  reconnaître. 
Parmi  la  série  j'aime  surtout 

le  printemps  et  ï hiver. 

L'imagination  brillante  de  Marcette  revêt  d'une  féerie  de  coui 
les  mers  calmes  ou  démontées. 

Et  s  ;it  fluides  et  légers  à  rencontre  de  ceux  de  M   Hage- 

mans   encombrés  de  blocs  géométriques  uniformément  grisât: 
part  cela  ses  images  sont  lavées  avec  une  exceptionnelle  habileté. 

Stroobant    bâtit    toujours   des    architectures    branlantes   en    pain 
d'épices.  Charles  Mertens  ne  s'évadera  donc  jamais  des  pays  ti 
privés  de  lumière  où  il  choisit  ses  sujets? 

Le  style  si  personnel  de  Delaunois  s'applique  désespérément  à  la 
redite  des  mêmes  atmosphères,  des  mêmes   perspectives  soin, 
(  )n  en  arrive  à  désirer  que  cette  langue  si  riche  exprime  autre  cl 
des  idées  neuves. 

Le  Puits  turc  de  Brangwyn  est  très  confus,  c'est  son  seul  mérite. 

Hoeterickx  dans  le  cadre  accoutumé  des  grands  arbres  el 
pelouses  d'une  verdure  molle  et  un  peu  floconneuse,  étudie  les  foules 
et  rend  très  heureusement  leurs  physionomies.  La  lumière  blanche  de 
Venise  caresse  l'œil,  enveloppe  les  groupes  et  estampe  les  lointains 
élans  la  Filé  de  Kast  tandis  que  plus  loin  un  autre  magicien  de  la 
lumière.  Gaston  Latouche,  amoureusement  la  fait  chanter  dans  un 
Souvenir  de  /Bretagne  et  un  portrait  de  graveur. 

(  '     1.. 


Petite  chronique 


Matinées   Mondaines.    —  La  direction   si  artiste  des    Mai 

Mondaines,  organisées  au  Théâtre  royal  de  l'A  lursuit  IV  I 

tion  de  son  remarquable  programme.  Chaqu  S  plus  inté- 

derniere    fut    consacrée   sus  I  turent 

Tailhade,  en  une  causerie  peut-être  un  peu  encombrée  mais  très  fine, 
évoqua  tout  le  cycle  des  Légendes  et  des  mythes  fameui 
âges  et  des  divers  peuples.  Le  défilé  fut  long  et  parfois  inutile, 

déplaise  &  Laurent    Tailhade.  la  plupart  des  légendes  dont  il  évoqua  le 

souvenir  nous  sont  très  familières,  l'eut  être  aurions  nous  p 

liste  moins  touffue  et  un  souci  plus  constant  de  de. 

liqueet  philosophique  de  Ces  divei  -.qui  lenienr. 

dans  leurs  appaienees  de  naïveté  et  de  simplicité,  les  leçons  d'une  grande 

Mais  quoi  qu'il  en  sou  de  cette  manière  un  peu  monotoi 

Mter  le    sujet.    Laurent    Tailhade   y    mit    du    moins    le    charme 
délicat   d'une   langue   im;  locution   châtiée.   - 

!,  de  la  musique,  du  chant  :  voilà  qui  a  suffit  pour  illustrer  le 
Sujet  que  développa  le  conférencier.    Maurice   (home,   professeur  au 


—  3"  - 

Conservatoire,  détailla  avec  une  animation  charmante  le  Ier  tableau  du 
Noël  de  Maurice  Bouchor  et  récita  ensuite  diverses  poésies  légendaires 
de  Leconte  de  Lisle  et  de  Verhaeren.  MIle  Gabrielle  Wybauw,  une 
fois  de  plus,  nous  fit  admirer  sa  voix  chaude  et  prenante  dans  un  Noël 
de  Léon  Jouret  et  dans  une  mélodie  de  Schumann.  Mais  ce  fut  du 
délire  quand  Jean  Noté  vint  chanter  de  façon  triomphale  l'air  de  la 
Coupe  du  Roi  de  7hulè  de  Diaz  le  Noël  chrétien  d'Adolphe  Adam  et 
Si  fêtais  Dieu  de  Marinetti. 

Prochainement  nous  assisterons  à  une  audition  intégrale  de  Eve, 
mystère  de  Massenet. 

Le  prix  triennal  de  littérature  dramatique  a  été  décerné  au 
maître  Edmond  Picard  pour  son  œuvre  Ambidextre-Journaliste.  On  ne 
saurait  trop  se  féliciter  de  cette  décision  du  jury  chargé  de  décerner  le 
prix.  C'est  reconnaître  hautement  non  seulement  le  mérite  de  cette 
œuvre  mais  encore  la  haute  valeur  de  l'effort  tenté  par  le  puissant 
écrivain  en  faveur  du  théâtre  d'idée  et  du  théâtre  belge. 


Le  prochain  Concert  Populaire  aura  lieu  le  dimanche  27  janvier, 
sous  la  direction  de  M.  Sylvain  Dupuis  et  avec  le  concours  de  l'éminent 
pianiste  M.  Ferruccio-B.  Busoni,  qui  interprétera  le  Concerto  en  ut 
mineur  de  Beethoven  et  les  vingt-quatre  préludes  de  Chopin.  Le  pro- 
gramme symphonique  comprendra  notamment  la  deuxième  symphonie 
de  Johannès  Brahms.  Répétition  générale,  la  veille,  26  janvier. 


Au  Cercle  Artistique,  à  Bruxelles,  du  7  janvier  au  17  janvier, 
exposition  des  œuvres  du  peintre  Edwin  Ganz. 


M.  Henri  Pirenne,  l'éminent  historien,  vient  d'achever  le  troi- 
sième volume  de  son  Histoire  de  Belgique.  Ce  volume  conduit  le  lecteur 
jusqu'à  l'arrivée  du  duc  d'Albe  aux  Pays-Bas.  Nous  en  détachons  les 
pages  suivantes  sur  l'ascension  de  la  noblesse  à  la  fin  du  xve  et  au  xvi° 
siècle: 

...  Tandis  que  la  bourgeoisie,  au  point  de  vue  politique,  est  en 
déclin,  la  noblesse,  au  contraire,  acquiert  une  influence  qu'elle  n'avait 
plus  possédée  depuis  quatre  cents  ans.  Refoulée  au  second  rang  à 
partir  du  xnc  siècle  par  la  puissance  croissante  des  villes,  les  progrès 
du  pouvoir  monarchique  lui  restituent  dans  l'Etat  la  première  place. 
Bien  différente,  d'ailleurs,  de  la  vieille  caste  féodale  dont  les  derniers 
descendants  achèvent  de  disparaître  et  dont  les  mœurs  ne  subsistent 
plus  que  dans  la  région  sauvage  des  Ardennes,  la  noblesse  de  l'époque 
bourguignonne,  la  haute  noblesse  surtout,  s'est  formée  et  enrichie  au 
service  du  prince.  On  y  rencontre  pêle-mêle,  à  côté  de  familles  indi- 
gènes comme  les  Lalaing,  les  Lignes,  les  Berghes,  les  Egmont,  les 
Arenberg,  les  descendants  de  seigneurs  bourguignons  ou  picards 
venus    dans  les  Pays-Bas    avec  les  ducs,   comme  les  Meghem,    les 


-  3i2  - 

Glymes,  les  Croy,  onde  comtes  allemands  qui  y  ont  suivi  Maximilien, 
comme  les  Nassau.  Tout  rapidement  tondu,  amalgamé,  uni 

par  des  mariages,  par  la  communauté  des  mœurs,  des  intérêts,  de  la 
langue  môme,  car  en  dépit  de  Bes  origines  diverses,  la  haute   uol 

a  bientôt    adopte  tout  entière  la  langue   de  la  cour,  le-    lïanca 
ilurant  le  \  .il  se  produit  encore  parmi  ses  membres  quelques 

défections  retentissantes,  celle  de  Commines,  celle  d  .  celle 

d'Esquerdes,  on  ne  constate  plus  rien  de  tel  depuis  l'avènement  de 
Philippe  le   Beau.  C'est  une  fidélité  inébranlable  qu'elle  témoigne 
dès  lors  au  souverain,  c'est  pour  lui  qu'elle  v« 
champs  de  bataille. 

De  1453  à  1521,  on  ne  compte  pas  moins  de  quatre  Lalaing  morts  au 
service  :  Jacques  tué  à   Poucques  (1453).  Philippe  à  Montlerv  (14O6), 
Josse  au  siège  d'Utrecht  (1483),   Jacques  à  celui  de  Me/.ières  (1521), 
Un  Lannoy  reçoit  à  Pavie  l'épée  de  François  Ier.  Charles  d'Egmont 
meurt  aux  cotés  de  Charles-Quint  pendant  l'expédition  de  Tunis.  Le 
comte  de  Buren,  qui  a   passé   sa   vie  à  combattre   les  Gueldroi 
Français    les  protestants  d'Allemagne,  sentant  approcher  sa  dernière 
heure,  se  fait  porter  en  costume  d'apparat  dans  la  grande  salle  d 
hôtel  et,  au  milieu  de  ses  amis  et  de  ses  domestiques,  €  soutenu 
les  bras  par  deux  gentilhommes  »,  boit  une  dernière  fois  à  la  santé  de 
l'empereur  son  maître.  Ce  n'est  pas  seulement  leur  sang,  < 
leur  or  que  les  nobles  mettent  à  la  disposition  du  souverain.  Bu 
clans  un   de,  ces   innombrables  moments  de  pénurie  OÙ  les  coffi 
l'Etat  sont  ;'t  sec.  le  comte  d'Hoogstraetcn  vend    [,000  livres  de   rente 
sur  ses  biens  et  refuse*  par  courtoisie»  d'accepter  les  garanties  que  lui 

la  gouvernante.  Henri  de  LNTassau,  lors  du  siège  de  Me/ 
avance  32,000  livres.  Quantité  d'autres  mettent  leur  crédit  à  la  d 
sition  du  gouvernement  lors  de  la  conclusion  d'emprunts. 

Mais  aussi  les  recompenses  ne  leur  sont  pas  met 
érigé  en  principauté  pour  Charles  de  Croy  en   1486,   Epinoy  pour 
ois  de  Melunen  1541,  Gavere  en  1553  pour  Lamoral  d'Kgmont. 
Philippe  de  Croy  devient  duc  d'Âerschot  et  marquis  de  Rent] 
1533.  Antoine  de  BergheSj  la  même  année,  est  fait  marquis  d< 
Une  foule  de  terres,  en  retour  de 

leurs,  sont  érigées  en  comtes  :  Egmont  eu   i4s'>.  Buren  en 
Hoogstraeten  en  1518,  Lalaing  en  15:-.  Rœulx  en  1533.  Ligue  en  1544. 
Boussu  et  Culembourg  en  1551  nt  à  pour- 

voir des  cadets  de  grandes  familles.  Celui  d'Arraa  est  donne  en 

iche  de  (  îroy;  celui  de  Tournai  en  1 
autres  Croy  encore,  Jacques,  Guillaume  et  Robert,  se  succèdent  sur 

Celui  de  Cambrai  de  [504   a  1556    II  échoit   .1:  l  milieu  de 

lies,  dont  deUX  parents,    Corneille  et   Robert  deviennent  ev. 

de  Liège  en  1538e!  en  1  ; 

Le  théâtre  lyrique  flamand   d'Anvers  repi  n  février 

de  M.  Ryelandt.  MIlc  Gabrielle  Wybauwa 

été  engagée  pour  créer  le  rôle  principal. 


-  3i3  - 

Pelléas  et  Mélisande 

au   Théâtre   de   la   Monnaie. 

Les  représentations  si  impatiemment  attendues  du 
chef-d'œuvre  de  Claude  Debussy  et  Maurice  Maeterlinck 
ont  pris  fin  dans  une  apothéose.  Rarement  succès  aussi 
spontané  fut  enregistré  dans  les  annales  du  théâtre  de  la 
Monnaie.  Dès  la  première,  la  salle  présenta  l'aspect  des 
plus  grands  jours.  Tous  les  artistes  de  toutes  les  catégories 
s'y  donnèrent  rendez-vous,  et  jusqu'à  la  fin,  le  succès  alla 
grandissant. 

C'est  que  la  collaboration  de  ces  deux  chefs  d'école  a 
donné  naissance  à  une  œuvre  d'une  immense  portée  artis- 
tique, et  je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible  d'imaginer  une 
fusion  plus  complète  entre  un  poète  et  un  musicien  que  ne 
l'a  été  celle  de  Maeterlinck  et  Debussy.  Pour  un  tel  poème, 
il  fallait  un  tel  musicien.  Et  si  l'on  songe  aux  tendances 
aussi  spéciales  de  l'œuvre  de  Maeterlinck,  ne  fallait-il  pas 
redouter  de  voir  un  musicien  chercher  à  illustrer  musicale- 
ment le  drame  si  émouvant  du  poète.  M.  Claude  Debussy 
était  tout  désigné  pour  cette  tâche  et  jamais  musicien  ne 
comprit  mieux  l'âme  de  son  librettiste. 

Il  faudrait  pour  analyser  les  impressions  d'ensemble  de 
cette  œuvre,  trouver  des  mots  nouveaux,  des  expressions 
différentes  de  celles  employées  ordinairement.  Le  court 
prélude  du  premier  tableau  nous  dispose  tout  d'abord  à 
l'étrangeté.  Ce  sont  des  sonorités  nouvelles,  inattendues, 
mais  enveloppantes  et  profondément  pénétrantes.  On  sent 
qu'il  va  se  passer  quelque  chose  d'anormal,  quelque  chose 
auquel  on  n'est  pas  habitué.  Et,  en  effet,  le  drame  se 
déroule  avec  ses  bizarreries  nombreuses,  ses  obscurités  et 
ses  clartés,  sa  langue  si  spéciale,  mais  aussi  ses  situations 
tragiques  et  poignantes.  La  musique  dès  lors,  on  n'y  pense 
plus;  on  est  tout  au  drame.  Et  celui-ci  va  jusqu'à  la  péro- 

Le  ïhyrse  —  i"  lévrier  1907.  20 


—  3H  — 

raison  en  un  superbe  crescendo  d'intérêt,  laissant  l'audi- 
teur sous  une  impression  profonde  et  indéfinissable. 

M.  Debussy  est  trop  connu  musicalement  pour  qu'il  soit 
nécessaire  de  parler  ici  de  so?i  art  musical,  ce  qui  serait  au 
reste  impossible  à  dire  en  peu  de  mots.  Car  il  a  lui  aussi 
son  art  spécial.  Il  a  trouvé  sa  langue  à  lui,  et  il  la  parle  en 
maître.  Sa  musique,  comparable  à  l'art  de  certains  peintres 
modernes,  est  avant  tout  lumineuse.  Il  emploie  très  rare- 
ment les  effets  de  grand  forte  et  les  sonorités  sont  plutôt 
contenues.  Il  aune  harmonisation  très  spéciale  et  qui  va 
jusqu'au  système. 

Il  y  a  des  pages  d'une  délicatesse  exquise;  mais  je  m'en 
voudrais  de  ne  pas  en  citer  une  qui,  à  mon  avis,  est  abso- 
lument grande  dans  toute  l'acception  du  mot.  Celle  qui 
suit  immédiatement  la  scène  de  violence  entre  Golaud  et 
Mclisande  au  quatrième  acte.  Ici  le  compositeur  a  dépassé 
le  poète.  C'est  beau,  et  c'est  incontestablement  le  moment 
le  plus  poignant  du  drame. 

Nous  avons  dû  nous  contenter  de  ces  quelques  mots 
d'appréciation  sur  l'œuvre  si  attachante  et  si  originale  que 
vient  de  nous  donner  le  théâtre  de  la  Monnaie,  et  qui  aura 
dû  surprendre  tant  d'abonnés  non  avertis;  mais  une  étude 
plus  approfondie  du  drame  et  de  la  musique  nous  eut 
entraîné  trop  loin. 

La  distribution  des  différents  rôles  a  été  faite  avec  le 
plus  grand  soin  et  ceux-ci  ont  ete  tenus  admirablement. 
Mme  Mary  Garden  de  l'Opéra-Comique  d  iale- 

nient  engagée  polir  ces   représentation-,  a  ete  tout  à  fait 

superbe  dans  le  rôle  de   Mélisande  qu'elle  a  créé  à  R 

Pelléas  était  M.  Petit,  un  jeune  débutant  du  Conservatoire 
de  Paris  à  la  voix  un  peu  gutturale.  M.  Bourbon  dans  celui 
de  Golaud  a  été  pour  beaucoup  une  révélation.  .M.  Artus  à 
la  diction  merveilleuse  a  été  un  Arkél  excellent  bien  qu'à 
la  voix  un  peu  trop  métallique  Mme  Bourgeois  remplissait 
le  rôle  de  Geneviève.  M     pas  celui  du  petit  Yniold  et 

M.  Danlée  celui  du  médecin. 


—  3i5  - 

Les  décors  étaient  très  soignés. 

L'orchestre  s'est  surpassé  sous  la  direction  de  Sylvain 
Dupuis,  et  a  été  tout  à  la  satisfaction  de  M.  Debussy. 
Ce  qui  n'est  pas  peu  dire...  paraît-il! 

Joseph  Jongen. 

Un  vieux  Marin 


A  vous,  les  flots  innombrables  des  mers. 
Planes  comme  des  dos  oit  droits  comme  des  torses, 
A  l'embellie,  à  la  tempête  et  ses  éclairs, 
Il  a  donné  cinquante  ans  de  sa  force. 

Son  corps  est  aujourd'hui  branlant  et  vieux  ; 

C'est  avec  peine 

Que  ses  doigts  r aides  et  goutteux 

A  mènent, 

De  sa  poche  à  sa  pipe,  un  peu  de  clair  tabac. 

Au  bout  des  dunes, 
Il  habite,  là-bas  : 

Et  la  pluie  et  le  vent  et  la  brume  et  la  lime, 
A  sa  fenêtre  aux  carreaux  gris, 
Viennent  le  voir, 
A  l'aube,  au  soir, 
En  vieux  amis. 

Ceux  qui  passent  par  les  sablons  incultes 

Non  loin  de  son  chemin, 

Font  un  détour  et  le  consultent 

Sur  le  temps  qu  il  fit  hier  ou  qu'il  fera  demain  ; 

Et  les  deux  mots  qiiil  leur  énonce 

En  brève  et  banale  réponse, 

Sont  rapportés  et  commentés 


—  316  — 

De  barque  t  n  barque,  au  long  des  plages 

D'où  parlent  les  pêcheurs  vers  les  hasards  sauvages. 

Ceux  dont  il  parle  et  vit  sont  dès  longtemps  les  morts; 

Il  exhume,  du  fond  de  sa  mémoire, 

De  si  vieilles  histoires, 

Qu'il  entoure  leur  sort 

Des  étranges,  mais  vivaecs  guirlandes 

De  la  légende. 

Il  perdure  seul  en  un  coin , 

—  Ses  fils  et  ses  filles  sont  mariés  au  loin  — 

Il  perdure,  comptant  et  recomptant  son  âge  ; 

Et  son  corps  va,  le  dos  ployé, 

De  la  cave  aie  grenier,  de  l'armoire  au  Jo\>  r, 

Jra</ uant  aux  menus  soins  de  son  humble  mena 

O  le  vieux  chapelet  des  jours  aux  jours  liés.' 
Et  les  portraits  fanés  et  les  bouquets  sous  verre, 
Et  le  petit  bateau  sur  la  pauvre  étage 
Et  la  bobèche  rouge  au  col  du  chandelier, 
Et  la  chandelle  et  la  graisse  qui  en  découle. 
Et  la  chatte,  sur  l'escabeau,  roulée  en  boule, 
Et  le  (  linst  (  t  sa  croix,  et  le  rameau  bénit, 
Tandis  qui  la  maison  <  ntière  est  pènt . 
De  l'odeur  des  lapins  qu'il  élève,  à  l\  m 
/)(  son  fournil. 

i  Ht  tablier  de  son  jardin  trop  mai. 

(  \ieht ,  (  n  ses  plis,  quelques  raves  et  quelques  choux; 

Il  protège  leur  vu  ,  avec  des  plants  de  houx, 
(  Ontré  lt  s  mille  dents  du  du  vent 

Et  deux  fois  l'an  —  soit  novembn  .  vrier  — 

///;  grand  soin,  U  s  n 

Et  le  jour  qu'il  eonùe  à  la  terre  sa  cha 

Est  marqué  d'un  trait  bleu  sur  son  COL  ndrii  r. 


~  3*7  — 

Ainsi  vit-il  sous  les  deux  tristes, 

Au  temps  d'automne,  au  temps  d'hiver, 

Sans  que  rien  ne  le  trouble,  ou  que  nul  ne  V assiste, 

Insoucieux,  dirait-on,  même  de  la  iner. 

Mais  dès  que  le  printemps  s'exalte  au  fond  des  nues, 

Un  dimanche,  l'après-midi, 

A  vec  sa  vieille  pipe  entre  ses  doigts  raidis, 

Lentement  il  s'en  vient,  par  les  sentes  connues, 

Sur  la  grève  s'asseoir, 

Ses  pas  semblent  pesants  et  ses  mains  semblent  lasses, 

Il  ne  fait  aucun  geste  aux  autres  vieux  qui  passent, 

Et  rien  de  ce  qu'il  voit  ne  paraît  l'émouvoir, 

Mais  ses  deux  yeux,  ses  yeux,  rouges  comme  la  rouille, 

Restent  obstinément  fixés ,  jusques  au  soir. 

Sur  l'horizon  qu'ils  fouillent. 

Et  c'est  comme  à  regret  qu'il  regagne  son  toit  ; 

Le  jour  de  plus  en  plus  autour  de  lui  décroît  ; 

Les  dunes  les  plus  hautes 

Dresse?it  seules,  au  long  des  côtes, 

Leurs  fronts  baignés  de  feux  vermeils. 

Alors, 

Avant  de  s' isoler  pendant  un  an  encor, 

Loin  des  grands  flots  vivants, 

Ses  pas  lents  et  distraits  s'égarent 

Mais  so7i  rêve  le  suit  de  chemin  en  chemin 

Puisque  sans  le  savoir  et  tout  à  coup,  sa  main 

Fait  le  geste  de  maintenir  la  barre 

A  contre- vent. 

Emile  Verhaeren 


-  3i*  - 
Hubert  Crackanthorpe. 

Les  Dernières  Pages  (*)  de  Hubert  Crackanthorpe 
publiées  après  sa  mort  avec  une  préface  un  peu  hésitante 
de  M.  Henry  James,  contiennent  trois  nouvelles  dont 
deux,  la  Cour  d'Anthony  Garstin  et  Trevor  Perkins,  sont 
parmi  ses  œuvres  les  plus  caractéristiques  et  réussies.  Ces 
nouvelles  ne  nous  disent  peut-être  rien  de  neuf  sur  celui 
qui  les  a  écrites.  Cependant  j'ai  cru  sentir  dans  Anthony 
Garstin,  lorsque  ces  pages  me  furent  remises  pendant  l'été 
de  1896  pour  paraître  dans  le  Savoy,  quelque  chose  comme 
une  nouvelle  direction.  En  tout  cas,  elles  s'égalent  à  l'œu- 
vre contenue  dans  ces  petits  livres  qui  sont  tout  ce  qu'un 
écrivain  enlevé  de  si  bonne  heure  avait  eu  le  temps  de  nous 
laisser:  Naufrage  {**)  (1893),  Etudes  Sentimentales 
(1895),  Vignettes  (****)  (1896). 

L'œuvre  d'une  vie  si  resserrée  dans  son  étendtu 
limitée  dans  sa  carrière  demande  quelque  commentaire. 
Un  petit  nombre  de  nouvelles  très  tristes,  quelques  i 
de  style  impressioniste  sur  les  sensations  et  les  pa 
voilà  tout  ce  que  nous  avons  à  montrer  en  face  de  la  bril- 
lante fécondité  d'hommes  à  peine  plus  âgés,   tels  que 
M.  Kipling.  Ya-t-il  une  place  —  car  nous  pouvons  ima- 
giner que  bien  des  gens  se  poseront  cette  question  —  ne 
serait-ce  que  pour  la  mémoire  de  ce  jeune  homme  et  de 
ouvre  attristante. 

Nul  en  Angleterre,  à  la  seule  exception  de  M.  Frank 
Harris,  n'est  allé  plus  loin  dans  le  réalisme  nu,  brutal, 
contenu,  et  dans  l'évocation  des  choses  dégoûtantes  et 
réellement  arrivées,  et  décrites  seulement  parce  qu'elles 
sont  réellement  arrivées.   Avec  Crackanthorpe  il  y  avait 


(•)  Lu  indre*.  Hetaemani 

(**)  « 

(•••)  Senti  meut  ni  > 


—  3*9  — 

toujours  une  révolte,  la  révolte  de  l'artiste  impersonnel 
pour  qui  les  choses  mauvaises  n'avaient  certainement 
qu'une  froide  attraction  intellectuelle  et  la  valeur  d'une 
protestation  contre  ces  conventions  anglaises  qui  rendent 
la  franchise  si  difficile  dans  notre  pays.  Son  courage  était 
absolu,  demi  don  Quichote  de  l'idée.  Toutes  ces  nouvelles 
furent  écrites  seulement  pour  s'accorder  avec  sa  concep- 
tion artistique  de  la  vie,  sans  caresser  d'autre  espoir  que 
celui  de  justifier  les  revendications  et  les  possibilités  de 
l'art,  d'écarter  peut-être  certaines  réserves,  et,  du  moins, 
de  frayer  la  route  à  l'indépendance. 

Et,  en  somme,  il  a  atteint  son  but.  Lorsque  Naufrage 
fut  publié,  rien  d'aussi  audacieux  n'avait  été  vu  depuis 
longtemps  dans  le  roman  anglais.  Et  il  est  apparu  comme 
évident  que  cette  audace  n'était  ni  de  l'acharnement 
(comme  chez  George  Egerton),  ni  une  plaidoirie  spéciale 
(comme  celle  de  Sarah  Grand).  Sans  doute,  l'impartialité 
du  style  parut  le  vice  des  vices  à  ces  personnes  si  nom- 
breuses en  Angleterre  qui  pardonnent  la  sensualité,  si  elle 
est  sentimentale,  et  condamnent  la  reconnaissance  philoso- 
phique de  ce  fait  que  le  mal  est  simplement  le  mal.  Mais  je 
parle  de  ceux  qui  sont  réellement  capables  d'avoir  sur  ces 
questions  une  opinion  franche  et  intelligente.  Pour  ceux-ci 
il  doit  avoir  été  évident  qu'il  y  avait  là  un  écrivain  d'une 
fière  sincérité,  aux  yeux  duquel  une  bassesse  devait  être 
quelque  chose  d'impossible  II  semblait  s'avancer  en 
(lisant  :  «  Je  viens  essayer  de  montrer  certaines  choses  que 
j'ai  vues  dans  la  vie,  qui  excitent  la  pitié  et  dont  l'aspect 
douloureux  m'a  rempli  d'une  peine  dont  je  désespère  de 
m' affranchir,  mais  que  je  veux  vous  raconter  avec  tout  le 
calme  dont  je  suis  capable,  car  je  ne  veux  pas  vous  tromper 
en  vous  faisant  partager  mes  préventions.  Je  ne  tirerai 
pas  de  conclusion  morale  de  ce  que  j'ai  vu,  car  il  peut  y 
avoir  là  plusieurs  conclusions  possibles.  Je  vous  laisse 
cette  tâche  à  remplir,  chacun  de  votre  côté.  D'autres  per- 


—  32o  — 

sonnes  vous  ont  montré  ce  qu'elles  prennent  pour  la  vie, 
et  cela  a  été  surtout  l'histoire  d'une  cour  qui  finit  avec  le 
mariage,  quoique  le  mariage  ne  soit  à  proprement  parler 
qu'un  commencement  et  non  une  fin.  Dans  ce  monde  qui 
leur  appartient  il  y  a  eu  des  aventures  héroïques  et  pathé- 
tiques, des  misérables  qui  ont  été  très  noirs,  et  des  saints 
qui  ont  été  très  blancs.  Pour  moi,  je  vois  une  autre  espèce 
de  monde  où  nul  n'est  tout  à  fait  bon,  ni  tout  à  fait  mau- 
vais, où  rien  n'arrive  d'extraordinaire,  mais  qui  est  rempli 
de  peines  moyennes  et  de  basses  inquiétudes,  et  de  per- 
sonnes trop  imprudentes  et  trop  passionnées.  Dans  ce 
monde,  l'amour,  la  mort,  la  pitié,  l'injustice  vont  et  vien- 
nent sous  des  masques  divers,  sous  des  déguisements 
qui  les  souillent.  Qui  pourrait  dire  où  se  trouve  vraiment 
la  vie  réelle?  Pour  chacun  de  nous  l'image  qu'il  se  fait  du 
monde  apparaît  dans  ce  terme;  et  l'art  consiste  à  montrer 
cette  image  peut-être  illusoire.  » 

De  tels  écrivains  ne  sont  pas  des  écrivains  populai 
maisilssontutiles.il  est  bon  qu'il  s'en  trouve  pour  nous 
dire  ces  choses  austères  et  froides  :  ils  nous  -auvent  de 
l'empire  qu'exerce  la  douceur  et  le  men-  unis 

empêchent  de  nous  contenter  avec  notre  vie  ou  notre  art. 
En  général,  nous  les  récompensons  en  en  faisant  des  mar- 
tyrs, —  les  martyrs  de  l'art 

Par  un  paradoxe  curieux  mais  aisément  explicable,  » 
l'artiste  impersonnel  qui  est  le  plus  souvent  en  révolte,  car 

il  doit  se  battre  pour  son  idée.  Le  monde  est  indu: 

pour  le  pécheur,  même  s'il  ne  se  repenl  pi 
est  le  plus  incontestable  des  tributs  pi  ite  moralité 

dont  le  monde  est  le  gardien,  et  qui  soutient  les  conven- 
tions du  monde.  L'artiste  impersonnel,  dont  le  seul  de 
est  envers  une  loi  plus  haute,  frappe  soudain  sur  la  satis- 
faction que  donnent  les  choses  telles  qu'elles  sont,  Cest  au 
monde  de  crier,  car  il  y  a  là  un  nouvel  essai  du  crédit  dont 
il  jouit,  une  tentative  vis-à-vis  des  questions  maîtresses  qui 


l'occupent,  un  jugement  porté  sur  lui  en  dehors  de  ses 
propres  lois  et  moyens  de  contrôle.  Le  monde  fait  bien  de 
haïr  les  idées  abstraites,  car  c'est  au  bruit,  à  peine  plus  fort 
qu'un  chuchotement,  des  idées  abstraites,  que  la  chute  des 
murs  de  son  paradis  de  fous  va  retentir  à  ses  oreilles. 

Dire  que  la  vue  de  Crackanthorpe  sur  la  vie  était  limitée, 
dire  que  cette  vue  était  jeune  (cela  peut  se  dire  avec  une 
certaine  vérité),  c'est  en  somme  ne  rien  enlever  de  ce  que 
j'ai  dit  en  son  honneur.  La  force,  et  spécialement  la  force 
directrice,  vient  d'une  limitation,  et  la  sagesse  n'est  un  peu 
folle  que  dans  ce  temps  où  elle  est  encore  jeune.  Il  y  a  certes 
de  la  naïveté  dans  le  mépris  de  Crackanthorpe  pour  les 
belles  couleurs  qui  sont  sur  l'endroit  du  manteau,  précisé- 
ment aussi  réelles  que  les  coutures  et  la  doublure  grise.  Et 
le  plus  sévère  jugement  qui  puisse  être  porté  sur  lui,  c'est 
de  dire  que,  dans  son  désir  d'approcher  des  choses  plus  près 
que  la  beauté  ne  le  permet  aux  hommes,  il  n'atteint  pas 
cette  beauté. 

On  peut  penser  que  la  direction  de  son  talent  n'est  pas 
la  meilleure,  qu'en  suivant  Maupassant  il  s'est  mépris  sur 
le  choix  d'un  guide  et  que  la  partie  de  son  œuvre  qui  est 
due  à  cette  méthode  quelque  peu  démodée  n'est  pas  la  plus 
intéressante.  Malgré  tout  l'héroïsme  de  Crackanthorpe 
demeure,  qualité  personnelle  qui,  s'il  avait  vécu,  l'aurait 
conduit  à  des  choses  tout  à  fait  différentes  et  peut-être  plus 
durables.  Tel  qu'il  fut,  il  a  fait  cependant  quelque  chose 
qui  n'est  pas  peu,  et  je  citerai  seulement  dans  Naufrage 
l'histoire  appelée  une  Femme  Morte.  Au-dessus  de  tout  il 
était  de  ceux  qui  combattent  bien,  qui  combattent  avec 
désintéressement,  les  chevaliers  errants  de  l'idée. 

Arthur  Symons, 

Trad.  Edouard  et  Louis  Thomas. 


—  322  — 
Au  Seuil  de  l'Amour 

L'homme  est  un  être  assez  coin; 
pour  avoir  fini  par  créer  un  genre-  de 
tendresse  qui  o'esl  pointde  l'amour  et  qui 
diffère  pourtant  de  l'affection  d'homme 
à  homme  ou  de  femme  à  femme. 
J.-H.  Ros 

L'amitié  entre  un  homme  et  une  femme 
n'est  pas  un  sentiment. naturel  et  l'on  ne 
peut  y  arriver  qu'après  avoir  travei 
épreuves  et  les  avoir  surmontées  par  une 
grande  droiture  de  cœur,  un  grand 
de  volonté  :  la  principale  et  la  plus  dan- 
gereuse de  ces  épreuves,  c'est  l'amour. 
Amitié  AMOUREi  - 


I 


Ces  vers  sont  les  derniers  que  j'écrirai  pour  toi  : 
Prends-les  :  je  te  les  offre  ainsi  qu'un  r cliqua. 
Où  j'ai  mis,  jour  à  jour,  en  soigneux  antiquaire, 
Mes  plus  doux  souvenirs  et  mon  plus  cher  ('moi. 

Prends-les,  car  aujourd'hui  ni  on  cœur  se  sent  le  droit, 
Pour  la  dernière  fois  de  parler  d'un  mysU 
Dont,  depuis  très  longtemps,  il  est  dépositain 

Et  dont  mon  cœur  est  à  présent  le  tombeau  froid. 

Plus  tard  dans  F  urne  blanche  où  dornu  ni  no 
Mortes  d'avoir  souffert  des  tendresses  pas 
Un  souvi  nir  commun  de  très  loin  revenu. 

Retrouvera  peut-être  <  en  poussière  impalpable, 
Sans  nul  regret,  pour  n'avoir  pas  été  coupàbh  . 

(  \  !  amour  idéal  que  nous  aurons  connu. 

II 

Ecoutt  sans  païter  &  que  h  vats  U  di 

Oh  !  mon  amie,  écoute  et  sacln  di  vim  f 
Au  silence  du  COZUT  ce  qu'il  aut  te  don/n  r 
A  s  souvenirs  défunts  qu'éveille  ton  soin  r 


L'heure  est  divinement  suave.  Dans  le  soir, 
Le  regard  de  tes  yeux  se  voile  et  se  recule. 
Tes  gestes  sont  plus  lents  parmi  le  crépuscule  ; 
Et  bientôt  tes  yeux  clairs  ne  pourront  plus  me  voir. 

Parfois  ton  cœur  d'enfant  s'étonne,  sans  comprendre 
Pourquoi  mon  amour  chaste  est  ainsi  sans  désir 
Et  pourquoi  près  de  toi  que  mon  cœur  sût  choisir 
Je  goûte  au  seul  bonheur  d'écouter  ta  voix  tendre. 

C  est  que  pour  moi  l'amour  n'est  fait  que  de  douceur  : 
Et  voici  qu'il  t'apporte  intacte,  à  mon  amie, 
Pour  être  toute  à  toi,  la  tendresse  endorfnie 
Que  je  garde  toujours  à  l'espoir  d'une  sœur. 

Je  t'apporte  du  fond  de  mon  passé  candide 
Cet  amour  fraternel  au  fond  de  moi  caché. 
Voila  pourquoi,  ma  sœur,  l'amour  est  sans  péché 
Et  voilà  le  bonheur  dont  mon  cœur  fit  avide. 

Un  sourire  de  femme  était  pour  moi  toujours 
Celui  que  j'espérais  d'une  sœur  attendue  : 
Quand  tu  posas  tes  yeux  sur  mon  â?ne  éperdue 
J'ai  connu  tout  à  coup  le  plus  beau  des  amours. 

Ma  jeunesse  songeuse  et  mon  cœur  solitaire 
Ont  depuis  ce  jour -là  ce  qu'ils  cherchaient  en  vain. 
Pourquoi  vouloir  t'aimer  d'un  amour  moins  divin 
Et  celui  dont  je  t'aime  a-t-il  moins  de  mystère.^ 

Ecoute  au  fond  du  soir  tout  mon  cœur  te  parler. 
L'â?ne  mélancolique  et  douce  de  Septembre 
Avec  tous  ses  regrets  pénètre  dans  la  chambre, 
Regarde  autour  de  nous  les  choses  se  voiler! 

Laisse  ma  tête  lourde  entre  tes  mains  de  femme 
Dont  j' aime  les  doigts  doux  qui  me  caresseront 
Et  lorsque  ton  baiser  descendra  sur  mon  front, 
Je  comprendrai,  ma  sœur,  que  c'est  un  baiser  d'âme. 


-  324  — 
III 

Baisse  d'un  doigt  discret  la  flamme  de  la  lampe 
Pou?-  que  plus  de  tendresse  enveloppe  nos  voix. 
L'ombre  de  les  cheveux  qui  descend  sur  ta  tempe 
Fait  que  pour  te  parler  à  peine  je  te  vois. 

Je  songe,  oh  mon  amie,  au  passé  solitaire 
Où  j'étais  un  enfant  mélancolique  et  doux  : 
Autour  de  moi,  la  vie  était  un  grand  mys: 
Et  pourtant  notre  amour  venait  déjà  vers  nous. 

Je  ne  connaissais  pas  ton  fraternel  sourire 

Et  tu  n  étais  encor  qu'un  désir  de  mon  cœur. 

Je  balbutiais  les  mots  que  je  devais  te  du 

Dans  l'ombre,  où  je  sentais  rôder  F  amour  vainqiu  ur 

Je  ne  connaissais  pas  sa  divine  souffrana 
Et / 'ignorais  encor  la  douceur  de  pleur*  r 
(  \  qui  berça  longtemps  l'âme  de  mon  enfana 
Fut  de  le  pressentir  plus  que  de  ¥  espérer. 

L'amour  était  pour  moi  la  chose  nécessaire, 

Et  mon  C02UT  douloureux  était  trop  lourd  d'aim,  ;  ; 

J'aimais  la  fleur,  l'oiseau,  A  chéiu  etlafoug 
Kl  le  baiser  du  vent me faisait me  par. 

Je  croyais  dans  le  soir  entt  non  des 
Et  je  sait  ai  s  pOSi  T  sur  ma  chair. 

Mon  âme  se  grisait  du  parfum  des  corolA 
Et  se  laissait  bercer  aux  vagUi  s  de  la  nu  r. 

Puis  un  jour  je  compris  que  la  grande  natt 
A\  ste  malgré  nos  cris  impassibh  •  UX 

Et  que  le  cœur  souffrant  de  toute  créature 
Doit  apaiser  en  lui  ses  désirs  douloureux. 


-  3^5  - 

Alors,  sous  la  clarté  de  la  lampe  sereine, 
U?i  soir,  ayant  ouvert  le  livre  de  Platon, 
Je  cherchai  le  secret  de  la  détresse  humaine 
Dans  les  ?nots  du  penseur  que  pesa  ma  raison. 

Mais  je  n'y  trouvai  point  V énigme  résolue 
Car  V énigme  est  en  nous  avec  l'obscurité  : 
Et  j'ai  su  de  ce  jour  que  la  règle  absolue 
Est  de  chercher  en  soi  la  grande  vérité. 

C'est  alors  que  tu  vins,  oh  ma  très  chaste  amie, 
Avec  ton  clair  sourire  et  ton  regard  d'azur, 
Montrer  à  mon  esprit  la  beauté  de  la  vie 
En  éveillant  l'amour  dans  mon  cœur  grave  et  pur \ 

Tu  m'as  dit  sans  chercher  la  parole  attendue 
Et  c'est  sans  y  penser  que  je  t  ai  pris  la  main. 
Je  ne  crains  plus  d'avoir  à  chaque  heure  perdue 
Avec  le  regret  d'hier  la  crainte  de  demain. 

Le  livre  de  Platon,  que  je  viens  de  relire 
Il  semble  que  ce  soit  ainsi  par  d'autres  yeux. 
Voilà  ce  que  ce  soir  mon  cœur  voulait  te  dire 
Pour  t' aimer  davantage  en  se  comprenant  mieux. 

IV 

Tu  ne  sais  pas  combien  je  t'aime, 
Toi  que  j'aime  comme  une  sœur, 
Et  je  sais  seul  ce  qu'en  moi-même 
Rien  que  ton  nom  met  de  douceur. 

Je  voudrais  te  faire  comprendre 
Comment  mon  cœur  t'aime  et  combien! 
Mais  nul  mot,  même  le  plus  tendre, 
Malgré  tout,  ne  t'en  dirait  rien. 


-   $26   - 

C'est  que  nul  mot  n'est  assez  chaste 
Pour  mon  sentinu  ni  frali  rnel 
Et  que  l'amour  —  ce  mot  si  vaste  — 
Est  toujours  trop  matériel. 

Je  t'apporte  mon  cœur  candide  , 
Comme  une  fleur }  entre  nus  mains  ; 
Ma  sœur,  je  suis  l'enfant  timide 
Oui  souffre  des  rêves  humains. 

Prends  mon  coeur  dans  tes  mains  de  femme 
Et  dis  moi  les  mots  que  j'attends  : 
Endors  les  rêves  de  mon  à  nu 
Qui  rêve  depuis  trop  longtemps. 

Sois  la  bonne  sœur  attentive 
Dont  la  voix  ne  doit  pas  blesser. 
Pour  ma  douleur,  qu'un  geste  an 
Ton  sourire  est  comme  un  baiser. 

Notre  amour  c'est  pour  moi  les  choses 
Dont  chaque  aspect  noies  semble  beau, 
Notre  amour  c'est  rôdeur  dt  s  roses 
Dont  la  chair  rafraîchit  ta  peau. 

C'est  le  parfum  d'Inliot? 
Qui  s  exhale  de  Ion  mouchai i - , 

(  "<  si  tout  ce  qui  nous  enveloppi 
D'une  tristesse  ou  d'un  espoir. 

à  1  ussi  notre  amour  a  chaque  lu  Ut  i 

(  *han& 

Suivant  qu'il  a  trouve  m, 
tin'. 

C'est  f>ou/  quoi  celui  qui  me  touche 
xnco ligue  ei  très  pur, 

Car  l'amour  a  mis  dans  ma  bouch* 
(  'n  goût  d'automne  i  l  de  fruit  mûr. 


—  3*7  - 
V 

Je  t'apporte  ce  soir  en  bouquet  d'hyménée 
La  chaste  floraison  du  jardin  de  mon  cœur  : 
Avec  des  doigts  pieux  pour  toi  je  l'ai  glanée, 
Mon  amie  et  ma  sœur. 

Ce  sont  les  souvenirs  pleins  de  mélancolies 
De  mes  songes  d'enfant  et  de  mes  jours  défunts. 
Je  t'apporte  aujourd'hui  ce  bouquet  d'ancolies, 
Un  bouquet  sans  parfums. 

Cette  heure  de  silence  et  de  mansuétude 
M'invite  pour  te  plaire  à  parler  d'autrefois. 
La  chambre  est  maintenant  pleine  de  quiétude, 
Et  je  parle  à  mi-voix. 

Ma  jeunesse  ignora  le  fraternel  sourire 
Que  j'ai  conmt  le  jour  où  tu  me  pris  la  main. 
J'ai  depuis  ce  ?nome?it  ce  que  mon  cœur  désire  : 
L} aurai- je  encor  demain  f 

Qui  sais  si  ??ion  amour  est  celui  que  tu  rêves  f 
Peut-être  m'en  veux-tu  de  f  aimer  chastement  : 
Ne  voudrais-tu  pas  faire,  e?i  ces  heures  trop  brèves, 
Battre  mon  cœur  d! amant  f 

Et  pourtant  je  t'adore  ainsi  que  la  Madone 
Que  ta  pensée  implore  au  fond  du  paradis  : 
Tu  ne  peux  pas  savoir  tout  ce  que  je  te  donne 
Dans  les  mots  que  je  dis. 

Il  faut  aimer  l'amour  jusque  dans  sa  souffrance 
Puisque  par  la  douleur  l'amour  devient  plus  beau  : 
On  peut  garder  du  moins  la  divine  espérance, 
Comme  on  garde  un  flambeau. 


-  328  - 

Si  quelque  jour  mon  cœur  aimait  en  toi  la  femme 
Et  si  ma  chair  un  soir  tressaille  a  ton  baiser 
Il  faudra  pardonner  ce  frisson  à  mon  âme 
Afin  de  l'apaiser. 

u  (V ardent  bonheur  que  l'amour  te  d< 
Doit  se  réaliser  fut-ce  par  ma  douleur  : 
Je  t'apporte  ce  soir  pour  en  fleurir  ta  vie 
Les  désirs  de  mon  cœur. 

Ils  sont  tendres  et  clairs  comme  des  /leurs  d'automm  ; 
Prends  les  entre  tes  mains  pour  rafraîchir  ton  front 
Et  fait  dans  tes  cheveux  serpenter  leur  couronm  : 
Ils  les  parfumeront. 

J'ai  dans  mon  souvenir  la  grâce  de  ton  gi 
Je  garde  au  fond  des  miens  la  bonté  de  tes  yeux. 
S'il  faut  que  de  V  amour  se  soit  tout  ce  qui  n  ste, 
Laisse-moi  t' aimer  mieux. 

Laisse-moi  prendre  ainsi  pour  remplir  ma  mémo. 
La  beauté  de  ton  corps  et  le  chant  de  ta  voix. 
Pour  qu'un  jour  mon  amour  t'évoque  dans  ta  gloire 
Telle  qt  ois. 

Si  tu  gardes  r espoir  d' un  amour  moins  candi 
Fait  d'uni  autre  tendresse  et  d'un  autn  désir, 
Du  moins  laisse,  oh  ma  saur,  à  mon  amour  limj 
Le  regret  de  mourir. 

A  l'ami  fraternel  qui  sut  t' aimer  dans  l'ov: 
Garde  un  rêve  plus  tard  en  songeant  au  pu 

Pis-toi  (fié  il  teconsi  rv<  un  cœur  peut-être  somi 
ï  1  ton  ce  ur  fiancé. 

Et  qu'il  t'ofl  1  e  /ou/ours  quand  tu  voudras  les  prend rt 
Li  S  /A  U  '  amour  en  bouquet  virginal 

(  \ir  il  t'aura  garde  t'of/nind,   chasU  i  /  ti  n 
De  Ci  don  nuptial. 


329 
VI 


C est  peut-être  un  pardon  que  je  viens  implorer 
Par  la  confession  que  mon  cœur  veut  te  faire  : 
Ecoute  moi  sans  m' interrompre  et  sans  pleurer  ; 
Mon  amie,  à  présent  je  ne  suis  plus  qu'un  frère. 

Peut-être  as-tu  senti  déjà  depuis  longtemps 
De  notre  amitié  claire  un  amour  vague  naître  : 
Peut-être  as-tu  senti  sous  mes  mots  hésitants 
L 'aveu  se  préciser  et  l'amour  apparaître. 

L'amour  !  j'ai  cru  plus  beau  cet  autre  sentiment  : 
De  voir  combien  ton  nom  occupait  ma  pensée, 
Il  me  semblait  parfois  deviner  vaguement, 
Ma  sœur,  que  je  t  aimais  comme  une  fiancée. 

Et  j' ai  failli  briser  par  un  banal  aveu 
L'amitié  fraternelle  illuminant  ma  vie  : 
Pourta?it  nous  avions  fait  tacitement  le  vœu 
De  ne  mettre  e?itre  nous  plus  u?ie  seule  envie. 

Une  âme  écoutant  l'autre  et  la  main  dans  la  inain, 
Pour  faire  ?iotre  route  un  peu  moins  solitaire, 
Nous  marchions  côte  à  côte  au  long  du  long  chemin, 
Vers  le  destin,  vers  le  bonheur,  vers  le  mystère. 

Un  jour  des  mots  conjus  chantèrent  dans  mon  cœur, 
Les  mots  nouveaux  poiir  moi  de  V  éternel  poème  : 
J'ai  cru  qu'il  s'adressait  à  toi,  l'espoir  vainqueur 
De  chérir  une  femme  en  lui  disant  :  «je  t'aime  ». 

Il  faut  me  pardonner  de  n  avoir  pas  compris 
Combien  pour  nous  aimer  l'amour  est  inutile  : 
Notre  chère  amitié  mêle  nos  deux  esprits 
Et  garde  pour  jamais  notre  bonheur  fragile. 


D'autres  jetnmes  depuis  ont  passé  près  de  moi  : 
L'amour  est  né,  fait  de  désir  et  de  tristesse 
Mais  sans  jamais  blesser  par  l'ardeur  d'un  émoi 
La  confiance  et  la  bonté  de  ta  tendresse. 

Tu  restes  mon  amie  et  tu  restes  ma  sœur 
Pour  tou/ours  :  ries-tu  pas  ma  chère  confide?ite. 
D'autres  ri  ont  pas  pour  moi  ton  geste  de  douceur 
Car  dans  sa  volupté  l'amour  a  l'âme  ardente. 

D'autres  n'ont  pas  pour  moi  ton  sourire  léger 
Dont  la  beauté  m'accueille  et  souvent  me  protège  : 
Pour  tant  d'autres  je  suis  ainsi  qu'un  étranger 
Qui  regarde  passer  la  vie  en  lent  cortège. 

Mon  orgueil  se  refuse  à  souffrir  la  pi  tir, 
Et  j'aime  à  voir  en  toi  vivre  une  âme  paisible  : 
C'est  pourquoi  désormais,  entre  nous,  l'amitié, 
Plus  belle  que  l amour,  rend  l'amour  impossible. 


VII 


Je  lègue  à  mon  passé  mon  plus  cher  soui  > 
(  elui  du  clair  amour  qui  jaillit  pn  SÇU<   neutre 
Il  garde  la  douceur  que  Von  aime  à  chérir 
/y un  visage  voilé  qu'on  n'a  pas  pu  connu. 

Au  coin  le  plus  secret  de  mon  cicur  recueilli 
lève  à  cet  amour  l'autel  mélancoUqui 

Jonché  dt  s  floraisons  de  mon  espoir  cueilli 
Pour  fleurir  le  tombeau  qui  garde  sa  relique. 

L'amour  fait  de  jeunesse  et  fait  de  volupté 
Jette  vers  moi  l'appel  de  son  rire  gui  sonne  : 
Notre  chère  amitié  dont  tu  n'as  pas  dot 
O  mon  amie,  est  là  toujours  a  t  bonm  , 


0,3  l 

C'est  toi  même,  ma  sœur,  qui  me  prends  par  la  main 
Et  me  conduit  vers  celle  à  qui  je  dois  ma  vie  : 
C'est  ta  grave  douceur  qui  montre  le  chemin 
Vers  l'avenir  promis  à  ma  jeune  énergie. 

Ces  vers  seront  pour  moi  comme  le  testa?nent 
De  ??ia  longue  jeunesse  à  tout  jamais  passée  : 
Je  les  signe  ce  soir  en  faisant  le  serment 
De  n  avoir  plus  d'amour  que  pour  ?na  fiancée. 

Henri  Liebrecht. 

Chroniques  du  Mois 


LES  ROMANS. 

L' H  al  lai  i,  par  Camille  Lemonxier.  (Paris,  Louis  Michaud,  éditeur.) 
—  C'est  un  tragique  et  passionnant  roman  que  cette  histoire  de  fin  de 
race.  Les  Quevauquant,  hobereaux  aux  trois  quarts  ruinés,  synthé- 
tisent assez  bien  cette  noblesse  campagnarde  qui  veut  oublier  le 
passage  de  la  Révolution.  Malgré  la  misère  sordide  dans  laquelle  ils 
vivent,  ils  ont  conservé  ce  prestige  ancestral  qui  s'attache  aux  vieilles 
familles  de  noblesse  certaine.  Mais  c'est  l'heure  du  déclin,  l'envahisse- 
ment progressif  du  travail  fécond,  de  l'ingénieuse  activité,  dans  la  vie 
immobile  et  en  quelque  sorte  contemplative  du  passé,  de  ces  hommes 
d'un  autre  temps.  Et  c'est  avec  une  saisissante  compréhension,  avec 
un  sens  profond  de  la  cruelle  et  angoissante  vérité,  que  l'admirable 
Camille  Lemonnier  nous  raconte  la  décrépitude  finale  et  l'irrémédiable 
chute  de  cette  famille  d'un  autre  âge.  Il  y  a  là  surtout  l'impression- 
nante figure  de  l'ancêtre,  de  cet  aïeul  farouche,  féroce,  paillard  et  rigo- 
leur,  le  Vieux, — Monsieur,  comme  on  l'appelle,  —  qui  semble  être 
sortie  d'une  toile  de  Rembrandt,  et  vivre.  Le  château  de  Quevauquant, 
vieille  demeure  féodale,  est  aux  trois  quarts  ruiné;  pierre  par  pierre, 
il  achève  de  s'écrouler,  tandis  que  le  Vieux,  conservant  la  tradition 
de  paresse  morale  et  intellectuelle  et  d'activité  physique  intrépide, 
croit  toujours,  par  une  arrière  illusion,  vivre  dans  l'âge  héroïque  et 
guerrier  où  vécurent  ses  ancêtres,  bottés,  casqués,  éperonnés.  lia  un 
fils,  né  sur  le  tard  d'une  union  légitimée  avec  une  campagnarde,  Jean- 
Norbert.  Celui  ci  a  les  instincts  rapaees,  les  vues  étroites,  le  caractère 
sournois  du  paysan,  tout  cela  bizarrement  mitigé  aux  heures  de 
paroxysme,  par  le  sourd  instinct  de  la  race  orgueilleuse.  Il  a  épousé 
une  pâle  fille  de  nobles  déchus,  qui,  pleurarde  et  affolée,  est  dominée, 
comme  aux  temps  anciens,  par  le  servile  respect  du  mari.  Et  de  cette 


-  r^  - 

union  sont  nés  trois  enfants  :  Sybille,  uni-  fille    hautaine,   farouche  et 
féroce,  la  seule  de  la  famille,  qui.cn  dehors  du  Vieux,  sente  encoce 
palpiter  en  ses  veines  la  fierté  cruelle  des  ancêtres;   puis  Jaja,  une 
innocente,  pâle  fleur  née  dans  un  terreau  trop   maigre,  craintive  et 
rieuse,  se  laissant  dominer  par  des  instincts  presque  animaux.  Et  enfin 
Michel,  enfant  rêveur  et  chlorotique  dont  le  sang  mièvre  charrie  l'inu- 
tile et  perfide  rêverie.  Camille  Lemonnier  nous  présente  d'une  I 
merveilleuse  tous  ces  personnages,  vivant  dans  le  malheureux  et  fétide 
village  de  Pont  à-Lcu.  Et  nous  assistons  h  la  lutte  épouvantable  entre 
cette  famille  qui  semble  se  survivre  à  soi-même  et    l'envahissante 
activité  moderne  d'habiles  paysans,  qui,  jadis  serfs  et  domestiqua 
Quevauquant,  deviendront  bientôt,  par  la  puissance  de  l'argent 
ment  accumulé,  puis  ingénieusement  dépensé,  leurs  maîtres.   Nous 
voyons  aussi  les  dissensions  intestines  entre  le  Vieux,  père  malgré  tout 
craint  et  respecté  à  la  manière  féodale,  et  le  fils,  paysan   qui  veut  à 
tout  prix  conserver  au  moins  quelques  bribes  du  patrimoine  d 
ancêtres.   Bientôt   c'est   l'Hallali,  la  sonnerie  de  mort  annonçant  la 
ruine  totale  de  la  famille  dévorée  par   les   usuriers.  Un  beau  soir  le 
Vieux,  mû  par  un  sourd  pressentiment,  monte  à  la  tourelle  et,  embou- 
chant le  cor  héroïque  sonne  la  mort  du  cerf.  Quelques  jours  api 
le  trouve  assassiné  en  plein  champ.  lia  été  tue  par  Sybille,  voulant 
ainsi  sauver  la  famille  de  la  ruine  absolue  où  la  menait  la  prodigalité 
insensée  de  l'aïeul.  Et  l'on  sent  bien  que  c'est  la  fin  absolue  de  la  ; 
Jaja,  enceinte  des  œuvres  d'un  beau  garçon  est  tuée  par  sa  sœur, 
dernière  affolée  de  jalousie  parce  que  l'hommage  du  mâle  est  allée  à 
sa  sœur,  non  à  elle;  Michel,  rongé  de  chlorose  et  de  désespoir  par  ta 
mort  de  Jaja  va  mourir  aussi  ;  Sybille  a  refuse  le  mariage  a  un  manant 
indigne  des  Quevauquant.  Et  cette  fin  de  race  sera  la  mort  Les 
inutile  d'une  époque  disparue. 

Camille  Lemonnier,  dans  le  style  truculent,  varié  et  puissant  qui  lui 
lUtumier,  nous  a  présente  cette  histoire  d'une   façon  prodigieuse. 
Il  est  tels  tableaux  qui  sont  de  fiers  chefs-d'œuvre,  notamment  la  mort 
du  vieux  cheval,  qui  peut  passer  pour  un  modèle. 

Et  c'est  une  joie  pour  moi  de  rendre  ici  un  nouvel  hoiiima. 
vite  puissante  de  ce  génial  artiste  qu'est  Camille  Lemonnier. 

La  Voie   douloureuse,  par  JSAN  DORNIS.  (Paris,  Calmann  1 

éditeur.)  —  L'évolution  du  talent  et  de  ta  pensée  d'un  écrivain 
pour  le  critique,  une  des  choses  les  plu 

parlé    le    mois    dernier    d'un    très    noble    et     très    beau     roman    de 

Jean  Dornis,  U  Voile  du  Ttmp  anf  de  due  a  pn 

quelques  mots  d  ■< .  le  premier  livre  de  cette  femme 

de  lettres  si  merveilleusement  douée  qui  signe  .Uau  Dornis.  A  coup  sur 

nous  ne  trouvons  pas  dans  ce  roman  ci  la  sûreté  de  main,  ['habileté  de 

persuasion  que  Ton  rencontre  dans  le  Voile  du  limplc.  Maison 

d'une  façon  très  émouvante  la  forte  sincérité  d'un  talent  qui,  depuis 
donner  et  de  s'embellir.  J'ai  souvent,  malgré 

moi,  éprouvé  Ce  CUrieUZ  sentiment  de  plaisir  à  relire  la  première  œuvre 
d'un  écrivain  après  avoir  lu  les   œuvres    suivantes  :  il  y  a  un  charme 


subtil  à  constater  les  progrès  réalisés  par  la  pensée  et  par  le  travail  : 
c'est  comme  l'éternelle  consolation  de  la  vie  que  d'aller  sans  cesse  vers 
la  perfection.  L'on  sent  vibrer  dans  la  Voie  douloureuse  ce  tempérament 
si  délicieusement  compréhensif,  cette  intuition  si  parfaitement  exacte 
et  si  exactement  exprimée  qui  font  la  grandeur  et  la  force  du  Voile  du 
Temple.  Et  puis,  malgré  soi,  dans  toute  œuvre  on  se  laisse  un  peu 
séduire  par  l'aspect  extérieur  de  l'art  ;  rien  que  ce  titre:  la  Voie  dou- 
loureuse, est  une  chose  si  précieusement  belle  ! 

Jean  Dornis  semble  être  particulièrement  attendrie  par  les  contrastes 
rudes  et  journaliers  qui  s'établissent  nécessairement  entre  les  exigences 
de  la  vie  et  les  poussées  de  la  passion.  La  Voie  douloureuse  nous  montre 
l'amour  chaste  et  passionné  —  selon  l'expression  très  justement  adé- 
quate de  Leconte  de  Lisle,  au  sujet  de  ce  roman — d'une  femme  mariée 
qui  se  prend  d'amour  pour  son  beau  frère.  Jeanne  de  Kérouval,  fille 
d'un  vieux  noble  breton,  a  été  épousée  un  peu  indifféremment  par 
Robert  de  Xorillac,  jeune  homme  sérieux  et  renfermé  dont  le  principal 
souci  est  l'étude  Yvon  de  Norillac,  frère  de  Robert,  a  été  fiancé  à 
Denyse  de  Férucel,  une  amie  de  Jeanne.  Yvon  est  parti  pour  le  Tonkin 
où  il  est  demeuré  deux  ans.  Le  voici  qui  revient.  A  son  retour  il  doit 
épouser  Denyse.  Mais  il  se  prend  d'un  amour  passionné  pour  Jeanne 
et  cette  dernière,  qui  n'a  jamais  aimé  profondément  son  mari,  s'éprend 
violemment  d'Yvon.  Mais  l'un  et  l'autre  sont  dominés  par  les  impé- 
rieuses exigences  du  devoir.  C'est  à  peine  si  leurs  mutuels  aveux  voient 
le  jour.  Il  y  a  là  une  délicatesse  de  pensée  et  d'expression  extrêmement 
rares  chez  les  écrivains  modernes.  Et  la  compréhension  du  devoir 
s'affirme  chez  Jean  Dornis,  très  hautaine  et  très  noble.  Cependant  la 
tumultueuse  passion  qui  ronge  le  cœur  des  deux  jeunes  gens  finira  par 
être  la  plus  forte.  Mais  non  pas  comme  on  le  croit.  Jeanne  ne  se  don- 
nera pas.  Mais  domptant  en  elle  son  amour  impossible,  elle  mourra, 
trop  faible  pour  résister  à  la  tempête  qui  l'a  envahie. 

C'est  un  tout  petit  roman.  Mais  il  convenait  d'en  parler  parce  qu'il 
révèle  cette  chose  très  curieuse  que  l'on  trouve  rarement  dans  les 
romans  écrits  par  des  femmes.  Plus  imaginative,  plus  sensuelle,  plus 
sensitive  la  femme,  en  général,  voit  mieux  la  victoire  de  la  passion  que 
le  triomphe  du  devoir.  C'est  assez  inhérent  à  son  tempérament,  dans 
la  vie.  Mais  quand  une  femme  se  laisse  séduire  parla  supériorité  du 
devoir  sur  la  passion,  elle  est  bien  près  d'écrire  une  belle  œuvre.  Car, 
comprenant  mieux  la  passion, elle  montrera  plus  puissamment  l'énergie 
qui  dut  se  déployer  pour  que  le  devoir  soit  victorieux.  C'est  le  cas  ici 
P^t  dans  ce  cas  particulier,  comme  Jean  Dornis  possède,  en  plus  de  sa 
sensibilité  de  femme,  particulièrement  affinée,  une  grande  sûreté  d'ex- 
pression, comme  elle  a  un  tact  et  une  délicatesse  infinis  dans  le  sage 
équilibre  de  la  description  plastique  et  de  la  description  psychologique, 
comme  l'action  du  roman  se  passe  dans  des  paysages  extrêmement 
variés  —  délicieuses  descriptions  de  la  côte  bretonne  et  de  la  ville  de 
Venise,  notamment,  —  comme  tout  dans  le  sujet  choisi  est  attrayant, 
captivant,  angoissant  et  profond,  il  se  trouve  assez  naturellement  que 
la  Voie  douloureuse  est  un  très  beau,  très  noble  et  très  captivant  roman. 
Je  tenais  à  le  dire.  Je  le  dis. 


La  Turque,  par  M.  F.n.ixi  MONT!  ORT,  (  Paris,  Fasquelle.  éditeur.) 
—  J'eus,  il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  l'occasion  de  dire  tout  le 
que  je  pensais  d'un  roman  un  peu  mince,  mais  rempli  de  très  subtile 
psychologie  :  la  Maîtresse  américaine,  de  M.  Eugène  Montfort.  Cet. 
écrivain  vient  de  s'afïïrmer  définitivement  dans  une  (ouvre  puissante, 
remplie  de  la  pitoyable  angoisse  de  la  vie.  Le  «  procédé  y-  de  ce  roman 
présente  cette  particularité  que  précisément  il  n'a  pas  de  procède.  Il 
semble  être  le  plus  banal,  le  plus  ordinaire  des  <v  faits  divers  ».  Il  n'em- 
prunte la  douleur  de  vivre  à  aucune  formule  d'apitoiement,  il  ne 
grossit  ni  n'amplifie  la  misère  humaine  par  aucun  argument  social  ou 
psychologique  1res  simplement  il  étale  la  succession  de  petits  h\ 
ments  qui  forment  l'existence  d'une  pauvre  fille.  Et  c'est  cette  simpli- 
cité qui  la  rend  plus  passionnément  intéressante  à  notre  utile  curi 
Une  pauvre  fille,  Sophie  Mittelette,  brutalisée  par  son  tuteur,  abandonne 
ce  dernier  pour  aller  servir  ailleurs.  De  place  en  place,  d'avata: 
avatars,  de  découragement  en  découragement,  elle  suit  la  route  fatale- 
ment ouverte  aux  pauvres  filles  de  son  espèce  et  descend  à  la  prostitu- 
tion, à  la  plus  basse  des  prostitutions.  Seule,  ayant  trop  souffert  pour 
avoir  conservé  le  moindre  atome  de  dignité,  dominée  par  la  E 
crainte  du  gîte  et  de  la  nourriture,  elle  finit  par  trouver  son  existence 
fort  supportable.  Même  elle  devient  la  maîtresse  d'un  joli  garçon  des 
fortifs,  qui  vit  de  sa  prostitution,  ("est  celui-là  qui  lui  donne  lesurnom 
de  la  Turque.  Tout  sourirait  à  la  pauvre  tille  si  l'amour  n'avait  brillé 
dans  son  cœur.  Peu  de  temps  après  sa  fuite  elle  a  rencontre  un  brave 
garçon  d'étudiant  allemand  arec  qui  elle  a  vécu  pendant  un  an.  Puis,  la 
vie  suivant  son  cours,  elle  a  vu  sen  aller  celui  pour  lequel  elle  éprouve 
un  unique  amour.  Un  jour,  beaucoup  plus  tard,  elle  le  i  rend 

compte  que  sa  vie  passée  la  rend  indigne  de  tout  amour  sinoi 
elle  se  suicide.  Je  connais  peu  de  livres  plus   angoissants,  plus  tortu- 
rants, que  cette  brève  et  très  simple  biographie.   Elle   fait   réellement 
:  à  toute   l'immense    douleur  de  vivre  à  cote  de  tant  d'inn< 

misérables.  Ce  roman  place  M.  Eugène  Montfort  au  premier  rang 

romanciers  français  de  la  jeune  école. 


Croquignole,    par   CHàRL&S-LOUIS    PHILIPPE.    (Pai  lelle. 

éditeur.)  —  .l'avoue    avoir    un  faible  pour  les  umvres  qui   fureir 

mises  à  l'Académie  de  Gonçourt  et  n'en  obtinrent  pas  le  ; 
sont  presque  toujours  excellentes,  et  toujours  meilleui 

unéô:  à  ce  point  de  vue  i  de  Claude  l  :  une 

louai  >umis 

aux  1  '  •   pourquoi  mpathie  et 

curiosité,  faisant  pour  eux  une  exception  :  l'intense  production  I 
ne  me  laisse  guère  Le  temps  de  lire  des  romans  français,  MM.  i   . 
Montfort  --t  Charles-Louis   Philippe   se    plaignirent    avec   quelque 
violence  de  ce  qu'on  n'eût  point  couronné  leui  en  quoi  ils 

eurent  tort.  La  philosophie  eût  dû  leur  enseigner  l'aimable  souri: 
l'expérience   eût  dû  leur   faire  connaître   qu'on    venait   de  trouver  du 
mente  a  leurs  romans,  puisqu'on   ne   les  avait  pas   couronnes.  La  cou- 


ronne  est  un  poids.  Et  elle  ressemble  à  un  chapeau  trop  grand,  qui 
cacherait  toute  la  tête  de  son  propriétaire. 

Or  donc,  Croquignole,  modeste  employé,  aime  les  petites  femmes. 
Son  vrai  nom  est  Aristide  Buffières;  mais  on  lui  adonné  le  surnom  de 
Croquignole  parce  qu'il  a  toujours  les  poches  gonflées  de  friandises 
qu'il  distribue  à  ses  petites  amies,  en  échange,  parfois,  de  faveurs 
moins  innocentes.  Et  ils  sont  là  quatre  employés  —  merveilleusement 
silhouettés  —  qui  vivent  ensemble  dans  l'ambiante  stupidité  d'un 
vague  bureau.  Mais  voici  qu'un  beau  jour  Croquignole  hérite  une  qua- 
rantaine de  mille  francs.  Et  il  peut  s'adonner  à  ses  penchants  d'amour 
égoïste  et  de  bonne  chère.  Seulement  il  en  est  pour  lui  comme  pour 
tous  ceux  qui  du  jour  au  lendemain  se  sont  vus  à  la  tête  d'une  grosse 
somme  d'argent,  imprévue.  Il  exagère;  il  ne  peut  restreindre  ses 
appétits.  Pour  une  maîtresse  il  dépense  ridiculement  et  inutilement 
son  avoir;  et  il  passe  ses  journées  en  continuelles  ripailles.  Rien  ne  le 
retient  plus,  même  l'amitié  ;  et  un  jour  il  trompe  un  de  ses  camarades 
de  bureau  avec  une  petite  ouvrière  que  celui-ci  adorait.  Tout  cela  le 
mène  vers  la  débâcle;  et,  le  jour  où  il  est  absolument  sans  argent, 
Croquignole  se  tue  d'un  coup  de  revolver. 

On  ne  peut  imaginer  l'ingénieuse  ironie  déployée  dans  ce  roman. 
Car  toute  l'histoire  existe  surtout  par  la  manière  de  la  raconter.  On 
connaît  assez  le  style  savoureusement  imprévu  de  l'auteur  de  Bubu  de 
Montparnasse  et  de  Marie  Donadieu.  Sans  doute,  dans  le  présent  volume, 
le  procédé  commence-t-il  un  peu  à  transparaître;  mais  cela  n'empêche 
point  que  M.  Charles-Louis  Philippe  soit  un  des  écrivains  les  plus  ori- 
ginaux et  les  mieux  doués  qui  soient. 


A  la  Boule  plate,  par  M.  George  Garnir.  (Bruxelles,  éditions  de 
la  Belgique  artistique  et  littéraire.)  —  De  nombreux  critiques,  sans  nul 
doute,  écriront  que  M.  George  Garnir  s'est  mis  à  exploiter  la  veine  si 
heureusement  découverte  par  M  Léopold  Courouble.  Et  j'imagine  que 
M.  George  Garnir,  à  moins  que  sa  douce  philosophie  ne  le  protège 
utilement,  pourrait  bien  se  fâcher  d'une  pareille  insinuation.  Il  n'au- 
rait point  tort;  ce  n'est  pas  une  raison  parce  que  l'action  de  deux 
romans  est  située  dans  une  même  ville,  pour  que  nécessairement  ces 
deux  romans  soient  le  succédané  l'un  de  l'autre.  Et  il  y  a  autant  de 
distance  entre  A  la  Boule  plate  et  Pauline  Platbrood  qu'il  y  en  a  entre 
la  Famille  Kackcbroek,  par  exemple,  et  le  Cœur  de  François  Remy. 

Si  Courouble  nous  présente  des  types  bruxellois,  comme  Garnir,  le 
premier  les  prend  dans  la  bourgeoisie  cossue,  et  régulière  pourrait-on 
dire,  tandis  que  Garnir  examine  plus  volontiers  ce  monde  un  peu 
mélangé  où  il  y  a  de  tout,  journalistes,  cabots,  ratés,  désœuvrés, 
pochards,  cocottes.  C'est  un  monde  qui  existe  à  Bruxelles,  comme  à 
Paris.  Est-il  aussi  savoureux  d'aspect  que  le  bon  Brusseleer  de  la  rue 
Sainte-Catherine,  évidemment  non.  Car  il  perd  une  partie  de  ses 
signes  distinctifs,  une  partie  de  sa  race,  une  partie  de  son  originalité  ;  à 
partir  d'un  certain  rang  social  l'homme  qui  fréquente  assidûment  le 
café  se  revêt  d'une  sorte  d'uniformité  de  caractère  :  il  y  a  bien  peu  de 


-  ro6  - 

différence  entre  les  partners  d'une  partie  de  dominos,  quelle  se  joue  au 
!,  la  Paix  ou  A  la  Boule  plate.  Mais  ce  n'est  point  de  cela  qu'il  est 
ici  question.  Si  I  .arnira  voulu  nous  décrire  un  côté  spécial  du 

tempérament   bruxellois,  il  était  libre  de  choisir  a  I  ailleurs  il 

l'a  fait  fort  ingénieusement,  en  comparant  ce  monde  des  tavern 

monde  de  l'honnête  commerce  L'aventure  n'est  point  palpil 
encore  que  la  fin  du  volume  ait  une  fâcheuse  tendance  vers  le  mélo- 
drame pleurnichard.  Odon  Flagottier a  épouse  !  :  mekx.  Ils 
sont  heureux  et  virent  dans  l'aisance,  leur  commerce  -  ils  sont  mar- 
chands de  tabacs  et  cigares  —  prospérant.  Rose  connaît  le  cœur  mas- 
culin et  excuse  volontiers  son  Verviétois  de  mari  qui,  pareil  à  un  héros 
fameux  de  Courteline,  ne  «  peut  pas  travailler  >.  Rose  donc  reste  au 
magasin  pendant  que  son  mari  passe  son  temps  à  la  Boule  platt.  Vu 
beau  jour  l'affaire  se  gâte.  Odon  devient  follement  amoureux  d'une 
étoile  de  café-concert,  et  pour  elle  quitte  sa  femme.  Un  peu  plus 
on  apprend  qu'Odon  s'est  suicidé  à  Biarritz.  Rose  épousera  son  loca 
taire,  le  baron  Charles  Levé  de  (iastynes,  un  gentil  garçon  qui  lit 
beaucoup  la  noce  dans  le  temps,  qui  s'est  assagi,  qui  est  devenu  amou- 
reux de  Rose,  mais  ne  le  lui  dit  que  quand  Odon  est  mort  Ce  jeune 
baron,  d'ailleurs,  se  fait  surtout  remarquer  par  un  manque  absolu  d'ori 
ginalité;  ce  n'est  pas  un  personnage,  c'est  du  mou  de  veau. 

Le  vrai  mérite  du  livre  c'est  l'adresse  plaisante,  poussée  peut  être 
parfois  avec  une  insistance  qui  frise  le  mauvais  goût,  à  nous   prés< 
1  s  personnages  qui  fréquentent  à  la  Boule  plate.  Il  y  a  certains  types 
délicieusement  croqués. Mais  le  caractère  le  mieux  c  fait  »  du  roman 
celui  de  Rose.  Il  y  a  là  toute  la  bonhomie  placide  et  contemplative  du 
tempérament  bruxellois,  son  honnêteté  absolue.  Et  c'est  un  délice  que 

de  contempler  la  tranquille  évolution  sentimentale  de  cette  excellente 

créature.  Là  M.  George  Garnir  a  été  tin  psychologue  de  très  grande 

adresse;  et  il  convient  de  le  louer  particulièrement  pour  la  rigoureuse 
et  parfaite  tenue  dece  car. ictère  d'un  bout  à  l'autre  du  livre. 
Mais  je  n'aime  pas  du  tout  le  caractère  faussement  sentimental  de  la 

mort  du  jeune  phtisique  :  c'est  mutile-  et  cela  sonne  taux. 

Quoiqu'il  en  soit,  avec  du  bon, du  très  bon  et  du  moins  bon  ce  roman 

est  une  oeuvre  fort   méritoire  et  qui  m'a  intéressé  bien  plus  que  les 
intrigues  au  sucre  de  pomme  dont  certains  romanciers  I  iblen| 

s'être  lait  une  spécialité. 


Le  Coeur  effeuillé.  Comédies,  par  M M  IR1  \  STAR  (  Pans.  ; 

Juven,  éditeur).  —  Quelle  délicieuse  compréhension  a  M 
d«  COBUI  féminin  !  Bt  comme  elle    arrive  adroitement  à  nous  montrer 
qu'une  grande  artiste  se  révèle  dans  les  petites  ch  it  de 

minuscules  binettes  que  ces  petites  comédies  ;  mais  combien  profonde 
et  dél  >ne  elles  sont  \  C  un 

pur  et  noble  souci  d'art  '.  I  I  toute  la  vie  intime, 

ses  fluctuations  de  passion,  d'indifférence,  de  désespoir.  Cœur 
effeuillé,  cœur  dont  chaque  pétale  semble  emprunte  à  une  fleur  diffé- 
rente,   Heur  de  soleil,   Heur  d'ombre.   Heur  de   tristesse,  fleur  de  joie, 


—  337  — 

fleur  enivrante  et  fleur  sans  parfum.  Ici  c'est  la  séparation  entre  deux 
amants,  qu'une  petite  aventure  réunit  à  nouveau;  là  c'est  l'amour 
brusquement  brisé  par  une  constatation  de  fourberie  ou  une  révélation 
d'indifférence.  Il  y  a  l'amour  mondain,  vernis  brillant  qu'un  rien 
écaille;  il  y  a  l'amour  romanesque  qui  puise  son  essence  aux  parfums 
de  la  terre  et  aux  clartés  des  cieux  ;  il  y  a  l'amour  vrai  qui  est  presque 
sans  paroles  et  qui  luit  en  des  yeux  ardents.  Tout  cela  est  si  délicieuse- 
ment détaillé  par  Mm0  Maria  Star  !  Cette  artiste  est  douée  d'une  péné- 
tration si  subtile,  si  charmante,  si  remplie  de  tact  et  de  délicatesse! 
C'est  un  enchantement  que  de  lire  ces  petites  comédies,  ce  serait  un 
enchantement  bien  plus  grand  de  les  voir  à  la  scène.  J'ai  surtout 
remarqué  la  pièce  intitulée  Xocturne,  écrite  dans  la  manière  de  Musset, 
avec  un  joli  souci  romantique  ;  Yolande,  une  petite  comédie  en  3  actes, 
d'une  cruauté  à  la  fois  et  d'un  charme  pénétrants  (le  second  acte  où 
toute  l'action  se  développe  en  petits  dialogues  est  un  vrai  chef- 
d'œuvre!  Quelle  langue  alerte,  quelle  adresse  scénique,  queldialogue 
étincelant  d'esprit  et  de  verve  !);  puis  Tragique  Idylle  qui  est  bien  l'une 
des  pièces  les  plus  curieuses  qu'il  m'ait  été  donné  de  lire  :  curieuse 
comme  sujet  et  absolument  remarquable  comme  trouvaille  scénique.  Il 
est  vaiment  dommage  que  M111C  Maria  Star  réserve  ses  comédies  aux 
scènes  de  salon;  elles  méritent  mieux  que  cela.  Et  ce  serait  une  bien 
grande  joie  pour  tous  les  artistes  que  de  voir  s'effacer  un  peu  la 
modestie  de  cette  artiste  étonnamment  douée  au  point  de  vue  de  la 
subtile  psychologie  et  de  l'interprétation  dialoguée. 


La  Ligne  des  Hespérides,  par  M.  Léopold  Courouble 
(Bruxelles,  Paul  Lacomblez,  éditeur).  —  Certes  ce  n'est  pas  ce  livre 
qui  ajoutera  à  la  gloire  de  notre  cher  ami  Léopold  Courouble.  Avoir 
tant  d'esprit,  être  doué  si  particulièrement  au  point  de  vue  de  l'ironie 
et  de  l'observation  ingénieuse,  devrait  défendre  que  l'on  écrivît  une 
chose  aussi  banale  que  ce  dernier  volume.  Sur  un  steamer  qui  fait 
route  vers  Madère,  l'auteur  se  trouve  avec  un  camarade,  Reynaud.  Ce 
dernier  a  été  l'amant  follement  épris  de  Mmc  de  L.  puis  l'a  quittée 
sachant  qu'elle  le  trompait.  Et  Reynaud  va  faire  une  cure  de  cœur  à 
Madère.  Mais  Mrne  de  L.  a  su  son  départ  s'est  reprise  à  l'aimer  ;  et  il  la 
retrouve  sur  le  steamer.  Or,  Reynaud  est  fort  occupé  d'une  jeune 
Anglaise;  l'auteur  —  je  suis  bien  forcé  de  dire  :  l'auteur,  le  livre 
étant  écrit  à  la  première  personne,  —  s'occupe  aussi  de  cette  Anglaise. 
Et  puis  Reynaud  aime  de  nouveau  M,ne  de  L.  et  ensemble  ils  vont 
passer  une  nouvelle  lune  de  miel  à  Madère,  pendant  que  l'auteur  con- 
tinuera de  flirter  avec  l'Anglaise.  Et  tout  cela  n'est  pas  bien  palpi- 
tant. Heureusement  il  y  a  sur  la  vie  du  bord  quelques  observations 
d'une  amusante  exactitude  ;  et  certains  types  sont  croqués  de  bien  spiri- 
tuelle façon.  Tout  csla  dans  le  style  parfait  et  souple  qui  est  propre  à 
Léopold  Courouble. 

La  Ligne  des  Hespérides  est  suivie  d'une  courte  nouvelle,  Equinoxe, 
d'une  bien  indigente  psychologie. 

Et  tout  cela  n'est  pas  méchant. 


33° 

M.  Léopold  Courouble  qui  est  un  homme  d'esprit  et  dont  j'estime 
infiniment  le  loyal  et  savoureux  talent  me  pardonnera  d'avoir  dit  si 
franchement  mon  avis.  Je  dis  toujours  mon  avis  ;  cela  m'a  procuré 
parfois  des  haines  venimeuses,  dont  je  me  glorifie  :  la  haine  des  imbé 
ciles  est  la  cuirasse  du  critique.  Et  M.  Léopold  Courouble  est  le  plus 
intelligents  des  auteurs  spirituels,  —  chose  rare.  Et  cela  me  rass:: 

F.-ClIAKl  !  -   MORISSEAUX. 

Accusé  de  réception  :  Dixi,  comédie  en  3  actes,  en  vers,  par 
M.  Emile  Valentin  :  Le  Théâtre  italien  contemporain,  La  Force  de  Virrc 
et  Les  Frères  d'Election,  par  Jean  Dornis;  Vanité,  par  Paul  et  Victor 
Margueritte  :  Proses  à  Gilles  Luyck,  par  M.  Gaston  Denys-Périer. 


LES  THÉÂTRES 
Théâtre  de  la  Monnaie. 

Les  Troyens.    —    I.    La    Prise    de    Troie  (•)  II.    Les   Tro\< 
Carthagc  (°°). 

Eric  Soleure   regardait  avec  insistance  deux    petites    finîmes   qui 
avaient  l'air  navré.  Et  ses  yeux  malins,  derrière  les  grosses  lunet 
monture  d'écaillé,  riaient  extraordinairement.  M'avant  vu.  il  me  tendit 
la  main  et  dit  : 

—  Voici  une  circonstance,  mon  jeune  ami  Anicet.  où  vous  pourrez 
exercer  à  loisir  votre  souci  de  paradoxe  et  vos  instincts  de  philosophie 
expérimentale. 

—  Mon  cher  maître,  je  voulais  vous  parler  des  Trovr 

—  Je  pense  bien  que  vous  n'êtes  pas  venu  à  moi  pour  le  seul  plaisir 
de  ma  compagnie  désuète... 

—  o  maître,  vous  cherche/,  un  compliment...  Je  ne  vous  l 

je  le  penserai. 

Bric  Soleure  me  regardait  avec  un  peu  de  joie  et  (.lisait  : 

—  Vous  avez  la  manière,  mon  petit.  Ile  bien,  voici.  Je  contemplais 

à  l'instant  deux   petites  femmes  :  l'une  blonde  et  l'autre  brune.  A 

niait  la  différence  entre  elles.  Car  tout  ivaienl  des  ban 

deaux  ondules  et  des  veux  vagues.  Toutes  deux  avaient  des  toilettes 
dites  esthétiques  parce  qu'elles  ne  sont  pas  propres  et  qu'il  manqu 
agrafes  à  la  jupe...  Ces  deux  petites  femmes,  dont  le  souci  pourrait  être 
d'ouvrir  îles  couches  parfumées  a  d'ingénieux  éphèbes,  sont  afl 

d'un  mal  cuisant  :  elles  sont  artistes,  on  veulent    le  paraît!, 
représentation  les  navra  et  elles  exprimèrent  leur  : 


(•)/.<  j vie    en  3  actes  et  «.    tableaux,  paroles   et  musique  de 

Hector  Berlioz,  rep:  1ère  fois  sur  le  th  DO  décembre 

■ 
(♦*)  Le»   '/  .  opéra  en  5  acte,  avec  un  prologue,  paroles  et  musique  de 

iris,  sur  le  Théâtre-Impérial  Lyrique,  le 
4  novembre   i 


paroles.  L'une  disait  :  «  Ça  est  quand  même  trop  tôt,  vous  savez, 
Caroline,  cet  entr'acte  d'une  heure.  Si  on  a  bu  le  café  à  quatre  heures  on 
ne  sait  pas  encore  avoir  faim  à  quart  avant  huit  heures!  »  Et  l'autre 
répondait  :  «  Oui,  Charlotte,  mais  moi  je  n'ai  pas  bu  le  café  et  j'ai  bien 
su  contre  un  bifteck  ».  Et  Caroline  dit  encore  :  «  Moi  les  frites  restent  !» 

—  Alors  Charlotte  et  Caroline? 

—  Charlotte  et  Caroline,  mon  ami,  m'ont  causé  une  joie  profonde. 
En  une  langue  que  je  ne  puis  appeler  correcte,  mais  à  laquelle  je  décerne 
volontiers  l'épithète  de  savoureuse  et  la  qualification  d'ingénue,  elles 
me  prouvèrent  la  justesse  de  mon  appréciation... 

—  A  savoir  ? 

—  A  savoir  que  la  Prise  de  Troie  est  une  chose  bien  ennuyeuse. 

—  Permettez-moi,  cher  maître,  de  ne  pas  être  de  votre  avis.  La 
Prise  de  Troie  a  cet  avantage  de  vous  faire  apprécier  Les  Troyens  à 
Carthage. . . 

—  Jeune  chameau,  dit  Eric  Soleure. 

Xous  riions,  et  Pierre,  l'huissier  du  vestiaire,  trouva  «  qu'on  était 
quand  même  si  farces  le  jour  d'aujourd'hui  ». 

—  Pourtant,  dit  Eric  Soleure,  je  ne  veux  pas,  par  amour  du  para- 
doxe, parler  à  rencontre  de  ma  pensée.  J'estime  que  l'on  a  eu  raison  de 
nous  donner  les  deux  ouvrages.  Toute  œuvre  doit  être  exécutée  dans 
son  intégralité  et  les  directeurs  de  la  Monnaie,  qui  sont  des  artistes 
dans  le  sens  le  plus  complet  et  le  plus  sage  du  mot,  l'ont  compris  On 
joue  bien  les  trois  premiers  actes  des  Hugue?iots  :  pourquoi  ne  jouerait- 
on  pas  La  Prise  de  Troie  ? 

—  Alors,  votre  avis  ? 

—  Les  Troyens  sont  une  œuvre  bizarre.  Elle  est  à  la  fois  beaucoup 
trop  longue  et  trop  courte.  Elle  est  effroyablement  mal  construite.  Un 
grand  événement,  la  prise  de  Troie,  y  est  traité  comme  une  anecdocte; 
une  minutie,  la  rencontre  de  Didon,  y  prend  l'importance  d'une  catas- 
trophe. La  prise  de  Troie  est  un  événement  capital;  l'amour  d'Enée 
pour  Didon  n'a  pas  la  moindre  répercussion  sur  les  événements.  Ou 
bien  il  eût  fallut  réduire  l'œuvre  à  un  seul  opéra,  dans  lequel  Berlioz 
serait  bien  arrivé  à  introduire  l'admirable  Marche  troyenne,  le  seul  mor- 
ceau intéressant  du  premier  opéra;  ou  bien  il  fallait  développer  la 
Prise  de  Troie  et,  après  les  Troyens  à  Carthage  non?,  donner  un  troisième 
et  un  quatrième  opéras  qui  eussent  montré  grandement  et  absolument 
l'aventure  d'Enée.  Et  la  musique  se  ressent  cruellement  de  ce  manque 
d'équilibre.  Berlioz  d'ailleurs  est  un  musicien  de  second  ordre,  on 
commence  à  le  reconnaître. 

—  Je  crois  que  vous  retournez  au  paradoxe,  mon  cher  maître! 

—  Non  :  je  suis  comme  Charlotte  et  Caroline  D'ailleurs  vous  serez 
de  mon  avis  :  dans  la  Prise  de  Troie  il  y  a  une  indigence  musicale 
stupéfiante.  Le  compositeur  se  bat  les  flancs,  il  a  peur  de  ne  plus  avoir 
assez  d'inspiration  pour  la  seconde  partie.  Quelle  pauvreté  dans  les 
imprécations  de  Cassandre  !  Et  pourtant  quelle  belle  musique  on  aurait 
pu  écrire  sur  ce  sujet  !  Par  exemple,  dans  les  Troyens  à  Carthage  il  y  a 
des  pages  admirables,  où  le  musicien  s'abandonne  tout  simplement  à 
son  inspiration,  sans  chercher  à  faire  de  la  musique  littéraire  !  Oh  !  cette 


—  340  — 

recherche  maudite  des  effets  bizarres  !  Cette  peur  neurasthénie 
tomber  dans  la  banalité!  Comme  si  la  musique  n'était  pas  la  chose  la 
plus  banale,  ne  puisant  le  sublime  qu'à  même  le  naturel!  Ecoufc 
pages  charmantes  :  Chers  lyritns...  et   Cesi  tt  ii  onde 

..et  0  huit  d'ivresse.,  et  Je  vais  mourir...  Tout  cela  n'est  peut  être 
pas  de  la  musique  géniale,  mais  enfin  c'est  de  l'inspiration  sincère. 
Suis  doute,  on   retrouve  du   Gluck,  le  Gluck  d'Armide,  dans  l'<>: 
t  rat  ion:  mais  il  ne  faut  pas  trop  s'y  fier.  On  est  tenté  de  retrouve! 
rapprochements  un  peu  parce  que  la  situation  dramatique  est  la  même 
entre  Didon  et  Enée,  qu'entre  Armide  et  Renaud. 

—  L'interprétation  ? 

—  Il  y  a  l'orchestre  tout  d'abord  qui  est  merveilleux  et  merveill 
ment  conduit  par  Sylvain  Dupuis  :  les  violons  et  les  harpes  notamment 
sont  prestigieux  Le  rôle  de  M.  Swolfa  est  bien  court  :  ce  ténor  qui 
chez  lui  lance  des  notes  éclatantes,  est  dominé  par  un  trac  fou,  à  la 
scène;  rien  ne  sort.  C'est  dommage  ;  mais  cela  ira  mieux.  M.  Lavolle 
est  toujours  aussi  commun,  encore  qu'il  aittoujours  une  aussi  jolie  voix. 
M.  Danlée  est  parfait  dans  le  rôle  de  l'Ombre  d'Hector:  MM.  François 
et  Donnes  sont  bien;  M.  Délaye  est  un  bien  singulier  Priam  :  il  chante 
dans  du  macaroni.  Mm0  Mazarin  fait  tout  ce  qu'elle  peut  pour  nous 
rendre  sympathique  une  pauvre  Cassandre  falote:  mais  il  semble 
qu'elle  ait  adopté  une  bien  singulière  attitude  en  scène  :  elle  a  l'air  de 
souffrir  d'un  lumbago  perpétuel.  M"10  Bastien  a  mime  le  rôle  d'An- 
dromaque d'une  façon  admirable!  Quelle  belle  tragédienne!  Une  men- 
tion spéciale  doit  être  réservée  à  la  petite  Antonia.qui  a  joue  en  grandi- 
artiste  le  rôle  d'Astvanax  :  c'était  tellement  intense  qu'on  en  conserve 
une  sorte  de  malaise.  Félicitations  aussi  à  M"10*  Bourgeois  et  Dalhrav. 
Et  Mllc  De  Bolle  a  bien  intelligemment  joue  et  chante  le  rôle  d'As 
cagne  :  cette  artiste  an  ivera. 

La  perle  de  l'interprétation  est  à  coup  sûr  M"*  (Maire  Croiza  :  quelle 
voix,  quelle  diction,  quelle  intensitédramatiquel  Une  des  belles  artistes 

que nOUS  avons    eues    ila   Monnaie   depuis    Longtemps.    On    voudrait 

['entendre  plus  souvent.  M1"*  Blancard  a  de  la  ligne,  du  geste  et  de  la 
voix:  M    Laffitte  claironne  arec  allure  et  joue  avec  mauvais  goût  : 

M.    l'.lancard    est    sympathique  :  MM.    Bel  homme    et   (  ïabhc  font  ce 

qu'ils  peuvent   pour  sauver  du  ridicule  L'insipide  épisode   des  deux 
marins    Troyens   (.'//    Carthegi,    ma    Cariàagi ..     Carthaginois 
M.  Délaye  est  aussi  mauvaû  en  spectre  de  Priam  qu'en  Priam  lui 

même.  MM.    Françoiset  Dognies,   dans   La    seconde   partie,   m- se  font 

remarquer,  ce  qui  est  d  gentil.   M.  Brun  chante  noir. 

M"0  l'delle  chante  gris.    Mais  quelle  merveilleuse    révélaticw 

M.  \andes  :  i!  s  chante  l'hymne  a  ("ères  en  très  grand  artiste,  avec  un 
sentiment   et  un   souci  des  nuances  qui  en    tout  un  vrai  nv. 
pOUrrait-On    l'entendre   plus    souvent  :     Les    rôles    de     Werther  et  de 
I  sont  ils  tri»}»  torts  pour  lui  : 

—  Vous  ne  me  parlez  pas  des  ballets,  mon  chermatti 

tionncz  pourtant  les  aimables  petites  poules  qui  en  font  le  enarm 

—  Les  ballets  sont  bien  cruellement  mauvais,  mon  ami!  Toutes 

dames  ont  des  jarnl.»  •:...  ce  qui  est  encore  plus  viai  cpi'on  ne 


-  34i  - 

croit.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  Troyens  sont  mis  en  scène  avec  un  souci 
d'art,  une  exactitude,  un  luxe,  qui  font  honneur  à  ces  deux  grands  direc- 
teurs qu'on  appelle  Kufferath  et  Guidé. 

Axicet  Le  Noir. 


Théâtre  du  Parc. 


Vers  l'Amour,  comédie  en  cinq  actes  par  Léon  Gandillot; 

La  Maison  sans  enfants,  comédie  en  trois  actes,  par  Dumanoir; 

Les  Vieux,  comédie  en  trois  actes,  par  Joa  de  Camara. 

Fions-nous  encore  aux  échos  du  boulevard  :  «  Ah!  mince  de  Gan- 
dillot! avait  dit  la  critique  parisienne;  l'auteur  habile  de  joyeux 
vaudevilles  a  changé  de  manière;  cette  évolution,  qui  est  une  révé- 
lation, a  produit  une  merveille  de  vérité  et  de  candeur.  » 

Nous  avons  le  devoir  de  constater,  sans  déplaisir,  que  le  public  a 
fait  chez  nous,  à  cette  pièce,  un  insuccès  notoire,  mérité  par  de  mul- 
tiples défauts,  dont  les  moindres  sont  la  banalité  du  dialogue  et  la 
fausseté  de  la  donnée. 

Nous  n'avons  pas  voulu  croire  que  chemine  «  vers  l'Amour  »  un 
monsieur  simplement  en  marche  vers  le  gâtisme  ;  cet  amour  mélo- 
dramatique provoque  chez  celle  qui  en  est  l'objet  une  stupeur  pro- 
gressive; nous  avons  partagé  son  ahurissement. 

Jacques  Martel  est  un  peintre  de  Montmartre,  qui  n'est  plus  à  l'âge 
des  idylles;  il  a  la  coutume  des  liaisons  amoureuses  sans  lendemain  ; 
il  rencontre  au  cabaret  «  la  Poule  verte  »  une  «première  »  d'un  grand 
atelier  de  couture,  aussi  peu  novice  que  peu  sentimentale;  Jacques 
s'en  amuse,  et  sans  s'attarder  à  des  pourpalers  protocolaires,  il  lui 
demande  d'être  sa  maîtresse  :  ainsi  dit,  ainsi  fait.  —  Tel  est  le  Ier  acte, 
que  ni  les  claquements  de  porte,  au  cabaret,  ni  le  tapage  des  clients 
ne  relèvent  de  sa  platitude. 

Jacques  a  bientôt  fait  de  traiter  Blanche  comme  ses  autres  amies;  il 
la  délaisse,  l'oublie,  et  le  voilà  fiancé  à  une  jeune  fille  aussi  quelconque 
que  les  autres  comparses  qui  traversent  la  pièce  ;  Jacques  cause  avec 
sa  fiancée  au  bois  de  Boulogne;  pendant  quelques  instants  elle 
s'éloigne;  à  ce  moment  Jacques  rencontre  Blanche  qui  saute  de  bicy- 
clette pour  lui  serrer  la  main  ;  il  annonce  son  mariage;  elle  gémit  et 
s'encourt,  mais  ayant  l'esprit  très  pratique,  elle  s'empresse  de  profiter 
de  l'occasion  que  lui  offre  un  ancien  amant,  vieux  beau  à  la  retraite, 
et  d'assurer  son  avenir  par  un  mariage  confortable. 

Jacques  est  lâché  par  sa  fiancée. 

Tel  est  le  second  acte. 

Mais  Jacques  qui  est  libre  d'attache  et  de  plaisir,  se  met  à  regretter 
d'avoir  rompu  avec  Blanche;  et  ses  regrets  ne  sont  pas  modérés  :  le 
voici  subitement  atteint  de  frénésie  amoureuse,  et  poussant  jusqu'à  la 
gesticulation  épileptique  ses  pâmoisons. 

Il  se  fait  recevoir   dans  les  salons  de  Blanche,  devenue  Madame 


—  342 

Granpierrej  il  veut  la  reprendre  el  r  de  son  mari  :  pour  avoir 

la  paix,  elle  lui  promet  une  v'n 

ICI  est  le  3°  acte. 

Jacques  hurle  son  amour  dans  des  monologues  BUCCessifs,  en  atten- 
dant l'exécution  de  la  promesse  de  rende/  vous:  niais  Blanche  ne  vient 
pas,  ou  ne  vient  que  pour  lui  due  qu'il  est  déraisonnable,  et  qu'elle 
doit  rester  fidèle  à  son  mari.    1  lionne  Jacques  et  le  rend 

gâteux. 

Tel  est  le  4n  acte. 

Jacques  est   assis  sur  un  banc  du  bois  de  Boulogne,  il  est  h;' 
autant  par  la  morphine  que  par  l'obsession  de  son  amour. 

Blanche  vient  s'asseoir  à  côté  de  lui  :  elle  lui  conseille  de  - 
santé,  de  bien  manger  et  de  bien  dormir,  et  de  ne  plus  vouloir  des 
bêtises    Elle  s'en  va;  Jacques  nous  annonce  qu'il  va  se  jeter  dans  l'étang 
voisin. 

Tel  est  le  5e  acte. 

Quel  intérêt  peut  trouver  le  spectateur  à  pareille  aventure  ?  Ah! 
sans  doute  l'amour  peut  causer  des  ravages,  mais  cet  amour,  dont 
l'étude  a  produit  des  chefs-d'œuvre,  n'est  pas  celui  de  deux  «  mar 
cheurs  »  du  boulevard. 

Jacques  n'est  qu'un  sensuel;   Blanche  a  été  sa  mai:  mme 

beaucoup  d'autres;  il  y  a  renoncé,  puis  il  la  regrette,   lui  quoi  cela 
nous  interessc-t-il  ? 

Pourquoi  ce   lunatique   et    très   banal   monsieur   veut-il    nous 
croire  que  le  monde  ne  peut   plus  tourner,  si  cette  femme,  d'ailleurs 
facile,  ne  lui  assure  de  nouveau  ses  faveu 

Quoi  d'étonnant  si  les  gesticulations  de  cet  amoureux  ridicule,  qui 
a  besoin  d'une  douche,  mettent  le  spectateur  en  g.i 

Le  jeu  de  M.  Chautard.  qui  est  souvent  un  excellent  comédien,  ne 
fait  que  souligner  la  puérilité  de  la  situation  ats  frénétiques 

:it  taux  ;  les  autres  acteurs  ont  des  rôles   inférieurs  à  leur  talent, 
et  celui  ci  fait  ressortir  la  vulgarité  de  ceux-là. 

Quelle  est  cette  manie  nouvelle  de  mettre  des  jurons  dans  la  bouche 

-  principaux  ? 
M.   Bernstein  dans  /.,;  Griffe^  M.  G  and  i  Ilot  dans    Vers 
MM.  dr  (  ailla'.  iris,  dan-  :idant 

quelques  touches  délicates,  cèdent  tous  à  ci-  trav<  rnple- 

ment  choquant,  pareeque  les  personnages  ne  nou 

comme  étant  deschaneli 

—  Etant  vérifié  que  le  théâtre. aussi  prétentieusement  vécu  qu'il  : 
suit  figuré, implique  l'acceptation  de  multiples  expédients  conven- 
tionnels, les  délicieuses  învraisemblain*  faite  la  M 
enfant*  se  laissent  aisément  pardonne)              m  plaisir  donl 

donnent  l'i 

Ah!  oui.  On  ne  comprend  pas  que  Clémena  .  mariée  de] 

cinq  ans.  n'ait  jamais  dit  à  son   mari   combien  elle  soutirait  de  1. 
être  mère  et    qu'elle  ait   préféré  donner  le  change  en  s'abandonnant 

à  la  vie  mondaine. 
Oui,  encore,  il  est  peu  véridique  qu'Albert  de  Rives  ait  pu  continuer 


depuis  son  mariage,  à  l'insu  de  sa  femme,  à  élever,  à  voir  chaque  jour 
et  à  amuser  l'enfant  qu'il  eut  d'une  maîtresse,  morte  peu  après,  et 
qu'il  entoure  d'une  affection  dévouée;  le  cœur  a  moins  de  sérénité,  et 
le  calme  de  cette  existence  à  côté  du  foyer  n'est  guère  expliqué. 

Il  est  encore  assez  inattendu  que  Clémence  de  Rives,  en  tournée  de 
charité,  rencontre  cette  enfant  dans  une  maison  où  elle  tend  sa  bourse 
de  quêteuse,  et  enveloppe  aussitôt  de  tendresse  cette  enfant  inconnue, 
quand  celle-ci,  à  tout  hasard,  la  nomme  maman. 

Et  puis...  la  reconnaissance  par  un  médaillon,  l'adoption  rapide,  le 
pardon,  en  coup  de  foudre,  au  mari.  —  Oui,  tout  cela  est  très  arti- 
ficiel; mais  cette  comédie  apporte  un  renouveau  d'agrément  au  public, 
en  le  satisfaisant  dans  ses  goûts  naturels  et  traditionnels,  ne  fût-ce  que 
parceque,  fatigué  de  pièces  où  il  n'est  question  des  enfants  que  pour 
ne  pas  en  avoir,  le  spectateur  est  disposé  à  pardonner  beaucoup  à 
celle-ci,  où  les  époux  trouvent  encore  de  la  joie  à  en  faire...  pour  les 
élever  et  les  aimer.  Et  cette  petite  chose  qu'est  cette  pièce  très  courte, 
finit  ainsi  sur  un  sourire,  sans  s'être  appesantie  sur  des  thèses  ou  des 
paradoxes. 

Madame  Juliette  Clarel  y  trouva  l'occasion  de  faire  applaudir  ses 
dons  de  grâce  émue  —  et  la  petite  Roger,  très  naturelle,  y  mérita  son 
succès. 

—  Sur  les  neuf  personnages  de  la  comédie  très  intéressante  de  M  Joa 
de  Camara,  sept  sont  des  vieillards,  dont  l'âge  flotte  entre  70  et  87  ans  : 
c'est  à  cette  première  originalité  que  le  public  prend  plaisir,  et  ce 
plaisir  est  vif,  parceque  Mesd.  Renard,  Herdies,  Roy-Fleurv, 
MM.  Barré,  Cueille,  Delaunay  suivent  de  très  près  la  nature  et  imi- 
tent délicieusement  les  petits  tics  et  les  menus  gestes  des  Vieux  ; 
M.  Carpentier  serait  aussi  excellent  dans  son  rôle  de  très  vieux  curé 
retraité,  si  de  ci  de  là  il  se  gardait  mieux  de  l'exagération,  qui  risque  de 
doser  de  trop  d'idiotisme  la  sénilité  qu'il  représente,  car  le  spectateur 
a  peu  de  goût  pour  la  représentation  scénique  des  infirmités  physiques 
et  de  la  décrépitude  intellectuelle  ;  l'écueil  est  d'autant  plus  menaçant 
que  représentant  un  curé,  l'acteur  s'expose  à  faire  croire,  par  mégarde, 
à  des  intentions  malveillantes  que  n'a  pas  eues  l'auteur. 

Emiliette  et  Jules  (Mmc  Dérives  et  M.  Laurent),  dans  ce  cadre 
d'ancêtres,  apportent  excellemment  de  la  lumière  et  de  la  joie,  car  ils 
sont  la  jeunesse  et  l'amour. 

En  définitive,  et  c'est  une  autre  originalité  de  cette  comédie, 
qui  nous  repose  du  répertoire  boulevardier,  elle  n'est  qu'un  tableau, 
évoquant  si  aisément  les  images  des  personnages,  que  ceux-ci  nous 
apparaissent  comme  très  vrais,  et  cela  emporte  notre  agrément,  en 
alimentant  notre  attention. 

Dans  un  petit  village  de  Portugal  achèvent  de  vivre  dans  la  sécurité 
monotone  de  leur  milieu  un  vieux  curé  et  de  vieux  paysans  qui  ont 
coutume  de  se  rencontrer  familièrement  et  de  s'entretenir  des  menus 
faits  de  leur  labeur  quotidien. 

Ils  sont  alarmés  et  intéressés,  parceque  une  expropriation  dont  les 
formalités  sont  confiées  au  délégué  d'une  Compagnie  de  chemins  de 
fer  menace  d'enlever  à  l'un  son  potager,  aux  autres  des  parcelles  de  leur 


—  344  — 

champ.  Ah!  cette  civilisation  et  ses  chemins  de   I  -  travaux! 

(  via  offusque  et  inquiète  ces  hommes  attachés  au  boI. 

M. us.  l'intérêt  pécuniaire,  et  aussi  la  fatigue  de  lutter,  lesapaisent  : 
d'ailleurs,  Emiliette  qui  a  [pans,  et  qui  est  la  petite  lille  des  vieux 
époux  Patacas.  trouve  très  bien  ce  jeune  émissaire  de  la  grand' ville, 
qui  vient  loger  chez  ses  grands  parents,  et,  ma  loi,  le  conducteur  de 
travaux  qui  a  bon  cœur  et  qui  a  27  ans,  répond  à  cette  tendresse  qui 
s'éveille. 

Cependant  le  très  vieux  cuit,  malgré  sa  boute,  contrecarre  cette 
union,  parcequ'il  se  défie  de  «  l'étranger  »  et  qu'il  préférerait  unir 
Emiliette  à  son  neveu. 

Mais  tout  s'arrange  au  mieux  au  30  acte,  au  dîner  des  noc 
époux  Patacas,  dont  le   tableau,  très   vivant  et   très   naturellement 
mime,  a  fait  le  succès  de  cette  œuvre,  qui  nous  change,  très.agréable- 
ment,  nos  spectacles  coutumiers. 

uit  le  souci   d'art  dans  sa  forme  et  dans  son  décor,  elle  n 
chez,  l'auteur  un  instinct  puissant  d'évocation  des  effets  scénique 
îles  movens  bien  simples,  empruntés  au  jeu  régulier  des  a 
pensées  de  l'humanité  moyenne. 


Petite  chronique 


Pour  des    raisons    personnelles,    M.    Henri    Liebrecht    qu 
aujourd'hui    la   direction  du   Thyrsc,  que  M.    F.  (ha: 

rvera  seul  momentanément.  Ce  changement  n'influera  en  rien 
sur  le  programme  de  la  revue.  Le  directeur  sortant  reste  collaborateur 

du  ThyrSi  et  continuera  a  signer  la  rubrique  de  critup. 

Pour  prendre  titre  et  date  :  l 
collaborateur  Henri  Liebrecht,  paraîtra  le  Ier  avril,  à 

l'ai  is.  par  les  soins  de  l'(  )ltice  de  Publicité.  C'est  un  roman  de  p- 
logiect  de   mœurs  théâtrales  dont  l'intrigue  se  déroule  .1  P.: 
dans  les  Ai  demies  et  (pu  intéressera  tout  particulièrement  les  hab 

îles  théâtres  de  ! 

Concerts   populaires.  —  Voici   lis  non 
M.  Sylvain  Dupuis  pour  l'exécution  du  /  Schumann  (scènes  du 

poèmQ  de    Goethe)    (pu   sera    don:  1    et    3    □ 

M  win.    l'delle.    MM.    Pet: 

Danl  mdès,  du  théâtre  royal  de  la  Monnaie.  Chœurs  du 

théâl 

(  )n  peut  des  maintenant  s'inscrire  pour  les  places,  .pu  seront  : 
en  vente-  chez  Schott  frères,  a  partir  du  l8  février.  Mêmes  pria 
places  pour  le  concert  et  pour  la  répétition  gène: 


-  345  ~ 

LE   BEAU   SOURIRE  ET   L'AIMABLE   PHILOSOPHIE 

Le  merveilleux   Concept 

Sans  prudence  la  fâcheuse  pluie  tomba  en  bourrasque. 
Des  personnes  peu  satisfaites  arpentaient  rageusement  le 
trottoir  glissant,  sur  lequel  la  lumière  des  réverbères  gigo- 
tait avec  un  manque  absolu  de  suite  dans  les  idées.  Je  fus 
heurté  par  un  monsieur  en  macfarlane.  Il  me  traita  de 
saligaud  et  estima  pouvoir  poursuivre  son  chemin,  ayant 
suffisamment  sacrifié  à  la  courtoisie  usuelle.  Je  m'apprêtais 
à  continuer  un  dialogue  si  adroitement  entamé,  quand  je 
reconnus  Quentin  Fourmi.  Il  me  reconnut  aussi.  Il  dit  : 

—  La  température  me  paraît  assez  inclémente  aujour- 
d'hui, mon  bon  ami;  nous  pourrions  aller  boire  de  la  bière. 

Dans  la  brasserie  il  y  avait  un  gros  nuage  bleu  qui  était 
un  nuage  d'entente  cordiale  :  là  sympathisaient  les  fumées 
des  havanes,  des  pipes  bourrées  d'acre  Harlebeke  et  aussi 
des  cigarettes  égyptiennes  qui  sont  les  petites  cocottes 
de  l'affaire.  Quentin  et  moi  nous  déversâmes  en  nos 
estomacs  complaisants  le  contenu  opulent  de  vastes  pots 
de  grès.  Alors  Quentin  Fourmi,  littérateur  adroit  et  cri- 
tique savoureux,  me  parla  en  termes  ironiques  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  Je  lui  répondis  sans  sagesse  : 

—  Mon  bon  ami,  votre  macfarlane,  dont  le  collet  reste 
relevé,  malgré  la  lourdeur  de  l'air  qui  règne  en  cette  salle, 
est  couvert  d'eau.  Cependant  vous  avez  déposé  à  côté  de 
vous  un  parapluie.  Sans  doute,  avec  votre  négligence  habi- 
tuelle, avez-vous  oublié  de  vous  servir  intelligemment  de 
ce  compagnon  du  chemin,  compagnon,  du  reste,  que  par 
une  incurie  inconcevable,  nous  abandonnons  fréquemment 
dans  les  endroits  les  moins  respectables. 

Quentin  Fourmi,  dont  luisait  la  rouge  figure,  enluminée 
par  l'inclémence  du  climat,  sourit  et  regarda  avec  atten- 
drissement son  parapluie.  Il  prit  un  temps  et  dit  : 

Le  Thykse  —  V  mars  1907.  22 


-  346  - 

—  Ce  modeste  serviteur,  que  vous  vous  plaisez  à  railler 
avec  d'autant  moins  de  mérite  qu'il  ne  vous  dira  certes  pas 
d'amères  paroles,  doit  être  pour  nous  un  précieux  ensei- 
gnement :  depuis  six  ans  que  je  le  possède,  je  ne  suis  jamais 
parvenu  à  l'ouvrir.  Sans  doute,  dès  l'origine  quelque  chose 
fût-elle  détraquée  dans  sa  mécanique;  peut-être  aussi  e 
d'un  système  perfectionné.  Néanmoins  il  faudra  que  je  le 
porte  un  jour  au  marchand,  habile  chirurgien.  Car  depuis 
six  ans,  le  temps  n'est  pas  très  bon.  Mais  j'ai  peu  de  loisirs. 
Toujours  est-il,  Anicet,  que  ce  parapluie  nous  montre  à 
quel  point  nous  négligeons  parfois,  dans  notre  fatuit< 
nous  servir  des  plus  modestes  secours  que  nous  donna 
l'ingéniosité  du  Créateur.  Chaque  objet,  si  mince  i 
ridicule  qu'il  soit  contient  en  soi  un  enseignement.  Aussi 
ce  parapluie  au  caractère  renfermé  peut-il  être  considère 
comme  un  axiome  de  philosophie  expérimentale. 

Ainsi  parlait  Quentin  Fourmi.  Dans  la  poche  de  son 
macfarlane  il  prit  un  beau  mouchoir  blanc  et  essuya  i 
soin  les  galoches  de  ses  bottines  jadis  vernies  et  autrefois 
garnies  d'un  nombre  de  boutons  coïncidant  avec  celui  des 
boutonnières  :  cette  coïncidence  avait  disparu.  Les  coïn- 
cidences sont  rares.  Puis  Quentin  Fourmi  déposa  sur  le 
marbre  de  la  table  un  chapeau  de  soie  qu'un  brossage  inop- 
portun faisait  ressembler  à  une  coiffure  du  Premier  Empire. 
Une  mèche  folâtre  barra  le  front  sérieux  du  critique. 
Je  dis  : 

—  Votre  pantalon,  dont,  avec  un  louable,  mais  inutile 
souci,  vous  avez  relevé  le  bas,  me  paraît  Ingénieusement 
crotté. 

—  Toujours,  Anicet,  vous  êtes  déplorablement  frappé 
parles  extériorités  en  ce  que,  précisément,  elles  ont  de 
moins  singulier.  Vous  remarquez  que  mon  pantalon  est 
crotté;  mais  vous  ne  remarquez  point  que  c'est  un  pan- 
talon noir. 

Quentin  Fourmi  ouvrit  son  macfarlane  et  apparut  en 


—  347  — 

habit  de  cérémonie.  Sa  cravate  blanche  mal  attachée 
tomba  sur  le  marbre  poisseux.  Cela  ne  troubla  point  la 
sérénité  du  critique.  Un  moment  il  essaya  de  rajuster  le 
puéril  mais  indispensable  ornement  de  son  faux-col.  Puis, 
de  guerre  lasse,  un  strict  minimum  de  succès  n'ayant 
même  pas  répondu  à  d'aussi  estimables  efforts,  il  déposa 
soigneusement  sa  cravate  blanche  sur  le  marbre,  à  côté 
de  son  chapeau.  Il  dit  : 

—  C'est  que,  ce  soir,  j'assiste  à  une  grande  soirée  mon- 
daine. 

—  Vous,  Quentin  !  Autrefois  cependant  vous  méprisiez 
le  protocole  et  railliez  sans  aménité  ceux  qui  passent  leur 
temps  à  de  semblables  niaiseries.  Quelle  étrange  aberration 
devient  la  vôtre  !  Vos  conversations  oseront-elles,  dans  le 
salon  où  va  briller  le  luxe  de  votre  habit  noir,  fustiger  avec 
leur  coutumiëre  âpreté  la  frivolité  des  femmes  et  l'engon- 
cement  des  hommes  ? 

—  Mon  bon  ami,  on  ne  cause  plus  dans  les  salons  :  on 
joue  au  bridge. 

—  Bon.  Vous  allez  vous  livrer  à  l'observation.  Je  vous 
retrouve  enfin... 

Quentin  Fourmi  prit  l'attitude  de  la  confidence.  C'est-à- 
dire  qu'il  posa  sur  le  marbre  gluant  ses  deux  coudes.  Il  dit  : 

—  Je  veux  être  décoré... 

—  Ah!  Quentin,  Quentin!  Il  me  paraissait  bien  que 
vous  étiez  dans  un  état  répréhensible.  Les  bières  turbu- 
lentes et  les  vins  corsés  vous  mettent  dans  la  joie.  Et  je 
présume  qu'en  effet  j'ai  mal  envisagé  la  cause  de  votre 
présence.  Ingénument,  j'imaginais  que  vous  veniez  d'aban- 
donner votre  logis,  alors  que  tout  simplement,  après  une 
nuit  consacrée  aux  innommables  orgies,  vous  le  réintégrez. 

—  Ainsi,  dit  Quentin  Fourmi,  s'égare  la  sagesse  du 
philosophe.  Vous  vous  trompez,  mon  bon  ami.  J'affirme 
solennellement  que  je  vais  à  une  grande  soirée  mondaine 
et  que  j'y  vais  parce  que  je  veux  être  décoré.  Ecoutez-moi, 


-  348  - 

au  lieu  de  prendre  cet  air  d'ahurissement  réprobatif.  Jadis 
je  fustigeai,  non  sans  acrimonieuse  violence,  l'amour  des 
hommes  pour  que  ce  j'appelais  les  «  hochets  de  la  vanité.  » 
Je  confesse  qu'en  parlant  ainsi,  je  n'employais  point  un 
style  bien  nouveau;  d'autres  personnes,  avant  moi,  appe- 
lèrent ainsi  les  décorations.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  changé 
d'avis.  Je  ne  mérite  évidemment  aucune  distinction  hono- 
rifique. Si  j'en  méritais  une,  mon  originalité  consisterait  à  la 
refuser.  Mais  suivez  bien  mon  raisonnement.  Sans  doute 
avez-vous  remarqué  que  les  personnes  décorées  sont 
celles  qui  le  méritent  le  moins.  Pourquoi  donc  sont-elles 
décorées?  Parce  qu'elles  ont  des  relations.  Et  voici 
où  s'avère  un  admirable  concept  social  dont  je  suis 
l'auteur... 
Quentin  Fourmi  but  un  verre  de  bière.  Et  il  continua  : 
—  J'estime  que  l'on  devrait  restreindre  le  nombre 
décorés.  Pour  obtenir  une  distinction  honorifique  il  faudrait 
que  l'on  justifiât,  de  par  la  loi,  d'un  certain  nombre,  d'un 
grand  nombre  de  relations.  Voyez  l'ingéniosité  de  mon 
système.  Tout  homme  décoré  aurait  donc  nécessairement 
une  grande  quantité  d'amis,  ou  au  moins  d'hommes  qu'il  lui 
serait  opportun  de  ménager  :  c'est  d'ailleurs  là  la  plus 
véridique  définition  de  l'amitié.  Or.  il  existe  une  myriade 
d'hommes  qui  veulent  être  décorés.  On  ne  donnerait  le 
ruban  qu'aux  plus  recommandés.  Peut-être  seraient-ils 
moins  recommandables,  mais  au  point  de  vue  supérieur  de 
la  métaphysique,  dites-moi,  quelle  importance  cela  a-t-il? 
lu  nous  venions  bientôt  des  arrête-  royaux  conçus  comme 
suit:  M.  JeanHickx (2 ççj  reeomm.)  Croix  de  comman- 
deur; M.  Jacques  Ygrec(2ioi  reeomm  )<  <v/<-w... 
Voilà  comment,  mon  cher  ami, on  perfectionne  l'humanité. 
Voilà  pourquoi  je  veux,  prêchant  d'exemple,  être  décore  :  la 
décoration  attribuée  par  ce  pro<  e  plus  sûr  garant 
d'une  proche  et  solide  confraternité  universelle. 

Quentin  Fourmi  se  leva,  paya  les  onze  verres  de  bière 


—  349  — 

qu'il  avait  bus,  se  recouvrit  le  chef  de  sou  chapeau  inquié- 
tant, boutonna  son  macfarlane  et  dit  : 

—  Je  vais  à  une  soirée  mondaine  pour  me  faire  des 
relations. 

Sur  le  marbre  il  oubliait  sa  cravate  blanche.  Je  le  lui  fis 
remarquer.  Il  dit,  avec  grandeur  : 

—  Elle  est  trop  sale. 

Comme  il  me  serrait  la  main,  j'ajoutai  : 

—  Mais  quelle  décoration   allez-vous  donc  vous  faire 
attribuer  ? 

—  Il  paraît,  dit  Quentin  Fourmi,  qu'avec  dix-sept  recom- 
mandations on  obtient  les  palmes  académiques. 

Anicet  Le  Noir. 

L'Inquiétude  amoureuse 

Je  suis  triste,  Ami,  ne  regarde  pas  mes  yeux. 
Laisse-les  s'enclore  au  fond  sombre  de  mes  cils. 
Ne  les  regarde  pas  :  ils  sont  lointains  et  vieux. 
Ne  te  demande  pas  :  «  Mon  Dieu!  pourquoi  sont-ils 
Si  vieux  et  si  lointains.  .  »  —  Demain,  ils  seront  mieux. 

Tu  n'as  pas  vu...  Je  sais  :  tu  regardais  la  vie. 

Un  grand  espoir  faisait  s'envoler  tous  tes  gestes. 

Tu  passais.  Tu  disais  des  paroles  ravies... 

—  Oh!  ignorer  qui  meurt,  quelle  joie  pour  qui  reste  ! 

On  n'est  pas  à  demain  que  déjà  l'on  oublie.  . 

Moi,  j'avais  vu  les  vieux  endormis  sur  le  seuil. 
Ils  dormaient  secs  et  gourds,  avec  l'air  d'être  en  bois. 
Ils  ont  tous  dépassé  le  m  ornent  des  orgueils  ; 
Ils  ne  sont  plus  l'espoir  qui  cherche  devant  soi, 
Mais  seulement  le  doux  regret,  qu'on  a  sans  deuil... 


-  350  — 

Oh  !  regarder,  l'été,  les  vieillards  des  hospices, 
Si  petits  t  si  cassés,  si  chevrota?its,  si  minces! 
Penser  à  leur  grand  rêve,  à  leurs  petits  caprices, 
—  On  ne  sait  pas  .'peut-être  ils  disaient  :  «  Etre  prit 
Maintenant,  c'est  drôle  :  ils  sont  en  bois,  en  bois  lisse. 

Je  sais  :  on  cueille  les  fleurs,  on  court  les  chemins  ; 
Et  puis  on  est  un  vieux  qui  sourit  et  qui  dort, 
Sur  le  seuil  de  l'hospice,  en  se  croisant  les  mains  : 
C'est  l'heure  où  l'on  vit  sans  miracle,  sans  essor... 
Mais  ce  n'est  pas,  Ami,  cette  heure  que  je  crains. 

Je  crains  le  miroir  jroid  qu'en  vain  l'on  interroge; 
TJ heure  où  l'on  pleure,  sans  que  bien  l'on  se  résigne  ; 
L'heure  du  discours  où  l'amour  soignt  ux  s'abroge; 
Où  de  raisins  enfin  l'on  dépouilla  les  vignes, 
L'heure  hésitante  au  fond  toussotant  des  horloges. 

TJ  heure  qui  n'est  plus':  avant  !  —  pas  encore  :  api 
L'heure  de  la  pitié,  que  sais-je!  —  ou  du  plaisir  ; 
L'heure  terne  où,  solitaire,  on  sait  U  progrès 
A  s  rides,  qui  font  vil  le  geste  du  désir,  — 
Où  l'on  passe  en  pleurant  de  l'espoir  au  r< 

Oh!  qu'à  ce  moment.  Ami,  la  voix  St  surveiU 

Trompe-moi  doucement  avec  des  mots  fragiles! 
Fais  que  ton  discours  soit  une  tellt  merveille, 
Que,  m' endormant  le  soir,  jeune  encore  et  do, 
Dans  tes  bras,  le  mutin,  je  me  réveille  vieille! 

Qu'amante  je  divù  nne  exçuist  ment  ta  sa  ur, 
Que  s'éloigne  furtif le  fiasse,  feu  à  pi  u. 
Que  ce  soit  seulement  comme  un  autre  bonhi . 

Que  je  Henni  toujours  comme  un 

Pans  mes  eu  wains,  ton  arur,  ton  ;<  :ir! 

BEK  ÎHII.DE    R<  >M.\.\A. 


—  35*  — 
Caligula 

Inattentif  ait  jeu  couplé  des  rétiaires, 
Somnolent,  il  s'appuie  ait  bras  de  Drusilla, 
Et,  sans  honte  du  crime  dont  il  la  souilla, 
Clôt  sur  de  glauques  yeux  y  de  pesantes  paupières. 

Elle  fit...  —  Mais  le  Cirque  appelle.  Un  lanista 
Fameux  crie  au  Cœsar  qu'un  de  ses  bestiaires, 
—  Celui  qui  sous  le  podium,  regards  en  prières, 
Se  traîne,  —  avec  succès  à  l} aurochs  résista! 

On  demande  grâce...  Or,  l' impérial  inceste 
Interroge  sa  sœur  Elle  dit  :  Non  /  —  du  geste. 
Il  abaisse  le  pouce...  Et  puis,  lassé,  s'endort. 

El,  tandis  que  le  peuple  en  grondant  la  dénigre, 
Drusilla  qui,  les  seins  nus,  baille  au  soleil  d'or, 
Montre  à  Rome  les  dents  en  un  rictus  de  tigre. 

F  -Charles  Morisseaux. 


Chevalerie  et  Décadence 

L'âme  de  mademoiselle  Irma  Fenouil  est  sans  fiel  ;  elle 
habite,  depuis  cinquante  ans,  un  corps  encore  souple  et 
gracieux;  et  malgré  de  menus  désaccords  survenus  à  des 
époques  reculées,  cette  cohabitation  mystérieuse  de  la 
chair  et  de  l'esprit  témoigne  actuellement  par  sa  souveraine 
harmonie  une  entente  cordiale.  La  douceur  des  yeux,  la 
beauté  du  sourire,  la  noblesse  de  la  démarche  soulignent 
l'eurythmie  des  pensées  et  des  désirs. 

Mademoiselle  Irma  Fenouil  est  une  honnête  femme; 
elle  a  la  main  donnante  et  la  parole  loyale.  «  Elle  parfume 
de  vertus,  comme  le  lis  de  l'Ecriture,  la  jeunesse  turbu- 


lente  de  la  paroisse  ».  Ainsi,  dans  son  patronage  déjeunes 
filles,  a  coutume  de  dire  avec  vérité  le  vénéré  curé  La  Fin, 
du  village  de  Flamant-le-Roi. 

Ce  n'est  pas  que  la  vie  de  cette  digne  femme  manquât 
d'intérêt;  cette  vie  fut  agréable  et  pleine  de  leçons. 

I 

Mademoiselle  Irma  Fenouil  avait  été  la  femme  de 
chambre  de  la  comtesse  de  Poilrasse  :  à  peigner  la  chevelure 
souple,  onduleuse  et  lustrée  de  la  belle  comtesse,  à  tremper 
souventes  fois  dans  la  baignoire  de  marbre  le  corps  har- 
monieux de  sa  digne  maîtresse,  rosé  comme  une  fleur 
d'Orient,  à  manipuler  chaque  jour  les  pommades  de 
bergamote  et  de  verveine,  les  poudres,  les  huiles,  les 
essences  contenues  dans  des  flacons  de  cristal  aux  ferme- 
tures d'or,  Irma  avait  compris  le  mérite  de  l'élégance  et  de 
la  distinction,  elle  en  avait  pesé  tout  le  prix. 

Et  peu  à  peu,  dans  le  frôlement  de  la  bonne  compagnie 
et  des  nobles  atours,  au  contact  des  fines  lingeries  de 
Courtrai  et  des  dentelles  précieuses  de  Haeltert,  elle  avait 
affiné  l'optique  de  ses  regards,  comme  le  son  de  ses  par 
comme  la  douceur  de  ses  gestes,  et  surtout  comme  l'exal- 
tation de  son  cœur. 

II 

Ce  fut  Auguste  Lalieux,  son  galant  de  kermesse,  qui  la 

trouva  bizarre  et  de  mauvais  ton  à  son  égard,  quand  il  la 
revit  deux  ou  trois  fois  l'an,  aux  retours  dans  sa  famille  de 
petits  boutiquiers  rustiques  parmi  les  tartes  épais 
les  «  cramiques  »  cuits,  par  douzaine,  depuis  quinze  jours, 
et  les  potées  de  rissolet  :  Irma  faisait  la  mijaurée,  là  quand 
le  soir,  à  la  dernière  dueasse,  il  voulut  L'entraîner  ave< 
couples  amis,  dans  les  salles  joyeuses,  ou  sur  les  sentiers, 
fleurant   l'éclosion    de   la   vie  à   tra\  I    les 

futaies,  elle  fit  un  geste  de  dégoûtée,  un  geste  noble,  un 


—  353  — 

geste  à  la  fois  sobre  et  net,  qui  rendit  Auguste  Lalieux, 
aussi  muet  et  aussi  glacé  que  pendant  l'hiver  sont  les 
statues  des  Saints  ou  les  bustes  des  grands  hommes,  aban- 
donnés à  leur  expression  ahurie,  dans  le  plein  air  des  nuits, 
sous  les  intempéries  des  frimas. 

Aussi  ne  fut-il  trop  étonné,  quand  il  reçut  d'elle,  peu 
après,  une  lettre  sur  du  papier  aristocratique  aux  reflets 
moirés,  annonçant  qu'elle  ne  se  sentait  pas  comprise  et 
qu'elle  rendait  à  Auguste  sa  liberté.  —  «Quelle  foutaise  !  » 
se  dit  Auguste,  habitué  aux  odeurs  des  étables  et  aux 
bourrades  des  champs.  —  Et  il  n'y  pensa  plus. 

III 

L'existence  de  la  comtesse  de  Poilrasse  avait  été  envahie 
par  les  brumes  de  la  mélancolie  pendant  le  dernier  hiver, 
et  les  visites  assidues  du  jeune  baron  Chambranle  de  Por- 
tenart  n'avaient  pu  les  dissiper. 

C'était  un  joyeux  drille,  le  baron!  Hostile  à  toute 
besogne  imposant  un  effort,  il  rebutait  le  flirt  sérieux,  parce 
qu'il  en  estimait  le  labeur  stratégique  trop  lourd;  aussi 
n'abusait-il  pas  des  grâces  de  la  comtesse,  qui,  appréciant 
sa  mesure,  jouissait  de  sa  bonne  humeur  et  daignait  le 
mettre  au  rang  de  son  griffon  favori  ;  mais  il  savourait,  en 
gourmet,  la  cuisine  de  la  maison  ;  sous  conseil  judiciaire 
depuis  l'âge  de  raison,  c'est-à-dire  depuis  l'âge  de  dix-huit 
ans,  il  tenait  pour  maternelle  et  douce  la  loi  de  sauvegarde 
qui  a  remplacé  de  nos  jours  la  cotte  de  maille  des  preux; 
elle  lui  permettait  de  payer  ses  fournisseurs  au  rabais; 
même  les  gens  qu'il  renversait  sous  son  auto,  plus  rapide 
que  les  vents  de  mars,  il  estimait  qu'en  sa  qualité  de  pro- 
digue officiel,  il  ne  devait  les  indemniser  qu'à  demi  :  c'était 
un  jeune  homme  élégant,  aux  yeux  fins,  mais  sans  pensée, 
au  profil  correct. 

Irma  Fenouil  trouvait  exquise  la  joie  de  le  regarder. 

Elle  avait,  d'ailleurs,  pris  coutume  de  s'arrêter  en  dévo- 


—  354  — 

tion  devant  les  ancêtres  de  la  comtesse,  pendus,  sur  les 
tapisseries  des  salons,  dans  des  cadres  dépolis,  conservant 
d'authentiques  poussières  d'âges  disparus. 

A  voiries  doigts  fuselés  du  jeune  Chambranle  maniant 
avec  grâce  les  argenteries  armoriées,  à  se  distraire  devant 
sa  moustache  recroquevillée  en  bataille,  à  entendre  son 
parler  doux,  son  rire  léger,  découvrant  des  dents  blanches 
et  pures,  Irma,  en  s'accoutumant  à  ce  visage  comme  à  la 
vision  d'un  chevalier  des  Eperons  d'or,  descendu  de  son 
cadre  pour  tenir  tabouret, sentit  peu  à  peu  dans  ses  moelles 
délicates  descendre  le  désir  des  amours  chevaleresque 
l'œillade  du  baron,  lancée  sous  un  monocle  de  prix,  agita 
sa  jeune  âme. 

IV 

C'est  ainsi  que  revint  le  printemps,  avec  son  cou 
d'émois. 

In  soir,  au  château  de  Lespierre,  le  baron  Chambranle 
de  Portenart,  fatigué  de  brûler  à  la  comtesse  un  encens 
inutile,  imagina  d'aller  goûter  le  charme  bienfaisant  de  la 
solitude  dans  le  Pavillon  des  Chênes,  eucadré  de  verdure 
naissante,  dans  le  carrefour  des  allées  du  parc. 

Pendant  qu'il  s'y  reposait  de  son  inactivité  en  discu- 
tant avec  lui-même  sur  l'équilibre  de  ses  échéances 
entendit  comme  un  fredon   léger,   comme  un  gazouillis 
d'ailes. 

C'était  Irma,  qui  cheminait  en  regardant  la  lune. 

Fallait-il  attribuer  à  une  supercherie  des  Fées  des 
Bois,  ou  à  la  malice  de  la  Femme  cette  rencontre  en  ce 
lieu? 

Le  baron  Chambranle  ne  perdit  pas  son  temps  à  donner 
à  cette  controverse  une  solution  orthodoxe;  il  se  borna  à 
inviter  la  chambrière  à  lui  donner  la  réplique  dan-  ses  médi- 
tations ;  bientôt,  se  rappelant  que  la  nature  est  propice  aux 
rit  usions,  mais  commettant  la  tante  d'ignorer  que  d'à] 


—  355  — 

Leibniz,  rien  ne  s'y  fait  par  sauts,  il  voulut,  sans  trop  s'effa- 
roucher de  son  œuvre,  accomplir  brusquement  les  rites 
de  l'amour,  sans  les  formules  qu'en  prescrit  le  protocole 
et  qui  lui  sont  nécessaires,  comme  les  psaumes  dans  la 
liturgie. 

Ce  fut  un  cataclysme  !  O  chevalerie  du  temps  de  la  reine 
Anne  !  O  doux  romans  des  ballades  !  O  sourires  discrets  des 
ancêtres  à  perruque  ! 

Irma,  en  une  seconde,  assista,  dans  son  imagination  à 
un  écroulement  de  plusieurs  siècles  de  féodalité  ! 

Le  geste  d'amour  du  baron  avait  été  aussi  brutal,  aussi 
matériel,  aussi  rustaud  que  celui  d'Auguste,  en  des  temps 
moins  légendaires. 

Ce  fut  un  éboulement  de  toutes  ses  illusions. 


Irma,  depuis  plusieurs  années,  a  quitté  le  château,  sans 
abandonner  le  ton  de  la  bonne  compagnie;  un  petit  capital 
de  ses  parents,  une  sérieuse  rente  de  la  comtesse  suffisent 
à  ses  besoins  et  à  sa  bienfaisance  dans  la  commune,  où, 
devenue  Mademoiselle  Fenouil  et  admise  aux  réunions  des 
comités  charitables  avec  les  châtelains,  elle  abrite  sa 
sagesse  désormais  inaltérable. 

«  Elle  parfume  de  vertus,  comme  un  lis  de  l'Ecriture,  la 
jeunesse  turbulente  de  la  paroisse.  » 

Ainsi,  dans  son  patronage  déjeunes  filles,  a  coutume  de 
dire  avec  vérité  le  vénéré  curé  La  Fin,  du  village  de 
Flamant-le-Roi. 

Jacques  Leroux. 


-  356  - 
Un  jour,  tes  lèvres... 

Un  jour,  tes  lèvres  que  je  baise  fervemm> 

Tes  doux  bras  qu'à  mo?i  col  l'âpre  volupté  nom  , 

Et  les  fruits  de  ta  gorge  et  les  fleurs  de  ta  joiu  , 
Tout  sera  mort  un  jour  de  ton  beau  corps  aimant. 

Ah!  dire  quêta  chair  robuste  que  f  embrasse, 
Et  tes  yeux  veloutés  si  tendres  à  mes  yeux, 
Et  tes  dents  d'où  le  rire  échappe  en  flots  joyeux, 
Tout,  hélas!  sombrera  dans  la  terre  vorace. 

Tes  mains  qui  tissent  mon  bonheur,  tes  chères  mains, 
Fi  oides  se  croiseront  sur  ton  buste  immobile 
Et  ri  accueilleront  plus  au  seuil  de  notre  asih  , 
La  détresse  du  pauvre  errant  par  les  chemins  ; 

Doux  bruit  dont  ma  maison  dès  l'aurore  s 
Ta  voix,  chant  familier ,  se  taira  brusquenu  n 
Et  nous  n'entendrons  plus  le  clair  bruissement 
De  ta  marche  légère  et  jamais  fatigm 

Et  ton  regard  s'obscurcira,  comme  s  éteint 

l  rn  morne  crépuscule  où  le  couchant  charn  <  ; 

Et  la  même  heure  aussi  glaCi  ra  ton  SOUt 

Qui  m*  est  plus  qu'aux  vivants,  la  clarté  du  matin. 

La  mort  le  conclura,  COmpagm  bien-aim* 
En  le  froid,  Usik  '  nnmobilité . 

Et  ton  passagt  ,  dans  le  temps  illimité, 
Fondra,  telle  au  ciel  bleu  se  perd  uni   funu 

AFauraS'tu  ru  partir  lorsque  tu  t\  n  m 

Ou  serai-je  encor  là  pour  pleurer  sur  ta  coude 

Oh  !  si  la  mort  du  moins,  que  pourtant  rien  n<  touche, 
Pouvait  nous  emporti  r  t  nst  mblè  dans  ses  bras/... 


-  357  - 

0  chère,  inclinons-nous  devant  l'inévitable, 
Et  pense  aux  millions  d'amantes  et  d'amants 
Qui  se  so?it  sur  la  terre  étreints  quelques  moments, 
Et  qu'à  jamais  reprit  le  néant  insondable. 

Nous  redisons  les  mois  qu'ils  ont  dits  avant  nous. 
Les  gestes  qu  ils  ont  faits,  notre  chair  les  répète. 
Et  le  désir  qui  les  tordait  dans  sa  tempête, 
Affole  notre  cœur  et  brise  nos  genoux. 

Ephémères  acteurs  d'une  pièce  éternelle, 
Nous  occupons  la  scène  aujourd'hui  ;  mais  demain, 
Nous  serons  remplacés  dans  le  vieux  drame  humain 
Par  d'autres  que  l'amour  aura  frôlé  de  l'aile. 

Et  déjà  nos  tombeaux,  chère,  sont  entr 'ouverts. 
Oui,  mais  pour  une  part,  simplement,  à  notre  heure, 
Nous  aurons  cependant  empêché  que  ne  meure 
La  vaste  Jlamme  qui  féconde  l'univers. 

Les  amants  n'ont  qu'un  temps,  vois-tu.  Seul,  l'amour  reste. 
Dieu  vainqueur  qui  survit  aux  prêtres  en  allés, 
Il  déchaîne,  parmi  nos  temples  écroulés, 
Son  rire  heureux  perpétué  par  notre  geste. 

Nous  mourons,  mais  qu'importe  aux  mondes  notre  mort? 
En  quoi  leur  course  inunense  en  est-elle  altérée  f 
Un  instant  de  stupeur,  des  pleurs  d'humble  durée... 
Et  l'oubli  sur  nos  noms  fait  la  nuit  sans  effort. 

Ne  te  révolte  pas.  La  Vie  est  immortelle. 
Ne  va  pas  formuler  de  vœux  trop  exigeants  : 
De  l'un  des  milliards  de  ses  aspects  changeants, 
La  disparition,  crois-tu,  s' aperçoit-elle  f 

O  chère,  un  jour,  les  yeux  à  tout  jamais  fermés, 
Deux  êtres  que  tu  sais  dormiront  dans  la  terre. 
Et  si  la  mort  ne  cache  rien  sous  son  mystère, 
Résigne-toi  quand  même  :  ils  se  seront  aimés! 

FÉLIX   BODSON. 


-358- 
Le  Joueur  d'orgue  (°) 

Ecoutez  le  jonc  m-  d'orgue 
Qui  traîne  sa  pâle  chanson, 
A  travers  les  heures  ni  or  ni  s 
Et  les  chemins  de  la  maison... 

Ecoutez  en  vous  les  murmures 
Du  passé  qui  ne  veut  mourir  ; 
Toutes  les  choses  simples  et  pures, 

Ecoutez-les  venir. 
Voyez  les  jardins  suaves 
Ait  fond  d'une  douce  province; 
Les  grands  lys  nobles  et  graves, 
Qu'il  ne  faut  pas  cueillir! 
Voyez  la  route  toute  mince, 
Là-bas,  au  bout  de  l'horizon , 
Et  la  rivière 
Qui  va  si  doucement,  entre  ses  quais  de  pierre. . . 

Ecoutez  le  joueur  d'orgue 
Qui  traîne  sa  pauvre  romance 
A  travers  les  heures  mor/n  s 
De  cet  après-midi  de  dimanche. 
Ecoutez  sa  mus/que...  et  votre  âme. 
Il  fait  renaître  le  passé! 
La  chanson  quigrina  <  i  qui  //<  un  , 
Et  qui  n\  si  plus  la  vraie  chanson, 
C'est,  dans  votre  enfana  nu 
Une  heure,  rien  qu'ion  heure, 
Mais  la  bas,  dans  la  bonne  maison. 
Ecoutez  l'orgue  des  ch /mires. 

I  oyéZ  en  vous  tous  , 
De  cette  mu  sic  u<  alangt 

H  du  Pauvre,  un  volume  sous  pi 


-  359  - 

Ecoutez,  c'est  votre  âme  qui  prie... 

C'est  vous  te  joueur  merveilleux 
Des  légendes  inoubliables! 
Au  gré  des  heures  pitoyables 
Vous  revivez  des  jours  heureux... 
Mais  ce  ?ie  sont  que  souvenances! 
Le  temps  a  jeté  sa  poussière  ; 
C'est  encor  la  chanson  première, 
Avec  des  dissonnances... 

Ecoutez  le  joueur  d'orgue 
Qui  traîne  sa  pâle  chanson, 
A  travers  les  heures  mornes 
Et  les  chemins  de  la  maison... 

Les  Cloches 

Dans  les  matins  gris  de  nove?nbre, 
Quand  l'aube  est  indécise  et  triste, 
Les  cloches  rythme?it  le  silence 
De  leur  complainte  catholique. 

Ce  ne  sont  plus  les  cloches  triomphales, 
Les  lourds  bourdons  des  cathédrales, 
Mais  des  cloches  monacales 
Qui  sca?ident  les  noinbres  du  sort. 

Leur  envol  sinueux  et  lent, 
Comme  des  ailes  d'oiseau  blessé 
Plane  sur  les  remoics  dit  vent 
Qui  se  lève  comme  à  regret. 

Leur  voix  —  un  signe  dans  le  silence  — 
Entre  dans  les  maisons  qui  dor?ne?it, 
Et  passe,  en  jetant  sur  les  âmes  qui  souffrent 
—  Comme  un  peu  de  se?nence,  — 
L'inquiétude  et  la  pensée  : 


—  36o  — 

C'est  le  prêtre  au  chevet  du  malade... 
C'est  l'enfant  que  Von  v<  Me  un  soir, 
C'est  la  chandelle  de  l'espoir 
Qui  vacille  et  s'éteint  dans  l'heure,. 

C'est  ï horloge  qui  parle 
P,  s  vieux  qui  ne  sont  plus... 
Ce  sont  les  nombres  révolus 
Et  le  coup  d'un  marteau  clouant  les  quatre  planches. 
Et  c'est  dans  tout  notre  être 
Et  dans  le  vide  des  dimanches, 
Des  cloches  qui  sonnent  les  vêpres. 

Le  Poète 

La  face  blême  et  famélique, 

Et  dans  des  yeux  bleus  et  profonds, 

De  purs  et  d'infinis  rayons 

Pe  bonté,  de  gloire  et  de  rêve; 

Des  haillons  et  de  la  musique! 

A  travers  les  villes  ne  rv<  usi  s 
Une  chanson  qui  pleure, 
Ou  quelque  marche  glorieuse, 
Sur  des  plaintes  d'accordéon  ! 

Pes  hommes  saouls,  des  femmes  ivres 
Qui  semblent  faits  pour  la  souffrance, 
Et  qui  dan  Si  n! , 
Oubliant  leur  maison  que  garde  la  misère, 
Comme  um  aieuh  i 

1a  pauvre  sire  l'annlu. 

.  tout-puissant  it  sa  musiç 
Qui  passe  aux  carrefours, 
Dans  les  cités  et  les  faubow  t 

Entre  dans  les  mais 


—  361  — 

Monte  les  escaliers  étroits  et  vermoulus, 
Pénètre  dans  les  chambres... 
Et  c'est  comme  un  peu  de  lumière 
Sur  les  hardes  de  la  misère! 
Et  les  enfants  dansent  en  rond, 
Et  les  vieux  vont  à  la  fenêtre. 
Voir  passer  l'homme  à  l'accordéon. 

Grégoire  Le  Roy. 

Fantaisie  Parisienne 

M.  Bergerat  vient  de  menacer  nos  sympathiques  gou- 
vernants, des  foudres  de  la  Providence. 

Notre  doux  philosophe  paraît  exaspéré. 

On  renverse  les  institutions  qui  lui  sont  chères.  On 
abolit  les  us  et  coutumes  administratifs  qui  lui  tiennent 
au  cœur,  on  sape  jusqu'aux  Routines  ministérielles  qu'il 
protégeait  avec  une  foi  extravagante.  En  cherchant  bien, 
il  semblait  qu'il  ne  devait  rien  rester  à  dévaster.  Mais  voici 
que,  le  diable  aidant,  on  a  découvert  encore  quelque 
chose. 

On  vient  de  supprimer  les  Brigades  de  la  Sûreté  et  de 
licencier  le  corps  de  la  Police  C'est  superbe  ! 

Il  n'y  a  pas  à  nier  que  le  génial  Président  des  Chambres 
n'ait  eu  là  une  de  ces  idées  dont  le  siècle  à  peine  commen- 
çant, propose  le  défi  aux  quatre-vingt-treize  ans  qu'il  lui 
reste  à  nous  embellir.  —  Et  l'effet  de  cette  nouvelle  sur 
le  pays  a  ressuscité  l'ancienne  croyance  en  Dieu.  Il  n'y  a 
guère  que  M.  Bergerat  qui...  Mais  il  est  vrai  que  ses  senti- 
ments ne  sont  que  Gallo  —  Romains,  c'est-à-dire  rétro- 
grades, dans  l'espèce. 

Le  ban  et  l'arrière-ban  de  la  Presse,  jette  en  imagina- 
tion un  cri  muet,  le  cri  de  joie  macabre  qui  accompagne 

23 


-  362  — 

l'électrocution  bureaucratique  d'une  race...  détestée,  celle 
des  sergents  de  ville. 

Les  reporters  se  souviennent  de  certains    pass 
tabac  dont  ils  ont  senti  toute  la  portée  et  qu'ils  ne  peuvent 
oublier. 

Les  passages  à  tabac,  de  même  que  les  rafles,  se  trouvent 
du  même  coup  supprimés.  —  Ail  right!  Doux  Pays  I 

Dorénavant  la  direction  de  la  police  de  Sûreté,  sera  con- 
fiée ..  aux  Apaches...  dont  l'intelligence  «professionnelle^ 
offre  une  garantie  sérieuse,  et  qui  connaissent  dans  les 
coins  toutes  les  rubriques  de  l'assassinat  et  du  vol. 

On  leur  alloue,  par  décret,  des  appointements  officiels 
ainsi  que  des  uniformes  aux  armes  de  la  Ville  de  Pari 

On  les  laissera  s'organiser  en  brigades,  pour  leur  service 
de  surveillance  diurne  et  nocturne. 

On  leur  permettra,  pour  les  services  des  mo 
grouper  de  bons  chevaux  de  retour,  dont  les  capacités 
restent  inoccupées  dans  les  prisons,  où  ces  intéressants 
personnages  sont  logés,  nourris,  entretenus...  à  nos  frais 
et  sans  profit  aucun.  Ils  seront  enchantés  de  travailler  dans 
la  même  partie.  .  ou  à  peu  pr< 

Nous  croyons  pouvoir  affirmer  que  la  sécurité  des  nies 
sera  assurée  d'une  façon  complète,  par  cette  réfornv 
plus  logiques,  et  qu'on  pourra  circuler  de  jour  et  de  nuit, 
comme  au  temps  oti   Monsieur  Adam,  suivi  de  Madame 
Eve,  rêvassait  par  les  chemins  déserts  du  Paradis  terres 
avant  l'affaire  de  la  pomme. 

L'incapacité  des  agents  étant  notoire,  il  fallait  les  rem- 
placer par  de  solides  brigands,  les  mêmes  qui  terrifiaient 
nos  travailleurs  aux  abords  des  barrières  et  nos    bourg 
sur  les  boulevard^ 

M.  le  ministre  Yiviani  avait  été,  il  y  a  quelques  jours, 
victime  d'une  agression  très  pénible. 

Tl  sortait  de  rKlvsée-Montmartre,  où  il  organise  une 
grande  fête  du  Travail,  au  profit  des  Syndicats  du  Re] 


Il  fut  assailli  par  une  bande  d'Apaches,  il  ne  dut  son  salut 
qu'à  l'intervention  de  l'un  d'eux,  qui  le  reconnut  et  s'écria  : 

—  C'est  1'  Ministre  du  Turbin,  circulez  les  camaros  !... 

Et  très  heureux  de  l'intervention,  Monsieur  le  Ministre 
s'éclipsa  et  envoya  par  la  suite  quelques  notes  à  la  Cham- 
bre, tendant  à  faire  cesser  un  état  de  choses  littéralement 
déplorable  dans  une  République  moderne. 

Mais  —  s'écrie  M.  Bergerat  — que  deviendront  nos  pau- 
vres sergots  !  C'est  leur  ruine  que  vous  venez  de  consommer, 
y  songez-vous  ? 

Il  faut  en  convenir,  notre  grand  philosophe  semble  avoir 
raison. 

Il  se  pourrait  que,  poussés  par  la  misère,  les  agents 
révoqués  en  soient  réduits  à  pratiquer  pour  leur  propre 
compte  et  qu'ils  aillent  le  soir  —  au  coin  des  rues  désertes 
—  guetter  les  passants  attardés,  pour  les  dévaliser...  les 
chouriner... 

Il  n'y  aurait  rien  de  surprenant  à  ce  qu'un  beau  matin, 
en  dépliant  votre  journal,  vous  lisiez  un  petit  entrefilet 
ainsi  conçu  : 

«  Monsieur  Fallières,  Président  de  la  Troisième  Répu- 
blique, vient  d'accorder  une  médaille  d'or  de  ire  classe  au 
brigadier  d'Apaches  Lafrousse  des  Batignolles  qui,  au  péril 
de  ses  jours,  a  arrêté  un  ancien  agent  de  la  Sûreté  des  plus 
dangereux,  ainsi  que  deux  sergents  de  ville  qui  terrori- 
saient le  paisible  quartier  du  Père-Lachaise.  » 

Carmen  d'Assilva. 


A 


-  364  — 
Metzys 


Pour  Léopold  ! 


Dans  la  forge,  où  la  tourbe  en  crépitant  s'allume, 
Quentin  Metzys  ètreint  dans  ses  poings  si  puissants, 
La  tenaille  qui  mord  les  blocs  incandescents, 
El  le  marteau  pesant  qui  torture  ï enclume. 

Il  se  carre,  la  flamme  intense  dans  les  yeux, 
Attentif  à  la  chauffe,  et  preste  à  la  soudure  : 
Et  voici  que  sa  mai)i  ardente,  experte  et  sure, 
Donne  au  métal  informe,  un  dessin  gracieux. 

Son  œuvre,  tige  à  tige,  et  pétale  à  pétale, 
Erige,  en  atelier,  son  élégant  profil.,. 
On  aime  à  contempler,  légère  comme  un  fil, 
L'étamine  de  fer  que  la  corolle  étale. 

l'A  pourtant,  ce  métier  semble  si  décevant 

Au  jeune  forgeron.  Il  souffre  de  se  dire 

Qu'il  manque  à  ses  bouquets,  que  tout  le  monde  admire, 

Les  tons  prestigieux  moirés  au  moindre  vent. 

Et  laissant  retomber  les  silences  mOTOSCS, 

Il  reprend  ses  pinceaux  dans  le  bahut  grossie)-  : 

Car  il  ignore encor s'il  forgera  l'acier, 

Ou  s'il  peindra  la  femme  aux  carnations  roses' 

Obier  De  Vuyst. 


.# 


-  &  - 

Sept  Sonnets  du  Soleil  (Extraits). 

A  Iwan  Gilkin. 
I.   LE   SOLEIL   DU   GEL 

Sur  la  glèbe  durcie  aux  ?nottes  crevassées 
Et  le  fossé  transi,  le  clair  Soleil  du  Gel 
Luit,  doré,  flambescent  et  timbre  de  son  scel 
Le  firmament  bleu  pâle  aux  profondeurs  glacées. 

Tout  brille  d'un  éclat  presque  artificiel  ; 
La  pâture  scintille,  herbes  diamantées 
Par  le  givre  des  nuits  ;  les  feuilles  pailletées 
Tremblent  sur  les  buissons  d 'un  frisson  éternel... 

Sur  le  chemin  qui  sonne  au  pas,  on  va  plus  vite. 
Il  fait  froid,  mais  le  jour  éclatant  vous  invite 
Et  vous  quittez  pour  lui  le  fauteuil  non  pareil, 

Bénissant  l'Astre-Roi,  maître  des  énergies, 
Thaumaturge  qui  fait  tomber,  par  ses  magies, 
Sur  le  noir  Février  la  gloire  du  Soleil! 

III.   LE   SOLEIL  COUCHANT 

Le  couchant  somptueux  de  voiles  amarantes, 
De  moires  aux  tons  d'or,  d'orange  et  de  safran, 
A  drapé  l'horizon  du  large  ;  et  l' Océan 
Berce  des  flots  de  flamme  et  de  lueurs  ardentes. 

Au  dessus  du  vaisseau  le  ciel  est  d'un  vert  franc. 
D'un  rythme  doux  bercés,  tels  que  des  Corybantes, 
Des  nuages  légers,  teints  de  fleurs  ou  de  sang, 
Forment  la  théorie  aux  ondes  fla?nboyantes. 

Ainsi  le  grand  Soleil,  d'âme  majestueuse, 

Descend  avec  le  jour,  en  royal  appareil, 

Des  marches  du  grand  ciel  l'arche  prestigieuse. 


-  3*6  - 

Et  le  grand  Océan,  tout  drapé  de  lumièr< . 
Garde  avec  tout  l'éclat  de  sa  masse  altière, 
Comme  un  Titan  berceur,  le  repos  du  Soleil. 

Marguerite  Copimn. 

DIALOGUES   DES   PETITES    FILLES 

Flirt 

(Derrière  un  massif  de  rhododendrons,  non  loin  du  tennis, 
Rose  et  Marcel,  avant  trente-huit  ans  à  eux  deux,  sont 
assis  sur  un  banc  de  pierre  qui,  grâce  aux  arbres  et  au 
soleil,  a  l'air  d'être  couvert  de  pièces  de  cinq  francs  en  or.  ) 

Rose  (avec  un  petit  Jrisson).  —  Brrr...  il  fait  frais! 

Marcel.  —  Voulez- vous  mou  veston  ? 

Rose.  —  Vous  l'avez  trouvé...  Et  puis  moi,  je  vous  : 
serai  ma  taille. 

Marcel.  —  Que  j'y  serai  bien  ! 

(Soudain,  Rose  pouffe  a 

Marcel  —  Vous  êtes  malade  ? 

Rose  —  Non.  Je  ris  de  souvenance. 

Marcel.  —  Ah  !...  je  croyais  que  c'était  de  moi. 

Rose.  —  C'est  de  vous  aussi. 

Marcel.  —  Je  m'en  doutais. 

Rose. —  Je  pense  à  vous  ce  matin,  quand   je  vous  ai 
rencontré  en  ville  :  vous  aviez  l'air  furieux  et  vous  lanciez. 
votre  canne  de  droite  à  gauche,  de  façon  à  éborgner  les 
sauts.  Je  ne  vous  avais  pas  vu;  c'est  Hélène  qui  m'a  dit  : 
«  Moncheur  Marcel  !  » 

Marcel  (riant).  —C'est  moi.  Moncheur! 

Rose.  —  Tu  l'as  dit. 

Marcel.  —  Vous  êtes  unique! 

ROSE.  —  Il  y  a  dix-huit  ans  que  je  le  suis 

Marcel.  —  Alors,  j'avais  l'air  furieux  ? 

Rose.  —  Oh! 


—  367  - 

Marcel.  —  Eh  bien,  écoutez,  j'ai  vu  votre  portrait  à 
deux  ans:  vous  n'y  avez  pas  l'air  folâtre,  vous  savez! 

Rose.  —  A  deux  ans  ? 

Marcel.  —  Oui.  Vous  y  êtes  coiffée  en  brosse,  avec  des 
petits  bras  et  des  petites  jambes,  dans  un  fauteuil  immense  : 
vous  avez  l'air  dîme  boule  de  neige  sur  une  montagne  de 
4000  mètres. 

Rose.  —  Belle  comparaison!  C'est  maman  qui  vous  a 
montré  le  portrait  ? 

Marcel.  —  Oui,  c'est  maman. 

Rose.  —  Dites-donc  ! 

Marcel.  —  Quoi? 

Rose.  —  Les  fèves  ne  sont  pas  des  pois. 

Marcel.  —  Pristi,  on  voit  que  vous  profitez  de  votre 
cours  de  littérature  ! 

Rose.  —  C'est  bien,  je  ne  dirai  plus  rien. 

Marcel.  —  Non,  non,  je  vous  demande  pardon,  je  ne 
le  ferai  plus  :  je  serai  sage. 

Rose.  —  Ça  vous  changera. 

Marcel.  —  Merci. 

(Un  silence.) 

Rose.  —  Dites 

Marcel.  —  Je  dis. 

Rose.  —  Comment  la  trouvez-vous  ma  blouse  ? 

Marcel.  —  Ça  dépend. 

Rose.  —  Comment? 

Marcel.  —  Quand  vous  êtes  dedans,  je  la  trouve  char- 
mante, quand 

Rose.  —  Oui,  je  sais  la  suite!  Quand  vous  ne  me 
taquinez  pas,  vous  me  faites  des  compliments  :  vous  êtes 
une  scie  ! 

Marcel.  —  Avec  des  dents  pour  mordre,  mon  enfant. 

(Il  s'approche.) 

Rose.  —  Hé  là-bas!  seriez-vous  dangereux? 

Marcel.  —  Tu  l'as  dit.  J'ai  faim  ! 


-  3*S  - 

Rose.  —  Retournons  à  la  maison,  il  y  a  des  gâteaux. 

Marcel.  —  Que  pourrais-je  demander  de  meilleur  que 
vous,  en  fait  de  gâteau,  mon  petit  chou  .... 

Rose.  —  Hein??? 

Marcel.  — à  la  crème!  J'en  suis  baba! 

Rose.  —  Tiens,  vous  aussi  :  nous  pourrons  nous  manger 
mutuellement. 

Marcel.  —Avec  plaisir  :  laissez-moi  commencer. 

Rose.  — Ah  non! 

Marcel  (tendant  la  joué).  —  Alors,  commencez. 

Rose.  —  Il  faudrait  un  peu  de  rhum. 

Marcel.  —  Pour  m'arroser?  Prenez  garde:  le  rhum,  ça 
flambe  ! 

Rose.  —  Il  faut,  pour  ça,  qu'on  y  mette  le  feu. 

Marcel.  —  Vos  yeux  se  chargeront  de  cette  besogne. 

Rose  {le  doigt  tendu).  —  Vous 

Marcel  (prenant  sa  main  qu'il  embrasse).  —  Moi  ? 

Rose  (elle pouffe  de  rire).  —  Oh  ! 

MARCEL  (changeant  tout  à  coup  de  ton).  —  Rose..  .. 

Rose.  —  Ça  y  est  :  changement  à  vue  De  la  prose  aux 
vers.  Nous  allons  voir  des  madrigaux. 

Marcel  (d'une  voix  de  basse proj 'onde).  —  Rose 

Rose.  —  Et  puis?  C'est  peu Voulez-vous  un  diction- 
naire des  rimes  ? 

Marcel.  —  Rose,  il  y  aura  ce  soir,  à  sept  heures  m< 
le  quart,  exactement  un  an  que  je  vous  ai  connue. 

Rose.  —  Tiens,  je  suis  dans  le  même  cas  :  c'esl  bizarre, 
ça! 

MARCEL.  —  Vous  étiez  sur  la  terrasse  (lu  château,  moi 
j'étais  sur  la  route.  Vous  étiez  la  châtelaine,  moi  j'étais  le 
passant... 

Rosi-..  —  pièce  en    un  acte,   en  vers,   de    Krar 

Coppée. 

Marcel. —  Et  tout  de  suite  je  m'aperçus  que... 

Rose.  -  Ouequ 


—  369  — 

Marcel  {embarrassé).  —  Que... 

Rose.  —  Vous  avez  oublié  ? 

Marcel.  —  Oui. 

Rose  (avec  une  moue).  —  Ah! 

Marcel  {qui  a  vu  la  moue).  —  Non!!!  je  n'ai  pas 
oublié!!!! 

Rose.  —  Xe  criez  pas  comme  ça,  voyons!  Les  tennis- 
seurs  vont  vous  entendre. 

Marcel  (tout  bas).  —  Je  m'aperçus  que  je  vous  aimais. 

Rose.  —  C'était  un  sentiment  soudain. 

Marcel.  —  Le  coup... 

Rose.  —  .....  de  coude. 

Marcel.  —  Oh!  non  ! 

Rose.  —  Pardon.  Continuez. 

Marcel.  —  Ensuite,  par  le  plus  heureux  des  hasards... 

Rose  (rectifiant).  —  Z'hasards... 

Marcel.  —  Comment? 

Rose.  —  Dites  z'  hasards,  c'est  plus  joli. 

Marcel.  —  Vous  aimez  les  liaisons  dangereuses? 

Rose.  —  J'en  raffole. 

Marcel  (reprenant).  —  Ah Par  le  plus  heureux  des 

z'  hasards,  ma  mère  fit  la  connaissance  de  la  vôtre  et, grâce 
à  leurs  visites,  nous  nous  revîmes. 

Rose.  —  Et  nous  nous  aimâmes. 

Marcel.  —  Vous  aussi!  Ah!  je  suis  heureux  !  J'exulte  !  ! 
Je  voudrais  mourir  pour  vous  !  !  ! 

(Le  soir  du  même  jour,  après  une  sauterie  inti?ne,  der- 
rière un  paravent,  Rose  se  repose,  assise  sur  un  canapé,  à 
la  droite  de  son  petit  cousin  Ernest  dont  on  n'aperçoit  que 
le  bras  gauche.) 

Ernest  (terminant  une  phrase) et  je  m'aperçus  alors 

que  je  t'aimais! 

Rose  (franche  coynme  V  or).  —  Moi  aussi. 

Ernest  (se  levant  d'un  bond...  avec  ses  deux  bras).  — 


5i 


o  — 


Toi  aussi  !  toi  aussi  !  !...  Ah  !  je...  je...  toi  aussi!  !  Je  ne 
pas  ce  que...  toi  aussi  î  ! 

(Le  lendemain    matin,  dans  la  tonnelle  du  pare,  R 
assise  sur  les  genoux  du  jeune  vicomte  RatatouilL 

l\\i  î.  Max. 

Octobre 

Le  crépuscule J vernissa n t 
A  mêlé  ses  cheveux  aux  branches  ; 
Glacés,  les  chrysanthèmes  penchent 
Leur  col  sous  les  souffles  du  vent  ; 

Le  jardin  ?i' est  plus  aux  enfants, 
Une  petite  vieille  y  lance 

A  grands  bras  de  la  poudre  blanche, 
Manteau  lège,  voile  d'argent* 

La  nuit  s'approche  des  maisons, 
Elle  y  rentre  avec  la  chanson 
Somnolente  de  la  bouillon  t  , 

Et  nous  songeons,  plus  paresseux , 
Au  printemps  qui  nous  a  fait  cr< 
Que  te  ciel  était  toujours  bleu. 

Louis  Thomas. 

Sur  la  fontaine  de  Médicis 
Tu  sou ji  lyphèrm  .  b<  insi  n 

Mais  pourquoi  tiens-tu  donc  ton  regard  abat- 
Su  r  le  couple  charmant  qui  près  de  toi  s'enlace t 
Ne  trouble  pas  sa  jou 


—  37l  — 

Ou,  plutôt  Non  !  relève-toi;  regarde.  Vois 

La  saison  automnale  éparse  sur  les  bois 

Et  V étang  presque  entier  couvert  de  feuilles  jaunes. 

Et  Ut  pourras  alors  te  joindre  aux  joyeux  faunes; 

Car  V automne,  à  ton  cœur  de  tristesse  rempli, 

Saura  donner,  sinon  la  joie,  au  moins  l'oubli. 

Odelette 

A  la  manière  de  Henri  de  Régnier. 

L'eau  diverse  des  fontaines, 
Avec  un  bruit  diffèrent, 
Déborde  les  vasques  pleines, 
Et  son  double  bruit  m'apprend 

Que,  pareille  à  son  murmure, 
Se  prolonge  la  rumeur, 
Tantôt  douce,  tantôt  dure, 
De  ma  peine  ou  ton  bonheur. 

Mais,  vois-tu,  puisque  la  vasque 
N'en  débordera  pas  moins, 
Ne  fais  sourire  ton  masque 
Ni  ne  crispe  tes  deux  poings. 

Et  pour  calmer  toutes  peines , 
Ecoute,  en  le  soir  tombant, 
L'eau  diverse  des  fontaines, 
Avec  son  bruit  diffèrent. 

Nocturne 

La  lampe  bride  doucement, 
Et  sa  clarté  qui  semble  vivre 
Sous  l'abat-jour  rose  et  tremblant, 
Rayonne  aux  pages  de  mon  livre  ; 


—  3/2  — 

Et  je  sttis  satisfait  enfin 
De  savoir  ma  triste  jour 
De  dur  labeur  quotidien, 
Pour  quelques  heures  terminée. 

Je  vais  pouvoir  me  reposer, 
Je  vais  pouvoir  être  à  moi-même, 
Je  vais  enfin  pouvoir  oser 
Me  lire  quelque  cher  poème' 

Non!  je  sa?iglote,  car  je  sens, 
Dans  le  sommeil  qui  les  endigue, 
Que  ?nes  désirs  sont  impuissants 
A  vaincre  l'affreuse  fatigue  ; 

Et  que,  sans  avoir  pu  chanter, 
Il  me  faudra,  sombre  et  farouche, 
Domptant  mon  esprit  révolté, 
Aller  m' étendre  sur  ma  couche! 

Jean-Marc  Bernard. 

•y 

Chroniques  du  Mois 

LES  THEATRES 
Théâtre  de  la  Monnaie. 

i  \    FIANCÉ!    VENDUE   (°) 

—  Les  critique!  de  mon  âge  devraient,  me  «.lit  mon  excellent  maître 

Soleure,  être  ■ffranchis  de  toute  inquiétude  et  ponl 

ité.  Mais  combien  de  choses,  hélas  I  qui  devraient  être  et  qui  ne 

sonl   point!  [maginez-vous  parfois,  Anicet,  la  triste  situation  dans 

laquelle  je  me  trouve  :  je  crains  1rs  jeunes  critiques.  Mon  jugement  se 

cupe  du  leur, 


(*)  l.a  Fiancée  oendue,  opéra-comiq B<  musique  de   Frédéric  Smetana,  paroles 

françaises  de  Raoul  Iirunel,    représenté    pour  la   première   fois  sur  le   Théâtre  -National  de 
Bohême,  à  Prague.cn  1808. 


3/. 5 

—  Mon  cher  maître,  je  crois  que  vous  vous  livrez  ardemment  à  la 
tranquille  ironie.  Je  suis  un  de  ces  jeunes  critiques  vis-à-vis  desquels 
vous  vous  trouveriez,  d'après  vos  dires,  en  fâcheuse  posture.  Et  votre 
avis,  qui. ne  fut  pas  toujours  le  mien,  fut  cependant  toujours  goûté 
par  moi. 

—  C'est  que  vous  êtes  déjà  un  peu  vieux!  Hé  oui!  Récemment  je 
rôdais  dans  un  couloir  de  théâtre.  C'est  assez  mon  habitude.  Je  suis 
un  peu  sourd,  vous  le  savez.  Ce  qui  ne  m'empêche  pas  de  saisir  au 
vol,  avec  une  décourageante  facilité,  les  conversations  auxquelles  je 
ne  suis  nullement  intéressé.  Donc  je  vous  entendis  parler.  Vous 
causiez  avec  de  belles  dames  dont  le  décolletage  semblait  vous  capti- 
ver... 

—  J'ai  toujours  été  de  votre  école,  mon  cher  maître. 

—  Oui,  vous  préconisez  les  perfections  de  la  forme. 

—  Ce  qui  se  rapproche  fort  de  la  perfection  des  formes. 

—  Vous  aviez  l'air  ce  soir  là,  en  effet,  de  vous  rapprocher  le  plus 
possible.  Et  vous  émettiez  des  avis  dont  l'immoralité  enchantait  mon 
cerveau  avide  de  nouveauté. Et  puis,  vous  avez  dit,  à  un  moment  donné, 
que  vous  aviez  découvert  sur  vos  tempes  quelques  fils  gris.  Et  toutes  les 
dames  vous  félicitaient.  Je  crois  même  que  l'une  d'elles  vous  appela 
chéri,  ce  qui  est  un  joli  mot.  Et  une  idée  me  vint.  Je  ne  vous  la 
soumets  pas,  je  vous  l'impose.  C'est  bien  plus  drôle.  D'ordinaire  vous 
venez  m'interviewer,  à  la  seule  fin  de  faire  votre  article.  Vos  bons 
mots  sont  sortis  de  ma  bouche.  Donc  aujourd'hui,  puisque  vous  avez 
des  cheveux  blancs,  c'est  moi  qui  vais  vous  interroger. 

—  Il  me  paraît,  maître,  que  vous  retrouvez  parfois  sous  vos  cheveux 
blancs  quelques  cheveux  noirs.  . 

—  Ils  étaient  blonds,  mais  ça  n'a  pas  d'importance.  Toutefois  cela 
rappelle  une  phrase  que  prononçait  un  acteur  timide  dans  je  ne  sais 
plus  quelle  pièce  :  «  Père,  quelques  cheveux  noirs  se  sont  mêlés  à  vos 
cheveux  blancs!  »  Mais  foin  de  tout  ceci.  Parlez-moi  de  cette  Fiancée 
vendue. 

—  Hé!  bien  comme  je  ne  suis  pas  du  tout  modeste,  malgré  mes 
cheveux  blancs,  voici.  Cette  musique  est-elle  tchèque?  C'est  bien 
possible  :  c'est  qu'alors  la  musique  tchèque  ressemble  à  la  musique 
allemande.  Et  puis  aussi,  par  ci  par  là  j'ai  retrouvé  du  Berlioz;  le  pré- 
lude du  3rne  acte  ressemble  au  chœur  des  étudiants  de  la  Damnation... 

—  Hé  !  hé  !  pas  si  mal... 

—  Mais  c'est  alerte,  c'est  vivant,  coloré.  Cette  musique  me  rappelle 
les  aimables  petits  repas  que  l'on  fait  à  la  campagne  ;  petits  légumes, 
petits  fruits  neufs,  petits  œufs,  petit  vin  rose.  De  temps  en  temps, 
c'est  charmant.  Il  ne  faudrait  pas  s'en  donner  une  indigestion  :  ces 
indigestions-là  sont  épouvantables!  Mais  de  temps  en  temps  c'est  si 
rafraîchissant!  Et  puis  j'avoue  que  je  ris  de  bon  cœur... 

—  Comment,  à  votre  âge  vous  arrivez  déjà  à  rire  !  Vieillesse! 

—  Je  ris  de  bon  cœur  à  ces  imbroglios  innocents  qui  ne  sont  point 
produits  par  quelque  équivoque  de  mauvais  goût.  Je  vous  avoue  même 
qu'un  peu  de  pitrerie  ne  me  désole  nullement!  Et  je  me  suis  bien 
amusé  ! 


—  374  - 

—  L'interprétation  : 

—  Oh!  ce  Morati  est-il  assez  exaspérant  !  Joue-t  il  assez  comme  un 
pied  de  cha 

—  Là!  là  !  Jeunesse  je  te  retrouve  !  Apprenez  donc,  jeune  critique, 
que  l'on  dit  toujours  le  bien  avant  le  mal.  nfance  de  l'art. 

I •':  Morati  a  lance  deux  bien  beaux  «  ut 

—  Oui,  mais  moi  l<  je  m'en... 

—  Vous  vous  en  foutez,  j'entends  bien.    Moi  aussi,  d'ailleurs.  I 
ténor  me  donne  mal  aux  dents.  Seulement  il  sait  que  les  petites  dames, 
dans  la  salle,  adorent  que  l'on  fasse  «  péter  la  notttte!  »  Et  il  la  fait 
péter,  bagas<e!  Il  oublie  bien  de  jouer  pendant  ce  temps-là:  mais  ça 
ne  le  trouble  pas  ! 

—  Vous  savez  qu'on  avait  reproche  à  Rasse  de  ne  pas  diriger  avec 
de  mouvement.    Eh  !  bien  il  se  l'est  tenu  pour  dit  :  et  cette  fois 

je  crois  que  le  mouvement  y  était  :  hein  !  ce  ballet,  quelle  allure... 

—  Bon,  bon,  je  sais  que  vous  avez  un  faible  pour  les  danse 
Continuons... 

—  Mlle  KorsolT,  parfaite  de  voix,  de  jeu,  de  diction.  Les  rôl< 
peu   communs   lui   vont  à  ravir.   Belhomme,  extraordinaire  dans  un 
rôle  ingrat.  M110  Kyreams,  jambes  tout  à  fait  à  point:  on  en  mange- 
rait .. 

—  Indigestion,  mon  cher.  Il  y  en  a  beaucoup. 

—  Caisso  bien  amusant.  Son  travail  aux  haltères  est  tout  à  fait  pris 
sur  le  vif.  J'ai  bien  ri.  Dua.  de  la  voix  et  beaucoup  de  jeu,  un  débutant 
qui  ira  loin  et  vite.  M"'rs  Bourgeois  —  bien  jolie  sous  la  perruque 
blanche  —  et  Paulin  —  bien  blanche  sous  une  vilaine  perruque  — 
jouent  avec  grâce  et  chantent  avec  art:  Danlee  et  François,  très  con- 
venables. Ah!  j'oubliais  M"""  Pelucchi  et  Legrand  qui  ont  dan» 

bonne  humeur  des  danses  un  peu  epilepliques.  là  voilà! 

—  Bon.  dit  Lric  Solcure,  vous  êtes  aussi  méchant  que  moi  .. 

—  Le  compliment  vaut  cher  ! 

—  ("est  peut-être  une  rosserie,  vous  savez! 

M"10   PAQU01   D'ASSI    et    M.    ALVAREZ  dans  «   i!  ie  »  (°) 

Au    petit    vestiaire   des   abonnes,    où   trône   Pierre,   hérisse  pour   le 

vulgum  ptCUâ  et  courtois  pour  les  habit,,  moi,  nous 

devisions.    Pierre   nous   confia   en   une  langui-    pittoresque   que   «    ça 

ire  une  fois  finie  minuit.  »  La.  longueur  des  opéras  le  frappe 

singulièrement  :  ain  La  place  que  la  Providence   soucie), 

rénementa  noua  attribuèrent  dans  l'existence,  en  nous 

d'une  façon  originale  les  :  liions  du  génie  humain. 

dames  diamantées  parlaient  avec  animation.  Quelqu 
périphrases  leur  paraissant  d'un  usage  encombrant,  voue  suranné. 

elles  s'exprimaient   par  le  terme   propre  —  si    l'on   peut  dire.   L'une 


<•)  /  opéra  en  5  actes  et  9  tableaux,  de  Scribe,  musique  de  Meyerbcer,  repré- 

senté pour  la  premier*  fois  à  Taris  sur  le  théâtre  de  l'Opéra,  < 


—  375  - 

d'elles,  même,  en  un  mouvement  vif  et  gracieux,  leva  si  haut  la 
jambe  qu'il  ne  fut  permis  à  personne  d'ignorer  les  dentelles  crème 
d'un  pantalon  élevé  à  la  hauteur  d'objet  superflu.  Cette  dame,  par  un 
tel  geste  voulait  expliquer  à  un  beau  jeune  homme  bête,  qu'elle 
l'aimait.  Car  l'amour  a  différents  degrés.  Et  cette  manière  de  l'expri- 
mer, qui  n'est  pas  intellectuelle,  a  néanmoins  quelque  originalité  :  elle 
synthétise  assez  exactement  que  pour  certaines  gens  le  cœur  est  de 
médiocre  importance. 

Eric  Soleure,  goguenard,  vit  le  jeune  homme,  le  pantalon,  et  un 
peu  du  reste.  Il  dit  : 

—  Admirable  synthèse  !  Voilà  une  dame  dont  les  jambes  ont  beau- 
coup d'esprit.  Ces  jambes  ont  un  langage,  qui,  pour  n'être  pas  fort 
vertueux,  est  tout  de  même  captivant.  —  Autre  chose  :  vous  amusez- 
vous  ? 

—  Mon  cher  maître,  je  me  faisais  à  l'instant  une  remarque  dont 
probablement  vous  allez  sentir  toute  la  portée  :  il  est  admirable  d'être 
ténor  et  de  s'appeler  Alvarez.  Il  y  a  là  une  sorte  de  prédestination 
héroïque... 

—  Je  vais  vous  raconter  une  petite  histoire,  dit  Eric  Soleure. 

Sur  son  nez  agrémenté  de  petits  plis  malins  le  critique  rajusta  des 
lunettes  pesantes,  à  monture  d'écaillé.  Il  dit  : 

—  Or,  en  ce  temps-là,  un  jeune  homme  de  superbe  prestance  avait 
une  formidable  et  merveilleuse  voix.  Il  n'avait  que  fort  peu  de  cor- 
naissances  scéniques;  mais  chacun  sait  que  pour  un  ténor,  ça  n'est  pas 
capital.  Bref,  un  directeur  de  théâtre  de  ses  amis,  séduit  par  sa  belle 
voix,  l'engagea,  à  des  conditions  d'une  modestie  absolue  :  cela  se  pas- 
sait dans  une  ville  du  Midi.  Le  directeur  était  du  Midi.  Le  ténor  était 
du  Midi.  Seulement  le  Midi  ne  bougeait  pas.  Malgré  son  vif  désir  le 
ténor  ne  débutait  pas.  Il  suppliait,  menaçait;  rien  n'y  faisait;  le 
directeur  craignait  que  le  défectueux  jeu  de  scène  de  son  protégé  ne 
fût  «  emboîté  ».  La  situation  était  désolante  :  vous  imaginez  facile- 
ment l'état  d'esprit  d'un  ténor  qui  ne  débute  pas  .. 

—  A  l'Opéra  il  y  a  aussi  un  tas  de  ténors  qui  meurent  avant  d'avoir 
débuté. 

—  Sans  compter  ceux  qui  ont  éternellement  l'air  de  jouer  pour  la 
première  fois.  Mais  tout  cela  nous  éloigne  de  notre  histoire.  Un  beau 
jour  le  directeur,  guilleret,  accoste  notre  ténor.  J'ai  oublié  de  vous 
dire  que  ce  dernier  portait  un  nom  d'euphonie  médiocre,  un  nom  qui 
n'attire  pas  le  public.  Donc  le  directeur  parla  à  peu  près  en  ces  termes 
—  n'oubliez  pas  l'accent  du  Midi  :  «  Mon  petit,  demain  tu  débutes 
dans  Faust.  »  Joie  immodérée  du  chanteur  qui  le  lendemain,  l'espoir 
du  triomphe  au  cœur,  arrive  au  théâtre  bien  avant  l'heure.  Avant 
d'entrer  il  veut  lire  une  affiche  pour  y  apercevoir  son  nom.  Désespoir! 
L'affiche  porte  :  «  Ce  soir  pour  les  représentations  du  fameux  ténor 
Alvarez,  Faust.  •»  Abruti,  confondu,  le  malheureux  se  précipite  chez 
le  directeur.  «  C'est  dégoûtant,  tu  me  promets  que  je  débuterai  ce  soir 
dans  Faust  et  puis  tu  fais  venir  cet  Alvarez!  »  —  Alors,  le  directeur, 
calme  :  «  Hé  !  mon  petit,  mais  c'est  toi  Alvarez!  » 

Comme  je  riais,  Eric  Soleure  ajouta  : 


-  376  — 

—  Le-  plus  drôle,  c'est  que  l'histoire  est  authentique,  je  la  tiens  d'un 
ami  d' Alvarez.  El  depuis  fore,  Bous  le  couvert  de  ce  flamboyant  pseudo- 
nyme le  chanteur  a  fait  son  chemin.  Ce  soir,  il  a  été  admirable.  Son  air 
Roi  du  ciel  et  Je*  anges  a.  été  dit  et  chante  de  façon  supérieure.  La 
diction  est  d'une  éblouissante  clarté.  Le  personnage  est  interprété 
avec  un  souci  remarquable  d'attitudes.  Sans  doute  d  il  pas 
grand'chose  pour  l'instinct  émotif.  Mais  il  faut  avouer  que  le  p< 
nage  est  abominablement  conventionnel. 

—  Vous  n'aimez  pas  Le  Prophdt  .' 

—  Pardon,  je  n'ai  pas  dit  cela.  Si  le  livret  contient  des  invraisem- 
blances, il  est  des  situations,  qui,  une  fois  la  cause  du  conflit  admise, 
sont  poignantes  :  la  scène  de  l'église  est  de  celles  la.  Quanta  la  musique 
c'est  du  Meyerbeer.  A  côté  d'incohérences  regrettables,  de  vulgarités 
extravagantes,  il  y  a  des  pages  d'une  couleur  et  d'une  vie  étonnantes. 
La  Marche  du  Sacre  est  une  des  plus  belles  choses  que  l'on  ait  far. 

ce  genre.   Et  le  Ballet  des  Patineurs  est  toujours  d'un   mouvement 
curieux. 

—  Comment  avez-vous  trouvé  Mme  Paquot  ? 

—  Je  l'ai    tout  simplement   trouvée  admirable.  Certes   la  v< 
ressent  du   métier  qu'on  lui  fit  faire  pendant  des  ani.  noms 
bjlles  notes  de  cette  chanteuse  sont  précisément  celles  du  soprano: 
mais  quel  beau  contralto!  Et  quelle  intensité  dramatiq  .  ne  de 
Fuies  devant  son  fils,  à  1\  .                 ;e  mimée  d'une  façon  pi 

Une  grande  artiste,  qui  ira  loin,  très  loin!  El  Alvarez,  point  cal 
fort  intelligemment  inspire,  a  aime  gentiment  que  l'on 
triomphe  la  belle  artiste. 

-\Mt  !  1    l.i     XoiR. 


Théâtre  du  Parc 


Les    Etapes,    par    Van    Xyi'F  :     L'Impasse,  par    M1-'    CaNDI] 
La    Piste,    par    VICTORIEN    SaRDOU.  —  La    comédie   Us   Etapes 

l'œuvre  d'un  littérateur  belge  estime,  et  ell<  t  la  critiqua 

public;  ce  succès  n'est  pas. banal,  et,  conrrae  premier  méril 

V.\  pe  .i  celui  d'avoir  réalise  ce  tour  de  force. 

Il  doit  sa  victoire  à  la  sobriété  des  moyens,  a  l'honnêteté  de  l'idée 
qu'ils  développent, et  à  l'adaptation  très  habilement  scénique  de  celle-ci 

a  la  philosophie  courante  d'un    monde   sérieux,  honnête,  mais  un  peu 
prudhomme. 
M.  YanXvpca  un  incontestable  instinct  du  théâtre,  de  ses  pro< 

le  thème  souriant  qui  l'inspirait  est  que  rien 
bien    nouveau   BOUS   le   soleil,  et  que  si  le  hisse  croit   pi  US  fort  et  plus 

documenté  que  son  père,  le  petit-fils  découvrira  que  le  grand-père  avait 
peut  être  raison,  et  que  les  innovations  si  vantées  ne  valaient  pas  tant 

Le  mente  de  l'auteur  est  d'avoir  alimente  notre  intérêt,  autour  de 
limple,   non   par  de  multiples  événements,  mais  par  le 


-  377  - 

développement  naturel  des  caractères  qu'il  nous  présentait  ;  il  a  su 
donner  à  l'idée  une  forme  symbolique  dont  l'expression  dramatique  est 
d'une  belle  vigueur. 

Trois  générations  de  docteurs,  le  père,  le  gendre  et  le  petit-fils  nous 
sont  représentés,  heurtant  leurs  méthodes  et  leurs  tendances  ;  le  père, 
solennel,  rigide,  sacrifie  le  bonheur  de  sa  fille  à  ses  défiances,  à  ses 
révoltes  contre  les  théories  novatrices  de  celui  à  qui  elle  a  donné  son 
affection. 

Ces  luttes  intérieures,  un  peu  poussées  à  l'excès  peut-être,  sont  cepen- 
dant développées  avec  un  intérêt  soutenu;  l'auteur  a  très  adroitement 
fait  trois  actes  très  courts,  et  quand  l'austère  penseur  de  la  famille, 
toujours  mû  par  le  même  idéal,  —  gloire,  science,  chaque  génération 
faisant  une  étape  dans  le  parcours  varié  du  savoir  humain,  —  risque  de 
devenir  monotone,  l'auteur  lui  suggère  un  spasme  cardiaque,  qui 
prend  le  spectateur  aux  nerfs,  et  varie  ainsi  son  émotion. 

La  mort  de  l'aïeul  revêt  une  belle  grandeur  tragique;  M.  Chautard 
y  applique  tout  son  art,  il  excelle  à  se  métamorphoser  en  vieillard,  et 
il  consent  dans  ce  rôle  à  ne  déclamer  qu'avec  mesure. 

Mme  Juliette  Clarel  est  très  simple  et  très  naturellement  émue;  les 
autres  rôles  sont  convenablement  tenus. 

Quoique  l'auteur  de  l'Impasse  soit  une  «  dame  du  monde  »,  cette 
pièce  n'est  pas  sans  mérite  :  elle  témoigne  un  réel  talent  d'observation, 
et  quelque  finesse  psychologique;  mais  elle  doit  au  sujet,  tel  qu'il  est 
présenté,  une  allure  monotone,  qui  n'est  pas  sans  fatigue  et  sans  ennui. 

Quoique  Raymonde  ait  une  mère  essentiellement  mondaine,  vide 
d'esprit  et  de  cœur,  elle  est  disposée,  par  la  tendance  naturelle  de  son 
esprit,  à  croire  au  bonheur  que  lui  offre  un  jeune  homme  sérieux  qui 
l'aime;  mais  l'absence  de  fortune,  les  projets  formés  par  la  mère  en  vue 
d'une  union  plus  tapageuse  amènent  la  rupture;  Raymonde  se  déses- 
père, se  sachant  abandonnée  aux  hasards  des  occasions  mondaines. 

A  part  Raymonde,  les  personnages  ne  sont  pas  dessinés  avec  relief; 
dans  le  milieu  factice  où  ils  évoluent,  au  milieu  des  conversations  et 
du  brouhaha  du  salon,  ils  ne  se  détachent  pas  avec  une  satisfaisante 
netteté,  et  on  se  fatigue  à  ne  pas  trouver  des  éléments  suffisants  d'in- 
térêt dans  le  développement  des  situations  ou  des  caractères. 

M"10  Carmen  d'Assilva  a  soutenu  avec  crânerie  le  rôle  de  Raymonde; 
son  intelligence  artistique  a  mis  en  relief  les  qualités  de  l'œuvre,  et  sa 
vigueur  a  été  belle  dans  les  scènes  de  passion  et  de  désespoir. 

La  Piste  est  un  vaudeville  qui  étant  combiné  par  le  plus  habile  des 
machinateurs  dramatiques,  tient  debout,  amuse  et  soutient  suffisam- 
ment l'intérêt,  au  moins  dans  ses  deux  premiers  actes. 

M"ie  Florence  Jabelin,  divorcée  de  M.  Jabelin,  épouse  M.  Rebeillon  ; 
ce  dernier  ramasse  dans  un  chiffonnier  un  «  petit  bleu  »  compromet- 
tant. En  réalité,  ce  billet  indiscret  évoque  une  ancienne  aventure,  du 
temps  du  mari  Jabelin,  car  l'association  Rebeillon  est  sans  nuages. 
Mais  l'excellent  M.  Rebeillon  entend  que  l'époque  exacte  de  cette 
infidélité  lui  soit  démontrée.  Et  c'est  ici  qu'apparaît  le  point  de  départ 


-  378  - 

amusant  de  l'affaire  :  Le  premier  mari  pourrait  seul  apporter  l'apaise- 
ment au  second.  M.  Jabelin,  habilement  interviewe,  accepte  d'ap; 
son  témoignage,  parce  que  cela   l'amuse,  c)u'il  croit   son  sucer 
réellement  trompé,  et  qu'après  tout  il  n'est  pas  mécontent  de  rendre 
un  service  à  son  ancienne  épouse  C'est  sur  cette  «  piste  »  que  tous  les 
amis  des  parties  intél  lit  lances  par  l'auteur, au  milieu  de  - 

drôles  et  joyeus 

C'est  une  pièce  sans  prétention  littéraire  ni  sociale;  c'est  une  fan- 
taisie gaie  qui  ne  heurte  que  légèrement  le  boa  sens  et  ne  manqu 
de  tenues 

Pour  bâtir  cette  pièce  sur  une  donnée  aussi  mince.il  fallait  le  rec 
à  toutes  les  habiletés  permises  à  M.  Victorien  Sardou  ;  mais  encore  fal- 
lait-il sa  science  éprouvée  des  ressources  dramatiques  pour  soutenir  et 
taire  rebondir  l'intérêt,  avec  des  moyens  très  artificiels. 

M"10  Arehaimbaud,  MM.  (.orbv  et  Barré  ont  déployé  beaucoup  de 
t. dent,   en    mettant   beaucoup  de    mouvement    dans   c  3,   qui 

apparaîtraient  faibles,  si    le   spectateur,  comme    les    personnage 
l'action,  avaient  l'occasion  d'accorder  du  temps  à  la  reflexion. 

JACQUI  -    1.1  l: 


Au  Cercle  Artistique. 
Frans  (  i au  i.i  \Ri). 


Par  l'exposition  de  ses  œuvres  au  Cercle  Artistique,  (iailliard  a 
prouvé  une  fois  de  plus  et  l'exceptionnelle  probité  de  sa  nature 
d'artiste,  la  variété  de  son  talent  et  la  tics  rare  et  louable  persévérance 

qu'il  met  à  rechercher  la  technique  La  plus  adéquate  à  l'expression  de 
asations. 

Cet  artiste  est  solli   îte  par  la  gloire  éclatante  des  soleils  illuminant 

les  plages,  le  chatoiement  des  fanfreluches  dont  aim  trerla 

féminine.  D'autres  fois,  l'homme  s'est  penché  vers  les  oui 

et  d'un  dessin  concis,  clair,  sans  concession  à  trop  de  pittoresque 
pouvant  atténuer  la  simplicité  navrante  des  détresses,  il  nous  montre 

le  Las  d'aller  cheminant  vers  ^\\  ne  s. ut  où,  vers  uu  gîte  improbable, 
sous  la  pluie,  dans  l'âpre  tristesse  d'une  extrême  banlie 

la  porte  d'un  asile,  une  bande  loqueteuse  et    minable  attend  lc>- 
dans    l'eau,    l'aumôme   qui    prolongera    sa   m  qu'a 

peintes  Gailliard,  participent  à   la  même  note  émue;   ici,  ce  n'est 

plus  le  gueux  des  villes  qu'  il  ohsn  \  e.  c'est  le  g  ne  U  I 

qui  dételle  à  l'approche  des  sons,  pour  repartir  demain,  la  bique 
efflanquée  qui  a  cahoté  tout  le  jour  au  long  des  chemins  la  roulotte 
branlante.  Puis  un  souvenir  tragique  hante  le  cerveau  du  peintre  :  le 

Mur  .  dans  une  BOlte  de  brouillard  sanglant,  aligne  ses  cou- 

ronnes d'immortelles  rouges  au  lendemain  de  l'anniv* 
triomphale  érige  s  demi-voilé,  l'orgueil  de  ses  lign  du  marbre 

blanctache  par  le  temps.   La  Flot  lancement  delà 


—  379  — 

cathédrale,  dominant  les  pignons  et  à  l'horizon,  les  grasses  campagnes 
coupées  par  les  canaux 

L'aquarelle,  la  gouache,  le  pastel  ont  tour  à  tour,  servi  à  exprimer 
les  émotions;  mais  voici  où  le  peintre  tout  entier  vit;  seule  la  couleur 
l'absorbe.  Plus  de  souvenir  de  gloire  abolie,  de  révolution  sanglante... 
sa  palette  veut  chanter  la  lumière  tour  à  tour  éclatante  ou  subtile. 

Printemps  :  le  clair  soleil  de  mai  éclabousse  la  verdure  jeune,  baigne 
les  blanches  silhouettes  d'enfants  qui  s'ébattent.  A  l' Heure  du  Bain, 
c'est  la  plage  en  été,  le  sable  d'or,  les  cabines  bariolées,  les  toilettes 
claires  sous  le  ciel  bleu.  A  Midi,  assis  à  l'ombre  des  arbres  les  ouvriers 
déjeunent.  Et  toujours  le  soleil  glorieux  est  là  ! 

Dans  ces  dernières  toiles,  Frans  Gailliard  s'est  attaché  à  fixer  tout  ce 
que  la  plus  triomphante  clarté  a  de  vibrant  et  d'enveloppant.  C'est  de 
l'audace,  et  le  procédé  si  dangereux  à  employer  de  la  décomposition 
des  tons  arrive  fatalement  en  quelques  endroits  à  trahir  le  dessinateur 
et  à  déplacer  les  plans,  mais  cela  reste  critique  de  détail  au  regard  du 
résultat  acquis 

Gailliard  ne  s'attache  pas,  ainsi  que  d'autres  peintres,  à  piétiner  sur 
place  ou  à  cultiver  à  l'infini  le  genre  qui  lui  valut  quelque  succès,  une 
plus  noble  et  ardente  ambition  l'anime.  Il  veut,  car  il  sent,  exprimer 
enfin  son  idéal  tout  entier  et  il  va  vers  la  mystérieuse,  proche  au  loin- 
taine, minute  où  son  pinceau  nous  dira  enfin  parfaitement  ses  ivresses 
de  lumière  et  de  couleurs,  ses  joies  et  ses  pitiés. 

Mais  n'est-ce  pas  toute  la  vie  de  l'artiste,  de  s'acheminer  ainsi  dans 
la  recherche  exaspérée  de  l'insaisissable  formule  qui  immortalisera 
son  rêve,  semant  en  route  des  œuvres,  des  chefs-d'œuvre  même  qui 
malgré  tout  pour  lui  ne  marqueront  jamais  que  des  étapes? 

O.    LlEDEL. 


Concert  populaire. 

Dimanche  3  mars. 

Schumann  mit  neuf  ans  à  écrire  son  Faust.  Il  le  commença  en  1844 
pour  le  terminer  en  1853  parla  composition  de  l'ouverture,  car  — détail 
assez  remarquable  —  le  maître  de  Zwickau  écrivit  son  œuvre  en  la 
commençant  par  la  fin.  Le  cinquième  acte  du  prodigieux  poème  de 
Goethe  fait  de  mysticisme,  l'avait  plus  spécialement  inspiré,  et  c'est  là 
qu'il  versa  les  premiers  Mots  mélodiques  de  son  génie  fécond. 

Ce  fut  au  Gcwandhaus  de  Leipzig  qu'eut  lieu  en  1862  la  première 
audition  intégrale  de  Faust;  c'est-à-dire  six  ans  après  la  mort  de 
Schumann.  Si  mes  souvenirs  sont  exacts,  ce  poème  musical  n^avait 
plus  été  donné  à  Bruxelles  depuis  bientôt  quinze  ans.  Quinze  ans, 
c'est  long  !  et,  soit  dit  en  passant,  il  est  regrettable  que  nous  n'ayons 
pas  plus  souvent  l'occasion  d'entendre  ces  chefs-d'œuvre  d'expression 
pure,  qui  sont  comme  une  nourriture  dont  notre  âme  a  besoin. 

M.  Dupuis  en  mettant  l'œuvre  de  Schumann  au  programme  du 


-  380  - 

dernier   concert    populaire    a   donc  bien   fait.    Aussi    je  tiens  à  l'en 
remercier. 

Certains  considèrent  Faust  comme  la  production  la  plus  géniale  du 
grand  romantique  allemand.  Ce  n'est  point  mon  avis.  Bien  qu'ayant 
la  plus  sincère  admiration  pour  les  <ruvres  orchestrales  du  maître, 
celles-ci  me  paraissent  moins  complètes  que  ses  pièces  pour  piano  et 
surtout  que  ses«lieder  ».  Que  de  merveilleuses  choses  n'y  a-t-il  pas 
dans  ces  mélodies  pour  chant  et  piano!  Là  Schumann  est  incompara- 
blement grand.  Dans  ses  œuvres  d'orchestre,  œuvres  de  proportions 
plus  vastes,  il  y  a  moins  de  perfection,  le  développement  n'est  pas 
toujours  heureux,  il  semble  même  parfois  très  laborieux.  L'orchestra- 
tion est  souvent  lourde,  monochrome,  sans  équilibre,  la  ligne  mélo- 
dique disparaît,  cachée  sous  une  instrumentation  trop  touffue.  Ces 
défauts,  que  j'avais  constatés  lors  d'une  exécution  de  la  symphonie  en 
ré  mineur  (n°  IV),  je  les  ai  retrouvés  dans  le  Faust,  moins  accusés 
cependant. 

Maintenant,  il  faut  bien  le  dire,  l'orchestre  des  concerts  populaires 
n'a  rien  fait  pour  apporter  un  peu  plus  de  clarté  à  certains  passages 
confus.  L'œuvre  fut  exécutée  dans  un  éternel  forte,  sans  le  moindre 
souci  des  nuances,  et  cependant,  la  partition  renferme  des  papes  d'une 
exquise  douceur. 

Les  solistes,  choisis  parmi  les  pensionnaires  du  théâtre  de  la 
Monnaie,  nous  étaient  tous  connus.  Citons  en  première  ligne 
Mlle  Croiza,  à  qui  le  public  a  fait  un  succès  bien  mérite:  SOD  interpréta- 
tion de  la  prière  *  ô  Vierge  !  ô  pauvre  mère  »  fut  en  tous  points  remar- 
quable. M.  Petit  —  le  Pelléas  d'hier  —  a  *  gutturalisé  *  le  rôle  de 
Faust.  Je  n'aime  pas  la  voix  de  M.  Petit,  mais  je  me  plais  cependant 
à  reconnaître  qu'il  chante  avec  beaucoup  de  musicalité  et  non 
émotion.  M.  D'Assy  a  toujours  son  bel  organe;  j'ai  beaucoup  admiré 
sa  diction  impeccable. 

Les  autres  solistes  étaient  :   Mllp   Das  (un  soprano  léger, 
léger),  M1108  Debolle,  Bourgeois  et   Dewin;   MM     Danlée,  (Y 
Dognies  et  Nandès  (un  ténor  intéressant). 

i  chœurs  du   théâtre  ont    lutté  de  force  avec    L'orchestre.  Ils 
furent  tonitruants!  Kmii  i.  CHAUMONT. 


Petite  ehronique 


Notre  Concours  de  Romans. — Une  bonne   nouvelle   pour   les 
COnCUrrenta  :  le  travail  de  premier  examen,  rendu  considérable  par  le 
nombre  de  manuscrits  que  nous  aVOUS  reÇUS,  est  terminé.  Il  ne 
qu'à  soumettre  au  jury   définitif  les  cinq    romans  qui   ont    paru  les 

meilleurs.    Dans  un  tennis  très  bref  nous  pourrons  certainement  pro- 
clamer  le    résultat    définitif.    Rappelons    qu'une    seule    œuvre   sera 


-38i- 

couronnée.  Elle  paraîtra,  aussitôt  le  résultat  connu,  aux  éditions  du 
Thyrse.  Parmi  les  œuvres  retenues  dès  à  présent  il  en  est  de  tout  à  fait 
remarquables. 


Style  opulent  !  —  Lu  dans  un  de  nos  quotidiens,  à  la  rubrique  : 
Chronique  théâtrale  :  «  La  Piste,  de  Sardou,  fut,  déclarons-le  de  suite,  un 
gros  succès,  et  certes  bien  mérité,  car  c'est  un  petit  chef-d'œuvre  que 
cette  pièce  qui  tient  à  la  fois  du  vaudeville  de  jadis,  du  vaudeville 
façon  Hennequin  et  de  la  comédie  légère  contemporaine,  Sardou  a 
emporté  à  chacun  de  ces  genres  ce  qu'il  a  de  meilleur  a  fondu  tout  cela 
dans  son  meilleur  creuset,  celui  qui  a  servi  à  faire  les  «  Pattes  de 
Mouche  »,  et  le  résultat  a  été  trois  actes  amusants  sans  trivialité.  » 

On  imagine  volontiers  la  joie  de  Sardou  lisant  un  compte-rendu 
aussi  richement  écrit  et  aussi  profondément  pensé. 


D'un  autre  quotidien,  ce  «  Faits  divers  :  »  Mort  tragique  d'un 
hussard.  On  a  retiré  de  la  Saône,  près  de  Pontailler,  le  cadavre  d'un 
soldat  du  12e  régiment  de  hussards,  en  garnison  à  Gray.  Il  avait  les 
maitis  liées  derrière  le  dos.  On  croit  à  un  crime. 

Tu  parles  ! 


Toujours  dans  un  Quotidien.  . —  Mystérieux  stùcide.  Quoique  le 
signalement  de  l'inconnu  qui,  dimanche  dernier,  s'est  suicidé  dans  un 
hôtel  des  environs  de  la  gare  du  Midi,  en  se  tirant  une  balle  de  revolver 
dans  la  tempe  ait  été  envoyé  dans  toutes  les  directions,  la  police  de 
Saint-Gilles  n'est  pas  encore  parvenue  à  établir  son  identité. 

Xous  avons  dit  que  le  désespéré  avait  inscrit  sur  le  registre  de  l'hôtel 
la  mention  «  Gunacker,  Hollandais,  venant  de  Gand  ».  On  croit  toute- 
fois que  ce  nom  est  taux,  car  une  lettre,  arrivée  depuis  à  l'hôtel  où  le 
drame  s'est  déroulé  et  destinée  à  ce  voyageur,  portait  comme  souscrip- 
tion Gustave  Anten.  C'est  sous  ce  nom  que  le  défunt  a  été  enterré 
hier. 

On  demande  comment  on  a  su,  dans  un  hôtel,  qu'une  lettre  adressée 
M.  Gustave  Anten  était  destinée  à  M.  Gunacker.  . 


La  paille  et  la  poutre.  —  Le  Cri  de  Paris,  avec  une  rosserie  sou- 
vent alerte  et  spirituelle  aime  particulièrement  à  égratigner  ceux  de 
ses  confrères  qui  laissent  échapper  un  lapsus  grammatical  ou  syn- 
taxique. Lui-même  cependant  commet  parfois  quelque  petite  ..  erreur. 
Xous  lisons  dans  son  dernier  numéro  : 

«  Les  courriers  de  Tananarive  se  suivent  et  se  ressemblent.  Le 
dernier  confirme  une  nouvelle  que  le  Cri  annonçait.  De  par  la  volonté 
de  M.  Augagneur,  outre  le  blanc  et  le  noir,  il  y  aura  désormais  dans 
l'île  une  troisième  couleur  —  le  vernis  officiel.  » 

Le  Cri  sait-il  que  le  vernis  est  une  substance  transparente  et  inco- 
lore ? 


-  382  - 

Une  jeune  revue,  qui  change  environ  tous  les  mois  de  programme, 
de  titre,  de  format,  mais  jamais  de  directeur  —  c'est»  d'ailleurs  une 
de  favoriser  L'éclectisme  artistique  —  a  trouvé  un  bien  ingénieux 
moyen  de  joindre  utile  dulci  A  chaque  bas  de  page,  sous  des  vers  de 
poètes,  dont  quelques-uns  sont  notoires,  elle  publie  une  réclame 
recommandant  à  ses  lecteurs  une  maison  de  commet 

On  se  demande  qui  l'on  doit  le  plus  admirer,  de  l'original  directeur 
qui  favorise  cl-  rapprochement  entre  la  gent  poétique  et  la  gent  com- 
merciale —  sans  calembour  —  ou  du  commerçant  qui  confie 

illustrées  par  des  poètes  le  soin  de  faire  connaître  ses  produits... 


Une  nouvelle  revue  vient  de  voir  le  jour  à  Liège.  Elle  s'appelle 

La  Fronde.  Donne  chance!  —  Une  question  :  peut  on  savoir  pourquoi 
cette  revue  porte  ce  titre  :  rien  dans  son  premier  numéro  ne  le  justifie, 
au  contraire. 


Lu  dans  un  organe  sportif  : 
Je  ne  vois  que  Friol,  aujourd'hui,  pouvant  rappeler  un  tan- 
peu  le  célèbre  Ludovic.  De  Friol,  en  effet,  il  possédait  les  cinquante 

derniers  mètres 

On   voudrait  savoir  comment  Ludovic  était  en  possession  d 
cinquante  derniers  mètres  :  héritage,  vol  ou  transaction?  Et  puis  on 
voudrait  connaître  la  dimension  totale  de  Friol... 


Dans  un  journal  local.  —  C'est  dimanche  prochain  3  mars,  que  la 
dramatique  du  cercle  donne  sa  dernière  séance  de  la  -  e  pro- 

gramme vient  de  paraître.  Il  est  alléchant. 

IXn  drame  de  grande  envergure  Ea  Pantin  Idiot,  en 
théose,  et  une  comédie  de  Labiche,  Maman  Saàou/eux,  appel 

plus  hilarant  succès,  en  forment  le  principal  attrait. 

initiales  des  noms  d'acteurs    nous   laissent  deviner  que  tOUS  les 

meilleurs  seront  en  --cène.  C'est  le  douzième  hiver  que  noua  I 
vons,  toujours  plus  animés,  réalisant  chaque  Fois  vie  nouveaux  pr 

sous  la  direction  de  leur  infatigable  régisseur. 

ÀUSSi  le  public  ne  manquer..  e  brillante  vouée  que  rehftUS 

seront  encore  des  tableaux  vie  pOS6fl  plastiques  aVCC  pi  lumi- 

neuses,  par  la  gymnastique,  avec  le  bienveillant  concours  de  la  sym- 
phonie qui,  outre  ses  oui  I  intermèdes,  fournira  un  duo  pour 
clarinettes  1 1  un  autre  pour  piston  et  trombone. 

La  terminera  par  des  chansons  iques  d'ari 

distingi 

11  y  a  une  diminution  times  sur  le  prix  despremièi 

prises  avant  le  3  mais    1 
disposition  vies  amateurs. 

Qu'on  se  le  dise. 


-  3»3  - 

Le  compte-rendu  de  la  séance  en  question.  —  Le  succès  de  la 
fête  de  dimanche  a  dépassé  les  espérances  les  plus  optimistes. 

La  foule  était  telle  qu'il  a  fallu  resserrer  les  rangs  et  chercher  des 
chaises  supplémentaires. 

Les  honneurs  de  la  soirée  reviennent  avant  tout  au  drame  le  Pauvre 
Idiot  rendu  à  la  perfection,  sans  aucun  fléchissement,  tout  palpitant 
d'intérêt.  Le  public  suivait  avec  avidité  toute  cette  péripétie  de  scènes 
poignantes,  qui  se  déroulaient  vivantes  et  aboutissaient  à  un  dénoue- 
ment tragique  et  sensationnel.  Cette  pièce  sort  de  la  banalité  de  beau- 
coup de  drames,  mais  n'est  pas  facile  à  exécuter.  Il  faut  des  artistes, 
comme  ceux  de  Manage,  pour  la  faire  bien  apprécier. 

Les  projections  lumineuses  ont  aidé  aussi  à  mettre  en  relief  les 
passages  les  plus  saisissants. 

La  gymnastique  a  exécuté  toute  une  série  de  poses  plastiques  qui  ont 
émerveillé  l'assistance  :  Joseph  ve?idupar  ses  frères  —  /'assassinat  et  les 
autres  ont  été  fort  applaudis.  On  aurait  dit  des  groupes  de  statues  en 
marbre  blanc  se  détachant  sur  un  fond  noir,  grâce  au  jeu  de  la  lumière 
électrique. 

Après  le  sérieux  est  arrivé  le  comique  Maman  Sabouleux ,  voilà  une 
drôle  de  nourrice  !  et.  son  nourrisson  !  et  Pépinoi,  le  perruquier  !  ce  que 
l'on  s'est  tordu  de  rire,  c'est  incroyable. 

N'oublions  pas  la  symphonie,  les  duos  d'artistes  qui  ont  tort  de  ne 
pas  assez  se  produire  et  le  pianiste  dont  la  modestie  égale  le  talent. 

Comme  il  était  tard  (n  h.  1/4.)  les  chansonnettes  comiques  ont  été 
remises  à  la  première  soirée  de  la  saison  prochaine. 

Tout  commentaire  serait  évidemment  fâcheux  ! 


Mllc  Blanche  Selva  a  pris  part  avec  MM.  Marcel  Labey,  Jacques 
Kuhner  et  notre  distingué  collaborateur  Emile  Chaumont,  au  premier 
concert  de  la  Libre  Esthétique,  qui  a  eu  lieu  le  mardi,  5  mars.  Au  pro- 
gramme :  première  audition  du  Trio  d'Albéric  Magnard  pour  piano, 
violon  et  violoncelle  et  de  la  transcription  à  deux  pianos,  par  M. Labey, 
de  Jour  d'été  à  la  Montagne  (Vincent  d'Indy). 

Xous  en  reparlerons. 


Fidèle  à  son  programme  qui  est  de  donner  une  large  hospitalité 
à  toutes  les  manifestations  intellectuelles,  savantes,  économiques  de 
l'activité  belge,  la  Belgique  artistique  et  littéraire,  dans  son  numéro  du 
ior  mars,  outre  un  Dialogue  moral  de  M.Gustave  Abel  qui  s'adresse 
aux  jeunes  gens  et  leur  conseille  la  vie  de  l'esprit  plutôt  que  le  plaisir 
des  sens  et  les  futiles  satisfactions  matérielles,  outre  des  pages  de  litté- 
rature pure  telles  que  celles  réservées  à  d'admirables  poèmes  inédits 
d'Emile  Verhaeren,  à  la  suite  d'une  comédie  émouvante  et  forte 
d'André  Fontainas,  à  la  dernière  partie  d'un  roman  :  La  Fausse  Route 
de  Max  Deauville,  à  une  curieuse  étude  historique  de  Sander  Pierron 
sur  le  Comte  Ch.  de  Vermandois,  publie  un  article  du  Commandant 
Ch.  Lemaire  appelé  à  faire  sensation. 


-  384  - 

C'est  un  extrait  du  journal  de  route  de  la  Mission  Congo-Nil  dont 
L'héroïque  el  savant  officier  fut  le  chef,  il  y  a  quelque  temps.  Au 
moment  où  la  brusque  rupture  du  Commandant  Lemaire  avec  l'Etat 
Indépendant  du  Congo  fait  l'objet  de  tant  de  polémiques  et  d'appré- 
ciations souvent  erronées,  l'article  qu'a  donné  l'explorateur  à  la  Bel- 
gique artistique  et  littéraire,  et  qui  est  le  seul  qu'il  ait  consenti  à  livrer 
à  la  publicité,  jettera  un  jour  discret  mais  éloquent  sur  la  valeui 
insinuations  et  même  des  accusations  que  l'incident  récent  a  provo- 
quées à  la  légère. 

Le  numéro  de  mars  de  La  Belgique  contient  en  outre  l'habituelle 
revue  des  Livres  Belges  du  mois,  celle  des  Salons,  toujours  humoris- 
tique, par  Edmond  Picard,  celle  des  Théâtres,  fidèlement  documentée, 
par  Paul  André,  de  même  que  celle  des  Concerts  par  Eug.  <  i 

Nous  publions  ci-dessous,  au  surplus,  le  sommaire  complet  de  ce 
superbe  volume  de  175  pages  dont  le  prix  n'est  que  de  lr.  1 .25  chez  tous 
les  libraires. 

Km  île  Verhaeren  :  L'Entrée  de  Philippe  le  Bel  à  Bruges;  Guillaume 
de  Juliers.  —  Connu1  Ch.  Lemaire  :  Blancs  et  Noirs.  —  SANDRE 
PlERRON  :  Un  problème  historique.  —GUSTAVE  ABRL  :  Dialogue  moral. 
—  Fer.nam»  M  ai.  u  eux  :  Le  Nouveau  Règne  ;  Le  Pèlerin  de  Delphes.  — 
André  FONTAINAS  :  Hélène  Pradicr  (2«  acte).  —  ALFRED  WaUTIKR  : 
L'Etreinte*  —  Max  Deauvillk  :  La  Fausse  Route  (lin).  —  LES 
LIVRES  :  Arthur  Daxhelet  :  Lès  Feuillet  irl  Smulders); 

d'uni  Psychologie  de  la  Nation  belge  (Ed.  Picard).  —  SaNDES 
Pikrron  :  Le  genre  satirique  dans  la  Peinture flamande (L.  Maeterlinck); 
A  la  Boule piaU  (G.  Garnir);  Ambulances  et  Ambulanciers  (H  Wau 
thoz).  —  Edouard  Ned:  Le  Chant  des  trois  G.  Ramaek 

Quelques  Étapes  (C**  d'Arschot).  —  Robert  SaND  :   Georges  Knopjf 
(  L.    Dumont-WUden) ;   Peintres  et   Aqt  Maria 

BlttRMÉ:   L'Année   Artistique  (S.  Pienon);    Yor  (G.    Premières).  — 

Edmond  Picard  :  Les  Salons.  —  Paul  André  :  Les  Théâtres.  — 
\e  Georges  \  Les  i  oncerts. 


L'exceptionnelle  abondance  de  matières,  nous  force  h  reir 
au  mois  prochain  une  Longue  chronique  littéraire  de  notre  collai 
leur  F.  Charles  Morisseaux. 


Les   fiançailles    de    notre    collaborateur    Henri   Liehiwht 

Madeleine  Chapt  sont   officielles.   Le  mariage  sera  célèbre  le 
lin. 


Accusé  de   réception  :  La  facile  L.  M.  Léon  Wauthv; 

1.   Paul    Hou\  M.   Emile 

Gielkens;  .  ret  par  M.  Grégoire  Le  Roy. 


—  3^5  — 

La  "Salomé"  d'Oscar  Wilde  et  Richard  Strauss 

AU  THEATRE   DE   LA  MONNAIE  (*>. 

Il  est  peu  d' œuvres  que  l'on  ait  autant  discutées. 
Livret  et  musique  ont  prêté  le  flanc  à  la  critique  acerbe. 
Immoralité  flagrante,  d'une  part,  disait-on,  et  incohé- 
rence, de  l'autre.  Cependant,  il  faudrait  s'entendre.  Car,  à 
coup  sûr,  certaine  interdiction  tapageuse  et  saugrenue  au 
Metropolitan  Opéra  de  New- York  —  les  Américains  ont 
une  tendance  à  tout  exagérer,  même  la  pudeur  !  — 
entra  pour  beaucoup  dans  la  réprobation  que  quelques  cri- 
tiques crurent  nécessaire  d'affirmer  à  l'égard  de  l'œuvre 
nouvelle  de  Richard  Strauss. 

Dans  le  domaine  artistique  la  question  de  morale  est  la 
plus  conventionnelle  qui  soit.  Personnellement,  je  crois 
qu'en  littérature  l'immoralité  ne  commence  que  là  où 
l'art  finit.  Et  puis  il  y  a  la  manière  de  présenter  les  choses. 
En  fait  d'art  dramatique,  il  faut  évidemment  plus  de 
doigté;  le  théâtre,  qui  doit  frapper  l'esprit,  l'atteint  non 
seulement  par  la  réflexion,  mais  aussi,  et  tout  d'abord, 
par  les  yeux;  de  plus,  il  s'adresse  à  la  foule,  dont  la 
mentalité  est  tout  à  fait  particulière.  La  foule  ne  pense 
pas  comme  l'individu;  la  foule  a  en  soi  une  sorte  de 
force  agissante  dont  les  facteurs,  bizarres,  délicats  et 
divers,  se  coordonnent  de  préférence  vers  l'inquiétude 
malsaine.  La  foule  n'est  ni  bonne,  ni  mauvaise;  mais  elle 
crée  une  sorte  de  fluide  qui  encourage  au  mal  plutôt  qu'au 
bien.  Et,  comme  la  foule  n'est  point  une  entité  réfléchis- 
sante, mais  une  entité  impulsive,  elle  est  frappée  natu- 
rellement davantage  par  le  spectacle  visuel  que  par  l'intel- 
lectualité.  C'est  peut-être  là  le   seul   écueil.  Il  est,    au 


(*)  Salomé,  drame  lyrique  en  un  acte,  poème  français  d'Oscar  Wilde,  musique  de  Richard 
Strauss,  représenté  —  pour  la  première  fois  en  langue  française  —  au  théâtre  royal  de  la 
Monnaie,  à  Bruxelles,  le  25  mars  1907. 

Ls  Thyrse  —  Ier  avril  1907.  25 


-  3^6  - 

théâtre,  des  choses  que  l'on  ne  peut  pas  représenter, 
mais  seulement  indiquer;  et  on  peut  arriver  à  indiquer 
tout  ce  que  l'on  veut,  pourvu  que  Ton  s'y  prenne  avec 
adresse.  Pourquoi?  C'est  bien  simple  :  une  chose  indiquée 
est  comprise  par  l'individu  en  tant  qu'individu;  le  specta- 
teur imagine  volontiers  et  presque  toujours  que  lui  seul 
comprend  l'intention.  Son  sens  du  bien  et  du  mal  n'est  pas 
offusqué,  ce  sens  ne  s'offusquant  que  quand  le  respect 
humain  est  en  jeu.  Nous  ne  nous  épouvantons  pas  —  tout 
ceci,  bien  entendu,  à  la  condition  formelle  de  rester  dans 
un  domaine  artistique  —  des  choses  immorales  que  l'on 
nous  décrit;  elles  contiennent  d'ailleurs  en  soi  une  mora- 
lité très  forte,  par  contraste.  Mais  nous  montrons  notre 
réprobation  quand  nous  sommes  une  partie  de  la  foule  ; 
dans  ce  cas,  en  effet,  nous  réprouvons  le  mal,  avec  cette 
pensée  inconsciente  de  montrer  l'équilibre  de  notre  dis- 
cernement et  de  notre  conscience.  Cette  psychologie 
très  spéciale  —  et  certaine  —  de  l'homme,  partie  d'une 
foule,  indique  avec  clarté  quel  peut  être  le  point  dange- 
reux d'un  drame  exposant  des  passions  malsaines;  c'est 
presque  tout  simplement  une  question  de  mise  en  scène. 
Le  tact  d'un  régisseur,  homme  humble,  et  d'un  interprète, 
homme  intelligent,  peut  sauver  les  aspects  les  plus  dan  - 
gereux  d'une  ouvre  dramatique.  Un  exemple  très  facile  le 
montrera  :  imaginez  le  deuxième  acte  de  Carmen  joue  de 
façon  lascive,  avec  une  mise  en  scène  affirmant  exa 
ment  dans  quelle  sorte  de  maison  on  se  trouve  : 
aurez  une  chose  répugnante.  Comme  on  le  joue,  c'est  une 

chose  pittoresque  et  colorée.   Personne  netàxeCarnten 

d'immoralité.  Cependant  la  Carmencita  est  une  prostituée 
de  très  bas  étage  ;  Salomé  —  celle  d '(  tecar  Wilde  —  est  une 
curieuse  de  sensations  Imaginatives  ;  elle  est  plus  intéi 
saute,  si  elle  est   moins  simple.   Carmen  est  une  femelle  ; 
Salomé  est  une  femme. 

Le  théâtre  de  la  Monnaie,  en  nous  offrant  la  primeur  de 


-  387- 

Salomé  a  fait  montre  d'éclectisme.  Et  il  nous  a  représenté 
cette  œuvre  puissante  et  troublante  avec  un  tact  et  un  goût 
tels,  que  vraiment  nulle  pensée  malsaine  n'a  égaré  l'enthou- 
siasme du  public.  Cependant  il  y  avait  des  craintes;  à  la 
répétition  générale  on  disait  dans  les  couloirs  que  l'œuvre 
serait  interdite  après  la  première  représentation  L'œuvre 
n'a  pas  été  interdite  ;  elle  a  obtenu  un  mémorable  succès  et 
ce  succès  n'a  été  dû  qu'à  sa  valeur  artistique.  Cela  fait  hon- 
neur au  public  belge.  Ce  public,  quand  il  le  veut  bien,  est 
compréhensif;  il  est  le  vrai  public,  auquel,  comme  je  le 
disais  plus  haut,  il  suffit  d'indiquer  les  intentions  d'une 
œuvre,  dans  sa  mise  en  scène.  Le  public  américain,  plus 
jeune,  plus  naïf,  plus  préoccupé  d'extériorités,  a  besoin 
de  voir  pour  comprendre  :  on  lui  montra  une  Salomé  qui, 
ayant  baisé  la  tête  coupée  de  Jean-Baptiste,  se  relève  bar- 
bouillée de  sang.  Cela  provoqua  la  nausée  :  c'était  probable. 
A  la  Monnaie,  on  n'usa  point  de  ces  moyens  dignes  du 
cirque  romain.  Et  quand  la  fille  d'Hérodias  baisa  la  tête 
d'Iokanaan  on  ne  vit  que  l'horreur  morale  qu'il  y  avait  dans 
cet  acte  sacrilège.  Et  l'on  comprit  qu'en  réalité  la  joie 
farouche  de  Salomé  provenait  bien  plus  d'une  satisfaction 
de  la  volonté  maladive  que  d'une  problématique  jouissance 
physique.  C'est  d'ailleurs,  à  mon  sens,  la  pensée  d'Oscar 
Wilde. 

En  déformant  la  légende  biblique  comme  il  l'a  fait  dans 
Salomé y  l'écrivain  anglais  créa  un  caractère  infiniment 
plus  intéressant  que  celui  de  la  Salomé  sirupeuse,  lar- 
moyante et  romantique  que  nous  voyons  dans  YHérodiade 
de  Massenet.  Le  Jean-Baptiste  pomponné  d'Hérodiade  est 
un  fantoche;  le  Iokanaan  de  Salomé  est  bien  le  fruste  et 
naïf  Annonciateur  du  Christ.  En  quelques  mots,  examinons 
le  sujet  et  voyons  si  nous  y  trouvons  la  justification  d'un 
reproche  d'immoralité. Hérode,tétrarque  de  Galilée,  homme 
aux  instincts  violents,  criminel  chargé  d'assassinats,  pleutre 
dominé  par  les  pires  passions  et  aveuglé  par  la  sourde  peur 


—  388  — 

de  sa  conscience  encombrée,  a  épousé  Hérodias,  femme  de 
l'un  de  ses  frères,  union  qui  à  cette  époque  était  considérée 
comme  incestueuse.  Hérodias  a  une  fille  du  premier  lit, 
Salomé.  Celle-ci  a  été  élevée  dans  un  milieu  trouble  ;  elle 
sent  la  réprobation  qui  entoure  l'union  —  d'ailleurs  adul- 
térine, puisque  le  premier  mari  d' Hérodias  vit  encore  — 
de  son  beau-père  et  de  sa  mère;  elle  sent  d'autre  part 
rôder  autour  d'elle  le  louche  et  incessant  désir  de  son 
beau-père.  Salomé  est  à  l'affût  de  l'amour;  nécessairement, 
à  cause  du  milieu  dans  lequel  elle  vit,  son  imagination 
l'entraînera  vers  des  aspects  malsains  de  la  passion.  Voilà 
son  caractère  suffisamment  expliqué  :  d'une  part,  tendances 
obscures  dans  son  esprit,  de  l'autre,  milieu  propice  à  réclu- 
sion malsaine  de  ces  tendances.  Quand  l'action  commence, 
il  fait  nuit  :  au  palais  d'Hérode  on  achève  de  festiner. 
N'oublions  pas  ce  détail,  qui  est  d'une  capitale  importance. 
Nous  allons  voir  des  êtres  humains  qui  à  certains  moments 
sembleront  tomber  dans  la  bestialité  :  or,  ils  viennent  de  se 
gorger  de  nourritures  et  de  vins.  Il  n'est  pas  nécessaire  de 
remonter  à  Hérode  pour  trouver  des  pochards  aux  imagi- 
nations bestiales  !  Donc,  dès  le  début  de  l'action,  nous  voici 
dans  l'atmosphère  de  surexcitation  d'une  fin  de  banquet. 
Sage  précaution.  Et  n'oublions  pas,  par  la  suite,  que  tous 
ces  personnages  sont  dans  une  demi-ivresse.  Salomé,  impor- 
tunée par  le  désir  de  son  beau-père,  quitte  la  salle  du  festin, 
accompagnée  d'un  officier  qui  l'aime,  Xarraboth.  Soudain 
du  tond  d'un  puits  s'élève  une  voix  terrible  et  prophétique. 
Salomé  s'informe.  Des  soldats  lui  expliquent  que  dans  ce 
puits  est  enfermé  un  prophète.  C'est  Hérode  qui  l'y  a  fait 
jeter;  mais  comme  il  n'a  pas  la  conscience  pure,  il  n'a  pas 
osé  le  faire  mettre  à  mort.  Seulement  il  a  défendu  que  per- 
sonne voit  le  prophète.  Salomé  dont  la  curiosité  est  excitée 
au  plus  haut  point,  profite  de  l'amour  que  Xarraboth  ressent 
pour  elle  et  obtient  que  l'officier  fasse  sortir  du  puits  le  pro- 
phète. 


-389  - 

Voici  que  la  jeune  fille  aperçoit  Iokanaan  qui  d'abord 
l'inquiète,  puis  l'intéresse,  puis  la  passionne  :  la  gradation 
est  remarquable  et  d'une  vérité  saisissante.  Salomé  entre- 
prend la  séduction  d'Iokanaan  ;  celui-ci,  envoyé  de  Dieu, 
la  repousse  avec  horreur.  La  passion  de  la  fille  grandit,  à 
tel  point  que  Narraboth  épouvanté  et  frémissant  de 
jalousie  et  d'horreur  se  donne  la  mort.  Mais  Salomé  est 
tellement  captivée  par  le  prophète,  que  la  mort  de  Narra- 
both ne  la  touche  même  pas.  Cependant  le  prophète  est 
replongé  dans  les  ténèbres  de  sa  prison.  Et  toute  cette 
scène  où  la  passion  atteint  le  paroxysme  n'est  point  immo- 
rale :  Salomé  obéit  à  son  instinct  et  à  sa  curiosité; 
quant  à  Iokanaan  il  est  la  hautaine  et  admirable  pureté. 
Et  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  imaginer  qu'il  est  maladif 
d'imagination  ! 

Surviennent  Hérode  et  Hérodias.  Hérode,  dans  un  état 
d'ébriété  prononcée,  si  prononcée  que,  devant  sa  femme 
et  une  nombreuse  assistance,  il  n'hésite  pas  à  laisser  voir 
sa  passion  pour  Salomé.  Il  la  prie  de  danser  :  elle  refuse. 
Puis,  comme  il  lui  promet  de  lui  donner  ce  qu'elle  deman- 
dera, si  elle  danse,  elle  est  frappée  d'une  joie  farouche. 
Ayant  dansé,  elle  réclame  la  tête  d'Iokanaan.  Demande 
d'une  logique  absolue  si  l'on  considère  les  mobiles  qui  font 
agir  Salomé  :  fierté  de  femme  déçue,  vengeance  d'amou- 
reuse, tendance  à  une  perversité  maladive  éclose  dans  un 
milieu  propice,  instincts  farouches  développés  momenta- 
nément par  le  dégoût  que  lui  cause  Hérode,  par  l'étour- 
dissement  du  festin,  par  l'affolement  de  la  danse,  par  le 
suicide  de  Narraboth,  qui  a  restreint  en  son  esprit  troublé 
l'importance  de  la  vie  humaine.  Le  tétrarqueest  épouvanté 
par  la  demande  de  sa  belle-fille.  Il  tâche,  par  des  promesses 
fabuleuses,  de  la  dissuader  de  ce  crime.  Mais  Salomé, 
excitée  encore  par  sa  mère,  qui  hait  le  prophète,  persiste. 
Lassé,  le  tétrarque  accorde  à  Salomé  ce  qu'elle  demande. 
Et  celle-ci,  dans  une  sorte  de  folie,  provoquée  par  l'hor- 


—  390  — 

reur  inconsciente  du  crime  commis,  par  la  joie  grondante 
de  l'orgueil  satisfait  et  de  la  victoire  remportée,  par  le 
contraste  effroyable  entre  son  amour  et  le  résultat  de  son 
amour,  clame  son  triomphe  en  d'atroces  paroles  :  «  Je  te 
l'avais  bien  dit,  Iokanaan,  que  je  baiserais  ta  bouche...  » 
Et  le  tétrarque,  soudain  rendu  à  la  clairvoyance  par  l'acte 
monstrueux  de  Salomé*  embrassant  la  tête  d'un  mort, 
oublie  son  amour  affreux  pour  ne  plus  voir  que  la  dépra- 
vation de  sa  belle-fille.  Et  il  ordonne  qu'on  la  tue. 

Il  fallait  le  talent  de  Richard  Strauss  pour  mettre  en 
musique  un  livret  de  cette  envergure  et  de  cette  difficulté. 
Le  maître  de  Berlin  fut  abondamment  accusé  d'incohé- 
rence et  de  fatras  polyphonique  en  même  temps  que  d'in- 
digence mélodique.  Je  crois  que  l'on  peut  aisément  re< 
ces  trois  imputations  calomnieuse 

Incohérence.  Nous  assistons  à  un  drame  qui  se  produit 
après  un  festin  turbulent  par  quoi  s'excitèrent  les  sens  et 
les  esprits.  Et  n'avez-vous  jamais  remarqué,  en  de  sem- 
blables circonstances,  la  tendance  des  convives  à  parler, 
sinon  tous  ensemble,  du  moins  à  plusieurs  à  la  foi> 
motif  de  Salomé  — lascif,  entêté,  lointain  pour  le  désir, 
proche  pour  l'assouvissement,  cruel  et  amoureux  —  cruel 
puisque  amoureux  —  domine  tout  le  temps. 

Le  motif  de  Narraboth,  fleuri,  un  peu  extatique,  très 
inquiet,  maladif,  mordant,  pauvre  et  navré,  est  pareil  à 
des  Heurs  dans  des  branches  d'arbre  puissant.  Le 
lui-même  a  sou  motif,  furtif,  pâlot/  décisif  aussi,  de  par 
Bon  inquiétude  que  l'action  finira  par  justifier.  Et  le  motif 
de  Iokanaan  I  Imaginez  chose  plus  pure,  d'une  lige 
d'une  tonalité  plus  franc!  semble  commençant  par 

l'air:  Il  est  venu..,  air  préludé  et  soutenu  par  les  cors 

les  hautbois...  —  est  une  merveille  de  bon  <ens  et  de  pi 

Hérode  nous  est  présenté  comme  l'être  le  plus  fâcheu- 
sement incohérent  ;  vous  n'irez  pas  reprocher  à  la  musique 
de  souligner  cette  incohérence.  .  Ht  y 


—  39i  — 

Incohérence,  vraiment? 

Et  fatras  polyphonique  ? 

Tous  les  tempéraments  des  personnages,  dès  l'entrée  en 
action,  sont  en  fusion,  se  confondent,  se  croisent,  se  heur- 
tent, s'annihilent,  se  font  valoir,  grandissent,  meurent, 
renaissent...  Vraiment  je  ne  vois  pas  fort  bien,  ici,  la  divi- 
sion classique  des  motifs.  Mais  ce  serait  d'un  risible 
effroyable!  Et  néanmoins,  pour  un  auditeur  qui  n'est  pas 
de  parti-pris,  quelle  facilité  à  saisir,  dans  la  puissance 
d'orchestration,  l'individualité  de  chaque  motif.  Fatras 
polyphonique?  L'air  d'Iokanaan  —  j'y  tiens,  il  domine 
l'œuvre  —  est-il  du  fatras? 

Et  indigence  mélodique?  Bah!  Trouvez  beaucoup  de 
phrases  d'une  mélodie  plus  suavement  consciente  que  la 
phrase  de  violon  qui  indique  la  subite  élévation  de  pensée 
de  Salomé,  quand  Iokanaan  va  sortir  de  sa  prison,  et  quand 
il  y  rentre...  Et  la  danse  de  Salomé,  avec  ses  motifs 
lascifs,  enjoués,  furieux,  légers,  graves,  amoureusement 
descriptifs,  témoigne-t-elle  vraiment  d'indigence  ? 

Ne  nous  fâchons  pas.  Aimons  que  des  critiques  facétieux 
fassent  des  calembours  Les  pauvres  n'ont  que  cela  dans  la 
giberne.  Et  disons  tout  simplement  que  Salomé  est  un 
chef-d'œuvre.  Dire  cela  est  beaucoup  moins  spirituel,  à 
coup  sûr  :  seulement,  c'est  plus  vrai. 

Si  le  librettiste  fit  œuvre  de  talent,  et  si  le  compositeur 
fît  œuvre  de  génie  —  le  génie  n'est-il  pas  l'adaptation 
exacte  d'une  pensée  à  une  circonstance  !  —  il  faut  dire 
aussi  que  MM.  Kufferath  et  Guidé  servirent  admirable- 
ment le  talent  des  auteurs.  Les  directeurs  de  la  Monnaie 
sont  de  nobles  artistes;  ils  aiment  activement  les  œuvres 
qu'ils  font  représenter.  Et  j'eus  récemment  un  très  grand 
plaisir  à  entendre  un  des  directeurs  —  vous  voulez  savoir 
lequel?  Vous  êtes  trop  curieux...  cherchez!  Supposez  que 
c'est  celui  qui  sent  si  bon...  une  ravissante  odeur  de 
violette  !  —  me  dire  à  propos  de  Salomé  :  «  Si  vous  saviez 


—  392  — 

à  quel  point  cela  me  passionne...  »  —  Cela  est  charmant. 
Et  puis  c'est  vrai,  On  le  sent.  Et  avec  le  parfum  de  la 
violette  en  question,  c'est  le  printemps... 

M.  Sylvain  Dupais  fut  admirable  :  il  convient  de  le  louer 
avant  tous.  Il  amis  dans  son  interprétation  de  la  partition 
une  clarté,  une  décision,  une  autorité  qui  en  font  un  des 
meilleurs  chefs  d'orchestre  que  nous  ayons  entendus. 

Parmi  les  autres  interprètes  il  faut  citer  d'abord  M.  Swolfs 
qui  fit  du  rôle  d'Hérode  une  création  inoubliable:  nul  ne 
pouvait  exprimer  mieux  le  doute,  la  passion,  la  truculence 
plastique,  la  bestialité  enfantine,  du  tétrarque.  M.  Swolfs, 
dont  la  voix  est  merveilleuse,  est  un  très  grand  artiste. 
Malheureusement,  nous  le  perdons  :  c'est  dommage. 

Mme  Mazarin  a  fait  sa  plus  belle  création  de  la  saison. 
Elle  fut,  justement  à  propos,  féline,  ondoyante,  féroce  et 
câline.  J'en  ai  dit  déjà  du  mal.  J'ai  une  bonne  âme  :  com- 
bien je  suis  heureux  d'en  pouvoir  dire  du  bien  !  Et  je  dis 
que  peu  d'artistes  eussent  pu  jouer  et  chanter  mieux  que 
Mme  Mazarin  le  rôle  de  Salomé  ! 

M,ne  Lafrlte  fut  une  fort  belle  Hérodias. 

Mlle  De  Bolle  un  page  remarquable  :  voilà  une  ai  ; 
sur  laquelle  il  faut  compter. 

M.  Petit  semble  manquer  encore  d'expérience  vocale.  Il 
appuie  mal  sa  voix  ce  qui  la  rend  fâcheusement  gutturale. 
Mais  c'est  un  artiste  d'avenir,  dont  le  jeu  de  scène  est  déjà 
remarquable. 

Mlle  Aida  Boni  —  chère  à  M.  Edmond  Cattier,  qui  l'ap- 
pelle divine!  — -  a  engraissé:  elle  a  mimé  à  merveille  la 
danse  de  Salomé.  Mllc  Boni  est  une  bien  intelligente 
artiste. 

M.  Nandès  est  exquis.  Dans  un  rôle  ingrat  —  dans  deux 
rôles  ingrats,  même,  car  il  chante  une  des  parties  du 
quintette  des  Juifs,  en  dehors  (le  >on  rôle  (le  Xarraboth  —  il 
a  fait  montre  d'un  talent  ravissant,  lu  sa  voix  est  adorable. 

Et  tous  les  autres  sont  bien  :  MM.  Yallier,  Iïelhotnme, 
François,  Danlée,  Crabbé,  Dua,  Dister,  que  sais-je  ! 


—  393  — 

Le  décor  est  une  merveille. 

Et  Salomé  est  un  chef-d'œuvre,  quoi  qu'en  pense 
M.  Edmond  Cattier,  qui  n'a  vu  que  la  danseuse!  Dame! 
bien  voir  et  bien  entendre,  cela  fait  deux  ! 

F. -Charles  Morisseaux. 

Sonnet 

Comme  une  belle  morte  en  robe  de  gala 
Fermez  ici  vos  yeux,  vous  qui  fûtes  moi-même; 
O  jeunesse  fardée  et  maintenant  si  blême, 
Ma  jeunesse!  est-ce  vous  qui  vous  étendez-là? 

Ayant  trop  sangloté,  votre  sein  déjà  las 
Fut  enfin  transpercé  d'une  flèche  suprême. 
Votre  front  est  meurtri  par  un  lourd  diadème 
Et  votre  corps  paré  de  pales  falbalas. 

Vos  souliers  d'argent  clair  dépassent  le  drap  triste 
Votre  arôme  de  rose  en  la  chambre  persiste  ; 
Adieu.  Je  ne  veux  pas  sur  vous  verser  de  pleurs, 

Puisque  cet  enfant  nu,  l'amour  qui  blesse  et  tue, 
Au  pied  du  lit  funèbre  où  vous  êtes  statue, 
Effeuille  en  souriant  ses  inutiles  fleurs. 

GÉRARD   D'HOUVILLE. 

L'Ame  lointaine 

Ils  habitaient  un  vieux  logis  de  campagne  entouré  de 
grands  arbres  et  le  calme  de  cette  solitude  leur  mettait  une 
douceur  au  cœur.  Tout  eût  été  pour  le  mieux  s'ils  avaient 
pu  se  communiquer  leurs  sentiments.  Ils  en  éprouvaient 
bien  le  désir;  mais,  sitôt  qu'ils  étaient  réunis,  ils  ne 
savaient  plus  que  se  dire  et  chacun  ensuite  aspirait  à  se 
retrouver  seul.  Alors  l'ondée  bienfaisante  remontait  :  ils  ne 


—  394  — 

comprenaient  pas  qu'ils  se  fussent  trouvés  ensemble  sans 
avoir  livré  passage  à  la  bonne  effusion. 

Cependant  tous  deux  étaient  souvent  sur  le  point  de  dire 
quelque  chose;  mais  des  espaces  s'interposaient;  ils  ne 
savaient  plus  ce  qu'ils  auraient  voulu  se  dire.  L'âme,  un 
instant  sortie  de  ses  palais  d'ivoire,  arrivée  jusqu'à  la  limite 
où  elle  eût  été  perceptible  pour  l'âme,  s'en  retournait.  Ils 
se  regardaient  et  semblaient  se  voir  pour  la  première  fois 
ou  bien  ils  croyaient  s'être  connus  dans  un  autre  temps 
ils  n'étaient  pas  sûrs  de  n'être  pas  l'ombre  seulement  de 
cette  lumière  qu'ils  portaient  en  eux  et  qui  ne  rayonnait  pas. 

C'étaient  là  d'étranges  sentiments.  Leur  retour  avec 
l'âge  n'usa  pas  ce  mal  qui,  en  revenant,  troublait  le  fond 
de  leur  vie  et  n'en  altérait  pas  la  surface.  Ils  se  le  cachaient 
mutuellement  comme  ils  se  taisaient  leur  pensée;  mais 
leur  âme  se  tourmentait  de  leur  faire  signe  et  de  n'être 
point  reconnue. 

Cependant  il  arrivait  qu'une  impulsion  plus  forte  les 
entraînât  dans  les  moments  où  l'âme  parait  devoir  nous 
échapper.  Alors  leurs  visages  s'éclairaient  doucement  l'un 
pour  l'autre;  chacun  sentait  ce  que  l'autre  pensait,  et  tous 
deux  s'apercevaient  qu  ils  pensaient  la  même  chose.  Il  n'y 
avait  plus  entre  eux  que  L'épaisseur  d'une  frôle  cloison  de 
verre;  leur  âme  transparaissait  derrière;  ils  la  voyaient  et 
ne  pouvaient  la  toucher.  Car.  sitôt  qu'ils  se  parlaient,  : 
(lisaient  encore  une  fois  les  choses  qu'ils  ne  pensaient  pas, 
ils  oubliaient  celles  qu'ils  auraient  du  se  dire.  La  clo 
aussitôt  se  changeait  en  un  mur  épais;  ils  ressentaient  la 

gôlie  de  s'être  vus  et  de  ne  plus  se  reconnaître.  Leur 
silence  seul  avait  parlé,  et,  en  le  rompant,  leur  parole  tout 
à  coup  s'était  tue. 

once   surtout  restait  trouble  de  ces  fatalités  (pu 
reléguaient  vers  des  pôles  opposés.  Il  avait  pris  l'habitude 
de  me  confier  ses  peines  et,  chaque  fois,  m'avouait  qu'il  ne 
se  sentait  pas  le  maître  d'en  conjurer  le  retour. 


—  395  - 

»  Il  y  a  tant  de  choses  entre  notre  âme  et  nous  !  disait-il  : 
peut-être  elle  est  hors  de  nous  et  cherche  le  moment  d'y 
rentrer;  mais  toutes  les  portes  sont  fermées  ;  elle  repart  en 
gémissant.  Peut-être  n'est-ce  qu'un  fluide  subtil  qui  nous 
visite  au  moment  où  nous  n'y  pensons  pas.  Notre  corps 
est  une  maison  dont  les  maîtres  sont  presque  toujours 
absents.  Quand  nous  y  rentrons,  l'âme  s'en  est  allée,  et 
ensuite  la  vie  n'est  plus  qu'un  long  sommeil. 

»  Je  n'ai  bien  vu  ma  chère  Elise  qu'une  fois  :  ce  fut  au 
commencement  de  notre  mariage.  Oui,  un  certain  soir 
d'orage,  elle  était  près  de  moi,  nos  regards  ne  se  quittaient 
pas,  et,  cette  fois,  elle  me  dit  une  chose  qui  me  pénétra 
comme  son  âme  même.  Ce  fut  une  chose  très  simple  et  qui 
aux  autres  eût  paru  un  peu  ridicule  : 

—  Je  crois,  me  dit-elle,  que  je  t'ai  aimé  depuis  le  com- 
mencement du  monde. 

»  Je  ne  puis  dire  quelle  joie  divine  m'inonda,  car  elle 
avait  dit  là  justement  la  chose  que,  moi  aussi,  je  sentais. 

»  Jamais,  depuis,  nous  ne  retrouvâmes  une  telle  parole, 
une  parole  par  laquelle  quelque  chose  avait  été  délié  en 
nous. 

»  Ah  !  mon  ami  !  nous  nous  cherchons  à  tâtons  dans  la 
nuit;  quelquefois,  nous  avons  l'espoir  que  nous  allons  enfin 
nous  retrouver;  mais  ensuite  elle  cesse  d'être  là  où  je  suis. 
Et  nous  ne  nous  connaissons  plus  que  par  le  regret  de  nous 
être  encore  une  fois  perdus.  » 

Toujours  mon  ami  s'affligeait  de  cette  destinée  qu'il  ne 
pouvait  rompre;  il  m'arrivait  après  une  de  ces  crises 
morales  où  il  avait  été  sur  le  point  de  dire  quelque  chose 
et  où  ensuite  il  s'était  retrouvé  sans  paroles. 

Vainement  je  l'encourageais  à  mieux  s'écouter  pendant  le 
temps  qu'il  sentait  la  nécessité  de  parler  et  à  moins  se 
défier  de  son  élan. 

—  «  Vous  avez  raison,  me  répondait-il  :  c'est  bien  ainsi  que 
je  devrais  faire;  mais  l'âme  est  si  fugitive!  Ce  n'est  qu'une 


—  396  — 

brève  chaleur,  l'émotion  d'un  battement  de  cœur.  Elle  a 
passé  déjà  quand  on  croit  la  saisir.  Et  pourtant  cela  ne  peut 
durer  plus  longtemps  :  nous  sommes  si  las,  nous  sommes 
muets,  depuis  tant  d'années  !  Je  vois  bien  qu'Elise  n'espère 
plus,  qu'elle  ne  croit  plus  en  moi...  Et  la  mort  pourrait 
venir!  » 

Elle  vint  plutôt  qu'il  ne  l'attendait.  J'étais  leur  voisin  de 
campagne.  On  me  fit  appeler.  11  tenait  les  mains  d'Elise 
dans  les  siennes;  une  lueur  surnaturelle  baignait  les  yeux 
de  cette  jeune  femme  restée  belle  aux  approches  de  la 
mort;  doucement  ses  lèvres  remuèrent.  Ce  ne  fut  qu'un 
murmure  : 

—  Léonce,  je  voulais  te  dire  une  chose... 

Puis  elle  entra  en  agonie. 

Camille  Lemonmkr. 


A 


Paris=New=York  (Fragment) 
ACTE  TROISIÈME 

SCÈNE  IX 
Roland,  Desdemone. 

ROLAND. 

Eh  bien...  je  vous  remercie]  Je  suis  fiancé...  Vous  êtes 
ma  fiancée...  Je  crois  que  vous  m'aimez...  Eh  bien,  je  vous 
remercie... 

DESDEMONE. 
Pauvre  petit  prince... 

ROLAND. 

Ah!  ne  me  plaignez  pas.  Je  n'ai  pas  de  veine,  mais  ne 
me  plaignez  pas!... 


-  397  - 

DESDEMONE. 

Alors  il  a  fallu  que  j'embrasse  M.  Duroc,  pour  vous 
faire  comprendre  que  je  ne  vous  aimais  plus  ? 

ROLAND. 

Quoi? 

DESDEMONE. 

Mais,  petit  prince,  du  jour  où  je  vous  ai  connu,  ça  a  été 
fini...  Mon  dernier  cri  d'amour  a  été  :  «  Vous  êtes  un 
menteur  et  un  cochon...  »  Ça,  oui,  c'était  encore  de 
l'amour...  mais  le  lendemain,  quand  je  suis  redevenue 
calme,  quand  j'ai  accepté  de  venir  à  Roncevaux,  c'est  que 
je  vous  connaissais...  c'était  fini...  et  je  n'ai  été  si  gentille 
avec  vous  que  parce  que  je  ne  vous  aimais  plus. 

ROLAND. 

Je  ne  comprends  pas. 

DESDEMONE. 

Cane  fait  rien. 

ROLAND. 

En  tous  cas,  si  vous  êtes  venue  à  Roncevaux,  pour  me 
faire  voir  ce  que  j'ai  vu  tout  à  l'heure...  vous  auriez  pu 
choisir  une  autre  villégiature...  Ça  n'était  pas  la  peine, 
vous  savez... 

DESDEMONE. 

Si,  petit  prince,  c'était  la  peine...  car  si  je  suis  venue  à 
votre  château,  c'est  que  je  vous  aime  bien  dans  le  fond... 
Vous  verrez... 

ROLAND. 

Vous  vous  moquez  de  moi  ? 

DESDEMONE. 

Non,  je  ne  me  moque  pas...  Et  même,  j'ai  un  peu  d'es- 
time pour  vous...  Vous  vouliez  faire,  en  m' épousant,  un 
mariage  d'argent... 


-  39§  - 

ROLAND. 
Pardon... 

DESDEMONE. 

Mais  je  ne  vous  le  reproche  pas.  Chez  vous,  ça  n'était 
pas  laid.  Vous  n'êtes  pas  intéressé...  Je  ne  vous  ai  jamais 
cru  intéressé...  Je  vous  le  dis  sans  ironie...  Et  je  com- 
prends !  . .  Un  homme  comme  vous,  il  doit  avoir  des  cent  — 
chevaux...  des  châteaux  historiques...  des  chasses  et  une 
trompe...  Si  vous  n'aviez  pas  ça,  ça  serait  très  dur  pour 
vous...  je  comprends...  Et  même,  je  reconnais  que  d'au- 
tres, plus  intelligents  —  ne  vous  fâchez  pas  —  plus  intelli- 
gents... s'ils  avaient  un  château,  des  équipages  et  une 
trompe...  eh  bien,  ils  ne  sauraient  pas  quoi  en  faire...  et 
peut-être  ils  seraient  ridicules...  Vous,  vous  êtes  né  pour 
ça...  Vous  allez  dans  ce  décor...  Et  tenez,  triste  comme 
vous  l'êtes,  à  cet  instant...  et  sous  votre  costume...  vous 
avez  l'air  dans  cette  salle  de  portraits...  d'être  vous-même, 
un  petit  portrait  de  famille  ..  un  petit  prince  dégringolé, 
mais  rêveur,  qui  ferait  illusion...  Seulement, heureusement, 
je  vous  connais;  alors  je  vous  dis,  en  vous  donnant  la 
main  :  Petit  prince,  je  vous  pardonne  de  ne  pas  avoir  su 
me  comprendre...  pardonnez-moi,  de  vous  avoir  compris... 

ROLAND. 

Eh  bien...  je  suis  très  embêté,  mais  vous  a\  1... 

Nous  n'aurions  pas  été  heureux  ensemble  ..  Je  ne  voua 
aurais  peut-être  pas  aimée  comme  vous  voulez  être  aimé 
Oh!  je  l'ai  bien  senti...  allez...  confusément.,    car  je  ne 
suis  pas  un  psychologue  ..  Seulement,  il  ne  faut  pas  croire 
que  je  suis  bête...  car  ça,  ça  me  ferait  de  la  peine  .. 
DESDEMON1  • 

Mais... 

ROLAND. 
Si,  vous  Le  croyez...  eh  bien,  non...  je  De  suis  pas  bête... 
je  n'ai  jamais  été  habitué  à  réfléchir,  voilà  tout...  Papa  n'a 


—  399  — 

jamais  réfléchi  non  plus...  et  il  n'est  pas  bête...  Seule- 
ment, nous  avons  toujours  eu  tout  ce  qu'il  nous  fallait  sous 
la  main,  nous  n'avons  jamais  eu  l'occasion  de  penser... 
Depuis  Charles  X,  beaucoup  d'entre  nous  sont  comme 
ça...  Nous  ne  sommes  plus  au  pouvoir,  alors  ça  nous 
rouille.  C'est  comme  pour  le  cor  de  chasse,  il  faut  être 
entraîné...  Vous  comprenez?... 

DESDEMONE. 

Oui... 

ROLAND. 

Voilà... 

DESDEMONE. 

Vous  êtes  inquiet  ?. . . 

ROLAND. 

Je  suis  embêté... 

DESDEMONE. 

Il  ne  faut  pas  Si  les  choses  s'arrangent  comme  je  l'es- 
père, ce  soir  tout  le  monde  sera  content.  Il  n'y  aura  que 
moi,  car  je  reste  en  panne.  Avec  qui  est-ce  que  je  vais  me 
fixer?... 

JEFFIELD,  entrant. 

Desdemone,  vous  êtes  occupée  ? 

DESDEMONE. 

OhlJeffield! 

JEFFIELD. 

Je  désire  parler  avec  vous  avant  dîner. 

DESDEMONE. 

Sur  quel  sujet? 

JEFFIELD. 

Sur  un  sujet  sentimental. 

DESDEMONE. 

Allez  dans  le  fumoir,  je  viens... 


—  400  — 

JEFFIELD. 

Dépêchez- vous,  je  n'aime  pas  attendre... 

:  Jeftîeld. 
DESDEMONE. 

Jeffield!...  Oui,  peut-être...  Je  ne  l'aime  pas  du  tout, 
mais  il  a  une  excuse,  il  est  Américain...  Ne  soyez  pas 
triste,  petit  prince...  D'ailleurs  vous  avez  Suzette  pour 
vous  consoler...  Elle  est  à  Biarritz.  .  Mais...  vous  lui  avez 
écrit. 

ROLAND. 

Non,  la  lettre  n'est  pas  partie. 

DESDEMONE 

Alors,  elle  est  dans  votre  buvard.  Oh!  ne  soyez  pas 
embêté.  J'ai  mon  plan,  et  comme  on  dit  en  Amérique  : 
«  Ce  que  femme  veut,  Dieu  est  obligé  de  le  faire...  » 

Elle  s 

SCÈNE  X. 

Roland,  puis  Hélène. 

ROLAND,  à  ses  aïeux. 
Vous  étiez  heureux,  vous...  vous  viviez  à  une  époque  où 
la  vie  était  simple...  où  il  suffisait  de  gagner  de  temps  en 
temps  une  bataille,  pour  maintenir  votre  situation  dans  le 
monde...  Vos  châteaux  ne  tombaient  pas  en  ruines,  comme 
aujourd'hui...  Quand  vous  aviez  besoin  d'argent,  vous  en 
demandiez  au  roi,  qui  vous  en  donnait  tout  de  suite...  Si 
le  roi  n'en  avait  pas,  il  doublait  les  impôts,  ou  bien,  il 
faisait  pendre  le  ministre  des  finances...  Ne  nous  le  d 
muions  pas,  mes  aïeux,  nous  ne  reverrons  jamais  ces  temps 
héroïques...  Votre  petit-fils  est  dans  la  purée,  mes  pair 
enfants,  et  il  y  restera...  La  purée,  -avez-vous  seulement 
ce  que  c'est?...  Cest  un  mot  de  nos  jours...  Mais  il  ex- 
prime  admirablement   bien   l'état   où  je    suis,    où   nous 


—  401  — 

sommes  tous,  ô  mes  aïeux!...  papa,  maman  et  ma  petite 
sœur. . .  Pauvre  petite  Hélène  ! . . .  Avec  une  année  de  revenus 
de  ma  blonde  fiancée,  je  lui  aurais  trouvé  un  duc...  Triste... 
Triste...  et,  en  tout  cas,  très  embêtant!...  Entre  Hélène.  Te 
voilà,  ma  chérie?... 

Il  l'embrasse. 

HÉLÈNE. 

Roland...  j'ai  besoin  de  te  parler...  Ah!  je  ne  suis  pas 
gaie. 

ROLAND. 

Oui,  oui,  je  m'en  doute...  Tu  sais  déjà?...  D'ailleurs, 
tout  le  monde  doit  le  savoir...  Les  malheurs  se  répondent 
vite...  Ce  Duroc,  est  un  voyou. 

HÉLÈNE,  étonnée. 

M.  Duroc?... 

ROLAND. 

Ne  cherche  pas.  Je  t'expliquerai  ça  un  jour...  Et  alors, 
petite  sœur,  nous  avons  du  chagrin  ? 

HÉLÈNE. 

Un  gros  chagrin,  mon  frère... 

ROLAND,  l'embrassant  encore. 
Je  suis  ému,  Hélène...  ma  parole,  je  suis  infiniment 
touché...  Mais  ça  ne  m'étonne  pas  de  ta  part... plus  j'avance 
dans  la  vie,  plus  je  m'aperçois  qu'il  n'y  a  que  l'amour  fra- 
ternel... C'est  le  seul  qui  ne  donne  pas  de  déception... 

HÉLÈNE. 


ROLAND. 


C'est  vrai  ça! 
Tu  es  un  ange!... 

HÉLÈNE. 

Mais  j'aime  Harry,  et  je  l'épouserai,  je  te  le  jure  !., 


2  b 


—  402  — 

ROLAND,  stupéfait. 
Harry!...  Harry!  Qu'est-ce  que  c'est  encore  cette  his- 
toire-là... Alors,  c'est  à  ton  mariage  que  tu  pensais,  toi 
aussi  ? 

HÉLÈNE. 

Bien  sûr!...  Tu  ne  t'étais  donc  pas  aperçu  de  rien  ?... 

ROLAND. 

Non. 

HÉLÈNE. 

Ah!  mon  pauvre  Roland!...  Tu  n'es  vraiment  par  pers- 
picace... 

ROLAND. 

Elle  aussi!... 

HÉLÈNE. 

Quoi? 

ROLAND. 

Rien...  Et  Harry,  lui,  t'aime-t-il?... 

HÉLÈNE. 

S'il  m'aime!...  Le  jour  où  il  ma  embrassée... 

ROLAND. 

Tu  t'es  laissé  embrasser,  petite  malheureuse?... 

HÉLÈNE. 

Sans  la  moindre   résistance...  et  ce  jour-là,  nous  avons 
décidé  que  nous  serions  des  époux... 

ROLAND. 
C'est  la  solution... 

HÉLÈNE. 

Quoi?... 

ROLAND. 

Rien.  Continue... 


—  403  — 

HÉLÈNE. 

Seulement,  papa  refuse.  Il  ne  veut  pas  deux  mésalliances 
dans  sa  famille... 

ROLAND. 

Deux  mésalliances? 

HÉLÈNE. 

DameL...  Toi  et  Daisy...  Harry  et  moi,  ça  fait  deux... 
Et  là-dessus,  il  est  inflexible,  papa...  Il  n'y  a  rien  à  faire... 
Alors,  voilà,  tu  es  l'aîné,  Roland,  ça  te  crée  des  droits, 
mais  ça  te  crée  aussi  des  devoirs...  et  comme  le  premier 
de  ces  devoirs  est  de  te  sacrifier  au  bonheur  de  ta  petite 
Hélène...  Non,  laisse-moi  aller  jusqu'au  bout...  Papa  se 
place  à  son  point  de  vue,  lui...  Eh  bien,  il  est  clair  qu'à 
son  point  de  vue,  que  j'épouse  Harry,  ou  que  tu  épouses 
Desdemone,  le  résultat  est  le  même,  nos  aïeux  ont  leur 
affaire  dans  tous  les  cas...  Alors,  n'est-ce  pas,  comme  il 
faut  que  l'un  de  nous  deux  se  sacrifie... 

ROLAND. 

...Tu  as  tout  de  suite  pensé  à  moi. 

HÉLÈNE. 

Voilà  l 

ROLAND. 

Eh  bien  ! . . .  C'est  très  grave  ! . . . 

HÉLÈNE. 

Roland!... 

ROLAND. 

Un  mot...  Harry,  ce  n'est  pas  un  cérébral,  au  moins? 

HÉLÈNE. 

Oh!  non!...  pourquoi  me  demandes-tu  ça?... 

ROLAND. 

Pour  rien...  Hélène...  Tu  es  un  ange,  je  te  le  répète... 
Harry  aussi,  est  un  ange,  à  sa  façon...  Vous  vous  aimez 


—  404  — 

comme  on  doit  s'aimer,  comme  devaient  s'aimer  nos 
pères...  ces  géants!...  Regarde-les...  Ils  ont  l'air  content, 
ils  ont  l'air  de  me  dire,  avec  la  rude  franchise  de  gens 
qui  ne  risquent  plus  rien  :  Roland,  renonce  à  épouser  une 
cérébrale  qui  ferait  tache  dans  notre  famille...  Il  s'agit  du 
bonheur  de  ta  petite  sœur...  sacrifie-toi  ! 

HÉLÈNE,  lui  sautant  au  cou. 
Tiens!...  je  t'adore...  Mais  dis  moi,  maintenant,  que  tu 
es  bien  décidé...  Tu  ne  vas  pas  trop  souffrir?...  C'est  un 
gros  sacrifice... 

ROLAND. 

Evidemment!...  Mais  comme  mon  mariage  est  rompu 
depuis  un  quart  d'heure,  ce  sacrifice  me  devient  plus 
léger... 

HÉLÈNE. 

Oh  !...  Et  tu  me  faisais  poser... 

ROLAND. 

Je  voulais  savoir  si  tu  aimais  vraiment  Harry...  Tu  m'as 
convaincu...  Tu  l'aimais  assez  pour  immoler  ton  propre 
frère...  Dans  mes  bras,  sœur  dénaturée... 

HÉLÈNE. 

Ah!  Roland,  mon  petit  Roland!...  Que  je  suis  con- 
tente!... 


SCENE  XI 

Les  mêmes,  Harry,  puis  Desdemone.  puis  la  Duchesse, 
le  Duc,  Belroë,  puis  Duroc,  puis  Jeffield. 

HARRY,  entrant. 

Eh  bien,  vous  avez  parle 

HÉLÈNE. 

Harry,  il  ne  se  marie  plus,  il  accepte... 


—  405  — 

HARRY. 

Ah!  Roland...  mon  vieux...  Tu  sais,  mon  vieux...  lar- 
moyant. Tu  sais,  mon  vieux... 

ROLAND. 

Eh!  bien,  eh  bien...  qu'est-ce  qu'il  y  a? 

HARRY. 

Rien,  c'est  fini...  O  petite  chérie  de  mon  idéal  !... 

HÉLÈNE. 

Cher  Harry!... 

ROLAND. 

C'est  ça,  l'amour... 

HARRY. 

Je  restaurerai  le  château...  Il  y  aura  toujours  des  chevaux 
ici...  et  plus  jamais  un  rat  ! 

ROLAND. 

Eh!  bien,  tu  sais...  mon  vieux... 

HARRY. 

Et  tu  peux  partager  l'argent  avec  moi... 

HÉLÈNE. 

Et  il  t'offre  la  cent  chevaux... 

DESDEMONE,  entrée  sur  ces  répliques. 

Enfin,  toutes  les  fleurs  du  mariage  et  pas  la  chaîne... 

LE   DUC,   entrant. 

Qu'est-ce  qu'on  m'apprend...  Ton  mariage  est  rompu? 

LA    DUCHESSE. 

C'est  épouvantable... 

DESDEMONE. 

Monsieur  le  Duc,  je  vous  demande  la  main  de  votre  fille 
pour  mon  frère... 

LE   DUC. 

Jamais  !...  Au  fait,  ça  arrange  tout.  Valtrude,  votre  avis? 


—  4o6  — 

HÉLÈNE. 

Maman,  vous  ne  refuserez  plus  maintenant? 

LA    DUCHESSE. 
Non...  a   Harrv,   l'embrassant  sur  le  front.  Al 011  fils!... 
HARRY. 

O  chère  future  belle-mère!... 

LE   DUC. 

Ça  y  est!...  Ils  ont  la  rage  de  ces  mots-là... 

JEFFIELD,  avec  un  bouquet  de  Heurs  d'oranger. 

Desdemone,  c'est  pour  vous...  Une  veuve  américaine, 
c'est  une  vestale... 

DESDEMONE. 

Oui...  Eh  bien,  comme  c'est  heureux  que  je  n'aie  jamais 
voulu  lui  donner  une  preuve  de  confiance.  Oh!  oui... 
Quelle  bonne  idée...  Papa,  tout  est  arrangé,  j'épouse 
Jeffield. 

HARRY. 

Tout  est  arrangé.  J'épouse  Hélène. 
LE   DUC. 

Qu'est-ce  que  vous  dites? 

BELROl 

Je  dis  :  C'est  une  victoire  américaine. 

DESDEMON 
Mon  frère  appelle  ça  une  victoire  française! 

Francis  de  Croisset 

EMMANUEL  Ak\ 


M 


—  407  — 

La  Lumière  des  Buis 

I 

Destin  au  beau  visage  est  trop  près  de  mon  cœur. 

A  peine  je  respire  et  ce  poids  de  douceur 

dont  le  frémissement  de  lumière  s'allège 

est  com?ne  une  aile  et  comme  une  voix  par  la  neige. 

Tout  glisse  de  son  pas,  il  a  l'aspect  de  tout, 

il  est  l'agilité  de  l'air,  il  a  le  goût, 

la  mesure  et  le  poids  de  ce  jour  où  délire 

le  charme  d'être  à  lui.  Destin  et  son  sourire 

ne  me  quitteront  plus.  Nous  nous  joindrons  les  mains, 

le  monde  sera  nous,  hors  nous  tout  sera  vain, 

à  deux  nous  trouverons  d' identiques  présages, 

pour  nous  être  distraits  du  même  enfantillage. 

On  nous  croira  contents,  on  nous  dira  :  Venez 

mordre  à  même  l'Eté  qui  vous  est  destiné, 

sans  voir  que  nous  avons  une  commune  adresse 

à  cacher  avec  soin  une  même  allégresse. 

II 

Si  V on  pouvait  avoir  les  ailes  du  Gardien 

et  soutenant  son  vol,  y  trouver  ce  vrai  bien 

que  V ombre  garde  en  elle  et  que  boit  la  lumière. 

Si  l'on  pouvait  cueillir  cette  grâce plénière 

qui  envahit  le  mur  des  plus  tristes  clochers 

co?n?ne  un  gui  noir  et  dru  sur  l'arbre  desséché. 

Destin  aurait  poussé  la  porte  de  l'Eglise. 

Destin  serait  pieux  et  son  â?ne  reprise 

par  l'Ardeur  oubliée  aurait  une  beauté 

à  la  fois  résignée  et  pleine  de  fierté. 

Dehors  on  entendrait  les  bruits  de  la  campagne  : 

Les  faux  sont  dans  les  blés,  les  pics  dans  la  montagne, 


—  4oS  — 

tout  le  labeur  tournoyé  autour  de  cette  mort, 
que  le  Livre  a  nommé  la  Tempête  et  le  Port. 
Mais  le  Destin  a  quitté  V Asile  des  Tombeaux, 
et  son  amour  bondit  dans  la  danse  des  faux. 

III 

//  me  quitte  et  pourtant  je  sais  qu'il  me  demeure. 
Il  n'a  pas  de  chagrins.  Il  pleure  si  l'on  pleure. 
Il  ?ne  donne  à  garder  le  plus  triste  rameau. 
Il  m'apporte  la  nuit.  Il  me  tient  des  propos 
où  glisse  le  ruisseau  des  plus  belles  journées. 
Il  me  parle  à  ?nots  vifs  de  sa  foi  consternée, 
me  tient  tout  près  de  lui,  ou  lestement,  sans  voir, 
mon  visage  étonné,  s'enfonce  dans  le  ?wir. 

IV 
«  Aux  chemins  rocailleux  emportez  la  lumière  » 
me  dit  sa  voix.  A  chaque  feuille,  à  chaque  pierre, 
va  luire  un  peu  du  sang  de  la  lampe  et  le  vent 
piquera  de  son  bec  ses  petits  ors  mouvants. 
Cette  ombre  balancée  où  baignaient  tes  délices, 
da?is  l'eau  de  tant  de  nuit,  la  voilà  qui  se  glisse. 
L'esprit  de  la  maison  par  son  charme  est  ici, 
tout  le  pensif  enclos  te  suit  et  ton  souci 
de  prendre  à  chaque  instant  une  image  plus  tendre 
n'est  que  ce  feu-follet  échappe  de  ta  chambre. 
Si  proche  de  la  flamme  on  ne  distingue  plus 
que  cet  effarement  de  néant  absolu 
où  saigne  ce  fruit  vif.  Jette  la  lampe.  Sonde 

îanl  que  V ombre  fuit  ce  vol  d'une  secoi 
toute  la  nuit  autour  de  ton  pas  incertain 
avide,  autant  que  toi,  de  retrouver  Destin. 

V 

Bientôt  il  reviendra,  ?nais  secouant  la  tête 
ne  dira  plus  un  mot  et  son  à  me  inquiète 


—  409  — 

dansant  devant  nos  pas  jettera  des  lueurs. 
Nous  irons  comme  on  va  dans  la  pire  douleur 
cherchant  sans  la  trouver  notre  grâce  animée. 
La  grande  aile  vivante  en  nous  s' est  refermée. 

Prosper  Roidot. 

Nous  ne  verrons  plus  Tante  Jo... 

POUR  LES   PETITS 

Que  Tante  Jo  fût  la  plus  douce,  la  plus  sucrée  des  créa- 
tures, cela  ne  faisait  aucun  doute  pour  Hugo  et  Nelle  qui 
vénéraient  la  vieille  fille  comme  une  relique  en  gâteau. 

Les  deux  enfants  ne  se  souvenaient  guère  d'avoir  été 
souvent  voir  Tante  Jo.  Elle  habitait  Bruxelles.  Ils  l'avaient 
vue  deux  fois  chez  un  parent  commun  à  Gand  ;  elle  était 
venue  ensuite  chez  eux  dans  cette  vieille  capitale  des 
Flandres  où  les  rues  sont  mortes  et  où  les  gens  paraissent 
dormir.  Autrefois,  Hugo  et  Nelle  la  voyaient  tous  les  ans, 
à  la  kermesse.  Quand  elle  venait,  elle  était  tout  sucre  et 
friandises.  Durant  huit  jours,  les  deux  enfants  l'embras- 
saient et  la  baisaient  de  leurs  lèvres  collantes  de  bonbons 
et  de  confitures. 

Hugo  lui  dit  un  jour  : 

—  Tante  Jo,  je  voudrais  aller  avec  vous,  à  Bruxelles  ! 

—  Y  penses-tu,  mon  petit  Go!... 
Il  demanda  : 

—  C'est  loin,  Bruxelles,  dis? 

—  Sans  doute,  Go,  c'est  très  loin  et  cela  coûte  cher! 

—  Combien  cher,  dis  ? 

Tante  Jo  calcula  en  centimes  le  prix  du  voyage  : 

—  Trois  cent  quarante-cinq  ! 

Le  petit  Go  devint  songeur.  Nelle  qui  écoutait  ouvrit  de 
grands  yeux  consternés. 


—  4io  — 

Mais  Go  interrogeait  de  nouveau  : 

—  Comment  est-ce,  chez  toi,  Tante  Jo? 

—  Chez  moi,  c'est  un  café  ! . . . 

—  Est-ce  qu'il  y  a  une  enseigne  sur  la  porte? 

—  Oui,  petit  Go,  il  y  a  une  enseigne.  Une  grande  pinte 
toute  remplie  de  bière  brune  et  de  mousse. 

—  C'est  tout,  Tante  Jo? 

—  Non  !  il  y  a  encore  une  cafetière  à  côté  et  une  tranche 
de  jambon  sur  une  assiette... 

Go  réfléchit,  les  yeux  à  demi-fermés  : 

—  Je  voudrais  voir  le  café,  Tante  Jo.  Y  a-t-il  des  cerises 
dans  un  bocal,  chez  toi? 

—  Oui,  mon  petit,  il  y  en  a! 

Un  soupir  glissa  sur  les  lèvres  de  Go.  Il  regardait  la 
vieille  femme  dont  les  joues  roses  riaient.  Et  il  lui  semblait 
que  les  yeux  de  Tante  Jo,  sous  leurs  paupières  rouges,  bril- 
laient comme  deux  cerises  apétissantes. 

Il  l'embrassa  : 

—  Tante  Jo,  je  vous  aime  beaucoup  ! 

—  Et  moi  aussi,  mon  petit  Go,  je  t'aime.  Voilà  deux  sous 
pour  t'acheter  du  sucre. 


Depuis  des  mois,  Go  conservait  les  doux  sous  de  Tante 
Jo,  comme  une  relique.  Il  ne  savait  pourquoi  il  les  serrait 
ainsi  dans  son  mouchoir.  Sans  doute,  ses  parents  ne  lui 
donnaient  pas  beaucoup  d'argent.  Le  cordonnier  était 
pauvre.  Aussi  les  deux  enfants  attendaient-ils,  avec  une 
impatience  fébrile,  que  l'annuelle  kermesse  leur  ramenât 
Tante  Jo  qui  était  pour  eux  la  Fée  du  sucre  et  des  bonnes 
caresses. 

Lorsque  le  printemps  refit  du  soleil,  les  carrousels  s'ins- 
tallèrent sur  la  plaine.  Go  possédait  encore  les  sous  de 
Tante  Jo,  et  il  se  sentait  un  peu  d'héroïsme  dans  l'âme,  a 
cause  de  cette  volonté  tenace. 


—  4ii  — 

Mais  il  pleura  toutes  ses  larmes  lorsque  Tante  Jo  an- 
nonça qu'elle  ne  viendrait  pas.  Nelle  aussi  pleura.  La 
vieille  devenait  caduque,  ses  jambes  s'étaient  rouilles.  Elle 
ne  quittait  plus  le  comptoir. 

Pendant  deux  jours  les  enfants  ne  jouèrent  plus.  Us 
entendaient  la  musique  des  carrousels  qui  semblait  rire  de 
leur  chagrin.  Ils  reçurent  même  des  taloches  du  cordon- 
nier, parce  qu'ils  l'ennuyaient  en  encombrant  l'atelier. 

Un  matin,  d'un  gai  soleil,  Go  dit  à  Nelle  : 

—  Le  père  est  fâché !...  Il  nous  frappera  encore,  si  nous 
restons  ici  !...  Viens  promener  avec  moi... 

Quand  ils  furent  dehors,  Go  prit  Nelle  par  la  main  : 

—  Ecoute  ce  que  je  pense  :  puisque  Tante  Jo  ne  viendra 
plus,  si  nous  allions  chez  elle  ! ...  dit  Nelle  ?. . . 

Avec  ses  grands  yeux  que  l'étonnement  ouvrait  toujours 
tout  ronds,  la  petite  demanda  : 

—  Y  songes-tu,  Go!...  Trois  cent  quarante-cinq  cen- 
times!... 

—  Tu  est  folle  ! . . .  Nous  irons  à  pied  ! . . . 

Elle  réfléchit  un  instant,  son  doigt  entreles  lèvres. 

—  As-tu  de  l'argent  pour  manger  ? 

—  J'ai  deux  sous. 

Il  tira  les  deux  pièces  de  la  poche  de  son  pantalon,  les 
montra  à  Nelle. 

—  C'est  assez,  j'achèterai  une  mastelle  pour  le  dîner  !... 
Mais  Nelle  n'était  pas  encore  convaincue. 

—  C'est-il  loin,  Bruxelles,  Go? 

—  Peut-être  pas  si  loin  que  ça...  Là-bas,  sans  doute, 
près  de  la  porte  de  Bruxelles...  Tante  Jo  doit  habiter  là!... 

—  Deux  heures,  crois-tu,  Go?... 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait,  deux  heures,  ou  trois!...  Viens 
Nelle... 

Puis,  comme  elle  paraissait  joyeuse  tout  à  coup,  son  nez 
retroussé  à  la  pensée  de  revoir  Tante  Jo  et  de  manger  les 
cerises  dont  Go  avait  parlé  une  fois,  le  garçon  eut  une 
inspiration. 


—  412  — 

—  Dis,  Nelle!...  Si  tu  prenais  le  ballon  que  maman  t'a 
donné!...  on  irait  peut-être  plus  vite!... 

Nelle  alla  chercher  son  ballon  rouge  comme  une  cerise 
transparente,  et  ils  partirent. 


Les  boulevards  s'égayaient  aux  cris  des  oiseaux  dans  les 
platanes  encore  dépourvus  de  feuilles.  Mais  déjà,  sur  les 
marronniers  du  Parc  les  rayons  allumaient  l'or  des  bour- 
geons crevés.  Il  y  avait  dans  le  soleil  jeune  une  promesse 
de  vie  communicative,  et  les  pavés  caressés  par  la  lumière 
aussi  bien  que  les  arbres  et  les  passants,  tout  semblait 
s'accorder  à  rire  et  à  chanter. 

Les  deux  enfants  ne  parlaient  pas.  Ils  marchaient  en  se 
donnant  la  main.  Leurs  petites  jambes  nues  allaient  vite, 
traînaient  leurs  sabots  avec  un  bruit  cahotant  et  régulier. 

Go  portait  la  tête  haute.  Il  avait  une  vague  connaissance 
de  la  topographie  du  quartier,  savait  que  la  porte  de 
Bruxelles  se  trouvait  du  côté  du  Parc,  pour  avoir  souvent 
joué  de  ce  côté  avec  les  gamins  de  l'école.  Quand  le  soir 
tombait  l'un  d'eux  qui  habitait  boulevard  de  Bruxelles 
prenait  le  pont  de  l'Escaut.  Ça  doit  être  par  là.  plus  loin, 
passé  la  porte... 

Il  se  sentait  fier  de  sa  qualité  d'explorateur.  Des  souve- 
nirs de  jeux  lui  revenaient  à  la  mémoire,  lorsqu'il  faisait  la 
chasse  aux  Sauvages,  dans  les  îlots  du  lac,  sous  les  grottes. 
11  avait  fait  Nelle  captive  et  lui  avait  mis  des  plumes  autour 
de  la  tête,  après  avoir  barbouillé  sa  figure.  Xelle  devait 
s'agenouiller  devant  lui  et  demander  <;rûce.  Et  toujours  il 
lui  rendait  la  liberté,  en  lui  commandant  de  devenir  sa 
femme... 

Maintenant  il  veillait  sur  elle,  comme  Paul  sur  Virginie. 

Bientôt  ils  passèrent  le  pont.  Le  boulevard  se  déroulait, 
planté  de  marronniers,  bordé  de  jardins  renaissants  d'où 
l'on  entendait  déjà  de  frais  bruissements  d'oiseaux. 


—  413  — 

De  temps  en  temps  Go  parlait  : 

—  C'est  Tante  Jo  qui  va  être  étonnée,  dis,  Nelle... 

—  Est-ce  qu'il  y  aura  du  sucre,  Go  !.. 

—  Pour  sûr,  qu'il  y  en  aura  ! . . .  Tante  Jo  en  a  toujours  ! . . . 
Puis,  ils  pressaient  le  pas,  dans  leur  impatience  d'arriver 

au  but  et  de  surprendre  la  vieille. 
Nelle  commençait  à  demander  : 

—  C'est  encore  loin,  dis,  Bruxelles?... 

—  Je  ne  pense  pas,  répondait  Go. 

Sous  la  passerelle,  on  entendait  des  sifflements  de  loco- 
motives et  des  panaches  de  fumée  blanche  enveloppaient 
les  arbres.  Les  enfants  s'égayèrent  à  gravir  la  passerelle. 
Justement,  un  train  passait,  avec  un  grondement  qui  les 
effraya  un  peu  puis  les  fit  trépigner  de  rire. 

Nelle  pinçait  fort  la  ficelle  du  ballon  de  peur  qu'il  ne 
s'échappât.  La  petite  boule  rouge  s'agitait  au  vent,  lui 
cognait  les  joues  ;  et  le  soleil  y  faisait  miroiter,  avec  des 
paillettes  d'or,  l'image  des  arbres  et  des  pignons.  Bien 
qu'il  n'eût  que  six  ans,  Go  avait  apprit  à  lire  le  nom  des 
rues  sur  les  pancartes  bleues.  Il  s'arrêtait  à  tous  les  coins, 
bégayait  les  noms  et  disait  : 

—  C'est  plus  loin  ! . . .  Viens,  Nelle  ! . . . 

—  Est-ce  encore  loin,  recommençait  la  petite... 

—  Je  ne  pense  pas  !  répondait  Go. 

Ils  passèrent  encore  un  pont.  Go  regarda  la  pancarte 
bleue.  Il  eut  un  cri  de  joie  : 

—  Ça  doit  être  ici!...  «  Chaussée  de  Bruxelles!  »... 
Toute  ravigourée,  Nelle  s'était  mise  à  rire,  les  joues 

rouges  de  plaisir.  Ses  yeux  brillèrent  et  son  rire  fit  ociller 
le  ballon  sur  la  ficelle  : 

—  Sais-tu  où  c'est  Tante  Jo?...  Si  on  le  demandait? 
Hein!...  Tout  le  monde  doit  connaître  Tante  Jo,  ici!... 

—  Tais-toi!...  Tante  Jo,  c'est  un  estaminet,  nous  verrons 
tout  de  suite!... 

Ils  prirent  le  trottoir  où  des  ouvriers  revenaient  du  tra- 
vail, pour  l'heure  de  midi. 


—  4H  — 

—  Regarde  Go!...  C'est  peut-être  ici  !...  Il  y  a  des  ton- 
neaux devant  la  porte  !... 

Go  leva  les  yeux. 

—  Non!  pas  encore!...  Chez  Tante  Jo  il  y  a  une  pinte 
de  bière  sur  l'enseigne  ! . . . 

—  Et  une  cafetière  aussi,  Go  !... 

—  Et  une  tranche  de  jambon  sur  une  assiette!... 

A  chaque  auberge  qu'ils  rencontraient,  ils  poussaient  un 
soupir  : 

—  Pas  encore,  Nelle  ! 

Go  s'imaginait  que  Tante  Jo  se  trouvait  devant  la  porte, 
assise  sur  une  chaise,  comme  faisaient  ses  parents,  en  été, 
après  souper. 

Mais  les  maisons  défilaient  toujours;  les  enseignes  se 
succédaient  et  la  litanie  se  pousuivait  : 

—  Pas  encore!...  Pas  encore!... 

A  pas  très  lents,  ils  marchaient;  leurs  sabots  sonnaient. 
Et  leurs  yeux  grands  ouverts  interrogeaient  les  physiono- 
mies et  les  fenêtres,  les  devantures  et  les  enseignes. 

Maintenant,  ils  longeaient  les  bâtiments  massifs  qui  res- 
semblaient à  des  gares.  Ils  traversèrent  en  courant  un 
passage  à  niveau  et  se  trouvèrent  tout  à  coup  en  pleine 
campagne.  A  peine  quelques  maisons  bordaient  encore  la 
route. 

Ils  regardèrent  encore.  Tous  deux  avaient  le  cœur  gros, 
troublés  par  une  déception  morne. 

—  Ce  n'est  plus  Bruxelles  ici,  dit  Nelle, pleurant  presque. 
Go  voulut  la  rassurer  : 

—  Nous  nous  sommes  trompé  !  ..  C'est  là-bas...  Vois-tu, 
là  où  se  trouve  cette  église  !... 

Mais  une  grande  inquiétude  le  prenait  aussi. 

—  Je  suis  fatiguée,  Go!  assayons-nous  ! 

Comme  elle  avait  les  yeux  humides  et  que  son  nez  cou- 
lait, (  io  eut  pitié  de  la  petite  : 

—  Oui!...  reposons-nous!...  Dans  les  champs...  Il  doit 
faire  bon!... 


-  4i5  - 

Un  petit  chemin  crevé  d'ornières  profondes  leur  offrait 
la  clef  des  champs.  Ils  y  marchèrent  quelque  temps,  puis 
s'enfoncèrent  en  pleine  glèbe  où  déjà  verdoyaient  les  pre- 
miers blés.  Nelle  tenait  toujours  les  yeux  fixés  sur  le 
clocher  lointain. 

Ils  s'assirent  sur  le  bord  d'un  fossé  dont  la  ligne  claire 
coupait  l'herbe  comme  l'acier  d'une  faux.  Go  moucha  le 
nez  de  Nelle,  avec  des  soins  paternels.  Il  essuya  aussi  son 
front  où  perlait  de  la  sueur. 

—  J'ai  chaud!  dit  la  petite!...  Ah!  qu'il  fait  chaud!... 

—  Baignons-nous  !  dit  Go. 

Il  plongea  la  main  dans  l'eau  du  fossé.  Elle  était  fraîche 
et  l'on  voyait  les  plantes  du  fond. 

Pour  se  baigner,  Nelle,  ayant  attaché  le  ballon  à  une 
branche,  se  déchaussa  lentement  :  il  semblait  qu'elle  l'eût 
fait  à  regret,  comme  si  dans  cet  acte  elle  eut  consenti  une 
abdication,  l'abandon  du  but  poursuivi. 

Déjà  Go  pataugeait,  de  l'eau  jusqu'aux  genoux. 

Tout  à  coup  il  se  pencha,  prit  de  l'eau  dans  ses  mains  : 

—  Dis,  Nelle  ! . . .  Si  nous  nous  noyions  ! . . . 

Et  il  fit  mine  de  tomber.  Nelle,  effrayée,  s'était  mise  à 
pleurer  et  toute  la  tristesse  de  son  cœur  se  déchargeait 
dans  ces  larmes. 

Mais  Go  riait  déjà  de  son  mauvais  tour. 

—  Oh!  Go!...  Go!...  pleurait  Nelle!  ..  Tu  m'as  fait 
peur!  ..  Allons-nous  en!... 

Elle  était  toujours  sur  le  bord,  un  pied  nu,  l'autre  à 
demi  déchaussé.  Elle  ne  cessait  de  verser  des  larmes. 

—  Mais  tais-toi!...  dis  Go.  Viens  dans  l'eau,  il  fait 
frais!... 

—  Non  !  Je  ne  veux  pas  ! . . . 
Go  remonta  sur  le  bord. 

—  Alors,  mangeons!... 

De  la  mastelle  partagée,  il  ne  resta  plus  une  miette. 
Puis,  le  repas  fini,  de  nouvelles  larmes  obscurcirent  les 
yeux  de  Nelle. 


—  416  — 

—  Nous  ne  verrons  plus  Tante  Jo!... 

—  Mais  si  !  dit  Go.  C'est  là-bas,  derrière  ces  arbres...  Tu 
vois  le  clocher  ! 

Nelle  pleurait  plus  fort. 

—  Rentrons  à  la  maison!...  Papa  nous  battra!... 

—  Et Tante  Jo?  .. 

—  Oh!  oh!  Tante  Jo!...  Tante  Jo!...  gémit  Nelle  en 
portant  ses  mains  à  ses  yeux. 

Go  était  redescendu  dans  le  fossé.  Il  s'amusait  à  remuer 
l'eau  et  à  chasser  les  insectes  d'argent  à  la  surface. 

Alors  Nelle  remit  ses  bas  et  détacha  le  ballon  de  la 
branche.  Elle  s'assit  sur  l'herbe  douce  comme  un  duvet, 
prit  le  globe  rouge  entre  ses  deux  mains  chaudes  et  regarda 
son  image  dans  le  miroir  de  la  bulle.  Elle  ne  pleurait  plus 
mais  des  sanglots  soulevaient  encore  sa  poitrine. 

Tout  à  coup,  elle  sentit  une  légère  détonation  entre  ses 
doigts  et  il  n'y  eut  plus  qu'une  petite  peau  chiffonnée  et 
molle.  Go  s'était  mis  à  rire,  amusé,  battant  les  mains. 

Mais,  avec  le  ballon,  tout  le  rêve  de  Nelle  avait  crevé. 
Elle  eut  de  suprêmes  larmes  : 

—  Nous  ne  verrons  plus  Tante  Jo!...  Nous  ne  verrons 
plus  Tante  Jo!... 

Franz  Helli 

a* 

Nérine  (Fragment)  (*) 
SCÈNE  II 

ASCANIO. 

Nérine,  je  fadot 
et  te  bénis  du  jond  du  cœur,  6  tendn  seuil 
ou  les  baisers  ainsi  vont  parfumant  t'accueil, 


(•)  Nertne,  un  acte  représenté  au  th.  piétés  d'Anvers,  pour  la  premier*  fois 

le   15  mars   «907. 


-  4i7  - 

maison  de  mon  amour!  jardin  charmant  qu'arrosent 

une  clarté  d^  étoile,  une  haleine  de  rose, 

un  cha?it  de  rossignol  mourant  parmi  les  /leurs/ 

NÉRINE. 
Ascanio/ 

ASCANIO. 
Pourquoi  tes  yeux  re?nplis  de  pleurs/ 

NÉRINE. 
Parce  quête  voilà!  Je  suis  heureuse!  heureuse/ 

ASCANIO. 

ô  ma  Nérine/  mon  Trésor  / 

NÉRINE. 

Ton  a?noureuse  ! 
E??ibrasse-moi.  Prend s-?noi  dans  tes  bras.  Presse-??ioi 
contre  ton  cœur...  O  doux  et  pénétrant  émoi! 
6  langueur  ineffable!  ô  volupté  divine! 
Je  l'aime,  A  scanio  ! 

ASCANIO. 

Je  t'adore,  Nérine! 

Ils  demeurent  un  moment  enlacés  et 
silencieux. 

Et  maintenant...  — Mais  quoi!  pas  d'apprêts  de  festins? 
et  dans  ces  chandeliers  les  flambeaux presqu' éteints? 
Tic  ne  m'attendais  plus! 

NÉRINE. 

Je  t'attendais.  Je  t'aime. 
Mais  l'ombre  est  douce  aux  mots  que  dicte  l'âme  même. 
Dans  un  instant  ces  feux  seront  morts.  Et  la  nuit 
nous  couvrira  tous  deux  de  son  beau  voile  où  luit 
sur  le  velours  l'arge?it  des  étoiles  brodées... 

ASCANIO. 
Ah! pourquoi  donc  ce  soir  de  si  tristes  idées! 

27 


—  4i8  — 

Moi,  j'aime  mieux  le  jour  ou  F  éclat  des  flambeaux, 
par  lesquels  les  trésors  de  ta  chair  sont  plus  beaux, 
et  par  qui  je  me  plonge,  extasié,  l'âme  ivre, 
dans  ta  jeunesse  blonde  ainsi  qu'en  un  beau  livre/ 
Ah!  Nérine!  avivons  ces  cires!  Eblouis 
à  leur  douce  clarté  mes  regards  réjouis! 
Détache  ce  beau  col,  écarte  ces  longs  voiles! 
Ouvre-moi  le  jardin  dont  mon  songe  s  étoile! 
Laisse  tes  fiers  cheveux  déroulés  sur  ton  cou, 
bondir,  ètincelants,  en  joyeux  torrent  fou  ! 
De  la  clarté!  De  la  clarté! 

—  L heure  est  venue, 
Nérine,  où  je  te  veux  comte?npler  éperdue, 
où  ce  salon,  par  ta  beauté  transfiguré, 
fleuri  par  ta  blancheur,  par  ta  blondeur  doré, 
évoque  à  mon  amour  l'âge  sacré  du  monde 
où  Phryné  sur  la  grève  a  surgi  nue  et  blonde 
pour  V éblouissement  des  hommes  et  des  dieux! 

NÉRINE,  repoussant  doucement  ses  mains. 
Ascanio!  Rêvons  dans  cet  harmonieux- 
silence,  dans  la  nuit  berçant  notre  indolence... 
Ah!  douceur  de  s'aimer  tout  bas  dans  la  nuance, 
V  éclat  atténué  des  feux,  V  agonisant 
parfum  des  lys  penchés  sur  le  limpide  étang! 
Douceur  d'être  des  voix  qui  dans  la  nuit  sommeil. 

ASCANIO. 
Non!  l'amour  n' endort  point  les  sens!  Il  les  r< 
Viens,  Nérine,  chantons!  Je  t'ai  rime  des  vers! 

KINE,  ravir. 

Une  chanson  pour  moi? 

ASCANIO. 

Pleine  de  doux  éclairs! 
une  chanson  d amour  dont  les  rimes  irempées 
vont  sonnant  dans  le  rythme  ainsi  que  desépées! 


—  419  — 

NÉRINE. 
Une  chanson  pour  moi/ 

ASCIANO. 

Je  te  la  chanterai! 
NÉRINE. 
Et  sur  ces  cordes,  moi  je  t' accompagner  ai , 
mon  doux  Ascaniof  bon  bien-aimê! 

Elle  va  dépendre  au  mur  une  mandore, 
s'assied  dans  un  fauteuil,  et  peu  à  peu 
T'accompagne  doucement. 

ASCANIO. 

Ma  fée  f 

Il  chante.  Garde  ta  rose  purpurine, 

Bengale,  éden  ensoleillé, 
Mon  amour  cueille,  émerveillé, 
les  fleurs  de  ta  gorge,  ô  Nèrine! 

Garde  ton  azur,  à  ciel  clair 
riant  à  la  cité  marine! 
Pour  réjouir  mon  coeur  a?ner 
j'ai  le  doux  regard  de  Nèrine. 

En  vain  ton  encensoir,  printemps, 
bat  d'odeurs  chaudes  ma  narine, 
quand  je  respire  l'excitant 
parfum  de  ton  corps,  ô  Nèrine  ! 

Que  m'importe  donc,  Misoly, 
Ta  chanson,  même  cristalline? 
Pour  bercer  mon  rêve  pâli 
j'ai  le  rire  ailé  de  Nèrine. 

Sculpteur  !  garde  la  figurine 
que  tu  me  dis  être  Vénus! 
Je  dédaigne  ses  charmes  nus  : 
?na  Vénus  à  moi,  c'est  Nèrine. 


—  420  — 

Ya-t-en,  6  Muse  aventurine! 

Garde  tes  couplets  ennuyeux! 
La  poésie  est  dans  les  yeux 
et  sur  la  bouche  de  Nèrine! 

NÉRINE. 

Poète!  baise- les!  —  Ascanio,  mon  dieu! 

ASCANIO,  achevant,  après  un  baiser. 
//  n'est  plus  d'étoiles  aux  deux, 
plus  de  roses  dans  les  parterres  ! 
Nérine  est  l'astre  de  la  terre 
et  la  fleur  du  firmament  bleu! 


Il  1  Vnlace. 


J'ai  rimé  ces  vers-là,  dignes  de  vous  à  peine, 
Madame,  en  vous  quittant  ce  matin.  Pour  la  peine, 
laissez-moi  de  mes  mains  habiles  dégrafer 
ce  corsage  ennuyeux, 

NÉRINE,  riant. 

Ah!  vous  me  décoiffez! 
C'est  mal! 

ASCANIO. 

C'est  bien!  très  bien!  Ah!  laisse-toi  donc  feu 
et  so?}wies-nous  tous  deux  dans  ce  soir  de  mysi 
et  de  douce  langueur  pour  parler  sagement 
ou  de  philosophie  ou  d'algèbre? 

NKRINE. 

Oui. 

ASCANIO. 

lu  mens! 
Tu  ne  le  voudrais  pas!  —  Par  une  nuit  pareille 
Roméo,  dans  les  /lais,  montait  vers  sa  merveille! 
Ivre,  la  tête  enjeu,  le  cœur  battant,  en  proie 
au  dé  tire  de  la  tendresse  et  de  la  joie, 
il  m on  tait,  de  ses  pieds  effleurant  les  glycines. 


—  421  — 

Mais  bientôt  le  rebord  du  balcon  se  dessine... 

la  clarté  frappe  au  front  l'amoureux  ébloui  : 

Juliette  toute  blanche  est  debout  devant  lui. 

Il  enjambe  la  pierre,  il  entre ,  il  la  contemple. 

Ah!  la  chambre  d'a?nour par  elle  se  fait  tin  temple! 

et  Roméo,  la  veille  ignorant  la  beauté, 

s'agenouille  et  croit  voir  une  divinité. 

Mais  bientôt  son  émoi  cède  à  son  désir  même. 

Il  surmonte  l'extase,  il  murmure  :  «  Je  t'aime!»... 

il  enlace,  éperdu,  l'objet  de  son  amour... 

Ce  n'est  pas  l'alouette  et  ce  n'est  pas  le  jour 

qui  pourront  désormais  l'arracher  à  l'ivresse. 

Le  voile  immaculée  tombe  sous  la  caresse, 

les  beaux  bras  nus  tremblant  posent  sur  le  satin 

leur  aube  que  n'a  vu  égale  aucun  matin. 

Les  cheveux  déroulés  glissent  en  avalanche, 

et  Kypris  autrefois  n' aparut  pas  plus  blanche 

sur  les  bords  d'    leusis,  que  Juliette  en  fleurs 

n  apparaît  aux  regards  de  son  amant  vainqueur  ! 

O  nuit  d'amour  !  ô  Nuit!...  Bientôt  s  éteint  la  flamme. 

Le  besoin  furieux  d' aimer  ravit  les  âmes... 

—  Eh  bien  !  nous  sommes  deux  !  Je  suis  Roméo, 

mais  Juliette  n'eut  pas,  Nérine,  front  plus  beau, 

regard  plus  caressant,  bouche  si  douce,  et  telle 

inexprimable  grâce,  ô  Nérine  plus  belle! 

Est-ce  vrai,  tout  cela? 

NÉRINE,  grisée. 

C'est  vrai.  Je  l'aime.  Et  suis 
à  toi  —  toute  ! 

Léon  Tricot. 


—   \22   — 

Les  Centaures  vers  Wagran  (°) 

pour  PAUL  ADAM. 

Au  flanc  de  la  première  brigade,  ayant  à  ses  côtés  le 
major  Fonfrèdeet  le  chef  d'escadron  Houssières,  le  général 
Maufas  trottait.  Il  avait  cependant,  à  cause  de  l'allure  des 
escadrons,  ralenti  la  marche  de  son  cheval  gris,  et  il  suivait 
maintenant  d'un  pas  égal  et  sûr  la  chevauchée. 

C'était  par  la  plaine  l'immense  et  éclatant  fourmillement 
des  régiments  avec  les  colbacks  à  flammes,  les  shakos  à 
cadenettes,  les  bonnets  d'ours  mêlés  aux  lointains  de  la 
route  poudreuse.  Germinal  suspendait  ses  tendres  et  jeunes 
guirlandes  vertes  aux  branches  basses  des  arbres  et  indi- 
quait au  loin,  sur  le  paysage  bleu  de  l'horizon  de  l'Ile-de- 
France,  la  ligne  mouvante  et  ondulée  des  forêts.  Vers  les 
villes  cachées  derrière  leurs  rideaux  l'armée  de  L'Empire 
marchait.  Au  long  des  colonnes  traînaient  les  cantines  d'où 
montait  la  forte  et  chaude  odeur  du  pain  frais  cuit  à  l'aube 
du  départ  au  fours  des  casernes.  Vers  la  gauche,  au  loin,  la 
plaine  était  toute  bleue  de  l'infanterie  de  ligne  dont  les 
guêtres  noires  se  mouchetaient  déjà  de  la  boue  des  flaques 
franchies.  A  leur  suite  trottait  l'artillerie  de  Sinarmont  avec 
ses  canonnière  rouges  et  noirs,  se  prélassant,  goguenards 
et  hâbleurs,  sur  le  devant  des  pièces  de  bronze  comme 
accroupies  sur  leurs  roues  basses  et  traînées  par  les  atte- 
lages du  train.  Puis  ce  fut  la  batterie  du  général  comt- 
Lauriston  défilant  a  -  luisants,  aident 

dépasser  les  divisions  Mansouty.  BrOU88ier,  Lamarque  et 
Reille,  parties  avant  elle.  Elle  les  devança,  au  trot  secoué 
mis,  parmi  les  rires  et  les  quolibets  des  esca- 
drons et  disparut  dans  un  épais  nuage  de  poussière  où  s'en- 
fonça, à  sa  suite,  le  second  régiment  de  la  brigade  des 


(*)  D'un  roman  a  paraître  prochainement  à  la  librairie  OUendorrT. 


—  423  - 

hauts  dragons  cuirassés  d'amarante.  Le  général  Maufas 
vit  dans  le  lointain,  sur  le  front  des  lignes  régulières,  la 
haute  stature  droite  de  son  fils,  le  colonel.  Elle  galopa 
quelques  instants,  toute  verte  avec  les  dorures  des 
galons,  son  haut  casque  d'or  dans  le  soleil,  puis  la 
poussière  la  cacha,  les  lignes  succédèrent  aux  lignes  et  ce 
fut  un  vaste  défilé  de  croupes  grises,  brunes,  fumeuses  et 
fortes  que  le  surgissement  des  hussards  aux  pelisses  écar- 
lates  brailla  au  lointain  du  chemin.  Le  général  eut  quel- 
que orgueil  de  cette  belle  statue  équestre  lancée  par  son 
énergie  sur  la  route  des  gloires  guerrières.  Son  état-major 
s'émerveilla  avec  lui.  Ceci  ne  l'empêcha  pourtant  point  de 
blâmer  les  maréchaux- de-logis  dont  les  hommes  avaient  le 
cuivre  des  selles  mal  fourbi.  Son  œil  prompt  découvrit  des 
ternissures  aux  emblèmes  héroïques  des  sabretaches.  Dere- 
chef il  blâma,  exprima  véhémentement  sa  colère,  s'emporta 
et  lança  son  cheval  au  devant  des  colonnes.  Déjà  le  bel 
ordre  précis  et  méthodique  du  départ  s'en  allait  dans  la 
première  lassitude  de  la  chevauchée.  La  graisse  jaune  du 
cou  débordant  sur  la  cravate  noire  du  hausse-col  il  hurla 
des  mots  rageurs,  parla  de  la  nation  trahie  par  la  discipline 
non  observée,  promit  la  répression  et  s'en  alla  vers  d'autres 
escadrons,  secoué  violemment  par  le  cheval  éperonné,  la 
chabraque  volante,  le  sabretache  toute  d'or  dans  les  rayons 
vifs  du  soleil.  Dans  le  fourreau  le  grand  sabre  recourbé 
sauta  avec  un  bruit  sec  d'acier.  Les  régiments  trottèrent 
dans  l'ombre  des  chênes  droits  de  la  route.  Dans  les 
champs  les  vieillards  à  la  herse  levèrent  la  tête,  lentement, 
regardèrent  avec  la  stupeur  de  leurs  prunelles  éteintes, 
passer  l'Armée. 

Un  vol  d'hirondelles  rayait  le  ciel  avec  des  cris  aigus. 
Des  enfants  assis  au  haut  d'un  talus  herbeux  se  réjouissent 
des  bonnets  à  poils  aux  immenses  plumets,  des  soldats 
d'élite.  Ils  hurlèrent  :  Vive  l'Empereur!  au  passage  du 
maréchal  chéri  de  la  victoire,  de  Masséna  taciturne  parmi 


—  424  — 

le  trot  sonore  de  l'état-major  que  fixait  son  œil  borgne. 
Puis  ce  furent  d'autres  champs  encore,  rouges  sous  le  soleil 
ou  verdoyants  dans  la  lumière,  des  terres  labourées  offrant 
dans  les  sillons  profonds  la  promesse  des  lourdes  mois- 
sons de  thermidor,  d'autres  paysans  effarés  devant  la  pro- 
digieuse force  surgie  du  sol  des  Gaules  et  partie  aux  terres 
ennemies  conquérir  les  lauriers  civiques  et  l'or  des  trésors 
impériaux  ;  d'autres  terrains  où  allaient  se  lever  les  tiges 
vertes  des  blés,  où  l'argile  éclatait  sous  la  poussée  des 
sèves,  des  paysages  où  des  toits  de  chaume  fumèrent  pai- 
siblement avec  les  rustres  accourus  aux  portes,  et  ahuris 
devant  le  défilé  poussiéreux  de  l'Empire  en  armée.  Au 
seuil  d'une  chaumière  basse,  accroupie  sous  trois  peupliers, 
un  aveugle  leva  son  bâton  et  indiqua  l'Orient.  Des  hus- 
sards plaisantèrent  le  geste  affolé  du  campagnard.  Les 
dragons  aux  chabraques  vertes  chantèrent  : 

Elvire  adorée,  dites-moi  .. 

Ils  reprirent  en  chœur  le  vers  et  se  turent  comme  le 
général  arrivait  vers  eux.  Les  fermes  défilèrent  toujours 
sous  le  ciel  immobile  et  clair.  Le  soleil  s'inclinait  au  ras 
des  lointaines  prairies.  Un  ruisseau  fut  traversé  où  les 
chevaux  burent,  fumants.  La  sabretache  du  brigadier  se 
détacha,  fut  emportée  par  le  flot  écumant.  L'escouade  plai- 
santa la  maladresse.  La  voix  reprit  au  flanc  de  la  colonne  : 
Elvire  adorée,  ditrs-moi .. 

L'ombre  légère  des  arbres  fut  oblique  sur  la  route.  Ou 
goûta  la  fraîcheur  qui  calma  la  brûlure  des  tempe- 
casques  lourds.  Les  flancs  des  moutures  fumèrent.  La 
cavalerie  laisserait  défiler  L'infanterie  et  l'artillerie  avant 
elle  et  fermerait  la  queue  de  l'armée.  Ce  fut  l'ordre  du 
maréchal.  On  grogna.  Le  brigadier  lit  acte  d'autorité.  Les 
hommes  se  réjouirent  cependant  de  la  halte  proche.  A 
droite  de  la  route,  derrière  les  peupliers  verts  d'une  rivière, 
les  premières  maisons  d'un  village  apparurent  blanches  et 


—  425  — 

brunes,  coiffées  de  chaumes  épais  ou  de  tuiles  légères.  On 
aima  le  clocher  où  chantait  un  angélus  paisible  et  domi- 
nical, et  qui,  grêle,  pointait  un  peu  au-dessus  des  chau- 
mières. Des  chiens  aboyèrent  que  le  bruit  des  prolonges 
effraya  et  mit  en  déroute.  Des  gamins  pouilleux  piaillèrent 
à  l'entrée  du  village,  au  long  des  humbles  maisons.  Des 
vieilles,  au  pas  des  portes,  branlant  la  tête,  parlèrent  des 
bataillons  en  sabots  d'antan,  poussés  vers  le  Rhin.  Obscu- 
rément l'âme  étonnée  des  rustres  admira  le  génie  de  l'Em- 
pereur réalisant  le  prodige  militaire  unique. 

Des  curieux  s'informèrent  si  on  repartait  vers  Austerlitz 
où  en  frimaire  de  l'an  xiv  les  armes  françaises  furent  vic- 
torieuses. On  brandit  de  vieux  numéros  du  Moniteur  avec 
des  noms  et  des  dates  de  gloire.  Des  invalides  rappelèrent 
la  campagne  de  Prusse  et  évoquèrent  Friedland.  Certains 
d'entre  eux  furent  aux  bords  del'Adige;  ils  citèrent  Maren- 
go,  Mondovi,  Millesimo,  Dego  et  Montehotte  contèrent  les 
merveilles  des  plaines  lombardes,  les  fatigues  du  siège 
devant  Mantoue.  Des  vétérans,  du  haut  de  leurs  montures 
grises  et  poussiéreuses,  trinquèrent  avec  eux  au  seuil  des 
maisons.  Ils  se  réjouirent  fraternellement  dans  un  commun 
enthousiasme  et  vantèrent  l'Empereur  et  le  prompt  éclair 
de  ses  victoires  dans  les  terres  ennemies.  Des  conscrits 
imberbes  s'étonnèrent  qui  furent  regardés  avec  complai- 
sance par  de  rieuses  jeunes  filles  battant  l'eau  bleue  du 
Cavas.  Le  soleil  déclinait  derrière  les  arbres  de  la  forêt  au 
flanc  de  la  colline  proche.  Une  calèche  verte  passa  avec 
une  escorte  chamarrée.  Le  profil  aigu  du  duc  d'Istrie 
apparut  derrière  les  vitres,  dans  l'ombre.  Les  fourgons 
trottèrent  à  la  suite  de  la  voiture.  On  déboucla  les  cour- 
roies des  havre-sacs.  Les  escadrons  évoluaient  dans  la 
plaine  et  furent  plaisantes  par  les  hussards  déboutonnant 
leurs  gilets  blancs  près  des  fontaines  retentissantes.  On  en 
vit  qui  portèrent  des  bottes  de  paille  jaune  et  craquante 
vers  les  écuries  grandes   ouvertes.   D'autres,  la  face  rude 


—  426  — 

entre  les  cadenettes,  fumaient  au  seuil  des  auberges  grouil- 
lantes. Une  odeur  de  foin,  de  cuir  et  de  pain  chaud  flotta, 
caressa  les  narines  Ils  mangèrent,  affamés  de  la  course 
par  les  champs  poussiéreux  Goguenards  les  anciens  plai- 
santèrent l'étonnement  des  conscrits  redoutant  les  fatigues 
de  la  chevauchée  aux  rives  germaniques.  Entre  les  chau- 
mières, affairés,  les  plantons  de  l'état-major  coururent, 
s'informèrent.  L'avoine  des  réquisitions  s'entassa  contre 
les  murs  des  fermes  ;  on  examina  les  pistolets  sortis  des 
fontes.  Dans  l'eau  de  la  rivière  écumeuse  les  chevaux 
blancs  des  trompettes  s'ébrouèrent.  On  aima  la  promesse 
des  défilés  dans  les  plaines  grasses  de  la  France. 
L'Armée,  au  repos,  respirait. 

Hector  Fleischmann. 


Inquiétudes  (*) 

I 

Je  ne  te  connais  pas.  Et  tu  es  mon  en/ant. 
De  ma  joie  et  de  ma  douleur  éperdu  nu  ni 
J'ai  pétri  ta  chair  frêle,  et  j'ai  versé  ma  vie 
Mystérieuse  et  chaude  au  fleuve  de  ton  sang. 
Et  je  croyais  renaître  en  ton  âme  éblouie. 

Pour  que  ton  cœur  battit  comme  a  battu  mon  Cû 
Pour  que  s'ouvrit  à  toi  le  monde  lourd  d'ivresse, 
Lourd  de  la  volupté  grave  de  la  douleur, 
J'ètteignU  de  mes  bras  frémissants  ta  ji  unes. 
Mais  je  n'ai  pas  fondu  ton  COSUT  tendre  tn  mon  COtUt 

y<  rêvais  d'imprimer  en  toi  mon  i  nt  ; 

Au  miroir  de  tes  yeux  je  roulais  que  la  flamnu 


(*)  Extrait  de»  Pat  légers,  un  volume  à  paraître  en  mai. 


—  427  - 

De  ma  vie  éclatât  plus  pare,  et  que  si  grand 
Fut  mon  amour  qu'il  imprégnât  toute  ton  âme. 
J'ai  plongé  mon  regard  en  tes  yeux  clairs  d'enfant... 
—  Et  tu  les  as  fermés,  pensive  sur  ton  âme. 

II 

Oh!  je  voudrais  t } aimer,  non  pas  à  ma  manière, 

Mais  à  la  tienne,  mon  enfant. 
Oh!  je  voudrais  sans  heurts,  sans  cris  et  sans  mystère 

T 'aimer  tout  simplement. 

Mais  le  plus  simple  amour  dans  mon  cœur  se  complique 

D'angoisse  et  déplaisir  aigu, 
Et  mes  baisers  ont  peur  d'être  trop  frénétiques 

Sur  ton  front  ingénu.. . 

J'ai  si  peur  de  t' aimer  comme  j'aimai  les  autres! 

Oh!  je  voudrais  un  coin  si  frais, 
Intact  et  velouté  comme  en  juin  le  ciel  d'aube, 

Où  tu  te  blottirais! 

Oh!  saurai-je  en  chantant,  caressante  et  naïve 

Te  garder  au  creux  de  mes  bras 
Et  vers  la  route  où  le  passé  rit  et  s'esquive 

Ne  m' enfuir  ai-je  pas  ! 

J'ai  peur  d'être  trop  jeune  encore,  et  trop  vivante, 

Pour  te  comprendre  et  te  chérir  ; 
Oh!  dans  quelle  eau  purifier  mes  mains  d'amante 

Lourdes  de  souvenirs, 

Pour  ne  plus  rien  aimer  que  ta  tête  charmante 

Et  que  tes  bonheurs  enfantins, 
Pour  être  comme  très  candide,  et  frémissante 

De  l'éveil  du  ?natinf 

CÉCILE   PÉRIN. 


—  428  — 

L'Art  et  les  Tombeaux 

I 

Pâques,  comme  la  Toussaint,  c'est  le  moment  des  pieux 
pèlerinages  aux  tombeaux  ;  la  toilette  des  cimetières  est 
faite  :  on  a  ratissé  les  allées,  balayé  les  feuilles  sèches, 
nettoyé  et  repoli  la  pierre  des  sépulcres.  Tout  ce  qu'il  est 
possible  de  faire  pour  embellir  et  parer  le  jardin  des  tré- 
passés a  été  accompli  et  le  résultat,  dans  les  diverses 
nécropoles  de  l'agglomération  bruxelloise,  est  d'une  minu- 
tieuse propreté  unie  à  un  bel  ordre  bourgeois.  Cela  est  très 
net,  très  symétrique  et  très  correct,  mais  cela  n'a  rien  qui 
évoque  la  majesté  de  la  Mort.  Les  enclos  ont  beau  avoir 
été  dessinés  avec  science  ;  les  cyprès,  les  ifs  et  les  saules 
ont  beau  mêler  leurs  feuillages  symboliques;  les  cinéraires 
et  les  pensées  blanches  exprimer  en  se  penchant  sur  les 
tombes  tout  ce  qu'il  est  possible  à  une  âme  de  fleur  de 
ressentir,  cela  n'est  ni  imposant  ni  triste. 

II 

Et  c'est  la  particularité  des  lieux  modernes  de  sépulture  : 
ils  manquent  de  solennité,  ils  manquent  de  grandeur, 
quelque  prémédition  qu'on  ait  mise  à  essayer  de  les  rendre 
solennels,  quelque  prévoyance  qu'on  ait  mise  à  les  faire 
vastes.  Or,  cette  prévoyance  est  sage,  vu  effet,  car  on 
meurt  beaucoup,  on  meurt  vite,  on  meurt  continuellement 
dans  nos  centres  de  population  trop  dense,  et  il  convient 
que  nos  champs  de  repos  soient  fort  étendus. 

Il  conviendrait  aussi  qu'ils  fussent  d'un  aspect  solennel, 
mais  le  peu  d'espace  qu'on  accorde  aujourd'hui  à  chaque 
défunt  dans  ces  villes  du  Silence  est  tellement  restreint 
qu'ils  finissent  par  y  être  aussi  proches  les  uns  des  autres, 


~  4^9  - 

aussi  serrés,  aussi  étroitement  voisins  qu'ils  le  furent  durant 
leur  vie  de  concitoyens.  Cela  nuit  évidemment  à  l'aspect 
général  des  nécropoles  :  une  foule  qui  s'écrase  sera  fatale- 
ment dépourvue  de  prestige  aux  yeux  du  spectateur  qui  la 
contemple,  et  c'est  l'effet  que  produit,  tout  d'abord,  l'en- 
semble des  tombeaux  quand  on  pénètre  dans  nos  cimetières 
citadins. 

Les  stèles,  les  croix,  les  colonnes  brisées,  les  sarco- 
phages, les  cénotaphes  et  les  catafalques  sont  si  rapprochés 
qu'ils  se  confondent;  ils  sont  si  lourds  de  pierres  et  d'orne- 
ments, dans  des  avenues  trop  étroites,  dans  des  pelouses 
trop  exiguës,  qu'ils  semblent  prêts  à  déborder  les  uns 
sur  les  autres,  à  s'envahir,  à  se  détruire  mutuellement. 
Et  si  cette  excessive  promiscuité  rappelle,  d'une  manière 
saisissante,  ce  que  fut  l'existence  terrestre  du  peuple  actuel- 
lement enseveli  sous  l'herbe  grasse,  sous  les  dalles  rigides, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  penser,  toutefois,  que  l'idée  for- 
midable du  néant  se  trouverait  bien  d'un  peu  plus  de  libre 
espace  autour  de  ceux  dont  le  souvenir  va  nous  inspirer 
cette  idée.  Mais,  ce  qui,  plus  encore  que  les  dimensions 
trop  réduites  du  territoire  concédé  à  chacune  des  unités 
de  la  foule  des  morts,  dans  ces  colonies  funèbres,  nuit  à  la 
grandeur,  à  la  noblesse  de  l'endroit,  c'est  le  mauvais  goût 
révélé  abondamment  par  l'architecture,  par  la  décoration 
des  monuments  qui  leur  sont  consacrés. 

Ici,  l'égalité  devant  le  trépas  n'est  plus  un  vain  mot  : 
elle  est  véritable;  elle  est  absolue.  Depuis  le  riche  à  qui 
l'on  aura  élevé  un  sanctuaire  de  bronze  et  de  granit, 
jusqu'au  plus  humble  des  humbles  sous  sa  fragile  chapelle 
dont  l'armeture  de  zinc  vitrée  tremble  au  vent,  tous  nos 
morts  dorment  parmi  d'horribles  choses.  Un  Egyptien, 
un  Phrygien,  un  Phénicien,  un  Grec,  un  Hébreu,  voire  un 
simple  Romain  des  temps  révolus  aurait  une  piètre  impres- 
sion de  ce  que  nous  pouvons  être  de  barbare  et  d'impie  devant 
l'abominable  quincaillerie  dont  nous  accablons  nos  tom- 


—  430  — 

beaux.  Quant  aux  tombeaux  eux-mêmes,  cet  homme 
antique, non  averti,  leur  supposerait  n'importe  quelle  desti- 
nation sauf  celle  qui  est  effectivement  la  leur.  Si  l'on  en 
excepte  quelques  rares  exceptions,  rien  n'a  moins  l'allure 
sépulcrale  que  nos  sépultures  modernes. 

C'est  un  art  oublié  et  dont  la  tradition  semble  perdue 
que  celui  de  l'architecture  funéraire;  sous  ce  rapport,  le 
plus  obscur  des  tombiers  anonymes  du  Moyen-Age  ren- 
drait des  points  au  plus  fameux  des  praticiens  d'aujour- 
d'hui. L'instinct  esthétique  est,  en  ces  matières,  tellement 
oblitéré,  tellement  atrophié  qu'on  ne  saurait  descendre 
plus  bas.  C'est  le  goût  public  et  privé  du  siècle  qui  appamait 
sous  cette  forme  indigente  et  je  crains  bien  que  son  erreur 
soit  incurable.  Voici  pourquoi  :  au  moment  de  la  construc- 
tion d'un  tombeau,  modeste  ou  magnifique,  ceux  qui  vont 
le  faire  élever  obéissent,  généralement,  au  plus  pur.  au  plus 
délicat,  au  plus  exquis  des  sentiments  ;  c'esl  le  culte  des 
morts  qui  les  inspire  et  c'est  un  hommage  à  leurs  plus 
chères  tendresses  familiales  qu'ils  vont  rendre  par  ce 
moyen.  Devant  l'accomplissement  de  ce  devoir,  les  plus 
secs  de  cœur  comme  les  plus  pauvres  de  numéraire  ne 
manifesteront  jamais  ni  indifférence  ni  avarice;  ils  sont 
résolus  à  faire  le  mieux  du  monde  et  ils  s'ingénient  certai- 
nement à  faire  bien.  Pourtant,  le  résultat  d'un  effort  si 
unanime  et  si  touchant  est,  presque  toujours,  désastreux. 

III 

Jadis,  tout  ce  qui  approchait  des  morts,  tout  ce  qui  leur 
était  voué  possédait  un  style  conforme  à  la  pensée  que 
BUggère,  qu'a  constamment  suggéré  la  fin  de  la  vie 
humaine  :  les  moindres  ex-voto,  les  plus  vulgaires  figures 
représentatives,  les  fioles  larymatoires,  les  amulettes  qu'on 
plaçait  auprès  des  cadavres,  dans  le  cercueil,  ou,  qu'on 
suspendait  au-dessus    de    leur  dernière  demeure  étaient 


-  43i  - 

d'une  qualité  d'art  indiscutable.  On  n'eût  point  toléré  la 
médiocrité  ni  la  laideur  pour  une  tâche  à  ce  point  grave  et 
austère;  et  si  le  symbolisme  païen  appliqué  au  service  de 
la  Mort,  a  parfois,  des  grâces  un  peu  lestes,  des  fantaisies, 
des  licences  d'imagination  un  peu  fortes,  si  le  christianisme 
des  temps  médiévaux  osa  y  employer  l'ironie  et  le  sar- 
casme, les  emblèmes  choisis  pour  traduire  ces  intentions 
profanes  contenaient  toujours,  en  quelque  partie,  la  sévé- 
rité qui  est  de  rigueur  devant  la  pensée  mystérieuse  et 
poignante  de  l'Eternité.  Dans  la  mythologie  grecque, 
Psyché,  l'âme  immortelle,  a  des  ailes  ;  elle  est  charmante, 
vive  et  puérile...  Mais  si  c'est  sur  quelque  ange  sépulcrale 
qu'apparait  son  image,  nous  y  verrons  une  Psyché  les  ailes 
brisées,  le  front  chargé  de  nuages,  les  bras  tombant  avec 
désespoir  ;  et  les  plaques  de  pierre  ou  de  métal  gravés  de 
nos  imagiers  du  Moyen  Age,  dans  les  temples  et  les 
cloîtres,  pourront  bien  mettre  en  scène  des  squelettes  rail- 
leurs, d'une  jovialité  macabre,  ces  squelettes  portent  avec 
eux  la  quintessence  de  la  philosophie  chrétienne  :  chargés 
de  vermine,  ils  insistent  sur  le  peu  que  nous  sommes  et 
prédisent  par  leur  exemple  le  sort  réservé  à  notre  corps 
périssable.  On  ne  rira  point  devant  eux,  malgré  leur  gaîté 
convulsive  et  on  n'aura  point  de  réminiscence  frivole 
devant  la  grâce  aérienne  des  Psychés  tombales  de  l'anti- 
quité. C'est  que  de  l'art,  de  l'art  fécond  et  fort  a  présidé  à 
l'exécution  de  ces  figures  plastiques,  et  l'art,  quand  c'est 
pour  la  Mort  qu'il  travaille,  ne  fait  point  rire  :  il  fait  penser. 
N'espérons  rien  de  pareil  des  monuments  funéraires  con- 
temporains, ni  des  attributs  clinquants  dont  ils  sont  sur- 
chargés. Cela  est  irrémédiablement  laid  ;  cela  manque  de 
caractère,  de  style,  d'à-propos.  Cependant,  des  tentatives 
timides  ont  été  faites  en  ces  dernières  années  dans  les 
cimetières  de  l'agglomération  bruxelloise  contre  l'hérésie 
ambiante  :  des  architectes,  des  statuaires  de  mérite  ont 
essayé  de  vaincre  le  courant,  en  retournant  aux  sources 


—  432  ~ 

vives  de  la  haute  et  noble  inspiration  poétique  pour  la 
réalisation  de  tels  ou  tels  travaux  à  destination  funéraire. 
Leurs  œuvres,  parmi  la  multitude  des  autres,  sont  trop  peu 
nombreuses  pour  qu'on  puisse  compter  sur  la  prompte 
défaite  de  l'hérésie  en  ces  matières.  # 

Ce  qu'il  faudrait,  pour  arrêter  le  flot  montant  du 
médiocre  dans  un  genre  où  la  médiocrité  n'est  pas  suppor- 
table, ce  serait,  peut-être,  la  constitution  d'un  aéropage  à 
qui  seraient  soumis  les  projets  de  monuments  funéraires,  et 
dont  le  jugement  déciderait  de  l'érection  de  ceux-ci. 

On  a  des  commissions  spéciales  pour  tant  d'objets  infini- 
ment moins  importants  ;  on  pourrait  bien  en  instituer  une 
qui  fût  chargée  d'éviter  à  notre  poussière  l'humiliation 
d'une  halitâcle  insolemment  réfractaire  aux  lois  véné- 
rables, saines  et  impérieuses  du  goût  et  de  la  beauté. 
Marguerite  Van  de  Wii  i 

Leçon  de  Choses 

//  était  Un  papillon  blanc 

qui,  sur  le  cœur  frais  et  tremblant 

des  roses  à  peine  fleuries, 

toujours  épris  de  nouveaux  cicu.x, 

menait  le  vol  capricu  ux 

de  ses  changeantes  rêveries... 

Or,  il  advint  qu'un  jour  de  miii, 
grisé  d'un  rayon  par fun 
il  r<  ncontra  sur  sou  passagk 
une  guêpe  d'or...  Et,  ravi, 

laissant  les  roses,  il  suivit 
la  guêpe  d'or  au  fin  cor  sa  g, 


-  433  — 

On  retrouva  dans  un  sillon 
le  corps  du  pauvre  papillon 
le  flanc  percé...  F  aile  brisée... 
Et  depuis  lors,  l'œil  attendri, 
les  roses,  quand  l'aube  sourit, 
pleurent  des  larmes  de  rosée! 

Carmen  d'assilva. 
à* 

Le  Choix 

A  F. -Charles  Morisseaux. 

Comme  l'auto  s'arrêtait  devant  la  porte  de  l'hôtel,  celle- 
ci  s'ouvrit  et  un  valet  parut,  bouleversé,  criant  : 

—  Ah!  enfin,  voilà  Mme  la  Comtesse  !  C'est  M.  le  Comte 
qui  est  tué...  là... 

Hélène,  au  premier  coup  d'œil,  avait  sauté  à  terre  et 
déjà  elle  était  en  haut  du  perron,  devant  la  bibliothèque, 
envahie  de  domestiques  ahuris,  où,  par  terre,  baigné  de 
sang,  était  étendu  le  corps  de  son  mari. 

Elle  étendit  la  main  comme  pour  le  protéger,  empêcher 
qu'on  le  touche,  et  dit  d'une  voix  sourde  mais  distincte  : 

—  Ma  trousse,  vite.  Et  que  tous  sortent. 

Sa  femme  de  chambre  haletante  lui  tendait  la  trousse  de 
chagrin  noir;  Hélène  y  choisit  une  lancette  puis  regardant 
la  fille  : 

—  Qui  a  tiré  ?  dit-elle. 

Subjuguée,  en  dépit  de  l'honnête  résolution  qu'elle  avait 
prise  de  ne  pas  révéler  la  vérité  à  sa  maîtresse,  la  fille 
murmura  : 

—  Une  femme,  naturellement.  Madame  sait  bien,  c'est 
toujours  comme  ça. 

—  Quelle  femme  ?  Une  dame  qui  vient  ici  ? 

—  Non,  non.  Oh!  pour  sûr  une  traînée,  on  voyait  ça... 
des  jupons  et  des  souliers...  Madame  sait  bien.  Elle  est 


-  434  - 

entrée  ici  tout  droit.  Monsieur  n'en  menait  pas  large,  il 
était  tout  blanc,  dit  François.  François  la  connaît  bien, 
lui  !  Il  y  a  porté  souvent  des  habits  de  Monsieur  Puis  on  a 
tiré,  nous  avons  couru...  Elle  s'est  enfuie... 

—  Cela  suffit.  Allez. 

La  fille  sortit.  Hélène,  la  lancette  en  main,  debout, 
livide,  regardait  son  mari. 

A  l'âge  où  l'on  atteint  une  perception  de  sa  personnalité, 
Hélène  pensa  qu'elle  deviendrait  docteur  en  médecine.  Ce 
n'était  ni  un  penchant  irréfléchi,  ni  une  parade  de  moder- 
nité qui  l'influençaient  ;  raisonnable  et  sérieuse,  une  bonne 
petite  fille  de  seize  ans,  d'un  esprit  d'ailleurs  gai  et  vif,  et 
avec  les  promesses  d'une  grande  beauté,  elle  se  sentait 
poussée  par  quelque  chose  d'incompréhensible  et  d'inéluc- 
table, qui  la  possédait;  qui  était  plus  un  ordre  qu'une 
vocation,  qui  l'obligeait  à  se  vouer  à  la  médecine,  bien  que 
son  milieu,  sa  famille  bourgeoise  et  routinière,  tout  s'op- 
posât à  ses  desseins. 

Elle-même  ne  se  sentait  attirée  vers  cette  profession  par 
aucun  désir  particulier.  Néanmoins  on  vit  cette  fille  douce 
et  calme  tenir  tête  aux  remontrances  indignées  des  siens. 
supporter  les  railleries  de  ses  compagnes,  délaisser  le  La 
chemin  battu  que  suit  la  vie  banale  et  qui  mène,  par  sau- 
teries et  dîners  de  famille,  à  ce  havre  de  grâce  de  la  jeune 
fille  belge  :  le  mariage. 

ICI  le  s'appliqua  aux  études  nécessaires.  D'une  intelli- 
gence moyenne,  d'une  sensibilité  nerveuse  très  développée, 
elle  trouva  de  grandes  difficultés  à  L'apprentissage  du 
«  carabin  ».  Cependant  ce  fut  avec  une  ténacité  indomp- 
table qu'elle  continua,  passa  ses  examens  et  devint  enfin 
une  femme  médecin. 

—  N'est-ce  pu  triste  pour  non-,  disaient  ses  parents,  de 
n'avoir  qu'une  fille  et  qu'elle  tourne  comme  ça!  Et  dire 
qu'elle  est  si  jolie.  Elle  aurait  pu  faire  un  beau  parti! 

Par  le  plus  extraordinaire  des  hasards,  ce  beau  parti  elle 
le  fit. 


-  435  - 

Le  plus  frivole,  le  plus  charmeur,  le  plus  changeant  des 
mondains  de  marque  s'éprit  d'elle.  Il  n'est  pas  de  femme 
qui  ne  se  sente  intimement  flattée  lorsqu'elle  se  voit 
l'objet  de  la  recherche  d'un  homme  de  plaisir.  Plus  elle  est 
sérieuse,  posée,  plus  elle  est  flattée.  Si  elle  est  aussi  pure 
et  enthousiaste,  cela  devient  irrésistible;  elle  est  prise  de 
la  plus  dangereuse  de  toutes  les  tentations,  elle  veut  con- 
vertir le  mauvais  sujet. 

Hélène  aima  donc  de  toutes  ses  forces  le  comte  Jean  de 
Bellières  et  l'épousa  d'enthousiasme.  Les  parents  d'Hélène, 
sachant  que  le  comte  possédait  de  belles  propriétés  et  une 
forte  somme  en  actions  de  chemins  de  fer,  ne  poussèrent  pas 
les  informations  plus  loin.  Leur  fille  avait  fait  le  beau  parti 
rêvé,  en  dépit  de  son  obstination  ridicule. 

Dans  les  bois  à  peine  verdelets,  par  cet  avril  timide,  au 
bras  de  l'époux  encore  amant  qui  lui  révélait  la  douceur 
de  la  vie,  Hélène  passa  les  premiers  jours  de  son  mariage, 
sans  se  rappeler  une  fois  qu'elle  était  docteur  en  médecine. 
L'année  mûrit,  l'été  vint,  puis  l'automne,  les  horizons 
changèrent,  les  coteaux  couverts  de  bois,  flamboyèrent  de 
feuilles  rouges  et  rousses,  et  son  amour  ne  changea  pas  et 
son  cœur  demeura  plein  d'extases,  tandis  que  sa  beauté 
s'épanouissait  royalement.  Avec  novembre,  le  jeune  mé- 
nage revint  à  Bruxelles  et  s'installa  dans  l'hôtel,  vieille 
bâtisse  et  mobilier  modem  style  où  Hélène  s'efforça  de  se 
créer  un  home. 

Bien  que  toute  sa  parenté  l'eût  jugée  absurde  d'étudier  la 
médecine,  cousins  et  cousines,  voire  papa  et  maman ,  ne  lais- 
saient pas  que  de  la  consulter  à  l'occasion.  On  le  faisait  en 
riant  ;  mais  on  emportait  l'ordonnance  chez  le  pharmacien. 
Ainsi  Hélène  se  trouva  avoir  une  sorte  de  clientèle  qui  l'em- 
pêchait de  se  rouiller.  Une  épidémie  d'influenza  parmi  ses 
domestiques,  lui  fut  très  utile  sous  ce  rapport.  Et  elle 
pratiquait,  gravement,  continuait  à  suivre  tous  les  progrès 
de  la  science,  avait  un  cabinet  où  s'entassaient  toutes  les 


-  436  - 

brochures  ad  hoc  et  les  centaines  d'échantillons  de  drogues 
et  d'instruments  que  reçoivent  chaque  jour  les  médecins. 
Elle  gardait  d'autant  plus  facilement  des  attaches  avec  sa 
profession  que  son  mari  semblait  moins  s'en  occuper.  Un 
instant  elle  avait  craint  qu'il  n'aimât  guère  ces  occupations 
scientifiques,  professionnelles,  viriles,  chez  celle  dont  il 
avait  fait  sa  comtesse.  Il  chérissait  toute  frivolité,  s'inté- 
ressait passionnément  à  des  questions  de  toilette,  n'eût  pas 
manqué  de  passer  chez  sa  femme  aux  soirs  de  sortie,  afin 
de  poser  lui-même  fleurs  et  pierreries  aux  places  qu'il  sied. 

Mais  dès  la  rentrée  à  Bruxelles,  le  comte  Jean  avait 
laissé  une  liberté  tacite  à  Hélène  quant  à  l'exercice  de  sa 
profession.  Certaine  Italienne,  grande  dame  d'aventure, 
aux  yeux  taillés  en  amande,  l'occupait  à  ce  point  qu'il  ne 
se  souciait  plus  guère  d'autre  objet.  De  ceci  Hélène  ne 
pouvait  se  douter. 

La  révélation  fut  affreusement  brutale. 

Devant  cette  trahison  que  racontaient  un  crime  et  des 
ragots  d'antichambre,  le  cœur  de  l'épouse  se  soulevait  et 
dressée  devant  ce  demi-cadavre,  le  cerveau  et  l'âme  se 
livraient  un  mortel  combat. 

Amour  ardent  et  pur  écrasé  sous  l'ignominie,  orgueil 
saignant  sous  l'affront  du  scandale,  pudeur  de  jeune  et 
honnête  femme,  foi  de  compagne  perdue  à  jamais,  tout  en 
Hélène  appelait  la  vengeance,  la  loi  sanguinaire  du  mal 
pour  le  mal. 

Mais  elle  n'hésita  qu'une  seconde  imperceptible.  Elle 
s'était  tout  de  suite  agenouillée,  elle  sondait  la  plai 
l'épaule  gauche,  elle  se  rendait  compte  de  sa  profondeur 
et  elle  se  faisait  apprêter  des  bandes  pour  arrêter  l'hémor- 
ragie, le  seul  danger  que  présentât  la  blessure.  Puis,  le 
comte  couché,  bien  pansé  et  tranquille,  elle  s'assit  auprès 
du  lit  et  attendit  la  visite  du  parquet  prévenu  du  crime. 
Elle  attendit  et  la  paix  lui  était  revenue.  Car  en  face  de  la 
trahison  et  du  meurtre,  elle  avait  compris  pourquoi  cette 


—  437  - 

vocation  persistante,  cette  impulsion  toute  puissante.  Elle 
avait  compris  que  cela  était  pour  qu'elle  en  arrivât  un  jour 
à  un  choix,  à  ce  jour,  à  ce  choix.  Pour  qu'il  lui  fût  possible 
d'être  placée  entre  les  deux  grandes  voies  entre  lesquelles 
se  partage  l'humanité. 

Elle  posa  sa  main  sur  le  pouls  du  blessé,  puis  se  rassit, 
l'âme  calmée,  le  cerveau  clair,  le  cœur  prêt  au  pardon 
sans  mots,  dès  que  le  courant  normal  des  choses  se  réta- 
blirait. 

Hélène  avait  fait  le  bon  choix. 

Marguerite  Coppin. 


L'Homme  aux  Lèvres  closes 

Sotis  un  ciel  bas  et  noir,  avec  peine  on  discerne 
Des  éphèbes  suivant  de  pénibles  chemins, 
Porteurs  d'un  viatique,  —  une  triste  lanterne 
Dont  la  pâle  clarté  vacille  entre  leurs  mains. 

La  fatigue  de  vivre  a  courbé  leurs  épaules 
A  l'âge  de  l'espoir  et  des  tourments  d! amour, 
Désabusés  du  monde,  ils  désertent  la  geôle 
Des  quotidiens  ennuis  et  des  devoirs  trop  lourds  ; 

Pour  chercher,  dans  le  soir,  dont  l'ombre  les  accable, 

Si  l'étoile  apparue  autrefois  aux  bergers, 

Ne  les  guidera  pas  vers  la  lointaine  étable 

Où  som?neille,  en  sa  crèche,  un  divin  Messager. 

Ils  vont,  et  la  lueur  malade  que  balance 
Leur  bras,  les  a  conduits  oit  nid  n  était  venu; 
Ici  règne  la  brume  et  là  bas  la  démence, 
—  Enfants  arrêtez-vous  au  seuil  de  l 'Inconnu.  » 


-  43*  - 

Debout,  dans  un  espace,  où  le  matin  renonce 
A  couvrir  de  rubis  les  calices  de  fleurs, 
Un  géant  s  est  dressé,  qui  paraît  la  réponse 
A  leurs  troubles  nourris  de  doute  et  de  douleur. 

Né  de  la  solitude  et  drapé  de  mystère. 
Ce  voyant  sans  amour,  froid  comme  un  bloc  de  gel, 
Dédaigneux  des  vains  cris,  insensible  aux  prières, 
Fixe,  sur  les  enfants,  son  œil  surnaturel. 

Aussi  grand  que  l'orgueil,  son  sinistre  sourire 
A  bu  l'angoisse  en  pleurs  et  les  sombres  concerts 
Des  éphèbes  plaintifs  que  travaille  et  déchire 
Le  rêve  nébuleux  d'un  nouvel  univers. 

—  Géant  plein  de  vertige,  ô  vivant  mausolée, 
Tu  connais  notre  cœur  et  ses  secrets  désirs, 
Sois  le  verbe  éclatant,  non  la  bouche  scellée, 
Et  dis  nous  si  demain  l'aube  doit  resplendir.  » 

Sa  tête  balancée  en  un  geste  qui  nie 

Répond  aux  angoissés  :  —  Qu' attendez-vous  encor  ? 

Votre  lampe  s'éteint,  une  lente  agonie 

Vous  fnange  le  courage  et  vous  bride  l'essor. 

Ne  7?i' interrogez  pas  sur  l'avenir  des  choses, 
Si  j'en  sais  plus  que  vous,  c'est  pour  n'en  din  ;  û  n , 
Les  destifis  m' ayant  fait  avec  des  livres  closes 
Qui  scellent  les  secrets  dont  je  suis  le  gardu  n 


L'homme  s'évanouit  dans  son  induit  n  net  , 
Elle  vide  apparut  aux  enfants  à  genoux. 
Que  les  pleurs  de  la  nuit  lavaient  dans  h  si/,  > 
Où  leur  voix  murmurait  des  ?nots  obscurs  et  doux. 

Charles  Govaert. 


—  439  — 

Soir  d'Automne 

Accoudé  à  un  coin  de  la  table,  où  parmi  la  desserte  flotte 
un  vague  relent  de  vins  de  grands  crûs  et  de  fruits  savou- 
reux, Jacques  Namur,  l'auteur  dramatique  à  la  mode,  rêve 
devant  deux  lettres  ouvertes,  en  mélangeant  la  seconde 
absinthe  qu'il  vient  de  se  verser.  Il  est  triste  !  quelle  ironie 
du  sort  !  Triste  devant  ces  deux  bulletins  de  victoire  dont 
l'un  annonce  le  succès  de  sa  dernière  pièce  à  l'étranger, 
tandis  que  l'autre  promet  une  visite  d'  «  Elle.  »  Pourquoi, 
dès  lors  ressentir  l'aiguillon  d'un  spleen  si  aigu,  qu'il  en 
devient  un  mal  physique  ?  Pourtant,  il  a  conquis  la  gloire 
espérée,  il  possède  son  rêve  d'amour...  Et  il  n'est  pas  heu- 
reux !  Aurait-il  donc  usé  dans  l'effort  toute  sa  puissance  de 
jouir? 

Il  relit  la  lettre  rose,  au  parfum  subtil,  et  murmure  : 

—  Elle  viendra  tantôt  ensoleiller  mon  horizon...  si 
c'est  encore  possible...  «  Ah!  le  beau  songe  d'été!  t'en 
souvient-il?  »  m'écrit-elle!..  Hélas!  oui,  je  m'en  souviens 
trop!..  Nous  fêtions  mes  premiers  lauriers  en  buvant  au 
bonheur,  et  dans  l'ardeur  exténuée  de  ce  soir-là,  montait 
avec  des  effluves  de  caresse,  un  troublant  parfum  de  roses  ! 
Aujourd'hui,  c'est  le  venin  de  fleurs  morbides,  le  frisson 
d'une  nature  exangue,  la  mort  du  soleil  !  Aux  heures  dorées 
succèdent  les  heures  noires  ! 

Voulant  dompter  ses  nerfs,  Jacques  Namur  se  lève  et 
contemple  par  la  fenêtre  les  tons  de  santal  et  de  cuivre 
qui  flamboient  dans  ce  crépuscule,  en  fulgurantes  lueurs 
d'incendie.  N'est-ce  pas  de  la  saison  qu'il  souffre  comme 
tous  les  ans  à  pareille  époque,  n'est-ce  pas  sa  «  maladie 
d'automne  »  comme  il  l'appelait  jadis  en  se  raillant  soi- 
même...  Non,  c'est  plus,  il  le  devine  sans  comprendre.  Le 
décor  intérieur  est  semblable  à  «  l'autrefois  »,  mais  comme 
la  nature,  il  a  changé,  souffrant  et  surtout  faisant  souffrir, 


—  440  - 

âpre,  aigri,  violent,  malheureux  de  ses  propres  sursauts 
d'humeur,  qu'il  se  sent  incapable  de  réprimer,  souffrant  de 
tout  désespérément,  souffrant  des  nuits  sans  rêves,  des 
jours  sans  soleil,  de  la  plainte  du  vent,  de  la  chute  des 
feuilles,  de  la  voix  des  cloches,  du  rire  des  passants,  du 
bruit  d'un  baiser,  de  la  santé  et  de  la  joie  des  autres  ! 

Il  a  l'impression  d'une  léthargie,  qui  l'empêche  malgré 
son  vouloir,  de  tendre  la  main  pour  retenir  le  bonheur  prêt 
à  s'échapper.  Même  aux  heures  les  plus  chaudes,  un  frisson 
le  fait  tressaillir;  c'est  son  âme  qui  a  froid,  qui  voit  terne, 
comme  une  âme  déteinte  sous  la  pluie...  Est-ce  une  revan- 
che de  la  Vie,  dont  son  scepticisme  niait  la  possibilité,  une 
revanche  de  la  Vie .  qu'il  avait  narguée,  qu'il  avait  cru 
dompter  et  qui  lui  répondait  aujourd'hui  :  «On  ne  me  crée 
pas,  orgueilleux!  On  me  subit  »...  Le  sourire  aux  lèv 
en  psychologue  professionnel,  il  avait  cherché  des  sensa- 
tions, mais  jamais  il  n'avait  imaginé  rien  de  semblable,  rien 
de  plus  cruel  :  souffrir  de  son  bonheur  ! 

—  Pourrai-je  encore  travailler?  gémit-il,  puisque  l'art  ne 
réussit  plus  à  me  consoler,  à  m'enthousiasmer,  puisque  le 
succès  ne  me  donne  même  plus  un  coup  de  fouet.  A 
l'amour  pouvait  galvaniser  la  torpeur,  où  jem'enlize!...  Je 
le  verrai  bientôt...  voici  l'heure!  s'effraya  Jacques  en  regar- 
dant la  pendule. 

Et  nerveusement,  l'oreille  au  guet,  il  se  posta  derrière 
la  fenêtre.  Ah  !  que  de  fois  il  l'avait  attendue  ainsi,  passion- 
nément, avec  des  tressaillements  d'amour,  à  chaque  pas 
léger  frôlant  le  trottoir.  Aujourd'hui,  il  écoutait  avec  une 
fièvre  intense,  les  mains  moites,  les  tempes  battante-, 
espérant  sa  venue,  comme  un  grand  bonheur  incertain... 
Timidement  le  timbre  résonna;  presque  aussitôt,  sans 
attendre,  apparut  une  silhouette  féminine  dont  la  sobre 
élégance  se  détacha  en  sveltesse  de  tige  dans  l'ombre 
épaissie.  La  voilette  relevée,  une  tête  de  madone  italienne 
s'estompa. 


—  44i  — 

—  Bonsoir  m'ami!..  Comme  il  fait  sombre  ici!  modula 
l'aimée. 

—  L'obscurité  me  repose  le  cerveau. 

Avec  une  lueur  d'anxiété,  elle  l'embrassa  au  front. 

—  Alors,  toujours  malade,  cette  vilaine  tête,  qui  nous 
fait  tant  de  peine  à  tous  deux  ? 

—  Pourquoi  n'es-tu  pas  venue  depuis  huit  jours? 

—  Tu  m'avais  dit  que  je  t'importunais,  que  ma  vue  surex- 
citait ta  névrose,  que  la  solitude  te  guérirait,  peut-être, 
hasarda-t-elle,  comprenant  qu'elle  allait  encore  souffrir. 

—  C'est  vrai...  j'ai  dit  cela...  et  la  solitude  ne  m'a  pas 
guéri,  ma  pauvre  Lucie,  plus  que  jamais  j'ai  froid  au  cœur, 
je  meurs  de  l'automne,  comme  ce  jardin. 

Atteinte  en  plein  espoir,  par  cette  cruelle  indifférence, 
elle  bégaya  dans  un  spasme  ! 

—  Alors...  cette  fois...  c'est  fini,  nous  deux...  tu  ne 
m'aimes  plus  ? 

—  Je  ne  sais  pas...  ou  plutôt,  je  crois  que  je  t'aime 
autrement. 

—  Ah.!  je  t'en  supplie,  Jacques,  aime-moi  comme  autre- 
fois, ne  cherche  pas  de  raffinements,  de  sensations  com- 
plexes, sois  homme  tout  simplement. 

Et  l'étreignant  avec  passion  : 

—  Rappelle-toi  nos  belles  heures  d'amour  dans  cette 
même  pièce  avec  cette  même  souffrance,  sous  un  crépus- 
cule pareil  !... Alors,  nous  souffrions  ensemble,  je  compatis- 
sais à  ta  peine  et  tu  m'en  étais  reconnaissant...  Aujourd'hui, 
même  dans  mes  bras,  tu  es  loin  de  moi,  un  mur  de  glace 
nous  sépare!...  Tu  aimes  ailleurs?...  on  n'a  cette  cruauté 
froide  qu'alors. 

—  Pas  même  cela...  c'est  donc  pire. 

—  Mais  qu'est-ce  donc?  Que  t'ai-je  fait,  sanglota  Lucie. 

—  Rien,  rien  ..  Tu  as  toujours  été  la  bonté  même,  la 
tendresse  et  l'amour,  comme  tu  restes  pour  moi,  la  Beauté, 
l'Unique. 


—  442  — 

—  Mais  alors  c'est  du  surmenage  cérébral,  tout  simple- 
ment. Tu  auras  encore  usé  d'absinthe  pour  activer  la  fièvre 
de  tes  conceptions,  tu  n'es  que  malade,  ce  n'est  qu'une 
crise. 

—  Je  le  croyais  hier  encore...  oui  je  croyais  guérir, 
maintenant  je  ne  l'espère  plus,  avoua-t-il,  en  lui  jetant  le 
regard  désespéré  du  naufragé  qui  sent  l'épave  se  dérober 
sous  lui. 

—  Alors...  quoi...  c'est  la  rupture?... 

—  J'ai  peur  de  te  faire  souffrir,  plus  encore.  C'est  plus 
fort  que  moi,  je  n'y  puis  rien  et  je  te  jure  sur  notre  amour, 
que  nulle  n'efface  ton  image 

—  Ah!  que  tu  es  cruel!  Tu  n'as  donc  plus  de  cœur! 
Depuis  que  je  suis  ici,  tu  n'as  pas  eu  un  élan,  tu  ne  m'as 
même  pas  embrassée  ! 

Une  larme  mouilla  les  yeux  de  l'artiste  et  dans  une 
subite  pitié  il  l'enlaça. 

—  Pauvre  chérie,  pardonne  si  je  te  fais  mal,  je  voudrais 
tant  redevenir  moi-même! 

—  Tu  vois  bien  que  cela  va  mieux,  que  c'est  la  fin  de  la 
crise. 

—  Je  le  voudrais,  mais  je  ne  peux  pas,  je  ne  peux 

je  ne  peux  pas!  Oh  !  je  t'en  prie,  va-t-en,  je  suis  un  homme 
fini,  va-t-en! 

Effrayée  de  cette  exaltation  croissante,  elle  balbutia  en 
mots  entrecoupés  : 

—  Mais  moi,  je  ne  puis  t'oublier  ainsi...  Je  reviendrai  te 
voir  en  camarade...  Je  reviendrai  demain. 

—  Non,  non,  ne  reviens  pas...  Ecoute,  fit-il,  le  regard 
halluciné  en  montrant  la  fenêtre,  d'où  montaient  les  - 
d'un  orgue  désolé.  Tu  entends,  il  le  pleure  aussi  :  «  Quand 
L'amour  meurt»  tout  est  fini...  Tu  comprends...  Ton 
fini,  clama  Jacques  exaspéré,  en  ouvrant  un  bureau  d'e'nène, 
d'où  il  sortit  un  portrait  et  une  liasse   de  lettres  ro 
Tiens,  va-t-en,  emporte  tout,  va-t-en. 


—  443  -      - 

Et  il  lui  jeta  lettres  et  portrait,  la  poussant  avec  brutalité 
par  les  épaules.  Apeurée  elle  se  débattait  : 

—  Mais  tu  deviens  fou. 
La  porte  se  referma. 

—  Fou,  elle  a  dit,  fou  !  hurla  le  malheureux  en  se 
frappant  le  front  comme  si,  devant  ses  yeux,  un  voile  se 
déchirait  soudain. 

Il  eut  un  rire  atroce. 

—  Fou  !  Ah  !  je  comprends  ! 

Et  avec  un  grand  coup  au  cœur,  il  se  laissa  choir  sur 
l'ottomane. 

Dans  une  hallucination  subite  tout  fuyait  devant  lui,  la 
table,  les  chaises,  le  jardin,  les  murs  tirés  en  arrière  par 
une  main  invisible  lui  donnant  l'impression  du  vertige,  qui 
emporte  tous  paysages  vus  par  les  fenêtres  d'un  grand 
express.  C'était  lui  qui  était  dans  le  train  et  c'était  sa  vie 
qu'il  revoyait  :  sa  jeunesse  enthousiaste,  ses  succès 
d'homme  et  d'artiste,  ses  camaraderies  joyeuses  et  le 
grand  amour  qu'il  venait  de  briser.  Puis  le  coup  de  fouet 
de  l'absinthe,  dont  il  stimulait  son  intelligence  pour  rester 
à  la  hauteur  de  sa  renommée  et  de  ses  appétits  de  luxe. 
Et  tout  à  coup  devant  ses  yeux,  la  «  verte  »  laissée  sur  la 
table  se  mit  à  danser,  à  se  multiplier  indéfiniment,  pre- 
nant les  formes  les  plus  diverses,  corps  de  sirènes  et 
corps  de  femmes. 

Il  eut  un  autre  éclat  de  rire  plus  lugubre  encore. 

—  Oui,  je  comprends,  c'est  l'absinthe,  c'est  l'usure, 
c'est  l'automne  de  mon  amour  et  de  mon  talent,  c'est  la 
fin!  Eh  bien!  non,  se  raidit-il,  dans  un  dernier  sursaut 
d'énergie  :  «  Tout...  plutôt  que  cela!  » 

Sa  main  se  crispa  sur  un  revolver,  qui  dormait  dans  le 
bureau  d'ébène,  d'où  il  avait  chassé  les  fleurs  du  passé. 
Mais  soudain,  pris  de  peur. 

—  Non  pas  ainsi,  ce  serait  trop  horrible,  trop  laid  ! 
Contemplant  alors,  dans  un  regain  d'enthousiasme  ce 


—  444  — 

«  soir  d'automne  »  qui  s'envermeillait  aux  lueurs  d'un  cou- 
chant, sous  lequel  l'or  et  la  rouille  des  feuilles  jetait  un 
ruissellement  d'apothéose,  il  descendit  au  jardin,  cueillit 
une  brassée  de  fleurs  et  remontant  dans  sa  chambre  les 
disposa  sur  son  lit.  Puis  avec  les  raffinements  de  sa  nature 
féminine,  il  se  fit  «  beau  »  comme  une  courtisane  se  parant 
pour  la  fête  : 

—  Ce  sera  encore  une  Première  pour  le  «  Tout  Paris,  » 
murmura-t-il  amèrement  en  se  mirant  dans  la  glace. 

Avec  un  dernier  regard  vers  la  fenêtre  par  laquelle 
entraient  à  profusion  des  étincellements  d'or  rouge  : 

—  C'est  le  soir  qu'il  faut  pour  la  fin  d'un  artiste  ! 
Résolument  alors,  couché  parmi  les  fleurs  d'automne 

qu'il  aspirait  dans  une  volupté  suprême,  il  ouvrit  le  chaton 
de  sa  bague  et  absorba  le  poison  qu'elle  contenait. 

Devant  cette  mort  rapide  et  sans  souffrance,  il  eut  une 
ultime  bravade. 

«  Qu'importe  la  Vie  à  qui  meurt  d'un  beau  songe!  » 

Héléna  Clément. 

Epiphanie 

Je  pleure  d'être  seul  dans  le  jardin  disert 

Et  mon  rêve  s'attriste  au  calme  de  l'ai 

Où  gémit  sous  mes  pas  la  neige  inviolée 

Et  blanche  comme  un  voile  à  la  madone  offert. 

Je  pleure  d'être  seul,  dans  le  jardin  désert. 

Et  mon  rêve  s'accoude  au  bord  de  V étang }  paie 
Du  reflet  gris  du  ciel  lavé  dans  son  miroir  ; 
Seuls  les  arbres  frileux  s'y  profilent  en  non  , 
Les  marbres  y  baignant  leur  blancheur  idéale; 
Et  mon  rêve  s'accoude  au  bord  de  l'étang  pâle. 

Je  contemple  dans  l'eau  les  chastes  nudités 


-  445  - 

Des  nymphes  et  des  dieux,  de  terrasse  en  terrasse 
Dressés  jusqu'aux  lointains  où  leur  beauté  s'efface  ; 
Et  rêvant  dans  ï  air  froid  à  d'antiques  étés, 
Je  contemple  dans  l'eau  leurs  chastes  nudités. 

Mais  l'onde,  vaguement,  d'un  grand  lys  s' est  fleurie  : 
Son  calice  d'argent,  pâle  fleur  de  missel, 
Il  l'a  levé  soudain  dans  la  blancheur  du  ciel 
Co?n?ne  une  offrande  insigne  à  mon  âme  attendrie 
Et  l'onde,  vaguement,  d'un  grand  lys  s'est  fleurie. 

Un  visage  si  pur  qu'il  me  semble  irréel, 
Comme  n' en  fit  Luini parmi  ses  plus  illustres. 
S'incline  lentement  par -dessus  les  balustres 
Et  c'est,  penché  vers  moi  comme  au  balcon  dit  ciel, 
Un  visage  si  pur  qu'il  ?ne  se?nble  irréel. 

Du  ?nanteau  de  fourrure  orné  de  broderie 
La  tête  délicate  et  le  cou  gracieux 
Emergent,  comme  un  lys  d'un  vase  précieux  : 
Du  trône  descendue  est-ce  Sainte  Marie 
En  manteau  de  fourrure  orné  de  broderie  f 

Je  sens  naïvement  refleurir  dans  mon  cœur 
Les  tendres  oraisons  de  ma  pieuse  enfance 
Et  dans  ce  flot  montant  de  frêle  souvenance, 
J'écoute  avec  amour  les  longs  mots  de  ferveur 
Et  de  naïve  foi  refleurir  dans  mon  cœur. 

Devant  sa  beauté  calme  et  pure  de  madone, 

Des  mots  doux  et  lointains  «  Qui  voit  Dieu  doit  mourir  » 

Tremblent  en  moi,  ainsi  qu'un  tendre  et  blanc  désir  : 

Délaissant  le  reflet  vague  que  l'eau  me  donne, 

Je  voudrais  contempler  sa  beauté  de  ?nadone. 

Et  vers  elle  soudain,  j'ose  lever  les  yeux, 
Craignant  pourtant  de  voir  s'évanouir  l'image  : 
L'ovale  régulier  de  son  noble  visage 


-  44^  - 

Divinement  s  encadre  en  l'or  de  ses  cheveux 
Et  ce  n'est  pas  un  rêve,  elle  est  devant  mes  yeux. 

A  ux  radieux  regards  de  ses  prunelles  claires, 

Je  sens  étrangement  se  contraster  mon  cœur 

(  'omme  au  poing  implacable  et  brutal  d'un  vainqueur , 

Et  je  ferme  mes  yeux  éblouis  pour  soustraire 

Mon  âme  aux  feux  troublants  de  ses  prunelles  claires... 

Mais  son  image  était  à  jamais  dans  mon  cœur. 

G. -M.  Rodrigue, 

L'Eglise  maudite 

A  travers  les  fleurons  sans  éclat  du  vitrail, 
Il  coule  sourdement  un  jour  pâle  et  frigide 
Dont  la  lourdeur  semble  tomber  d'un  soupirail 
Et  déborde  la  nef  dans  un  relent  morbide. 

Des  parfums  blancs  d'encens  flottent  dans  cet  air  gris, 
Alourdissant  encor  l'atmosphère  étouffante , 
S'accrochent  aux  tableaux,  à  ce  grand  crucifix 
Dont  s'angule  là-bas  la  figure  souffrante. 

Les  traits  du  Christ,  s' estompant  dans  l'obscw 
S'affaissent  de  douleur  immense  et  résignée  ; 
L'on  dirait  qu'il  pleure  toute  une  humanité... 
Tant  ses  prunelles  sont  dans  cette  ombre  baignées. 

Quelques  lueurs  sommeil  lin!  aux  ors  apâlis 
Des  colonnes  jadis  splendidement  dorées 
.1  u  passé  des  processiofis  en  blancs  surplis, 
Mauves  dalmatiques  et  chasubles  mon 

Là  des  cierges  jaunis  ont  fini  de  mourir 
Pans  le  clinquant  souilU  desfli  urs  artificu  IL 
Les  deux  doigts  levés  dans  le  geste  de  bénir, 
Lep)  l,  tourné  vers  les  fidèles, 


-  447  ~ 

Et  l'effrayant  riches  de  son  crâne  édenté 

Baille  encor  dans  la  mort  :  «  Allez,  la  messe  est  dite.  » 

Mais  rien  ne  bouge  en  cet  effroi  d'éternité. 

C'est  là  qu'est  mort  l'amour,  que  la  vie  fut  maudite. 

Des  froissements  d'ailes  dans  U ombre  des  piliers 
S'émeuvent  avec  des  frissons  de  chairs  velues, 
Troublent  les  aragnes  tissant  aux  chandeliers 
Et  les  lézards  courant  sur  les  dalles  moussîies. 

Com?ne  dans  un  antre  de  haine  et  de  re?nords, 
L'ombre  et  le  froid  s'alourdissent  au  sanctuaire. 
Ecrasent  les  chrétiens  inclinés  jusqu'à  terre  : 
Le  peuple  de  l'église  est  un  peuple  de  morts. 

G. -M.  Rodrigue. 

j? 

Chroniques  du  Mois 


LES  ROMANS. 

L'Inconnu  tragique,  par  M.  Georges  Virrès.  (Bruxelles,  Vro- 
mant  et  Cie,  éditeurs). —  M.  Georges  Virrès  doit  être  compté  parmi  les 
plus  intéressants  des  écrivains  belges  d'expression  française.  Son  talent 
témoigne  admirablement  des  qualités  essentielles  de  la  race;  nul  mieux 
que  l'auteur  de  la  Bruyère  Ardente  ne  possède  le  génie  descriptif,  la 
facilité  à  saisir  les  rapports  existant  entre  les  individus  et  les  paysages 
dans  lesquels  ils  évoluent.  La  perception  des  phénomènes  naturels 
prend,  chez  M.  Georges  Virrès,  quelque  chose  d'angoissé,  d'halluciné, 
de  sauvage  et  d'héroïque.  11  est  arrivé  à  nous  donner  des  descriptions 
de  la  Campine  d'un  coloris  si  exact  et  si  puissant  qu'à  la  lecture  elles 
provoquent  en  nous  le  frisson  réel,  presque  physique.  Il  comprend 
étonnamment  l'âme  des  paysages  qu'il  évoque  ;  en  des  lignes  décisives 
il  coordonne  les  éléments  principaux  des  horizons;  il  les  resserre  de 
telle  sorte  que  l'on  en  pénètre  instantanément  l'âme  et  le  vouloir. 

L'Inconnu  tragique  est  un  recueil  de  nouvelles,  dont  la  première,  la 
plus  importante,  donne  son  titre  à  tout  le  volume.  Et  c'est  avec 
justesse.  Car  chacune  des  nouvelles  est  dominée  par  l'hallucination  de 
cet  inconnu  mystérieux  qui  est  en  nous  comme  il  est  autour  de  nous. 
Rarement  il  m'a  été  donné  d'éprouver  le  sentiment  plus  profond  de 
cette  angoisse  produite  en  nous  par  la  cause  problématique  des  événe- 
ments. Nous  vivons  dans  la  crainte  confuse  de  l'inconnu  et  de  l'incon- 


-  448  - 

naissable;  les  paysans  mis  en  scène  par  M.  Georges  Virrès  sont  sour- 
dement dominés  par  l'influence  des  forces  occultes;  il  semble  qu'un 
destin  mystérieux  les  courbe  sous  le  joug  d'une  inéluctable  loi.  Ils 
subissent  affreusement  l'empire  d'une  puissance  qui  asservit  à  sa 
volonté  énigmatique  leurs  âmes,  leurs  cœurs,  leurs  intelligences  et 
leurs  instincts. 

C'est,  en  hiver,  dans  un   village  de    la   Campine   septentrionale, 
pendant  une  épizootie,  à  Baeren.  Le  choix  même  des  circonstances 
est  ou  ne  peut  plus  propice  à  l'éclosion  de  cette  angoisse  qui  domi- 
nera  toute  l'œuvre.    Ce    choix    pourtant    n'est  point    partial;    son 
adresse  n'est  point  là  pour  faire  dévier  dans  un  sens  voulu  la  vision 
du  lecteur.   Certaines  circonstances,  en  effet,  indiquent  plus  nette- 
ment l'état  psychologique  d'une   race  ou   d'un  individu  ;   elles  les 
développent  sagement  dans   leur    intégralité.    La    race    apeurée  et 
obtuse  qui  peuple  les  sauvages  étendues  de  la  Campine  semble  être 
faite  pour  ne  vivre  complètement  sa  vie  propre  que  dans  le  froid,  la 
misère  et  la  désolation.  Chacune  des  circonstances  de  V Inconnu  tra- 
gique tend  vers  une  synthèse  exacte  de  la  race;  une  farouche  idylle  fait 
le  fond  du  récit.  Un  jeune  paysan,  Krelis,  portant  en  lui  la  sombre 
inquiétude  des  choses  que  l'on  ne  peut  saisir  avec  les  sens,  aime  une 
robuste  Campinaire,  Lina.  Jaloux,  d'une  jalousie  silencieuse  et  rude  il 
craint  de  se  voir  enlever  l'amour  de  la  coquette  et  instinctive  Lina,  par 
un  beau  gars,  son  rival.  Il  est  dominé  par  la  terreur  confuse  de  la 
possible  ruse  féminine;  il  n'arrive  pas  à  situer  exactement  dan 
cœur  le  sentiment  que  Lina  peut   éprouver   pour    lui.   Cependant 
elle  l'aime,  et  se  donne  à  lui.  Le  triomphe  de  Krelis  est  ann  ; 
sa  liaison  avec- Lina  est  réprouvée  par   la  vindicte  publique:  tous 
sentent  obscurément  peser  sur  eux  la  menace  du   châtiment  divin. 
Lina,  un  soir,  disparaît.  On  la  retrouve  morte,  dans  un  bois  ;  c'est  Rik, 
un  pauvre  idiot,  à  qui  les  villageois  attribuaient  une  puis 
humaine  de  guérisseur  et  de  prophète,  et  qui  n'est  qu'une  brut; 
instincts  bestiaux,  qui  a  assassiné  Lina.  Et  sur  le  oorpa  de  sa  mai; 
Krelis  se  donne  la  mort.  Toute  cette  idylle  rouge  se  déroule  dans  l'haï- 
luciante  angoisse.  Et  il  semble  que  le  but  de  l'auteur  ait  été  de  nous 
montrer  le  châtiment  fatal  de  ceux  qui  s'attribuent  un  pouvoir  sur 
humain;  Rik  que  l'on  croit  un  guérisseur  est  un  assassin  :  Vader  Jas, 
un  vieux  paysan  ridé,  qui  s'attribue  Le  pouvoir  de  guérir  les  animaux 
atteints  par  la  maladie,  trouve  la  mort  dans  L'incendie  d  me.  Il 

Semble  qu'une  main  puissante  broit  de  la  mort  sur   les  CTOyS 
pables   d'une   race   obtuse,   qui,   dans   le  châtiment,   cependant,   voit 
encore  du  maléfice  plutôt  que  de  la  justice  divine. 

les   l'on   peut  reprocher  à   X Inconnu   tragique   le  manque  d'une 

action  qui  aurait  dû  rendre  plus  passionnant  ce  drame  rapide.  Il  faut 

au  lecteur  trop  de  temps  pour  se  rendre  Compte  des  caractères.   Mais 

d'autre  part,  il  faut  penser  à  ceci.  Ce  manque  d'exactitude  dans  l'évo- 
lution des  détails,  cette  imprécision  dans  la  formule  psychologiqui 

qui  donne  Le  mieux  L'impression  du  trouble  profond  où 

palpitent   Les   consciences  de    ces    rustres.    Cette   impression  nous   la 
DtOnS,  hallucinante,  farouche,  heurtée.  là  sans  doute  cet  apparent 


-  449  — 

manque  de  logique,  ou  au  moins  de  suite  dans  l'action,  est-il  tout  sim- 
plement le  comble  de  l'art,  pour  nous  faire  arriver,  presque  plus  aisé- 
ment, à  la  compréhension  des  sourdes  tendances  de  la  race. 

A  coup  sûr  la  première  nouvelle  du  volume  est  la  plus  intéressante; 
mais  ce  n'est  pas  à  dire  que  les  suivantes  manquent  d'allure  ni  de  pitto- 
resque. Je  signale  particulièrement  La  Terre  passionnée,  étude  d'une 
effrayante  vérité  ;  Le  Cœur  saignant,  une  merveille  d'expression  et  de 
sentiment,  dans  son  effroyable  drame;  et  ce  petit  bijou  de  description 
intitulé  à  Lummen. 

11  est  opportun  de  reconnaître  en  M.  Georges  Virrès  un  artiste  et  un 
psychologue;  il  est  juste  de  dire  qu'il  est  un  des  meilleurs  écrivains  de 
notre  pays. 

L'admirable  dessinateur  François  Beauck  a  illustré  le  volume  de 
vingt-cinq  dessins  qui  sont  saisissants  de  compréhension  et  de  vérité. 

Un  très  beau  volume;  il  faut  le  lire. 

F.-Charles  Morisseaux. 

Au  mois  prochain  la  suite.  L'abondance  des  matières  à  la  partie 
anthologique  me  force  une  fois  de  plus  à  remettre  la  suite  de  ma  chro- 
nique. Je  demande  l'indulgence  des  intéressés  —  et  leur  patience  ! 

Poème  d'Amour,  par  André  Maurel.  —  M.  André  Maurel  est  un 
écrivain  charmant  dont  la  psychologie  mondaine  et  la  sûreté  d'observa- 
tion s'allient  à  un  style  impeccable  et  à  une  imagination  très  féconde. 

Son  dernier  livre,  Poème  d'Amour,  est  l'histoire  de  deux  amants  : 
Pierre  et  Odile  qui,  tant  qu'ils  se  contentent  de  vivre  pour  eux-mêmes 
et  de  s'aimer  en  silence,  sont  parfaitement  heureux;  mais  il  y  a  le 
monde,  le  monde  mauvais  et  envieux  qui  évolue  autour  d'eux  et  qui 
veut  que  tout  amour  soit  consacré  par  lui  ;  le  monde  les  reprend. 

Et  insensiblement,  sous  l'influence  du  monde...  et  non  seulement  du 
monde  mais  de  tous  ceux  qui  les  entourent,  Pierre  et  Odile  s'aiment 
moins  :  Odile,  jeune  veuve  a  eu  un  fils  de  son  mari  :  pendant  un  temps, 
elle  a  sacrifié  l'enfant  à  l'amant...  mais  voici  que  l'enfant  tombe  malade 
et  l'amour  maternel,  encore  avivé  par  des  remords,  reprend  le  dessus  : 
c'est  le  dernier  coup  porté  à  l'amour.  Pierre  de  son  côté,  abandonné  un 
peu,  fait  ce  que  les  autres  font,  subit  la  contagion  des  salons  et  oublie 
Odile  dans  les  bras  de  Mme  d'Attichy.  L'amour  est  mort  :  le  monde  l'a 
tué  et,  dans  la  fin,  d'une  mélancolie  charmante,  les  deux  amants  se 
séparent  tout  doucement,  à  l'amiable... 

Autour  des  deux  personnages  principaux,  évoluent  une  foule  de 
petites  personnalités  portraicturées  d'un  seul  trait  clair  et  sûr  :  c'est 
le  jeune  ministre  Lucien  Surget,  type  parfait  d'arriviste  dont  nous 
avons  lu  l'histoire  dans  la  Chevauchée  ;  c'est  le  spirituel  député  Henri 
Raimon  qui  ne  résiste  pas  au  plaisir  de  faire  un  bon  mot  ou  d'écha- 
fauder  une  belle  phrase;  c'est  l'étrange  Mrne  d'Attichy  ;  c'est  Mm6  Sour- 
live,  «  la  petite  virgule  noire  »  qu'aucun  homme  ne  peut  regarder  sans 
sourire  d'espoir...  ou  de  spuvenir  et  tant  d'autres  qui  sont  comme  les 
microbes  de  l'air  malsain  des  salons. 

M.André   Maurel  est   un  des  écrivains  de  notre  temps  qui  aient  le 


-  450  - 

mieux  étudié  les  mœurs  et  la  viede  la  SOCiéti   actuelle:  il 
du  premier  coup,  découvre  le  côté  méchant  qu'il  critique  aussitôt  ou 
dont  il   se   moque.  Satyrique  OU   ironique,   il   n'est  pourtant  jamais 
méchant  et  frappe  sans  bl< 

Charmant  et  très  délicat  psychologue,  il  intéresse,  amuse  ou  émeut, 
tour  à  tour,  et  c'est  assurément  un  des  plus  fins  écrivains  de  notre 
époque. 

Paul  Max, 


UNE   PREMIERE   A   PARIS 

AU   THEATRE   RÉJANK  :    «    PARIS-NEW  -YORK.    » 

Dans  un  des  couloirs  qui  mènent  au  «plateau  ».  Un  couloir  d'une 
étroitesse  invraisemblable  :  Francis  de  Croisset  en  occupe  toute  la  lar- 
geur !  Ce  pauvre  Croisset  :  tout  le  monde  l'appelle  «  cher  ami  »  et  lui 
désarticule  le  bras!  Le  co-auteur  de  Paris-New-  York  est  plutôt  fat  : 
il  a  la  tête  de  quelqu'un   qui   n'aurait   plus  dormi    depuis  plusieurs 
années.  Mais,  tout  de  même,  il  rayonne.  Et  il  a  bien  raison  de  rayonner: 
car  sa  pièce  remporte  un  triomphe,  c'est  l'avis   unanime,    i 
ment,  Croisset  serre  des  mains,  des  gants  plutôt.  Il  salue,  il  salue 
chapeau  de  soie  n'a  plus  forme  humaine,  comme  disait  l'autre.  Mais  le 
jeune  écrivain  est  content  :  il  a  son  fameux  sourire  <v  en  carré  »  :  et  la 
mèche  de  fièvre  lui  barre  le  front;  et  le  dos  de  son  habit  est  couvert 
d'un  plâtre  héroïque.  Dans  un  coin  un  machiniste  porteur  d'un  énorme 
portant  est  prêt  à  sangloter  :  il  y  a  un  décor  de  «  trois  »  horriblement 
difficile  à  placer  et  la  foule  est  trop  dense  :  on  ne  passe  pas.  Dans  sa 
loge  entr'ou verte  Réjane  rit,  plaisante  et...  change  de  robe.   Dans  une 
autre   loge  d'artiste,  on  voit  un  auteur  dramatique   qui,   récemment, 
remporta  ce  que  l'Ecriture  Sainte  appelle  une  «  forte  tape  »  :  il  d 
l'air  content,  l'auteur  dramatique  :  il  fait  une  figure  en  triangle  i» 
Ah  !  j'oublie  :  il  y  a  Emmanuel  Arène  !  (  Je  fut  L'homme  le  plus  introu- 
vable de  la  soirée  :    personne    ne    savait    où    il  était  et    tout  le  monde 
venait  justement  de  le  voir  passer!   On  prétend  qu'il  se  cacha 
pouvait-il  se  cacher  ?  Sombre  énigme  ! 

En  quelques  mots,  voici  la  pièce  :  Le  premier  .;  tus  un 

salon  de  l'hôtel   RitZ    Vous   imaginez    facilement    le   monde  que  nous 
allons  v  rencontrer  :    Américains    eliroyablement    riches   et  innocem- 
ment snobs:  veuves  américaines  aux  conceptions  ahurit 
chant  sur  le  tout,  l'armoriai  fin  Deux  camps:  le  camp  frai 

duc  de  Koncevaux,  un  vieux  monsieur  cascadeur, 
immoral,  ruine  et  charmant  :  son  tils  Roland  qui  a  exactement  les 
mêmes...  qualités  mais  un  peu  moins  de  dettes  que  son  pèi 

de  soi,  il  est  beaucoup  plus  jeune.  Ce  sont  des  choses  qui  arrivent. 
Puis,,  la  duchesse  de  Roncevaux,  un  peu  craintive,  mais  ti 
bleu  ».  lu  Hélène,  sœur  de  Roland,  une  bien  gentille  petite  personne, 
un  peu  moderne,  pas  trop.  Puis,  le  camp  américain  :  une  jeune  veuve. 

moue,  qui  cherche  un  titre  de  noM 
un  trusteur,  Napoléon  Bel  roc,  père  de  la  jeune  veuve  et  d'un  fils  très 


-  45i  - 

«sport»,  Harry.  Enfin,  Jeremy  Jeffield,  un  méchant  gaffeur  d'Outre- 
Atlantique,  qui  aime  Desdémone,  et  l'épousera,  comme  vous  pensez 
bien.  N'oublions  pas  un  certain  Lucien  Duroc,  qui  est  le  «  deus  ex 
machina  »  de  l'affaire  et  dont  la  silhouette  a  été  bien  drôlement  cro- 
quée :  ce  peintre,  qui  prête  cent  mille  francs  à  un  noble  décavé,  est 
amusant  au  possible.  Pour  redorer  son  blason,  Roland  va  épouser 
Desdémone  qu'il  ne  connaît  pas  ;  la  présentation  doit  avoir  lieu  au  thé 
de  cinq  heures.  Roland  possède  la  photographie  de  sa  fiancée;  seule- 
ment, le  jaloux  Jeremy,  au  lieu  d'envoyer  le  portrait  véritable,  a 
envoyé  celui  d'une  horrible  mégère,  Eva  Watson.  Mais  Roland  épou- 
sera tout  de  même.  Quand  il  aperçoit  la  vraie  fiancée,  il  est  plein  de 
ravissement  :  la  fortune  et  la  beauté!  Seulement  Jeremy,  pendant  que 
la  famille  française  accable  de  prévenances  la  famille  américaine,  met 
carrément  les  pieds  dans  le  plat  et  dévoile  le  truc  du  portrait  :  Desdé- 
mone est  furieuse.  Mais  Roland  lui  explique  comment  l'échange  qu'ils 
feront,  l'un  apportant  son  nom  et  l'autre  sa  fortune,  est  tout  à  fait 
raisonnable.  Cette  scène  est  traitée  merveilleusement,  et  André  Brûlé 
la  dit  à  ravir.  Tout  irait  pour  le  mieux  si  ne  survenait  la  petite  amie  de 
Roland,  Suzette,  à  qui  le  jeune  prince  a  dit  qu'il  se  mariait.  Elle  y  avait 
consenti  parce  qu'Eva  Watson  était  laide;  mais  Desdémone  est  jolie. 
Et  Suzette  sort  furibonde  en  disant  à  son  amant  :  «  Tu  es  un  menteur 
et  un  cochon  ».  Cette  fin  d'acte  est  d'un  effet  irrésistible.  Tout  de 
même  les  affaires  s'arrangeront,  car  Roland  a  eu  un  beau  geste.  Appre- 
nant que  la  famille  Belroë  est  ruinée  il  dit  :  «  J'épouse  quand  même  !  » 
—  Nous  sommes  d'ailleurs  entièrement  rassurés  sur  l'avenir,  Napoléon 
avouant  ingénument  que  chacune  de  ses  faillites  l'a  rendu  beaucoup 
plus  riche!  Au  deuxième  acte  nous  sommes  chez  les  Belroë;  luxe 
américain,  somptuosité,  faste,  puérilité  :  il  y  a  notamment  une  chaise  à 
musique  bien  amusante.  On  apprend  que  Roland  refait  violemment  la 
cour  à  Suzette  :  il  est  devenu  jaloux  de  Lucien  Duroc  qui  lui  a  succédé 
et  lui  donne  quelques  calottes.  Duel  :  Roland  est  légèrement  blessé. 
Harry  raconte  l'affaire  à  Desdémone,  sauf  le  duel  ;  Desdémone,  pour 
éprouver  Roland,  la  lui  fait  raconter  aussi  ;  Roland  dit  qu'il  a  transpercé 
de  part  en  part  son  adversaire...  et  qu'il  lui  a  prêté  200,000  francs! 
Desdémone  lui  rend  son  estime.  Mais  par  Duroc  elle  apprend  la  vérité  : 
Duroc,  qui  portraicture  Desdémone,  ignore  qu'elle  est  la  fiancée  de 
Roland,  il  croit  que  c'est  toujours  Eva  Watson.  Alors  Desdémone,  fixée 
sur  le  caractère  de  son  fiancé  —  et  d'autant  plus  marrie,  que  «  pour  lui 
donner  une  preuve  de  confiance  »,  comme  elle  dit,  elle  lui  a  octroyé 
certaines...  faveurs,  sort  furibonde  en  laissant  à  Roland  :  «  Vous  êtes 
un  menteur  et  un  cochon  !  »  Il  faut  voir  l'effet  de  ces  deux  fins  d'actes, 
exactement  copiées  l'une  sur  l'autre.  C'est  d'une  ingéniosité  et  d'une 
drôlerie  absolument  déconcertantes.  Au  troisième  acte,  nous  sommes 
dans  le  vieux  castel  de  Roncevaux,  —  Jusseaume  a  brossé  là  un  admi- 
rable décor.  Tout  s'est  racommodé  entre  Roland  et  Desdémone.  Mais 
ce  n'est  qu'apparence  :  la  veuve  s'est  éprise  de  Duroc...  et  lui  a  donné 
la  même  «  preuve  de  confiance  »  qu'à  Roland.  Seulement  Lucien  crai- 
gnant que  toutes  ces  preuves  ne  montrent  un  fâcheux  penchant  pour 
l'avenir,  trouvant  d'ailleurs  que  Desdémone  est  trop  riche  pour  lui,  lui 


-    Vd2    — 

explique  que  le  caractère  américain  n'est  pas  fait  pour  s'entendre 
le  caractère  français.  Desdémone  le  comprend  fort  bien  et  dans  une 
scène  d'une  délicieuse  psychologie, d'une  très  vraie  et  très  sûre  pi 
dit  à  Roland  qu'elle  ne  l'épousera  pas  :  elle  épousera  Jeremv.  Roland 
n'insiste  guère;  Desdémone  lui  a  d'ailleurs  appris  avec  sérénité  que 
Duroc  est  son  amant.  Et  Roland  de  s'écrier  :  «  Ces  choses-là,  on  les 
tait  après,  pas  avant  :  vous  n'avez  pas  de  tact  !  »  —  D'ailleurs,  I  larry 
et  Hélène  —  la  sœur  de  Roland  —  sont  épris  l'un  de  l'autre,  ils  s'épou- 
seront :  car  chez  deux  jeunes  gens  la  différence  de  race  est  moins 
sible.  Et  puis  cela  arrange  si  bien  les  choses!  Les  millions  des  Belroë 
serviront  tout  de  même  à  restaurer  le  château  de  Roncevaux,  I  larry 
promettant  à  son  beau-frère  de  faire  bourse  commune  avec  lui.  Ce  der- 
nier acte— que  le  public  n'a  pas  semblé  goûter  autant  que  les  deux 
autres — est  à  mon  sens  le  mieux  fait,  non  au  point  de  vue  drama- 
tique, évidemment,  mais  au  point  de  vue  psychologique  jard  il 
est  nettement  supérieur. 

Mais,  si  le  sujet  est  intéressant,  les  détails  sont  prodigieux  :  la  tram- 
position  de  certaines  locutions  anglaises  en   français  a  mis  la  salle 
dans  une  joie  folle.  Et  les  caractères  sont  d'une  netteté,  d'une  piv 
de  tout  premier  ordre.  Faut-il  aussi  vous  dire  que  l'interprétation  est 
prodigieuse  :  M.  Tarridefait  un  peintred'une  étonnante  drôlerie 
tenue;  M.  Baron,  qui  joue  du  cor  —  dans  les  pièces  auxquelles  F.  de 
Croisset  travaille,  M  Baron  joue  toujours  du  cor  !  —  est  inénarrable  : 
c'est  la  perfection;  M.  Brûlé  est  d'un  enjouement  et  d'une  élégance 
parfaits;  je  n'aime  pas  beaucoup  M.  Signoretdans  le  rôle  de  Napoléon 
Belroë,  qui  eût  demandé  à  être  joué  avec  plus  de  discrétion  :    M 
zeux  fait  un  Jeremy  prodigieux.  Mme  Daynes-Grassot  est  une  exquise 
grande  dame;  M110  Lantelme,  bien  jolie  et  bien  fine  diseuse;  MUo  Blan- 
che Toutain,  d'un  charme  jeune  et  captivant.  Et  des  éloges  à  toi; 
toutes:  Mmo8  Avril  et  Lavigne,  MM.  Magnicr.  Peyrières,  Bosmanet 
Rousseau. 

La  perle  de  l'interprétation   fut  Réjane,  évidemment.  Jamais  je  ne 
nu-  suis  mieux  rendu  compte  de  L'étendue,  de  la  compli  i  puis- 

sance de  son  art.  Récemment,  dans  la  Savclli  et  dans   /(;   I 
Flambum,  elle  était  d'un  tragique  parfait;  et  la  voici,  tour  à  tour 
étonnée,  canaille,  drôle,  émue,   brûlant  les  planches,  animant    rrtut, 

donnant  un  relief  à  la  moindre  chose,  naturelle  autant  qu'attenl 
vibrante  autant  que  pond  I  probablement  une  des  pi 

tiennes  du  temps. 

(  )n  a  acclame  le  nom  des  auteur- !   I  MM.  l-'ran, 

sset  el  Emmanuel  Arène  feront  connaître  au  théâtre  de  Réjai 
première  centième!  El  c'est  justice,  pour  l'une  comme  pour 

M. 


-  453  — 

LES  THÉÂTRES. 

Théâtre  de  la  Monnaie. 


Miss  Mary  Garden,  dans  «  Manon  » 

—  Cela  est  une  chose  infiniment  curieuse,  prononça  Eric  Soleure. 
La  Manon  de  Massenet  synthétise  à  peu  près  le  caractère  et  le  tempé- 
rament de  la  femme  française  d'une  certaine  classe  .. 

—  Ne  pourrait-on  même  dire  :  de  toutes  les  classes,  mon  cher  maître  ? 

—  Est-ce  là  une  sottise  ou  une  méchanceté  ? 

—  Ce  n'est  ni  Tune  ni  l'autre.  Mais  si  la  balance  devait  pencher  d'un 
côté  ce  serait  plutôt  du  côté  méchanceté.  Et  méchanceté  d'autant  plus 
criminelle  que  je  la  crois  vraie. 

—  Expliquez-vous,  mon  cher  petit.  Vous  êtes  d'une  rosserie  qui  me 
déconcerte  et  m'enchante. 

—  Dame,  vous  savez,  votre  réceptivité  de  ma  rosserie  est  peut-être 
plus  active  que  ma  rosserie  elle-même  ! 

—  Philosophe...  Toujours  vos  cheveux  gris,  vieux  printemps... 
Donc... 

—  Je  dis  que  Manon  synthétise  peut-être  la  femme  française,  non 
pas  seulement  d'une  classe,  mais  de  toutes  les  classes  de  la  société.  Une 
classe  particulière,  dans  chaque  race  synthétise,  en  effet_plus  ou  moins 
bien  la  race  entière,  parce  que  cette  classe  a  accumulé  davantage  les 
signes  de  la  race  :  une  Carmen  n'est-elle  pas  essentiellement  espagnole, 
comme  une  Xora  essentiellement  Scandinave.  Et  je  crois  que  Manon 
synthétise  si  bien  la  Française  :  elle  est  un  peu  sensuelle,  pas  très;  un 
peu  coquette... 

—  Très. 

—  Très!  Un  peu  jalouse,  moins.  Effroyablement  dépensière;  mais 
n'aimant  pas  l'argent. 

—  Les  dépensiers  n'aiment  jamais  l'argent! 

—  Et  elle  a  au  fond  d'elle-même  une  bonté,  une  fraîcheur  d'impres- 
sions, d'autant  plus  stupéfiantes  que  certains  de  ses  actes  pourraient  la 
faire  passer  pour  la  plus  méchante  et  pour  la  plus  sophistiquée  qui 
soit. 

—  Cela  provient  de  ceci,  mon  cher  :  la  Française  ne  comprend  le  mal 
d'une  action  mauvaise  qu'après  l'avoir  commise. 

—  Mais  toutes  les  femmes  sont  comme  cela! 

—  Evidemment.  Et  cela  prouve  que  de  toutes  les  femmes,  la  Fran- 
çaise est  la  plus  femme.  Eve  était  française,  soyez  en  sûr... 

—  Et  Adam? 

—  Adam,  ça  devait  être  un  rastaquouère  de  ce  temps-là  ! 

—  Mais  nous  devions  parler  de  l'aimable  miss  Mary  Garden... 

—  Je  vous  ferais  remarquer  que  c'est  vous  qui  avez  égaré  la  conver- 
sation. Vous  m'avez  même  interrompu... 

—  Parlez,  mon  cher  maître...  J'écoute,  et  je  prends  note... 

—  Petit  voyou  !  Voici.  Donc,  Manon  synthétise  la  Française.  Et 


—  454  - 

jamais  le  rôle  ne  fut  mieux  chante  à  la  Monnaie  que  par  des  étrange 
rappelez-vous  cette  délicieuse  Donalda  ! 

—  Exquise,.. 

—  Et  maintenant  miss  Gardon...  Mais  votre-  nez  remue  :  vous  voulez 
dire  quelque  chose... 

—  Celle-ci  :  n'est-ce  pas  précisément  parce  que  nous  ne  sommes 
d'une  race  que  nous  saisissons  mieux  les  signes  extérieurs  par  quoi 
s'avère  l'intellectualité  de  cette  race  ? 

—  C'est  bien  possible,  et  même  probable.  Encore  qu'il  ne  faudrait 
pas  exagérer  cette  croyance.  Nous  auti  .  par  exemple  nous 
serons  frappés  davantage  par  ce  que  je  pourrais  appeler  la  plastique 
intellectuelle  des  tempéraments  étrangers... 

—  La  couleur  morale... 

—  C'est  à  peu  près  cela.  C'est  avec  notre  tempérament  que  nous 
jugeons  celui  des  autres  races.  Par  conséquent,  si  nous  arrivons  à  être 
frappés  par  des  signes  distinctifs  d'une  race  plus   facilement  qu 
êtres  appartenant  à  cette  race  même,  nous  aurons  aussi,  fatalement, 
une  tendance  à  faire  dévier  le  tempérament  de  cette  race  dans  ui 
parallèle  à  votre  tempérament.  Mais  ce  discours... 

—  Intéressant... 

—  Très  intéressant,  ne  vous  dit  pas  mon  jugement  sur  l'interpréta- 
tion que  miss  Mary  Garden  donne  à  Manon  :  c'est  ment  bien 
fait.  Je  crois  qu'il  serait  difficile  de  mieux  comprendre  le  premier  acte  : 
l'air  :  Nous  vivrons  à  Paris...  a  été  dit  par  miss  Garden  avec  une  just 
d'intonation,  une  coquetterie,  une  gaîté  extraordinaire-  \quis. 
Et  David  fut  beaucoup  meilleur  que  d'ordinaire  ;  ce  qui  fait  qu'il  fut 
sans  doute  le  meilleur  des  Grieux  que  l'on  puisse  entendre.  D'autre 
part,  miss  Garden  laisse  —  semble  laisser,  ce  qui  est  le  coml 
l'art  —  certaines  choses  au  hasard,  de  façon  que  se  atièrement 
cette  partie  d'impression  qu'il  y  a  dans  le  caractère  de  Manon.  ( 

du  beau  théâtre  et  du  très  grand  art.   L'acte  de  Saint-Sulpiœ  nous  .1 
montré  une  Manon  trépidante,  folle  de  passion,  à  ce  point  qu'elle  en 
oublie  presque  la  coquetterie.  On  peut  comprendre  ainsi  |< 
de  l'héroïne  de  l'abbé  Prévôt  :  oo  peut  aussi  le  comprendre  autrement, 
c'est  clair.  Mais  la  brusque   fuite  de  Manon   vers  le  r  OÙ  se 

trouve  son  amant  est  ;'i  coup  sûr,  au  moins  en  partie,  sinon  totalement, 
motivé  par  un  impérieux  appel  îles  sens.  Kt,  quand  elle  revoit  celui 
qu'elle  aime  il  faut  bienavoucr  que,  surtout  s  cause  du  contraste  entre 
l'habit  et...  le  moine.  SOO  excitation  sensuelle  doit  plutôt  grandir  que 
s'atténuer;  n'oublions  pas  que  nous  aVOl  iVCC  Une  Francs 

Quelqu'un  me  disait  :« C'est  trop  physique...»  —Ce quelqu'un  avait 
peut  être  raison  :  mais  il  comprenait  .!/</>:. »;  autrement  que  misa 

den,  voila  tout. 

—  En  résumé... 

—  En  résumé  c'est  une  interprétation  qui  fait  honneur  au  talent  de 
l'admirable  cantatrice,  qui  montre  à  merveille  la  souplesse,  la  merveil 
leuse  complexité,  la  force  et  l'étendue  de  son  merveilleux  talent...  Ah! 
un  mot  encore  :  ne  trouvez  vous  pas  que  D  I  un  prodigieux 
Lescaut  :  quel  chanteur  et  quel  comédien  !  Peut-on  mieux  dire  que  lui 
l'élégie  :  Ma  Rosalindt... 


-  455  - 

—  Tout  à  fait  de  votre  avis... 

Comme  nous  sortions  de  la  taverne  où  nous  avions  échangé  ces 
menues  réflexions  nous  aperçûmes,  sur  la  place,  un  rassemblement. 
Dans  la  foule  un  cocher  et  une  dame  en  cheveux,  modestement  vêtue, 
se  tenaient  des  discours  peu  favorables  au  développement  de  l'élégante 
langue  française.  A  un  moment  donné  la  dame  en  cheveux,  que  des 
libations  abondantes  semblaient  avoir  émue  plus  que  de  mesure, 
vociféra  : 

—  Une  crotjeà  ce  smeerlap...  Zie  ne'  kie  da'  smoel  !  Payez  vos  dettes, 
crapuleux  !  Da's  just  ne  stinker,  madame  ! 

Et  Eric  Soleure  dit  doucement  : 

—  La  synthèse  de  la  femme  belge,  peut-être... 

«  Salomé  »  (*) 

—  J'ai  remarqué,  me  dit  Eric  Soleure,  à  quel  point  les  entr'actes 
sont  chose  utile.  En  rôdant  par  les  couloirs  je  me  divertis  toujours 
énormément  :  je  m'instruis  aussi.  Le  spectacle  d'aujourd'hui  était, 
comme  vous  savez,  composé  de  deux  opéras  d'un  style  fort  différent  : 
Amaryllis,  d'abord,  une  petite  machine  pas  bien  méchante  —  comme 
qui  dirait  une  romance  un  peu  fade  et  un  peu  longue  —  du  jeune 
M.  Gailhard,  qui  certainementapprendra  encore  beaucoup  de  choses;  et, 
d'ailleurs,  c'est  déjà  bien  gentil  d'avoir  des  dispositions  à  s'instruire  !  — 
VA  ensuite,  Salomé.  Après  Amaryllis  j'allai  comme  de  coutume  m'en- 
tretenir,  au  vestiaire  des  abonnés,  avec  Pierre,  tutélaire  gardien  des 
manteaux  parfumés  et  des  paletots  sans  esthétique.  Selon  la  coutume 
de  nombreuses  jolies  femmes  étaient  réunies  dans  cet  antre  qui  me 
paraît  assez  semblable  à  une  grotte  dont  elles  seraient  les  nymphes  et 
Pierre,  le  faune... 

—  Mordu  ? 

—  Non,  on  ne  le  mord  plus.  Moi  non  plus,  d'ailleurs.  Notre  cuir  est 
à  l'abri  des  dents  gourmandes.  Or  donc  deux  de  ces  jolies  dames,  flan- 
quées chacune  d'un  habit  noir  correct  dans  lequel  se  mouvait  le  moins 
possible  un  monsieur  incolore,  mais  fatigué,  discutèrent  chiffons  et, 
sans  transition  en  arrivèrent  à  parler  de  la  pièce.  Sans  doute  n'avaient- 
elles  point  lu  l'affiche.  Elles  venaient  pour  entendre  Salomé.  Elles 
avaient  entendu  Salomé... 

—  Ainsi  l'heureuse  persuasion  nous  fait  agréablement  prendre  notre 
désir  pour  la  réalité. . . 

—  Ainsi  aussi  parvenons-nous  parfois  à  ne  vivre  dans  le  calme  et  dans 
la  satisfaction.  Cela  n'empêche  que  ce  dialogue  m'a  réjoui.  Car  les 
clames  en  question,  que  des  duchesses  sans  doute  n'avaient  point  ber- 
cées sur  leurs  genoux  patriciens,  étaient  carrément  d'avis  que  la  pièce 
était  dégoûtante  et  qu'on  ne  savait  plus  où  cela  s'arrêterait.  Or,  elles 
parlaient  d' Amaryllis,  croyant  parler  de  Salomé  et  demandaient  ingé- 
nument pour  quelle   raison  on  allait  couper   la  tête  à   M.  Morati  ! 


(*)  Voir  l'article  de  tête  du  présent  numéro. 


-  456  - 

Vous  voyez  bien  à  quel  point  les  entr'actes  sont  chose  utile.  Sans 
eux  je  [l'eusse  peut-être  jamais  connu  à  quel  point  étaient  Uwoc 
dans  leurs  conceptions  ces  deux  dames  dont  les  bijoux  incandescents 
n'avaient  peut-être  point,  à  leur  origine,  des  motifs  aussi  chastes... 

—  Salomc,  alors,  mon  cher  maître,  n'a  pas  dû  vous  réjouir  autant  : 
deux  heures  sans  entr'acte! 

—  C'est  un  vrai  tour  de  force  et  il  faut  reconnaître  que  l'œuvre  doit 
être  d'un  intérêt  palpitant  pour  retenir  l'attention  de  notre  public 
belge,  plutôt  féroce... 

—  Doit  être,  dites-vous.  Vous  me  semblez  réserver  votre  opinion  : 

—  Hélas  !  il  le  faut  bien...  Oue  voulez  vous,  mon  cher,  je  suis  vieux, 
moi.  J'ai  un  peu  peur  de  trouver  chef-d'œuvre  une  œuvre  qui  est 
conçue  d'après  des  idées  si  nouvelles.  On  se  moquerait  peut-être  de 
moi.  On  dirait  que  je  veux  me  rajeunir.  Le  vieux  critique  qui  aime  trop 
la  nouveauté  ne  ressemble-t-il  pas  au  vieux  monsieur  qui  teint  en  noir 
d'ébène  ses  pauvres  cheveux  blancs? 

—  Mais  votre  avis,  là,  franchement... 

—  Vous  n'en  direz  rien  ? 

—  Vous  savez  combien  je  suis  discret  .. 

—  Bon,  je  suis  sûr  alors  que  demain  chacun  saura  ce  que  | 
Soleure,  le  vieil  Eric  Soleure,  contemporain  des  Huguenots  et  autres 
Prophète!  —  Quoi  qu'il  en  soit,  voici  :  je  suis  absolument  emballé! 
Rarement  je  me  suis  mieux  rendu  compte  de  la  parfaite  adaptation 
d'un  tempérament  musical  à  un  tempérament  dramatique.  Avec  une 
force  colossale  de  pénétration  psychologique  Richard  Strauss  a  com- 
pris l'atmosphère,  trouble  presque  jusqu'à  l'hallucination,  du  livret 
d'Oscar  Wilde.  Et,  merveilleusement,  au  milieu  des  passions  farouches 
qui  éclosent  au  palais  de  ce  magnifique  abruti  d'Herode,  s'élève  la 
pureté  parlaite  de  ce  Iokanaan,  vision  extraordinaire  de  ce  qu'était 
l'Annonciateur,  chaste,  simple,  rude  et  franc.  L'antithèse  est  un  pro- 
dige de  vérité,  de  foi,  de  grandeur.  Et  je  remarquais  m  i,  pen- 
dant l'exécution  :  ils  étaient  dominés  par  la  vigueur  de  l'œuvre.  1 
semblaient  éprouver  eux-mêmes  quelques  Stupéfaction  de  leur  atten- 
tion soutenue... 

—  Je  crois  que  c'est  un  événement  musical.  Le   Thyru  compte  en 

parler  longuement. 

—  Je  vous  comprends!  petite  crapule  1  Vous  n'avez  plus  besoin  de 

moi.  (  )n  me  met  au  rancart  ! 

—  Oh!  peut  on  due,  mon  cher  maître!  J'ai  simplement  peur  de 
vous  importuner. 

—  ("est  une  peur  qui  vous  prend  rarement...  Et  puis,  voila,  nous 
autres,  les  vieux,  c'est  encore  bien  gentil  de  voir  que  nous 

Qlie   de  jeunes  critiques,  mon    bon   ami.   me  Considèrent    comme    un 
vieil  imbécile,  même  quand  je  suis  du  menu-  avis  qu\ 
force  de  la  jeunesse!  Force  admirable,  tout  de  menu-.  Le  seul  lait  de 
croire  que  l'on  est  la  vente,  n'aide-t  il  pas  bien  souvent,  quand  on  est 
sincère,  à  la  découvrir! 


—  457  ~ 

«  Les  Erinnyes  »  (°) 

Eric  Soleure,  l'air  ravi,  vient  à  moi,  lorsque  le  spectacle  fut  terminé 
et  me  dit  : 

—  Mon  petit,  je  vais  vous  assommer.  Je  prends  seulement  ma 
revanche.  L'autre  soir  vous  m'avez  fait  comprendre  que  j'étais  vieux, 
ce  qui  est  vrai  :  c'est  d'ailleurs  pour  cette  raison  surtout  qu'on  m'en- 
nuie en  me  le  disant... 

—  O  coquet,  coquet  ! 

—  Oui,  je  suis  une  vieille  cocotte!  Hé!  bien  vous  allez  me  recon- 
duire. Mes  vieilles  jambes  supportent  encore  fort  bien  la  promenade. 
D'ailleurs  la  pénitence  vous  sera  rendue  plus  douce  en  fumant  ce 
havane  d'aspect  chétif,  mais  d'arôme  parfait. 

Je  dis  : 

—  Quels  admirables  vers!  Quelle  correction  dans  la  forme  !  Quel 
force  évocative  !  Quelles  belles  lignes  de  sentiments... 

—  Oui  !  oui  !  Alfred  de  Musset  est  le  génie  même  de  la  poésie... 

—  Pardon,  je  vous  parlais  des  Erinnyes... 

—  Je  sais  bien.  Seulement,  moi  je  vous  parle  de  la  Nuit  d'octobre.  — 
Il  m'a  semblé  que  ce  soir  les  Erinnyes  servaient  admirablement  de 
repoussoir  au  dialogue  d'Alfred  de  Musset. 

—  Cependant  la  tragédie  de  Leconte  de  Lisle  est  d'une  perfection... 

—  Trop  parfaite,  beaucoup  trop  parfaite  !  Une  perfection  coupable  ! 
Quelle  différence  entre  ce  fastidieux  rhéteur  qu'est  Leconte  de  Lisle  et 
ce  poète  complet  qu'est  Alfred  de  Musset  !  D'une  part,  dans  les 
Erinnyes,  les  passions  les  plus  violentes,  les  plus  exacerbées  :  il  y 
avait  là  matière  à  un  développement  prodigieux  de  belle  poésie.  Et 
malgré  soi,  on  n'arrive  pas  à  être  le  moins  du  monde  ému.  Tout  cela 
est  froid,  compassé.  Evidemment  ce  sont  là  de  fort  beaux  vers.  C'est 
indiscutablement  d'une  extraordinaire  richesse  de  coloris  et  d'expres- 
sion. Mais  ce  n'a  jamais  été,  ce  ne  sera  jamais  de  la  poésie.  Au 
contraire,  écoutez  la  Nuit  d'octobre.  Un  tout  petit  sujet,  un  rien  :  le 
découragement  momentané  d'un  homme  abandonné  par  la  femme  qu'il 
aime  et  rendu  à  lui-même  par  la  bonté  de  la  poésie  inspiratrice.  Petit 
désespoir  courant,  orage  d'une  nuit!  Mais  quelle  beauté  :  des  rimes 
négligées,  de  désespérantes  répétitions,  des  mots  un  peu  déviés  de  leur 
sens,  un  tas  de  défauts  !  Mais  comme  cela  prend  au  cœur  !  Comme  cela 
est  le  rappel  fleuri  des  fraîches  passions,  des  merveilleusement  sincères 
désespoirs  que  l'on  eut  à  vingt  ans  !  Cela  est  d'un  vrai  poète,  c'est  à-dire 
d'un  homme  qui  comprend  un  peu  mieux  que  les  autres,  le  chagrin  et 
la  joie.  Les  Erinnyes,  c'est  l'œuvre  d'un  mathématicien,  la  Nuit 
d'octobre,  c'est  l'œuvre  d'une  âme,  d'une  pensée,  d'une  souffrance! 

—  Certes,  mon  cher  maître,  je  crois  concevoir  assez  bien  ce  qu'il  y 
a  de  beau  dans  l'œuvre  de  Musset.  Mais  la  belle  ligne  élégante  des 
Erinnyes  me  séduit  aussi.  11  y  a  là  une  admirable  façon  de  resserrer  si 


(*)  Les  Erinnyes,  drame  antique  en  deux  parties,  de  Leconte  de  Lisle,  musique  de 
Massenet,  représenté  pour  la  premicre  fois  sur  le  théâtre  national  de  l'Odéon,  le  6  janvier 
i»73- 


-  453  - 

adroitement  les  passions,  que  chacune  semble  être  une  synthèse.  C'est 
en  quelque  sorti-  l'expose  rigoureusement  exact  de  tous  les  penchants 
du  cœur  et  de  l'esprit... 

—  Lus  penchants  du  cœur  ne  sont  pas  exacts,  mon  ami:  cela  ne 
serait  plus  de  l'humanité  !  L'(  L'action  des Eryntdes  se  trouve 
aussi  dans  POrestie,  d'Eschyle:  seulement  Eschyle  vivait  et  vibrait  ; 
Leconte  de  Lisle  écrit... 

—  Tout  de  même,  mon  cher  maître,  je  dois  avouer  que  je  discute  un 
peu  pour  discuter.  Sans  embrasser  toutes  vos  conceptions  je  reconnais 
que  la  Nuit  <T Octobre  est  un  pur  chef-d'œuvre...  Mais  nos  tempéraments 
modernes  s'accommodent  mal  de  ce  romantisme  fulgurant;  nous 
sommes  tentés  de  sourire,  en  entendant  la  grandiloquence  des  vers  de 
cette  époque... 

—  Là  peut-être  est  la  vérité.  Quoiqu'au  fond,  vous  soyez  aussi  naïfs 
et  aussi  emballés  que  nous  l'étions  :  seulement  vous  cachez  vos  enthou- 
siasmes sous  un  vernis  d'imperturbabilité.  Et  je  vais  vous  dire  une 
chose,  qui  vous  paraîtra  peut-être  paradoxale,  mais  que,  devinant  votre 
tempérament  mieux  que  vous  ne  le  connaissez  vous-même,  je  crois 
toit  exacte.  Si  VOUS  aimez  lés  Krinnyes  c'est  que  vous  voyez  en 
œuvre  la  poésie  qui  aurait  dû  y  être,  que  vous  ajoutez  au  canevas  de 
l'écrivain  votre  sensibilité  et  votre  sens  de  l'humanité... 

—  En  ce  cas...  nous  sommes  quittes!  —  L'interprétation 

—  Albert  Lambert,  fils,  merveilleux  !  11  dit  les  vers  comme  on  les 
dit  rarement.  Et  quel  beau  tempérament!  Comme  c'  senti, 
profond!    Dans  la  Nuit  et  Octobre  comme  dans  le  rôle  d 

montré  au-dessus  de  tout  éloge.  Et  Ml,ie  Segond-Wéber  a  eu  des  accents 
inoubliables  dans  le  rôle  de  (  !assandre  :  il  serait  difficile  de  comprendre 
plus  complètement  le  personnage  et  de  l'interpréter  avec  plus  de 
fougue  juvénile.  Les  chœurs  et  les  danses  m'ont  paru  un  peu  faiblards. 
Et  la  musique  de  Massenet  —  que  j'adore  dans  Werther,  dans  m 
dans  GrisilidtSy  —  ne  me  semble  pas  indispensable  à  l'œuvrede  Leconte 
de  Lisle  :  ce  n'est  pas  du  tout  dans  la  même  D 

Am<  1    1     1.1      XolK. 


Théâtre  du   Parc 


«   MANGl  Ko\  i   ILS?  »  (°) 

Sans  doute.  Victor  1  [ugO  fit-il  bien  de  ne  point  faire  i  epi  e^entei 

dans  le  mode  shakespearien  :  elle  ne  devait  rien  a 

gloire.  Néanmoins  il  sérail    inopportun  de  dire  que  l'éclectique  direc- 
teur du  théâtre  du  Parc  ne  fut  pas  bien  inspiré  en  présentant 
œuvre,  curieuse  encore  que  peu  scénique,  à  son  public  des  mat 


(*)  Mangeronx-iU  T  féerie  dramatique,  en  deux  ktf  Liberté,  de 

Victor   Hugo  (publié  en  1886)  et  représentée   pour  la  prcmitre  fois,  à  Bruxelles,  au  théâtre 
royal   du  P;irc  en  mars  1907. 


—  459  — 

littéraires.  Car  si  l'œuvre  est  inférieure  au  point  de  vue  dramatique, 
elle  demeure  très  synthétique  du  talent  de  Victor  Hugo  :  elle  montre 
merveilleusement  la  puissance  prodigieuse  de  son  verbe,  sa  tendance  à 
la  bonté,  la  beauté  de  l'expression,  la  noblesse  des  sentiments.  Une 
petite  aventure  sert  de  prétexte  à  des  vers  adorables  et  expressifs.  Un 
roi  de  féerie  poursuit  de  sa  colère  deux  amoureux;  car  il  aimait  la 
jeune  fille  qu'un  rival  plus  jeune  lui  a  enlevée.  Les  jeunes  gens  se  sont 
enfuis  dans  un  refuge  où  la  colère  du  roi  ne  peut  les  atteindre,  mais  où 
ils  mourront  de  faim.  Ainsi  est  si  plaisamment  exposé  le  contraste  iro- 
nique entre  les  effervescences  de  la  belle  passion  et  les  exigences  de  la 
vie  matérielle.  Mais  grâce  à  un  excellent  bougre  de  vagabond  — sorte 
de  don  César  de  Bazan  —  et  à  une  bonne  vieille  sorcière,  les  affaires 
s'arrangent  :  le  roi  jaloux  en  est  pour  ses  frais  et  les  amoureux  auront 
beaucoup  d'enfants.  Sur  ce  sujet  un  peu  mince  le  poète  a  écrit  des  vers 
adorables  :  le  duo  des  deux  amoureux  est  d'une  poésie  exquise  ;  la  pro- 
fession de  foi  du  vagabond  est  d'une  verve  amusante  au  possible;  et  les 
colères  du  roi  sont  aussi  fort  curieusement  expressives.  De  même  les 
belles  pensées'exprimées  par  la  sorcière  et  les  envieuses  sollicitations 
du  confident.  La  pièce  fut  admirablement  jouée  :  Mu)e  Archainbaud 
fait  une  sorcière  étonnamment  farouche  et  bonne;  et  cette  prodigieuse 
artiste  dit  les  vers  à  la  perfection.  M.  Chautard  fait  un  roi  plaisant, 
remuant,  d'un  comique  très  vrai,  très  observé  et  très  pittoresque  :  c'est 
un  grand  acteur.  M.  Gorby  fit  un  vagabond  d'une  verve  admirable, 
d'un  esprit  délicieux,  d'une  souplesse  amusante  ;  et  ses  jeux  de  physio- 
nomie sont  infiniment  drôles  et  expressifs.  Les  autres,  Mlle  Dérives, 
MM.  Cueille,  Joachim  et  Delaunay  ne  gâtèrent  rien. 

La  féerie  de  Victor  Hugo  fut  donnée  en  représentation  extraordi- 
naire, le  soir,  au  bénéfice  des  aimables  contrôleurs  du  théâtre  du  Parc. 
Le  spectacle  était  terminé  par  le  délicieux  petit  acte  de  Courteline,  La 
Paix  chez  soi.  C'est  adorable  d'esprit,  d'ironie  et  de  vérité.  Et  ce  fut 
joué  à  ravir  par  Mme  Archainbaud  — dont  le  souple  talent  se  prête  vrai- 
ment à  toutes  les  transformations  :  elle  fut  une  Valentine  extraordi- 
nairement  prise  sur  le  vif,  d'un  comique  intense  à  la  fois  et  contenu. 
Et  M.  Chautard  joua  à  merveille  le  rôle  de  Trielle  où  il  se  montre  si 
plaisamment  cynique,  goguenard  et  compréhensif.  Ces  deux  artistes 
sont  de  ceux  que  l'on  ne  se  lasse  point  d'entendre.  Leur  art  est  du 
grand  art. 

Anicbt  Le  Noir. 


«    LE   MUTILE   » 

Il  Cieco,  drame  en  quatre  actes,  par  Francesco  Bernardini, 
représenté  sous  le  nom  de  Carlo  Salvani  (Le  Mutilé),  d'après  une 
adaptation,  faite  par  M.  Bdm.  Picard. 

M.  Reding  a  bien  fait  de  représenter  ce  drame,  d'abord  parce  que 
M.  Ldm.  Picard  méritait  d'essayer  au  théâtre,  ne  fût-ce  que  par  une 
adaptation,  les  qualités  de  puissance  dramatique  dont  il  avait  donné 
des  preuves  dans  des  œuvres  plus  personnelles,  mais  peu  scéniques, 


—  460  — 

ensuite  encore  parce  que  le  jeu  original  de  l'italien  Rosaspina,  qui  fit 
longtemps  partie  de  la  troupe  delà  Duse,  se  prêtait  très  heureusement 

8U  rendu  de  ces  scènes,  exigeant  de  la   sobriété  dans    leur  trafique 
contenu. 

La  pièce  est  d'ailleurs  aussi  habilement  machinée  qu'une  œuvre 
de  Scribe  ou  de  Sardou. 

Bernardini  connaît  toutes  les  ressources  des  expédients;  en  qualité 
d'italien,  il  dispose  môme  du  moyen  <  du  poignard  »,  ce  qui  ajoute  à 
l'effet  dramatique  du  dénouement. 

Le  sujet  de  la  pièce  est  un  fait  divers  cruel  :  Carlo  Salvani  est  frappé 
de  cécité,  au  moment  où  il  va  épouser  Cellixte  ;  malgré  une  résistance 
molle  et  affectueuse  des  parents,  elle  garde  sa  parole  :  elle  devient 
L'épouse  aimante  et  dévouée  de  l'aveugle. 

Cependant,  après  quelques  mois,  elle  cède  à  la  séduction  des  b 
yeux  d'un  ami  de  la  maison. 

Carlo  éclairé  par  sa  clairvoyance  psychologique,  développée  au 
rebours  de  son  infirmité,  devine  la  faute  ;  il  se  saisit  d'une  lettre, 
adressée  à  l'amant;  il  se  la  fait  lire  par  une  domestique;  il  décide  de 
poignarder  l'amant  ;  il  l'attire  dans  un  piège,  mais  c'est  lui  —  dans  un 
corps  à  corps  —  qui  reçoit  le  coup  fatal. 

L'invasion  progressive  du  soupçon,  de  la  jalousie  dans  l'âme  de 
de  l'aveugle,  son  acheminement,   de  déchéance  en   déchéance,    vers 
l'issue  fatale,  sont  l'objet  de  développements  d'une  intensité  d'émotion 
poignante. 

La  langue  nerveuse,  pittoresque  de  M.  Picard  aiguise  t 
ment  la  vérité  de  ces  monologues. 

Et  ainsi  cette  pièce  est  d'une  puissante  expression  dramatique. 

Ce  qui  nuit  à  son  succès,  c'est  l'écœurement  que  provoquent  chez  le 
spectateur  les  lamentations  sensuelles  de  cet  aveugle  sur  la  diminution 
de  ses  jouissances  amoureuses,  et  l'insistance  que  met  l'auteur  à  nous 
représenter  Les  scènes  banales  d'un  très  vulgaire  adultère';  car  ainsi 

Ce  théâtre- d'Idée, apparaît  comme  un  théâtre- de  pu  tion. 

M.  Edmond  Picard,  qui  a  un  tale-nt  puissant  et  très  étendu,  l 
commis  une  erreur  en  attribuant  à  Bernardini  une  présomption  qu'il 
n'a    pas    eue  :    En    disant    L'EpoUX,    1'Kpousc.    L'Amant,  au   lieu    de 
Monsieur  X  et  de  Madame  V.   M.   Picard  a  cru  à  tort  et  voulu  faire 
croire  que  l'auteur  nous  représentait  des  types  d'humanité. 

Non,  ne  prêtons  pas  à  l'uni  vie  des  mérites  qu'elle  n'a  pas  :contcn 

nous  d'admirer  la  merveilleuse  construction  scénique  de  cette  ] 
l'habileté  de   l'auteur  à   nous  intéresser,  par  étapes  bucc 
progi  aux  événements  qu'il  nom 

A. limions   encore   la  VI  M.  Picard  a  su  rendre-  les 

traits  saillants  des  personnages,  en  Les  transposant  sous  1\ 
d'une  langue  puissante  e-t  coin; 

Le  rôle  de  l'aveugle  était  tait  a  la  taille  du  talent  de  Rosaspina;  il 
fallait  son  jeu  original  pour  nous  préserver  d'une  impression  menaçante 

de  monotonie. 

Madame  Sans!  fut  très  plastique  et  très  dramatique.  MM.  Bender, 

Pane,   M  ,0  TcrLi    Lyon.  —    toujours   vaillante,   la  secondèrent 
brillamment. 


—  461  — 

—  \J Artésienne,  d'Alphonse  Daudet  est  un  agréable  spectacle  de 
fin  de  saison;  son  charme  pittoresque  lui  assure  le  succès. 

Autour  de  Madame  Archainbaud,  toujours  fêtée,  les  chœurs  dirigés 
par  M.  Soubre  et  l'orchestre  dirigé  par  M.  Van  Dam  ont  donné  à  la 
salle  du  Parc  un  air  de  renouveau. 

Jacques  Leroux. 


THÉÂTRE   PUBLIÉ. 

Etudiants  Russes.  (Drame  en  trois  actes),  par  IwAN  Gilkix. 
(Edition  de  la  Belgique  Artistique  et  Littéraire). 

A  première  vue  et  pour  un  esprit  peu  réfléchi,  il  peut  paraître  très 
naturel  que  les  événements  politiques  qui  bouleversent  un  pays,  y 
suscitant  la  révolution  et  l'anarchie,  donnant  une  orientation  nouvelle 
à  sa  mentalité,  inspirent  un  écrivain;  ce  point  admis,  il  est  naturel 
aussi  qu'un  écrivain  compose  une  aventure  avec  les  quelques  épisodes 
dont  l'écho  lui  sera  parvenu  et  crée  une  façon  de  moralité  à  son  œuvre 
en  s'aidant  des  commentaires  philosophiques  qui  en  ces  temps  de  bou- 
leversements font  le  tour  de  la  terre  ':  ? 

C'est  ce  que  peut-être  certaines  personnes  se  sont  dit  en  voyant  le 
titre  du  livre  de  M.  Iwan  Gilkin  «  Etudiants  Russes  »... 

Voilà  qui  est  parfait,  auront-elles  pensé,  au  moins  maintenant  allons- 
nous  connaître  l'âme  et  l'esprit  de  la  jeunesse  estudiantine  russe,  savoir 
ce  qu'elle  veut,  où  elle  va,  de  quels  éléments  elle  se  compose  et  —  en 
un  mot  —  quelle  est  exactement  son  importance,  sa  valeur  morale, 
dans  le  grand  mouvement  qui  bouleverse  un  des  plus  grands  pays  du 
monde.  Ces  lecteurs  confiants  et  crédules  auront  ajouté,  sans  doute 
aucun,  que  savons-nous  de  la  Russie?  rien  ou  si  peu  decho?e...  ce 
qu'en  disent  les  journaux,  quel  foi  devons  nous  y  prêter!  et  ce  que 
nous  ont  appris  les  romans,  n'était-ce  pas  insuffisant  aussi...  au  moins 
avec  ce  livre  de  M.  Gilkin,  bien  écrit,  bien  pensé,  nous  pourrons  nous 
faire  une  opinion?  (Car  le  public  qui  lit  aime  lire  non  seulement  une 
œuvre  bien  écrite  mais  aussi  une  œuvre  non  point  tant  bien  pensée, 
mais  contenant  une  opinion  ou  tout  ce  qu'il  faut  pour  s'en  choisir 
une  !)  Eh  !  bien,  je  l'avoue  franchement,  ces  lecteurs  auront  été  déçus... 
les  «  Etudiants  Russes  »  nonobstant  leurs  qualités  de  style  et  de  mise 
en  page,  n'apportent  absolument  aucune  lumière  sur  une  question 
aussi  obscure  qu'intéressante  pour  nous,  «  l'état  d'esprit  de  la  jeunesse 
russe»  et  pour  une  bonne,  pour  une  excellente  raison,  que  M.  Gilkin 
me  pardonne  ma  franchise,  c'est  que  leur  auteur  ne  le  connaît  pas,  qu'il 
l'a  jugé  de  «  chez  nous  »  avec  des  éléments  d'information  incomplets, 
alors  que  pour  bien  apprécier  une  chose  aussi  considérable  que  l'évo- 
lution d'un  peuple,  dont  la  langue,  l'art,  l'histoire,  les  mœurs  ne  nous 
sont  connus  que  très  superficiellement,  il  eut  fallu  vivre  de  sa  vie, 
assister  à  son  évolution,  non  pas  de  loin,  du  fond  d'un  fauteuil,  mais 
de  près,  mêlé  à  ses  réunions,  à  sa  vie  de  famille,  à  ses  émeutes  même... 

Je  ne  pense  point  que  M.  Gilkin  ait  fait  tout  cela...  ne  nous  dit-il  pas 
lui-même,  en  termes  courtoisement  spirituels  qu'il  n'a  pa    une  goutte 


—  462  — 

de  sang  russe  dans  les  veines,  en  dépit  de  la  forme  russe  de  son  nom  et  de 
son  prénom  t 

Et  c'est  pour  cela  que,  si  au  premier  aspect,  il  paraissait  louable  que 
M.  dilkin  eût  consacré  une  étude  aux  étudiants  russes,  en  réfléchis- 
sant, il  faut  convenir  que  quelque  talent  qu'il  ait,  il  ne  pouvait  se 
lancer  dans  pareille  aventure,  sinon  muni  de  documents  qu'il  n'a  pas, 
qu'il  ne  peut  pas  avoir,  à  moins  de  courir  à  un  échec.  Et  cet  échec,  je 
dois  dire  qu'il  l'a  rencontré  car  son  livre  n'a  pas  de  valeur  philoso- 
phique, ce  qui  ne  peut  pas  lui  être  pardonné,  me  semble-t-il,  car  il 
tendait  à  en  avoir  une. 

M.  Gilkin  nous  présente  un  groupe  d'étudiants  qui  a  formé  le  projet 
au  moins  bizarre  de  manifester  pacifiquement  dans  les  rues  de  Saint- 
Pétersbourg  et  d'y  proclamer  les  droits  de  l'individu,  de  la  science,  de 
la  liberté...  belles  utopies  dont  les  cosaques  ont  raison  en  se  ruant  sur 
les  manifestants  et  en  emprisonnant  les  chefs. 

Parmi  ceux-ci  se  trouvent  Egor  et  Serge  Raguine,  neveux  du  con- 
seiller Raguine,  homme  influent  qui  met  tout  en  œuvre  pour  i 
aux  deux  jeunes  gens  la  Sibérie,  le  Tzar  omnipotent  commuera  leur 
pjine  en  celle  de  l'exil,  s'ils  veulent  reconnaître  leur  erreur  et  publi- 
quement désavouer  leurs  compagnons  de  lutte  et  d'infortune. 

Et  le  second  acte  n'est  qu'une  conférence,  un  peu  lourde,  un  peu 
pédante,  du  conseiller  Raguine,  qui  parle  de  l'avenir  de  la  Rusfl 
prône  en  termes  cérémonieux  et  un  peu  vides  de  sens  les  bienlaits  du 
tzarisme...  Egor  se  laisse  prendre  à  ce  fratras,  c'était  en  somme  un 
lunatique,  et  il  se  laisse  assez  facilement  persuader;  mais  ce  n'est  pas 
un  lâche  non  plus  et  s'il  veut  bien  convenir  de  son  erreur,  il  ne  veut 
point  que  sa  conversion  lui  rapporte  la  libert  travaillera-t-il, 

du  moins  c'est  là  son  projet,  dans  sa  prison  d'abord,  dans  les  bagn 
Sibérie   ensuite.  (Y  aurait-on  des    loisirs!)  à    publier   un    mani 
destiné  à  faire  revenir  sur  ses  pas  la  jeunesse  russe  que  la  veille  encore 
il  accompagnait,  il  dirigeait  même  dans  sa  marche  vers  le  pi 

Son  frère  Sqv^c  assiste  avec  douleur  à  ce  revirement  jusqu'au  jour, 

où  poussé  au  meurtre  par  la  nihiliste  Yer.i,  personnaj  mélo- 

dramatique qui  sert  de  porte  parole  a  des  idées  que  M.  Gilkin  n 
l'air  de  partager,  il  tue  Egor  pour  lui  éviter  d'être  parjure  à  la  «cause», 
là  voilà,  dans  ces  grandes  lignes,  le  drame  de  M.  Gilkin  :  il  y  a  ea 

sus,  cela  est  évident,  quelques  épisodes  qui  servent  surtout  à  nourrir 
l'action  et  sur  lesquels  donc  il  n'y  ,i  pas  lieu  d'insister,  et  d'assez  nom- 
breux discours  île  l'anarchiste  Véra  et  du  réactions  leiller 
Raguine,  personnages  d'opposition  qui  échangent  d'innombrables  lieux 
communs  sur  des  questions  qui  tout  en  ayant  garde  leur  pu. 
intérêt    ne  nous  intéressent   plus  qu'illuminées  pai  l'éclat  d'un  i 

su,  imprévu  et  généreux. 

Dans  cette-  ait. un-.  M  dilkin  n'a  apporté  que  sa  plume  et  encore 
qu'elle  soi;  alerte.,  colorée  et  qu'elle  ait  déjà  tait  ses  preuves  en  de 
multi]  ;1  m'a  paru  que  cela  n'avait  point  suffi. 

ILO   Ki  v  i 


—  463  — 

Geo  Bernier  au  Cercle  Artistique 


Nous  possédons  peu  de  peintres  d'une  sincérité  plus  profonde,  d'une 
allure  plus  franche,  d'un  sentiment  plus  exact»  La  palette  de  Geo 
est  chaude  et  truculente,  sans  exagération  ;  sa  compréhension  est 
forte,  saine  et  robuste.  Il  ne  s'attarde  jamais  à  la  fâcheuse  pein- 
ture littéraire.  Grands  coups  de  soleils,  ombres  savoureuses  des  bois 
parfumés,  bœufs  magnifiques  et  placides  dont  les  yeux  indulgents 
reflètent  avec  sérénité  la  splendeur  des  ciels  et  la  longue  douceur  des 
horizons.  A  regarder  les  tableaux  du  maître  on  éprouve  cette  impres- 
sion de  bien-être,  de  radieuse  chaleur;  c'est  comme  un  parfum  très 
honnête  en  même  temps  que  d'une  ferme  et  magnifique  volupté.  Je 
crois  bien  que  Geo  Bernier  est  le  plus  admirables  des  peintres  de 
l'école  belge  ;  il  est  superbement  de  son  pays  ;  l'âme  de  la  race  vibre 
dans  les  évocations  puissantes  des  paysans  patriaux;  il  comprend, 
fermement  et  sans  exagération,  la  beauté  immobile  de  la  nature.  Ses 
préférences  l'ont  toujours  attiré  vers  la  plastique  des  animaux  ;  il 
aime  les  pelages  opulents  noires  et  fauves  des  paisibles  animaux 
domestiques.  Et  surtout  il  sait  merveilleusement  exprimer  l'intime 
rapprochement  qui  existé  entre  la  nature  et  les  êtres  qui  la  peuplent. 
Tout  cela  forme  un  tout  compact  dont  chaque  parcelle  vibre  à  l'unis- 
son de  l'ensemble.  Tout  se  tient,  tout  est  dominé  par  la  même  splen- 
deur quiète  et  absolue. 

J'ai,  parmi  les  nombreuses  œuvres  qu'il  exposa  au  Cercle  artistique, 
noté  quelques  tableaux,  qui  m'ont  tout  particulièrement  séduit  :  je 
cite  tout  d'abord  Les  Dîmes  à  Knocke,  petit  paysage  d'une  facture 
étonnante,  d'une  intensité  émotive  surprenante,  d'une  vérité  d'atmos- 
phère si  communicative  qu'elle  en  est  presque  saisissable  :  ce  tableau 
est-un  petit  chef-d'œuvre.  Les  Canicules,  d'une  belle  couleur  ambrée, 
sont  d'une  majesté  admirable  :  un  souffle  lourd  passe  largement,  brû- 
lant et  puissant,  sur  un  paysage  aux  horizons  reculés  ;  La  Sieste,  avec 
ses  animaux  flamboyants  de  santé  produit  aussi  cette  impression  de 
paix,  de  sécurité,  de  majesté;  le  tableau,  intitulé  Les  Vieux  nous 
montre  un  cheval  blanc,  dans  un  paysage  crépusculaire  :  c'est  d'une 
profonde  intensité  dramatique.  Les  Eteu/es  en  Flandre  sont  simples, 
paisibles  et  tragiques;  L'Abri  est  d'une  vie  chaude  et  claire;  L'Allée 
des  Cavaliers  au  Bois  —  il  filtre  là  entre  les  arbres  estivaux  un  mer- 
veilleux rayon  de  soleil  — est  d'une  intimité  chaude,  presque  recueillie. 
Il  faudrait  probablement  tout  citer  :  EnArdennes,  troupeau  de  vaches 
d'une  allure  magistrale;  et  le  Ciel  rose,  et  le  Cygne,  et  La  Mare  et  Les 
Huis...  La  place  me  manque,  malheureusement. 

Mais  je  suis  heureux  de  dire,  tout  en  m'excusant  de  le  dire  si  briè- 
vement, que  Geo  Bernier  est  un  admirable  maître,  dont  l'art,  d'une 
probité  sereine  et  souriante,  produit  de  vrais  chefs-d'œuvre,  résultats 
d'une  conformité  parfaite  entre  l'habileté  technique,  l'influence  de  la 
race  et  la  justesse  des  visions. 

F.-Charles  Morisseaux. 


-  464  - 

LES  SALONS 
A  la  Libre  Esthétique 

De  l'œuvre  considérable  d'Eugène  Carrière,  une  trentaine  de  pein- 
tures et  quelques  lithographies  ont  été  réunies  à  la  Libre  Esthétique. 

A  l'heure  actuelle,  une  année  s'est  écoulée  depuis  l'instant  où  la 
mort  arrêta  la  féconde  production  de  l'artiste.  Un  jugement  définitif 
sur  le  peintre  jadis  tant  discuté,  peut-il  être  porl  nmes-nous 

pas  encore  trop  ses  contemporains  pour  affirmer  qu'Eugène  Carrière  a 
trouvé  une   formule  neuve  de  l'Eternelle  Beauté  ou  qu'il  a  seulement 
intéressé  chez  nous  une  sensibilité  née  d'hier  et  appelée  à  ne  pas  sur- 
vivre à  notre  génération  ?  Son  art  nous  apparaît  profondément  concen- 
tré; un  rêve  intense  l'inspire,  rêve  si  intense  qu'il  dure  assez  pour  être 
iixésurla  toile.  Aussi  fuit-il  les  vibrantes  clartés,  les  glorieux  épanouis- 
sements des  chairs,  des  lèvres  rouges  qu'il  est  impossible  à    notre 
mémoire  de  se  rappeler  fidèlement  :  visions  qui  ne  laissent  aucun  fan- 
tôme après  elles.  Lorsqu'il  fait  un  portrait,  Carrière  ne  cherche 
saisir  chez  son  modèle  la  ligne  pittoresque,  l'expression  «anecdotique» 
si  je  puis  dire  ainsi;  ce  qu'il  nous  montre,  ce  qu'il  exprime  :  c'est  le 
souvenir,  tout  l'essentiel  d'une  physionomie*;  ce  que  nous  apparaîtra 
ineffaçable,  du  visage  des  êtres  à  qui  nous  avons  voué  notre  amour, 
notre  admiration,  à  l'heure  solitaire  où  notre  âme  les  évoqtl 
un  enfant,  une  jeune  fille,  c'est  le  sourire  qui  illumine  h 
lorsque  l'âge  a  éteint  le  sourire  heureux,  ingénu,  c'est  l'œil,  le  i 
qui  se  fait  profond  nous  suit  et  nous  obsède. 

Le  métier,  chez  Carrière,  me  captive  davantage  dans  ses  toiles  les 
plus  anciennes  en  date,  telles  les  Dèvideuses,    peintes  il  y  a  quelque 
vingt  ans, où  la  chemise  blanche  de  la  mère  surmontant  le  corsage  d'un 
brun  chaud  donne  une  impression  unique.   I  ).ms  la  Toiletté  Je  r  Enfant, 
la  fermeté  de  la  chair,  la  précieuse  matière  du  coloris  sobre  ne 
sent-elles  pas?  Et  encore  dans  le  portrait  de  M"6 Carrière,  exécuté 
en  1900,   la  splendide  tache  rouge  du  bouquet  sur  la  poitrine  com- 
plète la  sourde,  mystérieuse  et  hautaine  harmonie  de  couleurs  de 
inoubliable  effigie.  Lorsque  le  peintre  se  confine  par  princip 
gris  et  les  bistres,  U  1  parfois  la  sécheresse,  du  procédé.  Ons 
ment  que  la  formule  imposée  stérilise  en  la  limitant  la  Inculte 
pression  et  d'emotivite  —  les  Jeunes  Filles  dormant  et  la  .  i  tout 

trahissent  ces  faible-- 

1  ».  1     .  ■   et  du  silence  nous  passons  a  la  Vie  e!  a  la  Lumi  Ma  -  l'une 

n'est  elle  pas  l'autre.  La  lumière  n'est  ce   pas  l.i   vie:    Les  (leurs  riant 

au  soleil  peintes  si  délicatement,  avec  une  sorte  d'ivresse  heureuse  par 
M"-  1>    Weert,  les  provencaui  de  M""'  Deman,  le  procla 

ment  DaSaegfc  rve  toute  leur  grandeur  aux  pages  de  nature 

qu'il   dessine    avec  tant  de  pittoresque  précision.    Les  clartés  du  ciel, 

vibrantes  ou  atténuées  au  couchant  sont  chantées  par  M:>  Boch,  par 
Eieymans,  dont  les  subtiles  impressions  sont  si  grandes  dans  leurs 
dimensions  restreintes. 

Les  Moissonneurs  de  Claus  constituent  une  splendide  page  de  plus  à 


-  4^5  — 

l'actif  du  peintre  qui  sut,  par  je  ne  sais  quel  charme,  captiver  toute  la 
lumière  du  ciel  et  la  répandre  en  ses  œuvres. 

Buysse  chez  qui  perce  toujours  une  note  de  mélancolie  raffinée  nous 
mène  d'un  Lever  de  Soleil  a.  un  Lever  de  Ltine  sur  la  Neige. 

Les  foules  vivantes  et  bariolées  ont  séduit  Hazladine  autant  que  les 
jeux  d'ombre  et  de  clarté  de  l'astre  des  nuits.  Edmond  Verstraeten  a 
peint  des  Bouleaux  à  l'heure  troublante  où  le  soleil  mourant  cède  le 
ciel  à  la  pâle  lune.  Dans  ce  paysage  d'ordonnance  si  régulière  toute 
monotonie  est  évitée  cependant  et  un  grand  souffle  passe  surle  recueil- 
lement des  choses. 

Ainsi  que  chaque  année  une  série  importante  d'artistes  étrangers 
.complète  le  Salon  de  la  Libre  Esthétique.  Cette  fois  aucun  nom  en 
vedette  ne  se  montre  à  la  cimaise;  à  côté  des  outrances  de  la  couleur 
brutale  et  du  dessin  éminemment  fantaisiste  de  MM.  Girieud  et  De 
Vlaminck,  les  paysages  de  Igor  Grabar,  Printemps  et  Eté  attirent  par 
leur  facture  robuste  et  personnelle.  M.  Barbier  a  finement  vu  et  rendu 
l'atmosphère  et  les  lointains  gris  de  Boulogne  et  noté  avec  une  remar- 
quable justesse  une  Revue  à  Arras. 

Parmi  l'envoi  de  Rodolphe  Fornerod  dont  le  pinceau  se  libérera  de 
certaines  tonalités  encombrantes,  il  y  a  un  portrait  d'homme  d'une 
vigueur  exceptionnelle. 

Mme  A  Boberg  a  célébré  les  Alpes  Scandinaves.  Ces  apparitions  de 
montagnes  pesantes,  de  lacs  immobiles  au  pied  des  sommets  neigeux, 
voilés  de  pluies  ont  un  charme  étrange.  Pourquoi  M.  Nikolaï  Millioti, 
coloriste  d'une  grâce  inouïe,  dont  la  palette  est  un  enchantement  de 
roses  pâlis,  de  blancs,  de  mauves,  ne  consent-il  pas  à  plus  de  précision 
dans  le  dessin  et  les  plans  ?  Notre  joie  à  l'admirer  serait  alors  complète. 

Un  buste  de  femme  de  ligne  élégante  est  signé  Yrurtia,  une  fine 
Danseuse  et  une  Salomè  de  marbre,  Joseph  Bernard.  Rembrandt 
Bugatti  s'est  appliqué  à  modeler  dans  une  facture  large,  toute  une  série 
d'animaux  d'une  vérité  d'attitude  remarquable. 

O.  L. 


Les  séances  musicales  à  la  Libre  Esthélique. 


Les  auditions  musicales  de  la  L.  E  viennent  de  se  terminer  de  façon 
brillante.  Comme  chaque  année  elles  ont  apporté  leur  contingent  assez 
considérable  d'œuvres  nouvelles,  alternant  toutefois  avec  les  produc- 
tions les  plus  en  vue  des  maîtres  de  l'école  française  et  déjà  entendues 
au  cours  de  ces  dernières  années.  Résumons  rapidement  ces  séances 
intéressantes. 

C'est  d'abord  le  trio  pour  piano,  violon  et  violoncelle  de  G.  Magnard 
qui  confirme  la  puissante  originalité  et  la  sensibilité  profonde  de  l'au- 
teur. Cette  œuvre  quoique  très  proche  parente  de  la  sonate,  est  plus 
claire  et  semble  mieux  venue.  Mlle  Blanche  Selva,  MM.  Chaumont  et 
Kuhner  en  donnèrent  une  interprétation  particulièrement  émouvante 
et  vivante  tout  a  la  fois. 

30 


—  466  — 

Desliederde  Marcel  Labey,  de  Bordes  et  Bréville,  chantés  dans  un 
sentiment  très  juste  par  Mmo  Fiée. 

La  bourrée  fantasque  de  Chabrier,  interprétée  avec  un  brio  fan- 
tastique par  Mlle  Selva,  puis  pour  terminer,  le  triptyque  symphonique 

de  Vincent  d'Indy,  Jour  <TEU  à  la  Montagne,  que  l'on  entendit  l'hiver 
dernier  aux  Concerts  Ysaye  et  réduit,  remarquablement  pour  deux 
pianos  par  Marcel  Labey,  interprété  par  Mlle  Selva  et  M.  Labey. 

La  deuxième  séance,  très  longue — trop  longue  même  —  débutait  par 
un  trio  pour  piano,  violon  et  alto  de  Josep  Jongen,  en  forme  de  prélude 
et  variations.  A  ma  connaissance  c'est  la  première  fois  que  l'on  traite 
en  forme  concertante  ce  groupe  d'instruments.  M.  Jongen  l'a  fait  avec 
un  rare  bonheur.  Cette  œuvre  marque  une  étape  décisive  dans  la  car- 
rière du  jeune  compositeur.  Elle  fut  jouée  merveilleusemeut  par 
l'auteur,  MM.  Chaumont  et  Englebert  (altiste),  trois  tempéraments 
liégeois  —  ce  qui  n'est  pas  peu  dire. 

La  seconde  partie  de  la  séance  fut  très  copieusement  remplie  par 
M  Engel  et  Bathori  qui  nous  firent  entendre  les  derniers  bateaux  de 
Paris.  Je  veux  dire  l'Histoire  Naturelle  de  M  (  irovlez  el  Nos  Familiers 
de  Ravel  Au  point  de  vue  amusant  c'est  réussi  ;  mais  si  l'on  tente  de 
nous  dépeindre  musicalement  les  mœurs  des  animaux  et  jusqu'à  leurs 
cris,  où  s'arrêtera-t-on?  Ce  n'est  plus  de  l'art  cela,  et  il  suffira  d'un  peu 
d'exercice  pour  avoir  l'air  d'être  intéressant  à  force  d'être  bizarre  et 
baroque.  Mme  Bathori  mit  toute  sa  verve  et  son  esprit  à  nous  faire 
avaler  ces  choses  biscornues.  Heureusement  pour  les  musiciens  le 
superbe  duo  de  Brisèis  de  Chabrier  terminait  la  série  des  chai 

La  séance  s'acheva  par  le  merveilleux  quatuor  pour  piano  et  o 
d'Ernest  Chausson  joué  par  MM.  Chaumont,  Englebert.  Doehard  et 
Bosquet  (pianiste)  avec  une  chaleur  et  une  émotion  extraordinail 

A  la  troisième  séance  on  entendit  le  septuor  pour  quatuor  à  cordes, 
2  flûtes  et  trompette  de  Vincent  d'Indy.  œuvre  plutôt  curieuse  et  inté 

:iitc    que    réellement    émouvante.  On   se  doute   bien  qu'a* 
métier  énorme  qu'il  possède.  M.  d'Indy  ait  dû  tirer  de-  cet  ensemble 
instrumental  des   ellets    curieux.    Mais   la   trompette   en   dehors   de 
l'orchestre  est  quand  même  bien  peu  à  sa  place.  Sa  sonorité  ne  parvient 
jamais  a  se  foudre  dans  l'ensemble. 

L'œuvre,  très  difficile  d'exécution,  mais  insuffisamment  mise  au 
point  eut  pour  partenaires    M.  Chaumont  (toujours  sur  la  brè 

Doehard,   Bdeses,  Kûhnerj    Sermon!   et    Demont,   flûtiste,  et 

I   h  h  lier,  trompettiste.  M'"r  Mirv.   la  délicieuse  cantatrice,   trop  rate 

ment  entendue,  fît  entendre  ensuite  les  mt,  dede 

ville,  puis/*-  Furet  du  même  auteur  el  la  MèndoSuêdt  Debussy  (°). 

La  belle  Franck,  tut  y  l  Km. 

Chaumont* 

A  la  quatrième  séance,  le  quatuor  Zimmeo  nous  donna  une  exécution 
des  plu  i  du  quatuor  tr<  ant  de  M.  I  teb 


(•)  M.  Ktthner joua  supérieurement  le  Lied  de  Vincent  d'Indy.  puis  une  intéressante  pièce 
pour  violoncelle  de  Sinigaglia. 


—  4^7  — 

Puis  Mme  Désiré  Demest  à  la  voix  si  sympathique  interpréta  un 
Lied  de  L.  Wallner,  une  Berceuse  G.  Huberti,  puis  de  M.  Jos.  Jongen, 
deux  poèmes  :  Vilanelle  et  Tableau  gothique. 

M.  G.  Pitsch,  violoncelliste,  donna  en  première  audition  une  andante 
d'Ingelbrecht. 

Puis  pour  terminer,  M.  Théo  Ysaye,  assisté  de  MM.  Zimmer, 
Baroen  et  Doehard  firent  revivre  dans  l'exécution  du  quatuor  de 
Castillon  une  époque  déjà  reculée,  mais  intéressantes  au  plus  haut 
point. 

Nous  regrettons  n'avoir  pas  pu  assister  à  la  dernière  séance  qui  se 
donnait  le  mardi  de  Pâques  et  à  laquelle  on  entendit  deux  adaptations 
musicales  sur  les  poèmes  :  Christine,  de  Leconte  de  Lisle,  et  le  Fleuve, 
deCh.  Cross. 

La  première  de  ces  adaptations  musicales  par  M.  G.  Huberti,  et 
l'autre  par  M.  Théo  Ysaye.  Le  poème  était  récité  par  Mlle  Kerstem  une 
jeune  lauréate  du  cours  de  tragédie  à  l'Ecole  de  Musique  de  Schaerbeek 
que  nous  entendîmes  au  cours  de  cet  hiver,  et  qui  possède  un  réel 
talent  dramatique. 

MIle  Jane  Delfortrie,  cantatrice,  prêtait  également  son  concours  à 
cette  séance. 

L.  P. 


Petite  chronique 


Notre  collaborateur  Henri  Liebrecht  vient  de  publier  à  Bruxelles, 
chez  l'éditeur  Lebègue,  un  roman  de  mœurs  théâtrales  bruxelloises. 


Les  membres  du  Cercle  Artistique  Le  Lierre  ont  exposé  à  la 
Galerie  Royale,  198,  rue  Royale,  leurs  œuvres  récentes.  Nous  en 
eussions  parlé  si  lors  d'une  visite  que  nous  avons  faite  à  cette  exposi- 
tion, nous  avions  pu  découvrir  un  des  organisateurs...  et  un  catalogue  ! 

Nous  publierons  dans  notre  prochain  numéro  des  pages  inédites 
de  ValèreGille,  Georges  Virrès,  Louis  Dumont-Wilden,  etc. 


Accusé  de  Réception  :  Ait  delà  du  Cœur,  par  M.  Albert  de  Ber- 
saucourt;  Le  Roman  du  Chien  et  de  l'Enfant,  par  M.  Louis  Delattre; 
L.cs  Lntcllectuels,  par  M.  Horace  Van  Offel  ;  La  Fausse  Route,  par 
M.  Max  Deau ville;  Les  finîmes  de  la  Vie,  par  M.  Syffert;  Le  Masque 
tombe,  par  M.  Henri  Liebrecht;  Clartés,  par  Maie  Marie  Dauguet; 
Iièlie,  par  M  Léon  Taschol;  12  Rondes  et  Chansons,  par  M.  A.  De 
Boodt  ;  L'Oiseau  mécanique,  par  M.  Horace  Van  Offel,  etc. 


—  4^8  — 

Le  mariage  de  M.  Henri  Liebrecht.  collaborateur  et  ancien  direc 
teurdu  Thyrse,  a  eu  lieu  le  16  avril,  à  l'église  de  la  Trinité.  Sa  char- 
mante fiancée  M,le  Madeleine  Chapt  avait  comme  témoins  M.  Raoul 
Chapt,  son  frère  et  M.  Miganne  ;  M.  Henri  Liebrecht  avait  comme 
témoins  M.  Pierre  Bure,  consul  de  Belgique  à  San  Franc» 
M.  F. -Charles  Morisseaux,  directeur  du  'Ihyrsc.  A  l'église  l'orgue  était 
tenu  par  notre  éminent  collaborateur,  M.  Joseph  Jongen,  le  jeune  et 
illustre  compositeur,  professeur  au  Conservatoire  royal  de  Liège,  et 
qui  est  aussi  un  organiste  de  premier  ordre.  On  a  entendu  également 
notre  brillant  collaborateur  M.  Emile  Chaumont,  le  remarquable 
virtuose  :  ce  dernier  exécuta  F  Aria  de  Bach  et  le  Preislicd  des 
Maîtres-  Chanteurs  ;  M.  Joseph  Jongen,  entre  autres  morceaux  joua 
Y Abendslied  de  Schuman  et  la  Marche  de  Tannhaùser.  Les  jeunes  époux 
sont  partis  pour  Nice  et  l'Italie. 


Reçu  le  numéro  7  de  la  Revue  funambulesque  (artistique  et  littéraire, 
pour  le  cas,  où,  en  la  lisant,  on  ne  s'en  rendrait  pas  compte).  Trouve 
quelques  choses  amusantes  : 

«  Nous  recommandons  chaleureusement  à  nos  lecteurs  la  revue- 
d'art  Le  Thyrse  (capitole  de  notre  littérature)  '. 

Merci!  Et  puis,  au  fond,  elle  a  peut-être  raison,  cette  roche 
Tarpéienne  ! 


Ensuite  un  article  sur  Edmond  Picard!   Bien  adroitement  fait  cet 
article...  11  voudrait  être  méchant...  et  n'est  même  pas  dj 


Et  puis  le  sonnet  primé  au  concours  permanent  de  cette  1 
exquise...  Il  y  a  là  des  vers  qui  font   rêver...  Que  pouvaient  être  les 
poèmes  non  primés I  Mais  nous  avons  a  oœur  de  signaler  le  sonnet, 

sans  autre  commentaire.  Et  par  charité  nous  m-  dirons  point  quel  en 
est  l'auteur,  à  moins  que  la  Revue  funambulesque,  peu  galante,  ne 
l'exige  !  Oyez  : 


La  Rivale 


—  Non,  c'est  la  mer  qui  n'est  pas  contente, 
répondit  Yann  en  sonnant  à  Gand,  —  parce 

que  je  lui  avais  |  romis  maria. 

scur  J' Islande —  Quatrième  partie  Chap.  vil. 

Le  beau  pécheur  d'Islande  a  trahi  son  serment. 
Et  bravant  les  fureurs  de  sa  terrible  amante, 
lame  dans  la  nue  son  long  gémissement. 
Il  a  pris  sur  sor.  défaillante  .. 


—  469  — 

Et  qu'importe  aux  époux  cette  voix  menaçante, 
Ce  lugubre  concert  d'affreux  mugissements? 
Leur  nuptiale  couche  en  leur  hutte  croulante 
N est  ce  pas  l'Univers,  en  ce  divin  moment? 

Sombre,  la  Mer  s'acharne,  en  sa  jalouse  rage, 
A  déchirer  ses  flancs  aux  ècueils  du  rivage 
Et  rompt  avec  fracas  son  imptiissant  effort... 

Elle  sait  cependant,  qu'une  nuit  de  toicrviente. 

Elle  pourra  figer  sur  cette  bouche  ardente 

Ce  long  baiser  d'amour  en  un  rictus  de  mort! 


Et  puis  enfin,  un  compte  rendu  de  Salomè  d'une  perspicacité... 
ahurissante  : 

«  La  direction  du  théâtre  de  la  Monnaie  ne  recule  devant  aucun  sacri- 
fice pour  satisfaire  la  curiosité,  toujours  renouvellée,  de  son  public. 
Elle  nous  a  donné  le  25  mars,  Salomè,  poème  de  M.  O  Wilde,  musique 
de  M.  R.  Strauss.  Le  manque  de  place  m'empêche  de  donner  un  compte 
rendu  in  extenso.  La  musique  (rappelant  vaguement  la  formule  Wagné- 
rienne)  est  excessivement  bruyante  et  couvre  malheureusement  à 
maintes  reprises  la  voix  des  chanteurs.  Elle  n'est  nullement  faite  pour 
aider  à  la  compréhension  du  livret,  piètre  imitation  du  genre  Maeter- 
linck. 

Le  sujet  est  emprunté  (dit-on)  aux  légendes  chrétiennes.  Le  public  a 
vigoureusement  applaudi  le  vaillant  orchestre  de  M.  Sylvain  Dupuis  et 
les  excellents  interprêtes,  savoir  : 

MMC  Mazarin  «  Salomè  »,  Laffite  «  Hérodiade  »,  MM.  Swolfs 
«  Hérode  »,  Petit  «  Iokanaan  »,  Mlle  De  Bolle  et  M.  Nandès  dans  les 
rôles  secondaires. 

Eugène  Verbist.  » 

Nous  respectons  l'orthographe  fantaisiste  de  la  Revue  funambulesque. 
Entre  autres  perles  nous  signalons  un  certain  M.  Oscar  Wilde,  d'un 
effet  ravissant  !  Et  cette  phrase  :  «  Le  sujet  est  emprunté  (dit-on)...  » 

Et  puis  du  moment  qu'on  cite  les  interprètes  de  tous  les  rôles 
secondaires  ne  pourrait-on  citer  ceux  des  rôles  principaux?  Qui  ça 
pouvait-il  être  ? 


Lu  dans  le  Florilège  sous  la  signature  du  brillant...  disciple  (mettons 
disciple!)  de  Maeterlinck  : 

«  Mais  il  (M.  Robert  Decerf,  de  la  Revue  funambulesque—  toujours 
elle  !)  ajoute  qu'il  ne  me  connaît  pas  du  tout.  Cependant  ne  s'est-il  pas 
débarrassé  d'un  tas  de  bouquins  jaunis,  parmi  lesquels  La  Vie  profonde? 
M.  Decerf  ignore-t-il  donc  que  cette  Vie  profonde  est  signée  —  hélas! 
trois  fois  hélas  !  —  de  mon  nom  ?  » 

«  Hélas!  trois  fois  hélas!  »   Sur   le  fronton  du  temple  de  Delphes 


-  470  - 

quelqu'un  grava:  «  rvcoOi  woutov!  »  Ce  devait  être  un  ancêtre  de 
M.  Georges  Buisserel  ! 

Dans  son  numéro  du  9  avril,  sous  la  rubrique  Petite  Gaxeti 

prk.mu  ki    PAGE,  Le  Soir  publia  la  note  suivante  : 

«  Une  intéressante  nouvelle  littéraire.  —  M.  Edmond  Picard,  écrit  le 
Tkyrse,  fera  jouer  cet  été,  au  Kursaai  d'Oslende,  une  adaptation  au 
théâtre  d'idées  du  Roméo  et  Juliette,  de  Shakspaere.  Le  dramalogue  ne 
s'est  pas  contenté  de  récrire  la  pièce,  il  en  a  complètement  remanié  la 
donnée,  qui  ne  répondait  plus  au  progrès  de  la  science,  et  y  a  notam- 
ment introduit  un  effet  d'adultèreassezpiquantet  dont  on  dit  merveille. 

»  Notre  confrère  ajoute  : 

»  M.  Picard,  dans  le  but  de  répandre  parmi  le  grand  public  mondial 
les  œuvres  marquantes  des  nations  de  culture  arriérée,  met 
moment  la  dernière  main  à  une  édition  populaire  d'Eugénie  Grandet,  le 
roman  bien  connu,  traduit  en  belge,  adapté  aux  usages  locaux  et,  du 
reste,  considérablement  augmenté. 

»  Aussitôt  ce  travail  terminé,  M.  Picard,  dont  l'activité  est  infati- 
gable, s'occupera  d'un  important  mémoire  juridique  sur  la  propriél 
matière  littéraire:  il  y  soutiendra,  nousassure-t  on,  celte  thèse  curieuse 
que,  sitôt  publiée  et  jouée,  l'œuvre  d  art  cesse  d'appartenir  à  soi: 
teur  et  devient  propriété  disponible  de  quiconque  veut  bien  la  repren- 
dre, la  perfectionner  ou  même  la  travestir,  » 

Nous  adressâmes  le  jour  même  au  Soir  la  rectification  ci-aj 

BruxelL 

Monsieur  le  Directeur, 

Sous  le  titre  :  Une  intéressante  nouvelle  littéraire,  votre  estimable  jour 

nal  imprime  dans  son  numéro  du  mardi  9  avril  édition  A  B,  un  articulet 

qui  attribue  au  Thyrsc  certaines  nouvelles  facétieuses  concernant  les 

projets  littéraires  de  M.  Edmond  Picard.  (  )r.  le  Tkyrse  n'a  jamais  publié 

pareille  chose.  J'ignore  quelle  revue  se  permit  cette  plaisanterie  d'un 

jÇOÛt  fâcheux.  Quant  à  nous,  si  nous  ne  sommes  pas  en  tOUl 

de  l'avis  de  M.  Edmond  Picard,  nous  avons  avec  lui  des  relations  d'une 
charmante  courtoisie  ;  nous  nous  honorons  grandement  de  l'avoir  pour 
collaborateur;  nous  professons  l'admiration  la  plus  sincère-  pour  son 
talent,  sa  verve  et  son  activiteet  nous  voudrions  que  beaucoup  fal 

aussi  encourageant  que  lui  pour  les  efforts  des  vous 

I  reconnaissant,  Monsieur  le  directeur,  de  vouloir   publier  L 
sente  dans  votre  plus  prochain   numéro  et  à  la  même  place  que  l'arti- 
cule? incrimine.  Je  vous  demande  de  trouver  ici  l'expression  de 

sentiments  les  plus  distingués. 

<   11  \Ki  ES   MpRISSl 

Directeur  du 

Dans    son    numéro   du   10  avril   SOUS    la     même   rubrique,    mais    en 

\iimi.  PAGE,  Lé  Soir  publia  l'entrefilet  suivant  : 
«   Une  intéressante  nouvelle  littéraire.  —  t  n  lapsus  ealamt   non. 
attribuer  au  ThyrSé  une  nouvelle  qui  émanait  de  la  revue  Antèe.  » 


-  47'  - 

Evidemment  Le  Soir  est  dans  son  droit  ;  mais  il  l'est  non  sans  jésui- 
tisme, puisque  sa  rectification  peut  passer  inaperçue  plus  facilement 
que  sa  nouvelle  inexacte. 

Plusieurs  fois  déjà,  consciemment  ou  inconsciemment  Le  Soir  fit  en 
sorte  de  nous  mettre  en  conflit  avec  M.  Edmond  Picard. 

La  première  fois  il  mit  sur  la  sellette  les  directeurs  du  Thyrse,  à 
propos  du  prix  triennal  de  littérature  dramatique.  Comme  MM.  Lie- 
brecht  et  Morisseaux  étaient  visés  en  tant  qu'écrivains  et  non  en  tant 
que  directeurs  du  Thyrse  nous  crûmes  qu'Userait  puéril  de  répondre. 
Il  n'en  est  pas  de  même  cette  fois.  Et  une  fois  pour  toutes  nous  disons 
au  Soir  que  ses  insinuations  ne  serviront  à  rien  :  amis  du  grand  écri- 
vain Edmond  Picard,  nous  sommes...  et  resterons,  même  si  Le  Soir 
trouve  cela  pas  bien!  A  bon  entendeur... 

A  l'école  de  musique  et  de  déclamation  d'Ixelles,  53,  rue  d'Orléans, 
le  mercredi  10  avril,  une  conférence  fut  faite  par  M  Georges  Rency,  sur 
Voltaire  et  Rousseau,  avec  lectures  par  M.  Jahan,  professeur  à  l'école. 

Chambre  de  commerce  de  Bruxelles  (Union  Syndicale), 
section  des  expositions  nationales.  —  Exposition  des  arts  et  industries 
du  bâtiment  et  exposition  rétrospective  de  "l'éclairage,  Palais  du  Cin- 
quantenaire, Bruxelles,  17  août-24  octobre  1907. 

Concours  pour  la  confection  du  dessin  original  d'une  affiche  destinée 
à  annoncer  l'Exposition. 

Article  premier.  —  Un  concours  est  ouvert  entre  tous  les  artistes 
belges  pour  la  confectien  d'une  affiche  destinée  à  annoncer  l'Exposition. 

Art.  2  —  Les  projets  seront  conçus  en  vue  d'une  impression  en 
couleurs  par  des  procédés  lithographiques.  Ils  seront  faits  à  grandeur 
d'exécution  du  format  dit  double  colombier  (124  X  85)  et  remis  au 
Secrétariat  de  l'Exposition  :  Montagne  de  l'Oratoire,  6,  à  Bruxelles,  au 
plus  tard,  le  20  avril  1907,  à  midi. 

Art.  3.  —  La  mention  suivante  devra  figurer  dans  la  composition  : 
Chambre  de  commerce  de  Bruxelles,  section  des  expositions,  première  expo- 
sition nationale  des  arts  et  industries  du  bâtiment  et  exposition  rétrospective 
de  l'éclairage,  sous  le  haut  patronage  de  S.  M.  le  Roi,  Palais  du  Cinquan  - 
tenaire.  —  Bruxelles,  1 7  août-24.  octobre  1907. 

Art.  4.  —  Les  projets  présentés  ne  seront  ni  signés,  ni  revêtus  d'un 
signe  quelconque  de  nature  à  en  faire  connaître  les  auteurs. 

Les  noms  et  les  adresses  des  concurrents  seront  renfermés  dans  un 
billet  cacheté,  annexé  au  projet,  et  sans  aucune  indication  extérieure 
pouvant  en  trahir  le  contenu. 

Au  moment  du  dépôt  du  projet  et  du  billet,  ceux-ci  recevront  un 
numéro  d'ordre.  Ce  numéro  sera  reproduit  sur  le  reçu  délivré  aux 
exposants. 

Art.  5.  —  Le  jugement  du  Concours  sera  confié  à  un  jury  composé 
de  sept  membres,  savoir  : 

Monsieur  le  Président  de  la  section  ou  à  son  défaut  l'un  des  vice- 
présidents; 


-  472  - 

M.  Georges  Hobé,  architecte,  secrétaire; 

M.  Fernand  Symons,  architecte,  secrétaire; 

M.  Henri  Baes,  artiste-décorateur  et  conseil  artistique  de  la  section  ; 

Trois  artistes  à  nommer  par  les  concurrents. 

Les  noms  des  artistes  désignés  par  les  concurrents  seront  mentionnes 
dans  un  billet  spécial,  cacheté,  à  joindre  à  leur  envoi.  Ce  billet  pi 
sur  la  partie  extérieure  de  son  enveloppe  la  mention  :  Con* 
elic.  l 'oie  pour  la  nomination  des  artistes,  appelés  à  faire  partie  du  jury. 

Les  jurés  artistes  seront  nommes  à  la  pluralité  des  sulïrages  ;  en  cas 
de  parité  de  voix  le  sort  décidera. 

En  cas  de  refus  d'acceptation  d'un  artiste  élu,  celui-ci  sera  remplacé 
par  celui  qui  aura  obtenu  le  plus  de  voix  après  lui. 

Art.  6.  —  Les  concurrents  s'engagent  à  consentir  à  l'exposition  de- 
leurs  projets  par  le  comité  exécutif. 

Art.  7  —  Une  prime  de  cinq  cents  francs  sera  attribuée  au  projet 
qui  aura  été  classé  premier. 

Deux  autres  primes  de  trois  cents  et  de  deux  cents  francs  seront 
réparties  entre  les  projets  classés  deuxième  et  troisième. 

Si  le  jury  est  d'avis  qu'aucun  projet  présenté  ne  mérite  une  récom- 
pense, il  ne  sera  pas  donné  suite  au  Concours. 

Art.  8.  —  Les  billets  cachetés  contenant  les  noms  des  auteur 
projets  primés  seront  seuls  ouverts  par  le  jury. 

Art.  9.  —  Les  projets  primés  seront,  après  la  décision  du  Jury, 
revêtus  de  la  signature  de  leurs  auteurs  et  deviendront  la  propriété  de 
la  section  des  expositions  nationales.  Celle  ci  pourra  les  utiliser 
comme  elle  le  jugera  bon,  sans  avoir  à  acquitter  aucun  droit  ni  rede- 
vance autre  que  la  prime. 

Les  œuvres  non  primées  seront  restituées  à  leurs  auteurs  con; 
reçu  qui  leur  aura  été  remis. 

Art.   10.  —  L'auteur   du    projet    dont   la  section   d  itions 

nationales  aura  décidé  L'impression  devra  surveiller  la  reprodu< 

de  son  œuvre  et  revêtir  de  son  visa  une  épreuve  définitive  sur  laquelle 

le  comité  exécutif  de  la  section  donnera  le  bon  à  tirer. 

ART.  11.  —  Jusqu'au  moment  de  la  répartition  des  primes  les  con- 
currents prennent  l'engagement:  i"  de  ne  laisser  publier,  ou  publier 
eux  mêmes,  aucune   reproduction    partielle  ou  totale  de  leurs  pn 

entre  les  mains  de  tiers  ni  copie,  ni  cliché,  ni  reproduc 
tion  quelconque. 

Le  Président,  Jules  Carlier;  Us  Se  .  nand 

Symons.  architecte  de  l'Exposition. 

Le  vendredi    1  :   avril,    eut    lieu    l'ouverture   de   1  des 

oeuvres  du  peintre  Firmin  Maglin,  à  la  salle  Boute,  134.  rue 

\<>us  en  reparlerons. 


Le  treizième  salon  de  1  AUX   Arts 

inauguré  le  9  avril.    Il  restera  ouvert  jusqu'au  \z  mai.  Xous  en  donne 
rons  une  compte-rendu  dans  notre  prochain  num. 


\ 


473 


La  Préoccupation  amoureuse 


Comme  l'exacte  et  sonore  pendule  annonçait  huit  heures, 
Bérénice,  gouvernante,  entra  dans  la  chambre  où  M.  Denis 
La  Pucelette  terminait  son  dîner.  Bérénice  déposa  sur  la 
table  un  plateau  de  bois  verni  qui  portait  un  filtre  à  café  en 
terre  brune  et  une  tasse  en  porcelaine  rose  Et  la  gouver- 
nante, maussade,  prononça  d'amères  paroles  : 

—  Voici  votre  café,  monsieur  La  Pucelette...  Par  exem- 
ple, vous  me  faites  faire  là  une  fameuse  arsouille  de  métier! 
Dieu  sait  pourquoi  vous  demandez,  depuis  quelques  jours, 
avec  insistance,  que  je  vous  serve  à  huit  heures  du  café  très 
fort.  Vous  souhaitez  chasser  le  sommeil.  Vous  rentrez  à  des 
heures  insensées  :  hier,  il  était  presque  minuit!  Si  ce  n'est 
pas  honteux,  à  votre  âge,  espèce  de  vieux  dégoûtant  ! 

Ainsi  elle  s'exprimait  avec  une  familiarité  d'où  la  grâce 
était  bannie.  Ses  regards,  —  l'un  observait  sans  cesse  le 
plafond  et  l'autre  le  plancher,  —  disaient  son  mépris  pour 
les  débauches  du  maître  qu'elle  servait  depuis  vingt 
ans  avec  une  fidèle  mauvaise  humeur.  Et  sa  moustache  se 
hérissait  sur  une  lèvre  prophétique  de  calamiteuses  alterna- 
tives. 

M.  Denis  La  Pucelette  enleva,  d'un  geste  onctueux,  ses 
lunettes  à  monture  d'écaillé.  Légèrement  il  épousseta  sa 
redingote  où  folâtraient  des  miettes  de  pain.  Sur  la  nappe 
il  recula  un  feuillet  de  papier  où  s'étalait  une  inscription  en 
caractères  grecs.  Il  dit  avec  courtoisie  : 

—  O  Bérénice,  ta  sollicitude  m'est  précieuse.  Je  me  plais 
à  reconnaître  les  avertissements  par  quoi  tu  mets  en  sécu- 
rité ma  vie  et  ma  vertu.  Aussi  je  veux  rassurer  ton  souci 
généreux.  Voici  :  chaque  soir  je  vais  retrouver  un  ami... 

Bérénice,  hilare,  jeta  : 

—  Voulez-vous  que  je  vous  dise,  monsieur  La  Pucelette, 

Le  Thyrse.  —  t—  mai  1907.  31 


—  474  ~ 

quel  est  cet  ami,  dont  vous  prônez  par  des  rentrées  tar- 
dives, l'intéressante  conversation.  Eh  bien!  je  jure 
aussi  vrai  que  je  m'appelle  Bérénice  Rouillon  et  que  je  n'ai 
jamais  péché  par  la  chair,  que  votre  ami  c'est  une  ordure  de 
femelle,  un  petit  chameau  !  Et  qui  vous  fait  cocu,  c'est  moi 
qui  vous  le  dis  ! 
Amène,  M.  La  Pucelette  prononça  : 

—  Je  fus  jadis  un  estimable  professeur  de  langues  mortes 
dans  un  collège  où  fréquentaient,  comme  il  convient, 
jeunes  nobles  et  des  fils  de  cocottes.  Il  y  a  six  ans,  je  lis 
un  héritage  assez  important  qui  me  permet  à  l'heure 
actuelle  de  ne  plus  professer  et  de  vivre  dans  la  paix.  J'ai 
soixante-huit  ans.  Je  suis  laid,  presque  aussi  laid  que  toi, 
ô  bonne  Bérénice... 

—  Dites  donc,  grossier  personne 

—  Il  ne  sied  point  que  je  te  parle  avec  hypocrisie.  Donc, 
je  suis  très  laid;  je  suis  petit,  un  peu  voûte.  J'ai  des  che- 
veux rares  et  qui  ont  toujours  l'air  sale.  Je  n'ai  jamais  aimé, 
parce  que  je  savais  que  l'on  ne  pouvait  s'éprendre  de  ma 
personne  malingre  et  grise...  Toujours  comme  toi.  Toi,  il 
est  vrai,  tu  es  énorme  et  violacée.  Mais  au  point  de  vue  de 
la  philosophie  générale,  cela  n'a  aucune  important 

—  Vous  vous  flanquez  justement  le  doigt  dans  Poeil, 
voyou  de  malappris.  On  m'a  aimée.  Ou  m'a  fait  des 
déclarations  passionnées  .. 

Fallait-il  qu'ils  fussent  saouls,  les  pauvres  s,  dit 

doucement  M.  Denis  La  Pucelette. 

—  Mais  j'a  ,  parce  que  l'élu  de  mon  i  vint 
pas,  . 

—  Oui,  poursuivit  M.  La  Pucelette  :  ainsi  il  y  a  des 
députés  qui,  nommés  par  persuasion,  ne  vont  jamais  jusqu'à 
la  Chambre...  Mais  je  ne  voulais  point  t'entretenir  de 
ces  vagues  probabilités  qui  se  perdent  dans  la  brume  du 
passé  et  qui  ne  pi  uvent  servir  à  t'expliquèr  l'emploi  de 
mon  temps,  hier  soir  précédents.  Donc,  je  n'ai 


-  475  - 

jamais  aimé.  La  femme  m'est  inconnue.  Professeur  de  grec 
je  ne  connais  point  l'amour,  mais  seulement  l'Erôs... 

—  Les  rosses!  glapit  Bérénice. 

—  Oui,  c'est  du  grec,  ne  fais  pas  attention. 

—  Vous  n'avez  pas  besoin,  vieux  satyre,  de  me  débiter 
en  grec  des  polissonneries... 

—  Je  te  prie  humblement,  ô  vindicative  Bérénice,  de  ne 
point  interrompre  le  cours  de  mon  explication;  sinon,  tu 
risquerais  de  l'attendre  jusqu'à  demain,  et  ton  esprit  vivrait 
dans  la  sombre  inquiétude,  ce  qui  est  dangereux,  et  peut 
amener,  notamment,  des  indigestions  :  car  l'influence  de 
notre  être  moral  sur  notre  être  physique,  est  certaine.  — 
Donc,  je  continue  :  ayant  passé  de  longues  années  dans  la 
parfaite  abstinence  des  plaisirs  charnels,  je  crois  être  main- 
tenant à  l'abri  de  toute  tentation.  Je  pourrais  demeurer 
côte  à  côte  avec  la  femme  la  plus  séduisante,  que  je  serais  — 
pour  autant  que  l'homme  puisse  préjuger  de  soi-même  — 
loin  du  danger. 

La  voix  rauque  de  Mlle  Bérénice  Rouillon  s'attendrit  : 

—  Voilà  vingt  ans  que  vous  vivez  à  côté  de  moi.  Jamais 
vous  ne  m'avez  seulement  regardée... 

—  O  Bérénice,  ton  raisonnement  est  aussi  indigent  que 
ta  chair  est  abondante.  Souvent,  au  contraire,  je  t'ai  regar- 
dée. Et  j'ai  même  remarqué  ceci  :  tu  ne  peux  guère  te 
targuer  d'appartenir  à  la  catégorie  des  femmes  séduisantes. 

—  Vieille  crapule,  dit  Mlle  Bérénice. 

—  Il  fallait  donc,  poursuivit  tranquillement  M.  La  Puce- 
lette,  que  je  me  créasse  une  occupation  digne,  en  dehors 
de  l'amour,  de  satisfaire  à  l'oisiveté  de  mes  jours  pacifiques. 
La  langue  grecque  m'est  chère;  et  c'est  dans  les  vieilles 
inscriptions  controversées  que  je  trouve  la  pâture  de  mon 
esprit.  Une  revue  savante  discuta  récemment  une  inscrip- 
tion, celle  que  tes  yeux  ignares  voient  sur  le  feuillet  posé 
près  de  moi.  Je  veux  écrire  un  mémoire  sur  cette  inscrip- 
tion; malheureusement,  il  y  manque  un  esprit  rude... 


—  4/6  — 

—  Un  esprit  rude,  dit  Bérénice,  en  haussant  les  épaules. 

—  Un  esprit  rude  y  manque  et  cela  me  préoccupe.  Or,  à 
mon  âge  on  fait  tout  avec  exagération  Cet  esprit  rude  me 
passionne  trop;  il  m'empêche  de  dormir... 

—  C'est  le  café,  dit  Bérénice. 

—  Non,  mon  enfant,  c'est  l'esprit  rude.  Je  ne  veux  point 
m'abandonner  à  la  tyrannie  obsédante  d'un  souci.  Tous  les 
soirs,  je  vais  retrouver  mon  excellent  ami  Jacques  Cuveau, 
choriste.  Il  fut  jadis  un  de  mes  meilleurs  élèves,  ce  qui 
prouve  que  l'étude  du  grec  peut  conduire  à  tout,  et  notam- 
ment à  la  carrière  artistique,  noble  carrière.  Jacques  Cuveau , 
peut-être,  m'expliquera  pourquoi  il  manque  un  esprit  rude 
au  texte  grec  que  j'étudie.  En  attendant,  je  parle  à  ce  chan- 
teur de  mon  inscription  et  lui  me  parle  de  l'art  lyrique. 
Ainsi  nous  nous  instruisons  l'un  l'autre.  Quand  Jacques 
Cuveau  chante,  j'entre  dans  la  salle  de  spectacle  et  j'écoute 
la  musique  des  opéras  enchanteurs... 

—  Et  vous  lorgnez  les  femmes  qui  dansent,  vieux  débau- 
ché! Je  me  suis  laissé  dire  —  car  jamais,  Dieu  merci,  je 
n'ai  voulu  moi-même  aller  voir  ces  horreurs!  —  qu'elles 
montraient  leurs  jambes  toutes  nues,  ces  sales  petites 
grues...  Leurs  jambes  et  le  reste...  Vous  aime/,  cela,  vous... 
Vous  devriez  rougir,  homme  malpropre... 

—  Ta  science  de  l'ornithologie  m'enchante  en  son 
essence,  ô  Bérénice,  et  me  désespère  en  Bon  application... 
Tantôt  tu  appelles  les  femmes,  grues;  tantôt,  chameaux; 
et  aussi,  ordures!  Tu  mélanges  hardiment  la  plume,  le  poil 
et  les  détritus,  lu  ton  érudition  zoologique  est  mal  équili- 
brée, tout  en  étant  fort  vaste.  D'ailleurs  dans  quelle  ( 
gorie  te  rangerais-tu,  toi, 

—  Moi,  je  suis  une  honnête  femme,  dit  Bérénice. 

—  Cette  classe  e>t  rare,  murmura  M.  La  PuCelette.  La 
vertu,  chez  la  femme,  résulte  d'un  accident.  Cet  accident 
fut  toujours  pénible  aux  personnes  de  ton  sexe;  leur  vertu 

provient   non   d'elles-mêmes,  mais  du  manqué  d'enthou- 
siasme dans  le  désir  des  hommes... 


-  477  — 

—  Appelez-moi  vache,  tant  que  vous  y  êtes! 

—  Oh!  non,  dit  M.  La  Pucelette.  Mammifère,  seule- 
ment; c'est  plus  général.  Mais  je  m'attarde.  Ce  soir  mon 
ami  Jacques  Cuveau  chante;  il  doit  venir  me  retrouver 
après  le  spectacle,  dans  une  brasserie,  où  nous  buvons 
ensemble  des  bières  nourrissantes.  Je  rentrerai  donc,  ce 
soir,  plus  tard  encore  que  de  coutume;  que  ce  te  soit  désa- 
gréable, je  m'en  fiche  ! 

—  C'est  cela,  employez  des  mots  grossiers  à  présent,  en 
me  parlant,  à  moi,  une  femme!  vieux  cochon!  Canaille! 

—  Une  temme,  dit  M.  La  Pucelette.  Si  peu... 

Il  descendit  vers  la  ville.  Au  théâtre,  il  éprouva  de  la 
joie.  Il  apprécia  indulgemment  les  gestes  factices  du  ténor 
et  les  grâces  désuètes  de  la  falcon,  une  grosse  maman 
bouffie,  qui  minaudait,  apoplectique,  la  chair  éperdûment 
sanglée  dans  la  cuirasse  féroce  d'un  corset.  Et  il  goûta  aussi 
le  charme  séraphique  d'une  petite  danseuse  qui  avait  de 
jolies  jambes. 

Après  le  spectacle  il  attendit,  assis  dans  le  coin  coutumier 
de  la  brasserie,  l'arrivée  de  M  Jacques  Cuveau.  Ce  dernier 
entra  bientôt.  Il  avait  des  yeux  rigoleurs  et  un  nez  bour- 
geonnant Sur  ses  cheveux  bouclés  un  large  feutre  était 
posé  en  bataille. 

—  Cher  maître,  salua  le  choriste. 

Il  se  laissa  tomber  sur  la  banquette,  et  ajouta  : 

—  Je  suis  crevé.  Les  directeurs  sont  des  tourtes.  Le  régis- 
seur est  du  mou  de  veau  Le  chef  d'orchestre  est  une  néfaste 
fripouille. 

Cette  ordinaire  nomenclature  servait  tous  les  soirs  de 
prélude  à  la  conversation  Elle  prouvait,  par  sa  variété  de 
termes  choisis,  que  M.  Jacques  Cuveau  avait  tiré  profit  de 
S3S  études  ;  et  par  sa  répétition  journalière,  que  M.  Jacques 
Cuveau  avait  des  opinions  sérieuses  et  durables.  M.  Denis 
La  Pucelette  dit,  avec  un  sourire  : 

—  Vous  avez  bien  chanté  ce  soir,  mon  ami. 


-  47«  - 

—  Je  me  suis  donné  un  mal  de  chien...  Sans  moi  le 
ténor  restait  en  panne.  La  chanteuse  aussi,  d'aillei 

Il  n'avait  point  d'orgueil,  mais  connaissait  sa  valeur. 

M,  Jacques  Cuveau  but  de  grands  verres  de  bière.  Une 
petite  femme  craintive  et  un  peu  miteuse  entra  dans  la 
brasserie  où  ronflait  le  bruit  des  conversations  et  où  s'éle- 
vait, en  gros  nuages  opaques,  la  fumée  des  cigares  et  des 
pipes.  M.  Denis  remarqua  la  petite  femme  et  dit  : 

—  Vous  ne  connaissez  point  cette  dame,  monsieur 
Cuveau  ? 

Négligemment,  Jacques  regarda  ;  puis,  ayant  craché,  il 
dit: 

—  C'est  Pastille,  une  bonne  petite.  Moi,  je  suis  cory- 
phée, troisième  premier  ténor.  Elle  est  troisième  dan- 
seuse coryphée,  au  premier  rang... 

—  Elle  dansait  ce  soir,  je  crois? 

—  Oui.  C'est  même  elle  qui  versait  à  boire  aux  «  deu- 
xièmes dessus  »... 

Cette  arithmétique  théâtrale  impressionna  M.  La  Puce- 
lette.  Il  rougit.  Cuveau  le  remarqua.  Il  commanda  un 
grand  verre  de  bière  et  dit  : 

—  Je  vais  vous  présenter  à  cette  petite,  quia  l'air  de  \ 
intéresser   Elle  est  gentille... 

Il  appela: 

—  Psst!  Pastille! 

MUi  Pastille  vint  avec  empressement  vers  les  deux 
hommes.  .Al    Cuveau  lit  les  présentât!. 

—  M     Denis   La  Pucelette,  savant   professeur... 
Eugénie  Faisan,  danseuse. 

M.  La  Pucelette  rougit,  sourit,  dit: 

—  (  )n  VOUS  Surnomme  Pastille,  madame...  Pourquoi? 

—  C'est  les  autres  qui  m'appellent  ainsi,  dit  d'une  voix 
pure  et  dans  un  style  qui  manquait  de  syntaxe,  M      Ku- 

e  Faisan,  lu  vous,  pourquoi  c'est-il  qu'on  vous  sur- 
nomme Pucelette...  c'est  cochon,  ça! 


—  479  — 

—  Voyons,  Pastille,  gronda  M.  Jacques  Cuveau. 

—  Oui,  Monsieur  Cuveau,  dit  Pastille. 

Elle  s'assit  à  côté  de  M.  La  Pucelette,  qui  lui  offrit  des 
cerises  à  l'eau  de  vie.  Il  était  embarrassé,  et  parce  que  les 
jambes  de  M,le  Pastille  étaient  cachés  par  une  jupe  beso- 
gneuse, la  danseuse  lui  paraissait  un  être  nouveau.  Il  dit  : 

—  Monsieur  Cuveau,  j'ai  passé  ma  journée  à  l'étude  de 
l'inscription.  Savez-vous  l'orthographe  exacte  du  mot 
Or  os? 

Jacques  commanda  un  verre  de  bière.  Il  dit  : 

—  En  quel  dialecte,  maître? 

—  En  dialecte  ionien,  naturellement.  L'inscription  est 
en  ionien. 

—  Parce  que  je  connais  aussi  cette  orthographe  en 
romaïque. 

M1Ie  Pastille  pouffa  et,  toute  rouge,  reprocha  : 

—  Si  vous  dites  tout  le  temps  des  choses  cochonnes.,. 
Elle  affectionnait  ce  vocable  léger  et  puéril. 

—  Petite  bécasse,  dit  M.  Jacques  Cuveau. 

Il  alluma  sa  pipe.  M.  La  Pucelette  expliqua  l'inscription 
à  Mlle  Pastille.  Sur  le  feuillet  qu'il  retira  de  la  poche  inté- 
rieure de  sa  redingote  il  épela  les  mots  grecs.  Mlle  Pastille 
esquissa  un  bâillement. 

M.  La  Pucelette  dit,  d'une  voix  docte  : 

—  Comme  vous  savez,  monsieur  Cuveau,  l'esprit  n'est 
point  nécessaire  lorsque  deux  ro  se  suivent  dans  le  corps 
d'un  mot;  certains  auteurs  mettent  l'esprit  doux  sur  le 
premier  ro  et  l'esprit  rude  sur  le  second;  d'autres  suppri- 
ment les  deux  esprits.  Mais  quand  le  ro  est  initial  l'esprit 
est  indispensable..  Ainsi  dans  le  mot  rêtor...  N'est-ce  pas 
mademoiselle?... 

—  Oh!  moi,  vous  savez,  je  m'en  fous,  dit  Pastille  d'une 
voix  simple.  Moi,  je  fais  un  esprit  dans  la  Damnation... 

—  Oui,  mais  pour  vous,  il  s'agit  d'un  esprit  doux,  dit 
cérémonieusement  M.  La  Pucelette. 


—  4§o  — 

—  Est-il  cochon  ce  petit  vieux-là,  dit  Pastille,  qui  se 
répétait  volontiers 

Ils  mangèrent  de  la  choucroute  et  parlèrent  de  l'art 
chorégraphique.  Puis,  M.  Jacques  Cuveau  s'en  alla 

M.  La  Pucelette,  ayant  bu  beaucoup  de  bière,  dit  des 
choses  tendres  à  Pastille.  Celle-ci  minauda  : 

—  Voilà  Je  n'ai  pas  payé  mon  garni.  On  va  me  flanquer 
à  la  porte.  Si  vous  pouviez  me  le  payer,  vous.  . 

—  Avec  joie,  mon  enfant.  Demain  matin... 

—  Et  puis  maintenant  on  prendra  une  voiture  et  je  vous 
reconduirai  chez  vous...  Car  j'ai  peur  que  la  propriétaire 
m'engueule  encore  ce  soir. 

Ensemble,  ils  rentrèrent  en  voiture  chez  M.  La  Puce- 
lette. Dans  le  fiacre  malodorant,  le  professeur,  la  tête 
appuyée  contre  l'épaule  de  Pastille,  parla  éloquemment  de 
l'inscription  grecque.  Et  Mlle  Eugénie  disait,  avec  condes- 
cendance : 

—  Quel  vieux  petit  cochon,  tout  de  même... 

Elle  se  coucha  dans  le  lit  de  M.  La  Pucelette.  Comme 
elle  allait  s'endormir,  elle  demanda  ingénument  : 

—  Hé  bien!  et  vous? 
Il  dit  : 

—  Si  vous  permettez,  je  vais  travailler  à  mon  inscrip- 
tion... 

—  Mince  de  chic  alors,  murmura  avec  innocence  Pastille, 
qui  déjà  s'assoupissait. 

A  huit  heures  du  matin,  Bérénice  frappa  à  la  porte. 

—  Entiez,  dit  .M.  La  Pucelette. 

Il  était  en  robe  de  chambre  et  travaillait,  penché  sur  la 
table.    I.t  Bérénice!   tout  de  suite,   devint  violette,   ayant 

aperçu  une  femme  couchée    Elle  faillit  I  omber  le 

plateau  qui  portait  la  matinale  tasse  de  chocolat.  Puis, 
comme  la  situation  lui  paraissait  trop  extravagante,  elle  ne 
trouva  en  son  vocabulaire,  pourtant  varié,  aucune  épithète 
;i  jeter  à  la  face  de  M,  La  Pucelette.  Celui-ci  releva  la  tête 
et  dit  : 


—  48 1  — 

—  O  Bérénice,  tu  respecteras  cette  enfant  que  j'aime 
d'une  façon  paternelle.  Grâce  à  sa  présence,  j'ai  déchiffré 
mon  inscription... 

Il  s'approcha  du  lit  et,  deux  ou  trois  fois,  appela  : 

—  Mademoiselle  Pastille...  mademoiselle  Pastille... 
Eugénie   entr  ouvrit  un   œil   et   souleva  un    peu,    sur 

l'oreiller,  sa  tête  gentiment  auréolée  de  cheveux  blonds. 
Elle  dit  d'une  voix  ensommeillée  : 

—  Sacré  nom!  encore  l'inscription  grecque... 

Elle  ajouta  un  mot  court,  qui  n'appartient  point  à  la 
langue  d'Homère,  et  commença  à  se  rendormir  douce- 
ment. 

Bérénice  se  sentit  l'âme  chavirer  Brusquement,  elle 
respecta  son  maître  et  admira  qu'il  fût  devenu  de  la  race 
des  conquérants.  Elle  s'approcha  du  chevet  et  questionna 
poliment  :    ♦ 

—  Est  ce  que  madame  prend  aussi  du  chocolat? 

Pastille,  excédée,  se  retourna  violemment,  sous  les  cou- 
vertures, et  encore  une  fois  employa  le  mot  énergique  qui 
n'appartient  point  au  dialecte  attique. 

—  Est-elle  mignonne!  dit  Bérénice  avec  attendrisse- 
ment. Laissez-la  dormir,  Monsieur.  Moi,  je  vais  lui  pré- 
parer du  bon  chocolat  et  des  petits  gâteaux. 

Elle  sortit  à  pas  feutrés,  pour  ne  point  troubler  le  som- 
meil juvénile  de  Pastille. 

F. -Charles  Morisseaux. 

Tanagra 

Lorsqu'à  minuit  du  ciel  tourne  la  sombre  roue, 
Dans  le  silence  où  naît  le  rêve  plus  facile, 
Souvent,  petit  objet  de  terre  si  fragile, 
O  danseuse,  mon  rêve  à  ta  forme  se  noue. 


—  482  — 

Sous  le  tissu  ?nobile  au  souffle  frais  du  vent, 
Voici  ton  corps,  voici  ta  courbe  pure  et nue ', 
Ton  ventre  d'amoureuse,  et  tes  seins  d'ingénue, 
Tout  ton  être  de  joie,  (tond  et  vivant. 

Doucement  tu  souris  et,  la  tête  inclinée, 
Tu  t'avances,  d'un  pas  dont  le  sens  est  perdu  ; 
Et,  comme  si  cela  pouvait  être  entendu, 
Je  t' écoute  danser  d'au-delà  des  années... 

Oh!  pouvoir,  un  monunt,  remonter  jusqu'à  toi, 
Vivre  un  unique  jour  de  ton  époque  morte, 
Voir  la  ville,  les  gens  arrêtés  sur  les  portes, 
Le  ciel  pâle  et  lointain  au-dessus  de  ton  toit; 

Le  port  sentant  les  fruits,  avec  ses  quais  sonores 
De  jurons  de  rameurs  et  de  cris  étrangers. 
Les  voiles  en  triangle  aux  reflets  ora/c 
Pont  lejlot  aussi  lourd  que  l'huile  se  colon  : 

1 '.>  t 'cm pie  d' Aphrodite  au  seuil  d'un  bois  sac 
Des  cyprès  dépassant  les  chapiteaux  doriqi 
La  fumée,  au  matin,  montant  des  fours  a  bric 
Qui  s'étire  tt  se  meurt  dans  le  soleil  dû 

Pourquoi  donc  n 'est-il  pas  possible ,  ce  mirage? 
Quel  mur  d'airain  inexorable,  qu 
Sépare  à  chaque  instant  le  présent  dufiû 
Tour  que  soit,  à  jamais,  interdit  .  gef 

bi  n n  crispi  r  mes  poings  <  t  sem  r  mes  genoux, 

Vendre  tout  mon  vouloir  et  don  m<  s  paupièn  s  — 

Autant  vaudrait  t<  ni,  r,  a 

Du  portail  di  la  r  ux/ 

Ah  !  cet  obscur  potier  qui  s'éprit  de  ta  da> 

I  le  plus  ! 
lit  par  qui,  respirant  la  jeunesse  et  l'amour, 
Tu  danses  à  jamais,  dans  l'on:  rtd  . 


-  483  - 
Le  Sphynx 

Pourquoi  des  mots,  pourquoi  des  tableaux  et  des  chants, 
Par  qui  vouloir  fixer  les  beautés  inconnues, 
Puisque,  chaque  matin,  surgit  F  aurore  nue, 
Que  chaque  soir  revoit  V ineffable  couchant  ? 

Pourquoi  l'âpre  fureur  et  les  larmes  arriéres 
Puisque,  demain,  devant  des  seuils  abandonnés, 
Des  mères  pleureront  encor  leur  premier-né, 
Que  des  amants  s'épuiseront  sur  leurs  chimères? 

Je  songe  aux  temps  passés,  je  songe  aux  temps  bénis 
Où  V homme,  insoucieux  des  rêves  ei  des  marbres, 
Avait  le  calme  heureux  de  ses  frères  les  arbres 
Et,  sans  trouble,  tournait  ses  yeux  vers  l'infini. 

Il  écoutait  les  voix  larges  ou  fugitives 
Des  dieux  obscurs  cachés  dans  les  bois  éclatants  — 
Pan  seul  osait  alors,  aux  roseaux  des  étangs, 
Tailler,  chaque  saison ,  ses  flûtes  primitives.  — 

Pourquoi  sculpter  la  pierre  et  tresser  de  beaux  vers  ? 
Ils  en  savaient  autant  que  les  races  nouvelles 
Ceux  qui,  désespérant  des  choses  éternelles, 
Dressèrent  le  grand  Sphynx  au  milieu  du  désert. 

Louis  Sailhan. 

Le  nouveau  Ministère 

CHRONIQUE  PARISIENNE. 

On  nous  annonce  la  formation  d'un  nouveau  Ministère  : 
Le  Ministère  du  Travail...  «  féminin  ». 

La  nouvelle  sera  officielle  demain.  Elle  ne  surprendra 
personne.  X'avions-nous  pas  le  Ministère  du  Travail, 
d'ordre  «  masculin  »,  dont  la  proposition  avait  rencontré 
parmi  les  centres  gauches  et  modérés,  la  plus  vive  opposi- 


-  4*4  - 

tion?  Dès  l'instant  que  M.  Viviani  triomphe  avec  majorité, 
et  coupe,  sabre,  taille  ou  rogne,  pour  démontrer  l'utilité  de 
son  Ministère  aux  opposants  et  s'affirmera  lui-même  l'im- 
portance de  son  portefeuille,  il  n'y  a  nulle  difficulté  à 
admettre  la  création  d'un  Ministère  similaire  ou  à  peu  près. 
C'est  de  la  concurrence  parlementaire,  voilà  tout.  Viviani, 
dès  son  avènement  au  pouvoir,  avait  organisé  le  fonction- 
nement d'une  multitude  de  syndicats  dont  on  ne  prévoyait 
guère  réclusion. 

M0  Daniel  Lesueur  ou  Mme  Marguerite  Durand, 
Ministre  du  Travail  féminin  —  on  ne  sait  encore  laquelle 
de  ces  deux  dames  sera  élue  —  prendra  exemple  sur  son 
confrère  et  confectionnera  par  douzaine  —  à  la  g 

vndicats  féminins  auxquels  participeront  «  toute* 
femmes. 

Il  paraît  que  chacune  de  ces  dames  prépare  dans  le  se 
du  cabinet,  un  programme  politique,  susceptible  de  ht 
loin  derrière  lui,  les  innovations  socialistes  et  les  «  bouil- 
lons »  révolutionnaires  de  M.  Viviani.  —  Les  discours 
officiels  et  les  voyages  ministériels  sont  déjà  arrêtés.  — 
Mme  Marguerite  Durand,  qui  vient  de  présider  l'ouverture 
du  Congrès  féminin,  à  Paris,  le  26  mars  dernier,  a,  en 
poche,  un  stock  de  projets  de  lois  sur  lequel  le  parti 
féministe  fonde  de  brillantes  espérances. 

On  cesserait  dese  courber  sous  le  joug  du  Code  Napoi< 

—  personnage  qui  fut  le  plus  redoutable  adversaire  de  la 
femme  —  et  on  abolirait  la  loi  de  l'homme  pour  établir 
une  loi  «  égale  »  pour  tous. 

On  a  assez  payé  les  dettes  de  Joséphine 
quencês  de  la  veuve  de  Beauharnai 

Le  domaine  légal  est  ouvert  désormais  à  1  émancipation 
delà  femme...  On  aura  la  femme  juge,  la  femme  —  prési- 
dent de  tribunal,  la  femme  expert-jur 

Kt  les  lois  de  protection  seront  mi-  >té,  la  femme 

se  trouvant  enlevée  à  la  catégorie  des  incapables  où  elle 


-485  - 

se  trouvait  avec  les  mineurs,  les  repris  de  justice  et  les 
aliénés,  pour  être  élevée  au  rang  enviable  de  citoyenne 
où  elle  passe  à  travers  les  étapes  de  revendications  sécu- 
laires, à  la  tête  d'un  parti  politique. 

La  politique...  c'est  la  première  carrière  de  la  femme! 
Eve,  en  connaissait  les  détours.  C'est  elle  qui  a  roulé  ce 
brave  Adam,  avec  l'affaire- de  la  Pomme. 

Aussi,  Mme  Marguerite  Durand,  très  experte,  affir- 
me-t-elle  que  la  politique  n'est  un  métier  dangereux  que 
pour  les  femmes  qui  ne  l'exercent  pas.  Elles  rendront  au 
pays  des  services  d'une  exceptionnelle  importance  en 
abordant  la  carrière  où  Talleyrand  a  été  le  modèle  du 
genre. 

Encore,  celui-ci  a-t-il  souvent  «  bluffé  »,  ce  que  ces 
dames  ne  voudraient  jamais  faire  à  aucun  prix. 

On  est  patriote  ou  on  ne  l'est  pas. 

Ces  dames  le  sont  jusqu'au  bout  des  ongles. 

La  France,  et  le  salut  de  la  société,  avant  tout.  Les 
hommes  verront  ce  qu'est  une  «  ministresse  »  française  et 
sa  Secrétaire  de  Cabinet. 

Les  nations  admireront  le.  courage  du  sexe,  dit  faible, 
lequel  révélera,  enfin,  sa  vraie  nature  et  secouera  le  joug  des 
choses  instituées.  La  réforme  du  mariage,  poursuivie  par 
M.  Henri  Coullon,  est  une  pâle  aurore  de  l'ère  nouvelle 
annoncée  par  la  femme  politique. 

Les  modifications  apportées  au  Code  n'étaient  pas  assez 
complètes.  Il  faut  quelque  chose  de  radical. 

Les  femmes  avaient  déjà  obtenu  beaucoup,  dans  le 
doniîiine  légal,  elles  avaient  bénéficié  d'un  tant  pour  cent 
sur  le  travail  de  leurs  maris,  et  d'un  tas  de  petits  profits 
analogues.  Mais  elles  veulent  l'égalité  du  salaire  dans 
toutes  les  professions  sur  lesquelles  elles  se  trouvent  en 
concurrence  avec  l'homme,  véritable  fléau  ! 

Elles  veulent  aussi  l'élévation  du  salaire,  la  liberté  des 
syndicats  et  le  droit  de  vote  ! 


—  486  — 

Il  ne  faut  pas  vous  imaginer  que  la  raison  d'être  de  la 
féminité  c'est  l'éternel  nouveau-né  humain  ! 

Débarrassez-vous  d'anciens  préjugés  surannés! 

La  prochaine  ou  éventuelle  «  mi  ni  stresse  »,  nous  apprend 
que  la  femme  n'est  plus  «  animale  »,  c'est-à-dire  qu'elle  a 
cessé  de  se  renfermer  dans  la  seule  fonction  normale  où 
tous  ses  penchants  séducteurs,  rusés,  berceurs,  éducab 
trouvaient  leur  emploi  avec  succès.  Anciennement  on 
appelait  cela  la  maternité  A  présent,  on  traite  cela  d'in- 
stinct bestial,  annihilant  le  trésor  intellectuel  de  la  femme, 
dont  la  science  dans  les  arts  et  le...  reste,  prouve  suffi- 
samment le  génie.  Il  paraît  que  l'intelligence  d'une  femme 
médiocre,  transportée  dans  un  des  cerveaux  du  royaume 
masculin,  y  apparaîtrait  comme  quelque  chose  de  telle- 
ment supérieur,  par  contraste,  que  de  tous  côtés,  on 
crierait  au  miracle. 

Heureusement  pour  ces  messieurs,  que  cette  transmuta- 
tion n'est  pas  encore  à  l'ordre  du  jour. 

Mme  Marguerite  Durand  affirme  que  si  le  parti  féminin 
n'a  compté  ni  un  Napoléon,  ni  un  Shakespeare,  ni  un 
Raphaël,  du  moins  on  doit  à  la  femme  de  grandes  décou- 
vertes, à  savoir  la  quinine  et  le  vaccin. 

On  se  demande  pourquoi  la  municipalité  de  tous  les 
pays  civilisés,  où  se  pratique  La  vaccination,  n'a  p. 
des  statues  de  cent  coudées  de  hauteur,  à  la  femme  inven- 
teur du  vaccin. 

On  se  demande  aussi  pourquoi,  ayant  obtenu  un 
Ministère,  la  femme  ne  fonde  pas  une  République! 
Puisqu'elle  met  Ba  gloire  à  s'exprimer  autrement  que  par 

l'œuvre  de  chair,  elle  devrait  établir  une  forme  de  gouver- 
nement   à  elle,  d\n\    les    hommes   seraient   exclus.   Cela 

établirait,  beaucoup  mieux  qu'un  mandat  ministi 
supériorité  suprême»  sur  le  sexe  «  laid  *  dont  elle  parait 
si  jalouse  et  enfin...  les  Institutions  Républico-féminines 

■ut  bien  gard 

Carmen  d'Assilva. 


-  487  - 

L'Heure  suprême 

Les  nuages  fuyant  le  ciel  occidental, 
Le  soleil  reparut  su?'  la  mer  éperdue, 
Et  ses  rouges  lueurs  scrutèrent  l'étendue 
Comme  un  regard  de  feu,  térébrant  et  fatal. 

Le  vaisseau  de  Noé,  F  arche  faite  d'érable 
Et  de  cyprès,  cinglait  vers  les  blancs  archipels, 
D  où  partaient,  incessants,  de  mystiques  appels, 
Mais  que  percevait  seul  le  Juste  irréprochable. 

Car  Celui  qui  sévit  avec  sévérité, 
En  jetant  aux  félons  d'effroyables  désastres, 
Avait  pour  ses  élus  le  soir  calme,  les  astres, 
La  paix  intérieure  et  l'espoir  enchanté. 

Les  enfants  entouraient  Noé.  —  Sem  en  vigie, 
Dirigeait  des  regards  au  fond  de  l'horizon, 
Et  tandis  qu'il  veillait  la  mouvante  maison 
Portait  un  peuple-roi  superbe  d'énergie. 

Rempli  des  souvenirs  de  tant  de  jours  affreux 
Le  vieillard  méditant,  accoudé  sur  la  proue, 
Regardait. le  flot  calme  où  la  lumière  joue, 
Et  dit,  se  souvenant  des  frères  malheureux  : 

«  La  terre  s'enlisait  dans  le  flot  des  limons, 
Lorsque  la  Voix  clamait  :  —  Que  le  monde  périsse!  - 
Et  visant  des  hauteurs  la  cime  salvatrice, 
Les  peuples ,  en  tumulte,  escaladaient  les  monts. 

»  Les  foules  s'y  ruaient  hurlantes  et  démentes  ; 
Mais  leurs  cris  étaient  vains,  ainsi  que  leurs  efforts, 
Et  les  hommes  poussés  dans  le  dernier  des  ports, 
Roulaient  aux  profondeurs  terribles  des  tourmentes! 


—  488  — 

»  Sur  un  roc  dominant  le  flot  envahissant \ 
Une  femme  atteignait  sur  sa  poitrine  frète, 
L'enfant  insoucieux  ;  triste,  serré  contrt  elle, 
Un  autre  enfant  crispait  ses  petits  doigts  en  sang. 

»  Les  eaux  montaient  toujours)  la  mère  sans  < 
Levait  vers  Jéhovah  des  yeux  épouvantés  ; 
Elle  jetait,  vers  lui,  des  mots  inécontés... 
Elle  ne  demandait  que  grâce  pour  l  enfance... 

»  Et  puis  le  flot  surgit...  plus  rien/...  —  Silencieux 
Les  fils  interrogeaient  les  yeux  dupatriarcJie. 
Un  reproche  y  passa.  .  —  Le  soir  tombait  et  l'arche 
Voguait  sous  les  clartés  constellaires  des  deux. 

Omer  De  Vuysi  . 


Le  Méprisé 

De  tous  les  rudes  compagnons  dont  le  souvenir  m'est 
encore  présent,  les  bergers  graves  m'ont  laissé  une  inr. 
sion  inoubliable.  Est-ce,  parce  que  j'ai  aperçu,  à  l'heure 
imprécise  du  crépuscule,  leur  silhouette  trancher  sur  l'ho- 
rizon cuivré  du  couchant?  L'acuité  de  ces  réminiscences 
est-elle  due  à  nos  entretiens  amicaux,  au  cours  desque 
les  entendis  énoncer  des  pensées  naïves  et  profondes  à  la 
?  Je  ne  sais,  mais  je  me  souviens  moins  des  moisson- 
neurs résolus,  devant  la  mer  ondoyante  des  blés  murs. 

L'un  d'eux  surtout,  Norbert  I)eyn>,  robuste  gaillard  qui, 
sur  une  torse  d'athlète  portait  une  tête  Btigmatisée  de 
variole,  m'attira  souvent  11  aimait  beaucoup  à  rappeler  le 
temps,  où,  disait-il  lui-même,  son  visage  n'épouvantait  pas 
les  belles  filles.  Mais  la  malice  qu'il  mettait  à  parler  de  sa 
laideur  prouvait  que  tant  de  disgrâce  ne  l'attristait  pas 
outre  mesure.  La  solitude  me  parut  lui  être  chère.  11  parlait 


-  489  - 

avec  onction  et  il  fut  celui  qui  me  rappela  le  mieux  ces  ber- 
gers virgiliens,  dont  la  parole  était  sans  cesse  imagée  et 
embellie  par  un  ardent  amour  de  la  nature. 

Nous,  les  exilés  des  campagnes,  nous  ne  ressentons  pas, 
comme  eux,  le  charme  qui  se  dégage  des  choses  rustiques. 
Une  longue  habitude  fait  que,  chez  l'homme,  l'ambiance 
la  plus  agréable  devient  d'une  ennuyeuse  monotonie.  Cela 
n'est  pas  vrai  pour  beaucoup  d'entre  eux,  car  ils  n'en  per- 
çoivent que  mieux  l'intense  poésie  des  champs  et  de  la 
forêt.  Norbert  était  de  ces  obscurs  contemplatifs,  de  ces 
poètes  qui  s'ignorent.  Il  se  souvenait  encore  de  l'heure,  où, 
son  service  militaire  accompli,  il  quitta  la  ville  comme  on 
s'évade  d'une  casemate,  pour  reprendre  la  bonne  et  paisible 
vie  pastorale. 

Je  ne  pourrais  traduire  l'éloquente  simplicité,  avec 
laquelle  le  berger  me  parlait,  ni  les  gestes  sobres  et  beaux 
qui  complétaient  son  admirative  expansion.  C'était  aux 
beaux  jours  de  juillet  et,  tout  en  devisant,  nous  suivions 
lentement  la  roufl?  poudreuse  et  toute  blanche  de  soleil. 
Le  pacage  s'étendait  au  loin,  à  perte  de  vue,  et  les  trou- 
peaux, que  Norbert  y  gardait,  vaguaient  ça-et-là,  dans  la 
plus  douce  quiétude.  Le  berger  s'était  tû  car,  sur  la  route 
arrivait  au  trot  de  sa  monture,  un  cavalier  lourd  et  suant  : 
nous  nous  garâmes. 

—  Bandit!... 

Cette  injure  venait  du  cavalier,  et  fut  formulée  de  si 
insultante  manière,  que  je  me  tournai  vers  Norbert,  sur- 
pris et  même  indigné.  Mais  le  pâtre  souriait,  tranquille  : 

—  C'est  le  gros  Jorix  qui  se  venge.  Ah!  je  le  mérite 
bien... 

Nous  nous  assîmes  au  bord  du  chemin,  sur  des  troncs  de 
peupliers  que  j'avais  vus  abattre,  le  matin,  par  les  frères 
Abeels,  de  hardis  bûcherons  Je  ne  pus  m'empêcher  alors 
de  rappeler  le  mot  cruel  du  fermier,  persuadé  que  ma 
curiosité   serait,  ainsi,  satisfaite.  Norbert,  pensif,  décrivit 


—  490  — 

dans  la  poussière  quelques  capricieux  entrelacs;  puis  il  me 
fît  ce  récit  que  je  m'efforcerai  de  traduire  fidèlement  : 

Il  était  le  berger  de  Jorix  depuis  plus  d'un  an  déjà, 
lorsqu'un  matin,  en  rentrant  reprendre  ses  troupeaux,  il  se 
heurta  étourdiment  à  une  jeune  inconnue,  entrée  récem- 
ment au  service  de  M,ne  Jorix.  Sa  confusion  fut  grande 
rencontre  était,  si  imprévue,  et  il  se  sentit  si  grotesque, 
qu'il  balbutia  quelques  paroles  d'excuse  qui  ne  purent,  lui 
semblait-il,  atténuer  la  rigueur  d'un  fier  regard.  Norbert 
fut  se  renseigner.  C'était  une  des  filles  de  Dalou,  le  sacris- 
tain, qu'il  avait  trouvée  bien  belle,  lui  qui  ne  se  connai 
pourtant  qu'en  belle  laine.  Il  aurait  passe  son  existence  à 
la  regarder,  car  tout,  en  elle,  la  faisait  aimer.  Mais  l'orgueil- 
leuse Thérèse  Dalou  ne  daigna  le  regarder  que  deux  fois  : 
lorsqu'ils  se  rencontrèrent  si  malheureusement  et  le  jour 
même  où  le  pâtre  la  sauva  d'une  irrémédiable  bon: 

Pourquoi  faut-il  que  l'amour  vainc  l'homme  quand  il  ne 
peut  inspirer  qu'une  aversion  parfois  justifiée  par  une  tare 
physique,  ou  par  une  antipathie  qui  ar^elle,  en  vain,  une 
plausible  définition?  C'est  un  mystère.  Norbert  avait 
senti,  lorsque  ses  yeux  avaient  rencontré  ceux  de  la  belle 
fille,  une  émotion  intense  lui  secouer  tout  l'être;  tandis 
qu'en  cette  même  seconde  la  jeune  Thérèse  dut  éprouver 
une  angoissante  horreur  qui  l'éloignait  de  lui,  à  jamais.  Le 
pâtre  avait  compris  tout  cela  et  cependant  il  ne  perdit 
jamais  l'espoir  de  fléchir  sa  cruelle  indifférence.  11  pensait 
à  la  jeune  fille,  jour  et  nuit  ;  il  fte  jetait  sur  sa  route  lorsque 
l'occasion  s'en  présentait,  mais  il  ne  put  retrouver  son 
ird  implorant  dans  le  sien  car  elle  ne  voulait  pas,  elle 
ne  voulait  plus  le  voir. 

Ai-je  dit  que  Thérèse  était  coquette?  Elle  l'était  comme 
une   reine   doit  l'être  limait  les  fleurs  et  en  portait  à 

son  corsage  ou  dans  ses  cheveux.  Alors,  nent, comme 

les  villa  -  portent,  en  mai,  à  la  vierge,  il  déposa 

chaque  matin    une  brassée  de  ses  fleurs  encore  trempées 


—  49i  — 

de  rosée.  Jugez  de  sa  joie  lorsqu'il  les  vit  orner  sa  beauté. 
C'étaient  les  siennes,  entre  mille  il  les  eut  reconnues!  Il 
semblait,  alors,  à  ce  pauvre  fou,  qu'entre  leurs  âmes  s'éta- 
blissait ce  lien  immatériel  qui  rendait  une  mutuelle  sympa- 
thie possible.  Cela  dura  jusqu'au  jour  où  il  fut  surpris  dépo- 
sant son  offrande  sur  l'autel  de  l'idole;  Mathieu,  le  fuyant 
bellâtre,  qui  espionnait  toujours  quelqu'un,  observa  son 
action,  et  le  lendemain  à  son  retour  Norbert  trouva  les 
pétales  de  ses  roses  si  belles,  effeuillés  et  flottant  sur  les 
eaux  d'une  mare. 

Ce  fut  pour  Norbert  une  désillusion  si  brutale  qu'il  n'osa 
plus  songer  à  Thérèse  de  crainte  qu'un  ressentiment  ne 
prit  racine  en  lui,  ressentiment  que  la  vilaine  action  de  la 
cruelle  aurait  pu  justifier.  Deux  mois  s'écoulèrent  et  quoi- 
qu'il n'eut  rien  tenté  qui  put  porter  ombrage  à  Thérèse, 
Jorix  l'arrêta  un  matin,  sévère  : 

—  Norbert,  il  est  une  chose  qu'il  faut  se  garder  d'oublier, 
c'est  que,  au  service  d'un  maître  bon  comme  je  le  suis,  on 
doit  être  respectueux... 

—  Je  le  suis,  maître. 

—  Tu  ne  l'es  pas,  berger!  Tu  as  conservé  des  habitudes 
de  garnison  qui  me  déplaisent,  et  il  faut,  vraiment,  que  je 
sois  bon  comme  je  le  suis  pour  ne.  pas  te  chasser... 

—  Que  me  reprochez-vous  ? 

—  ...  Je  ne  le  ferai  pas  cette  fois,  mais  s'il  t' arrive  encore 
de  manquer  de  respect  à  Mlle  Dalou,  ma  bonté...  tu  sais 
maintenant  ce  qui  t'attend  ! 

Sa  colère  ridicule,  ses  gros  yeux  presque  exorbités,  son 
attitude  de  coq  gras  dressé  sur  ses  ergots,  donnèrent  à 
Norbert  une  envie  folle  de  lui  montrer,  sur  le  champ,  le 
cas  qu'il  faisait  d'un  si  bon  maître.  Mais  il  songeait  que  ce 
serait  l'exil,  loin  de  l'inhumaine  et,  quoique  les  reproches 
qu'il  venait  d'entendre  ne  pouvaient  émaner  que  d'elle- 
même,  il  fut  assez  maître  de  lui  pour  baisser  humblement 
le  front  et  il  partit  immensément  malheureux. 


-  492  - 

Il  s'efforçait  d'oublier  Thérèse.  Furtivement,  le  matin, 
il  allait  grouper  ses  bêtes,  presque  sans  lever  les  veux  et 
subissant,  sans  y  répondre,  les  railleries  imbéciles  de  ce 
fourbe  de  Mathieu.  En  route  les  passants  le  regardaient 
obstinément.  Il  sut  par  la  suite  que  le  village  tout  entier 
partageait  la  même  horreur  pour  le  pâtre  Norbert,  qui 
avair  osé  prétendre  aux  faveurs  de  la  jolie  Thérèse  Dalou. 
Les  gamins  qui,  en  bon  fils,  approuvaient  l'opinion  pater- 
nelle, l'accueillirent  plus  d'une  fois  par  une  grêle  de 
pierres,  et  Lisa  la  mercière,  vieille  fille  noueuse  comme 
une  branche  de  cornouiller,  rentrait  précipitamment  chez 
elle  à  son  approche,  et  répandait  sur  Norbert  des  racontais 
que  la  raison  réprouvait,  mais  qui  rendait  la  vieille  très 
intéressante. 

Tant  d'avanies  laissèrent  le  berger  indifférent.  In 
espoir,  un  souverain  espoir  le  soutenait  et  Thérèse  lui  eut 
jeté  à  la  face  tout  son  dédaigneux  mépris,  qu'il  n'aurait  pu 
abdiquer  de  ses  espérances.  Plus  que  jamais  sa  solitude 
lui  était  douce.  Il  avait  conservé  quelques  livres,  don  d'un 
camarade  d'armée,  dont  les  leçons  lui  avaient  été  chè 
autrefois.  Il  les  relut  avec  avidité  et  trouva  plus  dune 
analogie  entre  sa  peine  et  celle  des  héros  dont  l'amour 
finissait  par  triompher  de  tous  les  obstacles.  Cette  lecture 
naïve  lui  parut  de  bon  augure  et  un  événement  sembla 
vouloir  le  confirmer. 

Thérèse  habitait  la  ferme  des  Jorix,  mais  elle  avait 
obtenu  de  se  rendre,  chaque  matin,  chez  ses  parents  qui 
habitaient  la  maison  voisine  du  presbytère.  Norbei 
passait  souvent  avec  les  bètes,  car  le  maître  possédait, 
par  là,  de  fort  beaux  herbages.  Or,  un  matin,  il  vit  paraître 
Thérèse  Dalou  au  loin,  sur  la  route.  La  distance  qui  les 
séparait  encore  lui  laissait  le  temps  de  méditer.  Ils  étaient 
seuls;  deux  haies  parallèles  les  cachaient  aux  indiscrets. 
Quoique  défaillant,  le  berger  se  décida  à  lui  dire  combien 
ses  injustes  imputations  lui  avaient  été  douloureuses  et 


—  493  — 

pour  se  donner  du  cœur  il  osa  presque  la  regarder  froide- 
ment. Thérèse  se  méprit  sans  doute  sur  ses  sentiments 
car,  proxime  de  lui,  elle  se  mit  à  courir  tête  baissée  et 
éluda  ainsi  toute  entreprise  de  sa  part.  Cependant,  au 
moment  même  où  ils  se  croisèrent,  Norbert  vit  distincte- 
ment tomber  de  la  poche  de  Thérèse  un  anneau  qui  vint 
rouler  à  ses  pieds.  Le  berger  le  ramassa  et,  dans  cette 
minute,  il  éprouva  toute  la  joie  que  lui  procurait  cette 
trouvaille;  il  pouvait  la  rappeler,  lui  rendre  l'objet  qu'elle 
venait  de  perdre,  qui  lui  était  cher  peut-être,  et  lui 
prouver  ainsi  que  l'affreux  Norbert  que  chacun  colomniait 
à  l'envi  avait  cependant  conservé  intact  son  vieux  renom 
d'honneur. 

Il  eut  voulu  agir  ainsi  et  il  n'en  fit  rien.  Il  pressa,  au 
contraire,  l'objet  entre  ses  doigts,  de  crainte  qu'il  ne  lui 
échappât  et  il  comprit  dans  le  tumulte  de  ses  sens  que,  s'il 
éprouverait  une  grande  joie  de  lui  rendre  cette  bague,  il 
en  éprouvait  une  plus  grande  encore  en  possédant  une 
chose  qui  lui  appartint. 

La  journée  se  passa  dans  une  muette  contemplation  du 
bijou.  Norbert  connut  les  affres  et  les  joies,  les  tristesses 
et  les  démences  de  ceux  qui  aiment,  si  fruste  et  si  obscure 
que  soit  leur  pensée.  Il  se  disait  que  cette  bague  annela 
les  doigts  de  fée  de  Thérèse;  qu'à  cette  même  heure,  peut- 
être,  elle  cherchait,  éplorée  et  transie,  le  joyau  qu'il  pos- 
sédait, lui;  que  s'il  faisait  le  geste  de  le  lui  rendre  elle  ne 
pouvait  que  le  récompenser  d'un  sourire  et,  se  sachant  ce 
dispensateur  de  joie,  il  ne  put  réprimer  une  cruelle  satis- 
faction parce  qu'il  pouvait  humilier  son  orgueil  en  la 
contraignant  à  une  reconnaissance  envers  son  humble 
adorateur. 

Et  ce  soir-là  Norbert  rentra  pensif  précédé  de  son  trou- 
peau. Son  chien  gambadant  et  zélé  suppléait  à  l'inertie  de 
son  maître.  De  retour  à  la  ferme  des  Jorix,  le  berger  leva 
les  yeux  vers  certaine  croisée  mais  il  ne  vit  qu'une  main 
furtive  et  les  plis  agités  d'un  rideau  qui  retombait. 


—  494  — 

Et  toi  aussi  berger  entre,  et  vois  comment  châtie  quand 
on  le  trompe  un  maître  aussi  bon  que  je  le  suis  !... 

C'était  Jorix  qui  lui  criait  ces  mots  par  la  fenêtre  ouverte 
de  la  salle  basse.  Il  était  écarlate  et  frappait  l'air  de  sa  cra- 
vache. Norbert  entra  et  vit  immédiatement  à  l'attitude  de 
la  petite  foule  présente  qu'un  gros  événement  l'émotion- 
nait.  Le  personnel  de  la  ferme  était  réuni  là  et  entourait 
trois  personnes  :  Jorix,  Mathieu  et  Thérèse  qui,  elle,  san- 
glotait. 

—  Continue!  ordonna  Jorix. 

—  Eh  bien,  maître,  continuait  Mathieu,  du  fenil  où  je 
me  trouvais  je  voyais  parfaitement  dans  la  chambre  de 
Madame.  J'ai  vu,  comme  je  vous  vois,  maître,  Mlle  Dalou 
prendre  la  bague,  l'essayer  au  doigt  et  l'emporter...  je  l'ai 
vu,  maître  !.. 

La  voix  du  délateur  était  ferme,  convaincante  Trente 
yeux  sévères  fixaient  Thérèse  avec  une  malveillante  fixité 
et  la  jeune  fille  semblait  confirmer  la  terrible  accusation 
par  un  silence  obstiné  et  des  pleurs. 

Le  maître,  frénétique,  l'interrogeait  : 

—  Je  veux  ma  bague  !  où  est  ma  bague  ! 

—  Je  ne  l'ai  pas  !  finit  par  sangloter  la  jeune  fille. 

—  Vous  ne  l'avez  pas!  hurlait  l'autre,  vous  ne  l'avez  pas 
et  on  vous  la  vu  prendre!  Vous  ne  l'ave/  pas  et  voua  l'avez 
emportée!  Je  veux  ma  bague!  rende/  la  moi! 

—  Je  ne  l'ai  pas.. 

—  Elle  l'a.  maître  insinua  Mathieu 

Alors,  Norbert  sentit  toute  la  pitié  dont  était  suscep- 
tible  son  âme  aimante  «le  misérable.  Il  voulut  montrer  à  la 
méprisante  Thérèse  que  pour  être  son  sauveur  l'aveu  d'un 
vol  qu'elle  seule  avait  commis  ne  lui  répugnait  pas.  Il  erut 
sa  magnanimité;  il  crut  qu'elle  se  souviendrait  et  s'avan- 
çant  il  posa  la  bague  dans  les  mains  que  Jorix  tendait 
vers  Thérèse  : 


—  495  — 

—  N'est-ce  pas  celle-ci?  demanda-t-il. 

Un  grand  coup  de  cravache  lacéra  aussitôt  le  front  du 
pâtre.  Vingt  bras  se  détendirent  menaçants  : 

—  Hors  d'ici!... 

Et  Norbert  entendit  monter  derrière  lui  les  voix  discor- 
dantes, le  cri  monstrueux  de  la  haine  et  parmi  tant  de  voix 
il  discerna  celle  de  l'aimée,  aiguë,  stridente,  cinglante,  et 
indignée  ! 

Le  berger  s'était  tu.  Ses  dernières  paroles  avaient  été 
dites  avec  infiniment  de  tristesse,  mais  il  avait  pardonné 
à  la  fourbe  adorable  et  jolie,  car  il  termina  admirativement  : 

—  Méchante,  oui,  elle  l'était;  mais,  bon  Dieu,  qu'elle 
était  belle  ! 

Henri  Valaise. 

Les  Cygnes 

I 

Les  cygnes  glissent  lentement  sur  l'eau  moirée, 

Sous  les  ponts  chancelants,  le  long  des  quais  déserts.  — 

Dans  le  cahne  infini  des  pensives  soirées 

De  grands  cygnes  muets  peuplent  les  canaux  verts. 

Le  ciel  lointain,  noyé  d'une  brume  amétyste, 
Stagne,  comme  zen  grand  lac,  par-dessus  les  maiso?is, 
Revêtant  les  objets  de  teintes  fantaisistes.  — 
Et  les  cygnes  perdus  glissent  vers  l'horizon . 

Vers  l'horizon  :  dédale  noir  de  tristes  rues, 
De  murs  nus  et  croulants  sous  des  toits  lamés  d'or.  — 
Oh!  l'étrange  beauté  des  magiques  décors 
Transpirant  le  regret  des  choses  disparues! 

Vers  les  temps  révolus  quels  suprêmes  retours 

Ne  provoquez-vous  pas,  vagues  blancheurs  flottantes, 


—  496  — 

Grands  cygnes  des  canaux  aux  reflets  de  velours, 
Quand  vous  glissez,  pareils  aux  âmes  suppliantes, 

Dans  la  mauve  clarté  des  tièdesfins  de  jours! 


II 

Ton  cœur  est  une  ville  endormie  où  la  lune 
Met  un  spectral  reflet  sur  les  monuments  morts... 
De  V amoncellement  des  toits  un  beffroi  sort, 
Jetant  vers  l' infini  troublé  sa  flèche  brime. 

Des  jardins  bleus,  des  pignons  blancs,  des  Canaux  noirs  — 
De  longs  canaux  rampant  sous  des  ponts  lourds  et  mornes, 
Parmi  les  parcs,  le  long  des  murs  où  les  viornes 
Tordent  leurs  bras  flétris  en  d 'âpres  désespoirs. 

Beaux  et  silencieux  et  presque  diaphanes, 
Promenant  dans  la  nuit  leurs  langueurs  de  sultafies 
Parmi  les  nénuphars  affaissés  et  mourants, 

Les  cygnes  voguent  doucement  comme  un  mystère.  — 
Vers  tes  rêves  d'antan,  tes  espoirs  de  nagi 
Ils  voguent,  tes  penser  s  — pauvres  cygnes  errants! 

Achille  Pastire. 


a 


Un  poète  oublié 

Le  monument  que  les  typographe*  parisiens  ont  élevé,  il 
y  a  quelques  années,  à  Eïégésippe  Moreau,  au  cimetière 
Montparnasse,  était  un  hommage  touchant  et  mérité.  Tous 
ceux  qui  connaissent  l'œuvre  si  délicate  de  ce  poète  ont 

applaudi  à  cette  initiative.  Nous  devons  notre  admiration 
à  ceux  qui  nous  ont  charmés,  et  l'auteur  du  Myosotis  fut 
bien  réellement  un  charmeur. 


—  497  — 

On  s'est  longtemps  apitoyé  sur  le  sort  lamentable  de  ce 
jeune  écrivain.  Ses  biographes  s'accordent  à  reconnaître 
que  sa  fin  prématurée  servit  beaucoup  sa  gloire  littéraire. 
Son  œuvre  n'est  pas  considérable,  sans  doute,  et  elle  a, 
dans  son  ensemble,  plus  d'un  point  faible  ;  mais  ils  ajou- 
tent cependant  que  ses  aptitudes  poétiques  n'étaient  pas 
susceptibles  de  contestation,  et  que  la  mort  empêcha  la 
maturité  d'un  beau  talent.  Il  était  de  la  lignée  des  Mafi- 
lâtre,  des  Gilbert,  des  Escousse.  Comme  eux,  il  se  déses- 
pérait de  n'avoir  pu  atteindre,  d'emblée,  les  régions  si  peu 
accessibles  de  la  renommée,  et,  l'effort  de  volonté  n'étant 
le  partage  que  des  caractères  virils  et  forts,  Moreau  a 
succombé,  l'âme  abattue,  devant  les  premiers  obstacles. 


Moreau  débuta  dans  la  carrière  des  lettres  par  des  chan- 
sons aimables,  déjà  marquées  de  ce  style  charmant  qui  fut 
le  sien.  Il  s'y  affirme  le  contempteur  des  grandeurs 
humaines,  comme  s'il  prévoyait  que  l'indifférence  des 
hommes  lui  deviendra  fatale.  Enfant,  pour  qui  la  fortune 
ne  fut  que  marâtre,  il  se  montre  bien  excessif,  mais  ses 
malheurs  lui  sont  une  excuse.  Et  n'oublions  pas  que  la  Révo- 
lution n'est  pas  lointaine;  que  l'Empire,  puis  la  Restaura- 
tion, époques  troublées,  s'il  en  fût,  ont  laissé  des  souvenirs 
héroïques.  Une  autre  Fronde  sévissait,  plus  âpre,  plus 
sapante,  et  les  jeunes  hommes  de  ces  temps  belliqueux 
n'attendent  que  l'occasion,  et  ne  parlent  que  d'aller  mourir 
aux  Thermopyles  ! 

La  fondation  d'un  petit  périodique,  dont  il  était  l'unique 
poète,  paraît  avoir  marqué  une  grande  date  dans  son  exis- 
tence. Il  le  baptise  du  nom  de  Diogène,  il  se  dit  cynique, 
autant  que  l'étrange  adorateur  de  Laïs  lui-même.  La  vigueur 
ne  manque  pas  à  ces  écrits,  et,  pour  en  attiser  la  flamme 
patriotique,  le  poète  choisit  ses  sujets  dans  les  fastes  de  son 


-  498  - 

temps.  Il  exalte  l'acte  régicide  d'un  ex  conventionnel,  avec 
une  conviction  sereine,  qui  lui  aliène  immédiatement 
sympathies  royalistes.  L'avertissement  à  Joseph  Bona- 
parte, qui  prétend  un  moment  à  la  succession  impériale, 
nous  donne  un  avant-goût  de  ce  que  furent,  vingt  ans  plus 
tard,  les  polémiques  de  la  faction  républicaine  contre  celui 
qu'on  appelait  l'Augustule  du  second  Empire!  On  y  voit 
figurer  encore  le  poème  intitulé  X  Hiver,  qui  est  une  page 
maîtresse,  et  qui  suffit  pour  classer  son  auteur  parmi 
illustrations  littéraires. 

Ce  beau  talent  procédait  de  trois  formes  poétiques, 
poèmes  satiriques  ont  le  verbe  châtié  et  l'esprit  cinglant. 
La  rime  est  belle,  le  vers  sonore,  le  débit  éloquent  ;  mais  il 
appert  clairement  qu'à  ces  accents,  à  cette  vive  éloquence, 
il  faut  un  exutoire  qui  est  l'infortune  même  du  poète.  Les 
plus  belles  pages  ne  sont  que  les  cris  exaspérés  d'une  âme 
en  révolte;  aussi,  lorsque  la  révolution  de  juillet  éclate, 
est-il  parmi  les  aventureux  qui  rêvent  de  substituer  aux 
tyrannies  dynastiques,  une  idéal  meilleur  et  républicain. 

Et  puis  ce  sont  des  chansons  légères,  parfois  libertû 
C'est  le  temps  où  Béranger  répand  sa  muse  chansonn 
aux  échos  (le  1 1  Gaule.  Son  influence  sur  le  jeune  écrivain 
est    évidente.   Mais  gi,  pour  la  forme,  Moreau   se  souvient 
d'un  tel  maître,  le  fond  est  bien  à  lui  ;  sa  personnalité  s'en 

âge  entière,   et  la  poésie  en  est  si  aimable,  si   envi 
pante   que  le  romancier  de  Latouche,   entrant  un  matin 
chez  Béranger,  lui  déclara  avec  brusquerie  qu'il  conna  s 
un  inconnu  plus  poète  que  lui-même I 

Enfin  ses  élégies  ont  un  charme  impressionnant.  Qui  ne 

tonnait  cette   Voulzie,  qui  demeure  un  modèle  de 

de  pureté?  En  elle  se  reflètent  scent,  et, 

aussi,  l'amertume  des  désillusions  tôt  venues.  Il  a  voulu, 

lih.  parmi  1rs  :  ;  'ravina, 

diriger  ses  pas  vers  l'immense  Paris,  croyant  qu'il  lui  suffis 


—  499  — 

rait  de  chanter,  barde  assis  aux  portes  de  la  ville,  comme 
Homère  à  Délos,  pour  que  son  entrée  y  fût  triomphale  :  il 
y  connut  la  faim! 


Moreau  quitta  donc  Provins  et  vint  se  fixer  à  Paris.  Il 
exerça  d'abord  sa  profession  de  typographe,  dans  l'impri- 
merie de  Firmin  Didot,  puis  il  voulut  occuper  une  fonction 
de  maître  d'études.  C'était  le  pain  de  chaque  jour  assuré; 
mais  Moreau  est  un  poète  :  le  travail  régulier,  compassé, 
est  pour  lui  une  oppression;  et  voici  déjà  la  lassitude.  Heu- 
reux de  faire  diversion  aux  mauvais  jours,  il  fait  les  siens, 
des  plaisirs  de  quelques  jeunes  gens  joyeux  et  dissipateurs. 
Alors  commence  pour  le  malheureux  cette  existence 
désordonnée,  d'un  vide  écœurant,  qu'on  appelait  vers  cette 
époque  la  «vie  de  bohème».  La  fortune,  l'insipide  fortune, 
l'ignora,  et  il  n'eut  pas,  lui,  l'impérieuse  volonté  de  narguer 
l'oublieuse  !  Aussi  quels  tristes  lendemains  lui  furent  dévo- 
lus! Plus  d'une  fois,  à  l'heure  où  le  bourgeois  pousse  le 
verrou  de  sa  chambre  paisible  et  attiédie,  le  poète  n'eut 
pour  chevet  que  les  bornes  de  la  route,  et  pour  ciel  les 
arches  lugubres  des  ponts  ! 

Et  cependant,  à  cette  heure,  un  événement  secoua  Paris. 
Un  autre  poète,  qui  n'était  pas  de  la  pléiade  romantique, 
accaparait  la  faveur  populaire.  Lacenaire  était  sog  nom.  Il 
était  voué  à  l'échafaud,  et  occupait  ses  loisirs  de  captif  en 
écrivant  des  chansons.  Poussé  par  une  aberration  qu'ex- 
plique, seule,  son  éternelle  badauderie,  le  public  se  jetait 
avidement  sur  ces  productions  malsaines.  On  comprend 
sans  peine  le  mépris  qu'inspira  ce  sinistre  rival  au  poète 
méconnu;  aussi  flagella-t-il,  dans  un  poème  de  belle  élo- 
quence, et  l'auteur  indigne  et  le  public  applaudisseur  ! 

Félix  Pyat,  ayant  remarqué  son  talent  de  poète,  voulut 
connaître  Moreau  et  alla  le  surprendre  dans  l'imprimerie 


—  50°  — 

où  il  exerçait  alors.  Pyat  fut  vivement  touché,  et  le  lende- 
main il  désigna  à  ces  contemporains  ce  paria  des  lettres, 
honneur  de  la  pensée  française  ! 

Ce  fut  un  rayon  de  gloire  pour  le  pauvre  écrivain  ;  son 
œuvre  fut  éditée,  et  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  qu'il 
oubliât  ses  tourments  passés.  Prompt  à  absoudre  les 
hommes  de  leur  injustice,  il  regrette  ses  pages  véhémentes. 
Il  les  déclare  enfantées  dans  une  ardente  exaspération,  et 
en  atténue  la  rigueur,  car,  disait-il  : 

Pour  que  son  vers  clément  pardonne  au  genre  humain, 
Que  faut-il  au  poète  ?  Un  baiser  et  du  pain. 

Et  il  annonce  sa  victoire  à  la  charmante  jeune  fille  qui 
fut  sa  prophétesse  ;  car,  alors  que  ses  premiers  essais  poé- 
tiques étaient  lus,  avec  un  sourire  indulgent,  elle  comprit, 
elle,  que  l'aimé  était  de  la  race  des  chantres  français,  et  sut 
faire  partager,  par  celui  qui  doutait  de  lui-même,  sa  vail- 
lance et  ses  espoirs.  Le  poète  lui  dédia,  sous  le  titre  de 
Contes  à  ma  sœur,  des  nouvelles  écrites  d'une  plume  que 
l'on  croirait,  dit  Louis  Ratisbonne,  trempée  dans  l'écris 
toire  de  Nodier.  Et  lorsqu'il  s'est  éloigné  d'elle,  lors- 
qu'après  avoir  été  pris  dans  le  tourbillon  des  joies  de  la 
grande  ville,  il  retombe  malade,  contrit,  désespéré,  c'est 
à  elle  qu'il  songe,  et  qu'il  écrit  des  lettres  pathétiques,  OÙ 
tle  toyte  la  tristesse  de  son  âme  désoli 

Car  il  est  trop  tard.  La  maladie  tue  le  poète;  l'hôpital  a 
déjà  été  son  refuge;  il  y  rentrera  pour  mourir.  Sa  fin  susci- 
tera  des   regrets   unanimes,  et    Pyat    trouvera    l'occai 
d'écrire  un  virulent  réquisitoire,  déclarant  la 
ponsable  de  cette  mort. 

L'érection  d'un  monument  â  la  mémoire  d'Hégésippe 
Moreau  fut  donc  une  heureuse  inspiration,  qui  honore 
l'intéressante  corporation  des  typographes.  Ce  ns  se 

souviennent   que  l'un  des  leurs  fut   aussi   un    écrivain   de 


—    KOI    — 


mérite,  et,  en  glorifiant  le  créateur  de  ce  bouquet  de  Myo- 
sotis, ils  prouvent  que  cette  fleur  n'a  rien  perdu  de  sa 
poétique  signification. 


Etienne  Arnal. 


Théâtre  du   Parc 

«  le  voleur  »,  comédie  en  trois  actes,  par  M.  Henry  Bernstein. 

Le  tour  de  force,  exécuté  par  M.  Bernstein  est  d'avoir  soutenu  notre 
intérêt,  pendant  trois  actes  très  longs,  avec  des  données  très  peu  vra 
semblables  ;  cela  a  pu  se  faire,  parce  que  M  Bernstein  est  un  construc- 
teur dramatique  puissant  et  adroit  qui  sait,  avec  des  moyens  souvent  très 
artificiels,  intéresser  notre  curiosité  à  des  situations  nettement  présen- 
tées comme  inextricables,  dès  les  premières  scènes;  le  dialogue  est 
pressant,  logique,  dégagé  de  réflexions  inutiles  ou  parasites;  les  carac- 
tères des  personnages  sont  clairement  exposés,  et  dès  lors,  on  subit 
un  certain  entraînement  très  profitable. 

Disons  immédiatement  que  cette  pièce  fut  une  des  mieux  interpré- 
tées de  la  saison;  Mmo  Marthe  Mellot,  du  théâtre  des  Variétés, 
MM.  Barré,  Richard  et  Joachim,  de  la  troupe  ordinaire  du  Parc,  ont 
déployé  un  talent  de  première  valeur  à  rendre  les  personnages  vivants 
et  à  nous  faire  croire  que  tout  cela  a  pu  se  passer  ainsi. 

Il  fallait  certes  le  talent  de  Mme  Mellot  pour  tenir  sans  péril  le  rôle 
de  la  femme  anormale,  maladive,  et  exceptionnellement  inconsciente 
qu'est  Mme  Voysin,  la  Voleuse. 

On  connaît  le  thème  :  Les  époux  Voysin  sont  de  séjour  chez  des  amis, 
les  époux  Lagarde  Mme  Voysin,  qui  témoigne  à  son  mari,  coram  populo, 
une  passion  très  exaltée  a  cependant  comme  passion  principale  le  goût 
du  luxe  et  de  la  toilette. 

Et  ainsi  la  passion  de  la  toilette  va  remplacer  —  c'est  très  vrai  et  très 
moderne,  —  les  luttes  psychologiques  que  les  héroïnes  de  jadis  déve- 
loppaient à  la  scène;  c'est  plus  simple  pour  les  auteurs;  et  dès  le 
moment  où  le  gros  public  est  content,  les  auteurs  auraient  tort  de  cher- 
cher à  avoir  du  génie 

Que  ce  soit  pour  plaire  à  son  mari  que  Mme  Voysin  a  la  folie  du 
chiffon  :  elle  le  dira  pour  son  excuse;  nous  n'en  croirons  rien,  mais  le 
mari  le  croira,  et  cela  est  nécessaire,  pour  que  la  pièce  évolue. 

Et  c'est  ainsi  que  pour  satisfaire  à  ses  dépenses,  elle  se  laissera  aller  à 
puiser  quelques  billets  de  mille  dans  le  tiroir  de  l'amie  qui  lui  donne 
l'hospitalité. 

M.  Lagarde  ouvre  une  enquête;  il  en  confie  le  soin  à  un  magistrat 
libre;  ce  policier  des  salons  accuse  le  fils  Lagarde  d'être  le  voleur  ; 
celui-ci  a  dix-neuf  ans,  il  s'est  épris  de  la  séduisante  et  coquette  et  dépra- 
vée Mme  Voysin  qui  s'amusait  de  ses  déclarations,  sans  les  prendre  au 
sérieux.  Et  ce  très  naïf  godelureau  se  laisse  aisément  persuader  par 


—  502  — 

M1"6  Voysin,  et  prend  à  son  compte  la  responsabilité  du  délit;  quand  il 
sera  temps  que  la  pièce  se  termine,  la  vente  éclatera,  et  les  parents 
Lagarde  iront  se  distraire  à  l'étranger. 

Pourquoi  cette  enquête  est-elle  faite  devant  les  n  compa- 

gnie des  époux  Voysin?  Pourquoi  le  magistrat-policier  est-il  obligé  de 
conclure  en  présence  de  ces  étrangers  ?  Pourquoi  M.  Voysin  est-il  solli- 
cité à  fureter  dans  les  tiroirs  du  secrétaire  de  sa  femme  e  uvrir 
ainsi  qu'elle  ment,  et  qu'elle  est  la  coupable? 

11  fallait  cela,  parce  que  nous  sommes  au  théâtre.  Mais  il  fallait  toute 
l'habileté  d'un  maître-ouvi  i<  r  scénique  pour  construire  fortement  ces 
scènes  sans  laisser  réflexion  au  spectateur. 

M.  Bernsteill  avait  le  talent  qui  convenait  pour  mènera  bien  ces 
expédients,  et  il  y  a  réussi. 

11  a  même  su  faire  tenir  un  acte  très  long  dans  le  seul  dialogu 
époux  Voysin;  mais,  connaissant  le  goût  facile  du  public,  dont  le 
vaudeville  a  souvent  fait  toute  l'éducation  dramatique,  il  a,  il  es; 
ajouté  un  troisième  personnage  muet  :  les  anciens  avaient  la  fatalité, 
les  classiques  avaient  la  lutte  de  la  passion  et  du  devoir,  les  modernes 
sont  plus  positifs,  et,  s'imposant  moins  d'effort,  ils  n'ont  garde,  quand 
c'est  possible,  de  ne  pas  chercher  leur  ressort  dramatique  (ceci  sans 
jeu  de  mot),  dans  un  lit.  Ce  lit  est  bien  suggestif  et  intéresse,  parce  que 
notre  curiosité  est  stimulée  à  rechercher  ce  à  quoi  il  va  servir. 

Ici,  il  ne  sert  à  rien,  mais  qu'importe  :  il  a  tenu  le  spectateur  en 
éveil,  pendant  que  les  deux  personnages  se  livraient  à  des  epanche- 
ments  savoureux,  entremêlés  de  dis  >ur  des  billets  de  banque. 

Car  M"°  Voysin  est  une  rouée,  qui  connaît  son  mari,  et  la  man 
de  s'en  servir;  et  celui-ci  à  la  dose  de  béatitude  qui  convient. 

Kn  résume,  si  beaucoup  ont  fan  pire,  M    Bernstein  a  déjà  lait  m 
mais  ses  qualités  caractéristiques  se   retrouvent  dans  cette  piè< 
comme  elles  ne  sont  pas  banales,  cela  suffit,  étant  donnée  !.. 
actuelle  de  productions  hâtives,  à  lui  faire  beaucoup  pardonner. 

Jacques  Lkb 


Petite  chronique 


Orner   De  Vuyst,  publiera  le  15  m. 11.  chez,  l'éditeur  I.amertin,  un 
recueil  de  vers  ayant  pour  titre  :  Sur  L'autre  Rive. 

Académie    Royale  des   Beaux-Arts.    —   Ecole 

ratiis  (Bibliothèque)  141,  rue  du  Midi. 

on  publique  de  les  plus 

très  peintres  de  la  «  National  Gaîlery  «  de  Londres;  de  la  o 
non  Grosveror  !!»•.  •  Vienne  et  de  Berlin,  et  du 

Musée  de  l'Hermitage  de  Botticelli,  1 

.,  Constable,  Alb.  Cuys.  (..  David,  Durer,  Francia,  J.  Fouquet, 


—  503  - 

Fr.  Hais,  Hogarth,  de  Vinci,  Luini,  Mainardi,  Murillo,  P.  Potter, 
X.  Poussin,  Raphaël,  Rembrandt,  Reynolds,  Rubens.  Ruischael,  Ter 
Borch,  Turner,  Van  Dyck,  Van  Goyen,  Velasquez,  Veronèse,  Wat- 
teau  et  Ph.  Wauwermans. 


Antée  vient  de  retoucher  terre....  Il  nous  arrive  le  premier  mai 
débordant  de  forces  nouvelles.  Il  apporte  à  ses  lecteurs,  la  prose  déli- 
cate et  originale  du  rare  maître  écrivain  qu'est  M.  Pierre  Louys.  Et  le 
sommaire  ouvert  par  le  nom  de  cette  personnalité  littéraire  si  inté- 
ressante et  si  artistique,  se  poursuit  brillamment  par  des  vers  de 
MM.  Stuart  Merrill,  F  P.  Allibert  et  Mazade.  Maubel  nous  y  parle  de 
la  légende  baudelairienne,  Fr.  Vielé-Griffin  analyse  finement  le  mouve- 
ment poétique  actuel  dans  une  chronique  vivante  et  personnelle,  et 
Arthur  Symons,  un  latin  d'outre-Manche,  nous  prépare  à  la  lecture  du 
Mauvais  Riche,  un  livre  nouveau.  On  y  trouve  ensuite  un  conte  du 
poëte  délicat  qui  a  nom  Albert  Mockel  une  Ciguë  de  Henri  Vande- 
putte.  et  une  lettre  sur  le  théâtre  de  A  H  Cornette.  La  spirituelle 
chronique  des  Revues  d'Eugène  Montfort  et  les  Notes,  toujours  pi- 
quantes, de  Crossoptylon  terminent  ce  numéro  extraordinaire. 

Antée  est  élégamment  édité  à  Bruges,  chez  Arthur  Herbert  Ld.  Un 
numéro  spécimen  est  envoyé  sur  demande.  Le  prix  du  numéro  est  de 
60  cent,  et  l'abonnement  annuel  est  de  6  fr. 


—  Eh  bien,  ô  Pessimiste  !  parlez,  qu'en  dites-vous  ? 

—  De  quoi  voulez-vous  que  je  vous  parle  ?  me  répondit  le  Pessimiste 
navré,  serait-ce  du  ministère  des  Beaux- Arts  qui  vient  d'être  créé? 

—  Mais  oui,  de  cela  même  !  m'exclamai-je,  ravi  de  tant  de  perspica- 
cité 

Alors  le  Pessimiste  parla  : 

—  Ce  n'est  pas  tout,  Monsieur,  de  retirer  d'un  champ  de  carottes  le 
Génie  sacré  des  Arts  et  des  Lettres  (il  était  pompeux,  le  Pessimiste)  il 
convient  aussi  de  trouver  un  piédestal  digne  de  lui. 

—  On  le  lui  trouvera!  affirmai  je. 

—  Oui,  on  le  lui  trouvera  et  lorsqu'il  y  sera  juché  dans  l'attitude 
auguste  d'un  Semeur...  de  prébendes,  lorsque  nos  auteurs,  dont  le 
renom  s'est  affirmé...  à  l'étranger,  s'avanceront  vers  lui,  vous  consta- 
terez, ô  miracle!  que  ce  piédestal  est  muni  à  sa  base  de  fuyantes 
roulettes... 

—  Croyez- vous  ! 

—  Si  je  le  crois!...  Seuls  quelques  auteurs,  des  poètes,  ne  seront  pas 
astreints  à  la  poursuite  de  l'insaisissable  Génie  :  ce  sera  l'apanage  de 
leur  gloire  incontestée! 

—  ?  .... 

—  Casteleyn  et  les  aèdes  de  la  Revue  ..  Burlesque  ! 

Les  quittances  d'abonnement  seront  présentées  dans  le  courant 
de  ce  mois;  nous  prions  nos  abonnés  de  leur  réserver  un  bon  accueil. 


Saint-Gilles-Bruxelles.  —  Imp.  N.  Dekomkk,  16,  rue  du  Fort. 


TABIiE  DES  JVLATIÈÇES 

Contenues  dans  le  tome  huitième. 


Pages 

ANGENOT,  Marcsl—  Etat  d1  Ame 145 

Cœur  profond 292 

ARNAL,  Etienne.  —  Un  poète  oublié 496 

AVRIL,  Hélène.  —  A  celui  qui  viendra 205 

BERNARD,  Jean-Marc.  —  Lettre  familière  à  Laurent  Tailhade, 

poète  chrétien 125 

Les  Etapes  de  Philippe 272 

Sur  la  Fontaine  de  Mèdicis 370 

Odelette 371 

Nocturne 371 

BODSON,  Félix.  —  Un  jour,  tes  lèvres     ....          ....  356 

CARGO,  Francis.  —  Paul  Souchon 189 

Trois  Sonnets 235 

CLÉMENT  Héléna.  —  Idylle  rouge 137 

Soir  d'Automne 439 

COPPIN,  Marguerite.  —  Le  Soleil  du  Gel 365 

Le  Soleil  Couchant 365 

Le  Choix ....          .     .  433 

DAUGUET,  Marie.  —  Parfums 

D'ASSILVA,  Carmen.  —  Fantaisie  Parisienne 36] 

Leçons  des  Choses 432 

Le  Nouveau  Ministère 483 

DE  CROISSET,  Francis  et  EMMANUEL,  Arène.  -  Paris- 
New-York  (Fragment) 396 

DESPRECH1NS,  Emile.  —  Les  Saisons 290 

D'HOUVILLE,  Gérard.  —  Sonnet 393 

DOURY,  Charles.  —  Petits  portraits  singuliers 169 

Deux  Poèmes  et  Prose 280 

DE  VUYST,  Omer.  -  Sur  la  Croix 237 

Metzys ...  364 

L'Heure  Suprême 487 

FLEISCHMANN,  Hector.  —  Autre  invitation  au  Voyage  .     .     .  159 

Elégie  romantique 289 

Les  Centaures  vers  Wagram    .     .          .     .               ...  422 

GILLE,  Valère.  —  Madone ...  14 

GILSOUL,  Fernand.  —  L' Amphore 169 

GOVAERT,  Charles.  —  L'Homme  aux  Lèvres  closes     ....  437 

GROMMELYNCK.  —  Nous  n'irons  plus  au  bois 41 


—  506  — 

Pages 

HBLLBNS,  Franz.  —  Heures  des  petites  villes  grises 20 

Visages  de  Villes    ....         101 

Nous  ne  verrons  plus  Tante  Jo 

JONG EN,  Joseph.'-   Parsifal  à  Amsterdam 

Pélléas  et  Mélisande jij 

LEMONNIER,  Camille.  —  Henri  Leys 

L'Ame  lointaine 393 

LIEBRECHT  Henri.      L'Académie  et  les  littérateurs    .    .    . 

L'Offrande   d'Automne 

«  Phyllis  »  au  théâtre  de  Verdure  de  Genval 

Fresque  barbare 244 

Au  Seuil  de  f  Amour 

LE  NOIR,  Amcet.  —  La  Toile  bleue 14 

La  Superbe  du  Siècle 103 

Ne  pas  être  Soi .  

Le  Merveilleux  Concept 345 

LEROUX,  Jacques.  —  Chevalerie  et  Décadence 351 

LE  ROY,  Grégoire.  —  Le  Joueur  aVOrgui 

Les  Cloches 

Le  Porte .... 

MAX.  Paul.  —  Dialogues  des  Petites  Filles 

MORISSEAUX,  Charles.  -  Le  «  Pan  »  de  Charles  Van  Ler 

berghe     

Caligula 351 

La   «  Salomé  »  d'Oscar  Wilde  et  Richard  Strauss   au 
théâtre  de  la  Monnaie 385 

La  Préoccupation  amoureuse 473 

PASTURE,  Achille  —  Les  Cygnes 

PERIN,  CÉ(  île.  —  Extase 

Berceaux 

Inquiétudes 426 

PERIN,  Georges.  —  Retour 207 

RAMAEK ERS,  Georges.       Soirs  paient        

Printemps  <TEden , 

RENC Y,  Georges.       L'Académie  et  les  littérateurs    ....     157 
ROIDOT,  Probper.  -  Sept  Juin    . 

.  lu  Soir 

La  Ruelle 95 

Vers     .     .         ...         

/..;  Lumière  des  Huis 407 

i:i  )\i  .\\'.\.  Berthii  

RODRIGUE,  G    X.  —  Epipkanù 

/.'/  :!<       ....  ...  ... 

RUYTBRS,  Carlo.      m  i  rante  Amélie 

SAILHAN,  Louis.  • 

1 ,  Sphinx 483 

SOUCHON,  Paui  .  -  A  un  Po#e 127 

SEIGNON,  Charles.  —  Vers  libre  et  symbolisme 


—  507  - 

Pages 

SICARD,  Emile.  —  Verlainicnne 143 

SYMONS,  Arthur.  —  Hubert  Oackanthorpe 318 

THOMAS,  Louis.  —  Points  de  vue 23 

Stance 192 

Reflets , 164 

Notes  d'un  Réaliste 286 

Octobre .  370 

TRICOT,  Léon. — Le  Père  de  Do?i  Jnaii 275 

Harmonie  embaumée 279 

Nèrine  (Fragment) 416 

VALAISE,  Henri.  —  Le  Méprisé 488 

VAX  DE  WIELE,  Marguerite.  —  L'Art  et  les  Tombeaux.     .  428 

VERHAEREN,  Emile.  —  Un vieux  Marin 315 

WAUTIER,  Alfred.  —  Sermio?ie 291 


COMPTE-RENDUS 

PEINTURE  ET  SCULPTURE 

Exposition  et  Cercles  d'art  :  Liedel  Oscar;  Morisseaux, 
Charles. 

Société  Nationale  des  Aquarellistes  et  Pastellistes 83 

L'Œuvre 121 

Les  Indépendants 153 

Le  Labeur 225 

Les  Aquarellistes 309 

Au  Cercle  Artistique 378 

A  la  Libre  Esthétique 464 

Exposition   particulière  : 

Le  peintre  russe  Tkatchenko,  Michel 122 

Expositions  diverses  :  *"• 

A   l'Académie    de   dessin,    de    sculpture    et   d'architecture   de 

Saint-Gilles 36 

Chroniques  Littéraires  :  MoRlSSEAUX,  F. -Charles;  Liebrecht, 
Henri;  Ruyters,  Carlo;  DutERME,  Marguerite;  Max, 
Paul. 

Farrère,  Claude  :  Les  Civilisés     ....          24 

Ramaekers,  Georges  :  Le  Chaut  des  Trois  règnes 27 

Mercier,  Louis  :  Le  Poème  de  la  Maison 29 

Mary,  André  :  Les  Sentiers  du  Paradis 31 

Dor,  Prosper  :  Sous  les  Sapins 32 


—  508  — 

Pages 

Allorge,  Henri  :  L'Ame  géométrique 32 

Fagus  :  Jeunes  Fleurs 32 

Thomas,   Louis  :  Lily 33 

Desbonnets,  Charles  :  Poèmes 33 

Hertz,  Henri  ;  Quelques  Vers 34 

d'Hugheer,  R.  :  Dans  les  Jardins  d'Octobre 34 

Deurf,  Robert  :  Le  Carillon  du  rêve 34 

Stiernet,  Hubert  :  Histoires  hantées 109 

Fleischmann,  Hector  :  M.  de  Burghraeve  homme  considérable.  11 1 

Yoos  de  Ghistelles,  G.  :  L'Autre  Justice us 

Macedonski,  Alexandre  :  Le  Calvaire  de  Feu 114 

Legrand-Chabrier  :  Mangwa 116 

Moréas,  Jean  :  Paysages  et  Sentiments 117 

Grabbe,  Georges  :  Les  Pierres  d'Oxford 117 

Vandoyer,  L.  :  Les  Compagnes  du  rêve 118 

Kaln,  Gustave  :  Polichinelle  (de  Guignol) 118 

Brémond,  Henri  :  Le  Charme  d'Athènes 119 

Van  Lerberghe,  Ch.  :  Pan 119 

Bocquet,  Léon  :  Les  Cygnes  Noirs 146 

Thomas,  Louis  :  Les  Cris  du  Solitaire 147 

Cadon,  Henri  :  Le  Chalumeau  du  Pan 147 

Arnoux,  Alexandre  :  L'Allée  des  Mortes 148 

Levaillant,  Maurice  :  Le  Miroir  d'Etain 

Gouaillier,  Maurice  :  Don  Quichotte 140 

Schuberger,  A.  R.  :  La  Dame  aux  Songes 150 

de  Sormiou,  Marie  :  Chant  du  Soleil 150 

Herry,  Pol  :  Un  rêve  à  l'Aimée 150 

Delattre,  Louis  :  Fany 159 

de  Régnier,  Henri  :  Le  Passé  Vivant 

Richard,  R.  :  F.  Hrunetière 

Bertaut,  Jules  :  Marcel  Prérost 

Aubrun,  René-Georges  :  Péladan 179 

Vianzone,  Thérèse  :  Impressions  trime  Française  en  Amérique.  180 
Pilon.  Edmond  :  Portraits  Français  (i**  et  t                 ... 

Fons,  Pierre  :  Le  Réveil  de  Pallas l86 

Thomas,  Louis:  Les   Dernières   Leçons  de   Marcel   Schwob    sur 

Françoii  Villon 186 

Prévost,  Mao.  el  :  Monsieur  et  Madame  MolOCh 210 

Rem                               ntes  de  la  I  [ulotte 116 

Dumont  Wilden,  Louis  :  Les  Soucis  des  derniers  :iS 

Lebetgue,  Philéas  :  Le  Roman  de  Oeneloii 

Verly,  Hippolyte  :  La  Furie  Espagnole ssi 

Comez-Carillo  :  L'Ame  Japonaise 

Daanson,  Edouard  :  Frédégonde sas 

Lorrain,  Jean  :  Le  Tréteau 24e 

André.  Paul  :  Delphine  Foussereri 249 

Montford,  Eugène  :  La  Maîtresse  Américaine 251 

Friande,  Albert:  Les   Hommages  divins 255 


-  509  — 

Pages 

Périn,  Georges  :  La  Lisière  blonde 255 

Valmy-Baisse,  J.  :  La  Vie  Enchantée 256 

Daireaux,  Max  :  Les  Pénitents  Noirs 257 

Arentz,  Henri  :  Le  Regard  d'Ambre 257 

Star,  Maria  :  Visions  de  Beauté 293 

Dornis,  Jean  :  Le  Voile  du  Temple 296 

Van  Offel,  Horace  :  Les  Enfermés 299 

Picard,  Edmond  :  Trimouillat  et  Meliodon  ou  la  Divine  Amitié.  303 

Lemonnier,  Camille  :  L'Hallali 331 

Dornis,  Jean  :  La  Voie  douloureuse 332 

Charles-Louis-Philippe  :  Croquignole 334 

Garnir,  Georges  :  A  la  Boule  plate 335 

Star,  Maria  :  Le  Cœur  effeuillé 336 

Courouble,  Léopold  :  La  Ligne  des  Hespérides 337 

Virrés,  Georges  :  L'Inconnu  tragique 447 

Maurel,  André  :  Poème  d'Amour ,  449 

Gilkin,  Iwan  :  Etudiants  Russes 

Chronique  Musicale  :  Chaumont,  Emile. 

Concert  Populaire 379 

Les  Séances  musicales  à  la  Libre  Esthétique 465 

Chronique    Théâtrale    :    Lenoir,    Anicet;    Rosv,    Léopold; 
Leroux,  Jacques. 

Le  Droit  d'aimer.  —  Nous  n'irons  plus  au  bois 34 

L'Espionne 224 

Madame  Chrysanthème 258 

L'Africaine 260 

Paraître.  —  La  Griffe 261 

Le  Pré  aux  Clercs 306 

L'Indiscret.  —  La  Chance  du  Mari.  —  Mon  Oncle  Barbassou      .  308 

Les  Troyens.  La  Prise  de  Troie   Les  Troyens  à  Carthage  .     .     .  338 

Vers  l'Amour.  —  La  Maison  sans  Enfants.  —  Le  Vieux.     .     .     .  341 

La  Fiancée  Vendue 372 

L'Etape.  —  L'Impasse.  La  Piste.     ...          376 

Salomé 455 

Les  Erinnyes     .... 457 

Mangeront-ils 458 

Le  Mutilé.     .     .          .    • 459 

Le  Voleur 501 

Petite  Chronique  :  35,  85,  123,  154,  187,  227,  264,  310,  344,  380,  467,  502. 

Correspondance .     38,  86,    156 

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