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Full text of "Le traité de Versailles du 28 juin 1919; l'Allemagne et l'Europe"

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University  of  Ottawa 


littp://www.archive.org/details/letraitdeversaOOIiano 


(Qj 


Il  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 

15  exemplaires  sur  papier  de  Hollande, 
numérotés  1  à  15. 


LE  TRAITÉ 

DE  VERSAILLES 


DU  28  JUIN   1919 


L'ALLEMAGNE  ET  L'EUROPE 


Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en  1919. 


DU  MEME  AUTEUR 

HISTOIRE  ILLUSTRÉE  DE  LA  GUERRE  DE  1914 

9  vohmies  in-4" 
Édition  française  illustrée. 


PARIS.  TYP.    PLO.N-NOUBRIT    ET   C'«,   8,   RCE    GARANCIÈRE.  —   24053. 


GABRIEL  HANOTAUX 

DE    l'académie     française 


LE  TRAITÉ 


DE  VERSAILLES 


DU  28  JUIN  1919 


L'ALLEMAGNE  ET  L'EUROPE 


PARIS 

LIBRAIRIE      PLON 

PLON-NOURRIT  et  C-,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE     GARANCIÈBE     —     6' 

MDCCCCXIX 
Tous  droits  réservés 


Copyright  1919  by  Plon-Nourrit  et  C". 

Droit»  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


INTRODUCTION 


On  ne  méditera  jamais  assez  sur  les  origines  et  les  consé- 
quences de  la  guerre  de  1914 ^  et  sur  les  conditions  de  la  paix 
qui  y  mit  fin. 

Au  cours  de  la  guerre,  f avais  écrit,  à  ce  sujet,  jjlusieurs 
études  dont  je  crus  devoir  publier  les  unes,  les  autres  non. 

On  comprendra  facilement  pourquoi  ces  dernières  ne  Vont 
pas  été  en  leur  temps  :  destinées  à  des  personnes  chargées  d'un 
rôle  actif  dans  la  négociation,  tant  que  la  négociation  n'avait 

0 

pas  abouti,  elles  devaient  rester  secrètes. 

Il  n'en  est  plus  de  même  aujourdliui  :  c'est  l'opinion 
publique  qui  a  repris  en  mains  les  affaires  du  monde;  il  con- 
vient qu'elle  soit  éclairée  pleinement.  Les  hommes  de  bonne  foi 
n'ont  donc  qu'à  s'adresser  à  elle.  Les  négociateurs  ont  achevé 
leur  tâche;  ils  laissent  leur  œuvre  sur  la  table  de  l'histoire  qui 
s'en  empare  pour  la  faire  sienne. 

Que  la  préparation  de  la  paix  ait  été,  pendant  toute  la 
guerre,  ma  constante  préoccupation,  cela  s'explique.  En  bon 


II  INTRODUCTION 

Français,  f  ai  aimé  mon  pays  de  toutes  mes  forces;  mais  en  his- 
torien, en  diplomate,  en  publiciste,  je  l'ai  aimé  surtout  en 
fonction  de  son  œuvre  mondiale.  Je  désirais  la  France  victo- 
rieuse d'abord,  mais  grande,  ensuite,  par  le  parti  qu'elle  tire- 
rait de  la  victoire. 

Dès  les  mois  de  juin-novembre  1916,  j'ai  abordé,  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  ks  «  Problèmes  de  la  Guerre  et 
de  la  Paix  » .  J'avais  confiance  et  j'étais  persuadé,  dès  lors, 
cjue  la  victoire  s'était  prononcée. 

Je  pensais  qu'il  valait  mieux  nous  habituer  nous-mêmes  et 
habituer  les  autres  aux  conditions  de  la  paix  qui  assureraient 
à  lu  France  sa  place  dans  la  fvÂure  Europe. 

Si  ks  puissances  alliées  eussent  mieux  discerné  —  et  pius 
tôt  —  ce  qu'elles  voulaient  et  ce  qu'elles  pouvaient,  la  victoire 
eût  été  plus  complète  et  la  paix  plus  forte.  L'avantage  devait 
être  à  ceux  qui  se  lèveraient  les  premiers.  Négocier,  c'est 
prévoir. 

Powr  connaître  les  conditions  de  ce  que  devait  êlre  cette 
paix,  il  est  nécessaire  de  remonter  un  peu  plus  haut  dans 
le  passé,  afin  d'y  reclieroher  les  causes  du  grand  conflit  de 
1914  et  de  révénement  catastrophique  qui  branlait  le  monde 
et  mettait  en  péril  la  civilisation. 

Au  moment  où  j'étais  ministre  des  Araires  étrojigères  ' 
(c'est-à-dire  de  1894  ù  1898,  avec  une  courte  interruption  qu4 
amena  aux  affaires  le  cabinet  Bourgeois),  la  politique  de  Vem- 
pereur  Guillaume  et  de  son  ministre  Bulow  ne  s'était  pas 
encore  affirmée  dans  le  sens  de  ces  ambitions  mondiales  et 
maritimes  qui  devaient  faire,  de  l' Allemagne,  V antagoniste  de  ' 
toutes  les  autres  puissances  et,  en  particulier,  de  l'Angleterre. 


INTRODUCTION  m 

Je  crois  avoir  démontré  ailleurs  (1)  qm  V origine  du  nou- 
veau  système  remonte  aux  entretiens  de  Kiel  du  28  juin  1897, 
entretiens  auxquels  l'empereur  Guillaume  œnvoqua  le  comte 
de  Bulow  avant  de  lui  confier  le  poste  de  chancelier  et  qui 
décidèrent,  en  même  temps,  de  l'arrivée,  au  ministère  de  la 
Marine,  de  l'amiral  von  Tirpitz  avec  le  programme  de  cons- 
truction notifié  au  monde,  en  1900,  par  la  fameuse  déclara- 
tion :  «  Notre  Empire  est  sur  les  eaux  (2).  »  C'est  alors  que 
V Angleterre,  se  sentant  visée,  commença  à  se  demander  si  elle 
pouvait  s''attarder  dans  la  politique  du  «  s^pUndide  isolement  » 
qui  avait  été  la  sienne  jusque-là. 

L'ère  de  la  concur renée  coloniale  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre était  close.  La  volonté  persécérante  des  cabinets  qui 
s'étaient  succédé  aux  affaires  de  1890  à  1898,  tant  en 
France  qu'en  Angleterre,  avait  arrangé,  non  sansu  frictions  » 
et  difficultés  parfois  pénibles,  mais  avec  un  bon  vouloir  réci- 
proque, les  affaires  de  Tunisie,  du  Niger,  du  Congo,  de  la 
Côte  occidentale  d'Afrique,  du  golfe  de  Djibouti,  des  Nouvelles- 
Hébrides,  de  r Indo-Chine,  de  Madagascar,  du  lac  Tchad.  Après 
de  longs  débats,  l'Angleterre  avait  reconnu,  partout,  l'expan- 
sion coloniale  française;   en  particulier,  notre  Empire  afri- 

(1)  V.  Histoire  de  la  Guerre  de  1914,  t.  I,  p.  52  et  suiv.  et,  ci-dessous, 
les  Problèmes  de  la  Guerre,  p.  Si  et  suiv. 

(2)  Sur  les  origines  de  la  politique  mondiale  aWemdLude  (WeltpolitikJ, 
c'est-à-dire  sur  les  origines  immédiates  de  la  guerre,  il  ne  faut  jamais 
perdre  de  vue  le  récit  que  fait  le  prince  de  Bûlow  dans  son  livre  sur 
la  Politique  allemande  :  «  Nous  étions  encore,  sur  mer,  vis-à-vis  de 
l'Angleterre,  comme  du  beurre  au  soleil.  Rendre  possible  la  création 
d'une  flotte  suflisante  était  la  première  et  grande  tâche  de  la  politique 
allemande  post-bismarckienne ,  tâche  immédiate  devant  laquelle  je  me 
vis  placé  moi-même,  lorsque  le  28  juix  1897,  a  Kiel,  sur  «  le  Hohe.x- 
zoLLKRN  »,  je  fus  chargé  par  S.  M.  l'Empereur  delà  direction  des 
affaires.  »  Voir,  à  la  suite,  l'exposé  de  tout  le  système;  p.  36 et  suiv. 
de  la  traduction  française. 


IV  INTRODUCTION 

cain  était  fondé  (Convention  générale  du  14  juin  1898). 

Cette  vaste  entreprise  ne  œnsacrait  pas  seulement  un  rayon- 
nement plus  large  de  la  France  sur  la  planète;  elle  intéressait 
aussi  r avenir  de  la  mère  patrie  sur  le  continent  européen.  En 
effet,  la  France  avait  besoin  de  bataillons  nombreux  si  elle 
devait,  un  jour,  combattre  sur  ses  frontières  pour  sa  propre 
existence.  A  une  question  du  roi  des  Belges,  Léopold,  me 
demandant,  un  jour,  ce  cpie  la  France  allait  cherclier  en 
Afrique,  je  répondais  :  —  «  Sire,  des  soldats!  »  (1). 

Vincident  de  Fachoda  ne  laissa  aucune  suite  durable  dans 
les  esprits.  Les  deux  puissances  rivales,  ayant  apaisé  toutes 
leurs  querelles,  pouvaient  se  rapprocher  avec  honneur. 

Ce  fut  Vobjet  que  se  proposa  la  politique  d'Edouard  VII. 

Le  Foreign  office,  qui  avait  ressenti  vivement  le  coup  que 
Guillaume  II  avait  porté  au  système  britannique  par  le  télé- 
gramme aw président  Kriiger,  trouvait,  au  moment  où  il  por- 
tait les  yeux  vers  la  France,  un  terrain  solide  où  s'appuyer. 

La  France  voulait  la  paix.  Mais,  elle  n'ignorait  pas  ([ue  la 
politique  de  Guillaume  II  chercherait  à  la  surprendre  dans  un 
moment  de  faiblesse  ou  d'isolement.  Il  fallait  donc  être  prêt, 
être  armé,  être  muni  de  bonnes  alliances  et  ne  donner  prise  à 
aucun  malentendu  diplomatique  qui  pût  précipiter  les  événe- 
ments, avant  que  nous  eussions  revêtu  notre  armure  et  que 
nous  nous  fussions  assurée  du  concours  de  nos  amis. 

Le  premier  acte  de  ce  large  travail  pour  la  sécurité  fut  V al- 
liance franco-russe.  Un  pacte  militaire  défensif  avait  été  signé 
en  1892,  ratifié  en  1893.  Mais  ce  n'était  qu'un  pacte  entre  les 
Etats-majors.  Il  fallait  le  transformer  en  alliance  entre  les 

(\)  V,  Fachoda,  le  Partage  de  l'Afrique,  parG.  Haxotaux,  1909,  in-12. 


» 


INTRODUCTION  V 

peuples.  L'alliance  fut  proclamée  à  la  tribune  du  Parlement 
français  en  mai  1895  et  dans  les  toasts  du  Pothuau,  le 
26  août  1897.  La  combinaison  consacrait  désormais  le  travail 
lié  des  deux  gouvernements  devant  Vopinion  universelle. 

L'alliance  elle-même  n'était  qu'un  mot  si  elle  ne  s'ap- 
puyait pas  sur  des  forces  effectives.  Nous  commençâmes  à 
'préparer  et  à  seconder  l'organisation  de  la  Russie  par  le  moyen 
des  grands  emprunts.  D'autre  part,  un  plan  de  réfection  de 
nos  forces  militaires  en  vue  de  parer  à  toute  surprise,  fut 
poursuivi  en  France  avec  méthode.  De  ces  mesures,  la  plus 
importante,  assurément,  fut  la  décision  prise  par  le  cabinet 
Méline  de  procéder,  sans  discussion  publique  parlementaire,  à 
la  confection  du  canon  de  75  (i).  La  décision  prise,  il  fallut 
le  temps  de  construire  les  bouches  à  feu  elles-mêmes,  de  disposer 
les  appareils  nécessités  par  cette  admirable  invention,  de  pro- 
céder à  la  réfection  des  munitions,  des  cartes,  de  distribuer  le 
tout  au  fur  et  à  mesure  dans  les  régiments,  d'instruire  les  offi- 
ciers et  les  soldats,  de  modifier  les  principes  de  la  stratégie  et  de 
la  tacticpie,  de  façon  à  assurer  le  meilleur  emploi  possible  de 
cette  arme  redoutable  qui  devait  décider,  vingt  ans  après,  du 
sort  de  la  guerre. 

Ainsi  la  France  travaillait  dans  le  silence  à  assurer  sa 
propre  indépendance  et  l'indépendance  de  l'Univers. 

Quand  l'Angleterre  eut  pu  lire,  à  son  tour,  dans  le  jeu  de 
l'empereur  Guillaume  et  qu'Edouard  VII  vint  à  Paris  (mai 
1902),  la  France  occupait,  en  Europe,  une  situation  défensive 

(i)  Sur  les  circonstances  de  cette  décision  prise  par  le  cabinet 
Méline  en  1897,  voir  mon  Histoire  de  la  Guerre  de  1914,  t,  1,  p.  143. 


VI  INTRODUCTION 

excellente.  Rien  ne  pouvait  se  faire  sans  elle  et  sans  ralliance 
franco-russe,  surtout  s'il  s'agissait  de  contenir  les  ambitions 
mondiales  allemandes  qui  se  décolleraient  pleinement.  L'An- 
gleterre se  mit  en  relation  avec  le  système  franco-^iisse. 

Après  les  pourparlers  que  Von  connaît,  qui  se  développèrent 
aucoiirs  des  années  1902-1912,  et  qui  aboutirent  au  système  de 
r Entente  cordiale,  l'Allemagne  se  trouva  surveillée  par  une 
politique  d'accord  pacifique,  nullement  agressive,  mais  attentive 
et  vigilante.  Il  ne  manquait  au  système  qu'une  force  plus 
réelle  et  surtout  plus  notoire,  pour  que  l'Allemagne  se  tint  dans 
la  paix.  Malheureusement,  sur  la  portée  effective  de  l'Entente 
en  cas  de  guerre,  il  restai Itine  certaine  obscurité  dans  les  esprits. 

Je  ne  doute  pas  que  si  l Angleterre  eut  mieux;  compris  et 
plus  vite  son  véritable  intérêt,  elle  eût  conclu,  dès  les  premières 
années  du  rapprochement,  un  pacte  militaire  analogue  à  celui 
qui  liait  la  France  et  la  Russie  et  que  l'autorité  d'une  telle 
combinaison  eût  pesé,  d'avance,  sur  les  résolutions  de  l'Allé^ 
magne. 

Cet  accord  formel,  je  le  réclamais  avec  insistance  au  cours 
des  dix  années  qui  ont  précédé  la  guerre.  Au  'mois  de  jan- 
vier 1908,  dans  un  article  qui  eut  quelque  retentissement  et  inti- 
tulé :  Les  Alliances  et  les  Ententes,  j'écrivais  :  «  Au  point 
de  vue  militaire,  l'Alliance  des  Empires  du  Centre  présente 
plus  de  solidité  et  de  ressources.  De  Berlin  à  Constantinople, 
en  passant  par  Vienne,  Pesth  et  peut-être  Bucarest,  ce  sont 
trois  à  quatre  millions  de  baïonnettes,  prêtes  à  se  dresser  au 
premier  signal.  Les  «  Ententes  »,  si  fermes  qu'on  les  sup- 
pose, ne  présentent  rien  de  tel.  Quand  certaines  questions 
furent  posées  à  Londres  au  sujet  des  concours  militaires  effec- 
tifs qu'on  pourrait  attendre  des  armées  britanniques,  le  Gou- 


INTRODUCTION  vir 

vernement  anglais  s'est  refusé  à  prendre  aucun  engagement . 
Le  recrutement  de  V armée  reste  wn  pr&bième;  le  service  obliga- 
toire n'est  accepté  ni  par  l'un  ni  par  Vautre  des  deux  partis 
qui  se  disputent  le  pmwoir.  En  un  mot,  l'AngleteiTe  s'en  tient 
à  /'Entente;  elle  décline  catégoriquement  /'Alliance...  Dans 
ces  conditions,  et  si  un  conflit  international  venait  à  se  pro- 
duire, r Entente  ne  peut  awir  ni  V autorité  ni  la  précision 
en  quelque  sorte  automatique  résultant  de  pactes  d'alhance 
soigneusement  délibérés  et  établis.  En  cas  de  péril,  elle  agirait 
peut-être,  mais  peut-être  aussi,  n'agirait-elle  pas.  C'est  une 
grave  infériorité  qu'une  telle  incertitude  :  péril  égal,  sécurité 
moindre  (1).  » 

Je  n'étais  pas  de  ceux  qui  s'imaginaient  qu'on  mettrait  la 
mai»  au  collet  de  l'empereur  Guillaume  avec  quatre  hommes  et 
un  caporal.  «  Les  trois  ou;  quatre  millions  de  baïonnettes  »  — 
sans  parler  des  autres  préparatifs  militaires  des  Empires  du 
Centre,  —  c'était  une  force  redo^ttable  et  telle  que  le  monde  n'en 
avait  jamais  connue.  Pour  vaincre,  il  faudrait  de  longs  sacri- 
fices, une  lutte  acharnée,  des  armées  innombrables,  assurées 
d'un  recrutement  presque  inépuisable. 

Même  l'alliance  de  la  Russie  (surtout  après  la  faute,  com- 
mise par  elle,  de  s'engager  à  fond  en  Extrême-Orient )  ne  me 
paraissait  pas  suffi,sante.  L'Angleterre  pottvait  assurer  à  rEn- 
tente  la  domination  des  mers,  condition  indispensable  de  la 
victoire.  Mais  pour  soutenir  la  gueri'e  continentale,  qui  serait 
une  lutte  à  mort,  il  fallait  des  ressources  immenses  en  arme- 
ments, siésistances,  finances,  etc. 

(1)  La  Politique  de  l'Équilibre,  juin  1908,  p.  130. 


VIII  INTRODUCTION 

Seule  l'Amérique  (on  V avait  vu,  en  1870,  à  propos  de 
l'emprunt  Morgan)  pouvait  disposer  de  ces  ressources  suprêmes 
et,  en  conséquence,  il  était  urgent  de  réveiller,  entre  la  France 
et  les  États-Unis,  les  vieilles  sympathies  datant  de  la  guerre 
de  V Indépendance. 

C'est  alors  que,  simple  particulier,  je  travaillais,  dans  la 
mesure  de  mes  forces,  à  nous  assurer  le  concours  des  Etats-Unis. 
En  1907,  je  fondais  le  Comité  France-Amérique  et,  dans  le 
discours  inaugural,  je  disais  :  «  En  cas  de  conflit  européen, 
r Amérique  doit  combattre  à  nos  côtés  (1).  » 

La  raison  qui  me  portait  à  croire  que  V intervention  améri- 
caine n^était  pas  impossible  à  obtenir,  c'était  la  connaissance 
que  j'avais  des  desseins  de  l'empereur  Guillaume  visant,  comme 
couronnement  de  son  œuvre  ambitieuse,  l'asservissement  de 
l'Amérique,  reine  des  matières  premières.  Il  comptait  abattre 
la  grande  démocratie  laborieuse  avant  quelle  fût  armée.  De 
ses  sentiments  réels  à  l'égard  des  Etats-Unis,  il  s"* était  ouvert 
à  diverses  personnes  et,  en  particulier,  à  des  Français  qui 
n'avaient  pas  à  en  faire  mystère  (2). 

Au^si,  j'avais  le  droit  de  penser  qu£  les  Américains,  avertis, 
comprendraient  qu'ils  devaient  considérer  la  France  comme  le 
rempart  de  tous  les  peuples  libres .  Ce  fut  V objet  de  mes  entre- 
tiens avec  les  hommes  d'Etat  américains,  avec  le  président 
Roosevelt,  avec  M.  Root,  avec  M.  Robert  Bacon,  alors  ambas- 
sadeur à  Paris,  etc.,  etc.  Je  leur  montrais  la  France,  prête  à 
repousser,  en  cas  d'agression,  l'ennemi  universel.  Dans  une 

(1)  Que  l'on  me  permette  de  renvoyer  à  mon  volume  paru  en 
novembre  1912  :  la  France  vivante  en  Amérique  du  Nord,  et  consacré 
uniquement  aux  relations  entre  les  deux  pays. 

(2)  V.  les  textes  parus  dans  l'Histoire  de  la  Guerre  de  1914,  t.  I, 
p.  95 


INTRODUCTION  ix 

série  d'études,  qu'à  la  suite  du  voyage  en  Amérique  de  la  mis- 
sion Champlain,  je  publiais  dans  une  grande  Revue  améri- 
caine, j'écrivais,  répondant  aux  objections  que  je  sentais  dans 
les  esprits  :  «  Non,  ce  n'est  pas  une  nation  en  décadence  celle 
qui  dispose  de  quatre  millions  d'hommes  armés,  exercés  et 
commandés,  celle  vers  qui  viennent  les  peuples  pour  les  grands 
emprunts  nécessaires  aux  grands  travaux,  et  sur  lacjuelle  ils 
comptent  en  cas  de  danger  universel.  Pour  rompre  l'équi- 
libre international,  il  faudrait  passer  sur  le  corps  de  la 
France  et  c'est  bien  là,  pour  le  reste  de  l'Univers,  une 
sécurité  (1).  » 

Convaincu  cjue  cette  propagande  trouverait  de  l'écho  en 
Amérique,  je  ne  pouvais,  cependant,  écarter  le  pressentiment 
que  la  guerre,  si  elle  éclatait  jamais,  prendrait  un  caractère 
terrible  et  implacable.  La  haine  des  Allemands  contre  le  reste 
de  l'humanité  s'affichait  trop  hautement.  Ils  étaient  décidés  à 
tout.  En  mai  1913,  quand  la  guerre  des  Balkans  sonna  comme 
le  premier  coup  de  cloche  de  la  Grande  Guerre,  j'écrivais  : 
«  Si  la  politique  d'expansion  des  races  et  des  nationalités  euro- 
péennes, rivales  les  unes  des  autres,  était  poussée  jusqu'à  ses 
dernières  limites,  il  n'y  aurait  pas  d'autre  issue  à  la  crise 
actuelle  que  le  choc  et  le  conflit.  Et  alors,  quelles  conséquences! 
quelles  catastrophes!  A  l'heure  présente,  tout  le  monde  est 
averti;  tout  le  monde  est  sur  ses  gardes  :  aucune  puissance  ne 
se  laisserait  surprendre.  En  cas  de  conflit,  toutes  donneraien* 
et  de  toutes  leurs  forces,  jusqu'à  complet  épuisement.  De 

(\)  V.  The  N or th- American  Revieic,  numéros  de  novembre  et  de 
décembre  d9l2  :  North  America  and  France, hy  Gabriel  IIanotaux.  — 
V.  aussi  le  volume  la  France  vivante  en  Amérique  du  Nord.  Hachette 
d912. 


X  INTRODUCTION 

telles  hit  tes,  une  fais  engagées,  seraient  inexpiables  et  inextin- 
guibles... » 

Aussi,  rappelais  de  mes  vœux  et  je  soutenais  de  mes  efforts, 
—  sentant  quel  péril  les  armements  aroissants  de  l' Allemagne 
faisaient  courir  au  reste  du  monde,  — la  constitution  d'un  orgat- 
nisme  international  permettant  de  régler  les  conflits  entre  ks^ 
peuples  par  les  moyens^  les  phts  propres  à  écarter  les  guerres  ou 
a  refréîief  leurs  horreurs.  J'écrivais  en  juin-juillet  1907  :  «  Ce 
que  la  confiance  imiverselle  entrevoit,  dans  la  deuxième  confé- 
rence de  La  Haye,  c'est  la  création  affirmée  et  petit-être  défini- 
tive, d'une  institution  magistrale,  —  celle  cjui  fut  prévue  par 
Leibnitz  —  et  qui,  seule,  peut  influer  réellement  sur  les  desti- 
nées du  monde  :  l'institution  du  premier  Parlement  univer- 
sel, délibérant  devant  V Opinion,  la  convocation  solennelle  e$ 
réitérée  des  Etats-Généraux  du  monde.  Si  le  vingtième 
siècle,  à  peine  né,  développe  le  germe  (combien  fragile  encore), 
qui  lui  est  confié,  si  la  coutume  des  délibérations  interna- 
tionales publiques  s'introduit  dans  les  relations  entre  les 
peuples,  que  ne  doit-ou  pas  espérer  de  l'avenir?  L'OpmioR  est 
reine  et  maîtresse  du  monde.  Qu'on  se  fie  en  ellel  Partout  où 
elle  est  admise,  elle  apporte  la  clarté  et  la  franchise.  Le  plus 
puissant  agent  de  la  paix,  c'est  la  lumière...  (1).  » 

Chaque  fois  que  Voccasion  s'en  présenta,  je  renouvelais  cet 
appel  à  la  création  prochaine  d'une  Société  des  Nations. 

Si  j'ai  rappelé  ces  actes  et  ces  déclarations,  ce  n'est  pas  pour 
faire  étalage  dé  certaines  prévisions  soft  réfléchies  soit  instinc- 
tives qui  ne  sont  pas  rares  dans  l'œuvre  de  ceux  qu>i  se  sont 

({)  La  Guerre  des  Balkans  et  l'Europe,  p.  304.  Pion,  février  1914, 

# 


INTRODUCTION  xi 

consacrés  aux  affaires  générales  :  cest  surtout  pour  rappeler 
que  ces  problèmes  étaient  l'objet  principal  de  mes  préoccupations 
et,  qu'en  préparant  les  études  recueillies  dans  le  présent  volume, 
je  suivais  une  chaîne  de  raisonnements  qui  remonte  efficace- 
ment à  plus  d'un  quart  de  siècle. 


Les  événements  se  sont  produits  :  la  guerre  a  été  déchaînée 
par  l' Allemagne  et  par  ses  alliés.  Il  s'agit  de  savoir,  mainte- 
nant que  l'Allemagne  est  vaincue,  comment  le  monde  va  re- 
trouver son  équilibre,  en  entrant  dans  les  voies,  désormais 
ouvertes,  de  la  pacification  générale. 

Dès  que  l'Allemagne  se  sentit  battue,  c'est-à-dire  dès  le  len- 
demain de  la  bataille  de  la  Marne,  —  peut-être  dès  la  fin  de  la 
a  Course  à  la  Mer  » — ,  la  question  des  conditions  de  la  paix 
se  posa.  Elle  fut  posée,  par  l'Allemagne  elle-même,  beaucoup 
plus  tôt  qu'on  ne  le  sait  généralement.  Dès  le  mois  de 
décembre  1914,  des  ouvertures  officieuses  étaient  adressées  au 
président  Wilson  par  l'intermédiaire  de  l'ambassade  des  États- 
Unis  à  Constantinople,  M.  Morgenthau,  qui  donne  toutes 
les  précisions,  à  ce  sujet,  dans  ses  curieux  Mémoires  (1). 

L'ambassadeur  d'Allemagne  Wangenheim,  en  engageant  ces 
premiers  pourparlers,  ne  «  chercha  pas  à  me  dissimuler,  écrit 
M.  Morgenthau,  que  la  grande  poussée  avait  avorté,  que  tout 
ce  que  ses  compatriotes  pouvaient  espérer  était  une  pénible  paix 
d'usure  se  terminant  par  une  paix  blanche  » . 

Mais,  quand  elle  en  vint  au  fait  et  au  prendre,  l'Allemagne 
maintint  ses  revendications  les  plus  exagérées  :  toutes  les  pér- 
il) Pp.  -162-167  de  la  traduction  française. 


XII  INTRODUCTION 

sonnes  attentives  aux  terribles  jeux  de  la  guerre  et  de  la  paix 
comprenaient  que  si  l'Allemagne  sentait  qu'elle  avait  perdu  la 
'partie,  elle  n'en  était  pas  encore  au  point  où  elle  souscrirait  à  une 
paix  durable.  Elle  préparait  sa  «  carte  de  guerre  »  et  ses 
«  buts  de  guerre  »  en  vue  d'une  négociation  où  elle  eût  surpris, 
SI  elle  r eût  pu,  la  bonne  foi  des  Alliés. 

Cependant,  quant  au  fond  des  choses,  le  gouvernement  alle- 
mand et  le  grand  état-major  allemand  ne  se  faisaient  plus 
d'illusions  :  les  terribles  sacrifices  imposés,  depuis  lors,  au 
peuple  allemand  et,  par  contre-coup,  aux  puissances  belligé- 
rantes, n'eurent  plus  d'autre  but  que  déjouer  sur  la  carte  du 
hasard,  dans  le  vague  espoir  de  sauver  la  mise.  Bethmann- 
Hollweg,  Helfferich,  Ludendorf,  Hindenburg  lui-même  peu- 
vent écrire  tout  ce  qu'ils  voudront  :  la  démarche  faite  auprès 
du  gouvernement  des  Etats-Unis  le  prouve  :  les  chefs  des 
armées  et  les  chefs  de  l'Empire  se  savent  battue  dès  la  fin 
de  1914.  La  prolongation  de  la  guerre,  dans  ces  conditions, 
fut  un  crime  nouveau  se  cumulant  sur  le  crime  initial,  la 
déclaration  de  la  guerre  elle-même. 

Il  était  donc  permis  d""  entrevoir,  dès  lors,  le  jour  où  la  défaite 
allemande  mettrait  la  paix  sur  le  tapis  vert  des  diplomates. 
En  vue  de  ce  travail,  une  période  de  réflexion  et  d'incubation 
était  nécessaire.  Si  un  prochain  avenir  confirmait  les  pronos- 
tics favorables  à  la  victoire  des  Alliés,  on  avait  juste  le  temps 
de  préparer  Vœuvre  préliminaire  qui  serait,  à  la  fois,  la  fin 
de  la  guerre  et  le  début  de  la  paix. 

Or,  un  nouveau  fait  militaire  d^une  importance  non  moins 
décisive,  confirma  ces  pronostics  favorables.  L'état-major  alle- 
mand échoua  dans  la  tentative  désespérée  que  fut  l'entreprise 
sur  Verdun,  et,  par  contre,  le  général  Joffre,  en  relevant  le 


INTRODUCTION  xiii 

gant  et  en  battant  à  plate  couture  Hindenburg  sur  la  Somme 
dans  l'été  de  1916,  mettait  un  nouveau  sceau  (après  la  Marne) 
à  la  victoire  obtenue  sur  le  front  occidental;  j'ajoute  qu£,  si 
'par  une  faute  inexplicable,  on  n'eut  suspendu  l'offensive  cjui 
devait  être  déclanchée  par  Joffre  au  mois  de  février  1917  sur 
la  Somme  et  l'Oise,  pour  la  reporter  en  avril  sur  l'Aisne,  on 
eût,  plus  que  probablement,  hâté  encore  la  solution. 

Une  seconde  victoire  de  Joffre,  en  collaboration  avec  Varmée 
Douglas  Haig,  dans  cette  région  où  Hindenburg  était  déjà 
battu,  eût  obtenu  la  fin  de  la  guerre  avant  l'arrivée  des  Améri- 
cains, avant  que  les  troupes  ramenées  ultérieurement  du  front 
russe  aient  pu  intervenir,  avant  les  efforts  suprêmes  et  vraiment 
accablants  imposés  aux  troupes  alliés.  La  victoire  eût  été  sur- 
tout française;  la  Russie  n'eût  pas  succombé;  Tordre  européen 
n'' eût  pas  été  ébranlé  jusque  dans  ses  fondements.  Le  nœud  le 
plus  critique  de  la  guerre  est  là  :  c'est  en  ce  jour  que  la  Des- 
tinée s'appesantit  le  plus  lourdement  sur  le  sort  de  l'humanité. 

L'Histoire  s'arrêtera  devant   cette  heure  pathétique  (1). 

(1)  Sur  les  dispositions  de  l'Allemagne  à  cette  date,  rien  n'est  plus 
précis  que  la  déclaration  de  M.  Helfierich,  dans  la  deuxième  partie 
de  son  ouvrage  récent,  la  Guerre  mondiale.  L'auteur  affirme  que 
M.  de  Bethmann  lui  parla,  pour  la  première  fois,  le 31  août  1916,  d'une 
démarche  auprès  du  président  Wilson  pour  obtenir  son  intervention 
auprès  des  ennemis  en  faveur  de  la  paix.  M.  de  Bethman-Hollweg 
appela,  à  ce  propos,  le  secrétaire  d'État  von  Jagow  et  M.  Helfferich  au 
Grand  Quartier  général,  à  Pless,  et  leur  fit  un  résumé  de  la  situation 
qu'il  considérait  comme  très  grave  en.  dépit  des  affirmations  de  Hindenburg 
et  de  Ludendorf.  Il  leur  déclara  que  rAllemagne  démit  tout  faire  pour 
obtenir  la  paix  et  que  la  seule  route  qui  restât  ouverte  pour  y  par- 
venir était  de  tenter  une  démarche  auprès  de  M.  Wilson.  Les  instruc- 
tions au  comte  Bern-storlf  à  Washington  furent  rédigées  au  début  de 
sept'^mbre,  et  l'Empereur  se  déclara  partisan,  dans  une  lettre  écrite  de 
sa  main  et  encoijée  a  M.  de  Bethmann,  le  M  ogtobuk  1916,  d'une  démarche 
décisive  en  faveur  de  la  paix...  »  —  V.  la  déposition  du  comte  Berns- 
torlT  dans  le  rapport  de  M.  Sinzheimer  sur  les  origines  de  la  guerre. 
Temps  du  23  octobre  d919. 


XIV  INTRODUCTION 

Je  ne  puis  que  rappeler,  maintenant,  V espoir  que  fit  naître  le 
premier  recul  des  Allemands  sur  la  Somme  et  constater  qu'il 
était  possible  d'aborder  franchement  en  public,  dès  la  fin 
de  1916,  k  problème,  de  la  paix.  Il  fallait  habituer  V Alle- 
magne à  la  prochaine  disparition  du  système  pangermaniste  et 
à  une  reconstitution  de  l'Europe,  selon  des  principes  opposés  à 
ceux  de  Bismarck. 

En  juin  1916,  la  Revue  des  Deux  Mondes  avait  publié 
une  première  étude  sur  les  Problèmes  de  la  Guerre.  En 
novembre  1916,  c'est-à-dire  à  l'heure  même  où  Guillaume  II 
décidait  de  faire  faire  une  première  ouverture  par  son  ambas- 
sadeur en  Amérique,  la  même  Revue  publiait  l'étude  sur  les 
Problèmes  de  la  Paix. 

Ces  deux  m^rceau^  forment  les  chapitres  I  et  II  du  présent 
volume.  Ils  peuvent  se  résumer  en  quelques  lignes  :  l'Allemagne 
touche  à  la  défaite;  or,  l'ennemi  de  l'Europe  et  du  monde, 
c'est  Vimpériaiisme  bismarckien;  puisqu'il  a  déclaré  la  guerre 
à  l'humanité,  il  faut  l'abattre,  et  le  déclarer  déchu  soit  comme 
système,  soit  comme  dynastie;  la  faute  de  Bismarck  est  d'avoir 
conçu  l'unité  allemande  comme  «  une  œuvre  de  fer  et  de  sang  »; 
l'objet  principal  de  la  future  négociation  doit  être  d'établir  la 
paix  du  monde,  sur  des  bases  de  justice  et  de  raison,  en  «  articu- 
lant »  l'Allemagne  à  V Europe.  Les  négociations  doivent  être 
orientées  dans  ce  sens  dès  le  jour  de  l'armistice;  des  précau- 
tions précises  doivent  être  prises  pour  assurer  la  destruction  de 
runité  bismarckienne  ou  prussienne.  Et,  finalement,  le  but 
idéal  des  puissances  alliées  doit  être  de  consolider  ce  pacte  de 
paix  vraiment  européen  et  humain  par  la  création  de  la 
Société  des  Nations. 

Vacte  par  lequel  tout  ce  système  serait  mis  en  mouvement 


INTRODUCTION  XY 

dev>anî  être  L'ARmsTiCE,  j'insistais  sur  Vintérêt  immense  que 
présentait  une  bonne  préparation  et  rédaction  de  cet  Gbcte  non 
Mtdement  initial,  mais  initiateur. 

* 

L'offensive  de  1917  ne  réussit  pas. 

De  longs  mois  s'écoulèrent  dans  les  Mter natives  que  l'on 
sait  :  l'Amérique  était  entrée  dans  la  guerre;  mais  la  Russie  en 
était  sortie. 

On  pouvait  se  demander,  alors,  si  les  chantes  de  la  victoire 
nullaient  pas  se  retourner.  Les  chefs  allemands  ramenaient 
leurs  soldats  du  front  russe;  ils  aiment  conçu  le  dessein 
d'écraser  nos  lignes  sous  le  nombre  et  d  l'aide  d^un  nouveau  ma- 
tériel puissamment  développé.  L'agonie  du  colosse  se  dressait 
contre  nous  en  un  liurrah  effrayant.  On  était  au  début  de 
Vannée  1918,  et  la  redoutable  contre-offensive  de  mars^avril 
était  en  préparation;  on  la  sentait  venir.  Mais  l'on  sentait 
aussi  que  les  chefs  et  les  armées  alliées  se  préparaient  à  la 
recevoir.  Clemenceau  était  aux  affaires.  Le  commandement 
unique  allait  être  mis  bientôt  doMS  ks  mains  du  général 
Foch. 

Même  dans  ces  circonstances  tragiques,  la  conviction  qu'une 
issue  favorable  était  acqui.se  ne  me  quittaitpas,  et  persuadé  que 
la  victoire  était  prochaine,  je  cherchais  à  m'' imaginer  comment 
nous  nous  mettrions  en  mesure  de  l'exploiter.  C'est  à  la  veille 
de  l'offensive  allemande,  en  février  1918,  que  je  demandai  d 
r homme  qui  avait,  alors,  entre  les  mains,  les  plus  hautes  res~ 
ponsabilités  militaires,  —  pour  le  cas  où  une  suspension  d'armes 
serait  bienlùt  demandée  par  l'ennemi,  —  de  jeter  les  yeux  sur 


XVI  INTRODUCTION 

Vétude  consacrée  à  l'Armistice  que  Von  trouvera  ci-dessous, 
Chapitre  III. 

Il  n'y  avait  plus  une  minute  à  perdre.  D'un  jour  à  Vautre, 
une  manœiwre  des  troupes  alliées,  munies,  elles  aussi,  d'une 
excellente  artillerie,  appuyée  par  toutes  les  ressources  en  hommes 
et  en  matériel  que  leur  prodiguaient  leurs  amis  d'Amérique,  aitr 
rait  raison  de  V effort  suprême  des  Allemands  :  il  fallait  être 
en  mesure  de  rédiger,  en  quelques  jours,  les  conditions  de  la 
capitulation  qui  seraient,  en  même  temps,  le  schéma  de  la  future 
paix. 

Quand  une  fois  Hindenburg  fut  sorti  de  la  ligne  Siegfried, 
Foch  le  tint.  En  août,  V Allemagne  était  vaincue,  elle  deman- 
dait la  suspension  d'armes. 

L'heure  de  V armistice  était  sonnée. 

Il  semble  bien  qu'il  y  ait  eu,  dans  les  conseils  des  Alliés, 
quelque  embarras  quand  il  fallut  mettre  sur  pied  et  livrer  aux 
chefs  militaires  la  liste  des  premières  conditions  de  Varmistice. 
Le  travail  avait-il  été  élaboré  d'avance  en  commun?  Des  me- 
sures de  précaution  étaient  à  prendre  :  mais  quelles?  Les 
clauses  de  la  paix  future  seraient  incluses  dans  celles  de  Varmis- 
tice :  avait-on  même  délibéré  sur  le  cadre  immédiat  qui  devait 
contenir  ces  conditions?  Je  ne  sais. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  de  divers  côtés,  on  demandait 
des  renseignemenls,  des  avis. 

C'est  à  ce  moment  qu'on  se  souvint  des  Études  que  j'avais 
consacrées  à  cette  question  de  Varmistice,  et  c'est  à  la  suite 
d'un  entretien  avec  des  personnes  autorisées  que  je  rédigeai  le    j 
mémoire  sur  le   «   Projet  d'armistice  »,   qui  fut  remis  au 
Maréchal  Foch  et  qui  se  trouve  imprimé  ci-dessous  avec  des 


INTRODUCTION  xvii 

pièces  annexes.  Je  le  fis  avec  le  plus  de  rapidité  possible;  du 
29  octobre  au  11  novembre,  je  rédigeai  les  diverses  notes  ([ui 
composent  la  seconde  partie  du  présent  volume  :  Pendant  la 

NÉGOCIATION. 

//  sera  facile  de  remarquer,  à  lu  lecture,  combien  le  projet 
d'armistice,  tel  que  je  l'avais  conçu,  diffère  du  projet  d'armis- 
tice qui  fut  définitivement  signé.  On  observera  surtout  une 
différence  de  principe  :  je  demandais  l'occupation  de  l'Alle- 
magne jusqu'à  l'Elbe,  de  façon  à  séparer,  en  vue  de  l'exécu- 
tion des  conditions  de  paix,  la  Prusse  des  autres  pays  d'Alle- 
magne, qui  sont,  pour  elle,  terre  de  conquête.  J'invoquais  la 
fameuse  formule  du  professeur  allemand  Wagner  :  «  La 
véritable  frontière  de  FAllemagne,  ce  n'est  pas  le  Rhin, 
c'est  l'Elbe.  » 

C'était,  à  mon  avis,  le  seul  moyen  de  faire  table  rase  de 
'T impérialisme  bismarckien  et  d'élever,  sur  ses  ruines,  une  nou- 
velle Allemagne,  et  surtout  une  nouvelle  Europe,  une  Europe 
viable. 

Je  disais  :  si  vous  voulez  faire  une  paix  française,  occupez 
1^  le  Rhin;  mais  si  voulez  faire  une  paix  de  ])OTiée  universelle, 
[  occupez  l'Elbe. 

Cette  conception  fut  écartée. 

Cependant,  sur  de  nouvelles  instances,  je  rédigeai  et  livrai 
encore  deux  études  :  Vune  sur  la  Future  Frontière,  l'autre 
sur  /'Unité  allemande.  Ces  deux  études  ayant  trait  aux  né- 
gociations de  la  paix,  je  les  communiquai,  à  titre  personnel, 
au  ministre  des  Affaires  étrangères,  M.  S.  Pichon.  On  les 
trouvera  aux  pages  173  et  196  du  volume. 

Les  idées  exposées  dans  ces  deux  Mémoires  ne  furent  pas 
partagées  par  les  négociateurs  de  la  paix.  Je  suis  tout  prêt  à 

b 


XVIII  INTRODUCTION 

reconvaitre  que  si  leur  réalisation  devait  amener,  par  ta  suite, 
(V immenses  avantages,  elle  présentait,  au  début,  de  réelles  diffi- 
cultés. La  foi,  dit-on,  soulève  des  montagnes  :  on  n'avait  pas 
la  foi. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  Conférence  de  la  Paix,  au  lieu  de 
laisser  à  l' Allemagne  le  caractère  d'une  Confédération  qw 
était,  en  somme,  le  sien,  à  la  veille  même  de  la  guerre,  se 
refusa  à  porter  une  atteinte  quelconque  au  principe  de  V Unité 
bismarckienne  :  tout  au  contraire,  elle  le  consacra  et  le  ren- 
força. Elle  ne  voulut  pas  non  plus  s'assurer  d'un  système  de 
garanties  territoriales  qui  protégerait  Paris,  si  dangereuse- 
ment proche  de  la  frontière  créée  contre  la  France  en  1815. 
Elle  s^en  tint  à  chercher  des  garanties  dans  le  système  des 
alliances,  en  attendant  la  création  de  la  «  Société  des  Nations  » . 

La  paix  s'élaborait  ainsi  dans  les  difficiles  séances  du  quai 
d'Orsay. 


Quand  le  traité  de  pàix  fut  publié,  on  put  mesurer  d'un 
premier  coup  d'œil  le  résultat  :  les  avantages  obtenus  et  les 
espoirs  déçus. 

J'eus,  immédiatement,  l'impression  que  le  traité,  malgré  cer- 
taines lacunes  et  même  certaines  défaillances  graves,  fournis- 
sait, pour  la  pacification  générale,  une  base  qui  pouvait  être 
développée  par  V Alliance,  par  la  Société  des  Nations,  par 
la  diplomatie.  Ainsi,  tout  en  faisant  des  réserves  conformes 
aux  idées  que  j'avais  émises  de  tout  temps  et  qui  me  parais- 
saient utiles  encore  en  vue  de  l'application  du  traité,  je  me 
mononçai  pour  la  ratification  et  l'exécution  loyale  du  grand 


INTRODUCTION  xix 

acte  international  qui  avait  obtenu  l'adhésion  de  nos  alliés  et 
de  nos  ennemis. 

Je  m'élevais,  en  quelque  sorte,  au-dessus  des  contingences  et, 
m'atta^hant  fermement  au^ principes,  je  m'efforçais  de  donner 
à  V opinion  les  moyens  de  se  faire  un  jugement  et  de  se  pro- 
noncer. 

Tel  fut  V objet  de  V élude  qui  parut  dans  les  deux  numéros 
de  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  et  du  15  août  1919. 

Ainsi  se  ferme  le  cycle  de  mes  travaux,  en  vue  de  la  paix, 
publiés  pendant  le  cours  de  la  guerre  (1). 

Je  sens  bien,  pourtant,  cjue  ma  tâche  n'est  pas  achevée,  ni 
mon  devoir  à  l'égard  de  Voyinion  entièrement  rempli.  En  vue 
de  l'avenir  qui  s'ouvre,  toute  l'Europe  est  à  refaire.  Et,  c'est 
pourquoi,  mes  études  m'ont  paru  demander  une  Conclusion  : 
elle  occupe  les  dernières  pages  du  présent  volume. 

Le  passé  est  passé .  Tous  les  yeux  doivent  être  tournés  vers  l'ave- 
nir. L'histoire  ne  s'arrête  pas  :  les  hommes  vivent  d'espérance. 

Ce  qu'il  faudra  faire,  demain,  pour  que  le  traité  de  paix 
soit  appliqué  et  produise  les  résultats  que  l'humanité  se  promet 
de  lui,  j'essaie  de  le  dire  dans  ce  chapitre  final. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  s'entêtent  sur  des  form,ules.  Je 
sais  que  les  ministres  et  chefs  de  gouvernement  chargés,  par 
la  destinée,  de  ces  lourdes  responsabilités,  ont  eu  des  informa- 
lions,    des  raisons,   des   clartés  plus  hautes  que  celles  des 


(1)  On  trouvera,  à  la  p.  209,  une  courte  étude  sur  la  question  du 
Mandat  dans  les  colonies.  Je  continue  à  penser  que  la  formule  du 
mandat  est  grosse  de  difficultés.  On  le  voit  déjà  en  Sjrie.  Je  l'ai  lue 
à  la  Commission  officielle  de  la  Société  des  Nations,  dont  je  faisais 
partie.  —  Je  donne  en  «  appendice  s  deux  Mémoires  sur  la  «  Société 
des  Nations  »   extraitâ  des  Procès-verbaux  de  la  même  commission. 


XX  INTRODUCTION 

hommes  du  dehors.  Je  respecte  ces  hommes  véritablement  supé- 
rieurs (supérieurs  par  le  courage,  par  V expérience,  par  la 
volonté).  Je  ne  les  critique  ni  ne  les  corrige.  Tout  au  plus, 
f  essaye  d^expliquer  et  d'appliquer  leurs  décisions  et  les  actes 
sur  lesquels  ils  se  sont  accordés. 

Je  m'efforce  de  mettre  leur  œuvre  en  harmonie  avec  les  néces- 
sités de  ces  grandes  heures  et  avec  les  sentiments  de  ceux  qui 
ont  travaillé  à  la  victoire,  et  qui  nont  quun  vœu  :  obtenir  une 
bonne  et  longue  paix  en  eff'açant,  du  cœur  du  monde,  les 
affreux  sophismes  qui  ont  déchaîné  la  guerre. 

Je  pense  aux  générations  d'aujourd'hui  et  de  demain,  aux 
soldats  de  la  victoire,  aux  soldats  de  la  justice,  à  tous  ceux  qui, 
dans  tous  les  pays  libres,  ont  voulu  et  veulent  chasser  définiti- 
vement les  oiseaux  noirs  des  militarismes  et  des  impérialismes, 
à  ceux  qui  veulent  réconcilier  la  prudence  des  hommes  avec  la 
tendresse  des  mères. 

Aux  ouvriers  de  la  véritable  paix  humaine,  je  soumets  ces 
réflexions  d'un  historien  habitué  à  considérer  la  mer  dupasse 
et  ses  longues  vagues,  d'un  homme  qui  n'a  plus  qu'à  laisser 
venir  l'heure  du  départ,  mais  qui,  avant  de  pdPttir,  a,  du 
moins,  eu  cette  joie  de  voir  la  tâche  de  toute  sa  vie  se  cou- 
ronner par  la  restauration  de  la  France  et  par  le  triomphe  du 
Droit. 

Septembre  1919. 


PREMIÈRE   PARTIE 


AVANT  LES  NÉGOCIATIONS 


PROBLÊMES  DE  LA  GUERRE 
ET  DE  LA  PAIX 


(JUIN-NOVEMBRE   1916) 


CHAPITRE   PREMIER 


LE  PROBLEME  DE    LA   GUERRE 


Eh  bien!  oui,  c'est  la  guerre...  et  une  longue  guerre  ! 

L'humanité  a  fait  un  beau  rêve  :  au  mois  d'août  1913, 
on  inaugurait,  à  La  Haye,  le  temple  de  la  Paix.  Et  ce 
temple  ne  s'est  pas  rouvert  une  seule  fois  pour  abriter 
le  concert  de  l'harmonie  universelle,  qu'un  conflit  ter- 
rible éclate  et  couvre  de  sang  la  planète  presque  entière. 

«  0  vieillard,  tu  te  plais  aux  paroles  sans. fin  comme 
autrefois  aux  temps  de  la  paix;  mais  voici  qu'une  bataille 
inévitable  se  prépare.  Certes,  j'ai  vu  un  grand  nombre 
de  combats,  mais  je  n'ai  'point  vu  encore  une  armée 
aussi  formidable  et  aussi  innombrable  :  elle  est  pareille 
aux  feuilles  et  aux  grains  de  sable;  et  voici  qu'elle 
vient,  à  travers  la  plaine,  combattre  autour  de  la 
ville  (1).  » 

Ainsi  s'exprime,  dans  V Iliade,  Iris,  la  messagère  des 
dieux.  La  guerre  de  Troie  paraissait  donc,  même  aux 

(1)  Iliade,  traduction  de  Leconte  de  Lisle. 


4  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

(lieux,  la  plus  formidable  de  toutes  les  guerres,  et  les 
armées  qui  luttaient  sous  les  murailles  d'Ilion  les  plus 
nombreuses  de  toutes  les  armées.  Et  voici  que  nous 
répétons,  à  notre  tour,  ce  que  répétaient,  sans  doute 
après  tant  d'autres,  nos  plus  lointains  aïeux. 

Il  faut  sïncliner  :  la  guerre  est  dans  l'héritage  du 
genre  humain.  Malgré  les  maux  qui  la  suivent,  malgré 
sa  cruelle  sanction,  —  à  savoir  le  fait  de  frapper  les 
hommes  à  mort  sans  jugement,  —  elle  est  inhérente  à 
la  vie  :  la  vie  est  une  lutte. 

B.éfléchissons  cependant  :  la  guerre  des  hommes  n'est 
pas  la  guerre  des  bêtes  ;  et  l'humanité  le  sait.  Dans  la 
haute  et  instinctive  conception  de  sa  propre  destinée 
qui  la  distingue  des  autres  espèces,  elle  tend  son  intel- 
ligence et  sa  volonté  pour  affirmer  cette  différence. 

Car,  pour  elle,  c'est  le  coup  de  partie  :  si  l'odeur  du 
sang  doit  la  faire  retomber  dans  la  bestialité,  elle  perd  ; 
l'effort  admirable  accompli  par  elle,  de  siècle  en  siècle, 
pour  s'élever  au-dessus  des  autres  animaux  est  vain; 
elle  n'a  plus  qu'à  renoncer  à  l'idéal  qui  est  l'aspira- 
tion suprême  de  toute  société  humaine  et  qui  se  rat- 
tache à  la  plus  profonde  des  lois  naturelles  et  divines  : 
la  justice. 

Montesquieu  dit  :  «  Le  droit  de  la  guerre  dérive  de 
la  nécessité  et  du  juste  rigide.  »  Tout  est  dans  ces  deux 
mots  :  le  droit  de  la  guerre,  —  le  juste  rigide. 

La  guerre,  en  tant  que  fait,  est  une  crise  d'anima- 
lité :  elle  n'appartient  à  la  civilisation  que  si  elle 
rentre  dans  le  cycle  du  droit.  Le  problème  consiste 
donc  à  amener  de   plus  en   plus  l'humanité  à  n'ad- 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  5 

mettre  et  à  ne  concevoir  la  guerre  que  comme  née 
du  droit  et  soumise  au  droit.  La  guerre  n'est  digne 
du  nom  de  guerre  que  si  elle  est  légitime.  C'est  parce 
qu'il  voit  la  chose  ainsi  que  Proudhon  reconnaît  dans 
la  guerre  un  acte  de  la  vie  morale  :  «  La  guerre,  de 
même  que  la  religion  et  la  justice,  est,  dans  l'humanité, 
un  phénomène  plutôt  interne  qu'externe,  un  fait  de  la 
vie  morale  bien  plus  que  la  vie  physique  et  passionnelle .  » 

Je  voudrais  que  l'on  réfléchît  profondément  sur  ce 
principe  de  toute  vie  sociale  :  respecter,  dans  les  limites 
du  juste,  la  vie  des  autres.  L'individu  isolé  est  en  proie 
à  la  violence  :  pour  mieux  se  défendre  et  sans  doute 
pour  mieux  aimer,  il  se  groupe  sous  une  règle  et  il 
introduit,  dans  ses  relations  avec  les  autres,  le  juste  ; 
l'équilibre  des  sociétés  tient  à  l'acceptation  mutuelle  de 
ce  principe.  L'origine  du  droit  est  le  consentement  des 
parties,  qui  implique  la  liberté.  De  même  qu'il  y  a,  au 
dire  de  Kiphng,  une  «  loi  de  la  jungle  »  que  tout  animal 
respecte,  il  y  a  une  «  loi  de  riiumanité  »  que  toute 
société  accepte.  Une  société  qui  ne  reconnaît  pas  sa 
limite  dans  le  droit  à  l'existence  des  autres  sociétés 
(le  juste  rigide)  se  met  elle-même  hors  de  la  vie  :  elle 
s'expose  à  une  coalition  de  tous  qui  la  poursuivront  jus- 
qu'à ce  qu'elle  se  range  au  devoir  commun. 

La  civilisation  a  pour  tâche  de  réaliser  ces  instincts, 
fds  de  la  loi  de  justice  et  de  la  loi  d'amour;  elle  tend  à 
subordonner  le  fait  de  la  guerre  au  droit  de  la  guerre, 
à  entourer  la  guerre,  dans  ses  origines  et  dans  ses 
phases  diverses,  de  certaines  garanties  et  conditions 
par   lesquelles    elle    deviendra    de    plus    en    plus    la 


6  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

guerre  des  hommes  et  de  moins  en  moins  la  guerre  des  bêtes. 

Les  penseurs  du  dix-huitième  siècle,  achevant  une 
longue  et  lointaine  élaboration  des  âges,  ont  dégagé 
cette  conception  avec  une  autorité  et  une  lucidité  telles 
qu'on  put  la  croire  acceptée  sans  conteste  par  tous  :  elle 
pénétra  le  sens  humain  comm^  un  acquis,  passé,  sem- 
blait-il, à  l'état  de  dogme.  La  guerre,  détestée  par  les 
mères,  matribus  detestata,  ne  trouvait  grâce  devant  l'opi- 
nion du  genre  humain  que  si  elle  avait,  à  ses  origines, 
le  droit  et  si,  dans  ses  développements,  elle  se  soumet- 
tait au  droit.  On  pardonne  beaucoup  à  la  violence,  fille 
de  la  passion  :  encore  faut-il  qu'elle  soit  loyale  et  qu'elle 
garde  le  respect  du  juste,  alors  même  qu'elle  paraît 
rompre  avec  lui. 

Il  s'était  donc  fait  une  sorte  d'accord  universel  au 
sujet  du  droit  de  la  guerre,  et  le  temps  semblait  venu  où 
ce  compromis  tacite  pourrait  essayer  de  se  codifier  en 
une  première  législation  acceptée  par  l'ensemble  des 
sociétés  civilisées. 

Qu'on  se  souvienne  des  nobles  paroles  par  lesquelles 
M.  Odier,  délégué  suisse,  et  M.  Léon  Bourgeois,  délé- 
gué de  la  France,  célébraient  à  La  Haye  l'engagement 
mutuel  pris  par  les  Puissances  de  recourir,  en  cas  de 
conflit,  à  l'intervention  des  neutres  ou  aux  «  bons 
offices  »  de  la  Cour  permanente  de  La  Haye  :  «  En  pré- 
parant cette  formule,  dit  M.  Odier,  nous  avons  cherché 
à  ouvrir  une  ère  nouvelle  dans  les  rapports  internatio- 
naux :  à  cette  ère  nouvelle  correspondent  des  devoirs 
nouveaux,  particulièrement  pour  les  neutres...  Hs  seront 
désormais,  selon  une  expression  heureuse,  despacigé- 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  7 

rants...  »  Et  M.  Léon  Bourgeois  :  «  Groyez-Yous  que  ce 
soit  peu  de  chose  que,  dans  cette  conférence,  c'est-à- 
dire  non  pas  dans  une  réunion  de  théoriciens  et  de 
philantropes  discutant  librement  et  sous  leur  responsa- 
bilité personnelle,  mais  dans  une  assemblée  oii  sont 
ofliciellement  représentés  les  gouvernements  de  toutes 
les  nations  civihsées,  l'existence  de  ce  devoir  interna- 
tional ait  été  proclamée  et  que  la  notion  de  ce  devoir, 
désormais  introduite  pour  toujours  dans  la  conscience 
des  peuples,  s'impose,  à  l'avenir,  aux  actes  des  gouver- 
nements et  des  nations?  » 

Le  baron  de  Marshall,  délégué  de  F  Allemagne,  ayant 
adhéré,  au  nom  de  son  gouvernement,  à  la  plupart  des 
décisions  prises  par  la  conférence,  ne  marchandait  pas 
sa  chaleureuse  approbation. 

La  grande  responsabilité  qui  pèse  sur  l'Allemagne, 
du  fait  des  événements  actuels,  n'est  pas  tant,  à  ce  qu'il 
me  semble,  d'avoir  ouvert  les  outres  d'Éole  et  d'avoir 
déchaîné  sur  le  monde  la  plus  terrible  tempête  qu'il  ait 
subie  :  c'est  d'avoir  ébranlé,  dans  la  conscience  univer- 
selle, la  foi  au  mythe,  au  millénaire  de  la  paix. 

L'humanité,  si  elle  eût  suivi  le  peuple  allemand  dans 
sa  formidable  hérésie,  eût  perdu  le  sens  même  de  son 
évolution  et  de  sa  destinée  :  elle  fût  tombée  dans  une 
sorte  de  manichéisme,  —  opposant  le  principe  de  la 
force  à  celui  du  droit,  le  principe  du  mal  au  principe  du 
bien,  —  qui  l'eût  égarée  à  jamais. 

Guerre  insolente,  s'il  en  fut.  FailHte  de  tout  ce  que 
l'humanité  a  voulu,  a  cherché,  a  fait.  Les  penseurs,  les 
philosophes,  les  hauts  guides  de  la  marche  à  l'étoile  ont 


8  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

toujours  réclamé  la  paix,  —  «  la  paix  sur  la  terre  aux 
hommes  de  bonne  volonté  ».  Don  Quichotte,  les  résu- 
mant tous,  dit  avec  sa  savoureuse  et  profonde  bonho- 
mie :  «  Les  armes  ont  pour  objet  et  pour  but  la  paix, 
c'est-à-dire  le  plus  grand  bien  que  les  mortels  puissent 
désirer  en  cette  vie  :  cette  paix  juste,  cette  paix  divine 
est  le  véritable  but  de  guerre.  » 

Or,  l'Allemagne  prenait  Tenvers  de  ce  rêve;  elle 
s'inscrivait  en  faux  contre  la  parole  du  Christ  ;  elle 
rompait  avec  l'idéal  universel,  et  c'est  pourquoi  son 
initiative  redoutable,  réfléchie  et  voulue,  a  soudain 
frappé  à  l'âme  le  monde  tout  entier;  elle  a  posé  des 
problèmes  sur  lesquels  doit,  maintenant,  pour  son  salut, 
réfléchir  à  fond  l'humanité. 

Que  voulait  l'Allemagne?  Quel  calcul,  quel  instinct, 
quelle  volonté  la  dirigent? 

11  ne  s'agit  pas  de  revenir  sur  les  exposés  si  nombreux, 
si  probants  qui  ont  élucidé  les  doctrines  pangerma- 
nistes,  les  motifs  qui  déterminèrent  les  Empires  du 
Centre  à  rendre  le  conflit  inévitable,  les  méthodes 
appliquées  par  eux  et  leurs  armées  dans  la  conduite  des 
hostihtés.  Doctrines  et  faits  sont  connus  :  c'est  unique- 
ment pour  découvrir  les  raisons  essentielles,  pour 
essayer  de  dégager  les  conséquences  probables,  qu'il 
est  utile  de  préciser  certains  points. 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS 


l 


DU    PRETENDU     MYSTICISME     DES     ALLEMANDS 

Il  conviendrait,  tout  d'abord,  de  mettre  les  esprits 
trop  dociles  en  garde  contre  une  théorie  venue  d'Alle- 
magne et  qui  tend  à  se  propager  dans  le  monde,  à 
savoir  que  c'est  une  sorte  de  mysticisme  qui  aurait  mis 
en  mouvement  et  emporté,  en  quelque  sorte,  hors 
d'elles  et  malgré  elles,  les  masses  allemandes  :  d'après 
ce  système,  le  soldat  allemand  combattrait  et  se  sacri- 
fierait pour  la  régénération  de  l'univers. 

En  vérité,  ces  gens  ont  toutes  les  ruses.  Personne  ne 
s'entend  comme  eux  à  envelopper  de  paroles  graves  et 
de  propos  grandiloquents  les  passions  ou  les  intérêts... 
Il  faudra  bien,  un  jour,  percer  à  fond  l'artifice  de  cette 
philosophie  allemande  qui  met  le  monde  et  Dieu  lui- 
même  aux  pieds  du  Moloch  Etat. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'origine  pangermaniste  de  la  thèse 
du  «  mysticisme  »  allemand  n'est  pas  douteuse  :  elle  est 
l'àme  de  V Histoire  de  Treitschke;  elle  est  disséminée 
aux  quatre  vents  de  l'enseignement  universitaire  et 
scolaire  par  la  parole  des  professeurs;  elle  gonfle  le 
livre  de  Bernhardi,  V  Allemagne  et  la  prochaine  guerre, 
publié  en  1911-1913  et  qui  est  comme  le  manuel  de  ce 
que  doit  savoir  et  penser  un  Allemand,  à  la  veille  des 
événements  de  1914.  Cet  enseignement  et  ces  livres 
ont  une  action  puissante  sur  le  peuple  allemand,  parce 
qu'ils  lui  retournent  ce  qui  vient  de  lui  :  c'est  le  résultat 


10  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

(l'une  longue  opération  intérieure  où  tous  les  sentiments 
de  la  race  sont  cuits  et  recuits.  Cette  étrange  doctrine  a 
ce  caractère  singulier  d'être  faite  non  pour  l'universa- 
lité des  hommes,  mais  pour  un  seul  peuple  :  elle  n'a 
d'autre  objet  que  de  l'entraîner  et  l'exalter  sur  ses  pro- 
pres vertus,  de  façon  à  l'amener  à  un  état  d'auto-sug- 
gestion oii  il  devient  un  Dieu  pour  lui-même. 

Un  philosophe  de  vigoureux  esprit,  M.  Lote,  au  cours 
d'une  thèse  soutenue  dès  l'année  1911,  a  parfaitement 
démêlé,  dans  la  politique  allemande  du  dix-huitième 
siècle,  les  origines  de  cette  disposition  où  le  pédantisme 
et  le  caporalisme  se  combinent  dans  la  formule  de  Téta- 
tisme,  pour  sauvegarder  contre  lïnvasion  des  idées 
françaises  le  patrimoine  des  hobereaux  et  du  sectarisme 
prussien  :  «  Tandis  que  Mme  de  Staël  voit  les  AUe- 
«  mands  beaucoup  plus  susceptibles  de  s'enflammer  sur 
«  les  pensées  abstraites  que  pour  les  intérêts  de  la  vie  », 
nous  constatons,  au  contraire,  que  la  raison  d'Etat 
commande  en  souveraine  ;  elle  seule  inspire  les  que- 
relles, l'inquisition,  l'intolérance.  Sauver  les  intérêts,  telle 
fut  la  volonté  commune  (i).  »  Ventre  et  fumée...  c'est  tout 
le  germanisme. 

Pour  satisfaire  les  appétits  et  les  intérêts,  il  n'y  a 
qu'un  moyen  :  une  politique  de  proie,  une  discipline, 
la  conquête  et  l'expansion,  en  deux  mots,  la  Guerre 
et  l'État.  La  doctrine  de  l'État  devient  le  clou  de 
toute  la  pensée,  de  toute  la  philosophie  allemande. 
Laissons  encore  parler  notre  auteur  :    «   Une  réalité 

(1)  Renpi  Lote,  docteur  es  lettres,  Du  Christianisme  auGermanisme, 
1911,  p.  193. 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  41 

s'éclaire  :  l'effort,  la  volonté  de  produire  un  État.  La 
direction  est  nette,  consciente  et  brutale  :  sauver 
l'État  ou  refaire  l'État,  cette  «  raison  »  première  dont 
un  Allemand  du  dix-neuvième  siècle  pourra  dire  : 
«  Notre  État  est  ce  que  nous  avons  de  suprême  sur  la 
«  terre.  »  A  cet  égard,  la  poussée  est  formidable  :  il  n'y 
a  plus  d'idéalistes,  ni  de  nationalistes,  ni  de  mystiques, 
ni  de  libéraux,  ni  d'orthodoxes  :  il  n'y  a  qu'une  disci- 
pline en  marche,  fanatique  d'elle-même  et  menaçante 
pour  l'avenir  (1).  » 

Quant  à  la  «  guerre  »,  il  suffit  d'invoquer,  comme  le 
fait  Bernhardi,  la  parole  du  maître  de  Tàme  germaine, 
Luther  :  «  En  somme,  il  ne  faut  pas  voir,  dans  la  pra- 
tique de  la  guerre,  comment  on  étrangle,  comment  on 
brûle,  comment  on  se  bat  et  comment  on  se  comporte  : 
car  c'est  ce  que  font  les  yeux  bornés  et  simplistes  des 
enfants  qui  ne  considèrent  que  le  chirurgien  coupant 
une  main  et  sciant  une  jambe,  ne  voyant  pas  qu'il  faut 
le  faire  pour  sauver  le  corps  tout  entier.  De  même,  il 
suffit  de  regarder  avec  des  yeux  virils  la  fonction  du 
glaive  et  son  action  terrible  pour  voir  que  c'est  une 
tâche  divine  en  soi  et  aussi  utile  et  nécessaire  que  de 
manger  et  de  boire.  » 

Guerre  et  État,  voilà  les  nécessités  et  les  aspirations 
dont  il  faut  faire  un  tout,  un  dogme,  un  credo. 

L'Allemagne,  donc,  se  met  à  la  recherche  de  son 
propre  mysticisme.  Le  Christ,  l'Empire  romain,  Ma- 
homet, la  Révolution  française,  les  grandes  images  flot- 
Ci)  René  Lote,  docteur  es  lettres,  Du  Christianisme  au  Germanisme, 
1911,  p.  195. 


12  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

tent  dans  ces  cerveaux  ténébreux  :  le  besoin,  l'instinct 
du  pastiche  est  un  des  caractères  du  génie  allemand  ;  il 
n'est  content  de  lui-même  que  s'il  a  égalé  ou  surpassé,  — 
autant  que  la  copie  égale  ou  surpasse  l'original. 

On  chercha  donc  la  grande  idée,  capable  de  couvrir 
les  deux  aspirations  et  de  les  grouper  dans  un  article  de 
foi.  On  chercha  et  l'on  trouva  :  tel  le  docteur  Faust,  le 
célèbre  chimiste  Ostwald  rencontra,  au  fond  de  ses  cor- 
nues, le  mythe  dont  on  avait  besoin.  Il  ne  faisait  que 
prendre  son  bien  où  il  le  trouvait,  c'est-à-dire  dans  la 
philosophie  et  la  politique  allemandes,  toutes  deux 
ardentes  aux  réalisations  pratiques  et  pragmatiques. 
Guerre  et  État,  il  résuma  le  tout  dans  un  seul  mot  : 
Organisation. 

«  Je  vais,  maintenant,  dit-il,  expliquer  le  grand  se- 
cret DE  l'Allemagne.  L'Allemagne  veut  organiser  l'Eu- 
rope, qui,  jusqu'ici,  ne  l'a  pas  été.  Nous,  ou  peut-être 
plutôt  la  race  germanique,  avons  découvert  le  facteur  de 
r organisation.  Les  autres  peuples  vivent  encore  sous  le 
régime  de  V individualisme,  alors  que  nous,  Allemands, 
sommes  sous  celui  de  V organisation.  » 

Voilà  donc  ce  «  secret  plein  d'horreur  !  »  La  phrase 
d'OstAvald  illumine  tout,  justifie  tout. 

Au  moment  où  les  armées  allemandes,  honteuses 
elles-mêmes  de  la  besogne  qu'on  leur  a  commandée, 
crient  à  leurs  victimes  :  «  Nous  ne  sommes  pas  des  bar- 
bares !  »,  au  moment  où  l'univers  pousse  un  cri  et  se 
lève  pour  demander  des  comptes,  au  moment  où  l'em- 
pereur Guillaume  adresse  au  président  Wilson  ce  télé- 
gramme du  8  septembre  1914  qui  est  comme  le  premier 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  13 

essai  d'une  justification,  sinon  d'une  amende  honorable, 
le  chimiste  intervient,  et  il  suggère,  après  coup,  la 
thèse  destinée  à  égarer  définitivement  les  consciences, 
ou  plutôt  à  replonger  l'Allemand  dans  le  bourbier  de 
son  pharisaïsme  et  de  son  orgueil  :  «  Non,  vous  n'êtes 
pas  des  barbares!  Vous  êtes  des  croisés!  Vous  apportez 
au  monde  la  bonne  parole  de  1'  «  Organisation  » . 

Que  le  génie  de  V  «  Organisation  »  appartienne  en 
propre  à  1" Allemagne,  c'est  une  prétention  dont  il  a  déjà 
été  fait  justice  (1). 

Les  Romains  furent  les  organisateurs  du  monde  an- 
tique. Louis  XIV  et  Napoléon  ont  passé  jusqu'ici  pour 
des  organisateurs;  Louvois  et  Carnot  de  même.  L'Eu- 
rope \it  encore  sous  le  régime  que  l'administration 
impériale  lui  a  dicté.  L'histoire  répète  comme  un  lieu 
commun  que  la  centralisation  française,  élaborée  par 
les  Richelieu,  les  Colbert,  la  Révolution,  est  tombée 
dans  une  sorte  d'excès.  D'autre  part,  l'organisation 
industrielle  et  commerciale  a  trouvé  ses  principes  et  ses 
méthodes  en  Angleterre  :  sauf  des  détails  d'application, 
il  est  impossible  de  discerner  les  ressorts  nouveaux  que 
l'Allemagne  aurait  mis  en  œuvre. 

Une  certaine  tendance  au  socialisme  d'Etat,  l'ingé- 
rence minutieuse  et  pointilleuse  de  la  bureaucratie  dans 
les  affaires  particulières,  le  règne  du  cerboten,  la  milita- 
risation de  la  vie  civile,  ce  ne  sont  pas  des  faits  si  nou- 
veaux sur  la  planète.  Notre  enfance  a  été  élevée  au  bruit 

(I)  Voir,  notamment,  l'excellent  ouvrage  d'Arnold  vax  (Jknnkp, 
professeur  d'histoire  comparée  des  Civilisations  à  l'Université  de 
Genève  :  Le  Génie  de  l'Organisation;  la  formule  française  et  anglaise  op- 
posée à  la  formule  allemande. 


44  LE  TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

du  tambour  dans  les  lycées  impériaux  assimilés  à  des 
casernes.  Le  régime  des  corporations  a  des  points  à 
rendre  à  celui  des  cartels  et  des  trusts  ;  le  protection- 
nisme avait  son  précédent  dans  lecolbertisme.  Le  hobe- 
reau n'est  qu'un  fils  abâtardi  du  seigneur  féodal.  Tout 
ce  déballage  e«t  vieux  comme  le  monde.  S'il  y  avait  lieu 
d'insister,  il  serait  facile  de  rappeler  que  le  moyen  âge 
a  libéré  le  serf  pour  obtenir  le  maximum  de  rendement 
économique,  que  la  Révolution  française,  ayant  brisé 
consciemment  l'organisation  corporative  de  l'ancien 
régime  et  rendu  le  travailleur  à  lui-même,  a  préludé 
par  là  à  l'essor  incomparable  du  dix-neuvième  siècle  et, 
qu'ainsi,  l'introduction  et  le  développement  du  facteur 
individualisme  ont  été  peut-être  les  plus  grands  progrès 
économiques  accomplis  depuis  la  chute  de  l'Empire 
romain.  En  fait,  la  civilisation  oscille,  depuis  des  siècles, 
entre  le  régime  de  l'autorité  et  celui  de  lahberté.  La 
difficulté  est  de  trouver  la  juste  mesure;  et  l'Allemagne 
la  cherche  comme  les  autres. 

Les  affirmations  tranchantes  du  célèbre  chimiste  ne 
révèlent  donc  pas  un  si  formidable  secret  :  la  pierre 
philosophale  n'est  pas  au  fond  de  ses  cornues. 

Cependant,  la  formule  une  fois  lancée,  appliquée  au 
point  de  vue  militaire  et  international  par  une  prépara- 
tion intense  et  un  système  d'espionnage  et  d'avant- 
guerre  qui  est  le  véritable  «  secret  »  des  Allemands,  fut 
acceptée  par  eux  avec  une  complaisance  facile  à  com- 
prendre. «  Notre  peuple  est  le  peuple  élu!  Il  aune  mis- 
sion à  remplir.  Que  ne  le  lui  a-t-on  rappelé  plus  tôt? 
Dieu  l'a  choisi.  11  est  en  communication  avec  la  divine 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  15 

Providence.  L'arche  sainte  lui  est  confiée  :  «  Dieu  est 
«  avec  nous  !  » 

La  foi  nouvelle  se  répandit,  avec  la  rapidité  de  l'éclair, 
des  universités  aux  brasseries,  des  brasseries  aux  ca- 
sernes. Herr  professor  l'avait  lancée  en  riant  derrière  sa 
barbe  couleur  d'avoine.  Michel  la  reçut  avec  transport  : 
il  sentait  une  âme  de  paladin  grandir  en  lui.  Un  décor 
moyenâgeux  ne  messied  pas  au  bock  du  roi  Gambrinus. 
Sans  oublier  ses  appétits  plus  réalistes  (mainmise  sur 
les  richesses  de  l'univers,  extension  indéfinie  des  terri- 
toires allemands,  développement  colonial,  maîtrise  de  la 
mer,  destruction  des  grandes  maisons  concurrentes, 
l'Angleterre,  la  France,  la  Russie),  le  phihstin  se 
réalisa  croisé;  le  casque  à  pointe  se  panacha  d'une 
auréole.  Guillaume  II  avait  eu,  d'avance,  le  sens  de 
cette  révélation  :  le  vieux  Dieu  allemand  n'était-il  pas 
son  collègue,  son  complice?  Le  soldat  allemand 
devient  l'homme  du  Christ,  Christ  lui-même  et  porteur 
du  Saint-Sacrement !,. .  «  Et  alors,  vous  venez,  vous,  un 
petit  peuple  qui  avez  l'audace  de  nous  arrêter,  vous 
auxquels  nous  promettions  paix  et  protection  !  Et  vous 
faites  cause  commune  avec  nos  ennemis!  Mais  c'est 
comme  si  vous  attaquiez  un  prêtre  porteur  du  Saint-Sacre- 
ment !  Nous  sommes  sanctifiés  par  la  grandeur  de  notre  des- 
tinée; nous  sommes,  chacun  de  nous,  porteurs  du  Saint- 
Sacrement,  gardiens  et  protecteurs  de  la  patrie,  de  nos 
femmes  et  de  nos  foyers  (1).  » 


(1)  Paroles  mises  dans  la  bouche  d'un  ofïicier  allemand,  à  propos 
des  atrocités  beiges,  par  le  major  Victor  von  Stkautz,  Die  Erobe- 
rung  Belgiens,  1914.  Selbsterlebtes.  (La  conquête  de  la  Belgique  1914. 


16  LE   TRAITÉ   DE   PAIX  DE   1919 

Ceux  qui  résistent  à  un  tel  peuple,  ceux  qui  se  met- 
tent en  travers  d'une  telle  mission  sont  de  grands  cou- 
pables. La  justice  divine  les  frappe.  On  dégage  la  leçon 
des  événements  de  Louvain  et  on  conclut  :  «  Jamais  la 
faute  et  le  châtiment  ne  se  sont  trouvés  en  relation  plus 
intime  qu'ici...  Toute  la  Belgique  s'est  rendue  coupable 
d'une  ignominie  terrible,  d'un  crime  contre  l'humanité 
tout  entière  ;  aussi  la  juste  punition  a-t-elle  frappé  le 
peuple  belge  tout  entier  représenté  par  les  habitants  de 
Louvain  (1).  » 

La  thèse  court  jusque  dans  les  petites  écoles  : 
«  L'Allemagne,  prévoyant  que  la  guerre  peut  durer  en- 
core longtemps,  fait  une  propagande  effrénée  parmi  les 
enfants. . .  On  cherche  à  mettre  dans  lesprit  de  ce  peuple 
cette  idée  que  la  guerre  actuelle  est  une  guerre  sainte, 
que  les  soldats  allemands  sont  des  «  croisés  » .  L'Empe- 
reur est  présenté  comme  le  saint  champion  d'une  sainte 
cause.  Des  libres  penseurs  notoires  se  sont  découvert 
une  sorte  de  dévotion  pour  le  Dieu  des  armées  (2).  » 

Et  on  comptait  enfin  que  la  leçon  rayonnerait  sur  les 
nombreux  disciples  habitués,  au  dehors,  à  subir  l'ensei- 
gnement germanique.  Les  neutres  aiment  les  explica- 
tions philosophiques  :  elles  apaisent  leurs  consciences 
troublées.  L'impartialité  est  un  brevet  de  supériorité. 


Choses  vécues.J  Chez  Kohler,   Minden  ia  Westfalen,  p.  43.  (Cité  par 
Livre  gris  belge,  p.  46.) 

(1)  Dcr  Weltkrieg,  1914.  —  Achtes  Bûndchen.  —  Sturm  nacht  in 
Lôven.  (La  Guerre  mondiale  de  1914.  —  HuitAème  fascicule.  —  Nuit 
orageuse  à  Louvain.)  Chez  Max  Fischer,  Dresden.  (Livre  gris  belge.) 

(2)  Voyez  les  citations  données  par  Mlle  G.  Bianquis,  «  la  Guerre 
sainte,  »  Grande  Revue,  juin  1915,  cité  dans  G.  Blondel,  l'Ecole 
allemande  et  sa  responsabilité,  p.  6. 


AVANT   LES    NEGOCIATIONS  17 

Avant  tout,  n'est-ce  pas,  il  faut  comprendre  !.. .  Pour 
une  équipe  de  «  camarades  »  de  la  pensée,  il  était 
gênant  qu'un  peuple,  dont  les  exemples  et  la  cultr.r e 
avaient  été  si  longtemps  prônés  au-dessus  de  tout, 
s'abandonnât  sans  vergogne  à  des  excès  aussi  déplo- 
rables; en  vérité,  ses  violences  dépassaient  la  mesure 
permise.  Comment  expliquer  cela?  Comment  concilier 
ces  inconciliables?  «  Et  l'autorité  de  la  «  méthode?  »  et 
«  la  loi  du  progrès?  »  et  «  la  critique  de  la  raison  pure  ?  » 
et  «  l'impératif  catégorique?...  »  Cas  embarrassant. 

Ostwald  a  trouvé  le  joint  :  le  mysticisme  de  lOrgani- 
sation  ;  tout  s'explique  !  Ce  peuple  est  hors  de  lui- 
même,  au-dessus  de  lui-même  :  il  ne  se  possède  plus. 
Les  sectateurs  des  religions  naissantes,  les  hashsahshins, 
les  fanatiques  de  tous  les  pays,  tels  sont  les  modèles,  et 
les  prototypes,  excusés  ou  magnifiés  par  l'histoire,  des 
incendiaires  de  Louvain  et  de  Senlis,  desnaufrageursde 
la  Lusitania  et  du  Sussex,  l'Empereur  et  les  chefs  qui 
ont  ordonné  les  atrocités  de  Belgique,  de  Lorraine,  de 
Pologne,  de  Serbie,  peuventaffronter  la  justice  humaine 
et  la  justice  divine  :  mus  par  une  force  intérieure  et 
supérieure,  ils  ont  accompli  leur  destin. 

Et  c'est  aux  peuples  qui  souffrent  le  plus  du  réalisme 
féroce  de  l'Allemagne,  qu'on  insinue  ce  subtil  plai- 
doyer. Et  nous,  —  certains  d'entre  nous,  du  moins,  — 
nous  l'acceptons,  nous  l'enregistrons,  nous  le  versons, 
de  bonne  foi,  au  dossier...,  et  nous  l'y  retrouverons 
quand  sonnera  l'heure  des  sanctions  et  des  répara- 
tions ! 

Tel  est  le  succès  d'une  propagande  qui,  de  l'intérieur 


48  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE  1919 

de  l'Allemagne ,  a  rayonné  sur  le  dehors  :  cette  guerre 
n'est  pas  moins  redoutable  que  l'autre. 

L'histoire  ne  se  laissera  pas  égarer  par  la  ruse  qui 
tend  à  fausser  le  grave  problème  moral  et  international 
posé  par  la  catastrophe  actuelle.  Ni  l'Alleinagne,  ni  son 
gouvernement  n'obéissaient  à  l'inspiration  mystique  ni 
à  un  démon  socratique  quelconque  quand  ils  exécu- 
taient le  coup  de  Tanger,  le  coup  d'Algésiras,  le  coup 
d'Agadir,  quand  ils  extorquaient  à  la  France  les  terri- 
toires du  Congo,  quand  ils  écrasaient  la  Pologne  et 
r Alsace-Lorraine  à  coups  de  talon,  quand  ils  mettaient 
la  boucle  au  développement  agricole  et  économique  de 
la  Russie  par  des  traités  de  commerce  léonins,  quand 
ils  acculaient  le  monde  au  dilemme  de  la  capitulation 
universelle  ou  du  conflit  inévitable.  Ces  placiers  en 
camelote  ne  sont  pas  des  apôtres! 

La  poHtique  allemande  s'est  vantée  longtemps  d'être 
uniquement  réaliste  :  elle  n'a  pas  changé  hier,  elle  ne 
changera  pas  demain...  Offrez  seulement  aux  diplo- 
mates allemands  Anvers  et  l'arrondissement  de  Briey  : 
et  vous  verrez  ce  que  pèsent  les  considérations  mys- 
tiques ! 

Les  professeurs  se  moquent  de  nous  :  après  avoir  ob- 
nubilé l'entendement  allemand,  ils  prétendent  obscurcir 
le  nôtre  sous  des  nuages  d'encre  noire.  L'esprit  français, 
clair  et  prompt,  dissipera  les  ténèbres  amassées  par  une 
ruse  solennelle  et  persévérante.  Un  lourd  et  grossier 
matérialisme  a  troublé  le  repos  du  monde  par  orgueil, 
convoitise  et  rapacité  ;  après  avoir  déclaré  la  guerre 
pour  satisfaire  ses  appétits,  il  l'a  conduite  selon  ses  ins- 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  19 

tincts.  Les  méthodes  de  guerre  de  F  Allemagne  résultent 
logiquement  du  caractère  et  du  tempérament  allemand. 


II 

l'allemagne    puissance   de    proie 

Essayons  donc  de  reconnaître  le  fond  des  sentiments 
allemands.  Interrogeons  les  réalités  et  tâchons  de  dé- 
couvrir les  «  raisons  »  deToffensive  allemande  sur  l'uni- 
vers. 

Dans  l'événement  historique  qui  ébranle  le  monde,  on 
trouve,  comme  toujours,  l'incident  et  le  permanent. 

L'incident,  c'est  le  meurtre  de  Serajevo.  Mais  lui- 
même  n'est  qu'un  résultat  ou,  plutôt,  c'est  un  anneau 
dans  la  chaîne  des  faits  qui  rattache  la  guerre  de  1914 
aux  événements  antérieurs  :  la  guerre  des  Balkans,  l'an- 
nexion de  la  Bosnie  et  Herzégovine,  l'expansion  alle- 
mande vers  l'est.  En  un  mot,  c'est  une  manifestation 
du  trouble  général  apporté  dans  l'équilibre  universel  par 
les  ambitions  de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche  depuis 
l'inauguration  de  la  «  politique  mondiale  »  (Weltpolitik). 

Il  est  à  peu  près  démontré  que  l'empereur  Guillaume 
et  l'archiduc  Ferdinand  s'étaient  entendus,  lors  de  l'en- 
trevue de  Konopitz,  pour  remanier  la  carte  de  l'Europe. 
On  pourrait  faire  remonter  à  cette  date  la  déclaration  de 
guerre.  L'histoire  a  enregistré  d'ailleurs,  à  ce  sujet,  une 
preuve  formelle  :  c'est  la  déclaration  de  M.  Giolitti  à  la 
Chambre  des  députés  italiens  établissant,  qu'en  juillet  et 
octobre  1 91 3,  les  Empires  germaniques  avaient  fait  con- 


20  LE   TRAITE    DE   PAIX    DE   4919 

naître  à  leur  alliée,  l'Italie,  leur  intention  d'agir  contre  la 
Serbie,  et  lui  avaient  demandé  de  considérer  cette  ac- 
tion comme  entraînant  l'application  du  casus  fœderis. 
L'Autriche,  appuyée  par  l'Allemagne,  prétendait  donc, 
dès  lors,  «  exécuter  »  la  Serbie  :  c'était  la  guerre.  Le 
coup  de  Serajevo  alluma  un  incendie  dont  les  matériaux 
étaient  rassemblés  :  tel  est  lïncident. 

Le  permanent,  c'est  la  situation  géographique  de 
l'Allemagne  en  Europe,  ce  sont  les  sentiments  belli- 
queux des  peuples  germains,  c'est  l'esprit  d'invasion  qui 
leur  est  naturel,  ce  sont  les  circonstances  qui  ont  porté 
ces  ambitions  géographiques,  ethnologiques  et  histori- 
ques à  leur  maximum  d'intensité  :  élaboration  à  la  fois 
lente  et  précipitée  qui  s'est  manifestée  sous  les  deux 
formes  du  Germanisme  et  de  l'Impérialisme. 

L'Allemagne  est  un  pays  sans  frontières  naturelles, 
habité  par  des  races  diverses,  qui  n'a  trouvé,  jusqu'ici, 
ni  sa  forme,  ni  son  centre,  ni  ses  limites.  Elle  est,  au 
milieu  de  l'Europe,  comme  une  masse,  longtemps  molle 
et  plastique,  ayant  d'autant  plus  besoin  d'une  organisa- 
lion  de   fer  qu'elle  était,    par    essence,  inorganique. 

L'Allemagne  est,  pour  l'histoire  européenne,  la  plus 
grosse  des  difficultés  :  cette  difficulté  ne  serait  résolue 
que  si  lAllemagne  consentait  à  «  s'articuler  »,  en 
quelque  sorte,  à  la  vie  commune.  Malheureusement, 
une  disposition  si  accommodante  n'a  jamais  été  la 
sienne.  Par  sa  nature  même,  par  sa  formation  physique 
et  psychologique,  l'Allemagne  déborde.  Depuis  les  Cim- 
bres  et  les  Teutons,  on  ne  connaît  ses  peuples  que  par 
leur  volonté  d'intrusion  et  de  conquête.  César,  Tacite, 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  21 

tous  les  auteurs  de  l'antiquité,  sont  d'accord  pour  dé- 
terminer ainsi  le  caractère  du  Germain  :  race  errante 
et  pérégrine,  mal  attachée  au  foyer  et  au  sol,  ne  s'adon- 
nani  qu'à  la  guerre  ou  à  la  chasse.  Au  cours  de  l'his- 
toire, cette  population  mêlée  et  bigarrée,  composée  de 
Celtes,  de  Teutons,  de  Scandinaves  et  de  Slaves,  fait, 
en  Europe,  office  de  trouble-fête  :  inquiète  et  malheu- 
reuse elle-même,  pour  l'inquiétude  et  le  malheur  des 
autres. 

Bernhardi,  dans  son  livre  sur  l'Allemagne  et  la  pro- 
chaine guerre,  donne  un  exposé  de  l'histoire  d'Allemagne 
au  point  de  vue  pangermaniste  :  rien  de  plus  pénible 
que  ce  tableau  oii  le  parti  pris  actuel  s'efforce  de  tirer 
une  leçon  héroïque  des  plates  annales  du  passé  :  l'épo- 
pée tourne,  bien  involontairement,  à  la  complainte. 

D'abord  la  thèse  :  «  Dès  leur  première  apparition 
dans  l'histoire,  les  peuples  germaniques  se  sont  affirmés 
comme  un  peuple  civilisé  de  premier  ordre.  »  Mais,  aussitôt, 
l'aveu  contradictoire  :  «  Lorsque  l'Empire  romain  suc- 
comba sous  le  choc  des  barbares...  »  Et  le  tableau  se 
développe  ainsi  dans  ce  stupéfiant  contraste  entre  les 
prétentions  et  les  réalités. 

En  somme,  cette  histoire  est  le  récit  d'une  invasion 
perpétuelle  qui  ne  réussit  jamais  :  les  ambitions  sont 
immenses,  les  résultats  nuls  ou  précaires.  La  «  lati- 
nité »,  toujours  visée,  — ainsi  que  l'avoue  encore  au- 
jourd'hui le  chancelier  Bethmann-ITollweg,  —  la 
latinité  s'est  toujours  défendue  victorieusement.  Les 
Cimbres  et  les  Teutons  sont  battus  par  Marins;  Ario- 
viste  par  César;  les  Alamans  par  Clovis  qui  s'incline  à 


22  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

Reims  devant  l'évêque  Rémi  ;  quelques  hordes  de  Goths 
et  de  Vandales  font  une  pointe  à  travers  l'Empire  ro- 
main, pour  laisser  dans  le  vocabulaire  de  la  civilisation 
le  mot  de  vandalisme,  Charlemagne  restaure  le  Roma- 
nisme  et  dompte  les  Saxons.  Après  Charlemagne,  quand 
l'âme  de  l'Europe  se  cherche,  alors  que  l'Université  de 
Paris  enseigne  les  peuples,  la  Germanie  s'attarde  dans 
une  sorte  de  byzantinisme  sauvage.  Je  laisse  parler 
l'apologiste  de  la  race  :  «  Dans  la  lutte  des  deux  puis- 
sances (Rome  et  l'Empire),  l'Empire  succombe  parce 
qu'il  ne  réussit  pas  à  unir  les  petits  États  germains... 
La  puissance  allemande  gisait  anéantie...  Puis  vint  un 
état  de  choses  quasi  anarchique.  Les  fâcheux  défauts  du 
peuple  allemand,  la  manie  de  vouloir  avoir  toujours 
raison  et  le  manque  de  sens  unitaire  contribuèrent  à 
compromettre  aussi  son  développement  économique... 
L'activité  intellectuelle  (?)  dégénéra  en  rudesse...  » 

Et  en  voilà  pour  tout  le  moyen  âge  ! 

Nous  arrivons  aux  temps  modernes  :  les  faits  ne  sont 
pas  plus  réconfortants.  «  Le  peuple  allemand  futpresque 
anéanti  et  perdit  toute  importance  pohtique...  »  L'âge 
des  découvertes  transforme  la  planète.  Quelle  est  la 
part  de  l'Allemagne?  «  L'Allemagne  resta  étrangère  à 
ce  formidable  mouvement.  »  L'Europe  nouvelle  prend 
conscience  d'elle-même  au  seizième  et  au  dix-septième 
siècle;  l'Allemagne  est  absente,  en  proie  aux  horreurs 
de  la  guerre  de  Trente  Ans  ;  elle  se  détruit  elle-même  : 
le  sac  de  Magdebourg  fait  la  main  aux  destructeurs  de 
Louvain.  «  L'Angleterre  devint  la  première  puissance 
coloniale  et  maritime  du  monde;  l'Allemagne,  en  re- 


AVANT   LES    NEGOCIATIONS  23 

vanche,  ne  fit  rien  et  sa  puissance  politique  diminua 
toujours  davantage.  » 

Dans  cet  exposé  à  grands  traits,  l'Autriche  disparaît, 
pour  ainsi  dire  :  c'est  une  parente  pauvre  et  mal  mariée  : 
«  L'Autriche  cathohque,  grand  Etat  indépendant  issu 
en  quelque  sorte  de  l'Empire,  fondait  sa  puissance  non 
seulement  sur  sa  population  de  race  germanique,  mais 
encore  sur  les  Hongrois  et  sur  les  Slaves.  »  L'Autriche, 
pourtant,  a  persévéré,  pendant  cinq  siècles,  dans  les 
ambitions  de  la  race.  Sa  volonté  de  domination,  le  des- 
sein poursuivi  par  elle  d'établir  un  Empire  universel  est 
Feffroi  de  toutes  les  nations  libres  de  l'Europe.  La 
France  est  l'énergique  adversaire  du  despotisme  autri- 
chien et  finit  par  en  avoir  raison.  Mais,  pour  Bernhardi, 
la  «  véritable  Allemagne  »  n'était  pas  née.  «  Enfin,  un 
centre  de  puissance  protestante  se  forme  dans  le  Nord, 
la  Prusse.  »  Tout  est  sauvé!  —  Pas  encore!...  «  Une 
heure  difficile  devait  sonner,  une  fois  de  plus,  dans  la 
lente  ascension  de  l'Europe.  »  Cette  heure,  c'est  léna. 
Mais  le  nom  n'est  pas  prononcé.  Waterloo  ne  console 
pas,  parce  qu'il  faudrait  rappeler  le  service  rendu  par 
les  alliés,  Autriche,  Russie,  Angleterre,  tirant  la  Prusse 
de  l'anéantissement  :  «  La  royauté  prussienne  s'humilia 
profondément  devant  l'Autriche  et  la  Russie  et  parut 
oublier  ses  devoirs  nationaux.  » 

Il  est  temps  que  cette  longue  série  de  jours  sombres 
qu'est  l'histoire  d'Allemagne  trouve,  enfin,  un  ciel 
plus  serein.  Voici  Guillaume  I"  et  Bismarck  :  «  L'Alle- 
magne, ce  géant  couché  mollement  sur  le  lit  de  repos 
de  l'ancienne   Confédération    germanique,    se   relève 


24  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

comme  un  phénix  sortant  de  ses  cendres  et  déploie 
victorieusement  ses  ailes  puissantes...  »  Ce  galimatias 
achève  le  pénible  panégyrique. 

Quant  aux  données  intellectuelles  et  morales,  elles 
sont  dégagées  en  une  page  empruntée,  en  partie,  à 
Treitschke  :  «  Ces  deux  sœurs  (la  littérature  et  la 
science)  créèrent,  avec  Kant  et  Fichte,  des  exigences 
morales  telles  qu'aucun  peuple  w'e?^  avait  encore  établi  de 
semblables  comme  règles  de  conduite  et  révélèrent,  dans  le 
domaine  de  la  poésie,  un  idéalisme  transcendant.  Sous 
rinfluence  de  la  colère  héroïque  de  1813,  ce  travail  in- 
tellectuel porta  des  fruits  magnifiques...  De  cette  ma- 
nière, notre  littérature  classique,  partie  de  points  de 
vue  bien  différents,  tendit  au  même  but  que  l'œuvre 
politique  de  la  monarchie  prussienne  et  des  hommes 
d'action  qui,  à  l'heure  du  grand  désastre,  travaillaient 
pour  le  progrès  (1).  »  (Treitschke,  I,  90.) 

Il  était  nécessaire  de  donner  ce  résumé  pour  n'altérer 
en  rien  le  caractère  de  l'histoire  allemande  tel  qu'il  est 
conçu,  en  Allemagne,  à  la  veille  de  la  guerre.  Un  ta- 
bleau qui  forme  apothéose  fournira  le  trait  final  :  c'est 
la  rencontre  de  Napoléon  et  de  Gœthe  :  «  Moment  histo- 
rique que  celui  où  Napoléon  et  Gœthe  se  trouvèrent  en 
face  l'un  de  l'autre,  —  de  puissants  conquérants  tous 
deux  :  d'un  côté,  le  fléau  de  Dieu,  le  grand  destructeur 
de  tout  ce  qui  avait  fait  son  temps,  de  tout  ce  qui  était 
arrivé,  le  sombre  despote,  la  dernière  créature  de  la 
Révolution,  une  partie  de  «  cette  force  qui  veut  toujours 

(1)  Berxhardi,  p.  60. 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  25 

«  le  mal  et  produit  toujours  le  bien  »  ;  de  l'autre,  l'Olym- 
pien majestueusement  grave  qui  prononça  ces  mots  : 
«  Que  l'homme  soit  noble,  charitable  et  bon!  »,  Gœthe, 
qui,  dans  son  œuvre  universelle,  montra  que  le  génie 
allemand  embrasse  tout  ce  qui  est  humain...  Face  à  face 
avec  le  plus  grand  capitaine  de  son  temps,  on  vit  le 
héros  de  l'esprit  auquel  devait  appartenir  la  victoire  à 
venir,  en  face  du  représentant  le  plus  puissant  du  génie 
latin,  le  grand  Germain  qui  se  tient  au  faite  de  F  humanité.  » 

Telle  est  la  conclusion  :  opposer  un  surhomme  alle- 
mand à  un  surhomme  latin  et  accabler  Napoléon  par  la 
comparaison  avec  Gœthe  !  Ces  arrangements,  dans  ce 
qu'ils  ont  de  factice,  d'arbitraire,  de  captieux,  révèlent 
le  caractère  du  germanisme. 

L'Allemagne,  féconde  et  troublée,  ne  se  sent  jamais 
à  l'aise  dans  ses  limites  :  privée  de  larges  ouvertures 
sur  la  mer,  obstruée  par  le  réseau  désharmonique  de 
ses  montagnes  intérieures,  disloquée  par  le  cours  de 
ses  fleuves  divergents,  elle  est  portée  tantôt  vers  l'une, 
tantôt  vers  l'autre  de  ses  frontières,  et  elle  ne  trouve 
d'aucun  côté  des  appuis  solides  fixés  par  la  nature.  A  une 
race  vagabonde  cette  vaste  prison  paraît  encore  trop 
étroite  ;  elle  hume  l'air  des  contrées  occidentales  et  mé- 
ridionales ;  elle  y  sent  des  parfums  plus  délicats,  un 
climat  plus  doux,  une  joie  de  vivre  qui  lui  sont  refusés. 
Les  pays  du  soleil  lui  sont  un  paradis  sur  la  terre.  (Qui 
n'a  vu  les  Allemands  débarquer  par  trains  bondés  sur 
la  côte  d'Azur,  au  temps  du  carnaval  de  Nice,  ne  peut 
comprendre  tout  à  fait  cet  émerveillement!)  Ils  dési- 
rent, ils  envient. 


26  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

Cependant,  l'Allemagne  est  toujours,  comme  on  di- 
sait au  seizième  siècle,  «  la  matrice  des  peuples  ».  Les 
jeunes  tribus  s'amassent  dans  son  sein.  L'aventure  les 
attire  :  les  vastes  plaines  s'ouvrent  devant  elles.  Elles 
partent.  Et  c'est  toujours  la  même  tentation,  toujours 
la  même  entreprise,  toujours  le  même  échec  et  toujours 
les  pareils  et  tristes  retours  jusqu'à  de  nouveaux  recom- 
mencements. 

La  population  allemande  n'a  pas  accepté  son  lot. 
Elle  veut  autre  chose  que  ce  qu'elle  a  :  tantôt  c'est  l'Italie, 
tantôt  c'est  la  France,  tantôt  ce  sont  les  Balkans,  et 
puis  ce  sont  les  colonies,  et  puis  c'est  la  mer  :  «  Notre 
empire  est  sur  les  eaux!  » 

La  tradition,  l'histoire,  tous  les  témoignages  et  toutes 
les  preuves  étabhssent  que  l'essence  du  germanisme, 
c'est  la  conquête  ou,  pour  parler  plus  exactement,  l'in- 
vasion. Germanisme,  pangermanisme,  c'est  tout  un  : 
seulement,  les  horizons  se  sont  élargis  et  on  a  conçu 
l'idée  de  la  conquête  du  monde.  Bernhardi  et  Biilow 
concluent  dans  les  mêmes  termes  :  «  Ou  l'hégémonie 
planétaire  ou  la  décadence!  » 

A  la  marée  qui  déborde,  il  n'y  a  plus  de  bornes.  «  Il 
faut  que  le  monde  soit  victime  du  germanisme  pour  que 
le  germanisme  soit  vrai.  »  (Lote.) 

Mais,  ainsi,  nous  sommes  ramenés  à  la  guerre  et  à  la 
violence  :  le  germanisme  en  état  de  conquête,  c'est 
rimpérialisme! 

Au  congrès  de  Westphalie,  quand  les  plénipoten- 
tiaires de  Louis  XIV  convoquèrent  tous  les  princes  eu- 
ropéens à  la  conférence  pour  la  paix  générale,  ils  s'ex- 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  27 

primèrent  en  ces  termes  :  «  Il  est  certain  que  la  maison 
d'Autriche  tend  à  la  monarchie  européenne  en  prenant  pour 
base  la  puissance  qu'elle  exerce  sur  le  Saint-Empire 
germanique,  au  centre  de  l'Europe.  »  Ces  paroles  expri- 
ment l'inquiétude  traditionnelle  des  peuples  européens 
devant  l'impérialisme  allemand.  Transposez  à  Berlin 
ce  qui  est  dit  de  Vienne,  les  rapports  de  l'Allemagne 
avec  les  autres  puissances  restent  les  mêmes.  M.  Poin- 
caré  n'aurait  pas  un  mot  à  changer  à  la  lettre  de 
Louis  XIV. 

Une  seule  différence  :  les  ambitions  de  la  maison 
d'Autriche  étaient  plus  lentes  et  plus  dissimulées,  celles 
de  la  maison  de  Prusse  sont  plus  brutales  et  plus  témé- 
raires. C'est  qu'en  effet,  les  Habsbourg  rencontrèrent 
mille  traverses;  les  Hohenzollern,  au  contraire,  sont 
grisés  par  un  bonheur  inouï. 

S'il  s'agit  de  découvrir  les  raisons  actuelles  de  la 
forme  aiguë  du  militarisme  prussien,  il  faut  absolument 
tenir  compte  de  l'étonnante  fortune  qui,  de  l'abaisse- 
ment de  1848,  a  conduit  le  pays  au  pinacle  en  1870, 
c'est-à-dire  en  vingt-deux  ans.  En  1866  et  en  1870,  la 
Prusse  a  cueilli  trop  facilement  de  trop  promptes  vic- 
toires. De  là  l'orgueil  monstrueux  du  parvenu  prodi- 
gieusement enrichi,  de  l'esclave  qui  a  brisé  ses  fers.  Le 
développement  de  l'histoire  prussienne  est  un  phéno- 
mène de  croissance  anormale  et  de  gigantisme  déréglé. 
Une  seule  journée,  Sadowa,  et  c'en  est  fait  de  la  maison 
d'Autriche;  deux  batailles,  Metz  et  Sedan,  et  c'en  est 
fait  désarmées  napoléoniennes.  Comment  ces  gens  ne 


28  LE   TRAITÉ   DE    PAIX   DE   1919 

seraient-ils   pas  gonflés   d'avoir  fait   ainsi    «    Charle- 


magne  »? 


Il  fallait  toute  la  prudence  de  Bismarck  pour  ne  pas 
pousser  à  bout  la  chance  et  ne  pas  doubler  tout  de  suite 
la  mise  pour  la  rafle  définitive.  Bernhardi  et  ses  émules 
le  blâment.  L'exemple  qui  les  hante,  c'est  l'Empire  ro- 
main, mais  rafraîchi  par  le  sang  des  «  barbares  ».  Il 
s'agit  de  réussir,  une  bonne  fois,  le  coup  de  l'invasion 
si  longtemps  manqué.  Le  romanisme  soumis  et  germa- 
nisé, cette  fois,  ce  serait  véritablement  «  Charlemagne  »  ! 

L'orgueil  allemand,  c'est  l'enivrement  de  victoires 
trop  faciles.  Un  peuple,  longtemps  agenouillé  devant 
les  ridicules  fantoches  des  principautés  germaniques, 
s'est  trouvé,  soudain,  debout  et  il  s'est  roidi  de  toute  la 
fierté  dont  des  siècles  d'abaissement  avaient  amassé 
l'épargne.  L'unité  politique  Ta  gratifié  à  peu  de  frais 
d'une  puissance  multipliée.  Le  voilà  grand  et  heureux. 
Or,  il  ne  sait  jouir  de  son  bonheur  ni  pour  les  autres,  ni 
pour  lui-même.  Il  a  la  maladresse  et  les  mains  gourdes 
du  berger  devenu  roi.  N'ayant  pas  eu  le  temps,  n'ayant 
pas  pris  la  peine  de  faire  l'apprentissage  de  sa  récente 
autorité,  il  la  brandit  comme  une  massue  et  en  menace 
tout  le  monde.  En  lui  apparaissent  les  tares  des  par- 
venus :  le  goût  de  l'étalage  et  du  faste,  le  manque  de 
mesure  et  de  tact.  Le  parvenu  a  su  acquérir,  il  sait  rare- 
ment conserver. 

On  ne  songe  pas  à  nier  les  qualités  de  la  race  alle- 
mande, sa  vigueur,  son  endurance,  son  application,  son 
esprit  de  suite  et  de  méthode  :  mais  ce  sont  surtout  des 
moyens  de  conquête  et  d'acquisition.  Et  il  faut  bien 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  29 

aussi  tenir  compte  de  ses  défauts  :  besoins  exigeants, 
appétits  matériels,  instincts  destructeurs,  brutalité  la- 
tente sous  des  formes  apprêtées  et  obséquieuses.  Les 
circonstances  ambiantes  ouvrent  la  carrière  à  ces  sortes 
de  tempéraments;  le  temps  n'est  guère  enclin  aux 
nuances  de  la  pensée,  aux  délicatesses  de  lïntelligence 
et  du  cœur;  nous  sommes  au  siècle  de  la  matière;  une 
poussée  prodigieuse  emporte  le  monde  vers  les  jouis- 
sances immédiates,  les  joies  de  l'abondance,  la  grasse 
pitance  du  bien-être.  Ce  nouveau  grand  peuple  a  sa  place 
marquée  en  tête  de  la  troupe  qui  va  fournir  la  course  : 
trapu,  vigoureux,  le  poil  luisant,  de  quel  galop  joyeux, 
de  quelles  foulées  puissantes  il  va  mesurer  le  terrain  ! 

L'Allemagne  se  rua  parmi  le  groupe  des  puissances. 
Sa  brusque  intrusion  fut  rude  au  reste  du  monde. 
Ainsi  que  le  constate  Maximilien  Harden,  «  sur  la  terre 
entière  l'Allemagne  n'a  pas  un  ami.  »  Qu'importe!  on 
en  avait  écrasé  d'autres  !  Là  encore,  le  succès  fut  facile  : 
on  avait  affaire  à  des  peuples  «  arrivés  »,  tranquilles 
dans  leur  aisance  acquise  et  qui  se  laissaient  vivre. 
L'Allemagne  hennit  d'orgueil  en  voyant  le  terrain  libre 
devant  elle.  Elle  tendit  ses  muscles,  ses  nerfs,  sa  vo- 
lonté pour  toucher  au  but  qu'elle  voyait  si  proche.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  y  ait  jamais  eu  une  adaptation  aussi 
prompte  et  aussi  complète  d'une  nature,  d'ailleurs  aussi 
plastique,  à  ses  nouvelles  destinées. 

Pourtant,  de  telles  métamorphoses  ne  sont  pas  sans 
éprouver  ceux-mêmes  qui  les  subissent  :  une  exces- 
sive tension  nerveuse  surmène  les  sociétés  comme  les 
hommes.  Nabuchodonosor,  Alexandre,  sont  les  types 


30  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

classiques  de  ces  victorieux  que  Dieu  exalte  pour  les 
perdre.  L'Espagne  avait  connu  quelque  chose  de  pareil 
quand  les  conquistadors, 

Comme  un  vol  de  gerfauts,  hors  du  charnier  natal, 
Partaient,  ivres  d'un  rêve  he'roïque  et  brutal. 

Le  délire  des  grandeurs  fut,  cette  fois,  le  lot  de  tout 
un  peuple. 

Bismarck,  conscient  du  danger,  l'avait  signalé  et, 
d'une  humeur  maussade,  avait  morigéné  d'avance  la 
folie  de  ses  successeurs  :  «  Les  armements  ne  suffiront  pas, 
écrit  le  ministre  disgracié,  dans  une  page  d'une  clair- 
voyance admirable  :  il  faudra  en  plus  la  justesse  du  coup 
d'œil  pour  piloter  le  vaisseau  de  l'Allemagne  à  travers 
les  courants  des  coalitions  auxquelles  notre  situation  géogra- 
phique et  notre  régime  historique  nous  exposent...  Il  faut,  à 
cet  effet,  que  nous  sachions  rester  indifférents  aux  sé- 
ductions de  la  vanité.  L'Allemagne  commettrait  une 
grande  folie  si,  dans  les  questions  d'Orient  auxquelles  elle 
n'a  aucun  intérêt  spécial,  elle  voulait  prendre  parti  avant 
les  autres  Puissances  directement  intéressées...  L'Alle- 
magne est  la  seule  grande  Puissance  en  Europe  que  nul 
projet  ne  saurait  tenter  s'il  ne  peut  se  réaliser  que  par  la 
guerre  (voilà  pour  le  militarisme  à  la  Bernhardi  et  la 
politique  mondiale  à  la  Bûlow!).  Nous  ne  devons  nous 
laisser  forcer  la  main  ni  par  l'impatience,  ni  par  quelque 
complaisance  consentie  aux  dépens  du  pays,  ni  par  un 
sentiment  quelconque  de  vanité,  ni  par  des  provocations 
d'amis  (ceci  pour  l'Autriche);  rien  ne  doit  nous  décider, 
avant  le  moment  voulu,  à  quitter  l'expectative  pour 


AVANT   LES    NEGOCIATIONS  31 

l'action;  sinon  plectiinhir  Achivi  (ceci  pour  les  sujets  de 
l'empereur  Guillaume!).  Notre  unité  une  fois  établie 
dans  les  limites  possibles,  mon  idéal  a  toujours  été  de 
nom  concilier  la  confiance  des  grandes  Puissances,  comme 
celle  des  Puissances  secondaires  de  V Europe  (1).  »  Le  vieux 
renard,  plein  d'appréhension  pour  le  sort  de  son  œuvre, 
luttait  déjà  contre  le  parti  rapace  qui  jetait  un  œil 
d'envie  sur  le  bonheur  tranquille  des  petits  États  ! 

Mais  le  tempérament  de  la  race  était  plus  fort  que  les 
avertissements  de  l'ermite  de  Varzin.  Une  fois  les  con- 
voitises excitées,  les  doctrines  ne  font  pas  défaut.  Ivre 
de  ses  victoires,  l'Allemagne  sentait,  dans  la  force  de 
son  bras,  le  plus  convaincant  commentaire  de  la  doc- 
trine de  la  «  volonté  de  puissance  »  :  «  Vous  aimerez  la 
paix  comme  un  moyen  de  guerres  nouvelles;  —  et  la 
courte  paix  mieux  que  la  longue.  —  Je  ne  vous  con- 
seille pas  la  paix,  mais  la  victoire.  —  Une  bonne  cause, 
dites-vous,  sanctifie  même  la  guerre;  moi  je  vous  dis  : 
c'est  la  bonne  guerre  qui  sanctifie  toute  cause...  » 
Ainsi  parlait  Zarathoustra! 

Treitschke  avait  jeté  les  bases  de  la  doctrine  de  la 
force  fondement  du  droit  et  le  créant  précisément 
parce  qu'elle  lui  est  antagoniste  :  «  Il  ne  convient  pas 
à  des  Allemands  de  répéter  les  lieux  communs  des  apô- 
tres de  la  paix  ou  des  prêtres  du  veau  d'or,  ni  de  fer- 
mer les  yeux  devant  les  nécessités  cruelles  de  notre 
époque.  Oui,  notre  époque  est  une  époque  de  guerre, 
un  âge  de  fer.  Que  les  forts  l'emportent  sur  les  faibles, 

(1)  Pensées  et  Souvenirs,   par  le  prince  de   Bismarck.  Édit.  franc., 
t.  II,  p.  312-346. 


32  LE   TRAITE   DE    PAIX   DE    1919 

c'est  la  loi  inexorable  de  la  vie.  »  Les  petits  États  furent 
nominativement  inscrits  sur  la  liste  des  prochaines  vic- 
times :  le  sort  du  Luxembourg,  de  la  Belgique,  sans 
parler  de  la  Hollande,  était  réglé  d'avance.  Le  reste 
viendrait  par  surcroît.  La  «  politique  mondiale  »  était 
déchaînée. 

Dès  lors,  c'est  la  rupture  déclarée  avec  la  foi  des 
traités,  avec  la  validité  des  engagements  internatio- 
naux. Le  long  effort  de  l'humanité  pour  faire  de  la 
guerre  un  droit  et  imposer  à  la  guerre  le  droit,  cet 
acquis  si  péniblement  amassé  et  si  fragile  que  les  pléni- 
potentiaires de  La  Haye  avaient  tenté  de  cristalliser, 
l'œuvre  de  la  philosophie,  l'œuvre  de  la  religion,  tout 
fut  remis  en  question. 

Le  cri  de  l'ivresse  orgueilleuse  donne  le  ton  aux  re- 
lations entre  les  hommes.  L'Allemagne  doit  dominer 
l'Univers.  Pour  cela,  elle  recourra  aux  armes  :  «  Puis- 
sance MONDIALE  ou  DÉCADENCE  »  :  voilà  la  véritable  décla- 
ration de  guerre.  «  Cette  lutte  étant  nécessaire,  inévi- 
table, nous  devons  l'affronter  coûte  que  coûte... 
Aujourd'hui,  nous  sommes  à  la  veille  d'une  décision 
plus  importante  (qu'en  1871).  Voulons-nous  nous 
élever  à  la  hauteur  d'une  Puissance  mondiale,  nous 
maintenir  à  cette  hauteur,  ou  bien  voulons-nous  tomber 
au  triple  point  de  vue  politique,  économique  et  natio- 
nal, voilà  le  fond  de  la  question  :  «  Etre  ou  ne  pas 
être  »,  tel  est  le  dilemme  qui  se  pose  à  nous  aujour- 
d'hui. » 

Donc,  guerre  à  la  France,  guerre  à  l'Angleterre, 
guerre  même  à  la  Russie  (avec  la  nuance,  pour  cette 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  33 

dernière  Puissance,  qu'on  préférerait  la  tenir  d'abord 
en  dehors  du  conflit). 

Quant  aux  petits  Etats,  ils  sont  condamnés  :  les 
traités  qui  les  protègent  sont  périmés  :  «  Une  autre 
question  se  pose,  celle  de  savoir  si  tous  les  traités  con- 
clus au  commencement  du  siècle  dernier  dans  des  con- 
ditions très  différentes  de  celles  d'aujourd'hui,  si  ces 
traités  peuvent  et  doivent  être  maintenus  en  vigueur.  » 
A  quoi  bon  chercher,  dans  les  archives  de  l'État  belge, 
des  documents  pour  le  réquisitoire  intenté  après  coup? 
Le  sort  de  la  neutralité  belge  était  décidé  bien  avant 
que  M.  de  Below  eût  mis  le  pied  dans  le  cabinet  de 
M.  Davignon...  Car  il  faut  se  hâter.  Prenant  exacte- 
ment le  contre-pied  du  conseil  de  Bismarck,  on  entend 
bien  «  prévenir  les  desseins  de  la  divine  Providence  » . 
«  Nous  devons  nous  souvenir  que  nous  ne  pouvons, 
sous  aucun  prétexte,  éviter  la  guerre  à  laquelle  nous 
sommes  contraints  par  notre  situation  mondiale  et  qu'il 
ne  convient  nullement  de  la  retarder  outre  mesure,  mais  au 
contraire  de  la  provoquer  dans  les  conditions  les  plus 
favorables  (1).  » 

Les  responsabilités  de  l'agression  sont  hautement 
réclamées.  C'est  en  vain  que  les  chefs  actuels  de  l'Alle- 
magne essayent  de  les  rejeter.  Toute  l'intelligence  alle- 
mande, toute  la  volonté  allemande,  les  assumaient  un 
an  avant  la  guerre;  et  elles  les  accepteraient  peut-être 
encore,  malgré  la  leçon  déjà  rude  que  leur  apportent 


(1)  Toutes  ces  citations  sont  empruntées  textuellement  à  l'ou- 
vrage de  BER.NHAniii,  l'Allemarjne  et  la  prochaine  guerre,  comme  à  l'ex- 
posé le  plus  récent  et  le  plus  populaire  du  système. 


34  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   4919 

les  événements.  L'universitaire  allemand,  le  militaire 
allemand,  le  diplomate  allemand,  associés  dans  la  poli- 
tique de  l'étatisme  et  du  militarisme,  savent  ce  qu'ils 
font.  Logiques  avec  eux-mêmes,  ils  appellent  l'agression 
injuste  de  leurs  vœux  et  acceptent  le  duel  avec  ce  qui 
est  et  reste  l'idéal  de  l'humanité. 

Le  système  se  tient,  dans  la  doctrine  comme  dans  les 
faits  :  du  germanisme  au  pangermanisme,  du  panger 
manisme  au  militarisme,  du  militarisme  à  l'impéria-. 
lisme  les  passages  sont  franchis  avec  une  rapidité  fou- 
droyante. 

Mais  il  reste  à  voir  la  théorie  descendre  et  prendre 
corps  dans  le  domaine  des  réalisations  :  le  militaire 
pangermaniste  Bernhardi  a  pour  instrument  l'homme 
d'État  diplomate  Bûlow.  L'empereur  Guillaume,  visé 
certainement  par  Bismarck  dans  l'allusion  prophétique 
qui  vient  d'être  rappelée,  les  couvre  tous  deux  de  son 
impériale  autorité. 

Dès  le  début  de  son  règne,  Guillaume  II  est  en  rup- 
ture avec  la  conception  bismarckienne  :  en  lui,  s'étaient 
réfléchies  certaines  aspirations  auxquelles  le  vieux  mi- 
nistre se  faisait  une  loi  de  résister.  Né  en  pleine  crise 
d'orgueil,  nature  éminemment  réceptive,  sans  nuances 
et  sans  finesse,  glorieux  et  amoureux  du  «  paroître  », 
il  suivait  le  courant  en  prétendant  le  diriger.  Il  appar- 
tient à  cette  classe  des  hobereaux  qui  a  pris  la  tête  de  la 
horde.  Son  défaut  est  celui  que  Bismarck  avait  dénoncé  : 
la  vanité.  Certes  l'intelHgence  ne  lui  manque  pas  : 
peut-être  eut-il,  un  instant,  l'intuition  des  grands  maux 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  35 

dont  il  serait  responsable  s'il  s'abandonnait  à  l'esprit  de 
conquête.  Mais,  l'âge  venant,  le  regret  de  n'avoir  pas 
laissé,  comme  ses  aïeux,  une  trace  militaire,  la  jalousie 
du  futur,  la  pression  des  entourages,  tout  le  porte  sur 
les  résolutions  redoutables. 

Précisément,  l'homme  qui  devient  le  principal  confi- 
dent et  conseiller  de  cette  politique,  le  prince  de 
Biilow,  nous  l'a  révélée  dans  un  livre  de  rancune  et 
d'ambition  dont  on  n'a  pas  saisi,  peut-être,  toute  la 
portée  et  qui  est  le  plus  éclatant  des  aveux. 

La  doctrine  de  Bismarck  y  est  franchement  rejetée  et 
reléguée  dans  les  débarras  de  l'histoire.  La  politique 
nouvelle,  la  politique  de  conquête  et  d'expansion  mon- 
diale, y  est  au  contraire  proclamée,  expliquée  dans  ses 
origines  et  ses  développements,  avec  sa  pointe  péné- 
trant dans  la  chair  de  l'Angleterre.  Sous  les  paroles 
artificieuses  du  diplomate,  on  découvre,  sans  peine, 
la  brutalité  des  appétits  avec  le  déchaînement  des 
ambitions  et  des  violences. 

Le  ministre  disgracié  et  exilé  a  voulu  réclamer  sa 
place  au  soleil  de  l'histoire.  Il  s'est  avancé  sur  le  devant 
de  la  scène,  criant  :  Me,  me,  adsum  qui  feci.  Il  prétendait 
partager  la  gloire  du  «  grand  dessein  »,  sauf  à  flétrir 
l'insuffisance  et  la  faiblesse  de  ses  successeurs.  Sa  pers- 
picacité en  défaut  ne  prévoyait  pas  qu'à  bref  délai  les 
grandes  catastrophes  traîneraient,  d'elles-mêmes,  à  la 
lumière,  les  grands  responsables. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  avons  le  témoignage  d'un  des 
principaux  artisans  de  la  politique  de  proie,  de  l'homme 
qui  présida,  pendant  douze  ans,  aux  destinées  de  l'Aile- 


36  LE   TRAITÉ   DE    PAIX    DE   1919 

magne.  Biilow  est  le  Bernhardi  de  la  diplomatie  :  son 
livre  la  Politique  allemande  ne  laisse  aucune  place  au 
doute  ni  aux  atténuations. 

Par  une  anecdote,  qui  paraît  bien  un  peu  arrangée, 
il  essaie  de  mettre  le  système  nouveau  sous  le  couvert 
du  grand  nom  de  Bismarck  :  il  raconte  que  le  directeur 
d'une  des  compagnies  de  navigation  allemandes,  le 
fameux  Ballin,  conduisit  un  jour  Bismarck  octogénaire 
à  bord  d'un  des  transatlantiques  de  la  ligne  Hambourg- 
Amérique.  Bismarck  n'avait  jamais  vu  un  bateau  de 
dimensions  pareilles.  Il  s'arrêta,  jeta  un  long  regard 
sur  le  port  et  aurait  dit  enfin  :  «  Vous  me  voyez  saisi  et 
remué.  Oui,  voilà  un  temps  nouveau,  —  un  monde 
tout  à  fait  nouveau!...  »  Et,  de  ce  dire  bien  anodin,  on 
conclut  que  «  l'œil  pénétrant  du  génie  reconnaissait  les 
nouveaux  devoirs  de  l'Empire  allemand  dans  la  poli- 
tique mondiale  ». 

En  vérité,  Biilow^  est  trop  fier  de  son  rôle  pour  en 
attribuer  la  gloire  à  un  rival,  fût-ce  l'illustre  protecteur 
de  ses  premiers  pas.  Il  se  vante  d'avoir  vu  plus  loin  et 
plus  juste  que  qui  que  ce  soit.  Il  précise,  il  donne  les 
faits,  les  dates,  les  raisons  qui  inaugurent  en  Alle- 
magne la  politique  d'expansion  à  outrance.  Puisqu'il 
est  mieux  renseigné  que  personne,  il  faut  l'en  croire. 

«  . .  .Rendre  possible  la  création  d'une  flotte  suffisante 
était  la  première  et  grande  tâche  delà,  politique  allemande 
post-bismarckienne,  tâche  immédiate  devant  laquelle  je 
me  vis  placé  moi-même,  lorsque,  le  28  juin  1897,  à 
Kiel,  à  la  même  date  et  au  même  endroit  où,  douze  ans 
plus  tard,  je  demandai  mon  congé   (voilà  le  bout  de 


AVANT    LES   NÉGOCIATIONS  37 

l'oreille  du  mécontent),  je  fus  chargé  par  S.  M.  TEm- 
pereur  de  la  direction  des  Affaires  étrangères.  » 

Le  28  mars  1897,  le  Reichstag  avait,  en  troisième 
lecture,  adopté  les  propositions  de  la  commission  du 
budget,  propositions  qui  comportaient  des  réductions 
considérables  sur  les  demandes  du  gouvernement  rela- 
tives aux  armements  maritimes  et  aux  constructions 
navales  nouvelles  ou  de  remplacement.  Après  avoir 
nommé  secrétaire  d'Etat  de  la  marine  un  homme  de  pre- 
mier ordre,  de  Tirpitz,  le  gouvernement  publia,  le  27  no- 
vembre 1897,  un  nouveau  projet  de  loi  navale,  dont  le 
préambule  s'exprimait  ainsi  :  «  Il  s'agit  de  créer,  dans 
un  délai  aéterminé,  une  marine  de  guerre  d'un  effectif 
et  d'une  puissance  suffisants  pour  assurer  la  protec- 
tion efficace  des  intérêts  maritimes  de  l'Empire.  » 

Tirpitz,  une  flotte  de  guerre,  des  intérêts  maritimes, 
—  le  «  rat  de  terre  »  se  faisait  «  rat  d'eau  »,  La  poli- 
tique, dont  Bismarck  avait,  d'avance,  signalé  les  périls, 
était  inaugurée.  Et  elle  s'ouvrait,  comme  il  l'avait  prévu 
encore,  sous  les  auspices  de  l'orgueil  et  de  la  vanité.  La 
fameuse  formule  :  «  Notre  empire  est  sur  les  eaux  »  est 
de  1900. 

Après  avoir  marqué  les  origines,  le  chancelier  du 
coup  de  Tanger  insiste  sur  le  caractère  nouveau  du  sys- 
tème :  c'est  ici  qu'il  revendique  franchement  son  brevet 
d'invention  et  d'originahté  :  «  Dans  le  riche  trésor  de 
notions  politiques  que  nous  a  légué  le  prince  de  Bis- 
marck, nous  ne  trouvons  nulle  part,  pour  nos  tâches  de 
pohtique  mondiale,  les  principes  généraux  qu'il  a  fixés 
pour  un   grand  nombre  d'éventualités  possibles  dans 


38  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

notre  vie  nationale.  C'est  en  vain  que  nous  cherchons, 
dans  les  résolutions  de  sa  politique  pratique,  une  justifi- 
cation pour  les  décisions  que  notre  tâche  mondiale 
nous  obhge  à  prendre...  Dans  le  discours  du  14  no- 
vembre 1906,  j'insistais  sur  ce  point  que  les  successeurs 
de  Bismarck  ne  devaient  pas  être  ses  imitateurs,  mais  ses 
continuateurs  {^ .  28).  » 

Les  dates  étant  fixées  et  le  caractère  nettement  déter- 
miné, Fauteur  développe  les  raisons  de  la  poHtique 
mondiale  :  accroissement  de  la  population,  insuffisance 
des  subsistances,  rivaUté  avec  les  autres  nations,  et  sur- 
tout «  volonté  de  puissance  »  et  sentiment  d'orgueil  : 
«  L'Allemagne  entend  n'être  pas  traitée  dans  le  monde 
comme  quantité  négligeable  (p.  102).  » 

La  cause  est  entendue  :  on  sait  jusqu'où  ces  farouches 
erreurs  ont  porté  le  peuple  qui  en  fut  la  dupe  et  l'Eu- 
rope qui  en  est  la  victime.  Mais,  chose  remarquable, 
ceux  qui  s'y  abandonnaient  avaient,  jusqu'à  un  certain 
point,  conscience  de  leur  égarement  :  en  effet,  le  prince 
de  Biilow  signale  le  double  danger  du  changement  de 
système,  danger  qui,  en  fait,  devait  se  révéler  même 
avant  que  l'auteur  eût  mis  la  dernière  main  à  son  ou- 
vrage :  r  l'Allemagne  assume  la  responsabilité  de  la 
rupture  de  l'équilibre  dans  le  monde;  2°  l'Allemagne 
sera  contrainte  de  faire  la  part  de  son  alliée,  l'Autriche, 
et  ainsi  elle  sera  directement  responsable  de  la  rupture 
d'équihbre  dans  la  politique  européenne.  Avec  la  pers- 
picacité des  ministres  disgraciés,  il  dénonce  d'avance, 
à  son  tour,  la  faute  de  ses  successeurs  : 

«  Le  couronnement  de  notre  puissance  militaire  par 


AVANT   LES   x\EGOCIATl  ONS  39 

îa  création  de  la  flotte  n'a  d'autre  signification  qu'une 
augmentation  et  un  renforcement  de  cette  garantie  de 
Tpaix,  pour  peu  que  la  politique  étrangère  de  V Allemagne  soit 
bien  dirigée  (vous  sentez  le  dard).  De  même  que  l'armée 
empêche  que  l'on  ne  porte  à  la  légère  le  trouble  dans 
les  voies  suivies  par  la  politique  continentale  de  l'Alle- 
magne, de  même  la  flotte  s'oppose  à  toute  perturbation 
de  notre  expansion  mondiale...  (Gomme  cette  phrase 
dut  être  difficile  à  rédiger,  car  qui  dit  expansion  mon- 
diale ait  perturbation  !...  «  —  Tu  la  troubles,  reprit  cette 
bête  cruelle  ».)  Après  avoir  pris  rang  parmi  les  puis- 
sances navales,  nous  avons  paisiblement  continué  notre 
route  antérieure  :  la  nouvelle  ère  de  politique  mondiale 
allemande  sans  fond  ni  rive,  que  l'étranger  pronostiquait 
partout,  ne  s'est  pas  ouverte...  » 

Elle  s'est  ouverte  malheureusement,  et  il  était  inévi- 
table qu'elle  s'ouvrît.  La  digue  rompue,  les  flots  se 
précipitèrent.  L'Allemagne,  puissance  de  proie,  était 
lâchée,  comme  un  corsaire,  sur  cet  océan  sans  fond  ni 
rive  où  la  tempête  s'est,  par  la  volonté  d'hommes 
impuissants  et  orgueilleux,  si  affreusement  déchaînée. 

En  tant  que  polémiste,  Biilow  signale  aussi  l'autre 
danger.  Il  le  connaissait  bien,  car,  comme  ministre,  il 
l'avait  créé  :  «  L'annexion  définitive  des  provinces  de 
Bosnie  et  d'Herzégovine,  queTAutriche  occupait  depuis 
1878,  provoqua  une  grande  crise  européenne.  La  Russie 
protesta  contre  l'acte  de  l'Autriche,  etc.  J'annonçai 
sans  ambages  dans  mon  discours  au  Reichstag  que  l'Al- 
lemagne était  résolue  à  rester  attachée  à  tout  prix  à 
l'alliance  avec  l'Autriche-Hongrie...  » 


40  LE   TRAITÉ    DE    PAIX    DE   1919 

Le  «  à  tout  prix  »  était  décisif.  L'Autriche,  une  fois 
lâchée,  n'avait  plus  de  frein.  Ses  ambitions  devaient 
s'accroître  avec  la  puissance  de  son  alliée.  Puisqu'elle 
disposait  de  l'immense  force  militaire  et  mondiale  de 
l'Allemagne,  comment  n'eût-elle  pas  été,  à  son  tour, 
enivrée?  Dès  lors,  la  politique  européenne  de  l'Autriche 
mène  tout,  y  compris  la  politique  mondiale  de  l'Alle- 
magne, qui,  à  Algésiras,  avait  subi  le  chantage  de  son 
hypocrite  partenaire. 

On  était  arrivé  au  tournant  redoutable  prévu  par  Bis- 
marck :  «  L'Allemagne  commettrait  une  grande  folie  si, 
dans  les  questions  d'Orient  auxquelles  elle  n'a  aucun 
intérêt  spécial,  elle  voulait  prendre  parti  avant  les  autres 
puissances  directement  intéressées...  Nous  ne  devons 
pas  nous  laisser  forcer  la  main  ni  par  l'impatience,  ni 
par  quelque  complaisance  consentie  aux  dépens  du  pays,  ni 
par  un  sentiment  quelconque  de  vanité,  ni  par  des  pro- 
vocations d'amis,  etc.,  etc.  »  On  se  laissait  forcer  la  main. 

Jamais  le  monde,  jamais  l'histoire  ne  comprendront 
que  l'Allemagne  par  complaisance,  et  sans  y  être  portée 
jjar  ses  intérêts  vitaux,  ait  précipité  le  monde  dans  une 
telle  guerre,  —  et  de  telle  conséquence  —  pour  secon- 
der le  caprice  orgueilleux  de  la  bureaucratie  viennoise 
voulant  accabler  une  petite  puissance  libre,  la  Serbie, 
et  qu'elle  se  soit  laissé  ainsi  entraîner  par  les  provoca- 
tions de  ses  dangereux  amis. 

La  faute  et  les  raisons  de  la  faute  sont  maintenant  en 
pleine  lumière  :  une  pohtique  mondiale,  fille  de  la 
vanité,  fdle  de  l'orgueil,  s'est  abandonnée,  par  com- 
plaisance et  par  aveuglement,  aux  instincts  de  la  race 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  41 

au  lieu  de  les  contenir  et  de  les  refréner.  Le  dilemme 
absurde  proclamé  par  les  professeurs  et  les  militaires  : 
politique  mondiale  ou  décadence,  a  été  souscrit  par  les 
diplomates  et  les  chefs  d'État.  Peu  à  peu,  on  s'habitua 
à  ridée  que  l'Allemagne  était  la  maîtresse  du  monde  et 
qu'elle  pouvait  tout  se  permettre. 

D'autre  part,  les  alliés  nécessaires,  indispensables, 
abusent  de  ce  vertige  :  eux  aussi  ont  leurs  appétits  et 
leurs  ambitions  à  satisfaire;  l'expansion  kaiserlich  répond 
à  l'ambition  impérialiste.  La  politique  mondiale,  — 
ainsi  que  son  nom  l'exprime,  —  menace  l'univers.  La 
guerre  devient  la  seule  pensée  et  la  seule  issue  :  «  Nous 
devons  nous  souvenir  que  nous  ne  pouvons,  sous  aucun 
prétexte,  éviter  la  guerre  à  laquelle  nous  sommes  con- 
traints par  notre  situation  mondiale  et  qu'il  ne  convient 
nullement  de  la  retarder  outre  mesure,  mais,  au  con- 
traire, de  la  provoquer  dans  les  conditions  les  plus  favo- 
rables. » 

Tout  est  logique,  tout  se  tient. 

Cette  guerre,  avec  ses  surprises,  ses  violences,  ses 
abominations,  les  régressions  qu'elle  entraîne,  ne  fait 
que  réaliser  le  naturel,  le  passé  et  l'enivrement  d'une 
race  :  c'est  un  prodigieux  phénomène  d'auto-sugges- 
tion par  l'orgueil  et  dans  l'outrance. 

Doctrine  de  puissance,  négation  du  droit  interna- 
tional, rupture  déclarée  avec  le  reste  du  monde,  anéan- 
tissement des  faibles  et  des  désarmés,  le  système 
est  essentiellement  allemand;  pour  préciser  encore,  il 
est  «  allemand  moderne  »,  «  allemand  de  la  «  culture  », 
allemand   «  Guillaume  II  ».   C'est,   non  seulement  le 


42  LE   TRAITÉ    DE   PAIX    DE   1919 

retour  aux  vieux  instincts  barbares,  mais  le  dernier  cri 
du  style  berlinois  et  munichois. 

Que  va  devenir  ce  système,  cette  doctrine,  ce  style, 
ce  M  grand  style  »,  en  comparaissant  devant  le  tribunal 
universel,  devant  le  juste  rigide? 

Va-t-il  triompher?  L'homme  contemporain  se  ralliera- 
t-il  aux  nouveaux  préceptes,  au  nouvel  évangile  prêché 
par  le  barbare  allemand?  Restaurera-t-il  les  autels  du 
dieu  Mars,  du  vieux  Tuiston  des  bois,  retombera-t-il 
sous  le  joug  de  la  force  brutale  que,  pendant  des  siècles, 
il  s'est  efforcé  de  soulever?  Ou  bien  le  funeste  génie 
allemand  l'en  foncera- t-il  dans  le  bourbier  sanglant  oii 
la  civilisation  de  la  justice,  de  la  liberté  et  de  la  paix 
sombrerait? 

Oui,  c'est  le  coup  de  partie.  Et  il  s'agit  d'un  pari  plus 
grave  que  celui  de  Pascal,  puisqu'il  intéresse  l'espèce 
entière  et  non  pas  seulement  l'individu.  Par  le  pro- 
blème de  cette  guerre,  tel  qu'il  est  posé,  l'homme  va 
prononcer  le  verdict  sur  soi-même.  Selon  qu'il  choi- 
sira, il  persévérera  dans  le  bien  ou  s'endurcira  dans  le 
mal.  L'humanité  tout  entière  verra  son  sort  réglé  pour 
des  siècles  :  ou  une  grande  servitude  ou  une  grande 
libération  ! 


AYANT   LES   NÉGOCIATIONS  43 


III 


CARACTÉRISTIQUES    PHYSIQUES,    SOCIALES,    MORALES 
DE   LA    PRÉSENTE    GUERRE 

Ou  une  grande  servitude,  ou  une  grande  libération  ! . . . 
Il  fallait  que  le  débat  s'ouvrît;  puisque  le  problème  exis- 
,  tait  au  fond  des  âmes,  il  fallait  qu'il  se  produisît  au  grand 
\  jour  ;  il  fallait  que  la  plaie  fût  débridée  et  que  l'humanité 
s'étendît  elle-même  sur  la  table  de  dissection,  qu'elle 
;  se  soumît  à  l'opération  redoutable,  qu'elle  ouvrît  les 
viscères  et  mît  le  venin  à  nu,  —  et  qu'elle  délibérât. 
L'histoire  amasse,  dans  ses  lointaines  préparations, 
les  matériaux  des  grandes  catastrophes.  Les  généra- 
tions qui  se  succèdent  ne  peuvent  que  gagner  du  temps 
et  retarder  l'événement  :  elles  apparaissent  et  dispa- 
raissent, recevant  du  passé  et  léguant  à  l'avenir  la 
crainte  et  l'espoir,  —  heureuses  d'avoir  échappé  aux 
maux  qui  les  menacent,  mais  certaines  que  leurs  des- 
cendants n'y  échapperont  pas. 

Les  passions  humaines,  soumises  aux  lois  de  la 
nature  et  à  la  volonté  divine,  sont  elles-mêmes  la  cause 
de  ces  maux  terribles  dont  elles  ont  horreur,  qu'elles 
déchaînent  et  qui  les  déchaînent  inéluctablement. 

Plus  les  intervalles  entre  les  catastrophes  sont  longs, 
plus  les  précautions  les  retardent  et  plus  l'accumula- 
tion des  éléments  de  destruction  devient  redoutable. 
L'histoire,  comme  la  nature,  procède  à  la  fois  par  évo- 
lution et  par  révolution. 


44  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

La  guerre  de  1914  apparaît,  dès  maintenant,  comme 
une  de  ces  crises  dans  lesquelles  l'humanité,  réveillée 
par  la  souffrance,  aborde  les  douloureuses  croissances 
e-t  se  mesure,  une  fois  de  plus,  avec  le  problème  de  sa 
destinée. 

Les  grandes  époques  sont  toujours  précédées  de 
grands  bouleversements  :  le  christianisme  perça  sous 
les  ruines  de  l'Empire  romain  ;  la  Renaissance  fleurit 
sur  les  désastres  de  la  guerre  de  Cent  Ans  ;  le  monde 
moderne  est  le  fils  de  la  Révolution. 

Il  suffit,  pour  chacun  de  nous,  de  faire  un  retour  sur 
soi-même  pour  découvrir  le  mécanisme  de  ces  brusques 
changements  :  par  ces  terribles  désastres,  l'homme  se 
trouve  placé  soudain  en  face  du  problème  de  la  mort; 
1  abîme  insondable  que  la  rehgion  et  la  philosophie  ont 
signalé,  tout  à  coup,  il  le  voit  béant  devant  lui. 

La  vie  individuelle  n'est  qu'un  milhème  de  seconde 
sur  le  cadran  du  temps  ;  c'est  à  peine  si  elle  perçoit, 
dans  un  éclair,  le  rapport  de  ce  qui  passe  à  ce  qui  dure, 
de  l'éphémère  à  l'Éternité.  Il  en  est  de  même  de  la  vie 
des  sociétés.  Elles  peuvent  se  bercer  au  rêve  de  la  durée, 
au  rêve  de  la  paix,  à  la  grâce  et  au  sourire  des  choses. 
Leur  existence  n'est  qu'un  passage  :  les  plus  heureuses 
sont  celles  qui  sont  le  plus  cruellement  visées  par  la 
jalousie  du  Destin.  La  Belgique  s'abrite  en  vain  derrière 
sa  sagesse  et  sa  bonhomie  inoffensive  et  souriante,  la 
Serbie  derrière  sa  pauvreté  et  son  héroïsme  :  le  vent 
se  lève;  le  roc  lui-même  est  arraché  et  roule  dans  la 
tempête. 

Nous  sommes  à  une  de  ces  heures  :  le  cyclone  est 


AVANT   LES    NEGOCIATIONS  45 

déchaîné  ;  sans  doute  ses  ravages  s'étendront  jusqu'aux 
limites  de  la  terre.  Ou  la  paix  se  réfugiera- t-elle?  La 
peur  elle-même  n'est  plus  une  voie  de  salut.  C'est  un 
trouble  universel,  une  agonie  sans  rivages.  Chaque 
société  humaine,  chaque  individu  est  entraîné  dans  le 
remous. 

La  grandeur  de  l'enjeu  fait  la  grandeur  du  risque  : 
ce  n'est  pas  une  portion  de  l'héritage  humain  qui  est 
mise  sur  le  tapis  sanglant,  c'est  le  trésor  tout  entier. 
L'homme  n'accumula  son  épargne  que  pour  la  livrer  à 
cette  formidable  partie  :  comme  un  joueur,  il  court 
après  sa  mise  et  se  dépouille  de  tout  pour  gagner  tout 
ou  perdre  tout. 

On  dirait,  vraiment,  que  l'appareil  des  grandes  dé- 
couvertes pacifiques  ne  s'est  si  prodigieusement  accru 
que  pour  servir  à  ces  immenses  massacres.  La  terre,  la 
mer,  l'air  et  le  feu  obéissent  pour  répondre  au  besoin 
qu'a  l'homme  de  tuer  vite  et  beaucoup.  Pas  un  élément 
qui  ne  soit  devenu  un  instrument  de  mort.  Les  plus 
vieilles  armes,  la  pierre,  le  couteau,  la  grenade  se 
mesurent  avec  les  75  et  les  77  corrigeant  d'eux-mêmes 
le  recul,  avec  les  canons  tirant  à  30  kilomètres,  les 
mitrailleuses  fauchant  un  bataillon,  les  poudres  sans 
fumée,  les  gaz  asphyxiants,  les  liquides  enflammés.  Les 
moteurs  mécaniques  précipitent  la  course  à  la  mort. 
Locomotives,  automobiles,  bicyclettes,  toutes  les  ma- 
chines prennent  la  course  sur  les  routes  multipliées.  La 
physique,  la  chimie  s'épuisent  en  inventions.  Le  génie 
humain  est  à  bout  de  souffle.  Il  n'y  a  pas  assez  de  fer, 


46  LE    TRAITÉ    DE  PAIX   DE   1919 

de  cuivre,  de  charbon,  de  pétrole  dans  les  entrailles  de 
la  terre.  Vite,  vite,  il  faut  mourir! 

En  même  temps,  les  obstacles  se  multiplient  pour 
laissera  la  mort  le  temps  de  rejoindre  :  la  tranchée,  le 
fil  de  fer  barrent  la  route;  les  chevaux  de  frise,  la  bar- 
ricade, les  levées  de  terre,  la  muraille,  le  béton  armé 
s'entassent,  se  tendent,  se  hérissent  sur  des  miUiers  et 
des  milliers  de  kilomètres.  Ces  armées,  qui  ne  respi- 
raient que  la  vitesse,  ne  peuvent  plus  faire  un  pas.  Sé- 
parées par  une  ligne  infranchissable,  la  moitié  du  genre 
humain  ignore  Fautre  moitié. 

Le  télégraphe,  le  téléphone,  la  télégraphie  sans  fif, 
les  signaux,  les  fanions,  les  réflecteurs,  les  projecteurs, 
tout  ce  qui  rayonne,  tout  ce  qui  vibre  conjure  avec  la 
mort  et  travaille  à  ce  qu'elle  ne  s'égare  pas.  Les  états- 
majors,  en  lisant  la  carte,  lisent  la  pensée;  ils  captent 
l'image,  le  chiffre,  le  film  qui  leur  révèle  le  champ  de 
bataille,  à  l'abri  de  la  poussière  du  combat.  La  force  du 
monde  est  évoquée  :  elle  obéit  à  l'homme  et  porte  au 
loin  ses  ordres  de  mort. 

Cuirassés  et  sous-marins,  mines  et  torpilles  poursui- 
vent à  la  surface  ou  au  fond  des  océans  le  duel  scienti- 
fique et  sauvage.  Aéroplanes,  zeppelins,  hydroplanes, 
chassent  dans  les  airs,  comme  des  oiseaux  de  proie.  Le 
matériel  de  cette  guerre  est  infini.  Les  intendances  ont 
dénombré  et  mobilisé  toutes  les  ressources  de  toutes 
les  nations.  On  a  ouvert  un  compte  «  profits  et  pertes  » 
011  le  passé  et  le  présent  sont  liquidés;  maintenant,  on 
engage  l'avenir.  On  a  vidé  les  bas  de  laine  et  les 
coffres-forts,  on  mange  le  blé  en  herbe  ;  on  emprunte 


AVANT   LES    NÉGOCIATIONS  47 

sans  scrupule  et  sans  frein.  Les  familles  perdent  les 
héritiers  et  dévorent  les  héritages.  Jamais  on  n'a  vu  un 
tel  gaspillage  ni  un  tel  désintéressement.  Tout  le  vieux 
est  jeté  au  bûcher  :  on  fera  du  neuf  avec  la  cendre  des 
foyers  et  la  cendre  des  morts...  Il  suffit  d'y  réfléchir  un 
instant  pour  comprendre  que  l'immensité  des  sacrifices 
ne  peut  être  payée  que  par  une  magnifique  récompense. 

Dans  le  domaine  social  comme  dans  le  domaine  de  la 
matière  et,  —  ainsi  que  nous  allons  le  dire  bientôt,  — 
dans  le  domaine  moral,  cette  guerre  emploie  toutes  les 
ressources,  surexcite  toutes  les  facultés  humaines  : 
chaque  individu  et  chaque  groupement  a  pris  la  mesure 
de  sa  propre  intelligence  pour  en  tirer  le  maximum  de 
rendement. 

Mais,  parmi  les  problèmes  d'ordre  social,  le  plus 
grave  peut-être  est  celui-ci  :  dans  quelle  proportion 
l'homme,  animal  sociable,  doit-il  subordonner  sa  capa- 
cité d'action  à  la  capacité  d'action  du  groupe,  dans 
quelle  mesure  doit-il  rester  maître  de  son  initiative 
propre  ou  l'engager  comme  un  apport,  une  part  de 
collaboration  discipHnée  dans  le  travail  commun?  C'est, 
—  pour  emprunter  le  langage  des  pédagogues  d'outre- 
Rhin,  —  le  duel  de  l'individualisme  et  de  l'organisa- 
.  tion;  c'est  le  vieux  duel  de  l'autorité  et  de  la  liberté. 

Nous  sommes  à  une  phase  nouvelle  du  grand  début, 
et  nous  n'éprouvons  nul  embarras  à  suivre  les  polé- 
mistes allemands  sur  ce  terrain. 

La  vie  universelle  n'est  qu'action  et  réaction  :  nous 


48  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

venons  de  traverser  une  période  d'individualisme  dont 
le  danger  était  l'anarchisme  ;  nous  retournons,  sans 
doute,  vers  une  période  de  discipline  dont  le  danger, 
d'ailleurs  présent  devant  nos  yeux,  est  le  militarisme. 
Les  deux  principes  sont  en  lutte  :  c'est  encore  une  des 
grandeurs  de  cette  guerre. 

La  crise  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  qui  mit  fin 
au  moyen  âge  :  la  guerre  de  Cent  Ans.  Les  dix  siècles 
postérieurs  à  la  chute  de  l'Empire  romain  avaient,  par 
réaction  contre  l'extrême  centralisation  de  l'Empire, 
arraché  le  sceptre  à  l'autorité  impériale  et  travaillé  à  la 
dispersion  du  pouvoir  :  «  Ce  qui  caractérise  cette 
période,  c'est  l'émiettement  et  la  localisation  de  la  sou- 
veraineté. Chaque  région,  chaque  province,  chaque 
district  s'isole  de  la  région,  de  la  province  et  du  district 
voisins  :  chaque  famille,  et  l'on  pourrait  dire  parfois, 
dans  chaque  famille,  chaque  individu  fait  de  même. 
L'État  est  un  miroir  brisé  (1).  » 

Mais  après  de  longs  siècles,  le  bénéfice  du  système 
s'épuise,  et  les  maux  qu'il  cause  deviennent  insup- 
portables :  le  particularisme  féodal  et  communal  appa- 
raît impuissant  et  odieux.  On  réclame  le  retour  à  la 
règle  ancienne.  Le  monde  a  besoin  d'ime  discipline  et, 
d'un  mouvement  unanime  et  spontané,  il  réclame  du 
pouvoir  la  restauration  du  pouvoir  :  d'où  l'essor  de 
l'État  moderne,  et,  en  France  particulièrement,  de  la 
Royauté.  Toujours,  dans  les  grands  désordres,  l'Etat 
grandit...  Et  voici  que,  de  nos  jours,  le  môme  problème 

(I)  La  Fiance  en  1614,  p.  77. 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  49 

est  posé.  Plus  particulièrement  dans  le  domaine  écono- 
mique, l'autorité  de  l'Etat  s'est  trouvée  débordée.  On  a 
usé  et  abusé  des  commodités  et  des  tolérances  de  l'indi- 
vidualisme. Le  capitalisme  s'est  constitué  en  puissance 
déréglée.  Les  grandes  compagnies,  les  puissantes 
coopérations  ont  créé  un  nouveau  genre  de  féodalisme, 
—  des  États  dans  l'État.  Et  ce  désordre  eut  pour  effet, 
direct  ou  indirect,  l'anarchisme. 

Eh  bien  !  la  tendance  nouvelle  est  de  rendre  à  l'auto- 
rité sociale  la  maîtrise  que  les  conjurations  particulières 
lui  ont  dérobée. 

L'Allemagne,  État  nouveau,  adaptant  plus  facilement 
son  outillage  aux  besoins  modernes,  représente,  dans  ce 
sens,  un  type  plus  avancé  :  elle  a  senti  se  préciser  en 
elle  la  tendance  vers  l'universelle  organisation  ;  elle  de- 
vient la  puissance  initiatrice  de  l'étatisme  moderne 
dans  l'ordre  militaire,  politique  et  économique  :  elle  ne 
crée  pas,  mais  elle  applique.  Le  résultat  est  cette  méca- 
nisation de  la  vie  publique,  qui  a  fait  le  jumelage  des 
disciplines  nouvelles  avec  les  instincts  de  proie  de  la 
race  :  «  Le  peuple  allemand  tout  entier,  ouvriers,  pro- 
fesseurs, agriculteurs,  commerçants  et  industriels,  est 
unanime  à  déclarer  :  sans  le  militarisme,  point  de  cul- 
ture intellectuelle  allemande...  »  «  Non,  nous  ne  sui- 
vrons pas  le  bon  conseil  que  nous  donnent  nos  ennemis  de 
nous  débarrasser  de  notre  militarisme.  Nous  en  aurons  tou- 
jours besoin,  non  seulement  pour  nous  protéger  sur 
terre  et  sur  mer  et  garantir  la  paix,  mais  aussi  parce 
que  le  devoir  du  service  militaire  universel  est  devenu 
pour  nous  le  moyen  d'éducation  qui  donne  à  notre  jeu- 

4 


50  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

nesse  l'agilité  physique  et  la  fidélité  au  devoir,  même  en 
temps  de  paii  (1).  » 

Voilà  le  système. 
'  Eh  bien  !  nous  sommes  prêts  à  accepter,  de  cette  leçon, 
ce  qui  doit  être  retenu.  La  guerre  actuelle  oppose  les 
deux  principes  :  on  jugera,  à  ses  résultats,  quelle  dose 
d'autorité,  —  mais  aussi  quelle  .dose  de  hberté,  —  con- 
viennent aux  peuples  modernes  pour  accomplir  leur 
tâche  et  maintenir  la  cause  de  la  civilisation. 

Dès  maintenant,  il  est  certain  que  l'organisation  et  le 
militarisme  n'ont  pas  apporté  au  peuple  allemand  la 
supériorité  incontestée  qu'ils  lui  avaient  promise.  Le 
magister  s'est  trompé.  La  guerre  n'a  pas  été  cette  pro- 
menade aisée  que  le  mihtarisme  se  promettait  ;  elle  se 
prolonge  et  atteint  le  peuple  allemand  dans  les  racines 
de  son  être.  Au  point  de  vue  civil,  «  l'organisation  »  de 
l'alimentation  n'a  été  qu'une  cascade  d'erreurs  :  on  tue 
les  cochons  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  pommes  de  terre  et 
on  jette  les  pommes  de  terre  parce  qu'il  n'y  a  plus  de 
cochons. 

Par  contre,  le  libéralisme  désordonné  à  tendance 
anarchiste,  l'individualisme  à  outrance  a  dévoilé  aussi 
ses  faiblesses.  Surpris  dans  ses  berquinades  pacifistes, 
il  doit  convenir  qu'il  ne  suffit  pas  de  se  faire  mouton 
pour  supprimer  les  loups. 

Nous  ne  sommes  pas  encore  en  mesure  de  donner  les 
résultats  de  la  cruelle  expérience  que  le  monde  fait  en 


(1)  Von  Bûlow,  le  Militarisme  et  la  culture  intellectuelle  allemande. 
—  Wilhelni  Wund,  Die  Nationen  und  ihre  Philosophie.  Leipzig, 
4915.  Cités  par  A.  Van  Gennep,  p.  42. 


AVANT  LES   NÉGOCIATIONS  51 

ce  moment.  Mais  il  est  probable  que  l'immense  appareil 
que  la  guerre  a  mis  en  mouvement  trouvera  sa  règle 
rien  qu'à  la  façon  dont  il  se  comportera  :  une  fois  de 
plus,  la  fonction  créera  l'organe.  L'armée  victorieuse, 
qui  sera  une  «  nation  armée  » ,  deviendra  sans  doute 
l'image  de  la  future  société. 

Une  discipline  acceptée  et  volontaire,  un  but  unique, 
une  tache  commune,  l'esprit  de  devoir  et  l'esprit  de 
sacrifice,  l'ordre  et  la  règle  avec  l'abnégation  et  le  dé- 
vouement, telles  seront  les  bases  probables  de  la  future 
société,  qui  sera  comme  le  prolongement  del'organisme 
incomparable  qui  l'aura  fondée.  Le  peuple  armé  aura 
pour  fils  le  peuple  organisé. 

Si  puissantes  que  soient  la  mobilisation  matérielle  et 
la  mobilisation  intellectuelle,  elles  ne  sont  que  l'expres- 
sion de  la  mobilisation  morale  :  n'est-ce  pas  là  l'épreuve 
suprême?  Reprenons  le  mot  de  Proudlion  :  «  La  guerre 
est  un  fait  de  la  vie  morale  bien  plus  que  la  vie  physique 
et  intellectuelle.  » 

Ce  qui  se  dépense  de  force  morale  dans  les  événe- 
ments auxquels  nous  assistons  est  invraisemblable.  S'il 
y  avait  un  manomètre  pour  cela,  on  constaterait  que  le 
graphique  de  notre  temps  monte  en  flèche  bien  au- 
dessus  de  celui  de  n'importe  quel  autre  temps.  Le  cœur 
du  monde  dormait  avant  cet  incomparable  réveil. 

Et  cette  dépense  est  universelle.  Toutes  les  nations 
engagées  ont  un  coefficient  surélevé.  L'énergie,  l'endu- 
rance, le  mépris  de  la  douleur  et  de  la  mort,  le  sacrifice 
individuel,  le  sacrifice  collectif,  l'exaltation  patriotique. 


52  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   d919 

l'exaltation  religieuse,  la  résignation  à  la  volonté  divine, 
le  stoïcisme,  le  renoncement  sous  toutes  ses  formes,  le 
courage,  Théroïsme,  la  pitié,  Thumilité,  quel  Livre  des 
Martyrs  ou  quelles  Vies  des  Saints  en  offriraient  des 
manifestations  plus  éclatantes?  Plaignons  les  neutres  : 
ils  ne  connaîtront  pas  ces  «  élévations  »  sublimes.  L'hu- 
manité grandit  de  cent  coudées.  Si  l'on  pouvait  recueillir 
le  dernier  murmure  du  soldat  qui  tombe,  si  l'on  pouvait 
contempler  cette  âme  à  nu  au  moment  où  elle  rompt  le 
lien,  si  on  confessait  ces  belles  et  jeunes  morts,  que 
recueillerait-on,  mon  Dieu?  Vous  avez  fait  l'homme  à 
votre  image,  est-ce  donc  pour  qu'il  subisse  avec  tant 
d'amour  votre  loi? 

Voici  Plutarque,  voici  Corneille,  voici  Pascal,  A^oici 
V Imitation  de  Jésm-Christ  : 

Blandin,  capitaine  au  140'  d'infanterie  :  coupé  de  son  régi- 
ment et  grièvement  blessé  dans  un  combat  qu'il  avait  livré  avec 
les  quatre  cents  bommes  qu'il  conduisait,  a  refusé  de  se  laisser 
emporter  en  disant  à  son  lieutenant  ;  »  Le  salut  de  la  compa- 
gnie seul  importe;  prenez  le  commandement  et  continuez.  » 

lîÉDUCHAUD,  soldat  de  2"  classe  au  49"  régiment  d'infanterie  : 
blessé  à  l'épaule  le  3  septembre,  ne  pouvant  se  servir  de  son 
arme,  se  propose  pour  transmettre  les  ordres.  Envoyé  à  l'am- 
bulance par  son  capitaine,  il  en  revient  après  un  pansement 
sommaire,  «  pour  ne  pas  encombrer  l'ambulance  »,  dit-il,  et 
reprend  sa  place  dans  le  rang.  Dans  une  autre  alï'aire,  se  trou- 
vant en  face  de  deux  sous-officiers  allemands  qui  lui  crient  : 
«  Haut  les  mains!  »  tue  l'un  d'eux,  blesse  le  second  de  sa  baïon- 
nette et  lui  donne  à  boire  après  l  avoir  désarmé. 

Provost  (G.-L.),  capitaine  au  281"  d'infanterie  :  a  été  atteint, 
le  22  septembre,  d'une  balle  qui  lui  a  traversé  la  poitrine  en  lui 
fracturant  Tépaule  pendant  qu'il  faisait  exécuter  un  bond  en 
avant  à  sa  compagnie;  est  resté  debout,  continuant  à  la  diriger 
pendant  trois  quarts  d'beure;  puis,  ayant  perdu  beaucoup  de 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  53 

sang,  est  tombé  évanoui.  Revenu  à  lui,  s'est  relevé  et  a  repris 
le  commandement  de  son  unité;  ne  s'est  rendu  au  poste  de  se- 
cours que  sur  le  commandement  de  son  chef  de  bataillon. 
Evacué  sur  une  voiture,  en  est  descendu  pour  laisser  sa  place  à 
un  soldat  qui  lui  paraissait  plus  atteint  que  lui,  et  a  parcouru 
ensuite  10  kilomètres  à  pied,  malgré  une  forte  hémorragie, 
pour  se  rendre  au  convoi  sanitaire. 

N'est-ce  pas,  ensemble,  toutes  les  formes  du  courage 
et  de  la  vertu? 

Encore  une  fois,  chez  tous  ces  peuples  engagés  dans 
la  lutte,  il  en  est  ainsi.  J'ose  dire  cependant  que  la 
France  offre  le  plus  remarquable  exemple  de  beauté  col- 
lective :  cette  race  s'est  retrouvée  elle-même.  Verdun 
flambera  sur  l'horizon  de  l'histoire  comme  un  volcan 
d'honneur.  Certes  les  soldats  allemands  sont  pleins  de 
courage  :  ils  marchent  en  rangs  serrés  au-devant  de  la 
mitraille.  Mais  le  soldat  français,  qui  a  tenu,  avec  des 
moyens  inférieurs,  contre  une  ruée  préparée  de  longue 
main,  le  soldat  français  qui  arrêta  l'avalanche  au  revers 
de  la  pente  et  alors  qu'elle  battait  les  murs  de  la  ville, 
est  incomparable  ;  cette  ténacité,  cet  élan,  cette  endu- 
rance sous  le  feu,  dans  la  tourmente  et  dans  la  mort, 
voilà  vraiment  la  conduite  d'une  grande  armée  et  d'un 
grand  peuple,  voilà  qui  rassemble  et  qui  explique  toutes 
les  pages  de  notre  histoire.  Comme  individu  historique, 
la  France  s'est  maintenue  au  plus  haut  rang. 

Dans  le  monde  entierl'exemple  rayonnera.  D'ailleurs, 
nous  avons  convoqué  l'univers  sur  notre  territoire  pour 
nous  grandir  encore  de  son  secours  et  de  sa  confiance. 
Indiens,  Africains,  Australiens,  tous  remporteront  dans 
leur  pays,  comme  nos  amis  les  Anglais  et  les  Belges, 


54  LE   TRAITÉ   DE    PAIX    DE   1919 

comme  nos  alliés  les  Russes,  l'image  ineffaçable  de  ce 
qu'ils  ont  vu  sur  ce  sol  trois  fois  sacré.  «  Passant,  va  j 
dire  à  Sparte...  »  Ces  Thermopyles  de  la  civilisation  se- 
ront un  lieu  de  pèlerinage  pour  le  genre  humain  délivré. 
Les  souvenirs  et  les  leçons  resplendiront  pendant  des 
siècles  sur  ces  collines  épiques. 

L'enseignement  moral  de  Verdun  est  grand  à  jamais. 
Mais  il  est  quelque  chose  de  plus  surprenant  en  sens 
inverse  :  c'est  l'assaut  qui  fut  donné  consciemment  à  la 
loi  morale  par  le  cynisme  allemand.  Cela  aussi  est  une 
date,  et  non  moins  importante  que  l'autre. 

Oui  ou  non,  existe-t-il  une  morale  acceptée  par  tous 
les  hommes,  par  tous  les  peuples,  par  toutes  les  philo- 
sophies,  par  toutes  les  rehgions?  Dans  tous  les  caté- 
chismes, il  est  écrit  :  Tu  ne  tromperas  point,  tu  obser- 
veras ta  parole,  tu  ne  mentiras  point,  tu  ne  feras  pas  le 
mal  pour  le  mal,  tu  ne  frapperas  point  des  innocents. 

Oui  ou  non,  ces  règles  se  sont-elles  transposées  dans 
le  droit  international  ?  Les  sociétés  ont-elles  des  principes 
moraux  qu'elles  doivent,  elles  aussi,  observer?  C'est  à 
ces  règles  particulières  et  publiques,  pour  la  plupart 
consenties  et  signées  par  elle,  que  l'Allemagne  s'est 
soustraite  de  parti  pris.  Frappée  d'une  folie  orgueilleuse, 
elle  se  mit  «  au-dessus  de  tout  » ,  c'est-à-dire  au-dessus 
de  l'humanité.  La  théorie  allemande  du  droit  de  la  force, 
de  la  volonté  de  puissance,  est  maintenant  bien  connue, 
clairement  élucidée.  Dans  les  écoles,  on  propage  chez 
les  enfants  ce  décalogue. 

Satanique  perversion  des  plus  nobles  principes!  Pré- 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  55 

tend-on  forger  un  nouveau  cœur  humain  où  la  violence 
et  la  haine  tiendront  la  place  de  l'amour  et  de  la  pitié? 
Déjà,  il  a  quelques  années,  les  derniers  survivants  de 
«  l'Allemagne  sentimentale  »  discernaient  cette  dégéné- 
rescence et  cette  régression  du  sens  humain  :  le  prince 
de  Hohenlohe,  qui  fut  chancelier  de  l'Empire  avant 
Bethmann-Hollweg,  écrivait  dans  ses  Mémoires  :  «  La  loi 
naturelle  de  la  lutte  pour  l'existence  a  revêtu  un  carac- 
tère qui  fait  songer  aux  phénomènes  du  règne  animal 
et  qui  fait  craindre  une  évolution  en  ligne  descen- 
dante. »  Il  jugeait  d'après  ce  qu'il  voyait  autour  de 
lui. 

Et  la  brutalité  des  faits  jalonne,  maintenant,  cette 
ligne  descendante.  L'invasion  de  la  Belgique  et  des  dé- 
partements du  nord  de  la  France  avant  la  victoire  de  la 
Marne  fut  une  pure  sauvagerie  délibérée.  Les  soldats 
allemands  disent  eux-mêmes  :  «  Ce  que  nous  avons  fait 
n'est  rien  à  comparer  avec  ce  qui  nous  fut  commandé  !  » 
Les  faits  d'atrocité,  les  6  000  civils  fusillés  sans  juge- 
ment, les  prêtres  tués,  blessés  ou  traînés  en  captivité, 
les  villages  incendiés,  les  femmes  et  les  enfants  passés 
au  fil  de  la  baïonnette,  le  pillage  en  règle  de  toutes  les 
provinces  occupées,  tout  cela  est  pleinement  avéré, 
indiscutable.  Nous  avons  les  noms,  les  preuves,  les  ser- 
ments (1).  Toutes  les  formes  de  la  violence,  le  men- 
songe, la  mauvaise  foi,  la  trahison,  la  délation,  le 
sadisme,   ont  étalé  si  largement  leur  souillure  que  la 


(1)  Voir,  notamment,  ce  martyrologe  qu'est  le  Dernier  Livre  gris 
belge  :  Réponse  au  Livre  blanc  allemand  du  10  mai  1915  :  «  Die  vôl- 
kerrechtswidrige  Filhrung  des  belgischen  Volliskricgs.  » 


56  LE   TRAITÉ   DE    PAIX    DE   i9{9 

tache  no  peut  plus  être  effacée  :  c'est  une  perversion 
complète  et  généralisée. 

On  nie;  les  bourreaux  cherchent  à  jeter  un  voile  sur 
les  faits;  ou  bien  encore  ils  disent  :  «  N'en  parlons  plus, 
c'est  le  passé.  »  On  en  parlera  toujours.  Les  voilà  pris, 
tout  à  coup,  de  respect  humain.  Que  ne  respectaient-ils 
la  vie  et  l'honneur  des  hommes  et  des  femmes  quand  ils 
étaient  ou  se  croyaient  les  maîtres? 

«  Ce  sont  des  incidents  !  »  —  Mais  niera-t-on  que  des 
populations  par  centaines  de  mille  aient  été  traînées  en 
esclavage  sous  le  vocable  menteur  de  «  prisonniers 
civils?  »  Le  «prisonnier  »  est  un  soldat  qui  se  rend  et  qui 
met  bas  les  armes.  Il  n'y  a  pas  de  «  prisonniers  civils  ». 
Le  prisonnier  civil  est  un  esclave.  Les  négriers  d'Afrique 
ne  faisaient  pas  autre  chose  :  le  rapt,  la  dispersion  des 
familles,  la  concentration  dans  des  camps  de  mort,  tout 
ce  que  la  cruauté  la  plus  raffinée  peut  inventer  pour 
faire  souffrir  des  innocents,  tout  cela  se  perpétue  sous 
nos  yeux. 

La  philosophie  et  l'histoire  n'ont  pas  une  minute  à 
perdre  pour  inscrire  sur  leurs  tablettes  cet  autre  phéno- 
mène de  psychologie  collective.  J'ai  dit  tout  à  l'heure  la 
tension  maxima  de  l'âme  dans  le  bien,  voilà  maintenant 
sa  tension  maxima  dans  le  mal. 

Et  c'est  pourquoi,  le  grand  duel  étant  engagé  dans 
l'àme  des  hommes,  dans  l'âme  des  sociétés,  l'issue  de 
cette  guerre  ne  peut  être  qu'une  grande  servitude  ou 
une  grande  libération. 

La  victoire  allemande  eût  livré  le  monde  à  l'exploita- 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  57 

tion  du  plus  effarant  orgueil  que  les  siècles  aient  connu. 
Que  d'autres  siècles  il  eût  fallu  pour  réparer  ce  caprice 
du  Destin!  Le  péril  est  heureusement  écarté.  D'ores  et 
déjà,  le  fauve  est  entouré  de  la  circonvallation  qui  a 
borné  sa  course.  Demain,  il  sera  traqué  et  se  rendra  à 
merci.  Car  la  justice  éternelle  ne  peut  être  injuste  et 
la  raison  ne  peut  pas  ne  pas  avoir  raison  :  autrement, 
le  monde  périrait. 

L'humanité  sera  donc  libérée.  Comme  dans  la  légende 
antique,  Andromède  sera  délivrée  de  ses  chaînes  et  elle 
apparaîtra  dans  sa  noble  et  éclatante  nudité.  Il  fallait, 
sans  doute,  cette  épreuve,  pour  qu'un  fonds  d'instincts 
destructeurs  et  d'ancestrales  barbaries  fût  nettoyé.  Ce 
grand  cataclysme  prépare  une  magnifique  rénovation. 
Elle  se  fera  par  la  raison  au  nom  de  la.  justice.  Ce  mysti- 
cisme, le  vrai,  celui  pour  lequel  périssent  tant  de  braves 
gens,  couvrira  de  son  prosélytisme  la  terre  entière. 

Les  documents  diplomatiques  eux-mêmes  tirent  leur 
argument  de  la  loi  morale.  Le  président  de  la  Répu- 
blique américaine  s'exprime  en  ces  termes  :  «  J'estime 
comme  un  devoir  de  prévenir  l'Allemagne  que,  à  moins 
qu'elle  n'abandonne  sa  guerre  de  terreur  et  de  crimes, 
le  gouvernement  des  Etats-Unis  devra  rompre  avec  elle 
ses  relations.  » 

«  Guerre  de  terreur  et  de  crimes  » ,  voilà  le  nom  dont 
la  guerre  allemande  sera  flétrie  dans  l'histoire.  Le  ver- 
dict est  prononcé.  Le  président  Wilson  a  parlé  au  nom 
de  l'humanité  tout  entière.  C'est  le  sus  à  la  bête  qui  a 
rompu  «  la  loi  de  la  jungle  »,  la  loi  des  sociétés  hu- 
maines. 


58  LE   TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

Il  fallait  que  le  problème  fût  posé,  une  fois  encore, 
dans  les  termes  les  plus  larges  et  dans  une  catastrophe 
qui  ébranle  la  planète  :  barbarie  ou  civilisation  !  Par  la 
science,  par  l'intelligence,  par  le  courage,  par  la  vertu, 
la  formidable  régression  nous  sera  épargnée. 

Raison,  justice,  tels  seront  les  deux  facteurs  sur  les- 
quels se  reconstituera  la  société  des  peuples.  Aujour- 
d'hui porte  demain  en  ses  flancs.  C'est  pour  la  liberté  et 
pour  la  justice,  pour  ces  vieux  mythes  séculaires,  que 
ces  jeunes  gens  tombent.  Leur  sang  est  pur  :  l'humanité 
ser^,  par  lui,  purifiée. 

15  juin  1916. 


CHAPITRE   II 


LE  PROBLEME  DE  LA  PAIX 


DE    LA    GUERRE    A    LA    PAIX 

Le  sophisme,  qui  trompe,  plus  ou  moins,  les  peuples 
allemands,  consiste  dans  l'affirmation,  —  mille  fois  ré- 
pétée, jamais  sérieusement  combattue  en  Allemagne, 
—  que  l'Allemagne  a  été  attaquée  par  les  puissances, 
et  qu'elle  lutte  uniquement  pour  son  existence,  pour  sa 
liberté.  L'Empereur  aimait  la  paix;  c'est  contre  sa  vo- 
lonté que  l'Europe  et  le  monde  ont  été  jetés  dans  la 
guerre  :  «  Je  n'ai  pas  voulu  cela!  » 

Sur  les  origines  immédiates  de  la  guerre,  la  lumière 
est  faite.  L'histoire  n'aura,  sans  doute,  aucun  élément 
décisif  à  verser  au  débat.  Quand  elle  pénétrera  dans  les 
archives  secrètes,  elle  éclaircira  peut-être  le  point  resté 
douteux  de  savoir  si  c'est  l'Autriche  qui  a  entraîné 
l'Allemagne  ou  l'Allemagne  l'Autriche.  Mais  le  fait  de 
la  «  volonté  d'agression  »  de  la  part  des  Empires  du 
Centre  résultera  autant  des  actes  d'une  politique  suivie 


60  LE    TRAITÉ   DE    PAIX  DE   1919 

que  des  faits  diplomatiques  immédiatement  anti-rieurs 
à  la  crise  (1). 

S'élevant  de  «  l'incident  »  au  «  permanent  »,  l'his- 
toire reconnaîtra,  sans  doute,  comme  raisons  profondes 
de  la  guerre  :  l'esprit  d'invasion  naturel  à  la  race  alle- 
mande, la  folie  orgueilleuse  résultant  des  trop  faciles 
victoires  de  1866  et  de  1870,  l'ivresse  d'un  enrichisse- 
ment prodigieux  dû  à  un  système  industriel,  commer- 
cial et  financier  en  partie  artificiel.  Elle  dépouillera  du 
prétendu  mysticisme  dont  on  a  voulu  la  parer  une 
décision  froidement  prise  et  dont  le  caractère  est  fon- 
cièrement réaliste  ;  tout  au  plus,  reconnaîtra-t-elle 
quelque  infime  appoint  idéaliste  dans  la  thèse  de  ces 
«  satanés  professeurs  »  dont  parlait  Palmerston.  L'his- 
toire résumera  l'ensemble  de  ces  dispositions  avérées 
dans  une  expression  désormais  classique  :  le  militarisme 
prussien.  Elle  dira  comment  le  militarisme  était  la  mo- 
dalité agressive  du  système  pangermaniste  exposé  par 
Bùlow  dans  son  livre  la  Politique  allemande,  et  elle  no- 
tera comme  décisif  l'aveu  échappé  à  Jagow  :  «  Au  con- 
seil tenu  à  Potsdam,  les  militaires  l'ont  emporté  sur  les 
civils.  » 

Le  «  problème  de  la  guerre  »  nous  a  paru  se  résoudre 
en  ces  termes  :  guerre  injuste,  guerre  agressive,  guerre 
préparée,  délibérée  et  déclarée;  elle  accable,  non  seu- 
lement le  gouvernement  allemand,  mais  le  peuple  alle- 
mand sous  le  poids  des  plus  lourdes  responsabihtés. 


(1)  On  lira  avec  intérêt  l'ouvrage,  probablement  éclairé  par  une 
documentalion  serbe,  de  M.  Pierre  Bertrand,  l'Autriche  a  voulu  la 
guerre.  Bossard,  in-8°. 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  61 

Avec  les  conséquences  si  étrangement  disproportionnées 
entre  les  desseins  et  les  résultats,  la  guerre  de  1914  est 
le  type  de  la  guerre  détestable.  Cataclysme  inouï,  crime 
effrayant  de  lèse-humanité,  elle  est  la  preuve  éclatante 
de  Tinsociabilité  persistante  de  l'Allemagne  prussienne 
parmi  les  autres  peuples  européens. 

En  ce  qui  concerne  la  «  volonté  de  la  guerre  » ,  la 
contre-épreuve  résulte  de  l'examen  des  «  buts  de  la 
guerre  ».  L'opinion  allemande,  la  presse  allemande,  les 
chefs  allemands  ne  cessent  d'agiter  cette  question.  Or, 
dans  une  si  ardente  polémique,  les  uns  et  les  autres  ne 
prennent  en  considération  qu'un  seul  et  unique  point  de 
vue  :  l'intérêt  de  l'Allemagne.  Jamais,  une  seule  fois, 
on  n'a  envisagé,  jusqu'ici,  entre  Rhin  et  Niémen,  le 
véritable  problème  qui  est  celui-ci  :  comment,  après  la 
guerre,  réglera-t-on  les  affaires  de  l'Europe  et  les 
affaires  du  monde  pour  que  l'humanité  respire  et  soit 
plus  heureuse?  Pas  une  seule  fois,  la  considération 
des  autres  n'a  forcé  l'attention  du  brutal  et  aveugle 
égoïsme  des  Allemands.  Preuve  qu'ils  ont  fait  la  guerre 
uniquement  pour  satisfaire  cet  égoïsme,  puisqu'ils 
entendent  encore  ne  la  conclure  que  pour  des  fins 
égoïstes,  n'ayant  ni  admis  ni  aperçu  même  la  nécessité 
de  règlements  larges  et  humains  comme  issue  et  con- 
clusion de  ce  formidable  événement. 

Dans  les  «  fins  de  la  guerre  »,  telles  que  les  exposent 
soit  les  plus  excessifs,  soit  les  plus  modérés,  il  s'agit 
toujours  d'une  bonne  affaire  pour  l'Allemagne  :  rien  de 
plus.  Les  six  grandes  associations  industrielles  et  agri- 
coles formulent  ainsi  leurs  réclamations  :  «  La  sécurité 


62  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

de  l'empire  d'Allemagne  dans  une  guerre  future  néces- 
site impérieusement  la  possession  de  toutes  les  mines 
de  minettes,  y  compris  les  forteresses  de  Longwy  et  de 
Verdun,  sans  lesquelles  cette  région  ne  saurait  être  dé- 
fendue. La  possession  de  grandes  quantités  de  charbons 
et  principalement  de  charbons  riches  en  bitume  qui 
abondent  dans  les  bassins  du  nord  de  la  France  est  au 
moins  aussi  importante  que  le  minerai  de  fer  pour 
l'issue  de  la  guerre...  En  résumé,  on  peut  dire  que  les 
buts  que  l'on  se  propose  pour  nous  assurer  une  éco- 
nomie durable  sont,  en  ce  moment,  ceux  qu'il  faut  pour 
garantir  notre  force  militaire,  notre  indépendance  et 
notre  puissance  politique,  d'autant  plus  qu'étendre  nos 
possibilités  économiques,  c'est  multiplier  les  occasions 
de  travail  et  servir  ainsi  notre  classe  ouvrière.  » 

Avec  plus  de  modération  (sans  doute  sous  l'influence 
des  récents  événements  militaires),  le  premier  ministre 
bavarois  Hertling  dit,  le  31  août,  au  journaliste  Wie- 
gand  :  «  L'existence  de  l'Allemagne,  son  indépendance 
comme  nation,  la  sécurité  future  de  son  peuple  pour 
son  développement  pacifique  au  point  de  vue  écono- 
mique, industriel  et  politique,  voilà  les  buts  de  guerre 
de  l'Allemagne,  voilà  ce  que  défend  le  peuple  allemand 
et  pourquoi  il  verse  son  sang;  voilà  pourquoi  nous 
combattons.  » 

Étant  donné  les  atténuations  que  comporte  une  parole 
officielle,  l'objectif  du  ministre  est  le  même  que  celui 
des  corporations  :  les  Allemands  ne  parlent  que  d'ewa;, 
ne  songent  qu'à  eux,  à  leurs  intérêts,  à  leur  prospérité, 
à  leur  bien-être,  L'Allemagne,  puissance  de  proie,  est 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  63 

tombée  sur  le  monde  comme  sur  une  proie.  Même 
maintenant,  elle  ne  s'est  pas  encore  aperçue  que  l'Eu- 
rope et  le  monde,  puisqu'ils  ont  été  troublés  dans  leur 
repos,  entendent  n'y  rentrer  que  quand  ils  auront  assuré 
et  garanti  à  l'humanité  une  vie  paisible  sous  un  régime 
politique  et  économique  équitable. 

Le  véritable  problème  de  la  paix  réside  donc  dans 
l'antagonisme  fondamental  entre  le  système  que  les 
empires  de  proie  se  sont  fabriqué  de  la  guerre  et  celui 
que  s'en  est  fait  le  reste  du  monde.  Qu'ils  discutent 
les  «  buts  de  la  guerre  »,  on  ne  prendra  nul  souci  de 
leurs  polémiques,  tant  qu'ils  n'auront  pas  admis  qu'il 
s'agit  d'autre  chose  que  des  débouchés  économiques 
de  l'Allemagne,  de  l'expansion  matérielle  et  matéria- 
Hste  de  l'Allemagne.  Se  bornant  à  cela,  ils  n'effleurent 
même  pas  le  sujet.  S'ils  croient  que  leurs  ambitions  et 
leurs  convoitises,  grandes  ou  petites,  l'achalandage  de 
leur  boutique,  la  vente  de  leur  camelote  expliquent  et 
excusent  l'effroyable  boucherie,  ils  se  trompent  :  plus 
ils  insistent,  plus  ils  irritent.  Un  tel  manque  de  tact  les 
rend  haïssables  et  les  isole  du  reste  de  l'humanité. 

Ils  ne  s'aperçoivent  donc  pas  que  la  raison  humaine, 
toute  la  raison  humaine  (et  la  leur  peut-être  bientôt) 
répudie  et  répudiera  ces  «  buts  »  mesquins  et  bas!  Puis- 
qu'ils ont  déclaré  la  guerre  au  monde,  le  monde  la  leur 
fait  pour  les  réduire  à  l'impuissance  et  refouler  l'exemple 
et  l'erreur  de  leur  brutale  insociabihté. 

Comme  des  enfants  gourmands  et  volontaires,  ils 
troublent  la  maison  par  leurs  cris,  leurs  exigences, 
leurs  colères.  Nous  demandons  une  vie  tranquille  et 


64  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

noble,  avec  les  plus  hauts  buts  humains,  la  justice,  la 
fraternité,  la  liberté!  Peuple  jeune  et  de  formation  ré- 
cente, de  croissance  trop  prompte  et  mal  réglée,  ce 
gros  garçon  encombrant  n'a  pas  encore  compris  tout 
cela.  Il  ne  songe  qu'à  élargir  sa  place,  fût-ce  au  détri- 
ment des  autres.  Il  va  s'apercevoir  quïl  y  a  une  règle 
pour  tout  le  monde.  Les  Allemands  ont  besoin  d'une 
correction,  d'une  leçon  et  d'une  entrave.  Cn  régime 
sévère,  une  autorité  forte  sont  nécessaires  pour  leur 
apprendre  à  vivre.  Ou  ils  céderont  et  se  rangeront  à  la 
loi  commune,  ou  ils  s'obstineront  dans  leurs  caprices  et 
dans  leur  orgueil  :  en  ce  cas,  les  précautions  seront 
prises  pour  les  refréner  à  l'avenir.  En  un  mot,  il  s'agit 
de  leur  inculquer  la  loi  de  la  morale  et  des  convenances 
internationales  qu'ils  ignorent  encore.  Il  faut  qu'ils 
changent  de  conduite  et,  pour  cela,  qu'ils  changent  de 
doctrine  et  de  professeurs. 

Renoncer  aux  instincts  de  rapine  et  de  proie,  au  par- 
jure et  à  la  cruauté,  c'est  la  première  condition  pour 
être  admis  dans  une  société  civilisée. 

Tenir  compte  de  la  vie  et  de  la  liberté  des  autres, 
c'est  le  premier  principe  de  la  justice. 

Modérer  ses  désirs  et  ses  passions,  c'est  la  première 
règle  de  la  sagesse. 

La  leçon  de  la  guerre  apprendra,  une  fois  de  plus, 
aux  violents  que  ce  sont  là  les  modalités  essentielles  de 
toute  paix. 

Ayant  considéré,  dans  la  première  étude,  le  caractère 
matériel  et  moral  de  la  guerre,  je   vais   essayer  de 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  63 

dégager,  dans  celle-ci,  les  conditions  matérielles  et  mo- 
rales de  la  paix. 

L'examen  des  problèmes  de  la  paix,  ainsi  envisagé  à 
l'heure  actuelle,  ne  présente  aucun  inconvénient;  au 
lieu  de  nous  déconforter,  il  nous  réconforte.  En  nous 
découvrant  la  grandeur  des  buts  de  la  guerre,  leur  élé- 
vation et  leur  noblesse,  il  nous  donne  la  force  d'âme 
nécessaire  pour  supporter  les  plus  lourds  sacrifices  jus- 
qu'à ce  que  ces  buts  supérieurs  soient  atteints.  Il  s'agit 
d'une  marche  à  l'étoile  :  seule  cette  idée  peut  faire 
accepter  la  longueur  de  la  route  etles  épines  du  chemin. 
La  foi  est  notre  soutien.  Au  but,  coûte  que  coûte  !  Nous 
savons  que  nous  sommes  au  plus  pénible  de  la  pente  la 
plus  rude.  Mais  le  clair  sommet  entrevu  nous  attire  et 
nous  aide.  Là-haut,  nous  allons  découvrir  des  horizons 
infinis,  et  nos  enfants  jouiront  du  repos  dans  la  lumière. 

Puisqu'il  s'agit  d'un  idéal,  nous  pouvons  le  fixer  sans 
baisser  le  regard;  son  rayonnement  nous  anime,  mais 
ne  nous  aveugle  pas.  Peut-être  ne  l'atteindrons-nous 
jamais.  Cependant  nous  devons  le  considérer  comme 
l'objet  infiniment  désirable  d'une  victoire  que,  d'ores  et 
déjà,  nous  pouvons  admettre  comme  certaine. 

C'est  seulement  pour  cette  hypothèse, — l'hypothèse 
de  la  victoire,  —  que  l'on  peut  tenter  d'esquisser  les 
premiers  linéaments  de  l'Europe  future.  Le  sort  des 
armes  et  la  volonté  de  Dieu  en  décideront.  Les  aspira- 
tions les  plus  nobles  lui  sont  évidemment  subor- 
données; elle  est  le  but  et  le  couronnement  de  nos 
efforts. 

5 


66  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   4919 

C'est  en  vue  de  cette  victoire  que  nous  écrivons  ces 
lignes,  sans  présomption  et  sans  illusion,  car  nous  con- 
naissons la  difficulté  des  réalisations  humaines.  Mais 
nous  avons  bien  le  droit  de  dire  que  la  victoire  doit  être 
absolue  pour  que  la  paix  soit  digne  d'une  telle  guerre^ 
Selon  les  paroles  récentes  du  vieux  Kouropatkine  :  «  Il 
faut  avoir  conscience  que  les  années  que  nous  vivons 
comptent  parmi  les  plus  importantes  de  l'histoire. 
Toute  faiblesse,  toute  erreur  commise  actuellement, 
peuvent  avoir  leur  répercussion  pendant  des  siècles  et 
peser  cruellement  sur  la  vie  des  peuples.  Les  généra- 
tions actuelles  doivent  accomplir  leur  besogne  de  répa- 
ration et  régénération.  » 

J'ai  à  peine  besoin  de  dire,  avant  d'aborder  cette 
étude  sur  les  problèmes  de  la  paix,  que  les  idées  qui  y 
sont  exposées  me  sont  exclusivement  personnelles.  J( 
ne  prends  mes  inspirations  nulle  part  et  je  n'engage  personne. 
Mais  l'heure  me  paraît  venue  de  soumettre  à  l'attention 
et  à  la  réflexion  du  public  l'ensemble  d'un  débat  sur  le- 
quel il  devra  bientôt  se  prononcer.  Pour  qu'il  juge,  en- 
core faut-il  qu'il  soit  saisi.  Personne  n'en  est  à  penser, 
j'imagine,  que  les  décisions  d'une  importance  sans  pré- 
cédent qui  sont  à  prendre  pourront  être  décrétées  par 
les  gouvernements  à  l'insu  des  peuples.  Les  peuples 
veulent  savoir  et  doivent  être  renseignés.  Quel  inconvé- 
nient à  chercher  dans  une  libre  discussion,  toute  de 
loyauté  et  de  franchise,  les  solutions  dont  dépendent  la 
tranquillité  et  le  bonheur  du  genre  humain? 

Les  déductions  qui  vont  suivre  paraîtront  peut-être 
rigoureuses,  je  les  crois  logiques  et  fatales  si  nous  vou- 


AVANT    LES   NÉGOCIATIONS  67 

Ions  éviter  le  retour,  à  bref  délai,  d'une  guerre  plus 
terrible  que  celle-ci.  Je  voudrais  qu'à  chaque  page  de 
la  présente  étude  fût  écrite,  en  marge,  la  magnifique 
apostrophe  du  président  du  Conseil,  M.  Briand  :  «  Vous 
ne  connaissez  donc  pas  l'Allemagne?  » 

Je  suis  obligé  d'ajouter,  enfin,  qu'au  cours  de  ces 
pages  nécessairement  comptées,  les  sujets  n'ont  pu 
être  abordés  que  dans  leurs  lignes  générales  et,  pour 
ainsi  dire,  effleurés.  Je  me  suis  attaché  à  l'étude  des 
questions  diplomatiques  proprement  dites,  réservant, 
pour  les  études  ultérieures,  l'examen  des  autres  pro- 
blèmes internationaux,  notamment  des  conditions  éco- 
nomiques et  des  conditions  du  travail  dans  VÈre  nouvelle. 

La  paix  future  ne  sera  certainement  pas  «  la  paix 
allemande  ».  La  paix  allemande  ne  voulant  être,  selon 
que  le  révèlent  toutes  les  polémiques  sur  les  «  buts  de 
la  guerre  »,  qu'une  paix  égoïste,  la  paix  des  Alliés  sera, 
par  opposition,  une  paix  généreuse,  une  paix  humaine 
et  humanitaire. 

Avant  d'en  venir  à  l'étude  et  à  la  discussion  des 
points  concrets,  il  faut,  comme  Talleyrand  l'avait  fait  si 
sagement  en  i814,  poser  les  principes.  L'avantage  des 
principes  est  grand  du  côté  des  puissances  de  l'Entente, 
car  l'Allemagne  et  ses  alliés  n'en  ont  pas. 

C'est  à  un  simple  «  poilu  »,  à  un  enfant  tombé  au 
champ  d'honneur  que  je  demanderai  l'expression  la 
plus  haute  et,  je  crois,  la  plus  exacte  du  but  idéal  de  la 
guerre.  Il  est  naturel  que  ces  héros,  frappés  pour  une 
cause  juste,  aient  su,  mieux  que  personne,  pourquoi  ils 


68  LE   TRAITE    DE    PAIX   DE    1919 

coml)attaient  et  il  est  bon  qu'ils  fassent,  d'outre-lombe, 
entendre  leur  voix.  Leur  âme  héroïque  était  plus 
éclairée  que  n'importe  quelle  assemblée  de  diplomates. 
Si  les  diplomates  ne  savent  pas  s'inspirer  de  cette  re- 
vendication des  cœurs  simples  et  droits,  ils  manque- 
ront leur  tâche;  car  ils  ne  sont  que  des  scribes,  et  les 
morts  dictent. 

Je  cite  donc  ces  paroles,  parmi  cent  autres,  parce 
qu'elles  me  paraissent  traduire  sincèrement  et  presque 
naïvement  l'aspiration  des  âmes  :  «  Après  le  conflit, 
ceux  qui  auront  pleinement  et  filialement  rempH  leurs 
obligations  envers  leur  pays  se  trouveront  en  face  de 
devoirs  autrement  graves  et  de  réalisation  impossible 
quant  à  présent.  Mais,  précisément,  là  sera  le  devoir  de 
projeter  notre  effort  vers  l'avenir.  Ils  devront  tendre 
leurs  énergies  à  effacer  la  trace  des  contacts  blessants 
entre  les  nations...  Les  horreurs  de  la  guerre  de  1914 
conduisent  à  l'unité  européenne.  Ce  nouvel  état  ne 
s'établira  pas  sans  heurts,  spoliations,  litiges,  pour  des 
temps  infinis,  mais  indubitablement  la  porte  est  mainte- 
nant ouverte  sur  ce  nouvel  horizon  (1).  »  En  un  mot,  le 
but  de  la  guerre  européenne  est  de  faire  une  bonne 
Europe  :  sinon,  cette  guerre  n'a  pas  de  sens.  Et  c'est 
pour  cela  que  l'Europe  est  obligée  de  faire  une  Alle- 
magne européenne.  Tout  le  problème  est  là. 

Le  traité  de  Westphalie  a  essayé  de  faire  une  bonne 
Europe  en  appliquant  à  TAllemagne  un  certain  régime, 

(1)  Lettres  d'un  soldat.  Paris,  Chapelet,  1916. 


AVANT   LES   NEGOGIATIOiNS  69 

le  régime  des  «  garanties  »;  Fœuvre  a  été  manqiiée  dans 
certaines  de  ses  parties,  et  c'est  pourquoi  elle  a  péri. 
Nous  tâcherons  de  reconnaître  ces  points  défectueux  et 
qui  demandent  correction. 

Les  traités  de  1814-1815  ont  eu  le  même  objet.  Mais 
ils  avaient  une  tare  initiale.  Talleyrand,  qui  y  prit  une 
si  grande  part,  a,  de  cela,  une  vue  très  claire  quand  il 
écrit,  au  plein  de  leur  élaboration,  en  visant  l'agrandis- 
sement exagéré  de  la  Prusse  :  «  Il  est  évident  que 
l'Allemagne,  après  avoir  perdu  son  équilibre  propre, 
ne  pourra  plus  servir  à  l'équilibre  général.  » 

Les  conférences  de  La  Haye  ont  eu  pour  objet  d'éta- 
blir un  mécanisme  de  paix  durable  entre  les  peuples. 
Mais  ce  mécanisme  était  sans  force,  sinon  sans  âme.  Il 
fut  impuissant  à  empêcher  la  guerre  et  n'a  aucune  effi- 
cacité pour  rétablir  et  combiner  la  paix. 

Lue  bonne  Europe  et  une  bonne  paix  seront  le  fruit 
d'une  sage  élaboration  où  ces  divers  précédents  entre- 
ront pour  leur  part  et  qui,  en  s'inspirant,  en  outre,  des 
conditions  de  la  lutte  déchaînée  entre  les  peuples, 
créera  un  nouveau  droit. 

Une  bonne  paix,  une  bonne  Europe  dépendent  d'une 
saine  appréciation  des  conditions  dans  lesquelles  l'Alle- 
magne est  accrochée  au  sein  de  l'Europe  et,  si  j'ose 
dire,  au  sein  de  la  paix.  L'Allemagne  doit  être  en  Eu- 
rope un  élément  de  paix  et  non  un  élément  de  guerre. 
Il  s'agit  de  constituer,  autour  d'elle  et  avec  elle,  une 
sorte  de  confédération  européenne  où  chacun  travaille  à 
sa  place  et  à  son  rang.  A  cela  les  hommes  d'État  doivent 
s'appliquer  avec  une  grande  hauteur  de  vues  et  une 


70  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

grande  largeur  de  cœur;  ils  doivent  se  mettre  au-dessus 
des  passions  du  moment,  écarter  l'esprit  de  vengeance, 
ne  pas  céder  aux  faiblesses  et  aux  compromissions  de 
partis,  s'inspirer  à  la  fois  des  sentiments  des  peuples  et 
de  la  froide  raison,  tenir  aux  réalités  et  s'élever  jusqu'à 
l'idéal. 

La  génération  qui  a  fait  la  guerre  est  capable  et  digne 
de  prendre  les  choses  de  ce  biais,  car  son  éducation  est 
forte  et  son  inspiration  droite  si  les  artifices  des  mau- 
vaises ambitions  et  l'entraînement  des  passions  aveugles 
ne  l'é garent  pas. 

M.  Asquith,  dans  son  discours  du  11  avril  1916  aux 
parlementaires  français,  s'exprime  ainsi,  parlant  au 
nom  des  Puissances  alliées  :  «  Comme  résultat  de  cette 
guerre,  nous  entendons  instaurer  en  principe  que  les 
problèmes  internationaux  doivent  être  résolus  au  moyen 
de  libres  négociations,  sur  le  pied  de  l'égalité  entre  les 
peuples  libres,  et  que  ce  règlement  ne  sera  jamais  en- 
travé ou  influencé  par  les  injonctions  impérieuses  d'un 
gouvernement  qui  est  contrôlé  par  la  caste  militaire. 
Voilà  ce  que  j'entends  par  destruction  de  la  domination 
militaire  de  la  Prusse,  rien  de  plus,  rien  de  moins.  » 

Cette  formule  est  excellente,  mais  négative.  Il  faut  la 
compléter  par  un  principe  positif,  et  ce  principe  ressort 
de  la  sage  interprétation  de  l'histoire,  de  la  pratique  de 
la  vie  des  peuples,  de  la  morale  courante  et  de  la  mo- 
rale internationale  fondées  sur  le  passé  et  capables  de 
garantir  l'avenir.  Nous  ne  voulons  pas  seulement  la 
destruction  du  mihtarisme  prussien  :  nous  voulons,  sur 
ses  ruines,  fonder  une  Europe  nouvelle,  une  Europe 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  71 

rationnelle,  —  en  un  mot  une  Europe  équilibrée.  Il  ne 
suffit  pas  de  détruire,  il  faut  construire. 

Tel  est  donc  le  principe  d'ordre  permanent  qui  relève 
du  plus  haut  idéal  historique  :  une  bonne  paix  par  une 
bonne  Europe. 

Et  voici,  maintenant,  les  déductions  résultant  du 
fait  même  de  la  guerre  telle  qu'elle  a  été  conçue  et  en- 
treprise par  l'Allemagne  et  ses  alhés;  car  ce  fait  est  lui- 
même  générateur  de  faits  et  de  conséquences  dont  il 
faut  bien  tenir  compte. 

Toute  paix,  pour  être  durable,  est  à  la  fois  extérieure 
et  intérieure  au  vaincu  qui  la  signe  :  elle  lui  vient  du 
dehors  parce  qu'elle  lui  est  imposée  ;  elle  se  fait  au  de- 
dans de  lui  puisqu'il  doit  finalement  y  adhérer.  Ainsi  se 
fonde  le  droit  qui  est  le  consentement  des  parties. 

Examinons  donc  ces  deux  points  de  vue  :  quelle  paix 
imposer  à  l'Allemagne  et  à  ses  alhés?  A  quelle  paix  fini- 
ront-ils par  adhérer? 

Puisque  la  guerre  a  été  voulue  par  les  Empires  ger- 
maniques, déclarée  par  eux,  à  leur  heure,  dans  un  esprit 
de  conquête  et  de  domination,  la  paix  doit,  pour  être 
juste,  assurer  aux  peuples,  victimes  de  cette  agression, 
trois  choses  :  le  châtiment  des  responsables,  la  répara- 
tion des  pertes  subies,  des  garanties  pour  l'avenir.  La 
justice,  la  victoire  et  les  traités  assureront  le  châtiment, 
la  réparation  et  les  garanties.  Les  trois  éléments  doivent 
être  combinés  de  telle  sorte  que  le  problème  matériel  et 
le  problème  moral  posés  par  la  guerre  soient,  dans  la 
limite  des  moyens  humains,  résolus. 


72  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE    1919 

Pour  obtenir  ces  résultats  idéaux,  la  guerre  doit, 
pour  ainsi  dire,  se  transmuer  en  paix,  par  l'atténuation 
dégressive  de  son  principe  qui  est  la  force  et  par  l'appa- 
rition progressive  de  sa  raison,  qui  est  le  droit. 

Au  début,  la  paix  doit  rester  guerre,  si  j'ose  dh-e,  et, 
à  la  fin,  la  guerre  doit  être  devenue  paix. 

Il  est  bon  de  prévoir  cette  évolution  des  choses  pour 
y  aider  et  la  faciliter.  La  paix  sera  d'abord  la  paix  des 
soldats,  elle  deviendra  ensuite  la  paix  des  diplomates, 
et  elle  apparaîtra  finalement  la  paix  des  jurisconsultes 
ou  des  arbitres.  L'histoire  ferme  lentement  les  portes 
du  temple  de  Janus  et  elle  ouvre  plus  lentement  encore 
celles  du  temple  de  La  Haye. 

II 

DE     l'armistice,     POINT     DE     DÉPART    DE    TOUTE    NÉGOCIATION 

Nous  voici  donc  en  présence  du  premier  acte  com- 
mençant l'évolution  de  la  guerre  à  la  paix  :  c'est  larmis- 
tice.  L'armistice,  c'est-à-dire  la  suspension  des  hostihtés 
entre  toutes  les  armées  ennemies,  sera,  comme  d'ordi- 
naire, le  préliminaire  indispensable. 

L'armistice  est  essentiellement  l'œuvre  des  mihtaires. 
Seuls  les  grands  chefs  peuvent  savoir  quelles  garanties 
il  faut  obtenir  de  Tennemi  pour  que  leurs  troupes  ne 
soient  pas  exposées  à  un  retour  où  la  victoire  serait 
surprise  dans  sa  confiance  et  sa  bonne  foi.  Un  dés 
graves  inconvénients  de  la  formule  du  «  chiffon  de  pa- 
pier )),  c'est  qu'elle  rendra,  dans  la  crise  actuelle,  les 


AVANT   l.ES    NÉGOCIATIONS  73 

premiers  contacts  particulièrement  difficiles.  Qui  vou- 
drait s'en  fier  à  la  parole  de  celui  qui  l'a  prononcée? 
D'ailleurs,  il  n'y  a  pas  de  parole  ni  de  signature  qui 
compte  à  ces  heures-là  :  il  faut  des  faits  ;  et,  ces  faits, 
qui  peut  les  obtenir  et  les  déclarer  satisfaisants,  sinon 
ceux  qui  auront  la  responsabilité  des  conséquences? 

Songez  aux  terribles  effets  de  la  moindre  erreur  en 
ces  matières.  La  guerre  actuelle  a  réuni  sur  les  champs 
de  bataille  «  les  nations  armées  »;  il  ne  doit  être  ques- 
tion de  leur  faire  entrevoir  une  première  détente,  si 
l'on  n'a  pas  obtenu  d'abord,  de  l'ennemi,  des  conces- 
sions réelles  mettant  celui-ci  dans  l'impossibilité  de 
reprendre  les  armes.  Ces  précautions  sont  indispen- 
sables et  elles  devront  être  calculées  avec  une  exactitude 
et  une  vigilance  rigoureuses  :  car  c'est  en  ce  point 
précis  qu'est  le  gond  ou  la  charnière  qui  fera  tourner  la 
guerre  vers  la  paix.  La  moindre  surprise  pourrait  être 
fatale  :  nous  avons  affaire  à  une  coalition  qui  est  pleine 
de  Sawof. 

L'armistice  doit  être  dicté  par  les  miHtaires  et  signé 
par  eux  sous  leur  responsabilité.  A  eux  de  prendre  leurs 
précautions. 

Ces  précautions,  d'ordinaire,  sont  les  suivantes  :  le 
désarmement  de  l'ennemi,  l'occupation  de  certaines 
places  fortes  ou  de  certains  territoires,  le  sacrifice  im- 
médiat de  certaines  ressources  et  avantages  qui  pour- 
raient permettre  à  l'ennemi  de  «  souffler  »  et  de  rouvrir 
les  hostilités  à  une  heure  plus  favorable. 

Le  désarmement,  dans  les  conditions  actuelles  de  la 
guerre,  sera  d'une  importance  capitale;  car  la  supério- 


74  LE   TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

rite  de  rarmement  n'a  jamais  été  plus  décisive.  Le  seul 
avantage  de  F  Allemagne,  à  la  suite  de  sa  longue  prépa- 
ration, tenait  à  ses  armements.  Il  ne  faut  pas  que  cette 
supériorité  lui  reste.  Forteresses,  artillerie,  aéroplanes, 
dirigeables,  vaisseaux  de  guerre,  sous-marins,  il  y  aura 
mainmise,  d'abord,  sur  ces  engins  redoutables.  Telle 
sera,  nécessairement,  la  première  condition  de  la  paix  ; 
et  c'est  pourquoi  je  dis  qu'elle  sera  encore  la  guerre. 

Cette  précaution  se  complète  par  une  autre  qui  est 
également  habituelle  et  qui  résultera  d'une  nécessité 
non  moins  urgente  :  c'est  l'occupation  d'une  partie  du 
territoire  ennemi.  Après  la  mort  des  fils  et  la  honte  de 
la  défaite,  l'occupation  des  territoires  sera  la  première 
forme  du  châtiment.  Cette  occupation  comporte  aussi, 
pour  l'avenir,  des  garanties  indispensables,  notamment 
en  ce  qui  concerne  la  réparation  des  dommages  causés 
par  la  guerre.  Les  réparations  devant  être  énormes, 
comme  ont  été  les  dommages  et  les  ruines,  l'occupation 
sera  le  gage  nécessaire,  l'unique  sûreté  suffisante.  Le 
précédent  de  1870  suggère  une  «  occupation  de  ga- 
rantie »  se  prolongeant  pendant  plusieurs  années. 

Je  n'insiste  pas.  Cette  solution  préliminaire  du  pro- 
blème est,  pour  ainsi  dire,  normale  :  mais  sa  technique 
nous  échappe.  Il  en  est,  en  effet,  des  conditions  du  dé- 
sarmement et  de  l'occupation,  à  peu  près  comme  il  en 
est  des  combinaisons  stratégiques  et  des  mouvements 
tactiques  :  seuls,  les  chefs  militaires  peuvent  en  con- 
naître, seuls  ils  auront  le  dépôt  du  secret  dans  ces 
heures  obscures. 

Ajoutons  seulement  qu'une  prière  s'élèvera  de  toutes 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  75 

parts  vers  eux,  à  ce  moment  :  «  Faites  que  la  guerre  ne 
recommence  pas.  Prenez  vos  précautions;  faites,  faites 
que  tant  de  sang  versé  ne  l'ait  pas  été  en  vain.  Ne 
parlez  pas  de  paix,  ne  laissez  pas  parler  de  paix,  s'il 
n'est  pas  bien  entendu  qu'il  s'agit  de  la  bonne  paix,  de 
la  paix  réelle,  absolue,  définitive,  pour  laquelle  nous, 
les  peuples,  avons  combattu  jusqu'à  la  mort.  Gardez- 
vous,  méfiez-vous;  vous  connaissez  la  ruse  permanente 
qui  vous  guette.  Ne  vous  laissez  pas  tromper.  Retenez- 
nous,  s'il  le  faut,  sous  les  armes  jusqu'à  l'heure  où  l'en- 
nemi sera  sous  vos  pieds.  Mais  qu'il  soit  ligoté  de  telle 
sorte  que  la  paix  que  vous  imposez  soit,  une  fois  pour 
toutes,  sans  retour  et  sans  discussion  possible,  la 
paix.   » 

L'armistice  n'est  pas  seulement  la  suspension  d'armes 
nécessaire,  il  est  aussi  le  prélude  de  la  pacification  entre 
les  peuples.  11  est,  à  la  fois,  la  dernière  phase  de  la 
guerre  et  la  première  forme  de  la  paix.  De  l'alinéa  ini- 
tial à  l'alinéa  final  de  son  texte,  la  guerre  et  la  paix  sont, 
pour  ainsi  dire,  entrelacées.  Et  c'est  pourquoi  il  exige 
d'autres  et  non  moins  importantes  préparations  et  éla- 
borations.  Le  but  idéal  de  la  guerre  et  la  pensée  des 
gouvernements,  quand  ils  ont  dû  prendre  leur  parti  de 
la  guerre,  doivent  nécessairement  s'y  retrouver  dans 
leur  essence.  Chacun  de  ses  termes  décidera  d'un  cha- 
pitre de  l'histoire  du  monde.  C'est  là  que  se  fait  la  jonc- 
tion entre  l'œuvre  du  pouvoir  militaire  et  l'œuvre  du 
pouvoir  civil  ou,  plutôt,  c'est  là  que  doit  se  trouver 
l'expression  de  la  volonté  nationale  en  action. 


76  LE    TRAITÉ    DE    PAIX   DE    1919 

Bismarck  donne,  dans  ses  Souvenirs,  la  doctrine,  telle 
qu'il  la  conçoit,  des  relations  de  l'état-major  avec  le 
gouvernement  pendant  la  guerre.  Il  rappelle  que  le  dieu 
Janus  a  deux  faces  :  l'une  tournée  vers  les  affaires 
civiles,  l'autre  vers  les  affaires  militaires,  et  il  ajoute  : 
«  La  tâche  de  la  direction  de  l'armée  se  propose  l'anéan- 
tissement des  forces  ennemies;  le  but  de  la  guerre, 
c'est  d'obtenir  la  paix  à  des  conditions  en  rapport  avec 
la  politique  poursuivie  par  l'Etat.  Le  soin  d'établir  et  de 
limiter  les  résultats  qui  doivent  être  atteints  par  la 
guerre,  la  préoccupation  pour  le  prince  de  délibérer  à 
ce  sujet,  est  et  demeure,  pendant  comme  avant  la 
guerre,  un  problème  politique.  Les  voies  et  moyens 
employés  dépendront  toujours  de  cette  question  :  a-t-on 
voulu  atteindre  le  résultat  finalement  obtenu?  ou  plus, 
ou  moins?  Veut-on  exiger  des  cessions  de  territoire  ou 
y  renoncer?  Veut-on  obtenir  la  possession  d'un  gage  et 
pendant  combien  de  temps?  » 

L'esprit  réaliste  de  Bismarck  n'envisage,  comme  on 
le  voit,  que  des  objets  concrets.  Exclusif  et  autori- 
taire, il  tend  à  subordonner  à  ses  vues  celles  de  l'état- 
major.  Il  se  plaint  qu'à  Versailles  «  il  dut  se  résigner 
à  ne  pas  être  appelé  à  donner  son  avis  sur  les  choses  de 
la  guerre  ».  On  sait  que,  finalement,  ce  sont  les  vues 
de  l'état-major  qui  l'emportèrent,  en  effet,  non  seu- 
lement pour  la  rédaction  de  l'armistice,  mais  pour  les 
conditions  générales  de  la  paix.  Mais  il  n'en  reste  pas 
moins  que  si  les  chefs  militaires,  assumant  la  responsa- 
bilité directe,  doivent  avoir  le  dernier  mot,  la  solution 
raisonnable  et  sage   doit  être   telle  qu'elle  combine, 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  77 

dans  une  juste  mesure,  le  but  élevé  de  la  guerre,  les 
idéaux  des  peuples,  précisés  d'avance  par  les  pou- 
voirs civils,  et,  d'autre  part,  les  nécessités  de  la  «  sé- 
curité »,  soit  actuellement  pour  la  guerre,  soit  future- 
ment  pour  la  paix,  tels  que  seuls  les  états-majors 
peuvent  en  décider. 

A  un  autre  point  de  vue,  l'œuvre  de  la  diplomatie 
précède,  éclaire  nécessairement  le  travail  des  états- 
majors  au  moment  de  signer  l'armistice  :  il  s'agit  de 
l'entente  à  maintenir  fidèlement  jusqu'au  bout  entre  les 
alliés  engagés  dans  la  guerre.  Il  va  de  soi  qu'aucune 
paix  durable  n'est  possible,  de  la  part  d'une  coalition,  si 
cette  entente  n'est  pas  établie  pendant  la  guerre  et  si 
elle  ne  se  trouve  pas  fixée  dans  les  termes  d'un  accord 
précédant  l'armistice.  Cet  accord  est  l'élément  essentiel 
de  l'armistice  lui-même,  la  source  où  il  doit  puiser, 
puisqu'il  doit  être  l'expression,  appliquée  à  la  réalité, 
de  la  volonté  commune  des  alliés. 

Au  traité  de  Westphalie,  une  des  plus  lourdes  tâches 
de  la  diplomatie  française  fut  de  ne  pas  laisser  se  dis- 
joindre l'entente  entre  les  alliés.  Les  négociations  se 
prolongèrent  des  années,  en  raison  de  l'espoir  conçu 
par  l'Espagne  d'amener  ses  adversaires  à  une  paix  sépa- 
rée. Avec  une  habileté  singulière,  les  diplomates  espa- 
gnols flattaient  le  gouvernement  français  et,  en  invo- 
quant les  liens  de  famille  entre  les  deux  couronnes 
(puisque  Anne  d'Autriche,  régente  de  France,  était 
fille  des  rois  d'Espagne),  ils  offraient  à  cette  reine  de 
devenir  l'arbitre  de  la  paix.  Mazarin  retenait  sa  souve- 


78  LE    TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

raine  d'une  main  ferme.  «  Il  ne  me  semble  pas,  écrit-il 
sagement  au  duc  de  Longueville,  chef  de  l'ambassade 
française  à  Munster,  que  les  Espagnols  puissent^ avoir 
eu  d'autres  visées  que  de  faire  leur  dernier  effort  pour 
donner  jalousie  de  nous  à  nos  alliés,  et  particulièrement 
à  MM.  les  États  (des  Provinces-Unies)..,  »  En  fait,  les 
Espagnols  réussirent  à  obtenir  une  paix  séparée  de  la 
République  de  Hollande,  paix  malheureuse  qui  contri- 
bua à  prolonger  la  guerre  de  plusieurs  années.  La 
guerre  n'a  de  sens  que  par  la  paix  qu'elle  produit  :  se 
séparer  au  moment  de  conclure  la  paix,  c'est  aliéner  le 
sens  profond  de  la  guerre  et  se  blâmer  soi-même  de 
l'avoir  faite . 

En  1814,  la  coalition  qui  vainquit  Napoléon  se  pré- 
munit, comme  on  le  sait,  d'un  accord  secret  entre  les 
quatre  Puissances  alliées  ;  c'est  le  fameux  traité  de  Chau- 
mont,  «  le  grand  traité  d'alliance  » ,  dit  Munster,  «  le 
plus  étendu  peut-être  qui  ait  été  conclu  »,  écrit  Metter- 
nich  à  Merveldt.  «  Il  gouverna  l'Europe  jusqu'en  1848 
et  fonda  cette  coalition  des  qualre  qui,  tant  de  fois  dislo- 
quée, se  reconstitua  chaque  fois  que  la  France  montra 
quelque  velléité  de  sortir  des  limites  que  les  alliés  pré- 
tendaient lui  imposer.  Il  constitua,  en  quelque  sorte,  le 
pouvoir  exécutif  de  l'Europe  dont  les  traités  de  Paris 
du  30  mai  1814  et  de  Vienne  du  9  juin  1815  formèrent 
la  Charte  (1).  »  On  sait  aussi  que  l'effort  de  Talley- 
rand,  au  Congrès  de  Vienne,  consista  surtout  à  disso- 
cier, dans  la  mesure  du  possible,  les  quatre  puissances 

(1)  Albert  Sorel,  l'Europe  et  la  Révolution  française,  t.  VIII,  p.  290. 


I 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  79 

et  à  créer  une  entente  particulière  où  la  France  de 
Louis XVIII  aurait  sa  place. 

Dans  la  guerre  actuelle,  les  Puissances  alliées  ont 
pris  l'engagement  réciproque  de  ne  pas  mettre  bas  les 
armes  séparément.  Il  est  probable  que  des  accords 
d'une  nature  plus  précise  et  plus  complète  sont  étudiés 
entre  elles.  Sans  essayer  de  percer  le  secret  de  la  diplo- 
matie, il  suffit  de  rappeler,  devant  l'opinion,  que  ces 
accords  préalables,  mûrement  étudiés  et  établis  d'avance 
sont  les  conditions  nécessaires  d'une  bonne  et  prompte 
négociation. 

En  somme,  comme  le  simple  bon  sens  l'indique,  les 
clauses  de  l'armistice  sont  fonction  d'un  bon  idéal  de 
guerre  et  d'une  sage  conception  de  la  paix. 

III 

QUELS    SERONT    LES    PARTICIPANTS    A    LA    PAIX? 

Puisque  la  guerre  a  pour  objet  de  créer  de  nouveaux 
rapports  entre  les  Puissances  qui  y  sont  engagées  et 
que  la  paix  a  pour  objet  de  dégager  et  de  préciser  ces 
rapports  pour  en  faire  des  droits,  il  y  aura  lieu  d'établir 
d'abord,  avec  une  grande  rigueur,  la  liste  des  personnes 
internationales  ou  États  qui  prendront  part  soit  à  la 
conclusion  de  l'armistice,  soit  aux  délibérations  de  ia 
paix. 

Cette  question  des  participants  à  la  paix  est  d'une  im- 
portance extrême  :  par  la  seule  prévision  qu'elle  inter- 
viendrait, telle  ou  telle  Puissance  a  déjà  pris  rang  parmi 


80  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

les  belligérants;  d'autres  pays  se  prononceraient  sans 
doute,  s'ils  avaient  à  craindre  d'être  forclos.  Dès  qu'il 
s'agira  de  l'armistice,  cette  question  se  posera  :  car, 
qui  dictera  l'armistice  dictera  la  paix  ;  qui  signera  l'ar- 
mistice sera  protégé  par  l'armistice  môme.  C'est  une 
première  et  très  importante  sélection.  Les  principaux 
traits  de  la  figure  de  l'Europe  nouvelle  commenceront 
à  se  dessiner  là. 

Parmi  les  gouvernements  et  les  peuples  belligérants, 
certains  seront  admis,  certains  seront  exclus.  Pour  être 
admis  aux  délibérations,  il  faudra,  d'abord,  manifester 
une  volonté  franche  et  sincère  d'y  prendre  part.  S'éli- 
minera qui  voudra  s'éliminer. 

Quand  les  négociations  du  traité  de  Westphalie  s'ou- 
vrirent, la  question  des  participants  se  posa  cinq  années 
avant  la  conclusion  de  la  paix.  Le  cardinal  Mazarin  prit 
grand  soin  de  rappeler  aux  États  secondaires  de  l'Alle- 
magne l'intérêt  qu'ils  avaient  à  se  prononcer  et  à  faire 
connaître  s'ils  demandaient  leur  admission.  Car,  faisait-il 
observer,  qui  s'excluait  maintenant  serait  exclu  par  la 
suite.  «  Les  villes,  écrivait-il,  par  exemple,  au  magis- 
trat de  Colmar,  doivent  poursuivre  d'être  admises  à  l'as- 
semblée générale  de  Munster  pour  assister  et  opiner, 
comme  il  leur  est  permis  par  les  lois  de  l'Empire,  au 
traité  de  paix  qui  s'y  doit  conclure...  Etre  reçues  dans 
cette  assemblée,  comme  il  leur  appartient  et  comme 
elles  doivent  le  désirer,  ou  en  être  exclues,  comme  nos 
ennemis  le  prétendent,  est  un  point  décisif  de  la  con- 
servation ou  de  la  perte  de  leur  liberté.  » 

De   même,   et  à  peu  de  chose  près,  dans  la  même 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  81 

forme,  se  posera,  dès  le  début  des  pourparlers,  la  ques- 
tion si  grave  de  l'unité  ou  de  la  multiplicité  des  repré- 
sentations pour  les  États  composant  l'Empire  allemand. 
L'Empireallemand,  aujourd'hui  comme  en  1643,  compte 
des  États  qui  ont  gardé  les  principaux  privilèges  de  la 
souveraineté,  et  notamment  une  certaine  autonomie  de 
leur  armée  et  même  de  leur  diplomatie.  Ces  États  sont 
la  Bavière,  la  Saxe,  le  Wurtemberg,  le  duché  de  Bade, 
la  Hesse,  etc. 

Même  dans  l'état  de  choses  actuel,  ces  États  peuvent 
être  considérés  comme  des  États  souverains.  Leibnitz 
définit  les  conditions  d'un  État  souverain  :  «  Quelque 
juridiction  que  l'on  reconnaisse  (par  exemple  celle  de 
l'Empire),  quelque  hommage  ou  obéissance  que  l'on 
doive  à  un  supérieur,  tant  qu'on  a  le  droit  d'être  maître 
chez  soi,  jus  propriœ  potestatis,  et  que  ce  supérieur  n'a 
pas  celuy  de  tenir  les  garnisons  ordinaires  chez  nous 
et  de  nous  oster  l'exercice  du  droit  de  paix,  de  guerre  et 
d'alliance,  on  a  la  liberté  requise  à  la  souveraineté,  et 
lorsqu'on  a  assez  de  puissance  pour  faire  figure  dans 
les  affaires  générales,  on  est  appelé  souverain  ou  po- 
tentat (1  ).  »  Et  il  semble  que  l'on  puisse  encore  appli- 
quer aux  temps  présents  la  parole  de  Leibnitz  au  sujet 
de  l'ancien  Empire  :  «  J'avoue  ingénument  que  l'Empe- 
reur et  l'Empire  ont  un  grand  pouvoir  sur  les  princes, 
mais  je  soutiens  que  cela  ne  détruit  pas  la  liberté  ni  la 
souveraineté,  pourvu  qu'on  prenne  toutes  ces  choses 
dans  un  sens  raisonnable  (2).  » 

(1)  Œuvres,  cdit.  Foucher  de  Caroil,  t.  VI,  p.  376. 

(2)  Ibid.,  p.  371. 


82  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

D'ailleurs,  la  question  sera  tranchée  par  les  Etats 
allemands  eux-mêmes  :  voudront-ils  être  admis  aux 
délibérations  ou  en  être  exclus?  Comme  belligérants, 
ils  vont  être  convoqués  à  signer  l'armisticeproj^ar^e  sud; 
s'ils  s'y  refusent,  ils  encourront  la  peine  de  leur  absten- 
tion et  seront  tenus  en  dehors  des  préliminaires.  Ne 
figurant  pas  dans  le  premier  acte  de  la  paix,  ils  ne  seront 
pas  invités  à  figurer  aux  actes  suivants.  Par  ce  simple 
refus,  ils  auraient  accepté  leur  déchéance  politique, 
militaire,  diplomatique,  ils  auraient  renoncé  à  pré- 
senter leur  propre  défense  et  à  expliquer  dans  quelle 
mesure  ils  pourront  entrer  dans  les  différentes  combi- 
naisons européennes  qui  seront  établies  ultérieurement. 
Résolution  grave,  à  une  heure  oii  le  sort  des  peuples 
sera  en  passe  d'être  ûxé  pour  longtemps. 

Les  États  confédérés  allemands  ne  sont  pas  des  vas- 
saux. Ils  ont  de  vieilles  traditions,  qu'ils  ne  peuvent  pas 
répudier  d'un  cœur  léger,  à  cette  heure  où  l'avenir  du 
monde  se  décidera.  En  tout  cas,  l'Europe  a  tout  intérêt 
à  les  saisir  de  la  difficulté  :  le  cas  de  conscience  serait 
ainsi  celui  de  T Allemagne  elle-même. 

Mazarin  termine  sa  lettre  aux  Etats  secondaires  de 
l'Empire  par  un  petit  apologue  :  «  Ces  villes  peuvent 
juger  ce  que  l'on  dirait  d'un  malade  pour  lequel  il  se 
trouverait  un  médecin  si  généreux  qu'il  ne  voudrait  pas 
seulement  prendre  la  peine  de  le  traiter,  mais  qu'il  le 
voudrait  encore  traiter  à  ses  dépens,  si  le  malade  n'osait 
témoigner  le  désir  d'être  guéri  ni  se  prévaloir  des 
remèdes  qui  lui  auraient  été  préparés  pour  cet  effet.  » 

Pour  être  admis,  il  faudra  donc  manifester  la  volonté 


AVANT  LES  NÉGOCIATIONS  83 

de  traiter.  Mais  tous  ceux  qui  manifesteront  la  volonté 
de  traiter  ne  seront  pas  nécessairement  admis. 

Dès  cette  heure  préliminaire,  un  débat  s'ouvrira,  cer- 
tainement, devant  la  conscience  des  gouvernements  et 
des  peuples,  à  savoir  si  les  vainqueurs  consentiront  à 
traiter  avec  les  auteurs  plus  particulièrement  respon- 
sables de  la  guerre. 

Il  y  a,  sur  ce  point,  une  question  de  principe  et  une 
question  de  fait.  La  question  de  principe  est  en  partie 
résolue  par  ce  qui  vient  d'être  exposé  au  sujet  des  États 
souverains  en  Allemagne.  Si  les  Puissances  reconnais- 
sent comme  un  état  de  souveraineté  la  situation  de  la 
Bavière,  de  la  Saxe,  etc. ,  il  s'ensuit  logiquement  qu'elles 
ne  traiteront  pas  avec  l'Empereur  allemand  en  tant 
qu'Empereur  ;  car  l'Empire  allemand  actuel  n'a  aucune 
existence  dans  le  droit  actuel  européen,  et  cela  de  par 
la  volonté  de  ses  fondateurs. 

La  fondation  de  l'Empire  allemand  n'est  pas  le  résul- 
tat d'une  délibération  entre  les  Puissances;  il  n'a  pas 
été  l'objet  d'une  reconnaissance  légitime  et  libre  de  la 
part  de  l'Europe  ;  cette  fondation  résulte  d'un  pacte  de 
politique  intérieure  entre  certains  gouvernements  alle- 
mands. Aux  yeux  des  Puissances,  ce  pacte  est  res  inter 
alios  acta.  11  convient  de  fixer  ce  point  d'histoire,  car  on 
peut  dire  que  toute  l'évolution  de  l'Europe  depuis  un 
demi-siècle,  et  probablement  sa  forme  dans  l'avenir 
en  dépendent. 

La  grande  crainte  de  Bismarck,  en  1871 ,  c'était  d'être 
obligé   de  soumettre   ses  conceptions  politiques  à  un 


84  LE   TRAITÉ   DE   PAIX    DE    1919 

Congrès  européen.  Il  ne  voulait  pas  qu'on  lui  rognât  les 
bénéfices  de  la  victoire;  il  tenait  à  couper  et  tailler  dans 
la  chair  vive  des  peuples  selon  sa  fantaisie  et  sa  volonté 
de  vainqueur.  Mais  il  ne  s'apercevait  pas  qu'en  procé- 
dant ainsi,  il  enlevait  à  son  œuvre  la  seule  base  inter- 
nationale solide,  à  savoir  l'assentiment  des  Puissances 
et  la  sanction  du  droit.  Juste  revers  des  choses  d'ici- 
bas  ;  cet  homme  qui  faisait  fi  du  droit,  n'a  pas  prévu 
que  si  la  force  venait  à  manquer,  son  œuvre  n'aurait 
même  plus  l'asile  du  droit.  En  fondant  l'Empire  alle- 
mand comme  une  chose  uniquement  allemande,  il  se 
débarrassait  de  certaines  difficultés  diplomatiques,  mais 
aussi  il  renonçait  à  la  stabilité  du  consentement  uni- 
versel :  il  faisait,  volontairement,  œuvre  précaire.  En 
fait,  il  n'y  a  pas  de  droit  de  l'Empire  allemand  dans  le 
droit  européen.  Les  Puissances  ne  doivent  avoir  aucun 
scrupule  à  ignorer  ce  qui  s'est  fait,  de  parti  pris,  en 
dehors  d'elles. 

Cette  méfiance  à  l'égard  de  tout  congrès  ou  débat  en 
commun,  Bismarck  la  portait  si  loin  qu'il  se  décida 
aussi,  après  réflexion,  à  ne  pas  recourir  à  une  délibéra- 
tion quelconque,  même  allemande,  au  sujet  de  la  fon- 
dation de  l'Empire  allemand.  C'est,  à  ce  qu'il  semble, 
sous  l'influence  de  Delbriick  qu'il  prit  ce  parti,  après 
avoir  été  d'un  avis  contraire  :  «  Le  5  septembre,  Del- 
briick recevait  un  télégramme  qui  l'invitait  à  se  rendre 
au  quartier  général  à  Reims,  aussitôt  après  son  retour 
de  Dresde.  Le  chanceher  voulait  chercher  avec  lui 
un  prétexte  pour  convoquer  le  Parlement  douanier,  dont 
on  devait  taire  valoir  l'importancs,  conjointement  avec 


AVANT   LES    NÉGOCIATIOx\S  85 

celle  du  Reichstag,  pour  la  création  de  l'unité  et  le  réta- 
blissement de  la  paix.  Mais,  à  Reims,  les  deux  hommes 
d'État  se  résolurent,  le  10,  après  d'assez  longues  confé- 
rences, à  renoncer  à  l'idée  de  convoquer  le  Parlement 
et  à  proposer,  à  Munich,  la  réunion  d'un  congrès  des 
princes  régnants,  projet  dont  Bismarck  s'était  déjà 
entretenu  avec  le  prince  royal  de  Saxe  (1).  »  Ainsi,  Bis- 
marck fut  peu  à  peu  amené  à  ne  rechercher  d'autre 
fondement  à  l'établissement  de  l'Empire  qu'une  tracta- 
tion secrète  avec  quelques-uns  des  princes  allemands, 
tractation  dans  laquelle  il  les  fait  «  monter  »  les  uns 
par  les  autres,  et  au  cours  de  laquelle  il  exerce  un 
véritable  «  chantage  »  sur  les  ministres  indépendants. 
La  négociation  s'amenuisa  finalement  jusqu'à  se  réduire 
à  une  simple  pression  exercée  par  la  Prusse  victorieuse 
sur  un  prince  malade  et  fol,  le  roi  Louis  de  Bavière.  A 
force  de  craindre  la  lumière,  on  bâcla  et  on  boucla^un 
des  actes  les  plus  graves  de  la  politique  internationale 
dans  l'ombre  d'une  alcôve  qui  allait  devenir  un  ca- 
banon. 

De  tout  cela,  il  n'y  a  qu'un  témoin  que  l'on  puisse 
croire,  c'est  Bismarck  lui-même  :  tout  autre  paraîtrait 
suspect.  C'est  pourquoi  il  faut  le  laisser  parler  : 

«  La  question  du  rétablissement  de  l'Empire  était 
alors  dans  une  phase  critique  et  menaçait  d'échouer,  à 
cause  du  silence  que  gardait  la  Bavière  et  de  l'aversion 
que  montrait  le  roi  Guillaume:  A  ce  moment,  le  comte 


(1)  A.  DE  RuviLLE,  professeur  à  l'Université  de  Halle,  la  Restaura- 
tion de  l'Empire  allemand.  Le  rôle  de  la  Bavière,  trad.  de  M.  P.  Albin. 
Alcan,  1911,  iii-8°,  p.  179. 


86  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

Holnstein  se  chargea,  sur  ma  prière,  de  remettre  une 
lettre  à  son  souverain.  Pour  qu'elle  parvînt  sans  retard, 
je  l'écrivis  aussitôt,  assis  à  une  table  qu'on  n'avait  pas 
encore  desservie,  avec  de  mauvaise  encre  et  sur  du 
papier  qui  buvait.  J'y  développais  l'idée  suivante  :  la 
couronne  de  Bavière  ne  pourrait  pas,  sans  blesser  le 
sentiment  de  l'amour-propre  bavarois,  accorder  au  roi 
de  Prusse  les  droits  présidentiels  que  la  Bavière  lui 
avait  déjà  concédés  antérieurement  et  officieusement. 
Le  roi  de  Prusse  était  un  voisin  du  roi  de  Bavière;  la 
différence  des  points  de  vue  des  deux  peuples  rendrait 
plus  vive  la  critique  des  concessions  que  faisait  et  qu'a- 
vait faites  la  Bavière,  et  la  rivalité  entre  les  nations  alle- 
mandes en  deviendrait  plus  intense. 

«  L'autorité  de  la  Prusse,  exercée  à  l'intérieur  des 
frontières  bavaroises,  était  quelque  chose  de  nouveau, 
qui  blesserait  les  sentiments  bavarois.  Un  empereur 
allemand,  au  contraire,  n'était  pas  un  voisin  de  race 
différente,  mais  un  compatriote  allemand  des  Bavarois. 
(On  voit  le  sophisme.)  A  mon  sens,  le  roi  Louis  pouvait 
faire,  plus  décemment,  les  concessions  qu'il  avait  déjà 
accordées  à  l'autorité  de  la  présidence,  s'il  les  faisait  à 
un  empereur  allemand  au  lieu  de  les  faire  à  un  roi  de 
Prusse.  C'étaient  là  les  grandes  lignes  de  mon  argumen- 
tation. J'y  avais  joint  encore  des  arguments  personnels 
en  rappelant  la  bienveillance  particulière  que  la  dynastie 
bavaroise,  du  temps  oij  elle  gouvernait  la  marche  de 
Brandebourg,  — je  voulais  parler  de  l'empereur  Louis, 
—  aA'ait  témoignée  à  mes  ancêtres  pendant  plus  d'une 
génération.   S'il  ne  s'agissait  pas  de  Bismarck,  comment 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  87 

qualifierait-on  tin  tel  manque  de  tact?  Mais  c'est  tout  l'es- 
prit  «  hobereau.  »  Je  jugeai  cet  argument  ad  hominem 
utile  avec  un  souverain  ayant  la  tournure  d'esprit  du 
Roi;  mais  je  crois  que  l'appréciation  politique  et  dynas- 
tique de  la  différence  entre  les  droits  présidentiels  alle- 
mands et  les  droits  royaux  prussiens  fut  d'un  poids 
décisif. 

«  Le  comte  se  mit  en  route  pour  Hohenschwangau  au 
bout  de  deux  heures,  le  27  novembre;  il  accomplit  son 
voyage  en  quatre  jours  avec  de  grandes  difficultés  et  de 
fréquentes  interruptions.  Le  Roi,  souiTrant  d'une  né- 
vralgie dentaire,  était  alité.  Il  refusa  d'abord  de  le  rece- 
voir, puis  l'admit  après  avoir  appris  que  le  comte  venait 
en  mon  nom  et  avec  une  lettre  de  moi.  Il  lut  ma  lettre 
dans  son  lit  deux  fois  et  très  attentivement,  en  présence 
du  comte,  demanda  de  quoi  écrire  et  rédigea  la  lettre  au 
roi  Guillaume  que  je  lui  avais  demandée  et  dont  j'avais 
composé  le  brouillon.  Dans  cette  lettre,  il  reproduisait 
le  principal  argument  en  faveur  du  titre  impérial,  avec 
cette  adjonction  coercitive  que  les  concessions  faites 
par  la  Ravière,  mais  non  encore  ratifiées,  pourraient 
être  faites  uniquement  à  l'empereur  allemand  et  non  au 
roi  de  Prusse.  J'avais  choisi  cette  formule  exprès  pour 
exercer  une  pression  sur  le  roi  Guillaume,  à  cause  de 
l'antipathie  qu'il  avait  pour  le  titre  impérial. 

«  La  résistance  du  Roi  et  le  fait  que  la  Ravière  n'avait 
pu  parvenir  à  formuler  ses  sentiments  avaient  provoqué 
tout  ce  labeur. 

«  Le  septième  jour  après  son  départ,  le  comte 
de  Ilolnstein  était  de  retour  à  Versailles  avec  la  lettre 


88  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE   4919 

du  Roi.  Le  même  jour,  elle  fut  remise  à  notre  Roi  par 
le  prince  Luitpold  (1)...  » 

C'est  ainsi  que  l'on  dispose  du  sort  des  peuples  «  qui 
ne  savent  pas  formuler  leurs  sentiments  » ,  c'est-à-dire 
qui  n'ont  ni  gouvernement  ni  politique. 

On  comprend  que  Bismarck  insiste  sur  le  mal  que  lui 
donna  toute  cette  affaire.  Il  avait  fallu,  en  effet,  une 
hardiesse  inconcevable  et  une  astuce  vraiment  prus- 
sienne pour  préparer  un  pareil  escamotage  et  le  mener 
à  bonne  fin,  de  façon  à  mettre  trente  millions  d'Alle- 
mands en  poche  sans  qu'ils  n'y  vissent  que  du  feu.  Aussi 
la  joie  de  Bismarck  éclate,  débordante  et  empourprée, 
quand  il  tient  le  résultat.  L'assentiment  de  la  Bavière 
fut  consacré  à  Versailles  quelques  jours  après  par  un 
acte  constatant  l'adhésion  donnée  par  le  roi  :  Busch 
écrit  : 

«  L'après-midi  de  cette  journée  historique  s'est  passé 
dans  une  attente  anxieuse  du  résultat.  A  l'heure  du  thé, 
je  suis  descendu  dans  la  salle  à  manger.  Bohlen  et  Hatz- 
feldt  étaient  là,  tous  deux,  assis  sans  rien  dire.  D'un 
geste,  ils  me  désignèrent  le  salon  où  le  chancelier  était 
en  train  de  négocier  avec  les  trois  plénipotentiaires 
bavarois.  Je  m'assis,  à  mon  tour,  en  silence  et  j'attendis. 
Au  bout  d'un  quart  d'heure,  la  porte  s'entr'ouvrit  et 
M.  de  Bismarck  apparut.  Il  tenait  en  main  un  verre  vide 
et  avait  l'air  rayonnant. 

«  —  Messieurs,  nous  dit-il  d'une  voix  encore  trem- 
blante d'émotion,  le  traité  bavarois  est  signé  :  l'unité 

(1)  Pensées  et  Souvenirs,  édit.  fr.,  II,  p.  141. 


AVANT   LES    iNÉGOCIATION  S  89 

allemande  est  assurée  et  notre  roi  devient  empereur 
d'Allemagne.  » 

Notreroi  devient  empereur  d'Allemagne!. . .  Ni  les  peuples, 
ni  même  les  gouvernements  n'avaient  été  consultés.  On 
ne  laissa  à  personne  le  temps  de  respirer.  Le  tout  fut  em- 
porté dans  le  tourbillon  de  la  victoire. 

Je  reviendrai  tout  à  l'heure  sur  les  conditions  «  euro- 
péennes »  de  cette  fondation.  Mais  je  veux  insister, 
d'abord,  sur  deux  ou  trois  particularités  importantes  au 
point  de  vue  spécialement  diplomatique,  puisque  c'est 
celui  que  j'étudie  en  ce  moment. 

Au  cours  des  négociations  tendant  à  obtenir  l'adhé- 
sion de  la  Bavière,  la  question  de  l'autorité  militaire  et 
diplomatique  de  ce  royaume  fut  débattue  jusqu'à  la  der- 
nière minute.  La  Bavière  comptait  obtenir  un  agrandis- 
sement territorial  aux  dépens  du  duché  de  Bade,  qui  eût 
reçu  en  compensation  l'Alsace.  Sur  ce  point,  les  désirs 
du  roi  Louis  et  de  son  ministre  furent  adroitement 
écartés  :  une  Bavière  trop  forte  eût  été  gênante.  Au 
point  de  vue  de  l'autonomie  militaire  des  États,  on 
aboutit  à  un  arrangement  ambigu,  qui  plaça  les  armées 
allemandes  sous  l'autorité  réelle  de  la  Prusse;  —  et  les 
Etats  du  Sud  savent,  maintenant,  à  quel  massacre  cette 
concession  au  militarisme  prussien,  accordée  contre 
leurs  vœux  nettement  exprimés,  a  conduit  les  popula- 
tions de  l'Empire  (1). 

(1)  Les  populations  bavaroises  n'acceptaient  l'idée  de  la  Fondation 
de  l'Empire  qu'avec  de  sérieuses  appréhensions.  Notamment,  le 
«  parti  patriote  »  et  conservateur,  qui  était  alors  au  pouvoir  en  la 
personne  du  comte  Bray,  garda,  jusqu'au  bout,  des  dispositions  par- 
ticularistes  oui  sont  exposées  par  tous  les  historiens  de  la  fondation 


90  LE    TRAITÉ   DE   PAIX   DE    1919 

En  outre,  la  Bavière,  dans  une  légitime  appréhen- 
sion du  péril  que  la  politique  «  hégémonique  »  prus- 
sienne faisait  courir  à  l'Allemagne  et  à  l'Europe,  s'ef- 
força du  moins  d'assurer  aux  États  confédérés  une  sorte 
d'indépendance  diplomatique.  C'était,  selon  la  vue  si 
sage  de  Leibnitz,  la  pierre  de  touche  de  la  souveraineté 
pour  les  petits  États;  et  c'eût  été  peut-être,  qui  sait? 
la  pierre  angulaire  de  l'édifice  d  une  bonne  Europe.  Il 
fut  entendu,  non  sans  peine,  que  la  Bavière  garderait 
sa  représentation  diplomatique  auprès  des  puissances. 
Mais  ce  royaume,  représentant,  en  somme,  la  seule 
force  non  prussienne  du  nouvel  Empire,  réclamait  une 
autre  garantie,  décisive  on  peut  le  dire  :  il  demandait 
que  les  Affaires  étrangères  de  V Empire  fussent  remises  aux 
soins  d'un  Conseil  fédéral,  présidé  par  un  ministre  bavarois. 
Il  s'agissait,  sans  doute,  d'un  organisme  analogue  à 
celui  des  «  Délégations  »  en  Autriche-Hongrie.  Le  mili- 
tarisme prussien  eût  trouvé  ainsi  son  contrepoids.  «  Il 
avait  été  question  déjà  de  placer  la  commission  des 
Affaires  étrangères  du  Conseil  fédéral  sous  une  prési- 
dence bavaroise  et  du  droit,  pour  les  envoyés  de  Ba^^ère, 
de  remplaceras  ambassadeurs  en  cas  d'empêchement.  » 

de  l'empire  d'Allemagne,  Lorenz,  Svbel,  etc..  et  que  Ruville  résume 
en  ces  termes  :  »  C'était  le  parti  du  particularisme  qui  attachait  de 
l'importance  à  la  permanence  des  usages,  des  mœurs,  des  institu- 
tions locales...  On  craignait  surtout  le  militarisme,  le  bureaucratisme, 
toutes  ces  formes  rudes  de  l'Allemagne  du  Nord,  comme  autant 
d'éléments  nuisibles...  A  cela  se  joignait  un  royalisme  puissant  dans 
le  sens  d'une  royauté  patriarcale.  Les  uns  et  les  autres  étaient  impré- 
gnés d'un  fort  esprit  religieux...  Tout  à  côté  des  patriotes,  se 
trouvait  le  parti  dit  Mitlelpartei,  qui  passait  aussi  pour  animé  de 
sentiments  particularistes  en  ce  qui  touchait  à  la  puissance  et  à 
l'indépendance  de  l'État  bavarois...  etc.  »  —  Sur  la  politique  de  Bis- 
marck, voyez  l'Histoire  de  la  Guerre  de  1914,  t.  I,  p.  17  et  suiv. 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  91 

Bismarck  tenait,  par-dessus  tout,  à  une  direction 
prussienne  de  la  politique  étrangère.  Filant  avec  un  art 
suprême  cette  carte  qui  l'intéressait  personnellement,  il 
fit  semblant  de  vouloir  accorder  la  représentation  diplo- 
matique et  la  présidence  de  la  commission,  ainsi  qu'il 
résulte  du  rapport  de  Bray  du  3  novembre.  Mais,  dans  la 
lettre  du  11,  il  n'en  est  plus  parlé.  Les  événements  se 
précipitaient.  La  victoire  se  prononçait  et  pesait  sur  les 
résolutions  des  ministres  bavarois.  «  Bray  ne  put  pas 
obtenir  que  fussent  définies  les  prérogatives  de  la  com- 
mission diplomatique,  dont  la  présidence  devait  échoir 
à  la  Bavière  :  or,  c'est  ainsi  seulement  qu'une  impor- 
tance réelle  aurait  pu  être  assurée  à  cette  commis- 
sion (1).  »  Fin  novembre,  le  roi  Louis  insistait  encore 
pour  que  ce  débat  fût  conclu  en  faveur  de  la  Bavière.  Il 
télégraphiait  à  Bray,  qui  était  toujours  à  Versailles  : 
«  J'attends  au  plus  tôt  un  rapport  spécial,  dont  l'envoi  a 
déjà  été  demandé  plusieurs  fois,  portant  particulière- 
ment sur  les  questions  diplomatique  et  militaire.  »  Tout 
cela  fut  emporté  par  la  brusque  intervention  de  Holn- 
stein,  telle  que  Bismarck  l'a  exposée.  Le  ministre  Bray, 
qui  perdit  vingt-quatre  heures  dans  son  voyage  de  Ver- 
sailles à  Munich,  ne  fut  même  pas  consulté.  La  Bavière, 
l'Allemagne,  l'Europe  étaient  livrées  sans  compensation 
et  sans  contrôle  au  mihtarisme  prussien. 

La  source  de  tous  les  maux  vient  de  là. 

Or,  puisqu'il  s'agit  de  reprendre,  avec  toutes  les  puis- 
sances de  l'Europe,  les  voies  normales  de  l'honnêteté 

(d)  LoRENZ,  p.  377. 


92  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

diplomatique,  il  suffît  de  reconnaître  comme  nul  et  non 
existant  en  droit  un  état  de  fait  qui  ne  repose  sur  aucun 
engagement,  sur  aucun  contrat,  et  oii  les  participants 
eux-mêmes  ont  été  trompés  par  une  ruse  indigne  et 
avouée. 

La  Prusse  n'a  aucune  qualité  internationale  pour  re- 
présenter seule  les  populations  allemandes  dans  une 
tractation  générale.  Les  États  confédérés  ayant  gardé 
une  partie  de  leur  souveraineté,  ou  même  leur  auto- 
nomie diplomatique,  auront  accès,  s'ils  le  jugent  bon, 
dans  les  diverses  délibérations  et  actes  d'oii  doit  résulter 
la  paix  :  en  tout  cas,  ils  devront  être  expressément 
invités.  La  diplomatie  des  Alliés  pourrait  reprendre  mot 
pour  mot  le  texte  de  l'invitation  que  les  plénipotentiaires 
français  adressaient,  en  1644,  aux  princes  et  États  de 
l'Empire  :  «  Aussi  bien,  on  ne  pourrait  espérer  une  paix 
générale  et  durable  àmoins  qu'elle  ne  fût  concertée  avec 
tous  les  États  de  l'Empire.  Car  le  droit  de  la  guerre  et 
de  la  paix  n'appartient  pas  à  l'Empereur  seul...  Leur 
honneur  et  leur  intérêt  demandaient  également  leur 
présence  dans  la  négociation,  parce  que,  dans  une 
assemblée  particulière,  ils  paraîtraient  n'avoir  qu'une 
part  fort  médiocre  au  traité,  et  qu'ils  ne  seraient  jamais 
bien  informés  de  ce  qui  se  passerait.  Et  qu'en  outre  leur 
absence  et  la  difficulté  de  s'entendre  ferait  que  la  négo- 
ciation traînerait  en  longueur.  » 

Ce  précédent  de  la  paix  de  Westphalie  n'est  pas 
agréable  peut-être  aux  oreilles  allemandes.  Mais  il  ne 
s'agit  pas  d'être  agréable  :  il  s'agit  de  rentrer  dans  le 
bon  sens  et  dans  le  droit.  Il  s'agit  de  mettre  l'Allemagne 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  93 

en  mesure  de  vivre  une  vie  raisonnable  et  sage  avec 
l'Europe  et  à  l'égard  de  l'Europe.  Il  s'agit  de  détruire, 
hors  d'elle  et  au  milieu  d'elle,  un  artifice  de  mensonges 
et  de  fourberies  qui  a  fait  d'elle  «  l'ennemi  du  genre  hu- 
main » .  Cette  nécessité  supérieure  est  la  raison  de  la 
guerre  actuelle  qui  est,  elle-même,  fdle  de  la  faute  com- 
mise en  1871 .  Il  faudrait  essayer  de  la  corriger  aujour- 
d'hui et  de  fonder  un  état  de  choses  légitime  en  l'expri- 
mant dans  les  conditions  de  la  paix. 

Après  avoir  examiné,  à  la  lumière  de  l'histoire,  cette 
question  de  principe  :  l'empereur  allemand  a-t-il  qualité 
pour  signer  l'armistice  et  les  préliminaires  de  la  paix? 
nous  arrivons  à  la  question  du  fait  qui  s'en  déduit  natu- 
rellement. Dans  quelle  mesure  le  roi  de  Prusse,  Guil- 
laume, est-il  qualifié  pour  intervenir  dans  ces  mômes 
préliminaires?  On  n'apprend  rien  à  personne  en  faisant 
observer  que  ce  sujet  difficile  est  d'ores  et  déjà  débattu 
devant  l'opinion  chez  les  Puissances  alliées. 

En  1814,  les  Puissances  coalisées  gardèrent,  jusqu'à 
la  dernière  minute,  l'avantage  de  pouvoir  jouer  les  deux 
cartes,  soit  de  traiter  avec  Napoléon,  soit  de  traiter  avec 
le  gouvernement  qui  lui  succéderait.  En  1871,  Bismarck 
joua  la  même  partie  en  se  prêtant  sous  main  aux  pour- 
parlers plus  ou  moins  officieux  engagés  par  les  repré- 
sentants plus  ou  moins  autorisés  de  Napoléon  III,  tandis 
qu'il  négociait  ouvertement  avec  le  gouvernement  delà 
Défense  nationale.  Le  point  de  vue  uniquement  pra- 
tique qui  le  guidait  était  celui-ci  :  ne  conclure  qu'avec 
un  gouvernement  assez  fort,  assez  autorisé  et  assez  loyal 


94  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

pour  assurer  au  vainqueur  une  entière  et  honnête  exé- 
cution des  clauses  du  traité. 

Les  Puissances  se  trouveront  peut-être,  en  Alle- 
magne, en  présence  de  circonstances  qui  leur  laisseront 
le  loisir  de  ne  se  lier  que  selon  leurs  convenances  et 
leurs  intérêts. 

Peut-être  prendront-elles,  les  unes  à  l'égard  des 
autres,  même  avant  la  fin  de  la  guerre,  des  engagements, 
comme  il  semble  bien  que  les  Puissances  alliées,  en 
1814,  en  avaient  pris  entre  elles  à  l'égard  de  Napoléon. 
Ce  sont  de  ces  difficultés  que  la  victoire  tranche  de  son 
glaive. 

Le  14  février  1814,  au  lendemain  de  Champaubert, 
alors  que  Napoléon  était  «  ivre  de  joie  »  et  se  croyait, 
de  nouveau,  maître  des  affaires,  Caulaincourt  écrivait  à 
Maret  :  «  Toute  l'Europe  est  contre  nous.  Il  ne  faut  pas 
se  faire  illusion  :  on  ne  veut  pas  négocier  avec  nous.  On  veut 
nous  dicter  des  conditions  et  nous  ôter  des  moyens  de 
nous  plaindre...  »  Et  Maret  répondait  à  Caulaincourt  : 
«  Si  le  sort  est  contraire  à  l'Empereur,  tout  est  inu- 
tile!... » 

Ce  sont  les  professeurs,  les  diplomates  et  les  géné- 
raux allemands  qui  ont  écrit  cette  page  d'histoire  ! 


DU    «    STATU   QUO    ANTE    » 


Abandonnons,  maintenant,  le  point  de  vue  spéciale- 
ment allemand  et  retournons-nous  vers  l'Europe. 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  95 

Nous  avons  dit  que  la  négociation  de  la  future  paix 
aurait  à  préparer  non  seulement  un  châtiment,  mais  une 
réparation  et  une  garantie. 

Par  définition,  la  réparation  implique  un  retour  vers 
un  certain  statu  quo  ante.  Le  militarisme  prussien  ayant 
été  la  cause  de  troubles  profonds  en  Europe,  il  faut  le 
détruire  jusque  dans  sa  racine  pour  empêcher  que  de 
pareils  événements  ne  se  reproduisent.  Comment  peut- 
on  y  parvenir? 

L'idée  du  statu  quo  ante  implique  une  étude  suffisam- 
ment précise  des  précédents. 

En  1814-1815,  après  la  chute  de  Napoléon,  l'Europe 
imposa,  à  la  France  vaincue,  le  retour  au  statu  quo  ante, 
en  prenant  pour  date  l'année  1789.  Quelle  date  l'Europe 
choisira- t-elle  pour  imposer  le  statu  quo  ante  à  l'Alle- 
magne militariste  et  prussienne? 
P  Sans  nous  perdre  dans  des  considérations  historiques, 
il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  que  le  moyen  âge  avait 
eu  une  intuition  extrêmement  juste  du  rôle  de  l'Alle- 
magne, comme  intermédiaire  et  médiatrice  entre  les 
peuples  européens.  «  L'Empire  au  moyen  âge,  dit 
Bryce,  fut,  par  essence ,  ce  que  les  despotismes  modernes 
qui  le  singent  prétendent  être  :  l'Empire,  c'était  la  paix. 
Imperator  pacificus,  tel  était  le  plus  ancien  et  le  plus 
noble  titre  porté  par  son  chef.  »  Et  tel  était,  en  effet,  le 
rôle  qui  paraissait  réservé  providentiellement  à  l'Alle- 
magne aux  yeux  de  bon  nombre  d'Allemands  et  l'on  peut 
dire  de  tout  le  libérahsme  européen  à  la  suite  des  événe- 
ments de  1848,  au  moment  oii  l'assemblée  de  Francfort 
élaborait  une  constitution  pour  l'Allemagne  unifiée. 


96  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

Je  trouve  cette  aspiration  exprimée,  en  1854,  à 
propos  des  événements  de  Crimée,  dans  une  brochure 
française  qui  eut  un  certain  retentissement  :  «  En  1815, 
les  législateurs  de  l'Europe  jugèrent  utile  de  constituer, 
au  centre  du  continent,  une  puissance  qui  fût  comme  la  -i 
pierre  d'assise  de  l'ordre,  à  l'avenir.  L'Allemagne,  par  sa 
situation,  sa  masse,  sa  profondeur,  pouvait  servir  de 
barrière  entre  les  États,  les  protéger  contre  la  prépon- 
dérance ou  l'agression  d'un  seul,  éloigner  de  chacun  les 
périls  des  coalitions.  Pour  cela,  il  fallait  l'armer  pour  la 
défense  et  la  désarmer  pour  l'attaque...,  etc.  (1).  »  C'est 
cette  conception  du  rôle  de  l'Allemagne  qui  explique  les 
enthousiasmes  de  la  génération  des  Cousin,  des  Mi- 
chelet,  des  Renan  et  même  des  Taine,  qui  acclamait  la 
«  vénérable  »  Germanie. 

Mais,  comme  l'avait  prévu  Talleyrand  dès  1814,  les 
ambitions  de  la  Prusse  ont  rompu  l'équilibre  et  ont  dé- 
tourné l'Allemagne  de  la  solution  «  européenne  »,  qui 
était  cherchée  en  conscience  et  bonne  foi  par  tous,  vers 
le  milieu  du  dix-neuvième  siècle.  Au  lieu  de  mettre 
l'Allemagne  en  harmonie,  la  solution  prussienne  Fa 
mise  en  antagonisme  avec  l'Europe.  La  suite  des  évé- 
nements a  rendu  cette  conséquence  plus  claire  que  la 
lumière  du  jour. 

L'Allemagne,  située  au  milieu  de  l'Europe,  empêche 
toute  la  vie  européenne  si  elle  ne  s'articule  pas  à  l'exis- 
tence commune.  De  Kiel  au  Danube  ou  à  l'Adriatique, 
elle  fait  barrage,  pour  ainsi  dire,  et  intercepte  les  com- 

(1)  Crampon,  la  Polilique  médiatrice  de  l'Allemagne,  1855. 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  97 

munications,  les  échanges,  les  pénétrations  mutuelles. 
Cet  obstacle  ne  pourrait  être  levé  que  si  l'Allemagne  se 
prêtait  à  un  sage  et  prudent  aménagement  de  la  vie 
commune.  Par  quel  singulier  égarement  s'est-elle 
dérobée  à  cette  mission  qui  lui  était  imposée  par  la  na- 
ture? 

La  difficulté  de  cette  lente  croissance  des  peuples  qui 
s'appelle  l'histoire,  l'aveuglement  des  hommes,  un 
bouffissement  d'orgueil  militaire  que  les  faveurs  de  la 
fortune  ont  gonflé  encore,  tels  sont  les  faits  circonstan- 
ciels qui  ont  éloigné  l'Allemagne  de  ce  beau  rôle  dont 
elle  a  eu,  pourtant,  à  certains  moments,  l'intuition. 

Le  fait  est  que,  le  plus  souvent,  sa  situation  prédomi- 
nante au  centre  de  l'Europe  lui  apparut,  non  comme  un 
moyen  de  pacification,  mais  comme  un  instrument  de 
domination.  De  «  pacifique  »,  l'Empire,  par  une  pente 
presque  fatale,  devenait  ou  redevenait  «  militariste  ». 

C'est  cette  tendance  de  l'Allemagne,  cette  «  volonté 
de  proie  »  de  certains  de  ses  éléments  à  certaines  épo- 
ques, qui  était  signalée  par  les  négociateurs  français, 
dès  le  Congrès  de  Westphalie,  et  à  laquelle  ils  s'effor- 
çaient de  parer.  Visant  alors  la  maison  d'Autriche,  ils 
écrivaient,  comme  préambule  aux  discussions  du  Con- 
grès :  Jamdiu  circumfertiir  Domum  Austriaciwi  Europœ 
monarchiam  moliri,  basim  tanti .Edificii  constihiere  in  summo 
domhmtu  Imperii  Romani,  sicut  in  cenlro  Europœ.  «  Il  est 
certain  que  la  maison  d'Autriche  tend  à  la  monarchie 
européenne  en  prenant  pour  base  la  puissance  qu'elle  a 
encore  sur  le  Saint-Empire  romain  germanique  et  la 
position  qu'elle  occupe  ainsi  au  centre  de  l'Europe.  » 

7 


98  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE  1919 

Vienne  fut,  pendant  des  siècles,  la  capitale  de  l'impé- 
rialisme allemand  :  et  ces  siècles  ont  connu  les  longues 
guerres  françaises  contre  la  domination  de  la  Maison 
d'Autriche.  Une  famille  personnifiait,  alors,  la  volonté 
de  domination  et  de  conquête  de  l'Allemagne,  c'étaient 
les  Habsbourg,  adversaires  permanents  et  déclarés  des 
«  libertés  germaniques  »  et  des  libertés  européennes. 
Hippolyte  de  la  Pierre  parlait  au  nom  de  tous  les  Alle- 
mands qui  n'étaient  pas  hobereaux,  fonctionnaires  ou 
stipendiés,  quand  il  écrivait  en  1640  :  «  Que  tous  les 
Allemands  tournent  leurs  armes  contre  cette  famille, 
pernicieuse  à  notre  Empire,  à  nos  libertés  ancestrales, 
loyale  envers  personne,  sauf  envers  elle-même...  contre 
la  Maison  d'Autriche,  je  la  nomme...  Qu'elle  soit 
expulsée  d'Allemagne  comme  elle  l'a  mérité.  Que  ses  do- 
maines, dont  elle  a  poursuivi  l'agrandissement  grâce  à 
l'Empire  et  qu'elle  possède  sous  l'autorité  de  l'Empire, 
soient  remis  au  fisc.  S'il  est  vrai,  comme  l'a  écrit  Ma- 
chiavel' qu'il  existe  dans  chaque  État  des  familles  fatales 
qui  naissent  de  la  ruine  même  de  l'État,  à  coup  sûr, 
cette  famille  est  fatale  à  notre  Allemagne  (1)...  »  Les 
traités  de  Westphahe  représentent  un  effort  fait  par 
l'Europe  pour  arracher  l'Allemagne  à  cette  fatale 
erreur  de  la  domination  rêvée  par  une  dynastie  alle- 
mande. 

Le  système  employé  pour  arriver  à  cette  fin  fut  le 
suivant.  Remontant  aux  traditions  du  moyen  âge,  on 
admettait  que  l'Empire  n'était  qu'une  très  haute  per-   ! 

(1)  Cité  par  Auebbach  dans  son  excellente  étude  :  La  France  et  le 
Saint-Empire  Romain  germanique,  H.  Champion,  1912,  ia-8,  p.  xiv. 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  99 

sonne  morale  planant,  en  quelque  sorte,  au-dessus  delà 
souveraineté  d'un  grand  nombre  d'États  faibles.  En 
fait,  la  prérogative  impériale  était  et  devait  être  presque 
uniquement  d'honneur.  Les  États  —  trois  cent  cin- 
quante environ  —  reçurent  «  le  libre  exercice  de  la 
supériorité  territoriale,  tant  dans  les  choses  ecclésias- 
tiques que  dans  les  pohtiques  »,  c'est-à-dire  qu'ils 
furent  considérés  comme  souverains  dans  l'Empire  :  ce 
privilège  qui  leur  était  reconnu  constituait  ce  qu'on 
appelait  les  «  libertés  germaniques  ».  D'après  le  texte 
du  traité,  «  personne  ne  pouvait  jamais,  sous  quelque 
prétexte  que  ce  fût,  troubler  ces  souverains,  grands  ou 
petits,  dans  la  possession  de  cette  souveraineté  ».  On 
disait,  de  ces  Étals,  qu'ils  étaient  «  clos  »  à  l'autorité  de 
l'Empereur.  Mais,  comme  il  fallait  une  force  pour 
assurer  ces  multiples  indépendances,  on  la  constituait, 
tout  d'abord  dans  l'Empire,  en  groupant  ces  souverai- 
netés un  peu  faibles  et  précaires  et,  en  plus,  on  la  cher- 
chait au  dehors  en  appelant  certaines  Puissances  à  les 
défendre  et  à  les  «  garantir  ».  Et  c'est  ainsi  que  la 
Constitution  allemande  s'articulait  à  la  Constitution  eu- 
ropéenne. 

Les  deux  Puissances  qui  aA-aient  le  plus  contribué  à 
[refouler  les  ambitions  de  la  Maison  d'Autriche,  l'une  à 
fl'ouest  de  l'Allemagne  et  l'autre  à  Test,  la  France  et  la 
[Suède,  devenaient  les  «  garantes  »  des  libertés  germa- 
niques, c'est-à-dire,  en  somme,  qu'elles  prenaient  en 
[charge  le  maintien  de  la  paix  européenne  par  une  sorte 
d'ingérence  légitime  et  consacrée  dans  les  affaires  de 
[rEmpire.  Si,  dans  l'Empire,  une  famille  ré^^nante,  s'ap- 


100  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

puyant  sur  sa  force  propre,  visait  à  la  domination  sur 
TAllemagne  et  à  la  domination  universelle,  alors,  les 
souverainetés  allemandes  confédérées  avec  leurs  Alliés, 
les  Puissances  garantes,  se  dressaient  automatiquement 
pour  faire  face  à  ce  danger  :  «  Seront  tenus  tous  les 
contractants  (y  compris  la  France  et  la  Suède)  de  dé- 
fendre et  de  maintenir  toutes  et  chacune  des  disposi- 
tions dudit  traité...  Et  s'il  arrive  qu'aucune  de  ces  dis- 
positions soit  violée,  l'ofTensé  tâchera  premièrement  de 
détourner  l'offensant  (qui  est  supposé  la  maison  impé- 
riale) de  la  voie  de  fait,  soit  en  soumettant  le  fait  à  la 
composition  amiable  et  à  la  voie  de  droit.  —  Mais  si  le 
difl'érend  n'a  pas  été  réglé  par  aucun  de  ces  moyens 
dans  un  espace  de  trois  années,  tous  et  chacun  des  con- 
tractants seront  tenus  de  joindre  leurs  conseils  et  leurs 
forces  à  ceux  de  la  partie  lésée  et  de  prendre  les  armes 
pour  repousser  l'injustice...  (1).  »  C'est  ce  qu'on  appe- 
lait «  les  articles  des  garanties  » .  La  France  et  la  Suède 
collaboraient  avec  les  États  secondaires  de  l'Allemagne 
au  bon  équilibre  des  affaires  européennes. 

L'Allemagne  formait  dès  lors,  comme  le  dit  Bryce, 
une  fédération  à  la  fois  «  une  et  multiple  »,  c'est 
l'expression  des  théoriciens  de  la  Confédération  ger- 
manique. Agencée  selon  ce  mécanisme  ingénieux,  elle 
était  de  venue  plus  rassurante  pour  l'Europe.  Mais 
était-elle  satisfaite  elle-même? 


(ij  Voir,  notamment,  les  articles  111-120  du  traité  de  Munster, 
dans  les  Grands  traités  du  règne  de  Louis  XIV  publiés  par  Henri  Vast, 
Picard,  1893,  t.  II,  p.  53-55. 


^VANT   LES   NEGOCIATIONS  401 

Il  n'est  pas  possible  d'affirmer  que  le  nouveau  régime 
ait  contenté  tout  le  monde.  Cependant,  il  n'est  pas  dou- 
teux, non  plus,  que  le  caractère  allemand  s'en  soit 
arrangé.  Il  ne  souffrait  pas  de  ce  morcellement,  résultat 
acquis  et  accepté  du  travail  des  siècles.  Le  régime 
constitutionnel,  fondé  par  les  traités  de  Westphalie 
avec  le  consentement  des  peuples  et  des  gouvernements 
fut,  pendant  cent  cinquante  ans,  le  régime  normal  de 
l'Allemagne  européenne. 

Peu  à  peu,  cependant,  ce  qu'il  avait  de  vieillot  et 
d'incohérent  apparut  :  «  Le  voyageur  qui  parcourait 
l'Allemagne  centrale,  avant  1866,  s'amusait  fort  de 
voir,  toutes  les  heures  ou  toutes  les  deux  heures,  aux 
changements  dans  l'uniforme  des  soldats  et  à  la  couleur 
des  barrières  du  chemin  de  fer,  qu'il  venait  de  passer 
de  l'un  de  ces  royaumes  en  miniature  dans  l'autre.  Il 
eût  été  surpris  et  embarrassé  bien  davantage  un  siècle 
auparavant,  alors  qu'au  lieu  des  vingt-neuf  divisions  ac- 
tuelles, il  y  avait,  des  Alpes  à  la  Baltique,  trois  cents 
petites  principautés,  ayant  chacune  ses  lois  particu- 
lières, sa  cour  particulière  (où  l'on  copiait,  quoique  im- 
parfaitement, le  pompeux  cérémonial  de  Versailles),  sa 
petite  armée,  sa  monnaie  spéciale,  ses  péages  et  ses 
douanes  à  la  frontière,  une  foule  de  fonctionnaires  pé- 
dantesques  et  touchant  à  tout  sous  les  ordres  d'un  pre- 
mier ministre  qui  était,  en  général,  Tindigne  favori  du 
prince  à  la  solde  de  quelque  cour  étrangère  (1)...  » 

L'Allemagne  paraît  n'avoir  été  frappée  des  vices  de  ce 

(1)  Bryce,  Le   Saint-Empire   Rouiuin  germanique,   trad.    Em.   I)o- 
mergue,  p.  448. 


102  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

système  à  la  fois  sénile  et  bon  enfant,  que  quand  on  les 
lui  eut  signalés  du  dehors.  Il  ne  faut  pas  oublier,  en 
somme,  que  cette  Allemagne  des  petites  principautés, 
l'Allemagne  des  traités  de  Westphalie,  fut  celle  oii  na- 
quirent et  se  formèrent  Leibnitz  et  Kant,  Gœthe  et 
Schiller,  Mozart  et  Beethoven,  le  prince  Eugène  et 
Maurice  de  Saxe,  l'Allemagne  des  penseurs,  des  poètes, 
des  musiciens,  des  hommes  de  guerre,  une  Allemagne 
qu'aucune  autre  n'a  dépassée,  ni  atteinte. 

Les  théoriciens  de  l'Empire  germanique  reconnais- 
saient qu'il  y  avait,  dans  l'Allemagne,  des  éléments 
naturels  de  division  et,  s'ils  observaient,  dans  cette 
constitution  fédérative,  quelque  chose  d'irrégulier,  irré- 
gulare  quidquam,  ils  vantaient  son  haut  caractère  am- 
phictyonique  qu'ils  comparaient  à  celui  de  la  confédé- 
ration hellénique  au  temps  d'Agamemnon  et  de  la  guerre 
de  Troie  ;  Oxenstiern  affirmait  que  cette  confusion  ve- 
nait d'un  décret  de  la  divine  Providence  :  confiisio  divi- 
nitus  conservata.  Aussi,  Louis  XIV,  agissant  comme 
«  membre  de  la  paix  »  et  «  en  vue  d'une  bonne  amitié 
et  correspondance  mutuelle,  en  cas  d'attaque  »,  trouva- 
t-il  facilement  des  adhésions  germaniques,  pour  consti- 
tuer la  Ligue  du  Rhin  (1658).  Les  États  ne  voulaient 
pas  des  rois  de  France  comme  empereurs,  mais  ils  les 
acceptaient  très  volontiers  comme  associés,  défenseurs 
et  alliés.  Ces  sentiments  ne  commencèrent  à  se  modifier 
que  quand  Louis  XIV  eut  commis  la  faute  à  jamais  dé- 
plorable de  la  dévastation  du  Palatinat. 

Le  dix-huitième  siècle  fit  sentir  au  corps  germanique 
combien  sa  faiblesse  le  livrait  en  proie  aux  ambitions 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  103 

étrangères.  Foulé  aux  pieds  à  chaque  «  succession  »  qui 
s'ouvrait,  enrôlant  ses  soldats  et  ses  chefs  au  service  des 
causes  d'oppression  partout  dans  le  monde,  il  constatait 
l'infériorité  de  sa  forme  politique,  alors  que  les  autres 
pays  de  l'Europe  prenaient  conscience  de  leur  dignité  et 
de  leur  liberté.  Ce  fut  le  comble  quand  la  Révolution  et 
l'Empire  eurent  passé  et  repassé,  en  trombes  alter- 
natives, sur  l'immense  territoire,  devenu  un  champ  de 
bataille  sans  défense.  A  la  fm,  on  eut  le  sentiment, 
dans  l'Allemagne  entière,  que  ce  régime  de  morcelle- 
ment à  outrance  et  de  piétinement  continu,  sous  pré- 
texte de  liberté,  n'était  pas  le  meilleur.  Alors  se  formè- 
rent les  associations  pour  le  salut  de  la  patrie;  alors 
l'Allemagne  résolut  de  chercher  ses  défenseurs  dans 
son  propre  sein  ;  alors  elle  exulta  à  sentir  naître  en  elle 
un  État  solidement  bâti  et  une  dynastie  militaire  vigou- 
reuse. Infiniment  plus  actuel  et  présent  que  les  protec- 
teurs lointains  et  douteux  des  «  libertés  germaniques  », 
parut  cet  État  qui  apportait  aux  populations  allemandes, 
tirées  de  leur  engourdissement,  le  premier  espoir  du 
relèvement  par  l'unité. 

C'est  ce  sentiment  que  résume,  non  sans  hyperbole, 
la  fameuse  phrase  de  Treitschke  :  «  Tous  les  livres, 
toutes  les  œuvres  d'art  qui  révèlent  la  noblesse  du  tra- 
vail allemand,  tous  les  grands  noms  allemands  que  nous 
considérons  avec  admiration,  tout  ce  qui  annonce  la 
gloire  de  notre  esprit,  proclame  la  nécessité  de  l'unité, 
nous  conjure  de  créer  dans  l'ordre  politique  cette  unité 
qui  existe  déjà  dans  le  monde  de  la  pensée.  Et  notre 
douleur  est  décuplée,  en  pensant  que  chaque  œuvre 


104  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE    1919 

isolée  est  tant  admirée,  tandis  que  notre  peuple  tout 
entier  est  raillé  au  dehors.  »  Treitschke,  sourd,  et  têtu 
en  raison  de  sa  demi-impotence,  exprimait  toute  sa  vie 
intellectuelle  et  toute  sa  vie  active  comprimée  en  ces 
aphorismes  qu'un  peuple  docile  et  comprimé  lui-même, 
absorba  d'un  trait  :  «  L'Allemagne  n'a  que  trop  pensé, 
il  est  temps  qu'elle  agisse.  »  —  «  Je  veux  voir  des 
hommes  vivre  de  leur  vie.  »  —  «  Nous  n'avons  pas  de 
patrie  allemande  :  il  n'y  a  que  les  Hohenzollern  pour 
nous  en  donner  une.  »  —  «  Ce  que  je  veux,  c'est  une 
Allemagne  monarchique  sous  les  Hohenzollern;  c'est 
l'exclusion  des  maisons  princières  ;  ce  sont  des  annexions 
par  la  Prusse;  or,  qui  peut  prétendre  que  tout  cela  se 
fasse  pacifiquement?  » 

Mais  si  l'unité  allemande  se  faisait  par  la  force  mili- 
taire, elle  sombrait  presque  fatalement  dans  le  milita- 
risme, et  le  militarisme  la  faisait  retomber  à  son  tour 
dans  l'esprit  de  domination  et  de  tyrannie  au  dedans  et 
au  dehors  :  après  deux  siècles,  on  revenait  au  point  de 
départ.  Une  nouvelle  dynastie  «  fatale  »  se  levait  sur  le 
ciel  de  l'Allemagne. 

Comment  la  famille  des  Hohenzollern  est  devenue, 
pour  l'Allemagne  et  pour  l'Europe  modernes,  ce  que  la 
famille  des  Habsbourg  était  pour  l'Allemagne  et  pour 
l'Europe  d'il  y  a  trois  siècles,  c'est  une  histoire  trop 
connue.  Notre  génération  a  vu  se  dégager,  des  évolu- 
tions de  l'histoire  contemporaine,  le  dilemme  où  l'Alle- 
magne est  prise  :  soit  une  Allemagne  dominante  au 
milieu  d'une  Europe  asservie,   soit  une  Europe  mai- 


à 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  105 

tresse  du  militarisme  allemand  et  se  garantissant  à 
elle-même  la  paix  par  la  bonne  organisation  d'une  Alle- 
magne pacifique. 

Nous  avons  rappelé  l'œuvre  du  Congrès  de  West- 
plialie,  et  nous  avons  signalé  les  défauts  de  cette  œuvre. 
Les  temps  sont  changés.  Ne  peut-on  pas  chercher 
autre  chose  et  faire  mieux. 

Si  nous  reprenons  la  question  qui  se  posait  tout  à 
l'heure  :  quelle  sera,  pour  la  future  reconstitution  de 
l'Europe,  la  date  qu'il  conviendra  de  choisir  pour 
le  retour  d'un  certain  statu  qiio  ante?  la  réponse 
ressort  du  rapide  examen  historique  qui  vient  d'être 
fait  :  puisqu'il  s'agit  d'abolir  le  militarisme  prussien,  et 
de  protéger  l'Europe  contre  cette  poussée  de  l'esprit  de 
domination  qui,  dans  la  phase  actuelle,  s'est  appelé 
le  pangermanisme,  c'est  à  une  date  antérieure  aux  évé- 
nements qui  ont  créé  cette  disposition  conquérante 
qu'il  faut  ramener  les  institutions  de  ce  pays  :  en  se  re- 
portant au  conseil  formulé  par  M.  Crampon  vers  le  mi- 
lieu du  siècle  dernier,  il  semble  que  le  plus  sage  serait 
d'atténuer  en  Allemagne  les  éléments  offensifs  pour  que 
le  pays  s'habituât  à  vivre  dans  un  honnête  concert  avec 
les  voisins;  en  un  mot,  il  faudrait  raccrocher  l'histoire 
au  point  où  elle  s'est  décrochée. 

Il  ne  s'agit  pas  de  porter  atteinte  à  l'unité  allemande; 
il  s'agit  de  lui  enlever  le  caractère  militaire  et  agressif 
qui  opprime  l'Allemagne  pour  opprimer  l'Europe.  La 
solution  idéale  serait  là;  et,  par  conséquent,  la  date  à 
déterminer,  au  point  de  vue  politique  et  diplomatique, 
serait  certainement  antérieure  à  l'année  1870. 


106  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

Nous  avons  dit  que  l'Empire  allemand  actuel  n'avait 
aucune  consécration  formelle  dans  le  droit  européen. 
Nous  avons  fait  observer  que  les  États  de  l'Allemagne, 
qui  ont  gardé  un  certain  caractère  de  souveraineté, 
pouvaient  être  appelés  à  délibérer  de  leur  sort  dès  les 
premières  ouvertures  pour  la  paix.  Si  les  Puissances 
victorieuses  formulent  leur  volonté  d'agir  ainsi  dès  les 
premières  procédures,  la  question  est  tranchée.  Les 
plus  sérieux  indices  nous  permettent  de  penser  qu'il 
n'y  aura  pas,  hors  des  sphères  officielles  ou  des  partis 
officiels  allemands,  un  homme  s'intéressant  au  main- 
tien de  l'Empire  mihtariste  et  prussien.  La  plus  grande 
partie  des  populations  non  prussiennes  sont  fatiguées 
de  n'être,  en  somme,  qu'une  sorte  de  «  garderie  pour 
chair  à  canon  » . 

Comme  tous  les  Empires  conquérants,  l'empire  des 
Hohenzollern  est  une  forme  éphémère  de  gouver- 
nement. Quarante  années  d'existence  ne  suffisent  pas,  en 
droit  international,  pour  assurer  le  bénéfice  de  la  pres- 
cription. L'histoire  dira  que  l'Empire  bismarckien  fut, 
comme  l'avait  été  l'Empire  napoléonien,  une  phase 
plus  ou  moins  heureuse  de  l'évolution  européenne.  Il 
s'est  servi  de  l'enthousiasme  unitaire  pour  en  faire 
l'instrument  des  ambitions  prussiennes.  L'Allemagne 
ne  sera  pas  perdue  parce  que  les  Hohenzollern,  juste- 
ment punis  de  leurs  méfaits,  arracheront  f  aigle  qui, 
pendant  quelques  années,  aura  sommé  leur  casque. 
L'Empire  prussien  n'a  ni  origines  anciennes,  ni  légiti- 
mité. Champignon  poussé  en  une  nuit,  ses  vertus  mal- 
faisantes ne  lui  donnaient  pas  «  le  droit  à  la  vie  ». 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  107 

N'ayant  pas  su  \ivr8,  il  n'aura  pas  vécu,  voilà  tout. 
L'humanité  ne  lui  pardonnera  jamais  d'avoir  été  le 
trouble-fête  du  monde,  alors  que  celui-ci  s'était  en- 
dormi sur  le  beau  rêve  de  La  Haye,  et  de  s'être  résolu 
froidement  à  l'épouA-antable  dessein  de  la  guerre 
actuelle.  Elle  lui  appliquera  la  parole  de  son  précur- 
seur et  annonciateur,  Treitschke  :  «  ...  Après  avoir 
porté  la  ruine  parmi  nombre  d'autres  peuples,  la  ruine, 
à  son  tour,  vient  l'atteindre.  Une  Puissance  qui  foule 
aux  pieds  tous  les  droits,  doit,  de  toute  nécessité, 
échouer  lamentablement  »  ;  et  cette  autre  parole  de  son 
autre  apologiste  Sybel  :  «  Dans  les  grands  courants  de 
l'histoire,  rien  ne  s'engloutit  sans  espoir  qui  n'ait  com- 
mencé à  se  détruire  soi-même.  » 

Je  connais  les  difficultés  de  cette  solution  forte  :  elle 
étonne  de  prime  abord  ;  mais,  à  les  prendre  de  front, 
les  obstacles  s'aplanissent.  La  victoire  s'en  chargera. 
J'ajoute  qu'une  fois  le  parti  pris  et  larésolution  divulguée, 
la  cause  rallie  les  adhésions  latentes,  et  la  victoire  elle- 
même  s'en  trouvera  grandement  facilitée.  Quand  les 
peuples  savent  où  ils  vont,  leurs  vœux  abrègent  le  che- 
min. Le  plébiscite  de  1870  consolidait  l'Empire  de  Na- 
poléon plus  que  les  dernières  élections  au  Reichstagne 
soutiennentle  régime  impérial  actuel.  Guillaumeest,  de- 
puis longtemps,  un  ballon  crevé.  Biilow,  en  dénonçant 
ses  entourages  suspects,  l'incohérence  de  son  langage 
et  de  sa  conduite  politique,  a  porté  à  son  maître  un 
coup  plus  rude  que  Rochefort  ne  l'avait  fait  en  allu- 
mant sa  Lanterne. 


108  LE    TRAITÉ    DE    PAIX    DE   1919 

Et  puis,  Terreur  de  la  guerre  est  impardonnable. 
L'esprit  calculateur  et  appliqué  des  Allemands  fera  le 
compte  des  profits  et  des  pertes.  Les  affaires  ont  été 
mal  gérées.  Toutes  les  imprudences  ont  été  commises 
à  la  fois.  Pas  un  enfant  en  Allemagne  qui  se  fasse  la 
moindre  illusion  sur  l'autorité,  la  clairvoyance  et  le  tact 
des  diplomates  allemands,  sur  la  haute  direction  de  la 
politique  et  môme  des  choses  militaires. 

Si  la  dynastie  des  Hohenzollern  est  rendue  aux  desti- 
nées normales  de  la  royauté  prussienne,  elle  reprendra 
un  rôle  à  sa  taille.  Parce  qu'ils  ont  eu  Bismarck  et  le 
premier  Moltke,  ils  s'en  sont  fait  accroire  :  ils  se  sont 
pris  tous  pour  des  génies  et  pour  des  chefs  de  guerre. 
Ils  se  sont  gonflés,  et  n'ont  pas  compris  que  leur  seul 
grand  homme,  Frédéric,  avait  ce  qui  leur  manque,  le 
sens  de  la  mesure.  L'Europe  les  ramènera  à  la  por- 
tion congrue. 

Les  conseillers  et  les  chefs  seront  punis.  Mais  ils  ne 
sont  pas  seuls  responsables.  Le  militarisme  prussien 
n'est,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  dans  les  Problèmes  de  la 
guerre,  que  la  forme  agressive  du  pangermanisme.  Le 
mal  enlevé,  il  faut  guérir  le  corps  lui-même. 


DU    STATUT    EUROPEEN    DE    L    ALLEMAGNE 

L'Europe  de  1648,  l'Europe  de  1814-1815,  était  un 
système  fondé  sur  le  droit  des  traités  qui  avait  pour 
principe  la  raison  et  pour  moyen  l'équilibre.  Désorga- 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  109 

nisée  par  l'ascension  de  la  dynastie  militaire  prus- 
sienne, cette  Europe  n'en  a  pas  moins  subsisté,  pour 
ainsi  dire,  à  l'état  latent.  En  la  débarrassant  d'une  en- 
combrante superfétation,  on  la  retrouve  dans  ses  cadres 
anciens  :  c'est  le  bénéfice  naturel  d'un  retour  au  statu 
quo  ante. 

Cependant,  il  est  impossible  à  l'histoire  de  remonter 
son  cours  et  d'en  revenir  soit  à  l'année  1866,  soit, 
mieux  encore,  à  cette  année  1848,  où  la  Diète  de  Franc- 
fort délibérait  sur  la  meilleure  constitution  à  donner  à 
l'Allemagne  réalisant  son  unité.  Depuis  lors,  les  faits  et 
les  idées  ont  marché.  Pour  construire  une  bonne  Alle- 
magne, sagement  articulée  au  dedans  et  au  dehors,  il 
faut  tenir  compte  des  événements  du  passé,  certes,  et 
des  enseignements  qu'ils  apportent,  mais  aussi  des 
faits  récents  et  des  habitudes  nouvelles. 

Il  n'entre  dans  la  pensée  de  personne  d'anéantir  les 
populations  allemandes  ni  même  de  porter  atteinte  à 
leur  liberté.  La  limite  précise  de  l'intervention  de 
l'Europe  est  celle  de  sa  propre  sécurité. 

Depuis  l'année  1848,  l'Europe,  réalisant  le  vœu  de  la 
Révolution  française,  a  cherché  la  formule  de  son  évo- 
lution dans  un  principe  ignoré  des  siècles  antérieurs,  le 
«  principe  des  nationalités  » .  Quoique  le  monde  poli- 
tique ait  vécu,  depuis  près  d'un  siècle,  sur  ce  principe, 
il  est  presque  impossible  de  le  définir  avec  une  suffi- 
sante précision  :  c'est  un  «  lieu  commun  »,  un  truisme 
à  peu  près  insaisissable,  comme  beaucoup  de  truismes 
qui,  parce  qu'ils  sont  acceptés  sans  discussion,  laissent 
de  la  marge  à  l'imprécision  et  au  rêve. 


110  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

ha.  nationalité  suppose,  chez  des  peuples  unis  ou  sé- 
parés, un  certain  nombre  d'aspirations  communes,  ré- 
sultant soit  d'une  parenté  d'origine,  soit  de  l'habitat 
géographique,  soit  d'une  certaine  communauté  de  lan- 
gage, de  mœurs,  d'éducation,  de  religion,  etc.  L'idée 
de  nationalité  est  plus  large  et  plus  floue  que  l'idée  de 
nation.  La  nation  a  des  contours  mieux  définis  et  une 
volonté  de  vie  commune  plus  forte.  Mais  l'analogie 
entre  les  mots,  une  interprétation  plus  ou  moins  exacte 
de  certains  événements  historiques  (par  exemple  le  par- 
tage de  la  Pologne,  l'asservissement  de  l'Italie  du  Nord 
par  l'Autriche),  ont  fait  vibrer  les  sentiments  des  peu- 
ples et  ont  étendu  le  sens  de  la  fameuse  phrase  em- 
pruntée à  l'Exposé  de  Condorcet  du  20  avril  1792  et 
qu'on  donne  généralement  comme  le  point  initial  de  la 
doctrine  des  nationalités  :  «  La  Révolution  française 
professe  que  chaque  nation  a  le  pouvoir  de  se  donner 
des  lois.  » 

La  Révolution  française  n'a  jamais  confondu  les 
populations  avec  les  peuples;  elle  n'a  jamais  songé  à 
abolir  la  notion  de  l'État  organisé.  Son  principe  n'est 
nullement  anarcliique,  tout  au  contraire.  La  concep- 
tion, d'ailleurs  extrêmement  confuse,  qu'elle  put  avoir 
du  «  principe  des  nationalités  »,  allait  peut-être  jus- 
qu'à l'idée  de  libération  des  peuples  asservis  ;  mais  elle 
savait  que  la  liberté  ne  se  suffit  pas  à  elle-même  et  qu'il 
lui  faut  l'organisation  et  la  force.  Est  digne  d'être  libre 
un  peuple  qui  affirme  et  défend  lui-même  sa  liberté. 

On  a  dit  avec  raison  que  la  doctrine  des  nationalités 
s'est  emparée  de  l'opinion,  surtout  quand  furent  divul- 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  111 

gués  les  entretiens  de  Sainte-Hélène.  On  répétait  la 
phrase  du  Mémorial  :  «  Une  de  mes  plus  grandes  pen- 
sées avait  été  l'agglomération,  la  concentration  des 
mêmes  peuples  géographiques  qu'ont  dissous,  mor- 
celés les  révolutions  et  la  politique.  J'eusse  voulu  faire 
de  chacun  de  ces  peuples  un  seul  et  même  corps  de 
nation...  Le  pouvoir  souverain  qui,  au  milieu  de  la 
grande  mêlée,  embrassera  de  bonne  foi  la  cause  des 
peuples,  se  trouvera  à  la  tête  de  toute  l'Europe  et 
pourra  tenter  tout  ce  qu'il  voudra...  »  Et  encore  : 
«  C'est  avec  un  tel  cortège  qu'il  serait  beau  de  s'avancer 
dans  la  postérité,  d'aller  au-devant  de  la  bénédiction 
des  siècles.  Après  cette  simplification  sommaire,  il  ne 
serait  plus  chimérique  d'espérer  l'unité  des  codes,  celle 
des  principes,  des  opinions,  des  vues,  des  intérêts. 
Alors,  peut-être,  à  la  faveur  des  lumières  universelle- 
ment répandues,  deviendrait-il  permis  de  rêver,  pour 
la  grande  famille  européenne,  l'application  du  congrès 
américain  ou  celle  des  amphictyons  de  la  Grèce  ;  et 
quelles  perspectives  alors  de  force,  de  grandeur,  de 
jouissance,  de  prospérité,  quel  magnifique  spectacle!  » 
Tels  étaient  les  rêves  du  conquérant  assagi.  C'est  sur  ce 
thème  que  cinquante  années  d'une  agitation,  à  la  fois 
libérale  et  bonapartiste,  s'exercèrent.  Des  loges  de 
francs-maçons  aux  ventes  de  carbonari,  cette  propa- 
gande fit  son  chemin  sous  terre.  Grèce,  Pologne,  Itahe, 
Allemagne,  les  malheurs  et  les  revendications  des  peu- 
ples opprimés  arrachèrent  les  larmes  et  ébranlèrent 
l'émotivité  universelle.  La  littérature,  l'éloquence,  la 
musique,  la  romance  répétèrent  à  l'envi  les  variations 


112  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

et  le  refrain.  Le  romantisme  avait  trouvé  une  doctrine 
sœur,  «  la  politique  des  nationalités  ». 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  reprendre  ici  l'histoire  de  cette 
conception  «  sentimentale  et  académique,  plutôt  que 
juridique  »,  comme  le  reconnaît  l'Italien  Cantii;  mais  il 
est  nécessaire  de  rappeler  quel  était  son  haut  caractère 
idéaliste,  et  comment  elle  fut  déviée,  comment  elle  fut, 
pour  ainsi  dire,  dérobée  à  ses  origines  par  le  machiavé- 
lisme des  politiciens  réalistes,  comment  le  romantisme 
politique  fut  attelé  au  char  de  la  Raison  d'État. 

La  doctrine  des  nationalités,  telle  que  la  concevait  la 
noble  génération  de  1848,  avait  pour  corollaires  indis- 
pensables la  liberté  intérieure  des  peuples  et  l'unité 
amphictyonique  de  l'Europe.  Un  écrivain  qui  rend 
compte  du  premier  enseignement  tripartite  de  Miche- 
let,  de  Quinet  et  de  Mickiewicz  au  Collège  de  France, 
dit  :  «  Tous  trois  enseignaient  une  sorte  de  promé- 
théisme  presque  chrétien  (1)  »;  et  c'est  bien  ainsi  que 
l'histoire  équitable  doit  interpréter  cet  enseignement 
de  thaumaturges  et  de  lointains  précurseurs.  Ils  entre- 
voyaient l'Europe  future  comme  une  grande  famille 
unie  par  l'essor  de  la  liberté  et  du  sentiment,  famille 
vénérable  et  homérique,  reprenant  dans  un  nouvel  âge 
d'or,  le  rêve  millénaire.  Ils  appelaient  de  leurs  vœux 
et  de  leur  foi  ardente  cette  société  des  peuples  telle  que 
Sully  et  Henri  IV  l'avaient  promise,  telle  que  Fénelon 
et  Rousseau  l'avaient  annoncée  en  propos  consolateurs 
et  infiniment  doux  à  la  souffrance  humaine,  et  telle,  en 

(1)  Lebey,  Louis-Napoléon  Bonaparte  et  1848. 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  113 

somme,  que  Napoléon,  élève  de  Jean-Jacques,  l'avait  con- 
densée en  une  de  ses  brèves  formules  autoritaires  (1). 

Cependant  la  révolution  de  1848,  née  au  souffle  de 
l'enthousiasme,  n'avait  pu  pousser  cette  doctrine  jus- 
qu'à la  réalisation.  Elle  s'était  arrêtée  devant  les  redou- 
tables responsabilités  qu'il  s'agissait  d'encourir  :  com- 
mencer la  croisade  des  nationalités,  c'était  déchaîner 
la  guerre  universelle.  Lamartine  avait  barré  la  route 
aux  périlleuses  aventures  :  «  Le  Gouvernement  proAd- 
soire  ne  se  laissera  pas  changer  sa  politique  dans  la 
main  par  une  nation  étrangère,  quelque  sympathique 
qu'elle  soit  à  nos  cœurs.  Nous  aimons  l'Italie,  nous 
aimons  la  Pologne,  nous  aimons  tous  les  peuples  oppri- 
més, mais  nous  aimons  avant  tout  la  France,  et  nous 
avons  la  responsabilité  de  ses  destinées  et  peut-être 
de  celles  de  l'Europe  en  ce  moment...  Ne  tentez  pas 
de  nous  faire  dévier  même  par  le  sentiment  fraternel 
que  nous  vous  portons.  Il  y  a  quelque  chose  qui  con- 
tient et  qui  éclaire  notre  passion,  môme  pour  la  Po- 
logne, c'est  notre  raison  (2).  »  En  opposant  la  raison  au 
sentiment,  Lamartine  commençait  à  débrouiller  la  con- 
fusion que  des  paroles  vagues,  indéfiniment  répétées, 
—  même  par  lui,  —  avaient  créée  dans  les  esprits. 

Dans  le  «  Manifeste  aux  Puissances  »  (4  mars),  dans  la 
Réponse  aux  discours  de  MM .  Mauguin  et  Napoléon  Bona- 


(1)  Ne  pas  oublier  que  Kant  avait  écrit,  dès  1795,  son  Traité  sur 
la  Paix  perpétuelle,  qui  supposait  la  création  d'une  cité  de  nations 
(civitas  (jentium)  destinée  à  embrasser  tous  les  peuples  de  la  terre. 

(2)  Trois  7nois  au  pouvoir,  19  mars.  —  Répome  à  une  dcputation  des 
Polonais  demandant  l'appui  du  Gouvernevient  pour  le  rétablissement  de 
la  nationalité  polonaise,  p.  130. 

8 


414  LE    TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

parte  (juillet  1848),  le  ministre  des  Affaires  étrangères 
du  Gouvernement  provisoire  précisait,  en  ces  termes, 
la  politique  extérieure  de  ce  gouvernement  :  «  Les 
traités  de  1815  n'existent  plus  en  droit  aux  yeux  de  la 
République  française  ;  toutefois,  les  circonscriptions 
territoriales  de  ces  traités  sont  un  fait  qu'elle  admet 
comme  base  et  comme  point  de  départ  dans  ses  rapports 
avec  les  autres  nations...  »  Il  ajoutait  seulement, 
«  qu'après  que  des  nationalités  ou  des  démocraties  se 
seraient  produites,  reconquises  ou  organisées  autour 
d'elle,  à  la  portée  de  sa  main  et  de  son  geste  (il  s'agissait 
visiblement  de  l'Italie),  si  ces  démocraties  ou  ces  nationa- 
lités faisaient  appel  à  son  appui,  en  vertu  de  la  conformité 
des  principes,  la  France  se  croirait  en  droit  de  leur 
porter  cet  appui  (1).  Il  ne  cachait  pas  sa  méfiance  à 
l'égard  de  la  Prusse  et,  de  ce  côté,  mettait  les  doctri- 
naires du  principe  des  nationalités  en  garde  contre  toute 
illusion.  Edgard  Quinet,  comme  l'a  très  bien  établi 
M.  Paul  Gautier,  partageait  ces  méfiances  (2). 

Les  sages  dispositions  que  l'appréciation  des  réalités 
inspirait  au  poète-homme  d'État  étaient,  rappelons-le, 
en  parfait  accord  avec  les  vues  des  chefs  de  la  Révolu- 
tion. La  juste  mesure  ne  peut  être  indiquée  avec  plus  de 
précision  et  plus  d'autorité  que  dans  cette  parole  de 
Washington  qui  est  le  correctif  nécessaire  de  la  doc- 
trine :  «  Je  souhaite  du  bien  à  tous  les  peuples,  à  tous 
les  hommes,  et  ma  politique  est  très  simple.  Je  crois 


(1)  Loe.  cit.,  p.  386-389. 

(2)  Vues  prophétiques  d'Edgar  Quinet  sur  l'Allemagne,  dans  la.  Revtie 
des  Deux  Mondes  du  15  septembre  1916. 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  H5 

que  chaque  nation  a  le  droit  d'établir  la  forme  du  gou- 
vernement dont  elle  attend  le  plus  de  bonheur,  pourvu 
qu'elle  n'enfreigne  aucun  droit  et  ne  soit  pas  dangereuse  pour 
les  autres  pays.  Je  pense  qu'aucun  gouvernement  n'a 
le  droit  d'intervenir  dans  les  affaires  intérieures  d'un 
peuple  étranger,  si  ce  n'est  pour  sa  propre  sécurité  (1).  » 

On  peut  apprécier,  maintenant,  quelle  est  la  valeur 
réelle  du  principe  des  nationalités  avec  son  double  idéal  : 
«  liberté  des  peuples  »,  «  unité  de  l'Europe  »,  et  sa 
limite  :  «  respect  et  sécurité  pour  les  autres  peuples  » ,  tel 
qu'il  était  conçu  par  les  hommes  de  1848;  mais  on  peut 
se  rendre  compte  aussi  de  la  déviation  que  firent  subir 
au  principe  les  «  machiavélistes  »  qui  s'en  emparèrent. 

Napoléon  III  fut,  en  ce  point  comme  en  beaucoup 
d'autres,  le  précurseur  de  Bismarck.  Trouvant*  le 
«  mythe  »  dans  son  héritage,  il  y  accrocha  son  ambition 
de  prétendant;  dans  les  Idées  napoléoniennes,  il  donne, 
en  ces  termes,  la  formule  de  la  politique  extérieure 
bonapartiste  :  «  La  politique  de  l'Empereur  consistait  à 
fonder  une  association  européenne  solide,  en  faisant 
reposer  son  système  sMr  des  nationalités  complètes  et  sur  des 
intérêts  généraux  satisfaits.  »  Par  ces  simples  paroles, 
il  attachait  à  son  char  toutes  les  revendications  traînant 
dans  l'univers.  Il  fut  le  candidat  des  chercheurs  de 
patrie,  avec  tout  ce  que  cela  comportait  de  sentiments 
généreux,  d'engagements  formels  ou  tacites,  de  risques 
immédiats  ou  lointains. 

On  sait  quel  fut  le  terrible  dilemme  où  fut  acculé 

(1)  Lettre  Je  Washington  à  La  Fayette  du  25  décembre  1778,  citée 
par  Éraile  Oi.LiviKH.  l'Empire  libéral,  I,  p.  171. 


446  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE  1919 

Napoléon  III  par  le  principe  des  nationalités,  quand  il 
se  trouva  en  présence  de  Tunité  allemande  telle  que 
Bismarck  l'avait  machinée.  Celui-ci  détroussa  son  pré- 
curseur et  du  système  et  du  bénéfice. 

Depuis  longtemps,  les  hommes  avertis  avaient  signalé, 
sous  le  courant  qui  portait  l'Allemagne  vers  l'unité,  le 
dangereux  bas-fond  de  l'ambition  prussienne.  Cette 
ambition  profita  avec  une  habileté  surprenante  des  sou- 
venirs que  la  guerre  contre  Napoléon  I"  avait  laissés  au 
cœur  de  l'Allemagne.  La  Prusse,  qui  avait  été  la  plus 
ardente  dans  la  lutte  contre  le  «  tyran  » ,  parut  la  pa- 
tronne de  l'indépendance  des  peuples.  Il  se  fit  une  con- 
fusion entre  le  patriotisme  libérateur  et  le  militarisme 
dominateur.  Cette  confusion  dicte  à  Treitschke  la  phrase 
qui  revient  dans  son  œuvre  comme  un  leitmotiv  :  «  C'est 
la  Prusse  seule  qui  a  fait  l'unité  germanique,  moins  en- 
core par  l'action  réfléchie  de  ses  gouvernants  que  par  la 
force  intérieure  de  ses  institutions,  ou,  ce  qui  revient 
au  même,  par  l'esprit  qui  a  présidé  à  son  évolution 
politique.  »  Et  l'écrivain,  allant  jusqu'au  bout  de  sa 
pensée,  dit  encore  :  «  Les  hobereaux  prussiens  ont  fait 
l'unité  germanique.  »  Ce  fut  cette  thèse  que  soutint  Bis- 
marck. Ses  succès  l'accréditèrent  comme  le  messie  des 
hobereaux  prussiens.  L'unité  allemande  se  fit,  non  par 
l'application  du  principe  des  nationalités  avec  ses  corol- 
laires de  liberté  et  d'unité  européennes,  mais  par  la 
suprématie  d'une  dynastie  et  d'une  caste  conquérante. 
.  L'art  de  Bismarck  fut  d'entretenir  cette  confusion 
dans  l'esprit  des  peuples  et  d'exercer,  par  les  peuples, 
une  pression  sur  la  résistance  des  gouvernements.  Pro- 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  117 

gressivement  depuis  1870,  les  derniers  retranchements 
du  particularisme  furent  forcés  et  l'Empire  féodal  et 
militaire  s'installa. 

L'effet  certain  de  la  yictoire  des  Alliés  sera  de  dénouer 
cette  trame  funeste  et  de  dissiper  ce  tragique  malen- 
tendu. Le  militarisme  prussien  est  déjà  déconsidéré, 
puisqu'il  a  manqué  à  toutes  ses  promesses,  échoué  dans 
toutes  ses  entreprises.  Colonies,  marine,  industrie, 
commerce,  expansion,  tout  est  anéanti  ou  compromis. 
On  tablait  sur  la  guerre  :  elle  est  ruinée  et  est  la  cause 
de  toute  ruine.  Dès  que  le  militarisme  n'était  pas  vain- 
queur en  six  semaines,  il  était  battu  fatalement;  le  voici 
aux  abois;  il  capitule,  je  le  dis  parce  que  je  le  sais.  Il 
sera  rejeté,  pour  toujours,  de  la  face  de  la  terre  par  la 
défaite  absolue  que  les  Puissances  ont  juré  de  lui  infliger 
et  qu'il  est  de  leur  devoir  de  lui  infliger.  D'ores  et  déjà, 
l'Empire  de  Bismarck  est  un  sépulcre  blanchi. 

On  se  trouvera  donc,  bientôt,  en  présence  d'une 
Allemagne  qui  cherchera  ses  voies  au  milieu  d'une  Eu- 
rope libérée,  et  décidée  à  prendre  les  précautions  néces- 
saires pour  que  le  danger  du  pangermanisme  des  mili- 
taires et  des  professeurs  soit  à  jamais  écarté. 

Commentseraconstituée  cette  future  Allemagne  euro- 
péenne?... 

Nous  approchons  peu  à  peu  des  questions  complexes 
que  la  victoire  seule  sera  en  mesure  de  résoudre  et  de 
trancher.  Il  ne  me  paraît  pas  qu'il  y  ait  d'inconvénient 
grave  à  rechercher  dans  quoi  sens  peuvent  se  produire 
les  prochaines  solutions. 


118  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

Le  principe  des  nationalités  suit  le  penchant  des 
peuples;  le  principe  de  l'équilibre  satisfait  leur  raison. 
L'équilibre  est  un  calcul  de  forces,  et  ce  calcul  est  né- 
cessaire pour  construire  l'édifice  que  les  aspirations  hu- 
maines n'ont  su  que  rêver.  Il  faut  opposer  les  forces  aux 
forces,  c'est-à-dire  des  Etats  souverains  à  des  Etats  sou- 
verains. Nous  avons  vu  que  Leibnitz  appelle  «  souve- 
rain »  un  Etat  fort.  La  souveraineté,  c'est  l'indépen- 
dance capable  de  se  défendre  elle-même.  L'indépendance 
des  peuples,  —  y  compris  celle  des  peuples  allemands,  — 
résidera  donc  dans  l'établissement  légitime  d'un  certain 
nombre  d'États  forts,  ces  États  forts  se  moulant,  dans  la 
mesure  du  possible,  sur  les  nationalités.  Ainsi  seront 
sauvegardés,  à  la  fois,  les  aspirations  naturelles  des 
peuples  et  les  égards  réciproques  qu'ils  se  doivent,  — 
la  liberté  et  la  sécurité. 

Une  Allemagne  composée  et  entourée  d'États  forts 
bien  coordonnés,  telle  serait,  à  première  vue,  la  consti- 
tution d'une  bonne  Europe  centrale.  Nous  verrons  tout 
à  l'heure  comment  ces  États  s'adapteront  les  uns  aux 
autres  dans  l'ensemble  d'un  organisme  commun  et  com- 
ment ils  travailleront  ensemble  :  car  il  ne  serait  pa&  sage 
de  perdre  de  vue  l'idée  de  l'unité  européenne.  Mais  il 
faut  insister,  d'abord,  sur  l'établissement  et  la  disposi- 
tion de  ces  principaux  rouages. 

Si  l'Europe  victorieuse  a  refusé  l'existence  à  l'Empire 
des  HohenzoUern,  à  plus  forte  raison  elle  s'opposera  à 
la  conception  pangermaniste,  ruinée  avant  de  naître, 
d'une  Mittel-Europa,  celle-ci  fût-elle  réduite  à  une  simple 
organisation  économique  telle  que  la  conçoit  le  profes- 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  119 

sevLT  Naumann.  Naumann  nous  trace  la  ligne  de  con- 
duite à  suivre  par  ses  appréhensions  mêmes  :  «  Dès  à 
présent,  dit-il,  il  faut  faire  tout  notre  possible  pour  em- 
pêcher toute  tentative  de  scission  dans  le  bloc  du  Centre 
européen  lors  des  pourparlers  de  paix.  »  Mais  cette  scis- 
sion est  fatale.  Plus  l'Allemagne  insistera,  plus  les  inté- 
rêts divergents  seront  sur  leurs  gardes.  Déjà  d'autres 
perspectives  apparaissent,  puisque  ErichPistor  termine 
son  grand  ouvrage  sur  les  ressources  économiques  de 
TAutriche  par  ce  souhait  modeste  :  «  Ce  n'est  pas  une 
guerre  avec  l'Allemagne,  inévitable  si  nous  n'arrivons  pas 
â  nous  entendre,  mais  un  rapprochement  raisonnable  avec 
l'Allemagne  qui  est  la  seule  bonne  politique  de  l'Au- 
triche de  demain  (1).  »  Le  projet  de  Mittel-Europa  était 
lancé  par  le  pangermanisme  aux  abois  comme  la  procé- 
dure suprême  de  l'asservissement  de  l'Europe  :  l'Au- 
triche ne  veut  pas  jouer  les  guillotinés  par  persuasion. 
L'accord  n'a  pu  s'établir  même  sur  un  projet  d'union 
douanière,  de  Zollverein.  En  tentant  cet  accord  et  an- 
nonçant à  grand  bruit  sa  réalisation,  le  pangermanisme 
aura  brûlé  sa  dernière  cartouche. 

L'Empire  des  Hohenzollern  ayant  achevé  sa  courte  et 
fatale  existence,  la  Prusse  rentrera  dans  ses  limites.  En 
plus,  elle  sera  mise  hors  d'état  de  nuire.  C'est,  selon  le 
mot  de  Washington,  une  question  de  sécurité.  Les  en- 
tentes qui  seront  intervenues  entre  les  Puissances  alliées 
auront  tracé  d'avance,  autour  de  la  Prusse,  un  cercle  de 
Popilius,  nécessaire  pour  assurer  le  châtiment,  l'indem- 

(1)  L'Union  de  l'Europe  centrale.  Étude  de  Max  IIoschiller  dans 
Revue  de  Paris,  mars-avril  1916. 


120  .  LE    TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

nité  et  la  garantie.  C'est  alors  que  se  poseront,  en  parti- 
culier, les  problèmes  de  Toccupation  des  territoires,  des 
indemnités  gagées  sur  les  richesses  du  sol  et  de  l'in- 
dustrie, sur  les  domaines  de  l'Etat,  et  achevées  par  le 
désarmement  sur  terre  et  sur  mer,  —  problèmes  qu'il 
n'est  pas  dans  mon  intention  d'aborder  aujourd'hui, 
mais  dont  l'habile  solution,  fdle  de  l'armistice,  sera 
peut-être  le  nœud  de  toute  la  négociation. 

La  Prusse,  ainsi  allégée,  reviendra,  sans  doute,  à  de 
plus  sages  dispositions  ;  elle  reconnaîtra  que  l'ambition 
de  la  domination  mondiale  pousse  à  des  entreprises  de 
l'ordre  le  plus  aléatoire;  que  la  caste  féodale  et  agra- 
rienne  l'a  maintenue  de  parti  pris  sur  un  stade  de  civili- 
sation retardataire  et  grossier  ;  qu'un  peuple  doit 
travailler  à  son  propre  bonheur  par  l'entente  avec  les 
autres  peuples  plutôt  que  de  s'asservir  aux  ambitions 
désuètes  de  quelques  familles  dominantes. 

D'ailleurs,  ce  sont  ses  affaires!  Libre  au  peuple  prus- 
sien de  rester  attaché  aux  destinées  de  ses  maîtres  et  de 
cette  famille  «  fatale  »  qui  n'a  vécu  que  pour  trou- 
bler le  monde,  renier  ceux  qui  l'avaient  aidée,  tout 
trahir,  tout  rabaisser,  même  le  caractère  de  la  nation 
allemande  jadis  si  respecté,  et  porter  ses  ambitions 
insensées  à  l'assaut  de  l'univers. 

Si,  comme  nous  l'avons  dit,  les  autres  États  allemands 
sont  invités  à  prendre  part  aux  négociations  de  l'armis- 
tice et  de  la  paix,  et  s'ils  acceptent,  on  peut  trouver  dans 
cette  adhésion  un  premier  embryon  de  la  constitution 
d'une  nouvelle  Allemagne.  Une  Bavière,  une  Saxe,  un 
État  Badois,  un  Wurtemberg,  des  Villes  Libres,  sans 


AYANT    LES    NEGOCIATIONS  121 

doute  un  Hano^Te,  constitueront  une  pléiade  centrale 
où.  toutes  les  aspirations  légitimes  auront  leur  place 
et  leur  essor. 

M.  de  Bethman-Hollweg  reconnaissait  lui-même, 
dans  un  récent  discours,  que  T Allemagne  devait  accom- 
plir de  profondes  réformes  démocratiques  :  ces  réformes 
résulteront  d'une  refonte  complète  du  système  constitu- 
tionnel germanique  bien  plus  sûrement  que  des  pro- 
messes d'un  chancelier  éphémère.  Les  travailleurs 
allemands  chercheront  la  prospérité  pacifique  et  le  bien- 
être,  non  dans  l'arbitraire  d'un  chef  militaire  et  d'une 
caste,  mais  dans  la  liberté  et  dans  un  système  de  garan- 
ties sociales  inséparables  de  cette  liberté. 

Il  est  à  peine  nécessaire  d'ajouter  que  dans  le  voisi- 
nage de  la  Prusse  et  du  Hanovre,  une  Belgique  non 
seulement  restaurée,  mais  indemnisée  et  agrandie,  sera 
protégée  par  des  précautions  rigoureuses  contre  le  re- 
tour des  événements  affreux  qui  ont  démontré  l'insuffi- 
sance de  ses  garanties  contractuelles. 

Une  Allemagne,  composée  comme  il  vient  d'être  dit, 
suppose  une  Autriche;  mais  l'Autriche  a  perdu  toute 
autorité  et  compétence  en  ce  qui  concerne  la  haute 
direction  des  populations  slaves.  Son  incapacité  à  ce 
point  de  vue  est  absolument  démontrée.  Elle  a  manqué 
à  sa  mission  qui  était  d'harmoniser  le  jeu  des  forces 
libres  dans  le  Sud-Est  européen.  Sa  bureaucratie  a  été 
aussi  inapte  et  encore  plus  inepte  que  le  féodalisme 
prussien.  Elle  s'est  ruée  dans  une  servitude  qui,  quoi 
qu'il  arrivât,  n'avait  d'autre  issue  que  l'asservissement 
de  l'Empire.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  historiquement 


122  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE    1019 

un  cas  plus  extraordinaire  d'aberration,  de  sottise  et  de 
corruption. 

La  Hongrie  a  tout  sacrifié  à  ses  ambitions  intérieures: 
Budapest  voulait  dominer  Vienne.  Les  Magyars  sont 
réduits  à  leurs  propres  forces  :  c'est  peu.  Mais,  de  toute 
façon,  le  slavisme,  avec  qui  les  Hongrois  n'ont  pas  su 
s'entendre,  ne  leur  pardonnera,  de  longtemps,  leur 
funeste  accord  avec  l'Empire  prussien.  Une  Autriche 
diminuée,  une  Hongrie  isolée,  une  Pologne  restaurée, 
une  Bohême  libérée,  peut-être  une  Slavonie  sortie  de 
ses  langes,  telles  seront,  dans  cette  partie  de  l'Europe, 
les  conditions  normales  et  naturelles  d'un  système  de 
liberté  et  d'équilibre. 

La  question  des  Balkans  se  résoudra,  sans  doute,  par 
cette  même  nécessité  de  constituer  des  États  forts. 

La  Turquie  ayant  disparu  de  la  carte  de  l'Europe,  la 
Bulgarie  s'étant  réduite  d'elle-même  à  ronger  les  chairs 
pourries  de  sa  félonie  et  de  ses  folles  ambitions,  une 
grande  Roumanie  et  une  grande  Serbie  seront  les  pro- 
tecteurs indispensables  de  la  paix  dans  la  péninsule. 
Ces  deux  États  servent  aussi  d'arches  entre  le  monde 
slave  et  le  monde  latin.  Ils  barrent  l'expansion  alle- 
mande en  Orient.  Rôle  doublement  important  auquel 
on  dirait  qu'une  volonté  supérieure  les  a  destinés. 

L'Allemagne  étant  ainsi  reconstituée  selon  ses  pro- 
pres traditions,  étant  entourée  d'États  forts  destinés  à 
surveiller  et  à  contenir  ses  instincts  dominateurs,  il 
reste  à  chercher  quels  seraient  ses  rapports  permanents 
avec  l'Europe. 


â 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  123 


YI 


L  EUROPE    ORGANISEE.    LA    SOCIETE    DES    NATIONS. 

Avant  d'aborder  ce  point  destiné  à  devenir  la  clé  de 
voûte  d'un  système  européen  harmonieux  et  libre,  je 
demanderais  que  l'on  eût  présents  à  l'esprit  à  la  fois 
tous  les  précédents  :  l'Empire  «  pacifique  »  du  moyen 
âge,  la  «  République  chrétienne  »  de  Henri  IV  et  de 
Sully,  les  «  libertés  germaniques  »  et  l'article  des 
«  garanties  »  du  traité  de  Westphalie,  la  «  paix  perpé- 
tuelle »  de  Leibnitz  et  de  Kant,  les  «  conversations  »  de 
Sainte-Hélène,  la  vue  «  prométhéique  »  des  thauma- 
turges de  1848,  les  applications  du  «  principe  des  natio- 
nalités »,  telles  qu'elles  se  sont  produites  dans  la 
deuxièm.e  partie  du  dix-neuvième  siècle,  les  vœux 
exprimés  par  les  deux  conférences  de  la  Haye  de  1899 
et  de  1907,  et  les  tentatives  si  nobles  ayant  pour  objet, 
sur  l'initiative  de  l'empereur  Nicolas,  de. prévenir  le 
cataclysme  que  l'Europe,  par  la  volonté  du  militarisme 
prussien,  a  dû  subir  malgré  tout. 

Cet  ensemble  de  vœux,  de  recherches,  de  tentatives, 
d'expériences,  de  demi-réalisations,  d'ébauches  inter- 
rompues, de  bonnes  volontés  persévérantes,  suffirait 
pour  prouver  que  les  peuples  européens  marchent, 
pour  ainsi  dire,  comme  d'instinct  et  malgré  les  diffi- 
cultés de  la  route,  vers  un  haut  règlement  de  la  vie  inter- 
nationale qui  satisfera  tout  ensemble  le  sentiment  et  la 
raison  :    à  savoir  la  constitution  d'une  famille  euro- 


424  LE    TRAITÉ    DE    PAIX   DE    1919 

péenne  (et  même  mondiale)  où  les  peuples  s'uniront 
pour  le  libre  développement  de  chacune  de  leurs  exis- 
tences nationales.  Ce  nouveau  régime,  —  non  imposé, 
mais  délibéré,  —  consacrerait  véritablement  l'Europe 
du  droit. 

Rappelons  les  paroles  du  soldat  tombé  en  combattant  : 
«  Les  horreurs  de  la  présente  guerre  doivent  conduire 
à  l'unité  européenne.  »  Pour  répondre  au  vœu  des 
morts  et  des  martyrs,  c'est  cette  unité  qu'il  faut,  cette 
fois,  réaliser. 

Voyons  ce  que,  dans  la  pratique  et  dans  la  tradition 
historique,  peuvent  nous  apporter  les  précédents. 

Le  traité  de  Westphalie  qualifiait  deux  Puissances, 
la  France  et  la  Suède,  comme  «  garantes  »  des  Libertés 
Germaniques  ;  nous  avons  dit  ce  que  ce  privilège  avait 
d'abusif  et  de  suspect  aux  yeux  des  populations  alle- 
mandes. Mais,  n'en  serait-ilpas  tout  autrement  si  c'était 
l'Europe  entière  qui  assumait  cette  «  garantie  »?  Et 
n'est-il  pas  juste  qu'elle  ait  un  droit  de  suite  dans  les 
affaires  de  l'Allemagne,  centre  et  pivot  de  son  propre 
équilibre  et  de  sa  propre  sécurité? 

En  1814-1815, les  «quatre  »  Puissances  victorieuses 
avaient  signé  un  pacte  qui,  pendant  cinquante  ans, 
maintint  la  paix  :  eh  bien!  les  «  quatre  »  Puissances 
magistrales  de  l'Europe  nouvelle,  les  «  quatre  »  qui 
ont  sauvé  la  civilisation  et  qui  ont,  au  prix  des  plus 
énormes  sacrifices,  mis  les  menottes  au  militarisme 
allemand,  ont  un  devoir  qui  se  prolonge  et  une  respon- 
sabilité survivante  à  la  guerre.  Elles  sont  les  gardiennes 


AVANT   LES    NÉGOCIATIONS  125 

et,  dans  toute  la  rigueur  du  terme,  les  «gens  d'armes  » 
de  la  paix.  Une  alliance  conclue  entre  ces  quatre  Puis- 
sances, —  et  qui  inclut  naturellement  les  Etats  qui 
furent  leurs  compagnons  d'armes,  —  assurera  les  forces 
nécessaires  pour  que,  dorénavant,  toute  tentative  de 
suprématie  militaire  soit  refrénée.  11  suffirait,  pour 
ainsi  dire,  d'appliquer  textuellement  aux  circonstances 
nouvelles  le  fameux  article  des  «  garanties  »  du  traité 
de  Westphalie  :  «  Seront  tenus  tous  les  contractants  de 
défendre  et  de  maintenir  toutes  et  chacune  des  disposi- 
tions du  traité...  Et  s'il  arrive  qu'aucune  de  ces  dispo- 
sitions soit  violée,  l'offensé  tâchera  premièrement  de 
détourner  l'offensant  de  la  voie  de  fait,  soit  en  soumet- 
tant le  fait  à  la  composition  amiable,  soit  par  la  voie  de 
droit.  Mais  si  le  différend  n'a  pas  été  réglé  par  aucun 
de  ces  moyens,  chacun  des  contractants  seront  tenus  de 
joindre  leurs  conseils  et  leurs  forces  à  ceux  de  la  partie 
lésée  et  de  prendre  les  armes  pour  repousser  V injustice.  » 

Ainsi  serrait  constituée,  pour  la  première  fois,  une 
force  européenne  apportant  une  sanction  permanente  aux 
décisions  des  accords  de  droit,  —  force  qui  a  manqué 
jusqu'ici  et  qui,  en  particulier,  faisait  défaut  aux  vœux 
tout  platoniques  de  la  Conférence  de  la  Haye.  Et  cette 
création  d'une  force  légitime  internationale  n'est  pas  un 
rêve,  puisqu'elle  est  la  clause  principale  d'un  traité  qui 
fut,  pendant  cent  cinquante  ans,  la  règle  reconnue,  et 
que  la  nouvelle  rédaction  ne  modifierait  l'ancienne 
qu'en  reportant  à  l'Europe  le  contrôle  attribué  alors 
seulement  à  deux  Puissances. 

Les  quatre  grandes  Puissances  qui  ont  combattu  pour 


426  LE    TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

obtenir  un  tel  résultat  seraient,  par  la  nature  des  choses, 
les  quatre  piliers  du  vaste  édifice,  qui,  comme  nous 
allons  le  dire,  abriterait  tous  les  autres  peuples. 

Les  sacrifices  qu'elles  ont  faits  résolument,  les  bles- 
sures dont  elles  se  ressentiront  pendant  des  siècles,  les 
responsabilités  et  les  devoirs  qu'elles  assument,  les 
mettent  en  droit  de  réclamer  des  réparations  et  des  sé- 
curités particulières  : 

Que  la  Russie  obtienne  les  débouchés  laissés  libres 
par  la  disparition  de  la  Turquie  européenne;  que  l'An- 
gleterre s'assure,  pour  son  commerce  et  son  expansion 
maritime,  les  avantages  dont  elle  fait  un  usage  si  libé- 
ral; que  l'Italie  consolide  et  élargisse  sa  situation  adria- 
tique  et  méditerranéenne;  que  la  France,  si  éprouvée, 
obtienne  les  avantages  économiques  et  politiques  résul- 
tant de  la  restauration  définitive  de  ses  frontières  natu- 
relles, ce  sont  là  les  suites  normales  de  leur  effort.  Rien 
ne  les  paiera  jamais  des  maux  qu'elles  ont  acceptés,  des 
risques  qu'elles  ont  courus  en  considération  du  bien 
général.  Leur  haute  conscience  internationale  s'est 
épurée  encore  au  feu  d'une  telle  épreuve.  Leur  esprit 
de  justice  garantit  leur  modération.  Et  puis,  la^deille 
politique  a  fait  son  temps;  ses  résultats  sont  sous  nos 
yeux  :  le  meurtre,  la  dévastation,  la  ruine.  Qui  vou- 
drait, aujourd'hui,  emboîter  le  pas  d'un  Bismarck,  mar- 
cher sur  les  brisées  d'un  François-Joseph  ou  d'un  Guil- 
laume, dun   Tisza   ou   d'un   Bethmann-Hollweg? 

Mais  il  faut  une  sécurité,  une  garantie  plus  ferme 
encore  ;  les  intentions  ne  suffisent  pas  :  il  faut  des  insti- 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  427 

tutions.  L'Europe  et  le  monde  doivent  être  assurés 
contre  le  retour  de  pareils  événements.  C'est  pourquoi 
l'heure  est  venue  de  créer  une  autorité  suprême  ayant 
qualité  pour  assurer  la  paix. 

Seule,  une  institution  internationale,  fondée  avec  le 
consentement  de  tous,  aura  désormais  la  haute  situa- 
tion nécessaire  pour  connaître  du  droit  des  traités  et 
pour  mettre  en  mouvement  la  force  coercitive  commune 
chargée  de  les  maintenir. 

Cette  institution  serait,  comme  je  le  disais  tout  à 
l'heure,  la  clé  de  voûte  de  l'Europe  organisée. 

Ne  sent-on  pas  que  l'heure  est  arrivée  d'en  venir 
délibérément  à  la  fondation  de  cette  Société  des  États, 
que  tant  de  nobles  aspirations  et  les  instincts  populaires 
ont  appelée  de  leurs  vœux?  L'histoire  européenne  est, 
depuis  des  siècles,  en  marche  vers  cet  idéal.  L'heure 
est  venue  :  qu'on  la  saisisse. 

La  guerre  actuelle  découvrirait,  ainsi,  son  sens  pro- 
fond et  réaliserait  son  objet  providentiel.  L'homme 
s'agitait.  Dieu  le  menait. 

Le  sol  a  été  bouleversé  pour  que  les  assises  perma- 
nentes du  droit  européen  et  du  droit  mondial  y  soient 
plus  profondément  enfoncées. 

Par  là  se  trouverait  réalisée,  dans  la  force  et  dans  la 
liberté,  la  politique  de  l'équihbre.  Déjà,  à  propos  de 
la  Conférence  de  la  Haye,  nous  avions  signalé  cette 
solution  comme  le  résultat  le  plus  désirable  de  ses  tra- 
vaux :  «  Ce  que  la  confiance  universelle  entrevoit  dans 
la  deuxième  Conférence  de  la  Haye,  écrivions-nous  en 
1907,  c'est  la  constitution  prochaine,  et  peut-être  défi- 


128  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE    1919 

nitive,  d'une  institution  magistrale,  —  celle  qui  fut 
prévue  par  Leibnitz,  —  et  qui,  seule,  peut  influer 
réellement  sur  les  destinées  du  monde  :  l'institution  du 
premier  Parlement  universel  délibérant  devant  l'opinion, 
la  convocation  solennelle  et  réitérée  des  Etats  géné- 
raux DU  MONDE.  Si  le  vingtième  siècle,  à  peine  né,  dé- 
veloppe le  germe  (combien  fragile  encore  !)  qui  lui  fut 
confié;  si  la  coutume  des  délibérations  internationales 
publiques  s'introduit  dans  les  relations  entre  les  peu- 
ples, que  ne  doit-on  pas  espérer  de  l'avenir?  L'opinion 
est  reine  et  maîtresse  du  monde.  Qu'on  se  fie  en  elle. 
Partout  où  elle  est  admise,  elle  apporte  la  clarté  et  la 
franchise.  Le  plus  puissant  agent  de  la  paix,  c'est  la 
lumière  (1)!   » 

Tous  les  pays  du  monde  ont  appris  à  délibérer  dans 
des  assemblées  libres.  La  discussion  publique  est  la 
garantie  la  plus  forte  que  le  bon  sens  et  la  raison 
aient  obtenue  jusqu'ici.  Cette  longue  expérience  des 
«  parlements  »  doit  profiter  aux  peuples  dans  leurs 
relations  internationales.  Après  qu'ils  ont  appris  à 
délibérer  chez  eux,  ils  doivent  apprendre  à  délibérer 
entre  eux. 

Les  quatre  Puissances  victorieuses  deviennent  ainsi, 
en  quelque  sorte,  le  «  pouvoir  exécutif»  d'une  assemblée  à 
laquelle  leurs  représentants  ont,  comme  ceux  des  autres 
États  européens,  un  droit  de  présence  et  un  droit  de 
vote.  Leur  autorité  d'initiative  et  de  coercition  tient  à 
leur  situation  naturelle  et  aux  circonstances  qui  les  ont 

(1)  La  Politique  de  l'Équilibre.  —  La  Conférence  de  la  Hâve,,  juin- 
juillet  1907,  p.  29. 


AVANT  LES   NEGOCIATIONS  129 

forcées  à  prendre  en  main,  dans  la  crise  actuelle,  la 
défense  de  l'univers. 

De  larges  ententes  soigneusement  élaborées  fixeront 
les  rapports  des  nations  entre  elles  et  détermineront  ce 
rôle  particulier  attribué  à  certaines  d'entre  elles.  Il  ne 
s'agit  pas  d'établir  une  suprématie  quelconque,  puisque 
toute  décision  doit  être,  devant  l'assemblée  des  nations, 
l'objet  d'une  délibération  égale  et  publique,  mais  bien 
d'une  coopération  et,  encore  une  fois,  d'une  sanc- 
tion. 

On  comprendra  les  raisons  (ne  serait-ce  que  la  lon- 
gueur même  de  cette  étude)  qui  m'empêchent  d'insister 
sur  les  détails  d'un  projet  qui,  d'ailleurs,  se  réfère  aux* 
nombreuses  études  antérieures  consacrées  à  l'idée  d'une 
Société  des  Nations  (1) .  Les  questions  sans  nombre  que 
soulève  sa  réalisation  devront  être  étudiées  dans  un 
Congrès  de  toutes  les  Puissances,  Congrès  qui  sera  la 
véritable  «  assemblée  constituante  des  États-Unis  euro- 
péens ». 

Nous  avons  essayé  de  suivre,  —  en  remontant  des 
faits  particuliers  aux  idéaux  universels,  —  le  dévelop- 
pement probable  du  problème  de  la  paix. 

D'abord,  l'armistice;  l'armistice,  œuvre  des  militaires 
et  qui,  pourtant,  dominera  les  premiers  linéaments  des 
arrangements  définitifs. 

(1)  On  trouvera  une  bibliographie  suffisante  et  un  exposé  juridique 
(le  «  l'Union  des  Étals  »,  dans  l'ouvrage  que  vient  de  publier  M,  Paul 
Utlet,  lea  Problèmes  internationaux  de  la  ijuerre,  p.  427.  —  J'ai  à  peine 
besoin  de  rappeler  la  belle  publication  de  M.  Léon  Bourgeois,  la 
Société  des  Nations,  1910. 

9 


130  .    LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

L'armistice  décidera  des  participants  à  la  paix,  déci- 
sion non  moins  importante,  non  moins  décisive  pour 
l'avenir,  et  qui  ne  pourra  être  pesée  avec  trop  de 
soin. 

La  question  des  «  participants  »  posera  la  question 
au  statut  de  l' Allemagne  en  Europe,  c'est-à-dire  de  l'Em- 
pire militaire  des  Holienzollern  et  du  militarisme  alle- 
mand :  ce  sera  le  moment  de  décider  de  son  sort. 

Le  sort  de  l'Empire  allemand  décidera  à  son  tour  du 
sort  de  l'Allemagne.  L'Allemagne  avertie  sera  en  me- 
sure de  se  reconstituer  s^elon  ses  traditions  et  dans  le 
respect  de  sa  nationalité,  avec  le  consentement  de  l'Eu- 
rope, sauf  à  donner  à  celle-ci  de  sérieuses  garanties. 

L'Allemagne,  articulée  à  l'Europe,  permettra  la  fon- 
dation tant  désirée  d'une  Société  des  peuples,  ayant  pour 
organe  un  parlement  des  Etats  européens.  Cette  fonda- 
tion, délibérée  dans  une  assemblée  libre,  sera  composée 
d'un  pouvoir  législatif,  d'un  pouvoir  exécutif  et  d'un 
pouvoir  judiciaire  ou  juridique. 

Ainsi  la  guerre  aura  réalisé,  à  la  fois,  le  châtiment, 
la  réparation  et  la  sanction.  Une  Europe  organisée,  une 
Europe  meilleure  sera  le  résultat  de  cette  crise  terrible. 
Tant  de  sang  versé  ne  l'aura  pas  été  en  vain. 

Je  ne  puis  faire  un  pas  de  plus  maintenant.  Je 
crois  à  une  bonne  volonté  universelle;  je  crois  à  des 
idéaux  nobles  et  encore  surélevés  par  le  calvaire  de  la 
présente  guerre;  je  crois  à  la  force  des  hommes  quand 
la  foi  et  la  patience  les  soutiennent  ;  je  crois  à  la  noblesse 
des  âmes,  c'est-à-dire  à  la  bonté  de  Dieu. 

Cette  guerre  aurait  donc  produit  un  pareil  résultat! 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  131 

L'Europe  pourrait  sceller  cette  paix  !  Manière  vraiment 
supérieure  et  profondément  humaine  de  transformer  le 
mal  en  bien.  L'empereur  Guillaume  pourrait  répéter, 

&      une  fois  de  plus,  son  naïf  et  terrible  aveu  :  «  Je  n'ai 

*      pas  voulu  cela  !  » 

1"  novembre  1916. 


CHAPITRE  III 


PREMIÈRE  NOTE 

AU  SUJET  D'UN  ARMISTICE  ÉVENTUEL 


Remise  au  général  Pétain,  le  13  fé- 
vrier 1918;  et,  avec  trois  pages  ajoutées 
in  fine,  au  maréchal  Foch,  le  19  sep- 
tembre 1918. 


Qu'on  le  veuille  ou  non,  la  question  de  la  paix  est 
posée  dès  maintenant  :  elle  se  traite  dans  les  assem- 
blées sur  la  place  publique,  sur  le  forum,  par  une  sorte 
de  télégraphie  sans  fil  entre  les  peuples,  au-dessus  des 
gouvernements.  Le  danger  serait  que,  pour  ne  pas  voir 
les  choses  comme  elles  sont,  on  laissât  ces  rayonne- 
ments désordonnés  s'enchevêtrer  dans  un  lacis  inextri- 
cable et  sans  l'intervention  des  gouvernements,  de  telle 
sorte  que  la  solution  se  dégageât  devant  l'opinion  sans 
le  concours  de  ceux  qui  l'ont  préparée  par  les  armes. 

L'exemple  de  la  Russie  et  de  l'Ukraine  est  une  illus- 
tration frappante  de  ce  qui  peut  se  passer  soudainement. 
Sous  le  coup  d'une  grande  commotion  militaire  ou  poli- 
tique,   tout   l'appareil  des  préparations  un  peu  trop 


134  LE    TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

compassées  serait  renversé  et  le  sort  de  l'Europe  livré 
au  caprice  des  improvisateurs,  menés  en  dessous  par 
les  malins. 

La  paix  est  donc,  désormais,  impliquée  dans  la 
guerre.  Nous  vivons  dans  la  double  atmosphère  qu'elles 
imprègnent  simultanément.  Les  chefs  de  la  guerre  ne 
peuvent  se  passer  de  tourner  les  yeux  vers  les  combi- 
naisons pacifiques  et  ceux  qui  préparent  la  paix  doivent 
se  tenir  en  relations  constantes  avec  les  chefs  de  la 
guerre.  Le  plus  dangereux  serait  de  persévérer  dans  un 
système  de  cloisons  étanches  qui  séparent  les  uns  des 
autres  radicalement. 

Si  les  chefs  de  guerre  disaient  aux  maîtres  de  la  paix  : 
«  Attendez,  nous  vous  apporterons  la  victoire  »,  cette 
assurance  ne  serait  pas  plus  dangereuse  que  celle  des 
maîtres  de  la  paix  disant  aux  chefs  de  la  guerre  : 
«  Apportez-nous  la  victoire  et  alors,  comptez  sur  nous 
pour  vous  faire  une  bonne  paix.  » 

Ils  doivent  se  dire  les  uns  aux  autres  avec  une  entière 
bonne  foi  :  nous  ferons  simultanément  la  meilleure 
guerre  pour  avoir  la  meilleure  paix  et  nous  chercherons, 
ensemble,  la  paix  qui  couronnera  au  mieux  la  meilleure 
guerre. 

Je  conclurai  ces  observations  préliminaires  par  cet 
aphorisme  du  simple  bon  sens  :  prévoir  pour  diriger. 

DU  RÔLE  DU  CHEF  DE  GUERRE  EN  VUE  DE  LA  PAIX 

La  direction  de  la  politique  générale  appartient  au 
pouvoir  civil  :  cela  ne  peut  être  mis  en  doute.  Mais  le 


I 


AVANT   LES    NEGOCIATIONS  135 

pouvoir  civil  doit  interroger  les  chefs  de  guerre  pour 
être  en  mesure  de  choisir  l'heure  de  la  paix  et  de  déga- 
ger les  conditions  les  plus  avantageuses  selon  les  cir- 
constances. 

L'avis  du  chef  de  guerre  sera  décisif.  Il  sera  décisif 
sur  le  choix  de  l'heure,  il  sera  décisif  sur  les  conditions. 
C'est  lui  qui  dira  si  ses  armées  peuvent  supporter  de 
nouveaux  chocs  ou  prendre  de  nouvelles  offensives  avec 
les  plus  grandes  chances  de  succès;  c'est  lui  qui  dira 
quelles  sont  les  garanties  nécessaires  pour  que  les  pre- 
miers préliminaires  de  paix  ne  soient  pas  un  piège  tendu 
aux  intérêts  dont  il  a  la  garde.  11  est  responsable  de  la 
sécurité  de  ses  armées.  Seul  il  l'est,  seul  il  peut  l'être  : 
il  a  seul  l'autorité  et  la  compétence. 

Cela  revient  à  dire  (ce  qui  est  encore  une  observation 
de  simple  bon  sens)  que  la  question  delà  paix  est  incluse 
tout  entière  dans  la  question  de  l'armistice.  Caria  sécu- 
rité du  pays  dépend  de  la  sécurité  de  l'armée  :  les  deux 
responsabilités  ne  peuvent  être  séparées. 

Nous  venons  de  le  voir  à  Brest-Litovsk  :  à  peine  les 
négociations  de  la  paix  étaient-elles  engagées,  que  le 
parti  militaire  allemand  a  réclamé  son  droit  à  prendre 
part  aux  négociations,  et,  en  somme,  c'est  le  général 
qui  a  frappé  du  poing  sur  la  table  et  prononcé  la  parole 
qui  a  fait  aboutir,  au  point  de  vue  allemand,  les  négo- 
ciations. Mais,  comme  les  chefs  des  Bolcheviks  n'avaient 
pris  aucune  précaution  en  signant  l'armistice,  ils  se  sont 
trouvés  désarmés  à  l'heure  où  il  eût  fallu  rompre  et 
courir,  de  nouveau,  le  risque  de  guerre.  Ce  qui  fait 
qu'ils  n'ont  eu  d'autres  ressources  que  de  se  dérober  en 


436  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   4919 

opposant  aux  exigences  allemandes  leur  piteuse  for- 
mule :  «  Ni  guerre  ni  paix.  »  Et  le  tout  a  abouti,  comme 
il  était  logique,  à  une  pure  et  simple  capitulation. 
N'ayant  plus  de  chef  de  guerre,  ils  ne  purent  même  pas 
faire  la  paix. 

Il  est  démontré  que  la  paix,  étant  la  conclusion  et  la 
résultante  de  la  guerre,  ne  peut  être  négociée  sans  la 
perspective  d'une  reprise  possible  de  la  guerre  ;  or,  les 
garanties  exigées  en  vue  de  cette  reprise  de  la  guerre 
ne  peuvent  être  absentes  du  premier  acte  qui  aura  pour 
objet  de  suspendre  la  guerre.  Ce  premier  acte  est  l'ar- 
mistice. Ne  signons  pas  d'armistice  à  laTrotzky  :  sinon, 
la  reprise  de  la  guerre  dans  les  conditions  les  plus  fu- 
nestes serait,  pour  ainsi  dire,  inévitable. 


DES     CONDITIONS     DE     L   ARMISTICE 

Napoléon  dit  :  «  La  confiance  ne  doit  jamais  être 
aveugle.  On  nous  a  prouvé  tant  de  fois  qu'on  voulait 
endormir  notre  surveillance  par  des  propositions  de 
paix,  qu'on  ne  doit  jamais  s'y  livrer  aveuglément... 
jusqu'à  la  paix,  l'armistice  ne  doit  être  considéré  que 
comme  un  moment  de  repos  et  un  moyen  de  se  livrer  à  de  nou- 
veaux combats...  » 

C'est  toute  la  théorie  de  l'armistice. 

Elle  se  résume  en  une  simple  observation  :  les  condi- 
tions de  l'armistice  ne  sont  bonnes  que  si  elles  permet- 
tent de  reprendre  immédiatement  la  guerre  avec  des 
troupes  non  pas  affaiblies  mais  fortifiées.  C'est  le  plus 


r 


AVANT   LES    NEGOCIATIONS  137 

sûr  moyen  d'empêcher  la  reprise  des  hostilités.  Donc 
les  garanties  stipulées  dans  Tarmistice  doivent  être 
principalement  des  garanties  matérielles.  Il  vaudrait 
mieux  sacrifier  certains  avantages  ultérieurs  que  de 
renoncer  à  des  sécurités  immédiates.  Les  avantages  ulté- 
rieurs pourront  être  obtenus  à  l'abri  d'une  bonne  rédac- 
tion de  l'armistice  ;  mais  les  sacrifices  consentis  dans 
l'armistice  ne  se  retrouveront  jamais. 

Sans  entrer  ici  dans  l'étude  des  précédents  histori- 
ques (qui,  pourtant,  éclaireraient  singulièrement  toute 
situation  future  analogue),  il  est  permis  de  rappeler  que 
la  plus  grande  faute  commise  par  M.  Jules  Favre,  négo- 
ciant au  nom  de  la  Défense  nationale,  et  par  M.  Thiers, 
négociant  au  nom  de  l'Assemblée  constituante  en  1871, 
a  été  certainement  de  se  passer  des  conseillers  mili- 
taires, soit  le  général  Trochu,  soit  le  général  Chanzy, 
soit  le  général  Faidherbe.  Pour  ne  mentionner  qu'un 
fait  lamentable,  on  n'eût  pas  négligé  —  si  les  chefs  mili- 
taires avaient  été  présents  —  de  traiter,  dans  l'armistice, 
du  sort  de  l'armée  de  Bourbaki,  —  omission  qui  fut  une 
véritable  catastrophe  militaire  et  diplomatique  ;  on  n'eût 
pas  consenti  à  conclure  un  armistice  sans  conditions 
précises,  ce  qui  permit  à  M.  de  Bismarck  de  reporter 
l'emploi  de  ses  ruses  les  plus  diaboliques  aux  négocia- 
tions de  la  paix,  alors  que  la  France  serait  désarmée. 
On  se  souvient  que  Bismarck  refusa  de  faire  connaître  à 
M,  Thiers  les  conditions  de  la  paix,  disant  «  que  le  mo- 
ment décide  beaucoup  dans  ces  choses-là  ».  Ainsi,  il 
aborda  le  fond  de  la  négociation  avec  un  ennemi  qui 
s'était  livré  à  lui  pieds  et  poings  Ués.  Si  on  eût  écouté 


138  LE   TRAITÉ   DE   PAIX  DE  1919 

Gambetta,  les  chose  se  fussent  passées  tout  autrement. 

Ces  fautes  doivent  nous  servir  d'avertissement. 

L'armistice  sera  militaire  :  sinon  il  risque  de  n'être 
pas  le  préliminaire  d'une  bonne  paix. 

Voici  quelqnes-unes  des  questions  qui  devront  être 
traitées  dans  l'armistice  et  auxquelles  il  convient  de 
réfléchir  dès  maintenant  : 

Sécurités  militaires  proprement  dites; 

Sécurités  diplomatiques  ; 

Ravitaillement  des  puissances  engagées  dans  le  con- 
flit et  des  neutres  ; 

Formes  et  données  principales  de  la  négociation  pro- 
prement dite  ; 

Durée  de  l'armistice. 

Il  est  probable  que  chacun  de  ces  points  —  et  d'autres 
encore  —  seront  visés  dans  l'armistice  et  devront  être 
l'objet  de  décisions  claires.  Nous  allons  les  examiner 
rapidement,  en  faisant  observer,  toutefois,  que  chacun 
devrait  être  le  sujet  d'une  étude  spéciale  poussée  à  fond 
par  les  techniciens. 

1*  Sécurités  militaires  proprement  dites.  —  Seuls,  les 
chefs  des  états-majors  aUiés,  sous  la  direction  des  Com- 
mandements en  chef  et  du  Comité  interallié,  peuvent 
mettre  un  projet  d'ensemble  sur  pied.  Il  doit  s'appli- 
quer à  l'Europe  (front  occidental,  front  de  Salonique, 
front  italien,  peut-être  front  roumain  et  front  du  Cau- 
case); à  l'Asie  (front  japonais  et  russo-chinois,  front  de 
Bagdad,  front  de  Jérusalem);  à  l'Afrique  (front   des 


AVANT   LES   NEGOCIATIONS  139 

diverses  colonies  :  anglo-allemandes,  belgo-allemandes, 
franco-allemandes,  portugaises -allemandes).  Il  doit 
s'appliquer,  en  outre,  au  front  maritime  dans  toute  son 
étendue,  y  compris  la  position  des  flottes,  des  navires 
de  guerre  et  des  sous-marins,  etc. 

Les  principales  questions  et  les  plus  difficiles  vise- 
ront la  sécurité  du  front  occidental,  la  sécurité  du  front 
italien,  le  sort  de  l'empire  turc  et  des  populations 
slaves  des  Balkans,  et  de  l'Autriche-Hongrie. 

Le  sort  futur  de  la  Belgique,  de  F  Alsace-Lorraine, 
des  populations  irredente,  de  la  Serbie,  de  la  Roumanie, 
de  la  Turquie,  de  la  Pologne,  sera  inclus,  jusqu'à  un 
certain  point,  dans  le  texte  de  l'armistice. 

Il  est  de  toute  évidence,  par  exemple,  que  si  un 
article  de  l'armistice  stipulait  la  retraite  des  troupes 
allemandes  sur  la  ligne  de  la  Meuse  ou  sur  la  ligne  du 
Rhin,  le  sort  de  tous  les  territoires  situés  en  deçà  de 
l'une  ou  l'autre  de  ces  lignes  serait,  pour  ainsi  dire, 
réglé  dans  un  sens  favorable  à  l'Entente  avant  toute 
négociation  de  paix. 

De  pareilles  stipulations,  dans  la  mesure  où  on  pour- 
rait les  imposer,  consacreraient  plus  ou  moins  la  vic- 
toire. C'est  le  cas  de  répéter  le  mot  de  Bismarck  :  «  Le 
moment  fait  beaucoup  en  ces  choses-là.  » 

Nous  avons  vu,  dans  les  négociations  de  Brest- 
Litovsk,  les  prétentions  des  Allemands  s'accroître  au 
fur  et  à  mesure  que  l'anarchie  russe  s'accentuait. 

Il  est  probable  qu'il  y  aura,  chez  les  nations  alliées, 
un  déchaînement  d'intrigue  allemande  coïncidant  avec 
la  négociation  de  l'armistice  pour  affaiblir  l'autorité  du 


d40  LE    TRAITE    DE   PAIX    DE   1919 

commandant  en  chef,  critiquer  «  lem's  exigences  », 
blâmer  leurs  méthodes,  etc.  C'est  l'heure  où  l'autorité 
et  la  prudence  devront  se  marier  le  plus  étroitement 
pour  arriver  à  un  bon  résultat. 

La  question  de  la  carte  de  la  guerre  à  viser  dans  Varmistiœ 
devant  être  l'objet  d'un  travail  à  part,  on  s'en  tiendra, 
ici,  à  des  considérations  générales,  en  leur  donnant  une 
conclusion  de  même  ordre  :  il  appartient  aux  chefs  de 
la  guerre  de  réclamer  toute  sécurité  pour  leurs  armées. 
Une  carte  comportant  cette  sécurité  doit  être  étudiée 
par  eux  d'avance  et  ils  doivent  maintenir,  fermement, 
leur  point  de  vue;  car  la  sécurité  des  armées  est  la  pre- 
mière condition  de  la  sécurité  du  pays. 

2°  Sécurités  diplomatiques.  —  La  guerre  actuelle  pré- 
sente une  complexité  d'intérêts  et  d'aspirations  qui  n'a 
guère  eu  de  précédents,  dans  l'histoire,  que  les  guerres 
de  rehgion  au  seizième  siècle  et  les  guerres  de  la  Révo- 
lution à  la  fin  du  dix-huitième  :  aux  questions  pure- 
ment matérielles  se  mêlent  étroitement  des  questions 
de  sentiment,  des  revendications  morales.  Usera  impos- 
sible de  les  néghger  quand  il  s'agira  d'aborder  les  pour- 
parlers de  la  paix;  il  faut  reconnaître,  d'autre  part,  que 
ces  questions  morales  sont  les  plus  difficiles  de  toutes 
à  régler. 

Par  exemple,  «  le  but  de  guerre  »,  cent  fois  exprimé 
par  les  gouvernements  de  l'Entente,  à  savoir  «  la  des- 
truction du  militarisme  allemand  » ,  comporte  des  mo- 
dalités complexes  et,  en  quelque  sorte,  insaisissables, 
puisqu'elles  dépendent  de  l'opinion  intime  du  peuple 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  141 

allemand.  Les  peuples  de  l'Entente,  même  victorieux, 
ne  peuvent  que  difficilement  «  décréter  »  une  révolution 
en  Allemagne.  Ajoutons  qu'elle  peut  s'accomplir  sous  la 
pression  des  événements  au  moment  même  où  ils 
pensent  qu'elle  est  impossible. 

La  première  de  toutes  les  difficultés  diplomatiques, 
et  peut-être  la  plus  grave,  sera  de  déterminer  les  repré- 
sentants des  puissances  ennemies  avec  qui  nous  traite- 
rons. Quels  seront  les  signataires  de  l'armistice?  Le 
président  Wilson  a  dit,  à  diverses  reprises,  que  les 
puissances  de  l'Entente  ne  traiteraient  pas  avec  la 
dynastie  des  Hohenzollern  ;  d'autre  part,  une  tractation 
engagée  avec  les  «  Jeunes  Turcs  »  peut,  en  consacrant 
le  régime,  contrarier,  pendant  de  longues  années,  la 
politique  des  puissances  en  Orient;  de  môme,  la  position 
du  roi  Ferdinand  de  Bulgarie  peut  être  discutée;  par 
contre,  si  la  Roumanie  se  voit  imposer  un  gouverne- 
ment placé  sous  l'influence  austro-allemande,  les  puis- 
sances de  l'Entente  abandonneront-elles  ceux  qui  furent 
leurs  partisans  et  fidèles  alliés?  En  Serbie,  la  question 
diplomatique  a  été  posée  par  l'Autriche-Hongrie; 
d'autre  part,  la  Bavière  a  réclamé  sa  place  dans  les 
négociations  de  Brest-Litovsk,  etc.,  etc. 

Ici ,  encore,  l'avantage  d'un  armistice  bien  fait  saute  aux 
yeux.  En  admettant  que  les  chefs  militaires  des  diverses  ar- 
mées engagées  signent  l'armistice,  la  question  politique  est 
heureusement  influencée  dans  le  sens  le  plus  favorable 
aux  revendications  de  l't^n tente  :  il  existe,  en  effet,  une 
armée  belge,  une  armée  serbe,  une  armée  roumaine,  même 


142  LE   TRAITE    DE    PAIX  DE   1919 

une  armée  albanaise,  une  armée  polonaise,  une  armée, 
tchèque,  une  armée  arabe;  autant  dire  qu'il  existe  une 
Belgique,  une  Serbie,  une  Roumanie,  une  Albanie,  une 
Pologne,  une  Slavie,  reconnues  par  les  puissances  de 
l'Entente.  Si,  dans  une  mesure  à  déterminer,  chacun 
des  chefs  militaires  de  ces  armées  avait  à  participer, 
sinon  à  l'armistice  général,  du  moins  à  un  armistice 
particulier,  ce  serait  une  première  base  pour  les  négo- 
ciations d'ordre  diplomatique,  un  préjugé  en  faveur  de 
la  politique  de  l'Entente.  Il  faut  donc  examiner  avec  le 
plus  grand  soin  ce  point  de  vue  capital  :  Quels  seront  les 
signataires  de  l'armistice? 

L'armistice  général  peut  être  signé,  d'abord,  parles 
chefs  militaires  des  grandes  puissances,  mais  il  sera 
toujours  utile  de  réserver  la  signature  des  petites  puis- 
sances et  ce  sera  un  avantage  de  les  faire  reconnaître 
en  qualité  de  beUigérants  par  l'ennemi. 

Une  fois  la  question  des  signatures  réglée,  —  et  on 
voit  quelles  sont  ses  conséquences,  les  questions  poli- 
tiques et  diplomatiques  proprement  dites  seront  abor- 
dées :  par  exemple  l'indépendance  de  la  Belgique,  la 
restitution  de  l'Alsace-Lorraine,  le  sort  des  colonies 
allemandes,  de  l'empire  turc,  etc.  Nous  avons  dit  com- 
ment ces  questions  seront,  jusqu'à  un  certain  point, 
dans  la  dépendance  de  la  rédaction  consacrée  aux  sécu- 
rités militaires;  nous  venons  de  voir  comment  leur  solu- 
tion peut  être  préjugée  également  par  la  déterminatioti 
des  signataires  de  V armistice;  ceci  dit,  nous  croyons  devoir 
les  étudier  plus  complètement  au  paragraphe  :  formes  de 
la  négociation. 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  143 

3°  Ravitaillement  des  puissances  ennemies  et  des  neutres. 
—  Il  est  probable  (nous  le  croyons  par  ce  qui  s'est  passé 
au  sujet  de  la  paix  de  l'Ukraine)  que  les  Empires  du 
Centre  et  leurs  alliés  demanderont  à  être  ravitaillés 
pendant  la  période  des  négociations.  Le  principe  même 
du  ravitaillement  mérite  une  étude  attentive;  une  ré- 
ponse hâtive,  une  rédaction  mal  combinée  pourraient 
compromettre  ou  réduire  à  néant  les  bénéfices  de  la 
guerre.  Ne  perdons  jamais  de  vue  l'aphorisme  de  Napo- 
léon :  il  n'y  a  de  bons  armistices  que  celui  qui  permet 
de  reprendre  la  guerre  avec  de  nouveaux  av^antages  (1). 

En  principe,  la  clause  de  ravitaillement  devrait  être 
écartée,  puisque  l'usure  est  la  véritable  carte  de  guerre 
des  puissances  de  l'Entente.  Nous  ne  pouvons  laisser  à 
l'ennemi  la  possibilité  de  se  relever,  mais  bien  le  main- 
tenir à  terre.  Cependant,  il  est  possible  d'envisager  un 
donnant  donnant  sur  les  bases  suivantes  :  plus  vous 
céderez  de  votre  «  carte  de  guerre  »,  plus  nous  céde- 
rons de  la  nôtre.  Vous  vous  ravitaillerez  en  proportion 
de  ce  que  vous  reculerez. 

Une  des  difficultés  de  cette  négociation,  c'est  que  les 
puissances  du  Centre  essaieront  d'enrôler  les  neutres 
dans  leur  revendication.  On  voit  déjà  percer  le  bout  de 
l'oreille  dans  le  soin  que  M.  Hertling  a  pris  de  ménager 
la  Suisse  dans  son  discours  du  26  février  1917.  Il  faut 

(i)  Le  7  février  1871,  quand  l'armistice  avec  la  France  touchait  à 
sa  fin,  de  Moltke  écrivait  de  Versailles,  au  commandant  de  la  11°  ar- 
mée :  i  Toutes  les  mesures  doivent  être  prises  pour  que  la  II"  armée 
puisse,  dès  l'expiration  de  l'armistice,  ouvrir  les  opérations  avec  ses 
quatre  corps  d'armée.  Sa  Majesté  ne  vous  prescrit  pas  de  vous 
emparer  de  tel  ou  tel  point,  de  telle  ou  telle  province,  mais  bien 
de  détruire  l'armée  ennemie.  » 


iU  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

s'attendre  à  toutes  sortes  d'intrigues  et  d'interventions  à 
ce  sujet.  Il  n'en  est  que  plus  nécessaire  de  considérer 
la  question  du  ravitaillement  exclusivement  au  point  de 
vue  militaire,  comme  s'il  s'agissait  de  traiter  la  capitu- 
lation d'une  place  assiégée. 

Pour  le  côté  technique  de  cette  question  et  pour  les 
concessions  territoriales  et  autres,  le  précédent  du  ravi- 
taillement des  pays  envahis  sous  le  contrôle  hispano- 
américain  pourrait  être  soigneusement  étudié.  Il  y  a  là 
une  base  pour  des  calculs  éventuels. 

Une  bonne  rédaction  des  clauses  du  ravitaillement 
présenterait,  le  cas  échéant,  un  autre  biais  favorable  à  la 
cause  des  puissances  :  en  vue  d'organiser  un  contrôle, 
des  agents  de  TEntente  pourraient  être  admis  immédia- 
tement en  Belgique,  dans  le  Luxembourg,  en  Alsace- 
Lorraine,  en  Serbie,  en  Roumanie,  en  Pologne,  etc., 
môme  en  Turquie,  en  Autriche-Hongrie,  en  Allemagne, 
pour  s'assurer  que  les  distributions  sont  bien  faites  et 
que  les  populations  ne  sont  pas  sacrifiées  par  les  agents 
des  Empires  centraux  ou  les  chefs  des  vieux  partis.  Ce 
serait  là  un  embryon  de  réorganisation  par  V Entente  qui  ne 
serait  pas  à  dédaigner.  Peut-être  même  une  certaine 
réorganisation  de  la  Russie,  au  moyen  de  ravitaillements, 
pourrait-elle  être  dès  maintenant  envisagée.  Elle  servi- 
rait d'exemple  et  d'espoir  aux  populations  affamées  qui 
se  tourneraient,  de  partout,  vers  les  distributions  des 
ressources  alimentaires. 

Cette  clause  de  ravitaillement  présente  encore  un 
autre  intérêt  majeur.  Elle  sera,  en  effet,  le  point  de  dé- 
part d'une  organisation  économique  du  monde  qui  per- 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  143 

mettra  d'accorder  ou  de  refuser  les  matières  alimen- 
taires et  les  matières  premières  aux  puissances  du 
Centre,  selon  qu'elles  seront  ou  non  fidèles  à  leurs  en- 
gagements. En  un  mot,  les  Empires  du  Centre,  ayant 
besoin  du  ravitaillement,  devront  comprendre  que  ce 
ravitaillement  ne  peut  résulter  que  d'une  organisation 
économique  et  s'y  soumettre.  Mais  cette  organisation 
sera  aux  mains  des  puissances  de  l'Entente,  et,  survi- 
vant à  la  période  de  l'armistice,  elle  deviendra  un  des 
plus  puissants  instruments  de  paix  que  le  monde  ait 
connus.  Ce  serait  assurément  l'une  des  bases  de  la 
«  Société  des  Nations  » . 

4"  Formes  et  données  principales  de  la  négociation  de  la 
paix.  —  Un  ou  plusieurs  articles  de  l'armistice  seront 
évidemment  consacrés  à  déterminer  les  formes  et  les 
données  de  la  négociation  qui  rétablira  la  paix  générale. 

Au  sujet  des  formes  de  cette  négociation,  il  y  aura  lieu 
de  prévoir  quels  seront  les  pouvoirs  qualifiés  pour 
prendre  des  engagements  au  nom  des  puissances. 

Les  Empires  du  Centre  se  sont  mis  dans  une  situation 
extrêmement  difficile  en  laissant  s'accréditer,  en  leur 
nom,  la  doctrine  du  «  chiffon  de  papier  »  et  en  affi- 
chant le  mépris  le  plus  absolu  pour  les  engagements 
qu'ils  avaient  pris  dans  les  grandes  conventions  interna- 
tionales et  notamment  dans  les  conventions  de  La  Haye. 
Il  sera  nécessaire  de  prendre  des  garanties  au  sujet  de 
la  valeur  de  leurs  nouveaux  engagements,  et  ces  ga- 
ranties consisteront  probablement  dans  la  stipulation 
qne  les  négociations  définitives  ne  pourront  s'engager 

10 


146  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

utilement  qu'entre  les  représentants  d'institutions 
libres.  Ces  rédactions  seront  très  délicates  :  une  raison 
de  plus  pour  y  penser  à  l'avance. 

L'armistice  indiquera  également  les  formes  générales 
dans  lesquelles  les  négociations  devront  s'engager. 
S'agira-t-il  de  tractations  de  puissance  à  puissance, 
s'agira-t-il  d'une  conférence  où  figureront  seulement  les 
puissances  belligérantes,  s'agira-t-il  d'un  congrès  réu- 
nissant toutes  les  puissances  intéressées  au  futur  statut 
mondial?  Ceci  aussi  devra  être  prévu  dans  le  texte  de 
l'armistice  :  car  le  silence  lui-même  aurait  les  consé- 
quences les  plus  graves.  Tout  malentendu  sera  exploité 
par  l'ennemi. 

Il  est  de  toute  évidence  que  les  sujets  à  traiter  au 
cours  des  négociations  de  la  paix  générale  seront  d'une 
variété,  d'une  importance  et  d'une  difficulté  sans  précé- 
dents :  questions  territoriales,  questions  politiques, 
questions  économiques,  questions  internationales  de 
toutes  sortes;  il  suffit  d'observer,  par  exemple,  que  la 
guerre  actuelle  a  abrogé  ipso  facto  les  conventions  exis- 
tant antérieurement  entre  les  belligérants. 

Supposons  qu'une  clause  de  l'armistice  soit  rédigée 
ainsi  :  «  Les  puissances  signataires  s'engagent  à  ouvrir, 
dans  le  plus  bref  délai  possible,  les  négociations  en  vue 
de  la  paix  générale  »,  une  telle  rédaction,  en  apparence 
si  simple,  devra  être  suivie  nécessairement  d'un  certain 
nombre  de  données  plus  précises  et,  tout  de  suite,  plus 
compliquées.  Par  exemple  :  «  Les  négociations  s'ouvri- 
ront en  tel  lieu  (pays  neutre,  ville  appartenant  à  une 
puissance  belligérante  ou  ville  située  dans  un  pays  con- 


AVANT   LES    NÉGOCIATIONS  147 

testé,  comme  était  Brest-Litovsk)  (1),  de  même  la  ques- 
tion se  posera  immédiatement  de  savoir  si  toutes  les 
puissances  belligérantes  pourront  être  admises  sur  le 
même  pied,  ou  si  certaines  d'entre  elles  se  feront  repré- 
senter par  un  nombre  limité  de  plénipotentiaires.  Tout 
cela  devra  être  précisé  dès  l'armistice. 

On  peut  admettre  l'éventualité  de  négociations  di- 
rectes entre  les  belligérants  pour  les  sujets  qui  les  tou- 
chent directement  et  qui  les  touchent  seuls.  Mais  il  est 
des  matières  internationales,  des  débats  juridiques  et 
techniques  qui  exigeront  la  présence  des  neutres  ; 
exemple  :  le  régime  des  chemins  de  fer,  des  postes  et 
téléphones,  etc.,  ou  qui  devront  être  l'objet  d'une  sorte 
de  sentence  arbitrale. 

De  bons  esprits  ont  pensé  que  la  constitution  d'une 
«  Société  arbitrale  »  entre  les  peuples  destinée  à  évoquer 
jusqu'à  elle  les  questions  dont  le  règlement  apparaîtrait 
comme  trop  complexe,  devrait  être  prévue  et  mise  sur 
pied  même  avant  la  fin  de  la  guerre. 

Prenons  quelques  exemples  pour  bien  préciser  notre 
pensée  :  une  question  des  plus  graves  ne  peut  manquer 
d'être  posée,  celle  des  indemnités  aux  Etats,  aux  pro- 
vinces ravagées,  aux  villes  détruites,  aux  simples  parti- 
cuhers.  Ce  débat  serait  extrêmement  pénible  et  irritant; 
ajoutons  que,  si  on  veut  le  trancher  conformément  aux 
précédents,  il  est  à  peu  près  insoluble  dans  l'état  écono- 


(1)  Les  délégués  maximalistcs  se  sont  aperçus,  au  cours  des  pour- 
parlers, de  l'intérêt  qu'ils  eussent  eu  à  clioisir  Stockholm  comme  lieu 
de  négociations. 


H8  LE    TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

mique  des  belligérants.  Il  n'existe  pas  une  seule  puis- 
sance qui,  même  vaincue,  et  surtout  vaincue,  puisse 
assumer  la  charge  entière  du  paiement  de  telles  indem- 
nités, tandis  qu'un  consortium  des  nations  offrirait  un 
crédit  suffisant  pour  garantir  ces  justes  réparations, 
sauf  à  stipuler  les  reprises  qui  paraîtraient  équitables  à 
la  charge  des  pays  responsables. 

Autre  cas  :  s'il  s'agit  de  constituer  une  nouvelle 
Pologne,  une  Confédération  balkanique,  un  État  yougo- 
slave, —  toutes  solutions  qui,  d'ores  et  déjà,  peuvent 
être  envisagées  —  il  est  évident  qu'une  tractation 
directe  entre  les  puissances  intéressées  ne  pourrait 
jamais  aboutir.  Pour  assurer  à  ces  créations  la  vie 
internationale  et  les  moyens  de  s'instituer  et  de  se 
développer,  il  faudra  une  autorité  plus  haute  :  seule 
une  Société  internationale  présenterait  une  surface 
nécessaire  pour  exercer  un  tel  arbitrage  et  une  durée 
suffisante  pour  veiller  elle-même  sur  son  œuvre. 

Ces  deux  exemples  suffisent.  Si  un  haut  pouvoir  in- 
ternational était  appelé  à  prononcer  les  sentences,  en 
quelque  sorte  arbitrales,  que  nous  venons  d'indiquer  ou 
d'autres  analogues,  en  ce  qui  concerne  les  questions  les 
plus  complexes,  celles  intéressant  l'honneur  ou  un  loin- 
tain avenir  des  peuples,  les  négociations  générales  s'en 
trouveraient  singulièrement  facilitées.  Ces  considéra- 
tions portent  à  croire  que,  dans  la  rédaction  de  l'armis- 
tice, la  création  de  cet  organisme  international  et 
l'adhésion  des  puissances  signataires  pourraient  être 
visées. 

Ainsi,  les  clauses  de  l'armistice  relatives  aux  futures 


AVANT    LES   NÉGOCIATIONS  149 

négociations  de  la  paix  générale  pourraient  être  rédigées 
en  termes  tels  que  deux  sortes  de  négociations  y  se- 
raient prévues  :  celles  à  courte  échéance,  relatives  aux 
questions  territoriales  et  diplomatiques  proprement 
dites;  celles  demandant  de  plus  lentes  élaborations,  ou 
ayant  plus  spécialement  un  caractère  juridique,  écono- 
mique, financier,  etc.  ;  celles-ci  ayant  à  se  développer 
devant  un  organisme  spécial  qui  serait  soit  un  Congrès, 
soit  une  Conférence  analogue  aux  Conférences  de  La 
Haye,  soit  la  Société  des  Nations. 

5°  Durée  de  Varmistice.  Garanties  pendant  ce  délai.  Fin  de 
l'armistice.  —  Il  faut  que  l'armistice  ait  un  terme  assez 
court;  cependant,  ce  terme  doit  être  combiné,  s'il  y  a 
lieu,  avec  les  facilités  de  ravitaillement  temporaire  de 
telle  façon  que  la  fin  de  l'armistice  supprime  de  facto  les 
mesures  prises  pour  fournir  les  matières  alimentaires  et 
autres.  Il  y  aurait  là,  entre  parenthèses,  un  moyen  de 
peser  sur  les  opinions  pubhques  des  puissances  inté- 
ressées, moyen  qu'il  ne  faut  pas  néghger. 

A  ce  point  de  vue  encore,  les  termes  dans  les- 
quels serait  rédigée  la  clause  de  durée  importent 
beaucoup  et  doivent  être  soigneusement  pesés. 

L'immensité  du  champ  des  opérations  mihtaires  doit 
être  également  considérée.  Il  serait  à  craindre  qu'une 
surprise  ou  qu'une  félonie  (notamment  de  la  part  des 
sous-marins)  ne  donnât  un  avantage  à  nos  ennemis,  s'ils 
jugeaient  bon  de  rompre  soudainement  les  pourparlers. 
Le  parti  militaire  allemand  sera  toujours  aux  aguets 
pour  provoquer  une  reprise  de  la  guerre.  11  sait  qu'une 


d50  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

paix  équitable  serait  sa  ruine.  Il  faut  donc  le  tenir,  non 
seulement  par  des  paroles  et  des  signatures,  mais  par 
des  garanties.  Les  Allemands  groupent,  en  ce  moment, 
dans  leurs  camps  de  concentration,  des  «  otages  »  fran- 
çais, belges,  etc.  Pourquoi?...  Cette  question  des  otages 
doit  être  étudiée  de  très  près.  Une  autre  question  de- 
mande aussi  une  étude  spéciale,  —  celle  d'un  désarme- 
ment partiel  ou  de  l'enlèvement  de  certains  organes 
moteurs  des  avions,  des  sous-marins,  des  locomo- 
tives, etc.  Au  moment  où  les  pourparlers  de  l'armistice 
s'ouvriront,  les  négociateurs  allemands  seront  tout 
miel  :  mais  ils  garderont  certainement  une  arrière- 
pensée.  Dans  la  mesure  ^du  possible,  des  garanties  ma- 
térielles  devront  être  exigées. 

On  a  vu,  à  Brest-Litovsk,  que  les  Allemands  n'ont  pas 
attendu  la  fin  de  Varmistke  pour  rouvrir  les  hostilités 
contre  les  Russes  et  qu'ils  ont  introduit  le  prétexte  de  la 
paix  de  l'Ukraine  pour  autoriser  leur  ingérence  dans 
les  affaires  intérieures  de  la  Russie  :  ce  sont  là  des 
avertissements.  On  ne  saurait  prendre  trop  de  précau- 
tions. 

De  V union  entre  les  puissances  alliées  jusqu'au  bout,  -r- 
Avant  de  clore  ces  observations  générales,  il  est  néces-  . 
saire  d'insister  sur  un  point  qui,  sans  se  rattacher  direc- 
tement à  la  question  de  l'armistice,  jouera  un  rôle  con- 
sidérable dans  sa  rédaction  et  dans  son  application  :  il 
s'agit  de  l'union  entre  les  puissances  alliées. 

Il  n'est  pas  douteux  que  l'effort  de  l'Allemagne 
consistera,  dès  que  la  paix  sera  en  perspective,  à  tout 


-i 


AVANT   LES    NEGOCIATIONS  loi 

faire  pour  amener  un  désaccord  quelconque  entre  les 
puissances  de  l'Entente.  C'est  l'heure  où  les  divergences 
de  vue  inévitables  apparaîtront  et  nos  ennemis  nous 
attendent  là  :  c'est  pourquoi  ils  mettent  une  telle  insis- 
tance à  nous  amener  devant  «  le  tapis  vert  ». 

L'exemple  de  ce  qui  se  passe  entre  l'Autriche  et 
l'Allemagne  nous  prouve  que,  quand  on  en  vient  aux 
tractations  précises,  il  est  difficile  de  persévérer  dans 
l'union.  Or,  les  deux  empires  du  Centre  sont  maîtres  de 
leur  gouvernement,  maîtres  (ou  peu  s'en  faut)  de  leurs 
opinions. . .  On  peut  apprécier  les  difficultés  en  présence 
desquelles  se  trouveront,  par  contre,  les  gouvernements 
de  l'Entente. 

Dès  maintenant,  une  propagande  très  intense  devrait 
être  organisée,  dans  tous  les  pays  de  l'Entente,  pour 
développer,  chez  les  peuples  et  les  opinions  publiques, 
le  «  réflexe  de  l'union  » .  Il  faudrait  que  les  gouverne- 
ments et  les  populations  s'habituassent  à  ne  plus  déli- 
bérer de  leurs  intérêts  communs  et  des  intérêts  com- 
muns de  la  civilisation  que  sous  l'angle  de  l'union  :  c'est 
toute  une  éducation  à  faire. 

Contre  cette  union  indispensable,  jusqu'au  bout,  les 
Allemands  ont  préparé  leurs  batteries.  (Nous  le  voyons, 
.•en  Italie,  à  propos  de  la  question  serbe  et  slovaque.) 
[Nous  devrions  opposer  système  à  système  et  propa- 
gande à  propagande.  Cela  est  de  la  plus  grave  et  de  la 
)lus  extrême  urgence. 

Tout  ce  qui  tendrait  à  développer  le  séparatisme  en 
|;Allemagne,  en  Autriche-Hongrie  serait  de  l'excellente 
^propagande.  Rien  déplus  urgent.  Mais,  de  notre  côté, 


152  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

c'est  la  propagande  de  runion  qui  doit  être  le  souci 
principal.  Elle  doit  commencer  par  l'armée  :  de  même 
que,  depuis  le  mois  de  juin  dernier,  l'armée  ayant  repris 
confiance  et  remontant  son  propre  moral,  a  remonté 
le  moral  du  pays,  de  même  l'armée  a  charge  d'âmes, 
maintenant,  pour  soutenir  jusqu'au  bout  la  volonté  du 
pays.  L'armée  est  la  force  virile  de  la  France;  il  lui 
appartient  d'agir  et  de  penser  virilement.  Au  cours  des 
négociations,  sa  solidité  fera  la  solidité  de  tous. 

Dès  maintenant,  il  faut  l'entraîner  à  considérer  l'ou- 
verture des  négociations  non  comme  la  fin  de  la  guerre, 
mais  comme  une  forme  de  la  guerre. 

Tous  les  officiers  doivent  être  soigneusement  avertis 
à  ce  sujet  pour,  qu'à  leur  tour,  ils  avertissent  les  troupes. 

Une  question  jointe  très  étroitement  à  celle  de  l'ar- 
mistice, c'est  celle  de  la  démobilisation.  Si  le  soldat 
s'imagine  qu'une  fois  l'armistice  signé,  il  n'a  plus  qu'à 
rentrer  chez  lui,  nous  sommes  perdus.  Cette  question 
de  la  démobilisation  progressive  doit  être  l'objet  d'une 
étude  spéciale  par  les  techniciens.  Il  s'agit  d'assurer, 
pendant  des  années,  une  présence  de  plusieurs  classes 
(ou  parties  de  classes)  sous  les  drapeaux.  Cette  prolon- 
gation d'un  demi-état  de  guerre  s'impose,  puisqu'il  faut 
occuper  certains  territoires  ennemis,  défendre  certaines 
régions  en  France,  en  Belgique,  en  Russie,  en  Po- 
logne, etc.,  garder  une  situation  dominante  sur  la  mer, 
dans  les  colonies,  etc.,  et  finalement  travailler  à  la  réor- 
ganisation de  tout  ce  que  la  guerre  aura  détruit  (che- 
mins de  fer,  canaux,  routes,  etc.),  ce  qui  ne  peut  se 
faire  que  par  une  force  organisée. 


AVANT   LES   NÉGOCIATIONS  153 

Sur  tous  ces  points,  l'armistice  devra  prévoir  :  ses 
clauses  prépareront  cet  état  de  choses  intermédiaire  et 
l'imposeront  à  l'ennemi.  On  pourrait  dire  que  les  terri- 
toires litigieux  seront  maintenus  sous  la  main  des  puis- 
sances alliées. 

On  voit  donc  à  quel  point  il  importe  de  préparer  les 
puissances  victorieuses  à  cette  nécessité  de  l'après- 
guerre  :  1  •  en  les  habituant  à  l'idée  qu'une  partie  de 
leurs  forces  devront  être  maintenues  sous  les  drapeaux  ; 
2°  en  développant  en  elles  et  auprès  de  leurs  opinions 
publiques,  pour  des  années,  le  réflexe  de  V union. 

La  paix,  en  effet,  ne  sera,  pendant  tout  ce  temps, 
qu'une  «  guerre  atténuée  »  :  il  faut  qu'elle  garde,  de  la 
guerre  elle-même,  le  matériel  et  le  moral. 

C'est  pourquoi  une  propagande  vigilante  doit  s'exercer 
à  ce  sujet.  La  presse,  notamment,  doit  recevoir  des  direc- 
tions précises  dans  ce  sens. 

Dans  l'armistice,  des  articles  devront  viser  ce  travail 
de  l'après-guerre  de  façon  à  éviter  toute  dissociation  ou 
discorde  entre  les  puissances  alliées.  A  cette  collabora- 
tion prolongée  il  faut  se  préparer  dès  maintenant.  Toute 
zizanie,  toute  plainte,  toute  critique  visant  nos  alliés  est 
dangereuse.  Si  elle  se  propage,  cette  propagation  est  du 
fait  de  l'ennemi  :  on  ne  peut  donner  trop  d'attention  à 
ce  travail  occulte  dont  les  conséquences  apparaîtraient 
soit  à  l'heure  où  s'ouvriraient  les  négociations,  soit  au 
cours  de  la  période  ouverte  par  l'armistice.  La  négocia- 
tion peut  devenir,  ne  l'oublions  jamais,  la  forme  la  plus 
subtile  et  la  plus  dangereuse  de  la  guerre. 

Un  des  moyens  les  plus  efficaces  de  parer  au  péril  qui 


454  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   J9d9 

vient  d'être  signalé,  n'est-il  pas  d'habituer  les  états- 
majors  alliés  à  traiter  d'avance,  entre  eux,  la  question 
de  l'armistice. 

Si  des  textes  «  à  tiroir  »  étaient  rédigés  d'avance  en 
commun,  si  ces  textes  étaient  constamment  à  jour,  — 
sauf  à  les  modifier  encore  au  dernier  moment,  —  si  des 
hommes  spéciaux  s'habituaient  à  vivre  ensemble  ces  ques- 
tions et  à  respirer  d'avance  Vatmosphère  de  Varmistice  le  plus 
avantageux,  ils  apporteraient  aux  chefs  de  la  guerre  et 
aux  maîtres  de  la  paix  des  solutions  soigneusement  éla- 
borées et  qui  élimineraient,  par  une  application  cons- 
tante, les  chances  de  désaccord. 

Déjà  des  travaux  importants  ont  été  accomplis,  des 
délibérations  communes  ont  eu  lieu.  Il  faudrait  les  re- 
prendre, les  mettre  au  point,  ordonner  les  résultats, 
les  codifier  en  quelque  sorte,  en  un  mot,  maintenir 
l'union  par  sa  propre  efficacité.  L'ennemi  n'aura  au- 
cune prise  sur  elle  si,  une  fois  avertie,  elle  travaille  elle- 
même  à  se  défendre. 

Février  19i8. 


DEUXIÈME   PARTIE 


PENDANT  LES  NÉGOCIATIONS 


CHAPITRE  PREMIER 


PROJET    D'ARMISTICE 


Remis  au  maréchal  Foch,  le  1"  no- 
vembre 4918,  accompagné  de  la  lettre 
d'envoi  ci-dessous^  adressée  au  général 
Belin. 


Paris,  1"  novembre  1918. 

Voici  un  avant-projet  d'armistice  qui  ne  peut  être 
qu'une  table  des  matières  et  des  idées,  puisque  je  suis 
insuffisamment  informé  de  la  situation  réelle,  surtout 
en  ce  qui  concerne  nos  alliés. 

Après  réflexion,  je  n'ai  pas  cru  devoir  mentionner 
sous  une  forme  quelconque,  dans  ce  projet  d'armistice, 
les  futures  conditions  de  la  paix.  J'ai  pensé  que  le  mieux 
était  de  mettre  la  main  tout  de  suite  sur  les  forces  alle- 
mandes et  de  rejeter  la. tractation  de  la  paix,  à  plus 
tard. 

En  1814,  il  y  eut  :  1°  un  armistice,  2*  un  avant- 
projet  de  paix,  le  traité  de  Paris,  3°  le  traité  de  Vienne. 

Or,  c'est  dans  les  intervalles  de  chacun  de  ces  actes 


4S8  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

que  la  division  et  la  zizanie  se  sont  glissées  entre  les 
alliés.  Le  vaincu  (qui  était  alors  la  France)  en  a  profité 
et  Talleyrand  a  travaillé.  Il  en  serait  probablement  de 
même  à  l'heure  actuelle. 

Si,  sous  une  forme  quelconque,  nous  abordons  les 
problèmes  de  la  paix,  avant  d'avoir  réduit  la  Prusse  et 
les  États  allemands  à  une  absolue  impuissance,  elle 
profitera  des  difficultés  qui  se  présenteront  inévitable- 
ment entre  les  puissances  de  l'Entente  pour  les  diviser 
et  se  tirer  d'affaire  en  s'appuyant  sur  certains  mécon- 
tentements ou  froissements  inévitables. 

La  procédure  à  suivre  me  paraît  donc  être  :  1°  armis- 
tice avec  la  Bulgarie,  2"  armistice  avec  la  Turquie  (tous 
deux  acquis),  3"  armistice  avec  l'Autriche  (dont  je  ne 
me  suis  pas  occupé  parce  que  celui  avec  l'Allemagne 
peut  donner  une  base  générale  et  que  les  questions  poli- 
tiques sont  plus  complexes),  4"  armistice  avec  l'Alle- 
magne. 

Ceci  acquis,  et  les  puissances  allemandes  réduites  à 
l'impuissance,  nous  dicterons  la  paix.  La  paix  doit  être 
le  résultat  de  la  volonté  unie  des  puissances. 

Dans  cette  volonté  unie  la  France  a  à  faire  entendre 
sa  voix  prépondérante  et  à  défendre  ses  intérêts. 

Il  y  a  donc  à  prévoir  un  premier  accord  général  entre 
les  puissances  alliées.  (C'est  ce  que  fut,  en  1814,  «  l'En- 
tente à  quatre  » .)  Et  puis  il  y  aura  lieu  d'imposer  cet 
accord  aux  vaincus.  Quand  nos  conditions  auront  été 
acceptées  par  les  vaincus,  nous  pourrons  aborder  la 
question  générale  des  rapports  internationaux  avec 
les  neutres,   mais  pas   avant.  A  bref  délai,  j'enverrai 


PENDANT   LES    NÉGOCIATIONS  159 

un  projet  d'accord  général  avec  les  Alliés,  où  j'essaierai  de 
libeller  les  droits  de  la  France. 


PROJET    D'ARMISTICE 

Avis  préliminaire.  —  L'armistice  assure  la  paix  et  la 
prépare.  Il  doit  donc  d'abord  contenir  des  sécurités  et 
ensuite  ouvrir  des  perspectives.  Tout  doit  être  prévu, 
mais  il  n'est  pas  nécessaire  que  tout  soit  dit. 

Nous  nous  occuperons  ici,  particulièrement,  des  con- 
ditions de  l'armistice  imposé  à  l'Allemagne,  étant  bien 
entendu  que  nous  considérons  la  victoire  comme  ac- 
quise autant  par  la  défaite  de  ses  armées  que  par 
l'usure  intérieure. 

Les  conditions  de  l'armistice  à  imposer  à  l'Autriche 
nous  paraissent  devoir  être  dictées  également  par  le 
commandement  interallié,  mais  évidemment  après  con- 
sultation spéciale  avec  nos  alliés. 

CONDITIONS  DE  L'ARMISTICE  A  IMPOSER  A  L'ALLEMAGNE 

1 

1°  L'armée  prussienne,  en  tant  qu'elle  subsiste,  devra 
se  porter  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe,  en  laissant  les 
têtes  de  pont  aux  armées  de  l'Entente  (1). 

(1)  .Te  dis  la  rive  droite  de  l'Elbe  parce  que  c'est  en  partant  de  14 
que  s'est  développée  la  puissance  prussienne  qu'il  s'agit  de  ramener 
à  ses  origines.  Cette  définition  n'étonnera  personne  en  Allemagne. 


i60  LE    TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

Les  fonctionnaires  de  l'État  prussien  et  des  États 
allemands,  ainsi  que  les  autorités  relevant  de  ces  États 
évacueront  toute  la  rive  gauche  du  Rhin  ;  ils  remettront 
leurs  pouvoirs  aux  autorités  militaires  alliées. 

II 

Les  divisions  et  formations  militaires  de  quelque  na- 
ture qu'elles  soient  de  l'armée  allemande  qui  ne  sont 
pas  prussiennes  seront  désarmées,  démobilisées  et  ren- 
voyées dans  leurs  États  respectifs  :  Bavière,  Saxe, 
Hesse,  Wurtemberg,  etc.  Cet  article  sera  l'objet  d'un 
protocole  plus  détaillé  qui  déterminera  les  contingents 
de  chaque  État  particulier  qui,  en  vue  des  nécessités  de 
l'administration  intérieure,  pourront  être  maintenus 
sous  les  drapeaux. 

Les  formations  prussiennes  seront  entièrement  dé- 
sarmées et  démobihsées.  L'ordre  intérieur  sera  assuré 
par  les  armées  d'occupation.  Les  chefs  de  l'armée  alle- 
mande désignés  dans  l'état  annexé  seront  prisonniers  de 
guerre. 


Les  Rhénans  considèrent  encore  ce  fleuve  comme  la  limite  entre 
l'Allemagne  civilisée  et  celle  qui  ne  l'est  pas.  On  y  appelle  constam- 
ment Ost-Elbien  les  habitants  de  l'Allemagne  qui  vivent  au  delà  de 
l'Elbe  et  le  nom  d'Est-Elbien  est  pris  en  mauvaise  part.  La  vraie  cou- 
pure est  là,  et  c'est  à  l'ouest  de  lElbe  que  la  nouvelle  forme  réelle  de 
l'Allemagne  confédérée  peut,  d'après  les  données  historiques  et  géo- 
graphiques, utilement  s'aménager. 


PENDANT   LES    NÉGOCIATIONS  161 


III 

Dans  toute  l'Allemagne  actuelle,  les  camps  retran- 
chés, forteresses  et  points  fortifiés  seront  remis  aux 
autorités  militaires  alliées,  ses  usines  de  guerre  telles 
qu'elles  se  comportent  avec  leur  outillage,  leurs  stocks 
de  matières  premières,  leurs  archives  et  généralement 
tout  ce  qui  est  d'une  utilité  quelconque  à  leur  produc- 
tion militaire.  Toutes  destructions  qui  seraient  accom- 
pUes  à  partir  de  la  date  de  la  remise  de  la  présente 
note  entraîneraient  des  responsabilités  personnelles  à 
la  charge  de  leurs  auteurs. 

Les  armées  allemandes,  avant  de  prendre  ses  nou- 
velles destinations,  remettront  aux  autorités  militaires 
aUiées  :  N.  fusils,  N.  canons,  N.  mitrailleuses,  N.  tanks, 
N.  avions,  N.  caissons,  N.  canons  de  tranchées.  Une 
déclaration  générale  de  l'ensemble  de  l'armement  alle- 
mand sera  faite  aux  autorités  militaires  alliées  qui, 
après  inventaire,  statueront  sur  l'utilisation. 

La  marine  allemande  remettra  aux  autorités  mili- 
taires alliées  dans  le  délai  de  N.  jours  qui  suivra  le  pré- 
sent échange  de  signatures  :  N.  vaisseaux  cuirassés, 
N.  vaisseaux  de  guerre,  N.  contre-torpilleurs,  N.  torpil- 
leurs, N.  sous-marins,  etc.,  le  tout  avec  leur  armement 
complet.  Ces  bâtiments  devront  être  remis  dans  leur 
état  à  la  date  du  jour  de  la  remise  des  présents  articles. 
Toutes  destructions  ou  détériorations  graves  accomplies 
à  partir  de  ce  jour  entraîneraient  des  responsabilités  et 
peines  personnelles  contre  leurs  auteurs.  Un  inventaire 

11 


162  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   4919 

de  la  marine  allemande  sera  dressé  conformément  au 
paragraphe  précédent. 

Les  ports  militaires  allemands,  compris  leur  arme- 
ment, leurs  défenses,  les  camps  retranchés,  caserne- 
ments, fortifications  qui  en  font  partie,  leurs  chenaux, 
ateliers  de  constructions  et  de  radoub  et  généralement 
tout  ce  qui  appartient  à  lÉtat,  seront  remis  aux  mains 
des  autorités  militaires  alliées. 

Il  en  sera  de  même  de  Fîle  d'Héligoland,  du  canal  de 
Kiel  dans  son  entier  avec  tout  le  matériel  de  son  exploi- 
tation, entretien,  dragage,  etc. 

Il  en  sera  de  même  de  tout  établissement  créé  sur  les 
rivages  allemands  ou  sur  les  bords  de  la  mer  dans  un 
pays  quelconque  de  domination  allemande  avant  et 
depuis  la  déclaration  de  guerre,  étant  entendu  que  la 
marine  impériale  sera  entièrement  désarmée  et  mise 
hors  d'état  de  nuire. 

IV 

Les  autorités  prussiennes,  bavaroises,  saxonnes,  hes- 
soises,  wurtembergeoises,  etc.,  les  autorités  allemandes 
en  Alsace-Lorraine,  remettront  entre  les  mains  des  auto- 
rités militaires  alliées  tout  le  réseau  des  voies  ferrées  de 
leurs  États  respectifs.  Au  cas  oii  certaines  voies  ferrées 
appartiendraient  à  des  compagnies  privées,  remise  en 
sera  faite  dans  les  mêmes  conditions  que  celles  de 
l'État,  sauf  indemnité  à  débattre  avec  l'État  signataire. 
Ces  voies  ferrées  seront  livrées  telles  qu'elles  sont  au 
jour  de  la  remise  des  présents  articles  avec  leur  maté- 
riel fixe  ou  roulant  au  grand  complet,  gares,  quais,  ate- 


PENDANT   LES   NÉGOCIATIONS  463 

liers,  en  un  mot  sans  aucune  diminution  ou  altération 
de  leur  valeur. 

En  cas  d'infraction  à  cet  engagement  des  poursuites 
seront  exercées  contre  leurs  auteurs.  Les  États,  dis- 
tricts, communes  ou  agglomérations  sur  le  territoire 
desquelles  elle  se  serait  produite,  seront  passibles  soli- 
dairement de  toutes  peines  infligées  par  les  tribunaux 
militaires  alliés  et  de  tous  dommages  et  intérêts.  Il  en 
sera  de  même  d'une  atteinte  quelconque  au  réseau  des 
Toies  ferrées  pendant  la  période  d'occupation. 

Le  personnel  continuera  de  fournir  son  travail  pour 
l'exploitation  des  voies  ferrées,  jusqu'à  ce  qu'il  en  soit 
disposé  par  les  autorités  militaires  alliées. 


Les  autorités  prussiennes,  bavaroises,  saxonnes,  hes- 
»oises,  wurtembergeoises,  etc.,  les  autorités  allemandes 
en  Alsace-Lorraine  feront  remise  aux  autorités  militaires 
alliées  de  toutes  les  mines  soit  exploitées  par  l'État,  soit 
exploitées  par  des  sociétés  particulières  selon  un  tableau 
qui  sera  dressé  par  les  autorités  militaires  alliées.  Les 
conditions  de  livraison  du  matériel  et  du  travail  du  per- 
sonnel seront  les  mêmes  qui  sont  stipulées  à  l'article 
précédent  pour  les  voies  ferrées. 

VI 

L'exploitation  des  voies  lluviales,  des  canaux  et  des 
ports  intérieurs  de  tout  le  territoire  allemand  sera  mise 


464  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

immédiatement  entre  les  mains  des  autorités  militaires 
alliées,  dans  les  conditions  stipulées  à  l'article  IV  et  V. 

VII 

Les  autorités  allemandes  feront  remise  aux  autorités 
alliées  du  territoire  de  toutes  les  colonies  allemandes, 
étant  entendu  que  cette  remise  comporte  celle  de  tous 
les  éléments  d'administration  militaire,  politique  et 
civile  de  ces  pays,  dans  leur  état  au  jour  de  la  remise 
des  présents  articles,  et  sous  les  mêmes  recours  et 
peines  solidaires  stipulés  à  l'article  IV. 

VIII 

Jusqu'à  la  conclusion  de  la  paix  et  jusqu'à  l'établisse- 
ment d'un  chiffre  global  de  l'indemnité  de  guerre  due 
par  la  Prusse  et  les  États  allemands  aux  puissances 
alliées,  les  contribuables  de  ces  Etats  seront  astreints  à 
une  contribution  de  N.  par  mois,  en  vue  de  subvenir 
aux  frais  de  l'occupation,  aux  frais  d'entretien  et,  en 
général,  aux  dépenses  quelconques  des  armées  alliées. 
Cette  contribution  sera  établie  et  perçue  dans  la  forme 
des  contributions  de  guerre  et  donnera  lieu,  en  cas  de 
non-paiement  régulier,  aux  poursuites  et  sanctions 
propres  à  l'autorité  militaire. 

IX 

Les  troupes  allemandes  et  des  États  allemands  s'étant 
livrées  en  France  et  en  Belgique  à  des  vols,  pillages 


PENDANT   LES    NEGOCIATIONS  165 

méthodiques,  détournement  de  titres,  de  cachettes,  de 
trésor,  d'outillage,  de  mobiliers,  de  destruction  des 
arbres,  incendies  des  maisons  et  autres  déprédations  ou 
violences  condamnées  par  les  lois  de  la  guerre  et  ne 
présentant  aucune  utilité  militaire,  les  auteurs  de  ces 
crimes  ou  délits  seront  l'objet  de  poursuites  à  eux 
intentées  par  les  autorités  militaires  alliées.  A  cet  effet, 
lesdites  autorités  exercent,  dès  la  signature  des  pré- 
sentes, un  droit  de  suite  et  d'enquête  sur  lesdits  objets, 
valeurs,  meubles,  titres,  etc.  L'existence  de  l'un  quel- 
conque de  ces  objets  étant  signalée  ou  reconnue,  don- 
nera lieu  à  une  reprise  immédiate  et  à  des  dommages  et 
intérêts  dont  la  commune  oîi  la  présence  de  l'objet  est 
constatée  sera  rendue  responsable  avec  amende  progres- 
sive en  cas  de  non-révélation. 

Tout  objet,  valeur,  titres,  meubles,  machines,  ma- 
tières premières,  cheptel,  outillage  de  ferme,  d'usine, 
objet  d'art,  etc.,  qui  ne  sera  pas  retrouvé,  sera  rem- 
placé par  un  autre  identique  ou  de  môme  valeur 
réquisitionné  par  les  autorités  alliées  après  enquête 
dans  les  divers  États  allemands. 


X 

Tous  les  captifs  dits  prisonniers  civils  ou  otages,  enle- 
vés des  territoires  occupés  par  les  armées  allemandes 
seront  immédiatement  rapatriés  aux  frais  de  l'Etat  cap- 
teur dans  le  heu  de  leur  domicile.  Une  liste  des  per- 
sonnes enlevées,  tant  survivantes  que  décédées,  sera 
fournie,  dans  le  plus  bref  délai  possible,  par  l'État  cap- 


166  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE  4919 

teur  aux  autorités  militaires  alliées  qui  auront  recours 
sur  FÉtat  capteur  pour  telle  peine  et  dommages  et  inté- 
rêts que  de  droit. 

XI 

Toutes  mesures  de  ravitaillement  par  des  produits 
provenant  du  dehors  dépendront  des  autorités  militaires 
alliées.  Une  organisation  complète  sera  établie  par  leurs 
soins  sur  toute  la  surface  des  territoires  allemands  pour 
veiller  au  contrôle  et  à  la  répartition.  Les  substances 
alimentaires  existant  dans  les  dépôts  publics  et  privés 
allemands  seront  soumises  au  même  contrôle  et  aux 
mêmes  conditions  de  répartition. 

Par  suite  de  la  pénurie  des  moyens  de  transport 
résultant  de  la  guerre  sous-marine,  la  flotte  marchande 
allemande,  soit  qu'elle  appartienne  à  l'État,  soit  qu'elle 
appartienne  à  des  compagnies  ou  aux  particuliers,  est 
d'ores  et  déjà  réquisitionnée.  Elle  passera,  dans  son  état 
actuel  et  sous  les  peines  et  sanctions  prévues  à  l'ar- 
ticle IV,  entre  les  mains  des  autorités  militaires  alliées. 
Cette  remise  donnera  lieu  à  un  inventaire  qui  sera 
immédiatement  établi  avec  les  fonctionnaires  ou  pro- 
priétaires dûment  qualifiés. 

Note  annexe. 

3  novembre  1918. 

Dans  la  note  remise  le  1"  novembre,  il  y  a  deux 
points  sur  lesquels  je  crois  devoir  revenir  : 

Premier  point.   —  Le  recul  des  ^armées  prussiennes 


PENDANT   LES   NÉGOCIATIONS  167 

porté  jusqu'à  l'Elbe,  Voici  la  principale  raison  :  si  le 
recul  s'arrête  à  la  rive  droite  du  Rhin,  on  peut  repro- 
cher à  l'armistice  de  représenter  surtout  une  revendi- 
cation française.  S'il  est  porté  jusqu'à  la  rive  droite  de 
l'Elbe  (outre  quïl  nous  assure  pendant  la  période  d'oc- 
cupation les  embonehures  de  ce  fleuve  dont  on  connaît 
l'importance),  il  pose  la  question  au  point  de  vue  ewro- 
féen,  c'est-à-dire  qu'il  met  sur  le  tapis  le  remaniement 
profond  de  la  puissance  allemande  qui,  d'un  commua 
accord,  doit  être  arrachée  définitivement  à  l'hégémonie 
prussienne. 

Deuxième  point,  —  Le  traitement  différent  appliqué 
aux  armées  prussiennes  et  aux  autres  armées  alle- 
mandes. Il  s'agit,  dans  ma  pensée,  de  développer,  entre 
les  divers  États  de  l'Allemagne  et  la  Prusse,  un  anta- 
gonisme déjà  existant  chez  les  éléments  militaires  et 
qui  ne  peut  avoir  une  véritable  portée  que  là. 


OBSERVATIONS  COMPLÉMENTAIRES 
EN   VUE  DE  L'ARMISTICE 

Le  matériel.  —  La  guerre  ayant  été  surtout  matérielle 
et  les  possibilités  d'une  guerre  future  dépendant  du  ma- 
tériel, les  exigences  de  l'armistice  doivent  viser  en  par- 
ticulier le  matériel. 

Si  on  s'attache  à  une  méthode  de  eontraînte  morale, 
il  est  à  craindre  qpie  Ton  ne  soulève  des  objections  chei 
certains  de  nos  alliés  et  des  résistances  plus  ou  moins 
justifiées  de  la  pai-t  de  nos  adversaires. 


168  LE    TRAITE    DE   PAIX    DE    1919 

Nos  ennemis  ont,  d"ailleurs,  montré  l'exemple  ;  ils  ont 
délibérément  détruit  nos  mines,  anéanti  notre  force 
productive,  volé  nos  biens  mobiliers,  rendu  inutilisables 
nos  immeubles.  En  agissant  ainsi,  ils  pensaient  sur- 
tout (comme  ils  l'ont  déclaré  cent  fois)  à  l'après-guerre. 

L'après-guerre  doit  être  de  même  notre  continuel 
souci;  car,  je  ne  doute  pas  (comme  j'essaierai  de  le  dé- 
montrer dans  une  autre  partie  de  ces  notes)  que,  dans  la 
négociation  actuelle,  nos  ennemis  travaillent  principa- 
lement à  conserver  les  forces  nécessaires  pour  reprendre 
la  lutte  dans  un  temps  plus  ou  moins  éloigné. 

Mais,  pour  reprendre  la  guerre,  il  faudra  des  moyens 
matériels.  Si  nous  mettons  la  main  sur  le  matériel  de 
guerre  présent  et  futur  de  l'ennemi,  nous  aurons  déjoué 
ses  plans. 

C'est  pourquoi  l'armistice  doit  exiger,  comme  gage 
immédiat,  la  livraison  des  usines  de  guerre,  des  che- 
mins de  fer,  des  mines  et  de  toutes  les  constructions  et 
ateliers  pouvant  servir  à  une  nouvelle  guerre,  selon  le 
principe  napoléonien  que  l'armistice  doit  mettre  celui 
qui  le  demande  dans  l'impossibilité  de  rouvrir  les  hos- 
tilités. 

De  V occupation.  —  Cette  méthode  nous  conduit  né- 
cessairement à  la  nécessité  d'une  occupation  pro- 
longée. 

L'occupation  des  territoires  ennemis  est  la  consécra- 
tion classique  de  la  victoire.  Les  Allemands  en  ont  usé 
à  la  fin  de  la  guerre  de  1870.  Us  ont  occupé  le  territoire 
français  jusqu'au  complet  paiement  de  l'indemnité  de 


PENDANT   LES   NÉGOCIATIONS  169 

guerre.  L'Allemagne  doit  donc  s'attendre  à  une  telle 
exigence,  et  elle  s'inclinera.  Mais  l'occupation  est  aussi 
un  procédé  d'établissement  qui,  quoique  transitoire, 
peut  conduire  à  des  résultats  plus  durables. 

J'examinerai,  dans  une  autre  partie  de  ces  observa- 
tions, la  question  de  l'occupation  soit  de  l'Allemagne 
proprement  dite,  soit  des  territoires  de  la  rive  gauche 
du  Rhin.  Mais,  en  ce  moment,  puisqu'il  s'agit  du  maté- 
riel, il  est  utile  de  faire  remarquer  que  l'occupation  des 
mines,  chemins  de  fer,  usines  d'armes  et  de  ravitaille- 
ment, etc.,  donne  une  emprise  sur  des  populations  dont 
le  sort  est  à  régler.  L'Allemand  s'habituera  à  travailler 
pour  ceux  qui  le  nourriront  et  les  Alliés  auront  ainsi  un 
moyen  de  lui  faire  connaître  la  supériorité  incontestable 
de  leur  civilisation  et  de  leur  esprit  de  justice.  L'occu- 
pation sera  un  puissant  moyen  de  propagande  pour  la 
liberté. 

Mais  l'occupation  présente  un  grave  inconvénient  : 
elle  arrache  le  soldat  de  l'Entente  à  son  foyer,  alors 
qu'il  n'aspire  plus  qu'à  y  revenir.  Tout  en  admettant 
que  certains  procédés  de  démobilisation  et  de  permis- 
sions par  roulement  rendraient  cette  charge  moins 
lourde,  nous  devons  ajouter  qu'il  y  a  un  moyen  de  la 
rendre  supportable  :  ce  serait  de  faire  payer,  par  les 
pays  occupés,  une  indemnité  personnelle  à  chaque  offi- 
cier et  soldat  faisant  partie  des  corps  chargés  de  l'occu- 
pation. Cette  indemnité  individuelle  serait,  bien  en- 
tendu, à  la  charge  de  l'ennemi. 

L'occupation  sera,  d'ailleurs,  pour  lui,  un  grand 
bienfait  :  c'est  un  point  sur  lequel  il  convient  d'insister. 


470  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE    1919 

En  effet,  les  événements  qui  se  précipitent  en  Alle- 
magne et.  plus  rapidement,  en  Autriche-Hongrie,  per- 
mettent d'entrevoir,  à  bref  délai,  ime  révolution,  une 
jacquerie,  une  Commune.  Après  la  guerre  de  iSlù-li, 
nous  avons  eu  la  Commune  et  Bismarck  s'en  est  réjoui. 
Si  nous  occupons,  maintenant,  Vienne,  Berlin  et  les 
grandes  villes  des  deux  empires,  il  y  a  bien  des  chances 
pour  que  nous  les  mettions  à  l'abri  de  la  révolution. 
Des  forces  occupantes  sont  capables  de  maintenir 
l'ordre,  ce  que  ne  peuvent  pas  faire  des  forces  inté- 
rieures battues  ;  celles-ci,  au  contraire,  mettraient  pro- 
bablement la  crosse  en  l'air  et  se  trouveraient  du  côté  de 
l'émeute.  L'exemple  des  bolchevistes  est  éloquent.  Une 
armée  d'occupation  américaine  en  Autriche  serait  cer- 
tainement une  garantie  de  l'ordre,  et  c'est  pourquoi 
Andrassy  se  tourne  vers  le  président  Wilson  et  crie  : 
«  Au  secours,  tout  de  suite  !  » 

L'occupation  peut  donc  être  envisagée  comme  une 
mesure  de  salut  pour  les  peuples  qui  la  subissent  :  il  est 
donc  juste  qu'ils  en  paient  les  frais  et  qu'ils  en  accep- 
tent les  conséquences. 

Les  mesures  d'occupation  doivent  être  stipulées  dans 
l'armistice  abordant  non  pas  les  questions  de  droit, 
mais  les  questions  de  sécurité,  il  doit  disposer  de  ce 
moyen  d'action  décisif;  il  n'en  serait  pas  de  môme  de  la 
paix,  si  l'armistice  n'y  avait  pas  eu  recours. 

Comme  la  question  du  «  ravitaillement  »  des  pays 
occupés  se  pose  immédiatement  après  la  conclusion  de 
l'armistice,  les  peuples  de  l'Entente  disposent  aussi, 
par  là,  d'un  autre  moyen  d'aciion  très  puissaiat  qui 


PENDANT  LES   NEGOCIATIONS  171 

justifiera  une  occupation  prolongée.  Je  renvoie,  sur 
ce  point,  à  la  première  note  relative  à  la  question  de 
Farmistice. 

Signataires  de  l'armistice.  —  Je  crois  devoir  revenir  ra- 
pidement sur  cette  question  pour  ajouter  quelques  indi- 
cations à  celles  qui  ont  été  exposées  dans  cette  même 
note  préliminaire. 

Signerons-nous  Tarmistice  avec  les  représentants  de 
l'empereur  Guillaume  ou  de  l'empereur  d'Autriche,  ou 
bien  exigerons-nous  la  signature  des  mandataires  de 
chacun  des  gouvernements  existant  en  Allemagne,  en 
Autriche,  etc.? 

J'ai  écarté  résolument  la  première  procédure.  Max 
de  Bade  et  Andrassy  n'ont  qu'un  but  en  se  mettant  en 
avant  :  sauver  la  forme  unitaire  de  leurs  empires  res- 
pectifs. Au  fond,  ils  entendent  garder  à  leurs  pays  (après 
une  mauvaise  passe  qu'il  s'agit  de  franchir)  les  moyens 
de  rétablir,  un  jour  ou  l'autre,  leur  puissance  et  surtout 
leur  puissance  militaire. 

Constituer  une  république  en  Allemagne  n'est  pas  une 
garantie,  si  cette  république  est  unifiée.  Les  républi- 
ques savent  suivre  une  politique  et  savent  se  battre. 

Il  importe,  au  plus  haut  point,  de  briser,  dès  mainte- 
nant, le  pacte  bismarckien  et,  pour  cela,  il  faut  dénier  à 
l'empereur,  —  quel  que  soit  le  personnel  dont  il  s'en- 
toure et  quelles  que  soient  les  réformes  qu'il  proclame, 
—  le  droit  de  faire  la  paix  au  nom  de  toute  l'Allemagne; 
de  même,  pour  l'empereur  Charles  en  ce  qui  concerne 
les  peuples  d'ores  et  déjà  séparés  de  son  ex-empire. 


172  LE    TRAITE    DE    PAIX    DE  1919 

On  dit  qu'il  est  sage  de  garder  devant  soi  une  force 
constituée  pour  assurer  l'exécution  des  conditions  de  la 
paix.  L'anarchie  en  Allemagne  serait,  dit-on,  pour  la 
paix  future,  le  pire  des  maux.  C'est  vrai.  Mais  les  popu- 
lations allemandes  sont  les  premières  à  renier,  en  ce 
moment  du  moins,  l'empire  militariste  qui  les  a  préci- 
pitées dans  la  catastrophe.  Elles  restent  attachées,  au 
contraire,  aux  anciennes  formes  de  gouvernement  par- 
ticularistes.  La  période  de  quarante-cinq  années  qui 
vient  de  s'écouler  n'a  laissé  que  des  «  amertumes  »  au 
cœur  des  peuples  de  l'Allemagne  du  Sud  :  c'est  l'expres- 
sion dont  vient  de  se  servir  M.  Dandel,  président  du 
Conseil  des  ministres  bavarois. 

Si  nous  faisons  appel  à  un  sentiment  et  si  nous  consa- 
crons tout  de  suite  le  fédéralisme  allemand  en  ressusci- 
tant des  intérêts  antagonistes,  l'Allemagne  restera 
divisée,  comme  il  est  de  sa  nature  ethnique  et  géogra- 
phique. Si,  au  contraire,  nous  l'agglomérons,  dans  sa 
défaite,  autour  de  l'empire  ou  d'une  république  unifiée, 
la  Mittel  Eurdpa  sera  fondée  de  nos  propres  mains  et 
Guillaume  II,  quoique  battu,  sera  un  jour  proclamé  son 
fondateur. 

C'est  le  plus  grand  péril  que  puisse  courir  le  monde 
et  la  paix  future.  Il  faut  y  pourvoir  dès  maintenant,  dès 
la  signature  de  l'armistice.  Nous  devons  écarter  l'empe- 
reur d'Allemagne  et  ne  traiter  qu'avec  les  Etats  particu- 
liers existant  à  la  veille  de  la  proclamation  de  l'empire 
à  Versailles,  en  1871, 

1"  novembre  1918. 


CHAPITRE  II 


APRES  LA  SIGNATURE  DE   L'ARMISTICE 

EN  VUE    DES  NÉGOCIATIONS  DE  LA   PAIX 


Note  remise  au  Grand  Quartier  gêné 
rai  le  11  novembre  1918,  et  ultérieure- 
ment au  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, M.  S.  Pichon. 


PREMIER    MEMOIRE 


DE  LA  FUTURE  FRONTIERE 

Préliminaire.  —  Toute  la  question  est  de  savoir  si 
nous  faisons  une  paix  de  revanche,  c'est-à-dire  une 
«  petite  paix  »,  ou  une  paix  d'organisation  européenne, 
c'est-à-dire  une  «  grande  paix  » . 

L'Europe  et  le  monde  seront  bientôt  contre  nous  si 
nous  faisons  une  «  petite  paix  » .  Ils  nous  suivront,  et 
surtout  les  peuples  nous  suivront,  si  nous  faisons  une 
«  grande  paix  » . 


174  LE   TRAITE    DE    PAIX    DE   1919 


A.   —   Considérations  générales. 

Par  suite  de  l'anéantissement  de  la  Russie,  l'ancien 
équilibre  de  l'Europe  est  détruit.  Par  suite  de  la  fail- 
lite du  militarisme  prussien,  l'Europe  de  la  conception 
bismarckienne  est  détruite. 

11  faut  faire  du  nouveau,  et  du  nouveau  qui  ne  soit  ni 
du  militarisme  à  la  Bismarck,  ni  du  bolchevisme  à  la 
Lénine.  Pour  cela,  il  faut  une  situation  militaire  forte, 
un  grand  esprit  de  mesure  et  une  confiance  dans  les  peu- 
ples se  manifestant  par  un  démocratisme  non  suspect 
d'anarchisme. 

La  base  de  la  future  constitution  européenne  repose 
donc  sur  une  combinaison  entre  les  peuples  qui  possè- 
dent ces  différentes  qualités.  L'histoire  de  l'Europe  ne 
se  fera  pas  toute  seule,  et  les  peuples  expérimentés  peu- 
vent seuls  y  mettre  la  main. 

Donc,  avant  toute  négociation  de  paix,  il  faut  obtenir, 
sur  ces  directives  générales,  un  accord  établi  entre  les 
puissances  de  l'Europe  compétentes,  raisonnables  et  in- 
téressées au  bon  ordre  européen. 

Pour  le  moment,  la  Russie  est  hors  de  cause,  l'Alle- 
magne et  l'Autriche-Hongrie  sont  en  cause;  l'Italie, 
tout  en  ayant  un  rôle  très  important  à  jouer,  a  assez  à 
faire  de  dégager  les  solutions  autrichienne  et  adria- 
tique  qui  la  touchent  particuhèrement  ;  les  neutres  ne 
doivent  pas  être  perdus  de  vue,  car  une  entente  des 
neutres  avec  nos  ennemis  pourrait  avoir  les  censé- 


I 


PENDANT   LES   NEGOCIATIONS  175 

quences    les  plus  graves  sur  le  bon  ordre  futur  du 
monde,  mais  leur  heure  n'est  pas  encore  venue. 

De  l'accord  entre  les  puissances  européennes.  —  C'est  en 
jetant  les  bases  de  cette  entente  au  point  de  vue  des 
questions  européennes  et  au  point  de  vue  des  questions 
coloniales,  au  point  de  vue  économique  comme  au  point 
de  vue  politique,  que  nous  obtiendrons  toutes  les  sû- 
retés de  puissance  et  d'harmonie  pouvant  assurer  la  paix. 

Quoique  l'on  me  reproche  d'abuser  des  précédents 
historiques  (il  est  plus  facile  de  les  ignorer  que  de  les 
omettre),  je  citerai  le  mot  de  Talleyrand  à  la  veille  du 
Congrès  de  Vienne  :  «  La  France  n6  doit  pas  songer  à 
faire  ce  que  l'on  appelle  des  alliances;  elle  doit  être  bien 
avec  tout  le  monde,  mais  mieux  avec  quelques  puis- 
sances... Ce  sont  les  progrès  de  la  civilisation  qui  feront 
désormais  nos  liens  de  parenté  :  nous  devons  donc 
chercher  à  nous  rapprocher  davantage  des  gouverne- 
ments oii  la  civilisation  est  pliis  avancée;  c'est  là  que  sont 
nos  vraies  ambassades  de  famille.  » 

L'ne  entente  avec  l'Angleterre  et  avec  la  Belgique  sur 
les  questions  intéressant  directement  ces  trois  puis- 
sances, est  donc  indispensable.  Elle  présenterait,  en 
outre,  l'avantage  de  peser  par  le  poids  d'ime  chose  faite 
sur  les  délibérations  du  groupe  des  Alhés  dans  son 
ensemble  et,  en  particulier,  de  faire  mieux  connaître  au 
gouvernement  des  États-Unis  certains  problèmes  qui, 
jusqu'ici,  ne  l'ont  pas  intéressé  directement. 

De  fenlente  avec  les  États-Unis.  —  Ce  n'est  pas,  en 


476  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

effet,  que  cette  entente  préliminaire  à  trois  doive  tendre 
le  moins  du  monde  à  nous  dérober  à  l'intervention  amé- 
ricaine. L'Europe  démocratique,  en  effet,  et  la  France, 
en  particulier,  ont  le  plus  grand  intérêt  (outre  les  rai- 
sons d'immense  gratitude)  à  faire  la  part  très  large  à 
l'Amérique  dans  les  délibérations  de  la  paix  :  l'Amé- 
rique représentera  à  la  fois  une  pondération,  un  idéal 
et,  le  cas  échéant,  un  arbitrage.  En  plus,  les  puissances 
de  l'Europe  ne  pourront,  de  longtemps,  vivre  et  pros- 
pérer sans  le  concours  américain.  Il  y  aurait  un  danger 
bien  plus  grave  que  celui  de  mécontenter  les  neutres, 
ce  serait  de  mécontenter  les  Etats-Unis,  le  neutre  actif 
s'il  en  fut,  l'ami  des  mauvais  jours  et  le  principal  repré- 
sentant du  principe  démocratique  qui  doit  être  celui  des 
puissances. 

La  France,  en  particulier,  pour  la  reconstitution  du 
sol  national,  pour  le  relèvement  de  ses  forces  écono- 
miques, pour  la  mise  en  valeur  de  ses  richesses  natio- 
nales et  de  son  domaine  colonial,  pour  le  maintien  et  le 
développement  de  son  crédit,  a  besoin  de  la  grande 
république-sœur.  Tout  les  rapproche.  La  France  et  les 
États-Unis  doivent  marcher  la  main  dans  la  main  et, 
dans  les  difficultés  inévitables,  il  est  intéressant  que 
l'ami  puissant  et  ancien  que  sont  les  Etats-Unis  soit  pré- 
venu en  notre  faveur. 

Il  n'en  reste  pas  moins  que  les  questions  européennes 
intéressent  plus  spécialement  les  puissances  euro- 
péennes et  qu'elles  demandent  à  être  traitées  d'abord 
par  accord  entre  elles  ;  car,  sans  cet  accord,  on  n'abou. 
tira    à  rien;    les  fruits   de   la    victoire    ne   pourront 


PENDANT   LES   NEGOCIATIONS  177 

être  cueillis  dès  maintenant,  et,  dans  l'avenir,  ils  s'of- 
friront à  nos  ennemis  toujours  prêts  à  profiter  de  nos 
divisions. 


B.   —   Les  trois  phases  de  la  Paix. 

Selon  l'ordre  méthodique  précédemment  indiqué,  il 
pourrait  y  avoir  trois  phases  dans  la  grande  affaire  de  la 
paix  : 

1"  La  phase  de  l'armistice  ;  c'est-à-dire  du  désarme- 
ment et  de  l'occupation  ; 

2°  La  phase  de  l'accord  entre  les  puissances  de  l'En- 
tente et  de  l'acceptation  de  cet  accord  par  les  puissances 
germaniques  ; 

3"  La  phase  de  la  sanction  générale  par  le  congrès 
de  la  paix. 

1"  Retour  sur  Varmistice.  —  Depuis  le  mois  de  novem- 
bre 1916  [article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  sur  les  Pro- 
blèmes de  la  paix  (1)],  nous  n'avons  cessé  d'insister  sur 
l'importance  de  l'armistice  et  nous  avons  établi  que  la 
paix  future  serait  en  fonction  des  conditions  de  l'armis- 
tice. Si  ce  point  de  vue  a  été  pris  en  suffisante  considé- 
ration, les  conditions  de  l'armistice  ont  été  mûrement 
étudiées  d'avance  et  celles  qui  ont  été  imposées  à  l'en- 
nemi doivent  contenir,  à  l'état  embryonnaire,  toute  la 
paix. 

La  paix  germanique  n'est  pas  sur  le  Rhin,  elle  est  sur 

(1)  Voir  ci-dessus,  p.  59. 

'12 


178  LE   TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

VElbe,  — je  veux  dire  dans  roccupation  de  la  rive  droite 
de  l'Elbe.  Par  cette  occupation,  on  tient  l'Allemagne  et 
la  Prusse  ;  par  une  occupation  plus  restreinte,  on  reçoit 
des  gages,  mais  on  ne  saisit  pas  la  paix. 

Les  gages  que  l'on  reçoit  par  l'occupation  du  Rhin 
sont-ils  suffisants?  Matériellement,  oui;  politiquement, 
non.  En  effet,  le  sort  du  Rhin  dépend  du  sort  de  l'Al- 
lemagne, mais  le  sort  de  l'Allemagne  ne  dépend  pas  du 
sort  du  Rhin.  Tout  le  débat  se  résume  en  ces  deux 
phrases. 

Si  vous  voulez  avoir  le  Rhin,  ayez  l'Allemagne,  c'est 
par  là  qu'il  faut  commencer  et  c'est  à  ce  point  de  vue 
qu'un  accord  entre  les  puissances  européennes  est 
d'abord  indispensable. 

On  a  limité  jusqu'ici,  à  l'excès,  le  résultat  de  la  pré- 
sente guerre  au  point  de  vue  de  la  France  à  la  restitu- 
tion de  l'Alsace-Lorraine.  Amis  et  ennemis  ont  ainsi 
répandu  la  légende  de  la  o  guerre  de  revanche  » . 

La  France  n'a  pas  fait  une  guerre  de  revanche,  mais 
une  guerre  de  salut  pour  elle  et  pour  tous,  une  guerre 
défensive  contre  l'agression  de  l'Allemagne.  Son  but 
unique  est  de  rendre  impossible  à  l'avenir  une  telle 
agression. 

L'agression  s'est  produite  non  pas  seulement  en  août 
1914,  mais  depuis  un  demi-siècle,  tous  les  jours,  de  la 
part  de  l'Empire  militaire  bismarckien,  menaçant  non 
seulement  la  France  mais  le  monde,  de  son  hégé- 
monie. 

Si  l'Empire  militariste  allemand  prolonge  son  exis- 
tence, la  même  cause  produira  les  mêmes  effets.   Et 


PENDANT   LES    NÉGOCIATIONS  479 

l^'Europe  et  le  monde  resteront  sous  la  menace  perma- 
lente  de  cette  même  agression. 
L'Allemagne,  qui  n'a  pas  souffert  de  la  guerre  sur 
i,son  territoire,  l'Allemagne  qui  est  prête  à  l'après- 
juerre,  reprendra,  sous  un  gouvernement  unique,  son 
Han  économique  et  ses  ambitions  démesurées.  A  peine 
jes  articles  de  l'armistice  acceptés,  elle  s'ingéniera  à 
regagner  le  terrain  perdu,  tandis  que  nous  en  serons 
mcore  à  panser  nos  plaies.  Dans  dix  ans,  une  Alle- 
lagne,  —  revenue  peut-être  à  la  légende  impériale,  — = 
recommencera  à  peser  sur  les  destinées  de  l'Europe, 
lusques  et  y  compris  la  guerre.  D'Iéna  à  l'invasion 
le  1814,  il  y  a  sept  ans;  du  retour  de  l'île  d'Elbe  à 
'aterloo,  il  y  a  quelques  mois  :  telles  sont  les  leçons 
le  l'histoire! 

Il  faut  donc  détruire  l'Empire  bismarckien  pour  avoir 
me  paix  stratégique  solide,  et  il  faut  une  situation  stra- 
tégique très  forte  pour  pouvoir  s'opposer  à  la  restaura- 
tion de  l'Empire  bismarckien  :  les  deux  questions  sont 
liées. 

2°  Conditions  stratégiques  d'une  grande  paix.  —  J'exa- 
minerai, d'abord,  la  question  stratégique  par  accord 
entre  les  puissances  de  l'Entente;  mais  je  prie  qu'on  ne 
perde  pas  de  vue  que  ce  règlement  dépend  du  sort  qui 
sera  celui  de  la  Germanie  dans  son  ensemble.  J'étudie- 
rai donc,  tout  de  suite  après,  le  sort  futur  de  la  Ger- 
manie en  tant  qu'elle  doit  être  dorénavant  articulée  à 
l'Europe  et  à  la  paix. 

Les  garanties  stratégiques  exigées  par  l'Entente  au 


480  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

futur  règlement  de  la  paix  dépendent,  je  l'ai  dit,  de 
l'accord  qui  pourra  s'établir  entre  les  trois  puissances 
particulièrement  intéressées  :  la  France,  l'Angleterre  et 
la  Belgique.  Cet  accord  est-il  intervenu,  est-il  préparé, 
peut-il  être  rapidement  obtenu?...  En  tout  cas,  sous 
peine  de  prochaines  et  graves  complications,  il  est 
indispensable. 

Il  est  indispensable  parce  qu'il  s'agit,  en  première 
ligne,  de  la  question  du  Rhin. 

Divisons  cette  question  et  examinons  séparément  ses 
divers  points. 

C.   —  La  Frontière  d' Alsace-Lorraine. 

La  victoire  et  les  termes  mêmes  de  l'armistice  don- 
nent à  la  France  toute  satisfaction  au  sujet  de  la  ques- 
tion d'Alsace-Lorraine.  Malgré  les  termes  un  peu 
évasifs  des  XIV  articles  du  président  Wilson  et  malgré 
la  thèse  de  la  consultation  des  peuples  et  du  plébiscite, 
telles  qu'elles  ont  été  échafaudées  par  certains  partis 
pohtiques,  il  ne  semble  pas  que  la  pure  et  simple  resti- 
tution puisse  faire  difficulté. 

Il  y  a,  cependant,  à  prendre  garde  aux  termes  dans 
lesquels  sera  consacrée  cette  restitution.  11  faut  veiller 
à  ce  qu'ils  n'impliquent  pas  que  ce  retour  est  une  satis- 
faction suffisante  et  unique  donnée  à  la  France;  il 
faut  éviter  également  qu'on  ne  puisse  reconnaître,  dans 
ses  termes,  une  reconnaissance  quelconque  d'un  droit 
légitime  exercé  par  l'Allemagne  depuis  1871  sur  les 


PENDANT   LES   NEGOCIATIONS  181 

deux  provinces  arrachées  de  vive  force  à  la  France. 

«  L'Allemagne  »  est-elle  en  droit  de  stipuler  au  su- 
jet des  sûretés  qu'elle  réclamera  sans  aucun  doute, 
pour  les  sujets  allemands  d'Alsace-Lorraine?  «  L'Alle- 
magne »  aura-t-elle  un  droit  de  vue  quelconque  en 
Alsace-Lorraine  sous  un  prétexte  quelconque,  religion, 
biens,  établissements,  canaux,  voies  ferrées,  navigation 
du  Rhin,  etc.?  Tout  est  à  examiner  de  très  près.  Je 
pense,  quant  à  moi,  que  la  formule  ne  doit  être  contrac- 
tuelle que  dans  cette  forme  :  «  L'article...  du  traité  de 
Francfort  est  aboli  avec  toutes  ses  conséquences.  » 

La  question  de  l'Alsace-Lorraine  au  point  de  vue  de 
ses  conditions  juridiques,  constitutionnelles,  concorda- 
taires, etc.,  donnera  lieu  à  une  étude  qu'il  vaut  mieux 
réserver  à  une  commission  de  jurisconsultes. 

Nous  n'avons  à  examiner  ici  la  clause  de  retour  qu'en 
ce  qui  concerne  la  position  territoriale  de  la  question  et 
par  conséquent,  la  frontière  et  les  considérations  straté- 
giques. 

La  clause  de  retour  s'applique  à  la  frontière  telle 
qu'elle  existait  en  1871.  Cette  frontière  est-elle  celle 
qui  doit  être  adoptée  à  la  conclusion  de  la  prochaine 
paix? 

Origines  de  la  frontière  actuelle.  —  La  question  ainsi 
posée  touche  à  l'ensemble  du  statut  européen.  En  1871, 
la  frontière  était  celle  de  1815.  Elle  avait  été  constituée 
au  moment  où  le  congrès,  à  la  suite  de  longues  négo- 
ciations, attribuait  la  plus  grande  partie  des  territoires 
de  la  rive  gauche  du  Rhin  à  la  Prusse.  Elle  résultait  du 


182  LE    TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

parti  pris  des  puissances  daffaiblir  la  situation  straté- 
gique de  la  France. 

La  frontière  de  1815  n'était,  en  somme,  qu'un  tracé 
péjoratif  non  seulement  de  la  frontière  napoléonienne, 
mais  de  la  frontière  de  1798  qui,  selon  les  aspirations 
de  la  politique  française  et  selon  les  conditions  géogra- 
phiques et  ethnographiques,  faisait  du  Rhin  la  frontière 
naturelle  entre  la  Gaule-France  et  l'Allemagne. 

Il  est  de  toute  impossibilité  de  présenter  ici  un  exposé 
historique  de  la  question  du  Rhin.  Cependant,  on 
croit  nécessaire  de  rappeler,  qu'avant  les  événements  de 
1814-1815,  la  rive  gauche  du  Rhin  n'était  pas  allemande 

NI  SURTOUT  PRUSSIENNE. 

La  rive  gauche  du  Rhin  était  possédée  par  de  petits 
États,  soit  ecclésiastiques  soit  laïques,  faisant  partie  de 
la  Confédération  du  Rhin,  elle-même  placée,  depuis  le 
règne  de  Louis  XIV,  sous  la  protection  du  roi  de 
France.  Ces  territoires,  rattachés  traditionnellement  au 
«  Saint-Empire  Romain  »  (qui,  comme  son  nom  l'in- 
dique, n'était  pas  exclusivement  germanique),  ne  se 
trouvaient  pas  plus  allemands  que  la  Franche-Comté, 
la  Belgique  et  bien  d'autres  États  que  couvraient  la  for- 
mule extrêmement  élastique  de  «  l'Empire  » .  A  propre- 
ment parler,  ils  étaient  entre  Allemagne  et  France  et  nos 
rois  eurent,  sur  eux,  surtout  dans  les  derniers  siècles, 
nne  action  plus  directe  et  plus  effective  que  les  empe- 
reurs. 

C'est  parce  que  ces  territoires  ont  été  attribués  en 
grande  partie  à  la  Prusse  en  1815  qu'ils  ont  pris  un 
caractère  plus  spécialement  allemands.  Or,  ils  ont  été 


PENDANT   LES   NEGOCIATIONS  483 

attribués  à  ce  royaume  à  titre  de  précaution  stratégique 
contre  la  France  :  cela  résulte  formellement  des  négo- 
ciations des  traités  de  Vienne;  et  si  les  droits  de  la 
Prusse  sont  périmés,  ayant  leur  origine  dans  un  parti 
pris  d'agression  contre  la  France,  la  question  de  la  rive 
gauche  du  Rhin  se  trouve  normalement  ouverte. 

Ceci  dit  très  rapidement  sur  la  question  de  droit  et 
pour  en  venir  immédiatement  à  la  question  de  fait  : 
quelle  doit  être  la  conception  qui  présidera  à  la  forma- 
tion de  la  nouvelle  frontière  d'Alsace-Lorraine? 

La  Prusse  sétant  rendue  coupable,  grâce  aux  avan- 
tages qui  lui  avaient  été  consentis  sur  la  rive  gauche  du  Rhin, 
du  plus  grand  attentat  contre  la  justice  et  contre  la  paix 
du  monde  qu'ait  vu  l'histoire  de  l'Europe,  pour  la 
mettre  dans  l'impossibilité  de  renouveler  un  tel  attentat, 
il  faut  lui  enlever  ces  avantages  dont  elle  a  si  cruelle- 
ment mésusé. 

Cette  politique  de  la  Prusse,  contre  laquelle  il  s'agit 
de  prendre  désormais  toutes  précautions  et  sécurités, 
n'est  nullement  accidentelle  :  c'est  un  fait  permanent  de 
son  histoire  ;  elle  était  stigmatisée  même  par  les  négo- 
ciateurs de  1815,  quelque  temps  avant  qu'ils  en  de- 
vinssent les  complices. 

C'est  ainsi  que  Metternich  libellait,  en  1801,  les 
instructions  confidentielles  à  lui  données  par  son  Empe- 
reur :  «  La  Prusse  invariablement  fidèle  à  ses  vues  et  à  ses 
principes,  a  gagné,  dans  les  dix  dernières  années,  une 
prépondérance  marquée.  Soutenant  son  rôle  en  s' affranchis- 
sant de  tous  les  devoirs  de  la  morale  politique,  exploitant  les 
malheurs  des  autres  pays  sans  avoir  égard  ni  à  ses  obliga- 


184  LE    TRAITÉ   DE    PAIX   DE   1919* 

lions  ni  à  ses  promesses,  forte  des  nombreuses  acquisi- 
tions qu'elle  a  faites  on  qu'elle  va  faire  encore,  la  Prusse  se 
trouve  placée,  depuis  quelques  années,  au  rang  des 
puissances  de  premier  ordre...  (1)  » 

Cette  vue  profonde  sur  le  caractère  permanent  de  la 
politique  agressive  de  la  Prusse,  au  mépris  de  toute 
autre  considération,  est  traditionnelle  dans  la  diplomatie. 
En  1830,  un  diplomate  français,  M.  Lefèvre,  la  caracté- 
risait de  nouveau  en  ces  termes  :  «  Telle  quelle  est 
aujourd'hui,  la  Prusse  est  le  plus  grand  obstacle  à  une 
paix  durable  sur  le  continent,  parce  que  c'est  la  puis- 
sance la  plus  mécontente  de  sa  position  présente  et 
qu'elle  fera  tout  pour  la  changer.  Tout  est  faux  en  elle, 
excepté  un  sentiment  universel,  actif,  qui  domine  sa  po- 
pulation plus  encore  que  son  cabinet  :  cest  V impossibilité  de 
rester  ce  qu'elle  est  et  Vobligation  d'avancer  ou  de  rétro- 
grader (2).  » 

Cette  nécessité  oii  croit  se  trouver  la  Prusse  d'avancer 
ou  de  rétrograder,  sans  jamais  rester  où  elle  est,  se 
trouve  encore  proclamée  en  termes  identiques  par  le 
prince  de  Bûlow  dans  son  livre  récent  :  V Allemagne 
Nouvelle  :  expansion  mondiale  ou  décadence. 

Et  c'est  en  vertu  de  ce  sentiment  de  sa  population  et 
de  ce  principe  de  son  gouvernement  que  la  Prusse  avait, 
en  1815,  exigé,  sous  menace  d'une  nouvelle  guerre, 
que  le  congrès  lui  attribuât,  à  défaut  du  royaume  de 
Saxe,  ces  provinces  de  la  rive  gauche  du  Rhin.  C'est 


(1)  Mémoires  de  Metternich,  t.  II,  p.  8. 

(2)  Mémoire  de  Lefebvre,  secrétaire  d'ambassade,   fin  1830.   Ar- 
chives des  Affaires  Étrangères  de  France. 


PENDANT   LES   NEGOCIATIONS  185 

ainsi  qu'elle  s'empara  d'une  position  stratégique  incom- 
parable, lui  donnant  toute  facilité  d'agression  contre 
la  France  et  d'attentat  contre  l'indépendance  univer- 
selle. 

D.    —  La  question  du  Rhin. 

Ce  sont  donc  ces  facilités  et  même  ces  tentations 
qu'il  faut  maintenant  lui  enlever;  et  il  faut  donner, 
par  contre,  des  garanties  stratégiques  à  une  puissance 
assez  forte  pour  refouler,  à  l'avenir,  toute  nouvelle 
agression  de  la  part  de  la  Prusse. 

En  effet,  ou  l'on  veut  prendre,  à  l'égard  des  ambi- 
tions prussiennes,  des  sécurités  apparentes,  ou  on  les 
veut  réelles  et  efficaces. 

Si  on  se  contente  des  apparences,  il  suffirait  de  re- 
venir tout  simplement  à  la  frontière  de  1871  qui,  n'étant 
que  celle  de  1815,  a  permis  à  la  Prusse  de  battre  si  faci- 
lement la  France  en  1870  et  d'être  sous  les  murs  de 
Metz  en  quelques  jours. 

Si  on  veut,  au  contraire,  une  force  réelle,  il  est  né- 
cessaire de  la  mettre  aux  mains  de  la  seule  puissance 
qui,  depuis  des  siècles,  soutient  la  lutte  contre  les  ambi- 
tions germaniques;  car  la  lutte  contre  Guillaume  II 
n'est  que  la  suite  de  celle  qui  fut  soutenue  contre 
Charles-Quint  et  Philippe  II.  La  conquête  allemande 
ne  peut  réussir  que  si  la  France  n'est  pas  en  mesure  de 
se  défendre  et  de  défendre  le  monde  contre  les  puis- 
santes organisations  militaires  qui  se  créent  infaillible- 
ment et  traditionnellement  dans  le  sein  des  peuples 
germaniques  dès  qu'ils  ne  sont  plus  contenus. 


486  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

La  France  démocratique  n'estpas  conquérante.  Mais, 
si  on  lui  demande  d'être,  une  fois  de  plus,  en  Europe, 
le  soldat  du  droit  et  de  l'indépendance  universelle,  il 
faut  lui  en  donner  les  moyens. 

i"  Les  deux  tracés  stratégiques.  —  Selon  que  l'on  confie 
ou  non  ce  rôle  à  la  France,  on  se  trouve  en  présence 
de  deux  systèmes  de  frontières  stratégiques  :  l'un  exclu- 
sivement français  en  quelque  sorte,  et  l'autre  plutôt 
européen,  puisque  c'est  l'Europe  qui  l'établira  pour  sa 
propre  sécurité. 

2°  Tracé  stratégique  français  ou  minimum.  —  Le  tracé 
stratégiqueminimum,  c'est-à-dire  suffisant,  à  la  rigueur, 
pour  protéger  la  France  contre  l'agression  éventuelle 
de  l'Allemagne  ou  de  la  Prusse,  comporte  nécessaire- 
ment la  réparation  de  la  faute  commise  par  les  puis- 
sances en  1815  quand,  pour  obtempérer  aux  exigences 
prussiennes,  elles  mettaient  la  France  en  état  d'infério- 
rité absolue  et  voulue. 

Il  convient  donc  de  rechercher,  en  écartant  le  sys- 
tème de  1815,  un  tracé  offrant  des  garanties  suffisantes 
et  tenant  compte  à  la  fois  des  lignes  naturelles,  des  né-  ; 
cessités  stratégiques  résultant  des  progrès  de  l'armsment  et 
du  développement  moderne  des  moyens  de  transports  et  des 
mies  de  communication,  et  tenant  compte  aussi  des  droits 
historiques,  des  origines  ethniques  de  la  race  et  du  sen- 
timent populaire. 

Pour  ne  considérer,  d'abord,  que  la  frontière  d'Al- 
sace-Lorraine, nous  la  voyons,  en  1870,  et  par  suite 


PENDANT  LES   NÉGOCIATIONS  187 

des  tracés  de  1815,  constituée  ainsi  qu'il  suit  :  elle  se 
détachait  de  la  frontière  du  grand-duché  de  Luxem- 
bourg un  peu  au  nord  de  Sierck  et  gagnait  le  Rhin  à 
proximité  de  Lauterbourg,  laissant  la  Sarre,  depuis  les  ap- 
proches sud  de  Sarrebrouck,  et  Landau  à  l'Allemagne. 

Il  est  de  toute  évidence,  qu'avec  ces  limites,  la 
France  ne  pourrait  pas,  dans  l'état  actuel  des  choses, 
considérer  sa  sécurité  comme  assurée  :  cette  frontière 
est  tournée  par  le  nord  et  envahie,  comme  elle  le  fut 
en  1870  et  en  1914,  dès  les  premiers  jours  de  la  mo- 
bilisation (dans  l'hypothèse  où,  rébus  sic  stantibus,  la  rive 
gauche  du  Rhin  reste  à  l'Allemagne  et  a  fortiori  à  la 
Prusse).  L'histoire  militaire  ds  ces  régions  démontre 
que  la  France  n'est  en  mesure  de  se  protéger  contre 
une  attaque  brusquée  de  ce  côté  que  si  elle  possède 
les  deux  massifs  montueux  qui  dominent  la  région 
entre  Rhin  et  Luxembourg,  c'est-à-dire  le  Hardt,  le 
Hunsriick  et  les  Wald,  en  tout  cas,  au  minimum,  les 
lignes  de  Kaiserslautern. 

Nous  pensons  donc  que,  vu  le  progrès  moderne  des 
armements  et  des  moyens  de  communication,  vu  la  menace 
qui,  depuis  1815,  a  pesé  sur  la  France  et  l'a  livrée  deux 
fois  à  l'invasion,  la  frontière  offrant  une  suffisante  sécu- 
rité stratégique  au  point  de  vue  spécialement  français, 
devrait  être  conforme  aux  grandes  lignes  suivantes  : 

Le  tracé  reprendrait,  au  nord  de  Sierck,  le  contact 
avec  la  frontière  du  grand-duché  de  Luxembourg;  à 
partir  de  ce  point,  il  suivrait  le  cours  de  la  Moselle 
jusqu'à  Trêves.  De  Trêves  compris,  la  frontière  suivrait 
le  cours  de  la  Moselle  jusqu'à  Emkirch,  de  façon  à  em- 


188  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

brasser  toute  la  ligne  des  wald  (Erwald,  Hochwald, 
Idarwald);  de  Emkirch,  elle  traverserait,  à  Ob-Soliren, 
la  voie  ferrée  du  Hunsrûck,  descendrait,  par  la  vallée  du 
Sien,  dans  la  vallée  de  la  Nahe  et  atteindrait,  à  Test  de 
Sobernheim,  la  frontière  de  la  Bavière  Rhénane;  elle  la 
suivrait  jusqu'au  point  oii  cette  frontière  rencontre  le 
Rhin,  au  nord  de  Frankenthal. 

Une  telle  frontière  réparerait,  dans  une  certaine  me- 
sure, la  faute  commise  on  1815  et  qui  a  consisté  à 
donner  à  la  Prusse  un  poste  d'agression  sur  la  rive 
gauche  du  Rhin. 

Nous  ajouterons,  en  nous  plaçant  toujours  au  point 
de  vue  stratégique,  que  les  débuts  de  la  guerre  de  1914 
nous  ont  révélé  un  autre  point  faible  de  la  situation  ré- 
sultant des  traités  antérieurs  à  1871  ;  l'Allemagne  avait 
usurpé  lentement  le  contrôle  des  voies  ferrées  dans  le 
grand-duché  de  Luxembourg  et,  en  envahissant  ce 
petit  État  neutre  et  sans  défense,  elle  a  tourné  les 
armées  françaises  à  la  fois  par  Briey  et  Longwy  ;  ainsi, 
après  avoir  battu  les  armées  françaises  à  la  grande 
bataille  des  Ardennes,  elle  put  pénétrer  sans  coup  férir, 
jusqu'à  Reims  et  au  delà. 

Il  faut  que  de  pareils  faits  (conséquences  voulues  de 
1815  et  de  1839)  ne  puissent  pas  se  renouveler.  Quel 
que  soit  le  sort  réservé  au  grand-duché  de  Luxem- 
bourg, il  est  indispensable  que  ses  voies  ferrées  soient 
placées  au  point  de  vue  militaire  sous  le  contrôle  de  la 
France. 

Nous  n'insisterons  pas,  dans  la  présente  étude,  sur 
les  conditions  historiques  et  ethnog''aphiques  qui  justi- 


PENDANT   LES    NEGOCIATIONS  189 

fient  cette  nouvelle  frontière  pour  FAlsace-Lorraine. 
Disons,  en  deux  mots,  que,  si  la  population  qui  habite 
cette  région  de  VEntre-Frmice-et- Allemagne  est  en  grande 
partie  de  langue  allemande,  elle  est  d'origine  celtique, 
que  la  plus  grande  partie  des  territoires  englobés  par 
la  délimitation  dont  il  s'agit  ou  ont  appartenu  à  la 
France  ou  ont  été  placés  sous  son  influence  pendant 
des  siècles  ;  que  les  populations  qui  les  habitent  ont  été 
séparées  de  la  France  en  1815  contre  le  vœu  nette- 
ment exprimé  par  elles  et  qu'elles  s'étaient  rattachées 
spontanément  à  la  France  républicaine.  Ces  divers 
points  de  vue  seront  étudiés  dans  des  mémoires  spé- 
ciaux, et  nous  nous  bornerons  à  conclure  que  dans 
l'état  actuel  des  choses,  il  ne  peut  y  avoir  de  sécurité 
pour  la  France,  après  le  retour  de  l'Alsace-Lorraine, 
qu'en  la  constitution  d'une  frontière  embrassant  les 
massifs  montueux  qui  dominent  cette  région  et  corri- 
geant, dans  une  certaine  mesure  du  moins,  le  système 
d'agression  au  profit  de  la  Prusse,  établi  par  les  traités 
de  1815. 

3°  La  frontière  «  européenne  »  :  Rive  gauche  du  Rhin. 
—  La  frontière  dont  nous  venons  d'exposer  un  tracé 
approximatif  vise  uniquement  la  défense  de  la  France  : 
mais  nous  avons  à  envisager,  maintenant,  un  autre 
point  de  vue  :  à  savoir  le  cas  où  la  France  recevrait 
une  sorte  de  mandat  de  l'Europe  pour  sauvegarder, 
contre  les  ambitions  allemandes,  la  paix  du  monde  et 
l'indépendance  universelle.  Dans  ce  cas,  les  choses 
changent  d'aspect. 


490  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

L'Allemagne  n"a  pas  porté  son  agression  uniquement 
contre  la  France,  mais  aussi  contre  la  Belgique  neutre, 
et  indirectement  contre  l'Angleterre,  en  visant  les  ports 
belges  et  français  de  la  mer  du  Nord  et  de  la  Manche. 
Pour  entreprendre  cette  offensive,  elle  avait  adopté 
comme  tête  de  pont  et  comme  base  d'opération,  les  ter- 
ritoires que  les  traités  de  1813  avaient  attribués  à  la 
Prusse.  En  fait,  la  possession  de  ces  territoires  a  été, 
pour  elle,  une  perpétuelle  tentation,  une  obsession 
d'agrandissement  tant  en  Allemagne  que  hors  d'Alle- 
magne. Depuis  qu'elle  les  a  obtenus,  elle  n'a  travaillé, 
en  Allemagne,  qu'à  réunir  ses  possessions  séparées  : 
d'où  les  événements  de  1866  et  de  1870;  hors  d'Alle- 
magne, elle  n'a  cherché  qu'à  développer  ses  établisse- 
ments usurpés  :  d'où  la  guerre  de  1870  avec  la  con- 
quête d'Alsace-Lorraine  et  la  guerre  de  1914  avec 
l'invasion  de  la  Belgique,  du  Luxembourg,  etc. 

La  question  des  possessions  prussiennes  et  alle- 
mandes sur  la  rive  gauche  du  Rhin  se  pose  donc  comme 
la  question  même  de  la  paix  européenne.  D'ailleurs,  ne  se 
poserait-elle  pas  à  ce  point  de  vue,  qu'elle  se  poserait 
à  d'autres  points  de  vue  encore. 

Tout  d'abord,  comme  il  vient  d'être  dit,  en  ce  qui 
concerne  la  sécurité  de  la  Belgique. 

La  Belgique  sait,  maintenant,  que  la  frontière  qui  lui 
a  été  attribuée  en  1815  et  en  1839,  la  protège  très 
insuffisamment.  Elle  avait  pensé  que,  le  cas  échéant, 
elle  abriterait  son  existence  nationale  dans  la  place-re- 
fuge d'Anvers  :  mais  cette  conception  stratégique  s'est 
montrée  insuffisante;  elle  était  condamnée  d'avance  : 


PENDANT   LES    NÉGOCIATIONS  191 

car  les  forteresses  ne  se  défendent  que  si  elles  sont  en 
relation  avec  un  vaste  territoire  permettant  la  ma- 
nœuvre des  armées  :  elles  sont  des  points  d'appui,  non 
des  refuges. 

La  défense  de  la  Belgique  n'est  pas  à  Anvers.  La  Bel- 
gique déclare  hautement  qu'elle  a  besoin,  pour  être 
protégée  efficacement,  d'un  territoire  plus  étendu. 

En  tenant  compte  des  droits  historiques  et  des  situa- 
tions acquises,  elle  demande  un  glacis  en  avant  de  la 
ligne  de  la  Meuse.  Ce  glacis  pourrait  être  constitué  ainsi 
qu'il  suit  :  1"  au  sud,  le  grand-duché  de  Luxembourg; 
2"  au  nord,  la  poche  méridionale  du  Limbourg;  et,  re- 
joignant ces  deux  acquisitions  naturelles,  une  bande  de 
territoire  couvrant  Aix-la-Chapelle,  englobant  le  camp 
d'Elsenborn  et  la  plupart  des  voies  ferrées  stratégiques 
de  l'Eifel,  construites  par  l'Allemagne  pour  servir  de 
voies  de  pénétration  en  Belgique. 

Le  tracé  de  la  nouvelle  frontière  belge  serait  approxi- 
mativement celui-ci  :  partant  de  la  frontière  du  Luxem- 
bourg au  nord  de  Trêves,  à  Ehrang,  elle  suivrait  la  voie 
ferrée  qui  remonte  le  cours  de  la  Kill  et  atteindrait 
Call;  de  Call  elle  gagnerait  par  Duttehng,  le  cours  de  la 
Roer  dont  elle  suivrait  la  rive  gauche  jusqu'à  son  con- 
fluent avec  la  Meuse,  laissant  Aix-la-Chapelle  et  Maës- 
tricht  à  la  Belgique. 

Comme  on  le  voit,  la  question  du  Limbourg  est  posée. 
Or,  cette  province  appartient  à  la  Hollande.  Ainsi  se 
trouve  soulevée  une  grave  difficulté  internationale. 

Une  difficulté  non  moindre  résulte,  d'ailleurs,  d'une 
autre  revendication  non  moins  légitime  de  la  Belgique  : 


192  LE   TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

la  Belgique  demande  le  règlement,  à  son  profit,  du 
débat  engagé  entre  elle  et  la  Hollande  au  sujet  de  la 
navigation  sur  le  bras  de  mer  qui  se  confond  avec  les 
embouchures  de  l'Escaut  et  forme  l'entrée  du  port 
d'Anvers. 

Ces  deux  problèmes,  celui  du  Limbourg  et  celui 
d'Anvers-Flessingue,  ne  peuvent  être  résolus^que  si  la 
Hollande  reçoit,  d'autre  part,  des  satisfactions  et  des 
compensations  équitables;  et  il  semble  naturel  de  les 
lui  attribuer  vers  la  Frise  et  la  Gueldre,  c'est-à-dire  par 
le  retour  des  populations  hollandaises,  englobées  actuel- 
lement dans  l'Empire  d'Allemagne. 

Voici  donc  le  débat  qui  s'élargit.  De  toute  évidence, 
l'Allemagne  conquérante  ne  peut  garder  les  limites 
qu'elle  s'est  attribuée  par  la  force  au  détriment  de  ses 
voisins. 

Des  revendications  non  moins  légitimes  se  produisent 
de  toutes  parts  :  celles  des  peuples  du  Hanovre,  celles 
des  populations  danoises  du  Slesvig,  etc. 

Mais,  surtout,  la  dislocation  territoriale  de  l'Empire 
allemand  résulte  nécessairement  de  la  décision  prise 
par  les  puissances  de  créer  une  Pologne  unifiée  ayant 
accès  à  la  mer  par  Dantzig. 

Ajoutons,  enfin,  que  cette  dislocation  se  fait  d'elle- 
même  et  qu'elle  est  la  suite  inévitable  de  l'état  de  déli- 
quescence où  se  trouve  l'Empire  d'Allemagne  par  suite 
des  troubles  qui  viennent  d'éclater  dans  le  duché  de 
Brunswick,  à  Hambourg,  à  Francfort,  en  Bavière,  dans 
le  Wurtemberg,  en  Saxe,  etc. 

Nous  examinerons  à  part  cette  situation  si  grave  de 


PENDANT   LES    NÉGOCIATIONS  193 

l'Allemagne  ;  mais,  nous  en  tenant,  pour  l'instant,  aux 
considérations  stratégiques,  nous  constatons,  simple- 
ment, que,  cette  dislocation  se  produisant  nécessaire- 
ment et  même  spontanément,  il  est  nécessaire,  pour  la 
sécurité  de  la  Belgique,  pour  la  sécurité  de  l'Europe, 
que  des  mesures  internationales  soient  prises  en  ce  qui 
concerne  les  territoires  de  la  rive  gauche  du  Rhin. 

La  France  ayant  sa  frontière  protégée  par  le  tracé 
n°  1  (ce  qui  est  le  minimum  à  quoi  elle  puisse  pré- 
tendre), la  Belgique  revendiquant  le  glacis  qui  protège 
la  Meuse,  depuis  le  Luxembourg  jusqu'au  cours  de  la 
Roër,  il  reste  un  triangle  entre  le  bassin  de  la  Moselle 
et  le  cours  de  l'Ahr  dont  le  sort  n'a  pas  été  déterminé. 

C'est  précisément  ici  qu'interviendrait  le  principe  de 
la  sécurité  européenne  tel  que  nous  l'avons  exposé  ci- 
dessus. 

La  Belgique  obtiendrait  le  glacis  qui  lui  est  indispen- 
sable, mais  serait-elle  de  taille  à  le  défendre  seule? 

D'autre  part,  serait-il  sage  de  laisser  à  l'Allemagne, 
par  la  possession  du  triangle  dont  il  s'agit,  un  contre- 
glacis,  une  autre  tête  de  pont  sur  la  rive  gauche  du  Rhin, 
sensiblement  diminuée  il  est  vrai,  mais  qui  ne  lui  per- 
mettrait pas  moins  d'enfoncer  un  coin  entre  la  défense 
française  et  la  défense  belge  dans  cette  région? 

Cette  région  de  l'Eifel  est  précisément  celle  qui  a 
permis  à  l'Allemagne  de  pousser  aussi  loin  que  possible 
son  immense  complot  stratégique  d'août  1914.  11  faut, 
de  toute  nécessité,  le  lui  enlever.  C'est  ainsi  seulement 
que  nous  obtiendrons  cette  véritable  sécurité  visée  par 
le  président  Wilson  et  c'est  ainsi  seulement  que  la 

13 


494  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE    1919 

faute  des  traités  de  1815  serait  réellement  réparée.  La 
France  rentrant  dans  ses  limites  naturelles,  —  celles 
de  la  géographie  et  de  la  Révolution,  —  les  choses 
seraient  remises  à  l'état  antérieur  au  développement 
de  la  puissance  prussienne. 

En  effet,  contre  les  retours  de  cette  ambition,  une 
seule  puissance  est  de  force  à  lutter,  c'est  la  France  ;  si 
Ton  veut  que  la  France  soit  le  soldat  du  droit  au  nom  de 
l'Europe  et  du  monde,  il  faut,  encore  une  fois,  lui  en 
donner  le  moyen  ;  et  ce  moyen  c'est  la  séparation  par  le 
Rhin. 

Pour  les  raisons  qui  viennent  d'être  dites,  nous  arri- 
verions à  constituer,  ainsi  qu'il  suit,  le  tracé  de  la  véri- 
table frontière  européenne  de  ce  côté  : 

4"  Tracé  de  la  frontière  nécessaire  pour  la  sécurité  euro- 
péenne :  le  Rhin.  —  La  frontière  française  suivrait  le 
cours  du  Rhin  jusqu'à  l'Ahr.  Elle  suivrait  le  cours  de 
l'Ahr  jusqu'à  Hillesheim.  De  là,  elle  suivrait  le  cours 
de  la  Kyll  jusqu'à  Erdorf  et  de  là,  par  Bittburg  et  la 
vallée  de  la  Nims,  rejoindrait  la  frontière  actuelle  du 
grand-duché  de  Luxembourg. 

Il  serait  bien  entendu  que  le  contrôle  militaire  des 
voies  ferrées  sus-mentionnées  ainsi  que  de  celles  du 
grand-duché  de  Luxembourg  serait  réservé  à  la  France. 

Cette  frontière  serait  la  plus  facile  à  tracer  et  la  plus 
simple  de  toutes,  parce  qu'elle  suivrait  les  données 
naturelles.  Elle  assurerait  à  la  France  l'appui  de  la  Bel- 
gique et  à  la  Belgique  l'appui  de  la  France. 

Il  sera  démontré,  dans  un  mémoire   ultérieur,  que 


PENDANT   LES    NEGOCIATIONS  195 

cette  délimitation,  qui  n'est,  en  somme,  que  la  correc- 
tion des  fautes  de  1815,  ne  porte  pas  une  atteinte  pro- 
fonde aux  sentiments  et  aux  intérêts  des  populations. 
J^  N'appartenant  à  l'Empire  allemand  que  depuis  quarante- 
5inq  ans,  détachés  de  la  France  depuis  un  siècle,  elles 
)nt  gardé  le  code  civil  français,  des  traditions  fran- 
çaises, des  mœurs  françaises.  L'Empire  bismarckien 
s'étant  détruit  lui-même  par  la  logique  de  sa  constitu- 
tion et  de  son  principe  militariste,  ces  territoires  entre 
France  et  Allemagne  re^rendroni  possession  d'eux-mêmes 
et  leurs  populations  s'abriteront  bientôt  spontanément, 
comme  elles  l'ont  fait  en  1792,  à  l'ombre  des  libertés 
françaises. 

Résumons. 

—  La  paix  prochaine  doit  aboHr  les  traités  de  1815 
entant  qu'ils  amenaient  la  Prusse  sur  la  rive  gauche  da 
Rhin,  créaient,  contre  la  France  et  la  Belgique,  une 
frontière  stratégique  les  livrant  aux  agressions  de  l'Al- 
lemagne prussienne. 

—  Le  retour  de  l'Alsace-Lorraine  à  la  France  doit 
être  consacré  par  un  tracé  de  frontière  permettant  de 
défendre  réellement  ce  territoire  :  c'est  la  frontière 
embrassant  le  Hundruck. 

—  Mais  si  la  Belgique  et  la  France  sont  considérées 
comme  les  soldats  du  droit  sur  le  Rhin,  la  véritable 
frontière,  la  frontière  européenne,  c'est  la  frontière 
naturelle,  ethnique,  historique  de  l'ancienne  Gaule  :  le 
Rhin. 


DEUXIEME  MÉMOIRE 


DU  SORT  DE  L'ALLEMAGNE   UNIFIÉE 


Note  remise  au  Grand  Quartier  Géné- 
ral, le  11  novembre  1918,  et,  ultérieu- 
rement, au  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, M.  S.  Pichon. 


Nous  avons  indiqué,  à  diverses  reprises,  dans  le  mé- 
moire précédent,  que  la  sécurité  européenne  des  terri- 
toires du  Rhin  dépendaient  surtout  de  la  destinée 
réservée  à  l'unité  allemande  telle  que  l'a  conçue  et 
réalisée  l'Empire  bismarckien. 

Il  faut  reprendre,  maintenant,  cette  question  dans  son 
ensemble,  et  surtout  dans  les  conditions  où  elle  se  pré- 
sente depuis  la  déliquescence  spontanée  (et  que  nous 
avons  prédite)  de  l'Empire  bismarckien,  en  tenant 
compte  aussi  des  faits  nouveaux  qui  se  déroulent  au 
jour  le  jour. 

A.   —  De  l'unité  allemande  selon  les  principes 
bismarckiens. 

De  la  dernière  note  du  chancelier  Max  de  Bade  et  d'une 
quantité  de  manifestations  transmises,  non  sans  inten- 
tion, par  les  radios  allemands,  il  résulterait  que  l'Aile- 


PENDANT    LES    NEGOCIATIONS  197 

magne  démocratique  ou  socialo-démocratique  qui  vient 
de  s'emparer  du  pouvoir  continue  la  politique  impé- 
riale, du  moins  en  ce  qui  concerne  le  principe  de  l'unité. 
L'Allemagne,  en  pleine  défaite  et  en  apparente  décom- 
position, travaillerait  encore  à  s'annexer  les  populations 
allemandes  de  l'Autriche;  les  troupes  bavaroises 
auraient  môme  envahi  le  territoire  autrichien  occupé 
par  ces  populations. 

Par  contre,  on  annonce  que  la  Bavière  demanderait 
une  paix  séparée  et  que  les  populations  allemandes  de 
l'Autriche  ne  tiennent  nullement  à  se  fondre  dans  la 
Germanie  du  Nord.  Un  prochain  avenir  fera  la  lumière. 

Je  dirai  cependant  que  ces  rapides  évolutions,  dans 
leur  caractère  trouble  et  confus,  me  paraissent  des  plus 
suspectes.  Mon  impression  est  qu'il  y  a  concert  entre 
Guillaume  II,  Max  de  Bade,  Ebert  et  consorts,  pour  sau- 
ver V unité  allemande  à  tout  prix,  et  même  les  chances  de 
la  dynastie.  Les  signataires  de  l'armistice  sont  des  per- 
sonnages de  troisième  rang  que  l'on  jettera  par-dessus 
bord,  l'heure  venue. 

Ce  que  l'on  veut,  c'est  amener  les  puissances  de  l'En- 
tente devant  le  «  tapis  vert  »,  profiter  de  certains  anta- 
gonismes que  l'on  suppose,  rentrer  ainsi  dans  le  jeu 
européen  et  reconstituer  l'Allemagne  unifiée  sous  un 
masque  plus  ou  moins  libéral  en  la  renforçant  des  Alle- 
mands d'Autriche,  ce  qui  serait  une  large  compensation 
aux  pertes  qu'elle  subirait  d'autre  part.  Pour  arriver  à 
ce  résultat,  des  sacrifices  momentanés  sont  nécessaires. 
On  s'y  résigne,  quels  qu'ils  soient,  dans  le  présent. 
Qu'importe!  Ce  qui  importe,  c'est  l'avenir. 


198  LE   TRAITÉ   DE   PAIX    DE   4919 

Fort  heureusement,  le  système  unitaire  renforcé  qui 
fut  celui  de  Bismarck,  n'en  a  pas  moins  reçu  un  choc 
des  plus  rudes  par  suite  des  événements  actuels.  Tant 
que  cette  forme  de  gouvernement  eut  le  caractère  et  le 
succès,  l'Allemagne,  oubliant  ses  vieilles  traditions  par- 
ticularistes,  s'y  attachait  fortement.  Mais,  maintenant 
qu'il  a  échoué,  ces  traditions  reprendront  sans  doute 
leur  force  et  il  est  possible  que  des  tendances  centri- 
fuges se  produisent  de  nouveau  chez  des  peuples  que  la 
prospérité  et  les  ambitions  communes  avaient  aggluti- 
nés plus  encore  qu'elles  ne  les  avaient  fondus. 

De  toutes  façons,  les  puissances  alliées  ont  un  rôle  à 
jouer.  Il  dépend  d'elles  de  signer  la  paix  avec  l'Alle- 
magne unifiée  ou  avec  les  Etats  séparés.  Si  elles  n'ont 
pas  eu  cette  exigence  pour  la  signature  de  l'armistice,  il 
serait  extrêmement  grave  de  n'y  pas  revenir  à  propos 
des  négociations  et  de  la  conclusion  de  la  paix. 

Une  Allemagne  unifiée  a  réclamé  déjà  et  réclamera 
fatalementavec  plus  d'obstination  dans  Tavenir,  l'unifica- 
tion de  tous  les  Allemands  au  dedans  et  au  dehors.  Si 
les  négociateurs  de  la  paix  ne  s'opposent  pas  à  ces  des- 
seins, ils  seront  responsables  de  la  création  de  «  la  plus 
grande  Allemagne  »;  la  «  Mittel  Europa  »  se  ghsserait 
parmi  les  puissances  alliées  en  profitant  de  leur  négli- 
gence ou  de  leur  aveuglement  :  ce  serait  l'Allemagne 
qui  aurait  gagné  la  guerre. 

Je  ne  ferai  pas  ici  le  procès  de  l'unité  allemande.  Si 
l'unité  allemande  s'était  faite  comme  elle  avait  été  voulue 
à  Francfort,  avant  l'entrée  en  scène  de  Bismarck,  nous 


PENDANT   LES   NÉGOCIATIONS  199 

aurions  eu  une  Allemagne  à  la  fois  libérale  et  confé- 
dérée qui  n'en  eût  pas  été  plus  malheureuse  pour  cela, 
et  avec  qui  l'Europe  eût  pu  s'arranger.  Le  retour  à  cette 
Allemagne,  selon  le  vœu  des  Allemands  eux-mêmes,  ne 
paraît  pas  chose  impossible. 

Mais  il  est  nécessaire,  de  toutes  façons,  que  les  États 
de  l'Allemagne  qui  prendront  place  dans  la  nouvelle 
Confédération  germanique  conservent  et  même  accrois- 
sent leur  autonomie  particulière. 

L'idéal,  pour  la  paix  du  monde,  serait  une  Prusse  ré- 
duite à  sa  plus  simple  expression,  avec  une  Allemagne 
composée  de  six  ou  huit  États,  chacun  de  dix  ou  vingt 
millions  d'habitants,  n'ayant  entre  eux  d'autres  liens 
pohtiques  qu'une  Diète  commune  disposant  d'une  auto- 
rité extrêmement  limitée. 

Cette  Allemagne  se  créera  probablement  d'elle-même. 
Les  populations  du  sud  ne  voudront  pas  retomber  sous 
le  joug  prussien.  D'ailleurs,  l'Allemagne  nouvelle  devant 
perdre  de  toutes  façons  l' Alsace-Lorraine,  toutou  partie 
de  la  frontière  du  Rhin,  peut-être  le  Gueldre  et  la  Frise, 
le  Slesvi^ig  danois,  la  Pologne  prussienne  avec  Dantzig, 
peut-être  le  Hanovre,  il  devient  évident  que  l'unité  alle- 
mande à  la  Bismarck  est  déjà  fortement  entamée. 

Cette  unité  ayant  fait  courir  à  la  paix  du  monde  le 
plus  grave  de  tous  les  dangers,  il  est  important  de  la 
régler  et  de  la  modérer  selon  les  nécessités  générales  de 
la  paix  européenne  et  mondiale. 

Du  rôle  de  V Allemagne  en  Europe.  —  Le  problème  est 
le  suivant  :  l'Allemagne  fait,  en  Europe,  comme  un  bar- 


200  LE   TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

rage  qui,  rien  que  par  sa  forme  naturelle,  empêche 
toute  communication  entre  le  sud  et  le  nord,  entre  l'est 
et  l'ouest.  Si  ce  barrage  joue  avec  l'ensemble  de  la  vie 
européenne,  tout  est  pour  le  mieux,  mais  s'il  entend 
profiter  de  sa  situation  centrale  pour  écraser  les  autres, 
la  crise  se  produit  fatalement. 

Il  s'agit  donc  d'accommoder  cette  situation  naturelle 
de  l'Allemagne  aux  besoins  internationaux  du  continent 
européen. 

Or,  ce  moyen  est  simple  et  il  n'y  en  a  pas  d'autres  : 
empêcherTAllemagne  de  devenir  une  puissance  trop  forte 
et  capable  d'abuser  de  sa  situation  centrale  pour  tyranniser 
ses  voisins  plus  faibles.  Toute  conception  de  la  paix  qui 
tendra  à  ce  but  sera  bonne,  toute  conception  contraire 
sera  inefficace  ou  dangereuse.  C'est  la  pierre  de  touche 
de  la  future  paix. 

L'Allemagne  est  naturellement  portée  à  la  vie  fédéra- 
tive.  Même  l'empire  de  Bismarck  n'a  pas  su  abolir 
l'existence  particulariste  des  principaux  Etats  alle- 
mands; mais  il  a  tout  fait  pour  l'affaiblir.  Ce  ne  serait 
nullement  combattre  le  sentiment  spontané  des  Alle- 
mands que  d'encourager  chez  eux  le  développement  de 
cette  habitude  fédérative,  tout  en  faisant  au  temps  les 
concessions  justes  et  nécessaires. 

Une  Allemagne  confédérée  et  libérale  serait,  en 
somme,  l'Allemagne  de  1848,  l'Allemagne  de  la  Diète 
de  Francfort,  telle  qu'elle  s'était  conçue  elle-même  et 
qui  n'a  été  détruite  que  par  l'intrigue  politique  et  mili- 
taire des  Hohenzollern. 


PENDANT    LES   NEGOCIATIONS  201 

Mais  comment  les  puissances  de  l'Entente  peuvent- 
elles,  sans  intervenir  plus  qu'il  ne  convient  dans  les 
affaires  intérieures  de  l'Allemagne,  l'amener  à  cette  so- 
lution qui  serait  la  plus  satisfaisante  pour  les  intérêts  de 
tous  et  qui  ne  se  heurte,  en  somme,  qu'à  ce  que  nous 
appellerons  le  «  préjugé  bismarckien  »? 


B.  —  Conditions  d'une  nouvelle  vie  allemande. 
Les  Allemagnes. 

Plusieurs  procédures  peuvent  nous  permettre  d'ar- 
river à  un  résultat  si  désirable  : 

1°  Négocier  la 'paix  avec  tous  les  peuples  allemands.  —  En 
premier  lieu,  l'armistice  une  fois  arrivé  à  son  terme,  nous 
devons  éviter,  autant  que  possible,  de  traiter  avec  l'Alle- 
magne unifiée.  Le  gouvernement  des  Ebert  et  consorts 
n'existe  à  nos  yeux,  qu'autant  qu'il  est  de  notre  intérêt 
de  le  reconnaître. 

En  Russie,  l'Allemagne  a  su  attirer,  autour  de  la 
table  delapaix,  des  Polonais,  des  Ukrainiens,  des  Lithua- 
niens, des  Finlandais,  etc.  Pourquoi  ne  pas  faire  comme 
elle?  Nous  devons  aborder  le  problème  de  la  paix  avec 
tous  les  peuples  de  l'Allemagne,  en  affirmant  nettement 
que  nous  désirons  les  entendre  tous. 

Cette  seule  ouverture  suffira  pour  développer,  en 
chacun  d'eux,  le  principe  particulariste  et  pour  faire 
apparaître  certains  intérêts  rivaux  et  antagonistes. 

La  consultation  des  peuples  est  la  base  même  de  la 
paix  wilsonienne  :  pourquoi  ne  pas  interroger  sur  leurs 


t02  LE   TRAITE   DE   PAIX    DE   1919 

intérêts  les  peuples  bavarois,  hessois,  wurtembergeois, 
allemands  d'Autriche,  etc.?  En  les  consultant,  nous 
reconnaissons  leur  existence  indépendante.  Ils  ne  de- 
manderont à  vivre  liés  et  unis  que  si  nous  ne  savons  pas 
leur  donner  un  intérêt  plus  grand  à  vivre  autonomes  et 
indépendants. 

2°  Action  sur  le  peuple  allemand  par  une  occupation  pro- 
longée. —  Nous  avons,  d'ailleurs,  un  moyen  direct  et 
efficace  de  rompre  en  /a/fFunité  bismarckienne  et  de  re- 
lever la  tète  des  particularistes  inclinés  depuis  quarante 
ans  :  c'est  l'occupation  prolongée  des  territoires  alle- 
mands, et  notamment  des  territoires  de  l'Allemagne  du 
Sud  et  du  Centre. 

Comme  garantie  du  paiement  des  indemnités,  une 
telle  occupation  est  indispensable.  J'avais  demandé  l'oc- 
cupation jusqu'à  l'Elbe  :  à  la  rigueur,  celle  qui  est 
établie  par  l'armistice  peut  suffire. 

Durant  tout  le  temps  des  négociations  de  la  paix  et, 
notamment,  pendant  les  tractations  avec  les  peuples 
allemands  en  vue  de  connaître  leurs  véritables  senti- 
ments, la  propagande  de  la  liberté  se  fera  par  le  seul 
fait  de  la  présence  des  troupes  alliées. 

Les  conditions  de  cette  occupation  devront  être  éta- 
blies, à  ce  point  de  vue,  comme  le  plus  puissant  moyen 
d'organisation  et  de  propagande  dont  nous  puissions 
disposer;  si  nous  savons  nous  y  prendre,  quand  nous 
serons  en  Allemagne,  les  peuples  se  sentiront  délivrés 
plus  encore  que  conquis;  nous  aurons  réveillé,  dans 
l'Allemagne  du  Sud,  et  notamment  dans  l'Allemagne 


PENDANT   LES   NÉGOCIATIONS  203 

catholique,  toutes  les  survivances  des  «  libertés  germa- 
niques »  venues  de  France  et  qui  assureront,  plus 
qu'aucun  militarisme,  le  bonheur  de  ces  populations. 

3"  Action  par  le  ramtaillement .  —  Un  autre  moyen  de 
propagande  résultera  naturellement  d'un  autre  grand 
bienfait  que  la  présence  des  troupes  alliées  apportera  à 
l'Allemagne.  Ainsi  que  l'armistice  l'a  prévu,  ce  sont  les 
puissances  de  l'Entente  qui  vont  être  chargées  du  con- 
trôle sur  le  ravitaillement  de  l'Allemagne,  de  l'Autriche 
et  des  pays  de  l'Europe  centrale.  En  un  mot,  ces  pays 
ne  vivront  que  par  nous. 

Par  conséquent,  nous  sommes  en  droit  d'exiger  la 
présence,  dans  chaque  district  de  l'Allemagne,  d'une 
organisation  du  ravitaillement  calquée  sur  le  système 
auquel  a  présidé  M.  Hoover.  Ainsi  que  Fa  dit  M.  Cle- 
menceau, nous  nourrirons  l'Allemagne  dans  la  limite  où 
cela  ne  nous  nuira  pas.  Pour  connaître  cette  juste  limite 
et  pour  empêcher  les  abus,  une  surveillance  locale 
s'impose.  Ainsi,  nous  apportons  à  la  fois  aux  popula- 
tions la  nourriture  et  V ordre. 

Si  nous  ne  savons  pas  profiter  de  cette  circonstance 
unique  pour  toucher  au  cœur  le  peuple  allemand  et 
pour  hii  inculquer  les  principes  de  justice,  de  tolérance 
mutuelle  qui  sont  les  nôtres,  en  un  mot  pour  rendre 
l'Allemagne  à  elle-même  et  à  l'Europe,  c'est,  en  vérité, 
que  nous  n'aurions  pas  plus  de  tact  psychologique  que 
les  Allemands;  et  c'est  justement  le  contraire. 

4°  Procédure  de  droit  pour   modifier   Vuuité  allemande 


204  LE   TRAITE    DE    PAIX   DE    1919 

comme  instrument  de  conquête.  —  La  clause  de  Vindigémit. 
Une  fois  ces  diverses  procédures  de  fait  solidement  éta- 
blies, il  reste  à  indiquer  une  procédure  de  droit  pour 
arriver  à  la  destruction  de  Tunité  bismarckienne  dans 
sa  forme  agressive  et  contraire  à  la  paix  du  monde.  Ce 
point  est  extrêmement  délicat,  il  demande  une  grande 
application,  beaucoup  de  prudence,  de  tact  et  de  savoir- 
faire  :  il  s'agit  de  réfréner  une  fois  pour  toutes,  en 
Allemagne,  Fesprit  de  conquête  à  la  fois  intérieure  et 
extérieure;  or,  cette  passion  a  été  fortement  enracinée 
par  l'enseignement  pangermaniste  en  Allemagne. 

Expliquons-nous. 

Par  suite  de  quel  artifice  légal,  par  suite  de  quel  ar- 
ticle constitutionnel,  Bismarck  a-t-il  su  fonder  l'unité 
allemande  agressive  et  au  profit  de  la  Prusse? 

Sur  cette  question,  l'attention  n'a  pas  été  attirée  jus- 
qu'ici, et  c'est  pourtant  le  secret  de  l'œuvre  bis- 
marckienne. 

Bismarck  a  glissé  tout  son  système  dans  un  article, 
peu  remarqué  au  dehors,  de  la  constitution  de  l'Em- 
pire.  Cest  l'article  3,  comportant  la  clause  de  l'indi- 

GÉNAT  : 

L'article  dont  il  s'agit  est  ainsi  libellé  :  «  Il  existe, 
pour  toute  l'Allemagne,  un  indigénat  commun  ayant 
pour  effet  que  tout  individu  appartenant  à  titre  de  sujet 
et  de  citoyen  à  un  État  confédéré  quelconque  sera  traité 
comme  indigène  .dans  tout  autre  État  confédéré...  (sui- 
vent les  détails  sur  ces  avantages)  et  l'article  ajoute  : 
«  Aucun  Allemand  ne  peut  être  entravé  dans  l'exercice 
de  ses  droits  par  les  autorités  de  son  pays  ou  par  celles  de 


PENDANT   LES   NÉGOCIATIONS  205 

l'un  OU  de  l'autre  des  États  confédérés.  »  Et  le  texte 
ajoute  encore,  par  une  clause  d'une  portée  inouïe  : 

«  Vis-à-vis  de  l'étranger,  tous  les  Allemands  ont  droit 
au  même  degré  à  la  protection  de  l'Empire...  » 

Cela  revient  à  dire  que  tous  les  Bavarois,  Hessois, 
Badois,  etc.,  ont  deux  statuts  :  l'un  comme  Bavarois, 
Hessois,  etc.,  l'autre  comme  Allemand  et  en  réalité 
Prussiens  ;  que  chacun  des  États  confédérés  doit 
accepter  cette  situation  et  qu'il  ne  peut,  en  quelque  ma- 
nière que  ce  soit,  s'opposer  à  ce  que  son  propre  sujet 
jouisse  de  sa  situation  d'Allemand-Prussien,  môme  si 
ce  sujet  en  abusait  à  l'égard  de  son  état  de  naissance; 
il  en  résulte  encore,  qu'A  l'étranger,  l'Allemagne  prus- 
sienne conserve  sa  mainmise  sur  l'indigène  allemand 
et,  qu'en  raison  de  cette  dualité  dans  la  personne  civile  et 
politique  que  crée  la  clause  de  l'indigénat,  un  Allemand 
expatrié,  établi  au  loin,  naturalisé  même  à  l'étranger, 
reste  toujours  Allemand-Prussien. 

Telle  est  la  clause  qui  fonda,  pour  et,  en  quelque 
sorte,  dans  chaque  sujet  allemand,  l'Empire  bis- 
marckien  et  qui  établit  sa  puissance  perpétuelle  sur 
l'individu  supposé  germain  :  elle  a  créé  l'unité  inté- 
rieure en  Allemagne  ;  et  (par  le  développement  que  lui 
a  donné  la  loi  Delbriick),  elle  étend  cette  emprise  abu- 
sive jusqu'aux  confins  du  monde. 

Le  véritable  esprit  d'union  de  la  race  pour  la  con- 
quête, par  l'association  et  le  militarisme,  est  là. 

Comment  arriverait-on  à  annihiler  cet  état  de 
choses  hostile  à  l'ordre  des  choses  européen? 


206  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   4919 

D'une  seule  façon  :  en  abordant  le  problème  dans  ses 
diverses  conséquences.  ' 

D'abord,  toute  puissance  étrangère  doit  se  protéger 
désormais  contre  la  clause  de  Tindigénat.  Notamment, 
les  puissances  de  l'Entente  doivent  la  déclarer  abolie 
en  ce  qui  concerne  chacune  d'elles.  En  outre,  elles 
doivent  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  que 
cette  clause  soit  supprimée  de  la  constitution  alle- 
mande. 

A  supposer  que  le  citoyen  bavarois,  hessois,  badois, 
ne  préfère  pas  rompre  spontanément,  par  la  voix  de  ses 
représentants,  le  lien  qui  le  subordonne  à  la  Prusse  et, 
par  conséquent,  échapper,  par  un  acte  libre,  à  cette  su- 
bordination et  à  ses  conséquences,  il  appartient  aux 
puissances  de  déclarer  d'abord,  que,  ne  reconnais- 
sant pas  la  clause,  elles  n'en  reconnaissent  pas  les 
effets. 

Par  suite,  le  Badois,  Hessois,  Bavarois,  n'ayant  d'at- 
tache, aux  yeux  des  Alliés,  qu'avec  chacun  des  États 
confédérés,  ne  pourrait  jouir  de  ses  droits  à  l'étranger 
que  comme  sujet  de  cet  État.  Les  représentations  diplo- 
matiques et  consulaires  de  chacun  desdits  États  auraient 
seules  qualité  pour  la  protéger  et  agir  en  son  nom. 
L'Allemand  n'aurait  plus  d'autre  statut  international. 

On  pourrait,  en  outre,  examiner  la  question  de  savoir 
si  l'abolition  expresse  de  la  clause  de  l'indigénat  ne 
pourrait  pas  être  une  des  conditions  de  la  paix. 

Cette  clause  n'est,  en  somme,  qu'un  fruit  de  la  guerre. 

Bismarck  n'a  pu  l'établir  dans  la  constitution  que 
quand  les  États  de  l'Allemagne  du  Sud  eurent  été  vaincus 


PENDANT   LES   NEGOCIATIONS  207 

à  Sadowa.  Ce  que  la  guerre  a  fait,  la  guerre  peut  le 
défaire. 

De  l'ensemble  des  observations  ci-dessus,  il  résulte 
que  Tunité  allemande  bismarckienne,  dans  sa  forme 
agressive  tant  au  dedans  qu'au  dehors,  telle  qu'elle  a 
été  établie  et  consacrée  par  la  clause  abusive  de  lïndi- 
génat,  devrait  être  expressément  abolie  par  l'un  des 
articles  de  la  future  paix. 

5°  Conclusion.  —  En  résumé,  les  principales  mesures 
à  prendre  au  point  de  vue  de  l'unité  bismarckienne 
pourraient  être  les  suivantes  : 

1"  Ramener  l'Allemagne  à  sa  vie  fédérative  natu- 
relle ; 

2°  Ramener  la  Prusse  à  ses  limites  originelles  et  con- 
sacrer l'existence,  en  Allemagne  et  en  Autriche,  d'un 
certain  nombre  d'Etats  basés  sur  le  consentement  des 
populations  et  comportant,  en  moyenne,  de  10  à  20  mil- 
lions d'habitants; 

3°  Séparer  de  l'Allemagne  les  populations  et  les  ter- 
ritoires de  r Alsace-Lorraine,  de  la  rive  gauche  du 
Rhin,  les  populations  et  les  territoires  hanovriens,  sles- 
vigeois,  polonais  et  autres  soumis  par  la  conquête  ; 

4"  Abolir  la  clause  de  l'indigénat,  fruit  de  la  conquête  ; 

5°  Obtenir  ces  résultats,  essentiels  à  la  paix  euro- 
péenne, par  les  divers  moyens  que  la  victoire  a  mis 
momentanément  à  la  disposition  des  puissances  alliées  : 

Occupation; 

Ravitaillement  ; 

Propagande  de  la  liberté  ; 


208  LE   TRAITE   DE    PAIX   UE   1919 

Conditions  de  la  paix; 

Et  enfin  surveiller  attentivement  le  jeu  qui  paraît  être 
celui  des  derniers  défenseurs  du  système  militariste  et 
qui  consisterait  à  tromper  les  puissances  en  consentant 
aujourd'hui  à  des  sacrifices  limités  pour  se  ressaisir 
plus  tard,  à  l'heure  où  les  puissances  de  l'Entente  pour- 
raient être  désunies  ou  seraient  seulement  séparées. 


TROISIÈME  MÉMOIRE 


SUR  LE  «   MANDAT  »  CONFIÉ  A  CERTAINES  PUISSANCES 
POUR  L'ADMINISTRATION 
^    DES  ANCIENNES  COLONIES  ALLEMANDES 


Lu  à  la  Commission  de  la  Société 
des  Nations,  le  20  février  1919. 


En  examinant  avec  attention  l'article  XIX  du  Projet 
de  Traité,  on  y  trouve  quelque  chose  qui  ressemble  à  une 
contradiction  pu,  du  moins,  à  une  sorte  d'ambiguïté,  soit 
qu'il  s'agisse  du  principe,  soit  qu'il  s'agisse  de  ses  ap- 
plications. 

Cet  article  a  pour  objet  de  déterminer  le  sort  futur 
des  colonies  et  territoires  qui,  «  à  la  suite  de  la  guerre, 
ont  cessé  d'être  sous  la  souveraineté  des  États  qui  les  gouver- 
naient précédemment  et  qui  sont  habités  par  des  peuples 
non  encore  capables  de  se  diriger  eux-mêmes  » . 

On  admet  que  la  souveraineté  antérieure  tombe. 
Mais,  par  quelle  souveraineté  la  remplace-t-on? 

Est-ce  par  celle  de  la  Société  des  Nations?  Le,  texte 
ne  le  dit  pas  :  il  dirait  plutôt  le  contraire.  D'après  le 
paragraphe  I,  la  Société  des  Nations,  reconnaissant^que 
le  développement  de  ces  peuples   forme  une  mission 

14 


210  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

sacrée,  s'incorporerait  seulemeni,  au  moment  de  sa  créa- 
tion, des  gages  pour  l'accomplissement  de  cette  mission. 

Cependant  le  paragraphe  2  semble  donner  un  rôle  de 
souveraineté  à  la  Société  des  Nations,  puisqu'il  déclare 
que  la  meilleure  méthode  de  réaliser  pratiquement  ce 
principe  est  de  confier  la  tutelle  de  ces  peuples  aux 
nations  développées  qui,  en  raison  de  leurs  ressources, 
de  leur  expérience  ou  de  leur  situation  géographique, 
sont  le  mieux  à  même  d'assumer  cette  responsabihté  ; 
elles  exerceraient  cette  tutelle  en  qualité  de  mandataires 
au  nom  de  la  Société  des  Natiojis. 

Donc  la  Société  des  Nations  n'assume  pas  la  souve- 
raineté, —  quoiqu'elle  la  délègue.  D'autre  part,  les 
sociétés  protectrices  ne  reçoivent  pas  non  plus  la  sou- 
veraineté. 

Mais  alors,  où  se  trouve-t-elle?... 

On  voit,  sans  qu'il  soit  utile  d'y  insister,  combien  il 
serait  grave  d'annihiler,  en  quelque  sorte,  la  souverai- 
neté et  la  responsabilité,  précisément  quand  il  s'agit  de 
territoires  et  de  peuples  qui  n'ont  pas  su,  historique- 
ment et  pratiquement,  se  les  créer  à  eux-mêmes  et  qui, 
précisément  à  cause  de  cela,  en  ont  le  plus  grand  besoin. 

Que  la  Société  des  Nations  ne  songe  pas  à  assumer  la 
souveraineté,  cela  se  conçoit  très  bien  :  ce  n'est  pas  son 
rôle.  Si  elle  la  saisissait,  elle  deviendrait,  parce  fait,  un 
super-État  avec  des  possessions  territoriales  et  toutes 
les  conséquences  qui  en  résulteraient. 
<-*  Le  Projet  de  Pacte  prend,  à  ce  sujet,  les  plus  sages 
précautions  puisqu'il  limite  les  droits  de  la  Société  des 
Nations  à  une  espèce  de  mission  de  haute  surveillance 


\ 


PENDANT  LES   NÉGOCIATIONS  211 

s'appliquaiit  aux  cas  spéciaux  prévus  par  le  paragraphe  5 
(trafic  des  armes  et  de  l'alcool,  traite  des  esclaves,  etc.). 
Cette  surveillance  ne  s'exercera  que  sous  la  forme  la 
plus  atténuée,  c'est-à-dire  par  la  communication  de  rap- 
ports annuels. 

Tout  au  plus,  prévoit-on  certains  «  actes  spéciaux  » 
ou  «  chartes  particulières  »  qui  pourraient  être  libellés 
éventuellement  par  le  Conseil  exécutif.  Mais  cela  ne 
tranche  pas  la  question  de  souveraineté,  —  c'est-à-dire 
le  pouvoir  du  dernier  mot. 

Voyons  les  choses  au  point  de  vue  pratique  :  le  but 
que  se  propose  le  pacte  est  d'assarer  le  bien-être  et  le 
développement  de  ces  peuples  retardataires  qu'elle 
arrache  à  la  domination  allemande  parce  que  ce  pou- 
voir trop  rudement  exercé  ne  leur  laissait  pas  la  latitude 
de  se  développer. 

N'est-il  pas  évident  que,  pour  remplacer  avantageuse- 
ment la  domination  tyrannique  de  l'Allemagne,  il  faut 
apporter  à  ces  peuples  des  avantages  matériels  et  mo- 
raux dont  ils  ne  puissent  pas  douter?  Cela  suppose  de 
longs  sacrifices,  des  œuvres  durables,  des  projets  d'ave- 
nir et  à  longue  échéance.  Pour  amener  ces  territoires 
et  ces  peuples  de  leur  état  rudimentaire  à  un  stade  plus 
élevé,  il  faut  une  autorité  pleine,  solide,  confiante  en 
elle-même  et  non  une  autorité  éphémère,  marchandée, 
discutée,  soumise  à  des  restrictions  mal  définies  et 
donnant  l'impression  d'une  constante  précarité. 

Si  les  peuples  qui  sont  mis  sous  tutelle  n'acceptent  pas 
l'exercice  de  cette  tutelle,  à  qui  s'adresseront-ils,  à  qui 


212  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

recourront-ils?  Et  si  leur  recours  (par  voie  de  rapport 
ou  autrement),  s'adresse  à  la  Société  des  Nations,  si  on 
suscite  même  ce  perpétuel  recours,  cet  appel  constant, 
ne  peut-on  pas  dire  que  l'on  institue  une  provocation  à 
l'indiscipline  sociale,  aux  frictions  de  chaque  jour;  c'est 
le  manque  de  stabilité  et  de  confiance,  disons  le  mot, 
Vanarchie  organisée  pour  les  peuples  qui  ont  le  plus 
besoin  du  contraire. 

Je  n'insiste  pas  sur  une  critique  que  je  ne  veux  pas 
faire  tomber  dans  le  verbalisme.  Elle  se  résume  en  deux 
mots  :  ou  la  Société  des  Nations  fait  l'office  d'un  super- 
État,  et  ce  n'est  pas  ce  que  l'on  veut  pour  elle;  ou  elle 
laisse  la  souveraineté  soit  à  la  disposition  de  peuplades 
inférieures  qui  ne  sauront  pas  en  user,  soit  à  la  disposi- 
tion des  sociétés  plus  puissantes  et  plus  expérimentées 
qui,  non  sans  conflit,  finiront  par  s'en  emparer. 

Cherchons  s'il  n'est  pas  quelque  autre  solution  en 
nous  plaçant  dans  les  intentions  des  rédacteurs  du 
pacte.  De  toute  évidence,  l'esprit  qui  les  anime  est 
celui-ci  :  donner  le  plus  rapidement  possible  aux  peu- 
ples dont  il  s'agit  les  moyens  d'accéder  à  la  civihsation 
et  à  la  liberté  et,  pour  cela,  leur  apporter  l'aide  de 
nations  voisines  plus  riches  et  plus  expérimentées. 

Or,  de  cette  union  de  deux  populations  dont  l'une 
protège  l'autre,  il  existe  des  précédents  nombreux  dans 
le  régime  colonial  actuel,  et  ces  précédents  ont  une  for- 
mule parfaitement  connue  et  juridiquement  détermi- 
née :  c'est  le  Protectorat.  Le  protectorat  est,  d'ordi- 
naire,  défini  en   ces   termes  :    «    Situation  d'un  État 


PENDANT   LES   NÉGOCIATIONS  213 

étranger  placé  sous  f autorité  d'un  autre  État,  notam- 
ment pour  tout  ce  qui  concerne  ses  relations  exté- 
rieures. » 

En  premier  lieu,  il  faut  observer  que  le  protectorat 
n'emporte  pas  annexion  :  c'est  même  une  précaution 
prise  contre  le  système  de  l'annexion.  Le  pays  pro- 
tégé conserve  une  certaine  indépendance,  une  certaine 
autonomie  puisqu'il  est  qualifié  État  étranger;  il  est  seu- 
lement placé  sous  V autorité  de  l'autre  Etat.  Celui-ci 
exerce,  provisoirement  du  moins,  la  plupart  des  attri- 
buts de  la  souveraineté.  C'est  lui  qui  décide  en  dernier 
ressort.  Ajoutons  que,  dans  les  protectorats  qui  fonction- 
nent sous  nos  yeux,  par  exemple  celui  que  la  France 
exerce  en  Tunisie,  le  pays  protecteur  a  un  droit  de  sur- 
veillance même  sur  le  régime  intérieur  du  pays  protégé. 
Cette  surveillance  lui  laisse  toute  latitude  d'accéder  peu 
à  peu  à  un  régime  de  plus  en  plus  autonome  et,  finale- 
ment, à  la  liberté.  Ce  qui  importe  donc,  au  premier 
chef,  //  n'y  a  pas  d'annexion. 

L'Etat  protégé  n'est  pas  incorporé  à  la  nation  protec- 
trice, mais  celle-ci,  ayant  une  autorité  réelle,  a  le  pou- 
voir nécessaire  pour  faire  le  bien  du  petit  État,  pour  se 
livrer  à  des  entreprises  utiles  et  durables,  pour  rem- 
plir, en  un  mot,  «  cette  mission  sacrée  de  civilisation  » 
que  réclame  la  conscience  humaine  par  la  voix  de  la 
Société  des  Nations. 

La  souveraineté  n'est  pas  annihilée;  elle  n'est  pas 
confiée  entièrement  soit  à  l'État  faible,  soit  à  l'Etat  fort  : 
elle  est  partagée  entre  eux  et  ils  l'exercent  chacun  dans 
les  conditions  de  leur  valeur  ou  de  leur  infirmité,  mais 


214  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE  1919 

de  telle  sorte  que  l'ordre  règne  et  que  le  but  qu'on  se 
propose  puisse  être  atteint  progressivement. 

En  fait,  le  régime  du  protectorat  a  donné  soit  en 
Asie,  soit  en  Afrique,  des  preuves  sans  nombre  de 
son  efficacité.  Les  pays  qui  sont  placés  sous  ce  régime 
ont  progressé  avec  une  rapidité  surprenante  en  suivant 
exclusivement  les  voies  de  la  douceur.  Ils  ont  passé  déjà 
dans  leur  courte  histoire  par  des  étapes  qui,  ailleurs, 
pour  être  franchies,  ont  demandé  des  siècles. 

En  particulier,  le  régime  du  protectorat  convient 
excellemment  aux  territoires  visés  par  le  paragraphe  4 
de  Tarticle  XIX  :  «  Certaines  communautés  qui  appar- 
tenaient autrefois  à  l'Empire  ottoman,  ont  atteint  un 
degré  de  développement  tel  que  leur  existence  comme 
nations  indépendantes  peut  être  reconnue  provisaire- 
ment  ('?),  à  la  condition  que  les  conseils  et  Taide  d'une 
puissance  mandataire  guident  leur  administration  jus- 
qu'au moment  oii  elles  seront  capables  de  se  conduire 
seules.  Les  vœux  de  ces  communautés  doivent  être  pris 
en  première  considération  pour  le  choix  de  la  puissance 
mandataire.  » 

S'il  s'agit  d'un  «  mandat  »,  ce  paragraphe  est  à  peu 
près  inapplicable;  mais  s'il  s'agit  d'un  «  protectorat  », 
rien  n'est  plus  simple.  Ces  populations  savent  ce  qui  se 
passe  en  Tunisie,  au  Maroc,  à  Madagascar  :  une  telle 
conception  est  claire  à  leurs  yeux.  Nul  doute  qu'ils  ne 
l'acceptent  puisqu'elle  leur  permet  de  s'appuyer  au  bras 
d'une  puissance  forte  et  riche  pour  faire  les  premiers 
pas  dans  la  voie  du  progrès  et  de  la  civilisation. 

Pour  les  plus  arriérés  comme  pour  les  plus  avancés, 


PENDAiNT   LES   NEGOGIATIOiNS  215 

le  régimeduprotectorat  ou,  si l'onveut  quelque  chose  de 
plus  atténué  encore,  le  régime  de  la  «  protection  »,  con- 
vient, par  sa  plasticité,  sa  facilité  d'adaptation,  sa  dou- 
ceur; il  offre  surtout  cet  avantage  d'accorder,  au  peuple 
protégé,  le  maximum  de  souveraineté  en  laissant  à  la 
puissance  protectrice  l'autorité  nécessaire.  Il  est  bien 
entendu  que  la  Société  des  Nations  réserve  son  droit  de 
recevoir  et  d'examiner  les  rapports  annuels  concernant 
les  garanties  internationales,  c  est-à-dire  la  traite  des 
esclaves,  le  trafic  des  armes  et  de  l'alcool,  la  liberté  de 
conscience  et  de  religion. 

Résumons  :  le  système  du  mandat  est  incompréhen- 
sible ;  ou  bien  il  engage  la  Société  des  Nations  dans  un 
ordre  de  responsabilités  qu'elle  ne  veut  pas  assumer. 

Le  régime  du  protectorat  ou  de  la  protection  est 
connu,  plastique,  il  peut  s'adapter  à  tous  les  peuples, 
depuis  les  plus  arriérés  jusqu'aux  plus  proches  de  la 
civilisation.  Il  ménage  ces  peuples;  il  les  conduit  au 
bien-être  par  la  douceur,  il  a  fait  ses  preuves.  Par  l'em- 
ploi de  ce  mot,  tout  s'éclaire. 

Pourquoi  avoir  peur  d'un  mot  s'il  recouvre  une 
grande  simplification  et  un  grand  bienfait? 

Février  1919. 


¥ 


TROISIEME   PARTIE 
APRÈS  LA  SIGNATURE  DE  LA  PAIX 


LE  TRAITÉ  DU  28  JUIN  1919 

SES    PRIiNCIPES 
COMMENT   IL   SERA   APPLIQUÉ 


LE  TRAITÉ  DU  28  JUIN   1919 


CHAPITRE  PREMIER 
LES  PRINCIPES 


Le  président  Wilson,  président  de  la  République  des 
États-Unis,  a  dit,  au  banquet  solennel  de  TÉlysée,  la 
veille  de  la  signature  du  traité  :  «  L'Entente  se  dévelop- 
pera en  action.  »  Cette  parole  répondait  à  une  autre, 
non  moins  frappante,  de  M.  Raymond  Poincaré,  prési- 
dent de  la  République  française  :  «  La  véritable  paix  ne 
sortira,  si  je  puis  ainsi  parler,  que  d'une  création  con- 
tinue, et  cette  création  continue  devra  surtout  être 
l'œuvre  collective  des  peuples  alliés  et  associés.  » 

C'est  en  me  plaçant  au  point  de  vue  adopté  par  les 
deux  présidents  que  je  voudrais  examiner  les  principes 
sur  lesquels  repose  le  traité  et  rechercher  les  modalités 
futures  de  son  développement  dans  les  faits  ;  car,  il  sera 
bon  ou  mauvais,  selon  qu'il  sera  bien  ou  mal  appliqué. 
Je  voudrais  donc  considérer,  non  la  lettre,  mais  l'es- 
prit, et,  en  pénétrant,  s'il  est  possible,  jusqu'à  son  sens 
profond,  rechercher  comment  il  entrera  dans  les  mœurs 


220  LE    TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

internationales  et  comment  il  aboutira  à  la  large  et  hu- 
maine pacification  qu'il  s'est  proposée. 

De  cette  pensée  initiale,  il  résulte  que  mon  étude 
présentera  une  partie  critique  et  une  partie  constructive:iQ 
voudrais  que  Ton  attendît  de  connaître  celle-ci  pour 
porter  un  jugement  sur  celle-là,  car  les  deux  font  un 
tout.  Cet  exposé  a  été  écrit  sous  l'impression  du  mo- 
ment; mais  mieux  vaut  saisir  ces  illustres  nouveautés 
sur  le  vif  que  d'attendre  que  leur  éclat  se  soit  terni  par 
l'accoutumance.  Demain,  d'autres  actes  auront  recou- 
vert celui-ci;  ce  «  Livre  blanc  »  ne  sera  plus  qu'un 
livre  ;  texte  et  commentaires  seront  voilés  par  la  pous- 
sière des  archives.  Le  traité  lui-même  ayant  été  enlevé 
en  six  mois,  on  me  pardonnera  de  n'avoir  pris  que  six 
semaines  pour  le  lire  et  le  commenter. 

Déjà,  il  y  a  trois  ans,  dans  deux  articles  publiés  parla 
Revue  des  Deux  Mondes  le  15  juin  et  le  1"  novembre  1916, 
jai  étudié  les  «  Problèmes  de  la  Guerre  et  de  la  Paix  ». 
C'est  à  cette  étude  que  je  donne  une  suite  aujourd'hui. 

Sur  la  nécessité  de  fonder  une  Société  des  Nations  et 
sur  certaines  précautions  à  prendre  à  l'égard  de  l'Alle- 
magne, les  solutions  qui  me  paraissaient  désirables  sont 
en  conformité  avec  celles  qui  ont  prévalu  à  la  Confé- 
rence. Sur  d'autres  points,  au  contraire,  et  notamment 
en  ce  qui  concerne  le  statut  présent  et  futur  de  TAUe- 
magne,  les  principes  consacrés  parle  traité  diffèrent  de 
ceux  qui  m'avaient  paru  résulter  des  lois  de  la  nature  et 
des  lois  de  l'histoire. 

Il  est  vrai  que  le  temps  a  marché.  Trois  années  (et 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  221 

quelles  années  !)  sont  un  long  espace  de  la  vie  humaine. 
La  guerre  s'est  terminée  par  la  victoire  des  Alliés,  mais 
au  prix  d'efforts  inouïs  et  de  sacrifices  immenses.  L'in- 
tervention des  États-Unis  de  l'Amérique  du  Nord  a  été 
indispensable  pour  abattre,  finalement,  le  colosse  alle- 
mand. Que,  dans  cet  intervalle,  les  points  de  vue  aient 
changé  et  que  nous  ayons  dû  concéder  quelque  chose 
aux  réclamations  de  nos  ennemis  et  aux  sentiments  de 
nos  nouveaux  Alliés,  rien  ne  sexplique  mieux. 

Cependant,  il  ne  me  paraît  pas  que  les  raisons  per- 
manentes qui  avaient  fait  envisager,  par  une  bonne 
partie  de  l'opinion  publique  française  et  européenne, 
des  solutions  autres,  sur  certains  points,  que  celles  qui 
ont  prévalu,  aient  perdu  toutes  leurs  forces.  Or,  si  ces 
forces  subsistent,  elles  agissent.  Un  jour  ou  l'autre, 
nous  retrouverons,  dans  les  faits,  leur  travail  souterrain 
et,  plus  il  aura  été  négligé  ou  comprimé,  plus  une  ex- 
plosion serait  à  craindre.  Il  y  a  donc  intérêt  à  les  mettre 
à  nu  dès  l'origine,  à  les  signaler,  à  considérer  le  bien  et 
le  mal  qu'elles  peuvent  produire.  Procéder  à  cet  exa- 
men dès  maintenant,  et  avant  que  la  suite  des  événe- 
ments se  soit  développée,  c'est  travailler  à  une  pacifica- 
tion plus  haute  encore  que  la  paix,  à  un  accord  de  la 
logique,  de  l'histoire  et  de  la  nature,  plus  puissant  que 
les  Puissances.  Car  personne  n'a  raison  contre  la  raison. 

Et  c'est  pourquoi,  ayant  à  considérer,  non  plus  comme 
une  hypothèse,  mais  comme  un  fait  acquis,  la  victoire 
des  Alliés,  n'ayant  plus  à  dégager  des  solutions,  mais  à 
discuter  celles  qui  sont  inscrites  en  un  acte  solennel,  je 
reviens  à  l'étude  des  principes  et  je  recherche  les  meil- 


222  LE    TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

leures  conditions  de  leur  application  dans  VÈre  nouvelle 
qui  s'ouvre  à  la  date  du  28  juin  1919. 


DIFFICULTES    DE    LA     PAIX 

Il  convient  de  rappeler,  d'abord,  les  difficultés  extra- 
ordinaires en  présence  desquelles  se  sont  trouvés  les 
rédacteurs  du  traité.  Ils  avaient  un  monde  à  soulever  et 
ils  rencontraient,  dès  le  début,  des  obstacles  tels  qu'au- 
cune assemblée  diplomatique  ou  politique  n'en  a  jamais 
connus.  Si  j  ose  dire,  l'humanité  était  sur  la  table  de 
dissection  et  il  fallait  découvrir,  dans  le  mystère  de  son 
organisme,  une  vie  nouvelle,  tout  en  conjurant  le  venin 
de  la  maladie  dont  elle  avait  failli  périr. 

Si  elle  n'avait  pas  eu  la  chance  extraordinaire  de 
voir  réunis  à  son  chevet  des  hommes,  des  chefs 
d'État,  des  ministres,  Fhonneur  des  démocraties  victo- 
rieuses, vraiment  grands  par  le  cœur  et  par  l'esprit,  su- 
périeurs par  l'intelligence  et  par  la  volonté,  elle  ne  se 
serait  peut-être  jamais  tirée  d'une  telle  tâche.  Les  négo- 
ciations et  les  délibérations  se  seraient  prolongées  indé- 
finiment. Six  mois  pour  refaire  un  monde,  c'est  un  délai 
étonnamment  court.  En  vérité,  cette  paix  a  été  rédigée 
et  conclue  avec  une  rapidité  surprenante,  étant  donnée 
l'infinie  complexité  des  problèmes  qu'elle  abordait.  Elle 
a  été  faite  à  la  moderne  et,  comme  on  dit,  à  la  vapeur. 
Peut-être  même  se  ressent-elle  de  cette  hâte  extrême... 
Mais  elle  est  ! 


APRES   LA  SIGNATURE   DE   LA  PAIX  223 

a)  L'armistice  improvisé.  —  La  principale  des  difficultés 
rencontrées  par  Taréopage  européen  tient  au  fait  que  la 
paix  a  eu  à  consacrer  une  yictoire  interrompue  et  non 
achevée.  Il  y  eut  surprise,  pour  tout  le  monde,  quand 
on  apprit  que  l'armistice  était  signé.  On  a  démontré 
depuis,  par  des  raisons  d'ordre  militaire,  que  si  la 
guerre  avait  duré  quelques  semaines  ou  peut-être  seu- 
lement quelques  jours  de  plus,  les  armées  ennemies 
eussent  subi  un  désastre  complet,  abattant,  pour  de 
longues  années,  la  superbe  allemande.  Telles  sont,  en 
effet,  les  conclusions  de  l'étude  rédigée  d'après  les  do- 
cuments du  Grand  Quartier  Général  :  «  On  est  en  droit 
de  dire  que  la  continuation  de  la  lutte  eût  sérieusement 
compromis  la  retraite  des  armées  allemandes  de  Bel- 
gique, que  le  commandement  allemand  ne  pouvait  plus 
conduire  à  la  fois  la  bataille  en  cours  et  la  retraite  com- 
mencée et  qu'il  était  sous  la  hantise  de  la  nouvelle 
bataille  de  Lorraine.  En  un  mot,  c'est  parce  qu'il  se 
sentait  acculé  à  un  désastre  militaire  imminent  qu'il  a 
demandé  larmistice...  C'est  pour  éviter  ce  désastre, 
pour  pouvoir  ramener  sur  le  sol  allemand  ses  armées  en 
apparence  intactes  et  proclamer  qu'elles  n'avaient  ja- 
mais été  battues,  que  le  gouvernement  se  hâta  de 
demander  Tarmistice  et  de  le  signer  en  acceptant  les 
conditions  les  plus  dures. . .  » 

Ces  conditions  n'eussent-elles  pas  pu  avoir  un  autre 
caractère?  Sans  être  précisément  plus  dures,  n'eussent- 
elles  pas  pu  prévoir,  avec  plus  de  précision  et  d'auto- 
rité, le  règlement  de  certaines  difficultés  européennes? 
C'est  la  première  question  qu'il  est  permis  de  se  poser. 


224  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

Il  est  impossible,  toutefois,  de  ne  pas  tenir  compte  des 
raisons  alléguées  pour  expliquer  la  prompte  signature 
de  l'armistice,  et  de  la  plus  forte  de  toutes,  à  savoir 
qu'il  ne  fallait  pas  verser  une  goutte  de  sang  de  plus... 

Sans  recourir  à  de  nouveaux  combats,  un  simple 
atermoiement  de  quelques  jours  eût,  peut-être,  permis 
d'imposer  à  l'Allemagne  des  conditions  différentes  et 
qui,  comprises  dans  le  texte  de  l'armistice,  eussent  im- 
médiatement opéré. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  a  cru  devoir  signer  rapide- 
ment :  et  c'est  pourquoi  je  dis  que  la  victoire,  certai- 
nement acquise,  n'en  a  pas  moins  été,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  interrompue  et  non  achevée. 

Dans  l'étude  sur  les  Problèmes  de  la  Paix  parue  en 
novembre  1916,  je  consacrais  un  chapitre  à  l'examen 
des  conditions  futures  de  l'armistice,  «  point  de  dé- 
part de  toute  négociation  ».  Cet  exposé,  plus  développé 
encore,  a  été  soumis,  en  temps  et  heure,  aux  per- 
sonnes qualifiées  :  «  L'armistice,  disions-nous,  n'est 
pas  seulement  la  suspension  d'armes  nécessaire;  il  est 
aussi  le  prélude  de  la  pacification  des  peuples...  Chacun 
de  ses  termes  décidera  d'un  chapitre  de  l'histoire  du 
monde.  Et  c'est  pourquoi  il  exige  de  longues  et  impor- 
tantes préparations  et  élaborations...  » 

L'armistice  du  H  novembre  1918  a-t-il  été  suffisam- 
ment «  préparé  et  élaboré  »  ?  Tel  est  le  premier  point 
qui  reste  soumis  au  jugement  de  l'histoire  et  à  l'épreuve 
de  l'expérience.  Il  semble  bien  que  la  capitulation  sou- 
daine de  l'Allemagne  a  prévenu  les  gouvernements 
alliés  et  que  leur  diplomatie,  charg'^e  de  renseigner  les 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  22^ 

chefs  militaires,  Fa  fait  un  peu  hâtivement.  On  n'a  pas 
su  Hvrer,  à  temps,  aux  généraux  vainqueurs,  un  texte 
soigneusement  Hbellé  et  «  couvrant  »  l'ensemble  des 
nécessités  de  l'avenir.  On  n'a  pas  vu  assez  clairement 
que  «  ce  qui  ne  serait  pas  dans  l'armistice  ne  serait  pas 
dans  la  paix  » . 

Il  faut  donc  faire  la  part  de  Tadroite  promptitude  avec 
laquelle  les  diplomates  allemands,  se  précipitant  vers  la 
paix,  ont  su  la  cueillir  au  vol,  pour  ainsi  dire,  et  sans 
que  les  vainqueurs  aient  eu  tout  à  fait  le  temps  de  se 
rendre  compte  de  la  grandeur  de  leur  victoire. 

b)  Nécessité  de  maintenir  l'union  entre  les  Alliés.  —  Les 
mêmes  diplomates  allemands  ont  eu  non  moins  d'adresse 
en  se  mettant,  immédiatement,  à  l'abri  des  quatorze  ar- 
ticles du  président  Wilson. 

Peut-être  espéraient-ils  tirer,  de  cette  soudaine  adhé- 
sion, un  premier  bénéfice  qui  fût  devenu  le  plus  grave 
de  tous  les  dangers  pour  les  Puissances  de  l'Entente,  à 
savoir  créer  la  désunion  entre  elles.  Certains  dissenti- 
ments qui  se  sont  produits,  surtout  dans  la  question 
de  l'Adriatique,  prouvent  que  cette  tactique  n'était  pas 
sans  présenter  des  chances  réelles  de  succès. 

Elle  a  échoué  et  elle  a  trouvé  le  bloc  de  l'Entente  so- 
lide et  inaltéré  jusqu'à  la  fin;  mais,  précisément,  pour 
que  ce  bloc  fût  maintenu,  la  négociation  se  trouva,  en 
quelque  sorte,  cernée,  avant  toute  tractation,  dans  une 
sorte  de  pacte  tacite  entre  les  deux  adversaires,  sur  la 
base  des  quatorze  articles  ;  et  ce  fut  comme  un  cercle 
de  Popihus  duquel  elle  ne  put  sortir. 

15 


226  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE    1919 

c)  Les  Quatorze  Articles  du  président  Wilson.  —  Nous    I 
n'avons  pas  à  rappeler  ici  le  texte  des  quatorze  articles  : 
tout  le  monde  les  a  sous  les  yeux;  il   est  cependant 
nécessaire  de  dégager  les  principes  généraux  d'où  ils 
découlent. 

Ces  principes,  le  président  Wilson  les  a  exprimés, 
avec  sa  netteté  et  sa  force  habituelles,  dans  les  divers 
discours  et  messages  oii  sa  pensée  s'est  révélée.  Expo- 
sant au  Congrès  les  raisons  pour  lesquelles  les  États- 
Unis  sont  acculés  à  la  guerre,  le  président  dit,  dans  son 
discours  du  2  avril  1917  :  «  Notre  but,  maintenant,  est 
de  défendre  les  principes  de  paix  et  de  justice  dans  le 
monde  contre  un  égoïste  gouvernement  autocratique...  Ce 
qui  menace  cette  paix  et  cette  liberté,  c'est  bien  l'exis- 
tence de  gouvernements  autocratiques  soutenus  par 
une  force  organisée,  dirigée  uniquement  par  leur  volonté  et 
non  par  celle  de  leur  peuple...  Nous  n'avons  pas  de  que- 
relles avec  le  peuple  allemand,  mais  avec  la  caste  prus- 
sienne qui  le  dirige.  Nous  n'avons,  pour  lui,  que  des 
sentiments  de  sympathie  et  d'amitié.  Un  accord  solide 
pour  la  paix  ne  pourra  jamais  être  maintenu  que  par 
Vassociation  de  nations  démocratiques...  » 

Suivant  le  développement  logique  de  ces  idées,  le^ 
président  dit,  le  4  décembre  1917  :  «  Quand  le 
peuple  allemand  aura  des  porte-parole  dignes  de  foi, 
quand  ces  députés  seront  prêts  à  accepter,  au  nom  de 
leur  peuple,  lopinion  unanime  des  nations,  etc..  Les 
gouvernants  allemands  ont  pu  détruire  la  paix  du  monde 
uniquement  parce  que  le  peuple  allemand  ne  pouvait, 
sous  leur  tutelle,  partager  la  camaraderie  des  autres  peu- 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  227 

pies  du  monde...  Il  faut  délivrer  les  peuples  de  celte  auto- 
cratie prussienne  militaire  et  économique...  » 

C'est  dans  le  message  du  8  janvier  1918  que  le  pro- 
gramme est  formulé  en  ces  fameux  XIV  articles  comme 
la   «   base  essentielle  de  la  justice  internationale  ». 

Enfin,  le  président  Wilson  exprime,  dans  son  Dis- 
cours au  Congrès  des  États-Unis,  le  11  février  1918,  les 
qua,tre  principes  de  toute  discussion  de  paix  : 

1°  Chaque  partie  du  règlement  final  doit  être  essen- 
tiellement basée  sur  la  justice  dans  chaque  cas  spécial, 
sous  réserve  des  dispositions  les  plus  propres  à  garantir 
une  paix  permanente  ; 

2'  Il  faut  que  les  peuples  et  les  provinces  cessent 
d'être  troqués  entre  les  gouvernements  comme  de 
simples  vieux  meubles  ou  comme  des  pièces  échan- 
geables dans  le  grand  jeu,  aujourd'hui  discrédité  à  jamais, 
de  r équilibre  des  Puissances; 

3°  Il  ne  doit  être  fait,  dans  cette  guerre,  aucun  règle- 
ment territorial  qui  ne  réponde  aux  intérêts  et  avantages  des 
populations  intéressées  et  qui  soit  une  simple  cause  d'ar- 
rangements ou  de  compromis  entre  les  ambitions 
d'Etats  rivaux  ; 

4°  Chaque  nationalité  bien  définie  devra  voir  ses  aspirations 
réalisées  dans  toute  la  mesure  du  possible  et  de  manière  à 
écarter  toutes  causes  ou  nouvelles  ou  anciennes  de  dis- 
corde et  d'antagonisme  d'où  résulteraient  à  l'avenir  de 
nouveaux  dangers  pour  la  paix  de  l'Europe  et  du  monde. 

En  restant  dans  la  sphère  des  principes,  on  voit  que 
ceux  du  président  Wilson  sont  dominés  par  deux  idées, 
deux  axiomes  ou,  si  l'on  veut,  deux  articles  de  foi  : 


228  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

La  paix  est  attachée  au  respect  de  la  nationalité; 

La  justice  est  inhérente  aux  aspirations  des  peuples  vivant 
eu  démocratie. 

Ainsi,  les  peuples  décident  de  leur  destinée  par  un 
vote  libre  de  la  génération  présente;  les  peuples  qui  se 
gouvernent  eux-mêmes  n'errent  pas. 

Tels  sont  les  deux  pôles  du  système  wilsonien. 

Toutes  autres  considérations  politiques  s'effacent  de- 
vant celles-là;  toute  garantie  de  frontière,  d'équilibre, 
de  sécurité,  toute  combinaison  diplomatique  ou  poli- 
tique disparaissent  devant  cette  sécurité  suprême 
qu'apportent  avec  elles  la  nationalité  et  la  démocratie.  Il 
suffit  de  confier  la  défense  de  ces  principes  infaillibles  à 
un  organisme  supérieur  représentant  à  la  fois  les  natio- 
nalités et  les  démocraties,  —  et  cet  organisme  sera  la 
Société  des  Nations,  —  pour  que  la  paix  du  monde  et  le 
règne  de  la  justice  soient  assurés. 

Je  n'entreprends  pas  de  soumettre  aune  critique  phi- 
losophique la  valeur  et  l'autorité  de  ces  deux  postulats 
politiques  :  je  les  accepte;  car,  avant  tout,  je  suis  de 
mon  temps  (1). 

il 

LA    voix    DE    LA    FRANCE 

a)  Autorité  de  la  France  dans  les  affaires  européennes.  — 
Je  tiens  à  faire  observer,  toutefois,   que,   quelle  que 


(1)  Cependant,  en  ce  qui  concerne  particulièrement  la  thèse  des 
Nationalités,  je  prie  qu'on  se  reporte  à  l'étude  sur  les  Problèmes  de  la 
Paix,  ci-dessus  p.  110  et  suiv. 


APRES   LA   SIGNATURE    DE   LA   PAIX  229 

fût  la  haute  autorité  du  président  Wilson,  quelle  que 
fût  la  grandeur  du  service  rendu  aux  Puissances  alliées 
et  à  l'humanité  quand  il  porta  l'Amérique  à  intervenir 
dans  la  guerre,  ses  vues,  inspirées  par  un  haut  idéal 
américain,  —  d'où  l'absolutisme  puritain  n'est  pas 
absent,  —  pouvaient  être  adaptées  par  une  juste  cri- 
tique aux  nécessités  de  la  vie  européenne. 

On  a  des  raisons  de  penser  que,  dans  la  période  qui  a 
suivi  immédiatement  la  suspension  d'armes,  le  prési- 
dent Wilson  demanda  que  certaines  mesures  de  désar- 
mement fussent  prises  à  l'égard  des  armées  allemandes, 
mesures  qui  eussent  étabh  avec  plus  de  force,  sans 
doute,  aux  yeux  du  peuple  allemand,  le  fait  que  ses 
armées  étaient  réellement  battues. 

Quoi  qu'il  en  soit  et  pour  rester  sur  le  terrain  des 
principes,  le  président  Wilson,  ainsi  que  la  plupart  des 
hommes  politiques  modernes  dont  la  carrière  se  déve- 
loppe dans  la  discussion,  admet  la  contradiction  et  sait 
en  profiter.  Sa  physionomie,  pleine  de  lumière  et  de 
franchise,  dépeint  cette  qualité  de  son  esprit  et  de  son 
cœur.  Il  parle  bien,  mais  il  écoute  bien.  Penché  vers 
un  interlocuteur,  son  corps  souple  prend  une  attitude 
soudaine  de  bienveillance  naturelle  et  d'attention  non 
forcée;  son  visage,  sans  effacer  le  sourire,  le  laisse 
errer  dans  l'attente  d'un  argument  qui  détermine  l'adhé- 
sion, et  celle-ci  se  fait  spontanément,  joyeusement, 
dans  un  gracieux  mouvement  de  sympathie  et  de  socia- 
bilité. Si  l'objection  lui  monte  aux  lèvres,  elle  se  con- 
tient, et,  quand  il  faut  résumer  le  débat  et  conclure, 
l'esprit  impartial  et  droit  de  l'honnête  homme  domine 


230  LE    TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

et  atténue  les  divergences,  refoule  le  parti  pris  et  la  pas- 
sion pour  arriver  à  un  jugement  de  modération  et 
d'équité.  Le  président  aime  qu'on  se  donne,  mais  il  sait 
se  donner. 

Je  ne  doute  pas  que  si  un  homme  d'Etat  français,  sa- 
chant nettement  ce  qu'il  voulait,  s'était  décidé  à  s'expli- 
quer clairement  et  fortement  avec  le  président  Wilson, 
il  eût  trouvé  un  esprit  non  fermé  mais  ouvert,  une 
volonté  non  butée  mais  prête  à  pénétrer  dans  les  voies 
qui,  par  le  raisonnement,  vont  à  la  raison.  Et,  précisé- 
ment, par  sympathie  et  par  raison,  le  président  était 
prêt  à  écouter  la  voix  de  la  France. 

Nous  avons  une  preuve  frappante  de  cette  faculté 
d'assimilation,  naturelle  au  génie  impressionnable  du 
président  Wilson,  c'est  la  façon  dont  il  a  su  se  ranger 
aux  préférences  de  l'Angleterre  quand  il  aborda  le  débat 
sur  ses  propres  principes  avec  les  hommes  d'État  bri- 
tanniques. Comme  on  le  sait,  le  président  américain, 
venu  en  Europe  pour  assister  aux  travaux  de  la  Confé- 
rence, négocia  d'abord  avec  l'Angleterre,  et  le  fait  ne 
contribua  pas  peu  à  influer,  par  la  suite,  sur  les  délibé- 
rations de  Versailles. 

Au  premier  rang  des  principes  proclamés  par  le  pré- 
sident Wilson  était  inscrit,  depuis  longtemps,  celui  de 
la  «  liberté  des  mers  »;  c'était  un  de  ceux  auxquels  la 
pensée  et  la  politique  américaines  se  trouvaient  le  plus 
fortement  attachées. 

Or,  ce  principe  est  contraire  aux  vues  et  aux  intérêts 
de  l'Angleterre.  La  contradiction  paraissait  si  grave  que 


APRES   LA    SIGNATURE   DE   LA   PAIX  231 

l'opinion  française  elle-même  s'en  émut  et  s'employa  à 
avertir  le  président  du  danger  de  cette  formule.  Malgré 
tout,  il  la  maintenait  encore  dans  le  texte  des  quatorze 
articles;  elle  y  est  inscrite  dans  les  termes  suivants  : 

«  La  liberté  absolue  de  la  navigation  sur  mer,  en  dehors 
des  eaux  territoriales,  aussi  bien  en  temps  de  guerre  qu'en 
temps  de  paix,  sauf  dans  les  cas  où  les  mers  seraient  fermées  en 
tout  ou  en  partie  par  une  action  internationale  tendant  à  faire 
appliquer  des  accords  internationaux.   » 

A  Dieu  ne  plaise  que  j'entre,  ici,  dans  cet  antique  et 
épineux  débat  du  mare  clausum  ou  mare  liber um  ;  j'ai  tou- 
jours pensé  qu'il  y  avait  même  de  sérieux  inconvénients 
aie  soulever,  à  propos  d'un  traité  intéressant  surtout  les 
affaires  de  l'Europe  centrale  :  l'avoir  introduit  dans  la 
discussion,  c'est  une  des  nombreuses  ruses  employées 
par  la  diplomatie  allemande  en  vue  de  porter  atteinte  à 
l'union  des  puissances. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dès  que  le  président  Wilson  se 
fut  abouché  avec  les  hommes  d'État  anglais,  son 
opinion  se  transforma.  Le  principe  de  la  «  liberté  des 
mers  »  n'apparaît  plus  dans  le  te'xte  du  traité  ;  avec  le 
consentement  des  puissances,  l'imposante  flotte  de 
l'Angleterre  subsiste  sans  que  cette  survivance  contre- 
dise le  pacte  fondamental  de  la  Société  des  Nations; 
quant  aux  régions  maritimes  qui  sont  l'objet  d'accords 
internationaux,  c'est-à-dire,  en  somme,  aux  canaux 
et  détroits,  comme  le  canal  de  Suez,  elles  ne  sont 
visées  que  pour  développer  l'autorité  spéciale  de  l'An- 
gleterre sur  ce  canal.  «  Article  152.  L'Allemagne  con- 
sent, en  ce  qui  la  concerne,  au  transfert  au  gouvernement  de 


232  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE  1919 

Sa  Majesté  Britannique  des  pouvoirs  conférés  à  Sa  Majesté 
Impériale  le  Sultan  par  la  convention  signée  à  Constantinople, 
le  29  octobre  1888,  relativement  à  la  libre  navigation  du 
canal  de  Suez.  »  Tant  il  est  ATai  que  les  hommes  d'État 
anglais  avaient  su,  dans  un  libre  débat,  éclairer  l'esprit 
du  président  Wilson  sur  l'un  des  points  les  plus  diffi 
ciles  d'où  dépendait  l'union  entre  les  puissances  alliées 
et  associées. 

Il  en  fut  de  même  des  réclamations  de  l'Angleterre  au 
sujet  des  colonies  allemandes.  L'article  5  des  quatorze 
articles  tendait  à  leur  appliquer  le  principe  du  selfcontrol  : 
«  Un  arrangement  librement  débattu,  dans  un  esprit  large  et 
absolument  impartial,  de  toutes  les  revendications  coloniales, 
basé  sur  la  stricte  observation  du  principe  que,  dans  le  règle- 
ment de  ces  questions  de  souveraineté,  les  intérêts  des  popula- 
tions en  jeu  pèseront  d'un  même  poids  que  les  revendications 
équitables  du  gouvernement  dont  lé  titre  est  à  définir.   » 

Or,  à  la  suite  de  ces  mêmes  délibérations  de  Londres, 
l'attribution  des  colonies  allemandes  à  certaines  puis- 
sances possédant  d'autres  colonies  dans  les  mêmes  ré- 
gions a  prévalu  sous  la  réserve,  plutôt  déforme,  que  ces 
terrains  ne  seront  administrés  par  lesdites  puissances 
bénéficiaires  qu'en  vertu  d'un  mandat  octroyé  par  la 
Société  des  Nations  (1). 

Autre  preuve  de  la  facilité  de  compréhension  et 
d'adaptation  du  président  Wilson  :  quand  on  lui  apporte 
de  bonnes  raisons,  il  modifie  son  point  de  vue  et  assou- 
plit la  rigidité  apparente  de  certaines  de  ses  décisions. 

(1)  Sur  les  inconvénients  de  la  combinaison  du  Mandat,  voir  le 
mémoire  ci-dessus,  page  209.  _ 


APRES   LA    SIGNATURE    DE   LA   PALX  233 

Homme  de  pensée  et  homme  de  pratique  à  la  fois,  il  sait 
s'accommoder  et  il  sait  transiger. 

Pourquoi  supposer  qu'il  en  eût  été  autrement  quand 
il  s'agissait  des  destinées  de  l'Europe  continentale  et  que 
le  président  Wilson  vint  sïnstaller  pour  des  mois,  sur 
le  sol  français,  vivre  de  notre  vie  et  s'habituer  à  en- 
tendre «  la  voix  de  la  France  »?  Pourquoi  supposer 
qu'une  discussion  loyale  et  complète  —  mais  ferme  — 
eût  trouvé  le  président  Wilson  irréductible? 

De  même  que  l'Angleterre  avait  une  autorité  toute 
spéciale  et  une  politique  définitivement  arrêtée  quand 
il  s'agissait  des  questions  maritimes  et  coloniales,  la 
France  devait  aA'oir  des  principes  arrêtés  en  ce  qui  con- 
cernait les  questions  continentales  et,  notamment,  le 
statut  politique  et  économique  de  l'Allemagne. 

La  France  tient,  de  son  passé  et  de  ses  services,  le 
droit  naturel  et  séculaire  d'avoir  un  avis  sur  les  desti- 
nées de  l'Europe.  Personne  ne  connaît  l'Europe  mieux 
qu'elle;  car,  sans  la  France,  qui  domine  à  la  fois 
les  mers,  les  plaines  et  les  montagnes,  il  n'y  a  pas  d'Eu- 
rope. 

b)  La  lutte  séculaire  contre  les  tribus  germaniques.  —  La 
France  a,  en  plus,  une  triste  et  longue  expérience  de  la 
lutte  contre  les  tribus  germaniques.  A  commencer  par 
les  campagnes  des  Césars  sur  le  Rhin,  ce  fut  toujours  la 
grande  affaire  de  la  Gaule  et  de  la  France  de  protéger  le 
monde  contre  les  «  invasions  des  barbares  ».  Les 
Champs  Catalauniques,  Tolbiac,  Bouvines,  Valmy,  la 
Marne,  Verdun,  la  Somme,  c'est  toujours  la  même  cam- 


234  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

pagne.  La  France  sait,  —  elle  le  sait  trop,  hélas!  — - 
quelles  précautions  elle  est  obligée  de  prendre  contre 
ces  terribles  ravageurs. 

Depuis  1815,  la  Prusse  ayant  occupé  la  puissante  tête 
de  pont  que  lui  attribue  la  rive  gauche  du  Rhin,  la 
France  a  eu  le  dessous,  en  1871,  au  grand  dam  de  la 
civilisation  et  de  la  paix  universelle.  Attaquée,  de  nou- 
veau, en  1914,  elle  fut  sur  le  point  de  périr  en  raison 
de  l'avantage  militaire  immense  que  cette  même  fron- 
tière de  1815  assurait  à  la  Prusse.  Avec  un  tel  tracé, 
établi  contre  elle,  sa  capitale,  Paris,  qui  est  en  même 
temps  la  capitale  de  la  liberté  du  monde,  est  à  peine 
protégée.  A  quatre  jours  de  marche,  à  quatre  heures  en 
chemin  de  fer  de  l'Allemagne,  l'artillerie  ennemie  peut 
l'atteindre,  presque,  des  Hauts-de-Meuse. 

Victorieuse,  cependant,  cette  fois,  avec  l'aide  de  ses 
alliés,  mais  après  leur  avoir  fait  un  rempart  de  son 
corps,  elle  avait  bien  le  droit  de  parler  à  ceux-ci  claire- 
ment et  de  leur  faire  connaître  le  fruit  de  son  expé- 
rience et  l'urgence  de  ses  nécessités.  La  France  ne  peut 
pas  offrir  au  monde  une  bataille  de  la  Marne  tous  les 
dix  ans. 

On  se  trouvait  en  présence  des  principes  proclamés 
par  le  président  Wilson.  Soit!  La  France  n'est  nulle- 
ment hostile  à  ces  principes  :  c'est  elle  qui  les  a  dégagés 
de  la  brume  des  vieilles  philosophies.  Mais  les  prin- 
cipes ne  sont  pas  tout.  La  politique  internationale,  causée 
par  la  géographie  et  par  l'histoire,  est  chose  vivante; 
elle  ne  rentre  pas  fatalement  dans  les  cadres  géomé- 
triques d'une  doctrine. 


APRES   LA   SIGNATURE    DE   LA   PAIX  235 

Pour  m'en  tenir  spécialement  à  la  question  des  con- 
tacts immédiats  entre  la  France  et  l'Allemagne,  la  France 
connaît  mieux  que  qui  ce  soit  au  monde,  le  danger  de  la 
conquête  prussienne  continuant  à  s'étendre  jusqu'à  la 
Moselle.  C'est  par  là  qu'elle  a  été  surprise  deux  fois  en 
un  demi-siècle. 

c)  Les  sécurités  indispensables.  —  Entrant  donc  dans  le 
cœur  du  sujet,  la  France  eût  pu  dire  ce  qu'elle  sait,  ce 
que,  seule,  elle  sait  : 

«  Les  Rhénans  sont  de  race  celte  et  de  culture  romaine. 
Les  Romains,  en  s'appuyant  sur  la  Gaule,  mais  en  utili- 
sant les  services  des  Germains,  firent  sur  le  Rhin  un 
mélange,  probablement  réfléchi,  des  deux  races.  Le 
nom  de  «  Germains  »  ne-  prouve  nullement  l'existence 
d'une  unité  ethnique,  c'est  un  mot  gaulois  qui  veut  dire 
«  voisins  ».  La  langue  ne  crée  pas,  à  elle  seule,  la  natio- 
nalité. D'autre  part,  les  peuples  du  Rhin  supérieur 
furent,  de  tout  temps,  les  ennemis  des  peuples  du  Rhin 
inférieur,  les  Bataves,  les  Frisons,  les  Francs.  Ces  diffé- 
rences ethnographiques  essentielles  déterminent  toute 
l'histoire  du  débat  franco-germanique.  Les  peuples  du 
Rhin  n'ont  été  soumis,  et  en  partie  seulement,  à  la 
domination  prusso-germanique  que  depuis  moins  d'un 
siècle;  ils  ont,  au  cours  de  l'histoire,  toujours  formé 
Etat  tampon  entre  France  et  Germanie;  ils  ont  toujours 
cherché  leur  appui,  du  côté  de  la  France,  contre  larude 
domination  des  ravageurs  du  Nord.  Toutes  les  fois  qu'ils 
l'ont  pu,  ils  se  sont  donnés  volontairement  et  rapide- 
ment à  la  France.  La  conquête  germanique  septentrio- 


236  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

nale,  et  notamment  la  conquête  prussienne,  leur  a  tou- 
jours été  antagonique  et  odieuse.  » 

En  posant  ainsi  la  question,  la  France  eût  parlé  en 
son  nom  et  elle  eût  parlé  au  nom  d'une  Europe  libérée; 
par  sa  franchise  elle  eût  éveillé,  sans  doute,  chez  des 
peuples  qui  ont  été  longtemps  ses  alliés  ou  ses  protégés, 
les  Rhénans,  les  Badois,  les  Bavarois,  les  Hanovriens, 
les  Saxons,  les  Wurtembergeois  comme  chez  les  Danois, 
les  Polonais,  les  Silésiens,  des  sentiments  que  la  récente 
conquête  bismarckienne  a  pu  endormir  mais  non 
étouffer. 

Les  idées  d'indépendance  et  d'autonomie  sont  natu- 
relles à  tous  les  peuples  ;  un  premier  retour  de  con- 
fiance eût  suffi  à  les  ranimer.  En  un  mot,  le  principe  de 
la  liberté  pouvait  compléter  fort  heureusement  et  effica- 
cement le  principe,  —  interprété  à  la  Bismarck,  — delà 
nationalité.  La  discussion  se  fût  engagée,  par  des  argu- 
ments d'une  grande  force,  sur  le  fond  même  du  débat. 

La  France  connaît  les  dessous  des  affaires  euro- 
péennes; elle  ne  se  laisse  pas  prendre  aux  apparences; 
elle  ne  croit  pas  à  certaines  «  camaraderies  ».  N'était-il 
pas  permis  à  un  avocat  de  la  cause  anti-bismarckienne, 
à  un  accusateur  du  peuple  félon  qui  a  donné  les  mains, 
sinon  comme  initiateur,  du  moins  comme  complice,  au 
grand  crime  international  qui  venait  de  se  commettre, 
d'élever  la  voix,  de  formuler  des  réserves  et  de  réclamer 
des  précautions  et  des  garanties. 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  237 

III 

LE    SOPHISiME    DU    TRAITÉ 

a)  Ce  qu'on  entend  par  /'Allemagne.  —  La  voix  de  la 
France  n'a  pas  été  entendue  ou  la  voix  de  la  France  n'a 
pas  su  convaincre  ses  alliés  :  d'oii  est  résulté  ce  que 
j'appelle  le  sophisme  du  traité. 

Ce  texte,  en  effet,  est  la  première  consécration,  offi- 
cielle et  internationale,  de  l'unité  allemande,  telle  que 
l'a  conçue  la  Prusse,  telle  que  Bismarck  l'avait  réalisée 
«  par  le  fer  et  par  le  sang  » . 

Encastrée  à  coup.de  massue  dans  les  vieux  cadres 
européens,  cette  unité,  de  date  toute  récente,  s'est 
taillé  sa  place  à  la  mesure  d'un  soi-disant  «  Etat  alle- 
mand »  en  devenir  depuis  des  siècles,  et  dont  elle  s'est 
proclamée  l'héritière.  J'ai  dit,  ailleurs,  comment  l'af- 
faire a  été  enlevée  par  Bismarck  dans  une  intrigue 
auprès  du  malheureux  roi  Louis  de  Bavière  en  1871,  à 
la  veille  de  la  cérémonie  de  Versailles  (1).  Je  n'y  reviens 
pas.  * 

Au  dire  de  nos  nouveaux  juristes  européens,  une 
«  Germanie  »,  un  «  État  allemand  »,  une  «  Allemagne 
unie  par  la  main  delà  Prusse  »,  1'  «  Allemagne  »  enfin, 
ces  différentes  appellations  s'appliquent  à  une  seule  et 
même  personne  de  droit  public,  subsistant,  soi-disant, 
en  Europe  depuis  des  siècles  et  qui  a,  aujourd'hui, 

(1)  Voir  les  Problèmes  de  la  Paix  ci-dessus,  p.  84  et  suiv. 


238  LE    TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

droit  de  vie  et  de  cité,  comme  une  antique  famille  res-    1 
pectable,  parmi  les  peuples  européens. 

Or,  c'est  ce  mythe  de  l'État  allemand  à  durée  séculaire 
qui  est  solennellement  consacré,  pour  la  première  fois, 
dans  un  traité  qui  a  pour  objet  de  flétrir  et  de  venger 
le  crime  commis  contre  la  société  des  peuples  par  cette    i 
respectable  famille,  I'Allemagne  ! 

D'un  bout  à  l'autre  de  l'acte  solennel,  un  seul  nom  ; 
est  inscrit  comme  représentant  la  partie  qui  traite  avec 
les  puissances  alliées,  et  c'est  celui  de  I'Allemagne! 

Pas  une  seule  fois  les  États  qui  font  partie  de  la 
«  confédération  »  allemande  ne  sont  visés;  on  ne  se  \ 
douterait  même  pas  que  l'Empire  est  composé  de  ces 
États  «  confédérés  »  ;  pas  une  seule  fois,  les  noms  de  la 
Bavière,  de  la  Saxe,  du  Wurtemberg  et  des  autres  États 
ne  viennent  sous  la  plume  des  rédacteurs  et,  même,  ; 
quand  il  s'agit  d'un  objet  intéressant  tel  ou  tel  de  ces 
États  particuliers,  on  passe  son  nom  et  ses  droits  sous 
silence.  Ce  qui  est  plus  extraordinaire  encore,  la  crainte 
de  porter  atteinte  à  la  doctrine  d'une  Allemagne  unie 
et  centralisée  est  telle,  que  le  nom  de  la  Prusse  lui- 
même  n'apparaît  pour  ainsi*  dire  pas  dans  l'énorme 
volume. 

Parmi  les  États  particuliers,  ceux  qui  avaient  une 
armée,  ceux  mêmes  qui  avaient  une  diplomatie,  n'ont 
pas  figuré,  quoiqu'ils  l'aient  demandé  formellement, 
dans  la  conclusion  d'une  guerre  qu'ils  ont  faite,  dans 
la  tractation  d'une  paix  où  leurs  intérêts  propres  sont 
engagés.  On  ne  les  voit  nulle  part^  ni  dans  la  délibéra- 
tion ni  dans  le  protocole.  Aucun  d'entre  eux  n'a  eu 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  239 

Toix  au  chapitre;  aucun  d'entre  eux  n'a  eu  la  liberté 
de  prendre  contact  avec  les  Puissances  alliées  ou  asso- 
ciées, ni  d'être,  par  celles-ci,  sous  une  forme  quel- 
conque, directement  consulté.  On  a  fait  fi  du  droit  des 
peuples. 

b)  L'État  allemand  «  séculaire  »  et  l'unité  bismarckimne. 
—  Ce  phénomène  diplomatique  est  tellement  extraor- 
dinaire qu'il  est  nécessaire  d'y  insister. 

La  délégation  allemande,  présidée  par  le  comte  de 
Brockdorff-Rantzau,  qui  a  eu  pour  mission  de  défendre, 
à  Versailles,  la  cause  de  l'Allemagne,  a  immédiatement 
saisi  la  portée  de  l'avantage  qui  lui  était  pour  ainsi  dire 
offert,  et  c'est  en  s'appuyant  sur  ce  «  principe  »  qu'elle 
a  édifié  toute  son  argumentation  juridique.  Cette  récla- 
mation d'une  Allemagne  unie  et  intangible  devient 
le  «  leit-motiv  »  de  sa  longue  plainte. 

Sous  le  rapport  territorial,  lit-on  dans  le  Mémoire  de 
l'astucieux  diplomate,  le  projet  des  Puissances  alliées 
est  contraire  au  droit  et  aux  principes,  parce  qu'il 
exige  «  l'annexion  de  territoires  purement  allemands 
et  conduit  ainsi  à  l'étouffement  de  ce  qui  constitue  la 

NATIONALITÉ  ALLEMANDE  » . 

En  s'appuyant  sur  les  mêmes  «  principes  »,  la  délé- 
gation exige  que  I'Allemagne  «  ne  soit  diminuée  d'au- 
cun territoire  dont  il  est  incontestablement  démontré 
qu'il  fait  partie  du  patrimoine  national  depuis  des  siè- 
cles ».  Le  plaidoyer  pour  la  «  plus  vieille  Allemagne  » 
conclut,  par  exemple,  qu'on  ne  peut  réclamer  la  sépa- 
ration de  territoires  comme  la  Ilaute-Silésie  qui,  depuis 


240  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

1163,  appartient  à  l'État  allemand;  comme  le  bassin  de 
la  Sarre,  qui,  sauf  exceptions  de  courte  durée  dues  a 
l'emploi  de  la  force  des  armes  (!),  n'a  jamais  été  soumis  à 
une  souveraineté  non  allemande  »;  —  termes  ambigus  per- 
mettant d'éliminer  de  l'histoire  Fintrigue  par  laquelle, 
au  Congrès  de  Vienne,  la  Prusse,  et  non  l'Allemagne, 
s'est  intronisée  sur  la  rive  gauche  du  Rhin  et  s'est  em- 
parée de  territoires  sur  lesquels  elle  n'avait  jamais  eu 
aucun  droit. 

C'est  en  vertu  de  la  même  thèse  que  la  délégation  ré- 
clame l'annexion  de  l'Autriche  comme  faisant  partie  de 
VÉtat  allemand.  Il  faut  citer  ce  monument  de  logique  et 
d'outrecuidance  :  «  L'article  80  du  traité,  fait  observer 
BrockdorfF-Rantzau,  exige  la  reconnaissance  durable  de 
l'indépendance  de  l'Autriche  dans  la  limite  des  fron- 
tières établies  dans  le  traité  de  Paix  et  l'Allemagne  n'a 
jamais  eu  et  n'aura  jamais  l'intention  de  modifier  par  la 
violence  la  frontière  germano-autrichienne.  Mais  si  la 
population  de  FAutriche-Hongrie  qui,  depuis  mille  ans, 
est  unie  de  la  façon  la  plus  étroite  par  son  histoire  et  sa  cul- 
ture au  pays  allemand  (l'Autriche  unie  depuis  mille  ans  à 
la  Prusse  !)  désire  de  nouveau  s'unir  avec  l'Allemagne  en 
un  Etat  unique,  union  qui  n'a  été  détruite  qu'à  une  date 
toute  récente  par  le  sort  de  la  guerre  (?),  l'Allemagne  ne 
peut  pas  s'engager  à  s'opposer  aux  vœux  de  ses  frères 
allemands  d'Autriche,  puisque  le  droit  de  libre  disposition 
des  peuples  doit  être  valable  dans  tous  les  cas  et  non  pas 
simplement  au  désavantage  de  l'Allemagne.  Une  autre  façon 
de  procéder  serait  en  contradiction  avec  les  principes  du  dis- 
cours du  président  Wilson  au  Congrès,  le  11  février  1918.  » 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  241 

Suit  la  conséquence  suprême  qui,  en  vue  des  reven- 
dications de  l'avenir,  élève  le  droit  allemand  contre  le 
droit  européen  :  «  Dans  le  cas  où  l'Allemagne  peut  con- 
sentir à  des  cessions  de  territoire  (comprenez  1*' Alsace- 
Lorraine,  la  Pologne,  etc.),  ces  cessions  doivent  être 
précédées  au  moins  d'un  plébiscite  par  communes!  » 

Pas  de  plébiscite  communal,  pas  dedroitcontre  IWlle- 
magne,  tel  est,  pour  Tavenir,  l'explosif  à  retardement 
introduit  dans  la  substance  du  traité  pour  le  faire  sauter 
au  premier  choc. 

Que  répondent  les  Puissances  alliées  et  associées? 
Attachées  à  la  chaîne  de  leurs  «  principes  »,  elles  dis- 
cutent péniblement  dans  la  limite  où  elle  leur  laisse 
quelque  liberté.  Pour  la  Haute-Silésie  d'abord,  on  rend 
les  armes  à  l'objection  allemande  et  on  lui  donne,  ainsi, 
une  grande  force  :  car  voilà  la  Silésie  consacrée  «  État 
allemand  «  depuis  près  de  mille  ans!  Pour  le  bassin  de 
la  Sarre,  on  plaide  les  circonstances  atténuantes  :  «  Le 
régime  proposé  pour  le  territoire  du  bassin  de  la  Sarre 
doit  durer  quinze  ans.  (Que  sont  quinze  ans  en  présence 
de  droits  séculaires'?)  Cet  arrangement  a  été  jugé  néces- 
saire à  la  fois  comme  partie  du  projet  général  de  répa- 
rations et  comme  compensation  immédiate  et  certaine 
reconnue  à  la  France  pour  la  destruction  systématique 
de  ses  mines  de  charbon  du  Nord.  Le  territoire  est 
transféré,  non  pas  sous  la  souveraineté  de  la  France, 
mais  sous  le  contrôle  de  la  Société  dos  Nations.  Une 
telle  solution  a  l'avantage  de  n'impliquer  aucune 
annexion,  tout  en  reconnaissant  à  la  France  la  pro- 
ie 


2*2  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

priété  des  mines,  etc.  »  —  Voilà  ce  qui  a  été  remis  aux 
plénipotentiaires  allemands  sous  la  signature  du  prési- 
dent du  Conseil  français  ! 

Mais,  dira-t-on,  cette  polémique  est  périmée  :  les 
Allemands  ont  signé  sans  nouvelles  observations.  Assu- 
rément; cependant,  les  termes  juridiques  avancés  au 
débat  et  les  concessions  de  principe  et  de  fait  subsis- 
tent. D'ailleurs  le  cabinet  Bauer,  le  cabinet  de  la  signa- 
ture, ne  s'en  est  nullement  désintéressé.  Il  a  pris  acte, 
au  contraire.  Dans  sa  communication  aux  Puissances 
alliées,  datée  du  21  juin,  il  revient  avec  insistance  sur 
ce  qui  a  été  obtenu. 

Il  nourrit,  en  quelque  sorte,  la  thèse  reconnue  de 
l'unité  allemande  bismarckienne,  comme  un  serpent  au 
cœur  de  l'Allemagne  et  qui  s'y  réchauffera  un  jour  : 
«  Devant  l'attitude  des  gouvernements  alliés  et  associés, 
il  ne  reste  au  peuple  allemand  d'autre  possibilité  que  de 
faire  appel  au  droit  éternellement  immuable  à  une  vie  indé^ 
pendante,  droit  qui  appartient  au  peuple  allemand  comme  à 
tous  les  autres  peuples.  Il  ne  peut  espérer  d'appui  que  de 
la  conscience  de  l'humanité.  Aucun  peuple,  même 
parmi  ceux  des  Puissances  alliées  et  associées,  n'exi- 
gera du  peuple  allemand  qu'il  accepte,  par  l'effet  d'une 
conviction  intime,  un  instrument  de  paix  qui  doit  arra- 
cher des  membres  vivants  au  corps  du  peuple  allem/ind  sans 
que  la  population  intéressée  soit  consultée...  Le  gouverne- 
ment de  la  Répubhque  allemande  déclare  solennelle- 
ment que  son  attitude  doit  être  comprise  en  ce  sens 
qu'il  cède  à  la  violence  afin  d'épargner  au  peuple  alle- 
mand dans  ses  indicibles    soufnances    une    nouvelle 


APRÈS   LA  SIGNATURE   DE   LA  PAIX  243 

guerre,  la  déchirv/re  de  son  unité  nationale  par  l'occupa- 
tion de  nouveaux  territoires  allemands,  etc.  » 

Et,  jusque  dans  la  communication  du  23  juin,  faisant 
connaître  aux  puissances  le  consentement  définitif  du 
dernier  gouvernement  à  la  signature,  le  même  appel  au 
Droit  est  itérativement  renouvelé  :  «  Cédant  à  la  force 
supérieure  et  sans  renoncer,  pour  cela,  à  sa  manière  de 
concevoir  l'Injustice  inouïe  des  conditions  de  paix,  le 
gouvernement  de  la  République  allemande  déclare  qu'il 
est  prêt  à  accepter,  etc.  » 

Cette  protestation  réitérée  et  obstinée  ne  peut,  dans 
la  pensée  du  gouvernement  allemand,  avoir  qu'un 
objet  :  c'est  d'établir,  une  fois  pour  toutes,  avec  l'assen- 
timent des  Puissances,  qu'il  existe,  de  toute  antiquité, 
un  État  allemand  se  confondant  avec  l'Empire  des  Hohenzol- 
km  et  avec  le  Reich.  Cet  État  allemand  est  légitime,  il 
a  des  droits  avant  tous  autres  droits  sur  les  territoires 
de  l'Empire  bismarckien  et,  si  l'on  porte  atteinte  à  ces 
droits,  ou  si  seulement  on  les  met  en  doute,  c'est 
«  le  Droit  »  lui-môme  qui  est  violé . 

Le  gouvernement  allemand  ne  se  demande  pas  si  la 
Silésie  a  été  annexée  par  un  acte  de  brigandage;  il  ne 
se  demande  pas  si  les  populations  polonaises  ont  été  arra- 
chées à  leur  indépendance  par  un  acte  diabolique  (1)  et 


(1)  Et  je  pourrais  ajouter  anti-allemand  et  anti-européen  au  pre- 
mier chef  :  c'est  ce  qu'explique  très  bien  le  Prince  de  Ligne  dans  ses 
vues  si  perçantes  sur  la  guerre  de  Trente  ans  :  »  Ce  qu'il  y  a  de  bien 
remarquable  dans  le  cercle  des  événements,  c'est  que  les  Polonais 
avant  de  sauver  Vienne  en  1083,  avaient  déjà  secouru  la  maison 
d'Autriche  contre  les  Turcs;  et  que  ce  l'ut  vraisemblablement  à  cause 
de  ces  deux  grands  services  que  feu  Frédéric  II,  qui  savait  mieux  l'his- 
loire  que  les  autres  souverains,  a  empêché  cette  nation,  en  comraen- 


244  LE    TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

si  elles  ont  été  traitées,  depuis  leur  annexion,  par  le  fer 
et  par  le  feu;  il  ne  se  demande  pas  si  les  territoires  de 
la  rive  gauche  du  Rhin  ont  été  subordonnés  au  royaume 
de  Prusse  par  un  acte  de  spoliation  diplomatique  ;  il  ne 
se  demande  pas  si  l'Autriche  a  eu,  séculairement,  une 
vie  propre  antagoniste  à  celle  du  prétendu  «  État  alle- 
mand »  ;  il  ne  se  demande  pas  si  la  Bavière,  la  Saxe,  le 
duché  de  Bade  ont  été  les  victimes  de  la  force  prus- 
sienne après  la  guerre  de  1866  et  si  leurs  peuples,  pour 
être  réunis  à  l'Empire  en  1871,  ont  été  ou  non  consul- 
tés. L^unité  pleine  et  entière,  globale  et  sans  discrimi- 
nation possible,  de  l'Allemagne  est  supérieure  à  tout;, 
elle  justifie  tout.  La  volonté  de  Bismarck,  en  vertu  de 
la  fameuse  maxime  :  «  La  force  prime  le  droit  »,  a  créé 
un  nouveau  droit  qui  efface  les  légitimités  antérieures 
et  l'histoire. 

Voilà  ce  que  les  Puissances  ont  reconnu  sans  même 
s'en  émouvoir!  Elles  ne  l'ont  pas  discuté,  elles  l'ont 
reçu  ! 

Seuls,  les  Allemands  paraissent  avoir  apprécié  la 
grandeur  et  la  portée  d'une  telle  adhésion.  La  Gazette  de 
Francfort,  au  moment  où  elle  conseille  de  renoncer  à 
toute  résistance  et  de  signer  quand  même,  résume  son 
argumentation  en  une  raison,  décisive  à  ses  yeux  :  «  En 
somme,  l'unité  allemande  est  sauve,  et  c'est  le  prin- 
cipal. » 


çant  à  la  faire  disparaître  de  la  terre,  de  verser  davantage  son  sang 
pour  sauver  le  chef  de  l'Empire  d'une  ruine  totale  si  les  mêmes 
circonstances  se  présentaient  malheureusement  encore.  »  Œuvres 
du  prince  de  Ligne,  édition  Lacroix,  t.  111,  p.  50. 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  245 

IV 

l'impérialisme  politique  subsiste 

a)  Une  Allemagne  ou  des  AUemagnes? —  Il  est  impossible 
d'aborder,  ici,  la  critique  historique  et  constitutionnelle 
du  prétendu  droit  de  TAllemagne.  Tout  le  monde  sait 
dans  quelles  conditions  Tunité  à  la  Bismarck  a  été 
faite  :  contre  la  volonté  des  peuples  allemands,  sans 
Tassentiment  d'une  Assemblée  nationale,  sans  la  sanc- 
tion d'un  Congrès  international,  après  les  guerres  de 
1866  et  de  1870,  elle  a  été  imposée  à  l'Allemagne  et  à 
l'Europe  par  la  force  ;  inutile  d'insister. 

L'Empire  des  Hohenzollern  est  un  fait,  rien  de  plus, 
il  n'a  pu  subsister  au  milieu  de  l'Europe  pendant  qua- 
rante ans  que  par  la  puissance  de  l'armée  prussienne  et 
par  l'art  avec  lequel  les  particularismes  subsistants  ont 
été  mis  dans  l'impossibilité  de  se  manifester.  Mais,  ce 
qu'il  importe  de  bien  établir,  c'est  l'opinion  réelle  que 
l'on  avait,  en  AUemagnç  même,  sur  la  fragilité  de  l'édi- 
fice. Le  prince  de  Biilow  ne  cachait  pas  son  sentiment 
à  ce  sujet.  Apologiste  né  de  la  «  mission  prussienne  », 
il  écrit  :  «  Dans  l'histoire  de  TAllemagne,  l'union  natio- 
nale est  l'exception,  la  règle  est  le  particularisme.  Cela  est 
vrai  du  présent  comme  du  passé.  » 

Voilà  qui  est  net  ;  et  cela  devient  tout  à  fait  clair,  si 
on  suit  le  développement  de  la  politique  prussienne  en 
Allemagne  jusqu'aux  temps  qui  ont  précédé  immédiate- 
ment la  guerre. 


246  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

Le  fameux  incident  de  Saverne  nous  a  fait  connaître, 
sur  ce  point,  non  seulement  l'opinion,  mais  les  senti- 
ments de  l'Allemagne.  Il  apparut,  alors  et  en  pleine 
lumière,  qu'au  sujet  de  l'unité  bismarckienne,  il  sub- 
sistait, dans  le  pays,  deux  courants  contraires  :  celui  de 
l'Allemagne  officielle  et  militaire,  s'appuyant  sur  la  vo- 
lonté de  conquête  permanente  de  la  Prusse,  et  celui 
d'une  Allemagne  non  officielle,  s'appuyant  sur  le  senti- 
ment des  populations  du  Centre  et  du  Sud  :  en  un  moi, 
il  y  avait  toujours  deux  Allemagnes.  Cette  vérité  éclata 
dans  toutes  les  phases  de  l'incident.  Mais  elle  fut  dé- 
gagée et  affirmée,  par  les  plus  hauts  personnages  de 
l'Empire,  dans  la  séance  de  la  Chambre  des  Seigneurs 
de  Prusse  où  l'affaire  fut  débattue.  Heydebrandt,  York 
von  Wartembourg  ont  posé  la  question  :  Prusse  contre 
Allemagne.  Ils  ont  dit  :  u  L'armée  prussienne  est  maî- 
tresse en  Prusse  et  la  Prusse  commande  au  reste  de  l'Al- 
lemagne QUI  DOIT  OBÉIR.  »  On  peut  croire  que  le  chance- 
lier de  l'Empire,  Bethmann-HoUweg,  en  raison  de  sa 
situation  arbitrale,  va  tenter  de  pallier  l'effet  de  ces 
insultantes  provocations.  Pas  du  tout  :  l'unité  bis- 
marckienne est  en  péril;  il  se  lève  et  la  défend;  pour 
une  fois,  ce  servile  parle  en  maître  :  «  Le  dualisme  qui 
existe  entre  la  Prusse  et  l'Allemagne  (ce  sont  ses  pro- 
pres paroles)  ne  peut  pas  être  nié;  il  est  impossible  de  le  sup- 
primer... Le  développement  de  l'Empire,  avec  ses 
masses  populaires,  a  besoin,  pour  tous  les  cas,  de 
l'appui  sûr  de  l'État  prussien,  constitué  sur  un  solide  fon- 
dement militaire  et  sur  Talhance  indissoluble  du  peuple 
et  de  la  dynastie.  Cette  mission  historique  de  In  Prusse  dure 


APRES   LA    SIGNATURE    DE   LA   PAIX  247 

encore  aiijourd''hui  et  durera  bien  des  années.  »  Finalement, 
un  hobereau  pur  sang,  un  homme  qui  parle  net  et  qui 
sait  que  ce  particularisme  ne  demande  qu'à  être  fouaillé, 
le  général  prussien  Rogge,  expose  brutalement  Tétat  de 
conquête  où  le  Nord  se  complaît  à  Tégard  du  Sud,  et  il 
dit  :  «  De  l'Allemagne  du  Sud  souffle  un  vent  anti-prus- 
sien, mais,  plus  faiblement  sont  gouvernés  les  autres 
États  allemands  et  plus  est  nécessaire  la  mission  priiS" 
sienne.  La  Prusse  ne  doit  pas  se  fondre  dans  l'Alle- 
magne, comme  on  le  disait  jadis.  Au  contraire,  // 
faudra  encore  beaucoup  de  fer  prussien  dans  le  sang  alle- 
mand.  » 

Tel  était,  sous  les  apparences  d'une  unité  acceptée, 
le  véritable  régime  constitutionnel  de  l'Allemagne  jusqu'à 
la  veille  de  la  guerre  de  1914. 

J'examinerai,  tout  à  l'heure,  les  conditions  du  régime 
actuel;  mais,  puisqu'il  s'agit  de  «  constitution  »,  il  con- 
vient de  rappeler  le  mot  prononcé,  sur  l'unité  alle- 
mande, par  l'homnae  assurément  le  plus  quahfié  pour 
en  parler;  ce  Kïot  est  d'hier,  20  juin  1919.  Le  profes- 
seur Preuss,  chargé  de  préparer  le  projet  de  constitu- 
tion du  nouvel  État  allemand,  exphque,  dans  la  Deutsche 
Allgemeine  Zeitung,  les  difficultés  qu'il  rencontre  pour 
mettre  ce  projet  sur  pied.  —  Il  reconnaît  «  qu'une 
constitution  unitaire  eût  été  la  meilleure  réponse  aux 
menées  séparatistes  françaises  ».  Mais  il  ajoute  : 
«  Certes,  l'efficacité  d'un  tel  geste  aurait  été  considé- 
rable, s'il  avait  répondu  à  un  mouvement  populaire 
puissant  et  coordonné  qui  se  serait  produit  au  nord,  au 
sud,  à  l'est  et  à  l'ouest  (que  de  points  cardinaux!).  Mais 


248  LE    TRAITÉ    DE   PArIX   DE   1919 

//  fait  défaut  aujourd'hui,  comme  il  a  fait  défaut  au  cours  de     \ 
toute  r histoire  allemande.  » 

Tel  est  l'avis  de  l'Allemagne  sur  l'unité  allemande. 

b)  Comment  on  a  traité  les  particularismes .  — L'armistice 
a  été  conclu  sur  des  données  insuffisantes  :  la  paix  aussi, 
je  le  crains.  Nous  avons  supposé  que  l'Allemagne  d'hier 
était  une  personne  vivante  et  consciente  de  sa  vie  selon 
la  leçon  enseignée  par  les  professeurs  allemands  et 
semée  par  eux  dans  l'univers.  L'Allemagne  conçue  et 
mise  sur  pied  par  Bismarck  est-elle  réellement  cet  orga- 
nisme intangible?  Le  type  est-il  fixé?  Ne  se  modifiera- 
t-il  plus?  Sous  la  pression  des  circonstances  et  des  né- 
cessités ambiantes,  ne  retournerait-il  pas  à  sa  nature 
primitive? 

Sans  avoir  la  prétention  de  lire  dans  l'avenir  ni  dans 
les  cœurs,  une  observation  de  simple  bon  sens  peut  ser- 
vir à  nous  éclairer. 

Rien  ne  réussissant  comme  le  succès,  la  thèse  de 
l'unité  bismarckienne  a  été  en  faveur,  auprès  du  peuple 
allemand,  tant  qu'elle  lui  apportait  la  victoire,  la  pros- 
périté et  la  joie.  Logiquement,  elle  doit  perdre  cette  fa- 
veur, maintenant  qu'il  est  démontré  que  ce  même  sys- 
tème, poussant,  par  l'extension  du  mihtarisme,  à  la 
haine  et  à  la  guerre  universelles,  met  l'Allemagne  au 
ban  des  peuples  et  la  condamne  à  la  honte,  à  la  défaite 
et  à  la  ruine.  On  s'attachait  à  l'Empire  glorieux  et  pros- 
père. A  l'Empire  battu,  c'est  autre  chose. 

Déjà  cette  tendance  à  la  désaffection  et  au  revirement 
se  produit.  Sans  insister  et  pour  rappeler  simplement 


APRES   LA    SIGNATURE    DE    LA   PAIX  249 

l'argument  qui  paraît  toucher  au  cœur  le  peuple  alle- 
mand, je  citerai  ces  quelques  lignes  de  la  Milnchener 
Post  :  «  Quand  le  peuple  saura  tout  cela,  il  comprendra 
enfin  pourquoi  les  vainqueurs  sont  si  durs  et  si  impi- 
toyables. Il  fera  taire  tous  ceux  qui  s'étonnent  de  la  ri- 
gueur des  conditions  de  paix  ;  il  leur  imposera  à  tous  un 
ton  plus  modeste  et,  dans  sa  sensibilité  morale,  ce  sera 
cela  qui  le  ramènera  dans  la  voie  des  bons  sentiments 
et  du  travail,  sur  cette  voie  quïl  suivit  avant  le  règne  de 
la  politique  de  violence.  » 

«  Avant  le  règne  de  la  politique  de  violence  »,  cela  veut 
dire  :  avant  le  système  bismarckien.  On  dirait  que 
l'Allemagne  s'apprête  à  commencer  son  mea  ciilpa. 
Continuera-t-elle?  Si  elle  va  jusqu'au  bout,  c'est  une 
autre  Allemagne  qui  naît,  ou  plutôt,  ce  sont  les  Alle- 
magnes  qui  reprennent  la  vie  et  l'existence.  Attendons 
que  le  phénomène  politique  se  précise  et  se  dégage. 
Mais,  en  attendant,  prenons,  contre  le  monstre  toujours 
vivant,  toutes  nos  sécurités. 

La  principale  de  ces  sécurités  serait  certainement  la 
dissociation  de  l'Empire  bismarckien.  Un  homme  de 
haut  jugement,  un  Américain  désintéressé,  M.  J.-M. 
Baldwin,  dit  :  «  Si  l'Empire  allemand  se  fragmente  en 
Etats  séparés,  ce  sera,  à  tous  les  points  de  vue,  un  gain 
incalculable  (1).  »  S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  lui  avoir 
donné  une  nouvelle  force,  une  nouvelle  vie  par  les 
acceptations  étranges  du  traité? 


•  (1)  Voir  l'argumentation  de  M.  .I.-M.  Baldwin,  surtout  au  point  de 
Tue  économique,  dans  son  livre  :  Paroles  de  guerre  d'un  Américain. 
(Alcan,  4919,  p.  311.) 


250  LE   TRAITE    DE    PAIX   DE  1919 

Sans  intervenir  dans  les  affaires  intérieures  du  pays, 
n'eût-il  pas  mieux  valu,  cent  fois,  aider  l'unité  bis- 
marckienne  à  mourir  et  aider  les  particularismes  tradi- 
tionnels à  revivre? 

Quelle  contradiction  y  avait-il  entre  de  telles  mesures 
préparatoires  ou  préventives  et  l'application  des  prin- 
cipes wilsoniens?  Ces  principes  étaient-ils  donc  con- 
traires à  une  solution  plus  souple?  Consulter  les  peuples 
allemands,  les  appeler  à  faire  connaître  leurs  sentiments 
et  leurs  intérêts  en  les  libérant  d'abord  de  la  terreur 
prussienne,  était-ce  les  tyranniser? 

Procédons  à  cet  examen  et  demandons-nous,  pour 
conclure,  quelle  est  la  réponse  que  l'état  actuel  de  l'Alle- 
magne apporte  à  ces  deux  questions  :  l'Allemagne  est- 
elle  une  nationalité?  L'Allemagne  est-elle  une  démo- 
cratie? 

c)  «  Nationalité  »  allemande  et  «  démocratie  »  allemande. 
—  L'Allemagne  actuelle  est-elle  une  nationalité?  La  ré- 
ponse à  cette  question  est  au  moins  douteuse.  On  pour-  ; 
rait  même  dire  que  les  premières  données  sont  en  sens 
contraire.  A  peine  le  lien  de  fer  bismarckien  se  fut-il 
relâché  que  les  Allemagnes  reprenaient  une  première 
liberté  de  mouvement,  sinon  d'action;  malgré  la  forces 
encore  subsistante  de  l'armature  bureaucratique,  les 
manifestations  locales  se- produisirent  partout  aux  eris 
de  Los  von  Berlin!  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  pays 
ennemis  à  l'intérieur  qui  levaient  la  tête  et  tentaient  de 
secouer  le  joug;  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  l'Alsace- 
Lorraine,  de  la  Pologne,  du  Sleswig,  etc.,  c'étaient  les 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  251 

vieux  pays  de  tradition  allemande  (mais  non  prussienne) 
qui  remuaient  au  fond  de  leur  résignation  et  se  retour- 
naient vers  leurs  antiques  libertés. 

Un  fait  solennel  et  d'une  gravité  exceptionnelle  vient 
de  le  prouver  :  quand  s'est  posée,  devant  le  Conseil  des 
États  allemands,  la  question  de  la  signature  de  la  paix, 
on  pouvait  s'attendre  à  une  violente  manifestation 
d'unité.  Or,  ce  fut  tout  l'opposé.  Les  avis  ont  été  net- 
tement partagés  et  ils  ont  été  partagés  ethniquement 
et  géographiquement.  Les  Etats  de  l'Est  ont  voté  contre 
la  signature,  les  États  du  Centre  et  du  Sud  pour  la 
skjnature.  N'est-ce  pas  la  confirmation  de  l'aveu  fait  par 
Bethmann-Hollveg:  aujourd'hui  comme  hier,  tleux  Alle- 
magnes  subsistent?  Imaginez  qu'en  France,  une  pareille 
question  ait  été  posée  et  que  les  votes  émis  aient  été 
aussi  nettement  contraires  entre  pays  au  nord  et  pays 
au  sud  de  la  Loire,  que  penserions-nous  de  l'unité  fran- 
çaise? 

Sur  ce  grave  débat  et  en  vertu  même  des  principes 
du  président  Wilson,  la  voie  eût  donc  pu  et  dû  être  ou- 
verte à  îtne  consultation  des  peuples  intéressés.  Encore  une 
fois,  il  ne  s'agissait  nullement  de  dissocier  l'Allemagne, 
mais  de  lui  demander,  à  elle-même,  ce  qu'elle  pense  du 
régime  qu'elle  a  subi  depuis  cinquante  ans? 

Dans  la  crise  qu'elle  traverse,  tout  est  possible  ;  pour- 
quoi écarter,  d'avance,  l'une  des  possibilités,  l'une  de 
celles  qui  étaient  les  plus  conformes  à  un  arrangement 
durable  des  affaires  en  Allemagne  même  et  dans  le 
monde?  Un  traité  qui  eût  engagé  envers  les  Puissances, 
non  pas  seulement  V Allemagne,  mais  les  États  particu- 


252  LE    TRAITE    DE   PAIX    DE   1949 

liers,  eût  été  plus  facilement  conclu,  plus  facilement 
réalisable,  plus  facilement  exécuté.  Il  nous  aurait 
fourni,  d'ores  et  déjà,  des  résultats  certains.  Il  eût  été, 
pour  l'Allemagne  elle-même,  une  garantie  de  paix  inté- 
rieure et,  pour  tous,  la  plus  simple  et  la  plus  normale 
des  sécurités. 

Nous  ne  l'avons  pas  pensé.  Nous  avons  préféré  sup- 
poser une  vie  durable  et  persistante  du  régime  bis- 
marckien.  Soit!  Maisnenousfaisonsaucuneillusion.  Cette 
condescendance  ne  nous  vaut  ni  assurance  ni  gratitude 
pour  le  présent  ou  pour  l'avenir.  Au  contraire,  une 
grave  menace  subsiste  et  surplombe  les  affaires  du 
monde.  Et  il  en  sera  ainsi  tant  que  l'impérialisme  poli- 
tique et  unitaire  allemand  ne  sera  pas  réellement  abattu. 

Avons-nous  affaire,  du  moins,  à  une  démocratie  alle- 
mande? C'est  la  deuxième  question  que  nous  posions 
tout  à  l'heure.  Et  la  réponse  me  paraît  plus  incertaine 
encore. 

Tout  le  monde  connaît  les  circonstances  par  suite 
desquelles  le  pouvoir  a  passé,  en  Allemagne,  d'Hertling 
à  Max  de  Bade,  de  Max  de  Bade  à  Ebert  et  à  Scheide- 
mann  :  le  voici,  maintenant,  entre  les  mains  de  Bauer, 
d'Hermann  Millier,  de  Noske,  d'Erzberger.  Pour  com- 
bien de  temps?. . .  L'Empereur  a  fui  :  on  ne  peut  pas  dire 
que  la  dynastie  ait  renoncé,  ni  même  que  «  l'autocratie 
prussienne  »  (pour  parler  comme  le  président  Wilson) 
ait  perdu  ses  droits.  Le  mystère  plane  sur  tout  cela.  On 
ne  sait  qu'une  chose  :  c'est  que  l'Empire  allemand  a 
passé  la  main  aux  partis  avancés,  pour  laisser,  à  des 


APRÈS   LA   SIGNATURE    DE    LA   PAIX  253 

personnages  de  valeur  et  d'origine  médiocres  la  charge 
de  signer  la  paix.  Est-ce  cela,  une  démocratie?  L'Em- 
pire allemand  s'est  mis  volontairement  en  mue;  il  s'est 
revêtu  de  la  teinte  du  milieu  ambiant  pour  essayer  de 
se  sauver  :  il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  autre  chose. 
L'avenir,  un  prochain  avenir,  nous  apprendra  ce  que 
vaut  cette  «  République  allemande  » . 

En  tout  cas,  elle  n'est  pas,  jusqu'ici,  ce  régime  popu- 
laire, conscient,  sincère  et  pur  de  toute  tache,  dont 
rêvait  le  président  Wilson.  Si  elle  dure,  une  fois  la  paix 
signée,  si  le  parti  militaire  sur  lequel  elle  est  obligée  de 
s'appuyer  ne  la  supprime  pas,  sa  destinée  est  écrite 
d'avance,  car  elle  résulte  de  la  nécessité  où  se  trouve 
cette  république,  qui  n'a  que  le  souffle,  de  se  séparer 
des  partis  de  gauche  et  de  devenir  un  gouvernement 
d'ordre;  sans  une  organisation  forte,  c'est-à-dire  à  ten- 
dance réactionnaire,  elle  ne  pourra  franchir  le  pas  où 
l'Allemagne  est  engagée.  L'Allemagne  n'a  pas  l'habitude 
de  la  liberté.  Pour  qu'elle  la  prenne,  il  faut  qu'on  la  lui 
impose.  L'abbé  Wetterlé,  dans  ses  fines  et  sagaces  ob- 
servations sur  un  peuple  qu'il  connaît  bien,  dit  :  «  Les 
pangermanistes  eux-mêmes  reconnaissent  que  le  fond 
du  caractère  allemand  est  le  servilisme  :  dienernatur 
(nature  de  domestiques).  De  fait,  il  faut  toujours,  à  ces 
hommes  sans  individualité,  des  seigneurs,  et,  quand  ils 
n'en  ont  pas,  ils  s'en  donnent.  » 

La  République  allemande  unitaire  cherchera  donc 
«  ses  seigneurs  ».  Ne  les  trouvant  pas  ailleurs,  elle 
prendra  ceux  qui  viennent  de  Berlin.  Conservatrice,  et 
même  militariste  par  nécessité,  —  puisqu'elle  sera  ba- 


254  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE  1919 

layée  le  jour  quïl  plaira  aux  militaires,  —  la  République 
d'Ébert  a  tous  les  stigmates  du  pangermanisme.  En  un 
mot,  elle  est  bismarckienne. 

Comment  serait-elle  autre? 

On  a  rappelé  récemment  que  le  Parlement  rérolu- 
tionnaire  à  Francfort,  en  1848,  a  été  un  violent  précur- 
seur du  pangermanisme,  approuvant  le  bombardement 
de  Prague  qui  voulait  s'affranchir  de  l'Autriche,  procla- 
mant le  Mincio  frontière  allemande  et  réclamant  le  duché 
de  Sleswig-Holstein  ainsi  que  l'Alsace,  vingt  ans  avant 
Bismarck  !  Les  livres  de  Laskine  et  d'Andler  établissent 
d'une  façon  irréfutable  l'impérialisme  des  socialistes 
allemands  :  «  Ceux  là  se  font  une  grande  illusion  qui 
escomptent  le  réveil,  en  Allemagne,  de  sentiments  ré- 
publicains depuis  longtemps  disparus...  Au  reste,  la 
République  du  citoyen  Scheidemann  et  du  citoyen  Sii- 
dekum  ne  serait  ni  plus  ni  moins  militariste,  ni  plus  ni 
moins  impérialiste,  ni  moins  pangermaniste  que  l'Em- 
pire de  Guillaume  II.  »  Nous  dirons,  tout  à  l'heure, 
pourquoi  et  en  quoi  cet  impérialisme  est  plus  vigoureu- 
sement expansioniste  et  cent  fois  plus  dangereux  même 
que  l'impérialisme  à  figure  militaire  qui,  du  moins,  met 
tout  le  monde  en  garde  contre  lui.  La  correspondance 
de  Marx  et  d'Engels  prouve,  à  chaque  page,  par  les 
confidences  de  ces  augures,  «  que  ces  internationalistes 
sont  les  premiers  des  pangermanistes  (1).  » 

Qu'il  s'agisse  de  la  lutte  suprême  pour  l'unité  bis- 

(4)  Voyez  les  textes  rassemblés  dans  les  ouvrages  cités,  notam- 
ment Ed.  Laskine,  l'Internationale  et  le  Pangermanisme.  —  Delaire, 
Au  lendemain  de  la  Victoire,  et,  dés  avant  la  guerre,  Paul  Vergxet, 
la  France  en  danger,  p.  95  et  suiv. 


'  APRÈS   LA   SIGNATURE    DE    LA   PAIX  255 

marckienne  ébranlée,  au  nom  d'une  «  nationalité  » 
encore  en  suspens,  qu'il  s'agisse  du  masque  plus  ou 
moins  baissé  ou  levé,  selon  les  circonstances,  d'une  ré- 
publique démocratique,  ce  qui  est  certain,  c'est  que  si 
le  Reich  subsiste,  le  Reich,  c'est  l'Empire, 

Le  Reich,  tel  que  nous  le  fabriquent  les  professeurs, 
se  réclame  des  principes  proclamés  à  Versailles  pour 
consacrer  l'existence  d'une  Allemagne  unie  faisant  bar- 
rage au  milieu  de  l'Europe,  de  la  mer  du  Nord  au 
Danube. 

Or,  cette  Allemagne  est  toujours  celle  de  Bismarck; 
diminuée  de  certaines  bordures  ethniques,  elle  n'en 
représente  pas  moins  «  l'État  allemand  »  tel  que  l'a 
réédifié  le  chauvinisme  exaspéré  de  la  prétendue  science 
germanique  ;  c'est  l'Allemagne  des  universitaires  et  des 
soldats. 

Est-ce  l'Allemagne,  voilà  toute  la  question? 

Comment  la  vie  des  particularismes,  proclamée  indis- 
pensable même  par  Biilow,  s'arrangera-t-elle  avec  cette 
République  casquée  et  bottée? 


k 


d)  Danger  de  la  survivance  d\m  impérialisme  allemand. 
A  défaut  d'une  nationalité  allemande,  d'une  démo- 
ratie  allemande,  ce  qui  subsiste,  c'est  un  impérialisme 
politique  allemand.  Oui,  il  est  abattu,  il  est  affaibli,  il 
est  désarmé.  Mais  il  peut  reprendre  des  forces.  L'histoire 
marche  à  grands  pas.  D'iéna  à  la  campagne  de  France,  il 
y  a  quelques  années;  entre  les  «  Adieux  de  Fontaine- 
bleau »  et  le  débarquement  au  golfe  Juan,  il  y  a  quel- 
ques mois. 


256  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

L'impérialisme  militaire  allemand  a  perdu  de  sa  vi- 
gueur ;  nous  pouvons  admettre  même  qu'il  a  perdu  de 
sa  confiance  en  lui-même  et,  pour  le  moment,  de  sa  vio- 
lence agressive.  Considérons,  cependant,  qu'il  reste 
debout  au  milieu  d'une  Europe  à  demi  détruite.  La 
Russie  n'est  plus  un  contrepoids  :  qui  sait  si  elle  ne 
deviendra  pas,  pour  TAllemagne,  une  réserve  et  un 
champ  d'exploitation?  les  États  voisins  de  l'Allemagne, 
Pologne,  Roumanie,  Tchéco-Slovaquie,  Serbie,  Grèce, 
vont  passer  par  les  crises  de  l'enfance,  de  l'adolescence, 
de  la  croissance.  Les  autres  voisins.  Suède,  Norvège, 
Finlande,  Danemark,  Hollande,  Suisse,  n'ont  pas  osé 
se  prononcer.  D'ailleurs,  ils  sont  faibles,  eux  aussi. 
A  supposer  qu'ils  veuillent  lutter,  un  jour,  pour  leur 
indépendance  menacée,  comment  résisteraient-ils  à  une 
pression  allemande  habilement  et  fortement  exercée? 
Le  sort  de  l'Autriche,  de  la  Hongrie,  de  la  Bulgarie,  de 
la  Turquie,  hier  alliées  de  l'Allemagne,  se  décide  à  peine 
et  dans  quel  sens?  L'Allemagne  a  conservé,  dans  ces 
pays  subalternisés,  des  intérêts  et  des  partisans. 

Il  reste,  dans  l'Europe  continentale,  la  France  et 
l'Italie. 

Les  devoirs  qui  s'imposent  à  ces  deux  Puissances  sont 
lourds  :  elles  auront  à  porter  le  fardeau  pour  le  monde 
entier,  l'une  en  face  de  l'Allemagne,  l'autre  en  face  de 
l'Autriche. 

Je  sais,  ni  l'Angleterre  ni  les  États-Unis  n'abandon- 
neraient, en  cas  d'agression  de  la  part  de  l'Allemagne, 
leurs  amis  de  la  veille;  un  traité  les  lie,  d'ores  et  déjà, 
à  la  France;  leurs  parlements,  du  moins,  vont  en  déli- 


APRES   LA   SIGNATURE    DE   LA   PAIX  257 

bérer.  Une  telle  garantie  est  d\m  prix  inestimable  et  je 
ne  la  perdrai  pas  de  vue  un  seul  instant  dans  la  partie 
«  constructive  »  de  la  présente  étude  :  mais  la  politique 
internationale  ne  se  renferme  pas  toujours  dans  le 
dilemme  :  guerre  ou  paix.  Il  y  a  des  intérêts,  des  rivali- 
tés, des  concurrences,  qui  ne  se  règlent  pas  sur  le 
champ  de  bataille.  Jamais  on  n'a  libellé  un  texte  d'al- 
liance qui  puisse  parer  à  tout.  Les  60  millions  d'Alle- 
mands unis  qui  vont  ou  subir  leur  destinée  ou  s'irriter 
contre  elle  ne  manquent  pas  de  moyens  pour  troubler 
une  Europe  déjà  troublée,  pour  affaiblir  une  Europe 
déjà  si  faible,  pour  diviser  une  Europe  déjà  si  divisée. 
N'en  auraient-ils  pas  d'autres,  qu'il  leur  resterait 
l'arme  économique  et  la  propagande  révolutionnaire  : 
car  l'impérialisme  économique  et  social  allemand  sub- 
siste et  c'est  lui,  peut-être,  qui,  dans  les  circonstances 
présentes,  est  le  plus  à  craindre. 


V 

l'impérialisme    économique    et   SOCIAL 

a)  Impérialisme  économique  allemand.  —  Parmi  les  raisons 
qui  ont  dû  déterminer  le  Conseil  des  Qualre  à  maintenir 
sans  réserve  l'unité  allemande  bismarckienne,  l'une 
des  principales  a  été,  sans  doute,  l'avantage  de  pouvoir 
exiger,  d'un  bloc  resté  puissant,  le  paiement  des  répa- 
rations de  guerre;  le  chiffre  de  ces  réparations  s'élevant, 
en  raison  de  la  rage  de  destruction  des  Allemands,  à 
des  sommes  inouïes,  si  l'on  avait  affaire  à  une  pous- 

17       / 


I 


258  LE    TRAITÉ    DE   PAIX    DE    1919 

sière  de  peuples  cette  dette  formidable  eût  paru  peut- 
être  compromise 

Raison  assurément  des  plus  sérieuses  et  d'une  réa- 
lité autrement  pressante  et  tangible  qu'une  thèse  ensei- 
gnée et  diffusée,  comme  un  dogme,  par  messieurs  les 
professeurs.  Ainsi,  l'on  en  est  arrivé  à  sacrifier  beau- 
coup à  l'unité  économique  allemande  et,  par  suite,  à 
son  unité  politique. 

Mais  une  conséquence  de  ces  ménagements  apparaît 
aussitôt.  En  fait,  l'Allemagne  économique  est  à  peine 
atteinte.  Le  sol  allemand  n'a  pas  été  touché,  sauf  tout  à 
fait  au  début  de  la  guerre,  dans  une  partie  de  la  Prusse 
orientale.  L'agriculture,  l'industrie,  le  commerce  n'ont 
perdu  que  relativement  peu  :  la  main-d'œuvre  est,  il 
est  vrai,  diminuée  par  la  mort  des  hommes,  mais  l'Alle- 
magne a  encore  une  natalité  très  abondante,  et  ses 
pertes  en  hommes  sont  proportionnellement  moins 
dures  que  celles  de  ses  adversaires.  En  outre,  pas  une 
machine,  pas  un  atelier,  pas  un  outil  n'ont  été  détruits 
du  fait  de  la  guerre.  Pas  un  champ  en  friche!  Tout  au 
contraire,  l'outillage,  le  cheptel,  le  mobiHer,  l'argent 
des  pays  envahis,  Belgique,  France  du  Nord,  Pologne, 
Serbie,  ramassés  par  la  cupidité,  sont  soigneusement 
cachés  et  gardés  par  l'avarice  teutonne.  Il  n'y  a  pas  un 
particulier  que  la  guerre  n'ait  enrichi.  La  dette  exté- 
rieure allemande  est,  de  toutes  les  dettes  des  belhgé- 
rants,  celle  qui  s'est  le  moins  accrue.  Les  usines  ont 
travaillé  pendant  la  guerre  et  ont  accumulé  des  stocks 
considérables.  En  un  mot,  T Allemagne  économique  est 
prête  à  «  repartir  »  et,  certainement,  elle  a  de  l'avance 


APRÈS   LA  SIGNATURE   DE   LA  PAIX  259 

sur  plusieurs  de  ses  concurrents  anciens,  la  France,  la 
Belgique,  la  Pologne,  l'Autriche,  la  Russie,  l'Italie. 

Ajoutons  que  la  guerre  elle-même,  malgré  les  maux 
qui  l'accompagnent  d'ordinaire,  paraît  avoir  présenté, 
pour  l'Allemagne  du  travail,  de  réels  avantages.  Sa 
population  s'est  habituée  à  vivre  de  peu,  à  tirer  de  son 
sol  une  bonne  partie  des  produits  qu'auparavant  elle 
faisait  venir  de  l'étranger;  elle  s'est  ingéniée,  dans  la 
période  du  blocus,  à  découvrir  des  procédés  nouveaux, 
notamment  en  ce  qui  concerne  la  chimie  des  engrais, 
procédés  qui,  peut-être,  lui  permettront  d'aborder  de- 
main certaines  concurrences  dans  des  conditions  dont 
le  monde  sera  surpris. 

Il  est  vrai,  ces  avantages  (tout  relatifs,  d'ailleurs,  car 
il  ne  faut  rien  exagérer)  sont  handicapés  par  la  perte  de 
plusieurs  provinces  laborieuses  et  fertiles  —  en  premier 
lieu,  l'Alsace-Lorraine  —  par  la  nécessité  présente  de 
reconstituer  le  stock  des  matières  premières,  d'amélio- 
rer le  change,  de  parer  au  déficit  des  moyens  de  trans- 
port maritime,  de  forcer  la  porte  de  l'hostihté  univer- 
selle fermée  au  producteur  et  au  marchand  allemand. 
Enfin  et  surtout,  l'Allemagne  économique  est  obligée, 
si  elle  veut  rentrer  dans  le  concert  des  grandes  affaires 
mondiales,  de  supporter  le  fardeau  de  ces  dettes  de  la 
réparation  dont  sa  folie  destructrice  l'a  rendue  respon- 
sable. 

Considérant  cette  situation  dans  son  ensemble,  les 
Puissances  ont  pensé  sans  doute  qu'une  Allemagne 
unie,  présentait,  comme  on  dit,  une  surface  qui  seule 
permettait  d'asseoir  les  combinaisons  financières  néces- 


260  LE    TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

saires  pour  garantir  le  payement  des  indemnités.  Elles 
ont  donc  laissé  l'Allemagne  économique  debout. 

Mais,  il  faut  bien  reconnaître  que  l'unité  économique 
allemande  peut  prendre,  à  bref  délai,  le  caractère 
d'un  impérialisme  économique.  L'histoire  de  l'Europe 
sait  que  le  Zollverein  est,  au  milieu  de  l'Europe,  une 
puissance  redoutable.  L'Allemagne,  ayant  un  intérêt 
commun  à  agir,  \d.  combiner  en  commun  son  action  : 
on  ne  peutl'empOcher  et,  malgré  les  précautions  prises 
par  le  traité  (Partie  X.  Clauses  économiques,  et  notam- 
ment par  le  chapitre  III,  art.  274  et  suiv.),  il  est  pro- 
bable que  l'Allemagne  saura  tirer  parti  de  l'ensemble 
des  avantages  qu'il  ne  pourrait  être  question  de  lui 
enlever,  du  moment  où  Ton  s'attardait  au  principe  de 
son  unité. 

Une  puissance  qui  voit  disparaître  les  charges  mili- 
taires et  navales,  supportées  gaillardement  pendant  qua- 
rante ans,  une  puissance  qui  a  su  soutenir,  pendant 
près  de  cinq  ans,  le  poids  d'une  guerre  formidable  et 
les  conséquences  d'un  blocus  alimentaire  et  commercial 
sans  précédent,  est  prête,  sans  aucun  doute,  à  tirer  un 
parti  également  inouï  de  la  détente  soudaine  qui  suivra 
le  grand  bienfait  de  la  paix. 

A  moins  que  le  désordre  fondamental,  déchaîné  par 
elle,  si  dangereusement,  en  Russie,  ne  la  gagne  (et  cela 
devient  de  moins  en  moins  probable),  l'Allemagne  va 
se  remettre  aux  travaux  de  la  paix  avec  l'entrain  à  la 
fois  brutal  et  docile  qu'elle  apportait  aux  travaux  de  la 
guerre.  L'Allemagne  sait  les  affaires.  Demain,  nous 
la  trouverons  en  ligne,  sur  les  marchés  du  monde,  avec 


APRÈS   LA   SIGNATURE    DE    LA   PAIX  261 

son  expérience  aiguisée  de  toute  son  ambition  déçue. 
Et  60  millions  de  producteurs,  décidés  à  réparer,  dans 
la  lutte  économique,  ce  qui  a  été  perdu  dans  les  luttes 
militaires,  ne  sont  pas  une  force  négligeable. 

Cette  force  n'était  pas  ignorée  de  ceux  qui  ont  rédigé 
l'acte  de  la  paix.  Ils  l'ont  mesurée  et,  si  l'on  peut  dire, 
jaugée  à  fond.  Les  questions  économiques  ont  été  étu- 
diées (personne  ne  l'ignore)  avec  le  plus  grand  soin; 
un  cortège  de  techniciens  accompagnaient  les  négocia- 
teurs. 

Sûrement,  les  deux  grands  impérialismes  économi- 
ques, l'Anglais  et  l'Américain,  savaient  ce  qu'ils  fai- 
saient et  ils  ont  abordé,  en  parfaite  connaissance  de 
cause,  leur  grand  rival  d'hier.  S'ils  l'ont  laissé  debout, 
c'est  qu'ils  n'ignoraient  pas  qu'entre  gens  d'affaires  on 
finit  toujours  par  s'entendre;  ils  ont  donc  pensé  que 
mieux  vaut,  tout  compte  fait,  une  Allemagne  relevée 
avec  laquelle  on  peut  parler,  qu'une  Allemagne  en  déli- 
quescence et  s'accroupissant  sur  sa  ruine. 

b)  L'Impérialisme  social  allemand.  — Les  considérations 
économiques  qui  viennent  d'être  exposées  n'auraient 
pas  suffi,  que  l'on  se  sentait  pressé  par  les  considéra- 
tions d'ordre  social  agissant  dans  le  même  sens  :  c'est 
encore  un  point  qui  ne  peut  être  qu'effleuré  aujourd'hui. 
Mais  personne  n'ignore  l'action  exercée  par  tous  les 
partis  sociaHstes  sur  les  gouvernements  des  puissances 
alliées  et  associées,  en  vue  de  les  amener  et  même  de 
les  contraindre  à  «  ménager  »  l'Allemagne. 

Il  ne  fait  nul  doute  que  ces  gouvernements,  et  no- 


262  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

tamment  le  gouvernement  anglais,  ont  obéi,  dans  une 
certaine  mesure,  les  uns  et  les  autres,  aux  injonctions, 
souvent  brutales,  qui  les  sommaient  de  se  conformer 
aux  programmes  internationalistes  et  marxistes. 

La  lutte  contre  le  capital  est  devenue  un  des  articles 
de  foi  du  gouvernement  actuel  en  Allemagne;  il  s'est 
fait,  ainsi,  une  clientèle  internationale  à  peu  de  frais. 
Inutile  de  citer  les  appels  sans  nombre  adressés  par  la 
voix  de  la  presse  ou  les  conseils  perfides  insinués  par 
le  moyen  de  la  propagande  occulte  aux  partis  de  la 
révolution  dans  tous  les  pays  du  monde,  depuis  l'avè- 
nement du  nouveau  régime  soi-disant  démocratique  en 
Allemagne.  L'organisation  défaitiste,  remontant  aux 
pires  moments  de  la  guerre,  s'est  adaptée  à  miracle  à  ce 
nouveau  jeu.  La  Révolution  marxiste,  telle  est  la  con- 
ception que  les  gouvernants  actuels  de  l'Allemagne  se 
font  de  la  Revanche.  En  un  mot,  l'impérialisme  écono- 
mique s'est  doublé  d'un  impérialisme  social  de  même 
origine. 

c)  Entente  entre  les  divers  Impérial ismes.  —  Ainsi,  par 
une  circonstance  singulière,  mais  qui  n'est  pas  absolu- 
ment nouvelle,  il  s'est  trouvé  que  le  capitalisme  et  ses 
ennemis  agissaient,  jusqu'à  un  certain  point,  dans  le 
même  sens. 

Les  grandes  entreprises  financières,  les  organisations 
du  crédit,  les  hommes  qui  font  travailler  l'argent  di- 
saient :  «  Nous  avons  besoin  dune  Allemagne  forte  et 
unie  pour  sauver  le  monde  de  la  ruine  et  éviter  la  révo- 
lution. »  Les  partis  socialistes,  les  marxistes,  les  inter- 


APRÈS  LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  263 

nationalistes  et  les  partisans  du  grand  chambardement, 
disaient  :  «  Nous  avons  besoin  d'une  Allemagne  forte  et 
compacte,  parce  que  nous  comptons  sur  elle  pour 
mettre  à  bas  le  capitalisme.  » 

Par  quels  canaux  souterrains,  ces  idées,  ces  ten- 
dances, ces  calculs,  se  sont-ils  glissés  jusque  dans  les 
coulisses  de  la  Conférence,  il  est  impossible  de  le  dire 
maintenant,  mais  tout  le  monde  a  senti  leur  action. 

En  un  mot,  les  grands  impérialismes  économiques  se 
dressant,  dans  le  monde,  sur  la  ruine  des  petites  enti- 
tés économiques,  se  sont  donné  la  main  pour  obtenir, 
en  faveur  de  l'Allemagne,  des  ménagements  politiques 
et  commerciaux  en  vue  d'arriver  à  la  reprise  des  affaires 
et  à  l'ordre  permettant  de  réorganiser  le  crédit. 

Et  les  grands  impérialismes  sociaux  se  sont  donné  la 
main  pour,  à  la  faveur  des  révolutions  russe  et  alle- 
mande, exiger  une  nouvelle  organisation  de  la  Société. 

Ordre  ou  désordre,  lequel  des  deux  l'emportera? 
c'est  le  secret  de  demain. 

Mais  il  est  évident  que,  de  toutes  façons,  l'Allemagne 
gagne  à  leur  concurrence.  Si  les  combinaisons  des 
grands  impérialismes  économiques  l'emportent,  elle 
garde,  en  se  ralliant  à  eux,  son  unité  politique,  finan- 
cière, commerciale,  avec  la  réalité  d'une  aide  immé- 
diate et  l'espoir  d'une  prompte  reconstitution.  Le  Zoll- 
verein  voit  se  rouvrir  les  marchés  du  monde,  et  on 
l'aborde  comme  un  débiteur  qui  compte. 

Au  contraire,  si  les  combinaisons  de  linternationa- 
lisme  l'emportent,  l'Allemagne  y  prend  une  place  pré- 


264  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

pondérante  et  ses  partis  avancés  ont,  du  moins,  la  joie 
d'ébranler,  chez  ses  adversaires,  les  gouvernements 
bourgeois,  si  fiers  de  leur  victoire. 

Tel  est  le  plan,  ou  —  plus  exactement  —  telles  sont 
les  possibilités... 

Loin  de  moi  la  pensée  qu'il  s'agisse  d'un  mal  sans 
remède.  J'ai  la  conviction,  au  contraire,  que  le  traité 
contient,  ou  acquises  ou  en  germe,  des  solutions  per- 
mettant de  parer  à  l'un  et  l'autre  danger.  Certaines 
lacunes  peuvent  être  comblées,  d'heureuses  améliora- 
tions peuvent  être  apportées.  Les  peuples  eux-mêmes 
sont  les  meilleurs  gardiens  de  leur  propre  cause  ;  et  je 
prends,  ici,  avec  foi,  la  parole  du  président  Wilson  : 
«  L'Entente  se  développera  en  action.  » 

Mais,  je  crois  pouvoir  ajouter  que  cette  action  doit 
être  combinée  avec  d'autant  plus  de  soin  qu'on  a  laissé 
entre  les  mains  de  l'Allemagne,  une  arme  plus  redou- 
table, l'unité  bismarckienne. 

C'est  une  situation  sur  laquelle  il  n'y  a  pas  lieu  de  se 
faire  la  moindre  illusion  :  puisque  cette  force  existe  et 
subsiste,  mieux  vaut  le  reconnaître  franchement  et  agir 
en  conséquence. 


CHAPITRE  II 


DE  L'APPLICATION  DU  TRAITÉ 


Dans  le  chapitre  qui  précède,  je  me  suis  efforcé  de 
dégager  les  principes  du  traité  du  28  juin  1919  et  de 
montrer  comment  ils  se  sont  imprégnés,  pour  ainsi  dire, 
du  sophisme  bismarckien.  Acceptant  la  conception  d'un 
«  Etat  allemand  »  séculaire,  ancêtre  de  l'Empire  milita- 
riste des  Guillaume,  ils  l'ont  prolongée,  comme  une 
ombre  funeste,  sur  le  cours  futur  de  l'histoire. 

Les  dangers  du  système,  je  les  ai  signalés  franche- 
ment et,  en  premier  lieu,  la  survivance  d'un  pangerma- 
nisme sinon  militaire,  du  moins  politique,  économique 
et  social.  J'ai  mis  en  garde  ceux  qui  veilleront  à  l'appli- 
cation du  traité  contre  ces  dangereuses  conséquences. 
Mais,  j'ai  indiqué,  en  terminant,  que  le  traité  lui-même, 
dans  celles  de  ses  parties  qui  échappent  à  un  système 
arbitraire,  offre  des  ressources  pour  lutter  contre  les 
périls  qu'il  n'a  peut-être  pas  suffisamment  conjurés. 

Le  traité  sera  bon  ou  mauvais,  ai-je  dit  en  commen- 
çant, selon  qu'il  sera  bien  ou  mal  appliqué. 


266  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

Ce  sont  donc  les  méthodes  de  l'application  que  je 
A^eux  étudier  aujourd'hui.  Il  est  bien  entendu  qu'elles  ne 
peuvent  résulter  que  d'une  interprétation  loyale  et  sin- 
cère du  traité,  tel  qu'il  est  conçu  et  écrit.  Loin  de  moi 
la  pensée  de  chercher,  dans  une  argumentation  cap- 
tieuse, un  moyen  quelconque  de  porter  atteinte  aux 
engagements  pris,  de  bonne  foi,  par  les  puissances  en- 
vers l'Allemagne  ;  ce  qui  est  écrit  est  écrit,  ce  qui  est 
juré  est  juré.  Les  puissances  alliées  et  associées  sont 
d'honnêtes  personnes  :  pas  un  de  leurs  citoyens  qui  ne 
se  considère  comme  lié  par  la  parole  des  gouvernements. 
Et  c'est,  précisément,  parce  que  nous  voulons  tous 
rester  fidèles  à  la  foi  jurée,  qu'il  nous  convient  de 
rechercher,  dans  le  traité,  les  interprétations  les  plus 
favorables  à  une  pacification  durable  et,  je  dirai  même, 
dans  un  certain  sens,  les  plus  favorables  à  ceux  qui,  hier 
encore,  étaient  nos  plus  acharnés  ennemis. 

1 

l'allemagne  diminuée 

Le  danger  du  traité  vient  de  ce  qu'il  laisse,  au  milieu 
de  l'Europe,  une  Allemagne  impérialiste  debout.  Mais, 
ce  serait  fermer  les  yeux  à  la  lumière  de  ne  pas  recon- 
naître à  quel  point  elle  est,  malgré  tout,  diminuée. 

a)  Ce  que  V Allemagne  aperdn.  —  L'Allemagne  bismarc- 
kienne  est  diminuée,  avant  tout,  dans  son  principe  :  et 
cela  est  plus  important  même  que  la  perte  de  l'argent 


APRES   LA   SIGNATURE    DE    LA   PAIX  267 

et  des  territoires.  L'Allemagne  va  s'apercevoir  qu'il  en 
coûte  de  raisonner  faux.  J'ai  parlé  avec  assez  de  fran- 
chise des  principes  du  président  Wilson  pour  ne  pas  être 
prêt  à  reconnaître  combien  leur  idéal  si  noble,  —  peut- 
être  un  peu  absolu,  —  est  écrasant  pour  la  conception 
bismarckienne  etpangermaniste  de  la  vie  internationale. 

Les  puissances  ont  prouvé  que  le  droit  prime  la 
force.  Elles  ont  établi,  par  la  puissance  des  armes,  que 
la  justice  a  le  dernier  mot.  Grande  suprise  pour  ces  pro- 
fesseurs ! 

Toute  la  littérature  de  la  kultur  est  effacée  d'un  re- 
vers de  manche.  Triste  bibliothèque  périmée!  Depuis 
Treitschke  et  H. -S.  Chamberlain  jusqu'à  Naumann  et 
Scheidemann,  ils  ne  valent  plus  un  denier.  Il  faut  que 
l'Allemagne  change  de  pensée,  et,  pendant  que  cette 
mue  s'accomplira,  elle  sera,  certainement,  très  affaiblie. 
C'est  une  bonne  manière  de  la  vaincre,  de  laisser  sa  va- 
nité se  dégonfler  et  sa  conscience  se  creuser. 

Réduit  à  ses  propres  forces,  sous  son  toit  ébranlé, 
l'Allemand  «  d'après  guerre  »  doit  prendre  un  autre 
personnage.  Le  temps  qu'il  mettra  à  se  transformer 
nous  donnera  quelque  répit.  Le  professeur  allemand 
souffrira,  le  militaire  allemand,  le  bureaucrate  et  tout 
ce  qui  a  dirigé  l'Allemagne  souffrira.  Ils  ont  été  de  mau- 
vais bergers,  ils  souffriront  de  la  détresse  du  troupeau. 
Mais,  surtout,  le  marchand  souffrira. 

La  leçon  la  plus  forte  que  l'Allemand  ait  reçue,  ce 
n'est  pas  la  défaite  (il  n'y  croit  qu'à  moitié),  c'est  le  sen- 
timent qu'il  a  de  la  haine  universelle.  Cette  hostilité  qui 
le  surveille,  cette  odeur  où  il  sait  qu'on  le  reconnaît  et 


268  LE    TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

qui  lïsole,  il  s'en  rend  compte  pour  la  première  fois.  La 
barrière  morale  tendue  ainsi  autour  de  lui,  comme  une 
quarantaine,  constitue  une  très  sérieuse  garantie. 
L'univers  est  en  garde,  il  ne  se  laissera  plus  prendre  à 
certaines  «  camaraderies  » .  La  justice  n'est  pas  seule- 
ment forte;  elle  est  jalouse;  son  flambeau  suivra  long- 
temps le  coupable. 

Qui  donc,  demain,  se  souviendra,  avec  fierté,  du 
temps  de  Guillaume  11?  Qui  donc  plastronnera  comme 
il  a  plastronné  ?  Qui  donc  se  vantera  des  revues  casquées 
d'or,  des  manteaux  à  la  Lohengrin,  des  défilés  au  pas 
de  parade,  des  «  Allemagne  au-dessus  de  tout  »,  et  des 
statues  de  bois  clouées  de  fer?  Dieux!  comme  tout  cela 
est  vieux,  renfoncé  dans  le  passé  des  Burgraves  et  du 
Walhalla! 

Les  journaux  ont  raconté  que  le  gouvernement  provi- 
soire allemand  avait  mis  la  main  sur  la  garde  robe  de 
l'empereur  Guillaume,  se  composant  de  quatre  cent 
quatre-vingt-quatorze  uniformes  variés  :  ces  uniformes 
sont  à  la  défroque.  Défroque  aussi  le  «  gantelet  de  fer  », 
«  la  poudre  sèche  »,  «  l'épée  aiguisée  ».  Burgraves, 
«  l'inoubliable  aïeul  »  etle«  bon  vieux  Dieu!  ».  Certains 
axiomes  paraissent  maintenant  contestables,  par  exem- 
ple :  «  Sûre  est  la  paix  qui  repose  derrière  le  bouclier  et 
sous  r  épée  du  Michel  allemand  »  (discours  de  Guillaume  1 1 
aux  Brandebourgeois,  3  février  1899).  —  Ou  bien  :  «  Le 
militarisme  allemand  représente,  en  fait,  le  suprême 
degré  de  révolution  accomplie  jusqu'à  ce  jour  par  la 
civilisation  »  (Ostwald).  Un  Kiihlmann  n'écrirait  plus 
(ce  qu'il  pense,  d'ailleurs,  toujours)  :  «  J"ai  mené  une 


APRES   LA   SIGNATURE    DE   LA   PAIX  269 

lutte  à  mort  contre  les  principes.  Ils  sont  justifiés  en  mo- 
rale, non  en  politique.  Ici,  il  s'agit  du  but  à  atteindre, 
non  des  moyens.  » 

La  victoire  des  puissances  et  le  triomphe  de  la  jus- 
tice,les  rédacteurs  du  traité  les  ont  consacrés  dans  les 
faits  en  détachant  de  l'Allemagne  prussienne  les  pays  à 
nationalité  non  germanique  nettement  caractérisée, 
r Alsace-Lorraine,  le  Sleswig,  la  Pologne,  la  Haute- 
Silésie  (sauf  plébiscite)  et  enfin  les  colonies  allemandes. 
Ainsi  les  bordures  stratégiques,  les  glacis  protecteurs 
dont  la  conquête  germano-prussienne  s'étaient  entourés, 
sont  tombés. 

Le  retour  de  l' Alsace-Lorraine  à  la  mère  patrie  n'est 
pas  seulement  une  haute  leçon  de  justice  et  une  satis- 
faction pour  la  conscience  humaine,  c'est  un  retour  à 
l'équihbre  dans  l'aménagement  général  de  l'Europe.  Il 
s'en  faut  de  beaucoup  que  la  France  y  fût  seule  inté- 
ressée. L'aptitude  née  de  ces  peuples  est  de  servir  à 
l'union.  En  France,  ils  apaisent;  en  Allemagne,  ils  irri- 
tent :  l'expérience  est  faite.  L'Allemagne  elle-même  le 
sait;  elle  avouera,  tôt  ou  tard,  que  cette  œuvre  de  jus- 
tice sert  à  sa  propre  libération  et  à  son  relèvement. 

Une  telle  consécration  est  une  récompense  et  une 
justification  pour  les  peuples  fermes,  à  conscience  fidèle 
et  forte.  Et  c'est  une  satisfaction  incomparable  pour 
1  âge  qui,  ayant  subi  le  désastre,  voit  s'accomplir  la 
réparation.  Pendant  un  demi-siècle,  tous  les  Français 
n'ont  eu  qu'une  pensée  :  ils  ont  attendu  et  préparé 
l'heure  de  la  «  justice  immanente  ».  Cette  foi  indomp- 
table, ce  patriotisme  persévérant  furent  de  tous.  Le  si- 


270  LE    TRAITÉ    DE    PAIX   DE   4919 

lence  même  était  force.  Historiquement,  la  réincorpo- 
ration justifie  la  parole  de  M.  Thiers,  historien  en  même 
temps  qu'homme  d'Etat  :  «  Gardons  nos  ressources  et 
notre  volonté  :  quant  à  la  terre,  elle  se  reprend.  » 

Pour  le  bassin  de  la  Sarre,  une  espèce  de  bail  char- 
bonnier d'une  durée  de  quinze  années  apporte,  à  la  re- 
vendication d'une  frontière  française,  une  solution 
bâtarde  et  lui  donne  un  aspect  mercantile  assez  inat- 
tendu. C'est  le  mot  de  Louis  XY  retourné  :  «  Je  ne  traite 
pas  en  marchand,  mais  en  roi.  » 

L'Allemagne  est  écartée,  militairement,  de  la  rive 
gauche  du  Rhin  et  même  éloignée  de  cinquante  kilo- 
mètres sur  la  rive  droite.  Elle  ne  peut  prendre  aucune 
mesure  offensive  ou  défensive  dans  cette  région.  C'est 
un  résultat  :  mais  cette  précaution  est-elle  une  garantie? 
L'Allemagne,  unie  et  forte,  avec  ses  70  millions  d'ha- 
bitants, pourra  tout  de  même,  dans  quelques  années, 
franchir  le  Rhin  et  déboucher  au  cœur  de  la  France, 
de  même  qu'elle  l'a  fait  en  1870  et  en  1914,  sans  rencon- 
trer, avant  nos  anciennes  frontières,  d'obstacle  militaire. 
Sur  ce  point,  les  perspectives  restent  bien  inquiétantes! 
On  a  attribué  à  Kiihlmann  ce  mot  :  «  Avant  quelques 
années,  nous  serons  à  Paris  dans  une  situation  très  con- 
fortable. » 

Ces  clauses  dissimulent  mal  l'erreur  la  plus  grave  du 
grand  acte  international  (du  moment  où  l'Allemagne 
bismarckienne  restait  debout)  :  on  a  dénié  à  la  France 
les  garanties  stratégiques  réclamées  par  ses  chefs  mili- 
taires !  J'ai  dit,  ci-dessus,  comment,  à  mon  avis,  la  rive 
gauche  du  Rhin,  arrachée  au  Congrès  de  Vienne  par  un 


APRÈS   LA    SIGNATURE    DE   LA   PAIX  271 

Téritable  chantage  diplomatique,  devait  être  détachée 
de  la  Prusse  et  j'ai  rappelé  comment  la  nature  et  l'his- 
toire traçaient  comme  limite  entre  la  France  et  la  Ger- 
manie, le  fleuve  Rhin  ou,  tout  au  moins,  les  fameuses 
lignes  de  Kaiserslautern.  L'Allemagne,  restant  unie  au 
milieu  de  l'Europe  détruite,  toutes  les  précautions  de- 
vaient être  prises;  il  fallait  supprimer  la  forteresse 
agressive  que  s'étaient  attribuée,  en  vue  de  nouveaux 
méfaits,  les  conquérants  de  Berlin.  On  ne  l'a  pas  voulu; 
un  calcul  à  longue  portée  et  un  travail  souterrain  l'ont 
empêché...  Je  ne  doute  pas,  quant  à  moi,  que  —  les 
dernières  fumées  de  la  bataille  une  fois  dissipées,  — 
l'histoire  ne  reprenne  son  cours. 

Ceci  dit,  et  limitées  à  la  séparation  des  bordures 
ethniques  non  germaniques  et  à  un  désarmement  par- 
tiel, les  décisions  du  traité  n'en  représentent  pas  moins,' 
pour  l'Allemagne,  un  grave  affaiblissement.  Le  Reich, 
privé  des  conquêtes  savamment  combinées  pour  le  «  cou- 
vrir »,  s'appauvrit  de  leur  séparation.  Il  s'était  habitué  à 
exploiter  ces  terres  et  pes  populations,  à  terroriser  et  à 
coloniser  ces  marches  (1).  Une  œuvre  séculaire  d'anéan- 
tissement des  races  locales  était  combinée  par  les  lois, 
l'administration,  le  maniement  des  esprits  et  des 
mœurs.  On  avait  déterminé  les  têtes  de  ligne  et  les 
voies  de  pénétration  en  vue  d'une  exploitation  écono- 
mique à  longue  échéance  :  en  Pologne,  en  Alsace-Lor- 
raine le  plan  abominable  se  découvrait  au  grand  jour. 

(1)  Pour  la  Pologne  notamment,  voir  l'ouvrage  de  Henri  Moysset, 
l'Esprit  public  en  AUemayne,  1911. 


272  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

On  avait  sondé  (parfois  sans  le  dire)  ces  richesses 
adventices  pour  les  exploiter  savamment.  Tout  était 
préparé  pour  satisfaire  les  convoitises  d'un  maigre  pays 
par  la  mainmise  sur  ces  sols  féconds.  L'Allemagne,  qui 
condense  volontiers  ses  appétits  en  maximes,  réalisait 
la  formule  de  ses  philosophes  :  «  La  vie  est  un  agran- 
dissement d'espace.  » 

Il  faut,  maintenant,  reaoncer  à  ce  commerce;  le  cor- 
saire perd  ses  esclaves,  le  féodal  ses  serfs  ;  il  doit  songer 
à  vivre  sur  lui-même,  au  lieu  de  le  faire  aux  dépens  des 
autres. 

Les  pays  que  l'Allemagne  avait  conquis  disposeront, 
désormais,  de  leur  fortune,  de  leur  travail,  de  leurs 
moyens  d'action.  Ils  rentrent  au  giron  qui  les  a  nourris. 
Le  supplément  de  forces  qu'ils  apportaient  à  l'entre- 
prise économique  allemande,  ils  le  rendent  à  leur  mère 
patrie;  le  fléau  de  la  balance  du  commerce  va  se  re- 
placer dans  sa  position  originelle.  La  Pologne  reprend 
son  labeur,  singulièrement  accru  par  le  développement 
industriel  et  agricole  de  ces  dernières  années.  L'Alsace- 
Lorraine  rapporte  à  la  France  les  richesses  que  la  France 
y  avait  créées. 

h)  Fin  de  la  politique  mondiale.  —  Par  la  suppression 
de  l'Empire  colonial  allemand,  ce  n'est  pas  seulement 
le  système  bismarckien  qui  est  atteint;  le  système  de 
Guillaume  II  et  de  Rulow  s'écroule.  Ce  dernier  se  van- 
tait d'être  l'initiateur  de  la  «  Politique  mondiale  »  ;  dans 
son  livre,  publié  avec  un  tact  vraiment  allemand,  à  la 
veille  de  la  guerre,  il  disait  :  «  En  la  personne  de  l'em- 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  273 

pereur  Guillaume  II,  la  nation  trouva  un  guide  qui,  avec 
un  coup  d'œil  clair  et  une  volonté  ferme,  marcha  de 
l'avant  dans  la  voie  nouvelle  ;  c'est  avec  lui  que  nous 
avons  foulé  la  route  de  la  politique  mondiale ...  «  La  tâche 
«  de  notre  génération,  ai-je  dit  en  qualité  de  chancelier 
«  delEmpire,  le  14novembre  1906,  est,  enmême  temps, 
«  de  conserver  notre  position  continentale,  base  de  notre 
«  position  mondiale,  de  cultiver  nos  intérêts  d'outre- 
«  mer,  de  poursuivre  une  politique  mondiale  réfléchie, 
«  sensée,  sagement  limitée...  »  A  l'origine,  on  entendit 
des  voix  critiquer  ces  tendances  nouvelles,  comme  une 
déviation  hors  des  routes  sûres  de  la  politique  continen- 
tale de  Bismarck.  «  Si  l'évolution  des  choses  exige, 
«  disais-je  alors,  que  nous  dépassions  le  but  poursuivi 
«  par  Bismarck,  nous  avons  le  devoir  de  le  faire.  » 

Biilow  était  très  fier  de  cette  trouvaille.  En  fait,  c'est 
sa  «  politique  mondiale  »  qui  a  perdu  l'Allemagne.  Bis- 
marck savait  très  bien  que  «  le  rat  de  terre  »  ne  devait 
pas  quitter  son  élément;  il  avait  discerné  que  la  coali- 
tion redoutable  à  son  œuvre  serait  celle  de  l'Angleterre 
et  des  puissances  continentales.  Et,  encore,  n'avait-il 
pas  prévu  que  la  témérité  de  ses  successeurs  irait 
fomenter,  contre  l'Allemagne,  domestiquée  par  la 
Prusse,  l'alliance  combinée  des  États-Unis  et  du 
Japon! 

L'affaire  du  Maroc  fut  un  symbole  :  Tanger,  Casa- 
blanca, Agadir,  sont  «  les  pas  sur  le  sable  »  qui  ont  con- 
duit Guillaume  à  sa  destinée. 

L'Allemagne,  dans  l'allaire  du  Congo,  avait,  de  nou- 
veau, frappé  la  France  au  cœur.  Le  monde  sentit,  dès 

18 


274  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE  1919 

lors,  que  les  grands  événements  se  préparaient.  La 
France  consentit  à  une  nouvelle  diminution  en  se  jurant 
que  c'était  la  dernière.  Tous  ceux  qui  ont  trempé  dans 
cette  fatidique  affaire  du  Maroc  se  sont  écroulés.  Oii  est 
Biilow?  Oii  sont  ses  complices?  Le  Maroc,  symbole  de  la 
a  politique  mondiale  »,  est  libéré! 

Voilà  ce  que  des  phrases  sonores,  accompagnées  de 
la  musique  du  tambourinaire  casqué,  ont  rapporté  à 
l'Allemagne.  La  «  grande  flotte  »  qui  devait  conquérir 
a  l'Empire  des  Eaux  »,  n'a  même  pas  pu  s'engager,  un& 
seule  fois,  à  fond,  sur  son  propre  élément. 

Si  cette  issue  de  l'entreprise  mondiale,  si  cette  des- 
tinée des  ambitions  maritimes  de  la  Prusse  n'avertit  pas 
l'Allemagne,  comme  Bismarck  l'avait  avertie,  du  moins 
la  perte  matérielle  des  colonies  allemandes  lui  ouvrira 
peut-être  les  yeux.  Qu'elle  se  dise  bien  qu'il  en  sera 
ainsi  toutes  les  fois  qu'elle  se  livrera  à  ce  genre  d'opé- 
rations 0  au  long  cours  » .  Chaque  peuple  a  son  aptitude, 
son  travail  et  sa  destinée.  L'Allemagne  a  payé  pour 
s'instruire.  De  vastes  territoires,  de  larges  espérances, 
de  lourds  sacrifices...  et  rien  !  A  la  suite  de  cette  aven- 
ture, l'Allemagne  n'a  même  plus,  sur  la  mer,  la  volonté 
de  nuire  ! 

c)  Le  problème  financier.  —  Erzberger.  —  On  ne  peut 
entreprendre  de  parcourir  le  champ  des  conséquences 
de  la  défaite  allemande  ouvert  par  le  traité.  Limitons- 
nous  donc  à  la  question  la  plus  aiguë,  à  celle  qui,  au 
fond,  embrasse  toutes  les  autres,  la  question  finan- 
cière. Non  pas  qu'il  s'agisse  d'entrer,  ici,  dans  le  détail 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  275 

des  chiffres;  mais  la  sanction  financière  peut  et  doit 
être  envisagée  dans  ses  effets  politiques. 

Le  problème  territorial  étant  réglé  par  la  force  des 
armes  et  par  la  loi  de  l'occupation,  les  charges  financières 
consacrent  la  première  réalisation  du  châtiment  et,  par 
conséquent,  du  retour  sur  soi-même  et  delà  pénitence. 
L'accroissement  des  chargespubliques  rend  sensible,  au 
plus  ignorant,  l'erreur  des  peuples  qui  se  sont  laissé 
mal  gouverner;  c'est  l'application  la  plus  immédiate  du 
quidqiiid  délirant  reges  plectuntur  Achivi. 

Erzberger  a  saisi  ce  joint  vital  et,  pour  prendre 
d'abord  la  direction  des  esprits,  il  s'est  réservé  le  por- 
tefeuille des  finances. 

Je  ne  résiste  pas  à  la  tentation  de  m'arrêter  un 
instant  devant  cette  figure  singulière  qui  vient  de  s'at- 
tribuer une  si  étrange  influence  sur  l'histoire  de  l'Alle- 
magne et  qui,  —  s'il  ne  lui  arrive  quelque  accident  au 
cours  de  sa  carrière  risquée,  —  la  gardera  peut-être 
pendant  quelque  temps. 

L'abbé  Wetterlé  (1)  nous  l'a  dépeint,  gros,  gras,  suf- 
fisant, truffé  d'ambitions  et  de  convoitises,  roulant  dans 
les  couloirs  du  Reichstag,  en  heurt  ou  en  accommode- 
ment avec  tous  les  partis,  se  glissant  malgré  son  poids, 
s'insinuant  malgré  sa  carrure,  astucieux,  résolu,  Imagi- 
natif, instruit,  avec  de  la  bonhomie,  du  savoir-faire,  une 
audace  cynique,  «  un  sourire  répugnant  »,  et,  malgré 
tout  cela,  un  certain  genre  d'autorité.  En  un  mot,  l'Al- 
lemand «  bilatéral  » ,  l'Allemand  du  Centre  qui  a  pac- 

(1)  Les  Coulisses  du  Reichstag,  p.  131. 


276  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

tisé,  qui  s'est  rallié,  qui  a  subi,  tout  en  jugeant  et  en 
détestant.  Erzberger  est  un  de  ces  responsables  qui  ont 
fait  tourner  la  grave  résistance  des  Windthorst  à  la  ca- 
pitulation pour  des  profits  économiques  où  s'est  enlisé 
le  catholicisme  rhénan,  l'homme  de  l'évolution  racontée 
dans  l'ouvrage  de  M.  Goyau,  en  un  mot  le  centre  devenu 
ventre,  l'Allemand  fouaillé  qui  s'est  engraissé  de  toutes 
les  hontes  bues...  Tors  et  retors.  Hélas!  —  les  choses 
humaines  ne  sont  pas  belles,  —  la  destinée  a  voulu 
passer  sur  cette  poutre,  où  le  pied  glisse. 

Donc,  ce  Erzberger  a  parfaitement  reconnu  que,  à 
cette  heure  des  grandes  transformations  en  Allemagne, 
tout  dépendait  du  problème  financier. 

Pour  la  clarté  de  l'exposé,  il  faut  citer  ici  les  élucu- 
brations  de  ce  comparse,  usurpant  soudain  les  premiers 
rôles.  On  y  trouvera,  à  la  fois,  l'intelligence  et  la  four- 
berie de  l'homme.  Après  avoir  fait  un  tableau  de  la  si- 
tuation de  l'Empire  en  vue  de  l'œuvre  de  la  restaura- 
tion :  d'une  part  la  défaite  et  l'appauvrissement,  d'autre 
part  la  richesse  excessive  et  môme  un  accroissement  du 
bien-être  résultant  de  la  guerre,  il  signale  le  «  danger  » 
et  le  «  remède  » . 

Le  danger,  c'est  l'anarchie 'et  le  bolchevisme;  le  re- 
mède, «  le  moyen  de  salut,  c'est  la  socialisation  » .  Mais, 
entendons-nous  :  comme  la  socialisation  peut  devenir 
elle-même  un  danger,  il  convient  de  la  corriger  et  de 
l'adapter,  comme  vous  voudrez,  par  une  bonne  réforme  i 
financière . 

Et  voici  la  muscade  qui  file,  sous  les  doigts  du  presti- 
digitateur. Il  sent,  il  sait  que  sa  félonie  ne  peut  se  sauver   \ 


APRÈS   LA  SIGNATURE   DE   LA  PAIX  277 

que  par  runité  bismarckienne  ;  il  jette  donc,  à  ses 
adversaires  et  à  ses  accusateurs,  ce  qu'il  prétend  avoir 
arraché  au  désastre,  l'Unité  : 

«  Pour  obtenir  l'Unité  allemande,  un  nouveau  sys- 
tème d'organisation  fiscale  est  nécessaire. 

a  Les  recettes  de  l'Empire  doivent  être  augmentées 
de  100  pour  100  à  l'égard  des  impôts  actuels;  celles  des 
États  particuliers  de  100  pour  100  également. 

«  Les  rapports  entre  TEmpire  et  les  Etats  particuliers 
sont,  actuellement,  plus  étroits  qu'auparavant;  car,  tous 
sont,  maintenant,  obligés  en  commun  envers  la  contre-partie 
contractante,  depuis  la  conclusion  delà  paix.  » 

Donc,  ce  qui  compense  tant  de  pertes  et  tant  de  sacri- 
fices, c'est  l'Unité  régénérée  par  l'étroite  union  dans  la 
dette  commune  et  dans  le  malheur  commun,  c'est  l'en- 
gagement de  tous,  qui  engage,  en  même  temps,  la  contre- 
partie. Le  système  financier  issu  de  la  guerre  est  le  lien 
suprême  du  système  économique  et  politique. 

Ce  plan  de  réorganisation  par  la  centralisation,  —  qui 
accable  surtout  les  États  particuliers,  —  est  offert  à 
l'Allemagne  comme  le  moyen  de  salut  déposé  dans  les 
arcanes  du  traité.  La  dette  est  une  chaîne  indestruc- 
tible; l'impérialisme  économique  allemand,  cherchant 
de  l'œil  les  autres  impérialismes  économiques,  leur 
propose  de  s'unir  contre  le  bolchevisme  et  le  fédéra- 
Hsme.  11  s'agit,  comme  on  le  voit,  d'une  socialisation  tru- 
quée, —  peut-être  aussi  d'une  centralisation  truquée, 
—  car  l'homme  a  plus  d'un  tour  dans  son  sac.  Pour 
le  moment,  le  plan  de  cet  éphémère  se  résume  ainsi  : 
l'Unité  financière,  instrument  suprême  de  l'Unité! 


278  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

Voici  donc  les  premières  données  sur  lesquelles  il  est 
permis  de  tabler  pour  l'application  initiale  du  traité  : 

Abaissement  de  la  suprématie  allemande; 

Perte  du  prestige  allemand  ; 

Diminution  du  territoire  allemand  ; 

Anéantissement  de  la  «  politique  mondiale  »  ;       ' 

Affaiblissement  économique  ; 

Charges  financières. 

Parmi  toutes  ces  causes  de  faiblesse,  les  personnages 
de  transition  se  réclament  de  l'Unité  et,  s'appuyant  sur  le 
texte  du  traité,  s'efforcent  de  la  renforcer. 


II 


COMMENT  L  ALLEMAGNE  APPLIQUERA  LE  TRAITE 
DE  PAIX.  LES  CONFÉDÉRATIONS 

Les  paroles  d'Erzberger  ne  sont  pas  paroles  d'Évan- 
gile. Il  a  beaucoup  à  racheter  et  ses  palinodies  n'inté- 
ressent que  les  comptes  qu'il  devra  rendre,  un  jour,  à 
la  vengeance  des  choses.  C'est  la  fuite  du  lièvre  :  ses 
tours  et  détours  ne  le  sauveront  pas. 

a)  V Allemagne  et  V Europe  après  la  guerre.  —  Voyons 
les  faits  de  plus  haut.  Comment  les  peuples  allemands, 
dans  la  liberté  que  le  traité  leur  a  laissée,  collabore- 
ront-ils à  l'œuvre  de  restauration  de  l'ordre  européen 
que  le  militarisme  des  Guillaume  a  troublé? 

La  situation  spéciale  de  l'Allemagne  tient  à  ce  fait 
géographique  qu'elle  fait  barrage  au  milieu  de  l'Eu- 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  279 

rope,  —  m  centro  Eiiropœ.  Or,  cette  situation  lui  a 
donné,  trop  souvent,  au  cours  de  l'histoire,  la  tentation 
de  la  monarchie  universelle  (1). 

Ou  l'Allemagne  verse  dans  l'impérialisme  et  le  mili- 
tarisme, et  elle  devient  odieuse  au  monde; 

Ou  bien,  comprenant  les  périls  auxquels  cette  tenta- 
tion l'expose,  elle  se  modère  et  s'arrange  de  façon  à  ne 
pas  séparer  sa  vie  de  la  vie  normale  européenne. 

Tel  est  le  dilemme. 

La  bonne  adaptation  de  l'Allemagne  à  son  rôle  d'in- 
termédiaire et  même  de  lien  peut  dépendre  de  l'Eu- 
rope, comme  cela  est  arrivé,  plusieurs  fois,  au  cours  de 
l'histoire;  elle  peut  être  ainsi  obtenue  par  la  volonté 
réfléchie  de  l'Allemagne  elle-même  par  Faction  de  l'Al- 
lemagne sur  elle-même. 

Évidemment,  le  concours  des  deux  éléments,  —  l'Al- 
lemagne et  l'Europe,  —  serait  préférable.  C'est  un  des 
désavantages  du  traité  d'avoir  fait  la  part  de  l'Europe 
trop  petite;  on  a  cru  plus  équitable  de  faire  la  part  de 
l'Allemagne  très  large.  Nous  verrons  si  TAllemagne  se 
montrera  digne  de  cette  confiance. 

Aussi  loin  que  l'on  remonte  dans  l'histoire  de  l'Alle- 
magne, elle  apparaît  à  l'état  de  confédération.  Cette  so- 
lution antique  du  problème  territorial  et  politique  n'é- 
tait pas  due  au  hasard.  La  Germanie  est  naturellement 
composite.  Elle  a  une  partie  continentale  et  une  partie 
maritime;   elle  a  des  devoirs  divers  et  des  tendances 

(1)  V.  ci-dessus,  la  circulaire  de  d'Avaux  et  de  Servien,  du  5  avril 
i644. 


280  LE   TRAITÉ   DE    PAIX    DE   1919 

divergentes,  selon  que  telle  ou  telle  de  ses  provinces 
regarde  le  Nord,  le  Sud,  l'Est  ou  l'Ouest.  Les  races 
elles-mêmes  ne  descendent  pas  d'une  seule  souche  :  les 
Slaves  et  les  Celtes  occupent,  en  proportions  impor- 
tantes, ses  territoires  près  d'autres  races  d'origine  ger- 
manique. Sans  nous  attarder  à  ces  considérations,  qu'il 
suffise  de  rappeler  la  permanence  du  dualisme  prussien 
et  autrichien,  du  dualisme  prussien  et  «  allemand  », 
au  cœur  même  de  la  Germanie,  jusqu'à  la  guerre  de 
1914. 
Le  fait  est  indiscutable,  il  est  patent. 
Or,  le  militarisme  prussien  a  entrepris  de  faire, 
autour  de  la  couronne  des  Hohenzollern,  une  unité  qui 
devait,  un  jour  ou  l'autre,  englober  toute  l'Allemagne 
et,  finalement,  s'imposer  au  reste  du  monde  comme 
monarchie  universelle,  ou  «  Puissance  mondiale  », 
selon  le  vocabulaire  nouveau.  La  question  est  de  savoir 
si  cette  vue  est  toujours  celle  de  l'Allemagne  et  si,  se 
détournant  de  l'Europe  et  du  monde,  elle  liera  à  jamais 
son  sort  à  celui  du  militarisme  prussien. 

L'heure  est  arrivée  où  l'Allemagne  doit  choisir  entre 
l'un  ou  l'autre  de  ces  contacts,  ou  mieux  de  ces  con- 
trats, qui  décideront  de  son  avenir,  régleront  son  sort 
futur  et  le  sort  commun  de  la  civilisation  européenne. 
La  doctrine  de  guerre  vient  de  la  Prusse;  la  doctrine  de 
paix  vient  du  reste  du  monde.  Entre  Guillaume  11  et  le 
président  Wilson,  il  faut  prendre  parti.  C'est  Ormuzd  et 
Ahrimane. 

Le  traité  signé,  il  n'appartient  plus  à  personne  de 
poser  ce  cas  de  conscience  devant  le  peuple  allemand  ; 


APRÈS   LA    SIGNATURE    DE    LA   PAIX  281 

libre  de   sa  décision,  qu'il  choisisse!  mais   c'est  son 
propre  intérêt  qui  lui  impose  le  choix. 

b)  L'Allemagne  et  la  Prusse.  —  La  Prusse,  abandonnée 
à  elle-même,  a,  vis-à-vis  de  l'Europe  et  du  monde,  des 
sujets  de  guerre  permanents  :  pour  des  raisons  que  je 
vais  rappeler  rapidement,  elle  est  fatalement  hostile. 

Cette  politique  prussienne  traditionnelle,  tous  les 
hommes  d'État  autorisés  l'ont  caractérisée  avec  une 
précision  telle  qu'il  faut  ou  une  grande  ignorance  ou 
une  confiance  par  trop  béate  en  des  protestations  à 
peine  voilées,  pour  s'y  laisser  tromper.  Un  des  com- 
plices et  des  confidents  de  la  Prusse,  Metternich,  l'a 
définie  en  ces  termes,  dès  1801  :  «  La  Prusse,  invaria- 
blement fidèle  à  ses  vues  et  à  ses  principes,  a  gagné, 
dans  les  dix  dernières  années,  une  prépondérance  mar- 
quée. Soutenant  son  rôle  d'affranchissement  de  tous  les 
devoirs  de  la  morale  politique,  exploitant  les  malheurs 
des  autres  pays,  sans  avoir  égard  à  ses  obligations  ni  à  ses 
promesses,  forte  des  nombreuses  acquisitions  qu'elle  a 
faites,  la  Prusse  se  trouve  placée  depuis  quelques 
années  au  rang  des  Puissances  de  premier  ordre.  » 

Le  principe  de  cette  politique  a  été  dégagé,  au  milieu 
du  siècle  dernier,  avec  une  perspicacité  singulière,  par 
un  diplomate  français,  M.  Lefebvré  :  «  Telle  qu'elle  est 
aujourd'hui,  dit-il,  la  Prusse  est  le  plus  grand  obstacle 
à  une  paix  durable  sur  le  continent,  parce  que  c'est  la 
puissance  la  plus  mécontente  de  sa  position  présente  et 
qu'elle  fera  tout  pour  la  clianger.  Tout  est  faux  en  elle, 
excepté  un  sentiment  universel  actif  qui  domine  sa  population 


282  LE    ÏRAITÉ    DE   PAIX   DE   1949 

phis  encore  que  son  cabinet...  c'est  l'impossibilité  d'être  ce 
qu'elle  est  et  l'obi igation  d'avancer  ou  de  rétrograder.  » 

Qui  ne  reconnaîtrait,  à  ces  traits  permanents,  la  poli- 
tique d'un  Bismarck  et  même,  à  une  échelle  tout  autre, 
celle  d'un  Blilow?  «  S'accroître  ou  périr  »,  «  Puissance 
mondiale  ou  décadence  » ,  telle  est  la  formule  que  celui- 
ci  donne  comme  raison  et  comme  excuse  à  la  «  politique 
mondiale  ».  Et  c'est  toute  la  philosophie  de  la  dernière 
guerre. 

La  Prusse  ne  peut  pas  vivre  en  paix  avec  l'Europe  si 
elle  est  forte,  c'est-à-dire  si  l'Allemagne  la  suit,  voilà  la 
vérité.  Les  raisons  de  cette  fatalité  agressive,  je  les  dirai 
très  rapidement  : 

La  pauvreté  du  sol  prussien  a  produit  l'étrange  survi- 
vance en  Europe  du  Junker,  l'insatiable  agrari en-hobe- 
reau; en  ce  moment  même,  nous  le  voyons  s'appliquer 
à  reprendre,  par  les  dessous,  l'édifice  démocratique 
improvisé  par  la  défaite. 

Le  voisinage  étroit  de  la  Pologne  et  de  la  Prusse 
orientale  entretient  une  chicane  avec  les  peuples  slaves 
que,  pas  une  seule  fois,  la  Prusse  n'a  essayé  de  régler 
autrement  que  par  la  force. 

La  configuration  des  mers  prussiennes  a  créé  un  con- 
flit presque  insoluble  avec  les  puissances  maritimes  du 
nord  :  l'Angleterre  sera  toujours,  à  une  époque  ou  à 
l'autre,  la  protectrice  du  Danemark  et  des  Duchés  et,  si 
elle  abandonne  Héligoland,  elle  s'en  repentira. 

La  sage  et  prévoyante  organisation  de  la  vieille  Alle- 
magne, —  de  «  l'Allemagne  avant  k  Prusse  »,  —  avait 
pourATi  à  ce  risque  fatal  en  proclamant  les  grandes  places 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  283 

maritimes  allemandes  «  villes  libres  » .  Je  regrette  infi- 
niment de  ne  pouvoir  donner  ici,  même  en  quelques 
lignes,  un  raccourci  de  l'histoire  des  villes  hanséati- 
ques  :  on  y  verrait  à  quel  point  elles  furent,  pendant 
des  siècles,  un  puissant  organe  d'articulation  de  l'Alle- 
magne à  l'Europe.  Une  Prusse  dominatrice  de  l'Alle- 
magne et  des  villes  hanséatiques  ne  pouvait  avoir  d'autre 
devise  que  celle  de  Guillaume  II  :  «  Notre  Empire  est 
sur  les  eaux.  »  Mais  Guillaume  n'avait  pas  assez  de  res- 
sources intellectuelles  pour  s'apercevoir  qu'en  arborant 
à  son  pavillon  cette  fatalité  de  sa  race,  il  précipitait  sa 
course  à  l'abîme. 

Faut-il  insister,  enfin,  sur  cette  autre  disposition, 
cent  fois  relevée,  à  savoir  que  la  ligne  de  hauteurs  for- 
mant la  crête  du  toit  européen  divise  l'Allemagne  en 
deux  pentes  opposées?  Les  eaux  coulent  au  nord  et  elles 
coulent  au  sud,  se  dispersant  vers  des  mers  qui  n'ont 
entre  elles  aucune  communication  et  ne  créant  pas 
harmonie.  Les  grands  fleuves,  le  Rhin  et  le  Danube, 
ne  sont  allemands  que  sur  une  partie  de  leur  cours; 
leurs  embouchures  dépendent  de  souverainetés  étran- 
gères. Si  les  populations  allemandes  ne  s'arrangent  pas 
avec  les  populations  voisines,  il  faut,  qu'un  jour  ou 
l'autre,  elles  leur  cherchent  querelle  et  entreprennent 
de  les  dominer. 

Sur  cet  immense  territoire,  ainsi  compartimenté,  les 
caractères  des  vieilles  tribus  germaniques  n'ont  pu 
s'effacer  ni  se  ramener  à  un  type  commun.  Je  me  con- 
tenterai de  citer,  à  ce  sujet,  les  paroles  très  précises  du 
prince  Clovis  de  Hohenlohe,  confident  de  Bismarck,  lui 


284  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

aussi  chancelier  de  l'Empire,  et,  parmi  les  Allemands 
de  ce  temps,  l'un  des  plus  avertis  et  avisés  : 

a  Qu'en  France  et  en  Italie,  où  le  caractère  national 
est  plus  uniforme  et  moins  individualiste,  un  même  ré- 
gime soit  applicable  aux  rapports  sociaux  et  politiques, 
cela  s'explique.  En  Allemagne,  subsistent  encore,  comme 
au  temps  de  Charlemagne,  des  distinctions  très  nettes 
entre  les  différentes  races.  Les  Wurtembergeois  ont 
conservé  jusqu'ici  le  caractère  de  l'Alaman  et  du  Suève, 
les  Bavarois  celui  du  Boyard.  On  distingue  encore  les 
Francs  de  l'Allemagne  centrale  à  leur  vivacité  et,  parmi 
les  populations  de  la  Westphalie  et  du  Hanovre,  les 
Saxons  à  leur  caractère  mesuré  et  vaillant.  Ainsi,  ce  que 
Von  convient  d'appeler  le  particularisme  a  ses  racines  pro- 
fondes dans  le  caractère  national  allemand  et  ce  n'est  pas  par 
des  théories  qu'on  s'en  affranchira  (1).  » 

Ces  instincts  profonds,  l'âme  sociale  les  révèle,  en 
Allemagne,  comme  elle  le  fait  partout  et  toujours,  par 
la  diversité  des  aspirations  religieuses. 

Ne  croyez  pas  que  la  Guerre  de  Trente  ans  soit  un 
fait  accidentel  dans  l'histoire  de  l'Allemagne;  c'est,  au 
contraire,  le  fait  normal  :  car  les  divisions,  les  haines 
religieuses  ne  sont  rien  autre  chose  que  la  saillie  vers  le 
ciel  des  grands  discords  de  la  race.  La  rehgion  du  sud 
veut  dominer  la  religion  du  nord,  et  réciproquement. 
L'influence  de  la  chapelle  luthérienne  des  rois  de  Prusse 
sur  la  politique  prussienne  a  été  cent  fois  démontrée  (2). 

(1)  Mémoires  du  prince  Clovis  de  Hohenlohe,  t.  I,  p.  186. 

(2)  V.  R.  LoTE,  Du  Christianisme  au  Germanisme,  IIP  partie.   Vers  le 
Germanisme,  p.  229  et  suiv. 


APRÈS   LA   SIGiNATURE   DE   LA   PAIX  285 

Toute  tentative  d'union  des  Églises,  tout  essai  de  tolé- 
rance mutuelle  a  échoué.  Je  ne  vois  rien  de  plus  pro- 
bant, à  ce  point  de  vue,  que  la  vie  entière  de  Frédéric- 
Guillaume  III,  véritable  prototype  de  Guillaume  II  : 
l'échec  de  l'évangélisme  et  de  Thermésianisme,  les  per- 
sécutions contre  les  catholiques,  la  succession  des  kul- 
turkampf,  tout  prouve  que  la  vie  religieuse  commune 
est  impossible.  Le  centre  catholique  n'a  racheté  sa  vie, 
—  comme  nous  le  disions  d'Erzberger,  —  qu'en  ven- 
dant son  âme.  Aujourd'hui,  il  redresse  la  tête,  et  la 
crise  est  rouverte. 

Par  ses  frontières,  par  ses  montagnes,  par  ses  fleuves, 
par  son  ciel  même,  l'Allemagne  est  divisée.  Elle  est 
divisée  à  l'intérieur  et  elle  ne  peut  s'unir  que  sous  une 
autorité  de  fer  qui  devient  fatalement  une  menace  à 
l'extérieur. 

Pour  avoir  la  paix  au  dehors  et  la  paix  au  dedans,  il 
faut  que  l'Allemagne  se  désenchaîne  de  la  Prusse.  A 
elle  de  juger.  Mais  ce  ne  sera  pas  autrement  qu'elle  se 
rattachera  au  reste  du  monde.  Est-elle  une  Allemagne, 
est-elle  une  Prusse?  Faut-il  que,  maintenant  encore, 
selon  le  mot  du  général  Rogge,  «  beaucoup  de  fer  prus- 
sien soit  poussé  de  force  dans  le  sang  allemand  »  ?  En 
deux  mots,  Berhn  ou  Weimar,  voilà  toute  la  question. 
Il  suffit  de  rappeler  le  verdict  de  l'histoire  :  l'Alle- 
magne sera  particulariste  et  fédéraliste  ou  elle  ne  sera 
pas. 

c)  De  la  Confédération.  —  Il  semble  que  la  carrière  de 


286  LE   TRAITE   DE   PAIX  DE  1919 

Bismarck,  en  aveuglant  la  conscience  de  l'humanité, 
ait,  en  même  temps,  altéré  la  qualité  de  son  intelligence 
et  de  son  jugement  dans  les  choses  de  la  politique. 
Après  que  ce  Méphistophélès  moustachu  eut  proclamé 
la  primauté  de  la  Force  sur  le  Droit,  toutes  les  règles 
parurent  abolies  ;  les  résultats  des  longues  et  sagaces 
observations  et  expériences  antérieures  furent  jetés  au 
panier. 

Bismarck  entendait  arriver  à  son  but  par  tous  les 
moyens  :  le  but  atteint,  tous  les  moyens  parurent  bons. 
L'Unité  par  la  Nationalité,  tel  était  son  système  :  on  re- 
jeta les  autres. 

Mais  la  Nationalité  et  l'Unité  ne  se  superposent  pas 
exactement  :  le  conflit  permanent  était  institué.  Les 
convoitises  prussiennes  Tavaient  abordé  de  front  par 
trois  grandes  guerres  ;  elles  le  prolongeaient  savamment 
sous  le  nom  de  «  paix  armée  » . 

L'expérience  des  siècles  avait,  pourtant,  dégagé  d'au- 
tres solutions.  On  savait  que,  de  même  qu'il  existe  une 
morale  internationale,  de  même  il  existe  une  modéra- 
tion, une  mesure,  une  prudence  internationales,  qui, 
ne  poussant  rien  à  l'extrême,  cherchent  avant  tout, 
entre  les  peuples,  les  solutions  qui,  ménageant  les  sen- 
timents et  les  intérêts,  aboutissent,  non  au  conflit,  mais 
à  l'apaisement.  La  sagesse  des  Nations  inscrivait  sur  ses 
tablettes  que  les  pays  à  populations  trop  nombreuses  et 
trop  diverses  doivent  s'arranger  pour  laisser,  dans  leur 
voisinage  et  jusque  dans  leur  sein,  une  certaine  auto- 
nomie aux  petits  États  ;  on  avait  trouvé  des  formes  in- 
termédiaires mariant  l'Unité  à  la  Nationahté,  formes 


ÂPRES  LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  287 

assez  strictes  pour  donner  satisfaction  à  l'appel  du  sang 
et  du  sentiment,  assez  souples  et  flottantes  pour  ne  pas 
servir  de  chaîne  au  despotisme  ou  de  fers  à  l'esclavage. 

L'Allemagne  «  au  centre  de  l'Europe  » ,  ce  n'était  pas 
seulement  un  pays  confédéré,  c'était  la  confédération 
type,  la  confédération  modèle,  le  «  Saint-Empire  de  la 
Paix  ».  Et  cette  constitution  de  l'Allemagne  apparaissait 
comme  l'un  de  ces  règlements  raisonnables  du  problème 
de  la  juxtaposition  des  races. 

En  général,  le  système  de  la  Confédération  était  con- 
sidéré comme  excellent  et  les  techniciens  de  la  politique 
l'envisageaient  comme  une  solution  enviable. 

Machiavel  avait  dégagé  son  caractère  pacifiste  et  anti- 
impérialiste :  «  Si,  dit-il,  le  moyen  des  confédérations 
est,  en  lui-même,  un  obstacle  à  des  conquêtes,  il  en  ré- 
sulte deux  avantages  :  le  premier,  c'est  d'avoir  rarement 
la  guerre  ;  le  second,  la  facilité  de  conserver  ce  que  l'on 
peut  avoir  acquis...  L'expérience  nous  apprend,  d'ail- 
leurs, que  celte  espèce  de  corps  politique  a  des  bornes. 
Il  se  compose  de  la  réunion  de  douze  ou  quatorze  Etats, 
tout  au  plus.  » 

Montesquieu,  qui  contemplait  d'un  œil  si  dégagé  les 
lois  et  les  coutumes  régissant  le  monde  politique,  écri- 
vait :  «  11  y  a  une  grande  apparence  que  les  hommes 
auraient  été  obligés,  à  la  fin,  de  vivre  sous  le  gouverne- 
ment d'un  seul  s'ils  n'avaient  imaginé  une  manière  de 
constitution  qui  a  tous  les  avantages  intérieurs  du  gou- 
vernement répubhcain  et  la  force  extérieure  (pour  la 
défensive,  comme  il  va  l'expliquer)  du  monarchique.  Je 
parle  de   la  République   fédérative...   Cette  sorte  de 


288  LE   TRAITE    DE   PAIX   DE   1919 

République,  capable  de  résister  à  la  force  extérieure, 
peut  se  maintenir  dans  sa  grandeur  sans  que  l'intérieur 
se  corrompe.  La  forme  de  cette  société  prévient  tous  les 
inconvénients...  »  On  voit  que  Montesquieu  ne  s'en 
tient  pas  à  constater  les  avantages  du  système  fédératif  : 
il  le  propose  comme  un  idéal. 

Et  c'est,  finalement,  le  couronnement  de  l'œuvre  phi- 
losophique du  dix-huitième  siècle.  La  polémique  de 
Jean-Jacques  Rousseau  n'a  pas  d'autre  sens  que  d'ou- 
vrir les  voies  à  un  système  fédératif,  soit  national  soit 
international.  Il  écrit,  dans  son  Gouvernement  de  Pologne 
(chapitre  IV),  cette  phrase  qui  résume  son  effort  : 
«  Appliquez-vous  à  étendre  et  à  perfectionner  le  sys- 
tème des  gouvernements  confédératifs,  le  seul  qui  réu- 
nisse les  avantages  des  grands  et  des  petits  États.  » 
Jean- Jacques  fut,  comme  on  le  sait,  un  des  prophètes 
de  la  Société  des  Nations.  Il  fit,  avec  insistance,  l'éloge 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  Le  livre  auquel  il  mit  la 
main  jusqu'à  la  mort  et  connu  sous  le  nom  de  «  Manus- 
crit de  Genève  »,  est  intitulé  :  De  la  Société  du  Genre  hu- 
main. 

Une  expérience  décisive  du  Fédéralisme  se  produisit 
à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  coïncidant  avec  l'avène- 
ment de  la  liberté  politique  et  de  la  démocratie.  Il 
s'agit  de  cette  constitution  des  États-Unis  dont  les  prin- 
cipes, discutés  dans  le  fameux  livre  du  Fédéraliste,  ra- 
masse, pour  ainsi  dire,  l'expérience  et  les  réflexions  du 
siècle  et  aboutit  à  un  compromis,  sagement  délibéré, 
entre  l'unité  d'un  empire  et  la  localisation  de  la  vie  so- 
ciale et  administrative.  Ni  l'exemple  de  l'Allemagne  ni 


APRES   LA    SIGNATURE    DE    LA   PAIX  289 

les  préceptes  de  Montesquieu  et  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau n'étaient  absents  de  l'esprit  des  Madison  et  des 
Jefferson,  quand  ils  choisissaient  les  matériaux  de  l'ad- 
mirable édifice  qu'ils  élevaient  (1). 

Il  est  assez  surprenant  que  ce  système  de  la  Confédé- 
ration ne  soit  pas  apparu  aux  négociateurs  de  1919 
comme  la  solution  des  vastes  débats  politiques  et  inter- 
nationaux engagés  à  la  suite  de  l'échec  des  impéria- 
lismes  européens. 

Que  ce  soit  en  Russie,  que  ce  soit  dans  les  Balkans, 
que  ce  soit  en  Autriche  (et,  à  mon  avis,  en  Allemagne), 
le  système  fédératif  est  le  seul  qui  permette  d'aboutir  à 
des  solutions  équitables,  raisonnables,  conformes  au 
droit  et  aux  nécessités  de  l'existence. 

Dans  les  cas  complexes  où  les  intérêts  et  les  senti- 
ments sont  aux  prises,  oii  la  nationalité  est  en  lutte  avec 
la  géographie  et  avec  l'histoire,  oii  les  races  s'irritent 
les  unes  contre  les  autres  et  ne  trouvent  pas  leur  équi- 
libre, le  système  fédératif  est  le  seul,  peut-être,  qui 
puisse  les  articuler  entre  elles.  La  paix  par  une  confé- 
dération bien  équilibrée  satisfait,  à  la  fois,  la  démocratie 
et  la  liberté...  Mais,  nous  avons  oublié  tout  cela. 

Pour  reléguer,  décidément,  dans  le  passé  le  système 


(1)  On  peut  consulter,  à  ce  sujet,  outre  le  Fédéraliste  (Commen- 
taire de  la  Constitution  des  États-UnisJ,  par  A.  Hamii,to\,  J.  Jay  et 
J.  Madison,  traduit  par  G.  Jay  et  Esmein,  Paris,  -1902,  l'ouvrage  du 
président  Wilson:  le  Gouvernement  conijressionnel,  Etude  sur  la  poli- 
tique américaine,  paru  en  1884.  Edit.  Boucard  et  ,Ièze.  Et,  comme  ré- 
sumant le  débat  actuel  :  .I.-B.  Scott,  Notes  de  James  Madison  sur  les 
débats  de  la  Convention  Fédérale  de  1787  et  leur  relation  à  une  plus  par- 
faite Société  des  Nations.  Trad.  par  de  Lapradelle,  édil.  Bossard, 
1919. 

19 


290  LE    TRAITE    DE   PAIX   DE    4919 

bismarckien  qui  a  mis  le  feu  à  l'Europe,  il  eût  fallu  lui 
substituer  un  principe  élevé,  une  conception-mère.  Le 
système  fédératif  répond  aux  besoins  du  temps  ;  les 
peuples  sont  en  marche  vers  lui.  Que  ne  l'a-t-on  pro- 
clamé et  pourquoi  n'avoir  pas  prononcé,  dans  la  mesure 
qui  incombe  au  règlement  de  ces  grandes  crises,  le 
compelle  intrare? 

Pour  agir  sur  les  masses,  et  par  les  masses,  les  solu- 
tions les  plus  simples  sont  les  meilleures.  La  seule  ma- 
nière d'éviter  les  malentendus  et  les  heurts  aux  réper- 
cussions infinies,  c'est  que  tout  le  monde  comprenne. 

Par  une  sorte  de  ménagement  pour  un  système 
immoral,  violent,  arbitraire,  qui  n'a  d'autre  moyen 
d'action  que  son  principe  même,  c'est-à-dire  le  recours 
sans  fin  à  la  violence  et  la  guerre  à  renouvellements,  on 
n'a  pas  osé  même  rappeler  à  l'Allemagne  qu'elle  était 
composée  d'Etats  confédérés.  L'Allemagne  étant  ainsi 
encouragée  à  l'oublier  elle-même,  cela  ne  facilitera  pas 
les  choses. 

Ce  serait  bien  mal  comprendre  le  sens  de  ces  obser- 
vations que  d'y  voir  le  projet  de  porter  une  atteinte 
quelconque  à  la  volonté  des  peuples  allemands.  Mais, 
ils  sont  asservis  par  une  longue  entreprise  de  conquête, 
déshabitués  de  l'initiative  et  du  courage  politiques, 
accablés  par  une  défaite  dont  la  plupart  n'ont  pas  en- 
core compris  les  causes.  Quand  se  mettront-ils  à  penser 
par  eux-mêmes?  Nul  ne  le  sait...  Quand  parviendront- 
ils  à  secouer  le  joug  intellectuel  qui  a  pesé  sur  eux  de- 
puis près  d'un  siècle?  Nul  ne  le  sait. ..  C'est  leur  affaire. 


APRES  LA  SIGNATURE   DE   LA   PAIX  291 

dira-t-on.  Oui,  mais  c'est  aussi  l'affaire  de  l'Europe  et 
du  monde.  Et  c'est  pourquoi  il  n'était  pas  inutile  de 
penser  à  l'intérêt  des  Allemands  en  tant  qu'il  est  lié  à 
l'intérêt  des  autres  et,  tout  au  moins,  avec  l'autorité  du 
traité,  de  leur  indiquer  le  but. 

Certaines  tentatives  des  particularismes  locaux,  celles 
du  docteur  Dorten,  celles  de  M.  Haase,  de  M.  Ulhrich, 
se  sont  produites  ;  mais  ce  n'est  pas  tant  de  ce  côté  que 
je  tourne  les  yeux.  Non.  C'est  vers  Weimar.  A  Weimar 
se  fait  entendre  la  voix  de  l'Allemagne.  Or,  Weimar 
discute  ce  principe  du  particularisme  dont  le  traité  s'est 
détourné  avec  une  si  étrange  affectation. 

Il  me  semble  intéressant  d'indiquer  le  point  où  en 
sont  les  deux  thèses  opposées,  celle  du  particularisme 
et  celle  de  l'unité,  dans  le  grand  débat  qui  divise,  en  ce 
moment,  l'Allemagne  elle-même. 

D'une  part,  le  professeur  Goëtz,  dans  une  brochure 
sur  la  Démocratie  allemande,  plaide,  avec  beaucoup  de 
mesure,  la  cause  du  particularisme  : 

La  démocratie  allemande  prouvera  dans  l'avenir  si  elle  a  une 
juste  compréhension  de  l'individualité  de  chaque  peuple  alle- 
mand. Le  particularisme  n'est  pas  une  force  retardatrice.  Au 
contraire  :  le  développement  de  l'administration  moderne,  la 
culture  allemande  sont  dus  à  l'intensité  de  la  vie  privée  des 
États;  le  développement  de  l'Empire  n'a  été  possible  que  par 
leur  développement.  Bismarck  avait  si  bien  compris  les  impon- 
dérables de  la  vie  particulière  des  Etats  qu'il  leur  a  réservé 
leurs  droits  propres,  tout  en  leur  permettant  la  réunion  à  l'Em- 
pire. Cette  révolution  accomplie,  l'Etat  unique  semble  certaine- 
ment le  plus  rationnel,  comme  assurant  la  gérance  du  gou- 
vernement le  plus  économique.  Mais  le  fédéralisme  reste 
indispensable  à  la  démocratie  bourgeoise.  Veillons  à  ce  que 
tout  ne  converge  pas  vers  un  point  unique  comme  Paris...  Les 


292  LE   TRAITÉ    DE   PAIX    DE   1919 

tout  petits  États  peuvent  disparaître;  mais  les  grands  doivent 
subsister  et  avoir  droit  de  décision  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  questions  de  culture.  La  suprématie  de  la  Prusse  aurait  plus 
d'inconvénients  que  d'avantages,  etc.. 

Dans  le  même  sens,  le  projet  de  constitution  (ar- 
ticle 18)  autorisait  la  formation  de  nouveaux  groupe- 
ments ou  États.  C'était  un  pas  fait  vers  la  Confédé- 
ration. 

En  revanche,  le  président  du  ministère  prussien, 
docteur  Hirsch,  oppose  la  thèse  de  la  suprématie  né- 
cessaire de  la  Prusse.  Voici  son  argumentation  : 

L'article  18  du  projet  de  constitution  permet  la  formation  de 
nouveaux  groupements  ou  États.  Si  cet  article  est  voté  et  si  la 
majorité  le  considère  comme  d'intérêt  général,  le  péril  est 
grand  pour  la  Prusse  et  pour  l'Empire.  L'auteur  du  projet  dit 
qu'une  République  de  40  millions  d'habitants  dans  un  État 
de  70  est  une  impossibilité  et  un  danger,  au  cas  où  un  désac- 
cord surgirait  entre  eux  sur  des  points  de  politique  générale... 
Depuis  le  9  novembre,  la  Prusse,  plus  qu'aucun  autre  État,  a 
prouvé  qu'elle  sait  faire  des  sacrifices  dans  l'intérêt  général  et 
en  vue  de  l'unité  nationale.  La  Prusse  est  aussi  démocratisée 
que  le  reste  de  l'Empire.  11  n'existe  pas  plus  de  roi  de  Prusse 
que  d'empereur  d'Allemagne...  Le  but  à  atteindre  ne  peut  être 
obtenu  si  l'on  anéantit  la  Prusse.  Seule  une  Prusse  orga- 
nisée permettra  la  fondation  d'une  République  unitaire.  Si  l'As- 
semblée de  'Weimar  permet  la  fondation  d'une  République  de 
Haute-Silésie,  elle  sera  suivie  de  la  formation  d'une  République 
rhénane  westphalienne  et  d'une  République  de  Hanovre.  La 
Prusse  serait  réduite  à  l'impuissance;  l'épine  dorsale  de  l'Em- 
pire disparaîtrait  par  la  formation  de  quatre  ou  cinq  États, 
impuissants  eux-mêmes.  Le  cri  de  »  Los  von  Preussen  »  serait 
bientôt  suivi  du  cri  :  «  Los  von  Reich.  »  Donc  l'Assemblée  doit 
rejeter  toute  formation  de  nouveaux  États  dans  l'intérêt  même 
de  la  République. 

A  l'heure  où  j'écris,  il  semble  que  la  discussion  doive 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  293 

aboutir  à  un  compromis  :  la  création  de  nouveaux  États 
oii  la  déclaration  de  certains  particularismes  pourrait  se 
produire,  sauf  consultation  des  peuples  intéressés  et 
sous  l'approbation  d'une  loi  d'Empire.  La  Constitution 
reste  unitaire,  et,  par  là,  elle  maintient  l'impérialisme  ; 
mais  les  particularismes  ont  relevé  la  tête  (1). 

Le  principe  de  l'unité  bismarckienne  subsiste,  mais 
ébranlé . 

Le  Malin  a  raconté  (9  janvier  1919)  qu'il  avait  inter- 
viewé le  comte  Hertling  trois  jours  avant  sa  mort. 
L'ancien  chancelier  d'Empire  aurait  insisté  sur  l'hosti- 
lité de  Munich,  Stuttgart  et  Cologne  contre  la  Prusse 
qui,  elle-même,  ajoutait-il,  ne  constitue  pas  un  bloc 
ethnique  homogène.  Le  comte  Hertling  conclut  :  «  Si 
les  idées  actuelles  suivent  leurs  cours,  le  nom  de  la 
Prusse  disparaîtra  de  la  carte  de  l'Europe.  » 

Comme  les  choses  eussent  été  facilitées  si  les  puis- 
sances alliées,  devinant  un  accord  possible  avec  les  sen- 
timents du  pays,  eussent  poussé  l'Allemagne  dans  les 
voies  d'une  Confédération  contraire  à  l'unitarisme  bis- 
marckien!  C'était  lui  offrir  un  moyen  honorable  et  pra- 
tique de  s'adapter  à  leur  vie  nouvelle  et  de  s'articuler 
à  l'Europe.  L'Allemagne  bismarckienne  une  fois  con- 


(1)  «  Dans  la  journée  du  7  juillet,  la  Diète  bavaroise  a  adopté  une 
loi  constitutionnelle  fondamentale  provisoire  d'après  laquelle  la  Ha- 
vière  est  proclamée  un  État  libre  (Frexstaal).  Le  gouvei'nement  a 
immédiatement  donné  l'ordre  à  toutes  les  autorités  d'employer  ce 
terme  dans  les  actes  officiels.  L'importance  de  cette  décision  vient  de 
ce  qu'elle  est  en  contradiction  formelle  avec  le  projet  de  constitu- 
tion voté  à  Weimar.  Elle  témoigne  donc  de  la  résistance  de  la  Diète 
bavaroise  aux  tendances  centralisatrices  de  r.\ssemblée  de  Wei- 
mar. » 


294  LE    TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

damnée  sans  appel,  ces  peuples  se  fussent  retrouvés  en 
présence  de  leurs  instincts  primitifs  et  de  leurs  intérêts 
immédiats.  Il  n'est  pas  un  d'entre  eux  qui  n'ait  une  affi- 
nité quelconque  avec  les  pays  limitrophes.  La  plasticité 
de  ces  races  est  notoire.  Entre  voisins,  la  trame  de  la 
vie  et  des  affaires  se  serait  reprise.  Les  fleuves  redeve- 
naient des  véhicules  non  seulement  du  trafic,  mais  de 
l'association  et  de  l'union.  L'attraction  des  différentes 
mers  se  faisait  sentir  dans  chacun  des  bassins  qu'elles 
commandent.  Les  frontières  restaient  des  garanties  sans 
être  des  obstacles.  Une  Allemagne  plus  souple  renais- 
sait, et  Ton  pouvait  entrevoir  le  temps  où  elle  redevien- 
drait, comme  au  moyen  âge,  le  lien  et  le  nœud  d'une 
Europe  organisée. 


III 


COMMENT    LES    PUISSANCES    ALLIEES    APPLIQUERONT 
LE   TRAITÉ 

En  l'absence  d'une  conception  d'ensemble  sur  l'orga- 
nisation future  de  l'Europe,  le  traité  a  sanctionné  des 
solutions  qui,  précisément  parce  qu'elles  sont  très 
hautes  et  très  larges  (je  parle  de  la  «  Société  des  Na- 
tions »),  ne  s'adaptent  pas  aux  événements  actuels,  ni 
aux  applications  de  détail  et  de  transition.  Il  a  bien 
fallu  reconnaître  que  l'organisme  mondial  ne  pouvait 
entrer  en  fonctions  tout  de  suite  :  or,  c'est  le  tout  de  suite 
qui  importe.  Des  déterminations  graves  vont  être  prises 
pour  longtemps,  l'orientation  va  se  décider,  des  habi- 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA   PALX  295 

tudes  et  des  «  plis  »  en  résulteront  qui  seront  peut-être 
difficiles  à  corriger. 

Une  certaine  forme  de  garanties  et  des  moyens  d'ac- 
tion immédiats  étaient  nécessaires  :  on  les  a  rencontrés 
dans  un  procédé  emprunté,  en  somme,  à  la  vieille  poli- 
tique, l'alliance  entre  les  grandes  puissances. 

a)  L'Alliance.  —  Le  Pouvoir  exécutif  de  la  victoire.  — 
Parmi  les  puissances  signataires  du  traité,  trois  ont 
conclu  entre  elles  un  projet  d'alliance  les  unissant  «  dans 
le  cas  de  tout  acte  non  provoqué  d'agression  dirigé  par 
l'Allemagne  contre  la  France  » .  Cette  alliance  est  sur- 
tout conservatrice  du  traité .  C'est  une  «  Sainte-Alliance  » 
des  trois  plus  grandes  démocraties  du  monde.  Elle  était 
indispensable. 

Il  fallait  un  «  pouvoir  exécutif  »  des  volontés  des 
Puissances  victorieuses,  pour  que  ces  volontés  entras- 
sent dans  la  pratique  et  dans  l'application  (1).  Sans 
quoi,  le  traité  n'eût  été  qu'une  manifestation  verbale 
avec  sanction  platonique  par  une  autorité  désarmée.  On 
nous  avait  promis  des  garanties  contre  une  agression 
nouvelle  de  l'Allemagne  :  garanties  territoriales  et  ga- 
ranties d'alliance,  les  deux  étaient  nécessaires.  Elles  ne 
s'excluent  pas  Tune  l'autre,  et  nous  étions  en  droit  de 
les  réclamer  toutes  deux.  Mais,  puisqu'on  nous  déniait, 
—  sans  qu'il  ait  été  dit  pourquoi,  —  les  garanties  terri- 
toriales, du  moins  sentit-on  la  nécessité  absolue,  sous 


(i)  Sur  la  nécessité  de  ce  «  pouvoir  exécutif  »  composé  des  grandes 
Puissances,  voir  mon  article  dans  la  Revue  du  15  novembre  1910; 
ci-dessus  p.  49  et  suiv. 


296  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   d919 

peine  de  faillir  à  la  victoire  commune,  de  nous  offrir 
l'alliance. 

D'ailleurs,  l'œuvre  de  la  paix  en  elle-même  est  loin 
d'être  terminée.  Si  le  traité  avec  l'Allemagne  a  été  signé 
(et  môme  ratifié  par  la  principale  partie  intéressée),  les 
autres  actes  internationaux  qui  doivent  achever  le  statut 
général  européen  sont  à  peine  ébauchés  ;  rien  de  fait  en 
ce  qui  concerne  la  question  autrichienne  avec  ses  infi- 
nies complications  ;  rien  de  fait  en  ce  qui  concerne  les 
Balkans  et  l'Orient  musulman;  rien  de  fait  en  ce  qui 
concerne  les  questions  asiatiques,  puisque  la  Chine 
elle-même  n'a  pas  signé  au  traité.  Plus  les  délais  se 
prolongent,  plus  les  difficultés  se  compliquent.  Il  fau- 
dra faire  sentir,  de  temps  en  temps  (par  exemple  au 
sujet  d'incidents  comme  ceux  d'Aïdin  ou  de  Mitau),  la 
force  permanente  de  la  victoire.  L'alliance  des  trois  est 
donc  une  nécessité  au  point  de  vue  de  l'achèvement  de 
la  pacification  générale  et  des  paix  particulières  qui  ne 
sont  pas  scellées.  On  ne  rentre  pas  chez  soi  avec  la 
besogne  aux  trois  quarts  inachevée. 

Mais  la  triple  alliance  était  plus  nécessaire  et  plus 
urgente  encore  au  point  de  vue  de  l'application  du  traité 
avec  l'Allemagne.  Sans  garantie  de  frontières,  la  France 
restait  dangereusement  exposée.  A  moins  de  manquer 
à  leur  signature  et  disons-le  franchement,  à  leurs  plus 
hauts  intérêts  matériels  et  moraux,  les  deux  grandes 
puissances  qui  avaient  combattu  à  ses  côtés  ne  pou- 
vaient se  désintéresser  de  la  suite  des  grandes  affaires 
européennes. 

11  a  fallu  que  cette  nécessité  fût  ressentie  bien  profon- 


I 


APRÈS   LA    SIGNATURE    DE    LA   PAIX  297 

dément  pour  que  le  président  Wilson  s'écartât  sponta- 
nément de  la  doctrine  de  Monroë  et  des  conseils  conte- 
nus dans  la  fameuse  lettre  de  Washington  au  sujet  de 
la  politique  extérieure  des  États-Unis.  Il  s'est  engagé 
fermement.  Son  intention  est  de  peser  de  tout  son  poids 
auprès  du  Parlement  et  du  peuple  américain  pour  que 
cet  engagement  soit  tenu.  Espérons  qu'il  réussira, 
puisque,  sans  cela,  nos  «  garanties  »  deviendraient  à 
peu  près  illusoires. 

Les  faits,  d'ailleurs,  se  chargeront  de  prouver  à  quel 
point  l'alliance  est  nécessaire  (1).  Pour  ne  parler  que  du 
traité  avec  l'Allemagne,  les  modalités  de  l'apphcation 
sont  d'une  gravité  telle  qu'une  victoire  «  debout  »  et  en 
armes  est  la  seule  qui  puisse  les  assurer. 

Quel  rôle,  donc,  les  trois  pays  alliés  vont-ils,  en  rai- 
son du  traité,  jouer  à  l'égard  de  l'Allemagne,  de  ses 
alliés  et  de  l'Europe  nouvelle  qui  s'ébauche  sous  leurs 
auspices?  —  Nous  supposons,  bien  entendu,  le  traité 
d'aUiance  ratifié  par  les  Parlements. 

h)  L'Alliance  et  r Allemagne.  —  Je  ne  doute  pas  que  l'Al- 
lemagne n'ait,  dans  sa  très  grande  majorité,  la  volonté 
actuelle  d'exécuter  le  traité,  y  compris  ses  clauses  les 
plus  dures.  Cependant,  ses  protestations  désespérées 
ont  eu,  certainement,  pour  objet  de  réserver  ce  qu'elle 
présente  comme  son  droit  et  par  conséquent  de  laisser 
la  porte  ouverte,  le  cas  échéant,  à  une  résistance,  ne 
fût-elle  que  passive.  On  a  plaidé  l'impossibilité  maté- 

(1)  Voir,  ci-dessous,  le  discours  si  important  de  M.  Lansing. 


298  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

riella  d'exécuter  les  clauses  financières  du  traité.  Où 
cela  nous  mènera-t-il  avec  le  temps  ?  Ni  le  traité  de  paix 
ni  l'alliance  n'ont  prévu  de  sanction.  Ont-ils  prévu  les 
difficultés  sans  nombre  d'où  pourrait  naître  un  conflit? 
On  est  en  droit  de  s'attendre,  surtout  en  Prusse,  à  un 
sabotage  plus  ou  moins  instinctif  ou  conjuré  de  la  paix. 
Il  n'y  a  qu'une  façon  certaine  de  l'empêcher  :  être  là  et, 
au  premier  geste,  mettre  la  main  sur  les  récalcitrants. 
Principiis  obsta. 

L'alliance  a  donc,  tout  d'abord,  un  rôle  de  haute 
police  à  l'égard  de  gens  qui  (nous  l'ont-ils  assez  répété?) 
ne  croient  qu'à  la  force  et  qui  ne  reculeraient  devant 
rien  s'ils  pensaient  que  les  sanctions  seraient  lentes  à 
venir.  L'alliance  des  Trois  garde,  sur  les  prolongements 
futurs  du  traité,  l'autorité  et  l'ascendant  de  la  victoire. 
Elle  pèse  ainsi  sur  l'Allemagne  et  elle  pèse  sur  l'Eu- 
rope :  car  ces  deux  devoirs  politiques  ne  peuvent  être 
séparés. 

c)  L'Alliance  et  f Europe.  —  Il  suffit  d'énumérer  les 
diverses  grandes   affaires  européennes  visées  dans  le 
traité  et  sur  lesquelles  une  action  continue  de  l'union  , 
des  Alliés,  quoiqu'elle  ne  soit  visée,  à  notre  connais-  '] 
sance,  nulle  part,  est,  de  toute  évidence,  nécessaire. 

La  Russie  est  toujours,  en  pleine  Europe,  à  l'état 
d'outlaw^.  Combien  de  temps  la  laissera-t-on  se  débattre  1 
dans  ces  affres?  Voilà  Lénine  qui  offre,  dit-on,  son 
alliance  à  l'Allemagne.  Cela  nous  touche  bien  un  peu. 
Pense-t-on  que  des  phrases  embarrassées  et  des  consé- 
crations inopérantes  suffiront  pour  régler  ce  qu'il  y  a 


APRES  LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  299 

d'européen  dans  le  problème  slave?  Vous  êtes  las  !  Oui. 
Mais  la  destinée  ne  se  lasse  pas.  Ce  serait  trop  beau  si 
le  malheur  se  reposait  un  seul  jour  ! 

La  dénivellation  que  la  rupture  du  bloc  russe  a  pro- 
duite au  centre  de  l'Europe  peut  amener  le  glissement 
du  système  fondé  par  le  traité  de  paix  si  les  trois  puis- 
sances ne  se  calent  pas  vigoureusement  les  unes  les 
autres.  Le  traité  d'alliance  ne  vise  que  l'agression  «  non 
provoquée  »  de  l'Allemagne  :  mais  elle  a  tant  de  façons 
de  se  produire!...  Gare  à  la  Russie! 

Aux  bords  de  l'abîme  russe,  le  traité  du  28  juin  a  mis 
une  rampe,  un  garde-fou,  c'est  la  Pologne  restaurée. 
En  réparant  «  le  plus  grand  crime  de  l'histoire  »,  les 
puissances  alliées  ont  manifesté  avec  éclat  la  haute  et 
lointaine  portée  de  leur  action.  Elles  ont  été  véritable- 
ment créatrices.  Mais,  justement  parce  qu'elles  ont 
voulu  cela,  et  de  grand  cœur,  elles  ont,  maintenant,  à 
protéger  cette  enfance  contre  les  voisins  ambitieux  qui 
voudraient  bien  l'étouffer  dès  le  berceau.  L'Allemagne 
est  en  état  d'agression  permanente  surtout  de  ce  côté  : 
c'est  peut-être  la  partie  de  sa  défaite  qui  lui  est  le  plus 
pénible.  La  Prusse  a  reçu  une  flèche  en  plein  cœur. 
Les  conquêtes  de  Bismarck,  passe  :  mais  celles  de  Fré- 
déric II!  A  la  première  défaillance  de  l'alliance,  le  monde 
de  ce  côté  penchera.  On  peut  dire  que  le  respect  de 
l'autonomie  polonaise  sera  l'étiage  de  la  fidélité  de 
l'Allemagne  à  ses  engagements. 

On  sera  bien  obligé  d'étendre  ce  réseau  de  précau- 
tions aux  petits  États  européens  qui  ont  vaincu  avec 
nous.  Car,  enfin,  ils  constituent  TEurope,  njuintenant. 


300  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

Par  l'effet  du  traité,  l'Allemagne  reste  debout,  géante, 
au  milieu  d'une  poussière  de  peuples.  Ceux,  qu'aux 
temps  déjà  lointains  des  séances  de  la  Conférence,  on 
qualifiait  de  «  pays  aux  intérêts  limités  »,  ne  limitent 
pas  à  leur  gré  les  périls  qu'ils  courent.  La  Belgique, 
la  Grèce,  la  Roumanie,  la  Serbie  ont  lutté  avec  un  cou- 
rage héroïque  contre  l'hégémonie  allemande  et  austro- 
hongroise  :  ce  serait  une  singulière  conception  des  soli- 
darités de  l'histoire  de  les  laisser  dans  le  marais  après 
les  avoir  appelées  à  l'aide  pour  sortir  du  bourbier.  Une 
Roumanie  forte  est  un  besoin  formel  de  l'Europe.  Une 
organisation  sérieuse  de  l'alliance  est  nécessaire  sur 
la  mer  Noire,  dans  l'Orient  balkanique.  Puisque,  en 
face  de  cette  Allemagne  consolidée  dans  son  union,  il 
n'y  a  plus  que  de  petits  pays,  ces  petits  pays  doivent  être 
soutenus  énergiquement  par  l'attention  vigilante  et 
soupçonneuse  des  Grands. 

Il  y  a  bien  des  façons  d'envahir  la  Belgique.  La  brave 
Belgique  le  sait  :  elle  secoue  sa  neutralité.  Que  lui  offre - 
t-on  à  la  place,  si  ce  n'est  pas  une  alhance  conjuguée 
avec  la  Triple  Alliance  des  puissances? 

L'Allemagne,  ayant  toujours  professé  que  les  petits 
États  sont  appelés  à  disparaître,  est  prête  à  faire  le 
geste  qui  les  supprimera.  Quelles  garanties  si  je  ne  sais 
quel  Zollverein,  tramé  en  pleine  paix,  et  sans  «  agres- 
sion »  apparente,  agglomérait,  autour  de  l'Allemagne 
nouvelle,  des  intérêts  mal  satisfaits  et  errants.  La  cons- 
tellation des  petits  États  est  encore  dans  l'orbite  de 
TAlliance;  mais,  à  leur  égard,  il  faut  choisir  :  soit 
l'attraction,  soit  le  contraire.  Tâche  extrêmement  déli- 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  301 

cate  et  qui  demande  tous  les  soins  d'une  diplomatie 
unie  et  vigilante.  En  attendant  que  la  Société  des  Na- 
tions soit  en  mesure  de  protéger  les  petits  États  me- 
nacés, le  pacte  de  l'alliance  doit  les  aider.  La  meilleure 
façon  d'empêcher  les  événements  graves  ou  douloureux 
de  se  produire,  c'est  que  ces  faibles  sachent  et  qu'on 
sache  qu'ils  peuvent  compter  sur  nous. 

d)  Les  devoirs  de  la  France.  —  Parmi  ces  devoirs  des 
puissances,  comment  ne  considérerions-nous  pas,  en 
particulier,  les  devoirs  de  la  France?  Notamment  à 
l'égard  de  la  Pologne,  de  la  Belgique  et  des  petits  États 
en  général,  la  France  a  une  mission  spéciale.  Ils  ont  eu, 
de  tout  temps,  les  yeux  fixés  sur  elle  :  comment,  dans 
la  crise  présente,  détournerait-elle  les  siens? 

C'est  vrai,  nos  moyens  et  nos  ressources  sont  bornés  ; 
la  France  a  tendu  les  ressorts  de  son  action  au  maxi- 
mum ;  elle  a  besoin  de  se  recueillir  et  de  se  reposer. 
Mais,  du  moins,  avons-nous  un  rôle  à  prendre,  c'est  de 
nous  présenter  comme  les  avocats  et  défenseurs  de  nos 
amis  plus  faibles  auprès  du  Conseil  de  nos  plus  puis- 
sants amis.  La  France  est,  en  Europe,  la  première  qui  vi- 
breraità  la  moindre  secousse  ébranlant  le  continent.  Tout 
résonne  et  retentit  en  elle.  Elle  a  charge  d'àmes  :  ces 
fardeaux  séculaires  ne  sont  pas  de  ceux  qu'on  peut  dé- 
poser à  un  détour  du  chemin. 

Joseph  de  iMaistre  dit  :  «  Il  y  a,  dans  la  puissance  des 
Français,  il  y  a  dans  leur  caractère,  il  y  a  dans  leur 
langue  surtout,  une  certaine  force  prosélytique  qui 
passe  l'imagination.  La  nation  n'est  qu'une  vaste  ;;/o/)a- 


302  LE   TRAITE   DE    PAIX   DE   4919 

gande...  »  A  quel  point  ce  mot  est  vrai,  les  derniers 
événements  Pont  prouvé.  La  Marne,  Verdun,  la  victoire 
finale  de  Marne-et-Meuse  ne  sont  que  les  dernières 
strophes  puissantes  de  cette  propagande  ailée.  Quand  le 
monde  perdait  presque  le  souffle,  aux  spasmes  les  plus 
douloureux  de  la  grande  lutte,  il  prenait,  une  fois  de 
plus,  le  rythme  de  la  respiration  française.  Ces  émo- 
tions ne  s'apaisent  jamais;  elles  s'amplifient,  au  con- 
traire, et  se  propagent,  comme  les  ondes,  par  la  dis- 
tance et  le  temps. 

L'action  française  n'est  pas  faite  seulement  de  reten- 
tissement et  d'éclat  :  elle  tient  à  un  effort  persistant  et 
juste.  Nos  hommes  politiques,  Henri  IV,  Richelieu, 
Mazarin,  Lyonne,  Vergennes,  Talleyrand,  Thiers,  Gam- 
betta,  brillent  surtout  par  la  mesure  et  le  tact;  le  génie 
persuasif  français  est  fait  de  tout  cela  et  l'unité  française 
elle-même  s'est  formée  ainsi  :  les  provinces  nouvelles 
étaient  si  adroitement  ménagées  dans  leurs  intérêts, 
dans  leurs  privilèges,  dans  leurs  sentiments,  dans  leurs 
susceptibilités,  qu'à  peine  avaient-elles  «  fait  retour  à  la 
couronne  »  (comme  le  mot  lui-même  est  honorable!), 
elles  se  donnaient,  —  et  pour  toujours.  La  Lorraine, 
l'Alsace  étaient,  parmi  les  régions  françaises,  les  plus 
récemment  fondues  dans  le  royaume  :  en  étaient-elles 
les  moins  fidèles? 

La  France  a  toujours  eu  ce  genre  de  rayonnement.  11 
vient  de  ceci,  surtout,  qu'elle  veut  le  bien. 

La  propagande  française  va  s'exercer  de  même  et 
dans  les  mêmes  conditions  sur  ses  adversaires  et,  à  plus 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  303 

forte  raison,  sur  ses  amis.  C'est  le  moyen  d'action  le 
plus  efficace,  peut-être,  que  le  traité  lui  ait  laissé.  Et 
c'est  par  là  qu'elle  peut  tant  sur  les  modalités  de  l'exé- 
cution. 

La  France  est  en  situation  de  s'approcher  des  peuples 
vaincus  en  leur  présentant  d'une  main,  l'ordre,  et,  de 
l'autre,  la  liberté!  Contre  le  bolchevisme,  l'ordre  fran- 
çais apparaît,  en  Europe,  comme  une  sauvegarde.  Et 
contre  le  despotisme,  soit  d'en  haut  soit  d'en  bas,  soit 
des  dynastes  ou  des  féodaux,  soit  du  marxisme  et  de 
lïnternationalisme,  la  liberté  française  est  un  palla- 
dium. 

Auprès  des  peuples  que  la  grandeur  de  leur  chute  a 
déconcertés,  la  «  propagande  française  »  agira  donc, 
non  parce  qu'elle  sera  dirigée  par  quelques  savantes 
combinaisons  machiavéliques,  mais  parce  qu'elle  se 
développera  selon  un  instinct  populaire,  fait  d'équité  et 
de  désintéressement. 

Si  l'on  veut  se  rendre  compte  de  la  façon  dont  ces 
dons  naturels  à  la  France  opèrent,  j'évoquerai  l'attitude 
de  notre  opinion  en  face  du  problème  russe.  Dans  la 
ruine  de  la  Russie,  des  milhards  français  paraissent, 
pour  le  moment  du  moins,  en  péril.  Cette  dette  était 
l'épargne  et  l'avoir  du  plus  grand  nombre  et  même  des 
plus  pauvres.  Entend-on  des  plaintes,  des  voix  s'élever? 
Ces  «  capitalistes  »  tant  foulés  (qui  sont,  pourtant,  des 
électeurs),  font-ils,  de  leur  perte,  un  objet  de  revendi- 
cation? Mettent-ils  les  gouvernements  en  demeure?  In- 
criminent-ils la  politique  des  puissances  qui  les  laisse, 
sans  réconfort,  dans  leur  misère?  Non;  ils  se  taisent, 


304  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1949 

ils  attendent.  Ils  savent  que  le  problème  est  plus  haut 
et  ils  se  disent  que,  si  la  Russie  est  sauvée,  le  reste 
viendra  par  surcroît.  La  France  a  à  cœur  le  sort  des 
populations  slaves,  parce  qu'elle  a  reconnu  en  elles  une 
force  de  contrepoids  et  d'équilibre.  Telle  est  sa  véri- 
table pensée,  non  de  lucre,  mais  de  politique.  Au  temps 
oii  on  fondait  l'alliance,  elle  sentait,  pensait  et  agissait 
pour  ce  motif  universel  :  elle  répandait  son  or  pour  tra- 
vailler, d'avance,  au  salut  de  FEurope;  et  elle  y  tra- 
vaillait, en  effet,  efficacement.  Pour  ces  mêmes  raisons, 
il  ne  plairait  pas  à  la  France  que  les  populations  slaves 
oublient,  mais,  moins  encore,  qu'on  les  oubliât.  Elle 
sait  que  les  violences  révolutionnaires  n'ont  qu'un 
temps  et  qu'entre  amis,  on  se  retrouve.  Elle  donnera 
donc  tout  ce  qu'elle  pourra  donner  de  son  temps,  de  sa 
peine  et  de  son  or  (s'il  lui  en  revient)  pour  le  salut  de 
l'équilibre  européen  par  le  contrepoids  slave.  Elle  sait 
que,  malgré  tout,  le  calvaire  russe  a  servi  à  notre  ré- 
demption. 

11  en  est  de  même  pour  les  relations  avec  l'Italie. 
Quand  le  traité  décidant  du  sort  de  l'Autriche  sera 
signé,  la  quatrième  grande  puissance,  l'Italie,  entrera, 
sans  doute,  dans  l'alliance.  Si  on  ne  lui  faisait  pas  place, 
on  commettrait  une  faute  énorme.  Car,  sans  l'Italie, 
l'Europe  est  tragiquement  amputée.  Dans  le  midi  euro- 
péen et  sur  les  ruines  de  l'empire  austro-hongrois, 
l'Italie  est  la  gardienne-née  de  la  civilisation.  Les  deux 
sœurs  latines  enserrent  le  germanisme  ;  mais  le  cercle 
n'est  complet,  vers  l'occident,  que  si  leur  union  l'achève. 
La  faute  qui  les  séparerait  serait  si  lourde  qu'il  n'est 


APRÈS   LA   SIGNATURE    DE    LA   PAIX  305 

pas  possible  qu'elle  soit  commise  :  c'est  déjà  trop  qu'on 
l'ait  laissé  entrevoir  comme  possible. 

Vues  de  loin,  les  choses  doivent  apparaître  ce  qu'elles 
sont  aux  yeux  du  président  Wilson.  Deux  grandes 
Puissances  restent,  seules,  debout,  sur  le  continent  eu- 
ropéen, s'appuyant  sur  l'Angleterre  dans  son  île,  pour 
accomplir  les  œuvres  de  la  victoire  qui  sont,  mainte- 
nant, les  œuvres  de  l'alliance.  L'Italie,  présente  à  la 
victoire,  ne  peut  pas  être  absente  de  l'alliance. 

e)  L'Alliance  et  les  Etats-Unis.  —  Cette  cause,  encore, 
il  appartient  à  la  France  de  la  défendre  auprès  de  ses 
amis  des  États-Unis.  Ce  n'est  rien  exagérer  de  dire  que 
la  France  est  particulièrement  chère  au  cœur  de  l'Amé- 
rique :  il  s'agit  d'une  amitié  d'enfance  et  d'une  confra- 
ternité des  premières  armes.  Cela  ne  se  retrouve  pas. 
Or,  l'alliance  américaine,  se  superposant  à  l'Entente 
cordiale  franco-anglaise,  voilà  le  fait  nouveau  qui  trans- 
forme la  situation  mondiale  et  qui  lui  donne  un  appui 
incomparable  pendant  la  période  des  réalisations. 

Ce  n'est  pas  une  petite  affaire  d'avoir  le  concours  de 
lAmérique  et  ce  n'était  pas  une  petite  affaire  de  l'ob- 
tenir. Longtemps  avant  la  guerre,  j'ai  dit  et  écrit  que 
l'Europe  ne  viendrait  pas  à  bout  de  la  guerre  sans  l'in- 
tervention américaine;  je  dis,  maintenant,  que  nous  ne 
viendrons  pas  à  bout  de  la  paix  sans  la  présence  améri- 
caine. Il  est  vrai,  il  y  a,  en  Amérique  même,  des  diffi- 
cultés, d'ordre  surtout  politique  et  parlementaire  ;  mais 
s'il  y  a  difficulté,  il  y  a  aussi  espoir,  sérieux  espoir.  Le 
président  Wilson  a  signé.  11  plaide  lui-même,  avec  cha- 

20 


306  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

leur,  avec  conviction,  la  cause  qu'il  n'a  pas  cherchée, 
mais  que  la  fatalité  des  choses  lui  a  imposée.  11  la  ga- 
gnera. Maintenant  que  les  hommes  qui  ont  vu  la  France 
à  l'œuvre  sont  rentrés  chez  eux,  cette  cause,  la  grande 
cause  européenne,  ne  peut  pas  manquer  de  rétablir 
cette  unanimité  américaine  qui  a  décidé  de  la  guerre  et 
qui,  maintenant,  doit  décider  de  la  paix.  Il  n'est  pas 
possible  de  tourner  soudain  le  dos  au  dévouement,  au 
sacrifice,  à  la  civilisation,  au  bien,  et  de  dire,  comme 
Pilate  :  «  Je  m'en  lave  les  mains  !  » 

L'Amérique  est  là,  présente  parmi  nous  :  nous  gar- 
dons ses  morts  et  nous  gardons  sa  gloire.  L'alliance 
l'engage  et,  l'alliance  même  viendrait  à  manquer,  que 
les  cœurs  battraient  toujours. 

A  la  veille  du  jour  où  il  quittait  la  France,  M.  Lansing 
nous  a  laissé,  comme  un  legs  politique,  le  discours  qu'il 
a  prononcé  au  banquet  du  comité  France-Amérique. 
C'est  un  acte  de  solidarité  où  le  pacte  de  paix  et  le  pacte 
d'alliance  sont,  en  quelque  sorte,  condensés.  Voici  en 
quels  termes  cet  homme  froid,  ce  pilote  des  navigations 
périlleuses,  parle  de  l'œuvre  commune  de  la  France  et 
de  l'Amérique  en  Europe  : 

a  Dans  ces  jours  de  lutte  où  la  cause  de  la  liberté 
était  en  danger,  nous  aA'ons  appris  à  nous  connaître  et  à 
nous  admirer  mutuellement  comme  soldats.  Nous  avons 
appris  la  valeur  de  la  France,  l'indomptable  volonté  des 
États-Unis,  la  puissance  irrésistible  de  tout  le  groupe 
des  nations  unies...  Ce  n'est  pas  dans  un  esprit  de  re- 
proche et  de  plainte  que  je  dis  qu'auparavant  nous  ne 
nous  connaissions  pas  assez.  Nous  nous  contentions  de 


APRES  LA   SIGNATURE    DE   LA   PAIX  307 

souvenirs  sentimentaux  et  nous  n'avions  pas  cherché  à 
donner  à  notre  union  une  force  plus  grande  en  appré- 
ciant mieux  les  qualités  qui  forment  notre  caractère 
national  et  à  rapprocher  davantage  nos  existences. 
Voilà  ce  que  nous  avons  à  faire,  maintenant,  pour  -porter 
ensemble  le  fardeau  de  la  paix  comme  nom  avons  porté  en- 
semble le  fardeau  de  la  guerre...  Ensemble,  la  France  et  les 
Etats-Unis,  avec  les  nations  qui  se  tenaient  à  côté  de- nous  dans 
la  grande  guerre,  doivent  faire  face  à  l'avenir  avec  tous 
ses  périls  et  toutes  ses  difficultés.  Personne  ne  doit 
hésiter,  personne  ne  doit  reculer  devant  ces  graves  res- 
ponsabilités. Nous  devons  envisager  l'avenir  avec  le 
même  esprit  de  dévouement  et  la  même  unité  de  but  qui 
inspiraient  nos  intrépides  armées...  Le  plus  grand  de  nos 
devoirs  reste  à  accomplir.  C'est  daîis  un  esprit  de  coopéra- 
tion beaucoup  plus  intime  qu'il  doit  se  développer...  » 

Ces  paroles  du  représentant  de  la  République  améri- 
caine, la  vigueur  avec  laquelle  il  invective  les  représen- 
tants de  la  «  petite  Amérique  »,  tout  nous  prouve  que 
la  nécessité  qui  s'impose  à  nos  amis  de  ne  pas  s'absenter 
de  l'Europe  triomphera  de  certaines  résistances  des 
partis.  Les  «  républicains  »  seraient  aux  affaires  qu'ils 
feraient  comme  les  amis  du  président  Wilson.  Nous 
comptons  sur  tous  les  Américains. 

f)  Du  rôle  de  la  diplomatie.  —  Voici  donc  que  le  travail 
de  réalisation  du  traité  se  découvre  comme  une  cam- 
pagne prolongée.  Le  sang  ne  coulera  plus  (nous  devons 
l'espérer);  mais,  en  attendant  la  véritable  paix,  l'alliance 
entreprendra  cette   «    œuvre  collective  »  d'adaptation 


308  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

qui  finira,  le  temps  aidant,  par  établir  le  Droit,  c'est-à- 
dire  par  obtenir  le  consentement  des  parties. 

Cette  œuvre  est  éminemment  l'œuvre  de  la  diplo- 
matie. On  l'a  beaucoup  accablée  hier  :  on  va  tout  lui 
confier  demain.  Je  le  reconnais,  elle  n'est  pas  entrée 
dans  la  phase  nouvelle  des  grandes  affaires  européennes 
par  la  bonne  porte  :  elle  n'a  su  ni  se  délivrer  du  passé 
ni  envisager  franchement  l'avenir.  Si  elle  eût  été  prête 
au  moment  où  on  lui  demandait  de  dicter  les  conditions 
de  l'armistice,  elle  eût  établi  plus  solidement  les  bases 
de  la  paix.  Elle  s'est  laissée  surprendre.  Sans  doute, 
timide  comme  elle  l'est,  elle  n'avait  pas  «  réalisé  »  plei- 
nement la  victoire.  Et  puis,  le  fantôme  de  l'œuvre  bis- 
marckienne  encombrait  ses  avenues  :  elle  n'a  pas  su  le 
dissiper  à  temps. 

Aujourd'hui,  elle  va  prendre  confiance,  sans  doute. 
Qu'elle  regarde  seulement  :  elle  verra  bien  que  le  bloc 
allemand  n'est  pas  si  solide.  Cette  matière  en  fermenta- 
tion lui  est  livrée  :  qu'elle  la  travaille;  qu'elle  la  tra- 
vaille avec  ses  ressources  qui  sont  grandes,  mais  surtout 
avec  les  ressources  des  peuples  qui  sont  immenses. 

Il  n'est  pas  un  pays  de  l'Allemagne  qui  ne  doive  être 
traité  en  particulier  et  comme  un  cas  méritant  les  soins 
les  plus  attentifs.  Précisément  parce  que  l'Allemagne 
est  de  formation  complexe,  il  faut,  à  ses  maux  et  à  ses 
misères,  des  remèdes  différents.  Le  cas  prussien  est,  de 
toute  évidence,  différent  du  cas  hanovrien,  bavarois,  etc. 
La  Prusse,  c'est  le  foyer  :  il  faut  qu'elle  se  sente  isolée 
et  que  ses  humeurs  se  résorbent  au  contact  des  réalités 
de  la  vie.  Elle  en  souffrira  dans  son  orgueil.  Mais  qu'y 


APRÈS   LA   SIGNATURE    DE    LA   PAIX  309 

faire?  Tant  qu'il  lui  restera  une  graine  d'ambition,  elle 
la  sèmera  sur  le  monde. 

Aux  autres  pays  germaniques,  on  eût  pu  appliquer, 
dès  le  début,  le  régime  de  la  séparation,  soit  en  signant 
avec  eux  un  armistice  séparé,  soit  en  les  appelant  à 
prendre  une  part  directe  aux  négociations  :  on  ne  l'a 
pas  fait.  xMais,  pour  demain,  et  quand  il  s'agira  des 
finances,  du  commerce,  de  l'industrie,  des  importations 
et  des  exportations,  qui  empêche  de  le  faire? 

On  dirait  que  nous  sommes  sur  le  point  d'attribuer 
un  traitement  de  faveur  à  l'Autriche  :  pourquoi  pas  à 
certaines  régions  de  l'Allemagne,  si  c'est  notre  intérêt 
de  les  ménager?... 

Puisque  l'Allemagne  se  divise,  naturellement,  selon 
le  régime  de  ses  montagnes,  de  ses  fleuves,  de  ses  mers, 
pourquoi  ne  pas  tenter  d'accrocher  à  l'Europe  chacune 
de  ses  parties  différentes  selon  la  pente  des  eaux  et  le 
débouché  des  produits?  L'Allemagne  centrale  et  occi- 
dentale dévale  vers  nous  :  attirons-la.  L'Allemagne  mé- 
ridionale a  ses  débouchés  par  le  Danube  :  laissons-la  se 
Her  à  la  confédération  danubienne.  Que  la  Belgique,  la 
Hollande,  le  Danemark,  les  Etats  Scandinaves  et,  au- 
dessus  de  tous,  l'Angleterre,  exercent  aussi  leur  attrac- 
tion. 

Ainsi  ce  «  centre  de  l'Europe  »  s'habituera  à  respirer, 
à  agir,  à  vivre  avec  l'Europe.  C'est  tout  ce  que  nous  lui 
demandons.  Qui  songe  à  revenir  à  la  Confédération  du 
Rhin? 

La  Confédération  germanique  se  satisfera  elle-même 
et  satisfera  tout  le  monde,  si  elle  échappe,  une  bonne 


310  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE  1919 

fois,  à  la  centralisation  militaire  et  politique.  Puisque 
nous  n'avons  pu  faire  cette  confédération  par  le  traité, 
faisons-la  par  les  conséquences  du  traité  et  par  l'adhé- 
sion volontaire  de  cette  partie  de  l'Allemagne  qui  veut 
en  finir  avec  les  causes  de  sa  ruine  et  rayer  de  son  avenir 
l'hostilité  de  l'univers. 

Telle  serait  l'heureuse  et  sage  application  du  traité. 
11  appartient  à  l'alliance  d'y  veiller.  Je  sais  qu'elle  ne 
prévoit,  jusqu'ici,  que  la  défense  de  la  France  en  cas 
d'agression  «  non  provoquée  »  de  l'Allemagne.  Mais  la 
meilleure  des  défensives  est  celle  qui  écarte  les  conflits. 
L'alliance  ne  serait  vraiment  excellente  que  si  elle 
n'avait  aucune  occasion  de  s'appliquer. 

Pour  arriver  à  ce  résultat,  il  reste  à  conjuguer  la  bonne 
volonté  des  puissances  victorieuses  avec  la  plus  haute, 
la  plus  généreuse  et,  sans  doute,  la  plus  efficace  des 
réalisations  comprises  dans  le  traité  :  l'établissement  de 
la  Société  des  Nations. 


IV 

LA    SOCIÉTÉ    DES    NATIONS    ET    LA    PAIX 

Dès  juillet  1907,  j'ai  appelé  de  mes  vœux  la  fondation 
d'une  Société  des  Nations  ;  je  demandais  la  convocation 
solennelle  des  états  généraux  du  monde  (1).  En  novembre 
1916,  je  réclamais  instamment  cette  création  comme 

(1)   Voir  la  Politique    de  l'Équilibre,   La  Conférence  de  la  Haje, 
p.  29. 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  314 

l'issue  pratique  et  immédiate  de  la  grande  guerre  : 
«  La  Société  des  peuples  serait  la  clef  de  voûte  de  l'Eu- 
rope organisée  (1),  » 

Une  telle  aspiration  parut  alors  prématurée.  Le  pré- 
sident Wilson  a  dit,  en  décembre  1918  :  «  Au  début  de 
cette  guerre,  l'idée  d'une  Ligue  des  Nations  était  consi- 
dérée avec  une  certaine  indulgence  comme  venant  des 
savants  renfermés  dans  leur  cabinet  de  travail.  On  en 
parlait  comme  d'une  ces  choses  qu'on  devait  classer 
dans  une  catégorie  que  moi,  ancien  universitaire,  j'ai 
toujours  trouvée  irritante  :  on  l'appelait  académique, 
comme  si  c'était  une  condamnation  signifiant  quelque 
chose,  à  quoi  l'on  doit  toujours  penser  mais  qu'on  ne  peut 
jamais  atteindre.,.  » 

a)  L'opivion  et  les  gouvernements  an  sujet  de  la  Société  des 
Nations.  —  Mais  les  partisans  de  la  Société  des  Nations 
reçurent  un  concours,  imprévu  dans  ses  proportions,  et 
vraiment  formidable  du  courant  de  l'opinion.  Le  mot 
prononcé,  les  écluses  s'ouvrirent.  Auprès  de  l'opinion, 
en  effet,  le  système  avait  son  suprême  recours  :  celle-ci 
avait  parfaitement  saisi  que  c'était  de  sa  cause  qu'il 
s'agissait.  Après  la  faillite  de  la  politique  bismarckienne 
et  du  pouvoir  autocratique,  les  démocraties  entendaient 
faire  leurs  affaires  elles-mêmes. 

Je  résume  les  raisons  du  mouvement  qui  emporta 
tout  : 

D'abord,  nne  lame  de  fond  :  la  vieille  haine  de  l'hu- 

(!)  Voir  la  Uevue  du  l**  novembre  191G,  ci-dessus  p.  123. 


312  LE    TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

manité  contre  la  guerre;  le  sentiment  que  cette 
guerre-ci  avait  été  trop  cruelle  pour  ne  pas  être  la  der- 
nière. Grâce  à  la  publicité  moderne  et  à  l'inquisition 
pénétrante  de  la  presse,  on  avait  découvert  immédiate- 
ment l'origine  du  mal,  à  savoir  le  complot  avéré  de  cer- 
tains gouvernements  traqués  dans  leurs  privilèges,  pré- 
parant sournoisement  la  catastrophe  et  déchaînant  la 
mort  pour  vivre.  L'heure  était  venue  de  projeter  la 
lumière  sur  les  coins  obscurs,  pour  que  de  pareilles  hor- 
reurs ne  se  renouvelassent  pas. 

On  avait  aussi  un  sentiment  très  net  :  celui  de  la  fai- 
blesse de  chaque  nation  quand  elle  n'a  d'autres  armes 
que  le  juste.  Avec  les  moyens  d'agression  modernes,  un 
bandit  déterminé  peut  surprendre  et  ligoter  sa  victime, 
avant  qu'elle  ait  eu  le  temps  de  se  mettre  debout  et  de 
saisir  ses  armes.  Contre  le  tigre  en  chasse  et  qui  rôde, 
il  n'y  a  qu'une  force,  l'union.  La  civilisation  et  la  paix 
appartiennent  à  tous  :  à  tous  il  appartient  de  les  dé- 
fendre. 

En  troisième  lieu,  un  grand  progrès  était  déjà  acquis 
dans  le  sens  des  ententes  internationales;  les  peuples 
s'étaient  habitués  à  traiter  beaucoup  de  leurs  grandes 
affaires  en  commun  :  monnaies,  postes,  transports, 
câbles,  commerce,  hygiène,  finances,  emprunts,  régle- 
mentations des  conditions  de  la  guerre,  puis  des  condi- 
tions de  la  paix,  enfin  traités  d'arbitrage,  conférences 
de  la  Haye,  Cour  de  la  Haye,  etc.,  etc..  «  L'histoire 
européenne  était,  depuis  un  siècle,  en  marche  vers  cet 
idéal;  si  elle  reprenait  sa  route  aussitôt  la  fin  des  hosti- 
lités, la  guerre  actuelle  découvrirait  son  sens  profond... 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  313 

Une  secousse  formidable  déchirait  la  terre,  mais  c'était 
pour  jeter  les  bases  de  l'ordre  futur.  » 

Enfin,  on  en  était  arrivé  à  la  conviction,  éminemment 
moderne  et  «  parlementaire  » ,  que  les  difficultés  hu- 
maines s'arrangent  à  être  «  parlées  » ,  que  tout  le  monde 
a  plus  d'esprit  que  M.  de  Voltaire,  et  que  la  publicité, 
avec  la  pénétrante  curiosité  de  la  presse,  est  capable  de 
résoudre  les  problèmes  les  plus  complexes  mieux  que 
les  augures  et  les  pontifes  qualifiés. 

En  un  mot,  l'opinion,  «  reine  du  monde  »,  voulait 
prendre  en  mains  le  gouvernement  de  l'humanité. 

Une  fois  cette  décision  prise  par  elle,  les  cabinets 
n'avaient  plus  qu'à  se  Jaisser  conduire. 

Cependant,  ils  ne  réagirent  pas  tous  de  la  même 
façon . 

h)  L'opinion  américaine  et  la  Société  des  Nations.  —  Le 
président  Wilson  fut,  tout  de  suite,  parmi  les  plus 
ardents.  Dès  qu'il  eut  arrêté  sa  résolution  de  demander 
au  peuple  américain  le  renouvellement  de  son  mandat 
pour  déclarer  l'intervention  de  l'Amérique  dans  la 
guerre  (septembre  1916),  il  avait  indiqué  «  la  néces- 
sité, pour  les  nations  du  monde,  de  s'unir  afin  de  se  ga- 
rantir mutuellement  que  tout  ce  qui  serait  susceptible 
de  troubler  la  vie  du  monde  serait  soumis  au  tribunal 
de  l'opinion  mondiale  avant  de  recevoir  un  commence- 
ment d'exécution  ».  Il  ne  s'agissait  encore  que  d'une 
procédure. 

Mais  l'idée  se  précisa;  elle  s'affirma,  le  22  janvier 
1917,  dans  le  discours  prononcé  au  Sénat  «  sur  les  Con- 
ditions d'une  Paix  permanente  »  :  «  Dans  toute  discus- 


314  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

sion  de  la  paix  qui  doit  mettre  fin  à  la  présente  guerre, 
on  peut  poser  en  principe  que  cette  paix  doit  s'accom- 
pagner de  l'institution  bien  définie  de  quelque  force  col- 
lective, laquelle  rendra  virtuellement  impossible  que 
pareille  catastrophe  nous  accable  jamais  de  nouveau.  » 
Cette  fois,  c'est  bien  la  force  collective,  sinon  l'organisation 
de  cette  force. 

Peu  à  peu  la  conviction  du  président  Wilson  se  déve- 
loppe ;  les  moyens  pratiques  sont  mis  sur  le  chantier. 
Une  telle  vision  d'un  avenir  meilleur  est  d'autant  plus 
remarquable  chez  cet  homme  d'État,  absorbé,  d'ail- 
leurs, par  tant  et  de  si  graves  soucis,  que  c'est  l'Amé- 
rique qui,  par  tradition,  par  habitude  d'esprit,  par  foi  en 
sa  puissance  et  son  isolement,  a,  peut-être,  les  plus  sé- 
rieuses raisons  de  ne  pas  chercher  au  dehors  l'union 
qu'elle  trouve  en  elle-même. 

Nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  tenir  compte  des  argu- 
ments, en  sens  contraire,  apportés  à  l'appui  de  la  thèse 
des  opposants  américains  et  qui  sont  résumés  dans  ce 
passage  d'un  discours  de  M.  Lodge  prononcé  à  New- 
York,  le  21  décembre  1918  :  «  La  tentative  d'établir 
actuellement  une  Ligue  des  Nations  avec  les  pouvoirs 
pour  appliquer  ses  décisions  ne  pourrait  que  contrarier 
l'établissement  de  la  paix.  Si  elle  réussissait  et  si  le 
résultat  était  soumis  au  Sénat,  elle  pourrait  compro- 
mettre le  traité  de  Paix  et  nécessiter  des  amendements. 
Sommes-nous  disposés  à  permettre  qu'une  Société  des 
Nations,  par  un  vote  de  majorité,  ordonne  aux  troupes 
et  à  la  flotte  des  Etats-Unis  de  parth*  en  guerre  à  moins 
que  nous  ne  l'ayons  décidé?  » 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  315 

Mais,  contre  ce  sentiment,  presque  inné  chez  presque 
tous  les  Américains,  d'une  sorte  «  d'insularité  continen- 
tale »,  le  président  Wilson  avait  agi  avec  une  énergie 
croissante  à  partir  du  moment  où  il  eut  pris  son  parti . 
Sur  ce  sujet,  il  a  toujours  parlé  de  haut,  ex  cathedra.  Ce 
fut  un  apostolat. 

Aussi,  dès  qu'il  arriva  en  Europe  pour  prendre  part 
aux  travaux  de  la  Paix,  il  mit  le  projet  sur  la  table  et  il 
en  traita  comme  de  sa  chose  propre.  Cependant,  sur  ce 
point,  ainsi  que  sur  les  autres  sujets  qui  devaient  être 
abordés  par  la  Conférence,  il  se  mit  préalablement  en 
contact  avec  le  gouvernement  anglais. 

c)  L'opinion  anglaise.  —  Le  gouvernement  anglais  est, 
de  tous  les  gouvernements,  celui  qui  connaît  le  mieux 
la  force  de  l'opinion  et  qui  sait  le  mieux  à  la  fois  lui 
obéir  et  la  diriger.  L'action  politique  de  l'Angleterre  est 
toute  publicité. 

Il  ne  me  semble  pas  qu'aucun  homme  d'Etat  anglais 
important  ait  lancé  l'idée  de  la  Société  des  Nations 
avant  la  fm  de  l'année  1916.  Elle  futaccueilHe,  d'abord, 
plutôt  assez  froidement. 

Cependant,  l'opinion  se  prononçait;  elle  trouva  son 
écho,  au  début  de  l'année  1917,  dans  une  proposition 
de  lord  Bryce  et  d'un  groupe  qu'il  présidait,  proposition 
destinée  «  à  empêcher  les  guerres  futures  ».  Dès  ce 
jour,  la  grande  pensée  des  hommes  publics  anglais  est 
d'établir  un  moratorium  des  conflits,  pour  retarder,  le 
cas  échéant,  l'explosion  des  hostilités.  La,  British  League 
of  Nations  Society  pubha  son  «  Projet  pour  une  Ligue  des 


316  LE   TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

Nations  »  en  août  1917.  La  «  Ligue  américaine  pour  la 
Paix  »  ayant  aussi  précisé  sa  pensée,  la  comparaison 
entre  les  deux  systèmes  nous  éclaire  sur  les  résultats 
auxquels  on  était  arrivé  dans  les  pays  anglo-saxons  : 
«  Le  programme  américain  est  moins  impérieux  que 
celui  de  la  Ligue  britannique  ;  car  il  passe  sous  silence 
VohUgation  contractuelle  de  faire  exécuter  les  décisions  du 
tribunal  arbitral.  Il  ne  contient  également  aucun  article 
correspondant  à  l'article  4  du  programme  britannique 
qui  transforme  la  Ligue  des  Nations  en  une  alliance 
contre  tout  Etat,  ne  faisant  pas  partie  de  la  Ligue,  qui 
attaquerait  un  membre  de  la  Ligue  (1).  » 

A  partir  de  ce  moment,  le  projet  de  Ligue  prend 
corps  devant  le  public  anglais.  A  la  fin  de  1917,  M.  Bal- 
four  a  désigné  une  «  Commission  de  la  Ligue  des  Na- 
tions »,  chargée  d'étudier  un  programme.  Le  «  rapport 
général  »  de  cette  Commission  est  daté  du  20  mars 
1918,  le  «  rapport  final  »  du3juillet  1918.  Les  hommes 
d'État  les  plus  considérables  se  prononcent.  Le  vicomte 
Grey  publie  son  «  Mémoire  sur  la  Ligue  des  Nations  » 
en  juin  1918.  Lord  Robert  Cecil,  qui  avait  déjà  soutenu, 
à  diverses  reprises,  l'idée  de  la  Ligue,  précise  ses  idées 
dans  son  «  Discours  prononcé  devant  l'Université  de 
Birmingham,  le  13  novembre  1918  ». 

Le  gouvernement  britannique,  tout  en  donnant  son 
adhésion  de  principe,  se  tient  sur  la  réserve  :  il  attend 
la  conclusion  du  débat  engagé  entre  les  opinions  et  les 
gouvernements  alliés.  M.  Balfour  dit  à  la  Chambre  des 

(1)  Commission  britannique  de  la  Ligue  des  Nations;  Rapport  final 
à  M.  Balfour,  3  juillet  1918. 


APRÈS   LA    SIGNATURE    DE   LA   PAIX  317 

communes,  le  2  août  1918  :  «  Cette  discussion  dé- 
montre la  grande  unanimité  qui  existe  en  faveur  d'une 
organisation  quelconque  à  l'aide  de  laquelle  les  horreurs 
infligées  actuellement  au  monde  pourraient  être  épar- 
gnées à  nos  enfants.  Cependant,  aucun  moyen  pratique  par 
lequel  cet  objectif  pourrait  être  atteint,  n'a  été  avancé  jus- 
qu'ici... C'est  seulement  en  remportant  la  victoire  dans 
cette  guerre  que  Ton  pourra  empêcher  les  guerres  à 
venir  et  que  l'on  pourra  espérer  faire  naître  en  Europe 
et  dans  le  reste  du  monde,  un  état  de  choses  qui,  se 
conformant  aux  principes  de  moralité  et  de  progrès 
intellectuel  général,  pourra  être  rendu  permanent  grâce 
au  mécanisme  de  l'association...  » 

Le  môme  jour,  M.  Lloyd  George  fait  une  déclaration 
empreinte  d'un  haut  sentiment  réaliste  et  d'une  fermeté 
diplomatique  remarquable.  «  On  discute  beaucoup  rela- 
tivement à  une  Société  des  Nations  et  je  suis  personnel- 
lement de  ceux  qui  y  croient.  //  existe  déjà  deux  Sociétés 
des  Nations  :  la  première,  c'est  l'Empire  britannique;  la 
seconde,  c'est  la  grande  alliance  entre  les  puissances 
centrales.  Quelle  que  soit  la  décision  à  laquelle  nous 
aboutissions,  il  faut  qu'elle  nous  permette  de  marcher 
la  main  dans  la  main  avec  les  deux  grandes  Sociétés  des 
Nations  dont  nous  faisons  partie...  » 

Cela  veut  dire  que  le  Premier  britannique  rejetait 
toute  immixtion  dans  les  affaires  de  l'Empire  et  qu'il 
considérait  l'alliance  entre  les  puissances  centrales, 
comme  un  «  pouvoir  exécutif  »,  pour  le  moment  indis- 
pensable. Sur  ces  bases,  l'opinion  britannique  se  conso- 
lidait et  Lloyd  George  pouvait,  devant  la  Conférence  de 


318  LE   TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

la  Paix,  adhérer  au  projet  du  président  Wilson  et  dé- 
poser son  propre  projet  de  désarmement,  sans  verser 
dans  les  dangereuses  illusions  des  groupements  paci- 
fistes. 

Cependant,  il  semble  qu'une  certaine  partie  de  l'opi- 
nion publique  anglaise,  à  la  veille  de  la  Conférence,  ait 
fait  un  pas  de  plus,  et  qu'elle  ait  envisagé  l'idée  d'un 
organisme  actif  ayant  quelque  fonction  de  souveraineté. 
Tel  est,  du  moins,  le  programme  du  général  Smuts  pu- 
blié le  10  janvier  1919  :  «  11  est  nécessaire  de  considérer 
la  Ligue  des  Nations,  non  seulement  comme  une  insti- 
tution qui  évitera  les  guerres  à  l'avenir,  mais  comme 
un  organe  de  vie  paisible  de  civilisation,  comme  la  fon- 
dation d'un  nouveau  système  international...  La  vraie  ligne 
de  conduite  à  adopter  serait  d'investir  la  Ligue  des  Nations 
du  droit  de  reversion  en  ce  qui  concerne  les  Empires 
russe,  autrichien  et  turc  dont  les  peuples  sont,  mainte- 
nant, incapables  de  se  gouverner  eux-mêmes...  De  nouveaux 
États  européens  seront  créés.  La  Ligue  des  Nations  au- 
rait l'autorité  et  le  contrôle  sur  tous.  » 

Ainsi,  Ton  voit  apparaître  l'idée  de  Super-Etat. 

Voilà  donc  les  deux  systèmes  dans  leurs  extrêmes  : 
Lodge  demande  à  l'Amérique  de  rester  chez  elle  et  de 
ne  s'engager  dans  aucune  action  permanente  interna- 
tionale. Smuts  attribuerait  volontiers  à  la  Société  dès 
Nations  la  mission  de  gouverner,  du  moins  à  titre  tem- 
poraire, la  plus  grande  partie  de  l'Europe. 

Cette  divergence  fondamentale  s'affirmait,  comme  il 
arrive  si  souvent,  sur  une  question  d'ordre  du  jour.  La 
Westminster  Gazette  du  27  janvier  1919  posait,  comme 


APRES   LA    SIGNATURE   DE    LA   PAIX  319 

dun  de  ses  correspondants  de  Paris,  la  question  en  ces 
termes  :  La  Société  des  Nations  sera-t-elle  le  péristyle 
de  l'éditice  de  la  paix  ou  n'en  sera-t-elle  que  le  couron- 
nement, le  toit?  En  un  mot,  commencera-t-on  par  la 
Société  des  Nations,  ou  fmira-t-on  par  elle? 

d)  Uapi?iion  de  la  France.  —  On  voit  l'intérêt  qui  s'atta- 
chait, dans  ces  conditions,  à  Topinion  de  la  France. 
Elle  pouvait  faire  pencher  la  balance  :  soit  laisser  l'édi- 
fice en  l'air,  soit  le  fonder  sur  la  terre. 

La  France  fut,  comme  on  sait,  lente  à  se  prononcer. 

L'idée  de  la  Société  des  Nations,  acceptée  par  une 
partie  très  énergique  de  l'opinion,  fut  combattue  non 
moins  énergiquement  et,  je  le  reconnais,  pour  des  rai- 
sons d'un  grand  poids.  On  craignait  d'affaiblir  le  ressort 
de  la  guerre  en  ouvrant,  trop  tôt,  les  perspectives  de  la 
paix.  Le  projet  lui-même  était  considéré  comme  peu 
pratique,  chimérique,  irréalisable.  On  se  refusait  à  en 
aborder  l'étude,  sans  se  dire  qu'un  jour  ou  l'autre  il 
faudrait  bien  s'y  mettre.  Ainsi,  on  laissait  échapper 
l'occasion  de  prendre  en  mains  l'affaire  et  de  dégager 
une  solution  marquée  au  sceau  de  l'esprit  français  : 
tact,  mesure,  équité,  bon  sens. 

La  France,  qui  est  la  plus  exposée  parmi  les  grandes 
Puissances,  avait  le  plus  d'intérêt  à  organiser  un  sys- 
tème durable  de  protection  contre  les  maux  de  la 
guerre  :  l'opinion  publique  l'avait  profondément  senti. 
Mais,  au  gouvernement,  on  hésitait.  Cependant,  pour 
donner  satisfaction  à  une  aspiration  si  légitime,  une 
commission  chargée  d'étudier  la  question  de  la  Société 


320  LE    TRAITÉ    DE    PAIX   DE   1919 

des  Nations  fut  réunie  au  quai  d'Orsay  sur  lïnitiative  de 
M.  Pichon  et  sous  la  présidence  de  M.  Léon  Bourgeois. 

M.  Léon  Bourgeois,  dont  le  rôle  aux  Conférences  de 
la  Haye  avait  été  si  éclatant,  dirigea  avec  une  réelle 
maîtrise  les  travaux  de  cette  commission  et  ceux  de 
V  «  Association  française  pour  la  Société  des  Nations  ». 
Un  rapport  mûrement  délibéré  était  prêt  en  juin  1918. 
Il  devint  la  base  des  résolutions  du  Gouvernement  fran- 
çais, mais  sans  provoquer,  de  sa  part,  un  sentiment  net- 
tement déclaré. 

M.  Pichon,  ministre  des  Affaires  étrangères,  répon- 
dait, le  29  décembre  1918,  à  M.  Bracke  qui  l'interro- 
geait, à  la  Chambre,  sur  la  résolution  du  Gouvernement 
au  sujet  de  la  Société  des  Nations  :  «  M.  Bracke  nous  a 
questionnés  sur  la  Société  des  Nations,  en  invoquant  le 
texte  du  président  Wilson.  Je  réponds  à  M.  Bracke  que 
nous  avons  accepté  le  principe  de  la  Société  des  Na- 
tions, que  nous  travaillerons  très  sincèrement  à  sa  réa- 
lisation effective  et  qu'elle  ne  rencontrera  aucun  obs- 
tacle, bien  loin  de  là,  de  notre  côté.  »  Ce  n'était  pas 
très  chaud. 

M.  Clemenceau  précisait,  en  ces  termes,  la  pensée  du 
cabinet  : 

«  Tout  le  monde  a  dit  avec  raison  :  il  ne  faut  pas  que 
cela  puisse  recommencer.  Je  le  crois  bien!  Mais,  com- 
ment? 

a  II  y  avait  un  vieux  système  qui  paraît  condamné 
aujourd'hui  et  auquel  je  ne  crains  pas  de  dire  que  je 
reste  en  partie  fidèle  en  ce  moment  :  les  pays  orga- 
nisaient leur  défense  :  c'est  très  prosaïque! 


APRÈS   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  321 

«  Ils  tâchaient  d'avoir  de  bonnes  frontières  et  ils  s'ar- 
maient... Ce  système  aujourd'hui  paraît  condamné  par 
de  très  hautes  autorités.  Je  ferai  cependant  observer 
que  si  Féquihbre  qui  s'est  spontanément  produit  pen- 
dant la  guerre  avait  existé  auparavant,  si,  par  exemple, 
TAngleterre,  l'Amérique,  la  France  et  lltahe  étaient 
tombées  d'accord  pour  dire  que  quiconque  attaquerait 
l'une  d'entre  elles  attaquait  tout  le  monde,  la  guerre 
n'aurait  pas  eu  lieu.  Il  y  avait  donc  ce  système  des 
alliances  auquel  je  ne  renonce  pas,  je  vous  le  dis  tout 
net,  et  c'est  ma  pensée  directrice...  J'accepterai,  d'ail- 
leurs, toute  garantie  supplémentaire  (il  s'agit  visible- 
ment de  la  Société  des  Nations)  qui  nous  sera  four- 
nie. » 

En  un  mot,  le  gouvernement  français  laissait  l'orga- 
nisation de  la  Société  des  Nations  dans  la  catégorie  de 
l'idéal.  11  réclamait  surtout,  «  en  allant  à  la  Confé- 
rence »,  deux  garanties  qui  lui  paraissaient  indispensa- 
bles, une  frontière  sûre  (c'est-à-dire  le  Rhin)  et  une 
alhance  entre  les  peuples  menacés  par  l'Allemagne. 

Ces  vues  précises  et  réalistes  n'entraient  pas  exacte- 
ment dans  le  système  du  président  Wilson  et,  encore 
moins,  dans  celui  de  M.  Lloyd  George. 

M.  Léon  Bourgeois  fut  désigné  comme  délégué  de  la 
France  pour  la  Société  des  Nations  à  la  Conférence  de 
la  Paix.  Mais  il  se  trompa  en  présence  d'un  projet  dont 
les  grandes  lignes  étaient  arrêtées  et  qui  combinait  les 
vues  anglaises  et  américaines.  Son  effort  principal  se 
porta  sur  un  amendement  soumettant  au  contrôle  de  la 
Société  des  Nations  les  armements  des  Puissances.  Cet 

21 


322  LE   TRAITE  DE  PAIX   DE  1919 

amendement  fut  rejeté  par  la  Conférence  de  la  Paix.  Il 
sera  repris  par  le  gouvernement  français  devant  la  So- 
ciété des  Nations  elle-même. 

e)  V Allemagne  et  la  Société  des  Nations.  —  L'examen 
des  différents  points  de  vue  des  gouvernements  alliés  ne 
prendra  tout  son  intérêt  que  si  on  les  compare  au  point 
de  vue  allemand.  Car  la  véritable  pacification  ne  peut 
naître  que  d'un  accord  des  intérêts,  des  sentiments  et 
des  convictions.  Le  président  Wilson  et  les  publi cistes 
anglais  ont  répété  avec  raison  que  la  Société  des  Na- 
tions n'avait  de  chances  de  succès  que  si  tous  les  peu- 
ples se  trouvaient,  un  jour,  réunis  en  une  force  unique. 
Seule,  cette  force  serait  réellement  supérieure  à  «  l'équi- 
libre des  Puissances  »  ou  au  «  concert  européen  »  aux- 
quels on  paraît  avoir  définitivement  renoncé. 

Cependant,  si  l'on  voyait  s'introduire,  dans  la  So- 
ciété des  Nations,  un  esprit  de  discorde,  dintrigue  et 
de  trouble,  mieux  vaudrait,  assurément,  délaisser  une 
nouveauté  devenue,  à  son  tour,  dangereuse,  et  en  re- 
venir aux  anciennes  pratiques,  si  désuètes  soient-elles  : 
le  péristyle  s'écroulerait  et  interdirait  l'accès  à  l'édifice 
lui-même,  c'est-à-dire  à  la  Paix. 

L'Allemagne,  depuis  qu'elle  est  battue,  est  prise  d'un 
ardent  désir  de  faire  partie  de  la  Société  des  Nations. 
Quant  à  ses  véritables  sentiments,  nous  n'avons,  pour 
nous  renseigner  à  leur  sujet,  qu'un  document  vraiment 
digne  d'attention  :  c'est  le  Mémoire  émanant  du  mi- 
nistre des  Finances  actuel,  M.  Erzberger  lui-même.  Ce 
mémoire  a  été  publié  le  21  septembre  1918.  Quelles 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  323 

que  soient  les  modifications  qui  aient  pu  se  produire  en 
une  pensée  aussi  versatile,  il  est  deux  points,  dans  ce 
mémoire,  qui,  sous  le  couvert  d'une  adhésion  générale 
au  principe  de  la  Société  des  Nations,  caractérisent  for- 
tement les  dispositions  de  l'Allemagne, 

Erzberger  entend,  d'abord,  que  la  Société  des  Na- 
tions réalise  un  accord  économique  avec  clause  de  la  nation 
la  plus  favorisée  et  végiemenidiiion  de  la  distribution  des 
matières  premières  entre  les  membres  de  la  Société.  La 
Société  prendrait,  ainsi,  le  caractère  d'un  Zollverein. 

En  outre,  il  réclame  «  la  liberté  des  mers  »,  le  droit 
de  blocus  étant  réservé  à  la  seule  Société  des  Nations. 
A  ce  point  de  vue,  la  Société  des  Nations  apparaîtrait, 
surtout,  comme  une  coalition  de  tous  les  peuples  contre 
cette  autre  «  Société  des  Nations  »  dont  parlait 
M.  Lloyd  George,  —  l'Empire  britannique. 

Je  sais  :  Erzberger  ministre  des  Finances  de  la  Répu- 
blique allemande  n'est  pas  le  même  homme  que  lErz- 
berger  agent  de  la  propagande  impériale.  Mais  rien  ne 
nous  prouve  que  celui-ci  ait  été  désavoué  par  celui-là. 
Les  idées  restent  au  fond  de  l'esprit  qui  les  a  conçues... 
alta  mente  repostum. 

Tant  que  l'Allemagne  n'aura  pas  donné  des  preuves 
formelles  de  sa  sincère  adhésion,  non  seulement  aux 
principes  démocratiques,  mais  à  l'œuvre  confraternelle 
qui  est  celle  de  la  Société  des  Nations,  elle  doit  en  être 
exclue.  Car  quel  mal  n'y  pourrait-elle  pas  faire?  Forte 
comme  elle  l'est,  elle  pèserait  d'un  poids  si  lourd  dans 
les  délibérations! 

Et  voilà  que  réapparaît  une  autre  conséquence  de  ce 


324  LE    TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 

que  j'ai  appelé  le  sophisme  du  traité  :  avec  une  Alle- 
magne unie,  le  mécanisme  de  la  Société  des  Nations  est 
fortement  grippé.  Il  en  serait  différemment  si  nous 
avions  affaire  aux  États  particuliers  :  une  Allemagne 
confédérée  entrerait  normalement  dans  le  jeu  d'une 
Europe  organisée. 

f)  Ce  qu'il  faut  attendre  de  la  Société  des  Nations.  —  La 
Société  des  Nations  ne  prendra,  sans  doute,  en  main  les 
affaires  du  monde  qu'après  que  les  traités  qui  doivent 
mettre  fin  à  la  Grande  Guerre  auront  été  signés  et  ratifiés. 
Elle  sera  le  principal  instrument  de  cette  «  œuvre  col- 
lective des  peuples  »  d'oii  naîtra  la  véritable  pacification. 

Je  crois  fermement  que  les  26  articles  —  et  aussi 
ceux  qui  sont  consacrés  au  contrôle  international  du 
travail  —  ouvrent  un  avenir  nouveau  à  la  civilisation  et 
à  l'humanité.  C'est  une  Ère  nouvelle  qui  commence. 

Je  n'entrerai  pas  dans  un  exposé  détaillé  du  système 
adopté  par  le  traité.  Nous  sommes  en  présence  d'un 
essai,  d'ores  et  déjà  fortement  critiqué,  notamment  en 
Amérique,  et  la  Société  elle-même  prendra,  sans  doute, 
sur  elle  d'amender,  s'il  y  a  lieu,  sa  propre  constitution. 
Quand  elle  se  sera  mise  en  mouvement,  on  verra  si  les 
engrenages  fonctionnent  bien  ou  mal.  Le  moteur  est  en 
place,  et  c'est  le  principal. 

Je  dirai,  cependant,  quel  est,  entre  les  deux  systèmes 
qui  sont  en  présence  (le  Super-Etat  ou  le  simple  Conseil 
de  délibération  et  de  surveillance),  celui  qui  a  mes  pré- 
férences. 

Les  raisons  qui  ont  amené  le  général  Smuts  à  pré- 


APRES   LA   SIGNATURE    DE   LA   PAIX  325 

voir,  comme  prochaine,  radministration  internationale 
de  certains  peuples  par  la  Société  des  Nations,  sont 
faciles  à  reconnaître.  Le  désordre  est  si  profond  dans 
diverses  parties  de  l'Europe  et  les  nationalités  nais- 
santes sont  si  faibles  qu'on  peut  se  demander  si  ces 
pays  pourront  prendre  le  dessus  sur  les  misères  ou  les 
faiblesses  qui  les  mettent  dans  une  sorte  d'impossibilité 
de  se  gouverner  eux-mêmes. 

Malgré  tout,  il  est  préférable,  à  mon  avis,  de  les 
laisser  faire,  —  tout  en  les  soutenant.  La  pire  des  iner- 
ties est  celle  qui  compte  sur  autrui  ;  tous  les  fardeaux 
sont  lourds,  même  celui  qu'impose  la  bienveillance. 
Pour  que  les  patries  existent,  il  faut  qu'elles  agissent. 

Rien  ne  le  prouve  mieux  que  la  guerre  actuelle,  tous 
les  peuples  sont  patriotes.  Aucun  d'entre  eux,  si  faible 
soit-il,  qui  ne  se  sente  fier  de  son  sang,  de  sa  race,  de 
son  passé,  de  son  avenir.  L'internationalisme  n'a  trouvé 
son  heure  ni  au  cours  ni  au  lendemain  de  cette  lutte 
ardente  pour  la  libération  et  pour  les  frontières.  Belges, 
Serbes,  Polonais,  Tchéco-Slo vaques.  Roumains,  Grecs, 
Italiens,  Français,  Anglais,  Américains,  tous  ont  com- 
battu pour  leur  patrie,  et  elle  est,  pour  chacun  d'eux, 
«  le  plus  beau  et  le  plus  fier  pays  du  monde  » .  Le  bol- 
chevisme  s'est  abaissé,  il  est  vrai,  devant  la  conception 
traîtresse  du  marxisme  allemand  :  la  révolution  a  aboli 
l'ordre,  mais  non  la  patrie,  et  celle-ci  se  retrouve  dès 
qu'il  s'agit  de  ses  frontières  et  de  son  avenir.  L'interna- 
tionaUsme  marxisme  est  la  conception  allemande  d'une 
tyrannie  économique  et  sociale;  s'il  n'est  pas  cela,  il 
n'est  qu'une  simple  abstraction.  Dans  les  deux  cas,  il  est 


326  LE    TRAITÉ    DE   PAIX   DE   1919 

dangereux  et  la  propagande  qui  le  répand  ne  fait  que 
prolonger  des  crises  sans  issue. 

C'est  donc,  à  mon  avis,  avec  la  plus  haute  sagesse 
que  les  fondateurs  de  la  Société  des  Nations  se  sont 
gardés  de  donner  à  celle-ci  même  les  apparences  d'un 
Super-État,  plus  ou  moins  antagoniste  des  patries.  On 
pourrait  penser  qu'ils  ont  fait  un  pas  de  trop  en  réser- 
vant, à  la  Société  des  Nations,  une  sorte  de  souverai- 
neté (d'ailleurs  mal  définie)  sur  les  colonies  à  «  man- 
dat ».  J'eusse  préféré  le  régime,  connu  et  parfaitement 
délimité,  du  protectorat. 

Ce  que  nous  apportent  les  26  articles  fondant  la  So- 
ciété des  Nations,  c'est  une  délibération  permanente  et 
en  commun,  sur  le  pied  d'égalité,  de  tous  les  Etats, 
petits  et  grands,  animés  de  sentiments  sincèrement 
humains  et  déterminés  à  ne  plus  laisser  se  produire  de 
guerres  nouvelles.  Je  salue,  comme  l'un  des  plus 
grands  progrès  accomplis  dans  l'histoire  du  monde,  le 
paragraphe  2  de  l'article  I"  :  «  Tout  État,  Dominion  ou 
colonie  qui  se  gouverne  librement  et  qui  n'est  pas  dési- 
gné dans  l'annexe,  peut  devenir  membre  de  la  Société 
si  son  admission  est  prononcée  par  les  deux  tiers  de 
l'assemblée,  pourvu  qu'il  donne  des  garanties  effectives 
de  son  intention  sincère  d'observer  ses  engagements 
internationaux  et  qu'il  accepte  le  règlement  établi  par 
la  Société  en  ce  qui  concerne  ses  forces  et  ses  arme- 
ments mihtaires,  navals  et  aériens.  » 

La  grande  famille  des  États  existe  désormais. 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA  PAIX  327 

Par-dessus  tout,  J'ai  confiance  dans  la  réunion  des 
cent  vieillards,  —  cardinaux  de  cette  nouvelle  Église, 
—  qui  la  représenteront  et  qui,  dans  leur  sagesse,  par- 
leront les  affaires  du  monde. 

Le  reste  est  de  forme. 

Que  ces  vieillards  parlent  donc,  mais  devant  tout  le 
monde;  qu'ils  parlent  haut  et  que  Ton  sache  ce  qu'ils 
disent! 

Pas  de  secrets,  pas  de  coins  obscurs.  L'opinion  est 
reine.  Sa  lumière  assainit,  sa  force  purifie.  Par  elle,  le 
mal  peut  être  empêché  et,  sans  elle,  le  bien  ne  peut  se 
produire. 

Toutes  les  forces  morales  de  l'univers,  groupées 
autour  de  ce  Collège  incomparable,  travailleront  en- 
semble à  cette  double  tâche.  Qu'on  les  convoque  et 
qu'on  n'en  oublie  aucune  ! 

La  patience,  la  longanimité,  la  prévoyance  sont  les 
vertus  des  A^ieillards.  Leur  faiblesse  dompte  la  force. 
Quand  ils  auront  reçu  le  signe  suprême  d'une  consécra- 
tion unanime,  ils  agiront  contre  la  guerre  avec  une 
prudence,  une  dextérité  et  une  autorité  qui  la  retarde- 
ront d'abord.  Et  ce  sera  le  premier  bienfait.  Les  Anglais 
appellent  ce  progrès  le  moratorlum  de  la  guerre.  Le 
temps  donné  par  ce  sursis  permettra  de  délibérer,  de 
réfléchir,  de  faire  la  lumière.  Toute  trame  obscure  sera 
déchirée.  Alors,  le  monde  respirera.  Quand  il  sera 
déshabitué  de  la  violence,  il  ne  pourra  plus  en  sup- 
porter l'idée. 

Quel  cannibalisme  atroce  entretiendrait,  dans  le  se- 
cret, au  sein  d'un  peuple,  une  fourberie  de  préparatifs 


328  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

qui,  dévoilés,  le  vouerait  à  une  lutte  inégale  contre  la 
vindicte  universelle? 

A  ce  point  de  vue,  je  regrette  profondément  que 
l'amendement  de  M.  Léon  Bourgeois  n'ait  pas  été  voté  : 
c'était  une  pierre  de  touche.  Quelles  influences,  quels 
arguments  ont  pu  l'écarter?  Cela  aussi  doit  être  élu- 
cidé.    - 

Permanence,  contrôle,  discussion  libre,  publicité, 
unanimité,  lumière,  telles  sont  les  garanties  essen- 
tielles. Elles  figurent  dans  les  26  articles.  Qu'on  les 
applique,  et  la  Société  des  Nations  corrigera,  par  son 
seul  fonctionnement,  les  erreurs  et  les  fautes  du  traité. 
Il  suffit  qu'elle  marche...  Incessu  patuit  Dea... 

Le  traité  du  28  juin  a  laissé  debout  une  Allemagne 
unie  :  c'est  sa  faiblesse.  Il  a  érigé  la  Société  des  Na- 
tions :  c'est  sa  force.  L'alliance  entre  les  grandes  na- 
tions maintient  «  le  pouvoir  exécutif  de  la  victoire  »  :  et 
c'est  le  pont  qui  permettra  de  gagner  les  temps  nou- 
veaux. 

Le  traité  du  28  juin  est  une  œuvre  humaine.  Il  est 
fait  de  transactions,  de  concessions  et  d'imperfections. 
Mais  il  s'est  voulu  lui-même  meilleur  en  créant  l'instru- 
ment de  son  propre  perfectionnement.  Je  pense,  quant 
à  moi,  que  l'histoire  enregistrera,  comme  un  jugement, 
l'apologie  que  vient  d'en  présenter  le  président  Wil- 
son  :  «  Un  nouveau  rôle  et  une  nouvelle  responsabilité 
incombent  à  tous  les  peuples.  Le  rideau  est  levé,  la 
destinée  se  découvre.  Ce  qui  s'est  passé  n'est  l'œuvre 
d'aucun  plan  conçu  par  nous.  C'esî  la  main  de  Dieu  qui 


APRES   LA   SIGNATURE   DE   LA   PAIX  329 

nous  a  conduits  dans  cette  voie.  Nous  ne  pouvons  plus 
revenir  en  arrière ...» 

Oui,  en  avant!  Les  peuples  qui  ont  le  plus  souffert 
sauront  faire  encore  un  sacrifice,  celui  d'une  partie  de 
leurs  aspirations  et  de  leur  droit  au  Bien  et  à  l'Huma- 
nité. 

Août  1919. 


CONCLUSION 


Il  résulte  des  pages  précédentes  qu'il  existait,  depuis 
de  longues  années,  une  politique  française  ayant  en  vue 
le  cas  où  l'Allemagne  poussée,  comme  il  était  à  prévoir, 
par  la  fatalité  de  ses  ambitions,  en  appellerait  à  la  force 
des  armes  pour  asservir  l'univers. 

La  France,  «  soldat  du  droit  »,  serait  la  première 
visée,  —  et  la  première  debout.  Elle  ferait  un  rempart 
de  son  corps  à  tous  les  peuples  libres  :  si  elle  succom- 
bait, il  y  allait  de  son  existence  et  de  la  liberté  du 
monde;  mais  si  elle  tenait  son  formidable  adversaire  en 
échec,  elle  appellerait  à  l'aide  tous  les  peuples  indépen^ 
dants  pour  abattre  ensemble  l'ennemi  commun. 

La  France  avait  discerné  que  les  choses  se  passe- 
raient ainsi;  l'Allemagne,  non.  Elle  a  peu  de  divination 
dans  l'esprit...  Or,  les  choses  se  sont  passées  comme  il 
avait  été  pressenti.  La  victoire  est  acquise;  —  française 
au  début,  mondiale  à  la  fin. 

Après  la  victoire,  la  France  avait  à  montrer  qu'elle 
est  capable  de  suivre,  en  vue  de  la  paix,  une  politique 
de  justice  et  d'organisation,  comme  elle  avait  suivi,  en 


332  LE    TRAITÉ   DE    PAIX   DE   1919 

yue  de  la  guerre,  une  politique  de  droit  et  de  prépara- 
tion. 

Le  mal  dont  souffrait  l'Europe  et  qui  causa  la  crise 
de  1914  avait  son  origine  dans  les  traités  de  1815  et  de 
1871.  La  Prusse  n'avait  été  agressive  que  parce  qu'on 
lui  avait  laissé  les  moyens  de  l'être.  Installée  sur  la  rive 
gauche  du  Rhin,  comment  ne  se  fût-elle  pas  acheminée, 
par  étapes,  vers  les  mers  occidentales?  Anvers  et  Calais 
étaient  plus  tentants  encore  que  Strasbourg  ou  Nancy. 
Tel  était  le  véritable  sens  de  la  guerre  de  1914,  fm 
suprême  de  la  «  politique  mondiale  »  inventée  par 
Guillaume  et  Bulow. 

Etant  donnés  ces  précédents,  que  seul  un  enfant 
ignorerait  ou  négligerait,  quels  principes  devaient 
dicter  la  paix?  Évidemment,  réparer  les  fautes  de  1815 
et  de  1871,  enlever  à  la  Prusse  ses  moyens  d'agression. 

Trois  mesures  s'imposaient  : 

L'Alsace-Lorraine  devait  faire  retour  à  la  France; 

La  Prusse  devait  être  écartée  de  la  rive  gauche  du 
Rhin; 

La  Confédération  allemande  devait  être  restaurée  et 
arrachée  à  l'hégémonie  prussienne  selon  les  pactes  eu- 
ropéens et  le  vœu  des  peuples,  pour  figurer  à  sa  place 
dans  la  grande  Confédération  pacifique  européenne. 

L'ordre  nouveau  étant  ainsi  établi,  le  concert  des 
puissances  civilisées  devait  veiller  à  sa  conservation  :  la 
Société  des  Nations  devenait  la  clef  de  voûte  de 
l'édifice. 

De  ces  révisions  indispensables  du  pacte  européen,  la 


CONCLUSION  333 

première  est  réalisée  par  le  traité  de  septembre  1919  : 
l'Alsace-Lorraine  a  fait  retour  à  la  France. 

La  deuxième  et  la  troisième  ne  furent  même  pas  con- 
sidérées au  cours  des  négociations. 

Quant  à  la  quatrième,  elle  a  été  inscrite  solennelle- 
ment sur  le  papier;  mais  la  Société  des  Nations  est 
restée  inopérante,  tandis  qu'à  l'heure  des  délibérations, 
on  l'avait  présentée  comme  l'ancre  de  salut.  11  est  de 
l'ironie  des  choses,  comme  dit  M.  Clemenceau,  que  les 
plus  ardents  adversaires  de  la  Société  des  Nations  soient 
ceux  qui  attendent  tout  d'elle  aujourd'hui. 

Revenons  sur  les  deux  garanties  écartées  par  la  Con- 
férence : 

La  rive  gauche  du  Rhin  reste  prussienne  :  la  faute  de 
1815  n'est  pas  réparée. 

L'unité  allemande  est  renforcée  :  la  solution  bis- 
marckienne  du  problème  européen  est  consacrée. 

Tel  est  le  résultat  —  celui-là  tout  à  fait  imprévu  — 
de  la  victoire  des  Alliés  :  elle  crée  une  Mittel-Europa 
politique  et  économique,  qui  peut  redevenir,  bientôt, 
mihtaire.  C'est  une  Allemagne  agrandie  et  fortifiée, 
placée,  plus  que  jamais,  sous  la  domination  prus- 
sienne. 

Qui  se  fût  attendu  à  ce  prodigieux  renversement  des 
choses  :  ce  qui  restait  du  principe  confédératif  en  Alle- 
magne et  en  Europe  a  disparu.  Les  Etats  particuliers 
qui  avaient  une  existence  séculaire,  comme  la  Bavière, 
la  Saxe,  ont  été  broyés  sous  le  rouleau  anonyme  de  la 
Conférence  :  on  ne  les  a  même  pas  consultés!  On  leur  a 
dénié  de  but  en  blanc  le  droit  naturel  de  décider  de  leur 


334  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE  1919 

propre  sort!  La  politique  prussienne  a  recueilli  d'avance 
tous  les  suffrages.  Pas  une  protestation  n'a  été  admise. 

Qu'une  telle  enquête  ne  se  soit  pas  produite,  que  ce 
débat,  strictement  équitable  et  conforme  aux  principes 
du  président  Wilson,  ne  se  soit  pas  ouvert  devant  la 
Conférence,  que  l'unité  «  du  fer  et  du  sang  »  ait  été  le 
seul  principe  reconnu  et  sanctionné  par  ces  délibéra- 
tions solennelles,  il  doit  y  avoir  à  cela  des  raisons 
occultes  :  car  aucune  raison  plausible  n'a  été  donnée 
publiquement. 

La  Prusse,  dominant  toujours  l'Allemagne,  est  main- 
tenue sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  au  mépris  du  droit 
des  peuples  et  contrairement  à  l'opinion  autorisée  du 
Haut  Commandement  des  troupes  alliées.' Elle  garde 
donc  la  position  offensive  contre  la  France  que  les 
traités  de  1815  lui  avaient  assurée  et  la  France  n'a  pas 
obtenu  la  sécurité  territoriale  qui  lui  est  indispensable. 
Paris  est  toujours  à  quatre  jours  de  marche  de  la  fron- 
tière ;  la  «  capitale  de  la  liberté  »  est,  comme  elle  l'était 
en  1914,  à  la  merci  d'un  raid  bien  organisé. 

Qu'importe?  dit-on  :  il  n'y  a  pas  de  frontière  invio- 
lable. Assurément!  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  frontière  : 
ce  n'est  pas  la  frontière,  c'est  le  terrain  qui  se  défend  en 
raison  de  sa  profondeur,  de  son  étendue  et  de  l'impor- 
tance de  ses  hgnes.  L'histoire  de  l'Europe  établit,  de- 
puis les  campagnes  des  empereurs  romains  jusqu'à  nos 
jours,  que  le  seul  gage  d'une  paix  durable  pour  la  civi- 
lisation occidentale  est  une  masse  de  territoires  cou- 
verte par  le  fleuve  Rhin  et  comprenant  les  lignes  de 
Kaiserslautern,  les  Vosges  et  la  Meuse.  Dans  la  dernière 


CONCLUSION  335 

guerre,  l'éternelle  «  invasion  des  Barbares  »  a  pris  son 
élan  de  la  tête  de  pont  qui  lui  était  préparée  sur  la  rive 
gauche  du  Rhin;  la  transformation  des  armements  n'a 
nullement  modifié  l'importance  stratégique  et  tactique 
du  sol.  11  n'y  a  d'autre  sécurité  que  Vespace.  Comment  le 
patriotisme  français  n'a-t-il  pas  été  entendu  quand  il 
clamait  cette  vérité  à  nos  alliés,  moins  directement  in- 
téressés? 

On  dit  :  nous  avons  dû  nous  incliner  devant  certaines 
exigences  ;  nous  avons  fait  une  «  paix  de  solidarité  !  » 
—  Non  !  Nous  avons  fait  une  paix  d'ignorance  en  nous 
mettant  à  la  remorque  de  ceux  qui  ne  savaientpas,  alors, 
que  nous  savions  et  que  nous  devions  les  guider.  Qui 
admettra  que  le  président  Wilson  fût  rentré  chez  lui 
sans  la  paix  et  brouillé  avec  la  France? 

Lloyd  George  vous  disait  :  «  Les  Alliés  eussent-ils 
gagné  la  guerre  sans  la  flotte  britannique?  »  Il  fallait  lui 
répondre  :  «  L'eussent-ils  gagnée  sans  le  rempart  de  nos 
pays  dévastés?  »  La  défense  terrestre  et  la  défense  ma- 
ritime se  complètent  Tune  l'autre;  mais  elles  doivent 
être  complètes  l'une  et  l'autre  :  la  justice  le  veut,  la 
prudence  l'ordonne,  la  véritable  solidarité  l'exige. 

11  fallait  déclarer,  comme  premier  et  dernier  mot,  à 
ces  hommes  de  bonne  foi,  qu'il  y  a  des  principes  aux- 
quels l'àme  de  la  France  est  attachée,  et  desquels,  — 
sous  peine  d'atteindre  son  principe  vital,  — elle  ne  peut 
être  arrachée. 


336  LE   TRAITE   DE   PAIX   DE   1919 


Détournons-nous.  Voyons  l'avenir. 

A  défaut  de  garanties  matérielles  et  territoriales,  la 
sécurité  future  de  l'Europe  repose  sur  : 

i"  Une  institution  nouvelle,  la  Société  des  Nations; 

2'  L'alliance  franco-anglo-américaine. 

La  Société  des  Nations  n'ayant  pas  été  mise  sur  pied 
au  moment  où  les  grandes  mesures  internationales 
étaient  élaborées,  ne  peut  plus  être,  maintenant,  un 
organisme  constructeur  :  —  tout  au  plus  un  organe 
modérateur  et,  si  l'on  me  permet  l'expression,  un  ate- 
lier de  réparation. 

Si  la  conception  recueillie  par  le  président  Wilson 
dans  la  tradition  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  de  Jean- 
Jacques  Rousseau  et  des  publicistes  européens,  avait 
été  franchement  acceptée,  dès  l'abord,  par  les  gouver- 
nements, elle  eût  pu  être  tirée  du  domaine  du  rêve  et 
réalisée  beaucoup  plus  tôt  et  beaucoup  plus  opportuné- 
ment. Fonctionnant  dès  le  début  des  négociations,  elle 
eût  collaboré  à  la  solution  des  problèmes  de  la  Paix  (1). 

Il  est  trop  tard  pour  qu'elle  puisse  rendre  ce  service 
singulier.  L'avenir  dira  si  la  naissance  posthume  de  la 
Société  des  Nations  lui  assure  des  chances  de  vie  et 
d'efficacité. 


(1)  Voir,  ci-dessous,  la  proposition  faite  à  la  Commission  siégeant 
au  quai  d'Orsay  en  vue  de  la  création  immédiate  de  la  Société  des  Na- 
tions, proposition  soumise  par  la  Commission  au  ministre  des 
Affaires  étrangères  dès  le  mois  de  février  1918. 


CONCLUSION  337 

En  attendant  qu'elle  fonctionne,  il  y  a  Falliance  des 
«  Trois  ». 

Tout  système  d'alliance  se  rattache  à  la  vieille  poli- 
tique, à  cette  politique  de  V équilibre,  tant  raillée.  Du 
moins,  ici,  le  terrain  est  solide. 

L'alliance  reste,  en  somme,  la  seule  force  collective 
qui  s'oppose,  pour  le  présent,  à  une  reprise  de  l'impé- 
rialisme allemand.  Sans  cette  alliance,  la  paix  n'existe- 
rait pas  puisqu'elle  n'aurait  ni  base,  ni  force,  ni  sanc- 
tion. M.  Clemenceau  s'écrie  :  «  Même  sans  alliance, 
j'aurais  confiance  en  nos  alliés!  »  Certainement!  Tout  de 
même,  il  est  préférable  d'avoir  signé  des  actes  enga- 
geant le  présent  et  l'avenir  :  «  Si  cela  va  sans  dire,  cela 
va  beaucoup  mieux  en  le  disant.  »  Sans  l'alliance,  la 
guerre  serait  suspendue  en  permanence  au  milieu  de 
l'Europe  :  «  Vous  ne  connaissez  donc  pas  l'Allemagne!  » 
s'écriait  M.  Briand. 

La  France  compte  donc  sur  ses  grands  amis.  Sans 
eux,  elle  ne  peut  ni  vivre  ni  même  faire  un  pas  :  tel  est 
le  résultat  de  cette  guerre...  ou  plutôt  tel  est  le  résultat 
de  cette  paix  ! 

Nous  sommes  cadenassés  dans  l'alliance;  elle  est, 
pour  nous,  d'une  nécessité  absolue.  Heureusement  elle 
nous  inspire  toute  confiance;  elle  est  selon  nos  vœux; 
nous  lui  donnons  notre  pleine  et  entière  adhésion. 

Mais  il  faut  qu'il  en  soit  de  môme  d'autre  part.  Car 
la  nécessité  de  l'accord  s'impose  à  nos  aUiés  comme  à 
nous-mêmes.  La  formule  est  bien  simple  :  en  présence 
d'une  Allemagne  unie,  il  faut  des  puissances  unies. 


22 


338  LE   TRAITE   DE   PAIX  DE   1919 

Considérons,  d'abord,  l'Angleterre.  L'Angleterre  ne 
peut  pas  ne  pas  se  rendre  compte  que  si  elle  laissait  affai- 
blir la  France,  elle  s'affaiblirait  dans  les  mêmes  propor- 
tions. La  France  a  besoin  de  l'Angleterre,  oui;  mais  l'An- 
gleterre a  besoin  de  la  France  :  ces  solidarités  sont  inhé- 
rentes aux  grandes  affaires  européennes;  et  elles  sont 
les  suites  naturelles  de  la  guerre  qui  vient  de  s'achever. 

Entraînée  par  les  calculs  de  ses  hommes  d'affaires, 
poussée  par  la  politique  de  ses  partis  ouvriers  qui  n'ont 
pas  rompu  tout  lien  avec  les  groupements  marxistes, 
l'Angleterre  a  cru  devoir  ménager  l'unité  et  les  forces 
allemandes  :  elle  n'a  pas  tenu  compte  du  nuage  inquié- 
tant qui  continue  à  surplomber  l'Europe  et  notamment 
la  France  et  la  Belgique.  Par  la  Belgique,  pourtant,  son 
propre  archipel  reste  directement  menacé. 

Cet  Empire  britannique  qui  s'étend  sans  cesse  et 
que  Lloyd  George  appelait  «  une  autre  Société  des 
Nations  »,  est,  j'en  conviens,  l'Empire  de  la  civilisation 
et  de  la  liberté.  S'il  s'effondrait,  la  plus  affreuse  anar- 
chie se  déchaînerait  sur  l'univers.  Mais,  cet  Empire,  il 
faut  le  défendre  :  or,  il  ne  se  défend  et  ne  se  défendra 
dans  l'avenir,  qu'en  Europe. 

L'Allemagne  hait  l'Angleterre  ;  elle  la  hait  par  prin- 
cipe, essentiellement .  ha  dernière  guerre  visait  surtout,  et 
presque  uniquement,  l'élément  anglo-saxon. 

Dés  1912,  Kiderlen-Waechter  écrivait  :  «  S'il  doit  y 
avoir  guerre,  nous  désirons  la  guerre  simultanément  avec 
la.  France  et  r Angleterre  (i).  » 

(1)  Lettres  publiées  dans  l'Éclair  du  26  septembre  1919. 


CONCLUSION  339 

Quel  citoyen  britannique  pourrait  oublier  les  paroles 
prononcées  par  Guillaume  II  quand  il  se  crut  assuré  de 
la  victoire?  «  Le  peuple  allemand  ne  vit  pas  clairement, 
quand  la  guerre  éclata,  quelle  signification  elle  aurait.  Je  le 
SAVAIS  TRÈS  EXACTEMENT. . .  Je  savais  très  exactement  de  quoi  il 
s'agissait...  Il  s'agissait  d'une  lutte  entre  deux  conceptions  du 
monde.  Ou  bien  la  conception  prussienne  allemande,  germa- 
nique du  monde  :  droit,  liberté,  honneur  et  morale,  doit  rester 
en  honneur;  ou  bien  la  conception  anglo-saxonne  qui 
signifie  se  livrer  à  V idolâtrie  de  V argent.  Les  peuples  de  la  terre 
travaillent  comme  des  esclaves  pour  la  race  des  maîtres  anglo- 
saxons  qui  les  tiennent  sous  le  joug.  Les  deux  conceptions  lut- 
tent Vune  contre  Vautre.  Il  faut  absolument  que   l'une 

d'elles  soit  VAINCUE...   (1).   » 

Et  l'empereur  Guillaume  ajoute,  découvrant  le  fond 
de  la  pensée  allemande  :  un  duel  de  cette  nature  «  n'est 
pas  l'affaire  de  quelques  semaines,  de  quelques  mois  ou 
de  quelques  années  » .  Une  trêve  peut  l'interrompre  ; 
mais  il  ne  prendra  fin  que  par  la  ruine  de  l'ennemi. 

Dès  qu'elle  sera  remise  sur  pied,  l'Allemagne  voudra 
venger  son  honneur;  elle  voudra  reprendre  ses  colo- 
nies, reconquérir  ses  débouchés  maritimes.  En  atten- 
dant, sur  le  terrain  des  affaires,  l'Allemagne  reprend 
résolument  la  lutte.  Les  deux  impérialismes  écono- 
miques sont  dressés  déjà  l'un  contre  l'autre.  La  Russie 
est  un  champ  d'action  qu'ils  se  disputeront  demain. 
Bref,  dans  le  fourré  de  l'histoire,  une  haine  farouche  est 

{{)  Discours  prononcé  par  l'empereur  Guillaume  II  le  jour  du  tren- 
tième anniversaire  de  son  avènement,  15  juin  1918,  au  Grand  Quartier 
Général  allemand,  en  réponse  au  toast  porté  par  le  feld-maréchal 
Hindenburff. 


340  LE    TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

aux  aguets  contre  l'Angleterre.  Celle-ci  a  pour  devoir  et 
pour  nécessité  d'être  toujours  prête  et  de  s'assurer,  en 
elle-même  et  hors  d'elle-même,  les  forces  nécessaires 
pour  couper  les  jarrets  à  l'agression  allemande  avant 
même  qu'elle  ait  pris  son  élan.  L'Angleterre  a  besoin 
d'être  sur  ses  gardes  plus  que  puissance  au  monde. 

Or,  par  une  «  incompréhension  »  extraordinaire, — je 
reprends  le  mot  de  M.  Clemenceau,  —  elle  a  laissé  l'Al- 
lemagne à  deux  pas  d'Anvers  et  de  Calais.  Le  nach  Calais 
ne  lui  a  donc  rien  appris?.,. 

Si  le  calcul  de  l'Angleterre,  en  éloignant  la  France 
(et,  par  suite,  la  Belgique)  des  bords  du  Rhin,  a  été  de 
maintenir  l'égalité  des  forces  entre  les  deux  puissances 
continentales,  ce  calcul  est  faux.  Car,  au  cas  oii  l'Alle- 
magne prendrait  le  dessus,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  elle 
sauterait  à  la  gorge  de  l'Angleterre.  Avec  les  moyens 
d'offensive  moderne,  celle-ci  ne  pourrait  résister  seule 
à  un  soudain  assaut.  On  a  attribué  au  roi  Edouard  ce 
mot  :  «  Notre  frontière  est  sur  le  Rhin.  »  M.  Lloyd 
George,  en  laissant  le  Rhin  à  la  Prusse,  n'a  pas  fait 
preuve  de  la  haute  perspicacité  qui  caractérisait  le  roi 
Edouard. 

Je  parlerai  à  peine  de  l'Amérique.  Les  États-Unis 
ont,  maintenant,  qu'ils  le  veuillent  ou  non,  une  poli- 
tique européenne.  Cette  politique  sera  française  ou  ne 
sera  pas.  Se  mettre  à  la  remorque  de  l'expansionnisme 
britannique,  ce  n'est  pas  un  sort  pour  la  démocratie 
américaine.  M.  Wilson  a  montré,  dans  le  débat  de  la 
paix,  un  idéalisme  intransigeant;  il  n'a,  dit-on,  voulu 


CONCLUSION  341 

écouter  personne.  Le  voilà,  maintenant,  obligé  d'écouter 
tout  le  monde  :  car  les  peuples  ont  leur  tour.  Ses  adver- 
saires sont  ardents  et  veulent  l'abattre  sur  le  texte  même 
du  traité.  Nous  n'avons  pas  à  entrer  dans  cette  querelle. 
Mais,  ce  dont  nous  sommes  assurés,  c'est  que  nos  amis 
américains  n'oublieront  pas  ce  que  la  France  a  fait  pour 
l'Amérique  et  ce  que  l'Amérique  a  fait  pour  la  France. 
L'alliance  nous  apporte  donc  des  garanties;  mais, 
puisqu'elles  reposent  sur  des  sentiments,  il  ne  suffit  pas 
de  les  affirmer,  il  faut  les  entretenir. 


Il  ne  peut  être  question  de  reprendre  ici  l'ensemble 
des  difficiles  problèmes  qui  ne  sont  pas  résolus  et  qui 
sont  restés  en  dehors  du  traité  de  juin  1919;  il  est 
impossible,  pourtant,  de  les  ignorer  et  d'en  nier  la  diffi- 
culté et  la  grandeur  :  problème  adriatique,  problème 
danubien,  problème  balkanique,  problème  des  détroits, 
problème  russe,  problème  roumain  et  des  puissances 
«  à  intérêts  limités  ».  La  France  avait,  sur  toutes  ces 
questions,  une  politique  traditionnelle.  Elle  Ta  peut-être 
trop  oublié  :  on  y  reviendra.  C'est  d'ores  et  déjà  l'affaire 
de  la  diplomatie. 

La  diplomatie  a  été  délibérément  écartée  du  grand 
débat  international  qui  a  clos  la  guerre  de  1914.  Fan- 
taisie un  peu  forte.  La  diplomatie  n'est  rien  autre  chose 
que  l'organe  de  copénétration  mutuelle  des  peuples.  On 
ne  peut  se  passer  d'elle;  car,  sans  elle,  il  n'y  a  plus  de 
contact.  On  en  est  donc  venu  aux  rapports  directs  entre 


3i2  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 

les  gouvernements.  Et  les  résultats  sont  apparus  tout  de 
suite  :  les  gouvernements  sont  faits  pour  gouverner, 
non  pour  négocier.  J'ai  dit  et  écrit,  il  y  a  longtemps,  que 
la  grande  faute  commise  par  M.  Thiers  avait  été  de 
traiter,  en  personne,  aux  préliminaires  de  Versailles. 
Toute  transaction  exige  une  mûre  réflexion  et,  par  con- 
séquent, un  recours  à  une  autorité  supérieure.  Cette 
même  faute,  on  l'a  reproduite  en  1919.  Le  président 
Wilson  eût  vu  plus  haut,  de  plus  loin.  M.  Clemenceau 
eût  gardé  intact  le  prestige  de  la  victoire  en  ne  le  profa- 
nant pas  dans  des  discussions  mesquines. 

On  appelle,  maintenant,  la  diplomatie  à  la  rescousse  : 
on  hâte  la  réunion  de  la  Société  des  Nations  ;  on  con- 
voque les  «  hommes  d'État  »  ;  on  est  prêt  à  leur  passer 
le  fardeau. . .  Qu'on  le  leur  passe,  c'est  la  bonne  méthode. 

Sous  l'égide  de  la  Société  des  Nations,  la  diplomatie 
va  se  mettre  à  l'œuvre.  Les  «  cent  vieillards  »  vont  déli- 
bérer. Il  reste  beaucoup  à  faire  et  il  y  a  beaucoup  à  re- 
faire. Je  dirai  franchement  ma  pensée  :  les  traités  sont 
à  remanier  sur  certains  points,  et  cela  doit  se  faire  avec 
le  concours  de  toutes  les  bonnes  volontés,  de  toutes  les 
expériences,  et  avec  l'aide  du  temps. 

Il  existe  un  Ordre  européen  :  cet  ordre,  il  faut  le  déga- 
ger. Cela  ne  s'improvise  pas.  Il  est  nécessaire  de  tenir, 
d'abord,  à  l'écart,  ceux  qui  l'ont  sciemment  violé.  Si  les 
autres  peuples  se  sentent  libérés  de  la  menace  qui  pe- 
sait sur  eux  depuis  un  demi-siècle,  ils  viendront  d'eux- 
mêmes  se  ranger  dans  la  paix  organisée,  car  tout  le 
monde  la  veut,  comme  tout  le  monde  préfère  l'indépen- 
dance et  la  liberté. 


CONCLUSION  343 

Mais  pour  obtenir  de  tels  résultats,  il  faut  agir 
d'abord  sur  les  éléments  hostiles  ou  désorbités,  et  les 
ramener  au  respect  de  la  règle  en  pesant  sur  eux  avec 
fermeté,  avec  suite,  sans  passion,  sans  orgueil,  avec 
courage. 

Et  c'est  pourquoi  la  France  doit  jouer,  dans  les 
affaires  de  l'Europe  continentale,  un  rôle  prépondérant. 
La  France  sait  l'Europe;  la  France  aime  l'ordre;  elle 
aime  les  faibles;  elle  est  modérée,  elle  est  raisonnable, 
elle  est  brave. 

Qu'elle  parle  donc  et  qu'elle  parle  clair  selon  son 
nom  :  «  Franchise  de  France  !  »  Qu'elle  agisse,  et  selon 
sa  force  retrempée  dans  la  victoire!  Que  sa  diplomatie 
aborde  les  nouveaux  problèmes,  —  qui  ne  sont  que  les 
anciens  prolongés,  — selon  le  caractère  et  la  volonté  de 
son  peuple!  Ainsi  se  dégageront,  et  surtout  par  elle,  les 
véritables  lois  de  l'ordre  européen,  troublées  si  long- 
temps par  les  ambitions  delà  Prusse  —  et  qui,  une  fois 
rétablies,  apparaîtront,  non  pas  comme  une  improvisa- 
tion un  peu  hasardeuse,  mais  comme  une  législation 
nouvelle,  un  Édit  du  Droit,  conformes  à  l'histoire,  à 
1  expérience,  au  bon  sens,  —  à.  la  Raison. 


APPENDICE 


r  r 


DE  LA  SOCIETE  DES  NATIONS 


DE   LA   SOCIÉTÉ  DES  NATIONS 


Je  crois  utile  de  grouper,  dans  cet  appendice,  les  opinions  que  j'ai 
émises  devant  la  CommissioTi  de  la  Société  des  Nations  dés  no- 
vembre 1917-février  1918.  et  tendant  à  la  fondation  et  à  la  réunion 
immédiate  de  la  Société  des  Nations. 


LA    SOCIETE    DES    NATIONS    ET    L   OPINION    PUBLIQUE 


Exposé  présenté  par  M.  Hano- 
taux  dans  la  séance  du  21  no- 
vembre 1917. 


M.  Hanotaux.  —  Messieurs,  comme  je  n'ai  pas  assisté  au 
début  de  vos  travaux,  vous  m'excuserez  de  vous  demander 
quelques  explications  sur  les  choses  qui  ont  déjà  été  dites 
et  peut-être  d'en  répéter  certaines.  En  écoutant  le  rapport 
de  M.  Fromageot,  je  me  demandais  si,  à  l'heure  actuelle, 
du  cerveau  d'un  homme  pouvaient  sortir  les  lois  futures  qui 
régleront  la  vie  sociale  des  peuples.  Je  crois  (jue  le  travail 
dont  ces  lois  sortiront  se  fait,  en  quelque  sorte,  en  dehors 
de  nous  et  par  une  marche  souterraine  que  nous  percevons 
à  peine.  Tout  ce  que  nous  pouvons  faire,  cest  d'appliiiuer 
à  ce  travail  souterrain  qui  se  propage  dans  les  opinions  une 
méthode  sismique,  si  je  puis  dire,  qui  nous  permette  de 
l'enregistrer.  Les  lois  ne  s'édictent  pas,  elles  se  rédigent  ; 


348  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

c'est  ce  qu'on  appelait  sous  l'ancien  régime  «  la  rédaction 
des  coutumes  ».  Les  peuples  parlent  et  les  législateurs 
écrivent. 

Nous  avons  une  preuve  singulière  de  la  force  obs- 
cure de  l'opinion  justement  en  ce  qui  concerne  la  ma- 
tière du  droit  international.  Il  s'agit  de  la  sanction  apportée 
à  la  violation  du  régime  international  fondé  à  La  Haye. 
Cette  sanction  s'est  produite  à  l'occasion  des  débats  sur  les 
origines  de  la  guerre.  L'Allemagne,  malgré  tout,  a  dû  s'ex- 
pliquer et,  si  elle  se  tait,  son  silence  la  condamne.  Si,  par 
hypothèse,  elle  avait  accepté  la  proposition  d'arbitrage  de 
l'empereur  de  Russie,  eUe  eût  échappé  à  cette  responsabi- 
lité assumée  par  elle  et  qui,  même  à  l'égard  de  ses  peuples, 
la  maintient  dans  une  mauvaise  posture,  soit  qu'il  s'agisse 
de  la  Belgique,  soit  qu'il  s'agisse  des  autres  nations  au  dé- 
triment desquelles  elle  a  violé  le  droit.  Il  s'est  donc  créé  une 
sanction  latente  et  qui  agit  sur  l'opinion  allemande  elle- 
même.  J'ajoute  que  cette  sanction  de  l'opinion  a  eu  un  effet 
plus  pratique,  plus  efficace,  plus  redoutable  à  l'Allemagne. 
N'est-ce  pas  ce  mouvement  de  l'opinion  qui  a  provoqué 
l'intervention  des  États-Unis  et  de  plusieurs  autres  puis- 
sances, interventions  qui,  pour  être  un  peu  tardives,  ne 
s'en  sont  pas  moins  produites.  Donc  un  travail  obscur  de 
l'opinion  a  été  accompagné  d'une  sanction  réelle.  Les  lois 
internationales  ne  sont  pas,  même  dans  l'état  actuel  des 
choses,  dépouillées  de  toute  autorité  executive.  C'est  le 
travail  de  l'opinion  qui  a  produit  ce  résultat.  Au  début  des 
hostilités,  il  n'y  avait  peut-être  pas  50  000  Américains  favo- 
rables à  la  guerre.  Aujourd'hui  l'immense  majorité  est 
acquise.  Ce  que  M.  Fromageot  disait  tout  à  l'heure  des 
interventions  et  des  garanties  nous  pouvons  le  chercher  en 
premier  lieu  dans  le  concours  de  l'opinion.  Et  c'est  là  une 
sorte  de  sanction  sur  laquelle  la  future  Société  des  Nations 
doit,  d'abord,  s'appuyer. 

M.  Anson,  dans  la  conclusion  de  se^s  études  sur  la  cons- 
titution anglaise,  donne  à  l'opinion  ce  qu'il  appelle  «  le 


DE   LA    SOCIÉTÉ    DES    NATIONS  349 

pouvoir  du  dernier  mot  ».  Si  l'opinion  dun  peuple  est  con- 
traire à  la  guerre,  il  n'y  a  pas  de  pouvoir  qui  puisse  tirer 
l'épée  malgré  elle;  et  si  toutes  les  opinions  étaient  con- 
traires à  la  guerre,  il  n'y  aurait  plus  de  guerre.  C'est  là  pour 
moi  toute  la  question.  Le  cardinal  Fleury  disait  à  l'abbé  de 
Saint-Pierre  :  «  Avant  de  faire  discuter  vos  cinq  articles, 
avez-vous  préparé  les  cœurs  et  les  esprits  des  gouverne- 
ments et  des  peuples?  »  Le  problème  n'a  pas  changé.  Il 
faut  instruire  l'opinion,  il  faut  faire  son  éducation  et  lui 
faire  comprendre  que  l'entreprise  n'est  pas  si  ridicule  que 
certains  veulent  le  lui  faire  croire,  que  nous  ne  sommes 
pas  engagés  dans  une  tentative  vaine  et  que  nous  ne  cher- 
chons pas  à  bâtir  en  l'air,  et  que  si  les  formules  juridiques 
sont  difficiles  à  établir,  nous  arriverons  tout  de  même  à  les 
dégager,  en  nous  appuyant  sur  l'opinion  des  peuples  qui, 
précisément  parce  qu'ils  ont  subi  cette  guerre,  ne  veulent 
plus  la  voir  se  renouveler.  Si  nous  ne  nous  appuyions  pas 
sur  cette  opinion,  ce  serait  véritablement  peine  perdue.  Il 
faut  qu'il  y  ait  chez  les  peuples  un  moteur  nouveau  qui 
empêche  des  guerres  futures  :  ce  moteur  sera  l'opinion 
mieux  avertie,  mieux  éduquée  et  de  plus  en  plus  consciente 
de  sa  force.  Par  elle,  il  sera  impossible  désormais  à  un 
gouvernement  de  refuser  les  interventions  légitimes  desti- 
nées à  empêcher  les  guerres  d'éclater. 

Pourquoi  a-t-on  pu  faire  la  guerre  en  1914,  malgré 
toutes  les  précautions  qui  avaient  été  prises  aux  deux  con- 
férences de  La  Haye  pour  l'éviter?  C'est  parce  que  nous 
nous  sommes  trouvés  en  présence  d'une  puissance  de 
proie  et  d'un  peuple  dont  l'éducation  politique  n'était  pas 
faite.  La  catastrophe  à  laquelle  elle  court  est  déjà  une  sanc- 
tion et  si,  aujourd'hui,  le  fameux  conseil  de  Potsdam  qui 
a  pris  la  responsabilité  de  la  déclaration  de  guerre  était 
consulté,  je  me  demande  si  son  avis  ne  serait  pas  tout  dif- 
férent et  absolument  contraire. 

Par  conséquent,  messieurs,  je  ne  suis  pas  loin  de 
penser  que  M.  le  Président  du   Conseil  a  rendu  liicr  à 


350  LE    TRAITÉ   DE    PAIX   DE   1919 

nos  idées  le  plus  grand  des  services  en  s' exprimant  devant 
la  Chambre  comme  il  l'a  fait  sur  la  Société  des  Nations.  Il 
était  trop  facile  de  saisir  l'ironie  de  M.  Clemenceau  et,  de 
prime  abord,  cela  seul  est  apparu.  Mais,  si  vous  y  réflé- 
cliissez,  vous  observerez  que  M.  Clemenceau  lui-même, 
qui,  en  plein  dans  la  lutte,  ne  s'attarde  pas  à  étudier  l'orga- 
nisation future  du  monde,  ne  s'en  est  pas  moins  abrité  der- 
rière votre  Commission  pour  répondre  aux  instantes  inter- 
rogations de  la  Chambre.  Ainsi,  il  vous  a  fait,  si  j'ose  dire, 
une  publicité  énorme,  et  il  a  reconnu  qu'il  ne  pouvait  se 
dérober  au  problème.  Son  ironie  elle-même  s'est  trans- 
formée et  c'est  sur  le  ton  de  la  gravité  qu'il  a  terminé  en 
promettant  à  la  Chambre  de  la  saisir  de  vos  travaux  quand 
ils  seraient  arrivés  à  leur  terme.  Une  faisait  que  reprendre, 
d'ailleurs,  les  paroles  qui  sont  désormais  prononcées  par 
tous  les  gouvernements,  qu'il  s'agisse  de  M.  Ribot  ou  de 
M.  Wilson,  de  M.  Lloyd  George,  ou  de  M.  Michaélis  lui- 
même.  Car  l'Allemagne  a  repris,  maintenant,  la  thèse  du 
droit  si  longtemps  méprisée  par  elle.  Elle  a  suivi  en  cela  les 
conseils  que  lui  donnait  Harden  et  c'est  le  premier  signe, 
le  signe  le  plus  convaincant  de  la  force  de  votre  thèse. 
L'Allemagne  elle-même  essaye  de  vous  la  dérober.  Son 
éducation  se  fait.  Le  peuple  allemand  rendra  ses  chefs  res- 
ponsables. Quant  à  vous,  vous  songez  à  fonder,  par  la  vic- 
toire, la  paix  des  peuples  libres  :  c'est  à  ces  peuples  qu'il 
faut  en  appeler  sans  cesse.  Et  c'est  pourquoi  je  vous  in\'ite 
à  faire  d'abord  et  constanmient  un  immense  effort  pour 
l'éducation  de  l'opinion. 

M.  Bourgeois,  —  Je  crois  aussi  que  l'éducation  de  l'opi- 
nion est  indispensable. 

Il  faut  l'éclairer  le  plus  complètement  possible  en  disant 
ce  que  nous  voulons  et  ce  que  nous  ne  voulons  pas.  J'avais, 
dans  l'exposé  que  j'ai  fait  au  début,  bien  spécifié  qu'il  y  a 
un  intérêt  particulier  supérieur  à  tous  les  intérêts  vitaux 
des  États,  commun  à  tous,  et  que  la  catastrophe  récente  a 


DE   LA   SOCIÉTÉ   DES   NATIONS  331 

montré  dans  toute  sa  grandeur  infinie,  c'est  l'intérêt  vital 
de  maintenir  la  paix.  L'opinion  du  monde  et  de  tous  les 
pays  le  reconnaît  aujourd'hui  et,  comme  vient  de  le  dire 
M.  Hanotaux,  ce  sentiment  existe  même  en  Allemagne  et  il 
a  pu  se  demander  si  les  gouvernants  allemands  ayant 
encore  à  se  réunir  à  Potsdam  pour  savoir  s'ils  déclare- 
raient une  guerre  l'oseraient  encore.  Séparant  nettement 
la  réalité  du  rêve,  ce  que  nous  avons  à  faire,  c'est  de  dé- 
montrer que  le  maintien  de  la  paix  est  un  intérêt  réel  vital 
et  qu'en  le  défendant  nous  ne  défendons  pas  seulement 
une  idée  mais  un  bien  essentiel  de  l'Humanité. 

M.  Hanotaux.  —  Un  point  essentiel  sera  d'éviter  de 
poser  prématurément  devant  l'opinion  les  questions  de 
souveraineté  nationale. 


352  LE   TRAITÉ   DE   PAIX   DE   1919 


II 


PROPOSITION    TENDANT    A    LA    CONSTITUTION    IMMEDIATE 
DE    LA    SOCIÉTÉ    DES    NATIONS 


Présentée  à  la  Commission  de  la  So- 
ciété des  Nations  dans  sa  séance  du 
6  février  1918. 


M.  Hanotaux.  —  Messieurs,  la  proposition  que  je  viens 
soumettre  à  la  Commission^  selon  la  mission  qu'elle  a  bien 
voulu  me  confier,  est,  en  quelque  sorte,  la  suite  et  la  conclu- 
sion du  rapport  historique  dont  il  vient  d'être  donné  lecture. 

Après  chaque  grande  guerre,  l'humanité  a  fait  un  pas 
nouveau  pour  s'approcher  d'un  régime  de  paix  internatio- 
nale. Il  vient  d'être  établi  que  ces  efforts  n'ont  jamais  été 
vains  et,  si  des  retours  et  des  régressions  ont  eu  lieu,  ce- 
pendant le  progrès  s'est  affirmé  toujours  dans  le  même 
sens.  Il  est  arrivé,  ou  qu'une  période  de  pacification  orga- 
nisée a  suivi  les  délibérations  du  congrès,  ou  qu'un  certain 
élargissement  de  la  vie  internationale  s'est  produit  par 
l'amélioration  des  rapports  permanents  des  peuples  entre 
eux.  Le  cri  des  populations  vers  la  paix  n'a  jamais  été  sans 
effet. 

Sera-t-il  entendu  aujourd'hui?  ou  bien  nous  détourne- 
rons-nous, et  avouerons-nous  notre  impuissance  quand 
nous  avons,  après  le  plus  grand  siècle  international  qu'il  y 
ait  jamais  eu  —  le  dix-neuvième  siècle,  —  tant  de  motifs 
de  croire  et  d'espérer? 

L'opinion  publique  universelle  acclame,  d'avance,  «  la 
Société  des  Nations  ».  Et  la  pression  est  si  forte  que  les 
gouvernements  dont  les  principes  et  les  traditions  sont  les 
plus  hostiles  ne  peuvent  se  mettre  eii  travers  du  courant. 
La  plupart  s'y  abandonnent,  quitte  à  essayer  de  le  diriger 


DE    LA   SOCIÉTÉ    DES    NATIONS  353 

OU  de  ie  capter.  Ce  ne  sont  pas  de  simples  dénégations  iro- 
niques, ou  des  critiques  superficielles  qui  régleront, 
devant  l'esprit  public  soulevé,  la  question  de  la  Société  des 
Nations. 

Il  ne  s'ag-it  pas  d'apporter  aux  peuples  un  nouvel  Évan- 
gile ni  une  nouvelle  morale,  ni  un  nouveau  Contrat  social; 
il  s'agit,  en  suivant  les  routes  déjà  ouvertes,  de  les  pro- 
longer, de  lever  les  yeux  vers  des  horizons  plus  lointains, 
désormais  entrevus,  de  répondre,  dans  la  mesure  du  pos- 
sible, aux  ardentes  aspirations  du  monde  tout  entier. 

Nous  abordons  une  nouvelle  étape  de  la  marche  com- 
mune de  l'humanité;  mais  nous  savons  que  ce  n'est  qu'une 
étape.  Nous  le  savons  aussi,  l'heure  n'est  pas  sonnée  où 
l'humanité  s'arrêtera,  satisfaite,  sur  le  bord  de  la  route. 

Dans  les  études  qui  ont  retenu  l'attention  de  la  Commis- 
sion, les  moyens  de  prévenir  la  guerre,  les  sanctions  des- 
tinées à  frapper  les  États  qui  la  déchaîneront,  ont  été 
étudiés  avec  une  grande  autorité  et  une  grande  force. 

Mais,  si  nous  avons  envisagé,  d^ores  et  déjà,  les 
«  moyens  »  de  la  juridiction  internationale,  nous  ne  con- 
naissons pas  «  l'instrument  »  de  la  vie  internationale,  — 
ce  que  M.  Renault  appelait  «  l'organisme  moteur  ». 

Vous  m'avez  vu  vivement  préoccupé  de  cette  lacune.  En 
effet,  c'est  la  vie  qu'il  faut  créer  d'abord;  le  reste  viendra 
par  surcroît. 

Or,  la  vie  internationale  ne  sera  créée  que  par  un  acte 
générateur.  Il  faut  qu'un  caillou  soit  jeté  pour  que  les  pre- 
mières ondes  s'agitent;  ce  caillou  initial,  (juel  bras  sera 
assez  fort  pour  le  lancer?  Pour  moi,  je  n'en  vois  qu'un, 
celui  du  corps  des  puissances  qui  sont  unies  dans  le  combat 
pour  le  Droit.  Et,  dans  cette  collectivité  des  puissances  de 
l'Entente,  il  en  est  une  qui  a  eu,  de  tout  temps,  l'initiative 
des  conceptions  généreuses,  c'est  la  France. 

Et  c'est  pourquoi  je  demande  que  le  gouvernement  fran- 
çais soumette,  aussitôt  (juc  pos.sible,  aux  puissances  de 
l'Entente  (je  reviendrai  tout  à  l'heure  sur  les  conditions 

23 


354  LE   TRAITE   DE    PAIX   DE   1919 

dans  lesquelles  cette  procédure  peut  s'engager),  je  de- 
mande que  le  gouvernement  français  soumette,  le  plus  tôt 
possible,  aux  Alliés,  un  projet  d'organisation  de  la  vie 
internationale  qui  sera  le  premier  embryon  de  la  Société 
des  Nations. 

Il  ne  s'agit  pets  seulement  d'un  texte,  il  s'agit  d'un  acte. 
Aux  puissances  de  l'Entente  serait  soumis  un  engagement 
ainsi  conçu  :  «  Tel  pa^s  prend  l'engagement,  par  les  pré- 
sentes, de  faire  désormais  partie  de  la  Société  des  Nations 
et  de  participer,  par  ses  délégués,  aux  premières  délibéra- 
tions qui  la  constitueront.  » 

Encore  une  fois,  ce  texte  sera  soumis  seulement  aux 
puissances  de  l'Entente;  seules  elles  auront  qualité  pour 
fonder  entre  elles^  —  et  entre  elles  exclusivement,  —  la 
Société  des  Nations. 

Ce  texte  est  un  acte;  il  fonde.  Il  crée.  Il  détermine.  Il 
limite.  En  un  mot,  il  constitue. 

En  effet,  en  dehors  de  la  déclaration  fondamentale,  il 
établit  l'instrument  de  la  future  vie  internationale,  c'est-à- 
dire  une  première  organisation. 

Une  organisation,  si  rudimentaire  soit-elle  :  tout  est  là. 

On  a  parlé  de  pouvoir  législatif,  de  pouvoir  exécutif,  de 
pouvoir  judiciaire.  Mais  nous  n'en  sommes  point  aiTivés 
au  point  où  ces  organes  peuvent  être  improvisés  :  seule 
une  délibération  internationale  publique  aura  assez  d'éclat 
et  assez  d'autorité  pour  établir  les  organismes  de  la  vie  pu- 
blique internationale.  C'est  au  sein  de  cette  Commission 
d'organisation  que  les  graves  problèmes  qui  nous  préoc- 
cupent devront  être  définitivement  débattus. 

Dès  maintenant,  et  avant  même  que  ne  s'ouvrent  les 
assises  du  futur  congrès,  nous  devons  donner  cette  preuve 
éclatante  de  notre  volonté  de  paix.  Réunissons  une  assem- 
blée composée  des  délégués  des  puissances  de  l'Entente  et 
qui  étudiera  (comme  on  l'a  déjà  fait  à  la  Conférence  de 
La  Haye)  les  modalités  de  la  future  Société  des  Nations. 

Cette  œuvre  sera  notre  œuvre,  —  l'œuvre  des  puissances 


DE   LA   SOCIETE   DES   NATIONS  3S§ 

de  l'Entente,  —  nous  en  resterons  les  maîtres.  Nous  ne 
l'imposerons  à  personne,  mais  personne  n'en  bénéficiera 
sans  prendre  des  engagements  et,  s'il  y  a  lieu,  sans  donner 
des  garanties  qui  seront  fonnulées  à  loisir  par  la  Commis- 
sion d'org-anisation  elle-même. 

Cette  Commission  sera  maîtresse  de  son  ordre  du  jour. 
Les  gouvernements  et  les  peuples  lui  feront  confiance.  Car 
si  elle  délibère  en  toute  liberté,  il  est  entendu  que  ses  déli- 
bérations n'engagent  personne  et  que  l'acte  d'organisation 
internationale  qui  sera  la  conclusion  de  ses  travaux,  ne 
sera  sanctionné  par  chacune  des  puissances  qui  voudront 
y  adhérer  que  dans  le  plein  et  libre  exercice  de  leur  souve- 
raineté. Faire  partie  ou  ne  pas  faire  partie  delà  Société  des 
Nations,  souscrire  ou  ne  pas  souscrire  à  l'acte  constitu- 
tionnel, sur  ce  point,  chaque  puissance,  petite  ou  grande, 
sera  libre.  Toutes  les  puissances  de  l'Entente  auront  déli- 
béré; mais  aucune  ne  sera  engagée  que  par  sa  propre 
volonté  dûment  exprimée. 

Pour  bien  préciser  ma  pensée,  j'entends  que  cette  pre- 
mière conférence  ne  doit  pas  se  confondre  avec  le  futur 
Congrès  de  la  paix.  Sa  tradition  et  son  type  ne  sont  pas 
dans  les  Congrès  de  Westphalie  ou  de  Vienne,  ils  sont  dans 
les  Conférences  de  La  Haye. 

Je  pourrais  interrompre  ici  cet  exposé,  car  le  futur  Con- 
seil dont  il  vient  d'être  question  aura  seul  qualité  pour 
tracer  son  propre  programme  d'étude  et  d'action,  pour 
charger  des  Commissions  prises  dans  son  sein  de  prendre 
les  initiatives,  pour  organiser  ses  débats,  son  mode  de 
votation,  etc.,  etc. 

Cependant,  il  me  paraît  difficile  de  ne  pas  attirer  votre 
attention,  et  l'attention  du  gouvernement,  sur  le  nombre 
de  délégations  et  de  membres  (jui  formeront  le  Conseil, 
sur  leur  autorité  représentative,  sur  leur  compétence. 

En  ce  qui  concerne  la  nature  des  délégations  et  le 
nombre  des  membres  qui  en  feront  partie,  nous  nous  trou- 
vons en  présence  d'une  difficulté  qui  a  été  souvent  exa- 


356  LE    TRAITÉ    DE    PAIX    DE   4919 

minée.  Si  les  représentants  sont  en  nombre  proportionnel 
aux  chiffres  des  populations  respectives,  les  grands  États 
écraseront  les  petits.  Si  chacune  des  représentations  ne 
compte,  au  moment  du  vote,  que  pour  une  seule  voix,  les 
petits  États  écraseront  les  grands.  Pour  résoudre  cette 
difficulté,  je  me  rallierai,  pour  ma  part,  à  un  système  qui  a 
été  déjà  proposé,  en  me  contentant  de  le  simplifier. 

On  distinguerait  entre  trois  natures  de  puissances  repré- 
sentées :  les  grandes  puissances,  les  moyennes  puissances 
et  les  petites  ou  minuscules.  Les  grandes  puissances  se- 
raient au  nombre  de  huit  :  ce  sont  «  les  grandes  puis- 
sances »  actuelles,  plus  l'Espagne;  les  moyennes  puis- 
sances seraient  toutes  les  autres,  sauf  les  minuscules  : 
Saint-Marin,  Andorre,  Monaco,  etc  Les  grandes  puissances 
pourraient  avoir  huit  délégués,  les  puissances  moyennes 
cliacuiie  de  cinq  à  trois,  les  petites  puissances  seulement 
un  délégué. 

Tant  qu'il  ne  serait  question  que  du  débat  des  questions 
mises  à  l'étude,  chaque  délégué  aurait  qualité  pour  parler, 
développer,  proposer  et  prendre  même  certaines  initia- 
tives. Mais  les  motions,  c'est-à-dire  les  projets  pouvant 
aboutir  à  une  résolution  ou  à  une  sanction,  ne  pourraient 
être  présentées  que  par  une  délégation  tout  entière  de 
l'une  des  grandes  puissances,  ou  par  plusieurs  puissances 
moyennes  ou  petites  dont  les  délégués  représenteraient  un 
chiffre  égal  à  celui  de  la  délégation  d'une  des  grandes 
puissances. 

Pour  le  vote  des  résolutions  ou  sanctions,  chaque  délé 
gation  compterait,  jusqu'à  nouveau  statut,  pour  une  voix, 
puisqu'il  s'agirait  d'engager  la  souveraineté  de  chacun  des 
États. 

Le  mandat  de  l'assemblée  dont  il  s'agit  serait  strictement 
limité  à  l'examen,  à  l'étude,  au  débat  public  et  à  la  rédac- 
tion de  l'acte  initial  organisant  la  Société  des  Nations.  Ses 
pouvoirs  ne  pourraient  être  étendus  que  par  un  accord 
diplomatique  intervenu  entre  les  puissances  contractantes. 


DE    LA   SOCIETE    DES    NATIONS  357 

L'acte  en  question  serait  lui-même  soumis  par  voie  diplo- 
matique à  la  sanction  de  chacune  des  puissances. 

Avant  de  conclure,  je  me  permettrai  d'examiner  rapide- 
ment devant  vous  comment  ce  que  j'appellerai  «  le  premier 
coup  de  pouce  »  pourrait  être  donné,  comment  cette  grande 
chose  pourrait  être  mise  en  train.  Évidemment,  l'initiative 
ne  peut  être  que  d'ordre  diplomatique.  Avant  tout,  les 
puissances  de  lEntente  doivent  se  consulter  entre  elles. 

Je  demande  donc  qu'un  des  gouvernements  de  l'Entente 
—  dans  l'espèce  le  gouvernement  français  —  prenne  sur 
lui  d'adresser  aux  autres  gouvernements  de  l'Entente  une 
proposition  ainsi  conçue  : 

«  Le  gouvernement  français,  prenant  en  considération 
les aspirationsunanimes des  peuples lihres,  adhérant,  comme 
il  l'a  fait  lui-même  solennellement,  aux  déclarations  du 
président  Wilson  pour  la  fondation  d'une  Société  des 
Nations,  à  celles  de  M.  Lloyd  George  en  faveur  de  la 
création  d'un  «  organisme  international  »  qui  serait,  selon 
ses  propres  paroles,  «  une  alternative  de  la  guerre  »,  pro- 
pose aux  puissances  alliées  de  mettre  d'abord  à  l'étude, 
entre  elles,  la  création  de  cet  organisme. 

«  A  titre  de  première  ouverture,  il  demande  aux  puis- 
sances alliées  de  lui  faire  connaître  leur  sentiment  sur  cette 
proposition. 

«  Dans  la  pensée  du  gouvernement  français,  le  meilleur 
moyen  d'arriver  à  réaliser  ce  projet  serait  de  réunir,  à 
href  délai,  dans  une  capitale  d'un  des  États  alliés,  une 
Commission  chargée  d'examiner  les  modalités  de  la  réu- 
nion d'une  «  Constituante  interalliée  »  cliargée  de  rédiger 
l'acte  constitutionnel  de  la  Société  des  Nations. 

«  Les  pays  alliés  se  déclareraient  «  fondateurs  de  la  So- 
ciété des  Nations  ».  Eux  seuls  pourraient  prendre  cette 
qualité 

«  Tout  État  qui  voudrait  faire  partie  de  la  Société  ferait 
connaître  son  adhésion  au  Bureau  de  la  Conférence  interal- 


358  LE    TRAITÉ   DE   PAIX    DE   1919 

liée.  Seraient  admis  par  les  «  fondateurs  »  à  participer  aux 
actes  de  la  Société  les  États  qui,  par  une  délibération 
solennelle  de  leurs  institutions  libres,  auraient  déclaré 
leur  volonté  d'en  faire  partie. 

«  La  Société  des  Nations  respecte  strictement  la  souve- 
raineté et  l'indépendance  des  États  grands  et  petits  qui  en 
feront  partie.  » 

Comme  on  le  voit,  cette  proposition  serait  simplement 
une  consultation  des  puissances  alliées  entre  elles. 

Il  serait  déclaré  égalemeni,  si  les  Puissances  interalliées 
y  consentai-ent,  que  le  principe  de  la  création  d'un  orga- 
nisme international  serait  énoncé  dès  les  premiers  préli- 
minaires de  la  paix. 

Le  gouvernement  de  la  République  demanderait  que  la 
Commission  d'études  destinée  à  préparer  l'avant-projet 
d'actes  organisateurs  fût  réunie  à  très  bref  délai.  Peut-être 
pourrait-elle,  avec  l'autorisation  des  États,  se  transformer 
elle-même,  à  l'issue  de  ses  débats,  en  assemblée  organisa- 
trice. 


DISCUSSION 


Opinion  de  M.  G.  Hanotaux  sui  la 
constitution  immédiate  de  la  Société 
des  Nations.  (Séance  du  13  février 
1918.) 


M.  Hanotaux.  —  Messieurs,  l'objection  qui  vient  d'être 
présentée  résulte  d'un  malentendu  sur  le  sens  des  termes 
employés. 

La  Société  des  Nations,  telle  que  nous  la  concevons, 
telle  du  moins  que  je  la  conçois,  n'est  pas  conforme  à  l'idée 
que  l'on  s'en  fait  ordinairement.  On  croit  d'habitude  à  une 
sorte  de  construction  dans  les  nuages,  à  une  création  mys- 
tique qui  doit  apaiser  toutes  les  querelles  entre  les  hommes. 


DE   LA    SOCIETE   DES    NATIONS  359 

Nous  essayons,  au  contraire,  de  faire  descendre  la  Société 
des  Nations  du  ciel  sur  la  terre  :  c'est  une  opération  diffi- 
cile qu'il  faut  expliquer  aux  gouvernements  eux-mêmes. 
Pour  bien  préciser  notre  pensée,  nous  voudrions  que  la 
Société  des  Nations  fût  établie  même  avant  la  fin  de  la 
guerre,  parce  que  nous  considérons  cette  institution  comme 
devant  être  d'un  grand  secours  au  moment  où  les  hosti- 
lités seront  terminées.  Il  est  une  quantité  de  problèmes  qui 
ne  pourront  pas  être  résolus  immédiatement  par  les  négo- 
ciations directes  entre  les  peuples,  parce  qu'au  lendemain 
de  la  guerre,  les  sentiments  réciproques  seront  tellement 
irrités  qu'il  faudra  une  espèce  d'intermédiaire,  d'arbitre, 
pour  les  apaiser. 

Examinons,  à  titre  d'exemple,  quelques-unes  de  ces 
questions.  Voici,  d'abord,  celle  des  indemnités.  Au  dé- 
but, nous  pouvions  penser  qu'elle  se  résoudrait  comme 
cela  s'était  fait  à  la  suite  des  guerres  antérieures,  no- 
tamment de  la  guerre  de  70  :  le  peuple  vainqueur  impo- 
serait au  peuple  vaincu  des  indemnités  et  en  contrôlerait 
les  paiements.  Or,  peut-on  recourir  à  une  procédure  ana- 
logue aujourd'hui?  D'une  part,  il  y  aurait  une  cruelle 
injustice  à  ne  pas  indemniser  les  populations  qui  ont  été 
les  principales  victimes  de  la  guerre,  et,  d'autre  part,  il 
n'y  a  plus  de  peuples  assez  riches  pour  verser  hic  et  nuiic 
de  telles  indemnités.  Quant  à  la  solution  qui  consisterait 
à  prendre  des  gages,  qui  pouiTait  songer  à  occuper  pen- 
dant vingt-cinq  ou  cinquante  ans  les  territoires  d'un  pays 
ou  à  mettre  la  main  à  titre  de  gage  sur  les  sources  de  sa 
richesse?  La  question  économique  s'est  compliquée  telle- 
ment qu'on  hésitera  beaucoup  à  lui  donner  pour  support 
une  occupation  militaire.  S'il  s'agit  de  trouver  100  mil- 
liards, quelle  puissance  les  trouvera  aujourd'Imi?  Quel 
est  l'État  disposant  d'un  crédit  de  100  milliards?  D'autre 
part,  on  ne  peut  songer  à  priver  d'indemnités  les  popu- 
lations qui  ont  tant  souffert.  La  réfection  des  départements 
du  nord  de  la  Franco,  de  la  Serbie,  de  la  Ï3elgique,  de  la 


360  LE    TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

Roumanie,  de  la  Pologne,  sont  des  entreprises  au-dessus 
des  forces  d'une  puissance  quelconque.  Une  seule  solution 
semble  possible  dès  maintenant  :  unir  dans  une  vaste 
opération  de  crédit  les  efforts  et  les  ressources  de  plusieurs 
nations.  Il  faut,  à  cette  entreprise  financière  de  grande 
envergure,  une  garantie  supérieure  à  celle  que  peut  offrir 
un  Etat  isolé.  Seule,  la  Société  des  Nations  pourrait  prendre 
en  charge  de  pareilles  indemnités.  Seule,  une  grande 
organisation  financière  internationale  pourrait  assurer  le 
paiement  rapide  de  pareilles  indemnités.  Seule  elle  peut 
emprunter  dans  de  telles  proportions.  Ne  vous  apparaît-il 
pas  qu'il  faut  que  cette  Société  soit  constituée  pour  résoudre 
le  problème  financier  de  la  guerre? 

La  constitution  immédiate  d'une  Société  des  Nations  est 
non  moins  indispensable  pour  résoudre  une  autre  série  de 
problèmes.  Prenons  ici  encore  un  exemple  :  la  question  de 
Pologne.  On  ne  peut  léluder.  On  ne  peut  pas  supposer  que 
l'Europe,  à  la  suite  de  cette  guerre,  ne  verra  pas  renaître 
une  Pologne  :  le  président  Wilson  en  a  parlé  souvent  ;  sa 
restauration  est  dans  la  tradition  de  la  politique  française; 
personne  ne  peut  échapper  à  cette  grande  préoccupation 
qui  est  véritablement  d'ordre  international,  au  même  titre 
que  le  problème  balkanique. 

Or,  comment  fonder  une  Pologne,  lui  donner  les  moyens 
de  vivre,  créer  ses  frontières,  ses  ressources,  trancher  les 
innombrables  questions  que  font  naître  sa  résurrection,  si 
ce  n'est  pas  une  volonté  commune  de  toutes  les  nations'?  Il 
y  a  des  Polonais  galiciens,  des  Polonais  ukrainiens,  des 
Polonais  russes  :  il  est  impossible  que  la  Pologne  s'arrache 
elle-même  de  l'état  de  non-existence  où  elle  est  actuelle- 
ment. Qui  l'y  aidera,  si  ce  n'est  un  concert  et  un  concours 
de  forces  que  nous  appelons  la  Société  des  Nations? 

En  un  mot,  je  conçois,  dans  la  future  négociation  de  la 
paix,  deux  parties  distinctes.  On  a  dit  que  ce  ne  serait  pas 
un  «  Congrès  de  Vienne  »  :  cependant  il  y  a  une  partie  de 
ses  travaux  qui  sera  nécessairement  semblable  aux  tra- 


DE    LA   SOCIÉTÉ    DES    NATIONS  361 

vaux  d'un  Congrès  de  Vienne  ;  c'est  la  partie  relative  aux 
territoires,  à  la  politique  et  même  à  la  question  écono- 
mique qui  ne  peut  échapper  à  l'action  directe  des  diplo- 
mates. Ces  discussions  s'engageront  et  se  résoudront 
devant  le  fameux  tapis  vert. 

Mais  il  y  a,  en  outre,  toute  une  série  de  questions  qui 
sont  à  plus  longue  échéance,  qui  sont  plus  complexes  et 
sur  lesquelles  il  y  aura  lieu  de  travailler  peut-être  des 
années.  Je  vous  disais  dans  une  séance  précédente  que  les 
négociations  du  traité  de  Westphalie  ont  duré  huit  ans  et 
les  problèmes  posés  étaient  beaucoup  plus  simples  que  ceux 
que  nous  aurons  à  aborder  aujourd'Imi. 

On  peut  donc  concevoir  ainsi  le  futur  Congrès  :  dans  une 
première  salle  sera  installée  la  table  au  tapis  vert;  dans 
une  salle  voisine  aura  lieu  une  autre  réunion  agissant  selon 
des  principes  plus  juridiques,  ayant  des  connaissances 
techniques  plus  spéciales,  à  laquelle  on  renverra,  pour  une 
étude  moins  délicate,  moins  irritante  peut-être,  mais  plus 
longue  et  plus  compliquée,  les  problèmes  que  la  première 
réunion  ne  pourra  pas  résoudre.  Ainsi,  une  sorte  de 
«  Conférence  de  La  Haye  »  siégera  à  côté  «  du  Congrès  de 
Vienne  ».  Devant  cette  seconde  réunion,  devant  cette 
Conférence  de  La  Haye  prolongée,  quelle  cause  plaiderez- 
vous?  Permettez-moi  de  le  dire  hautement  ici,  messieurs, 
vous  plaiderez  votre  cause,  notre  cause,  c'est-à-dire  le 
droit. 

Vous  essayerez  de  régler  tous  les  problèmes  en  vous  ins- 
pirant de  l'idée  de  droit.  Or,  pour  dire  le  droit,  il  faut  un 
juge.  On  ne  peut  pas  plaider  le  droit  utilement  s'il  n'y  a 
pas  de  tribunal. 

Pour  résoudre  toutes  les  questions,  pour  aplanir  les 
conflits  inévitables  qui  naîtront  au  sein  du  Congrès,  il  faut 
une  procédure  et  un  trii)unal  si  l'on  ne  veut  pas  être  obligé 
de  recourir  de  nouveau  aux  armes.  Cette  procédure  et  ce 
tribunal,  seule  la  Société  des  Nations,  constituée  à  l'avance, 
vous  les  présentera  avec  toutes  les  garanties  nécessaires. 


362  LE    ÏKAITÉ    DE   PAIX   DE   4919 

Je  veux  terminer  par  une  vue  d'ensemble  sur  la  situa- 
tion que  nous  crée  le  démembrement  de  l'Empire  russe.  Le 
démembrement  de  l'Empire  russe  nous  met  à  la  fois  dans 
une  situation  plus  complexe  et  dans  une  situation  plus 
facile.  Elle  est  plus  complexe,  puisque  nous  avions  à  faire 
à  un  allié  unique  avec  lequel  il  était  aisé  de  s'entendre, 
tandis  que  nous  allons  nous  trouver  en  présence  d'une 
population  déchirée  par  des  concurrences  de  nationalités. 
La  question  des  nationalités  domine,  plus  que  jamais,  toute 
la  politique  européenne.  Nous  la  rencontrions  déjà  dans  les 
Balkans.  Mais  voici  que  de  nouveaux  Balkans  se  créent  en 
Europe  :  une  Pologcne,  une  Ukraine,  une  Finlande,  une 
Russie,  des  Kussies  peut-être.  Ces  faits  nouveaux  font 
apparaître  clairement  le  sens  profond  du  grand  conflit 
actuel.  Il  y  a,  d'un  côté,  les  peuples  qui  veulent  vivre  leur 
vie,  conmie  on  dit,  jouir  de  leur  autonomie  et  de  leur  indé- 
pendance; de  l'autre,  il  y  a  un  peuple,  un  État  puissant  qui 
veut  les  dominer.  Le  président  Wilson  a  bien  compris  et 
défini  ce  sens  profond  delà  guerre  actuelle.  Il  nous  ramène 
avec  persistance  au  problème  de  l'Autriche,  parce  que 
c'est  là  en  effet  que  gît,  peut-être,  la  solution  qu'il  entre- 
voit. Le  problème  autrichien  fait  partie  de  la  même  série 
que  le  problème  des  Balkans  et  le  problème  russe.  C'est  un 
problème  de  nationalités.  Vous  savez  comme  moi  qu'en 
Autriche-Hongrie  la  question  est  posée  depuis  très  long- 
temps et  que  même  une  solution  dans  le  sens  du  principe 
des  nationalités  paraît  avoir  traversé  l'esprit  de  l'empereur 
François-Joseph.  J'ai  reçu  ici  même  au  quai  d'Orsay, 
M.  Badeni,  président  du  Conseil  des  ministres  austro-hon- 
grois, qui  représentait  la  politique  des  nationalités  slaves; 
mais,  pour  des  raisons  que  vous  connaissez,  la  Hongrie 
s'est  associée  au  parti  allemand  pour  brimer  les  Slaves  plus 
nombreux.  M.  Badeni  a  échoue  dans  son  entreprise.  11  a 
été  remplacé  par  le  comte  Goluchowski  qui  a  suivi  une 
politique  analogue,  tout  en  l'atténuant  et  en  la  réduisant  au 
minimum.  Pendant  son  ministère,  la  Russie  et  l'Autriche 


DE   LA    SOCIÉTÉ    DES    NATIONS  363 

ont  conclu  l'entente  de  Muersteg  qui  contenait  l'engage- 
ment réciproque  de  ne  pas  souleverla  question  des  nationa- 
lités. Le  comte  Golucliowski  s'adressait  à  la  Russie  et  lui 
disait  :  nous  ne  nous  battrons  pas  pour  les  Balkans.  Cette 
politique  a  eu,  pendant  au  moins  dix  ans,  l'assentiment  de 
l'empereur  François-Joseph.  H.  W.  Steedledit,  en  propres 
termes,  dans  son  Kvre  si  remarquable  où  il  explique, 
qu'à  un  moment  donné,  par  sagesse,  par  besoin,  un  parti 
gouvernemental  très  puissant  cherchait  une  solution  sous 
la  forme  de  trois  royaumes  unis  dans  une  confédération. 
C'est  ce  grand  dessein  que  l'archiduc  François-Ferdinand 
pensait,  dit-on,  au  moment  de  sa  mort. 

Pour  les  Balkans,  pour  l'Autriche-Hongrie,  pour  la 
Russie,  le  processus  de  l'histoire  paraît  devoir  être  le 
même;  nous  marchons,  dans  les  trois  cas,  vers  le  système 
de  la  Confédération  prévu  par  Jean-Jacques  Rousseau.  Il 
s'appliquera,  sans  doute,  dans  ces  vastes  unités  politiques 
européennes  dépassant  les  limites  d'une  seule  et  unique 
nationalité. 

Nous  allons  nous  trouver  demain,  le  cours  de  l'histoire 
semble  l'indiquer,  en  présence  d'une  Pologne,  d'une 
Lithuanie,  d'une  Ukraine,  d'une  Finlande,  dune  petite 
Russie,  qui,  après  s'être  séparées,  auront  pour  beaucoup 
de  raisons,  ne  serait-ce  que  pour  la  question  des  transports 
et  celle  des  ports,  une  tendance  à  se  confédérer. 

Le  président  Wilson  prononce  donc  le  vrai  mot  de  la 
situation  lorsqu'il  nous  propose  de  rendre  la  vie  aux  natio- 
nalités. Telle  est  véritablement  la  politique  des  Alliés,  celle 
qui  intéresse  tous  les  peuples,  taudis  que  l'Allemagne  en 
tient  pour  la  conquête,  pour  le  vieux  système  qui  découpe 
les  territoires  sans  se  soucier  du  vceu  des  populations.  Tel 
est  l'issue  finale  de  la  lutte.  Son  objet  devient  très  clair  : 
les  peuples  libres  contre  rAllcmayne  dominatrice. 

Si  les  choses  sont  ainsi,  on  conçoit  ce  qu'un  organe 
comme  la  Société  des  Nations,  existant  avant  l'onn'rtnre 
des  négociations,   peut  apporter  de  facilités,  de  vues  pra- 


364  LE    TRAITÉ    UE    PAIX   DE    1919 

tiques,  d'autorité  équitable  pour  diriger  et  faire  aboutir 
le  travail  des  peuples  essayant  de  se  mettre  à  vivre  ou 
à  revivre. 

Le  télégramme  du  président  Wilson,  dont  il  vient  d'être 
donné  lecture  date  du  mois  de  septembre  dernier  :  sa 
pensée  a  considérablement  évolué  depuis.  Les  considéra- 
tions que  je  viens  de  développer  pourraient  lui  être 
exposées.  Son  sens  des  choses  européennes  s'est  affiné 
depuis,  ainsi  que  le  prouve  son  discours  d'hier,  cité  si  jus- 
tement par  notre  Président.  Si,  à  l'heure  présente,  les  puis- 
sances interalliées  fondaient  entre  elles  la  Société  des 
Nations,  cet  exemple  exercerait  une  pression  extrêmement 
puissante  sur  l'Allemagne,  sur  l'Autriche-Hongrie.  Nous 
n'avons  pas  manifesté  jusqu'ici  avec  assez  de  force  quelle 
sorte  de  paix  nous  voulons.  Quelle  preuve  plus  éclatante 
et  plus  décisive  que  d'ouvrir,  mais  sous  notre  contrôle  ou 
plutôt  sur  la  base  du  droit,  les  grandes  assises  où  elle  sera 
élaborée? 

Dans  ces  conditions,  je  crois  qu'on  pourrait  répondre  au 
président  Wilson  en  ajoutant  aux  arguments  que  j'ai  ex- 
posés ceux  qui  sont  contenus  dans  la  note  de  M.  de  Sillac. 
Cette  négociation  peut  être  conduite  avec  beaucoup  de 
mesure,  de  sagesse  et  de  tact,  selon  les  traditions  du  minis- 
tère des  Affaires  étrangères,  mais  il  est  possible  d'adresser 
au  président  Wilson  un  appel  particulier  pour  qu'il  exa- 
mine de  nouveau  le  problème  et  se  mette  lui-même,  s'il 
le  croit  bon,  à  la  tête  du  mouvement  qui  doit  créer  la 
Société  des  Nations  pendant  la  guerre. 

En  ce  qui  concerne  l'Angleterre,  on  pourrait  prier  M.  Paul 
Cambon  de  venir  à  Paris  :  on  verrait  si  les  arguments  ne 
sont  pas  faits  pour  le  frapper  lui-même  et  l'aider  à  aborder 
la  question  auprès  du  gouvernement  britannique. 

Après  des  observations  présentées  par  M.  le  président 
Léon  Bourgeois,  MM.  d'Estournelles  de  Constant,  Jules 
Cambon,  M.  Hanotaux  répond  :  «  Dans  la  réponse  que  m'a 


DE    LA    SOCIÉTÉ    DES    NATIONS  365 

faite  M.  Jules  Cambon,  il  y  a  un  point  sur  lequel  je  présen- 
terai une  première  observation,  c'est  ce  qui  a  été  dit  que 
l'histoire  tend  à  l'organisation  des  grandes  nationalités. 
Pensez-vous,  qu'en  effet,  le  principe  des  nationalités  nous 
pousse  vers  la  constitution  des  grands  États?  J'y  vois 
plutôt,  tout  au  contraire,  une  tendance  vers  une  sorte  de 
dispersion  et  de  dislocation  de  la  force  gouvernementale. 
Chaque  canton  ayant  sa  langue  et  ses  usages  propres 
désire  maintenant  l'indépendance  ou  l'autonomie.  Le  grand 
travail  de  la  diplomatie  depuis  vingt-cinq  ans  a  été  d'em- 
pêcher les  Arméniens,  les  Grecs,  les  Serbes,  les  Bulgares, 
les  Albanais  de  s'agiter  aux  dépens  de  la  paix  du  monde. 
Ainsi,  il  y  a  un  mouvement  centrifuge  dans  la  politique 
des  nationalités,  qui,  après  avoir  uni  de  grandes  masses 
de  population  et  de  grandes  étendues  de  territoire,  tend  à 
les  dissocier  et  à  les  morceler  ds  nouveau.  Seule,  la  Con- 
fédération rétabUrait  entre  ces  peuples  un  lien  solide  mais 
plus  souple  que  celui  qui  a  créé  les  grands  États  militaires. 
Même  le  peuple  allemand  n'a  pas  le  caractère  d'une  grande, 
d'une  profonde  nationalité  :  en  tout  cas,  il  n'en  a  pas 
l'histoire.  L'Allemagne  fut,  pendant  des  siècles,  une  Con- 
fédération. Cinquante  ans  d'union  politique  ne  constituent 
pas  une  grande  tradition  sociale.  On  peut  parfaitement 
être  une  nation  comme  les  États-Unis  et  cependant  vivre 
à  l'état  de  Confédération.  Nous  avons  une  conception  un 
peu  attardée  de  la  formule  des  nationalités.  En  Allemagne 
même,  le  dernier  mot  n'est  peut-être  pas  dit. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  notre  projet  ne  vise  nullement  à 
diminuer  les  petits  États.  Tout  au  contraire,  il  les  consacre, 
les  respecte,  les  unit.  Une  confédération  balkanique,  austro- 
l)ongroise  ou  russe,  assurerait  peut-être  à  l'Europe  une 
longue  période  de  repos.  Si  vous  laissez  les  nationalités 
sans  guide  et  sans  contrôle,  elles  continueront  ce  qu'elles 
ont  fait  jusqu'ici  :  leurs  aspirations  non  satisfaites  conti- 
nueront à  faire  trembler  l'Europe.  Sans  confédération,  vous 
recommencerez   à   voir  une  Serbie,  une  Itoumanie,  une 


366  LE   TRAITE    DE    PAIX   DE   1919 

Grèce,  une  Albanie,  sans  cesse  agitées  et  le  problème  sera 
compliqué  infiniment  par  Tapparition  des  nationalités 
issues  de  l'Empire  russe. 

«  Si  vous  interveniez  comme  Société  des  Nations, 
comme  élément  pondérateur  avec  une  autorité  respectée, 
bien  loin  d'écraser  les  petits  États,  vous  leur  donnerez  une 
vie  nouvelle.  Mieux  vaut  donc  régler  cette  force  de  la 
nationalité  que  de  l'abandonner  à  elle-même.  Il  est  plus 
dangereux  de  brimer  un  petit  État  que  de  l'amener  à  une 
Conférence  où  il  cause,  où  il  a  des  avocats,  des  amis, 
où  il  peut  exposer  ses  désirs,  ses  intérêts,  même  ses  rêves. 
Je  ne  crois  pas  qu'il  s'agisse  à  l'heure  actuelle  de  cons- 
tituer de  grandes  nationalités.  Au  contraire,  nous  pour- 
rions envisager,  comme  l'ordre  futur,  un  régime  abritant 
les  petites  nationalités  sous  la  protection  des  Confédéra- 
tions et  en  tout  cas  de  la  plus  grande,  la  plus  loyale  et 
la  plus  équitable  de  toutes,  la  Société  des  Nations. 

Il  me  semble  que  c'est  dans  ce  sens  que  l'histoire  est  en 
marche.  Ne  l'arrêtons  pas.  Aidons-la  plutôt  :  c'est  le  sens 
de  la  prudence,  de  la  sagesse  et  de  la  justice.  Ne  lais- 
sons pas  de  grands  États  s'appuyer  sur  le  prétendu  principe 
de  l'équilibre,  pour  mettre  le  pied  sur  les  petits  États.  La 
politique  du  respect  des  nationalités,  de  l'autonomie  des 
petits  États  et  de  leur  union  en  vastes  Confédérations  qui 
seront  elles-mêmes  unies  dans  la  Société  des  Nations, 
telle  me  paraît  être  la  politique  conforme  aux  aspirations 
modernes.  La  vieille  politique  de  l'équilibre  a  échoué.  Elle 
a  déchaîné  la  guerre.  Le  président  Wilson  en  cherche 
une  autre.  Aidons-le  à  la  dégager.  » 

La  Commission  décide  que  cette  délibération  sera  portée 
immédiatement  à  la  connaissance  de  M.  Pichon,  ministre 
des  Affaires  étransères. 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction i 

PREMIÈRE    PARTIE 

AVANT   LES   NÉGOCIATIONS 

Chapitre  premier.  —  Le  problème  de  la  guene 3 

Chapitre  II.  —  Le  problème  de  la  paix 59 

Chapitre  III.  —  Note  au  sujet  d'un  armistice  éventuel  (13  fé- 
vrier 1918) 133 

deuxième   partie 
PENDANT  LES  NÉGOCIATIONS 

Chapitre  premier.  —  Projet  d'armistice  (1"  novembre  1918).  157 

Chapitre  IL  —  Notes  en  vue  des  négociations 173 

Première  note.  —  De  la  future  frontière 173 

Deuxième  note.  —  Du  sort  de  l'Allemagne  unifiée 196 

Troisième  note.  —  Sur  le  «  mandat  »   confié   à  certaines 

puissances 209 

troisième  partie 
APRÈS  LA  SIGNATURE   DE  LA  PAIX 

Chapitre  premier.  —  Le  Tr.mtk  dk  juin  1919.  — Ses  principes.  .     219 

Chapitre  II.  —  Gomment  il  sera  appliqué 203 

Conclusion 331 


368  LE    TRAITE    DE    PAIX    DE   1919 

APPENDICE 

DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  NATIONS 

Premier  exposé.  —  Sur  le  principe  de  la  Société  des  Nations; 

la  Société  et  l'opinion  (21  novembre  1917) 347 

Deuxième  exposé.  —  Proposition  tendant  à  la  constitution  incimé- 

diate  de  la  Société  des  Nations 352 

Discussion  de  la  proposition.  Des  confédérations 358 


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I 


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MAY  1      1975 


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D  Hanotaux,  Gabriel 

644  Le  traite  de  Versailles 

H285  du  28  juin  1919 


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