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BRANDEIS UNIVERSITY
Library Collection
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The Gift of the
Esther Caplan Rosenberg Estate
BRANDEIS UNIVERSITY
NATIONAL WOMEN'S COMMITTEE
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Brandeis University
Library
From the Colleaion
of
MAXIME PIHA
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ASDBE DE SÉIPSE
Lettre III
SUR LA SOI-DISANT
Ligue de
la Patrie
LETTRE III
SUR LA
SOI-DISANT LIGUE DE LA PATRIE
LETTRES D'ANDRE DE SEIFSE
Lettre I. — Barrés.
Lettre IL — Lemaitre.
SUARÈS
LETTRE III
SUR LA SOI-DJSANT
LIGUE DE LA PATRIE
PARIS
LIBRAIRIE DE VART INDÉPENDANT
10, RUE SAINT-LAZARE, 10
1899
Tous droits réservés
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o
LETTRE III
SUR LA
SOI-DISANT LICtUE DE LA PATRIE
Paris, 3 février 1899.
« Il faut savoir, maintenant, ce que c'est
que la Ligue, qui prétend faire la loi, gou-
verner pour ceux qui ne gouvernent point,
et mener l'Etat à son gré. Tout a concouru
au succès de cette Ligue, et moi, qui ne suis
d'aucune, j'eusse été de celle-là, sur son nom.
Mais il a suffi qu'on en connût les docteurs,
et qu'ils parlent pour elle. 11 n'en fallait pas
plus pour voir qu'au lieu d'être la Ligue delà
Patrie, elle était la Ligue des Mécontents; et
que, loin d'être formée pour le bien de la
France, elle ne l'a été que contre la Répu-
blique.
3200(
6 LETTRE III
Cette ligue s'est donnée pour rendre la
paix au pays : elle le déchire. Elle ne porte
point le rameau d'olivier, mais la guerre. Il ne
fallait pas moins attendre de son amour pour
les soldats. A l'ordinaire des Ligues, elle ne
connaît que ses amis ; elle n'a pas offert la
paix à ses adversaires ; elle leur fait grâce.
Elle ne leur cède rien et veut tout se faire
céder. Cette bonne Ligue n'a pasle temps de
défendre les Juges. Elle n'a que celui de les
déshonorer. Et d'abord, à quoi bon défendre
ceux que personne n'attaque? Personne, ou
à peu près, car ce n'est qu'elle. Répondez
enfin ; ne biaisez pas : Attaque-t-on les Juges?
Oii l'avez-vous vu ? Qui vous l'a dit ? Prétend-
on que le président de la Cour est un Juif?
Mais ce n'est pas là une injure. Chacun sait
que tout le monde est plein d'égard et d'estime -
pour les Juifs. Et, s'il n'est pas Juif, ne peut-
il l'être ? N'a-t-il pas eu quelque Juif dans sa
famille, quelque part, on ne sait où, il y a quel-
que mille ans ? Et, si on ne le sait, n'est-ce pas
sûr? Lemaître est le Thomas d'Aquin de cette
Ligue :11 connaît les règles de la critique ; il .
n'est pas comme vous.
« Est ce là faire tort à un juge, qui sans
doute est Juif, selon la Critique de Lemaître,
puisqu'il n'est pas sûr qu'il le soit? N'y avait-
SUR LA LIGUE DE LA PATRIE 7
il pas des juges en Israël? Ne dit-on pas leur
nom qu'à la Messe ? De quoi va se plaindre ce
Juge-là ? — N'est-il pas d'ailleurs présumé
indigne ? Ainsi le veut le bien de la Patrie. —
Ou est-ce parce qu'on dit de ce juge et des
autres, qu'ils sont vendus à l'Allemagne, et
prêts à lui vendre leur Patrie? Lemaître n'a-
t-il pas le marché en mains? Ne l'a-t-il pas
vu ? Beaurepaire ne lui a-t-il pas dit ce
qu'on dit qu'on lui en a dit? Ne sait-il pas
le prix d'une Cour, et ce que la paie l'Alle-
mand? N'est-ce pas Rochefort qui lui a livré
le traité, Rochefort ce prince des diplomates ?
— Ils ne sont pas vendus, dites-vous. Mais
qu'en savez-vous? — Ils ne le sont pas... —
Mais ils se vendront demain peut-être. Et,
s'ils ne sont pas vendus encore, c'est qu'ils
se marchandent; on n'y a peut-être pas mis
le prix. Est-ce là offenser des Juges ? N'est-ce
pas les honorer plutôt ? et montrer qu'après
tout ils savent justement leur valeur ? Il ne
faut pas oser croire qu'un soldat, qui fait des
faux, soit faussaire. Gela n'est pas permis.
C'est là blesser cruellement l'Armée, et la
frapper dans son honneur. Mais si un Juge
se vend, et qu'on le dise, quand même il ne
se vendrait pas, ouest l'offense? Croyez-vous.
que l'honneur d'un Juge soit l'honneur d'un
8 LETTRE III
soldat? — Et d'abord, un soldat peut mentir,
s'il lui plaît ; et il s'y honore. — Pourquoi
diable un Juge aurait-il de l'honneur? Qu'en
ferait-il ? — Nous savons bien qu'il n'en a pas.
La Patrie se fonde solidement là-dessus. La
Ligue n'a pas eu d'autre soin, que de rétablir
l'honneur des soldats sur les ruines de celui
des Juges. C'est publier la vérité, que de le
dire. Nous n'avons donc que faire de défendre
les Juges, dit cette bonne Ligue.
Cependant, elle se montrait digne, sans
tarder, de ses clients et de ses desseins. Elle
ne disait pas un mot, qui ne fût un mensonge.
Elle avait dix fois répété que l'Affaire, où la
France se débat comme dans un ulcère né de
ses plaies, et qui ronge tout, ne l'occupait
point. Elle mentait ; elle ne s'occupe de rien
que de cette Affaire. Elle feignait de se tenir à
l'écart des partis. Elle mentait ; elle en a fait
un seul de tous ceux, à qui l'impudence de
leurs principes, et l'apologie effrontée des
crimes avaient ôté tout crédit. Elle offrait
solennellement leur grâce à ses adversaires.
Elle mentait encore: et, dans sa propre assem-
blée, de toutes parts s'élevait un grand cri
de : « Non ! non ! » Elle osait présenter en elle,
comme en son miroir véritable, la conscience
SUR LA LIGUE DE LA PATRIE 9
de la France. Et elle méconnaissait menteu-
sement le génie de la France, qui n'est pas
fait de mensonge, ni de duplicité. Ce sont
cent mille bourgeois, au cœur noyé d'encre,
qu'agite un bout de plume : rien de moins,
si l'on veut ; mais rien de plus. La Patrie se-
rait morte, si elle tenait toute là ; et ce serait
un pauvre tombeau pour tant de hauts faits et
tant de gloire. — La France est le soldat du
genre humain. Elle n'est pas celui d'une fac-
tion sans cerveau, que mènent quelques so-
phistes. Tl faut avoir une bonne tête, pour
parler au nom de la France. Ceux qui ne voient
qu'eux, ne voient pas assez loin. La seule na-
tion, entre les modernes, dont l'histoire soit
héroïque; le seul peuple, dont la vie ait été
celle d'un héros, cent mille petites gens sans
pensée, esclaves de leur intérêt et de l'heure
présente, ne la coucheront pas dans leur tom-
beau muette, et les mains croisées sur l'im-
posture. Pour une telle nation, cent mille
bourgeois sont un sépulcre trop petit.
Assise sur le mensonge, cette Ligue ne pou-
vait que mentir. Il n'en fallait pas douter.
C'était assez de voir de quoi elle est faite ; et
ce n'est que de Lemaître, de Barrés et de
Coppée. Je ne dis rien de M. Brunetière, qui
n'est pas de ce temps, et ne l'a pas attendu
10 LETTRE III
pour se faire une vue particulière de la so-
ciété : il ne va point contre son caractère ; il
le retrouve, plutôt ; et, sans doute, ici comme
dans le reste, il cherche dans les faits il ne
sait quel secours ou quelle assiette à sa propre
volonté : car son souci est d'abord, de vouloir ;
et il attend de la grâce d*être assez sûr de ce
qu'il veut. Pour M. de Bèaurepaire, il me
semble qu'il n'y ait jamais rien à en dire ; et
je ne le prendrai, si je le prends, que pour le
Gilles suprême de la Justice.
Lemaître, Barrés, et Coppée, ce sont les
trois auteurs qui ont fait cette Ligue, et elle
est à leur image. Les hommes de cette sorte ne
font pas illusion à un peuple. Les plus grandes
causes ne les portent pas. Eux-mêmes les
trahissent, quelque bonne volonté qu'ils y
mettent. C'est trop de la Patrie pour désen-
nuyer Barrés : comme c'était trop de la Li-
berté, pour consoler Benjamin Constant de
n'avoir pu reprendre la sienne ni à ses pas-
sions, ni même à une habitude. Il y faut bien
moins, quand on y peut quelque chose ; et
les remèdes ne doivent pas être hors de pro-
portion avec la grandeur des maux. De petits
malades n'ont que de petites maladies, fus-
sent-elles mortelles. La mort qui les emporte
ne prive l'univers de rien de grand. Benja-
SUR LA LIGUE DE LA PATRIE 11
min Constant voulait arracher la France à
Napoléon ; et il n'est pas seulement capable
de s'arracher lui-même insupporté à son in-
supportable maîtresse. La liberté du monde,
entre ses faibles bras, s'acoquinait à la fai-
blesse, et il la menait au tripot. Chaque ma-
tin, elle n'avait pas moins besoin que lui de
boire son jus d'herbes.
La France, n'est pas un hochet pour les
dents de Barres, ni un chapelet aux doigts de
Coppée, infirme. Barrés ne prend pas garde,
que s'il aime en un ami un lobe de sa cer-
velle, et s'il l'enterre incongrûment avec cet
ami même, la France n'est pas d'une amitié
si complaisante. Elle ne .vit pas seulement
pour lui donner quelques raisons de vivre.
Ce quart de Chateaubriand est bien plaisant
de se faire une telle compagnie, pour le di-
vertir dans sa tombe. La belle idée d'un ca-
davre, qui fait son pis aller de l'Action. 11
ne sait pas que la plus faible action du monde
ne veut pas se faire un pis aller de lui. Que
les morts restent avec les morts. Qu'ils s'en-
ferment dans le tombeau, pour parler d'outre-
tombe. Et qu'on scelle la pierre sur leur dé-
pouille : car elle sent.
Cette odeur empeste toute vIq. Il n'y a rien
que. l'action et la force méprisent plus que
12 LETTRE III
cette odeur. Chateaubriand du moins, et non
réduit en son talent de trois parts sur quatre,
avant de porter l'ennui et le mauvais par-
fum de son cadavre dans la vie, lui a livré
sa fleur et sa force. Il n'est de bonne odeur
que de la force. Elle ne se perd point. La puis-
sance est comme son héros, dont la peau
exhalait une senteur délicieuse. Alexandre le
Grand est bien mort.
Lemaître, Barres et Goppée, par-dessus le
marché, voilà nos conquérants. S'ils se
mêlent de la sauver, ils perdent la France.
Ames étroites et sèches, en qui la mobilité
joue la profondeur ; où la douceur est le
masque de la mollesse ; et où un peu de sen-
sualité donne l'illusion du cœur. La vertu
ne tient solidement qu'aux âmes fortes. On en
imite le mouvement. On n'en simule pas les
prises. On la reconnaît aux effets. Il n'est pas
sans péril de jouer cette comédie là. Car la
vertu est la qualité d'homme, et la marque de
ce qu'on vaut. Toute œuvre humaine trahira
donc sa vertu, pour le bien ou le mal, qu'elle
le veuille ou non. La Ligue s'est mise à
mentir : c'était là son action. Elle ment, et
ne cessera pas de mentir, sans cesser de
vivre. Elle s'est assise au milieu de l'Affaire,
qu'elle prétendait éviter. Elle y rapporte tout.
SUR LA LIGUE DE LA PATRIE 13
Elle ne s'en relèvera pas. Grâce à cette Ligue,
il est clair qu'en cette Afîaire, il ne s'est
jamais agi du droit, ni de la morale ; mais
seulement de la politique. Elle ne tend point
à sauver la France, mais à perdre la Répu-
blique. Et parmi ceux qui sont dans la
Ligue, la République a deux espèces d'en-
nemis : les plus dangereux qui ne jurent que
par elle ; les autres, qui conspirent ouver-
tement sa ruine; les premiers qui, sous le
prétexte d'uneRéforme, veulent la purger de
tous les principes qui la font libre, juste et
immortelle ; les seconds, qui ne pensent pas
même jusque là, et se contentent de la fouler
brutalement aux pieds. La politique des uns
consiste uniquement à proscrire les Juifs, et
les Protestants à leur suite : ce n'est à rien
moins qu'àla Révolution, qu'ils veulent jouer
ce bon tour. Ils ont l'Académie pour eux, où
l'on a pesé, depuis longtemps, dans les ba-
lances d'une fine ironie, cette impardon-
nable erreur de la France. Pour les autres,
toute leur politique est de prendre les places
à ceux qui les ont.
Beaucoup de Juifs sont haïssables. Mais la
haine de tous les juifs, est le signe d'une
mauvaise conscience. Même il y a mille ans,
14 LETTRE III
OÙ l'amour atroce de Dieu put porter des
âmes criminelles au crime, quand on faisait
violence aux Juifs, c'était la preuve que l'Etat
n'était pas en bonnes mains. Chaque vio-
lence, qu'on fait à tous, là où Ton ne doit
punir qu'un seul, ou quelques-uns, est un
irréparable crime : car il est plus fort contre
la raison, que consommé contre le senti-
ment. On ne fera rien contre la raison, sans
déchoir brutalement. L'amour peut réparer
les crimes de la haine. La violence absurde
nuità celui qui frappe^ comme à celui qui est
frappé. La passion obscurcit parfois le juge-
ment. Mais tout est perdu si la haine se prend
pourle jugement même. Dèsqu'il déraisonne,
l'homme n'a plus do garant contre l'homme ;
et la brute prend le pas. Il arrive alors que
les hommes font le mal en conscience : c'est
qu'ils n'ont plus rien d'humain. Le tigre
aussi est tigre en conscience. Voilà pour-
quoi il n'est pas possible d'accepter l'injus-
tice, quand le soupçon en est établi, dans un
Etat composé d'hommes, — hors les tigres,
s'il yen a. On peut tout sacrifier à l'ordre ; et
on le doit. Car l'ordre est le juste même dans
le plan social. Tout, — hormis l'ordre même ;
et c'est lui qu'on offre en sacrifice à l'injus-
tice acceptée, à la Justice méconnue.
SDR LA LIGUE DE LA PATRIE 15
Dreyfus, Picquart et les autres sont peut-
être coupables. Je n'en sais rien ; mais il y a
soupçon qu'ils ne le sont pas, et qu'ils ont
été condamnés injustement. Un homme s'est
coupé la gorge, pour vous forcer de n'en pas
douter. Il faut vous rendre à cette violence.
Cet homme a barre sur vous. Il était des
vôtres. Il vous somme : Rendez-vous, ou
coupez-vous la gorge. Il faut en passer par
là. Vous brûlerez en vain tous les Juifs : il
n'en rentrera pas une goutte de sang dans
cette gorge.
Une plaie s'est formée dans un corps qui
n'est pas sain. Elle est venue, après quelques
autres, ou des empiriques ont mis les doigts,
et qu'à dessein ils ont irritées. Pour celle-ci,
elle fait horreur à voir. On veut la soigner
dans les ténèbres. De mauvais médecins se
chargent de l'opération, les uns maladroits ;
les autres méchants et résolus de nuire. Ils
opèrent en secret, la nuit, au fond d'une
cave. Us y portent des fers rouilles par un
ancienusage, et des mains impures ; quelques-
uns même ont trempé les leurs dans la boue.
Nulle précaution ; point de charité ; mais
une sorte de rage. Ils tranchentdans la chair ;
et s'ils ouvrent la partie gâtée, peut-être, ils
i6 LETTRE III
déchirent à tâtons la partie saine. Pais, ils
s'enfuient. Le jour venu, ni le membre mal-
sain n'est amputé, ni le malade n'est guéri.
Mais au contraire le corps entier est in-
fecté. La plaie s'est faite un vaste ulcère.
Tout s'en envenime. Les médecins rappelés,
et de nouveaux venusà côté des premiers, se
disputent ce corps ulcéré, et se frappent sur
lui les uns les autres, à la veille de le mettre
en morceaux. Il ne reste guère au malade
que le cœur libre et la tête sauve. Mais un
parti, formé des anciens médecins, s'installe
au chevet de l'Envenimé; et, pour le guérir,
inocule sa maladie au cœur et à la tête encore
indemnes, de ces mêmes doigts qui ont
répandu, d'abord, le mal dans le corps entier.
Voilà cette terrible Affaire, et les remèdes de
la Ligue.
En efTet, si l'anarchie était partout en
France, on pouvait compter sur la Justice
pourtirer la France de l'anarchie. Non qu'on
ne sût pas les péchés des Juges, et qu'ils
n^eussent à la fois leur part du désordre, de
la maladie où tout le corps est en proie, —
et des insultes qu'elle suscite. Mais le pou-
voir et la dignité de la Justice semblaient
échapper au discrédit des Juges, en vertu de
SUR LA LIGUE DE LA PATRIE H
la nécessité capitale, où la société humaine
est d'avoir confiance au droit. C'est le
moment choisi par la Ligue pour ôter cette
force unique à l'Etat qui n'a plus qu'elle.
Tant qu'il restera rien debout dans l'Etat, la
Ligue ne s'arrêtera pas de le saper. Et c'est là
les moyens de guérir la Patrie, pour cette
Ligue.
Elle ne s'est pas servie d'un autre instru-
ment que les premiers chirurgiens ; et son
scalpel est le même scalpel empoisonné. Il
lui a suffi de publier que les Juges sont Juifs,
ou vendus aux Juifs ; protestants ou à la
solde de l'étranger. Cette arme est celle avec
quoi l'on tue, maintenant. Il n'y a rien de
si commode. Chacun l'a à sa portée. Elle
fait un bon homme du pire scélérat, qui la
prend. Et si, d'aventure, on n'a jamais mis
les pieds dans une caserne ; si l'on a fui,
pour une raison ou l'autre, toute occasion
de mener la vie militaire ; si l'on en a pro-
fessé ce mépris le plus efficace de tous, qui
consiste à s'y dérober, — il n'importe : la
vertu de haïr les Juifs fait de chaque haïsseur
pacifique un foudre de guerre, le bouclier
de l'Armée, le modèle des soldats. Un triple
exemple, à jamais mémorable, de cette vertu
est proposé à la France par les trois Auteurs
2
18 LETTRE III
de sa Ligue, Leinaître, Barrés, et Coppée.
Tant est inévitable la fatalité du mensonge,
que là même oii ces hommes veulent être le
plus vrais, il faut qu'ils mentent. Ces fameux
soldats ne l'ont jamais été, — ni généraux
même. Combien d'autres seraient, au même
prix, les bons apôtres de l'Armée? — Plaise
au Ciel, que tous les soldats de la France ne
le soient point à la manière des soldats ni des
chefs de la Ligue.
L'Etat n'a plus de pouvoir. Le gouverne-
ment a perdu toute autorité : sa lâcheté fait
mépriser le reste. La peur couvre les âmes
justes de sa lèpre. Le soupçon est partout.
Les indignes pullulent de tous les côtés. Il
en est d'infâmes qui volent le droit de dé-
fendre le droit, ou se le font payer par d'af-
freuses pratiques. Et j'en sais qui ont lavé
leurs mains, souillées de rapines, dans le
sang innocent. S'il en est ainsi dans le parti
du droit, que sera-ce dans celui de la vio-
lence ? — L'Armée reste suspecte, par la
faute mortelle de ses adulateurs, qui refusent
d'y frapper les suspects. La Justice est bafouée,
en débris. Un Juge, le Procureur de l'Anar-
chie, a pris l'office de déshonorer les Juges :
N'en avait-il pas un moyen plus simple ?
SDR LA LIGUE DE LA PATRJE 19
0 ne ne continuait-il déjuger? — La délation
et la calomnie, ces meurtres sans effusion
de sang, régnent souverainement dans les
esprits. La Ligue triomphe. Elle a encore de
beaux jours. Une seule règle, une seule mé-
thode a produit ce résultat : imputer toute
la faute aux Juifs. Et de qui l'on veut perdre,
on dit qu'il judaïse.
L'anarchie est bien forte en un grand
nombre de Juifs. 11 est vrai qu'il faut qu'ils
s'en corrigent. Ils ne s'associent pas à la
pensée commune. Leur intérêt les retient
trop. Ils ont un amour-propre dur et étroit.
Sans rien voir de grand, ils ne voient qu'eux.
Ils se passionnent pour des objets médiocres ;
et, pour beaucoup, leur plus noble effort est
à faire d'eux-mêmes des singes d'élégance.
Leur âme est donc anarchique. Mais elle ne
l'est pas moins en ceux qui les accusent, et qui
leur demandent un compte ridicule de tous
les maux du temps. Toutes les plaies de la
France ne sont pas juives. Les Juifs n'ont pas
perdu l'Espagne, où on les a tant brûlés, où on
les brûlait encore il y a 80 ans, et où il n'en est
pas un seul. Les Juifs n'ont pas démembré la
Pologne. Les Juifs n'ont pas livré l'Irlande à
Cromwell. Ce n'est peut-être pas parce qu'il
était Juif, que le Pape a dû abdiquer l'héri-
20 • LETTRE III
tage de Rome. Ce n'est pas non plus les
Juifs, qui ont mis l'Autriche à l'agonie, puis-
qu'on les y persécute, et qu'on a désormais
l'audace de proposer Vienne en modèle à
Paris. Avec une honteuse complaisance, cha-
cun se laisse dire que les Juifs sont coupa-
bles, en lui, du péché dont il est lui même
innocent : idée si fausse, qu'elle est de na-
ture à empoisonner tout un peuple. Quelle
pensée plus basse, que de croire toute la
France, et quarante millions d'hommes dans
la servitude de quelques hommes riches? —
Je m'en sais libre. Pourquoi ne l'êtes-vous
pas?
L'abcès du Panama s'était déjà ouvert sur
des abîmes de fausse vertu. Si ces Juifs vous
dépouillent, punissez-les. Mais si vous vous
faites piller par ces Juifs, les punissant, avec
eux aussi punissez-vous. Pourquoi vous
excepter du châtiment? Vous n'y avez aucun
droit. Vous êtes complices. Si les vautours
sont à la curée de votre or, c'est que vous le
leur offrez. Vous méprisez cet or en eux ?
Méprisez-le en vous.
Vous pleurez trop sur vos bas de laine
vides. Gela est bas. Je n'aime pas ces larmes.
11 n'y a pas tant à vous honorer pour vos bas
de laine déplorables. A moitié pleins, vous
SUR LA LIGUE DE LA PATRIE 21
vouliez les voir remplis d'un seul coup. De
quoi Teussent-ils été? De cet ov haïssable,
que vous aimez tant. Pour emplir vos bas,
d'autres eussent été vidés. De quoi vous plai-
gnez-vous? — Que des Juifs seuls en aient
gonflé les leurs à déborder? — Vous pleurez
donc de n'avoir pas volé comme ces voleurs ?
de n'être pas condamnables comme eux?
d'être dupes enfin, quand vous espériez de
duper ? — La belle vertu ! Vous êtes punis.
Ils ne le sont pas? — Punissez-les. Mais il
faut, d'abord, les convaincre.
Vous avez beau faire ; vos plaintes sont im-
pures. Elles ne naissent pas de votre pureté ;
mais de votre impureté même. Vous ne valez
pas mieux que les Juifs que vous outragez. Et
pourquoi les honorez-vous jusque-là d'at-
tendred'eux qu'ils vaillent mieux que vous? —
Je n'en fais pas si grand cas. Punissez-les,
mais n'oubliez pas de vous punir.
Il vous est bien nécessaire. Vous vous dé-
gradez dans l'envie et laparesse. Vous ne vous
rassasiez plus que de débauches. La vanité
est votre foi. Vous vous donnez à la boisson
et à toutes sortes de fraudes. Votre aumône
est une espèce d'arrhes que vous avancez sur
l'indulgence et le courroux des pauvres. Vous
avez le dégoût et la crainte du travail. Votre
l
22 ' LETTRE III
Ligue ne manque pas de se promettre une
Afictoire prochaine sur tous les vices. En at-
tendant, elle déshonore les Juges, et leur fait
payer le procès.
Elle sait qu'il faut vous éloigner de Paris,
qui vous corrompt et qu'en retour vous cor-
rompez. Elle sait qu'il convient de vous
rendre à la vie, en y rappelant vos provinces.
Elle sait qu'il est temps de rompre la mono-
tonie d'une règle, on l'on semble avoir classé
des énergies mortes, plutôt que des forces vi-
vantes : comme si la France pouvait être dis-
séquée au trait; et comme si elle devait re-
produire l'image d'une carte administra-
tive ? — Votre Ligue sait ce qu'il faut faire, et
elle le dit. C'est pourquoi elle ne le fera pas,
et se contentera d'envenimer l'anarchie avec
le déshonneur des Juges. Hier, il lui fallait
la Cour de Cassation, toutes Chambres réu-
nies. Aujourd'hui, elle distingue entre les
Chambres. Demain, elle n'en voudra plus et
distinguera entre les Juges. Et Ton déclare
déjà que rien ne pourra vous satisfaire que
la tète des magistrats. Ne le niez point : vos
amis Font écrit.
«
Le monde entier est dans la corruption et
la maladie. La France est la plus malade,
SDR LA LIGUE DE LA PATRIE Sj3
parce qu'elle est la plus sensible, et la mère
entre les nations. Elle porte ce monde nou-
veau, qui bat dans son sein, et qui veut
naître ; à qui tant de ténèbres et de pestes,
dont elle a les entrailles pleines, font une
barrière corrompue. Allez visiter cette
Femme. Portez-lui des soins, l'aide de votre
tendresse, et surtout de votre santé propre.
Car c'est le doux et calme regard d'Elisabeth
sur le seuil, qui encourage la Vierge, au-delà
de toute parole : cette douceur prudente a la
vraie force. Et votre Ligue, au contraire,
pousse la Mère souffrante au milieu des
blessures, de la haine, et d'un ignoble dé-
sordre. Vous aimez la France pour vous; non
pour elle. Et un tel amour vous ressemble.
Une nation n'est pas seulement un esprit.
Mais elle n'est pas non plus qu'un corps.
Jusqu'ici, on n'a point vu d'âme sans un
corps; et il n'est point, sans doute, de corps
sans une âme. La doctrine spirituelle des
peuples n'a pas de réalité ; mais la matéria-
liste n'en a pas davantage. L'une et l'autre
sont pauvres de sens. Cette manie est suran-
née de diviser ce qui n'est passéparable. Une
nation est une force. Gomme telle, elle est âme
et corps. Ceux qui veulent conserver la
France et détruire l'âme de la Révolution ne
24 LETTRE III
connaissent point la France en esprit. Ils la
tueront. Leur Ligue défend la Patrie et tuera
la France. Leur dessein, qu'ils le sachent ou
non, qu'ils l'avouent ou le cachent, est de
renverser la République, en lui ôtant tout
crédit. Or, la République est le corps de la Ré-
volution. Ils veulent en consommer l'anar-
chie par le mépris. Ce peuple s'est toujours
plu à rire de qui le gouverne. Il n'a jamais
souffert ceux qu'il méprise. Il a vécu de
gloire. Et si le ridicule ne l'est point, mortel
est son dégoût. Le mépris achevé, les Li-
gueurs savent bien que l'anarchie mène au
tyran. Et ils appellent le maître de toutes
parts^ comme on voit les poules dans la basse-
cour chercher, inquiètes, le coq absent. Ils
l'auront peut-être ; et à l'exacte mesure de
leurs mérites.
Brumaire est venu comme le soir d'un jour
glorieux. C'était l'ombre d'une splendeur hé-
roïque. Un seul héros a succédé à un peuple
de héros. Qui viendra à la suite de la déla-
tion, de l'injure, de Fenvie? Qui s'asseoira
dans le trône accumulé sur vos boues ? Votre
Brumaire sera de fange ; et vous aurez le
Néron chauve. Il vous vaudra. Comptez-vous
qu'il vaille mieux que vous? Voilà l'erreur la
SDR LA LIGUE DE LA PATRIE 25
plus absurde. Le tyran est le miroir sans dé-
faut des esclaves. La Révolution qui s'humi-
lie, grande comme le monde, a Bonaparte,
qui va la promener à travers le monde. Et la
Byzance des cirques a un cocher ou une fille.
Dans la « petite opération de police, » qui
fait toute votre politique, vous n'oubliez
jamais que le génie. Et, en effet, pourquoi y
penseriez-vous ? Où en prendriez-vous l'idée?
Votre humilité ne saurait surprendre : il vous
sied, faisant flèche de tout, de ne point pré-
tendre, seulement pour mémoire, à celle-là.
Il vous est bien plus aisé, vous, couché dans
votre lit, d'envoyer mourir des hommes à la
guerre ; etvous^, une femme, ou je ne sais quoi
de moins, de nourrir en paroles la gloire des
soldats ; ou cet autre, qui, pour la noyer,
donne le nom de Kant à sa chienne de mo-
rale. Petits hommes, faibles raisonneurs,
cervaux d'une obole. Ames naturellement
mendiantes, assises au seuil de la violence
et de l'humiliation, comme les aveugles sous
le porche de l'église. En quête partout de ce
que vous n'avez pas, et que vous faites bien
de ne pas chercher en vous... Il leur faut un
César, au génie près!.. Vous aurez donc Ca-
ligula, bouffons que vous êtes ; encore Cali-
gula avait-il beaucoup d'esprit. — Mais que
26 LETTRE III
ne prenez -vous Samory, cet athlète dont on
vante la mâchoire? C'est là un homme : il
vous fera rire et trembler à la fois. Voilà ce
qu'il vous faut. Bien mieux : il est votre pri-
sonnier : il sera bien votre maître.
Il vous devra tout. Et vous lui devrez
votre misère. C'est votre homme, vous dis-
Quelle pensée solide poursuit la recherche
de l'Ordre, et omet l'homme qui le réalise ?
La politique du plus fort n'est pas réaliste
seulement à l'heure où la faiblesse est uni-
verselle. Ce n'est pas assez, quand tous sont
faibles : Il faut encore qu'il y ait quelqu'un de
fort. L'esprit de Coppée ne va pas jusque-là.
Il dédaigne l'arithmétique ; et, pour les idées
qu'il a, il connaît assez les nombres, s'il
compte jusqu'à quatre. Aussi, quel juste mé-
pris, en eux tous, de l'Intelligence...
Cette Ligue, éprouvez-en donc l'assise : elle
est fondée sur le mensonge, parfois innocent,
qui vient de l'Intelligence méprisée. L'intelli-
gence se venge. Elle ne porte plus la vue de
la vérité. Rien ne compte, en effet, que la
Volonté et que l'Intelligence. Les Ligues n'y
pourront rien, ni Coppée. Et que Barrés,
Coppée et Lemaître s'assemblent, s'ils veulent ,
pour séparer ce qui ne se sépare pas :
SDR LA LIGUE DE LA PATRIE 27
L'intelligence, qui possède pleinement son
objet, c'est la volonté même. La marée et les
océans ne pèsent rien contre elle, — qui les
pèse et les tient, si elle les connaît assez. Cette
intelligence, qui sait pleinement, et qui veut,
dans l'Etat, elle se nomme la politique.
Y pensent-ils seulement? Toutes leurs rai-
sons sont faibles ; toute leur passion est
faible ; toute leur action. Tout est faible en
eux, parce qu'ils sont faibles. Et c'est
parce que leur raison est faible, qu'ils
ne veulent pas que l'intelligence soit grande.
Sans doute, leurs débiles appétits sont encore
plus forts que leur intelligence. Dans l'ordre
de l'esprit, ils parlent de la volonté, comme
ils font d'un maître, dans l'ordre des faits. Ils
se prosternent devant l'inconnu, et ce qu'ils
n'ont pas, par un retour dérisoire sur tous
leurs manques. « Il faut vouloir », disent-ils ;
mais ils ne savent pas quoi. A la justice
abstraite, ils opposent la Patrie et le Peuple
abstraits. La Patrie n'est pas plus vivante
sans le droit, qui l'anime, que ce droit n'est
vivant sans elle, qui le porte. Toutes ces
grandes forces passent ces faibles esprits. Ils
ne souffrent que des miettes. C'est là où ils
installent leurs appétits ; et le repas qu'ils
osent servir à tout un peuple. Mais ce peuple
28 LETTRE II r
a^ par bonheur, plus de besoins qu'eux ; il ne
s'assied pas à cette table du pauvre. Il lui faut
une nourriture plus solide. A la prendre selon
leur sens, la Patrie est l'idole la plus vide et
presque monstrueuse. Ils sont forcés de la
confondre dans la race. Gomme s'ils pou-
vaient dire où commence une race, où elle
finit ? Gomme si un seul d'entre eux pouvait
remonter dans la sienne à plus de quelque
cent ans, qui font un temps infiniment
petit. Gar, de quel droit arrêtent-ils leur
race dans le temps? Ne prétendait-elle, peut-
être, qu'à les produire? Le beau destin pour
elle ! En ce cas, elle tendait à sa destruction.
Ils osent parler de race et fi.xer des époques
là où la volonté seule de l'homme est le vrai
signe. Ils Tosent; et ils se disent dévoués à
leur pays ; et, parmi eux, il y a des Lorrains :
ils ne savent même pas que c'est alors, de
leur propre main, qu'ils donnent la Lorraine
et l'Alsace à l'Allemagne. Ils raisonnent si
misérablement, que toutes leurs théories
appliquées les eussent privés de leur dieu.
Si la volonté et fintelligence ne sont pas
tout de l'homme, comment évoquent-ils Bru-
maire? — Ils eussent chassé leur dieu, comm e
un étranger. Il Tétait. Votre Maître, votre
Roi, votre César, votre Dieu, n'était qu'un
SLR LA LIGUE DE LA PATRIE 29
Italien. — 11 ne pouvait pas môme prononcer
les « u ». Sa mère est morte à Rome, et ne
parlait pas le français. Vous voyez donc
bien que l'intelligence qui veut — compte
seule, et seule est tout : puisque cet Italien,
cet étranger^ cet ennemi même de votre
race, — esclaves,, vous l'avez servi, et vous
Tadorez.
André de Séipse.
Saint-Araand (Cher). — Irap. DESTENAY. Bussièbe frères.
Prix : 1 Franc
PARIS
LIBBAIRIE DE VAUT INDÉPENDANT
10, RUE SAINT-LAZARE, 10
1899
ToDf droiti réiervés
i
m
DC
i
3 9097 1017017 6
Suares, André,
Lettre III (i.e. trois ^r la s
Suarês, André
Date Due
1899.
DC35U.8
S9 Suarês, André.
Sur la soi-disant
Ligue de la Patrie.