LE THYRSE
Ier JUIN 1906 — Ier MAI 1907
Le Thyrse
TOME HUITIÈME
BRUXELLES
BUREAUX : RUE DU FORT, 16
CERC1
ET
DE AL
(w
1906-1907
973
Déclaration
Avec le présent numéro commence la huitième année
du Thyrse. Les successives directions de la revue se sont
toujours attachées à réaliser un programme de large
éclectisme, sans chercher à faire du Thyrse l'organe d'une
école littéraire ou d'un groupe enfermé dans le dogmatisme
de théories étroites. Nous espérons ne pas avoir démérité de
nos prédécesseurs. Comme eux nous avons fait appel à tous
les littérateurs belges: nous nous sommes efforcés de
varier autant que possible nos sommaires et nous sommes
heureux de reconnaître que tous nos amis se sont offerts
avec une charmante confraternité à nous accorder l'appui
indispensable de leurs talents et de leurs bonnes volontés.
Remercions particulièrement les Maîtres, nos aînés, qui
nous ont conservé leur appui si encourageant.
Plusieurs d'entre eux n'ont même pas hésité, sur notre
demande, à assumer la tache ingrate de constituer les
jurys de nos concours littéraires. Ces derniers furent l'occa-
sion de manifestations et de discussions fertiles en résultats
dont nous avons le droit d'être fiers.
Nous essayerons de ne pas déchoir, et nous sommes
certains d'y parvenir si tous ceux qui nous soutinrent
jusqu'à présent veulent bien nous continuer leur bienveil-
lance attentive.
Les Directeurs.
— 6 —
Henri Leys (
Henri Leys se place naturellement en tête de la période
qui va suivre : il caractérise le retour à l'étude des formes
expressives, du sentiment juste dans le caractère des phy-
sionomies, de la matérialité solide des corps et des ob
des beaux tons de la peinture flamande, et il réalise l'idée
d'un art national, basé sur une conception réaliste, avec
l'emploi des formules qui, de tout temps, ont été le mieux
appropriées au génie de la race L'expression de la nature,
de particulariste et d'idéaliste qu'elle était avant lui,
deviendra synthétique et naturaliste, et les anciennes
abstractions feront place à l'observation immédiate de
l'homme dans un milieu adéquat.
On a prêté au maître anversois des subtilités d'esthétique
qui feraient de sa création le produit alambiqué d'un esprit
plus critique qu'intuitif; trouvant à la tradition des pein-
tres du XVIIe siècle une forfaiture latine, il aurait eu l'idée
de la ramener à son point de départ par l'étude des carac-
tères distinctifs de la première école germanique. Son art
affecterait ainsi une allure volontaire de protestation contre
l'idéalisme des formes redondantes et étalées. Je crois bien
plutôt qu'il y lit voir une inspiration native qui, accordé
au fond original! devint la marque de ce grand art'
Leys cède aux lois de son esprit et il est simple : il
sVxplique par la conformité de son penchant
maîtres d'élection; leur réalisme alimenta sa notion per-
sonnelle des choses, comme dune nourriture fraternelle et
il se montre seulement clairvoyant en leur demandant
matériaux qu'il développe par une culture attentive.
Vous remarquerez chez lui, comme chez Cranach, Durer
et Holbein, 1 siOD parlante des silhouettes, la realité
(i) Chapitre inédit extrait de L'Emleltelge de peinture, (18)0-1905)1 I paraître sous peu
éditeurs, Bruxelles.
— 7 —
rude et grossière des têtes, le craquelé des rides dans le
cuir des faces, la lourdeur des épaules carrées et massives,
écrasant des corps mafflus, empâtés dans leur lymphe. Ce
qui fut chez les Renaissants la symétrie du bel animal
humain se décompose ici dans un type épais et dégénéré.
La maladie, les mélancolies de l'âme, les fatigues du
labeur, les oppressions de l'état social, se lisent dans cette
déchéance de la noble structure des membres ; et pareille-
ment les tons nacrés de la chair florissante se corrompent,
tournent au lie de vin, ou bien prennent une pâleur
cireuse. Une seule créature fait exception : c'est la femme ;
sa fraîcheur se perpétue à travers l'universelle laideur des
hommes, comme une concession au goût de l'aimable qui
régnait dans l'école. Ni Durer, ni Cranach, ni Breughel
n'ont connu cette galanterie
Leys, requis par d'intimes idiosyncrasies, devait être
porté à se choisir un théâtre d'action en rapport avec une
psychologie grave, sentimentale et mélancolique. Il prit
donc la Réforme pour thème et, logiquement, se confor-
mant à son goût du réel ambiant, y adapta les êtres et les
choses de l'Anvers de son temps. C'est la vertu des très
antiques villes de garder une certaine ressemblance per-
manente, à travers les états successifs de leur histoire. Il
eut ainsi à la fois une atmosphère double et une, histo-
rique et vivante, et des acteurs expressifs qui concertèrent
le signe de beauté intime qui distingue son œuvre.
On pressent dès ses débuts le caractère prédominant
qu'il gardera jusqu'à la fin de sa carrière. Les Trentaines
de Berthalt de Haze, à quinze ans d'intervalle, ne feront
que confirmer la tendance à l'expression forte et véridique
qui est déjà dans le Massacre des Magistrats. Cependant,
il ne s'est point encore fixé à ce xve siècle dont il devait
tirer de si pathétiques épisodes : il semble qu'il s'y pré-
pare à la manière des historiens, par une assimilation
graduée, et toute sa première manière s'enferme dans
l'étude et le caprice du siècle qui précède. Il n'est alors
encore qu'un brillant virtuose de carnages, semant à
profusion les teintes tapageuses, dans des toiles combi
comme des bouquets; des lumières artificielles incendient
ses fonds, jouent dans les bosselages de ses cuirasses, ruis-
sellent sur les cassures de ses robes, d'après le mode de
Wappers et de F. de Braekeleer. Puis, cette turbulence
se calme; les massacres cèdent le pas à des aspects tran-
quilles de corps de garde ou d'intérieurs bourgeois, avec
la même précision dans l'expression calme que dans l'ex-
pression violente; et, enfin, il ouvre toute large la grande
page de l'histoire à laquelle il se maintiendra. De ce
moment, il semble qu'une part de l'intérêt se concentre
dans le caractère des têtes. Le mouvement existe à peine,
les corps s'immobilisent, dans une régularité morte; ses
statures sont raides et figées; mais les têtes ont un relief
de vie profonde.
On peut dire que Leys peignit surtout des portraits : il
les peignit à la manière des peintres germaniques du
w r siècle, avec un scrupule infini de la ressembla
physique, détaillant le poil, la ride, la verrue, les moindres
particularités de l'être matériel et, en un miracle de
conscience naïve, arrivant par là à extérioriser la pei "s
nalité morale. Leys s'assimila leur procédé, mais leur fut
inférieur. Il n'eut jamais, en effet, leur bonhomie, ni leur
patient labeur minutieux; son art eu -arda une SOUD
•>erie dissimulée de pastiche. Ou sait qu'il s'entourait
volontiers d'images archaïques, bréviaires, chroniques et
missels; même il leur empruntait jusqu'à leUT8 défaut
perspectives. Il y eut entre les derniers et les prêt]
plans la même confusion à laquelle ue prirent par garde
les candides peintres primitifs. C'étaient là comme des
gaucheries voulues qui restauraient un charme lointain et
périmé.
Nul parmi les artistes contemporains ne montra plus
— 9 —
d'indifférence pour les qualités usuelles du tableau, l'élé-
gance apprise, la beauté convenue et la correction soignée.
Leys réalisa la conception d'un mode volontairement un
peu fruste qui semblait retourner aux origines par haine
des poncifs académiques. Aussi l'art contemporain fut-il
bouleversé par ce dissident qui faisait parler si haut lame
des ancêtres, avec le nerf d'une langue rude, depuis long-
temps désapprise. Il opposait aux rythmes maniérés des
peuples latins, dégénérés en distinction banale et uni-
forme, des silhouettes crispées, des corps tourmentés et
grossiers, des têtes bourrues de soldats roux, de placides
figures de bourgeois aux yeux couleur de faïence, et, pour
tout dire, la sensation d'une race rêveuse, lente à l'action,
mais déterminée, qui fait peu parade de la beauté char-
nelle et garde son estime pour les énergies morales.
Le Nord trouva ainsi en ce peintre étrange, si nouveau,
un poète fraternel, aux concordances émues et profondes ;
il exprima un certain mystère des âmes, résultant d'un
sang alenti, et qui prédispose à un état un peu passif et
résigné. Leys, en effet, a eu l'intuition supérieure du tem-
pérament des gens de Flandres à travers les âges. Il marqua
son apathie engourdie et méditative, la lourdeur originelle
de ses membres, sa sève paresseuse à s'échauffer, son
penchant au rêve, son redressement aux heures tragiques,
sa fermeté dans l'action, sa force dans le péril, son iné-
branlable constance dans les misères et les deuils. Son
œuvre laisse ainsi l'expression de la plus vaste synthèse
historique qui ait été faite d'un peuple.
Leys se propose l'artiste visionnaire, vivant dans le
passé avec une telle lucidité qu'il semblait peindre encore
le présent. Les couples qu'il assied sur un banc de pierre,
contre un mur effrité, et qui, les mains enlacées, laissent
s'écouler les heures sans se rien dire, se rencontrent tou-
jours, en pays flamand, avec la même douceur de se sentir
assis aux sources profondes de la vie. Il y a toujours aussi,
dans les mouvements populaires, les mêmes têtes éner-
giques et, concentrées, portant entre leurs sourcils barrés,
les destinées libres de la Cité. Toute l'âme d'Anvers revit
chez lui, d'une vie ensemble immédiate et conjecturale.
Recoins, pignons, auvents, dais fleuronnés, pinacles den-
telés, bretèques ajourées, balcons en saillie par-dessus les
trottoirs, portails écussonnés, tourelles et clochetons, toits
en pointe et en escaliers, vieux escaliers raides aux rampes
sculptées, chapelles allumées à l'encoignure des rues sont
là comme sa forme extérieure et sensible, accordée à
faste, à ses cultes, à ses intimités, décor œuvré par le génie
des siècles et qui trempe dans la moiteur grasse de l'at-
mosphère, le suint profond du pavé piétiné par des foi
les moires sombres de l'humidité montée des canaux.
C'est l'art d'un habile homme qui sait ajouter à son acquis
par des trouvailles ingénieuses, et rafraîchit l'ancien d'un
air de nouveauté. Il aimait peindre avec solidité la claire
chair fleurie des bourgeoises, les peaux rudes et parche-
minées des vieillards, les pales carnations malad
adultes, les somptueuses étoffes lamées d'or croulant en
portières, les lourds costumes de velours et de drap, les
orfèvreries scintillantes et compliquées, les vieilles ten-
tures de Cordoue, ramagées de feuillages vermeils, les
bahuts chargés de vaisselles de cuivre et d'argent On put
Jui reprocher de donner aux ac 5, au décor, au
SOmptuaire une importance égale à celle de ses ligures. Il
lui arrivait, en effet, de les travailler avec une minuti<
[ue le détail devenait le principal et que les per-
sonnages semblaient avoir été imagine- expressément poin-
dre qui les entourait. Mais ce sont là des signes qui
'eut la prédominance toute flamande de l'ait du
peintre élu/ un artiste qui, par ailleurs, vécut >i fortem
la grande humanité des siècle-. Sa sensualité de peintre
esl \ eillée, optique : il a la passion de la belle
matière lisse ou grenue, joaillée, polychromée, lustrée de
— II —
reflets. Elle est elle-même comme une part de l'âme qui
vibre en ses toiles, co-existante à l'autre, spirituelle et
faite de l'âme d'un peuple.
Il se peut que Leys n'ait pas été un créateur au sens
absolu et qu'il ait parfois, un peu rigoureusement, mais
avec une ingéniosité admirable, appliqué une formule déjà
expérimentée. Sa place n'en est pas moins marquée dans
la durée pour avoir renoué la tradition si cordialement
naturaliste des anciens Flamands. A leur exemple, il a fait
œuvre de peintre intégral en subordonnant le conjectural
au réel et en peignant l'histoire comme ils peignaient les
saintetés, à l'état de tableaux de mœurs, de portraits et
d'intérieurs du temps, avec une visée familière qui ne
s'embarrasse pas d'idéalisation. Comme eux, mais après
eux, il se renfermait dans le rendu exact des particularités
de la vie matérielle ou animée ; son originalité fut donc de
seconde main ; elle parut manquer de la qualité suprême,
la spontanéité dans la naïveté. C'est que celle-ci n'est pas
un produit de culture : elle n'appartient qu'aux esprits
vierges et généralement aux primitifs. Leys a eu la curio-
sité et la malice de la naïveté, en peintre savant qu'il
était, plutôt qu'il n'en a eu le don. Cela n'enlève rien à
son importance dans l'histoire de la peinture; elle fut con-
sidérable. Il fallut, en effet, sa centralité impérieuse pour
arrêter la déroute de l'âme flamande. Sitôt qu'il fut en
possession de soi-même, il entraîna par le sens d'humanité
dont il vivifiait l'art. Peut-être il n'y eut au siècle dernier,
que deux grands peintres d'histoire, Delacroix, paroxyste
et romantique, d'un héroïsme épique et décoratif, et Leys,
concret, réaliste, réflexe, vivant l'âme d'une race.
Une œuvre quasi testamentaire, tant elle est faite d'inti-
mité, de beauté personnelle et familiale, persiste dans ma
pensée, parmi tant d'autres qui furent louangées. Une sorte
de respect grave me prescrit de la consigner ici comme une
image de la calme vie du peintre, limitée à l'atelier et au
12 —
foyer, comme une sorte de synthèse également de son
fécond labeur ininterrompu.
Eu une suite d'épisodes, Henri Leys peignit à fresqi
pour sa salle à manger, les plaisirs d'un dimanche d'hiver
chez les aïeux. Ce grand travailleur semainier ne s'accor-
dait lui-même que les tranquilles plaisirs du jour dominical.
Une claire après-midi, d'abord, baigne les remparts. La
neige ouate les perspectives ; le gel cristallise le chemin
sous les pas. Le goût de la sympathie s'éveille mieux au
cœur de l'hiver et prépare aux tables joyeusement éclai-
rées, aux relais des soirs affectueux dans les maisons h<
talières. Cependant les promeneurs, à petits flots, se dirigent
vers la ville : chacun espère voir se réaliser pour soi, -
des formes différentes, le désir de la table amie où tout à
l'heure les mains rompront le pain fraternel. L'aub
rancie requiert le soudait et sa payse; l'escholier et sa mie
aspirent à quelque balthasar approximatif en une cantine
suspecte; mais le vieux seigneur fourre de zibeline i
noble compagne qu'on aperçoit cheminer un peu en d
par avance déjà se délectent des fumets d'une cuisine
vivante, sous les hauts flambeaux d'une salle de festin héral-
dique.
Maintenant les tours et les pignons, sous leurs capu-
chons blancs, se sont rapproches. Au long de la bc
des patineurs rayent la glace des fossés, comme chez Van
(le Velde et van Ostade. Et la foule s'attarde, des femmes.
des jeunes tilles, des pages, les sœurs et le- les doux
visages nostalgiques dont à L'infini se fleurit l'oeuvre de
Leys. Mais bientôt la marche reprend, l'onduleux cor:
des âges, précédé de diligents musicie
trompe et haut bois. Sur le pont qu'ils franchissent,
s'accoudent de belles figures de femmes et de seign<
Peut-être ceux-ci se complaisent-ils à considérer l'ara-
besque dont s'égratigne la glace bous la courbe des patins.
Le jour s'est vespéri se à mesure que la fresque se dénoue
et que les invités se rapprochent. Un homme mûr en sévère
costume bourgeois lève le heurtoir; un jeune serviteur
l'accompagne et porte le fanal qui éclairera le retour dans
la nuit. Et voici l'accueil au seuil du hall familial : un per-
sonnage à barbe blanche s'incline devant le geste cordial
de l'amphitryon. La dame, tout près, pose une main sur son
cœur et de l'autre semble associer un groupe de parents à
cette fête de l'hospitalité. L'artiste prit soin de se peindre
avec les siens parmi cette parentèle, dans une demi-teinte
où le regard ne les rencontre pas tout de suite; il semble
avoir passé ses droits de maître de la maison à l'accueillant
seigneur. Celui-ci apparait comme l'ambassadeur de son
génie dans la maison de son art et de sa vie.
Dans le dernier panneau, une jeune femme très belle,
d'un visage qui évoque un peu le Printemps de Botti-
celli, veille aux derniers apprêts. Les hanaps, les buires, les
corbeilles, les argenteries comblent la table longue. Dans
un instant la porte s'ouvrira au glissement lent des traines
en soie sur les tapis. Des amis, des parents, d'aimables et
sérieuses jeunes filles échangeront d'affectueuses paroles.
Personne ne songera plus à l'attentive servante; et cepen-
dant c'est grâce à son ministère que le service jusqu'au bout
aura gardé sa symétrie et son activité. Ainsi s'accomplis-
sent, au gré du peintre, les plaisirs de ce dimanche élu en
même temps que se clôt le cycle des symboles à travers
lesquels se solidarisèrent le rêve et la vie, en un idéal de
gourmandises et d'art.
Camille Lemonnier.
*
— 14 —
Madone
D'après Sandro Hotticclli.
Parmi les ifs luisants et le liem que mouille
La lumière argentée et chaste du matin,
l rm frêU Madone au visage enfantin
Trône sous un berceau de mûre et de cor nouille.
Autour d'elle, à travers la glycine en quenouille,
De beaux anges marqués d'un précoce destin,
Se penchent, et glissant un regard clandestin ,
L'un deux, sournoisement, uses pieds s'agenouille.
Mais sans voir défaillir la Mère des Douleurs,
Dans l'ombre claire où se sourient leurs veux fréteurs,
fis goûtent le secret de leurs songes moroses ;
El leur désir débile, enclin à s'abus< r,
Fait en rêve, sous un invisible bal
S'ouvrir connue une //< ur leurs lourdes A i s.
Yai.iki GlLl
LE BEAU BOURTBJI ET L'AIMABLE PHILOSOPHIE
La Toile bleue
Quentin Fourmi, l'œil brillant et la lèvre ironique,
dit ceci :
-- L'illusion vient de nous-mêmes et non ;
rieurs. Nos yeux doivent obéissance à notre esprit.
Ainsi parfois nous est douée la vie.
— Qu'entendez vous par là, philosophe amical ?
— Telle est ma pensée profonde : l'illusion provenant
de nos sens est involontaire et par conséquent passagère.
Elle n'est point la bonne illusion. Il faut, pour faire bien,
que nous désirions violemment être trompés par le charme
extérieur des objets charmants. Ainsi nous réglerons mieux
les fluctuations de notre désir vers l'idéal.
— Une tendance en vous me déplaît un peu, ami cher. Il
vous est suave d'exprimer avec ambiguïté des choses qui,
bien souvent, sont d'une souveraine clarté Vous paraissez
sans cesse établir les bases d'une philosophie neuve et
vous appuyez cette philosophie d'arguments spécieux, qui
ne lui sont guère indispensables. Votre particulière sagesse
n'est pas la sagesse.
— La sagesse d'un seul homme n'est jamais la sagesse.
Cette si rare vertu est le produit des réflexions faites en
sens contraire par beaucoup d'hommes. Celui qui recherche
la sagesse l'exagère dans le sens qu'il croit propice. Mais
la sagesse a toujours résidé dans le mélange opportun
d'exagérations contraires. Ainsi, entre deux versants
rugueux dont la cime de l'un menace l'horizon septen-
trional, celle de l'autre, l'horizon méridional, coule — douce,
silencieuse et limpide — l'eau ravissante du ruisseau.'
— Ces aimables décors de théâtre vous inspirent-ils de
si poétiques pensées, Quentin?
— Mes pensées ne sont pas poétiques, mon ami. Simple-
ment elles sont exprimées poétiquement. Je suis journa-
liste, vous le savez, et par conséquent j'ai rarement l'occa-
sion de me trouver en contact avec la poésie. Je suis pareil
à l'homme des champs qui met sa redingote nuptiale aux
fêtes carillonnées.
— J'aime que ma présence vous soit ainsi une fête
sonore, Quentin. Si je ne m'abuse, c'est cela que vous
avez voulu exprimer.
Quentin Fourmi dit avec douceur :
— Votre sage orgueil m'est un enchantement.
Il souriait. Sa lèvre humide s'avançait, lente, avec une
petite moue de plaisir délicat et subtil.
— i6 —
A présent, les coulisses du théâtre de la Monnaie fré-
missaient de mille mouvements bien proportionnés. Les
« sylphes s> faisaient leur apparition. Le décor rapidement
placé était joli, même de tout près, sous l'aveuglant éclat
des herses multicolores et des phares mauves. Et, tout de
même, dans le jardin enchanté où Méphistophélès, à la
laveur d'un sage entr'acte, avait conduit Faust niais et
rajeuni — si blond, si rose, paré d'un pourpoint si violet I —
il régnait une odeur de poudre de riz. Cela n'était point
désagréable. Au contraire. Même, avec un peu d'imagina-
tion, on pouvait croire que Berlioz avait voulu un tel
parfum aux roses...
— Il faut, prononça Quentin Fourmi, après avoir, de la
manche droite de sa redingote, lustré son chapeau de soie,
qui méritait cette caressante attention, — il faut que nous
présentions nos hommages au maître de céans. Le voici
justement. Sa physionomie témoigne de contentement.
Les personnes qui vivent ici l'appellent le « patron ». Mais
c'est un mot sans harmonie. Je désire que vous m
nommiez pas ainsi. Il penserait plus vite que v<
reçu une éducation médiocre. Assez tôt il connaîtra <
Du tabouret en bois sur lequel il était assis, M. kiille-
rath se leva et, avenant, nous dit d'aimables paroles :
— Bonjour, mon cher Fourmi. Je vous connais beauo
monsieur Le Noir. Justement, j'ai rencontre votre |
ce matin. Il est de mes amis.
Quentin Fourmi dit imperceptiblement :
— Anicet, vous avez un bon pèl
Au môme moment, le régisseur* avec importance, attira
l'attention du directeur. M. Kulterath dit :
— Je vins à vniis dans une miniu.
Quentin Fourmi demanda :
— Que pena a de lui ?
— Vous m'avez appris, Quentin, qu'il ne faut point trop
— 17 -
vite porter de jugement sur les personnes et se méfier
toujours de sa première impression.
— Telle qu'elle est, cette fois, dites-la.
— Un homme charmant...
— Pour vous, mon cher, qui faites profession de littéra-
ture, ce qualificatif est banal. Absurde même. Moi je pense
ceci : c'est un homme admirable et exquis. Son aspect
extérieur révèle ses qualités morales et intellectuelles. Il a
des yeux profonds et doux comme un sonnet d'Henri de
Régnier. Dans ses yeux il y a de la musique et de la phi-
losophie, et puis beaucoup de choses friandes. Il porte un
chapeau de soie, preuve de ce qu'il comprend la sagesse
hiérarchique. Mais il s'orne de longs cheveux — noirs,
et puis aussi un peu blancs, par ci par là — preuve de ce
qu'il ne se soumet pas aux volontés des Figaros ennemis
d'esthétique. Il a une redingote très classique. Et aussi
une flamboyante cravate rouge, symbole d'anarchie...
— Non, Quentin, point cela!
— Pourquoi ? Parce que pour vous anarchie veut dire
dynamite et guerre civile. Enfant! Pauvre littérateur, qui
ignorez le sens vrai des vocables ! Anarchie! ce mot fut
employé par moi dans le sens large. Permettez-moi de
vous donner une courte leçon : le mot anarchie vient du
grec, Jv et ■g'XftVj c'est-à-dire, s'opposer au commande-
ment. Je veux dire ceci : le directeur de ce théâtre ne se
soumet pas à ce qui commande. Commander veut dire
aussi précéder. Ce qui précède, qu'est-ce donc Anicet,
sinon l'absurde préjugé, la funeste routine? Donc cet
homme est ennemi de la bêtise. En nos jours les enne-
mis de la sottise sont des anarchistes. Les anarchistes
sont les seules personnes estimables. C'est pourquoi j'aime
que cet homme-là soit un anarchiste.
— J'aime aussi cela, mon ami Quentin. Je déplore seu-
lement ma néfaste ignorance de la langue française...
Derrière un portant les « sylphes » babillèrent un peu.
— 18 —
Leur langage ne fut point ailé. Gentiment le directeur dit :
— Du calme, mes enfants, du calme...
là les « enfants », l'ayant regardé avec respect, sans
teneur, furent calmes.
Il revint vers nous.
— Voyez- vous les trucs de théâtre sont fort simples. Il
faut les trouver, voilà tout. Chercher un peu. Imaginer.
Regardez ceci : c'est enfantin.
Avant le lever du rideau on vérifiait le bon agencement
des câbles et des poulies. Les « sylphes », en riant, s'élan-
çaient à travers le frisson des lumières, soutenus dans leur
vol par l'opportun fil de fer.
Et Quentin Fourmi, très grave tout à coup, dit :
— Anicet, avez-vous encore l'illusion ?
— Oui, Quentin, parce que je songe à la musique de
Berlioz et que cette musique est admirable.
— Vous avez la bonne illusion que rien ne peut détruire.
Et vous êtes sage parce que, de cette façon, vous reti:
de la vie toutes ses voluptés. Vos yeux ne mentent point
en vous disant que ces jeunes dames ne volent pas à tra-
vers l'air. Et cependant vous persistez à vivre dans le divin
mensonge. Je crois que vous êtes un bon élève...
Maintenant, M. kufiérath, l'œil à tout, affable et sou-
riant, nous montrait Le jeu des lumières. là toujours.
modeste, il répétait :
— Vous voyez, c'est excessivement simple ..
— Diable] lit Quentin Fourmi. Mais, mon cher dû
. la vérité et le génie Bont aussi tout simpl
Le directeur plissa les paupières, rit bonnement
prononça :
— Mon cher Fourmi, VOUS
— Mck insi, continua imperturbablement
Quentin.
là l'ombre de Victor Hugo, dans un coin, Be fâchait un
peu de cette irrévérence.
— 19 —
A présent le, lourd rideau s'était ouvert. Et Méphisto-
phélès chantait la merveilleuse incantation :
Voici des roses
De cette nuit écloses. . .
Un murmure adoré venait de loin, de si loin que cela
faisait une petite âme...
Ecoute! les esprits de la terre et de l'air
Commencent , pour ton rêve, un suave concert.
Je me retournai. Quentin Fourmi pleurait. Quand il vit
que je m'en étais aperçu, il dit :
— Cette musique est belle.
Sur le songe de Faust les « sylphes » s'élevèrent. Ils
dessinèrent, dans les frises, de jolies attitudes aériennes.
Une sensuelle harmonie berça du rêve...
L'esprit ironique reprit Quentin Fourmi :
— Voyez, Anicet, cette petite mademoiselle fluette...
oui, celle du milieu. Elle. est illustre. J'ai appris, voici long-
temps, qu'on la surnomme Pétrole. Ce nom «bizarre n'a
point de grâce. Mais ce sylphe en a, ce qui doit nous suffire,
à nous philosophes... Napoléon, dans son temps, fut
illustre aussi. Mais il conquit sa renommée grâce à des
actions nombreuses et au prix d'un grand tapage. Made-
moiselle Pétrole se contente d'avoir deux jambes et d'es-
calader les décors, grâce à l'ingénieuse volonté d'un fil de
fer. C'est pourquoi j'estime que mademoiselle Pétrole est
plus illustre que Napoléon
Une charmante chanteuse, derrière nous — n'était-ce
point Jane Maubourg? — rit clairement. Quentin Fourmi,
décontenancé, enleva son chapeau de soie, le lissa, le posa
sur le « plateau », s'essuya le front, rougit et se moucha.
Il dit pour lui tout seul :
— J'ai l'air de Colline !
Et l'acte se terminait dans un bercement.
M. Kufferath, toujours délicieux prenait congé de nous.
— 20 —
Un grand sourire illuminait sa face ardente. Et il répétait,
cordial :
— Vous voyez comme c'est simple !
Lui parti, Quentin dit :
— Il est étonnant. Il a vingt ans. Et il sait tout.
Puis, pensif.
— Que dites-vous de tout ceci, jeune Anicet?
— Je dis une chose très curieuse, mon ami. Voici que je
viens d'assister, dans les coulisses, à la représentation d'un
acte de la Damnation de Faust; quinze fois j'ai vu cette
pièce, de la salle. Et mon impression, ici, a été aussi forte.
J'ai entendu de la musique.
— Oui, dit Quentin.
Appuyé à un portant, le baryton, très myope, ayant
remis son pince-nez, riait.
Insidieusement, Quentin me demanda :
— Qui est celui-ci?
Je répondis, ferme et droit :
— C'est Méphistophélès.
Et, inconsciemment, je caressai un peu la toile bleue
qui, pour les jeux de lumière, est interposée entre les
chanteurs et le public. Et Quentin Fourmi dit lentement :
— Cette toile bleue, mon ami, savez-vous ce que c'est?
C'est l'illusion.
Amcet Le Noir.
HEURES DES PETITES VILLES GRISES
(SUITE ET FIN)
II
Les Pénitentes
L'heure est telle qu'il faut aux âmes,
Pans F église où guette la mort,
Lorsque V ombre chasse les j\ mti
Que persécute le remords.
— 21 —
Elles s'en viennent une à une,
Sans bruit, yeux clos, serrant les dents,
Pour éviter le feu ?nordant
Des tentations importunes.
Car elles ont la bouche grande
A force de 7nédire et l'œil
Est prompt aux fautes de l'orgueil
Si la vertu ne lui commande/
C'est pourquoi maintenant leurs pas
Glissent à peine ; elles se taisent
Pendant une heure et ne font pas
Sur les dalles grincer leur chaise.
Les fronts penchés dans les mains maigres
Semblent lourds et gonflés de mal
Qu'elles iront, d'une voix aigre,
Verser dans le confessionnal.
L'une après l'autre, à pas de loups,
Relevant leurs capuchons sombres,
Elles vont se ?nettre à genoux
Devant la grille; et c'est dans l'ombre
Qu'elles ouvrent leur âme amère
A l'oreille du curé sourd
Qui, pour chasser le démon lourd,
Fait une croix sur leurs misères.
Et quand elles reviennent prendre
La chaise oit gît leur chapelet,
Elles pensent encore entendre
La voix du prêtre qui parlait,
— 22 —
Tantôt, si doucement du ciel.
Quand sa main lente faisait grâce,
Avec des mots providentiels :
« Allez, que vos péchés s'effacent! »
Et c'est, avec force rosaires,
Alors qu'elles vont par trois /ois,
De Pilate jusqu'au Calvaire,
Prier le Chemin de la Croix.
Afin que le Christ, en retour,
Leur accorde sur cette terre
Une indulgence de cent jours
Pour les péchés qu'elles vont faire!
III
Les Cadrans
Les cadrans d'or dont les yeux ronds
Clignent les heures pacifiques,
Font d'une aiguille léthargique
Marcher le temps qui semble long.
Les cadrans ronds des vieilles tours
Ont pour eils d'or les douu s/g/>, s
Ont les aiguilles, tour a tour,
Du bout de leurs pointes désignent.
Et l'on ne sait pour quelles gens
Le cadran veille < ncot i ( i sonm ;
i ns sont morts depuis longU mps :
Il sonne l'heure pour personm
Fkanx Heu
— 23 —
Points de vue
Il est des gens qui se placent à une hauteur telle que les
mouvements de leurs contemporains leur apparaissent
comme ces grains de sable qu'un vent déplace et qui
semblent toujours pareils.
#
# #
Le Grand Art, encore une foutaise du point de vue de
Sirius.
Tous ces ânes qui veulent dogmatiser, et qui n'ont rien
à dire.
On devrait interdire les bons livres aux imbéciles, car
ils les jugent, et cela me donne envie de les gifler. Cepen-
dant ceux qui me connaissent savent combien je tiens peu
à ramasser des ennemis.
Ce jeune critique, le voyez -vous s'agiter, qui sait un
petit nombre de choses et n'a pas une intelligence très
assurée : laissez, laissez, il est plusieurs ordres de grandeur
dans ce monde.
Il est beau d'être sceptique, mais il s'y mêle trop sou-
vent une part de dogmatisme qui me dégoûte plus que
tout : ce dernier bâton auquel s'accroche un cœur inca-
pable de se contenter avec soi même, un hypocrite qui ne
veut pas avouer sa faiblesse.
*
* *
Si l'on mettait côte à côte les propos que je tenais hier
et ceux par quoi je m'affirme aujourd'hui, cette assemblée
— 24 —
de paroles contradictoires étonnerait mon père, qui croit à
la vérité.
Lorsque l'on discute avec un homme qui pense, il faut
toujours abonder dans son sens. Autrement l'on ne com-
prend pas ce qu'il dit, occupé que l'on est à chercher des
arguments pour lui en imposer.
C'est d'ailleurs un moyen de se faire des relations
solides.
Louis Thomas.
Chroniques du Mois
LES ROMANS
Les Civilisés, par M. Claude Farrère (Paris. Ollendoxf, édi-
teur). — Sans doute il n'est pas trop tard pour parler des Civi/is
M. ( laude Farrère : il n'est jamais trop tard pour parler d'une belle
œuvre. Le mouvement croissant des Lettres belges force le critique à
lire énormément de livres de ses compatriotes : il est absolument équi
table qu'il réserve à ces derniers une large et prépondérante part.
Ainsi il lutte dans la sphère de ses moyens contre l'apathie du public
belge devant les œuvres littéraires belges. Ainsi il arrivera sans doute
— et déjà il arrive peu à peu — à faire suivre son utile exemple par les
critiques des grands journaux quotidiens. Il tant reconnaître que les
critiques ont bien souvent quelque mérite à s'orner L'intellect de lec-
tures belges. D'abord les auteurs se montrent presque toujours d'une
impertinente indlftérence à l'égard de la critique, dans a<
Ensuite, les œuvres belges étant moin- >:it infiniment moins
séduisantes que les œuvres françaises. Question de premier abord si
l'on veut, puisque Les œuvres belges ont presque toujours plusdepro
fondeur. Biais question importante] Le vêtement d'une idi .
que l'on voit d'abord. Et fatalement le lecteur. <i bien dispose qu'il
soit. ra devant le stèle rocailleux souvent employé dans nos
livres. Vbilà pourquoi, avec une insistance- qui à d'aucuns, je le -
déjà paru médiocre et puérile, je me soucie toujours extrêmement du
style des œuvres que je lis. Un peu ition n'est point inoppor-
tune en cette matière. Autant que possible Le critique doit refléter et
condenser L'opinion générale des lecteurs. Et les Lecteurs,
remarqué, sont tous du même avis : Les œi i quelques
nous près, ne sont pvtècriUs.
Ceci, bien entendu, est de la critique générale et ne concerne en
- 25 -
aucun point l'œuvre de M. Claude Farrère. Seulement, ne voulant
point paraître découvrir Les Civilisés, après que toute la critique en a
parlé, je tiens à expliquer pourquoi je n'ai pas encore lu ce livre, qu'il
faut lire, et j'aime à dire — ainsi l'homme est faible et savoure naïve-
ment son mérite ! — que depuis longtemps je désirais connaître le
roman, couronné l'an dernier par l'Académie des Concourt.
Il est un fait indéniable : la littérature qui nous vient de France et
de Paris en particulier, est en notoire décadence Rares sont les
œuvres qui émergent des flots envahissants de la médiocrité à forts
tirages, — aurea mèdiocritas! Le marché, la basse-cour plutôt, est
jonché d'inepties et de vilenies. Seulement les écrivains français, il faut
le reconnaître, ont le tour de main; les œuvres, sans fond, ont un exté-
rieur aimable. Dans le roman le plus médiocre vous trouverez souvent
des merveilles d'écriture. Et le public se laisse séduire ! Or, il faut
bien faire quelque chose pour ce bon public. La littérature doit être
un instrument de développement intellectuel. S'enfermer dans la tour
d'ivoire est un geste imbécile, point même d'orgueil, de vanité tout
simplement.
Or donc, ayant lu très peu de romans français, ces derniers temps,
j'ai lu Les Civilisés et j'ai été un peu étonné. Il y a infiniment d'idées
en ce livre et il manifeste au public un talent réellement très remar-
quable. J'eus toujours une forte prévention à l'égard des œuvres cou-
ronnées par une Académie. Je me suis contenté de penser qu'elles peu-
vent être bonnes malgré cela... L'an dernier j'eus quelque colère — et
ne me fis pas faute d'en témoigner — en apprenant que la Maternelle,
très médiocre roman, avait été récompensé, alors que Marie Donadieu,
roman très beau, était délaissé. Il n'en est point de même ici Je crois
profondément que Les Civilisés est un remarquable livre.
Les Civilisés, ce titre est d'une sanglante ironie. Il signifie : Ceux
que la morale effrénée de nos jours prétend être les civilisés. L'auteur a pris
comme théâtre la colonie, lieu de rendez-vous de toutes les fripouilles,
de tous les veules, de tous les déclassés, — Saigon. (Saigon et Hanoï,
dit quelque part M. Farrère : Sodome et Gomorrhe !)
Trois hommes se rencontrent là : Fierce, lieutenant de vaisseau,
abandonné à tous ses caprices, fin de race noble, dernier rejeton d'une
famille très illustre : c'est le civilisé par instinct et sensuel et intellec-
tuel. Torral, ingénieur de grand talent et de savoir certain, méprisant
toutes et tous : le civilisé par raisonnement et par égoïsme. Enfin,
Mévil, docteur, aimé des femmes, beau mâle et joli garçon: le civilisé
par coquetterie, par bravade. Ces trois personnages principaux, autour
desquels gravitent d'autres humanités moins conséquentes mais d'un
caractère bien établi dans sa veulerie et son rachitisme moral, vivent
de la vie ordinaire dans la capitale de la Cochinchine Et leur civilisa-
rion consiste en ceci : ne rien faire que ce qui leur plaît; chercher dans
la vie, partout et envers tout, le maximum de jouissances et le mini-
mum de souffrance; railler tout ce qui est sentiment élevé, tout ce
qui vient du cœur, ou d'une religion quelconque d'héroïsme et de
beauté. Fierce sert son pays parce que cela l'amuse de courir à travers
les mers, de changer sans cesse d'horizon; Torral fait des mathéma-
— 26 -
tiques parce qu< il froidement pondéré y trouve une satisfac-
tion presque matérielle; Mevil pratique la médecine parce que
lui permer d'user à son gré, en employant beauté et talent, de ;
Dîmes. I \ jh-s affreux, d'un noir avilissement! Mais combien
vrais Et il n'est point nécessaire d'aller à Saigon pour en rencontrer
de pareils. M. Claud > le laisse entendre, du n -
Les voila, les Civilises, ceux qui prétendent être arrivés au suprême-
degré du raffinement intellectuel. Voilà le résultat de leur éducation
déterministe. Encore le romancier a-t-il placé son roman dans le
futur, voulant dire ainsi que c'était la un avertissement plutôt qu'une
constatation. Mais, hélas!...
Ce passage montre la tendance du livre — tendance très haute et
très noble. (Fierce est devenu amoureux d'une chaste et délicieuse
jeune fille, Sélysette. Il sent qu'il n'est pas digne d'elle, que quelque
chose en lui est brisé, ne lui permettant plus d'aimer absolument.)
Le charnu était rompu, qui, prés de Sélysette, l'avait refait
jeune, chaste, candide, — heuftux y seul, et loin d'elle, il se retrouvait
vieux, débauché, sceptique, — civilisé.
Et chaque caractère, admirablement tracé par M. Claude
suit sa voie avec une rigoureuse et mathématique logique.
Fierce, chastement amoureux, alors que plus rien en lui n'est chaste,
n'est point protégé suffisamment par son amour. Une fois Sél
absente, il retombe dans la débauche sensuelle. Sa fiancée L'aperçoit en
compagnie de prostituées et lui signifie son congé. Il n'a plus rien a
vouloir sinon la mort. Encore est-il le seul des trois, parce que le
meilleur, qui se resaisisse un peu : il meurt pour son pays en un acte
d'héroïsme insensé. II renie ainsi toute sa vie et montre d'autant plus
fortement la puissance magnifique d'une religion, d'un drapeau, d'un
principe élevé
Torral, froidement calculateur, déserte — il est officii I ve-
au moment OÙ l'ennemi attaque son p.t
Mévil, devenu amoureux de deux femmes à la fois — consid
combien cela définit exactement ce caracl aeurteà l'indifférence
de l'une et de l'autre. En proie déjà aux premiers symptômes de
L'ataxie, suite de la débauche sensuelle, qui le guette, il est stupide-
ment tué, dans une sorte d'hallucmat ion. par un ridicule accident de
voiture.
: te conclusion certes est de la plus rigoureuse, de la plus haut
moralité. Pour cela /.(> Civilisés est un livre utile.
Il faudrait parler aussi de tant d'autres personr...
tivantl En opposition avi tère lâche d
le caractère relevé, si peu que ce soit, des qu'il consent à la suprême
domination de quelque principe : l'amiral d'( )rvilliers, vieille baderne,
mais aWe en son heroïsm- ivsette. exquise et noble;
et même cette tille publique, Hélène Liseron, qui a conservé une
étincelle de volonl lie son i: a face des trois
civil:
.;ue, très noble livre Kt si le style, par moments,
mole un peu trop a celui de M. Octave Mirbeau, tout de même
il est souvent original, alerte, savoun
I'. | H \KI ES McKI-sl.AI \.
— 27 -
Accusé de réception :
Histoires hantées, par M. Hubert Stiernet ; — M. de Burghraeve,
homme considérable, par M. Hector Fleischmann ; — Vautre Justice,
par M. G. Voos de Ghistelles ; — Le Calvaire de Feu, par M Alexandre
Macedonski ; — Mangzca. par M. Legrand-Chabrier ; — Le Peintre
mystique, par M. Xavier De Reul; — Les Martyrs de l'Amour, par
M. François Requette ; — Notes et Croquis, par M. Jean Robie ; —
Les Erreurs, par M. Joseph Bossi; — L'Energie belge, par M. Edouard
Ned; — La Culture intellectuelle, par M. Charles Buis ;— Ultima Verba,
par M. Charles Dulait ; — L'Influence du Nord sur l'esprit moderne,
par M. Jean Sosset; — Méditations sur de lointaines musiques, par
M. Alfred Detry; — Contes de la Hulotte, par M. Georges Rency.
LES POEMES
Le Chant des Trois Règnes, poème par Georges Ramaekers
(Ed. de Durendal, Revue catholique d'Art, Bruxelles). — L'ancien
directeur de La Lutte, Georges Ramaekers, vient enfin de publier le
livre de vers auquel il travailla plusieurs années consécutives et qui
apparaît non le produit d'une inspiration passagère et diverse, solli-
citée par des pensées sans liens communs, mais l'œuvre réfléchie et
architecturée avec soin d'un travailleur persévérant. C'est ici l'heure
d'en examiner les apparences et d'en pénétrer l'esthétique en présen-
tant au cours d'une telle étude les objections qu'une esthétique diffé-
rente et contradictoire devra nous suggérer à coup sûr. C'est avec
précaution et impartialité que je voudrais énoncer ces remarques,
moins pour y découvrir des raisons de m'enfermer en mes idées que
pour y chercher celles de conflits imminents qui mettent aux prises
certains artistes par certaines œuvres. Je n'ai point à discuter ici le
système philosophique qui éclaire la conscience de l'homme; il n'im-
porte aucunement qu'il soit contraire à la nôtre et j'espère qu'il
suffira d'un peu de clairvoyance pour ne point tomber dans la
partialité d'une intransigeance systématique.
Voici donc l'œuvre d'un poète catholique, qui se réclame hautement
de ce titre et en revendique toute la signification. A la théorie de
l'Art pour l'Art il oppose celle, qu'il juge meilleure, de l'Art pour
Dieu. L'une ou l'autre de ces formules m'apparaissent dogmatiques.
Toutes deux astreignent l'Art à atteindre un but, ce qui en restreint
la signification. Toute chose qui a un but final doit se priver pour y
atteindre des éléments qui la détournent directement de ce but. L'Art
n'est pas plus fait pour se glorifier lui-même que pour glorifier toute
autre chose : l'Art est simplement la découverte inconsciente que
l'homme fait chaque jour d'une parcelle ou d'un reflet de la Beauté
immanente de la Vie. L'Art est une chose qui est, comme la Matière,
et pas plus que celle-ci n'a de but, sinon celui d'exister sans plus. La
formule récente de Gustave Lebon, qui synthétise son 'Evolution de la
Matière me paraît applicable à l'Evolution de l'Art : « Rien ne se crée,
tout se perd ». J'entends par là que l'Art, n'étant pas plus infini que la
— 28 —
Matière, n'a pas une essence divine, puisque selon la philosophie chré-
tienne Dieu est infini. Evitons ici tout malentendu : pour nous l'Art
est une chose finie, au sens mathématique du mot, et contient en lui
une somme de forces qui se propage normalement dans le domaine
intellectuel de l'Humanité. Je m'excuse, par ailleurs, d'une recherche
aussi pédante de termes dans l'expression de ma pensée.
Mais venons à un autre point. L'auteur du Chant des Trois A
réclame pour son œuvre l'application des qualificatifs : didactique,
naturiste, réaliste, descriptif, symboliste. J'en retiendrai deux surtout :
le premier et le dernier, l'un pour le louer avec quelques réserves,
l'autre pour le discuter.
Rien de mieux, nous paraît-il, que de chercher un nouvel élément
d'inspiration à la poésie moderne dans une alliance de la poésie et de
la science. Nous ne sommes plus aux heures d'obscurantisme où l'Art
s'enfermait en lui-même II faudrait ne point oublier que les grands
artistes furent toujours de grands savants; Platon, qui est peut-être
le sommet le plus élevé de l'humanité, fut un encyclopédiste ai.
étymologique du mot. Rabelais, Michel- Ange, Léonard de Vinci,
Pascal ont prouvé avec surabondance qu'il n'existait point d'antinomie
entre l'Art et la Science mais que bien au contraire leur union intime
concourait à la parfaite édification de l'œuvre d'art. Donc, je ne puis
en principe que louer Georges Ramaekers d'avoir voulu son œuvre
didactique. Louerai je également l'essence de ce didactisme et ne
faut-il point se réserver sur la particularisation trop précise de cet
tains côtés de son inspiration. Le didactisme artistique doit finir
où le pédantisme commence.
Au surplus, la raison de ces réserves est simple à découvrir :
Le Chant des Trois Règnes, au dire même de son auteur, n'est qu'une
moderne reprise des plan taire*, des lapidaires et des
Age. Cest-a dire, c'est la reprise, par delà la Renaissance latine du
xvesiècle,de la tradition des artistes primitifs du Moyen Age mystique
et chrétien. Rejetant par dogmatisme L'influence de L'antiquité grecque,
parvenue à nous à travers la culture latine et l'art byzantin, te refusant
àadmettre la lumière de l'art latin de la grande époque rallumi
la Renaissance italienne avec des artistes comme Pétrarque, Michel-
Ange, Lucca délia Robbia, Donatello, le cardinal Bembo, le
catholique du Chant des 7roi> Rigmâ cherche i retrouver une inspira*
tibn plus pure, pllIS chrétienne, plus occidentale ftj l'on veut, au
qu'Adrien liithouarddoBneàcemot (i) en rattachant son inspii
k celle des artistes mystiques du Moyen Age qui n'ont connu l'influence
de la culture classique qu'à travers la latinité décadente du Bas-Em
pire. Cette primithitl voulue a entraîne le poète, consciemmen:
aucun doute, à user du vocabulaire dis sciences moyenaj
vouloir continuer OU reprendre le /tertiaire d'.lmour de Richard de
Fourni val ou le Bcstùùr* divin de Guillaume de Normandie, on ris-
quait d'user de leurs termes archaïques et d'un emploi révolu. Je
crains que ceci n'enlève à la compréhension esthétique de l'<euvre.
(i) Adrien Mithouard : Traité de l'Occident.
— 29 —
Venons au symbolisme de celle-ci. A pénétrer la conception du
Chant des Trois Règnes s'avère la possibilité de lui mettre en épigraphe
cette définition de l'Art que proposait jadis Paul Adam et que Georges
Ramaekers, à la connaître, pourrait faire sienne : « L'art est l'œuvre
d'enfermer un dogme dans un symbole. » Comme toute définition,
celle-ci comporte un sens général qu'il ne faut point exagérer. La sym-
bolique du monde, telle qu'a voulu l'établir la philosophie chrétienne,
a appliqué un principe trop étroit et trop continu à cette recherche du
symbole sous la forme tangible de l'univers. A vouloir systématique-
ment dans chaque être, dans chaque forme de la matière trouver un
symbole préétabli on exagère et on s'oblige pour l'y découvrir à
concevoir d'une façon erronée ou spécieuse la signification, l'apparence
ou la valeur de l'image dans laquelle on cherche le symbole. Car dans
le Chant des Trois Règnes non seulement on trouve une signification
symbolique — et par ailleurs mystique aussi — de la pensée générale
qui en établit les proportions architectoniques, mais encore chaque
partie, chaque poème répète cette recherche du symbole en la particu-
larisant de plus en plus. J'avoue ne point admettre toujours le sens du
symbole que le poète trouve dans son sujet. D'ailleurs, reconnaissons
qu'il a une vision poétique et forte de l'univers et de la vie. C'est un
voyant mystique qui a connu et approfondi cette parole de l'apôtre
Saint-Paul qu'il rappelle dans sa préface : « Les perfections invisibles
de Dieu sont devenues visibles par la connaissance que nous en ont
donnée les choses créées. » Ainsi qu'il le dit en personne, c'est de
cette parole qu'il est parti.
Je me résume en concluant. Voici une œuvre de longue haleine, où
un poète catholique a cherché à enfermer, par des symboles, l'image
du monde, révélé à lui par son mysticisme. L'œuvre voulue telle est
d'un artiste, sans conteste. J'applaudis à l'effort en tant qu'affirmation
d'une personnalité : j'ai fait de personnelles réserves sur sa pensée et
son esthétique. J'aurais encore voulu — n'était la longueur d'une telle
discussion — présenter quelques arguments critiques au sujet des lois
prosodiques qui régissent l'écriture des poèmes du Chant des Trois
Règnes. Mais on sait quelles théories parnassiennes sont miennes et
j'ai crains de rouvrir un débat, inutile parce que sans issue, autour
d'un sujet récemment encore discuté à propos d'une proclamation de
Charles van Lerberghe. Conclusion : voici une œuvre qui situe une
personnalité artistique. Elle a une signification intrinsèque à la fois et
générale : catholique et littéraire. J'ai exprimé, sans esprit de parti,
mon opinion sur sa valeur dans l'un et l'autre domaine.
Le Poème de la Maison, par Louis Mercier (Paris, Calmann-
Lévy). — Je ne pense pas qu'il existe une étude sur « l'intimisme dans
la poésie française. » Elle serait à faire et ne manquerait certes pas
d'intérêt. Elle devrait suivre et rattacher toute une suite de poètes,
épars à travers quatre siècles de l'histoire littéraire. Mais je crois bien
qu'elle prendrait surtout de l'importance au dix-neuvième siècle : des
Odelettes de Gérard de Nerval aux Intimités de Coppée, il est plus d'un
— 30 —
livre et lus d'un poème auquel il faudrait s'arrêter. La poésie de
l'heure actuelle excelle surtout en ce genre : elle a cherché dans le qub-
t idien de la vie et dans le cadre habituel de l'existence le charme intime
et profond qui s'en dégage. Délaissant les problèmes de la philosophie
ou révocation de l'histoire, elle a voulu à certaines heures trouver près
d'elle, dans le simple aspect des choses, t des paysages fami-
. une émotion plus sincèrement humaine. Charles (iuérin. Francis
Jammes, — même parfois BmileVerhaeren, voilà tels poètes intin
Je ne connais point les précédentes (ouvres de Louis M
dernier volume de vers : Voix de la Terre et du Temps est. paraît-il, fort
beau. Je n'ai nulle peine à le croire, à en juger par le Poème de la
Maison. Voici une vingtaine de pièces, j'allais dire de chants en l'hon-
neur de la maison ancestrale. Fils de la terre, attaché au sol natal par
l'hérédité de la race qui revit tout en lui, le poète glorifie les humbles
et chers témoins de sa vie coutumière.
C'est la maison calme et accueillante :
La maison a souffert... Mais les chagrins et l'âge
Ont mis en elle un charme émouvant et sacre :
On ne sait quoi d'humain respire en son visage,
Et ses yeux semblent beaux d'avoir souvent pleure .
Voici vivre tous les êtres familiers, muets et pourtant si vivants par
tout ce qu'ils ont en eux de doux et de protecteur : la porte, cille dont
le salut premier dit, dès l'abord, l'accueil hospitalier et qui est, la nuit,
la bonne gardienne; la cheminée, autour de laquelle se réunissent aux
heures île repos le maître et les francs laboureurs pour écouter à la
veillée quelque légende mystérieuse du temps jadis que raconte un
vieux du village ou la vieille fileuse: la table où les tacherons viennent
prendre le repas durement mente : le lit ancestral où 1
l'époux conduit sa compagne qui devra garder intact le trésor des
vertus familiales et par qui se perpétuera la race des beaux enfants de
la terre de France; l'horloge qui marque aux habitants de la maison le
travail de chaque heure, l'heure du repos, l'heure de la joie, l'heure
aussi de la mort : la voix de l'horloge semble l'âme de la chambre qui
s'anime el s'éveille aux coups de sa sonnerie claire : ici,
Mais tes beaux jours ont fui; riwrloge n'est pi.
Pauvre et noire aujourd'hui fi de deuil.
Elle a l'air humble et las d'une éternelle ;
1U l'on trouve à son corps (Ui cil.
> I sous sa rc
m dirait qu'elle vient
Dé très loin, à travers la brume des a m;
Et que U tim Otii d'un crêpe ancien...
Car maintenant qu'elle û ngtemps ta
Elle est triste à jamais, et tout, jusqu'au boni;
.7 vibrait autrefois sa jeunesse rc
Lui met le noir dans Fàmc et la mort dans le c
— 3i -
Voici la lampe lumineuse et douce, qui lutte contre les ténèbres et
rassure lame des hommes contre les effrois de la nuit ; leChrist, tendre
aux misères, qui reçoit les prières des travailleurs et bénit leurs
champs et leurs moissons; le four où s'accomplit le mystère merveil-
leux du blé changé en pain doré; la cave où dorment les grandes
futailles pleines du vin généreux qui mettra au cœur des hommes l'âme
des vieux soleils qu'il garde en lui; le grenier, où s'entassent tous les
meubles qu'on n'utilise plus, le grenier solitaire et silencieux qui con-
naît les nids d'oiseaux accrochés aux poutres et qui s'endort au bruit
de la pluie monotone; les fenêtres qui sont comme des yeux rieurs
dans la façade blanche de la maison, sous les paupières des rideaux ; le
puits où l'eau est si fraîche qu'elle met de la buée au cristal des carafes ;
le puits, qui connaît la chanson mystérieuse des crapauds qui gitent
sous la margelle ancienne et dont le miroir tranquille garde le cher
souvenir de tous les visages humains qui se sont penchés sur lui,
depuis les disparus jusqu'à ceux, plus jeunes, d'aujourd'hui. Enfin voici
que s'évoquent tous les animaux familiers de la ferme : les bœufs tran-
quilles dans les pacages herbeux, l'âne candide, les chèvres dans le
jardin, le porc qu'on tue aux jours de liesse, le chien vigilant — et
pour clore ce livre serein de poésie haute et forte, de pensée pieuse, de
langue simple et harmonieuse, de beauté parfaite, c'est un poème
à la mémoire des chers morts, des ancêtres disparus dont l'ombre
vient encore parfois hanter la maison qui garde leur souvenir et que
ce souvenir protège de tout malheur.
Ceci est un beau livre — et ce qui est mieux, c'est un bon livre,
parce qu'il contient toute une âme sincère et noble.
Les Sentiers du Paradis, par André Mary. (Paris, E. Sansot
et Cic). — A l'aube des saisons nouvelles, lorsque Mars ferma douce-
ment sur lui les portes de l'hiver, le jeune page Avril, la joie au cœur,
le printemps aux yeux et des chants aux lèvres, s'éveilla dans la
corolle d'une rose, où il dormait depuis tout un an. Hosannah !
L'Avril est né ! C'est le Noël de la Lumière et du Renouveau ! Et par
les sentiers de ce paradis de la Nature qui refleurit de toutes les splen-
deurs d'une vie jeune et adorable, le page Avril, en pourpoint couleur
du temps joli emmena le poète vers les fêtes du Printemps. Toute la
Vie s'épanouit devant le voyageur étonné et charmé. Ce fut une éclo-
sion de surprises : il gravit la colline en fleurs, et il fut grisé de parfums
et ivre du chant des oiseaux. Il parcourut la forêt, il apprit à chanter
le poème des eaux vives, de l'aube violette sur les bois et il dit avec
ferveur la louange des fontaines. A travers les bois, durant ses courses
errantes, le poète rencontra les sylphes et tous les hôtes mystérieux
des clairières et des bocages. Puis, quand il revint vers les hommes il
fit des haltes bienheureuses dans la petite ville calme et accueillante, où
son rêve fatigué s'endormit un soir et pour toute la vie à l'ombre de
V amour.
Ce livre est d'une belle poésie, ample et profonde. Il s'y trouve une
part de rêve qui fait la poésie, une part de réalité qui fait la vie.
André Mary est assurément un poète de race, un poète de tradition
latine, qui connaît « toute la doulce graçe du gai parler de France ».
— 3* —
Sous les Sapins, par Prosper Dor. (Paris, E. Sansot et CM ). —
Celui-ci encore est un k Livre d'Amour » Li y a là environ soixante^
quinze poèmes d'amour, tous écrits sur un rythme identique et peut-
être un peu monotone: chaque poésie, formée d'alexandrins, com-
prend six Strophes de quatre vers. Et chacune est le récit, délu
imagé souvent, d'une promenade sous les Sapins, d'une heure de
sur le lac au clair de lune — nouveau Lamartine d'une Elvire en robe
de piqué blanc qu'on voit à certains moments jouer au lawn-tennis. —
estes et les mots de l'éternel amour se répètent en leur identique
beauté, mais avec l'aspect nouveau que leur donne la minute présente
et passagère. Ceci est le bréviaire d'amour d'un amoureux moderne,
d'un jeune homme qui lit Paul Hourget — et aussi Maurice Ban
L'âme géométrique, par Henri Allorge. (Paris, librairie Plon-
Nourrit). — Voici un petit livre très neuf et très curieux. Il faut
applaudir au courage de celui qui eut l'audace de mettre un don
réel de poète au service d'une idée qui dès l'abord paraît absolument
dépourvue de poésie. Ce livre porte en épigraphe une phru
Camille Flammarion, dans Stella : « Il faut n'avoir jamais ressenti le
frisson de l'Infini et de l'Eternité, ce frisson dont on I
surpris de sortir vivant après en avoir été traversé, pour oser accuser
la Science d'être l'antipode de la Poésie ». Partant de cette idée. le
poète chante la géométrie Dans chaque figure ou corps géométrique
il cherche et il trouve une image et un symbole poétique :
L'ANC LE
Toit de la modeste chaumière,
Cap qui s'avance dans les flots,
Branche aux innombrable* ra»ieaux,
Miroir d'où s'enfuit la lu m:
Soc nourricier qui dans la terre
Trace le sillon fécondant...
Donne moi le courage austère
Ih fèamier mon r>'re ardent/
ibnl ainsi tous petits poèmes, la plupart de quatre ou de huit
'à aucun didactisme ne cherche à voiler de pédanterie
h. inscription poétique d'une science exacte- à laquelle I avait
déjà trouvé une beauté en rapport avec celle de la Poés
Jeunes Fleurs, par Paqus (Edition de la
uns. hprs COmmen . au dire même
de l'auteur, doit être tenu pour un cahier - poétiqUi
comparerais volontiers ces vers aui préliminaires que font les
peintres pour une œuvre vaste et totale. Ils exposent leurs croquis,
leurs Cartons, leui partiels BU vue d'une appréciation
détaillée qui leur permettra d'harmoniser l'ensemble. La méthode est
— 33 -
discutable, encore que la discussion puisse conclure en sa faveur. Ce
cahier d'études trahit chez Félicien Fagus un souci constant d'origi-
nalité. Il doit avoir beaucoup lu Laforgue et Arthur Raimbaud. De
telles préférences sont dangereuses ; elles impliquent aisément une
imitation trop servile et une recherche de la bizarrerie. Telle de ces
« jeunes rieurs » trahit une culture intensive en des serres sur-
chauffées. La méthode de culture a ôté à la plante toute grâce natu-
relle et en a fait un produit intéressant peut-être, mais singulier et
laissant trop apparaître les défauts de la moderne poésie symboliste.
On regrette de voir la belle fleur de poésie française ainsi comprimée,
greffée, décolorée par un souci d'esthétique « art nouveau » trop
constamment désireux d'étonner et de séduire par le bizarre et par
l'étrange. Ces réserves faites, reconnaissons l'adresse du cultivateur
à diriger l'éclosion de ses fleurs. La virtuosité ne manque point à ce
jardinier qui doit se trouver fort dépaysé dans le parc à la Lenôtre de
la poésie parnassienne.
LMy, par Louis Thomas (Ed. de Psyché, Paris). — Une menue et
toute charmante plaquette de vers. C'est frêle comme le baiser de
l'aube dans le ciel léger d'avril, c'est musical et tendre : quelques vers
d'amour rêvés pour celle qu'on aime sans chercher en elle autre chose
que l'incarnation d'un songe lointain. On l'aime parce qu'il faut aimer;
on se laisse bercer aux rêveries amoureuses et l'on ne voit pas les beaux
aspects du monde :
Si vous vouliez, nous partirions
Je ne sais où, mais quel voyage!
Je ne sais pas si nous verrions
Tout le décor du paysage ;
Peut-être que nous resterions
A regarder dormir le feu ;
Et puis sans doute nous dirions
Que ce pays a de beaux cïetcx.
En vérité, c'est là tout l'amour. Des vers jolis et doux, très doux,
doux comme un nom de femme : Lily !
Poèmes, par Charles Desbonnets. (Edition de En Art). —
Chacune des douze poésies qui composent ce bref cahier de vers
évoque un poète dont elle semble imitée et dont il est aisé d'inscrire
le nom en marge du titre. Ces petits poèmes, systématiquement maca-
bres, sont artificiels et factices. Ils rappellent le Maeterlinck des
Serres chaudes, avec, en moins, le mystère et la poésie troublante de
l'Intangible que Maeterlinck excelle à faire ressentir. Je mets pourtant
hors pair un sonnet, La Femme au Paon, qui me paraît original et
solide et témoigne d'un réel don poétique qui se dévoilera quand une
recherche plus précise de sa personnalité réelle préoccupera Charles
Desbonnets.
- 34 -
Quelques Vers, par Hkxri IIi.kt/.. ( Vanicr, Paris). — Est ce que
Monsieur Henri Hertz est bien certain de ne pa
avait sans doute dans un tiroir le manuscrit d'un très beau livre qu'il
voulait publier et qu'il avait modestement intitulé : Quelque* Vers,
Malheureusement, dans un autre manuscrit tout à fait pareil il -
amusé, au cours de récentes lectures, à copier tous les plus mauvais
Le .Iules Laforgue, d'Arthur Raimbaud, de Tristan Corbière et de
René Chili. Et c'est ce manuscrit, également intitulé Quelque*
que Henri Hertz vient de publier. Cela est très fâcheux, car ce-
sont détestables. Que je plains Monsieur Hertz d'être si distrait!
Dans les Jardins d'Octobre, par R. D'HUGHERR. — Un agréable
poème d'amour empreint de la tendre mélancolie d'automne. Peut-
être un peu long, aussi un peu monotone. Mais quand même harmo-
nieux, poétiquement écrit en un vers souple et cadencé.
Le Carillon du Rêve, par Robert Decerf. — Ceci n'est vraiment
point un bon livre, c'est un livre banal. On écrit trop de ces li\ i
la vulgarité du style ne voile pas la vulgarité des sujets et des Un
Ce n'est même pas un mauvais livre: il est quelconque à tous les
points de vue.
Henri Liebri
LES THÉÂTRES
Théâtre royal du Parc. — Le Droit d'aimer de MM. Mont joyeux et
Mysor (3 actes). — Nous n'irons plus au bois, Je M. Fernand
Crommelynck ( 1 acte en vers).
Le directeur du théâtre du Parc n'a pas eu la main heureuse dai
tentative de décentralisation : la pièce inédite qu'il non pour
clôturer la saison a pour auteurs deux écrivains français de réputation.
mais cela n'a pas empêché le Droit (taimer de recevoir un accueil plutôt
frais. Quelques mots spirituels où l'on reconnaissait le chroniqueur du
Figaro ont à peine amusé h- public qui, en revanche, s'est franchement
diverti à d '.ont le pathétisme voulu par les auteurs, pn
me par son... ridicule, lâchons le mot. Un mari est trompé 1
femme ; l'amant, c'est l'ami, naturellement. Les tourtereaux ont, il faut
le reconnaître, combattu leurs penchants, jt pour y trouver
l'excyse à leur trahison et revendiquer bien haut auprès de l'époux. le
droit ;'i cet amour. X'ont-ils pas expie leur faute avant de la comir
par la Souffrance endurée à y résister: ( joli, mais ce qui l'est
plus, c'est le mari, qui devant cette înorn -mie. ne trouve
que des paroles de.... pardon. Divin comme thèse, il faut l'avouer,
et pal tfOp mal, n'écrivons pas mâle. iC
si gauchement, avec des longueurs, avec des phra- .amatoires,
si creuses nue franchement le mauvais sort fait à la pièce fut îr
Toute la vaillance de ses int ni eurent cependant quelques
défaillances qu'explique le surmenage
venue & sauver l'oeuvre : MM- Carpenti iloy, Mf* Clarel et
- 35 -
Dérives ont fait leur devoir, avec une bravoure forcée et un peu
lasse, digne d'une meilleure cause.
Cette thèse ne m'a pas surpris : elle est l'aboutissement logique de
nos très nombreuses comédies modernes où les trahisons conjugales
sont passées à l'état endémique. Après les avoir fait accepter comme
l'expression de la psychologie actuelle, le théâtre moderne se devait de
les justifier théoriquement. Pourtant, que l'on ne s'y méprenne pas, ce
n'est pas le droit d'aimer que MM Montjoyeux et Mysor ont défendu,
mais le droit à la félonie; ce n'est pas le droit à l'amour, mais le droit
aux amours; c'est le droit à l'absurde irrespect du devoir et de la foi
jurée, au larcin d'honneur, à la méconnaissance de l'amitié, de la gra-
titude, pour la perverse satisfaction d'appétits charnels, de fringales
sensuelles. Sans doute, comme toute cause, celle-là est défendable;
mais je crois qu'étant mauvaise et heurtant de front nos opinions reçues
sur l'immarcescibilitédes vertus morales, il fallait beaucoup d'habileté
pour l'imposer; or, le Droit d'aimer fut une pièce maladroite et le sub-
terfuge de ce titre séduisant et adultéré dans sa signification, n'était
pas suffisant pour leurrer et gagner le public.
Le spectacle débutait par l'acte primé au concours du « Thyrse » :
Nous n'irons plies au bois, de Fernand Crommelynck Le jeune auteur
n'a certes pas fait œuvre qui révolutionnera l'art théâtral ; elle n'a pas
l'air d'annoncer un novateur. Cependant elle est symptomatique d'un
tempérament qui, nourri des maîtres artisans du théâtre contempo-
rain en vers, a su s'assimiler leurs procédés et s'en servir avec une
adresse très prometteuse : le vers est joli, alerte, empanaché,
spirituel, et l'intrigue, adroite sans vulgarité, a conquis, par sa grâce
charmante et pimpante les unanimes suffrages de la salle très sympa-
thiquement disposée. Mlle Dérives, M. Gildès, M. Joachim et
Mme Dépernay ont interprété l'œuvrette de Crommelynck avec un
entrain et une délicatesse dont il faut leur savoir gré, d'autant plus
qu'ordinairement les œuvres de nos compatriotes trouvent les artistes
plutôt indifférents. Léopold Rosy.
Petite ehfonique
Les quittances d'abonnement au tome VIII de la Revue seront
mises en recouvrement dans quelques jours. Nous espérons que tous
nos abonnés y feront bon accueil.
Nos Chroniques seront désormais nettement séparées. Nous
créons des rubriques distinctes qui seront rédigées par un collabora-
teur attitré. Ce sera :
C/ironigue littéraire :
i. Les Romans : F. -Charles Morisseaux.
2. Les Poèmes : Henri Liebrecht
3. Histoire : Henri Liebrecht.
4. Théâtre publié : Marguerite Duterme.
-36-
Chroniqtu artistique :
Les Salons : Oscar Liedel et Léon Wérv.
Chronique musicale :
i. Musique de Chambre : Victor Hallut.
2. Musique de théâtre : Joseph Jongen.
Chronique théâtrale :
Les théâtres : Léopold Rosy.
Le numéro de juillet du « Thyrse » sera un numéro extraordi-
naire : nous y publierons in-extcnso\e texte de la charmante comédie
de F. Crommelynck: Nous n'irons plus au bois/... qui fut couronnée par
le jury de notre concours de pièces de théâtre et qui vient de rem
porter un si triomphal succès au théâtre du Parc.
A la demande du groupe « Ostende Centre d'Art » le Musée
du Livre, récemment fondé à Bruxelles, organise une Première 1
sition du Livre Belge d'Art et de Littérature, d'expression frane, 1
flamande, qui sera ouverte au Kursaal d'Ostende au mois de juillet pro-
chain.
Cette manifestation s'ajoutera aux Conférences, au Salon des Beaux
Arts, à la Représentation théâtrale d'œuvres belges, aux Concerta de
nos artistes, destinés à donner à Ostende un caractère esthétique
dent à côté et, peut-être, au-dessus de son faste et de ses plais
Il serait heureux qu'un grand nombre de nos Ecrivains, sinon tous,
participassent à cette exposition :
r Par l'envoi de la liste complète de leurs œuvres ;
2° Par l'envoi de leurs livres, particulièrement en exemplair
luxe, de préférence reliés.
Une section sera réservée aux Revues belges d'Art et de Littérature.
Il sera publié un Catalogue d'amateurs à la fois sur les ouv
exposés el sur la Bibliographie des auteurs.
Des Conférences explicatives du but et de la portée de l'exposition
ainsi que du mouvement littéraire belge seront données à l'ouverture
el pendant la durée du Salon.
Le monument Max Waller. — Souscription : M. VictOl Redmg,
directeur du théâtre royal du Parc, 100 francs. — M. < :
nand Franchomme, 20 francs. — Vente de deux éventails, 1 fia: K
Total a ce jour : 3,956 fr. 94.
Rappelons que des éventails, souvenirs de la n
traie du 5 avril, sont en vente au bénéfice de la souscription tu pris
de 1 franc. S'adresser a M. Léopold Rosy, secrétaire du (Comité, rue
de la Filature, 14. Bruxelles (porte de Hal).
A l'Académie de dessin, de sculpture et d'architecture de
Saint-Gilles. — L'exposition des travaux des élèves a obtenu un
— 37 —
très légitime succès. Une heureuse disposition permettait au visiteur
de suivre pas à pas les élèves à travers toutes les classes, depuis le
dessin linéaire jusqu'aux cours supérieurs. Afin de permettre de mieux
apprécier les travaux, c'est à la lumière artificielle qu'ils étaient
exposés, c'est-à-dire dans la lumière où ils avaient été conçus. Mesure
intelligente, certes, car il ne faut pas oublier que nos Académies de
faubourgs, créées surtout à l'intention des artisans, sont actives princi-
palement le soir. Outre les très nombreux travaux des élèves débu-
tants qui témoignent tous d'une belle persévérance et d'une évidente
volonté de bien faire, avec déjà parfois le trait qui prédit la person-
nalité, nous avons remarqué des intéressants projets de conservatoire,
de cottage, dans les classes d'architecture, — des heureux essais de
modelage. D'une manière générale ce qui frappe, c'est la méthode
intelligente et pratique qui préside à l'enseignement; les résultats ne
pouvaient dès lors être qu'heureux, l'exposition les attestait ainsi.
Signalons qu'un salonnet réunissait quelques œuvrettes pleines de
promesses d'élèves de la classe de nature où il faut citer Jean Minne,
déjà très habile dans des croquis bien spirituels et dont une « maison
ensoleillée » était charmante de lumière; Dutillieu qui exposait un
assez grand paysage ne manquant pas de qualités pour un débutant;
Verly qui s'essaie déjà avec bonheur à peindre la figure, Quentin,
Bergmans, etc.
~So% félicitations au directeur, le statuaire De Tombay, et au corps
professoral où nous aurons le plaisir de voir l'année prochaine notre
ami Maurice-J. Lefebvre.
Le Concours annuel de la « Revue des Poètes » pour 1906,
est ouvert depuis le 10 mai et sera clos le 10 octobre.
Dispositions : Le Concours de 1906 est divisé en Concours n° 1 et
Concours n° 2.
Concours n° 1. — i° Chaque concurrent devra soumettre au Jury la
matière d'un volume de vers (1,500 vers au maximum);
2° Pour le « Concours n° 1 », il ne sera décerné qu'un prix, consistant
en l'impression, aux frais de la « Revue des Poètes », de P œuvre couronnée.
Concours n° 2 :
ire Section: Un poème dialogue {300 vers au maximum). — Sujet
libre.
2e Section : Un ou plusieurs poèmes formant un total de 40 vers (au
moins) à 80 vers (au plus), — Sujet libre.
Il sera décerné dans chaque section du Concours n° 2 :
Une médaille de vermeil ;
Une médaille d'argent;
Une médaille de bronze ;
Des diplômes d'honneur et des mentions.
Tous les poèmes présentés devront être rigcnireusement inédits. Les
manuscrits destinés au Concours n° 1 seront retournés aux auteurs sur
leur demande et à leurs frais.
Les manuscrits destinés au Concours n° 2 ne seront pas rendus.
Chaque manuscrit devra porter uniquement une devise. Cette devise
sera répété avec le nom et 1 le l'auteur, sur une feuille dis-
tincte qui sera contenue dans une enveloppe fermée, jointe au
manuscrit.
manuscrits devront être adressés (avec l'indication : Concours
h" i ou Concours n° 2 (i** ou 20 section), très lisiblement inscrit
M. le Directeur de la Revue Jes Poètes. 5, rue de Sontay, Pans (XVI*).
Correspondance
.Mes chers Directeurs,
M'étant aventuré à écrire, incidemment, dans une récente chronique
du Samedi que, lors de l'invention mirifique du vers polymorphe,
M. Desombiaux était déjà quelque chose, (en quoi je me trompais
probablement), l'éminent confrère de M. Lemonnier adressa au dit
journal la lettre qui suit.
Comme on ne saurait assez répandre les chc!s-d\euvre d'esprit, de
grâce, de distinction, d'élégance et d'à-propos, je vous pi
publier cette aimable et peremptoire missive, afin que son auteur
puisse prétendre, devant la postérité, au nom du plus spirituel de nos
épistolaii
Veuille/, recevoir, mes chers Directeurs, mes très ami
salutations.
Vai kki-: (.11 : :
< vue lettre, la voici :
« Monsieur le Directeur,
» Je ne m'explique pas pourquoi M. Yalere Cille, e. llticle
sur le vert libre, éprouve le besoin d'écrire qu'à l'époque des querelles
dont il parle, j'étais déjà quelque chose
1 IS Veut il dire :
» Je pourrais le lui demander, me repondre/.-vous peut-être: Si je le
lais, il m'assurera que h- ciel n'est pas plus pur que le tond de son
cœur, puis s'empressera d'aller raconter qu'il s'est moque de moi, cet
Il nt M. ValèreGillel Kt comme Les plaisanteries de M. Vi
( iille ne sont jamais compi ises par personne, il lui est toujours loisible
de leui donner, par la suite, la signification qui convient le m:<
tits intén
A c le goût, le tact et l'aménité qui le carac-
térisent, de traiter Verlaine d'idiot du PanUUSt, il se mit a expliquer,
piteusement, cette èpithete, quand il eut vu la réprobation dont
- 39 -
elle était l'objet. Je crois même qu'il s'excusa en disant : « On m'a mal
» compris, parce que je parle du nez. »
» M. Valère Gille écrit comme il parle. On le comprend difficile-
ment.
» A l'époque des querelles en question, M. Valère Gille n'était pas
du même avis qu'aujourd'hui, et cela n'avait pas plus d'importance. Il
remplissait la Jeune Belgique de ses rodomontades et de ses proclama-
tions. La Jeune Belgique, qui pourtant avait bon estomac, en eut quel-
ques indigestions. On dit même qu'elle en mourut.
» Depuis longtemps déjà, M. Valère Gille était quelqu'un. Qui ? Une
pièce de vers que je retrouve dans la Jeune Belgique elle-même nous
l'apprend :
Quand Rate et Kin vont botte à botte,
Gille, derrière eux, ramasse les crottes.
» On prétend que c'est à la suite d'une de ces... promenades, que
M. Valère Gille s'est décidé à se servir du vers libre.
» Veuillez croire à mes sentiments les meilleurs.
» Maurice des Ombiaux. »
II
Musiciens et Poètes. — Les poètes se plaignent souvent — et
avec raison — des déformations que des musiciens font subir à certaines
œuvres littéraires.
Bien des poèmes n'ont que faire du concours ou du soutien musical ;
en revanche, beaucoup de productions littéraires ont gagné par une
heureuse alliance à la musique; «celle-ci est souvent la couleur du
dessin de celle-là, ou, mieux, elle est la compagne émue et bien sen-
tante de l'autre ».
Mais hélas, il arrive qu'un versificateur, dans un but mercantile, ou
dans un état d'inconscience, aligne des mots sous de la musique, et ça
ressemble alors le plus souvent à un vulgaire mariage de raison.
Je viens de rouvrir, après l'avoir fermé avec rage, un recueil intitulé
« Les Chefs-d'Œuvre du Chant, 33 mélodies de Schumann » et après
m'être assuré que je ne me suis pas trompé, je crois de mon devoir de
faire partager mon indignation à tous ceux qu'anime un sentiment
d'art et qui gardent le respect des œuvres des génies disparus.
Ce qui redouble mon adversion c'est de savoir qu'au lieu d'être mis
à l'index par tous les artistes, ce recueil est imposé aux élèves du Con-
servatoire de Bruxelles. Soyez juges de la valeur de mes protestations.
Voici prise au hasard et copiée textuellement une de ces mélodies :
BERCEUSE DE L'ENFANT DU CHEF
Dors mon ange en qui j'espère,
Vraie image de ton père,
Si tous ont connu les tiens,
On satera de qui tic tiens / (bis),
- 40 —
Tes yeux ont des fines lames,
L'éclair et les vives flantm
Oit ton père un jour tomba.
Sera ton premier combat/ (bis).
Quand tu reverras la plaine,
Oui de son ardeur est pleine.
On saura que brille eneor.
Une étoile dans le Nord! (bis).
En voulez-vous une autre? Voici :
LE LOTUS
Lotus, ta fleur pendue
Craint les rayons du jour,
Et du soleil cachée
De l'ombre attend le retour.
Mais quand la douce amante
De son visage adoré
Lui montre, souriante,
Son disque ta fit désiré,
Ta fleur rougit, rayonne,
Se dresse alors à son tour
Soupire, tressaille et frisson ne
D'ivresse, d'extase et d'amour (bis).
etc , etc.
Le tout est signé L. Durdillv: cet olibrius a trouve que Les belles
phrases musicales de Schumann ne sont pas assez parlantes! Il a
déposé B69 incongruités également sous des œuvres de Schul
Chopin, Memlelsohn, Haendel, Mozart.
N'est-il pas navrant de constaterqùe ces versifications banales doivent
aider (!) les élevés d'un ( 'onservaloiiv R connaître et à comprendrc(!)
de grands artisl
Heureusement, il reste ceux qui si- sont donne pour mission de
défendre le BeaUj toujours, en toutes circonstances, et qui peuvent
flageller de leur thyrse ceux qui commettent de pareilles profanations!!
II. HlN
^*
4i —
Nous n'irons plus au bois...
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS
Primée au coiicours théâtral du Thyrse^/ reprèsetitèc pour la première
fois, à Bruxelles, sur le Théâtre royal du Parc, le 28 avril iço6.
PERSONNAGES :
Jérôme, cousin d'Ermessinde (50 ans) .... M. Gildès.
Sylvain (20 ans) ........... M. Joachim.
Ermessinde, marraine de Fanchette (4s *ns) • Mme Deperxay.
Fanchette (18 ans) Mlle A. Dérives.
Des amoureux.
La scène est dans la banlietce de Paris au printemps de 1831 .
Le théâtre représente un jardin, devant une villa.
A gauche, perpendiculairement à la rampe, un double banc de bois,
peint en vert. A droite, une coquette maison avec perron, dont on
n'aperçoit que la façade toute blanche et rose avec des volets verts.
Tout à côté, un tronc d'arbre mort, creux et moussu sous du feuillage.
La route, éclairée à cet endroit par une vieille lanterne, court au
long de la haie fleurie, et l'on entre dans le jardin par une claie, verte
aussi. Au fond, la forêt s'étend et ses sentiers se perdent dans de
mauves lointains.
Des fleurs partout.
Au lever du rideau, Jérôme, assis du côté droit du banc, lit le
Constitutionnel. Ermessinde, assise de l'autre côté, coud. Fanchette se
promène en lisant un livre.
Le crépuscule descendra vite et la lanterne luit déjà sur la route.
SCÈNE PREMIÈRE.
Jérôme, Ermessinde et Fanchette.
Ermessinde.
Fanchette, donne moi mon dé.
(Fanchette ne le trouve pas) .
... dans la corbeille.
Fanchette.
Voici marraine.
Ermessinde.
Bien.
Le Thyrse — i" juillet 1906. 3
— 42 —
Jérôme (à Fanckette).
Que lise/vous ?
FAN< m- i i K.
Corneille :
Le Cid.
ErMESSINDE (haussant lis épaules).
C'est plat.
Jérôme (à Fanckette).
C'est beau.
ERMESSINDE (sévère).
Comment ?
FANCHETTE (baissant lis yeux).
Je ne sais pas.
JÉRÔME (à Fanchcttc).
Je me souviens :
(Déclamant avec emphase).
« Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse ! »
(Taquin).
C'est beau !
ErMESSINDE (sèchement).
Ce n'est pas beau, vous dis-je.
Jérôme < souriant).
Je m'adi\
A Fanchette, cousine.
ERMESSINDE.
Eh bien ! il nie déplaît
QllC vous trouviez joli ce que je trouve laid,
Cousin! Surtout quand vous parlez a nia tîlleule.
JÉRÔME (taquin).
FanchettC saura bien apprécier toute veille.
N'est-ce p
( Fanchi fondre)*
ERMESSINDE (vivement).
Taisez vous, FanchettC. On vous détend
De répondre un seul mot.
- 43 -
JEROME (riant sous cape).
Répondez, mon enfant.
EkMESSINDE (fâchée presque).
Et puis, ne lisez plus.
(Fanchctte va fermer son livre).
JÉRÔME (vivement).
Lisez !
FANCHETTE (toute rose).
Que dois-je faire ?
Lire, ou ne lire plus ? Vous répondre, ou me taire ?
Ermessinde (comme pour soi).
On sent que c'est mauvais poète, dans le nom.
On ne s'appelle pas Chimène.!
Jérôme.
Pourquoi non ?
Vous vous appelez bien : Ermessinde.
Ermessinde (vexée).
Ermessinde !
Ermessinde est un nom...
JÉRÔME (l'interrompant).
... Prétentieux, qui guindé.
(Il se lève pour agacer sa cousine).
Un nom mince, effilé, long, qui — n'en — finit — plus !
Un nom grêle habillé de velours superflus !
Un nom monté sur des échasses !
Ermessinde (se levant).
Mais le vôtre !
Jérôme (s' asseyant).
Jérôme ? C'est un nom, ma chère, comme un autre.
( Ermessinde passe à droite) .
Ermessinde (mimant).
Deux coups de cloches successifs : Le premier, lent,
Nasillard. Le second, ventripotent, ronflant.
On tourne vite sur soi-même, une minute,
On s'assied : le jupon ballonne et parachute!
(Sous le nez de Jérôme, avec u?ie révérence) .
Voilà, mon cher, l'effet que votre nom méfait.
JkrôME (avec zenc révérence aussi).
Laissez-moi le trouver bizarre, cet effet.
— 44 —
(Ermcssinde se rassied et coud. Jérôme lit. Fanclu
la maison en effeuillant une marguerite).
Fanchetth.
Un peu. Beaucoup. Passionnément... — Oh! je tremblé ! —
Pas du tout. Un peu.
(Elle va entrer).
J'en arrache deux ensemble.
(Elle entre).
SCÈNE DEUXIÈME.
Les mêmes, moins Fanchette.
(Un long silence. Jérôme balance l'une jambe sur F autre).
Ermessindk.
Quand vous voudrez ne plus vous balancer...
Jérôme (à part).
Jamais.
Ermessindk.
... Vous le direz.
JÉRÔME (tranquillement).
Je le dirai; je vous promets.
Ermessindk (agn ssive).
Vous m'empêchez de coudre !
Jérôme.
Ah!...
BRIfESStNDB.
C'est insupportable !
éUnd les ■ talons).
Ah ça ! ne gravez pas vos talons dans le sable !
] l'Kn.MK (tranquillement).
Encor ?
J'ai mal aux œi I
JÉRÔME onojurur).
Comment ?
Ermhssindb.
Vous m'aga^
C'est donc bien amusant; cette manie ?
- 45 ~
Jérôme (riant).
Assez.
(Un petit silence) .
Vous n'avez pas d'autre prétexte à chercher noise ?
Ermessinde.
J'ai des motifs ?
Jérôme.
Lesquels?
Ermessinde.
Votre façon sournoise,
D'abord, de me lorgner sous ce journal.
Jérôme (narquois).
C'est mal.
Je devrais, comme vous, lorgner sans le journal.
Ensuite?
(Il remet le nez dans son journal et mime des lèvres ce qu'il lit.)
Ermessinde.
Ce besoin de remuer la bouche,
De bourdonner en « zezeyant », comme une mouche,
Quand vous lisez.
(Jérôme plie son journal, un peu agacé).
JÉRÔME {tourmentant un bouton à sa manche}.
Après ?
Ermessinde.
... De tourner le bouton
De votre manche.
{Jérôme, pris au fait, abandonne le bouton et, nerveusement,
se pince le menton).
De vous pincer le menton.
{Même jeu. Jérôme fait claquer ses doigts).
D'avoir aux doigts une éternelle chiquenaude.
{Même jeu).
JÉRÔME {minaudant pour cacher son dépit).
Ah! j'ai...
Ermessinde {triomphante).
De minauder en parlant!
JÉRÔME {même jeu, prêt à éclater).
Je minaude ?
{Il se pince rageusement le bout de l'oreille),
- 4rt -
Ekmkssindk.
De vous tirer le bout de l'oreille !
Jérôme (mime jeu).
Ah! je?...
ErMESSINDE ( lui tournant le dos).
Iileî.
Voua êtes ennuyeux, mon eher, des pieds au chef.
Me voyez-vous agir ainsi ? Regardez. Ai-je
L'habitude de me balancer sur mon siège?
Je me tiens congrûment toujours.
JÉRÔME (qui se venge').
Mille bravos.
Ekmkssindk (soulignant le c mot
Moi, je n'ai pas de tics.
Jérôme (à l'oreille Je sa cousine).
Vous avez des défauts ?
Ekmkssindk (scandait
Oh! Monsieur!
Jérôme (se levant).
Des défauts :
(// s'a frétera offres e Inique phrase pour jouir Je la
in tune J' I:r messin Je ) .
Toujours d'humeur méchante !
Vous chantez quand on .sou lire et souffrez quand on chante.
J'ai tort d'avoir raison ; VOUS, 1 aiSOll n'avoir t
(//s'a// le).
Des défauts? Vous n'avez que cela.
Ermessinde.
1 1 !
Jérôme.
Vous êtes un petit esprit contradictoire...
L'Enfer vivant, -ans Paradis, ni Purgatoi
(.1 chaque phrase il s'approche d'elle pour mieux
< fuand je dis blanc, c'est noir. Quand je dis noir, c'est blanc.
Vous trouvez bon veto, le seul côté du banc
( >n je ne n pas.
Ermessinde.
Mais...
— 47 —
Jérôme.
Ceci vous résume !...
Vous maigrissez, tant l'égoïsme vous consume.
Ermkssinde.
Oh ! Monsieur !
Jérôme.
Vous boudez comme un enfant fessé :
Bouche tordue; œil en coulisse ; front plissé.
L'affectation :
{Il mime et passe devant elle).
Vous avancez comme une poule :
Croupu — tétoni — bedonant! La gorge en boule.
(Soi/ s le n ez d' Ermess in de ) .
Composant votre pas et votre geste.
ERMESSINDE {nerveuse).
Oh! non!...
JEROME {montant vers le fond).
Trouvant à ce jardin des airs de Trianon.
Vous avez un petit... « je — ne — sais — quoi », qui choque.
{Kedescenda?it vers le milieu de la scène).
Vous savez bien, le faux semblant d'une autre époque.
ERMESSINDE {sèche).
C'est tout ?
Jérôme {riant).
Ce n'est pas tout.
ERMESSINDE.
Allez !
Jérôme.
Pas jusqu'au bout.
Il me faudrait un jour entier pour dire tout.
( // se rapproche dît banc) .
Donc, pour finir...
ERMESSINDE.
Déjà?
Jérôme.
Oui : Vous êtes coquette !
{Tout près d'elle).
Coquette gauchement.
-48 -
Ermessinde (jàcn
Monsieur!
JÉRÔME (avec une minutie iaquitu ).
Toujours en quête
D'un miroir où trouver des yeux approbateur
Vous vous couvrez de faux appas, de fards menteurs.
(Ermessinde rougit, ilsexalti ).
Enfin, votre âge, mur déjà, s'apothéose
I )e pastels de lilas et de pâtes de rose.
(Ermessinde étouffé. Jérôme a un petit rue vainqueur).
Vous êtes une fleur éclose d'un Eden
Où la poudre de riz tient place de pollen.
{Avec une joie brutale),
Vous vous capitonnez !
ËRMESSINDE {rouge).
Qu'en savez-vous ?
JÉRÔME {éclatant Je rire).
Pardine,
Vous n'avez pas toujours la joue incarnadinc.
Et le matin vous voit moins grasse que le soir!
{Et connut Ermessinde est mal assise).
Vous vous serrez au point de ne plus vous asseoir
Qu'à moitié. Sur le bord des sièges.
[Elle essaye laborieusement Je se placer entièrement SUT le
banc. Il pou /le).
Inutile.
Ekm KSSIN DE (cramoisie),
V< >u- savourez votre vengeance I
JÉRÔME (riant).
.le distille.
Enfin, voiia habillant toujours de clair satin,
Vous vous pare/, le soir, des roses du matin '
Vous ; ntei pas a vieillir.
Ermessinde < se levant).
Mais en somme.
Nous avons...
.1 BBÔM K {bienveillant pour soi m<r
n'est pas la même chose.
(.!■ 9if).
L'homme
S'use moins vite.
— 49 —
ERMESSINDE {soulignant le « moi »).
Moi; je n'ai pas, comme vous,
Laissé brûler la chandelle par les deux bouts.
JekÔME {venant à elle).
La chandelle ? Depuis que nous vivons ensemble
Vous êtes au courant de ma vie, il me semble.
{Ils sont l'un devant l'autre au milieu de la scè?ie et se parlent
sous le nez).
Ermessinde.
Oui, vous allez au cabaret tous les jeudis.
Jérôme {se da?idi?iant)-
Tous les jeudis.
Ermessinde.
Vos yeux déjà sont arrondis
De désir, l'avant-veille.
JerôME {protestant à peine).
Oh...
Ermessinde.
Première nuit blanche.
Jérôme {gui consent).
'Son. Pas toujours...
Ermessinde.
Oh! presque.
JÉRÔME {se dandinant).
Après ?
Ermessinde.
Chaque dimanche,
Vous allez chez un vieil ami.
JÉRÔME {à part, ricanant).
Le vieil ami !
Ekmessinde.
Nuit blanche encor.
Jérôme {amusé).
Non pas.
Ekmessinde.
Pâle au moins.
— 50 —
Jérôme.'
A demi.
Ermbssindb.
Ce vieil ami, moins vieux ce soir-là, vous déprave.
VOUS connaissez son cœur beaucoup moins que sa ca\
Vous buvez trop. Vous VOUS grisez. Vous pense/, mal :
Kt vous rentre/, au crépuscule matinal.
Jérôme (-minant).
Voila.
Ermessinde.
Vous vous trouvez...
Jérôme.
Heureux...
Ermessinde (s'ikignant à gauche).
C'est ridicule !
Jérôme (s' éloignant à droite).
Il est si tiède et clair le premier crépuscule,
Où parmi la roseur d'un ciel convalescent
On sent monter...
K ix* m kss ind H ( in /< rromJ>sn t ) .
Que m'importe ce que l'on sent !
(// hausse les //><///
utres soirs, vous somnole/ au coin de l'àtre.
Vous ne m'emmenez pas, une fois, authéàtr
Jérôme.
Pardon, mais l'autre jour...
Ermbssindb (A Uvn didaignn
, Parlons en !
Jbb
HernamI
Avec Mars, Michelot, Kirmin et Joannv !
Ermessinde.
Dans un théâtre qui sentait l'ail et la bi«
Jérôme.
l 'n drame en vers.
Ermessinde.
t )u l'on hurlait.
- 5i -
Jérôme.
Une première !
Ekmessinde.
Où l'on n'entendait plus qu'applaudir, dans le bas,
Et siffler, dans le haut.
JekÔME {allant au fond, supérieur}.
Vous ne comprenez pas
Cette tourmente littéraire ?
ERMESSINDE (sèchement).
Je m'en moque !
JerÔMP: {redescendant, interdit).
Mais...
ErMESSIiNDE {venant à lui).
Vous êtes un être excessif et baroque.
Vous allez d'un extrême à l'autre, sans raison,
Sans mesure...
JÉRÔME (rageur).
Sans rythme...
Er messin DE.
Et sans diapason !
JÉRÔME (éclatant avec une emphase comique).
Eh ! bien, moi, cette vie, à la fin, m'exaspère !
(Pèremptoirc).
Le moment est venu d'en finir !
ERMESSINDE (étonnée).
Mais...
JÉRÔME (avec un geste qîci veut dire : « inutile »).
Ma chère,
Sur trois, nous nous disons, au moins, deux méchants mots.
Ekmessinde.
C'est vous!
Jérôme.
Nous nous trouvons de mutuels défauts :
Vous vous dissimulez.
Ekmessinde.
Non.
— 52 —
JÉRÔME.
Je me dissimule,
Ermessinde.
Oui.
Jérôme.
Nous nous entêtons comme baudet et mule.
Chaque jour est un jour de reproches nouveaux.
Vous voulez prévaloir toujours où je prévaux.
Ermessindk.
Mais..*
Jerômk.
Vous me disséquez, je vous anatomise :
Donc la vie en commun ne nous est plus permise!
ErMKSSINDE {aigre).
Permise ou non, moi comme vous, vous comme moi,
Nous nous résignerons à vivre ainsi.
Jérôme {étonné}*
Pourquoi ?
Ermessindk.
Mais... la maison ?...
JÉRÔME.
Qu'on vende !
Ermkssinde.
Et le pa
Jérôme.
11 t'a ut vendre !
Ermessinde
( )h ; mon cousin, vous êtes dur!
Jérôme (smm U n*% fErmtssindê).
ftteS-VOUS tend:.
{//s se regardent dans Us yeux pUÙ s éloignent , chaeun de
son côté, elle à gauche, lui à dt .
Jérôme {à part).
Ortie !
ËRMRSSINPI
I léi isson !
— 53 —
Jérôme {à part).
Crin !
Ermessinde {à part).
Gros bouquet de chardon !
Jérôme (à part).
Chiendent !
ERMESSINDE (à part).
Châtaigne!
(Arrivé prés de la maison, Use retoiwne).
JÉRÔME (à Ermessinde, menaçant).
Quoi ?
Ermessinde (s* retournant).
Rien. Rien.
(Ils montent vers le fond en s'observant),
Jérôme {à part).
Guêpe !
Ermessinde (à part).
Bourdon !
{Au fond, ils se retrouvent l'un près de P autre et échangent
un choc d'yeux).
JÉRÔME {redescendant, à droite).
Depuis trois ans, je vis dans un nid de vipères !
Ermessinde (menaçante).
Quoi?
Jérôme (se retournant)
Rien ! Rien !
(Ermessinde descend vers lui).
Ermessinde.
La maison du père de nos pères !
La vendre ! Vous trouvez cela ! Vous ! Vous !
Jérôme.
Trouvez
Autre chose, parbleu!
Ermessinde (remontant).
Vous croyez que je vais,
— Moi qui souffre depuis trois ans...
JÉRÔME (la suivant).
Je souffre aussi !
- 54
Ermessindk.
... Votre méchante humeur...
Jérôme.
Moi la votre !
E R M KSS INI) K ( redescendan t ) .
... Non!
Jérôme {la sîtwant).
Ermessindb.
... Pour ne pas partager, — consentir au partage ?
Jérôme.
Si j'avais su que vous étiez son héritage !
Que mon grand-père...
ErMHSSINDK {pucrile).
Mon grand- père!
JÉRÔME {emphatique).
... Me Laissait
Autre chose qu'un peu d'or au fond d'un gousset!
Et que nous serions deux à chérir sa mémoire
ERMESSINDB {s asseyant sur le banc).
Qu'auriez-vous fait ?
JbrôM k {simplement).
Je ne sais pas.
{I! s'assied, à droite, sur une chaise de jardin).
Mais j'aime à croire
Que j'aurais tait quelque chose, si j'avais su.
(Ironiqt
Voilà : je levais être un bon monsieur COSSU
Oui promène son ventre où luisent des breloques.
lis heureux, je m'enivrais de soliloque^.
Je me disais : tu resteras au coin du teu.
Dans une chambre blanche et chaude.
Ermessindb (a p*rt).
Attends un peu!
Jeri
Tu vieilliras alors, doucement solitaire.
Entre ton pot de cidre et tes pipes de U :
Les pauvres te viendront visiter, le matin.
Tu seras sucre au maire et Crème au sacristain.
Tu deviendras celui que le village honore,
Qui donne des avis toujours !
ErmKSSINDE {aigre).
Quoi donc encore ?
JÉRÔME {avec un soupir tragique).
J'ai dit mêlons...
Ermessinde {se levant)-
... A ce qu'elle a, tout ce que j'ai,
Et ne partageons pas.
JÉRÔME {se levant, feignant la douleur).
Je n'ai pas partagé!!
ERMESSINDE {rangeant sa corbeille).
Mon cousin, vous parlez comme un chef de cuisine !
{A ce moment, Sylvain apparaît sur la route et apercevant
les deux vieux cousins, il se retire vivement).
JÉRÔME {remontant).
Si j'avais su ce que c'était, cette cousine!
ERMESSINDE {allant vers la maison).
Je ne répondrai pas, Monsieur, à ce que j'ois.
{Ils se croisent et èchange?it ten comique regard de haine).
JÉRÔME {montant vers la gauche).
Est-elle assez mesquine !
(// se perd, à gauche, dans le jardin. Ermessinde se
retourne pour l'invectiver et apercevra Sylvain qui vient et
repart aussitôt).
Ermessinde {criant).
Essence de bourgeois !
{Elle aperçoit Sylvain qui sort, et s'arrête court).
Mon Dieu!... Quelqu'un nous écoutait. J'ai peur... Serait-ce
Lui?
{Elle avance vers le perron).
Dieu, si c'était lui ! C'est une maladresse
Que j'ai commise ! Il peut avoir tout entendu !
{Elle monte pour e titrer).
Ne voyons rien !
{Elle enivre la porte,.
Mais si c'est lui, tout est perdu.
{Elle referme la porte. Le crépuscule est venu. Tout est
mauve et rose. La forêt s'emplit de mystère. La lanterne
brille mieux sur la route).
- 56 -
IÈNE TROISIEME.
Sylvain et Ermessinde, à une fin
{Sylvain se glisse avec précaution ners la claie).
S y LV a i \ ( regarda n t dans le jardin ) .
Personne... Mon cœur bat... Je suis ému.
{Il inspecte encore le jardin).
Personne.
Mon âme s'attendrit, tout à coup, et s'étonne
De me sentir naïf comme un petit berger.
(Il s'approche du trotte d'arbre mort).
Je n'ose pas, ce tronc moussu, l'interroger...
(Il avance un peu dans le jardin).
Il me grise, le nocturne parfum suave.
Le crépuscule monte et sa roseur s'aggrave,
Et c'est poignant et triste et doux, la fin du jour,
Comme la fin mutuelle d'un grand amour.
Tous les nids endeuillés ; tous les arbres en berne ;
Le soir vient. Le quinquet dans l'ombre baliverne.
(Il revient au tronc d'arbre).
Fanchette a-t-elle écrit? J'ai peur d'être déçu.
Je n'ose pas l'interroger, ce tronc moussu.
( Mélancolique ) .
Fanchette dont le rire est un son de clochette.
Ne me riras-tu plus, ma petite Fanchette?
(.1 l'arbre mort).
M'a-t-elle écrit des mots à répéter tout ba^ ?
L'interroger, ce tronc moussu, je n'ose pas.
Ma main tremble; je veux et neveux pas connaître.
Finissons en.
{Au moment de plonger la main au creux .;' 'lève
la tète).
Pas de lumière à sa fenêtre.
(Il avance lentement la main. La
'parait).
Ermessinde i :•/.•;/, hnui).
■ lui]
Sylvain (retirant - 1 m tin i
N\ uni. Rien encore ; voil..
décela que j'avais peur. C'est pour cela
Que lt h doux et triste. Elle m'oublie.
(Il s éloigne lentement).
- 57 -
ERMESSINDE {dépitée).
Il s'en va sans rien mettre.
SYLVAIN {avec un gros soupir).
Elle était si jolie!...
{Au moment de sortir, il se ravise).
Laissons ma lettre encor.
Ermessinde {aux anges).
C'est lui!
{Elle referme sa fenêtre).
Sylvain.
Dernière fois.
(// dépose sa lettre fuis, après un long silence regarde la
fenêtre de Fanchette).
Fini.
{Puis, il regarde longuement l'arbre mort et soupire :)
Fini.
( Un bruit se fait entendre dans la maison).
Quelqu'un !
(Il sort en courant. Le crépuscule s'aggrave. Il fait presque
mat dans la forêt).
SCÈNE QUATRIÈME
Ermessinde, puis Fanchette.
Ermessinde {sortant).
Parti !
( Elle va regarder sur la route).
Non. Par le bois?...
{Elle redescend).
Ah ! Monsieur mon cousin vous me trouver mesquine !
Vous ne me connaissez qu'à demi. Je machine
Une revanche péremptoire ! Attendez donc.
{Soudain lyrique :)
C'est l'heure exquise où chaque jour, dans ce vieux tronc
— Qui pour vous n'est qu'un tronc d'arbre mort, nicodème, —
Une lettre d'amour m'attend.
( Elle court à l'arbre et prend la lettre de Sylvain).
C'est la huitième !
{Elle vient s'asseoir stir la chaise de jardin, à droite, et lit :)
« Ma chère ingrate »...
— Exquis ! —
« Je suis désespéré.
C'est la dernière fois que j'écris. Je serai
Sous ta fenêtre dès la nuit. »
[Emue).
— Sous ma fenêtre. —
« Je meurs d'amour. L'amour seul me fera renaître ».
— Délicieux. —
« Je t'attendrai tant qu'il faudra
Si ta vitre s'éclaire. »
[S* exclamant},
— Elle s'éclairera ! —
« Si le silence, seul, répond... »
{Etonnée).
— Hein?...
{Souriant,.
Fleur de style. —
« Je serai mort demain matin... »
— C'est inutile! —
« Si tu savais cette douleur d'aimer en vain. »
— Pauvre petit ! —
« Mille baisers »
— Signé : —
Sylvain.»
[Elle est très émue).
Mourir pour moi. Mourir ! J'en suis toute troublée !
{Elle se lève et va lentement vers le banc).
C'est à cause du sable neuf de cette allée
Que j'ai su son amour extrême. Il se glissait
Vers l'arbre, un bruit de pas me fit sortir. Oui
Faute du sable neuf tout était périssable.
(Avec un attendrissement unique :)
Je veux me faire une amulette de ce sable.
{Elle s'arrête devant le banc. très, très émue).
Oui, je viendrai ce soir, je viendrai. Mon cousin
Etant au cabaret, je serai sans voisin.
Fanchette dormira. Je veux me taire belle.
Elle est exquise l'aventure, et puis, nouvelle!
et mante 7 ers le fond, très lentement).
Les rosesont, ce soir, un étrange parfum.
: livre m> /
Mon cousin ne sait pas, lui ; li ! l'être commun !
Fil
\Elk I maison).
C'est ce soir !
[Appelant).
Fanchette.
La voix M FaN( BETTE (dams la m*k
Oui, marraine.
- 59 -
{La vieille Ermessinde sursaute, puis sourit, puérile.)
ErmesSINDE (consciente de sa naïveté).
Marraine!
On dirait qu'elle dit : femme du roi.
( Elle revient vers le banc).
La traîne
De cette robe était très longue...
Fanchette (sortant de la maison).
Me voilà !
Vous désirez ?
ERMESSINDE (embarrassée).
Mon Dieu...
(Elle fait asseoir Fanchette, à côté d'elle, sur le banc).
D'abord assieds-toi là.
(A part).
Comment lui demander ma robe ?
(Romantiquement :)
L'air est tiède
Ce soir, trouves- tu pas ?... Et le parfum m'obsède
D'une brise où sont morts de vagues serpolets.
Fanchette.
Je ne sais pas.
Ermessinde.
Mais il faut clore...
Fanchette (se levant).
Les volets ?
Ermessinde {la rasseyant).
Non. Les yeux à demi pour goûter leurs effluves.
{Lyrique).
Le soleil a laissé mille petits vésuves
A l'horizon. Le soir en est illuminé.
J'ai quelque chose, au cœur, de nouvellement né.
Fanchette {étonnée).
Quoi donc ?
Ermessinde (se levant).
Tu ne peux pas savoir.
Fanchette.
Mais si, marraine.
— 6o —
Ermessinde.
Non, non. Tu ne peux pas savoir. Car c'est à peine
Si je puis, ces douceurs qui me viennent griser,
— Douces plus doucement eneor, — les préciser.
omme si montait clans le soir extatique-
La lueur qui serait un parfum de musique.
F ANCHE] : m»/).
C'est vrai, je ne peux pas comprendre.
Ermp:SSINDE (venant s accouder au banc).
Tu sais bien,
Cette robe de velours noir ?
Fanchette,
Pourquoi ?
Ermessinde ( vivement).
Pour rien.
(Changeant de to7i).
Comment la trouves-tu ?
Fanchette.
Très belle.
Ermessinde (heureuse).
Ah?...
Fanchette,
Oui, très belle.
( ( u rieuse).
Pourquoi me parlez-vous de cette robe ?
ErMESSINDK (sans /'entendre).
Et celle
De satin.
Fanchette.
Le satin ? Moins joli.
Kkmi-ssi
Moins joli?
(.! fart).
Je mettrai l'autre.
l-'.w
Mai
ErmESSTNDH (vivement).
Rien, rien.
— 6i —
Fanchette.
Est-ce qu'on lit ?
ERMESSlNDE {allant vers la maison).
Non, nous ne lisons pas. Je veux demeurer seule.
Bonsoir.
(En passant devant Fanchette) .
Ferme la porte.
{Elle gravit les marches du perron. Fanchette descend à
gauche devant le ba?ic).
A demain, ma filleule.
Fanchette.
Bonsoir, marraine.
( Er messin de en ire) .
ERMESSINDE (reparaissant).
Et puis, ne reste pas ici.
Rentre vite.
Fanchette.
Oui, marraine.
(La porte se referme et s'ouvre encore).
Ermessinde.
A l'instant.
Fanchette.
Oui.
(Fanchette attend un instant après que la porte s'est refermée
cl tire un révérence gamine à l'adresse de sa marrai?ie).
Merci !
SCÈNE CINQUIÈME.
Fanchette, seule, puis Jérôme.
(Fanchette court au tronc de l'arbre mort e?i contournant le
banc. Elle plo?igc la mai?i au creux et la retire avec un petit
cri de douleur hitime).
Fanchette (triste).
Oh! Sylvain!... Oh!... c'est mal...
[Elle descend lentement vers le banc),
11 n'écrit plus ! Que fis-je
Pour le mécontenter ?
{Elle s'assied).
Méchant! Il me néglige!...
{Elle trépigne).
J'aurais dû les savoir menteurs, tous ses serments,
Je l'avais assez lu, mon Dieu, dans les romans !
— 62 —
[Pêremptcire).
Ah ! les hommes sont tous les mêmes, quoi qu'on die!
Ce qu'il faisait était mensonge et comédie !
{Rageuse).
Je le hais maintenant! oh! comme je le hais.
{Eli
D'ailleurs je ne l'ai pas aime! Non. Non. Jamais!
Il est sot ! Il est fat.
{Tris triste soudain).
Oh! Sylvain.
(Rageuse).
Il est bète !
(Inquiète).
Oh ! mon Dieu, s'il avait d'autres amours en tète.
(Rêveuse).
Voilà huit jours qu'il n'écrit plus... d'autres amours...
Il me semble qu'il n'écrit plus depuis toujours !...
(Dépitée).
Que m'importe après tout, il peut courir la gueuse !
Moi, je ne l'aime plus.
(Elle s' écroule sur le banc).
Je suis bien malheureuse
(Elle fleure au creux de son bras af'fm : :c.
(Il fait presque nuit dans le jardin).
C'est la dernière fois que j'écris,
(Elle se lève et va vers l'arbre mort)
C'est tant pis !
(.hic un sourire triste).
Je dis ça chaque jour el chaque jour j'écris.
( Elle va sous la dard de la lanterne, pris de la ha
Relisons la pour voir si je suis assez Fraîche.
( BUk ou: n la lettre et lit : )
« Monsieur mon cher amour »
— C est ti ( >id —
«Je me dépêche
De griffonner ces quelques mots pour vous grondN
Si vous boudez, Bâchez qu'il est laid de boudi
Vous ne n point. Qu'ai-jc fait qui mérite
Cela r Je viens d'effeuiller une marguei ;'
I . i Heur m'.i répondu que vous ne m'aimiez i
J'ai pleine. C'est très mal. C'est votre faute. Au i
Où la fleur n'aurait pas dit vrai, veuillez m'attendre
Au jardin, des la nuit. Je vous aime. »
I s ..■,, . |
: tendre,
Mais c'est vrai...
--63 -
{Elle descend vers le tronc d'arbre mort).
Je ne signe jamais, c'est prudent.
{Elle dépose la lettre).
Oh ! je le hais.
( Elle descend à droite) .
Que vais-je faire en attendant?
(Le soir est complet à présent. Jérôme entre en fredonnant).
JÉRÔME (l'air indiffèrent).
Tiens, Ermessinde n'est plus là, Mademoiselle ?
Fanchette.
Non, parrain.
Jérôme.
Ah...
(A part).
Tant mieux.
(Jérôme, énervé, traverse la scène plusieurs fois. Il chantonne).
Là, sol...
(Soudai?i à Fanchette).
Où donc est-elle ?
FANCHETTE (qui voudrait demeurer seule).
Elle est rentrée.
Jérôme.
Ah...
{Jérôme reprend sa promenade. On devine qu'il voudrait voir
disparaître Fanckctte).
Sol... sol... do... ré... mi... fa... sol.
Je me sens l'àme un peu d'un petit rossignol.
{.Veuf heures so?inent à quelque clocher lointain).
Il se fait tard.
(Fanchette n'entend pas. Il insiste).
Très tard...
Fanchette (souriant mal)
Il se fait tard.
( Un long silence. Jérôme et Fanchette s'observent à la dérobée).
Jérôme (gracieux).
Fanchette,
L'heure sonne d'aller rejoindre sa couchette...
Fanchkttk.
Oh! pas encor.
JÉRÔME (vivement).
Mais si. Mais si.
- 64 -
• nue feint F indifférence).
J'ai des chansons
Dans le cœur.
FANCHETTE {à part).
Ne faisons pas naître des soupçons!
Jérôme,
Tra... la... la... la...
FANCHETTE (venant à ïer.'mc).
Bonsoir mon parrain.
JÉRÔME (la baisant au front).
Bonsoir.
FANCHETTE (à la forte, insistant).
Fentre...
Jérôme (distrait).
Bonsoir...
FANCHETTE (à part).
Je reviendrai...
(Elle entre dans la maison).
JÉRÔME (m u sachant fou seul).
L'âme du divin chantre...
( // se retourne et son visage s'éclaire d'un larg
SCÈNE SIXIÈME
Jérôme, seul, puis Ermessinde à la fenêtre.
Jerômi .
Enfin!
{Ié art à l'arhr mort)
Voyons... voyons...
(fl plongé ta main au creux du U
l: ne lie tic).
Encore une, un<
( // M SOUS la lant,
Ah '. cousine, je suis L'essence du bourgeois !
(A ••• 0 •
Non. vous ne savéf pas de quoi je suis l\
{/lot Ut).
Lisons :
Monsieur mon cher amour... »
( Avec un petit rin d'à m- < hatouii
( hiclle innocence!...
- 65 -_
(// lit vite et à mi-voix) .
« Quelques mots... qu'ai-je fait ?... M'aimiez pas... j'ai pleuré...
Très mal !.., C'est votre faute... Au cas où... pas dit vrai...
M'attendre... »
{Jérôme sursaute).
Hein?
{N'en croyant pas ses yeux).
C'est écrit ! «... M'attendre... je vous aime...
Au jardin dès la nuit... »
( Soudai?i lyrique ) .
Pardieu ! C'est ici même !
(Il regagne le milieu de la scène qu'il emplit de gra?ids gestes).
Ah ! je vais donc enfin la connaître ! Je vais
Voir ces yeux qui pleuraient pour moi! Je fus mauvais
De ne pas lui répondre. Elle a souffert. Mais baste !
Je me sens le cœur grand, ce soir, et lame vaste !
Et je saurai lui dire avec des mots si doux
Mon repentir et mon amour, qu'ils iront tous,
Ces mots où j'aurai mis mon âme toute entière,
Qu'ils iront tous jusqu'à son âme hospitalière.
Oui, je veux qu'il lui vienne aux yeux de divins pleurs.
(Puéril)
Je veux une rosée exquise, sur des fleurs.
Car elle doit avoir des yeux faits de corolles :
De grands yeux, tout petits pourtant ! Deux lueurs folles.
D'étranges coins de ciel tachés d'étoiles d'or.
Je ne sais plus ! Je suis grisé ! C'est Messidor !
(Il hume longuement l'air du soir).
Ah ! que j'aime le soir où, pour la fois première,
Elle fit. blanche et mince et pimpante et légère,
Parmi le vert fouillis parfumé des buissons,
Ces semailles d'amour dont je fais les moissons.
J'étais à l'autre bout du jardin : Il me semble
Que le feuillage, tout à coup, murmure et tremble
Au souffle d'un zéphir qu'un printemps ne sait pas ;
Je me glisse ; j'entends un petit bruit de pas ;
P^t j'aperçois une blancheur qui fait un geste
Vers l'arbre mort ! J'étais plus mort que lui ! Je reste ;
Je la vois fuir, tapis derrière un maronnier...
Et je bénis ce premier soir pour ce dernier !...
( Tout à fait exhub::rant).
Le ciel est clair! Il vient du bois un tiède arôme
De feuilles, de bruyère et de sève!...
( Ermessinde apparaît à la fenêtre de l'étage).
ErMESSINDE {appelant).
Jérôme !
— 66 -
JÉRÔME [soudain digrh
iMa cousine! Ërmessinde! Ouf, j'en suis étourdi !
ËRMESSINDE {gracieuse).
Vous savez bien que c'est jeudi.
Jérôme {troublé).
Quoi ?... C'est jeudi ?
Oui, c'est vrai, c'est jeudi.
Ërmessinde {à part).
Que ses gestes sont drôle- !
Jérôme {à part).
Sa voix me fit l'effet de l'eau sur les épaules !
ËRMESSINDE.
Vous n'allez pas au cabaret ?
Jérôme {vivement).
Mais si. Mais si.
J'oubliais...
ËRMESSINDE.
Vous pourriez me remercier.
Jérôme {galant).
Merci.
ËRMESSINDE {à part).
11 est charmant, prenons garde.
Jérôme ( même jeu),
Kllc est moins méchante;
Méfions nous.
Ërmessinde {tout sua
Voyez, je Suis plus prévenante
Que vous ne le disiez.
Jérôme [narqmaù
En effet. Mai- comment
ait-il, que vous ne raillii
ërmessinde.
Simplement
Parce que j'ai compris que cela vous promène
D'aller au cabaret une fois par semaine ;
|Ue le temps est beau. I e SOÎT, et tiède, l'air.
Voila...
-67 -
Jérôme.
C'est très gentil.
{A part).
C'est la leçon, c'est clair,
Qu'elle tire de mon courroux de tout à l'heure.
ERMESSINDE {à part).
Il ne partira pas, le sot !
Jérôme {à part),
Mais que je meure
Si je comprends...
Ermessinde (haut).
Voilà.
{Un silence. Ils s'observent)
JEROME {souriant mal).
C'est simple...
{Nouveaic sileiice).
Ermessinde.
Eh... bien?
Jérôme.
Quoi donc?
( Vivement).
Je vais au cabaret...
Ermessinde.
Et moi, sous l'édredon.
{Jérôme prend son chapeau sur le banc et va sortir, à regret.
Ermessinde le suit desyetix).
Il va partir... Il part...
Jérôme {soupirant).
Bonsoir...
La voix de Sylvain {très loin).
O, ma tendre amoureuse,
Aimons-nous, le Destin
Veut que la fleur heureuse
Ne vive qu'un matin.
Ermessinde {à Jérôme qui va sortir).
Mais tout de même,
Ne rentrez pas trop tard, mon cousin.
Jérôme triant).
Je vous aime.
Bonsoir.
— 6$ —
Ermesslnde.
Bonsoir.
'■me est sur la route. Ermessinde va fermer sa h
Jérôme.
Bonsoir.
[A pari).
Tu reviendras, petit.
Ermessinde {niant).
Prenez garde aux voleurs!
Jérôme (même jeu).
Vous, dormez bien!
(Ilsort).
Ermessinde (éclatant).
Parti!
Ah ! ce n'est pas trop tôt ! Fat ! Perruque ! Bélître !
( Refermant la croisai ).
Moi, je vais éclairer, comme il le tant, ma Vitre 1
SCÈNE SEPTIÈME.
Sylvain, seul, puis Fanchette.
La voix m-: Sylvain [tout* proche).
Dansons SOUS la eoudrette.
I >ansons comme des tous !
Le vent de l'amourette
S'est abattu sur nous...
( /.'/ Sylvain parait sur la routt ,.
S» LVAIN.
La nuit tombe... La nuit, d'être obscure, promet.
De ce festin d'amour n'aurai-jc qu'un fumet :
(// entre dans le jardin).
Ile bien reçu ma lettre
{fit plongé la i :ix).
Plus de letti
( Tristement).
Mai- elle la reçoit tOUS le- jours...
m ).
Fenêtre
N'aura pas de lueur... Mon cirur. c'est décevant !
Encore un peu de cendre éparpillée au sent...
.: ait à la I '■•■;
- 69 -
FancheTTE {émue),
Il chantait...
{Elle aperçoit Sylvain et se précipite vers lui).
Ciel!
Sylvain (se levant).
Fanchette.
FANCHETTE {tout de suite dans les bras de Sylvain).
Oh! Sylvain!...
Sylvain.
Ma petite!...
Fanchette.
Sylvain!...
Sylvain.
Fanchette !
Ensemble.
Amour!
Fanchette {riant et pleurant).
Je vis !
Sylvain {même jeu).
Je ressuscite !
{Tragique).
Car j'aurais été mort, vois-tu, demain matin !
Fanchette {même jeu).
Oh ! moi, je n'aurais pas vécu, c'est trop certain !
Sylvain {la berçant teiidrement).
C'est bon, sourire et rire et pleurer, pêle-mêle...
Et t'avoir sur mon cœur, enfant, menue et frêle,
Si frêle et si menue et si vraiment enfant,
Qu'on voudrait t'endormir, Fanchette, en te berçant !
Fanchette.
J'ai tort d'aimer comme j'aime.
Sylvain (fou de joie).
C'est vrai, quand même,
Et puisque tu le veux, aime-moi comme j'aime.
{// veut l'entraîner au dehors)
Viens, Fanchette..
Fanchette (se dégageant).
Non. Non.
- jo —
Sylvain [très tendre).
Viens ! L'haleine
Fait se mêler aux blonds cheveux les cheveux noirs.
Viens ! L'âme de la nuit, pleine de rieurs écloses,
Est lourde des senteurs de lilas et de tqm
Et nous nous griserons, un peu, de son parfum !...
Viens, Fanchette.
FANCHETTE {s'assayant).
Non, non. J'ai peur, le soir.
SYLVAIN (agenouillé contre elle).
Chacun
Sent passer dans son cœur un souffle de folies !
Nous verrons les jolis au bras de leurs jolies
Courir les sentiers verts, en parlant à mi-voix.
La lune va rêver dans le fouillis du bois.
Si bien qu'on ne sait plus si chacun et chacune,
Les pieds dans de la nuit, le front dans de la lune,
Passent dans de la forêt, ou si c'est de la forêt
Qui passe avec chacun, chacune, et disparaît.
Je t'aime...
Fanchette {émue).
Taisez-vous! Ces mots...
Sylvain.
Ça se respire
Je te les écrivais...
Fanchette {adorable).
Il ne faut pas les dire.
( Des amoureux fasse nt sur la ron:
Une voix.
Je t'aime?...
Sylvain (persuasif).
Ecoute le. ce mot qui te fait peur
Parée qu'il est étrangement enveloppeur :
11 va de lèvre en lèvre, amie, et d'âme en âme.
Harmonieux par L'hymne immortel qu'il proclani
est le seul vrai mot. le vrai seul, entends-tu?
Fancbi i
11 ment souvent.
— 71 —
SYLVAIN {cherchant à l'enlacer).
Mais non, jamais.
FANCHhTTE {se dérobant).
Turlututu.
SYLVAIN {entraînant i?isc?isible?)ient Fanchctte).
Non, il ne ment jamais, ce mot, chère petite.
On est sincère en le disant. Le cœur palpite
Et vous fait chaud dans la poitrine. Que ce soit
Ame ou lèvre qui le conçoive, on le conçoit.
Ces éphémères sont les éternels poèmes.
Faisons nos cœurs au cœur plus appris des bohèmes
Qui vont, indifférents du jour et du moment,
Gonflant leur bulle avec un peu de firmament,
Bonheurs toujours glanés où l'heure les convie,
Et vivons notre amour comme ils vivent leur vie !
{Des amoureux passent sur la route).
Une voix.
Je t'aime.
Sylvain.
Viens, Fanchette.
FANCHETTE {guise défend mal).
Oh! non...
Sylvain (câlin).
Si ! Le chemin
Est fleuri d'amoureux se tenant par la main.
C'est notre heure, ce soir, qui passe et nous effleure,
Et tu ne voudras pas laisser passer notre heure.
Fanchette.
Mais si l'on nous voyait.
Sylvain {plus tendre).
On ne nous verra pas
Parmi tant d'amoureux. Moi, je parlerai bas ;
Toi, ta voix finit où le silence commence,
Et nous n'aurons qu'un peu différé le silence.
Viens, Fanchette.
Fanchette (vaincue).
C'est mal.
- 72 —
Sylvain.
Mais non. ce n'est pas mal.
FANCHETT i- [gamine).
Oh! vous êtes un monstre!
Sylvain (riant).
Un mon-
FANCHETTE {gentille).
C'est égal,
Je ne devrais pas tant vous écouter.
Sylvain ( près Je la porte) .
Ecoute :
Cette brise qui chante aux buissons de la route ;
Ces buissons frémissants qui chantent pour les nids ;
Ces nids dont les chansons vont aux cieux infinis.
Fanchkttr.
Nous ne resterons pas trop longtemps ?. . .
SYLVAIN (qui ne veut pas r entendre).
Il me semble
Qu'un large essaim de fleurs, dont le vol se rassemble,
Emplit l'air de parfums, ma Fanchette ; et ce vol
Bat de l'aile et m'émeut, et c'est un essor toi
Que ces roses montant le soir jusqu'aux ctoil
Fanchette (riant).
Vous êtes fou, Monsieur.
Sylvain (enlaçant Fanchette)*
Oui, je suis fou ! Tu voiles
Dans tous les petits plis île ton rire moqueur.
Ton Cœur ; mais je le sens trembler comme mon cœur,
Je suis fou t-uit a fait de te voir un peu folle.
i sortent. Des amowoàx r la route. .
d'Ermesstndé \
Une voix < /,).
Je t'aime.
Fa
Parlons lias...
DIX.
Je t'aime.
- 73 -
SCÈNE HUITIÈME
Ermessinde, seule, puis Jérôme.
(La scène est vide. La porte de la maison s'ouvre lentement
et Ermessinde paraît. Elle est vêtue de noir et tme mantille
de dentelles cache sa tête).
Ermessinde.
Tiens, c'est drôle,
J'ai cru que l'on parlait, au jardin.
{Elle gagne le banc).
Sombre nuit.
Pas de lune. Tant mieux.
Jérôme (paraît sur la route).
La nuit sombre!...
(// aperçoit Ermessinde).
Elle!
ERMESSINDE {apercevant Jérôme).
Lui!
{Dans un même mouvement d'émoi, ils se tournent le dos).
Ermessinde (à part).
Je faiblis !
JÉRÔME (entrant dans le jardin).
Je défaille !
Ermessinde (à part).
Oh ! mon Dieu !...
Jérôme.
C'est étrange,
Mon courage s'en va soudain.
Ermessinde.
Comme tout change !
Je ne m'attendais pas du tout à cet émoi.
Jérôme.
Puisqu'elle vient pour moi...
Ermessinde.
Mais puisqu'il vient pour moi...
Jérôme.
...Qu'elle parle...
3
— 74 -
Ermèssinde.
...Qu'il parle...
JsRÔme.
Oh ! non, c'est ridicule !
Ermessind- .
Que peut-il bien penser?
Jérôme.
Reculons.
Ermèssinde.
Je recule.
(Ils reculent, chacun de son côté, vers le banc).
Jérôme (ému).
Mon rendez-vous dernier.
Ermèssinde (attendrie).
Mon premier rendez-vous !
Jérôme.
Et si je me jettais, brusquement, à genoux ?
Non. Ce n'est pas décent.
(Ils sont arrivés au banc où ils tombent, elle à gauche, lui à
droite, comme à la première scène).
Ermèssinde (dans un petit ,
Le banc !
Jérôme (même jeu).
Le banc!... C'est elle!
Ermèssinde.
C'est lui.
(Un silence).
Jérôme (toussettant).
HumL.
Ermèssinde {mêmtjau).
Hum!... Il vient...
Jérôme.
Hum?...
( /'.v. f, trèi .
Belle nuit ?
- 75 —
ERMESSINDE {plus bas encore).
Nuit belle.
(A ce moment, la lune se révèle dans les lointains. On de-
vine parmi le bois, l'approche d'une lumière tiède').
Jérôme (à part).
Je cacherai mon trouble en parlant bas.
ERMESSINDE (à part).
Parlons
A mi voix.
JEROME (à Ermessinde).
Mais pourtant, je crois que nous allons
Avoir un peu de pluie.
Ermessinde.
Ah?...
Jérôme.
Demain...
Ermessinde.
C'est possible...
Jérôme (à part).
Je parle mal!
Ermessinde (à part).
Il parle bien.
JEROME (suant à grosses gouttes).
C'est indicible!
(Un petit temps de silence).
Vous aimez la lecture ?
Ermessinde.
Enormément.
Jérôme.
Les vers ?
Ermessinde.
Beaucoup.
Jérôme.
Corneille ?
Ermessinde.
Oh! Très!..
-76 -
Jérôme {à part, heureux)
Cela va mieux. J'acquiers
Plus d'aisance.
Ermessinde (<> ^w/)
Je suis moins troubli
Jérôme
Il me semble
Que vous tremblez un peu ?...
Ermessinde {rose).
I vrai... l'émoi. Je tremble.
Jérôme {vivement).
Ne tremblez pas. Je suis moins hardi, croyez-m'en.
Que vous pensez.
01 part).
Elle est exquise !
Ermessinde {à part)
Il est charmant.
Jérôme.
Je serais désolé de vous causer des craintes.
Ermessinde (virement).
Vous ne m'en causez pas..
Jérôme {à part).
Elle m'en cause main:
{Haut).
Nous viendrons sur ce banc, quelquefois
Ermessinde.
Quelquefois...
me.
Souvent mêmi
Ermessinde.
Souvent...
Jik
Et voilà)
Je VOUS dois
Beaucoup de gratitude.
De l'être.
— 77 —
ERMESSINDE (protestant).
Oh!...
Jérôme.
Si, de gratitude.
Je suis heureux ;
ERMESSINDE (émue).
Mou Dieu...
Jérôme {exagérant).
Je u'ai pas l'habitude
ERMESSINDE (très troublée).
Pauvre ami.
Jérôme (enthousiaste).
Vous me plaignez ? Merci ! ! . . .
(// veut ébaucher 201e grande phrase et se trouble).
Et penser que c'est vous!.... Voua seule!... Vous...
ERMESSINDE (par politesse).
Non...
Jérôme.
Si!
...Vous seule, qui m'aurez donné prétexte à vivre!
'ERMESSINDE (à part).
Sa voix me grise...
JÉRÔME (perdant le fil).
Après?...
Ermessinde.
Il parle comme un livre!...
JÉRÔME (achevant son élan).
Cela me fait monter des pleurs aux yeux !
E H M ESS I M ) E ( très émue).
Des pleurs ?
Jérôme (lui parlant dans la nuque).
Oui, mais je suis payé de toutes mes douleurs,
Et ce jour est le jour le plus beau de ma vie !
Ermessinde < frémissante).
Le plus beau ?
Voilà!...
-78-
Jérôme \pnmptoirc).
Le seul beau
ErmkSSINDK {à part).
Moi!...
JÉRÔME (à part, satisfait).
Je me multiplie !
(//aut).
ErMESSINDE {soupirant).
Voilà...
{Long silence. La lune patine d'argent vif le feuillage du
bois, et la marée de lumière monte vite vers le jardin0).
Jérôme.
Je suis naïf à votre avis ?
ERMESSINDE (protestant).
Mais non...
Jérôme.
C'est le premier soir d'amour que je vis.
Je suis très décousu.
Ermessinde.
Non... non... non...
Jérôme.
Soyez Mire
Que je vous parlerai bientôt sans décousure!
Ermessinde [ht»%
Mon ami !...
Jérôme.
Maintenant. serait-il indiscret
De vous interroger?
Ermessinde.
Je n'ai pas de secret.
Jérôme < ::,<- effort).
V< tUS n'avez DOS ainu :
0 II est utile que le public devine tout de suite le jeu de la lune qui dévoilera les vicu?
-79 —
Ekmessinde.
Jamais.
JÉRÔME {se levant, lyrique).
Ah ! c'est l'aurore
Qui me descend dans la poitrine !
Ermessinde.
Pas encore.
Jérôme.
C'est l'aurore, avec tous ses rayons attiédis ;
Une onde claire où passe un peu de paradis.
Pas aimé ! Tu n'as pas aimé ! J'atteins mon rêve :
Car je voulais être celui pour qui se lève
Une àme ! Je voulais un amour... impromptu !
{Il se précipite vers elle et veut l'enlacer).
Je t'aime!...
(// s'arrête soudain, confus. La lune a envahi le jardin et
la clarté approche du ba?ic).
Mais pardon, pardon, je vous dis : tu !...
ERMESSINDE {tombant dans ses bras).
Non ! Cela ne fait rien.
Jérôme.
On est bon tout de même
Quand on aime ! Et je t'aime, entends-tu !
Ermessinde.
Je vous aime.
{Ils vont échanger un baiser. La lune éclaire brutalement
leurs visages. lis s'écartent vivement l'un de l'autre, avec
un cri, et retombent sur le banc, chacun de son côté).
Jérôme {à part).
Ermessinde !
Ermessinde {à part).
Jérôme!
Jérôme!
Oh! mon Dieu !..
Ermessinde {défaillante).
C'est affreux !
Jérôme.
Elle!
_ 8o —
Ermessinde.
Lui!
Jérôme.
L'amoureuse !
Ermessinde.
Et c'était l'amoureux !
Jérôme.
Qu'ai-je dit ?
Ermessinde.
Qu'ai-je fait ?
{Un long silence. Ils baissent lentement la tète et une grande
confusion les emplit).
Jérôme (iris doux).
Ermessinde.
EkMESSINDK (même Jeu).
Jérôme !
Jérôme.
Vous êtes tachée ?
Ermessinde [protestaui).
Oh...
Jérôme (à part).
Illusion...
Ermessinde (à part).
Fantôme...
Jérôme i
Si vous vouli<
Ermessinde [imm ).
Quoi &
JerôMB (v lovant).
Je 11c -ai- pas comment
iv. .ii- ici, par quel événement...
Ermessinde i
M<>i. c'est a cause...
— Si —
Jérôme {vivement).
Non ! Ne dites rien. Qu'importe ?
Si vous vouliez que l'heure, au moins, ne soit pas morte
Trop inutilement ?
Ermessindh.
Dites...
JÉRÔME {prenant la main d'Ermessinde).
Je ne veux pas
Savoir pourquoi, comment, nous nous parlions tout bas ;
Ni quel motif vous fit venir là. Je refuse
D'apprendre. Le hasard, sans doute, s'en amuse.
La cause, oublions là, de nos illusions.
Mais l'effet ! Mais les mots, les mots que nous disions,
Ne les oublions pas.
ERMESSINDE {baissant la tête).
Comment ?
Jérôme.
Soyez meilleure.
Restez bonne !
ERMESSINDE {très troublée).
Comment ?
Jérôme.
Mais comme tout à l'heure.
Je sais votre âme, et vous la mienne, maintenant.
Voulez-vous ?
ERMESSINDE {presque bas).
Je veux bien.
Jérôme.
Il n'est rien d'étonnant,
Et c'est très juste, en somme, et vous verrez, qu'il faille
Revenir sur soi-même : « On voit le brin de paille... »
Je l'ai vu trop souvent.
ERMESSINDE {vivement).
Non, c'est moi !
Jérôme.
Non, c'est moi !
— S2 -
Kk'MI SSI.NDK.
Non...
JÉRÔME (souriant).
Vous le voyez bien !
ErMESSINDE [rêveuse).
C'est drôle...
Jérôme.
C'est la loi.
(Il offre le bras à Ermessinde et ils vont vers la maison lente-
ment).
JerÔMË {d'une exkubirance comique)
Ermessinde, écoutez : Mon cœur m'étouffe et j'aime
Etouffer par mon cœur. C'est le moment suprême
Où tout, en soi, se brise irrésistiblement.
La seule vérité jaillit, plus rien ne ment :
La haine m'est venue, et le dégoût, de n'être
Même pas seul, — même pas seul ! — à me connaître.
Nous allons être bons tous les deux, désormais.
Je t'ai toujours aimée, en somme.
ERMESSINDE.
Je t'aimais.
Nos défauts ?
Jérôme.
Retournés. Et nos colèn
Ermessinde.
Faua
Jérôme.
Tu mettras ce costume au matin de nos noces.
;;/ SUT la route, /•/;/,;,
Kk'MI SSI\
Tu n'est que boD !
Syi.\ .\i\ < :■ i
L'amour, c'est Le pardon quand même,
l (es souffrances qu'on ne sait plus.
1 ,es amoureux sont des c'lIs :
Je t'aime, Fanchette !
-83-
Fanchette.
Je t'aime.
(Ils entrent dans le jardin. Ermessinde et Jérôme gra-
vissent le perron de la maisoyi).
Jérôme.
Et puis pour la dernière fois,
Nous fûmes fous ? Bien sûr ?
ERMESSINDE (fredo?inant la chanson)
« Nous n'irons plus au bois... »
RIDEAU,
F. Crommelynck.
Chroniques du Mois
LES SALONS
Société Nationale des Aquarellistes et Pastellistes
Considérée dans son ensemble, la VIIe Exposition de la Société
Nationale des Aquarellistes et Pastellistes est ce que furent ses aînées.
C'est l'accoutumé défilé d'ouvrages exécutés avec plus ou moins de
maîtrise, sans grande originalité d'inspiration, ni d'exécution, sur
lequel se détachent de vigoureuses et captivantes natures bien douées.
Pour les aquarellistes, à quelques exceptions près, c'est le lot habituel
des coins de villages, des maisonnettes rustiques entourées de ver-
dure, des sous-bois d'automne, d'effets neigeux faciles, des cours de
béguinages, des horizons de Zélande, des fleurs privées de leur
grâce et de leur fraîcheur par un pinceau féroce.
Il n'est personne qui aborde la figure si ce n'est accessoirement,
comme complément pittoresque d'un intérieur ou d'un paysage;
La Touche, Jakob Smits ne trouvent pas ici d'émulés. Les ambitions
sont modestes. Les pastellistes, très nombreux, usant de ce que leur
procédé offre de ressources, de la chaleur des tons, de la variété des
nuances presque infinie des crayons, s'attaquent à de plus considéra-
bles sujets L'éclat du pastel, sa délicatesse duvetée convient excellem-
ment à l'interprétation de l'effigie féminine élégante et fière. Les
visages aux yeux vifs ou rêveurs, aux lèvres pourpres lui savent gré de
ne pas les dépouiller du léger nuage de poudre de riz qui velouté les
-84-
chairs ros La baronne Lambert el M. Schaeken ont mis à
profil ers précieuses qualités.
M. ttotthierel M De Hem témoignent d'une plus puissante origi-
nalité- soit dans L'expression momies, <>u l'inattendu des
attitu I
premier d stesqui réunit à merveille à parer la femme
de la beauté des toilettes, coiffures et- empanachées, cai
de plumes de cygnes autour des épaules rondes accuse une tendance
aussi fâcheuse que générale à assombrir les chairs.
Tranchant ègalemenl sur la note banale du Salon, voici Frans
Gailliard, dont le labeur inlassé obstinément s'efforce à découvrir et
à exprimer quelque idée ou quelque sentiment. Jam livres
n'apparaissent intéressantes par 'a seule virtuosité de L'aquarelliste ou
du pastelliste'. En ses Claquedents qui piétinent dans la boue à la porte
sombre de l'asile, le découragement des vaincus de la vie. le cynisme
des fainéants composent les attitudes, les tètes penchées ou inqi:
Mules voûtées, les torses grelottants. La Flandre, rizon
rectiligne, la plaine coupée de peupliers plantes au Long des canaux et
au premier plan la fière silhouette du beffroi dominant le bou
Willem Delsaux, fougueux, rutilant, dédaigneux des gammes con-
ventionnelles, coloriste éminemment personnel, fait flamber les COU-
chants, nous promène parmi les merveilleux champs de tulij
romantise a souhait la splendeur d'une nuit de mai au bord du 1;
Le talent de Meumer est réprésenté par des eaux-fortes vues
leurs et une page portant l'empreinte de la force émotive de L'ai
Le séjour au Maroc de Maurice Romberg a donne L'essor à un
nombre inouï de fantasias exécutées clans la lumière pénétrante du
ciel d'Afrique. Coursiers aux fines jambes, cavaliers aux amples bur-
nous et aux longs fusils ont été réédites en toutes occasions. M. ;
3t moins heureux dans &l fournie d* été. Dans un jardin au feuillage
toutlu, un banc à la déroutante perspective est orné d'une dam
ongles lumineux... j'avoue mon peu d'enthousiasme poui ce grand
pastel orne île ces taches de soleil filtrant au travers des arbres 1
la mode aujourd'hui et m difficiles à rendre.
Si le paysage est un genre que tous abordent é. ; par
cela même discrédite a eause des inévitables et innomhiaK
d'amateurs qu'il a engendré — ne disons pas inspiré — '1 f-'
de la masse Pieuvre île ceux chez qui une technique avisée se met au
sei vice d'une sensibilité naturelle. Cette sélection s'impose pOUI
Autotnm délicat de B. Lagye, ra
Dune de Jacquet, le Vieux Pont et 17
Liévîfl Ilerremans dans la Flandre Iran ne a
recueilli de jolies impressions qu'il not communies
dans La A'
natures mortes de M. Moitelmans révèlent chez leur auteur une
habileté très grande qui donne à ces aquarelle « ur toute parti-
culière et les garde de La trop fréquente impression du « déjà
. L.
- 85 -
Petite chronique
Vu l'importance de la pièce de F. Crommelynck, que nous avons
tenu à publier en une seule fois dans le présent numéro, nous avons
été contraints de remettre au mois prochain la plupart de nos chro-
niques. Xotre numéro d'août contiendra de nombreuses chroniques
littéraires, musicales et artistiques.
Nous publierons également le mois prochain une étude de
notre collaborateur Joseph Jongen sur les représentations de Parsifal
à- Amsterdam, un article d'Henri Liebrecht sur L'Académie et les
Littérateurs et un article d'Anicet Le Noir, sans parler des vers
nombreux de : Prosper Roidot, Louis Thomas, Félix Bodson, etc.
Ostende Centre d'Art : Les journaux quotidiens ont annoncé
toute la série des conférences, grands concerts, expositions, salons,
représentations théâtrales d'auteurs belges, qui rehaussera cette année
la saison balnéaire de la grande ville d'eau.
La Société Royale « Union Dramatique et Philanthro-
pique » a l'honneur de faire connaître à MM. les auteurs qui ont
bien voulu participer au Concours de littérature dramatique fran-
çaise, organisé par elle à l'occasion du 75e anniversaire de l'Indépen-
dance, qu'aucune proclamation du résultat de ce concours n'a pu se
faire jusqu'à ce jour. L'envoi des œuvres a été très brillant; il com-
prend 55 comédies, drames ou vaudevilles en 3, 4 ou 5 actes.
Malgré l'énorme travail que comporte la lecture d'un lot aussi
considérable de pièces, MM. les membres du jury seront à même de
primer les œuvres à la fin de juillet.
Le Salon de « l'Œuvre » s'est ouvert au Musée Moderne le samedi
23 juin. Il restera ouvert jusqu'au 31 juillet. Nous rendrons compte de
ce salon dans notre prochain numéro.
Notre collaborateur Hector Fleischmann nous prie de faire
remarquer que la pièce intitulée Salomê, dont il fut question dans la
lettre de notre jury de pièces de théâtre, n'a rien de commun avec une
pièce de lui portant le même titre.
m
— 86 —
Correspondance
A la suite de notre articulet intitulé : Au sujet de notre
Concours, et paru dans le numéro du Thyrse du mois de
mai dernier, nous avons reçu de M. Maxime Mathieu le
droit de réponse suivant :
Messieurs les Directeurs du Thyrse,
Bruxelles.
Verriers, 19 mai 1906.
Dans le numéro de mai du Thyrsc j'ai lu les quelques lignes que vous
consacrez à ma lettre d'avril.
Je vous dirai tout d'abord que je vous ai donné mon adresse et que
votre *un certain Monsieur Maxime Mathieu » est tout à fait hors 1
Je ne peux pas vous dire, comme souvent l'a fait M. Albert (iiraud:
« Ne m'insulte pas qui veut », mais je crois qu'un peu plus de courtoisie
envers une personne que vous ne connaissez pas aurait été de beaucoup
préférable à votre essai humoristique dont certainement vous seuls
avez souri.
Le parti-pris des Bruxellois et des Brabançons envers la province de
Liège et en particulier les Verviétois n'est un secret pour personne.
J'en pourrais citer de nombreux exemples mais me contenterai de
rappeler un bout de phrase de votre articulet pour que vos lecteurs
n'aient pas de doute sur la vérité de mon assertion quant aux Bruxel-
lois. « Qu'un M. Maxime Mathieu, même de Verviers, veuille
apprendre à ».
Pour les Brabançons, je vous citerai la réponse que lit à un de
amis, un habitant de Vilvorde qui affectait du dédain pour les ]
villes : « l'ous avez raison, j'habite ViivorJe, ville beaucoup moins impor-
tante ,/ue 1,///. mais elle est dans le Brabant.
L'histoire est authentique.
Point n'est besoin, je crois, de commentaii
Vous ave/, trouve dans ma lettre un petit coin charmant caracl
par les mots : « ... ou autre », Je suppose que VOUp ne VOUS
blottis parce que la place manquait et cela ne m'étonne nullement car
je Savais même pas vu le petit coin.
Malgré toute ma bonne volonté, je n'ai pas trouva re ma
phrase : l C*est d'ailleurs la seule garantie que les auteurs <mi
que h M ;
Cela dépend évidemment du point de vue où l'on se place et du
caractère de la personne qui examine la phrase. Mais j'ai eu beau
-87-
faire, je n'y ai rien trouvé qui puisse froisser votre susceptibilité. En
reprenant votre texte, c'est moins qu'une grossièreté parce que ce n'en
est pas une et c'est plus qu'une grossièreté parce que c'est une vérité.
Et cela prouve une fois de plus que la vérité n'est pas toujours bonne
à dire.
Je n'ai la prétention de rien apprendre à personne; le jury ne doit
pas se charger de la besogne accessoire qui incombe aux organisateurs.
Je constate simplement que les auteurs n'ont que la garantie citée.
Il ne s'agit pas d'honnêteté ; je ne vois pas que ma lettre mette celle
du Thyrse en doute. La liste que je demande qu'on publie est un accusé
de réception pour les auteurs.
Ce n'est pas seulement au Thyrse que j'ai remarqué cet oubli.
D'autres revues et journaux ont organisé des concours et n'ont pas
publié la liste des œuvres reçues. C'est, à mon avis, une erreur très
regrettable car les auteurs sauraient que les manuscrits n'ont pas été
égarés par la poste et qu'ils ont été remis à la Direction de la Revue.
Ici, la nomenclature des pièces reçues était d'autant plus nécessaire
qu'au lieu de trois œuvres il n'y en a eu qu'une primée.
Dans votre phrase au sujet des concurrents : « yen sais parmi ces
derniers qui ne seraient peut-être pas disposés à marcher derrière pareil
étendard, — si j'ose dire — » vous doutez fort de ce que vous avancez.
Et vous avez raison.
J'ai eu tort de parler au nom de tous les concurrents, c'est vrai, car
n'en connaissant aucun, je n'ai pas su recueillir d'avis. Mais croyez-
vous que ceux-ci seraient partagés?
Dans la phrase précitée vous dites : « Oui » et vous êtes peut-être
dans le vrai puisque vous connaissez des concurrents. En supposant
votre réponse exacte, je vous en dirai le pourquoi :
C'est que les auteurs, dont l'avis diffère du mien, sont déjà lancés et
ne tiennent pas à voir publier leurs noms accolés à des œuvres refusées
dans un concours ou deux primes sur trois n'ont pas été décernées.
Ou bien, ce sont de jeunes auteurs riches qui ne veulent pas voir
publier leurs noms cités en mauvaise place. C'est la première fois qu'ils
concourent et vous pouvez être certains que ce sera la dernière.
L'argent, s'il ne donne pas le succès, peut leur éviter beaucoup de
petits ennuis.
Mais nous supposons. Dans cette question, il y aura autant d'avis
que de personnes en cause. Le mieux serait de demander que chaque
œuvre porte une devise et de publier la liste des œuvres reçues avec
les devises, ce qui contenterait tout le monde.
En vous écrivant au mois d'avril, j'avais le seul désir de voir publier
dans votre Revue la liste en question.
Bien que vous trouvez une douceur à ne pas mépriser le désir des
hommes, vous n'avez pas accédé au mien qui est pourtant légitime.
— 88 —
Vous avez jugé qu'il était très spirituel de faire croire à vos lecteurs
que ma phrase : « Citi U -s œwrês avec les noms d'auteurs était
écrite pour que vous causiez de moi. I >ét rompez- vous, je vous en prie
pour vos lecteurs et pour moi
Pour eux, parce qu'ils ont lu ma lettre et n'y ont pas vu que j'en
demandais l'insertion.
Pour moi. parce que j'ai écrit cette lettre pour être certain que ma
n'a pas été égarée.
Si je vous ai demandé de citer les œuvres avec les noms d'auteurs.
qu'il pouvait y avoir similitude de titres. Et je ne vois rien de mieux,
dans ce cas, pour distinguer les (envies, que d'en nommer les auteurs.
Vous devrez convenir que je n'ai guère soif delà renomn.
D'ailleurs, je crois qu'elle dépend de trop de choses et de trop peu
d'êtres pour que vous puissiez la donner à qui aurait la ridicule envie
de vous la demander.
Recevez, Messieurs, mes civilités distingue
Maxime Mathieu.
La lettre de notre ami Valère Gille, publiée par nous
dans notre dernier numéro nous a valu de M. Desombiaux
la réponse suivante :
Messieurs.
Je vous sais gré d'avoir recueilli mais corrigée, malheureusement, la
prose de ce pauvre Vagilère, pardon, M. Valère Gille, que le Samedi
avait, malgré mes instances les plus vives, refuse d'insérer.
L'esprit si particulier du plus précieux de nos écrivains bruxellois,
son tac*, son goût, son aménité, ses procédés, ne sauraient
appn i, ne lui refusez pas de mettre encore sous les yeux de
vos lecteurs la réponse par laquelle, définition pour définition, j'ai rap-
pelé Ces deux vers reproduits par la JtntU Rt/giÇH*, et cpii, au dire de
ces confrères, caractérisent exactement la personnalité de M. \.
Colle.
Puisqu'il v tient, donnez-lui donc le loisir de fourrer son nez une
de plus dans ee distique : Ira . ; ]ju r-oluf
linl la lettre que je VOUS prie d'uw : . présente.
Veuillez croire à mes sentiments confrat* rnels.
Maurici dbsOmbi
Noua jugeons inutile de publier à nouveau la lettre de
M. Desombiaux que nos lecteurs trouverons insérée dans
le numéro de juin du Thytse, L'incident est clos.
1). L. R.
-89-
Parsifal à Amsterdam
Jusqu'en ces dernières années, Bayreuth, au nom
magique, avait conservé le monopole des exécutions théâ-
trales de cette œuvre troublante qui a nom Parsifal, et
devait le conserver quelques années encore, d'après la
volonté de Wagner lui-même.
Les artistes désireux de l'entendre devaient à grands
frais faire ce pèlerinage coûteux que bien peu ont pu entre-
prendre, et l'impossibilité de s'y rendre a, pour le plus grand
nombre, contribué à donner au chef-d'œuvre de Wagner
une auréole plus grande encore que celle dont elle était
déjà entourée par sa seule valeur musicale.
Voir Par si f al! Pour combien cela n'était-il pas un
mythe ? Les sociétés de concerts de tous les pays en ont
fait entendre souvent des fragments, parfois même très
considérables.
Qui ne se souvient entr' autres cfe la première exécution
intégrale de Parsifal annoncée, il y a trois ans, à l'un des
Concerts Populaires de Bruxelles? D'où très grande
colère de Bayreuth, menace de procès retentissant, et
sommation d'avoir à retrancher un fragment de l'œuvre
afin de supprimer le mot intégrale. L'administration des
Concerts y consentit, et retrancha, me dit-on, une tren-
taine de mesures de la partition (!)... le tour était joué !
Le public en connaissait donc de longue date la musique,
quand, à peu près à la même époque, nous arriva de l'autre
côté de l'Océan une nouvelle quasi fantastique. Le direc-
teur de l'Opéra Métropolitain de New- York allait donner
plusieurs représentations de Parsifal, et ce, avec les plus
grands artistes wagnériens connus. Cette fois, Bayreuth
fut atteint d'hydrophobie, menaça l'audacieux et irres-
pectueux directeur de toutes les morsures possibles et de
dommages et intérêts formidables. Mais l'avisé directeur
Le Thyrse — V août 1906. 6
— 90 -
ne voulut rien entendre, fut condamné à payer des sommes
énormes, lit des recettes légendaires, — gagna beaucoup
d'argent — mais joua Parsi/al* Bayreuth était vaincu !
Nous n'avons pu avoir au sujet de ces représentations
américaines que des comptes-rendus très brefs, ce qui ne
nous permet pas d'en parler en connaissance de cause.
On peut savoir néanmoins, d'après les apparences, que
les Yankees firent bien les choses.
Cela se passait au pays des entreprises extraordinaires.
Il semblait que jamais pareille chose n'arriverait chez nous
et que l'on attendrait patiemment que Par si f al tomba dans
le domaine public pour le représenter sur une scène.
Mais leWagnerverein d'Amsterdam, cercle puissamment
constitué, et dont M. Henri Viotta, le capellmeister bien
connu, est l'âme, donna dès l'année dernière, Parsi/al au
théâtre. Ayant été avertis trop tard, nous ne pûmes mal-
heureusement nous y rendre, et ce n'est que cette année
que nous avons, en dehors de Bayreuth, entendu le chef-
d'œuvre de Richard Wagner dans toute son émouvante
beauté.
Comment cette société put interprêter Parsi/al sans en-
courir les foudres de Bayreuth, nous ne le savons
renseignements à ce sujet nous manquant totalement ;
nous nous bornerons à parler succinctement de L'exécution
à laquelle nous avons assisté il y a quelques semaines.
Hâtons-nous de dire qu'elle a été de tous points admi-
rable, et qu'elle a dépassé de beaucoup nos prévisions,
aussi belles qu'elles pussent être. Nous avons entendu
Parsifal à bayreuth en 1S00 et Timp: [ue nous
avions rapporté était inoubliable. Et voici que cette imp
sion s'est renom randie, complétée. Kn beaucoup
de points c'était mieux qu'à Bayreuth.
Et d'abord, Parsifal est-il oui ou non supérieur à
tan, aux Maîtres Chanii urs ou à la Titralogie f
Il serait puéril de se prononcer à ce sujet, tant ce- el
— 9i —
d' œuvre sont parfaits en leur genre, si différents cependant
l'un de l'autre. Mais si on pense à l'impression éprouvée à
l'audition de chacun de ces drames : poignante et haletante
avec Tristan, enthousiasme et renoncement avec les
Maîtres-Chanteurs, peut-on ne pas être frappé davantage
par le mysticisme profond et cette exquise bonté qui règne
en souveraine maîtresse dans l'œuvre ultime de Wagner?
À ce point de vue seul, je n'hésiterais pas à placer
Par si f al en première ligne, car combien l'impression
qu'on en reçoit est plus pure et plus douce. Ici ce n'est
plus la matière, c'est l'esprit qui gouverne, c'est le mys-
tère qui plane sur toute l'œuvre, et les épisodes même où
l'action se fait terrestre sont comme auréolés par la vertu
toute puissante et régénératrice du Graal.
C'est cette bonté si parfaite que je veux surtout louer
M. Viotta, l'éminent chef d'orchestre du Wagnerverein,
d'avoir si bien comprise et si bien su communiquer à sa
belle phalange. Sous la direction émue de son chef, celle-ci
s'est comportée sans une faiblesse du commencement à la
fin de cette écrasante partition, et devenant de plus en
plus émouvante à mesure qu'on arrivait à la péroraison.
Pourrais-je me dispenser de citer l'interprétation tout à
fait idéale du prélude du troisième acte, la page la plus
belle peut-être de Wagner, et qui arrache des larmes, ainsi
que l'Enchantement du Vendredi-Saint. Honneur à de
tels artistes stimulés par un tel chef !
Si l'orchestre fut parfait, l'interprétation ne le céda en
rien à celui-là, et aussi bien pour les yeux que pour les
oreilles, ce fut un ravissement complet pendant toute la
soirée. Des décors et des costumes merveilleux : je cite
plus particulièrement ceux du deuxième acte, à la scène
des Filles-Fleurs incomparablement supérieure à celle de
Bayreuth.
La scène de la Cathédrale seule a un peu souffert des
dimensions restreintes du théâtre d'Amsterdam. Quiconque
- ()2 —
a vu Par si f al à Bayreuth ne peut oublier cette transforma-
tion des décors qui fait apparaître le temple, aux yen
spectateurs, avec sa coupole s'élançant à des hauteurs
prodigieuses et ses profondeurs de nefs immenses. ( )n
croit rêver.
Malgré cela tout était si bien combiné que l'impression
en a été très grande.
Que dirons-nous à présent du principal de L'interpréta-
tion, c'est-à-dire des artistes chargés des différents r
de la partition, si ce n'est qu'ils furent tout à fait hors pair
et les fidèles interprètes de la pensée du Maître! En
sera-t-on surpris lorsque nous dirons que c'était Mme Félia
Litvinne qui tenait le rôle de Kundry et que ses partenaires
ont été tout à fait dignes d'elle? La grande et belle artiste
semble s'être surpassée dans ce rôle curieux de Kundry
qu'elle affectionne tout particulièrement. Et cependant, ce
n'est pas celui dans lequel elle peut le mieux prodiguer les
trésors d'une voix unique qui change en or tout ce qu'elle
touche. Elle chante relativement peu dans cette œuvre, et
seulement au cours des deux premiers actes.
Mais Mme Litvinne a été surtout admirable clans l'inter-
prétation scénique du personnage créé par Wagner. La
farouche pécheresse qui, sous la domination de kliiu
a séduit Amfortas et qui, plus tard, tentera de séduire Par-
sifal, s'est incarné merveilleusement en elle. Quand, au
troisième acte, repentante et soumise, elle dit humblement
ces seuls et derniers mot m parvient à
oublier la voix de l'ensorcelante Kundry du jardin enchanté
pour ne pins suivre que le jeu de scène de l'humble servante
de Parsifal et du grand-prêtre Qurnemanz. M Litvinne,
dans cette longue scène muette, lut vraiment bien grande
artiste, et comme elle sut traduire éloquemment les moin-
dres pensées de son personnage! Ce qui n'empêcha pas un
admirateur enthousiaste de dire à la lin de la représenta-
tion : il est vraiment dommage qu'au troisième acte Kundry
ne chante plus!
— 93 —
Que voulez-vous ? Cette voix...
Parsifal, ce fut M. Forschamer, de Francfort, à la voix un
peu dure et gutturale, mais combien jeune et distingué
dans l'attitude et le jeu scénique. Son entrée en coup de
vent, au premier acte, fut vraiment belle. De même ses
jeux de physionomie, tour à tour étonnés et charmés à la
scène des Filles-Fleurs — on le serait à moins — ainsi que
pendant le duo avec Kundry, furent délicieux. Mais aussi
Parsifal n'est pas à plaindre : un si beau jardin et si char-
mante société. Au moment où il s'arrache des bras de l'en-
chanteresse, où il se souvient de la blessure d'Amfortas,
il eut de superbes moments tragiques.
Le rôle le plus écrasant de l'œuvre est, sans contredit,
celui de Gurnemanz. M. Blass (Américain), doué d'une
superbe et large voix de basse, très vibrante, en était le
titulaire. Il a le geste un peu étriqué et gauche, et c'est
dommage, car il tient presque tout le temps la scène. Mais
il rachète ce défaut par de réelles qualités vocales, et une
endurance peu ordinaire. Il est difficile de tout avoir.
Amfortas, M. Breitenfeld, de Francfort, est un artiste à
la voix jeune et mordante. Il a clamé ses douleurs et ses
angoisses de maîtresse façon.
M. Cromer, de Mannheim, a été un Klingsor tout à fait
diabolique. Le rôle est court, mais demande des qualités
d'interprétation sérieuses qu'on a rencontrées à souhait
chez cet artiste consciencieux.
Il me reste à parler des chœurs, très nombreux dans la
partition.
Ils ont été chantés remarquablement par les choristes
d'Amsterdam. Les chœurs de chevaliers du Graal et de
jeunes garçons furent parfaits. Ceux des Filles-Fleurs au
2e acte ont été au-dessus de toute éloge. Pareille perfection
de justesse, de précision, de jeu scénique a rarement été
égalée, je pense. Cette scène, d'une difficulté d'exécution
inouïe, a été tout simplement une merveille pour les yeux
— 94 —
et pour les oreilles et on ne pourrait s'en faire une
sans l'avoir vue. C'était mouvementé, joyeux, charmant.
Les voix étaient jolies — les femmes aussi — les costumes
ravissants. Ce court tableau supérieurement mis en scène
a été un délice.
Il est vraiment très rare de rencontrer en une repré-
tation théâtrale, un ensemble aussi homogène de qualités
extraordinaires, et c'est sur quoi on ne pourrait assez in-
sister pour en louer hautement le Wagnerverein, organisa-
teur de ces belles journées artistiques.
Honneur à lui donc, honneur aux vaillants artistes qui,
dans un même élan de foi et d'enthousiasme, ont si bien
compris le noble but à atteindre. Reconnaissance à eux
tous, des belles émotions qu'ils nous ont procurées tout le
temps de cette inoubliable fête d'Art.
Joseph Jongi
POÈMES
Sept juin
La grille du jardin a grincé dans le s<
'A/ rentres d<»iL portant u7/i' longue joum
comme une plante morte et dont te rameau noir
sans que tu l'admiras a clos sa destin
tout a vécu sans toi et le soleil de juin
autour de ta maison d'une ombre circulaire
a baigné de fraîcheur et de grâce un chemin
où meurt présentement ta quiète lutnù
La chaleur et le jour se cachent dans les champs,
dans les blés clairs encore et la molle agonie
des végétaux gémit dans ces verts océans
où tantôt déferla l'ouragan de la rie.
— 95 —
Mais tu n'étais pas ta pour joindre dans tes vers
outre le charme aigu de la belle journée
ce clairvoyant plaisir dont le vouloir se sert
pour confondre aisément le rythme à la pensée.
Au soir
L'atmosphère du soir que rafraîchit l'ondée
a franchit la clôture où demeure attardée
la claire ombre du jour alors qu'un peu de nuit
s'épenche comme une eau des bordures de buis.
On abandonne l'œuvre où le soir mêle aux mots
du sol et de l'espace un fraternel sanglot,
de sorte que le chant frémissant dans le livre
d'un émoi plus profond à l'instant semble vivre.
On allume la lampe. Un vol d'ombres s'enfuit.
La bulbe lumineuse à fleur d'eau de la nuit
fait surgir un vivant nénuphar de lumière
tandis que sans courroux des voix qui conseillèrent
ajoutent quelques mots à leurs exhortations.
On sourit. On sent bien la grande conviction
de cette heure appuyer ses deux mains à vos mains.
Le bruit du soir est plein de mots galilèens.
La Ruelle
Le premier hanneton dans la blanche ruelle
annonce les beaux jours en se cognant les ailes
a ma maison. Je fume en méditant et l ' air
sent les lilas violets et a un goût amer
de reinette pas mûre oit déjà je devine
le charme des vergers perdus dans l'aubépine.
Dix heures. Le village a fermé ses volets ;
seule ma lampe luit et mon plaisir discret
- 96 -
s'augmente de savoir la subtile compag)
pour moi seul éclairant un peu dé la campagne.
Je ne m'éloigne pas, je vais et je reviens
m amusant de mon ombre en boule comme un chien
ou soudain allongée et comiquement leste
poursuivant l' Attardée aux villages célestes.
Je ne suis plus pareil peut-être à qui je fus.
D'être tellement seul naît un désir confus
de ne m 'intéresser } niant la ferveur morte,
qu'au peu d'ombre agitée aux barreaux de ma forte.
Je m'approche. J'entends que l'enfant va dormir.
La mère parle bas. La chaleur doit frémir
au coin noir oit le temps ironique bouscule
le cœur de paysan de la vieille pendule.
On entend rire bas. puis bouger le berceau.
L'obstiné rossignol siffle dans le bouleau.
Prosper Roidot.
L'Académie et les Littérateurs
D'abord faisons brièvement l'historique du débat. Il y a
quelques mois l'Association des Ecrivains Belg< s interro-
geait les littérateurs de langue française on Belgique sur
l'opportunité de certaines mesures à prendre ou à prop
afin de favoriser cbez nous le développement de la littéra-
ture. Fort bien. Le résultat de ceci se traduisit sous forme
d'un vœu des écrivains belges ([m fut présenté au Ministre
de l'Agriculture et des Beaux- Arts et qui demandait notam-
ment «la création dans Le soin de l'Académie royal*
Belgique d'une classe nouvelle, réservée aux écrivains
proprement dits. »
Le Ministre cru devoir prendre l'avis de gens compé-
tents et sollicita celui des membres de la classe des lettres
— 97 —
et des sciences morales et politiques de l'Académie. Après
longue discussion, ces messieurs émirent une réponse
négative.
Les littérateurs en appelèrent de ce jugement. La
presse inséra nombre d'articles et l'incident nous paraît
loin d'être clos.
Trois questions se posent en l'occurrence, qu'il y a lieu
d'examiner :
Une question de compétence ;
Une question de nécessité ;
Une question d'attributions.
Le Ministre a fait erreur en se référant à l'avis d'une
seule classe de l'Académie. La façon dont la question était
libellée dans le vœu des écrivains est parfaitement claire :
Création d'une classe nouvelle. Aux termes des statuts de
l'Académie royale de Belgique, cette création nécessite un
remaniement complet de ces statuts. Ceci intéresse donc
toute l'Académie et le vœu devait être examiné en séance
plénière, toutes classes siégeant. La seule classe des lettres
et des sciences morales et politiques n'a pas compétence
pour trancher le débat.
On a donc attaché beaucoup trop d'importance à sa déci-
sion. Elle devrait être considérée comme non avenue. Au
surplus elle a senti elle-même combien sa situation pouvait
sembler fausse et, non sans quelque esprit, elle a décliné
toute responsabilité ; considérant que son avis ne pouvait
avoir que la valeur officieuse d'une consultation, elle a
justifié de la sorte sa réponse négative :
La classe des lettres ne renferme dans son sein aucun
littérateur, si bizarre que cela puisse sembler. Elle se
compose de philologues, d'historiens, d'érudits et non
d'artistes. La littérature est un art et non point une science.
Donc les littérateurs n'ont rien à faire dans la classe des
lettres, telle du moins que celle-ci est actuellement consti-
tuée.
- 98 -
C'est parfait, mais alors c'est avouer que cette actuelle
constitution est défectueuse. Cela n'est point douteux. Il y
a lieu de remanier les statuts de l'Académie et d'y intro-
duire une quatrième classe qui s'ajouterait aux trois cla
déjà existantes. L'actuelle classe des lettres et des
morales, dénommée ainsi par malentendu, s'intitulerait
par exemple : « Classe d'Histoire, Archéologie et Inscrip-
tions » comme le proposait récemment M. A. Michel ( i >.
Tout ce qui concerne la littérature et que cette cla>-
actuellement dans ces attributions lui serait retiré (notam-
ment la charge de décerner les prix de littérature et d'< i
niser les concours littéraires). On constituerait une nouvelle
classe, totalement indépendante, qui serait dénommée
i [cadémie des Lettres ou simplement, si l'on préfère, Classe
des Lettres. Avec les deux autres classes, déjà existantes
et auxquelles on ne changerait rien, celle de-
celle des Beaux-Arts, on aurait ainsi une Académie royale
de Belgique vraiment digne de ce nom.
Donc la classe des lettres et des sciences mora
n'avait pas à répondre que les littérateurs ne devaient pas
être admis dans son sein. On attendait d'elle une réponse
autre, à savoir qu'il est désirable et même nécessaire de
constituer une nouvelle classe à l'Académie de Belgique,
celle des Lettres.
IV] était l'esprit qui guidait les écrivains clans la rédaction
de leur vœu.
11 y a donc lieu d'espérer que la réponse officieuse de la
classe des Lettres et des sciences morales, adn
Ministre, ne sera pas la réponse officielle que le Ministre
jugera bon de fane à L'Association de ssant
en L'occurrence au nom de tous les littérateurs belj
Nous persistons, quant à non-, à croire indispensable
la création d'une Académie de> Lettre- et QOUS repon-
dions ici à la deuxième question : celle de nécessi
du 14 juillet 1906.
— 99 —
Henri Maubel, dans un article du Petit Bleu (i), a com-
battu, sans arguments valables, cette nécessité de créer une
classe de lettres. Si les littérateurs se placent pour juger
cette question à un point de vue personnel, ils lui font
tort. Il n'est pas dans notre idée de rechercher par là une
sanction officielle à nos efforts et à l'art littéraire. Les
récompenses gouvernementales ne sont pas un but, elles
doivent rester un moyen de propagande destiné, sans
impliquer de concessions d'aucune sorte de la part des
artistes, à les mettre plus directement et plus intimement
en rapport avec le public. Valère Gille, qui s'est longue-
ment occupé de la question dans une série d'articles publiés
à la Dernière Heicre, remarque très justement qu « en se
prononçant contre la création dune Académie littéraire,
les écrivains n'ont vu que leur intérêt personnel. Ils ont
considéré le titre de membre de l'Académie comme une
récompense du labeur, comme une reconnaissance officielle
du talent. C'est là, je crois une erreur. Une classe de littéra-
ture ne serait pas composée d'écrivains, auxquels l'Etat
accorderait du génie, mais bien d'écrivains auxquels l'Etat
reconnaîtrait des aptitudes spéciales à développer le goût
des lettres, au point de vue général et dans l'intérêt du
pays. C'est donc à l'État à juger s'il est opportun de créer
une classe des lettres et non pas aux littérateurs. Ceux-ci
seront, d'ailleurs, toujours libres de refuser l'honneur de
s'asseoir dans un fauteuil académique. Ils ne devaient pas
être consultés ».
Au surplus, la question présente un double point de vue.
Pour les littérateurs, il y aurait un intérêt très réel à avoir
un groupe régulièrement et officiellement constitué qui put
défendre leurs revendications. Celles-ci sont nombreuses
et ceux-là même qui protestent contre la création d'une
classe des lettres ne sont pas les derniers à faire un crime à
(i) 23 juin 1906.
— 100 —
L'Etat de son indifférence et de son mauvais vouloir à
l'égard de la littérature. Il y a là de leur part une flagrante
inconséquence. Les efforts individuels et les protestations)
de coteries sont impuissants à obtenir un résultat. Seule-
ment, il est entendu que notre dignité d'artistes ne peut sup-
porter un seul instant l'idée de voir reconnaître notre valeur
et notre importance par l'Etat, alors que ni les Bavants ni les
peintres ni les sculpteurs ne se croient offensés par cette i
Non, notre dignité consiste à nous draper par l'hiératisme
d'une incommensurable vanité et à refuser avec un beau
geste les présents d' Artaxercès ; elle consiste au<-i sans
doute à nous dévorer entre nous, à nous déverser mutuel-
lement sur les épaules des hottées d'injures et à croire que
nos petites coteries, où se pratique la religion déplorable
de l'admiration mutuelle, réunissent chacune les petits
génies et les grandes gloires de ce temps! Il me parait
pourtant que notre esprit de solidarité devrait nous dire
que notre véritable intérêt est ailleurs et qu'il est temps,
qu'il est grand temps de crier un peu moins et d'agir un
peu plus.
Non seulement nous protestons contre l'indifférence de
l' Etat à notre égard, mais encore et surtout contre celle du
public. Mais quoi! le public n'est chez nous meilleur ni
pire qu'ailleurs. Le public à qui on parle tant de littéra-
ture ne sait pas où s'adresser. Il n'a personne pour le
guider et il n'ose trop se confier à l'avis individuel d'un
critique qu'il soupçonne toujours de partialité. 11 lui faut
un corps régulier, quelque chose de réel et d' existant, à
qui il puisse s'adresser -ans crainte et don: puissent
écoutés sans défiance. NOUS Croyons toujours que le
public manque d'éducation littéraire. Le plus Bimple moyen
de faire cesser cet état de choses c'est de lui en donner
une. Une Académie des lettres pourra efficacement y
travaille
Admise l'idée de créer ceti de- lettre-, quelles
seront les attributions de cette assemblée ?
— 101 —
On a objecté que jamais en Belgique on ne dénombrerait
quarante écrivains académisables. D'abord pourquoi ce
chiffre fatidique de quarante. Il n'est point question
d'imiter servilement l'Académie française. Certes c'est un
bon modèle mais on peut l'adapter aux circonstances qui
chez nous entourent sa formation. Une Académie de
vingt-cinq membres ferait très bien notre affaire. Et quand
même, à supposer qu'on tienne absolument à ce nombre de
quarante, je ne vois point qu'il soit si difficile à parfaire.
En fait que doit être une Académie des lettres? Une
assemblée d'écrivains? Non pas. Ce doit être une assem-
blée de gens éclairé, comprenant des littérateurs, des
orateurs parlementaires, religieux ou profanes, des avocats,
des critiques, en un mot, une assemblée réunissant tous
ceux qui ont le souci de bien dire et celui de bien exprimer
leurs pensées. Ce serait un salon qui apprendrait au public
à parler correctement et élégamment, dont les avis guide-
raient les jugements de ce public et lui donneraient le goût
des lettres. Ce serait si l'on veut une école dégoût littéraire.
Voilà son attribution principale : avoir une influence
morale, épurer la langue, encourager et développer sa
culture.
Dans l'ordre matériel, elle décernerait tout d'abord les
prix d'académie; j'entends de nouvelles protestations
s'élever. Pourquoi y répondre? Ces prix existent en France,
ils sont acceptés par tous les littérateurs, même les plus
réactionnaires, les plus intransigeants, ceux que l'on peut
le moins soupçonner de tendre vers une littérature
officielle Voyez par exemple Remy de Gourmont. Alors
pourquoi se montrer plus royalistes ? Encore une fois, du
fait même que les prix seraient décernés par l'Académie,
ils le seraient aux écrivains par leurs pairs et rien ne nous
autorise, surtout à l'avance, à incriminer l'impartialité de
l'Académie.
Donc, pour conclure, la question de la création d'une
— 102 —
Académie des lettres en Belgique nous parait d'ordre et
d'intérêt général. Une semblable institution existe d
chez nous pour la littérature d'expression flamande. L'im-
portance du mouvement littéraire français justifie suffisam-
ment cette revendication de nos écrivains. Ceux qui ne
sont point de cet avis doivent au moins garder le silence,
ne fut ce que pour ne point décourager nos efforts. Et les
autres doivent nous aider à en appeler de la décision de la
classe des lettres et des sciences morales et politiques
qui ne doit point avoir force de loi, afin d'arriver à consti
tuer cette académie des lettres qui aura la gloire de
montrer aux étrangers la splendeur et l'importance de
notre littérature nationale.
Henri Liebrecht.
Stance
Comme un vieillard assis sur le seuil de sa porte
Qui se chauffe au soleil,
Je me suis allongé sous le peuplier jaune :
regarde le ciel.
Que m' apporter js-tu, brise Je ce printemps
Qui chante dans les arbr
\ 'iendraS'tu le briser sur ce coeur que le temps
/■'il plus dur que le marbr
Akl ne pourrais-tu pas a" une douceur ele mente
Raviver mon espoir :
i que le jour fuit; le désir qui m'enchante
\llourdit chaque soir.
Loi is Thomas.
LE BEAU SOURIRE ET L'AIMABLE PHILOSOPHIE
La superbe du siècle
Quentin Fourmi, journaliste sentencieux et subtil critique,
but de la limonade citronnée et se plaignit, en termes
ordinaires, de la chaleur alourdissante. Près de lui, sur
une chaise, il avait déposé son chapeau de soie brossé,
comme de coutume, à rebrousse-poil. Devant lui, sur le
marbre de la table, entre le verre de limonade et la carafe
d'eau glacée, il avait aussi déposé un magazine à images
qui connaît, ou au moins affecte de connaître, un considé-
rable nombre de choses.
La face rouge et imberbe de Quentin Fourmi s'illustrait
d'abondantes gouttes de sueur. Plus que de coutume sa
mèche de cheveux rebelles lui encombrait le front et sa
lèvre inférieure pendait, méprisant le monde. Et son œil
droit aussi, mi-clos, lançait des ironies suaves. Il dit :
— Je ne crois pas me tromper en prétendant que le
temps où nous vivons est dépourvu de toute sincérité et
de toute élégance. Beaucoup de personnes ont émis cette
appréciation sans y croire exactement ; beaucoup aussi y
croient, mais sans le dire. Nous nous moquons, quelque-
fois avec un certain esprit, que pour ma part, j'estime
médiocre en qualité, des sentiments élevés qui devraient
dominer l'âme humaine et surtout des manifestations
extérieures de ces sentiments. Car au fur et à mesure que
nous devenons plus ardents pour la lutte matérielle dans
l'existence, nous devenons aussi plus lointainement con-
templatifs des immatérialités qui nous sollicitent.
— Je suis de votre avis, Quentin. Cependant je vous
dirai ceci : vous même, qui ne manquez point d'élévation
dans la pensée, vous plaisantez souvent, non sans agré-
ment, ce que vous appelez la sensiblerie.
Quentin Fourmi baissa la tête et l'expression de son
— 104 —
visage manifesta une certaine confusion, il s'excusa en
disant :
— Je suis un homme ordinaire et j'imite les hommes.
Notre époque ne permettrait pas que je la heurte délibé-
rément par des jugements absolus. Elle se moquerait de
moi, si j'essayais de lui imposer avec violence mes appré-
ciations. Au lieu que, la traitant sans brutalité, je pourrai
arriver, en lui disant d'abord le contraire de ce que je
pense, à lui glisser doucement ma profonde opinion des
choses et des gens. C'est ce que les professeurs de rhéto-
rique appelaient un exorde par insinuation...
Quentin Fourmi rit doucement et ajouta :
— A condition, bien entendu, que l'époque s'occupe
jamais de moi.
— Il est urgent, mon ami, de faire au moins semblant de
croire les yeux du siècle fixés sur soi. Tout artiste a le
devoir d'être modeste, en son for intérieur, mais de
manifester un orgueil immense. Il montre ainsi une foi
louable en son volontaire sacerdoce.
— Mon cher Anicet, vous dites parfois de sages paroles.
Mais vous serez prudent en ne tenant qu'à moi un sem-
blable discours. Si vous profériez des paroles aussi sincères
devant beaucoup de vos petits camarades, — de ces petits
camarades qui sont vos plus venimeux ennemis, — il est
probable que leur prose vous égrati^ lierait sans retenue.
— Vous avez raison, Quentin. Mais, en ce cas, une
chose me consolerait : c'est que leur prose égratignerait
encore davantage le beau lan ir j'ai remarqué ceci,
que les injures sont souvent prol d des phrases qui
méprisent L'harmonie et la grammaire. Par ce fait mi
il m'a semblé souvent qu'elles n'étaient plus des injun
qu'elles ne pouvaient plus provoquer que la raillerie i
sourire du inonde. Le sourire et la raillerie que l'on
adresse à nos détracteurs rejaillit sur nous en considéra-
tion.
— 105 —
— Il est galant et doux, mon ami, de trouver en chaque
manifestation des sentiments humains quelque plaisant
motif de joie.
Quentin Fourmi alluma un cigare blond et lança de
petites bouffées rondes. Il se tut longuement et regarda
avec attention la couverture multicolore' du magazine à
images qui était posé sur le marbre de la table. Alors il
dit:
— J'aime bien, mon ami, être en votre compagnie.
Ensemble nous discutons mille sujets élégants. De nos
échanges de vues jamais n'est banni ce bon ton dont
s'enorgueillissent les esprits raffinés. Peut-être d'ailleurs
notre esprit n'est-il nullement raffiné, mais simplement
ordinaire.
Les choses extérieures sont pareilles aux belles étiquettes
dont se parent les flacons champenois. Et c'est bien quel-
que chose, sans doute, qu'une bouteille possède une
étiquette sur quoi puissent se reposer les regards suaves.
Ce que j'aime beaucoup dans nos amicales conversations,
le voici : nous ne nous préoccupons point d'épuiser les
sujets; nous passons avec désinvolture de l'un à l'autre.
Ainsi nous ne fatiguons point nos ingéniosités et notre
petit travail cérébral devient une sorte de repos exquis. Il
faut cependant se garder de ce penchant ; il peut devenir
funeste. On n'est un vrai artiste qu'à condition d'aimer une
idée avec jalousie.
— Pourquoi, en me disant ces choses vraies, Quentin,
attardez-vous les yeux sur la couverture flamboyante de
cette revue copieuse ?
— ' Parce que la contemplation de cette couverture
m'inspira une phrase que je vous ai dite tout à l'heure : le
temps où nous vivons est dépourvu de toute sincérité et de
toute élégance. Nous ne consentons point à avouer les
tares que nous avons en trop, ni les connaissances que
nous avons en trop peu. Et cette revue montre un des
7
-- io6 —
aspects les plus plaisants de notre souci ridicule. A l'heure
où nous vivons, nous nous piquons de tout savoir. Xous
voulons avoir fourré le ne/ dans tous les domaines >cienti-
liques et sentimentaux. De tout nous connaissons un peu.
Le résultat de cela est que nous ne connaissons rien. La
littérature étant forcément la représentation des aspirations
d'une époque, il se trouve que de nombreuses revues
servent humblement le désir de nos contemporains. I
leur enseignent les tout petits éléments de toutes les
sciences.
Les hommes se documentent en lisant de hâtifs jour-
naux. Ils veulent à tout prix être renseignés sur la science
universelle. Peu leur importe d'où viennent les enquêtes
et les affirmations., pourvu qu'ils puissent, en soc\
montrer un petit savoir de toutes les grandes choses.
Toute femme connaît un peu de littérature, un peu de
mécanique et un peu de médecine. Tout homme se jugerait
inférieur s'il n'avait un vernis de philosophie, de sociologie
et de science mathématique, et aussi s'il n'était au courant
des modes féminines et des nouveaux records établis par les
voitures automobiles. Cette émulation serait louabli
nous n'en profitions pas, sachant de tout un peu, pour ne
rien approfondir. Xous ne prenons plus le temps de con-
naitre une manifestation de L'esprit humain jusque dans
moindres ramifications. Tout labeur sage et constant, qui
pourrait améliorer L'espèce humaine ou élever l'ardeur
intellectuelle, nous dégoûte et Dous rebute. Nous préten-
dons tout savoir, â condition de ne rien étudier. La
littérature s'encombre d'innombrables médiocrité
La femme qui a un amant éprouve le besoin de nous le
dire, au prix fort de trois fraii iquante centimes
jeune homme qui SOUIlt un jour â une petite modiste OU à
une cuisinière plantureuse, Be Bent immédiatement une
âme attendrissante et <i .a fadeur et les soupirs
médiocres de cette âme en des alexandrins ignorants de la
- 107 -
rime et contempteurs de la raison. Nous lisons des romans
d'où non seulement toute psychologie, même la plus élé-
mentaire, est bannie, mais où, dérisoire anomalie, la
langue française est outragée sans pudeur. Notre science
de la linguistique nous dédaignons de l'aller chercher, sans
ostentation ni faste, dans les bibliothèques recueillies où
dorment poudreusement, sans crainte du réveil, les monu-
ments littéraires. Il existe bien quelques philologues ; mais
ceux-là se cachent et n'écrivent jamais. Et dans cette demi
science, dans cette demi psychologie, dans ce demi talent,
s'étale insolemment la superbe du siècle qui croit tout
savoir parce qu'il sait un rien de tout, parce qu'il se poudre
de petits atonies et se nourrit de petits résidus ! Nous nous
croyons volontiers au faite de la civilisation parce que
nous connaissons le titre de beaucoup de dictionnaires que
nous n'avons pas lus.
— Je crois à la vérité des paroles sensées que vous
émettez, Quentin. Mais il ne faut point trop en vouloir
aux hommes. La volonté primordiale qui dirige l'esprit
humain, c'est la volonté de trouver le bonheur. Et sans
doute nous imaginons-nous que nous trouverons plus faci-
lement le bonheur en n'approfondissant rien, mais en
connaissant tout.
— Le bonheur est un étranger triste dont le voyage
comporte plus de départs que d'arrivées, dit Quentin
Fourmi .
Anicet Le Noir.
Extase
O ce jour de printemps divin qui prend mon cœur
( omme une vague, et te submerge avec délice,
Ce jour où le Passé, l'Avenir, s'abolissent
Dans un grand tourbillon d'odeurs e de couleurs!
— io8 —
Le rire se déroule au loin des sainfoins roses,
I [ors de l'ombre le ciel éperdûment est bleu:
Aux cimes des genêts /ïambe l'or lumineux
Où le bourdonnement des abeilles se pose.
L'accueil mytérieux des forêts aux doux lits
De ??ioicsse, de fougère, et d'herbes odorantes,
Et les bras scintillants des rivières troublantes
Offrent à mon cœur las de merveilleux oublis.
Sans penser, sans rêver, dans l'herbe fraiche et claire
S'étendre! Et n'être plus qu'un brin de fin gazon,
Qu'un chant pur d'alouette en les blés, qu'un frisson
De vent dans les halliers, qu'un reflet de lumière !
Oh! n'être plus qu'extase et ju'éblouissement!
— J'ai bu le ciel profond au creux des sources pur.
Je sens l'air bleu couler à flots tiedes en mon sang
Et je tords du soleil avec ma chevelure. .
CÉCILE PÉRIN.
Chroniques du Mois
LES ROMANS
La tâche du critique est plus malaisée qtt'OD ne le croit. La formule
de Boileatl ne peut s'appliquer qu'au contempteur. Elle n'est point
vraie pour le critique consciencieux. 11 est fort difficile 4'6tre impartial.
L'esprit volontiers se laisse dominer par une appréciation sédui
d'une- oeuvre. Parfoii on manque de courage et, pour le plaisir d'un bon
mot ou d'une agréable figure de style, on se laisse aller s un facile déni*
grement. Cela est très coupable. Dans la critique il faut penser ce que
l'on dit et dire ci- que l'on pente, mais il convient de penser avec D
ration et de s'exprimer Bans violence. Pour ma part, j'ai en horreur
profonde les petits jeunes gens qui exécutent péremptoirement une
Oeuvre, si mauvaise qu'elle SOit Tout travail mer, te au moins le respect
de l'examen. S'il est néfaste, d'une part, d'encourager les m<
il est souvent, d'autre part, cruel, voire criminel, d'abattre sans ména-
gement l'effort intellectuel. Le critique doit I ur des
argumenta et non point dire sèchement, apliquer, qu'il pense
blanc ou qu'il pense noir. 11 m'est pénible de lire parfois les juvéniles
diatribes de petits messieurs dont le bagage artistique comporte
— 109 —
extrêmement peu de chose. Ils ont pour excuse le manque de réflexion.
Mais s'ils savaient combien souvent leur injustice est méchante,
combien de vrais artistes, qui sont des sensitifs pour la plupart,
souffrent, malgré l'air indifférent qu'ils veulent prendre, devant
l'appréciation, si peu autorisée qu'elle soit, de l'une ou l'autre nullité
littéraire. Quand, l'hiver, un mendiant grelottant vous tend la main, il
faut lui donner quelques sous ; qu'importe si neuf sur dix des quéman-
deurs sont des paresseux et des ivrognes, pourvu qu'il y en ait un seul
à qui l'aumône puisse être vraiment utile. N'est-ce point risquer l'obses-
sion d'un cuisant remords que de passer à côté d'une possible détresse?
Ainsi il faut envisager la critique, en la pratiquant avec charité Certes
je n'aime pas les critiques dont chaque parole est une louange, chaque
appréciation, un dithyrambe frénétique : certains feuilletonistes pari-
siens rendent ainsi un bien mauvais service à l'art. Mais il est dan-
gereux aussi de tomber dans l'excès contraire, qui est « l'abattage »
systématique. A mon avis, le critique doit tendre ses efforts vers ce
but-ci : chercher dans l'œuvre soumise à son jugement le maximum de
choses bonnes et intéressantes ; essayez de dégager d'une œuvre une
pensée fondamentale, si menue qu'elle soit; s'ingénier à découvrir à
un écrivain un peu, si peu que ce soit, de talent ; ne point pour cela
passer indulgemment sur les tares des œuvres ; peser avec réflexion ce
qu'elles contiennent de bon et de mauvais ; ne pas dire qu'un livre est
mauvais lorsqu'il ne contient même qu'une seule bonne page. Cela
paraîtra évident; mais il est parfois utile de parler des choses évidentes.
Une chose n'est évidente que parce qu'on a beaucoup dit qu'elle l'était.
Et en un mot il faut toujours songer au travail intellectuel qu'un
homme s'est imposé, se dire qu'un livre ne se fait pas « en écoutant
chanter le rossignol »; et craindre d'être méchant pour quelqu'un qui
ne le mérite pas.
On voit que dans ces conditions la critique devient un art difficile et
délicat. Quiconque cherche à la faire, en suivant ces principes, se
trompera peut-être quelquefois; mais il aura la consolation d'avoir
désiré ne point se tromper. Cela, c'est la conscience. Le devoir, c'est
de satisfaire sa conscience.
Après ces petites notes, qu'il n'est point importun de souligner
parfois, ne fût-ce que pour ne pas se faire traiter de monsieur au fichu
caractère, ou de bénisseur, — je passe a l'examen de quelques volumes.
Histoires hantées, par M. Hubert Stiernet (Bruxelles, Associa-
lion des Ecrivains beiges). — J'ai remarqué ceci de bizarre : à savoir
que la plupart des écrivains qui s'occupent spécialement de folklore,
deviennent surtout intéressants quand ils ne s'en occupent plus. Et
cela m'a frappé davantage en lisant le dernier recueil de nouvelles de
M. Hubert Stiernet. Les héros de ces petits contes sont obsédés par
des pensées qui les torturent Ils vivent pour la plupart dans un milieu
provincial et campagnard dont l'auteur a voulu marquer les traits
dominants. Il a désiré noter les mœurs naïves et spéciales de certains
coins du nord de la province de Liège. Il n'est point arrivé à nous
intéresser et la plupart de ses histoires sont extraordinairement
— I 10 —
ennuyeuses. Pourquoi? Parce que, pour être intéressant \c folklore doit
dégager une philosophie de comparaison. En lui même il -tant.
Les mœurs Spéciales de certaines gens ne sont dignes d'intérêt que
quand nous 1rs rapportons à nos iimurs propres. Kt peut-être que
M. Hubert Stiernet, connaissant trop bien les milieux particuliers
qu'il nous décrit, s'étant trop imprégné de leur ambiance, n'arrive plus
à en discerner suffisamment le pittoresque. Pour lui, les mœurs qu'il
décrit n'ont pas l'intérêt de la spécialité et dans ses Histoires ha
il semble en quelque sorte les ériger non en particularités, ma
généralités. Cela est le défaut du livre. l.esfo/kloristes doivent avoir
une âme ingénue et une vision large ; ils doivent se garder d'être niais.
Et les hantises qui dominent les cerveaux des hommes présentés par
M Hubert Stiernet dans ses contes, sont des niaiseries qui nous font
sourire. Je n'en veux pour exemple que le conte intitulé La Girouette.
Dans un village wallon, un conseiller estime que l'on devrait placer
une girouette sur la maison communale ; un autre — Abdomère —
combat cette idée et la motion est rejetée. Mais voici que par accident
périt celui qui avait fait la proposition. Abdomère s'imagine qu'il est
cause de cette mort. Bientôt il est obsédé par cette pensée que le mort,
dans sa tombe, ne le laissera tranquille qu'après avoir obtenu la
girouette. Et voici qu' Abdomère. à son tour, défend l'idée de la
girouette. Le conseil vote le crédit nécessaire : voici la girouetl
plombier, ingénieux, a représenté sur cette girouette les traits du
conseiller défunt. Et l'obsession de cette image, à présent, poursuit
Abdomère; il est pris de folie et pendant une nuit de délire va arra-
cher la girouette qui, détachée, l'entraîne sous son poids et le tue. 11 y
avait une merveille d'ironie dans ce sujet : M. Hubert Stiernet semble
ne pas s'en être aperçu. Il est passé à côté de l'histoire. 11 l'a trait»
un sérieux convaincu, attribuant une importance en quelque sorte trop
■ icure aux psychologies étroites de personnagi int si
caractéristiques. Les mœurs de ceux ci Veulent prendre leur intérêt en
elles mômes; elles deviennent, dirai je, des mu-urs absolues. Et les
histoires suivantes : ['Enseigne, le Larcin, Traîtrise — parfaitement
médiocre celle-ci — et les autres, sont du même goût, péchant
par le même côté. Aussi est-ce avec ennui et fatigue que l'on entame
la lecture du dernier conte, intitule /
Moine). Or, cela est très beau : on a de ces surprises heureux
point de folklore obsédant ; justement la hriève description d'un milieu.
L'histoire poun importe où. Et n'importe où elle -
tragique, émouvante, profonde. Ferme! esl le fils d'un
dé par cette pensée qu'il porte en lui le déshonneur
l'acte de son pète, qu'il 6 tble et haï. Puis,
par une transition de psycho! mement d
il en vient a croire qui cause du meurtre commis par son père, il porte
tu lui une prédisposition à assassiner. Et ils'im] lement de
cette pensée qu'il en arrive atuerdeui personnes.
11 m'arrive rarement — le temps hélas 1 court trop vite! — de relire
l'on veut bien soumettre à mon jugement : et si souvent,
je regrette de ne pouvoir les retire ! Eh bien ! j'ai relu Ferme/ par deux
— III —
fois et ma conviction s'est affirmée, que cela est une œuvre profondé-
ment vraie et troublante. Elle existe par elle-même, et il s'en dégage
une émotion hallucinée qui est très sincère et très intéressante. Il faut
lire ces belles pages.
(J'eusse beaucoup voulu lire les deux contes intitulés : Le Mariage
de Mène et Koicsse, ce dernier surtout, que je crois avoir lu dans une
revue et duquel un bon souvenir m'est demeuré. Malheureusement,
ces deux contes ne se trouvent pas dans le volume que j'ai reçu : les
pages 141-176 font défaut.)
M. de Burghraeve, homme considérable, par M. Hector
FLEISCHMANN (Paris-Liège, l'Edition artistique). — M. Hector Fleisch-
mann a beaucoup de qualités et énormément de défauts ; c'est un
homme jeune et extraordinairemeut occupé. Son activité se donne
cours dans tous les domaines : poésie, théâtre, roman, histoire, pam-
phlet. Il est en outre secrétaire du théâtre de l'Œuvre et critique litté-
raire au Voltaire. Il est pénible de savoir que M Fleischmann est aussi
occupé; il est plus pénible encore de voir qu'il désire vivement qu'on
le sache. A part ce petit travers, M. Hector Fleischmann ne manque
point de talent. Seulement, il serait sans doute désirable que son tra-
vail envisageât un peu plus la qualité et un peu moins la quantité. On
peut être un grand artiste et le prouver en faisant bien une seule
œuvre ; on ne le prouvera jamais en accumulant des foules de pages
médiocres. Cela fut le travers de Jean Lorrain — que M. Hector
Fleischmann n'aime point avec frénésie, je crois; mais j'estime que ce qui
a manqué à Jean Lorrain c'est précisément le recul du travail. Si Jean
Lorrain, au lieu de donner trois ou quatre volumes par an, s'était con-
tenté d'en donner un seul, il est vraisemblable que ce seul volume
aurait fait beaucoup plus pour sa gloire que l'accumulation de papiers
nombreux : car Jean Lorrain avait certainement une âme artiste. Eh
bien ! le sort des œuvres de Jean Lorrain guette les œuvres de
M Fleischmann. Je lui dis cela sans acrimonie, sincèrement.
Il est réellement pénible que son dernier volume ait été gâché de la
sorte L'esprit caustique et subtil de M. Fleischmann aurait pu, du
sujet de son M. de Burghraeve, tirer une histoire extrêmement origi-
nale, alors que je n'y puis trouver qu'une œuvre rapidement bâclée,
écrite dans un style parfois charmant, et parfois aussi d'une négli-
gence impardonnable. A quoi sert il de faire des œuvres pareilles?
Peut-être à satisfaire ceux qui pourraient vous accuser de stéritilité?
Eh bien! ceux-là se contenteront volontiers d'une œuvre soignée.
VA s'ils ne s'en contentent pas ce sont des imbéciles, voilà tout.
M. de Burghraeve est un vieux noble, ancien officier de marine; il
vit à Terneuzen, dans une aimable retraite. Il a conservé les mœurs
d'un autre âge. Il vit dans le respect du Roy et dans le mépris de
M. le marquis de Buonaparte, — comme dit le Père Loriquet. Il est
imbu de principes surannés, de ces principes qui ont comme une
odeur solennelle de parchemins écornés. Un beau jour, M. de Bur-
ghraeve vient s'installer à Paris pour quelque temps. Et voici qu'il y
fait la fête. Il entretient une petite acteuse, qu'il se met à adorer. La
petite adfusc l'abandonne. M. de Burghraeve, désespéré, s'en retourne
à'ferneuzen. où peu à petl il devient gâteux, ("est ainsi qu'il fait con-
fectionner une figurine de cire représentant exactement la ;
actrice infidèle. Et chaque jour, perdu dans son adoration, il dîne en
face de la statue, croyant dîner en face de l'infidèle en chair et en os.
N'est-ce point là un délicieux sujet? J'ai été triste vraiment de le voir
à ce point massacré par un travail hâtif et fiévreux. Il existait un si
extraordinaire fond de philosophie souriante et ironique par le fait de
cette transplantation d'un type original et désuet, dans le terreau de la
folle vie parisienne. C'était si amusant, si touchant, si ému aussi, de
voir ce correct dandy — correct en sa tenue comme en sa façon d'agir
— venir tomber dans le relâchement et le tourbillon hâtif des mœurs
d'aujourd'hui. Il y avait là toute la philosophie comparative d'une
époque à une autre époque Quel beau et profond livre on pouvait
faire là! Et on s'en aperçoit d'autant mieux que certains passages du
livre sont réellement très bien venus : par exemple, le départ de M. de
Burghraeve, qui s'en retourne, désillusionné, vers Terneu/er,
décrit d'une manière parfaite, dans son ironie piquée d'une pointe
d'attendrissement. Tout ceci prouve que M. Hector Meischmann
aurait beaucoup de talent, s'il voulait avoir le temps. Or, il me paraît
que, quand il suffit d'avoir le temps pour posséder du talent, il est .
lument nécessaire de vouloir avoir le temps. M. de Hurghra<
aimablement préfacé par ce charmant écrivain qu'est M. .Iran Jullien.
L'autre Justice, par M. G. Voos DE Ghistblles (Paris, Louis
Theuveny, éditeur). — Malgré un avertissement de l'auteur, ce livre
me semble défendre une erreur de principe. M. Voos de Ghistelles,
dans cet avertissement, nous dit qu'il n'a point voulu défendre une
thèse, mais simplement décrire l'état morbide d'un homme, hante par
la confusion de deux choses difiérentes, la justice de la conscieno
justice humaine. Fort bien. Seulement le livre est présenté de telle
façon qu'à chaque page se trouvent des arguments en faveur île la thèse
que ne veut point défendre M. Voos de Ghistelles. Ces arguments, il
est vrai, sont extrêmement médiocres, sinon ridiculement puérils.
M. Voos de (ihistelles, peut être, a Simplement voulu dur cela dans
son avertissement...
Tout d'abord, simple constatation, je note que le roman est frétillant
d'ennui. Puis, je le résume. Un peintre. Paul Simëane amie sa cousine
Denise, qui M l'aime pas. Cette cousine a été 61
Paul relie doit donc tout à M'"" Smicane et a son liN. Elle se laisse
lire par un beau jeune homme - le beau jeune homme, inévitable-
ment, s'appelle ( laston ! — tile. perd son amant qui est tue en duel, et
devient cocotte. Après quelques années, Paul retrouves,! cousij
alors, sous prétexte que Denise n'est pas malheur» use. qu'elle q'<
torturée par les remords d'avoM cause la mort de Mnl° Snncane —que
le chagrin a tuée — et le désespoir de Paul, son fiancé de jadis, le
jeune peintre assassine Déni s l'acquitte — on se
demande pourquoi ! — et le fait enfermer dans une maison de santé —
cela, c'est mieux.
— H3 —
Il faut avouer qu'avec de pareils principes on irait loin. Parce que
moi, passant, je rencontre un homme que j'estime trop heureux, parce
qu'il me convient, être susceptible de me tromper, d'établir la somme
de bonheur qu'un de mes semblables, même criminel, ne peut acquérir
sans mon assentiment, je pourrais assassiner cet homme et me substi-
tuer tranquillement à la justice divine! Quelle drôle de morale ! Le
seul être que M. Voos de Ghistelles veut nous rendre sympathique,
c'est Paul Siméane. Moi je trouve ce monsieur Paul Siméane fort peu
intéressant. C'est un individu orgueilleux et malfaisant, odieux dans
ses jugements et dans ses actes. C'est un dégénéré inférieur, menacé
d'idiotie. Et son geste de meurtre, qu'on voudrait nous faire croire très
noble et très digne, est tout simplement un geste d'apache ! Denise, la
dame qui devient cocotte, est infiniment plus intéressante, encore que
par des invraisemblances absurdes, l'auteur veuille nous la rendre
antipathique. Elle suit la vie qu'elle a voulu : cela regarde sa conscience.
Elle ne lèse personne en vivant comme elle le fait. Elle a la franchise
de ses opinions et de ses actes. Eût-il donc mieux valu qu'elle épousât
hypocritement M. Paul, pour le faire ensuite cocu avec tous ses amis ?
La vie qu'elle a voulue sans doute blesse la morale. Mais croit-on
qu'elle soit si amusante que cela la vie d'une courtisane ? Il n'y a plus
que les provinciaux lointains qui croient cela. Cette vie, plus que
n'importe quelle autre, a ses amertumes et ses désillusions. Et quand
un malheur quelconque arrive à une courtisane, elle n'a point la
ressource qu'ont les honnêtes femmes, de se raccrocher à la pensée
vivifiante d'une vie vertueuse et droite. Là se trouve la justice
immanente, celle que nous avons dans le fond de notre conscience, où
demeure toujours, si peu que ce soit, l'étincelle de l'honnêteté. Et il
n'est pas nécessaire qu'un M. Paul vienne faire du tapage avec un
revolver. La justice, pense M. Paul Siméane, n'est point satisfaite,
parce que extèrieiirement une criminelle, — ou plutôt une femme que
lui juge criminelle, mais qui a des excuses — n'est point malheureuse !
Qu'est-ce qu'il en sait ? Etre malheureux cela consiste-t-il uniquement
à courir en haillons et à mendier ? Et de quel droit un homme se
permet-il de s'introduire dans la conscience d'un autre homme ? Je
sais bien que M. Voos de Ghistelles soutient qu'il n'a pas voulu
défendre une thèse ; mais encore une fois il fait tout ce qu'il peut pour
avoir l'air de la défendre. Et pas un lecteur attentif ne voudra croire
que l'auteur a fait cela sans s'en douter.
Oui, une drôle de morale! Et un style parfois bien rigolo, lui aussi.
Ecoutez ceci :
« Elle était affolée.
Enceinte! Enceinte!... Mon Dieu! Elle était enceinte!... Quoi!
Enceinte, malgré toutes leur s précautions?... »
Pauvre femme, enceinte quatre fois en trois lignes ! Ah! qu'en termes
galants...
Puis, de petites maximes bien encourageantes, par ci par là :
« Il n'y a pas de justice vraie, puisqne la justice varie avec les mœurs.
Un anthropophage qui mange son frère n'est cependant pas criminel. »
Exquis !
7*
— H4 —
Pourtant, par ci par là, il y a aussi do jolies idées. Je note celle-ci :
« Il est rare qu'une femme ai nu son amant d'un amour charnel lorsqu'elle
lui reconnaît sincèrement une supériorité quelconque . Presque toujours
l' admiration d'une de ces soit-disant amoureuses est le diagnostic certain de
son indifférence. »
Joli et vrai. Mais malheureusement une phrase, si jolie qu'elle soit
ne suffit pas en général pour faire un bon livre. Et en particulier celle-ci
ne suffit pas pour faire un livre de quelque valeur de l'autre Justice.
Le Calvaire de Feu, par M. Alexandre Macedonski. (Paris,
E. Sansot, éditeur). — Voici un livre remarquable et surprenant. Il
faut quelque persévérance pour en continuer la lecture Car, au com-
mencement, tout choque, rebute, blesse. Et puis, bientôt, on est
le charme et l'on s'abandonne sans réticences à la beauté forte qui en
émane. Tout d'abord, il convient de faire abstraction des défauts exté-
rieurs de ce roman. Certains mots y sont agaçants, perpétuellement
répétés ; il y a là une hantise sexuelle qui, en certains moments, s'avère
risible et répréhensible Un avertissement de l'éditeur nous enseigne
que M. Alexandre Macedonski, auteur du Calvaire de Feu, est un écri-
vain roumain qui pensa et écrivit ce roman en français. Hum ! Me:
si vous voulez, qu'il l'écrivît en français et contentons-nous largement
de cela. Car la pensée du livre est essentiellement grecque et point du
tout française. Quant au style, il ne faut pas non plus s'en exagérer la
pureté : il est rocailleux, manque souvent de clarté et s'abandonne
parfois aux erreurs grammaticales. Les tournures de phrases sont sou-
vent martyrisées : ce n'est point tout de connaître, en une langue,
beaucoup de mots ; il faut encore s'inspirer de son génie, et à cou;,
M. Alexandre Macedonski n'a point du tout le génie de la langue fran-
çaise. Son style, à certains passages, en est même nettement lantipode.
Mais cela n'empêche point le Calvaire Je Feu d'être, ainsi que je d
un surprenant et remarquable livre. J'ai préféré en montrer tout
d'abord les petits défauts, parce que j'y ai surtout trouve de grandes
qualités.
Le poète roumain justement apprécié, M. Mircea des M
nous apprend que M. Alexandre Macedonski mit quatorze ann
« penser, étudier et écrire » l'œuvre qui m'occupe. Je crois que :
décès années, au moins, furent consacrées à la penser et à l'étudier;
car la réalisation du roman présente un tel caractère d'unité qu'il n'a
point ete possible de le composer par parcelles.
L'auteur a voulu nous montrer, dans le temps présent, une sorte de
non plastique de l'amour. Un jeune Grec, qu'à cause d
admiration passionnée ]H)ur la mer, ses compagnons nommèrent
Thalassa. — enfant beau, libre, sensuel. — devient gardien de |
dans l'île de Lewki. ( Kn géographie, nous connaissons Lewki BOUS le
nom d'//e des Serpents : elle se trouve sur la mer Noire, à proximité de
la côte, en face du delta du Danube). Là. le jeune Thalassa sàniti.
lui-même à l'amour sensuel. Ilvit.seul. souverain absolu d'une terre où
nul humain— sauf les matelots qui, trimestriellement, lui apportent
des vivres — ne met jamais le pied. Le contact perpétuel de la nature
— ii5 —
excite la sensualité qui dort en ce corps d'éphèbe. Et une lutte curieuse
a lieu en lui. Les deux antagonistes qui, en sa chair et en son esprit se
combattent, l'auteur les condense en ces deux entités : Eros et Priape;
Eros c'est l'amour en général, Priape c'est la réalisation charnelle du
désir. Dans sa solitude le jeune Thalassa. nature ardente, chair vi-
brante, est tout gonflé de désirs inconnus. Et son rêve est bientôt si
obsédant, l'envahit d'un tel désir de jouissance sensuelle que, par la
seule vertu de son imagination, il possède charnellement un être
vivant qui est lui-même. En lui-même il trouve toute beauté, toute
satisfaction matérielle. Ses sens s'épuisent en une continuelle adora-
tion de son propre désir et de sa propre chair. Sa satisfaction jouissante
est en lui-même. Il s'hypnotise à ce point qu'il croit sans cesse pos-
séder l'être désiré par son imagination. Une torpeur physique s'ensuit.
Puis un désespoir. Là n'est point l'Eros, mais seulement le Priape,
c'est-à-dire la luxure que l'homme abandonné à lui-même satisfait
dans une ignoble débauche. On voit que le sujet est passablement
scabreux et qu'il lui faut l'auréole d'un vrai sentiment artistique de la
beauté pour ne pas tomber dans l'ordure.
Mais voici surgir la femme, Calliope, jeune Levantine, déesse vue
dans un rêve, jadis, presque immatérielle et mythologique. Calliope a
treize ans et est jetée par un naufrage sur le rivage de l'île où demeure
Thalassa. Elle l'aime, mais lui en a peur. Il s'effraie de cet être, qui
peut-être n'est pas assez semblable à lui-même pour lui donner la satis-
faction sensuelle et intellectuelle qu'il a éprouvée par ses se.ules forces
volontaires II éprouve une sorte de dégoût et tout l'éloigné d'elle. Et
ici se trouve la partie centrale et réellement captivante du roman,
la lutte atroce, terrifiante, surhumaine entre l'amour absolu et l'amour
charnel. L'auteur nous y montre la différence essentielle qui existe
entre l'amour de la femme et l'amour de l'homme : la femme veut être
dominée, l'homme veut avoir à faire à une créature qui lui ressemble
le plus possible. Telle lutte est angoissante et passablement immo-
rale. Cela revient à dire à peu près que l'homme ne peut aimer,
absolument et complètement, qu'une créature qui lui soit identique.
Or la femme lui est inférieure. Et nous voici dans un domaine bien
particulier où il est délicat de prendre position. M. Georges Eekhoud,
dans son admirable Escal- Vigor s'occupa d'une question semblable. La
thèse de M. Macedonski a plus d'audace encore que celle de M Eek-
houd; car elle semble soutenir que c'est dans la seule admiration de
soi-même que l'homme peut trouver le maximum de la passion amou-
reuse. Comme on le voit pareille thèse est insoutenable au point de vue
moral ; il ne faut l'envisager qu'au point de vue de la réalisation de la
beauté par elle-même. Le jeune Thalassa, en présence de Calliope, se
sent d'abord pris par le simple désir charnel ; l'accouplement est son
seul but. Mais il en conçoit rapidement la bestialité, en voit le geste
obscur et bas. Il éprouve un dégoût instinctif devant les nécessités
ridicules du geste, qui, contemplé en lui-même, ravale l'amour jusqu'à
l'ignominie. Et peu à peu, ses sens satisfaits par un rut perpétuel,
renouvelé jusqu'à l'épuisement, Thalassa éprouve un dégoût affreux
pour cette Calliope, que cependant il sent identique à lui-même, dans
— n6 —
le geste et dans le spasme. Mais, dégoûté de Priape, voici Thalassa pris
par Eros : il éprouve du charme à se trouver en présence de la femme.
En lui quelque chose de nouveau commence obscurément à sourdre.
Mais hélas ! tout se résume de nouveau au même geste. Et dans le
spasme, la femme, elle, ne voit et ne comprend que le geste. I
tiellement, elle s'avère différente de l'homme et jamais n'arrivera à
lui ressembler. Quelque chose se brise en Thalassa; il sent qu'avec la
femme, jamais il ne satisfera l'obscur désir d'absolue beauté qui est en
lui. Et, désespéré, il tue Calliope, la faisant dans son inertie, semblable
à lui, parce qu'alors il peut lui prêter tel désir qui lui convient. Puis
sentant que rien de beau n'existera plus pour lui, qui par la connais
sance de la femme a anéanti en lui cette faculté de la contemplation
sur soi-même, il entre dans la mer et se laisse emporter par les flots.
Certes pareil livre est d'une audace inouïe et se heurte délibérément
à toute pudeur. Mais ce n'est point là une œuvre à envisager au point
de vue moral : ainsi elle n'existe pas. Il faut la considérer simplement
au point de vue d'une esthétique prise dans l'absolu. Il faut faire précé-
der toute l'œuvre par ces mots : « Si on pouvait faire cela !!!... — Et puis
alors seulement la juger. Ainsi d'ailleurs on en retirera facilement une
conclusion très morale : à savoir que rien d'absolument beau n'existera
jamais pour l'homme, ne pourra jamais exister, parce qu'au dessus de
lui se trouve Dieu, en qui seul se résume l'absolutisme de la beauté ?
Et je crois bien que telle est la pensée de M. Alexandre Macedonski.
Quoi qu'il en soit, l'écrivain, dans un sujet aussi scabreux, a fait
preuve d'un tact parfait, ce dont il faut lui savoir gré. Un écrivain
moins consciencieux que lui se fût facilement laisse aller à la porno
graphie facile. Telle pensée ne l'a point possédé un instant J'estime
pour ma part qu'il a établi une œuvre de toute beauté et qu'il a voulu
nous laisser le soin d'une conclusion qui ne peut manquer d'être
morale.
Mangwa. par M. LeGRAND-ChaBRIRK (Pans. Louis Theuveny,
éditeur). — Un recueil de petites observations parfois assez curie
Mangwa, dit l'épigraphe, extraite de /lokousai (Ed. de Goncourt), —
dm- Md>i (au gré de l'idée) et gwa (dessin). Ce sont donc en
quelque sorte des reproductions, par les mots, de dessins extérieurs ou
eurs. Tantôt ci- sont de petits bien originaux, mais
reproduits dans un style parfois amusant et pittoresque; tantôl
Observation* de l'être intérieur, une recherche de pensées menues, qui
tnt, tonnent une idée. 11 \ a dans ces teuilles détachées uni'
de hantise un peu inquiétante par moments : cela fait fjfl
L'effet d'un homme qui marche dans l.uueen tntdeshisl
à lui menu- et sur lequel, ricane . : 'urnent 1
point iled :i généraJ un objet extérieur, inspirant au Ce:
qui s'abandonne a une succession de déductions bizai 1
ingénieuses mais qui n'ont entre elles aucun heu de continuité I
un peu la matérialisation de songer:.
Certaines de I KMt puériles et leur suppression n'enh\
réellement rien au livre Mais d'autres sont ami. une ironie
— 11/ -
subtile. Le petit conte intitulé la mallieuretise petite Eulalie, bien-
heureuse, est délicieux et parfaitement écrit ; il y a là l'observation fort
fouillée d'une naïre âme d'enfant. Les Fables sur le Chemin sont d'une
philosophie certaine. L'histoire de Riquette et Riquet est drôle,
profonde, exacte. ïl y a du talent dans ce livre. C'est un livre qui ne
fait de tort à personne. En cela il est méritoire.
F -Charles Morisseaux
Accusé de Réception :
Les Soucis des derniers Soirs, par Louis Dumont-Wilden ; Jules Des-
trèe (Anthologie des Ecrivains belges); Les Enjermès, par M. Horace
VanOffel.
L'HISTOIRE
Paysages et Sentiments, par Jean Moréas. {Collection des Scripta
Brevia, chez Sansot, Paris). — Ceci est un petit livre délicieux de
poésie tendre, de charme prenant, de mélancolie attristée. Au long de
ces pages, le doux poète Jean Moréas a effeuillé la gerbe automnale de
ses souvenirs. Et de graves figures passent dans ces notes. C'est Henry
Becque, triste et hautain, ce grand méconnu que la vie a trahi. Ailleurs,
des phrases comme celles-ci sur Baudelaire, qui prouvent combien
Moréas comprend cette poésie : « J'ai beaucoup aimé les Fleurs du
Mal) pendant mon adolescence et ma toute première jeunesse.
J'admire toujours Baudelaire et ne le relis jamais. Ses préoccupations
comme ses épithètes me gênent à présent jusqu'à l'angoisse : une
angoisse physique. Certes, Baudelaire est un vrai artiste, comme nous
l'entendons aujourd'hui, ou plutôt comme on l'entendait il y a quel-
ques années. Allons, c'est un grand artiste tout simplement, c'est
même un grand poète... Ce n'est pas un pur poète. »
Ici se sont des pages perspicaces sur les rapports entre Hugo et
Saint-Beuve et l'analyse curieuse des pages que le critique des Lundis
consacra au poète des Feuilles d'Automne et des Chants du Crépuscule.
Voici des notes curieuses sur Georges Sand, journaliste, et ses rapports
avec Thibaut de Latouche, qui avait acheté le Figaro, en ces années
là. Un curieux chapitre c'est celui sur « Nietzsche et la poésie » où il
y a des fines notations de philosophie poétique. Enfin le livre se
clôture par des notes intéressantes sur le voyage de Moréas en
Ci rèce et les représentations que l'acteur Silvain donna de son Iphi-
gènic au Stade d'Athènes.
Ceci est un petit livre délicieux de poésie tendre, de charme prenant,
de mélancolie attristée. .
Les Pierres d'Oxford, par Georges Grappe. {Collection des
Scripta Brevia, chez Sansot, Paris). — Un bref opuscule sur l'Uni-
versité d'Oxford L'écrivain, qui déjà se fit remarquer par un livre
connu sur le cardinal Newmann, dégage la philosophie et la psycho-
logie de cette ville à la fois païenne et mystique. C'est là que la race
anglo-saxonne, aux heures de l'adolescence où se forme sa conscience,
vient prendre des « leçons de traditions ». C'est une de ses forces
— uS -
d'avoir m"i ainsi conserver à 868 villes universitaires une âme
et forte, qui apprenne à <es étudiants le culte ; l'amour
du travail et de l'harmonie intellectuelle. Ce petit livre c
cela un bel enseignement dont il faut comprendre le sens et dont il
faut mûrir la le
Les Compagnes du Rêve, par J.-L VaUDOYER, (Collection
Scripta Hrcvia. chez Sansot. Paris) — Une suite de délicats médaillons,
ceux de quelques portraits de femmes, les uns véridiques. les autres
évoqués d'après la fantaisie des poètes. Ce sont bien là les cl
figures de songe qui viennent peupler la rêverie de nos heures soli-
taires : Nausicaa, la vierge dont parle le divin 1 lomère et qu'il montre
recueillant Ulysse et le menant au palais de son père; Juli
pinasse, l'ardente et folle amante du chevalier deGuibert dont le (
passion semble si tragique et sans écho dans ce dix-huitième siècle qui
connut pourtant tant de passionnées: les fantômes d'Ermenonville
qui promenèrent leurs âmes de doute et d'amour dans la forêt \
Jean-Jacques et ^I"", de Warensj voici des pages de chaste et douce
imagination : Herminie ou le portrait imaginaire, l'évocation des
jeunes femmes qui mettent leur grâce dans les vers de Musset, Berne-
rette et Kmmeline et Lucie et Marie, la petite courtisane qui aima le
beau Rolla. Enfin cette tendre Madeleine qui passe dans le roman qui
a rendu Fromentin célèbre, et Julie de Mausseuil, la sensuelle fillette
chère à Henri de Régnier. Quels jolis profils dans ce petit liv:
joliment écrit!. .
Polichinelle (de Guignol) précédé d'une étude par
K \n\. {Collection des Scriptajircvia, chez Sansot. Pal ibord
disons combien ce livre est bien présenté. Une fois de plus ceci tait
honneur au goût artistique de L'éditeur Sansot.
L'habillement du livre est toujours choisi selon ce qu'il contient.
Voici le drame immortel de Polichinelle : I luira
donc l'habit du héros célèbre, cher aux enfants et au peuple. Sur le
fond d'un orange lumineux les titres seront en vert F
titres en rouge vif. Ceci est exquis de présentation
Gustave Kahn a écrit une étude savoureuse et très littéraire.
Pourquoi Guignol est il mort? Cela tient a d
Guignol était un directeur de théâtre trop simple, dont le comn
ne pouvait pas supporter de ^ros frais ni rivalis
somptueuses des forains. C'est le -, ruignol <;
lui Polichinell ceux qui l'entouraient pour support.
: mourir B< tons.
Polichinelle n'est point une simple marion-
d'humanité, c'est un philosophe. H
ne doit en citer, pour montrer son importance, que ( Charles
délicieux conteur, le bibliophile de l'Arsenal et Cet Henri l'.evle.qui
fut un irioniste de génie, et dont tant de pages dans A !'.\m>
dans ses romans furent sans doute inspiré lazzi de Pulci-
nella!
— ii9 —
Polichinelle est un homme que la vie a rendu essentiellement pra-
tique. Il ne se laisse point duper par la valeur des phrases qui sonnent
creux ; U sait avant tout qu'agir vaut mieux que parler et que le droit
du plus fort est toujours le meilleur, sinon en morale du moins en
fait. D'ailleurs il ne s'embarrasse point d'une morale encombrante. Il
agit selon sa libre fantaisie, fait sienne une justice sommaire, et finit
en fin de compte, grâce à son esprit ou à son adresse, par triompher
des circonstances, des choses et surtout des gens. Il daube sur tout le
monde, rosse le commissaire, pend le bourreau et tue le diable. Il
instaure le règne du bâton, se moque du monde et un peu de lui-même
et finira sans doute un jour par se laisser mourir, faute de trouver
encore une raison de vivre. Mais en attendant Polichinelle est bon
vivant; il donne libre cours à ses appétits et à ses fantaisies, raille la
société, la famille, les lois établies par haine de toute contrainte
sociale.
Polichinelle, c'est l'homme au naturel, ivre de liberté, avec ses
instincts bons ou mauvais et qui finit toujours par avoir raison, grâce à
sa devise qu'il applique à la lettre : « La fin justifie toujours les
moyens ! » Décidément Polichinelle est un profond politique, ce dont
personne ne s'est jamais avisé, pas même lui ! C'est grand dommage,
il aurait fait un bon ministre.
Le Charme d'Athènes, par Henri Brémond. (Collection des
Scripta Brêvia, chez Sansot, Paris). — Il est des villes pour qui le
vovageur vulgaire se croit tenu à une admiration de commande. Il
imagine que de l'instant où il mettra le pied sur le sol de la Grèce,
qu'il foulera la terre sacrée de l'Attique, il verra s'épanouir toutes les
splendeurs dont il garde le souvenir d'après des lectures factices II
n'en va point ainsi : pour qui pénètre à Athènes, avec le désir sincère
d'en comprendre les beautés, il faut un long temps avant de sentir son
âme en communion avec tout le charme qui émane de ces choses
antiques et immortelles. Le Parthénon surtout est difficile à aimer.
C'est une lente conquête qu'Athènes fait du voyageur pieux qui vient
à elle. Voilà l'impression qu'Henri Brémond ressentit. On la devine
réelle. N'est-ce point d'ailleurs la même dont parle Maurice Barrés
dans son dernier livre : Le Voyage à Sparte?
Henri Liebrecht.
Prochainement : Impressions d'une Française en Amérique, par
Mllc Thérèse Vianzone; Y Ame Japonaise, par Gomez Carrillo ; Le
Roman de Ganelon, par Ph. Lebesgue ; La Furie Espagnole, par
H Yerly; Corneille devant trois siècles, par Roger Le Brun ; Portraits
Français, par Edmond Pilon, etc.
THÉÂTRE PUBLIE
Pan, comédie satirique en trois actes, en prose, par Charles Van
Lerberghe. (Mercure de France.} — Une voix a crié sur la mer : « Le
Grand Pan est mort » — « Non, dit Pan, s'élançant tout hilare des flots,
— 120 —
je ne suis pas mort». Non, en vente, il n'est pas mort du tout, il 1<-
prouvera bientôt! En attendant, il s'installe dans une hutte tic berger
pêle-mêle avec le bouc de la commune et tes ouailles et le chœur
adorant des gipsies et des faunes Mais quel sera, je vous prie, 1
d'une honnête commune où Pan vient s'impatroniser : Passe encore
s'il se confinait dans la maison du bouc, peut être même lui pardon-
nerait on d'avoir épousé sans l'intervention du bourgmestre et du
curé, la fille du berger, son hôte, cette petite bacchante de Paniska :
mais Pan se proclame dieu ! Pan et sa Paniska quittant la hutte, pro-
mènent au soleil leur glorieuse nudité et Pan fait des miracles! Min-
cies innocents, je le veux bien, puisqu'ils consistent à ensauvager un
jardin et à mûrir des fruits avantle temps, mais miracles tout de même!
et comme dit l'abbé : « le miracle est un scandale. » Aussi croyez bien
qu'en présence du scandale, la municipalité ne se croise par les bras;
tout ce qui est plus ou moins fonctionnaire se réunit immédiatement
en séance extraordinaire. Il y a là le bourgmestre, prudent observateur
de la légalité; il y a le curé, un tantinet gâteux et son vicaire l'impé-
tueux abbé : il y a l'instituteur pédant, ironique et grinchu : il y a le
capucin, saint homme sans bégueulerie, très ferré sur 1 il y a
aussi le secrétaire de la commune, le suisse, le sacristain et le g;
champêtre et tous fraternisent dans une commune indignation, ver
tueuse et effarée. Et d'abord, qu'est-ce que « Pan » ? Un gêneur, ai
ment, mais quel espèce de gêneur? « Un phénomène naturel
l'instituteur; le berger affirme qu'il est Dieu, mais le berger blasphème,
ce n'est pourtant pas un malfaiteur — quel dommage! on le fourrait
en prison et tout serait dit! — il ne s'occupe même pas de politique :
il se pourrait fort bien que ce fut le démon. ( )n vote par assis et II
décidément Pan est le démon. Qu'en faire? Il résiste aux formules
d'exorcisme; on pourrait essayer de le chasser dans le corps
d'un pourceau, ou d'un hibou, ou d'un chat, ou d'un crapaud. Piteuse
tentative! Pan n'entre pas ! Il continue à rire el à danser, divinement
nu sous le soleil. Bien pis. il se bâtit un temple et pis encore, il f.t
conversions!
I décidément Pan est une puissance : le mieux serait encore de tra
avec lui. « Il m'a fait bonne impression, dit le bourgmestre,
femme aussi. C'est une personne très douce, très convenable. » Né
pourrait on lui proposer un concordat :
« Assurément, reprend ie capucin I i [lise qui s fondé ta
science chrétienne, la philosophie chrétienne, l'art chrétien, le -
lisme Chrétien, toutes les glorieuses complètes de notre époque.
Eh bien. Messieurs, je vous le demande, pourquoi ni- lui BOrait-i] pas
I le. l'honneur de fonder le pag*mismê ckritL
[1 ne reste donc plus qu'à rédiger les articles du concordat Mais
l'an i ! il. Mêlas! l'an de sou pied de chèvre envoie à tous
les diables les paperasses du concordat, le peuple l'acclame. l'an est
roi. l'an est Dieu !
Evohé Baccné !
l'an est ressuscité !
i'ne rumeur de bacchanale gronde et grandit et le fonctionnarisme
— 121 —
épouvanté s'aplatit devant la joie qu'il sent marcher sur lui, la joie
irrépressible et formidable prête à tout dévorer.
Avant tout, l'œuvre de Charles Van Lerberghe est un vaudeville
épique mais elle est autre chose encore : satire de la pruderie et de la
pusillanimité, elle est aussi pamphlet contre l'obscurantisme systéma-
tique et volontaire; car, ce Pan-ci n'est pas seulement le Dieu de
l'Antiquité et sa doctrine n'est pas le panthéisme classique : Pan est
l'esprit de novation — soit de rénovation, puisque rien n'est inédit —
dressé en face de l'ordre établi. Sans doute, Pan est le Dieu vivant qui
danse devant le Dieu crucifié, mais Pan est plus encore qu'un Dieu
défini. Paniska chante :
Il est Dieu î
Il est Pan ! Il est Tout ! Il est la joie.
Il est la vie.
Et c'est cela même, il est la vie ! la vie libre hors de toute amoin-
drissante convention.
Et c'est pourquoi j'aurais voulu qu'on ne le vit pas sur la scène; le
rôle n'est pas fait, il n'était guère possible : Pan est tout, en le person-
nifiant on ne saurait que le diminuer; invisible il fut resté plus lar-
gement symbolique Mais, sans doute, le poète avait-il ses raisons
qu'il n'a point dites et que je n'ai pas devinées.
Marguerite Duterme
LES SALONS
L'Œuvre
Ce n'est pas le 3e salon de l'Œuvre qui rompra la note monotone
et moyenne du défilé des expositions de 1905- 1906. Peut-être aussi ce
salon se ressent-il au point de vue de la valeur des envois, de l'approche
du Triennal de Gand, de la saison estivale, de la multiplicité des
Salonnets dont s'enorgueillit le moindre Kursaal de la moindre plage.
En cette modeste exposition je crois bien que la moitié des œuvres
qui nous attirent vers la cimaise sont signées Léon Huygens.
Aquafortiste et peintre, Huygens est surtout remarquable au
premier titre. Ses toiles brossées mollement, trahissent visiblement
des influences ou des souvenirs auxquels l'artiste n'a pu se soustraire.
Le Ruisseau est une page grande mais fort vide et les Roches de Bou-
chons ont leur avant plan très négligé. Il n'en est pas ainsi des eaux
fortes Les planches d'une facture large et toute personnelle, traitées
sans le concours de la pointe, chantent un peu uniformément dans une
note invariablement sombre prêtant admirablement aux effets roman-
tiques, la poésie sauvage des paysages de Campine, les intérieurs
pittoresques, les crépuscules et les spleenétiques soirs de pluie.
Cran et Jacq motte peignent le portrait avec une application et une
propreté de coloris très estimable. Ils arriveront à faire aussi bien que
M. de Lalaing. La Matinée à Argenteau du second tranche sur le restant
de l'envoi par des qualités de sentiment et d'exécution, hors de toute
banalité. Il y a beaucoup de vie dans le portrait de Mme E.-J. de Cran
— 122 —
et l'attitude de M11,1 X. P>. est originale, mais que penser du foudroyant
fond groseille qui sert de repoussoir à l'effigie d'un Mr P. L.
Leduc a le don assez rare de varier sa manière, d'assouplir son
coloris de façon à traduire la vibrante lumière d'un dimanche après-
midi ensoleillé avec autant de bonheur que le décor brumeux d'une
journée grise à Pruges. Pottier précise des intérieurs d'artisans et
Van der Ghevnst. avec une pointe d'humour note en une série de
pochades quantités de types amusants d'attitude et de couleurs, quand
il n'aborde pas en plus grand la présentation picturale du bourg
échappé d'un train de plaisir vers la mer, ou la béatitude d'une
concierge qui contemple son chien dont l'avant-train a disparu dans le
cadre du tableau. Mais qu'est-ce donc que cette Vénus soulignée du
titre Deux francs?
L' Annonciation, de Van Holsbeek, est une scène biblique, traitée
dans le genre de l'anachronisme qui fut récemment à la mode.
eaux-fortes bien détailllées du même auteur nous requièrent davantage.
M. Rels a des intentions sataniques et ropsiennes, mais si les titres
sont évocateurs, les sujets le sont beaucoup moins. La femme d
satanisme est un modèle à cheveux noirs honnêtement dessiné et je
doute que si la magicienne eut réellement possède la plastique qui
apparaît confusément dans le dessin n° 82, elle eut exercé tant d'attrait
sur Ulysse et ses compagnons.
Des aquarelles de Mlle Surlemont, des projets de l'arch i 10m s
et des œuvres du sculpteur Vogelaar contribuent à peupler les salles.
L'apport de M. Emile Meunier à cette exposition mérite une mention
moins brève. Ses ouvrages en cuir, buvards ou ceintures, outre qu'ils
sont originalement dessinés, sont coloriés avec une grande délier
de nuances. ( ). L.
Le Peintre russe Michel Tkatchenko.
Parmi les peintres étrangers dont les œuvres nous séduisirent à la
; (position de Liège, M. Michel Tkatchenko est à coup sûr un
des plus remarquables. Son talent est d'une sincérité absolue: on
trouve dans ses tableaux comme un reflet d'attendrissement et de
té. l'oint de métier tapageur, de ce métier quiest comme une
jonglerie- de couleurs. Point non plus de ce raffinement maladif qui
est le propre de la peinture littér.i: . 1 contraire une cm
forte .1 La fois et douce, un sentiment exquis du ton et de la plastique,
quelque chose de très bon et de très profond, l1
nature attendrie qui sollicite nos âmes.
M. Michel Tkatchenko occupe B Paris l'ancien atelier du peintre
Gérome. Cela est un contraste amusant. Dans le hall eleve. profi
large, demeurent encore les | ! les ami- SU peintre
de U 1 >n y voit ostumes ancien
et d'argent, Burcharj
des javelots y mettent la d'une pensée ardente-. Et dans ce
guerrier, s'alignent, paisibles et mélancoliques. deli-
cieuses du peintre russe. Et cela fait un peu songer à toute la vie, à
l'ardeur frénétique des foules haletantes qui se ruent, se haïssent, se
brisent, cependant que la nature infinie et altière demeure, affirmant
par son immobilité pensante la médiocrité dérisoire de nos amours et
de nos haines.
Car il y a dans les tableaux de M. Michel Tkatchenko une philoso-
phie profonde qui m'a ému réellement, cette philosophie un peu grise
et tout de même souriante qui nous enseigne la si utile résignation.
Un peu myope, un peu timide, charmant d'ailleurs et ayant dans les
yeux ce reflet profond des vastes horizons, à travers quoi l'on décou-
vre l'âme, M. Tkatchenko nous explique ses œuvres. Il a une phy-
sionomie jeune, et parfois cherche un peu les mots, pour dire exacte-
ment sa pensée intime. Il a un léger accent étranger et cela peut-être
ajoute à l'expression exacte des sentiments intégraux. Et l'homme aussi
ressemble à l'œuvre. Nous nous promenons ravis devant des paysages
qui, avec simplicité, exigent l'évocation. Nous aimons les horizons
tièdes ou glacés, les ciels tantôt clairs et puis brumeux dont s'enor-
gueillissent les splendeurs de la nature. Au hasard de la promenade,
nous notons quelques études de la Petite-Russie, des paysages où
règne un calme délicieux, où s'extasie une sensibilité aiguë et ravis-
sante. A notre avis, ce sont là de petits chefs-d'œuvre. Le calme,
d'ailleurs, tel semble être chez le peintre le souci dominant. Il savoure
la tendresse de l'isolement admirable, de la solitude émue. Une de ces
toiles — intitulée le Calme précisément — nous montre une mer bleue
d'aspect inoubliable. Nous remarquons encore un Clair de Lzme,
paysage de la Petite-Russie; le tableau — il appartient à Mme Félia
Litvinne, qui à son prestigieux talent unit une pénétration peu com-
mune de tous les arts — est une véritable merveille. Sous la nuit une
petite maison paysanne a des tons délicieux de vert lumineux. Le ciel
nocturne est d'un bleu étonnant Et l'atmosphère est exceptionnelle-
ment large, frissonnante d'air et de langueur.
Nous voudrions citer et décrire toutes les œuvres de M. Michel
Tkatchenko. La place nous manque — et nous craignons d'offusquer
la modestie certaine de ce charmant artiste. Mais nous osons affirmer
que son talent lui mérite une place de tout premier ordre. Ses œuvres
sont absolument dignes de la plus profonde admiration.
F.-Charles Morisseaux.
Petite chronique
Le prochain roman de notre collaborateur F.-Ch. Morisseaux
paraîtra à la fin de septembre chez Lemerre, à Paris. Ce roman annoncé
déjà sous le titre : Le Soleil hallucina?it, paraîtra probablement sous
un autre titre.
Notre collaboratrice, M"0 Marguerite Duterme, ayant trop
d'occupations actuellement pour assumer encore la rubrique du théâtre
— I24 -
publié qu'elle signait au Thyrse, nous a prie de la remplacer. Nous la
remercions des soins qu'elle apporta à cette tâche pendant plusieurs
mois. Notre collaborateur Carlo Ruyters a accepté de prend)
place à l'avenir. Il donnera une chronique dés le mois prochain.
Le 3° salon organisé par le cercle d'art « Les Independ..
s'ouvrira le 4 août au Musée Moderne a Bruxelles. Plusieurs ai
étrangers participeront à ce salon, notamment des Français, des
Hollandais, un Espagnol, un Danois et un Cubain. En plus une tren-
taine de peintres et sculpteurs belges.
Trois conférences seront données pendant le salon.
C'est le premier dimanche de septembre que sera donnée une
représentation au Théâtre en plein air de Genval-les-Eaux. On jouera
Phyllis de Paul Souchon, tragédie en 5 actes qui fut interprétée à Paris,
au Théâtre Bour, le 17 avril 1905. C'est une tragédie antique, d'une
belle poésie et d'un large caractère. On sait le succès retentissant
remporté au mois de juin dernier, au Théâtre de la Nature, à Champi-
gny-la- Bataille, par une autre tragédie de Souchon. Le Dieu Nouveau.
C'est M110 Antonia Guilleaume qui jouera le rôle de Phyllis.
Nous avons reçu les catalogues de l'exposition du Livr
du Salon des Beaux-Arts d'Ostende. Tous deux merveilleusement
édites par la maison tarder, sont des plus intéressants à consulter.
Nous reparlerons de ces expositions.
Ostende Centre d'Art — Voici la liste des conférences qui seront
données au Kursaal pendant le mois d'août :
1 mercredi : R.OBE&T Saxo : Une famille d'artiste* au XIX
Cladel.
3 vendredi : M-r LaCSOII : La nouvelle organisation du culte catho-
lique en Fran
4 samedi : FlERENS -< rEVAffl : L'Art au XX W . i I m cession
en /ici 'gt que.
8 mercredi : Le Docteur Dovkn : La Psychologie du malade et du
méJ
11 samedi : Edmond PlCARD : La L'e/g iqm -au.
14 mercredi : PAUL 1 KXJMKB : /. I
nt.
[8 samedi : JULESCl \ki 1 1 1 . : La ( 'om>d:t% lai > I mise
22 mercredi : MP* Judith Cladiu imaur.
25 vendredi : V m.kkk GlLLI 'ges.
28 mardi : I.'Aïuu LSMIRl : La Coin de : Je F Art.
29 mercredi : AJjBERT GutAUD : Le Th< Jou.
\i vendredi : PiiKKi- BaUDW -.France et Allemagne.
- 125 —
Lettre familière à Laurent Tailhade
POÈTE CHRÉTIEN
Monsieur,
J'avoue ne point comprendre l'étonnement indigné que
suscita — à propos du procès des antimilitaristes — votre
récent « plaquage ». Dès longtemps il le fallait prévoir.
La seule lecture attentive de votre œuvre l'indiquait clai-
rement, et c'est à ce sujet que je me permettrai quelques
remarques générales.
Vous n'avez point dû vous offusquer du titre de poète
chrétien que je vous octroie ci-dessus, depuis longtemps
déjà Armand Silvestre ayant qualifié vos poèmes de :
musique et latinité de psaumes, dans lesquels Virgile se
rencontre avec Saint-Grégoire. Ailleurs, Paul Verlaine
lui-même, en un sonnet somptueux, vous montra suivant
le saint sacrifice de la messe.
Certes, c'était en dilettante qu'à l'Eglise vous saviez
contempler le prêtre s'agenouillant et s'inclinant devant
l'autel. Mais n'est-ce point déjà beaucoup de s'intéresser à
la forme d'une pensée que l'on prétend haïr? Or je sais,
moi, que vous êtes imprégné de cette idée, que vous en
vivez pleinement.
Vous montrez en vos Poèmes aristophanesques une
élégance dédaigneuse de prélat italien. Seule, une élite
peut goûter entièrement le charme de vos vers doublement
alexandrins, et le peuple, pour qui vous vous faites gloire
de chanter, demeure stupéfait devant votre verbe, comme
il le ferait devant quelque antique hiéroglyphe.
Votre langue bijoutée fait un curieux contraste avec le
débraillé du costume que vous affectez ; et votre attitude
de penseur baudelairien porte à sourire. Le tout à l'air,
n'est-ce pas? si étudié et si poseur. Non pas que j'en
veuille récuser l'attrait, mais j'en nie la spontanéité.
Le Thyrse — i" septembre 1906. 8
— 126 —
Cependant, plus que votre aristocratie native et que
votre humilité simulée, c'est votre pensée qui s'avère fon-
cièrement chrétienne. Vous évoquez en moi les faces
haineuses et tourmentées des premiers pères de l'Eglise.
Tout vous est prétexte à blasphémer et à condamner.
Si vous osiez croire à l'Enfer vous y enverriez immédiate-
ment tous vos ennemis. Non pas que vos détestiez vos
semblables à cause de leur impiété, mais bien plutôt à
cause de leurs quelques vertus qui vous peuvent porter
ombrage.
L'immense orgueil de celui qui croit posséder la Vérité,
habite en vous. Cette vérité d'ailleurs est assez pareille,
en son essence indéterminée, au Paradis catholique. A
nous montrez la foule de vos élus, chantant
...L'Alléluia de la Pâque éternelle!
C'est faute d'une sincère lecture que .M. P. Qoillard a pu
dire de vous : « M. Laurent Tailhade est aussi peu chré-
tien que Swinburne, et son orthodoxie eût paru, m
à Saint Bernard, qui réprouvait déjà la trop grande abon-
dance de sculptures et d'ornements dans les églises de son
temps et y voyait plus de sollicitation au péché qu'aux
pensées édifiantes. »
Saint Bernard, certes, eût gémi sur vos trop nombreux
errements; mais, plus perspicace, il eut été persuada
votre retour, proche ou lointain, dans le giron de l'K
catholique, apostolique et romaine
Grâces au ciel soient rendues] Vous voici déjà, brûlant
ce que vous aviez adore, dans les colonnes de l'ai
cratique Gaulois. Bientôt on pourra lire de vous quelque
lettre familière à M. Hervé, u lans la S< /naine
Religieuse, Qui sait même — pourquoi ne point prophé-
tiser:'— si l'on ne vous rencontrera pas, un jour, -
l'habit dominicain, passant la frontière en compagnie
votre cher Fernand Kolnev.
— 12/ —
Votre retour sera fêté. Vos admirateurs et vos détrac-
leurs ne s'apercevront pas que vous n'avez point changé.
Malheureusement vous ne serez pas plus poète que par le
passé. L'Inspiration et l'Idée, absentes, ne feront point de
vos poèmes cette nourriture intellectuelle dont se doivent
rassasier les esprits.
Mais vous demeurerez cependant toujours l'admirable
et éblouissant versificateur que vous êtes. Tous ceux que
hantent la Poésie et le verbe français et qui sentent en eux
l'impérieuse nécessité de dire quelque chose, devront
étudier votre œuvre et s'en pénétrer totalement, sous peine
de ne jamais chanter que des vers ternes et sans rythmes
savants. Jean-Marc Bernard.
A un Poète
Si tu veux que ta voix plane au-dessus des fronts,
Ah! dis-nous ta douleur et nous V applaudirons !
Elle seule préserve et rend impérissable
Car le malheur de l'homme à l'ho?n?ne est agréable!
Dis-nous ta solitude et de quels pleurs chargés
Tes jours coulent parmi tes frères étrangers!
Il nous plaira de voir, à travers ton armure
D'orgueil et de grandeur, le sang de ta blessure!
Dis-nous le mal d'aimer et l'horreur qui te prend
Quand, tout près de ton cœur, un autre cœur ne rend
Qu'un son perfide et mêle aux rumeurs de ta lyre
Ainsi qu'un bruit d'argent un vaste éclat de rire!
Dis-nous V ennui d'agir, avec le sentiment
Que tout, autour de nous, n'est que l' écoulement
D'un grand rêve pareil à l'Océan immense
Qui jamais ne finit et jamais ne co?n?nence!
— 128 —
Dis-nous tes jours, dis-nous tes nuits et ton labeur,
Ta lutte contre range et Vathère sueur
Qui trempe ton visage et donne à tes poèmes
L'aspect brillant et fort des ouvrages suprêmes/
Ah! dis-nous ta douleur ! Et tes pleurs, tes sanglots
Nous toucheront, poète, ainsi qu'on voit les /lots
Poussés par leur souffrance et la nuire tempête
Faire mugir sous eux une rive muette!
Mais, si ton cœur est né mélancolique et doux,
S'il est, de ses secrets, amoureux et jaloux,
Si la pudeur lui parle, indécise, à voix basse,
S'il craint, en la montrant, d'évaporer sa gré
Aniîne des héros tragiques! Soufflc-Uui
Comme un verrier divin l'âme de ta douleur!
Tu seras délivré quand, debout, sur les plane.
Tu les verras mouvoir leurs belles j ormes blanc In s.'
Chacun de tes ennuis, chacun de tes désirs.
Et de tes faux espoirs et de tes vains plaisirs,
Empruntera pour nous leurs gestes et leurs bouches
( \ir c'est toi, toujours toi, poète, qui nous touclu s!
C'est ainsi que le cour de Shaki speare est épars
Pans ses drames, ainsi qu'a nos humbles regards
De Racine la tendre et V exquise pensi i
Pans ses couples d'amants apparaît, CQ
Tu ne mourras donc pas tout entier x nous saurons
Te retrouver partout et nous /
0 poèti , suivant /<
/:// ? écoutant gémir, les gloires m
Paul Soùchon,
— 129 —
Ma Tante Amélie
Il y a bien longtemps, j'avais une bonne vieille tante qui
s'appelait Amélie.
Parfois, je pense à elle, lorsque dans la rue, j'ai vu
quelque vieille dame, habillée à l'ancienne mode, avec un
châle de cachemire comme le sien, des « anglaises » déco-
lorées, pareilles à celles qui encadraient son visage.
Le souvenir qu'elle m'a laissé est charmant et joli, aussi,
je l'accueille volontiers. Une fois, songeant à elle, je me
crois de nouveau le tout petit garçon que j'étais au temps
lointain où s'achevaient ses jours et une autre, je la consi-
dère, avec mon cœur d'aujourd'hui et ma connaissance de
la vie; sans doute, ma rêverie me la montre alors non
point telle que je la connus mais telle qu'elle fût vrai-
ment... ainsi, avec la sagesse d'une grande personne rai-
sonneuse, je querelle souvent mon imagination et lui
coupe les ailes!
Ma tante Amélie était donc une vieille dame fort respec-
table ; je me souviens des tendres rides de son visage et des
coques blanchies de ses cheveux et de son bonnet en den-
telles qu'elle ne quittait jamais ; elle était toujours habillée
de noir et ses jupes courtes laissaient voir ses chevilles
minces, serrées dans des bas blancs; lorsqu'elle sortait,
son éternel châle à grands ramages sur les épaules, elle
faisait des grâces avec une toute petite ombrelle de soie
pareille à celles qu'ont les élégantes sur les gravures
anciennes.
Elle habitait une maison dont les fenêtres regardaient
un square en miniature où seuls les oiseaux et les papillons
citadins avaient le droit de sautiller et de voler ; au centre
— i3o —
des allées, il y avait la statue en bronze d'un grand savant
et du haut de cette statue, les hirondelles sans doute aper-
cevaient les beaux pays où jamais il ne pleut.
J'étais alors un petit garçon, timide et caressant... je
portais des costumes marins, un béret où s'étalait en le;
d'or le nom d'un célèbre capitaine anglais et mes mollets
nus bravaient les caprices du temps, mieux que jamais
mon cœur supporta ceux de la vie; j'adorais ma tante
Amélie parce qu'elle me- gâtait, me contait d'incompré-
hensibles et merveilleuses histoires et me traitait tout
comme une personne de son âge.
Chaque jeudi, on me conduisait chez elle, je sentais con-
fusément que c'était là une façon de récompense à ma
sagesse; à la porte de la maison de tante Amélie, mon
père me donnait sur les joues une petite tape amicale
comme les hommes en donnent volontiers aux enfants et
aux jeunes femmes, puis il s'en allait avant que la porte
fût ouverte parce qu'il était en mauvais termes a\ i
sœur, l'aînée de sa famille, et ne voulait rien voir d'elle,
pas même sa servante.
J'entrais et j'embrassais très fort tante Amélie, puis
assis en face d'elle, je passais des heures, immobile et gn
à écouter ses histoires... entretemps, nous regardions
passants et les fleurs et les arbres du square, moi avec mes
yeux ronds et curieux, elle avec son face à main d'écaillé
qui lui donnait des airs de grande dame aristocratique.
Certes, ce petit square, mélancolique et solitaire occu-
pait dans l'horizon de tante Amélie, une pli iidérable;
à la vérité, ils vivaient côte à cote depuis des années: elle
l'avait vu de plus d'une manière déjà, >US le
vent, agité par la jeunesse des printemps ou couvert d'une
neige magnifique, si dure, qu'à peine les patte 'aux
s'y dessinaient.
Comme ma vieille tante et suivant le o ons,
j'observais les fleurs et les arbres du petit jardin, ou à l'au-
— I31 ~
tomne, la chute des feuilles mortes et enfin la neige qui
l'emplissait.
Parfois, le gardien, un vieillard boiteux, passait et saluait
tante Amélie d'un bonjour familier; aussitôt, elle s'empres-
sait et ne consultant que sa joie à être bienfaisante, elle
offrait par la fenêtre entr' ouverte, un doigt de vin sucré et
quelques biscuits au rude palais du pacifique invalide.
Ainsi, les heures passaient.
Vers quatre heures, M. Hippolyte rentrait de la Bourse,
et alors tante Amélie arrêtait le joli désordre de ses histoires
et moi-même je n'osais presque plus parler.
M . Hippolyte était le locataire de tante Amélie ; certes
(ainsi répondit-elle un jour à mon indiscrète question) ma
tante n'avait point besoin d'argent et ce n'était guère pour
augmenter ses revenus qu'elle partageait avec un étranger
sa petite maison, mais elle avait peur la nuit et tremblait
pour ses valeurs qui dormaient, parfumées de lavande,
dans son armoire à linge... la présence de M. Hippolyte
n'était-elle pas rassurante pour elle et son avoir?
M . Hippolyte rentrait donc à quatre heures . Tante Amélie
allait au devant de lui, le débarrassait de son pardessus
avec des gestes attendris et s'empressait, la chère vieille,
à deviner ses moindres désirs... dès lors, je n'existais plus
pour elle mais je ne souffrais point de cette disgrâce, car si
j'adorais tante Amélie parce qu'elle prenait soin de moi,
mon âme puérile et insoucieuse de la contradiction conte-
nait aussi pour M. Hippolyte, qui me regardait à peine, un
respect immense et presque craintif.
Le locataire de ma tante s'installait à la meilleure place,
il déballait d'une serviette de cuir un monde compliqué de
papiers et de notes et couvrait des pages blanches d'une
petite écriture qui coulait rapide et menue... j'en suivais,
— i32 —
silencieusement, les réguliers caprices, regardant comme
un objet inconnu la main grasse et bien posée qui la con-
duisait.
On n'entendait aucun bruit dans la chambre close, la
pendule marchait, un canari dans sa cage faisait de temps
à autre, pi-it, pi-it... et peu à peu l'ombre tombait et dans
le square et dans la maison.
Alors, on venait me chercher, tante Amélie passait, en
me reconduisant, par la salle à manger où son couvert
était mis, vis-à-vis de celui de M. Hippolyte, elle m'em-
plissait les poches de mille friandises puis m'embrassait ;
ma bonne me prenait la main et avant de revenir à la
maison paternelle, nous flânions longuement dans les rues
où grandissait l'agitation du soir.
C'estainsi que je revoistante Amélie, lorsqu'un moment,
un fugitif moment, je me crois encore le tout petit garçon
que j'étais au temps lointain où s'achevaient ses jours.
Une nuit, chez mon père, un coup de sonnette éveilla la
maison endormie. Dans mon petit lit, je fus glacé d'épou-
vante mais mon désir de savoir pourquoi on nous déran-
geait si tard fut plus grand encore que ma peur... je pensai
au feu, aux voleurs, à tout... sauf à cette chose terrible et
mystérieuse... la mort! Je me levai et penché au-dessus de
l'escalier, je vis mon père introduire dans son bureau la
servante de tante Amélie, alors j'allai me recoueher mais
inquiet et anxieux, je ne sus me rendormir... le matin
venait, les lourdes charrettes des maraielu
la rue, enfin mon père entra dans ma chambre et m'annonça
la nouvelle : « tante Amélie était morte » Il me semble bien
que je ne fus guère très triste, la mort était pour moi un
état inconnu et difficile à apprécier, pourtant j'éprouvai
quelque confusion et une sorte de regret à n'avoir point
- 133 —
envie de pleurer; en m'habillant, je me demandais, car
déjà j'apprenais à raisonner, comment il se faisait que
tante Amélie occupait dans ma vie une place si minime,
elle qu'hier encore, je croyais adorer!
Je sonnai à la petite maison dont les fenêtres aux stores
baissés, regardaient tristement le square désert ; une der-
nière fois, je vis tante Amélie étendue dans son lit... j'em-
brassai son vieux visage tout froid, puis sortis bien vite de
sa chambre, gêné par les bougies qui brûlaient en plein
jour, l'odeur des rieurs et de l'eau bénite, et les cornettes
blanches des deux sœurs qui priaient pour le repos de son
âme douce et gentille.
J'entrai au salon où une quantité insoupçonnée de
parents — oncles et tantes, neveux et nièces — étaient
réunis; leur assemblée n'avait rien d'accueillant; les
hommes avaient gardé leur pardessus ou leur pelisse et
assis de moitié sur leurs chaises, semblaient attendre
quelque chose; derrière leur voilette baissée, les femmes
s'observaient.
Entre eux, ils causaient de ]a morte et avec si peu de
respect, si peu d'amour, que par pitié pour elle, je sentis
mes premières larmes couler... mais personne ne fit atten-
tion ni à mes larmes ni à moi-même, alors, je m'assis dans
un coin et j'écoutai ce qui se disait autour de moi.
A la vérité, ce que j'entendis, je ne le compris que bien
plus tard, parce que beaucoup de mots n'avaient point
encore de sens pour moi.
Ainsi, j'appris que tante Amélie avait, sans compter,
dépensé la fortune de son mari et le plus clair de la sienne
et sans doute, n'était-ce point son droit, puisque tous ces
gens le lui reprochaient avec aigreur. J'appris aussi qu'elle
avait été coquette et volage et que pour elle la foi conju-
gale n'avait guère plus d'importance qu'un serment
d'amour. Même, le nombre de ses liaisons galantes avait
été si grand que vraiment on ne savait auquel de ses
— !34 -
enfants, son défunt époux avait pu donner le jour; quel-
ques vieilles filles, entre elles échangeaient des propos
médisants, des anecdotes couraient sur ma pauvre tante,
l'inconnu du testament et les caprices qu'il pouvait con-
tenir rendaient tout ce monde bavard et fiévreux. Un mon-
sieur décoré et d'air martial supputait ce qu'elle laissait en
biens meubles et immeubles; certes, résumait-il, ma pau-
vre cousine nous a donné bien du fil à retordre, outre
qu'elle a tué son mari à force de le tromper, elle a gaspillé
son argent, le jetant par portes et fenêtres, en prêtant
même à ses amants, mais nous devons nous féliciter qu'elle
ait au déclin de sa vie, rencontré M. Hippolyte... et comme
une respectable dame le dévisageait, étonnée et offusquée...
M. Hippolyte, ajouta-t-il, a partagé son lit, je vous l'ac-
corde, mais au moins il n'a point frappé à la porte de son
coffre-fort, tout au contraire, il a, je le sais, fait fructifier
notre avoir commun par de bons placements de
famille, tels que moi-même je lui en eusse indiqu
Amélie m'avait fait l'honneur de me consulter.
Plus tard, j'ai compris tout ceci et dès lors, je me suis
Imaginé tante Amélie tout autrement qu'elle m'apparut
vraiment.
Elle avait dû être une dame fraîche et élégante,
laquelle le goût de l'amour et la variété bien entendue de
amants avaient donné une sorte de bonté, de h
manières et une grâce aristocratique.
'i mari et ses enfants morts, elle s'était rei n de
sa famille, dans cette aimable petite maison où parmi
meuble^ « Empire N^ et les portraits de ses parents et aïeux
vieux messieurs à grand te ou à perruque poudrée,
dames en robes à falba rinolines— -traînait une odeur
de choses démodées, de souvenirs exquis, de fleurs fané*
là voici que M. Hippolyte entra dan- -a vie, c'est un
gr<>> homme sanguin et gourmand, habile en alla
régulier et maniaque... lui aussi, il m' apparaît sous un jour
ri- .
nouveau, il n'est plus seulement l'hôte de ma tante Amélie,
il est aussi son amant.
Amélie alors n'est pas vieille... à peine, son corps resté
d'une miraculeuse fraîcheur a fini de mûrir, par les chauds
soirs d'été, elle en prête les charmes au dernier objet de sa
flamme, et il se réjouit, ce gros homme bien portant de
découvrir que le temps n'y marque guère ou si peu son
empreinte.
Puis les années passent, tante Amélie a maintenant
soixante ans, Hippolyte la regarde sans plus aucune
volupté, mais avec une sorte de reconnaissance attendrie
tout à fait approuvable... la maison, au surplus, est
chaude et tranquille, à l'heure des repas, de si agréables
fumets l'embaument qu'il sourit, mange et boit de bon
appétit et parfois au dessert, en souvenir du passé et pour
charmer l'heure présente, il baise ma bonne vieille tante
dans son cou où quelques rides naissantes se cachent sous
ses nattes.
Enfin, voici tante Amélie tout à fait vieille, pour tou-
jours, elle a dit adieu à l'amour, elle vit tout simplement,
un peu comme une chatte paresseuse et gourmande... en
faisant sa toilette, elle admire parfois d'un œil soudain
rallumé son corps dont les parties intimes ont conservé une
surprenante et éternelle fraîcheur, elle considère ses seins
blancs et encore fermes où des mains passionnées et
diverses firent, en son beau temps, naître le plaisir... un
moment, alors elle ferme les yeux et le souvenir de ses
amants la remue d'un frisson exquis ! Puis elle s'habille et
elle-même va dans la cave chercher, pour flatter la gran-
dissante sensualité d' Hippolyte, quelque bouteille de son
vin le plus vieux.
C'est ainsi que parfois, je revois tante Amélie... et c'est
ainsi, sans doute, que je l'aurais vue, si au temps très loin-
tain où elle me contait une histoire de sa façon, j'avais
été, non point un petit garçon, mais une grande personne,
raisonneuse et clairvoyante. Carlo Ruyters.
— i36 —
L'Offrande d'Automne
XTINK |
Voici des fleur S) des fruits, desfeuilL
Paul Vkrlajnb.
Pour fleurir la douceur de ta mélancolie
Je V apporte en mes bras l'automne radieux :
Prendscesfruits,prends ces fleur s qu'octobre au parc oublie
Et goûte leur beauté chaque jour affaiblie ;
Dans le jardin, malgré la clémence des eu
Vois l1 automne mourir, clair et silencieux.
Erre à travers le parc d'un pas silencieux,
Puisque la saison chère à ta mélancolie
Accueille ta venue en pavoisant les deux
Oui t'offrent la splendeur de ce jour radieux,
Et que le vent léger, d'une voix affaiblie,
Te chante la chanson des espoirs qu'on oublie.
S'il reste des regrets il faut qu'on les oublu !
Prends cesjleurs, prends les d'un geste sih ncieux,
Puis en signe de deuil, d'une main affaiblit ,
Comme des fleurs de rêveel de mélancolie,
Mets dans tes cheveux longs ce bouquet radieux
Tandis que ta pensé t i m à travt rs A s eu ux.
Déjà le crépuscule a tendu sur les cieux
Son voile transparent : c'est l'heure OÙ l'on ou!
( ", si f'h< ure OÙ l'on comprend qiu les mots radn ux
Nous trompent et qu'il faut d'un eo ur siU nen ux,
0 mon (imie, aimer pour sa un Lue
La beauté de l'amour qui n \ st pas affoibL
//.//< sse pour moi m peut >
Et mon amour divin , vast, eonu;; UX,
. malgré Vautomm et sa tnéle
1 l amour d'été qm jamais on n'oublie ;
Mais il , st aujourd'hui grave < t silencit UX
Pour t'apporti r le don de mon eo ur radie ux.
- 137 -
Prends ces fruits, prends ces fleurs aux parfums radieux
Pares en ta tristesse et ta grâce affaiblie,
Et vois dans mon regard l'aveu silencieux
Passer, ainsi qu'u?i vol de colombes aux deux :
Il t'apporte V amour par lequel on oublie
Et fiance ma joie à ta mélancolie :
Mélancolie exquise où l'amour radieux
S'oublie! Heure divine et musique affaiblie :
Sous les deux notre amour reste silencieux.
Henri Liebrecht.
Idylle Rouge
— L'amour! railla René Darly, le romancier à la mode,
en suivant des yeux les volutes bleues de sa cigarette,
sujet de poèmes et de dessus de pendules ! L'amour, on
chantait cet air-là jadis sur les clavecins et les guitares.
Fini le couplet de l'étudiant et de la grisette, de Béranger
et de Paul de Kock, fini les rires et la bohème de nos
lointains vingt ans. Aujourd'hui le collégien ne rêve plus
des yeux de fleur d'une Gretchen ou d'une Marguerite, il
songe « aux moyens de parvenir », la pensionnaire elle-
même oublie le « Prince Charmant » pour penser aux tour-
billonnants plaisirs du « plus tard » et au brillant mariage
qui doit en être la conséquence. Oh ! le vrai couple mo-
derne! l'arriviste et la snobinette. En les voyant s'agiter,
on s'écrierait volontiers avec Goncourt : « Passants,
aimez pour eux » ! . . .
— Alors, l'amour reste le mythe introuvable ? Vous ne
l'avez donc jamais rencontré, vous, le subtil psychologue
des âmes féminines?
— Jamais, fit-il, soudain plus grave, c'est trop! Jamais,
- i38 -
ce serait de l'ingratitude envers un souvenir qui est resté
tout chaud encore dans les cendres de mon pas
— Oh! raconte/, racontez vite, implorâmes-nous, sup-
pliantes.
— Ce n'est pas moi, qui en fus le héros, blagua Darly,
en se cambrant avec désinvolture au chambranle de la
cheminée, tout fier sous sa gouaille de son attraction de
narrateur.
— C'était, dit-il, sur la Côte d'Azur, ce paradis
névrosées et des snobs, des rastaquouères et des vieilles
« Nichettes », de tous ces êtres factices agenouillés devant
le Plaisir. Dans cette cohue trépidante j'avais distingué
un jeune couple (mes voisins de table à Yhôte\Beaus<jour ),
dont l'allure sentimentale m'intriguait. La curiosité me
poussant, j'appris par la liste des étrangers qu'ils s'appe-
laient Monsieur et Madame Opposkine.
Tous les matins, comme des oiseaux frileux, blottis l'un
contre l'autre, ils lézardaient sous ma fenêtre, humant
la brise odorante, buvant la vie qui s'exhalait de
horizons radieux. Gracile, adorablement blonde, un vrai
Lawrence, elle joignait à des yeux verdâtres aux chutes
d'eau vive, une fraîcheur florale, un charme printanier
que n'avaient point encore déveloutés, semblait-il.
casmes de tout ce high-life du plaisir et de L'argent.
i hiand elle passait dans l'air bleu du matin, on eut dit une
marquisette Louis XVI cambrant le pied pour un menuet.
Jamais elle n'aperçut les regards de prière que je lui adres-
sais, elle ne voyait que lui | j'en étais un peu jaloux ) ; lui. ce
sceptique qui portait beau, fleurait bon, marchait sous le
panache; lui, cet Adonis eu rupture de piédestal, qui lui
sait le philtre de ses prunelles comme une courtisane
manégée.
Un superbe maie, ma foi, dont Les souvenirs devaient se
peupler de duchesses hystériques, de jeunes piaffeus»
de vieil! 3 >\ un vrai c hors-concours » pour
— 139 —
l'embarquement à Cythère ! L'inquiétant éclair de ses yeux
parlait de compromissions, d'aventures, d'un passé bruis-
sant de soie et d'accords de guitare et de perversité ayant
expérimenté tous les raffinements. Il exacerbait mes
nerfs, ce joli garçon ; il paraissait trop certain d'un bonheur
que son scepticisme n'appréciait point. Involontairement,
je songeais à l'épervier fondant sur la colombe.
Ils aimaient s'asseoir sur le péristyle de l'hôtel et s'im-
prégner de la beauté de ce jardin d'Armide, avec ses pal-
miers monstrueux, ses agaves aux lances hérissées, sa mer
de saphyr et la ceinture d'or de son soleil. Peut-être, la
grâce morbide de la « Riviera », sa traitreuse langueur, ses
sensations ardentes de poitrinaire incantées du souvenir de
siècles d'amour, galvanisaient-ils la ferveur de leur poème !
Ma fée blonde semblait apeurée, souvent, au sein de ces
splendeurs que son « bien-aimé » respirait à pleins pou-
mons. Il vibrait dans cette atmosphère qui devait être
sienne, dans ce pays, qui charrie de l'aventure, des chi-
mères, des sourires et des larmes, qui abrite plus de scan-
dales que de vertus, dans ce monde qui hospitalise tout;
indulgent aux turpitudes, pourvu qu'elles soient dorées ;
cosmopolite et accueillant comme une entremetteuse qui
chanterait le « Carpe diem » entre le bleuissement du
large et les élégances d'une ville, « parisianisée » devenue
la capitale du Luxe.
A la nuitée tombante je les suivis, maintes fois, jusqu'au
Casino, où ils allaient s'enfiévrer de la volupté des violons
tziganes. Bientôt, las, sans doute, de la monotonie de cette
musique poivrée, ils s'aventurèrent chez Dame Roulette,
où je les retrouvai plusieurs soirs consécutifs. Toujours la
même interrogation se posait dans mon esprit : qui donc
sont-ils?.. Lui, un rastaquouère, sans doute, mais Elle?
Mon admiration souffrait de voir ma « princesse loin-
taine » coudoyer, insouciante, l'avarie de ces tares mul-
tiples. Elle souriait de l'extase des joueurs qui attendent,
- uo —
en « croyants » la réalisation de leur rêve d'or. Elle s'éton-
nait du silence hostile de ce temple moderne, où l'on ne
perçoit que la sonorité des louis, qui roulent et tintent -
cesse, scandée par la sonnette du tapis vert — Rien ne
va plus.
Comme elle m'apparaissait liliale au milieu de l'âpreté
de ce décor, égayé seulement par les toilettes tapageuses
de filles aux frisons oxygénés, au maquillage outrecuidant
qui font de l'amorçage la poitrine offerte, l'œil grivois, les
lèvres incendiaires. Pourtant, l'avouerai-je! bah! je ne
suis qu'un homme après tout! je me laissai distraire de
mon admiration par cette ambiance frelatée dont les
voluptés brutales saturaient l'air.
Plus observateur que joueur, malgré moi, par habitude
plus que par volonté, je suivais leur sillage, intéres
l'élasticité de leur psychologie, quand, soudain, se g]
parmi elles une femme enveloppée dans l'amplitude frou-
froutante d'un manteau de soirée, fanfreluche de dentel
Oh! la superbe créature pensai-je! Carmen ou Salomé avec
le velours de ses prunelles orientales, cette pâleur marmo-
réenne, la pulpe humide de ces lèvres à baisers, ces cheveux
de nuit aux luisants de miroir et le modelé de ces ham
entrevues dans l'entrebâillement du camail !
Devant la splendeur charnelle de cette apparition, j'en
oubliai mon petit lotus blanc. La belle inconnue me le
rappela, « illico » par l'insistance de son regard brasillant,
qui perçait comme d'un poignard le dos du brillant
« Opposkîne ». Il y avait une agonie d'amour dans la
détresse de ces yeux-là,
— Lui,munnurai-je, il chavire donc ton- I, encore
et toujours, lui !
QSquementj « ma ténébreuse Salome » opéra une volte-
. eu rabattant avi m capuchon de dentelles.
Je remarquai qu'à ce moment le « Don Juan » se levait
et se dirigeait Vers la porte, après avoir glissé deux mots
— ni —
à l'oreille de sa blonde compagne. Quelques secondes après
son départ, à pas précipités, mon andalouse le suivit.
Calme et souriante, Madame Opposkine jouait toujours...
elle n'avait rien vu, tandis que je sentais de l'orage dans
l'air, du poison dans ce paradis, un péril dans ce soir
enchanteur, l'impression enfin d'un bonheur impossible.
— Sensibilité suraiguë de nerveux, pensai-je !
Ce spleen envahissant et plus encore ma curiosité me
poussèrent à sortir pour secouer les folies de mon imagi-
nation. Au dehors, une atmosphère duvetée m'enveloppa,
c'était une nuit du midi sereine et pure, une nuit qui
donnait la nostalgie de l'Idéal, une nuit dont la clarté
lunaire rendait plus irréel ce coin d'Ionie... Je m'hypno-
tisais dans cette contemplation et me laissais bercer par
les caresses éparses dans l'air, lorsque j'aperçus dans le
lointain, près d'un pont rustique, un couple d'ombres
qui gesticulaient. Intrigué par cette pantomime où la
femme semblait dominatrice, je m'approchais, quand
tout-à-coup, comme un glas, retentit un coup de revolver. . .
l'homme chancela... deux autres détonations résonnèrent,
sinistres. . . la femme, à son tour, s'abattit. . . Je m'élançai vers
le lieu du drame, un gardien m'avait précédé.
Quelle ne fût pas ma surprise en reconnaissant la brillante
inconnue et le beau slave. Ils gisaient côte à côte, lui, le
front troué d'une large plaie d'où coulait un sang vermeil
qui rougissait d'un fard horrifiant son profil de Dieu grec...
Elle, en apparence évanouie, respirait plus fortement,
seules les dentelles de son corsage se teintaient à l'épaule
de macules révélatrices.
— Le Jeu, sans doute, interrogea le gardien!. Oh! cet
or, rugit-il, maudissant du poing la roulette, mangeuse de
vies humaines.
— Non, répondis-je, ce doit-être un drame d'amour.
Allez vite quérir un médecin, peut-être pourrons- nous
sauver l'une des deux victimes. Pendant qu'il détalait à
- 142 -
la recherche d'un Esculape, le mourant expira, la blessée,
au contraire, rafraîchie par l'eau dont avec mon mouchoir,
je lui tamponnai le visage, ouvrit les )'eux et murmura ce
terrible aveu: « Je l'ai tué... je l'aimais trop ce voleur
d'amour... qui m'avait vendue... pour de l'or et qui m'a
abandonnée pour.... épouser de l'or. »
Je lui répondis quelques mots consolants en essayant
de la ranimer, tout espoir ne me semblait pas perdu; la
balle avait dévié fracturant l'épaule. Dans les allées accou-
raient quelques personnes. . . le médecin . . . le gardien . . . deux
inconnus, puis, oh! malheur, ma blondinette, à l'allure
inquiète, à l'œil interrogateur.
— Ah ! la pauvre, m'écriai-je.
J'aurais voulu voler au devant d'elle pour amortir le
choc, pour qu'elle ne vît point l'autre, mais la poitrine de
sa rivale hoquetait contre mon genoux... L'angoisse qui
m'étreignit à ce moment est inénarrable... les arrivants
nous touchèrent, enfin; alors se déroula une scène tra-
gique, qui me donne encore le frisson. Madame Op]
kine, avec un cri rauque, s'agenouilla près du défunt,
l'embrassant avec folie, ensanglantant ses joues à celK
« l'aimé », lui prodiguant les mots de tendresse les plus
fous, le conjurant de vivre pour le pardon et pour l'oubli.
Quand elle s'aperçut que le froid de la mort répon
seul à son étreinte, elle se releva avec les veux d'une
Euménide et voulut se jeter sur la blessée qu'elle aurait
déchiquetée de ses ongles : « — Infâme, criait-elle, pour-
quoi me l'as-tupris?» Je la repoussai, suppliant « — Ma-
dame, de gr&ce, elle souftre. » — «Qu'importe, clamait-
elle, elle n'expiera jamais assez. »
Ému de cette férocité d'amoureuse, j'allais m'imerposer
encore lorsque je la vis battre l'air de ses bras i
nouir, le médecin s'empressa près d'elle pendant que nous
attendions, le cu-nr révulsé, un dénouement à ce drame de
chair et d'or.
— 143 ~
Peu à peu, la pauvrette revint à la vie, et promenant
autour d'elle un regard vague d'abord, puis soudain déli-
rant et joyeux, partit d'un grand éclat de rire où je perçus
comme le choc d'un cristal qui se brise! Ah! ce terrifiant
et lugubre rire dans lequel s'envola sa petite âme trop
frêle pour supporter le poids de nos douleurs humaines !
J'échangeai avec le docteur un coup d'œil navré, pen-
dant qu'inconsciente, elle se levait avec des grâces de
chatte, lissait ses cheveux, cueillait des fleurs et valsait
enfin dans un bal imaginaire, qui lui coûtait la raison.
L'idylle bleue finissait rouge!... Pauvres fleurs de passion
qui avaient oublié que
Les êtres aimés sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés.
Chassant l'évocation tragique sous laquelle nous vibrions
encore, Darly gouailla : « Ne vous avais-je point promis
une page d'amour vrai?... Ah! l'heureux gaillard!! Quelle
apothéose pour la mort d'un homme ! Quel roman ! »
Héléna Clément.
Verlainienne
// est tard dans nos cœurs,
Récitons des prières. . . .
Saint Verlaine qui êtes aux deux
Ayez pitié de nous ;
Que votre nom soit sanctifié parmi les doux,
Les hiwibles, les pasteurs,
Les tristes, les lumières.
Saint Verlaine qui êtes aux deux
Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien,
Nous avons faim d'amour
Et les maisons sont vides.
— H4 —
Vers ce monde courbé sons le demain trop lourd
Qui vient,
Tendez votre sourire et dans nos mains avides,
Saint Verlaine qui êtes aux deux,
Mettez un peu d'aumône et quelque chaste tt ;
Donnez-?ious le bâton pèlerin qui chemine,
Et comme une relique ancestrale et divine
Vos enfants appuieront sur elle leur été.
Saint Verlaine qui êtes aux deux
Je pense à vous, ce soir, sur la route de vie
Où je marche pénible et lamentablement;
Et je marche malgré mon âme endolorie
Car je sais qu'atc tournant
Je croiserai V auberge et vous, bon hôtelier,
Qui me prendrez le sac et m'ouvrirez la porte
O la table dressée à l'ombre du cellier!
Il fait doux dans le clair-obscur où je vous eau
Où vous ?n } écoutez vivre et boire le vin rose
Que vous avez gardé pour de tard voyageurs !
Je n'ai plus faim, je n'ai plus soif, c'est mon bonheur.
Je n'ai plus faim, ma soif est morte.
Saint Verlaine qui êtes aux eienx,
Je pense à vous sur le chemin
Que, parmi le doute des yeux,
Trace V ombre de votre main !
Emile Sicard,
^
9*
- 145 —
Etat d'âme
A M. Henri Thiébaut.
Mon âme est aujourd 'hzu comme une âme bercée
En des poses de calme et de béatitude,
Et pourtant je vois bien que dans son attitude
Elle se sent plutôt com?ne une âme blessée.
Est-ce joyeux qu'il est, mon cœur? ou s il est triste ?
Sais-jemoi si je pleurs ou si je ris un peu?
Ai- je le sang de glace ou les veines en feu ?
Oh! qui dira jamais Uétat d'une âme artiste?
Rien ne m'enchante et rien aussi ne me chagrine,
Sais-je ?noi si je vis ou si je meurs un peu ?
// passe dans mon cœur des choses dont le jeu
Me dérobe à moi-même et soudain m'illumine.
Je suis très doucement heureux et c'est le charme
Adorable et muet de ce moment donné,
Où l'âme, comme fait un enfant pardonné,
A travers le sourire efface encor des larmes.
Et c'est cofnme de longs nuages en cortège,
Qui passent lentement sur ?non triste bonheur ;
Et c est aussi, parfois, comme si, dans mon cœur
Dans un peu de soleil to?nbait un peu de neige.
Et c'est enfin l'image étrange et triste encor
De ces vieux carillons qui chantent dans nos villes,
Où se mêle, aux éclats des cloches qui jubilent,
Le sanglot alterné de trois cloches de mort.
Marcel Angenot.
- i46 -
Chroniques du Mois
LES POEMES
Les Cygnes Noirs, par Léon RocQri re de Fran
— L'école actuelle a créé un genre particulier de sensibilité- poétique.
Peu à peu elle a introduit dans la poésie le culte du moi, dont B
fut le merveilleux psychologue, mais en même temps, sortant
de la tour d'ivoire où les Romantiques s'étaient enfermés pour
comprendre ce moi, nous avons cherché à analyser les rapporta de
notre personnalité avec la nature, nous avons demandé à celle i
raisons et des moyens d'affiner cette sensibilité et, de la sorte, nous
avons appris à reconnaître quelles influences la nature avait sur nous.
Notre sentimentalité a trouvé dans les décors naturels ceux dont la
dilection lui était chère et nous avons tout simplement abandonné
cette recherche exagérée de symbolisme, par laquelle l'école de 1885
créa un milieu factice de féeries, de légendes et de chimères d'où la
vie se retirait peu à peu.
Albert Samain et Verlaine, Régnier et Guérin nous ont apj
aimer la mélancolie nostalgique des heures de crépuscule et des jour-
nées automnales. Nous préférons la nuance à la couleur, nous goûtons
mieux les musiques en sourdine, la tristesse des jours de pluie, la
douceur de la solitude et du silence, tout ce qui fait à notre âme un
voile impalbable grâce auquel elle sou lire moins de la brutal it
choses et qui nous force moins, comme le disait Ephraîm Mikhaél.
« à prendre notre part dans le péché de vivre ».
Léon Bocquet, qui fut récemment l'historien attendri d'Albert
Samain (1), a réuni dans un recueil intitulé L<
poèmes de la période 1899-1903. Un charme pénétrant et subtil se
dégage de la profonde harmonie de ces vers et de leur émotion atten-
drie. C'est la grâce souple d'une élégie triste, la musique intérieure
d'un cœur et d'une âme qui s'exhale en mots gi
L'écho de la chanson mélodieuse que le vent chante dans l<
du crépuscule, la nostalgie de rêves ardents éveilles par le souvenir
d'ancêtres partis vers l'inconnu des Rondes en abandonnant leurs
voiles au vent du large, le roman d'une âme amoureuse qui se
vient du charme des veillées d'hiver dans la petite maison, entourée
du jardin clair où poussent les digitales pourpres, les rêveries .1 l'aube.
parmi la rosée et les pleurs de la nuit, devant l'étang solitaii
voguent vers le poète l'escadre endeuillée des cygnes nous, c'est le
songe du silence dans les maisons closes, dans les bois et dans la plaine
où la neige tisse son suaire et c'est l'élégie adorable qui mit dans cette
aine le parfum de l'amour, pareil à celui qui vient des branches lourdes
au cœur du printemps!
M oie et ses œuores, par Léon liocy
Voir larticle inspiré par ce volume dans le Thyrse de septembre 1905.
- i47 -
Et ma chair et mon cœur et mon âme tressaille?it
D'un ineffable et tendre et soletinel émoi
Parce que le bonheur approche et tend vers moi
Ses doigts gemmés du bel anneau des fiançailles.
Ils ont quitté, les cygnes noirs de mes ennuis,
Les feuillages obscurs et la brume obstinée
Qui tressaient sur les bords de l'étang, l'autre année,
Les grands cyprès de l'ombre aux mélèzes des nuits.
Et c'est fini des soirs douloureux et des veilles
Qui jetaient, sanglotant, mon courage à genoux
Et l'ouragan mauvais s'est écarté de nous,
Mon âme, et nos désirs et notre orgueil s'éveillent.
Le poète Léon Bocquet annonce à paraître un autre volume de
poèmes, titré La Lumière d'Hellas; puisse-t-il être le poème de la
joie, aussi harmonieux que celui de la mélancolie tendre des Cygnes
Noirs, puisse-t-il être celui qui fera venir vers nous, dans la joie de la
vie et de l'amour, le vol lumineux des cygnes blancs, frères du cygne
de Lohengrin !
Les Cris du Solitaire, par Louis Thomas. (Paris, édition de
Psyché). — Que différente de l'inspiration de Lily, dont il fut ici parlé
récemment, est celle des poèmes publiés sous le titre collectif Sub
regno Cynarae, dont voici la seconde série ! Il y a là une force âpre,
une misanthropie songeuse et douloureuse, un dégoût de la vie et du
rêve, un désir de la solitude. Ce sont de beaux poèmes.
Dans l'univers changeant il n'est rien que j'envie.
C'est la conclusion du poète qui a cherché dans toutes les formes de
la vie, dans la nature et dans l'amour, une raison de vivre ! J'avouerai
à Louis Thomas que ce pessimisme me séduit moins que la belle foi
dans la vie : pourquoi douter ainsi, il ne le dit point. Est-il sûr de
n'avoir point demandé aux choses ce qu'elles ne pouvaient point donner
et refusé de prendre ce qu'elles offraient à sa jeunesse ! Qu'il retourne
vers Lily : elle attend, elle sera maternelle et bonne et amoureuse
pour étouffer les cris du solitaire !
Le Chalumeau de Pan, par Henri Gadon. (Edition de la revue
Psyché, Paris). — Je déplore peut-être qu'il y ait si peu de vers en ce
très petit livre. Ceux que le poète consentit à nous offrir sont délicieux
de mélancolie attendrie et de musique intérieure. Ce sont des chants
doux et graves, embrumés d'automne et de rêverie, pareils à ceux que
Pan, le dieu qui n'est point mort, modulait sur son chalumeau cham-
pêtre aux soirs bleus, devant la mer de Sicile que l'ombre rendait
violette. Il s'asseyait aux pentes d'un mont silencieux et là, pour lui
seul, attentif à la cadence alternée des notes, il jouait longuement,
— 148 —
sans voir que la mélodie faisait danser le ch<eur des Nymphi
Le dieu chantait :
y ai pris dans ma main comme en une coupe
L'eau claire du lac au reflet d'argent,
Elle est retombée en épcrlement,
Et j'ai regardé ma main qui s'égoutte.
L'haleine du vent a passé sur moi,
L'eau froide a pleuré sa dernière opale,
Le lac solennel à mes pieds s'étale
Et j'ai regardé se sécher mes doigts.
Le vent a cessé, le lac est tari ,
Je suis solitaire, errant en la vase,
Devant moi je tiens ma main qui s'évase,
Oèlongue, élancée vers l'horizon gris.
Et pour avoir* écouté un soir le vent redire ces chansons du dieu
triste, le poète en a retrouvé et redit pour nous les mots de mélancolie
et les vers de crépuscule.
L'Allée des Mortes, par Alexandre Arxoux. (Paris. E Sansot
etCio). — Le poète ne craint point de mettre en épigraphe à la première
partie de son livre, qui en est aussi la meilleure, cette phras
Maurice Barrés : Je suis un être jeune et sensible dont la vision de Puni-
vers se transforme fréquemment. Il y a là un aveu sincère dont il ne faut
point dédaigner l'avertissement à l'instant de dégager la pensée de 06
livre. Nous n'y trouverons pas l'ordonnance regulièrede poèmes d'inspi
ration similaire. Bien au contraire, ce sont ici des in
impressions) des sensations. Il y a là des notations de sentiments har-
monieux et tendres. La douceur un peu nostalgique et pleine de
mélancolie des poèmes d'Henri de Régnier — celui des Jeux
et Divins ou des Médailles I Argile — se retrouve ici dans Le constant
souci de chercher en 1 aine des choses la poésie qu'elle renferme.
L'Allée des Moi : I l'évocation des chères ligures de deux femmes
à jamais disparues qui tour à tour peuplèrent la vie du poète de la g
successive et diverse de leurs j de leurs pensées. L'une étant
vive et Capricieuse, l'autre lilencieUSe et recueillie M deux
moururent et le poète vit à présent de leurs souvenirs qui peu à]
mêlent en lui pour former à son imagination la ligure idéale de celle
qui, un soir, viendra s'asseoir sur la pierre de son foyer. /...-
■'A gardent la dure poésie des amours défunts dans le parfum qui
irde aux plis du rideau, dans le bruit familier de l'eau d
demarbreoule nie au tournant d'une all<
les mille souvenus qui font revivre l'amour et réveillent le I
divill de l'Ombre et de la Mort. Kn vain lepoète a t il voulu avec
SOn fève, trouver un sens à la vie. L'enfant
partit vers l'inconnu du monei îerche. Ils
se retrouvèrent un soir au bord des chemins et Leïla lui dit :
— H9 —
J'ai rencontré la mort sur le chemin,
Qui tenait une faux dans ses mains
Et qui cherchait aussi la Vie. m
Mieux vaut vivre îin songe imprécis.
Ce dernier vers est, me paraît-il, la leçon qu'il faut tirer de ce livre
harmonieux et doux.
Le Miroir d'Étain.par Maurice Levaillant. (Paris, édition de la
Revue des Poètes). — Celui-ci s'ajoute à la liste longue déjà des
volumes d'inspiration antique. La Grèce, berceau de notre poésie,
revit dans le charme mélodieux et pur de ces poèmes de pensée
classique. Ce livre souffre peut-être de venir après Les Jeux rustiques
et divins du beau poète de Henri de Régnier, après les vers de
Heredia, de Sébastien-Charles Leconte, de notre cher Valère Gille,
de Samain, d'autres encore, tous guidés par André Chénier Qui donc
fera quelque jour l'histoire de cette lignée de poètes qui traversa le
dix-neuvième siècle en une chaîne ininterrompue? Elle serait curieuse.
Le Miroir d'Etain reflète des images graves et charmantes, d'un dessin
délicat et l'on sent la sûreté d'exécution d'un parfait ouvrier du vers :
Ainsi que vous orniez la coupe ou le cratère
Jadis, j'ai dessiné ces tableaux lentement,
Sûr, ô potiers d' Attique, ô vieux maîtres cléments,
Que si ma ligne est lâche ou ma couleur obscure
Vous sourirez pourtant à mes pâles figures
Puisqu'au moins f ai tenté de dire dans mes vers
La splendeur dîc soleil dans le ciel large ouvert,
La caresse de l'air à la lumière amie,
Et l'heure harmonieuse et la molle eurythmie.
Le volume se clos par une partie intitulée La Guirlande de Lierre.
C'est la traduction en vers de trente épigrammes de Léonidas de
Tarente, un des meilleurs poète de l'Anthologie, celui dont Méleagre a
dit que ses poèmes ressemblent « aux corymbes robustes de lierre ».
Ces épigrammes votives et funéraires nous font en effet goûter le charme
de ce poète délicat. Le poète Jules Mouquet — notons ceci en pas-
sant— a traduit une série d'épigrammes du même écrivain. On les
lira avec plaisir dans le n° du Beffroi de juin-juillet 1906.
Don Quichotte, poème dramatique, par Maurice Couallier.
(Edition de la Revue des Poètes, Paris.) — Ce poème écrit en vers
élégants et souples met en scène, dans un dialogue à trois person-
nages, Don Quichotte, le pâle héros lunaire qui fut la dupe de la vie,
son fidèle Sancho Pança, le bon sens fait homme et Guillemet, le
jongleur errant qui va par le monde semant le rêve et la poésie. C'est
entre ces trois hommes qui cherchèrent dans la vie quelque chose
qu'ils n'y trouvèrent point, un dialogue tragique et poignant, sur le
— 150 -
bord de la tombe où va descendre Don Quichotte et avec lui tant
d'espérances déçues. Et c'est l'annonce d'un autre règne, celui delà
Réalité brutale et méchante qui a tué le Ré\
La Dame aux Songes, par A.-R. Schnebbergrr (Paris, E. Sansot
etCie). — Un curieux poème, empreint d'une philosophie singulu
peut-être un peu confuse. Il y a là le mysticisme de Verlaine uni à la
poésie profonde de Maeterlinck. Si étrange que cela puisse- paraître,
ces deux noms se rencontrent dans le liminaire du livre, cherchant
entre deux œuvres un lien de pensées. L'auteur le découvre dans « la
religion de l'âme », qui est selon lui la religion de l'avenir et dont
ce poème serait un psaume, le premier psaume d'une religion qui
s'étaye. Il a voulu « tenter de sonder les profondeurs de la douleur
immense de l'âme chrétienne » afin d'apporter à cette âme la ce;
tion de sa philosophie. La pensée de l'œuvre reste indécise et ne donne
point une suffisante confiance par le développement clair d'une idée
juste.
Chants de Soleil, par Marie de Sormiou. (Paris, librairie Pion).—
De beaux vers, les chants frémissants d'une âme ardente. Dans
poèmes palpite la nature du Midi, la Provence chaude, le soleil, la mer,
la Crau, toute cette merveille qui met son parfum dans les vers divins
du grand Mistral. Marie de Sormiou a la sensibilité aiguë de ses »
en poésie, Lucie Delarue-Mardrus, Mmode Noailles... C'est un poi
Un Rêve à l'Aimée, par Pol Herry. (L'Edition Artistique^ 1
Liège) —Une variation sur le thème de l'éternelle chanson.'
agréable à lire mais... autant en emporte le vent ! Autre chose, s'il vous
plaît! Ne mette/ pas tant de talent à tourner des couplets de romance
fade ! ( )u bien alors demandes de la musique à Paul I ielmet !
Mémento. — Henri Martineau, le poète des Vtgn m'a
envoyé quelques vers. Cette agréable mais très mince plaque tt<
intitulée Mimoii tout ce qui reste d'un roman d'amour, plutôt
que vécu, le reflel d'une passion ! I- t doux, l'inspiration
est racinienne, Henri Lu
Prochainement: Vivre, par Cécile Périn; /. . mdê, par
un ; L, Reperd <T Ambre x par Henri Stn
THEATRE PUBLIE
Fany, comédie en troi isDblati rade
tique ArttsHqk — 11 semble bien difficile de parler
d'une pièce d'auteur belge sans (aire dans le même temps quelques
considérations plus OU moins opportunes sur le Théâtre Belge lui-
même.
— I51 —
Pourtant, les rapports entre ce que sont ces pièces et ce que devrait
être cette branche spéciale de notre activité littéraire sont plus appa-
rents que réels.
A part de rares et très hautes exceptions, notre Théâtre subit l'in-
fluence de l'esprit français d'une façon si générale, qu'il me paraît
malaisé de déterminer s'il faut voir dans notre soumission un signe
d'impuissance ou la marque de notre volonté à suivre le Théâtre
Français dans ses lois et ses caprices, sa forme et sa moralité.
A cet état de choses, il y a plusieurs raisons ; les unes concernent, le
métier spécial qu'exige la scène, les autres la philosophie ou les déduc-
tions psychologiques que nous voulons tirer de nos drames ou de
nos comédies. L'exposé de ces raisons constitue, il me paraît, l'expli-
cation de l'infériorité provisoire où nous nous trouvons.
L'écrivain belge est avant tout descriptif; qu'il nous découvre un
paysage ou une âme, il procède volontiers et par périphrases et par
gradations ; les développements rapides, les situations brusques et
violentes lui sont inconnus et son art théâtral s'en ressent.
L'intérêt passionnel, sentimental ou autre, de nos comédies ou de
nos drames perd de sa puissance initiale en raison même de la lenteur
avec laquelle il nous est exposé : c'est là une faute essentielle; nos
personnages ne vivent pas assez et généralement ils parlent beaucoup
trop, ce qui diminue singulièrement le plaisir ou l'émotion que peut
éprouver le lecteur ou le spectateur, qui involontairement les précède
dans une action dont les raisons diverses lui sont exposées avec un
luxe de détails excessif.
En un mot, nos pièces de théâtre sont écrites comme sont écrits nos
romans et ce qui est utile pour ceux-ci peut ne pas l'être pour les
premières.
Au point de vue moral, nous rencontrons d'autres écueils.
Evidemment, nous cherchons à mettre à la scène des caractères. et
des types nouveaux — cette intention est des plus logiques — mais
pour ceux qui veulent surtout voir dans le théâtre la paraphrase
émue ou ironique de mœurs autochtones, la moisson est particuliè-
rement décevante
Les caractères manquent... et si nous les inventons, ou bien ils sont
impossibles, ou bien ils n'ont rien d'inédit, ou bien encore nous dimi-
nuons leur valeur en les isolant dans une action trop mince en faits
propres à leur donner le relief voulu.
Beaucoup d'esprits, et des plus élevés, ont déploré cette situation-
qui, à la vérité, est fort logique.
Ayant appris l'art du théâtre dans le théâtre français, pourrions-
nous ne point nous imprégner de ses façons et de ses coutumes et dès
lors que nous voulons étudier les gens qui vivent à nos côtés, -pour-
rions-nous déterminer soit les mobiles, soit les passions d'un peuple
qui n'a point encore trouvé son originalité définitive, sans errer dans
les détours de recherches psychologiques certes fort intéressantes,
mais en aucun point scéniques.
Je ne voudrais pas prendre l'air d'avoir découvert le moyen de
sortir de cette impasse.
— 152 -
Et pourtant, si nous voulions, avec le Bons pathétique des choi
la vie que souvent nous déployons dans nos romans, faire du théâtre
qui soit au-dessus des préoccupations de notre race, sinon de notre
époque, qui ait un caractère plus élevé, plus international, si je puis
dire, il est certain que nous arriverions à nous imposer et à prendre
sur nos scènes une place plus sûre et plus digne certes que celle hasar-
deuse et périssable que nous procureraient des pièces bien faites
(assurément, nous y arriverions) mais d'une intention, d'une mora-
lité insignifiantes et sans lendemain.
Mais j'en arrive à vous parler de Fany, la comédie de M. I k lia
que j'ai lue avec le plus grand intérêt et parfois avec émotion.
Fany est l'étude d'un caractère de jeune fille; ce caractèr
curieux, d'aucuns diront impossible, mais fort original, fort imprévu.
M. Delattre nous montre une jeune fille d'une bonne famille
bruxelloise qui, abandonnée par un amant qu'elle n'aime gui :
auquel seule une surprise de sa chair l'a donnée, refuse d'épou»
séducteur encore qu'elle sente les premiers effets de la grossesse.
Fany veut expier sa honte sans lier sa vie à celle d'un homme qu'elle
méprise, et ainsi par cette résolution généreuse, elle se met au ci
de la morale quotidienne du monde dont elle refuse de suivi
habituels principes. Un an après, elle accepte la main d'un homme
que même dans sa faute, elle n'avait cessé d'aimer: la pièce finit
de façon attendrissante et consolante à la fois :c Fany, au b
fiancé, regarde la vie avec espoir et confiance, elle
douloureuse expérience, forte de la victoire qu'elle a remportée
elle-même et sur l'obstruction du milieu bourgeois où elle
i ut la main de l'homme qui sans amour l'avait possédée, en
acceptant celle de l'homme qui l'avait respectée et aim. .
Tout ceci, cet héroïsmi tbnégation, cette fierté, peuvent
paraître invraisemblables, mais cette invraisemblance menu- donne
trois journées » de Fany une force sentimentale supplémentaire.
Malheureusement, il n'y a pasquecela dans* I peut-être
>trop peu et fallait il pour donner de I conflit
une virtuosité que le dialogue et la succession des faits ne présentent
point.
La pièce Se meut lentement, les .situations sont peu nettes et n'ont
point letoui alerte el rapide qui en aurait fait passer les longu
Fany eut fourni le sujet d'un remarquable roman, d'une intention
extrêmement hardie et neuve, mais ion1 trop mina s
pour l.i vie du théâtre qui veut île l'action et la moindre quanti
circonlocutions;
pourtant, l'effort dont a témoigné M. 1 telattre est fort honora
je ne veux point dire qu'il ait ete très utile à l'intérêt et à la realité de
sou OBUVre qu'il l'ait sitiu lies, dans des lieux connus de nous.
et que s<s personnages parlent un tangage que ne répudierait point —
parfois — M. k'ackcbrocck, quand U ... non, ceci était inutile,
— 153 ~
car rien dans Fany n'est belge, ni les acteurs dont la moralité n'est pas
suffisamment définie par les détours d'une action dans laquelle cer-
tains, du reste, ne prennent qu'une part minime, ni les périphrases
scientifiques et les citations latines dont ils s'aident laborieusement
pour exprimer des choses très simples, ni leur intellectualité un peu
brumeuse (celle de l'héroïne surtout) qui n'est certainement pas le
fait d'une famille des environs « de la Porte de Schaerbeek... », non,
ce qui plait dans cette pièce, ce qui la rend utile et salutaire, c'est que
M. Delattre a voulu faire « autre chose », qu'il a regardé au dedans de
lui et non point autour de lui avant d'écrire sa comédie, et ceci
explique les défauts et les qualités de Fany qui doit, malgré ses imper-
fections, rester comme l'indication très profitable d'une voie nou-
velle, nettement philosophique, pour le Théâtre Belge.
Carlo Ruyters.
LES SALONS
Le 3e salon annuel des Indépendants n'a rien de révolutionnaire,
mais forme un ensemble d'un intérêt inattendu. Après la fièvre des
batailles où l'ardeur outrée de certains fut nécessaire pour secouer la
timidité des uns, la routine des autres, nos peintres accusent d'ail-
leurs tous un retour vers une conception plus nette, plus saine de
l'art qui a perdu dans les combats ce qu'il devait perdre, c'est-à-dire les
qualificatifs pédants ou malfaisants dont on l'avait affublé pour partir
en guerre. C'en est fini de l'éphémère renommée qui auréola des
noms de précurseurs, de rénovateurs disparus aussi subitement qu'ils
s'étaient proclamés chefs.
Aux Indépendants, Jelley affectionne encore le procédé de la décom-
position des tons. Son esquisse pour un portrait de femme s'en ressent
cruellement. Voilà un artiste remarquablement doué comme coloriste
— Le Vieux, ses études de roulottes en témoignent — qui paraît court
de souffle pour traiter sans faiblesse, sans « lâchage » une œuvre d'une
certaine importance. Il semble avouer deci-delà une impatience de
terminer, une lassitude trop prompte. Willems étudie et cherche avec
ardeur. Son pinceau reste parfois artificiel et son Etude de nu est sans
saveur à cause de la manière sèche dont les chairs sont traitées. Abat-
tucci choisit romantiquement ses paysages et les achève amoureuse-
ment dans une lumière molle et voluptueuse; Van Beurden est parti-
culièrement séduit par le charme mélancolique des derniers rayons,
tandis que Lantoine, peintre robuste, visionnaire tragique, épie les
heures aux clartés étranges, ciels bas, lumières obliques faisant
miroiter des eaux sans rides. Quelques reproches qu'on puisse
adresser à ce peintre pour l'opacité de certaines ombres, l'apparition
trop brutale de plusieurs de ses thèmes lumineux favoris, son Automne
aux nuées de cuivre, le panorama angoissant de la Ville laborieuse, la
verdure de bronze de la Nuit claire, pas plus que ses autres voiles ne
peuvent laisser indifférent. Il est moins heureux dans le Soir au café.
Cette scène, si souvent traitée, est rendue sans la souplesse, l'élégance
- 154 -
de nuances qui dominent dans l'atmosphère spécial que créent les
lustres nombreux et les toilettes cla
Dafio de Regoyos peint sommairement des aspects de
Visions brèves et larges. Ce n'est pas ainsi que Posenaer a vu
pagne. Ses rochers tragiques de Renia s'érigent dorés de solei!
des ciels d'azur profond et immuable. La Bourgogne et la Hollande
ont inspiré à ce très divers paysagiste de bonnes toiles.
Nombre d'autres œuvres que je ne puis que brièvement citer con-
tiennent des qualités de sincérité et de force qui mériteraient une plus
longue analyse. Ce regret que j'exprime n'est-il pas la meilleure preuve
de tout l'intérêt que présente ce salon? Voici Bosiers consciencieux,
coloriste âpre et comme désenchanté. Frison, dont les Rayons d'or est
une charmante page, Jefïerys calme et lumineux, Sevdel dont les
« accessoires » sont prétextes à des colorations très délicates, Roidot
à la fraîche et vibrante palette. Au temps des roses de Reveland est une
œuvre tout à fait dépourvue d'attraits. Van Offel a r>u rencontre
banale en tous points et des dessins pénibles, reproche qui ne peut
s'adresser à Mamelle au crayon raffiné et méticuleux juste comme il
convient.
La sculpture est à peu près nulle. O. L.
Petite chronique f*
Nous avons reçu un volume magnifiquement édite par la maison
Vromant aux frais du Gouvernement belge et contenant un historique
complet des Fêtes nationales du Jubilé de 1905.
Le Cercle d'art ^ Vrye Kunst ^ ouvrira sa huitième exposition
annuelle dans les salons du Musée Moderne, le 1* septembre. Elle
restera ouverte jusqu'au 25 septembre.
Concerts populaires. — Aux engagements précédemment
annonces pour la saison prochaine, il faut ajouter celui de M.
Kochansky, violoniste L'un des concerts sera consacré à L'audition
intégrale du Faust de Schumann. pour soli, chœurs et orchestre. 11
ttdu que les Séances auront Lieu les 10 m novembre,
1-2 décembre, J6-27 janvier, 2 3 mars.
Rappelons que le 2 septembre aura lieu au Théâtre de Verdure
de Genval les-Kaux, la représentation de /'/.•
de Paul Souchon. Les Jeux interprètes principaux seront M:> Antonia
(iuilleaume et M Max Gérard. Le pris de cinq, tn
un francs. On peut retenir celles-ci .1 Bruxelles, chi pf et
H.o tel, marchands de musique, Montagne de La Cour, et à Genval au
Mirant de Lm Bonne - 1 affiches donneront les détails du
amme et les heures de trains.
- 155 -
Grégoire Le Roy, le subtil poète qui publia jadis ce livre délicieux
Mon Cœur pleure d'Autrefois, dont ledition est depuis longtemps introu-
vable, va donner une réédition de cette œuvre en y ajoutant La Chanson
du Pauvre. Le volume paraîtra au Mercure de France dans les premières
semaines de 1907.
L'Almanach des Lettres françaises — Sous ce titre, la librairie
E. Sansot, à Paris, a décidé d'entreprendre la publication annuelle
d un recueil critique ayant pour objet d'étudier et de résumer le mouve-
ment littéraire de l'année.
La rédaction de Y Almanach des Lettres françaises a été confiée à des
lettrés de choix, qui ont spécialement donné des preuves de leur talent
critique, parmi la brillante phalange des écrivains nouveaux.
Le premier volume de Y Almanach des Lettres françaises paraîtra dans
le courant de janvier 1907. En voici le sommaire et la composition :
Préface de M. Ernest Charles. — La Poésie, par M. Maurice Le Blond.
— Le Roman, par Edmond Pilon. — Le Ihéâtre, par M. Roger Le Brun.
— La Littérature dramatique, par M. Saint-Georges de Bouhélier. —
La Critique (essais, ouvrages d'histoire), par M. Léon Bazalgette. —
Les Lettres françaises à l'étranger, par M. Christian Beck. — Calendrier
des Lettres (comprenant une revue chronologique des principaux évé-
nements de la littérature, manifestations, prix littéraires, nécrologie,
commémorations, etc.)
Ajoutons que, à la suite de chaque chapitre, figurera un mémento
bibliographique, établissant, impartialement et par genre, le bilan de
la production littéraire pendant l'année écoulée.
Ainsi conçu, Y Almanach des Lettres françaises constitue une véri-
table innovation dans la librairie française. Il n'est pas un lettré, pas
un bibliophile, pas un amateur de littérature, qui ne voudra posséder
ce recueil unique, aussi précieux par la valeur originale de sa critique,
que par son intérêt documentaire.
Il sera, pour la littérature française, comme une sorte à! Almanach de
Gotha où se sélectionnera l'élite des écrivains.
On peut souscrire dès à présent, au premier volume de Y Almanach
des Lettres françaises 1906 au prix de 3 fr. (au lieu de 3 fr. 50).
N. B. — MM. les éditeurs et MM. les auteurs sont invités à adresser
les livres parus dans l'année aux titulaires des rubriques (aux soins de
la librairie Sansot, 53, rue Saint-André-des-Arts, Paris).
Ostende Centre d'Art. — Voici la liste des Conférences pour le
mois de septembre :
1 samedi : Paul de Franxhemont : Le Conflit des races au siège
d' Ostende, 1601-1604..
5 mercredi : Charles Gheude : Les Chants populaires belges.
8 samedi : Emile Verhaerex : La multiple Splendeur.
\2 mercredi : Jules Bois : La Femme et l'Amour dans le Roman con-
du Gil Blas. temporain.
- i56 -
15 samedi : GEOB B : La Vu use.
Secrétaire gênerai de l'Opéra
.1 Paris.
19 mercredi : Hkxri LlBBMU iii : L'Histoire de la Renaissance latine
en Belgique.
22 samedi : M FRÉDÉRIC DeLVAUI (CHRISTIAN! i de
Musset.
26 mercredi : André Ruytbrs : Le sentiment de Pi
Correspondance
A la suite de notre article sur X Académie et les Littéra-
teurs paru dans le précédent numéro du Thyrse, nous
avons reçu de M. Henri Maubel la lettre suivante :
Mon cher Confrère,
Malgré qu'ingénument vous donniez à ceux qui ne sont pas de votre
avis le conseil, j'allais dire «.l'ordre» de se taire, permettez-moi un
mot.
Vous dites que mon article du Petit Bleu n'apportait pas d'arguments
valables contre la création projetée d'une classe des k-tti
demie de Belgique. Le mot < valables - est de trop. 11 n'y avait dans
cet article qu'un peu d'etonnement et une question Car. enfin, qui sont
les écrivains dont vous portez le vœu, nous ne le savons pas, et nous
voudrions bien le savoir.
Je vous remercie, mon cher Confrère, de l'occasion une vous
m'oftrez de répéter ma question dans Le Tnyrseet : rie de
croire à mes sentiments les meilleurs.
Mai
le 8 août.
Nous répondrons à cela n'avoir jamais eu L'intention de
donner ni ordre, ni conseil à personne. Nous émis
un avis, tin modeste avis. Si M. Henri Maubel a
son article du Petit Bleu comme une simple question,
nous nous étonnons qu'il n'ait point posé cette que*!
directement à la personne qui 1 aurait aussitôt rense
-a-dire à M. Georges Kency, secrétaire de 1.
Mondes Ecrivains belges, qui a rédigé le vœu soumis au
Ministre et qui est détenteur des : de DOS écrivains.
Le nombre de ces réponses est à peu près d'une centaine.
Henri Liebrech r.
— 157 —
L'Académie et les Littérateurs
(lettre ouverte)
Villers-la- Ville, le 31 août 1906.
Mon cher Liebrecht,
Je saisis avec empressement, pour fixer un point de
notre histoire littéraire, l'occasion que m'offrent la lettre de
M. Maubel, publiée dans Le Thyrse du mois d'août, et la
question qui s'y trouve posée. M. Maubel déclare ne point
savoir de quels écrivains émane le Vœu dit : « des Ecri-
vains Belges » et voudrait être renseigné à ce sujet. Voici
la réponse qu'il sollicite et qu'il n'a eu que le tort — comme
vous le dites si bien — de ne pas me demander personnel-
lement, plus tôt.
Le Vœu des Ecrivains a été rédigé par le Secrétaire-
Général de l'Association des Ecrivains Belges, après que
ce dernier eut pris connaissance des réponses faites par nos
littérateurs — une centaine environ — au référendum
ouvert par la Belgique artistique et littéraire, sur l'initia-
tive de M. Louis Delattre. La très grande majorité de ces
réponses, pour ne pas dire l'unanimité, se bornaient à
approuver purement et simplement les réformes proposées
dans le questionnaire. Le rédacteur du Vœu n'eut donc
qu'à transcrire le dit questionnaire, en en faisant suivre
chaque point d'un bref commentaire. Quand le texte pro-
visoire eut été élaboré, il convoqua à une séance générale
tous les membres de l'Association des Ecrivains Belges,
— qui sont au nombre de quatre-vingts environ — en
ayant soin de stipuler sur la carte de convocation que
l'ordre du jour de la séance comportait la discussion du
projet de Vœu des Ecrivains. Les membres hostiles à ce
Vœu, ou a certains points du Vœu — que tous connais-
Le Tir, : 10
- i58-
saient d'ailleurs par le questionnaire mentionné plus haut
— pouvaient donc, au cours de cette séance, faire entendre
leur protestation. Et s'il leur était impossible d'y
ils pouvaient communiquer leurs observations par écrit au
Président, M. Octave Maus.
A cette séance, aucun des membres présents ne lit en-
tendre la moindre objection. Le projet présente par le
Secrétaire-Général fut approuvé après une légère modifi-
cation introduite dans la rédaction de l'article relatif à
l'encouragement de la littérature dramatique. Seul,
M Léon Paschal envoya de La Haye une lettre où il
exprimait la crainte que la protection officielle ne fit du
tort à notre littérature.
Approuvé par l'unanimité de l'Assemblée, appuyé sur
l'immense majorité des réponses faites au référendum de
la Belgique artistique et littéraire, confirmé par ce fait
q n' AUCUN membre de l'Association ne fit entendre en
temps utile la moindre protestation, le Vœu fut enfin pré-
senté au Ministre. Partout où il lui était permis d'écrire, le
Secrétaire-Général de l'Association crut alors de son devoir
d'en expliquer, d'en élucider, d'en justifier tous les points.
Il mena aussi campagne contre ceux qui, dans un but trop
facile à deviner, soulevaient une opposition sournoise
réussite de nos projets. Il avait tout lieu d'espérer qu'il
I aidé, soutenu, encouragé dans son action par tous
Ecrivains Belges. Au contraire, il vit surgir tout à
COUp des adversaires dans les rang8 même de ceux pour
qui il combattait. Il veut négliger les insinuations peu
charitables que d'aucuns glissèrent à son sujet dans leurs
articles. l\Iais il adresse à tous nos écrivains un suprême
appel à l'union. Que ceux qui ne sont point tout à fait
d'accord avec nous à propos des moyens que nous croyons
propres à procurer à notre littérature un nouvel essor,
veuillent bien nous faire crédit jusqu'à ce que le Ministre
ait fait connaître sa réponse à notre \\w\. Si la solution
— 159 —
donnée au problème posé par nos légitimes revendica-
tions n'est pas conforme aux intérêts véritables de la
littérature, il sera temps encore de produire une protes-
tation si universelle, si intense que le mal n'ait pas le
temps de produire ses fâcheux effets. Mais comme rien ne
prouve qu'il en sera ainsi ; comme, bien au contraire, nous
avons tout lieu de croire qu'il sera donné satisfaction,
dans une large mesure, aux desiderata formulés par des
écrivains tels que Demolder, Maeterlinck, Van Lerberghe,
Delattre, des Ombiaux, Paul André, Valère Gille, Carton
de Wiart, vous-même, mon cher ami ; comme il est tou-
jours prudent de ne pas combattre au hasard et de ne pas
utiliser sa poudre contre ses propres amis, joignez-vous à
moi pour demander amicalement aux esprits sérieux et
réfléchis, comme M. Henry Maubel, de cesser momenta-
nément toute opposition. Qu'ils ne fassent pas le jeu de
nos ennemis communs, et qu'ils sachent sacrifier des
répugnances peut-être injustifiées, au souci plus noble de
l'intérêt général. Quant aux autres, qui ne sont guidés
dans leur mouvement protestataire que par un puéril
désir de réclame, leurs articles aussi bassement injurieux
que dépourvus d'arguments, ne trompent personne. Ceux-
là, qu'ils continuent! Ils sont les pitres qui nous amusent
en chemin, et qui nous font paraître la route moins longue
et moins dures les fatigues de la campagne.
Croyez, mon cher Liebrecht, à mes meilleurs sentiments.
Georges Rency,
Secrétaire-Général de l'Association des Ecrivains Belges.
Autre invitation au voyage
A Marguerite Moreno
Ma sœur, voici qu'il pleut doiictment dans le port
Où nous nous attardons, pleins d'une sourde h?igoisse
— i6o —
Qui dans sa rude main prend notre âme et la froisse
Et nous rend chères les images de la mort.
Partons, ma sœur, il est d'autres pays où vivre:
Java et ses forêts, Ceylan et ses palmiers,
Et V Inde fastueuse où V éléphant sacré
Marche au long du Ga?ige comme une tour de eue
Tous ces pays, ma sœur, que nous aurions pu voir
A V avant du navire, au ras du ciel tranquille.
Ma sœur/... Mais c'est toujours F exil de notre ville,
Et la même lune de province en nos soirs!
Mais cependant, si ?ious tentions le vain départ!
Si notre âme fuyait de cet horizon triste
Vers un ciel bridé de topaze et d'améthyste
Et pour cingler enfin, vainqueurs, vers quelque hasard !
Tu sais que nous sommes dans V enfer quotidien
Les éternels damnés tournant toujours la meule ;
Que nul sursaut ne cadre plus notre chai;
Que si la mort survenait, nous dirions : C'est bien!
Mu SÙ ur! nous nous sommes résignés trop souvent!
Ali! dis-moi, n'es-tu pas tasse pour le vow
Et au faste rêvé d'un lointain paysage
Ne préfères-tu pas mon accueil trisU <
suis pour toi, dis-tu, la vie, le seul
Et Vho) rcké tu le . >is i n nu < \> uxt
Mais, fauvre enfant , si /< i UX
| Si ns la douceur d'une nuit d
âge à hi douceur
D'aller là-bas, vivre ensemble... ns c,estçu,en mon âme
Meurt alors doua ment la voix d'une autre femme,
n.X chère et lasse, pareille à toi, ma so ur!
— i6i —
Non, nous ne le?ilero?is pas le lointain voyage.
Les Javas d'or, les rouges Ceylans magnifiques,
Nous ne chercherons pas sous le ciel des tropiques
Ce qu'e?i tes y eux je vois: le plus beau paysage!
Souris sous la pluie qui noie ce soir le port,
Et dis toi qiiil ne faut plus partir, ma sœur ;
Le navire sombra au vent noir de la mort,
Vois la chambre, sa tiède douceur, sa douceur...
Et dis toi qu'il ne faut plus partir , 6 ma sœur!
Hector Fleischmann.
Visages de Villes
A quelques toises de la Mer du Nord, toujours neuve
et capricieuse en l'éternelle jeunesse du flux et du reflux
sans fin, deux villes, deux décrépitudes, Nieuport et
Fûmes, émergent du temps, comme deux visages demeu-
rés seuls hors de terre malgré l'inhumation dans l'oubli.
Au temps de leur fraîcheur, quand le peuple jovial des
bateliers et des marchands sillonnait les rues, circulait,
comme le sang dans l'artère, en battant les pavés neufs,
à leurs pieds aussi se déroulaient les plaines infinies de la
mer. Les carillons rythmaient au chant des vagues, aux
retours des marées, F égrèneraient des heures sveltes et
bénévoles. Habituées au large, ayant l'inconnu de la mer,
d'un côté, et l'étendue des pâturages glauques et gras, de
l'autre, leur vie prenait à cette double proximité de l'es-
pace une ampleur généreuse et une singulière expression
de rythme.
Elles sont aujourd'hui trop délaissées et trop lasses, les
deux figures parcheminées regardant la mer, pour sourire
— 1Ô2 —
encore à cette mer ingrate. Le Ilot s'est retiré, dédaigneux,
avec cette versatilité insoucieuse de la jeunesse qui mécon-
naît les belles et fécondes rides. Entre l'exubérance des
vagues et la grâce vieillote, encore orgueilleuse pourtant,
des petites villes déclinantes, il avait surgi cette barrière
de sables aux crêtes hérissées et pointues, aux flancs
riles, que l'incantation d'une haine occulte avait dressé au
soleil, comme un infranchissable obstacle de flammes. Les
dunes, sœurs des vagues, aussi versatiles, aus>i véhé-
mentes, avec leurs volutes d'oyas incurvés par le vent,
houlèrent à la place où s'était déroulé l'idylle harmonieuse
des flots, régulière et somptueuse comme un chant homé-
rique. Si les croix d'or des clochers pouvaient encore
l'apercevoir, fondue dans l'indécis lointain et les embruns,
les humbles toits, les vieilles pierres fatiguées ne la virent
plus.
La rumeur étouffée de la mer venait bien, parfois, rap-
peler l'ancienne splendeur défunte, un vague relent de
brome et d'iode se mêlait encore au vent; c'était tout ce
que concédait le souvenir. Et le vent dans les venelle*
radotage des carillons édentés, et l'appel maniaque et fêlé
des cloches, tous ces bruits se fondirent en une mélopée
lugubre comme une prière des agonsants près d'un chevet.
Nieuport, cependant, moins délaissée, recevait chaque
jour, par son chenal, avec la flotille des barques amei
par la haute mer, un vague rappel du large. Aux périodes
agitées de norroit, la mer débondée poussait jusqu'aux .
de la ville des renforts de vagues qui faisaient se cabrer
les chaloupes et craquer les mâtures caduques. Alors mon-
tait dans l'air l'impétuosité des anciens jours, le carillon
retrouvait des vibrations profondes : quelque chose, dans
la colère lointaine des va unulait aux lamentations
de la ville mourante.
Mais Furnes, isolée de l'estran par l'interdiction des
dunes, n'eut jamais la posthume volupté de retrouver
- t63-
l'attouchement du flot. En vain, son canal étique et rigide,
à peine fripé par le vent, tendit à Nieuport un bras déses-
péré Seules de paisibles barges, des chalands gavés et
paresseux, de loin en loin, jettèrent l'amarre aux quais
assoupis.
Maintenant, toutes deux, le regard tourné du côté du
Xord, regardent s'élargir au loin la région de l'océan
déserteur. Elles ont l'attitude résignée, le geste inactif et
dolent des visages gothiques. Les murs enduits de tei-
gneuses patines, balafrés de tâches et de crevasses, ressem-
blent à des feuillets disjoints de vieux albums pieux et
surannés. Mais la tristesse de leur déréliction est inson-
dable; elle est éparpillée autour d'elles, comme des
larmes, dans l'engorgement de toutes les impasses, au
fond des ruelles aux pignons déjetés et jusqu'au creux des
fenêtres basses et profondes comme des orbites; et les
voix ne murmurent plus que des prières sans timbre.
Pourtant, les visages des deux villes n'offrent pas la
même tristesse résignée. Voici Nieuport avec sa grand'
place rétrécie vers où grimpent les trois ruelles tributaires,
tortueuses, étirées, peuplées de pignons irréguliers et fous
se bousculant vers l'apogée du temple où s'est enchâssée
l'âme de la ville et où vibre encore, on ne sait sous quels
doigts, le son des vieilles orgues, onduleux comme la
mer.
Nieuport fut belle et heureuse Cette ville irrémédiable-
ment valétudinaire, ne veut pas s'avouer sa ruine. Chaque
printemps ramène sur les murs de nouveaux bariolages,
l'écroulement se consomme sous l'affublement des crépis
neufs. D'ailleurs, en dépit de tout, le visage est resté clair,
animé peut-être d'un sourire intérieur; et, bien que la
sombre masse des Halles hérissées de pinacles aigus se
dresse à l'affût de ce sourire éteint, l'attitude de la ville
est calme dans sa souffrance.
Fumes, au contraire, semble d'une vieille qui expie les
- i64 -
fautes d'une ancienne passion. Son visage est contra
ses traits émaciés et tendus indiquent la douleur
dévotes inassouvies de pénitence. Elle ne se souvient plus
— ou peut-être ne s'en souvient-elle que trop — qu'elle fut
autrefois la grasse et plantureuse Kato de cette w.
prolifique. Ecrasée sous le poids de Saint-Nicolas, tour
carrée et massive, dont le grave bourdon pèse sur les nuques
et martèle les consciences, la ville se couvre de cilices
patines noires se plissent sur les murs comme des voiles
de crêpe Même le soleil éclairant les ors de la petite place
exiguë, ne parvient pas à réveiller le sourire au fond d
conscience renfrognée. Elle ressemble, dans sa farouche et
étroite mélancolie, à ces vieilles boiteuses qui cachent,
sous leurs capes hermétiques, de la haine, distillent l'envie,
commettent et expient le pêche tout à la fois. Au-dessus
de la ville plane sans trêve la crécelle de mort ; les hommes
et les choses sont vêtus de cagoules, se confinent en de
ténébreuses hardes. Tout perpétue l'écho de cette proces-
sion macabre, conjuratoire du châtiment, où, pieds nus,
les flancs ceints d'une corde, une fois l'an la ville refait la
montée du calvaire, avec des lamentations e émis-
sements de trépassés en mal de purgatoire.
Et ce visage de ville penché sur une croix, liant,
médisance et d'obsécration, semble porter une déris
couronne d épine-...
Franz h mi i
Reflets
Le printemps au pommier donne de clair* $ branches
Qui brillent dans l'er.ur ;
La douceur fait < clore un jet de roses blanc Jus
Qui recouvre /< mur :
- i65 -
La chair des fruits sur la lèvre pressée
Palpite en s' écrasant ;
La voix de l'homme en l'amour oppressée
Coule plus doucement ;
Ainsi tout change pour une ombre
Qui fait le bleu du ciel plus charmant ou plus sombre.
Louis Thomas,
" Phyllis „
au Théâtre de Verdure de Qenval
On a beaucoup parlé avant, pendant et après cette repré-
sentation du 2 septembre du Théâtre en plein air et de la
renaissance de la Tragédie.
Les Théâtres de verdure sont aujourd'hui fort à la mode
et c'est justice. C'est ajouter beaucoup au plaisir d'art que
de lui donner pour décor le décor réel de la nature. C'est
aussi ramener le Théâtre à une grandeur simple et forte
où seules peuvent paraître les œuvres de belle poésie.
Les successives expériences tentées en France dans les
Théâtres en plein air du Midi et à Champigny-la-Bataille,
près de Paris, par le bel artiste qu'est Albert Darmont,
ont démontré la nécessité absolue sur de telles scènes de
pièces d'un caractère particulier.
C'est en vérité méconnaître le but de cette tentative
artistique que de réclamer en plein air l'interprétation de
pièces dont les développements nécessitent des décors
modernes ou les décors de la tragédie classique du XVIIe siè-
cle. Il faut tout d'abord que le décor de la pièce soit de
plein air : jardin, forêt, paysage de montagnes ou maritime.
De plus, la machination théâtrale étant très simple, le
— i66 —
décor devra aussi maintenir la pièce autant que possible
dans l'unité de lieu. Constatation singulière, le théâtre en
plein air ramène le poète à observer « la règle des trois
imités » dont on disputa si ardemment au dix-septième
siècle et à l'époque romantique. Et le mal est sans doute
moindre qu'on ne pense. Le théâtre poétique y gagnera
une force d'unité dont il tend à s'éloigner.
Le théâtre en plein air — et c'est la preuve certaine de
son utilité — ramène aussi le théâtre moderne au drame
et à la tragédie lyrique Le théâtre poétique est seul
possible dans un théâtre de verdure. Ceci pour des raisons
toutes matérielles d'abord : raison d'acoustique, de diction
et de répertoire, les sujets choisis étant généralement tra-
giques, historiques ou légendaires
Ces deux caractères - nécessité du théâtre poétique et
du décor naturel — nous amènent à chercher les sujets de ce
répertoire dans le domaine très vaste de la légende. Pour
parler de la Belgique seule, les poètes pourraient exploiter
le fond merveilleusement poétique de nos légendes lo-
cales. Il nous semble préférable d'abandonner aux po
français le soin d'adapter à la scène des théâtres en plein
air la tragédie antique ou des sujets similaires. Des
comme Jean Moréas, Jules Bois, Paul Souchon, Lionel
drs Rieux, Charles Méré, Péladan sont là bas les
ouvriers excellents de cette renaissance de la tragédie
dont il fut beaucoup parlé.
Mais le développement des idées et des que
comporte ce sujet nécessiterait une trop longue étude que
nous ne prétendons point faire ici. Il y aura lieu d'étudier
ailleurs le dossier de cette car.
Dans notre pays deux Théâtres de verdure sont établis
jusqu'à présent; L'un est situe à Spa ; il monta cette
année Li Cid de Corneille. C'est là. nous parait-il, un
choix peu conforme à l'optique d'une telle scène. L'autre
est à Genval-les-Eaux, près de Bruxelles, dans un parc
- i67 -
charmant et le fond du décor y est formé par un horizon
de collines boisées aux lignes douces Au premier plan,
le lac de Genval ajoute à l'illusion d'un paysage maritime.
Car c'est au bord de la mer — en Thrace, aux temps
homériques — que se déroule l'action de Phyllis, la tra-
gédie en 5 actes de Paul Souchon, qui fut représentée à
Genval, le 2 septembre.
De pièce d'auteur belge qui puissent être interprêtée sur
un Théâtre de la nature il n'y en a point. Force fut donc
de chercher une pièce en France. Pouvait-on mieux
choisir qu'en prenant Phyllis : Paul Souchon est assuré -
ment l'un des meilleurs parmi les poètes nouveaux qui
travaillent au réveil du théâtre tragique et poétique. C'est
en juin dernier que l'une de ses pièces Le Dieu Nouveau
remportait un succès retentissant au Théâtre de Cham-
pigny.
Un succès non moins certain salua Phyllis. Cette œuvre
met en scène les amours de Phyllis, reine de Thrace et de
Démophoon, roi d'Athènes, fils de Thésée et de Phèdre.
Démophoon, chassé par la tempête avec ses nefs qui le
ramènent du siège de Troie dans sa patrie, aborde aux
rivages de Thrace. Il est accueilli par Phyllis II raconte
Troie et la guerre et le siège et la victoire. Au récit des
exploits du héros, le cœur de la reine s'enflamme et
l'amour, l'ardent amour unit la destinée de ces deux êtres
Mais Démophoon doit reconduire ses compagnons dans la
chère patrie. Il part, ayant juré amour et fidélité à Phyllis
au pied des autels, il part et Phyllis attend en vain un
retour promis. Et la reine désespérée, se croyant trahie
par le fils de Thésée, digne enfant d'un tel père, se jette
dans la mer de Thrace à l'heure où Démophoon, toujours
amoureux, revient enfin, ayant été retenu à Athènes par
son triomphe et, loin de sa reine, par des vents contraires.
Il ne revient, hélas, que pour se lamenter sur un cadavre.
C'est une tragique histoire, où brûle toute la flamme de
— i68 —
l'amour, du grand Amour antique, qui était triste parce
qu'il se savait frère de la Mort. C'est toute la belle pa-
que Bérénice confesse dans le cri douloureux de son cœur :
llclas et qu'ai-je fait que de vous trop ainu ;
Ce beau vers du doux Racine n'était que l'écho d'un
autre vers du poète antique Ovide, qui aurait pu être
l'épitaphe de Phyllis :
Die mihij quidfeci nisi non sapienter amavi.
Ainsi la passion de l'héroïne d'Ovide et de celle de
Racine se réveille dans l'œuvre de Paul Souchon qui est
de belle, noble et haute poésie. Les vers en sont harmo-
nieux, et le souffle lyrique qui l'anime incessamment la
grandit au rang des œuvres de forte valeur, de celles qui
sont d'un poète et d'un amant, de celles qui unissent le
cri du cœur au cri de l'âme !
On avait confié l'interprétation de Phyllis à une troupe
dont M,le Guilleaume avait assumé la direction. Elle
munie a tenu le rôle de Phyllis avec une belle puissance
tragique. M. Max Gérard fut un Démophoon de royale
prestance; il dit le vers d'une voix très timbrée et son jeu
est à la fois noble et passionné.
Mais c'étaient là presque des professionnels, qui ont
donné ce qu'on attendait d'eux. Mlle Kva Francis, qui
remplissait le rôle de Chariclée, suivante de la reine,
étonna le public en se révélant pleine de force et de senti-
ment. Elle anima ce rôle, redoutable pour sa jeun-
d'une âme ardente. Ajoutons qu'elle a une diction inr
cable et que tout en elle fut à la hauteur de son rôle.
Xotis l'attendons à une prochaine épreuve avec la l
Utude d'un nouveau triomphe.
Les eliours furent harmonieux et composèrent de ehar-
mants groupes de vierges thraeeennes. Tout en eeei fut la
réalisation d'une belle fête d'art.
Ili.NKi LlEBRECHT.
— 169 —
L'Amphore
Quand bientôt la Jeunesse aura fleuri tes treilles,
UEtè viendra mûrir tes pampres de raisin
Que pressera l'Automne au bourdonnant essaim ;
Puis F Hiver chassera les dernières abeilles...
Ami, dis-moi; tu crains, la vieillesse venue,
Te trouvant sans plaisir comme aicssi sans amour,
Que ton coeur soit alors ainsi qu'une outre bue,
Dans quelque coin poudreux d' unvieux cellier sans jour f
Va. La rumeur de l'onde aux conques s'éternise;
La cendre d'une rose est une odeur exquise
Dont reste parfu?né le derme de ta main;
Et cette amphore vide, à sa paroi fragile,
Conserve, humide et frais, le goût subtil du, vin
Qui longtemps reposa dans sa rustique argile. . .
Fernand Gilsoul.
Petits Portraits singuliers
I. — Un Philosophe.
Celui-là ne dit point de lui-même qu'il est philosophe,
encore qu'il porte de l'amitié à la Sagesse et que l'ordon-
nance des phénomènes soit proprement à ses yeux comme
l'âme du monde, son rythme et, en quelque manière, la
divinité même et l'illustration de la philosophie.
Surtout n'imaginez pas qu'avec une aussi heureuse
complexion il tire de la vie quelque agrément.
S'il se prend à considérer les événements quotidiens, ce
n'est point pour eux-mêmes, mais pour ce qu'ils lui sont
matière à débats et qu'ils stimulent ses spéculations. Le
— 170 —
but de la vie. prononcerait-il, est la Pensée, et les faits
ne s'accumulent que pour se désagréger ensuite sous l'ac-
tion de l'analyse, que pour être abolis par la législation
de l'esprit.
Je ne vous dirai rien des années de sa jeunesse qui se
sont écoulées en province, au fond d'une triste maison de
la Compagnie de Jésus. J'ignore ce qu'étaient ses parents
et il n'importe que vous connaissiez quel nom est le sien,
puisqu'il appartient à cette race d'êtres solitaires que la
rue effarouche et dont l'horizon est borné par des biblio-
thèques.
Je ne conçois pas que ses jours se multiplient autre-
ment qu'avec une cadence de progression arithmétique.
Il se préoccupe d'idéologies, comme on abuse d'écrire
depuis Monsieur Maurice Barrés, et il n'est, au vrai,
qu'un laborieux ouvrier de la tâche intellectuelle.
Il ne sourit guère, parce que la Raison, qui est sa foi,
est naturellement grave. Je n'ai jamais lu d'amertume dans
son regard. Et un propos suit, dans sa bouche, un autre
propos, avec une monotonie de ton comparable à la tom-
bée de la pluie aux crépuscules de l'automne.
Nulle souffrance, jamais, ne l'ébranla et il juge de la
stricte beauté du devoir comme d'une perception d'un
genre assez rare.
Il ne peut, pour employer son pathos, qu'agiter dans
son économie spirituelle les froides humeurs de l'argumen-
tation,
A vous entretenir avec lui de la femme, il daignera
vous instruire qu'elle n'atteint jamais à cet équilibre et à
cette rigueur dans la beauté qui sont particuliers au
syllogisme parfait. Ainsi appartient-il à ce Spiritualiste
d'user de comparaisons dont le terme initial estl'Id<
quoi le Phénomène se vient ingénieusement confronter.
lu selon même une curieuse imagination de son esprit
platonicien, l'Intelligence et la Mature ne seraient que
les deux robes, légère et pesante, dont se vêt le corps
ondoyant et secret de la Vérité.
Notre philosophe — il n'est pas besoin de le désigner
plus clairement puisqu'aussi bien c'est à peine s'il présente
le minimum de l'extérieur humain — notre philosophe,
donc, ajoutai-je, ne retient les choses qu'en tant qu'appa-
rence et symbole, et il lui paraît y avoir entre le monde
et l'esprit la même distance qu'entre les sciences pures et
les sciences appliquées.
Incapable du moindre renoncement, il exalte le stoï-
cisme et vêtu comme un teinturier il décide de force
questions touchant l'esthétique du costume.
Bref, il est un attachant exemple de l'antinomie du
physique et du moral, et il représente, si l'on peut ainsi
dire, le côté théorique et subjectif de la vie. Planant dans
les régions les plus raréfiées de l'entendement, indiffé-
rent, au point de vue de la possession, à tout ce qu'il y a
de concret, son existence physique est simplement un
automatisme curieux.
Avec cela, il possède la plus haute culture qu'on puisse
voir. Et s'il porte un médiocre intérêt à tout ce qui fut aux
temps d'Athènes ou de Rome, lesquelles méconnurent, à
son gré, l'esprit métaphysique déjà familier à l'Egypte et à
la Chaldée, il ne laisse pas de montrer une âme véritable-
ment belle quand sa logique transcendante vous conduit,
à la faveur de discours dépourvus de concision, par le
labyrinthe des idées abstraites.
Quelque soir la mort, doucement et avec des caresses,
l'emmènera, ainsi que votre maîtresse, à vous, viendrait
en tr' ouvrir les portes, raviver le foyer et vous verser un
peu de l'infinie volupté qui est dans sa chair de femme.
Elle sera pour lui l'amante attendue : celle qui va soulever
un nouveau coin du voile sur une nouvelle beauté..
Alors, celui qu'on appela le philosophe dira-t-il des
- 172 -
mots essentiels et obscurs et paitira-t-il, sur les chemins
inconnus, clans le mystère et dans la nuit, sans avoir
résolu l'énigme que fut pour nous son âme; sans avoir
résolu l'énigme qu'est chaque âme pour toute âme.
II. — Le Bibliographe.
Il a nom Théodet, Théodet Victor.
C'est un garçon qui, avec du savoir, plusieurs qualités
naturelles et quelque bien mène la vie la plus sotte que je
sache.
Au lieu de s'adonner familièrement, comme chacun fait.
à ses petites passions, depuis le tabac jusques et y compris
les personnes du sexe, en passant par le poker, voire la
populaire manille, les satisfactions que procure l'alcool et
généralement les plaisirs de leur ordre qu'il serait
long d'énumérer, au lieu de cela, notre homme vit -
s'inquiéter du manger non plus que du vêtir; même, à le
rencontrer, lui donneriez-vous deux sous sur la mine.
Que de temps il vous faudrait, pour démêler, parmi les
mille tons qu'elle fait voir, la couleur naturelle de
jaquette 1 Et je pense que par crainte de vos défaillances
de cœur, vous ne vous arrêteriez point à L'examen <1
coiffure ni de son linge.
Théodet n'a donc souci d'élégance; mais vous entendez
bien que s'il n'est pas la victime de quelque commun \
il l'est d'un autre, de SOlte étrange et rare. A dire le vrai,
c'est le Livre qui l'a perdu. Non pas qu'il lise. Pour i
non, il ne lit jamais : il collationne, il collige. mais il ne
lit pa
Aperçoit-il un livre? Il le prend, le manie, le flaire,
l'inspecte. Victor < la reliure dont l'ouvra etu.
11 en suppute le formai et, 1 avant ouvert et feuilleté, il en
retient la pagination. La vue, le loucher interviennent
encore pour le convaincre de la qualité du papier et il faut
~ 173 —
voir de quel geste, et en clignant de l'œil, il élève le
volume dans le jour favorable pour en considérer le fili-
grane. Il prononce à voix haute les titres et sous-titres; il
épèle les noms, prénoms et qualité de l'auteur, de l'impri-
meur et du libraire qui l'ont respectivement écrit, composé,
vendu. Il n'a de cesse qu'il n'ait connu la date de l'édition
et si elle est mémorable il exulte et part d'un bel enthou-
siasme. Théodet est Bibliographe.
Croyez- vous qu'à domicile il possède une bibliothèque ?
Que non ! Dans sa librairie ne prennent place que les cata-
logues de ventes de livres ou de collections privées.
Une armoire massive qu'il tient de sa famille recèle le
précieux trésor de deux cent nonante et quelques mille
fiches dont la lecture ne réjouit pas moins que celle d'un
chef-d'œuvre. Eh quoi ! ces fiches, quand elles ont établi
l'identité d'un ouvrage, c'est pourtant tout le bout du
monde!
Théodet est, si je puis parler de cette manière, le poète
lyrique du Catalogue et de l'Inventaire.
— Ceci est un in-folio ; je connais du ?nême livre sept
éditions in-12, tine in-16... vous assurera-t-il du même ton
qu'il vous informerait : J'ai trouvé pour ce sonnet des
rimes singulières et riches.
Je vous dis qu'un foudre de guerre ne parlerait point
avec plus d'orgueil des combats qu'en son temps il menait
à X ou à Y...
Il vous récitera dé mémoire la liste selon Renouard,
des publications des Aide et des Estienne. Le Manuel de
Brunet est son livre de chevet, et il donnerait l'œuvre
entier de M. Anatole France, encore que cet auteur écrive
fort joliment, pour le moindre fascicule du Journal de la
Librairie.
Théodet est lui-même l'auteur d'un Catalogue métho-
dique des Tables de Logarith?nes parties à cejotir. (Br. gr.
in-40. Gauthier-Villars. Paris, 1880.) Ce premier travail, dont
- 174 -
il m'entretint naguère sans indulgence, est contemporain
de sa vingtième année, alors qu'il inclinait naturellement
aux spéculations de la mathématique.
Mais le couronnement de sa vie sera cette Bibliographie
générale, critique et raisonnée, des Catalogues d'Imprimés
des Bibliothèques de la France, à l'élaboration de laquelle
il s'est consacré et où il goûte le plaisir le plus subtil.
Comme vous pouvez voir, Théodet abuse du génitif; il
abuse même de la langue entière pour la mettre au service
d'une œuvre bizarre et vaine.
Ah 1 l'étonnante complexion que celle de cet individu î
Je la discerne mal. Et le besoin que j'ai de l'analyse ne
va point sans en souffrir.
J'aime, au petit bonheur, à m'imaginer qu'en Théodet
aboutit une génération de lettrés, gens de culture et i
prit, et qu'à travers eux s'est filtrée la Connaissance, dont
le Livre est devenu, pour lui, le symbole suffisant. Il ne lui
viendra pas à l'esprit, comme vous pourriez faire, de lire
ce que produisent nos écrivains de valeur. Un art se
réduirait de la sorte, aux yeux de notre homme, à un
signe. N'y a-t-il pas là une manière d'idéalisme? et cela ne
signifie-t-il pas que le Catalogue contient le livre à peu
près, mon Dieu, comme nous contenons le monde, qui
est ainsi notre représentation. Victor ne nous apparaît-il
point, décidément un obstracteur ? Et ne nous fait-il pas
encore songer par quelque endroit à ces avares qui, plutôt
que de jouir des trésors qu'ils ont am. Jument dans
leur contemplation l
Théodet n'est ni humaniste, ni helléniste, ni juriste; il
D'est pas davantage géomètre, philosophe ni théologien.
Il connaît pourtant comme personne les livres des Am
avec les traités de l'un et l'autre droit, des mathématiques
élémentaires et analytiques et les moralistes, les psycho-
logues, les physiciens et Logiciens et les casuistes... Ji
dit : il est bibliographe.
Charles Doury.
- 175 -
Chroniques du Mois
LES ROMANS
Le Passé vivant, par Henri de Régnier. (Paris, Société du
Mercure de France.) — Il y a dans l'œuvre de Henri de Régnier une
qualité charmante que j'estime infiniment : l'élégance. L'auteur de la
Double Maîtresse est rempli d'un tact, d'une justesse de goût si parfaits
que rien jamais, en ses œuvres, ne choque ni ne blesse. J'aime cela.
Car le but de toute littérature doit être l'élévation intellectuelle de la
masse : selon son goût personnel on y arrive par le laid ou par le
beau ; mais on n'y arrive jamais sans le tact. Ce ne doit point être par
la brutalité — cette brutalité, même convaincue, où il entre toujours
un peu de vanité — que l'on persuade le lecteur. Il convient plutôt
de le choyer, de lui parler de philosophie, en se promenant gentiment
dans les allées d'un parc fleuri. Beaucoup d'écrivains semblent croire
que dès les premières pages ils ont convaincu leurs lecteurs. Ceci
étant acquis, ils se précipitent avec violence sur les idées qu'il ne leur
est point aimable d'embrasser. Et il en résulte qu'ils convainquent
seulement de l'inertie, de l'inutilité de leur pensée. Ainsi ils vont à
l'encontre du but qu'ils se sont choisi. Tel n'est point Henri de
Régnier : il est suave et subtil, adroit extrêmement, et sa discussion
reste toujours de bon ton. Il rôde du sourire et de la condescendance
dans son œuvre. Elle est toute parée d'une distinction qui existe
autant dans le fond que dans la forme. Il ne heurte point l'argument :
il le contourne, en se promenant lentement, le renverse sans y
toucher. Il s'excuse d'avoir raison. Même, quelquefois, cela l'ennuie
un peu, parce que avoir raison implique un mouvement brutal du
cœur ou de l'esprit. Mais aussi il y a de l'ironie, de cette ironie que
l'on pourrait appeler presque une concession aux opinions opposées :
en raillant légèrement, à fleur de peau, sans guère y toucher, les avis
contradictoires, en raillant l'un autant et aussi poliment que l'autre,
on ne prend parti pour un avis qu'en montrant son estime pour l'avis
opposé Cela est une guerre charmante ,où l'acerbe polémique n'entre
pour rien. Et c'est bien là la meilleure manière d'avoir raison sans
qu'un adversaire s'en puisse fâcher.
Un roman, le Passé vivant? Point tout à fait peut-être. Le mot
roman est là une enseigne : ainsi Hans Sachs est cordonnier; mais on
l'aime parce qu'il est philosophe. J'adore les romans où il n'y a pas de
roman, où l'agréable pensée de l'écrivain et du penseur se donne libre
cours, sur les lèvres aimées de ses héros, sans que la ridicule trame
romanesque vienne le forcer à des exactes et insipides descriptions de
lieu et de temps. Il faut le reconnaître : le roman de l'heure actuelle
n'est plus romanesque Et, au fait, ce n'est plus tout à fait un roman.
Ou, enfin, c'est un aboutissement de l'évolution du roman. Est-ce un
bien ? Peut-être. Dans le roman de la génération littéraire qui nous pré-
céda, les aventures, les péripéties, pour dire exactement, apportaient
souvent des troubles inutiles dans les caractères les mieux établis. La
— 176 —
grande joie, la grande douleur, la catastrophe énorme ne sont point
tence : l'existence est plus restreinte qu< j'aime que l'on
me décrive un caractère dans la vie ordinaire, parce que là je puis me
retrouver, me sentir vivre et vibrer. Que m'importent les grands g
de l'âme, les vilenies géniales, les dévouements surhumains. Toi.
paroxysmes, on peut le dire, ne proviennent point d'une pi
mathématique dans le caractère et dans la volonté: ils proviennent
simplement d'un accident. C'est par accident que l'on devient héros.
Etil s'en faut bien souvent d'un cheveu qu'un héros devienne une
fripouille et vice-versa. L'héroïsme raisonné n'existe pas : c'<
circonstance qui précipite notre cœur — et point notre volonté —
vers un acte important de grandeur.
Voilà pourquoi les héros de M Henri de Régnier, qui passent dans
la vie courante, qui nous coudovent chaque jour, sont inten
sa façon de nous les présenter, qui n'est point romanesque, en fait pour
moi un des tout premiers écrivains de l'actuelle- génération littéraire
française. Vous dirai-je le sujet du Passé vivant t Oui, sans dout
plutôt, je vous dirai la pensée philosophique qui préside à ce volume,
sans vouloir vous le raconter matériellement. Certaines gens, pense
M. Henri de Régnier, vivent à notre époque, mais ont garde lame
d'une autre époque, qui eût mieux convenu à leur tempérament. Ils
portent le poids d'une hérédité dont ils n'ont pu s'affranchir. Ce
pas eux qui vivent, c'est leur famille qui vit en eux. Ils sont des aines
étrangères égarées dans un pays inconnu Ils ressemblent à des Heurs
rares conservées en des serres chaudes et que Ton transplante tout à
coup à l'air vif, et qui meurent de cette violence imprévue, de cette
rencontre soudaine avec un horizon trop présent. Tel est ce Jean de
Francis, sorte de Werther plus moderne, dont la Fragile âme préoccupée
vil de la double vie du présent et du passé. Par une image heui
décrivant le réveil de ce jeune homme. M. Henri de Régnier nous
explique son état d'âme d'une façon charmante, ingénieuse et subtile,
description, (pie je ni' veux point citer — il tant la lin- dans le
volume — est graduel- avec un art prodigieux : elle revient à différentes
reprises dans le roman et chaque fois prend comme une teinte plus
p.tle, plus effacée, qui recule l'âme du jeune homme VI
1,1 tait tout a cou]) vibrer dans une époque lointaine, gémir, sentir.
souffrir — tout cela avec une exactitude qui fait réellement vivre le
passé dans cette .une et cette ame dans h- passe — plutôt COmm<
et. ut revenu ;i elle que comme si elle était reven
. on s'en doute bien un peu, sachant que- parle M. Henri de
iu° Siècle pour lequel l'auteur de la />
toujours une admiration si profonde et si mgen:
fantasque, poudré d'élégance et de cynisme, l'âme
flamboyante et légère à travers les déchirures du vice subtil; ce joli
xvin0 siècle, tout de bravoure, de grelots, de menu t de
carnages, et de fêtes, et par dessus tout de cette ironie énorme qui
battre jusqu'à la mort pour une pensée, dont ils
étaient les premiers, un 1 ombat termine, a rire et an
un mot : 1 I ;ssi des amours ardentes et frêles, des an: .
— 177 —
passionnées autant presque que frivoles, des amants braves presque
autant qu'infidèles. Et le livre de M. Henri de Régnier en devient,
précisément à cause du caractère du siècle qu'il rappelle, d'autant plus
mélancolique : il y a une ironie à voir le jeune Jean de Franois se
retourner avec une infinie douleur de tout l'être vers une époque qui
fut toute joie et tout sourire.
M. Henri de Régnier, en pareille circonstance, insiste sur l'hérédité.
Un de ses personnages Charles Lauvereau, historien de caractère
bizarre — un caractère qui a quelques rapports avec le Choulette du
Lys rouge, en plus mièvre, mais en combien plus élégant! — s'est
occupé tant du xvme siècle qu'il y vit en quelque sorte lui aussi : mais
un amour de femme le détourne de cette vie du passé, le fait vivre
dans le présent, se mêler malgré lui à la lutte douloureuse; c'est que
Lauvereau, lui, n'a pas d'ancêtres : il est un homme d'aujourd'hui; il
date d'aujourd'hui. Ce que son âme a puisé dans le passé est artificiel
et passager. Tout autre est Jean de Franois, qui aime une femme,
Antoinette de Saffry, et qui l'aime parce qu'elle est comme le reflet
passionné d'une autre amoureuse, d'une autre Antoinette de SafFry qui
vécut dans le passé chéri. Et Jean, se heurtant tout à coup, dans son
rêve, au présent, meurt de cet amour du passé.
Il y a tant de choses que je devrais vous dire au sujet de ce livre ! Je
devrais vous dire que M. Henri de Régnier, ayant choisi ses person-
nages avec un soin merveilleux, nous montre des hommes bons et des
hommes mauvais dans le présent, comme dans le passé; qu'il juge un
peu les deux époques. Bien entendu il préfère le xvm° siècle; mais il
le préfère avec tant de discrétion ! Je devrais vous parler du comte
Ceschini, ce grand seigneur italien, égaré à Paris, retenu là pendant
vingt-cinq ans par une liaison plus forte qu'une union légitime ; de
l'amour de Lauvereau pour Janine, cet amour d'une volupté si cruelle, si
profondément navrante; de Maurice de Jonceuse, le noble qui se mo-
dernise; du père de Jean de Franois, capable de toutes les turpitudes
pour conserver le château de ses ancêtres; de tant d'autres, intéressants
et si exactement notés dans leurs allures et dans leur tempérament. Je
devrais vous parler de la grande ombre de Casanova qui passe sur
tout le livre, comme le résumé du xvme siècle, de Casanova qui fut
comme la chanson de l'amour et de la volupté qui viennent, existent et
meurent, en mâchonnant des fleurs, et sans avoir le temps de rien
regretter. Je devrais vous parler encore des descriptions d'Italie, de la
visite de Jean de Franois à Passignano, où un siècle auparavant fut tué
son ancêtre, son homonyme, à vingt-six ans... Mais alors j'en arriverais
à citer tout le roman. Et il vaut mieux que vous fassiez cette chose
simple de le lire vous-même. Vous en aurez un plaisir infini ; parce
que l'on a un infini plaisir à se mettre en contact avec de la beauté, de
savourer des pages qui forment — à bien peu de chose près — une
manière de chef-d'œuvre.
Les Célébrités d'Aujourd'hui (Paris, E. Sansot et Ci0, éditeurs).
— Une idée sage présida à la confection de ces petits volumes, fort
élégamment autant que fort adroitement présentés. M. Sansot, l'édi-
- i78-
teur bien connu, dont l'éclectisme ne fait de doute pour p
confié à des écrivains de (aient le soin de nous présenter, en
pages, quelques célébrités littéraires de l'heure actuelle. ('« k
louable; car ces petits volumes nous résument d'une façon fort suffi
santé l'œuvre et la vie des artistes qui nous peuvent intéresser. Il
arrive souvent — et c'est ainsi dans l'Histoire comme dans la \
que nous sommes frappés davantage par des détails en apparence peu
importants et que grâce à eux nous retenons mieux la caractéristique
d'une époque ou d'une personnalité. Un'portrait et un autograpli
écrivains présentés; une courte analyse de leurs (envies et de leur vie ;
l'opinion sur eux de quelques critiques de jugementsagement équilibré:
une bibliographie très complètement documentée; une liste
ouvrages où l'on parle des écrivains présentés : tel est en résumé
l'aspect général de ces courts volumes. Examinons-en quelques-uns.
F. Brunetière, par M. L.-R. Richard. — Le profond penseur, le
savant analyste, le polémiste si convaincu qu'est le directeur de la
Revue des, Deux-Mondes, est une personnalité si particulièrement inté-
ressante, si largement prépondérante, que sans doute il est malaisé
d'examiner, en de courtes pages, l'homme et l'œuvre. Avec une grande
adresse et un judicieux esprit synthétique - cet esprit synthétique
que je prise au delà de tout dans la critique d'art et que M. Ferdinand
Brunetière possède à un point extraordinaire, M. L.-R. Richard
à peu près parvenu. Examinant la vie de M. Brunetière il la rapporte
avec suffisamment de tact à son œuvre, nous montre « le carac-
tère particulier de sa critique, qui est cette puissance à résumer,
à propos de littérature, l'histoire de la civilisation » — 11 nous montre-
le critique âpre à la connaissance de tant d'éléments scientifique
apparence peu propices aux développements littéraires, mais qui for-
mèrent, chez M. Brunetière la « base de cette vaste connaissance dont
il saura tirer un profit constant pour légitimer ses principes *. Il nous
expOSe en peu de mots, mais très nettement, la doctrine de M. l'.rune-
et comment cette doctrine, grâce à la crise de naturalisme que
traversait la littérature, arriva à s'affirmer. Il nous montre qu
tencede M. Brunetière a ceci de remarquable qu'elle est d'une parfaite
unité» — et que M. Brunetière, infatigable travailleur, est aussi le
polémiste d'une absolue intégrité. Tout pour nous
Dure désirer de connaître à tond l'œuvrede M. Brun n'est-
ce point là, en quelque sorti-, le but même de i
Une remarque : M. L.-K. Richard semble s, ressentir un peu du
sujet qu'il traite : son style ressemble fréquemment à celui de
M. Brunetière. Au moins par la longueur des périodes; point tout à
fait, peut-être, pal leur clarté. L'adoption du style de l'auteur tra
d'ailleurs à remarquer dans plusieurs des volumes parlant de
d'Aujourd'hui.
Marcel Prévost, par JtJLBS BkRTAUT. — On ne peut point dire
que M. .Iules Bertaut soit un flagorneur: c'est un censeur rigide dans
toute l'acception du terme. Son étude est une des meilleures de la col-
— 179 —
lection. Marcel Prévost y est fort exactement analysé : on y voit ce
caractère pondéré, mathématique en quelque sorte de l'auteur de
Y Automne d'une Femme; on y voit comment M. Marcel Prévost,
homme de sagesse, de travail et de réflexion, est arrivé à pénétrer la
masse des lecteurs de l'intérêt soutenu, tout en étant progressif, de ses
œuvres. D'une part, Marcel Prévost fut toujours dominé par le souci
de l'examen approfondi des âmes féminines. La femme le hante et le
préoccupe, parce qu'il s'ingénie à établir le rapport certain existant
entre l'âme féminine et les instincts sensuels féminins. D'autre part aussi
M. Marcel Prévost — qui est à coup sûr un des plus purs et des plus
séduisants écrivains français de notre époque — subit fatalement, vers
1880, l'influence de cette déplorable littérature française dont l'exaspé-
rant et inutile Gustave Droz fut un des spécimens les plus notoires.
L'œuvre de Marcel Prévost est un succédané résultant du mélange de
ce romanesque et de cette recherche psychologique : on le voit assez
dans ses œuvres, notamment dans cette Princesse d'Erminge, roman
extrêmement remarquable d'ailleurs, pour lequel j'eus, voici deux ans,
l'occasion d'exprimer ici-même une très sincère et profonde admira-
tion. La présentation par M. Bertaut est en somme fort bien faite ; il
a compris et goûté exactement le talent remarquable du très prochain
académicien.
Péladan. par M. René-Georges Aubrun. — Avec une grande
sagacité M. René-Georges Aubrun analyse le caractère et l'œuvre de ce
puissant et original penseur qu'est Joséphin Péladan. Il montre avec
beaucoup de logique et de tact le bien et le mal que fit à l'auteur du
Vice suprême l'outrance même de sa théorie II le représente fort bien
comme un des plus remarquables idéalistes de la littérature contem-
poraine. Certains petits travers de Péladan firent du tort à sa renommée;
mais ils aidèrent aussi — et c'est là chose commune — à faire pénétrer
ses idées grandes, larges et saines, dans le public, ce public enclin à
admettre le génie quand on le lui montre par ses petits côtés. Péladan
est un penseur, uniquement ; il plane sans cesse et ne connaît, volon-
tairement, que les points extrêmes de l'idée : « l'œil de l'aigle n'aper-
çoit que des points extrêmes. » Nous voyons aussi comment il se fait
que le Sar fut toujours quelque peu antipathique, parce qu'il a en lui
« les trois choses les plus haïes du temps présent. Il a l'aristocratie, le
catholicisme et l'originalité. » M. René-Georges Aubrun nous explique
aussi très clairement autant que très savamment les principes du
« Mage », qui rapporta la doctrine artistique non seulement au même
but, mais encore aux mêmes moyens de pénétration que la religion. En
cette étude toute la vie du grand Péladan explique en quelque sorte
son œuvre. Et il est fort intéressant de constater comment l'opéra de
Wagner, Parsifal, conduisit Péladan à son fameux théâtre de la Rose-
Croix. Sans doute il ne suffit point de quelques lignes pour juger un
génie pareil à celui de Péladan : je veux seulement dire ici que M. René-
Georges Aubrun fait une très suffisante synthèse des tendances du
« Mage » et nous fait désirer d'approfondir de plus en plus l'œuvre de
Péladan. Ainsi envisagée, je crois que le but de cette courte étude est
atteint et qu'il faut louer M. Aubrun de son tact avisé et subtil.
— 180 —
Emile Faguet, par M. ALPHONSE SA Ht. - J'eus, il n'y a pas bien
longtemps, l'occasion de di n- tout le bien que je pensais du pittoresque
écrivain qu'est M Alphonse Séché. Il venait de publier une curieuse-
plaquette intitulée : Contes des Yeux fermes, qui témoignait d'un
aigu de ce que l'on pourrait appeler l'observation extérieure du surna-
turel. Je ne le louerai pas autant au sujet de son étude sur M. Faguet :
elle me semble, cette étude, bien superficielle, attachant une impor-
tance trop grande aux menus faits de l'existence du critique et esquis-
sant trop légèrement la partie fondamentale de son œuvre. M. Emile
Faguet est sans conteste un des premiers, sinon le premier, des criti-
ques français contemporains II a érigé la critique en genre littéraire et
il possède une exactitude remarquable de jugement. Mais, ce qui
frappe surtout en son œuvre c'est son adresse à extraire d'une œuvre
la pensée fondamentale, à chercher dans un ouvrage, même médiocre,
la rayonnante idée. M. Faguet arrive en quelque sorte à reconstruire
une nouvelle œuvre autour de l'œuvre qu'il juge : il :
captivante éloquence de la critique. Cette façon d'envisager la critique
est à mon sens — et assez souvent je l'ai répété ici même — la meil-
leure : c'est ainsi que l'on pénètre le lecteur de cette pensée qu'il y a
souvent, dans le plus mauvais livre, une idée. Et une idée, comme le
dit M. Faguet lui même « par les temps qui courent, c'est plus rare que
vous ne le croyez »
!■'.-( h ARLES MORISSl '.
L'abondance des matières m'oblige a interrompre ici l'examen des
Célébrités d'Aujourd'hui, .le parlerai le mois prochain des volumes trai-
tantdeJean Lorrain, Willy, Capus, Anatole France, -ci de différents
romans.
Accusé de réception : La Maitresu américaine, par M. Eugène
Mont fort; Cérébraux, par M. Fernand Di voire.
L'HISTOIRE
Impressions d'une Française en Amérique, par M :> Tin
Vianzonk (Paris, IMon Nourrit ). — Les livres d'impression de
voyage en Amérique sont innombrables. Les Etats-Unis fournissent à
tous ceux qui les visitent de nombreux sujets de réflexions et de sur-
prises dont il est toujours fort intéressant de connaître- le détail. Chacun
d'ailleurs y trouve de quoi exercer la
tempérament personne^ ce qui fait (pie ces divers ouvrages, sur un
sujet toujours divers bien que toujours le même, sont d'un intérêt sans
cesse renouvelle.
Les Etats-Unis d'Amérique sont un pays assez vaste pour être
cosmopolite. Toutes les uationalit ans* y ont des repi
tants nombreux qui sont en rapporta constants avic la mère patrie.
I railleurs les Américains eux nien | ueillants aux idées ctran-
tont un point d'honneur de recevoir r ceux qui
venus d'Europe visitent leur pays dans un but intellectuel ou com-
mercial.
— Itfl —
Mlle Thérèse Vianzone, une Française qui est fière de l'être, ce dont
elle a hautement raison, n'est point pour nous une étrangère. Voya-
geuse intrépide, femme d'une forte intelligence et d'un grand cœur,
elle séjourna longuement en Russie, dans un pays qu'elle aime et
qu'elle regrette de ne plus habiter, puis elle visita la Terre-Sainte,
dont elle rapporta les pages d'un livre ému. Mais ce qui fait surtout
honneur à Mllc Vianzone, c'est la publication faite par elle, avec un
esprit de pieuse et filiale admiration, des Lettres du Père Didon, dont
elle fut l'amie et qui fut, par une correspondance suivie et touchante,
son guide et son père spirituel. Mlle Vianzone est surtout une. femme
de grand cœur; l'enfance et la jeunesse sont pour elle des âges pleins
d'attraits et tous les enfants sont ses grands amis. Son livre sur l'Amé-
rique en est la meilleure et la plus inconsciente des preuves.
M110 Thérèse Vianzone entreprit en 1903 et 1904, une longue tournée
de conférences littéraires aux Etats-Unis et au Canada, et elle eut
l'occasion de prendre la parole dans les milieux français et dans les
couvents, qui accueillirent leur compatriote avec une amitié et une
cordialité très vive La modestie de M110 Vianzone permet à peine
d'entendre, entre les lignes de son livre, un écho du grand succès qu'elle
remporta dans ses conférences. Sous forme d'une correspondance,
régulièrement envoyée à une amie de France, la voyageuse nous rap-
porte ses impressions de voyage. Les circonstances particulières qui
entourèrent celui-ci permirent à la voyageuse d'approcher quelques
personnalités dont elle nous é%roque les physionomies avec un don de
vie intense. Tel le récit de ses rapports avec M. et M"16 Théodore
Roosevelt, qui marquèrent à Mlle Vianzone une amitié dont elle garde
un profond souvenir. Telle aussi la page où revit la noble figure de sir
YVilfrid Laurier, premier ministre de la province canadienne de
Québec
Mais ce qui attire surtout dans ce livre — et je soupçonne l'auteur
de l'avoir voulu ainsi — ce sont les fines remarques concernant l'édu-
cation et le caractère de la jeunesse américaine, surtout de la jeune fille
que M110 Vianzone a été plus à même d'approcher, de connaître et
d'étudier. Les idées parfaitement fausses que nous nous faisons de la
jeune fille américaine nécessitent que nous nous arrêtions un instant
sur ce point en laissant longuement la parole à Mlle Vianzone. A l'occa-
sion d'une réunion de jeunes filles organisée en son honneur elle dit :
« Je préside la charmante réunion, redevenant jeune sans peine au
milieu de cet essaim joyeux qui est mon grand attrait. Nous agitons
toutes sortes de questions; mes petites amies, qui ont lu tout ce qu'on
raconte, en Europe, sur les allures libres de la jeune fille américaine,
médisent qu'il ne faut pas le croire et que je dois donner d'elles une
autre opinion. Je me rends d'autant plus facilement à leur désir qu'en
effet, jusqu'à présent j'ai trouvé très convenables, très posées, en un
mot très jeunes filles, dans la véritable acception de ce joli mot, toutes
celles que j'ai observées et abordées. J'en ai déjà vu quelques-îmes et je
ne leur trouve ni audace, ni légèreté, ni coquetterie de mauvais ton.
Celles qui sont sorties de pension travaillent, complètent leurs études
par des leçons de toutes sortes, dans l'intervalle desquelles, il est vrai,
— 1$2 —
elles courent, comme les autres, aux relations mondaines. Chacui
plaint de cette vie à outrance qui coupe court à toute intimité, mais
très peu ont le courage de s'en affranchir.
11 y a pourtant des jeunes filles — et je pourrais les nommer --
riches, jolies, aux aspirations profondément religieuses, qui ne rêvent
que dévouement, oubli d'elles mêmes et amour du prochain ; qui
s'occupent, sans bruit, d'oeuvres de charité importantes, et qui se pri
vent, non seulement du superflu, mais du nécessaire, pour donner sans
compter, sans se lasser jamais.
» J'en ai vu de très bien élevées, de très réservées dans la grande
liberté qui leur est laissée d'aller et venir seules pendant le jour: j'en
ai connu de timides et de délicieuses : j'en ai entendu me marquer leur
étonnement, leur indignation même contre certaines libertés d'allures
et de propos dues à des diplomates étrangers ; les jeunes Américains ne
se le permettraient jamais vis-à-vis d'elles.
» J'ai admiré aussi le respect et l'affection dont elles entourent
leurs parents, à qui elles rendent compte, bien plus qu'on ne le |
de tous leurs faits et gestes.
le qui est vrai, — et ce que je suis loin de blâmer, — c'est qu'elles
se marient elles mêmes, qu'elles choisissent d'après leur goût et leur
attrait le compagnon de leur vie. On leur enseigne, très tôt, la respon-
sabilité personnelle, et cette existence large, indépendant»' les retient
au foyer, en général, plus que nos jeunes filles européennes. Elles ne
sont pas pressées de quitter la maison paternelle pour conquérir une
liberté qu'elles ont en plénitude et qui leur permet, non seulement de
se distraire dans les plaisirs mondains, mais surtout de faire le bien. -
Voilà une page de psychologie qui dénote un esprit d'observation
sagace et impartial. Elle nous dévoile un aspect nouveau d'après lequel
il y a lieu de réformer un jugement fait a priai 1 faudra d
mais attacher à la pensée de {'éducation omèricaitu pour la jeune fille
une impression de valeur morale et éducative bien supérieure à celle
de dédain et de reproche qu'on y mettait jusqu'à présent. D'ailleurs,
cette impression favorable, si différente de celle que nous avons, n'em
pas la clairvoyance de M!io Yianzone de noter les délai::
éducation. Dans une autre page, que je regrette de ne pouvoir a:
entier, elle complète- et rectifie ses prenv..
reproche, dit elle, aux jeunes filles américaines, en gétt
bournr de trop de choses. Avides dU savoir, elles laissent trop i
ment de cote toute méthode et absorbent trop, pèle mêle, tout ce
qu'on leur présente. De là. confusion, désordre et dépense nerveuse
ïive. .'ai ete étonnée, en rainant avec plusieurs qui employaient
des mots savants, des expressions recherchées, d.
n'est pas sure et que la construction est édifiée sur du sable Le temps
a manqué pour établir des fondements solides. Elles font tout trop
Pour compléter et prouver les résultats de cette education.il fau
drait demander au livre de M!> Vianxone les détails abondants et si
intéressants qu'il renferme sur l'organisation desCollèj Pen-
sionnats pour jeunes filles. La plus typique de ces institutions est celle
- i83-
de Wells Collège^. 87-94) dont l'organisation est un véritable modèle
de logique et de simplicité. Des détails d'instruction et d'éducation se
rencontrent à chaque page du livre, notamment sur les rapports entre
jeunes gens et jeunes filles pendant les années de Collège. Des récep-
tions sont organisées par les jeunes filles dans leurs pensions (lire le
récit charmant d'une de ces réunions à la pension Delafield, à Boston,
page 193) et les jeunes gens rendent annuellement un bal auquel les
jeunes filles se rendent avec le plus vif plaisir (le bal de l'Ecole Saint-
Marx, p. 196).
Mais en vérité, dans cet attachant ouvrage il faudrait citer et signaler
tant de choses qu'on finirait par en extraire trop de pages. Cela ôterait
à l'intérêt d'une lecture sincère qu'on ne saurait, en vérité, trop recom-
mander. On y trouvera des détails sur bien des institutions nouvelles,
sur lesquelles notre initiative pourrait bien prendre modèle.
Je signalerai tout particulièrement l'école fondée à New- York par
Mm6 R. Abbé et destinée uniquement à donner, par un cours d'his-
toire pratique, aux enfants des émigrants et des Américains, l'amour de
leur ville, de New-York. Il y a là une idée nouvelle dont on devrait
réaliser chez nous une similaire mise en œuvre. J'ai été aussi vivement
attiré par la description du Musée d'archéologie de l'Université de
Pensylvanie et par son historique; une page qui garde une actualité
profonde et dont les idées sont à méditer par la France catholique qui
traverse une crise si pénible est celle que Mlle Vianzone consacre à
l'organisation de l'Eglise catholique canadienne. Enfin, on connaîtra
aussi un écrivain du Canada, où le mouvement français reste si intense,
en lisant la page émue consacrée à Arthîcr Butes. Mais en vérité cet
article, si long soit-il, ne saurait donner qu'une impression imparfaite
de l'intérêt du livre de M110 Vianzone. Il ne pourrait surtout pas en
dire l'émotion et le charme prenant. Il doit se contenter d'en recom-
mander fortement la méditation et la lecture qui ne peut que laisser
au cœur le plaisir de vivre quelques heures en communion avec celui
d'une femme exquise, et à l'âme les préceptes d'une haute leçon de
morale et de volonté.
Portraits Français (1ro et 2e série), par Edmond Pilon (Paris,
E. Sansot et Cie). — Voici : ce sera dans, beaucoup d'années. Chaque
jour, à l'heure où le doux crépuscule fait la mer violette et éveille au
fond des bois la vie mystérieuse des bêtes nocturnes, on parlera des
choses du passé, des souvenirs qui vivent dans le coin secret des
mémoires et des figures dont on évoque les traits avec un lent sourire.
Quelqu'un dira, d'une voix douce : « Connaissez-vous Edmond Pilon?»
Et comme beaucoup peut-être répondront qu'ils ne le connaissent
point, celui qui aura parlé se lèvera et dans la haute bibliothèque, dont
les livres seront tous des ouvrages de choix, il prendra deux ou trois
volumes, reliés de cuir fauve à fermoirs d'argent ciselés et il les tendra
uses auditeurs. On lira, avec le goût de mystère qui entoure les choses
inconnues, le titre si simple et si clair : Portraits Français. Alors celui
qui aura déjà parléd'Edmond Pilon dira de cette voix un peu rêveuse et
sourde que prennent les conteurs pour parler de choses dont ils voient
— 184 —
vivre c-ii eux K Moi non j>his je ne l'ai point connu, je ne
sais de lui que ses livres et je sais d'eux qu'ils sont exquis. Celui ci est
un auteur français, de la meilleure race et de la plus pure tradition. 11
est Français comme l'étaient Voltaire et Maurice de Grttérin, dont il a si
purement parlé Kt aux heures de chère solitude, lorsque d'un doigt
soigneux j'ouvre l'un de ses trois volumes pour en relire un des cha-
pitres, je me plais à en écrire un, moi aussi, dans la même manu
dont il serait le héros. J'imagine que c'était un homme doux et bon,
cpii avait un joli sourire et qui aimait, pendant de longues après dînées,
à causer avec de doctes amis, dont plusieurs étaient des poètes et avec
quelques amies, qui étaient de jolies femmes à l'esprit clairet :
Il devait aimer aussi les roses d'automne et la couleur i
feuilles, dans les bois d'octobre. Il avait une âme tendre et harmonieuse
et c'était un homme studieux, qui aimait à lire les vieux livres. Surtout
il lisait les mémoires du temps passé, les livres de ces auteurs oubliés
qui eurent dans leur existence une seule heure de génie, ou bien, en
regardant des tableaux, des portraits ou des estampes, il se plais
faire revivre les singulières ligures des disparus et des dédaignés, dont
la vie est entourée d'un peu de mystère » Et celui qui dira ces paroles
simples lira sans doute à ses auditeurs devenus très attentifs l'une ou
l'autre page des Portraits français II lira une page de cette prose
délicieuse, harmonieuse et cadencée, voilée doucement de poéfl
lourde d'émotion et par laquelle revivent tant de figures. Puis l'ora-
teur dira encore : « Ce sont autant de chapitres consaci vivre
de la vie éternelle que leur confèrent les beaux Livres, quelques unies
de rêve, de tendresse ou de douleur. Voici M. Poivre, le cher
homme qui aima les voyages, qui fut au Pays des Epices, dans ces lies
lointaines qui dorment à l'ombre des sagou tiers, et qui plus tard devint,
par décision de M. le duc de Praslin. gouverneur jour S. M. Louis XV I
des îles de France et de Bourbon. C'est Paradis de sfonterif, un cour-
tisan de l'ancienne Cour qui eut beaucoup d'esprit et qui fut le grand
ami des chats, ce qui l'a rendu presque immortel. Voulez, vous pénétrer
dans lecélébresalonde M,,,o( reoffrin, lise/ ceci, et vous entendrez l'écho
îles voix de Marmontelet d'Horace Walpole, discutant avec tant de
longue que la maîtresse de maison doit pour 1rs calmer lancer sa COU-
tumière petite phrase : « Allons, voilà qui est bien » Voici Choderlos de
Laclos, ce singulier personnage qui fut peut-être un fort b
homme en même temj>s qu'un excellent officier des Armées de la
République et du < Consulat, mais qui s'est fait dans l'Histoire, et jour
toujours, un terrible renom de théoricien du Don Juanismeen rédi-
geant ce livre effrayant de perversité cruelle : /.< i /
( onnaisse/.-vous M. Sauce: Hélai, il fut immortel bien maigre li.
c'est par un effet du hasard, qui n'en lait jamais d'autres, que dans la
boutique de ce tranquille épicier de Garennes se déroula l'une des plus
soin bres scènes de ce drame de la Révolution : l'ai restât ion de Louis XVI
et des,! famille, fuyant Paris et l'émeute: M SàuOO a tenu dan
mains pendant toute une nuit le sort des Enfants de France et de la
Koy.i peut-être lui qui à i Vntoinette
à la guillotine. Ah! cette Révolution, elle est leconde en figures terri
- i85-
bles et singulières : Edmond Pilon en a fixé quelques-unes. Fabre
d'Eglantine est plus célèbre pour avoir écrit le refrain de cette ber-
ceuse que nos mères chantaient « Il pleut, il pleut, bergère! ... » que pour
avoir été un Dantoniste et avoir été envoyé à la mort par Saint-Just
et ses amis. Il est là aussi, le blond Saint Just, le jeune chevalier à
l'âme vierge et inaltérable, à l'âme impassible et terrible dans sa
conscience et sa droiture, qui corrigeait les épreuves de son poème
d'Organi en sortant de la Convention Nationale et qui, envoyé en
mission aux armées de la République, déchaînait la charge des colonnes
en décrétant la victoire, sous peine de mort.
Mais à côté de ceux-là, combien sont doux et tendres les beaux
visages de Maurice et Eugénie de Guérin. Pauvre Maurice, enfant de
génie qui mourut trop jeune après avoir donné dans cette page immor-
telle du Centaure la mesure de son âme, et plus pauvre encore, la
chère sœur de Maurice, Eugénie, le Cygne du Cayla, qui resta seule
pour pleurer le disparu et qu'écrivit pour lui seul ce Journal qui est un
pur sanglot de douleur et d'émotion ! ^> Puis l'orateur, pour continuer à
parler encore d'Edmond Pilon, prendra le second volume des Portraits
Français : « Il a parlé aussi de l'âme de La Fontaine et il imagina
la façon dont certains sujets de fables lui sont venus. Il a parlé de
Pitton de Tournefort dont toute la passion fut consacrée aux fleurs
et qui fut un ami de la nature car il créa le Jardin des Plantes. Il a
parlé de bien des choses encore, de ces femmes au cœur passionné qui
ont donné du génie à ceux qui furent auprès d'elles, Louise de
Rabutin Chantai, l'amie de Saint François de Sales, qui fut en religion
Sœur Louise-de la-Miséricorde et qui fonda la célèbre maison delà
Visitation, et cette autre, Mme de Warens, dont l'amour profane fut
l'inspirateur des plus ardentes pages de Jean- Jacques Rousseau. Mais
comment et pourquoi vous citer en une sèche énumération ceux dont
Edmond Pilon nous parle : Pyvert de Senancourt qui écrivit Obermann
et Henry de Latouche, qui fut le solitaire de la Vallée aux Loups, et
Rouget de Lisle, qui recueillit pour le chanter le cri de liberté de toute
la France et en fit la Marseillaise ! Lisez la page où on nous parle de sa
mort: c'est un pur chef d'œuvre. Vous connaîtrez les Muses plaintives
du romantisme et Monsieur Page, qui fréquenta Monsieur le vicomte
de Chateaubriand dont il fut le barbier. Vous connaîtrez beaucoup
d'autres choses encore. Et surtout vous connaîtrez le charme exquis
de pénétrer l'âme charmante d'Edmond Pilon lui-même. Vous saurez
la grâce de son talent, la clarté de sa langue, la douceur et la poésie
de ses images. Vous saurez tout cela et vous aimerez Edmond Pilon...
Vous aimerez à reprendre souvent un de ses volumes pour en relire
une page. C'est avec lui que l'on connaît ce plaisir qui est tout le
charme de la lecture : rêver longtemps, après une phrase, lorsque le
livre vous retombe sur les genoux et qu'on le reprend bientôt pour
poursuivre avec lui le cher voyage aux pays ignorés de la solitude
et du silence, où vivent ceux que nous aimons. Et si plus tard un de
vous, oh mes amis! écrit lui aussi un Portrait Fraiiçais consacré à
Edmond Pilon, il faudra qu'il le fasse avec un souci pieux et qu'il dise
que ce fut un doux poète qui aima le parfum des roses mouillées, la
— i86 —
des jolies femmes et la forme des belles statues. » C'est ainsi
qu'il parlera, et le soir sera bleu et calme et le seul bruit qui viendra
du jardin vers le groupe attentif sera le chant d'un rossignol invisible
mêlé au bruit d'un jet d'eau élevant son panache ainsi qu'un grand lys,
au centre du parterre d'eau d'un étang que la lune fera bleu.
Le Réveil de Pal las, par Pierri. Pons ( E Sansot et C'°, Paris).—
Monsieur Pierre Fons vient de réunir en un volume une sérii
intéressante d'essais de littérature, ("'est là un genre fécond qui peut
donner sujet à une discussion sérieuse et à l'exposé d'idées neuv
contradictoires Nous avouons ratifier en général toutes celles de
Pierre Fons. Il consacre notamment une étude approfondie au grand
poète Henri de Régnier, et à ce sujet il dégage de l'examen de son
u'uvre les éléments d'une définition du symbolisme classique.
Je cite, en applaudissant à ces paroles: « Le grand principe de la
pensée scientifique d'aujourd'hui est en effet l'universel symbolisme:
l'idée splendide et inconnue de force, d'énergétique occulte fournie
par le phénoménisme, se révélant aux hommes par les moyens de
l'espace et du temps. Toute la vie n'est saisie par nous qu'à travers
dis intermédiaires et il faut aimer les apparences pour leur beauté
plastique d'abord et ensuite pour leur sens intérieur. Autant dans la
science que dans l'art, tout est symbole ou connaissance indu
Et si l'on voulait assimiler à la valeur de la science la valeur de la
poésie, on pourrait dire que la nature elle-même nous prescrit sans
cesse l'exemple du symbole: la sensation, mode selon lequel pour
nous se manifestent les choses extérieures, n'est qu'un symbol
éléments ignorés qui causent cette sensation. L'azur du ciel est pour
nos veux l'expression, la plus directe et la seule, des forces qui s'agitent
dans l'éther: ainsi est légitimée cette image si poétique! Le symbole,
c'est la synthèse indéfinissable des corn posan tes. »
Parmi les études les plus remarquables du Riveil (h I faut
citer encore celle qui est consacrée aux drames méditerranéens
d'Henri Ma/cl, qui est un très bel écrivain, beaucoup trop peu connu
et ;i la haute culture duquel on ne rend pas assez justice: aussi il y a
lieu de signaler les pages sur l'hégémonie latine selon les romans de
Paul Adam et le chapitre ti et très net sur Maurice Maeterlinck
considéré comme moraliste épicurien. Le livre de Pierre Fons
lut- tout entier — et à méditer sagement.
Les Dernières Leçons de Marcel Schwob sur François
Villon, par LOUIS THOMAS (Pans, édition de PsycÀi). — Louis
Thomas, qui est un poète-, est aussi un erudit et un publie
[la réuni, en une charmante plaqu remarqw
1 Schwob sur les textes de Villon. L'auteur du Sficilcgc fut un
esprit curieux et une noble intelligence. Sa mort prématurée fut une
perte sensible pour l'histoire de la littérature française qui lui i
able de travaux tics importants sur le siècle de Villon — et
notamment sur la langue des coquillards et des truands — qui n'avait
ur lui. Les notes publiées par Louis Thoma
- i87-
sent plus spécialement aux érudits, mais il faut pourtant le remercier
du soin attentif et de la clarté qu'il mit à les réunir, car leur lecture
laisse deviner quel admirable cours devait être celui que professa
Marcel Schwob.
Henri Liebrecht.
Petite ehfonique
Pour des raisons personnelles, notre excellent collaborateur
Léopold Rosy nous a envoyé sa démission. Nous déplorons tous le
départ de notre ami et tenons à lui exprimer avec nos regrets, notre
cordiale reconnaissance pour le talent qu'il a déployé dans ses chro-
niques mensuelles et pour le parfait dévouement dont il fit toujours
preuve à notre égard.
Il sera remplacé pour la rubrique : Chronique théâtrale, par
notre distingué collaborateur Jacques Leroux. On se rappelle que
récemment ce dernier s'imposa à l'attention des lettrés par un livre
intitulé Le Livre d'Heures de Mon Oncle Barberousse. Ce livre pétillant
d'esprit, remarquable de subtile observation, a mis en lumière le nom
de Jacques Leroux et le place parmi les tout premiers de la jeune lit-
térature belge.
L'Effrénée, la comédie en 4 actes de nos collaborateurs F. -Charles
Morisseaux et Henri Liebrecht, qui fut reçue l'an dernier par
l'éminent directeur du Théâtre Royal du Parc, M. Victor Reding,
passera immédiatement après l'Espionne, spectacle de réouverture, sur
la scène de la rue de la Loi. Comme nous l'avons déjà annoncé c'est
Mlle Juliette Clarel, doDt on connaît le magnifique tempérament
dramatique, qui jouera le rôle principal de l'Ejffrènèe.
La comédie de nos collaborateurs paraîtra en librairie, chez l'éditeur
Larcier, le lendemain de la première représentation.
Le nouveau roman de notre collaborateur F. -Charles Morisseaux
paraîtra le 28 octobre chez Lemerre, à Paris. Ce roman d'abord inti-
tulé Le Soleil hallucinant paraîtra sous le titre définitif de : La Blessure
et l'Amour.
Choral mixte « A Capella ». — Ecole communale n° 2, rue du
Poinçon, 57. — Enseignement gratuit pour adultes de la musique, du
chant solo et de la déclamation. Demander la circulaire à la direction.
C'est le Cercle Labeur qui inaugurera comme d'habitude la série
des expositions d'hiver au Musée Moderne de Bruxelles. Son 90 Salon
annuel s'ouvrira, en effet, le samedi 6 octobre prochain, à 2 heures de
- 188 -
relevée. On y verra des œuvres des peintres : Richard Maseleer, Henri
liimard, Victor Hageman, Ch. de Hoy, Paul Doi Le Brun,
.Iran Le Nfayeur, Jacob Madiol, Martin Melsen, Jules Merckaert,
Auguste Oleffe, Henri Ottmann, (iuillaume Pacrels, Alexandre
Mobinson, Mol Slievenart, Louis Théwnet , Henri Thomas, Emile
Thysebaert, Walter Vaes, Georges Vanxevenberghen, Sauter; ei
sculpteurs .-Joseph Maudrenghien, Leandre, J. G. ( irandmoulin, Jules
lleibays, Ferdinand Schirren et Adolphe Wblff. Tous c
montreront des œuvres nouvelles cju i, pour la plupart, marquent une
étape remarquable dans leur carrière.
Nous nous occupons actuellement de réorganiser iXos Samedis
pour cet hiver. Nous aurons un nouveau programme qui sera des plus
intéressants et dont nous donnerons le détail dans notre numéro de
novembre.
Ostende Centre d'Art désireux de poursuivre la propagande
faite cette année notamment par l'Exposition du Livre belge d'art et
de littérature, se propose de faire publier l'an prochain un catalogue
des œuvres dramatiques belges. Nous donnerons le mois prochain de
plus amples détails.
De plus, dans le but de favoriser l'épanouissement du thé!
et l'eclosion de pièces ayant nettement un caractère d'art ek
original, plus spécialement celles en prose, empruntant leur sujet aux
mœurs ou à l'histoire nationales, Osfendt Centre d'Art a décide de
consacrer une somme de 20,000 francs à L'encouragement de notre art
dramatique
Cette somme sera répartie entre les auteurs des meilleures p
de langue française, imprimées ou manuscrites, non encore mi»
scène.
Un prix sera réservé à une pièce1 écrite spécialement pour un th.
en plein air.
Les puces primées, sauf celles destinées au théâtre en plein air.
seront représenl tison prochaine par les soins d'Ostendi Centré
d'Art. L'auteur devra s'assurer le concours d'artistes dramatiques
belges, pour l'exécution de son œuvre. La Balle de
et accessoires seront nus à sa disposition,
auteurs doivent être belg
pièces devront être idn int le 31 mars 1907, au S
tariat, 68, rue Vilain \l 1 1 1. a Bruxelles; celles, destinées au théâtre en
plein air. devront porter cette mention en tète de la brochure ou du
manuscrit.
"n
B*
— 189 —
Paul Souchon
« On ne professe pas le culte des Grecs
sans être un peu des leurs. »
Raphaël Cor.
« Je viens des bords d'un fleuve oit se baignent les vignes
Où les abeilles d'or animent les buissons
Et j'ai gardé pour l'ornement de mes chansons
L'azur du ciel et la lumière de ses lignes...
...Je parfumai mo?i âme aux vents de la colline
Sous le chêne immortel et l olivier d argent
Et je sentis leurs voix mystérieusement
Soulever l'harmonie au fond de ma poitrine (*) »
L'œuvre de Paul Souchon ne s'embarrasse pas
d'énigmes : elle nous apparaît comme un beau marbre
clair dans la pureté et la franchise d'un coup de lumière
provençale. Elle ne fait point supposer à son auteur une
nature nerveuse et capricieusement impressionnable, mais
d'une ordonnance parfaite, harmonieusement propor-
tionnée ; elle marque à jamais ce poète, parmi ses frères
d'aujourd'hui, comme un être logique, dont le développe-
ment s'est effectué progressivement d'après la loi qui veut
que les fleurs du printemps se métamorphosent en fruits
pour alourdir les arbres de l'enclos, prodigues de leur
savoureuse maturité.
A se satisfaire de la coupe du vers, de la noblesse d'ins-
piration et de la sonorité verbale, on qualifierait volontiers
ce poète de classique et ce ne serait pas sans raison : mais
à regarder de plus près, à observer les détails et particula-
rités de l'œuvre on pourra se persuader de l'âme moderne
du poète. Je n'use pas ici de cette expression ainsi que
Jean Lorrain à propos de Henry Bataille. Paul Souchon
(•) Fragments antiqnes : Chant du matin.
Le Thyrse — i" novembre 1906.
— 190 —
n'a pas cette angoisse que donne une sensibilité excès-
c'est-à-dire qu'il reste toujours maître de son émotion,
qu'il la dirige et la canalise à son gré dans le moule exact
et sonore de l'alexandrin. Je pourrais citer des exemples et
présenter l'auteur de la Beauté de Paris sous un jour dont
on a peu habitude à le regarder. Je n'en ferai rien car ce
serait mettre en lumière une qualité secondaire en négli-
geant la dominante. Du reste, ce souci du poète à rester
toujours égal — j'allais écrire régulier — en dépit de l'in-
tensité de l'émotion, m'autorise à ne pas insister : il suffira
de cette remarque, en passant.
« A cause de ma naissance sous un ciel comparable,
pour sa lumière continuelle et sa douceur, au ciel de Gr
j'orientai naturellement mes pensées vers le monde
antique. Je vécus longtemps dans la compagnie familière
de ses poètes et ils me paraissaient exprimer le pays même
que j'habitais, avec ses oliviers frémissants et sa belle mer.
Mes plus chères aspirations, les plus profonds mouve-
ments de mon cœur vers la femme et vers la beauté, j
retrouvais en eux. J'avais acquis, peu à peu. une âme sem-
blable à leur âme, religieuse devant la nature, lumineuse
dans la vie. » Ces quelques lignes, écrites en avertisse-
ment aux Fragments antiques donnent de Paul Souchon
l'idée la plus juste qu'on puisse se faire de lui. Ce fût,
effet, dans le cadre vivifiant de la Provence
« au milieu des campagm s saa
Dans cette ardeur, dans cet;,
qu'il s'éveilla à la beauté des choses. Les prem
influences de cette nature favorable entre toutes à la for-
mation de son tempérament, jointes à des tendances ethni-
ques, poussèrent Paul Souchon à la fréquentation
anciens; il en retira une grandeur dans les sentiment
(•) Joachim Oasqucf. Jour de vie.
— 191 —
la fois naturelle et simple, qu'il exprima dans la pureté que
notre langue française sait donner à ceux qui, capables
d'un pareil désir, la recherchent franchement et sans res-
triction.
Les Elévations poétiques parurent en 1898 : c'est un
livre de ferveur et d'aspirations écrit par un véritable poète,
insuffisamment dégagé pourtant des influences subies. La
personnalité de Paul Souchon se relie à cette œuvre par
de profondes attaches : elle est le point de départ dont elle
dépend, bien que transformée, développée plutôt par la
suite, sous l'effet d'influences différentes et successives.
Car les Elévations marquent avant tout un sens très sûr de
la beauté et si l'originalité de l'auteur ne s'y affirme pas
encore hautement, on doit y louer cependant le caractère
vivant du poème, la franchise mesurée du vers et l'indis-
cutable pureté de l'inspiration.
Voilà de belles strophes :
« O Monts, vagues des mers, frémissements des plaines,
De votre vision j'ai nourri mon destin :
Déjà de vos vertus mes paroles sont pleines,
Déjà vous voies levez en moi comme un ?natin. »
(Sur la nature.)
« E?nporte mes regards au sein des paysages,
Que la couleur du ciel invente à l'horizon :
Forêts en flammes et cavernes de nuages,
Reflets d'or que la vague engloutit d'un frisson!
La vision continuelle de la ?ner
Et la paix qui descend des formes éternelles
Soulèveront mon â?ne aux régions de l'air
Où les aubes n'ont plus les ombres derrière elles! »
(Chant marin.)
Pourtant, malgré ce rayonnement, cette ivresse intense
vers la nature et vers la vie, on doit noter déjà dans Y « âme
— 192 —
religieuse » du poète une sorte de mélancolie obscure et
somptueuse. On pourrait voir dans cette tristesse précoce
l'influence fatidique de
« cette ville où le bruit des fontaines
Rend plus grande la paix de la nuit et du jour. » (*)
Impression de désolation silencieuse en face de beautés
mortes qui, mystérieusement, enveloppèrent l'enfant du
souvenir de leur irrémédiable et glorieuse grandeur! Aix,
en effet, écrit Pierre Vierge dans son admirable Ame
Chimérique, « semble se pencher encore au sou (lie des
coutumes anciennes, alors qu'elle brillait au diadème des
comtes de Provence. La vie des époques passées s'y
déroule facile et studieuse, sans imprévu ni véhémence.
Voilée d'austérité et de mélancolie, elle se souvient avec
piété de sa magnificence et son silence n'est que le recueil-
lement de son âme savourant aux pages de l'histoire le
frisson passionné qu'elle y jeta. » Mais Paul Souchon voit
plus loin dans le passé : il ne s'arrête pas au « Légendaire
monarque » pas plus qu'au fondateur d'Aquse Sext
Sextius Calvinus; sa mélancolie atteint aux époques de
son rêve, son beau rêve mythologique de l'âge sacré des
divinités et des symboles primitifs et faciles.
Aussi, est-ce avec cette « volupté du regret » tant affec-
tionnée de Baudelaire, qu'il s'écrie eu uu Chant d'exil :
« Vous toutes, qui rendu \ mon azur lumitu h
0 Nymphes, ô mes sœurs! je crie a
Avec ses doigts de neige ( v.v,
Un hiver m'a soustrait a VOS blanches poursuites.
Et je laisse éclater la voix de vies douleurs
Entre les bras d'un Faune à la barbe d'or son;
Qui me parle d'amour et m< S pleurs
Etoiler ma poitrine en notre grotte d'ombre. » (**)
(*) Elévations poétiques : Sur l'Amitié.
(••) Fragments antiques : Chant d'exil.
— 193 —
Dans un Chant funèbre en l'honneur du Printemps,
l'auteur des Elévations écrivait :
« Voici que je suis seul à parler dans la nuit :
Ton souvenir reluit
Comme la lune pleine au ciel de ma mémoire. »
Cette nostalgie du soleil printemnal sur les collines de
Provence le poursuit à présent. Elle le hante à Paris et
c'est sous cette influence que le poète compose alors ses
Elégies parisiennes. Elles se ressentent toutes de cette
incurable tristesse.
Celle-ci me paraît des plus significatives.
« O toi qui m'as vu naître, ô ma seconde mère,
Quand la vie à ?non goût deviendra trop amère,
Comme un fruit dont on a répandu la liqueur
Je descendrai vers toi, Provence, et, sur ton cœur,
Le vent et le soleil et la mer éternelle
Me rendront cette vie encore douce et belle!
Car ce n est pas en vain que mes yeux ont gardé
L éclat de ton azur et, si tu m'as guidé
Jusqu'au seuil ténébreux du temple de la gloire,
N' est-ce pas pour t'unir, Provence, à ma ?némoire?
Je te consacrerai, dans ce temps, tous mes chants!
Je dirai la splendeur qui plane sur tes champs,
L'or des moissons qui bat les murs de tes villages,
les coteaux couronnés sous leurs pâles feuillages,
Tes fe?nmes, tes marins, tes rudes laboureurs,
Toute la race antique aux soudaines fureicr s,
L'a?nour brûlant dans l'ombre et pareil à la haine
Lame, co?nme un clairon vibrant, sonore et vaine !
Je dirai tout cela ! Mais la vie a voulu
Que mon destin à d'autres deux soit dévolu!
C'est pourquoi je suspends encore ta louange
Pour chanter une ville où la brume s'effrange
— 194 —
Ainsi qu'un vêtement sur le dos des maisons,
Où laplicie est un voile à toutes les saisons,
Mais où l'esprit de l'homme exerce un tel empire
Qu'il pénètre les murs et l'air qu'on y respire! »
Pourtant au début il a tenté de se soustraire à cette
mélancolie,
« Tes bois, tes parcs ?n'ont révélé
La grandeur de l'âme française ;
L'ordre par le rythme voile ,
La force qu'une grâce apaise »
écrit-il à la louange de Paris. Mais, pareil aux exilés de
leur rêve, et ne trouvant à la vie obligatoire sous un ciel
non favorable qu'une insipide monotonie, Paul Souchon
cherche à distraire ses regrets par l'illusion,
« Trouverons-nous , mo?i cœur, sur la haute terrasse
Celle qui doit m attendre et que je viens chercher? »
il se laisse aller à la beauté de l'heure,
« Mais, regarde, aux rameaux d'un arbre qu'il couronne,
Un oblique rayon, rouge et or, aplanie
Dans le cœur du printemps la hache de V automne. »
il s'oblige à croire pour oublier : il s'exalte devant de
vaines images et des symbole- morts, mais qu'il tente de
ressusciter de toute la force de son désir.
« 7)/ n'as qu'il te dresser de nouveau sur ta roche
A jeter ton appel aux trous de ton roseau.
Tu les (*) verras frémir ainsi qu'a ton appTOC
Quand tu les surprenais sous la feuille et dans l'eau f
... O Pan ! tu trouveras \ u un< s hotntM s
Pour célébrer ton culte avec le cour qu'il faut. »
(*) Les nymphes.
— 195 —
« Je sais la mer, je sais des îles fortunées
Sur la gloire d'un ciel de palmes balancées
Je sais de grands jardins de roses se mouvant
Et la lune pareille au beau soleil levant
Et l 'ombre bleue aux chairs des femmes dévêtues. »
Mais l'évidente réalité l'attriste dans l'illusion retrouvée
et fiévreuse. Il sent alors « comme tout est fatal » combien
il n'y a plus qu'à se résigner en un siècle hostile à tout ce
qu'il y a de beau et de noble dans une croyance. Et si
l'automne adoucit un peu le poète en le berçant à sa
langueur, elle lui arrache aussi des cris de découragement.
« A h ! l'automne est partout et je vois son ouvrage !
Des feuilles ont volé sur la face des eaux.
Le vent qui s'est levé dans les arbres saccage
Les rameaux et les nids vides de leurs oiseaux.
Et ce pigeon qui plane au loin sur ce grand chêne,
Voyageur solitaire et d'un blanc radieux,
N'est que le messager de la neige prochaine
Qui s'abattra sur le jardin silencieux. »
Ce serait pourtant ignorer totalement Paul Souchon que
se le représenter en élégiaque attardé dans sa mélancolie
et se complaisant à exhaler sa plainte en rythmes mélo-
dieux. Car le poète s'est souvenu que son art doit élever
et fortifier dans la vie. La maîtrise atteinte dans la Beauté
de Paris (*) jointe à la maturité nécessaire et acquise, le
poussèrent alors vers le plus noble but de la poésie, la
Tragédie. Paul Souchon n'a pas oublié que le rôle du
poète se mêle pour une large part à celui de l'éducateur
de la cité : sa plus belle gloire est de s'être rappelé cela
en un siècle où chacun* semble n'avoir souci que de se
satisfaire en marge du public. Sans doute on peut constater
(*) La Beauté de Paris, i vol. Soc. du Mercure de France.
— 196 —
Tintense production théâtrale actuelle mais on devra
avouer « malgré des scènes et des pièces innombrables,
malgré une armée de critiques et malgré les comédiens
eux-mêmes, que nous n'avons pas de théâtre ».
Paul Souchon, avec une belle foi fervente et cour
s'est donc efforcé dans la tragédie nouvelle et c'est à la
préface de Phyllis que nous trouvons son manifeste. La
tentative est des plus légitimes : elle devenait même
nécessaire et l'accueil favorable du public a suffisamment
démontré que le poète ne s'était pas trompé sur le besoin
actuel du drame en vers. Le cœur humain, en effet, ne
change pas. Si les esthétiques varient selon les geni\
reste toujours sensible, quoi qu'on dise, aux immortels
lieux communs de la tristesse et de la joie. Paul Souchon
écrit : « La poésie de l'homme dans la société qu'il s'est
créée, ses joies, ses plaisirs, ses ennuis, les sentiments qui
l'embaument ou le corrompent, l'amour, l'amitié, la haine,
la jalousie, les transformations qu'il subit selon la fortune
et les événements, les révoltes, les révolutions, les apai-
sements, voilà ce que le roman, voilà ce que quelques
pièces modernes s'efforcent d'analyser, mais ce que seul le
drame en vers douera de beauté et de durée ('
c'est au nom de la beauté que réclame le poète, la beauté
seule raison d'être de la poésie. * Ainsi L'atmosphère du
drame nouveau sera la poésie, c'est-à-dire L'essence de
toutes choses animées ou inanimées, visibles ou cachées,
et non plus seulement comme aux temps classiques quel-
ques sentiments privilégiés, et aux temps romantiques,
quelques situations exceptionnelles. Le poète dramatique,
le sujet étant donné, n'aura souci que d'en extraire toute
la beauté. C'est à lui de décider entre les matériaux
divers que lui apportent la légende, l'h sa propre
vie et son imagination. 11 a une liberté illimitée, sauf en
(,*) Phyllis, préface.
— 197 —
ce qui concerne le résultat qui est d'offrir à ses contem-
porains un spectacle poétique. La vérité, la morale sont
subordonnées à la poésie et la beauté » (*).
La conception du beau que possède ce poète de nature
méditerranéenne, essentiellement composée d'harmonie
et d'équilibre, presque de symétrie, lui imposait une forme
en rapport adéquat avec elle. Paul Souchon emploie donc
l'alexandrin parce que, seul, il porte en lui « assez de force
et de souplesse pour tout exprimer immortellement. Par
ses lois nécessaires il recommande le travail, la difficulté
vaincue, la beauté. Il est l'ami de la mémoire et se prête
sans se briser aux brusqueries de la passion comme à
l'ampleur de l'éloquence ».
Tandis que Leconte de Lisle abolit par sa rhétorique
froidement parnassienne le charme délicat et terrible de
l'inspiration grecque, Paul Souchon, plus près du sujet par
sa nature que l'auteur des Poèmes Barbares, nous donne
avec Phyllis et le Dieu Nouveau, deux tragédies vraiment
originales et fortes tout en se conformant strictement aux
règles prescrites.
Ces deux tragédies sont d'une grande allure antique tant
parle « SpajA* » que par la simplicité parfaite et musicale
avec laquelle s'expriment les personnages.
« Phyllis, dans le fond de son cœur
Nourrit depuis des mois une telle langueur
Qu'on dit partout qu'en proie à la mélancolie
Cette reine à vingt ans abandonne la vie. » (**).
Elle s'éplore, en effet, sur les rivages de Thrace, devant
la mer retentissante et lumineuse : elle tente d'échapper
à Vénus qui la poursuit de ses troubles. Le bonheur de
l'hymen — s'il faut en croire l'oracle — ne lui sera possible
(•) Ibid.
(«*) Phyllis, acte I, scène I.
— 198 —
qu'à la chute de Troie Elle se résigne donc, mystérie
vêtue de la parure des Vierges, lasse pourtant et énervée
d'un espoir de reine attentive. Cependant le Destin favo-
rable permet que le fils de Thésée, Démophoon, aborde
aux rivages de Thrace,
« Ainsi qu'un messager d'amour et de victoire ».
Tout l'intérêt de la pièce se concentre alors sur la lutte
entre la passion et le devoir. Démophoon, vainqueur des
Troyens, amoureux de Phyllis, résiste à ses compagnons
qui le pressent de regagner Athènes, la patrie lointaine qui
les vit naître «et qui réclame ses enfants». Le fils de Tl
tergiverse : il ne peut abandonner la reine. Ses hésitations
irritent ses soldats, inquiètent Phyllis jalouse de le retenir
à ses côtés en dépit de tous et de tout. Démophoon trouve
alors moyen de rester fidèle à sa patrie et à son amour. Il
épouse Phyllis et part pour la Grèce, promettant de bientôt
revenir. Mais il tarde à tenir sa parole. Trois longs mois se
passent et Phyllis n'a pas vu blanchir à l'horizon les voi-
lures annonciatrices du retour. Le roi enfin arrive, mais la
reine désespérée de l'attendre s'est jetée à la mer et il ne
trouve plus qu'un cadavre insensible.
On a dit de Racine qu'il était aisé de décomposer n'importe
quellede ses tragédies en faits-divers. La matière de Phyllis
pourrait se concevoir comme une aventure quotidienne-
ment mentionnée en troisième page dos journaux, mais
elle devient, traitée par on poète tel que Paul Souchon,
une tragédie émouvante, vraie de toutes ses attaches à la
vie dans L'impressionnant et vaste décor de la nature. Sans
doute, la lutte du devoir sur la passion peut paraître un
rabâchage, à certains, mais nous n'avons pas mieux et que
cela s'intitule le Réveil ou la Marche nuptiale nous ùc\
nous réjouir de Ce lieu commun vieux comme le monde.
Il semble que le Dieu Nouveau marque une orientation
plus décisive de la tragédie nouvelle. Nous ne sommes
— 199 —
plus ici en présence d'un conflit entre passions indivi-
duelles se heurtant invariablement au devoir. Le problème
s'est élargi. L'intérêt ne se porte plus sur tel ou tel person-
nage car Apollon « Dieu de toutes les facultés créatrices
de formes » synthétise en lui l'esprit antique, «apollonien»
écrirait Nietzche, de l'imagination « rayonnante » en lutte
avec la foi nouvelle du crucifié. En un mot, il y a duel
entre deux principes. Nous assistons à l'envahissement du
christianisme et à la défense dernière et héroïque du
paganisme. Le sujet plus vaste met en contact deux reli-
gions s' excluant réciproquement. Paul Souchon a traité là
son idée la plus chère. Cette tragédie est, en quelque sorte,
l'histoire de sa vie, la défense de son idéal impossible et
douloureusement interdit.
Le grand mérite de Paul Souchon est d'avoir fait de la
beauté en dépit de la veulerie contemporaine, avec des
moyens où beaucoup échouèrent lamentablement. Cepen-
dant, bien qu'il soit très difficile de se prononcer, il semble
que le genre de ce poète dramatique ne corresponde pas
exactement au besoin du drame moderne en vers. Sans
doute, lorsqu'on a écrit Phyllis et le Dieu Nouveau on
n'est pas sans avoir tenté un effort louable et glorieux.
Mais Paul Souchon ne paraît pas assez soucieux de
l'esthétique moderne. Je ne lui reprocherai pas d'avoir
renié le vers libre encore que son affirmation à ce sujet
soit trop catégorique. Nous tendons au vers libre en effet
de toutes nos forces; il n'est rien qui ne nous en détourne.
Du reste — sans vouloir réveiller les vieilles rancunes —
prenons l'alexandrin de Hugo : la forme en est encore
suffisamment pure pour ne point sembler provoquer l'in-
dignation de M. Coppée. Pourtant le germe du vers libre
se trouve déjà dans l'alexandrin de Hugo. L'alexandrin
suppose une souplesse harmonieuse, continuelle et régu-
lière. La coupe tripartite du vers, le rejet, les mille libertés
et variantes dès lors permises encouragèrent au vers libre;
— 200 —
il n'y eut pas jusqu'à la rime, « ce bijou d'un sou », qui ne
s'acheminât vers l'assonnance.
Si je reprochais quelque chose à Paul Souchon. ce ne
serait pas d'avoir déclaré le vers libre « un compromis
entre la prose et la poésie ». Je m'adresserais plutôt au
genre dramatique que ce poète ressuscite aujourd'hui. Le
romantisme — pour ne pointparler d'époques plus récentes
— n'a pas continué — conciliant ainsi tous les avis
(j'omets l'inimitable Ponsard) — la tragédie misérable-
ment abaissée de Voltaire et de Crébillon. Sur les ruines.
odieuses à l'époque, de jeunes poètes établirent une nou-
velle formule dramatique en correspondance directe avec
leurs aspirations: ce fut l'origine du drame romantique en
vers. Actuellement Paul Souchon paraît s'attacher à un
genre passé, dans un but de rénovation. Sa Phyllis est
une excellente tragédie, pleine de qualités sérieuse-
marquant chez l'auteur un sens profond de la beauté et de
l'harmonie qui le caractérise. Mais elle innove très peu
malgré les acclamations de publics divers. Le Dû u Nou-
veau marquerait, davantage, de nécessité cette tentative :
cependant M. Gasquet n'a-t-il pas déjà fait représenter
au théâtre d'Orange son Dionysos « tragédie de la plus
vaste envergure métaphysique ? »
« Il faut définitivement, dit M. Boissy, créer un drame
qui ne soit ni la tragédie traditionnelle et religieuse, ni le
drame romantique au lyrisme boursoulllé. mais qui
le « drame français ». L'ordre et la fantaisie, la force et
la grâce, la Bimplicité et la distinction, harmonieusement
proportionnés sont les caractéristiques de ce genre nais-
sant. Il instaure, selon une heureuse expression de
M. Pierre Vierge, un théâtre d'action lyrique. Par lui le
génie méditerranéen redevient directeur et réalise
principe éternel : L'idéalité vivante des formes parallèles
à L'idéalisme des pensées nv
Je souhaite qu'un poète comme Paul Souchon se libère
— 201 —
de certains préjugés qui lui nuisent. Qu'il en arrive à se
mettre en rapport plus étroit avec les tendances de son
époque ! Son œuvre est celle d'un créateur fécond, doué
d'un grand amour de la vie. N'oublions pas que lui-même
écrivit : « Le poète dramatique, le sujet étant donné,
n'aura souci que d'en extraire toute la beauté. » Puisse
cette beauté devenir celle de l'instant au lieu de se borner
au type de la perfection antique, conditionnée par une
esthétique déjà lointaine. « Nous pouvons être amoureux
sincèrement d'un type de femme du passé, a dit en effet
Jules Laforgue, Diane Chasseresse, l'Antiope, la Joconde...
— mais telle grisette de Paris, telle jeune fille de salon,
telle tête de Burne Jones, telle parisienne de Nittis, etc.,
la jeune fille d'Orphée, de Gustave Moreau — nous fera
seule sangloter, nous remuera jusqu'au tréfond de nos
entrailles, parce qu'elles sont les sœurs immédiates de
notre éphémère, et cela avec son allure d'aujourd'hui, sa
coiffure, sa toilette, son regard moderne ».
Francis Carco.
Vers
I
La plante que voici protège de l'orage,
Elle est grasse et trapue et pousse sur les toits
Regarde. L'heure est belle et le rosier sauvage
Est léger dans le soir et vit autant que toi.
Ne songes-tu jamais au familier mystère :
Autant que dans le jour le végétal est beau
Lorsque suivant la piste obscure de la terre
La loi de chaque jour te condamne au repos.
Contemple donc la plante et borne ton désir
A nier un instant les problèmes adverses.
Suit d'un œil amusé le ruisselant plaisir
De l'arrosoir sonore aux rapides averses.
— 202 —
II
Déjà l'air se?it les Joins. Vingt-trois mai. J'éc<
La soirée où frémit la pluie à grosses go il
Je suis seul. La terre sent bon. On entend F eau
( \?mme une fuite au loin de tout petits sabots.
La pèche d'or des soirs naissant d'une éclaircie
Semble prête à tomber dans l'humble prairie.
L'oiseau que chérissaient les poètes chagrins
Jette le long appel qu'ils inventaient divins
Et qui, coupant et gai, joyeux de ne plus être
Cher à leurs « longs pensers » éclatent dans le hêtre.
L'averse cesse. Oh nuit pleine de dieux païens,
J'entends fuir le vieux Pan que poursuivent des chiens.
Prosper RorooT.
Ne pas être Soi
En cette suave arrière-saison où le miel liquide du soleil
découle amoureusement des arbres magnifiques, Quentin
Fourmi, ayant une cravate rouge à lignes vertes, vint chez
moi. Il avait très chaud, à cause de l'absorption de bi
nombreuses et de récriture d'une préface pour un traité de
hologie. Il désira déguster un peu de Porto blanc,
très sec, et fumer un are, Il s'assit dans un fauteuil
assez confortable. De loin il admira, sur mon bureau, un
cendrier en onyx orné de banneti es dont les yeux
étaient faits de cabochons d'emeiaude. Il dit :
— L'art égyptienj délicieux et Baugrenu, m'enchante.
C'est un art profond et inutile. Il ressemble parfois, dans
sa philosophie intime, à L'art japonais. J'aime l'inutilité des
choses artistiques, car cette inutilité même leur confère
— 203 —
une grâce parfumée. — Votre Porto a un goût de bouchon,
Anicet.
— C'est du 1864, Quentin Excusez-le, Pierre, donnez
donc une autre bouteille de Porto blanc, voulez-vous...
— Et vous, Anicet, vous ne buvez pas ?
— Je ne bois plus que de l'eau de Vichy...
— Foutu estomac, dit Quentin.
Quentin Fourmi, chroniqueur et critique, but deux
verres de vin portugais. Il dit languissamment :
— Moi, j'ai un bon estomac. Quand je bois trop, j'ai
seulement mal à la tête. Je ne l'avoue pas et je dis que j'ai
mal à l'estomac. Ainsi pourrait-on synthétiser les ten-
dances neurasthéniques de l'homme moderne : il dit qu'il
a mal à la tête quand il a mal à l'estomac.
Comme j'écrivais une lettre urgente à une petite amie
qui avait failli se casser la gueule en motocyclette et qui
me demandait de lui envoyer sur-le-champ la somme de
six louis — pourquoi six, mon bon Seigneur! — je ne pris
point garde au souci paradoxal de mon ami Quentin. Je
m'appliquai longuement à la douleur des condoléances et
à la grâce opportune d'un élégant refus. Quentin se tut
lourdement. Quand j'eus cacheté ma lettre, il dit :
— Votre papier à lettres sent le white-rose. C'est une
odeur libre.
— Libre?
— Oui. Un parfum employé par les femmes qui, ne se
respectant point assez, respectent trop les hommes...
— Les font marcher !
— C'est la même chose. La femme dont l'existence se
résume au désir monnayé des hommes respecte implicite-
ment les hommes.
— Il ne faudrait point le lui dire, Quentin.
— Xi même le lui faire dire, Anicet.
Il ajouta d'une voix morose :
— Xepas être soi, voilà le caractère d'aujourd'hui. Les
— 204 —
femmes du monde veulent avoir l'air de cocottes; et les
femmes entretenues jouent à la femme du monde. C'est
féroce et subtil. Les femmes du monde ont volé aux
cocottes tous leurs amants...
— Et les cocottes?
— Les cocottes ? Elles ont pris aux femmes du monde
leurs gigolos.
— Alors?
— Alors, ça fait que les cocottes ont beaucoup plus
d'amants qu'auparavant.
— Vous avez peut-être le caractère un peu chameau,
Quentin.
— On me respecte, Anicet. Je viens d'assister, il y a
quelques jours, au théâtre du Parc, à la première représ
tation d'une pièce nouvelle de M. Maurice Donnay : cette
pièce s'appelle Paraître. Elle est énorme comme du Balzac
et enfantine comme du Victor Hugo. Elle a une qualité
que j'estime infiniment : ce n'est pas une pièce. C'est quatre
petites histoires, dont la dernière est monstru olle.
Mais elle possède un esprit singulièrement remarquable et
fort. Un des personnages de la pièce — avez-vous i
Anicet, combien Gorby, délicieux fantoche, exprimait
adroitement l'esprit de ce censeur qu'est le Baron ? — est
placé là comme un juge souriant. Mais à mon sens, Parc
donne trop d'importance à ce travers de la société qui
consiste à dépenser, pour satisfaire les calomnieuses inven-
tions, — l'argent que l'on ne possède point. Il y a autre
chose. Les hommes d'aujourd'hui veulent surtout inter-
vertir leur état et leurs âges. Il n'est point un épicier qui
ne veuille écrire des pièces et des romans; il n'est point un
artiste qui ne veuille se sentir l'esprit d'affaires d'un bour-
sier. Récemment je fus à Londres. Un acteur français très
célèbre et assez vieux jouait, dans une pièce qui fut le plus
gros succès théâtral de ces dix dernières années, le rôle
d'un jeune premier. Il y fut lamentable. Et j'eus envie de
- 205 —
pleurer. Le mot d'Hamlet me revint à la mémoire, en ce
pays shakespearien : To be or not to be! — A l'heure pré-
sente nous traduirions ces mots par : « Etre déjà et... être
encore ! ». Les vieillards domptent de jeunes chevaux et
séduisent des danseuses. Les jeunes gens ne font pas un
pas sans être éreintés : ils prennent des fiacres. Et aussi ils
donnent de l'argent à des femmes qui les trompent avec
de jeunes vieux beaux. Ils aiment cela, car ainsi ils pen-
sent se singulariser. Ne pas être soi est à un tel point la
devise de tous qu'à l'heure présente on deviendrait ori-
ginal en étant ce que l'on est. C'est pourquoi, mon ami
Anicet, vous écrivez des pages ironiques et vous buvez des
eaux de Vichy. Anicet Le Noir.
A Celui qui viendra...
Mon cœur défaille en ma poitrine,
D'aimer, d'oublier, tour à tour,
Sans jamais trouver cet amour
Seul désirable, et qu'il devine...
Tu tardes longtemps, mon doux roi!
Dis, quel charme inconnu t'enchaîne,
Quels sentiers de joie ou de peine
Prends-tu donc pour venir à moi?
Si l'on t'a lié dans les roses,
Viens, car l'attrait de mon désir,
Malgré les harpes du plaisir,
Doit mettre un crêpe à toutes choses.
Si déjà le roc noir et brut
Saigne sous ton pèlerinage,
Pourquoi t' asseoir , perdant courage,
Au dernier jour, si près du but?
— 206 —
Oh! viens, le bleu remonte au large
Et le brouillard rose au pommii r,
Si je n'ai plus mon cœur premier
Les maux d'hier l'ont fait plus large.
J'ai brisé l'orgueil qui fut mien
Sous les faux dieux que je délaisse,
Quel que fût l'hier de faiblesse
O cher Attendu, ne crains rien...
Jamais dans l'heure la plus tendre,
Par notre soir le plus doré,
Dans tes bras, je n'en parlerai :
J'ai trop souffert de trop apprendre...
Je ne chercherai pas pourquoi
Tu pâlis sous mes baisers mêmes.
Hors que je t'ai?ne et que tu m'aimes
Je ?ie veux rien savoir de toi.
Je ne saurai plus rien du monde,
Si ce n'est que tous les vallons
Sont riants par où nous allons ;
Si ce n'est que la lune inonde
D'or vivant ton œil clair ou noir ;
Qu'une voix d'oiseau, dans la mousse,
Qui te plaît, nu parait plus doua
Que la voix des orgues, le soir.
O dernier vouloir de ma I
/h quel amour je rais f aimer,
De quels mot /, chai n
Variant selon ton en
Comm , parmi
Les bits, ton silence où se pâme,
Plus chaude et plus proche, ton âme
A la fois de f lire et d'ami.
— 20J ~
Et s il est vrai que le temps broie
Toute ivresse ou bien l'interrompt,
Que vienne alors à notre front
L'ennui vague tueur de joie.
S'il est vrai, que, telle au sol roux
Sur les lis défunts croît l'ivraie,
Après lafervetir seule vraie
U?ie autre puisse éclore en notes...
Qu'elle vienne, malgré l'absence
Et l'émoi d'un nouveau présent,
Dans notre cœur agonissant,
Telle une imperceptible essence
Que les lis au frêle contour
Versent en mourant dans le sable,
Restera du ?neilleur amour
La gratitude ineffaçable!
Hélène Avril.
Retour
Descendu des heureuses collines, je gravis l'escalier de
mon administration. Un mois durant, son image a négligé
de se rappeler à ma rêverie. Les murs me laissent passer
avec la politesse qu'ils me doivent pour avoir en fin de
compte mené à bien l'étranglement de mes chers horizons
de • là-bas. Et les inscriptions des paliers mettent sans
doute une ironie délicate à souhaiter d'être lues par moi
qui suis — in extremis — un étranger.
Je monte. Un pauvre et doux rayon de soleil par terre a
l'air de faire sa soumission et couche des barreaux d'ombre
sur la pente ravagée de tristes, de vains torrents de pas.
Cette cage d'escalier prend plaisir à me montrer une cer-
— 208 —
taine générosité spacieuse : oui, tout un vide qui ne me
devrait pas donner méfiance. Je monte. Sans dont
terribles coups d'époussetoir récemment ont balayé la
rampe, car les marches sont jonchées de grandes plumes.
Sans doute... Ou bien... quel mystère? Est-ce que les
péripéties se seraient déroulées là, d'un insoupçonné
carnage?... De fabuleux oiseaux qui, à l'heure où les cou-
loirs n'ont point de vie, à l'heure où les portes sont
fermées, livreraient là sans qu'on le sût de dé
combats et seraient vaincus finalement ?...
Mais ne nous arrêtons point. Je vais atteindre le but.
Je me hâte pour en .avoir fini plus tôt avec les accueil-
choses. Peut-être des lambeaux d'air pur se débattent-ils
encore au fond de ma gorge? Peut-être des coins de ciel
bleu, tout arrachés, tentent-ils une dernière fois — au
balancement de l'ascension — de se rejoindre dans le
secret de mon regard ?...
Et voici mon bureau. Il est à la fois tel que je l'ai quitté
et différent de celui que j'allais revoir. Voici — férocement
satisfait de recommencer à creuser son sillon dans ma
vie quotidienne — le bruit, râcleur, de la chaise reculée
pour m'asseoir à ma table. L'encrier que je heurte me
regarde, narquois, de sa petite lumière qui ilotte. En face
de moi les quatre semaines passées sont lamentablement
étendues aux dalles du calendrier. Quelle confrontation !
Peut-être vais-je, comme un coupable, prendre mon front
entre mes mains?... Je axe stupidement le cordon de la
sonnerie électrique qui serpente sur ma table parmi
paperasses et qui parodie, odieux, ma si douce rivière!...
Quelque chose d'inquiétant est dans l'air; de tous
bureaux I . comme d"olïicines étranges, filtrent —
dirait-on — à travers les paillassons du seuil, les fan
d'une élaboration obscure .. Derrière des pas et des retom-
bées de portes, des silences se tout, où frissonnent clan-
destinement des choses entraînées... Ecoutez! Bourdon-
— 209 ~
nant et sourd, de l'invisible chemine : rumeur subtile,
au loin, de mer ou d'armée... C'est « elle », c'est « elle »
dont glissent partout de nouveau les agissements louches;
c'est « elle » qui tout alentour se reprend à multiplier sa
présence à la fois frémissante et molle ; « elle », la redou-
table aux doigts minuscules, — la patiente petite pous-
sière grise!...
Pour faire diversion, j'étends la main vers des registres.
Et tout ausistôt il y a un nuage qui passe; et je perds
cette façon aiguë de percevoir les choses, qui m'avait été
laissée jusqu'à cet instant. Tout s'enveloppe d'un tour-
billon morne et terreux. Ce que je lis m'embête prodigieu-
sement. De temps en temps je lève les yeux. Mais tout de
même mon attention est obligée de redescendre. Et je fais
l'effort de prendre ma plume.
Alors... — je serais tenté de recourir à l'expédient d'une
ligne de points, car ce qui se passe durant un certain
temps tient du dévergondage : la pensée, déjà marquée
d'infamie, commence à prendre quelque vague intérêt aux
choses administratives; délibérément elle se prostitue. Et
tout mon pauvre rêve est là qui s acoquine.
De moment en moment, il est vrai, je revois ma rivière,
là-bas, si bleue sous le soleil! Ou bien par les beaux soirs
la lune toute ronde dans l'eau calme... Plouf! un tout petit
poisson saute dans la lune... Je pousse un soupir. Je me
secoue. Je me dis : demain, cela ira mieux...
Or depuis deux heures voilà que je me suis retrouvé
bureaucrate, et mes regrets ont encore quelque dignité. Je
viens d'ouvrir un carton; je l'ai forcé à me bailler au
visage, avec la lippe idiote et comme baveuse de sa poi-
gnée pendante ; et le commerce d'un gâteux m'a dégoûté. .
J'ai hâte de m'en aller, de me recueillir au dehors. Avec
force, j'exècre ces premières heures où tout m'est pénible !
Et je les aime..., je les aime pour l'estime qu'un tout petit
peu de temps à cause d'elles j'ose encore m'accorder à
moi-même!. .
— 210 —
Et puis... et puis... il y a des collègues qui m'abordent,
s'enquièrent, m'entretiennent de leur congé. Je dois
parler, moi aussi. Ces pauvres heures de soleil, je com-
mence à les voir de derrière ma table, à les voir avec un
peu plus de calme s'allonger dans le passé.
Voici que les accessoires de nouveau se disposent à leurs
places respectives. Timbres, cachets, tampon, grattoir,
porte-plume, crayons, mouille-timbre, règle, sébille
d'épingles hésitent moins sous mes gestes, ont reconnu
mes mains.
J'observe du coin de l'œil leur manège malicieux, j'ob-
serve avec un peu d'indulgence, avec lucidité encore et
philosophie déjà. Devant moi les tableaux en colonnes
entrecroissent leurs fils pour tisser la toile où je me penche.
Sur mon dos qui se voûte quelque chose de léger, de 1 -
tombe doucement, — sans fin...
Et je constate — à la fois avec une grande tristes»
avec une sorte de jouissance perverse — qui va diminuant
le désagrément profond qui, dans moi, était ma sauve
garde.
Mais il suffit, aujourd'hui : je me donne l'illusion de
m'échapper. Dans l'escalier, trois plumes se dispersent.
Oh î quels fabuleux oiseaux livrent là, sans qu'on le sache,
de désespérés combats/ Quels pauvres oiseaux fatalement
vaincus'/...
Georgi s Périn.
p
Chroniques du Mois
LES ROMANS.
Monsieur et Madame Moloch, par M \k. i i ! (Alphonse
Lemerre, éditeur, Paris). — Le dernier roman de L'auteur des Demi-
de /-■: /'■ I eu. connue on dit. un « beau
départ * Je me méfie énormément des livres qui ont un beau départ :
ils ont souvent un mauvais parcours et ne figurent point à l'arriv
l'on veut bien me ; termes importuns. Kt. encore (pie le
— 211 —
talent de Marcel Prévost soit l'un de ceux que je prise le plus, à cause
de sa probité, de son élévation et de sa sagesse, je n'ai pu me garder
d'une certaine hostilité en commençant la lecture de Monsieur et
Madame Moloch. Je me hâte de regretter ces mauvaises dispositions
primitives, que j'impute à ce fâcheux esprit d'ironie moderne, à cet
esprit qui nous fait refuser de voir une corrélation entre les grandes
causes et les grands effets et qui nous en montre au contraire entre
les causes menues et les effets énormes, comme entre les causes
magnifiques et les effets ratatinés. D'ailleurs l'admiration raisonnée est
meilleure que l'admiration impulsive et surtout que l'admiration mou-
tonnière. C'est pourquoi j'aime à dire ici la sincérité profonde de mon
admiration pour la dernière œuvre de Marcel Prévost.
Ce n'est point, à proprement parler, un roman, si l'on veut que le
roman soit romanesque, souci inférieur et inutile à mon sens. Dans
différents romans que j'ai lus récemment j'ai remarqué que les péripé-
ties d'une aventure ou d'un mouvement quelconques étaient toujours
ce qu'il y avait de moins bon. J'ai d'ailleurs eu l'occasion dans ma
chronique du mois dernier de faire cette observation sur l'évolution du
roman moderne, que je crois sérieusement ne plus devoir être roma-
nesque. Il me paraît donc que Monsieur et Madame Moloch, tout d'abord
est un vrai roman moderne, où le souci des caractères, du milieu et des
sentiments n'est pas diminué par l'enchevêtrement des aventures
inattendues. Dans l'œuvre de Marcel Prévost il se pose un problème
plus hautain, plus grave, plus absorbant qu'un simple conflit de carac-
tères ou qu'un heurt de sentiments : le problème passionnant de
l'antagonisme des races. Et l'écrivain a envisagé cet antagonisme
non seulement au point de vue matériel des circonstances extérieures,
mais aussi, et surtout, au point de vue plus élevé de la compréhension
sentimentale. En conséquence il a traité là le sujet le plus passionnant
qui se puisse imaginer, le plus navrant et le plus douloureux aussi,
parce que, si nous déplorons de voir les étrangers vivre et aller autre-
ment que nous, nous déplorons surtout de les savoir comprendre et
souffrir d'une façon qui n'est point nôtre. Et c'est là le mérite de ce
livre, d'avoir, avec une admirable clarté, exposé ce cas fatal et, malheu-
reusement, presque nécessaire, de l'impossibilité de la fraternité
universelle. Le sol, l'histoire, les tendances intimes, tout cela forme
chez chaque peuple, dans le cœur de chaque race, comme un obstacle
énorme et infranchissable que les rhétoriques les plus subtiles ne
parviendront point à renverser ni à contourner. Si sages, si réservés,
si ennemis des dissentiments que soient les peuples, rien néanmoins
n'arrivera, à un moment donné d'effervescence et de paroxysme, à leur
faire renier leurs tendances ancestrales; quand il s'agit d'un conflit
patrial, rien n'empêchera l'homme le plus pondéré de s'entretuer avec
son frère, l'homme. Sans doute, au point de vue de l'humanité, il y a
quelque douleur à contempler cela. Mais il ne faut point non plus
exagérer les utopies philosophiques et prendre la chimère pour la réa-
lité. La bonne entente absolue n'existera jamais : matériellement par-
lant elle est impossible. D'ailleurs ce n'est point parce que la bonne
entente n'existe pas que la guerre doit survenir. Et cela ressort très
clairement du livre de Marcel Prévost.
— 212 —
Certes l'écrivain y professe pour sa belle patrie française un enthou-
siasme et une admiration véhéments. Ma itiments ne sont pas
Sur le manquede clairvoyance ni sur l'injustice. Que par moments
la joie d'aimer la France l'entraîne à ['exalter, cela n'a rien pour nous
déplaire : serait-on patriote si l'on n'était un peu chauvin? D'ailleurs
Marcel Prévost a montré dans l'exaltation même de ses sentiments un
tel tact, un tel souci de mesure, une telle adresse à concilier le pour et
le contre, que l'on ne peut guère arriver, pour peu que, comme moi,
l'on ait des tendances fortement latines, à ne pas se laisser convaincre.
Rt certes un étranger, un étranger dont la race se rapproche, jusqu
confondre avec elle, de la race de l'écrivain français, jugera avec conten-
tement, mais sans partialité.
Artiste et psychologue, Marcel Prévost a considéré le problème et
le conflit au point de vue artistique et psychologique. Le point de vue
matériel semble un peu dépendre des deux autres. Et cela fait qu'il
n'est point blessant. Mais considérons l'intrigue, une intrigue fort
simple, comme il le fallait d'ailleurs, pour que la progression des sen-
timents ne fût pas arrêtée par des accidents violents ou dérisoires.
La petite, toute petite principauté de Rothberg, fait partie de l'em-
pire allemand, mais a conservé une sorte d'autonomie qui lui permet
notamment d'avoir son timbre poste à elle et une garnison com ;
uniquement de Rothbergeois. Le prince Otto et sa femme la pria
Else gouvernent la principauté : le prince veut se donner la morg
l'aspect rogue de son impérial suzerain tt affecte des allures prus
siennes. Cependant il tient jalousement à l'autonomie de son petit
pays. Else est une Allemande sentimentale, dont le Cœur a cet!'
e bleue et romantique des femmes de son pays et qui joint à cette
sentimentalité, bizarrement, le respect inné de son propre près*
de la supériorité de sa caste sur les autres hommes. Les princes ont un
fils, Max, dont le professeur français est Louis Dubert. C
nier que Marcel Prévost charge de nous faire ses confidences
l'Allemagne. Louis Dubert. descendant d'une famille de la bonne
bourgeoisie- française, a reçu une éducation qui lui permet de juger
hautement et sainement Très exactement il synthétise l'esprit de- bon-
tnme le princet >ttoe1 la prino nthétisent
l'esprit d'autorité de L'Allemand,—- Française! Allemand étant pris
dans le sens de peuple français et peuple allemand, dans la moyenne
de lettre aspirations respectives. Depuis qu'il est à la Cour, où on le
considère plus comme un ami que comme un servitct. Mibcrt
a noué un commencement d'intrigue avec la princesse Else. Rien de
définitif ne s'est passé entre eux. La prit rtementd*
son mari qui a des aventures, aime très sincèrement Louis Dubert:
dernier aime au uveraine, maisd'un amour plus lointain,
plus détache, l'amour d'un homme de vingt six ans qui n'a pas encore
lambeaux sur aux ronces îsionnelles.
C'est entre ces deux personnages que le conflit va naître.
quea combien sont bien choisis conflit et personne t un conflit
d'amour l il, qui n'a encore rien de l'exubérante folie char-
nelle ; c'est l'amour au fond du parc, en promenades sous le soleil ou
— 213 —
par le brouillard; l'amour en conversations, en rapprochements de
sensibilité morale. Et il existe entre deux êtres qui ont chacun le
caractère de leur race, mais ce caractère un peu atténué, de manière à
n'être point, à ne devenir point, au m'oins, la caricature de soi-même.
Prendre un Allemand et une Française eût été facile; mais le conflit
ne pouvait sagement se dénouer, car chacun eût possédé le maximum
de sa personnalité, l'Allemand entier et autoritaire, la Française peut-
être un peu trop mousseuse et frivole. Point de cela, ici : une Alle-
mande poétique, sentimentale, d'éducation raffinée; un Français un
peu sceptique, mais non tout à fait dépourvu d'enthousiasme, élégant,
aimable, un peu philosophe aussi. Entre ces deux êtres, un amour
naissant. Si, à cause d'un conflit, d'un antagonisme de race, ces deux
êtres, qui ont tout pour pouvoir se rapprocher, ne se rapprochent pas,
il sera prouvé probablement que leurs races, elles non plus, ne peuvent
se rapprocher. C'est un raisonnement a fortiori. Et en"effet c'est ce qui
se produit : la passion est arrivée à son paroxysme entre Else et le
professeur. La princesse veut fuir avec lui : elle abandonnera tout, son
fils, son mari. Mais Louis Dubert sent qu'elle ne pourra jamais ne pas
être une princesse, ne point porter en ses veines ce besoin d'autorité
qui vit dans l'âme allemande. Elle sera pour lui non une compagne,
non la douce associée de sa vie, mais la femme, qui à chaque minute,
consciemment ou inconsciemment lui rappellera la faveur qu'elle lui a
faite en se livrant à lui, plébéien, — elle, princesse royale. Et alors,
très simplement, très tranquillement, mais aussi avec cette douce
mélancolie des choses inutiles qui ne seront jamais, se termine cette
idylle à peine ébauchée. Le professeur écrit à la princesse qu'il devait
retrouver dans une petite ville assez proche de là. Il lui explique les
raisons pour lesquelles .il ne veut pas de cet amour qui le mettrait, lui,
dans l'infamante et abjecte situation d'un percepteur enlevé par une
princesse — nous, Belges, nous avons le triste privilège d'avoir eu un
monsieur Giron! —et qui mettrait cette princesse dans l'alternative
impossible de vivre modestement. Tels ne sont point, à vrai dire, les
principaux motifs qu'invoque le professeur : il résume surtout dans sa
lettre — cette lettre est un chef-d'œuvre d'écriture, d'élégante senti-
mentalité, de vérité, de tact et de poésie — ce qui fait la base du roman.
l'antagonisme des races.
A vrai dire, Louis Dubert, qui a le caractère essentiellement fran-
çais, a les défauts de ce caractère; il eût été maladroit de le montrer
n'en possédant que les qualités. Il est faible et indécis. Il lui fallait
autre chose que soi-même pour le contraindre à être raisonnable.
Cet «autre chose», c'est Gritte. Gritte, la petite sœur dc('*quatorze
ans, la vraie petite Française simple," naturelle, aimante, spirituelle,
délicieuse et ravissante, portant en elle toutes ces qualités exquises
qui font de la femme française, la femme, la vraie femme, la seule.
Elle est la poésie charmante de ce livre, donf deux autres personnes
— que je vous présenterai — sont la philosophie. Elle est un peu de
la France charmante et légère, qui vient en ce lourd ef cossu pays
d'Allemagne, réveiller et enchanter le cœur de Louis Dubert (Louis
Dubert est le frère de Gritte.) Elle rappelle au professeur sa patrie
aimable et lointaine: elle lui fait comprendre ce qu'il y a en France de
beauté, de force, de charme ; et combien tout cela est supérieur à l'atti-
tude empesée (pie prennent les corps et les esprits dans ce tics beau
et très loyal pays d'Allemagne, où le cprussianisme» de Bismarck et
les tendances autocratiques de ses successeurs ont détruit la sa.
pondérée et l'instructive philosophie.
Gritte est une bonne petite créature, profonde et ironique, gia
jolie. Le récit effleuré de son attachement au jeune prince Max —
garçon séduisant par son âme presque chevaleresque que tue un
imbécile de précepteur militaire prussien — est une merveille de déli-
catesse: Gritte éprise du prince Max, qui, au commencement
montré visa-vis d'elle timide et juvénilement aimant. — se détache- de
lui — encore une fois l'autorité funeste de la domination — lorsqu'il
tente, par violence, de lui dérober un baiser. Je voudrais vous parler
longuement de Gritte, parce que cela me serait une fraîcheur: il y a
si longtemps que je n'ai rencontré dans la littérature française une
veridique figure de vraie jeune fille : tantôt se sont des « petites rosses *:
et puis ce sont des mièvres poupées, inexistantes: Gritteest une vraie
jeune fille française — une vraie jeune fille belge a
Prévost veut bien me permettre...
11 y a dans ce livre des coins délicieux de description. Dans
chronique forcément trop restreinte — j'espère pouvoir bientôt parler
très longuement de Marcel Prévost et de son œuvre, mais je ne le puis
ici à cause du cadre restreint du Thyrse — je voudrais vous citer tant
de passages qui m'ont enchanté. Je voudrais vous montrer l'adresse
impeccable du style de Marcel Prévost, qui, tout en maniant l'ironie
avec une subtile compréhension, ne s'en sert tout de même que pour
(pie ses affirmations n'aient point un air dogmatique et par conséquent
s'imposent davantage à l'attention. Tout de même je me permets de
citer un court passage qui m'a frappé particulièrement par SOS
niosité: on verra l'image drôle qu'il y a dans ce symbole
Voici :
— C'est un joli village, dit Gritte en flairant de ses'nari 'odeur
des haricots Jleuris. Il est un peu sale, ma rend plus /
naît, où sont Us gens du village t NOUS ne rencontrons ,
l.t <//.';, semblait désert. La moisson retenait tout le monde aux
e/iam/ en temps ordinaire, la v. n tic de
la population, régnaient d : fins. (>n /e miner
jui tant t passaient gravement l'une
vouloir se connaître, tantôt s'arrêtaient pour 1 :.
août de conversation ( hi en voyait aussi qui rendaient l'un jardin
à /'autre et que !< 'it avec mille démonstrations ami
■ . comme mises à l'index par la bon tu
pag/: écthbcrg.
— Elles sont U 'itte. La plupart sont tout
li a ni/. ">it un petit
châle de plumage g/ gemment, en pointe, sur leur dos blanc.
'iimaculêes, nous séduisaient par leur
tenue modeste : telle* îtUs de provins inétes,
— 215 —
mais peu spirituelles et nullement instruites de la vie. De loin les sur-
veillaient certaines oies matrones, lourdes, empâtées, l'allure méfiante.
Un peu avant d'atteindre le pont de pierres che?iues jeté sur la Rotha, les
maisonnettes de torchis et d'ardoises s'ècarte?it et laissent vide un espace
irrègulier décoré du nom de Gross Platz. Là encore, nul habitant; mais
nous y trouvons rassemblé un véritable congrès d'oies. Une à une elles remoyi-
taieni du lit de la Rotha, où elles avaie?it été boire Nous nous divertissions
à regarder celles qui, gravement, se grattaient les narines de leur pied palmé,
quand soudain un silence de mauvais augure engourdit l'assemblée, jusque
là doucement gloussante ; puis toutes, comme à un mot d'ordre, dressèrent
leur long col, ouvrirent letir bec jaune cretisè de comiques entailles, et tendues
vers fious, hostiles, menaçantes, firent entendre le plus violent, le plus
affreux, le plus injurieux des grincements. Certai?ies, singulièrement
hardies, s'avançaient à notre re?icontre mais ?ious sentions bien qu'elles ne
nous toucheraient pas Leur colère semblait factice. Elles manifesiaic?it.
Elles bluffaient On eut dit qu'elles obéissaient à uji moi d'ordre. En les
entetidant je ne pus m' empêcher de penser à la Strassburger Post et à la
Kœlnische Zeitung.
Je crus devoir leur adresser une harangue.
— Oies d'Allemagne, leur dis- je, avez- vous do fie, votes aussi, reçu, la
consigne, et reconnaissez-vous qu.e nous sommes des Français? Oies d'Alle-
magne, rassurez-vous, et surtout taisez-vous. On vous trompe sur nos inten-
tions. Arous ne venons pas vous disputer votre pitance, majiger vos fèves et
vos pommes de terre, ni vous empêcher de pondre vos œuf s sur ce nouveau
territoire. Fermez vos becs jaunes ; ils sont laids, ainsi ouverts, et font
e?itendre d'insupportables croassements. . Reprenez vos labezcrs et vos jeux,
oies d' Allemagne . Ces deux Français qui passent ne vous veulent aucun
mal.
Est-ce délicieux ! Et si ingénieusement, si subtilement symbolique!
Il n'y a pas un mot qui ne soit une intention... — Et rappelez- vous la
récente affaire du Maroc...
Très bien. Mais M. et Mme Moloch, dans tout cela? Voilà : ce sont
des personnages épisodiques, qui, en quelque sorte dominent tout le
livre. M. Moloch est un pseudonyme trouvé par Gritte pour M. le
professeur de chimie Zimmerman, de l'Université d'Iéna. Un des
personnages du roman — Herr Graus, un pompeux et sournois imbé-
cile — a gratifié le professeur du nom emphatique de « dynamologue ».
Et Gritte — dont l'esprit français est prompt au calembour — a
appelé le professeur « Monsieur Moloch » C'est drôle, ingénieux et
profond. Car M. et Mmc Moloch résument en réalité toute la vraie
force de l'Allemagne. Moloch, au sens éthymologique, veut dire roi.
Et c'est bien cela. Le professeur Zimmerman — auquel Marcel
Prévost a prêté l'extérieur physique du grand Henrik Ibsen — est le
type du savant allemand, un peu utopiste sans doute dans ses idées de
fraternité universelle, mais combien plus sympathique, plus utilement
convaincu que l'utopiste de la force et de la violence. Il est l'homme
des problèmes chimiques, mais aussi l'humain aimant ses semblables,
l'humain de la sagesse et de la bonté. Jadis il fut, à cause de ses idées
considérées comme subversives, expulsé de la principauté de Kothberg.
— 2l6 —
Puis il y fut admis à nouveau. Dans une fête — le maladroit anniver
sa ire de Sedan— 0:1 inaugure un monument au néfaste malhonnête
génie que fut Bismarck. A técasion le professeur Zimmerman
fait un discours enflammé où il répudie l'impérialisme. El ce discours
es1 très beau, très vrai, très profond. Il synthétise la vérité des esprits
sages et pondérés et montre où est l'exacte compréhension des
pOltS entre Par suite d'un attentat à la dynamite dont on le
croit coupable, Zimmerman est emprisonné : la réception, par lui, de
ses disciples dans la prison, est admirable et rappelle Socral
Tout cela je vous le raconte bien mal et d'une façon fort décousue.
Il faudrait dire tant de cho-es! Je note seulement pour finir combien
le professeur Zimmerman est le type de l'homme qui a fait la gran-
deur de l'Allemagne, bien plus que tous les Bismarck et les von Bûlow
de la terre. Ce brave Moloch, qui a inventé un explosif terrible,
capable de causer les ravages les plus épouvantables, n'a jamais voulu,
par raison humanitaire, livrer le secret de cet explosif. Et détail
charmant, combien ingénu et vrai il a appelé cet explosif la « cécilite »,
à cause du prénom de sa femme Cécile ! Car dans tout grand savant il
reste de l'enfant.
M"10 Moloch, elle aussi, est la synthèse du caractère de la vraie
Allemande, bonne épouse, dévouée aux idées et à l'amour d»
mari. l'A ces deux figures sont du plus pur classicisme
Je souhaite avoir par ces notes donne envie de lire un livre que
j'ai fort mal présenté. Je m'en excuse Mon admiration sincère pour
l'œuvre magnifique de Marcel Prévost me fera pardonner ma maladi
à vous en parler.
Les Contes de la Hulotte, par M
ation des Ecrivains belges.)— M i a coup sûr
un îles écrivains belges les plus intéressants de la jeune génération. Il
de un talent sérieux et une probité littéraire qui l'ont toujours
lait respecter, même de ceux laque ardemment an
heurt, lient et rudoyaient. Jamais il n'a hésité a avoir des opinions mar-
quées; jamais il n'a recule dans la défense de ces opinions. 11 combat
énergiquement pour ceux dont il goûte l'œuvre et le talent : imp
blemenl il démolit ceux dont les manifestations artistiques lui déplai-
sent. Il est pleifl d'une franchi i [unevile qui séduit,
entraîne, persuade. Et souvent il a du de très bon: 3, que
d'autres pensaient comme lui, mais pas dire. C'esl pourquoi
considère a l'heure actuelle comme un critique de premier
ordre, de parjsa loyauté el de parla perspica ment en défaut,
de son jugement. Les devoirs de la bataille, de la lutte enthoi;
pour la beauté des Ridées, empêchent malheureusement trop souvent
l'œuvre personnelle grand dommage. Parfois même vaudrait-
il mil i:e l'art en produisant soi même des œuvres artistiques
qu'en louant ou en méprisant les 0 tnégyriques
1 pamphlets son! souvent inutiles, car la foule arrive fatalement
l'un ou l'autre jour à la justice de l'admiration. Sans doute convient-il
que l'on défende sis convictions artistiques et il faut ici rendre un juste
— 2i7 —
hommage au remarquable directeur du Samedi, qui, avec une belle
fougue, défend depuis longtemps contre l'injustice, le mépris et l'oubli,
les monuments de notre littérature nationale. Mais cela ne doit point
nous empêcher de déplorer la non-production de ceux en qui nous
sentons vivre et vibrer un très noble et très hautain talent Je déplore
cette apparente inertie de M. Georges Rency, non pour lui en faire
un grief — puisqu'avec un absolu désintéressement il défend l'œuvre
et l'intérêt de ses pairs, — mais pour montrer la ferme conviction que
j'ai du beau talent de Georges Rency. Heureusement le critique de
Y Art moderne déploie une activité remarquable: il ne s'endort point
sur ses lauriers. Depuis une année environ il semble s'être réveillé
d'une sorte de somnolence — bien peu réelle, croyez-le — et a mani-
festé les efforts de son activité par de nombreuses œuvres dont certaines
sont de premier ordre.
En dehors de ses travaux de journaliste, de ses beaux articles de
critique et de polémique, M. Georges Rency a publié quatre volumes :
Vie, poèmes; Les Heures harmonieuses ; jSLadeleine; et Y Aïeule. Ces deux
derniers sont de fort captivants romans. Voici maintenant un recueil
de nouvelles : Les Contes de la Hulotte. Sous ce titre amusant le jeune
écrivain a rassemblé de courtes histoires. Dans chacune d'elles il s'est
efforcé de synthétiser une passion — c'est la haine, c'est l'amour, c'est
l'avarice — en la rapportant exactement au milieu dans lequel vivent,
s'agitent, souffrent et se réjouissent les personnages qu'il met en scène.
Chacune de ses nouvelles est comme le raccourci d'un roman : car
M. Georges Rency a comme souci constant de rassembler ses sujets,
de les réduire le plus possible, déconcentrer l'action en quelques lignes.
Il ne prend des caractères que les arêtes vives, les étincelles, les endroits
aigus où se pose la vie. Il y a dans les Contes de la Hulotte telles pages
qui sont du vrai Maupassant. Et point au détriment d'une très sûre
originalité, soyez-en certains.
L'Innocent nous montre une histoire de meurtre : c'est un fils qui
tue son père ivrogne pour sauver les jours de sa mère. Et l'on sent
peser sur l'âme humaine le poids angoissant de la destinée. — Un
Ménage d' Employé nous raconte les aspirations restreintes et ridicules
d'un jeune homme et d'une jeune femme qui ont chacun une vision
différente, également fausse d'ailleurs, de la vie. — Fée Madelonnc,
qui, à mon sens — ce n'est peut-être pas l'avis de M. Georges Rency —
est la perle du recueil, nous montre l'état d'âme d'une jolie fillette
dont la mère est morte et dont le père souffre atrocement de ce déchi-
rement. Il y a dans cette nouvelle une compréhension étonnante de
l'ironie de la vie, une habilité vraiment captivante, à montrer le
contraste entre nos âmes douloureuses et la nature exubérante : c'est
de tout premier ordre. — Le Petit Fleuriste, nous montre la féroce
injustice de la calomnie sournoise. Le Séminariste, nous explique à
quel point l'inertie de pensée, à cause de l'ambiance d'un milieu étroit,
a de dangers pour l'âme et pour l'esprit II y a aussi /' Homme libre,
satire violente d'un philosophe hâbleur qui admet certaines idées
grandiloquentes de régénérescence sociale, pourvu que ces idées n'ap-
portent aucun trouble dans sa vie stagnante de bourgeois étriqué. Et
— 21& —
encore Le Paysan, et Le Juge, et Z> lion Dieu de Plaincvaux, où,
comme dirait Liebrecht, on sent palpiter ta hideur de l inceste. — Tout
cela vraiment est bien pensé, très solidement établi, écrit dans une
langue parfaitement claire et suffisamment originale.
Qu'il me soit, au sujet de- M. Georges Rency, permis de formuler un
v<eu : un vieu cela ne doit point étonner le secrétaire de l'Association
des écrivains belges... — Hé bien! voici : je voudrais que M. « <
Rency nous donne bien vite un roman, un gros roman très complet.
Son beau talent, me semblc-t-il, s'épanouirait dans un genre qui est
absolument sien; il a maintenant la maturité et toutes les qualités
qu'il faut pour donner une œuvre définitive. Une œuvre pareille sera,
je crois, très belle. Et un écrivain de talent doit avoir le temps.
Les Soucis des derniers Soirs, par M Louis DUMONT \V.
( Bruxelles, P2ditions de la Belgique artistique et littéraire). — Je goûte
tout particulièrement le subtil et ingénieux esprit de M Louis
Dumont Wilden II est philosophique sans emphase et ironiqu<
sécheresse. 11 possède une réelle facilité réceptive et le verbe est
docile instrument : il n'en faut point davantage pour que M. Dumont-
YYildensoit un fort bel écrivain. Rarement il parcourt le domaine de
la littérature pure. Il préfère le jardin épineux des revendications
sociales, des problèmes métaphysiques, des inconnus troubla
un écrivain un peu inquiet qui semble perpétuellement à la recherche
de lui-même en tant qu être unique et en tant que participant à la vie
sociale. Il est celui qui ne sera jamais satisfait, le très probe et très
laborieux contemplateur des inconnus mystérieux qui font le pas
présent, l'avenir. Avec un louable zèle il s'efforce à la recherche du
bonheur universel ; il s'y efforce non pas seulement pour la satisfaction
de son esprit, mais aussi pour la satisfaction de son cœur : car. ne
vous y trompez point, cet ironiste est tendre et fraternel : il port
lui le désespoir de tOUS ceux qui souillent sans le mériter. Il est comme
un doux socialiste, un peu utopiste sans doute — puisque C1
de ceux qui pensent a L'idéal --mais à COUp Sûr d'une sincérité qu
voit cl. lire comme du cristal. Je l'estime et je L'aime infiniment parce
qu'il apporte à son labeur une conscienee, une activité, une variété
tout à fait étonnantes. Quelquefois, en dehors de sa tâche Loui
critique, de polémiste, de sociologue, il trouve un peu de temps pour
un livre : dans ce livre 00 retrouve de la critique, de la polé-
mique, de la sociologie On y trouve aussi devrais et remarqua
qualités de style, de clarté, de précision : là un artiste i
d.mt ;i fond le maniement de ce délicat Instrument qu'est la langue
française Je cnus que peu d'écrivains belges ta possèdent
(pie lui. Et ce m'est Llement une grande joie, parce qu
grand que soit le talent inventif d'une (euvre de littérature, je ne puis
jamais me résoudre a admettre qu'un écrivain ignore la langue dans
laquelle il la arrive malheureusement tous les joui
gique : le souci de la grammaire et de la syntaxe ne harcèle point
toujours assez n lins nationaux ( ;
batailleuses et juvéniles, dont les polémique en un dialecte
— 219 —
saugrenu, ne vont pas sans exciter la douce hilarité de ceux qu'elles
tentent de convaincre. M. Louis Dumont-Wilden, écrivain belge
d'expression française, connaît la langue française C'est une très grande
qualité; et elle a ce mérite de faire apprécier mieux les autres et
essentielles qualités d'un artiste.
Les Soucis des derniers Soirs forme un volume de dialogues. Ce que
l'auteur estime être ces soucis, c'est, ainsi qu'il nous l'expose lui-
même en une courte, décisive et amusante préface, le souci des grands
sentiments éprouvés par l'âme, des idées emmagasinées par le cerveau,
sentiments et idées dont la tradition se meurt à l'époque actuelle. Dans
le désagrégement de la société les écoles philosophiques et religieuses
sont ébranlées par les remous tumultueux d'une vie nouvelle qui
éclate, roule et bondit Les transformations sociales bousculent et
renversent ce qui sembla toujours être le rempart de l'honnêteté et de
la conscience. AI. Louis Dumont-Wilden s'empresse de nous dire qu'il
ne prend point parti dans la question : il s'ingénie simplement à nous
montrer un état d'âme à un moment donné, à nous faire comprendre
la station intellectuelle d'un esprit, sans nous vouloir prouver le tort
ou la raison. Bien entendu un écrivain personnel comme Dumont-
Wilden ne peut rester impassible devant des pensées de si large enver-
gure. Néanmoins, avec discrétion, il s'efface le plus qu'il peut : c'est
entre les lignes qu'il faut lire pour trouver la conclusion ou, si l'on
veut, la moralité de son œuvre; et cette moralité est séduisante. Le
changement des mœurs, des conditions de vie psychologique et maté-
rielle, amène l'évolution fatale des consciences : chaque civilisation
eut une religion, une justice, une sagesse adéquate au temps où elle
exista. La croyance en Dieu par exemple s'est modifiée d'après le tem-
pérament des races et des époques, sinon même des climats et des cieux.
L'invention d'une nouvelle religion a toujours résulté d'aspirations
nouvelles dans l'essor intellectuel des peuples : on a la religion que
l'on s'est faite. Evidemment, au point de vue philosophique, cette
thèse est discutable et, pour ma modeste part, je n'en suis point par-
tisan. Mais en me plaçant au point de vue purement spéculatif, il est
certain qu'elle est extrêmement intéressante et basée sur des argu-
ment souvent fort ingénieux. Voilà un point de vue dans le volume
de M. Dumont-Wilden. Il faudrait que la place et le temps me per-
missent d'exposer longuement et largement toutes les idées émises
dans ces quatre dialogues, et dont la moindre pourrait sans doute
donner lieu à la discussion la plus fructueusement utile. Ce n'est pas
là le moindre mérite de ce volume : il est bourré d'idées curieuses,
sinon toujours neuves, au moins souvent renouvelées avec esprit.
Dans le premier dialogue intitulé Le Mystère des Rois, l'auteur nous
montre la religion catholique à sa première origine, la naissance de
Jésus. 11 s'efforce à la ramener à un événement ordinaire et surtout, je
crois, par les réflexions qu'émet le philosophe Hypponicos, à nous
montrer qu'aux temps actuels il se produit aussi des événements dont
le principe est important encore ^u'il passe inaperçu Dans Les Masques
nous voyons que l'image formée par nous d'une vie future, dans telle
ou telle condition, est toujours aussi utopique, notre conception de la
— 220 —
vie future' provenant jmiquement de notre conception delà viepré-
! Marchands en France s'établit, à propos de l'affaire
Dreyfus, une discussion au sujet de révolution politique, sociale,
économique et.patriale. Dana Les Gran rances nous est
prouvé que sans doute*des* changements surviendront dans
mais qu'en somme elle restera toujours ce qu'eli :ue rien v
puisse rien^changer. L'évolution politi(juc provient de la force maté-
rielle d'une classe d'hommes dans la société. Le tout est de pr
quelle senfcette'classe d'hommes.
Tels sont : souci religieux, souci idéaliste, souci politique, souci
économique, les soucis des derniers soirs. Je regrette de ne pouvoir
m 'étendre davantage sur un livre d'un si puissant intérêt. J'ai taché
seulement, très simplement, de montrer l'abondante récolte de pei
que l'on peut faire dans le dernier livre du sentencieux, intéressant et
remarquable écrivain qu'est Louis Dumont-Wilden.
F. Charles Morisseaux.
Accusé de réception :
L'Inconnu tragique, par M. Georges Virrès; rHiroisme quotidien
M. Léon Wéry; Petit Lourdes t par M. Albert Renard.
L'HISTOIRE
Le Roman de Ganelon.par Puni is Ll BESGUH (Pa
i est il vraiment un livre d'histoire et n'est-ce pas plutôt un
romanr Le titre semblerait l'impliquer : c Un conte de veillée que des
lettrés et des poètes modernes pourraient entendre sans s'y déplaire,
tel nous avons voulu faire Le Roman Je Gatulon.it Voilà ce
l'auteur déclare dans les notes liminaires de son livre ment
cet aveu est trop modeste. Au sens strict de l'œuvre, ce livre ;
senti- un curieux effort de reconstitution Légendaire. 11 est entendu
que l'épopée poétique est désormais impossible. Notre époque n'a
plus la naïveté et la sincérité nécessaire pour entendre l'épOp
peine les fragments épiques de La Légende Jes Siècles et des P
Barbares sont ils tolérantes, grâce su prestige du verbe des ma
M. us notre esprit, avide de sonder les ténèbres du passé jusqu'aux
époques lointaines de la légende, demande sa satisfaction à des romans
épiques dont les Martyrs de Chateaubriand sont parmi les premu
itan et Yseult de Joseph Bédier parmi les plus récents et les plus
justement I "est bien à c • dernier genre que
Roman J< (ian< Ion. Reprenant le thème des légendes du cycle Breton
dont Roland, paladin des marches ne. fut le héros, Ph
QOUS conte l'histoire de ce ( i. melon (pli dans la Ckû
joue le rôle de traître et va livrer a la marche
rmées de l'empereur* Karloman a la barbe Beui ui fut
du massacre dans l le Ronevaux de Roland, d'Olivier
et des autres preux chevaliers Ceci est une autre épo| delà
grande épopée, c'est la narration d'aventures peut être moins épiques
mais assurément plus humaines. 11 y a dans ce livre un Ile et
: >rte analyse psychologique. Ganelon ainsi présenté est un
— 221 —
caractère étrange: c'est celui dont L. Gautier dans son livre sur les
Epopées Françaises (°) a pu dire : « Ganelon, c'est le traître, mais
non pas le traître-né, le traître-formule de nos derniers romans, le
traître forcé et à perpétuité; non, c'est l'homme tombé, qui a été
d'abord courageux et loyal et que les passions ont, un jour, terrassé. »
Ces passions sont celles à qui tous les hommes furent et sont encore
en proie et le héros du Roman de Ganelon est le plus souvent un être
humain, non pas un héros fictif et légendaire uniquement. C'est là ce
qu'il y a de vrai et de beau dans le livre de Phileas Lebesgue et cette
œuvre trahit les remarquables qualités de son auteur qui est un
modeste dont la haute valeur d'écrivain, de poète, de romancier,
d'historien et de philologue est absolument trop ignorée dans notre
pays. Dernièrement il publiait un livre dont nous parlerons prochai-
nement, L'Au-delà des grammaires, qui est un remarquable ouvrage de
philologie comparée, aussi curieux que le livre célèbre de James
Darmesteter sur La Vie des Mots. Nous aimons dans les œuvres de ce
consciencieux écrivain qui s'appelle Phileas Lebesgue le souci d'art
élevé qui en ennoblit la pensée et en fait la valeur. Son Roman de
Ganelon est une œuvre très belle. Nous le disons simplement et nous
souhaitons que ce qualificatif, dont on a tant mesusé pour de mauvais
livres, soit pris ici dans son sens le plus vrai et le meilleur.
La Furie Espagnole ( Mémoires du Cadet de Guy on, 1565-1595 ) ,
publiée par Hippolyte Verly. (E. Sansot, éditeur, Paris) — La
publication faite par M. Hippolyte Verly, un historien très érudit à
qui nous devons déjà un livre fort intéressant sur La Conjuration de
Bruges, des mémoires du Cadet de Guyon est d'un intérêt pour nous
tout particulier. Etrange histoire que celle du père de ce cadet de
famille bourguignonne de petite noblesse et de sang ardent qui quitta
très jeune le manoir ancestral, s'enrôla aux armées du connétable de
Bourbon, durant quinze ans courut les routes d'Italie, assista à la mort
de Bayard, se battit à Pavie et reprit son métier d'aventurier à la solde
de tous les capitaines du temps : Egmont, Mansfeld, Roeulx, Noir-
carmes. Un jour il se maria, peut-être par hasard, fut nommé bailli
d'Anchin, et châtia avec les siens une bande de malandrins qui avaient
dévalisé l'abbaye de Marchiennes A la suite de cette affaire, ayant
reçu des félicitations de S. A. R. Madame la princesse Marguerite de
Parme, sœur de S. M. Catholique Philippe II et régente des Pays-Bas,
en manière de récompense, il fit recevoir aux armées du Roi son fils
Roland de Guyon. Et c'est celui-là qui durantjrente ans, au temps des
guerres de religion, courut les Pays-Bas et fit la guerre avec vaillance
pour l'honneur de la Très Sainte Eglise Catholique, Apostolique et
Romaine. De ses aventures il nous rapporte le détail en un style
alerte, avec une grâce d'esprit touchante et une vérité fort naturelle.
Ce gros livre forme le plus amusant des romans de cape et d'épée,
avec cette différence que c'est de l'histoire. L'état de nos provinces
(*) L. Gautier: Les Epopée» françaises, 2' edit. 4 vol. in-8\ Paris, 1878-94; et ailleurs :
La Chanson de Roland par le même. 17- édit. 1888. Paris.
— 222 —
est ici marqué par un témoin occulaire et nous en voyons la détresse.
Puis ces mémoires sont un roman psychologique impartial et singu-
lièrement aigu d'observation. Biles nous restituent la vie matérielle
et morale d'un gentilhomme du temps. qui constitue i
réel intérêt de ce livre dépouillé d'artifices et nullement surchargé
de commentaires indigestes et fastidieux. Il en faut hautement louer
legoûtdeM. Hippolyte Verly.
L'Ame Japonaise, par K. GrOMBZ CaRILLO (Paris, E. San
— Encore un livre qui vient à son heure. Quel est donc l'écrivain qui
a dit qu'on devrait lire uniquement pour si' former une éducation corn
plète des récits de voyage et des mémoires du temps pas
évidemment trop restreint, mais il reste certain que les livres traitant
de ces matières sont rarement d'une lecture inutile ou fastidi
Pour nous, nous en prenons très régulièrement connaissance, et le
livre de Gomez-Carillo n'est pas le moins intéressant de ceux que nous
avons lu dans ces derniers temps. Laissons même de cô; iption
des paysages japonais, pourtant si vivante, et celle des aspects de villes,
très animée. Une psychologie aiguë de l'âme japonaise se dégag
chapitres sur le caractère chevaleresque, la courtoisie, la femme
l'orgueil du samouraï, le culte de l'épée, l'esprit de tolérance, sur le
sentiment poétique.
L'âme japonaise est faite d'orgueil, de volonté et d'un certain fata-
lisme ; elle a le dédain de la vie. Tous les Nippons se sacrifient à une
idée. D'ailleurs, ils ont hautement le sentiment supérieure de l'idée
de patrie. Ils l'incarnent très étroitement — surtout au temps jadis —
«lans l'idée de royauté. Les Mikados sont dieux, étant fils du Soleil.
L'âme japonaise est chevaleresque, elle a le i la parole
donnée jusqu'à la superstition et aussi le respect de la femn
plutôt poétique que pratique et qui se manifeste avant tout dans la
littérature. L'auteur de ce livre était à Tokio pendant la gui
japonaise. 11 fait de judicieuses remarques sur la forte leçon de volonté
que les Japonais ont donné au monde. Ce lointain pays du Soleil-
Levant, qui était resté pour nous jusqu'à présent un monde ferme,
légendaire et mystérieux, un pays de pagodes et de mousmés évoqué
par -les peintures d'Outamaro et d'Hokousai s1 udain
d'un sommeil plutôt apparent et il a voulu s "assimiler toute notre
civilisation Occidentale. H l'a fait peut-être trop rapidement, d'une
incomplète et et bientôt
il arrivera, sinon à nous dépasser, du moins à nous égaler. Car il faut
bien reconnaître que son génie d'invention est restreint et qu'il y a
surtout dans cette ame japonaise lin très subtil esprit d'assimilation.
I h \Kl LlBBRBCHT.
THÉÂTRE PUBLIÉ
Frédégonde, tr.i. arienne en 5 actes, par EDOUARD
Daanson. (Chez H. Lamertin, Bruxelles.) - in Monsieur Edouard
Daànson, dont je n'ai su pénétrer la nationalité et que je me vois cou-
— 223 —
traint de ranger parmi les écrivains « d'expression française » suivant
le mot (facétieux, sans doute!) de M. Georges Barrai, vient de publier
une tragédie obscure et malhabile qu'il qualifie, qui me dira pourquoi,
de shakespearienne.
Je l'ai lue jusqu'au meurtre final, encore qu'elle soit d'une intermi-
nable monotomie, que le style en soit d'une lourdeur sans précédent,
qu'elle ne contienne ni action, ni pensée et qu'un ennui terrible ait
pesé sur moi tandis que je parcourais les cinq actes et les innombra-
bles petites scènes où s'éparpille le très vague intérêt que nous
inspirent les amours du Roi neustrien Hilpéric.
M. Daâson, dans une intention dont je ne discuterai pas l'indiscu-
table esthétique, a voulu faire revivre les temps mérovingiens; en
cela, il appert qu'il a rencontré et comblé le vœu de tous les écrivains
actuels qui n'ont jamais rien tant désiré que connaître la façon dont
on vivait, dont on aimait, dont on mourait à la cour des rois francs.
Bien d'autres auraient été arrêtés non par l'improbalité du succès
ou l'incertitude de nous intéresser à d'aussi inutiles reconstitutions
mais par la difficulté de trouver le document archéologique précis et
indispensable; M. Daànson ignore ces redoutables faiblesses... il suffit
pour que sa tragédie vous ait un petit air mérovingien et même
shakespearien, ce qui vaut mieux encore, que ses héros s'appellent :
Clodoald, Athanagild, Rokkolen, Godeghisel, qu'ils brandissent de
temps à autre, qui, leurs francisques, qui, leurs skratnasax et la
couleur locale doit s'estimer heureuse ou sinon se voiler la face tout
comme une muse...
Vous me direz que ce n'est guère suffisant, mais... c'est aussi mon
avis ?
Il est, je crois, inutile de vous déconseiller la lecture de Frèdcgonde,
car, si même (et vraiment, ce serait par pur esprit de contradiction),
vous vouliez tenter cette aventure, vous n'auriez point le courage d'en
lire plus de deux ou trois pages, encore que leur auteur, conscient
sans doute des vertus soporifiques de sa prose y intercale fréquemment
des vers .. Certains de ceux ci ne sont pas sans agrément, ils ne sont
pas aussi beaux que ceux de M. Fernand Bourlet, mais ils sont très
beaux, malgré cela; écoutez le souffle amoureux de celui-ci :
« Ah ! Frédégonde, belle blonde, tu ne sais pas comme je t'aime »
et voyez l'air cavalier de ceux-là :
En vers, ce langage poli,
tout ce qu'on dit est permis.
ce que, M. Daunson a pris très au pied de la lettre.
Mais, je ne veux point davantage vous parler de Frédégonde, car s'il
est vrai que la critique n'est souvent qu'un prétexte à dissertation et
que du sujet principal, facilement on peut passer à tel ou tel objet
accessoire, je ne sais vraiment à quelles ruses tortueuses je devrais
recourir pour arrivera vous parler de choses intéressantes, dignes de
vous et de moi, en prenant comme point de départ, l'œuvre la plus
insipide qu'il m'ait jamais été donné de lire, Fëdègonde, tragédie
shakespcariemie, par Ed. Daànson. Carlo Ruyters.
— 224 —
LES THÉÂTRES
Le chroniqueur théâtral belge, tout bonhomme qu'il soit, se sent un
peu d'humeur au début d'une saison, car il songe que c\
produits généralement importés qu'il devra travailler ses louang
ses critiques; s'il a la vision d'une suite d'adultères bien réglés dont le
goût cosmopolite de la grande capitale des plaisirs se fait un régal, il
n'est pas certain d'y trouver une impression d'art, ni un adoucissement
à son souci.
Mais il sait que l'intelligent directeur du théâtre du Parc témoigne
aux jeunes auteurs nationaux une bienveillance encourageante, et qu'il
appartient au public d'appuyer son effort.
La réouverture officielle du théâtre du Parc s'est faite avec la repré-
sentation de Y Espionne, pièce d'arrière-saison, fanée et jaunie comme
un feuillage d'automne.
Bile méritait d'être jouée et d'être jouée avec soin, comme elle le fut,
d'abord comme thème à comparaison de la manière à emboîtement et
à raccommodages, genre « jeu de construction »dont Victorien Sardou
es! reconnu le maître, avec la manière d'auteurs plus jeunes, qui pour
être moins habiles constructeurs et parfois plus artistes ne sont pas
toujours plus discrets dans leurs expédients sceniques. ensuite encore
parce qu'étant combinée d'une façon à faire accuser une innocente, elle
Ki assurée que le public prendra plaisir à voir l'innocence reconnue
ompensée, et que c'est peut-être une occasion de quelques larmes
bienfaisantes.
Le premier acte est un peu pesant, parce qu'il s'attarde longuement
à nous initier à un monde de rentes cosmopolites.
Dora est la fille d'une marquise qui se dit espagnole et qui, a
tout, l'est peut être; elle ne fait pas le mariage riche, d<
mère, elle épouse un officier en mission politique, André de Maurillac,
qui est un brave homme et qui l'aime bien. Mais voila : à fréquenter
un mondequi manque de sécurité morale, on risque des ennuis; et le
brave André sera rudement ennuyé le jour de ses aoces; il se pr
de faire un voyage profitable en portant à Rome dans sa valise nuptiale
une pièce diplomatique d'importance.
urne il laisse traîner cela, la comtesse- Zickacède aisément à la
tentation de s'en emparer: ce contre temps fâcheux n'était cependant
pas en dehors des prévisions humaines, car Zicka est une fausse com-
. intrigante de marque, qui ne pouvant plus faire de la galanterie
lait un peu d'espionnage et qui est >uer un vilain tour à
cet excellent André dont elle jalouse le bonheur, car elle lui voua de
la tendresse : elle prend donc la pièce diplomatique et elle y joint très
perfidement, à l'adresse du ministre autrichien dont elle est la c
pondante intéressée un billet banal que Dora, ne pensant à mal, a bien
voulu écrire au dit ministre â propos de son maria
Alors survient un ami de Maurillac. le petit Tekli qui a subi en
Autriche un emprisonnement de deux mois pour cause politique sur
une dénonciation qu'il attribu ■ u que le poitrail avec dédicace
donne un jour par lui â la fille de la marqu ivait entre les
mains de celui qui le lit arrêter.
— 225 —
Et le bon Tekli de déclarer à son ami Maurillac, sans y mettre de
malice, que la marquise et sa fille sont des coquines.
Indignation d'André : son indignation devient de la stupeur, quand
s'apercevant peu après de la disparition de son mémoire diplomatique,
il est confirmé dans ses soupçons.
Il va s'expliquer avec Dora : c'est « la grande scène à faire » mais de
part et d'autre on crie, on gesticule, on s'indigne et on se lamente
autour d'une erreur que, sans l'auteur, les deux époux très congrûment
débrouilleraient dans un aparté moins bruyant.
Maurillac s'enfuit éperdu, Dora désespérée tombe en faiblesse : cela
fait toujours plaisir de voir une actrice tomber sur la scène, car ces
chutes exigent beaucoup d'art, et M1116 Clarel tombe très bien.
Et puis, nous savons depuis Sarcey que « Sardou jette souvent ses
» héroïnes dans des périls qui ne sont pas sérieux. . Nous feignons de
» croire qu'elles tremblent pour de bon, afin de nous donner le plaisir
» de trembler nous-mêmes pour elles ».
D'ailleurs, le dernier acte remet aisément toutes choses au point : le
député Fassolle, qui est le terre-neuve élégant de ce salon, devine que
Zicka pourrait bien être la coupable; il l'oblige par des ruses badines
à avouer son indélicatesse, puis à l'avouer à André et à Dora. Ceux-ci
s'embrassent, et Zicka s'en va honteuse et confuse, mais sans jurer
qu'elle ne recommencera plus.
Cette pièce est agréable à voir, d'abord parce qu'elle n'a pas la pré-
tention, toujours sujette à controverses, de rénover l'art dramatique,
ensuite parce qu'ayant accordé au spectateur une émotion suffisante,
elle lui assure pour sa nuit un sommeil réparateur.
La troupe du Parc est bonne ; Mme Clarel a de la grâce, et ses tris-
tesses sont élégantes, M,,,eWilhem a la pompe décorative qui convient;
M. Xoblet sauve ce qui pourrait être lassant par l'art qu'il met à être
naturel et simple. M. Chautard a la diction un peu sourde, mais son
jeu ne manque pas de sobriété ; Mme Valore est jolie et dit bien La
nouvelle soubrette mérite d'être revue.
Jacques Leroux.
LES SALONS
Le Labeur
Parmi les noms que nous étions accoutumés à voir figurer à la
cimaise de ce premier Salon de l'hiver, plusieurs ont disparu, d'autres
les remplacent et le groupe demeure intéressant.
Si dans l'ensemble des œuvres exposées aucune ne s'impose comme
une révélation d'exceptionnelle maîtrise, de tempérament puissam-
ment doué s'affirmant par une manifestation inattendue, les éloges
décernés jadis aux belles qualités d'artistes consciencieux, d'artistes
heureusement peintres et sculpteurs, restent acquis une fois de plus à
Merckaert dont la couleur si elle n'est pas très rare ni très raffinée, est
vivante à souhait — j'aime surtout son Ca?ial faubourien — ; à Le Brun
dont la grâce un peu mièvre du Bourg dans la Vallée est pleine de
— 22Ô —
charme; à Thysebaert et Ilaegeman, aux sujets après et tourmentés :
le C/ieval blanc du premier est fait d'une pâte solide et la ligne e
remarquablement ju "uiigrants de Ilaegeman, groupe de déra-
einés aux haillons multicolores, aux yeux profonds et sauva]
vont tassés dans un cadre étroit vers une patrie nouvelle.
Melsen réjouit nos yeux par le coloris sensuel de son Coin de ferme
alors que par ailleurs sa verve silhouette ses habituels types de paysans
flamands. Dans la toile où il nous montre ses personnages cheminant
sous une neige fine, sa palette a trouvé d'étonnantes délies
tons. L'art de M. Cosyns est d'une belle sincérité, un don éminent de
coloriste chaud et parfaitement équilibre s'affirme dans ses paysages
largement aérés, débordant de vie lumineuse et optimiste. Un
contraste énorme apparaît entre le peintre, épris de symphonies
subtiles et capiteuses du Lever et du Au jardin, et le flamand narquois
qu'est Melsen, dont la truculence s'exprime dans une note un peu
amère et étouffée.
L'application à tous prix d'un procédé trahit les efforts de M. Binard
lorsqu'il aborde certains sujets. C'est floconneux : plantes et nuages
sont faits de la même matière. Lemayeur et l'aeieN avec une fougue
indisciplinée peignent, ils peignent surtout et dessinent très peu. I ne
sene d'études est traitée superficiellement par M. Robinson. Le
Quai de Camaret, la Place de Fumes et les quatre lithographies de
Suréda prouvent chez cet artiste l'existence d'une vision var:
surtout d'une grande habileté. D'un séjour en Italie, Stiévenart nous
rapporte des pochades finement enlevées. Ces notations brèv-
biels méridionaux résument bien ce que notre œil ose retenir de
l'atmosphère si merveilleusement claire et vibrante de là bas. Thevenet
arrive à lasser par la répétition constante du même motif, coin de
chambre, violoncelle, paire de souliers. Il ne doit cerfo méfier
de son imagination.
Quelles ressources d'expression possédera Thomas lorsqu'il aura
quelque chose à dire, lorsque son instint d'artiste lui inspirera quelque
complète et forte, née du hasard des choses OU d'une émotion
fertile! Ses Serveuses, ses RoStS tki proclament tout cela de celui qui
est reste le peintre de la VinUS du Salon de Ï903. La plus importante
des toiles de l'envoi de Olefie contient un groupe d'un relief de vie
particulièrement heureux, c'est la fillette penchée sur l'épaule de son
aînée dans toute la splendeur de la lumière de juillet. La même
• de ton enveloppe les toilettes claires, la table blancfa
plantes du jardin et les visages qu'ombragent les coiffures. Ottmann
que nous connaissions comme un coloriste affine, hésitant parfois,
Cherchant une technique qui réaliserait les ambitions de sa rétine
impressionnât)] ■ ajoute à celles-ci cette année
Un dessin plu 'lus respectueux du vrai. Son Intérieur au
domine .son envoi. L'antithèse des deux lumières— jour
qui S'éteint et lampe qui s'allume échappe ici à toute banalité.
.l'ignore tout de D il jeune I
un tempérament simple ou est il ! visions accumule
de réminiscences invaincues et invincible mps nous
— 22j —
l'apprendra. Mais ses œuvres apprennent une joie nouvelle et rare;
ce sont de petits paysages immenses, pleins d'une intense mélancolie.
Des paysages d'autrefois, résurgis d'un passé lointain, nous présentant
un aspect inattendu de la nature, une façon de la voir que nos yeux
ont désapprise. C'est sec, simple et fruste, sans surcharge. L'im-
pression reste totale.
La sculpture réunit les noms de Grandmoulin, Baudrenghien,
Herbays et Schirren.
Baudrenghien conserve une austérité de lignes très caractéristique,
qui n'est pas toujours respectueuse de l'anatomie.
Schirren expose un masque d'enfant d'une impression intense et
Herbays continue à garder dans ses œuvres une sage impersonnalité.
La Moeder de Grandmoulin est une effigie vivante, l'étude d'enfant
une figure campée de spirituelle façon, mais le meilleur morceau de
sculpture du Salon est le buste de femme intitulé Appréhension : une
délicate tête féminine aux traits élégamment affinés. La matière et le
modelé s'allient pour lui donner une douceur pénétrante et suave; il
s'en dégage je ne sais quelle langueur inquiète, un peu mystique.
O Liedel.
Petite chronique
A partir du prochain numéro, notre collaborateur AnicetLeXoir
rendra compte des premières représentations et reprises au Théâtre de
la Monnaie.
L'Effrénée, la comédie en 4 actes de nos collaborateurs F.-Charles
Morisseaux et Henri Liebrecht, devait passer au théâtre du Parc après
/'Espionne. M. Victor Reding, l'intelligent et sympathique directeur
de la scène de la rue de la Loi, a demandé à nos collaborateurs de
vouloir bien retarder de quelques jours cette première. Les raisons
invoquées par l'aimable directeur ont paru tout à fait justifiées et nos
amis, dans l'intérêt même de leur œuvre, ont bien volontiers consenti
à ce que r Effrénée soit jouée seulement après Paraître, donc vers la
mi-novembre probablement.
La Blessure et l'Amour, le nouveau roman de notre ami
F.-Charles Morisseaux, ayant subi quelques retards dans l'impression,
à cause du changement d'un chapitre, paraîtra le 8 novembre — au
lieu du 20 octobre — chez Lemerre, à Paris.
Concerts Populaires. — Les quatre concerts de la saison auront
lieu, sous la direction de M. Sylvain Dupuis, aux dates et avec le
concours des artistes ci-après : 10-11 novembre, Mllc Dehelly, pianiste,
et un autre artiste dont l'engagement est négocié en ce moment ;
12 décembre Mm0 Julia Mcrten-Culp, cantatrice, et M. Paul Ko-
chansky, violoniste; 26 27 janvier, M. Ferruccio-B Busoni, pianiste;
— 2SS —
2 3 mars, concert consacré à l'exécution de l'oratorio de Faust de
Robert Schumann, pour soli, chœurs et orchestre.
Voici le programme du premier concert qui aura lieu à la Monnaie
le dimanche n novembre, à z heures, SOU9 la direction de M. Sylvain
Dupuis et avec le concours de M. Karl .loin, ténor de l'Opéra :
de Berlin, et de M"0 Geneviève Dehelly, pianiste :
i. Introduction et Allegro, op. 47, pour quatuor solo avec 01 eh
à cordes, d'Edward Rlgar (iro audition); 2. Quatrième Coi
op. 44, pour piano avec accompagnement d'orchestre, de Saint Saëns,
M^G. Dehelly; 3. Lohengrin, récit du Graàl, M. £arlJôrn;4. Geth-
semant, poème svmphonique de Joseph Rvelandt (iro audition);
5. Marche turque des Ruines d 'Aliènes, de Beethoven-Liste, MM* G.
I ) -hellv ; 6 a) Morgenhymne, de G. Henschel ; b) Salomc, de H. Herr
mann ; c) Càcilie, de R. Strauss, M. Karl Jôrn ; 7. Les Equipées de Till
Eulenspiegel, poème svmphonique en forme de rondo, op. 28, de
Richard Strauss.
Repétition générale la veille, samedi 10, à 2 heures. Pour les p]
s'adresser chez MM. Schott frères, 56, Montagne de la Cour.
Le Groupe des Compositeurs belges vient de publier, en un
élégant recueil, cinq mélodies signées Ch. Henusse, H. Henge,
L. Mawet, R. Moulaertet Jul. Schrov.
Ce recueil se vend 3 francs chez les libraires, ainsi qu'au Secrétariat,
rue des Coteaux. 41, Bruxelli
Le Groupe reprendra, le mois prochain, la série de ses auditions.
Matinées Mondaines. — Le vif succès remporté l'an passe par
l'innovation des Matinées Mondaines, où un public extrêmement dis-
tingué et éclectique venait passer îles après-dîners de charme et d'Art.
a incité les organisateurs à poursuivre leur luit, avec un éclat inconnu
jusqu'aujourd'hui à Bruxelles. Ils ont réussi à donner aux prochaines
Matinées un cadre tout à fait original, puisque le- [ ; ont inau-
gurées le mercredi 14 novembre prochain, dans la délicieuse salle
d'azur et d'or du Théâtre Royal de /'. llcazar
Ce théâtre est le seul où la traditionnelle tasse de thé peut BB
être servie, gra .virements et rastes foyers. Kn ont re l'incom-
parable attrait d'un programme, ou sont réunies en un groupe non
encore- réalise B Bruxelles, les noms les////.-, émim
et artistes de France et de Belgique, la mble
harmonieux, qui font de chacune des Béanoes, deux heures d'enchante-
ment, de musicale poésie et de poétique mélodie, donnent la certitude
que beaucoup de nouveaux abonnes se joindront aux anciens hal
On peut obtenir les renseignements les plus détailles le mardi et le
vendredi de a s 4 heures, à l'Adminis
(Porte de Xainur). Les (.Mîtes d'abonnement peuvent être obtenues,
soit a la dite administration, soit au bureau de location du Théâtre de
l'Airain, tous les jours de i<» a 6 D sl).
0*
— 229 —
Vers libre et symbolisme
Les enquêtes littéraires contiennent généralement un
côté comique des plus divertissants; on a tort de ne pas
les lire plus souvent. Dans celle à laquelle se livrèrent l'an
dernier dans le G il Blas MM. Georges Le Cardonnel et
Ch. Vellay et que le Mercure de France a très judicieuse-
ment édité depuis, il est question d'une foule de choses
fort intéressantes ; mais on oublie d'y parler littérature. De
sorte que, bien que faite très consciencieusement par les
auteurs, cette enquête qui aurait dû être décisive ne
dépasse guère la valeur d'un questionnaire dans lequel
il est pénible de voir, à côté d'auteurs substantiels et
sensés, prôner les plus notoires médiocrités.
A cette lecture, étourdissante du cliquetis des encen-
soirs, on songe malgré soi aux petits cénacles du XVIIe
siècle,, ces coteries où l'on se promettait une réciproque
admiration.
Cette manière d'interview par petites tranches est très
adroite ; c'est la façon la plus honorable pour les écrivains-
critiques de se tirer d'un mauvais cas littéraire sans fâcher
personne. On se demande d'ailleurs s'il est vraiment pos-
sible de se livrer à une critique à peu près concluante du
mouvement poétique actuel. Après tout ce qui a été dit,
après les dogmatiques affirmations de M. Gaston Dechamps
dans le Temps, en 1905, après les articles de M. Léon
Vannoy dans la Revue Bleue, de M. de Bouhelier dans
le Figaro, de M. Maurice Leblond dans V Aurore en 1902,
de M. Fernand Gregh dans le Figaro, enfin après le long
et retentissant rapport de M. Catulle Mendès sur le Mou-
veinent poétique français de 1867 à 1900, il était assez mal
aisé de donner en fait de critique autre chose qu'un rabâ-
chage.
La critique de la poésie actuelle est dangereuse : c'est
Le Tiiyrse — i" décembre 1906. 15
— 230 —
un roncier, sous les roses duquel on ne dort pas sans de
sérieuses égratignures.
Si l'on n'est pas poète soi-même il ne faut écrire ou
parler qu'en toute connaissance de cause, après une écra-
sante documentation et avoir l'air d'en savoir encore plus
qu'on en dit. Car ces messieurs de la pléïade, à part quel-
ques grands esprits, ne permettent aucune faiblesse, ne
font grâce d'aucune erreur. Il faut être doué d'un doigté
exceptionnellement sûr et délicat si l'on ne veut pas
encourir les foudres des amis de M. François Coppée. En
somme, c'est assez juste : on les attaque dans leurs impec-
cables théories; ils se défendent... avec les pierres qu'on
leur jette.
Je me suis amusé à lire une grande partie des critiques
qui ont été écrites depuis trois ou quatre ans à propos du
fameux conflit qui s'est élevé entre les disciples des deux
écoles et j'ai été frappé de l'esprit de parti-pris qui perce
tout le long de ces réquisitoires. C'est à décourager les
mieux disposés. On a le tort d'oublier que pour se per-
mettre de critiquer il faut être capable d'une impartialité
à toute épreuve : le vrai, le lion critique doit admettre
avec une égale bienveillance des œuvres très diverses et se
mettre assez complètement dans l'idée de l'œuvre à juger
pour oublier ses préférences et vanter selon sa valeur réelle
une œuvre qui déplait à sa propre esthétique. ( )n devrait
se redire aussi, chaque fois qu'un livre parait, que l'Art est
en toutes œuvres sincères et qu'il est téméraire de l'enclore
dans les limites de notre compréhension et de nos goûts.
Ceci dit, on peut attribuer le changement qui s'est fait
dans notre poésie, d'abord, à l'évolutinn inéluctable que
subit, après une certaine période, toute littérature, et
aussi, et surtout, à l'influence étrangère qu'il ne faut pas
nier a priori ou ne reconnaître que pour s'en effarer comme
M. Catulle Mendès qui, à propos de la forme libérée du
moderne appelle cela pour l'Angleterre et l'Allemagne
— 231 —
« une conquête, un asservissement de la prosodie fran-
çaise ». M. Paul Deroulède lui-même n'eut pas osé
avancer une pareille énormité. Il faut penser au contraire,
avec M. Remy de Gourmont que l'influence étrangère est
un des principes vitaux de toute littérature, que « l'esprit
national n'est pas plus contrarié par ces apports que le
sang d'un homme n'est vicié par une nourriture saine ; il
suffit que la nourriture soit saine ».
Même en poésie le contact des œuvres étrangères, leur
infiltration produit une manière de réaction par assimila-
tion et il faut bien se dire que même pernicieuse cette
influence serait mille fois préférable à l'inertie, au replie-
ment stérile, dans lequel tomberait notre littérature si,
s' abstenant de tous contacts extérieurs, elle se confinait
en ses toujours mêmes idées et ses théories fatiguées.
La langue française a du reste toujours parfaitement
supporté les influences des autres littératures et des idées
étrangères : pourquoi lorsqu'il s'agit de procédés ne s'assi-
milerait-elle pas, sans préjudice, ce qui convient à sa
constitution? On ne s'est pas suffisamment rendu compte
que la plus grande part des nouveautés des formes intro-
duites dans la poésie actuelle vient surtout du souci excessif
de personnalité que chaque poète apporte dans son œuvre,
et ce souci devient si impérieux qu'il l'emporte sur tous les
autres, sur la recherche de la perfection : clarté, harmonie
et pureté de syntaxe.
On n'a pas le droit de se plaindre de cette forte recherche
de la personnalité poétique chez l'écrivain, mais il faut
discerner que c'est cela qui déroute critiques et lecteurs
L'évolution poétique à laquelle nous assistons est loin
d'être achevée, c'est la raison pour laquelle on ne peut
caractériser notre époque par l'un ou l'autre genre poé-
tique ; pourtant les tendances sont nettement perceptibles
et il est impossible de refuser un avenir au vers libre. Il
faudrait aussi ne point s'obstiner à ergoter sur de vagues
— 232 —
vocables tels que symbolisme, décadent, naturisme, huma-
nisme, intégralisme. A quoi peut conduire l'étroitesse
d'une aussi piètre guerre de mots? A l'oubli total de la
seule chose vraie en l'occurrence : la beauté. Il ne doit y
avoir qu'un large frisson de beauté, que le poète l'obtienne
avec les procédés qu'il voudra, ça le regarde. L'important
est desavoir reconnaître le faux du vrai, le poète qui fait
du symbole ou du vers libre par conviction, parce que son
tempérament l'y porte, du charlatan qui sous l'originalité,
l'imprévu de certaines règles cache péniblement sa pédante
nullité.
Les œuvres de l'école moderne écrites en un beau sou file
de sincérité et de conviction pourront ne pas plaire, mais
elles ne seront pas répudiées a priori par les esprits
avisés; car prétendre asservir tous les écrivains, ton-
poètes à des règles fixes, c'est les contraindre à
leur personnalité; c'est, comme le dit Maupassant, « ne
pas leur permettre de se servir de l'œil et de L'intelligence
que la nature leur a donn
On a aussi la faiblesse de demander au po i de
clarté; cela est aussi puéril que d'exiger d'une œuvre
poétique d'être vraie. Il ne faut point se baser sur
prosateurs pour en déduire, ainsi qu'eut le tort de le croire
Sainte Beuve et d'autres, (pie le vrai est l'unique condition
de l'œuvre poétique. Le poète est toujours vrai
sincère et chaque poète trou\ rite, en dépit de
toutes recherches extérieures. Au poète qui dai uvre
se donne avec Sincérité OU ne peut reprocher l'exaltation
011 propre idéal qui n'est que le point de coin
pirations. Mais ce qu attendre
ttent de la beauté lyrique qui fait vibrer le
lecteur également sincère du même frisson intime. En
somme, demander au poète d'être vrai ou clair d'après une
formule est pure ignorance, car il y a en tutant de
vérités qu'il y a d'âmes enclines à Ù ptions diffé-
— 233 —
rentes. Il faut en revenir au mot si juste du poète Albert
Mockel : « Je suis poète si je dis selon l'harmonie, la vérité
vitale qui frémit en moi ».
Le symbolisme consciencieux existe; ça n'est au fond
que la conséquence logique du romantisme. La jeunesse
de 1830 admira et s'accommoda admirablement de la
fougue pompeuse de Victor Hugo. La génération actuelle
forte de ces premières audaces a tenté elle aussi autre
chose d'après son tempérament plus subtil et quelque peu
névrosé sur lequel les sensations n'ont plus le temps de se
nouer en idées et sentiments au moment de les exprimer.
Mais à des sentiments, à des idées extra-subtiles et com-
plexes, le vieux vocabulaire devenait insuffisant : à des
états d'âme sinon nouveaux, du moins inexplorés, il
fallait des mots nouveaux; le vocabulaire actuel s'est pro-
digieusement enrichi : peut-on s' effarer de quelques néolo-
gismes adroitement composés? La diversité du vocabu-
laire des modernes est un grand sujet de désaccord. Je ne
pense pas qu'il y ait lieu de s'alarmer de cette hostilité
contre les disciples de la nouvelle école. Chaque innova-
tion porte en soi des éléments d'exagération : Mallarmé et
Verlaine, pour ne citer que les grands, abusèrent dans leurs
débuts du symbolisme, mais ils se modifièrent plus tard
et le Verlaine des dernières œuvres, le poète de tendresse
et de grâce a plus profondément impressionné la généra-
tion actuelle que Lamartine et Musset-. Certes l'influence
de Verlaine a été grande et ses héritiers indirects sont
innombrables bien que le plus grand nombre ne l'ait pas
compris ou le comprit mal. Les débutants d'aujourd'hui,
ceux qui se débattent encore dans les tâtonnements et les
hésitations de la forme, puisent dans le Verlaine poète
d'amour, ainsi que d'autres cherchèrent en Musset, Lamar-
tine et Hugo, voire Vigny, des modèles dans le goût du
jour pour épancher le sentimentalisme bleuâtre de leur
âme.
- 234 -
L'insuccès du vers libre et même du symbolisme vient
en grande partie de ce que ces genres ont prêté l'élasticité
de leurs règles à des écrivains qui, à défaut de talent,
s'en servirent comme de passeport dans les cénacles et les
salons aux admirations faciles.
Francis Jammes, par exemple, par la simplicité de sa
poésie, simplicité merveilleuse, par son sentiment d'humi-
lité religieuse en face des choses, a tenté bien des médio-
crités.
Ceux qui l'imitent se sont taillés chez lui, comme on l'a
dit, des petits parcs et des petits jardins, mais ces imitations
gauches, incomprises, n'atteindront jamais ce réel talent
limpide et calme comme un beau paysage.
Avec le même engouement, Baudelaire, Verlaine, Mal-
larmé furent imités; l'imitation est en même temps que ce
qu'il y a de moins noble pour l'écrivain qui s'y livre, la
plus grande consécration pour l'artiste original.
Des imitateurs, de faux talents, il en a toujours existé
et il y en aura probablement toujours parce qu'il y aura
éternellement des ambitieux, des impatients, des cabotins
et des arrivistes.
C'est au public avisé qu'il appartient de discerner le faux
du vrai, la copie de l'original.
11 y a encore heureusement bon nombre d'esprits vrai-
ment libres qui s'ouvrent aux beautés de l'école nouvelle
et accueillent les œuvres qu'elle produit avec un enthou-
siasme, une sûreté de jugement que ne musclent ni les
préjugés d'école, ni les sottes pudeurs bourgeoises, ni la
pédante médiocrité de la basse critique. Parmi la pléiade
actuelle il n'y a point de révolutionnaires, mais des indé-
pendants qui ont entrevu une liberté féconde et des vérités
au delà des formes reçues. Tous leurs efforts sont hono-
rables parce qu'ils émanent d'esprits convaincus qui croient
en l'évolution symboliste avec la même ardeur que les
poètes de 1830 crurent à la révolution romantique.
— 2$$ —
C'est pourquoi il serait puéril de prononcer trop haut
leur oraison funèbre et toute inhumation serait préma-
turée. Non seulement l'école symboliste, celle des Henri
de Régnier, des Maurice Maeterlinck, des Francis Jammes,
des Verhaeren, des Gustave Kahn, des Francis Vielé-
Griffin n'est pas près d'expirer, mais elle vit d'une vie
ardente et large; nous assistons chaque année à la nais-
sance d'un vrai poète qui n'attend pas la consécration du
gros tirage pour s'imposer à l'aréopage poétique devant
lequel il comparait avant de se livrer au grand public.
Quant à la vieille querelle, qui divise encore les deux
écoles, on peut être sûr que lorsque le vers libre raisonné
aura plus encore affirmé sa vitalité par des œuvres conçues
dans le recueillement du silence actuel, les autres, qui
eurent eux aussi leurs heures de lutte, consentiront sans
doute à le laisser vivre.
Charles Seignon.
Trois Sonnets.
A MUe P. Marchi.
AU SEUIL.
La porte n'est pas rude à quiconque la pousse
et les chiens familiers des hommes des labours
n' aboient pas après ceicx qui traversent la cour
car leurs gestes sont francs et leurs barbes sont douces.
La maison rit, prodigue, au cœur des treilles rousses
dont les fruits sont gonflés d'un éternel amour
et si V heure est trop lourde ou chaude au long du jour
V enclos toujours réserve une épaisseur de mousse.
Des odeurs de vergers stagnent dans le soleil
qui mûrit lente?nent les espaliers vermeils
dont on récoltera les trésors à V automne.
236-
Et quand les mendiants entrent a pas pesants,
ils rencontrent au seuil rustique et bienfaisant
la face qui sourit et le geste qui donne.
l'accueil.
6V tu reviens jamais au pays où /habite
vers la simple maison, la vigne et le verger,
tu trouveras les derniers raisins vendangés
et} sur le seuil, le geste ancien qui t'invite.
O pauvre ami, déjà les nuits tombent plus rite,
et l'hiver de retour sur mon toit va neiger
car y ai vu redescendre, à pas lents, les bergers
et brûler sous le froid le cœur des clématites.
Mais tu te chaufferas aux braises du foyer
après avoir choisi l 'escabeau familii r
et la pipe odorante ainsi qu'un fruit sauva
La lampe versera sa douceur à nos fronts
et, tandis qu'à nos pieds nus chiens s'endormiront,
tu goûteras l'accueil après le long voyc
LE DÉPART.
Pour toi, qui doit bientôt partir , j'ai pré;
le dur bâton noueux et le manteau de laine :
h s sandales de cuir sont prêtes, l'outre pli
attend pris du foyer avec le sac bout
Le vin qu\ lie contient te sera doux et frais
et j'ai pétri la pâte à une
la plus pure qui coule au \ nos plaines
et je l'ai cuite au four que j'allumais exprès.
Vois : le soleil se couche, et du haut des eoltr.
< ni du soir /< . '/cru ta ;
et tu le humeras délicieusement.
— 237 -
Ce pendant que, debout à l'horizon des vignes,
je te ferai de loin, silencieux, ce signe
qu'on fait aux exilés dont le sourire ?nent.
Francis Carco.
Sur la Croix!...
Le moulin des Vanduit était juché sur les hauteurs de
W... et sa silhouette esseulée, aux aîles couleur de lie,
était vue des hameaux d'alentour. Malgré son aspect
vétusté et sa charpente craquante, le vieux moulin tenait
bon et pourtant, depuis tant d'années, ses aîles jamais
lasses subissaient la grande ruée des vents qui bondissaient
de la côte prochaine.
Jacob Vanduit, le meunier actuel, était un compagnon
étrange, ami de la solitude. Il avait atteint la cinquantaine
et vivait dans son moulin, sans un valet qui l'aidât dans
ses rudes travaux, sans une compagne qui apportât dans
son intérieur lourdement monotone, les soins dont il
s'acquittait lui-même, tant bien que mal. Mais un jour que
Lina, la servante d'un métayer voisin, montait vers le
moulin, un sac de blé sur ses robustes épaules, le meunier
s'accouda, vivement intéressé par la prouesse de cette
pacante ; la vigueur en imposera éternellement aux
balourds, aussi lorsque la forte paysanne eut jeté le sac à
ses pieds, en éclatant de rire, le meunier éprouva dans son
âme obscure un sentiment jamais ressenti. Il jugea la
femme digne de son bien et lui désapprit le chemin de la
métairie.
Lina jouissait dans le pays d'une réputation de vertu
qui n'était point usurpée. Les gars de W... qui ne se con-
tentaient pas d'un rire sans cesse éclatant, ne lui pardon-
naient pas sa froideur, car aucun ne put se targuer,
jamais, de faveurs conquises.
- 23S -
C'était donc là une acquisition dont le meunier devait
s'enorgueillir. Mais, vieux déjà d'âge et de labeur, il voulut
régner sur Lina en jaloux despote et défendit même une
simple allusion à son passé, d'ailleurs irréprochable.
Cependant lui, dont la taciturne présence incommodait,
après l'office des dimanches, les groupes de ruraux qui
devisaient d'affaires, il devint expansif, mais pour ne
jamais parler que de sa « chose » obsédante et ridicule : le
passé de Lina ! — Nul ne parlait défavorablement de la
jeune femme; la médisance même ne se fît jour devant cet
époux ombrageux. Enfin Vanduit, tranquillisé, retombait
dans son mutisme froid et persistant.
Malgré la disproportion de leur âge et l'inégalité de leurs
caractères ils vivaient heureux dans le vieux moulin. Sa
prospérité, sans cesse croissante, était due à leur mutuelle
vigilance et à leur labeur opiniâtre.
L'hiver s'annonçait extrêmement rigoureux. Les paysans
qui se préparaient au long hivernage, sous le chaume .
venaient au moulin, portant le blé, en procession lente et
muette. Le travail abondait et la journée, trop bi
forçait Vanduit à une désespérante inaction. Il descendait
à la brune, fumait des pipes et les questions de Lina qui
l'obligeaient à de laconiques réponses L'exaspéraient !
Cependant la maison s'était éclairée d'une joie depuis la
venue de la compagne. L'intérieur, très propre, s'était
enrichi de ces riens qui dénoncent la présence d'une femme
et égaient malgré le maussade habitant.
Ce soir-là on avait soupe très tard. Dehors, dans la cam
pagne enténébrée, le vent faisait rage et la pluie dégou-
linait dans les ornières des chemins de terre, avec un
clapotis de ruisseau sur la rocaille. Vanduit fumait presque
somnolent, tranquille dans son bien-être et sa quiétude.
— 239 ~
Mais la porte s'était ouverte et dans la faible lumière de la
lampe, on distingua un homme ruisselant : il demandait
asile. Il restait debout, dans l'attente d'une réponse qui
tardait longtemps. Vanduit toisa l'inconnu, puis planta ses
regards méfiants dans les yeux du voyageur qui, avec une
tranquille sérénité ne baissa pas les siens; alors, satisfait,
le meunier acquiesça d'un mouvement de tête. L'homme
s'assit près du feu, visiblement content de l'hospitalité
accordée et Lina tressaillit lorsqu'il découvrit une tête
jeune et blonde, un visage sympathique qu'éclairait une
franche gratitude.
L'homme avait tiré de son bissac un michet de pain qu'il
découpait sur ses genoux et mangeait de grand appétit.
Vanduit désigna des yeux la carafe où restait de la bière
et Lina obéit à son ordre muet en emplissant un verre
que l'inconnu but avec avidité et rendit vide en souriant.
Lorsqu'il fut rassasié, le jeune homme regarda longtemps
la flamme du foyer carboniser le dernier tison. Comme le
silence lui pesait, il voulut récompenser le maître hospi-
talier du récit de ses pérégrinations, récits que les âmes
simples adorent et sollicitent :
— Je viens de loin, déclara-t-il, espérant provoquer des
questions qui permettraient de donner libre cours à son
expansion.
Devant leur silence il ajouta :
— Je m'appelle Jean Renold et je viens de France,
après la moisson faite.
Mais Vanduit, somnolent, n'en voulut rien savoir, car il
secoua la tête sans une parole. Sa femme que la curiosité
tenaillait eut voulu connaître, elle, l'histoire du voyageur
qu'elle devinait intéressante, mais la présence du maître la
retint et, dans le long silence qui suivit, on entendit le
battement de la vieille horloge qui scandait dans le calme
la fuite lente des heures.
Dix heures sonnaient. La tempête soufflait au dehors,
— 240 —
sans relâche. C'était l'heure où les campagnards vont
recouvrer des forces pour le labeur du lendemain. Vanduit
et Lina se levèrent. Sans sortir, le meunier indiqua la
grange où l'étranger trouverait un lit de paille et où s'é'pan-
dait la chaleur moîte de l'étable voisine.
Le lendemain une clameur furieuse réveilla Renold. Il
sortit hâtivement et trouva, au pied de l'échelle du moulin
le meunier rageur qu'une entorse venait de jeter sur le
Lina accourue, s'empressa et dut entendre des imprécal
violentes et injustifiées. Epouvanté d'un chômage pro-
bable et supputant déjà les pertes que lui causerait
maudit accident, il blasphémait et demandait, 1
mauvais :
— Qui donc fera la besogne ? Oui !
Renold regardait la route si longue el si incertaine, puis
le moulin si bien abrité, et, songeant à sa vie de mis
sans but et d'espoir si vague, il osa dire enfin :
— Je la ferai, la besogne, si vous voulez.
— Toi! que peux-tu faire!
— Essayons, répondit-il simplement.
Alors aidé de Lina et du voyageur, il se releva en
gnant; malgré la douleur cuisante de son pied meurtri, il
voulut gravir L'échelle raide du moulin. Sa chute i
presque oubliée tant l'aide inattendue de Renold lui pra-
CUrail sfaction :
— Vieil-, avait repondu Yanduit, devenu prefi
sociable.
Vanduit ne regretta point sa décision, car l'homme était
sobre et laborieux. Pendant ' oursde sa maladie, il
put s'asseoir, la jan idue et donnait ses ordres.
lorsque la manœuvre l'exigeait. Ses brutales explosions de
colère ne purent révolter la paisible docilité de Renold.
— 2\l -
Après une quinzaine de journées de travail, ce dernier ne
réclamait aucun salaire et Vanduit, l'avare, se gardait bien
de le lui offrir. Mais ce désintéressement, dont lui-même
eut été incapable, lui suggérait l'estime qu'il ne voua
jamais à personne. Renold parut heureux de plaire et
prouva par la suite que la pitance et un abri suffisaient à
son ambition.
Si satisfait qu'il fut, Vanduit éprouvait un sentiment
indéfinissable. Jl s'interrogea longtemps sans trouver une
raison à ses alarmes; et longtemps après, un soir, à table,
en comparant involontairement les visages de Lina et de
Renold, tous deux rayonnants de santé vigoureuse, il com-
prit enfin que son étrange et vague tourment avait pour
cause leur belle jeunesse.
Son premier mouvement fut de jeter l'homme sur la
route malgré le temps et l'heure; mais une voix tonnait
en lui dominante et impérieuse : celle de son intérêt !
Pour les risques, s'il y avait des risques, il se promit un
incoercible vigilance. Alors il instaura dans la maison un
régime fait pour lasser toute patience. Au laconisme du
maître se substituèrent des questions sans fin. Les yeux du
jaloux épièrent les mouvements des malheureux; plus d'une
fois il eut des colères frénétiques parce qu'un sourire de
l'un ou de l'autre, troublait ses maussades réflexions.
Jamais en son absence, le meunier ne tolérait la présence
de Renold au moulin, et lorsque le dimanche il fallait
répondre à l'appel lointain de la cloche paroissiale, le meu-
nier ne descendait vers le bourg, que lorsque, au loin,
devant lui, Renold tournait déjà la route.
Il advint que les deux persécutés se liguèrent contre
leur oppresseur. Ils se concertèrent, d'abord, dans leurs
furtives rencontres et il en résulta une sympathie que tous
deux s'avouèrent. La vie continua affreusement tour-
mentée pour le maître et misérable pour les deux tor-
turés.
— 242 —
Après un été torride, doré d'une surabondante moisson,
l'hiver commençait et déjà sous les vents de l'équinoxe, les
pluies rendaient les routes impraticables. Sous les bour-
rasques incessantes, les journées au moulin étaient rudes
et un jour, si peu de voile que l'on eut offert à la poussée
du vent, l'une des aîles se déchira. Il fallut se procurer de
la toile. Vanduit descendit en toute hâte vers le bourg.
Dans la joie que leur causa ce départ inespéré, les deux
conjurés, craignant un stratagème, se tinrent sur le seuil,
explorant des yeux la campagne déserte. Puis ils tournè-
rent autour du vieux moulin qui geignait sous la rafale.
Tranquilles, ils rentrèrent et se livrèrent à d'ingénues
confidences, car le sentiment qui les portait l'un vers
l'autre, était moins de l'amour, que l'affectueuse tendresse
que se vouent deux êtres accablés par le même tourment.
Assis près de la fenêtre, ils s'oublièrent dans une cau-
serie charmante. Leurs mains s'étaient rencontrées et si
leurs yeux reflétaient la joie de leur être, dans leur âme
naissait aussi le regret de ne pouvoir éterniser ce court
instant de bonheur.
Soudain une inexprimable angoisse étreignit le cœur de
Lina, ses mains se crispèrent dans celles de Renold qui se
redressa, pressentant un inéluctable danger : en regardant
par la croisée, la jeune femme avait vu les yeux glacés de
Vanduit qui se tenait dehors, impassible!
Vanduit rentra.
Craintive et blême, Lina s'était reculée dans le fond do
la salle. Renold était resté debout, les yeux fixés sur le
maître avec une hallucinante fixité, mais dans une attitude
décidée et volontaire. Ces deux innocents avouaient par
leur muette exaltation, un crime qu'ils n'avaient point
commis.
— 243 —
Rogue et brutal comme d'habitude, le meunier jeta sur
la table un rouleau de toile rude ; il chercha quelques outils
épars, puis, après avoir lancé au garçon une corde de
chanvre, il reprit la toile apportée et sortit en criant :
— Viens!
Pourquoi Renold hésita-t-il? Comme ceux qui ont à
certaines heures — celles qui décident d'une destinée — des
volontés surhumaines, le jeune homme se révolta et
chercha dans les yeux de son amie, un acquiescement
à sa rébellion. Mais la jeune femme implorante, fit
un geste d'obéissance et, comme Vanduit, du fond des
ténèbres criait et s'exaspérait encore, Renold sortit :
Le meunier s'occupait déjà de débarrasser l'aîle de son
étoffe lacérée. Renold toujours mécontent, osa maugréer :
— C'est la nuit qu'on fait ça!
— Oui, mon garçon, c'est la nuit qu'on fait ça!
Le butor eut alors une idée cruelle : d'un mouvement
foudroyant il couvrit d'un bâillon la bouche du malheu-
reux et, de sa poigne d'athlète il le hissa sur l'aîle désem-
parée du moulin où il le ligotta affreusement, sans que les
plaintes sourdes qu'éructait Renold, touchassent son âme
de tortionnaire. Puis content de son œuvre et se reculant,
il contempla dans la nuit le supplicié sur son gibet et le
flagella d'une sinistre raillerie :
— Oui, mon garçon, c'est la nuit qu'on fait ça !
Puis, tandis que le vent faisait rage, que de gros nuages
bas roulaient dans un ciel d'encre; tandis que la pluie cin-
glait fine et glaçante, le meunier poussa les bras de son
moulin face au vent et, pénétrant jusqu'au frein, il aban-
donna les aîles à leur vol vertigineux. La dépouille de
Renold tourna longtemps dans la tempête, mais lorsque
Vanduit descendit, avide de la voir encore, la croix était
veuve du crucifié.
— Ce garçon était un imprudent, disait-il en rentrant, à
Lina, que glaçait l'épouvante.
Omer De Vuyst.
— 244 —
Fresque barbare.
A Sébastien-Charles Leconte.
I. AVANT LE COMBAT.
Deux races vont tantôt se disputer te monde.
Turcs et Mongols so?it là face à face, attendant,
Et Von voit moutonner , sous le soleil ardent,
Les hordes, d'où s'élève une rumeur profonde.
Portant le javelot, l'arc, la pique ou la fronde,
Les cavaliers de Timour-Lenh, le Conquérant,
Maîtrisent leurs chevaux shabraqués s'effara nt
Des chars d'or emportés dans un galop qui gronde.
Unefanjare éclate et mugit, que le vent
Disperse liajazet apparaît, élevant
domine un croissant de feu, son large cimeterre.
On se lu urte et voici qu'après le pn mier choc,
Dans un fracas soudain s'ébranle d'un seul bloc
Le mur vivant et noir des éléphants de gu<
II. TROPHÉE DE VICTOIRE.
Un long cri de triomphe a Jeté la ,
De Timour : son armée OCclann le vainqueur ;
mquérant mongol sent gronder dans son cœur
rgUi il de mettre un nom redouté dans t'I/istoir, .
L '. isie est à ses pieds avec son territo;
Du steppe blanc, dont nul )u sait la profondeur ,
qu'aux bord tus qui connaît sa grande ur
Par des rois emf\ hauts pieux
Tu$ CS ont fuit ( ! prison ni, r.
Timour au loin flan:
Du soleil sur les morts de la plaine d A ne\
- 245 —
Et pour commémorer ce jour, il fait construire
De leurs crânes sanglants un trophée orgueilleux
Dont les corbeaux, ce soir, viendront manger les yeux.
III. TRIOMPHE.
Tachkend ouvre ses murs au conquérant iartare,
Car Timour a vaincu d'un geste de sa main,
Plus grand qu'un roi d'Egypte ou qu'un César Romain,
L Asie, et l' Occident rien qu'à son nom s'effare.
Ses Mongols, en un groupe héroïque et barbare,
Ouvrent la marche du cortège surhumain ;
Le fracas des grands chars encombre le chemin,
Suivi des prisonniers en un troupeau bizarre.
Des généraux captifs et des rois enchaînés
Portent entre leurs bras la rançon de l'Asie
Pour l' émerveillement des peuples étonnés.
Et voici tout à coup que la foule est saisie
De voir, aigle farouche au regard fauve et clair,
Bajazet enfermé dans sa cage de fer.
IV. FUNÉRAILLES.
Du désert d' Arabie aux montagnes loi?itaines,
Le peuple apprend ce soir que Timour-Lenk est mort,
Et s'étonne de voir abattu par le sort
Celui qui domina tant de cités hautaines-
Selon l'ordre prescrit par ses vieux capitaines,
Dans les temples, tendus de draps de pourpre et d'or,
On priera trente nuits puis trente jours encor
Et l'on fera des sacrifices par centaines.
Lors sur le haut bûcher de cèdre et de santal
Le cadavre embaumé du prince oriental,
Couché dans un cercueil de bois de palissandre,
— 246 —
Sera bridé, puis le granit de son tombeau.
Dans une urne d'argent gardant un peu de cendre,
Dira combien Timour fut cruel et fut beau.
Henri Liebrecht.
Chroniques du Mois
LES ROMANS.
Le Tréteau, par Jean Lorrain. (Paris, Jean Buse, éditeur.) —
J'éprouve comme un serrement de cœur à parler de ce grand et bizarre
artiste qu'était Jean Lorrain, dont la mort douloureuse consterna les
amis du Beau. Il me souvient que, l'an dernier, je le vis pour la dernière
fois dans cette vaste villa de Nice où se passait presque toute sa vie.
Déjà il portait sur le visage les empreintes du mal qui devait l'em-
porter, ces empreintes qui sont comme la fatigue de vivre. Il y avait
un an que je ne l'avais plus vu, et combien je le trouvai chang
face jaune était creusée de rides profondes et ses yeux —
troublants, inquisiteurs, où brillaient de la raillerie, un peu de
cité et aussi de la pitié — semblaient commencer à regarder en
mêmes. Mélancolique, il parlait de ses soullrances. Il promena
incurable ennui, sa constante neurasthénie dans le grand jardin où
s'élevaient les orangers, les citronniers, les grenadiers et toute une
floraison magnifique et parfumée. On y entendait Le bruit de la mer
proche et L'air vibrait sous le ciel intensément bleu. * .r de
la nature semblait d'autant plus émouvante et plus pitoyable d
cette agonie qui déjà commençait Pourtant ce travailleur d'une
rante et continuelle activité luttait vaillamment contre la maladie.
Dana la vaste maison aux grands ttêne verni
maison qui paraissait si étrange parce que tout y rappelait la K
flamande - il promenait ses enthousiasmes encore si juvéi
immunicativesl Pans k- bizarre cabinet de
travail où tout semblait revêtir un aspect somptueux et inquiétai
l'on voyait des crapauds de toutes les ma ileurs,
ne Je toutes le
l'école italienne, un fouillis d'objets d'art les plus hétérocl
plus raffin 1 vieilles aoieriea fa
. mille choses compliquées et merveille
parlait. Il parlait d'une voix impertinente, qui par moments sifflait
et par moments coulait douce comme le bruit de l'eau 1 I
énervementSj ses enthousiasm >n oeuvre, s'interrompait
pour demander du thé que l'on buvait dans d
vermeil ciselé, -parlait de - — il en avait une collection <
ordinaire de variété et de beauté — revenait à ion œuvre. Ht il ressem-
blait terriblement, tandis qù< œil gauche toujours mi-clos
— 247 —
retombait une lourde paupière, à quelqu'un qui ne veut pas mourir,
mais qui sait bien, tout de même, que la mort est proche. Cette der-
nière visite au grand écrivain me fit mal, parce qu'il y avait un si navrant
contraste entre l'activité de ce travailleur surmené et le proche
oubli de la tombe, entre la nature exubérante du Midi rougeoyant et
l'immobile sommeil de la mort. Car c'est le travail surtout qui a tué
Jean Lorrain. Sans doute des excès de différente sorte hâtèrent sa fin ;
mais ce furent surtout des excès de sensibilité nerveuse. Je ne veux
point parler de la vie privée de l'homme, que d'ailleurs j'ignore et
veux ignorer : Jean Lorrain laissa s'accumuler sur sa tête les racontars
les plus infâmes. Lui-même mettait même une certaine coquetterie à
raconter ce que l'on disait de lui Je ne sais ce qu'il y a de vrai dans ce
que l'on racontait : je sais seulement que la calomnie n'épargne point
ceux que leur talent signale à l'attention. Il n'est point un écrivain,
point un artiste, que l'on ne se plaise à salir, la plupart du temps à
tort : le degré de la calomnie indique presque toujours le degré du
talent. Et pas un artiste, peut-être, ne fut plus calomnié que Jean
Lorrain. Je ne veux d'ailleurs m'occuper que de l'artiste. C'est le
devoir du critique de parler de l'écrivain et de laisser de côté la vie
privée de l'homme. Bien des critiques pourraient tirer profit de cette
maxime.
Le Tréteau parut après la mort de Jean Lorrain. C'est un roman
touffu, que l'on sent profondément vécu. Certes il pèche par plusieurs
côtés et ce n'est point une œuvre parfaite. J'en déplore la longueur et,
souvent, le décousu dans le style. Si l'auteur de M. de Phocas avait pu
travailler son œuvre, il ne l'aurait à coup sûr point laissé telle qu'elle
se présente à nous. Mais Jean Lorrain ne sut point se borner : il lui
arriva, l'année qui précéda sa mort, d'écrire, sur commande, trois
romans, c'est lui qui me l'a dit et, d'ailleurs, je connais les trois
œuvres. Trois romans! Sans compter les nouvelles, les critiques, les
pièces de théâtre ! Un pareil labeur devait amener une issue fatale. Et,
s'il a rapporté à Jean Lorrain d'énormes droits d'auteur, il n'a pas été
sans faire un tort considérable à la valeur artistique de ses œuvres.
Car Jean Lorrain était un styliste de tout premier ordre, quand il en
avait le temps. Il existe de lui des pages qui sont des merveilles de
ciselé et de fini; il a produit des vers dont le verbe est un rayonne-
ment. Mais la surproduction amena fatalement la négligence dans la
forme de ses romans et il est telles pages qui sont à peine écrites en
français. Mais quelle imagination prodigieuse! Quelle extraordinaire
variété dans les milieux qu'il nous décrit! A quel point la faculté ima-
ginative se joint ardemment à la puissance d'observation ! Il y a dans
le Tréteau matière à dix romans et à dix pièces de théâtre ! On y sent
en quelque sorte l'homme qui veut, en une dernière œuvre, mettre
toute sa puissance de vitalité et de force productive, parce que la
mort le guette et qu'il la sent, toute proche, embusquée Décrivant,
dans le Irétcau des milieux théâtraux, il en arrive à construire entière-
ment trois admirables drames, sans doute un peu romantiques, mais
presque parfaits au point de vue de la qualité dramatique : ces trois
drames, dont il donne le sujet complet, il ne reste réellement plus qu'à
les écrire.
— 248 —
L'intrigue du TriUauesX très simple. Mario Nérac, jeune homme
de vingt-sept ans, est un Provençal. Poète enthousiaste, il sent en lui
L'étoffe d'un grand homme. Quittant son pays d'Avignon, il part à la
conquête de Paris, emportant un drame historique, le <
présenté à la grande tragédienne Linda Monti, qui nd et
devient sa maîtresse : il i 'eau et a tout de suite, a caus
désir qu'il inspire et aussi de la jalousie envieuse, une cour de femmes.
Poussé par la tragédienne, il est admis partout. I .v va être-
reçu quand Mario Nérac s'avise que son drame n'esl point
scénique et que d'autre part il contient trop de rémii . Il en
écrit un autre, Ilrocèliande, qui, immédiatement reçu, triom-
phalement par Linda Monti. Mai- Mario \et\i.
succès : il se croit tout permis. La calomnie rode autour de lui. Il ne
la supporte pas et le soir de la première de Brociliandi our de
liras le répugnant et venimeux critique Pétrarque Azuado, qui,
aussi, meurt d'envie en voyant le succès de son rival. Les deux
hommes se battent en duel : Mario, blesse à la tête, est pris de ménin-
gite. On lui sauve la vie, mai- sa magnifique et radieuse intelb
es1 perdue à jamais: il devient gâteux et retourne en Avignon, a
de sa mère, qui, farouche le gardera jusqu'à une mort proche.
Intrigue simple, on le voit, et presque banale, mais qui
déminent là que pour mettre dans l'œuvre un lien decontinuit»
le livre vaut surtout par la façon subtile, exacte, ironique et f<
dont sont mis en scène les personnages du monde factice où s'
Mario Xérac Sa ruse Innée de Méridional adroit évolue adroitement
au milieu des intrigues que lui crée sa faveur naissante. Mais il ne
peut empêcher son enthousiasme de déborder, et cela le perd.
Il y a dans le Tréteau — un roman à clé. d'ailleurs, dont on reconnaît
invinciblement de nombreux personnages — des types merveill
ment dessines. Le milieu théâtral et littcran le main de
maître. Et c'est a ce point de vue surtout, (pie. par
titude féroce, l'œuvre est de premier ordre. Des cara mme
celui de Linda Monti — folle et magnifique amoureuse. femmt
sionnee jusqu'à la fl ,ante douloureuse jusqu'à l'agonie: —
Mario Nérac, fougueux, artiste et arriviste au
gl u\ et cabotin ; — Pétrarque A/uado. critique envieux, grand |
toute, mais chez (pli le bel envahit l'inspiration; — Myrrhine,
sœur jalouse el hystérique de Linda Monti qu'elle mépi
souffrir : — tant d'autres, tous les i
El le livre est un tableau, poussé un peu au m
combien souvent exact et pi
renomme. fabrique pourquoi
le Tréteau est aussi une o-uvre
tissement pour ceux qui, ne le connaissant point et insuffisamment
armes pour DOUVOil le mond;
du théâtre et de la littérature.
Œuvre très grande, à la digne de
puissant écrivain que fut le pauvre Jean Lorrain.
— 249 —
Delphine Fousseret, par M. Paul Axdré. (Bruxelles, aux éditions
de la Belgique artistique et littéraire). — Il est évident que le dernier
roman de M. Paul André vaut surtout par les paysages dans lesqnels
l'écrivain place son action. Les aspects des Ardennes françaises sont
tout à fait enchanteurs et séduisants sous la plume avertie du fécond
auteur. L'intimité charmante d'un coin provincial, villageois, nous
apparait captivante, étudiée avec un louable souci de la couleur et de
la physiologie. Certes, Delphine Fousseret n'est point un roman sans
défauts : on y peut déplorer, à certains passages, un notable relâche-
ment du style. On y sent des lenteurs fatiguantes, d'inutiles répétitions,
le souci de tirer l'affaire en longueur, de dire en beaucoup de mots des
choses qui se résumeraient facilement en trois lignes. A la fois, cela
manque un peu trop de travail et cela sent le travail. Mais ce sont là
des défauts que l'on pardonne d'autant plus aisément à M. Paul André,
qu'il est un des plus actifs producteurs de la littérature belge, dont
bien des représentants se complaisent trop volontiers en de mornes
contemplations ombilicales. Le talent très aigu de M. Paul André est
de ceux qui ne doivent rien au scandale : c'est un talent honnête, quel-
quefois un peu gris, quelquefois un peu ennuyeux ; mais sa pensée, fré-
quemment a de la profondeur et son observation ne manque point de
saveur. Rarement l'écrivain se préoccupe de la psychologie au sens
exact du mot; il aime plutôt — et c'est toujours intéressant — à placer
une psychologie dans un milieu et à montrer les effets causés par ce
milieu sur l'âme et sur l'esprit des personnages qui y évoluent. A ce
point de vue Delphine Fousseret est presque un roman belge, puisque
son action se passe dans le Nord des Ardennes françaises; et à cause
décela les caractères y sont probablement plus atténués que ceux obser-
vés chez nos populations. Us y sont aussi plus ternes, mais en même
temps estompés d'une sorte de distinction subtile, d'une sorte d'élé-
gance choisie, qui sont le propre de la race française et que forcément
les institutions et les volontés de la géographie historique doivent
apporter à des gens qui ethnographiquement parlant sont pourtant de
la même race que nos populations wallonnes.
.Mais il y a dans le roman de M. Paul André une chose aussi, qui,
celle-ci m'a particulièrement séduit : c'est l'étude, très poussée, très
subtile, très patiente d'un caractère de femme, Delphine Fousseret
elle-même, qui placée à l'avant-plan ne va pas d'ailleurs quelquefois
sans atténuer fâcheusement les signes distinctifs des autres caractères.
Mais le titre même du livre indique que M. Paul André a voulu mettre
en lumière ce caractère seul. Et comme il est admirablement traité
cela suffit à me faire dire que Delphine Fousseret, roman sans tapa-
geuses prétentions, est tout de même un fort bon livre.
Pm quelques mots voici l'intrigue. Suivez moi bien : c'est simple, à
la vérité, mais comme toutes ces personnes se ressemblent beaucoup
entre elles, on peut en arriver à confondre. Un petit village, Margut,
non loin de Sedan : là vivent deux familles. Les Donjeux, la mère
veuve, une fil>e, Henriette, un fils, Victor : ce dernier est le médecin
du village. Puis deux demoiselles, les demoiselles Fousseret, Delphine,
l'aînée, qui touche à la quarantaine et qui a toujours eu un caractère
— 250 —
plus léger que celui de sa sœur; elle est plus coquette, plus préoccupée
de sentimentalité hébété, plus soucieuse du joli que de l'utile. Oi
n'est point une cascadeuse : tichtre! non. Mais enfin ce n'est pas non
plus une bigote, ce qui est déjà fort gentil. Cécile
se préoccupe que des questions ménagères: c'est la vierge fortede
l'histoire. Bon. Puis un autre village, tout proche, Yillers. Un certain
major retraité a deui enfants : Henri Chambois, un jeune poète qui
vient de débuter à Paris et est doué d'un caractère, d'ailleurs foi :
ventionnel,' avouons-le tout de suite; et Jeanne Chambois, une jeune
personne bien gentille, qui joue du piano. Puis, enfin, le Lovelace de
l'histoire : Louis Fousseret, frère des demoiselles Fousseret, pharma-
cien à Dinant. Vous voyez d'ici que ce Don Juan du jujube n'est point
méchant. Il y a des moments où il ressemble un peu au Charles Bovary
de Flaubert: il sera cocu, soyez en sûrs. Enfin, vous savez, dans la
pharmacie, ce n'est pas si grave que çà en a l'air : une petite décoction
d'aloès à avaler. Vous pensez bien qu'à un moment donné Louis a le
typhus et que... Mais pardon ! Avez vous bien retenu les généalogies
des familles que je viens d'avoir l'honneur de vous présenter r Oui?
Bon. Delphine Fousseret devient amoureuse du jeune docteur Victor.
Victor devint amoureux de Jeanne Chambois qui l'aime aussi. D'autre
part, Henriette Donjeux aime le jeune poète Henri Chambois, mais
bientôt elle préfère Louis Fousseret, parce que Henri est un sale
garçon qui. à Paris, a des duels pour des cocottes, le vilain! D ailleurs.
Henri et Henriette, j'avais prévu tout de suite que cela ne « bicherait »
pas. Il y a encore Cécile: mais Cécile n'aime personne. Ah! m elle
aime Bouboule, le vieux caniche. Mlle lui fiche bien quelquefoi
coups de pied au derrière, quand Bouboule vient roder dans la cuisine
où elle élabore des menus sensationnels : maison sent qu'elle l'aime
tout de même. Alors Victor épouse Jeanne et Louis épouse Hem
Et au fond, en v réfléchissant, Victor ne sera peu:
la grâce que je lui souhaite. Ht prospérité dans son commerce. Tout
cela, le voyez vous, n'est pas bien méchant. Ce serait même un peu
puéril si le caractère de Delphine Fousseret ne venait donner à
intrigue douceâtre un puissant intérêt. 11 est très beau ce
intelligemment dessiné, approfondi avec un tact dont il faut savoir gré
. M Paul André.
Les sœurs Fousserel qui, Agées de vingl ans. perdirent leui
:! des lors comme deux mamans pour leur i
Louis. En ces âmes simples et franches la pensée de l'amour ne s'intro-
duisit jamais, tant que les deux SOSUrs curent à se préoccuper de l'édu-
cation de leur frère. Mais celui-ci livre à lui même. Delphim
mdonnèrenl fatalement à leurs penchants respectil soigna
le ménage; Delphine lut les livres déprimants de M. « »hnet:
etelle voulut se lancer dans les « Batailles di i\
abandonna* sans l'en douter d'abord, à la capiteuse atmosphère
delajeuni d d'un homme. Elli aller à la douce lan-
gueur de se croire aimée, sans voir U- ridicule touchant d'une pareille
aventure. Ses espoi ntes, sa folie, - . tous
sentiments complexes et douloureux sont étudies par M. Paul
— 25i —
André avec une sagacité de bon goût qui fait honneur au loyal talent
de l'écrivain. Point de grande éloquence fâcheuse dans l'exposé sincère
d'un état d'âme; point de véhémence déplacée dans la narration de
cette banale mais toujours si douloureuse aventure. Et cela c'est la vie
amère de ceux qui virent tout à coup la vie à travers le prisme d'une
illusion. Pas un moment Delphine Fousseret ne ment à son caractère :
il suit sa ligne avec une rigidité mathématique, il ne s'en écarte jamais.
Je le dis : il est ennuyeux que ce caractère ait mis les autres dans une
demi-teinte uniforme. Cécile Fousseret et Mme Donjeux ont un carac-
tère identique; Victor et Louis sont le même personnage; Jeanne et
Henriette sont la même jeune fille. Il y a bien le caractère de Henri
Chambois; mais celui-là, je l'ai dit, est raté. Et toutes ces personnes
ont l'air de se copier, pour plus de facilité. Mais qu'un écrivain ait
imaginé de décrire l'état d'âme d'une Delphine, c'est très méritoire ;
qu'il soit arrivé à son but, cela prouve que cet écrivain a beaucoup de
talent. Et M. Paul André a beaucoup de talent.
Les petits à côté du livre sont séduisants : il y a une description de
vente publique, dans un village, qui est tout à fait savoureuse et origi-
nale. Il y a la narration d'un dîner, chez les Donjeux — avez-vous
remarqué qu'on mange énormément dans les romans d'auteurs
belges? — qui est une bien jolie chose.
En résumé J'ai trouvé que, à part le caractère de Delphine Fousseret,
M. Paul \ndré avait un peu traité son roman, en se moquant douce-
ment de soi-même : il a poussé même l'ironie jusqu'à faire quelques
fautes de français assez réjouissantes : il y a un certain nombre de « voire
même » qui m'ont attendri. D'ailleurs, Paul André est un ironiste :
entendez-le causer. C'est un des plus délicieux causeurs qui se puisse
imaginer. Et un roman ironique de lui serait, je crois, tout à fait capti-
vant même sans fautes de français...
Il convient de dire un mot de la charmante édition de Delphine
Fousseret : l'habile Fernand Larcier devient peu à peu un des meilleurs
éditeurs de Belgique.
La Maîtresse américaine, par M. Eugène Montfort (Bruges,
Arthur Herbert, éditeur). — Le subtil directeur des Marges est un
délicieux écrivain et La Maîtresse américaine est un bien joli et bien
ingénieux petit roman. Tout petit, si petit que vraiment le mot roman
est un peu écrasant pour cette nouvelle à peine longue. Mais elle est si
gentiment, si habilement, si profondément aussi, traitée, que c'est un
vrai délice que de la lire. Vous supposez bien qu'il n'y a point là une
intrigue très compliquée, n'est-ce pas? En effet, nous ne voyons
évoluer que deux personnages — il en a bien un troisième, mais c'est
un cercleux qui est là seulement pour... apporter les lettres. Tout de
môme il vaut mieux que l'intrigue soit simple, car les deux jeunes gens
que nous présente M. Eugène Montfort sont rudement compliqués. Il
s'établit entre eux la lutte ordinaire entre deux êtres qui s'aiment,
et dont l'un voudrait bien savoir et l'autre ne rien dire. Nelly a été
rencontrée par Jacques, un jour, au hasard d'une partie de patinage.
Ils s'aiment, se le disent et... se le prouvent, si j'ose dire. Mais voilà :
— 252 —
Jacques est un délicat, un sentiments] : il veut à tout prix connaître
la vie de celte jeune fille qui s'est fait passer pour une A
ayant eu le malheur d r séduire par un misérabl rtains
rtaines paroles de Nelly surprennent et
Nelly ne veut rien lui dire de sa vie privée : elle vit vaguement
une vieille tante, c'est tout. Oh! en mérité, à certains moments, il croit
à tout ce qu'elle : elle parle si gentiment anglais. D'autant
plus gentiment d'ailleurs, que lui n'en comprend pas un m«
dant peu à peu la vérité se découvre : Nelly est une hystérie
pas Américaine du tout; l'auteur laisse deviner qu'elle est simplement
une Française entretenue par un vieux monsieur riche . :, à la
vérité, aurait pu arriver tout aussi bien à une Américaine. Ce qu'il y a
d'amusant et de délicieusement ironique dans ce petit roman c'<
scrupule de l'amant qui s'imagine être mêlé à une aventure tragique
ou au moins très romantique et qui se laisse tout simplement h
par une malade. Or, il lui arrive de croire que ce qu'il ne comprend
pas dans Nelly provient de l'éducation américaine de cett<
C'est amusant, parce que cela nous montre ironiquement le carac-
tère en quelque sorte craintif de notre race, notre impossibilité
de jamais comprendre la femme et notre erreur de chercher à com-
prendre un être qui ne se comprend pas soi-même I
Saxons, par exemple, ne sont pas ainsi : ils ne cherchent à rien
prendre du tout. Le cœur de leur femme est pour eux un mur derrière
lequel il ne se passe rien. Aussi bien d'ailleurs les Angle Saxonnes
sont-elles moins compliquées.
Le caractère de \Y1!\ est bien joliment tracé, lui aussi. L'ima
tion romanesque de cette malade lui inspire une passion qui pi<
d'une sorte de transposition dans sa prop îrieu-
sement observé. El puis cet aimable roman est écrit dans uni
langue, parfois bien un peu maniérée, mais d'une élégance toujou
parfaite, ("est presque \vinp siècle, ma foi.
F.-Chaj
Accusé de réception : V Hallali, par Camille Lemonn
Me Effort, i>ai- Léon Wauthy.
LES POÈMES
A propos de quelques préfaces. la critique ont
voulu que simultanément mé parvienne ps derniers
volumes de poèmes longuement préfacés par leurs auteurs.
aération nouvelle, tard vem^ de l'école poétique syml
miner ici leurs
seuil de leurs OSUVn le lire leurs poemes. nous permet:
ger brièvement les conclusions qui ap]
que la période de lutte- s. ut tenr.
temps à venir reconnaîtront sans aucun doute trois gran
[lies au v 'h- romantique, l'école pâma;
l'école symboliste. Tout t eu leur raison d'être.
— 2
M
poésie de l'heure actuelle n'est qu'un résumé, parfois étrange et sou-
vent admirable, de ces tendances contradictoires. Les jeunes poètes
que voici se réclament hautement des poètes qui les précédèrent direc-
tement, dont quelques-uns sont morts : Samain, Mallarmé, Laforgue,
d'autres vivants encore et grands d'une gloire que l'avenir appréciera :
Régnier, Verhaeren, Griffin. Mais il est juste de reconnaître qu'une
gloire plus ancienne, et que le temps ne fait que grandir, se joint à
celles-là dans l'admiration des jeunes hommes d'aujourd'hui : c'est
celle du grand Alfred de Vigny. Sur celui-là seulement tous sont
d'accord. Il y a quelque ironie dont on ne peut se défendre à constater
que sur les autres grands poètes passés, les poètes d'aujourd'hui ne
sont point d'un avis unanime : alors que Maurice de Noisay (*) pro-
clame hautement que Racine est un poète incomparable, un des miroirs
de l'âme française, au contraire Pierre Chaine (°°) déclare non sans
quelque dédain que chez l'auteur de Bérénice, il y a de tout sauf de la
poésie. La contradiction, évidente et paradoxale en d'autres points
encore, tend seulement à prouver que les admirations sont encore mal
définies et qu'il y aurait lieu de ne point attacher trop d'importance à
leurs affirmations. L'heure est pourtant venue, semble-t-il, où les
poètes se sont mis d'accord sur ce qu'il faut conserver des acquisitions,
des théories, des outrances de l'école symboliste. Et voici me paraît-il
à quoi l'on s'est arrêté : libérer la poésie de préoccupations philoso-
phiques trop didactiques ou trop étroites, y mettre le plus d'huma-
nité possible, surtout le plus de sentiment à l'exclusion de trop de
raison : « La poésie, conclut Pierre Chaine, n'existe que par le senti-
ment. » Ajoutez à ceci le besoin d'une idée, pour peu que celle-ci ne soit
point incompatible avec l'élan lyrique que réclame le sentiment. Cette
théorie est d'ailleurs très vague et ne prouve rien. Les thèmes poé-
tiques sont les mêmes de toute éternité et les poètes de l'école nou-
velle ne gardent aucun droit à écarter du domaine de la poésie tel ou
tel sujet au détriment de tel autre. Si les symbolistes furent surtout
les poètes de l'âme humaine, plutôt que ceux de leur âme, à l'égal
des Romantiques, les poètes plus jeuDes ne s'aperçoivent pas que les
thèmes qu'ils choisissent sont d'une métaphysique tout aussi creuse,
tout aussi vainement humanitaire, sont aussi boursoufflée que celle
dont ils raillent la présence chez les Parnassiens et les Romantiques.
La philosophie métaphysique et la poésie sont deux extrêmes qui ne se
touchent pas. Je l'ai déjà maintes fois affirmé et la lecture laborieuse
de récents recueils d'une suffisance quelque peu exagérée m'a assuré
dans cette idée. Le dédain de la foule, le mépris pour les avis contra-
dictoires que peuvent leur opposer la critique, le fétichisme de leurs
œuvres et de leurs théories, le dogmatisme de leurs déclarations
empêche des poètes comme René Arcos et Georges Duhamel (*°°) de
(*) Maurice de Noisay : L Ame en Route, poème (Paris, Henri Jouve, éditeur). Voyez
préface, passim.
(**; Pierre Chaîne : Poèmes (Paris, E. Sansot, éditeur).
(***) René Arcos : La. Tragédie des Espaces. — Georges Duhamel : Des Légendes, Des
Batailles (Les 2 volumes à Paris, aux éditions de « l'Abbaye », groupe fraternel d'artistes).
— 254 —
juger nettement les choses et de faire preuve d'une impartialité suffi-
sante et nécessaire à tout artiste.
Au point de vue linguistique, les poètes nouveaux semblent
s'accorder mieux ; départageant dans les écarts de langage des sym-
bolistes ce qui apparaît outré, ils ramènent la langue au plus de
souplesse et de lluidité possible L'image nécessaire au symbole et à
l'allégorie les préoccupe surtout. Ils la renouvellent, et pour le faire,
Maurice de Noisay semble avoir trouvé la formule la plus adéquate
à définir le procédé actuel : « Démonter les clichés, rendre à chaque
élément toute sa force, puis assembler selon soi-même. > Par là, le
langage poétique a acquis une richesse, une ampleur et une clarté
qu'il n'a jamais connu et qui rend l'expression des sentiments et
des aspects sans cesse diverse et chaque fois plus frappante.
Reste un dernier point : la prosodie, sur lequel les résultats obtenus
sont surtout apparents. Le vers libre n'est plus, avec ses exagérations,
son manque de forme et de rythme, sa dislocation et disons le mot —
son manque absolu d'esthétique. Entre la sévérité de la prosodie par-
nassienne et le débraillé du vers symboliste, on me paraît s'être ai
un moyen terme. Reprenant le vers disloqué par Hugo, on l'a libéré
encore de l'alternance des rimes féminines et masculines et de la loi
des pluriels et des singuliers La rime n'est pas nécessairement riche :
elle peut n'être que suffisante et parfois même arriver à l'assonance.
La loi de Ye muet dans le corps du vers autorise à ne plus le compter
dans le cas de sa prononciation nulle. Rref le vers est devenu e
tiellement un vers parlé, non plus un vers écrit.
Telles sont les conclusions qu'il faut tirer de la lecture d<
faces en les rapprochant de manifestes récemment publies tels
ceux de Tancrède de Visan ou de Robert de Sou/.a. Voilà où noi
sommes. Voilà la théorie moyenne. Point ne faut déclarer pourtant
qu'il n'y a plus d'exceptions. Nombre de poèl ent enooi
théories: ce sont les très jeunes, qui font du zélé : les ex
s'assagiront, ou les ratés, qui prennent le bizarre et l'étrange pour le
signe inéluctable de la beauté. D'autres poètes n'admettent point
théories dans toutes leurs affirmations : ils se rattachent encon
vieille tradition française dont ils craignent de voir :
s'écarter: au nom de la langue e1 de la poésie française, ils redoutent
de voir ces réformi tte tradition.
laquelle nul art n'est possible dans l'histoire d'une race. 11 appartient
à chacun de conclure selon son tempérament. Pour nous, d
théories nous allons chercher à déduire la valeur de quelques
'ivres qui en sont la mise en pratique.
Maurice de N mtestablement l'un des meilleurs parmi
qui se montrent Son .\>uc oi RouU* fait un beau Vi
au pays de l'Amour, de la 'i^n une phrase
que Noisay emprunte à son maître, Mai;:
qu'elli ierà d'être celle qui n'est tque
le monde est grand et « qu'à chaque homme appartient un autre
(•) Maurice Barrés : Le Jardin de De
— 255 —
monde » comme l'a dit Nietzsche. Il n'importe. Cette âme perpétuelle-
ment anxieuse de découvrir une vérité nouvelle, à défaut d'une certi-
tude absolue, est celle qu'un profond poète, qu'il faut admirer.
Pierre Chaine est sans doute beaucoup plus jeune, en tout cas moins
expert et moins personnel. Son volume de Poèmes dénote un poète
calme et sage. On sent en lui les influences diverses et nécessaires à
tout écrivain qui se cherche Mais on peut prévoir dans le souci de
l'écriture de ses vers, dans l'écho de ses pensées et de ses sentiments
un poète charmant et d'une âme tendre.
Mais d'autres volumes, qui ne portent point de préfaces, prouvent
de similaires théories et de semblables préoccupations chez leurs
auteurs. Il nous paraît donc utile de les rapprocher de ceux-ci et
d'examiner avec quelque soin les volumes de Georges et Cécile Périn,
d'Albert Erlande, de Valmy Baisse et de Max Daireaux.
Les Hommages divins, par Albert Erlande (E. Sansot, édit.
Paris.) — Celui-ci est une manière de classique, un classique de la
Pléiade, à la façon de Jean Moréas. En matière de sentiment, c'est un
pessimiste et un renfermé :
Souris et crois en toi, mais, surtout, reste seul.
Sois un prince exilé qui n'a que sa couronne,
Son glaive et son li?iceul
C'est d'ailleurs un sincère poète, dont l'âme est noble. Il s'exhalte
encore pour sa « maîtresse et son art » et ne se croit point déshonoré
pour avoir d'une pleine voix entonné « un chant royal en l'honneur de
la Rose » et un autre « en l'honneur d'Adonis ». Je le répète : Les
Hommages divins m'ont fait penser à Ronsard. Même souci de chanter
l'amour en des strophes lyriques et précieuses, même clarté d'images.
Peut-être serait-il opportun de regretter en ces poèmes délicats une
trop constante brièveté, un certain manque de souffle, je dirais une
vue trop courte des sentiments et des images. Pourquoi ces poèmes de
quatre, cinq, huit vers qui contiennent le beau début d'un poème plus
ample et renferment une pensée émue ? Il aurait fallu les développer.
Et ce reproche me paraît en lui renfermer presqu'un éloge puisqu'il
est un regret. C'est dire le charme de cette poésie fluide, toute vibrante
de l'émotion d'uu cœur plein d'amour pour la femme, qui inspire toute
poésie, et plein de reconnaissance pour la beauté des choses, qui
inspire toutes pensées sereines!
La Lisière blonde, par Georges Périn (E. Sansot, édit. Paris. l'-
Un art très subtil de la nuance ; trop de nuances même et pas assez de
couleur en certains endroits. Les sentiments et les teintes sont raf-
finés, trop recherchés, trop fondus. La vie est pour lui comme une
grande forêt à la lisière blonde de laquelle il est arrêté et dont il
cherche à deviner, en perçant le mystère du sous-bois et des ramures,
les milles frémissements agités.
- 25* -
Pour qui — kûi rrs% si courts —
Sait voir les beaux destins du monde.
Chaque minute de nos i
Est CQtmiU une lisière blonde.
Ce qu'il y a dans ce livre de très personnel, c'est la recherefa
thèmes nouveaux d'inspiration. On y sent un souci constant de décou-
vrir une poésie neuve dans la quotidienne succession de nos
ments et de nos pensées, dans les rencontres fortuites de nu-
dans les aspects très modernes de la vie. Il en faut louer sincèn
le poète.
Vivre! par Cécile Périn (Edit. de la Revue Littéraire de /
Champagne, Reims). — Ce n'est pas aux lecteurs du Thyr.-e qu'il faut
dire le talent ardent et spontané de Cécile Périn. Us ont eu maintes
lois l'occasion de le connaître et de l'apprécier. Ils savent combien il
est divers et animé. C'est un talent tour à tour souple et fort, lyrique
avec puissance et délicat avec émotion. Il a d - >ucis d'inspira
tion et de pensée :
« .Vous rhan ferons la Vu adorable et cruelle,
La jeune Vie aux yeux brûlants, a;:
Oui mit tous nos désirs p.\ plus relie,
Comme un tremblant collier d* on cou. »
Et ce désir de chanter toute la vie diverse, n'a point trahi (
Périn. Bile a célébré la Vie en Fleur, les parfums, le feu. le verger, la
source. les mots; elle a dit la Rose Ardente et dans cette partie du
recueil il faut hautement admirer des poèmes comme Nuptx
L' Etreinte } dans lesquels il y a une telle force de vie, une volu]
puissante et à la luis si saine et si liante que le cœur <■■ mu et
soulei it là dès cris de passion comme seuls en savent
sentir, pour les chanter, les très vrais ; nie se lait calme et
pudique dans les délicieuses Petites Chansons pour mon ami, si pleines
de toute la poésie chaude, tendre et enlaçante de l'amour heun
fort. Dans les Claires Souvenan se toute la jeunesse lumineuse
et attendrie de celle à qui la mère a souri dans la maison des vieux
parenl mpressions de p ux jeunes
années parmi la Champagne qui lm e^t chère. Cécile Périn con
une série de : la gloire des jardins dont <
l'amour et dont elle sait rendre la p >ésie tour à tour douce ou trisl
i de clairs printemj tit la vie adorable, elle a
aussi voulu chanter la vie cruelle qui fait pleurer : elle connaît la
volupté des larmes. N'ayant put eiter aucun èmes, faute de
. l'en ai le regret — mais j'ai dit ma réelle et sincère admiration
pour ce livre et pour ce ]
La Vie Enchantée, par .1. VàLMY-BaISSEi (E. SansOt, éditeur.
» — J'ai signalé maintes rois dans ces mensuelles chroniqu
tendai delà génération nouvelle à chanter la vie selon
- 257 —
tous ses aspects. Ils ont tous quitté la tour d'ivoire romantique, où
ceux de 1830 se complaisaient dans l'analyse de leur « moi », et dédai-
gneux de l'unique souci de l'art pour l'art qui préoccupa les Parnas-
siens, ils ont élu le désir et le besoin de l'art pour la vie. Ne commen-
tons point, constatons. Valmy-Raisse est un poète jeune : la vie lui
apparaît enchantée. Il faut se réjouir de l'épanouissement ébloui et
optimiste de cette âme Elle a donné des chants pleins de fougue et
d'émotion sincères. Les thèmes d'inspiration sont éternellement les
mêmes : recherche de la poésie qui est enfermée dans la vie quoti-
dienne, poèmes d'amour, retour vers la première enfance, espoirs,
regrets et désirs. Ces poèmes sont amples; il y circule une libre vie,
un noble souci d'aspirations supérieures, un large souffle. Des poèmes
comme Retour, et Père! sont d'un sentiment profond et plein d'une
réelle beauté Ce sont des vers de poète : cela est plus rare qu'on ne
pense! Xous sommes placés pour en connaître tant !
Les Pénitents Noirs, par Max Datreaux. (E. Sansot, éditeur,
Paris.) — Une âme encore qui se confesse : espoirs, désirs, douleurs
qui brûlent, brasier ardent, pour entretenir le feu d'une chimère ! Et
c'est toujours un peu la même chose. Rien ne distingue ceux-ci de
tant d'autres Des vers très sages, des pensées très sages, un poète très
sage... trop sage pour ne pas être un peu monotone.
Le Regard d'Ambre, par Henri Strentz. (E Sansot, éditeur,
Paris.) — Je ne comprends pas le titre de ce livre et assez peu les
poèmes La pensée en est confuse, chaotique, souvent absente. Le vers
coule, coule désespérément quelconque, sans nerfs, sans force, sans
vie. Que de versification faible et inutile pour ne rien dire !
Mémento. — Elie Marcuse a publié chez l'éditeur Larder une
agréable plaquette, sous le titre l'Obole des Heures, et qui contient une
vingtaine de poèmes fort jolis. — A l'Edition Artistique, qui fait de
moins en moins de progrès dans la déplorable et fort peu artistique
façon de présenter ses livres, Maria Sirtaine publie un recueil intitulé
les Heures Ardentes. Beaucoup de vers, beaucoup trop de vers : « Mon
âme est grise et monotone... ». Elle est comme les vers du recueil. —
Edouard Daànson, dont on connait une détestable Frédègonde, tra-
gédie shakespearienne (!?) y ajoute un volume de Poèmes vivants qui
ne sont ni l'un ni l'autre.
Accusé de réception. — A ma prochaine chronique: Les Flûtes
Vai7ics, par Louis Thomas; Fleurs Morvandelles, par Théodore
Maurer ; Le Jet d'Eau, par Jean Mon val; Poèmes à Sylvie, par Emile
Henriot; Les Roses blanches, par Jules Delacre ; Les Priapèes, par
Léo More.
Henri Liebrecht.
- 25S -
LES THÉÂTRES
Théâtre de la Monnaie.
Madame Chrysanthème (°)
I > «jolie* femmes, à l'entr'acte, désirèrent des boissons rafraîchis-
santes et émirent leurs appréciations sur l'opéra nouveau. Leui
était intense, mais leur langage témoignait d'un esprit bref et restreint.
Je souris doucement et je regardai avec intérêt la gorge s\ mpathique-
ment modelée d'une demi-mondaine souhaitable. Le bon critique Eric
Soleure vint vers moi, la main tendue. Il avait un air goguenard et
demanda de la bière. Il dit :
— Anicet, mon ami, vous oubliez singulièrement le grand art. pour
l'instant : la plastique, d'ailleurs confortable, de cette dame trop cou-
verte île pierreries, ce qui indique ses habituelles fonctions dans le
cours d'une vie horizontale, semble vous émouvoir plus que les gra-
cieuses harmonies C'est de votre âge, je le sais ; mais dites moi votre
pensée sur l'opéra dont nous venons d'entendre les trois premiers
actes.
Comme Eric Soleure parlait un peu haut, la dame entendit ses paroles
et confia doucement à sa voisine :
— En voilà un vieux saligaud !
Puis elle me sourit, but de l'orangeade, croqua trois pralines qu'elle
retira d'une bonbonnière Louis XV, salua des doigts un joli sous-lieu-
tenant du ior guides.se leva et, laissant derrière elle une odeur aimable
de verveine, sortit du loyer. Je la vis de loin discuter dans le couloir
avec un vieux monsieur décore qu'elle semblait traiter <;;ns aménité.
— Ce doit être son amant, dit Eric Soleure Dieu! que cette I
est chaude. 11 est vrai que la salle est plutôt froide. 11 n'en faudrait pas
plus pour me donner une bronchite.
II rit, et rajusta sur son nez malin ses lunettes à monture d'écaillé.
— Mon cher maître, je trouve que ce petit opéra-comique est I
fait délicieux. La musique de Messager, rarement bien profond
toujours élégante et captivante [1 y a dans cette pièce une .
chestration tout simplement exquise, lu les harmonies, un peu fa
■ mviens, mais parfaitement adaptées à un Librettoa Heur de peau,
me procurent des sensations fort agréables.
— Il v a aussi, mon cher petit, que le public bruxellois est d'une
incompréhension vertigineuse. La majorité des personnes qui forment
le public de premières est frétillante d'idi< s de la
nt dû, pour monter t'opéra-comique de M. " taire
un effort considérable, il y a d d'un goût exquis :
toyant, Lumine de...
(*) M Micdie lyrique en quatre actes, un prologue et un épilogue
d'après Pierre Loti, poéflM Hartmann et André* Alexandre, musique de André
Messager. (Représentée pour la pranià jrricpM
(.Renaissance), à Fat
— 259 —
— Pardonnez-moi, mon cher maître; mais il me semble que le
Japon n'est point tout à fait cela.
— Oui vous dit le contraire? C'est un Japon de rêve, un Japon de
poète, le Japon de Pierre Loti, séduisant autant que faux. C'est un
Japon d'opéra-comique, nous sommes d'accord. Mais n'imaginez-vous
pas qu'il est bien plus amusant ainsi ? Seulement, voilà : le public
n'imagine point que l'on puisse jouer à la Monnaie des œuvres un peu
comiques. Il croit qu'on se fiche de lui, ce bon public. A aucun prix il
ne veut avoir l'air de « marcher ». On ne la fait pas, à ce malin public !
Ah! les bons idiots ! Ils me ravissent ! Ils auraient voulu autre chose,
et ainsi ils prouvent qu'ils n'ont rien compris. Il est vraisemblable en
ce cas qu'ils ne comprennent rien à Offenbach; cela n'empêche point
Offenbach d'être un grand musicien !
— Je suis ravi, mon cher maître, de vous entendre prononcer de
telles paroles. J'avais peur de mon jugement personnel, mais j'aime
qu'il coïncide avec le vôtre. En réalité, vous aimez l'œuvre nouvelle?
— Oui. Cela nous change un peu des grandes machines ténébreuses
et remplies de majesté. Mais si l'on savait combien il est souvent plus
difficile de traiter gracieusement, sans charge, le comique. Ceci, mon
cher petit, c'est du comique, du joli comique distingué. Et quelle gen-
tille pensée d'avoir placé cette action — qui pourrait se passer n'importe
où, nous sommes d'accord — dans ce Japon charmant de notre leurre et
de nos-rêves! Cet opéra-comique n'est point une étude de mœurs, c'est
un opéra-comique, saperlotte! J'admire MM. Kufferath et Guidé de
l'avoir compris tel qu'il est. Je les admire d'avoir su lui fournir des
décors adorables — hein, cette petite maison de Chrysanthème ! et la
joliesse mièvre de ce petit ballet si gentiment réglé dans un éclairage
adorable! et ce jardin de Chrysanthème, que vous allez voir, tout à
l'heure, dcminant la grande rade ensoleillée de Nagasaki ! Je les admire
pour l'ensemble parfait qu'il y a dans les chœurs; je les admire d'avoir
pu faire évoluer dans une atmosphère étrange et neuve les dames et les
messieurs de Molenbeek et de Laeken qui forment la figuration. Dans
le joli, mon ami, il y a aussi du grand art : voyez plutôt les vases japo-
nais ! Mais je trouve lamentable que le public ne comprenne pas.
— Que pensez-vous de l'interprétation?
— Decléry est un admirable artiste, même quand il est enroué ; vous
allez l'entendre chanter une romance bretonne : c'est la perfection
même. Caisso est prodigieux : il a fait du personnage de Kangourou
une création épique. David trouve ici son meilleur rôle. Je crois qu'il
l'a compris et cette fois ne s'est pas cru contraint de gesticuler, comme
d'habitude, ainsi qu'un épileptique en pleine crise : ce travers lui fait
rater chaque fois son acte de Saint-Sulpice, dans Manon, M'n0Eyreams
est gentille, d'allure et de voix, comme toujours : seulement elle n'est
pas très Japonaise. M"10 Paulin est assez farce, peut-être trop ; Mme San-
tori est une Japonaise de Milan, avec un sourire... postiche; les autres
sont parfaits.
— Et M»» Aida!
— Ah! oui. Eh! bien, son rhume ne l'empêche point de parler
anglais, ni d'avoir une très jolie voix : seulement ce n'est pas une
Japonaise.
— 2Ô0 —
— Qu'est-ce donc?
— C'est deux Japonaises, dit Eric Soleure.
L'Afric une (°)
Comme il était minuit quarante, que F Africain* venait liner,
Eric Soleure m'entraîna vers une proche taverne, où je jugeai opportun
de me restaurer un peu. Je demandai de la choucroute. J'en mac
Et mon excellent maître dit :
— L' 'Africaine , cela me fait un peu l'impression d'être de la chou-
croute, une choucroute intellectuelle, si vous voulez, ("est bon,
doute, mais sans raffinement. Et indigesl
— Ne croyez-vous pas, mon cher maître, que c'est surtout bon :
qu'il y en a beaucoup ?
— Vous êtes très jeune, Anicet, et vos paroles en tém<
vous dites est vrai en partie, mais vous avez tortd'emplo;
trop absolues I D'ailleurs, je vous avoue mon admiration pour les li
ribejilyaen eux — encore qu'il soit de bon goût, à l'heure
actuelle, d'en rire — unsnis étonnant de l'action dramatique I
quelquefois très long et très compliqué : c'est rarement ennuyeux
ne peut nier que l'Africaine soit une œuvre merveilleusement
pentée. Et au point de vue musical elle possède une grandeur indiscu-
table. Sans doute différentes parties en sont d'un goût don:
déplorable* Mais il y a aussi de* s avec une m
prestigieuse. L'air FilU des Rois que M. Layolle chante étonnamment
est d'une poésie profonde. El cette aventure géographique ne manque
pas d'ampleur.
— Mais vous baillez, mon cher mailre!
— Dame, cinq heures de musique! Et je m'étonne, qu'av
prenants dégagements de la Monnaie, on puisse encore fin i
( Y ne doit pas être commode de monter là dedans un vaisseau
bien ce nouveau décor— aussi machiné, et si bien bâti, quemalgi
fureurs de l'océan, il ne bouge point une minute! Ah '
Baient, les Portugais !
— J'ai même remarqu sur Soleure. que le drapeau por-
tugais, tout es haut, maigre le vent ne bougeait ;
VOUS êtes une jeune rosse. Anicet. mon |
— Et L'interprétation, Monsieur Soleui
— Rarement, et Dieu 'point de vue, la direction de la
aie nous gâte toujours! — rarement j'ai vu une meilleure inter-
ii m n'est point émouvante, mais elle a un i:
admirable; Mw Sylva gazouille avec sentiment:
contente de ressembler a Litvinne — comme plastique, bien entendu.
(•) / i>éra on cinq
fois à lOpcr.-i, le .'S I0Û1 i
(*•) A la seconde à une opportune ficelle, frétillait avec
une louable bonne volonté. Mais, malgré la saute de vent qui -
frétillait tout le temps dans le menu sens. C était un drapeau optin
— 2ÔI —
et c'est déjà bien gentil ! M. Laffite est héroïque à souhait : il a toujours
des « chats » dans le médium mais les notes élevées sont prestigieuses :
il a chanté l'air Beau paradis comme un amour. M. Vallier, un peu
gauche, a toujours son « creux » exceptionnel ; MM. Blancard, Artus,
François, Nandès et Dognies sont fort bons.
— Mais le succès semble être allé à M. Layolle...
— C'est justice. Je n'aimais point cet artiste auparavant. Il fut
commun et pataud. Mais il a fait des progrès, et sa voix est de tout
premier ordre Son jeu sans doute est bien encore de Toulouse — oh !
cette manie d'apporter la note, à bras tendu, devant le trou du
souffleur! — mais enfin l'air d'Adamastor fut très suffisamment
farouche. Et on a bissé ! Car le public de la Monnaie comprend fort
bien M Africaine...
Anicêt Le Xoir.
Théâtre du Parc.
Paraître, par Maurice Donnay. — La Griffe, par Henry
Bbrxsteix. — La manière de quelques auteurs dramatiqnes très
parisiens emprunte quelque peu ses procédés à la cinématographie :
elle consiste à nous faire assister au va-et-vient des femmes qui circu-
lent, reçoivent des visites, font des gestes menus et nerveux, de
financiers qui opèrent en agitant leurs chapeaux ou en descendant
d'autos trépidants, c'est un défilé d'êtres dont on ne voit que le mouve-
ment extérieur, tourbillonnant et virevoltant, sans en pénétrer beau-
coup plus la psychologie que celle-ci ne se devine dans des images
photographiques.
Cette manière serait tout à fait insuffisante à faire une œuvre de litté-
rature dramatique, si elle ne comportait, transportée à la scène, l'occa-
sion pour un boulevardier en verve d'y faire admirer, sur les lèvres
des fantoches qui défilent, des mots très spirituels ou des couplets très
mousseux; et comme M. Maurice Donnay, qui, à en croire M. Jules
Lemaître, écrit encore plus pour son plaisir que pour celui des autres,
aurait beaucoup de peine à n'être pas spirituel, il s'accommode très
volontiers de ces compositions modem-style.
Seulement, si le spectateur peut s'y plaire ou s'y amuse, c'est,
presque au même titre, avec plus de bon ton, qu'il prend plaisir à la
succession des scènes d'une revue de fin d'année.
Le désir de « paraître » est une des manifestations les plus banales
du besoin aigu de jouissance dont témoigne notre époque, et, il y a là,
au fond, plus d'un sujet de comédie, mais encore faut-il que l'auteur en
choisisse un et s'y tienne, sans éparpiller notre curiosité sur les
dis-erses variétés du travers, et que le péché de vanité nous apparaisse,
agissant et se développant, de façon continue, avec un personnage
dominant.
Mais il paraît que cela n'est pas commode : cette veine dramatique
exploitée par Molière, aurait peut-être aidé à créer un type et à donner
un chef-d'œuvre, mais M. Maurice Donnay n'a fait qu'un pièce d'une
— 2Ô2 —
construction honorable, brillante dans ses à-côtés, dans ses garnitures,
dans ses accessoires, à coup sûr éminente par sa langue savoure1,
pittoresque, —et c'est en définitive ce mérite de forme qui en fait la
valeur d'art et qui soutient notre attention, — mais la comédie ou le
drame ne doivent pas grand chose à ce qui est l'idée d'où est parti
l'auteur.
Et vraiment il est utile que l'un des personnages dise au 3e acte :
« Paraître, c'est faire plus qu'on ne peut, éclabousser le voisin. Au
point de vue du paraître, les plus récentes époques de corruption
deviennent presque idylliques, si on les compare à la nôtre : il suffit
de faire parler là-dessus nos grand'mères. Cela tient peut être à ce que
dans une démocratie les mœurs de cour se vulgarisent. Et puis, à
l'heure actuelle les mondes sont singulièrement mêlés. Chacun veut
s'échapper de son milieu, ou fréquenter des gens plus riches que
on dîne chez eux. Alors, on est obligé de rendre ces dîners, ei
bien l'expression juste, car il ne s'agit plus aujourd'hui de réunir
quelques amis autour de sa table et de passer ensemble des heures
cordiales; mais il faut rendre les six services, la vaisselle plat
fleurs électriques, il faut même rendre les convives : l'académie.»
l'américaine! »
11 fallait dire cela, car nous avions oublié, comme l'auteur peut
que l'idée comique qui avait sollicité notre curiosité était celle du
besoin de paraître, et nous pensions à autre ci.
st que le réseau sous lequel l'auteur tient ou plutôt laisse très
librement évoluer ses personnages est fait de la trame que voici :
Christiane Deguingoisa épousé Paul Marges, un jeune députe -
liste qui cherche à concilier ses théories réformatrices avec un
privée... de rien. Christiane ne demande qu'à multiplier ses jo
elle a un beau-frère, Jean Raidzell, millionnaire; elleavi
quelques tours de passe, de le séduire, de L'arrachera la tend:
femme dévouée \ ce n'est pas assez d'être la maîtresse, elle veut
sa femme légitime pour avoir une part aux bienfaits de ses rich<
Mais, dans une réunion publique, on hurle à Paul fil est un
mari complaisant, il B'enquiert de la vente et tue l'amant de sa femme.
<■ lait divers aurait pu surgir une étude très intéressante sur les
contradictions que révèle le goût illimité des jouissances
hommes qui, étant partis du culte exclusif de l'humanité aboutissent a
»ir de culte que pour eux-mêmes,
11 y a bien aussi un autre M. \\.\ dzell qui, ayant le million, veut ..
le milliard, et cela le rend fou : c'est une autre pièce conten
: l'aventure de ( Ihristiane est finie •>
Mais qu' importe tout cela, M. M Donnayi Pour divertir le
spectateur, il avait autre chose : l'ii dans un personnage dont
la disparition supprimerait le succès et le brillant de l'œuvre, ma
nuirait en nen à l'action qu'il ne dirige m empêche : 1
sceptique et raisonneur, conteur etmcelant qui s'amuse à égrenei
paradoxes, a lancer des traits piquants et à sourire avec philosopfa
qui a, il son service, la langue lies une et . îque de M. Maurice
Donnay.
— 263 —
En vérité « le baron », c'est un type, mais à côté de la pièce :
M. Maurice Donnay a pris beaucoup de plaisirs à le faire parler, les
causeries du baron font les délices du spectateur, qui oublie qu'il est
venu pour assister à une pièce sur la vanité, et s'aperçoit à peine que
cette pièce n'existe pas, ou qu'elle est trop touffue et trop longue.
Avec la Griffe, de M. Henry Bernstein, nous évoluons dans un
domaine autrement riche en pensées et en actions.
Achille Cortelon occupe dans le Midi une position politique puis-
sante ; le parti socialiste lui fait fête et compte sur lui, mais cet homme
de cinquante ans devient amoureux d'une jeune et jolie femme, fille
d'un homme politique douteux, et l'épouse avec une légèreté aveugle :
Antoinette Doulers ignore le scrupule, elle accepte, avec une com-
plaisance savoureuse, la lutte pour la grandeur et l'éclat par l'intrigue
et par l'expédient, elle se donne à qui veut le satisfaire dans son instinct
de chatte égoïste, assouplie à toutes les ruses, elle épouse Cortelon,
pour le pousser par toutes sortes de chemins détournés au ministère,
mais elle le mène en même temps au déshonneur et au gâtisme.
Cortelon accepte le chèque qui l'avilit, après s'être ruiné pour cette
femme qui le tient aux sens et qui en fait sa victime dégradée.
Cette pièce porte « la griffe » de l'auteur de la Rafale : elle atteste
les qualités de puissance et de logique qui révèlent une initiative très
personnelle de tous les secrets du théâtre.
Ses personnages ont des nerfs, ils se campent dès les premières
scènes dans leur puissante musculature; ils sont construits pour des
actions fortes, et comme l'auteur les a aiguillés dès le début sur des
voies de déviation de l'honneur et de la conscience, ils courront l'aven
ture jusqu'au bout, et le spectateur assiste avec un intérêt soutenu à
leur course à l'abîme.
Ce n'est pas que l'auteur dans cette œuvre dédaigne les moyens facile s
de faire vibrer les nerfs du spectateur, ni évite les invraisemblances
pour pousser son drame aux limites du tragique, mais il ramasse habi-
lement l'intérêt autour de quelques événements de modernité vécue ;
maître de son métier, il fait traverser avec sécurité par ses person-
nages les situations les plus à pic, par la force qu'il leur a prêtée, et par
l'habileté avec laquelle il nous a rendu naturels des êtres puissamment
malsains, destitués de toute valeur morale.
Les représentations de Paraître et de la Griffe ont permis à
l'excellente troupe du Parc de se mettre en valeur
Dans la première il faut accorder un éloge spécial à M. Gorbi, qui
dans le rôle du « baron » met en relief toute la verve de l'auteur, et ce
n'est pas peu dire.
Dans la seconde, M'"c Juliette Clarel et M. Chautard ont trouvé des
rôles à la taille de leur talent délicat, ils y incarnent des personnages
qui exigent dans le rendu une intelligence dont ces artistes témoignent
avec abondance.
Mais toute la troupe a fait merveille, et le public lui en a manifesté
tout son plaisir.
Jacques Leroux.
— 264 —
Petite chronique
L'abondance des matières nous obligea remettre au mois pro
chain notre chronique musicale concernant les Concerts Populaù
notre chronique artistique. Nous rendrons compte de l'exposition des
Aquarellistes ouverte au Musée Moderne, le - bre.
Vient de paraître, à Bruxelles, aux éditions de la />'< .
tique et littéraire, 26-28, rue des Minimes : 17: médie en 4
de F. Charles Morisseauxet Henri Liebrecht, 1 vol. à 2 1rs., en vente
partout.
Notre collaborateur Henri Liebrecht, vient de remettre à l'édi-
teur Fernand Larder, le manuscrit de son roman : le Masque tombe,
roman de moeurs théâtrales qui paraîtra aux éditions de la Belgique
artistique et littéraire, le ior février prochain.
Notre concours de romans — Des demandes nous sont par
venues à son sujet. Nous espérons être bientôt à même d'en proclamer
les résultats.
Les Matinées mondaines, qui se donnent actuellement
|uet Théâtre Royal de l'Alcazar, ont fait une rentrée triomp
Les deux prem inces ont été très appréciées par un public
choisi et nombreux. La première était à la eP
travers les âges - : conférence un peu trop professorale mais in1
de M. Albert du Chastain; puis audition d'ui gileet
d'une pastorale de Florian, par M'1'" Roch et L'H
die Française, qui furent charmantes de grâce et de poésie ; pu.
danses et Tcttes agréablement chantées. Au second pro
gramme : « Les Heures du Jour » présentées en une délicû
tuelle causerie par Léo Claretie. Les poésies nombreuses, dite-
un talent nuance par Mu# Géniat et M Dessonnes 1
Française, et. nent entrecoupées de- moi musique. Le maître
tCODS nous détailla au violonceL ; talent si profond,
divers morceaux et notamment avec plus de •
d'Aurore te Davidoff. L'interprétation d'une scène de A
de Sh . terminait la s- .
blés surpi 1
Le Musée du Livre. 1 il y
a quelques mois par une vingtaine de groupes et d'institutii
pant des choses du Livre, va bic lui.
Le Musée a obtenu la jouissance d'une maison dépendant
nienta - eau centre de la ville, rue Villa Hermosa, 3.
; immeuble, antique demeure du xvr siècle, qu<
travaille en ce moment aux installations de la « Maison du Livre . Les
nions fédérées v trouveront un '.
salle de reunion, sali turé,
salle :ion, salle de démonstration. L'inauguration de la
Maison du Livre » aura lieu au cours du mois de décembre.
— 265 —
Le « Pan », de Charles Van Lerberghe
au théâtre du Parc
La comédie satirique de notre admirable poète a été
représentée, pendant le courant du mois dernier. Une
assistance prodigieusement nombreuse était venue l'en-
tendre; il serait téméraire de dire qu'elle obéissait à des
mobiles très jolis. Il était surtout question d'aller voir les
jambes — des jambes tout à fait réussies, d'ailleurs, —
de Mme Colette YVilly. On n'a guère vu les jambes, ni le
reste. Paniska était beaucoup moins nue que les dames
des loges, et ce qu'elle disait valait peut-être encore mieux
que ce qu'elle montrait : cela n'est pas peu dire. Il ne
faudrait cependant pas croire que la foule se pressait dans
les vouloirs — ah! oui, surtout dans les couloirs! — seu-
lement pour voir les jambes de Colette. Cet attrait lui-
même ne suffirait pas pour amener les Bruxellois à une
première belge, et Dieu sait si on aime les belles jambes,
à Bruxelles ! Non ; il y avait encore autre chose : la pièce
venait de Paris, était jouée par une troupe de Paris, n'avait
qu'une seule représentation. En outre, les places coûtaient
fort cher. Ce fut donc une belle manifestation artistique...
Mais bien des personnes — et que je leur rende ici un
juste hommage — furent assez désillusionnées de voir que
ce n'était pas « aussi dégoûtant que ça » ! Ingénument,
elles exprimèrent leurs sentiments élevés. Un vieux mon-
sieur disait : « Elle a un maillot ! » Et ce vieux monsieur
était très triste. Il avait une voix angoissée et douloureuse.
Il me faisait de la peine. Il m'attendrissait et intérieure-
ment je pleurais sur son désespoir. Car il est toujours
navrant de voir la cruelle vie anéantir un espoir frais dans
le cœur des nobles hommes.
Il conviendrait de parler un peu de la pièce. C'est la
chose dont on a le moins parlé au sujet de cette représen-
ta Thykse — 1" janvier 1907. 17
— 266 —
sentation unique. C'est une pièce remarquable, qui,
doute, étonne et désoriente considérablement, mais qui
témoigne d'admirables qualités poétiques, satiriques e
paradoxale que puisse paraître mon affirmation, — scé-
niques
Qu'on ne s'y trompe point : il y a dans Pan une véri-
table action dramatique, celle qui provient de l'évolution
des sentiments. Le deuxième et le troisième actes de Pan
ont un intérêt soutenu parce qu'ils maintiennent nos
esprits dans une ignorance trépidante de ce qui va arriver.
La discussion religieuse et, en quelque sorte, sociale, qui
remplit entièrement ces deux actes part d'un point pour
aboutir à un autre absolument opposé. Et c'est avec une
perpétuelle curiosité que l'on attend. J'ai éprouvé ce sen-
timent, presque cette sensation, que l'on doit éprouver au
théâtre : le désir de connaître le dénouement, le riteir
peut être entretenu, me parait-il, tout aussi bien par l'ex-
posé d'une discussion que par la succession do événements.
Seulement il faut que toujours cela soit varié; et la variété
provient tout autant de nouveaux arguments que de nou-
veaux accidents. M. Bernstein, qui, à coup sûr est un
dramaturge très adroit, vient de faire représenter, à la
Renaissance, à Paris, une pièce intitulée Le Voleur, Eh!
bien, le second acte, centre de l'action, se compose d'une
seule scène, à deux personnages. Cette scène n'est pas
ennuyeuse un moment. Kt personne n'a songé à dire que
la comédie de M. Bernstein manque d'action, au con-
traire Le sujet traité dans Pan est évidemment beaucoup
plus élevé et plus vaste que celui traité dans le V
comme Van Lerberghe a bu, avec une incomparable maî-
trise, graduer l'intérêt dramatique, on ne peut non plus
reprocher à Pan de manquer de vraie action. L'action, ce
n'est pas toujours, au théâtre, ouvrir des portes ou les
mer ou être la proie d'accidents d'automobile : c'est
surtout arriver, par une suite logique de déductions, à
— 267 —
faire changer un état d'esprit. La pierre d'achoppement,
là dedans, c'est l'oisive et immobile contemplation de soi-
même. Mais voilà! Comme je le dis plus haut, Pan traite
un sujet vaste et élevé. Et le public n'est point tout à fait
préparé à ces sujets-là, surtout chez nous.
Le sujet de Pan est très simple. Mais j'aime surtout à y
trouver un symbole d'ironique vérité : il est infininiment
difficile de faire accepter par les hommes au milieu des-
quels nous vivons des idées neuves qui renversent un
ordre de choses établi, si inutile qu'il soit. Dans un petit
village maritime de la Flandre les esprits sont dominés
par un catholicisme étroit. Et soudain survient un Dieu, le
dieu Pan, qui acclamé par des Romanichels, est reçu avec
eux pour y passer la nuit, dans la cabane d'un pauvre
berger. Charles Van Lerberghe, avec un puissant — par-
fois trop puissant — esprit d'ironie, nous montre les con-
séquences saugrenues de la rencontre d'une religion nou-
velle avec les institutions de l'heure présente. Cela est un
peu, en quelque sorte, la grande et perpétuelle leçon de
l'humanité. Tout réformateur, quelque utiles que soient,
et grandes, les réformes qu'il souhaite, qu'il inspire, qu'il
conseille, est généralement accueilli par des lazzi, voire
des coups. M. Edmond Picard, qui veut introduire le
théâtre d'idées, en sait quelque chose; on ne l'épargne
guère et parfois, disons-le, avec une cruelle et imbécile
injustice.
A mon sens il y a une erreur dans la comédie de Van
Lerberghe. La voici. Il nous arrive un dieu rayonnant de
beauté, de jeunesse, de bonté aussi — peut-être pas d'élé-
gance — car il prononce volontiers un mot qui ne fit pas
peur à Cambronne ? Mais passons. Paniska, fille du berger,
se donne en libre union à ce dieu merveilleux sorti de la
mer. Car Pan c'est toute la nature, c'est la floraison folle
des arbres et des plantes, c'est le vent chanteur, c'est la
mer vaste : Pan c'est la synthèse de l'adorable nature.
— 268 —
Paniska elle aussi est belle et jeune. Pan et Paniska repré-
sente la religion nouvelle : parfait. La possession de la
jeune fille par le dieu, dans le buisson de roses, est à coup
sûr une merveilleuse chose de pure esthétique. Pour nous
montrer, par comparaison, la laideur de la religion établie.
que fait Van Lerberghe? Il nous montre ce qu'il y a de
plus crétin et de plus stupide en fait de ministres et de
serviteurs de la religion catholique : un curé imbécile, un
bourgmestre idiot, un capucin paillard: Il est évident que
présenté ainsi l'argument nécessairement prêche en faveur
du panthéisme. On pourrait retourner la question et nous
montrer seulement le Dieu des catholiques, dans la franche,
nette et admirable pureté du commencement de l'ère
chrétienne. On nous montrerait d'autre part ceux qui
servent, avec un esprit étroit, le panthéisme. Par exemple,
aussi, on pourrait nous montrer l'union libre de deux i
qui s'aiment vivement, mais qui n'ont plus toute les gi
de la beauté et de la jeunesse. Il est probable que même
dans le buisson de roses ce ne serait pas excessivement
joli! Prendre ce qu'il y a de meilleur dans une religion,
prendre ce qu'il y a de plus mauvais dans une autre,
évidemment une façon peu partiale de prouver que la
première religion est préférable. On sait fort bien qu'il y a
des prêtres qui font grand tort au christianisme, soit par
leur bêtise, soit par leur indignité; mais ceux-là justement,
montrent à quel point le christianisme vit par soi-même et
malgré l'erreur de quelques-uns de ses adhérents.
En somme l'intérêt de l'œuvre de Van Lerbergfa
surtout, comme je le disais plus haut, en eeei : montrer la
difficulté de renverser, même par des choses belle
utiles, l'ordre établi, fussent les idées rétr<
trouve je crois la véritable philosophie de l'ceuvr*
Ce qu'il faut admirer par dessus tout et sans aucune
restriction, c'est la langue extraordinairement française,
pure et claire dans laquelle la pièce est écrite. Je l'ai lue
— 269 —
avec un intérêt prodigieux; car il faut lire Pan : c'est
merveilleux de grâce, de fraîcheur, de sobriété. Les
paroles que prononce Paniska annonçant l'arrivée du dieu
nouveau sont d'une élévation, d'une poésie et d'un charme
captivants. Il n'en pouvait être autrement : Van Lerberghe
est avant tout un poète. C'est un très grand et très beau
poète. Et la Chanson d'Eve est probablement une des plus
belles œuvres que la poésie française ait produites depuis
bien des années. En tout cas il faut admirer ce noble écri-
vain qui eut le courage d'écrire Pan. Les géants comme
Van Lerberghe ne s'encombrent pas de minuties; et notre
poète plane trop haut pour que l'on puisse lui reprocher
une erreur provenant inconsciemment de la beauté en
quelque sorte surhumaine de son inspiration.
La pièce a été fort convenablement jouée. Mme Colette
YVilly qui a un accent assez bizarre, n'est point trop inex-
périmentée comme comédienne; elle a d'ailleurs de la
flamme et une remarquable compréhension de la poésie.
On lui a fait une véritable ovation. M. Lugné-Poë a rendu
très intelligemment le rôle du sacristain converti : il en a
fait une création fort originale. C'est un grand artiste. —
Les autres étaient bien.
Et telle quelle, l'œuvre donne à coup sûr une impression
intense de beauté, et, n'en doutez pas, de vie. C'est pour-
quoi du fond du cœur nous souhaitons voir se rétablir bien
vite Charles Van Lerberghe, encore très souffrant à
l'heure présente; il est de ceux qui sont l'honneur de l'art
et de la poésie.
F. -Charles Morisseaux.
— 270 —
Parfums
LB PARFUM I"
Dans le soir d'ombre amcre et d'or,
O baiser foisonnant gui dure,
Parfum oppresseur qu'on endure,
Aussi lourd que le poids d'un corps.
Accablant parfum des asters
Violets, persistante ivresse,
Je vous goûte aux torpeurs de l'air
Du clos humide et qu'on délaisse.
Vous êtes la plus trébuchante
Parmi tant d'autres griseries ;
Plus encor que l'odeur chérie
Des étangs où le courlis chante,
M'attirent vos troublants prestiges ;
Je vais à vous fermant les yeux
Et tendant mes mains en veri
Vers quelle forme h., brute ou di<
L'odeur de sa chair me pénètn .
Quel soit-il, je sais qu'il existe,
Mon désir au si( n s\ ne In vétrt
Dans le soir glorieux et triste.
Je sais que son aisselle d
( 'omnu une cassolette fume
Et que c'est elle quiparfUnU
brouillard où du soleil dort ;
Que c'est lui dont l'ànu resf;
;))!( partout répandue —
Au sein de ces /leurs < perdues,
Où te pâle automm se m\
271
O parfums, vous par qui Von pleure,
Combien j'adore votre leurre,
En vous aspirant par bouffées,
Il me semble écouter d'Orphée
U ardente et brisante musique ;
J'entends : Euridice... Euridice! ...
Vers ce qui toujours les fuira,
Et sans que nos vœux s'accomplissent,
Nous allons... notes ouvrons les bras! ...
LE PARFUM DES ROSIERS
Dans la brume, une odeur épanouie d' éther
Sort de tout ce qui meurt. . . d' éblouissants frissons
Brièvement ce soir ont traversé ma chair...
Un abîme est ouvert, mon âme, où nous glissons.
Je m'y penche attiré, impuissant éphémère,
Cojnme j' ai fait souvent sur le gouffre des sons,
Sur ton œuvre, Beethoven, pleine d'extase amère,
Vers quel secret fuyant et que nous pourchassons.
Grâce à l'effeuillaison de mes rosiers défunts,
Sous les pas s' effaçant de l'heure fugitive,
Ah que mes sens hagards, confondus, le transcrive.
Enfin ce ténébreux langage des parfums,
Ou parfois, moins distant de nos cerveaux si frustes,
Désir, Force, Pensée, transparaît l'Etre auguste.
Marie Dauguet.
8*
— 2-J2 —
Les Etapes de Philippe
C'est pour voir en moi-même avec plus de lucidité et
pour fortifier mes volontés, que je vais, une à une, refaire
les étapes de Philippe. Mais je les referai dépouillées de
tous leurs incidents extérieurs, ne conservant que leur suite
rigoureuse. Je n'ai pas à redouter cette sécheresse presque
mathématique : la vérité nue est plus noble à mes yeux
que parée de lourds bijoux et vêtue de transparentes
tuniques.
Pâle adolescent au visage douloureux, Philippe a le
dégoût de la vie. Incapable de haine vigoureuse, l'ironie
seule flatte sa nostalgie aristocratique et sa débilite. Mais
bientôt cependant la vanité même de cette attitude le
désenchante et il cherche, puisqu'il faut vivre en somme î
à donner un but à son besoin d'action. Où trouver une
raison de vivre en ce monde qu'il méprise ? En lui-même et
en lui seul; la réponse s'impose. Développer son
en le gardant du contact barbare des êtres qui l'entourent :
voilà ce à quoi, désormais, il devra s'attacher.
Une angoissante question se dresse dès lors : dans quel
sens se développer? Qui lui prouvera qu'il s'augmente et
non qu'il se diminue?
Et c'est à présent, dès L'Homme Libre (ch. VI i qu'ap-
parait le second élément de formation. Philippe s'avoue
qu'il n'est rien qu'un aboutissant momentané, rien que
l'actuel et éphémère résultat d'une longue suite d'aneè
très. C'est donc dans le sens de ses aïeux qu'il lui faudra
diriger sa volonté d'action. Là seulement il pourra s'assurer
du progrès de sa marche, en se retournant pour apercevoir
les traces ancestrales sur le sol paternel. Cette terre
pleine encore de souvenirs raeiques et lui-même y a déposé
ses rêves et ses aspirations d'enfant.
— 273 -
Et voici chanter le troisième thème de cette œuvre dans
le dernier roman du culte du « Moi » :
« Ton plaisir, ma chère Bérénice, c'est d'être enveloppée
par la caresse, l' effusion et l'enseignement d'Aigues-
Mortes, de sa campagne, de la Tour Constance. « C'est là
seulement que je me plais », me dis-tu. Elles te tiennent
des discours dont tu peux te demander si ce n'est pas toi
qui les leur a confiés. Tu te mêles à Aiguës-Mortes ; tes
sensations, tu les as répandues sur toutes ces pierres, sur
cette lande desséchée; c'est toi-même que te restitue la
brise qui souffle de la mer contre ta petite maison, c'est ta
propre fièvre qui te monte le soir de ces étangs ». (*)
Ah! comme il a dû tressaillir, Philippe, si, penché sur
les Odeurs de Paris de Louis Veuillot, il a lu ces magni-
fiques imprécations :
« Le Paris nouveau n'aura jamais d'histoire, et il perdra
l'histoire de l'ancien Paris. Toute trace en est effacée déjà
pour les hommes de trente ans. Les vieux monuments
même qui restent debout, ne disent plus rien, parce que
tout a changé autour d'eux. Notre-Dame et la Tour Saint-
Jacques ne sont pas plus à leur place et semblent aussi bien
avoir été apportés d'ailleurs comme de vaines curiosités.
Où seront les lieux historiques, les demeures illustres, les
grands tombeaux?... Ville sans passé, pleine d'esprits sans
souvenirs, de cœurs sans larmes, d'âmes sans amour! Ville
des multitudes déracinées, mobile amas de poussière
humaine, tu pourras t'agrandir et devenir la capitale du
monde ; tu n'auras jamais de citoyens ! » (**)
Oui, tous les éléments sont en lui qui vont forcer la
pensée des Déracinés à s'exprimer enfin nuement, sans
plus de symboles et de transpositions subtiles. C'est que
Philippe a repris goût à la vie. Et, toujours, dans un but
(*) Barrés. Le Jardin de Bérénice.
(**) L. Veuillot. Préface des Odeurs de Paris.
- 274 -
on croirait égoïste, il cherche à se découvrir maintenant
au dehors. Et d'abord en ses ancêtres disparus, puis <
race. Il comprend qu'en un pays, pour pouvoir librement
et plus totalement se développer il lui faut l'appui de son
entour. Car le Moi : « c'est la collectivité qui le supporte
et l'alimente, et non pas seulement la collectivité pré-
sente! qui vit et s'agite, mais celle surtout qui nous précède
et qui est morte. »
Voici donc la patrie formée et Philippe voudra la con-
duire dans la même voie où il s'est autrefois avant
exigera d'elle le respect des morts et de leurs volontés
la haine de tout contact barbare. Nous comprenons alors
lumineusement : Amori et Dolori Sacrum et Le Vo\
de Sparte.
Philippe ne va chercher à l'étranger qu'un sujet d'en-
thousiasme et « d'excitation morale ». Il sait que ce serait
une diminution certaine de lui-même que de vouloir com-
prendre des beautés qu'il ne peut sentir que par intuition.
« La Grèce, exactement, elle est un arbre mort a]
avoir produit certains esprits, auxquels on doit les prin-
cipes de notre civilisation. Les libres Hellènes disparus
sous la montée des barbares, aucun peuple n'a sécrété le
même génie. Bien plus, aucun de nous ne repensera leurs
pensées ». (*)
Insensiblement Philippe en arrive à la conception m
saire de l'Occident.
« Puisque toute notre littérature respire L'humanité et
que la pensée ancienne fut à jamais incorporée à notre
langue, il n'est plus que d'en chercher la tradition chez
nous-mêmes. C'est là que toutes ces grandes choses se
peuvent trouver à notre mesure. L'antiquité, désorir
c'est nous ». (**)
SpûHê.
(••) Mithouarcl. Traité de 10< •
- 275 —
Je me sens plus fier et plus fort d'avoir ainsi et pour
moi-même refait chacune de ces étapes successives. Je
suis heureux de n'avoir que vingt-quatre ans et de pouvoir,
de la sorte, embrasser plus totalement cette œuvre déjà
importante. Né plus tôt, comme tant d'autres, j'aurais pu,
au moment des Déracinés, renier l'auteur d'un Homme
Libre. Tandis qu'aujourd'hui je comprends clairement
cette pensée logique et rigoureuse Et je tiens à remercier
Philippe de nous avoir donné, à nous autres jeunes gens,
une raison d'exister et une œuvre à poursuivre.
Envoi :
A Maurice Barrés.
Tu m'affames, ô Maître, et jamais ne me rassasies plei-
nement. C'est toujours avec un regret que je ferme tes
livres. J'attends plus que tu ne me donnes. Ma pensée,
mise en mouvement par toi, toujours te devance. Et
lorsque je m'arrête et que je me retourne, inquiet, pour te
demander si c'est bien là que tu me veux, je t'aperçois,
loin derrière moi, qui me souris. Et, bienveillant, tu me
fais signe de la main.
Merci, Maître, de me forcer grâce à tes suggestions, à
penser par moi-même. Je crois faire des découvertes; mais
je conviens que je ne découvre jamais plus que ce que ton
geste discret a bien voulu m'indiquer.
Jean-Marc Bernard.
Le père de Don Juan.
(Adaptation.)
Dans une salle immense et nue, et sur la couche
que dressa, pour sa mort révoltée et farouche
quelque valet sinistre ignorant du remords,
le père de Don Juan, vieillard so?nbre, agonise.
- 276 -
Un râle hideux et sourd sort de sa barbe gril
Livide et décharné sous le froid qui le /nord,
il attend, poings crispés, que la main de la mort
le saisisse à la gorge, et l'étouffé, ce râle.
Et de ses yeux, brillants encore dans la pâle
horreur de son visage, il fixe, 6 désespoir !
l'or enfoui par lui dans un coffre dèbèm
dont les coins de métal luisent au fond du soir.
Et son regard est plein de terreur et de haine.
Soudain, la porte s'ouvre et Don Juan parait.
Il est tout en velours, nie tète, et sur ses traits
l'orgie a mis sa griffe inexorable. — // entre
et traverse la salle affreuse comme un antre,
et s arrête hautain au bord du lit. Ses yeux
flambent dans l'ombre. Il dit, d'un ton impérieux :
— Mon père. . . levez-vous !. . De l'or ! ..Il m 'en faut !..] '
Et la voix à chacun des mots se précipite,
insolente, odieuse et rude, et Ion entend
la menace passer , infâme, entre les dents.
— De l'or, entendez-vous / Je veux de l'or, mon pire/...
On m'attend. Il m'en faut. Levez-vous/»
Funéraire)
illard lentement sur sa couche dn
pend), Don Juan d'un regard insen
H, son suaire déjà sa vieillesse vêtue
le fait surgir dans l'ombre ainsi qu'une Statue
lugubre qu'on eût mise au marbre d'un tombeau.
Cadavre qu'on réveille, il ricane, et des mots
de refus maintenant sur ses livres se pn ssent :
— De l'or! ... de l'or encorf... de l'or pour tes maîtresses!
Tout mon or comme un ji s mains !... Va-t'en !
- 277 -
Je ne donnerai rien, bandit/... Ah! trop lo?igte?nps
tu vie saignas, larrontruel, aux quatre membres!
De l'or! ... Tu m'as assez volé !... »
La sombre chambre
retentit de ses cris, et ses gestes affreux
font reculer d'horreur les ombres autour d'eux,
et sous lui la funèbre couche pleure et crie.
Ah ! moment d'épouvante atroce et de furie!
— De l'or! — dit don Juan. J'en exige! J'en veux!
Et le voilà qui prend l'aïeul par les cheveux
et qui le fait rouler lourdement de la couche.
— De l'or! De l'or encor ! Et sans retard! »
Sa bouche
écume, il est debout, frémissant, dans la nuit.
— Jamais! Jamais! Ja?nais!
— Je veux de l'or, ??ionpère ! . . .
— Jamais!
— Ah! prenez garde! />
Et l'horrible colère
bat les murs, bat la nuit, blesse d'éclairs furieux
la salle obscure où sont ces deux hommes hideux.
— De l'or!
— Tu n'auras rien !
— De l'or!
— Tu perds ta peine !
Alors do?i Juan saisit le vieillard et le traîne,
ouvre la porte, et sort, étreignant les cheveux.
La lune éclat au ciel et la nuit se fait bleue,
et don Juan marche, et le vieillard résiste et crie,
et les voici dans une salle encor, qu ils pétrifient !
-27S-
— De l'or ! ... je veux de l'or ! ... Une seconde fois ! ...
— « Non! Non/ Non ! » souffle mourante Vautn ; oix,
Jamais !
— Ja mais ?.. A lors ! . .
Ivre à nouveau de haine,
don Juan reprend son père aux cheveux et le traîne,
et dans une autre salle ils pénètrent encor.
— Pour la troisième fois ! dit Juan, je veux de l'or/ »
Et râlante, brisée, une troisième fois :
— « Jamais ! Jamais! » répond la paternelle voix.
— « Marchons donc ! »
Et V atroce chemin recommena .
Sur les dalles le corps broyé sursaute et danst :
la tete à chaque pas bat le marbre glu
et le sang coule où le couple horrible a pas
Mais une salle encor ouvre à leurs cris ses ombr, s,
épouvantée, et devant eux soudain plus sa m 1>j t .
Elle est énorme et nue, et le silence y dort,
et jamais le soleil n'y piqua ses rais d'or
car elle est sans fenêtre et parait une tombe.
! là que le vieillard, traîné par don Juan, tombe.
— - Pour la dernière fo; y... » dit don Juan...
Et l\ clair d'une lame a lui...
Mais brusquement,
l'aïeul martyrisé dont, effroyable cloche,
le chef sanglant sur le carreau sonm lie,
se dresse, et dans ses y< ux on voit grandir l'horreur.
I ti tremblement profond / , et la peu?
le glace, et l'on dirait un spectre de damné.
— 279 —
— De l'or ! — exige Vautre, — ou sinon!... »
Et, baissé,
son bras vers les cheveux dans les ténèbres erre.
— Arrête ! — crie alors V aïeul épouvanté. . .
« Ce n'est que jusqu'ici que j'ai traîné mon père! »
Harmonie Embaumée
A ma chère femme.
Tandis qu'à la croisée ouverte je médite
devant ce soir divin plein de l'âme des fleurs,
jouez-moi lentement ce Nocturne berceur
où le cœur de Chopin s' abandonne et palpite.
Le son si douce?nent tendre et mélancolique
au travers des parfums glissera jusqu'à moi,
et dans un ineffable et grandissant émoi
je vivrai le Tourment qui pleure en la musique.
Oui! tout s efface enfin du monde, grâce à vous,
et parce que Chopin, âme sensible et triste,
enferma sa souffrance en ces ryth?nes artistes,
le soir est plus intime et le printemps plus doux.
Jouez. Alanguissez la plainte sur l'ivoire...
Dans la brume qui tombe un profil a paru,
pâle et grave, parmi les parftmis épandus,
et Chopin vient rêver dans l'ombre de sa gloire.
Car le mal que son chant nostalgique déplore,
ce tourment désolé qui gémit sous vos mai?is,
fut si cher à so?i cœur torturé qu'il revient
dans le soir attentif pour le souffrir encore.
Ah! chante! clavecin sonore, éper dûment!
Soupirez, cordes d or de l'immortelle lyre!
Que sous les doigts pieux la belle âme en délire
s'affolle et meure encor délicieusement !
— 280 -
Voyez. La nuit suave aux impalpables voiles
bar qui s'exaspéra l'haleine des Mas,
sur le front douloureux, mélancolique et las,
pose d'un geste lent des couronnes dètoil
Et durant que la plainte expire au clavecin,
sanglot brisé, cœur dej aillant, amour qui n'ose,
dans l'ombre éperdûtnent odorante, Chopin,
silencieux et lent se perd parmi les roses
Léon Tricot.
Deux poèmes et prose
I
("est la sécurité des larmes d'être en nous.
Henry Bataii
Je me souviens d'un soir, entre les soirs que ma jeun
s'enivrait de ta jeunesse, puis de ton vice, comme d'un
Nuits avant un Chambertin.
Tu ne dansais ni ne marchais. Pourtant, les mouvements
que faisait ton bras frêle, où ta cuisse forte, rompaient de
moment à autre le repos de tes gestes et leur éloquence
était comparable à celle des mots d'amour qui sont pro-
noncés dans le silence du crépuscule.
Tes yeux étaient glauques comme les yeux d'Athèné;
ta hanche était ronde comme la hanche d'Aphrodite;
je crois bien, ce ne sont pas les vierges, et que ce ne -
pas davantage les martyres chrétiennes qu'il me faut rap-
peler pour rendre ta figure plus sensible, mai- rient
les divinités naturelles de l'ancien paganisme auxqu<
tu sacrifies avec une foi qui est plus profonde de ce qu'elle
est en toi et que tu ne la connais point.
Souffre donc qu'à mon tour je t'honore et t'exalte à
l'égal de ses mères généreuses, encore qu'elles n'exau-
ent pas tous tes vaux, mais de qui l'oreille fut souvent
attentive aux honnna.
— 28 1 —
Donc,, ce soir-là, qu'un caillou blanc n'eût pas assez
bien marqué, j'étais près de toi, songeant, en t'avouant ma
peine.
Mon enfance provinciale; mon vagabondage à travers
les cités; 1 élan de mon esprit qu'Alicante et Tunis décu-
plèrent; rêveries, souffrances, projets, tout cela formait
confusément la trame sur laquelle je brodais mes futiles
discours.
Pour toi, petite idole, tu respirais comme un encens les
fumées qui s'échappèrent de mon âme ardente et tu savou-
rais la douceur de triompher dans le même temps de mon
cœur et de ma chair.
Mais à parler je m'échauffai vite et mon éloquence
jaillit bientôt des sources que Quintilien lui assigne. (*)
Ce fut comme une longue coulée qui sortit de mon cœur
sans que je pusse retenir et porter les larmes jusqu'au bord
de mes cils; deux purs diamants alors perlèrent à tes pau-
pières à toi et c'est agenouillé que je les recueillis avec mes
lèvres, lesquelles en ont à tout jamais conservé la saveur.
Ce fut là ton dernier souvenir, précieux d'être triste :
mais sache que j'ai trop éprouvé l'amertume de l'amour
pour t'en demander jamais quelque autre !
II
... Non seulement à un philosophe, mais
à simplement un homme rassis, quand il
sent par affect l'altération cuisante d'une
friture chaude, quelle monnaie est-ce de le
payer de la soubvenance de la douceur du
vin grec.
Montaigne. Les Essais. T. II, L. II. Ch. XI.
Le rêve et l'amour ont souvent exalté mon âme, car
mon adolescence fut d'un poète et ma jeunesse d'un amou-
reux.
(*) Pour l'ami qui m'en a prié : « Pectus est quod diserto fecit ».
— 282 —
Mais d'avoir trop respiré les parfums de la vie et de-
choses, voici qu'à la fin je suis las des choses et de la vie.
La femme au clair sourire et qui fut inconstante a
effeuillé mon cœur comme une rose, en chantant
romances, et la vue des femmes ne m'émeut plus à pré-
sent.
J'ai sacrifié mon ambition et ma foi sur maints autels.
Je crois n'avoir plus d'orgueil et je n'ai, en fait de de
que ceux de fuir le monde et de lire des livres.
Pourtant, j'entonnais jadis bien des hymnes en votre
honneur et le culte que je vous vouais me paraissait éter-
nel. Puis, quand vous aviez à mes yeux dépouillé le carac-
tère de la divinité et que vous étiez redevenue aman
femme, je vous disais : mon enfant, tandis que je ne
plus aujourd'hui que vous appeler : Madame.
Je pense, avec quelque apparence de raison, vous avoir
aimée plusieurs jours; mais n'est-ce pas plusieurs années
qu'ont duré mes souffrances? Et que puis-je donc faire
encore qui conserve la flamme à mes yeux et l'enthou-
siasme à mon esprit?
Je me souviens que telle était, votre vertu que j'a
espéré partager votre génie.
Je voulais vous consacrer ma vie.
Ainsi seriez-vous devenue puissante; et je nV
derrière vous (prune ombre amie, disais-je.
Je souhaitais que votre existence entière s'écoulât entre
votre beauté et mon amour comme s'écoule un fleuve har-
monieux entre ses rives verdoyant
Vous serez comparable, disais-je encore, à celles
femmes qui, sur là mer d< guident les vies humaines
ainsi que des phares éblouissants vers l'immortalité. J'ai
voulu... ah ! que n'ai-je pas voulu .-
Mais toujours la volon: échappée de moi comme
s'échappe le parfum d'un vase bi :
Depuis, j'ai crié, nouveau Thésée, perdu dans le laby-
- 283 -
rinthe du désespoir et de la folie, sans que, nouvelle
Ariadne, vous vinssiez me montrez le chemin de la déli-
vrance.
Je vous avais prise pour un soleil nouveau, alors que
vous n'étiez pas même, aux heures les plus sombres, la
pâle étoile du foyer.
Il me fallut bien imaginer dans ce temps que vous affec-
tiez de ne point entendre mes appels et que vos lèvres
dédaigneuses ne s'entrouvriraient jamais plus pour pro-
noncer de ces mots qui réconfortent.
J'ai donc quitté les lieux qui m'étaient devenus fami-
liers. Je ne me suis pas retourné pour m' assurer si vous me
suiviez du regard. J'ai marché; j'ai inlassablement marché,
pour aboutir enfin au carrefour où le malheur est planté
comme une croix. Je savais bien que vous n'étiez pas non
plus dressée à l'horizon, tel que le but qu'au soir de ma vie
je devais atteindre.
Et par la suite, je m'en pris au hasard des chemins. J'ai
bu l'eau des sources. J'ai mangé le pain de l'aumône.
Voyageur lamentable, sans toit, sans famille, je n'ai dû,
le plus souvent, l'hospitalité de la nuit qu'à la bienveil-
lance des étoiles.
J'ai, durant les premiers jours, fleuri ma peine de votre
souvenir. Mais, peu à peu, j'ai trouvé moins fade l'eau des
sources et moins sec le pain de l'aumône. Je me suis
accommodé du vagabondage et de l'abandon et j'ai rare-
ment songé de vous
J'ai retrouvé deux amis et tous mes livres avec la joie
qu'on éprouve au retour d'un long voyage. Car c'est en
effet d'un long et périlleux voyage que je suis revenu,
ayant troqué ma pacotile d'illusions contre l'or des senti-
ments et de la tristesse.
Vous m'aviez fait connaître d'étranges pays où les ciels
avaient, tour à tour, la sérénité des ciels de l'archipel ionien
et la menaçante furie des ciels arctiques.
— 284 —
Vous me faisiez passer sans transition de la plus pénible
jalousie à la plus douce confiance. Vous étiez à la fois,
selon que les poètes ont dit de leurs maîtresses et d'eux-
mêmes la victime et le bourreau, le remède et la plaie. .
Vous m'aviez fait dans le même temps cueillir toutes les
fleurs des bois et boire tout les philtres. Hier, vous me
donniez votre chair, et vous me la refusiez aujourd'hui pour
que j'en connusse tout le prix. Par là étiez-vous multiple
comme le sont les jours des saisons et votre vie avait-elle
l'amère beauté des années révolues, des cippes funéra
de l'automne et des roses. .
Mais je veux qu'il ne reste de tout cela qu'un souvenir
délicat qui, aux seules heures de lassitude et d'ennui, par-
fume, comme le ferait un sachet, ma mémoire fidèle.
Charles Doury,
:)&
Soir païen
Epicure et Bacchus étouffent dans son tard
UAugustan renégat des mords Hespérid
. I ux /orcts du M( nsongi un Octobre :
Insuffle, en la chaleur, l'odeur des lupanû
Le ri i 'ésar entre s<
Mâchonm . d'une escla\
. \llongeant, long sphinx brun, son corps aux seins dardants.
Hàinê au soleil, du soir paît n, SOUS la tôt
Des frondaisons, dans Vatmosph inante;
I faine de la femelle, aux ineinantes,
lùlinement cruelle en frisonnant de peur...
- 285 -
Avec des ongles secs elle êtreint sans désir ;
Avec des yeux d'horreur elle invite au plaisir ,
Qui promet un bonheur impossible à saisir...
Ah! secrets désespoirs! calculs vains ! c est à peine
Si le maître, abruti de stupre entr' ouvre encor
Ses yeux porcins et las vers son regard d'hyène,
Puis y sans plus s' émouvoir qu'un arbre dans la plaine,
D'un geste de dégoût se détourne et s'endort.
La nuit sans air descend, lourde, sur les éteules,
Et l'eslave contemple — effroyablement seule! —
Dans V Automne des bois, V Automne de son corps...
Printemps d'Eden
Au bord italien : la mer et l'harmonie,
— Ange de Fié sole et M éditer r année —
Voici rire la Vie à V immortelle Année.
Les vergers sont chrétiens sur les rives bénies.
Tes oiselles d'amour peuplent, ô Campante,
D'un vol vierge et brillant, l'azur des matinées,
Et le Baptême clair des âmes nouveau-nées,
Fait tintinabuler les fêtes infinies.
Dans l'Avril idéal un Renouveau se lève :
L'Eden s'épanouît ; à V Innocence d'Eve
Le chaste et jeune Adam offre son cœur loyal ;
Et dans l'air lilial du Paradis candide
Il te contemple encor avec un œil loyal,
Aurore humaine! 6 vierge aux nudités splendides !
Georges Ramaekers.
— 286 —
Notes d'un Réaliste
Certitude.
Ne rien affirmer, vivre.
#
* #
Vous le voyez, je ris de moi comme de vous, et je nous
admire aussi. C'est que rien n'est certain, ni votre esprit,
ni ma sottise.
Si le conte oriental est vrai, qui prétend que nous pou-
vons être assurés d'une chose, je sais bien ce que c'<
notre bonheur dure à peine un moment.
C'est pourquoi nous chercherons des illusions sans
nombre : il faut rester serein.
De l'esprit.
Nasicat dit : « Ne pas confondre chat et chameau » et
M. de Gourmont : « Il faut dissocier les idées, »
Si, lorsque je fais une plaisanterie, vous me reprochez
de n'être pas amène, n'hésitez pas, faites vous moine, et
ne m'assommez plus.
Ces gens qui prétendent avoir « Pesprit de l'escalier »j
iU ont seulement de la réflexion. Qu'ils lisent Kant.
Xe balancez jamais à perdre un ami pour un bon mot :
voua retrouverez des amis, peut-être même en plus grand
nombre que vous ne le désirerez, tandis que l'on ne replace
pas deux fois le même mot sans que sa valeur n'en soit de
beaucoup diminuée.
- 28/ -
D'ailleurs celui qui se fâche d'une plaisanterie est un sot
qui ne mérite avcitn égard.
Se faire une gloire avec des livres, autant cela que jouer
au billard.
Mais la rép tfation d'un homme d'esprit est bien préfé-
rable, car elle n'est pas soumise à la critique et aux inter-
prétations et aux contre-sens : c'est un bloc que l'on
accepte, ou rue l'on rejette, mais on ne l'entame pas.
Cependmt, Ménage.
Défiez-vous des pédants, et autres marmiteux.
Podtes.
Sotant de l'Odéon, et comme je quittai Lydie, qui me
trom>e, j'ai rencontré Acasthe, le musicien. Je l'ai mené
aux rialles. Et, le long des murs, je lui récitais de mes
verset de ma prose. À chaque morceau, il se récriait, et
jurât qu'il le voulait mettre en musique.
Jm ai eu pour un louis de consommations.
Jt cela m'a fait six mille francs de promesse, cent louis
d'dmiration, et peut-être bien cinquante francs de plaisir.
Lorsque Willy et Colette traversent le parc Monceau,
}s nourrices se retournent. Je ne les blâme pas.
Mais vous rappelez-vous le profil de Léon Dierx, celui
le Paul Claudel ?
Changement.
La nature humaine change, voilà
tout ce qu'en réalité on sait d'elle.
Oscar Wii.de.
N'être jamais le même, et toujours parler de soi.
28S —
M. Cassan, qui avait été capitaine aux Guides, et qui
vivait dans un fauteuil à roulettes, me dit un jour :
mon temps, jeune homme, on avait trois iraîtresses, et on
les satisfaisait... »
Je ne nie rappelle pas mon enfance, j'embtllis ma jeu-
nesse chaque fois que j'y songe : hélas! qu'étan-je hier?
Grand'mère dit à maman qui s'habille jeune : < Sais-tu
que tu es vieille ! »
J'aime me raconter. Mais ils disent que je mens ils
voudrait que je leur répète les mêmes choses.
Compter les grains de la sablière, dire mes humeuii..
D'ailleurs où sont-elles, pour au moins en tenir une, et a
fixer un instant.
Si je voulais cueillir du vent dans un filet à papill
l'on rirait de moi ; cependant il est des poires pour admirer
M. le Psychologue! cet insensé qui prétend connaître la
nature de l'esprit.
LOUIS Thomas.
cj£
— 289 —
Elégie romantique
Soyez grave, mon âme, voici le crépuscule,
Il ne faut plus chanter les romances ridicules,
Ni rêver au jeune homme des temps anciens,
Ni soupirer après des baisers très lointains,
Ni mettre votre vieux manteaic de ?nélancolie
En disant sentimentalement des élégies
Dont riaient ceux-là qui vous croyaient folle,
Mon âme, soyez grave, et que vos paroles
S'harmonisent délicatement aux soirs tombants.
Ils sont, hélas! tous morts et voilà très longtemps,
Les jeunes gens aux cheveux longs, dont les mandolines
Soupiraient langoureusement contre la poitrine,
Les jeunes gens de F époque romantique,
Amoureux éperdus de très anciennes musiques,
Oui dans leurs mansardes chantaient des romances
Sur un air très doux du temps de la reine Hortense.
Temps des cabriolets et des écharpes blanches!
On s'en allait à la Malmaison le dimanche,
Cravates de soie noire et très longues mitaines,
Il vous souvient de tout cela, 6 mon âme, à peine! ...
De Monsieur de Lamartine et de George Sand
Dont les jeunes filles aimèrent bien les romans!
Tous ces soirs!... Notes ne reverrons plus les promenades
Où les grisettes échangeaient des propos fades
Avec de jeunes poètes, qu'aurait aimé
Assîirément la noble Madame de Sévigné,
Mon âme, nous ne reverrons plus la Malmaison,
Ni les soirs historiques sur les Trianons
D'où, en chœur, en revenant on chantait
« La Ballade à la lune » d'Alfred de Musset!
— ^9° —
Lors, nous ne boirons plus sous les claires tonnell
Le petit vin bleu des vendanges nouvelles,
Jamais plus les cabriolets et les mitaines,
Soyez grave, ô mon âme, ce soir de peine
Où passe le souvenir que ceux-là raillent,
Beaux Ténébreux aux manteaux couleur de muraille...
Hector Fleischmann.
Berceuse
Mes amis y parlez bas, car ma peine sommeille :
Un mot très tendre, un mot léger,
Un mot la pourrait éveiller,
Déchirant aiguillon d'une invisible abeille...
Elle est comme un enfant las d'avoir trop pleure
Qui s'endort sans sécher ses larrm s.
Silence et douceur. Car nul charme
N'a pu guérir son cœur faible et désespère.
Ecoutez... Ma douleur, elle soupire en r>
Et parce que ses yeux sont clos
Vous n'entendez plus que l'écho
De son âme en le sein pensif qu'elle soûl,
Silence et douceur. Parlez bas, tout bas, tout bas,
O mes amis, elle sommeille...
Prenez garde qu'un mot l'n<
Sanglotante et toute nouvelle, entre VOS bras...
I il I. PÉRIN.
Les Saisons
Ainsi qu'un peuple enfant, sous l'azur qui s'éploie
La végétation adolescente encor
Rit à l'Avril splendide, aux divins âges d'or
Et sous l'afflux tumultueux des sèves ploie.
— 291 —
Comme un royaume adulte en sa gloire totale,
Dans sajeunese mûre et sa pleine beauté,
La plaine ondule au clair de l'implacable été
Des loin s aux loins, comme une fête orientale.
En un luxe inoui de races décadentes.
Débauches d'or, de pourpre et de teintes ardentes,
U automne enfièvre exulte en un dernier sursaut,
En attendant que, sac final des villes mortes,
U Hiver au choc barbare et fou de ses cohortes
Ensevelisse tout dans un suprême assaut.
Emile Desprechins.
as
Sermione
Coeli, Lesbia nostra, Lesbia illa
Illa Lesbia quam Catullus unam
Plus quam seatque suos amavit omnes.
Catulle.
O villa de Sirmium, villa des orangers,
Où Catulle chantait les amours de Lesbie,
Hélas, il reste encor, sous U herbe ensevelie,
Une colonne blanche au milieu des vergers/
Et c'est là qu'il venait, Vête, loin des dangers,
Voir mûrir le raisin sur la treille qui plie,
Et là qu'il écoutait, dans F air bleu d'Italie,
Pleurer infiniment les fixités des bergers.
Et sur ce banc où rage a mis sa sombre empreinte,
C'est là qu'il regardait ployer , sous son étreinte,
L amante au corps ambré d'où montaient des parjums.
Et qu'oublieux de Rome et loin de ses colères,
Courbant son front divin parmi ses cheveux bruns,
Il mirait son œil noir dans ses prunelles claires.
Alfred Wautier.
— 292 —
Cœur profond
Ce cœur profond comme un abîme.
CH, IKK.
Comme sombrait jadis aux îles de Candie
La galère romaine au fabuleuse butin ,
Mon cœur, comme une nef de trésors alourdie,
Au large de ton cœur sombra lorsque tu vins.
Mais aujourd'hui voici que d'autres sont vernies.
Et chacune à son tour interroge tout bas,
Sans jamais se lasser de sa déconvenue,
Ce gouffre de ton cœur d'où je ne reviens pas.
Quand le jeune plongeur à la mer se confie
Pour y cueillir un jour la perle qui dormait,
Il en est quelquefois qui remontent sans ;
Et d'autres qui pourtant ne remontent jamais.
Ainsi plongent toujours, sans aborder le 1 •
Ces femmes d'aujourd'hui que mon amour tenta
Et chacune quittant le sable d'or des g
Au fond de ton amour fait un funèbre tas.
Qu'importe, VOUS étiez les belles amoureux
Vous qui, sans hésiter, imitant le plongeur,
X< voyant comme lui qu'une perle... mon cœur/
Sans espoir, sans amour et ('(pendant lien
à sa conquête < n sachant qu'on en meurt
MARCE] &NGENOT.
— 293 —
Chroniques du Mois
LES ROMANS.
Visions de Beauté, par Mme Maria Star. (Paris, Frazier-Soye,
éditeur). — Il faut réellement une très grande audace pour entre-
prendre l'expression parlée des paysages connus. Cela exige, d'abord,
un sens très exact de la beauté représentative ; et ensuite, afin de ne
point tomber dans la banalité, une interprétation nouvelle et curieuse
des visions extérieures. Il faut donc louer cette admirable artiste
qu'est Mme Maria Star d'avoir eu cette audace. Et puis il faut grande-
ment se réjouir de la voir atteindre son but et réussir entièrement
dans l'œuvre qu'elle s'est proposée.
Promenant à travers le monde un tempérament merveilleusement
sensisif et compréhensif, Mrne Maria Star s'est intelligemment ingéniée
à synthétiser en de sobres et courts commentaires, l'âme vibrante des
beautés plastiques et artistiques qui frappèrent ses regards avertis.
Dans une langue exquisement châtiée elle a voulu nous indiquer ce
qu'elle avait ressenti en contemplant le monde et la nature. Certes il
ne faut point chercher en ces brèves notes une doctrine ou une thèse
généralisées. Chacun contemple la nature selon les aspirations mises
en lui parla divinité; et vouloir monopoliser à son profit sentiment,
sensation ou vision serait une absurdité aussi grande que vouloir
imaginer une âme identique à tous les âmes d'une race ou d'un pays.
Ce qui en général frappe le plus Mme Maria Star — qui, en même
temps qu'un écrivain de premier ordre, représente une érudite solide-
ment avertie — ce sont les rapports qui existent entre l'extérieur
d'un objet, d'un paysage ou d'une œuvre qui frappent ses yeux et l'évo-
lution historique de la race humaine devant cet objet, ce paysage ou
cette œuvre. Cela est tout à fait ingénieux et louable. Mme Star, sur-
tout, a su éviter la longueur et la fastidieuse énumération de sensations
que d'autres avant elle ou avec elle, eussent pu éprouver.
Elle a seulement conservé de la vision ce qui est original et neuf, ce
que personne avant elle n'avait dit. Et sans doute son exquise sensi-
sibilité l'a mise à même de nous donner une synthèse tout particuliè-
rement attrayante delà beauté naturelle. Vraiment j'ai été très frappé
par ce volume. L'époque actuelle — voyez les romans et les poèmes —
tend très rigoureusement à revenir au sentiment de la belle nature. Il
est peu douteux que nous n'abandonnions peu à peu les raffinements
exacerbés de la contemplation muette de nous-mêmes. Les psychologies
minutieuses, vétilleuses aussi, commencent à fatiguer outrageusement.
On se lasse de la trop grande insistance des écrivains à analyser fréné-
tiquement les atomes infinitésimaux des cerveaux, des esprits et des
cœurs. D'autant plus que les temps modernes nous montrent souvent
des intellectualités assez peu ragoûtantes ! Revenons sagement au
sentiment doux et merveilleux de la nature. Combien nous puisons
en elle de bonnes et profondes pensées ! Et combien, en somme, nous
— 294 —
existons en elle comme elle existe en nous. Des écrivains comme
M,,,r Maria Star nous Rappellent si heureusement, si philosophique-
ment, et aussi si rieusement, que nous pouvons nous voir nous-mêmes,
en plus clair, en plus hautain, en plus heureux, dans le^ beautés natu-
relles des paysages.
Je note brièvement quelques unes des visions montrées par
Mmo Maria Star dans son admirable livre. C'est la Cité embrumât
(Londres) qui inspire à l'artiste une comparaison si extraordinairc-
ment saisissante entre la ville d'aujourd'hui et son emplacement au
temps héroïque de la conquête; c'est la Ville de volupté (Xaples) syn-
thétisée par cette phrase ravissante : « Xaples, jolie et coupable rit et
s'amuse... » Et il y a quelque chose d'angoissant dans la contemplation
de cette joie, dominé par la férocité sûre et sournoise du volcan
farouche. C'est la Ville de Pourpre (Rome), qui, malgré son histoire
chrétienne et catholique, vit surtout par son passé païen, i
l 'Indomptable dompté (le Bosphore) qui est devenu comme une mer
veilleuse mer d'amour et semble en quelque sorte avoir renonc<
fureurs guerrières. Et c'est encore Taormina, qui, enivrée de sa propre
beauté, vit sans autre frein que l'amour éternel et doré. Ecoutt
admirables lignes où vibre une poésie adorable et persuasive :
Le Promontoire sacré (Taormina). — Asile terrestre des di
dont elles conservent l'ampleur, l'élégance et la noblesse, les run.
Taormina se dressent sur le promontoire antique, qu'tlles couronnent
majestueusement. lia ignée par la mer et le soleil, cette terre de beauté ,;/>/>,;
rait rouge, ardente, incendiée.
La caresse de la mer, qui meurt à ses pied.-, n'apaise pas sa vie
inassouvie ; On la sent amoureuse de beauté, orgueilleuse de porter des ruines
augustes incrustées sur son front comme une couronne de gemmes sur le
front d'une femme ; ses colonnes droites et hautes semblent des \
ordonnent; ses gradins superposes confondent leur blancheur avec l'azur
pâlissant du ciel.
degrés gigantesques pair. Ual aux à
lorsque, lassés de la terre, où leur haute m : accomplit .
dirent le ciel, leur ultime patrie.
t, hanté.» par les souren/rs vécus, par la \ ir la
Ut des nuits, amoureux de la S;.
les dieux s'arrachent es pour revivre la oie
des homi/i
// traîne , m on . p. mm h uni enchanteur qui émane de la
mythologie. Adr
commettre pnsque u>: du paganisme disparu /V.
et torture le crur ; on se sent vaincu par la beauté. Débordant de /, .
d'ivn ! upté, on est pris d'un vertige morbiJ.
t honorer les dieux nr :b/ir leur culte. Et ton évoque t
les longues théor \
ire, des graciles da>: UTS de flûte, et l'ondulant,
m mes énamourées, dont l : v était la beauté.
Plus loin, c'est Toi de fer, qui toute entière ressemble à une
— 295 ~
armure. Voici une ravissante phrase : « Le peuple est recueilli, avide,
mais sans joie. » N'est-ce pas prodigieusement synthétique ? Et toute
la vieille cité de Charles Quint revit en quelques lignes définitives.
Et c'est encore l'évocation du paysage entre Torrente et Amalfi : la
gravure de Maniella qui illustre ce commentaire est de tout premier
ordre. — C'est la mosquée de Cordoue, rappel prestigieux de l'art
arabe du vme siècle, qui semble comme un champ de victoire. C'est
même — et ceci peut paraître particulièrement audacieux, mais c'est
réussi ! — Paris, cité de clarté, de raffinement et d'élégance. Je note
cette jolie phrase : « Ailleurs on crée pour produire, ici on crée pour
perfectionner, pour raffiner, pour idéaliser. »
C'est Malte, l'île d'airain; c'est Nuremberg, cité «du géant bon
enfant qui se fait doux et paternel quand il dépose sa massue cloutée
pour s'asseoir au foyer. » C'est Florence, la cité liliale, pour laquelle
Mme Star dit ces paroles : « Aimer Florence, c'est aimer le divin. »
C'est un joli couplet sur les Voyantes (les Etoiles), étrangement hallu-
cinant. C'est la pénétrante vision de Bruges. Je ne puis résister à la
joie de vous la citer :
Bruges. — Le ciel d'un bleu tendre a presque des reflets du midi, le
soleil de juillet plafomie sur la ville endormie, F atmosphère est pure et
transparente, on dirait l'Italie, l'ardente Italie... non, car même dans
l'assoupissement des contrées mèridio?iales, il règne une effervescence, une
extase, inconnues aux pays du Nord. Ici, c'est le calme absolu, la paix
sainte ; quelqîie chose de vécu, de passé, de mort. Tout respire la bonhomie,
Fiyidulgence, le flegme. On honore le travail, on cultive la patience, on
encourage l'effort, on accumule les sons, on apprécie le foyer, on aime la
famille. Les petites e?ivies, les grosses discordes ne vibrent pas ici comme
dans les pays de soleil ; on vit de contemplation, d'économie et de propreté,
car tout reluit dans ce coin des Flandres, immortalisé par Fart le plus idéa-
liste. Et l'on comprend en traversant cette ville, dont nul bruit ne trouble
la quiétude, le patient et le méticuleux génie des Van Eyck, des Memling,
des Van der Weyden, des Quiniin Metsys.
Ils regardaient e?i eux, ces hommes rares, car c'était e7i eux et non autour
d'eux que se ma?iifestaient leurs inspirations. Ivres de pureté, ces intellec-
tuels mystiques traduisaient naïvement, pieusement, saintement les sensa-
tions qu'une ambiance de complet repos devait susciter en eux. Rien ne
troublait leur vue ni leur sens. En communion directe avec le ciel, en har-
monie parfaite avec eux-mêmes, ils peignaient avec clarté, avec prècisio?i
avec èlègayice ; ils aimaient la nature comme un ?niroir de Dieu, sur lequel
l'homme modestement se penche.
En eux et par eux ftruges la morte persistera éternellement
Et encore Venise, avec la voluptueuse vision des Nuits sur la
Lagune. Voici une phrase typique : « L'Amour et la Mort se fondent
dans une même étreinte de volupté. » — Et le sphinx, Témoin éternel,
dont le hautain silence est si superbement interprété. Et encore ..
Mais il faut s'arrêter. Je finirais par vous citer tout ce volume, qui
m'a émerveillé. Et il vaut mieux que vous le lisiez. Vous serez, j'en
suis persuadé, pénétrés comme moi d'une sincère et profonde admi-
— 2ç6 —
ration. Et vous rendn-z hommage au talent profondément subtil et
délicat de cette grande artiste qu'est M"° Maria Star.
Il convient de louer les ravissantes illustrations de ce volume. Le
peintre R. Maniella a reproduit les paysages, non seulement avec une
souriante exactitude, mais encore, ce qui mieux est, avec un sens
étonnant de compréhension intime.
Et tout cela forme une (eu vie de mérite exceptionnel.
J'aurai joie à parler dans une prochaine chronique de /'Au;
Chefs -d' œuvre y un livre d'art hautain et le Cœur iftiuill, ', un recueil de
charmantes et subtiles comédies du même auteur.
Le Voile du Temple, par M. Jean Dornis (Paris, lUlcnJorfr,
éditeur). — La question religieuse est, à différents points de vue.
dangereuse à traiter pour un romancier. Tout d'abord elle est infiniment
grave et, par conséquent, ne manque point de tomber dans la banalité.
On l'a tant étudiée et souvent si mal, que nous ne pouvons nous
empêcher, en la voyant revenir sur le tapis, d'esquisser un mouvement
d'ennui. D'autre part il faut un tact parfait pour ne point blesser les
susceptibilités respectables. Entendons-nous bien : je ne veux point
dire par là qu'il est défendu à l'écrivain d'avoir une opinion religi
ni de l'exprimer. Mais la véhémence, en cette occurren
funeste que l'indifférente contemplation En un mot il faut savoir faire
la part exacte des choses et considérer les arguments avec impartialité.
vieux difficultés on peut dire franchement que Jean Dorni^
vaincues avec une incomparable adresse. Tout le roman est une di
sionet pas un moment cette discussion n'est Fastidieuse : c'est un
résultat assez remarquable et assez rare- pour que l'on en parle tout
d'abord.
Vous pensez bien que pour exposer avec quelque chance de BU
un thème religieux il faut trouver un conflit qui force les COnsciencef
à s'affirmer en faveui de- telle ou telle thèse. L'intérêt existerait diffi-
cilement sans cela, au moins dans un roman qui est nécessairement fait
pour la masse du public, ne l'oublions pas. I )onc nous trouverons dans
h du Timplt ■■, un passionnant conflit amoureux entre deui êtres
absolument bons et lovaux mais dont l'éducation différente eni
particulièrement le sens moral de l'existence. Les deux êtres que
l'écrivain nous présente très entiers el très absolus dans l.
sont néanmoins pas des fantoches. Ils vivent et ils vibrent. Ce sont de
véritables êtres humains et, si leur « moi « intellectuel el moral est
soumis a la rigueur d'une loi supérieure, cela ne les empêche point
d'avoir un cœur, de souffrir, de pleurer, de tenter parfois, dans un
sursaut de leur instinct sentimental, la conviction pénible de leur
conscience. A coup sûr pareille intrigue est l'une des plus
oantesqui se puisse imaginer. Encore faut-il savoir la conduire avec
ie. Jean Dormis y es! an a roman est tout à Fait remar-
quable.
Je le résume en quelques mots : (jabricllc Iîernhardt, israélite d'ori-
I perdu sa mère très jeune. Mlle a été élevée par son père Daniel
— 297 —
Bernhardt, un physiologiste appartenant à cette classe d'hommes que
l'on pourrait, presque dès leur enfance, appeler de « vieux savants ».
La jeune fille, sérieuse, appliquée, intelligente, jolie d'ailleurs est en
quelque sorte la femme parfaite : celle qui joint aux agréables dons
extérieurs prodigués par la nature attentive, les graves et profondes
qualités d'un esprit réfléchi et d'une conscience clairvoyante. Elevée
dans un milieu austère, point du tout mondain, elle a grandi entre
l'affection un peu exclusive de son père et la tendresse un peu farouche
d'une vieille tante, Déborah, puritaine sévère, droite et intransigeante.
Jusqu'à l'âge de vingt ans la seule préoccupation de Gabrielle fut son
père, et cela presque plus en tant que savant qu'en tant que père.
Elle admire profondément et respecte avec ferveur cet homme auquel
elle sert presque de secrétaire. Et dans cette vie d'une intimité un peu
spéciale, que peut-être l'on pourrait appeler une intimité rigide, l'esprit
de la jeune fille s'est éveillé avant son cœur. Plongée sans cesse dans
l'étude, elle s'est intéressée exclusivement aux problèmes de l'au-delà
et la foi juive, ardemment enracinée en elle, la pénètre d'un respect et
d'une confiance très ferme. C'est un peu la joie de sa vie que de se
sentir sûre d'elle-même au point de vue des destinées de l'âme
humaine. Elle se sent aussi comme ennoblie par une si forte sûreté en
soi-même. Et elle considère la vie comme un chemin très droit, un
peu trop plane et point varié, mais suffisamment ensoleillé tout de
même pour qu'elle le parcoure avec un sourire calme aux lèvres.
Daniel Bernhardt, le savant, est un être de bonté absolue, mais qui,
confiné en ses études, ne se doute pas une minute qu'une jeune fille
peut, un jour, être la proie de sentiments autres que filiaux ou reli-
gieux. Déborah, elle, un caractère entier de vieille fille, vit dans sa
croyance comme un ermite dans sa caverne. Si d'une part, Daniel
admet parfaitement que l'on puisse pratiquer une autre religion juive,
Déborah, d'autre part, imagine farouchement que la vieille foi israélite
est la seule, et que toutes les autres croyances sont funestes et corrup-
trices. Ce caractère est tracé avec une étonnante dextérité. Un peu
effacé au commencement de l'œuvre, on le voit peu à peu sortir de son
ombre, grandir et s'éclairer ainsi qu'un lumineux fanal dans la nuit.
Il devient bientôt une figure saisissante, où vit l'effroi; mais derrière
ce masque d'intransigeance, tout de même, tremblent et vibrent
parfois comme une tendresse et comme une pitié. C'est tout à fait beau,
et cela fait songer à ces figures lumineuses, sortant d'un fond d'ombre,
que peignirent les peintres espagnols du dix-septième siècle.
Jetée par hasard dans un milieu de vieille aristocratie française,
Gabrielle, surprise, émue, sent sourdre en elle un sentiment bizarre.
Alors que son père et que les savants dont son enfance a été entourée
semblent toujours inquiets, obsédés par le désir de connaître ce qu'il
y a au-delà de ce « Voile du Temple » derrière lequel se cache un Dieu
suprême ou un ironique néant, — la famille catholique de Jean de
Saint- Méhin semble vivre dans une quiétude absolue. C'est qu'eux ont
une croyance toute faite, appuyée sur un dogme en lequel ils reposent
la confiance de leur âme. Et cette tendresse calme que Gabrielle sent
vivre dans ces âmes l'amène doucement à se demander si vraiment la
— 298 —
religion catholique n'est point la seule qui apporte le salut. Jean de
Saint-Méhin, brillant officier de cavalerie, jeune homme ardent, neuf,
fier, point dominé par l'esprit de veulerie du siècle, est bien pour
quelque chose dans ce commencement de conversion. Très curieuse-
ment Jean Dornis nous montre la complexité des sentiments dans
l'esprit de la jeune fille. Et ceci est plus exact que mes termes ne le
font paraître : ce sont bien là des sentiments dans un esprit, point
tout ;i fait dans un cœur. C'est si vous voulez, une sorte de croisière du
sentiment entre le cœur et l'esprit. Gabrielle ne sait pas si elle vient
à la religion par l'amour ou à l'amour par la religion. Il y a là une
lutte absolument émouvante et le sujet traité par Jean Dorait
d'une originalité frappante. Cette jeune fille témoigne d'un caractère
merveilleusement trempé et sa peur de céder à une croyance qui ne
lui serait pas dictée uniquement par sa conscience, mais qui pourrait
être suscitée en elle par son cœur de jeune fille, montre que cette
femme possède une âme hautaine et solide. Cette femme est, pourrait-
on dire, une femme intégrale... et elles sont tellement
femmes intégrales, celles chez lesquelles les petites faiblesses morales
et autres, ne sont pas presque l'unique raison des tergiversations
amoureuses ! Je me trompe : il existe encore des femmes inté^;:
mais celles-là, vous les connaissez; elles sont si vilaines qu'elles
décourageraient « l'intégraliste » le plus convaincu.
Et c'est la vie, la vie cruelle, qui dénoue l'idylle entre Jean et
Gabrielle. Car Jean de Saint-Méhin aime profondement la jeune fille.
Mais la différence de religion et de caste met entre les amoureux un
obstacle infranchissable. Mme de Saint-Méhin — Madame Mère dans
toute son horreur ! — le leur fait bien voir. C'est une vieille patri-
cienne, honnête d'ailleurs, mais d'un jansénisme absolu. De tout
façons les jeunes gens essaient de la convaincre. Ils y arriveraient
peut-être grâce à l'intervention de Geneviève, une délicieuse jeune
femme, sœur de Jean et amie de Gabrielle; mais par un stupide
accident, celle-ci est enlevée a la vie au moment précisément OÙ elle
allait donner à son mari un entant depuis Longtemps attendu. «
péripétie BSl tout à fait ingénieuse; car elle montre la futilité de tous
les raisonnements liages sur l'attente du futur. Et bientôt J<
Gabrielle se trouvent séparés. Jean a voulu "deSaint-
Méhin, épouser Gabrielle contre la volonté maternelle. Mais la jeune
fille sentant déjà dans le cœur du jeune homme une sorte Je rem
comprenant qu'il est un peu enfermé dan- Ligion
ailleurs douce, lui rend peu à
peu Le désespoir Ar la séparation s'atténuei lie se
i.i convaincre par la bonne tend -on ami Robert de
Sylvaire et épo : homme dont les principes, non moins purs
que CeUX de. Iran, mais plus d la raison supérieure de 1.
s'accordent m: OS.
Il s< livre une morale très saine, très haute, très puis-
sant' le sagesse; car il nous montre que Li
amour ne doit pas seulement se contenter d'un élan instinctif de deux
. l'un vers l'autre, mais tenir compte aussi de la sensibilité
- 299 —
morale de ces deux êtres, et aussi de l'éducation de leur conscience.
Et il nous dit aussi — parole combien réconfortante et belle ! — qu'il
n'y a pas de religions, mais une religion, vers laquelle tous les hommes
viendront un jour, comme vers une aurore nouvelle d'amour, de bonté
et de paix.
Sans doute vous ai-je très mal présenté ce merveilleux roman. Je n'ai
pu vous en citer les émouvantes péripéties. J'ai surtout cherché à en
exposer la synthèse. J'aurais dû vous parler de beaucoup de person-
nages qui y évoluent, de Sylvaire, loyal, bon et pitoyable, — une sorte
de Wolfram; — Mmede Ronarnau, exquisse vieille dame, l'abbé Livois,
curieux et sympathique jeune prêtre. La lecture du Voile du Temple
vous montrera mieux toute la beauté de cette œuvre, écrite dans un
style parfait, émouvant jusqu'au tragique dans certains épisodes — la
mort de Geneviève est une merveille, — coloré extraordinairement,
notamment dans l'amplification de ces mots de la Bible ! « Tu tisseras
un Voile Ecarlate...>
Dans ma prochaine chronique je vous parlerai d'un autre volume de
Jean Dornis, la Voie douloureuse, qui vous montrera l'écrivain sous un
jour nouveau et aussi séduisant. Mais vous avec déjà, n'est-ce pas,
présente devant les yeux l'image de Jean Dornis : un vieux petit
monsieur, très doux, très soigné de sa personne, avec des yeux très
clairs et très indulgents derrière le cristal de besicles à monture d'or,
et avec une couronne de beaux cheveux blancs, très blancs... Vous
avez très bien deviné !
M. Jean Dornis est d'ailleurs une jeune femme sur laquelle je vous
donnerai ce seul petit aperçu : elle m'a fait comprendre la fausseté de
cet adage qui prétend que les jolies femmes n'ont pas d'esprit...
Les Enfermés, par M. Horace Van Offel (Rotterdam, M. Boo-
gaerdt Jr., éditeur). — J'ai cette habitude, qui dégénère parfois un peu
en manie de m'attacher beaucoup au style. J'estime qu'un écrivain doit
connaître à fond la langue de laquelle il se sert : il faut un bon instru-
ment pour construire artistement une œuvre d'art. Mais je ne puis
vraiment parler de cela au sujet de M. Horace Van OfFel. M. Horace
Van OfFel ignore le génie même de la langue française. Son livre
a l'air d'une mauvaise traduction. Je ne serais pas surpris, à vrai dire,
que l'auteur des Enfermés pensât en néerlandais et traduisit directe-
ment. Non, ce n'est point là de la belle langue française : il y a des
fautes énormes de langage, de grammaire, de syntaxe ; le volume four-
mille de fautes d'orthographe; la ponctuation est livrée au caprice
du hasard. Il serait trop aisé de relever quelques-unes de ces erreurs
et de sourire; je l'estime superflu. M. Horace Van OfFel est un écri-
vain auquel il manque quelques leçons de langue française; mais, je
le dis hautement, il a toutes les autres qualités de l'écrivain.
Vous pensez si jœlais mal disposé à l'égard d'une œuvre dont tout,
dans sa représentation extérieure, devait me déplaire. J'hésitais,
depuis de longs mois, à la lire. On m'en avait dit beaucoup de bien et
beaucoup de mal. On avait ri du style, mais on avait aussi parlé avec
— 300 —
louange du fond de la pensée. Je viens dé lire les Enfermés. Je reg
de n'avoir point fait cela plus tôt : car plus tût j'< menu- de
rendre hommage au talent admirable de M. Horace Van I
œuvre est une des plus belles, une des plus profondes, une des plus
émues, une des plus angoissantes qu'il m'ait été donné de lire depuis
longtemps.
Le volume est une suite de quatre nouvell nés de
la vie militaire. Cette vie presque toujours fut envisagée avec partia-
lité. Car il y a deux espèces de vies militaires : celle de ceux qui aiment
d'être soldats et de ceux à qui ce joug pèse. Dans ces deux catégories il
y a, comme dans toutes les classes de la société, de fort honnêtes g-
des fripouilles. On n'est pas nécessairement une canaille parce que l'on
n'aime point la vie militaire. Et rarement cela fut mieux montré que
dans les Enfermés. La vie du soldat, brillante, tapageuse, noble .
même dans ce qu'elle semble impliquer de dom es tiq liage, fut décrite
souvent Et souvent fort mal, hâtons-nous de le dire ! ( )n décrivit
les malheurs du sous-ofïàqui une perverse maîtresse fait faire
«bêtises». On décrivit rarement l'état intermédiaire, ou subséquent,
comme vous voudrez. On nous disait : un tel, sous -officier, a vol<
le destitue, on l'envoie au bagne. — Et on ne comprenait pas que, là
seulement, commence la douloureuse histoire. Quelques auteurs pour
tant s'y sont essayés : ne joue-ton point pour le moment à Paris, chez
dernier, une pièce intitulée Hiribi — Biribi en notre
maison de correction — où sont traites des sentiments voisi]
qu'expose le. livre de M. Van OiVel. L'an dernier on joua
Jùimille, une pièce point du tout mal faite de M. Arquillière et où on
nous montrait à quel point l'armée ressemble au monde, puisque
comme le monde elle est formée d'hommes qui soutirent, aiment,
rient et pleurent. Et la conception que l'on a à présent de la vie mili-
taire semble bien être la plu- Mans l'armée, comme partout
ailleurs, il y a des hommes qui sont soumis à d'autres hommes parce
que telle est la loi éternelle, parce que c'est en quelque sorte la condi-
tion primordiale de l'existence de Dieu. C'est cette morale,
morale. exacte et sage, qui ressort du livre de M. Horace Van (
Bile ressort surtout de la première nouvelle, qui donne
son titre au volume. Cette nouvelle est de très loin la mieux
plus émouvante des quatre.
Voici en quelques mots l'exposé dje ces nouvel
.1 la compagnie de correction à BeverlOO. Un nouveau venu, le
caporal Robert devoir le
montrer sévère et presque brutal en\ tpris
d'une sorti- de- pitié profonde qu'en son intellectuaL il ne
s'explique d'ailleurs pas clairement. Mais cet homme invest 1 d
la loi d'une autorité trop lourde sans doute pour la faibles
esprit non encore mûri ; :rance de l.i vie, ne peu:
un sentiment nouveau. - une sensation presque. Il y a parmi les
hommes à la garde desquels il est commis d< qui le frappent
particulièrement. L'un est un géant bronze. c<eur excellent
mais mauvaise tète, qui a « roulé » un peu partout, a fait la campagne
— 3oi —
au Tonkin, a déserté; sorte d'animal têtu, buté, franc et sympathique
qui aurait dû vivre au Moyen-Age, reître botté de cuir, casqué de fer,
brigand, pillard et courageux, comme les condottieri en entraînaient à
leur suite. A côté de lui un jeune volontaire, Mary, inquiétant demi-
mâle, beau comme une fille, rose et frais, portant figé sur les lèvres le
sourire de la prostitution. Cet éphèbe de moeurs équivoques — ou
plutôt pas équivoques du tout — est l'ami chéri du géant qui le cajole.
On sait assez les mœurs qui régnent dans les bagnes, surtout quand il
s'y trouve d'anciens soldats des Légions étrangères. Et le jeune caporal
Robert s'éprend de l'hermaphrodite. Il jalouse le géant, fait tout pour
le faire souffrir davantage à ce point que l'homme un beau jour en a
assez et essaie de fuir : c'était un coup concerté avec le petit. Mais ce
dernier qui a une âme de fille ne fuit pas et le géant, s'en apercevant,
se laisse reprendre. C'est l'enfer qui recommence pour lui, un enfer
plus terrible encore. Et un beau jour Robert se lasse lui aussi de sa
situation, commence à se sentir un peu le prisonnier des prisonniers.
Alors en compagnie de Mary, il s'évade et ensemble ils fuient en
France. Là Robert trouve de l'ouvrage. Mary, lui, se contente de mener
l'oisive existence d'une femme entretenue. Mais un jour, tandis que
déjà Robert sent peser sur lui le joug du domestiquage — car à l'usine
comme à la caserne, il y a une hiérarchie — Mary, lui est repris du
spleen du bagne. Mû par des sentiments complexes il fuit et retourne
se constituer prisonnier. Il est surtout poussé par cette pensée de la
fanfaronnade qui existe à un si haut point chez les forçats, la pensée
de revenir auprès des compagnons restés à la chaîne et de leur dire :
« Je vais être puni doublement, mais j'ai osé faire cela, moi !» — Et
Robert ne sentant plus auprès de lui celui pour lequel l'aberration de
ses sens lui fait éprouver une sorte d'amour répugnant retourne aussi
à sa chaîne et va reprendre son joug. J'ai raconté en détails et un peu
longuement l'intrigue de cette nouvelle, d'abord parce que, ainsi que
je le disais plus haut, c'est de loin la meilleure, ensuite pour que l'on
se représente exactement un milieu duquel surgit admirable et puis-
sant un sentiment douloureux et profond : la pitié. Car c'est cela qu'il
y a surtout dans l'œuvre de M. Horace Van Oft'el, de la pitié. Pitié
pour tout ce qui aime, pitié pour tout ce qui comprend, pour tout ce
qui tremble, et même tout simplement pour tout ce qui vit. Car c'est
déjà une si grande douleur de vivre, de vivre surtout en de certains
milieux où l'âme et l'esprit se trouvent enchaînés. Mais cette pitié
que nous montre M. Horace Van Offel n'est point une pitié geignarde
et faussement sentimentale ; elle est émouvante, parce qu'elle est
sincère, parce qu'elle est basée sur le conflit existant entre l'intellec-
tualité de certains hommes et un milieu qui méconnaît cette intellectua-
lité. Pitié pour les forçats transis qui regardent l'air et l'azur et trem-
blent follement en songeant à une liberté qu'ici ou dans la vie ils
n'obtiendront jamais, puisqu'ils sont nés en quelque sorte hors la loi !
Pitié pour ceux-là que dirigent des gardes-chiournes maladroits et
incompréhensifs, trop jeunes pour avoir le sens du douloureux che-
min de la voie, trop jeunes pour comprendre le cœur meurtri des
hommes, et croyant que la brutalité sert l'autorité et échaffaude le
— S02 —
prestige ! Pitié pour ces pauvres chères fripouilles à qui souvent une
bonne parole ferait tant de bien, enfants qu'un mot rebute et qui pour
un mot se feraient tuer: enfants qui regardent encore, malgré leur
révolte et leur prétendue expérience, avec des yeux étonnés : enfants
souvent misérables et quelquefois sublimes pour lesquels la cruauté
n'est qu'une nécessité de la vie et sur lesquels on ne verse pas de
larmes! Ah! (pie cela est profond et émouvant ! Quelle intense com-
préhension de la vie amoindrie et écrasée il y a en ces pages, quel
sens de la douleur et de la charité. Pour écrire ces pages là il faut
une âme large, noble et mélancolique, une âme qui sait bien que rien
n'est absolu en ce monde, ni le mal, ni, surtout, le bien.
En parlant davantage delà première nouvelle du livre de M. H<
Van Oliel, j(v ne veux point dire que les trois nouvelles suivantes sont
dépourvues d'intérêt, loin de là. Cnc Nuit de Garde nous montre une
pauvre lille qui a commis la faute de se laisser séduire par un artilleur :
celui-ci ayant été envoyé à la correction la malheureuse reste seule
avec un enfant. De partout elle est repoussée : mais un soir d'hiver les
soldats, généreux, l'accueillent au corps-de-garde et lui permettent de
se réchauffer et de dormir. Hélas! leurs instincts brutaux prennent
bientôt le dessus et pour faire payer à la fille leur hospitalité, tour à
tour ils abusent d'elle : elle a ainsi payé son écot et croit pouvoir
dormir en paix. Mais les mâles, une fois satisfaits, la rejettent au froid
et à la nuit. Seul un jeune volontaire, plus affiné d'instinct et aussi plus
vaniteux n'a rien voulu demander d'elle : il la recueille dans sa guérite,
mais bientôt sent en lui-même le vrai motif de sa pitié. Comme les
autres, il la désire. Et quand ses compagnons voient la femme d .
guérite du jeune homme, ils se moquent de lui. Et lui alors la jette
dehors parce que cette moquerie a fait souilrir sa vanité. L'enfant sur
l'épaule la femme s'éloigne; et l'enfant, qui jusqu'alors a
veux clos, tout à coup ouvre Les paupières et le regarde : et il lit dans
eux la question obsédante : Pourquoi me faire mal. à moi et à
celle-ci ? Pourquoi faire souilrir ceux qui vivent ? — Et dans
le jeune soldat retrouve un autre regard, celui d'une bestiole inof-
iensive, une petite souris grise qu'un instant auparavant, ses compa-
gnons, histoire de rire un brin, brûlèrent vive. Le sacrifie
souris est une des plus belles pages que j'ai lues en ma vie : c'est une
merveille de douleur, de concision et de réalisme : on pourrait diffici-
lement foire mieux. — Et c'est toujours la grande, 1' - ques-
tion : c Pourquoi me faire souilrir?* Ah! oui. pourquoi faire souilrir
tout ce qui vit, qui vibre, qui sent ? Pourquoi mai tte vie qui,
en toutes tentations montre une parcelle, si petite soit-elle,
de la divi:
.l'aune beaucoup moins la troisième nouvelle, intitul
L'auteur- osidérations d'une métaphysique un peu
naïve et, à coup sûr, extraordmairement brumeuse. Pourqu
!i de pareils BUJetS, quand on en possède si bien d'autres plus ir.
par la réalisation de v
de deux soldats : l'un, Robert, jeune homme de bonne famille,
engage sans grande vocation militaire : c'est un nerveux, un senti-
mental dont les lectures ont un peu faussé le jugement. Son compa-
gnon, un correctionnaire qui vient de rentrer du bagne, a vécu ce que
l'on pourrait appeler une vie intégrale : en ce sens que quand quel-
qu'un ne fait pas ce qu'il veut, lui, il « cogne ». Puis le voici qui, grâce
aux conseils de son compagnon, se met à lire aussi. Son jugement est
faussé : il épouse une catin et se laisse bafouer par elle. — L'existence
de Dieu est vaguement rattachée à ce fait-divers. Ce n'est point fort
adroit. Et le sentimentalisme faussement psychologique de cette aven-
ture n'est point ce que j'aime le mieux dans le volume.
La Cagoule est l'histoire d'un soldat qui a manqué à ses devoirs mili-
taires et qui est emprisonné Un geôlier, un jour, le giffle. Le prison-
nier d'abord révolté finit par se calmer et, guidé par un sentiment
très profond, très vrai, très sain, comprend que l'auteur du geste
brutal est plus malheureux que lui-même, car ses instincts ne le por-
teront jamais vers d'autres actions, tandis que lui-même possède la
force admirable de la pitié et de l'indulgence.
Je vous ai présenté le mieux que j'ai pu M. Horace Van OfFel ; je ne
le connais point personnellement et je ne l'ai jamais vu : j'ignore tout
de lui. Mais quand vous aurez lu son livre je suis persuadé que vous
serez de mon avis : si M. Horace Van OfFel continue comme il a com-
mencé il deviendra un très, très grand écrivain : quelque chose comme
un Verhaeren de la prose. Car il possède en lui les qualités que l'on
n'acquiert jamais si l'on ne les possède : la pitié et l'exacte sensibilité.
F. Charles Morisseaux.
L'abondance des matières me force à mon très grand regret de
remettre au mois prochain ma critique de l'Hallali, le magnifique
roman du maître Camille Lemonnier.
Accusé de Réception : L'Ame des Chefs-d'œuvre, par Maria Star;
Le Cœur effeuillé, par la même ; La Voie douloureuse, par Jean Dornis ;
Essai d'une psychologie de la Nation belge, par Edmond Picard.
THEATRE PUBLIÉ.
Trimouillat et Méliodon ou la Divine Amitié, vaudeville
satirique en un acte, par Edmond Picard. (Editio?i de la Belgique
A rtistique et L ittèraire) .
M. Edmond Picard nous donne aujourd'hui un petit livre, un fort
petit livre... mais de lui, ne peut-on dire que « grand peut être U7i petit
livre comme petit petit être un grand livre ». Aussi bien, si son exiguité
m'a peiné, n'est-ce point que Trimouillat et Méliodon, m'a distrait et
que, vraiment, il m'a distrait trop peu de temps! Avant de nous pré-
senter, en quelques scènes rapides et colorées, ces autenthiques héri-
tiers de l'amitié qui unissait Oreste et Pylade, M. Picard rappelle avec
un esprit tout à fait excellent, le meilleur et le plus essentiel de ce
qu'il nomme ses idées thêâtriques. Ainsi, son livre se divise en deux
parties bien distinctes d'inégal intérêt peut-être... dans la première, il
— 304 —
explique sa conception du théâtre, dans la seconde, il nous offre un des
résultats où elle l'a conduit : c'est, si vous voulez, la théorie et L'exemple*
Je vais m essayer à vous résumer l'une et l'autre.
La préface de Trimouillat et Mitiodon est. à proprement parler,
M. Picard ne s'en cache pas, une façon de plaidoyer pre iomo. M. Pi
en pliant son multiforme talent à faire du théâtre et cela avec un si inté-
ressant mépris des traditions de la scène, a rencontré de nombreux
contradicteurs, ce qui, sans doute, n'a pas été pour lui déplaire, puisque
seulement devant l'universelle approbation, il a douté de lui-même.
Il s'autorise de ses critiques diverses et même parfois injurieuses, non
point pour rétorquer les arguments qui lui furent opposés mais bien
pour résumer ce qu'il a voulu, ce qu'il n'a cessé de vouloir depuis qu'il
s'essayât pour la première fois à l'art du théâtre-. M. Picard a sur cette
question deux idées principales qui sont fort simples. L'une est géné-
rale, la voici : « ne rien exclure du domaine dramatique, aucune forme
ni aucun sujet », l'autre est spéciale et tout à fait personnelle, elle
nous apprend sa prédilection pour le théâtre d'idées qui emprunte
ses sujets à la vie strictement réelle, ne s'occupe point de controversée", de
discuter, de démontrer ni de persuader mais tout uniment de montrer,
de décrire, d'exposer... ceci est moins une idée qu'un goût particulier,
mesemble-t-il. Son idée maîtresse est donc de ne point rétrécir le
champ de l'action dramatique, de ne point rejeter systématiquement
tel ou tel sujet pas plus que telle ou telle forme de dialogue ou de mise
en scène. Voici qui marque indéniablement un esprit indépendant et il
ne paraît point qu'on puisse lui opposer le moindre argument de valeur:
ce serait méconnaître la moralité même de l'art théâtral que l'astreindre
âne pas évoluer autant si pas plus, que les civilisations en lesqu
puisse sa force et, disons le. ses raisons d'être, et ne serait-il point
puéril de voir que la forme littéraire doit sinon s'améliorer, du moins
se modifier continuellement suivant en cela, plus ou moins parallèle-
ment les transformations de Part poétique et de l'art prosodique?
Aussi bien, je m'expliquais difficilement que certains esprits put
ne pas admettre cette idée de M. Picard qui, il est frai, a pu être a
voire révolutionnaire mais ne l'est certainement plus maintenant que
déjà, elle a fourni une certaine carrière et que dis oeuvres qui
inspirèrent ont conquis l'attention du publie et même davan:
Sur la seconde idée de M. Picard, je n'insisf l pré-
conise le théâtres ici -on droit: d'autres réservent leurdileo
I thèse et, ma foi, c'est leur dj nent, de même.
tint notre droit à nous de donner notre attention ou notre
admiration à l'uni- ou l'autre de ces formes! Il me paraît que c'est une
question de tempérament et d'éducation et je trouve qu'il serait, de ma
part.au moins aujourd'hui, fort inopportun de vous due laquell
deux je préfère, et pourquelli mon devoir de critique ne m'y
oblige en aucune façon.
M. Picard termine sa préface en : nettement la diflet
— 305 —
entre le théâtre à idées et le théâtre à thèse : le premier montre, nous
dit-il, le second prouve. Et cette distinction est claire et précise. Il
s'ensuit que le rôle de l'une ou de l'autre de ces formes théâtrales est
variable, si par l'une, le public est forcé à raisonner à son tour et à se
faire une opinion avec les éléments qui lui sont fournis, avec l'autre, il
doit, bon gré, mal gré. suivre le dramaturge dans ses déductions et s'il
ne veut pas conclure avec lui, alors il doit s'élever contre lui ; au point
de vue social, le théâtre à thèse peut donc exercer une influence sinon
plus grande au moins plus immédiate et ce n'est pointée qu'ambitionne
le théâtre à idées qui, moins despote, se voue à une attitude ironique,
moins combattive et plus descriptive surtout.
M. Picard, après nous avoir dit ce qu'il entendait par le théâtre
d'idées, nous en donne un échantillon et voici Trimouillat et Mèliodon
ou la Divine Amitié.
C'est une scène très courte et remplie de vie, d'une vie bourgeoise,
quotidienne pourrait-on dire, nullement théâtrale au sens habituel du
mot, ce qui ne l'empêche point d'être entièrement scénique, très mou-
vementée, vraie même.
Je vous la raconterai en quelques lignes :
C'est dimanche ; Tournebourne, vieux bohème, plein de philosophie
et souvent de bons sens, s'est invité sans façon, en parasite, à dîner
chez son camarade Mèliodon; à la table familiale, devant le bouillon
hebdomadaire s'assoient la femme et le petit garçon de Mèliodon, puis
l'ami intime de la maison, Trimouillat, sa femme et sa petite fille. Et
ces agapes débutent d'une manière charmante, Mèliodon affectionne
Trimouillat, Artémise ne peut se passer de Sylvie, Totor adore Titine
et chacun d'eux exagère les marques de cette amitié grandiloquente,
invraisemblable, inexplicable, inexpliquée Tournebourne, avec esprit
et sans la moindre aigreur, se moque un peu d'eux, se demandant la
raison de cette union si remarquable, que rien ne justifie... mais les
bouteilles se vident, les cervelles de s'échauffer ; une dispute survient
entre Artémise et Sylvie, Mèliodon défend sa femme, Trimouillat
prend le parti de la sienne, tant et si bien que des gros mots on en
vient aux coups : chacun oubliant cette belle amitié qui, tantôt, les
réunissait, se jette dans la mêlée, non sans avoir auparavant, dans un
dernier geste d'entente, conspué Tournebourne qui avait eu le rare
bon sens de ne point les prendre au sérieux lorsqu'ils s'aimaient mais
l'imprudence aussi de vouloir apaiser leur discorde... et le rideau
tombe sur ce magnifique combat, portant en inscription bien appa-
rente, ces mots ironiques : « O Divine Amitié »
Et c'est tout... Oui, c'est tout, comme disait M. Rency en parlant
des « Hésitations» de M. Bossi... c'est tout et j'ai trouvé que c'était
trop peu, je ne crains pas de le dire, je m'attendais à plus et à mieux.
Certainement, ce petit vaudeville satirique est amusant, il est même
très amusant, d'une ironie délicieuse, d'une langue alerte et poivrée,
souvent spirituelle, d'une action rapide, si heureusement entrecoupée
— 3°6 —
par les apartés d'un scepticisme souriant auxquels, entre deux \
de vin, s'adonne ce vieux raté de Tournebourne, et la bêtise d<
gens et leur naïveté sont si bien rendus... oui, oui, tout cela est vrai,
j'ai ri de bon cœur en les voyant se gifller mutuellement leurs joues
humides encore des amicales accolades, et j'ai parfaitement compris
ce que M. Picard, par une aventure un peu ait voulu nous
faire comprendre : <^ La fragilité des affections humaines ».
Mais il y a dans ceci quelque chose que je juge incomplet : pou:
persuadés vraiment de la fragilité des affections humaines en général
e! de celle des ménages Trimouillat et MéliodOn en particulier, n'eût-
il pas fallu que nous sachions pourquoi tous ces jeunes gens que nous
ne connaissions pas, paraissaient tant tenir les uns aux auti i
rien ne les reliait que leur médiocrité et quelques habitudes pri-
commun, était-il étonnant de les voir, pour un rien, pour un oui, pour
un non, se jeter les uns sur les auti
Dans le premier cas, la Divine Amitié eût eu la portée d'un petit
drame; dans le second, elle est surtout une farce! Maintenant,
peut que M. Picard n'ai pas voulu nous passionner ni même nous
faire réfléchir et qu'il faille se contenter de ce que nous voyou
chercher autre chose; le titre de sa piécette aurait alors une impor-
portance par quoi lui même aurait été dépassé et ne faudrait-il qu'en
rire. Ah ! voilà qui est parfait et sa * Divine Amitié » est d'une lecture
tout à fait distrayante... mais, je crains bien ne pas l'avoir comprise
ainsi qu'il la crue, car cette idée de la fragilité des affection huma
je ne vois point, quelque effort que je fasse qu'elle soit suffisamment
démontrée par cette anecdote du dîner bourgeois interrompu, ni qu'elle
prenne l'amplitude voulue par cette aventure trop vaudevillesque de
is, irascibles et mesquins. Ne serait-il point possible qu
pris trop au pied de la lettre la si substantielle préface de « Trimouillat
<l Mrliodon », qui en l'occurrence promet beaucoup plus que ne tient
la pièce elle même probable, aus<i, je préfère conclu
disant que c'est elle, la première partie de son livre, qui en esl aussi la
meilleure, la plus salutaire, la plus profitable ii lire et à commenl
( ' aki o Krvi
LES THEATRES
Théâtre de la Monnaie. — Le è (°).
J'ai dit à mon excellent ma : ileure, perspicace critique :
— Vous devez être heureux, maître: voici l'opéra comique i
Selon l'ancienne formule. Vous nid Unes qui mépri-
sent sans retenue les vieux ouvrages lyriques et n'admirent que le
moderne. Et je pense qu'une joie fervente illumir. BUT,
(•) / M en trois actes, paroles de K. De Plnnard. musique
de Hérold ; représenté pour la pu inique,
le 15 déccnitm
— 307 —
Eric Soleure s'arrêta, dans le couloir, me prit le bras, me secoua un
peu et dit gentiment :
— Quelle petite fripouille vous faites, tout de même, Anicet ! C'est
vrai que j'aime certains opéras de jadis. Je les aime souvent avec une
exagération voulue, précisément pour contrebalancer l'opinion partiale
des jeunes esthètes. Mais ici le cas est différent. En général, nous pou-
vons trouver dans les opéras « vieux jeu » un puissant intérêt dramati-
que : voyez plutôt Y Africaine et les Huguenots, dans lesquels l'action
est si merveilleusement construite. Dans le Prè-aux-Clcrcs le drame
ne nous émeut pas une minute. Et la musique...
— Je la trouve pimpante et jolie, par instants...
— Et de bon goût, n'est-ce pas! Allez donc, payez-vous ma tête, en
faucon féroce que vous êtes ! Ah ! bien sûr, je ne reproche pas aux
directeurs de la Monnaie d'avoir ressuscité ce cadavre. Il en faut pour
tous les goûts, comme dit l'autre. Et leur devoir est de satisfaire aussi
les vieux abonnés qui, ainsi, se rappellent leur jeunesse. Ils disent en
soupirant, ces piliers respectables de notre opéra national : « C'était
l'année où je connu la petite Lili, quatrième dessous à gauche ! Elle
avait de si jolies jambes ! Et un langage si expressivement crapuleux !
Et la chérie me faisait cocu avec tous mes amis, et même avec des gens
que je ne connaissais point! C'était le bon temps... »
— Car le bonheur, n'est-il pas vrai, mon cher maître, est considéré
avec des désirs différents, selon que nous le voyons dans le passé ou
dans l'avenir..
— Ça est sûr, ça! dit avec un accent du plus pur bruxellois, une
jeune personne, à l'air évaporé, qui passait dans les couloirs.
Eric Soleure salua et dit :
— Bonjour, petit !
Il ajouta :
— C'est Cucu ! J'ai un petit fils de quinze ans qui l'adore. Moi j'ai
beaucoup aimé la grand'mère de Cucu : elle était danseuse et portait le
même nom.
— Alors celle-ci, c'est Cucu III ? Qu'est-ce qu'elle fait?
— Les hommes, dit gravement Eric Soleure. Mais, telle que vous
la voyez, elle vous représente, synthétiquement, le Prè-aux-Clercs.
Tous les vieux messieurs de l'orchestre voient cet opéra comique
désuet comme ils voient Cucu III. Et ils s'imaginent que c'est Cucu Ire.
Voilà! O illusion...
— L'interprétation?
— Hum ! David est très gentil : sa voix devient tout à fait belle. Et
sa mimique est en perpétuel progrès. Decléry est toujours parfait ; on
ne trouve plus rien à dire à son sujet : c'est la perfection. Caisso tou-
jours original, ingénieux, consciencieux : c'est un artiste. Belhomme
point du tout mauvais. C'est tout.
— Vous laissez les dames de côté ?
— De mon côté, oui. Eyreams est une délicieuse petite Xicette. Et
si sympathiquement adroite. M110 Korsoff, depuis le petit accident sur-
venu dans le Barbier est dominée par un trac féroce : elle a bien tort.
Sa voix est charmante et le public l'aime bien. Elle nous croit donc si
- 303 -
ni<\ liants : Et M"* Magne aussi a une jolie voix. Quant :i sa façon de
dire le dialogue et de jouer.;.
— Kh bien :
— J'ai toujours trouvé, dit Eric Soleure, qu'il est vilain de dire du
mal des absents.
Ank i i Le Xoir.
L'abondance des matières nu- force à remettre au mois prochain ma
Chronique des représentations des 7;vi
tations ayant eu lieu le 27 et le 28, la revue était déjà mise en pa
ce moment. Je constate seulement le succès colossal remporté par le
génial ouvrage de Berlioz. Les directeurs ont donné à cette œuvre une
mise en scène absolument merveilleuse : c'est un triomphe pour eux.
L'orchestre est au-dessus de lui-même, ce qui n'est pas peu dû
Sylvain Dupuis est un maître. Je tiens à constater aussi, tout d'abord,
le succès personnel remporté par M"*- Croizat et Bastien.
A. L.
Théâtre du Parc. — L'Indiscret, comédie en 3 actes, de M. Edmond
Sée; La Chance du Mari, comédie en 1 acte, de MM. Caillavet
Fiers; Mon Oncle Barbassou, comédie en 4 actes, de M Emile Bl
Si Lucien Rivolet n'était pas indiscret jusqu'à la bêtise, cette comé-
die mériterait à son auteur quelques lauriers, car elle nous repos
l'examen de cas anormaux, tenant plus de la pathologie qu»
ordinaire; et l'effort a, par soi, ;i<mv. de mérite, pour justifier notre
indulgente approbation à cette étude, qui est presque celle d'un 1
leie, et, certes celle d'un travers intéressant et COmpli •
Lucien Rivolet poursuit et amuse de son amour une bourgeoise qui
s'ennuie et qui goûterait à l'aventure beaucoup de joie, si elle n'en
craignait le scandale : mais Rivolet, à la lois par fatuité, par besoin de
se raconter, comme de raconter les faits et dénonce,
se trahit à qui veut l'entendre, et même au mari, qui n'en demandait
pas autant ; cette fougue d'expansion, qu'aucun conseil ne peut
pliner amené la rupture îles amants et le rapprochement des époux.
tte comédie aurait peu! être gagné à être ran
ce qui éviterait la répétition de situations déjà vues et, à Lucien.
.-ion île dévoiler qu'il est aussi inintelligent qu'il est peu dis
Mais die a des qualités précieuses dont la - dans le talent
ivation qu'elle révèle chez, l'auteur de
psychologique; le dialogue a des tondus de maître, et les carat
des personnagi lement dans la logique de leurs
propi
M'"° Blanche Toutain a l'occasion d'y taire admirer la s
le charme de son talent éprouve de grande comédienne, qu
donner à la pièce toute sa valeur.
Mais c'est surtout dans l.tl Chan lit par
inte et tout l'a: unau-
— 309 —
La Chance du Mari nous apporte un joyeux acte de fin de soirée; s'il
tient du vaudeville par l'outrance de la situation, il s'en relève par
l'idée peut-être vraie que pour beaucoup de maris la seule chance de
sauver leur honneur conjugal, c'est d'opposer au flirt commençant de
leur femme l'obstacle d'un second flirt venant à la traverse.
Balancée entre le joli mondain, clubiste, homme de sport, et l'amé-
ricain positif, qui aime les solutions rapides, Suzanne, en prenant son
temps pour hésiter et pour conclure, trouve le loisir de revenir à son
mari.
Ce qui emporte le succès de ces dialogues, c'est l'esprit dont ils sont
bourrés et qui ne laisse l'occasion ni de réfléchir ni de critiquer.
Mme Blanche Toutain a trouvé en M. Gorby — qui représente
l'américain, un talent digne d'elle, et la figure expressive de Bobby
Hanson emprunte à son jeu un relief original et puissant.
La direction, en retirant de l'oubli Mon onde Barbassou n'a pas fait
œuvre méritoire : ce n'est pas une comédie, et, comme bouffonnerie,
cette pièce ultra fantaisiste, ne relève guère de la critique littéraire;
si le premier acte contient une idée joyeuse, promettant un vaude-
ville, les trois actes qui en déduisent les conséquences burlesques,
affaiblissent notre gaieté.
Qu'André de Peyrade hérite de son oncle Barbassou, outre quelques
millions, un sérail dont le gardien lui avait jusqu'alors été présenté
comme un grand vizir, la situation est comique et paraît être féconde
en joie, mais la fantaisie du thème étant d'inspiration courte, ne tarde
pas à tourner à l'incohérence et à s'éparpiller finalement en scènes de
farce grotesque; le retour de l'oncle Barbassou, qui entend désormais
demeurer « feu Barbasson » ne ranime que peu notre attention.
Tu es bien mort, Barbassou ; repose en paix.
Jacques Leroux.
LES SALONS
Les Aquarellistes.
Les noms les plus marquants de notre phalange d'aquarellistes voi-
sinent avec ceux des artistes étrangers conviés à figurer à cette expo-
sition de l'aquarelle moderne. Qu'elle est loin l'aquarelle de jadis, aux
règles étroites, limitant forcément les moyens d'expression de l'artiste!
Des œuvres de force, d'envolée sont permises Les pages signées
Bartlett, d'une facture puissante, d'une richesse de tons remarquables,
les marines de Baseleer, les scènes de genre de Carpentier en sont les
preuves. Hermanus. Breitner, Deltmann, Hâverman, Le Mains,
Xisbet, Ten Kate avec des fortunes diverses abordent les genres qui
leur sont familiers.
Les petits hommes moyenâgeux de Lynen déambulent par des
ruelles étroites. Pecquereau, Thémon et Titz soignent précieusement
le dessin et la couleur des coins pittoresques — vieilles maisons ou
paysages - qui les ont séduits.
- $io -
Le trio de nos paysagistes Çassiers, ryttcrschant et Stacquct domi-
nent de la maîtrise que nous sommes accoutumés à leur reconnaître.
Parmi la série j'aime surtout
le printemps et ï hiver.
L'imagination brillante de Marcette revêt d'une féerie de coui
les mers calmes ou démontées.
Et s ;it fluides et légers à rencontre de ceux de M Hage-
mans encombrés de blocs géométriques uniformément grisât:
part cela ses images sont lavées avec une exceptionnelle habileté.
Stroobant bâtit toujours des architectures branlantes en pain
d'épices. Charles Mertens ne s'évadera donc jamais des pays ti
privés de lumière où il choisit ses sujets?
Le style si personnel de Delaunois s'applique désespérément à la
redite des mêmes atmosphères, des mêmes perspectives soin,
( )n en arrive à désirer que cette langue si riche exprime autre cl
des idées neuves.
Le Puits turc de Brangwyn est très confus, c'est son seul mérite.
Hoeterickx dans le cadre accoutumé des grands arbres el
pelouses d'une verdure molle et un peu floconneuse, étudie les foules
et rend très heureusement leurs physionomies. La lumière blanche de
Venise caresse l'œil, enveloppe les groupes et estampe les lointains
élans la Filé de Kast tandis que plus loin un autre magicien de la
lumière. Gaston Latouche, amoureusement la fait chanter dans un
Souvenir de /Bretagne et un portrait de graveur.
( ' 1..
Petite chronique
Matinées Mondaines. — La direction si artiste des Mai
Mondaines, organisées au Théâtre royal de l'A lursuit IV I
tion de son remarquable programme. Chaqu S plus inté-
derniere fut consacrée sus I turent
Tailhade, en une causerie peut-être un peu encombrée mais très fine,
évoqua tout le cycle des Légendes et des mythes fameui
âges et des divers peuples. Le défilé fut long et parfois inutile,
déplaise & Laurent Tailhade. la plupart des légendes dont il évoqua le
souvenir nous sont très familières, l'eut être aurions nous p
liste moins touffue et un souci plus constant de de.
liqueet philosophique de Ces divei -.qui lenienr.
dans leurs appaienees de naïveté et de simplicité, les leçons d'une grande
Mais quoi qu'il en sou de cette manière un peu monotoi
Mter le sujet. Laurent Tailhade y mit du moins le charme
délicat d'une langue im; locution châtiée. -
!, de la musique, du chant : voilà qui a suffit pour illustrer le
Sujet que développa le conférencier. Maurice (home, professeur au
— 3" -
Conservatoire, détailla avec une animation charmante le Ier tableau du
Noël de Maurice Bouchor et récita ensuite diverses poésies légendaires
de Leconte de Lisle et de Verhaeren. MIle Gabrielle Wybauw, une
fois de plus, nous fit admirer sa voix chaude et prenante dans un Noël
de Léon Jouret et dans une mélodie de Schumann. Mais ce fut du
délire quand Jean Noté vint chanter de façon triomphale l'air de la
Coupe du Roi de 7hulè de Diaz le Noël chrétien d'Adolphe Adam et
Si fêtais Dieu de Marinetti.
Prochainement nous assisterons à une audition intégrale de Eve,
mystère de Massenet.
Le prix triennal de littérature dramatique a été décerné au
maître Edmond Picard pour son œuvre Ambidextre-Journaliste. On ne
saurait trop se féliciter de cette décision du jury chargé de décerner le
prix. C'est reconnaître hautement non seulement le mérite de cette
œuvre mais encore la haute valeur de l'effort tenté par le puissant
écrivain en faveur du théâtre d'idée et du théâtre belge.
Le prochain Concert Populaire aura lieu le dimanche 27 janvier,
sous la direction de M. Sylvain Dupuis et avec le concours de l'éminent
pianiste M. Ferruccio-B. Busoni, qui interprétera le Concerto en ut
mineur de Beethoven et les vingt-quatre préludes de Chopin. Le pro-
gramme symphonique comprendra notamment la deuxième symphonie
de Johannès Brahms. Répétition générale, la veille, 26 janvier.
Au Cercle Artistique, à Bruxelles, du 7 janvier au 17 janvier,
exposition des œuvres du peintre Edwin Ganz.
M. Henri Pirenne, l'éminent historien, vient d'achever le troi-
sième volume de son Histoire de Belgique. Ce volume conduit le lecteur
jusqu'à l'arrivée du duc d'Albe aux Pays-Bas. Nous en détachons les
pages suivantes sur l'ascension de la noblesse à la fin du xve et au xvi°
siècle:
... Tandis que la bourgeoisie, au point de vue politique, est en
déclin, la noblesse, au contraire, acquiert une influence qu'elle n'avait
plus possédée depuis quatre cents ans. Refoulée au second rang à
partir du xnc siècle par la puissance croissante des villes, les progrès
du pouvoir monarchique lui restituent dans l'Etat la première place.
Bien différente, d'ailleurs, de la vieille caste féodale dont les derniers
descendants achèvent de disparaître et dont les mœurs ne subsistent
plus que dans la région sauvage des Ardennes, la noblesse de l'époque
bourguignonne, la haute noblesse surtout, s'est formée et enrichie au
service du prince. On y rencontre pêle-mêle, à côté de familles indi-
gènes comme les Lalaing, les Lignes, les Berghes, les Egmont, les
Arenberg, les descendants de seigneurs bourguignons ou picards
venus dans les Pays-Bas avec les ducs, comme les Meghem, les
- 3i2 -
Glymes, les Croy, onde comtes allemands qui y ont suivi Maximilien,
comme les Nassau. Tout rapidement tondu, amalgamé, uni
par des mariages, par la communauté des mœurs, des intérêts, de la
langue môme, car en dépit de Bes origines diverses, la haute uol
a bientôt adopte tout entière la langue de la cour, le- lïanca
ilurant le \ .il se produit encore parmi ses membres quelques
défections retentissantes, celle de Commines, celle d . celle
d'Esquerdes, on ne constate plus rien de tel depuis l'avènement de
Philippe le Beau. C'est une fidélité inébranlable qu'elle témoigne
dès lors au souverain, c'est pour lui qu'elle v«
champs de bataille.
De 1453 à 1521, on ne compte pas moins de quatre Lalaing morts au
service : Jacques tué à Poucques (1453). Philippe à Montlerv (14O6),
Josse au siège d'Utrecht (1483), Jacques à celui de Me/.ières (1521),
Un Lannoy reçoit à Pavie l'épée de François Ier. Charles d'Egmont
meurt aux cotés de Charles-Quint pendant l'expédition de Tunis. Le
comte de Buren, qui a passé sa vie à combattre les Gueldroi
Français les protestants d'Allemagne, sentant approcher sa dernière
heure, se fait porter en costume d'apparat dans la grande salle d
hôtel et, au milieu de ses amis et de ses domestiques, € soutenu
les bras par deux gentilhommes », boit une dernière fois à la santé de
l'empereur son maître. Ce n'est pas seulement leur sang, <
leur or que les nobles mettent à la disposition du souverain. Bu
clans un de, ces innombrables moments de pénurie OÙ les coffi
l'Etat sont ;'t sec. le comte d'Hoogstraetcn vend [,000 livres de rente
sur ses biens et refuse* par courtoisie» d'accepter les garanties que lui
la gouvernante. Henri de LNTassau, lors du siège de Me/
avance 32,000 livres. Quantité d'autres mettent leur crédit à la d
sition du gouvernement lors de la conclusion d'emprunts.
Mais aussi les recompenses ne leur sont pas met
érigé en principauté pour Charles de Croy en 1486, Epinoy pour
ois de Melunen 1541, Gavere en 1553 pour Lamoral d'Kgmont.
Philippe de Croy devient duc d'Âerschot et marquis de Rent]
1533. Antoine de BergheSj la même année, est fait marquis d<
Une foule de terres, en retour de
leurs, sont érigées en comtes : Egmont eu i4s'>. Buren en
Hoogstraeten en 1518, Lalaing en 15:-. Rœulx en 1533. Ligue en 1544.
Boussu et Culembourg en 1551 nt à pour-
voir des cadets de grandes familles. Celui d'Arraa est donne en
iche de ( îroy; celui de Tournai en 1
autres Croy encore, Jacques, Guillaume et Robert, se succèdent sur
Celui de Cambrai de [504 a 1556 II échoit .1: l milieu de
lies, dont deUX parents, Corneille et Robert deviennent ev.
de Liège en 1538e! en 1 ;
Le théâtre lyrique flamand d'Anvers repi n février
de M. Ryelandt. MIlc Gabrielle Wybauwa
été engagée pour créer le rôle principal.
- 3i3 -
Pelléas et Mélisande
au Théâtre de la Monnaie.
Les représentations si impatiemment attendues du
chef-d'œuvre de Claude Debussy et Maurice Maeterlinck
ont pris fin dans une apothéose. Rarement succès aussi
spontané fut enregistré dans les annales du théâtre de la
Monnaie. Dès la première, la salle présenta l'aspect des
plus grands jours. Tous les artistes de toutes les catégories
s'y donnèrent rendez-vous, et jusqu'à la fin, le succès alla
grandissant.
C'est que la collaboration de ces deux chefs d'école a
donné naissance à une œuvre d'une immense portée artis-
tique, et je ne pense pas qu'il soit possible d'imaginer une
fusion plus complète entre un poète et un musicien que ne
l'a été celle de Maeterlinck et Debussy. Pour un tel poème,
il fallait un tel musicien. Et si l'on songe aux tendances
aussi spéciales de l'œuvre de Maeterlinck, ne fallait-il pas
redouter de voir un musicien chercher à illustrer musicale-
ment le drame si émouvant du poète. M. Claude Debussy
était tout désigné pour cette tâche et jamais musicien ne
comprit mieux l'âme de son librettiste.
Il faudrait pour analyser les impressions d'ensemble de
cette œuvre, trouver des mots nouveaux, des expressions
différentes de celles employées ordinairement. Le court
prélude du premier tableau nous dispose tout d'abord à
l'étrangeté. Ce sont des sonorités nouvelles, inattendues,
mais enveloppantes et profondément pénétrantes. On sent
qu'il va se passer quelque chose d'anormal, quelque chose
auquel on n'est pas habitué. Et, en effet, le drame se
déroule avec ses bizarreries nombreuses, ses obscurités et
ses clartés, sa langue si spéciale, mais aussi ses situations
tragiques et poignantes. La musique dès lors, on n'y pense
plus; on est tout au drame. Et celui-ci va jusqu'à la péro-
Le ïhyrse — i" lévrier 1907. 20
— 3H —
raison en un superbe crescendo d'intérêt, laissant l'audi-
teur sous une impression profonde et indéfinissable.
M. Debussy est trop connu musicalement pour qu'il soit
nécessaire de parler ici de so?i art musical, ce qui serait au
reste impossible à dire en peu de mots. Car il a lui aussi
son art spécial. Il a trouvé sa langue à lui, et il la parle en
maître. Sa musique, comparable à l'art de certains peintres
modernes, est avant tout lumineuse. Il emploie très rare-
ment les effets de grand forte et les sonorités sont plutôt
contenues. Il aune harmonisation très spéciale et qui va
jusqu'au système.
Il y a des pages d'une délicatesse exquise; mais je m'en
voudrais de ne pas en citer une qui, à mon avis, est abso-
lument grande dans toute l'acception du mot. Celle qui
suit immédiatement la scène de violence entre Golaud et
Mclisande au quatrième acte. Ici le compositeur a dépassé
le poète. C'est beau, et c'est incontestablement le moment
le plus poignant du drame.
Nous avons dû nous contenter de ces quelques mots
d'appréciation sur l'œuvre si attachante et si originale que
vient de nous donner le théâtre de la Monnaie, et qui aura
dû surprendre tant d'abonnés non avertis; mais une étude
plus approfondie du drame et de la musique nous eut
entraîné trop loin.
La distribution des différents rôles a été faite avec le
plus grand soin et ceux-ci ont ete tenus admirablement.
Mme Mary Garden de l'Opéra-Comique d iale-
nient engagée polir ces représentation-, a ete tout à fait
superbe dans le rôle de Mélisande qu'elle a créé à R
Pelléas était M. Petit, un jeune débutant du Conservatoire
de Paris à la voix un peu gutturale. M. Bourbon dans celui
de Golaud a été pour beaucoup une révélation. .M. Artus à
la diction merveilleuse a été un Arkél excellent bien qu'à
la voix un peu trop métallique Mme Bourgeois remplissait
le rôle de Geneviève. M pas celui du petit Yniold et
M. Danlée celui du médecin.
— 3i5 -
Les décors étaient très soignés.
L'orchestre s'est surpassé sous la direction de Sylvain
Dupuis, et a été tout à la satisfaction de M. Debussy.
Ce qui n'est pas peu dire... paraît-il!
Joseph Jongen.
Un vieux Marin
A vous, les flots innombrables des mers.
Planes comme des dos oit droits comme des torses,
A l'embellie, à la tempête et ses éclairs,
Il a donné cinquante ans de sa force.
Son corps est aujourd'hui branlant et vieux ;
C'est avec peine
Que ses doigts r aides et goutteux
A mènent,
De sa poche à sa pipe, un peu de clair tabac.
Au bout des dunes,
Il habite, là-bas :
Et la pluie et le vent et la brume et la lime,
A sa fenêtre aux carreaux gris,
Viennent le voir,
A l'aube, au soir,
En vieux amis.
Ceux qui passent par les sablons incultes
Non loin de son chemin,
Font un détour et le consultent
Sur le temps qu il fit hier ou qu'il fera demain ;
Et les deux mots qiiil leur énonce
En brève et banale réponse,
Sont rapportés et commentés
— 316 —
De barque t n barque, au long des plages
D'où parlent les pêcheurs vers les hasards sauvages.
Ceux dont il parle et vit sont dès longtemps les morts;
Il exhume, du fond de sa mémoire,
De si vieilles histoires,
Qu'il entoure leur sort
Des étranges, mais vivaecs guirlandes
De la légende.
Il perdure seul en un coin ,
— Ses fils et ses filles sont mariés au loin —
Il perdure, comptant et recomptant son âge ;
Et son corps va, le dos ployé,
De la cave aie grenier, de l'armoire au Jo\> r,
Jra</ uant aux menus soins de son humble mena
O le vieux chapelet des jours aux jours liés.'
Et les portraits fanés et les bouquets sous verre,
Et le petit bateau sur la pauvre étage
Et la bobèche rouge au col du chandelier,
Et la chandelle et la graisse qui en découle.
Et la chatte, sur l'escabeau, roulée en boule,
Et le ( linst ( t sa croix, et le rameau bénit,
Tandis qui la maison < ntière est pènt .
De l'odeur des lapins qu'il élève, à l\ m
/)( son fournil.
i Ht tablier de son jardin trop mai.
( \ieht , ( n ses plis, quelques raves et quelques choux;
Il protège leur vu , avec des plants de houx,
( Ontré lt s mille dents du du vent
Et deux fois l'an — soit novembn . vrier —
///; grand soin, U s n
Et le jour qu'il eonùe à la terre sa cha
Est marqué d'un trait bleu sur son COL ndrii r.
~ 3*7 —
Ainsi vit-il sous les deux tristes,
Au temps d'automne, au temps d'hiver,
Sans que rien ne le trouble, ou que nul ne V assiste,
Insoucieux, dirait-on, même de la iner.
Mais dès que le printemps s'exalte au fond des nues,
Un dimanche, l'après-midi,
A vec sa vieille pipe entre ses doigts raidis,
Lentement il s'en vient, par les sentes connues,
Sur la grève s'asseoir,
Ses pas semblent pesants et ses mains semblent lasses,
Il ne fait aucun geste aux autres vieux qui passent,
Et rien de ce qu'il voit ne paraît l'émouvoir,
Mais ses deux yeux, ses yeux, rouges comme la rouille,
Restent obstinément fixés , jusques au soir.
Sur l'horizon qu'ils fouillent.
Et c'est comme à regret qu'il regagne son toit ;
Le jour de plus en plus autour de lui décroît ;
Les dunes les plus hautes
Dresse?it seules, au long des côtes,
Leurs fronts baignés de feux vermeils.
Alors,
Avant de s' isoler pendant un an encor,
Loin des grands flots vivants,
Ses pas lents et distraits s'égarent
Mais so7i rêve le suit de chemin en chemin
Puisque sans le savoir et tout à coup, sa main
Fait le geste de maintenir la barre
A contre- vent.
Emile Verhaeren
- 3i* -
Hubert Crackanthorpe.
Les Dernières Pages (*) de Hubert Crackanthorpe
publiées après sa mort avec une préface un peu hésitante
de M. Henry James, contiennent trois nouvelles dont
deux, la Cour d'Anthony Garstin et Trevor Perkins, sont
parmi ses œuvres les plus caractéristiques et réussies. Ces
nouvelles ne nous disent peut-être rien de neuf sur celui
qui les a écrites. Cependant j'ai cru sentir dans Anthony
Garstin, lorsque ces pages me furent remises pendant l'été
de 1896 pour paraître dans le Savoy, quelque chose comme
une nouvelle direction. En tout cas, elles s'égalent à l'œu-
vre contenue dans ces petits livres qui sont tout ce qu'un
écrivain enlevé de si bonne heure avait eu le temps de nous
laisser: Naufrage {**) (1893), Etudes Sentimentales
(1895), Vignettes (****) (1896).
L'œuvre d'une vie si resserrée dans son étendtu
limitée dans sa carrière demande quelque commentaire.
Un petit nombre de nouvelles très tristes, quelques i
de style impressioniste sur les sensations et les pa
voilà tout ce que nous avons à montrer en face de la bril-
lante fécondité d'hommes à peine plus âgés, tels que
M. Kipling. Ya-t-il une place — car nous pouvons ima-
giner que bien des gens se poseront cette question — ne
serait-ce que pour la mémoire de ce jeune homme et de
ouvre attristante.
Nul en Angleterre, à la seule exception de M. Frank
Harris, n'est allé plus loin dans le réalisme nu, brutal,
contenu, et dans l'évocation des choses dégoûtantes et
réellement arrivées, et décrites seulement parce qu'elles
sont réellement arrivées. Avec Crackanthorpe il y avait
(•) Lu indre*. Hetaemani
(**) «
(•••) Senti meut ni >
— 3*9 —
toujours une révolte, la révolte de l'artiste impersonnel
pour qui les choses mauvaises n'avaient certainement
qu'une froide attraction intellectuelle et la valeur d'une
protestation contre ces conventions anglaises qui rendent
la franchise si difficile dans notre pays. Son courage était
absolu, demi don Quichote de l'idée. Toutes ces nouvelles
furent écrites seulement pour s'accorder avec sa concep-
tion artistique de la vie, sans caresser d'autre espoir que
celui de justifier les revendications et les possibilités de
l'art, d'écarter peut-être certaines réserves, et, du moins,
de frayer la route à l'indépendance.
Et, en somme, il a atteint son but. Lorsque Naufrage
fut publié, rien d'aussi audacieux n'avait été vu depuis
longtemps dans le roman anglais. Et il est apparu comme
évident que cette audace n'était ni de l'acharnement
(comme chez George Egerton), ni une plaidoirie spéciale
(comme celle de Sarah Grand). Sans doute, l'impartialité
du style parut le vice des vices à ces personnes si nom-
breuses en Angleterre qui pardonnent la sensualité, si elle
est sentimentale, et condamnent la reconnaissance philoso-
phique de ce fait que le mal est simplement le mal. Mais je
parle de ceux qui sont réellement capables d'avoir sur ces
questions une opinion franche et intelligente. Pour ceux-ci
il doit avoir été évident qu'il y avait là un écrivain d'une
fière sincérité, aux yeux duquel une bassesse devait être
quelque chose d'impossible II semblait s'avancer en
(lisant : « Je viens essayer de montrer certaines choses que
j'ai vues dans la vie, qui excitent la pitié et dont l'aspect
douloureux m'a rempli d'une peine dont je désespère de
m' affranchir, mais que je veux vous raconter avec tout le
calme dont je suis capable, car je ne veux pas vous tromper
en vous faisant partager mes préventions. Je ne tirerai
pas de conclusion morale de ce que j'ai vu, car il peut y
avoir là plusieurs conclusions possibles. Je vous laisse
cette tâche à remplir, chacun de votre côté. D'autres per-
— 32o —
sonnes vous ont montré ce qu'elles prennent pour la vie,
et cela a été surtout l'histoire d'une cour qui finit avec le
mariage, quoique le mariage ne soit à proprement parler
qu'un commencement et non une fin. Dans ce monde qui
leur appartient il y a eu des aventures héroïques et pathé-
tiques, des misérables qui ont été très noirs, et des saints
qui ont été très blancs. Pour moi, je vois une autre espèce
de monde où nul n'est tout à fait bon, ni tout à fait mau-
vais, où rien n'arrive d'extraordinaire, mais qui est rempli
de peines moyennes et de basses inquiétudes, et de per-
sonnes trop imprudentes et trop passionnées. Dans ce
monde, l'amour, la mort, la pitié, l'injustice vont et vien-
nent sous des masques divers, sous des déguisements
qui les souillent. Qui pourrait dire où se trouve vraiment
la vie réelle? Pour chacun de nous l'image qu'il se fait du
monde apparaît dans ce terme; et l'art consiste à montrer
cette image peut-être illusoire. »
De tels écrivains ne sont pas des écrivains populai
maisilssontutiles.il est bon qu'il s'en trouve pour nous
dire ces choses austères et froides : ils nous -auvent de
l'empire qu'exerce la douceur et le men- unis
empêchent de nous contenter avec notre vie ou notre art.
En général, nous les récompensons en en faisant des mar-
tyrs, — les martyrs de l'art
Par un paradoxe curieux mais aisément explicable, »
l'artiste impersonnel qui est le plus souvent en révolte, car
il doit se battre pour son idée. Le monde est indu:
pour le pécheur, même s'il ne se repenl pi
est le plus incontestable des tributs pi ite moralité
dont le monde est le gardien, et qui soutient les conven-
tions du monde. L'artiste impersonnel, dont le seul de
est envers une loi plus haute, frappe soudain sur la satis-
faction que donnent les choses telles qu'elles sont, Cest au
monde de crier, car il y a là un nouvel essai du crédit dont
il jouit, une tentative vis-à-vis des questions maîtresses qui
l'occupent, un jugement porté sur lui en dehors de ses
propres lois et moyens de contrôle. Le monde fait bien de
haïr les idées abstraites, car c'est au bruit, à peine plus fort
qu'un chuchotement, des idées abstraites, que la chute des
murs de son paradis de fous va retentir à ses oreilles.
Dire que la vue de Crackanthorpe sur la vie était limitée,
dire que cette vue était jeune (cela peut se dire avec une
certaine vérité), c'est en somme ne rien enlever de ce que
j'ai dit en son honneur. La force, et spécialement la force
directrice, vient d'une limitation, et la sagesse n'est un peu
folle que dans ce temps où elle est encore jeune. Il y a certes
de la naïveté dans le mépris de Crackanthorpe pour les
belles couleurs qui sont sur l'endroit du manteau, précisé-
ment aussi réelles que les coutures et la doublure grise. Et
le plus sévère jugement qui puisse être porté sur lui, c'est
de dire que, dans son désir d'approcher des choses plus près
que la beauté ne le permet aux hommes, il n'atteint pas
cette beauté.
On peut penser que la direction de son talent n'est pas
la meilleure, qu'en suivant Maupassant il s'est mépris sur
le choix d'un guide et que la partie de son œuvre qui est
due à cette méthode quelque peu démodée n'est pas la plus
intéressante. Malgré tout l'héroïsme de Crackanthorpe
demeure, qualité personnelle qui, s'il avait vécu, l'aurait
conduit à des choses tout à fait différentes et peut-être plus
durables. Tel qu'il fut, il a fait cependant quelque chose
qui n'est pas peu, et je citerai seulement dans Naufrage
l'histoire appelée une Femme Morte. Au-dessus de tout il
était de ceux qui combattent bien, qui combattent avec
désintéressement, les chevaliers errants de l'idée.
Arthur Symons,
Trad. Edouard et Louis Thomas.
— 322 —
Au Seuil de l'Amour
L'homme est un être assez coin;
pour avoir fini par créer un genre- de
tendresse qui o'esl pointde l'amour et qui
diffère pourtant de l'affection d'homme
à homme ou de femme à femme.
J.-H. Ros
L'amitié entre un homme et une femme
n'est pas un sentiment. naturel et l'on ne
peut y arriver qu'après avoir travei
épreuves et les avoir surmontées par une
grande droiture de cœur, un grand
de volonté : la principale et la plus dan-
gereuse de ces épreuves, c'est l'amour.
Amitié AMOUREi -
I
Ces vers sont les derniers que j'écrirai pour toi :
Prends-les : je te les offre ainsi qu'un r cliqua.
Où j'ai mis, jour à jour, en soigneux antiquaire,
Mes plus doux souvenirs et mon plus cher ('moi.
Prends-les, car aujourd'hui ni on cœur se sent le droit,
Pour la dernière fois de parler d'un mysU
Dont, depuis très longtemps, il est dépositain
Et dont mon cœur est à présent le tombeau froid.
Plus tard dans F urne blanche où dornu ni no
Mortes d'avoir souffert des tendresses pas
Un souvi nir commun de très loin revenu.
Retrouvera peut-être < en poussière impalpable,
Sans nul regret, pour n'avoir pas été coupàbh .
( \ ! amour idéal que nous aurons connu.
II
Ecoutt sans païter & que h vats U di
Oh ! mon amie, écoute et sacln di vim f
Au silence du COZUT ce qu'il aut te don/n r
A s souvenirs défunts qu'éveille ton soin r
L'heure est divinement suave. Dans le soir,
Le regard de tes yeux se voile et se recule.
Tes gestes sont plus lents parmi le crépuscule ;
Et bientôt tes yeux clairs ne pourront plus me voir.
Parfois ton cœur d'enfant s'étonne, sans comprendre
Pourquoi mon amour chaste est ainsi sans désir
Et pourquoi près de toi que mon cœur sût choisir
Je goûte au seul bonheur d'écouter ta voix tendre.
C est que pour moi l'amour n'est fait que de douceur :
Et voici qu'il t'apporte intacte, à mon amie,
Pour être toute à toi, la tendresse endorfnie
Que je garde toujours à l'espoir d'une sœur.
Je t'apporte du fond de mon passé candide
Cet amour fraternel au fond de moi caché.
Voila pourquoi, ma sœur, l'amour est sans péché
Et voilà le bonheur dont mon cœur fit avide.
Un sourire de femme était pour moi toujours
Celui que j'espérais d'une sœur attendue :
Quand tu posas tes yeux sur mon â?ne éperdue
J'ai connu tout à coup le plus beau des amours.
Ma jeunesse songeuse et mon cœur solitaire
Ont depuis ce jour -là ce qu'ils cherchaient en vain.
Pourquoi vouloir t'aimer d'un amour moins divin
Et celui dont je t'aime a-t-il moins de mystère.^
Ecoute au fond du soir tout mon cœur te parler.
L'â?ne mélancolique et douce de Septembre
Avec tous ses regrets pénètre dans la chambre,
Regarde autour de nous les choses se voiler!
Laisse ma tête lourde entre tes mains de femme
Dont j' aime les doigts doux qui me caresseront
Et lorsque ton baiser descendra sur mon front,
Je comprendrai, ma sœur, que c'est un baiser d'âme.
- 324 —
III
Baisse d'un doigt discret la flamme de la lampe
Pou?- que plus de tendresse enveloppe nos voix.
L'ombre de les cheveux qui descend sur ta tempe
Fait que pour te parler à peine je te vois.
Je songe, oh mon amie, au passé solitaire
Où j'étais un enfant mélancolique et doux :
Autour de moi, la vie était un grand mys:
Et pourtant notre amour venait déjà vers nous.
Je ne connaissais pas ton fraternel sourire
Et tu n étais encor qu'un désir de mon cœur.
Je balbutiais les mots que je devais te du
Dans l'ombre, où je sentais rôder F amour vainqiu ur
Je ne connaissais pas sa divine souffrana
Et / 'ignorais encor la douceur de pleur* r
( \ qui berça longtemps l'âme de mon enfana
Fut de le pressentir plus que de ¥ espérer.
L'amour était pour moi la chose nécessaire,
Et mon C02UT douloureux était trop lourd d'aim, ; ;
J'aimais la fleur, l'oiseau, A chéiu etlafoug
Kl le baiser du vent me faisait me par.
Je croyais dans le soir entt non des
Et je sait ai s pOSi T sur ma chair.
Mon âme se grisait du parfum des corolA
Et se laissait bercer aux vagUi s de la nu r.
Puis un jour je compris que la grande natt
A\ ste malgré nos cris impassibh • UX
Et que le cœur souffrant de toute créature
Doit apaiser en lui ses désirs douloureux.
- 3^5 -
Alors, sous la clarté de la lampe sereine,
U?i soir, ayant ouvert le livre de Platon,
Je cherchai le secret de la détresse humaine
Dans les ?nots du penseur que pesa ma raison.
Mais je n'y trouvai point V énigme résolue
Car V énigme est en nous avec l'obscurité :
Et j'ai su de ce jour que la règle absolue
Est de chercher en soi la grande vérité.
C'est alors que tu vins, oh ma très chaste amie,
Avec ton clair sourire et ton regard d'azur,
Montrer à mon esprit la beauté de la vie
En éveillant l'amour dans mon cœur grave et pur \
Tu m'as dit sans chercher la parole attendue
Et c'est sans y penser que je t ai pris la main.
Je ne crains plus d'avoir à chaque heure perdue
Avec le regret d'hier la crainte de demain.
Le livre de Platon, que je viens de relire
Il semble que ce soit ainsi par d'autres yeux.
Voilà ce que ce soir mon cœur voulait te dire
Pour t' aimer davantage en se comprenant mieux.
IV
Tu ne sais pas combien je t'aime,
Toi que j'aime comme une sœur,
Et je sais seul ce qu'en moi-même
Rien que ton nom met de douceur.
Je voudrais te faire comprendre
Comment mon cœur t'aime et combien!
Mais nul mot, même le plus tendre,
Malgré tout, ne t'en dirait rien.
- $26 -
C'est que nul mot n'est assez chaste
Pour mon sentinu ni frali rnel
Et que l'amour — ce mot si vaste —
Est toujours trop matériel.
Je t'apporte mon cœur candide ,
Comme une fleur } entre nus mains ;
Ma sœur, je suis l'enfant timide
Oui souffre des rêves humains.
Prends mon coeur dans tes mains de femme
Et dis moi les mots que j'attends :
Endors les rêves de mon à nu
Qui rêve depuis trop longtemps.
Sois la bonne sœur attentive
Dont la voix ne doit pas blesser.
Pour ma douleur, qu'un geste an
Ton sourire est comme un baiser.
Notre amour c'est pour moi les choses
Dont chaque aspect noies semble beau,
Notre amour c'est rôdeur dt s roses
Dont la chair rafraîchit ta peau.
C'est le parfum d'Inliot?
Qui s exhale de Ion mouchai i - ,
( "< si tout ce qui nous enveloppi
D'une tristesse ou d'un espoir.
à 1 ussi notre amour a chaque lu Ut i
( *han&
Suivant qu'il a trouve m,
tin'.
C'est f>ou/ quoi celui qui me touche
xnco ligue ei très pur,
Car l'amour a mis dans ma bouch*
( 'n goût d'automne i l de fruit mûr.
— 3*7 -
V
Je t'apporte ce soir en bouquet d'hyménée
La chaste floraison du jardin de mon cœur :
Avec des doigts pieux pour toi je l'ai glanée,
Mon amie et ma sœur.
Ce sont les souvenirs pleins de mélancolies
De mes songes d'enfant et de mes jours défunts.
Je t'apporte aujourd'hui ce bouquet d'ancolies,
Un bouquet sans parfums.
Cette heure de silence et de mansuétude
M'invite pour te plaire à parler d'autrefois.
La chambre est maintenant pleine de quiétude,
Et je parle à mi-voix.
Ma jeunesse ignora le fraternel sourire
Que j'ai conmt le jour où tu me pris la main.
J'ai depuis ce ?nome?it ce que mon cœur désire :
L} aurai- je encor demain f
Qui sais si ??ion amour est celui que tu rêves f
Peut-être m'en veux-tu de f aimer chastement :
Ne voudrais-tu pas faire, e?i ces heures trop brèves,
Battre mon cœur d! amant f
Et pourtant je t'adore ainsi que la Madone
Que ta pensée implore au fond du paradis :
Tu ne peux pas savoir tout ce que je te donne
Dans les mots que je dis.
Il faut aimer l'amour jusque dans sa souffrance
Puisque par la douleur l'amour devient plus beau :
On peut garder du moins la divine espérance,
Comme on garde un flambeau.
- 328 -
Si quelque jour mon cœur aimait en toi la femme
Et si ma chair un soir tressaille a ton baiser
Il faudra pardonner ce frisson à mon âme
Afin de l'apaiser.
u (V ardent bonheur que l'amour te d<
Doit se réaliser fut-ce par ma douleur :
Je t'apporte ce soir pour en fleurir ta vie
Les désirs de mon cœur.
Ils sont tendres et clairs comme des /leurs d'automm ;
Prends les entre tes mains pour rafraîchir ton front
Et fait dans tes cheveux serpenter leur couronm :
Ils les parfumeront.
J'ai dans mon souvenir la grâce de ton gi
Je garde au fond des miens la bonté de tes yeux.
S'il faut que de V amour se soit tout ce qui n ste,
Laisse-moi t' aimer mieux.
Laisse-moi prendre ainsi pour remplir ma mémo.
La beauté de ton corps et le chant de ta voix.
Pour qu'un jour mon amour t'évoque dans ta gloire
Telle qt ois.
Si tu gardes r espoir d' un amour moins candi
Fait d'uni autre tendresse et d'un autn désir,
Du moins laisse, oh ma saur, à mon amour limj
Le regret de mourir.
A l'ami fraternel qui sut t' aimer dans l'ov:
Garde un rêve plus tard en songeant au pu
Pis-toi (fié il teconsi rv< un cœur peut-être somi
ï 1 ton ce ur fiancé.
Et qu'il t'ofl 1 e /ou/ours quand tu voudras les prend rt
Li S /A U ' amour en bouquet virginal
( \ir il t'aura garde t'of/nind, chasU i / ti n
De Ci don nuptial.
329
VI
C est peut-être un pardon que je viens implorer
Par la confession que mon cœur veut te faire :
Ecoute moi sans m' interrompre et sans pleurer ;
Mon amie, à présent je ne suis plus qu'un frère.
Peut-être as-tu senti déjà depuis longtemps
De notre amitié claire un amour vague naître :
Peut-être as-tu senti sous mes mots hésitants
L 'aveu se préciser et l'amour apparaître.
L'amour ! j'ai cru plus beau cet autre sentiment :
De voir combien ton nom occupait ma pensée,
Il me semblait parfois deviner vaguement,
Ma sœur, que je t aimais comme une fiancée.
Et j' ai failli briser par un banal aveu
L'amitié fraternelle illuminant ma vie :
Pourta?it nous avions fait tacitement le vœu
De ne mettre e?itre nous plus u?ie seule envie.
Une âme écoutant l'autre et la main dans la inain,
Pour faire ?iotre route un peu moins solitaire,
Nous marchions côte à côte au long du long chemin,
Vers le destin, vers le bonheur, vers le mystère.
Un jour des mots conjus chantèrent dans mon cœur,
Les mots nouveaux poiir moi de V éternel poème :
J'ai cru qu'il s'adressait à toi, l'espoir vainqueur
De chérir une femme en lui disant : «je t'aime ».
Il faut me pardonner de n avoir pas compris
Combien pour nous aimer l'amour est inutile :
Notre chère amitié mêle nos deux esprits
Et garde pour jamais notre bonheur fragile.
D'autres jetnmes depuis ont passé près de moi :
L'amour est né, fait de désir et de tristesse
Mais sans jamais blesser par l'ardeur d'un émoi
La confiance et la bonté de ta tendresse.
Tu restes mon amie et tu restes ma sœur
Pour tou/ours : ries-tu pas ma chère confide?ite.
D'autres ri ont pas pour moi ton geste de douceur
Car dans sa volupté l'amour a l'âme ardente.
D'autres n'ont pas pour moi ton sourire léger
Dont la beauté m'accueille et souvent me protège :
Pour tant d'autres je suis ainsi qu'un étranger
Qui regarde passer la vie en lent cortège.
Mon orgueil se refuse à souffrir la pi tir,
Et j'aime à voir en toi vivre une âme paisible :
C'est pourquoi désormais, entre nous, l'amitié,
Plus belle que l amour, rend l'amour impossible.
VII
Je lègue à mon passé mon plus cher soui >
( elui du clair amour qui jaillit pn SÇU< neutre
Il garde la douceur que Von aime à chérir
/y un visage voilé qu'on n'a pas pu connu.
Au coin le plus secret de mon cicur recueilli
lève à cet amour l'autel mélancoUqui
Jonché dt s floraisons de mon espoir cueilli
Pour fleurir le tombeau qui garde sa relique.
L'amour fait de jeunesse et fait de volupté
Jette vers moi l'appel de son rire gui sonne :
Notre chère amitié dont tu n'as pas dot
O mon amie, est là toujours a t bonm ,
0,3 l
C'est toi même, ma sœur, qui me prends par la main
Et me conduit vers celle à qui je dois ma vie :
C'est ta grave douceur qui montre le chemin
Vers l'avenir promis à ma jeune énergie.
Ces vers seront pour moi comme le testa?nent
De ??ia longue jeunesse à tout jamais passée :
Je les signe ce soir en faisant le serment
De n avoir plus d'amour que pour ?na fiancée.
Henri Liebrecht.
Chroniques du Mois
LES ROMANS.
L' H al lai i, par Camille Lemonxier. (Paris, Louis Michaud, éditeur.)
— C'est un tragique et passionnant roman que cette histoire de fin de
race. Les Quevauquant, hobereaux aux trois quarts ruinés, synthé-
tisent assez bien cette noblesse campagnarde qui veut oublier le
passage de la Révolution. Malgré la misère sordide dans laquelle ils
vivent, ils ont conservé ce prestige ancestral qui s'attache aux vieilles
familles de noblesse certaine. Mais c'est l'heure du déclin, l'envahisse-
ment progressif du travail fécond, de l'ingénieuse activité, dans la vie
immobile et en quelque sorte contemplative du passé, de ces hommes
d'un autre temps. Et c'est avec une saisissante compréhension, avec
un sens profond de la cruelle et angoissante vérité, que l'admirable
Camille Lemonnier nous raconte la décrépitude finale et l'irrémédiable
chute de cette famille d'un autre âge. Il y a là surtout l'impression-
nante figure de l'ancêtre, de cet aïeul farouche, féroce, paillard et rigo-
leur, le Vieux, — Monsieur, comme on l'appelle, — qui semble être
sortie d'une toile de Rembrandt, et vivre. Le château de Quevauquant,
vieille demeure féodale, est aux trois quarts ruiné; pierre par pierre,
il achève de s'écrouler, tandis que le Vieux, conservant la tradition
de paresse morale et intellectuelle et d'activité physique intrépide,
croit toujours, par une arrière illusion, vivre dans l'âge héroïque et
guerrier où vécurent ses ancêtres, bottés, casqués, éperonnés. lia un
fils, né sur le tard d'une union légitimée avec une campagnarde, Jean-
Norbert. Celui ci a les instincts rapaees, les vues étroites, le caractère
sournois du paysan, tout cela bizarrement mitigé aux heures de
paroxysme, par le sourd instinct de la race orgueilleuse. Il a épousé
une pâle fille de nobles déchus, qui, pleurarde et affolée, est dominée,
comme aux temps anciens, par le servile respect du mari. Et de cette
- r^ -
union sont nés trois enfants : Sybille, uni- fille hautaine, farouche et
féroce, la seule de la famille, qui.cn dehors du Vieux, sente encoce
palpiter en ses veines la fierté cruelle des ancêtres; puis Jaja, une
innocente, pâle fleur née dans un terreau trop maigre, craintive et
rieuse, se laissant dominer par des instincts presque animaux. Et enfin
Michel, enfant rêveur et chlorotique dont le sang mièvre charrie l'inu-
tile et perfide rêverie. Camille Lemonnier nous présente d'une I
merveilleuse tous ces personnages, vivant dans le malheureux et fétide
village de Pont à-Lcu. Et nous assistons h la lutte épouvantable entre
cette famille qui semble se survivre à soi-même et l'envahissante
activité moderne d'habiles paysans, qui, jadis serfs et domestiqua
Quevauquant, deviendront bientôt, par la puissance de l'argent
ment accumulé, puis ingénieusement dépensé, leurs maîtres. Nous
voyons aussi les dissensions intestines entre le Vieux, père malgré tout
craint et respecté à la manière féodale, et le fils, paysan qui veut à
tout prix conserver au moins quelques bribes du patrimoine d
ancêtres. Bientôt c'est l'Hallali, la sonnerie de mort annonçant la
ruine totale de la famille dévorée par les usuriers. Un beau soir le
Vieux, mû par un sourd pressentiment, monte à la tourelle et, embou-
chant le cor héroïque sonne la mort du cerf. Quelques jours api
le trouve assassiné en plein champ. lia été tue par Sybille, voulant
ainsi sauver la famille de la ruine absolue où la menait la prodigalité
insensée de l'aïeul. Et l'on sent bien que c'est la fin absolue de la ;
Jaja, enceinte des œuvres d'un beau garçon est tuée par sa sœur,
dernière affolée de jalousie parce que l'hommage du mâle est allée à
sa sœur, non à elle; Michel, rongé de chlorose et de désespoir par ta
mort de Jaja va mourir aussi ; Sybille a refuse le mariage a un manant
indigne des Quevauquant. Et cette fin de race sera la mort Les
inutile d'une époque disparue.
Camille Lemonnier, dans le style truculent, varié et puissant qui lui
lUtumier, nous a présente cette histoire d'une façon prodigieuse.
Il est tels tableaux qui sont de fiers chefs-d'œuvre, notamment la mort
du vieux cheval, qui peut passer pour un modèle.
Et c'est une joie pour moi de rendre ici un nouvel hoiiima.
vite puissante de ce génial artiste qu'est Camille Lemonnier.
La Voie douloureuse, par JSAN DORNIS. (Paris, Calmann 1
éditeur.) — L'évolution du talent et de ta pensée d'un écrivain
pour le critique, une des choses les plu
parlé le mois dernier d'un très noble et très beau roman de
Jean Dornis, U Voile du Ttmp anf de due a pn
quelques mots d ■< . le premier livre de cette femme
de lettres si merveilleusement douée qui signe .Uau Dornis. A coup sur
nous ne trouvons pas dans ce roman ci la sûreté de main, ['habileté de
persuasion que Ton rencontre dans le Voile du limplc. Maison
d'une façon très émouvante la forte sincérité d'un talent qui, depuis
donner et de s'embellir. J'ai souvent, malgré
moi, éprouvé Ce CUrieUZ sentiment de plaisir à relire la première œuvre
d'un écrivain après avoir lu les œuvres suivantes : il y a un charme
subtil à constater les progrès réalisés par la pensée et par le travail :
c'est comme l'éternelle consolation de la vie que d'aller sans cesse vers
la perfection. L'on sent vibrer dans la Voie douloureuse ce tempérament
si délicieusement compréhensif, cette intuition si parfaitement exacte
et si exactement exprimée qui font la grandeur et la force du Voile du
Temple. Et puis, malgré soi, dans toute œuvre on se laisse un peu
séduire par l'aspect extérieur de l'art ; rien que ce titre: la Voie dou-
loureuse, est une chose si précieusement belle !
Jean Dornis semble être particulièrement attendrie par les contrastes
rudes et journaliers qui s'établissent nécessairement entre les exigences
de la vie et les poussées de la passion. La Voie douloureuse nous montre
l'amour chaste et passionné — selon l'expression très justement adé-
quate de Leconte de Lisle, au sujet de ce roman — d'une femme mariée
qui se prend d'amour pour son beau frère. Jeanne de Kérouval, fille
d'un vieux noble breton, a été épousée un peu indifféremment par
Robert de Xorillac, jeune homme sérieux et renfermé dont le principal
souci est l'étude Yvon de Norillac, frère de Robert, a été fiancé à
Denyse de Férucel, une amie de Jeanne. Yvon est parti pour le Tonkin
où il est demeuré deux ans. Le voici qui revient. A son retour il doit
épouser Denyse. Mais il se prend d'un amour passionné pour Jeanne
et cette dernière, qui n'a jamais aimé profondément son mari, s'éprend
violemment d'Yvon. Mais l'un et l'autre sont dominés par les impé-
rieuses exigences du devoir. C'est à peine si leurs mutuels aveux voient
le jour. Il y a là une délicatesse de pensée et d'expression extrêmement
rares chez les écrivains modernes. Et la compréhension du devoir
s'affirme chez Jean Dornis, très hautaine et très noble. Cependant la
tumultueuse passion qui ronge le cœur des deux jeunes gens finira par
être la plus forte. Mais non pas comme on le croit. Jeanne ne se don-
nera pas. Mais domptant en elle son amour impossible, elle mourra,
trop faible pour résister à la tempête qui l'a envahie.
C'est un tout petit roman. Mais il convenait d'en parler parce qu'il
révèle cette chose très curieuse que l'on trouve rarement dans les
romans écrits par des femmes. Plus imaginative, plus sensuelle, plus
sensitive la femme, en général, voit mieux la victoire de la passion que
le triomphe du devoir. C'est assez inhérent à son tempérament, dans
la vie. Mais quand une femme se laisse séduire parla supériorité du
devoir sur la passion, elle est bien près d'écrire une belle œuvre. Car,
comprenant mieux la passion, elle montrera plus puissamment l'énergie
qui dut se déployer pour que le devoir soit victorieux. C'est le cas ici
P^t dans ce cas particulier, comme Jean Dornis possède, en plus de sa
sensibilité de femme, particulièrement affinée, une grande sûreté d'ex-
pression, comme elle a un tact et une délicatesse infinis dans le sage
équilibre de la description plastique et de la description psychologique,
comme l'action du roman se passe dans des paysages extrêmement
variés — délicieuses descriptions de la côte bretonne et de la ville de
Venise, notamment, — comme tout dans le sujet choisi est attrayant,
captivant, angoissant et profond, il se trouve assez naturellement que
la Voie douloureuse est un très beau, très noble et très captivant roman.
Je tenais à le dire. Je le dis.
La Turque, par M. F.n.ixi MONT! ORT, ( Paris, Fasquelle. éditeur.)
— J'eus, il n'y a pas bien longtemps, l'occasion de dire tout le
que je pensais d'un roman un peu mince, mais rempli de très subtile
psychologie : la Maîtresse américaine, de M. Eugène Montfort. Cet.
écrivain vient de s'afïïrmer définitivement dans une (ouvre puissante,
remplie de la pitoyable angoisse de la vie. Le « procédé y- de ce roman
présente cette particularité que précisément il n'a pas de procède. Il
semble être le plus banal, le plus ordinaire des <v faits divers ». Il n'em-
prunte la douleur de vivre à aucune formule d'apitoiement, il ne
grossit ni n'amplifie la misère humaine par aucun argument social ou
psychologique 1res simplement il étale la succession de petits h\
ments qui forment l'existence d'une pauvre fille. Et c'est cette simpli-
cité qui la rend plus passionnément intéressante à notre utile curi
Une pauvre fille, Sophie Mittelette, brutalisée par son tuteur, abandonne
ce dernier pour aller servir ailleurs. De place en place, d'avata:
avatars, de découragement en découragement, elle suit la route fatale-
ment ouverte aux pauvres filles de son espèce et descend à la prostitu-
tion, à la plus basse des prostitutions. Seule, ayant trop souffert pour
avoir conservé le moindre atome de dignité, dominée par la E
crainte du gîte et de la nourriture, elle finit par trouver son existence
fort supportable. Même elle devient la maîtresse d'un joli garçon des
fortifs, qui vit de sa prostitution, ("est celui-là qui lui donne lesurnom
de la Turque. Tout sourirait à la pauvre tille si l'amour n'avait brillé
dans son cœur. Peu de temps après sa fuite elle a rencontre un brave
garçon d'étudiant allemand arec qui elle a vécu pendant un an. Puis, la
vie suivant son cours, elle a vu sen aller celui pour lequel elle éprouve
un unique amour. Un jour, beaucoup plus tard, elle le i rend
compte que sa vie passée la rend indigne de tout amour sinoi
elle se suicide. Je connais peu de livres plus angoissants, plus tortu-
rants, que cette brève et très simple biographie. Elle fait réellement
: à toute l'immense douleur de vivre à cote de tant d'inn<
misérables. Ce roman place M. Eugène Montfort au premier rang
romanciers français de la jeune école.
Croquignole, par CHàRL&S-LOUIS PHILIPPE. (Pai lelle.
éditeur.) — .l'avoue avoir un faible pour les umvres qui fureir
mises à l'Académie de Gonçourt et n'en obtinrent pas le ;
sont presque toujours excellentes, et toujours meilleui
unéô: à ce point de vue i de Claude l : une
louai >umis
aux 1 ' • pourquoi mpathie et
curiosité, faisant pour eux une exception : l'intense production I
ne me laisse guère Le temps de lire des romans français, MM. i .
Montfort --t Charles-Louis Philippe se plaignirent avec quelque
violence de ce qu'on n'eût point couronné leui en quoi ils
eurent tort. La philosophie eût dû leur enseigner l'aimable souri:
l'expérience eût dû leur faire connaître qu'on venait de trouver du
mente a leurs romans, puisqu'on ne les avait pas couronnes. La cou-
ronne est un poids. Et elle ressemble à un chapeau trop grand, qui
cacherait toute la tête de son propriétaire.
Or donc, Croquignole, modeste employé, aime les petites femmes.
Son vrai nom est Aristide Buffières; mais on lui adonné le surnom de
Croquignole parce qu'il a toujours les poches gonflées de friandises
qu'il distribue à ses petites amies, en échange, parfois, de faveurs
moins innocentes. Et ils sont là quatre employés — merveilleusement
silhouettés — qui vivent ensemble dans l'ambiante stupidité d'un
vague bureau. Mais voici qu'un beau jour Croquignole hérite une qua-
rantaine de mille francs. Et il peut s'adonner à ses penchants d'amour
égoïste et de bonne chère. Seulement il en est pour lui comme pour
tous ceux qui du jour au lendemain se sont vus à la tête d'une grosse
somme d'argent, imprévue. Il exagère; il ne peut restreindre ses
appétits. Pour une maîtresse il dépense ridiculement et inutilement
son avoir; et il passe ses journées en continuelles ripailles. Rien ne le
retient plus, même l'amitié ; et un jour il trompe un de ses camarades
de bureau avec une petite ouvrière que celui-ci adorait. Tout cela le
mène vers la débâcle; et, le jour où il est absolument sans argent,
Croquignole se tue d'un coup de revolver.
On ne peut imaginer l'ingénieuse ironie déployée dans ce roman.
Car toute l'histoire existe surtout par la manière de la raconter. On
connaît assez le style savoureusement imprévu de l'auteur de Bubu de
Montparnasse et de Marie Donadieu. Sans doute, dans le présent volume,
le procédé commence-t-il un peu à transparaître; mais cela n'empêche
point que M. Charles-Louis Philippe soit un des écrivains les plus ori-
ginaux et les mieux doués qui soient.
A la Boule plate, par M. George Garnir. (Bruxelles, éditions de
la Belgique artistique et littéraire.) — De nombreux critiques, sans nul
doute, écriront que M. George Garnir s'est mis à exploiter la veine si
heureusement découverte par M Léopold Courouble. Et j'imagine que
M. George Garnir, à moins que sa douce philosophie ne le protège
utilement, pourrait bien se fâcher d'une pareille insinuation. Il n'au-
rait point tort; ce n'est pas une raison parce que l'action de deux
romans est située dans une même ville, pour que nécessairement ces
deux romans soient le succédané l'un de l'autre. Et il y a autant de
distance entre A la Boule plate et Pauline Platbrood qu'il y en a entre
la Famille Kackcbroek, par exemple, et le Cœur de François Remy.
Si Courouble nous présente des types bruxellois, comme Garnir, le
premier les prend dans la bourgeoisie cossue, et régulière pourrait-on
dire, tandis que Garnir examine plus volontiers ce monde un peu
mélangé où il y a de tout, journalistes, cabots, ratés, désœuvrés,
pochards, cocottes. C'est un monde qui existe à Bruxelles, comme à
Paris. Est-il aussi savoureux d'aspect que le bon Brusseleer de la rue
Sainte-Catherine, évidemment non. Car il perd une partie de ses
signes distinctifs, une partie de sa race, une partie de son originalité ; à
partir d'un certain rang social l'homme qui fréquente assidûment le
café se revêt d'une sorte d'uniformité de caractère : il y a bien peu de
- ro6 -
différence entre les partners d'une partie de dominos, quelle se joue au
!, la Paix ou A la Boule plate. Mais ce n'est point de cela qu'il est
ici question. Si I .arnira voulu nous décrire un côté spécial du
tempérament bruxellois, il était libre de choisir a I ailleurs il
l'a fait fort ingénieusement, en comparant ce monde des tavern
monde de l'honnête commerce L'aventure n'est point palpil
encore que la fin du volume ait une fâcheuse tendance vers le mélo-
drame pleurnichard. Odon Flagottier a épouse ! : mekx. Ils
sont heureux et virent dans l'aisance, leur commerce - ils sont mar-
chands de tabacs et cigares — prospérant. Rose connaît le cœur mas-
culin et excuse volontiers son Verviétois de mari qui, pareil à un héros
fameux de Courteline, ne « peut pas travailler >. Rose donc reste au
magasin pendant que son mari passe son temps à la Boule platt. Vu
beau jour l'affaire se gâte. Odon devient follement amoureux d'une
étoile de café-concert, et pour elle quitte sa femme. Un peu plus
on apprend qu'Odon s'est suicidé à Biarritz. Rose épousera son loca
taire, le baron Charles Levé de (iastynes, un gentil garçon qui lit
beaucoup la noce dans le temps, qui s'est assagi, qui est devenu amou-
reux de Rose, mais ne le lui dit que quand Odon est mort Ce jeune
baron, d'ailleurs, se fait surtout remarquer par un manque absolu d'ori
ginalité; ce n'est pas un personnage, c'est du mou de veau.
Le vrai mérite du livre c'est l'adresse plaisante, poussée peut être
parfois avec une insistance qui frise le mauvais goût, à nous prés<
1 s personnages qui fréquentent à la Boule plate. Il y a certains types
délicieusement croqués. Mais le caractère le mieux c fait » du roman
celui de Rose. Il y a là toute la bonhomie placide et contemplative du
tempérament bruxellois, son honnêteté absolue. Et c'est un délice que
de contempler la tranquille évolution sentimentale de cette excellente
créature. Là M. George Garnir a été tin psychologue de très grande
adresse; et il convient de le louer particulièrement pour la rigoureuse
et parfaite tenue dece car. ictère d'un bout à l'autre du livre.
Mais je n'aime pas du tout le caractère faussement sentimental de la
mort du jeune phtisique : c'est mutile- et cela sonne taux.
Quoiqu'il en soit, avec du bon, du très bon et du moins bon ce roman
est une oeuvre fort méritoire et qui m'a intéressé bien plus que les
intrigues au sucre de pomme dont certains romanciers I iblen|
s'être lait une spécialité.
Le Coeur effeuillé. Comédies, par M M IR1 \ STAR ( Pans. ;
Juven, éditeur). — Quelle délicieuse compréhension a M
d« COBUI féminin ! Bt comme elle arrive adroitement à nous montrer
qu'une grande artiste se révèle dans les petites ch it de
minuscules binettes que ces petites comédies ; mais combien profonde
et dél >ne elles sont \ C un
pur et noble souci d'art '. I I toute la vie intime,
ses fluctuations de passion, d'indifférence, de désespoir. Cœur
effeuillé, cœur dont chaque pétale semble emprunte à une fleur diffé-
rente, Heur de soleil, Heur d'ombre. Heur de tristesse, fleur de joie,
— 337 —
fleur enivrante et fleur sans parfum. Ici c'est la séparation entre deux
amants, qu'une petite aventure réunit à nouveau; là c'est l'amour
brusquement brisé par une constatation de fourberie ou une révélation
d'indifférence. Il y a l'amour mondain, vernis brillant qu'un rien
écaille; il y a l'amour romanesque qui puise son essence aux parfums
de la terre et aux clartés des cieux ; il y a l'amour vrai qui est presque
sans paroles et qui luit en des yeux ardents. Tout cela est si délicieuse-
ment détaillé par Mm0 Maria Star ! Cette artiste est douée d'une péné-
tration si subtile, si charmante, si remplie de tact et de délicatesse!
C'est un enchantement que de lire ces petites comédies, ce serait un
enchantement bien plus grand de les voir à la scène. J'ai surtout
remarqué la pièce intitulée Xocturne, écrite dans la manière de Musset,
avec un joli souci romantique ; Yolande, une petite comédie en 3 actes,
d'une cruauté à la fois et d'un charme pénétrants (le second acte où
toute l'action se développe en petits dialogues est un vrai chef-
d'œuvre! Quelle langue alerte, quelle adresse scénique, queldialogue
étincelant d'esprit et de verve !); puis Tragique Idylle qui est bien l'une
des pièces les plus curieuses qu'il m'ait été donné de lire : curieuse
comme sujet et absolument remarquable comme trouvaille scénique. Il
est vaiment dommage que M111C Maria Star réserve ses comédies aux
scènes de salon; elles méritent mieux que cela. Et ce serait une bien
grande joie pour tous les artistes que de voir s'effacer un peu la
modestie de cette artiste étonnamment douée au point de vue de la
subtile psychologie et de l'interprétation dialoguée.
La Ligne des Hespérides, par M. Léopold Courouble
(Bruxelles, Paul Lacomblez, éditeur). — Certes ce n'est pas ce livre
qui ajoutera à la gloire de notre cher ami Léopold Courouble. Avoir
tant d'esprit, être doué si particulièrement au point de vue de l'ironie
et de l'observation ingénieuse, devrait défendre que l'on écrivît une
chose aussi banale que ce dernier volume. Sur un steamer qui fait
route vers Madère, l'auteur se trouve avec un camarade, Reynaud. Ce
dernier a été l'amant follement épris de Mmc de L. puis l'a quittée
sachant qu'elle le trompait. Et Reynaud va faire une cure de cœur à
Madère. Mais Mrne de L. a su son départ s'est reprise à l'aimer ; et il la
retrouve sur le steamer. Or, Reynaud est fort occupé d'une jeune
Anglaise; l'auteur — je suis bien forcé de dire : l'auteur, le livre
étant écrit à la première personne, — s'occupe aussi de cette Anglaise.
Et puis Reynaud aime de nouveau M,ne de L. et ensemble ils vont
passer une nouvelle lune de miel à Madère, pendant que l'auteur con-
tinuera de flirter avec l'Anglaise. Et tout cela n'est pas bien palpi-
tant. Heureusement il y a sur la vie du bord quelques observations
d'une amusante exactitude ; et certains types sont croqués de bien spiri-
tuelle façon. Tout csla dans le style parfait et souple qui est propre à
Léopold Courouble.
La Ligne des Hespérides est suivie d'une courte nouvelle, Equinoxe,
d'une bien indigente psychologie.
Et tout cela n'est pas méchant.
33°
M. Léopold Courouble qui est un homme d'esprit et dont j'estime
infiniment le loyal et savoureux talent me pardonnera d'avoir dit si
franchement mon avis. Je dis toujours mon avis ; cela m'a procuré
parfois des haines venimeuses, dont je me glorifie : la haine des imbé
ciles est la cuirasse du critique. Et M. Léopold Courouble est le plus
intelligents des auteurs spirituels, — chose rare. Et cela me rass::
F.-ClIAKl ! - MORISSEAUX.
Accusé de réception : Dixi, comédie en 3 actes, en vers, par
M. Emile Valentin : Le Théâtre italien contemporain, La Force de Virrc
et Les Frères d'Election, par Jean Dornis; Vanité, par Paul et Victor
Margueritte : Proses à Gilles Luyck, par M. Gaston Denys-Périer.
LES THÉÂTRES
Théâtre de la Monnaie.
Les Troyens. — I. La Prise de Troie (•) II. Les Tro\<
Carthagc (°°).
Eric Soleure regardait avec insistance deux petites finîmes qui
avaient l'air navré. Et ses yeux malins, derrière les grosses lunet
monture d'écaillé, riaient extraordinairement. M'avant vu. il me tendit
la main et dit :
— Voici une circonstance, mon jeune ami Anicet. où vous pourrez
exercer à loisir votre souci de paradoxe et vos instincts de philosophie
expérimentale.
— Mon cher maître, je voulais vous parler des Trovr
— Je pense bien que vous n'êtes pas venu à moi pour le seul plaisir
de ma compagnie désuète...
— o maître, vous cherche/, un compliment... Je ne vous l
je le penserai.
Bric Soleure me regardait avec un peu de joie et (.lisait :
— Vous avez la manière, mon petit. Ile bien, voici. Je contemplais
à l'instant deux petites femmes : l'une blonde et l'autre brune. A
niait la différence entre elles. Car tout ivaienl des ban
deaux ondules et des veux vagues. Toutes deux avaient des toilettes
dites esthétiques parce qu'elles ne sont pas propres et qu'il manqu
agrafes à la jupe... Ces deux petites femmes, dont le souci pourrait être
d'ouvrir îles couches parfumées a d'ingénieux éphèbes, sont afl
d'un mal cuisant : elles sont artistes, on veulent le paraît!,
représentation les navra et elles exprimèrent leur :
(•)/.< j vie en 3 actes et «. tableaux, paroles et musique de
Hector Berlioz, rep: 1ère fois sur le th DO décembre
■
(♦*) Le» '/ . opéra en 5 acte, avec un prologue, paroles et musique de
iris, sur le Théâtre-Impérial Lyrique, le
4 novembre i
paroles. L'une disait : « Ça est quand même trop tôt, vous savez,
Caroline, cet entr'acte d'une heure. Si on a bu le café à quatre heures on
ne sait pas encore avoir faim à quart avant huit heures! » Et l'autre
répondait : « Oui, Charlotte, mais moi je n'ai pas bu le café et j'ai bien
su contre un bifteck ». Et Caroline dit encore : « Moi les frites restent !»
— Alors Charlotte et Caroline?
— Charlotte et Caroline, mon ami, m'ont causé une joie profonde.
En une langue que je ne puis appeler correcte, mais à laquelle je décerne
volontiers l'épithète de savoureuse et la qualification d'ingénue, elles
me prouvèrent la justesse de mon appréciation...
— A savoir ?
— A savoir que la Prise de Troie est une chose bien ennuyeuse.
— Permettez-moi, cher maître, de ne pas être de votre avis. La
Prise de Troie a cet avantage de vous faire apprécier Les Troyens à
Carthage. . .
— Jeune chameau, dit Eric Soleure.
Xous riions, et Pierre, l'huissier du vestiaire, trouva « qu'on était
quand même si farces le jour d'aujourd'hui ».
— Pourtant, dit Eric Soleure, je ne veux pas, par amour du para-
doxe, parler à rencontre de ma pensée. J'estime que l'on a eu raison de
nous donner les deux ouvrages. Toute œuvre doit être exécutée dans
son intégralité et les directeurs de la Monnaie, qui sont des artistes
dans le sens le plus complet et le plus sage du mot, l'ont compris On
joue bien les trois premiers actes des Hugue?iots : pourquoi ne jouerait-
on pas La Prise de Troie ?
— Alors, votre avis ?
— Les Troyens sont une œuvre bizarre. Elle est à la fois beaucoup
trop longue et trop courte. Elle est effroyablement mal construite. Un
grand événement, la prise de Troie, y est traité comme une anecdocte;
une minutie, la rencontre de Didon, y prend l'importance d'une catas-
trophe. La prise de Troie est un événement capital; l'amour d'Enée
pour Didon n'a pas la moindre répercussion sur les événements. Ou
bien il eût fallut réduire l'œuvre à un seul opéra, dans lequel Berlioz
serait bien arrivé à introduire l'admirable Marche troyenne, le seul mor-
ceau intéressant du premier opéra; ou bien il fallait développer la
Prise de Troie et, après les Troyens à Carthage non?, donner un troisième
et un quatrième opéras qui eussent montré grandement et absolument
l'aventure d'Enée. Et la musique se ressent cruellement de ce manque
d'équilibre. Berlioz d'ailleurs est un musicien de second ordre, on
commence à le reconnaître.
— Je crois que vous retournez au paradoxe, mon cher maître!
— Non : je suis comme Charlotte et Caroline D'ailleurs vous serez
de mon avis : dans la Prise de Troie il y a une indigence musicale
stupéfiante. Le compositeur se bat les flancs, il a peur de ne plus avoir
assez d'inspiration pour la seconde partie. Quelle pauvreté dans les
imprécations de Cassandre ! Et pourtant quelle belle musique on aurait
pu écrire sur ce sujet ! Par exemple, dans les Troyens à Carthage il y a
des pages admirables, où le musicien s'abandonne tout simplement à
son inspiration, sans chercher à faire de la musique littéraire ! Oh ! cette
— 340 —
recherche maudite des effets bizarres ! Cette peur neurasthénie
tomber dans la banalité! Comme si la musique n'était pas la chose la
plus banale, ne puisant le sublime qu'à même le naturel! Ecoufc
pages charmantes : Chers lyritns... et Cesi tt ii onde
..et 0 huit d'ivresse., et Je vais mourir... Tout cela n'est peut être
pas de la musique géniale, mais enfin c'est de l'inspiration sincère.
Suis doute, on retrouve du Gluck, le Gluck d'Armide, dans l'<>:
t rat ion: mais il ne faut pas trop s'y fier. On est tenté de retrouve!
rapprochements un peu parce que la situation dramatique est la même
entre Didon et Enée, qu'entre Armide et Renaud.
— L'interprétation ?
— Il y a l'orchestre tout d'abord qui est merveilleux et merveill
ment conduit par Sylvain Dupuis : les violons et les harpes notamment
sont prestigieux Le rôle de M. Swolfa est bien court : ce ténor qui
chez lui lance des notes éclatantes, est dominé par un trac fou, à la
scène; rien ne sort. C'est dommage ; mais cela ira mieux. M. Lavolle
est toujours aussi commun, encore qu'il aittoujours une aussi jolie voix.
M. Danlée est parfait dans le rôle de l'Ombre d'Hector: MM. François
et Donnes sont bien; M. Délaye est un bien singulier Priam : il chante
dans du macaroni. Mm0 Mazarin fait tout ce qu'elle peut pour nous
rendre sympathique une pauvre Cassandre falote: mais il semble
qu'elle ait adopté une bien singulière attitude en scène : elle a l'air de
souffrir d'un lumbago perpétuel. M"10 Bastien a mime le rôle d'An-
dromaque d'une façon admirable! Quelle belle tragédienne! Une men-
tion spéciale doit être réservée à la petite Antonia.qui a joue en grandi-
artiste le rôle d'Astvanax : c'était tellement intense qu'on en conserve
une sorte de malaise. Félicitations aussi à M"10* Bourgeois et Dalhrav.
Et Mllc De Bolle a bien intelligemment joue et chante le rôle d'As
cagne : cette artiste an ivera.
La perle de l'interprétation est à coup sûr M"* (Maire Croiza : quelle
voix, quelle diction, quelle intensitédramatiquel Une des belles artistes
que nOUS avons eues ila Monnaie depuis Longtemps. On voudrait
['entendre plus souvent. M1"* Blancard a de la ligne, du geste et de la
voix: M Laffitte claironne arec allure et joue avec mauvais goût :
M. l'.lancard est sympathique : MM. Bel homme et ( ïabhc font ce
qu'ils peuvent pour sauver du ridicule L'insipide épisode des deux
marins Troyens (.'// Carthegi, ma Cariàagi .. Carthaginois
M. Délaye est aussi mauvaû en spectre de Priam qu'en Priam lui
même. MM. Françoiset Dognies, dans La seconde partie, m- se font
remarquer, ce qui est d gentil. M. Brun chante noir.
M"0 l'delle chante gris. Mais quelle merveilleuse révélaticw
M. \andes : i! s chante l'hymne a ("ères en très grand artiste, avec un
sentiment et un souci des nuances qui en tout un vrai nv.
pOUrrait-On l'entendre plus souvent : Les rôles de Werther et de
I sont ils tri»}» torts pour lui :
— Vous ne me parlez pas des ballets, mon chermatti
tionncz pourtant les aimables petites poules qui en font le enarm
— Les ballets sont bien cruellement mauvais, mon ami! Toutes
dames ont des jarnl.» •:... ce qui est encore plus viai cpi'on ne
- 34i -
croit. Quoi qu'il en soit, les Troyens sont mis en scène avec un souci
d'art, une exactitude, un luxe, qui font honneur à ces deux grands direc-
teurs qu'on appelle Kufferath et Guidé.
Axicet Le Noir.
Théâtre du Parc.
Vers l'Amour, comédie en cinq actes par Léon Gandillot;
La Maison sans enfants, comédie en trois actes, par Dumanoir;
Les Vieux, comédie en trois actes, par Joa de Camara.
Fions-nous encore aux échos du boulevard : « Ah! mince de Gan-
dillot! avait dit la critique parisienne; l'auteur habile de joyeux
vaudevilles a changé de manière; cette évolution, qui est une révé-
lation, a produit une merveille de vérité et de candeur. »
Nous avons le devoir de constater, sans déplaisir, que le public a
fait chez nous, à cette pièce, un insuccès notoire, mérité par de mul-
tiples défauts, dont les moindres sont la banalité du dialogue et la
fausseté de la donnée.
Nous n'avons pas voulu croire que chemine « vers l'Amour » un
monsieur simplement en marche vers le gâtisme ; cet amour mélo-
dramatique provoque chez celle qui en est l'objet une stupeur pro-
gressive; nous avons partagé son ahurissement.
Jacques Martel est un peintre de Montmartre, qui n'est plus à l'âge
des idylles; il a la coutume des liaisons amoureuses sans lendemain ;
il rencontre au cabaret « la Poule verte » une «première » d'un grand
atelier de couture, aussi peu novice que peu sentimentale; Jacques
s'en amuse, et sans s'attarder à des pourpalers protocolaires, il lui
demande d'être sa maîtresse : ainsi dit, ainsi fait. — Tel est le Ier acte,
que ni les claquements de porte, au cabaret, ni le tapage des clients
ne relèvent de sa platitude.
Jacques a bientôt fait de traiter Blanche comme ses autres amies; il
la délaisse, l'oublie, et le voilà fiancé à une jeune fille aussi quelconque
que les autres comparses qui traversent la pièce ; Jacques cause avec
sa fiancée au bois de Boulogne; pendant quelques instants elle
s'éloigne; à ce moment Jacques rencontre Blanche qui saute de bicy-
clette pour lui serrer la main ; il annonce son mariage; elle gémit et
s'encourt, mais ayant l'esprit très pratique, elle s'empresse de profiter
de l'occasion que lui offre un ancien amant, vieux beau à la retraite,
et d'assurer son avenir par un mariage confortable.
Jacques est lâché par sa fiancée.
Tel est le second acte.
Mais Jacques qui est libre d'attache et de plaisir, se met à regretter
d'avoir rompu avec Blanche; et ses regrets ne sont pas modérés : le
voici subitement atteint de frénésie amoureuse, et poussant jusqu'à la
gesticulation épileptique ses pâmoisons.
Il se fait recevoir dans les salons de Blanche, devenue Madame
— 342
Granpierrej il veut la reprendre el r de son mari : pour avoir
la paix, elle lui promet une v'n
ICI est le 3° acte.
Jacques hurle son amour dans des monologues BUCCessifs, en atten-
dant l'exécution de la promesse de rende/ vous: niais Blanche ne vient
pas, ou ne vient que pour lui due qu'il est déraisonnable, et qu'elle
doit rester fidèle à son mari. 1 lionne Jacques et le rend
gâteux.
Tel est le 4n acte.
Jacques est assis sur un banc du bois de Boulogne, il est h;'
autant par la morphine que par l'obsession de son amour.
Blanche vient s'asseoir à côté de lui : elle lui conseille de -
santé, de bien manger et de bien dormir, et de ne plus vouloir des
bêtises Elle s'en va; Jacques nous annonce qu'il va se jeter dans l'étang
voisin.
Tel est le 5e acte.
Quel intérêt peut trouver le spectateur à pareille aventure ? Ah!
sans doute l'amour peut causer des ravages, mais cet amour, dont
l'étude a produit des chefs-d'œuvre, n'est pas celui de deux « mar
cheurs » du boulevard.
Jacques n'est qu'un sensuel; Blanche a été sa mai: mme
beaucoup d'autres; il y a renoncé, puis il la regrette, lui quoi cela
nous interessc-t-il ?
Pourquoi ce lunatique et très banal monsieur veut-il nous
croire que le monde ne peut plus tourner, si cette femme, d'ailleurs
facile, ne lui assure de nouveau ses faveu
Quoi d'étonnant si les gesticulations de cet amoureux ridicule, qui
a besoin d'une douche, mettent le spectateur en g.i
Le jeu de M. Chautard. qui est souvent un excellent comédien, ne
fait que souligner la puérilité de la situation ats frénétiques
:it taux ; les autres acteurs ont des rôles inférieurs à leur talent,
et celui ci fait ressortir la vulgarité de ceux-là.
Quelle est cette manie nouvelle de mettre des jurons dans la bouche
- principaux ?
M. Bernstein dans /.,; Griffe^ M. G and i Ilot dans Vers
MM. dr ( ailla'. iris, dan- :idant
quelques touches délicates, cèdent tous à ci- trav< rnple-
ment choquant, pareeque les personnages ne nou
comme étant deschaneli
— Etant vérifié que le théâtre. aussi prétentieusement vécu qu'il :
suit figuré, implique l'acceptation de multiples expédients conven-
tionnels, les délicieuses învraisemblain* faite la M
enfant* se laissent aisément pardonne) m plaisir donl
donnent l'i
Ah! oui. On ne comprend pas que Clémena . mariée de]
cinq ans. n'ait jamais dit à son mari combien elle soutirait de 1.
être mère et qu'elle ait préféré donner le change en s'abandonnant
à la vie mondaine.
Oui, encore, il est peu véridique qu'Albert de Rives ait pu continuer
depuis son mariage, à l'insu de sa femme, à élever, à voir chaque jour
et à amuser l'enfant qu'il eut d'une maîtresse, morte peu après, et
qu'il entoure d'une affection dévouée; le cœur a moins de sérénité, et
le calme de cette existence à côté du foyer n'est guère expliqué.
Il est encore assez inattendu que Clémence de Rives, en tournée de
charité, rencontre cette enfant dans une maison où elle tend sa bourse
de quêteuse, et enveloppe aussitôt de tendresse cette enfant inconnue,
quand celle-ci, à tout hasard, la nomme maman.
Et puis... la reconnaissance par un médaillon, l'adoption rapide, le
pardon, en coup de foudre, au mari. — Oui, tout cela est très arti-
ficiel; mais cette comédie apporte un renouveau d'agrément au public,
en le satisfaisant dans ses goûts naturels et traditionnels, ne fût-ce que
parceque, fatigué de pièces où il n'est question des enfants que pour
ne pas en avoir, le spectateur est disposé à pardonner beaucoup à
celle-ci, où les époux trouvent encore de la joie à en faire... pour les
élever et les aimer. Et cette petite chose qu'est cette pièce très courte,
finit ainsi sur un sourire, sans s'être appesantie sur des thèses ou des
paradoxes.
Madame Juliette Clarel y trouva l'occasion de faire applaudir ses
dons de grâce émue — et la petite Roger, très naturelle, y mérita son
succès.
— Sur les neuf personnages de la comédie très intéressante de M Joa
de Camara, sept sont des vieillards, dont l'âge flotte entre 70 et 87 ans :
c'est à cette première originalité que le public prend plaisir, et ce
plaisir est vif, parceque Mesd. Renard, Herdies, Roy-Fleurv,
MM. Barré, Cueille, Delaunay suivent de très près la nature et imi-
tent délicieusement les petits tics et les menus gestes des Vieux ;
M. Carpentier serait aussi excellent dans son rôle de très vieux curé
retraité, si de ci de là il se gardait mieux de l'exagération, qui risque de
doser de trop d'idiotisme la sénilité qu'il représente, car le spectateur
a peu de goût pour la représentation scénique des infirmités physiques
et de la décrépitude intellectuelle ; l'écueil est d'autant plus menaçant
que représentant un curé, l'acteur s'expose à faire croire, par mégarde,
à des intentions malveillantes que n'a pas eues l'auteur.
Emiliette et Jules (Mmc Dérives et M. Laurent), dans ce cadre
d'ancêtres, apportent excellemment de la lumière et de la joie, car ils
sont la jeunesse et l'amour.
En définitive, et c'est une autre originalité de cette comédie,
qui nous repose du répertoire boulevardier, elle n'est qu'un tableau,
évoquant si aisément les images des personnages, que ceux-ci nous
apparaissent comme très vrais, et cela emporte notre agrément, en
alimentant notre attention.
Dans un petit village de Portugal achèvent de vivre dans la sécurité
monotone de leur milieu un vieux curé et de vieux paysans qui ont
coutume de se rencontrer familièrement et de s'entretenir des menus
faits de leur labeur quotidien.
Ils sont alarmés et intéressés, parceque une expropriation dont les
formalités sont confiées au délégué d'une Compagnie de chemins de
fer menace d'enlever à l'un son potager, aux autres des parcelles de leur
— 344 —
champ. Ah! cette civilisation et ses chemins de I - travaux!
( via offusque et inquiète ces hommes attachés au boI.
M. us. l'intérêt pécuniaire, et aussi la fatigue de lutter, lesapaisent :
d'ailleurs, Emiliette qui a [pans, et qui est la petite lille des vieux
époux Patacas. trouve très bien ce jeune émissaire de la grand' ville,
qui vient loger chez ses grands parents, et, ma loi, le conducteur de
travaux qui a bon cœur et qui a 27 ans, répond à cette tendresse qui
s'éveille.
Cependant le très vieux cuit, malgré sa boute, contrecarre cette
union, parcequ'il se défie de « l'étranger » et qu'il préférerait unir
Emiliette à son neveu.
Mais tout s'arrange au mieux au 30 acte, au dîner des noc
époux Patacas, dont le tableau, très vivant et très naturellement
mime, a fait le succès de cette œuvre, qui nous change, très.agréable-
ment, nos spectacles coutumiers.
uit le souci d'art dans sa forme et dans son décor, elle n
chez, l'auteur un instinct puissant d'évocation des effets scénique
îles movens bien simples, empruntés au jeu régulier des a
pensées de l'humanité moyenne.
Petite chronique
Pour des raisons personnelles, M. Henri Liebrecht qu
aujourd'hui la direction du Thyrsc, que M. F. (ha:
rvera seul momentanément. Ce changement n'influera en rien
sur le programme de la revue. Le directeur sortant reste collaborateur
du ThyrSi et continuera a signer la rubrique de critup.
Pour prendre titre et date : l
collaborateur Henri Liebrecht, paraîtra le Ier avril, à
l'ai is. par les soins de l'( )ltice de Publicité. C'est un roman de p-
logiect de mœurs théâtrales dont l'intrigue se déroule .1 P.:
dans les Ai demies et (pu intéressera tout particulièrement les hab
îles théâtres de !
Concerts populaires. — Voici lis non
M. Sylvain Dupuis pour l'exécution du / Schumann (scènes du
poèmQ de Goethe) (pu sera don: 1 et 3 □
M win. l'delle. MM. Pet:
Danl mdès, du théâtre royal de la Monnaie. Chœurs du
théâl
( )n peut des maintenant s'inscrire pour les places, .pu seront :
en vente- chez Schott frères, a partir du l8 février. Mêmes pria
places pour le concert et pour la répétition gène:
- 345 ~
LE BEAU SOURIRE ET L'AIMABLE PHILOSOPHIE
Le merveilleux Concept
Sans prudence la fâcheuse pluie tomba en bourrasque.
Des personnes peu satisfaites arpentaient rageusement le
trottoir glissant, sur lequel la lumière des réverbères gigo-
tait avec un manque absolu de suite dans les idées. Je fus
heurté par un monsieur en macfarlane. Il me traita de
saligaud et estima pouvoir poursuivre son chemin, ayant
suffisamment sacrifié à la courtoisie usuelle. Je m'apprêtais
à continuer un dialogue si adroitement entamé, quand je
reconnus Quentin Fourmi. Il me reconnut aussi. Il dit :
— La température me paraît assez inclémente aujour-
d'hui, mon bon ami; nous pourrions aller boire de la bière.
Dans la brasserie il y avait un gros nuage bleu qui était
un nuage d'entente cordiale : là sympathisaient les fumées
des havanes, des pipes bourrées d'acre Harlebeke et aussi
des cigarettes égyptiennes qui sont les petites cocottes
de l'affaire. Quentin et moi nous déversâmes en nos
estomacs complaisants le contenu opulent de vastes pots
de grès. Alors Quentin Fourmi, littérateur adroit et cri-
tique savoureux, me parla en termes ironiques de l'exis-
tence de Dieu. Je lui répondis sans sagesse :
— Mon bon ami, votre macfarlane, dont le collet reste
relevé, malgré la lourdeur de l'air qui règne en cette salle,
est couvert d'eau. Cependant vous avez déposé à côté de
vous un parapluie. Sans doute, avec votre négligence habi-
tuelle, avez-vous oublié de vous servir intelligemment de
ce compagnon du chemin, compagnon, du reste, que par
une incurie inconcevable, nous abandonnons fréquemment
dans les endroits les moins respectables.
Quentin Fourmi, dont luisait la rouge figure, enluminée
par l'inclémence du climat, sourit et regarda avec atten-
drissement son parapluie. Il prit un temps et dit :
Le Thykse — V mars 1907. 22
- 346 -
— Ce modeste serviteur, que vous vous plaisez à railler
avec d'autant moins de mérite qu'il ne vous dira certes pas
d'amères paroles, doit être pour nous un précieux ensei-
gnement : depuis six ans que je le possède, je ne suis jamais
parvenu à l'ouvrir. Sans doute, dès l'origine quelque chose
fût-elle détraquée dans sa mécanique; peut-être aussi e
d'un système perfectionné. Néanmoins il faudra que je le
porte un jour au marchand, habile chirurgien. Car depuis
six ans, le temps n'est pas très bon. Mais j'ai peu de loisirs.
Toujours est-il, Anicet, que ce parapluie nous montre à
quel point nous négligeons parfois, dans notre fatuit<
nous servir des plus modestes secours que nous donna
l'ingéniosité du Créateur. Chaque objet, si mince i
ridicule qu'il soit contient en soi un enseignement. Aussi
ce parapluie au caractère renfermé peut-il être considère
comme un axiome de philosophie expérimentale.
Ainsi parlait Quentin Fourmi. Dans la poche de son
macfarlane il prit un beau mouchoir blanc et essuya i
soin les galoches de ses bottines jadis vernies et autrefois
garnies d'un nombre de boutons coïncidant avec celui des
boutonnières : cette coïncidence avait disparu. Les coïn-
cidences sont rares. Puis Quentin Fourmi déposa sur le
marbre de la table un chapeau de soie qu'un brossage inop-
portun faisait ressembler à une coiffure du Premier Empire.
Une mèche folâtre barra le front sérieux du critique.
Je dis :
— Votre pantalon, dont, avec un louable, mais inutile
souci, vous avez relevé le bas, me paraît Ingénieusement
crotté.
— Toujours, Anicet, vous êtes déplorablement frappé
parles extériorités en ce que, précisément, elles ont de
moins singulier. Vous remarquez que mon pantalon est
crotté; mais vous ne remarquez point que c'est un pan-
talon noir.
Quentin Fourmi ouvrit son macfarlane et apparut en
— 347 —
habit de cérémonie. Sa cravate blanche mal attachée
tomba sur le marbre poisseux. Cela ne troubla point la
sérénité du critique. Un moment il essaya de rajuster le
puéril mais indispensable ornement de son faux-col. Puis,
de guerre lasse, un strict minimum de succès n'ayant
même pas répondu à d'aussi estimables efforts, il déposa
soigneusement sa cravate blanche sur le marbre, à côté
de son chapeau. Il dit :
— C'est que, ce soir, j'assiste à une grande soirée mon-
daine.
— Vous, Quentin ! Autrefois cependant vous méprisiez
le protocole et railliez sans aménité ceux qui passent leur
temps à de semblables niaiseries. Quelle étrange aberration
devient la vôtre ! Vos conversations oseront-elles, dans le
salon où va briller le luxe de votre habit noir, fustiger avec
leur coutumiëre âpreté la frivolité des femmes et l'engon-
cement des hommes ?
— Mon bon ami, on ne cause plus dans les salons : on
joue au bridge.
— Bon. Vous allez vous livrer à l'observation. Je vous
retrouve enfin...
Quentin Fourmi prit l'attitude de la confidence. C'est-à-
dire qu'il posa sur le marbre gluant ses deux coudes. Il dit :
— Je veux être décoré...
— Ah! Quentin, Quentin! Il me paraissait bien que
vous étiez dans un état répréhensible. Les bières turbu-
lentes et les vins corsés vous mettent dans la joie. Et je
présume qu'en effet j'ai mal envisagé la cause de votre
présence. Ingénument, j'imaginais que vous veniez d'aban-
donner votre logis, alors que tout simplement, après une
nuit consacrée aux innommables orgies, vous le réintégrez.
— Ainsi, dit Quentin Fourmi, s'égare la sagesse du
philosophe. Vous vous trompez, mon bon ami. J'affirme
solennellement que je vais à une grande soirée mondaine
et que j'y vais parce que je veux être décoré. Ecoutez-moi,
- 348 -
au lieu de prendre cet air d'ahurissement réprobatif. Jadis
je fustigeai, non sans acrimonieuse violence, l'amour des
hommes pour que ce j'appelais les « hochets de la vanité. »
Je confesse qu'en parlant ainsi, je n'employais point un
style bien nouveau; d'autres personnes, avant moi, appe-
lèrent ainsi les décorations. Quoi qu'il en soit, j'ai changé
d'avis. Je ne mérite évidemment aucune distinction hono-
rifique. Si j'en méritais une, mon originalité consisterait à la
refuser. Mais suivez bien mon raisonnement. Sans doute
avez-vous remarqué que les personnes décorées sont
celles qui le méritent le moins. Pourquoi donc sont-elles
décorées? Parce qu'elles ont des relations. Et voici
où s'avère un admirable concept social dont je suis
l'auteur...
Quentin Fourmi but un verre de bière. Et il continua :
— J'estime que l'on devrait restreindre le nombre
décorés. Pour obtenir une distinction honorifique il faudrait
que l'on justifiât, de par la loi, d'un certain nombre, d'un
grand nombre de relations. Voyez l'ingéniosité de mon
système. Tout homme décoré aurait donc nécessairement
une grande quantité d'amis, ou au moins d'hommes qu'il lui
serait opportun de ménager : c'est d'ailleurs là la plus
véridique définition de l'amitié. Or. il existe une myriade
d'hommes qui veulent être décorés. On ne donnerait le
ruban qu'aux plus recommandés. Peut-être seraient-ils
moins recommandables, mais au point de vue supérieur de
la métaphysique, dites-moi, quelle importance cela a-t-il?
lu nous venions bientôt des arrête- royaux conçus comme
suit: M. JeanHickx (2 ççj reeomm.) Croix de comman-
deur; M. Jacques Ygrec(2ioi reeomm )< <v/<-w...
Voilà comment, mon cher ami, on perfectionne l'humanité.
Voilà pourquoi je veux, prêchant d'exemple, être décore : la
décoration attribuée par ce pro< e plus sûr garant
d'une proche et solide confraternité universelle.
Quentin Fourmi se leva, paya les onze verres de bière
— 349 —
qu'il avait bus, se recouvrit le chef de sou chapeau inquié-
tant, boutonna son macfarlane et dit :
— Je vais à une soirée mondaine pour me faire des
relations.
Sur le marbre il oubliait sa cravate blanche. Je le lui fis
remarquer. Il dit, avec grandeur :
— Elle est trop sale.
Comme il me serrait la main, j'ajoutai :
— Mais quelle décoration allez-vous donc vous faire
attribuer ?
— Il paraît, dit Quentin Fourmi, qu'avec dix-sept recom-
mandations on obtient les palmes académiques.
Anicet Le Noir.
L'Inquiétude amoureuse
Je suis triste, Ami, ne regarde pas mes yeux.
Laisse-les s'enclore au fond sombre de mes cils.
Ne les regarde pas : ils sont lointains et vieux.
Ne te demande pas : « Mon Dieu! pourquoi sont-ils
Si vieux et si lointains. . » — Demain, ils seront mieux.
Tu n'as pas vu... Je sais : tu regardais la vie.
Un grand espoir faisait s'envoler tous tes gestes.
Tu passais. Tu disais des paroles ravies...
— Oh! ignorer qui meurt, quelle joie pour qui reste !
On n'est pas à demain que déjà l'on oublie. .
Moi, j'avais vu les vieux endormis sur le seuil.
Ils dormaient secs et gourds, avec l'air d'être en bois.
Ils ont tous dépassé le m ornent des orgueils ;
Ils ne sont plus l'espoir qui cherche devant soi,
Mais seulement le doux regret, qu'on a sans deuil...
- 350 —
Oh ! regarder, l'été, les vieillards des hospices,
Si petits t si cassés, si chevrota?its, si minces!
Penser à leur grand rêve, à leurs petits caprices,
— On ne sait pas .'peut-être ils disaient : « Etre prit
Maintenant, c'est drôle : ils sont en bois, en bois lisse.
Je sais : on cueille les fleurs, on court les chemins ;
Et puis on est un vieux qui sourit et qui dort,
Sur le seuil de l'hospice, en se croisant les mains :
C'est l'heure où l'on vit sans miracle, sans essor...
Mais ce n'est pas, Ami, cette heure que je crains.
Je crains le miroir jroid qu'en vain l'on interroge;
TJ heure où l'on pleure, sans que bien l'on se résigne ;
L'heure du discours où l'amour soignt ux s'abroge;
Où de raisins enfin l'on dépouilla les vignes,
L'heure hésitante au fond toussotant des horloges.
TJ heure qui n'est plus': avant ! — pas encore : api
L'heure de la pitié, que sais-je! — ou du plaisir ;
L'heure terne où, solitaire, on sait U progrès
A s rides, qui font vil le geste du désir, —
Où l'on passe en pleurant de l'espoir au r<
Oh! qu'à ce moment. Ami, la voix St surveiU
Trompe-moi doucement avec des mots fragiles!
Fais que ton discours soit une tellt merveille,
Que, m' endormant le soir, jeune encore et do,
Dans tes bras, le mutin, je me réveille vieille!
Qu'amante je divù nne exçuist ment ta sa ur,
Que s'éloigne furtif le fiasse, feu à pi u.
Que ce soit seulement comme un autre bonhi .
Que je Henni toujours comme un
Pans mes eu wains, ton arur, ton ;< :ir!
BEK ÎHII.DE R< >M.\.\A.
— 35* —
Caligula
Inattentif ait jeu couplé des rétiaires,
Somnolent, il s'appuie ait bras de Drusilla,
Et, sans honte du crime dont il la souilla,
Clôt sur de glauques yeux y de pesantes paupières.
Elle fit... — Mais le Cirque appelle. Un lanista
Fameux crie au Cœsar qu'un de ses bestiaires,
— Celui qui sous le podium, regards en prières,
Se traîne, — avec succès à l} aurochs résista!
On demande grâce... Or, l' impérial inceste
Interroge sa sœur Elle dit : Non / — du geste.
Il abaisse le pouce... Et puis, lassé, s'endort.
El, tandis que le peuple en grondant la dénigre,
Drusilla qui, les seins nus, baille au soleil d'or,
Montre à Rome les dents en un rictus de tigre.
F -Charles Morisseaux.
Chevalerie et Décadence
L'âme de mademoiselle Irma Fenouil est sans fiel ; elle
habite, depuis cinquante ans, un corps encore souple et
gracieux; et malgré de menus désaccords survenus à des
époques reculées, cette cohabitation mystérieuse de la
chair et de l'esprit témoigne actuellement par sa souveraine
harmonie une entente cordiale. La douceur des yeux, la
beauté du sourire, la noblesse de la démarche soulignent
l'eurythmie des pensées et des désirs.
Mademoiselle Irma Fenouil est une honnête femme;
elle a la main donnante et la parole loyale. « Elle parfume
de vertus, comme le lis de l'Ecriture, la jeunesse turbu-
lente de la paroisse ». Ainsi, dans son patronage déjeunes
filles, a coutume de dire avec vérité le vénéré curé La Fin,
du village de Flamant-le-Roi.
Ce n'est pas que la vie de cette digne femme manquât
d'intérêt; cette vie fut agréable et pleine de leçons.
I
Mademoiselle Irma Fenouil avait été la femme de
chambre de la comtesse de Poilrasse : à peigner la chevelure
souple, onduleuse et lustrée de la belle comtesse, à tremper
souventes fois dans la baignoire de marbre le corps har-
monieux de sa digne maîtresse, rosé comme une fleur
d'Orient, à manipuler chaque jour les pommades de
bergamote et de verveine, les poudres, les huiles, les
essences contenues dans des flacons de cristal aux ferme-
tures d'or, Irma avait compris le mérite de l'élégance et de
la distinction, elle en avait pesé tout le prix.
Et peu à peu, dans le frôlement de la bonne compagnie
et des nobles atours, au contact des fines lingeries de
Courtrai et des dentelles précieuses de Haeltert, elle avait
affiné l'optique de ses regards, comme le son de ses par
comme la douceur de ses gestes, et surtout comme l'exal-
tation de son cœur.
II
Ce fut Auguste Lalieux, son galant de kermesse, qui la
trouva bizarre et de mauvais ton à son égard, quand il la
revit deux ou trois fois l'an, aux retours dans sa famille de
petits boutiquiers rustiques parmi les tartes épais
les « cramiques » cuits, par douzaine, depuis quinze jours,
et les potées de rissolet : Irma faisait la mijaurée, là quand
le soir, à la dernière dueasse, il voulut L'entraîner ave<
couples amis, dans les salles joyeuses, ou sur les sentiers,
fleurant l'éclosion de la vie à tra\ I les
futaies, elle fit un geste de dégoûtée, un geste noble, un
— 353 —
geste à la fois sobre et net, qui rendit Auguste Lalieux,
aussi muet et aussi glacé que pendant l'hiver sont les
statues des Saints ou les bustes des grands hommes, aban-
donnés à leur expression ahurie, dans le plein air des nuits,
sous les intempéries des frimas.
Aussi ne fut-il trop étonné, quand il reçut d'elle, peu
après, une lettre sur du papier aristocratique aux reflets
moirés, annonçant qu'elle ne se sentait pas comprise et
qu'elle rendait à Auguste sa liberté. — «Quelle foutaise ! »
se dit Auguste, habitué aux odeurs des étables et aux
bourrades des champs. — Et il n'y pensa plus.
III
L'existence de la comtesse de Poilrasse avait été envahie
par les brumes de la mélancolie pendant le dernier hiver,
et les visites assidues du jeune baron Chambranle de Por-
tenart n'avaient pu les dissiper.
C'était un joyeux drille, le baron! Hostile à toute
besogne imposant un effort, il rebutait le flirt sérieux, parce
qu'il en estimait le labeur stratégique trop lourd; aussi
n'abusait-il pas des grâces de la comtesse, qui, appréciant
sa mesure, jouissait de sa bonne humeur et daignait le
mettre au rang de son griffon favori ; mais il savourait, en
gourmet, la cuisine de la maison ; sous conseil judiciaire
depuis l'âge de raison, c'est-à-dire depuis l'âge de dix-huit
ans, il tenait pour maternelle et douce la loi de sauvegarde
qui a remplacé de nos jours la cotte de maille des preux;
elle lui permettait de payer ses fournisseurs au rabais;
même les gens qu'il renversait sous son auto, plus rapide
que les vents de mars, il estimait qu'en sa qualité de pro-
digue officiel, il ne devait les indemniser qu'à demi : c'était
un jeune homme élégant, aux yeux fins, mais sans pensée,
au profil correct.
Irma Fenouil trouvait exquise la joie de le regarder.
Elle avait, d'ailleurs, pris coutume de s'arrêter en dévo-
— 354 —
tion devant les ancêtres de la comtesse, pendus, sur les
tapisseries des salons, dans des cadres dépolis, conservant
d'authentiques poussières d'âges disparus.
A voiries doigts fuselés du jeune Chambranle maniant
avec grâce les argenteries armoriées, à se distraire devant
sa moustache recroquevillée en bataille, à entendre son
parler doux, son rire léger, découvrant des dents blanches
et pures, Irma, en s'accoutumant à ce visage comme à la
vision d'un chevalier des Eperons d'or, descendu de son
cadre pour tenir tabouret, sentit peu à peu dans ses moelles
délicates descendre le désir des amours chevaleresque
l'œillade du baron, lancée sous un monocle de prix, agita
sa jeune âme.
IV
C'est ainsi que revint le printemps, avec son cou
d'émois.
In soir, au château de Lespierre, le baron Chambranle
de Portenart, fatigué de brûler à la comtesse un encens
inutile, imagina d'aller goûter le charme bienfaisant de la
solitude dans le Pavillon des Chênes, eucadré de verdure
naissante, dans le carrefour des allées du parc.
Pendant qu'il s'y reposait de son inactivité en discu-
tant avec lui-même sur l'équilibre de ses échéances
entendit comme un fredon léger, comme un gazouillis
d'ailes.
C'était Irma, qui cheminait en regardant la lune.
Fallait-il attribuer à une supercherie des Fées des
Bois, ou à la malice de la Femme cette rencontre en ce
lieu?
Le baron Chambranle ne perdit pas son temps à donner
à cette controverse une solution orthodoxe; il se borna à
inviter la chambrière à lui donner la réplique dan- ses médi-
tations ; bientôt, se rappelant que la nature est propice aux
rit usions, mais commettant la tante d'ignorer que d'à]
— 355 —
Leibniz, rien ne s'y fait par sauts, il voulut, sans trop s'effa-
roucher de son œuvre, accomplir brusquement les rites
de l'amour, sans les formules qu'en prescrit le protocole
et qui lui sont nécessaires, comme les psaumes dans la
liturgie.
Ce fut un cataclysme ! O chevalerie du temps de la reine
Anne ! O doux romans des ballades ! O sourires discrets des
ancêtres à perruque !
Irma, en une seconde, assista, dans son imagination à
un écroulement de plusieurs siècles de féodalité !
Le geste d'amour du baron avait été aussi brutal, aussi
matériel, aussi rustaud que celui d'Auguste, en des temps
moins légendaires.
Ce fut un éboulement de toutes ses illusions.
Irma, depuis plusieurs années, a quitté le château, sans
abandonner le ton de la bonne compagnie; un petit capital
de ses parents, une sérieuse rente de la comtesse suffisent
à ses besoins et à sa bienfaisance dans la commune, où,
devenue Mademoiselle Fenouil et admise aux réunions des
comités charitables avec les châtelains, elle abrite sa
sagesse désormais inaltérable.
« Elle parfume de vertus, comme un lis de l'Ecriture, la
jeunesse turbulente de la paroisse. »
Ainsi, dans son patronage déjeunes filles, a coutume de
dire avec vérité le vénéré curé La Fin, du village de
Flamant-le-Roi.
Jacques Leroux.
- 356 -
Un jour, tes lèvres...
Un jour, tes lèvres que je baise fervemm>
Tes doux bras qu'à mo?i col l'âpre volupté nom ,
Et les fruits de ta gorge et les fleurs de ta joiu ,
Tout sera mort un jour de ton beau corps aimant.
Ah! dire quêta chair robuste que f embrasse,
Et tes yeux veloutés si tendres à mes yeux,
Et tes dents d'où le rire échappe en flots joyeux,
Tout, hélas! sombrera dans la terre vorace.
Tes mains qui tissent mon bonheur, tes chères mains,
Fi oides se croiseront sur ton buste immobile
Et ri accueilleront plus au seuil de notre asih ,
La détresse du pauvre errant par les chemins ;
Doux bruit dont ma maison dès l'aurore s
Ta voix, chant familier , se taira brusquenu n
Et nous n'entendrons plus le clair bruissement
De ta marche légère et jamais fatigm
Et ton regard s'obscurcira, comme s éteint
l rn morne crépuscule où le couchant charn < ;
Et la même heure aussi glaCi ra ton SOUt
Qui m* est plus qu'aux vivants, la clarté du matin.
La mort le conclura, COmpagm bien-aim*
En le froid, Usik ' nnmobilité .
Et ton passagt , dans le temps illimité,
Fondra, telle au ciel bleu se perd uni funu
AFauraS'tu ru partir lorsque tu t\ n m
Ou serai-je encor là pour pleurer sur ta coude
Oh ! si la mort du moins, que pourtant rien n< touche,
Pouvait nous emporti r t nst mblè dans ses bras/...
- 357 -
0 chère, inclinons-nous devant l'inévitable,
Et pense aux millions d'amantes et d'amants
Qui se so?it sur la terre étreints quelques moments,
Et qu'à jamais reprit le néant insondable.
Nous redisons les mois qu'ils ont dits avant nous.
Les gestes qu ils ont faits, notre chair les répète.
Et le désir qui les tordait dans sa tempête,
Affole notre cœur et brise nos genoux.
Ephémères acteurs d'une pièce éternelle,
Nous occupons la scène aujourd'hui ; mais demain,
Nous serons remplacés dans le vieux drame humain
Par d'autres que l'amour aura frôlé de l'aile.
Et déjà nos tombeaux, chère, sont entr 'ouverts.
Oui, mais pour une part, simplement, à notre heure,
Nous aurons cependant empêché que ne meure
La vaste Jlamme qui féconde l'univers.
Les amants n'ont qu'un temps, vois-tu. Seul, l'amour reste.
Dieu vainqueur qui survit aux prêtres en allés,
Il déchaîne, parmi nos temples écroulés,
Son rire heureux perpétué par notre geste.
Nous mourons, mais qu'importe aux mondes notre mort?
En quoi leur course inunense en est-elle altérée f
Un instant de stupeur, des pleurs d'humble durée...
Et l'oubli sur nos noms fait la nuit sans effort.
Ne te révolte pas. La Vie est immortelle.
Ne va pas formuler de vœux trop exigeants :
De l'un des milliards de ses aspects changeants,
La disparition, crois-tu, s' aperçoit-elle f
O chère, un jour, les yeux à tout jamais fermés,
Deux êtres que tu sais dormiront dans la terre.
Et si la mort ne cache rien sous son mystère,
Résigne-toi quand même : ils se seront aimés!
FÉLIX BODSON.
-358-
Le Joueur d'orgue (°)
Ecoutez le jonc m- d'orgue
Qui traîne sa pâle chanson,
A travers les heures ni or ni s
Et les chemins de la maison...
Ecoutez en vous les murmures
Du passé qui ne veut mourir ;
Toutes les choses simples et pures,
Ecoutez-les venir.
Voyez les jardins suaves
Ait fond d'une douce province;
Les grands lys nobles et graves,
Qu'il ne faut pas cueillir!
Voyez la route toute mince,
Là-bas, au bout de l'horizon ,
Et la rivière
Qui va si doucement, entre ses quais de pierre. . .
Ecoutez le joueur d'orgue
Qui traîne sa pauvre romance
A travers les heures mor/n s
De cet après-midi de dimanche.
Ecoutez sa mus/que... et votre âme.
Il fait renaître le passé!
La chanson quigrina < i qui //< un ,
Et qui n\ si plus la vraie chanson,
C'est, dans votre enfana nu
Une heure, rien qu'ion heure,
Mais la bas, dans la bonne maison.
Ecoutez l'orgue des ch /mires.
I oyéZ en vous tous ,
De cette mu sic u< alangt
H du Pauvre, un volume sous pi
- 359 -
Ecoutez, c'est votre âme qui prie...
C'est vous te joueur merveilleux
Des légendes inoubliables!
Au gré des heures pitoyables
Vous revivez des jours heureux...
Mais ce ?ie sont que souvenances!
Le temps a jeté sa poussière ;
C'est encor la chanson première,
Avec des dissonnances...
Ecoutez le joueur d'orgue
Qui traîne sa pâle chanson,
A travers les heures mornes
Et les chemins de la maison...
Les Cloches
Dans les matins gris de nove?nbre,
Quand l'aube est indécise et triste,
Les cloches rythme?it le silence
De leur complainte catholique.
Ce ne sont plus les cloches triomphales,
Les lourds bourdons des cathédrales,
Mais des cloches monacales
Qui sca?ident les noinbres du sort.
Leur envol sinueux et lent,
Comme des ailes d'oiseau blessé
Plane sur les remoics dit vent
Qui se lève comme à regret.
Leur voix — un signe dans le silence —
Entre dans les maisons qui dor?ne?it,
Et passe, en jetant sur les âmes qui souffrent
— Comme un peu de se?nence, —
L'inquiétude et la pensée :
— 36o —
C'est le prêtre au chevet du malade...
C'est l'enfant que Von v< Me un soir,
C'est la chandelle de l'espoir
Qui vacille et s'éteint dans l'heure,.
C'est ï horloge qui parle
P, s vieux qui ne sont plus...
Ce sont les nombres révolus
Et le coup d'un marteau clouant les quatre planches.
Et c'est dans tout notre être
Et dans le vide des dimanches,
Des cloches qui sonnent les vêpres.
Le Poète
La face blême et famélique,
Et dans des yeux bleus et profonds,
De purs et d'infinis rayons
Pe bonté, de gloire et de rêve;
Des haillons et de la musique!
A travers les villes ne rv< usi s
Une chanson qui pleure,
Ou quelque marche glorieuse,
Sur des plaintes d'accordéon !
Pes hommes saouls, des femmes ivres
Qui semblent faits pour la souffrance,
Et qui dan Si n! ,
Oubliant leur maison que garde la misère,
Comme um aieuh i
1a pauvre sire l'annlu.
. tout-puissant it sa musiç
Qui passe aux carrefours,
Dans les cités et les faubow t
Entre dans les mais
— 361 —
Monte les escaliers étroits et vermoulus,
Pénètre dans les chambres...
Et c'est comme un peu de lumière
Sur les hardes de la misère!
Et les enfants dansent en rond,
Et les vieux vont à la fenêtre.
Voir passer l'homme à l'accordéon.
Grégoire Le Roy.
Fantaisie Parisienne
M. Bergerat vient de menacer nos sympathiques gou-
vernants, des foudres de la Providence.
Notre doux philosophe paraît exaspéré.
On renverse les institutions qui lui sont chères. On
abolit les us et coutumes administratifs qui lui tiennent
au cœur, on sape jusqu'aux Routines ministérielles qu'il
protégeait avec une foi extravagante. En cherchant bien,
il semblait qu'il ne devait rien rester à dévaster. Mais voici
que, le diable aidant, on a découvert encore quelque
chose.
On vient de supprimer les Brigades de la Sûreté et de
licencier le corps de la Police C'est superbe !
Il n'y a pas à nier que le génial Président des Chambres
n'ait eu là une de ces idées dont le siècle à peine commen-
çant, propose le défi aux quatre-vingt-treize ans qu'il lui
reste à nous embellir. — Et l'effet de cette nouvelle sur
le pays a ressuscité l'ancienne croyance en Dieu. Il n'y a
guère que M. Bergerat qui... Mais il est vrai que ses senti-
ments ne sont que Gallo — Romains, c'est-à-dire rétro-
grades, dans l'espèce.
Le ban et l'arrière-ban de la Presse, jette en imagina-
tion un cri muet, le cri de joie macabre qui accompagne
23
- 362 —
l'électrocution bureaucratique d'une race... détestée, celle
des sergents de ville.
Les reporters se souviennent de certains pass
tabac dont ils ont senti toute la portée et qu'ils ne peuvent
oublier.
Les passages à tabac, de même que les rafles, se trouvent
du même coup supprimés. — Ail right! Doux Pays I
Dorénavant la direction de la police de Sûreté, sera con-
fiée .. aux Apaches... dont l'intelligence «professionnelle^
offre une garantie sérieuse, et qui connaissent dans les
coins toutes les rubriques de l'assassinat et du vol.
On leur alloue, par décret, des appointements officiels
ainsi que des uniformes aux armes de la Ville de Pari
On les laissera s'organiser en brigades, pour leur service
de surveillance diurne et nocturne.
On leur permettra, pour les services des mo
grouper de bons chevaux de retour, dont les capacités
restent inoccupées dans les prisons, où ces intéressants
personnages sont logés, nourris, entretenus... à nos frais
et sans profit aucun. Ils seront enchantés de travailler dans
la même partie. . ou à peu pr<
Nous croyons pouvoir affirmer que la sécurité des nies
sera assurée d'une façon complète, par cette réfornv
plus logiques, et qu'on pourra circuler de jour et de nuit,
comme au temps oti Monsieur Adam, suivi de Madame
Eve, rêvassait par les chemins déserts du Paradis terres
avant l'affaire de la pomme.
L'incapacité des agents étant notoire, il fallait les rem-
placer par de solides brigands, les mêmes qui terrifiaient
nos travailleurs aux abords des barrières et nos bourg
sur les boulevard^
M. le ministre Yiviani avait été, il y a quelques jours,
victime d'une agression très pénible.
Tl sortait de rKlvsée-Montmartre, où il organise une
grande fête du Travail, au profit des Syndicats du Re]
Il fut assailli par une bande d'Apaches, il ne dut son salut
qu'à l'intervention de l'un d'eux, qui le reconnut et s'écria :
— C'est 1' Ministre du Turbin, circulez les camaros !...
Et très heureux de l'intervention, Monsieur le Ministre
s'éclipsa et envoya par la suite quelques notes à la Cham-
bre, tendant à faire cesser un état de choses littéralement
déplorable dans une République moderne.
Mais — s'écrie M. Bergerat — que deviendront nos pau-
vres sergots ! C'est leur ruine que vous venez de consommer,
y songez-vous ?
Il faut en convenir, notre grand philosophe semble avoir
raison.
Il se pourrait que, poussés par la misère, les agents
révoqués en soient réduits à pratiquer pour leur propre
compte et qu'ils aillent le soir — au coin des rues désertes
— guetter les passants attardés, pour les dévaliser... les
chouriner...
Il n'y aurait rien de surprenant à ce qu'un beau matin,
en dépliant votre journal, vous lisiez un petit entrefilet
ainsi conçu :
« Monsieur Fallières, Président de la Troisième Répu-
blique, vient d'accorder une médaille d'or de ire classe au
brigadier d'Apaches Lafrousse des Batignolles qui, au péril
de ses jours, a arrêté un ancien agent de la Sûreté des plus
dangereux, ainsi que deux sergents de ville qui terrori-
saient le paisible quartier du Père-Lachaise. »
Carmen d'Assilva.
A
- 364 —
Metzys
Pour Léopold !
Dans la forge, où la tourbe en crépitant s'allume,
Quentin Metzys ètreint dans ses poings si puissants,
La tenaille qui mord les blocs incandescents,
El le marteau pesant qui torture ï enclume.
Il se carre, la flamme intense dans les yeux,
Attentif à la chauffe, et preste à la soudure :
Et voici que sa mai)i ardente, experte et sure,
Donne au métal informe, un dessin gracieux.
Son œuvre, tige à tige, et pétale à pétale,
Erige, en atelier, son élégant profil.,.
On aime à contempler, légère comme un fil,
L'étamine de fer que la corolle étale.
l'A pourtant, ce métier semble si décevant
Au jeune forgeron. Il souffre de se dire
Qu'il manque à ses bouquets, que tout le monde admire,
Les tons prestigieux moirés au moindre vent.
Et laissant retomber les silences mOTOSCS,
Il reprend ses pinceaux dans le bahut grossie)- :
Car il ignore encor s'il forgera l'acier,
Ou s'il peindra la femme aux carnations roses'
Obier De Vuyst.
.#
- & -
Sept Sonnets du Soleil (Extraits).
A Iwan Gilkin.
I. LE SOLEIL DU GEL
Sur la glèbe durcie aux ?nottes crevassées
Et le fossé transi, le clair Soleil du Gel
Luit, doré, flambescent et timbre de son scel
Le firmament bleu pâle aux profondeurs glacées.
Tout brille d'un éclat presque artificiel ;
La pâture scintille, herbes diamantées
Par le givre des nuits ; les feuilles pailletées
Tremblent sur les buissons d 'un frisson éternel...
Sur le chemin qui sonne au pas, on va plus vite.
Il fait froid, mais le jour éclatant vous invite
Et vous quittez pour lui le fauteuil non pareil,
Bénissant l'Astre-Roi, maître des énergies,
Thaumaturge qui fait tomber, par ses magies,
Sur le noir Février la gloire du Soleil!
III. LE SOLEIL COUCHANT
Le couchant somptueux de voiles amarantes,
De moires aux tons d'or, d'orange et de safran,
A drapé l'horizon du large ; et l' Océan
Berce des flots de flamme et de lueurs ardentes.
Au dessus du vaisseau le ciel est d'un vert franc.
D'un rythme doux bercés, tels que des Corybantes,
Des nuages légers, teints de fleurs ou de sang,
Forment la théorie aux ondes fla?nboyantes.
Ainsi le grand Soleil, d'âme majestueuse,
Descend avec le jour, en royal appareil,
Des marches du grand ciel l'arche prestigieuse.
- 3*6 -
Et le grand Océan, tout drapé de lumièr< .
Garde avec tout l'éclat de sa masse altière,
Comme un Titan berceur, le repos du Soleil.
Marguerite Copimn.
DIALOGUES DES PETITES FILLES
Flirt
(Derrière un massif de rhododendrons, non loin du tennis,
Rose et Marcel, avant trente-huit ans à eux deux, sont
assis sur un banc de pierre qui, grâce aux arbres et au
soleil, a l'air d'être couvert de pièces de cinq francs en or. )
Rose (avec un petit Jrisson). — Brrr... il fait frais!
Marcel. — Voulez- vous mou veston ?
Rose. — Vous l'avez trouvé... Et puis moi, je vous :
serai ma taille.
Marcel. — Que j'y serai bien !
(Soudain, Rose pouffe a
Marcel — Vous êtes malade ?
Rose — Non. Je ris de souvenance.
Marcel. — Ah !... je croyais que c'était de moi.
Rose. — C'est de vous aussi.
Marcel. — Je m'en doutais.
Rose. — Je pense à vous ce matin, quand je vous ai
rencontré en ville : vous aviez l'air furieux et vous lanciez.
votre canne de droite à gauche, de façon à éborgner les
sauts. Je ne vous avais pas vu; c'est Hélène qui m'a dit :
« Moncheur Marcel ! »
Marcel (riant). —C'est moi. Moncheur!
Rose. — Tu l'as dit.
Marcel. — Vous êtes unique!
ROSE. — Il y a dix-huit ans que je le suis
Marcel. — Alors, j'avais l'air furieux ?
Rose. — Oh!
— 367 -
Marcel. — Eh bien, écoutez, j'ai vu votre portrait à
deux ans: vous n'y avez pas l'air folâtre, vous savez!
Rose. — A deux ans ?
Marcel. — Oui. Vous y êtes coiffée en brosse, avec des
petits bras et des petites jambes, dans un fauteuil immense :
vous avez l'air dîme boule de neige sur une montagne de
4000 mètres.
Rose. — Belle comparaison! C'est maman qui vous a
montré le portrait ?
Marcel. — Oui, c'est maman.
Rose. — Dites-donc !
Marcel. — Quoi?
Rose. — Les fèves ne sont pas des pois.
Marcel. — Pristi, on voit que vous profitez de votre
cours de littérature !
Rose. — C'est bien, je ne dirai plus rien.
Marcel. — Non, non, je vous demande pardon, je ne
le ferai plus : je serai sage.
Rose. — Ça vous changera.
Marcel. — Merci.
(Un silence.)
Rose. — Dites
Marcel. — Je dis.
Rose. — Comment la trouvez-vous ma blouse ?
Marcel. — Ça dépend.
Rose. — Comment?
Marcel. — Quand vous êtes dedans, je la trouve char-
mante, quand
Rose. — Oui, je sais la suite! Quand vous ne me
taquinez pas, vous me faites des compliments : vous êtes
une scie !
Marcel. — Avec des dents pour mordre, mon enfant.
(Il s'approche.)
Rose. — Hé là-bas! seriez-vous dangereux?
Marcel. — Tu l'as dit. J'ai faim !
- 3*S -
Rose. — Retournons à la maison, il y a des gâteaux.
Marcel. — Que pourrais-je demander de meilleur que
vous, en fait de gâteau, mon petit chou ....
Rose. — Hein???
Marcel. — à la crème! J'en suis baba!
Rose. — Tiens, vous aussi : nous pourrons nous manger
mutuellement.
Marcel. —Avec plaisir : laissez-moi commencer.
Rose. — Ah non!
Marcel (tendant la joué). — Alors, commencez.
Rose. — Il faudrait un peu de rhum.
Marcel. — Pour m'arroser? Prenez garde: le rhum, ça
flambe !
Rose. — Il faut, pour ça, qu'on y mette le feu.
Marcel. — Vos yeux se chargeront de cette besogne.
Rose {le doigt tendu). — Vous
Marcel (prenant sa main qu'il embrasse). — Moi ?
Rose (elle pouffe de rire). — Oh !
MARCEL (changeant tout à coup de ton). — Rose.. ..
Rose. — Ça y est : changement à vue De la prose aux
vers. Nous allons voir des madrigaux.
Marcel (d'une voix de basse proj 'onde). — Rose
Rose. — Et puis? C'est peu Voulez-vous un diction-
naire des rimes ?
Marcel. — Rose, il y aura ce soir, à sept heures m<
le quart, exactement un an que je vous ai connue.
Rose. — Tiens, je suis dans le même cas : c'esl bizarre,
ça!
MARCEL. — Vous étiez sur la terrasse (lu château, moi
j'étais sur la route. Vous étiez la châtelaine, moi j'étais le
passant...
Rosi-.. — pièce en un acte, en vers, de Krar
Coppée.
Marcel. — Et tout de suite je m'aperçus que...
Rose. - Ouequ
— 369 —
Marcel {embarrassé). — Que...
Rose. — Vous avez oublié ?
Marcel. — Oui.
Rose (avec une moue). — Ah!
Marcel {qui a vu la moue). — Non!!! je n'ai pas
oublié!!!!
Rose. — Xe criez pas comme ça, voyons! Les tennis-
seurs vont vous entendre.
Marcel (tout bas). — Je m'aperçus que je vous aimais.
Rose. — C'était un sentiment soudain.
Marcel. — Le coup...
Rose. — ..... de coude.
Marcel. — Oh! non !
Rose. — Pardon. Continuez.
Marcel. — Ensuite, par le plus heureux des hasards...
Rose (rectifiant). — Z'hasards...
Marcel. — Comment?
Rose. — Dites z' hasards, c'est plus joli.
Marcel. — Vous aimez les liaisons dangereuses?
Rose. — J'en raffole.
Marcel (reprenant). — Ah Par le plus heureux des
z' hasards, ma mère fit la connaissance de la vôtre et, grâce
à leurs visites, nous nous revîmes.
Rose. — Et nous nous aimâmes.
Marcel. — Vous aussi! Ah! je suis heureux ! J'exulte ! !
Je voudrais mourir pour vous ! ! !
(Le soir du même jour, après une sauterie inti?ne, der-
rière un paravent, Rose se repose, assise sur un canapé, à
la droite de son petit cousin Ernest dont on n'aperçoit que
le bras gauche.)
Ernest (terminant une phrase) et je m'aperçus alors
que je t'aimais!
Rose (franche coynme V or). — Moi aussi.
Ernest (se levant d'un bond... avec ses deux bras). —
5i
o —
Toi aussi ! toi aussi ! !... Ah ! je... je... toi aussi! ! Je ne
pas ce que... toi aussi î !
(Le lendemain matin, dans la tonnelle du pare, R
assise sur les genoux du jeune vicomte RatatouilL
l\\i î. Max.
Octobre
Le crépuscule J vernissa n t
A mêlé ses cheveux aux branches ;
Glacés, les chrysanthèmes penchent
Leur col sous les souffles du vent ;
Le jardin ?i' est plus aux enfants,
Une petite vieille y lance
A grands bras de la poudre blanche,
Manteau lège, voile d'argent*
La nuit s'approche des maisons,
Elle y rentre avec la chanson
Somnolente de la bouillon t ,
Et nous songeons, plus paresseux ,
Au printemps qui nous a fait cr<
Que te ciel était toujours bleu.
Louis Thomas.
Sur la fontaine de Médicis
Tu sou ji lyphèrm . b< insi n
Mais pourquoi tiens-tu donc ton regard abat-
Su r le couple charmant qui près de toi s'enlace t
Ne trouble pas sa jou
— 37l —
Ou, plutôt Non ! relève-toi; regarde. Vois
La saison automnale éparse sur les bois
Et V étang presque entier couvert de feuilles jaunes.
Et Ut pourras alors te joindre aux joyeux faunes;
Car V automne, à ton cœur de tristesse rempli,
Saura donner, sinon la joie, au moins l'oubli.
Odelette
A la manière de Henri de Régnier.
L'eau diverse des fontaines,
Avec un bruit diffèrent,
Déborde les vasques pleines,
Et son double bruit m'apprend
Que, pareille à son murmure,
Se prolonge la rumeur,
Tantôt douce, tantôt dure,
De ma peine ou ton bonheur.
Mais, vois-tu, puisque la vasque
N'en débordera pas moins,
Ne fais sourire ton masque
Ni ne crispe tes deux poings.
Et pour calmer toutes peines ,
Ecoute, en le soir tombant,
L'eau diverse des fontaines,
Avec son bruit diffèrent.
Nocturne
La lampe bride doucement,
Et sa clarté qui semble vivre
Sous l'abat-jour rose et tremblant,
Rayonne aux pages de mon livre ;
— 3/2 —
Et je sttis satisfait enfin
De savoir ma triste jour
De dur labeur quotidien,
Pour quelques heures terminée.
Je vais pouvoir me reposer,
Je vais pouvoir être à moi-même,
Je vais enfin pouvoir oser
Me lire quelque cher poème'
Non! je sa?iglote, car je sens,
Dans le sommeil qui les endigue,
Que ?nes désirs sont impuissants
A vaincre l'affreuse fatigue ;
Et que, sans avoir pu chanter,
Il me faudra, sombre et farouche,
Domptant mon esprit révolté,
Aller m' étendre sur ma couche!
Jean-Marc Bernard.
•y
Chroniques du Mois
LES THEATRES
Théâtre de la Monnaie.
i \ FIANCÉ! VENDUE (°)
— Les critique! de mon âge devraient, me «.lit mon excellent maître
Soleure, être ■ffranchis de toute inquiétude et ponl
ité. Mais combien de choses, hélas I qui devraient être et qui ne
sonl point! [maginez-vous parfois, Anicet, la triste situation dans
laquelle je me trouve : je crains 1rs jeunes critiques. Mon jugement se
cupe du leur,
(*) l.a Fiancée oendue, opéra-comiq B< musique de Frédéric Smetana, paroles
françaises de Raoul Iirunel, représenté pour la première fois sur le Théâtre -National de
Bohême, à Prague.cn 1808.
3/. 5
— Mon cher maître, je crois que vous vous livrez ardemment à la
tranquille ironie. Je suis un de ces jeunes critiques vis-à-vis desquels
vous vous trouveriez, d'après vos dires, en fâcheuse posture. Et votre
avis, qui. ne fut pas toujours le mien, fut cependant toujours goûté
par moi.
— C'est que vous êtes déjà un peu vieux! Hé oui! Récemment je
rôdais dans un couloir de théâtre. C'est assez mon habitude. Je suis
un peu sourd, vous le savez. Ce qui ne m'empêche pas de saisir au
vol, avec une décourageante facilité, les conversations auxquelles je
ne suis nullement intéressé. Donc je vous entendis parler. Vous
causiez avec de belles dames dont le décolletage semblait vous capti-
ver...
— J'ai toujours été de votre école, mon cher maître.
— Oui, vous préconisez les perfections de la forme.
— Ce qui se rapproche fort de la perfection des formes.
— Vous aviez l'air ce soir là, en effet, de vous rapprocher le plus
possible. Et vous émettiez des avis dont l'immoralité enchantait mon
cerveau avide de nouveauté. Et puis, vous avez dit, à un moment donné,
que vous aviez découvert sur vos tempes quelques fils gris. Et toutes les
dames vous félicitaient. Je crois même que l'une d'elles vous appela
chéri, ce qui est un joli mot. Et une idée me vint. Je ne vous la
soumets pas, je vous l'impose. C'est bien plus drôle. D'ordinaire vous
venez m'interviewer, à la seule fin de faire votre article. Vos bons
mots sont sortis de ma bouche. Donc aujourd'hui, puisque vous avez
des cheveux blancs, c'est moi qui vais vous interroger.
— Il me paraît, maître, que vous retrouvez parfois sous vos cheveux
blancs quelques cheveux noirs. .
— Ils étaient blonds, mais ça n'a pas d'importance. Toutefois cela
rappelle une phrase que prononçait un acteur timide dans je ne sais
plus quelle pièce : « Père, quelques cheveux noirs se sont mêlés à vos
cheveux blancs! » Mais foin de tout ceci. Parlez-moi de cette Fiancée
vendue.
— Hé! bien comme je ne suis pas du tout modeste, malgré mes
cheveux blancs, voici. Cette musique est-elle tchèque? C'est bien
possible : c'est qu'alors la musique tchèque ressemble à la musique
allemande. Et puis aussi, par ci par là j'ai retrouvé du Berlioz; le pré-
lude du 3rne acte ressemble au chœur des étudiants de la Damnation...
— Hé ! hé ! pas si mal...
— Mais c'est alerte, c'est vivant, coloré. Cette musique me rappelle
les aimables petits repas que l'on fait à la campagne ; petits légumes,
petits fruits neufs, petits œufs, petit vin rose. De temps en temps,
c'est charmant. Il ne faudrait pas s'en donner une indigestion : ces
indigestions-là sont épouvantables! Mais de temps en temps c'est si
rafraîchissant! Et puis j'avoue que je ris de bon cœur...
— Comment, à votre âge vous arrivez déjà à rire ! Vieillesse!
— Je ris de bon cœur à ces imbroglios innocents qui ne sont point
produits par quelque équivoque de mauvais goût. Je vous avoue même
qu'un peu de pitrerie ne me désole nullement! Et je me suis bien
amusé !
— 374 -
— L'interprétation :
— Oh! ce Morati est-il assez exaspérant ! Joue-t il assez comme un
pied de cha
— Là! là ! Jeunesse je te retrouve ! Apprenez donc, jeune critique,
que l'on dit toujours le bien avant le mal. nfance de l'art.
I •': Morati a lance deux bien beaux « ut
— Oui, mais moi l< je m'en...
— Vous vous en foutez, j'entends bien. Moi aussi, d'ailleurs. I
ténor me donne mal aux dents. Seulement il sait que les petites dames,
dans la salle, adorent que l'on fasse « péter la notttte! » Et il la fait
péter, bagas<e! Il oublie bien de jouer pendant ce temps-là: mais ça
ne le trouble pas !
— Vous savez qu'on avait reproche à Rasse de ne pas diriger avec
de mouvement. Eh ! bien il se l'est tenu pour dit : et cette fois
je crois que le mouvement y était : hein ! ce ballet, quelle allure...
— Bon, bon, je sais que vous avez un faible pour les danse
Continuons...
— Mlle KorsolT, parfaite de voix, de jeu, de diction. Les rôl<
peu communs lui vont à ravir. Belhomme, extraordinaire dans un
rôle ingrat. M110 Kyreams, jambes tout à fait à point: on en mange-
rait ..
— Indigestion, mon cher. Il y en a beaucoup.
— Caisso bien amusant. Son travail aux haltères est tout à fait pris
sur le vif. J'ai bien ri. Dua. de la voix et beaucoup de jeu, un débutant
qui ira loin et vite. M"'rs Bourgeois — bien jolie sous la perruque
blanche — et Paulin — bien blanche sous une vilaine perruque —
jouent avec grâce et chantent avec art: Danlee et François, très con-
venables. Ah! j'oubliais M""" Pelucchi et Legrand qui ont dan»
bonne humeur des danses un peu epilepliques. là voilà!
— Bon. dit Lric Solcure, vous êtes aussi méchant que moi ..
— Le compliment vaut cher !
— ("est peut-être une rosserie, vous savez!
M"10 PAQU01 D'ASSI et M. ALVAREZ dans « i! ie » (°)
Au petit vestiaire des abonnes, où trône Pierre, hérisse pour le
vulgum ptCUâ et courtois pour les habit,, moi, nous
devisions. Pierre nous confia en une langui- pittoresque que « ça
ire une fois finie minuit. » La. longueur des opéras le frappe
singulièrement : ain La place que la Providence soucie),
rénementa noua attribuèrent dans l'existence, en nous
d'une façon originale les : liions du génie humain.
dames diamantées parlaient avec animation. Quelqu
périphrases leur paraissant d'un usage encombrant, voue suranné.
elles s'exprimaient par le terme propre — si l'on peut dire. L'une
<•) / opéra en 5 actes et 9 tableaux, de Scribe, musique de Meyerbcer, repré-
senté pour la premier* fois à Taris sur le théâtre de l'Opéra, <
— 375 -
d'elles, même, en un mouvement vif et gracieux, leva si haut la
jambe qu'il ne fut permis à personne d'ignorer les dentelles crème
d'un pantalon élevé à la hauteur d'objet superflu. Cette dame, par un
tel geste voulait expliquer à un beau jeune homme bête, qu'elle
l'aimait. Car l'amour a différents degrés. Et cette manière de l'expri-
mer, qui n'est pas intellectuelle, a néanmoins quelque originalité : elle
synthétise assez exactement que pour certaines gens le cœur est de
médiocre importance.
Eric Soleure, goguenard, vit le jeune homme, le pantalon, et un
peu du reste. Il dit :
— Admirable synthèse ! Voilà une dame dont les jambes ont beau-
coup d'esprit. Ces jambes ont un langage, qui, pour n'être pas fort
vertueux, est tout de même captivant. — Autre chose : vous amusez-
vous ?
— Mon cher maître, je me faisais à l'instant une remarque dont
probablement vous allez sentir toute la portée : il est admirable d'être
ténor et de s'appeler Alvarez. Il y a là une sorte de prédestination
héroïque...
— Je vais vous raconter une petite histoire, dit Eric Soleure.
Sur son nez agrémenté de petits plis malins le critique rajusta des
lunettes pesantes, à monture d'écaillé. Il dit :
— Or, en ce temps-là, un jeune homme de superbe prestance avait
une formidable et merveilleuse voix. Il n'avait que fort peu de cor-
naissances scéniques; mais chacun sait que pour un ténor, ça n'est pas
capital. Bref, un directeur de théâtre de ses amis, séduit par sa belle
voix, l'engagea, à des conditions d'une modestie absolue : cela se pas-
sait dans une ville du Midi. Le directeur était du Midi. Le ténor était
du Midi. Seulement le Midi ne bougeait pas. Malgré son vif désir le
ténor ne débutait pas. Il suppliait, menaçait; rien n'y faisait; le
directeur craignait que le défectueux jeu de scène de son protégé ne
fût « emboîté ». La situation était désolante : vous imaginez facile-
ment l'état d'esprit d'un ténor qui ne débute pas ..
— A l'Opéra il y a aussi un tas de ténors qui meurent avant d'avoir
débuté.
— Sans compter ceux qui ont éternellement l'air de jouer pour la
première fois. Mais tout cela nous éloigne de notre histoire. Un beau
jour le directeur, guilleret, accoste notre ténor. J'ai oublié de vous
dire que ce dernier portait un nom d'euphonie médiocre, un nom qui
n'attire pas le public. Donc le directeur parla à peu près en ces termes
— n'oubliez pas l'accent du Midi : « Mon petit, demain tu débutes
dans Faust. » Joie immodérée du chanteur qui le lendemain, l'espoir
du triomphe au cœur, arrive au théâtre bien avant l'heure. Avant
d'entrer il veut lire une affiche pour y apercevoir son nom. Désespoir!
L'affiche porte : « Ce soir pour les représentations du fameux ténor
Alvarez, Faust. •» Abruti, confondu, le malheureux se précipite chez
le directeur. « C'est dégoûtant, tu me promets que je débuterai ce soir
dans Faust et puis tu fais venir cet Alvarez! » — Alors, le directeur,
calme : « Hé ! mon petit, mais c'est toi Alvarez! »
Comme je riais, Eric Soleure ajouta :
- 376 —
— Le- plus drôle, c'est que l'histoire est authentique, je la tiens d'un
ami d' Alvarez. El depuis fore, Bous le couvert de ce flamboyant pseudo-
nyme le chanteur a fait son chemin. Ce soir, il a été admirable. Son air
Roi du ciel et Je* anges a. été dit et chante de façon supérieure. La
diction est d'une éblouissante clarté. Le personnage est interprété
avec un souci remarquable d'attitudes. Sans doute d il pas
grand'chose pour l'instinct émotif. Mais il faut avouer que le p<
nage est abominablement conventionnel.
— Vous n'aimez pas Le Prophdt .'
— Pardon, je n'ai pas dit cela. Si le livret contient des invraisem-
blances, il est des situations, qui, une fois la cause du conflit admise,
sont poignantes : la scène de l'église est de celles la. Quanta la musique
c'est du Meyerbeer. A côté d'incohérences regrettables, de vulgarités
extravagantes, il y a des pages d'une couleur et d'une vie étonnantes.
La Marche du Sacre est une des plus belles choses que l'on ait far.
ce genre. Et le Ballet des Patineurs est toujours d'un mouvement
curieux.
— Comment avez-vous trouvé Mme Paquot ?
— Je l'ai tout simplement trouvée admirable. Certes la v<
ressent du métier qu'on lui fit faire pendant des ani. noms
bjlles notes de cette chanteuse sont précisément celles du soprano:
mais quel beau contralto! Et quelle intensité dramatiq . ne de
Fuies devant son fils, à 1\ . ;e mimée d'une façon pi
Une grande artiste, qui ira loin, très loin! El Alvarez, point cal
fort intelligemment inspire, a aime gentiment que l'on
triomphe la belle artiste.
-\Mt ! 1 l.i XoiR.
Théâtre du Parc
Les Etapes, par Van Xyi'F : L'Impasse, par M1-' CaNDI]
La Piste, par VICTORIEN SaRDOU. — La comédie Us Etapes
l'œuvre d'un littérateur belge estime, et ell< t la critiqua
public; ce succès n'est pas. banal, et, conrrae premier méril
V.\ pe .i celui d'avoir réalise ce tour de force.
Il doit sa victoire à la sobriété des moyens, a l'honnêteté de l'idée
qu'ils développent, et à l'adaptation très habilement scénique de celle-ci
a la philosophie courante d'un monde sérieux, honnête, mais un peu
prudhomme.
M. YanXvpca un incontestable instinct du théâtre, de ses pro<
le thème souriant qui l'inspirait est que rien
bien nouveau BOUS le soleil, et que si le hisse croit pi US fort et plus
documenté que son père, le petit-fils découvrira que le grand-père avait
peut être raison, et que les innovations si vantées ne valaient pas tant
Le mente de l'auteur est d'avoir alimente notre intérêt, autour de
limple, non par de multiples événements, mais par le
- 377 -
développement naturel des caractères qu'il nous présentait ; il a su
donner à l'idée une forme symbolique dont l'expression dramatique est
d'une belle vigueur.
Trois générations de docteurs, le père, le gendre et le petit-fils nous
sont représentés, heurtant leurs méthodes et leurs tendances ; le père,
solennel, rigide, sacrifie le bonheur de sa fille à ses défiances, à ses
révoltes contre les théories novatrices de celui à qui elle a donné son
affection.
Ces luttes intérieures, un peu poussées à l'excès peut-être, sont cepen-
dant développées avec un intérêt soutenu; l'auteur a très adroitement
fait trois actes très courts, et quand l'austère penseur de la famille,
toujours mû par le même idéal, — gloire, science, chaque génération
faisant une étape dans le parcours varié du savoir humain, — risque de
devenir monotone, l'auteur lui suggère un spasme cardiaque, qui
prend le spectateur aux nerfs, et varie ainsi son émotion.
La mort de l'aïeul revêt une belle grandeur tragique; M. Chautard
y applique tout son art, il excelle à se métamorphoser en vieillard, et
il consent dans ce rôle à ne déclamer qu'avec mesure.
Mme Juliette Clarel est très simple et très naturellement émue; les
autres rôles sont convenablement tenus.
Quoique l'auteur de l'Impasse soit une « dame du monde », cette
pièce n'est pas sans mérite : elle témoigne un réel talent d'observation,
et quelque finesse psychologique; mais elle doit au sujet, tel qu'il est
présenté, une allure monotone, qui n'est pas sans fatigue et sans ennui.
Quoique Raymonde ait une mère essentiellement mondaine, vide
d'esprit et de cœur, elle est disposée, par la tendance naturelle de son
esprit, à croire au bonheur que lui offre un jeune homme sérieux qui
l'aime; mais l'absence de fortune, les projets formés par la mère en vue
d'une union plus tapageuse amènent la rupture; Raymonde se déses-
père, se sachant abandonnée aux hasards des occasions mondaines.
A part Raymonde, les personnages ne sont pas dessinés avec relief;
dans le milieu factice où ils évoluent, au milieu des conversations et
du brouhaha du salon, ils ne se détachent pas avec une satisfaisante
netteté, et on se fatigue à ne pas trouver des éléments suffisants d'in-
térêt dans le développement des situations ou des caractères.
M"10 Carmen d'Assilva a soutenu avec crânerie le rôle de Raymonde;
son intelligence artistique a mis en relief les qualités de l'œuvre, et sa
vigueur a été belle dans les scènes de passion et de désespoir.
La Piste est un vaudeville qui étant combiné par le plus habile des
machinateurs dramatiques, tient debout, amuse et soutient suffisam-
ment l'intérêt, au moins dans ses deux premiers actes.
M"ie Florence Jabelin, divorcée de M. Jabelin, épouse M. Rebeillon ;
ce dernier ramasse dans un chiffonnier un « petit bleu » compromet-
tant. En réalité, ce billet indiscret évoque une ancienne aventure, du
temps du mari Jabelin, car l'association Rebeillon est sans nuages.
Mais l'excellent M. Rebeillon entend que l'époque exacte de cette
infidélité lui soit démontrée. Et c'est ici qu'apparaît le point de départ
- 378 -
amusant de l'affaire : Le premier mari pourrait seul apporter l'apaise-
ment au second. M. Jabelin, habilement interviewe, accepte d'ap;
son témoignage, parce que cela l'amuse, c)u'il croit son sucer
réellement trompé, et qu'après tout il n'est pas mécontent de rendre
un service à son ancienne épouse C'est sur cette « piste » que tous les
amis des parties intél lit lances par l'auteur, au milieu de -
drôles et joyeus
C'est une pièce sans prétention littéraire ni sociale; c'est une fan-
taisie gaie qui ne heurte que légèrement le boa sens et ne manqu
de tenues
Pour bâtir cette pièce sur une donnée aussi mince.il fallait le rec
à toutes les habiletés permises à M. Victorien Sardou ; mais encore fal-
lait-il sa science éprouvée des ressources dramatiques pour soutenir et
taire rebondir l'intérêt, avec des moyens très artificiels.
M"10 Arehaimbaud, MM. (.orbv et Barré ont déployé beaucoup de
t. dent, en mettant beaucoup de mouvement dans c 3, qui
apparaîtraient faibles, si le spectateur, comme les personnage
l'action, avaient l'occasion d'accorder du temps à la reflexion.
JACQUI - 1.1 l:
Au Cercle Artistique.
Frans ( i au i.i \Ri).
Par l'exposition de ses œuvres au Cercle Artistique, (iailliard a
prouvé une fois de plus et l'exceptionnelle probité de sa nature
d'artiste, la variété de son talent et la tics rare et louable persévérance
qu'il met à rechercher la technique La plus adéquate à l'expression de
asations.
Cet artiste est solli îte par la gloire éclatante des soleils illuminant
les plages, le chatoiement des fanfreluches dont aim trerla
féminine. D'autres fois, l'homme s'est penché vers les oui
et d'un dessin concis, clair, sans concession à trop de pittoresque
pouvant atténuer la simplicité navrante des détresses, il nous montre
le Las d'aller cheminant vers ^\\ ne s. ut où, vers uu gîte improbable,
sous la pluie, dans l'âpre tristesse d'une extrême banlie
la porte d'un asile, une bande loqueteuse et minable attend lc>-
dans l'eau, l'aumôme qui prolongera sa m qu'a
peintes Gailliard, participent à la même note émue; ici, ce n'est
plus le gueux des villes qu' il ohsn \ e. c'est le g ne U I
qui dételle à l'approche des sons, pour repartir demain, la bique
efflanquée qui a cahoté tout le jour au long des chemins la roulotte
branlante. Puis un souvenir tragique hante le cerveau du peintre : le
Mur . dans une BOlte de brouillard sanglant, aligne ses cou-
ronnes d'immortelles rouges au lendemain de l'anniv*
triomphale érige s demi-voilé, l'orgueil de ses lign du marbre
blanctache par le temps. La Flot lancement delà
— 379 —
cathédrale, dominant les pignons et à l'horizon, les grasses campagnes
coupées par les canaux
L'aquarelle, la gouache, le pastel ont tour à tour, servi à exprimer
les émotions; mais voici où le peintre tout entier vit; seule la couleur
l'absorbe. Plus de souvenir de gloire abolie, de révolution sanglante...
sa palette veut chanter la lumière tour à tour éclatante ou subtile.
Printemps : le clair soleil de mai éclabousse la verdure jeune, baigne
les blanches silhouettes d'enfants qui s'ébattent. A l' Heure du Bain,
c'est la plage en été, le sable d'or, les cabines bariolées, les toilettes
claires sous le ciel bleu. A Midi, assis à l'ombre des arbres les ouvriers
déjeunent. Et toujours le soleil glorieux est là !
Dans ces dernières toiles, Frans Gailliard s'est attaché à fixer tout ce
que la plus triomphante clarté a de vibrant et d'enveloppant. C'est de
l'audace, et le procédé si dangereux à employer de la décomposition
des tons arrive fatalement en quelques endroits à trahir le dessinateur
et à déplacer les plans, mais cela reste critique de détail au regard du
résultat acquis
Gailliard ne s'attache pas, ainsi que d'autres peintres, à piétiner sur
place ou à cultiver à l'infini le genre qui lui valut quelque succès, une
plus noble et ardente ambition l'anime. Il veut, car il sent, exprimer
enfin son idéal tout entier et il va vers la mystérieuse, proche au loin-
taine, minute où son pinceau nous dira enfin parfaitement ses ivresses
de lumière et de couleurs, ses joies et ses pitiés.
Mais n'est-ce pas toute la vie de l'artiste, de s'acheminer ainsi dans
la recherche exaspérée de l'insaisissable formule qui immortalisera
son rêve, semant en route des œuvres, des chefs-d'œuvre même qui
malgré tout pour lui ne marqueront jamais que des étapes?
O. LlEDEL.
Concert populaire.
Dimanche 3 mars.
Schumann mit neuf ans à écrire son Faust. Il le commença en 1844
pour le terminer en 1853 parla composition de l'ouverture, car — détail
assez remarquable — le maître de Zwickau écrivit son œuvre en la
commençant par la fin. Le cinquième acte du prodigieux poème de
Goethe fait de mysticisme, l'avait plus spécialement inspiré, et c'est là
qu'il versa les premiers Mots mélodiques de son génie fécond.
Ce fut au Gcwandhaus de Leipzig qu'eut lieu en 1862 la première
audition intégrale de Faust; c'est-à-dire six ans après la mort de
Schumann. Si mes souvenirs sont exacts, ce poème musical n^avait
plus été donné à Bruxelles depuis bientôt quinze ans. Quinze ans,
c'est long ! et, soit dit en passant, il est regrettable que nous n'ayons
pas plus souvent l'occasion d'entendre ces chefs-d'œuvre d'expression
pure, qui sont comme une nourriture dont notre âme a besoin.
M. Dupuis en mettant l'œuvre de Schumann au programme du
- 380 -
dernier concert populaire a donc bien fait. Aussi je tiens à l'en
remercier.
Certains considèrent Faust comme la production la plus géniale du
grand romantique allemand. Ce n'est point mon avis. Bien qu'ayant
la plus sincère admiration pour les <ruvres orchestrales du maître,
celles-ci me paraissent moins complètes que ses pièces pour piano et
surtout que ses«lieder ». Que de merveilleuses choses n'y a-t-il pas
dans ces mélodies pour chant et piano! Là Schumann est incompara-
blement grand. Dans ses œuvres d'orchestre, œuvres de proportions
plus vastes, il y a moins de perfection, le développement n'est pas
toujours heureux, il semble même parfois très laborieux. L'orchestra-
tion est souvent lourde, monochrome, sans équilibre, la ligne mélo-
dique disparaît, cachée sous une instrumentation trop touffue. Ces
défauts, que j'avais constatés lors d'une exécution de la symphonie en
ré mineur (n° IV), je les ai retrouvés dans le Faust, moins accusés
cependant.
Maintenant, il faut bien le dire, l'orchestre des concerts populaires
n'a rien fait pour apporter un peu plus de clarté à certains passages
confus. L'œuvre fut exécutée dans un éternel forte, sans le moindre
souci des nuances, et cependant, la partition renferme des papes d'une
exquise douceur.
Les solistes, choisis parmi les pensionnaires du théâtre de la
Monnaie, nous étaient tous connus. Citons en première ligne
Mlle Croiza, à qui le public a fait un succès bien mérite: SOD interpréta-
tion de la prière * ô Vierge ! ô pauvre mère » fut en tous points remar-
quable. M. Petit — le Pelléas d'hier — a * gutturalisé * le rôle de
Faust. Je n'aime pas la voix de M. Petit, mais je me plais cependant
à reconnaître qu'il chante avec beaucoup de musicalité et non
émotion. M. D'Assy a toujours son bel organe; j'ai beaucoup admiré
sa diction impeccable.
Les autres solistes étaient : Mllp Das (un soprano léger,
léger), M1108 Debolle, Bourgeois et Dewin; MM Danlée, (Y
Dognies et Nandès (un ténor intéressant).
i chœurs du théâtre ont lutté de force avec L'orchestre. Ils
furent tonitruants! Kmii i. CHAUMONT.
Petite ehronique
Notre Concours de Romans. — Une bonne nouvelle pour les
COnCUrrenta : le travail de premier examen, rendu considérable par le
nombre de manuscrits que nous aVOUS reÇUS, est terminé. Il ne
qu'à soumettre au jury définitif les cinq romans qui ont paru les
meilleurs. Dans un tennis très bref nous pourrons certainement pro-
clamer le résultat définitif. Rappelons qu'une seule œuvre sera
-38i-
couronnée. Elle paraîtra, aussitôt le résultat connu, aux éditions du
Thyrse. Parmi les œuvres retenues dès à présent il en est de tout à fait
remarquables.
Style opulent ! — Lu dans un de nos quotidiens, à la rubrique :
Chronique théâtrale : « La Piste, de Sardou, fut, déclarons-le de suite, un
gros succès, et certes bien mérité, car c'est un petit chef-d'œuvre que
cette pièce qui tient à la fois du vaudeville de jadis, du vaudeville
façon Hennequin et de la comédie légère contemporaine, Sardou a
emporté à chacun de ces genres ce qu'il a de meilleur a fondu tout cela
dans son meilleur creuset, celui qui a servi à faire les « Pattes de
Mouche », et le résultat a été trois actes amusants sans trivialité. »
On imagine volontiers la joie de Sardou lisant un compte-rendu
aussi richement écrit et aussi profondément pensé.
D'un autre quotidien, ce « Faits divers : » Mort tragique d'un
hussard. On a retiré de la Saône, près de Pontailler, le cadavre d'un
soldat du 12e régiment de hussards, en garnison à Gray. Il avait les
maitis liées derrière le dos. On croit à un crime.
Tu parles !
Toujours dans un Quotidien. . — Mystérieux stùcide. Quoique le
signalement de l'inconnu qui, dimanche dernier, s'est suicidé dans un
hôtel des environs de la gare du Midi, en se tirant une balle de revolver
dans la tempe ait été envoyé dans toutes les directions, la police de
Saint-Gilles n'est pas encore parvenue à établir son identité.
Xous avons dit que le désespéré avait inscrit sur le registre de l'hôtel
la mention « Gunacker, Hollandais, venant de Gand ». On croit toute-
fois que ce nom est taux, car une lettre, arrivée depuis à l'hôtel où le
drame s'est déroulé et destinée à ce voyageur, portait comme souscrip-
tion Gustave Anten. C'est sous ce nom que le défunt a été enterré
hier.
On demande comment on a su, dans un hôtel, qu'une lettre adressée
M. Gustave Anten était destinée à M. Gunacker. .
La paille et la poutre. — Le Cri de Paris, avec une rosserie sou-
vent alerte et spirituelle aime particulièrement à égratigner ceux de
ses confrères qui laissent échapper un lapsus grammatical ou syn-
taxique. Lui-même cependant commet parfois quelque petite .. erreur.
Xous lisons dans son dernier numéro :
« Les courriers de Tananarive se suivent et se ressemblent. Le
dernier confirme une nouvelle que le Cri annonçait. De par la volonté
de M. Augagneur, outre le blanc et le noir, il y aura désormais dans
l'île une troisième couleur — le vernis officiel. »
Le Cri sait-il que le vernis est une substance transparente et inco-
lore ?
- 382 -
Une jeune revue, qui change environ tous les mois de programme,
de titre, de format, mais jamais de directeur — c'est» d'ailleurs une
de favoriser L'éclectisme artistique — a trouvé un bien ingénieux
moyen de joindre utile dulci A chaque bas de page, sous des vers de
poètes, dont quelques-uns sont notoires, elle publie une réclame
recommandant à ses lecteurs une maison de commet
On se demande qui l'on doit le plus admirer, de l'original directeur
qui favorise cl- rapprochement entre la gent poétique et la gent com-
merciale — sans calembour — ou du commerçant qui confie
illustrées par des poètes le soin de faire connaître ses produits...
Une nouvelle revue vient de voir le jour à Liège. Elle s'appelle
La Fronde. Donne chance! — Une question : peut on savoir pourquoi
cette revue porte ce titre : rien dans son premier numéro ne le justifie,
au contraire.
Lu dans un organe sportif :
Je ne vois que Friol, aujourd'hui, pouvant rappeler un tan-
peu le célèbre Ludovic. De Friol, en effet, il possédait les cinquante
derniers mètres
On voudrait savoir comment Ludovic était en possession d
cinquante derniers mètres : héritage, vol ou transaction? Et puis on
voudrait connaître la dimension totale de Friol...
Dans un journal local. — C'est dimanche prochain 3 mars, que la
dramatique du cercle donne sa dernière séance de la - e pro-
gramme vient de paraître. Il est alléchant.
IXn drame de grande envergure Ea Pantin Idiot, en
théose, et une comédie de Labiche, Maman Saàou/eux, appel
plus hilarant succès, en forment le principal attrait.
initiales des noms d'acteurs nous laissent deviner que tOUS les
meilleurs seront en --cène. C'est le douzième hiver que noua I
vons, toujours plus animés, réalisant chaque Fois vie nouveaux pr
sous la direction de leur infatigable régisseur.
ÀUSSi le public ne manquer.. e brillante vouée que rehftUS
seront encore des tableaux vie pOS6fl plastiques aVCC pi lumi-
neuses, par la gymnastique, avec le bienveillant concours de la sym-
phonie qui, outre ses oui I intermèdes, fournira un duo pour
clarinettes 1 1 un autre pour piston et trombone.
La terminera par des chansons iques d'ari
distingi
11 y a une diminution times sur le prix despremièi
prises avant le 3 mais 1
disposition vies amateurs.
Qu'on se le dise.
- 3»3 -
Le compte-rendu de la séance en question. — Le succès de la
fête de dimanche a dépassé les espérances les plus optimistes.
La foule était telle qu'il a fallu resserrer les rangs et chercher des
chaises supplémentaires.
Les honneurs de la soirée reviennent avant tout au drame le Pauvre
Idiot rendu à la perfection, sans aucun fléchissement, tout palpitant
d'intérêt. Le public suivait avec avidité toute cette péripétie de scènes
poignantes, qui se déroulaient vivantes et aboutissaient à un dénoue-
ment tragique et sensationnel. Cette pièce sort de la banalité de beau-
coup de drames, mais n'est pas facile à exécuter. Il faut des artistes,
comme ceux de Manage, pour la faire bien apprécier.
Les projections lumineuses ont aidé aussi à mettre en relief les
passages les plus saisissants.
La gymnastique a exécuté toute une série de poses plastiques qui ont
émerveillé l'assistance : Joseph ve?idupar ses frères — /'assassinat et les
autres ont été fort applaudis. On aurait dit des groupes de statues en
marbre blanc se détachant sur un fond noir, grâce au jeu de la lumière
électrique.
Après le sérieux est arrivé le comique Maman Sabouleux , voilà une
drôle de nourrice ! et. son nourrisson ! et Pépinoi, le perruquier ! ce que
l'on s'est tordu de rire, c'est incroyable.
N'oublions pas la symphonie, les duos d'artistes qui ont tort de ne
pas assez se produire et le pianiste dont la modestie égale le talent.
Comme il était tard (n h. 1/4.) les chansonnettes comiques ont été
remises à la première soirée de la saison prochaine.
Tout commentaire serait évidemment fâcheux !
Mllc Blanche Selva a pris part avec MM. Marcel Labey, Jacques
Kuhner et notre distingué collaborateur Emile Chaumont, au premier
concert de la Libre Esthétique, qui a eu lieu le mardi, 5 mars. Au pro-
gramme : première audition du Trio d'Albéric Magnard pour piano,
violon et violoncelle et de la transcription à deux pianos, par M. Labey,
de Jour d'été à la Montagne (Vincent d'Indy).
Xous en reparlerons.
Fidèle à son programme qui est de donner une large hospitalité
à toutes les manifestations intellectuelles, savantes, économiques de
l'activité belge, la Belgique artistique et littéraire, dans son numéro du
ior mars, outre un Dialogue moral de M.Gustave Abel qui s'adresse
aux jeunes gens et leur conseille la vie de l'esprit plutôt que le plaisir
des sens et les futiles satisfactions matérielles, outre des pages de litté-
rature pure telles que celles réservées à d'admirables poèmes inédits
d'Emile Verhaeren, à la suite d'une comédie émouvante et forte
d'André Fontainas, à la dernière partie d'un roman : La Fausse Route
de Max Deauville, à une curieuse étude historique de Sander Pierron
sur le Comte Ch. de Vermandois, publie un article du Commandant
Ch. Lemaire appelé à faire sensation.
- 384 -
C'est un extrait du journal de route de la Mission Congo-Nil dont
L'héroïque el savant officier fut le chef, il y a quelque temps. Au
moment où la brusque rupture du Commandant Lemaire avec l'Etat
Indépendant du Congo fait l'objet de tant de polémiques et d'appré-
ciations souvent erronées, l'article qu'a donné l'explorateur à la Bel-
gique artistique et littéraire, et qui est le seul qu'il ait consenti à livrer
à la publicité, jettera un jour discret mais éloquent sur la valeui
insinuations et même des accusations que l'incident récent a provo-
quées à la légère.
Le numéro de mars de La Belgique contient en outre l'habituelle
revue des Livres Belges du mois, celle des Salons, toujours humoris-
tique, par Edmond Picard, celle des Théâtres, fidèlement documentée,
par Paul André, de même que celle des Concerts par Eug. < i
Nous publions ci-dessous, au surplus, le sommaire complet de ce
superbe volume de 175 pages dont le prix n'est que de lr. 1 .25 chez tous
les libraires.
Km île Verhaeren : L'Entrée de Philippe le Bel à Bruges; Guillaume
de Juliers. — Connu1 Ch. Lemaire : Blancs et Noirs. — SANDRE
PlERRON : Un problème historique. —GUSTAVE ABRL : Dialogue moral.
— Fer.nam» M ai. u eux : Le Nouveau Règne ; Le Pèlerin de Delphes. —
André FONTAINAS : Hélène Pradicr (2« acte). — ALFRED WaUTIKR :
L'Etreinte* — Max Deauvillk : La Fausse Route (lin). — LES
LIVRES : Arthur Daxhelet : Lès Feuillet irl Smulders);
d'uni Psychologie de la Nation belge (Ed. Picard). — SaNDES
Pikrron : Le genre satirique dans la Peinture flamande (L. Maeterlinck);
A la Boule piaU (G. Garnir); Ambulances et Ambulanciers (H Wau
thoz). — Edouard Ned: Le Chant des trois G. Ramaek
Quelques Étapes (C** d'Arschot). — Robert SaND : Georges Knopjf
( L. Dumont-WUden) ; Peintres et Aqt Maria
BlttRMÉ: L'Année Artistique (S. Pienon); Yor (G. Premières). —
Edmond Picard : Les Salons. — Paul André : Les Théâtres. —
\e Georges \ Les i oncerts.
L'exceptionnelle abondance de matières, nous force h reir
au mois prochain une Longue chronique littéraire de notre collai
leur F. Charles Morisseaux.
Les fiançailles de notre collaborateur Henri Liehiwht
Madeleine Chapt sont officielles. Le mariage sera célèbre le
lin.
Accusé de réception : La facile L. M. Léon Wauthv;
1. Paul Hou\ M. Emile
Gielkens; . ret par M. Grégoire Le Roy.
— 3^5 —
La "Salomé" d'Oscar Wilde et Richard Strauss
AU THEATRE DE LA MONNAIE (*>.
Il est peu d' œuvres que l'on ait autant discutées.
Livret et musique ont prêté le flanc à la critique acerbe.
Immoralité flagrante, d'une part, disait-on, et incohé-
rence, de l'autre. Cependant, il faudrait s'entendre. Car, à
coup sûr, certaine interdiction tapageuse et saugrenue au
Metropolitan Opéra de New- York — les Américains ont
une tendance à tout exagérer, même la pudeur ! —
entra pour beaucoup dans la réprobation que quelques cri-
tiques crurent nécessaire d'affirmer à l'égard de l'œuvre
nouvelle de Richard Strauss.
Dans le domaine artistique la question de morale est la
plus conventionnelle qui soit. Personnellement, je crois
qu'en littérature l'immoralité ne commence que là où
l'art finit. Et puis il y a la manière de présenter les choses.
En fait d'art dramatique, il faut évidemment plus de
doigté; le théâtre, qui doit frapper l'esprit, l'atteint non
seulement par la réflexion, mais aussi, et tout d'abord,
par les yeux; de plus, il s'adresse à la foule, dont la
mentalité est tout à fait particulière. La foule ne pense
pas comme l'individu; la foule a en soi une sorte de
force agissante dont les facteurs, bizarres, délicats et
divers, se coordonnent de préférence vers l'inquiétude
malsaine. La foule n'est ni bonne, ni mauvaise; mais elle
crée une sorte de fluide qui encourage au mal plutôt qu'au
bien. Et, comme la foule n'est point une entité réfléchis-
sante, mais une entité impulsive, elle est frappée natu-
rellement davantage par le spectacle visuel que par l'intel-
lectualité. C'est peut-être là le seul écueil. Il est, au
(*) Salomé, drame lyrique en un acte, poème français d'Oscar Wilde, musique de Richard
Strauss, représenté — pour la première fois en langue française — au théâtre royal de la
Monnaie, à Bruxelles, le 25 mars 1907.
Ls Thyrse — Ier avril 1907. 25
- 3^6 -
théâtre, des choses que l'on ne peut pas représenter,
mais seulement indiquer; et on peut arriver à indiquer
tout ce que l'on veut, pourvu que Ton s'y prenne avec
adresse. Pourquoi? C'est bien simple : une chose indiquée
est comprise par l'individu en tant qu'individu; le specta-
teur imagine volontiers et presque toujours que lui seul
comprend l'intention. Son sens du bien et du mal n'est pas
offusqué, ce sens ne s'offusquant que quand le respect
humain est en jeu. Nous ne nous épouvantons pas — tout
ceci, bien entendu, à la condition formelle de rester dans
un domaine artistique — des choses immorales que l'on
nous décrit; elles contiennent d'ailleurs en soi une mora-
lité très forte, par contraste. Mais nous montrons notre
réprobation quand nous sommes une partie de la foule ;
dans ce cas, en effet, nous réprouvons le mal, avec cette
pensée inconsciente de montrer l'équilibre de notre dis-
cernement et de notre conscience. Cette psychologie
très spéciale — et certaine — de l'homme, partie d'une
foule, indique avec clarté quel peut être le point dange-
reux d'un drame exposant des passions malsaines; c'est
presque tout simplement une question de mise en scène.
Le tact d'un régisseur, homme humble, et d'un interprète,
homme intelligent, peut sauver les aspects les plus dan -
gereux d'une ouvre dramatique. Un exemple très facile le
montrera : imaginez le deuxième acte de Carmen joue de
façon lascive, avec une mise en scène affirmant exa
ment dans quelle sorte de maison on se trouve :
aurez une chose répugnante. Comme on le joue, c'est une
chose pittoresque et colorée. Personne netàxeCarnten
d'immoralité. Cependant la Carmencita est une prostituée
de très bas étage ; Salomé — celle d '( tecar Wilde — est une
curieuse de sensations Imaginatives ; elle est plus intéi
saute, si elle est moins simple. Carmen est une femelle ;
Salomé est une femme.
Le théâtre de la Monnaie, en nous offrant la primeur de
- 387-
Salomé a fait montre d'éclectisme. Et il nous a représenté
cette œuvre puissante et troublante avec un tact et un goût
tels, que vraiment nulle pensée malsaine n'a égaré l'enthou-
siasme du public. Cependant il y avait des craintes; à la
répétition générale on disait dans les couloirs que l'œuvre
serait interdite après la première représentation L'œuvre
n'a pas été interdite ; elle a obtenu un mémorable succès et
ce succès n'a été dû qu'à sa valeur artistique. Cela fait hon-
neur au public belge. Ce public, quand il le veut bien, est
compréhensif; il est le vrai public, auquel, comme je le
disais plus haut, il suffit d'indiquer les intentions d'une
œuvre, dans sa mise en scène. Le public américain, plus
jeune, plus naïf, plus préoccupé d'extériorités, a besoin
de voir pour comprendre : on lui montra une Salomé qui,
ayant baisé la tête coupée de Jean-Baptiste, se relève bar-
bouillée de sang. Cela provoqua la nausée : c'était probable.
A la Monnaie, on n'usa point de ces moyens dignes du
cirque romain. Et quand la fille d'Hérodias baisa la tête
d'Iokanaan on ne vit que l'horreur morale qu'il y avait dans
cet acte sacrilège. Et l'on comprit qu'en réalité la joie
farouche de Salomé provenait bien plus d'une satisfaction
de la volonté maladive que d'une problématique jouissance
physique. C'est d'ailleurs, à mon sens, la pensée d'Oscar
Wilde.
En déformant la légende biblique comme il l'a fait dans
Salomé y l'écrivain anglais créa un caractère infiniment
plus intéressant que celui de la Salomé sirupeuse, lar-
moyante et romantique que nous voyons dans YHérodiade
de Massenet. Le Jean-Baptiste pomponné d'Hérodiade est
un fantoche; le Iokanaan de Salomé est bien le fruste et
naïf Annonciateur du Christ. En quelques mots, examinons
le sujet et voyons si nous y trouvons la justification d'un
reproche d'immoralité. Hérode,tétrarque de Galilée, homme
aux instincts violents, criminel chargé d'assassinats, pleutre
dominé par les pires passions et aveuglé par la sourde peur
— 388 —
de sa conscience encombrée, a épousé Hérodias, femme de
l'un de ses frères, union qui à cette époque était considérée
comme incestueuse. Hérodias a une fille du premier lit,
Salomé. Celle-ci a été élevée dans un milieu trouble ; elle
sent la réprobation qui entoure l'union — d'ailleurs adul-
térine, puisque le premier mari d' Hérodias vit encore —
de son beau-père et de sa mère; elle sent d'autre part
rôder autour d'elle le louche et incessant désir de son
beau-père. Salomé est à l'affût de l'amour; nécessairement,
à cause du milieu dans lequel elle vit, son imagination
l'entraînera vers des aspects malsains de la passion. Voilà
son caractère suffisamment expliqué : d'une part, tendances
obscures dans son esprit, de l'autre, milieu propice à réclu-
sion malsaine de ces tendances. Quand l'action commence,
il fait nuit : au palais d'Hérode on achève de festiner.
N'oublions pas ce détail, qui est d'une capitale importance.
Nous allons voir des êtres humains qui à certains moments
sembleront tomber dans la bestialité : or, ils viennent de se
gorger de nourritures et de vins. Il n'est pas nécessaire de
remonter à Hérode pour trouver des pochards aux imagi-
nations bestiales ! Donc, dès le début de l'action, nous voici
dans l'atmosphère de surexcitation d'une fin de banquet.
Sage précaution. Et n'oublions pas, par la suite, que tous
ces personnages sont dans une demi-ivresse. Salomé, impor-
tunée par le désir de son beau-père, quitte la salle du festin,
accompagnée d'un officier qui l'aime, Xarraboth. Soudain
du tond d'un puits s'élève une voix terrible et prophétique.
Salomé s'informe. Des soldats lui expliquent que dans ce
puits est enfermé un prophète. C'est Hérode qui l'y a fait
jeter; mais comme il n'a pas la conscience pure, il n'a pas
osé le faire mettre à mort. Seulement il a défendu que per-
sonne voit le prophète. Salomé dont la curiosité est excitée
au plus haut point, profite de l'amour que Xarraboth ressent
pour elle et obtient que l'officier fasse sortir du puits le pro-
phète.
-389 -
Voici que la jeune fille aperçoit Iokanaan qui d'abord
l'inquiète, puis l'intéresse, puis la passionne : la gradation
est remarquable et d'une vérité saisissante. Salomé entre-
prend la séduction d'Iokanaan ; celui-ci, envoyé de Dieu,
la repousse avec horreur. La passion de la fille grandit, à
tel point que Narraboth épouvanté et frémissant de
jalousie et d'horreur se donne la mort. Mais Salomé est
tellement captivée par le prophète, que la mort de Narra-
both ne la touche même pas. Cependant le prophète est
replongé dans les ténèbres de sa prison. Et toute cette
scène où la passion atteint le paroxysme n'est point immo-
rale : Salomé obéit à son instinct et à sa curiosité;
quant à Iokanaan il est la hautaine et admirable pureté.
Et je ne crois pas qu'on puisse imaginer qu'il est maladif
d'imagination !
Surviennent Hérode et Hérodias. Hérode, dans un état
d'ébriété prononcée, si prononcée que, devant sa femme
et une nombreuse assistance, il n'hésite pas à laisser voir
sa passion pour Salomé. Il la prie de danser : elle refuse.
Puis, comme il lui promet de lui donner ce qu'elle deman-
dera, si elle danse, elle est frappée d'une joie farouche.
Ayant dansé, elle réclame la tête d'Iokanaan. Demande
d'une logique absolue si l'on considère les mobiles qui font
agir Salomé : fierté de femme déçue, vengeance d'amou-
reuse, tendance à une perversité maladive éclose dans un
milieu propice, instincts farouches développés momenta-
nément par le dégoût que lui cause Hérode, par l'étour-
dissement du festin, par l'affolement de la danse, par le
suicide de Narraboth, qui a restreint en son esprit troublé
l'importance de la vie humaine. Le tétrarqueest épouvanté
par la demande de sa belle-fille. Il tâche, par des promesses
fabuleuses, de la dissuader de ce crime. Mais Salomé,
excitée encore par sa mère, qui hait le prophète, persiste.
Lassé, le tétrarque accorde à Salomé ce qu'elle demande.
Et celle-ci, dans une sorte de folie, provoquée par l'hor-
— 390 —
reur inconsciente du crime commis, par la joie grondante
de l'orgueil satisfait et de la victoire remportée, par le
contraste effroyable entre son amour et le résultat de son
amour, clame son triomphe en d'atroces paroles : « Je te
l'avais bien dit, Iokanaan, que je baiserais ta bouche... »
Et le tétrarque, soudain rendu à la clairvoyance par l'acte
monstrueux de Salomé* embrassant la tête d'un mort,
oublie son amour affreux pour ne plus voir que la dépra-
vation de sa belle-fille. Et il ordonne qu'on la tue.
Il fallait le talent de Richard Strauss pour mettre en
musique un livret de cette envergure et de cette difficulté.
Le maître de Berlin fut abondamment accusé d'incohé-
rence et de fatras polyphonique en même temps que d'in-
digence mélodique. Je crois que l'on peut aisément re<
ces trois imputations calomnieuse
Incohérence. Nous assistons à un drame qui se produit
après un festin turbulent par quoi s'excitèrent les sens et
les esprits. Et n'avez-vous jamais remarqué, en de sem-
blables circonstances, la tendance des convives à parler,
sinon tous ensemble, du moins à plusieurs à la foi>
motif de Salomé — lascif, entêté, lointain pour le désir,
proche pour l'assouvissement, cruel et amoureux — cruel
puisque amoureux — domine tout le temps.
Le motif de Narraboth, fleuri, un peu extatique, très
inquiet, maladif, mordant, pauvre et navré, est pareil à
des Heurs dans des branches d'arbre puissant. Le
lui-même a sou motif, furtif, pâlot/ décisif aussi, de par
Bon inquiétude que l'action finira par justifier. Et le motif
de Iokanaan I Imaginez chose plus pure, d'une lige
d'une tonalité plus franc! semble commençant par
l'air: Il est venu.., air préludé et soutenu par les cors
les hautbois... — est une merveille de bon <ens et de pi
Hérode nous est présenté comme l'être le plus fâcheu-
sement incohérent ; vous n'irez pas reprocher à la musique
de souligner cette incohérence. . Ht y
— 39i —
Incohérence, vraiment?
Et fatras polyphonique ?
Tous les tempéraments des personnages, dès l'entrée en
action, sont en fusion, se confondent, se croisent, se heur-
tent, s'annihilent, se font valoir, grandissent, meurent,
renaissent... Vraiment je ne vois pas fort bien, ici, la divi-
sion classique des motifs. Mais ce serait d'un risible
effroyable! Et néanmoins, pour un auditeur qui n'est pas
de parti-pris, quelle facilité à saisir, dans la puissance
d'orchestration, l'individualité de chaque motif. Fatras
polyphonique? L'air d'Iokanaan — j'y tiens, il domine
l'œuvre — est-il du fatras?
Et indigence mélodique? Bah! Trouvez beaucoup de
phrases d'une mélodie plus suavement consciente que la
phrase de violon qui indique la subite élévation de pensée
de Salomé, quand Iokanaan va sortir de sa prison, et quand
il y rentre... Et la danse de Salomé, avec ses motifs
lascifs, enjoués, furieux, légers, graves, amoureusement
descriptifs, témoigne-t-elle vraiment d'indigence ?
Ne nous fâchons pas. Aimons que des critiques facétieux
fassent des calembours Les pauvres n'ont que cela dans la
giberne. Et disons tout simplement que Salomé est un
chef-d'œuvre. Dire cela est beaucoup moins spirituel, à
coup sûr : seulement, c'est plus vrai.
Si le librettiste fit œuvre de talent, et si le compositeur
fît œuvre de génie — le génie n'est-il pas l'adaptation
exacte d'une pensée à une circonstance ! — il faut dire
aussi que MM. Kufferath et Guidé servirent admirable-
ment le talent des auteurs. Les directeurs de la Monnaie
sont de nobles artistes; ils aiment activement les œuvres
qu'ils font représenter. Et j'eus récemment un très grand
plaisir à entendre un des directeurs — vous voulez savoir
lequel? Vous êtes trop curieux... cherchez! Supposez que
c'est celui qui sent si bon... une ravissante odeur de
violette ! — me dire à propos de Salomé : « Si vous saviez
— 392 —
à quel point cela me passionne... » — Cela est charmant.
Et puis c'est vrai, On le sent. Et avec le parfum de la
violette en question, c'est le printemps...
M. Sylvain Dupais fut admirable : il convient de le louer
avant tous. Il amis dans son interprétation de la partition
une clarté, une décision, une autorité qui en font un des
meilleurs chefs d'orchestre que nous ayons entendus.
Parmi les autres interprètes il faut citer d'abord M. Swolfs
qui fit du rôle d'Hérode une création inoubliable: nul ne
pouvait exprimer mieux le doute, la passion, la truculence
plastique, la bestialité enfantine, du tétrarque. M. Swolfs,
dont la voix est merveilleuse, est un très grand artiste.
Malheureusement, nous le perdons : c'est dommage.
Mme Mazarin a fait sa plus belle création de la saison.
Elle fut, justement à propos, féline, ondoyante, féroce et
câline. J'en ai dit déjà du mal. J'ai une bonne âme : com-
bien je suis heureux d'en pouvoir dire du bien ! Et je dis
que peu d'artistes eussent pu jouer et chanter mieux que
Mme Mazarin le rôle de Salomé !
M,ne Lafrlte fut une fort belle Hérodias.
Mlle De Bolle un page remarquable : voilà une ai ;
sur laquelle il faut compter.
M. Petit semble manquer encore d'expérience vocale. Il
appuie mal sa voix ce qui la rend fâcheusement gutturale.
Mais c'est un artiste d'avenir, dont le jeu de scène est déjà
remarquable.
Mlle Aida Boni — chère à M. Edmond Cattier, qui l'ap-
pelle divine! — - a engraissé: elle a mimé à merveille la
danse de Salomé. Mllc Boni est une bien intelligente
artiste.
M. Nandès est exquis. Dans un rôle ingrat — dans deux
rôles ingrats, même, car il chante une des parties du
quintette des Juifs, en dehors (le >on rôle (le Xarraboth — il
a fait montre d'un talent ravissant, lu sa voix est adorable.
Et tous les autres sont bien : MM. Yallier, Iïelhotnme,
François, Danlée, Crabbé, Dua, Dister, que sais-je !
— 393 —
Le décor est une merveille.
Et Salomé est un chef-d'œuvre, quoi qu'en pense
M. Edmond Cattier, qui n'a vu que la danseuse! Dame!
bien voir et bien entendre, cela fait deux !
F. -Charles Morisseaux.
Sonnet
Comme une belle morte en robe de gala
Fermez ici vos yeux, vous qui fûtes moi-même;
O jeunesse fardée et maintenant si blême,
Ma jeunesse! est-ce vous qui vous étendez-là?
Ayant trop sangloté, votre sein déjà las
Fut enfin transpercé d'une flèche suprême.
Votre front est meurtri par un lourd diadème
Et votre corps paré de pales falbalas.
Vos souliers d'argent clair dépassent le drap triste
Votre arôme de rose en la chambre persiste ;
Adieu. Je ne veux pas sur vous verser de pleurs,
Puisque cet enfant nu, l'amour qui blesse et tue,
Au pied du lit funèbre où vous êtes statue,
Effeuille en souriant ses inutiles fleurs.
GÉRARD D'HOUVILLE.
L'Ame lointaine
Ils habitaient un vieux logis de campagne entouré de
grands arbres et le calme de cette solitude leur mettait une
douceur au cœur. Tout eût été pour le mieux s'ils avaient
pu se communiquer leurs sentiments. Ils en éprouvaient
bien le désir; mais, sitôt qu'ils étaient réunis, ils ne
savaient plus que se dire et chacun ensuite aspirait à se
retrouver seul. Alors l'ondée bienfaisante remontait : ils ne
— 394 —
comprenaient pas qu'ils se fussent trouvés ensemble sans
avoir livré passage à la bonne effusion.
Cependant tous deux étaient souvent sur le point de dire
quelque chose; mais des espaces s'interposaient; ils ne
savaient plus ce qu'ils auraient voulu se dire. L'âme, un
instant sortie de ses palais d'ivoire, arrivée jusqu'à la limite
où elle eût été perceptible pour l'âme, s'en retournait. Ils
se regardaient et semblaient se voir pour la première fois
ou bien ils croyaient s'être connus dans un autre temps
ils n'étaient pas sûrs de n'être pas l'ombre seulement de
cette lumière qu'ils portaient en eux et qui ne rayonnait pas.
C'étaient là d'étranges sentiments. Leur retour avec
l'âge n'usa pas ce mal qui, en revenant, troublait le fond
de leur vie et n'en altérait pas la surface. Ils se le cachaient
mutuellement comme ils se taisaient leur pensée; mais
leur âme se tourmentait de leur faire signe et de n'être
point reconnue.
Cependant il arrivait qu'une impulsion plus forte les
entraînât dans les moments où l'âme parait devoir nous
échapper. Alors leurs visages s'éclairaient doucement l'un
pour l'autre; chacun sentait ce que l'autre pensait, et tous
deux s'apercevaient qu ils pensaient la même chose. Il n'y
avait plus entre eux que L'épaisseur d'une frôle cloison de
verre; leur âme transparaissait derrière; ils la voyaient et
ne pouvaient la toucher. Car. sitôt qu'ils se parlaient, :
(lisaient encore une fois les choses qu'ils ne pensaient pas,
ils oubliaient celles qu'ils auraient du se dire. La clo
aussitôt se changeait en un mur épais; ils ressentaient la
gôlie de s'être vus et de ne plus se reconnaître. Leur
silence seul avait parlé, et, en le rompant, leur parole tout
à coup s'était tue.
once surtout restait trouble de ces fatalités (pu
reléguaient vers des pôles opposés. Il avait pris l'habitude
de me confier ses peines et, chaque fois, m'avouait qu'il ne
se sentait pas le maître d'en conjurer le retour.
— 395 -
» Il y a tant de choses entre notre âme et nous ! disait-il :
peut-être elle est hors de nous et cherche le moment d'y
rentrer; mais toutes les portes sont fermées ; elle repart en
gémissant. Peut-être n'est-ce qu'un fluide subtil qui nous
visite au moment où nous n'y pensons pas. Notre corps
est une maison dont les maîtres sont presque toujours
absents. Quand nous y rentrons, l'âme s'en est allée, et
ensuite la vie n'est plus qu'un long sommeil.
» Je n'ai bien vu ma chère Elise qu'une fois : ce fut au
commencement de notre mariage. Oui, un certain soir
d'orage, elle était près de moi, nos regards ne se quittaient
pas, et, cette fois, elle me dit une chose qui me pénétra
comme son âme même. Ce fut une chose très simple et qui
aux autres eût paru un peu ridicule :
— Je crois, me dit-elle, que je t'ai aimé depuis le com-
mencement du monde.
» Je ne puis dire quelle joie divine m'inonda, car elle
avait dit là justement la chose que, moi aussi, je sentais.
» Jamais, depuis, nous ne retrouvâmes une telle parole,
une parole par laquelle quelque chose avait été délié en
nous.
» Ah ! mon ami ! nous nous cherchons à tâtons dans la
nuit; quelquefois, nous avons l'espoir que nous allons enfin
nous retrouver; mais ensuite elle cesse d'être là où je suis.
Et nous ne nous connaissons plus que par le regret de nous
être encore une fois perdus. »
Toujours mon ami s'affligeait de cette destinée qu'il ne
pouvait rompre; il m'arrivait après une de ces crises
morales où il avait été sur le point de dire quelque chose
et où ensuite il s'était retrouvé sans paroles.
Vainement je l'encourageais à mieux s'écouter pendant le
temps qu'il sentait la nécessité de parler et à moins se
défier de son élan.
— « Vous avez raison, me répondait-il : c'est bien ainsi que
je devrais faire; mais l'âme est si fugitive! Ce n'est qu'une
— 396 —
brève chaleur, l'émotion d'un battement de cœur. Elle a
passé déjà quand on croit la saisir. Et pourtant cela ne peut
durer plus longtemps : nous sommes si las, nous sommes
muets, depuis tant d'années ! Je vois bien qu'Elise n'espère
plus, qu'elle ne croit plus en moi... Et la mort pourrait
venir! »
Elle vint plutôt qu'il ne l'attendait. J'étais leur voisin de
campagne. On me fit appeler. 11 tenait les mains d'Elise
dans les siennes; une lueur surnaturelle baignait les yeux
de cette jeune femme restée belle aux approches de la
mort; doucement ses lèvres remuèrent. Ce ne fut qu'un
murmure :
— Léonce, je voulais te dire une chose...
Puis elle entra en agonie.
Camille Lemonmkr.
A
Paris=New=York (Fragment)
ACTE TROISIÈME
SCÈNE IX
Roland, Desdemone.
ROLAND.
Eh bien... je vous remercie] Je suis fiancé... Vous êtes
ma fiancée... Je crois que vous m'aimez... Eh bien, je vous
remercie...
DESDEMONE.
Pauvre petit prince...
ROLAND.
Ah! ne me plaignez pas. Je n'ai pas de veine, mais ne
me plaignez pas!...
- 397 -
DESDEMONE.
Alors il a fallu que j'embrasse M. Duroc, pour vous
faire comprendre que je ne vous aimais plus ?
ROLAND.
Quoi?
DESDEMONE.
Mais, petit prince, du jour où je vous ai connu, ça a été
fini... Mon dernier cri d'amour a été : « Vous êtes un
menteur et un cochon... » Ça, oui, c'était encore de
l'amour... mais le lendemain, quand je suis redevenue
calme, quand j'ai accepté de venir à Roncevaux, c'est que
je vous connaissais... c'était fini... et je n'ai été si gentille
avec vous que parce que je ne vous aimais plus.
ROLAND.
Je ne comprends pas.
DESDEMONE.
Cane fait rien.
ROLAND.
En tous cas, si vous êtes venue à Roncevaux, pour me
faire voir ce que j'ai vu tout à l'heure... vous auriez pu
choisir une autre villégiature... Ça n'était pas la peine,
vous savez...
DESDEMONE.
Si, petit prince, c'était la peine... car si je suis venue à
votre château, c'est que je vous aime bien dans le fond...
Vous verrez...
ROLAND.
Vous vous moquez de moi ?
DESDEMONE.
Non, je ne me moque pas... Et même, j'ai un peu d'es-
time pour vous... Vous vouliez faire, en m' épousant, un
mariage d'argent...
- 39§ -
ROLAND.
Pardon...
DESDEMONE.
Mais je ne vous le reproche pas. Chez vous, ça n'était
pas laid. Vous n'êtes pas intéressé... Je ne vous ai jamais
cru intéressé... Je vous le dis sans ironie... Et je com-
prends ! . . Un homme comme vous, il doit avoir des cent —
chevaux... des châteaux historiques... des chasses et une
trompe... Si vous n'aviez pas ça, ça serait très dur pour
vous... je comprends... Et même, je reconnais que d'au-
tres, plus intelligents — ne vous fâchez pas — plus intelli-
gents... s'ils avaient un château, des équipages et une
trompe... eh bien, ils ne sauraient pas quoi en faire... et
peut-être ils seraient ridicules... Vous, vous êtes né pour
ça... Vous allez dans ce décor... Et tenez, triste comme
vous l'êtes, à cet instant... et sous votre costume... vous
avez l'air dans cette salle de portraits... d'être vous-même,
un petit portrait de famille .. un petit prince dégringolé,
mais rêveur, qui ferait illusion... Seulement, heureusement,
je vous connais; alors je vous dis, en vous donnant la
main : Petit prince, je vous pardonne de ne pas avoir su
me comprendre... pardonnez-moi, de vous avoir compris...
ROLAND.
Eh bien... je suis très embêté, mais vous a\ 1...
Nous n'aurions pas été heureux ensemble .. Je ne voua
aurais peut-être pas aimée comme vous voulez être aimé
Oh! je l'ai bien senti... allez... confusément., car je ne
suis pas un psychologue .. Seulement, il ne faut pas croire
que je suis bête... car ça, ça me ferait de la peine ..
DESDEMON1 •
Mais...
ROLAND.
Si, vous Le croyez... eh bien, non... je De suis pas bête...
je n'ai jamais été habitué à réfléchir, voilà tout... Papa n'a
— 399 —
jamais réfléchi non plus... et il n'est pas bête... Seule-
ment, nous avons toujours eu tout ce qu'il nous fallait sous
la main, nous n'avons jamais eu l'occasion de penser...
Depuis Charles X, beaucoup d'entre nous sont comme
ça... Nous ne sommes plus au pouvoir, alors ça nous
rouille. C'est comme pour le cor de chasse, il faut être
entraîné... Vous comprenez?...
DESDEMONE.
Oui...
ROLAND.
Voilà...
DESDEMONE.
Vous êtes inquiet ?. . .
ROLAND.
Je suis embêté...
DESDEMONE.
Il ne faut pas Si les choses s'arrangent comme je l'es-
père, ce soir tout le monde sera content. Il n'y aura que
moi, car je reste en panne. Avec qui est-ce que je vais me
fixer?...
JEFFIELD, entrant.
Desdemone, vous êtes occupée ?
DESDEMONE.
OhlJeffield!
JEFFIELD.
Je désire parler avec vous avant dîner.
DESDEMONE.
Sur quel sujet?
JEFFIELD.
Sur un sujet sentimental.
DESDEMONE.
Allez dans le fumoir, je viens...
— 400 —
JEFFIELD.
Dépêchez- vous, je n'aime pas attendre...
: Jeftîeld.
DESDEMONE.
Jeffield!... Oui, peut-être... Je ne l'aime pas du tout,
mais il a une excuse, il est Américain... Ne soyez pas
triste, petit prince... D'ailleurs vous avez Suzette pour
vous consoler... Elle est à Biarritz. . Mais... vous lui avez
écrit.
ROLAND.
Non, la lettre n'est pas partie.
DESDEMONE
Alors, elle est dans votre buvard. Oh! ne soyez pas
embêté. J'ai mon plan, et comme on dit en Amérique :
« Ce que femme veut, Dieu est obligé de le faire... »
Elle s
SCÈNE X.
Roland, puis Hélène.
ROLAND, à ses aïeux.
Vous étiez heureux, vous... vous viviez à une époque où
la vie était simple... où il suffisait de gagner de temps en
temps une bataille, pour maintenir votre situation dans le
monde... Vos châteaux ne tombaient pas en ruines, comme
aujourd'hui... Quand vous aviez besoin d'argent, vous en
demandiez au roi, qui vous en donnait tout de suite... Si
le roi n'en avait pas, il doublait les impôts, ou bien, il
faisait pendre le ministre des finances... Ne nous le d
muions pas, mes aïeux, nous ne reverrons jamais ces temps
héroïques... Votre petit-fils est dans la purée, mes pair
enfants, et il y restera... La purée, -avez-vous seulement
ce que c'est?... Cest un mot de nos jours... Mais il ex-
prime admirablement bien l'état où je suis, où nous
— 401 —
sommes tous, ô mes aïeux!... papa, maman et ma petite
sœur. . . Pauvre petite Hélène ! . . . Avec une année de revenus
de ma blonde fiancée, je lui aurais trouvé un duc... Triste...
Triste... et, en tout cas, très embêtant!... Entre Hélène. Te
voilà, ma chérie?...
Il l'embrasse.
HÉLÈNE.
Roland... j'ai besoin de te parler... Ah! je ne suis pas
gaie.
ROLAND.
Oui, oui, je m'en doute... Tu sais déjà?... D'ailleurs,
tout le monde doit le savoir... Les malheurs se répondent
vite... Ce Duroc, est un voyou.
HÉLÈNE, étonnée.
M. Duroc?...
ROLAND.
Ne cherche pas. Je t'expliquerai ça un jour... Et alors,
petite sœur, nous avons du chagrin ?
HÉLÈNE.
Un gros chagrin, mon frère...
ROLAND, l'embrassant encore.
Je suis ému, Hélène... ma parole, je suis infiniment
touché... Mais ça ne m'étonne pas de ta part... plus j'avance
dans la vie, plus je m'aperçois qu'il n'y a que l'amour fra-
ternel... C'est le seul qui ne donne pas de déception...
HÉLÈNE.
ROLAND.
C'est vrai ça!
Tu es un ange!...
HÉLÈNE.
Mais j'aime Harry, et je l'épouserai, je te le jure !.,
2 b
— 402 —
ROLAND, stupéfait.
Harry!... Harry! Qu'est-ce que c'est encore cette his-
toire-là... Alors, c'est à ton mariage que tu pensais, toi
aussi ?
HÉLÈNE.
Bien sûr!... Tu ne t'étais donc pas aperçu de rien ?...
ROLAND.
Non.
HÉLÈNE.
Ah! mon pauvre Roland!... Tu n'es vraiment par pers-
picace...
ROLAND.
Elle aussi!...
HÉLÈNE.
Quoi?
ROLAND.
Rien... Et Harry, lui, t'aime-t-il?...
HÉLÈNE.
S'il m'aime!... Le jour où il ma embrassée...
ROLAND.
Tu t'es laissé embrasser, petite malheureuse?...
HÉLÈNE.
Sans la moindre résistance... et ce jour-là, nous avons
décidé que nous serions des époux...
ROLAND.
C'est la solution...
HÉLÈNE.
Quoi?...
ROLAND.
Rien. Continue...
— 403 —
HÉLÈNE.
Seulement, papa refuse. Il ne veut pas deux mésalliances
dans sa famille...
ROLAND.
Deux mésalliances?
HÉLÈNE.
DameL... Toi et Daisy... Harry et moi, ça fait deux...
Et là-dessus, il est inflexible, papa... Il n'y a rien à faire...
Alors, voilà, tu es l'aîné, Roland, ça te crée des droits,
mais ça te crée aussi des devoirs... et comme le premier
de ces devoirs est de te sacrifier au bonheur de ta petite
Hélène... Non, laisse-moi aller jusqu'au bout... Papa se
place à son point de vue, lui... Eh bien, il est clair qu'à
son point de vue, que j'épouse Harry, ou que tu épouses
Desdemone, le résultat est le même, nos aïeux ont leur
affaire dans tous les cas... Alors, n'est-ce pas, comme il
faut que l'un de nous deux se sacrifie...
ROLAND.
...Tu as tout de suite pensé à moi.
HÉLÈNE.
Voilà l
ROLAND.
Eh bien ! . . . C'est très grave ! . . .
HÉLÈNE.
Roland!...
ROLAND.
Un mot... Harry, ce n'est pas un cérébral, au moins?
HÉLÈNE.
Oh! non!... pourquoi me demandes-tu ça?...
ROLAND.
Pour rien... Hélène... Tu es un ange, je te le répète...
Harry aussi, est un ange, à sa façon... Vous vous aimez
— 404 —
comme on doit s'aimer, comme devaient s'aimer nos
pères... ces géants!... Regarde-les... Ils ont l'air content,
ils ont l'air de me dire, avec la rude franchise de gens
qui ne risquent plus rien : Roland, renonce à épouser une
cérébrale qui ferait tache dans notre famille... Il s'agit du
bonheur de ta petite sœur... sacrifie-toi !
HÉLÈNE, lui sautant au cou.
Tiens!... je t'adore... Mais dis moi, maintenant, que tu
es bien décidé... Tu ne vas pas trop souffrir?... C'est un
gros sacrifice...
ROLAND.
Evidemment!... Mais comme mon mariage est rompu
depuis un quart d'heure, ce sacrifice me devient plus
léger...
HÉLÈNE.
Oh !... Et tu me faisais poser...
ROLAND.
Je voulais savoir si tu aimais vraiment Harry... Tu m'as
convaincu... Tu l'aimais assez pour immoler ton propre
frère... Dans mes bras, sœur dénaturée...
HÉLÈNE.
Ah! Roland, mon petit Roland!... Que je suis con-
tente!...
SCENE XI
Les mêmes, Harry, puis Desdemone. puis la Duchesse,
le Duc, Belroë, puis Duroc, puis Jeffield.
HARRY, entrant.
Eh bien, vous avez parle
HÉLÈNE.
Harry, il ne se marie plus, il accepte...
— 405 —
HARRY.
Ah! Roland... mon vieux... Tu sais, mon vieux... lar-
moyant. Tu sais, mon vieux...
ROLAND.
Eh! bien, eh bien... qu'est-ce qu'il y a?
HARRY.
Rien, c'est fini... O petite chérie de mon idéal !...
HÉLÈNE.
Cher Harry!...
ROLAND.
C'est ça, l'amour...
HARRY.
Je restaurerai le château... Il y aura toujours des chevaux
ici... et plus jamais un rat !
ROLAND.
Eh! bien, tu sais... mon vieux...
HARRY.
Et tu peux partager l'argent avec moi...
HÉLÈNE.
Et il t'offre la cent chevaux...
DESDEMONE, entrée sur ces répliques.
Enfin, toutes les fleurs du mariage et pas la chaîne...
LE DUC, entrant.
Qu'est-ce qu'on m'apprend... Ton mariage est rompu?
LA DUCHESSE.
C'est épouvantable...
DESDEMONE.
Monsieur le Duc, je vous demande la main de votre fille
pour mon frère...
LE DUC.
Jamais !... Au fait, ça arrange tout. Valtrude, votre avis?
— 4o6 —
HÉLÈNE.
Maman, vous ne refuserez plus maintenant?
LA DUCHESSE.
Non... a Harrv, l'embrassant sur le front. Al 011 fils!...
HARRY.
O chère future belle-mère!...
LE DUC.
Ça y est!... Ils ont la rage de ces mots-là...
JEFFIELD, avec un bouquet de Heurs d'oranger.
Desdemone, c'est pour vous... Une veuve américaine,
c'est une vestale...
DESDEMONE.
Oui... Eh bien, comme c'est heureux que je n'aie jamais
voulu lui donner une preuve de confiance. Oh! oui...
Quelle bonne idée... Papa, tout est arrangé, j'épouse
Jeffield.
HARRY.
Tout est arrangé. J'épouse Hélène.
LE DUC.
Qu'est-ce que vous dites?
BELROl
Je dis : C'est une victoire américaine.
DESDEMON
Mon frère appelle ça une victoire française!
Francis de Croisset
EMMANUEL Ak\
M
— 407 —
La Lumière des Buis
I
Destin au beau visage est trop près de mon cœur.
A peine je respire et ce poids de douceur
dont le frémissement de lumière s'allège
est com?ne une aile et comme une voix par la neige.
Tout glisse de son pas, il a l'aspect de tout,
il est l'agilité de l'air, il a le goût,
la mesure et le poids de ce jour où délire
le charme d'être à lui. Destin et son sourire
ne me quitteront plus. Nous nous joindrons les mains,
le monde sera nous, hors nous tout sera vain,
à deux nous trouverons d' identiques présages,
pour nous être distraits du même enfantillage.
On nous croira contents, on nous dira : Venez
mordre à même l'Eté qui vous est destiné,
sans voir que nous avons une commune adresse
à cacher avec soin une même allégresse.
II
Si V on pouvait avoir les ailes du Gardien
et soutenant son vol, y trouver ce vrai bien
que V ombre garde en elle et que boit la lumière.
Si l'on pouvait cueillir cette grâce plénière
qui envahit le mur des plus tristes clochers
co?n?ne un gui noir et dru sur l'arbre desséché.
Destin aurait poussé la porte de l'Eglise.
Destin serait pieux et son â?ne reprise
par l'Ardeur oubliée aurait une beauté
à la fois résignée et pleine de fierté.
Dehors on entendrait les bruits de la campagne :
Les faux sont dans les blés, les pics dans la montagne,
— 4oS —
tout le labeur tournoyé autour de cette mort,
que le Livre a nommé la Tempête et le Port.
Mais le Destin a quitté V Asile des Tombeaux,
et son amour bondit dans la danse des faux.
III
// me quitte et pourtant je sais qu'il me demeure.
Il n'a pas de chagrins. Il pleure si l'on pleure.
Il ?ne donne à garder le plus triste rameau.
Il m'apporte la nuit. Il me tient des propos
où glisse le ruisseau des plus belles journées.
Il me parle à ?nots vifs de sa foi consternée,
me tient tout près de lui, ou lestement, sans voir,
mon visage étonné, s'enfonce dans le ?wir.
IV
« Aux chemins rocailleux emportez la lumière »
me dit sa voix. A chaque feuille, à chaque pierre,
va luire un peu du sang de la lampe et le vent
piquera de son bec ses petits ors mouvants.
Cette ombre balancée où baignaient tes délices,
da?is l'eau de tant de nuit, la voilà qui se glisse.
L'esprit de la maison par son charme est ici,
tout le pensif enclos te suit et ton souci
de prendre à chaque instant une image plus tendre
n'est que ce feu-follet échappe de ta chambre.
Si proche de la flamme on ne distingue plus
que cet effarement de néant absolu
où saigne ce fruit vif. Jette la lampe. Sonde
îanl que V ombre fuit ce vol d'une secoi
toute la nuit autour de ton pas incertain
avide, autant que toi, de retrouver Destin.
V
Bientôt il reviendra, ?nais secouant la tête
ne dira plus un mot et son à me inquiète
— 409 —
dansant devant nos pas jettera des lueurs.
Nous irons comme on va dans la pire douleur
cherchant sans la trouver notre grâce animée.
La grande aile vivante en nous s' est refermée.
Prosper Roidot.
Nous ne verrons plus Tante Jo...
POUR LES PETITS
Que Tante Jo fût la plus douce, la plus sucrée des créa-
tures, cela ne faisait aucun doute pour Hugo et Nelle qui
vénéraient la vieille fille comme une relique en gâteau.
Les deux enfants ne se souvenaient guère d'avoir été
souvent voir Tante Jo. Elle habitait Bruxelles. Ils l'avaient
vue deux fois chez un parent commun à Gand ; elle était
venue ensuite chez eux dans cette vieille capitale des
Flandres où les rues sont mortes et où les gens paraissent
dormir. Autrefois, Hugo et Nelle la voyaient tous les ans,
à la kermesse. Quand elle venait, elle était tout sucre et
friandises. Durant huit jours, les deux enfants l'embras-
saient et la baisaient de leurs lèvres collantes de bonbons
et de confitures.
Hugo lui dit un jour :
— Tante Jo, je voudrais aller avec vous, à Bruxelles !
— Y penses-tu, mon petit Go!...
Il demanda :
— C'est loin, Bruxelles, dis?
— Sans doute, Go, c'est très loin et cela coûte cher!
— Combien cher, dis ?
Tante Jo calcula en centimes le prix du voyage :
— Trois cent quarante-cinq !
Le petit Go devint songeur. Nelle qui écoutait ouvrit de
grands yeux consternés.
— 4io —
Mais Go interrogeait de nouveau :
— Comment est-ce, chez toi, Tante Jo?
— Chez moi, c'est un café ! . . .
— Est-ce qu'il y a une enseigne sur la porte?
— Oui, petit Go, il y a une enseigne. Une grande pinte
toute remplie de bière brune et de mousse.
— C'est tout, Tante Jo?
— Non ! il y a encore une cafetière à côté et une tranche
de jambon sur une assiette...
Go réfléchit, les yeux à demi-fermés :
— Je voudrais voir le café, Tante Jo. Y a-t-il des cerises
dans un bocal, chez toi?
— Oui, mon petit, il y en a!
Un soupir glissa sur les lèvres de Go. Il regardait la
vieille femme dont les joues roses riaient. Et il lui semblait
que les yeux de Tante Jo, sous leurs paupières rouges, bril-
laient comme deux cerises apétissantes.
Il l'embrassa :
— Tante Jo, je vous aime beaucoup !
— Et moi aussi, mon petit Go, je t'aime. Voilà deux sous
pour t'acheter du sucre.
Depuis des mois, Go conservait les doux sous de Tante
Jo, comme une relique. Il ne savait pourquoi il les serrait
ainsi dans son mouchoir. Sans doute, ses parents ne lui
donnaient pas beaucoup d'argent. Le cordonnier était
pauvre. Aussi les deux enfants attendaient-ils, avec une
impatience fébrile, que l'annuelle kermesse leur ramenât
Tante Jo qui était pour eux la Fée du sucre et des bonnes
caresses.
Lorsque le printemps refit du soleil, les carrousels s'ins-
tallèrent sur la plaine. Go possédait encore les sous de
Tante Jo, et il se sentait un peu d'héroïsme dans l'âme, a
cause de cette volonté tenace.
— 4ii —
Mais il pleura toutes ses larmes lorsque Tante Jo an-
nonça qu'elle ne viendrait pas. Nelle aussi pleura. La
vieille devenait caduque, ses jambes s'étaient rouilles. Elle
ne quittait plus le comptoir.
Pendant deux jours les enfants ne jouèrent plus. Us
entendaient la musique des carrousels qui semblait rire de
leur chagrin. Ils reçurent même des taloches du cordon-
nier, parce qu'ils l'ennuyaient en encombrant l'atelier.
Un matin, d'un gai soleil, Go dit à Nelle :
— Le père est fâché !... Il nous frappera encore, si nous
restons ici !... Viens promener avec moi...
Quand ils furent dehors, Go prit Nelle par la main :
— Ecoute ce que je pense : puisque Tante Jo ne viendra
plus, si nous allions chez elle ! ... dit Nelle ?. . .
Avec ses grands yeux que l'étonnement ouvrait toujours
tout ronds, la petite demanda :
— Y songes-tu, Go!... Trois cent quarante-cinq cen-
times!...
— Tu est folle ! . . . Nous irons à pied ! . . .
Elle réfléchit un instant, son doigt entreles lèvres.
— As-tu de l'argent pour manger ?
— J'ai deux sous.
Il tira les deux pièces de la poche de son pantalon, les
montra à Nelle.
— C'est assez, j'achèterai une mastelle pour le dîner !...
Mais Nelle n'était pas encore convaincue.
— C'est-il loin, Bruxelles, Go?
— Peut-être pas si loin que ça... Là-bas, sans doute,
près de la porte de Bruxelles... Tante Jo doit habiter là!...
— Deux heures, crois-tu, Go?...
— Qu'est-ce que ça fait, deux heures, ou trois!... Viens
Nelle...
Puis, comme elle paraissait joyeuse tout à coup, son nez
retroussé à la pensée de revoir Tante Jo et de manger les
cerises dont Go avait parlé une fois, le garçon eut une
inspiration.
— 412 —
— Dis, Nelle!... Si tu prenais le ballon que maman t'a
donné!... on irait peut-être plus vite!...
Nelle alla chercher son ballon rouge comme une cerise
transparente, et ils partirent.
Les boulevards s'égayaient aux cris des oiseaux dans les
platanes encore dépourvus de feuilles. Mais déjà, sur les
marronniers du Parc les rayons allumaient l'or des bour-
geons crevés. Il y avait dans le soleil jeune une promesse
de vie communicative, et les pavés caressés par la lumière
aussi bien que les arbres et les passants, tout semblait
s'accorder à rire et à chanter.
Les deux enfants ne parlaient pas. Ils marchaient en se
donnant la main. Leurs petites jambes nues allaient vite,
traînaient leurs sabots avec un bruit cahotant et régulier.
Go portait la tête haute. Il avait une vague connaissance
de la topographie du quartier, savait que la porte de
Bruxelles se trouvait du côté du Parc, pour avoir souvent
joué de ce côté avec les gamins de l'école. Quand le soir
tombait l'un d'eux qui habitait boulevard de Bruxelles
prenait le pont de l'Escaut. Ça doit être par là. plus loin,
passé la porte...
Il se sentait fier de sa qualité d'explorateur. Des souve-
nirs de jeux lui revenaient à la mémoire, lorsqu'il faisait la
chasse aux Sauvages, dans les îlots du lac, sous les grottes.
11 avait fait Nelle captive et lui avait mis des plumes autour
de la tête, après avoir barbouillé sa figure. Xelle devait
s'agenouiller devant lui et demander <;rûce. Et toujours il
lui rendait la liberté, en lui commandant de devenir sa
femme...
Maintenant il veillait sur elle, comme Paul sur Virginie.
Bientôt ils passèrent le pont. Le boulevard se déroulait,
planté de marronniers, bordé de jardins renaissants d'où
l'on entendait déjà de frais bruissements d'oiseaux.
— 413 —
De temps en temps Go parlait :
— C'est Tante Jo qui va être étonnée, dis, Nelle...
— Est-ce qu'il y aura du sucre, Go !..
— Pour sûr, qu'il y en aura ! . . . Tante Jo en a toujours ! . . .
Puis, ils pressaient le pas, dans leur impatience d'arriver
au but et de surprendre la vieille.
Nelle commençait à demander :
— C'est encore loin, dis, Bruxelles?...
— Je ne pense pas, répondait Go.
Sous la passerelle, on entendait des sifflements de loco-
motives et des panaches de fumée blanche enveloppaient
les arbres. Les enfants s'égayèrent à gravir la passerelle.
Justement, un train passait, avec un grondement qui les
effraya un peu puis les fit trépigner de rire.
Nelle pinçait fort la ficelle du ballon de peur qu'il ne
s'échappât. La petite boule rouge s'agitait au vent, lui
cognait les joues ; et le soleil y faisait miroiter, avec des
paillettes d'or, l'image des arbres et des pignons. Bien
qu'il n'eût que six ans, Go avait apprit à lire le nom des
rues sur les pancartes bleues. Il s'arrêtait à tous les coins,
bégayait les noms et disait :
— C'est plus loin ! . . . Viens, Nelle ! . . .
— Est-ce encore loin, recommençait la petite...
— Je ne pense pas ! répondait Go.
Ils passèrent encore un pont. Go regarda la pancarte
bleue. Il eut un cri de joie :
— Ça doit être ici!... « Chaussée de Bruxelles! »...
Toute ravigourée, Nelle s'était mise à rire, les joues
rouges de plaisir. Ses yeux brillèrent et son rire fit ociller
le ballon sur la ficelle :
— Sais-tu où c'est Tante Jo?... Si on le demandait?
Hein!... Tout le monde doit connaître Tante Jo, ici!...
— Tais-toi!... Tante Jo, c'est un estaminet, nous verrons
tout de suite!...
Ils prirent le trottoir où des ouvriers revenaient du tra-
vail, pour l'heure de midi.
— 4H —
— Regarde Go!... C'est peut-être ici !... Il y a des ton-
neaux devant la porte !...
Go leva les yeux.
— Non! pas encore!... Chez Tante Jo il y a une pinte
de bière sur l'enseigne ! . . .
— Et une cafetière aussi, Go !...
— Et une tranche de jambon sur une assiette!...
A chaque auberge qu'ils rencontraient, ils poussaient un
soupir :
— Pas encore, Nelle !
Go s'imaginait que Tante Jo se trouvait devant la porte,
assise sur une chaise, comme faisaient ses parents, en été,
après souper.
Mais les maisons défilaient toujours; les enseignes se
succédaient et la litanie se pousuivait :
— Pas encore!... Pas encore!...
A pas très lents, ils marchaient; leurs sabots sonnaient.
Et leurs yeux grands ouverts interrogeaient les physiono-
mies et les fenêtres, les devantures et les enseignes.
Maintenant, ils longeaient les bâtiments massifs qui res-
semblaient à des gares. Ils traversèrent en courant un
passage à niveau et se trouvèrent tout à coup en pleine
campagne. A peine quelques maisons bordaient encore la
route.
Ils regardèrent encore. Tous deux avaient le cœur gros,
troublés par une déception morne.
— Ce n'est plus Bruxelles ici, dit Nelle, pleurant presque.
Go voulut la rassurer :
— Nous nous sommes trompé ! .. C'est là-bas... Vois-tu,
là où se trouve cette église !...
Mais une grande inquiétude le prenait aussi.
— Je suis fatiguée, Go! assayons-nous !
Comme elle avait les yeux humides et que son nez cou-
lait, ( io eut pitié de la petite :
— Oui!... reposons-nous!... Dans les champs... Il doit
faire bon!...
- 4i5 -
Un petit chemin crevé d'ornières profondes leur offrait
la clef des champs. Ils y marchèrent quelque temps, puis
s'enfoncèrent en pleine glèbe où déjà verdoyaient les pre-
miers blés. Nelle tenait toujours les yeux fixés sur le
clocher lointain.
Ils s'assirent sur le bord d'un fossé dont la ligne claire
coupait l'herbe comme l'acier d'une faux. Go moucha le
nez de Nelle, avec des soins paternels. Il essuya aussi son
front où perlait de la sueur.
— J'ai chaud! dit la petite!... Ah! qu'il fait chaud!...
— Baignons-nous ! dit Go.
Il plongea la main dans l'eau du fossé. Elle était fraîche
et l'on voyait les plantes du fond.
Pour se baigner, Nelle, ayant attaché le ballon à une
branche, se déchaussa lentement : il semblait qu'elle l'eût
fait à regret, comme si dans cet acte elle eut consenti une
abdication, l'abandon du but poursuivi.
Déjà Go pataugeait, de l'eau jusqu'aux genoux.
Tout à coup il se pencha, prit de l'eau dans ses mains :
— Dis, Nelle ! . . . Si nous nous noyions ! . . .
Et il fit mine de tomber. Nelle, effrayée, s'était mise à
pleurer et toute la tristesse de son cœur se déchargeait
dans ces larmes.
Mais Go riait déjà de son mauvais tour.
— Oh! Go!... Go!... pleurait Nelle! .. Tu m'as fait
peur! .. Allons-nous en!...
Elle était toujours sur le bord, un pied nu, l'autre à
demi déchaussé. Elle ne cessait de verser des larmes.
— Mais tais-toi!... dis Go. Viens dans l'eau, il fait
frais!...
— Non ! Je ne veux pas ! . . .
Go remonta sur le bord.
— Alors, mangeons!...
De la mastelle partagée, il ne resta plus une miette.
Puis, le repas fini, de nouvelles larmes obscurcirent les
yeux de Nelle.
— 416 —
— Nous ne verrons plus Tante Jo!...
— Mais si ! dit Go. C'est là-bas, derrière ces arbres... Tu
vois le clocher !
Nelle pleurait plus fort.
— Rentrons à la maison!... Papa nous battra!...
— Et Tante Jo? ..
— Oh! oh! Tante Jo!... Tante Jo!... gémit Nelle en
portant ses mains à ses yeux.
Go était redescendu dans le fossé. Il s'amusait à remuer
l'eau et à chasser les insectes d'argent à la surface.
Alors Nelle remit ses bas et détacha le ballon de la
branche. Elle s'assit sur l'herbe douce comme un duvet,
prit le globe rouge entre ses deux mains chaudes et regarda
son image dans le miroir de la bulle. Elle ne pleurait plus
mais des sanglots soulevaient encore sa poitrine.
Tout à coup, elle sentit une légère détonation entre ses
doigts et il n'y eut plus qu'une petite peau chiffonnée et
molle. Go s'était mis à rire, amusé, battant les mains.
Mais, avec le ballon, tout le rêve de Nelle avait crevé.
Elle eut de suprêmes larmes :
— Nous ne verrons plus Tante Jo!... Nous ne verrons
plus Tante Jo!...
Franz Helli
a*
Nérine (Fragment) (*)
SCÈNE II
ASCANIO.
Nérine, je fadot
et te bénis du jond du cœur, 6 tendn seuil
ou les baisers ainsi vont parfumant t'accueil,
(•) Nertne, un acte représenté au th. piétés d'Anvers, pour la premier* fois
le 15 mars «907.
- 4i7 -
maison de mon amour! jardin charmant qu'arrosent
une clarté d^ étoile, une haleine de rose,
un cha?it de rossignol mourant parmi les /leurs/
NÉRINE.
Ascanio/
ASCANIO.
Pourquoi tes yeux re?nplis de pleurs/
NÉRINE.
Parce quête voilà! Je suis heureuse! heureuse/
ASCANIO.
ô ma Nérine/ mon Trésor /
NÉRINE.
Ton a?noureuse !
E??ibrasse-moi. Prend s-?noi dans tes bras. Presse-??ioi
contre ton cœur... O doux et pénétrant émoi!
6 langueur ineffable! ô volupté divine!
Je l'aime, A scanio !
ASCANIO.
Je t'adore, Nérine!
Ils demeurent un moment enlacés et
silencieux.
Et maintenant... — Mais quoi! pas d'apprêts de festins?
et dans ces chandeliers les flambeaux presqu' éteints?
Tic ne m'attendais plus!
NÉRINE.
Je t'attendais. Je t'aime.
Mais l'ombre est douce aux mots que dicte l'âme même.
Dans un instant ces feux seront morts. Et la nuit
nous couvrira tous deux de son beau voile où luit
sur le velours l'arge?it des étoiles brodées...
ASCANIO.
Ah! pourquoi donc ce soir de si tristes idées!
27
— 4i8 —
Moi, j'aime mieux le jour ou F éclat des flambeaux,
par lesquels les trésors de ta chair sont plus beaux,
et par qui je me plonge, extasié, l'âme ivre,
dans ta jeunesse blonde ainsi qu'en un beau livre/
Ah! Nérine! avivons ces cires! Eblouis
à leur douce clarté mes regards réjouis!
Détache ce beau col, écarte ces longs voiles!
Ouvre-moi le jardin dont mon songe s étoile!
Laisse tes fiers cheveux déroulés sur ton cou,
bondir, ètincelants, en joyeux torrent fou !
De la clarté! De la clarté!
— L heure est venue,
Nérine, où je te veux comte?npler éperdue,
où ce salon, par ta beauté transfiguré,
fleuri par ta blancheur, par ta blondeur doré,
évoque à mon amour l'âge sacré du monde
où Phryné sur la grève a surgi nue et blonde
pour V éblouissement des hommes et des dieux!
NÉRINE, repoussant doucement ses mains.
Ascanio! Rêvons dans cet harmonieux-
silence, dans la nuit berçant notre indolence...
Ah! douceur de s'aimer tout bas dans la nuance,
V éclat atténué des feux, V agonisant
parfum des lys penchés sur le limpide étang!
Douceur d'être des voix qui dans la nuit sommeil.
ASCANIO.
Non! l'amour n' endort point les sens! Il les r<
Viens, Nérine, chantons! Je t'ai rime des vers!
KINE, ravir.
Une chanson pour moi?
ASCANIO.
Pleine de doux éclairs!
une chanson d amour dont les rimes irempées
vont sonnant dans le rythme ainsi que desépées!
— 419 —
NÉRINE.
Une chanson pour moi/
ASCIANO.
Je te la chanterai!
NÉRINE.
Et sur ces cordes, moi je t' accompagner ai ,
mon doux Ascaniof bon bien-aimê!
Elle va dépendre au mur une mandore,
s'assied dans un fauteuil, et peu à peu
T'accompagne doucement.
ASCANIO.
Ma fée f
Il chante. Garde ta rose purpurine,
Bengale, éden ensoleillé,
Mon amour cueille, émerveillé,
les fleurs de ta gorge, ô Nèrine!
Garde ton azur, à ciel clair
riant à la cité marine!
Pour réjouir mon coeur a?ner
j'ai le doux regard de Nèrine.
En vain ton encensoir, printemps,
bat d'odeurs chaudes ma narine,
quand je respire l'excitant
parfum de ton corps, ô Nèrine !
Que m'importe donc, Misoly,
Ta chanson, même cristalline?
Pour bercer mon rêve pâli
j'ai le rire ailé de Nèrine.
Sculpteur ! garde la figurine
que tu me dis être Vénus!
Je dédaigne ses charmes nus :
?na Vénus à moi, c'est Nèrine.
— 420 —
Ya-t-en, 6 Muse aventurine!
Garde tes couplets ennuyeux!
La poésie est dans les yeux
et sur la bouche de Nèrine!
NÉRINE.
Poète! baise- les! — Ascanio, mon dieu!
ASCANIO, achevant, après un baiser.
// n'est plus d'étoiles aux deux,
plus de roses dans les parterres !
Nérine est l'astre de la terre
et la fleur du firmament bleu!
Il 1 Vnlace.
J'ai rimé ces vers-là, dignes de vous à peine,
Madame, en vous quittant ce matin. Pour la peine,
laissez-moi de mes mains habiles dégrafer
ce corsage ennuyeux,
NÉRINE, riant.
Ah! vous me décoiffez!
C'est mal!
ASCANIO.
C'est bien! très bien! Ah! laisse-toi donc feu
et so?}wies-nous tous deux dans ce soir de mysi
et de douce langueur pour parler sagement
ou de philosophie ou d'algèbre?
NKRINE.
Oui.
ASCANIO.
lu mens!
Tu ne le voudrais pas! — Par une nuit pareille
Roméo, dans les /lais, montait vers sa merveille!
Ivre, la tête enjeu, le cœur battant, en proie
au dé tire de la tendresse et de la joie,
il m on tait, de ses pieds effleurant les glycines.
— 421 —
Mais bientôt le rebord du balcon se dessine...
la clarté frappe au front l'amoureux ébloui :
Juliette toute blanche est debout devant lui.
Il enjambe la pierre, il entre , il la contemple.
Ah! la chambre d'a?nour par elle se fait tin temple!
et Roméo, la veille ignorant la beauté,
s'agenouille et croit voir une divinité.
Mais bientôt son émoi cède à son désir même.
Il surmonte l'extase, il murmure : « Je t'aime!»...
il enlace, éperdu, l'objet de son amour...
Ce n'est pas l'alouette et ce n'est pas le jour
qui pourront désormais l'arracher à l'ivresse.
Le voile immaculée tombe sous la caresse,
les beaux bras nus tremblant posent sur le satin
leur aube que n'a vu égale aucun matin.
Les cheveux déroulés glissent en avalanche,
et Kypris autrefois n' aparut pas plus blanche
sur les bords d' leusis, que Juliette en fleurs
n apparaît aux regards de son amant vainqueur !
O nuit d'amour ! ô Nuit!... Bientôt s éteint la flamme.
Le besoin furieux d' aimer ravit les âmes...
— Eh bien ! nous sommes deux ! Je suis Roméo,
mais Juliette n'eut pas, Nérine, front plus beau,
regard plus caressant, bouche si douce, et telle
inexprimable grâce, ô Nérine plus belle!
Est-ce vrai, tout cela?
NÉRINE, grisée.
C'est vrai. Je l'aime. Et suis
à toi — toute !
Léon Tricot.
— \22 —
Les Centaures vers Wagran (°)
pour PAUL ADAM.
Au flanc de la première brigade, ayant à ses côtés le
major Fonfrèdeet le chef d'escadron Houssières, le général
Maufas trottait. Il avait cependant, à cause de l'allure des
escadrons, ralenti la marche de son cheval gris, et il suivait
maintenant d'un pas égal et sûr la chevauchée.
C'était par la plaine l'immense et éclatant fourmillement
des régiments avec les colbacks à flammes, les shakos à
cadenettes, les bonnets d'ours mêlés aux lointains de la
route poudreuse. Germinal suspendait ses tendres et jeunes
guirlandes vertes aux branches basses des arbres et indi-
quait au loin, sur le paysage bleu de l'horizon de l'Ile-de-
France, la ligne mouvante et ondulée des forêts. Vers les
villes cachées derrière leurs rideaux l'armée de L'Empire
marchait. Au long des colonnes traînaient les cantines d'où
montait la forte et chaude odeur du pain frais cuit à l'aube
du départ au fours des casernes. Vers la gauche, au loin, la
plaine était toute bleue de l'infanterie de ligne dont les
guêtres noires se mouchetaient déjà de la boue des flaques
franchies. A leur suite trottait l'artillerie de Sinarmont avec
ses canonnière rouges et noirs, se prélassant, goguenards
et hâbleurs, sur le devant des pièces de bronze comme
accroupies sur leurs roues basses et traînées par les atte-
lages du train. Puis ce fut la batterie du général comt-
Lauriston défilant a - luisants, aident
dépasser les divisions Mansouty. BrOU88ier, Lamarque et
Reille, parties avant elle. Elle les devança, au trot secoué
mis, parmi les rires et les quolibets des esca-
drons et disparut dans un épais nuage de poussière où s'en-
fonça, à sa suite, le second régiment de la brigade des
(*) D'un roman a paraître prochainement à la librairie OUendorrT.
— 423 -
hauts dragons cuirassés d'amarante. Le général Maufas
vit dans le lointain, sur le front des lignes régulières, la
haute stature droite de son fils, le colonel. Elle galopa
quelques instants, toute verte avec les dorures des
galons, son haut casque d'or dans le soleil, puis la
poussière la cacha, les lignes succédèrent aux lignes et ce
fut un vaste défilé de croupes grises, brunes, fumeuses et
fortes que le surgissement des hussards aux pelisses écar-
lates brailla au lointain du chemin. Le général eut quel-
que orgueil de cette belle statue équestre lancée par son
énergie sur la route des gloires guerrières. Son état-major
s'émerveilla avec lui. Ceci ne l'empêcha pourtant point de
blâmer les maréchaux- de-logis dont les hommes avaient le
cuivre des selles mal fourbi. Son œil prompt découvrit des
ternissures aux emblèmes héroïques des sabretaches. Dere-
chef il blâma, exprima véhémentement sa colère, s'emporta
et lança son cheval au devant des colonnes. Déjà le bel
ordre précis et méthodique du départ s'en allait dans la
première lassitude de la chevauchée. La graisse jaune du
cou débordant sur la cravate noire du hausse-col il hurla
des mots rageurs, parla de la nation trahie par la discipline
non observée, promit la répression et s'en alla vers d'autres
escadrons, secoué violemment par le cheval éperonné, la
chabraque volante, le sabretache toute d'or dans les rayons
vifs du soleil. Dans le fourreau le grand sabre recourbé
sauta avec un bruit sec d'acier. Les régiments trottèrent
dans l'ombre des chênes droits de la route. Dans les
champs les vieillards à la herse levèrent la tête, lentement,
regardèrent avec la stupeur de leurs prunelles éteintes,
passer l'Armée.
Un vol d'hirondelles rayait le ciel avec des cris aigus.
Des enfants assis au haut d'un talus herbeux se réjouissent
des bonnets à poils aux immenses plumets, des soldats
d'élite. Ils hurlèrent : Vive l'Empereur! au passage du
maréchal chéri de la victoire, de Masséna taciturne parmi
— 424 —
le trot sonore de l'état-major que fixait son œil borgne.
Puis ce furent d'autres champs encore, rouges sous le soleil
ou verdoyants dans la lumière, des terres labourées offrant
dans les sillons profonds la promesse des lourdes mois-
sons de thermidor, d'autres paysans effarés devant la pro-
digieuse force surgie du sol des Gaules et partie aux terres
ennemies conquérir les lauriers civiques et l'or des trésors
impériaux ; d'autres terrains où allaient se lever les tiges
vertes des blés, où l'argile éclatait sous la poussée des
sèves, des paysages où des toits de chaume fumèrent pai-
siblement avec les rustres accourus aux portes, et ahuris
devant le défilé poussiéreux de l'Empire en armée. Au
seuil d'une chaumière basse, accroupie sous trois peupliers,
un aveugle leva son bâton et indiqua l'Orient. Des hus-
sards plaisantèrent le geste affolé du campagnard. Les
dragons aux chabraques vertes chantèrent :
Elvire adorée, dites-moi ..
Ils reprirent en chœur le vers et se turent comme le
général arrivait vers eux. Les fermes défilèrent toujours
sous le ciel immobile et clair. Le soleil s'inclinait au ras
des lointaines prairies. Un ruisseau fut traversé où les
chevaux burent, fumants. La sabretache du brigadier se
détacha, fut emportée par le flot écumant. L'escouade plai-
santa la maladresse. La voix reprit au flanc de la colonne :
Elvire adorée, ditrs-moi ..
L'ombre légère des arbres fut oblique sur la route. Ou
goûta la fraîcheur qui calma la brûlure des tempe-
casques lourds. Les flancs des moutures fumèrent. La
cavalerie laisserait défiler L'infanterie et l'artillerie avant
elle et fermerait la queue de l'armée. Ce fut l'ordre du
maréchal. On grogna. Le brigadier lit acte d'autorité. Les
hommes se réjouirent cependant de la halte proche. A
droite de la route, derrière les peupliers verts d'une rivière,
les premières maisons d'un village apparurent blanches et
— 425 —
brunes, coiffées de chaumes épais ou de tuiles légères. On
aima le clocher où chantait un angélus paisible et domi-
nical, et qui, grêle, pointait un peu au-dessus des chau-
mières. Des chiens aboyèrent que le bruit des prolonges
effraya et mit en déroute. Des gamins pouilleux piaillèrent
à l'entrée du village, au long des humbles maisons. Des
vieilles, au pas des portes, branlant la tête, parlèrent des
bataillons en sabots d'antan, poussés vers le Rhin. Obscu-
rément l'âme étonnée des rustres admira le génie de l'Em-
pereur réalisant le prodige militaire unique.
Des curieux s'informèrent si on repartait vers Austerlitz
où en frimaire de l'an xiv les armes françaises furent vic-
torieuses. On brandit de vieux numéros du Moniteur avec
des noms et des dates de gloire. Des invalides rappelèrent
la campagne de Prusse et évoquèrent Friedland. Certains
d'entre eux furent aux bords del'Adige; ils citèrent Maren-
go, Mondovi, Millesimo, Dego et Montehotte contèrent les
merveilles des plaines lombardes, les fatigues du siège
devant Mantoue. Des vétérans, du haut de leurs montures
grises et poussiéreuses, trinquèrent avec eux au seuil des
maisons. Ils se réjouirent fraternellement dans un commun
enthousiasme et vantèrent l'Empereur et le prompt éclair
de ses victoires dans les terres ennemies. Des conscrits
imberbes s'étonnèrent qui furent regardés avec complai-
sance par de rieuses jeunes filles battant l'eau bleue du
Cavas. Le soleil déclinait derrière les arbres de la forêt au
flanc de la colline proche. Une calèche verte passa avec
une escorte chamarrée. Le profil aigu du duc d'Istrie
apparut derrière les vitres, dans l'ombre. Les fourgons
trottèrent à la suite de la voiture. On déboucla les cour-
roies des havre-sacs. Les escadrons évoluaient dans la
plaine et furent plaisantes par les hussards déboutonnant
leurs gilets blancs près des fontaines retentissantes. On en
vit qui portèrent des bottes de paille jaune et craquante
vers les écuries grandes ouvertes. D'autres, la face rude
— 426 —
entre les cadenettes, fumaient au seuil des auberges grouil-
lantes. Une odeur de foin, de cuir et de pain chaud flotta,
caressa les narines Ils mangèrent, affamés de la course
par les champs poussiéreux Goguenards les anciens plai-
santèrent l'étonnement des conscrits redoutant les fatigues
de la chevauchée aux rives germaniques. Entre les chau-
mières, affairés, les plantons de l'état-major coururent,
s'informèrent. L'avoine des réquisitions s'entassa contre
les murs des fermes ; on examina les pistolets sortis des
fontes. Dans l'eau de la rivière écumeuse les chevaux
blancs des trompettes s'ébrouèrent. On aima la promesse
des défilés dans les plaines grasses de la France.
L'Armée, au repos, respirait.
Hector Fleischmann.
Inquiétudes (*)
I
Je ne te connais pas. Et tu es mon en/ant.
De ma joie et de ma douleur éperdu nu ni
J'ai pétri ta chair frêle, et j'ai versé ma vie
Mystérieuse et chaude au fleuve de ton sang.
Et je croyais renaître en ton âme éblouie.
Pour que ton cœur battit comme a battu mon Cû
Pour que s'ouvrit à toi le monde lourd d'ivresse,
Lourd de la volupté grave de la douleur,
J'ètteignU de mes bras frémissants ta ji unes.
Mais je n'ai pas fondu ton COSUT tendre tn mon COtUt
y< rêvais d'imprimer en toi mon i nt ;
Au miroir de tes yeux je roulais que la flamnu
(*) Extrait de» Pat légers, un volume à paraître en mai.
— 427 -
De ma vie éclatât plus pare, et que si grand
Fut mon amour qu'il imprégnât toute ton âme.
J'ai plongé mon regard en tes yeux clairs d'enfant...
— Et tu les as fermés, pensive sur ton âme.
II
Oh! je voudrais t } aimer, non pas à ma manière,
Mais à la tienne, mon enfant.
Oh! je voudrais sans heurts, sans cris et sans mystère
T 'aimer tout simplement.
Mais le plus simple amour dans mon cœur se complique
D'angoisse et déplaisir aigu,
Et mes baisers ont peur d'être trop frénétiques
Sur ton front ingénu.. .
J'ai si peur de t' aimer comme j'aimai les autres!
Oh! je voudrais un coin si frais,
Intact et velouté comme en juin le ciel d'aube,
Où tu te blottirais!
Oh! saurai-je en chantant, caressante et naïve
Te garder au creux de mes bras
Et vers la route où le passé rit et s'esquive
Ne m' enfuir ai-je pas !
J'ai peur d'être trop jeune encore, et trop vivante,
Pour te comprendre et te chérir ;
Oh! dans quelle eau purifier mes mains d'amante
Lourdes de souvenirs,
Pour ne plus rien aimer que ta tête charmante
Et que tes bonheurs enfantins,
Pour être comme très candide, et frémissante
De l'éveil du ?natinf
CÉCILE PÉRIN.
— 428 —
L'Art et les Tombeaux
I
Pâques, comme la Toussaint, c'est le moment des pieux
pèlerinages aux tombeaux ; la toilette des cimetières est
faite : on a ratissé les allées, balayé les feuilles sèches,
nettoyé et repoli la pierre des sépulcres. Tout ce qu'il est
possible de faire pour embellir et parer le jardin des tré-
passés a été accompli et le résultat, dans les diverses
nécropoles de l'agglomération bruxelloise, est d'une minu-
tieuse propreté unie à un bel ordre bourgeois. Cela est très
net, très symétrique et très correct, mais cela n'a rien qui
évoque la majesté de la Mort. Les enclos ont beau avoir
été dessinés avec science ; les cyprès, les ifs et les saules
ont beau mêler leurs feuillages symboliques; les cinéraires
et les pensées blanches exprimer en se penchant sur les
tombes tout ce qu'il est possible à une âme de fleur de
ressentir, cela n'est ni imposant ni triste.
II
Et c'est la particularité des lieux modernes de sépulture :
ils manquent de solennité, ils manquent de grandeur,
quelque prémédition qu'on ait mise à essayer de les rendre
solennels, quelque prévoyance qu'on ait mise à les faire
vastes. Or, cette prévoyance est sage, vu effet, car on
meurt beaucoup, on meurt vite, on meurt continuellement
dans nos centres de population trop dense, et il convient
que nos champs de repos soient fort étendus.
Il conviendrait aussi qu'ils fussent d'un aspect solennel,
mais le peu d'espace qu'on accorde aujourd'hui à chaque
défunt dans ces villes du Silence est tellement restreint
qu'ils finissent par y être aussi proches les uns des autres,
~ 4^9 -
aussi serrés, aussi étroitement voisins qu'ils le furent durant
leur vie de concitoyens. Cela nuit évidemment à l'aspect
général des nécropoles : une foule qui s'écrase sera fatale-
ment dépourvue de prestige aux yeux du spectateur qui la
contemple, et c'est l'effet que produit, tout d'abord, l'en-
semble des tombeaux quand on pénètre dans nos cimetières
citadins.
Les stèles, les croix, les colonnes brisées, les sarco-
phages, les cénotaphes et les catafalques sont si rapprochés
qu'ils se confondent; ils sont si lourds de pierres et d'orne-
ments, dans des avenues trop étroites, dans des pelouses
trop exiguës, qu'ils semblent prêts à déborder les uns
sur les autres, à s'envahir, à se détruire mutuellement.
Et si cette excessive promiscuité rappelle, d'une manière
saisissante, ce que fut l'existence terrestre du peuple actuel-
lement enseveli sous l'herbe grasse, sous les dalles rigides,
on ne peut s'empêcher de penser, toutefois, que l'idée for-
midable du néant se trouverait bien d'un peu plus de libre
espace autour de ceux dont le souvenir va nous inspirer
cette idée. Mais, ce qui, plus encore que les dimensions
trop réduites du territoire concédé à chacune des unités
de la foule des morts, dans ces colonies funèbres, nuit à la
grandeur, à la noblesse de l'endroit, c'est le mauvais goût
révélé abondamment par l'architecture, par la décoration
des monuments qui leur sont consacrés.
Ici, l'égalité devant le trépas n'est plus un vain mot :
elle est véritable; elle est absolue. Depuis le riche à qui
l'on aura élevé un sanctuaire de bronze et de granit,
jusqu'au plus humble des humbles sous sa fragile chapelle
dont l'armeture de zinc vitrée tremble au vent, tous nos
morts dorment parmi d'horribles choses. Un Egyptien,
un Phrygien, un Phénicien, un Grec, un Hébreu, voire un
simple Romain des temps révolus aurait une piètre impres-
sion de ce que nous pouvons être de barbare et d'impie devant
l'abominable quincaillerie dont nous accablons nos tom-
— 430 —
beaux. Quant aux tombeaux eux-mêmes, cet homme
antique, non averti, leur supposerait n'importe quelle desti-
nation sauf celle qui est effectivement la leur. Si l'on en
excepte quelques rares exceptions, rien n'a moins l'allure
sépulcrale que nos sépultures modernes.
C'est un art oublié et dont la tradition semble perdue
que celui de l'architecture funéraire; sous ce rapport, le
plus obscur des tombiers anonymes du Moyen-Age ren-
drait des points au plus fameux des praticiens d'aujour-
d'hui. L'instinct esthétique est, en ces matières, tellement
oblitéré, tellement atrophié qu'on ne saurait descendre
plus bas. C'est le goût public et privé du siècle qui appamait
sous cette forme indigente et je crains bien que son erreur
soit incurable. Voici pourquoi : au moment de la construc-
tion d'un tombeau, modeste ou magnifique, ceux qui vont
le faire élever obéissent, généralement, au plus pur. au plus
délicat, au plus exquis des sentiments ; c'esl le culte des
morts qui les inspire et c'est un hommage à leurs plus
chères tendresses familiales qu'ils vont rendre par ce
moyen. Devant l'accomplissement de ce devoir, les plus
secs de cœur comme les plus pauvres de numéraire ne
manifesteront jamais ni indifférence ni avarice; ils sont
résolus à faire le mieux du monde et ils s'ingénient certai-
nement à faire bien. Pourtant, le résultat d'un effort si
unanime et si touchant est, presque toujours, désastreux.
III
Jadis, tout ce qui approchait des morts, tout ce qui leur
était voué possédait un style conforme à la pensée que
BUggère, qu'a constamment suggéré la fin de la vie
humaine : les moindres ex-voto, les plus vulgaires figures
représentatives, les fioles larymatoires, les amulettes qu'on
plaçait auprès des cadavres, dans le cercueil, ou, qu'on
suspendait au-dessus de leur dernière demeure étaient
- 43i -
d'une qualité d'art indiscutable. On n'eût point toléré la
médiocrité ni la laideur pour une tâche à ce point grave et
austère; et si le symbolisme païen appliqué au service de
la Mort, a parfois, des grâces un peu lestes, des fantaisies,
des licences d'imagination un peu fortes, si le christianisme
des temps médiévaux osa y employer l'ironie et le sar-
casme, les emblèmes choisis pour traduire ces intentions
profanes contenaient toujours, en quelque partie, la sévé-
rité qui est de rigueur devant la pensée mystérieuse et
poignante de l'Eternité. Dans la mythologie grecque,
Psyché, l'âme immortelle, a des ailes ; elle est charmante,
vive et puérile... Mais si c'est sur quelque ange sépulcrale
qu'apparait son image, nous y verrons une Psyché les ailes
brisées, le front chargé de nuages, les bras tombant avec
désespoir ; et les plaques de pierre ou de métal gravés de
nos imagiers du Moyen Age, dans les temples et les
cloîtres, pourront bien mettre en scène des squelettes rail-
leurs, d'une jovialité macabre, ces squelettes portent avec
eux la quintessence de la philosophie chrétienne : chargés
de vermine, ils insistent sur le peu que nous sommes et
prédisent par leur exemple le sort réservé à notre corps
périssable. On ne rira point devant eux, malgré leur gaîté
convulsive et on n'aura point de réminiscence frivole
devant la grâce aérienne des Psychés tombales de l'anti-
quité. C'est que de l'art, de l'art fécond et fort a présidé à
l'exécution de ces figures plastiques, et l'art, quand c'est
pour la Mort qu'il travaille, ne fait point rire : il fait penser.
N'espérons rien de pareil des monuments funéraires con-
temporains, ni des attributs clinquants dont ils sont sur-
chargés. Cela est irrémédiablement laid ; cela manque de
caractère, de style, d'à-propos. Cependant, des tentatives
timides ont été faites en ces dernières années dans les
cimetières de l'agglomération bruxelloise contre l'hérésie
ambiante : des architectes, des statuaires de mérite ont
essayé de vaincre le courant, en retournant aux sources
— 432 ~
vives de la haute et noble inspiration poétique pour la
réalisation de tels ou tels travaux à destination funéraire.
Leurs œuvres, parmi la multitude des autres, sont trop peu
nombreuses pour qu'on puisse compter sur la prompte
défaite de l'hérésie en ces matières. #
Ce qu'il faudrait, pour arrêter le flot montant du
médiocre dans un genre où la médiocrité n'est pas suppor-
table, ce serait, peut-être, la constitution d'un aéropage à
qui seraient soumis les projets de monuments funéraires, et
dont le jugement déciderait de l'érection de ceux-ci.
On a des commissions spéciales pour tant d'objets infini-
ment moins importants ; on pourrait bien en instituer une
qui fût chargée d'éviter à notre poussière l'humiliation
d'une halitâcle insolemment réfractaire aux lois véné-
rables, saines et impérieuses du goût et de la beauté.
Marguerite Van de Wii i
Leçon de Choses
// était Un papillon blanc
qui, sur le cœur frais et tremblant
des roses à peine fleuries,
toujours épris de nouveaux cicu.x,
menait le vol capricu ux
de ses changeantes rêveries...
Or, il advint qu'un jour de miii,
grisé d'un rayon par fun
il r< ncontra sur sou passagk
une guêpe d'or... Et, ravi,
laissant les roses, il suivit
la guêpe d'or au fin cor sa g,
- 433 —
On retrouva dans un sillon
le corps du pauvre papillon
le flanc percé... F aile brisée...
Et depuis lors, l'œil attendri,
les roses, quand l'aube sourit,
pleurent des larmes de rosée!
Carmen d'assilva.
à*
Le Choix
A F. -Charles Morisseaux.
Comme l'auto s'arrêtait devant la porte de l'hôtel, celle-
ci s'ouvrit et un valet parut, bouleversé, criant :
— Ah! enfin, voilà Mme la Comtesse ! C'est M. le Comte
qui est tué... là...
Hélène, au premier coup d'œil, avait sauté à terre et
déjà elle était en haut du perron, devant la bibliothèque,
envahie de domestiques ahuris, où, par terre, baigné de
sang, était étendu le corps de son mari.
Elle étendit la main comme pour le protéger, empêcher
qu'on le touche, et dit d'une voix sourde mais distincte :
— Ma trousse, vite. Et que tous sortent.
Sa femme de chambre haletante lui tendait la trousse de
chagrin noir; Hélène y choisit une lancette puis regardant
la fille :
— Qui a tiré ? dit-elle.
Subjuguée, en dépit de l'honnête résolution qu'elle avait
prise de ne pas révéler la vérité à sa maîtresse, la fille
murmura :
— Une femme, naturellement. Madame sait bien, c'est
toujours comme ça.
— Quelle femme ? Une dame qui vient ici ?
— Non, non. Oh! pour sûr une traînée, on voyait ça...
des jupons et des souliers... Madame sait bien. Elle est
- 434 -
entrée ici tout droit. Monsieur n'en menait pas large, il
était tout blanc, dit François. François la connaît bien,
lui ! Il y a porté souvent des habits de Monsieur Puis on a
tiré, nous avons couru... Elle s'est enfuie...
— Cela suffit. Allez.
La fille sortit. Hélène, la lancette en main, debout,
livide, regardait son mari.
A l'âge où l'on atteint une perception de sa personnalité,
Hélène pensa qu'elle deviendrait docteur en médecine. Ce
n'était ni un penchant irréfléchi, ni une parade de moder-
nité qui l'influençaient ; raisonnable et sérieuse, une bonne
petite fille de seize ans, d'un esprit d'ailleurs gai et vif, et
avec les promesses d'une grande beauté, elle se sentait
poussée par quelque chose d'incompréhensible et d'inéluc-
table, qui la possédait; qui était plus un ordre qu'une
vocation, qui l'obligeait à se vouer à la médecine, bien que
son milieu, sa famille bourgeoise et routinière, tout s'op-
posât à ses desseins.
Elle-même ne se sentait attirée vers cette profession par
aucun désir particulier. Néanmoins on vit cette fille douce
et calme tenir tête aux remontrances indignées des siens.
supporter les railleries de ses compagnes, délaisser le La
chemin battu que suit la vie banale et qui mène, par sau-
teries et dîners de famille, à ce havre de grâce de la jeune
fille belge : le mariage.
ICI le s'appliqua aux études nécessaires. D'une intelli-
gence moyenne, d'une sensibilité nerveuse très développée,
elle trouva de grandes difficultés à L'apprentissage du
« carabin ». Cependant ce fut avec une ténacité indomp-
table qu'elle continua, passa ses examens et devint enfin
une femme médecin.
— N'est-ce pu triste pour non-, disaient ses parents, de
n'avoir qu'une fille et qu'elle tourne comme ça! Et dire
qu'elle est si jolie. Elle aurait pu faire un beau parti!
Par le plus extraordinaire des hasards, ce beau parti elle
le fit.
- 435 -
Le plus frivole, le plus charmeur, le plus changeant des
mondains de marque s'éprit d'elle. Il n'est pas de femme
qui ne se sente intimement flattée lorsqu'elle se voit
l'objet de la recherche d'un homme de plaisir. Plus elle est
sérieuse, posée, plus elle est flattée. Si elle est aussi pure
et enthousiaste, cela devient irrésistible; elle est prise de
la plus dangereuse de toutes les tentations, elle veut con-
vertir le mauvais sujet.
Hélène aima donc de toutes ses forces le comte Jean de
Bellières et l'épousa d'enthousiasme. Les parents d'Hélène,
sachant que le comte possédait de belles propriétés et une
forte somme en actions de chemins de fer, ne poussèrent pas
les informations plus loin. Leur fille avait fait le beau parti
rêvé, en dépit de son obstination ridicule.
Dans les bois à peine verdelets, par cet avril timide, au
bras de l'époux encore amant qui lui révélait la douceur
de la vie, Hélène passa les premiers jours de son mariage,
sans se rappeler une fois qu'elle était docteur en médecine.
L'année mûrit, l'été vint, puis l'automne, les horizons
changèrent, les coteaux couverts de bois, flamboyèrent de
feuilles rouges et rousses, et son amour ne changea pas et
son cœur demeura plein d'extases, tandis que sa beauté
s'épanouissait royalement. Avec novembre, le jeune mé-
nage revint à Bruxelles et s'installa dans l'hôtel, vieille
bâtisse et mobilier modem style où Hélène s'efforça de se
créer un home.
Bien que toute sa parenté l'eût jugée absurde d'étudier la
médecine, cousins et cousines, voire papa et maman , ne lais-
saient pas que de la consulter à l'occasion. On le faisait en
riant ; mais on emportait l'ordonnance chez le pharmacien.
Ainsi Hélène se trouva avoir une sorte de clientèle qui l'em-
pêchait de se rouiller. Une épidémie d'influenza parmi ses
domestiques, lui fut très utile sous ce rapport. Et elle
pratiquait, gravement, continuait à suivre tous les progrès
de la science, avait un cabinet où s'entassaient toutes les
- 436 -
brochures ad hoc et les centaines d'échantillons de drogues
et d'instruments que reçoivent chaque jour les médecins.
Elle gardait d'autant plus facilement des attaches avec sa
profession que son mari semblait moins s'en occuper. Un
instant elle avait craint qu'il n'aimât guère ces occupations
scientifiques, professionnelles, viriles, chez celle dont il
avait fait sa comtesse. Il chérissait toute frivolité, s'inté-
ressait passionnément à des questions de toilette, n'eût pas
manqué de passer chez sa femme aux soirs de sortie, afin
de poser lui-même fleurs et pierreries aux places qu'il sied.
Mais dès la rentrée à Bruxelles, le comte Jean avait
laissé une liberté tacite à Hélène quant à l'exercice de sa
profession. Certaine Italienne, grande dame d'aventure,
aux yeux taillés en amande, l'occupait à ce point qu'il ne
se souciait plus guère d'autre objet. De ceci Hélène ne
pouvait se douter.
La révélation fut affreusement brutale.
Devant cette trahison que racontaient un crime et des
ragots d'antichambre, le cœur de l'épouse se soulevait et
dressée devant ce demi-cadavre, le cerveau et l'âme se
livraient un mortel combat.
Amour ardent et pur écrasé sous l'ignominie, orgueil
saignant sous l'affront du scandale, pudeur de jeune et
honnête femme, foi de compagne perdue à jamais, tout en
Hélène appelait la vengeance, la loi sanguinaire du mal
pour le mal.
Mais elle n'hésita qu'une seconde imperceptible. Elle
s'était tout de suite agenouillée, elle sondait la plai
l'épaule gauche, elle se rendait compte de sa profondeur
et elle se faisait apprêter des bandes pour arrêter l'hémor-
ragie, le seul danger que présentât la blessure. Puis, le
comte couché, bien pansé et tranquille, elle s'assit auprès
du lit et attendit la visite du parquet prévenu du crime.
Elle attendit et la paix lui était revenue. Car en face de la
trahison et du meurtre, elle avait compris pourquoi cette
— 437 -
vocation persistante, cette impulsion toute puissante. Elle
avait compris que cela était pour qu'elle en arrivât un jour
à un choix, à ce jour, à ce choix. Pour qu'il lui fût possible
d'être placée entre les deux grandes voies entre lesquelles
se partage l'humanité.
Elle posa sa main sur le pouls du blessé, puis se rassit,
l'âme calmée, le cerveau clair, le cœur prêt au pardon
sans mots, dès que le courant normal des choses se réta-
blirait.
Hélène avait fait le bon choix.
Marguerite Coppin.
L'Homme aux Lèvres closes
Sotis un ciel bas et noir, avec peine on discerne
Des éphèbes suivant de pénibles chemins,
Porteurs d'un viatique, — une triste lanterne
Dont la pâle clarté vacille entre leurs mains.
La fatigue de vivre a courbé leurs épaules
A l'âge de l'espoir et des tourments d! amour,
Désabusés du monde, ils désertent la geôle
Des quotidiens ennuis et des devoirs trop lourds ;
Pour chercher, dans le soir, dont l'ombre les accable,
Si l'étoile apparue autrefois aux bergers,
Ne les guidera pas vers la lointaine étable
Où som?neille, en sa crèche, un divin Messager.
Ils vont, et la lueur malade que balance
Leur bras, les a conduits oit nid n était venu;
Ici règne la brume et là bas la démence,
— Enfants arrêtez-vous au seuil de l 'Inconnu. »
- 43* -
Debout, dans un espace, où le matin renonce
A couvrir de rubis les calices de fleurs,
Un géant s est dressé, qui paraît la réponse
A leurs troubles nourris de doute et de douleur.
Né de la solitude et drapé de mystère.
Ce voyant sans amour, froid comme un bloc de gel,
Dédaigneux des vains cris, insensible aux prières,
Fixe, sur les enfants, son œil surnaturel.
Aussi grand que l'orgueil, son sinistre sourire
A bu l'angoisse en pleurs et les sombres concerts
Des éphèbes plaintifs que travaille et déchire
Le rêve nébuleux d'un nouvel univers.
— Géant plein de vertige, ô vivant mausolée,
Tu connais notre cœur et ses secrets désirs,
Sois le verbe éclatant, non la bouche scellée,
Et dis nous si demain l'aube doit resplendir. »
Sa tête balancée en un geste qui nie
Répond aux angoissés : — Qu' attendez-vous encor ?
Votre lampe s'éteint, une lente agonie
Vous fnange le courage et vous bride l'essor.
Ne 7?i' interrogez pas sur l'avenir des choses,
Si j'en sais plus que vous, c'est pour n'en din ; û n ,
Les destifis m' ayant fait avec des livres closes
Qui scellent les secrets dont je suis le gardu n
L'homme s'évanouit dans son induit n net ,
Elle vide apparut aux enfants à genoux.
Que les pleurs de la nuit lavaient dans h si/, >
Où leur voix murmurait des ?nots obscurs et doux.
Charles Govaert.
— 439 —
Soir d'Automne
Accoudé à un coin de la table, où parmi la desserte flotte
un vague relent de vins de grands crûs et de fruits savou-
reux, Jacques Namur, l'auteur dramatique à la mode, rêve
devant deux lettres ouvertes, en mélangeant la seconde
absinthe qu'il vient de se verser. Il est triste ! quelle ironie
du sort ! Triste devant ces deux bulletins de victoire dont
l'un annonce le succès de sa dernière pièce à l'étranger,
tandis que l'autre promet une visite d' « Elle. » Pourquoi,
dès lors ressentir l'aiguillon d'un spleen si aigu, qu'il en
devient un mal physique ? Pourtant, il a conquis la gloire
espérée, il possède son rêve d'amour... Et il n'est pas heu-
reux ! Aurait-il donc usé dans l'effort toute sa puissance de
jouir?
Il relit la lettre rose, au parfum subtil, et murmure :
— Elle viendra tantôt ensoleiller mon horizon... si
c'est encore possible... « Ah! le beau songe d'été! t'en
souvient-il? » m'écrit-elle!.. Hélas! oui, je m'en souviens
trop!.. Nous fêtions mes premiers lauriers en buvant au
bonheur, et dans l'ardeur exténuée de ce soir-là, montait
avec des effluves de caresse, un troublant parfum de roses !
Aujourd'hui, c'est le venin de fleurs morbides, le frisson
d'une nature exangue, la mort du soleil ! Aux heures dorées
succèdent les heures noires !
Voulant dompter ses nerfs, Jacques Namur se lève et
contemple par la fenêtre les tons de santal et de cuivre
qui flamboient dans ce crépuscule, en fulgurantes lueurs
d'incendie. N'est-ce pas de la saison qu'il souffre comme
tous les ans à pareille époque, n'est-ce pas sa « maladie
d'automne » comme il l'appelait jadis en se raillant soi-
même... Non, c'est plus, il le devine sans comprendre. Le
décor intérieur est semblable à « l'autrefois », mais comme
la nature, il a changé, souffrant et surtout faisant souffrir,
— 440 -
âpre, aigri, violent, malheureux de ses propres sursauts
d'humeur, qu'il se sent incapable de réprimer, souffrant de
tout désespérément, souffrant des nuits sans rêves, des
jours sans soleil, de la plainte du vent, de la chute des
feuilles, de la voix des cloches, du rire des passants, du
bruit d'un baiser, de la santé et de la joie des autres !
Il a l'impression d'une léthargie, qui l'empêche malgré
son vouloir, de tendre la main pour retenir le bonheur prêt
à s'échapper. Même aux heures les plus chaudes, un frisson
le fait tressaillir; c'est son âme qui a froid, qui voit terne,
comme une âme déteinte sous la pluie... Est-ce une revan-
che de la Vie, dont son scepticisme niait la possibilité, une
revanche de la Vie . qu'il avait narguée, qu'il avait cru
dompter et qui lui répondait aujourd'hui : «On ne me crée
pas, orgueilleux! On me subit »... Le sourire aux lèv
en psychologue professionnel, il avait cherché des sensa-
tions, mais jamais il n'avait imaginé rien de semblable, rien
de plus cruel : souffrir de son bonheur !
— Pourrai-je encore travailler? gémit-il, puisque l'art ne
réussit plus à me consoler, à m'enthousiasmer, puisque le
succès ne me donne même plus un coup de fouet. A
l'amour pouvait galvaniser la torpeur, où jem'enlize!... Je
le verrai bientôt... voici l'heure! s'effraya Jacques en regar-
dant la pendule.
Et nerveusement, l'oreille au guet, il se posta derrière
la fenêtre. Ah ! que de fois il l'avait attendue ainsi, passion-
nément, avec des tressaillements d'amour, à chaque pas
léger frôlant le trottoir. Aujourd'hui, il écoutait avec une
fièvre intense, les mains moites, les tempes battante-,
espérant sa venue, comme un grand bonheur incertain...
Timidement le timbre résonna; presque aussitôt, sans
attendre, apparut une silhouette féminine dont la sobre
élégance se détacha en sveltesse de tige dans l'ombre
épaissie. La voilette relevée, une tête de madone italienne
s'estompa.
— 44i —
— Bonsoir m'ami!.. Comme il fait sombre ici! modula
l'aimée.
— L'obscurité me repose le cerveau.
Avec une lueur d'anxiété, elle l'embrassa au front.
— Alors, toujours malade, cette vilaine tête, qui nous
fait tant de peine à tous deux ?
— Pourquoi n'es-tu pas venue depuis huit jours?
— Tu m'avais dit que je t'importunais, que ma vue surex-
citait ta névrose, que la solitude te guérirait, peut-être,
hasarda-t-elle, comprenant qu'elle allait encore souffrir.
— C'est vrai... j'ai dit cela... et la solitude ne m'a pas
guéri, ma pauvre Lucie, plus que jamais j'ai froid au cœur,
je meurs de l'automne, comme ce jardin.
Atteinte en plein espoir, par cette cruelle indifférence,
elle bégaya dans un spasme !
— Alors... cette fois... c'est fini, nous deux... tu ne
m'aimes plus ?
— Je ne sais pas... ou plutôt, je crois que je t'aime
autrement.
— Ah.! je t'en supplie, Jacques, aime-moi comme autre-
fois, ne cherche pas de raffinements, de sensations com-
plexes, sois homme tout simplement.
Et l'étreignant avec passion :
— Rappelle-toi nos belles heures d'amour dans cette
même pièce avec cette même souffrance, sous un crépus-
cule pareil !... Alors, nous souffrions ensemble, je compatis-
sais à ta peine et tu m'en étais reconnaissant... Aujourd'hui,
même dans mes bras, tu es loin de moi, un mur de glace
nous sépare!... Tu aimes ailleurs?... on n'a cette cruauté
froide qu'alors.
— Pas même cela... c'est donc pire.
— Mais qu'est-ce donc? Que t'ai-je fait, sanglota Lucie.
— Rien, rien .. Tu as toujours été la bonté même, la
tendresse et l'amour, comme tu restes pour moi, la Beauté,
l'Unique.
— 442 —
— Mais alors c'est du surmenage cérébral, tout simple-
ment. Tu auras encore usé d'absinthe pour activer la fièvre
de tes conceptions, tu n'es que malade, ce n'est qu'une
crise.
— Je le croyais hier encore... oui je croyais guérir,
maintenant je ne l'espère plus, avoua-t-il, en lui jetant le
regard désespéré du naufragé qui sent l'épave se dérober
sous lui.
— Alors... quoi... c'est la rupture?...
— J'ai peur de te faire souffrir, plus encore. C'est plus
fort que moi, je n'y puis rien et je te jure sur notre amour,
que nulle n'efface ton image
— Ah! que tu es cruel! Tu n'as donc plus de cœur!
Depuis que je suis ici, tu n'as pas eu un élan, tu ne m'as
même pas embrassée !
Une larme mouilla les yeux de l'artiste et dans une
subite pitié il l'enlaça.
— Pauvre chérie, pardonne si je te fais mal, je voudrais
tant redevenir moi-même!
— Tu vois bien que cela va mieux, que c'est la fin de la
crise.
— Je le voudrais, mais je ne peux pas, je ne peux
je ne peux pas! Oh ! je t'en prie, va-t-en, je suis un homme
fini, va-t-en!
Effrayée de cette exaltation croissante, elle balbutia en
mots entrecoupés :
— Mais moi, je ne puis t'oublier ainsi... Je reviendrai te
voir en camarade... Je reviendrai demain.
— Non, non, ne reviens pas... Ecoute, fit-il, le regard
halluciné en montrant la fenêtre, d'où montaient les -
d'un orgue désolé. Tu entends, il le pleure aussi : « Quand
L'amour meurt» tout est fini... Tu comprends... Ton
fini, clama Jacques exaspéré, en ouvrant un bureau d'e'nène,
d'où il sortit un portrait et une liasse de lettres ro
Tiens, va-t-en, emporte tout, va-t-en.
— 443 - -
Et il lui jeta lettres et portrait, la poussant avec brutalité
par les épaules. Apeurée elle se débattait :
— Mais tu deviens fou.
La porte se referma.
— Fou, elle a dit, fou ! hurla le malheureux en se
frappant le front comme si, devant ses yeux, un voile se
déchirait soudain.
Il eut un rire atroce.
— Fou ! Ah ! je comprends !
Et avec un grand coup au cœur, il se laissa choir sur
l'ottomane.
Dans une hallucination subite tout fuyait devant lui, la
table, les chaises, le jardin, les murs tirés en arrière par
une main invisible lui donnant l'impression du vertige, qui
emporte tous paysages vus par les fenêtres d'un grand
express. C'était lui qui était dans le train et c'était sa vie
qu'il revoyait : sa jeunesse enthousiaste, ses succès
d'homme et d'artiste, ses camaraderies joyeuses et le
grand amour qu'il venait de briser. Puis le coup de fouet
de l'absinthe, dont il stimulait son intelligence pour rester
à la hauteur de sa renommée et de ses appétits de luxe.
Et tout à coup devant ses yeux, la « verte » laissée sur la
table se mit à danser, à se multiplier indéfiniment, pre-
nant les formes les plus diverses, corps de sirènes et
corps de femmes.
Il eut un autre éclat de rire plus lugubre encore.
— Oui, je comprends, c'est l'absinthe, c'est l'usure,
c'est l'automne de mon amour et de mon talent, c'est la
fin! Eh bien! non, se raidit-il, dans un dernier sursaut
d'énergie : « Tout... plutôt que cela! »
Sa main se crispa sur un revolver, qui dormait dans le
bureau d'ébène, d'où il avait chassé les fleurs du passé.
Mais soudain, pris de peur.
— Non pas ainsi, ce serait trop horrible, trop laid !
Contemplant alors, dans un regain d'enthousiasme ce
— 444 —
« soir d'automne » qui s'envermeillait aux lueurs d'un cou-
chant, sous lequel l'or et la rouille des feuilles jetait un
ruissellement d'apothéose, il descendit au jardin, cueillit
une brassée de fleurs et remontant dans sa chambre les
disposa sur son lit. Puis avec les raffinements de sa nature
féminine, il se fit « beau » comme une courtisane se parant
pour la fête :
— Ce sera encore une Première pour le « Tout Paris, »
murmura-t-il amèrement en se mirant dans la glace.
Avec un dernier regard vers la fenêtre par laquelle
entraient à profusion des étincellements d'or rouge :
— C'est le soir qu'il faut pour la fin d'un artiste !
Résolument alors, couché parmi les fleurs d'automne
qu'il aspirait dans une volupté suprême, il ouvrit le chaton
de sa bague et absorba le poison qu'elle contenait.
Devant cette mort rapide et sans souffrance, il eut une
ultime bravade.
« Qu'importe la Vie à qui meurt d'un beau songe! »
Héléna Clément.
Epiphanie
Je pleure d'être seul dans le jardin disert
Et mon rêve s'attriste au calme de l'ai
Où gémit sous mes pas la neige inviolée
Et blanche comme un voile à la madone offert.
Je pleure d'être seul, dans le jardin désert.
Et mon rêve s'accoude au bord de V étang } paie
Du reflet gris du ciel lavé dans son miroir ;
Seuls les arbres frileux s'y profilent en non ,
Les marbres y baignant leur blancheur idéale;
Et mon rêve s'accoude au bord de l'étang pâle.
Je contemple dans l'eau les chastes nudités
- 445 -
Des nymphes et des dieux, de terrasse en terrasse
Dressés jusqu'aux lointains où leur beauté s'efface ;
Et rêvant dans ï air froid à d'antiques étés,
Je contemple dans l'eau leurs chastes nudités.
Mais l'onde, vaguement, d'un grand lys s' est fleurie :
Son calice d'argent, pâle fleur de missel,
Il l'a levé soudain dans la blancheur du ciel
Co?n?ne une offrande insigne à mon âme attendrie
Et l'onde, vaguement, d'un grand lys s'est fleurie.
Un visage si pur qu'il me semble irréel,
Comme n' en fit Luini parmi ses plus illustres.
S'incline lentement par -dessus les balustres
Et c'est, penché vers moi comme au balcon dit ciel,
Un visage si pur qu'il ?ne se?nble irréel.
Du ?nanteau de fourrure orné de broderie
La tête délicate et le cou gracieux
Emergent, comme un lys d'un vase précieux :
Du trône descendue est-ce Sainte Marie
En manteau de fourrure orné de broderie f
Je sens naïvement refleurir dans mon cœur
Les tendres oraisons de ma pieuse enfance
Et dans ce flot montant de frêle souvenance,
J'écoute avec amour les longs mots de ferveur
Et de naïve foi refleurir dans mon cœur.
Devant sa beauté calme et pure de madone,
Des mots doux et lointains « Qui voit Dieu doit mourir »
Tremblent en moi, ainsi qu'un tendre et blanc désir :
Délaissant le reflet vague que l'eau me donne,
Je voudrais contempler sa beauté de ?nadone.
Et vers elle soudain, j'ose lever les yeux,
Craignant pourtant de voir s'évanouir l'image :
L'ovale régulier de son noble visage
- 44^ -
Divinement s encadre en l'or de ses cheveux
Et ce n'est pas un rêve, elle est devant mes yeux.
A ux radieux regards de ses prunelles claires,
Je sens étrangement se contraster mon cœur
( 'omme au poing implacable et brutal d'un vainqueur ,
Et je ferme mes yeux éblouis pour soustraire
Mon âme aux feux troublants de ses prunelles claires...
Mais son image était à jamais dans mon cœur.
G. -M. Rodrigue,
L'Eglise maudite
A travers les fleurons sans éclat du vitrail,
Il coule sourdement un jour pâle et frigide
Dont la lourdeur semble tomber d'un soupirail
Et déborde la nef dans un relent morbide.
Des parfums blancs d'encens flottent dans cet air gris,
Alourdissant encor l'atmosphère étouffante ,
S'accrochent aux tableaux, à ce grand crucifix
Dont s'angule là-bas la figure souffrante.
Les traits du Christ, s' estompant dans l'obscw
S'affaissent de douleur immense et résignée ;
L'on dirait qu'il pleure toute une humanité...
Tant ses prunelles sont dans cette ombre baignées.
Quelques lueurs sommeil lin! aux ors apâlis
Des colonnes jadis splendidement dorées
.1 u passé des processiofis en blancs surplis,
Mauves dalmatiques et chasubles mon
Là des cierges jaunis ont fini de mourir
Pans le clinquant souilU desfli urs artificu IL
Les deux doigts levés dans le geste de bénir,
Lep) l, tourné vers les fidèles,
- 447 ~
Et l'effrayant riches de son crâne édenté
Baille encor dans la mort : « Allez, la messe est dite. »
Mais rien ne bouge en cet effroi d'éternité.
C'est là qu'est mort l'amour, que la vie fut maudite.
Des froissements d'ailes dans U ombre des piliers
S'émeuvent avec des frissons de chairs velues,
Troublent les aragnes tissant aux chandeliers
Et les lézards courant sur les dalles moussîies.
Com?ne dans un antre de haine et de re?nords,
L'ombre et le froid s'alourdissent au sanctuaire.
Ecrasent les chrétiens inclinés jusqu'à terre :
Le peuple de l'église est un peuple de morts.
G. -M. Rodrigue.
j?
Chroniques du Mois
LES ROMANS.
L'Inconnu tragique, par M. Georges Virrès. (Bruxelles, Vro-
mant et Cie, éditeurs). — M. Georges Virrès doit être compté parmi les
plus intéressants des écrivains belges d'expression française. Son talent
témoigne admirablement des qualités essentielles de la race; nul mieux
que l'auteur de la Bruyère Ardente ne possède le génie descriptif, la
facilité à saisir les rapports existant entre les individus et les paysages
dans lesquels ils évoluent. La perception des phénomènes naturels
prend, chez M. Georges Virrès, quelque chose d'angoissé, d'halluciné,
de sauvage et d'héroïque. 11 est arrivé à nous donner des descriptions
de la Campine d'un coloris si exact et si puissant qu'à la lecture elles
provoquent en nous le frisson réel, presque physique. Il comprend
étonnamment l'âme des paysages qu'il évoque ; en des lignes décisives
il coordonne les éléments principaux des horizons; il les resserre de
telle sorte que l'on en pénètre instantanément l'âme et le vouloir.
L'Inconnu tragique est un recueil de nouvelles, dont la première, la
plus importante, donne son titre à tout le volume. Et c'est avec
justesse. Car chacune des nouvelles est dominée par l'hallucination de
cet inconnu mystérieux qui est en nous comme il est autour de nous.
Rarement il m'a été donné d'éprouver le sentiment plus profond de
cette angoisse produite en nous par la cause problématique des événe-
ments. Nous vivons dans la crainte confuse de l'inconnu et de l'incon-
- 448 -
naissable; les paysans mis en scène par M. Georges Virrès sont sour-
dement dominés par l'influence des forces occultes; il semble qu'un
destin mystérieux les courbe sous le joug d'une inéluctable loi. Ils
subissent affreusement l'empire d'une puissance qui asservit à sa
volonté énigmatique leurs âmes, leurs cœurs, leurs intelligences et
leurs instincts.
C'est, en hiver, dans un village de la Campine septentrionale,
pendant une épizootie, à Baeren. Le choix même des circonstances
est ou ne peut plus propice à l'éclosion de cette angoisse qui domi-
nera toute l'œuvre. Ce choix pourtant n'est point partial; son
adresse n'est point là pour faire dévier dans un sens voulu la vision
du lecteur. Certaines circonstances, en effet, indiquent plus nette-
ment l'état psychologique d'une race ou d'un individu ; elles les
développent sagement dans leur intégralité. La race apeurée et
obtuse qui peuple les sauvages étendues de la Campine semble être
faite pour ne vivre complètement sa vie propre que dans le froid, la
misère et la désolation. Chacune des circonstances de V Inconnu tra-
gique tend vers une synthèse exacte de la race; une farouche idylle fait
le fond du récit. Un jeune paysan, Krelis, portant en lui la sombre
inquiétude des choses que l'on ne peut saisir avec les sens, aime une
robuste Campinaire, Lina. Jaloux, d'une jalousie silencieuse et rude il
craint de se voir enlever l'amour de la coquette et instinctive Lina, par
un beau gars, son rival. Il est dominé par la terreur confuse de la
possible ruse féminine; il n'arrive pas à situer exactement dan
cœur le sentiment que Lina peut éprouver pour lui. Cependant
elle l'aime, et se donne à lui. Le triomphe de Krelis est ann ;
sa liaison avec- Lina est réprouvée par la vindicte publique: tous
sentent obscurément peser sur eux la menace du châtiment divin.
Lina, un soir, disparaît. On la retrouve morte, dans un bois ; c'est Rik,
un pauvre idiot, à qui les villageois attribuaient une puis
humaine de guérisseur et de prophète, et qui n'est qu'une brut;
instincts bestiaux, qui a assassiné Lina. Et sur le oorpa de sa mai;
Krelis se donne la mort. Toute cette idylle rouge se déroule dans l'haï-
luciante angoisse. Et il semble que le but de l'auteur ait été de nous
montrer le châtiment fatal de ceux qui s'attribuent un pouvoir sur
humain; Rik que l'on croit un guérisseur est un assassin : Vader Jas,
un vieux paysan ridé, qui s'attribue Le pouvoir de guérir les animaux
atteints par la maladie, trouve la mort dans L'incendie d me. Il
Semble qu'une main puissante broit de la mort sur les CTOyS
pables d'une race obtuse, qui, dans le châtiment, cependant, voit
encore du maléfice plutôt que de la justice divine.
les l'on peut reprocher à X Inconnu tragique le manque d'une
action qui aurait dû rendre plus passionnant ce drame rapide. Il faut
au lecteur trop de temps pour se rendre Compte des caractères. Mais
d'autre part, il faut penser à ceci. Ce manque d'exactitude dans l'évo-
lution des détails, cette imprécision dans la formule psychologiqui
qui donne Le mieux L'impression du trouble profond où
palpitent Les consciences de ces rustres. Cette impression nous la
DtOnS, hallucinante, farouche, heurtée. là sans doute cet apparent
- 449 —
manque de logique, ou au moins de suite dans l'action, est-il tout sim-
plement le comble de l'art, pour nous faire arriver, presque plus aisé-
ment, à la compréhension des sourdes tendances de la race.
A coup sûr la première nouvelle du volume est la plus intéressante;
mais ce n'est pas à dire que les suivantes manquent d'allure ni de pitto-
resque. Je signale particulièrement La Terre passionnée, étude d'une
effrayante vérité ; Le Cœur saignant, une merveille d'expression et de
sentiment, dans son effroyable drame; et ce petit bijou de description
intitulé à Lummen.
11 est opportun de reconnaître en M. Georges Virrès un artiste et un
psychologue; il est juste de dire qu'il est un des meilleurs écrivains de
notre pays.
L'admirable dessinateur François Beauck a illustré le volume de
vingt-cinq dessins qui sont saisissants de compréhension et de vérité.
Un très beau volume; il faut le lire.
F.-Charles Morisseaux.
Au mois prochain la suite. L'abondance des matières à la partie
anthologique me force une fois de plus à remettre la suite de ma chro-
nique. Je demande l'indulgence des intéressés — et leur patience !
Poème d'Amour, par André Maurel. — M. André Maurel est un
écrivain charmant dont la psychologie mondaine et la sûreté d'observa-
tion s'allient à un style impeccable et à une imagination très féconde.
Son dernier livre, Poème d'Amour, est l'histoire de deux amants :
Pierre et Odile qui, tant qu'ils se contentent de vivre pour eux-mêmes
et de s'aimer en silence, sont parfaitement heureux; mais il y a le
monde, le monde mauvais et envieux qui évolue autour d'eux et qui
veut que tout amour soit consacré par lui ; le monde les reprend.
Et insensiblement, sous l'influence du monde... et non seulement du
monde mais de tous ceux qui les entourent, Pierre et Odile s'aiment
moins : Odile, jeune veuve a eu un fils de son mari : pendant un temps,
elle a sacrifié l'enfant à l'amant... mais voici que l'enfant tombe malade
et l'amour maternel, encore avivé par des remords, reprend le dessus :
c'est le dernier coup porté à l'amour. Pierre de son côté, abandonné un
peu, fait ce que les autres font, subit la contagion des salons et oublie
Odile dans les bras de Mme d'Attichy. L'amour est mort : le monde l'a
tué et, dans la fin, d'une mélancolie charmante, les deux amants se
séparent tout doucement, à l'amiable...
Autour des deux personnages principaux, évoluent une foule de
petites personnalités portraicturées d'un seul trait clair et sûr : c'est
le jeune ministre Lucien Surget, type parfait d'arriviste dont nous
avons lu l'histoire dans la Chevauchée ; c'est le spirituel député Henri
Raimon qui ne résiste pas au plaisir de faire un bon mot ou d'écha-
fauder une belle phrase; c'est l'étrange Mrne d'Attichy ; c'est Mm6 Sour-
live, « la petite virgule noire » qu'aucun homme ne peut regarder sans
sourire d'espoir... ou de spuvenir et tant d'autres qui sont comme les
microbes de l'air malsain des salons.
M.André Maurel est un des écrivains de notre temps qui aient le
- 450 -
mieux étudié les mœurs et la viede la SOCiéti actuelle: il
du premier coup, découvre le côté méchant qu'il critique aussitôt ou
dont il se moque. Satyrique OU ironique, il n'est pourtant jamais
méchant et frappe sans bl<
Charmant et très délicat psychologue, il intéresse, amuse ou émeut,
tour à tour, et c'est assurément un des plus fins écrivains de notre
époque.
Paul Max,
UNE PREMIERE A PARIS
AU THEATRE RÉJANK : « PARIS-NEW -YORK. »
Dans un des couloirs qui mènent au «plateau ». Un couloir d'une
étroitesse invraisemblable : Francis de Croisset en occupe toute la lar-
geur ! Ce pauvre Croisset : tout le monde l'appelle « cher ami » et lui
désarticule le bras! Le co-auteur de Paris-New- York est plutôt fat :
il a la tête de quelqu'un qui n'aurait plus dormi depuis plusieurs
années. Mais, tout de même, il rayonne. Et il a bien raison de rayonner:
car sa pièce remporte un triomphe, c'est l'avis unanime, i
ment, Croisset serre des mains, des gants plutôt. Il salue, il salue
chapeau de soie n'a plus forme humaine, comme disait l'autre. Mais le
jeune écrivain est content : il a son fameux sourire <v en carré » : et la
mèche de fièvre lui barre le front; et le dos de son habit est couvert
d'un plâtre héroïque. Dans un coin un machiniste porteur d'un énorme
portant est prêt à sangloter : il y a un décor de « trois » horriblement
difficile à placer et la foule est trop dense : on ne passe pas. Dans sa
loge entr'ou verte Réjane rit, plaisante et... change de robe. Dans une
autre loge d'artiste, on voit un auteur dramatique qui, récemment,
remporta ce que l'Ecriture Sainte appelle une « forte tape » : il d
l'air content, l'auteur dramatique : il fait une figure en triangle i»
Ah ! j'oublie : il y a Emmanuel Arène ! ( Je fut L'homme le plus introu-
vable de la soirée : personne ne savait où il était et tout le monde
venait justement de le voir passer! On prétend qu'il se cacha
pouvait-il se cacher ? Sombre énigme !
En quelques mots, voici la pièce : Le premier .; tus un
salon de l'hôtel RitZ Vous imaginez facilement le monde que nous
allons v rencontrer : Américains eliroyablement riches et innocem-
ment snobs: veuves américaines aux conceptions ahurit
chant sur le tout, l'armoriai fin Deux camps: le camp frai
duc de Koncevaux, un vieux monsieur cascadeur,
immoral, ruine et charmant : son tils Roland qui a exactement les
mêmes... qualités mais un peu moins de dettes que son pèi
de soi, il est beaucoup plus jeune. Ce sont des choses qui arrivent.
Puis,, la duchesse de Roncevaux, un peu craintive, mais ti
bleu ». lu Hélène, sœur de Roland, une bien gentille petite personne,
un peu moderne, pas trop. Puis, le camp américain : une jeune veuve.
moue, qui cherche un titre de noM
un trusteur, Napoléon Bel roc, père de la jeune veuve et d'un fils très
- 45i -
«sport», Harry. Enfin, Jeremy Jeffield, un méchant gaffeur d'Outre-
Atlantique, qui aime Desdémone, et l'épousera, comme vous pensez
bien. N'oublions pas un certain Lucien Duroc, qui est le « deus ex
machina » de l'affaire et dont la silhouette a été bien drôlement cro-
quée : ce peintre, qui prête cent mille francs à un noble décavé, est
amusant au possible. Pour redorer son blason, Roland va épouser
Desdémone qu'il ne connaît pas ; la présentation doit avoir lieu au thé
de cinq heures. Roland possède la photographie de sa fiancée; seule-
ment, le jaloux Jeremy, au lieu d'envoyer le portrait véritable, a
envoyé celui d'une horrible mégère, Eva Watson. Mais Roland épou-
sera tout de même. Quand il aperçoit la vraie fiancée, il est plein de
ravissement : la fortune et la beauté! Seulement Jeremy, pendant que
la famille française accable de prévenances la famille américaine, met
carrément les pieds dans le plat et dévoile le truc du portrait : Desdé-
mone est furieuse. Mais Roland lui explique comment l'échange qu'ils
feront, l'un apportant son nom et l'autre sa fortune, est tout à fait
raisonnable. Cette scène est traitée merveilleusement, et André Brûlé
la dit à ravir. Tout irait pour le mieux si ne survenait la petite amie de
Roland, Suzette, à qui le jeune prince a dit qu'il se mariait. Elle y avait
consenti parce qu'Eva Watson était laide; mais Desdémone est jolie.
Et Suzette sort furibonde en disant à son amant : « Tu es un menteur
et un cochon ». Cette fin d'acte est d'un effet irrésistible. Tout de
même les affaires s'arrangeront, car Roland a eu un beau geste. Appre-
nant que la famille Belroë est ruinée il dit : « J'épouse quand même ! »
— Nous sommes d'ailleurs entièrement rassurés sur l'avenir, Napoléon
avouant ingénument que chacune de ses faillites l'a rendu beaucoup
plus riche! Au deuxième acte nous sommes chez les Belroë; luxe
américain, somptuosité, faste, puérilité : il y a notamment une chaise à
musique bien amusante. On apprend que Roland refait violemment la
cour à Suzette : il est devenu jaloux de Lucien Duroc qui lui a succédé
et lui donne quelques calottes. Duel : Roland est légèrement blessé.
Harry raconte l'affaire à Desdémone, sauf le duel ; Desdémone, pour
éprouver Roland, la lui fait raconter aussi ; Roland dit qu'il a transpercé
de part en part son adversaire... et qu'il lui a prêté 200,000 francs!
Desdémone lui rend son estime. Mais par Duroc elle apprend la vérité :
Duroc, qui portraicture Desdémone, ignore qu'elle est la fiancée de
Roland, il croit que c'est toujours Eva Watson. Alors Desdémone, fixée
sur le caractère de son fiancé — et d'autant plus marrie, que « pour lui
donner une preuve de confiance », comme elle dit, elle lui a octroyé
certaines... faveurs, sort furibonde en laissant à Roland : « Vous êtes
un menteur et un cochon ! » Il faut voir l'effet de ces deux fins d'actes,
exactement copiées l'une sur l'autre. C'est d'une ingéniosité et d'une
drôlerie absolument déconcertantes. Au troisième acte, nous sommes
dans le vieux castel de Roncevaux, — Jusseaume a brossé là un admi-
rable décor. Tout s'est racommodé entre Roland et Desdémone. Mais
ce n'est qu'apparence : la veuve s'est éprise de Duroc... et lui a donné
la même « preuve de confiance » qu'à Roland. Seulement Lucien crai-
gnant que toutes ces preuves ne montrent un fâcheux penchant pour
l'avenir, trouvant d'ailleurs que Desdémone est trop riche pour lui, lui
- Vd2 —
explique que le caractère américain n'est pas fait pour s'entendre
le caractère français. Desdémone le comprend fort bien et dans une
scène d'une délicieuse psychologie, d'une très vraie et très sûre pi
dit à Roland qu'elle ne l'épousera pas : elle épousera Jeremv. Roland
n'insiste guère; Desdémone lui a d'ailleurs appris avec sérénité que
Duroc est son amant. Et Roland de s'écrier : « Ces choses-là, on les
tait après, pas avant : vous n'avez pas de tact ! » — D'ailleurs, I larry
et Hélène — la sœur de Roland — sont épris l'un de l'autre, ils s'épou-
seront : car chez deux jeunes gens la différence de race est moins
sible. Et puis cela arrange si bien les choses! Les millions des Belroë
serviront tout de même à restaurer le château de Roncevaux, I larry
promettant à son beau-frère de faire bourse commune avec lui. Ce der-
nier acte— que le public n'a pas semblé goûter autant que les deux
autres — est à mon sens le mieux fait, non au point de vue drama-
tique, évidemment, mais au point de vue psychologique jard il
est nettement supérieur.
Mais, si le sujet est intéressant, les détails sont prodigieux : la tram-
position de certaines locutions anglaises en français a mis la salle
dans une joie folle. Et les caractères sont d'une netteté, d'une piv
de tout premier ordre. Faut-il aussi vous dire que l'interprétation est
prodigieuse : M. Tarridefait un peintred'une étonnante drôlerie
tenue; M. Baron, qui joue du cor — dans les pièces auxquelles F. de
Croisset travaille, M Baron joue toujours du cor ! — est inénarrable :
c'est la perfection; M. Brûlé est d'un enjouement et d'une élégance
parfaits; je n'aime pas beaucoup M. Signoretdans le rôle de Napoléon
Belroë, qui eût demandé à être joué avec plus de discrétion : M
zeux fait un Jeremy prodigieux. Mme Daynes-Grassot est une exquise
grande dame; M110 Lantelme, bien jolie et bien fine diseuse; MUo Blan-
che Toutain, d'un charme jeune et captivant. Et des éloges à toi;
toutes: Mmo8 Avril et Lavigne, MM. Magnicr. Peyrières, Bosmanet
Rousseau.
La perle de l'interprétation fut Réjane, évidemment. Jamais je ne
nu- suis mieux rendu compte de L'étendue, de la compli i puis-
sance de son art. Récemment, dans la Savclli et dans /(; I
Flambum, elle était d'un tragique parfait; et la voici, tour à tour
étonnée, canaille, drôle, émue, brûlant les planches, animant rrtut,
donnant un relief à la moindre chose, naturelle autant qu'attenl
vibrante autant que pond I probablement une des pi
tiennes du temps.
( )n a acclame le nom des auteur- ! I MM. l-'ran,
sset el Emmanuel Arène feront connaître au théâtre de Réjai
première centième! El c'est justice, pour l'une comme pour
M.
- 453 —
LES THÉÂTRES.
Théâtre de la Monnaie.
Miss Mary Garden, dans « Manon »
— Cela est une chose infiniment curieuse, prononça Eric Soleure.
La Manon de Massenet synthétise à peu près le caractère et le tempé-
rament de la femme française d'une certaine classe ..
— Ne pourrait-on même dire : de toutes les classes, mon cher maître ?
— Est-ce là une sottise ou une méchanceté ?
— Ce n'est ni Tune ni l'autre. Mais si la balance devait pencher d'un
côté ce serait plutôt du côté méchanceté. Et méchanceté d'autant plus
criminelle que je la crois vraie.
— Expliquez-vous, mon cher petit. Vous êtes d'une rosserie qui me
déconcerte et m'enchante.
— Dame, vous savez, votre réceptivité de ma rosserie est peut-être
plus active que ma rosserie elle-même !
— Philosophe... Toujours vos cheveux gris, vieux printemps...
Donc...
— Je dis que Manon synthétise peut-être la femme française, non
pas seulement d'une classe, mais de toutes les classes de la société. Une
classe particulière, dans chaque race synthétise, en effet_plus ou moins
bien la race entière, parce que cette classe a accumulé davantage les
signes de la race : une Carmen n'est-elle pas essentiellement espagnole,
comme une Xora essentiellement Scandinave. Et je crois que Manon
synthétise si bien la Française : elle est un peu sensuelle, pas très; un
peu coquette...
— Très.
— Très! Un peu jalouse, moins. Effroyablement dépensière; mais
n'aimant pas l'argent.
— Les dépensiers n'aiment jamais l'argent!
— Et elle a au fond d'elle-même une bonté, une fraîcheur d'impres-
sions, d'autant plus stupéfiantes que certains de ses actes pourraient la
faire passer pour la plus méchante et pour la plus sophistiquée qui
soit.
— Cela provient de ceci, mon cher : la Française ne comprend le mal
d'une action mauvaise qu'après l'avoir commise.
— Mais toutes les femmes sont comme cela!
— Evidemment. Et cela prouve que de toutes les femmes, la Fran-
çaise est la plus femme. Eve était française, soyez en sûr...
— Et Adam?
— Adam, ça devait être un rastaquouère de ce temps-là !
— Mais nous devions parler de l'aimable miss Mary Garden...
— Je vous ferais remarquer que c'est vous qui avez égaré la conver-
sation. Vous m'avez même interrompu...
— Parlez, mon cher maître... J'écoute, et je prends note...
— Petit voyou ! Voici. Donc, Manon synthétise la Française. Et
— 454 -
jamais le rôle ne fut mieux chante à la Monnaie que par des étrange
rappelez-vous cette délicieuse Donalda !
— Exquise,..
— Et maintenant miss Gardon... Mais votre- nez remue : vous voulez
dire quelque chose...
— Celle-ci : n'est-ce pas précisément parce que nous ne sommes
d'une race que nous saisissons mieux les signes extérieurs par quoi
s'avère l'intellectualité de cette race ?
— C'est bien possible, et même probable. Encore qu'il ne faudrait
pas exagérer cette croyance. Nous auti . par exemple nous
serons frappés davantage par ce que je pourrais appeler la plastique
intellectuelle des tempéraments étrangers...
— La couleur morale...
— C'est à peu près cela. C'est avec notre tempérament que nous
jugeons celui des autres races. Par conséquent, si nous arrivons à être
frappés par des signes distinctifs d'une race plus facilement qu
êtres appartenant à cette race même, nous aurons aussi, fatalement,
une tendance à faire dévier le tempérament de cette race dans ui
parallèle à votre tempérament. Mais ce discours...
— Intéressant...
— Très intéressant, ne vous dit pas mon jugement sur l'interpréta-
tion que miss Mary Garden donne à Manon : c'est ment bien
fait. Je crois qu'il serait difficile de mieux comprendre le premier acte :
l'air : Nous vivrons à Paris... a été dit par miss Garden avec une just
d'intonation, une coquetterie, une gaîté extraordinaire- \quis.
Et David fut beaucoup meilleur que d'ordinaire ; ce qui fait qu'il fut
sans doute le meilleur des Grieux que l'on puisse entendre. D'autre
part, miss Garden laisse — semble laisser, ce qui est le coml
l'art — certaines choses au hasard, de façon que se atièrement
cette partie d'impression qu'il y a dans le caractère de Manon. (
du beau théâtre et du très grand art. L'acte de Saint-Sulpiœ nous .1
montré une Manon trépidante, folle de passion, à ce point qu'elle en
oublie presque la coquetterie. On peut comprendre ainsi |<
de l'héroïne de l'abbé Prévôt : oo peut aussi le comprendre autrement,
c'est clair. Mais la brusque fuite de Manon vers le r OÙ se
trouve son amant est ;'i coup sûr, au moins en partie, sinon totalement,
motivé par un impérieux appel îles sens. Kt, quand elle revoit celui
qu'elle aime il faut bienavoucr que, surtout s cause du contraste entre
l'habit et... le moine. SOO excitation sensuelle doit plutôt grandir que
s'atténuer; n'oublions pas que nous aVOl iVCC Une Francs
Quelqu'un me disait :« C'est trop physique...» —Ce quelqu'un avait
peut être raison : mais il comprenait .!/</>:. »; autrement que misa
den, voila tout.
— En résumé...
— En résumé c'est une interprétation qui fait honneur au talent de
l'admirable cantatrice, qui montre à merveille la souplesse, la merveil
leuse complexité, la force et l'étendue de son merveilleux talent... Ah!
un mot encore : ne trouvez vous pas que D I un prodigieux
Lescaut : quel chanteur et quel comédien ! Peut-on mieux dire que lui
l'élégie : Ma Rosalindt...
- 455 -
— Tout à fait de votre avis...
Comme nous sortions de la taverne où nous avions échangé ces
menues réflexions nous aperçûmes, sur la place, un rassemblement.
Dans la foule un cocher et une dame en cheveux, modestement vêtue,
se tenaient des discours peu favorables au développement de l'élégante
langue française. A un moment donné la dame en cheveux, que des
libations abondantes semblaient avoir émue plus que de mesure,
vociféra :
— Une crotjeà ce smeerlap... Zie ne' kie da' smoel ! Payez vos dettes,
crapuleux ! Da's just ne stinker, madame !
Et Eric Soleure dit doucement :
— La synthèse de la femme belge, peut-être...
« Salomé » (*)
— J'ai remarqué, me dit Eric Soleure, à quel point les entr'actes
sont chose utile. En rôdant par les couloirs je me divertis toujours
énormément : je m'instruis aussi. Le spectacle d'aujourd'hui était,
comme vous savez, composé de deux opéras d'un style fort différent :
Amaryllis, d'abord, une petite machine pas bien méchante — comme
qui dirait une romance un peu fade et un peu longue — du jeune
M. Gailhard, qui certainementapprendra encore beaucoup de choses; et,
d'ailleurs, c'est déjà bien gentil d'avoir des dispositions à s'instruire ! —
VA ensuite, Salomé. Après Amaryllis j'allai comme de coutume m'en-
tretenir, au vestiaire des abonnés, avec Pierre, tutélaire gardien des
manteaux parfumés et des paletots sans esthétique. Selon la coutume
de nombreuses jolies femmes étaient réunies dans cet antre qui me
paraît assez semblable à une grotte dont elles seraient les nymphes et
Pierre, le faune...
— Mordu ?
— Non, on ne le mord plus. Moi non plus, d'ailleurs. Notre cuir est
à l'abri des dents gourmandes. Or donc deux de ces jolies dames, flan-
quées chacune d'un habit noir correct dans lequel se mouvait le moins
possible un monsieur incolore, mais fatigué, discutèrent chiffons et,
sans transition en arrivèrent à parler de la pièce. Sans doute n'avaient-
elles point lu l'affiche. Elles venaient pour entendre Salomé. Elles
avaient entendu Salomé...
— Ainsi l'heureuse persuasion nous fait agréablement prendre notre
désir pour la réalité. . .
— Ainsi aussi parvenons-nous parfois à ne vivre dans le calme et dans
la satisfaction. Cela n'empêche que ce dialogue m'a réjoui. Car les
clames en question, que des duchesses sans doute n'avaient point ber-
cées sur leurs genoux patriciens, étaient carrément d'avis que la pièce
était dégoûtante et qu'on ne savait plus où cela s'arrêterait. Or, elles
parlaient d' Amaryllis, croyant parler de Salomé et demandaient ingé-
nument pour quelle raison on allait couper la tête à M. Morati !
(*) Voir l'article de tête du présent numéro.
- 456 -
Vous voyez bien à quel point les entr'actes sont chose utile. Sans
eux je [l'eusse peut-être jamais connu à quel point étaient Uwoc
dans leurs conceptions ces deux dames dont les bijoux incandescents
n'avaient peut-être point, à leur origine, des motifs aussi chastes...
— Salomc, alors, mon cher maître, n'a pas dû vous réjouir autant :
deux heures sans entr'acte!
— C'est un vrai tour de force et il faut reconnaître que l'œuvre doit
être d'un intérêt palpitant pour retenir l'attention de notre public
belge, plutôt féroce...
— Doit être, dites-vous. Vous me semblez réserver votre opinion :
— Hélas ! il le faut bien... Oue voulez vous, mon cher, je suis vieux,
moi. J'ai un peu peur de trouver chef-d'œuvre une œuvre qui est
conçue d'après des idées si nouvelles. On se moquerait peut-être de
moi. On dirait que je veux me rajeunir. Le vieux critique qui aime trop
la nouveauté ne ressemble-t-il pas au vieux monsieur qui teint en noir
d'ébène ses pauvres cheveux blancs?
— Mais votre avis, là, franchement...
— Vous n'en direz rien ?
— Vous savez combien je suis discret ..
— Bon, je suis sûr alors que demain chacun saura ce que |
Soleure, le vieil Eric Soleure, contemporain des Huguenots et autres
Prophète! — Quoi qu'il en soit, voici : je suis absolument emballé!
Rarement je me suis mieux rendu compte de la parfaite adaptation
d'un tempérament musical à un tempérament dramatique. Avec une
force colossale de pénétration psychologique Richard Strauss a com-
pris l'atmosphère, trouble presque jusqu'à l'hallucination, du livret
d'Oscar Wilde. Et, merveilleusement, au milieu des passions farouches
qui éclosent au palais de ce magnifique abruti d'Herode, s'élève la
pureté parlaite de ce Iokanaan, vision extraordinaire de ce qu'était
l'Annonciateur, chaste, simple, rude et franc. L'antithèse est un pro-
dige de vérité, de foi, de grandeur. Et je remarquais m i, pen-
dant l'exécution : ils étaient dominés par la vigueur de l'œuvre. 1
semblaient éprouver eux-mêmes quelques Stupéfaction de leur atten-
tion soutenue...
— Je crois que c'est un événement musical. Le Thyru compte en
parler longuement.
— Je vous comprends! petite crapule 1 Vous n'avez plus besoin de
moi. ( )n me met au rancart !
— Oh! peut on due, mon cher maître! J'ai simplement peur de
vous importuner.
— ("est une peur qui vous prend rarement... Et puis, voila, nous
autres, les vieux, c'est encore bien gentil de voir que nous
Qlie de jeunes critiques, mon bon ami. me Considèrent comme un
vieil imbécile, même quand je suis du menu- avis qu\
force de la jeunesse! Force admirable, tout de menu-. Le seul lait de
croire que l'on est la vente, n'aide-t il pas bien souvent, quand on est
sincère, à la découvrir!
— 457 ~
« Les Erinnyes » (°)
Eric Soleure, l'air ravi, vient à moi, lorsque le spectacle fut terminé
et me dit :
— Mon petit, je vais vous assommer. Je prends seulement ma
revanche. L'autre soir vous m'avez fait comprendre que j'étais vieux,
ce qui est vrai : c'est d'ailleurs pour cette raison surtout qu'on m'en-
nuie en me le disant...
— O coquet, coquet !
— Oui, je suis une vieille cocotte! Hé! bien vous allez me recon-
duire. Mes vieilles jambes supportent encore fort bien la promenade.
D'ailleurs la pénitence vous sera rendue plus douce en fumant ce
havane d'aspect chétif, mais d'arôme parfait.
Je dis :
— Quels admirables vers! Quelle correction dans la forme ! Quel
force évocative ! Quelles belles lignes de sentiments...
— Oui ! oui ! Alfred de Musset est le génie même de la poésie...
— Pardon, je vous parlais des Erinnyes...
— Je sais bien. Seulement, moi je vous parle de la Nuit d'octobre. —
Il m'a semblé que ce soir les Erinnyes servaient admirablement de
repoussoir au dialogue d'Alfred de Musset.
— Cependant la tragédie de Leconte de Lisle est d'une perfection...
— Trop parfaite, beaucoup trop parfaite ! Une perfection coupable !
Quelle différence entre ce fastidieux rhéteur qu'est Leconte de Lisle et
ce poète complet qu'est Alfred de Musset ! D'une part, dans les
Erinnyes, les passions les plus violentes, les plus exacerbées : il y
avait là matière à un développement prodigieux de belle poésie. Et
malgré soi, on n'arrive pas à être le moins du monde ému. Tout cela
est froid, compassé. Evidemment ce sont là de fort beaux vers. C'est
indiscutablement d'une extraordinaire richesse de coloris et d'expres-
sion. Mais ce n'a jamais été, ce ne sera jamais de la poésie. Au
contraire, écoutez la Nuit d'octobre. Un tout petit sujet, un rien : le
découragement momentané d'un homme abandonné par la femme qu'il
aime et rendu à lui-même par la bonté de la poésie inspiratrice. Petit
désespoir courant, orage d'une nuit! Mais quelle beauté : des rimes
négligées, de désespérantes répétitions, des mots un peu déviés de leur
sens, un tas de défauts ! Mais comme cela prend au cœur ! Comme cela
est le rappel fleuri des fraîches passions, des merveilleusement sincères
désespoirs que l'on eut à vingt ans ! Cela est d'un vrai poète, c'est à-dire
d'un homme qui comprend un peu mieux que les autres, le chagrin et
la joie. Les Erinnyes, c'est l'œuvre d'un mathématicien, la Nuit
d'octobre, c'est l'œuvre d'une âme, d'une pensée, d'une souffrance!
— Certes, mon cher maître, je crois concevoir assez bien ce qu'il y
a de beau dans l'œuvre de Musset. Mais la belle ligne élégante des
Erinnyes me séduit aussi. 11 y a là une admirable façon de resserrer si
(*) Les Erinnyes, drame antique en deux parties, de Leconte de Lisle, musique de
Massenet, représenté pour la premicre fois sur le théâtre national de l'Odéon, le 6 janvier
i»73-
- 453 -
adroitement les passions, que chacune semble être une synthèse. C'est
en quelque sorti- l'expose rigoureusement exact de tous les penchants
du cœur et de l'esprit...
— Lus penchants du cœur ne sont pas exacts, mon ami: cela ne
serait plus de l'humanité ! L'( L'action des Eryntdes se trouve
aussi dans POrestie, d'Eschyle: seulement Eschyle vivait et vibrait ;
Leconte de Lisle écrit...
— Tout de même, mon cher maître, je dois avouer que je discute un
peu pour discuter. Sans embrasser toutes vos conceptions je reconnais
que la Nuit <T Octobre est un pur chef-d'œuvre... Mais nos tempéraments
modernes s'accommodent mal de ce romantisme fulgurant; nous
sommes tentés de sourire, en entendant la grandiloquence des vers de
cette époque...
— Là peut-être est la vérité. Quoiqu'au fond, vous soyez aussi naïfs
et aussi emballés que nous l'étions : seulement vous cachez vos enthou-
siasmes sous un vernis d'imperturbabilité. Et je vais vous dire une
chose, qui vous paraîtra peut-être paradoxale, mais que, devinant votre
tempérament mieux que vous ne le connaissez vous-même, je crois
toit exacte. Si VOUS aimez lés Krinnyes c'est que vous voyez en
œuvre la poésie qui aurait dû y être, que vous ajoutez au canevas de
l'écrivain votre sensibilité et votre sens de l'humanité...
— En ce cas... nous sommes quittes! — L'interprétation
— Albert Lambert, fils, merveilleux ! 11 dit les vers comme on les
dit rarement. Et quel beau tempérament! Comme c' senti,
profond! Dans la Nuit et Octobre comme dans le rôle d
montré au-dessus de tout éloge. Et Ml,ie Segond-Wéber a eu des accents
inoubliables dans le rôle de ( !assandre : il serait difficile de comprendre
plus complètement le personnage et de l'interpréter avec plus de
fougue juvénile. Les chœurs et les danses m'ont paru un peu faiblards.
Et la musique de Massenet — que j'adore dans Werther, dans m
dans GrisilidtSy — ne me semble pas indispensable à l'œuvrede Leconte
de Lisle : ce n'est pas du tout dans la même D
Am< 1 1 1.1 XolK.
Théâtre du Parc
« MANGl Ko\ i ILS? » (°)
Sans doute. Victor 1 [ugO fit-il bien de ne point faire i epi e^entei
dans le mode shakespearien : elle ne devait rien a
gloire. Néanmoins il sérail inopportun de dire que l'éclectique direc-
teur du théâtre du Parc ne fut pas bien inspiré en présentant
œuvre, curieuse encore que peu scénique, à son public des mat
(*) Mangeronx-iU T féerie dramatique, en deux ktf Liberté, de
Victor Hugo (publié en 1886) et représentée pour la prcmitre fois, à Bruxelles, au théâtre
royal du P;irc en mars 1907.
— 459 —
littéraires. Car si l'œuvre est inférieure au point de vue dramatique,
elle demeure très synthétique du talent de Victor Hugo : elle montre
merveilleusement la puissance prodigieuse de son verbe, sa tendance à
la bonté, la beauté de l'expression, la noblesse des sentiments. Une
petite aventure sert de prétexte à des vers adorables et expressifs. Un
roi de féerie poursuit de sa colère deux amoureux; car il aimait la
jeune fille qu'un rival plus jeune lui a enlevée. Les jeunes gens se sont
enfuis dans un refuge où la colère du roi ne peut les atteindre, mais où
ils mourront de faim. Ainsi est si plaisamment exposé le contraste iro-
nique entre les effervescences de la belle passion et les exigences de la
vie matérielle. Mais grâce à un excellent bougre de vagabond — sorte
de don César de Bazan — et à une bonne vieille sorcière, les affaires
s'arrangent : le roi jaloux en est pour ses frais et les amoureux auront
beaucoup d'enfants. Sur ce sujet un peu mince le poète a écrit des vers
adorables : le duo des deux amoureux est d'une poésie exquise ; la pro-
fession de foi du vagabond est d'une verve amusante au possible; et les
colères du roi sont aussi fort curieusement expressives. De même les
belles pensées'exprimées par la sorcière et les envieuses sollicitations
du confident. La pièce fut admirablement jouée : Mu)e Archainbaud
fait une sorcière étonnamment farouche et bonne; et cette prodigieuse
artiste dit les vers à la perfection. M. Chautard fait un roi plaisant,
remuant, d'un comique très vrai, très observé et très pittoresque : c'est
un grand acteur. M. Gorby fit un vagabond d'une verve admirable,
d'un esprit délicieux, d'une souplesse amusante ; et ses jeux de physio-
nomie sont infiniment drôles et expressifs. Les autres, Mlle Dérives,
MM. Cueille, Joachim et Delaunay ne gâtèrent rien.
La féerie de Victor Hugo fut donnée en représentation extraordi-
naire, le soir, au bénéfice des aimables contrôleurs du théâtre du Parc.
Le spectacle était terminé par le délicieux petit acte de Courteline, La
Paix chez soi. C'est adorable d'esprit, d'ironie et de vérité. Et ce fut
joué à ravir par Mme Archainbaud — dont le souple talent se prête vrai-
ment à toutes les transformations : elle fut une Valentine extraordi-
nairement prise sur le vif, d'un comique intense à la fois et contenu.
Et M. Chautard joua à merveille le rôle de Trielle où il se montre si
plaisamment cynique, goguenard et compréhensif. Ces deux artistes
sont de ceux que l'on ne se lasse point d'entendre. Leur art est du
grand art.
Anicbt Le Noir.
« LE MUTILE »
Il Cieco, drame en quatre actes, par Francesco Bernardini,
représenté sous le nom de Carlo Salvani (Le Mutilé), d'après une
adaptation, faite par M. Bdm. Picard.
M. Reding a bien fait de représenter ce drame, d'abord parce que
M. Ldm. Picard méritait d'essayer au théâtre, ne fût-ce que par une
adaptation, les qualités de puissance dramatique dont il avait donné
des preuves dans des œuvres plus personnelles, mais peu scéniques,
— 460 —
ensuite encore parce que le jeu original de l'italien Rosaspina, qui fit
longtemps partie de la troupe delà Duse, se prêtait très heureusement
8U rendu de ces scènes, exigeant de la sobriété dans leur trafique
contenu.
La pièce est d'ailleurs aussi habilement machinée qu'une œuvre
de Scribe ou de Sardou.
Bernardini connaît toutes les ressources des expédients; en qualité
d'italien, il dispose môme du moyen < du poignard », ce qui ajoute à
l'effet dramatique du dénouement.
Le sujet de la pièce est un fait divers cruel : Carlo Salvani est frappé
de cécité, au moment où il va épouser Cellixte ; malgré une résistance
molle et affectueuse des parents, elle garde sa parole : elle devient
L'épouse aimante et dévouée de l'aveugle.
Cependant, après quelques mois, elle cède à la séduction des b
yeux d'un ami de la maison.
Carlo éclairé par sa clairvoyance psychologique, développée au
rebours de son infirmité, devine la faute ; il se saisit d'une lettre,
adressée à l'amant; il se la fait lire par une domestique; il décide de
poignarder l'amant ; il l'attire dans un piège, mais c'est lui — dans un
corps à corps — qui reçoit le coup fatal.
L'invasion progressive du soupçon, de la jalousie dans l'âme de
de l'aveugle, son acheminement, de déchéance en déchéance, vers
l'issue fatale, sont l'objet de développements d'une intensité d'émotion
poignante.
La langue nerveuse, pittoresque de M. Picard aiguise t
ment la vérité de ces monologues.
Et ainsi cette pièce est d'une puissante expression dramatique.
Ce qui nuit à son succès, c'est l'écœurement que provoquent chez le
spectateur les lamentations sensuelles de cet aveugle sur la diminution
de ses jouissances amoureuses, et l'insistance que met l'auteur à nous
représenter Les scènes banales d'un très vulgaire adultère'; car ainsi
Ce théâtre- d'Idée, apparaît comme un théâtre- de pu tion.
M. Edmond Picard, qui a un tale-nt puissant et très étendu, l
commis une erreur en attribuant à Bernardini une présomption qu'il
n'a pas eue : En disant L'EpoUX, 1'Kpousc. L'Amant, au lieu de
Monsieur X et de Madame V. M. Picard a cru à tort et voulu faire
croire que l'auteur nous représentait des types d'humanité.
Non, ne prêtons pas à l'uni vie des mérites qu'elle n'a pas :contcn
nous d'admirer la merveilleuse construction scénique de cette ]
l'habileté de l'auteur à nous intéresser, par étapes bucc
progi aux événements qu'il nom
A. limions encore la VI M. Picard a su rendre- les
traits saillants des personnages, en Les transposant sous 1\
d'une langue puissante e-t coin;
Le rôle de l'aveugle était tait a la taille du talent de Rosaspina; il
fallait son jeu original pour nous préserver d'une impression menaçante
de monotonie.
Madame Sans! fut très plastique et très dramatique. MM. Bender,
Pane, M ,0 TcrLi Lyon. — toujours vaillante, la secondèrent
brillamment.
— 461 —
— \J Artésienne, d'Alphonse Daudet est un agréable spectacle de
fin de saison; son charme pittoresque lui assure le succès.
Autour de Madame Archainbaud, toujours fêtée, les chœurs dirigés
par M. Soubre et l'orchestre dirigé par M. Van Dam ont donné à la
salle du Parc un air de renouveau.
Jacques Leroux.
THÉÂTRE PUBLIÉ.
Etudiants Russes. (Drame en trois actes), par IwAN Gilkix.
(Edition de la Belgique Artistique et Littéraire).
A première vue et pour un esprit peu réfléchi, il peut paraître très
naturel que les événements politiques qui bouleversent un pays, y
suscitant la révolution et l'anarchie, donnant une orientation nouvelle
à sa mentalité, inspirent un écrivain; ce point admis, il est naturel
aussi qu'un écrivain compose une aventure avec les quelques épisodes
dont l'écho lui sera parvenu et crée une façon de moralité à son œuvre
en s'aidant des commentaires philosophiques qui en ces temps de bou-
leversements font le tour de la terre ': ?
C'est ce que peut-être certaines personnes se sont dit en voyant le
titre du livre de M. Iwan Gilkin « Etudiants Russes »...
Voilà qui est parfait, auront-elles pensé, au moins maintenant allons-
nous connaître l'âme et l'esprit de la jeunesse estudiantine russe, savoir
ce qu'elle veut, où elle va, de quels éléments elle se compose et — en
un mot — quelle est exactement son importance, sa valeur morale,
dans le grand mouvement qui bouleverse un des plus grands pays du
monde. Ces lecteurs confiants et crédules auront ajouté, sans doute
aucun, que savons-nous de la Russie? rien ou si peu decho?e... ce
qu'en disent les journaux, quel foi devons nous y prêter! et ce que
nous ont appris les romans, n'était-ce pas insuffisant aussi... au moins
avec ce livre de M. Gilkin, bien écrit, bien pensé, nous pourrons nous
faire une opinion? (Car le public qui lit aime lire non seulement une
œuvre bien écrite mais aussi une œuvre non point tant bien pensée,
mais contenant une opinion ou tout ce qu'il faut pour s'en choisir
une !) Eh ! bien, je l'avoue franchement, ces lecteurs auront été déçus...
les « Etudiants Russes » nonobstant leurs qualités de style et de mise
en page, n'apportent absolument aucune lumière sur une question
aussi obscure qu'intéressante pour nous, « l'état d'esprit de la jeunesse
russe» et pour une bonne, pour une excellente raison, que M. Gilkin
me pardonne ma franchise, c'est que leur auteur ne le connaît pas, qu'il
l'a jugé de « chez nous » avec des éléments d'information incomplets,
alors que pour bien apprécier une chose aussi considérable que l'évo-
lution d'un peuple, dont la langue, l'art, l'histoire, les mœurs ne nous
sont connus que très superficiellement, il eut fallu vivre de sa vie,
assister à son évolution, non pas de loin, du fond d'un fauteuil, mais
de près, mêlé à ses réunions, à sa vie de famille, à ses émeutes même...
Je ne pense point que M. Gilkin ait fait tout cela... ne nous dit-il pas
lui-même, en termes courtoisement spirituels qu'il n'a pa une goutte
— 462 —
de sang russe dans les veines, en dépit de la forme russe de son nom et de
son prénom t
Et c'est pour cela que, si au premier aspect, il paraissait louable que
M. dilkin eût consacré une étude aux étudiants russes, en réfléchis-
sant, il faut convenir que quelque talent qu'il ait, il ne pouvait se
lancer dans pareille aventure, sinon muni de documents qu'il n'a pas,
qu'il ne peut pas avoir, à moins de courir à un échec. Et cet échec, je
dois dire qu'il l'a rencontré car son livre n'a pas de valeur philoso-
phique, ce qui ne peut pas lui être pardonné, me semble-t-il, car il
tendait à en avoir une.
M. Gilkin nous présente un groupe d'étudiants qui a formé le projet
au moins bizarre de manifester pacifiquement dans les rues de Saint-
Pétersbourg et d'y proclamer les droits de l'individu, de la science, de
la liberté... belles utopies dont les cosaques ont raison en se ruant sur
les manifestants et en emprisonnant les chefs.
Parmi ceux-ci se trouvent Egor et Serge Raguine, neveux du con-
seiller Raguine, homme influent qui met tout en œuvre pour i
aux deux jeunes gens la Sibérie, le Tzar omnipotent commuera leur
pjine en celle de l'exil, s'ils veulent reconnaître leur erreur et publi-
quement désavouer leurs compagnons de lutte et d'infortune.
Et le second acte n'est qu'une conférence, un peu lourde, un peu
pédante, du conseiller Raguine, qui parle de l'avenir de la Rusfl
prône en termes cérémonieux et un peu vides de sens les bienlaits du
tzarisme... Egor se laisse prendre à ce fratras, c'était en somme un
lunatique, et il se laisse assez facilement persuader; mais ce n'est pas
un lâche non plus et s'il veut bien convenir de son erreur, il ne veut
point que sa conversion lui rapporte la libert travaillera-t-il,
du moins c'est là son projet, dans sa prison d'abord, dans les bagn
Sibérie ensuite. (Y aurait-on des loisirs!) à publier un mani
destiné à faire revenir sur ses pas la jeunesse russe que la veille encore
il accompagnait, il dirigeait même dans sa marche vers le pi
Son frère Sqv^c assiste avec douleur à ce revirement jusqu'au jour,
où poussé au meurtre par la nihiliste Yer.i, personnaj mélo-
dramatique qui sert de porte parole a des idées que M. Gilkin n
l'air de partager, il tue Egor pour lui éviter d'être parjure à la «cause»,
là voilà, dans ces grandes lignes, le drame de M. Gilkin : il y a ea
sus, cela est évident, quelques épisodes qui servent surtout à nourrir
l'action et sur lesquels donc il n'y ,i pas lieu d'insister, et d'assez nom-
breux discours île l'anarchiste Véra et du réactions leiller
Raguine, personnages d'opposition qui échangent d'innombrables lieux
communs sur des questions qui tout en ayant garde leur pu.
intérêt ne nous intéressent plus qu'illuminées pai l'éclat d'un i
su, imprévu et généreux.
Dans cette- ait. un-. M dilkin n'a apporté que sa plume et encore
qu'elle soi; alerte., colorée et qu'elle ait déjà tait ses preuves en de
multi] ;1 m'a paru que cela n'avait point suffi.
ILO Ki v i
— 463 —
Geo Bernier au Cercle Artistique
Nous possédons peu de peintres d'une sincérité plus profonde, d'une
allure plus franche, d'un sentiment plus exact» La palette de Geo
est chaude et truculente, sans exagération ; sa compréhension est
forte, saine et robuste. Il ne s'attarde jamais à la fâcheuse pein-
ture littéraire. Grands coups de soleils, ombres savoureuses des bois
parfumés, bœufs magnifiques et placides dont les yeux indulgents
reflètent avec sérénité la splendeur des ciels et la longue douceur des
horizons. A regarder les tableaux du maître on éprouve cette impres-
sion de bien-être, de radieuse chaleur; c'est comme un parfum très
honnête en même temps que d'une ferme et magnifique volupté. Je
crois bien que Geo Bernier est le plus admirables des peintres de
l'école belge ; il est superbement de son pays ; l'âme de la race vibre
dans les évocations puissantes des paysans patriaux; il comprend,
fermement et sans exagération, la beauté immobile de la nature. Ses
préférences l'ont toujours attiré vers la plastique des animaux ; il
aime les pelages opulents noires et fauves des paisibles animaux
domestiques. Et surtout il sait merveilleusement exprimer l'intime
rapprochement qui existé entre la nature et les êtres qui la peuplent.
Tout cela forme un tout compact dont chaque parcelle vibre à l'unis-
son de l'ensemble. Tout se tient, tout est dominé par la même splen-
deur quiète et absolue.
J'ai, parmi les nombreuses œuvres qu'il exposa au Cercle artistique,
noté quelques tableaux, qui m'ont tout particulièrement séduit : je
cite tout d'abord Les Dîmes à Knocke, petit paysage d'une facture
étonnante, d'une intensité émotive surprenante, d'une vérité d'atmos-
phère si communicative qu'elle en est presque saisissable : ce tableau
est-un petit chef-d'œuvre. Les Canicules, d'une belle couleur ambrée,
sont d'une majesté admirable : un souffle lourd passe largement, brû-
lant et puissant, sur un paysage aux horizons reculés ; La Sieste, avec
ses animaux flamboyants de santé produit aussi cette impression de
paix, de sécurité, de majesté; le tableau, intitulé Les Vieux nous
montre un cheval blanc, dans un paysage crépusculaire : c'est d'une
profonde intensité dramatique. Les Eteu/es en Flandre sont simples,
paisibles et tragiques; L'Abri est d'une vie chaude et claire; L'Allée
des Cavaliers au Bois — il filtre là entre les arbres estivaux un mer-
veilleux rayon de soleil — est d'une intimité chaude, presque recueillie.
Il faudrait probablement tout citer : EnArdennes, troupeau de vaches
d'une allure magistrale; et le Ciel rose, et le Cygne, et La Mare et Les
Huis... La place me manque, malheureusement.
Mais je suis heureux de dire, tout en m'excusant de le dire si briè-
vement, que Geo Bernier est un admirable maître, dont l'art, d'une
probité sereine et souriante, produit de vrais chefs-d'œuvre, résultats
d'une conformité parfaite entre l'habileté technique, l'influence de la
race et la justesse des visions.
F.-Charles Morisseaux.
- 464 -
LES SALONS
A la Libre Esthétique
De l'œuvre considérable d'Eugène Carrière, une trentaine de pein-
tures et quelques lithographies ont été réunies à la Libre Esthétique.
A l'heure actuelle, une année s'est écoulée depuis l'instant où la
mort arrêta la féconde production de l'artiste. Un jugement définitif
sur le peintre jadis tant discuté, peut-il être porl nmes-nous
pas encore trop ses contemporains pour affirmer qu'Eugène Carrière a
trouvé une formule neuve de l'Eternelle Beauté ou qu'il a seulement
intéressé chez nous une sensibilité née d'hier et appelée à ne pas sur-
vivre à notre génération ? Son art nous apparaît profondément concen-
tré; un rêve intense l'inspire, rêve si intense qu'il dure assez pour être
iixésurla toile. Aussi fuit-il les vibrantes clartés, les glorieux épanouis-
sements des chairs, des lèvres rouges qu'il est impossible à notre
mémoire de se rappeler fidèlement : visions qui ne laissent aucun fan-
tôme après elles. Lorsqu'il fait un portrait, Carrière ne cherche
saisir chez son modèle la ligne pittoresque, l'expression «anecdotique»
si je puis dire ainsi; ce qu'il nous montre, ce qu'il exprime : c'est le
souvenir, tout l'essentiel d'une physionomie*; ce que nous apparaîtra
ineffaçable, du visage des êtres à qui nous avons voué notre amour,
notre admiration, à l'heure solitaire où notre âme les évoqtl
un enfant, une jeune fille, c'est le sourire qui illumine h
lorsque l'âge a éteint le sourire heureux, ingénu, c'est l'œil, le i
qui se fait profond nous suit et nous obsède.
Le métier, chez Carrière, me captive davantage dans ses toiles les
plus anciennes en date, telles les Dèvideuses, peintes il y a quelque
vingt ans, où la chemise blanche de la mère surmontant le corsage d'un
brun chaud donne une impression unique. I ).ms la Toiletté Je r Enfant,
la fermeté de la chair, la précieuse matière du coloris sobre ne
sent-elles pas? Et encore dans le portrait de M"6 Carrière, exécuté
en 1900, la splendide tache rouge du bouquet sur la poitrine com-
plète la sourde, mystérieuse et hautaine harmonie de couleurs de
inoubliable effigie. Lorsque le peintre se confine par princip
gris et les bistres, U 1 parfois la sécheresse, du procédé. Ons
ment que la formule imposée stérilise en la limitant la Inculte
pression et d'emotivite — les Jeunes Filles dormant et la . i tout
trahissent ces faible--
1 ». 1 . ■ et du silence nous passons a la Vie e! a la Lumi Ma - l'une
n'est elle pas l'autre. La lumière n'est ce pas l.i vie: Les (leurs riant
au soleil peintes si délicatement, avec une sorte d'ivresse heureuse par
M"- 1> Weert, les provencaui de M""' Deman, le procla
ment DaSaegfc rve toute leur grandeur aux pages de nature
qu'il dessine avec tant de pittoresque précision. Les clartés du ciel,
vibrantes ou atténuées au couchant sont chantées par M:> Boch, par
Eieymans, dont les subtiles impressions sont si grandes dans leurs
dimensions restreintes.
Les Moissonneurs de Claus constituent une splendide page de plus à
- 4^5 —
l'actif du peintre qui sut, par je ne sais quel charme, captiver toute la
lumière du ciel et la répandre en ses œuvres.
Buysse chez qui perce toujours une note de mélancolie raffinée nous
mène d'un Lever de Soleil a. un Lever de Ltine sur la Neige.
Les foules vivantes et bariolées ont séduit Hazladine autant que les
jeux d'ombre et de clarté de l'astre des nuits. Edmond Verstraeten a
peint des Bouleaux à l'heure troublante où le soleil mourant cède le
ciel à la pâle lune. Dans ce paysage d'ordonnance si régulière toute
monotonie est évitée cependant et un grand souffle passe surle recueil-
lement des choses.
Ainsi que chaque année une série importante d'artistes étrangers
.complète le Salon de la Libre Esthétique. Cette fois aucun nom en
vedette ne se montre à la cimaise; à côté des outrances de la couleur
brutale et du dessin éminemment fantaisiste de MM. Girieud et De
Vlaminck, les paysages de Igor Grabar, Printemps et Eté attirent par
leur facture robuste et personnelle. M. Barbier a finement vu et rendu
l'atmosphère et les lointains gris de Boulogne et noté avec une remar-
quable justesse une Revue à Arras.
Parmi l'envoi de Rodolphe Fornerod dont le pinceau se libérera de
certaines tonalités encombrantes, il y a un portrait d'homme d'une
vigueur exceptionnelle.
Mme A Boberg a célébré les Alpes Scandinaves. Ces apparitions de
montagnes pesantes, de lacs immobiles au pied des sommets neigeux,
voilés de pluies ont un charme étrange. Pourquoi M. Nikolaï Millioti,
coloriste d'une grâce inouïe, dont la palette est un enchantement de
roses pâlis, de blancs, de mauves, ne consent-il pas à plus de précision
dans le dessin et les plans ? Notre joie à l'admirer serait alors complète.
Un buste de femme de ligne élégante est signé Yrurtia, une fine
Danseuse et une Salomè de marbre, Joseph Bernard. Rembrandt
Bugatti s'est appliqué à modeler dans une facture large, toute une série
d'animaux d'une vérité d'attitude remarquable.
O. L.
Les séances musicales à la Libre Esthélique.
Les auditions musicales de la L. E viennent de se terminer de façon
brillante. Comme chaque année elles ont apporté leur contingent assez
considérable d'œuvres nouvelles, alternant toutefois avec les produc-
tions les plus en vue des maîtres de l'école française et déjà entendues
au cours de ces dernières années. Résumons rapidement ces séances
intéressantes.
C'est d'abord le trio pour piano, violon et violoncelle de G. Magnard
qui confirme la puissante originalité et la sensibilité profonde de l'au-
teur. Cette œuvre quoique très proche parente de la sonate, est plus
claire et semble mieux venue. Mlle Blanche Selva, MM. Chaumont et
Kuhner en donnèrent une interprétation particulièrement émouvante
et vivante tout a la fois.
30
— 466 —
Desliederde Marcel Labey, de Bordes et Bréville, chantés dans un
sentiment très juste par Mmo Fiée.
La bourrée fantasque de Chabrier, interprétée avec un brio fan-
tastique par Mlle Selva, puis pour terminer, le triptyque symphonique
de Vincent d'Indy, Jour <TEU à la Montagne, que l'on entendit l'hiver
dernier aux Concerts Ysaye et réduit, remarquablement pour deux
pianos par Marcel Labey, interprété par Mlle Selva et M. Labey.
La deuxième séance, très longue — trop longue même — débutait par
un trio pour piano, violon et alto de Josep Jongen, en forme de prélude
et variations. A ma connaissance c'est la première fois que l'on traite
en forme concertante ce groupe d'instruments. M. Jongen l'a fait avec
un rare bonheur. Cette œuvre marque une étape décisive dans la car-
rière du jeune compositeur. Elle fut jouée merveilleusemeut par
l'auteur, MM. Chaumont et Englebert (altiste), trois tempéraments
liégeois — ce qui n'est pas peu dire.
La seconde partie de la séance fut très copieusement remplie par
M Engel et Bathori qui nous firent entendre les derniers bateaux de
Paris. Je veux dire l'Histoire Naturelle de M ( irovlez el Nos Familiers
de Ravel Au point de vue amusant c'est réussi ; mais si l'on tente de
nous dépeindre musicalement les mœurs des animaux et jusqu'à leurs
cris, où s'arrêtera-t-on? Ce n'est plus de l'art cela, et il suffira d'un peu
d'exercice pour avoir l'air d'être intéressant à force d'être bizarre et
baroque. Mme Bathori mit toute sa verve et son esprit à nous faire
avaler ces choses biscornues. Heureusement pour les musiciens le
superbe duo de Brisèis de Chabrier terminait la série des chai
La séance s'acheva par le merveilleux quatuor pour piano et o
d'Ernest Chausson joué par MM. Chaumont, Englebert. Doehard et
Bosquet (pianiste) avec une chaleur et une émotion extraordinail
A la troisième séance on entendit le septuor pour quatuor à cordes,
2 flûtes et trompette de Vincent d'Indy. œuvre plutôt curieuse et inté
:iitc que réellement émouvante. On se doute bien qu'a*
métier énorme qu'il possède. M. d'Indy ait dû tirer de- cet ensemble
instrumental des ellets curieux. Mais la trompette en dehors de
l'orchestre est quand même bien peu à sa place. Sa sonorité ne parvient
jamais a se foudre dans l'ensemble.
L'œuvre, très difficile d'exécution, mais insuffisamment mise au
point eut pour partenaires M. Chaumont (toujours sur la brè
Doehard, Bdeses, Kûhnerj Sermon! et Demont, flûtiste, et
I h h lier, trompettiste. M'"r Mirv. la délicieuse cantatrice, trop rate
ment entendue, fît entendre ensuite les mt, dede
ville, puis/*- Furet du même auteur el la MèndoSuêdt Debussy (°).
La belle Franck, tut y l Km.
Chaumont*
A la quatrième séance, le quatuor Zimmeo nous donna une exécution
des plu i du quatuor tr< ant de M. I teb
(•) M. Ktthner joua supérieurement le Lied de Vincent d'Indy. puis une intéressante pièce
pour violoncelle de Sinigaglia.
— 4^7 —
Puis Mme Désiré Demest à la voix si sympathique interpréta un
Lied de L. Wallner, une Berceuse G. Huberti, puis de M. Jos. Jongen,
deux poèmes : Vilanelle et Tableau gothique.
M. G. Pitsch, violoncelliste, donna en première audition une andante
d'Ingelbrecht.
Puis pour terminer, M. Théo Ysaye, assisté de MM. Zimmer,
Baroen et Doehard firent revivre dans l'exécution du quatuor de
Castillon une époque déjà reculée, mais intéressantes au plus haut
point.
Nous regrettons n'avoir pas pu assister à la dernière séance qui se
donnait le mardi de Pâques et à laquelle on entendit deux adaptations
musicales sur les poèmes : Christine, de Leconte de Lisle, et le Fleuve,
deCh. Cross.
La première de ces adaptations musicales par M. G. Huberti, et
l'autre par M. Théo Ysaye. Le poème était récité par Mlle Kerstem une
jeune lauréate du cours de tragédie à l'Ecole de Musique de Schaerbeek
que nous entendîmes au cours de cet hiver, et qui possède un réel
talent dramatique.
MIle Jane Delfortrie, cantatrice, prêtait également son concours à
cette séance.
L. P.
Petite chronique
Notre collaborateur Henri Liebrecht vient de publier à Bruxelles,
chez l'éditeur Lebègue, un roman de mœurs théâtrales bruxelloises.
Les membres du Cercle Artistique Le Lierre ont exposé à la
Galerie Royale, 198, rue Royale, leurs œuvres récentes. Nous en
eussions parlé si lors d'une visite que nous avons faite à cette exposi-
tion, nous avions pu découvrir un des organisateurs... et un catalogue !
Nous publierons dans notre prochain numéro des pages inédites
de ValèreGille, Georges Virrès, Louis Dumont-Wilden, etc.
Accusé de Réception : Ait delà du Cœur, par M. Albert de Ber-
saucourt; Le Roman du Chien et de l'Enfant, par M. Louis Delattre;
L.cs Lntcllectuels, par M. Horace Van Offel ; La Fausse Route, par
M. Max Deau ville; Les finîmes de la Vie, par M. Syffert; Le Masque
tombe, par M. Henri Liebrecht; Clartés, par Maie Marie Dauguet;
Iièlie, par M Léon Taschol; 12 Rondes et Chansons, par M. A. De
Boodt ; L'Oiseau mécanique, par M. Horace Van Offel, etc.
— 4^8 —
Le mariage de M. Henri Liebrecht. collaborateur et ancien direc
teurdu Thyrse, a eu lieu le 16 avril, à l'église de la Trinité. Sa char-
mante fiancée M,le Madeleine Chapt avait comme témoins M. Raoul
Chapt, son frère et M. Miganne ; M. Henri Liebrecht avait comme
témoins M. Pierre Bure, consul de Belgique à San Franc»
M. F. -Charles Morisseaux, directeur du 'Ihyrsc. A l'église l'orgue était
tenu par notre éminent collaborateur, M. Joseph Jongen, le jeune et
illustre compositeur, professeur au Conservatoire royal de Liège, et
qui est aussi un organiste de premier ordre. On a entendu également
notre brillant collaborateur M. Emile Chaumont, le remarquable
virtuose : ce dernier exécuta F Aria de Bach et le Preislicd des
Maîtres- Chanteurs ; M. Joseph Jongen, entre autres morceaux joua
Y Abendslied de Schuman et la Marche de Tannhaùser. Les jeunes époux
sont partis pour Nice et l'Italie.
Reçu le numéro 7 de la Revue funambulesque (artistique et littéraire,
pour le cas, où, en la lisant, on ne s'en rendrait pas compte). Trouve
quelques choses amusantes :
« Nous recommandons chaleureusement à nos lecteurs la revue-
d'art Le Thyrse (capitole de notre littérature) '.
Merci! Et puis, au fond, elle a peut-être raison, cette roche
Tarpéienne !
Ensuite un article sur Edmond Picard! Bien adroitement fait cet
article... 11 voudrait être méchant... et n'est même pas dj
Et puis le sonnet primé au concours permanent de cette 1
exquise... Il y a là des vers qui font rêver... Que pouvaient être les
poèmes non primés I Mais nous avons a oœur de signaler le sonnet,
sans autre commentaire. Et par charité nous m- dirons point quel en
est l'auteur, à moins que la Revue funambulesque, peu galante, ne
l'exige ! Oyez :
La Rivale
— Non, c'est la mer qui n'est pas contente,
répondit Yann en sonnant à Gand, — parce
que je lui avais | romis maria.
scur J' Islande — Quatrième partie Chap. vil.
Le beau pécheur d'Islande a trahi son serment.
Et bravant les fureurs de sa terrible amante,
lame dans la nue son long gémissement.
Il a pris sur sor. défaillante ..
— 469 —
Et qu'importe aux époux cette voix menaçante,
Ce lugubre concert d'affreux mugissements?
Leur nuptiale couche en leur hutte croulante
N est ce pas l'Univers, en ce divin moment?
Sombre, la Mer s'acharne, en sa jalouse rage,
A déchirer ses flancs aux ècueils du rivage
Et rompt avec fracas son imptiissant effort...
Elle sait cependant, qu'une nuit de toicrviente.
Elle pourra figer sur cette bouche ardente
Ce long baiser d'amour en un rictus de mort!
Et puis enfin, un compte rendu de Salomè d'une perspicacité...
ahurissante :
« La direction du théâtre de la Monnaie ne recule devant aucun sacri-
fice pour satisfaire la curiosité, toujours renouvellée, de son public.
Elle nous a donné le 25 mars, Salomè, poème de M. O Wilde, musique
de M. R. Strauss. Le manque de place m'empêche de donner un compte
rendu in extenso. La musique (rappelant vaguement la formule Wagné-
rienne) est excessivement bruyante et couvre malheureusement à
maintes reprises la voix des chanteurs. Elle n'est nullement faite pour
aider à la compréhension du livret, piètre imitation du genre Maeter-
linck.
Le sujet est emprunté (dit-on) aux légendes chrétiennes. Le public a
vigoureusement applaudi le vaillant orchestre de M. Sylvain Dupuis et
les excellents interprêtes, savoir :
MMC Mazarin « Salomè », Laffite « Hérodiade », MM. Swolfs
« Hérode », Petit « Iokanaan », Mlle De Bolle et M. Nandès dans les
rôles secondaires.
Eugène Verbist. »
Nous respectons l'orthographe fantaisiste de la Revue funambulesque.
Entre autres perles nous signalons un certain M. Oscar Wilde, d'un
effet ravissant ! Et cette phrase : « Le sujet est emprunté (dit-on)... »
Et puis du moment qu'on cite les interprètes de tous les rôles
secondaires ne pourrait-on citer ceux des rôles principaux? Qui ça
pouvait-il être ?
Lu dans le Florilège sous la signature du brillant... disciple (mettons
disciple!) de Maeterlinck :
« Mais il (M. Robert Decerf, de la Revue funambulesque— toujours
elle !) ajoute qu'il ne me connaît pas du tout. Cependant ne s'est-il pas
débarrassé d'un tas de bouquins jaunis, parmi lesquels La Vie profonde?
M. Decerf ignore-t-il donc que cette Vie profonde est signée — hélas!
trois fois hélas ! — de mon nom ? »
« Hélas! trois fois hélas! » Sur le fronton du temple de Delphes
- 470 -
quelqu'un grava: « rvcoOi woutov! » Ce devait être un ancêtre de
M. Georges Buisserel !
Dans son numéro du 9 avril, sous la rubrique Petite Gaxeti
prk.mu ki PAGE, Le Soir publia la note suivante :
« Une intéressante nouvelle littéraire. — M. Edmond Picard, écrit le
Tkyrse, fera jouer cet été, au Kursaai d'Oslende, une adaptation au
théâtre d'idées du Roméo et Juliette, de Shakspaere. Le dramalogue ne
s'est pas contenté de récrire la pièce, il en a complètement remanié la
donnée, qui ne répondait plus au progrès de la science, et y a notam-
ment introduit un effet d'adultèreassezpiquantet dont on dit merveille.
» Notre confrère ajoute :
» M. Picard, dans le but de répandre parmi le grand public mondial
les œuvres marquantes des nations de culture arriérée, met
moment la dernière main à une édition populaire d'Eugénie Grandet, le
roman bien connu, traduit en belge, adapté aux usages locaux et, du
reste, considérablement augmenté.
» Aussitôt ce travail terminé, M. Picard, dont l'activité est infati-
gable, s'occupera d'un important mémoire juridique sur la propriél
matière littéraire: il y soutiendra, nousassure-t on, celte thèse curieuse
que, sitôt publiée et jouée, l'œuvre d art cesse d'appartenir à soi:
teur et devient propriété disponible de quiconque veut bien la repren-
dre, la perfectionner ou même la travestir, »
Nous adressâmes le jour même au Soir la rectification ci-aj
BruxelL
Monsieur le Directeur,
Sous le titre : Une intéressante nouvelle littéraire, votre estimable jour
nal imprime dans son numéro du mardi 9 avril édition A B, un articulet
qui attribue au Thyrsc certaines nouvelles facétieuses concernant les
projets littéraires de M. Edmond Picard. ( )r. le Tkyrse n'a jamais publié
pareille chose. J'ignore quelle revue se permit cette plaisanterie d'un
jÇOÛt fâcheux. Quant à nous, si nous ne sommes pas en tOUl
de l'avis de M. Edmond Picard, nous avons avec lui des relations d'une
charmante courtoisie ; nous nous honorons grandement de l'avoir pour
collaborateur; nous professons l'admiration la plus sincère- pour son
talent, sa verve et son activiteet nous voudrions que beaucoup fal
aussi encourageant que lui pour les efforts des vous
I reconnaissant, Monsieur le directeur, de vouloir publier L
sente dans votre plus prochain numéro et à la même place que l'arti-
cule? incrimine. Je vous demande de trouver ici l'expression de
sentiments les plus distingués.
< 11 \Ki ES MpRISSl
Directeur du
Dans son numéro du 10 avril SOUS la même rubrique, mais en
\iimi. PAGE, Lé Soir publia l'entrefilet suivant :
« Une intéressante nouvelle littéraire. — t n lapsus ealamt non.
attribuer au ThyrSé une nouvelle qui émanait de la revue Antèe. »
- 47' -
Evidemment Le Soir est dans son droit ; mais il l'est non sans jésui-
tisme, puisque sa rectification peut passer inaperçue plus facilement
que sa nouvelle inexacte.
Plusieurs fois déjà, consciemment ou inconsciemment Le Soir fit en
sorte de nous mettre en conflit avec M. Edmond Picard.
La première fois il mit sur la sellette les directeurs du Thyrse, à
propos du prix triennal de littérature dramatique. Comme MM. Lie-
brecht et Morisseaux étaient visés en tant qu'écrivains et non en tant
que directeurs du Thyrse nous crûmes qu'Userait puéril de répondre.
Il n'en est pas de même cette fois. Et une fois pour toutes nous disons
au Soir que ses insinuations ne serviront à rien : amis du grand écri-
vain Edmond Picard, nous sommes... et resterons, même si Le Soir
trouve cela pas bien! A bon entendeur...
A l'école de musique et de déclamation d'Ixelles, 53, rue d'Orléans,
le mercredi 10 avril, une conférence fut faite par M Georges Rency, sur
Voltaire et Rousseau, avec lectures par M. Jahan, professeur à l'école.
Chambre de commerce de Bruxelles (Union Syndicale),
section des expositions nationales. — Exposition des arts et industries
du bâtiment et exposition rétrospective de "l'éclairage, Palais du Cin-
quantenaire, Bruxelles, 17 août-24 octobre 1907.
Concours pour la confection du dessin original d'une affiche destinée
à annoncer l'Exposition.
Article premier. — Un concours est ouvert entre tous les artistes
belges pour la confectien d'une affiche destinée à annoncer l'Exposition.
Art. 2 — Les projets seront conçus en vue d'une impression en
couleurs par des procédés lithographiques. Ils seront faits à grandeur
d'exécution du format dit double colombier (124 X 85) et remis au
Secrétariat de l'Exposition : Montagne de l'Oratoire, 6, à Bruxelles, au
plus tard, le 20 avril 1907, à midi.
Art. 3. — La mention suivante devra figurer dans la composition :
Chambre de commerce de Bruxelles, section des expositions, première expo-
sition nationale des arts et industries du bâtiment et exposition rétrospective
de l'éclairage, sous le haut patronage de S. M. le Roi, Palais du Cinquan -
tenaire. — Bruxelles, 1 7 août-24. octobre 1907.
Art. 4. — Les projets présentés ne seront ni signés, ni revêtus d'un
signe quelconque de nature à en faire connaître les auteurs.
Les noms et les adresses des concurrents seront renfermés dans un
billet cacheté, annexé au projet, et sans aucune indication extérieure
pouvant en trahir le contenu.
Au moment du dépôt du projet et du billet, ceux-ci recevront un
numéro d'ordre. Ce numéro sera reproduit sur le reçu délivré aux
exposants.
Art. 5. — Le jugement du Concours sera confié à un jury composé
de sept membres, savoir :
Monsieur le Président de la section ou à son défaut l'un des vice-
présidents;
- 472 -
M. Georges Hobé, architecte, secrétaire;
M. Fernand Symons, architecte, secrétaire;
M. Henri Baes, artiste-décorateur et conseil artistique de la section ;
Trois artistes à nommer par les concurrents.
Les noms des artistes désignés par les concurrents seront mentionnes
dans un billet spécial, cacheté, à joindre à leur envoi. Ce billet pi
sur la partie extérieure de son enveloppe la mention : Con*
elic. l 'oie pour la nomination des artistes, appelés à faire partie du jury.
Les jurés artistes seront nommes à la pluralité des sulïrages ; en cas
de parité de voix le sort décidera.
En cas de refus d'acceptation d'un artiste élu, celui-ci sera remplacé
par celui qui aura obtenu le plus de voix après lui.
Art. 6. — Les concurrents s'engagent à consentir à l'exposition de-
leurs projets par le comité exécutif.
Art. 7 — Une prime de cinq cents francs sera attribuée au projet
qui aura été classé premier.
Deux autres primes de trois cents et de deux cents francs seront
réparties entre les projets classés deuxième et troisième.
Si le jury est d'avis qu'aucun projet présenté ne mérite une récom-
pense, il ne sera pas donné suite au Concours.
Art. 8. — Les billets cachetés contenant les noms des auteur
projets primés seront seuls ouverts par le jury.
Art. 9. — Les projets primés seront, après la décision du Jury,
revêtus de la signature de leurs auteurs et deviendront la propriété de
la section des expositions nationales. Celle ci pourra les utiliser
comme elle le jugera bon, sans avoir à acquitter aucun droit ni rede-
vance autre que la prime.
Les œuvres non primées seront restituées à leurs auteurs con;
reçu qui leur aura été remis.
Art. 10. — L'auteur du projet dont la section d itions
nationales aura décidé L'impression devra surveiller la reprodu<
de son œuvre et revêtir de son visa une épreuve définitive sur laquelle
le comité exécutif de la section donnera le bon à tirer.
ART. 11. — Jusqu'au moment de la répartition des primes les con-
currents prennent l'engagement: i" de ne laisser publier, ou publier
eux mêmes, aucune reproduction partielle ou totale de leurs pn
entre les mains de tiers ni copie, ni cliché, ni reproduc
tion quelconque.
Le Président, Jules Carlier; Us Se . nand
Symons. architecte de l'Exposition.
Le vendredi 1 : avril, eut lieu l'ouverture de 1 des
oeuvres du peintre Firmin Maglin, à la salle Boute, 134. rue
\<>us en reparlerons.
Le treizième salon de 1 AUX Arts
inauguré le 9 avril. Il restera ouvert jusqu'au \z mai. Xous en donne
rons une compte-rendu dans notre prochain num.
\
473
La Préoccupation amoureuse
Comme l'exacte et sonore pendule annonçait huit heures,
Bérénice, gouvernante, entra dans la chambre où M. Denis
La Pucelette terminait son dîner. Bérénice déposa sur la
table un plateau de bois verni qui portait un filtre à café en
terre brune et une tasse en porcelaine rose Et la gouver-
nante, maussade, prononça d'amères paroles :
— Voici votre café, monsieur La Pucelette... Par exem-
ple, vous me faites faire là une fameuse arsouille de métier!
Dieu sait pourquoi vous demandez, depuis quelques jours,
avec insistance, que je vous serve à huit heures du café très
fort. Vous souhaitez chasser le sommeil. Vous rentrez à des
heures insensées : hier, il était presque minuit! Si ce n'est
pas honteux, à votre âge, espèce de vieux dégoûtant !
Ainsi elle s'exprimait avec une familiarité d'où la grâce
était bannie. Ses regards, — l'un observait sans cesse le
plafond et l'autre le plancher, — disaient son mépris pour
les débauches du maître qu'elle servait depuis vingt
ans avec une fidèle mauvaise humeur. Et sa moustache se
hérissait sur une lèvre prophétique de calamiteuses alterna-
tives.
M. Denis La Pucelette enleva, d'un geste onctueux, ses
lunettes à monture d'écaillé. Légèrement il épousseta sa
redingote où folâtraient des miettes de pain. Sur la nappe
il recula un feuillet de papier où s'étalait une inscription en
caractères grecs. Il dit avec courtoisie :
— O Bérénice, ta sollicitude m'est précieuse. Je me plais
à reconnaître les avertissements par quoi tu mets en sécu-
rité ma vie et ma vertu. Aussi je veux rassurer ton souci
généreux. Voici : chaque soir je vais retrouver un ami...
Bérénice, hilare, jeta :
— Voulez-vous que je vous dise, monsieur La Pucelette,
Le Thyrse. — t— mai 1907. 31
— 474 ~
quel est cet ami, dont vous prônez par des rentrées tar-
dives, l'intéressante conversation. Eh bien! je jure
aussi vrai que je m'appelle Bérénice Rouillon et que je n'ai
jamais péché par la chair, que votre ami c'est une ordure de
femelle, un petit chameau ! Et qui vous fait cocu, c'est moi
qui vous le dis !
Amène, M. La Pucelette prononça :
— Je fus jadis un estimable professeur de langues mortes
dans un collège où fréquentaient, comme il convient,
jeunes nobles et des fils de cocottes. Il y a six ans, je lis
un héritage assez important qui me permet à l'heure
actuelle de ne plus professer et de vivre dans la paix. J'ai
soixante-huit ans. Je suis laid, presque aussi laid que toi,
ô bonne Bérénice...
— Dites donc, grossier personne
— Il ne sied point que je te parle avec hypocrisie. Donc,
je suis très laid; je suis petit, un peu voûte. J'ai des che-
veux rares et qui ont toujours l'air sale. Je n'ai jamais aimé,
parce que je savais que l'on ne pouvait s'éprendre de ma
personne malingre et grise... Toujours comme toi. Toi, il
est vrai, tu es énorme et violacée. Mais au point de vue de
la philosophie générale, cela n'a aucune important
— Vous vous flanquez justement le doigt dans Poeil,
voyou de malappris. On m'a aimée. Ou m'a fait des
déclarations passionnées ..
Fallait-il qu'ils fussent saouls, les pauvres s, dit
doucement M. Denis La Pucelette.
— Mais j'a , parce que l'élu de mon i vint
pas, .
— Oui, poursuivit M. La Pucelette : ainsi il y a des
députés qui, nommés par persuasion, ne vont jamais jusqu'à
la Chambre... Mais je ne voulais point t'entretenir de
ces vagues probabilités qui se perdent dans la brume du
passé et qui ne pi uvent servir à t'expliquèr l'emploi de
mon temps, hier soir précédents. Donc, je n'ai
- 475 -
jamais aimé. La femme m'est inconnue. Professeur de grec
je ne connais point l'amour, mais seulement l'Erôs...
— Les rosses! glapit Bérénice.
— Oui, c'est du grec, ne fais pas attention.
— Vous n'avez pas besoin, vieux satyre, de me débiter
en grec des polissonneries...
— Je te prie humblement, ô vindicative Bérénice, de ne
point interrompre le cours de mon explication; sinon, tu
risquerais de l'attendre jusqu'à demain, et ton esprit vivrait
dans la sombre inquiétude, ce qui est dangereux, et peut
amener, notamment, des indigestions : car l'influence de
notre être moral sur notre être physique, est certaine. —
Donc, je continue : ayant passé de longues années dans la
parfaite abstinence des plaisirs charnels, je crois être main-
tenant à l'abri de toute tentation. Je pourrais demeurer
côte à côte avec la femme la plus séduisante, que je serais —
pour autant que l'homme puisse préjuger de soi-même —
loin du danger.
La voix rauque de Mlle Bérénice Rouillon s'attendrit :
— Voilà vingt ans que vous vivez à côté de moi. Jamais
vous ne m'avez seulement regardée...
— O Bérénice, ton raisonnement est aussi indigent que
ta chair est abondante. Souvent, au contraire, je t'ai regar-
dée. Et j'ai même remarqué ceci : tu ne peux guère te
targuer d'appartenir à la catégorie des femmes séduisantes.
— Vieille crapule, dit Mlle Bérénice.
— Il fallait donc, poursuivit tranquillement M. La Puce-
lette, que je me créasse une occupation digne, en dehors
de l'amour, de satisfaire à l'oisiveté de mes jours pacifiques.
La langue grecque m'est chère; et c'est dans les vieilles
inscriptions controversées que je trouve la pâture de mon
esprit. Une revue savante discuta récemment une inscrip-
tion, celle que tes yeux ignares voient sur le feuillet posé
près de moi. Je veux écrire un mémoire sur cette inscrip-
tion; malheureusement, il y manque un esprit rude...
— 4/6 —
— Un esprit rude, dit Bérénice, en haussant les épaules.
— Un esprit rude y manque et cela me préoccupe. Or, à
mon âge on fait tout avec exagération Cet esprit rude me
passionne trop; il m'empêche de dormir...
— C'est le café, dit Bérénice.
— Non, mon enfant, c'est l'esprit rude. Je ne veux point
m'abandonner à la tyrannie obsédante d'un souci. Tous les
soirs, je vais retrouver mon excellent ami Jacques Cuveau,
choriste. Il fut jadis un de mes meilleurs élèves, ce qui
prouve que l'étude du grec peut conduire à tout, et notam-
ment à la carrière artistique, noble carrière. Jacques Cuveau ,
peut-être, m'expliquera pourquoi il manque un esprit rude
au texte grec que j'étudie. En attendant, je parle à ce chan-
teur de mon inscription et lui me parle de l'art lyrique.
Ainsi nous nous instruisons l'un l'autre. Quand Jacques
Cuveau chante, j'entre dans la salle de spectacle et j'écoute
la musique des opéras enchanteurs...
— Et vous lorgnez les femmes qui dansent, vieux débau-
ché! Je me suis laissé dire — car jamais, Dieu merci, je
n'ai voulu moi-même aller voir ces horreurs! — qu'elles
montraient leurs jambes toutes nues, ces sales petites
grues... Leurs jambes et le reste... Vous aime/, cela, vous...
Vous devriez rougir, homme malpropre...
— Ta science de l'ornithologie m'enchante en son
essence, ô Bérénice, et me désespère en Bon application...
Tantôt tu appelles les femmes, grues; tantôt, chameaux;
et aussi, ordures! Tu mélanges hardiment la plume, le poil
et les détritus, lu ton érudition zoologique est mal équili-
brée, tout en étant fort vaste. D'ailleurs dans quelle (
gorie te rangerais-tu, toi,
— Moi, je suis une honnête femme, dit Bérénice.
— Cette classe e>t rare, murmura M. La PuCelette. La
vertu, chez la femme, résulte d'un accident. Cet accident
fut toujours pénible aux personnes de ton sexe; leur vertu
provient non d'elles-mêmes, mais du manqué d'enthou-
siasme dans le désir des hommes...
- 477 —
— Appelez-moi vache, tant que vous y êtes!
— Oh! non, dit M. La Pucelette. Mammifère, seule-
ment; c'est plus général. Mais je m'attarde. Ce soir mon
ami Jacques Cuveau chante; il doit venir me retrouver
après le spectacle, dans une brasserie, où nous buvons
ensemble des bières nourrissantes. Je rentrerai donc, ce
soir, plus tard encore que de coutume; que ce te soit désa-
gréable, je m'en fiche !
— C'est cela, employez des mots grossiers à présent, en
me parlant, à moi, une femme! vieux cochon! Canaille!
— Une temme, dit M. La Pucelette. Si peu...
Il descendit vers la ville. Au théâtre, il éprouva de la
joie. Il apprécia indulgemment les gestes factices du ténor
et les grâces désuètes de la falcon, une grosse maman
bouffie, qui minaudait, apoplectique, la chair éperdûment
sanglée dans la cuirasse féroce d'un corset. Et il goûta aussi
le charme séraphique d'une petite danseuse qui avait de
jolies jambes.
Après le spectacle il attendit, assis dans le coin coutumier
de la brasserie, l'arrivée de M Jacques Cuveau. Ce dernier
entra bientôt. Il avait des yeux rigoleurs et un nez bour-
geonnant Sur ses cheveux bouclés un large feutre était
posé en bataille.
— Cher maître, salua le choriste.
Il se laissa tomber sur la banquette, et ajouta :
— Je suis crevé. Les directeurs sont des tourtes. Le régis-
seur est du mou de veau Le chef d'orchestre est une néfaste
fripouille.
Cette ordinaire nomenclature servait tous les soirs de
prélude à la conversation Elle prouvait, par sa variété de
termes choisis, que M. Jacques Cuveau avait tiré profit de
S3S études ; et par sa répétition journalière, que M. Jacques
Cuveau avait des opinions sérieuses et durables. M. Denis
La Pucelette dit, avec un sourire :
— Vous avez bien chanté ce soir, mon ami.
- 47« -
— Je me suis donné un mal de chien... Sans moi le
ténor restait en panne. La chanteuse aussi, d'aillei
Il n'avait point d'orgueil, mais connaissait sa valeur.
M, Jacques Cuveau but de grands verres de bière. Une
petite femme craintive et un peu miteuse entra dans la
brasserie où ronflait le bruit des conversations et où s'éle-
vait, en gros nuages opaques, la fumée des cigares et des
pipes. M. Denis remarqua la petite femme et dit :
— Vous ne connaissez point cette dame, monsieur
Cuveau ?
Négligemment, Jacques regarda ; puis, ayant craché, il
dit:
— C'est Pastille, une bonne petite. Moi, je suis cory-
phée, troisième premier ténor. Elle est troisième dan-
seuse coryphée, au premier rang...
— Elle dansait ce soir, je crois?
— Oui. C'est même elle qui versait à boire aux « deu-
xièmes dessus »...
Cette arithmétique théâtrale impressionna M. La Puce-
lette. Il rougit. Cuveau le remarqua. Il commanda un
grand verre de bière et dit :
— Je vais vous présenter à cette petite, quia l'air de \
intéresser Elle est gentille...
Il appela:
— Psst! Pastille!
MUi Pastille vint avec empressement vers les deux
hommes. .Al Cuveau lit les présentât!.
— M Denis La Pucelette, savant professeur...
Eugénie Faisan, danseuse.
M. La Pucelette rougit, sourit, dit:
— ( )n VOUS Surnomme Pastille, madame... Pourquoi?
— C'est les autres qui m'appellent ainsi, dit d'une voix
pure et dans un style qui manquait de syntaxe, M Ku-
e Faisan, lu vous, pourquoi c'est-il qu'on vous sur-
nomme Pucelette... c'est cochon, ça!
— 479 —
— Voyons, Pastille, gronda M. Jacques Cuveau.
— Oui, Monsieur Cuveau, dit Pastille.
Elle s'assit à côté de M. La Pucelette, qui lui offrit des
cerises à l'eau de vie. Il était embarrassé, et parce que les
jambes de M,le Pastille étaient cachés par une jupe beso-
gneuse, la danseuse lui paraissait un être nouveau. Il dit :
— Monsieur Cuveau, j'ai passé ma journée à l'étude de
l'inscription. Savez-vous l'orthographe exacte du mot
Or os?
Jacques commanda un verre de bière. Il dit :
— En quel dialecte, maître?
— En dialecte ionien, naturellement. L'inscription est
en ionien.
— Parce que je connais aussi cette orthographe en
romaïque.
M1Ie Pastille pouffa et, toute rouge, reprocha :
— Si vous dites tout le temps des choses cochonnes.,.
Elle affectionnait ce vocable léger et puéril.
— Petite bécasse, dit M. Jacques Cuveau.
Il alluma sa pipe. M. La Pucelette expliqua l'inscription
à Mlle Pastille. Sur le feuillet qu'il retira de la poche inté-
rieure de sa redingote il épela les mots grecs. Mlle Pastille
esquissa un bâillement.
M. La Pucelette dit, d'une voix docte :
— Comme vous savez, monsieur Cuveau, l'esprit n'est
point nécessaire lorsque deux ro se suivent dans le corps
d'un mot; certains auteurs mettent l'esprit doux sur le
premier ro et l'esprit rude sur le second; d'autres suppri-
ment les deux esprits. Mais quand le ro est initial l'esprit
est indispensable.. Ainsi dans le mot rêtor... N'est-ce pas
mademoiselle?...
— Oh! moi, vous savez, je m'en fous, dit Pastille d'une
voix simple. Moi, je fais un esprit dans la Damnation...
— Oui, mais pour vous, il s'agit d'un esprit doux, dit
cérémonieusement M. La Pucelette.
— 4§o —
— Est-il cochon ce petit vieux-là, dit Pastille, qui se
répétait volontiers
Ils mangèrent de la choucroute et parlèrent de l'art
chorégraphique. Puis, M. Jacques Cuveau s'en alla
M. La Pucelette, ayant bu beaucoup de bière, dit des
choses tendres à Pastille. Celle-ci minauda :
— Voilà Je n'ai pas payé mon garni. On va me flanquer
à la porte. Si vous pouviez me le payer, vous. .
— Avec joie, mon enfant. Demain matin...
— Et puis maintenant on prendra une voiture et je vous
reconduirai chez vous... Car j'ai peur que la propriétaire
m'engueule encore ce soir.
Ensemble, ils rentrèrent en voiture chez M. La Puce-
lette. Dans le fiacre malodorant, le professeur, la tête
appuyée contre l'épaule de Pastille, parla éloquemment de
l'inscription grecque. Et Mlle Eugénie disait, avec condes-
cendance :
— Quel vieux petit cochon, tout de même...
Elle se coucha dans le lit de M. La Pucelette. Comme
elle allait s'endormir, elle demanda ingénument :
— Hé bien! et vous?
Il dit :
— Si vous permettez, je vais travailler à mon inscrip-
tion...
— Mince de chic alors, murmura avec innocence Pastille,
qui déjà s'assoupissait.
A huit heures du matin, Bérénice frappa à la porte.
— Entiez, dit .M. La Pucelette.
Il était en robe de chambre et travaillait, penché sur la
table. I.t Bérénice! tout de suite, devint violette, ayant
aperçu une femme couchée Elle faillit I omber le
plateau qui portait la matinale tasse de chocolat. Puis,
comme la situation lui paraissait trop extravagante, elle ne
trouva en son vocabulaire, pourtant varié, aucune épithète
;i jeter à la face de M, La Pucelette. Celui-ci releva la tête
et dit :
— 48 1 —
— O Bérénice, tu respecteras cette enfant que j'aime
d'une façon paternelle. Grâce à sa présence, j'ai déchiffré
mon inscription...
Il s'approcha du lit et, deux ou trois fois, appela :
— Mademoiselle Pastille... mademoiselle Pastille...
Eugénie entr ouvrit un œil et souleva un peu, sur
l'oreiller, sa tête gentiment auréolée de cheveux blonds.
Elle dit d'une voix ensommeillée :
— Sacré nom! encore l'inscription grecque...
Elle ajouta un mot court, qui n'appartient point à la
langue d'Homère, et commença à se rendormir douce-
ment.
Bérénice se sentit l'âme chavirer Brusquement, elle
respecta son maître et admira qu'il fût devenu de la race
des conquérants. Elle s'approcha du chevet et questionna
poliment : ♦
— Est ce que madame prend aussi du chocolat?
Pastille, excédée, se retourna violemment, sous les cou-
vertures, et encore une fois employa le mot énergique qui
n'appartient point au dialecte attique.
— Est-elle mignonne! dit Bérénice avec attendrisse-
ment. Laissez-la dormir, Monsieur. Moi, je vais lui pré-
parer du bon chocolat et des petits gâteaux.
Elle sortit à pas feutrés, pour ne point troubler le som-
meil juvénile de Pastille.
F. -Charles Morisseaux.
Tanagra
Lorsqu'à minuit du ciel tourne la sombre roue,
Dans le silence où naît le rêve plus facile,
Souvent, petit objet de terre si fragile,
O danseuse, mon rêve à ta forme se noue.
— 482 —
Sous le tissu ?nobile au souffle frais du vent,
Voici ton corps, voici ta courbe pure et nue ',
Ton ventre d'amoureuse, et tes seins d'ingénue,
Tout ton être de joie, (tond et vivant.
Doucement tu souris et, la tête inclinée,
Tu t'avances, d'un pas dont le sens est perdu ;
Et, comme si cela pouvait être entendu,
Je t' écoute danser d'au-delà des années...
Oh! pouvoir, un monunt, remonter jusqu'à toi,
Vivre un unique jour de ton époque morte,
Voir la ville, les gens arrêtés sur les portes,
Le ciel pâle et lointain au-dessus de ton toit;
Le port sentant les fruits, avec ses quais sonores
De jurons de rameurs et de cris étrangers.
Les voiles en triangle aux reflets ora/c
Pont lejlot aussi lourd que l'huile se colon :
1 '.> t 'cm pie d' Aphrodite au seuil d'un bois sac
Des cyprès dépassant les chapiteaux doriqi
La fumée, au matin, montant des fours a bric
Qui s'étire tt se meurt dans le soleil dû
Pourquoi donc n 'est-il pas possible , ce mirage?
Quel mur d'airain inexorable, qu
Sépare à chaque instant le présent dufiû
Tour que soit, à jamais, interdit . gef
bi n n crispi r mes poings < t sem r mes genoux,
Vendre tout mon vouloir et don m< s paupièn s —
Autant vaudrait t< ni, r, a
Du portail di la r ux/
Ah ! cet obscur potier qui s'éprit de ta da>
I le plus !
lit par qui, respirant la jeunesse et l'amour,
Tu danses à jamais, dans l'on: rtd .
- 483 -
Le Sphynx
Pourquoi des mots, pourquoi des tableaux et des chants,
Par qui vouloir fixer les beautés inconnues,
Puisque, chaque matin, surgit F aurore nue,
Que chaque soir revoit V ineffable couchant ?
Pourquoi l'âpre fureur et les larmes arriéres
Puisque, demain, devant des seuils abandonnés,
Des mères pleureront encor leur premier-né,
Que des amants s'épuiseront sur leurs chimères?
Je songe aux temps passés, je songe aux temps bénis
Où V homme, insoucieux des rêves ei des marbres,
Avait le calme heureux de ses frères les arbres
Et, sans trouble, tournait ses yeux vers l'infini.
Il écoutait les voix larges ou fugitives
Des dieux obscurs cachés dans les bois éclatants —
Pan seul osait alors, aux roseaux des étangs,
Tailler, chaque saison , ses flûtes primitives. —
Pourquoi sculpter la pierre et tresser de beaux vers ?
Ils en savaient autant que les races nouvelles
Ceux qui, désespérant des choses éternelles,
Dressèrent le grand Sphynx au milieu du désert.
Louis Sailhan.
Le nouveau Ministère
CHRONIQUE PARISIENNE.
On nous annonce la formation d'un nouveau Ministère :
Le Ministère du Travail... « féminin ».
La nouvelle sera officielle demain. Elle ne surprendra
personne. X'avions-nous pas le Ministère du Travail,
d'ordre « masculin », dont la proposition avait rencontré
parmi les centres gauches et modérés, la plus vive opposi-
- 4*4 -
tion? Dès l'instant que M. Viviani triomphe avec majorité,
et coupe, sabre, taille ou rogne, pour démontrer l'utilité de
son Ministère aux opposants et s'affirmera lui-même l'im-
portance de son portefeuille, il n'y a nulle difficulté à
admettre la création d'un Ministère similaire ou à peu près.
C'est de la concurrence parlementaire, voilà tout. Viviani,
dès son avènement au pouvoir, avait organisé le fonction-
nement d'une multitude de syndicats dont on ne prévoyait
guère réclusion.
M0 Daniel Lesueur ou Mme Marguerite Durand,
Ministre du Travail féminin — on ne sait encore laquelle
de ces deux dames sera élue — prendra exemple sur son
confrère et confectionnera par douzaine — à la g
vndicats féminins auxquels participeront « toute*
femmes.
Il paraît que chacune de ces dames prépare dans le se
du cabinet, un programme politique, susceptible de ht
loin derrière lui, les innovations socialistes et les « bouil-
lons » révolutionnaires de M. Viviani. — Les discours
officiels et les voyages ministériels sont déjà arrêtés. —
Mme Marguerite Durand, qui vient de présider l'ouverture
du Congrès féminin, à Paris, le 26 mars dernier, a, en
poche, un stock de projets de lois sur lequel le parti
féministe fonde de brillantes espérances.
On cesserait dese courber sous le joug du Code Napoi<
— personnage qui fut le plus redoutable adversaire de la
femme — et on abolirait la loi de l'homme pour établir
une loi « égale » pour tous.
On a assez payé les dettes de Joséphine
quencês de la veuve de Beauharnai
Le domaine légal est ouvert désormais à 1 émancipation
delà femme... On aura la femme juge, la femme — prési-
dent de tribunal, la femme expert-jur
Kt les lois de protection seront mi- >té, la femme
se trouvant enlevée à la catégorie des incapables où elle
-485 -
se trouvait avec les mineurs, les repris de justice et les
aliénés, pour être élevée au rang enviable de citoyenne
où elle passe à travers les étapes de revendications sécu-
laires, à la tête d'un parti politique.
La politique... c'est la première carrière de la femme!
Eve, en connaissait les détours. C'est elle qui a roulé ce
brave Adam, avec l'affaire- de la Pomme.
Aussi, Mme Marguerite Durand, très experte, affir-
me-t-elle que la politique n'est un métier dangereux que
pour les femmes qui ne l'exercent pas. Elles rendront au
pays des services d'une exceptionnelle importance en
abordant la carrière où Talleyrand a été le modèle du
genre.
Encore, celui-ci a-t-il souvent « bluffé », ce que ces
dames ne voudraient jamais faire à aucun prix.
On est patriote ou on ne l'est pas.
Ces dames le sont jusqu'au bout des ongles.
La France, et le salut de la société, avant tout. Les
hommes verront ce qu'est une « ministresse » française et
sa Secrétaire de Cabinet.
Les nations admireront le. courage du sexe, dit faible,
lequel révélera, enfin, sa vraie nature et secouera le joug des
choses instituées. La réforme du mariage, poursuivie par
M. Henri Coullon, est une pâle aurore de l'ère nouvelle
annoncée par la femme politique.
Les modifications apportées au Code n'étaient pas assez
complètes. Il faut quelque chose de radical.
Les femmes avaient déjà obtenu beaucoup, dans le
doniîiine légal, elles avaient bénéficié d'un tant pour cent
sur le travail de leurs maris, et d'un tas de petits profits
analogues. Mais elles veulent l'égalité du salaire dans
toutes les professions sur lesquelles elles se trouvent en
concurrence avec l'homme, véritable fléau !
Elles veulent aussi l'élévation du salaire, la liberté des
syndicats et le droit de vote !
— 486 —
Il ne faut pas vous imaginer que la raison d'être de la
féminité c'est l'éternel nouveau-né humain !
Débarrassez-vous d'anciens préjugés surannés!
La prochaine ou éventuelle « mi ni stresse », nous apprend
que la femme n'est plus « animale », c'est-à-dire qu'elle a
cessé de se renfermer dans la seule fonction normale où
tous ses penchants séducteurs, rusés, berceurs, éducab
trouvaient leur emploi avec succès. Anciennement on
appelait cela la maternité A présent, on traite cela d'in-
stinct bestial, annihilant le trésor intellectuel de la femme,
dont la science dans les arts et le... reste, prouve suffi-
samment le génie. Il paraît que l'intelligence d'une femme
médiocre, transportée dans un des cerveaux du royaume
masculin, y apparaîtrait comme quelque chose de telle-
ment supérieur, par contraste, que de tous côtés, on
crierait au miracle.
Heureusement pour ces messieurs, que cette transmuta-
tion n'est pas encore à l'ordre du jour.
Mme Marguerite Durand affirme que si le parti féminin
n'a compté ni un Napoléon, ni un Shakespeare, ni un
Raphaël, du moins on doit à la femme de grandes décou-
vertes, à savoir la quinine et le vaccin.
On se demande pourquoi la municipalité de tous les
pays civilisés, où se pratique La vaccination, n'a p.
des statues de cent coudées de hauteur, à la femme inven-
teur du vaccin.
On se demande aussi pourquoi, ayant obtenu un
Ministère, la femme ne fonde pas une République!
Puisqu'elle met Ba gloire à s'exprimer autrement que par
l'œuvre de chair, elle devrait établir une forme de gouver-
nement à elle, d\n\ les hommes seraient exclus. Cela
établirait, beaucoup mieux qu'un mandat ministi
supériorité suprême» sur le sexe « laid * dont elle parait
si jalouse et enfin... les Institutions Républico-féminines
■ut bien gard
Carmen d'Assilva.
- 487 -
L'Heure suprême
Les nuages fuyant le ciel occidental,
Le soleil reparut su?' la mer éperdue,
Et ses rouges lueurs scrutèrent l'étendue
Comme un regard de feu, térébrant et fatal.
Le vaisseau de Noé, F arche faite d'érable
Et de cyprès, cinglait vers les blancs archipels,
D où partaient, incessants, de mystiques appels,
Mais que percevait seul le Juste irréprochable.
Car Celui qui sévit avec sévérité,
En jetant aux félons d'effroyables désastres,
Avait pour ses élus le soir calme, les astres,
La paix intérieure et l'espoir enchanté.
Les enfants entouraient Noé. — Sem en vigie,
Dirigeait des regards au fond de l'horizon,
Et tandis qu'il veillait la mouvante maison
Portait un peuple-roi superbe d'énergie.
Rempli des souvenirs de tant de jours affreux
Le vieillard méditant, accoudé sur la proue,
Regardait. le flot calme où la lumière joue,
Et dit, se souvenant des frères malheureux :
« La terre s'enlisait dans le flot des limons,
Lorsque la Voix clamait : — Que le monde périsse! -
Et visant des hauteurs la cime salvatrice,
Les peuples , en tumulte, escaladaient les monts.
» Les foules s'y ruaient hurlantes et démentes ;
Mais leurs cris étaient vains, ainsi que leurs efforts,
Et les hommes poussés dans le dernier des ports,
Roulaient aux profondeurs terribles des tourmentes!
— 488 —
» Sur un roc dominant le flot envahissant \
Une femme atteignait sur sa poitrine frète,
L'enfant insoucieux ; triste, serré contrt elle,
Un autre enfant crispait ses petits doigts en sang.
» Les eaux montaient toujours) la mère sans <
Levait vers Jéhovah des yeux épouvantés ;
Elle jetait, vers lui, des mots inécontés...
Elle ne demandait que grâce pour l enfance...
» Et puis le flot surgit... plus rien/... — Silencieux
Les fils interrogeaient les yeux dupatriarcJie.
Un reproche y passa. . — Le soir tombait et l'arche
Voguait sous les clartés constellaires des deux.
Omer De Vuysi .
Le Méprisé
De tous les rudes compagnons dont le souvenir m'est
encore présent, les bergers graves m'ont laissé une inr.
sion inoubliable. Est-ce, parce que j'ai aperçu, à l'heure
imprécise du crépuscule, leur silhouette trancher sur l'ho-
rizon cuivré du couchant? L'acuité de ces réminiscences
est-elle due à nos entretiens amicaux, au cours desque
les entendis énoncer des pensées naïves et profondes à la
? Je ne sais, mais je me souviens moins des moisson-
neurs résolus, devant la mer ondoyante des blés murs.
L'un d'eux surtout, Norbert I)eyn>, robuste gaillard qui,
sur une torse d'athlète portait une tête Btigmatisée de
variole, m'attira souvent 11 aimait beaucoup à rappeler le
temps, où, disait-il lui-même, son visage n'épouvantait pas
les belles filles. Mais la malice qu'il mettait à parler de sa
laideur prouvait que tant de disgrâce ne l'attristait pas
outre mesure. La solitude me parut lui être chère. 11 parlait
- 489 -
avec onction et il fut celui qui me rappela le mieux ces ber-
gers virgiliens, dont la parole était sans cesse imagée et
embellie par un ardent amour de la nature.
Nous, les exilés des campagnes, nous ne ressentons pas,
comme eux, le charme qui se dégage des choses rustiques.
Une longue habitude fait que, chez l'homme, l'ambiance
la plus agréable devient d'une ennuyeuse monotonie. Cela
n'est pas vrai pour beaucoup d'entre eux, car ils n'en per-
çoivent que mieux l'intense poésie des champs et de la
forêt. Norbert était de ces obscurs contemplatifs, de ces
poètes qui s'ignorent. Il se souvenait encore de l'heure, où,
son service militaire accompli, il quitta la ville comme on
s'évade d'une casemate, pour reprendre la bonne et paisible
vie pastorale.
Je ne pourrais traduire l'éloquente simplicité, avec
laquelle le berger me parlait, ni les gestes sobres et beaux
qui complétaient son admirative expansion. C'était aux
beaux jours de juillet et, tout en devisant, nous suivions
lentement la roufl? poudreuse et toute blanche de soleil.
Le pacage s'étendait au loin, à perte de vue, et les trou-
peaux, que Norbert y gardait, vaguaient ça-et-là, dans la
plus douce quiétude. Le berger s'était tû car, sur la route
arrivait au trot de sa monture, un cavalier lourd et suant :
nous nous garâmes.
— Bandit!...
Cette injure venait du cavalier, et fut formulée de si
insultante manière, que je me tournai vers Norbert, sur-
pris et même indigné. Mais le pâtre souriait, tranquille :
— C'est le gros Jorix qui se venge. Ah! je le mérite
bien...
Nous nous assîmes au bord du chemin, sur des troncs de
peupliers que j'avais vus abattre, le matin, par les frères
Abeels, de hardis bûcherons Je ne pus m'empêcher alors
de rappeler le mot cruel du fermier, persuadé que ma
curiosité serait, ainsi, satisfaite. Norbert, pensif, décrivit
— 490 —
dans la poussière quelques capricieux entrelacs; puis il me
fît ce récit que je m'efforcerai de traduire fidèlement :
Il était le berger de Jorix depuis plus d'un an déjà,
lorsqu'un matin, en rentrant reprendre ses troupeaux, il se
heurta étourdiment à une jeune inconnue, entrée récem-
ment au service de M,ne Jorix. Sa confusion fut grande
rencontre était, si imprévue, et il se sentit si grotesque,
qu'il balbutia quelques paroles d'excuse qui ne purent, lui
semblait-il, atténuer la rigueur d'un fier regard. Norbert
fut se renseigner. C'était une des filles de Dalou, le sacris-
tain, qu'il avait trouvée bien belle, lui qui ne se connai
pourtant qu'en belle laine. Il aurait passe son existence à
la regarder, car tout, en elle, la faisait aimer. Mais l'orgueil-
leuse Thérèse Dalou ne daigna le regarder que deux fois :
lorsqu'ils se rencontrèrent si malheureusement et le jour
même où le pâtre la sauva d'une irrémédiable bon:
Pourquoi faut-il que l'amour vainc l'homme quand il ne
peut inspirer qu'une aversion parfois justifiée par une tare
physique, ou par une antipathie qui ar^elle, en vain, une
plausible définition? C'est un mystère. Norbert avait
senti, lorsque ses yeux avaient rencontré ceux de la belle
fille, une émotion intense lui secouer tout l'être; tandis
qu'en cette même seconde la jeune Thérèse dut éprouver
une angoissante horreur qui l'éloignait de lui, à jamais. Le
pâtre avait compris tout cela et cependant il ne perdit
jamais l'espoir de fléchir sa cruelle indifférence. 11 pensait
à la jeune fille, jour et nuit ; il fte jetait sur sa route lorsque
l'occasion s'en présentait, mais il ne put retrouver son
ird implorant dans le sien car elle ne voulait pas, elle
ne voulait plus le voir.
Ai-je dit que Thérèse était coquette? Elle l'était comme
une reine doit l'être limait les fleurs et en portait à
son corsage ou dans ses cheveux. Alors, nent, comme
les villa - portent, en mai, à la vierge, il déposa
chaque matin une brassée de ses fleurs encore trempées
— 49i —
de rosée. Jugez de sa joie lorsqu'il les vit orner sa beauté.
C'étaient les siennes, entre mille il les eut reconnues! Il
semblait, alors, à ce pauvre fou, qu'entre leurs âmes s'éta-
blissait ce lien immatériel qui rendait une mutuelle sympa-
thie possible. Cela dura jusqu'au jour où il fut surpris dépo-
sant son offrande sur l'autel de l'idole; Mathieu, le fuyant
bellâtre, qui espionnait toujours quelqu'un, observa son
action, et le lendemain à son retour Norbert trouva les
pétales de ses roses si belles, effeuillés et flottant sur les
eaux d'une mare.
Ce fut pour Norbert une désillusion si brutale qu'il n'osa
plus songer à Thérèse de crainte qu'un ressentiment ne
prit racine en lui, ressentiment que la vilaine action de la
cruelle aurait pu justifier. Deux mois s'écoulèrent et quoi-
qu'il n'eut rien tenté qui put porter ombrage à Thérèse,
Jorix l'arrêta un matin, sévère :
— Norbert, il est une chose qu'il faut se garder d'oublier,
c'est que, au service d'un maître bon comme je le suis, on
doit être respectueux...
— Je le suis, maître.
— Tu ne l'es pas, berger! Tu as conservé des habitudes
de garnison qui me déplaisent, et il faut, vraiment, que je
sois bon comme je le suis pour ne. pas te chasser...
— Que me reprochez-vous ?
— ... Je ne le ferai pas cette fois, mais s'il t' arrive encore
de manquer de respect à Mlle Dalou, ma bonté... tu sais
maintenant ce qui t'attend !
Sa colère ridicule, ses gros yeux presque exorbités, son
attitude de coq gras dressé sur ses ergots, donnèrent à
Norbert une envie folle de lui montrer, sur le champ, le
cas qu'il faisait d'un si bon maître. Mais il songeait que ce
serait l'exil, loin de l'inhumaine et, quoique les reproches
qu'il venait d'entendre ne pouvaient émaner que d'elle-
même, il fut assez maître de lui pour baisser humblement
le front et il partit immensément malheureux.
- 492 -
Il s'efforçait d'oublier Thérèse. Furtivement, le matin,
il allait grouper ses bêtes, presque sans lever les veux et
subissant, sans y répondre, les railleries imbéciles de ce
fourbe de Mathieu. En route les passants le regardaient
obstinément. Il sut par la suite que le village tout entier
partageait la même horreur pour le pâtre Norbert, qui
avair osé prétendre aux faveurs de la jolie Thérèse Dalou.
Les gamins qui, en bon fils, approuvaient l'opinion pater-
nelle, l'accueillirent plus d'une fois par une grêle de
pierres, et Lisa la mercière, vieille fille noueuse comme
une branche de cornouiller, rentrait précipitamment chez
elle à son approche, et répandait sur Norbert des racontais
que la raison réprouvait, mais qui rendait la vieille très
intéressante.
Tant d'avanies laissèrent le berger indifférent. In
espoir, un souverain espoir le soutenait et Thérèse lui eut
jeté à la face tout son dédaigneux mépris, qu'il n'aurait pu
abdiquer de ses espérances. Plus que jamais sa solitude
lui était douce. Il avait conservé quelques livres, don d'un
camarade d'armée, dont les leçons lui avaient été chè
autrefois. Il les relut avec avidité et trouva plus dune
analogie entre sa peine et celle des héros dont l'amour
finissait par triompher de tous les obstacles. Cette lecture
naïve lui parut de bon augure et un événement sembla
vouloir le confirmer.
Thérèse habitait la ferme des Jorix, mais elle avait
obtenu de se rendre, chaque matin, chez ses parents qui
habitaient la maison voisine du presbytère. Norbei
passait souvent avec les bètes, car le maître possédait,
par là, de fort beaux herbages. Or, un matin, il vit paraître
Thérèse Dalou au loin, sur la route. La distance qui les
séparait encore lui laissait le temps de méditer. Ils étaient
seuls; deux haies parallèles les cachaient aux indiscrets.
Quoique défaillant, le berger se décida à lui dire combien
ses injustes imputations lui avaient été douloureuses et
— 493 —
pour se donner du cœur il osa presque la regarder froide-
ment. Thérèse se méprit sans doute sur ses sentiments
car, proxime de lui, elle se mit à courir tête baissée et
éluda ainsi toute entreprise de sa part. Cependant, au
moment même où ils se croisèrent, Norbert vit distincte-
ment tomber de la poche de Thérèse un anneau qui vint
rouler à ses pieds. Le berger le ramassa et, dans cette
minute, il éprouva toute la joie que lui procurait cette
trouvaille; il pouvait la rappeler, lui rendre l'objet qu'elle
venait de perdre, qui lui était cher peut-être, et lui
prouver ainsi que l'affreux Norbert que chacun colomniait
à l'envi avait cependant conservé intact son vieux renom
d'honneur.
Il eut voulu agir ainsi et il n'en fit rien. Il pressa, au
contraire, l'objet entre ses doigts, de crainte qu'il ne lui
échappât et il comprit dans le tumulte de ses sens que, s'il
éprouverait une grande joie de lui rendre cette bague, il
en éprouvait une plus grande encore en possédant une
chose qui lui appartint.
La journée se passa dans une muette contemplation du
bijou. Norbert connut les affres et les joies, les tristesses
et les démences de ceux qui aiment, si fruste et si obscure
que soit leur pensée. Il se disait que cette bague annela
les doigts de fée de Thérèse; qu'à cette même heure, peut-
être, elle cherchait, éplorée et transie, le joyau qu'il pos-
sédait, lui; que s'il faisait le geste de le lui rendre elle ne
pouvait que le récompenser d'un sourire et, se sachant ce
dispensateur de joie, il ne put réprimer une cruelle satis-
faction parce qu'il pouvait humilier son orgueil en la
contraignant à une reconnaissance envers son humble
adorateur.
Et ce soir-là Norbert rentra pensif précédé de son trou-
peau. Son chien gambadant et zélé suppléait à l'inertie de
son maître. De retour à la ferme des Jorix, le berger leva
les yeux vers certaine croisée mais il ne vit qu'une main
furtive et les plis agités d'un rideau qui retombait.
— 494 —
Et toi aussi berger entre, et vois comment châtie quand
on le trompe un maître aussi bon que je le suis !...
C'était Jorix qui lui criait ces mots par la fenêtre ouverte
de la salle basse. Il était écarlate et frappait l'air de sa cra-
vache. Norbert entra et vit immédiatement à l'attitude de
la petite foule présente qu'un gros événement l'émotion-
nait. Le personnel de la ferme était réuni là et entourait
trois personnes : Jorix, Mathieu et Thérèse qui, elle, san-
glotait.
— Continue! ordonna Jorix.
— Eh bien, maître, continuait Mathieu, du fenil où je
me trouvais je voyais parfaitement dans la chambre de
Madame. J'ai vu, comme je vous vois, maître, Mlle Dalou
prendre la bague, l'essayer au doigt et l'emporter... je l'ai
vu, maître !..
La voix du délateur était ferme, convaincante Trente
yeux sévères fixaient Thérèse avec une malveillante fixité
et la jeune fille semblait confirmer la terrible accusation
par un silence obstiné et des pleurs.
Le maître, frénétique, l'interrogeait :
— Je veux ma bague ! où est ma bague !
— Je ne l'ai pas ! finit par sangloter la jeune fille.
— Vous ne l'avez pas! hurlait l'autre, vous ne l'avez pas
et on vous la vu prendre! Vous ne l'ave/ pas et voua l'avez
emportée! Je veux ma bague! rende/ la moi!
— Je ne l'ai pas..
— Elle l'a. maître insinua Mathieu
Alors, Norbert sentit toute la pitié dont était suscep-
tible son âme aimante «le misérable. Il voulut montrer à la
méprisante Thérèse que pour être son sauveur l'aveu d'un
vol qu'elle seule avait commis ne lui répugnait pas. Il erut
sa magnanimité; il crut qu'elle se souviendrait et s'avan-
çant il posa la bague dans les mains que Jorix tendait
vers Thérèse :
— 495 —
— N'est-ce pas celle-ci? demanda-t-il.
Un grand coup de cravache lacéra aussitôt le front du
pâtre. Vingt bras se détendirent menaçants :
— Hors d'ici!...
Et Norbert entendit monter derrière lui les voix discor-
dantes, le cri monstrueux de la haine et parmi tant de voix
il discerna celle de l'aimée, aiguë, stridente, cinglante, et
indignée !
Le berger s'était tu. Ses dernières paroles avaient été
dites avec infiniment de tristesse, mais il avait pardonné
à la fourbe adorable et jolie, car il termina admirativement :
— Méchante, oui, elle l'était; mais, bon Dieu, qu'elle
était belle !
Henri Valaise.
Les Cygnes
I
Les cygnes glissent lentement sur l'eau moirée,
Sous les ponts chancelants, le long des quais déserts. —
Dans le cahne infini des pensives soirées
De grands cygnes muets peuplent les canaux verts.
Le ciel lointain, noyé d'une brume amétyste,
Stagne, comme zen grand lac, par-dessus les maiso?is,
Revêtant les objets de teintes fantaisistes. —
Et les cygnes perdus glissent vers l'horizon .
Vers l'horizon : dédale noir de tristes rues,
De murs nus et croulants sous des toits lamés d'or. —
Oh! l'étrange beauté des magiques décors
Transpirant le regret des choses disparues!
Vers les temps révolus quels suprêmes retours
Ne provoquez-vous pas, vagues blancheurs flottantes,
— 496 —
Grands cygnes des canaux aux reflets de velours,
Quand vous glissez, pareils aux âmes suppliantes,
Dans la mauve clarté des tièdesfins de jours!
II
Ton cœur est une ville endormie où la lune
Met un spectral reflet sur les monuments morts...
De V amoncellement des toits un beffroi sort,
Jetant vers l' infini troublé sa flèche brime.
Des jardins bleus, des pignons blancs, des Canaux noirs —
De longs canaux rampant sous des ponts lourds et mornes,
Parmi les parcs, le long des murs où les viornes
Tordent leurs bras flétris en d 'âpres désespoirs.
Beaux et silencieux et presque diaphanes,
Promenant dans la nuit leurs langueurs de sultafies
Parmi les nénuphars affaissés et mourants,
Les cygnes voguent doucement comme un mystère. —
Vers tes rêves d'antan, tes espoirs de nagi
Ils voguent, tes penser s — pauvres cygnes errants!
Achille Pastire.
a
Un poète oublié
Le monument que les typographe* parisiens ont élevé, il
y a quelques années, à Eïégésippe Moreau, au cimetière
Montparnasse, était un hommage touchant et mérité. Tous
ceux qui connaissent l'œuvre si délicate de ce poète ont
applaudi à cette initiative. Nous devons notre admiration
à ceux qui nous ont charmés, et l'auteur du Myosotis fut
bien réellement un charmeur.
— 497 —
On s'est longtemps apitoyé sur le sort lamentable de ce
jeune écrivain. Ses biographes s'accordent à reconnaître
que sa fin prématurée servit beaucoup sa gloire littéraire.
Son œuvre n'est pas considérable, sans doute, et elle a,
dans son ensemble, plus d'un point faible ; mais ils ajou-
tent cependant que ses aptitudes poétiques n'étaient pas
susceptibles de contestation, et que la mort empêcha la
maturité d'un beau talent. Il était de la lignée des Mafi-
lâtre, des Gilbert, des Escousse. Comme eux, il se déses-
pérait de n'avoir pu atteindre, d'emblée, les régions si peu
accessibles de la renommée, et, l'effort de volonté n'étant
le partage que des caractères virils et forts, Moreau a
succombé, l'âme abattue, devant les premiers obstacles.
Moreau débuta dans la carrière des lettres par des chan-
sons aimables, déjà marquées de ce style charmant qui fut
le sien. Il s'y affirme le contempteur des grandeurs
humaines, comme s'il prévoyait que l'indifférence des
hommes lui deviendra fatale. Enfant, pour qui la fortune
ne fut que marâtre, il se montre bien excessif, mais ses
malheurs lui sont une excuse. Et n'oublions pas que la Révo-
lution n'est pas lointaine; que l'Empire, puis la Restaura-
tion, époques troublées, s'il en fût, ont laissé des souvenirs
héroïques. Une autre Fronde sévissait, plus âpre, plus
sapante, et les jeunes hommes de ces temps belliqueux
n'attendent que l'occasion, et ne parlent que d'aller mourir
aux Thermopyles !
La fondation d'un petit périodique, dont il était l'unique
poète, paraît avoir marqué une grande date dans son exis-
tence. Il le baptise du nom de Diogène, il se dit cynique,
autant que l'étrange adorateur de Laïs lui-même. La vigueur
ne manque pas à ces écrits, et, pour en attiser la flamme
patriotique, le poète choisit ses sujets dans les fastes de son
- 498 -
temps. Il exalte l'acte régicide d'un ex conventionnel, avec
une conviction sereine, qui lui aliène immédiatement
sympathies royalistes. L'avertissement à Joseph Bona-
parte, qui prétend un moment à la succession impériale,
nous donne un avant-goût de ce que furent, vingt ans plus
tard, les polémiques de la faction républicaine contre celui
qu'on appelait l'Augustule du second Empire! On y voit
figurer encore le poème intitulé X Hiver, qui est une page
maîtresse, et qui suffit pour classer son auteur parmi
illustrations littéraires.
Ce beau talent procédait de trois formes poétiques,
poèmes satiriques ont le verbe châtié et l'esprit cinglant.
La rime est belle, le vers sonore, le débit éloquent ; mais il
appert clairement qu'à ces accents, à cette vive éloquence,
il faut un exutoire qui est l'infortune même du poète. Les
plus belles pages ne sont que les cris exaspérés d'une âme
en révolte; aussi, lorsque la révolution de juillet éclate,
est-il parmi les aventureux qui rêvent de substituer aux
tyrannies dynastiques, une idéal meilleur et républicain.
Et puis ce sont des chansons légères, parfois libertû
C'est le temps où Béranger répand sa muse chansonn
aux échos (le 1 1 Gaule. Son influence sur le jeune écrivain
est évidente. Mais gi, pour la forme, Moreau se souvient
d'un tel maître, le fond est bien à lui ; sa personnalité s'en
âge entière, et la poésie en est si aimable, si envi
pante que le romancier de Latouche, entrant un matin
chez Béranger, lui déclara avec brusquerie qu'il conna s
un inconnu plus poète que lui-même I
Enfin ses élégies ont un charme impressionnant. Qui ne
tonnait cette Voulzie, qui demeure un modèle de
de pureté? En elle se reflètent scent, et,
aussi, l'amertume des désillusions tôt venues. Il a voulu,
lih. parmi 1rs : ; 'ravina,
diriger ses pas vers l'immense Paris, croyant qu'il lui suffis
— 499 —
rait de chanter, barde assis aux portes de la ville, comme
Homère à Délos, pour que son entrée y fût triomphale : il
y connut la faim!
Moreau quitta donc Provins et vint se fixer à Paris. Il
exerça d'abord sa profession de typographe, dans l'impri-
merie de Firmin Didot, puis il voulut occuper une fonction
de maître d'études. C'était le pain de chaque jour assuré;
mais Moreau est un poète : le travail régulier, compassé,
est pour lui une oppression; et voici déjà la lassitude. Heu-
reux de faire diversion aux mauvais jours, il fait les siens,
des plaisirs de quelques jeunes gens joyeux et dissipateurs.
Alors commence pour le malheureux cette existence
désordonnée, d'un vide écœurant, qu'on appelait vers cette
époque la «vie de bohème». La fortune, l'insipide fortune,
l'ignora, et il n'eut pas, lui, l'impérieuse volonté de narguer
l'oublieuse ! Aussi quels tristes lendemains lui furent dévo-
lus! Plus d'une fois, à l'heure où le bourgeois pousse le
verrou de sa chambre paisible et attiédie, le poète n'eut
pour chevet que les bornes de la route, et pour ciel les
arches lugubres des ponts !
Et cependant, à cette heure, un événement secoua Paris.
Un autre poète, qui n'était pas de la pléiade romantique,
accaparait la faveur populaire. Lacenaire était sog nom. Il
était voué à l'échafaud, et occupait ses loisirs de captif en
écrivant des chansons. Poussé par une aberration qu'ex-
plique, seule, son éternelle badauderie, le public se jetait
avidement sur ces productions malsaines. On comprend
sans peine le mépris qu'inspira ce sinistre rival au poète
méconnu; aussi flagella-t-il, dans un poème de belle élo-
quence, et l'auteur indigne et le public applaudisseur !
Félix Pyat, ayant remarqué son talent de poète, voulut
connaître Moreau et alla le surprendre dans l'imprimerie
— 50° —
où il exerçait alors. Pyat fut vivement touché, et le lende-
main il désigna à ces contemporains ce paria des lettres,
honneur de la pensée française !
Ce fut un rayon de gloire pour le pauvre écrivain ; son
œuvre fut éditée, et il n'en fallut pas davantage pour qu'il
oubliât ses tourments passés. Prompt à absoudre les
hommes de leur injustice, il regrette ses pages véhémentes.
Il les déclare enfantées dans une ardente exaspération, et
en atténue la rigueur, car, disait-il :
Pour que son vers clément pardonne au genre humain,
Que faut-il au poète ? Un baiser et du pain.
Et il annonce sa victoire à la charmante jeune fille qui
fut sa prophétesse ; car, alors que ses premiers essais poé-
tiques étaient lus, avec un sourire indulgent, elle comprit,
elle, que l'aimé était de la race des chantres français, et sut
faire partager, par celui qui doutait de lui-même, sa vail-
lance et ses espoirs. Le poète lui dédia, sous le titre de
Contes à ma sœur, des nouvelles écrites d'une plume que
l'on croirait, dit Louis Ratisbonne, trempée dans l'écris
toire de Nodier. Et lorsqu'il s'est éloigné d'elle, lors-
qu'après avoir été pris dans le tourbillon des joies de la
grande ville, il retombe malade, contrit, désespéré, c'est
à elle qu'il songe, et qu'il écrit des lettres pathétiques, OÙ
tle toyte la tristesse de son âme désoli
Car il est trop tard. La maladie tue le poète; l'hôpital a
déjà été son refuge; il y rentrera pour mourir. Sa fin susci-
tera des regrets unanimes, et Pyat trouvera l'occai
d'écrire un virulent réquisitoire, déclarant la
ponsable de cette mort.
L'érection d'un monument â la mémoire d'Hégésippe
Moreau fut donc une heureuse inspiration, qui honore
l'intéressante corporation des typographes. Ce ns se
souviennent que l'un des leurs fut aussi un écrivain de
— KOI —
mérite, et, en glorifiant le créateur de ce bouquet de Myo-
sotis, ils prouvent que cette fleur n'a rien perdu de sa
poétique signification.
Etienne Arnal.
Théâtre du Parc
« le voleur », comédie en trois actes, par M. Henry Bernstein.
Le tour de force, exécuté par M. Bernstein est d'avoir soutenu notre
intérêt, pendant trois actes très longs, avec des données très peu vra
semblables ; cela a pu se faire, parce que M Bernstein est un construc-
teur dramatique puissant et adroit qui sait, avec des moyens souvent très
artificiels, intéresser notre curiosité à des situations nettement présen-
tées comme inextricables, dès les premières scènes; le dialogue est
pressant, logique, dégagé de réflexions inutiles ou parasites; les carac-
tères des personnages sont clairement exposés, et dès lors, on subit
un certain entraînement très profitable.
Disons immédiatement que cette pièce fut une des mieux interpré-
tées de la saison; Mmo Marthe Mellot, du théâtre des Variétés,
MM. Barré, Richard et Joachim, de la troupe ordinaire du Parc, ont
déployé un talent de première valeur à rendre les personnages vivants
et à nous faire croire que tout cela a pu se passer ainsi.
Il fallait certes le talent de Mme Mellot pour tenir sans péril le rôle
de la femme anormale, maladive, et exceptionnellement inconsciente
qu'est Mme Voysin, la Voleuse.
On connaît le thème : Les époux Voysin sont de séjour chez des amis,
les époux Lagarde Mme Voysin, qui témoigne à son mari, coram populo,
une passion très exaltée a cependant comme passion principale le goût
du luxe et de la toilette.
Et ainsi la passion de la toilette va remplacer — c'est très vrai et très
moderne, — les luttes psychologiques que les héroïnes de jadis déve-
loppaient à la scène; c'est plus simple pour les auteurs; et dès le
moment où le gros public est content, les auteurs auraient tort de cher-
cher à avoir du génie
Que ce soit pour plaire à son mari que Mme Voysin a la folie du
chiffon : elle le dira pour son excuse; nous n'en croirons rien, mais le
mari le croira, et cela est nécessaire, pour que la pièce évolue.
Et c'est ainsi que pour satisfaire à ses dépenses, elle se laissera aller à
puiser quelques billets de mille dans le tiroir de l'amie qui lui donne
l'hospitalité.
M. Lagarde ouvre une enquête; il en confie le soin à un magistrat
libre; ce policier des salons accuse le fils Lagarde d'être le voleur ;
celui-ci a dix-neuf ans, il s'est épris de la séduisante et coquette et dépra-
vée Mme Voysin qui s'amusait de ses déclarations, sans les prendre au
sérieux. Et ce très naïf godelureau se laisse aisément persuader par
— 502 —
M1"6 Voysin, et prend à son compte la responsabilité du délit; quand il
sera temps que la pièce se termine, la vente éclatera, et les parents
Lagarde iront se distraire à l'étranger.
Pourquoi cette enquête est-elle faite devant les n compa-
gnie des époux Voysin? Pourquoi le magistrat-policier est-il obligé de
conclure en présence de ces étrangers ? Pourquoi M. Voysin est-il solli-
cité à fureter dans les tiroirs du secrétaire de sa femme e uvrir
ainsi qu'elle ment, et qu'elle est la coupable?
11 fallait cela, parce que nous sommes au théâtre. Mais il fallait toute
l'habileté d'un maître-ouvi i< r scénique pour construire fortement ces
scènes sans laisser réflexion au spectateur.
M. Bernsteill avait le talent qui convenait pour mènera bien ces
expédients, et il y a réussi.
11 a même su faire tenir un acte très long dans le seul dialogu
époux Voysin; mais, connaissant le goût facile du public, dont le
vaudeville a souvent fait toute l'éducation dramatique, il a, il es;
ajouté un troisième personnage muet : les anciens avaient la fatalité,
les classiques avaient la lutte de la passion et du devoir, les modernes
sont plus positifs, et, s'imposant moins d'effort, ils n'ont garde, quand
c'est possible, de ne pas chercher leur ressort dramatique (ceci sans
jeu de mot), dans un lit. Ce lit est bien suggestif et intéresse, parce que
notre curiosité est stimulée à rechercher ce à quoi il va servir.
Ici, il ne sert à rien, mais qu'importe : il a tenu le spectateur en
éveil, pendant que les deux personnages se livraient à des epanche-
ments savoureux, entremêlés de dis >ur des billets de banque.
Car M"° Voysin est une rouée, qui connaît son mari, et la man
de s'en servir; et celui-ci à la dose de béatitude qui convient.
Kn résume, si beaucoup ont fan pire, M Bernstein a déjà lait m
mais ses qualités caractéristiques se retrouvent dans cette piè<
comme elles ne sont pas banales, cela suffit, étant donnée !..
actuelle de productions hâtives, à lui faire beaucoup pardonner.
Jacques Lkb
Petite chronique
Orner De Vuyst, publiera le 15 m. 11. chez, l'éditeur I.amertin, un
recueil de vers ayant pour titre : Sur L'autre Rive.
Académie Royale des Beaux-Arts. — Ecole
ratiis (Bibliothèque) 141, rue du Midi.
on publique de les plus
très peintres de la « National Gaîlery « de Londres; de la o
non Grosveror !!»•. • Vienne et de Berlin, et du
Musée de l'Hermitage de Botticelli, 1
., Constable, Alb. Cuys. (.. David, Durer, Francia, J. Fouquet,
— 503 -
Fr. Hais, Hogarth, de Vinci, Luini, Mainardi, Murillo, P. Potter,
X. Poussin, Raphaël, Rembrandt, Reynolds, Rubens. Ruischael, Ter
Borch, Turner, Van Dyck, Van Goyen, Velasquez, Veronèse, Wat-
teau et Ph. Wauwermans.
Antée vient de retoucher terre.... Il nous arrive le premier mai
débordant de forces nouvelles. Il apporte à ses lecteurs, la prose déli-
cate et originale du rare maître écrivain qu'est M. Pierre Louys. Et le
sommaire ouvert par le nom de cette personnalité littéraire si inté-
ressante et si artistique, se poursuit brillamment par des vers de
MM. Stuart Merrill, F P. Allibert et Mazade. Maubel nous y parle de
la légende baudelairienne, Fr. Vielé-Griffin analyse finement le mouve-
ment poétique actuel dans une chronique vivante et personnelle, et
Arthur Symons, un latin d'outre-Manche, nous prépare à la lecture du
Mauvais Riche, un livre nouveau. On y trouve ensuite un conte du
poëte délicat qui a nom Albert Mockel une Ciguë de Henri Vande-
putte. et une lettre sur le théâtre de A H Cornette. La spirituelle
chronique des Revues d'Eugène Montfort et les Notes, toujours pi-
quantes, de Crossoptylon terminent ce numéro extraordinaire.
Antée est élégamment édité à Bruges, chez Arthur Herbert Ld. Un
numéro spécimen est envoyé sur demande. Le prix du numéro est de
60 cent, et l'abonnement annuel est de 6 fr.
— Eh bien, ô Pessimiste ! parlez, qu'en dites-vous ?
— De quoi voulez-vous que je vous parle ? me répondit le Pessimiste
navré, serait-ce du ministère des Beaux- Arts qui vient d'être créé?
— Mais oui, de cela même ! m'exclamai-je, ravi de tant de perspica-
cité
Alors le Pessimiste parla :
— Ce n'est pas tout, Monsieur, de retirer d'un champ de carottes le
Génie sacré des Arts et des Lettres (il était pompeux, le Pessimiste) il
convient aussi de trouver un piédestal digne de lui.
— On le lui trouvera! affirmai je.
— Oui, on le lui trouvera et lorsqu'il y sera juché dans l'attitude
auguste d'un Semeur... de prébendes, lorsque nos auteurs, dont le
renom s'est affirmé... à l'étranger, s'avanceront vers lui, vous consta-
terez, ô miracle! que ce piédestal est muni à sa base de fuyantes
roulettes...
— Croyez- vous !
— Si je le crois!... Seuls quelques auteurs, des poètes, ne seront pas
astreints à la poursuite de l'insaisissable Génie : ce sera l'apanage de
leur gloire incontestée!
— ? ....
— Casteleyn et les aèdes de la Revue .. Burlesque !
Les quittances d'abonnement seront présentées dans le courant
de ce mois; nous prions nos abonnés de leur réserver un bon accueil.
Saint-Gilles-Bruxelles. — Imp. N. Dekomkk, 16, rue du Fort.
TABIiE DES JVLATIÈÇES
Contenues dans le tome huitième.
Pages
ANGENOT, Marcsl— Etat d1 Ame 145
Cœur profond 292
ARNAL, Etienne. — Un poète oublié 496
AVRIL, Hélène. — A celui qui viendra 205
BERNARD, Jean-Marc. — Lettre familière à Laurent Tailhade,
poète chrétien 125
Les Etapes de Philippe 272
Sur la Fontaine de Mèdicis 370
Odelette 371
Nocturne 371
BODSON, Félix. — Un jour, tes lèvres .... .... 356
CARGO, Francis. — Paul Souchon 189
Trois Sonnets 235
CLÉMENT Héléna. — Idylle rouge 137
Soir d'Automne 439
COPPIN, Marguerite. — Le Soleil du Gel 365
Le Soleil Couchant 365
Le Choix .... . . 433
DAUGUET, Marie. — Parfums
D'ASSILVA, Carmen. — Fantaisie Parisienne 36]
Leçons des Choses 432
Le Nouveau Ministère 483
DE CROISSET, Francis et EMMANUEL, Arène. - Paris-
New-York (Fragment) 396
DESPRECH1NS, Emile. — Les Saisons 290
D'HOUVILLE, Gérard. — Sonnet 393
DOURY, Charles. — Petits portraits singuliers 169
Deux Poèmes et Prose 280
DE VUYST, Omer. - Sur la Croix 237
Metzys ... 364
L'Heure Suprême 487
FLEISCHMANN, Hector. — Autre invitation au Voyage . . . 159
Elégie romantique 289
Les Centaures vers Wagram . . . . ... 422
GILLE, Valère. — Madone ... 14
GILSOUL, Fernand. — L' Amphore 169
GOVAERT, Charles. — L'Homme aux Lèvres closes .... 437
GROMMELYNCK. — Nous n'irons plus au bois 41
— 506 —
Pages
HBLLBNS, Franz. — Heures des petites villes grises 20
Visages de Villes .... 101
Nous ne verrons plus Tante Jo
JONG EN, Joseph.'- Parsifal à Amsterdam
Pélléas et Mélisande jij
LEMONNIER, Camille. — Henri Leys
L'Ame lointaine 393
LIEBRECHT Henri. L'Académie et les littérateurs . . .
L'Offrande d'Automne
« Phyllis » au théâtre de Verdure de Genval
Fresque barbare 244
Au Seuil de f Amour
LE NOIR, Amcet. — La Toile bleue 14
La Superbe du Siècle 103
Ne pas être Soi .
Le Merveilleux Concept 345
LEROUX, Jacques. — Chevalerie et Décadence 351
LE ROY, Grégoire. — Le Joueur aVOrgui
Les Cloches
Le Porte ....
MAX. Paul. — Dialogues des Petites Filles
MORISSEAUX, Charles. - Le « Pan » de Charles Van Ler
berghe
Caligula 351
La « Salomé » d'Oscar Wilde et Richard Strauss au
théâtre de la Monnaie 385
La Préoccupation amoureuse 473
PASTURE, Achille — Les Cygnes
PERIN, CÉ( île. — Extase
Berceaux
Inquiétudes 426
PERIN, Georges. — Retour 207
RAMAEK ERS, Georges. Soirs paient
Printemps <TEden ,
RENC Y, Georges. L'Académie et les littérateurs .... 157
ROIDOT, Probper. - Sept Juin .
. lu Soir
La Ruelle 95
Vers . . ...
/..; Lumière des Huis 407
i:i )\i .\\'.\. Berthii
RODRIGUE, G X. — Epipkanù
/.'/ :!< .... ... ...
RUYTBRS, Carlo. m i rante Amélie
SAILHAN, Louis. •
1 , Sphinx 483
SOUCHON, Paui . - A un Po#e 127
SEIGNON, Charles. — Vers libre et symbolisme
— 507 -
Pages
SICARD, Emile. — Verlainicnne 143
SYMONS, Arthur. — Hubert Oackanthorpe 318
THOMAS, Louis. — Points de vue 23
Stance 192
Reflets , 164
Notes d'un Réaliste 286
Octobre . 370
TRICOT, Léon. — Le Père de Do?i Jnaii 275
Harmonie embaumée 279
Nèrine (Fragment) 416
VALAISE, Henri. — Le Méprisé 488
VAX DE WIELE, Marguerite. — L'Art et les Tombeaux. . 428
VERHAEREN, Emile. — Un vieux Marin 315
WAUTIER, Alfred. — Sermio?ie 291
COMPTE-RENDUS
PEINTURE ET SCULPTURE
Exposition et Cercles d'art : Liedel Oscar; Morisseaux,
Charles.
Société Nationale des Aquarellistes et Pastellistes 83
L'Œuvre 121
Les Indépendants 153
Le Labeur 225
Les Aquarellistes 309
Au Cercle Artistique 378
A la Libre Esthétique 464
Exposition particulière :
Le peintre russe Tkatchenko, Michel 122
Expositions diverses : *"•
A l'Académie de dessin, de sculpture et d'architecture de
Saint-Gilles 36
Chroniques Littéraires : MoRlSSEAUX, F. -Charles; Liebrecht,
Henri; Ruyters, Carlo; DutERME, Marguerite; Max,
Paul.
Farrère, Claude : Les Civilisés .... 24
Ramaekers, Georges : Le Chaut des Trois règnes 27
Mercier, Louis : Le Poème de la Maison 29
Mary, André : Les Sentiers du Paradis 31
Dor, Prosper : Sous les Sapins 32
— 508 —
Pages
Allorge, Henri : L'Ame géométrique 32
Fagus : Jeunes Fleurs 32
Thomas, Louis : Lily 33
Desbonnets, Charles : Poèmes 33
Hertz, Henri ; Quelques Vers 34
d'Hugheer, R. : Dans les Jardins d'Octobre 34
Deurf, Robert : Le Carillon du rêve 34
Stiernet, Hubert : Histoires hantées 109
Fleischmann, Hector : M. de Burghraeve homme considérable. 11 1
Yoos de Ghistelles, G. : L'Autre Justice us
Macedonski, Alexandre : Le Calvaire de Feu 114
Legrand-Chabrier : Mangwa 116
Moréas, Jean : Paysages et Sentiments 117
Grabbe, Georges : Les Pierres d'Oxford 117
Vandoyer, L. : Les Compagnes du rêve 118
Kaln, Gustave : Polichinelle (de Guignol) 118
Brémond, Henri : Le Charme d'Athènes 119
Van Lerberghe, Ch. : Pan 119
Bocquet, Léon : Les Cygnes Noirs 146
Thomas, Louis : Les Cris du Solitaire 147
Cadon, Henri : Le Chalumeau du Pan 147
Arnoux, Alexandre : L'Allée des Mortes 148
Levaillant, Maurice : Le Miroir d'Etain
Gouaillier, Maurice : Don Quichotte 140
Schuberger, A. R. : La Dame aux Songes 150
de Sormiou, Marie : Chant du Soleil 150
Herry, Pol : Un rêve à l'Aimée 150
Delattre, Louis : Fany 159
de Régnier, Henri : Le Passé Vivant
Richard, R. : F. Hrunetière
Bertaut, Jules : Marcel Prérost
Aubrun, René-Georges : Péladan 179
Vianzone, Thérèse : Impressions trime Française en Amérique. 180
Pilon. Edmond : Portraits Français (i** et t ...
Fons, Pierre : Le Réveil de Pallas l86
Thomas, Louis: Les Dernières Leçons de Marcel Schwob sur
Françoii Villon 186
Prévost, Mao. el : Monsieur et Madame MolOCh 210
Rem ntes de la I [ulotte 116
Dumont Wilden, Louis : Les Soucis des derniers :iS
Lebetgue, Philéas : Le Roman de Oeneloii
Verly, Hippolyte : La Furie Espagnole ssi
Comez-Carillo : L'Ame Japonaise
Daanson, Edouard : Frédégonde sas
Lorrain, Jean : Le Tréteau 24e
André. Paul : Delphine Foussereri 249
Montford, Eugène : La Maîtresse Américaine 251
Friande, Albert: Les Hommages divins 255
- 509 —
Pages
Périn, Georges : La Lisière blonde 255
Valmy-Baisse, J. : La Vie Enchantée 256
Daireaux, Max : Les Pénitents Noirs 257
Arentz, Henri : Le Regard d'Ambre 257
Star, Maria : Visions de Beauté 293
Dornis, Jean : Le Voile du Temple 296
Van Offel, Horace : Les Enfermés 299
Picard, Edmond : Trimouillat et Meliodon ou la Divine Amitié. 303
Lemonnier, Camille : L'Hallali 331
Dornis, Jean : La Voie douloureuse 332
Charles-Louis-Philippe : Croquignole 334
Garnir, Georges : A la Boule plate 335
Star, Maria : Le Cœur effeuillé 336
Courouble, Léopold : La Ligne des Hespérides 337
Virrés, Georges : L'Inconnu tragique 447
Maurel, André : Poème d'Amour , 449
Gilkin, Iwan : Etudiants Russes
Chronique Musicale : Chaumont, Emile.
Concert Populaire 379
Les Séances musicales à la Libre Esthétique 465
Chronique Théâtrale : Lenoir, Anicet; Rosv, Léopold;
Leroux, Jacques.
Le Droit d'aimer. — Nous n'irons plus au bois 34
L'Espionne 224
Madame Chrysanthème 258
L'Africaine 260
Paraître. — La Griffe 261
Le Pré aux Clercs 306
L'Indiscret. — La Chance du Mari. — Mon Oncle Barbassou . 308
Les Troyens. La Prise de Troie Les Troyens à Carthage . . . 338
Vers l'Amour. — La Maison sans Enfants. — Le Vieux. . . . 341
La Fiancée Vendue 372
L'Etape. — L'Impasse. La Piste. ... 376
Salomé 455
Les Erinnyes .... 457
Mangeront-ils 458
Le Mutilé. . . . • 459
Le Voleur 501
Petite Chronique : 35, 85, 123, 154, 187, 227, 264, 310, 344, 380, 467, 502.
Correspondance . 38, 86, 156
Déclaration 1
PLEASE DO NOT REMOVE
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