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(Qj
Il a été tiré de cet ouvrage
15 exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés 1 à 15.
LE TRAITÉ
DE VERSAILLES
DU 28 JUIN 1919
L'ALLEMAGNE ET L'EUROPE
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1919.
DU MEME AUTEUR
HISTOIRE ILLUSTRÉE DE LA GUERRE DE 1914
9 vohmies in-4"
Édition française illustrée.
PARIS. TYP. PLO.N-NOUBRIT ET C'«, 8, RCE GARANCIÈRE. — 24053.
GABRIEL HANOTAUX
DE l'académie française
LE TRAITÉ
DE VERSAILLES
DU 28 JUIN 1919
L'ALLEMAGNE ET L'EUROPE
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C-, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈBE — 6'
MDCCCCXIX
Tous droits réservés
Copyright 1919 by Plon-Nourrit et C".
Droit» de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
INTRODUCTION
On ne méditera jamais assez sur les origines et les consé-
quences de la guerre de 1914 ^ et sur les conditions de la paix
qui y mit fin.
Au cours de la guerre, f avais écrit, à ce sujet, jjlusieurs
études dont je crus devoir publier les unes, les autres non.
On comprendra facilement pourquoi ces dernières ne Vont
pas été en leur temps : destinées à des personnes chargées d'un
rôle actif dans la négociation, tant que la négociation n'avait
0
pas abouti, elles devaient rester secrètes.
Il n'en est plus de même aujourdliui : c'est l'opinion
publique qui a repris en mains les affaires du monde; il con-
vient qu'elle soit éclairée pleinement. Les hommes de bonne foi
n'ont donc qu'à s'adresser à elle. Les négociateurs ont achevé
leur tâche; ils laissent leur œuvre sur la table de l'histoire qui
s'en empare pour la faire sienne.
Que la préparation de la paix ait été, pendant toute la
guerre, ma constante préoccupation, cela s'explique. En bon
II INTRODUCTION
Français, f ai aimé mon pays de toutes mes forces; mais en his-
torien, en diplomate, en publiciste, je l'ai aimé surtout en
fonction de son œuvre mondiale. Je désirais la France victo-
rieuse d'abord, mais grande, ensuite, par le parti qu'elle tire-
rait de la victoire.
Dès les mois de juin-novembre 1916, j'ai abordé, dans la
Revue des Deux Mondes, ks « Problèmes de la Guerre et
de la Paix » . J'avais confiance et j'étais persuadé, dès lors,
cjue la victoire s'était prononcée.
Je pensais qu'il valait mieux nous habituer nous-mêmes et
habituer les autres aux conditions de la paix qui assureraient
à lu France sa place dans la fvÂure Europe.
Si ks puissances alliées eussent mieux discerné — et pius
tôt — ce qu'elles voulaient et ce qu'elles pouvaient, la victoire
eût été plus complète et la paix plus forte. L'avantage devait
être à ceux qui se lèveraient les premiers. Négocier, c'est
prévoir.
Powr connaître les conditions de ce que devait êlre cette
paix, il est nécessaire de remonter un peu plus haut dans
le passé, afin d'y reclieroher les causes du grand conflit de
1914 et de révénement catastrophique qui branlait le monde
et mettait en péril la civilisation.
Au moment où j'étais ministre des Araires étrojigères '
(c'est-à-dire de 1894 ù 1898, avec une courte interruption qu4
amena aux affaires le cabinet Bourgeois), la politique de Vem-
pereur Guillaume et de son ministre Bulow ne s'était pas
encore affirmée dans le sens de ces ambitions mondiales et
maritimes qui devaient faire, de l' Allemagne, V antagoniste de '
toutes les autres puissances et, en particulier, de l'Angleterre.
INTRODUCTION m
Je crois avoir démontré ailleurs (1) qm V origine du nou-
veau système remonte aux entretiens de Kiel du 28 juin 1897,
entretiens auxquels l'empereur Guillaume œnvoqua le comte
de Bulow avant de lui confier le poste de chancelier et qui
décidèrent, en même temps, de l'arrivée, au ministère de la
Marine, de l'amiral von Tirpitz avec le programme de cons-
truction notifié au monde, en 1900, par la fameuse déclara-
tion : « Notre Empire est sur les eaux (2). » C'est alors que
V Angleterre, se sentant visée, commença à se demander si elle
pouvait s''attarder dans la politique du « s^pUndide isolement »
qui avait été la sienne jusque-là.
L'ère de la concur renée coloniale entre la France et l'Angle-
terre était close. La volonté persécérante des cabinets qui
s'étaient succédé aux affaires de 1890 à 1898, tant en
France qu'en Angleterre, avait arrangé, non sansu frictions »
et difficultés parfois pénibles, mais avec un bon vouloir réci-
proque, les affaires de Tunisie, du Niger, du Congo, de la
Côte occidentale d'Afrique, du golfe de Djibouti, des Nouvelles-
Hébrides, de r Indo-Chine, de Madagascar, du lac Tchad. Après
de longs débats, l'Angleterre avait reconnu, partout, l'expan-
sion coloniale française; en particulier, notre Empire afri-
(1) V. Histoire de la Guerre de 1914, t. I, p. 52 et suiv. et, ci-dessous,
les Problèmes de la Guerre, p. Si et suiv.
(2) Sur les origines de la politique mondiale aWemdLude (WeltpolitikJ,
c'est-à-dire sur les origines immédiates de la guerre, il ne faut jamais
perdre de vue le récit que fait le prince de Bûlow dans son livre sur
la Politique allemande : « Nous étions encore, sur mer, vis-à-vis de
l'Angleterre, comme du beurre au soleil. Rendre possible la création
d'une flotte suflisante était la première et grande tâche de la politique
allemande post-bismarckienne , tâche immédiate devant laquelle je me
vis placé moi-même, lorsque le 28 juix 1897, a Kiel, sur « le Hohe.x-
zoLLKRN », je fus chargé par S. M. l'Empereur delà direction des
affaires. » Voir, à la suite, l'exposé de tout le système; p. 36 et suiv.
de la traduction française.
IV INTRODUCTION
cain était fondé (Convention générale du 14 juin 1898).
Cette vaste entreprise ne œnsacrait pas seulement un rayon-
nement plus large de la France sur la planète; elle intéressait
aussi r avenir de la mère patrie sur le continent européen. En
effet, la France avait besoin de bataillons nombreux si elle
devait, un jour, combattre sur ses frontières pour sa propre
existence. A une question du roi des Belges, Léopold, me
demandant, un jour, ce cpie la France allait cherclier en
Afrique, je répondais : — « Sire, des soldats! » (1).
Vincident de Fachoda ne laissa aucune suite durable dans
les esprits. Les deux puissances rivales, ayant apaisé toutes
leurs querelles, pouvaient se rapprocher avec honneur.
Ce fut Vobjet que se proposa la politique d'Edouard VII.
Le Foreign office, qui avait ressenti vivement le coup que
Guillaume II avait porté au système britannique par le télé-
gramme aw président Kriiger, trouvait, au moment où il por-
tait les yeux vers la France, un terrain solide où s'appuyer.
La France voulait la paix. Mais, elle n'ignorait pas ([ue la
politique de Guillaume II chercherait à la surprendre dans un
moment de faiblesse ou d'isolement. Il fallait donc être prêt,
être armé, être muni de bonnes alliances et ne donner prise à
aucun malentendu diplomatique qui pût précipiter les événe-
ments, avant que nous eussions revêtu notre armure et que
nous nous fussions assurée du concours de nos amis.
Le premier acte de ce large travail pour la sécurité fut V al-
liance franco-russe. Un pacte militaire défensif avait été signé
en 1892, ratifié en 1893. Mais ce n'était qu'un pacte entre les
Etats-majors. Il fallait le transformer en alliance entre les
(\) V, Fachoda, le Partage de l'Afrique, parG. Haxotaux, 1909, in-12.
»
INTRODUCTION V
peuples. L'alliance fut proclamée à la tribune du Parlement
français en mai 1895 et dans les toasts du Pothuau, le
26 août 1897. La combinaison consacrait désormais le travail
lié des deux gouvernements devant Vopinion universelle.
L'alliance elle-même n'était qu'un mot si elle ne s'ap-
puyait pas sur des forces effectives. Nous commençâmes à
'préparer et à seconder l'organisation de la Russie par le moyen
des grands emprunts. D'autre part, un plan de réfection de
nos forces militaires en vue de parer à toute surprise, fut
poursuivi en France avec méthode. De ces mesures, la plus
importante, assurément, fut la décision prise par le cabinet
Méline de procéder, sans discussion publique parlementaire, à
la confection du canon de 75 (i). La décision prise, il fallut
le temps de construire les bouches à feu elles-mêmes, de disposer
les appareils nécessités par cette admirable invention, de pro-
céder à la réfection des munitions, des cartes, de distribuer le
tout au fur et à mesure dans les régiments, d'instruire les offi-
ciers et les soldats, de modifier les principes de la stratégie et de
la tacticpie, de façon à assurer le meilleur emploi possible de
cette arme redoutable qui devait décider, vingt ans après, du
sort de la guerre.
Ainsi la France travaillait dans le silence à assurer sa
propre indépendance et l'indépendance de l'Univers.
Quand l'Angleterre eut pu lire, à son tour, dans le jeu de
l'empereur Guillaume et qu'Edouard VII vint à Paris (mai
1902), la France occupait, en Europe, une situation défensive
(i) Sur les circonstances de cette décision prise par le cabinet
Méline en 1897, voir mon Histoire de la Guerre de 1914, t, 1, p. 143.
VI INTRODUCTION
excellente. Rien ne pouvait se faire sans elle et sans ralliance
franco-russe, surtout s'il s'agissait de contenir les ambitions
mondiales allemandes qui se décolleraient pleinement. L'An-
gleterre se mit en relation avec le système franco-^iisse.
Après les pourparlers que Von connaît, qui se développèrent
aucoiirs des années 1902-1912, et qui aboutirent au système de
r Entente cordiale, l'Allemagne se trouva surveillée par une
politique d'accord pacifique, nullement agressive, mais attentive
et vigilante. Il ne manquait au système qu'une force plus
réelle et surtout plus notoire, pour que l'Allemagne se tint dans
la paix. Malheureusement, sur la portée effective de l'Entente
en cas de guerre, il restai Itine certaine obscurité dans les esprits.
Je ne doute pas que si l Angleterre eut mieux; compris et
plus vite son véritable intérêt, elle eût conclu, dès les premières
années du rapprochement, un pacte militaire analogue à celui
qui liait la France et la Russie et que l'autorité d'une telle
combinaison eût pesé, d'avance, sur les résolutions de l'Allé^
magne.
Cet accord formel, je le réclamais avec insistance au cours
des dix années qui ont précédé la guerre. Au 'mois de jan-
vier 1908, dans un article qui eut quelque retentissement et inti-
tulé : Les Alliances et les Ententes, j'écrivais : « Au point
de vue militaire, l'Alliance des Empires du Centre présente
plus de solidité et de ressources. De Berlin à Constantinople,
en passant par Vienne, Pesth et peut-être Bucarest, ce sont
trois à quatre millions de baïonnettes, prêtes à se dresser au
premier signal. Les « Ententes », si fermes qu'on les sup-
pose, ne présentent rien de tel. Quand certaines questions
furent posées à Londres au sujet des concours militaires effec-
tifs qu'on pourrait attendre des armées britanniques, le Gou-
INTRODUCTION vir
vernement anglais s'est refusé à prendre aucun engagement .
Le recrutement de V armée reste wn pr&bième; le service obliga-
toire n'est accepté ni par l'un ni par Vautre des deux partis
qui se disputent le pmwoir. En un mot, l'AngleteiTe s'en tient
à /'Entente; elle décline catégoriquement /'Alliance... Dans
ces conditions, et si un conflit international venait à se pro-
duire, r Entente ne peut awir ni V autorité ni la précision
en quelque sorte automatique résultant de pactes d'alhance
soigneusement délibérés et établis. En cas de péril, elle agirait
peut-être, mais peut-être aussi, n'agirait-elle pas. C'est une
grave infériorité qu'une telle incertitude : péril égal, sécurité
moindre (1). »
Je n'étais pas de ceux qui s'imaginaient qu'on mettrait la
mai» au collet de l'empereur Guillaume avec quatre hommes et
un caporal. « Les trois ou; quatre millions de baïonnettes » —
sans parler des autres préparatifs militaires des Empires du
Centre, — c'était une force redo^ttable et telle que le monde n'en
avait jamais connue. Pour vaincre, il faudrait de longs sacri-
fices, une lutte acharnée, des armées innombrables, assurées
d'un recrutement presque inépuisable.
Même l'alliance de la Russie (surtout après la faute, com-
mise par elle, de s'engager à fond en Extrême-Orient ) ne me
paraissait pas suffi,sante. L'Angleterre pottvait assurer à rEn-
tente la domination des mers, condition indispensable de la
victoire. Mais pour soutenir la gueri'e continentale, qui serait
une lutte à mort, il fallait des ressources immenses en arme-
ments, siésistances, finances, etc.
(1) La Politique de l'Équilibre, juin 1908, p. 130.
VIII INTRODUCTION
Seule l'Amérique (on V avait vu, en 1870, à propos de
l'emprunt Morgan) pouvait disposer de ces ressources suprêmes
et, en conséquence, il était urgent de réveiller, entre la France
et les États-Unis, les vieilles sympathies datant de la guerre
de V Indépendance.
C'est alors que, simple particulier, je travaillais, dans la
mesure de mes forces, à nous assurer le concours des Etats-Unis.
En 1907, je fondais le Comité France-Amérique et, dans le
discours inaugural, je disais : « En cas de conflit européen,
r Amérique doit combattre à nos côtés (1). »
La raison qui me portait à croire que V intervention améri-
caine n^était pas impossible à obtenir, c'était la connaissance
que j'avais des desseins de l'empereur Guillaume visant, comme
couronnement de son œuvre ambitieuse, l'asservissement de
l'Amérique, reine des matières premières. Il comptait abattre
la grande démocratie laborieuse avant quelle fût armée. De
ses sentiments réels à l'égard des Etats-Unis, il s"* était ouvert
à diverses personnes et, en particulier, à des Français qui
n'avaient pas à en faire mystère (2).
Au^si, j'avais le droit de penser qu£ les Américains, avertis,
comprendraient qu'ils devaient considérer la France comme le
rempart de tous les peuples libres . Ce fut V objet de mes entre-
tiens avec les hommes d'Etat américains, avec le président
Roosevelt, avec M. Root, avec M. Robert Bacon, alors ambas-
sadeur à Paris, etc., etc. Je leur montrais la France, prête à
repousser, en cas d'agression, l'ennemi universel. Dans une
(1) Que l'on me permette de renvoyer à mon volume paru en
novembre 1912 : la France vivante en Amérique du Nord, et consacré
uniquement aux relations entre les deux pays.
(2) V. les textes parus dans l'Histoire de la Guerre de 1914, t. I,
p. 95
INTRODUCTION ix
série d'études, qu'à la suite du voyage en Amérique de la mis-
sion Champlain, je publiais dans une grande Revue améri-
caine, j'écrivais, répondant aux objections que je sentais dans
les esprits : « Non, ce n'est pas une nation en décadence celle
qui dispose de quatre millions d'hommes armés, exercés et
commandés, celle vers qui viennent les peuples pour les grands
emprunts nécessaires aux grands travaux, et sur lacjuelle ils
comptent en cas de danger universel. Pour rompre l'équi-
libre international, il faudrait passer sur le corps de la
France et c'est bien là, pour le reste de l'Univers, une
sécurité (1). »
Convaincu cjue cette propagande trouverait de l'écho en
Amérique, je ne pouvais, cependant, écarter le pressentiment
que la guerre, si elle éclatait jamais, prendrait un caractère
terrible et implacable. La haine des Allemands contre le reste
de l'humanité s'affichait trop hautement. Ils étaient décidés à
tout. En mai 1913, quand la guerre des Balkans sonna comme
le premier coup de cloche de la Grande Guerre, j'écrivais :
« Si la politique d'expansion des races et des nationalités euro-
péennes, rivales les unes des autres, était poussée jusqu'à ses
dernières limites, il n'y aurait pas d'autre issue à la crise
actuelle que le choc et le conflit. Et alors, quelles conséquences!
quelles catastrophes! A l'heure présente, tout le monde est
averti; tout le monde est sur ses gardes : aucune puissance ne
se laisserait surprendre. En cas de conflit, toutes donneraien*
et de toutes leurs forces, jusqu'à complet épuisement. De
(\) V. The N or th- American Revieic, numéros de novembre et de
décembre d9l2 : North America and France, hy Gabriel IIanotaux. —
V. aussi le volume la France vivante en Amérique du Nord. Hachette
d912.
X INTRODUCTION
telles hit tes, une fais engagées, seraient inexpiables et inextin-
guibles... »
Aussi, rappelais de mes vœux et je soutenais de mes efforts,
— sentant quel péril les armements aroissants de l' Allemagne
faisaient courir au reste du monde, — la constitution d'un orgat-
nisme international permettant de régler les conflits entre ks^
peuples par les moyens^ les phts propres à écarter les guerres ou
a refréîief leurs horreurs. J'écrivais en juin-juillet 1907 : « Ce
que la confiance imiverselle entrevoit, dans la deuxième confé-
rence de La Haye, c'est la création affirmée et petit-être défini-
tive, d'une institution magistrale, — celle cjui fut prévue par
Leibnitz — et qui, seule, peut influer réellement sur les desti-
nées du monde : l'institution du premier Parlement univer-
sel, délibérant devant V Opinion, la convocation solennelle e$
réitérée des Etats-Généraux du monde. Si le vingtième
siècle, à peine né, développe le germe (combien fragile encore),
qui lui est confié, si la coutume des délibérations interna-
tionales publiques s'introduit dans les relations entre les
peuples, que ne doit-ou pas espérer de l'avenir? L'OpmioR est
reine et maîtresse du monde. Qu'on se fie en ellel Partout où
elle est admise, elle apporte la clarté et la franchise. Le plus
puissant agent de la paix, c'est la lumière... (1). »
Chaque fois que Voccasion s'en présenta, je renouvelais cet
appel à la création prochaine d'une Société des Nations.
Si j'ai rappelé ces actes et ces déclarations, ce n'est pas pour
faire étalage dé certaines prévisions soft réfléchies soit instinc-
tives qui ne sont pas rares dans l'œuvre de ceux qu>i se sont
({) La Guerre des Balkans et l'Europe, p. 304. Pion, février 1914,
#
INTRODUCTION xi
consacrés aux affaires générales : cest surtout pour rappeler
que ces problèmes étaient l'objet principal de mes préoccupations
et, qu'en préparant les études recueillies dans le présent volume,
je suivais une chaîne de raisonnements qui remonte efficace-
ment à plus d'un quart de siècle.
Les événements se sont produits : la guerre a été déchaînée
par l' Allemagne et par ses alliés. Il s'agit de savoir, mainte-
nant que l'Allemagne est vaincue, comment le monde va re-
trouver son équilibre, en entrant dans les voies, désormais
ouvertes, de la pacification générale.
Dès que l'Allemagne se sentit battue, c'est-à-dire dès le len-
demain de la bataille de la Marne, — peut-être dès la fin de la
a Course à la Mer » — , la question des conditions de la paix
se posa. Elle fut posée, par l'Allemagne elle-même, beaucoup
plus tôt qu'on ne le sait généralement. Dès le mois de
décembre 1914, des ouvertures officieuses étaient adressées au
président Wilson par l'intermédiaire de l'ambassade des États-
Unis à Constantinople, M. Morgenthau, qui donne toutes
les précisions, à ce sujet, dans ses curieux Mémoires (1).
L'ambassadeur d'Allemagne Wangenheim, en engageant ces
premiers pourparlers, ne « chercha pas à me dissimuler, écrit
M. Morgenthau, que la grande poussée avait avorté, que tout
ce que ses compatriotes pouvaient espérer était une pénible paix
d'usure se terminant par une paix blanche » .
Mais, quand elle en vint au fait et au prendre, l'Allemagne
maintint ses revendications les plus exagérées : toutes les pér-
il) Pp. -162-167 de la traduction française.
XII INTRODUCTION
sonnes attentives aux terribles jeux de la guerre et de la paix
comprenaient que si l'Allemagne sentait qu'elle avait perdu la
'partie, elle n'en était pas encore au point où elle souscrirait à une
paix durable. Elle préparait sa « carte de guerre » et ses
« buts de guerre » en vue d'une négociation où elle eût surpris,
SI elle r eût pu, la bonne foi des Alliés.
Cependant, quant au fond des choses, le gouvernement alle-
mand et le grand état-major allemand ne se faisaient plus
d'illusions : les terribles sacrifices imposés, depuis lors, au
peuple allemand et, par contre-coup, aux puissances belligé-
rantes, n'eurent plus d'autre but que déjouer sur la carte du
hasard, dans le vague espoir de sauver la mise. Bethmann-
Hollweg, Helfferich, Ludendorf, Hindenburg lui-même peu-
vent écrire tout ce qu'ils voudront : la démarche faite auprès
du gouvernement des Etats-Unis le prouve : les chefs des
armées et les chefs de l'Empire se savent battue dès la fin
de 1914. La prolongation de la guerre, dans ces conditions,
fut un crime nouveau se cumulant sur le crime initial, la
déclaration de la guerre elle-même.
Il était donc permis d"" entrevoir, dès lors, le jour où la défaite
allemande mettrait la paix sur le tapis vert des diplomates.
En vue de ce travail, une période de réflexion et d'incubation
était nécessaire. Si un prochain avenir confirmait les pronos-
tics favorables à la victoire des Alliés, on avait juste le temps
de préparer Vœuvre préliminaire qui serait, à la fois, la fin
de la guerre et le début de la paix.
Or, un nouveau fait militaire d^une importance non moins
décisive, confirma ces pronostics favorables. L'état-major alle-
mand échoua dans la tentative désespérée que fut l'entreprise
sur Verdun, et, par contre, le général Joffre, en relevant le
INTRODUCTION xiii
gant et en battant à plate couture Hindenburg sur la Somme
dans l'été de 1916, mettait un nouveau sceau (après la Marne)
à la victoire obtenue sur le front occidental; j'ajoute qu£, si
'par une faute inexplicable, on n'eut suspendu l'offensive cjui
devait être déclanchée par Joffre au mois de février 1917 sur
la Somme et l'Oise, pour la reporter en avril sur l'Aisne, on
eût, plus que probablement, hâté encore la solution.
Une seconde victoire de Joffre, en collaboration avec Varmée
Douglas Haig, dans cette région où Hindenburg était déjà
battu, eût obtenu la fin de la guerre avant l'arrivée des Améri-
cains, avant que les troupes ramenées ultérieurement du front
russe aient pu intervenir, avant les efforts suprêmes et vraiment
accablants imposés aux troupes alliés. La victoire eût été sur-
tout française; la Russie n'eût pas succombé; Tordre européen
n'' eût pas été ébranlé jusque dans ses fondements. Le nœud le
plus critique de la guerre est là : c'est en ce jour que la Des-
tinée s'appesantit le plus lourdement sur le sort de l'humanité.
L'Histoire s'arrêtera devant cette heure pathétique (1).
(1) Sur les dispositions de l'Allemagne à cette date, rien n'est plus
précis que la déclaration de M. Helfierich, dans la deuxième partie
de son ouvrage récent, la Guerre mondiale. L'auteur affirme que
M. de Bethmann lui parla, pour la première fois, le 31 août 1916, d'une
démarche auprès du président Wilson pour obtenir son intervention
auprès des ennemis en faveur de la paix. M. de Bethman-Hollweg
appela, à ce propos, le secrétaire d'État von Jagow et M. Helfferich au
Grand Quartier général, à Pless, et leur fit un résumé de la situation
qu'il considérait comme très grave en. dépit des affirmations de Hindenburg
et de Ludendorf. Il leur déclara que rAllemagne démit tout faire pour
obtenir la paix et que la seule route qui restât ouverte pour y par-
venir était de tenter une démarche auprès de M. Wilson. Les instruc-
tions au comte Bern-storlf à Washington furent rédigées au début de
sept'^mbre, et l'Empereur se déclara partisan, dans une lettre écrite de
sa main et encoijée a M. de Bethmann, le M ogtobuk 1916, d'une démarche
décisive en faveur de la paix... » — V. la déposition du comte Berns-
torlT dans le rapport de M. Sinzheimer sur les origines de la guerre.
Temps du 23 octobre d919.
XIV INTRODUCTION
Je ne puis que rappeler, maintenant, V espoir que fit naître le
premier recul des Allemands sur la Somme et constater qu'il
était possible d'aborder franchement en public, dès la fin
de 1916, k problème, de la paix. Il fallait habituer V Alle-
magne à la prochaine disparition du système pangermaniste et
à une reconstitution de l'Europe, selon des principes opposés à
ceux de Bismarck.
En juin 1916, la Revue des Deux Mondes avait publié
une première étude sur les Problèmes de la Guerre. En
novembre 1916, c'est-à-dire à l'heure même où Guillaume II
décidait de faire faire une première ouverture par son ambas-
sadeur en Amérique, la même Revue publiait l'étude sur les
Problèmes de la Paix.
Ces deux m^rceau^ forment les chapitres I et II du présent
volume. Ils peuvent se résumer en quelques lignes : l'Allemagne
touche à la défaite; or, l'ennemi de l'Europe et du monde,
c'est Vimpériaiisme bismarckien; puisqu'il a déclaré la guerre
à l'humanité, il faut l'abattre, et le déclarer déchu soit comme
système, soit comme dynastie; la faute de Bismarck est d'avoir
conçu l'unité allemande comme « une œuvre de fer et de sang »;
l'objet principal de la future négociation doit être d'établir la
paix du monde, sur des bases de justice et de raison, en « articu-
lant » l'Allemagne à V Europe. Les négociations doivent être
orientées dans ce sens dès le jour de l'armistice; des précau-
tions précises doivent être prises pour assurer la destruction de
runité bismarckienne ou prussienne. Et, finalement, le but
idéal des puissances alliées doit être de consolider ce pacte de
paix vraiment européen et humain par la création de la
Société des Nations.
Vacte par lequel tout ce système serait mis en mouvement
INTRODUCTION XY
dev>anî être L'ARmsTiCE, j'insistais sur Vintérêt immense que
présentait une bonne préparation et rédaction de cet Gbcte non
Mtdement initial, mais initiateur.
*
L'offensive de 1917 ne réussit pas.
De longs mois s'écoulèrent dans les Mter natives que l'on
sait : l'Amérique était entrée dans la guerre; mais la Russie en
était sortie.
On pouvait se demander, alors, si les chantes de la victoire
nullaient pas se retourner. Les chefs allemands ramenaient
leurs soldats du front russe; ils aiment conçu le dessein
d'écraser nos lignes sous le nombre et d l'aide d^un nouveau ma-
tériel puissamment développé. L'agonie du colosse se dressait
contre nous en un liurrah effrayant. On était au début de
Vannée 1918, et la redoutable contre-offensive de mars^avril
était en préparation; on la sentait venir. Mais l'on sentait
aussi que les chefs et les armées alliées se préparaient à la
recevoir. Clemenceau était aux affaires. Le commandement
unique allait être mis bientôt doMS ks mains du général
Foch.
Même dans ces circonstances tragiques, la conviction qu'une
issue favorable était acqui.se ne me quittaitpas, et persuadé que
la victoire était prochaine, je cherchais à m'' imaginer comment
nous nous mettrions en mesure de l'exploiter. C'est à la veille
de l'offensive allemande, en février 1918, que je demandai d
r homme qui avait, alors, entre les mains, les plus hautes res~
ponsabilités militaires, — pour le cas où une suspension d'armes
serait bienlùt demandée par l'ennemi, — de jeter les yeux sur
XVI INTRODUCTION
Vétude consacrée à l'Armistice que Von trouvera ci-dessous,
Chapitre III.
Il n'y avait plus une minute à perdre. D'un jour à Vautre,
une manœiwre des troupes alliées, munies, elles aussi, d'une
excellente artillerie, appuyée par toutes les ressources en hommes
et en matériel que leur prodiguaient leurs amis d'Amérique, aitr
rait raison de V effort suprême des Allemands : il fallait être
en mesure de rédiger, en quelques jours, les conditions de la
capitulation qui seraient, en même temps, le schéma de la future
paix.
Quand une fois Hindenburg fut sorti de la ligne Siegfried,
Foch le tint. En août, V Allemagne était vaincue, elle deman-
dait la suspension d'armes.
L'heure de V armistice était sonnée.
Il semble bien qu'il y ait eu, dans les conseils des Alliés,
quelque embarras quand il fallut mettre sur pied et livrer aux
chefs militaires la liste des premières conditions de Varmistice.
Le travail avait-il été élaboré d'avance en commun? Des me-
sures de précaution étaient à prendre : mais quelles? Les
clauses de la paix future seraient incluses dans celles de Varmis-
tice : avait-on même délibéré sur le cadre immédiat qui devait
contenir ces conditions? Je ne sais.
Ce qui est certain, c'est que, de divers côtés, on demandait
des renseignemenls, des avis.
C'est à ce moment qu'on se souvint des Études que j'avais
consacrées à cette question de Varmistice, et c'est à la suite
d'un entretien avec des personnes autorisées que je rédigeai le j
mémoire sur le « Projet d'armistice », qui fut remis au
Maréchal Foch et qui se trouve imprimé ci-dessous avec des
INTRODUCTION xvii
pièces annexes. Je le fis avec le plus de rapidité possible; du
29 octobre au 11 novembre, je rédigeai les diverses notes ([ui
composent la seconde partie du présent volume : Pendant la
NÉGOCIATION.
// sera facile de remarquer, à lu lecture, combien le projet
d'armistice, tel que je l'avais conçu, diffère du projet d'armis-
tice qui fut définitivement signé. On observera surtout une
différence de principe : je demandais l'occupation de l'Alle-
magne jusqu'à l'Elbe, de façon à séparer, en vue de l'exécu-
tion des conditions de paix, la Prusse des autres pays d'Alle-
magne, qui sont, pour elle, terre de conquête. J'invoquais la
fameuse formule du professeur allemand Wagner : « La
véritable frontière de FAllemagne, ce n'est pas le Rhin,
c'est l'Elbe. »
C'était, à mon avis, le seul moyen de faire table rase de
'T impérialisme bismarckien et d'élever, sur ses ruines, une nou-
velle Allemagne, et surtout une nouvelle Europe, une Europe
viable.
Je disais : si vous voulez faire une paix française, occupez
1^ le Rhin; mais si voulez faire une paix de ])OTiée universelle,
[ occupez l'Elbe.
Cette conception fut écartée.
Cependant, sur de nouvelles instances, je rédigeai et livrai
encore deux études : Vune sur la Future Frontière, l'autre
sur /'Unité allemande. Ces deux études ayant trait aux né-
gociations de la paix, je les communiquai, à titre personnel,
au ministre des Affaires étrangères, M. S. Pichon. On les
trouvera aux pages 173 et 196 du volume.
Les idées exposées dans ces deux Mémoires ne furent pas
partagées par les négociateurs de la paix. Je suis tout prêt à
b
XVIII INTRODUCTION
reconvaitre que si leur réalisation devait amener, par ta suite,
(V immenses avantages, elle présentait, au début, de réelles diffi-
cultés. La foi, dit-on, soulève des montagnes : on n'avait pas
la foi.
Quoi qu'il en soit, la Conférence de la Paix, au lieu de
laisser à l' Allemagne le caractère d'une Confédération qw
était, en somme, le sien, à la veille même de la guerre, se
refusa à porter une atteinte quelconque au principe de V Unité
bismarckienne : tout au contraire, elle le consacra et le ren-
força. Elle ne voulut pas non plus s'assurer d'un système de
garanties territoriales qui protégerait Paris, si dangereuse-
ment proche de la frontière créée contre la France en 1815.
Elle s^en tint à chercher des garanties dans le système des
alliances, en attendant la création de la « Société des Nations » .
La paix s'élaborait ainsi dans les difficiles séances du quai
d'Orsay.
Quand le traité de pàix fut publié, on put mesurer d'un
premier coup d'œil le résultat : les avantages obtenus et les
espoirs déçus.
J'eus, immédiatement, l'impression que le traité, malgré cer-
taines lacunes et même certaines défaillances graves, fournis-
sait, pour la pacification générale, une base qui pouvait être
développée par V Alliance, par la Société des Nations, par
la diplomatie. Ainsi, tout en faisant des réserves conformes
aux idées que j'avais émises de tout temps et qui me parais-
saient utiles encore en vue de l'application du traité, je me
mononçai pour la ratification et l'exécution loyale du grand
INTRODUCTION xix
acte international qui avait obtenu l'adhésion de nos alliés et
de nos ennemis.
Je m'élevais, en quelque sorte, au-dessus des contingences et,
m'atta^hant fermement au^ principes, je m'efforçais de donner
à V opinion les moyens de se faire un jugement et de se pro-
noncer.
Tel fut V objet de V élude qui parut dans les deux numéros
de la Revue des Deux Mondes du 1" et du 15 août 1919.
Ainsi se ferme le cycle de mes travaux, en vue de la paix,
publiés pendant le cours de la guerre (1).
Je sens bien, pourtant, cjue ma tâche n'est pas achevée, ni
mon devoir à l'égard de Voyinion entièrement rempli. En vue
de l'avenir qui s'ouvre, toute l'Europe est à refaire. Et, c'est
pourquoi, mes études m'ont paru demander une Conclusion :
elle occupe les dernières pages du présent volume.
Le passé est passé . Tous les yeux doivent être tournés vers l'ave-
nir. L'histoire ne s'arrête pas : les hommes vivent d'espérance.
Ce qu'il faudra faire, demain, pour que le traité de paix
soit appliqué et produise les résultats que l'humanité se promet
de lui, j'essaie de le dire dans ce chapitre final.
Je ne suis pas de ceux qui s'entêtent sur des form,ules. Je
sais que les ministres et chefs de gouvernement chargés, par
la destinée, de ces lourdes responsabilités, ont eu des informa-
lions, des raisons, des clartés plus hautes que celles des
(1) On trouvera, à la p. 209, une courte étude sur la question du
Mandat dans les colonies. Je continue à penser que la formule du
mandat est grosse de difficultés. On le voit déjà en Sjrie. Je l'ai lue
à la Commission officielle de la Société des Nations, dont je faisais
partie. — Je donne en « appendice s deux Mémoires sur la « Société
des Nations » extraitâ des Procès-verbaux de la même commission.
XX INTRODUCTION
hommes du dehors. Je respecte ces hommes véritablement supé-
rieurs (supérieurs par le courage, par V expérience, par la
volonté). Je ne les critique ni ne les corrige. Tout au plus,
f essaye d^expliquer et d'appliquer leurs décisions et les actes
sur lesquels ils se sont accordés.
Je m'efforce de mettre leur œuvre en harmonie avec les néces-
sités de ces grandes heures et avec les sentiments de ceux qui
ont travaillé à la victoire, et qui nont quun vœu : obtenir une
bonne et longue paix en eff'açant, du cœur du monde, les
affreux sophismes qui ont déchaîné la guerre.
Je pense aux générations d'aujourd'hui et de demain, aux
soldats de la victoire, aux soldats de la justice, à tous ceux qui,
dans tous les pays libres, ont voulu et veulent chasser définiti-
vement les oiseaux noirs des militarismes et des impérialismes,
à ceux qui veulent réconcilier la prudence des hommes avec la
tendresse des mères.
Aux ouvriers de la véritable paix humaine, je soumets ces
réflexions d'un historien habitué à considérer la mer dupasse
et ses longues vagues, d'un homme qui n'a plus qu'à laisser
venir l'heure du départ, mais qui, avant de pdPttir, a, du
moins, eu cette joie de voir la tâche de toute sa vie se cou-
ronner par la restauration de la France et par le triomphe du
Droit.
Septembre 1919.
PREMIÈRE PARTIE
AVANT LES NÉGOCIATIONS
PROBLÊMES DE LA GUERRE
ET DE LA PAIX
(JUIN-NOVEMBRE 1916)
CHAPITRE PREMIER
LE PROBLEME DE LA GUERRE
Eh bien! oui, c'est la guerre... et une longue guerre !
L'humanité a fait un beau rêve : au mois d'août 1913,
on inaugurait, à La Haye, le temple de la Paix. Et ce
temple ne s'est pas rouvert une seule fois pour abriter
le concert de l'harmonie universelle, qu'un conflit ter-
rible éclate et couvre de sang la planète presque entière.
« 0 vieillard, tu te plais aux paroles sans. fin comme
autrefois aux temps de la paix; mais voici qu'une bataille
inévitable se prépare. Certes, j'ai vu un grand nombre
de combats, mais je n'ai 'point vu encore une armée
aussi formidable et aussi innombrable : elle est pareille
aux feuilles et aux grains de sable; et voici qu'elle
vient, à travers la plaine, combattre autour de la
ville (1). »
Ainsi s'exprime, dans V Iliade, Iris, la messagère des
dieux. La guerre de Troie paraissait donc, même aux
(1) Iliade, traduction de Leconte de Lisle.
4 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
(lieux, la plus formidable de toutes les guerres, et les
armées qui luttaient sous les murailles d'Ilion les plus
nombreuses de toutes les armées. Et voici que nous
répétons, à notre tour, ce que répétaient, sans doute
après tant d'autres, nos plus lointains aïeux.
Il faut sïncliner : la guerre est dans l'héritage du
genre humain. Malgré les maux qui la suivent, malgré
sa cruelle sanction, — à savoir le fait de frapper les
hommes à mort sans jugement, — elle est inhérente à
la vie : la vie est une lutte.
B.éfléchissons cependant : la guerre des hommes n'est
pas la guerre des bêtes ; et l'humanité le sait. Dans la
haute et instinctive conception de sa propre destinée
qui la distingue des autres espèces, elle tend son intel-
ligence et sa volonté pour affirmer cette différence.
Car, pour elle, c'est le coup de partie : si l'odeur du
sang doit la faire retomber dans la bestialité, elle perd ;
l'effort admirable accompli par elle, de siècle en siècle,
pour s'élever au-dessus des autres animaux est vain;
elle n'a plus qu'à renoncer à l'idéal qui est l'aspira-
tion suprême de toute société humaine et qui se rat-
tache à la plus profonde des lois naturelles et divines :
la justice.
Montesquieu dit : « Le droit de la guerre dérive de
la nécessité et du juste rigide. » Tout est dans ces deux
mots : le droit de la guerre, — le juste rigide.
La guerre, en tant que fait, est une crise d'anima-
lité : elle n'appartient à la civilisation que si elle
rentre dans le cycle du droit. Le problème consiste
donc à amener de plus en plus l'humanité à n'ad-
AVANT LES NEGOCIATIONS 5
mettre et à ne concevoir la guerre que comme née
du droit et soumise au droit. La guerre n'est digne
du nom de guerre que si elle est légitime. C'est parce
qu'il voit la chose ainsi que Proudhon reconnaît dans
la guerre un acte de la vie morale : « La guerre, de
même que la religion et la justice, est, dans l'humanité,
un phénomène plutôt interne qu'externe, un fait de la
vie morale bien plus que la vie physique et passionnelle . »
Je voudrais que l'on réfléchît profondément sur ce
principe de toute vie sociale : respecter, dans les limites
du juste, la vie des autres. L'individu isolé est en proie
à la violence : pour mieux se défendre et sans doute
pour mieux aimer, il se groupe sous une règle et il
introduit, dans ses relations avec les autres, le juste ;
l'équilibre des sociétés tient à l'acceptation mutuelle de
ce principe. L'origine du droit est le consentement des
parties, qui implique la liberté. De même qu'il y a, au
dire de Kiphng, une « loi de la jungle » que tout animal
respecte, il y a une « loi de riiumanité » que toute
société accepte. Une société qui ne reconnaît pas sa
limite dans le droit à l'existence des autres sociétés
(le juste rigide) se met elle-même hors de la vie : elle
s'expose à une coalition de tous qui la poursuivront jus-
qu'à ce qu'elle se range au devoir commun.
La civilisation a pour tâche de réaliser ces instincts,
fds de la loi de justice et de la loi d'amour; elle tend à
subordonner le fait de la guerre au droit de la guerre,
à entourer la guerre, dans ses origines et dans ses
phases diverses, de certaines garanties et conditions
par lesquelles elle deviendra de plus en plus la
6 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
guerre des hommes et de moins en moins la guerre des bêtes.
Les penseurs du dix-huitième siècle, achevant une
longue et lointaine élaboration des âges, ont dégagé
cette conception avec une autorité et une lucidité telles
qu'on put la croire acceptée sans conteste par tous : elle
pénétra le sens humain comm^ un acquis, passé, sem-
blait-il, à l'état de dogme. La guerre, détestée par les
mères, matribus detestata, ne trouvait grâce devant l'opi-
nion du genre humain que si elle avait, à ses origines,
le droit et si, dans ses développements, elle se soumet-
tait au droit. On pardonne beaucoup à la violence, fille
de la passion : encore faut-il qu'elle soit loyale et qu'elle
garde le respect du juste, alors même qu'elle paraît
rompre avec lui.
Il s'était donc fait une sorte d'accord universel au
sujet du droit de la guerre, et le temps semblait venu où
ce compromis tacite pourrait essayer de se codifier en
une première législation acceptée par l'ensemble des
sociétés civilisées.
Qu'on se souvienne des nobles paroles par lesquelles
M. Odier, délégué suisse, et M. Léon Bourgeois, délé-
gué de la France, célébraient à La Haye l'engagement
mutuel pris par les Puissances de recourir, en cas de
conflit, à l'intervention des neutres ou aux « bons
offices » de la Cour permanente de La Haye : « En pré-
parant cette formule, dit M. Odier, nous avons cherché
à ouvrir une ère nouvelle dans les rapports internatio-
naux : à cette ère nouvelle correspondent des devoirs
nouveaux, particulièrement pour les neutres... Hs seront
désormais, selon une expression heureuse, despacigé-
AVANT LES NEGOCIATIONS 7
rants... » Et M. Léon Bourgeois : « Groyez-Yous que ce
soit peu de chose que, dans cette conférence, c'est-à-
dire non pas dans une réunion de théoriciens et de
philantropes discutant librement et sous leur responsa-
bilité personnelle, mais dans une assemblée oii sont
ofliciellement représentés les gouvernements de toutes
les nations civihsées, l'existence de ce devoir interna-
tional ait été proclamée et que la notion de ce devoir,
désormais introduite pour toujours dans la conscience
des peuples, s'impose, à l'avenir, aux actes des gouver-
nements et des nations? »
Le baron de Marshall, délégué de F Allemagne, ayant
adhéré, au nom de son gouvernement, à la plupart des
décisions prises par la conférence, ne marchandait pas
sa chaleureuse approbation.
La grande responsabilité qui pèse sur l'Allemagne,
du fait des événements actuels, n'est pas tant, à ce qu'il
me semble, d'avoir ouvert les outres d'Éole et d'avoir
déchaîné sur le monde la plus terrible tempête qu'il ait
subie : c'est d'avoir ébranlé, dans la conscience univer-
selle, la foi au mythe, au millénaire de la paix.
L'humanité, si elle eût suivi le peuple allemand dans
sa formidable hérésie, eût perdu le sens même de son
évolution et de sa destinée : elle fût tombée dans une
sorte de manichéisme, — opposant le principe de la
force à celui du droit, le principe du mal au principe du
bien, — qui l'eût égarée à jamais.
Guerre insolente, s'il en fut. FailHte de tout ce que
l'humanité a voulu, a cherché, a fait. Les penseurs, les
philosophes, les hauts guides de la marche à l'étoile ont
8 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
toujours réclamé la paix, — « la paix sur la terre aux
hommes de bonne volonté ». Don Quichotte, les résu-
mant tous, dit avec sa savoureuse et profonde bonho-
mie : « Les armes ont pour objet et pour but la paix,
c'est-à-dire le plus grand bien que les mortels puissent
désirer en cette vie : cette paix juste, cette paix divine
est le véritable but de guerre. »
Or, l'Allemagne prenait Tenvers de ce rêve; elle
s'inscrivait en faux contre la parole du Christ ; elle
rompait avec l'idéal universel, et c'est pourquoi son
initiative redoutable, réfléchie et voulue, a soudain
frappé à l'âme le monde tout entier; elle a posé des
problèmes sur lesquels doit, maintenant, pour son salut,
réfléchir à fond l'humanité.
Que voulait l'Allemagne? Quel calcul, quel instinct,
quelle volonté la dirigent?
11 ne s'agit pas de revenir sur les exposés si nombreux,
si probants qui ont élucidé les doctrines pangerma-
nistes, les motifs qui déterminèrent les Empires du
Centre à rendre le conflit inévitable, les méthodes
appliquées par eux et leurs armées dans la conduite des
hostihtés. Doctrines et faits sont connus : c'est unique-
ment pour découvrir les raisons essentielles, pour
essayer de dégager les conséquences probables, qu'il
est utile de préciser certains points.
AVANT LES NEGOCIATIONS
l
DU PRETENDU MYSTICISME DES ALLEMANDS
Il conviendrait, tout d'abord, de mettre les esprits
trop dociles en garde contre une théorie venue d'Alle-
magne et qui tend à se propager dans le monde, à
savoir que c'est une sorte de mysticisme qui aurait mis
en mouvement et emporté, en quelque sorte, hors
d'elles et malgré elles, les masses allemandes : d'après
ce système, le soldat allemand combattrait et se sacri-
fierait pour la régénération de l'univers.
En vérité, ces gens ont toutes les ruses. Personne ne
s'entend comme eux à envelopper de paroles graves et
de propos grandiloquents les passions ou les intérêts...
Il faudra bien, un jour, percer à fond l'artifice de cette
philosophie allemande qui met le monde et Dieu lui-
même aux pieds du Moloch Etat.
Quoi qu'il en soit, l'origine pangermaniste de la thèse
du « mysticisme » allemand n'est pas douteuse : elle est
l'àme de V Histoire de Treitschke; elle est disséminée
aux quatre vents de l'enseignement universitaire et
scolaire par la parole des professeurs; elle gonfle le
livre de Bernhardi, V Allemagne et la prochaine guerre,
publié en 1911-1913 et qui est comme le manuel de ce
que doit savoir et penser un Allemand, à la veille des
événements de 1914. Cet enseignement et ces livres
ont une action puissante sur le peuple allemand, parce
qu'ils lui retournent ce qui vient de lui : c'est le résultat
10 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
(l'une longue opération intérieure où tous les sentiments
de la race sont cuits et recuits. Cette étrange doctrine a
ce caractère singulier d'être faite non pour l'universa-
lité des hommes, mais pour un seul peuple : elle n'a
d'autre objet que de l'entraîner et l'exalter sur ses pro-
pres vertus, de façon à l'amener à un état d'auto-sug-
gestion oii il devient un Dieu pour lui-même.
Un philosophe de vigoureux esprit, M. Lote, au cours
d'une thèse soutenue dès l'année 1911, a parfaitement
démêlé, dans la politique allemande du dix-huitième
siècle, les origines de cette disposition où le pédantisme
et le caporalisme se combinent dans la formule de Téta-
tisme, pour sauvegarder contre lïnvasion des idées
françaises le patrimoine des hobereaux et du sectarisme
prussien : « Tandis que Mme de Staël voit les AUe-
« mands beaucoup plus susceptibles de s'enflammer sur
« les pensées abstraites que pour les intérêts de la vie »,
nous constatons, au contraire, que la raison d'Etat
commande en souveraine ; elle seule inspire les que-
relles, l'inquisition, l'intolérance. Sauver les intérêts, telle
fut la volonté commune (i). » Ventre et fumée... c'est tout
le germanisme.
Pour satisfaire les appétits et les intérêts, il n'y a
qu'un moyen : une politique de proie, une discipline,
la conquête et l'expansion, en deux mots, la Guerre
et l'État. La doctrine de l'État devient le clou de
toute la pensée, de toute la philosophie allemande.
Laissons encore parler notre auteur : « Une réalité
(1) Renpi Lote, docteur es lettres, Du Christianisme auGermanisme,
1911, p. 193.
AVANT LES NEGOCIATIONS 41
s'éclaire : l'effort, la volonté de produire un État. La
direction est nette, consciente et brutale : sauver
l'État ou refaire l'État, cette « raison » première dont
un Allemand du dix-neuvième siècle pourra dire :
« Notre État est ce que nous avons de suprême sur la
« terre. » A cet égard, la poussée est formidable : il n'y
a plus d'idéalistes, ni de nationalistes, ni de mystiques,
ni de libéraux, ni d'orthodoxes : il n'y a qu'une disci-
pline en marche, fanatique d'elle-même et menaçante
pour l'avenir (1). »
Quant à la « guerre », il suffit d'invoquer, comme le
fait Bernhardi, la parole du maître de Tàme germaine,
Luther : « En somme, il ne faut pas voir, dans la pra-
tique de la guerre, comment on étrangle, comment on
brûle, comment on se bat et comment on se comporte :
car c'est ce que font les yeux bornés et simplistes des
enfants qui ne considèrent que le chirurgien coupant
une main et sciant une jambe, ne voyant pas qu'il faut
le faire pour sauver le corps tout entier. De même, il
suffit de regarder avec des yeux virils la fonction du
glaive et son action terrible pour voir que c'est une
tâche divine en soi et aussi utile et nécessaire que de
manger et de boire. »
Guerre et État, voilà les nécessités et les aspirations
dont il faut faire un tout, un dogme, un credo.
L'Allemagne, donc, se met à la recherche de son
propre mysticisme. Le Christ, l'Empire romain, Ma-
homet, la Révolution française, les grandes images flot-
Ci) René Lote, docteur es lettres, Du Christianisme au Germanisme,
1911, p. 195.
12 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
tent dans ces cerveaux ténébreux : le besoin, l'instinct
du pastiche est un des caractères du génie allemand ; il
n'est content de lui-même que s'il a égalé ou surpassé, —
autant que la copie égale ou surpasse l'original.
On chercha donc la grande idée, capable de couvrir
les deux aspirations et de les grouper dans un article de
foi. On chercha et l'on trouva : tel le docteur Faust, le
célèbre chimiste Ostwald rencontra, au fond de ses cor-
nues, le mythe dont on avait besoin. Il ne faisait que
prendre son bien où il le trouvait, c'est-à-dire dans la
philosophie et la politique allemandes, toutes deux
ardentes aux réalisations pratiques et pragmatiques.
Guerre et État, il résuma le tout dans un seul mot :
Organisation.
« Je vais, maintenant, dit-il, expliquer le grand se-
cret DE l'Allemagne. L'Allemagne veut organiser l'Eu-
rope, qui, jusqu'ici, ne l'a pas été. Nous, ou peut-être
plutôt la race germanique, avons découvert le facteur de
r organisation. Les autres peuples vivent encore sous le
régime de V individualisme, alors que nous, Allemands,
sommes sous celui de V organisation. »
Voilà donc ce « secret plein d'horreur ! » La phrase
d'OstAvald illumine tout, justifie tout.
Au moment où les armées allemandes, honteuses
elles-mêmes de la besogne qu'on leur a commandée,
crient à leurs victimes : « Nous ne sommes pas des bar-
bares ! », au moment où l'univers pousse un cri et se
lève pour demander des comptes, au moment où l'em-
pereur Guillaume adresse au président Wilson ce télé-
gramme du 8 septembre 1914 qui est comme le premier
AVANT LES NEGOCIATIONS 13
essai d'une justification, sinon d'une amende honorable,
le chimiste intervient, et il suggère, après coup, la
thèse destinée à égarer définitivement les consciences,
ou plutôt à replonger l'Allemand dans le bourbier de
son pharisaïsme et de son orgueil : « Non, vous n'êtes
pas des barbares! Vous êtes des croisés! Vous apportez
au monde la bonne parole de 1' « Organisation » .
Que le génie de V « Organisation » appartienne en
propre à 1" Allemagne, c'est une prétention dont il a déjà
été fait justice (1).
Les Romains furent les organisateurs du monde an-
tique. Louis XIV et Napoléon ont passé jusqu'ici pour
des organisateurs; Louvois et Carnot de même. L'Eu-
rope \it encore sous le régime que l'administration
impériale lui a dicté. L'histoire répète comme un lieu
commun que la centralisation française, élaborée par
les Richelieu, les Colbert, la Révolution, est tombée
dans une sorte d'excès. D'autre part, l'organisation
industrielle et commerciale a trouvé ses principes et ses
méthodes en Angleterre : sauf des détails d'application,
il est impossible de discerner les ressorts nouveaux que
l'Allemagne aurait mis en œuvre.
Une certaine tendance au socialisme d'Etat, l'ingé-
rence minutieuse et pointilleuse de la bureaucratie dans
les affaires particulières, le règne du cerboten, la milita-
risation de la vie civile, ce ne sont pas des faits si nou-
veaux sur la planète. Notre enfance a été élevée au bruit
(I) Voir, notamment, l'excellent ouvrage d'Arnold vax (Jknnkp,
professeur d'histoire comparée des Civilisations à l'Université de
Genève : Le Génie de l'Organisation; la formule française et anglaise op-
posée à la formule allemande.
44 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
du tambour dans les lycées impériaux assimilés à des
casernes. Le régime des corporations a des points à
rendre à celui des cartels et des trusts ; le protection-
nisme avait son précédent dans lecolbertisme. Le hobe-
reau n'est qu'un fils abâtardi du seigneur féodal. Tout
ce déballage e«t vieux comme le monde. S'il y avait lieu
d'insister, il serait facile de rappeler que le moyen âge
a libéré le serf pour obtenir le maximum de rendement
économique, que la Révolution française, ayant brisé
consciemment l'organisation corporative de l'ancien
régime et rendu le travailleur à lui-même, a préludé
par là à l'essor incomparable du dix-neuvième siècle et,
qu'ainsi, l'introduction et le développement du facteur
individualisme ont été peut-être les plus grands progrès
économiques accomplis depuis la chute de l'Empire
romain. En fait, la civilisation oscille, depuis des siècles,
entre le régime de l'autorité et celui de lahberté. La
difficulté est de trouver la juste mesure; et l'Allemagne
la cherche comme les autres.
Les affirmations tranchantes du célèbre chimiste ne
révèlent donc pas un si formidable secret : la pierre
philosophale n'est pas au fond de ses cornues.
Cependant, la formule une fois lancée, appliquée au
point de vue militaire et international par une prépara-
tion intense et un système d'espionnage et d'avant-
guerre qui est le véritable « secret » des Allemands, fut
acceptée par eux avec une complaisance facile à com-
prendre. « Notre peuple est le peuple élu! Il aune mis-
sion à remplir. Que ne le lui a-t-on rappelé plus tôt?
Dieu l'a choisi. 11 est en communication avec la divine
AVANT LES NÉGOCIATIONS 15
Providence. L'arche sainte lui est confiée : « Dieu est
« avec nous ! »
La foi nouvelle se répandit, avec la rapidité de l'éclair,
des universités aux brasseries, des brasseries aux ca-
sernes. Herr professor l'avait lancée en riant derrière sa
barbe couleur d'avoine. Michel la reçut avec transport :
il sentait une âme de paladin grandir en lui. Un décor
moyenâgeux ne messied pas au bock du roi Gambrinus.
Sans oublier ses appétits plus réalistes (mainmise sur
les richesses de l'univers, extension indéfinie des terri-
toires allemands, développement colonial, maîtrise de la
mer, destruction des grandes maisons concurrentes,
l'Angleterre, la France, la Russie), le phihstin se
réalisa croisé; le casque à pointe se panacha d'une
auréole. Guillaume II avait eu, d'avance, le sens de
cette révélation : le vieux Dieu allemand n'était-il pas
son collègue, son complice? Le soldat allemand
devient l'homme du Christ, Christ lui-même et porteur
du Saint-Sacrement !,. . « Et alors, vous venez, vous, un
petit peuple qui avez l'audace de nous arrêter, vous
auxquels nous promettions paix et protection ! Et vous
faites cause commune avec nos ennemis! Mais c'est
comme si vous attaquiez un prêtre porteur du Saint-Sacre-
ment ! Nous sommes sanctifiés par la grandeur de notre des-
tinée; nous sommes, chacun de nous, porteurs du Saint-
Sacrement, gardiens et protecteurs de la patrie, de nos
femmes et de nos foyers (1). »
(1) Paroles mises dans la bouche d'un ofïicier allemand, à propos
des atrocités beiges, par le major Victor von Stkautz, Die Erobe-
rung Belgiens, 1914. Selbsterlebtes. (La conquête de la Belgique 1914.
16 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Ceux qui résistent à un tel peuple, ceux qui se met-
tent en travers d'une telle mission sont de grands cou-
pables. La justice divine les frappe. On dégage la leçon
des événements de Louvain et on conclut : « Jamais la
faute et le châtiment ne se sont trouvés en relation plus
intime qu'ici... Toute la Belgique s'est rendue coupable
d'une ignominie terrible, d'un crime contre l'humanité
tout entière ; aussi la juste punition a-t-elle frappé le
peuple belge tout entier représenté par les habitants de
Louvain (1). »
La thèse court jusque dans les petites écoles :
« L'Allemagne, prévoyant que la guerre peut durer en-
core longtemps, fait une propagande effrénée parmi les
enfants. . . On cherche à mettre dans lesprit de ce peuple
cette idée que la guerre actuelle est une guerre sainte,
que les soldats allemands sont des « croisés » . L'Empe-
reur est présenté comme le saint champion d'une sainte
cause. Des libres penseurs notoires se sont découvert
une sorte de dévotion pour le Dieu des armées (2). »
Et on comptait enfin que la leçon rayonnerait sur les
nombreux disciples habitués, au dehors, à subir l'ensei-
gnement germanique. Les neutres aiment les explica-
tions philosophiques : elles apaisent leurs consciences
troublées. L'impartialité est un brevet de supériorité.
Choses vécues.J Chez Kohler, Minden ia Westfalen, p. 43. (Cité par
Livre gris belge, p. 46.)
(1) Dcr Weltkrieg, 1914. — Achtes Bûndchen. — Sturm nacht in
Lôven. (La Guerre mondiale de 1914. — HuitAème fascicule. — Nuit
orageuse à Louvain.) Chez Max Fischer, Dresden. (Livre gris belge.)
(2) Voyez les citations données par Mlle G. Bianquis, « la Guerre
sainte, » Grande Revue, juin 1915, cité dans G. Blondel, l'Ecole
allemande et sa responsabilité, p. 6.
AVANT LES NEGOCIATIONS 17
Avant tout, n'est-ce pas, il faut comprendre !.. . Pour
une équipe de « camarades » de la pensée, il était
gênant qu'un peuple, dont les exemples et la cultr.r e
avaient été si longtemps prônés au-dessus de tout,
s'abandonnât sans vergogne à des excès aussi déplo-
rables; en vérité, ses violences dépassaient la mesure
permise. Comment expliquer cela? Comment concilier
ces inconciliables? « Et l'autorité de la « méthode? » et
« la loi du progrès? » et « la critique de la raison pure ? »
et « l'impératif catégorique?... » Cas embarrassant.
Ostwald a trouvé le joint : le mysticisme de lOrgani-
sation ; tout s'explique ! Ce peuple est hors de lui-
même, au-dessus de lui-même : il ne se possède plus.
Les sectateurs des religions naissantes, les hashsahshins,
les fanatiques de tous les pays, tels sont les modèles, et
les prototypes, excusés ou magnifiés par l'histoire, des
incendiaires de Louvain et de Senlis, desnaufrageursde
la Lusitania et du Sussex, l'Empereur et les chefs qui
ont ordonné les atrocités de Belgique, de Lorraine, de
Pologne, de Serbie, peuventaffronter la justice humaine
et la justice divine : mus par une force intérieure et
supérieure, ils ont accompli leur destin.
Et c'est aux peuples qui souffrent le plus du réalisme
féroce de l'Allemagne, qu'on insinue ce subtil plai-
doyer. Et nous, — certains d'entre nous, du moins, —
nous l'acceptons, nous l'enregistrons, nous le versons,
de bonne foi, au dossier..., et nous l'y retrouverons
quand sonnera l'heure des sanctions et des répara-
tions !
Tel est le succès d'une propagande qui, de l'intérieur
48 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
de l'Allemagne , a rayonné sur le dehors : cette guerre
n'est pas moins redoutable que l'autre.
L'histoire ne se laissera pas égarer par la ruse qui
tend à fausser le grave problème moral et international
posé par la catastrophe actuelle. Ni l'Alleinagne, ni son
gouvernement n'obéissaient à l'inspiration mystique ni
à un démon socratique quelconque quand ils exécu-
taient le coup de Tanger, le coup d'Algésiras, le coup
d'Agadir, quand ils extorquaient à la France les terri-
toires du Congo, quand ils écrasaient la Pologne et
r Alsace-Lorraine à coups de talon, quand ils mettaient
la boucle au développement agricole et économique de
la Russie par des traités de commerce léonins, quand
ils acculaient le monde au dilemme de la capitulation
universelle ou du conflit inévitable. Ces placiers en
camelote ne sont pas des apôtres!
La poHtique allemande s'est vantée longtemps d'être
uniquement réaliste : elle n'a pas changé hier, elle ne
changera pas demain... Offrez seulement aux diplo-
mates allemands Anvers et l'arrondissement de Briey :
et vous verrez ce que pèsent les considérations mys-
tiques !
Les professeurs se moquent de nous : après avoir ob-
nubilé l'entendement allemand, ils prétendent obscurcir
le nôtre sous des nuages d'encre noire. L'esprit français,
clair et prompt, dissipera les ténèbres amassées par une
ruse solennelle et persévérante. Un lourd et grossier
matérialisme a troublé le repos du monde par orgueil,
convoitise et rapacité ; après avoir déclaré la guerre
pour satisfaire ses appétits, il l'a conduite selon ses ins-
AVANT LES NÉGOCIATIONS 19
tincts. Les méthodes de guerre de F Allemagne résultent
logiquement du caractère et du tempérament allemand.
II
l'allemagne puissance de proie
Essayons donc de reconnaître le fond des sentiments
allemands. Interrogeons les réalités et tâchons de dé-
couvrir les « raisons » deToffensive allemande sur l'uni-
vers.
Dans l'événement historique qui ébranle le monde, on
trouve, comme toujours, l'incident et le permanent.
L'incident, c'est le meurtre de Serajevo. Mais lui-
même n'est qu'un résultat ou, plutôt, c'est un anneau
dans la chaîne des faits qui rattache la guerre de 1914
aux événements antérieurs : la guerre des Balkans, l'an-
nexion de la Bosnie et Herzégovine, l'expansion alle-
mande vers l'est. En un mot, c'est une manifestation
du trouble général apporté dans l'équilibre universel par
les ambitions de l'Allemagne et de l'Autriche depuis
l'inauguration de la « politique mondiale » (Weltpolitik).
Il est à peu près démontré que l'empereur Guillaume
et l'archiduc Ferdinand s'étaient entendus, lors de l'en-
trevue de Konopitz, pour remanier la carte de l'Europe.
On pourrait faire remonter à cette date la déclaration de
guerre. L'histoire a enregistré d'ailleurs, à ce sujet, une
preuve formelle : c'est la déclaration de M. Giolitti à la
Chambre des députés italiens établissant, qu'en juillet et
octobre 1 91 3, les Empires germaniques avaient fait con-
20 LE TRAITE DE PAIX DE 4919
naître à leur alliée, l'Italie, leur intention d'agir contre la
Serbie, et lui avaient demandé de considérer cette ac-
tion comme entraînant l'application du casus fœderis.
L'Autriche, appuyée par l'Allemagne, prétendait donc,
dès lors, « exécuter » la Serbie : c'était la guerre. Le
coup de Serajevo alluma un incendie dont les matériaux
étaient rassemblés : tel est lïncident.
Le permanent, c'est la situation géographique de
l'Allemagne en Europe, ce sont les sentiments belli-
queux des peuples germains, c'est l'esprit d'invasion qui
leur est naturel, ce sont les circonstances qui ont porté
ces ambitions géographiques, ethnologiques et histori-
ques à leur maximum d'intensité : élaboration à la fois
lente et précipitée qui s'est manifestée sous les deux
formes du Germanisme et de l'Impérialisme.
L'Allemagne est un pays sans frontières naturelles,
habité par des races diverses, qui n'a trouvé, jusqu'ici,
ni sa forme, ni son centre, ni ses limites. Elle est, au
milieu de l'Europe, comme une masse, longtemps molle
et plastique, ayant d'autant plus besoin d'une organisa-
lion de fer qu'elle était, par essence, inorganique.
L'Allemagne est, pour l'histoire européenne, la plus
grosse des difficultés : cette difficulté ne serait résolue
que si lAllemagne consentait à « s'articuler », en
quelque sorte, à la vie commune. Malheureusement,
une disposition si accommodante n'a jamais été la
sienne. Par sa nature même, par sa formation physique
et psychologique, l'Allemagne déborde. Depuis les Cim-
bres et les Teutons, on ne connaît ses peuples que par
leur volonté d'intrusion et de conquête. César, Tacite,
AVANT LES NEGOCIATIONS 21
tous les auteurs de l'antiquité, sont d'accord pour dé-
terminer ainsi le caractère du Germain : race errante
et pérégrine, mal attachée au foyer et au sol, ne s'adon-
nani qu'à la guerre ou à la chasse. Au cours de l'his-
toire, cette population mêlée et bigarrée, composée de
Celtes, de Teutons, de Scandinaves et de Slaves, fait,
en Europe, office de trouble-fête : inquiète et malheu-
reuse elle-même, pour l'inquiétude et le malheur des
autres.
Bernhardi, dans son livre sur l'Allemagne et la pro-
chaine guerre, donne un exposé de l'histoire d'Allemagne
au point de vue pangermaniste : rien de plus pénible
que ce tableau oii le parti pris actuel s'efforce de tirer
une leçon héroïque des plates annales du passé : l'épo-
pée tourne, bien involontairement, à la complainte.
D'abord la thèse : « Dès leur première apparition
dans l'histoire, les peuples germaniques se sont affirmés
comme un peuple civilisé de premier ordre. » Mais, aussitôt,
l'aveu contradictoire : « Lorsque l'Empire romain suc-
comba sous le choc des barbares... » Et le tableau se
développe ainsi dans ce stupéfiant contraste entre les
prétentions et les réalités.
En somme, cette histoire est le récit d'une invasion
perpétuelle qui ne réussit jamais : les ambitions sont
immenses, les résultats nuls ou précaires. La « lati-
nité », toujours visée, — ainsi que l'avoue encore au-
jourd'hui le chancelier Bethmann-ITollweg, — la
latinité s'est toujours défendue victorieusement. Les
Cimbres et les Teutons sont battus par Marins; Ario-
viste par César; les Alamans par Clovis qui s'incline à
22 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Reims devant l'évêque Rémi ; quelques hordes de Goths
et de Vandales font une pointe à travers l'Empire ro-
main, pour laisser dans le vocabulaire de la civilisation
le mot de vandalisme, Charlemagne restaure le Roma-
nisme et dompte les Saxons. Après Charlemagne, quand
l'âme de l'Europe se cherche, alors que l'Université de
Paris enseigne les peuples, la Germanie s'attarde dans
une sorte de byzantinisme sauvage. Je laisse parler
l'apologiste de la race : « Dans la lutte des deux puis-
sances (Rome et l'Empire), l'Empire succombe parce
qu'il ne réussit pas à unir les petits États germains...
La puissance allemande gisait anéantie... Puis vint un
état de choses quasi anarchique. Les fâcheux défauts du
peuple allemand, la manie de vouloir avoir toujours
raison et le manque de sens unitaire contribuèrent à
compromettre aussi son développement économique...
L'activité intellectuelle (?) dégénéra en rudesse... »
Et en voilà pour tout le moyen âge !
Nous arrivons aux temps modernes : les faits ne sont
pas plus réconfortants. « Le peuple allemand futpresque
anéanti et perdit toute importance pohtique... » L'âge
des découvertes transforme la planète. Quelle est la
part de l'Allemagne? « L'Allemagne resta étrangère à
ce formidable mouvement. » L'Europe nouvelle prend
conscience d'elle-même au seizième et au dix-septième
siècle; l'Allemagne est absente, en proie aux horreurs
de la guerre de Trente Ans ; elle se détruit elle-même :
le sac de Magdebourg fait la main aux destructeurs de
Louvain. « L'Angleterre devint la première puissance
coloniale et maritime du monde; l'Allemagne, en re-
AVANT LES NEGOCIATIONS 23
vanche, ne fit rien et sa puissance politique diminua
toujours davantage. »
Dans cet exposé à grands traits, l'Autriche disparaît,
pour ainsi dire : c'est une parente pauvre et mal mariée :
« L'Autriche cathohque, grand Etat indépendant issu
en quelque sorte de l'Empire, fondait sa puissance non
seulement sur sa population de race germanique, mais
encore sur les Hongrois et sur les Slaves. » L'Autriche,
pourtant, a persévéré, pendant cinq siècles, dans les
ambitions de la race. Sa volonté de domination, le des-
sein poursuivi par elle d'établir un Empire universel est
Feffroi de toutes les nations libres de l'Europe. La
France est l'énergique adversaire du despotisme autri-
chien et finit par en avoir raison. Mais, pour Bernhardi,
la « véritable Allemagne » n'était pas née. « Enfin, un
centre de puissance protestante se forme dans le Nord,
la Prusse. » Tout est sauvé! — Pas encore!... « Une
heure difficile devait sonner, une fois de plus, dans la
lente ascension de l'Europe. » Cette heure, c'est léna.
Mais le nom n'est pas prononcé. Waterloo ne console
pas, parce qu'il faudrait rappeler le service rendu par
les alliés, Autriche, Russie, Angleterre, tirant la Prusse
de l'anéantissement : « La royauté prussienne s'humilia
profondément devant l'Autriche et la Russie et parut
oublier ses devoirs nationaux. »
Il est temps que cette longue série de jours sombres
qu'est l'histoire d'Allemagne trouve, enfin, un ciel
plus serein. Voici Guillaume I" et Bismarck : « L'Alle-
magne, ce géant couché mollement sur le lit de repos
de l'ancienne Confédération germanique, se relève
24 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
comme un phénix sortant de ses cendres et déploie
victorieusement ses ailes puissantes... » Ce galimatias
achève le pénible panégyrique.
Quant aux données intellectuelles et morales, elles
sont dégagées en une page empruntée, en partie, à
Treitschke : « Ces deux sœurs (la littérature et la
science) créèrent, avec Kant et Fichte, des exigences
morales telles qu'aucun peuple w'e?^ avait encore établi de
semblables comme règles de conduite et révélèrent, dans le
domaine de la poésie, un idéalisme transcendant. Sous
rinfluence de la colère héroïque de 1813, ce travail in-
tellectuel porta des fruits magnifiques... De cette ma-
nière, notre littérature classique, partie de points de
vue bien différents, tendit au même but que l'œuvre
politique de la monarchie prussienne et des hommes
d'action qui, à l'heure du grand désastre, travaillaient
pour le progrès (1). » (Treitschke, I, 90.)
Il était nécessaire de donner ce résumé pour n'altérer
en rien le caractère de l'histoire allemande tel qu'il est
conçu, en Allemagne, à la veille de la guerre. Un ta-
bleau qui forme apothéose fournira le trait final : c'est
la rencontre de Napoléon et de Gœthe : « Moment histo-
rique que celui où Napoléon et Gœthe se trouvèrent en
face l'un de l'autre, — de puissants conquérants tous
deux : d'un côté, le fléau de Dieu, le grand destructeur
de tout ce qui avait fait son temps, de tout ce qui était
arrivé, le sombre despote, la dernière créature de la
Révolution, une partie de « cette force qui veut toujours
(1) Berxhardi, p. 60.
AVANT LES NÉGOCIATIONS 25
« le mal et produit toujours le bien » ; de l'autre, l'Olym-
pien majestueusement grave qui prononça ces mots :
« Que l'homme soit noble, charitable et bon! », Gœthe,
qui, dans son œuvre universelle, montra que le génie
allemand embrasse tout ce qui est humain... Face à face
avec le plus grand capitaine de son temps, on vit le
héros de l'esprit auquel devait appartenir la victoire à
venir, en face du représentant le plus puissant du génie
latin, le grand Germain qui se tient au faite de F humanité. »
Telle est la conclusion : opposer un surhomme alle-
mand à un surhomme latin et accabler Napoléon par la
comparaison avec Gœthe ! Ces arrangements, dans ce
qu'ils ont de factice, d'arbitraire, de captieux, révèlent
le caractère du germanisme.
L'Allemagne, féconde et troublée, ne se sent jamais
à l'aise dans ses limites : privée de larges ouvertures
sur la mer, obstruée par le réseau désharmonique de
ses montagnes intérieures, disloquée par le cours de
ses fleuves divergents, elle est portée tantôt vers l'une,
tantôt vers l'autre de ses frontières, et elle ne trouve
d'aucun côté des appuis solides fixés par la nature. A une
race vagabonde cette vaste prison paraît encore trop
étroite ; elle hume l'air des contrées occidentales et mé-
ridionales ; elle y sent des parfums plus délicats, un
climat plus doux, une joie de vivre qui lui sont refusés.
Les pays du soleil lui sont un paradis sur la terre. (Qui
n'a vu les Allemands débarquer par trains bondés sur
la côte d'Azur, au temps du carnaval de Nice, ne peut
comprendre tout à fait cet émerveillement!) Ils dési-
rent, ils envient.
26 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Cependant, l'Allemagne est toujours, comme on di-
sait au seizième siècle, « la matrice des peuples ». Les
jeunes tribus s'amassent dans son sein. L'aventure les
attire : les vastes plaines s'ouvrent devant elles. Elles
partent. Et c'est toujours la même tentation, toujours
la même entreprise, toujours le même échec et toujours
les pareils et tristes retours jusqu'à de nouveaux recom-
mencements.
La population allemande n'a pas accepté son lot.
Elle veut autre chose que ce qu'elle a : tantôt c'est l'Italie,
tantôt c'est la France, tantôt ce sont les Balkans, et
puis ce sont les colonies, et puis c'est la mer : « Notre
empire est sur les eaux! »
La tradition, l'histoire, tous les témoignages et toutes
les preuves étabhssent que l'essence du germanisme,
c'est la conquête ou, pour parler plus exactement, l'in-
vasion. Germanisme, pangermanisme, c'est tout un :
seulement, les horizons se sont élargis et on a conçu
l'idée de la conquête du monde. Bernhardi et Biilow
concluent dans les mêmes termes : « Ou l'hégémonie
planétaire ou la décadence! »
A la marée qui déborde, il n'y a plus de bornes. « Il
faut que le monde soit victime du germanisme pour que
le germanisme soit vrai. » (Lote.)
Mais, ainsi, nous sommes ramenés à la guerre et à la
violence : le germanisme en état de conquête, c'est
rimpérialisme!
Au congrès de Westphalie, quand les plénipoten-
tiaires de Louis XIV convoquèrent tous les princes eu-
ropéens à la conférence pour la paix générale, ils s'ex-
AVANT LES NEGOCIATIONS 27
primèrent en ces termes : « Il est certain que la maison
d'Autriche tend à la monarchie européenne en prenant pour
base la puissance qu'elle exerce sur le Saint-Empire
germanique, au centre de l'Europe. » Ces paroles expri-
ment l'inquiétude traditionnelle des peuples européens
devant l'impérialisme allemand. Transposez à Berlin
ce qui est dit de Vienne, les rapports de l'Allemagne
avec les autres puissances restent les mêmes. M. Poin-
caré n'aurait pas un mot à changer à la lettre de
Louis XIV.
Une seule différence : les ambitions de la maison
d'Autriche étaient plus lentes et plus dissimulées, celles
de la maison de Prusse sont plus brutales et plus témé-
raires. C'est qu'en effet, les Habsbourg rencontrèrent
mille traverses; les Hohenzollern, au contraire, sont
grisés par un bonheur inouï.
S'il s'agit de découvrir les raisons actuelles de la
forme aiguë du militarisme prussien, il faut absolument
tenir compte de l'étonnante fortune qui, de l'abaisse-
ment de 1848, a conduit le pays au pinacle en 1870,
c'est-à-dire en vingt-deux ans. En 1866 et en 1870, la
Prusse a cueilli trop facilement de trop promptes vic-
toires. De là l'orgueil monstrueux du parvenu prodi-
gieusement enrichi, de l'esclave qui a brisé ses fers. Le
développement de l'histoire prussienne est un phéno-
mène de croissance anormale et de gigantisme déréglé.
Une seule journée, Sadowa, et c'en est fait de la maison
d'Autriche; deux batailles, Metz et Sedan, et c'en est
fait désarmées napoléoniennes. Comment ces gens ne
28 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
seraient-ils pas gonflés d'avoir fait ainsi « Charle-
magne »?
Il fallait toute la prudence de Bismarck pour ne pas
pousser à bout la chance et ne pas doubler tout de suite
la mise pour la rafle définitive. Bernhardi et ses émules
le blâment. L'exemple qui les hante, c'est l'Empire ro-
main, mais rafraîchi par le sang des « barbares ». Il
s'agit de réussir, une bonne fois, le coup de l'invasion
si longtemps manqué. Le romanisme soumis et germa-
nisé, cette fois, ce serait véritablement « Charlemagne » !
L'orgueil allemand, c'est l'enivrement de victoires
trop faciles. Un peuple, longtemps agenouillé devant
les ridicules fantoches des principautés germaniques,
s'est trouvé, soudain, debout et il s'est roidi de toute la
fierté dont des siècles d'abaissement avaient amassé
l'épargne. L'unité politique Ta gratifié à peu de frais
d'une puissance multipliée. Le voilà grand et heureux.
Or, il ne sait jouir de son bonheur ni pour les autres, ni
pour lui-même. Il a la maladresse et les mains gourdes
du berger devenu roi. N'ayant pas eu le temps, n'ayant
pas pris la peine de faire l'apprentissage de sa récente
autorité, il la brandit comme une massue et en menace
tout le monde. En lui apparaissent les tares des par-
venus : le goût de l'étalage et du faste, le manque de
mesure et de tact. Le parvenu a su acquérir, il sait rare-
ment conserver.
On ne songe pas à nier les qualités de la race alle-
mande, sa vigueur, son endurance, son application, son
esprit de suite et de méthode : mais ce sont surtout des
moyens de conquête et d'acquisition. Et il faut bien
AVANT LES NEGOCIATIONS 29
aussi tenir compte de ses défauts : besoins exigeants,
appétits matériels, instincts destructeurs, brutalité la-
tente sous des formes apprêtées et obséquieuses. Les
circonstances ambiantes ouvrent la carrière à ces sortes
de tempéraments; le temps n'est guère enclin aux
nuances de la pensée, aux délicatesses de lïntelligence
et du cœur; nous sommes au siècle de la matière; une
poussée prodigieuse emporte le monde vers les jouis-
sances immédiates, les joies de l'abondance, la grasse
pitance du bien-être. Ce nouveau grand peuple a sa place
marquée en tête de la troupe qui va fournir la course :
trapu, vigoureux, le poil luisant, de quel galop joyeux,
de quelles foulées puissantes il va mesurer le terrain !
L'Allemagne se rua parmi le groupe des puissances.
Sa brusque intrusion fut rude au reste du monde.
Ainsi que le constate Maximilien Harden, « sur la terre
entière l'Allemagne n'a pas un ami. » Qu'importe! on
en avait écrasé d'autres ! Là encore, le succès fut facile :
on avait affaire à des peuples « arrivés », tranquilles
dans leur aisance acquise et qui se laissaient vivre.
L'Allemagne hennit d'orgueil en voyant le terrain libre
devant elle. Elle tendit ses muscles, ses nerfs, sa vo-
lonté pour toucher au but qu'elle voyait si proche. Je
ne crois pas qu'il y ait jamais eu une adaptation aussi
prompte et aussi complète d'une nature, d'ailleurs aussi
plastique, à ses nouvelles destinées.
Pourtant, de telles métamorphoses ne sont pas sans
éprouver ceux-mêmes qui les subissent : une exces-
sive tension nerveuse surmène les sociétés comme les
hommes. Nabuchodonosor, Alexandre, sont les types
30 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
classiques de ces victorieux que Dieu exalte pour les
perdre. L'Espagne avait connu quelque chose de pareil
quand les conquistadors,
Comme un vol de gerfauts, hors du charnier natal,
Partaient, ivres d'un rêve he'roïque et brutal.
Le délire des grandeurs fut, cette fois, le lot de tout
un peuple.
Bismarck, conscient du danger, l'avait signalé et,
d'une humeur maussade, avait morigéné d'avance la
folie de ses successeurs : « Les armements ne suffiront pas,
écrit le ministre disgracié, dans une page d'une clair-
voyance admirable : il faudra en plus la justesse du coup
d'œil pour piloter le vaisseau de l'Allemagne à travers
les courants des coalitions auxquelles notre situation géogra-
phique et notre régime historique nous exposent... Il faut, à
cet effet, que nous sachions rester indifférents aux sé-
ductions de la vanité. L'Allemagne commettrait une
grande folie si, dans les questions d'Orient auxquelles elle
n'a aucun intérêt spécial, elle voulait prendre parti avant
les autres Puissances directement intéressées... L'Alle-
magne est la seule grande Puissance en Europe que nul
projet ne saurait tenter s'il ne peut se réaliser que par la
guerre (voilà pour le militarisme à la Bernhardi et la
politique mondiale à la Bûlow!). Nous ne devons nous
laisser forcer la main ni par l'impatience, ni par quelque
complaisance consentie aux dépens du pays, ni par un
sentiment quelconque de vanité, ni par des provocations
d'amis (ceci pour l'Autriche); rien ne doit nous décider,
avant le moment voulu, à quitter l'expectative pour
AVANT LES NEGOCIATIONS 31
l'action; sinon plectiinhir Achivi (ceci pour les sujets de
l'empereur Guillaume!). Notre unité une fois établie
dans les limites possibles, mon idéal a toujours été de
nom concilier la confiance des grandes Puissances, comme
celle des Puissances secondaires de V Europe (1). » Le vieux
renard, plein d'appréhension pour le sort de son œuvre,
luttait déjà contre le parti rapace qui jetait un œil
d'envie sur le bonheur tranquille des petits États !
Mais le tempérament de la race était plus fort que les
avertissements de l'ermite de Varzin. Une fois les con-
voitises excitées, les doctrines ne font pas défaut. Ivre
de ses victoires, l'Allemagne sentait, dans la force de
son bras, le plus convaincant commentaire de la doc-
trine de la « volonté de puissance » : « Vous aimerez la
paix comme un moyen de guerres nouvelles; — et la
courte paix mieux que la longue. — Je ne vous con-
seille pas la paix, mais la victoire. — Une bonne cause,
dites-vous, sanctifie même la guerre; moi je vous dis :
c'est la bonne guerre qui sanctifie toute cause... »
Ainsi parlait Zarathoustra!
Treitschke avait jeté les bases de la doctrine de la
force fondement du droit et le créant précisément
parce qu'elle lui est antagoniste : « Il ne convient pas
à des Allemands de répéter les lieux communs des apô-
tres de la paix ou des prêtres du veau d'or, ni de fer-
mer les yeux devant les nécessités cruelles de notre
époque. Oui, notre époque est une époque de guerre,
un âge de fer. Que les forts l'emportent sur les faibles,
(1) Pensées et Souvenirs, par le prince de Bismarck. Édit. franc.,
t. II, p. 312-346.
32 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
c'est la loi inexorable de la vie. » Les petits États furent
nominativement inscrits sur la liste des prochaines vic-
times : le sort du Luxembourg, de la Belgique, sans
parler de la Hollande, était réglé d'avance. Le reste
viendrait par surcroît. La « politique mondiale » était
déchaînée.
Dès lors, c'est la rupture déclarée avec la foi des
traités, avec la validité des engagements internatio-
naux. Le long effort de l'humanité pour faire de la
guerre un droit et imposer à la guerre le droit, cet
acquis si péniblement amassé et si fragile que les pléni-
potentiaires de La Haye avaient tenté de cristalliser,
l'œuvre de la philosophie, l'œuvre de la religion, tout
fut remis en question.
Le cri de l'ivresse orgueilleuse donne le ton aux re-
lations entre les hommes. L'Allemagne doit dominer
l'Univers. Pour cela, elle recourra aux armes : « Puis-
sance MONDIALE ou DÉCADENCE » : voilà la véritable décla-
ration de guerre. « Cette lutte étant nécessaire, inévi-
table, nous devons l'affronter coûte que coûte...
Aujourd'hui, nous sommes à la veille d'une décision
plus importante (qu'en 1871). Voulons-nous nous
élever à la hauteur d'une Puissance mondiale, nous
maintenir à cette hauteur, ou bien voulons-nous tomber
au triple point de vue politique, économique et natio-
nal, voilà le fond de la question : « Etre ou ne pas
être », tel est le dilemme qui se pose à nous aujour-
d'hui. »
Donc, guerre à la France, guerre à l'Angleterre,
guerre même à la Russie (avec la nuance, pour cette
AVANT LES NEGOCIATIONS 33
dernière Puissance, qu'on préférerait la tenir d'abord
en dehors du conflit).
Quant aux petits Etats, ils sont condamnés : les
traités qui les protègent sont périmés : « Une autre
question se pose, celle de savoir si tous les traités con-
clus au commencement du siècle dernier dans des con-
ditions très différentes de celles d'aujourd'hui, si ces
traités peuvent et doivent être maintenus en vigueur. »
A quoi bon chercher, dans les archives de l'État belge,
des documents pour le réquisitoire intenté après coup?
Le sort de la neutralité belge était décidé bien avant
que M. de Below eût mis le pied dans le cabinet de
M. Davignon... Car il faut se hâter. Prenant exacte-
ment le contre-pied du conseil de Bismarck, on entend
bien « prévenir les desseins de la divine Providence » .
« Nous devons nous souvenir que nous ne pouvons,
sous aucun prétexte, éviter la guerre à laquelle nous
sommes contraints par notre situation mondiale et qu'il
ne convient nullement de la retarder outre mesure, mais au
contraire de la provoquer dans les conditions les plus
favorables (1). »
Les responsabilités de l'agression sont hautement
réclamées. C'est en vain que les chefs actuels de l'Alle-
magne essayent de les rejeter. Toute l'intelligence alle-
mande, toute la volonté allemande, les assumaient un
an avant la guerre; et elles les accepteraient peut-être
encore, malgré la leçon déjà rude que leur apportent
(1) Toutes ces citations sont empruntées textuellement à l'ou-
vrage de BER.NHAniii, l'Allemarjne et la prochaine guerre, comme à l'ex-
posé le plus récent et le plus populaire du système.
34 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
les événements. L'universitaire allemand, le militaire
allemand, le diplomate allemand, associés dans la poli-
tique de l'étatisme et du militarisme, savent ce qu'ils
font. Logiques avec eux-mêmes, ils appellent l'agression
injuste de leurs vœux et acceptent le duel avec ce qui
est et reste l'idéal de l'humanité.
Le système se tient, dans la doctrine comme dans les
faits : du germanisme au pangermanisme, du panger
manisme au militarisme, du militarisme à l'impéria-.
lisme les passages sont franchis avec une rapidité fou-
droyante.
Mais il reste à voir la théorie descendre et prendre
corps dans le domaine des réalisations : le militaire
pangermaniste Bernhardi a pour instrument l'homme
d'État diplomate Bûlow. L'empereur Guillaume, visé
certainement par Bismarck dans l'allusion prophétique
qui vient d'être rappelée, les couvre tous deux de son
impériale autorité.
Dès le début de son règne, Guillaume II est en rup-
ture avec la conception bismarckienne : en lui, s'étaient
réfléchies certaines aspirations auxquelles le vieux mi-
nistre se faisait une loi de résister. Né en pleine crise
d'orgueil, nature éminemment réceptive, sans nuances
et sans finesse, glorieux et amoureux du « paroître »,
il suivait le courant en prétendant le diriger. Il appar-
tient à cette classe des hobereaux qui a pris la tête de la
horde. Son défaut est celui que Bismarck avait dénoncé :
la vanité. Certes l'intelHgence ne lui manque pas :
peut-être eut-il, un instant, l'intuition des grands maux
AVANT LES NEGOCIATIONS 35
dont il serait responsable s'il s'abandonnait à l'esprit de
conquête. Mais, l'âge venant, le regret de n'avoir pas
laissé, comme ses aïeux, une trace militaire, la jalousie
du futur, la pression des entourages, tout le porte sur
les résolutions redoutables.
Précisément, l'homme qui devient le principal confi-
dent et conseiller de cette politique, le prince de
Biilow, nous l'a révélée dans un livre de rancune et
d'ambition dont on n'a pas saisi, peut-être, toute la
portée et qui est le plus éclatant des aveux.
La doctrine de Bismarck y est franchement rejetée et
reléguée dans les débarras de l'histoire. La politique
nouvelle, la politique de conquête et d'expansion mon-
diale, y est au contraire proclamée, expliquée dans ses
origines et ses développements, avec sa pointe péné-
trant dans la chair de l'Angleterre. Sous les paroles
artificieuses du diplomate, on découvre, sans peine,
la brutalité des appétits avec le déchaînement des
ambitions et des violences.
Le ministre disgracié et exilé a voulu réclamer sa
place au soleil de l'histoire. Il s'est avancé sur le devant
de la scène, criant : Me, me, adsum qui feci. Il prétendait
partager la gloire du « grand dessein », sauf à flétrir
l'insuffisance et la faiblesse de ses successeurs. Sa pers-
picacité en défaut ne prévoyait pas qu'à bref délai les
grandes catastrophes traîneraient, d'elles-mêmes, à la
lumière, les grands responsables.
Quoi qu'il en soit, nous avons le témoignage d'un des
principaux artisans de la politique de proie, de l'homme
qui présida, pendant douze ans, aux destinées de l'Aile-
36 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
magne. Biilow est le Bernhardi de la diplomatie : son
livre la Politique allemande ne laisse aucune place au
doute ni aux atténuations.
Par une anecdote, qui paraît bien un peu arrangée,
il essaie de mettre le système nouveau sous le couvert
du grand nom de Bismarck : il raconte que le directeur
d'une des compagnies de navigation allemandes, le
fameux Ballin, conduisit un jour Bismarck octogénaire
à bord d'un des transatlantiques de la ligne Hambourg-
Amérique. Bismarck n'avait jamais vu un bateau de
dimensions pareilles. Il s'arrêta, jeta un long regard
sur le port et aurait dit enfin : « Vous me voyez saisi et
remué. Oui, voilà un temps nouveau, — un monde
tout à fait nouveau!... » Et, de ce dire bien anodin, on
conclut que « l'œil pénétrant du génie reconnaissait les
nouveaux devoirs de l'Empire allemand dans la poli-
tique mondiale ».
En vérité, Biilow^ est trop fier de son rôle pour en
attribuer la gloire à un rival, fût-ce l'illustre protecteur
de ses premiers pas. Il se vante d'avoir vu plus loin et
plus juste que qui que ce soit. Il précise, il donne les
faits, les dates, les raisons qui inaugurent en Alle-
magne la politique d'expansion à outrance. Puisqu'il
est mieux renseigné que personne, il faut l'en croire.
« . . .Rendre possible la création d'une flotte suffisante
était la première et grande tâche delà, politique allemande
post-bismarckienne, tâche immédiate devant laquelle je
me vis placé moi-même, lorsque, le 28 juin 1897, à
Kiel, à la même date et au même endroit où, douze ans
plus tard, je demandai mon congé (voilà le bout de
AVANT LES NÉGOCIATIONS 37
l'oreille du mécontent), je fus chargé par S. M. TEm-
pereur de la direction des Affaires étrangères. »
Le 28 mars 1897, le Reichstag avait, en troisième
lecture, adopté les propositions de la commission du
budget, propositions qui comportaient des réductions
considérables sur les demandes du gouvernement rela-
tives aux armements maritimes et aux constructions
navales nouvelles ou de remplacement. Après avoir
nommé secrétaire d'Etat de la marine un homme de pre-
mier ordre, de Tirpitz, le gouvernement publia, le 27 no-
vembre 1897, un nouveau projet de loi navale, dont le
préambule s'exprimait ainsi : « Il s'agit de créer, dans
un délai aéterminé, une marine de guerre d'un effectif
et d'une puissance suffisants pour assurer la protec-
tion efficace des intérêts maritimes de l'Empire. »
Tirpitz, une flotte de guerre, des intérêts maritimes,
— le « rat de terre » se faisait « rat d'eau », La poli-
tique, dont Bismarck avait, d'avance, signalé les périls,
était inaugurée. Et elle s'ouvrait, comme il l'avait prévu
encore, sous les auspices de l'orgueil et de la vanité. La
fameuse formule : « Notre empire est sur les eaux » est
de 1900.
Après avoir marqué les origines, le chancelier du
coup de Tanger insiste sur le caractère nouveau du sys-
tème : c'est ici qu'il revendique franchement son brevet
d'invention et d'originahté : « Dans le riche trésor de
notions politiques que nous a légué le prince de Bis-
marck, nous ne trouvons nulle part, pour nos tâches de
pohtique mondiale, les principes généraux qu'il a fixés
pour un grand nombre d'éventualités possibles dans
38 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
notre vie nationale. C'est en vain que nous cherchons,
dans les résolutions de sa politique pratique, une justifi-
cation pour les décisions que notre tâche mondiale
nous obhge à prendre... Dans le discours du 14 no-
vembre 1906, j'insistais sur ce point que les successeurs
de Bismarck ne devaient pas être ses imitateurs, mais ses
continuateurs {^ . 28). »
Les dates étant fixées et le caractère nettement déter-
miné, Fauteur développe les raisons de la poHtique
mondiale : accroissement de la population, insuffisance
des subsistances, rivaUté avec les autres nations, et sur-
tout « volonté de puissance » et sentiment d'orgueil :
« L'Allemagne entend n'être pas traitée dans le monde
comme quantité négligeable (p. 102). »
La cause est entendue : on sait jusqu'où ces farouches
erreurs ont porté le peuple qui en fut la dupe et l'Eu-
rope qui en est la victime. Mais, chose remarquable,
ceux qui s'y abandonnaient avaient, jusqu'à un certain
point, conscience de leur égarement : en effet, le prince
de Biilow signale le double danger du changement de
système, danger qui, en fait, devait se révéler même
avant que l'auteur eût mis la dernière main à son ou-
vrage : r l'Allemagne assume la responsabilité de la
rupture de l'équilibre dans le monde; 2° l'Allemagne
sera contrainte de faire la part de son alliée, l'Autriche,
et ainsi elle sera directement responsable de la rupture
d'équihbre dans la politique européenne. Avec la pers-
picacité des ministres disgraciés, il dénonce d'avance,
à son tour, la faute de ses successeurs :
« Le couronnement de notre puissance militaire par
AVANT LES x\EGOCIATl ONS 39
îa création de la flotte n'a d'autre signification qu'une
augmentation et un renforcement de cette garantie de
Tpaix, pour peu que la politique étrangère de V Allemagne soit
bien dirigée (vous sentez le dard). De même que l'armée
empêche que l'on ne porte à la légère le trouble dans
les voies suivies par la politique continentale de l'Alle-
magne, de même la flotte s'oppose à toute perturbation
de notre expansion mondiale... (Gomme cette phrase
dut être difficile à rédiger, car qui dit expansion mon-
diale ait perturbation !... « — Tu la troubles, reprit cette
bête cruelle ».) Après avoir pris rang parmi les puis-
sances navales, nous avons paisiblement continué notre
route antérieure : la nouvelle ère de politique mondiale
allemande sans fond ni rive, que l'étranger pronostiquait
partout, ne s'est pas ouverte... »
Elle s'est ouverte malheureusement, et il était inévi-
table qu'elle s'ouvrît. La digue rompue, les flots se
précipitèrent. L'Allemagne, puissance de proie, était
lâchée, comme un corsaire, sur cet océan sans fond ni
rive où la tempête s'est, par la volonté d'hommes
impuissants et orgueilleux, si affreusement déchaînée.
En tant que polémiste, Biilow signale aussi l'autre
danger. Il le connaissait bien, car, comme ministre, il
l'avait créé : « L'annexion définitive des provinces de
Bosnie et d'Herzégovine, queTAutriche occupait depuis
1878, provoqua une grande crise européenne. La Russie
protesta contre l'acte de l'Autriche, etc. J'annonçai
sans ambages dans mon discours au Reichstag que l'Al-
lemagne était résolue à rester attachée à tout prix à
l'alliance avec l'Autriche-Hongrie... »
40 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Le « à tout prix » était décisif. L'Autriche, une fois
lâchée, n'avait plus de frein. Ses ambitions devaient
s'accroître avec la puissance de son alliée. Puisqu'elle
disposait de l'immense force militaire et mondiale de
l'Allemagne, comment n'eût-elle pas été, à son tour,
enivrée? Dès lors, la politique européenne de l'Autriche
mène tout, y compris la politique mondiale de l'Alle-
magne, qui, à Algésiras, avait subi le chantage de son
hypocrite partenaire.
On était arrivé au tournant redoutable prévu par Bis-
marck : « L'Allemagne commettrait une grande folie si,
dans les questions d'Orient auxquelles elle n'a aucun
intérêt spécial, elle voulait prendre parti avant les autres
puissances directement intéressées... Nous ne devons
pas nous laisser forcer la main ni par l'impatience, ni
par quelque complaisance consentie aux dépens du pays, ni
par un sentiment quelconque de vanité, ni par des pro-
vocations d'amis, etc., etc. » On se laissait forcer la main.
Jamais le monde, jamais l'histoire ne comprendront
que l'Allemagne par complaisance, et sans y être portée
jjar ses intérêts vitaux, ait précipité le monde dans une
telle guerre, — et de telle conséquence — pour secon-
der le caprice orgueilleux de la bureaucratie viennoise
voulant accabler une petite puissance libre, la Serbie,
et qu'elle se soit laissé ainsi entraîner par les provoca-
tions de ses dangereux amis.
La faute et les raisons de la faute sont maintenant en
pleine lumière : une pohtique mondiale, fille de la
vanité, fdle de l'orgueil, s'est abandonnée, par com-
plaisance et par aveuglement, aux instincts de la race
AVANT LES NÉGOCIATIONS 41
au lieu de les contenir et de les refréner. Le dilemme
absurde proclamé par les professeurs et les militaires :
politique mondiale ou décadence, a été souscrit par les
diplomates et les chefs d'État. Peu à peu, on s'habitua
à ridée que l'Allemagne était la maîtresse du monde et
qu'elle pouvait tout se permettre.
D'autre part, les alliés nécessaires, indispensables,
abusent de ce vertige : eux aussi ont leurs appétits et
leurs ambitions à satisfaire; l'expansion kaiserlich répond
à l'ambition impérialiste. La politique mondiale, —
ainsi que son nom l'exprime, — menace l'univers. La
guerre devient la seule pensée et la seule issue : « Nous
devons nous souvenir que nous ne pouvons, sous aucun
prétexte, éviter la guerre à laquelle nous sommes con-
traints par notre situation mondiale et qu'il ne convient
nullement de la retarder outre mesure, mais, au con-
traire, de la provoquer dans les conditions les plus favo-
rables. »
Tout est logique, tout se tient.
Cette guerre, avec ses surprises, ses violences, ses
abominations, les régressions qu'elle entraîne, ne fait
que réaliser le naturel, le passé et l'enivrement d'une
race : c'est un prodigieux phénomène d'auto-sugges-
tion par l'orgueil et dans l'outrance.
Doctrine de puissance, négation du droit interna-
tional, rupture déclarée avec le reste du monde, anéan-
tissement des faibles et des désarmés, le système
est essentiellement allemand; pour préciser encore, il
est « allemand moderne », « allemand de la « culture »,
allemand « Guillaume II ». C'est, non seulement le
42 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
retour aux vieux instincts barbares, mais le dernier cri
du style berlinois et munichois.
Que va devenir ce système, cette doctrine, ce style,
ce M grand style », en comparaissant devant le tribunal
universel, devant le juste rigide?
Va-t-il triompher? L'homme contemporain se ralliera-
t-il aux nouveaux préceptes, au nouvel évangile prêché
par le barbare allemand? Restaurera-t-il les autels du
dieu Mars, du vieux Tuiston des bois, retombera-t-il
sous le joug de la force brutale que, pendant des siècles,
il s'est efforcé de soulever? Ou bien le funeste génie
allemand l'en foncera- t-il dans le bourbier sanglant oii
la civilisation de la justice, de la liberté et de la paix
sombrerait?
Oui, c'est le coup de partie. Et il s'agit d'un pari plus
grave que celui de Pascal, puisqu'il intéresse l'espèce
entière et non pas seulement l'individu. Par le pro-
blème de cette guerre, tel qu'il est posé, l'homme va
prononcer le verdict sur soi-même. Selon qu'il choi-
sira, il persévérera dans le bien ou s'endurcira dans le
mal. L'humanité tout entière verra son sort réglé pour
des siècles : ou une grande servitude ou une grande
libération !
AYANT LES NÉGOCIATIONS 43
III
CARACTÉRISTIQUES PHYSIQUES, SOCIALES, MORALES
DE LA PRÉSENTE GUERRE
Ou une grande servitude, ou une grande libération ! . . .
Il fallait que le débat s'ouvrît; puisque le problème exis-
, tait au fond des âmes, il fallait qu'il se produisît au grand
\ jour ; il fallait que la plaie fût débridée et que l'humanité
s'étendît elle-même sur la table de dissection, qu'elle
; se soumît à l'opération redoutable, qu'elle ouvrît les
viscères et mît le venin à nu, — et qu'elle délibérât.
L'histoire amasse, dans ses lointaines préparations,
les matériaux des grandes catastrophes. Les généra-
tions qui se succèdent ne peuvent que gagner du temps
et retarder l'événement : elles apparaissent et dispa-
raissent, recevant du passé et léguant à l'avenir la
crainte et l'espoir, — heureuses d'avoir échappé aux
maux qui les menacent, mais certaines que leurs des-
cendants n'y échapperont pas.
Les passions humaines, soumises aux lois de la
nature et à la volonté divine, sont elles-mêmes la cause
de ces maux terribles dont elles ont horreur, qu'elles
déchaînent et qui les déchaînent inéluctablement.
Plus les intervalles entre les catastrophes sont longs,
plus les précautions les retardent et plus l'accumula-
tion des éléments de destruction devient redoutable.
L'histoire, comme la nature, procède à la fois par évo-
lution et par révolution.
44 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
La guerre de 1914 apparaît, dès maintenant, comme
une de ces crises dans lesquelles l'humanité, réveillée
par la souffrance, aborde les douloureuses croissances
e-t se mesure, une fois de plus, avec le problème de sa
destinée.
Les grandes époques sont toujours précédées de
grands bouleversements : le christianisme perça sous
les ruines de l'Empire romain ; la Renaissance fleurit
sur les désastres de la guerre de Cent Ans ; le monde
moderne est le fils de la Révolution.
Il suffit, pour chacun de nous, de faire un retour sur
soi-même pour découvrir le mécanisme de ces brusques
changements : par ces terribles désastres, l'homme se
trouve placé soudain en face du problème de la mort;
1 abîme insondable que la rehgion et la philosophie ont
signalé, tout à coup, il le voit béant devant lui.
La vie individuelle n'est qu'un milhème de seconde
sur le cadran du temps ; c'est à peine si elle perçoit,
dans un éclair, le rapport de ce qui passe à ce qui dure,
de l'éphémère à l'Éternité. Il en est de même de la vie
des sociétés. Elles peuvent se bercer au rêve de la durée,
au rêve de la paix, à la grâce et au sourire des choses.
Leur existence n'est qu'un passage : les plus heureuses
sont celles qui sont le plus cruellement visées par la
jalousie du Destin. La Belgique s'abrite en vain derrière
sa sagesse et sa bonhomie inoffensive et souriante, la
Serbie derrière sa pauvreté et son héroïsme : le vent
se lève; le roc lui-même est arraché et roule dans la
tempête.
Nous sommes à une de ces heures : le cyclone est
AVANT LES NEGOCIATIONS 45
déchaîné ; sans doute ses ravages s'étendront jusqu'aux
limites de la terre. Ou la paix se réfugiera- t-elle? La
peur elle-même n'est plus une voie de salut. C'est un
trouble universel, une agonie sans rivages. Chaque
société humaine, chaque individu est entraîné dans le
remous.
La grandeur de l'enjeu fait la grandeur du risque :
ce n'est pas une portion de l'héritage humain qui est
mise sur le tapis sanglant, c'est le trésor tout entier.
L'homme n'accumula son épargne que pour la livrer à
cette formidable partie : comme un joueur, il court
après sa mise et se dépouille de tout pour gagner tout
ou perdre tout.
On dirait, vraiment, que l'appareil des grandes dé-
couvertes pacifiques ne s'est si prodigieusement accru
que pour servir à ces immenses massacres. La terre, la
mer, l'air et le feu obéissent pour répondre au besoin
qu'a l'homme de tuer vite et beaucoup. Pas un élément
qui ne soit devenu un instrument de mort. Les plus
vieilles armes, la pierre, le couteau, la grenade se
mesurent avec les 75 et les 77 corrigeant d'eux-mêmes
le recul, avec les canons tirant à 30 kilomètres, les
mitrailleuses fauchant un bataillon, les poudres sans
fumée, les gaz asphyxiants, les liquides enflammés. Les
moteurs mécaniques précipitent la course à la mort.
Locomotives, automobiles, bicyclettes, toutes les ma-
chines prennent la course sur les routes multipliées. La
physique, la chimie s'épuisent en inventions. Le génie
humain est à bout de souffle. Il n'y a pas assez de fer,
46 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
de cuivre, de charbon, de pétrole dans les entrailles de
la terre. Vite, vite, il faut mourir!
En même temps, les obstacles se multiplient pour
laissera la mort le temps de rejoindre : la tranchée, le
fil de fer barrent la route; les chevaux de frise, la bar-
ricade, les levées de terre, la muraille, le béton armé
s'entassent, se tendent, se hérissent sur des miUiers et
des milliers de kilomètres. Ces armées, qui ne respi-
raient que la vitesse, ne peuvent plus faire un pas. Sé-
parées par une ligne infranchissable, la moitié du genre
humain ignore Fautre moitié.
Le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fif,
les signaux, les fanions, les réflecteurs, les projecteurs,
tout ce qui rayonne, tout ce qui vibre conjure avec la
mort et travaille à ce qu'elle ne s'égare pas. Les états-
majors, en lisant la carte, lisent la pensée; ils captent
l'image, le chiffre, le film qui leur révèle le champ de
bataille, à l'abri de la poussière du combat. La force du
monde est évoquée : elle obéit à l'homme et porte au
loin ses ordres de mort.
Cuirassés et sous-marins, mines et torpilles poursui-
vent à la surface ou au fond des océans le duel scienti-
fique et sauvage. Aéroplanes, zeppelins, hydroplanes,
chassent dans les airs, comme des oiseaux de proie. Le
matériel de cette guerre est infini. Les intendances ont
dénombré et mobilisé toutes les ressources de toutes
les nations. On a ouvert un compte « profits et pertes »
011 le passé et le présent sont liquidés; maintenant, on
engage l'avenir. On a vidé les bas de laine et les
coffres-forts, on mange le blé en herbe ; on emprunte
AVANT LES NÉGOCIATIONS 47
sans scrupule et sans frein. Les familles perdent les
héritiers et dévorent les héritages. Jamais on n'a vu un
tel gaspillage ni un tel désintéressement. Tout le vieux
est jeté au bûcher : on fera du neuf avec la cendre des
foyers et la cendre des morts... Il suffit d'y réfléchir un
instant pour comprendre que l'immensité des sacrifices
ne peut être payée que par une magnifique récompense.
Dans le domaine social comme dans le domaine de la
matière et, — ainsi que nous allons le dire bientôt, —
dans le domaine moral, cette guerre emploie toutes les
ressources, surexcite toutes les facultés humaines :
chaque individu et chaque groupement a pris la mesure
de sa propre intelligence pour en tirer le maximum de
rendement.
Mais, parmi les problèmes d'ordre social, le plus
grave peut-être est celui-ci : dans quelle proportion
l'homme, animal sociable, doit-il subordonner sa capa-
cité d'action à la capacité d'action du groupe, dans
quelle mesure doit-il rester maître de son initiative
propre ou l'engager comme un apport, une part de
collaboration discipHnée dans le travail commun? C'est,
— pour emprunter le langage des pédagogues d'outre-
Rhin, — le duel de l'individualisme et de l'organisa-
. tion; c'est le vieux duel de l'autorité et de la liberté.
Nous sommes à une phase nouvelle du grand début,
et nous n'éprouvons nul embarras à suivre les polé-
mistes allemands sur ce terrain.
La vie universelle n'est qu'action et réaction : nous
48 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
venons de traverser une période d'individualisme dont
le danger était l'anarchisme ; nous retournons, sans
doute, vers une période de discipline dont le danger,
d'ailleurs présent devant nos yeux, est le militarisme.
Les deux principes sont en lutte : c'est encore une des
grandeurs de cette guerre.
La crise n'est pas sans analogie avec celle qui mit fin
au moyen âge : la guerre de Cent Ans. Les dix siècles
postérieurs à la chute de l'Empire romain avaient, par
réaction contre l'extrême centralisation de l'Empire,
arraché le sceptre à l'autorité impériale et travaillé à la
dispersion du pouvoir : « Ce qui caractérise cette
période, c'est l'émiettement et la localisation de la sou-
veraineté. Chaque région, chaque province, chaque
district s'isole de la région, de la province et du district
voisins : chaque famille, et l'on pourrait dire parfois,
dans chaque famille, chaque individu fait de même.
L'État est un miroir brisé (1). »
Mais après de longs siècles, le bénéfice du système
s'épuise, et les maux qu'il cause deviennent insup-
portables : le particularisme féodal et communal appa-
raît impuissant et odieux. On réclame le retour à la
règle ancienne. Le monde a besoin d'ime discipline et,
d'un mouvement unanime et spontané, il réclame du
pouvoir la restauration du pouvoir : d'où l'essor de
l'État moderne, et, en France particulièrement, de la
Royauté. Toujours, dans les grands désordres, l'Etat
grandit... Et voici que, de nos jours, le môme problème
(I) La Fiance en 1614, p. 77.
AVANT LES NEGOCIATIONS 49
est posé. Plus particulièrement dans le domaine écono-
mique, l'autorité de l'Etat s'est trouvée débordée. On a
usé et abusé des commodités et des tolérances de l'indi-
vidualisme. Le capitalisme s'est constitué en puissance
déréglée. Les grandes compagnies, les puissantes
coopérations ont créé un nouveau genre de féodalisme,
— des États dans l'État. Et ce désordre eut pour effet,
direct ou indirect, l'anarchisme.
Eh bien ! la tendance nouvelle est de rendre à l'auto-
rité sociale la maîtrise que les conjurations particulières
lui ont dérobée.
L'Allemagne, État nouveau, adaptant plus facilement
son outillage aux besoins modernes, représente, dans ce
sens, un type plus avancé : elle a senti se préciser en
elle la tendance vers l'universelle organisation ; elle de-
vient la puissance initiatrice de l'étatisme moderne
dans l'ordre militaire, politique et économique : elle ne
crée pas, mais elle applique. Le résultat est cette méca-
nisation de la vie publique, qui a fait le jumelage des
disciplines nouvelles avec les instincts de proie de la
race : « Le peuple allemand tout entier, ouvriers, pro-
fesseurs, agriculteurs, commerçants et industriels, est
unanime à déclarer : sans le militarisme, point de cul-
ture intellectuelle allemande... » « Non, nous ne sui-
vrons pas le bon conseil que nous donnent nos ennemis de
nous débarrasser de notre militarisme. Nous en aurons tou-
jours besoin, non seulement pour nous protéger sur
terre et sur mer et garantir la paix, mais aussi parce
que le devoir du service militaire universel est devenu
pour nous le moyen d'éducation qui donne à notre jeu-
4
50 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
nesse l'agilité physique et la fidélité au devoir, même en
temps de paii (1). »
Voilà le système.
' Eh bien ! nous sommes prêts à accepter, de cette leçon,
ce qui doit être retenu. La guerre actuelle oppose les
deux principes : on jugera, à ses résultats, quelle dose
d'autorité, — mais aussi quelle .dose de hberté, — con-
viennent aux peuples modernes pour accomplir leur
tâche et maintenir la cause de la civilisation.
Dès maintenant, il est certain que l'organisation et le
militarisme n'ont pas apporté au peuple allemand la
supériorité incontestée qu'ils lui avaient promise. Le
magister s'est trompé. La guerre n'a pas été cette pro-
menade aisée que le mihtarisme se promettait ; elle se
prolonge et atteint le peuple allemand dans les racines
de son être. Au point de vue civil, « l'organisation » de
l'alimentation n'a été qu'une cascade d'erreurs : on tue
les cochons parce qu'il n'y a pas de pommes de terre et
on jette les pommes de terre parce qu'il n'y a plus de
cochons.
Par contre, le libéralisme désordonné à tendance
anarchiste, l'individualisme à outrance a dévoilé aussi
ses faiblesses. Surpris dans ses berquinades pacifistes,
il doit convenir qu'il ne suffit pas de se faire mouton
pour supprimer les loups.
Nous ne sommes pas encore en mesure de donner les
résultats de la cruelle expérience que le monde fait en
(1) Von Bûlow, le Militarisme et la culture intellectuelle allemande.
— Wilhelni Wund, Die Nationen und ihre Philosophie. Leipzig,
4915. Cités par A. Van Gennep, p. 42.
AVANT LES NÉGOCIATIONS 51
ce moment. Mais il est probable que l'immense appareil
que la guerre a mis en mouvement trouvera sa règle
rien qu'à la façon dont il se comportera : une fois de
plus, la fonction créera l'organe. L'armée victorieuse,
qui sera une « nation armée » , deviendra sans doute
l'image de la future société.
Une discipline acceptée et volontaire, un but unique,
une tache commune, l'esprit de devoir et l'esprit de
sacrifice, l'ordre et la règle avec l'abnégation et le dé-
vouement, telles seront les bases probables de la future
société, qui sera comme le prolongement del'organisme
incomparable qui l'aura fondée. Le peuple armé aura
pour fils le peuple organisé.
Si puissantes que soient la mobilisation matérielle et
la mobilisation intellectuelle, elles ne sont que l'expres-
sion de la mobilisation morale : n'est-ce pas là l'épreuve
suprême? Reprenons le mot de Proudlion : « La guerre
est un fait de la vie morale bien plus que la vie physique
et intellectuelle. »
Ce qui se dépense de force morale dans les événe-
ments auxquels nous assistons est invraisemblable. S'il
y avait un manomètre pour cela, on constaterait que le
graphique de notre temps monte en flèche bien au-
dessus de celui de n'importe quel autre temps. Le cœur
du monde dormait avant cet incomparable réveil.
Et cette dépense est universelle. Toutes les nations
engagées ont un coefficient surélevé. L'énergie, l'endu-
rance, le mépris de la douleur et de la mort, le sacrifice
individuel, le sacrifice collectif, l'exaltation patriotique.
52 LE TRAITÉ DE PAIX DE d919
l'exaltation religieuse, la résignation à la volonté divine,
le stoïcisme, le renoncement sous toutes ses formes, le
courage, Théroïsme, la pitié, Thumilité, quel Livre des
Martyrs ou quelles Vies des Saints en offriraient des
manifestations plus éclatantes? Plaignons les neutres :
ils ne connaîtront pas ces « élévations » sublimes. L'hu-
manité grandit de cent coudées. Si l'on pouvait recueillir
le dernier murmure du soldat qui tombe, si l'on pouvait
contempler cette âme à nu au moment où elle rompt le
lien, si on confessait ces belles et jeunes morts, que
recueillerait-on, mon Dieu? Vous avez fait l'homme à
votre image, est-ce donc pour qu'il subisse avec tant
d'amour votre loi?
Voici Plutarque, voici Corneille, voici Pascal, A^oici
V Imitation de Jésm-Christ :
Blandin, capitaine au 140' d'infanterie : coupé de son régi-
ment et grièvement blessé dans un combat qu'il avait livré avec
les quatre cents bommes qu'il conduisait, a refusé de se laisser
emporter en disant à son lieutenant ; » Le salut de la compa-
gnie seul importe; prenez le commandement et continuez. »
lîÉDUCHAUD, soldat de 2" classe au 49" régiment d'infanterie :
blessé à l'épaule le 3 septembre, ne pouvant se servir de son
arme, se propose pour transmettre les ordres. Envoyé à l'am-
bulance par son capitaine, il en revient après un pansement
sommaire, « pour ne pas encombrer l'ambulance », dit-il, et
reprend sa place dans le rang. Dans une autre alï'aire, se trou-
vant en face de deux sous-officiers allemands qui lui crient :
« Haut les mains! » tue l'un d'eux, blesse le second de sa baïon-
nette et lui donne à boire après l avoir désarmé.
Provost (G.-L.), capitaine au 281" d'infanterie : a été atteint,
le 22 septembre, d'une balle qui lui a traversé la poitrine en lui
fracturant Tépaule pendant qu'il faisait exécuter un bond en
avant à sa compagnie; est resté debout, continuant à la diriger
pendant trois quarts d'beure; puis, ayant perdu beaucoup de
AVANT LES NEGOCIATIONS 53
sang, est tombé évanoui. Revenu à lui, s'est relevé et a repris
le commandement de son unité; ne s'est rendu au poste de se-
cours que sur le commandement de son chef de bataillon.
Evacué sur une voiture, en est descendu pour laisser sa place à
un soldat qui lui paraissait plus atteint que lui, et a parcouru
ensuite 10 kilomètres à pied, malgré une forte hémorragie,
pour se rendre au convoi sanitaire.
N'est-ce pas, ensemble, toutes les formes du courage
et de la vertu?
Encore une fois, chez tous ces peuples engagés dans
la lutte, il en est ainsi. J'ose dire cependant que la
France offre le plus remarquable exemple de beauté col-
lective : cette race s'est retrouvée elle-même. Verdun
flambera sur l'horizon de l'histoire comme un volcan
d'honneur. Certes les soldats allemands sont pleins de
courage : ils marchent en rangs serrés au-devant de la
mitraille. Mais le soldat français, qui a tenu, avec des
moyens inférieurs, contre une ruée préparée de longue
main, le soldat français qui arrêta l'avalanche au revers
de la pente et alors qu'elle battait les murs de la ville,
est incomparable ; cette ténacité, cet élan, cette endu-
rance sous le feu, dans la tourmente et dans la mort,
voilà vraiment la conduite d'une grande armée et d'un
grand peuple, voilà qui rassemble et qui explique toutes
les pages de notre histoire. Comme individu historique,
la France s'est maintenue au plus haut rang.
Dans le monde entierl'exemple rayonnera. D'ailleurs,
nous avons convoqué l'univers sur notre territoire pour
nous grandir encore de son secours et de sa confiance.
Indiens, Africains, Australiens, tous remporteront dans
leur pays, comme nos amis les Anglais et les Belges,
54 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
comme nos alliés les Russes, l'image ineffaçable de ce
qu'ils ont vu sur ce sol trois fois sacré. « Passant, va j
dire à Sparte... » Ces Thermopyles de la civilisation se-
ront un lieu de pèlerinage pour le genre humain délivré.
Les souvenirs et les leçons resplendiront pendant des
siècles sur ces collines épiques.
L'enseignement moral de Verdun est grand à jamais.
Mais il est quelque chose de plus surprenant en sens
inverse : c'est l'assaut qui fut donné consciemment à la
loi morale par le cynisme allemand. Cela aussi est une
date, et non moins importante que l'autre.
Oui ou non, existe-t-il une morale acceptée par tous
les hommes, par tous les peuples, par toutes les philo-
sophies, par toutes les rehgions? Dans tous les caté-
chismes, il est écrit : Tu ne tromperas point, tu obser-
veras ta parole, tu ne mentiras point, tu ne feras pas le
mal pour le mal, tu ne frapperas point des innocents.
Oui ou non, ces règles se sont-elles transposées dans
le droit international ? Les sociétés ont-elles des principes
moraux qu'elles doivent, elles aussi, observer? C'est à
ces règles particulières et publiques, pour la plupart
consenties et signées par elle, que l'Allemagne s'est
soustraite de parti pris. Frappée d'une folie orgueilleuse,
elle se mit « au-dessus de tout » , c'est-à-dire au-dessus
de l'humanité. La théorie allemande du droit de la force,
de la volonté de puissance, est maintenant bien connue,
clairement élucidée. Dans les écoles, on propage chez
les enfants ce décalogue.
Satanique perversion des plus nobles principes! Pré-
AVANT LES NEGOCIATIONS 55
tend-on forger un nouveau cœur humain où la violence
et la haine tiendront la place de l'amour et de la pitié?
Déjà, il a quelques années, les derniers survivants de
« l'Allemagne sentimentale » discernaient cette dégéné-
rescence et cette régression du sens humain : le prince
de Hohenlohe, qui fut chancelier de l'Empire avant
Bethmann-Hollweg, écrivait dans ses Mémoires : « La loi
naturelle de la lutte pour l'existence a revêtu un carac-
tère qui fait songer aux phénomènes du règne animal
et qui fait craindre une évolution en ligne descen-
dante. » Il jugeait d'après ce qu'il voyait autour de
lui.
Et la brutalité des faits jalonne, maintenant, cette
ligne descendante. L'invasion de la Belgique et des dé-
partements du nord de la France avant la victoire de la
Marne fut une pure sauvagerie délibérée. Les soldats
allemands disent eux-mêmes : « Ce que nous avons fait
n'est rien à comparer avec ce qui nous fut commandé ! »
Les faits d'atrocité, les 6 000 civils fusillés sans juge-
ment, les prêtres tués, blessés ou traînés en captivité,
les villages incendiés, les femmes et les enfants passés
au fil de la baïonnette, le pillage en règle de toutes les
provinces occupées, tout cela est pleinement avéré,
indiscutable. Nous avons les noms, les preuves, les ser-
ments (1). Toutes les formes de la violence, le men-
songe, la mauvaise foi, la trahison, la délation, le
sadisme, ont étalé si largement leur souillure que la
(1) Voir, notamment, ce martyrologe qu'est le Dernier Livre gris
belge : Réponse au Livre blanc allemand du 10 mai 1915 : « Die vôl-
kerrechtswidrige Filhrung des belgischen Volliskricgs. »
56 LE TRAITÉ DE PAIX DE i9{9
tache no peut plus être effacée : c'est une perversion
complète et généralisée.
On nie; les bourreaux cherchent à jeter un voile sur
les faits; ou bien encore ils disent : « N'en parlons plus,
c'est le passé. » On en parlera toujours. Les voilà pris,
tout à coup, de respect humain. Que ne respectaient-ils
la vie et l'honneur des hommes et des femmes quand ils
étaient ou se croyaient les maîtres?
« Ce sont des incidents ! » — Mais niera-t-on que des
populations par centaines de mille aient été traînées en
esclavage sous le vocable menteur de « prisonniers
civils? » Le «prisonnier » est un soldat qui se rend et qui
met bas les armes. Il n'y a pas de « prisonniers civils ».
Le prisonnier civil est un esclave. Les négriers d'Afrique
ne faisaient pas autre chose : le rapt, la dispersion des
familles, la concentration dans des camps de mort, tout
ce que la cruauté la plus raffinée peut inventer pour
faire souffrir des innocents, tout cela se perpétue sous
nos yeux.
La philosophie et l'histoire n'ont pas une minute à
perdre pour inscrire sur leurs tablettes cet autre phéno-
mène de psychologie collective. J'ai dit tout à l'heure la
tension maxima de l'âme dans le bien, voilà maintenant
sa tension maxima dans le mal.
Et c'est pourquoi, le grand duel étant engagé dans
l'àme des hommes, dans l'âme des sociétés, l'issue de
cette guerre ne peut être qu'une grande servitude ou
une grande libération.
La victoire allemande eût livré le monde à l'exploita-
AVANT LES NEGOCIATIONS 57
tion du plus effarant orgueil que les siècles aient connu.
Que d'autres siècles il eût fallu pour réparer ce caprice
du Destin! Le péril est heureusement écarté. D'ores et
déjà, le fauve est entouré de la circonvallation qui a
borné sa course. Demain, il sera traqué et se rendra à
merci. Car la justice éternelle ne peut être injuste et
la raison ne peut pas ne pas avoir raison : autrement,
le monde périrait.
L'humanité sera donc libérée. Comme dans la légende
antique, Andromède sera délivrée de ses chaînes et elle
apparaîtra dans sa noble et éclatante nudité. Il fallait,
sans doute, cette épreuve, pour qu'un fonds d'instincts
destructeurs et d'ancestrales barbaries fût nettoyé. Ce
grand cataclysme prépare une magnifique rénovation.
Elle se fera par la raison au nom de la. justice. Ce mysti-
cisme, le vrai, celui pour lequel périssent tant de braves
gens, couvrira de son prosélytisme la terre entière.
Les documents diplomatiques eux-mêmes tirent leur
argument de la loi morale. Le président de la Répu-
blique américaine s'exprime en ces termes : « J'estime
comme un devoir de prévenir l'Allemagne que, à moins
qu'elle n'abandonne sa guerre de terreur et de crimes,
le gouvernement des Etats-Unis devra rompre avec elle
ses relations. »
« Guerre de terreur et de crimes » , voilà le nom dont
la guerre allemande sera flétrie dans l'histoire. Le ver-
dict est prononcé. Le président Wilson a parlé au nom
de l'humanité tout entière. C'est le sus à la bête qui a
rompu « la loi de la jungle », la loi des sociétés hu-
maines.
58 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Il fallait que le problème fût posé, une fois encore,
dans les termes les plus larges et dans une catastrophe
qui ébranle la planète : barbarie ou civilisation ! Par la
science, par l'intelligence, par le courage, par la vertu,
la formidable régression nous sera épargnée.
Raison, justice, tels seront les deux facteurs sur les-
quels se reconstituera la société des peuples. Aujour-
d'hui porte demain en ses flancs. C'est pour la liberté et
pour la justice, pour ces vieux mythes séculaires, que
ces jeunes gens tombent. Leur sang est pur : l'humanité
ser^, par lui, purifiée.
15 juin 1916.
CHAPITRE II
LE PROBLEME DE LA PAIX
DE LA GUERRE A LA PAIX
Le sophisme, qui trompe, plus ou moins, les peuples
allemands, consiste dans l'affirmation, — mille fois ré-
pétée, jamais sérieusement combattue en Allemagne,
— que l'Allemagne a été attaquée par les puissances,
et qu'elle lutte uniquement pour son existence, pour sa
liberté. L'Empereur aimait la paix; c'est contre sa vo-
lonté que l'Europe et le monde ont été jetés dans la
guerre : « Je n'ai pas voulu cela! »
Sur les origines immédiates de la guerre, la lumière
est faite. L'histoire n'aura, sans doute, aucun élément
décisif à verser au débat. Quand elle pénétrera dans les
archives secrètes, elle éclaircira peut-être le point resté
douteux de savoir si c'est l'Autriche qui a entraîné
l'Allemagne ou l'Allemagne l'Autriche. Mais le fait de
la « volonté d'agression » de la part des Empires du
Centre résultera autant des actes d'une politique suivie
60 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
que des faits diplomatiques immédiatement anti-rieurs
à la crise (1).
S'élevant de « l'incident » au « permanent », l'his-
toire reconnaîtra, sans doute, comme raisons profondes
de la guerre : l'esprit d'invasion naturel à la race alle-
mande, la folie orgueilleuse résultant des trop faciles
victoires de 1866 et de 1870, l'ivresse d'un enrichisse-
ment prodigieux dû à un système industriel, commer-
cial et financier en partie artificiel. Elle dépouillera du
prétendu mysticisme dont on a voulu la parer une
décision froidement prise et dont le caractère est fon-
cièrement réaliste ; tout au plus, reconnaîtra-t-elle
quelque infime appoint idéaliste dans la thèse de ces
« satanés professeurs » dont parlait Palmerston. L'his-
toire résumera l'ensemble de ces dispositions avérées
dans une expression désormais classique : le militarisme
prussien. Elle dira comment le militarisme était la mo-
dalité agressive du système pangermaniste exposé par
Bùlow dans son livre la Politique allemande, et elle no-
tera comme décisif l'aveu échappé à Jagow : « Au con-
seil tenu à Potsdam, les militaires l'ont emporté sur les
civils. »
Le « problème de la guerre » nous a paru se résoudre
en ces termes : guerre injuste, guerre agressive, guerre
préparée, délibérée et déclarée; elle accable, non seu-
lement le gouvernement allemand, mais le peuple alle-
mand sous le poids des plus lourdes responsabihtés.
(1) On lira avec intérêt l'ouvrage, probablement éclairé par une
documentalion serbe, de M. Pierre Bertrand, l'Autriche a voulu la
guerre. Bossard, in-8°.
AVANT LES NEGOCIATIONS 61
Avec les conséquences si étrangement disproportionnées
entre les desseins et les résultats, la guerre de 1914 est
le type de la guerre détestable. Cataclysme inouï, crime
effrayant de lèse-humanité, elle est la preuve éclatante
de Tinsociabilité persistante de l'Allemagne prussienne
parmi les autres peuples européens.
En ce qui concerne la « volonté de la guerre » , la
contre-épreuve résulte de l'examen des « buts de la
guerre ». L'opinion allemande, la presse allemande, les
chefs allemands ne cessent d'agiter cette question. Or,
dans une si ardente polémique, les uns et les autres ne
prennent en considération qu'un seul et unique point de
vue : l'intérêt de l'Allemagne. Jamais, une seule fois,
on n'a envisagé, jusqu'ici, entre Rhin et Niémen, le
véritable problème qui est celui-ci : comment, après la
guerre, réglera-t-on les affaires de l'Europe et les
affaires du monde pour que l'humanité respire et soit
plus heureuse? Pas une seule fois, la considération
des autres n'a forcé l'attention du brutal et aveugle
égoïsme des Allemands. Preuve qu'ils ont fait la guerre
uniquement pour satisfaire cet égoïsme, puisqu'ils
entendent encore ne la conclure que pour des fins
égoïstes, n'ayant ni admis ni aperçu même la nécessité
de règlements larges et humains comme issue et con-
clusion de ce formidable événement.
Dans les « fins de la guerre », telles que les exposent
soit les plus excessifs, soit les plus modérés, il s'agit
toujours d'une bonne affaire pour l'Allemagne : rien de
plus. Les six grandes associations industrielles et agri-
coles formulent ainsi leurs réclamations : « La sécurité
62 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
de l'empire d'Allemagne dans une guerre future néces-
site impérieusement la possession de toutes les mines
de minettes, y compris les forteresses de Longwy et de
Verdun, sans lesquelles cette région ne saurait être dé-
fendue. La possession de grandes quantités de charbons
et principalement de charbons riches en bitume qui
abondent dans les bassins du nord de la France est au
moins aussi importante que le minerai de fer pour
l'issue de la guerre... En résumé, on peut dire que les
buts que l'on se propose pour nous assurer une éco-
nomie durable sont, en ce moment, ceux qu'il faut pour
garantir notre force militaire, notre indépendance et
notre puissance politique, d'autant plus qu'étendre nos
possibilités économiques, c'est multiplier les occasions
de travail et servir ainsi notre classe ouvrière. »
Avec plus de modération (sans doute sous l'influence
des récents événements militaires), le premier ministre
bavarois Hertling dit, le 31 août, au journaliste Wie-
gand : « L'existence de l'Allemagne, son indépendance
comme nation, la sécurité future de son peuple pour
son développement pacifique au point de vue écono-
mique, industriel et politique, voilà les buts de guerre
de l'Allemagne, voilà ce que défend le peuple allemand
et pourquoi il verse son sang; voilà pourquoi nous
combattons. »
Étant donné les atténuations que comporte une parole
officielle, l'objectif du ministre est le même que celui
des corporations : les Allemands ne parlent que d'ewa;,
ne songent qu'à eux, à leurs intérêts, à leur prospérité,
à leur bien-être, L'Allemagne, puissance de proie, est
AVANT LES NEGOCIATIONS 63
tombée sur le monde comme sur une proie. Même
maintenant, elle ne s'est pas encore aperçue que l'Eu-
rope et le monde, puisqu'ils ont été troublés dans leur
repos, entendent n'y rentrer que quand ils auront assuré
et garanti à l'humanité une vie paisible sous un régime
politique et économique équitable.
Le véritable problème de la paix réside donc dans
l'antagonisme fondamental entre le système que les
empires de proie se sont fabriqué de la guerre et celui
que s'en est fait le reste du monde. Qu'ils discutent
les « buts de la guerre », on ne prendra nul souci de
leurs polémiques, tant qu'ils n'auront pas admis qu'il
s'agit d'autre chose que des débouchés économiques
de l'Allemagne, de l'expansion matérielle et matéria-
Hste de l'Allemagne. Se bornant à cela, ils n'effleurent
même pas le sujet. S'ils croient que leurs ambitions et
leurs convoitises, grandes ou petites, l'achalandage de
leur boutique, la vente de leur camelote expliquent et
excusent l'effroyable boucherie, ils se trompent : plus
ils insistent, plus ils irritent. Un tel manque de tact les
rend haïssables et les isole du reste de l'humanité.
Ils ne s'aperçoivent donc pas que la raison humaine,
toute la raison humaine (et la leur peut-être bientôt)
répudie et répudiera ces « buts » mesquins et bas! Puis-
qu'ils ont déclaré la guerre au monde, le monde la leur
fait pour les réduire à l'impuissance et refouler l'exemple
et l'erreur de leur brutale insociabihté.
Comme des enfants gourmands et volontaires, ils
troublent la maison par leurs cris, leurs exigences,
leurs colères. Nous demandons une vie tranquille et
64 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
noble, avec les plus hauts buts humains, la justice, la
fraternité, la liberté! Peuple jeune et de formation ré-
cente, de croissance trop prompte et mal réglée, ce
gros garçon encombrant n'a pas encore compris tout
cela. Il ne songe qu'à élargir sa place, fût-ce au détri-
ment des autres. Il va s'apercevoir quïl y a une règle
pour tout le monde. Les Allemands ont besoin d'une
correction, d'une leçon et d'une entrave. Cn régime
sévère, une autorité forte sont nécessaires pour leur
apprendre à vivre. Ou ils céderont et se rangeront à la
loi commune, ou ils s'obstineront dans leurs caprices et
dans leur orgueil : en ce cas, les précautions seront
prises pour les refréner à l'avenir. En un mot, il s'agit
de leur inculquer la loi de la morale et des convenances
internationales qu'ils ignorent encore. Il faut qu'ils
changent de conduite et, pour cela, qu'ils changent de
doctrine et de professeurs.
Renoncer aux instincts de rapine et de proie, au par-
jure et à la cruauté, c'est la première condition pour
être admis dans une société civilisée.
Tenir compte de la vie et de la liberté des autres,
c'est le premier principe de la justice.
Modérer ses désirs et ses passions, c'est la première
règle de la sagesse.
La leçon de la guerre apprendra, une fois de plus,
aux violents que ce sont là les modalités essentielles de
toute paix.
Ayant considéré, dans la première étude, le caractère
matériel et moral de la guerre, je vais essayer de
AVANT LES NEGOCIATIONS 63
dégager, dans celle-ci, les conditions matérielles et mo-
rales de la paix.
L'examen des problèmes de la paix, ainsi envisagé à
l'heure actuelle, ne présente aucun inconvénient; au
lieu de nous déconforter, il nous réconforte. En nous
découvrant la grandeur des buts de la guerre, leur élé-
vation et leur noblesse, il nous donne la force d'âme
nécessaire pour supporter les plus lourds sacrifices jus-
qu'à ce que ces buts supérieurs soient atteints. Il s'agit
d'une marche à l'étoile : seule cette idée peut faire
accepter la longueur de la route etles épines du chemin.
La foi est notre soutien. Au but, coûte que coûte ! Nous
savons que nous sommes au plus pénible de la pente la
plus rude. Mais le clair sommet entrevu nous attire et
nous aide. Là-haut, nous allons découvrir des horizons
infinis, et nos enfants jouiront du repos dans la lumière.
Puisqu'il s'agit d'un idéal, nous pouvons le fixer sans
baisser le regard; son rayonnement nous anime, mais
ne nous aveugle pas. Peut-être ne l'atteindrons-nous
jamais. Cependant nous devons le considérer comme
l'objet infiniment désirable d'une victoire que, d'ores et
déjà, nous pouvons admettre comme certaine.
C'est seulement pour cette hypothèse, — l'hypothèse
de la victoire, — que l'on peut tenter d'esquisser les
premiers linéaments de l'Europe future. Le sort des
armes et la volonté de Dieu en décideront. Les aspira-
tions les plus nobles lui sont évidemment subor-
données; elle est le but et le couronnement de nos
efforts.
5
66 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
C'est en vue de cette victoire que nous écrivons ces
lignes, sans présomption et sans illusion, car nous con-
naissons la difficulté des réalisations humaines. Mais
nous avons bien le droit de dire que la victoire doit être
absolue pour que la paix soit digne d'une telle guerre^
Selon les paroles récentes du vieux Kouropatkine : « Il
faut avoir conscience que les années que nous vivons
comptent parmi les plus importantes de l'histoire.
Toute faiblesse, toute erreur commise actuellement,
peuvent avoir leur répercussion pendant des siècles et
peser cruellement sur la vie des peuples. Les généra-
tions actuelles doivent accomplir leur besogne de répa-
ration et régénération. »
J'ai à peine besoin de dire, avant d'aborder cette
étude sur les problèmes de la paix, que les idées qui y
sont exposées me sont exclusivement personnelles. J(
ne prends mes inspirations nulle part et je n'engage personne.
Mais l'heure me paraît venue de soumettre à l'attention
et à la réflexion du public l'ensemble d'un débat sur le-
quel il devra bientôt se prononcer. Pour qu'il juge, en-
core faut-il qu'il soit saisi. Personne n'en est à penser,
j'imagine, que les décisions d'une importance sans pré-
cédent qui sont à prendre pourront être décrétées par
les gouvernements à l'insu des peuples. Les peuples
veulent savoir et doivent être renseignés. Quel inconvé-
nient à chercher dans une libre discussion, toute de
loyauté et de franchise, les solutions dont dépendent la
tranquillité et le bonheur du genre humain?
Les déductions qui vont suivre paraîtront peut-être
rigoureuses, je les crois logiques et fatales si nous vou-
AVANT LES NÉGOCIATIONS 67
Ions éviter le retour, à bref délai, d'une guerre plus
terrible que celle-ci. Je voudrais qu'à chaque page de
la présente étude fût écrite, en marge, la magnifique
apostrophe du président du Conseil, M. Briand : « Vous
ne connaissez donc pas l'Allemagne? »
Je suis obligé d'ajouter, enfin, qu'au cours de ces
pages nécessairement comptées, les sujets n'ont pu
être abordés que dans leurs lignes générales et, pour
ainsi dire, effleurés. Je me suis attaché à l'étude des
questions diplomatiques proprement dites, réservant,
pour les études ultérieures, l'examen des autres pro-
blèmes internationaux, notamment des conditions éco-
nomiques et des conditions du travail dans VÈre nouvelle.
La paix future ne sera certainement pas « la paix
allemande ». La paix allemande ne voulant être, selon
que le révèlent toutes les polémiques sur les « buts de
la guerre », qu'une paix égoïste, la paix des Alliés sera,
par opposition, une paix généreuse, une paix humaine
et humanitaire.
Avant d'en venir à l'étude et à la discussion des
points concrets, il faut, comme Talleyrand l'avait fait si
sagement en i814, poser les principes. L'avantage des
principes est grand du côté des puissances de l'Entente,
car l'Allemagne et ses alliés n'en ont pas.
C'est à un simple « poilu », à un enfant tombé au
champ d'honneur que je demanderai l'expression la
plus haute et, je crois, la plus exacte du but idéal de la
guerre. Il est naturel que ces héros, frappés pour une
cause juste, aient su, mieux que personne, pourquoi ils
68 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
coml)attaient et il est bon qu'ils fassent, d'outre-lombe,
entendre leur voix. Leur âme héroïque était plus
éclairée que n'importe quelle assemblée de diplomates.
Si les diplomates ne savent pas s'inspirer de cette re-
vendication des cœurs simples et droits, ils manque-
ront leur tâche; car ils ne sont que des scribes, et les
morts dictent.
Je cite donc ces paroles, parmi cent autres, parce
qu'elles me paraissent traduire sincèrement et presque
naïvement l'aspiration des âmes : « Après le conflit,
ceux qui auront pleinement et filialement rempH leurs
obligations envers leur pays se trouveront en face de
devoirs autrement graves et de réalisation impossible
quant à présent. Mais, précisément, là sera le devoir de
projeter notre effort vers l'avenir. Ils devront tendre
leurs énergies à effacer la trace des contacts blessants
entre les nations... Les horreurs de la guerre de 1914
conduisent à l'unité européenne. Ce nouvel état ne
s'établira pas sans heurts, spoliations, litiges, pour des
temps infinis, mais indubitablement la porte est mainte-
nant ouverte sur ce nouvel horizon (1). » En un mot, le
but de la guerre européenne est de faire une bonne
Europe : sinon, cette guerre n'a pas de sens. Et c'est
pour cela que l'Europe est obligée de faire une Alle-
magne européenne. Tout le problème est là.
Le traité de Westphalie a essayé de faire une bonne
Europe en appliquant à TAllemagne un certain régime,
(1) Lettres d'un soldat. Paris, Chapelet, 1916.
AVANT LES NEGOGIATIOiNS 69
le régime des « garanties »; Fœuvre a été manqiiée dans
certaines de ses parties, et c'est pourquoi elle a péri.
Nous tâcherons de reconnaître ces points défectueux et
qui demandent correction.
Les traités de 1814-1815 ont eu le même objet. Mais
ils avaient une tare initiale. Talleyrand, qui y prit une
si grande part, a, de cela, une vue très claire quand il
écrit, au plein de leur élaboration, en visant l'agrandis-
sement exagéré de la Prusse : « Il est évident que
l'Allemagne, après avoir perdu son équilibre propre,
ne pourra plus servir à l'équilibre général. »
Les conférences de La Haye ont eu pour objet d'éta-
blir un mécanisme de paix durable entre les peuples.
Mais ce mécanisme était sans force, sinon sans âme. Il
fut impuissant à empêcher la guerre et n'a aucune effi-
cacité pour rétablir et combiner la paix.
Lue bonne Europe et une bonne paix seront le fruit
d'une sage élaboration où ces divers précédents entre-
ront pour leur part et qui, en s'inspirant, en outre, des
conditions de la lutte déchaînée entre les peuples,
créera un nouveau droit.
Une bonne paix, une bonne Europe dépendent d'une
saine appréciation des conditions dans lesquelles l'Alle-
magne est accrochée au sein de l'Europe et, si j'ose
dire, au sein de la paix. L'Allemagne doit être en Eu-
rope un élément de paix et non un élément de guerre.
Il s'agit de constituer, autour d'elle et avec elle, une
sorte de confédération européenne où chacun travaille à
sa place et à son rang. A cela les hommes d'État doivent
s'appliquer avec une grande hauteur de vues et une
70 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
grande largeur de cœur; ils doivent se mettre au-dessus
des passions du moment, écarter l'esprit de vengeance,
ne pas céder aux faiblesses et aux compromissions de
partis, s'inspirer à la fois des sentiments des peuples et
de la froide raison, tenir aux réalités et s'élever jusqu'à
l'idéal.
La génération qui a fait la guerre est capable et digne
de prendre les choses de ce biais, car son éducation est
forte et son inspiration droite si les artifices des mau-
vaises ambitions et l'entraînement des passions aveugles
ne l'é garent pas.
M. Asquith, dans son discours du 11 avril 1916 aux
parlementaires français, s'exprime ainsi, parlant au
nom des Puissances alliées : « Comme résultat de cette
guerre, nous entendons instaurer en principe que les
problèmes internationaux doivent être résolus au moyen
de libres négociations, sur le pied de l'égalité entre les
peuples libres, et que ce règlement ne sera jamais en-
travé ou influencé par les injonctions impérieuses d'un
gouvernement qui est contrôlé par la caste militaire.
Voilà ce que j'entends par destruction de la domination
militaire de la Prusse, rien de plus, rien de moins. »
Cette formule est excellente, mais négative. Il faut la
compléter par un principe positif, et ce principe ressort
de la sage interprétation de l'histoire, de la pratique de
la vie des peuples, de la morale courante et de la mo-
rale internationale fondées sur le passé et capables de
garantir l'avenir. Nous ne voulons pas seulement la
destruction du mihtarisme prussien : nous voulons, sur
ses ruines, fonder une Europe nouvelle, une Europe
AVANT LES NÉGOCIATIONS 71
rationnelle, — en un mot une Europe équilibrée. Il ne
suffit pas de détruire, il faut construire.
Tel est donc le principe d'ordre permanent qui relève
du plus haut idéal historique : une bonne paix par une
bonne Europe.
Et voici, maintenant, les déductions résultant du
fait même de la guerre telle qu'elle a été conçue et en-
treprise par l'Allemagne et ses alhés; car ce fait est lui-
même générateur de faits et de conséquences dont il
faut bien tenir compte.
Toute paix, pour être durable, est à la fois extérieure
et intérieure au vaincu qui la signe : elle lui vient du
dehors parce qu'elle lui est imposée ; elle se fait au de-
dans de lui puisqu'il doit finalement y adhérer. Ainsi se
fonde le droit qui est le consentement des parties.
Examinons donc ces deux points de vue : quelle paix
imposer à l'Allemagne et à ses alhés? A quelle paix fini-
ront-ils par adhérer?
Puisque la guerre a été voulue par les Empires ger-
maniques, déclarée par eux, à leur heure, dans un esprit
de conquête et de domination, la paix doit, pour être
juste, assurer aux peuples, victimes de cette agression,
trois choses : le châtiment des responsables, la répara-
tion des pertes subies, des garanties pour l'avenir. La
justice, la victoire et les traités assureront le châtiment,
la réparation et les garanties. Les trois éléments doivent
être combinés de telle sorte que le problème matériel et
le problème moral posés par la guerre soient, dans la
limite des moyens humains, résolus.
72 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Pour obtenir ces résultats idéaux, la guerre doit,
pour ainsi dire, se transmuer en paix, par l'atténuation
dégressive de son principe qui est la force et par l'appa-
rition progressive de sa raison, qui est le droit.
Au début, la paix doit rester guerre, si j'ose dh-e, et,
à la fin, la guerre doit être devenue paix.
Il est bon de prévoir cette évolution des choses pour
y aider et la faciliter. La paix sera d'abord la paix des
soldats, elle deviendra ensuite la paix des diplomates,
et elle apparaîtra finalement la paix des jurisconsultes
ou des arbitres. L'histoire ferme lentement les portes
du temple de Janus et elle ouvre plus lentement encore
celles du temple de La Haye.
II
DE l'armistice, POINT DE DÉPART DE TOUTE NÉGOCIATION
Nous voici donc en présence du premier acte com-
mençant l'évolution de la guerre à la paix : c'est larmis-
tice. L'armistice, c'est-à-dire la suspension des hostihtés
entre toutes les armées ennemies, sera, comme d'ordi-
naire, le préliminaire indispensable.
L'armistice est essentiellement l'œuvre des mihtaires.
Seuls les grands chefs peuvent savoir quelles garanties
il faut obtenir de Tennemi pour que leurs troupes ne
soient pas exposées à un retour où la victoire serait
surprise dans sa confiance et sa bonne foi. Un dés
graves inconvénients de la formule du « chiffon de pa-
pier )), c'est qu'elle rendra, dans la crise actuelle, les
AVANT l.ES NÉGOCIATIONS 73
premiers contacts particulièrement difficiles. Qui vou-
drait s'en fier à la parole de celui qui l'a prononcée?
D'ailleurs, il n'y a pas de parole ni de signature qui
compte à ces heures-là : il faut des faits ; et, ces faits,
qui peut les obtenir et les déclarer satisfaisants, sinon
ceux qui auront la responsabilité des conséquences?
Songez aux terribles effets de la moindre erreur en
ces matières. La guerre actuelle a réuni sur les champs
de bataille « les nations armées »; il ne doit être ques-
tion de leur faire entrevoir une première détente, si
l'on n'a pas obtenu d'abord, de l'ennemi, des conces-
sions réelles mettant celui-ci dans l'impossibilité de
reprendre les armes. Ces précautions sont indispen-
sables et elles devront être calculées avec une exactitude
et une vigilance rigoureuses : car c'est en ce point
précis qu'est le gond ou la charnière qui fera tourner la
guerre vers la paix. La moindre surprise pourrait être
fatale : nous avons affaire à une coalition qui est pleine
de Sawof.
L'armistice doit être dicté par les miHtaires et signé
par eux sous leur responsabilité. A eux de prendre leurs
précautions.
Ces précautions, d'ordinaire, sont les suivantes : le
désarmement de l'ennemi, l'occupation de certaines
places fortes ou de certains territoires, le sacrifice im-
médiat de certaines ressources et avantages qui pour-
raient permettre à l'ennemi de « souffler » et de rouvrir
les hostilités à une heure plus favorable.
Le désarmement, dans les conditions actuelles de la
guerre, sera d'une importance capitale; car la supério-
74 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
rite de rarmement n'a jamais été plus décisive. Le seul
avantage de F Allemagne, à la suite de sa longue prépa-
ration, tenait à ses armements. Il ne faut pas que cette
supériorité lui reste. Forteresses, artillerie, aéroplanes,
dirigeables, vaisseaux de guerre, sous-marins, il y aura
mainmise, d'abord, sur ces engins redoutables. Telle
sera, nécessairement, la première condition de la paix ;
et c'est pourquoi je dis qu'elle sera encore la guerre.
Cette précaution se complète par une autre qui est
également habituelle et qui résultera d'une nécessité
non moins urgente : c'est l'occupation d'une partie du
territoire ennemi. Après la mort des fils et la honte de
la défaite, l'occupation des territoires sera la première
forme du châtiment. Cette occupation comporte aussi,
pour l'avenir, des garanties indispensables, notamment
en ce qui concerne la réparation des dommages causés
par la guerre. Les réparations devant être énormes,
comme ont été les dommages et les ruines, l'occupation
sera le gage nécessaire, l'unique sûreté suffisante. Le
précédent de 1870 suggère une « occupation de ga-
rantie » se prolongeant pendant plusieurs années.
Je n'insiste pas. Cette solution préliminaire du pro-
blème est, pour ainsi dire, normale : mais sa technique
nous échappe. Il en est, en effet, des conditions du dé-
sarmement et de l'occupation, à peu près comme il en
est des combinaisons stratégiques et des mouvements
tactiques : seuls, les chefs militaires peuvent en con-
naître, seuls ils auront le dépôt du secret dans ces
heures obscures.
Ajoutons seulement qu'une prière s'élèvera de toutes
AVANT LES NEGOCIATIONS 75
parts vers eux, à ce moment : « Faites que la guerre ne
recommence pas. Prenez vos précautions; faites, faites
que tant de sang versé ne l'ait pas été en vain. Ne
parlez pas de paix, ne laissez pas parler de paix, s'il
n'est pas bien entendu qu'il s'agit de la bonne paix, de
la paix réelle, absolue, définitive, pour laquelle nous,
les peuples, avons combattu jusqu'à la mort. Gardez-
vous, méfiez-vous; vous connaissez la ruse permanente
qui vous guette. Ne vous laissez pas tromper. Retenez-
nous, s'il le faut, sous les armes jusqu'à l'heure où l'en-
nemi sera sous vos pieds. Mais qu'il soit ligoté de telle
sorte que la paix que vous imposez soit, une fois pour
toutes, sans retour et sans discussion possible, la
paix. »
L'armistice n'est pas seulement la suspension d'armes
nécessaire, il est aussi le prélude de la pacification entre
les peuples. 11 est, à la fois, la dernière phase de la
guerre et la première forme de la paix. De l'alinéa ini-
tial à l'alinéa final de son texte, la guerre et la paix sont,
pour ainsi dire, entrelacées. Et c'est pourquoi il exige
d'autres et non moins importantes préparations et éla-
borations. Le but idéal de la guerre et la pensée des
gouvernements, quand ils ont dû prendre leur parti de
la guerre, doivent nécessairement s'y retrouver dans
leur essence. Chacun de ses termes décidera d'un cha-
pitre de l'histoire du monde. C'est là que se fait la jonc-
tion entre l'œuvre du pouvoir militaire et l'œuvre du
pouvoir civil ou, plutôt, c'est là que doit se trouver
l'expression de la volonté nationale en action.
76 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Bismarck donne, dans ses Souvenirs, la doctrine, telle
qu'il la conçoit, des relations de l'état-major avec le
gouvernement pendant la guerre. Il rappelle que le dieu
Janus a deux faces : l'une tournée vers les affaires
civiles, l'autre vers les affaires militaires, et il ajoute :
« La tâche de la direction de l'armée se propose l'anéan-
tissement des forces ennemies; le but de la guerre,
c'est d'obtenir la paix à des conditions en rapport avec
la politique poursuivie par l'Etat. Le soin d'établir et de
limiter les résultats qui doivent être atteints par la
guerre, la préoccupation pour le prince de délibérer à
ce sujet, est et demeure, pendant comme avant la
guerre, un problème politique. Les voies et moyens
employés dépendront toujours de cette question : a-t-on
voulu atteindre le résultat finalement obtenu? ou plus,
ou moins? Veut-on exiger des cessions de territoire ou
y renoncer? Veut-on obtenir la possession d'un gage et
pendant combien de temps? »
L'esprit réaliste de Bismarck n'envisage, comme on
le voit, que des objets concrets. Exclusif et autori-
taire, il tend à subordonner à ses vues celles de l'état-
major. Il se plaint qu'à Versailles « il dut se résigner
à ne pas être appelé à donner son avis sur les choses de
la guerre ». On sait que, finalement, ce sont les vues
de l'état-major qui l'emportèrent, en effet, non seu-
lement pour la rédaction de l'armistice, mais pour les
conditions générales de la paix. Mais il n'en reste pas
moins que si les chefs militaires, assumant la responsa-
bilité directe, doivent avoir le dernier mot, la solution
raisonnable et sage doit être telle qu'elle combine,
AVANT LES NÉGOCIATIONS 77
dans une juste mesure, le but élevé de la guerre, les
idéaux des peuples, précisés d'avance par les pou-
voirs civils, et, d'autre part, les nécessités de la « sé-
curité », soit actuellement pour la guerre, soit future-
ment pour la paix, tels que seuls les états-majors
peuvent en décider.
A un autre point de vue, l'œuvre de la diplomatie
précède, éclaire nécessairement le travail des états-
majors au moment de signer l'armistice : il s'agit de
l'entente à maintenir fidèlement jusqu'au bout entre les
alliés engagés dans la guerre. Il va de soi qu'aucune
paix durable n'est possible, de la part d'une coalition, si
cette entente n'est pas établie pendant la guerre et si
elle ne se trouve pas fixée dans les termes d'un accord
précédant l'armistice. Cet accord est l'élément essentiel
de l'armistice lui-même, la source où il doit puiser,
puisqu'il doit être l'expression, appliquée à la réalité,
de la volonté commune des alliés.
Au traité de Westphalie, une des plus lourdes tâches
de la diplomatie française fut de ne pas laisser se dis-
joindre l'entente entre les alliés. Les négociations se
prolongèrent des années, en raison de l'espoir conçu
par l'Espagne d'amener ses adversaires à une paix sépa-
rée. Avec une habileté singulière, les diplomates espa-
gnols flattaient le gouvernement français et, en invo-
quant les liens de famille entre les deux couronnes
(puisque Anne d'Autriche, régente de France, était
fille des rois d'Espagne), ils offraient à cette reine de
devenir l'arbitre de la paix. Mazarin retenait sa souve-
78 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
raine d'une main ferme. « Il ne me semble pas, écrit-il
sagement au duc de Longueville, chef de l'ambassade
française à Munster, que les Espagnols puissent^ avoir
eu d'autres visées que de faire leur dernier effort pour
donner jalousie de nous à nos alliés, et particulièrement
à MM. les États (des Provinces-Unies).., » En fait, les
Espagnols réussirent à obtenir une paix séparée de la
République de Hollande, paix malheureuse qui contri-
bua à prolonger la guerre de plusieurs années. La
guerre n'a de sens que par la paix qu'elle produit : se
séparer au moment de conclure la paix, c'est aliéner le
sens profond de la guerre et se blâmer soi-même de
l'avoir faite .
En 1814, la coalition qui vainquit Napoléon se pré-
munit, comme on le sait, d'un accord secret entre les
quatre Puissances alliées ; c'est le fameux traité de Chau-
mont, « le grand traité d'alliance » , dit Munster, « le
plus étendu peut-être qui ait été conclu », écrit Metter-
nich à Merveldt. « Il gouverna l'Europe jusqu'en 1848
et fonda cette coalition des qualre qui, tant de fois dislo-
quée, se reconstitua chaque fois que la France montra
quelque velléité de sortir des limites que les alliés pré-
tendaient lui imposer. Il constitua, en quelque sorte, le
pouvoir exécutif de l'Europe dont les traités de Paris
du 30 mai 1814 et de Vienne du 9 juin 1815 formèrent
la Charte (1). » On sait aussi que l'effort de Talley-
rand, au Congrès de Vienne, consista surtout à disso-
cier, dans la mesure du possible, les quatre puissances
(1) Albert Sorel, l'Europe et la Révolution française, t. VIII, p. 290.
I
AVANT LES NEGOCIATIONS 79
et à créer une entente particulière où la France de
Louis XVIII aurait sa place.
Dans la guerre actuelle, les Puissances alliées ont
pris l'engagement réciproque de ne pas mettre bas les
armes séparément. Il est probable que des accords
d'une nature plus précise et plus complète sont étudiés
entre elles. Sans essayer de percer le secret de la diplo-
matie, il suffit de rappeler, devant l'opinion, que ces
accords préalables, mûrement étudiés et établis d'avance
sont les conditions nécessaires d'une bonne et prompte
négociation.
En somme, comme le simple bon sens l'indique, les
clauses de l'armistice sont fonction d'un bon idéal de
guerre et d'une sage conception de la paix.
III
QUELS SERONT LES PARTICIPANTS A LA PAIX?
Puisque la guerre a pour objet de créer de nouveaux
rapports entre les Puissances qui y sont engagées et
que la paix a pour objet de dégager et de préciser ces
rapports pour en faire des droits, il y aura lieu d'établir
d'abord, avec une grande rigueur, la liste des personnes
internationales ou États qui prendront part soit à la
conclusion de l'armistice, soit aux délibérations de ia
paix.
Cette question des participants à la paix est d'une im-
portance extrême : par la seule prévision qu'elle inter-
viendrait, telle ou telle Puissance a déjà pris rang parmi
80 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
les belligérants; d'autres pays se prononceraient sans
doute, s'ils avaient à craindre d'être forclos. Dès qu'il
s'agira de l'armistice, cette question se posera : car,
qui dictera l'armistice dictera la paix ; qui signera l'ar-
mistice sera protégé par l'armistice môme. C'est une
première et très importante sélection. Les principaux
traits de la figure de l'Europe nouvelle commenceront
à se dessiner là.
Parmi les gouvernements et les peuples belligérants,
certains seront admis, certains seront exclus. Pour être
admis aux délibérations, il faudra, d'abord, manifester
une volonté franche et sincère d'y prendre part. S'éli-
minera qui voudra s'éliminer.
Quand les négociations du traité de Westphalie s'ou-
vrirent, la question des participants se posa cinq années
avant la conclusion de la paix. Le cardinal Mazarin prit
grand soin de rappeler aux États secondaires de l'Alle-
magne l'intérêt qu'ils avaient à se prononcer et à faire
connaître s'ils demandaient leur admission. Car, faisait-il
observer, qui s'excluait maintenant serait exclu par la
suite. « Les villes, écrivait-il, par exemple, au magis-
trat de Colmar, doivent poursuivre d'être admises à l'as-
semblée générale de Munster pour assister et opiner,
comme il leur est permis par les lois de l'Empire, au
traité de paix qui s'y doit conclure... Etre reçues dans
cette assemblée, comme il leur appartient et comme
elles doivent le désirer, ou en être exclues, comme nos
ennemis le prétendent, est un point décisif de la con-
servation ou de la perte de leur liberté. »
De même, et à peu de chose près, dans la même
AVANT LES NEGOCIATIONS 81
forme, se posera, dès le début des pourparlers, la ques-
tion si grave de l'unité ou de la multiplicité des repré-
sentations pour les États composant l'Empire allemand.
L'Empireallemand, aujourd'hui comme en 1643, compte
des États qui ont gardé les principaux privilèges de la
souveraineté, et notamment une certaine autonomie de
leur armée et même de leur diplomatie. Ces États sont
la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, le duché de Bade,
la Hesse, etc.
Même dans l'état de choses actuel, ces États peuvent
être considérés comme des États souverains. Leibnitz
définit les conditions d'un État souverain : « Quelque
juridiction que l'on reconnaisse (par exemple celle de
l'Empire), quelque hommage ou obéissance que l'on
doive à un supérieur, tant qu'on a le droit d'être maître
chez soi, jus propriœ potestatis, et que ce supérieur n'a
pas celuy de tenir les garnisons ordinaires chez nous
et de nous oster l'exercice du droit de paix, de guerre et
d'alliance, on a la liberté requise à la souveraineté, et
lorsqu'on a assez de puissance pour faire figure dans
les affaires générales, on est appelé souverain ou po-
tentat (1 ). » Et il semble que l'on puisse encore appli-
quer aux temps présents la parole de Leibnitz au sujet
de l'ancien Empire : « J'avoue ingénument que l'Empe-
reur et l'Empire ont un grand pouvoir sur les princes,
mais je soutiens que cela ne détruit pas la liberté ni la
souveraineté, pourvu qu'on prenne toutes ces choses
dans un sens raisonnable (2). »
(1) Œuvres, cdit. Foucher de Caroil, t. VI, p. 376.
(2) Ibid., p. 371.
82 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
D'ailleurs, la question sera tranchée par les Etats
allemands eux-mêmes : voudront-ils être admis aux
délibérations ou en être exclus? Comme belligérants,
ils vont être convoqués à signer l'armisticeproj^ar^e sud;
s'ils s'y refusent, ils encourront la peine de leur absten-
tion et seront tenus en dehors des préliminaires. Ne
figurant pas dans le premier acte de la paix, ils ne seront
pas invités à figurer aux actes suivants. Par ce simple
refus, ils auraient accepté leur déchéance politique,
militaire, diplomatique, ils auraient renoncé à pré-
senter leur propre défense et à expliquer dans quelle
mesure ils pourront entrer dans les différentes combi-
naisons européennes qui seront établies ultérieurement.
Résolution grave, à une heure oii le sort des peuples
sera en passe d'être ûxé pour longtemps.
Les États confédérés allemands ne sont pas des vas-
saux. Ils ont de vieilles traditions, qu'ils ne peuvent pas
répudier d'un cœur léger, à cette heure où l'avenir du
monde se décidera. En tout cas, l'Europe a tout intérêt
à les saisir de la difficulté : le cas de conscience serait
ainsi celui de T Allemagne elle-même.
Mazarin termine sa lettre aux Etats secondaires de
l'Empire par un petit apologue : « Ces villes peuvent
juger ce que l'on dirait d'un malade pour lequel il se
trouverait un médecin si généreux qu'il ne voudrait pas
seulement prendre la peine de le traiter, mais qu'il le
voudrait encore traiter à ses dépens, si le malade n'osait
témoigner le désir d'être guéri ni se prévaloir des
remèdes qui lui auraient été préparés pour cet effet. »
Pour être admis, il faudra donc manifester la volonté
AVANT LES NÉGOCIATIONS 83
de traiter. Mais tous ceux qui manifesteront la volonté
de traiter ne seront pas nécessairement admis.
Dès cette heure préliminaire, un débat s'ouvrira, cer-
tainement, devant la conscience des gouvernements et
des peuples, à savoir si les vainqueurs consentiront à
traiter avec les auteurs plus particulièrement respon-
sables de la guerre.
Il y a, sur ce point, une question de principe et une
question de fait. La question de principe est en partie
résolue par ce qui vient d'être exposé au sujet des États
souverains en Allemagne. Si les Puissances reconnais-
sent comme un état de souveraineté la situation de la
Bavière, de la Saxe, etc. , il s'ensuit logiquement qu'elles
ne traiteront pas avec l'Empereur allemand en tant
qu'Empereur ; car l'Empire allemand actuel n'a aucune
existence dans le droit actuel européen, et cela de par
la volonté de ses fondateurs.
La fondation de l'Empire allemand n'est pas le résul-
tat d'une délibération entre les Puissances; il n'a pas
été l'objet d'une reconnaissance légitime et libre de la
part de l'Europe ; cette fondation résulte d'un pacte de
politique intérieure entre certains gouvernements alle-
mands. Aux yeux des Puissances, ce pacte est res inter
alios acta. 11 convient de fixer ce point d'histoire, car on
peut dire que toute l'évolution de l'Europe depuis un
demi-siècle, et probablement sa forme dans l'avenir
en dépendent.
La grande crainte de Bismarck, en 1871 , c'était d'être
obligé de soumettre ses conceptions politiques à un
84 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Congrès européen. Il ne voulait pas qu'on lui rognât les
bénéfices de la victoire; il tenait à couper et tailler dans
la chair vive des peuples selon sa fantaisie et sa volonté
de vainqueur. Mais il ne s'apercevait pas qu'en procé-
dant ainsi, il enlevait à son œuvre la seule base inter-
nationale solide, à savoir l'assentiment des Puissances
et la sanction du droit. Juste revers des choses d'ici-
bas ; cet homme qui faisait fi du droit, n'a pas prévu
que si la force venait à manquer, son œuvre n'aurait
même plus l'asile du droit. En fondant l'Empire alle-
mand comme une chose uniquement allemande, il se
débarrassait de certaines difficultés diplomatiques, mais
aussi il renonçait à la stabilité du consentement uni-
versel : il faisait, volontairement, œuvre précaire. En
fait, il n'y a pas de droit de l'Empire allemand dans le
droit européen. Les Puissances ne doivent avoir aucun
scrupule à ignorer ce qui s'est fait, de parti pris, en
dehors d'elles.
Cette méfiance à l'égard de tout congrès ou débat en
commun, Bismarck la portait si loin qu'il se décida
aussi, après réflexion, à ne pas recourir à une délibéra-
tion quelconque, même allemande, au sujet de la fon-
dation de l'Empire allemand. C'est, à ce qu'il semble,
sous l'influence de Delbriick qu'il prit ce parti, après
avoir été d'un avis contraire : « Le 5 septembre, Del-
briick recevait un télégramme qui l'invitait à se rendre
au quartier général à Reims, aussitôt après son retour
de Dresde. Le chanceher voulait chercher avec lui
un prétexte pour convoquer le Parlement douanier, dont
on devait taire valoir l'importancs, conjointement avec
AVANT LES NÉGOCIATIOx\S 85
celle du Reichstag, pour la création de l'unité et le réta-
blissement de la paix. Mais, à Reims, les deux hommes
d'État se résolurent, le 10, après d'assez longues confé-
rences, à renoncer à l'idée de convoquer le Parlement
et à proposer, à Munich, la réunion d'un congrès des
princes régnants, projet dont Bismarck s'était déjà
entretenu avec le prince royal de Saxe (1). » Ainsi, Bis-
marck fut peu à peu amené à ne rechercher d'autre
fondement à l'établissement de l'Empire qu'une tracta-
tion secrète avec quelques-uns des princes allemands,
tractation dans laquelle il les fait « monter » les uns
par les autres, et au cours de laquelle il exerce un
véritable « chantage » sur les ministres indépendants.
La négociation s'amenuisa finalement jusqu'à se réduire
à une simple pression exercée par la Prusse victorieuse
sur un prince malade et fol, le roi Louis de Bavière. A
force de craindre la lumière, on bâcla et on boucla^un
des actes les plus graves de la politique internationale
dans l'ombre d'une alcôve qui allait devenir un ca-
banon.
De tout cela, il n'y a qu'un témoin que l'on puisse
croire, c'est Bismarck lui-même : tout autre paraîtrait
suspect. C'est pourquoi il faut le laisser parler :
« La question du rétablissement de l'Empire était
alors dans une phase critique et menaçait d'échouer, à
cause du silence que gardait la Bavière et de l'aversion
que montrait le roi Guillaume: A ce moment, le comte
(1) A. DE RuviLLE, professeur à l'Université de Halle, la Restaura-
tion de l'Empire allemand. Le rôle de la Bavière, trad. de M. P. Albin.
Alcan, 1911, iii-8°, p. 179.
86 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Holnstein se chargea, sur ma prière, de remettre une
lettre à son souverain. Pour qu'elle parvînt sans retard,
je l'écrivis aussitôt, assis à une table qu'on n'avait pas
encore desservie, avec de mauvaise encre et sur du
papier qui buvait. J'y développais l'idée suivante : la
couronne de Bavière ne pourrait pas, sans blesser le
sentiment de l'amour-propre bavarois, accorder au roi
de Prusse les droits présidentiels que la Bavière lui
avait déjà concédés antérieurement et officieusement.
Le roi de Prusse était un voisin du roi de Bavière; la
différence des points de vue des deux peuples rendrait
plus vive la critique des concessions que faisait et qu'a-
vait faites la Bavière, et la rivalité entre les nations alle-
mandes en deviendrait plus intense.
« L'autorité de la Prusse, exercée à l'intérieur des
frontières bavaroises, était quelque chose de nouveau,
qui blesserait les sentiments bavarois. Un empereur
allemand, au contraire, n'était pas un voisin de race
différente, mais un compatriote allemand des Bavarois.
(On voit le sophisme.) A mon sens, le roi Louis pouvait
faire, plus décemment, les concessions qu'il avait déjà
accordées à l'autorité de la présidence, s'il les faisait à
un empereur allemand au lieu de les faire à un roi de
Prusse. C'étaient là les grandes lignes de mon argumen-
tation. J'y avais joint encore des arguments personnels
en rappelant la bienveillance particulière que la dynastie
bavaroise, du temps oij elle gouvernait la marche de
Brandebourg, — je voulais parler de l'empereur Louis,
— aA'ait témoignée à mes ancêtres pendant plus d'une
génération. S'il ne s'agissait pas de Bismarck, comment
AVANT LES NÉGOCIATIONS 87
qualifierait-on tin tel manque de tact? Mais c'est tout l'es-
prit « hobereau. » Je jugeai cet argument ad hominem
utile avec un souverain ayant la tournure d'esprit du
Roi; mais je crois que l'appréciation politique et dynas-
tique de la différence entre les droits présidentiels alle-
mands et les droits royaux prussiens fut d'un poids
décisif.
« Le comte se mit en route pour Hohenschwangau au
bout de deux heures, le 27 novembre; il accomplit son
voyage en quatre jours avec de grandes difficultés et de
fréquentes interruptions. Le Roi, souiTrant d'une né-
vralgie dentaire, était alité. Il refusa d'abord de le rece-
voir, puis l'admit après avoir appris que le comte venait
en mon nom et avec une lettre de moi. Il lut ma lettre
dans son lit deux fois et très attentivement, en présence
du comte, demanda de quoi écrire et rédigea la lettre au
roi Guillaume que je lui avais demandée et dont j'avais
composé le brouillon. Dans cette lettre, il reproduisait
le principal argument en faveur du titre impérial, avec
cette adjonction coercitive que les concessions faites
par la Ravière, mais non encore ratifiées, pourraient
être faites uniquement à l'empereur allemand et non au
roi de Prusse. J'avais choisi cette formule exprès pour
exercer une pression sur le roi Guillaume, à cause de
l'antipathie qu'il avait pour le titre impérial.
« La résistance du Roi et le fait que la Ravière n'avait
pu parvenir à formuler ses sentiments avaient provoqué
tout ce labeur.
« Le septième jour après son départ, le comte
de Ilolnstein était de retour à Versailles avec la lettre
88 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
du Roi. Le même jour, elle fut remise à notre Roi par
le prince Luitpold (1)... »
C'est ainsi que l'on dispose du sort des peuples « qui
ne savent pas formuler leurs sentiments » , c'est-à-dire
qui n'ont ni gouvernement ni politique.
On comprend que Bismarck insiste sur le mal que lui
donna toute cette affaire. Il avait fallu, en effet, une
hardiesse inconcevable et une astuce vraiment prus-
sienne pour préparer un pareil escamotage et le mener
à bonne fin, de façon à mettre trente millions d'Alle-
mands en poche sans qu'ils n'y vissent que du feu. Aussi
la joie de Bismarck éclate, débordante et empourprée,
quand il tient le résultat. L'assentiment de la Bavière
fut consacré à Versailles quelques jours après par un
acte constatant l'adhésion donnée par le roi : Busch
écrit :
« L'après-midi de cette journée historique s'est passé
dans une attente anxieuse du résultat. A l'heure du thé,
je suis descendu dans la salle à manger. Bohlen et Hatz-
feldt étaient là, tous deux, assis sans rien dire. D'un
geste, ils me désignèrent le salon où le chancelier était
en train de négocier avec les trois plénipotentiaires
bavarois. Je m'assis, à mon tour, en silence et j'attendis.
Au bout d'un quart d'heure, la porte s'entr'ouvrit et
M. de Bismarck apparut. Il tenait en main un verre vide
et avait l'air rayonnant.
« — Messieurs, nous dit-il d'une voix encore trem-
blante d'émotion, le traité bavarois est signé : l'unité
(1) Pensées et Souvenirs, édit. fr., II, p. 141.
AVANT LES iNÉGOCIATION S 89
allemande est assurée et notre roi devient empereur
d'Allemagne. »
Notreroi devient empereur d'Allemagne!. . . Ni les peuples,
ni même les gouvernements n'avaient été consultés. On
ne laissa à personne le temps de respirer. Le tout fut em-
porté dans le tourbillon de la victoire.
Je reviendrai tout à l'heure sur les conditions « euro-
péennes » de cette fondation. Mais je veux insister,
d'abord, sur deux ou trois particularités importantes au
point de vue spécialement diplomatique, puisque c'est
celui que j'étudie en ce moment.
Au cours des négociations tendant à obtenir l'adhé-
sion de la Bavière, la question de l'autorité militaire et
diplomatique de ce royaume fut débattue jusqu'à la der-
nière minute. La Bavière comptait obtenir un agrandis-
sement territorial aux dépens du duché de Bade, qui eût
reçu en compensation l'Alsace. Sur ce point, les désirs
du roi Louis et de son ministre furent adroitement
écartés : une Bavière trop forte eût été gênante. Au
point de vue de l'autonomie militaire des États, on
aboutit à un arrangement ambigu, qui plaça les armées
allemandes sous l'autorité réelle de la Prusse; — et les
Etats du Sud savent, maintenant, à quel massacre cette
concession au militarisme prussien, accordée contre
leurs vœux nettement exprimés, a conduit les popula-
tions de l'Empire (1).
(1) Les populations bavaroises n'acceptaient l'idée de la Fondation
de l'Empire qu'avec de sérieuses appréhensions. Notamment, le
« parti patriote » et conservateur, qui était alors au pouvoir en la
personne du comte Bray, garda, jusqu'au bout, des dispositions par-
ticularistes oui sont exposées par tous les historiens de la fondation
90 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
En outre, la Bavière, dans une légitime appréhen-
sion du péril que la politique « hégémonique » prus-
sienne faisait courir à l'Allemagne et à l'Europe, s'ef-
força du moins d'assurer aux États confédérés une sorte
d'indépendance diplomatique. C'était, selon la vue si
sage de Leibnitz, la pierre de touche de la souveraineté
pour les petits États; et c'eût été peut-être, qui sait?
la pierre angulaire de l'édifice d une bonne Europe. Il
fut entendu, non sans peine, que la Bavière garderait
sa représentation diplomatique auprès des puissances.
Mais ce royaume, représentant, en somme, la seule
force non prussienne du nouvel Empire, réclamait une
autre garantie, décisive on peut le dire : il demandait
que les Affaires étrangères de V Empire fussent remises aux
soins d'un Conseil fédéral, présidé par un ministre bavarois.
Il s'agissait, sans doute, d'un organisme analogue à
celui des « Délégations » en Autriche-Hongrie. Le mili-
tarisme prussien eût trouvé ainsi son contrepoids. « Il
avait été question déjà de placer la commission des
Affaires étrangères du Conseil fédéral sous une prési-
dence bavaroise et du droit, pour les envoyés de Ba^^ère,
de remplaceras ambassadeurs en cas d'empêchement. »
de l'empire d'Allemagne, Lorenz, Svbel, etc.. et que Ruville résume
en ces termes : » C'était le parti du particularisme qui attachait de
l'importance à la permanence des usages, des mœurs, des institu-
tions locales... On craignait surtout le militarisme, le bureaucratisme,
toutes ces formes rudes de l'Allemagne du Nord, comme autant
d'éléments nuisibles... A cela se joignait un royalisme puissant dans
le sens d'une royauté patriarcale. Les uns et les autres étaient impré-
gnés d'un fort esprit religieux... Tout à côté des patriotes, se
trouvait le parti dit Mitlelpartei, qui passait aussi pour animé de
sentiments particularistes en ce qui touchait à la puissance et à
l'indépendance de l'État bavarois... etc. » — Sur la politique de Bis-
marck, voyez l'Histoire de la Guerre de 1914, t. I, p. 17 et suiv.
AVANT LES NEGOCIATIONS 91
Bismarck tenait, par-dessus tout, à une direction
prussienne de la politique étrangère. Filant avec un art
suprême cette carte qui l'intéressait personnellement, il
fit semblant de vouloir accorder la représentation diplo-
matique et la présidence de la commission, ainsi qu'il
résulte du rapport de Bray du 3 novembre. Mais, dans la
lettre du 11, il n'en est plus parlé. Les événements se
précipitaient. La victoire se prononçait et pesait sur les
résolutions des ministres bavarois. « Bray ne put pas
obtenir que fussent définies les prérogatives de la com-
mission diplomatique, dont la présidence devait échoir
à la Bavière : or, c'est ainsi seulement qu'une impor-
tance réelle aurait pu être assurée à cette commis-
sion (1). » Fin novembre, le roi Louis insistait encore
pour que ce débat fût conclu en faveur de la Bavière. Il
télégraphiait à Bray, qui était toujours à Versailles :
« J'attends au plus tôt un rapport spécial, dont l'envoi a
déjà été demandé plusieurs fois, portant particulière-
ment sur les questions diplomatique et militaire. » Tout
cela fut emporté par la brusque intervention de Holn-
stein, telle que Bismarck l'a exposée. Le ministre Bray,
qui perdit vingt-quatre heures dans son voyage de Ver-
sailles à Munich, ne fut même pas consulté. La Bavière,
l'Allemagne, l'Europe étaient livrées sans compensation
et sans contrôle au mihtarisme prussien.
La source de tous les maux vient de là.
Or, puisqu'il s'agit de reprendre, avec toutes les puis-
sances de l'Europe, les voies normales de l'honnêteté
(d) LoRENZ, p. 377.
92 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
diplomatique, il suffît de reconnaître comme nul et non
existant en droit un état de fait qui ne repose sur aucun
engagement, sur aucun contrat, et oii les participants
eux-mêmes ont été trompés par une ruse indigne et
avouée.
La Prusse n'a aucune qualité internationale pour re-
présenter seule les populations allemandes dans une
tractation générale. Les États confédérés ayant gardé
une partie de leur souveraineté, ou même leur auto-
nomie diplomatique, auront accès, s'ils le jugent bon,
dans les diverses délibérations et actes d'oii doit résulter
la paix : en tout cas, ils devront être expressément
invités. La diplomatie des Alliés pourrait reprendre mot
pour mot le texte de l'invitation que les plénipotentiaires
français adressaient, en 1644, aux princes et États de
l'Empire : « Aussi bien, on ne pourrait espérer une paix
générale et durable àmoins qu'elle ne fût concertée avec
tous les États de l'Empire. Car le droit de la guerre et
de la paix n'appartient pas à l'Empereur seul... Leur
honneur et leur intérêt demandaient également leur
présence dans la négociation, parce que, dans une
assemblée particulière, ils paraîtraient n'avoir qu'une
part fort médiocre au traité, et qu'ils ne seraient jamais
bien informés de ce qui se passerait. Et qu'en outre leur
absence et la difficulté de s'entendre ferait que la négo-
ciation traînerait en longueur. »
Ce précédent de la paix de Westphalie n'est pas
agréable peut-être aux oreilles allemandes. Mais il ne
s'agit pas d'être agréable : il s'agit de rentrer dans le
bon sens et dans le droit. Il s'agit de mettre l'Allemagne
AVANT LES NÉGOCIATIONS 93
en mesure de vivre une vie raisonnable et sage avec
l'Europe et à l'égard de l'Europe. Il s'agit de détruire,
hors d'elle et au milieu d'elle, un artifice de mensonges
et de fourberies qui a fait d'elle « l'ennemi du genre hu-
main » . Cette nécessité supérieure est la raison de la
guerre actuelle qui est, elle-même, fdle de la faute com-
mise en 1871 . Il faudrait essayer de la corriger aujour-
d'hui et de fonder un état de choses légitime en l'expri-
mant dans les conditions de la paix.
Après avoir examiné, à la lumière de l'histoire, cette
question de principe : l'empereur allemand a-t-il qualité
pour signer l'armistice et les préliminaires de la paix?
nous arrivons à la question du fait qui s'en déduit natu-
rellement. Dans quelle mesure le roi de Prusse, Guil-
laume, est-il qualifié pour intervenir dans ces mômes
préliminaires? On n'apprend rien à personne en faisant
observer que ce sujet difficile est d'ores et déjà débattu
devant l'opinion chez les Puissances alliées.
En 1814, les Puissances coalisées gardèrent, jusqu'à
la dernière minute, l'avantage de pouvoir jouer les deux
cartes, soit de traiter avec Napoléon, soit de traiter avec
le gouvernement qui lui succéderait. En 1871, Bismarck
joua la même partie en se prêtant sous main aux pour-
parlers plus ou moins officieux engagés par les repré-
sentants plus ou moins autorisés de Napoléon III, tandis
qu'il négociait ouvertement avec le gouvernement delà
Défense nationale. Le point de vue uniquement pra-
tique qui le guidait était celui-ci : ne conclure qu'avec
un gouvernement assez fort, assez autorisé et assez loyal
94 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
pour assurer au vainqueur une entière et honnête exé-
cution des clauses du traité.
Les Puissances se trouveront peut-être, en Alle-
magne, en présence de circonstances qui leur laisseront
le loisir de ne se lier que selon leurs convenances et
leurs intérêts.
Peut-être prendront-elles, les unes à l'égard des
autres, même avant la fin de la guerre, des engagements,
comme il semble bien que les Puissances alliées, en
1814, en avaient pris entre elles à l'égard de Napoléon.
Ce sont de ces difficultés que la victoire tranche de son
glaive.
Le 14 février 1814, au lendemain de Champaubert,
alors que Napoléon était « ivre de joie » et se croyait,
de nouveau, maître des affaires, Caulaincourt écrivait à
Maret : « Toute l'Europe est contre nous. Il ne faut pas
se faire illusion : on ne veut pas négocier avec nous. On veut
nous dicter des conditions et nous ôter des moyens de
nous plaindre... » Et Maret répondait à Caulaincourt :
« Si le sort est contraire à l'Empereur, tout est inu-
tile!... »
Ce sont les professeurs, les diplomates et les géné-
raux allemands qui ont écrit cette page d'histoire !
DU « STATU QUO ANTE »
Abandonnons, maintenant, le point de vue spéciale-
ment allemand et retournons-nous vers l'Europe.
AVANT LES NEGOCIATIONS 95
Nous avons dit que la négociation de la future paix
aurait à préparer non seulement un châtiment, mais une
réparation et une garantie.
Par définition, la réparation implique un retour vers
un certain statu quo ante. Le militarisme prussien ayant
été la cause de troubles profonds en Europe, il faut le
détruire jusque dans sa racine pour empêcher que de
pareils événements ne se reproduisent. Comment peut-
on y parvenir?
L'idée du statu quo ante implique une étude suffisam-
ment précise des précédents.
En 1814-1815, après la chute de Napoléon, l'Europe
imposa, à la France vaincue, le retour au statu quo ante,
en prenant pour date l'année 1789. Quelle date l'Europe
choisira- t-elle pour imposer le statu quo ante à l'Alle-
magne militariste et prussienne?
P Sans nous perdre dans des considérations historiques,
il n'est pas inutile de rappeler que le moyen âge avait
eu une intuition extrêmement juste du rôle de l'Alle-
magne, comme intermédiaire et médiatrice entre les
peuples européens. « L'Empire au moyen âge, dit
Bryce, fut, par essence , ce que les despotismes modernes
qui le singent prétendent être : l'Empire, c'était la paix.
Imperator pacificus, tel était le plus ancien et le plus
noble titre porté par son chef. » Et tel était, en effet, le
rôle qui paraissait réservé providentiellement à l'Alle-
magne aux yeux de bon nombre d'Allemands et l'on peut
dire de tout le libérahsme européen à la suite des événe-
ments de 1848, au moment oii l'assemblée de Francfort
élaborait une constitution pour l'Allemagne unifiée.
96 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Je trouve cette aspiration exprimée, en 1854, à
propos des événements de Crimée, dans une brochure
française qui eut un certain retentissement : « En 1815,
les législateurs de l'Europe jugèrent utile de constituer,
au centre du continent, une puissance qui fût comme la -i
pierre d'assise de l'ordre, à l'avenir. L'Allemagne, par sa
situation, sa masse, sa profondeur, pouvait servir de
barrière entre les États, les protéger contre la prépon-
dérance ou l'agression d'un seul, éloigner de chacun les
périls des coalitions. Pour cela, il fallait l'armer pour la
défense et la désarmer pour l'attaque..., etc. (1). » C'est
cette conception du rôle de l'Allemagne qui explique les
enthousiasmes de la génération des Cousin, des Mi-
chelet, des Renan et même des Taine, qui acclamait la
« vénérable » Germanie.
Mais, comme l'avait prévu Talleyrand dès 1814, les
ambitions de la Prusse ont rompu l'équilibre et ont dé-
tourné l'Allemagne de la solution « européenne », qui
était cherchée en conscience et bonne foi par tous, vers
le milieu du dix-neuvième siècle. Au lieu de mettre
l'Allemagne en harmonie, la solution prussienne Fa
mise en antagonisme avec l'Europe. La suite des évé-
nements a rendu cette conséquence plus claire que la
lumière du jour.
L'Allemagne, située au milieu de l'Europe, empêche
toute la vie européenne si elle ne s'articule pas à l'exis-
tence commune. De Kiel au Danube ou à l'Adriatique,
elle fait barrage, pour ainsi dire, et intercepte les com-
(1) Crampon, la Polilique médiatrice de l'Allemagne, 1855.
AVANT LES NEGOCIATIONS 97
munications, les échanges, les pénétrations mutuelles.
Cet obstacle ne pourrait être levé que si l'Allemagne se
prêtait à un sage et prudent aménagement de la vie
commune. Par quel singulier égarement s'est-elle
dérobée à cette mission qui lui était imposée par la na-
ture?
La difficulté de cette lente croissance des peuples qui
s'appelle l'histoire, l'aveuglement des hommes, un
bouffissement d'orgueil militaire que les faveurs de la
fortune ont gonflé encore, tels sont les faits circonstan-
ciels qui ont éloigné l'Allemagne de ce beau rôle dont
elle a eu, pourtant, à certains moments, l'intuition.
Le fait est que, le plus souvent, sa situation prédomi-
nante au centre de l'Europe lui apparut, non comme un
moyen de pacification, mais comme un instrument de
domination. De « pacifique », l'Empire, par une pente
presque fatale, devenait ou redevenait « militariste ».
C'est cette tendance de l'Allemagne, cette « volonté
de proie » de certains de ses éléments à certaines épo-
ques, qui était signalée par les négociateurs français,
dès le Congrès de Westphalie, et à laquelle ils s'effor-
çaient de parer. Visant alors la maison d'Autriche, ils
écrivaient, comme préambule aux discussions du Con-
grès : Jamdiu circumfertiir Domum Austriaciwi Europœ
monarchiam moliri, basim tanti .Edificii constihiere in summo
domhmtu Imperii Romani, sicut in cenlro Europœ. « Il est
certain que la maison d'Autriche tend à la monarchie
européenne en prenant pour base la puissance qu'elle a
encore sur le Saint-Empire romain germanique et la
position qu'elle occupe ainsi au centre de l'Europe. »
7
98 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Vienne fut, pendant des siècles, la capitale de l'impé-
rialisme allemand : et ces siècles ont connu les longues
guerres françaises contre la domination de la Maison
d'Autriche. Une famille personnifiait, alors, la volonté
de domination et de conquête de l'Allemagne, c'étaient
les Habsbourg, adversaires permanents et déclarés des
« libertés germaniques » et des libertés européennes.
Hippolyte de la Pierre parlait au nom de tous les Alle-
mands qui n'étaient pas hobereaux, fonctionnaires ou
stipendiés, quand il écrivait en 1640 : « Que tous les
Allemands tournent leurs armes contre cette famille,
pernicieuse à notre Empire, à nos libertés ancestrales,
loyale envers personne, sauf envers elle-même... contre
la Maison d'Autriche, je la nomme... Qu'elle soit
expulsée d'Allemagne comme elle l'a mérité. Que ses do-
maines, dont elle a poursuivi l'agrandissement grâce à
l'Empire et qu'elle possède sous l'autorité de l'Empire,
soient remis au fisc. S'il est vrai, comme l'a écrit Ma-
chiavel' qu'il existe dans chaque État des familles fatales
qui naissent de la ruine même de l'État, à coup sûr,
cette famille est fatale à notre Allemagne (1)... » Les
traités de Westphahe représentent un effort fait par
l'Europe pour arracher l'Allemagne à cette fatale
erreur de la domination rêvée par une dynastie alle-
mande.
Le système employé pour arriver à cette fin fut le
suivant. Remontant aux traditions du moyen âge, on
admettait que l'Empire n'était qu'une très haute per- !
(1) Cité par Auebbach dans son excellente étude : La France et le
Saint-Empire Romain germanique, H. Champion, 1912, ia-8, p. xiv.
AVANT LES NÉGOCIATIONS 99
sonne morale planant, en quelque sorte, au-dessus delà
souveraineté d'un grand nombre d'États faibles. En
fait, la prérogative impériale était et devait être presque
uniquement d'honneur. Les États — trois cent cin-
quante environ — reçurent « le libre exercice de la
supériorité territoriale, tant dans les choses ecclésias-
tiques que dans les pohtiques », c'est-à-dire qu'ils
furent considérés comme souverains dans l'Empire : ce
privilège qui leur était reconnu constituait ce qu'on
appelait les « libertés germaniques ». D'après le texte
du traité, « personne ne pouvait jamais, sous quelque
prétexte que ce fût, troubler ces souverains, grands ou
petits, dans la possession de cette souveraineté ». On
disait, de ces Étals, qu'ils étaient « clos » à l'autorité de
l'Empereur. Mais, comme il fallait une force pour
assurer ces multiples indépendances, on la constituait,
tout d'abord dans l'Empire, en groupant ces souverai-
netés un peu faibles et précaires et, en plus, on la cher-
chait au dehors en appelant certaines Puissances à les
défendre et à les « garantir ». Et c'est ainsi que la
Constitution allemande s'articulait à la Constitution eu-
ropéenne.
Les deux Puissances qui aA-aient le plus contribué à
[refouler les ambitions de la Maison d'Autriche, l'une à
fl'ouest de l'Allemagne et l'autre à Test, la France et la
[Suède, devenaient les « garantes » des libertés germa-
niques, c'est-à-dire, en somme, qu'elles prenaient en
[charge le maintien de la paix européenne par une sorte
d'ingérence légitime et consacrée dans les affaires de
[rEmpire. Si, dans l'Empire, une famille ré^^nante, s'ap-
100 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
puyant sur sa force propre, visait à la domination sur
TAllemagne et à la domination universelle, alors, les
souverainetés allemandes confédérées avec leurs Alliés,
les Puissances garantes, se dressaient automatiquement
pour faire face à ce danger : « Seront tenus tous les
contractants (y compris la France et la Suède) de dé-
fendre et de maintenir toutes et chacune des disposi-
tions dudit traité... Et s'il arrive qu'aucune de ces dis-
positions soit violée, l'ofTensé tâchera premièrement de
détourner l'offensant (qui est supposé la maison impé-
riale) de la voie de fait, soit en soumettant le fait à la
composition amiable et à la voie de droit. — Mais si le
difl'érend n'a pas été réglé par aucun de ces moyens
dans un espace de trois années, tous et chacun des con-
tractants seront tenus de joindre leurs conseils et leurs
forces à ceux de la partie lésée et de prendre les armes
pour repousser l'injustice... (1). » C'est ce qu'on appe-
lait « les articles des garanties » . La France et la Suède
collaboraient avec les États secondaires de l'Allemagne
au bon équilibre des affaires européennes.
L'Allemagne formait dès lors, comme le dit Bryce,
une fédération à la fois « une et multiple », c'est
l'expression des théoriciens de la Confédération ger-
manique. Agencée selon ce mécanisme ingénieux, elle
était de venue plus rassurante pour l'Europe. Mais
était-elle satisfaite elle-même?
(ij Voir, notamment, les articles 111-120 du traité de Munster,
dans les Grands traités du règne de Louis XIV publiés par Henri Vast,
Picard, 1893, t. II, p. 53-55.
^VANT LES NEGOCIATIONS 401
Il n'est pas possible d'affirmer que le nouveau régime
ait contenté tout le monde. Cependant, il n'est pas dou-
teux, non plus, que le caractère allemand s'en soit
arrangé. Il ne souffrait pas de ce morcellement, résultat
acquis et accepté du travail des siècles. Le régime
constitutionnel, fondé par les traités de Westphalie
avec le consentement des peuples et des gouvernements
fut, pendant cent cinquante ans, le régime normal de
l'Allemagne européenne.
Peu à peu, cependant, ce qu'il avait de vieillot et
d'incohérent apparut : « Le voyageur qui parcourait
l'Allemagne centrale, avant 1866, s'amusait fort de
voir, toutes les heures ou toutes les deux heures, aux
changements dans l'uniforme des soldats et à la couleur
des barrières du chemin de fer, qu'il venait de passer
de l'un de ces royaumes en miniature dans l'autre. Il
eût été surpris et embarrassé bien davantage un siècle
auparavant, alors qu'au lieu des vingt-neuf divisions ac-
tuelles, il y avait, des Alpes à la Baltique, trois cents
petites principautés, ayant chacune ses lois particu-
lières, sa cour particulière (où l'on copiait, quoique im-
parfaitement, le pompeux cérémonial de Versailles), sa
petite armée, sa monnaie spéciale, ses péages et ses
douanes à la frontière, une foule de fonctionnaires pé-
dantesques et touchant à tout sous les ordres d'un pre-
mier ministre qui était, en général, Tindigne favori du
prince à la solde de quelque cour étrangère (1)... »
L'Allemagne paraît n'avoir été frappée des vices de ce
(1) Bryce, Le Saint-Empire Rouiuin germanique, trad. Em. I)o-
mergue, p. 448.
102 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
système à la fois sénile et bon enfant, que quand on les
lui eut signalés du dehors. Il ne faut pas oublier, en
somme, que cette Allemagne des petites principautés,
l'Allemagne des traités de Westphalie, fut celle oii na-
quirent et se formèrent Leibnitz et Kant, Gœthe et
Schiller, Mozart et Beethoven, le prince Eugène et
Maurice de Saxe, l'Allemagne des penseurs, des poètes,
des musiciens, des hommes de guerre, une Allemagne
qu'aucune autre n'a dépassée, ni atteinte.
Les théoriciens de l'Empire germanique reconnais-
saient qu'il y avait, dans l'Allemagne, des éléments
naturels de division et, s'ils observaient, dans cette
constitution fédérative, quelque chose d'irrégulier, irré-
gulare quidquam, ils vantaient son haut caractère am-
phictyonique qu'ils comparaient à celui de la confédé-
ration hellénique au temps d'Agamemnon et de la guerre
de Troie ; Oxenstiern affirmait que cette confusion ve-
nait d'un décret de la divine Providence : confiisio divi-
nitus conservata. Aussi, Louis XIV, agissant comme
« membre de la paix » et « en vue d'une bonne amitié
et correspondance mutuelle, en cas d'attaque », trouva-
t-il facilement des adhésions germaniques, pour consti-
tuer la Ligue du Rhin (1658). Les États ne voulaient
pas des rois de France comme empereurs, mais ils les
acceptaient très volontiers comme associés, défenseurs
et alliés. Ces sentiments ne commencèrent à se modifier
que quand Louis XIV eut commis la faute à jamais dé-
plorable de la dévastation du Palatinat.
Le dix-huitième siècle fit sentir au corps germanique
combien sa faiblesse le livrait en proie aux ambitions
AVANT LES NÉGOCIATIONS 103
étrangères. Foulé aux pieds à chaque « succession » qui
s'ouvrait, enrôlant ses soldats et ses chefs au service des
causes d'oppression partout dans le monde, il constatait
l'infériorité de sa forme politique, alors que les autres
pays de l'Europe prenaient conscience de leur dignité et
de leur liberté. Ce fut le comble quand la Révolution et
l'Empire eurent passé et repassé, en trombes alter-
natives, sur l'immense territoire, devenu un champ de
bataille sans défense. A la fm, on eut le sentiment,
dans l'Allemagne entière, que ce régime de morcelle-
ment à outrance et de piétinement continu, sous pré-
texte de liberté, n'était pas le meilleur. Alors se formè-
rent les associations pour le salut de la patrie; alors
l'Allemagne résolut de chercher ses défenseurs dans
son propre sein ; alors elle exulta à sentir naître en elle
un État solidement bâti et une dynastie militaire vigou-
reuse. Infiniment plus actuel et présent que les protec-
teurs lointains et douteux des « libertés germaniques »,
parut cet État qui apportait aux populations allemandes,
tirées de leur engourdissement, le premier espoir du
relèvement par l'unité.
C'est ce sentiment que résume, non sans hyperbole,
la fameuse phrase de Treitschke : « Tous les livres,
toutes les œuvres d'art qui révèlent la noblesse du tra-
vail allemand, tous les grands noms allemands que nous
considérons avec admiration, tout ce qui annonce la
gloire de notre esprit, proclame la nécessité de l'unité,
nous conjure de créer dans l'ordre politique cette unité
qui existe déjà dans le monde de la pensée. Et notre
douleur est décuplée, en pensant que chaque œuvre
104 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
isolée est tant admirée, tandis que notre peuple tout
entier est raillé au dehors. » Treitschke, sourd, et têtu
en raison de sa demi-impotence, exprimait toute sa vie
intellectuelle et toute sa vie active comprimée en ces
aphorismes qu'un peuple docile et comprimé lui-même,
absorba d'un trait : « L'Allemagne n'a que trop pensé,
il est temps qu'elle agisse. » — « Je veux voir des
hommes vivre de leur vie. » — « Nous n'avons pas de
patrie allemande : il n'y a que les Hohenzollern pour
nous en donner une. » — « Ce que je veux, c'est une
Allemagne monarchique sous les Hohenzollern; c'est
l'exclusion des maisons princières ; ce sont des annexions
par la Prusse; or, qui peut prétendre que tout cela se
fasse pacifiquement? »
Mais si l'unité allemande se faisait par la force mili-
taire, elle sombrait presque fatalement dans le milita-
risme, et le militarisme la faisait retomber à son tour
dans l'esprit de domination et de tyrannie au dedans et
au dehors : après deux siècles, on revenait au point de
départ. Une nouvelle dynastie « fatale » se levait sur le
ciel de l'Allemagne.
Comment la famille des Hohenzollern est devenue,
pour l'Allemagne et pour l'Europe modernes, ce que la
famille des Habsbourg était pour l'Allemagne et pour
l'Europe d'il y a trois siècles, c'est une histoire trop
connue. Notre génération a vu se dégager, des évolu-
tions de l'histoire contemporaine, le dilemme où l'Alle-
magne est prise : soit une Allemagne dominante au
milieu d'une Europe asservie, soit une Europe mai-
à
AVANT LES NÉGOCIATIONS 105
tresse du militarisme allemand et se garantissant à
elle-même la paix par la bonne organisation d'une Alle-
magne pacifique.
Nous avons rappelé l'œuvre du Congrès de West-
plialie, et nous avons signalé les défauts de cette œuvre.
Les temps sont changés. Ne peut-on pas chercher
autre chose et faire mieux.
Si nous reprenons la question qui se posait tout à
l'heure : quelle sera, pour la future reconstitution de
l'Europe, la date qu'il conviendra de choisir pour
le retour d'un certain statu qiio ante? la réponse
ressort du rapide examen historique qui vient d'être
fait : puisqu'il s'agit d'abolir le militarisme prussien, et
de protéger l'Europe contre cette poussée de l'esprit de
domination qui, dans la phase actuelle, s'est appelé
le pangermanisme, c'est à une date antérieure aux évé-
nements qui ont créé cette disposition conquérante
qu'il faut ramener les institutions de ce pays : en se re-
portant au conseil formulé par M. Crampon vers le mi-
lieu du siècle dernier, il semble que le plus sage serait
d'atténuer en Allemagne les éléments offensifs pour que
le pays s'habituât à vivre dans un honnête concert avec
les voisins; en un mot, il faudrait raccrocher l'histoire
au point où elle s'est décrochée.
Il ne s'agit pas de porter atteinte à l'unité allemande;
il s'agit de lui enlever le caractère militaire et agressif
qui opprime l'Allemagne pour opprimer l'Europe. La
solution idéale serait là; et, par conséquent, la date à
déterminer, au point de vue politique et diplomatique,
serait certainement antérieure à l'année 1870.
106 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Nous avons dit que l'Empire allemand actuel n'avait
aucune consécration formelle dans le droit européen.
Nous avons fait observer que les États de l'Allemagne,
qui ont gardé un certain caractère de souveraineté,
pouvaient être appelés à délibérer de leur sort dès les
premières ouvertures pour la paix. Si les Puissances
victorieuses formulent leur volonté d'agir ainsi dès les
premières procédures, la question est tranchée. Les
plus sérieux indices nous permettent de penser qu'il
n'y aura pas, hors des sphères officielles ou des partis
officiels allemands, un homme s'intéressant au main-
tien de l'Empire mihtariste et prussien. La plus grande
partie des populations non prussiennes sont fatiguées
de n'être, en somme, qu'une sorte de « garderie pour
chair à canon » .
Comme tous les Empires conquérants, l'empire des
Hohenzollern est une forme éphémère de gouver-
nement. Quarante années d'existence ne suffisent pas, en
droit international, pour assurer le bénéfice de la pres-
cription. L'histoire dira que l'Empire bismarckien fut,
comme l'avait été l'Empire napoléonien, une phase
plus ou moins heureuse de l'évolution européenne. Il
s'est servi de l'enthousiasme unitaire pour en faire
l'instrument des ambitions prussiennes. L'Allemagne
ne sera pas perdue parce que les Hohenzollern, juste-
ment punis de leurs méfaits, arracheront f aigle qui,
pendant quelques années, aura sommé leur casque.
L'Empire prussien n'a ni origines anciennes, ni légiti-
mité. Champignon poussé en une nuit, ses vertus mal-
faisantes ne lui donnaient pas « le droit à la vie ».
AVANT LES NÉGOCIATIONS 107
N'ayant pas su \ivr8, il n'aura pas vécu, voilà tout.
L'humanité ne lui pardonnera jamais d'avoir été le
trouble-fête du monde, alors que celui-ci s'était en-
dormi sur le beau rêve de La Haye, et de s'être résolu
froidement à l'épouA-antable dessein de la guerre
actuelle. Elle lui appliquera la parole de son précur-
seur et annonciateur, Treitschke : « ... Après avoir
porté la ruine parmi nombre d'autres peuples, la ruine,
à son tour, vient l'atteindre. Une Puissance qui foule
aux pieds tous les droits, doit, de toute nécessité,
échouer lamentablement » ; et cette autre parole de son
autre apologiste Sybel : « Dans les grands courants de
l'histoire, rien ne s'engloutit sans espoir qui n'ait com-
mencé à se détruire soi-même. »
Je connais les difficultés de cette solution forte : elle
étonne de prime abord ; mais, à les prendre de front,
les obstacles s'aplanissent. La victoire s'en chargera.
J'ajoute qu'une fois le parti pris et larésolution divulguée,
la cause rallie les adhésions latentes, et la victoire elle-
même s'en trouvera grandement facilitée. Quand les
peuples savent où ils vont, leurs vœux abrègent le che-
min. Le plébiscite de 1870 consolidait l'Empire de Na-
poléon plus que les dernières élections au Reichstagne
soutiennentle régime impérial actuel. Guillaumeest, de-
puis longtemps, un ballon crevé. Biilow, en dénonçant
ses entourages suspects, l'incohérence de son langage
et de sa conduite politique, a porté à son maître un
coup plus rude que Rochefort ne l'avait fait en allu-
mant sa Lanterne.
108 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Et puis, Terreur de la guerre est impardonnable.
L'esprit calculateur et appliqué des Allemands fera le
compte des profits et des pertes. Les affaires ont été
mal gérées. Toutes les imprudences ont été commises
à la fois. Pas un enfant en Allemagne qui se fasse la
moindre illusion sur l'autorité, la clairvoyance et le tact
des diplomates allemands, sur la haute direction de la
politique et môme des choses militaires.
Si la dynastie des Hohenzollern est rendue aux desti-
nées normales de la royauté prussienne, elle reprendra
un rôle à sa taille. Parce qu'ils ont eu Bismarck et le
premier Moltke, ils s'en sont fait accroire : ils se sont
pris tous pour des génies et pour des chefs de guerre.
Ils se sont gonflés, et n'ont pas compris que leur seul
grand homme, Frédéric, avait ce qui leur manque, le
sens de la mesure. L'Europe les ramènera à la por-
tion congrue.
Les conseillers et les chefs seront punis. Mais ils ne
sont pas seuls responsables. Le militarisme prussien
n'est, ainsi que nous l'avons dit dans les Problèmes de la
guerre, que la forme agressive du pangermanisme. Le
mal enlevé, il faut guérir le corps lui-même.
DU STATUT EUROPEEN DE L ALLEMAGNE
L'Europe de 1648, l'Europe de 1814-1815, était un
système fondé sur le droit des traités qui avait pour
principe la raison et pour moyen l'équilibre. Désorga-
AVANT LES NEGOCIATIONS 109
nisée par l'ascension de la dynastie militaire prus-
sienne, cette Europe n'en a pas moins subsisté, pour
ainsi dire, à l'état latent. En la débarrassant d'une en-
combrante superfétation, on la retrouve dans ses cadres
anciens : c'est le bénéfice naturel d'un retour au statu
quo ante.
Cependant, il est impossible à l'histoire de remonter
son cours et d'en revenir soit à l'année 1866, soit,
mieux encore, à cette année 1848, où la Diète de Franc-
fort délibérait sur la meilleure constitution à donner à
l'Allemagne réalisant son unité. Depuis lors, les faits et
les idées ont marché. Pour construire une bonne Alle-
magne, sagement articulée au dedans et au dehors, il
faut tenir compte des événements du passé, certes, et
des enseignements qu'ils apportent, mais aussi des
faits récents et des habitudes nouvelles.
Il n'entre dans la pensée de personne d'anéantir les
populations allemandes ni même de porter atteinte à
leur liberté. La limite précise de l'intervention de
l'Europe est celle de sa propre sécurité.
Depuis l'année 1848, l'Europe, réalisant le vœu de la
Révolution française, a cherché la formule de son évo-
lution dans un principe ignoré des siècles antérieurs, le
« principe des nationalités » . Quoique le monde poli-
tique ait vécu, depuis près d'un siècle, sur ce principe,
il est presque impossible de le définir avec une suffi-
sante précision : c'est un « lieu commun », un truisme
à peu près insaisissable, comme beaucoup de truismes
qui, parce qu'ils sont acceptés sans discussion, laissent
de la marge à l'imprécision et au rêve.
110 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
ha. nationalité suppose, chez des peuples unis ou sé-
parés, un certain nombre d'aspirations communes, ré-
sultant soit d'une parenté d'origine, soit de l'habitat
géographique, soit d'une certaine communauté de lan-
gage, de mœurs, d'éducation, de religion, etc. L'idée
de nationalité est plus large et plus floue que l'idée de
nation. La nation a des contours mieux définis et une
volonté de vie commune plus forte. Mais l'analogie
entre les mots, une interprétation plus ou moins exacte
de certains événements historiques (par exemple le par-
tage de la Pologne, l'asservissement de l'Italie du Nord
par l'Autriche), ont fait vibrer les sentiments des peu-
ples et ont étendu le sens de la fameuse phrase em-
pruntée à l'Exposé de Condorcet du 20 avril 1792 et
qu'on donne généralement comme le point initial de la
doctrine des nationalités : « La Révolution française
professe que chaque nation a le pouvoir de se donner
des lois. »
La Révolution française n'a jamais confondu les
populations avec les peuples; elle n'a jamais songé à
abolir la notion de l'État organisé. Son principe n'est
nullement anarcliique, tout au contraire. La concep-
tion, d'ailleurs extrêmement confuse, qu'elle put avoir
du « principe des nationalités », allait peut-être jus-
qu'à l'idée de libération des peuples asservis ; mais elle
savait que la liberté ne se suffit pas à elle-même et qu'il
lui faut l'organisation et la force. Est digne d'être libre
un peuple qui affirme et défend lui-même sa liberté.
On a dit avec raison que la doctrine des nationalités
s'est emparée de l'opinion, surtout quand furent divul-
AVANT LES NEGOCIATIONS 111
gués les entretiens de Sainte-Hélène. On répétait la
phrase du Mémorial : « Une de mes plus grandes pen-
sées avait été l'agglomération, la concentration des
mêmes peuples géographiques qu'ont dissous, mor-
celés les révolutions et la politique. J'eusse voulu faire
de chacun de ces peuples un seul et même corps de
nation... Le pouvoir souverain qui, au milieu de la
grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des
peuples, se trouvera à la tête de toute l'Europe et
pourra tenter tout ce qu'il voudra... » Et encore :
« C'est avec un tel cortège qu'il serait beau de s'avancer
dans la postérité, d'aller au-devant de la bénédiction
des siècles. Après cette simplification sommaire, il ne
serait plus chimérique d'espérer l'unité des codes, celle
des principes, des opinions, des vues, des intérêts.
Alors, peut-être, à la faveur des lumières universelle-
ment répandues, deviendrait-il permis de rêver, pour
la grande famille européenne, l'application du congrès
américain ou celle des amphictyons de la Grèce ; et
quelles perspectives alors de force, de grandeur, de
jouissance, de prospérité, quel magnifique spectacle! »
Tels étaient les rêves du conquérant assagi. C'est sur ce
thème que cinquante années d'une agitation, à la fois
libérale et bonapartiste, s'exercèrent. Des loges de
francs-maçons aux ventes de carbonari, cette propa-
gande fit son chemin sous terre. Grèce, Pologne, Itahe,
Allemagne, les malheurs et les revendications des peu-
ples opprimés arrachèrent les larmes et ébranlèrent
l'émotivité universelle. La littérature, l'éloquence, la
musique, la romance répétèrent à l'envi les variations
112 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
et le refrain. Le romantisme avait trouvé une doctrine
sœur, « la politique des nationalités ».
Il n'y a pas lieu de reprendre ici l'histoire de cette
conception « sentimentale et académique, plutôt que
juridique », comme le reconnaît l'Italien Cantii; mais il
est nécessaire de rappeler quel était son haut caractère
idéaliste, et comment elle fut déviée, comment elle fut,
pour ainsi dire, dérobée à ses origines par le machiavé-
lisme des politiciens réalistes, comment le romantisme
politique fut attelé au char de la Raison d'État.
La doctrine des nationalités, telle que la concevait la
noble génération de 1848, avait pour corollaires indis-
pensables la liberté intérieure des peuples et l'unité
amphictyonique de l'Europe. Un écrivain qui rend
compte du premier enseignement tripartite de Miche-
let, de Quinet et de Mickiewicz au Collège de France,
dit : « Tous trois enseignaient une sorte de promé-
théisme presque chrétien (1) »; et c'est bien ainsi que
l'histoire équitable doit interpréter cet enseignement
de thaumaturges et de lointains précurseurs. Ils entre-
voyaient l'Europe future comme une grande famille
unie par l'essor de la liberté et du sentiment, famille
vénérable et homérique, reprenant dans un nouvel âge
d'or, le rêve millénaire. Ils appelaient de leurs vœux
et de leur foi ardente cette société des peuples telle que
Sully et Henri IV l'avaient promise, telle que Fénelon
et Rousseau l'avaient annoncée en propos consolateurs
et infiniment doux à la souffrance humaine, et telle, en
(1) Lebey, Louis-Napoléon Bonaparte et 1848.
AVANT LES NEGOCIATIONS 113
somme, que Napoléon, élève de Jean-Jacques, l'avait con-
densée en une de ses brèves formules autoritaires (1).
Cependant la révolution de 1848, née au souffle de
l'enthousiasme, n'avait pu pousser cette doctrine jus-
qu'à la réalisation. Elle s'était arrêtée devant les redou-
tables responsabilités qu'il s'agissait d'encourir : com-
mencer la croisade des nationalités, c'était déchaîner
la guerre universelle. Lamartine avait barré la route
aux périlleuses aventures : « Le Gouvernement proAd-
soire ne se laissera pas changer sa politique dans la
main par une nation étrangère, quelque sympathique
qu'elle soit à nos cœurs. Nous aimons l'Italie, nous
aimons la Pologne, nous aimons tous les peuples oppri-
més, mais nous aimons avant tout la France, et nous
avons la responsabilité de ses destinées et peut-être
de celles de l'Europe en ce moment... Ne tentez pas
de nous faire dévier même par le sentiment fraternel
que nous vous portons. Il y a quelque chose qui con-
tient et qui éclaire notre passion, môme pour la Po-
logne, c'est notre raison (2). » En opposant la raison au
sentiment, Lamartine commençait à débrouiller la con-
fusion que des paroles vagues, indéfiniment répétées,
— même par lui, — avaient créée dans les esprits.
Dans le « Manifeste aux Puissances » (4 mars), dans la
Réponse aux discours de MM . Mauguin et Napoléon Bona-
(1) Ne pas oublier que Kant avait écrit, dès 1795, son Traité sur
la Paix perpétuelle, qui supposait la création d'une cité de nations
(civitas (jentium) destinée à embrasser tous les peuples de la terre.
(2) Trois 7nois au pouvoir, 19 mars. — Répome à une dcputation des
Polonais demandant l'appui du Gouvernevient pour le rétablissement de
la nationalité polonaise, p. 130.
8
414 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
parte (juillet 1848), le ministre des Affaires étrangères
du Gouvernement provisoire précisait, en ces termes,
la politique extérieure de ce gouvernement : « Les
traités de 1815 n'existent plus en droit aux yeux de la
République française ; toutefois, les circonscriptions
territoriales de ces traités sont un fait qu'elle admet
comme base et comme point de départ dans ses rapports
avec les autres nations... » Il ajoutait seulement,
« qu'après que des nationalités ou des démocraties se
seraient produites, reconquises ou organisées autour
d'elle, à la portée de sa main et de son geste (il s'agissait
visiblement de l'Italie), si ces démocraties ou ces nationa-
lités faisaient appel à son appui, en vertu de la conformité
des principes, la France se croirait en droit de leur
porter cet appui (1). Il ne cachait pas sa méfiance à
l'égard de la Prusse et, de ce côté, mettait les doctri-
naires du principe des nationalités en garde contre toute
illusion. Edgard Quinet, comme l'a très bien établi
M. Paul Gautier, partageait ces méfiances (2).
Les sages dispositions que l'appréciation des réalités
inspirait au poète-homme d'État étaient, rappelons-le,
en parfait accord avec les vues des chefs de la Révolu-
tion. La juste mesure ne peut être indiquée avec plus de
précision et plus d'autorité que dans cette parole de
Washington qui est le correctif nécessaire de la doc-
trine : « Je souhaite du bien à tous les peuples, à tous
les hommes, et ma politique est très simple. Je crois
(1) Loe. cit., p. 386-389.
(2) Vues prophétiques d'Edgar Quinet sur l'Allemagne, dans la. Revtie
des Deux Mondes du 15 septembre 1916.
AVANT LES NEGOCIATIONS H5
que chaque nation a le droit d'établir la forme du gou-
vernement dont elle attend le plus de bonheur, pourvu
qu'elle n'enfreigne aucun droit et ne soit pas dangereuse pour
les autres pays. Je pense qu'aucun gouvernement n'a
le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'un
peuple étranger, si ce n'est pour sa propre sécurité (1). »
On peut apprécier, maintenant, quelle est la valeur
réelle du principe des nationalités avec son double idéal :
« liberté des peuples », « unité de l'Europe », et sa
limite : « respect et sécurité pour les autres peuples » , tel
qu'il était conçu par les hommes de 1848; mais on peut
se rendre compte aussi de la déviation que firent subir
au principe les « machiavélistes » qui s'en emparèrent.
Napoléon III fut, en ce point comme en beaucoup
d'autres, le précurseur de Bismarck. Trouvant* le
« mythe » dans son héritage, il y accrocha son ambition
de prétendant; dans les Idées napoléoniennes, il donne,
en ces termes, la formule de la politique extérieure
bonapartiste : « La politique de l'Empereur consistait à
fonder une association européenne solide, en faisant
reposer son système sMr des nationalités complètes et sur des
intérêts généraux satisfaits. » Par ces simples paroles,
il attachait à son char toutes les revendications traînant
dans l'univers. Il fut le candidat des chercheurs de
patrie, avec tout ce que cela comportait de sentiments
généreux, d'engagements formels ou tacites, de risques
immédiats ou lointains.
On sait quel fut le terrible dilemme où fut acculé
(1) Lettre Je Washington à La Fayette du 25 décembre 1778, citée
par Éraile Oi.LiviKH. l'Empire libéral, I, p. 171.
446 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Napoléon III par le principe des nationalités, quand il
se trouva en présence de Tunité allemande telle que
Bismarck l'avait machinée. Celui-ci détroussa son pré-
curseur et du système et du bénéfice.
Depuis longtemps, les hommes avertis avaient signalé,
sous le courant qui portait l'Allemagne vers l'unité, le
dangereux bas-fond de l'ambition prussienne. Cette
ambition profita avec une habileté surprenante des sou-
venirs que la guerre contre Napoléon I" avait laissés au
cœur de l'Allemagne. La Prusse, qui avait été la plus
ardente dans la lutte contre le « tyran » , parut la pa-
tronne de l'indépendance des peuples. Il se fit une con-
fusion entre le patriotisme libérateur et le militarisme
dominateur. Cette confusion dicte à Treitschke la phrase
qui revient dans son œuvre comme un leitmotiv : « C'est
la Prusse seule qui a fait l'unité germanique, moins en-
core par l'action réfléchie de ses gouvernants que par la
force intérieure de ses institutions, ou, ce qui revient
au même, par l'esprit qui a présidé à son évolution
politique. » Et l'écrivain, allant jusqu'au bout de sa
pensée, dit encore : « Les hobereaux prussiens ont fait
l'unité germanique. » Ce fut cette thèse que soutint Bis-
marck. Ses succès l'accréditèrent comme le messie des
hobereaux prussiens. L'unité allemande se fit, non par
l'application du principe des nationalités avec ses corol-
laires de liberté et d'unité européennes, mais par la
suprématie d'une dynastie et d'une caste conquérante.
. L'art de Bismarck fut d'entretenir cette confusion
dans l'esprit des peuples et d'exercer, par les peuples,
une pression sur la résistance des gouvernements. Pro-
AVANT LES NEGOCIATIONS 117
gressivement depuis 1870, les derniers retranchements
du particularisme furent forcés et l'Empire féodal et
militaire s'installa.
L'effet certain de la yictoire des Alliés sera de dénouer
cette trame funeste et de dissiper ce tragique malen-
tendu. Le militarisme prussien est déjà déconsidéré,
puisqu'il a manqué à toutes ses promesses, échoué dans
toutes ses entreprises. Colonies, marine, industrie,
commerce, expansion, tout est anéanti ou compromis.
On tablait sur la guerre : elle est ruinée et est la cause
de toute ruine. Dès que le militarisme n'était pas vain-
queur en six semaines, il était battu fatalement; le voici
aux abois; il capitule, je le dis parce que je le sais. Il
sera rejeté, pour toujours, de la face de la terre par la
défaite absolue que les Puissances ont juré de lui infliger
et qu'il est de leur devoir de lui infliger. D'ores et déjà,
l'Empire de Bismarck est un sépulcre blanchi.
On se trouvera donc, bientôt, en présence d'une
Allemagne qui cherchera ses voies au milieu d'une Eu-
rope libérée, et décidée à prendre les précautions néces-
saires pour que le danger du pangermanisme des mili-
taires et des professeurs soit à jamais écarté.
Commentseraconstituée cette future Allemagne euro-
péenne?...
Nous approchons peu à peu des questions complexes
que la victoire seule sera en mesure de résoudre et de
trancher. Il ne me paraît pas qu'il y ait d'inconvénient
grave à rechercher dans quoi sens peuvent se produire
les prochaines solutions.
118 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Le principe des nationalités suit le penchant des
peuples; le principe de l'équilibre satisfait leur raison.
L'équilibre est un calcul de forces, et ce calcul est né-
cessaire pour construire l'édifice que les aspirations hu-
maines n'ont su que rêver. Il faut opposer les forces aux
forces, c'est-à-dire des Etats souverains à des Etats sou-
verains. Nous avons vu que Leibnitz appelle « souve-
rain » un Etat fort. La souveraineté, c'est l'indépen-
dance capable de se défendre elle-même. L'indépendance
des peuples, — y compris celle des peuples allemands, —
résidera donc dans l'établissement légitime d'un certain
nombre d'États forts, ces États forts se moulant, dans la
mesure du possible, sur les nationalités. Ainsi seront
sauvegardés, à la fois, les aspirations naturelles des
peuples et les égards réciproques qu'ils se doivent, —
la liberté et la sécurité.
Une Allemagne composée et entourée d'États forts
bien coordonnés, telle serait, à première vue, la consti-
tution d'une bonne Europe centrale. Nous verrons tout
à l'heure comment ces États s'adapteront les uns aux
autres dans l'ensemble d'un organisme commun et com-
ment ils travailleront ensemble : car il ne serait pa& sage
de perdre de vue l'idée de l'unité européenne. Mais il
faut insister, d'abord, sur l'établissement et la disposi-
tion de ces principaux rouages.
Si l'Europe victorieuse a refusé l'existence à l'Empire
des HohenzoUern, à plus forte raison elle s'opposera à
la conception pangermaniste, ruinée avant de naître,
d'une Mittel-Europa, celle-ci fût-elle réduite à une simple
organisation économique telle que la conçoit le profes-
AVANT LES NEGOCIATIONS 119
sevLT Naumann. Naumann nous trace la ligne de con-
duite à suivre par ses appréhensions mêmes : « Dès à
présent, dit-il, il faut faire tout notre possible pour em-
pêcher toute tentative de scission dans le bloc du Centre
européen lors des pourparlers de paix. » Mais cette scis-
sion est fatale. Plus l'Allemagne insistera, plus les inté-
rêts divergents seront sur leurs gardes. Déjà d'autres
perspectives apparaissent, puisque ErichPistor termine
son grand ouvrage sur les ressources économiques de
TAutriche par ce souhait modeste : « Ce n'est pas une
guerre avec l'Allemagne, inévitable si nous n'arrivons pas
â nous entendre, mais un rapprochement raisonnable avec
l'Allemagne qui est la seule bonne politique de l'Au-
triche de demain (1). » Le projet de Mittel-Europa était
lancé par le pangermanisme aux abois comme la procé-
dure suprême de l'asservissement de l'Europe : l'Au-
triche ne veut pas jouer les guillotinés par persuasion.
L'accord n'a pu s'établir même sur un projet d'union
douanière, de Zollverein. En tentant cet accord et an-
nonçant à grand bruit sa réalisation, le pangermanisme
aura brûlé sa dernière cartouche.
L'Empire des Hohenzollern ayant achevé sa courte et
fatale existence, la Prusse rentrera dans ses limites. En
plus, elle sera mise hors d'état de nuire. C'est, selon le
mot de Washington, une question de sécurité. Les en-
tentes qui seront intervenues entre les Puissances alliées
auront tracé d'avance, autour de la Prusse, un cercle de
Popilius, nécessaire pour assurer le châtiment, l'indem-
(1) L'Union de l'Europe centrale. Étude de Max IIoschiller dans
Revue de Paris, mars-avril 1916.
120 . LE TRAITE DE PAIX DE 1919
nité et la garantie. C'est alors que se poseront, en parti-
culier, les problèmes de Toccupation des territoires, des
indemnités gagées sur les richesses du sol et de l'in-
dustrie, sur les domaines de l'Etat, et achevées par le
désarmement sur terre et sur mer, — problèmes qu'il
n'est pas dans mon intention d'aborder aujourd'hui,
mais dont l'habile solution, fdle de l'armistice, sera
peut-être le nœud de toute la négociation.
La Prusse, ainsi allégée, reviendra, sans doute, à de
plus sages dispositions ; elle reconnaîtra que l'ambition
de la domination mondiale pousse à des entreprises de
l'ordre le plus aléatoire; que la caste féodale et agra-
rienne l'a maintenue de parti pris sur un stade de civili-
sation retardataire et grossier ; qu'un peuple doit
travailler à son propre bonheur par l'entente avec les
autres peuples plutôt que de s'asservir aux ambitions
désuètes de quelques familles dominantes.
D'ailleurs, ce sont ses affaires! Libre au peuple prus-
sien de rester attaché aux destinées de ses maîtres et de
cette famille « fatale » qui n'a vécu que pour trou-
bler le monde, renier ceux qui l'avaient aidée, tout
trahir, tout rabaisser, même le caractère de la nation
allemande jadis si respecté, et porter ses ambitions
insensées à l'assaut de l'univers.
Si, comme nous l'avons dit, les autres États allemands
sont invités à prendre part aux négociations de l'armis-
tice et de la paix, et s'ils acceptent, on peut trouver dans
cette adhésion un premier embryon de la constitution
d'une nouvelle Allemagne. Une Bavière, une Saxe, un
État Badois, un Wurtemberg, des Villes Libres, sans
AYANT LES NEGOCIATIONS 121
doute un Hano^Te, constitueront une pléiade centrale
où. toutes les aspirations légitimes auront leur place
et leur essor.
M. de Bethman-Hollweg reconnaissait lui-même,
dans un récent discours, que T Allemagne devait accom-
plir de profondes réformes démocratiques : ces réformes
résulteront d'une refonte complète du système constitu-
tionnel germanique bien plus sûrement que des pro-
messes d'un chancelier éphémère. Les travailleurs
allemands chercheront la prospérité pacifique et le bien-
être, non dans l'arbitraire d'un chef militaire et d'une
caste, mais dans la liberté et dans un système de garan-
ties sociales inséparables de cette liberté.
Il est à peine nécessaire d'ajouter que dans le voisi-
nage de la Prusse et du Hanovre, une Belgique non
seulement restaurée, mais indemnisée et agrandie, sera
protégée par des précautions rigoureuses contre le re-
tour des événements affreux qui ont démontré l'insuffi-
sance de ses garanties contractuelles.
Une Allemagne, composée comme il vient d'être dit,
suppose une Autriche; mais l'Autriche a perdu toute
autorité et compétence en ce qui concerne la haute
direction des populations slaves. Son incapacité à ce
point de vue est absolument démontrée. Elle a manqué
à sa mission qui était d'harmoniser le jeu des forces
libres dans le Sud-Est européen. Sa bureaucratie a été
aussi inapte et encore plus inepte que le féodalisme
prussien. Elle s'est ruée dans une servitude qui, quoi
qu'il arrivât, n'avait d'autre issue que l'asservissement
de l'Empire. Je ne pense pas qu'il y ait historiquement
122 LE TRAITE DE PAIX DE 1019
un cas plus extraordinaire d'aberration, de sottise et de
corruption.
La Hongrie a tout sacrifié à ses ambitions intérieures:
Budapest voulait dominer Vienne. Les Magyars sont
réduits à leurs propres forces : c'est peu. Mais, de toute
façon, le slavisme, avec qui les Hongrois n'ont pas su
s'entendre, ne leur pardonnera, de longtemps, leur
funeste accord avec l'Empire prussien. Une Autriche
diminuée, une Hongrie isolée, une Pologne restaurée,
une Bohême libérée, peut-être une Slavonie sortie de
ses langes, telles seront, dans cette partie de l'Europe,
les conditions normales et naturelles d'un système de
liberté et d'équilibre.
La question des Balkans se résoudra, sans doute, par
cette même nécessité de constituer des États forts.
La Turquie ayant disparu de la carte de l'Europe, la
Bulgarie s'étant réduite d'elle-même à ronger les chairs
pourries de sa félonie et de ses folles ambitions, une
grande Roumanie et une grande Serbie seront les pro-
tecteurs indispensables de la paix dans la péninsule.
Ces deux États servent aussi d'arches entre le monde
slave et le monde latin. Ils barrent l'expansion alle-
mande en Orient. Rôle doublement important auquel
on dirait qu'une volonté supérieure les a destinés.
L'Allemagne étant ainsi reconstituée selon ses pro-
pres traditions, étant entourée d'États forts destinés à
surveiller et à contenir ses instincts dominateurs, il
reste à chercher quels seraient ses rapports permanents
avec l'Europe.
â
AVANT LES NEGOCIATIONS 123
YI
L EUROPE ORGANISEE. LA SOCIETE DES NATIONS.
Avant d'aborder ce point destiné à devenir la clé de
voûte d'un système européen harmonieux et libre, je
demanderais que l'on eût présents à l'esprit à la fois
tous les précédents : l'Empire « pacifique » du moyen
âge, la « République chrétienne » de Henri IV et de
Sully, les « libertés germaniques » et l'article des
« garanties » du traité de Westphalie, la « paix perpé-
tuelle » de Leibnitz et de Kant, les « conversations » de
Sainte-Hélène, la vue « prométhéique » des thauma-
turges de 1848, les applications du « principe des natio-
nalités », telles qu'elles se sont produites dans la
deuxièm.e partie du dix-neuvième siècle, les vœux
exprimés par les deux conférences de la Haye de 1899
et de 1907, et les tentatives si nobles ayant pour objet,
sur l'initiative de l'empereur Nicolas, de. prévenir le
cataclysme que l'Europe, par la volonté du militarisme
prussien, a dû subir malgré tout.
Cet ensemble de vœux, de recherches, de tentatives,
d'expériences, de demi-réalisations, d'ébauches inter-
rompues, de bonnes volontés persévérantes, suffirait
pour prouver que les peuples européens marchent,
pour ainsi dire, comme d'instinct et malgré les diffi-
cultés de la route, vers un haut règlement de la vie inter-
nationale qui satisfera tout ensemble le sentiment et la
raison : à savoir la constitution d'une famille euro-
424 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
péenne (et même mondiale) où les peuples s'uniront
pour le libre développement de chacune de leurs exis-
tences nationales. Ce nouveau régime, — non imposé,
mais délibéré, — consacrerait véritablement l'Europe
du droit.
Rappelons les paroles du soldat tombé en combattant :
« Les horreurs de la présente guerre doivent conduire
à l'unité européenne. » Pour répondre au vœu des
morts et des martyrs, c'est cette unité qu'il faut, cette
fois, réaliser.
Voyons ce que, dans la pratique et dans la tradition
historique, peuvent nous apporter les précédents.
Le traité de Westphalie qualifiait deux Puissances,
la France et la Suède, comme « garantes » des Libertés
Germaniques ; nous avons dit ce que ce privilège avait
d'abusif et de suspect aux yeux des populations alle-
mandes. Mais, n'en serait-ilpas tout autrement si c'était
l'Europe entière qui assumait cette « garantie »? Et
n'est-il pas juste qu'elle ait un droit de suite dans les
affaires de l'Allemagne, centre et pivot de son propre
équilibre et de sa propre sécurité?
En 1814-1815, les «quatre » Puissances victorieuses
avaient signé un pacte qui, pendant cinquante ans,
maintint la paix : eh bien! les « quatre » Puissances
magistrales de l'Europe nouvelle, les « quatre » qui
ont sauvé la civilisation et qui ont, au prix des plus
énormes sacrifices, mis les menottes au militarisme
allemand, ont un devoir qui se prolonge et une respon-
sabilité survivante à la guerre. Elles sont les gardiennes
AVANT LES NÉGOCIATIONS 125
et, dans toute la rigueur du terme, les «gens d'armes »
de la paix. Une alliance conclue entre ces quatre Puis-
sances, — et qui inclut naturellement les Etats qui
furent leurs compagnons d'armes, — assurera les forces
nécessaires pour que, dorénavant, toute tentative de
suprématie militaire soit refrénée. 11 suffirait, pour
ainsi dire, d'appliquer textuellement aux circonstances
nouvelles le fameux article des « garanties » du traité
de Westphalie : « Seront tenus tous les contractants de
défendre et de maintenir toutes et chacune des disposi-
tions du traité... Et s'il arrive qu'aucune de ces dispo-
sitions soit violée, l'offensé tâchera premièrement de
détourner l'offensant de la voie de fait, soit en soumet-
tant le fait à la composition amiable, soit par la voie de
droit. Mais si le différend n'a pas été réglé par aucun
de ces moyens, chacun des contractants seront tenus de
joindre leurs conseils et leurs forces à ceux de la partie
lésée et de prendre les armes pour repousser V injustice. »
Ainsi serrait constituée, pour la première fois, une
force européenne apportant une sanction permanente aux
décisions des accords de droit, — force qui a manqué
jusqu'ici et qui, en particulier, faisait défaut aux vœux
tout platoniques de la Conférence de la Haye. Et cette
création d'une force légitime internationale n'est pas un
rêve, puisqu'elle est la clause principale d'un traité qui
fut, pendant cent cinquante ans, la règle reconnue, et
que la nouvelle rédaction ne modifierait l'ancienne
qu'en reportant à l'Europe le contrôle attribué alors
seulement à deux Puissances.
Les quatre grandes Puissances qui ont combattu pour
426 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
obtenir un tel résultat seraient, par la nature des choses,
les quatre piliers du vaste édifice, qui, comme nous
allons le dire, abriterait tous les autres peuples.
Les sacrifices qu'elles ont faits résolument, les bles-
sures dont elles se ressentiront pendant des siècles, les
responsabilités et les devoirs qu'elles assument, les
mettent en droit de réclamer des réparations et des sé-
curités particulières :
Que la Russie obtienne les débouchés laissés libres
par la disparition de la Turquie européenne; que l'An-
gleterre s'assure, pour son commerce et son expansion
maritime, les avantages dont elle fait un usage si libé-
ral; que l'Italie consolide et élargisse sa situation adria-
tique et méditerranéenne; que la France, si éprouvée,
obtienne les avantages économiques et politiques résul-
tant de la restauration définitive de ses frontières natu-
relles, ce sont là les suites normales de leur effort. Rien
ne les paiera jamais des maux qu'elles ont acceptés, des
risques qu'elles ont courus en considération du bien
général. Leur haute conscience internationale s'est
épurée encore au feu d'une telle épreuve. Leur esprit
de justice garantit leur modération. Et puis, la^deille
politique a fait son temps; ses résultats sont sous nos
yeux : le meurtre, la dévastation, la ruine. Qui vou-
drait, aujourd'hui, emboîter le pas d'un Bismarck, mar-
cher sur les brisées d'un François-Joseph ou d'un Guil-
laume, dun Tisza ou d'un Bethmann-Hollweg?
Mais il faut une sécurité, une garantie plus ferme
encore ; les intentions ne suffisent pas : il faut des insti-
AVANT LES NEGOCIATIONS 427
tutions. L'Europe et le monde doivent être assurés
contre le retour de pareils événements. C'est pourquoi
l'heure est venue de créer une autorité suprême ayant
qualité pour assurer la paix.
Seule, une institution internationale, fondée avec le
consentement de tous, aura désormais la haute situa-
tion nécessaire pour connaître du droit des traités et
pour mettre en mouvement la force coercitive commune
chargée de les maintenir.
Cette institution serait, comme je le disais tout à
l'heure, la clé de voûte de l'Europe organisée.
Ne sent-on pas que l'heure est arrivée d'en venir
délibérément à la fondation de cette Société des États,
que tant de nobles aspirations et les instincts populaires
ont appelée de leurs vœux? L'histoire européenne est,
depuis des siècles, en marche vers cet idéal. L'heure
est venue : qu'on la saisisse.
La guerre actuelle découvrirait, ainsi, son sens pro-
fond et réaliserait son objet providentiel. L'homme
s'agitait. Dieu le menait.
Le sol a été bouleversé pour que les assises perma-
nentes du droit européen et du droit mondial y soient
plus profondément enfoncées.
Par là se trouverait réalisée, dans la force et dans la
liberté, la politique de l'équihbre. Déjà, à propos de
la Conférence de la Haye, nous avions signalé cette
solution comme le résultat le plus désirable de ses tra-
vaux : « Ce que la confiance universelle entrevoit dans
la deuxième Conférence de la Haye, écrivions-nous en
1907, c'est la constitution prochaine, et peut-être défi-
128 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
nitive, d'une institution magistrale, — celle qui fut
prévue par Leibnitz, — et qui, seule, peut influer
réellement sur les destinées du monde : l'institution du
premier Parlement universel délibérant devant l'opinion,
la convocation solennelle et réitérée des Etats géné-
raux DU MONDE. Si le vingtième siècle, à peine né, dé-
veloppe le germe (combien fragile encore !) qui lui fut
confié; si la coutume des délibérations internationales
publiques s'introduit dans les relations entre les peu-
ples, que ne doit-on pas espérer de l'avenir? L'opinion
est reine et maîtresse du monde. Qu'on se fie en elle.
Partout où elle est admise, elle apporte la clarté et la
franchise. Le plus puissant agent de la paix, c'est la
lumière (1)! »
Tous les pays du monde ont appris à délibérer dans
des assemblées libres. La discussion publique est la
garantie la plus forte que le bon sens et la raison
aient obtenue jusqu'ici. Cette longue expérience des
« parlements » doit profiter aux peuples dans leurs
relations internationales. Après qu'ils ont appris à
délibérer chez eux, ils doivent apprendre à délibérer
entre eux.
Les quatre Puissances victorieuses deviennent ainsi,
en quelque sorte, le « pouvoir exécutif» d'une assemblée à
laquelle leurs représentants ont, comme ceux des autres
États européens, un droit de présence et un droit de
vote. Leur autorité d'initiative et de coercition tient à
leur situation naturelle et aux circonstances qui les ont
(1) La Politique de l'Équilibre. — La Conférence de la Hâve,, juin-
juillet 1907, p. 29.
AVANT LES NEGOCIATIONS 129
forcées à prendre en main, dans la crise actuelle, la
défense de l'univers.
De larges ententes soigneusement élaborées fixeront
les rapports des nations entre elles et détermineront ce
rôle particulier attribué à certaines d'entre elles. Il ne
s'agit pas d'établir une suprématie quelconque, puisque
toute décision doit être, devant l'assemblée des nations,
l'objet d'une délibération égale et publique, mais bien
d'une coopération et, encore une fois, d'une sanc-
tion.
On comprendra les raisons (ne serait-ce que la lon-
gueur même de cette étude) qui m'empêchent d'insister
sur les détails d'un projet qui, d'ailleurs, se réfère aux*
nombreuses études antérieures consacrées à l'idée d'une
Société des Nations (1) . Les questions sans nombre que
soulève sa réalisation devront être étudiées dans un
Congrès de toutes les Puissances, Congrès qui sera la
véritable « assemblée constituante des États-Unis euro-
péens ».
Nous avons essayé de suivre, — en remontant des
faits particuliers aux idéaux universels, — le dévelop-
pement probable du problème de la paix.
D'abord, l'armistice; l'armistice, œuvre des militaires
et qui, pourtant, dominera les premiers linéaments des
arrangements définitifs.
(1) On trouvera une bibliographie suffisante et un exposé juridique
(le « l'Union des Étals », dans l'ouvrage que vient de publier M, Paul
Utlet, lea Problèmes internationaux de la ijuerre, p. 427. — J'ai à peine
besoin de rappeler la belle publication de M. Léon Bourgeois, la
Société des Nations, 1910.
9
130 . LE TRAITE DE PAIX DE 1919
L'armistice décidera des participants à la paix, déci-
sion non moins importante, non moins décisive pour
l'avenir, et qui ne pourra être pesée avec trop de
soin.
La question des « participants » posera la question
au statut de l' Allemagne en Europe, c'est-à-dire de l'Em-
pire militaire des Holienzollern et du militarisme alle-
mand : ce sera le moment de décider de son sort.
Le sort de l'Empire allemand décidera à son tour du
sort de l'Allemagne. L'Allemagne avertie sera en me-
sure de se reconstituer s^elon ses traditions et dans le
respect de sa nationalité, avec le consentement de l'Eu-
rope, sauf à donner à celle-ci de sérieuses garanties.
L'Allemagne, articulée à l'Europe, permettra la fon-
dation tant désirée d'une Société des peuples, ayant pour
organe un parlement des Etats européens. Cette fonda-
tion, délibérée dans une assemblée libre, sera composée
d'un pouvoir législatif, d'un pouvoir exécutif et d'un
pouvoir judiciaire ou juridique.
Ainsi la guerre aura réalisé, à la fois, le châtiment,
la réparation et la sanction. Une Europe organisée, une
Europe meilleure sera le résultat de cette crise terrible.
Tant de sang versé ne l'aura pas été en vain.
Je ne puis faire un pas de plus maintenant. Je
crois à une bonne volonté universelle; je crois à des
idéaux nobles et encore surélevés par le calvaire de la
présente guerre; je crois à la force des hommes quand
la foi et la patience les soutiennent ; je crois à la noblesse
des âmes, c'est-à-dire à la bonté de Dieu.
Cette guerre aurait donc produit un pareil résultat!
AVANT LES NÉGOCIATIONS 131
L'Europe pourrait sceller cette paix ! Manière vraiment
supérieure et profondément humaine de transformer le
mal en bien. L'empereur Guillaume pourrait répéter,
& une fois de plus, son naïf et terrible aveu : « Je n'ai
* pas voulu cela ! »
1" novembre 1916.
CHAPITRE III
PREMIÈRE NOTE
AU SUJET D'UN ARMISTICE ÉVENTUEL
Remise au général Pétain, le 13 fé-
vrier 1918; et, avec trois pages ajoutées
in fine, au maréchal Foch, le 19 sep-
tembre 1918.
Qu'on le veuille ou non, la question de la paix est
posée dès maintenant : elle se traite dans les assem-
blées sur la place publique, sur le forum, par une sorte
de télégraphie sans fil entre les peuples, au-dessus des
gouvernements. Le danger serait que, pour ne pas voir
les choses comme elles sont, on laissât ces rayonne-
ments désordonnés s'enchevêtrer dans un lacis inextri-
cable et sans l'intervention des gouvernements, de telle
sorte que la solution se dégageât devant l'opinion sans
le concours de ceux qui l'ont préparée par les armes.
L'exemple de la Russie et de l'Ukraine est une illus-
tration frappante de ce qui peut se passer soudainement.
Sous le coup d'une grande commotion militaire ou poli-
tique, tout l'appareil des préparations un peu trop
134 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
compassées serait renversé et le sort de l'Europe livré
au caprice des improvisateurs, menés en dessous par
les malins.
La paix est donc, désormais, impliquée dans la
guerre. Nous vivons dans la double atmosphère qu'elles
imprègnent simultanément. Les chefs de la guerre ne
peuvent se passer de tourner les yeux vers les combi-
naisons pacifiques et ceux qui préparent la paix doivent
se tenir en relations constantes avec les chefs de la
guerre. Le plus dangereux serait de persévérer dans un
système de cloisons étanches qui séparent les uns des
autres radicalement.
Si les chefs de guerre disaient aux maîtres de la paix :
« Attendez, nous vous apporterons la victoire », cette
assurance ne serait pas plus dangereuse que celle des
maîtres de la paix disant aux chefs de la guerre :
« Apportez-nous la victoire et alors, comptez sur nous
pour vous faire une bonne paix. »
Ils doivent se dire les uns aux autres avec une entière
bonne foi : nous ferons simultanément la meilleure
guerre pour avoir la meilleure paix et nous chercherons,
ensemble, la paix qui couronnera au mieux la meilleure
guerre.
Je conclurai ces observations préliminaires par cet
aphorisme du simple bon sens : prévoir pour diriger.
DU RÔLE DU CHEF DE GUERRE EN VUE DE LA PAIX
La direction de la politique générale appartient au
pouvoir civil : cela ne peut être mis en doute. Mais le
I
AVANT LES NEGOCIATIONS 135
pouvoir civil doit interroger les chefs de guerre pour
être en mesure de choisir l'heure de la paix et de déga-
ger les conditions les plus avantageuses selon les cir-
constances.
L'avis du chef de guerre sera décisif. Il sera décisif
sur le choix de l'heure, il sera décisif sur les conditions.
C'est lui qui dira si ses armées peuvent supporter de
nouveaux chocs ou prendre de nouvelles offensives avec
les plus grandes chances de succès; c'est lui qui dira
quelles sont les garanties nécessaires pour que les pre-
miers préliminaires de paix ne soient pas un piège tendu
aux intérêts dont il a la garde. 11 est responsable de la
sécurité de ses armées. Seul il l'est, seul il peut l'être :
il a seul l'autorité et la compétence.
Cela revient à dire (ce qui est encore une observation
de simple bon sens) que la question delà paix est incluse
tout entière dans la question de l'armistice. Caria sécu-
rité du pays dépend de la sécurité de l'armée : les deux
responsabilités ne peuvent être séparées.
Nous venons de le voir à Brest-Litovsk : à peine les
négociations de la paix étaient-elles engagées, que le
parti militaire allemand a réclamé son droit à prendre
part aux négociations, et, en somme, c'est le général
qui a frappé du poing sur la table et prononcé la parole
qui a fait aboutir, au point de vue allemand, les négo-
ciations. Mais, comme les chefs des Bolcheviks n'avaient
pris aucune précaution en signant l'armistice, ils se sont
trouvés désarmés à l'heure où il eût fallu rompre et
courir, de nouveau, le risque de guerre. Ce qui fait
qu'ils n'ont eu d'autres ressources que de se dérober en
436 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
opposant aux exigences allemandes leur piteuse for-
mule : « Ni guerre ni paix. » Et le tout a abouti, comme
il était logique, à une pure et simple capitulation.
N'ayant plus de chef de guerre, ils ne purent même pas
faire la paix.
Il est démontré que la paix, étant la conclusion et la
résultante de la guerre, ne peut être négociée sans la
perspective d'une reprise possible de la guerre ; or, les
garanties exigées en vue de cette reprise de la guerre
ne peuvent être absentes du premier acte qui aura pour
objet de suspendre la guerre. Ce premier acte est l'ar-
mistice. Ne signons pas d'armistice à laTrotzky : sinon,
la reprise de la guerre dans les conditions les plus fu-
nestes serait, pour ainsi dire, inévitable.
DES CONDITIONS DE L ARMISTICE
Napoléon dit : « La confiance ne doit jamais être
aveugle. On nous a prouvé tant de fois qu'on voulait
endormir notre surveillance par des propositions de
paix, qu'on ne doit jamais s'y livrer aveuglément...
jusqu'à la paix, l'armistice ne doit être considéré que
comme un moment de repos et un moyen de se livrer à de nou-
veaux combats... »
C'est toute la théorie de l'armistice.
Elle se résume en une simple observation : les condi-
tions de l'armistice ne sont bonnes que si elles permet-
tent de reprendre immédiatement la guerre avec des
troupes non pas affaiblies mais fortifiées. C'est le plus
r
AVANT LES NEGOCIATIONS 137
sûr moyen d'empêcher la reprise des hostilités. Donc
les garanties stipulées dans Tarmistice doivent être
principalement des garanties matérielles. Il vaudrait
mieux sacrifier certains avantages ultérieurs que de
renoncer à des sécurités immédiates. Les avantages ulté-
rieurs pourront être obtenus à l'abri d'une bonne rédac-
tion de l'armistice ; mais les sacrifices consentis dans
l'armistice ne se retrouveront jamais.
Sans entrer ici dans l'étude des précédents histori-
ques (qui, pourtant, éclaireraient singulièrement toute
situation future analogue), il est permis de rappeler que
la plus grande faute commise par M. Jules Favre, négo-
ciant au nom de la Défense nationale, et par M. Thiers,
négociant au nom de l'Assemblée constituante en 1871,
a été certainement de se passer des conseillers mili-
taires, soit le général Trochu, soit le général Chanzy,
soit le général Faidherbe. Pour ne mentionner qu'un
fait lamentable, on n'eût pas négligé — si les chefs mili-
taires avaient été présents — de traiter, dans l'armistice,
du sort de l'armée de Bourbaki, — omission qui fut une
véritable catastrophe militaire et diplomatique ; on n'eût
pas consenti à conclure un armistice sans conditions
précises, ce qui permit à M. de Bismarck de reporter
l'emploi de ses ruses les plus diaboliques aux négocia-
tions de la paix, alors que la France serait désarmée.
On se souvient que Bismarck refusa de faire connaître à
M, Thiers les conditions de la paix, disant « que le mo-
ment décide beaucoup dans ces choses-là ». Ainsi, il
aborda le fond de la négociation avec un ennemi qui
s'était livré à lui pieds et poings Ués. Si on eût écouté
138 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Gambetta, les chose se fussent passées tout autrement.
Ces fautes doivent nous servir d'avertissement.
L'armistice sera militaire : sinon il risque de n'être
pas le préliminaire d'une bonne paix.
Voici quelqnes-unes des questions qui devront être
traitées dans l'armistice et auxquelles il convient de
réfléchir dès maintenant :
Sécurités militaires proprement dites;
Sécurités diplomatiques ;
Ravitaillement des puissances engagées dans le con-
flit et des neutres ;
Formes et données principales de la négociation pro-
prement dite ;
Durée de l'armistice.
Il est probable que chacun de ces points — et d'autres
encore — seront visés dans l'armistice et devront être
l'objet de décisions claires. Nous allons les examiner
rapidement, en faisant observer, toutefois, que chacun
devrait être le sujet d'une étude spéciale poussée à fond
par les techniciens.
1* Sécurités militaires proprement dites. — Seuls, les
chefs des états-majors aUiés, sous la direction des Com-
mandements en chef et du Comité interallié, peuvent
mettre un projet d'ensemble sur pied. Il doit s'appli-
quer à l'Europe (front occidental, front de Salonique,
front italien, peut-être front roumain et front du Cau-
case); à l'Asie (front japonais et russo-chinois, front de
Bagdad, front de Jérusalem); à l'Afrique (front des
AVANT LES NEGOCIATIONS 139
diverses colonies : anglo-allemandes, belgo-allemandes,
franco-allemandes, portugaises -allemandes). Il doit
s'appliquer, en outre, au front maritime dans toute son
étendue, y compris la position des flottes, des navires
de guerre et des sous-marins, etc.
Les principales questions et les plus difficiles vise-
ront la sécurité du front occidental, la sécurité du front
italien, le sort de l'empire turc et des populations
slaves des Balkans, et de l'Autriche-Hongrie.
Le sort futur de la Belgique, de F Alsace-Lorraine,
des populations irredente, de la Serbie, de la Roumanie,
de la Turquie, de la Pologne, sera inclus, jusqu'à un
certain point, dans le texte de l'armistice.
Il est de toute évidence, par exemple, que si un
article de l'armistice stipulait la retraite des troupes
allemandes sur la ligne de la Meuse ou sur la ligne du
Rhin, le sort de tous les territoires situés en deçà de
l'une ou l'autre de ces lignes serait, pour ainsi dire,
réglé dans un sens favorable à l'Entente avant toute
négociation de paix.
De pareilles stipulations, dans la mesure où on pour-
rait les imposer, consacreraient plus ou moins la vic-
toire. C'est le cas de répéter le mot de Bismarck : « Le
moment fait beaucoup en ces choses-là. »
Nous avons vu, dans les négociations de Brest-
Litovsk, les prétentions des Allemands s'accroître au
fur et à mesure que l'anarchie russe s'accentuait.
Il est probable qu'il y aura, chez les nations alliées,
un déchaînement d'intrigue allemande coïncidant avec
la négociation de l'armistice pour affaiblir l'autorité du
d40 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
commandant en chef, critiquer « lem's exigences »,
blâmer leurs méthodes, etc. C'est l'heure où l'autorité
et la prudence devront se marier le plus étroitement
pour arriver à un bon résultat.
La question de la carte de la guerre à viser dans Varmistiœ
devant être l'objet d'un travail à part, on s'en tiendra,
ici, à des considérations générales, en leur donnant une
conclusion de même ordre : il appartient aux chefs de
la guerre de réclamer toute sécurité pour leurs armées.
Une carte comportant cette sécurité doit être étudiée
par eux d'avance et ils doivent maintenir, fermement,
leur point de vue; car la sécurité des armées est la pre-
mière condition de la sécurité du pays.
2° Sécurités diplomatiques. — La guerre actuelle pré-
sente une complexité d'intérêts et d'aspirations qui n'a
guère eu de précédents, dans l'histoire, que les guerres
de rehgion au seizième siècle et les guerres de la Révo-
lution à la fin du dix-huitième : aux questions pure-
ment matérielles se mêlent étroitement des questions
de sentiment, des revendications morales. Usera impos-
sible de les néghger quand il s'agira d'aborder les pour-
parlers de la paix; il faut reconnaître, d'autre part, que
ces questions morales sont les plus difficiles de toutes
à régler.
Par exemple, « le but de guerre », cent fois exprimé
par les gouvernements de l'Entente, à savoir « la des-
truction du militarisme allemand » , comporte des mo-
dalités complexes et, en quelque sorte, insaisissables,
puisqu'elles dépendent de l'opinion intime du peuple
AVANT LES NÉGOCIATIONS 141
allemand. Les peuples de l'Entente, même victorieux,
ne peuvent que difficilement « décréter » une révolution
en Allemagne. Ajoutons qu'elle peut s'accomplir sous la
pression des événements au moment même où ils
pensent qu'elle est impossible.
La première de toutes les difficultés diplomatiques,
et peut-être la plus grave, sera de déterminer les repré-
sentants des puissances ennemies avec qui nous traite-
rons. Quels seront les signataires de l'armistice? Le
président Wilson a dit, à diverses reprises, que les
puissances de l'Entente ne traiteraient pas avec la
dynastie des Hohenzollern ; d'autre part, une tractation
engagée avec les « Jeunes Turcs » peut, en consacrant
le régime, contrarier, pendant de longues années, la
politique des puissances en Orient; de môme, la position
du roi Ferdinand de Bulgarie peut être discutée; par
contre, si la Roumanie se voit imposer un gouverne-
ment placé sous l'influence austro-allemande, les puis-
sances de l'Entente abandonneront-elles ceux qui furent
leurs partisans et fidèles alliés? En Serbie, la question
diplomatique a été posée par l'Autriche-Hongrie;
d'autre part, la Bavière a réclamé sa place dans les
négociations de Brest-Litovsk, etc., etc.
Ici , encore, l'avantage d'un armistice bien fait saute aux
yeux. En admettant que les chefs militaires des diverses ar-
mées engagées signent l'armistice, la question politique est
heureusement influencée dans le sens le plus favorable
aux revendications de l't^n tente : il existe, en effet, une
armée belge, une armée serbe, une armée roumaine, même
142 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
une armée albanaise, une armée polonaise, une armée,
tchèque, une armée arabe; autant dire qu'il existe une
Belgique, une Serbie, une Roumanie, une Albanie, une
Pologne, une Slavie, reconnues par les puissances de
l'Entente. Si, dans une mesure à déterminer, chacun
des chefs militaires de ces armées avait à participer,
sinon à l'armistice général, du moins à un armistice
particulier, ce serait une première base pour les négo-
ciations d'ordre diplomatique, un préjugé en faveur de
la politique de l'Entente. Il faut donc examiner avec le
plus grand soin ce point de vue capital : Quels seront les
signataires de l'armistice?
L'armistice général peut être signé, d'abord, parles
chefs militaires des grandes puissances, mais il sera
toujours utile de réserver la signature des petites puis-
sances et ce sera un avantage de les faire reconnaître
en qualité de beUigérants par l'ennemi.
Une fois la question des signatures réglée, — et on
voit quelles sont ses conséquences, les questions poli-
tiques et diplomatiques proprement dites seront abor-
dées : par exemple l'indépendance de la Belgique, la
restitution de l'Alsace-Lorraine, le sort des colonies
allemandes, de l'empire turc, etc. Nous avons dit com-
ment ces questions seront, jusqu'à un certain point,
dans la dépendance de la rédaction consacrée aux sécu-
rités militaires; nous venons de voir comment leur solu-
tion peut être préjugée également par la déterminatioti
des signataires de V armistice; ceci dit, nous croyons devoir
les étudier plus complètement au paragraphe : formes de
la négociation.
AVANT LES NÉGOCIATIONS 143
3° Ravitaillement des puissances ennemies et des neutres.
— Il est probable (nous le croyons par ce qui s'est passé
au sujet de la paix de l'Ukraine) que les Empires du
Centre et leurs alliés demanderont à être ravitaillés
pendant la période des négociations. Le principe même
du ravitaillement mérite une étude attentive; une ré-
ponse hâtive, une rédaction mal combinée pourraient
compromettre ou réduire à néant les bénéfices de la
guerre. Ne perdons jamais de vue l'aphorisme de Napo-
léon : il n'y a de bons armistices que celui qui permet
de reprendre la guerre avec de nouveaux av^antages (1).
En principe, la clause de ravitaillement devrait être
écartée, puisque l'usure est la véritable carte de guerre
des puissances de l'Entente. Nous ne pouvons laisser à
l'ennemi la possibilité de se relever, mais bien le main-
tenir à terre. Cependant, il est possible d'envisager un
donnant donnant sur les bases suivantes : plus vous
céderez de votre « carte de guerre », plus nous céde-
rons de la nôtre. Vous vous ravitaillerez en proportion
de ce que vous reculerez.
Une des difficultés de cette négociation, c'est que les
puissances du Centre essaieront d'enrôler les neutres
dans leur revendication. On voit déjà percer le bout de
l'oreille dans le soin que M. Hertling a pris de ménager
la Suisse dans son discours du 26 février 1917. Il faut
(i) Le 7 février 1871, quand l'armistice avec la France touchait à
sa fin, de Moltke écrivait de Versailles, au commandant de la 11° ar-
mée : i Toutes les mesures doivent être prises pour que la II" armée
puisse, dès l'expiration de l'armistice, ouvrir les opérations avec ses
quatre corps d'armée. Sa Majesté ne vous prescrit pas de vous
emparer de tel ou tel point, de telle ou telle province, mais bien
de détruire l'armée ennemie. »
iU LE TRAITE DE PAIX DE 1919
s'attendre à toutes sortes d'intrigues et d'interventions à
ce sujet. Il n'en est que plus nécessaire de considérer
la question du ravitaillement exclusivement au point de
vue militaire, comme s'il s'agissait de traiter la capitu-
lation d'une place assiégée.
Pour le côté technique de cette question et pour les
concessions territoriales et autres, le précédent du ravi-
taillement des pays envahis sous le contrôle hispano-
américain pourrait être soigneusement étudié. Il y a là
une base pour des calculs éventuels.
Une bonne rédaction des clauses du ravitaillement
présenterait, le cas échéant, un autre biais favorable à la
cause des puissances : en vue d'organiser un contrôle,
des agents de TEntente pourraient être admis immédia-
tement en Belgique, dans le Luxembourg, en Alsace-
Lorraine, en Serbie, en Roumanie, en Pologne, etc.,
môme en Turquie, en Autriche-Hongrie, en Allemagne,
pour s'assurer que les distributions sont bien faites et
que les populations ne sont pas sacrifiées par les agents
des Empires centraux ou les chefs des vieux partis. Ce
serait là un embryon de réorganisation par V Entente qui ne
serait pas à dédaigner. Peut-être même une certaine
réorganisation de la Russie, au moyen de ravitaillements,
pourrait-elle être dès maintenant envisagée. Elle servi-
rait d'exemple et d'espoir aux populations affamées qui
se tourneraient, de partout, vers les distributions des
ressources alimentaires.
Cette clause de ravitaillement présente encore un
autre intérêt majeur. Elle sera, en effet, le point de dé-
part d'une organisation économique du monde qui per-
AVANT LES NÉGOCIATIONS 143
mettra d'accorder ou de refuser les matières alimen-
taires et les matières premières aux puissances du
Centre, selon qu'elles seront ou non fidèles à leurs en-
gagements. En un mot, les Empires du Centre, ayant
besoin du ravitaillement, devront comprendre que ce
ravitaillement ne peut résulter que d'une organisation
économique et s'y soumettre. Mais cette organisation
sera aux mains des puissances de l'Entente, et, survi-
vant à la période de l'armistice, elle deviendra un des
plus puissants instruments de paix que le monde ait
connus. Ce serait assurément l'une des bases de la
« Société des Nations » .
4" Formes et données principales de la négociation de la
paix. — Un ou plusieurs articles de l'armistice seront
évidemment consacrés à déterminer les formes et les
données de la négociation qui rétablira la paix générale.
Au sujet des formes de cette négociation, il y aura lieu
de prévoir quels seront les pouvoirs qualifiés pour
prendre des engagements au nom des puissances.
Les Empires du Centre se sont mis dans une situation
extrêmement difficile en laissant s'accréditer, en leur
nom, la doctrine du « chiffon de papier » et en affi-
chant le mépris le plus absolu pour les engagements
qu'ils avaient pris dans les grandes conventions interna-
tionales et notamment dans les conventions de La Haye.
Il sera nécessaire de prendre des garanties au sujet de
la valeur de leurs nouveaux engagements, et ces ga-
ranties consisteront probablement dans la stipulation
qne les négociations définitives ne pourront s'engager
10
146 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
utilement qu'entre les représentants d'institutions
libres. Ces rédactions seront très délicates : une raison
de plus pour y penser à l'avance.
L'armistice indiquera également les formes générales
dans lesquelles les négociations devront s'engager.
S'agira-t-il de tractations de puissance à puissance,
s'agira-t-il d'une conférence où figureront seulement les
puissances belligérantes, s'agira-t-il d'un congrès réu-
nissant toutes les puissances intéressées au futur statut
mondial? Ceci aussi devra être prévu dans le texte de
l'armistice : car le silence lui-même aurait les consé-
quences les plus graves. Tout malentendu sera exploité
par l'ennemi.
Il est de toute évidence que les sujets à traiter au
cours des négociations de la paix générale seront d'une
variété, d'une importance et d'une difficulté sans précé-
dents : questions territoriales, questions politiques,
questions économiques, questions internationales de
toutes sortes; il suffit d'observer, par exemple, que la
guerre actuelle a abrogé ipso facto les conventions exis-
tant antérieurement entre les belligérants.
Supposons qu'une clause de l'armistice soit rédigée
ainsi : « Les puissances signataires s'engagent à ouvrir,
dans le plus bref délai possible, les négociations en vue
de la paix générale », une telle rédaction, en apparence
si simple, devra être suivie nécessairement d'un certain
nombre de données plus précises et, tout de suite, plus
compliquées. Par exemple : « Les négociations s'ouvri-
ront en tel lieu (pays neutre, ville appartenant à une
puissance belligérante ou ville située dans un pays con-
AVANT LES NÉGOCIATIONS 147
testé, comme était Brest-Litovsk) (1), de même la ques-
tion se posera immédiatement de savoir si toutes les
puissances belligérantes pourront être admises sur le
même pied, ou si certaines d'entre elles se feront repré-
senter par un nombre limité de plénipotentiaires. Tout
cela devra être précisé dès l'armistice.
On peut admettre l'éventualité de négociations di-
rectes entre les belligérants pour les sujets qui les tou-
chent directement et qui les touchent seuls. Mais il est
des matières internationales, des débats juridiques et
techniques qui exigeront la présence des neutres ;
exemple : le régime des chemins de fer, des postes et
téléphones, etc., ou qui devront être l'objet d'une sorte
de sentence arbitrale.
De bons esprits ont pensé que la constitution d'une
« Société arbitrale » entre les peuples destinée à évoquer
jusqu'à elle les questions dont le règlement apparaîtrait
comme trop complexe, devrait être prévue et mise sur
pied même avant la fin de la guerre.
Prenons quelques exemples pour bien préciser notre
pensée : une question des plus graves ne peut manquer
d'être posée, celle des indemnités aux Etats, aux pro-
vinces ravagées, aux villes détruites, aux simples parti-
cuhers. Ce débat serait extrêmement pénible et irritant;
ajoutons que, si on veut le trancher conformément aux
précédents, il est à peu près insoluble dans l'état écono-
(1) Les délégués maximalistcs se sont aperçus, au cours des pour-
parlers, de l'intérêt qu'ils eussent eu à clioisir Stockholm comme lieu
de négociations.
H8 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
mique des belligérants. Il n'existe pas une seule puis-
sance qui, même vaincue, et surtout vaincue, puisse
assumer la charge entière du paiement de telles indem-
nités, tandis qu'un consortium des nations offrirait un
crédit suffisant pour garantir ces justes réparations,
sauf à stipuler les reprises qui paraîtraient équitables à
la charge des pays responsables.
Autre cas : s'il s'agit de constituer une nouvelle
Pologne, une Confédération balkanique, un État yougo-
slave, — toutes solutions qui, d'ores et déjà, peuvent
être envisagées — il est évident qu'une tractation
directe entre les puissances intéressées ne pourrait
jamais aboutir. Pour assurer à ces créations la vie
internationale et les moyens de s'instituer et de se
développer, il faudra une autorité plus haute : seule
une Société internationale présenterait une surface
nécessaire pour exercer un tel arbitrage et une durée
suffisante pour veiller elle-même sur son œuvre.
Ces deux exemples suffisent. Si un haut pouvoir in-
ternational était appelé à prononcer les sentences, en
quelque sorte arbitrales, que nous venons d'indiquer ou
d'autres analogues, en ce qui concerne les questions les
plus complexes, celles intéressant l'honneur ou un loin-
tain avenir des peuples, les négociations générales s'en
trouveraient singulièrement facilitées. Ces considéra-
tions portent à croire que, dans la rédaction de l'armis-
tice, la création de cet organisme international et
l'adhésion des puissances signataires pourraient être
visées.
Ainsi, les clauses de l'armistice relatives aux futures
AVANT LES NÉGOCIATIONS 149
négociations de la paix générale pourraient être rédigées
en termes tels que deux sortes de négociations y se-
raient prévues : celles à courte échéance, relatives aux
questions territoriales et diplomatiques proprement
dites; celles demandant de plus lentes élaborations, ou
ayant plus spécialement un caractère juridique, écono-
mique, financier, etc. ; celles-ci ayant à se développer
devant un organisme spécial qui serait soit un Congrès,
soit une Conférence analogue aux Conférences de La
Haye, soit la Société des Nations.
5° Durée de Varmistice. Garanties pendant ce délai. Fin de
l'armistice. — Il faut que l'armistice ait un terme assez
court; cependant, ce terme doit être combiné, s'il y a
lieu, avec les facilités de ravitaillement temporaire de
telle façon que la fin de l'armistice supprime de facto les
mesures prises pour fournir les matières alimentaires et
autres. Il y aurait là, entre parenthèses, un moyen de
peser sur les opinions pubhques des puissances inté-
ressées, moyen qu'il ne faut pas néghger.
A ce point de vue encore, les termes dans les-
quels serait rédigée la clause de durée importent
beaucoup et doivent être soigneusement pesés.
L'immensité du champ des opérations mihtaires doit
être également considérée. Il serait à craindre qu'une
surprise ou qu'une félonie (notamment de la part des
sous-marins) ne donnât un avantage à nos ennemis, s'ils
jugeaient bon de rompre soudainement les pourparlers.
Le parti militaire allemand sera toujours aux aguets
pour provoquer une reprise de la guerre. 11 sait qu'une
d50 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
paix équitable serait sa ruine. Il faut donc le tenir, non
seulement par des paroles et des signatures, mais par
des garanties. Les Allemands groupent, en ce moment,
dans leurs camps de concentration, des « otages » fran-
çais, belges, etc. Pourquoi?... Cette question des otages
doit être étudiée de très près. Une autre question de-
mande aussi une étude spéciale, — celle d'un désarme-
ment partiel ou de l'enlèvement de certains organes
moteurs des avions, des sous-marins, des locomo-
tives, etc. Au moment où les pourparlers de l'armistice
s'ouvriront, les négociateurs allemands seront tout
miel : mais ils garderont certainement une arrière-
pensée. Dans la mesure ^du possible, des garanties ma-
térielles devront être exigées.
On a vu, à Brest-Litovsk, que les Allemands n'ont pas
attendu la fin de Varmistke pour rouvrir les hostilités
contre les Russes et qu'ils ont introduit le prétexte de la
paix de l'Ukraine pour autoriser leur ingérence dans
les affaires intérieures de la Russie : ce sont là des
avertissements. On ne saurait prendre trop de précau-
tions.
De V union entre les puissances alliées jusqu'au bout, -r-
Avant de clore ces observations générales, il est néces- .
saire d'insister sur un point qui, sans se rattacher direc-
tement à la question de l'armistice, jouera un rôle con-
sidérable dans sa rédaction et dans son application : il
s'agit de l'union entre les puissances alliées.
Il n'est pas douteux que l'effort de l'Allemagne
consistera, dès que la paix sera en perspective, à tout
-i
AVANT LES NEGOCIATIONS loi
faire pour amener un désaccord quelconque entre les
puissances de l'Entente. C'est l'heure où les divergences
de vue inévitables apparaîtront et nos ennemis nous
attendent là : c'est pourquoi ils mettent une telle insis-
tance à nous amener devant « le tapis vert ».
L'exemple de ce qui se passe entre l'Autriche et
l'Allemagne nous prouve que, quand on en vient aux
tractations précises, il est difficile de persévérer dans
l'union. Or, les deux empires du Centre sont maîtres de
leur gouvernement, maîtres (ou peu s'en faut) de leurs
opinions. . . On peut apprécier les difficultés en présence
desquelles se trouveront, par contre, les gouvernements
de l'Entente.
Dès maintenant, une propagande très intense devrait
être organisée, dans tous les pays de l'Entente, pour
développer, chez les peuples et les opinions publiques,
le « réflexe de l'union » . Il faudrait que les gouverne-
ments et les populations s'habituassent à ne plus déli-
bérer de leurs intérêts communs et des intérêts com-
muns de la civilisation que sous l'angle de l'union : c'est
toute une éducation à faire.
Contre cette union indispensable, jusqu'au bout, les
Allemands ont préparé leurs batteries. (Nous le voyons,
.•en Italie, à propos de la question serbe et slovaque.)
[Nous devrions opposer système à système et propa-
gande à propagande. Cela est de la plus grave et de la
)lus extrême urgence.
Tout ce qui tendrait à développer le séparatisme en
|;Allemagne, en Autriche-Hongrie serait de l'excellente
^propagande. Rien déplus urgent. Mais, de notre côté,
152 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
c'est la propagande de runion qui doit être le souci
principal. Elle doit commencer par l'armée : de même
que, depuis le mois de juin dernier, l'armée ayant repris
confiance et remontant son propre moral, a remonté
le moral du pays, de même l'armée a charge d'âmes,
maintenant, pour soutenir jusqu'au bout la volonté du
pays. L'armée est la force virile de la France; il lui
appartient d'agir et de penser virilement. Au cours des
négociations, sa solidité fera la solidité de tous.
Dès maintenant, il faut l'entraîner à considérer l'ou-
verture des négociations non comme la fin de la guerre,
mais comme une forme de la guerre.
Tous les officiers doivent être soigneusement avertis
à ce sujet pour, qu'à leur tour, ils avertissent les troupes.
Une question jointe très étroitement à celle de l'ar-
mistice, c'est celle de la démobilisation. Si le soldat
s'imagine qu'une fois l'armistice signé, il n'a plus qu'à
rentrer chez lui, nous sommes perdus. Cette question
de la démobilisation progressive doit être l'objet d'une
étude spéciale par les techniciens. Il s'agit d'assurer,
pendant des années, une présence de plusieurs classes
(ou parties de classes) sous les drapeaux. Cette prolon-
gation d'un demi-état de guerre s'impose, puisqu'il faut
occuper certains territoires ennemis, défendre certaines
régions en France, en Belgique, en Russie, en Po-
logne, etc., garder une situation dominante sur la mer,
dans les colonies, etc., et finalement travailler à la réor-
ganisation de tout ce que la guerre aura détruit (che-
mins de fer, canaux, routes, etc.), ce qui ne peut se
faire que par une force organisée.
AVANT LES NÉGOCIATIONS 153
Sur tous ces points, l'armistice devra prévoir : ses
clauses prépareront cet état de choses intermédiaire et
l'imposeront à l'ennemi. On pourrait dire que les terri-
toires litigieux seront maintenus sous la main des puis-
sances alliées.
On voit donc à quel point il importe de préparer les
puissances victorieuses à cette nécessité de l'après-
guerre : 1 • en les habituant à l'idée qu'une partie de
leurs forces devront être maintenues sous les drapeaux ;
2° en développant en elles et auprès de leurs opinions
publiques, pour des années, le réflexe de V union.
La paix, en effet, ne sera, pendant tout ce temps,
qu'une « guerre atténuée » : il faut qu'elle garde, de la
guerre elle-même, le matériel et le moral.
C'est pourquoi une propagande vigilante doit s'exercer
à ce sujet. La presse, notamment, doit recevoir des direc-
tions précises dans ce sens.
Dans l'armistice, des articles devront viser ce travail
de l'après-guerre de façon à éviter toute dissociation ou
discorde entre les puissances alliées. A cette collabora-
tion prolongée il faut se préparer dès maintenant. Toute
zizanie, toute plainte, toute critique visant nos alliés est
dangereuse. Si elle se propage, cette propagation est du
fait de l'ennemi : on ne peut donner trop d'attention à
ce travail occulte dont les conséquences apparaîtraient
soit à l'heure où s'ouvriraient les négociations, soit au
cours de la période ouverte par l'armistice. La négocia-
tion peut devenir, ne l'oublions jamais, la forme la plus
subtile et la plus dangereuse de la guerre.
Un des moyens les plus efficaces de parer au péril qui
454 LE TRAITÉ DE PAIX DE J9d9
vient d'être signalé, n'est-il pas d'habituer les états-
majors alliés à traiter d'avance, entre eux, la question
de l'armistice.
Si des textes « à tiroir » étaient rédigés d'avance en
commun, si ces textes étaient constamment à jour, —
sauf à les modifier encore au dernier moment, — si des
hommes spéciaux s'habituaient à vivre ensemble ces ques-
tions et à respirer d'avance Vatmosphère de Varmistice le plus
avantageux, ils apporteraient aux chefs de la guerre et
aux maîtres de la paix des solutions soigneusement éla-
borées et qui élimineraient, par une application cons-
tante, les chances de désaccord.
Déjà des travaux importants ont été accomplis, des
délibérations communes ont eu lieu. Il faudrait les re-
prendre, les mettre au point, ordonner les résultats,
les codifier en quelque sorte, en un mot, maintenir
l'union par sa propre efficacité. L'ennemi n'aura au-
cune prise sur elle si, une fois avertie, elle travaille elle-
même à se défendre.
Février 19i8.
DEUXIÈME PARTIE
PENDANT LES NÉGOCIATIONS
CHAPITRE PREMIER
PROJET D'ARMISTICE
Remis au maréchal Foch, le 1" no-
vembre 4918, accompagné de la lettre
d'envoi ci-dessous^ adressée au général
Belin.
Paris, 1" novembre 1918.
Voici un avant-projet d'armistice qui ne peut être
qu'une table des matières et des idées, puisque je suis
insuffisamment informé de la situation réelle, surtout
en ce qui concerne nos alliés.
Après réflexion, je n'ai pas cru devoir mentionner
sous une forme quelconque, dans ce projet d'armistice,
les futures conditions de la paix. J'ai pensé que le mieux
était de mettre la main tout de suite sur les forces alle-
mandes et de rejeter la. tractation de la paix, à plus
tard.
En 1814, il y eut : 1° un armistice, 2* un avant-
projet de paix, le traité de Paris, 3° le traité de Vienne.
Or, c'est dans les intervalles de chacun de ces actes
4S8 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
que la division et la zizanie se sont glissées entre les
alliés. Le vaincu (qui était alors la France) en a profité
et Talleyrand a travaillé. Il en serait probablement de
même à l'heure actuelle.
Si, sous une forme quelconque, nous abordons les
problèmes de la paix, avant d'avoir réduit la Prusse et
les États allemands à une absolue impuissance, elle
profitera des difficultés qui se présenteront inévitable-
ment entre les puissances de l'Entente pour les diviser
et se tirer d'affaire en s'appuyant sur certains mécon-
tentements ou froissements inévitables.
La procédure à suivre me paraît donc être : 1° armis-
tice avec la Bulgarie, 2" armistice avec la Turquie (tous
deux acquis), 3" armistice avec l'Autriche (dont je ne
me suis pas occupé parce que celui avec l'Allemagne
peut donner une base générale et que les questions poli-
tiques sont plus complexes), 4" armistice avec l'Alle-
magne.
Ceci acquis, et les puissances allemandes réduites à
l'impuissance, nous dicterons la paix. La paix doit être
le résultat de la volonté unie des puissances.
Dans cette volonté unie la France a à faire entendre
sa voix prépondérante et à défendre ses intérêts.
Il y a donc à prévoir un premier accord général entre
les puissances alliées. (C'est ce que fut, en 1814, « l'En-
tente à quatre » .) Et puis il y aura lieu d'imposer cet
accord aux vaincus. Quand nos conditions auront été
acceptées par les vaincus, nous pourrons aborder la
question générale des rapports internationaux avec
les neutres, mais pas avant. A bref délai, j'enverrai
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 159
un projet d'accord général avec les Alliés, où j'essaierai de
libeller les droits de la France.
PROJET D'ARMISTICE
Avis préliminaire. — L'armistice assure la paix et la
prépare. Il doit donc d'abord contenir des sécurités et
ensuite ouvrir des perspectives. Tout doit être prévu,
mais il n'est pas nécessaire que tout soit dit.
Nous nous occuperons ici, particulièrement, des con-
ditions de l'armistice imposé à l'Allemagne, étant bien
entendu que nous considérons la victoire comme ac-
quise autant par la défaite de ses armées que par
l'usure intérieure.
Les conditions de l'armistice à imposer à l'Autriche
nous paraissent devoir être dictées également par le
commandement interallié, mais évidemment après con-
sultation spéciale avec nos alliés.
CONDITIONS DE L'ARMISTICE A IMPOSER A L'ALLEMAGNE
1
1° L'armée prussienne, en tant qu'elle subsiste, devra
se porter sur la rive droite de l'Elbe, en laissant les
têtes de pont aux armées de l'Entente (1).
(1) .Te dis la rive droite de l'Elbe parce que c'est en partant de 14
que s'est développée la puissance prussienne qu'il s'agit de ramener
à ses origines. Cette définition n'étonnera personne en Allemagne.
i60 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Les fonctionnaires de l'État prussien et des États
allemands, ainsi que les autorités relevant de ces États
évacueront toute la rive gauche du Rhin ; ils remettront
leurs pouvoirs aux autorités militaires alliées.
II
Les divisions et formations militaires de quelque na-
ture qu'elles soient de l'armée allemande qui ne sont
pas prussiennes seront désarmées, démobilisées et ren-
voyées dans leurs États respectifs : Bavière, Saxe,
Hesse, Wurtemberg, etc. Cet article sera l'objet d'un
protocole plus détaillé qui déterminera les contingents
de chaque État particulier qui, en vue des nécessités de
l'administration intérieure, pourront être maintenus
sous les drapeaux.
Les formations prussiennes seront entièrement dé-
sarmées et démobihsées. L'ordre intérieur sera assuré
par les armées d'occupation. Les chefs de l'armée alle-
mande désignés dans l'état annexé seront prisonniers de
guerre.
Les Rhénans considèrent encore ce fleuve comme la limite entre
l'Allemagne civilisée et celle qui ne l'est pas. On y appelle constam-
ment Ost-Elbien les habitants de l'Allemagne qui vivent au delà de
l'Elbe et le nom d'Est-Elbien est pris en mauvaise part. La vraie cou-
pure est là, et c'est à l'ouest de lElbe que la nouvelle forme réelle de
l'Allemagne confédérée peut, d'après les données historiques et géo-
graphiques, utilement s'aménager.
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 161
III
Dans toute l'Allemagne actuelle, les camps retran-
chés, forteresses et points fortifiés seront remis aux
autorités militaires alliées, ses usines de guerre telles
qu'elles se comportent avec leur outillage, leurs stocks
de matières premières, leurs archives et généralement
tout ce qui est d'une utilité quelconque à leur produc-
tion militaire. Toutes destructions qui seraient accom-
pUes à partir de la date de la remise de la présente
note entraîneraient des responsabilités personnelles à
la charge de leurs auteurs.
Les armées allemandes, avant de prendre ses nou-
velles destinations, remettront aux autorités militaires
aUiées : N. fusils, N. canons, N. mitrailleuses, N. tanks,
N. avions, N. caissons, N. canons de tranchées. Une
déclaration générale de l'ensemble de l'armement alle-
mand sera faite aux autorités militaires alliées qui,
après inventaire, statueront sur l'utilisation.
La marine allemande remettra aux autorités mili-
taires alliées dans le délai de N. jours qui suivra le pré-
sent échange de signatures : N. vaisseaux cuirassés,
N. vaisseaux de guerre, N. contre-torpilleurs, N. torpil-
leurs, N. sous-marins, etc., le tout avec leur armement
complet. Ces bâtiments devront être remis dans leur
état à la date du jour de la remise des présents articles.
Toutes destructions ou détériorations graves accomplies
à partir de ce jour entraîneraient des responsabilités et
peines personnelles contre leurs auteurs. Un inventaire
11
162 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
de la marine allemande sera dressé conformément au
paragraphe précédent.
Les ports militaires allemands, compris leur arme-
ment, leurs défenses, les camps retranchés, caserne-
ments, fortifications qui en font partie, leurs chenaux,
ateliers de constructions et de radoub et généralement
tout ce qui appartient à lÉtat, seront remis aux mains
des autorités militaires alliées.
Il en sera de même de Fîle d'Héligoland, du canal de
Kiel dans son entier avec tout le matériel de son exploi-
tation, entretien, dragage, etc.
Il en sera de même de tout établissement créé sur les
rivages allemands ou sur les bords de la mer dans un
pays quelconque de domination allemande avant et
depuis la déclaration de guerre, étant entendu que la
marine impériale sera entièrement désarmée et mise
hors d'état de nuire.
IV
Les autorités prussiennes, bavaroises, saxonnes, hes-
soises, wurtembergeoises, etc., les autorités allemandes
en Alsace-Lorraine, remettront entre les mains des auto-
rités militaires alliées tout le réseau des voies ferrées de
leurs États respectifs. Au cas oii certaines voies ferrées
appartiendraient à des compagnies privées, remise en
sera faite dans les mêmes conditions que celles de
l'État, sauf indemnité à débattre avec l'État signataire.
Ces voies ferrées seront livrées telles qu'elles sont au
jour de la remise des présents articles avec leur maté-
riel fixe ou roulant au grand complet, gares, quais, ate-
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 463
liers, en un mot sans aucune diminution ou altération
de leur valeur.
En cas d'infraction à cet engagement des poursuites
seront exercées contre leurs auteurs. Les États, dis-
tricts, communes ou agglomérations sur le territoire
desquelles elle se serait produite, seront passibles soli-
dairement de toutes peines infligées par les tribunaux
militaires alliés et de tous dommages et intérêts. Il en
sera de même d'une atteinte quelconque au réseau des
Toies ferrées pendant la période d'occupation.
Le personnel continuera de fournir son travail pour
l'exploitation des voies ferrées, jusqu'à ce qu'il en soit
disposé par les autorités militaires alliées.
Les autorités prussiennes, bavaroises, saxonnes, hes-
»oises, wurtembergeoises, etc., les autorités allemandes
en Alsace-Lorraine feront remise aux autorités militaires
alliées de toutes les mines soit exploitées par l'État, soit
exploitées par des sociétés particulières selon un tableau
qui sera dressé par les autorités militaires alliées. Les
conditions de livraison du matériel et du travail du per-
sonnel seront les mêmes qui sont stipulées à l'article
précédent pour les voies ferrées.
VI
L'exploitation des voies lluviales, des canaux et des
ports intérieurs de tout le territoire allemand sera mise
464 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
immédiatement entre les mains des autorités militaires
alliées, dans les conditions stipulées à l'article IV et V.
VII
Les autorités allemandes feront remise aux autorités
alliées du territoire de toutes les colonies allemandes,
étant entendu que cette remise comporte celle de tous
les éléments d'administration militaire, politique et
civile de ces pays, dans leur état au jour de la remise
des présents articles, et sous les mêmes recours et
peines solidaires stipulés à l'article IV.
VIII
Jusqu'à la conclusion de la paix et jusqu'à l'établisse-
ment d'un chiffre global de l'indemnité de guerre due
par la Prusse et les États allemands aux puissances
alliées, les contribuables de ces Etats seront astreints à
une contribution de N. par mois, en vue de subvenir
aux frais de l'occupation, aux frais d'entretien et, en
général, aux dépenses quelconques des armées alliées.
Cette contribution sera établie et perçue dans la forme
des contributions de guerre et donnera lieu, en cas de
non-paiement régulier, aux poursuites et sanctions
propres à l'autorité militaire.
IX
Les troupes allemandes et des États allemands s'étant
livrées en France et en Belgique à des vols, pillages
PENDANT LES NEGOCIATIONS 165
méthodiques, détournement de titres, de cachettes, de
trésor, d'outillage, de mobiliers, de destruction des
arbres, incendies des maisons et autres déprédations ou
violences condamnées par les lois de la guerre et ne
présentant aucune utilité militaire, les auteurs de ces
crimes ou délits seront l'objet de poursuites à eux
intentées par les autorités militaires alliées. A cet effet,
lesdites autorités exercent, dès la signature des pré-
sentes, un droit de suite et d'enquête sur lesdits objets,
valeurs, meubles, titres, etc. L'existence de l'un quel-
conque de ces objets étant signalée ou reconnue, don-
nera lieu à une reprise immédiate et à des dommages et
intérêts dont la commune oîi la présence de l'objet est
constatée sera rendue responsable avec amende progres-
sive en cas de non-révélation.
Tout objet, valeur, titres, meubles, machines, ma-
tières premières, cheptel, outillage de ferme, d'usine,
objet d'art, etc., qui ne sera pas retrouvé, sera rem-
placé par un autre identique ou de môme valeur
réquisitionné par les autorités alliées après enquête
dans les divers États allemands.
X
Tous les captifs dits prisonniers civils ou otages, enle-
vés des territoires occupés par les armées allemandes
seront immédiatement rapatriés aux frais de l'Etat cap-
teur dans le heu de leur domicile. Une liste des per-
sonnes enlevées, tant survivantes que décédées, sera
fournie, dans le plus bref délai possible, par l'État cap-
166 LE TRAITE DE PAIX DE 4919
teur aux autorités militaires alliées qui auront recours
sur FÉtat capteur pour telle peine et dommages et inté-
rêts que de droit.
XI
Toutes mesures de ravitaillement par des produits
provenant du dehors dépendront des autorités militaires
alliées. Une organisation complète sera établie par leurs
soins sur toute la surface des territoires allemands pour
veiller au contrôle et à la répartition. Les substances
alimentaires existant dans les dépôts publics et privés
allemands seront soumises au même contrôle et aux
mêmes conditions de répartition.
Par suite de la pénurie des moyens de transport
résultant de la guerre sous-marine, la flotte marchande
allemande, soit qu'elle appartienne à l'État, soit qu'elle
appartienne à des compagnies ou aux particuliers, est
d'ores et déjà réquisitionnée. Elle passera, dans son état
actuel et sous les peines et sanctions prévues à l'ar-
ticle IV, entre les mains des autorités militaires alliées.
Cette remise donnera lieu à un inventaire qui sera
immédiatement établi avec les fonctionnaires ou pro-
priétaires dûment qualifiés.
Note annexe.
3 novembre 1918.
Dans la note remise le 1" novembre, il y a deux
points sur lesquels je crois devoir revenir :
Premier point. — Le recul des ^armées prussiennes
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 167
porté jusqu'à l'Elbe, Voici la principale raison : si le
recul s'arrête à la rive droite du Rhin, on peut repro-
cher à l'armistice de représenter surtout une revendi-
cation française. S'il est porté jusqu'à la rive droite de
l'Elbe (outre quïl nous assure pendant la période d'oc-
cupation les embonehures de ce fleuve dont on connaît
l'importance), il pose la question au point de vue ewro-
féen, c'est-à-dire qu'il met sur le tapis le remaniement
profond de la puissance allemande qui, d'un commua
accord, doit être arrachée définitivement à l'hégémonie
prussienne.
Deuxième point, — Le traitement différent appliqué
aux armées prussiennes et aux autres armées alle-
mandes. Il s'agit, dans ma pensée, de développer, entre
les divers États de l'Allemagne et la Prusse, un anta-
gonisme déjà existant chez les éléments militaires et
qui ne peut avoir une véritable portée que là.
OBSERVATIONS COMPLÉMENTAIRES
EN VUE DE L'ARMISTICE
Le matériel. — La guerre ayant été surtout matérielle
et les possibilités d'une guerre future dépendant du ma-
tériel, les exigences de l'armistice doivent viser en par-
ticulier le matériel.
Si on s'attache à une méthode de eontraînte morale,
il est à craindre qpie Ton ne soulève des objections chei
certains de nos alliés et des résistances plus ou moins
justifiées de la pai-t de nos adversaires.
168 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Nos ennemis ont, d"ailleurs, montré l'exemple ; ils ont
délibérément détruit nos mines, anéanti notre force
productive, volé nos biens mobiliers, rendu inutilisables
nos immeubles. En agissant ainsi, ils pensaient sur-
tout (comme ils l'ont déclaré cent fois) à l'après-guerre.
L'après-guerre doit être de même notre continuel
souci; car, je ne doute pas (comme j'essaierai de le dé-
montrer dans une autre partie de ces notes) que, dans la
négociation actuelle, nos ennemis travaillent principa-
lement à conserver les forces nécessaires pour reprendre
la lutte dans un temps plus ou moins éloigné.
Mais, pour reprendre la guerre, il faudra des moyens
matériels. Si nous mettons la main sur le matériel de
guerre présent et futur de l'ennemi, nous aurons déjoué
ses plans.
C'est pourquoi l'armistice doit exiger, comme gage
immédiat, la livraison des usines de guerre, des che-
mins de fer, des mines et de toutes les constructions et
ateliers pouvant servir à une nouvelle guerre, selon le
principe napoléonien que l'armistice doit mettre celui
qui le demande dans l'impossibilité de rouvrir les hos-
tilités.
De V occupation. — Cette méthode nous conduit né-
cessairement à la nécessité d'une occupation pro-
longée.
L'occupation des territoires ennemis est la consécra-
tion classique de la victoire. Les Allemands en ont usé
à la fin de la guerre de 1870. Us ont occupé le territoire
français jusqu'au complet paiement de l'indemnité de
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 169
guerre. L'Allemagne doit donc s'attendre à une telle
exigence, et elle s'inclinera. Mais l'occupation est aussi
un procédé d'établissement qui, quoique transitoire,
peut conduire à des résultats plus durables.
J'examinerai, dans une autre partie de ces observa-
tions, la question de l'occupation soit de l'Allemagne
proprement dite, soit des territoires de la rive gauche
du Rhin. Mais, en ce moment, puisqu'il s'agit du maté-
riel, il est utile de faire remarquer que l'occupation des
mines, chemins de fer, usines d'armes et de ravitaille-
ment, etc., donne une emprise sur des populations dont
le sort est à régler. L'Allemand s'habituera à travailler
pour ceux qui le nourriront et les Alliés auront ainsi un
moyen de lui faire connaître la supériorité incontestable
de leur civilisation et de leur esprit de justice. L'occu-
pation sera un puissant moyen de propagande pour la
liberté.
Mais l'occupation présente un grave inconvénient :
elle arrache le soldat de l'Entente à son foyer, alors
qu'il n'aspire plus qu'à y revenir. Tout en admettant
que certains procédés de démobilisation et de permis-
sions par roulement rendraient cette charge moins
lourde, nous devons ajouter qu'il y a un moyen de la
rendre supportable : ce serait de faire payer, par les
pays occupés, une indemnité personnelle à chaque offi-
cier et soldat faisant partie des corps chargés de l'occu-
pation. Cette indemnité individuelle serait, bien en-
tendu, à la charge de l'ennemi.
L'occupation sera, d'ailleurs, pour lui, un grand
bienfait : c'est un point sur lequel il convient d'insister.
470 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
En effet, les événements qui se précipitent en Alle-
magne et. plus rapidement, en Autriche-Hongrie, per-
mettent d'entrevoir, à bref délai, ime révolution, une
jacquerie, une Commune. Après la guerre de iSlù-li,
nous avons eu la Commune et Bismarck s'en est réjoui.
Si nous occupons, maintenant, Vienne, Berlin et les
grandes villes des deux empires, il y a bien des chances
pour que nous les mettions à l'abri de la révolution.
Des forces occupantes sont capables de maintenir
l'ordre, ce que ne peuvent pas faire des forces inté-
rieures battues ; celles-ci, au contraire, mettraient pro-
bablement la crosse en l'air et se trouveraient du côté de
l'émeute. L'exemple des bolchevistes est éloquent. Une
armée d'occupation américaine en Autriche serait cer-
tainement une garantie de l'ordre, et c'est pourquoi
Andrassy se tourne vers le président Wilson et crie :
« Au secours, tout de suite ! »
L'occupation peut donc être envisagée comme une
mesure de salut pour les peuples qui la subissent : il est
donc juste qu'ils en paient les frais et qu'ils en accep-
tent les conséquences.
Les mesures d'occupation doivent être stipulées dans
l'armistice abordant non pas les questions de droit,
mais les questions de sécurité, il doit disposer de ce
moyen d'action décisif; il n'en serait pas de môme de la
paix, si l'armistice n'y avait pas eu recours.
Comme la question du « ravitaillement » des pays
occupés se pose immédiatement après la conclusion de
l'armistice, les peuples de l'Entente disposent aussi,
par là, d'un autre moyen d'aciion très puissaiat qui
PENDANT LES NEGOCIATIONS 171
justifiera une occupation prolongée. Je renvoie, sur
ce point, à la première note relative à la question de
Farmistice.
Signataires de l'armistice. — Je crois devoir revenir ra-
pidement sur cette question pour ajouter quelques indi-
cations à celles qui ont été exposées dans cette même
note préliminaire.
Signerons-nous Tarmistice avec les représentants de
l'empereur Guillaume ou de l'empereur d'Autriche, ou
bien exigerons-nous la signature des mandataires de
chacun des gouvernements existant en Allemagne, en
Autriche, etc.?
J'ai écarté résolument la première procédure. Max
de Bade et Andrassy n'ont qu'un but en se mettant en
avant : sauver la forme unitaire de leurs empires res-
pectifs. Au fond, ils entendent garder à leurs pays (après
une mauvaise passe qu'il s'agit de franchir) les moyens
de rétablir, un jour ou l'autre, leur puissance et surtout
leur puissance militaire.
Constituer une république en Allemagne n'est pas une
garantie, si cette république est unifiée. Les républi-
ques savent suivre une politique et savent se battre.
Il importe, au plus haut point, de briser, dès mainte-
nant, le pacte bismarckien et, pour cela, il faut dénier à
l'empereur, — quel que soit le personnel dont il s'en-
toure et quelles que soient les réformes qu'il proclame,
— le droit de faire la paix au nom de toute l'Allemagne;
de même, pour l'empereur Charles en ce qui concerne
les peuples d'ores et déjà séparés de son ex-empire.
172 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
On dit qu'il est sage de garder devant soi une force
constituée pour assurer l'exécution des conditions de la
paix. L'anarchie en Allemagne serait, dit-on, pour la
paix future, le pire des maux. C'est vrai. Mais les popu-
lations allemandes sont les premières à renier, en ce
moment du moins, l'empire militariste qui les a préci-
pitées dans la catastrophe. Elles restent attachées, au
contraire, aux anciennes formes de gouvernement par-
ticularistes. La période de quarante-cinq années qui
vient de s'écouler n'a laissé que des « amertumes » au
cœur des peuples de l'Allemagne du Sud : c'est l'expres-
sion dont vient de se servir M. Dandel, président du
Conseil des ministres bavarois.
Si nous faisons appel à un sentiment et si nous consa-
crons tout de suite le fédéralisme allemand en ressusci-
tant des intérêts antagonistes, l'Allemagne restera
divisée, comme il est de sa nature ethnique et géogra-
phique. Si, au contraire, nous l'agglomérons, dans sa
défaite, autour de l'empire ou d'une république unifiée,
la Mittel Eurdpa sera fondée de nos propres mains et
Guillaume II, quoique battu, sera un jour proclamé son
fondateur.
C'est le plus grand péril que puisse courir le monde
et la paix future. Il faut y pourvoir dès maintenant, dès
la signature de l'armistice. Nous devons écarter l'empe-
reur d'Allemagne et ne traiter qu'avec les Etats particu-
liers existant à la veille de la proclamation de l'empire
à Versailles, en 1871,
1" novembre 1918.
CHAPITRE II
APRES LA SIGNATURE DE L'ARMISTICE
EN VUE DES NÉGOCIATIONS DE LA PAIX
Note remise au Grand Quartier gêné
rai le 11 novembre 1918, et ultérieure-
ment au ministre des Affaires étran-
gères, M. S. Pichon.
PREMIER MEMOIRE
DE LA FUTURE FRONTIERE
Préliminaire. — Toute la question est de savoir si
nous faisons une paix de revanche, c'est-à-dire une
« petite paix », ou une paix d'organisation européenne,
c'est-à-dire une « grande paix » .
L'Europe et le monde seront bientôt contre nous si
nous faisons une « petite paix » . Ils nous suivront, et
surtout les peuples nous suivront, si nous faisons une
« grande paix » .
174 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
A. — Considérations générales.
Par suite de l'anéantissement de la Russie, l'ancien
équilibre de l'Europe est détruit. Par suite de la fail-
lite du militarisme prussien, l'Europe de la conception
bismarckienne est détruite.
11 faut faire du nouveau, et du nouveau qui ne soit ni
du militarisme à la Bismarck, ni du bolchevisme à la
Lénine. Pour cela, il faut une situation militaire forte,
un grand esprit de mesure et une confiance dans les peu-
ples se manifestant par un démocratisme non suspect
d'anarchisme.
La base de la future constitution européenne repose
donc sur une combinaison entre les peuples qui possè-
dent ces différentes qualités. L'histoire de l'Europe ne
se fera pas toute seule, et les peuples expérimentés peu-
vent seuls y mettre la main.
Donc, avant toute négociation de paix, il faut obtenir,
sur ces directives générales, un accord établi entre les
puissances de l'Europe compétentes, raisonnables et in-
téressées au bon ordre européen.
Pour le moment, la Russie est hors de cause, l'Alle-
magne et l'Autriche-Hongrie sont en cause; l'Italie,
tout en ayant un rôle très important à jouer, a assez à
faire de dégager les solutions autrichienne et adria-
tique qui la touchent particuhèrement ; les neutres ne
doivent pas être perdus de vue, car une entente des
neutres avec nos ennemis pourrait avoir les censé-
I
PENDANT LES NEGOCIATIONS 175
quences les plus graves sur le bon ordre futur du
monde, mais leur heure n'est pas encore venue.
De l'accord entre les puissances européennes. — C'est en
jetant les bases de cette entente au point de vue des
questions européennes et au point de vue des questions
coloniales, au point de vue économique comme au point
de vue politique, que nous obtiendrons toutes les sû-
retés de puissance et d'harmonie pouvant assurer la paix.
Quoique l'on me reproche d'abuser des précédents
historiques (il est plus facile de les ignorer que de les
omettre), je citerai le mot de Talleyrand à la veille du
Congrès de Vienne : « La France n6 doit pas songer à
faire ce que l'on appelle des alliances; elle doit être bien
avec tout le monde, mais mieux avec quelques puis-
sances... Ce sont les progrès de la civilisation qui feront
désormais nos liens de parenté : nous devons donc
chercher à nous rapprocher davantage des gouverne-
ments oii la civilisation est pliis avancée; c'est là que sont
nos vraies ambassades de famille. »
L'ne entente avec l'Angleterre et avec la Belgique sur
les questions intéressant directement ces trois puis-
sances, est donc indispensable. Elle présenterait, en
outre, l'avantage de peser par le poids d'ime chose faite
sur les délibérations du groupe des Alhés dans son
ensemble et, en particulier, de faire mieux connaître au
gouvernement des États-Unis certains problèmes qui,
jusqu'ici, ne l'ont pas intéressé directement.
De fenlente avec les États-Unis. — Ce n'est pas, en
476 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
effet, que cette entente préliminaire à trois doive tendre
le moins du monde à nous dérober à l'intervention amé-
ricaine. L'Europe démocratique, en effet, et la France,
en particulier, ont le plus grand intérêt (outre les rai-
sons d'immense gratitude) à faire la part très large à
l'Amérique dans les délibérations de la paix : l'Amé-
rique représentera à la fois une pondération, un idéal
et, le cas échéant, un arbitrage. En plus, les puissances
de l'Europe ne pourront, de longtemps, vivre et pros-
pérer sans le concours américain. Il y aurait un danger
bien plus grave que celui de mécontenter les neutres,
ce serait de mécontenter les Etats-Unis, le neutre actif
s'il en fut, l'ami des mauvais jours et le principal repré-
sentant du principe démocratique qui doit être celui des
puissances.
La France, en particulier, pour la reconstitution du
sol national, pour le relèvement de ses forces écono-
miques, pour la mise en valeur de ses richesses natio-
nales et de son domaine colonial, pour le maintien et le
développement de son crédit, a besoin de la grande
république-sœur. Tout les rapproche. La France et les
États-Unis doivent marcher la main dans la main et,
dans les difficultés inévitables, il est intéressant que
l'ami puissant et ancien que sont les Etats-Unis soit pré-
venu en notre faveur.
Il n'en reste pas moins que les questions européennes
intéressent plus spécialement les puissances euro-
péennes et qu'elles demandent à être traitées d'abord
par accord entre elles ; car, sans cet accord, on n'abou.
tira à rien; les fruits de la victoire ne pourront
PENDANT LES NEGOCIATIONS 177
être cueillis dès maintenant, et, dans l'avenir, ils s'of-
friront à nos ennemis toujours prêts à profiter de nos
divisions.
B. — Les trois phases de la Paix.
Selon l'ordre méthodique précédemment indiqué, il
pourrait y avoir trois phases dans la grande affaire de la
paix :
1" La phase de l'armistice ; c'est-à-dire du désarme-
ment et de l'occupation ;
2° La phase de l'accord entre les puissances de l'En-
tente et de l'acceptation de cet accord par les puissances
germaniques ;
3" La phase de la sanction générale par le congrès
de la paix.
1" Retour sur Varmistice. — Depuis le mois de novem-
bre 1916 [article de la Revue des Deux Mondes sur les Pro-
blèmes de la paix (1)], nous n'avons cessé d'insister sur
l'importance de l'armistice et nous avons établi que la
paix future serait en fonction des conditions de l'armis-
tice. Si ce point de vue a été pris en suffisante considé-
ration, les conditions de l'armistice ont été mûrement
étudiées d'avance et celles qui ont été imposées à l'en-
nemi doivent contenir, à l'état embryonnaire, toute la
paix.
La paix germanique n'est pas sur le Rhin, elle est sur
(1) Voir ci-dessus, p. 59.
'12
178 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
VElbe, — je veux dire dans roccupation de la rive droite
de l'Elbe. Par cette occupation, on tient l'Allemagne et
la Prusse ; par une occupation plus restreinte, on reçoit
des gages, mais on ne saisit pas la paix.
Les gages que l'on reçoit par l'occupation du Rhin
sont-ils suffisants? Matériellement, oui; politiquement,
non. En effet, le sort du Rhin dépend du sort de l'Al-
lemagne, mais le sort de l'Allemagne ne dépend pas du
sort du Rhin. Tout le débat se résume en ces deux
phrases.
Si vous voulez avoir le Rhin, ayez l'Allemagne, c'est
par là qu'il faut commencer et c'est à ce point de vue
qu'un accord entre les puissances européennes est
d'abord indispensable.
On a limité jusqu'ici, à l'excès, le résultat de la pré-
sente guerre au point de vue de la France à la restitu-
tion de l'Alsace-Lorraine. Amis et ennemis ont ainsi
répandu la légende de la o guerre de revanche » .
La France n'a pas fait une guerre de revanche, mais
une guerre de salut pour elle et pour tous, une guerre
défensive contre l'agression de l'Allemagne. Son but
unique est de rendre impossible à l'avenir une telle
agression.
L'agression s'est produite non pas seulement en août
1914, mais depuis un demi-siècle, tous les jours, de la
part de l'Empire militaire bismarckien, menaçant non
seulement la France mais le monde, de son hégé-
monie.
Si l'Empire militariste allemand prolonge son exis-
tence, la même cause produira les mêmes effets. Et
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 479
l^'Europe et le monde resteront sous la menace perma-
lente de cette même agression.
L'Allemagne, qui n'a pas souffert de la guerre sur
i,son territoire, l'Allemagne qui est prête à l'après-
juerre, reprendra, sous un gouvernement unique, son
Han économique et ses ambitions démesurées. A peine
jes articles de l'armistice acceptés, elle s'ingéniera à
regagner le terrain perdu, tandis que nous en serons
mcore à panser nos plaies. Dans dix ans, une Alle-
lagne, — revenue peut-être à la légende impériale, — =
recommencera à peser sur les destinées de l'Europe,
lusques et y compris la guerre. D'Iéna à l'invasion
le 1814, il y a sept ans; du retour de l'île d'Elbe à
'aterloo, il y a quelques mois : telles sont les leçons
le l'histoire!
Il faut donc détruire l'Empire bismarckien pour avoir
me paix stratégique solide, et il faut une situation stra-
tégique très forte pour pouvoir s'opposer à la restaura-
tion de l'Empire bismarckien : les deux questions sont
liées.
2° Conditions stratégiques d'une grande paix. — J'exa-
minerai, d'abord, la question stratégique par accord
entre les puissances de l'Entente; mais je prie qu'on ne
perde pas de vue que ce règlement dépend du sort qui
sera celui de la Germanie dans son ensemble. J'étudie-
rai donc, tout de suite après, le sort futur de la Ger-
manie en tant qu'elle doit être dorénavant articulée à
l'Europe et à la paix.
Les garanties stratégiques exigées par l'Entente au
480 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
futur règlement de la paix dépendent, je l'ai dit, de
l'accord qui pourra s'établir entre les trois puissances
particulièrement intéressées : la France, l'Angleterre et
la Belgique. Cet accord est-il intervenu, est-il préparé,
peut-il être rapidement obtenu?... En tout cas, sous
peine de prochaines et graves complications, il est
indispensable.
Il est indispensable parce qu'il s'agit, en première
ligne, de la question du Rhin.
Divisons cette question et examinons séparément ses
divers points.
C. — La Frontière d' Alsace-Lorraine.
La victoire et les termes mêmes de l'armistice don-
nent à la France toute satisfaction au sujet de la ques-
tion d'Alsace-Lorraine. Malgré les termes un peu
évasifs des XIV articles du président Wilson et malgré
la thèse de la consultation des peuples et du plébiscite,
telles qu'elles ont été échafaudées par certains partis
pohtiques, il ne semble pas que la pure et simple resti-
tution puisse faire difficulté.
Il y a, cependant, à prendre garde aux termes dans
lesquels sera consacrée cette restitution. 11 faut veiller
à ce qu'ils n'impliquent pas que ce retour est une satis-
faction suffisante et unique donnée à la France; il
faut éviter également qu'on ne puisse reconnaître, dans
ses termes, une reconnaissance quelconque d'un droit
légitime exercé par l'Allemagne depuis 1871 sur les
PENDANT LES NEGOCIATIONS 181
deux provinces arrachées de vive force à la France.
« L'Allemagne » est-elle en droit de stipuler au su-
jet des sûretés qu'elle réclamera sans aucun doute,
pour les sujets allemands d'Alsace-Lorraine? « L'Alle-
magne » aura-t-elle un droit de vue quelconque en
Alsace-Lorraine sous un prétexte quelconque, religion,
biens, établissements, canaux, voies ferrées, navigation
du Rhin, etc.? Tout est à examiner de très près. Je
pense, quant à moi, que la formule ne doit être contrac-
tuelle que dans cette forme : « L'article... du traité de
Francfort est aboli avec toutes ses conséquences. »
La question de l'Alsace-Lorraine au point de vue de
ses conditions juridiques, constitutionnelles, concorda-
taires, etc., donnera lieu à une étude qu'il vaut mieux
réserver à une commission de jurisconsultes.
Nous n'avons à examiner ici la clause de retour qu'en
ce qui concerne la position territoriale de la question et
par conséquent, la frontière et les considérations straté-
giques.
La clause de retour s'applique à la frontière telle
qu'elle existait en 1871. Cette frontière est-elle celle
qui doit être adoptée à la conclusion de la prochaine
paix?
Origines de la frontière actuelle. — La question ainsi
posée touche à l'ensemble du statut européen. En 1871,
la frontière était celle de 1815. Elle avait été constituée
au moment où le congrès, à la suite de longues négo-
ciations, attribuait la plus grande partie des territoires
de la rive gauche du Rhin à la Prusse. Elle résultait du
182 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
parti pris des puissances daffaiblir la situation straté-
gique de la France.
La frontière de 1815 n'était, en somme, qu'un tracé
péjoratif non seulement de la frontière napoléonienne,
mais de la frontière de 1798 qui, selon les aspirations
de la politique française et selon les conditions géogra-
phiques et ethnographiques, faisait du Rhin la frontière
naturelle entre la Gaule-France et l'Allemagne.
Il est de toute impossibilité de présenter ici un exposé
historique de la question du Rhin. Cependant, on
croit nécessaire de rappeler, qu'avant les événements de
1814-1815, la rive gauche du Rhin n'était pas allemande
NI SURTOUT PRUSSIENNE.
La rive gauche du Rhin était possédée par de petits
États, soit ecclésiastiques soit laïques, faisant partie de
la Confédération du Rhin, elle-même placée, depuis le
règne de Louis XIV, sous la protection du roi de
France. Ces territoires, rattachés traditionnellement au
« Saint-Empire Romain » (qui, comme son nom l'in-
dique, n'était pas exclusivement germanique), ne se
trouvaient pas plus allemands que la Franche-Comté,
la Belgique et bien d'autres États que couvraient la for-
mule extrêmement élastique de « l'Empire » . A propre-
ment parler, ils étaient entre Allemagne et France et nos
rois eurent, sur eux, surtout dans les derniers siècles,
nne action plus directe et plus effective que les empe-
reurs.
C'est parce que ces territoires ont été attribués en
grande partie à la Prusse en 1815 qu'ils ont pris un
caractère plus spécialement allemands. Or, ils ont été
PENDANT LES NEGOCIATIONS 483
attribués à ce royaume à titre de précaution stratégique
contre la France : cela résulte formellement des négo-
ciations des traités de Vienne; et si les droits de la
Prusse sont périmés, ayant leur origine dans un parti
pris d'agression contre la France, la question de la rive
gauche du Rhin se trouve normalement ouverte.
Ceci dit très rapidement sur la question de droit et
pour en venir immédiatement à la question de fait :
quelle doit être la conception qui présidera à la forma-
tion de la nouvelle frontière d'Alsace-Lorraine?
La Prusse sétant rendue coupable, grâce aux avan-
tages qui lui avaient été consentis sur la rive gauche du Rhin,
du plus grand attentat contre la justice et contre la paix
du monde qu'ait vu l'histoire de l'Europe, pour la
mettre dans l'impossibilité de renouveler un tel attentat,
il faut lui enlever ces avantages dont elle a si cruelle-
ment mésusé.
Cette politique de la Prusse, contre laquelle il s'agit
de prendre désormais toutes précautions et sécurités,
n'est nullement accidentelle : c'est un fait permanent de
son histoire ; elle était stigmatisée même par les négo-
ciateurs de 1815, quelque temps avant qu'ils en de-
vinssent les complices.
C'est ainsi que Metternich libellait, en 1801, les
instructions confidentielles à lui données par son Empe-
reur : « La Prusse invariablement fidèle à ses vues et à ses
principes, a gagné, dans les dix dernières années, une
prépondérance marquée. Soutenant son rôle en s' affranchis-
sant de tous les devoirs de la morale politique, exploitant les
malheurs des autres pays sans avoir égard ni à ses obliga-
184 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919*
lions ni à ses promesses, forte des nombreuses acquisi-
tions qu'elle a faites on qu'elle va faire encore, la Prusse se
trouve placée, depuis quelques années, au rang des
puissances de premier ordre... (1) »
Cette vue profonde sur le caractère permanent de la
politique agressive de la Prusse, au mépris de toute
autre considération, est traditionnelle dans la diplomatie.
En 1830, un diplomate français, M. Lefèvre, la caracté-
risait de nouveau en ces termes : « Telle quelle est
aujourd'hui, la Prusse est le plus grand obstacle à une
paix durable sur le continent, parce que c'est la puis-
sance la plus mécontente de sa position présente et
qu'elle fera tout pour la changer. Tout est faux en elle,
excepté un sentiment universel, actif, qui domine sa po-
pulation plus encore que son cabinet : cest V impossibilité de
rester ce qu'elle est et Vobligation d'avancer ou de rétro-
grader (2). »
Cette nécessité oii croit se trouver la Prusse d'avancer
ou de rétrograder, sans jamais rester où elle est, se
trouve encore proclamée en termes identiques par le
prince de Bûlow dans son livre récent : V Allemagne
Nouvelle : expansion mondiale ou décadence.
Et c'est en vertu de ce sentiment de sa population et
de ce principe de son gouvernement que la Prusse avait,
en 1815, exigé, sous menace d'une nouvelle guerre,
que le congrès lui attribuât, à défaut du royaume de
Saxe, ces provinces de la rive gauche du Rhin. C'est
(1) Mémoires de Metternich, t. II, p. 8.
(2) Mémoire de Lefebvre, secrétaire d'ambassade, fin 1830. Ar-
chives des Affaires Étrangères de France.
PENDANT LES NEGOCIATIONS 185
ainsi qu'elle s'empara d'une position stratégique incom-
parable, lui donnant toute facilité d'agression contre
la France et d'attentat contre l'indépendance univer-
selle.
D. — La question du Rhin.
Ce sont donc ces facilités et même ces tentations
qu'il faut maintenant lui enlever; et il faut donner,
par contre, des garanties stratégiques à une puissance
assez forte pour refouler, à l'avenir, toute nouvelle
agression de la part de la Prusse.
En effet, ou l'on veut prendre, à l'égard des ambi-
tions prussiennes, des sécurités apparentes, ou on les
veut réelles et efficaces.
Si on se contente des apparences, il suffirait de re-
venir tout simplement à la frontière de 1871 qui, n'étant
que celle de 1815, a permis à la Prusse de battre si faci-
lement la France en 1870 et d'être sous les murs de
Metz en quelques jours.
Si on veut, au contraire, une force réelle, il est né-
cessaire de la mettre aux mains de la seule puissance
qui, depuis des siècles, soutient la lutte contre les ambi-
tions germaniques; car la lutte contre Guillaume II
n'est que la suite de celle qui fut soutenue contre
Charles-Quint et Philippe II. La conquête allemande
ne peut réussir que si la France n'est pas en mesure de
se défendre et de défendre le monde contre les puis-
santes organisations militaires qui se créent infaillible-
ment et traditionnellement dans le sein des peuples
germaniques dès qu'ils ne sont plus contenus.
486 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
La France démocratique n'estpas conquérante. Mais,
si on lui demande d'être, une fois de plus, en Europe,
le soldat du droit et de l'indépendance universelle, il
faut lui en donner les moyens.
i" Les deux tracés stratégiques. — Selon que l'on confie
ou non ce rôle à la France, on se trouve en présence
de deux systèmes de frontières stratégiques : l'un exclu-
sivement français en quelque sorte, et l'autre plutôt
européen, puisque c'est l'Europe qui l'établira pour sa
propre sécurité.
2° Tracé stratégique français ou minimum. — Le tracé
stratégiqueminimum, c'est-à-dire suffisant, à la rigueur,
pour protéger la France contre l'agression éventuelle
de l'Allemagne ou de la Prusse, comporte nécessaire-
ment la réparation de la faute commise par les puis-
sances en 1815 quand, pour obtempérer aux exigences
prussiennes, elles mettaient la France en état d'infério-
rité absolue et voulue.
Il convient donc de rechercher, en écartant le sys-
tème de 1815, un tracé offrant des garanties suffisantes
et tenant compte à la fois des lignes naturelles, des né- ;
cessités stratégiques résultant des progrès de l'armsment et
du développement moderne des moyens de transports et des
mies de communication, et tenant compte aussi des droits
historiques, des origines ethniques de la race et du sen-
timent populaire.
Pour ne considérer, d'abord, que la frontière d'Al-
sace-Lorraine, nous la voyons, en 1870, et par suite
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 187
des tracés de 1815, constituée ainsi qu'il suit : elle se
détachait de la frontière du grand-duché de Luxem-
bourg un peu au nord de Sierck et gagnait le Rhin à
proximité de Lauterbourg, laissant la Sarre, depuis les ap-
proches sud de Sarrebrouck, et Landau à l'Allemagne.
Il est de toute évidence, qu'avec ces limites, la
France ne pourrait pas, dans l'état actuel des choses,
considérer sa sécurité comme assurée : cette frontière
est tournée par le nord et envahie, comme elle le fut
en 1870 et en 1914, dès les premiers jours de la mo-
bilisation (dans l'hypothèse où, rébus sic stantibus, la rive
gauche du Rhin reste à l'Allemagne et a fortiori à la
Prusse). L'histoire militaire ds ces régions démontre
que la France n'est en mesure de se protéger contre
une attaque brusquée de ce côté que si elle possède
les deux massifs montueux qui dominent la région
entre Rhin et Luxembourg, c'est-à-dire le Hardt, le
Hunsriick et les Wald, en tout cas, au minimum, les
lignes de Kaiserslautern.
Nous pensons donc que, vu le progrès moderne des
armements et des moyens de communication, vu la menace
qui, depuis 1815, a pesé sur la France et l'a livrée deux
fois à l'invasion, la frontière offrant une suffisante sécu-
rité stratégique au point de vue spécialement français,
devrait être conforme aux grandes lignes suivantes :
Le tracé reprendrait, au nord de Sierck, le contact
avec la frontière du grand-duché de Luxembourg; à
partir de ce point, il suivrait le cours de la Moselle
jusqu'à Trêves. De Trêves compris, la frontière suivrait
le cours de la Moselle jusqu'à Emkirch, de façon à em-
188 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
brasser toute la ligne des wald (Erwald, Hochwald,
Idarwald); de Emkirch, elle traverserait, à Ob-Soliren,
la voie ferrée du Hunsrûck, descendrait, par la vallée du
Sien, dans la vallée de la Nahe et atteindrait, à Test de
Sobernheim, la frontière de la Bavière Rhénane; elle la
suivrait jusqu'au point oii cette frontière rencontre le
Rhin, au nord de Frankenthal.
Une telle frontière réparerait, dans une certaine me-
sure, la faute commise on 1815 et qui a consisté à
donner à la Prusse un poste d'agression sur la rive
gauche du Rhin.
Nous ajouterons, en nous plaçant toujours au point
de vue stratégique, que les débuts de la guerre de 1914
nous ont révélé un autre point faible de la situation ré-
sultant des traités antérieurs à 1871 ; l'Allemagne avait
usurpé lentement le contrôle des voies ferrées dans le
grand-duché de Luxembourg et, en envahissant ce
petit État neutre et sans défense, elle a tourné les
armées françaises à la fois par Briey et Longwy ; ainsi,
après avoir battu les armées françaises à la grande
bataille des Ardennes, elle put pénétrer sans coup férir,
jusqu'à Reims et au delà.
Il faut que de pareils faits (conséquences voulues de
1815 et de 1839) ne puissent pas se renouveler. Quel
que soit le sort réservé au grand-duché de Luxem-
bourg, il est indispensable que ses voies ferrées soient
placées au point de vue militaire sous le contrôle de la
France.
Nous n'insisterons pas, dans la présente étude, sur
les conditions historiques et ethnog''aphiques qui justi-
PENDANT LES NEGOCIATIONS 189
fient cette nouvelle frontière pour FAlsace-Lorraine.
Disons, en deux mots, que, si la population qui habite
cette région de VEntre-Frmice-et- Allemagne est en grande
partie de langue allemande, elle est d'origine celtique,
que la plus grande partie des territoires englobés par
la délimitation dont il s'agit ou ont appartenu à la
France ou ont été placés sous son influence pendant
des siècles ; que les populations qui les habitent ont été
séparées de la France en 1815 contre le vœu nette-
ment exprimé par elles et qu'elles s'étaient rattachées
spontanément à la France républicaine. Ces divers
points de vue seront étudiés dans des mémoires spé-
ciaux, et nous nous bornerons à conclure que dans
l'état actuel des choses, il ne peut y avoir de sécurité
pour la France, après le retour de l'Alsace-Lorraine,
qu'en la constitution d'une frontière embrassant les
massifs montueux qui dominent cette région et corri-
geant, dans une certaine mesure du moins, le système
d'agression au profit de la Prusse, établi par les traités
de 1815.
3° La frontière « européenne » : Rive gauche du Rhin.
— La frontière dont nous venons d'exposer un tracé
approximatif vise uniquement la défense de la France :
mais nous avons à envisager, maintenant, un autre
point de vue : à savoir le cas où la France recevrait
une sorte de mandat de l'Europe pour sauvegarder,
contre les ambitions allemandes, la paix du monde et
l'indépendance universelle. Dans ce cas, les choses
changent d'aspect.
490 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
L'Allemagne n"a pas porté son agression uniquement
contre la France, mais aussi contre la Belgique neutre,
et indirectement contre l'Angleterre, en visant les ports
belges et français de la mer du Nord et de la Manche.
Pour entreprendre cette offensive, elle avait adopté
comme tête de pont et comme base d'opération, les ter-
ritoires que les traités de 1813 avaient attribués à la
Prusse. En fait, la possession de ces territoires a été,
pour elle, une perpétuelle tentation, une obsession
d'agrandissement tant en Allemagne que hors d'Alle-
magne. Depuis qu'elle les a obtenus, elle n'a travaillé,
en Allemagne, qu'à réunir ses possessions séparées :
d'où les événements de 1866 et de 1870; hors d'Alle-
magne, elle n'a cherché qu'à développer ses établisse-
ments usurpés : d'où la guerre de 1870 avec la con-
quête d'Alsace-Lorraine et la guerre de 1914 avec
l'invasion de la Belgique, du Luxembourg, etc.
La question des possessions prussiennes et alle-
mandes sur la rive gauche du Rhin se pose donc comme
la question même de la paix européenne. D'ailleurs, ne se
poserait-elle pas à ce point de vue, qu'elle se poserait
à d'autres points de vue encore.
Tout d'abord, comme il vient d'être dit, en ce qui
concerne la sécurité de la Belgique.
La Belgique sait, maintenant, que la frontière qui lui
a été attribuée en 1815 et en 1839, la protège très
insuffisamment. Elle avait pensé que, le cas échéant,
elle abriterait son existence nationale dans la place-re-
fuge d'Anvers : mais cette conception stratégique s'est
montrée insuffisante; elle était condamnée d'avance :
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 191
car les forteresses ne se défendent que si elles sont en
relation avec un vaste territoire permettant la ma-
nœuvre des armées : elles sont des points d'appui, non
des refuges.
La défense de la Belgique n'est pas à Anvers. La Bel-
gique déclare hautement qu'elle a besoin, pour être
protégée efficacement, d'un territoire plus étendu.
En tenant compte des droits historiques et des situa-
tions acquises, elle demande un glacis en avant de la
ligne de la Meuse. Ce glacis pourrait être constitué ainsi
qu'il suit : 1" au sud, le grand-duché de Luxembourg;
2" au nord, la poche méridionale du Limbourg; et, re-
joignant ces deux acquisitions naturelles, une bande de
territoire couvrant Aix-la-Chapelle, englobant le camp
d'Elsenborn et la plupart des voies ferrées stratégiques
de l'Eifel, construites par l'Allemagne pour servir de
voies de pénétration en Belgique.
Le tracé de la nouvelle frontière belge serait approxi-
mativement celui-ci : partant de la frontière du Luxem-
bourg au nord de Trêves, à Ehrang, elle suivrait la voie
ferrée qui remonte le cours de la Kill et atteindrait
Call; de Call elle gagnerait par Duttehng, le cours de la
Roer dont elle suivrait la rive gauche jusqu'à son con-
fluent avec la Meuse, laissant Aix-la-Chapelle et Maës-
tricht à la Belgique.
Comme on le voit, la question du Limbourg est posée.
Or, cette province appartient à la Hollande. Ainsi se
trouve soulevée une grave difficulté internationale.
Une difficulté non moindre résulte, d'ailleurs, d'une
autre revendication non moins légitime de la Belgique :
192 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
la Belgique demande le règlement, à son profit, du
débat engagé entre elle et la Hollande au sujet de la
navigation sur le bras de mer qui se confond avec les
embouchures de l'Escaut et forme l'entrée du port
d'Anvers.
Ces deux problèmes, celui du Limbourg et celui
d'Anvers-Flessingue, ne peuvent être résolus^que si la
Hollande reçoit, d'autre part, des satisfactions et des
compensations équitables; et il semble naturel de les
lui attribuer vers la Frise et la Gueldre, c'est-à-dire par
le retour des populations hollandaises, englobées actuel-
lement dans l'Empire d'Allemagne.
Voici donc le débat qui s'élargit. De toute évidence,
l'Allemagne conquérante ne peut garder les limites
qu'elle s'est attribuée par la force au détriment de ses
voisins.
Des revendications non moins légitimes se produisent
de toutes parts : celles des peuples du Hanovre, celles
des populations danoises du Slesvig, etc.
Mais, surtout, la dislocation territoriale de l'Empire
allemand résulte nécessairement de la décision prise
par les puissances de créer une Pologne unifiée ayant
accès à la mer par Dantzig.
Ajoutons, enfin, que cette dislocation se fait d'elle-
même et qu'elle est la suite inévitable de l'état de déli-
quescence où se trouve l'Empire d'Allemagne par suite
des troubles qui viennent d'éclater dans le duché de
Brunswick, à Hambourg, à Francfort, en Bavière, dans
le Wurtemberg, en Saxe, etc.
Nous examinerons à part cette situation si grave de
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 193
l'Allemagne ; mais, nous en tenant, pour l'instant, aux
considérations stratégiques, nous constatons, simple-
ment, que, cette dislocation se produisant nécessaire-
ment et même spontanément, il est nécessaire, pour la
sécurité de la Belgique, pour la sécurité de l'Europe,
que des mesures internationales soient prises en ce qui
concerne les territoires de la rive gauche du Rhin.
La France ayant sa frontière protégée par le tracé
n° 1 (ce qui est le minimum à quoi elle puisse pré-
tendre), la Belgique revendiquant le glacis qui protège
la Meuse, depuis le Luxembourg jusqu'au cours de la
Roër, il reste un triangle entre le bassin de la Moselle
et le cours de l'Ahr dont le sort n'a pas été déterminé.
C'est précisément ici qu'interviendrait le principe de
la sécurité européenne tel que nous l'avons exposé ci-
dessus.
La Belgique obtiendrait le glacis qui lui est indispen-
sable, mais serait-elle de taille à le défendre seule?
D'autre part, serait-il sage de laisser à l'Allemagne,
par la possession du triangle dont il s'agit, un contre-
glacis, une autre tête de pont sur la rive gauche du Rhin,
sensiblement diminuée il est vrai, mais qui ne lui per-
mettrait pas moins d'enfoncer un coin entre la défense
française et la défense belge dans cette région?
Cette région de l'Eifel est précisément celle qui a
permis à l'Allemagne de pousser aussi loin que possible
son immense complot stratégique d'août 1914. 11 faut,
de toute nécessité, le lui enlever. C'est ainsi seulement
que nous obtiendrons cette véritable sécurité visée par
le président Wilson et c'est ainsi seulement que la
13
494 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
faute des traités de 1815 serait réellement réparée. La
France rentrant dans ses limites naturelles, — celles
de la géographie et de la Révolution, — les choses
seraient remises à l'état antérieur au développement
de la puissance prussienne.
En effet, contre les retours de cette ambition, une
seule puissance est de force à lutter, c'est la France ; si
Ton veut que la France soit le soldat du droit au nom de
l'Europe et du monde, il faut, encore une fois, lui en
donner le moyen ; et ce moyen c'est la séparation par le
Rhin.
Pour les raisons qui viennent d'être dites, nous arri-
verions à constituer, ainsi qu'il suit, le tracé de la véri-
table frontière européenne de ce côté :
4" Tracé de la frontière nécessaire pour la sécurité euro-
péenne : le Rhin. — La frontière française suivrait le
cours du Rhin jusqu'à l'Ahr. Elle suivrait le cours de
l'Ahr jusqu'à Hillesheim. De là, elle suivrait le cours
de la Kyll jusqu'à Erdorf et de là, par Bittburg et la
vallée de la Nims, rejoindrait la frontière actuelle du
grand-duché de Luxembourg.
Il serait bien entendu que le contrôle militaire des
voies ferrées sus-mentionnées ainsi que de celles du
grand-duché de Luxembourg serait réservé à la France.
Cette frontière serait la plus facile à tracer et la plus
simple de toutes, parce qu'elle suivrait les données
naturelles. Elle assurerait à la France l'appui de la Bel-
gique et à la Belgique l'appui de la France.
Il sera démontré, dans un mémoire ultérieur, que
PENDANT LES NEGOCIATIONS 195
cette délimitation, qui n'est, en somme, que la correc-
tion des fautes de 1815, ne porte pas une atteinte pro-
fonde aux sentiments et aux intérêts des populations.
J^ N'appartenant à l'Empire allemand que depuis quarante-
5inq ans, détachés de la France depuis un siècle, elles
)nt gardé le code civil français, des traditions fran-
çaises, des mœurs françaises. L'Empire bismarckien
s'étant détruit lui-même par la logique de sa constitu-
tion et de son principe militariste, ces territoires entre
France et Allemagne re^rendroni possession d'eux-mêmes
et leurs populations s'abriteront bientôt spontanément,
comme elles l'ont fait en 1792, à l'ombre des libertés
françaises.
Résumons.
— La paix prochaine doit aboHr les traités de 1815
entant qu'ils amenaient la Prusse sur la rive gauche da
Rhin, créaient, contre la France et la Belgique, une
frontière stratégique les livrant aux agressions de l'Al-
lemagne prussienne.
— Le retour de l'Alsace-Lorraine à la France doit
être consacré par un tracé de frontière permettant de
défendre réellement ce territoire : c'est la frontière
embrassant le Hundruck.
— Mais si la Belgique et la France sont considérées
comme les soldats du droit sur le Rhin, la véritable
frontière, la frontière européenne, c'est la frontière
naturelle, ethnique, historique de l'ancienne Gaule : le
Rhin.
DEUXIEME MÉMOIRE
DU SORT DE L'ALLEMAGNE UNIFIÉE
Note remise au Grand Quartier Géné-
ral, le 11 novembre 1918, et, ultérieu-
rement, au ministre des Affaires étran-
gères, M. S. Pichon.
Nous avons indiqué, à diverses reprises, dans le mé-
moire précédent, que la sécurité européenne des terri-
toires du Rhin dépendaient surtout de la destinée
réservée à l'unité allemande telle que l'a conçue et
réalisée l'Empire bismarckien.
Il faut reprendre, maintenant, cette question dans son
ensemble, et surtout dans les conditions où elle se pré-
sente depuis la déliquescence spontanée (et que nous
avons prédite) de l'Empire bismarckien, en tenant
compte aussi des faits nouveaux qui se déroulent au
jour le jour.
A. — De l'unité allemande selon les principes
bismarckiens.
De la dernière note du chancelier Max de Bade et d'une
quantité de manifestations transmises, non sans inten-
tion, par les radios allemands, il résulterait que l'Aile-
PENDANT LES NEGOCIATIONS 197
magne démocratique ou socialo-démocratique qui vient
de s'emparer du pouvoir continue la politique impé-
riale, du moins en ce qui concerne le principe de l'unité.
L'Allemagne, en pleine défaite et en apparente décom-
position, travaillerait encore à s'annexer les populations
allemandes de l'Autriche; les troupes bavaroises
auraient môme envahi le territoire autrichien occupé
par ces populations.
Par contre, on annonce que la Bavière demanderait
une paix séparée et que les populations allemandes de
l'Autriche ne tiennent nullement à se fondre dans la
Germanie du Nord. Un prochain avenir fera la lumière.
Je dirai cependant que ces rapides évolutions, dans
leur caractère trouble et confus, me paraissent des plus
suspectes. Mon impression est qu'il y a concert entre
Guillaume II, Max de Bade, Ebert et consorts, pour sau-
ver V unité allemande à tout prix, et même les chances de
la dynastie. Les signataires de l'armistice sont des per-
sonnages de troisième rang que l'on jettera par-dessus
bord, l'heure venue.
Ce que l'on veut, c'est amener les puissances de l'En-
tente devant le « tapis vert », profiter de certains anta-
gonismes que l'on suppose, rentrer ainsi dans le jeu
européen et reconstituer l'Allemagne unifiée sous un
masque plus ou moins libéral en la renforçant des Alle-
mands d'Autriche, ce qui serait une large compensation
aux pertes qu'elle subirait d'autre part. Pour arriver à
ce résultat, des sacrifices momentanés sont nécessaires.
On s'y résigne, quels qu'ils soient, dans le présent.
Qu'importe! Ce qui importe, c'est l'avenir.
198 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
Fort heureusement, le système unitaire renforcé qui
fut celui de Bismarck, n'en a pas moins reçu un choc
des plus rudes par suite des événements actuels. Tant
que cette forme de gouvernement eut le caractère et le
succès, l'Allemagne, oubliant ses vieilles traditions par-
ticularistes, s'y attachait fortement. Mais, maintenant
qu'il a échoué, ces traditions reprendront sans doute
leur force et il est possible que des tendances centri-
fuges se produisent de nouveau chez des peuples que la
prospérité et les ambitions communes avaient aggluti-
nés plus encore qu'elles ne les avaient fondus.
De toutes façons, les puissances alliées ont un rôle à
jouer. Il dépend d'elles de signer la paix avec l'Alle-
magne unifiée ou avec les Etats séparés. Si elles n'ont
pas eu cette exigence pour la signature de l'armistice, il
serait extrêmement grave de n'y pas revenir à propos
des négociations et de la conclusion de la paix.
Une Allemagne unifiée a réclamé déjà et réclamera
fatalementavec plus d'obstination dans Tavenir, l'unifica-
tion de tous les Allemands au dedans et au dehors. Si
les négociateurs de la paix ne s'opposent pas à ces des-
seins, ils seront responsables de la création de « la plus
grande Allemagne »; la « Mittel Europa » se ghsserait
parmi les puissances alliées en profitant de leur négli-
gence ou de leur aveuglement : ce serait l'Allemagne
qui aurait gagné la guerre.
Je ne ferai pas ici le procès de l'unité allemande. Si
l'unité allemande s'était faite comme elle avait été voulue
à Francfort, avant l'entrée en scène de Bismarck, nous
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 199
aurions eu une Allemagne à la fois libérale et confé-
dérée qui n'en eût pas été plus malheureuse pour cela,
et avec qui l'Europe eût pu s'arranger. Le retour à cette
Allemagne, selon le vœu des Allemands eux-mêmes, ne
paraît pas chose impossible.
Mais il est nécessaire, de toutes façons, que les États
de l'Allemagne qui prendront place dans la nouvelle
Confédération germanique conservent et même accrois-
sent leur autonomie particulière.
L'idéal, pour la paix du monde, serait une Prusse ré-
duite à sa plus simple expression, avec une Allemagne
composée de six ou huit États, chacun de dix ou vingt
millions d'habitants, n'ayant entre eux d'autres liens
pohtiques qu'une Diète commune disposant d'une auto-
rité extrêmement limitée.
Cette Allemagne se créera probablement d'elle-même.
Les populations du sud ne voudront pas retomber sous
le joug prussien. D'ailleurs, l'Allemagne nouvelle devant
perdre de toutes façons l' Alsace-Lorraine, toutou partie
de la frontière du Rhin, peut-être le Gueldre et la Frise,
le Slesvi^ig danois, la Pologne prussienne avec Dantzig,
peut-être le Hanovre, il devient évident que l'unité alle-
mande à la Bismarck est déjà fortement entamée.
Cette unité ayant fait courir à la paix du monde le
plus grave de tous les dangers, il est important de la
régler et de la modérer selon les nécessités générales de
la paix européenne et mondiale.
Du rôle de V Allemagne en Europe. — Le problème est
le suivant : l'Allemagne fait, en Europe, comme un bar-
200 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
rage qui, rien que par sa forme naturelle, empêche
toute communication entre le sud et le nord, entre l'est
et l'ouest. Si ce barrage joue avec l'ensemble de la vie
européenne, tout est pour le mieux, mais s'il entend
profiter de sa situation centrale pour écraser les autres,
la crise se produit fatalement.
Il s'agit donc d'accommoder cette situation naturelle
de l'Allemagne aux besoins internationaux du continent
européen.
Or, ce moyen est simple et il n'y en a pas d'autres :
empêcherTAllemagne de devenir une puissance trop forte
et capable d'abuser de sa situation centrale pour tyranniser
ses voisins plus faibles. Toute conception de la paix qui
tendra à ce but sera bonne, toute conception contraire
sera inefficace ou dangereuse. C'est la pierre de touche
de la future paix.
L'Allemagne est naturellement portée à la vie fédéra-
tive. Même l'empire de Bismarck n'a pas su abolir
l'existence particulariste des principaux Etats alle-
mands; mais il a tout fait pour l'affaiblir. Ce ne serait
nullement combattre le sentiment spontané des Alle-
mands que d'encourager chez eux le développement de
cette habitude fédérative, tout en faisant au temps les
concessions justes et nécessaires.
Une Allemagne confédérée et libérale serait, en
somme, l'Allemagne de 1848, l'Allemagne de la Diète
de Francfort, telle qu'elle s'était conçue elle-même et
qui n'a été détruite que par l'intrigue politique et mili-
taire des Hohenzollern.
PENDANT LES NEGOCIATIONS 201
Mais comment les puissances de l'Entente peuvent-
elles, sans intervenir plus qu'il ne convient dans les
affaires intérieures de l'Allemagne, l'amener à cette so-
lution qui serait la plus satisfaisante pour les intérêts de
tous et qui ne se heurte, en somme, qu'à ce que nous
appellerons le « préjugé bismarckien »?
B. — Conditions d'une nouvelle vie allemande.
Les Allemagnes.
Plusieurs procédures peuvent nous permettre d'ar-
river à un résultat si désirable :
1° Négocier la 'paix avec tous les peuples allemands. — En
premier lieu, l'armistice une fois arrivé à son terme, nous
devons éviter, autant que possible, de traiter avec l'Alle-
magne unifiée. Le gouvernement des Ebert et consorts
n'existe à nos yeux, qu'autant qu'il est de notre intérêt
de le reconnaître.
En Russie, l'Allemagne a su attirer, autour de la
table delapaix, des Polonais, des Ukrainiens, des Lithua-
niens, des Finlandais, etc. Pourquoi ne pas faire comme
elle? Nous devons aborder le problème de la paix avec
tous les peuples de l'Allemagne, en affirmant nettement
que nous désirons les entendre tous.
Cette seule ouverture suffira pour développer, en
chacun d'eux, le principe particulariste et pour faire
apparaître certains intérêts rivaux et antagonistes.
La consultation des peuples est la base même de la
paix wilsonienne : pourquoi ne pas interroger sur leurs
t02 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
intérêts les peuples bavarois, hessois, wurtembergeois,
allemands d'Autriche, etc.? En les consultant, nous
reconnaissons leur existence indépendante. Ils ne de-
manderont à vivre liés et unis que si nous ne savons pas
leur donner un intérêt plus grand à vivre autonomes et
indépendants.
2° Action sur le peuple allemand par une occupation pro-
longée. — Nous avons, d'ailleurs, un moyen direct et
efficace de rompre en /a/fFunité bismarckienne et de re-
lever la tète des particularistes inclinés depuis quarante
ans : c'est l'occupation prolongée des territoires alle-
mands, et notamment des territoires de l'Allemagne du
Sud et du Centre.
Comme garantie du paiement des indemnités, une
telle occupation est indispensable. J'avais demandé l'oc-
cupation jusqu'à l'Elbe : à la rigueur, celle qui est
établie par l'armistice peut suffire.
Durant tout le temps des négociations de la paix et,
notamment, pendant les tractations avec les peuples
allemands en vue de connaître leurs véritables senti-
ments, la propagande de la liberté se fera par le seul
fait de la présence des troupes alliées.
Les conditions de cette occupation devront être éta-
blies, à ce point de vue, comme le plus puissant moyen
d'organisation et de propagande dont nous puissions
disposer; si nous savons nous y prendre, quand nous
serons en Allemagne, les peuples se sentiront délivrés
plus encore que conquis; nous aurons réveillé, dans
l'Allemagne du Sud, et notamment dans l'Allemagne
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 203
catholique, toutes les survivances des « libertés germa-
niques » venues de France et qui assureront, plus
qu'aucun militarisme, le bonheur de ces populations.
3" Action par le ramtaillement . — Un autre moyen de
propagande résultera naturellement d'un autre grand
bienfait que la présence des troupes alliées apportera à
l'Allemagne. Ainsi que l'armistice l'a prévu, ce sont les
puissances de l'Entente qui vont être chargées du con-
trôle sur le ravitaillement de l'Allemagne, de l'Autriche
et des pays de l'Europe centrale. En un mot, ces pays
ne vivront que par nous.
Par conséquent, nous sommes en droit d'exiger la
présence, dans chaque district de l'Allemagne, d'une
organisation du ravitaillement calquée sur le système
auquel a présidé M. Hoover. Ainsi que Fa dit M. Cle-
menceau, nous nourrirons l'Allemagne dans la limite où
cela ne nous nuira pas. Pour connaître cette juste limite
et pour empêcher les abus, une surveillance locale
s'impose. Ainsi, nous apportons à la fois aux popula-
tions la nourriture et V ordre.
Si nous ne savons pas profiter de cette circonstance
unique pour toucher au cœur le peuple allemand et
pour hii inculquer les principes de justice, de tolérance
mutuelle qui sont les nôtres, en un mot pour rendre
l'Allemagne à elle-même et à l'Europe, c'est, en vérité,
que nous n'aurions pas plus de tact psychologique que
les Allemands; et c'est justement le contraire.
4° Procédure de droit pour modifier Vuuité allemande
204 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
comme instrument de conquête. — La clause de Vindigémit.
Une fois ces diverses procédures de fait solidement éta-
blies, il reste à indiquer une procédure de droit pour
arriver à la destruction de Tunité bismarckienne dans
sa forme agressive et contraire à la paix du monde. Ce
point est extrêmement délicat, il demande une grande
application, beaucoup de prudence, de tact et de savoir-
faire : il s'agit de réfréner une fois pour toutes, en
Allemagne, Fesprit de conquête à la fois intérieure et
extérieure; or, cette passion a été fortement enracinée
par l'enseignement pangermaniste en Allemagne.
Expliquons-nous.
Par suite de quel artifice légal, par suite de quel ar-
ticle constitutionnel, Bismarck a-t-il su fonder l'unité
allemande agressive et au profit de la Prusse?
Sur cette question, l'attention n'a pas été attirée jus-
qu'ici, et c'est pourtant le secret de l'œuvre bis-
marckienne.
Bismarck a glissé tout son système dans un article,
peu remarqué au dehors, de la constitution de l'Em-
pire. Cest l'article 3, comportant la clause de l'indi-
GÉNAT :
L'article dont il s'agit est ainsi libellé : « Il existe,
pour toute l'Allemagne, un indigénat commun ayant
pour effet que tout individu appartenant à titre de sujet
et de citoyen à un État confédéré quelconque sera traité
comme indigène .dans tout autre État confédéré... (sui-
vent les détails sur ces avantages) et l'article ajoute :
« Aucun Allemand ne peut être entravé dans l'exercice
de ses droits par les autorités de son pays ou par celles de
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 205
l'un OU de l'autre des États confédérés. » Et le texte
ajoute encore, par une clause d'une portée inouïe :
« Vis-à-vis de l'étranger, tous les Allemands ont droit
au même degré à la protection de l'Empire... »
Cela revient à dire que tous les Bavarois, Hessois,
Badois, etc., ont deux statuts : l'un comme Bavarois,
Hessois, etc., l'autre comme Allemand et en réalité
Prussiens ; que chacun des États confédérés doit
accepter cette situation et qu'il ne peut, en quelque ma-
nière que ce soit, s'opposer à ce que son propre sujet
jouisse de sa situation d'Allemand-Prussien, môme si
ce sujet en abusait à l'égard de son état de naissance;
il en résulte encore, qu'A l'étranger, l'Allemagne prus-
sienne conserve sa mainmise sur l'indigène allemand
et, qu'en raison de cette dualité dans la personne civile et
politique que crée la clause de l'indigénat, un Allemand
expatrié, établi au loin, naturalisé même à l'étranger,
reste toujours Allemand-Prussien.
Telle est la clause qui fonda, pour et, en quelque
sorte, dans chaque sujet allemand, l'Empire bis-
marckien et qui établit sa puissance perpétuelle sur
l'individu supposé germain : elle a créé l'unité inté-
rieure en Allemagne ; et (par le développement que lui
a donné la loi Delbriick), elle étend cette emprise abu-
sive jusqu'aux confins du monde.
Le véritable esprit d'union de la race pour la con-
quête, par l'association et le militarisme, est là.
Comment arriverait-on à annihiler cet état de
choses hostile à l'ordre des choses européen?
206 LE TRAITE DE PAIX DE 4919
D'une seule façon : en abordant le problème dans ses
diverses conséquences. '
D'abord, toute puissance étrangère doit se protéger
désormais contre la clause de Tindigénat. Notamment,
les puissances de l'Entente doivent la déclarer abolie
en ce qui concerne chacune d'elles. En outre, elles
doivent prendre les mesures nécessaires pour que
cette clause soit supprimée de la constitution alle-
mande.
A supposer que le citoyen bavarois, hessois, badois,
ne préfère pas rompre spontanément, par la voix de ses
représentants, le lien qui le subordonne à la Prusse et,
par conséquent, échapper, par un acte libre, à cette su-
bordination et à ses conséquences, il appartient aux
puissances de déclarer d'abord, que, ne reconnais-
sant pas la clause, elles n'en reconnaissent pas les
effets.
Par suite, le Badois, Hessois, Bavarois, n'ayant d'at-
tache, aux yeux des Alliés, qu'avec chacun des États
confédérés, ne pourrait jouir de ses droits à l'étranger
que comme sujet de cet État. Les représentations diplo-
matiques et consulaires de chacun desdits États auraient
seules qualité pour la protéger et agir en son nom.
L'Allemand n'aurait plus d'autre statut international.
On pourrait, en outre, examiner la question de savoir
si l'abolition expresse de la clause de l'indigénat ne
pourrait pas être une des conditions de la paix.
Cette clause n'est, en somme, qu'un fruit de la guerre.
Bismarck n'a pu l'établir dans la constitution que
quand les États de l'Allemagne du Sud eurent été vaincus
PENDANT LES NEGOCIATIONS 207
à Sadowa. Ce que la guerre a fait, la guerre peut le
défaire.
De l'ensemble des observations ci-dessus, il résulte
que Tunité allemande bismarckienne, dans sa forme
agressive tant au dedans qu'au dehors, telle qu'elle a
été établie et consacrée par la clause abusive de lïndi-
génat, devrait être expressément abolie par l'un des
articles de la future paix.
5° Conclusion. — En résumé, les principales mesures
à prendre au point de vue de l'unité bismarckienne
pourraient être les suivantes :
1" Ramener l'Allemagne à sa vie fédérative natu-
relle ;
2° Ramener la Prusse à ses limites originelles et con-
sacrer l'existence, en Allemagne et en Autriche, d'un
certain nombre d'Etats basés sur le consentement des
populations et comportant, en moyenne, de 10 à 20 mil-
lions d'habitants;
3° Séparer de l'Allemagne les populations et les ter-
ritoires de r Alsace-Lorraine, de la rive gauche du
Rhin, les populations et les territoires hanovriens, sles-
vigeois, polonais et autres soumis par la conquête ;
4" Abolir la clause de l'indigénat, fruit de la conquête ;
5° Obtenir ces résultats, essentiels à la paix euro-
péenne, par les divers moyens que la victoire a mis
momentanément à la disposition des puissances alliées :
Occupation;
Ravitaillement ;
Propagande de la liberté ;
208 LE TRAITE DE PAIX UE 1919
Conditions de la paix;
Et enfin surveiller attentivement le jeu qui paraît être
celui des derniers défenseurs du système militariste et
qui consisterait à tromper les puissances en consentant
aujourd'hui à des sacrifices limités pour se ressaisir
plus tard, à l'heure où les puissances de l'Entente pour-
raient être désunies ou seraient seulement séparées.
TROISIÈME MÉMOIRE
SUR LE « MANDAT » CONFIÉ A CERTAINES PUISSANCES
POUR L'ADMINISTRATION
^ DES ANCIENNES COLONIES ALLEMANDES
Lu à la Commission de la Société
des Nations, le 20 février 1919.
En examinant avec attention l'article XIX du Projet
de Traité, on y trouve quelque chose qui ressemble à une
contradiction pu, du moins, à une sorte d'ambiguïté, soit
qu'il s'agisse du principe, soit qu'il s'agisse de ses ap-
plications.
Cet article a pour objet de déterminer le sort futur
des colonies et territoires qui, « à la suite de la guerre,
ont cessé d'être sous la souveraineté des États qui les gouver-
naient précédemment et qui sont habités par des peuples
non encore capables de se diriger eux-mêmes » .
On admet que la souveraineté antérieure tombe.
Mais, par quelle souveraineté la remplace-t-on?
Est-ce par celle de la Société des Nations? Le, texte
ne le dit pas : il dirait plutôt le contraire. D'après le
paragraphe I, la Société des Nations, reconnaissant^que
le développement de ces peuples forme une mission
14
210 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
sacrée, s'incorporerait seulemeni, au moment de sa créa-
tion, des gages pour l'accomplissement de cette mission.
Cependant le paragraphe 2 semble donner un rôle de
souveraineté à la Société des Nations, puisqu'il déclare
que la meilleure méthode de réaliser pratiquement ce
principe est de confier la tutelle de ces peuples aux
nations développées qui, en raison de leurs ressources,
de leur expérience ou de leur situation géographique,
sont le mieux à même d'assumer cette responsabihté ;
elles exerceraient cette tutelle en qualité de mandataires
au nom de la Société des Natiojis.
Donc la Société des Nations n'assume pas la souve-
raineté, — quoiqu'elle la délègue. D'autre part, les
sociétés protectrices ne reçoivent pas non plus la sou-
veraineté.
Mais alors, où se trouve-t-elle?...
On voit, sans qu'il soit utile d'y insister, combien il
serait grave d'annihiler, en quelque sorte, la souverai-
neté et la responsabilité, précisément quand il s'agit de
territoires et de peuples qui n'ont pas su, historique-
ment et pratiquement, se les créer à eux-mêmes et qui,
précisément à cause de cela, en ont le plus grand besoin.
Que la Société des Nations ne songe pas à assumer la
souveraineté, cela se conçoit très bien : ce n'est pas son
rôle. Si elle la saisissait, elle deviendrait, parce fait, un
super-État avec des possessions territoriales et toutes
les conséquences qui en résulteraient.
<-* Le Projet de Pacte prend, à ce sujet, les plus sages
précautions puisqu'il limite les droits de la Société des
Nations à une espèce de mission de haute surveillance
\
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 211
s'appliquaiit aux cas spéciaux prévus par le paragraphe 5
(trafic des armes et de l'alcool, traite des esclaves, etc.).
Cette surveillance ne s'exercera que sous la forme la
plus atténuée, c'est-à-dire par la communication de rap-
ports annuels.
Tout au plus, prévoit-on certains « actes spéciaux »
ou « chartes particulières » qui pourraient être libellés
éventuellement par le Conseil exécutif. Mais cela ne
tranche pas la question de souveraineté, — c'est-à-dire
le pouvoir du dernier mot.
Voyons les choses au point de vue pratique : le but
que se propose le pacte est d'assarer le bien-être et le
développement de ces peuples retardataires qu'elle
arrache à la domination allemande parce que ce pou-
voir trop rudement exercé ne leur laissait pas la latitude
de se développer.
N'est-il pas évident que, pour remplacer avantageuse-
ment la domination tyrannique de l'Allemagne, il faut
apporter à ces peuples des avantages matériels et mo-
raux dont ils ne puissent pas douter? Cela suppose de
longs sacrifices, des œuvres durables, des projets d'ave-
nir et à longue échéance. Pour amener ces territoires
et ces peuples de leur état rudimentaire à un stade plus
élevé, il faut une autorité pleine, solide, confiante en
elle-même et non une autorité éphémère, marchandée,
discutée, soumise à des restrictions mal définies et
donnant l'impression d'une constante précarité.
Si les peuples qui sont mis sous tutelle n'acceptent pas
l'exercice de cette tutelle, à qui s'adresseront-ils, à qui
212 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
recourront-ils? Et si leur recours (par voie de rapport
ou autrement), s'adresse à la Société des Nations, si on
suscite même ce perpétuel recours, cet appel constant,
ne peut-on pas dire que l'on institue une provocation à
l'indiscipline sociale, aux frictions de chaque jour; c'est
le manque de stabilité et de confiance, disons le mot,
Vanarchie organisée pour les peuples qui ont le plus
besoin du contraire.
Je n'insiste pas sur une critique que je ne veux pas
faire tomber dans le verbalisme. Elle se résume en deux
mots : ou la Société des Nations fait l'office d'un super-
État, et ce n'est pas ce que l'on veut pour elle; ou elle
laisse la souveraineté soit à la disposition de peuplades
inférieures qui ne sauront pas en user, soit à la disposi-
tion des sociétés plus puissantes et plus expérimentées
qui, non sans conflit, finiront par s'en emparer.
Cherchons s'il n'est pas quelque autre solution en
nous plaçant dans les intentions des rédacteurs du
pacte. De toute évidence, l'esprit qui les anime est
celui-ci : donner le plus rapidement possible aux peu-
ples dont il s'agit les moyens d'accéder à la civihsation
et à la liberté et, pour cela, leur apporter l'aide de
nations voisines plus riches et plus expérimentées.
Or, de cette union de deux populations dont l'une
protège l'autre, il existe des précédents nombreux dans
le régime colonial actuel, et ces précédents ont une for-
mule parfaitement connue et juridiquement détermi-
née : c'est le Protectorat. Le protectorat est, d'ordi-
naire, défini en ces termes : « Situation d'un État
PENDANT LES NÉGOCIATIONS 213
étranger placé sous f autorité d'un autre État, notam-
ment pour tout ce qui concerne ses relations exté-
rieures. »
En premier lieu, il faut observer que le protectorat
n'emporte pas annexion : c'est même une précaution
prise contre le système de l'annexion. Le pays pro-
tégé conserve une certaine indépendance, une certaine
autonomie puisqu'il est qualifié État étranger; il est seu-
lement placé sous V autorité de l'autre Etat. Celui-ci
exerce, provisoirement du moins, la plupart des attri-
buts de la souveraineté. C'est lui qui décide en dernier
ressort. Ajoutons que, dans les protectorats qui fonction-
nent sous nos yeux, par exemple celui que la France
exerce en Tunisie, le pays protecteur a un droit de sur-
veillance même sur le régime intérieur du pays protégé.
Cette surveillance lui laisse toute latitude d'accéder peu
à peu à un régime de plus en plus autonome et, finale-
ment, à la liberté. Ce qui importe donc, au premier
chef, // n'y a pas d'annexion.
L'Etat protégé n'est pas incorporé à la nation protec-
trice, mais celle-ci, ayant une autorité réelle, a le pou-
voir nécessaire pour faire le bien du petit État, pour se
livrer à des entreprises utiles et durables, pour rem-
plir, en un mot, « cette mission sacrée de civilisation »
que réclame la conscience humaine par la voix de la
Société des Nations.
La souveraineté n'est pas annihilée; elle n'est pas
confiée entièrement soit à l'État faible, soit à l'Etat fort :
elle est partagée entre eux et ils l'exercent chacun dans
les conditions de leur valeur ou de leur infirmité, mais
214 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
de telle sorte que l'ordre règne et que le but qu'on se
propose puisse être atteint progressivement.
En fait, le régime du protectorat a donné soit en
Asie, soit en Afrique, des preuves sans nombre de
son efficacité. Les pays qui sont placés sous ce régime
ont progressé avec une rapidité surprenante en suivant
exclusivement les voies de la douceur. Ils ont passé déjà
dans leur courte histoire par des étapes qui, ailleurs,
pour être franchies, ont demandé des siècles.
En particulier, le régime du protectorat convient
excellemment aux territoires visés par le paragraphe 4
de Tarticle XIX : « Certaines communautés qui appar-
tenaient autrefois à l'Empire ottoman, ont atteint un
degré de développement tel que leur existence comme
nations indépendantes peut être reconnue provisaire-
ment ('?), à la condition que les conseils et Taide d'une
puissance mandataire guident leur administration jus-
qu'au moment oii elles seront capables de se conduire
seules. Les vœux de ces communautés doivent être pris
en première considération pour le choix de la puissance
mandataire. »
S'il s'agit d'un « mandat », ce paragraphe est à peu
près inapplicable; mais s'il s'agit d'un « protectorat »,
rien n'est plus simple. Ces populations savent ce qui se
passe en Tunisie, au Maroc, à Madagascar : une telle
conception est claire à leurs yeux. Nul doute qu'ils ne
l'acceptent puisqu'elle leur permet de s'appuyer au bras
d'une puissance forte et riche pour faire les premiers
pas dans la voie du progrès et de la civilisation.
Pour les plus arriérés comme pour les plus avancés,
PENDAiNT LES NEGOGIATIOiNS 215
le régimeduprotectorat ou, si l'onveut quelque chose de
plus atténué encore, le régime de la « protection », con-
vient, par sa plasticité, sa facilité d'adaptation, sa dou-
ceur; il offre surtout cet avantage d'accorder, au peuple
protégé, le maximum de souveraineté en laissant à la
puissance protectrice l'autorité nécessaire. Il est bien
entendu que la Société des Nations réserve son droit de
recevoir et d'examiner les rapports annuels concernant
les garanties internationales, c est-à-dire la traite des
esclaves, le trafic des armes et de l'alcool, la liberté de
conscience et de religion.
Résumons : le système du mandat est incompréhen-
sible ; ou bien il engage la Société des Nations dans un
ordre de responsabilités qu'elle ne veut pas assumer.
Le régime du protectorat ou de la protection est
connu, plastique, il peut s'adapter à tous les peuples,
depuis les plus arriérés jusqu'aux plus proches de la
civilisation. Il ménage ces peuples; il les conduit au
bien-être par la douceur, il a fait ses preuves. Par l'em-
ploi de ce mot, tout s'éclaire.
Pourquoi avoir peur d'un mot s'il recouvre une
grande simplification et un grand bienfait?
Février 1919.
¥
TROISIEME PARTIE
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX
LE TRAITÉ DU 28 JUIN 1919
SES PRIiNCIPES
COMMENT IL SERA APPLIQUÉ
LE TRAITÉ DU 28 JUIN 1919
CHAPITRE PREMIER
LES PRINCIPES
Le président Wilson, président de la République des
États-Unis, a dit, au banquet solennel de TÉlysée, la
veille de la signature du traité : « L'Entente se dévelop-
pera en action. » Cette parole répondait à une autre,
non moins frappante, de M. Raymond Poincaré, prési-
dent de la République française : « La véritable paix ne
sortira, si je puis ainsi parler, que d'une création con-
tinue, et cette création continue devra surtout être
l'œuvre collective des peuples alliés et associés. »
C'est en me plaçant au point de vue adopté par les
deux présidents que je voudrais examiner les principes
sur lesquels repose le traité et rechercher les modalités
futures de son développement dans les faits ; car, il sera
bon ou mauvais, selon qu'il sera bien ou mal appliqué.
Je voudrais donc considérer, non la lettre, mais l'es-
prit, et, en pénétrant, s'il est possible, jusqu'à son sens
profond, rechercher comment il entrera dans les mœurs
220 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
internationales et comment il aboutira à la large et hu-
maine pacification qu'il s'est proposée.
De cette pensée initiale, il résulte que mon étude
présentera une partie critique et une partie constructive:iQ
voudrais que Ton attendît de connaître celle-ci pour
porter un jugement sur celle-là, car les deux font un
tout. Cet exposé a été écrit sous l'impression du mo-
ment; mais mieux vaut saisir ces illustres nouveautés
sur le vif que d'attendre que leur éclat se soit terni par
l'accoutumance. Demain, d'autres actes auront recou-
vert celui-ci; ce « Livre blanc » ne sera plus qu'un
livre ; texte et commentaires seront voilés par la pous-
sière des archives. Le traité lui-même ayant été enlevé
en six mois, on me pardonnera de n'avoir pris que six
semaines pour le lire et le commenter.
Déjà, il y a trois ans, dans deux articles publiés parla
Revue des Deux Mondes le 15 juin et le 1" novembre 1916,
jai étudié les « Problèmes de la Guerre et de la Paix ».
C'est à cette étude que je donne une suite aujourd'hui.
Sur la nécessité de fonder une Société des Nations et
sur certaines précautions à prendre à l'égard de l'Alle-
magne, les solutions qui me paraissaient désirables sont
en conformité avec celles qui ont prévalu à la Confé-
rence. Sur d'autres points, au contraire, et notamment
en ce qui concerne le statut présent et futur de TAUe-
magne, les principes consacrés parle traité diffèrent de
ceux qui m'avaient paru résulter des lois de la nature et
des lois de l'histoire.
Il est vrai que le temps a marché. Trois années (et
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 221
quelles années !) sont un long espace de la vie humaine.
La guerre s'est terminée par la victoire des Alliés, mais
au prix d'efforts inouïs et de sacrifices immenses. L'in-
tervention des États-Unis de l'Amérique du Nord a été
indispensable pour abattre, finalement, le colosse alle-
mand. Que, dans cet intervalle, les points de vue aient
changé et que nous ayons dû concéder quelque chose
aux réclamations de nos ennemis et aux sentiments de
nos nouveaux Alliés, rien ne sexplique mieux.
Cependant, il ne me paraît pas que les raisons per-
manentes qui avaient fait envisager, par une bonne
partie de l'opinion publique française et européenne,
des solutions autres, sur certains points, que celles qui
ont prévalu, aient perdu toutes leurs forces. Or, si ces
forces subsistent, elles agissent. Un jour ou l'autre,
nous retrouverons, dans les faits, leur travail souterrain
et, plus il aura été négligé ou comprimé, plus une ex-
plosion serait à craindre. Il y a donc intérêt à les mettre
à nu dès l'origine, à les signaler, à considérer le bien et
le mal qu'elles peuvent produire. Procéder à cet exa-
men dès maintenant, et avant que la suite des événe-
ments se soit développée, c'est travailler à une pacifica-
tion plus haute encore que la paix, à un accord de la
logique, de l'histoire et de la nature, plus puissant que
les Puissances. Car personne n'a raison contre la raison.
Et c'est pourquoi, ayant à considérer, non plus comme
une hypothèse, mais comme un fait acquis, la victoire
des Alliés, n'ayant plus à dégager des solutions, mais à
discuter celles qui sont inscrites en un acte solennel, je
reviens à l'étude des principes et je recherche les meil-
222 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
leures conditions de leur application dans VÈre nouvelle
qui s'ouvre à la date du 28 juin 1919.
DIFFICULTES DE LA PAIX
Il convient de rappeler, d'abord, les difficultés extra-
ordinaires en présence desquelles se sont trouvés les
rédacteurs du traité. Ils avaient un monde à soulever et
ils rencontraient, dès le début, des obstacles tels qu'au-
cune assemblée diplomatique ou politique n'en a jamais
connus. Si j ose dire, l'humanité était sur la table de
dissection et il fallait découvrir, dans le mystère de son
organisme, une vie nouvelle, tout en conjurant le venin
de la maladie dont elle avait failli périr.
Si elle n'avait pas eu la chance extraordinaire de
voir réunis à son chevet des hommes, des chefs
d'État, des ministres, Fhonneur des démocraties victo-
rieuses, vraiment grands par le cœur et par l'esprit, su-
périeurs par l'intelligence et par la volonté, elle ne se
serait peut-être jamais tirée d'une telle tâche. Les négo-
ciations et les délibérations se seraient prolongées indé-
finiment. Six mois pour refaire un monde, c'est un délai
étonnamment court. En vérité, cette paix a été rédigée
et conclue avec une rapidité surprenante, étant donnée
l'infinie complexité des problèmes qu'elle abordait. Elle
a été faite à la moderne et, comme on dit, à la vapeur.
Peut-être même se ressent-elle de cette hâte extrême...
Mais elle est !
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 223
a) L'armistice improvisé. — La principale des difficultés
rencontrées par Taréopage européen tient au fait que la
paix a eu à consacrer une yictoire interrompue et non
achevée. Il y eut surprise, pour tout le monde, quand
on apprit que l'armistice était signé. On a démontré
depuis, par des raisons d'ordre militaire, que si la
guerre avait duré quelques semaines ou peut-être seu-
lement quelques jours de plus, les armées ennemies
eussent subi un désastre complet, abattant, pour de
longues années, la superbe allemande. Telles sont, en
effet, les conclusions de l'étude rédigée d'après les do-
cuments du Grand Quartier Général : « On est en droit
de dire que la continuation de la lutte eût sérieusement
compromis la retraite des armées allemandes de Bel-
gique, que le commandement allemand ne pouvait plus
conduire à la fois la bataille en cours et la retraite com-
mencée et qu'il était sous la hantise de la nouvelle
bataille de Lorraine. En un mot, c'est parce qu'il se
sentait acculé à un désastre militaire imminent qu'il a
demandé larmistice... C'est pour éviter ce désastre,
pour pouvoir ramener sur le sol allemand ses armées en
apparence intactes et proclamer qu'elles n'avaient ja-
mais été battues, que le gouvernement se hâta de
demander Tarmistice et de le signer en acceptant les
conditions les plus dures. . . »
Ces conditions n'eussent-elles pas pu avoir un autre
caractère? Sans être précisément plus dures, n'eussent-
elles pas pu prévoir, avec plus de précision et d'auto-
rité, le règlement de certaines difficultés européennes?
C'est la première question qu'il est permis de se poser.
224 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Il est impossible, toutefois, de ne pas tenir compte des
raisons alléguées pour expliquer la prompte signature
de l'armistice, et de la plus forte de toutes, à savoir
qu'il ne fallait pas verser une goutte de sang de plus...
Sans recourir à de nouveaux combats, un simple
atermoiement de quelques jours eût, peut-être, permis
d'imposer à l'Allemagne des conditions différentes et
qui, comprises dans le texte de l'armistice, eussent im-
médiatement opéré.
Quoi qu'il en soit, on a cru devoir signer rapide-
ment : et c'est pourquoi je dis que la victoire, certai-
nement acquise, n'en a pas moins été, jusqu'à un cer-
tain point, interrompue et non achevée.
Dans l'étude sur les Problèmes de la Paix parue en
novembre 1916, je consacrais un chapitre à l'examen
des conditions futures de l'armistice, « point de dé-
part de toute négociation ». Cet exposé, plus développé
encore, a été soumis, en temps et heure, aux per-
sonnes qualifiées : « L'armistice, disions-nous, n'est
pas seulement la suspension d'armes nécessaire; il est
aussi le prélude de la pacification des peuples... Chacun
de ses termes décidera d'un chapitre de l'histoire du
monde. Et c'est pourquoi il exige de longues et impor-
tantes préparations et élaborations... »
L'armistice du H novembre 1918 a-t-il été suffisam-
ment « préparé et élaboré » ? Tel est le premier point
qui reste soumis au jugement de l'histoire et à l'épreuve
de l'expérience. Il semble bien que la capitulation sou-
daine de l'Allemagne a prévenu les gouvernements
alliés et que leur diplomatie, charg'^e de renseigner les
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 22^
chefs militaires, Fa fait un peu hâtivement. On n'a pas
su Hvrer, à temps, aux généraux vainqueurs, un texte
soigneusement Hbellé et « couvrant » l'ensemble des
nécessités de l'avenir. On n'a pas vu assez clairement
que « ce qui ne serait pas dans l'armistice ne serait pas
dans la paix » .
Il faut donc faire la part de Tadroite promptitude avec
laquelle les diplomates allemands, se précipitant vers la
paix, ont su la cueillir au vol, pour ainsi dire, et sans
que les vainqueurs aient eu tout à fait le temps de se
rendre compte de la grandeur de leur victoire.
b) Nécessité de maintenir l'union entre les Alliés. — Les
mêmes diplomates allemands ont eu non moins d'adresse
en se mettant, immédiatement, à l'abri des quatorze ar-
ticles du président Wilson.
Peut-être espéraient-ils tirer, de cette soudaine adhé-
sion, un premier bénéfice qui fût devenu le plus grave
de tous les dangers pour les Puissances de l'Entente, à
savoir créer la désunion entre elles. Certains dissenti-
ments qui se sont produits, surtout dans la question
de l'Adriatique, prouvent que cette tactique n'était pas
sans présenter des chances réelles de succès.
Elle a échoué et elle a trouvé le bloc de l'Entente so-
lide et inaltéré jusqu'à la fin; mais, précisément, pour
que ce bloc fût maintenu, la négociation se trouva, en
quelque sorte, cernée, avant toute tractation, dans une
sorte de pacte tacite entre les deux adversaires, sur la
base des quatorze articles ; et ce fut comme un cercle
de Popihus duquel elle ne put sortir.
15
226 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
c) Les Quatorze Articles du président Wilson. — Nous I
n'avons pas à rappeler ici le texte des quatorze articles :
tout le monde les a sous les yeux; il est cependant
nécessaire de dégager les principes généraux d'où ils
découlent.
Ces principes, le président Wilson les a exprimés,
avec sa netteté et sa force habituelles, dans les divers
discours et messages oii sa pensée s'est révélée. Expo-
sant au Congrès les raisons pour lesquelles les États-
Unis sont acculés à la guerre, le président dit, dans son
discours du 2 avril 1917 : « Notre but, maintenant, est
de défendre les principes de paix et de justice dans le
monde contre un égoïste gouvernement autocratique... Ce
qui menace cette paix et cette liberté, c'est bien l'exis-
tence de gouvernements autocratiques soutenus par
une force organisée, dirigée uniquement par leur volonté et
non par celle de leur peuple... Nous n'avons pas de que-
relles avec le peuple allemand, mais avec la caste prus-
sienne qui le dirige. Nous n'avons, pour lui, que des
sentiments de sympathie et d'amitié. Un accord solide
pour la paix ne pourra jamais être maintenu que par
Vassociation de nations démocratiques... »
Suivant le développement logique de ces idées, le^
président dit, le 4 décembre 1917 : « Quand le
peuple allemand aura des porte-parole dignes de foi,
quand ces députés seront prêts à accepter, au nom de
leur peuple, lopinion unanime des nations, etc.. Les
gouvernants allemands ont pu détruire la paix du monde
uniquement parce que le peuple allemand ne pouvait,
sous leur tutelle, partager la camaraderie des autres peu-
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 227
pies du monde... Il faut délivrer les peuples de celte auto-
cratie prussienne militaire et économique... »
C'est dans le message du 8 janvier 1918 que le pro-
gramme est formulé en ces fameux XIV articles comme
la « base essentielle de la justice internationale ».
Enfin, le président Wilson exprime, dans son Dis-
cours au Congrès des États-Unis, le 11 février 1918, les
qua,tre principes de toute discussion de paix :
1° Chaque partie du règlement final doit être essen-
tiellement basée sur la justice dans chaque cas spécial,
sous réserve des dispositions les plus propres à garantir
une paix permanente ;
2' Il faut que les peuples et les provinces cessent
d'être troqués entre les gouvernements comme de
simples vieux meubles ou comme des pièces échan-
geables dans le grand jeu, aujourd'hui discrédité à jamais,
de r équilibre des Puissances;
3° Il ne doit être fait, dans cette guerre, aucun règle-
ment territorial qui ne réponde aux intérêts et avantages des
populations intéressées et qui soit une simple cause d'ar-
rangements ou de compromis entre les ambitions
d'Etats rivaux ;
4° Chaque nationalité bien définie devra voir ses aspirations
réalisées dans toute la mesure du possible et de manière à
écarter toutes causes ou nouvelles ou anciennes de dis-
corde et d'antagonisme d'où résulteraient à l'avenir de
nouveaux dangers pour la paix de l'Europe et du monde.
En restant dans la sphère des principes, on voit que
ceux du président Wilson sont dominés par deux idées,
deux axiomes ou, si l'on veut, deux articles de foi :
228 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
La paix est attachée au respect de la nationalité;
La justice est inhérente aux aspirations des peuples vivant
eu démocratie.
Ainsi, les peuples décident de leur destinée par un
vote libre de la génération présente; les peuples qui se
gouvernent eux-mêmes n'errent pas.
Tels sont les deux pôles du système wilsonien.
Toutes autres considérations politiques s'effacent de-
vant celles-là; toute garantie de frontière, d'équilibre,
de sécurité, toute combinaison diplomatique ou poli-
tique disparaissent devant cette sécurité suprême
qu'apportent avec elles la nationalité et la démocratie. Il
suffit de confier la défense de ces principes infaillibles à
un organisme supérieur représentant à la fois les natio-
nalités et les démocraties, — et cet organisme sera la
Société des Nations, — pour que la paix du monde et le
règne de la justice soient assurés.
Je n'entreprends pas de soumettre aune critique phi-
losophique la valeur et l'autorité de ces deux postulats
politiques : je les accepte; car, avant tout, je suis de
mon temps (1).
il
LA voix DE LA FRANCE
a) Autorité de la France dans les affaires européennes. —
Je tiens à faire observer, toutefois, que, quelle que
(1) Cependant, en ce qui concerne particulièrement la thèse des
Nationalités, je prie qu'on se reporte à l'étude sur les Problèmes de la
Paix, ci-dessus p. 110 et suiv.
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 229
fût la haute autorité du président Wilson, quelle que
fût la grandeur du service rendu aux Puissances alliées
et à l'humanité quand il porta l'Amérique à intervenir
dans la guerre, ses vues, inspirées par un haut idéal
américain, — d'où l'absolutisme puritain n'est pas
absent, — pouvaient être adaptées par une juste cri-
tique aux nécessités de la vie européenne.
On a des raisons de penser que, dans la période qui a
suivi immédiatement la suspension d'armes, le prési-
dent Wilson demanda que certaines mesures de désar-
mement fussent prises à l'égard des armées allemandes,
mesures qui eussent étabh avec plus de force, sans
doute, aux yeux du peuple allemand, le fait que ses
armées étaient réellement battues.
Quoi qu'il en soit et pour rester sur le terrain des
principes, le président Wilson, ainsi que la plupart des
hommes politiques modernes dont la carrière se déve-
loppe dans la discussion, admet la contradiction et sait
en profiter. Sa physionomie, pleine de lumière et de
franchise, dépeint cette qualité de son esprit et de son
cœur. Il parle bien, mais il écoute bien. Penché vers
un interlocuteur, son corps souple prend une attitude
soudaine de bienveillance naturelle et d'attention non
forcée; son visage, sans effacer le sourire, le laisse
errer dans l'attente d'un argument qui détermine l'adhé-
sion, et celle-ci se fait spontanément, joyeusement,
dans un gracieux mouvement de sympathie et de socia-
bilité. Si l'objection lui monte aux lèvres, elle se con-
tient, et, quand il faut résumer le débat et conclure,
l'esprit impartial et droit de l'honnête homme domine
230 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
et atténue les divergences, refoule le parti pris et la pas-
sion pour arriver à un jugement de modération et
d'équité. Le président aime qu'on se donne, mais il sait
se donner.
Je ne doute pas que si un homme d'Etat français, sa-
chant nettement ce qu'il voulait, s'était décidé à s'expli-
quer clairement et fortement avec le président Wilson,
il eût trouvé un esprit non fermé mais ouvert, une
volonté non butée mais prête à pénétrer dans les voies
qui, par le raisonnement, vont à la raison. Et, précisé-
ment, par sympathie et par raison, le président était
prêt à écouter la voix de la France.
Nous avons une preuve frappante de cette faculté
d'assimilation, naturelle au génie impressionnable du
président Wilson, c'est la façon dont il a su se ranger
aux préférences de l'Angleterre quand il aborda le débat
sur ses propres principes avec les hommes d'État bri-
tanniques. Comme on le sait, le président américain,
venu en Europe pour assister aux travaux de la Confé-
rence, négocia d'abord avec l'Angleterre, et le fait ne
contribua pas peu à influer, par la suite, sur les délibé-
rations de Versailles.
Au premier rang des principes proclamés par le pré-
sident Wilson était inscrit, depuis longtemps, celui de
la « liberté des mers »; c'était un de ceux auxquels la
pensée et la politique américaines se trouvaient le plus
fortement attachées.
Or, ce principe est contraire aux vues et aux intérêts
de l'Angleterre. La contradiction paraissait si grave que
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 231
l'opinion française elle-même s'en émut et s'employa à
avertir le président du danger de cette formule. Malgré
tout, il la maintenait encore dans le texte des quatorze
articles; elle y est inscrite dans les termes suivants :
« La liberté absolue de la navigation sur mer, en dehors
des eaux territoriales, aussi bien en temps de guerre qu'en
temps de paix, sauf dans les cas où les mers seraient fermées en
tout ou en partie par une action internationale tendant à faire
appliquer des accords internationaux. »
A Dieu ne plaise que j'entre, ici, dans cet antique et
épineux débat du mare clausum ou mare liber um ; j'ai tou-
jours pensé qu'il y avait même de sérieux inconvénients
aie soulever, à propos d'un traité intéressant surtout les
affaires de l'Europe centrale : l'avoir introduit dans la
discussion, c'est une des nombreuses ruses employées
par la diplomatie allemande en vue de porter atteinte à
l'union des puissances.
Quoi qu'il en soit, dès que le président Wilson se
fut abouché avec les hommes d'État anglais, son
opinion se transforma. Le principe de la « liberté des
mers » n'apparaît plus dans le te'xte du traité ; avec le
consentement des puissances, l'imposante flotte de
l'Angleterre subsiste sans que cette survivance contre-
dise le pacte fondamental de la Société des Nations;
quant aux régions maritimes qui sont l'objet d'accords
internationaux, c'est-à-dire, en somme, aux canaux
et détroits, comme le canal de Suez, elles ne sont
visées que pour développer l'autorité spéciale de l'An-
gleterre sur ce canal. « Article 152. L'Allemagne con-
sent, en ce qui la concerne, au transfert au gouvernement de
232 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Sa Majesté Britannique des pouvoirs conférés à Sa Majesté
Impériale le Sultan par la convention signée à Constantinople,
le 29 octobre 1888, relativement à la libre navigation du
canal de Suez. » Tant il est ATai que les hommes d'État
anglais avaient su, dans un libre débat, éclairer l'esprit
du président Wilson sur l'un des points les plus diffi
ciles d'où dépendait l'union entre les puissances alliées
et associées.
Il en fut de même des réclamations de l'Angleterre au
sujet des colonies allemandes. L'article 5 des quatorze
articles tendait à leur appliquer le principe du selfcontrol :
« Un arrangement librement débattu, dans un esprit large et
absolument impartial, de toutes les revendications coloniales,
basé sur la stricte observation du principe que, dans le règle-
ment de ces questions de souveraineté, les intérêts des popula-
tions en jeu pèseront d'un même poids que les revendications
équitables du gouvernement dont lé titre est à définir. »
Or, à la suite de ces mêmes délibérations de Londres,
l'attribution des colonies allemandes à certaines puis-
sances possédant d'autres colonies dans les mêmes ré-
gions a prévalu sous la réserve, plutôt déforme, que ces
terrains ne seront administrés par lesdites puissances
bénéficiaires qu'en vertu d'un mandat octroyé par la
Société des Nations (1).
Autre preuve de la facilité de compréhension et
d'adaptation du président Wilson : quand on lui apporte
de bonnes raisons, il modifie son point de vue et assou-
plit la rigidité apparente de certaines de ses décisions.
(1) Sur les inconvénients de la combinaison du Mandat, voir le
mémoire ci-dessus, page 209. _
APRES LA SIGNATURE DE LA PALX 233
Homme de pensée et homme de pratique à la fois, il sait
s'accommoder et il sait transiger.
Pourquoi supposer qu'il en eût été autrement quand
il s'agissait des destinées de l'Europe continentale et que
le président Wilson vint sïnstaller pour des mois, sur
le sol français, vivre de notre vie et s'habituer à en-
tendre « la voix de la France »? Pourquoi supposer
qu'une discussion loyale et complète — mais ferme —
eût trouvé le président Wilson irréductible?
De même que l'Angleterre avait une autorité toute
spéciale et une politique définitivement arrêtée quand
il s'agissait des questions maritimes et coloniales, la
France devait aA'oir des principes arrêtés en ce qui con-
cernait les questions continentales et, notamment, le
statut politique et économique de l'Allemagne.
La France tient, de son passé et de ses services, le
droit naturel et séculaire d'avoir un avis sur les desti-
nées de l'Europe. Personne ne connaît l'Europe mieux
qu'elle; car, sans la France, qui domine à la fois
les mers, les plaines et les montagnes, il n'y a pas d'Eu-
rope.
b) La lutte séculaire contre les tribus germaniques. — La
France a, en plus, une triste et longue expérience de la
lutte contre les tribus germaniques. A commencer par
les campagnes des Césars sur le Rhin, ce fut toujours la
grande affaire de la Gaule et de la France de protéger le
monde contre les « invasions des barbares ». Les
Champs Catalauniques, Tolbiac, Bouvines, Valmy, la
Marne, Verdun, la Somme, c'est toujours la même cam-
234 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
pagne. La France sait, — elle le sait trop, hélas! — -
quelles précautions elle est obligée de prendre contre
ces terribles ravageurs.
Depuis 1815, la Prusse ayant occupé la puissante tête
de pont que lui attribue la rive gauche du Rhin, la
France a eu le dessous, en 1871, au grand dam de la
civilisation et de la paix universelle. Attaquée, de nou-
veau, en 1914, elle fut sur le point de périr en raison
de l'avantage militaire immense que cette même fron-
tière de 1815 assurait à la Prusse. Avec un tel tracé,
établi contre elle, sa capitale, Paris, qui est en même
temps la capitale de la liberté du monde, est à peine
protégée. A quatre jours de marche, à quatre heures en
chemin de fer de l'Allemagne, l'artillerie ennemie peut
l'atteindre, presque, des Hauts-de-Meuse.
Victorieuse, cependant, cette fois, avec l'aide de ses
alliés, mais après leur avoir fait un rempart de son
corps, elle avait bien le droit de parler à ceux-ci claire-
ment et de leur faire connaître le fruit de son expé-
rience et l'urgence de ses nécessités. La France ne peut
pas offrir au monde une bataille de la Marne tous les
dix ans.
On se trouvait en présence des principes proclamés
par le président Wilson. Soit! La France n'est nulle-
ment hostile à ces principes : c'est elle qui les a dégagés
de la brume des vieilles philosophies. Mais les prin-
cipes ne sont pas tout. La politique internationale, causée
par la géographie et par l'histoire, est chose vivante;
elle ne rentre pas fatalement dans les cadres géomé-
triques d'une doctrine.
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 235
Pour m'en tenir spécialement à la question des con-
tacts immédiats entre la France et l'Allemagne, la France
connaît mieux que qui ce soit au monde, le danger de la
conquête prussienne continuant à s'étendre jusqu'à la
Moselle. C'est par là qu'elle a été surprise deux fois en
un demi-siècle.
c) Les sécurités indispensables. — Entrant donc dans le
cœur du sujet, la France eût pu dire ce qu'elle sait, ce
que, seule, elle sait :
« Les Rhénans sont de race celte et de culture romaine.
Les Romains, en s'appuyant sur la Gaule, mais en utili-
sant les services des Germains, firent sur le Rhin un
mélange, probablement réfléchi, des deux races. Le
nom de « Germains » ne- prouve nullement l'existence
d'une unité ethnique, c'est un mot gaulois qui veut dire
« voisins ». La langue ne crée pas, à elle seule, la natio-
nalité. D'autre part, les peuples du Rhin supérieur
furent, de tout temps, les ennemis des peuples du Rhin
inférieur, les Bataves, les Frisons, les Francs. Ces diffé-
rences ethnographiques essentielles déterminent toute
l'histoire du débat franco-germanique. Les peuples du
Rhin n'ont été soumis, et en partie seulement, à la
domination prusso-germanique que depuis moins d'un
siècle; ils ont, au cours de l'histoire, toujours formé
Etat tampon entre France et Germanie; ils ont toujours
cherché leur appui, du côté de la France, contre larude
domination des ravageurs du Nord. Toutes les fois qu'ils
l'ont pu, ils se sont donnés volontairement et rapide-
ment à la France. La conquête germanique septentrio-
236 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
nale, et notamment la conquête prussienne, leur a tou-
jours été antagonique et odieuse. »
En posant ainsi la question, la France eût parlé en
son nom et elle eût parlé au nom d'une Europe libérée;
par sa franchise elle eût éveillé, sans doute, chez des
peuples qui ont été longtemps ses alliés ou ses protégés,
les Rhénans, les Badois, les Bavarois, les Hanovriens,
les Saxons, les Wurtembergeois comme chez les Danois,
les Polonais, les Silésiens, des sentiments que la récente
conquête bismarckienne a pu endormir mais non
étouffer.
Les idées d'indépendance et d'autonomie sont natu-
relles à tous les peuples ; un premier retour de con-
fiance eût suffi à les ranimer. En un mot, le principe de
la liberté pouvait compléter fort heureusement et effica-
cement le principe, — interprété à la Bismarck, — delà
nationalité. La discussion se fût engagée, par des argu-
ments d'une grande force, sur le fond même du débat.
La France connaît les dessous des affaires euro-
péennes; elle ne se laisse pas prendre aux apparences;
elle ne croit pas à certaines « camaraderies ». N'était-il
pas permis à un avocat de la cause anti-bismarckienne,
à un accusateur du peuple félon qui a donné les mains,
sinon comme initiateur, du moins comme complice, au
grand crime international qui venait de se commettre,
d'élever la voix, de formuler des réserves et de réclamer
des précautions et des garanties.
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 237
III
LE SOPHISiME DU TRAITÉ
a) Ce qu'on entend par /'Allemagne. — La voix de la
France n'a pas été entendue ou la voix de la France n'a
pas su convaincre ses alliés : d'oii est résulté ce que
j'appelle le sophisme du traité.
Ce texte, en effet, est la première consécration, offi-
cielle et internationale, de l'unité allemande, telle que
l'a conçue la Prusse, telle que Bismarck l'avait réalisée
« par le fer et par le sang » .
Encastrée à coup.de massue dans les vieux cadres
européens, cette unité, de date toute récente, s'est
taillé sa place à la mesure d'un soi-disant « Etat alle-
mand » en devenir depuis des siècles, et dont elle s'est
proclamée l'héritière. J'ai dit, ailleurs, comment l'af-
faire a été enlevée par Bismarck dans une intrigue
auprès du malheureux roi Louis de Bavière en 1871, à
la veille de la cérémonie de Versailles (1). Je n'y reviens
pas. *
Au dire de nos nouveaux juristes européens, une
« Germanie », un « État allemand », une « Allemagne
unie par la main delà Prusse », 1' « Allemagne » enfin,
ces différentes appellations s'appliquent à une seule et
même personne de droit public, subsistant, soi-disant,
en Europe depuis des siècles et qui a, aujourd'hui,
(1) Voir les Problèmes de la Paix ci-dessus, p. 84 et suiv.
238 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
droit de vie et de cité, comme une antique famille res- 1
pectable, parmi les peuples européens.
Or, c'est ce mythe de l'État allemand à durée séculaire
qui est solennellement consacré, pour la première fois,
dans un traité qui a pour objet de flétrir et de venger
le crime commis contre la société des peuples par cette i
respectable famille, I'Allemagne !
D'un bout à l'autre de l'acte solennel, un seul nom ;
est inscrit comme représentant la partie qui traite avec
les puissances alliées, et c'est celui de I'Allemagne!
Pas une seule fois les États qui font partie de la
« confédération » allemande ne sont visés; on ne se \
douterait même pas que l'Empire est composé de ces
États « confédérés » ; pas une seule fois, les noms de la
Bavière, de la Saxe, du Wurtemberg et des autres États
ne viennent sous la plume des rédacteurs et, même, ;
quand il s'agit d'un objet intéressant tel ou tel de ces
États particuliers, on passe son nom et ses droits sous
silence. Ce qui est plus extraordinaire encore, la crainte
de porter atteinte à la doctrine d'une Allemagne unie
et centralisée est telle, que le nom de la Prusse lui-
même n'apparaît pour ainsi* dire pas dans l'énorme
volume.
Parmi les États particuliers, ceux qui avaient une
armée, ceux mêmes qui avaient une diplomatie, n'ont
pas figuré, quoiqu'ils l'aient demandé formellement,
dans la conclusion d'une guerre qu'ils ont faite, dans
la tractation d'une paix où leurs intérêts propres sont
engagés. On ne les voit nulle part^ ni dans la délibéra-
tion ni dans le protocole. Aucun d'entre eux n'a eu
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 239
Toix au chapitre; aucun d'entre eux n'a eu la liberté
de prendre contact avec les Puissances alliées ou asso-
ciées, ni d'être, par celles-ci, sous une forme quel-
conque, directement consulté. On a fait fi du droit des
peuples.
b) L'État allemand « séculaire » et l'unité bismarckimne.
— Ce phénomène diplomatique est tellement extraor-
dinaire qu'il est nécessaire d'y insister.
La délégation allemande, présidée par le comte de
Brockdorff-Rantzau, qui a eu pour mission de défendre,
à Versailles, la cause de l'Allemagne, a immédiatement
saisi la portée de l'avantage qui lui était pour ainsi dire
offert, et c'est en s'appuyant sur ce « principe » qu'elle
a édifié toute son argumentation juridique. Cette récla-
mation d'une Allemagne unie et intangible devient
le « leit-motiv » de sa longue plainte.
Sous le rapport territorial, lit-on dans le Mémoire de
l'astucieux diplomate, le projet des Puissances alliées
est contraire au droit et aux principes, parce qu'il
exige « l'annexion de territoires purement allemands
et conduit ainsi à l'étouffement de ce qui constitue la
NATIONALITÉ ALLEMANDE » .
En s'appuyant sur les mêmes « principes », la délé-
gation exige que I'Allemagne « ne soit diminuée d'au-
cun territoire dont il est incontestablement démontré
qu'il fait partie du patrimoine national depuis des siè-
cles ». Le plaidoyer pour la « plus vieille Allemagne »
conclut, par exemple, qu'on ne peut réclamer la sépa-
ration de territoires comme la Ilaute-Silésie qui, depuis
240 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
1163, appartient à l'État allemand; comme le bassin de
la Sarre, qui, sauf exceptions de courte durée dues a
l'emploi de la force des armes (!), n'a jamais été soumis à
une souveraineté non allemande »; — termes ambigus per-
mettant d'éliminer de l'histoire Fintrigue par laquelle,
au Congrès de Vienne, la Prusse, et non l'Allemagne,
s'est intronisée sur la rive gauche du Rhin et s'est em-
parée de territoires sur lesquels elle n'avait jamais eu
aucun droit.
C'est en vertu de la même thèse que la délégation ré-
clame l'annexion de l'Autriche comme faisant partie de
VÉtat allemand. Il faut citer ce monument de logique et
d'outrecuidance : « L'article 80 du traité, fait observer
BrockdorfF-Rantzau, exige la reconnaissance durable de
l'indépendance de l'Autriche dans la limite des fron-
tières établies dans le traité de Paix et l'Allemagne n'a
jamais eu et n'aura jamais l'intention de modifier par la
violence la frontière germano-autrichienne. Mais si la
population de FAutriche-Hongrie qui, depuis mille ans,
est unie de la façon la plus étroite par son histoire et sa cul-
ture au pays allemand (l'Autriche unie depuis mille ans à
la Prusse !) désire de nouveau s'unir avec l'Allemagne en
un Etat unique, union qui n'a été détruite qu'à une date
toute récente par le sort de la guerre (?), l'Allemagne ne
peut pas s'engager à s'opposer aux vœux de ses frères
allemands d'Autriche, puisque le droit de libre disposition
des peuples doit être valable dans tous les cas et non pas
simplement au désavantage de l'Allemagne. Une autre façon
de procéder serait en contradiction avec les principes du dis-
cours du président Wilson au Congrès, le 11 février 1918. »
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 241
Suit la conséquence suprême qui, en vue des reven-
dications de l'avenir, élève le droit allemand contre le
droit européen : « Dans le cas où l'Allemagne peut con-
sentir à des cessions de territoire (comprenez 1*' Alsace-
Lorraine, la Pologne, etc.), ces cessions doivent être
précédées au moins d'un plébiscite par communes! »
Pas de plébiscite communal, pas dedroitcontre IWlle-
magne, tel est, pour Tavenir, l'explosif à retardement
introduit dans la substance du traité pour le faire sauter
au premier choc.
Que répondent les Puissances alliées et associées?
Attachées à la chaîne de leurs « principes », elles dis-
cutent péniblement dans la limite où elle leur laisse
quelque liberté. Pour la Haute-Silésie d'abord, on rend
les armes à l'objection allemande et on lui donne, ainsi,
une grande force : car voilà la Silésie consacrée « État
allemand « depuis près de mille ans! Pour le bassin de
la Sarre, on plaide les circonstances atténuantes : « Le
régime proposé pour le territoire du bassin de la Sarre
doit durer quinze ans. (Que sont quinze ans en présence
de droits séculaires'?) Cet arrangement a été jugé néces-
saire à la fois comme partie du projet général de répa-
rations et comme compensation immédiate et certaine
reconnue à la France pour la destruction systématique
de ses mines de charbon du Nord. Le territoire est
transféré, non pas sous la souveraineté de la France,
mais sous le contrôle de la Société dos Nations. Une
telle solution a l'avantage de n'impliquer aucune
annexion, tout en reconnaissant à la France la pro-
ie
2*2 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
priété des mines, etc. » — Voilà ce qui a été remis aux
plénipotentiaires allemands sous la signature du prési-
dent du Conseil français !
Mais, dira-t-on, cette polémique est périmée : les
Allemands ont signé sans nouvelles observations. Assu-
rément; cependant, les termes juridiques avancés au
débat et les concessions de principe et de fait subsis-
tent. D'ailleurs le cabinet Bauer, le cabinet de la signa-
ture, ne s'en est nullement désintéressé. Il a pris acte,
au contraire. Dans sa communication aux Puissances
alliées, datée du 21 juin, il revient avec insistance sur
ce qui a été obtenu.
Il nourrit, en quelque sorte, la thèse reconnue de
l'unité allemande bismarckienne, comme un serpent au
cœur de l'Allemagne et qui s'y réchauffera un jour :
« Devant l'attitude des gouvernements alliés et associés,
il ne reste au peuple allemand d'autre possibilité que de
faire appel au droit éternellement immuable à une vie indé^
pendante, droit qui appartient au peuple allemand comme à
tous les autres peuples. Il ne peut espérer d'appui que de
la conscience de l'humanité. Aucun peuple, même
parmi ceux des Puissances alliées et associées, n'exi-
gera du peuple allemand qu'il accepte, par l'effet d'une
conviction intime, un instrument de paix qui doit arra-
cher des membres vivants au corps du peuple allem/ind sans
que la population intéressée soit consultée... Le gouverne-
ment de la Répubhque allemande déclare solennelle-
ment que son attitude doit être comprise en ce sens
qu'il cède à la violence afin d'épargner au peuple alle-
mand dans ses indicibles soufnances une nouvelle
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 243
guerre, la déchirv/re de son unité nationale par l'occupa-
tion de nouveaux territoires allemands, etc. »
Et, jusque dans la communication du 23 juin, faisant
connaître aux puissances le consentement définitif du
dernier gouvernement à la signature, le même appel au
Droit est itérativement renouvelé : « Cédant à la force
supérieure et sans renoncer, pour cela, à sa manière de
concevoir l'Injustice inouïe des conditions de paix, le
gouvernement de la République allemande déclare qu'il
est prêt à accepter, etc. »
Cette protestation réitérée et obstinée ne peut, dans
la pensée du gouvernement allemand, avoir qu'un
objet : c'est d'établir, une fois pour toutes, avec l'assen-
timent des Puissances, qu'il existe, de toute antiquité,
un État allemand se confondant avec l'Empire des Hohenzol-
km et avec le Reich. Cet État allemand est légitime, il
a des droits avant tous autres droits sur les territoires
de l'Empire bismarckien et, si l'on porte atteinte à ces
droits, ou si seulement on les met en doute, c'est
« le Droit » lui-môme qui est violé .
Le gouvernement allemand ne se demande pas si la
Silésie a été annexée par un acte de brigandage; il ne
se demande pas si les populations polonaises ont été arra-
chées à leur indépendance par un acte diabolique (1) et
(1) Et je pourrais ajouter anti-allemand et anti-européen au pre-
mier chef : c'est ce qu'explique très bien le Prince de Ligne dans ses
vues si perçantes sur la guerre de Trente ans : » Ce qu'il y a de bien
remarquable dans le cercle des événements, c'est que les Polonais
avant de sauver Vienne en 1083, avaient déjà secouru la maison
d'Autriche contre les Turcs; et que ce l'ut vraisemblablement à cause
de ces deux grands services que feu Frédéric II, qui savait mieux l'his-
loire que les autres souverains, a empêché cette nation, en comraen-
244 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
si elles ont été traitées, depuis leur annexion, par le fer
et par le feu; il ne se demande pas si les territoires de
la rive gauche du Rhin ont été subordonnés au royaume
de Prusse par un acte de spoliation diplomatique ; il ne
se demande pas si l'Autriche a eu, séculairement, une
vie propre antagoniste à celle du prétendu « État alle-
mand » ; il ne se demande pas si la Bavière, la Saxe, le
duché de Bade ont été les victimes de la force prus-
sienne après la guerre de 1866 et si leurs peuples, pour
être réunis à l'Empire en 1871, ont été ou non consul-
tés. L^unité pleine et entière, globale et sans discrimi-
nation possible, de l'Allemagne est supérieure à tout;,
elle justifie tout. La volonté de Bismarck, en vertu de
la fameuse maxime : « La force prime le droit », a créé
un nouveau droit qui efface les légitimités antérieures
et l'histoire.
Voilà ce que les Puissances ont reconnu sans même
s'en émouvoir! Elles ne l'ont pas discuté, elles l'ont
reçu !
Seuls, les Allemands paraissent avoir apprécié la
grandeur et la portée d'une telle adhésion. La Gazette de
Francfort, au moment où elle conseille de renoncer à
toute résistance et de signer quand même, résume son
argumentation en une raison, décisive à ses yeux : « En
somme, l'unité allemande est sauve, et c'est le prin-
cipal. »
çant à la faire disparaître de la terre, de verser davantage son sang
pour sauver le chef de l'Empire d'une ruine totale si les mêmes
circonstances se présentaient malheureusement encore. » Œuvres
du prince de Ligne, édition Lacroix, t. 111, p. 50.
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 245
IV
l'impérialisme politique subsiste
a) Une Allemagne ou des AUemagnes? — Il est impossible
d'aborder, ici, la critique historique et constitutionnelle
du prétendu droit de TAllemagne. Tout le monde sait
dans quelles conditions Tunité à la Bismarck a été
faite : contre la volonté des peuples allemands, sans
Tassentiment d'une Assemblée nationale, sans la sanc-
tion d'un Congrès international, après les guerres de
1866 et de 1870, elle a été imposée à l'Allemagne et à
l'Europe par la force ; inutile d'insister.
L'Empire des Hohenzollern est un fait, rien de plus,
il n'a pu subsister au milieu de l'Europe pendant qua-
rante ans que par la puissance de l'armée prussienne et
par l'art avec lequel les particularismes subsistants ont
été mis dans l'impossibilité de se manifester. Mais, ce
qu'il importe de bien établir, c'est l'opinion réelle que
l'on avait, en AUemagnç même, sur la fragilité de l'édi-
fice. Le prince de Biilow ne cachait pas son sentiment
à ce sujet. Apologiste né de la « mission prussienne »,
il écrit : « Dans l'histoire de TAllemagne, l'union natio-
nale est l'exception, la règle est le particularisme. Cela est
vrai du présent comme du passé. »
Voilà qui est net ; et cela devient tout à fait clair, si
on suit le développement de la politique prussienne en
Allemagne jusqu'aux temps qui ont précédé immédiate-
ment la guerre.
246 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Le fameux incident de Saverne nous a fait connaître,
sur ce point, non seulement l'opinion, mais les senti-
ments de l'Allemagne. Il apparut, alors et en pleine
lumière, qu'au sujet de l'unité bismarckienne, il sub-
sistait, dans le pays, deux courants contraires : celui de
l'Allemagne officielle et militaire, s'appuyant sur la vo-
lonté de conquête permanente de la Prusse, et celui
d'une Allemagne non officielle, s'appuyant sur le senti-
ment des populations du Centre et du Sud : en un moi,
il y avait toujours deux Allemagnes. Cette vérité éclata
dans toutes les phases de l'incident. Mais elle fut dé-
gagée et affirmée, par les plus hauts personnages de
l'Empire, dans la séance de la Chambre des Seigneurs
de Prusse où l'affaire fut débattue. Heydebrandt, York
von Wartembourg ont posé la question : Prusse contre
Allemagne. Ils ont dit : u L'armée prussienne est maî-
tresse en Prusse et la Prusse commande au reste de l'Al-
lemagne QUI DOIT OBÉIR. » On peut croire que le chance-
lier de l'Empire, Bethmann-HoUweg, en raison de sa
situation arbitrale, va tenter de pallier l'effet de ces
insultantes provocations. Pas du tout : l'unité bis-
marckienne est en péril; il se lève et la défend; pour
une fois, ce servile parle en maître : « Le dualisme qui
existe entre la Prusse et l'Allemagne (ce sont ses pro-
pres paroles) ne peut pas être nié; il est impossible de le sup-
primer... Le développement de l'Empire, avec ses
masses populaires, a besoin, pour tous les cas, de
l'appui sûr de l'État prussien, constitué sur un solide fon-
dement militaire et sur Talhance indissoluble du peuple
et de la dynastie. Cette mission historique de In Prusse dure
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 247
encore aiijourd''hui et durera bien des années. » Finalement,
un hobereau pur sang, un homme qui parle net et qui
sait que ce particularisme ne demande qu'à être fouaillé,
le général prussien Rogge, expose brutalement Tétat de
conquête où le Nord se complaît à Tégard du Sud, et il
dit : « De l'Allemagne du Sud souffle un vent anti-prus-
sien, mais, plus faiblement sont gouvernés les autres
États allemands et plus est nécessaire la mission priiS"
sienne. La Prusse ne doit pas se fondre dans l'Alle-
magne, comme on le disait jadis. Au contraire, //
faudra encore beaucoup de fer prussien dans le sang alle-
mand. »
Tel était, sous les apparences d'une unité acceptée,
le véritable régime constitutionnel de l'Allemagne jusqu'à
la veille de la guerre de 1914.
J'examinerai, tout à l'heure, les conditions du régime
actuel; mais, puisqu'il s'agit de « constitution », il con-
vient de rappeler le mot prononcé, sur l'unité alle-
mande, par l'homnae assurément le plus quahfié pour
en parler; ce Kïot est d'hier, 20 juin 1919. Le profes-
seur Preuss, chargé de préparer le projet de constitu-
tion du nouvel État allemand, exphque, dans la Deutsche
Allgemeine Zeitung, les difficultés qu'il rencontre pour
mettre ce projet sur pied. — Il reconnaît « qu'une
constitution unitaire eût été la meilleure réponse aux
menées séparatistes françaises ». Mais il ajoute :
« Certes, l'efficacité d'un tel geste aurait été considé-
rable, s'il avait répondu à un mouvement populaire
puissant et coordonné qui se serait produit au nord, au
sud, à l'est et à l'ouest (que de points cardinaux!). Mais
248 LE TRAITÉ DE PArIX DE 1919
// fait défaut aujourd'hui, comme il a fait défaut au cours de \
toute r histoire allemande. »
Tel est l'avis de l'Allemagne sur l'unité allemande.
b) Comment on a traité les particularismes . — L'armistice
a été conclu sur des données insuffisantes : la paix aussi,
je le crains. Nous avons supposé que l'Allemagne d'hier
était une personne vivante et consciente de sa vie selon
la leçon enseignée par les professeurs allemands et
semée par eux dans l'univers. L'Allemagne conçue et
mise sur pied par Bismarck est-elle réellement cet orga-
nisme intangible? Le type est-il fixé? Ne se modifiera-
t-il plus? Sous la pression des circonstances et des né-
cessités ambiantes, ne retournerait-il pas à sa nature
primitive?
Sans avoir la prétention de lire dans l'avenir ni dans
les cœurs, une observation de simple bon sens peut ser-
vir à nous éclairer.
Rien ne réussissant comme le succès, la thèse de
l'unité bismarckienne a été en faveur, auprès du peuple
allemand, tant qu'elle lui apportait la victoire, la pros-
périté et la joie. Logiquement, elle doit perdre cette fa-
veur, maintenant qu'il est démontré que ce même sys-
tème, poussant, par l'extension du mihtarisme, à la
haine et à la guerre universelles, met l'Allemagne au
ban des peuples et la condamne à la honte, à la défaite
et à la ruine. On s'attachait à l'Empire glorieux et pros-
père. A l'Empire battu, c'est autre chose.
Déjà cette tendance à la désaffection et au revirement
se produit. Sans insister et pour rappeler simplement
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 249
l'argument qui paraît toucher au cœur le peuple alle-
mand, je citerai ces quelques lignes de la Milnchener
Post : « Quand le peuple saura tout cela, il comprendra
enfin pourquoi les vainqueurs sont si durs et si impi-
toyables. Il fera taire tous ceux qui s'étonnent de la ri-
gueur des conditions de paix ; il leur imposera à tous un
ton plus modeste et, dans sa sensibilité morale, ce sera
cela qui le ramènera dans la voie des bons sentiments
et du travail, sur cette voie quïl suivit avant le règne de
la politique de violence. »
« Avant le règne de la politique de violence », cela veut
dire : avant le système bismarckien. On dirait que
l'Allemagne s'apprête à commencer son mea ciilpa.
Continuera-t-elle? Si elle va jusqu'au bout, c'est une
autre Allemagne qui naît, ou plutôt, ce sont les Alle-
magnes qui reprennent la vie et l'existence. Attendons
que le phénomène politique se précise et se dégage.
Mais, en attendant, prenons, contre le monstre toujours
vivant, toutes nos sécurités.
La principale de ces sécurités serait certainement la
dissociation de l'Empire bismarckien. Un homme de
haut jugement, un Américain désintéressé, M. J.-M.
Baldwin, dit : « Si l'Empire allemand se fragmente en
Etats séparés, ce sera, à tous les points de vue, un gain
incalculable (1). » S'il en est ainsi, pourquoi lui avoir
donné une nouvelle force, une nouvelle vie par les
acceptations étranges du traité?
• (1) Voir l'argumentation de M. .I.-M. Baldwin, surtout au point de
Tue économique, dans son livre : Paroles de guerre d'un Américain.
(Alcan, 4919, p. 311.)
250 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Sans intervenir dans les affaires intérieures du pays,
n'eût-il pas mieux valu, cent fois, aider l'unité bis-
marckienne à mourir et aider les particularismes tradi-
tionnels à revivre?
Quelle contradiction y avait-il entre de telles mesures
préparatoires ou préventives et l'application des prin-
cipes wilsoniens? Ces principes étaient-ils donc con-
traires à une solution plus souple? Consulter les peuples
allemands, les appeler à faire connaître leurs sentiments
et leurs intérêts en les libérant d'abord de la terreur
prussienne, était-ce les tyranniser?
Procédons à cet examen et demandons-nous, pour
conclure, quelle est la réponse que l'état actuel de l'Alle-
magne apporte à ces deux questions : l'Allemagne est-
elle une nationalité? L'Allemagne est-elle une démo-
cratie?
c) « Nationalité » allemande et « démocratie » allemande.
— L'Allemagne actuelle est-elle une nationalité? La ré-
ponse à cette question est au moins douteuse. On pour- ;
rait même dire que les premières données sont en sens
contraire. A peine le lien de fer bismarckien se fut-il
relâché que les Allemagnes reprenaient une première
liberté de mouvement, sinon d'action; malgré la forces
encore subsistante de l'armature bureaucratique, les
manifestations locales se- produisirent partout aux eris
de Los von Berlin! Ce ne sont pas seulement les pays
ennemis à l'intérieur qui levaient la tête et tentaient de
secouer le joug; il ne s'agit pas seulement de l'Alsace-
Lorraine, de la Pologne, du Sleswig, etc., c'étaient les
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 251
vieux pays de tradition allemande (mais non prussienne)
qui remuaient au fond de leur résignation et se retour-
naient vers leurs antiques libertés.
Un fait solennel et d'une gravité exceptionnelle vient
de le prouver : quand s'est posée, devant le Conseil des
États allemands, la question de la signature de la paix,
on pouvait s'attendre à une violente manifestation
d'unité. Or, ce fut tout l'opposé. Les avis ont été net-
tement partagés et ils ont été partagés ethniquement
et géographiquement. Les Etats de l'Est ont voté contre
la signature, les États du Centre et du Sud pour la
skjnature. N'est-ce pas la confirmation de l'aveu fait par
Bethmann-Hollveg: aujourd'hui comme hier, tleux Alle-
magnes subsistent? Imaginez qu'en France, une pareille
question ait été posée et que les votes émis aient été
aussi nettement contraires entre pays au nord et pays
au sud de la Loire, que penserions-nous de l'unité fran-
çaise?
Sur ce grave débat et en vertu même des principes
du président Wilson, la voie eût donc pu et dû être ou-
verte à îtne consultation des peuples intéressés. Encore une
fois, il ne s'agissait nullement de dissocier l'Allemagne,
mais de lui demander, à elle-même, ce qu'elle pense du
régime qu'elle a subi depuis cinquante ans?
Dans la crise qu'elle traverse, tout est possible ; pour-
quoi écarter, d'avance, l'une des possibilités, l'une de
celles qui étaient les plus conformes à un arrangement
durable des affaires en Allemagne même et dans le
monde? Un traité qui eût engagé envers les Puissances,
non pas seulement V Allemagne, mais les États particu-
252 LE TRAITE DE PAIX DE 1949
liers, eût été plus facilement conclu, plus facilement
réalisable, plus facilement exécuté. Il nous aurait
fourni, d'ores et déjà, des résultats certains. Il eût été,
pour l'Allemagne elle-même, une garantie de paix inté-
rieure et, pour tous, la plus simple et la plus normale
des sécurités.
Nous ne l'avons pas pensé. Nous avons préféré sup-
poser une vie durable et persistante du régime bis-
marckien. Soit! Maisnenousfaisonsaucuneillusion. Cette
condescendance ne nous vaut ni assurance ni gratitude
pour le présent ou pour l'avenir. Au contraire, une
grave menace subsiste et surplombe les affaires du
monde. Et il en sera ainsi tant que l'impérialisme poli-
tique et unitaire allemand ne sera pas réellement abattu.
Avons-nous affaire, du moins, à une démocratie alle-
mande? C'est la deuxième question que nous posions
tout à l'heure. Et la réponse me paraît plus incertaine
encore.
Tout le monde connaît les circonstances par suite
desquelles le pouvoir a passé, en Allemagne, d'Hertling
à Max de Bade, de Max de Bade à Ebert et à Scheide-
mann : le voici, maintenant, entre les mains de Bauer,
d'Hermann Millier, de Noske, d'Erzberger. Pour com-
bien de temps?. . . L'Empereur a fui : on ne peut pas dire
que la dynastie ait renoncé, ni même que « l'autocratie
prussienne » (pour parler comme le président Wilson)
ait perdu ses droits. Le mystère plane sur tout cela. On
ne sait qu'une chose : c'est que l'Empire allemand a
passé la main aux partis avancés, pour laisser, à des
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 253
personnages de valeur et d'origine médiocres la charge
de signer la paix. Est-ce cela, une démocratie? L'Em-
pire allemand s'est mis volontairement en mue; il s'est
revêtu de la teinte du milieu ambiant pour essayer de
se sauver : il ne semble pas qu'il y ait autre chose.
L'avenir, un prochain avenir, nous apprendra ce que
vaut cette « République allemande » .
En tout cas, elle n'est pas, jusqu'ici, ce régime popu-
laire, conscient, sincère et pur de toute tache, dont
rêvait le président Wilson. Si elle dure, une fois la paix
signée, si le parti militaire sur lequel elle est obligée de
s'appuyer ne la supprime pas, sa destinée est écrite
d'avance, car elle résulte de la nécessité où se trouve
cette république, qui n'a que le souffle, de se séparer
des partis de gauche et de devenir un gouvernement
d'ordre; sans une organisation forte, c'est-à-dire à ten-
dance réactionnaire, elle ne pourra franchir le pas où
l'Allemagne est engagée. L'Allemagne n'a pas l'habitude
de la liberté. Pour qu'elle la prenne, il faut qu'on la lui
impose. L'abbé Wetterlé, dans ses fines et sagaces ob-
servations sur un peuple qu'il connaît bien, dit : « Les
pangermanistes eux-mêmes reconnaissent que le fond
du caractère allemand est le servilisme : dienernatur
(nature de domestiques). De fait, il faut toujours, à ces
hommes sans individualité, des seigneurs, et, quand ils
n'en ont pas, ils s'en donnent. »
La République allemande unitaire cherchera donc
« ses seigneurs ». Ne les trouvant pas ailleurs, elle
prendra ceux qui viennent de Berlin. Conservatrice, et
même militariste par nécessité, — puisqu'elle sera ba-
254 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
layée le jour quïl plaira aux militaires, — la République
d'Ébert a tous les stigmates du pangermanisme. En un
mot, elle est bismarckienne.
Comment serait-elle autre?
On a rappelé récemment que le Parlement rérolu-
tionnaire à Francfort, en 1848, a été un violent précur-
seur du pangermanisme, approuvant le bombardement
de Prague qui voulait s'affranchir de l'Autriche, procla-
mant le Mincio frontière allemande et réclamant le duché
de Sleswig-Holstein ainsi que l'Alsace, vingt ans avant
Bismarck ! Les livres de Laskine et d'Andler établissent
d'une façon irréfutable l'impérialisme des socialistes
allemands : « Ceux là se font une grande illusion qui
escomptent le réveil, en Allemagne, de sentiments ré-
publicains depuis longtemps disparus... Au reste, la
République du citoyen Scheidemann et du citoyen Sii-
dekum ne serait ni plus ni moins militariste, ni plus ni
moins impérialiste, ni moins pangermaniste que l'Em-
pire de Guillaume II. » Nous dirons, tout à l'heure,
pourquoi et en quoi cet impérialisme est plus vigoureu-
sement expansioniste et cent fois plus dangereux même
que l'impérialisme à figure militaire qui, du moins, met
tout le monde en garde contre lui. La correspondance
de Marx et d'Engels prouve, à chaque page, par les
confidences de ces augures, « que ces internationalistes
sont les premiers des pangermanistes (1). »
Qu'il s'agisse de la lutte suprême pour l'unité bis-
(4) Voyez les textes rassemblés dans les ouvrages cités, notam-
ment Ed. Laskine, l'Internationale et le Pangermanisme. — Delaire,
Au lendemain de la Victoire, et, dés avant la guerre, Paul Vergxet,
la France en danger, p. 95 et suiv.
' APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 255
marckienne ébranlée, au nom d'une « nationalité »
encore en suspens, qu'il s'agisse du masque plus ou
moins baissé ou levé, selon les circonstances, d'une ré-
publique démocratique, ce qui est certain, c'est que si
le Reich subsiste, le Reich, c'est l'Empire,
Le Reich, tel que nous le fabriquent les professeurs,
se réclame des principes proclamés à Versailles pour
consacrer l'existence d'une Allemagne unie faisant bar-
rage au milieu de l'Europe, de la mer du Nord au
Danube.
Or, cette Allemagne est toujours celle de Bismarck;
diminuée de certaines bordures ethniques, elle n'en
représente pas moins « l'État allemand » tel que l'a
réédifié le chauvinisme exaspéré de la prétendue science
germanique ; c'est l'Allemagne des universitaires et des
soldats.
Est-ce l'Allemagne, voilà toute la question?
Comment la vie des particularismes, proclamée indis-
pensable même par Biilow, s'arrangera-t-elle avec cette
République casquée et bottée?
k
d) Danger de la survivance d\m impérialisme allemand.
A défaut d'une nationalité allemande, d'une démo-
ratie allemande, ce qui subsiste, c'est un impérialisme
politique allemand. Oui, il est abattu, il est affaibli, il
est désarmé. Mais il peut reprendre des forces. L'histoire
marche à grands pas. D'iéna à la campagne de France, il
y a quelques années; entre les « Adieux de Fontaine-
bleau » et le débarquement au golfe Juan, il y a quel-
ques mois.
256 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
L'impérialisme militaire allemand a perdu de sa vi-
gueur ; nous pouvons admettre même qu'il a perdu de
sa confiance en lui-même et, pour le moment, de sa vio-
lence agressive. Considérons, cependant, qu'il reste
debout au milieu d'une Europe à demi détruite. La
Russie n'est plus un contrepoids : qui sait si elle ne
deviendra pas, pour TAllemagne, une réserve et un
champ d'exploitation? les États voisins de l'Allemagne,
Pologne, Roumanie, Tchéco-Slovaquie, Serbie, Grèce,
vont passer par les crises de l'enfance, de l'adolescence,
de la croissance. Les autres voisins. Suède, Norvège,
Finlande, Danemark, Hollande, Suisse, n'ont pas osé
se prononcer. D'ailleurs, ils sont faibles, eux aussi.
A supposer qu'ils veuillent lutter, un jour, pour leur
indépendance menacée, comment résisteraient-ils à une
pression allemande habilement et fortement exercée?
Le sort de l'Autriche, de la Hongrie, de la Bulgarie, de
la Turquie, hier alliées de l'Allemagne, se décide à peine
et dans quel sens? L'Allemagne a conservé, dans ces
pays subalternisés, des intérêts et des partisans.
Il reste, dans l'Europe continentale, la France et
l'Italie.
Les devoirs qui s'imposent à ces deux Puissances sont
lourds : elles auront à porter le fardeau pour le monde
entier, l'une en face de l'Allemagne, l'autre en face de
l'Autriche.
Je sais, ni l'Angleterre ni les États-Unis n'abandon-
neraient, en cas d'agression de la part de l'Allemagne,
leurs amis de la veille; un traité les lie, d'ores et déjà,
à la France; leurs parlements, du moins, vont en déli-
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 257
bérer. Une telle garantie est d\m prix inestimable et je
ne la perdrai pas de vue un seul instant dans la partie
« constructive » de la présente étude : mais la politique
internationale ne se renferme pas toujours dans le
dilemme : guerre ou paix. Il y a des intérêts, des rivali-
tés, des concurrences, qui ne se règlent pas sur le
champ de bataille. Jamais on n'a libellé un texte d'al-
liance qui puisse parer à tout. Les 60 millions d'Alle-
mands unis qui vont ou subir leur destinée ou s'irriter
contre elle ne manquent pas de moyens pour troubler
une Europe déjà troublée, pour affaiblir une Europe
déjà si faible, pour diviser une Europe déjà si divisée.
N'en auraient-ils pas d'autres, qu'il leur resterait
l'arme économique et la propagande révolutionnaire :
car l'impérialisme économique et social allemand sub-
siste et c'est lui, peut-être, qui, dans les circonstances
présentes, est le plus à craindre.
V
l'impérialisme économique et SOCIAL
a) Impérialisme économique allemand. — Parmi les raisons
qui ont dû déterminer le Conseil des Qualre à maintenir
sans réserve l'unité allemande bismarckienne, l'une
des principales a été, sans doute, l'avantage de pouvoir
exiger, d'un bloc resté puissant, le paiement des répa-
rations de guerre; le chiffre de ces réparations s'élevant,
en raison de la rage de destruction des Allemands, à
des sommes inouïes, si l'on avait affaire à une pous-
17 /
I
258 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
sière de peuples cette dette formidable eût paru peut-
être compromise
Raison assurément des plus sérieuses et d'une réa-
lité autrement pressante et tangible qu'une thèse ensei-
gnée et diffusée, comme un dogme, par messieurs les
professeurs. Ainsi, l'on en est arrivé à sacrifier beau-
coup à l'unité économique allemande et, par suite, à
son unité politique.
Mais une conséquence de ces ménagements apparaît
aussitôt. En fait, l'Allemagne économique est à peine
atteinte. Le sol allemand n'a pas été touché, sauf tout à
fait au début de la guerre, dans une partie de la Prusse
orientale. L'agriculture, l'industrie, le commerce n'ont
perdu que relativement peu : la main-d'œuvre est, il
est vrai, diminuée par la mort des hommes, mais l'Alle-
magne a encore une natalité très abondante, et ses
pertes en hommes sont proportionnellement moins
dures que celles de ses adversaires. En outre, pas une
machine, pas un atelier, pas un outil n'ont été détruits
du fait de la guerre. Pas un champ en friche! Tout au
contraire, l'outillage, le cheptel, le mobiHer, l'argent
des pays envahis, Belgique, France du Nord, Pologne,
Serbie, ramassés par la cupidité, sont soigneusement
cachés et gardés par l'avarice teutonne. Il n'y a pas un
particulier que la guerre n'ait enrichi. La dette exté-
rieure allemande est, de toutes les dettes des belhgé-
rants, celle qui s'est le moins accrue. Les usines ont
travaillé pendant la guerre et ont accumulé des stocks
considérables. En un mot, T Allemagne économique est
prête à « repartir » et, certainement, elle a de l'avance
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 259
sur plusieurs de ses concurrents anciens, la France, la
Belgique, la Pologne, l'Autriche, la Russie, l'Italie.
Ajoutons que la guerre elle-même, malgré les maux
qui l'accompagnent d'ordinaire, paraît avoir présenté,
pour l'Allemagne du travail, de réels avantages. Sa
population s'est habituée à vivre de peu, à tirer de son
sol une bonne partie des produits qu'auparavant elle
faisait venir de l'étranger; elle s'est ingéniée, dans la
période du blocus, à découvrir des procédés nouveaux,
notamment en ce qui concerne la chimie des engrais,
procédés qui, peut-être, lui permettront d'aborder de-
main certaines concurrences dans des conditions dont
le monde sera surpris.
Il est vrai, ces avantages (tout relatifs, d'ailleurs, car
il ne faut rien exagérer) sont handicapés par la perte de
plusieurs provinces laborieuses et fertiles — en premier
lieu, l'Alsace-Lorraine — par la nécessité présente de
reconstituer le stock des matières premières, d'amélio-
rer le change, de parer au déficit des moyens de trans-
port maritime, de forcer la porte de l'hostihté univer-
selle fermée au producteur et au marchand allemand.
Enfin et surtout, l'Allemagne économique est obligée,
si elle veut rentrer dans le concert des grandes affaires
mondiales, de supporter le fardeau de ces dettes de la
réparation dont sa folie destructrice l'a rendue respon-
sable.
Considérant cette situation dans son ensemble, les
Puissances ont pensé sans doute qu'une Allemagne
unie, présentait, comme on dit, une surface qui seule
permettait d'asseoir les combinaisons financières néces-
260 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
saires pour garantir le payement des indemnités. Elles
ont donc laissé l'Allemagne économique debout.
Mais, il faut bien reconnaître que l'unité économique
allemande peut prendre, à bref délai, le caractère
d'un impérialisme économique. L'histoire de l'Europe
sait que le Zollverein est, au milieu de l'Europe, une
puissance redoutable. L'Allemagne, ayant un intérêt
commun à agir, \d. combiner en commun son action :
on ne peutl'empOcher et, malgré les précautions prises
par le traité (Partie X. Clauses économiques, et notam-
ment par le chapitre III, art. 274 et suiv.), il est pro-
bable que l'Allemagne saura tirer parti de l'ensemble
des avantages qu'il ne pourrait être question de lui
enlever, du moment où Ton s'attardait au principe de
son unité.
Une puissance qui voit disparaître les charges mili-
taires et navales, supportées gaillardement pendant qua-
rante ans, une puissance qui a su soutenir, pendant
près de cinq ans, le poids d'une guerre formidable et
les conséquences d'un blocus alimentaire et commercial
sans précédent, est prête, sans aucun doute, à tirer un
parti également inouï de la détente soudaine qui suivra
le grand bienfait de la paix.
A moins que le désordre fondamental, déchaîné par
elle, si dangereusement, en Russie, ne la gagne (et cela
devient de moins en moins probable), l'Allemagne va
se remettre aux travaux de la paix avec l'entrain à la
fois brutal et docile qu'elle apportait aux travaux de la
guerre. L'Allemagne sait les affaires. Demain, nous
la trouverons en ligne, sur les marchés du monde, avec
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 261
son expérience aiguisée de toute son ambition déçue.
Et 60 millions de producteurs, décidés à réparer, dans
la lutte économique, ce qui a été perdu dans les luttes
militaires, ne sont pas une force négligeable.
Cette force n'était pas ignorée de ceux qui ont rédigé
l'acte de la paix. Ils l'ont mesurée et, si l'on peut dire,
jaugée à fond. Les questions économiques ont été étu-
diées (personne ne l'ignore) avec le plus grand soin;
un cortège de techniciens accompagnaient les négocia-
teurs.
Sûrement, les deux grands impérialismes économi-
ques, l'Anglais et l'Américain, savaient ce qu'ils fai-
saient et ils ont abordé, en parfaite connaissance de
cause, leur grand rival d'hier. S'ils l'ont laissé debout,
c'est qu'ils n'ignoraient pas qu'entre gens d'affaires on
finit toujours par s'entendre; ils ont donc pensé que
mieux vaut, tout compte fait, une Allemagne relevée
avec laquelle on peut parler, qu'une Allemagne en déli-
quescence et s'accroupissant sur sa ruine.
b) L'Impérialisme social allemand. — Les considérations
économiques qui viennent d'être exposées n'auraient
pas suffi, que l'on se sentait pressé par les considéra-
tions d'ordre social agissant dans le même sens : c'est
encore un point qui ne peut être qu'effleuré aujourd'hui.
Mais personne n'ignore l'action exercée par tous les
partis sociaHstes sur les gouvernements des puissances
alliées et associées, en vue de les amener et même de
les contraindre à « ménager » l'Allemagne.
Il ne fait nul doute que ces gouvernements, et no-
262 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
tamment le gouvernement anglais, ont obéi, dans une
certaine mesure, les uns et les autres, aux injonctions,
souvent brutales, qui les sommaient de se conformer
aux programmes internationalistes et marxistes.
La lutte contre le capital est devenue un des articles
de foi du gouvernement actuel en Allemagne; il s'est
fait, ainsi, une clientèle internationale à peu de frais.
Inutile de citer les appels sans nombre adressés par la
voix de la presse ou les conseils perfides insinués par
le moyen de la propagande occulte aux partis de la
révolution dans tous les pays du monde, depuis l'avè-
nement du nouveau régime soi-disant démocratique en
Allemagne. L'organisation défaitiste, remontant aux
pires moments de la guerre, s'est adaptée à miracle à ce
nouveau jeu. La Révolution marxiste, telle est la con-
ception que les gouvernants actuels de l'Allemagne se
font de la Revanche. En un mot, l'impérialisme écono-
mique s'est doublé d'un impérialisme social de même
origine.
c) Entente entre les divers Impérial ismes. — Ainsi, par
une circonstance singulière, mais qui n'est pas absolu-
ment nouvelle, il s'est trouvé que le capitalisme et ses
ennemis agissaient, jusqu'à un certain point, dans le
même sens.
Les grandes entreprises financières, les organisations
du crédit, les hommes qui font travailler l'argent di-
saient : « Nous avons besoin dune Allemagne forte et
unie pour sauver le monde de la ruine et éviter la révo-
lution. » Les partis socialistes, les marxistes, les inter-
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 263
nationalistes et les partisans du grand chambardement,
disaient : « Nous avons besoin d'une Allemagne forte et
compacte, parce que nous comptons sur elle pour
mettre à bas le capitalisme. »
Par quels canaux souterrains, ces idées, ces ten-
dances, ces calculs, se sont-ils glissés jusque dans les
coulisses de la Conférence, il est impossible de le dire
maintenant, mais tout le monde a senti leur action.
En un mot, les grands impérialismes économiques se
dressant, dans le monde, sur la ruine des petites enti-
tés économiques, se sont donné la main pour obtenir,
en faveur de l'Allemagne, des ménagements politiques
et commerciaux en vue d'arriver à la reprise des affaires
et à l'ordre permettant de réorganiser le crédit.
Et les grands impérialismes sociaux se sont donné la
main pour, à la faveur des révolutions russe et alle-
mande, exiger une nouvelle organisation de la Société.
Ordre ou désordre, lequel des deux l'emportera?
c'est le secret de demain.
Mais il est évident que, de toutes façons, l'Allemagne
gagne à leur concurrence. Si les combinaisons des
grands impérialismes économiques l'emportent, elle
garde, en se ralliant à eux, son unité politique, finan-
cière, commerciale, avec la réalité d'une aide immé-
diate et l'espoir d'une prompte reconstitution. Le Zoll-
verein voit se rouvrir les marchés du monde, et on
l'aborde comme un débiteur qui compte.
Au contraire, si les combinaisons de linternationa-
lisme l'emportent, l'Allemagne y prend une place pré-
264 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
pondérante et ses partis avancés ont, du moins, la joie
d'ébranler, chez ses adversaires, les gouvernements
bourgeois, si fiers de leur victoire.
Tel est le plan, ou — plus exactement — telles sont
les possibilités...
Loin de moi la pensée qu'il s'agisse d'un mal sans
remède. J'ai la conviction, au contraire, que le traité
contient, ou acquises ou en germe, des solutions per-
mettant de parer à l'un et l'autre danger. Certaines
lacunes peuvent être comblées, d'heureuses améliora-
tions peuvent être apportées. Les peuples eux-mêmes
sont les meilleurs gardiens de leur propre cause ; et je
prends, ici, avec foi, la parole du président Wilson :
« L'Entente se développera en action. »
Mais, je crois pouvoir ajouter que cette action doit
être combinée avec d'autant plus de soin qu'on a laissé
entre les mains de l'Allemagne, une arme plus redou-
table, l'unité bismarckienne.
C'est une situation sur laquelle il n'y a pas lieu de se
faire la moindre illusion : puisque cette force existe et
subsiste, mieux vaut le reconnaître franchement et agir
en conséquence.
CHAPITRE II
DE L'APPLICATION DU TRAITÉ
Dans le chapitre qui précède, je me suis efforcé de
dégager les principes du traité du 28 juin 1919 et de
montrer comment ils se sont imprégnés, pour ainsi dire,
du sophisme bismarckien. Acceptant la conception d'un
« Etat allemand » séculaire, ancêtre de l'Empire milita-
riste des Guillaume, ils l'ont prolongée, comme une
ombre funeste, sur le cours futur de l'histoire.
Les dangers du système, je les ai signalés franche-
ment et, en premier lieu, la survivance d'un pangerma-
nisme sinon militaire, du moins politique, économique
et social. J'ai mis en garde ceux qui veilleront à l'appli-
cation du traité contre ces dangereuses conséquences.
Mais, j'ai indiqué, en terminant, que le traité lui-même,
dans celles de ses parties qui échappent à un système
arbitraire, offre des ressources pour lutter contre les
périls qu'il n'a peut-être pas suffisamment conjurés.
Le traité sera bon ou mauvais, ai-je dit en commen-
çant, selon qu'il sera bien ou mal appliqué.
266 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Ce sont donc les méthodes de l'application que je
A^eux étudier aujourd'hui. Il est bien entendu qu'elles ne
peuvent résulter que d'une interprétation loyale et sin-
cère du traité, tel qu'il est conçu et écrit. Loin de moi
la pensée de chercher, dans une argumentation cap-
tieuse, un moyen quelconque de porter atteinte aux
engagements pris, de bonne foi, par les puissances en-
vers l'Allemagne ; ce qui est écrit est écrit, ce qui est
juré est juré. Les puissances alliées et associées sont
d'honnêtes personnes : pas un de leurs citoyens qui ne
se considère comme lié par la parole des gouvernements.
Et c'est, précisément, parce que nous voulons tous
rester fidèles à la foi jurée, qu'il nous convient de
rechercher, dans le traité, les interprétations les plus
favorables à une pacification durable et, je dirai même,
dans un certain sens, les plus favorables à ceux qui, hier
encore, étaient nos plus acharnés ennemis.
1
l'allemagne diminuée
Le danger du traité vient de ce qu'il laisse, au milieu
de l'Europe, une Allemagne impérialiste debout. Mais,
ce serait fermer les yeux à la lumière de ne pas recon-
naître à quel point elle est, malgré tout, diminuée.
a) Ce que V Allemagne aperdn. — L'Allemagne bismarc-
kienne est diminuée, avant tout, dans son principe : et
cela est plus important même que la perte de l'argent
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 267
et des territoires. L'Allemagne va s'apercevoir qu'il en
coûte de raisonner faux. J'ai parlé avec assez de fran-
chise des principes du président Wilson pour ne pas être
prêt à reconnaître combien leur idéal si noble, — peut-
être un peu absolu, — est écrasant pour la conception
bismarckienne etpangermaniste de la vie internationale.
Les puissances ont prouvé que le droit prime la
force. Elles ont établi, par la puissance des armes, que
la justice a le dernier mot. Grande suprise pour ces pro-
fesseurs !
Toute la littérature de la kultur est effacée d'un re-
vers de manche. Triste bibliothèque périmée! Depuis
Treitschke et H. -S. Chamberlain jusqu'à Naumann et
Scheidemann, ils ne valent plus un denier. Il faut que
l'Allemagne change de pensée, et, pendant que cette
mue s'accomplira, elle sera, certainement, très affaiblie.
C'est une bonne manière de la vaincre, de laisser sa va-
nité se dégonfler et sa conscience se creuser.
Réduit à ses propres forces, sous son toit ébranlé,
l'Allemand « d'après guerre » doit prendre un autre
personnage. Le temps qu'il mettra à se transformer
nous donnera quelque répit. Le professeur allemand
souffrira, le militaire allemand, le bureaucrate et tout
ce qui a dirigé l'Allemagne souffrira. Ils ont été de mau-
vais bergers, ils souffriront de la détresse du troupeau.
Mais, surtout, le marchand souffrira.
La leçon la plus forte que l'Allemand ait reçue, ce
n'est pas la défaite (il n'y croit qu'à moitié), c'est le sen-
timent qu'il a de la haine universelle. Cette hostilité qui
le surveille, cette odeur où il sait qu'on le reconnaît et
268 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
qui lïsole, il s'en rend compte pour la première fois. La
barrière morale tendue ainsi autour de lui, comme une
quarantaine, constitue une très sérieuse garantie.
L'univers est en garde, il ne se laissera plus prendre à
certaines « camaraderies » . La justice n'est pas seule-
ment forte; elle est jalouse; son flambeau suivra long-
temps le coupable.
Qui donc, demain, se souviendra, avec fierté, du
temps de Guillaume 11? Qui donc plastronnera comme
il a plastronné ? Qui donc se vantera des revues casquées
d'or, des manteaux à la Lohengrin, des défilés au pas
de parade, des « Allemagne au-dessus de tout », et des
statues de bois clouées de fer? Dieux! comme tout cela
est vieux, renfoncé dans le passé des Burgraves et du
Walhalla!
Les journaux ont raconté que le gouvernement provi-
soire allemand avait mis la main sur la garde robe de
l'empereur Guillaume, se composant de quatre cent
quatre-vingt-quatorze uniformes variés : ces uniformes
sont à la défroque. Défroque aussi le « gantelet de fer »,
« la poudre sèche », « l'épée aiguisée ». Burgraves,
« l'inoubliable aïeul » etle« bon vieux Dieu! ». Certains
axiomes paraissent maintenant contestables, par exem-
ple : « Sûre est la paix qui repose derrière le bouclier et
sous r épée du Michel allemand » (discours de Guillaume 1 1
aux Brandebourgeois, 3 février 1899). — Ou bien : « Le
militarisme allemand représente, en fait, le suprême
degré de révolution accomplie jusqu'à ce jour par la
civilisation » (Ostwald). Un Kiihlmann n'écrirait plus
(ce qu'il pense, d'ailleurs, toujours) : « J"ai mené une
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 269
lutte à mort contre les principes. Ils sont justifiés en mo-
rale, non en politique. Ici, il s'agit du but à atteindre,
non des moyens. »
La victoire des puissances et le triomphe de la jus-
tice,les rédacteurs du traité les ont consacrés dans les
faits en détachant de l'Allemagne prussienne les pays à
nationalité non germanique nettement caractérisée,
r Alsace-Lorraine, le Sleswig, la Pologne, la Haute-
Silésie (sauf plébiscite) et enfin les colonies allemandes.
Ainsi les bordures stratégiques, les glacis protecteurs
dont la conquête germano-prussienne s'étaient entourés,
sont tombés.
Le retour de l' Alsace-Lorraine à la mère patrie n'est
pas seulement une haute leçon de justice et une satis-
faction pour la conscience humaine, c'est un retour à
l'équihbre dans l'aménagement général de l'Europe. Il
s'en faut de beaucoup que la France y fût seule inté-
ressée. L'aptitude née de ces peuples est de servir à
l'union. En France, ils apaisent; en Allemagne, ils irri-
tent : l'expérience est faite. L'Allemagne elle-même le
sait; elle avouera, tôt ou tard, que cette œuvre de jus-
tice sert à sa propre libération et à son relèvement.
Une telle consécration est une récompense et une
justification pour les peuples fermes, à conscience fidèle
et forte. Et c'est une satisfaction incomparable pour
1 âge qui, ayant subi le désastre, voit s'accomplir la
réparation. Pendant un demi-siècle, tous les Français
n'ont eu qu'une pensée : ils ont attendu et préparé
l'heure de la « justice immanente ». Cette foi indomp-
table, ce patriotisme persévérant furent de tous. Le si-
270 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
lence même était force. Historiquement, la réincorpo-
ration justifie la parole de M. Thiers, historien en même
temps qu'homme d'Etat : « Gardons nos ressources et
notre volonté : quant à la terre, elle se reprend. »
Pour le bassin de la Sarre, une espèce de bail char-
bonnier d'une durée de quinze années apporte, à la re-
vendication d'une frontière française, une solution
bâtarde et lui donne un aspect mercantile assez inat-
tendu. C'est le mot de Louis XY retourné : « Je ne traite
pas en marchand, mais en roi. »
L'Allemagne est écartée, militairement, de la rive
gauche du Rhin et même éloignée de cinquante kilo-
mètres sur la rive droite. Elle ne peut prendre aucune
mesure offensive ou défensive dans cette région. C'est
un résultat : mais cette précaution est-elle une garantie?
L'Allemagne, unie et forte, avec ses 70 millions d'ha-
bitants, pourra tout de même, dans quelques années,
franchir le Rhin et déboucher au cœur de la France,
de même qu'elle l'a fait en 1870 et en 1914, sans rencon-
trer, avant nos anciennes frontières, d'obstacle militaire.
Sur ce point, les perspectives restent bien inquiétantes!
On a attribué à Kiihlmann ce mot : « Avant quelques
années, nous serons à Paris dans une situation très con-
fortable. »
Ces clauses dissimulent mal l'erreur la plus grave du
grand acte international (du moment où l'Allemagne
bismarckienne restait debout) : on a dénié à la France
les garanties stratégiques réclamées par ses chefs mili-
taires ! J'ai dit, ci-dessus, comment, à mon avis, la rive
gauche du Rhin, arrachée au Congrès de Vienne par un
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 271
Téritable chantage diplomatique, devait être détachée
de la Prusse et j'ai rappelé comment la nature et l'his-
toire traçaient comme limite entre la France et la Ger-
manie, le fleuve Rhin ou, tout au moins, les fameuses
lignes de Kaiserslautern. L'Allemagne, restant unie au
milieu de l'Europe détruite, toutes les précautions de-
vaient être prises; il fallait supprimer la forteresse
agressive que s'étaient attribuée, en vue de nouveaux
méfaits, les conquérants de Berlin. On ne l'a pas voulu;
un calcul à longue portée et un travail souterrain l'ont
empêché... Je ne doute pas, quant à moi, que — les
dernières fumées de la bataille une fois dissipées, —
l'histoire ne reprenne son cours.
Ceci dit, et limitées à la séparation des bordures
ethniques non germaniques et à un désarmement par-
tiel, les décisions du traité n'en représentent pas moins,'
pour l'Allemagne, un grave affaiblissement. Le Reich,
privé des conquêtes savamment combinées pour le « cou-
vrir », s'appauvrit de leur séparation. Il s'était habitué à
exploiter ces terres et pes populations, à terroriser et à
coloniser ces marches (1). Une œuvre séculaire d'anéan-
tissement des races locales était combinée par les lois,
l'administration, le maniement des esprits et des
mœurs. On avait déterminé les têtes de ligne et les
voies de pénétration en vue d'une exploitation écono-
mique à longue échéance : en Pologne, en Alsace-Lor-
raine le plan abominable se découvrait au grand jour.
(1) Pour la Pologne notamment, voir l'ouvrage de Henri Moysset,
l'Esprit public en AUemayne, 1911.
272 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
On avait sondé (parfois sans le dire) ces richesses
adventices pour les exploiter savamment. Tout était
préparé pour satisfaire les convoitises d'un maigre pays
par la mainmise sur ces sols féconds. L'Allemagne, qui
condense volontiers ses appétits en maximes, réalisait
la formule de ses philosophes : « La vie est un agran-
dissement d'espace. »
Il faut, maintenant, reaoncer à ce commerce; le cor-
saire perd ses esclaves, le féodal ses serfs ; il doit songer
à vivre sur lui-même, au lieu de le faire aux dépens des
autres.
Les pays que l'Allemagne avait conquis disposeront,
désormais, de leur fortune, de leur travail, de leurs
moyens d'action. Ils rentrent au giron qui les a nourris.
Le supplément de forces qu'ils apportaient à l'entre-
prise économique allemande, ils le rendent à leur mère
patrie; le fléau de la balance du commerce va se re-
placer dans sa position originelle. La Pologne reprend
son labeur, singulièrement accru par le développement
industriel et agricole de ces dernières années. L'Alsace-
Lorraine rapporte à la France les richesses que la France
y avait créées.
h) Fin de la politique mondiale. — Par la suppression
de l'Empire colonial allemand, ce n'est pas seulement
le système bismarckien qui est atteint; le système de
Guillaume II et de Rulow s'écroule. Ce dernier se van-
tait d'être l'initiateur de la « Politique mondiale » ; dans
son livre, publié avec un tact vraiment allemand, à la
veille de la guerre, il disait : « En la personne de l'em-
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 273
pereur Guillaume II, la nation trouva un guide qui, avec
un coup d'œil clair et une volonté ferme, marcha de
l'avant dans la voie nouvelle ; c'est avec lui que nous
avons foulé la route de la politique mondiale ... « La tâche
« de notre génération, ai-je dit en qualité de chancelier
« delEmpire, le 14novembre 1906, est, enmême temps,
« de conserver notre position continentale, base de notre
« position mondiale, de cultiver nos intérêts d'outre-
« mer, de poursuivre une politique mondiale réfléchie,
« sensée, sagement limitée... » A l'origine, on entendit
des voix critiquer ces tendances nouvelles, comme une
déviation hors des routes sûres de la politique continen-
tale de Bismarck. « Si l'évolution des choses exige,
« disais-je alors, que nous dépassions le but poursuivi
« par Bismarck, nous avons le devoir de le faire. »
Biilow était très fier de cette trouvaille. En fait, c'est
sa « politique mondiale » qui a perdu l'Allemagne. Bis-
marck savait très bien que « le rat de terre » ne devait
pas quitter son élément; il avait discerné que la coali-
tion redoutable à son œuvre serait celle de l'Angleterre
et des puissances continentales. Et, encore, n'avait-il
pas prévu que la témérité de ses successeurs irait
fomenter, contre l'Allemagne, domestiquée par la
Prusse, l'alliance combinée des États-Unis et du
Japon!
L'affaire du Maroc fut un symbole : Tanger, Casa-
blanca, Agadir, sont « les pas sur le sable » qui ont con-
duit Guillaume à sa destinée.
L'Allemagne, dans l'allaire du Congo, avait, de nou-
veau, frappé la France au cœur. Le monde sentit, dès
18
274 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
lors, que les grands événements se préparaient. La
France consentit à une nouvelle diminution en se jurant
que c'était la dernière. Tous ceux qui ont trempé dans
cette fatidique affaire du Maroc se sont écroulés. Oii est
Biilow? Oii sont ses complices? Le Maroc, symbole de la
a politique mondiale », est libéré!
Voilà ce que des phrases sonores, accompagnées de
la musique du tambourinaire casqué, ont rapporté à
l'Allemagne. La « grande flotte » qui devait conquérir
a l'Empire des Eaux », n'a même pas pu s'engager, un&
seule fois, à fond, sur son propre élément.
Si cette issue de l'entreprise mondiale, si cette des-
tinée des ambitions maritimes de la Prusse n'avertit pas
l'Allemagne, comme Bismarck l'avait avertie, du moins
la perte matérielle des colonies allemandes lui ouvrira
peut-être les yeux. Qu'elle se dise bien qu'il en sera
ainsi toutes les fois qu'elle se livrera à ce genre d'opé-
rations 0 au long cours » . Chaque peuple a son aptitude,
son travail et sa destinée. L'Allemagne a payé pour
s'instruire. De vastes territoires, de larges espérances,
de lourds sacrifices... et rien ! A la suite de cette aven-
ture, l'Allemagne n'a même plus, sur la mer, la volonté
de nuire !
c) Le problème financier. — Erzberger. — On ne peut
entreprendre de parcourir le champ des conséquences
de la défaite allemande ouvert par le traité. Limitons-
nous donc à la question la plus aiguë, à celle qui, au
fond, embrasse toutes les autres, la question finan-
cière. Non pas qu'il s'agisse d'entrer, ici, dans le détail
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 275
des chiffres; mais la sanction financière peut et doit
être envisagée dans ses effets politiques.
Le problème territorial étant réglé par la force des
armes et par la loi de l'occupation, les charges financières
consacrent la première réalisation du châtiment et, par
conséquent, du retour sur soi-même et delà pénitence.
L'accroissement des chargespubliques rend sensible, au
plus ignorant, l'erreur des peuples qui se sont laissé
mal gouverner; c'est l'application la plus immédiate du
quidqiiid délirant reges plectuntur Achivi.
Erzberger a saisi ce joint vital et, pour prendre
d'abord la direction des esprits, il s'est réservé le por-
tefeuille des finances.
Je ne résiste pas à la tentation de m'arrêter un
instant devant cette figure singulière qui vient de s'at-
tribuer une si étrange influence sur l'histoire de l'Alle-
magne et qui, — s'il ne lui arrive quelque accident au
cours de sa carrière risquée, — la gardera peut-être
pendant quelque temps.
L'abbé Wetterlé (1) nous l'a dépeint, gros, gras, suf-
fisant, truffé d'ambitions et de convoitises, roulant dans
les couloirs du Reichstag, en heurt ou en accommode-
ment avec tous les partis, se glissant malgré son poids,
s'insinuant malgré sa carrure, astucieux, résolu, Imagi-
natif, instruit, avec de la bonhomie, du savoir-faire, une
audace cynique, « un sourire répugnant », et, malgré
tout cela, un certain genre d'autorité. En un mot, l'Al-
lemand « bilatéral » , l'Allemand du Centre qui a pac-
(1) Les Coulisses du Reichstag, p. 131.
276 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
tisé, qui s'est rallié, qui a subi, tout en jugeant et en
détestant. Erzberger est un de ces responsables qui ont
fait tourner la grave résistance des Windthorst à la ca-
pitulation pour des profits économiques où s'est enlisé
le catholicisme rhénan, l'homme de l'évolution racontée
dans l'ouvrage de M. Goyau, en un mot le centre devenu
ventre, l'Allemand fouaillé qui s'est engraissé de toutes
les hontes bues... Tors et retors. Hélas! — les choses
humaines ne sont pas belles, — la destinée a voulu
passer sur cette poutre, où le pied glisse.
Donc, ce Erzberger a parfaitement reconnu que, à
cette heure des grandes transformations en Allemagne,
tout dépendait du problème financier.
Pour la clarté de l'exposé, il faut citer ici les élucu-
brations de ce comparse, usurpant soudain les premiers
rôles. On y trouvera, à la fois, l'intelligence et la four-
berie de l'homme. Après avoir fait un tableau de la si-
tuation de l'Empire en vue de l'œuvre de la restaura-
tion : d'une part la défaite et l'appauvrissement, d'autre
part la richesse excessive et môme un accroissement du
bien-être résultant de la guerre, il signale le « danger »
et le « remède » .
Le danger, c'est l'anarchie 'et le bolchevisme; le re-
mède, « le moyen de salut, c'est la socialisation » . Mais,
entendons-nous : comme la socialisation peut devenir
elle-même un danger, il convient de la corriger et de
l'adapter, comme vous voudrez, par une bonne réforme i
financière .
Et voici la muscade qui file, sous les doigts du presti-
digitateur. Il sent, il sait que sa félonie ne peut se sauver \
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 277
que par runité bismarckienne ; il jette donc, à ses
adversaires et à ses accusateurs, ce qu'il prétend avoir
arraché au désastre, l'Unité :
« Pour obtenir l'Unité allemande, un nouveau sys-
tème d'organisation fiscale est nécessaire.
a Les recettes de l'Empire doivent être augmentées
de 100 pour 100 à l'égard des impôts actuels; celles des
États particuliers de 100 pour 100 également.
« Les rapports entre TEmpire et les Etats particuliers
sont, actuellement, plus étroits qu'auparavant; car, tous
sont, maintenant, obligés en commun envers la contre-partie
contractante, depuis la conclusion delà paix. »
Donc, ce qui compense tant de pertes et tant de sacri-
fices, c'est l'Unité régénérée par l'étroite union dans la
dette commune et dans le malheur commun, c'est l'en-
gagement de tous, qui engage, en même temps, la contre-
partie. Le système financier issu de la guerre est le lien
suprême du système économique et politique.
Ce plan de réorganisation par la centralisation, — qui
accable surtout les États particuliers, — est offert à
l'Allemagne comme le moyen de salut déposé dans les
arcanes du traité. La dette est une chaîne indestruc-
tible; l'impérialisme économique allemand, cherchant
de l'œil les autres impérialismes économiques, leur
propose de s'unir contre le bolchevisme et le fédéra-
Hsme. 11 s'agit, comme on le voit, d'une socialisation tru-
quée, — peut-être aussi d'une centralisation truquée,
— car l'homme a plus d'un tour dans son sac. Pour
le moment, le plan de cet éphémère se résume ainsi :
l'Unité financière, instrument suprême de l'Unité!
278 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Voici donc les premières données sur lesquelles il est
permis de tabler pour l'application initiale du traité :
Abaissement de la suprématie allemande;
Perte du prestige allemand ;
Diminution du territoire allemand ;
Anéantissement de la « politique mondiale » ; '
Affaiblissement économique ;
Charges financières.
Parmi toutes ces causes de faiblesse, les personnages
de transition se réclament de l'Unité et, s'appuyant sur le
texte du traité, s'efforcent de la renforcer.
II
COMMENT L ALLEMAGNE APPLIQUERA LE TRAITE
DE PAIX. LES CONFÉDÉRATIONS
Les paroles d'Erzberger ne sont pas paroles d'Évan-
gile. Il a beaucoup à racheter et ses palinodies n'inté-
ressent que les comptes qu'il devra rendre, un jour, à
la vengeance des choses. C'est la fuite du lièvre : ses
tours et détours ne le sauveront pas.
a) V Allemagne et V Europe après la guerre. — Voyons
les faits de plus haut. Comment les peuples allemands,
dans la liberté que le traité leur a laissée, collabore-
ront-ils à l'œuvre de restauration de l'ordre européen
que le militarisme des Guillaume a troublé?
La situation spéciale de l'Allemagne tient à ce fait
géographique qu'elle fait barrage au milieu de l'Eu-
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 279
rope, — m centro Eiiropœ. Or, cette situation lui a
donné, trop souvent, au cours de l'histoire, la tentation
de la monarchie universelle (1).
Ou l'Allemagne verse dans l'impérialisme et le mili-
tarisme, et elle devient odieuse au monde;
Ou bien, comprenant les périls auxquels cette tenta-
tion l'expose, elle se modère et s'arrange de façon à ne
pas séparer sa vie de la vie normale européenne.
Tel est le dilemme.
La bonne adaptation de l'Allemagne à son rôle d'in-
termédiaire et même de lien peut dépendre de l'Eu-
rope, comme cela est arrivé, plusieurs fois, au cours de
l'histoire; elle peut être ainsi obtenue par la volonté
réfléchie de l'Allemagne elle-même par Faction de l'Al-
lemagne sur elle-même.
Évidemment, le concours des deux éléments, — l'Al-
lemagne et l'Europe, — serait préférable. C'est un des
désavantages du traité d'avoir fait la part de l'Europe
trop petite; on a cru plus équitable de faire la part de
l'Allemagne très large. Nous verrons si TAllemagne se
montrera digne de cette confiance.
Aussi loin que l'on remonte dans l'histoire de l'Alle-
magne, elle apparaît à l'état de confédération. Cette so-
lution antique du problème territorial et politique n'é-
tait pas due au hasard. La Germanie est naturellement
composite. Elle a une partie continentale et une partie
maritime; elle a des devoirs divers et des tendances
(1) V. ci-dessus, la circulaire de d'Avaux et de Servien, du 5 avril
i644.
280 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
divergentes, selon que telle ou telle de ses provinces
regarde le Nord, le Sud, l'Est ou l'Ouest. Les races
elles-mêmes ne descendent pas d'une seule souche : les
Slaves et les Celtes occupent, en proportions impor-
tantes, ses territoires près d'autres races d'origine ger-
manique. Sans nous attarder à ces considérations, qu'il
suffise de rappeler la permanence du dualisme prussien
et autrichien, du dualisme prussien et « allemand »,
au cœur même de la Germanie, jusqu'à la guerre de
1914.
Le fait est indiscutable, il est patent.
Or, le militarisme prussien a entrepris de faire,
autour de la couronne des Hohenzollern, une unité qui
devait, un jour ou l'autre, englober toute l'Allemagne
et, finalement, s'imposer au reste du monde comme
monarchie universelle, ou « Puissance mondiale »,
selon le vocabulaire nouveau. La question est de savoir
si cette vue est toujours celle de l'Allemagne et si, se
détournant de l'Europe et du monde, elle liera à jamais
son sort à celui du militarisme prussien.
L'heure est arrivée où l'Allemagne doit choisir entre
l'un ou l'autre de ces contacts, ou mieux de ces con-
trats, qui décideront de son avenir, régleront son sort
futur et le sort commun de la civilisation européenne.
La doctrine de guerre vient de la Prusse; la doctrine de
paix vient du reste du monde. Entre Guillaume 11 et le
président Wilson, il faut prendre parti. C'est Ormuzd et
Ahrimane.
Le traité signé, il n'appartient plus à personne de
poser ce cas de conscience devant le peuple allemand ;
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 281
libre de sa décision, qu'il choisisse! mais c'est son
propre intérêt qui lui impose le choix.
b) L'Allemagne et la Prusse. — La Prusse, abandonnée
à elle-même, a, vis-à-vis de l'Europe et du monde, des
sujets de guerre permanents : pour des raisons que je
vais rappeler rapidement, elle est fatalement hostile.
Cette politique prussienne traditionnelle, tous les
hommes d'État autorisés l'ont caractérisée avec une
précision telle qu'il faut ou une grande ignorance ou
une confiance par trop béate en des protestations à
peine voilées, pour s'y laisser tromper. Un des com-
plices et des confidents de la Prusse, Metternich, l'a
définie en ces termes, dès 1801 : « La Prusse, invaria-
blement fidèle à ses vues et à ses principes, a gagné,
dans les dix dernières années, une prépondérance mar-
quée. Soutenant son rôle d'affranchissement de tous les
devoirs de la morale politique, exploitant les malheurs
des autres pays, sans avoir égard à ses obligations ni à ses
promesses, forte des nombreuses acquisitions qu'elle a
faites, la Prusse se trouve placée depuis quelques
années au rang des Puissances de premier ordre. »
Le principe de cette politique a été dégagé, au milieu
du siècle dernier, avec une perspicacité singulière, par
un diplomate français, M. Lefebvré : « Telle qu'elle est
aujourd'hui, dit-il, la Prusse est le plus grand obstacle
à une paix durable sur le continent, parce que c'est la
puissance la plus mécontente de sa position présente et
qu'elle fera tout pour la clianger. Tout est faux en elle,
excepté un sentiment universel actif qui domine sa population
282 LE ÏRAITÉ DE PAIX DE 1949
phis encore que son cabinet... c'est l'impossibilité d'être ce
qu'elle est et l'obi igation d'avancer ou de rétrograder. »
Qui ne reconnaîtrait, à ces traits permanents, la poli-
tique d'un Bismarck et même, à une échelle tout autre,
celle d'un Blilow? « S'accroître ou périr », « Puissance
mondiale ou décadence » , telle est la formule que celui-
ci donne comme raison et comme excuse à la « politique
mondiale ». Et c'est toute la philosophie de la dernière
guerre.
La Prusse ne peut pas vivre en paix avec l'Europe si
elle est forte, c'est-à-dire si l'Allemagne la suit, voilà la
vérité. Les raisons de cette fatalité agressive, je les dirai
très rapidement :
La pauvreté du sol prussien a produit l'étrange survi-
vance en Europe du Junker, l'insatiable agrari en-hobe-
reau; en ce moment même, nous le voyons s'appliquer
à reprendre, par les dessous, l'édifice démocratique
improvisé par la défaite.
Le voisinage étroit de la Pologne et de la Prusse
orientale entretient une chicane avec les peuples slaves
que, pas une seule fois, la Prusse n'a essayé de régler
autrement que par la force.
La configuration des mers prussiennes a créé un con-
flit presque insoluble avec les puissances maritimes du
nord : l'Angleterre sera toujours, à une époque ou à
l'autre, la protectrice du Danemark et des Duchés et, si
elle abandonne Héligoland, elle s'en repentira.
La sage et prévoyante organisation de la vieille Alle-
magne, — de « l'Allemagne avant k Prusse », — avait
pourATi à ce risque fatal en proclamant les grandes places
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 283
maritimes allemandes « villes libres » . Je regrette infi-
niment de ne pouvoir donner ici, même en quelques
lignes, un raccourci de l'histoire des villes hanséati-
ques : on y verrait à quel point elles furent, pendant
des siècles, un puissant organe d'articulation de l'Alle-
magne à l'Europe. Une Prusse dominatrice de l'Alle-
magne et des villes hanséatiques ne pouvait avoir d'autre
devise que celle de Guillaume II : « Notre Empire est
sur les eaux. » Mais Guillaume n'avait pas assez de res-
sources intellectuelles pour s'apercevoir qu'en arborant
à son pavillon cette fatalité de sa race, il précipitait sa
course à l'abîme.
Faut-il insister, enfin, sur cette autre disposition,
cent fois relevée, à savoir que la ligne de hauteurs for-
mant la crête du toit européen divise l'Allemagne en
deux pentes opposées? Les eaux coulent au nord et elles
coulent au sud, se dispersant vers des mers qui n'ont
entre elles aucune communication et ne créant pas
harmonie. Les grands fleuves, le Rhin et le Danube,
ne sont allemands que sur une partie de leur cours;
leurs embouchures dépendent de souverainetés étran-
gères. Si les populations allemandes ne s'arrangent pas
avec les populations voisines, il faut, qu'un jour ou
l'autre, elles leur cherchent querelle et entreprennent
de les dominer.
Sur cet immense territoire, ainsi compartimenté, les
caractères des vieilles tribus germaniques n'ont pu
s'effacer ni se ramener à un type commun. Je me con-
tenterai de citer, à ce sujet, les paroles très précises du
prince Clovis de Hohenlohe, confident de Bismarck, lui
284 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
aussi chancelier de l'Empire, et, parmi les Allemands
de ce temps, l'un des plus avertis et avisés :
a Qu'en France et en Italie, où le caractère national
est plus uniforme et moins individualiste, un même ré-
gime soit applicable aux rapports sociaux et politiques,
cela s'explique. En Allemagne, subsistent encore, comme
au temps de Charlemagne, des distinctions très nettes
entre les différentes races. Les Wurtembergeois ont
conservé jusqu'ici le caractère de l'Alaman et du Suève,
les Bavarois celui du Boyard. On distingue encore les
Francs de l'Allemagne centrale à leur vivacité et, parmi
les populations de la Westphalie et du Hanovre, les
Saxons à leur caractère mesuré et vaillant. Ainsi, ce que
Von convient d'appeler le particularisme a ses racines pro-
fondes dans le caractère national allemand et ce n'est pas par
des théories qu'on s'en affranchira (1). »
Ces instincts profonds, l'âme sociale les révèle, en
Allemagne, comme elle le fait partout et toujours, par
la diversité des aspirations religieuses.
Ne croyez pas que la Guerre de Trente ans soit un
fait accidentel dans l'histoire de l'Allemagne; c'est, au
contraire, le fait normal : car les divisions, les haines
religieuses ne sont rien autre chose que la saillie vers le
ciel des grands discords de la race. La rehgion du sud
veut dominer la religion du nord, et réciproquement.
L'influence de la chapelle luthérienne des rois de Prusse
sur la politique prussienne a été cent fois démontrée (2).
(1) Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe, t. I, p. 186.
(2) V. R. LoTE, Du Christianisme au Germanisme, IIP partie. Vers le
Germanisme, p. 229 et suiv.
APRÈS LA SIGiNATURE DE LA PAIX 285
Toute tentative d'union des Églises, tout essai de tolé-
rance mutuelle a échoué. Je ne vois rien de plus pro-
bant, à ce point de vue, que la vie entière de Frédéric-
Guillaume III, véritable prototype de Guillaume II :
l'échec de l'évangélisme et de Thermésianisme, les per-
sécutions contre les catholiques, la succession des kul-
turkampf, tout prouve que la vie religieuse commune
est impossible. Le centre catholique n'a racheté sa vie,
— comme nous le disions d'Erzberger, — qu'en ven-
dant son âme. Aujourd'hui, il redresse la tête, et la
crise est rouverte.
Par ses frontières, par ses montagnes, par ses fleuves,
par son ciel même, l'Allemagne est divisée. Elle est
divisée à l'intérieur et elle ne peut s'unir que sous une
autorité de fer qui devient fatalement une menace à
l'extérieur.
Pour avoir la paix au dehors et la paix au dedans, il
faut que l'Allemagne se désenchaîne de la Prusse. A
elle de juger. Mais ce ne sera pas autrement qu'elle se
rattachera au reste du monde. Est-elle une Allemagne,
est-elle une Prusse? Faut-il que, maintenant encore,
selon le mot du général Rogge, « beaucoup de fer prus-
sien soit poussé de force dans le sang allemand » ? En
deux mots, Berhn ou Weimar, voilà toute la question.
Il suffit de rappeler le verdict de l'histoire : l'Alle-
magne sera particulariste et fédéraliste ou elle ne sera
pas.
c) De la Confédération. — Il semble que la carrière de
286 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Bismarck, en aveuglant la conscience de l'humanité,
ait, en même temps, altéré la qualité de son intelligence
et de son jugement dans les choses de la politique.
Après que ce Méphistophélès moustachu eut proclamé
la primauté de la Force sur le Droit, toutes les règles
parurent abolies ; les résultats des longues et sagaces
observations et expériences antérieures furent jetés au
panier.
Bismarck entendait arriver à son but par tous les
moyens : le but atteint, tous les moyens parurent bons.
L'Unité par la Nationalité, tel était son système : on re-
jeta les autres.
Mais la Nationalité et l'Unité ne se superposent pas
exactement : le conflit permanent était institué. Les
convoitises prussiennes Tavaient abordé de front par
trois grandes guerres ; elles le prolongeaient savamment
sous le nom de « paix armée » .
L'expérience des siècles avait, pourtant, dégagé d'au-
tres solutions. On savait que, de même qu'il existe une
morale internationale, de même il existe une modéra-
tion, une mesure, une prudence internationales, qui,
ne poussant rien à l'extrême, cherchent avant tout,
entre les peuples, les solutions qui, ménageant les sen-
timents et les intérêts, aboutissent, non au conflit, mais
à l'apaisement. La sagesse des Nations inscrivait sur ses
tablettes que les pays à populations trop nombreuses et
trop diverses doivent s'arranger pour laisser, dans leur
voisinage et jusque dans leur sein, une certaine auto-
nomie aux petits États ; on avait trouvé des formes in-
termédiaires mariant l'Unité à la Nationahté, formes
ÂPRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 287
assez strictes pour donner satisfaction à l'appel du sang
et du sentiment, assez souples et flottantes pour ne pas
servir de chaîne au despotisme ou de fers à l'esclavage.
L'Allemagne « au centre de l'Europe » , ce n'était pas
seulement un pays confédéré, c'était la confédération
type, la confédération modèle, le « Saint-Empire de la
Paix ». Et cette constitution de l'Allemagne apparaissait
comme l'un de ces règlements raisonnables du problème
de la juxtaposition des races.
En général, le système de la Confédération était con-
sidéré comme excellent et les techniciens de la politique
l'envisageaient comme une solution enviable.
Machiavel avait dégagé son caractère pacifiste et anti-
impérialiste : « Si, dit-il, le moyen des confédérations
est, en lui-même, un obstacle à des conquêtes, il en ré-
sulte deux avantages : le premier, c'est d'avoir rarement
la guerre ; le second, la facilité de conserver ce que l'on
peut avoir acquis... L'expérience nous apprend, d'ail-
leurs, que celte espèce de corps politique a des bornes.
Il se compose de la réunion de douze ou quatorze Etats,
tout au plus. »
Montesquieu, qui contemplait d'un œil si dégagé les
lois et les coutumes régissant le monde politique, écri-
vait : « 11 y a une grande apparence que les hommes
auraient été obligés, à la fin, de vivre sous le gouverne-
ment d'un seul s'ils n'avaient imaginé une manière de
constitution qui a tous les avantages intérieurs du gou-
vernement répubhcain et la force extérieure (pour la
défensive, comme il va l'expliquer) du monarchique. Je
parle de la République fédérative... Cette sorte de
288 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
République, capable de résister à la force extérieure,
peut se maintenir dans sa grandeur sans que l'intérieur
se corrompe. La forme de cette société prévient tous les
inconvénients... » On voit que Montesquieu ne s'en
tient pas à constater les avantages du système fédératif :
il le propose comme un idéal.
Et c'est, finalement, le couronnement de l'œuvre phi-
losophique du dix-huitième siècle. La polémique de
Jean-Jacques Rousseau n'a pas d'autre sens que d'ou-
vrir les voies à un système fédératif, soit national soit
international. Il écrit, dans son Gouvernement de Pologne
(chapitre IV), cette phrase qui résume son effort :
« Appliquez-vous à étendre et à perfectionner le sys-
tème des gouvernements confédératifs, le seul qui réu-
nisse les avantages des grands et des petits États. »
Jean- Jacques fut, comme on le sait, un des prophètes
de la Société des Nations. Il fit, avec insistance, l'éloge
de l'abbé de Saint-Pierre. Le livre auquel il mit la
main jusqu'à la mort et connu sous le nom de « Manus-
crit de Genève », est intitulé : De la Société du Genre hu-
main.
Une expérience décisive du Fédéralisme se produisit
à la fin du dix-huitième siècle, coïncidant avec l'avène-
ment de la liberté politique et de la démocratie. Il
s'agit de cette constitution des États-Unis dont les prin-
cipes, discutés dans le fameux livre du Fédéraliste, ra-
masse, pour ainsi dire, l'expérience et les réflexions du
siècle et aboutit à un compromis, sagement délibéré,
entre l'unité d'un empire et la localisation de la vie so-
ciale et administrative. Ni l'exemple de l'Allemagne ni
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 289
les préceptes de Montesquieu et de Jean-Jacques Rous-
seau n'étaient absents de l'esprit des Madison et des
Jefferson, quand ils choisissaient les matériaux de l'ad-
mirable édifice qu'ils élevaient (1).
Il est assez surprenant que ce système de la Confédé-
ration ne soit pas apparu aux négociateurs de 1919
comme la solution des vastes débats politiques et inter-
nationaux engagés à la suite de l'échec des impéria-
lismes européens.
Que ce soit en Russie, que ce soit dans les Balkans,
que ce soit en Autriche (et, à mon avis, en Allemagne),
le système fédératif est le seul qui permette d'aboutir à
des solutions équitables, raisonnables, conformes au
droit et aux nécessités de l'existence.
Dans les cas complexes où les intérêts et les senti-
ments sont aux prises, oii la nationalité est en lutte avec
la géographie et avec l'histoire, oii les races s'irritent
les unes contre les autres et ne trouvent pas leur équi-
libre, le système fédératif est le seul, peut-être, qui
puisse les articuler entre elles. La paix par une confé-
dération bien équilibrée satisfait, à la fois, la démocratie
et la liberté... Mais, nous avons oublié tout cela.
Pour reléguer, décidément, dans le passé le système
(1) On peut consulter, à ce sujet, outre le Fédéraliste (Commen-
taire de la Constitution des États-UnisJ, par A. Hamii,to\, J. Jay et
J. Madison, traduit par G. Jay et Esmein, Paris, -1902, l'ouvrage du
président Wilson: le Gouvernement conijressionnel, Etude sur la poli-
tique américaine, paru en 1884. Edit. Boucard et ,Ièze. Et, comme ré-
sumant le débat actuel : .I.-B. Scott, Notes de James Madison sur les
débats de la Convention Fédérale de 1787 et leur relation à une plus par-
faite Société des Nations. Trad. par de Lapradelle, édil. Bossard,
1919.
19
290 LE TRAITE DE PAIX DE 4919
bismarckien qui a mis le feu à l'Europe, il eût fallu lui
substituer un principe élevé, une conception-mère. Le
système fédératif répond aux besoins du temps ; les
peuples sont en marche vers lui. Que ne l'a-t-on pro-
clamé et pourquoi n'avoir pas prononcé, dans la mesure
qui incombe au règlement de ces grandes crises, le
compelle intrare?
Pour agir sur les masses, et par les masses, les solu-
tions les plus simples sont les meilleures. La seule ma-
nière d'éviter les malentendus et les heurts aux réper-
cussions infinies, c'est que tout le monde comprenne.
Par une sorte de ménagement pour un système
immoral, violent, arbitraire, qui n'a d'autre moyen
d'action que son principe même, c'est-à-dire le recours
sans fin à la violence et la guerre à renouvellements, on
n'a pas osé même rappeler à l'Allemagne qu'elle était
composée d'Etats confédérés. L'Allemagne étant ainsi
encouragée à l'oublier elle-même, cela ne facilitera pas
les choses.
Ce serait bien mal comprendre le sens de ces obser-
vations que d'y voir le projet de porter une atteinte
quelconque à la volonté des peuples allemands. Mais,
ils sont asservis par une longue entreprise de conquête,
déshabitués de l'initiative et du courage politiques,
accablés par une défaite dont la plupart n'ont pas en-
core compris les causes. Quand se mettront-ils à penser
par eux-mêmes? Nul ne le sait... Quand parviendront-
ils à secouer le joug intellectuel qui a pesé sur eux de-
puis près d'un siècle? Nul ne le sait. .. C'est leur affaire.
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 291
dira-t-on. Oui, mais c'est aussi l'affaire de l'Europe et
du monde. Et c'est pourquoi il n'était pas inutile de
penser à l'intérêt des Allemands en tant qu'il est lié à
l'intérêt des autres et, tout au moins, avec l'autorité du
traité, de leur indiquer le but.
Certaines tentatives des particularismes locaux, celles
du docteur Dorten, celles de M. Haase, de M. Ulhrich,
se sont produites ; mais ce n'est pas tant de ce côté que
je tourne les yeux. Non. C'est vers Weimar. A Weimar
se fait entendre la voix de l'Allemagne. Or, Weimar
discute ce principe du particularisme dont le traité s'est
détourné avec une si étrange affectation.
Il me semble intéressant d'indiquer le point où en
sont les deux thèses opposées, celle du particularisme
et celle de l'unité, dans le grand débat qui divise, en ce
moment, l'Allemagne elle-même.
D'une part, le professeur Goëtz, dans une brochure
sur la Démocratie allemande, plaide, avec beaucoup de
mesure, la cause du particularisme :
La démocratie allemande prouvera dans l'avenir si elle a une
juste compréhension de l'individualité de chaque peuple alle-
mand. Le particularisme n'est pas une force retardatrice. Au
contraire : le développement de l'administration moderne, la
culture allemande sont dus à l'intensité de la vie privée des
États; le développement de l'Empire n'a été possible que par
leur développement. Bismarck avait si bien compris les impon-
dérables de la vie particulière des Etats qu'il leur a réservé
leurs droits propres, tout en leur permettant la réunion à l'Em-
pire. Cette révolution accomplie, l'Etat unique semble certaine-
ment le plus rationnel, comme assurant la gérance du gou-
vernement le plus économique. Mais le fédéralisme reste
indispensable à la démocratie bourgeoise. Veillons à ce que
tout ne converge pas vers un point unique comme Paris... Les
292 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
tout petits États peuvent disparaître; mais les grands doivent
subsister et avoir droit de décision surtout en ce qui concerne
les questions de culture. La suprématie de la Prusse aurait plus
d'inconvénients que d'avantages, etc..
Dans le même sens, le projet de constitution (ar-
ticle 18) autorisait la formation de nouveaux groupe-
ments ou États. C'était un pas fait vers la Confédé-
ration.
En revanche, le président du ministère prussien,
docteur Hirsch, oppose la thèse de la suprématie né-
cessaire de la Prusse. Voici son argumentation :
L'article 18 du projet de constitution permet la formation de
nouveaux groupements ou États. Si cet article est voté et si la
majorité le considère comme d'intérêt général, le péril est
grand pour la Prusse et pour l'Empire. L'auteur du projet dit
qu'une République de 40 millions d'habitants dans un État
de 70 est une impossibilité et un danger, au cas où un désac-
cord surgirait entre eux sur des points de politique générale...
Depuis le 9 novembre, la Prusse, plus qu'aucun autre État, a
prouvé qu'elle sait faire des sacrifices dans l'intérêt général et
en vue de l'unité nationale. La Prusse est aussi démocratisée
que le reste de l'Empire. 11 n'existe pas plus de roi de Prusse
que d'empereur d'Allemagne... Le but à atteindre ne peut être
obtenu si l'on anéantit la Prusse. Seule une Prusse orga-
nisée permettra la fondation d'une République unitaire. Si l'As-
semblée de 'Weimar permet la fondation d'une République de
Haute-Silésie, elle sera suivie de la formation d'une République
rhénane westphalienne et d'une République de Hanovre. La
Prusse serait réduite à l'impuissance; l'épine dorsale de l'Em-
pire disparaîtrait par la formation de quatre ou cinq États,
impuissants eux-mêmes. Le cri de » Los von Preussen » serait
bientôt suivi du cri : « Los von Reich. » Donc l'Assemblée doit
rejeter toute formation de nouveaux États dans l'intérêt même
de la République.
A l'heure où j'écris, il semble que la discussion doive
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 293
aboutir à un compromis : la création de nouveaux États
oii la déclaration de certains particularismes pourrait se
produire, sauf consultation des peuples intéressés et
sous l'approbation d'une loi d'Empire. La Constitution
reste unitaire, et, par là, elle maintient l'impérialisme ;
mais les particularismes ont relevé la tête (1).
Le principe de l'unité bismarckienne subsiste, mais
ébranlé .
Le Malin a raconté (9 janvier 1919) qu'il avait inter-
viewé le comte Hertling trois jours avant sa mort.
L'ancien chancelier d'Empire aurait insisté sur l'hosti-
lité de Munich, Stuttgart et Cologne contre la Prusse
qui, elle-même, ajoutait-il, ne constitue pas un bloc
ethnique homogène. Le comte Hertling conclut : « Si
les idées actuelles suivent leurs cours, le nom de la
Prusse disparaîtra de la carte de l'Europe. »
Comme les choses eussent été facilitées si les puis-
sances alliées, devinant un accord possible avec les sen-
timents du pays, eussent poussé l'Allemagne dans les
voies d'une Confédération contraire à l'unitarisme bis-
marckien! C'était lui offrir un moyen honorable et pra-
tique de s'adapter à leur vie nouvelle et de s'articuler
à l'Europe. L'Allemagne bismarckienne une fois con-
(1) « Dans la journée du 7 juillet, la Diète bavaroise a adopté une
loi constitutionnelle fondamentale provisoire d'après laquelle la Ha-
vière est proclamée un État libre (Frexstaal). Le gouvei'nement a
immédiatement donné l'ordre à toutes les autorités d'employer ce
terme dans les actes officiels. L'importance de cette décision vient de
ce qu'elle est en contradiction formelle avec le projet de constitu-
tion voté à Weimar. Elle témoigne donc de la résistance de la Diète
bavaroise aux tendances centralisatrices de r.\ssemblée de Wei-
mar. »
294 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
damnée sans appel, ces peuples se fussent retrouvés en
présence de leurs instincts primitifs et de leurs intérêts
immédiats. Il n'est pas un d'entre eux qui n'ait une affi-
nité quelconque avec les pays limitrophes. La plasticité
de ces races est notoire. Entre voisins, la trame de la
vie et des affaires se serait reprise. Les fleuves redeve-
naient des véhicules non seulement du trafic, mais de
l'association et de l'union. L'attraction des différentes
mers se faisait sentir dans chacun des bassins qu'elles
commandent. Les frontières restaient des garanties sans
être des obstacles. Une Allemagne plus souple renais-
sait, et Ton pouvait entrevoir le temps où elle redevien-
drait, comme au moyen âge, le lien et le nœud d'une
Europe organisée.
III
COMMENT LES PUISSANCES ALLIEES APPLIQUERONT
LE TRAITÉ
En l'absence d'une conception d'ensemble sur l'orga-
nisation future de l'Europe, le traité a sanctionné des
solutions qui, précisément parce qu'elles sont très
hautes et très larges (je parle de la « Société des Na-
tions »), ne s'adaptent pas aux événements actuels, ni
aux applications de détail et de transition. Il a bien
fallu reconnaître que l'organisme mondial ne pouvait
entrer en fonctions tout de suite : or, c'est le tout de suite
qui importe. Des déterminations graves vont être prises
pour longtemps, l'orientation va se décider, des habi-
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PALX 295
tudes et des « plis » en résulteront qui seront peut-être
difficiles à corriger.
Une certaine forme de garanties et des moyens d'ac-
tion immédiats étaient nécessaires : on les a rencontrés
dans un procédé emprunté, en somme, à la vieille poli-
tique, l'alliance entre les grandes puissances.
a) L'Alliance. — Le Pouvoir exécutif de la victoire. —
Parmi les puissances signataires du traité, trois ont
conclu entre elles un projet d'alliance les unissant « dans
le cas de tout acte non provoqué d'agression dirigé par
l'Allemagne contre la France » . Cette alliance est sur-
tout conservatrice du traité . C'est une « Sainte-Alliance »
des trois plus grandes démocraties du monde. Elle était
indispensable.
Il fallait un « pouvoir exécutif » des volontés des
Puissances victorieuses, pour que ces volontés entras-
sent dans la pratique et dans l'application (1). Sans
quoi, le traité n'eût été qu'une manifestation verbale
avec sanction platonique par une autorité désarmée. On
nous avait promis des garanties contre une agression
nouvelle de l'Allemagne : garanties territoriales et ga-
ranties d'alliance, les deux étaient nécessaires. Elles ne
s'excluent pas Tune l'autre, et nous étions en droit de
les réclamer toutes deux. Mais, puisqu'on nous déniait,
— sans qu'il ait été dit pourquoi, — les garanties terri-
toriales, du moins sentit-on la nécessité absolue, sous
(i) Sur la nécessité de ce « pouvoir exécutif » composé des grandes
Puissances, voir mon article dans la Revue du 15 novembre 1910;
ci-dessus p. 49 et suiv.
296 LE TRAITE DE PAIX DE d919
peine de faillir à la victoire commune, de nous offrir
l'alliance.
D'ailleurs, l'œuvre de la paix en elle-même est loin
d'être terminée. Si le traité avec l'Allemagne a été signé
(et môme ratifié par la principale partie intéressée), les
autres actes internationaux qui doivent achever le statut
général européen sont à peine ébauchés ; rien de fait en
ce qui concerne la question autrichienne avec ses infi-
nies complications ; rien de fait en ce qui concerne les
Balkans et l'Orient musulman; rien de fait en ce qui
concerne les questions asiatiques, puisque la Chine
elle-même n'a pas signé au traité. Plus les délais se
prolongent, plus les difficultés se compliquent. Il fau-
dra faire sentir, de temps en temps (par exemple au
sujet d'incidents comme ceux d'Aïdin ou de Mitau), la
force permanente de la victoire. L'alliance des trois est
donc une nécessité au point de vue de l'achèvement de
la pacification générale et des paix particulières qui ne
sont pas scellées. On ne rentre pas chez soi avec la
besogne aux trois quarts inachevée.
Mais la triple alliance était plus nécessaire et plus
urgente encore au point de vue de l'application du traité
avec l'Allemagne. Sans garantie de frontières, la France
restait dangereusement exposée. A moins de manquer
à leur signature et disons-le franchement, à leurs plus
hauts intérêts matériels et moraux, les deux grandes
puissances qui avaient combattu à ses côtés ne pou-
vaient se désintéresser de la suite des grandes affaires
européennes.
11 a fallu que cette nécessité fût ressentie bien profon-
I
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 297
dément pour que le président Wilson s'écartât sponta-
nément de la doctrine de Monroë et des conseils conte-
nus dans la fameuse lettre de Washington au sujet de
la politique extérieure des États-Unis. Il s'est engagé
fermement. Son intention est de peser de tout son poids
auprès du Parlement et du peuple américain pour que
cet engagement soit tenu. Espérons qu'il réussira,
puisque, sans cela, nos « garanties » deviendraient à
peu près illusoires.
Les faits, d'ailleurs, se chargeront de prouver à quel
point l'alliance est nécessaire (1). Pour ne parler que du
traité avec l'Allemagne, les modalités de l'apphcation
sont d'une gravité telle qu'une victoire « debout » et en
armes est la seule qui puisse les assurer.
Quel rôle, donc, les trois pays alliés vont-ils, en rai-
son du traité, jouer à l'égard de l'Allemagne, de ses
alliés et de l'Europe nouvelle qui s'ébauche sous leurs
auspices? — Nous supposons, bien entendu, le traité
d'aUiance ratifié par les Parlements.
h) L'Alliance et r Allemagne. — Je ne doute pas que l'Al-
lemagne n'ait, dans sa très grande majorité, la volonté
actuelle d'exécuter le traité, y compris ses clauses les
plus dures. Cependant, ses protestations désespérées
ont eu, certainement, pour objet de réserver ce qu'elle
présente comme son droit et par conséquent de laisser
la porte ouverte, le cas échéant, à une résistance, ne
fût-elle que passive. On a plaidé l'impossibilité maté-
(1) Voir, ci-dessous, le discours si important de M. Lansing.
298 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
riella d'exécuter les clauses financières du traité. Où
cela nous mènera-t-il avec le temps ? Ni le traité de paix
ni l'alliance n'ont prévu de sanction. Ont-ils prévu les
difficultés sans nombre d'où pourrait naître un conflit?
On est en droit de s'attendre, surtout en Prusse, à un
sabotage plus ou moins instinctif ou conjuré de la paix.
Il n'y a qu'une façon certaine de l'empêcher : être là et,
au premier geste, mettre la main sur les récalcitrants.
Principiis obsta.
L'alliance a donc, tout d'abord, un rôle de haute
police à l'égard de gens qui (nous l'ont-ils assez répété?)
ne croient qu'à la force et qui ne reculeraient devant
rien s'ils pensaient que les sanctions seraient lentes à
venir. L'alliance des Trois garde, sur les prolongements
futurs du traité, l'autorité et l'ascendant de la victoire.
Elle pèse ainsi sur l'Allemagne et elle pèse sur l'Eu-
rope : car ces deux devoirs politiques ne peuvent être
séparés.
c) L'Alliance et f Europe. — Il suffit d'énumérer les
diverses grandes affaires européennes visées dans le
traité et sur lesquelles une action continue de l'union ,
des Alliés, quoiqu'elle ne soit visée, à notre connais- ']
sance, nulle part, est, de toute évidence, nécessaire.
La Russie est toujours, en pleine Europe, à l'état
d'outlaw^. Combien de temps la laissera-t-on se débattre 1
dans ces affres? Voilà Lénine qui offre, dit-on, son
alliance à l'Allemagne. Cela nous touche bien un peu.
Pense-t-on que des phrases embarrassées et des consé-
crations inopérantes suffiront pour régler ce qu'il y a
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 299
d'européen dans le problème slave? Vous êtes las ! Oui.
Mais la destinée ne se lasse pas. Ce serait trop beau si
le malheur se reposait un seul jour !
La dénivellation que la rupture du bloc russe a pro-
duite au centre de l'Europe peut amener le glissement
du système fondé par le traité de paix si les trois puis-
sances ne se calent pas vigoureusement les unes les
autres. Le traité d'alliance ne vise que l'agression « non
provoquée » de l'Allemagne : mais elle a tant de façons
de se produire!... Gare à la Russie!
Aux bords de l'abîme russe, le traité du 28 juin a mis
une rampe, un garde-fou, c'est la Pologne restaurée.
En réparant « le plus grand crime de l'histoire », les
puissances alliées ont manifesté avec éclat la haute et
lointaine portée de leur action. Elles ont été véritable-
ment créatrices. Mais, justement parce qu'elles ont
voulu cela, et de grand cœur, elles ont, maintenant, à
protéger cette enfance contre les voisins ambitieux qui
voudraient bien l'étouffer dès le berceau. L'Allemagne
est en état d'agression permanente surtout de ce côté :
c'est peut-être la partie de sa défaite qui lui est le plus
pénible. La Prusse a reçu une flèche en plein cœur.
Les conquêtes de Bismarck, passe : mais celles de Fré-
déric II! A la première défaillance de l'alliance, le monde
de ce côté penchera. On peut dire que le respect de
l'autonomie polonaise sera l'étiage de la fidélité de
l'Allemagne à ses engagements.
On sera bien obligé d'étendre ce réseau de précau-
tions aux petits États européens qui ont vaincu avec
nous. Car, enfin, ils constituent TEurope, njuintenant.
300 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
Par l'effet du traité, l'Allemagne reste debout, géante,
au milieu d'une poussière de peuples. Ceux, qu'aux
temps déjà lointains des séances de la Conférence, on
qualifiait de « pays aux intérêts limités », ne limitent
pas à leur gré les périls qu'ils courent. La Belgique,
la Grèce, la Roumanie, la Serbie ont lutté avec un cou-
rage héroïque contre l'hégémonie allemande et austro-
hongroise : ce serait une singulière conception des soli-
darités de l'histoire de les laisser dans le marais après
les avoir appelées à l'aide pour sortir du bourbier. Une
Roumanie forte est un besoin formel de l'Europe. Une
organisation sérieuse de l'alliance est nécessaire sur
la mer Noire, dans l'Orient balkanique. Puisque, en
face de cette Allemagne consolidée dans son union, il
n'y a plus que de petits pays, ces petits pays doivent être
soutenus énergiquement par l'attention vigilante et
soupçonneuse des Grands.
Il y a bien des façons d'envahir la Belgique. La brave
Belgique le sait : elle secoue sa neutralité. Que lui offre -
t-on à la place, si ce n'est pas une alhance conjuguée
avec la Triple Alliance des puissances?
L'Allemagne, ayant toujours professé que les petits
États sont appelés à disparaître, est prête à faire le
geste qui les supprimera. Quelles garanties si je ne sais
quel Zollverein, tramé en pleine paix, et sans « agres-
sion » apparente, agglomérait, autour de l'Allemagne
nouvelle, des intérêts mal satisfaits et errants. La cons-
tellation des petits États est encore dans l'orbite de
TAlliance; mais, à leur égard, il faut choisir : soit
l'attraction, soit le contraire. Tâche extrêmement déli-
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 301
cate et qui demande tous les soins d'une diplomatie
unie et vigilante. En attendant que la Société des Na-
tions soit en mesure de protéger les petits États me-
nacés, le pacte de l'alliance doit les aider. La meilleure
façon d'empêcher les événements graves ou douloureux
de se produire, c'est que ces faibles sachent et qu'on
sache qu'ils peuvent compter sur nous.
d) Les devoirs de la France. — Parmi ces devoirs des
puissances, comment ne considérerions-nous pas, en
particulier, les devoirs de la France? Notamment à
l'égard de la Pologne, de la Belgique et des petits États
en général, la France a une mission spéciale. Ils ont eu,
de tout temps, les yeux fixés sur elle : comment, dans
la crise présente, détournerait-elle les siens?
C'est vrai, nos moyens et nos ressources sont bornés ;
la France a tendu les ressorts de son action au maxi-
mum ; elle a besoin de se recueillir et de se reposer.
Mais, du moins, avons-nous un rôle à prendre, c'est de
nous présenter comme les avocats et défenseurs de nos
amis plus faibles auprès du Conseil de nos plus puis-
sants amis. La France est, en Europe, la première qui vi-
breraità la moindre secousse ébranlant le continent. Tout
résonne et retentit en elle. Elle a charge d'àmes : ces
fardeaux séculaires ne sont pas de ceux qu'on peut dé-
poser à un détour du chemin.
Joseph de iMaistre dit : « Il y a, dans la puissance des
Français, il y a dans leur caractère, il y a dans leur
langue surtout, une certaine force prosélytique qui
passe l'imagination. La nation n'est qu'une vaste ;;/o/)a-
302 LE TRAITE DE PAIX DE 4919
gande... » A quel point ce mot est vrai, les derniers
événements Pont prouvé. La Marne, Verdun, la victoire
finale de Marne-et-Meuse ne sont que les dernières
strophes puissantes de cette propagande ailée. Quand le
monde perdait presque le souffle, aux spasmes les plus
douloureux de la grande lutte, il prenait, une fois de
plus, le rythme de la respiration française. Ces émo-
tions ne s'apaisent jamais; elles s'amplifient, au con-
traire, et se propagent, comme les ondes, par la dis-
tance et le temps.
L'action française n'est pas faite seulement de reten-
tissement et d'éclat : elle tient à un effort persistant et
juste. Nos hommes politiques, Henri IV, Richelieu,
Mazarin, Lyonne, Vergennes, Talleyrand, Thiers, Gam-
betta, brillent surtout par la mesure et le tact; le génie
persuasif français est fait de tout cela et l'unité française
elle-même s'est formée ainsi : les provinces nouvelles
étaient si adroitement ménagées dans leurs intérêts,
dans leurs privilèges, dans leurs sentiments, dans leurs
susceptibilités, qu'à peine avaient-elles « fait retour à la
couronne » (comme le mot lui-même est honorable!),
elles se donnaient, — et pour toujours. La Lorraine,
l'Alsace étaient, parmi les régions françaises, les plus
récemment fondues dans le royaume : en étaient-elles
les moins fidèles?
La France a toujours eu ce genre de rayonnement. 11
vient de ceci, surtout, qu'elle veut le bien.
La propagande française va s'exercer de même et
dans les mêmes conditions sur ses adversaires et, à plus
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 303
forte raison, sur ses amis. C'est le moyen d'action le
plus efficace, peut-être, que le traité lui ait laissé. Et
c'est par là qu'elle peut tant sur les modalités de l'exé-
cution.
La France est en situation de s'approcher des peuples
vaincus en leur présentant d'une main, l'ordre, et, de
l'autre, la liberté! Contre le bolchevisme, l'ordre fran-
çais apparaît, en Europe, comme une sauvegarde. Et
contre le despotisme, soit d'en haut soit d'en bas, soit
des dynastes ou des féodaux, soit du marxisme et de
lïnternationalisme, la liberté française est un palla-
dium.
Auprès des peuples que la grandeur de leur chute a
déconcertés, la « propagande française » agira donc,
non parce qu'elle sera dirigée par quelques savantes
combinaisons machiavéliques, mais parce qu'elle se
développera selon un instinct populaire, fait d'équité et
de désintéressement.
Si l'on veut se rendre compte de la façon dont ces
dons naturels à la France opèrent, j'évoquerai l'attitude
de notre opinion en face du problème russe. Dans la
ruine de la Russie, des milhards français paraissent,
pour le moment du moins, en péril. Cette dette était
l'épargne et l'avoir du plus grand nombre et même des
plus pauvres. Entend-on des plaintes, des voix s'élever?
Ces « capitalistes » tant foulés (qui sont, pourtant, des
électeurs), font-ils, de leur perte, un objet de revendi-
cation? Mettent-ils les gouvernements en demeure? In-
criminent-ils la politique des puissances qui les laisse,
sans réconfort, dans leur misère? Non; ils se taisent,
304 LE TRAITE DE PAIX DE 1949
ils attendent. Ils savent que le problème est plus haut
et ils se disent que, si la Russie est sauvée, le reste
viendra par surcroît. La France a à cœur le sort des
populations slaves, parce qu'elle a reconnu en elles une
force de contrepoids et d'équilibre. Telle est sa véri-
table pensée, non de lucre, mais de politique. Au temps
oii on fondait l'alliance, elle sentait, pensait et agissait
pour ce motif universel : elle répandait son or pour tra-
vailler, d'avance, au salut de FEurope; et elle y tra-
vaillait, en effet, efficacement. Pour ces mêmes raisons,
il ne plairait pas à la France que les populations slaves
oublient, mais, moins encore, qu'on les oubliât. Elle
sait que les violences révolutionnaires n'ont qu'un
temps et qu'entre amis, on se retrouve. Elle donnera
donc tout ce qu'elle pourra donner de son temps, de sa
peine et de son or (s'il lui en revient) pour le salut de
l'équilibre européen par le contrepoids slave. Elle sait
que, malgré tout, le calvaire russe a servi à notre ré-
demption.
11 en est de même pour les relations avec l'Italie.
Quand le traité décidant du sort de l'Autriche sera
signé, la quatrième grande puissance, l'Italie, entrera,
sans doute, dans l'alliance. Si on ne lui faisait pas place,
on commettrait une faute énorme. Car, sans l'Italie,
l'Europe est tragiquement amputée. Dans le midi euro-
péen et sur les ruines de l'empire austro-hongrois,
l'Italie est la gardienne-née de la civilisation. Les deux
sœurs latines enserrent le germanisme ; mais le cercle
n'est complet, vers l'occident, que si leur union l'achève.
La faute qui les séparerait serait si lourde qu'il n'est
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 305
pas possible qu'elle soit commise : c'est déjà trop qu'on
l'ait laissé entrevoir comme possible.
Vues de loin, les choses doivent apparaître ce qu'elles
sont aux yeux du président Wilson. Deux grandes
Puissances restent, seules, debout, sur le continent eu-
ropéen, s'appuyant sur l'Angleterre dans son île, pour
accomplir les œuvres de la victoire qui sont, mainte-
nant, les œuvres de l'alliance. L'Italie, présente à la
victoire, ne peut pas être absente de l'alliance.
e) L'Alliance et les Etats-Unis. — Cette cause, encore,
il appartient à la France de la défendre auprès de ses
amis des États-Unis. Ce n'est rien exagérer de dire que
la France est particulièrement chère au cœur de l'Amé-
rique : il s'agit d'une amitié d'enfance et d'une confra-
ternité des premières armes. Cela ne se retrouve pas.
Or, l'alliance américaine, se superposant à l'Entente
cordiale franco-anglaise, voilà le fait nouveau qui trans-
forme la situation mondiale et qui lui donne un appui
incomparable pendant la période des réalisations.
Ce n'est pas une petite affaire d'avoir le concours de
lAmérique et ce n'était pas une petite affaire de l'ob-
tenir. Longtemps avant la guerre, j'ai dit et écrit que
l'Europe ne viendrait pas à bout de la guerre sans l'in-
tervention américaine; je dis, maintenant, que nous ne
viendrons pas à bout de la paix sans la présence améri-
caine. Il est vrai, il y a, en Amérique même, des diffi-
cultés, d'ordre surtout politique et parlementaire ; mais
s'il y a difficulté, il y a aussi espoir, sérieux espoir. Le
président Wilson a signé. 11 plaide lui-même, avec cha-
20
306 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
leur, avec conviction, la cause qu'il n'a pas cherchée,
mais que la fatalité des choses lui a imposée. 11 la ga-
gnera. Maintenant que les hommes qui ont vu la France
à l'œuvre sont rentrés chez eux, cette cause, la grande
cause européenne, ne peut pas manquer de rétablir
cette unanimité américaine qui a décidé de la guerre et
qui, maintenant, doit décider de la paix. Il n'est pas
possible de tourner soudain le dos au dévouement, au
sacrifice, à la civilisation, au bien, et de dire, comme
Pilate : « Je m'en lave les mains ! »
L'Amérique est là, présente parmi nous : nous gar-
dons ses morts et nous gardons sa gloire. L'alliance
l'engage et, l'alliance même viendrait à manquer, que
les cœurs battraient toujours.
A la veille du jour où il quittait la France, M. Lansing
nous a laissé, comme un legs politique, le discours qu'il
a prononcé au banquet du comité France-Amérique.
C'est un acte de solidarité où le pacte de paix et le pacte
d'alliance sont, en quelque sorte, condensés. Voici en
quels termes cet homme froid, ce pilote des navigations
périlleuses, parle de l'œuvre commune de la France et
de l'Amérique en Europe :
a Dans ces jours de lutte où la cause de la liberté
était en danger, nous aA'ons appris à nous connaître et à
nous admirer mutuellement comme soldats. Nous avons
appris la valeur de la France, l'indomptable volonté des
États-Unis, la puissance irrésistible de tout le groupe
des nations unies... Ce n'est pas dans un esprit de re-
proche et de plainte que je dis qu'auparavant nous ne
nous connaissions pas assez. Nous nous contentions de
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 307
souvenirs sentimentaux et nous n'avions pas cherché à
donner à notre union une force plus grande en appré-
ciant mieux les qualités qui forment notre caractère
national et à rapprocher davantage nos existences.
Voilà ce que nous avons à faire, maintenant, pour -porter
ensemble le fardeau de la paix comme nom avons porté en-
semble le fardeau de la guerre... Ensemble, la France et les
Etats-Unis, avec les nations qui se tenaient à côté de- nous dans
la grande guerre, doivent faire face à l'avenir avec tous
ses périls et toutes ses difficultés. Personne ne doit
hésiter, personne ne doit reculer devant ces graves res-
ponsabilités. Nous devons envisager l'avenir avec le
même esprit de dévouement et la même unité de but qui
inspiraient nos intrépides armées... Le plus grand de nos
devoirs reste à accomplir. C'est daîis un esprit de coopéra-
tion beaucoup plus intime qu'il doit se développer... »
Ces paroles du représentant de la République améri-
caine, la vigueur avec laquelle il invective les représen-
tants de la « petite Amérique », tout nous prouve que
la nécessité qui s'impose à nos amis de ne pas s'absenter
de l'Europe triomphera de certaines résistances des
partis. Les « républicains » seraient aux affaires qu'ils
feraient comme les amis du président Wilson. Nous
comptons sur tous les Américains.
f) Du rôle de la diplomatie. — Voici donc que le travail
de réalisation du traité se découvre comme une cam-
pagne prolongée. Le sang ne coulera plus (nous devons
l'espérer); mais, en attendant la véritable paix, l'alliance
entreprendra cette « œuvre collective » d'adaptation
308 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
qui finira, le temps aidant, par établir le Droit, c'est-à-
dire par obtenir le consentement des parties.
Cette œuvre est éminemment l'œuvre de la diplo-
matie. On l'a beaucoup accablée hier : on va tout lui
confier demain. Je le reconnais, elle n'est pas entrée
dans la phase nouvelle des grandes affaires européennes
par la bonne porte : elle n'a su ni se délivrer du passé
ni envisager franchement l'avenir. Si elle eût été prête
au moment où on lui demandait de dicter les conditions
de l'armistice, elle eût établi plus solidement les bases
de la paix. Elle s'est laissée surprendre. Sans doute,
timide comme elle l'est, elle n'avait pas « réalisé » plei-
nement la victoire. Et puis, le fantôme de l'œuvre bis-
marckienne encombrait ses avenues : elle n'a pas su le
dissiper à temps.
Aujourd'hui, elle va prendre confiance, sans doute.
Qu'elle regarde seulement : elle verra bien que le bloc
allemand n'est pas si solide. Cette matière en fermenta-
tion lui est livrée : qu'elle la travaille; qu'elle la tra-
vaille avec ses ressources qui sont grandes, mais surtout
avec les ressources des peuples qui sont immenses.
Il n'est pas un pays de l'Allemagne qui ne doive être
traité en particulier et comme un cas méritant les soins
les plus attentifs. Précisément parce que l'Allemagne
est de formation complexe, il faut, à ses maux et à ses
misères, des remèdes différents. Le cas prussien est, de
toute évidence, différent du cas hanovrien, bavarois, etc.
La Prusse, c'est le foyer : il faut qu'elle se sente isolée
et que ses humeurs se résorbent au contact des réalités
de la vie. Elle en souffrira dans son orgueil. Mais qu'y
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 309
faire? Tant qu'il lui restera une graine d'ambition, elle
la sèmera sur le monde.
Aux autres pays germaniques, on eût pu appliquer,
dès le début, le régime de la séparation, soit en signant
avec eux un armistice séparé, soit en les appelant à
prendre une part directe aux négociations : on ne l'a
pas fait. xMais, pour demain, et quand il s'agira des
finances, du commerce, de l'industrie, des importations
et des exportations, qui empêche de le faire?
On dirait que nous sommes sur le point d'attribuer
un traitement de faveur à l'Autriche : pourquoi pas à
certaines régions de l'Allemagne, si c'est notre intérêt
de les ménager?...
Puisque l'Allemagne se divise, naturellement, selon
le régime de ses montagnes, de ses fleuves, de ses mers,
pourquoi ne pas tenter d'accrocher à l'Europe chacune
de ses parties différentes selon la pente des eaux et le
débouché des produits? L'Allemagne centrale et occi-
dentale dévale vers nous : attirons-la. L'Allemagne mé-
ridionale a ses débouchés par le Danube : laissons-la se
Her à la confédération danubienne. Que la Belgique, la
Hollande, le Danemark, les Etats Scandinaves et, au-
dessus de tous, l'Angleterre, exercent aussi leur attrac-
tion.
Ainsi ce « centre de l'Europe » s'habituera à respirer,
à agir, à vivre avec l'Europe. C'est tout ce que nous lui
demandons. Qui songe à revenir à la Confédération du
Rhin?
La Confédération germanique se satisfera elle-même
et satisfera tout le monde, si elle échappe, une bonne
310 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
fois, à la centralisation militaire et politique. Puisque
nous n'avons pu faire cette confédération par le traité,
faisons-la par les conséquences du traité et par l'adhé-
sion volontaire de cette partie de l'Allemagne qui veut
en finir avec les causes de sa ruine et rayer de son avenir
l'hostilité de l'univers.
Telle serait l'heureuse et sage application du traité.
11 appartient à l'alliance d'y veiller. Je sais qu'elle ne
prévoit, jusqu'ici, que la défense de la France en cas
d'agression « non provoquée » de l'Allemagne. Mais la
meilleure des défensives est celle qui écarte les conflits.
L'alliance ne serait vraiment excellente que si elle
n'avait aucune occasion de s'appliquer.
Pour arriver à ce résultat, il reste à conjuguer la bonne
volonté des puissances victorieuses avec la plus haute,
la plus généreuse et, sans doute, la plus efficace des
réalisations comprises dans le traité : l'établissement de
la Société des Nations.
IV
LA SOCIÉTÉ DES NATIONS ET LA PAIX
Dès juillet 1907, j'ai appelé de mes vœux la fondation
d'une Société des Nations ; je demandais la convocation
solennelle des états généraux du monde (1). En novembre
1916, je réclamais instamment cette création comme
(1) Voir la Politique de l'Équilibre, La Conférence de la Haje,
p. 29.
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 314
l'issue pratique et immédiate de la grande guerre :
« La Société des peuples serait la clef de voûte de l'Eu-
rope organisée (1), »
Une telle aspiration parut alors prématurée. Le pré-
sident Wilson a dit, en décembre 1918 : « Au début de
cette guerre, l'idée d'une Ligue des Nations était consi-
dérée avec une certaine indulgence comme venant des
savants renfermés dans leur cabinet de travail. On en
parlait comme d'une ces choses qu'on devait classer
dans une catégorie que moi, ancien universitaire, j'ai
toujours trouvée irritante : on l'appelait académique,
comme si c'était une condamnation signifiant quelque
chose, à quoi l'on doit toujours penser mais qu'on ne peut
jamais atteindre.,. »
a) L'opivion et les gouvernements an sujet de la Société des
Nations. — Mais les partisans de la Société des Nations
reçurent un concours, imprévu dans ses proportions, et
vraiment formidable du courant de l'opinion. Le mot
prononcé, les écluses s'ouvrirent. Auprès de l'opinion,
en effet, le système avait son suprême recours : celle-ci
avait parfaitement saisi que c'était de sa cause qu'il
s'agissait. Après la faillite de la politique bismarckienne
et du pouvoir autocratique, les démocraties entendaient
faire leurs affaires elles-mêmes.
Je résume les raisons du mouvement qui emporta
tout :
D'abord, nne lame de fond : la vieille haine de l'hu-
(!) Voir la Uevue du l** novembre 191G, ci-dessus p. 123.
312 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
manité contre la guerre; le sentiment que cette
guerre-ci avait été trop cruelle pour ne pas être la der-
nière. Grâce à la publicité moderne et à l'inquisition
pénétrante de la presse, on avait découvert immédiate-
ment l'origine du mal, à savoir le complot avéré de cer-
tains gouvernements traqués dans leurs privilèges, pré-
parant sournoisement la catastrophe et déchaînant la
mort pour vivre. L'heure était venue de projeter la
lumière sur les coins obscurs, pour que de pareilles hor-
reurs ne se renouvelassent pas.
On avait aussi un sentiment très net : celui de la fai-
blesse de chaque nation quand elle n'a d'autres armes
que le juste. Avec les moyens d'agression modernes, un
bandit déterminé peut surprendre et ligoter sa victime,
avant qu'elle ait eu le temps de se mettre debout et de
saisir ses armes. Contre le tigre en chasse et qui rôde,
il n'y a qu'une force, l'union. La civilisation et la paix
appartiennent à tous : à tous il appartient de les dé-
fendre.
En troisième lieu, un grand progrès était déjà acquis
dans le sens des ententes internationales; les peuples
s'étaient habitués à traiter beaucoup de leurs grandes
affaires en commun : monnaies, postes, transports,
câbles, commerce, hygiène, finances, emprunts, régle-
mentations des conditions de la guerre, puis des condi-
tions de la paix, enfin traités d'arbitrage, conférences
de la Haye, Cour de la Haye, etc., etc.. « L'histoire
européenne était, depuis un siècle, en marche vers cet
idéal; si elle reprenait sa route aussitôt la fin des hosti-
lités, la guerre actuelle découvrirait son sens profond...
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 313
Une secousse formidable déchirait la terre, mais c'était
pour jeter les bases de l'ordre futur. »
Enfin, on en était arrivé à la conviction, éminemment
moderne et « parlementaire » , que les difficultés hu-
maines s'arrangent à être « parlées » , que tout le monde
a plus d'esprit que M. de Voltaire, et que la publicité,
avec la pénétrante curiosité de la presse, est capable de
résoudre les problèmes les plus complexes mieux que
les augures et les pontifes qualifiés.
En un mot, l'opinion, « reine du monde », voulait
prendre en mains le gouvernement de l'humanité.
Une fois cette décision prise par elle, les cabinets
n'avaient plus qu'à se Jaisser conduire.
Cependant, ils ne réagirent pas tous de la même
façon .
h) L'opinion américaine et la Société des Nations. — Le
président Wilson fut, tout de suite, parmi les plus
ardents. Dès qu'il eut arrêté sa résolution de demander
au peuple américain le renouvellement de son mandat
pour déclarer l'intervention de l'Amérique dans la
guerre (septembre 1916), il avait indiqué « la néces-
sité, pour les nations du monde, de s'unir afin de se ga-
rantir mutuellement que tout ce qui serait susceptible
de troubler la vie du monde serait soumis au tribunal
de l'opinion mondiale avant de recevoir un commence-
ment d'exécution ». Il ne s'agissait encore que d'une
procédure.
Mais l'idée se précisa; elle s'affirma, le 22 janvier
1917, dans le discours prononcé au Sénat « sur les Con-
ditions d'une Paix permanente » : « Dans toute discus-
314 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
sion de la paix qui doit mettre fin à la présente guerre,
on peut poser en principe que cette paix doit s'accom-
pagner de l'institution bien définie de quelque force col-
lective, laquelle rendra virtuellement impossible que
pareille catastrophe nous accable jamais de nouveau. »
Cette fois, c'est bien la force collective, sinon l'organisation
de cette force.
Peu à peu la conviction du président Wilson se déve-
loppe ; les moyens pratiques sont mis sur le chantier.
Une telle vision d'un avenir meilleur est d'autant plus
remarquable chez cet homme d'État, absorbé, d'ail-
leurs, par tant et de si graves soucis, que c'est l'Amé-
rique qui, par tradition, par habitude d'esprit, par foi en
sa puissance et son isolement, a, peut-être, les plus sé-
rieuses raisons de ne pas chercher au dehors l'union
qu'elle trouve en elle-même.
Nous ne pouvons pas ne pas tenir compte des argu-
ments, en sens contraire, apportés à l'appui de la thèse
des opposants américains et qui sont résumés dans ce
passage d'un discours de M. Lodge prononcé à New-
York, le 21 décembre 1918 : « La tentative d'établir
actuellement une Ligue des Nations avec les pouvoirs
pour appliquer ses décisions ne pourrait que contrarier
l'établissement de la paix. Si elle réussissait et si le
résultat était soumis au Sénat, elle pourrait compro-
mettre le traité de Paix et nécessiter des amendements.
Sommes-nous disposés à permettre qu'une Société des
Nations, par un vote de majorité, ordonne aux troupes
et à la flotte des Etats-Unis de parth* en guerre à moins
que nous ne l'ayons décidé? »
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 315
Mais, contre ce sentiment, presque inné chez presque
tous les Américains, d'une sorte « d'insularité continen-
tale », le président Wilson avait agi avec une énergie
croissante à partir du moment où il eut pris son parti .
Sur ce sujet, il a toujours parlé de haut, ex cathedra. Ce
fut un apostolat.
Aussi, dès qu'il arriva en Europe pour prendre part
aux travaux de la Paix, il mit le projet sur la table et il
en traita comme de sa chose propre. Cependant, sur ce
point, ainsi que sur les autres sujets qui devaient être
abordés par la Conférence, il se mit préalablement en
contact avec le gouvernement anglais.
c) L'opinion anglaise. — Le gouvernement anglais est,
de tous les gouvernements, celui qui connaît le mieux
la force de l'opinion et qui sait le mieux à la fois lui
obéir et la diriger. L'action politique de l'Angleterre est
toute publicité.
Il ne me semble pas qu'aucun homme d'Etat anglais
important ait lancé l'idée de la Société des Nations
avant la fm de l'année 1916. Elle futaccueilHe, d'abord,
plutôt assez froidement.
Cependant, l'opinion se prononçait; elle trouva son
écho, au début de l'année 1917, dans une proposition
de lord Bryce et d'un groupe qu'il présidait, proposition
destinée « à empêcher les guerres futures ». Dès ce
jour, la grande pensée des hommes publics anglais est
d'établir un moratorium des conflits, pour retarder, le
cas échéant, l'explosion des hostilités. La, British League
of Nations Society pubha son « Projet pour une Ligue des
316 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Nations » en août 1917. La « Ligue américaine pour la
Paix » ayant aussi précisé sa pensée, la comparaison
entre les deux systèmes nous éclaire sur les résultats
auxquels on était arrivé dans les pays anglo-saxons :
« Le programme américain est moins impérieux que
celui de la Ligue britannique ; car il passe sous silence
VohUgation contractuelle de faire exécuter les décisions du
tribunal arbitral. Il ne contient également aucun article
correspondant à l'article 4 du programme britannique
qui transforme la Ligue des Nations en une alliance
contre tout Etat, ne faisant pas partie de la Ligue, qui
attaquerait un membre de la Ligue (1). »
A partir de ce moment, le projet de Ligue prend
corps devant le public anglais. A la fin de 1917, M. Bal-
four a désigné une « Commission de la Ligue des Na-
tions », chargée d'étudier un programme. Le « rapport
général » de cette Commission est daté du 20 mars
1918, le « rapport final » du3juillet 1918. Les hommes
d'État les plus considérables se prononcent. Le vicomte
Grey publie son « Mémoire sur la Ligue des Nations »
en juin 1918. Lord Robert Cecil, qui avait déjà soutenu,
à diverses reprises, l'idée de la Ligue, précise ses idées
dans son « Discours prononcé devant l'Université de
Birmingham, le 13 novembre 1918 ».
Le gouvernement britannique, tout en donnant son
adhésion de principe, se tient sur la réserve : il attend
la conclusion du débat engagé entre les opinions et les
gouvernements alliés. M. Balfour dit à la Chambre des
(1) Commission britannique de la Ligue des Nations; Rapport final
à M. Balfour, 3 juillet 1918.
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 317
communes, le 2 août 1918 : « Cette discussion dé-
montre la grande unanimité qui existe en faveur d'une
organisation quelconque à l'aide de laquelle les horreurs
infligées actuellement au monde pourraient être épar-
gnées à nos enfants. Cependant, aucun moyen pratique par
lequel cet objectif pourrait être atteint, n'a été avancé jus-
qu'ici... C'est seulement en remportant la victoire dans
cette guerre que Ton pourra empêcher les guerres à
venir et que l'on pourra espérer faire naître en Europe
et dans le reste du monde, un état de choses qui, se
conformant aux principes de moralité et de progrès
intellectuel général, pourra être rendu permanent grâce
au mécanisme de l'association... »
Le môme jour, M. Lloyd George fait une déclaration
empreinte d'un haut sentiment réaliste et d'une fermeté
diplomatique remarquable. « On discute beaucoup rela-
tivement à une Société des Nations et je suis personnel-
lement de ceux qui y croient. // existe déjà deux Sociétés
des Nations : la première, c'est l'Empire britannique; la
seconde, c'est la grande alliance entre les puissances
centrales. Quelle que soit la décision à laquelle nous
aboutissions, il faut qu'elle nous permette de marcher
la main dans la main avec les deux grandes Sociétés des
Nations dont nous faisons partie... »
Cela veut dire que le Premier britannique rejetait
toute immixtion dans les affaires de l'Empire et qu'il
considérait l'alliance entre les puissances centrales,
comme un « pouvoir exécutif », pour le moment indis-
pensable. Sur ces bases, l'opinion britannique se conso-
lidait et Lloyd George pouvait, devant la Conférence de
318 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
la Paix, adhérer au projet du président Wilson et dé-
poser son propre projet de désarmement, sans verser
dans les dangereuses illusions des groupements paci-
fistes.
Cependant, il semble qu'une certaine partie de l'opi-
nion publique anglaise, à la veille de la Conférence, ait
fait un pas de plus, et qu'elle ait envisagé l'idée d'un
organisme actif ayant quelque fonction de souveraineté.
Tel est, du moins, le programme du général Smuts pu-
blié le 10 janvier 1919 : « 11 est nécessaire de considérer
la Ligue des Nations, non seulement comme une insti-
tution qui évitera les guerres à l'avenir, mais comme
un organe de vie paisible de civilisation, comme la fon-
dation d'un nouveau système international... La vraie ligne
de conduite à adopter serait d'investir la Ligue des Nations
du droit de reversion en ce qui concerne les Empires
russe, autrichien et turc dont les peuples sont, mainte-
nant, incapables de se gouverner eux-mêmes... De nouveaux
États européens seront créés. La Ligue des Nations au-
rait l'autorité et le contrôle sur tous. »
Ainsi, Ton voit apparaître l'idée de Super-Etat.
Voilà donc les deux systèmes dans leurs extrêmes :
Lodge demande à l'Amérique de rester chez elle et de
ne s'engager dans aucune action permanente interna-
tionale. Smuts attribuerait volontiers à la Société dès
Nations la mission de gouverner, du moins à titre tem-
poraire, la plus grande partie de l'Europe.
Cette divergence fondamentale s'affirmait, comme il
arrive si souvent, sur une question d'ordre du jour. La
Westminster Gazette du 27 janvier 1919 posait, comme
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 319
dun de ses correspondants de Paris, la question en ces
termes : La Société des Nations sera-t-elle le péristyle
de l'éditice de la paix ou n'en sera-t-elle que le couron-
nement, le toit? En un mot, commencera-t-on par la
Société des Nations, ou fmira-t-on par elle?
d) Uapi?iion de la France. — On voit l'intérêt qui s'atta-
chait, dans ces conditions, à Topinion de la France.
Elle pouvait faire pencher la balance : soit laisser l'édi-
fice en l'air, soit le fonder sur la terre.
La France fut, comme on sait, lente à se prononcer.
L'idée de la Société des Nations, acceptée par une
partie très énergique de l'opinion, fut combattue non
moins énergiquement et, je le reconnais, pour des rai-
sons d'un grand poids. On craignait d'affaiblir le ressort
de la guerre en ouvrant, trop tôt, les perspectives de la
paix. Le projet lui-même était considéré comme peu
pratique, chimérique, irréalisable. On se refusait à en
aborder l'étude, sans se dire qu'un jour ou l'autre il
faudrait bien s'y mettre. Ainsi, on laissait échapper
l'occasion de prendre en mains l'affaire et de dégager
une solution marquée au sceau de l'esprit français :
tact, mesure, équité, bon sens.
La France, qui est la plus exposée parmi les grandes
Puissances, avait le plus d'intérêt à organiser un sys-
tème durable de protection contre les maux de la
guerre : l'opinion publique l'avait profondément senti.
Mais, au gouvernement, on hésitait. Cependant, pour
donner satisfaction à une aspiration si légitime, une
commission chargée d'étudier la question de la Société
320 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
des Nations fut réunie au quai d'Orsay sur lïnitiative de
M. Pichon et sous la présidence de M. Léon Bourgeois.
M. Léon Bourgeois, dont le rôle aux Conférences de
la Haye avait été si éclatant, dirigea avec une réelle
maîtrise les travaux de cette commission et ceux de
V « Association française pour la Société des Nations ».
Un rapport mûrement délibéré était prêt en juin 1918.
Il devint la base des résolutions du Gouvernement fran-
çais, mais sans provoquer, de sa part, un sentiment net-
tement déclaré.
M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, répon-
dait, le 29 décembre 1918, à M. Bracke qui l'interro-
geait, à la Chambre, sur la résolution du Gouvernement
au sujet de la Société des Nations : « M. Bracke nous a
questionnés sur la Société des Nations, en invoquant le
texte du président Wilson. Je réponds à M. Bracke que
nous avons accepté le principe de la Société des Na-
tions, que nous travaillerons très sincèrement à sa réa-
lisation effective et qu'elle ne rencontrera aucun obs-
tacle, bien loin de là, de notre côté. » Ce n'était pas
très chaud.
M. Clemenceau précisait, en ces termes, la pensée du
cabinet :
« Tout le monde a dit avec raison : il ne faut pas que
cela puisse recommencer. Je le crois bien! Mais, com-
ment?
a II y avait un vieux système qui paraît condamné
aujourd'hui et auquel je ne crains pas de dire que je
reste en partie fidèle en ce moment : les pays orga-
nisaient leur défense : c'est très prosaïque!
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX 321
« Ils tâchaient d'avoir de bonnes frontières et ils s'ar-
maient... Ce système aujourd'hui paraît condamné par
de très hautes autorités. Je ferai cependant observer
que si Féquihbre qui s'est spontanément produit pen-
dant la guerre avait existé auparavant, si, par exemple,
TAngleterre, l'Amérique, la France et lltahe étaient
tombées d'accord pour dire que quiconque attaquerait
l'une d'entre elles attaquait tout le monde, la guerre
n'aurait pas eu lieu. Il y avait donc ce système des
alliances auquel je ne renonce pas, je vous le dis tout
net, et c'est ma pensée directrice... J'accepterai, d'ail-
leurs, toute garantie supplémentaire (il s'agit visible-
ment de la Société des Nations) qui nous sera four-
nie. »
En un mot, le gouvernement français laissait l'orga-
nisation de la Société des Nations dans la catégorie de
l'idéal. 11 réclamait surtout, « en allant à la Confé-
rence », deux garanties qui lui paraissaient indispensa-
bles, une frontière sûre (c'est-à-dire le Rhin) et une
alhance entre les peuples menacés par l'Allemagne.
Ces vues précises et réalistes n'entraient pas exacte-
ment dans le système du président Wilson et, encore
moins, dans celui de M. Lloyd George.
M. Léon Bourgeois fut désigné comme délégué de la
France pour la Société des Nations à la Conférence de
la Paix. Mais il se trompa en présence d'un projet dont
les grandes lignes étaient arrêtées et qui combinait les
vues anglaises et américaines. Son effort principal se
porta sur un amendement soumettant au contrôle de la
Société des Nations les armements des Puissances. Cet
21
322 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
amendement fut rejeté par la Conférence de la Paix. Il
sera repris par le gouvernement français devant la So-
ciété des Nations elle-même.
e) V Allemagne et la Société des Nations. — L'examen
des différents points de vue des gouvernements alliés ne
prendra tout son intérêt que si on les compare au point
de vue allemand. Car la véritable pacification ne peut
naître que d'un accord des intérêts, des sentiments et
des convictions. Le président Wilson et les publi cistes
anglais ont répété avec raison que la Société des Na-
tions n'avait de chances de succès que si tous les peu-
ples se trouvaient, un jour, réunis en une force unique.
Seule, cette force serait réellement supérieure à « l'équi-
libre des Puissances » ou au « concert européen » aux-
quels on paraît avoir définitivement renoncé.
Cependant, si l'on voyait s'introduire, dans la So-
ciété des Nations, un esprit de discorde, dintrigue et
de trouble, mieux vaudrait, assurément, délaisser une
nouveauté devenue, à son tour, dangereuse, et en re-
venir aux anciennes pratiques, si désuètes soient-elles :
le péristyle s'écroulerait et interdirait l'accès à l'édifice
lui-même, c'est-à-dire à la Paix.
L'Allemagne, depuis qu'elle est battue, est prise d'un
ardent désir de faire partie de la Société des Nations.
Quant à ses véritables sentiments, nous n'avons, pour
nous renseigner à leur sujet, qu'un document vraiment
digne d'attention : c'est le Mémoire émanant du mi-
nistre des Finances actuel, M. Erzberger lui-même. Ce
mémoire a été publié le 21 septembre 1918. Quelles
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 323
que soient les modifications qui aient pu se produire en
une pensée aussi versatile, il est deux points, dans ce
mémoire, qui, sous le couvert d'une adhésion générale
au principe de la Société des Nations, caractérisent for-
tement les dispositions de l'Allemagne,
Erzberger entend, d'abord, que la Société des Na-
tions réalise un accord économique avec clause de la nation
la plus favorisée et végiemenidiiion de la distribution des
matières premières entre les membres de la Société. La
Société prendrait, ainsi, le caractère d'un Zollverein.
En outre, il réclame « la liberté des mers », le droit
de blocus étant réservé à la seule Société des Nations.
A ce point de vue, la Société des Nations apparaîtrait,
surtout, comme une coalition de tous les peuples contre
cette autre « Société des Nations » dont parlait
M. Lloyd George, — l'Empire britannique.
Je sais : Erzberger ministre des Finances de la Répu-
blique allemande n'est pas le même homme que lErz-
berger agent de la propagande impériale. Mais rien ne
nous prouve que celui-ci ait été désavoué par celui-là.
Les idées restent au fond de l'esprit qui les a conçues...
alta mente repostum.
Tant que l'Allemagne n'aura pas donné des preuves
formelles de sa sincère adhésion, non seulement aux
principes démocratiques, mais à l'œuvre confraternelle
qui est celle de la Société des Nations, elle doit en être
exclue. Car quel mal n'y pourrait-elle pas faire? Forte
comme elle l'est, elle pèserait d'un poids si lourd dans
les délibérations!
Et voilà que réapparaît une autre conséquence de ce
324 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
que j'ai appelé le sophisme du traité : avec une Alle-
magne unie, le mécanisme de la Société des Nations est
fortement grippé. Il en serait différemment si nous
avions affaire aux États particuliers : une Allemagne
confédérée entrerait normalement dans le jeu d'une
Europe organisée.
f) Ce qu'il faut attendre de la Société des Nations. — La
Société des Nations ne prendra, sans doute, en main les
affaires du monde qu'après que les traités qui doivent
mettre fin à la Grande Guerre auront été signés et ratifiés.
Elle sera le principal instrument de cette « œuvre col-
lective des peuples » d'oii naîtra la véritable pacification.
Je crois fermement que les 26 articles — et aussi
ceux qui sont consacrés au contrôle international du
travail — ouvrent un avenir nouveau à la civilisation et
à l'humanité. C'est une Ère nouvelle qui commence.
Je n'entrerai pas dans un exposé détaillé du système
adopté par le traité. Nous sommes en présence d'un
essai, d'ores et déjà fortement critiqué, notamment en
Amérique, et la Société elle-même prendra, sans doute,
sur elle d'amender, s'il y a lieu, sa propre constitution.
Quand elle se sera mise en mouvement, on verra si les
engrenages fonctionnent bien ou mal. Le moteur est en
place, et c'est le principal.
Je dirai, cependant, quel est, entre les deux systèmes
qui sont en présence (le Super-Etat ou le simple Conseil
de délibération et de surveillance), celui qui a mes pré-
férences.
Les raisons qui ont amené le général Smuts à pré-
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 325
voir, comme prochaine, radministration internationale
de certains peuples par la Société des Nations, sont
faciles à reconnaître. Le désordre est si profond dans
diverses parties de l'Europe et les nationalités nais-
santes sont si faibles qu'on peut se demander si ces
pays pourront prendre le dessus sur les misères ou les
faiblesses qui les mettent dans une sorte d'impossibilité
de se gouverner eux-mêmes.
Malgré tout, il est préférable, à mon avis, de les
laisser faire, — tout en les soutenant. La pire des iner-
ties est celle qui compte sur autrui ; tous les fardeaux
sont lourds, même celui qu'impose la bienveillance.
Pour que les patries existent, il faut qu'elles agissent.
Rien ne le prouve mieux que la guerre actuelle, tous
les peuples sont patriotes. Aucun d'entre eux, si faible
soit-il, qui ne se sente fier de son sang, de sa race, de
son passé, de son avenir. L'internationalisme n'a trouvé
son heure ni au cours ni au lendemain de cette lutte
ardente pour la libération et pour les frontières. Belges,
Serbes, Polonais, Tchéco-Slo vaques. Roumains, Grecs,
Italiens, Français, Anglais, Américains, tous ont com-
battu pour leur patrie, et elle est, pour chacun d'eux,
« le plus beau et le plus fier pays du monde » . Le bol-
chevisme s'est abaissé, il est vrai, devant la conception
traîtresse du marxisme allemand : la révolution a aboli
l'ordre, mais non la patrie, et celle-ci se retrouve dès
qu'il s'agit de ses frontières et de son avenir. L'interna-
tionaUsme marxisme est la conception allemande d'une
tyrannie économique et sociale; s'il n'est pas cela, il
n'est qu'une simple abstraction. Dans les deux cas, il est
326 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
dangereux et la propagande qui le répand ne fait que
prolonger des crises sans issue.
C'est donc, à mon avis, avec la plus haute sagesse
que les fondateurs de la Société des Nations se sont
gardés de donner à celle-ci même les apparences d'un
Super-État, plus ou moins antagoniste des patries. On
pourrait penser qu'ils ont fait un pas de trop en réser-
vant, à la Société des Nations, une sorte de souverai-
neté (d'ailleurs mal définie) sur les colonies à « man-
dat ». J'eusse préféré le régime, connu et parfaitement
délimité, du protectorat.
Ce que nous apportent les 26 articles fondant la So-
ciété des Nations, c'est une délibération permanente et
en commun, sur le pied d'égalité, de tous les Etats,
petits et grands, animés de sentiments sincèrement
humains et déterminés à ne plus laisser se produire de
guerres nouvelles. Je salue, comme l'un des plus
grands progrès accomplis dans l'histoire du monde, le
paragraphe 2 de l'article I" : « Tout État, Dominion ou
colonie qui se gouverne librement et qui n'est pas dési-
gné dans l'annexe, peut devenir membre de la Société
si son admission est prononcée par les deux tiers de
l'assemblée, pourvu qu'il donne des garanties effectives
de son intention sincère d'observer ses engagements
internationaux et qu'il accepte le règlement établi par
la Société en ce qui concerne ses forces et ses arme-
ments mihtaires, navals et aériens. »
La grande famille des États existe désormais.
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 327
Par-dessus tout, J'ai confiance dans la réunion des
cent vieillards, — cardinaux de cette nouvelle Église,
— qui la représenteront et qui, dans leur sagesse, par-
leront les affaires du monde.
Le reste est de forme.
Que ces vieillards parlent donc, mais devant tout le
monde; qu'ils parlent haut et que Ton sache ce qu'ils
disent!
Pas de secrets, pas de coins obscurs. L'opinion est
reine. Sa lumière assainit, sa force purifie. Par elle, le
mal peut être empêché et, sans elle, le bien ne peut se
produire.
Toutes les forces morales de l'univers, groupées
autour de ce Collège incomparable, travailleront en-
semble à cette double tâche. Qu'on les convoque et
qu'on n'en oublie aucune !
La patience, la longanimité, la prévoyance sont les
vertus des A^ieillards. Leur faiblesse dompte la force.
Quand ils auront reçu le signe suprême d'une consécra-
tion unanime, ils agiront contre la guerre avec une
prudence, une dextérité et une autorité qui la retarde-
ront d'abord. Et ce sera le premier bienfait. Les Anglais
appellent ce progrès le moratorlum de la guerre. Le
temps donné par ce sursis permettra de délibérer, de
réfléchir, de faire la lumière. Toute trame obscure sera
déchirée. Alors, le monde respirera. Quand il sera
déshabitué de la violence, il ne pourra plus en sup-
porter l'idée.
Quel cannibalisme atroce entretiendrait, dans le se-
cret, au sein d'un peuple, une fourberie de préparatifs
328 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
qui, dévoilés, le vouerait à une lutte inégale contre la
vindicte universelle?
A ce point de vue, je regrette profondément que
l'amendement de M. Léon Bourgeois n'ait pas été voté :
c'était une pierre de touche. Quelles influences, quels
arguments ont pu l'écarter? Cela aussi doit être élu-
cidé. -
Permanence, contrôle, discussion libre, publicité,
unanimité, lumière, telles sont les garanties essen-
tielles. Elles figurent dans les 26 articles. Qu'on les
applique, et la Société des Nations corrigera, par son
seul fonctionnement, les erreurs et les fautes du traité.
Il suffit qu'elle marche... Incessu patuit Dea...
Le traité du 28 juin a laissé debout une Allemagne
unie : c'est sa faiblesse. Il a érigé la Société des Na-
tions : c'est sa force. L'alliance entre les grandes na-
tions maintient « le pouvoir exécutif de la victoire » : et
c'est le pont qui permettra de gagner les temps nou-
veaux.
Le traité du 28 juin est une œuvre humaine. Il est
fait de transactions, de concessions et d'imperfections.
Mais il s'est voulu lui-même meilleur en créant l'instru-
ment de son propre perfectionnement. Je pense, quant
à moi, que l'histoire enregistrera, comme un jugement,
l'apologie que vient d'en présenter le président Wil-
son : « Un nouveau rôle et une nouvelle responsabilité
incombent à tous les peuples. Le rideau est levé, la
destinée se découvre. Ce qui s'est passé n'est l'œuvre
d'aucun plan conçu par nous. C'esî la main de Dieu qui
APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX 329
nous a conduits dans cette voie. Nous ne pouvons plus
revenir en arrière ...»
Oui, en avant! Les peuples qui ont le plus souffert
sauront faire encore un sacrifice, celui d'une partie de
leurs aspirations et de leur droit au Bien et à l'Huma-
nité.
Août 1919.
CONCLUSION
Il résulte des pages précédentes qu'il existait, depuis
de longues années, une politique française ayant en vue
le cas où l'Allemagne poussée, comme il était à prévoir,
par la fatalité de ses ambitions, en appellerait à la force
des armes pour asservir l'univers.
La France, « soldat du droit », serait la première
visée, — et la première debout. Elle ferait un rempart
de son corps à tous les peuples libres : si elle succom-
bait, il y allait de son existence et de la liberté du
monde; mais si elle tenait son formidable adversaire en
échec, elle appellerait à l'aide tous les peuples indépen^
dants pour abattre ensemble l'ennemi commun.
La France avait discerné que les choses se passe-
raient ainsi; l'Allemagne, non. Elle a peu de divination
dans l'esprit... Or, les choses se sont passées comme il
avait été pressenti. La victoire est acquise; — française
au début, mondiale à la fin.
Après la victoire, la France avait à montrer qu'elle
est capable de suivre, en vue de la paix, une politique
de justice et d'organisation, comme elle avait suivi, en
332 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
yue de la guerre, une politique de droit et de prépara-
tion.
Le mal dont souffrait l'Europe et qui causa la crise
de 1914 avait son origine dans les traités de 1815 et de
1871. La Prusse n'avait été agressive que parce qu'on
lui avait laissé les moyens de l'être. Installée sur la rive
gauche du Rhin, comment ne se fût-elle pas acheminée,
par étapes, vers les mers occidentales? Anvers et Calais
étaient plus tentants encore que Strasbourg ou Nancy.
Tel était le véritable sens de la guerre de 1914, fm
suprême de la « politique mondiale » inventée par
Guillaume et Bulow.
Etant donnés ces précédents, que seul un enfant
ignorerait ou négligerait, quels principes devaient
dicter la paix? Évidemment, réparer les fautes de 1815
et de 1871, enlever à la Prusse ses moyens d'agression.
Trois mesures s'imposaient :
L'Alsace-Lorraine devait faire retour à la France;
La Prusse devait être écartée de la rive gauche du
Rhin;
La Confédération allemande devait être restaurée et
arrachée à l'hégémonie prussienne selon les pactes eu-
ropéens et le vœu des peuples, pour figurer à sa place
dans la grande Confédération pacifique européenne.
L'ordre nouveau étant ainsi établi, le concert des
puissances civilisées devait veiller à sa conservation : la
Société des Nations devenait la clef de voûte de
l'édifice.
De ces révisions indispensables du pacte européen, la
CONCLUSION 333
première est réalisée par le traité de septembre 1919 :
l'Alsace-Lorraine a fait retour à la France.
La deuxième et la troisième ne furent même pas con-
sidérées au cours des négociations.
Quant à la quatrième, elle a été inscrite solennelle-
ment sur le papier; mais la Société des Nations est
restée inopérante, tandis qu'à l'heure des délibérations,
on l'avait présentée comme l'ancre de salut. 11 est de
l'ironie des choses, comme dit M. Clemenceau, que les
plus ardents adversaires de la Société des Nations soient
ceux qui attendent tout d'elle aujourd'hui.
Revenons sur les deux garanties écartées par la Con-
férence :
La rive gauche du Rhin reste prussienne : la faute de
1815 n'est pas réparée.
L'unité allemande est renforcée : la solution bis-
marckienne du problème européen est consacrée.
Tel est le résultat — celui-là tout à fait imprévu —
de la victoire des Alliés : elle crée une Mittel-Europa
politique et économique, qui peut redevenir, bientôt,
mihtaire. C'est une Allemagne agrandie et fortifiée,
placée, plus que jamais, sous la domination prus-
sienne.
Qui se fût attendu à ce prodigieux renversement des
choses : ce qui restait du principe confédératif en Alle-
magne et en Europe a disparu. Les Etats particuliers
qui avaient une existence séculaire, comme la Bavière,
la Saxe, ont été broyés sous le rouleau anonyme de la
Conférence : on ne les a même pas consultés! On leur a
dénié de but en blanc le droit naturel de décider de leur
334 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
propre sort! La politique prussienne a recueilli d'avance
tous les suffrages. Pas une protestation n'a été admise.
Qu'une telle enquête ne se soit pas produite, que ce
débat, strictement équitable et conforme aux principes
du président Wilson, ne se soit pas ouvert devant la
Conférence, que l'unité « du fer et du sang » ait été le
seul principe reconnu et sanctionné par ces délibéra-
tions solennelles, il doit y avoir à cela des raisons
occultes : car aucune raison plausible n'a été donnée
publiquement.
La Prusse, dominant toujours l'Allemagne, est main-
tenue sur la rive gauche du Rhin, au mépris du droit
des peuples et contrairement à l'opinion autorisée du
Haut Commandement des troupes alliées.' Elle garde
donc la position offensive contre la France que les
traités de 1815 lui avaient assurée et la France n'a pas
obtenu la sécurité territoriale qui lui est indispensable.
Paris est toujours à quatre jours de marche de la fron-
tière ; la « capitale de la liberté » est, comme elle l'était
en 1914, à la merci d'un raid bien organisé.
Qu'importe? dit-on : il n'y a pas de frontière invio-
lable. Assurément! Mais il ne s'agit pas de frontière :
ce n'est pas la frontière, c'est le terrain qui se défend en
raison de sa profondeur, de son étendue et de l'impor-
tance de ses hgnes. L'histoire de l'Europe établit, de-
puis les campagnes des empereurs romains jusqu'à nos
jours, que le seul gage d'une paix durable pour la civi-
lisation occidentale est une masse de territoires cou-
verte par le fleuve Rhin et comprenant les lignes de
Kaiserslautern, les Vosges et la Meuse. Dans la dernière
CONCLUSION 335
guerre, l'éternelle « invasion des Barbares » a pris son
élan de la tête de pont qui lui était préparée sur la rive
gauche du Rhin; la transformation des armements n'a
nullement modifié l'importance stratégique et tactique
du sol. 11 n'y a d'autre sécurité que Vespace. Comment le
patriotisme français n'a-t-il pas été entendu quand il
clamait cette vérité à nos alliés, moins directement in-
téressés?
On dit : nous avons dû nous incliner devant certaines
exigences ; nous avons fait une « paix de solidarité ! »
— Non ! Nous avons fait une paix d'ignorance en nous
mettant à la remorque de ceux qui ne savaientpas, alors,
que nous savions et que nous devions les guider. Qui
admettra que le président Wilson fût rentré chez lui
sans la paix et brouillé avec la France?
Lloyd George vous disait : « Les Alliés eussent-ils
gagné la guerre sans la flotte britannique? » Il fallait lui
répondre : « L'eussent-ils gagnée sans le rempart de nos
pays dévastés? » La défense terrestre et la défense ma-
ritime se complètent Tune l'autre; mais elles doivent
être complètes l'une et l'autre : la justice le veut, la
prudence l'ordonne, la véritable solidarité l'exige.
11 fallait déclarer, comme premier et dernier mot, à
ces hommes de bonne foi, qu'il y a des principes aux-
quels l'àme de la France est attachée, et desquels, —
sous peine d'atteindre son principe vital, — elle ne peut
être arrachée.
336 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Détournons-nous. Voyons l'avenir.
A défaut de garanties matérielles et territoriales, la
sécurité future de l'Europe repose sur :
i" Une institution nouvelle, la Société des Nations;
2' L'alliance franco-anglo-américaine.
La Société des Nations n'ayant pas été mise sur pied
au moment où les grandes mesures internationales
étaient élaborées, ne peut plus être, maintenant, un
organisme constructeur : — tout au plus un organe
modérateur et, si l'on me permet l'expression, un ate-
lier de réparation.
Si la conception recueillie par le président Wilson
dans la tradition de l'abbé de Saint-Pierre, de Jean-
Jacques Rousseau et des publicistes européens, avait
été franchement acceptée, dès l'abord, par les gouver-
nements, elle eût pu être tirée du domaine du rêve et
réalisée beaucoup plus tôt et beaucoup plus opportuné-
ment. Fonctionnant dès le début des négociations, elle
eût collaboré à la solution des problèmes de la Paix (1).
Il est trop tard pour qu'elle puisse rendre ce service
singulier. L'avenir dira si la naissance posthume de la
Société des Nations lui assure des chances de vie et
d'efficacité.
(1) Voir, ci-dessous, la proposition faite à la Commission siégeant
au quai d'Orsay en vue de la création immédiate de la Société des Na-
tions, proposition soumise par la Commission au ministre des
Affaires étrangères dès le mois de février 1918.
CONCLUSION 337
En attendant qu'elle fonctionne, il y a Falliance des
« Trois ».
Tout système d'alliance se rattache à la vieille poli-
tique, à cette politique de V équilibre, tant raillée. Du
moins, ici, le terrain est solide.
L'alliance reste, en somme, la seule force collective
qui s'oppose, pour le présent, à une reprise de l'impé-
rialisme allemand. Sans cette alliance, la paix n'existe-
rait pas puisqu'elle n'aurait ni base, ni force, ni sanc-
tion. M. Clemenceau s'écrie : « Même sans alliance,
j'aurais confiance en nos alliés! » Certainement! Tout de
même, il est préférable d'avoir signé des actes enga-
geant le présent et l'avenir : « Si cela va sans dire, cela
va beaucoup mieux en le disant. » Sans l'alliance, la
guerre serait suspendue en permanence au milieu de
l'Europe : « Vous ne connaissez donc pas l'Allemagne! »
s'écriait M. Briand.
La France compte donc sur ses grands amis. Sans
eux, elle ne peut ni vivre ni même faire un pas : tel est
le résultat de cette guerre... ou plutôt tel est le résultat
de cette paix !
Nous sommes cadenassés dans l'alliance; elle est,
pour nous, d'une nécessité absolue. Heureusement elle
nous inspire toute confiance; elle est selon nos vœux;
nous lui donnons notre pleine et entière adhésion.
Mais il faut qu'il en soit de môme d'autre part. Car
la nécessité de l'accord s'impose à nos aUiés comme à
nous-mêmes. La formule est bien simple : en présence
d'une Allemagne unie, il faut des puissances unies.
22
338 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Considérons, d'abord, l'Angleterre. L'Angleterre ne
peut pas ne pas se rendre compte que si elle laissait affai-
blir la France, elle s'affaiblirait dans les mêmes propor-
tions. La France a besoin de l'Angleterre, oui; mais l'An-
gleterre a besoin de la France : ces solidarités sont inhé-
rentes aux grandes affaires européennes; et elles sont
les suites naturelles de la guerre qui vient de s'achever.
Entraînée par les calculs de ses hommes d'affaires,
poussée par la politique de ses partis ouvriers qui n'ont
pas rompu tout lien avec les groupements marxistes,
l'Angleterre a cru devoir ménager l'unité et les forces
allemandes : elle n'a pas tenu compte du nuage inquié-
tant qui continue à surplomber l'Europe et notamment
la France et la Belgique. Par la Belgique, pourtant, son
propre archipel reste directement menacé.
Cet Empire britannique qui s'étend sans cesse et
que Lloyd George appelait « une autre Société des
Nations », est, j'en conviens, l'Empire de la civilisation
et de la liberté. S'il s'effondrait, la plus affreuse anar-
chie se déchaînerait sur l'univers. Mais, cet Empire, il
faut le défendre : or, il ne se défend et ne se défendra
dans l'avenir, qu'en Europe.
L'Allemagne hait l'Angleterre ; elle la hait par prin-
cipe, essentiellement . ha dernière guerre visait surtout, et
presque uniquement, l'élément anglo-saxon.
Dés 1912, Kiderlen-Waechter écrivait : « S'il doit y
avoir guerre, nous désirons la guerre simultanément avec
la. France et r Angleterre (i). »
(1) Lettres publiées dans l'Éclair du 26 septembre 1919.
CONCLUSION 339
Quel citoyen britannique pourrait oublier les paroles
prononcées par Guillaume II quand il se crut assuré de
la victoire? « Le peuple allemand ne vit pas clairement,
quand la guerre éclata, quelle signification elle aurait. Je le
SAVAIS TRÈS EXACTEMENT. . . Je savais très exactement de quoi il
s'agissait... Il s'agissait d'une lutte entre deux conceptions du
monde. Ou bien la conception prussienne allemande, germa-
nique du monde : droit, liberté, honneur et morale, doit rester
en honneur; ou bien la conception anglo-saxonne qui
signifie se livrer à V idolâtrie de V argent. Les peuples de la terre
travaillent comme des esclaves pour la race des maîtres anglo-
saxons qui les tiennent sous le joug. Les deux conceptions lut-
tent Vune contre Vautre. Il faut absolument que l'une
d'elles soit VAINCUE... (1). »
Et l'empereur Guillaume ajoute, découvrant le fond
de la pensée allemande : un duel de cette nature « n'est
pas l'affaire de quelques semaines, de quelques mois ou
de quelques années » . Une trêve peut l'interrompre ;
mais il ne prendra fin que par la ruine de l'ennemi.
Dès qu'elle sera remise sur pied, l'Allemagne voudra
venger son honneur; elle voudra reprendre ses colo-
nies, reconquérir ses débouchés maritimes. En atten-
dant, sur le terrain des affaires, l'Allemagne reprend
résolument la lutte. Les deux impérialismes écono-
miques sont dressés déjà l'un contre l'autre. La Russie
est un champ d'action qu'ils se disputeront demain.
Bref, dans le fourré de l'histoire, une haine farouche est
{{) Discours prononcé par l'empereur Guillaume II le jour du tren-
tième anniversaire de son avènement, 15 juin 1918, au Grand Quartier
Général allemand, en réponse au toast porté par le feld-maréchal
Hindenburff.
340 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
aux aguets contre l'Angleterre. Celle-ci a pour devoir et
pour nécessité d'être toujours prête et de s'assurer, en
elle-même et hors d'elle-même, les forces nécessaires
pour couper les jarrets à l'agression allemande avant
même qu'elle ait pris son élan. L'Angleterre a besoin
d'être sur ses gardes plus que puissance au monde.
Or, par une « incompréhension » extraordinaire, — je
reprends le mot de M. Clemenceau, — elle a laissé l'Al-
lemagne à deux pas d'Anvers et de Calais. Le nach Calais
ne lui a donc rien appris?.,.
Si le calcul de l'Angleterre, en éloignant la France
(et, par suite, la Belgique) des bords du Rhin, a été de
maintenir l'égalité des forces entre les deux puissances
continentales, ce calcul est faux. Car, au cas oii l'Alle-
magne prendrait le dessus, ne fût-ce qu'un instant, elle
sauterait à la gorge de l'Angleterre. Avec les moyens
d'offensive moderne, celle-ci ne pourrait résister seule
à un soudain assaut. On a attribué au roi Edouard ce
mot : « Notre frontière est sur le Rhin. » M. Lloyd
George, en laissant le Rhin à la Prusse, n'a pas fait
preuve de la haute perspicacité qui caractérisait le roi
Edouard.
Je parlerai à peine de l'Amérique. Les États-Unis
ont, maintenant, qu'ils le veuillent ou non, une poli-
tique européenne. Cette politique sera française ou ne
sera pas. Se mettre à la remorque de l'expansionnisme
britannique, ce n'est pas un sort pour la démocratie
américaine. M. Wilson a montré, dans le débat de la
paix, un idéalisme intransigeant; il n'a, dit-on, voulu
CONCLUSION 341
écouter personne. Le voilà, maintenant, obligé d'écouter
tout le monde : car les peuples ont leur tour. Ses adver-
saires sont ardents et veulent l'abattre sur le texte même
du traité. Nous n'avons pas à entrer dans cette querelle.
Mais, ce dont nous sommes assurés, c'est que nos amis
américains n'oublieront pas ce que la France a fait pour
l'Amérique et ce que l'Amérique a fait pour la France.
L'alliance nous apporte donc des garanties; mais,
puisqu'elles reposent sur des sentiments, il ne suffit pas
de les affirmer, il faut les entretenir.
Il ne peut être question de reprendre ici l'ensemble
des difficiles problèmes qui ne sont pas résolus et qui
sont restés en dehors du traité de juin 1919; il est
impossible, pourtant, de les ignorer et d'en nier la diffi-
culté et la grandeur : problème adriatique, problème
danubien, problème balkanique, problème des détroits,
problème russe, problème roumain et des puissances
« à intérêts limités ». La France avait, sur toutes ces
questions, une politique traditionnelle. Elle Ta peut-être
trop oublié : on y reviendra. C'est d'ores et déjà l'affaire
de la diplomatie.
La diplomatie a été délibérément écartée du grand
débat international qui a clos la guerre de 1914. Fan-
taisie un peu forte. La diplomatie n'est rien autre chose
que l'organe de copénétration mutuelle des peuples. On
ne peut se passer d'elle; car, sans elle, il n'y a plus de
contact. On en est donc venu aux rapports directs entre
3i2 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
les gouvernements. Et les résultats sont apparus tout de
suite : les gouvernements sont faits pour gouverner,
non pour négocier. J'ai dit et écrit, il y a longtemps, que
la grande faute commise par M. Thiers avait été de
traiter, en personne, aux préliminaires de Versailles.
Toute transaction exige une mûre réflexion et, par con-
séquent, un recours à une autorité supérieure. Cette
même faute, on l'a reproduite en 1919. Le président
Wilson eût vu plus haut, de plus loin. M. Clemenceau
eût gardé intact le prestige de la victoire en ne le profa-
nant pas dans des discussions mesquines.
On appelle, maintenant, la diplomatie à la rescousse :
on hâte la réunion de la Société des Nations ; on con-
voque les « hommes d'État » ; on est prêt à leur passer
le fardeau. . . Qu'on le leur passe, c'est la bonne méthode.
Sous l'égide de la Société des Nations, la diplomatie
va se mettre à l'œuvre. Les « cent vieillards » vont déli-
bérer. Il reste beaucoup à faire et il y a beaucoup à re-
faire. Je dirai franchement ma pensée : les traités sont
à remanier sur certains points, et cela doit se faire avec
le concours de toutes les bonnes volontés, de toutes les
expériences, et avec l'aide du temps.
Il existe un Ordre européen : cet ordre, il faut le déga-
ger. Cela ne s'improvise pas. Il est nécessaire de tenir,
d'abord, à l'écart, ceux qui l'ont sciemment violé. Si les
autres peuples se sentent libérés de la menace qui pe-
sait sur eux depuis un demi-siècle, ils viendront d'eux-
mêmes se ranger dans la paix organisée, car tout le
monde la veut, comme tout le monde préfère l'indépen-
dance et la liberté.
CONCLUSION 343
Mais pour obtenir de tels résultats, il faut agir
d'abord sur les éléments hostiles ou désorbités, et les
ramener au respect de la règle en pesant sur eux avec
fermeté, avec suite, sans passion, sans orgueil, avec
courage.
Et c'est pourquoi la France doit jouer, dans les
affaires de l'Europe continentale, un rôle prépondérant.
La France sait l'Europe; la France aime l'ordre; elle
aime les faibles; elle est modérée, elle est raisonnable,
elle est brave.
Qu'elle parle donc et qu'elle parle clair selon son
nom : « Franchise de France ! » Qu'elle agisse, et selon
sa force retrempée dans la victoire! Que sa diplomatie
aborde les nouveaux problèmes, — qui ne sont que les
anciens prolongés, — selon le caractère et la volonté de
son peuple! Ainsi se dégageront, et surtout par elle, les
véritables lois de l'ordre européen, troublées si long-
temps par les ambitions delà Prusse — et qui, une fois
rétablies, apparaîtront, non pas comme une improvisa-
tion un peu hasardeuse, mais comme une législation
nouvelle, un Édit du Droit, conformes à l'histoire, à
1 expérience, au bon sens, — à. la Raison.
APPENDICE
r r
DE LA SOCIETE DES NATIONS
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
Je crois utile de grouper, dans cet appendice, les opinions que j'ai
émises devant la CommissioTi de la Société des Nations dés no-
vembre 1917-février 1918. et tendant à la fondation et à la réunion
immédiate de la Société des Nations.
LA SOCIETE DES NATIONS ET L OPINION PUBLIQUE
Exposé présenté par M. Hano-
taux dans la séance du 21 no-
vembre 1917.
M. Hanotaux. — Messieurs, comme je n'ai pas assisté au
début de vos travaux, vous m'excuserez de vous demander
quelques explications sur les choses qui ont déjà été dites
et peut-être d'en répéter certaines. En écoutant le rapport
de M. Fromageot, je me demandais si, à l'heure actuelle,
du cerveau d'un homme pouvaient sortir les lois futures qui
régleront la vie sociale des peuples. Je crois (jue le travail
dont ces lois sortiront se fait, en quelque sorte, en dehors
de nous et par une marche souterraine que nous percevons
à peine. Tout ce que nous pouvons faire, cest d'appliiiuer
à ce travail souterrain qui se propage dans les opinions une
méthode sismique, si je puis dire, qui nous permette de
l'enregistrer. Les lois ne s'édictent pas, elles se rédigent ;
348 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
c'est ce qu'on appelait sous l'ancien régime « la rédaction
des coutumes ». Les peuples parlent et les législateurs
écrivent.
Nous avons une preuve singulière de la force obs-
cure de l'opinion justement en ce qui concerne la ma-
tière du droit international. Il s'agit de la sanction apportée
à la violation du régime international fondé à La Haye.
Cette sanction s'est produite à l'occasion des débats sur les
origines de la guerre. L'Allemagne, malgré tout, a dû s'ex-
pliquer et, si elle se tait, son silence la condamne. Si, par
hypothèse, elle avait accepté la proposition d'arbitrage de
l'empereur de Russie, eUe eût échappé à cette responsabi-
lité assumée par elle et qui, même à l'égard de ses peuples,
la maintient dans une mauvaise posture, soit qu'il s'agisse
de la Belgique, soit qu'il s'agisse des autres nations au dé-
triment desquelles elle a violé le droit. Il s'est donc créé une
sanction latente et qui agit sur l'opinion allemande elle-
même. J'ajoute que cette sanction de l'opinion a eu un effet
plus pratique, plus efficace, plus redoutable à l'Allemagne.
N'est-ce pas ce mouvement de l'opinion qui a provoqué
l'intervention des États-Unis et de plusieurs autres puis-
sances, interventions qui, pour être un peu tardives, ne
s'en sont pas moins produites. Donc un travail obscur de
l'opinion a été accompagné d'une sanction réelle. Les lois
internationales ne sont pas, même dans l'état actuel des
choses, dépouillées de toute autorité executive. C'est le
travail de l'opinion qui a produit ce résultat. Au début des
hostilités, il n'y avait peut-être pas 50 000 Américains favo-
rables à la guerre. Aujourd'hui l'immense majorité est
acquise. Ce que M. Fromageot disait tout à l'heure des
interventions et des garanties nous pouvons le chercher en
premier lieu dans le concours de l'opinion. Et c'est là une
sorte de sanction sur laquelle la future Société des Nations
doit, d'abord, s'appuyer.
M. Anson, dans la conclusion de se^s études sur la cons-
titution anglaise, donne à l'opinion ce qu'il appelle « le
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS 349
pouvoir du dernier mot ». Si l'opinion dun peuple est con-
traire à la guerre, il n'y a pas de pouvoir qui puisse tirer
l'épée malgré elle; et si toutes les opinions étaient con-
traires à la guerre, il n'y aurait plus de guerre. C'est là pour
moi toute la question. Le cardinal Fleury disait à l'abbé de
Saint-Pierre : « Avant de faire discuter vos cinq articles,
avez-vous préparé les cœurs et les esprits des gouverne-
ments et des peuples? » Le problème n'a pas changé. Il
faut instruire l'opinion, il faut faire son éducation et lui
faire comprendre que l'entreprise n'est pas si ridicule que
certains veulent le lui faire croire, que nous ne sommes
pas engagés dans une tentative vaine et que nous ne cher-
chons pas à bâtir en l'air, et que si les formules juridiques
sont difficiles à établir, nous arriverons tout de même à les
dégager, en nous appuyant sur l'opinion des peuples qui,
précisément parce qu'ils ont subi cette guerre, ne veulent
plus la voir se renouveler. Si nous ne nous appuyions pas
sur cette opinion, ce serait véritablement peine perdue. Il
faut qu'il y ait chez les peuples un moteur nouveau qui
empêche des guerres futures : ce moteur sera l'opinion
mieux avertie, mieux éduquée et de plus en plus consciente
de sa force. Par elle, il sera impossible désormais à un
gouvernement de refuser les interventions légitimes desti-
nées à empêcher les guerres d'éclater.
Pourquoi a-t-on pu faire la guerre en 1914, malgré
toutes les précautions qui avaient été prises aux deux con-
férences de La Haye pour l'éviter? C'est parce que nous
nous sommes trouvés en présence d'une puissance de
proie et d'un peuple dont l'éducation politique n'était pas
faite. La catastrophe à laquelle elle court est déjà une sanc-
tion et si, aujourd'hui, le fameux conseil de Potsdam qui
a pris la responsabilité de la déclaration de guerre était
consulté, je me demande si son avis ne serait pas tout dif-
férent et absolument contraire.
Par conséquent, messieurs, je ne suis pas loin de
penser que M. le Président du Conseil a rendu liicr à
350 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
nos idées le plus grand des services en s' exprimant devant
la Chambre comme il l'a fait sur la Société des Nations. Il
était trop facile de saisir l'ironie de M. Clemenceau et, de
prime abord, cela seul est apparu. Mais, si vous y réflé-
cliissez, vous observerez que M. Clemenceau lui-même,
qui, en plein dans la lutte, ne s'attarde pas à étudier l'orga-
nisation future du monde, ne s'en est pas moins abrité der-
rière votre Commission pour répondre aux instantes inter-
rogations de la Chambre. Ainsi, il vous a fait, si j'ose dire,
une publicité énorme, et il a reconnu qu'il ne pouvait se
dérober au problème. Son ironie elle-même s'est trans-
formée et c'est sur le ton de la gravité qu'il a terminé en
promettant à la Chambre de la saisir de vos travaux quand
ils seraient arrivés à leur terme. Une faisait que reprendre,
d'ailleurs, les paroles qui sont désormais prononcées par
tous les gouvernements, qu'il s'agisse de M. Ribot ou de
M. Wilson, de M. Lloyd George, ou de M. Michaélis lui-
même. Car l'Allemagne a repris, maintenant, la thèse du
droit si longtemps méprisée par elle. Elle a suivi en cela les
conseils que lui donnait Harden et c'est le premier signe,
le signe le plus convaincant de la force de votre thèse.
L'Allemagne elle-même essaye de vous la dérober. Son
éducation se fait. Le peuple allemand rendra ses chefs res-
ponsables. Quant à vous, vous songez à fonder, par la vic-
toire, la paix des peuples libres : c'est à ces peuples qu'il
faut en appeler sans cesse. Et c'est pourquoi je vous in\'ite
à faire d'abord et constanmient un immense effort pour
l'éducation de l'opinion.
M. Bourgeois, — Je crois aussi que l'éducation de l'opi-
nion est indispensable.
Il faut l'éclairer le plus complètement possible en disant
ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. J'avais,
dans l'exposé que j'ai fait au début, bien spécifié qu'il y a
un intérêt particulier supérieur à tous les intérêts vitaux
des États, commun à tous, et que la catastrophe récente a
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS 331
montré dans toute sa grandeur infinie, c'est l'intérêt vital
de maintenir la paix. L'opinion du monde et de tous les
pays le reconnaît aujourd'hui et, comme vient de le dire
M. Hanotaux, ce sentiment existe même en Allemagne et il
a pu se demander si les gouvernants allemands ayant
encore à se réunir à Potsdam pour savoir s'ils déclare-
raient une guerre l'oseraient encore. Séparant nettement
la réalité du rêve, ce que nous avons à faire, c'est de dé-
montrer que le maintien de la paix est un intérêt réel vital
et qu'en le défendant nous ne défendons pas seulement
une idée mais un bien essentiel de l'Humanité.
M. Hanotaux. — Un point essentiel sera d'éviter de
poser prématurément devant l'opinion les questions de
souveraineté nationale.
352 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
II
PROPOSITION TENDANT A LA CONSTITUTION IMMEDIATE
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
Présentée à la Commission de la So-
ciété des Nations dans sa séance du
6 février 1918.
M. Hanotaux. — Messieurs, la proposition que je viens
soumettre à la Commission^ selon la mission qu'elle a bien
voulu me confier, est, en quelque sorte, la suite et la conclu-
sion du rapport historique dont il vient d'être donné lecture.
Après chaque grande guerre, l'humanité a fait un pas
nouveau pour s'approcher d'un régime de paix internatio-
nale. Il vient d'être établi que ces efforts n'ont jamais été
vains et, si des retours et des régressions ont eu lieu, ce-
pendant le progrès s'est affirmé toujours dans le même
sens. Il est arrivé, ou qu'une période de pacification orga-
nisée a suivi les délibérations du congrès, ou qu'un certain
élargissement de la vie internationale s'est produit par
l'amélioration des rapports permanents des peuples entre
eux. Le cri des populations vers la paix n'a jamais été sans
effet.
Sera-t-il entendu aujourd'hui? ou bien nous détourne-
rons-nous, et avouerons-nous notre impuissance quand
nous avons, après le plus grand siècle international qu'il y
ait jamais eu — le dix-neuvième siècle, — tant de motifs
de croire et d'espérer?
L'opinion publique universelle acclame, d'avance, « la
Société des Nations ». Et la pression est si forte que les
gouvernements dont les principes et les traditions sont les
plus hostiles ne peuvent se mettre eii travers du courant.
La plupart s'y abandonnent, quitte à essayer de le diriger
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS 353
OU de ie capter. Ce ne sont pas de simples dénégations iro-
niques, ou des critiques superficielles qui régleront,
devant l'esprit public soulevé, la question de la Société des
Nations.
Il ne s'ag-it pas d'apporter aux peuples un nouvel Évan-
gile ni une nouvelle morale, ni un nouveau Contrat social;
il s'agit, en suivant les routes déjà ouvertes, de les pro-
longer, de lever les yeux vers des horizons plus lointains,
désormais entrevus, de répondre, dans la mesure du pos-
sible, aux ardentes aspirations du monde tout entier.
Nous abordons une nouvelle étape de la marche com-
mune de l'humanité; mais nous savons que ce n'est qu'une
étape. Nous le savons aussi, l'heure n'est pas sonnée où
l'humanité s'arrêtera, satisfaite, sur le bord de la route.
Dans les études qui ont retenu l'attention de la Commis-
sion, les moyens de prévenir la guerre, les sanctions des-
tinées à frapper les États qui la déchaîneront, ont été
étudiés avec une grande autorité et une grande force.
Mais, si nous avons envisagé, d^ores et déjà, les
« moyens » de la juridiction internationale, nous ne con-
naissons pas « l'instrument » de la vie internationale, —
ce que M. Renault appelait « l'organisme moteur ».
Vous m'avez vu vivement préoccupé de cette lacune. En
effet, c'est la vie qu'il faut créer d'abord; le reste viendra
par surcroît.
Or, la vie internationale ne sera créée que par un acte
générateur. Il faut qu'un caillou soit jeté pour que les pre-
mières ondes s'agitent; ce caillou initial, (juel bras sera
assez fort pour le lancer? Pour moi, je n'en vois qu'un,
celui du corps des puissances qui sont unies dans le combat
pour le Droit. Et, dans cette collectivité des puissances de
l'Entente, il en est une qui a eu, de tout temps, l'initiative
des conceptions généreuses, c'est la France.
Et c'est pourquoi je demande que le gouvernement fran-
çais soumette, aussitôt (juc pos.sible, aux puissances de
l'Entente (je reviendrai tout à l'heure sur les conditions
23
354 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
dans lesquelles cette procédure peut s'engager), je de-
mande que le gouvernement français soumette, le plus tôt
possible, aux Alliés, un projet d'organisation de la vie
internationale qui sera le premier embryon de la Société
des Nations.
Il ne s'agit pets seulement d'un texte, il s'agit d'un acte.
Aux puissances de l'Entente serait soumis un engagement
ainsi conçu : « Tel pa^s prend l'engagement, par les pré-
sentes, de faire désormais partie de la Société des Nations
et de participer, par ses délégués, aux premières délibéra-
tions qui la constitueront. »
Encore une fois, ce texte sera soumis seulement aux
puissances de l'Entente; seules elles auront qualité pour
fonder entre elles^ — et entre elles exclusivement, — la
Société des Nations.
Ce texte est un acte; il fonde. Il crée. Il détermine. Il
limite. En un mot, il constitue.
En effet, en dehors de la déclaration fondamentale, il
établit l'instrument de la future vie internationale, c'est-à-
dire une première organisation.
Une organisation, si rudimentaire soit-elle : tout est là.
On a parlé de pouvoir législatif, de pouvoir exécutif, de
pouvoir judiciaire. Mais nous n'en sommes point aiTivés
au point où ces organes peuvent être improvisés : seule
une délibération internationale publique aura assez d'éclat
et assez d'autorité pour établir les organismes de la vie pu-
blique internationale. C'est au sein de cette Commission
d'organisation que les graves problèmes qui nous préoc-
cupent devront être définitivement débattus.
Dès maintenant, et avant même que ne s'ouvrent les
assises du futur congrès, nous devons donner cette preuve
éclatante de notre volonté de paix. Réunissons une assem-
blée composée des délégués des puissances de l'Entente et
qui étudiera (comme on l'a déjà fait à la Conférence de
La Haye) les modalités de la future Société des Nations.
Cette œuvre sera notre œuvre, — l'œuvre des puissances
DE LA SOCIETE DES NATIONS 3S§
de l'Entente, — nous en resterons les maîtres. Nous ne
l'imposerons à personne, mais personne n'en bénéficiera
sans prendre des engagements et, s'il y a lieu, sans donner
des garanties qui seront fonnulées à loisir par la Commis-
sion d'org-anisation elle-même.
Cette Commission sera maîtresse de son ordre du jour.
Les gouvernements et les peuples lui feront confiance. Car
si elle délibère en toute liberté, il est entendu que ses déli-
bérations n'engagent personne et que l'acte d'organisation
internationale qui sera la conclusion de ses travaux, ne
sera sanctionné par chacune des puissances qui voudront
y adhérer que dans le plein et libre exercice de leur souve-
raineté. Faire partie ou ne pas faire partie delà Société des
Nations, souscrire ou ne pas souscrire à l'acte constitu-
tionnel, sur ce point, chaque puissance, petite ou grande,
sera libre. Toutes les puissances de l'Entente auront déli-
béré; mais aucune ne sera engagée que par sa propre
volonté dûment exprimée.
Pour bien préciser ma pensée, j'entends que cette pre-
mière conférence ne doit pas se confondre avec le futur
Congrès de la paix. Sa tradition et son type ne sont pas
dans les Congrès de Westphalie ou de Vienne, ils sont dans
les Conférences de La Haye.
Je pourrais interrompre ici cet exposé, car le futur Con-
seil dont il vient d'être question aura seul qualité pour
tracer son propre programme d'étude et d'action, pour
charger des Commissions prises dans son sein de prendre
les initiatives, pour organiser ses débats, son mode de
votation, etc., etc.
Cependant, il me paraît difficile de ne pas attirer votre
attention, et l'attention du gouvernement, sur le nombre
de délégations et de membres (jui formeront le Conseil,
sur leur autorité représentative, sur leur compétence.
En ce qui concerne la nature des délégations et le
nombre des membres qui en feront partie, nous nous trou-
vons en présence d'une difficulté qui a été souvent exa-
356 LE TRAITÉ DE PAIX DE 4919
minée. Si les représentants sont en nombre proportionnel
aux chiffres des populations respectives, les grands États
écraseront les petits. Si chacune des représentations ne
compte, au moment du vote, que pour une seule voix, les
petits États écraseront les grands. Pour résoudre cette
difficulté, je me rallierai, pour ma part, à un système qui a
été déjà proposé, en me contentant de le simplifier.
On distinguerait entre trois natures de puissances repré-
sentées : les grandes puissances, les moyennes puissances
et les petites ou minuscules. Les grandes puissances se-
raient au nombre de huit : ce sont « les grandes puis-
sances » actuelles, plus l'Espagne; les moyennes puis-
sances seraient toutes les autres, sauf les minuscules :
Saint-Marin, Andorre, Monaco, etc Les grandes puissances
pourraient avoir huit délégués, les puissances moyennes
cliacuiie de cinq à trois, les petites puissances seulement
un délégué.
Tant qu'il ne serait question que du débat des questions
mises à l'étude, chaque délégué aurait qualité pour parler,
développer, proposer et prendre même certaines initia-
tives. Mais les motions, c'est-à-dire les projets pouvant
aboutir à une résolution ou à une sanction, ne pourraient
être présentées que par une délégation tout entière de
l'une des grandes puissances, ou par plusieurs puissances
moyennes ou petites dont les délégués représenteraient un
chiffre égal à celui de la délégation d'une des grandes
puissances.
Pour le vote des résolutions ou sanctions, chaque délé
gation compterait, jusqu'à nouveau statut, pour une voix,
puisqu'il s'agirait d'engager la souveraineté de chacun des
États.
Le mandat de l'assemblée dont il s'agit serait strictement
limité à l'examen, à l'étude, au débat public et à la rédac-
tion de l'acte initial organisant la Société des Nations. Ses
pouvoirs ne pourraient être étendus que par un accord
diplomatique intervenu entre les puissances contractantes.
DE LA SOCIETE DES NATIONS 357
L'acte en question serait lui-même soumis par voie diplo-
matique à la sanction de chacune des puissances.
Avant de conclure, je me permettrai d'examiner rapide-
ment devant vous comment ce que j'appellerai « le premier
coup de pouce » pourrait être donné, comment cette grande
chose pourrait être mise en train. Évidemment, l'initiative
ne peut être que d'ordre diplomatique. Avant tout, les
puissances de lEntente doivent se consulter entre elles.
Je demande donc qu'un des gouvernements de l'Entente
— dans l'espèce le gouvernement français — prenne sur
lui d'adresser aux autres gouvernements de l'Entente une
proposition ainsi conçue :
« Le gouvernement français, prenant en considération
les aspirationsunanimes des peuples lihres, adhérant, comme
il l'a fait lui-même solennellement, aux déclarations du
président Wilson pour la fondation d'une Société des
Nations, à celles de M. Lloyd George en faveur de la
création d'un « organisme international » qui serait, selon
ses propres paroles, « une alternative de la guerre », pro-
pose aux puissances alliées de mettre d'abord à l'étude,
entre elles, la création de cet organisme.
« A titre de première ouverture, il demande aux puis-
sances alliées de lui faire connaître leur sentiment sur cette
proposition.
« Dans la pensée du gouvernement français, le meilleur
moyen d'arriver à réaliser ce projet serait de réunir, à
href délai, dans une capitale d'un des États alliés, une
Commission chargée d'examiner les modalités de la réu-
nion d'une « Constituante interalliée » cliargée de rédiger
l'acte constitutionnel de la Société des Nations.
« Les pays alliés se déclareraient « fondateurs de la So-
ciété des Nations ». Eux seuls pourraient prendre cette
qualité
« Tout État qui voudrait faire partie de la Société ferait
connaître son adhésion au Bureau de la Conférence interal-
358 LE TRAITÉ DE PAIX DE 1919
liée. Seraient admis par les « fondateurs » à participer aux
actes de la Société les États qui, par une délibération
solennelle de leurs institutions libres, auraient déclaré
leur volonté d'en faire partie.
« La Société des Nations respecte strictement la souve-
raineté et l'indépendance des États grands et petits qui en
feront partie. »
Comme on le voit, cette proposition serait simplement
une consultation des puissances alliées entre elles.
Il serait déclaré égalemeni, si les Puissances interalliées
y consentai-ent, que le principe de la création d'un orga-
nisme international serait énoncé dès les premiers préli-
minaires de la paix.
Le gouvernement de la République demanderait que la
Commission d'études destinée à préparer l'avant-projet
d'actes organisateurs fût réunie à très bref délai. Peut-être
pourrait-elle, avec l'autorisation des États, se transformer
elle-même, à l'issue de ses débats, en assemblée organisa-
trice.
DISCUSSION
Opinion de M. G. Hanotaux sui la
constitution immédiate de la Société
des Nations. (Séance du 13 février
1918.)
M. Hanotaux. — Messieurs, l'objection qui vient d'être
présentée résulte d'un malentendu sur le sens des termes
employés.
La Société des Nations, telle que nous la concevons,
telle du moins que je la conçois, n'est pas conforme à l'idée
que l'on s'en fait ordinairement. On croit d'habitude à une
sorte de construction dans les nuages, à une création mys-
tique qui doit apaiser toutes les querelles entre les hommes.
DE LA SOCIETE DES NATIONS 359
Nous essayons, au contraire, de faire descendre la Société
des Nations du ciel sur la terre : c'est une opération diffi-
cile qu'il faut expliquer aux gouvernements eux-mêmes.
Pour bien préciser notre pensée, nous voudrions que la
Société des Nations fût établie même avant la fin de la
guerre, parce que nous considérons cette institution comme
devant être d'un grand secours au moment où les hosti-
lités seront terminées. Il est une quantité de problèmes qui
ne pourront pas être résolus immédiatement par les négo-
ciations directes entre les peuples, parce qu'au lendemain
de la guerre, les sentiments réciproques seront tellement
irrités qu'il faudra une espèce d'intermédiaire, d'arbitre,
pour les apaiser.
Examinons, à titre d'exemple, quelques-unes de ces
questions. Voici, d'abord, celle des indemnités. Au dé-
but, nous pouvions penser qu'elle se résoudrait comme
cela s'était fait à la suite des guerres antérieures, no-
tamment de la guerre de 70 : le peuple vainqueur impo-
serait au peuple vaincu des indemnités et en contrôlerait
les paiements. Or, peut-on recourir à une procédure ana-
logue aujourd'hui? D'une part, il y aurait une cruelle
injustice à ne pas indemniser les populations qui ont été
les principales victimes de la guerre, et, d'autre part, il
n'y a plus de peuples assez riches pour verser hic et nuiic
de telles indemnités. Quant à la solution qui consisterait
à prendre des gages, qui pouiTait songer à occuper pen-
dant vingt-cinq ou cinquante ans les territoires d'un pays
ou à mettre la main à titre de gage sur les sources de sa
richesse? La question économique s'est compliquée telle-
ment qu'on hésitera beaucoup à lui donner pour support
une occupation militaire. S'il s'agit de trouver 100 mil-
liards, quelle puissance les trouvera aujourd'Imi? Quel
est l'État disposant d'un crédit de 100 milliards? D'autre
part, on ne peut songer à priver d'indemnités les popu-
lations qui ont tant souffert. La réfection des départements
du nord de la Franco, de la Serbie, de la Ï3elgique, de la
360 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Roumanie, de la Pologne, sont des entreprises au-dessus
des forces d'une puissance quelconque. Une seule solution
semble possible dès maintenant : unir dans une vaste
opération de crédit les efforts et les ressources de plusieurs
nations. Il faut, à cette entreprise financière de grande
envergure, une garantie supérieure à celle que peut offrir
un Etat isolé. Seule, la Société des Nations pourrait prendre
en charge de pareilles indemnités. Seule, une grande
organisation financière internationale pourrait assurer le
paiement rapide de pareilles indemnités. Seule elle peut
emprunter dans de telles proportions. Ne vous apparaît-il
pas qu'il faut que cette Société soit constituée pour résoudre
le problème financier de la guerre?
La constitution immédiate d'une Société des Nations est
non moins indispensable pour résoudre une autre série de
problèmes. Prenons ici encore un exemple : la question de
Pologne. On ne peut léluder. On ne peut pas supposer que
l'Europe, à la suite de cette guerre, ne verra pas renaître
une Pologne : le président Wilson en a parlé souvent ; sa
restauration est dans la tradition de la politique française;
personne ne peut échapper à cette grande préoccupation
qui est véritablement d'ordre international, au même titre
que le problème balkanique.
Or, comment fonder une Pologne, lui donner les moyens
de vivre, créer ses frontières, ses ressources, trancher les
innombrables questions que font naître sa résurrection, si
ce n'est pas une volonté commune de toutes les nations'? Il
y a des Polonais galiciens, des Polonais ukrainiens, des
Polonais russes : il est impossible que la Pologne s'arrache
elle-même de l'état de non-existence où elle est actuelle-
ment. Qui l'y aidera, si ce n'est un concert et un concours
de forces que nous appelons la Société des Nations?
En un mot, je conçois, dans la future négociation de la
paix, deux parties distinctes. On a dit que ce ne serait pas
un « Congrès de Vienne » : cependant il y a une partie de
ses travaux qui sera nécessairement semblable aux tra-
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS 361
vaux d'un Congrès de Vienne ; c'est la partie relative aux
territoires, à la politique et même à la question écono-
mique qui ne peut échapper à l'action directe des diplo-
mates. Ces discussions s'engageront et se résoudront
devant le fameux tapis vert.
Mais il y a, en outre, toute une série de questions qui
sont à plus longue échéance, qui sont plus complexes et
sur lesquelles il y aura lieu de travailler peut-être des
années. Je vous disais dans une séance précédente que les
négociations du traité de Westphalie ont duré huit ans et
les problèmes posés étaient beaucoup plus simples que ceux
que nous aurons à aborder aujourd'Imi.
On peut donc concevoir ainsi le futur Congrès : dans une
première salle sera installée la table au tapis vert; dans
une salle voisine aura lieu une autre réunion agissant selon
des principes plus juridiques, ayant des connaissances
techniques plus spéciales, à laquelle on renverra, pour une
étude moins délicate, moins irritante peut-être, mais plus
longue et plus compliquée, les problèmes que la première
réunion ne pourra pas résoudre. Ainsi, une sorte de
« Conférence de La Haye » siégera à côté « du Congrès de
Vienne ». Devant cette seconde réunion, devant cette
Conférence de La Haye prolongée, quelle cause plaiderez-
vous? Permettez-moi de le dire hautement ici, messieurs,
vous plaiderez votre cause, notre cause, c'est-à-dire le
droit.
Vous essayerez de régler tous les problèmes en vous ins-
pirant de l'idée de droit. Or, pour dire le droit, il faut un
juge. On ne peut pas plaider le droit utilement s'il n'y a
pas de tribunal.
Pour résoudre toutes les questions, pour aplanir les
conflits inévitables qui naîtront au sein du Congrès, il faut
une procédure et un trii)unal si l'on ne veut pas être obligé
de recourir de nouveau aux armes. Cette procédure et ce
tribunal, seule la Société des Nations, constituée à l'avance,
vous les présentera avec toutes les garanties nécessaires.
362 LE ÏKAITÉ DE PAIX DE 4919
Je veux terminer par une vue d'ensemble sur la situa-
tion que nous crée le démembrement de l'Empire russe. Le
démembrement de l'Empire russe nous met à la fois dans
une situation plus complexe et dans une situation plus
facile. Elle est plus complexe, puisque nous avions à faire
à un allié unique avec lequel il était aisé de s'entendre,
tandis que nous allons nous trouver en présence d'une
population déchirée par des concurrences de nationalités.
La question des nationalités domine, plus que jamais, toute
la politique européenne. Nous la rencontrions déjà dans les
Balkans. Mais voici que de nouveaux Balkans se créent en
Europe : une Pologcne, une Ukraine, une Finlande, une
Russie, des Kussies peut-être. Ces faits nouveaux font
apparaître clairement le sens profond du grand conflit
actuel. Il y a, d'un côté, les peuples qui veulent vivre leur
vie, conmie on dit, jouir de leur autonomie et de leur indé-
pendance; de l'autre, il y a un peuple, un État puissant qui
veut les dominer. Le président Wilson a bien compris et
défini ce sens profond delà guerre actuelle. Il nous ramène
avec persistance au problème de l'Autriche, parce que
c'est là en effet que gît, peut-être, la solution qu'il entre-
voit. Le problème autrichien fait partie de la même série
que le problème des Balkans et le problème russe. C'est un
problème de nationalités. Vous savez comme moi qu'en
Autriche-Hongrie la question est posée depuis très long-
temps et que même une solution dans le sens du principe
des nationalités paraît avoir traversé l'esprit de l'empereur
François-Joseph. J'ai reçu ici même au quai d'Orsay,
M. Badeni, président du Conseil des ministres austro-hon-
grois, qui représentait la politique des nationalités slaves;
mais, pour des raisons que vous connaissez, la Hongrie
s'est associée au parti allemand pour brimer les Slaves plus
nombreux. M. Badeni a échoue dans son entreprise. 11 a
été remplacé par le comte Goluchowski qui a suivi une
politique analogue, tout en l'atténuant et en la réduisant au
minimum. Pendant son ministère, la Russie et l'Autriche
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS 363
ont conclu l'entente de Muersteg qui contenait l'engage-
ment réciproque de ne pas souleverla question des nationa-
lités. Le comte Golucliowski s'adressait à la Russie et lui
disait : nous ne nous battrons pas pour les Balkans. Cette
politique a eu, pendant au moins dix ans, l'assentiment de
l'empereur François-Joseph. H. W. Steedledit, en propres
termes, dans son Kvre si remarquable où il explique,
qu'à un moment donné, par sagesse, par besoin, un parti
gouvernemental très puissant cherchait une solution sous
la forme de trois royaumes unis dans une confédération.
C'est ce grand dessein que l'archiduc François-Ferdinand
pensait, dit-on, au moment de sa mort.
Pour les Balkans, pour l'Autriche-Hongrie, pour la
Russie, le processus de l'histoire paraît devoir être le
même; nous marchons, dans les trois cas, vers le système
de la Confédération prévu par Jean-Jacques Rousseau. Il
s'appliquera, sans doute, dans ces vastes unités politiques
européennes dépassant les limites d'une seule et unique
nationalité.
Nous allons nous trouver demain, le cours de l'histoire
semble l'indiquer, en présence d'une Pologne, d'une
Lithuanie, d'une Ukraine, d'une Finlande, dune petite
Russie, qui, après s'être séparées, auront pour beaucoup
de raisons, ne serait-ce que pour la question des transports
et celle des ports, une tendance à se confédérer.
Le président Wilson prononce donc le vrai mot de la
situation lorsqu'il nous propose de rendre la vie aux natio-
nalités. Telle est véritablement la politique des Alliés, celle
qui intéresse tous les peuples, taudis que l'Allemagne en
tient pour la conquête, pour le vieux système qui découpe
les territoires sans se soucier du vceu des populations. Tel
est l'issue finale de la lutte. Son objet devient très clair :
les peuples libres contre rAllcmayne dominatrice.
Si les choses sont ainsi, on conçoit ce qu'un organe
comme la Société des Nations, existant avant l'onn'rtnre
des négociations, peut apporter de facilités, de vues pra-
364 LE TRAITÉ UE PAIX DE 1919
tiques, d'autorité équitable pour diriger et faire aboutir
le travail des peuples essayant de se mettre à vivre ou
à revivre.
Le télégramme du président Wilson, dont il vient d'être
donné lecture date du mois de septembre dernier : sa
pensée a considérablement évolué depuis. Les considéra-
tions que je viens de développer pourraient lui être
exposées. Son sens des choses européennes s'est affiné
depuis, ainsi que le prouve son discours d'hier, cité si jus-
tement par notre Président. Si, à l'heure présente, les puis-
sances interalliées fondaient entre elles la Société des
Nations, cet exemple exercerait une pression extrêmement
puissante sur l'Allemagne, sur l'Autriche-Hongrie. Nous
n'avons pas manifesté jusqu'ici avec assez de force quelle
sorte de paix nous voulons. Quelle preuve plus éclatante
et plus décisive que d'ouvrir, mais sous notre contrôle ou
plutôt sur la base du droit, les grandes assises où elle sera
élaborée?
Dans ces conditions, je crois qu'on pourrait répondre au
président Wilson en ajoutant aux arguments que j'ai ex-
posés ceux qui sont contenus dans la note de M. de Sillac.
Cette négociation peut être conduite avec beaucoup de
mesure, de sagesse et de tact, selon les traditions du minis-
tère des Affaires étrangères, mais il est possible d'adresser
au président Wilson un appel particulier pour qu'il exa-
mine de nouveau le problème et se mette lui-même, s'il
le croit bon, à la tête du mouvement qui doit créer la
Société des Nations pendant la guerre.
En ce qui concerne l'Angleterre, on pourrait prier M. Paul
Cambon de venir à Paris : on verrait si les arguments ne
sont pas faits pour le frapper lui-même et l'aider à aborder
la question auprès du gouvernement britannique.
Après des observations présentées par M. le président
Léon Bourgeois, MM. d'Estournelles de Constant, Jules
Cambon, M. Hanotaux répond : « Dans la réponse que m'a
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS 365
faite M. Jules Cambon, il y a un point sur lequel je présen-
terai une première observation, c'est ce qui a été dit que
l'histoire tend à l'organisation des grandes nationalités.
Pensez-vous, qu'en effet, le principe des nationalités nous
pousse vers la constitution des grands États? J'y vois
plutôt, tout au contraire, une tendance vers une sorte de
dispersion et de dislocation de la force gouvernementale.
Chaque canton ayant sa langue et ses usages propres
désire maintenant l'indépendance ou l'autonomie. Le grand
travail de la diplomatie depuis vingt-cinq ans a été d'em-
pêcher les Arméniens, les Grecs, les Serbes, les Bulgares,
les Albanais de s'agiter aux dépens de la paix du monde.
Ainsi, il y a un mouvement centrifuge dans la politique
des nationalités, qui, après avoir uni de grandes masses
de population et de grandes étendues de territoire, tend à
les dissocier et à les morceler ds nouveau. Seule, la Con-
fédération rétabUrait entre ces peuples un lien solide mais
plus souple que celui qui a créé les grands États militaires.
Même le peuple allemand n'a pas le caractère d'une grande,
d'une profonde nationalité : en tout cas, il n'en a pas
l'histoire. L'Allemagne fut, pendant des siècles, une Con-
fédération. Cinquante ans d'union politique ne constituent
pas une grande tradition sociale. On peut parfaitement
être une nation comme les États-Unis et cependant vivre
à l'état de Confédération. Nous avons une conception un
peu attardée de la formule des nationalités. En Allemagne
même, le dernier mot n'est peut-être pas dit.
« Quoi qu'il en soit, notre projet ne vise nullement à
diminuer les petits États. Tout au contraire, il les consacre,
les respecte, les unit. Une confédération balkanique, austro-
l)ongroise ou russe, assurerait peut-être à l'Europe une
longue période de repos. Si vous laissez les nationalités
sans guide et sans contrôle, elles continueront ce qu'elles
ont fait jusqu'ici : leurs aspirations non satisfaites conti-
nueront à faire trembler l'Europe. Sans confédération, vous
recommencerez à voir une Serbie, une Itoumanie, une
366 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
Grèce, une Albanie, sans cesse agitées et le problème sera
compliqué infiniment par Tapparition des nationalités
issues de l'Empire russe.
« Si vous interveniez comme Société des Nations,
comme élément pondérateur avec une autorité respectée,
bien loin d'écraser les petits États, vous leur donnerez une
vie nouvelle. Mieux vaut donc régler cette force de la
nationalité que de l'abandonner à elle-même. Il est plus
dangereux de brimer un petit État que de l'amener à une
Conférence où il cause, où il a des avocats, des amis,
où il peut exposer ses désirs, ses intérêts, même ses rêves.
Je ne crois pas qu'il s'agisse à l'heure actuelle de cons-
tituer de grandes nationalités. Au contraire, nous pour-
rions envisager, comme l'ordre futur, un régime abritant
les petites nationalités sous la protection des Confédéra-
tions et en tout cas de la plus grande, la plus loyale et
la plus équitable de toutes, la Société des Nations.
Il me semble que c'est dans ce sens que l'histoire est en
marche. Ne l'arrêtons pas. Aidons-la plutôt : c'est le sens
de la prudence, de la sagesse et de la justice. Ne lais-
sons pas de grands États s'appuyer sur le prétendu principe
de l'équilibre, pour mettre le pied sur les petits États. La
politique du respect des nationalités, de l'autonomie des
petits États et de leur union en vastes Confédérations qui
seront elles-mêmes unies dans la Société des Nations,
telle me paraît être la politique conforme aux aspirations
modernes. La vieille politique de l'équilibre a échoué. Elle
a déchaîné la guerre. Le président Wilson en cherche
une autre. Aidons-le à la dégager. »
La Commission décide que cette délibération sera portée
immédiatement à la connaissance de M. Pichon, ministre
des Affaires étransères.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Introduction i
PREMIÈRE PARTIE
AVANT LES NÉGOCIATIONS
Chapitre premier. — Le problème de la guene 3
Chapitre II. — Le problème de la paix 59
Chapitre III. — Note au sujet d'un armistice éventuel (13 fé-
vrier 1918) 133
deuxième partie
PENDANT LES NÉGOCIATIONS
Chapitre premier. — Projet d'armistice (1" novembre 1918). 157
Chapitre IL — Notes en vue des négociations 173
Première note. — De la future frontière 173
Deuxième note. — Du sort de l'Allemagne unifiée 196
Troisième note. — Sur le « mandat » confié à certaines
puissances 209
troisième partie
APRÈS LA SIGNATURE DE LA PAIX
Chapitre premier. — Le Tr.mtk dk juin 1919. — Ses principes. . 219
Chapitre II. — Gomment il sera appliqué 203
Conclusion 331
368 LE TRAITE DE PAIX DE 1919
APPENDICE
DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
Premier exposé. — Sur le principe de la Société des Nations;
la Société et l'opinion (21 novembre 1917) 347
Deuxième exposé. — Proposition tendant à la constitution incimé-
diate de la Société des Nations 352
Discussion de la proposition. Des confédérations 358
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET G'% 8, RUE GAR.^NCIÈRE. — 24053.
I
'•■»\« ^tv^i.
MAY 1 1975
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
D Hanotaux, Gabriel
644 Le traite de Versailles
H285 du 28 juin 1919
lii^