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Full text of "Lettre III [i.e. trois] sur la soi-disant Ligue de la patrie"

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BRANDEIS  UNIVERSITY 
Library  Collection 


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The  Gift  of  the 


Esther  Caplan  Rosenberg  Estate 


BRANDEIS  UNIVERSITY 
NATIONAL  WOMEN'S  COMMITTEE 


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Brandeis  University 
Library 


From  the  Colleaion 
of 

MAXIME  PIHA 


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ASDBE  DE  SÉIPSE 


Lettre    III 


SUR  LA  SOI-DISANT 


Ligue  de 


la  Patrie 


LETTRE    III 


SUR   LA 


SOI-DISANT  LIGUE  DE  LA  PATRIE 


LETTRES  D'ANDRE  DE  SEIFSE 


Lettre    I.  —  Barrés. 
Lettre  IL  —  Lemaitre. 


SUARÈS 


LETTRE    III 


SUR  LA  SOI-DJSANT 


LIGUE  DE  LA  PATRIE 


PARIS 
LIBRAIRIE  DE  VART  INDÉPENDANT 

10,    RUE    SAINT-LAZARE,    10 


1899 

Tous  droits  réservés 


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LETTRE   III 

SUR    LA 

SOI-DISANT  LICtUE  DE  LA  PATRIE 


Paris,  3  février  1899. 

«  Il  faut  savoir,  maintenant,  ce  que  c'est 
que  la  Ligue,  qui  prétend  faire  la  loi,  gou- 
verner pour  ceux  qui  ne  gouvernent  point, 
et  mener  l'Etat  à  son  gré.  Tout  a  concouru 
au  succès  de  cette  Ligue,  et  moi,  qui  ne  suis 
d'aucune,  j'eusse  été  de  celle-là,  sur  son  nom. 
Mais  il  a  suffi  qu'on  en  connût  les  docteurs, 
et  qu'ils  parlent  pour  elle.  11  n'en  fallait  pas 
plus  pour  voir  qu'au  lieu  d'être  la  Ligue  delà 
Patrie,  elle  était  la  Ligue  des  Mécontents;  et 
que,  loin  d'être  formée  pour  le  bien  de  la 
France,  elle  ne  l'a  été  que  contre  la  Répu- 
blique. 


3200( 


6  LETTRE   III 

Cette   ligue  s'est  donnée   pour  rendre  la 
paix  au  pays  :  elle  le  déchire.  Elle  ne  porte 
point  le  rameau  d'olivier,  mais  la  guerre.  Il  ne 
fallait  pas  moins  attendre  de  son  amour  pour 
les  soldats.  A  l'ordinaire  des  Ligues,  elle  ne 
connaît  que  ses  amis  ;  elle  n'a  pas  offert  la 
paix  à  ses  adversaires  ;   elle  leur  fait  grâce. 
Elle  ne  leur  cède  rien  et  veut  tout  se  faire 
céder.  Cette  bonne  Ligue  n'a  pasle  temps  de 
défendre  les  Juges.    Elle  n'a  que  celui  de  les 
déshonorer.  Et  d'abord,  à  quoi  bon  défendre 
ceux  que  personne  n'attaque?  Personne,  ou 
à  peu  près,  car  ce  n'est  qu'elle.    Répondez 
enfin  ;  ne  biaisez  pas  :  Attaque-t-on  les  Juges? 
Oii  l'avez-vous  vu  ?  Qui  vous  l'a  dit  ?  Prétend- 
on que  le  président  de  la  Cour  est  un  Juif? 
Mais  ce  n'est  pas  là  une  injure.  Chacun  sait 
que  tout  le  monde  est  plein  d'égard  et  d'estime    - 
pour  les  Juifs.  Et,  s'il  n'est  pas  Juif,  ne  peut- 
il  l'être  ?  N'a-t-il  pas  eu  quelque  Juif  dans  sa 
famille,  quelque  part,  on  ne  sait  où,  il  y  a  quel- 
que mille  ans  ?  Et,  si  on  ne  le  sait,  n'est-ce  pas 
sûr?  Lemaître  est  le  Thomas  d'Aquin  de  cette 
Ligue  :11  connaît  les  règles  de  la  critique  ;  il  . 
n'est  pas  comme  vous. 

«  Est  ce  là  faire  tort  à  un  juge,  qui  sans 
doute  est  Juif,  selon  la  Critique  de  Lemaître, 
puisqu'il  n'est  pas  sûr  qu'il  le  soit?  N'y  avait- 


SUR  LA  LIGUE  DE  LA  PATRIE  7 

il  pas  des  juges  en  Israël?  Ne  dit-on  pas  leur 
nom  qu'à  la  Messe  ?  De  quoi  va  se  plaindre  ce 
Juge-là  ?  —  N'est-il  pas  d'ailleurs  présumé 
indigne  ?  Ainsi  le  veut  le  bien  de  la  Patrie.  — 
Ou  est-ce  parce  qu'on  dit  de  ce  juge  et  des 
autres,  qu'ils  sont  vendus  à  l'Allemagne,  et 
prêts  à  lui  vendre  leur  Patrie?  Lemaître  n'a- 
t-il  pas  le  marché  en  mains?  Ne  l'a-t-il  pas 
vu  ?  Beaurepaire  ne  lui  a-t-il  pas  dit  ce 
qu'on  dit  qu'on  lui  en  a  dit?  Ne  sait-il  pas 
le  prix  d'une  Cour,  et  ce  que  la  paie  l'Alle- 
mand? N'est-ce  pas  Rochefort  qui  lui  a  livré 
le  traité,  Rochefort  ce  prince  des  diplomates  ? 
—  Ils  ne  sont  pas  vendus,  dites-vous.  Mais 
qu'en  savez-vous?  —  Ils  ne  le  sont  pas...  — 
Mais  ils  se  vendront  demain  peut-être.  Et, 
s'ils  ne  sont  pas  vendus  encore,  c'est  qu'ils 
se  marchandent;  on  n'y  a  peut-être  pas  mis 
le  prix.  Est-ce  là  offenser  des  Juges  ?  N'est-ce 
pas  les  honorer  plutôt  ?  et  montrer  qu'après 
tout  ils  savent  justement  leur  valeur  ?  Il  ne 
faut  pas  oser  croire  qu'un  soldat,  qui  fait  des 
faux,  soit  faussaire.  Gela  n'est  pas  permis. 
C'est  là  blesser  cruellement  l'Armée,  et  la 
frapper  dans  son  honneur.  Mais  si  un  Juge 
se  vend,  et  qu'on  le  dise,  quand  même  il  ne 
se  vendrait  pas,  ouest  l'offense?  Croyez-vous. 
que  l'honneur  d'un  Juge  soit  l'honneur  d'un 


8  LETTRE  III 

soldat?  —  Et  d'abord,  un  soldat  peut  mentir, 
s'il  lui  plaît  ;  et  il  s'y  honore.  —  Pourquoi 
diable  un  Juge  aurait-il  de  l'honneur?  Qu'en 
ferait-il  ?  —  Nous  savons  bien  qu'il  n'en  a  pas. 
La  Patrie  se  fonde  solidement  là-dessus.  La 
Ligue  n'a  pas  eu  d'autre  soin,  que  de  rétablir 
l'honneur  des  soldats  sur  les  ruines  de  celui 
des  Juges.  C'est  publier  la  vérité,  que  de  le 
dire.  Nous  n'avons  donc  que  faire  de  défendre 
les  Juges,  dit  cette  bonne  Ligue. 

Cependant,  elle  se  montrait  digne,  sans 
tarder,  de  ses  clients  et  de  ses  desseins.  Elle 
ne  disait  pas  un  mot,  qui  ne  fût  un  mensonge. 
Elle  avait  dix  fois  répété  que  l'Affaire,  où  la 
France  se  débat  comme  dans  un  ulcère  né  de 
ses  plaies,  et  qui  ronge  tout,  ne  l'occupait 
point.  Elle  mentait  ;  elle  ne  s'occupe  de  rien 
que  de  cette  Affaire.  Elle  feignait  de  se  tenir  à 
l'écart  des  partis.  Elle  mentait  ;  elle  en  a  fait 
un  seul  de  tous  ceux,  à  qui  l'impudence  de 
leurs  principes,  et  l'apologie  effrontée  des 
crimes  avaient  ôté  tout  crédit.  Elle  offrait 
solennellement  leur  grâce  à  ses  adversaires. 
Elle  mentait  encore:  et,  dans  sa  propre  assem- 
blée, de  toutes  parts  s'élevait  un  grand  cri 
de  :  «  Non  !  non  !  »  Elle  osait  présenter  en  elle, 
comme  en  son  miroir  véritable,  la  conscience 


SUR   LA   LIGUE   DE   LA    PATRIE  9 

de  la  France.  Et  elle  méconnaissait  menteu- 
sement  le  génie  de  la  France,  qui  n'est  pas 
fait  de  mensonge,  ni  de  duplicité.  Ce  sont 
cent  mille  bourgeois,  au  cœur  noyé  d'encre, 
qu'agite  un  bout  de  plume  :  rien  de  moins, 
si  l'on  veut  ;  mais  rien  de  plus.  La  Patrie  se- 
rait morte,  si  elle  tenait  toute  là  ;  et  ce  serait 
un  pauvre  tombeau  pour  tant  de  hauts  faits  et 
tant  de  gloire.  —  La  France  est  le  soldat  du 
genre  humain.  Elle  n'est  pas  celui  d'une  fac- 
tion sans  cerveau,  que  mènent  quelques  so- 
phistes. Tl  faut  avoir  une  bonne  tête,  pour 
parler  au  nom  de  la  France.  Ceux  qui  ne  voient 
qu'eux,  ne  voient  pas  assez  loin.  La  seule  na- 
tion, entre  les  modernes,  dont  l'histoire  soit 
héroïque;  le  seul  peuple,  dont  la  vie  ait  été 
celle  d'un  héros,  cent  mille  petites  gens  sans 
pensée,  esclaves  de  leur  intérêt  et  de  l'heure 
présente,  ne  la  coucheront  pas  dans  leur  tom- 
beau muette,  et  les  mains  croisées  sur  l'im- 
posture. Pour  une  telle  nation,  cent  mille 
bourgeois  sont  un  sépulcre  trop  petit. 

Assise  sur  le  mensonge,  cette  Ligue  ne  pou- 
vait que  mentir.  Il  n'en  fallait  pas  douter. 
C'était  assez  de  voir  de  quoi  elle  est  faite  ;  et 
ce  n'est  que  de  Lemaître,  de  Barrés  et  de 
Coppée.  Je  ne  dis  rien  de  M.  Brunetière,  qui 
n'est  pas  de  ce  temps,  et  ne  l'a  pas  attendu 


10  LETTRE   III 

pour  se  faire  une  vue  particulière  de  la  so- 
ciété :  il  ne  va  point  contre  son  caractère  ;  il 
le  retrouve,  plutôt  ;  et,  sans  doute,  ici  comme 
dans  le  reste,  il  cherche  dans  les  faits  il  ne 
sait  quel  secours  ou  quelle  assiette  à  sa  propre 
volonté  :  car  son  souci  est  d'abord,  de  vouloir  ; 
et  il  attend  de  la  grâce  d*être  assez  sûr  de  ce 
qu'il  veut.  Pour  M.  de  Bèaurepaire,  il  me 
semble  qu'il  n'y  ait  jamais  rien  à  en  dire  ;  et 
je  ne  le  prendrai,  si  je  le  prends,  que  pour  le 
Gilles  suprême  de  la  Justice. 

Lemaître,  Barrés,  et  Coppée,  ce  sont  les 
trois  auteurs  qui  ont  fait  cette  Ligue,  et  elle 
est  à  leur  image.  Les  hommes  de  cette  sorte  ne 
font  pas  illusion  à  un  peuple.  Les  plus  grandes 
causes  ne  les  portent  pas.  Eux-mêmes  les 
trahissent,  quelque  bonne  volonté  qu'ils  y 
mettent.  C'est  trop  de  la  Patrie  pour  désen- 
nuyer Barrés  :  comme  c'était  trop  de  la  Li- 
berté, pour  consoler  Benjamin  Constant  de 
n'avoir  pu  reprendre  la  sienne  ni  à  ses  pas- 
sions, ni  même  à  une  habitude.  Il  y  faut  bien 
moins,  quand  on  y  peut  quelque  chose  ;  et 
les  remèdes  ne  doivent  pas  être  hors  de  pro- 
portion avec  la  grandeur  des  maux.  De  petits 
malades  n'ont  que  de  petites  maladies,  fus- 
sent-elles mortelles.  La  mort  qui  les  emporte 
ne  prive  l'univers  de  rien  de  grand.  Benja- 


SUR   LA   LIGUE   DE   LA   PATRIE  11 

min  Constant  voulait  arracher  la  France  à 
Napoléon  ;  et  il  n'est  pas  seulement  capable 
de  s'arracher  lui-même  insupporté  à  son  in- 
supportable maîtresse.  La  liberté  du  monde, 
entre  ses  faibles  bras,  s'acoquinait  à  la  fai- 
blesse, et  il  la  menait  au  tripot.  Chaque  ma- 
tin, elle  n'avait  pas  moins  besoin  que  lui  de 
boire  son  jus  d'herbes. 

La  France,  n'est  pas  un  hochet  pour  les 
dents  de  Barres,  ni  un  chapelet  aux  doigts  de 
Coppée,  infirme.  Barrés  ne  prend  pas  garde, 
que  s'il  aime  en  un  ami  un  lobe  de  sa  cer- 
velle, et  s'il  l'enterre  incongrûment  avec  cet 
ami  même,  la  France  n'est  pas  d'une  amitié 
si  complaisante.  Elle  ne  .vit  pas  seulement 
pour  lui  donner  quelques  raisons  de  vivre. 
Ce  quart  de  Chateaubriand  est  bien  plaisant 
de  se  faire  une  telle  compagnie,  pour  le  di- 
vertir dans  sa  tombe.  La  belle  idée  d'un  ca- 
davre, qui  fait  son  pis  aller  de  l'Action.  11 
ne  sait  pas  que  la  plus  faible  action  du  monde 
ne  veut  pas  se  faire  un  pis  aller  de  lui.  Que 
les  morts  restent  avec  les  morts.  Qu'ils  s'en- 
ferment dans  le  tombeau,  pour  parler  d'outre- 
tombe.  Et  qu'on  scelle  la  pierre  sur  leur  dé- 
pouille :  car  elle  sent. 

Cette  odeur  empeste  toute  vIq.  Il  n'y  a  rien 
que.  l'action  et  la  force  méprisent  plus  que 


12  LETTRE   III 

cette  odeur.  Chateaubriand  du  moins,  et  non 
réduit  en  son  talent  de  trois  parts  sur  quatre, 
avant  de  porter  l'ennui  et  le  mauvais  par- 
fum de  son  cadavre  dans  la  vie,  lui  a  livré 
sa  fleur  et  sa  force.  Il  n'est  de  bonne  odeur 
que  de  la  force.  Elle  ne  se  perd  point.  La  puis- 
sance est  comme  son  héros,  dont  la  peau 
exhalait  une  senteur  délicieuse.  Alexandre  le 
Grand  est  bien  mort. 

Lemaître,  Barres  et  Goppée,  par-dessus  le 
marché,  voilà  nos  conquérants.  S'ils  se 
mêlent  de  la  sauver,  ils  perdent  la  France. 
Ames  étroites  et  sèches,  en  qui  la  mobilité 
joue  la  profondeur  ;  où  la  douceur  est  le 
masque  de  la  mollesse  ;  et  où  un  peu  de  sen- 
sualité donne  l'illusion  du  cœur.  La  vertu 
ne  tient  solidement  qu'aux  âmes  fortes.  On  en 
imite  le  mouvement.  On  n'en  simule  pas  les 
prises.  On  la  reconnaît  aux  effets.  Il  n'est  pas 
sans  péril  de  jouer  cette  comédie  là.  Car  la 
vertu  est  la  qualité  d'homme,  et  la  marque  de 
ce  qu'on  vaut.  Toute  œuvre  humaine  trahira 
donc  sa  vertu,  pour  le  bien  ou  le  mal,  qu'elle 
le  veuille  ou  non.  La  Ligue  s'est  mise  à 
mentir  :  c'était  là  son  action.  Elle  ment,  et 
ne  cessera  pas  de  mentir,  sans  cesser  de 
vivre.  Elle  s'est  assise  au  milieu  de  l'Affaire, 
qu'elle  prétendait  éviter.  Elle  y  rapporte  tout. 


SUR   LA    LIGUE   DE   LA   PATRIE  13 

Elle  ne  s'en  relèvera  pas.  Grâce  à  cette  Ligue, 
il  est  clair  qu'en  cette  Afîaire,  il  ne  s'est 
jamais  agi  du  droit,  ni  de  la  morale  ;  mais 
seulement  de  la  politique.  Elle  ne  tend  point 
à  sauver  la  France,  mais  à  perdre  la  Répu- 
blique. Et  parmi  ceux  qui  sont  dans  la 
Ligue,  la  République  a  deux  espèces  d'en- 
nemis :  les  plus  dangereux  qui  ne  jurent  que 
par  elle  ;  les  autres,  qui  conspirent  ouver- 
tement sa  ruine;  les  premiers  qui,  sous  le 
prétexte  d'uneRéforme,  veulent  la  purger  de 
tous  les  principes  qui  la  font  libre,  juste  et 
immortelle  ;  les  seconds,  qui  ne  pensent  pas 
même  jusque  là,  et  se  contentent  de  la  fouler 
brutalement  aux  pieds.  La  politique  des  uns 
consiste  uniquement  à  proscrire  les  Juifs,  et 
les  Protestants  à  leur  suite  :  ce  n'est  à  rien 
moins  qu'àla  Révolution,  qu'ils  veulent  jouer 
ce  bon  tour.  Ils  ont  l'Académie  pour  eux,  où 
l'on  a  pesé,  depuis  longtemps,  dans  les  ba- 
lances d'une  fine  ironie,  cette  impardon- 
nable erreur  de  la  France.  Pour  les  autres, 
toute  leur  politique  est  de  prendre  les  places 
à  ceux  qui  les  ont. 

Beaucoup  de  Juifs  sont  haïssables.  Mais  la 
haine  de  tous  les  juifs,  est  le  signe  d'une 
mauvaise  conscience.  Même  il  y  a  mille  ans, 


14  LETTRE    III 

OÙ  l'amour  atroce  de  Dieu  put  porter  des 
âmes  criminelles  au  crime,  quand  on  faisait 
violence  aux  Juifs,  c'était  la  preuve  que  l'Etat 
n'était  pas  en  bonnes  mains.  Chaque  vio- 
lence, qu'on  fait  à  tous,  là  où  Ton  ne  doit 
punir  qu'un  seul,  ou  quelques-uns,  est  un 
irréparable  crime  :  car  il  est  plus  fort  contre 
la  raison,  que  consommé  contre  le  senti- 
ment. On  ne  fera  rien  contre  la  raison,  sans 
déchoir  brutalement.  L'amour  peut  réparer 
les  crimes  de  la  haine.  La  violence  absurde 
nuità  celui  qui  frappe^  comme  à  celui  qui  est 
frappé.  La  passion  obscurcit  parfois  le  juge- 
ment. Mais  tout  est  perdu  si  la  haine  se  prend 
pourle  jugement  même.  Dèsqu'il  déraisonne, 
l'homme  n'a  plus  do  garant  contre  l'homme  ; 
et  la  brute  prend  le  pas.  Il  arrive  alors  que 
les  hommes  font  le  mal  en  conscience  :  c'est 
qu'ils  n'ont  plus  rien  d'humain.  Le  tigre 
aussi  est  tigre  en  conscience.  Voilà  pour- 
quoi il  n'est  pas  possible  d'accepter  l'injus- 
tice, quand  le  soupçon  en  est  établi,  dans  un 
Etat  composé  d'hommes,  —  hors  les  tigres, 
s'il  yen  a.  On  peut  tout  sacrifier  à  l'ordre  ;  et 
on  le  doit.  Car  l'ordre  est  le  juste  même  dans 
le  plan  social.  Tout,  —  hormis  l'ordre  même  ; 
et  c'est  lui  qu'on  offre  en  sacrifice  à  l'injus- 
tice acceptée,  à  la  Justice  méconnue. 


SDR   LA   LIGUE   DE   LA   PATRIE  15 

Dreyfus,  Picquart  et  les  autres  sont  peut- 
être  coupables.  Je  n'en  sais  rien  ;  mais  il  y  a 
soupçon  qu'ils  ne  le  sont  pas,  et  qu'ils  ont 
été  condamnés  injustement.  Un  homme  s'est 
coupé  la  gorge,  pour  vous  forcer  de  n'en  pas 
douter.  Il  faut  vous  rendre  à  cette  violence. 
Cet  homme  a  barre  sur  vous.  Il  était  des 
vôtres.  Il  vous  somme  :  Rendez-vous,  ou 
coupez-vous  la  gorge.  Il  faut  en  passer  par 
là.  Vous  brûlerez  en  vain  tous  les  Juifs  :  il 
n'en  rentrera  pas  une  goutte  de  sang  dans 
cette  gorge. 

Une  plaie  s'est  formée  dans  un  corps  qui 
n'est  pas  sain.  Elle  est  venue,  après  quelques 
autres,  ou  des  empiriques  ont  mis  les  doigts, 
et  qu'à  dessein  ils  ont  irritées.  Pour  celle-ci, 
elle  fait  horreur  à  voir.  On  veut  la  soigner 
dans  les  ténèbres.  De  mauvais  médecins  se 
chargent  de  l'opération,  les  uns  maladroits  ; 
les  autres  méchants  et  résolus  de  nuire.  Ils 
opèrent  en  secret,  la  nuit,  au  fond  d'une 
cave.  Us  y  portent  des  fers  rouilles  par  un 
ancienusage,  et  des  mains  impures  ;  quelques- 
uns  même  ont  trempé  les  leurs  dans  la  boue. 
Nulle  précaution  ;  point  de  charité  ;  mais 
une  sorte  de  rage.  Ils  tranchentdans  la  chair  ; 
et  s'ils  ouvrent  la  partie  gâtée,  peut-être,  ils 


i6  LETTRE   III 

déchirent  à  tâtons  la  partie  saine.  Pais,  ils 
s'enfuient.  Le  jour  venu,  ni  le  membre  mal- 
sain n'est  amputé,  ni  le  malade  n'est  guéri. 
Mais  au  contraire  le  corps  entier  est  in- 
fecté. La  plaie  s'est  faite  un  vaste  ulcère. 
Tout  s'en  envenime.  Les  médecins  rappelés, 
et  de  nouveaux  venusà  côté  des  premiers,  se 
disputent  ce  corps  ulcéré,  et  se  frappent  sur 
lui  les  uns  les  autres,  à  la  veille  de  le  mettre 
en  morceaux.  Il  ne  reste  guère  au  malade 
que  le  cœur  libre  et  la  tête  sauve.  Mais  un 
parti,  formé  des  anciens  médecins,  s'installe 
au  chevet  de  l'Envenimé;  et,  pour  le  guérir, 
inocule  sa  maladie  au  cœur  et  à  la  tête  encore 
indemnes,  de  ces  mêmes  doigts  qui  ont 
répandu,  d'abord,  le  mal  dans  le  corps  entier. 
Voilà  cette  terrible  Affaire,  et  les  remèdes  de 
la  Ligue. 

En  efTet,  si  l'anarchie  était  partout  en 
France,  on  pouvait  compter  sur  la  Justice 
pourtirer  la  France  de  l'anarchie.  Non  qu'on 
ne  sût  pas  les  péchés  des  Juges,  et  qu'ils 
n^eussent  à  la  fois  leur  part  du  désordre,  de 
la  maladie  où  tout  le  corps  est  en  proie,  — 
et  des  insultes  qu'elle  suscite.  Mais  le  pou- 
voir et  la  dignité  de  la  Justice  semblaient 
échapper  au  discrédit  des  Juges,  en   vertu  de 


SUR    LA   LIGUE   DE   LA    PATRIE  H 

la  nécessité  capitale,  où  la  société  humaine 
est  d'avoir  confiance  au  droit.  C'est  le 
moment  choisi  par  la  Ligue  pour  ôter  cette 
force  unique  à  l'Etat  qui  n'a  plus  qu'elle. 
Tant  qu'il  restera  rien  debout  dans  l'Etat,  la 
Ligue  ne  s'arrêtera  pas  de  le  saper.  Et  c'est  là 
les  moyens  de  guérir  la  Patrie,  pour  cette 
Ligue. 

Elle  ne  s'est  pas  servie  d'un  autre  instru- 
ment que  les  premiers  chirurgiens  ;  et  son 
scalpel  est  le  même  scalpel  empoisonné.  Il 
lui  a  suffi  de  publier  que  les  Juges  sont  Juifs, 
ou  vendus  aux  Juifs  ;  protestants  ou  à  la 
solde  de  l'étranger.  Cette  arme  est  celle  avec 
quoi  l'on  tue,  maintenant.  Il  n'y  a  rien  de 
si  commode.  Chacun  l'a  à  sa  portée.  Elle 
fait  un  bon  homme  du  pire  scélérat,  qui  la 
prend.  Et  si,  d'aventure,  on  n'a  jamais  mis 
les  pieds  dans  une  caserne  ;  si  l'on  a  fui, 
pour  une  raison  ou  l'autre,  toute  occasion 
de  mener  la  vie  militaire  ;  si  l'on  en  a  pro- 
fessé ce  mépris  le  plus  efficace  de  tous,  qui 
consiste  à  s'y  dérober,  —  il  n'importe  :  la 
vertu  de  haïr  les  Juifs  fait  de  chaque  haïsseur 
pacifique  un  foudre  de  guerre,  le  bouclier 
de  l'Armée,  le  modèle  des  soldats.  Un  triple 
exemple,  à  jamais  mémorable,  de  cette  vertu 
est  proposé  à  la  France  par  les  trois  Auteurs 

2 


18  LETTRE    III 

de  sa  Ligue,  Leinaître,  Barrés,  et  Coppée. 
Tant  est  inévitable  la  fatalité  du  mensonge, 
que  là  même  oii  ces  hommes  veulent  être  le 
plus  vrais,  il  faut  qu'ils  mentent.  Ces  fameux 
soldats  ne  l'ont  jamais  été,  —  ni  généraux 
même.  Combien  d'autres  seraient,  au  même 
prix,  les  bons  apôtres  de  l'Armée?  —  Plaise 
au  Ciel,  que  tous  les  soldats  de  la  France  ne 
le  soient  point  à  la  manière  des  soldats  ni  des 
chefs  de  la  Ligue. 

L'Etat  n'a  plus  de  pouvoir.  Le  gouverne- 
ment a  perdu  toute  autorité  :  sa  lâcheté  fait 
mépriser  le  reste.  La  peur  couvre  les  âmes 
justes  de  sa  lèpre.  Le  soupçon  est  partout. 
Les  indignes  pullulent  de  tous  les  côtés.  Il 
en  est  d'infâmes  qui  volent  le  droit  de  dé- 
fendre le  droit,  ou  se  le  font  payer  par  d'af- 
freuses pratiques.  Et  j'en  sais  qui  ont  lavé 
leurs  mains,  souillées  de  rapines,  dans  le 
sang  innocent.  S'il  en  est  ainsi  dans  le  parti 
du  droit,  que  sera-ce  dans  celui  de  la  vio- 
lence ?  —  L'Armée  reste  suspecte,  par  la 
faute  mortelle  de  ses  adulateurs,  qui  refusent 
d'y  frapper  les  suspects. La  Justice  est  bafouée, 
en  débris.  Un  Juge,  le  Procureur  de  l'Anar- 
chie, a  pris  l'office  de  déshonorer  les  Juges  : 
N'en  avait-il  pas  un  moyen  plus   simple  ? 


SDR   LA   LIGUE   DE   LA   PATRJE  19 

0  ne  ne  continuait-il  déjuger?  —  La  délation 
et  la  calomnie,  ces  meurtres  sans  effusion 
de  sang,  régnent  souverainement  dans  les 
esprits.  La  Ligue  triomphe.  Elle  a  encore  de 
beaux  jours.  Une  seule  règle,  une  seule  mé- 
thode a  produit  ce  résultat  :  imputer  toute 
la  faute  aux  Juifs.  Et  de  qui  l'on  veut  perdre, 
on  dit  qu'il  judaïse. 

L'anarchie  est  bien  forte  en  un  grand 
nombre  de  Juifs.  11  est  vrai  qu'il  faut  qu'ils 
s'en  corrigent.  Ils  ne  s'associent  pas  à  la 
pensée  commune.  Leur  intérêt  les  retient 
trop.  Ils  ont  un  amour-propre  dur  et  étroit. 
Sans  rien  voir  de  grand,  ils  ne  voient  qu'eux. 
Ils  se  passionnent  pour  des  objets  médiocres  ; 
et,  pour  beaucoup,  leur  plus  noble  effort  est 
à  faire  d'eux-mêmes  des  singes  d'élégance. 
Leur  âme  est  donc  anarchique.  Mais  elle  ne 
l'est  pas  moins  en  ceux  qui  les  accusent,  et  qui 
leur  demandent  un  compte  ridicule  de  tous 
les  maux  du  temps.  Toutes  les  plaies  de  la 
France  ne  sont  pas  juives.  Les  Juifs  n'ont  pas 
perdu  l'Espagne,  où  on  les  a  tant  brûlés,  où  on 
les  brûlait  encore  il  y  a  80  ans,  et  où  il  n'en  est 
pas  un  seul.  Les  Juifs  n'ont  pas  démembré  la 
Pologne.  Les  Juifs  n'ont  pas  livré  l'Irlande  à 
Cromwell.  Ce  n'est  peut-être  pas  parce  qu'il 
était  Juif,  que  le  Pape  a  dû  abdiquer  l'héri- 


20  •  LETTRE   III 

tage  de  Rome.  Ce  n'est  pas  non  plus  les 
Juifs,  qui  ont  mis  l'Autriche  à  l'agonie,  puis- 
qu'on les  y  persécute,  et  qu'on  a  désormais 
l'audace  de  proposer  Vienne  en  modèle  à 
Paris.  Avec  une  honteuse  complaisance,  cha- 
cun se  laisse  dire  que  les  Juifs  sont  coupa- 
bles, en  lui,  du  péché  dont  il  est  lui  même 
innocent  :  idée  si  fausse,  qu'elle  est  de  na- 
ture à  empoisonner  tout  un  peuple.  Quelle 
pensée  plus  basse,  que  de  croire  toute  la 
France,  et  quarante  millions  d'hommes  dans 
la  servitude  de  quelques  hommes  riches?  — 
Je  m'en  sais  libre.  Pourquoi  ne  l'êtes-vous 
pas? 

L'abcès  du  Panama  s'était  déjà  ouvert  sur 
des  abîmes  de  fausse  vertu.  Si  ces  Juifs  vous 
dépouillent,  punissez-les.  Mais  si  vous  vous 
faites  piller  par  ces  Juifs,  les  punissant,  avec 
eux  aussi  punissez-vous.  Pourquoi  vous 
excepter  du  châtiment?  Vous  n'y  avez  aucun 
droit.  Vous  êtes  complices.  Si  les  vautours 
sont  à  la  curée  de  votre  or,  c'est  que  vous  le 
leur  offrez.  Vous  méprisez  cet  or  en  eux  ? 
Méprisez-le  en  vous. 

Vous  pleurez  trop  sur  vos  bas  de  laine 
vides.  Gela  est  bas.  Je  n'aime  pas  ces  larmes. 
11  n'y  a  pas  tant  à  vous  honorer  pour  vos  bas 
de  laine  déplorables.  A  moitié  pleins,  vous 


SUR   LA   LIGUE   DE   LA    PATRIE  21 

vouliez  les  voir  remplis  d'un  seul  coup.  De 
quoi  Teussent-ils  été?  De  cet  ov  haïssable, 
que  vous  aimez  tant.  Pour  emplir  vos  bas, 
d'autres  eussent  été  vidés.  De  quoi  vous  plai- 
gnez-vous? —  Que  des  Juifs  seuls  en  aient 
gonflé  les  leurs  à  déborder?  —  Vous  pleurez 
donc  de  n'avoir  pas  volé  comme  ces  voleurs  ? 
de  n'être  pas  condamnables  comme  eux? 
d'être  dupes  enfin,  quand  vous  espériez  de 
duper  ?  —  La  belle  vertu  !  Vous  êtes  punis. 
Ils  ne  le  sont  pas?  —  Punissez-les.  Mais  il 
faut,  d'abord,  les  convaincre. 

Vous  avez  beau  faire  ;  vos  plaintes  sont  im- 
pures. Elles  ne  naissent  pas  de  votre  pureté  ; 
mais  de  votre  impureté  même.  Vous  ne  valez 
pas  mieux  que  les  Juifs  que  vous  outragez.  Et 
pourquoi  les  honorez-vous  jusque-là  d'at- 
tendred'eux  qu'ils  vaillent  mieux  que  vous?  — 
Je  n'en  fais  pas  si  grand  cas.  Punissez-les, 
mais  n'oubliez  pas  de  vous  punir. 

Il  vous  est  bien  nécessaire.  Vous  vous  dé- 
gradez dans  l'envie  et  laparesse.  Vous  ne  vous 
rassasiez  plus  que  de  débauches.  La  vanité 
est  votre  foi.  Vous  vous  donnez  à  la  boisson 
et  à  toutes  sortes  de  fraudes.  Votre  aumône 
est  une  espèce  d'arrhes  que  vous  avancez  sur 
l'indulgence  et  le  courroux  des  pauvres.  Vous 
avez  le  dégoût  et  la  crainte  du  travail.  Votre 


l 


22  '  LETTRE   III 

Ligue  ne  manque  pas  de  se  promettre  une 
Afictoire  prochaine  sur  tous  les  vices.  En  at- 
tendant, elle  déshonore  les  Juges,  et  leur  fait 
payer  le  procès. 

Elle  sait  qu'il  faut  vous  éloigner  de  Paris, 
qui  vous  corrompt  et  qu'en  retour  vous  cor- 
rompez. Elle  sait  qu'il  convient  de  vous 
rendre  à  la  vie,  en  y  rappelant  vos  provinces. 
Elle  sait  qu'il  est  temps  de  rompre  la  mono- 
tonie d'une  règle,  on  l'on  semble  avoir  classé 
des  énergies  mortes,  plutôt  que  des  forces  vi- 
vantes :  comme  si  la  France  pouvait  être  dis- 
séquée au  trait;  et  comme  si  elle  devait  re- 
produire l'image  d'une  carte  administra- 
tive ?  —  Votre  Ligue  sait  ce  qu'il  faut  faire,  et 
elle  le  dit.  C'est  pourquoi  elle  ne  le  fera  pas, 
et  se  contentera  d'envenimer  l'anarchie  avec 
le  déshonneur  des  Juges.  Hier,  il  lui  fallait 
la  Cour  de  Cassation,  toutes  Chambres  réu- 
nies. Aujourd'hui,  elle  distingue  entre  les 
Chambres.  Demain,  elle  n'en  voudra  plus  et 
distinguera  entre  les  Juges.  Et  Ton  déclare 
déjà  que  rien  ne  pourra  vous  satisfaire  que 
la  tète  des  magistrats.  Ne  le  niez  point  :  vos 
amis  Font  écrit. 

« 

Le  monde  entier  est  dans  la  corruption  et 
la   maladie.  La  France  est  la  plus  malade, 


SDR   LA   LIGUE   DE   LA   PATRIE  Sj3 

parce  qu'elle  est  la  plus  sensible,  et  la  mère 
entre  les  nations.  Elle  porte  ce  monde  nou- 
veau, qui  bat  dans  son  sein,  et  qui  veut 
naître  ;  à  qui  tant  de  ténèbres  et  de  pestes, 
dont  elle  a  les  entrailles  pleines,  font  une 
barrière  corrompue.  Allez  visiter  cette 
Femme.  Portez-lui  des  soins,  l'aide  de  votre 
tendresse,  et  surtout  de  votre  santé  propre. 
Car  c'est  le  doux  et  calme  regard  d'Elisabeth 
sur  le  seuil,  qui  encourage  la  Vierge,  au-delà 
de  toute  parole  :  cette  douceur  prudente  a  la 
vraie  force.  Et  votre  Ligue,  au  contraire, 
pousse  la  Mère  souffrante  au  milieu  des 
blessures,  de  la  haine,  et  d'un  ignoble  dé- 
sordre. Vous  aimez  la  France  pour  vous;  non 
pour  elle.  Et  un  tel  amour  vous  ressemble. 

Une  nation  n'est  pas  seulement  un  esprit. 
Mais  elle  n'est  pas  non  plus  qu'un  corps. 
Jusqu'ici,  on  n'a  point  vu  d'âme  sans  un 
corps;  et  il  n'est  point,  sans  doute,  de  corps 
sans  une  âme.  La  doctrine  spirituelle  des 
peuples  n'a  pas  de  réalité  ;  mais  la  matéria- 
liste n'en  a  pas  davantage.  L'une  et  l'autre 
sont  pauvres  de  sens.  Cette  manie  est  suran- 
née de  diviser  ce  qui  n'est  passéparable.  Une 
nation  est  une  force.  Gomme  telle,  elle  est  âme 
et  corps.  Ceux  qui  veulent  conserver  la 
France  et  détruire  l'âme  de  la  Révolution  ne 


24  LETTRE  III 

connaissent  point  la  France  en  esprit.  Ils  la 
tueront.  Leur  Ligue  défend  la  Patrie  et  tuera 
la  France.  Leur  dessein,  qu'ils  le  sachent  ou 
non,  qu'ils  l'avouent  ou  le  cachent,  est  de 
renverser  la  République,  en  lui  ôtant  tout 
crédit.  Or,  la  République  est  le  corps  de  la  Ré- 
volution. Ils  veulent  en  consommer  l'anar- 
chie par  le  mépris.  Ce  peuple  s'est  toujours 
plu  à  rire  de  qui  le  gouverne.  Il  n'a  jamais 
souffert  ceux  qu'il  méprise.  Il  a  vécu  de 
gloire.  Et  si  le  ridicule  ne  l'est  point,  mortel 
est  son  dégoût.  Le  mépris  achevé,  les  Li- 
gueurs savent  bien  que  l'anarchie  mène  au 
tyran.  Et  ils  appellent  le  maître  de  toutes 
parts^  comme  on  voit  les  poules  dans  la  basse- 
cour  chercher,  inquiètes,  le  coq  absent.  Ils 
l'auront  peut-être  ;  et  à  l'exacte  mesure  de 
leurs  mérites. 

Brumaire  est  venu  comme  le  soir  d'un  jour 
glorieux.  C'était  l'ombre  d'une  splendeur  hé- 
roïque. Un  seul  héros  a  succédé  à  un  peuple 
de  héros.  Qui  viendra  à  la  suite  de  la  déla- 
tion, de  l'injure,  de  Fenvie?  Qui  s'asseoira 
dans  le  trône  accumulé  sur  vos  boues  ?  Votre 
Brumaire  sera  de  fange  ;  et  vous  aurez  le 
Néron  chauve.  Il  vous  vaudra.  Comptez-vous 
qu'il  vaille  mieux  que  vous?  Voilà  l'erreur  la 


SDR  LA  LIGUE  DE  LA  PATRIE  25 

plus  absurde.  Le  tyran  est  le  miroir  sans  dé- 
faut des  esclaves.  La  Révolution  qui  s'humi- 
lie, grande  comme  le  monde,  a  Bonaparte, 
qui  va  la  promener  à  travers  le  monde.  Et  la 
Byzance  des  cirques  a  un  cocher  ou  une  fille. 
Dans  la  «  petite  opération  de  police,  »  qui 
fait  toute  votre  politique,  vous  n'oubliez 
jamais  que  le  génie.  Et,  en  effet,  pourquoi  y 
penseriez-vous  ?  Où  en  prendriez-vous l'idée? 
Votre  humilité  ne  saurait  surprendre  :  il  vous 
sied,  faisant  flèche  de  tout,  de  ne  point  pré- 
tendre, seulement  pour  mémoire,  à  celle-là. 
Il  vous  est  bien  plus  aisé,  vous,  couché  dans 
votre  lit,  d'envoyer  mourir  des  hommes  à  la 
guerre  ;  etvous^,  une  femme,  ou  je  ne  sais  quoi 
de  moins,  de  nourrir  en  paroles  la  gloire  des 
soldats  ;  ou  cet  autre,  qui,  pour  la  noyer, 
donne  le  nom  de  Kant  à  sa  chienne  de  mo- 
rale. Petits  hommes,  faibles  raisonneurs, 
cervaux  d'une  obole.  Ames  naturellement 
mendiantes,  assises  au  seuil  de  la  violence 
et  de  l'humiliation,  comme  les  aveugles  sous 
le  porche  de  l'église.  En  quête  partout  de  ce 
que  vous  n'avez  pas,  et  que  vous  faites  bien 
de  ne  pas  chercher  en  vous...  Il  leur  faut  un 
César,  au  génie  près!..  Vous  aurez  donc  Ca- 
ligula,  bouffons  que  vous  êtes  ;  encore  Cali- 
gula  avait-il  beaucoup  d'esprit.  —  Mais  que 


26  LETTRE    III 

ne  prenez -vous  Samory,  cet  athlète  dont  on 
vante  la  mâchoire?  C'est  là  un  homme  :  il 
vous  fera  rire  et  trembler  à  la  fois.  Voilà  ce 
qu'il  vous  faut.  Bien  mieux  :  il  est  votre  pri- 
sonnier :  il  sera  bien  votre  maître. 

Il  vous  devra  tout.  Et  vous  lui  devrez 
votre  misère.  C'est  votre  homme,  vous   dis- 

Quelle  pensée  solide  poursuit  la  recherche 
de  l'Ordre,  et  omet  l'homme  qui  le  réalise  ? 
La  politique  du  plus  fort  n'est  pas  réaliste 
seulement  à  l'heure  où  la  faiblesse  est  uni- 
verselle. Ce  n'est  pas  assez,  quand  tous  sont 
faibles  :  Il  faut  encore  qu'il  y  ait  quelqu'un  de 
fort.  L'esprit  de  Coppée  ne  va  pas  jusque-là. 
Il  dédaigne  l'arithmétique  ;  et,  pour  les  idées 
qu'il  a,  il  connaît  assez  les  nombres,  s'il 
compte  jusqu'à  quatre.  Aussi,  quel  juste  mé- 
pris, en  eux  tous,  de  l'Intelligence... 

Cette  Ligue,  éprouvez-en  donc  l'assise  :  elle 
est  fondée  sur  le  mensonge,  parfois  innocent, 
qui  vient  de  l'Intelligence  méprisée.  L'intelli- 
gence se  venge.  Elle  ne  porte  plus  la  vue  de 
la  vérité.  Rien  ne  compte,  en  effet,  que  la 
Volonté  et  que  l'Intelligence.  Les  Ligues  n'y 
pourront  rien,  ni  Coppée.  Et  que  Barrés, 
Coppée  et  Lemaître  s'assemblent,  s'ils  veulent , 
pour    séparer    ce    qui    ne    se    sépare   pas  : 


SDR  LA  LIGUE  DE  LA   PATRIE  27 

L'intelligence,  qui  possède  pleinement  son 
objet,  c'est  la  volonté  même.  La  marée  et  les 
océans  ne  pèsent  rien  contre  elle,  —  qui  les 
pèse  et  les  tient,  si  elle  les  connaît  assez.  Cette 
intelligence,  qui  sait  pleinement,  et  qui  veut, 
dans  l'Etat,  elle  se  nomme  la  politique. 

Y  pensent-ils  seulement?  Toutes  leurs  rai- 
sons sont  faibles  ;  toute  leur  passion  est 
faible  ;  toute  leur  action.  Tout  est  faible  en 
eux,  parce  qu'ils  sont  faibles.  Et  c'est 
parce  que  leur  raison  est  faible,  qu'ils 
ne  veulent  pas  que  l'intelligence  soit  grande. 
Sans  doute,  leurs  débiles  appétits  sont  encore 
plus  forts  que  leur  intelligence.  Dans  l'ordre 
de  l'esprit,  ils  parlent  de  la  volonté,  comme 
ils  font  d'un  maître,  dans  l'ordre  des  faits.  Ils 
se  prosternent  devant  l'inconnu,  et  ce  qu'ils 
n'ont  pas,  par  un  retour  dérisoire  sur  tous 
leurs  manques.  «  Il  faut  vouloir  »,  disent-ils  ; 
mais  ils  ne  savent  pas  quoi.  A  la  justice 
abstraite,  ils  opposent  la  Patrie  et  le  Peuple 
abstraits.  La  Patrie  n'est  pas  plus  vivante 
sans  le  droit,  qui  l'anime,  que  ce  droit  n'est 
vivant  sans  elle,  qui  le  porte.  Toutes  ces 
grandes  forces  passent  ces  faibles  esprits.  Ils 
ne  souffrent  que  des  miettes.  C'est  là  où  ils 
installent  leurs  appétits  ;  et  le  repas  qu'ils 
osent  servir  à  tout  un  peuple.  Mais  ce  peuple 


28  LETTRE  II r 

a^  par  bonheur,  plus  de  besoins  qu'eux  ;  il  ne 
s'assied  pas  à  cette  table  du  pauvre.  Il  lui  faut 
une  nourriture  plus  solide.  A  la  prendre  selon 
leur  sens,  la  Patrie  est  l'idole  la  plus  vide  et 
presque  monstrueuse.  Ils  sont  forcés  de  la 
confondre  dans  la  race.  Gomme  s'ils  pou- 
vaient dire  où  commence  une  race,  où  elle 
finit  ?  Gomme  si  un  seul  d'entre  eux  pouvait 
remonter  dans  la  sienne  à  plus  de  quelque 
cent  ans,  qui  font  un  temps  infiniment 
petit.  Gar,  de  quel  droit  arrêtent-ils  leur 
race  dans  le  temps?  Ne  prétendait-elle,  peut- 
être,  qu'à  les  produire?  Le  beau  destin  pour 
elle  !  En  ce  cas,  elle  tendait  à  sa  destruction. 
Ils  osent  parler  de  race  et  fi.xer  des  époques 
là  où  la  volonté  seule  de  l'homme  est  le  vrai 
signe.  Ils  Tosent;  et  ils  se  disent  dévoués  à 
leur  pays  ;  et,  parmi  eux,  il  y  a  des  Lorrains  : 
ils  ne  savent  même  pas  que  c'est  alors,  de 
leur  propre  main,  qu'ils  donnent  la  Lorraine 
et  l'Alsace  à  l'Allemagne.  Ils  raisonnent  si 
misérablement,  que  toutes  leurs  théories 
appliquées  les  eussent  privés  de  leur  dieu. 
Si  la  volonté  et  fintelligence  ne  sont  pas 
tout  de  l'homme,  comment  évoquent-ils  Bru- 
maire? —  Ils  eussent  chassé  leur  dieu,  comm  e 
un  étranger.  Il  Tétait.  Votre  Maître,  votre 
Roi,  votre  César,  votre  Dieu,  n'était   qu'un 


SLR  LA  LIGUE  DE   LA  PATRIE  29 

Italien. —  11  ne  pouvait  pas  môme  prononcer 
les  «  u  ».  Sa  mère  est  morte  à  Rome,  et  ne 
parlait  pas  le  français.  Vous  voyez  donc 
bien  que  l'intelligence  qui  veut  —  compte 
seule,  et  seule  est  tout  :  puisque  cet  Italien, 
cet  étranger^  cet  ennemi  même  de  votre 
race,  —  esclaves,,  vous  l'avez  servi,  et  vous 
Tadorez. 

André  de  Séipse. 


Saint-Araand  (Cher).  —  Irap.  DESTENAY.  Bussièbe   frères. 


Prix  :  1  Franc 


PARIS 
LIBBAIRIE   DE  VAUT  INDÉPENDANT 

10,    RUE   SAINT-LAZARE,    10 

1899 

ToDf  droiti  réiervés 


i 


m 


DC 


i 


3    9097        1017017    6 

Suares,  André, 

Lettre  III  (i.e.  trois      ^r   la  s 


Suarês,  André 


Date  Due 


1899. 


DC35U.8 

S9     Suarês,  André. 

Sur  la  soi-disant 
Ligue  de  la  Patrie.