LETTRES ADRESSÉES
AU BARON
FRANÇOIS GÉRARD
PEINTRE D'HISTOIRE
Imp. QuafUcfTy,
LETTRES ADRESSÉES
AU BARON
FRANÇOIS GÉRARD
PEINTRE D HISTOIRE
LES ARTISTES ET LES PERSONNAGES CELEBRES
DE SON TEMPS
TROISIÈME EDITION
AVEC QUATORZE PORTRAITS A L'EAU-FORTE
Publiée par
LE BARON GÉRARD
SON NEVEU
et précédée d'une
NOTICE SUR LA VIE ET LES ŒUVRES DE FRANÇOIS GÉRARD
ET D'UN RÉCIT D'ALEXANDRE GÉRARD, SON FRERE
PREMIER VOLUME
PARIS
IMPRIMERIE DE A. QUANTIN
7, RUE SAINT-BENOIT, J
1888
fVD
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1120660
NOTICE BIOGRAPHIQUE
SUR LE
BARON FRANÇOIS GÉRARD
SA FAMILLE
SES ŒUVRES — SON SALON — SON ATELIER
SA CORRESPONDANCE
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J)oSn©EIBAiDD-
PERE DE FRANÇOIS GERARD
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MERE DE FRANÇOIS GERARD,
LA FAMILLE ET LA JEUNESSE DE GÉRARD
SES ŒUVRES — SA MORT EN 1837.
François Gérard naquit à Rome, en 1770, d'un
père français, attaché à la personne de l'ambassa-
deur de France, et d'une mère italienne.
Il était encore enfant lorsqu'il vint en France ;
mais déjà, en Italie, dès ses premières années, il
avait manifesté pour les arts du dessin des disposi-
tions si remarquables et un penchant tellement
persistant que sa famille, malgré ses hésitations,
ne put tarder longtemps à céder à ses désirs.
Les parents de Gérard, dont les ressources
étaient limitées, l'envoyèrent d'abord chez le sta-
tuaire Pajou. Il y apprit rapidement à modeler,
étude qui fut loin de lui être inutile dans le reste
de sa carrière.
Il passa ensuite dans l'atelier de Brenet, peintre
très en réputation, où David lui-même avait étu-
dié avant de prendre les conseils de Vien. C'est
là que, à Page de quatorze ans, ayant conçu le
sujet d'un tableau d'histoire, il vint supplier son
maître de lui permettre l'emploi des couleurs.
Brenet fut inflexible : avant de manier le pinceau,
4 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
disait-il, il fallait avoir fait un long apprentissage
du dessin.
Gérard alors, à l'insu de son maître, acheva
en peu de jours une composition de la Peste, où
Ton découvrit avec surprise, malgré d'évidentes
imperfections, les indices d'un véritable talent1.
Voilà ou le jeune artiste en était de ses pre-
miers essais, quand eut lieu, en 1786, l'apparition
du Serment des Horace s.
L'enthousiasme, qui entraînait toute la jeu-
nesse des écoles de peinture, le conduisit aussi
dans l'atelier de David, où il eut pour compagnons
Gros, Girodet et tant d'autres, destinés à illustrer
l'école de leur maître.
Au concours de 1789 pour le prix de Rome,
Gérard obtint la deuxième récompense 2.
Encouragé par ce premier succès qui en pré-
sageait un plus grand, Gérard, l'année suivante,
s'était mis de nouveau sur les rangs quand la mort
de son père, survenue pendant la durée des
épreuves, interrompit forcément son travail3.
1. Ce tableau fait aujourd'hui partie de la galerie de M. le
baron H. Gérard, son neveu.
2. Le sujet à traiter était Joseph reconnu par ses frères.
Girodet eut le premier prix. Le tableau de Gérard se trouve
actuellement au musée d'Angers.
3. Le tableau de Gérard, représentant Daniel défendant la
chaste Suianne, témoignait de ses rapides progrès. Il fut exposé
en 1793 et appartient aujourd'hui à son neveu.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 5
Devenu, à vingt ans, Tunique soutien de sa mère,
dont la santé lui donnait de vives inquiétudes,
et de ses deux frères, il renonça aux concours
et partit pour Rome, avec les siens, à la fin
de 1790. Girodet, auquel une intime amitié rat-
tachait alors, y était déjà, et, dans des lettres
pleines d'affection, le pressait instamment de venir
le rejoindre.
Gérard, qui avait compté sur ce voyage pour
perfectionner son talent, ne put malheureusement
rester longtemps en Italie ; menacé d'être inscrit
sur la liste des émigrés, il dut se hâter de rentrer
en France afin de sauvegarder le modeste revenu
de sa famille, faible ressource, destinée à dispa-
raître bientôt elle-même au milieu de la tourmente
révolutionnaire.
Cette époque ne devait laisser dans rame de
Gérard que de douloureux souvenirs ; au com-
mencement de 1793, il perdit sa mère, qu'il n'avait
jamais quittée et qu'il aimait tendrement.
A la suite de cet événement cruel il dut
pourvoir à l'éducation de ses deux frères i et
1. L'aîné, Henri, qui avait suivi la carrière delà marine,
mourut sur mer ; François Gérard resta chargé de son frère
Alexandre, plus jeune que lui de dix ans, qu'il éleva et suivit
dans sa carrière avec un soin tout paternel. Alexandre Gérard
fit partie, comme adjoint au corps du génie, de l'expédition
d'Egypte. Après une captivité au château des Sept-Tours, à
Constantinople, il entra dans l'administration des finances. Il
6 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
d'une jeune tante, sœur de sa mère, qu'il avait ra-
menée d'Italie, et qu'il épousa peu de temps après.
A cette époque, le jeune artiste avait à sur-
monter les difficultés du début; il accepta des
frères Didot de composer et d'exécuter des des-
sins pour leurs belles éditions classiques de Vir-
gile et de Racine. Ces compositions, fort remar-
quables, méritèrent les éloges de David, qui
trouvait dans chacune d'elles la matière d'un bon
tableau ; elles furent, pendant trois ans, l'unique
ressource de Gérard.
Enfin son esquisse du 10 Août lui valut, avec
le premier prix au concours ouvert par la Con-
vention, un logement et un atelier au Louvre.
Peu après, le Salon de 1795 étant ouvert, sur les
instances de ses amis qui le pressaient d'y expo-
ser, il entreprit un tableau de petite dimension,
première pensée du Bêlisaire. Cette toile, terminée
fut directeur des contributions directes à Charabéry, où il se ma-
ria, puis nommé à Orléans et ensuite à Paris, où il mourut en
1832.
François Gérard n'a pas eu d'enfants et l'unique héri-
tier de son nom est le fils de son frère Alexandre, M. Henri
Gérard qui, en 1870, a été autorisé à relever le titre de baron.
Par un sentiment facile à comprendre, le baron Henri Gérard
a tenu à publier, avec la correspondance de son oncle, le récit
fait par son père des circonstances qui amenèrent sa captivité au
château des Sept-Tours. Le lecteur trouvera ce récit, intéressant
à divers titres, immédiatement après la Notice biographique.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 7
avant la fermeture de l'Exposition, y obtint un vif
succès ; mais, malgré la vogue de sa composition,
Gérard resta longtemps sans pouvoir placer le
grand tableau exécuté, depuis, sur le même sujet.
Isabey, son ami, dont la réputation de peintre
de miniatures était déjà faite, insista chaleureuse-
ment pour avoir le tableau, et, le marché conclu
moyennant cent louis, l'exposa dans son atelier.
M. Mayer, ambassadeur de Hollande, le vit et en
offrit six mille francs. Isabey courut chez Gérard
et, après un débat honorable pour tous les deux,
força son ami à recevoir le surplus des cent louis
qu'il lui avait donnés i.
Bien des années après, Gérard, arrivé aux
honneurs et à la fortune, se plaisait à rappeler à
Isabey ce souvenir de leur jeunesse.
Gérard avait également exposé au Salon de
1795 le très beau portrait de Mllc Brongniart (de-
venue la baronne Pichon) 2.
Ces deux œuvres, traitées, Tune et l'autre,
avec une rare perfection et dans des genres si
1 . Le tableau de Bélisaire, que la belle gravure bien connue
de Desnoyers a reproduit, fut acheté plus tard par le prince
Eugène ; il est aujourd'hui à Munich dans la galerie du duc de
Leuchtenberg.
2. M. le baron Pichon, son fils, a confié cette belle peinture
pour être reproduite par le burin de M. Huot, grand prix de
Rome, élève d'Henriquel-Dupont, mort en 1883, auquel la So-
ciété française de gravure avait demandé ce travail.
j NOTICK BIOGRAPHIQUE.
opposés, par un homme qui atteignait à peine sa
vingt-cinquième année, fixèrent dès lors sa répu-
tation. Mais le pays était encore ébranlé des
secousses révolutionnaires, les fortunes privées se
trouvaient compromises et les personnes de la
société étaient peu disposées à acquérir des
œuvres d'art quand trop souvent le nécessaire
leur manquait. Gérard composa donc un tableau
pour le Salon de 1795, sans s'inquiéter de la des-
tination réservée à son nouvel ouvrage; ce fut
Tune de ses toiles les plus admirées et celle qui,
de toutes, a peut-être le mieux conservé Fhar-
monie des teintes et la fraîcheur du coloris :
V Amour et Psyché, œuvre dont le fini irrépro-
chable reproduit la beauté antique dans toute sa
pureté \
Dès cette époque, les circonstances poussèrent
Gérard à faire des portraits. Une fois engagé dans
cette voie, l'enchaînement non interrompu de ses
succès lui fit produire, entrente ans, quatre-vingt-
cinq portraits en pied et près de deux cents au-
tres présentant, presque tous, un véritable intérêt
historique 2 .
1. La Psyché, après avoir appartenu au général Rapp, fut,
à la vente de la galerie du général, acquise par la liste civile du
roi Louis XVIII; elle est aujourd'hui au Louvre, dans la salle
où l'on a réuni les chefs-d'œuvre de l'École française moderne.
2. Toutes les petites esquisses des portraits historiques en
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 9
Parmi ses premiers portraits remarquables, on
peut citer ceux de la famille Auguste (1796), d'Isa-
bey et de sa fille1, de La Réveillère-Lépeaux2,
de Mme Morel de Vindé et de sa fille, de Mme Bar-
bier-Walbonne, de Mme Récamier3, de Mme Tal-
lien, de Mmc Bonaparte, de Mmc Regnault de
Saint-Jean d'Angély4, etc.
La réputation de Gérard une fois établie, les
princes et les princesses de la famille régnante et
les grands dignitaires tinrent à honneur d'être
peints par lui.
De 1800 à 181 5, il fit successivement les
portraits de Bernadotte, de Murât, de la reine
Hortense, des impératrices Joséphine et Marie-
Louise-, celui du roi de Rome, qui excita l'en-
thousiasme de la grande armée quand il arriva
en Russie au milieu de la campagne ; celui du
prince de Talleyrand, reproduit par la très belle
pied, faites avant ou d'après les originaux, ont été achetées par
la liste civile à la vente qui suivit la mort de Gérard, et placées
au musée de Versailles dans une salle spéciale. Elles donnent
une juste idée du goût parfait de Gérard et de son admirable
entente des arrangements.
1. Donné au musée du Louvre, en 1848, par M. Eugène Isabey.
2. Au musée d'Angers; — il a été exposé au Trocadéro
en 1878.
3. A la préfecture de la Seine.
4. Donné, dans ces dernières années, au musée du Louvre
par M"10 de Sampayo.
io NOTICE BIOGRAPHIQUE.
gravure de Desnoyers; ceux de Canova1, de Cor-
visart2, du maréchal Lannes, celui de Ducis
En 1808, outre douze portraits, il exposa le ta-
bleau des T?*ois Ages 3, composition philosophique
qui représente, avec la grâce et l'habileté la plus
heureuse, le rôle de la femme, soutien de Phomme
aux diverses époques de la vie.
Napoléon, sous le Consulat, avait déjà fait ap-
pel au talent de Gérard en lui demandant son por-
trait4, et le tableau d'Ossian pour la Malmaison.
A son retour de la campagne d'Autriche, il le
chargea de peindre la Bataille d'Austerlitç pour le
plafond de la salle du Conseil d'Etat, aux Tui-
leries5.
Gérard n'avait pas encore peint de bataille ;
aussi, à l'Exposition de 1810, cette vaste composi-
tion révéla-t-elle sous un jour nouveau toutes les
ressources de son talent. On est frappé de la ma-
1. Le portrait de Canova, très admiré, est au Louvre, dans
la salle de l'Ecole française.
2. Au musée de Versailles.
3. Fait partie de la galerie de S. A. R. Msr le duc d'Au-
male, à Chantilly.
4. Ce magnifique portrait du premier consul, acheté à la
vente de Gérard par M. Reizet, appartient aujourd'hui à Mer le
duc d'Aumale, qui s'est rendu acquéreur de la collection Reizet.
On peut l'admirer dans la tribune de la galerie du château de
Chantilly.
5. Ce tableau a été gravé par Godefroy.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. n
nière large et précise dont le sujet a été traité. Il
était difficile de mieux opposer ranimation du
champ de bataille au calme de la figure de l'Em-
pereur, recevant, au milieu de son état-major, le
général Rapp qui lui apporte la nouvelle de la dé-
route de l'armée russe1.
Gérard avait imaginé de représenter son sujet
sur une immense tapisserie roulée et que déve-
loppaient l'Histoire, la Poésie, la Victoire et la
Renommée2. Sous la Restauration, la Bataille
d'Austerlitç ayant été remplacée au palais des
Tuileries par la Bataille de Fontenoy d'Horace Ver-
net, Gérard ne voulut pas que ces figures ser-
vissent de cadre banal à un autre sujet. Plus tard,
donnant suite à son idée et supposant qu'après
avoir déroulé le volume des annales de l'Empire,
elles en étaient arrivées au fatal dénouement, il
produisit ces allégories pour entourer son beau
paysage du Tombeau de Sainte-Hélène* .
La Bataille d' Austerlit\ a été placée, à Ver-
sailles, dans la galerie destinée à célébrer les
grandes victoires de l'armée française.
C'est la seule toile de cette partie du Musée
i. Lire l'appréciation de M. Guizot, dans sa remarquable
étude sur le Salon de 1810.
2. Ces quatre figures, aujourd'hui détachées du tableau, sont
au musée du Louvre.
3. Le tombeau de Sainte-Hélène fut acheté par le duc d'Or-
léans, fils du roi Louis-Philippe. lia été gravé par Garnier.
12 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
qui ait été peinte sous l'impression directe de
l'époque où s'est passée l'action.
Au commencement de la Restauration, Gé-
rard était arrivé à la position la plus brillante. Les
souverains avaient sollicité l'emploi de son talent
comme une faveur. On le vit, pendant la même
journée, donner séance dans son atelier à trois sou-
verains, et ses contemporains purent alors l'appe-
ler, un peu fastueusement peut-être, mais non sans
raison : le roi des peintres et le peintre des rois. »
Princes, généraux, diplomates, tous voulaient
remporter leurs portraits de sa main, les uns en
Russie, les autres à Vienne, ceux-ci à Londres,
ceux-là à Berlin, et Gérard, tout en faisant les por-
traits du roi Louis XVIII, de l'empereur Alexandre
et du roi de Prusse, travaillait en même temps à
ceux du duc de Wellington, du prince Schwarzen-
berg, des princes Auguste et Guillaume de Prusse.
Ces nombreux travaux ne l'empêchèrent pas
de composer, à la même époque, la plus impor-
tante de ses œuvres : Y Entrée de Henri IV à Pa-
ris*, qui obtint, au Salon de 1817, le succès le
plus éclatant. Le roi Louis XVIII étant venu
visiter l'exposition et ne voyant pas Gérard :
1. \J Entrée de Henri IV, placée depuis au musée de Ver-
sailles, et dont une réduction se trouve dans la salle de l'Ecole
française au Louvre, a été reproduite par la magnifique estampe
de Toschi, véritable chef-d'œuvre de la gravure moderne.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. i3
« M. Gérard n'est pas là, dit-il au comte Decazes,
j'aurais voulu avoir le plaisir de lui annoncer
devant Henri IV que je l'ai nommé mon premier
peintre i . »
Peu de temps après, Gérard commença son
tableau de Corinne au cap Misène. Il lui était
demandé par le prince Auguste de Prusse, qui
avait eu la délicate pensée de faire exécuter
pour Mmo Récamier une composition rappelant
à la fois l'un des principaux ouvrages et les traits
eux-mêmes de Mmo de Staël, leur commune amie.
Il aborda courageusement ce difficile problème et
le résolut avec un succès dont M. Thiers s'est
fait Técho dans son Salon de 1822 2.
En 1824, Gérard exposa le Philippe V reconnu
roi d'Espagne3 et, en même temps, revenant aux
sujets tirés de l'antiquité païenne, il terminait
successivement Daphnis et Chloêk , Hylas et la
Nymphe* et The'tis portant les armes d'Achille0.
i. Voir la lettre du comte Decazes du ier août 18 17.
2. Ce tableau a été légué au musée de Lyon par Mme Ré-
camier.
3. Gravé par Alfred Johannot. Au musée de Versailles.
4. Au musée du Louvre.
5. Après avoir appartenu à M. Paillet, l'illustre avocat,
Hylas et la Nymphe fait aujourd'hui partie de la collection de
M. le baron H. Gérard.
6. Cette esquisse, acquise par M. Pozzo di Borgo, a été
reproduite par la gravure de Richomme.
i4 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
Au milieu de ces grands tableaux, Gérard
continuait Ja série de ses portraits. Parmi ceux
qu'il exécuta, il faut citer le grand portrait du roi
Louis XVIII dans son cabinet à Saint-Ouen, puis
ceux du duc et de la duchesse d'Orléans, de
Madame Adélaïde, de Mmo de Staël, du duc De-
cazes, du général Foy, du comte Pozzo di Borgo,
de Mmo du Cayla et de ses enfants.
La duchesse de Broglie lui témoigna toujours
une vive gratitude pour avoir peint, sur les seules
indications qu'elle lui donna, le portrait de sa
mère, Mme de Staël. Elle offrit à Gérard, en témoi-
gnage de sa reconnaissance, le manuscrit des
Considérations sur la Révolution française1 .
M. de Chateaubriand avait dû, en 1823, à la
libéralité de Gérard le beau tableau de Sainte Thé-
rèse, destiné à l'établissement hospitalier de la rue
d'Enfer, qu'il avait fondé et où il s'est retiré
quelques années plus tard.
En souvenir de ce don généreux, l'auteur des
Martyrs, étant ambassadeur de France auprès du
Saint-Siège et ayant fait exécuter des fouilles à
Rome, envoyait au premier peintre du Roi un
beau buste antique, hommage de sa reconnais-
sance et de son admiration.
Le roi Charles X chargea, en 1827, le peintre
1 . Ce manuscrit est précieusement conservé par la famille.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. i5
de l' Entrée de Henri IV de représenter la céré-
monie du sacre et, après l'achèvement de cet im-
portant ouvrage, il fit offrir au grand peintre le titre
de comte et le grand cordon de la Légion d'hon-
neur, mais Gérard ne crut pas devoir accepter.
Enfin, après la prise d'Alger, quelques jours
avant la révolution qui allait briser sa couronne,
le roi demandait à son premier peintre un grand
tableau destiné à garder le souvenir de la glo-
rieuse expédition1.
Le duc d'Orléans avait depuis longtemps
prouvé à Gérard combien il appréciait son talent.
Sous la Restauration, il avait eu recours à ses
conseils pour la galerie.de tableaux du Palais-
Royal et pour l'éducation artistique des princes,
ses enfants. Néanmoins, à la suite des événe-
ments de 1830, par un sentiment de convenance
et de délicatesse, Gérard déclina le titre de pre-
mier peintre du roi dont la continuation lui était
offerte. Le roi comprit et respecta cet hono*
rable scrupule; la place et le titre furent sup-
primés.
Gérard reprit alors une grande toile, longtemps
exposée dans son atelier, restée à F état d'ébauche
et représentant un sujet tiré de Y Iliade : A la vue
des armes divines que sa mère lui apporte, Achille,
1. Voir le Moniteur du 20 juillec 1830. Ce tableau n'a pas
été exécuté.
K> NOTICE BIOGRAPHIQUE.
rejetant l'appareil du deuil, appelle ses compagnons
d'armes à venger la mort de Patrocle1.
Le tableau de la Peste de Marseille, belle
composition largement peinte, date de Tan-
née 1835. Gérard en fît hommage à PIntendance
de la santé de Marseille 2 ; il a été placé dans la
salle où figurait déjà le Saint Roch, de David.
Le maître et l'élève devaient se retrouver réunis
là, représentés l'un par une œuvre de sa première
jeunesse, l'autre par un de ses derniers tableaux.
On peut même dire que ce fut le dernier ouvrage
important de Gérard; car le tableau du Christ*,
peint Tannée suivante pour M. de Genoude,
n'a pas été entièrement achevé.
La santé déjà chancelante de Gérard s'altéra
gravement; il s'éteignit à Paris après une maladie
de quelques jours, le n janvier 1837, à l'âge
de soixante-sept ans.
Au moment suprême, il récitait les prières
que sa mère lui avait apprises et, donnant un
dernier souvenir à cette Italie, sa seconde patrie,
1 . Cette toile a été donnée par le neveu de Gérard au musée
de Caen où, bien qu'inachevée, elle produit un grand effet.
M. Barbey d'Aurevilly, dans un volume intitulé le Mémorandum.
décrit ce tableau en en faisant l'éloge.
2. En retour de ce présent, la ville de Marseille fit don au
baron Gérard d'un beau vase en argent ciselé par Odiot.
3. Actuellement au musée d'Orléans, auquel il a été donné
par son neveu.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 1?
qu'il désirait si ardemment revoir et qu'il avait
tant aimée, il répétait ces vers de Dante :
Quivi perdez la vis ta et la par o la
Nel nome di Maria Jinio. e quivi
Caddi, e rimase la mia carne sola:
Io diro'l vero e tiCl ridi tra i vivi :
Vangel di Dio mi prese. . .
(Dante, Purg. V. 100-105.)
LE SALON DE GERARD — SON ATELIER
SA CORRESPONDANCE
Le talent de Gérard avait été récompensé par
les plus hautes distinctions honorifiques. Cheva-
lier de la Légion d'honneur, dès la fondation de
l'ordre, Gérard reçut en 1806 le titre de premier
peintre de l'impératrice Joséphine. En 181 1, il fut
nommé professeur à l'Ecole des beaux-arts ; en
181 2, l'Institut de France lui ouvrit ses portes à
l'unanimité. Louis XVIII ne se montra pas moins
jaloux que l'empereur de reconnaître les mérites
de Gérard; il le fit, en 1816, chevalier de Tordre
de Saint-Michel; en 181 7, il le nomma premier
peintre du Roi; enfin, en 1819, il conféra à Gérard
le titre de baron, en lui laissant, par une faveur
tout exceptionnelle, le soin de choisir la devise
destinée à accompagner ses armes. Gérard prit
ces mots : Lume non e se non vien dal sereno.
Charles X le promut au grade d'officier de la
Légion d'honneur en 1826. 11 fut en outre con-
seiller des Musées royaux et membre des acadé-
mies de Berlin, de Munich, de Vienne, d'Anvers,
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 19
de Copenhague, de Genève, de Saint-Luc, de
Milan, de Turin, de Florence, etc.
Indépendamment de la renommée de Gérard
comme peintre, on était frappé du charme et de
l'aisance de sa conversation avec toutes les célé-
brités qui l'entouraient. Il possédait, en effet, l'es-
prit le plus fin, le plus judicieux, ce qui autorise
à affirmer qu'il aurait toujours été au premier
rang, quelle que fût la carrière choisie par lui.
Il plaçait très haut l'art auquel il avait consa-
cré sa vie et plus haut peut-être encore la dignité
de son caractère.
Sa générosité avec ses amis et ceux qui le se-
condaient dans ses travaux était bien connue. Il
en était de même du désintéressement dont il
donna maintes fois la preuve.
Nous avons déjà parlé du tableau de la Sainte
Thérèse offert à Chateaubriand, de la Peste de
Marseille donné à la ville. En 1826, la veuve du
général Foy i avait désiré faire peindre l'illustre ora-
teur par Gérard; celui-ci ne voulut pas recevoir le
prix de son œuvre. La comtesse Foy le pria d'ac-
cepter, en témoignage de sa reconnaissance et de
celle de ses enfants, un volume de V Histoire des
derniers Stuarts, de Fox, rempli d'annotations delà
1. La petite- nièce de Gérard devait plus tard épouser le
petit-fils du général Foy.
2o NOTICE BIOGRAPHIQUE.
main du général et qu'elle fit magnifiquement relier.
Gérard se servit de l'influence de son titre de
premier peintre du Roi pour aider les artistes et
faire connaître et récompenser le vrai talent. Il
fut un des premiers à apprécier Ingres comme
il méritait de l'être et ne cessa de protéger ses
débuts si difficiles. Ce fut lui qui indiqua au duc
d'Orléans, pour la place de maître de dessin de
ses enfants, Ary Scheffer, jeune et inconnu alors.
Enfin l'on verra, par les lettres de Léopold Ro-
bert, à quel point il s'intéressait à ce peintre,
qu'il aidait de ses conseils et auquel il comman-
dait deux tableaux.
Le salon de Gérard a été un des plus fréquentés
de Paris, à l'époque où il y avait encore des salons.
Dès les premiers jours de sa célébrité, dans
son petit logement du Louvre, Gérard avait com-
mencé les réunions du mercredi soir. Il avait
d'abord groupé autour de lui ses amis, les ar-
tistes, ses camarades : Ducis, Andrieux, Isa-
bey, Guérin, Hersent, le baron Desnoyers,
Carie Vernet; puis, plus tard, dans son salon de
la rue Bonaparte : Léopold Robert, Paul De-
laroche, Henriquel-Dupont, David d'Angers, Ary
SchefFer, Eugène Delacroix, Horace Vernet,
Heim, Schnetz, Mérimée, Firmin-Didot, Leh-
mann, etc.
Bientôt les relations s'étendirent et la maison
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 21
du peintre ne tarda pas à devenir un centre d'au-
tant plus recherché que, grâce au tact exquis du
maître, il formait comme un terrain neutre où
chacun aimait à se retrouver.
M. Thiers, arrivant à Paris sous la Restaura-
tion, jeune et encore peu connu, débuta dans le
monde par le salon de Gérard. Il conserva tou-
jours un reconnaissant souvenir de l'accueil qu'il
y avait reçu.
La soirée se prolongeant fort tard dans le sa-
lon de la rue Bonaparte, M. de Humboldt arrivait
souvent après minuit, au moment ou se formait
une causerie plus intime; il avait passé en revue
quelques-uns des autres salons de Paris et en
rapportait les nouvelles du jour, qu'il accompa-
gnait de ses réflexions toujours spirituelles, sou-
vent mordantes.
On trouvait aussi chez Gérard le comte de
Forbin,M. de Cailleux, M. de Saint-Aignan, M. de
la Ville de Miremont, l'auteur de Charles VI.
Quatremère de Quincy, Raoul Rochette, Cuvier
et d'Arcet y discutaient les questions d'art, de
sciences, de lettres, de voyages.
Les Italiens se donnaient rendez -vous dans
son salon pour faire d'excellente musique et
surtout de la musique italienne. On y entendait
souvent Mm<5 Grassini , Tamburini, Lablache,
Rtibini, la Pasta, les Grisi, la Malibran, toutes
22 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
les belles voix de l'époque. Rossini les accom-
pagnait et chantait son Barbier en présence de
Paër et de Meyerbeer.
Cependant Gérard, dont les facultés étaient si
brillantes et la société si recherchée, aimait parfois
à se dérober aux réunions du monde, et nous ne
pouvons mieux faire qu'en citant à ce propos
Mlle Godefroid1, son élève et l'amie de la famille,
i. Mlle Godefroid sera trop souvent citée dans les lettres
adressées à Gérard pour que nous ne donnions pas ici quelques
détails sur elle. Elle était fille et sœur d'artistes. Son père était
peintre et très habile restaurateur de tableaux; il fut un des
premiers qui mirent en pratique l'opération du rentoilage, im-
portée des Pays-Bas par son grand-père et par sa grand'mère,
tous deux chargés des restaurations sous Louis XV. Godefroid
était l'ami de Joseph Vernet, de David, de Vincent, de Pajou,
de Brenet, de Méhul, qui fut le professeur de Mlle Godefroid
et en fit une musicienne des plus distinguées. Le frère de Mlle Go-
defroid était un peintre de talent, élève de David. Il fut le
premier maître de sa sœur et put la mettre en état de professer
le dessin dans la maison dirigée par Mme Campan, où étaient
élevées les filles des officiers, membres de la Légion d'honneur.
Elle quitta cette position, qui lui avait donné l'occasion de se
lier avec la reine Hortense, pour entrer, en 1812, dans l'atelier
de Gérard. Elle fut dès lors son principal auxiliaire, parmi les
artistes intelligents qu'il était obligé de s'adjoindre pour les nom-
breuses répétitions de portraits officiels qui lui étaient demandées.
Mlle Godefroid fut, pendant plus de vingt-cinq ans, son aide le
plus constant et le plus fidèle.
Bien qu'elle eût entièrement sacrifié sa personnalité aux nom-
breuses commandes faites à son maître, elle exposa cependant
quelques portraits, qui furent remarqués, entre autres : ceux
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 23
dont les notes, écrites sous l'impression de pieux
souvenirs, étaient destinées à retracer au neveu de
Gérard les traits principaux du caractère de son
maître. Voici un extrait de ces notes que M. Le-
normant reproduisit dans sa biographie de Gé-
rard, publiée en 1841.
« Il avait le goût des habitudes simples; à
l'âge où il était le plus brillant dans le monde,
il y avait une certaine heure du soir où la céré-
de Mmc Vigano la cantatrice, au musée de Milan; de l'im-
provisateur Sgricci, et des enfants du duc d'Orléans. Ces der-
niers, en pied et de grandeur naturelle, étaient dans la galerie du
Palais-Royal; ils furent détruits en 1848. Il en est question
dans une des lettres adressées à Gérard par le prince. M1Ie Go-
defroid fit, pour notre colonie du Sénégal, un tableau impor-
tant : Notre-Dame du Rosaire.
Elle n'était pas seulement une artiste habile qui s'était iden-
tifiée au talent de son maître, elle était aussi devenue l'amie dé-
vouée de Gérard et de sa famille. M. de Humboldt l'appelait sa
protectrice^ dans des lettres adressées à M,Ie Godefroid, que
nous avons aussi publiées. Tous ceux qui ont connu cette si
aimable personne en ont conservé le plus affectueux souvenir.
Elle est morte à Auteuil, chez M. Henri Gérard, à l'âge de
soixante-douze ans, le 9 juin 1849, ayant consacré les années
pendant lesquelles elle a survécu à Gérard à mettre en ordre ses
notes, ses dessins, ses croquis et à rassembler tous les docu-
ments qui avaient trait à sa mémoire, et qui ont été très utiles à
la publication de l'œuvre de Gérard, en 3 volumes in-f°, par son
neveu, faite de 1852 à 1857.
Une intéressante notice sur la vie de M,le Godefroid, due à
la plume de Mme Ch. Lenormant, a paru, en 1869, dans la Ga-
lette des Beaux-Arts.
24 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
monie lui devenait à charge, au point de s'y dé-
rober parfois plus brusquement que la politesse
ne l'aurait voulu, et cela, pour aller courir vers
Montmartre, dans un appartement où il trouvait
Percier, Fontaine et Bernier, ce dernier ami
intime des deux autres, tous occupés à fumer et à
dire des folies d'atelier. Il a continué à se réunir à
eux jusqu'à ce que sa mauvaise santé lui eût ôté
l'envie de sortir. Quand il quittait le monde pour
revenir chez lui, il était heureux comme un enfant,
et son empressement était si grand pour rentrer
dans son fauteuil et prendre son cigare qu'il com-
mençait, à la première marche, à défaire ses pre-
miers boutons, et qu'il arrivait souvent presque
déshabillé en haut.
a Quand il pouvait manquer un dîner un peu
cérémonieux, il était dans des joies d'enfant.
« En somme, il avait un esprit d'indépendance
indomptable, il était incapable de se contraindre
à attendre; passé une certaine mesure, il ne ré-
sistait pas à l'impatience, quelle qu'en pût être la
conséquence.
« Lorsqu'il fit la Bataille d'Ansterlitç, il dut
en soumettre l'esquisse à l'empereur; il prit jour
avec M. Fontaine et alla avec lui à Saint-Cloud;
mais l'empereur ne put le recevoir à l'heure dite.
Gérard avait fait l'effort d'arriver à ce rendez-
vous très matinal; après une longue attente, l'em-
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 25
pereur n'étant pas encore libre, fatigué, agacé, il
échappa à M. Fontaine, qui essayait de tous les
moyens pour le retenir, et remonta en voiture;
ce fut partie remise.
« Gérard ne gouvernait pas ceux qui l'entou-
raient par des paroles ou des directions calculées;
il entraînait tout par Pardeur de sa volonté et la
conviction, pour ainsi dire, naïve, qu'il n'en pou-
vait être autrement. Il était vraiment beau à voir
pour ceux qui avaient le bonheur d'assister à son
travail : il méditait longtemps ses compositions,
ensuite il jetait ses idées avec abondance et rapi-
dité, puis il revenait à froid choisir et châtier sans
aucune faiblesse paternelle.
« Il en était de même pour l'exécution : quand
il avait établi, avancé un morceau, il quittait le
travail et revenait, quelque temps après, non
étourdiment, mais avec précaution et recueille-
ment, pour recevoir l'impression vive et précise
de ce qu'il revoyait. Avec sa parfaite organisation,
c'était le plus sûr conseil qu'il pût recevoir ; ce-
pendant il n'en dédaignait aucun, mais il savait
bien empêcher qu'on ne les lui donnât hors de
propos.
« Ceux qui l'ont suivi dans tous ses moments à
Patelier peuvent témoigner combien il y était ai-
mable et, l'on peut dire, bon camarade. Quand le
travail marchait bien, les chansons, les mots plai-
26 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
sants, les anecdotes jaillissaient à tous moments;
l'atelier était un vrai paradis. Je n'ai pas envie de
dissimuler qu'il n'y eût aussi des jours de tem-
pêtes.
« Il avait quelquefois de profonds découra-
gements ; il en eut un tel, entre autres, pen-
dant qu'il faisait la Psyché, qu'il sortit de l'atelier
en jurant de n'y plus rentrer et, pour mieux
tenir parole, il en jeta la clef au hasard dans la
rue.
« En général, quand il commençait à se fati-
guer, il se faisait faire de la musique ; les parti-
tions de Mozart et de Rossini étaient un trésor
inépuisable de jouissances pour lui.
« Il se faisait beaucoup lire, surtout l'histoire
et les mémoires. En fait de poésie, la Bible, Ho-
mère, le Dante et Pétrarque étaient ses lectures
favorites. Il aimait passionnément Cervantes. Il
supportait difficilement les romans. Peut-être, s'il
les eût lus lui-même, il en eût été quelquefois sé-
duit; mais l'épreuve de la lecture à haute voix
ne lui permettait guère d'en entendre de suite
une vingtaine de pages. Gil Blas était une
exception.
« Quelque bonté, quelque familiarité qu'il eût
dans sa vie intérieure, personne n'était tenté
d'aller trop loin avec lui ; le fond de sévérité de
son caractère et la délicatesse de son goût étaient
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 27
une très suffisante défense pour lui ; on se sentait
averti de la mesure à garder.
« Cette sévérité, qui s'exerçait beaucoup plus
sur lui que sur les autres, lui a cependant été
utile aussi.
« Sa vie se partageait presque régulièrement
entre des jours de mélancolie, quelquefois très
profonde, et des jours de courage, de gaieté vive
et d'une grande activité pour le travail. Son orga-
nisation paraissait avoir besoin de cette espèce de
repos ou de relâchement, en dédommagement de
ce qu'il dépensait dans les beaux jours.
« Je l'ai vu, dans la fleur de sa jeunesse,
comblé des témoignages d'estime du souverain
et du public, gâté par le monde, enfoncé dans
un canapé où, par parenthèse, il a passé une
bonne partie de sa vie, trouvant et donnant les
meilleures raisons pour se considérer comme le
plus malheureux des hommes. Si par là-dessus il
pouvait avoir une bonne nuit, il sortait de ce
nuage le plus brillant et le plus charmant des
hommes.
« Il aimait Tordre par instinct et par principe
et riait de tout son cœur de la manie très générale
qu'on a d'allier presque toujours l'idée du génie
à celle du désordre.
« Dans la position où l'avait placé son mérite,
avec son goût de convenance et d'ordre , il ne
28 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
pouvait être indifférent à l'état de sa fortune, mais
il n'a jamais agi dans cette seule vue. Sa fortune
s'est faite par la force des choses. Il n'a jamais su
faire une affaire et, lorsqu'il a cédé une ou deux
fois dans sa vie aux sollicitations de ses amis pour
en essayer par leurs mains, il a perdu tout ce qu'il
y avait mis.
« Il a été longtemps gêné à ses débuts, au
moment de la Révolution ; depuis, il gagna beau-
coup d'argent, mais il Fa toujours dépensé large-
ment et convenablement. Il en a beaucoup donné
à ses aides et pour se faire graver.
« Du reste, il ne touchait aucune somme. S'il
arrivait qu'il en passât par ses mains, il la portait
aussitôt à Mme Gérard, qu'il appelait à juste titre
son ministre des finances.
a II disait toujours qu'il n'entendait pas la pro-
priété, et c'était vrai.
« Par suite de tout cela, il n'avait générale-
ment jamais plus de cinq francs en monnaie dans
sa poche. Ainsi, une fois, il eut l'aimable idée de
faire cadeau à sa femme d'une petite parure de
fantaisie; il l'apporta tout enchanté, au grand
plaisir de Mmo Gérard; puis, un mois après, il lui
dit tout sérieusement : « Ah ça! as-tu songé à aller
« payer cette parure ? »
« En raison de ces habitudes, et pour ne pas
avoir à essuyer les sages remontrances de son mi-
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 2g
nistre des finances, il lui est arrivé plusieurs fois
d'emprunter à un ami pour prêter à un autre ; au
bout de quelque temps, il disait à sa femme : « Tu
auras soin de remettre à . . . mille francs qu'il m'a
prêtés. » Il fallait bien en passer par là, même
sans sermon. Ce n'était pas qu'il ne fût, dans
toute la force du terme, le maître à la maison,
mais il aurait tout fait afin de s'éviter un mot
ennuyeux.
« Excepté pour les souverains de France et
leur famille, il n'est jamais sorti de chez lui pour
donner une séance.
« L'idée de la dignité de son caractère et de sa
position sociale était si bien établie qu'il n'y a
jamais eu besoin d'une négociation à ce sujet. Les
princes qui lui ont fait l'honneur de lui demander
leurs portraits y ont toujours mis une grâce et
une courtoisie aussi honorables pour eux que pour
lui. La chose s'est quelquefois traitée directement,
et quelquefois par les intermédiaires les plus dis-
tingués. »
L'élévation de son esprit, la droiture de son
caractère et la simplicité de ses goûts le faisaient
aimer de tous ceux qui le connaissaient.
Gérard mourut un mercredi. C'était le jour
consacré à ses amis, le jour où il recevait dans
son salon tout ce que Paris comptait d'hommes
distingués. Quelques-uns d'entre eux, pour qui
3o NOTICE BIOGRAPHIQUE.
cette visite était devenue l'habitude de chaque
semaine, se présentèrent à la porte de la maison.
Ils furent reçus par le vieux serviteur de Gérard,
qui leur dit : Monsieur le baron est mort. Ils se
séparèrent navrés; les uns perdaient un ami siir,
les autres un guide et un soutien, et tous com-
prirent qu'un vide se formait au milieu d'eux.
Chose bien rare et presque sans exemple dans
une ville comme Paris, où le temps use et trans-
forme tout si vite, l'habitude qu'on avait prise de
se réunir chaque semaine dans le salon de Gérard
avait duré trente-cinq ans et ne fut interrompue
que par sa mort1. On peut même dire que le salon
de Gérard lui survécut encore quelque temps. Ses
amis continuèrent à se réunir autour de sa veuve,
la baronne Gérard, jusqu'à la mort de celle-ci
(1848).
Outre ses mercredis parisiens, Gérard recevait
encore ses amis, pendant la belle saison, les
lundis, à Auteuil où il avait, sur le bord de la
Seine, une habitation entourée d'un grand parc2.
Il y passait une partie de l'année, bien qu'il re-
1. A Paris, Gérard habitait, rue Bonaparte, une maison qu'il
avait chargé ses amis Percier et Fontaine de lui construire. Der-
rière cette maison et communiquant avec elle, Gérard avait son
principal atelier, rue Saint-Benoît, qui était vaste, admirablement
disposé et bien digne des personnages qui s'y rendaient.
2. C'est sur cette propriété qu'ont été construits, depuis, les
établissements de Sainte-Périne et de Chardon-Lagache.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 3i
vînt le jour à Paris, préférant peindre dans l'ate-
lier auquel il était habitué.
Ce qui donnait au salon de Gérard un charme
tout particulier, c'est que, restant ainsi ouvert
sans interruption, on faisait le tour du monde, on
restait dix ans absent, et, au retour, c'était le
môme salon où on retrouvait la même société
choisie et le même accueil, comme si l'on s'était
séparé la veille.
Du reste, comme on le verra dans ces deux vo-
lumes, un grand nombre des amis de Gérard con-
tinuaient, malgré l'absence et l'éloignement, leurs
rapports avec lui par une correspondance suivie.
Au début de la Révolution, c'était Girodet lui
écrivant d'Italie, tandis que d'autres camarades,
Pajou et Devienne, lui racontaient les vicissitudes
de la vie des camps dans les armées de la Répu-
blique; c'était Ducis le prenant pour confident de
ses espérances à la veille de la première repré-
sentation à'Hamlet.
Rendant l'époque impériale , de Beausset,
Denon le félicitaient sur ses œuvres, le géné-
ral Rapp le consultait sur des achats de tableaux,
Mme Récamier lui écrivait de Châlons les ennuis
de son exil. Puis, plus tard, quand la défaite suc-
céda à la victoire, Corvisart lui dépeignait les
tristesses et les misères de l'occupation étrangère.
Sous la Restauration, Thévenin, Guérin et
32 NOTICE BIOGRAPHIQUE.
Horace Vernet, successivement directeurs de
TEcole de Rome, lui demandaient conseil et ap-
pui en lui soumettant leurs idées et leurs projets
sur la villa Médicis. Constantin et Léopold Robert
le tenaient au courant de leurs travaux et de Tétat
des arts en Italie, tandis qu'en même temps Bois-
serée lui écrivait d'Allemagne pour lui transmettre
les amitiés de Gœthe ou lui raconter les projets
artistiques du roi de Bavière.
C'était encore le jeune naturaliste Jacquemont,
chargé par le Muséum d'histoire naturelle d'ex-
plorer Tlnde anglaise, remerciant Gérard des re-
commandations obtenues de lord Wellington et lui
parlant de toutes les péripéties de son long voyage.
Enfin le duc Decazes, après avoir aimé, pen-
dant son ministère , à prendre les conseils du
peintre de l'Entrée de Henri IV pour tout ce qui
avait trait aux beaux-arts, lui écrivait ensuite, de
sa retraite de la Grave, des lettres pleines de la
plus affectueuse amitié.
M. de Humboldt fut de ceux qui entretinrent
avec Gérard une correspondance suivie ; pendant
trente ans, il lui écrivit, de près ou de loin, de
Paris même ou de Berlin, ne craignant pas de dire
son avis sur les hommes et sur les choses, s'épan-
chant librement auprès de son ami et s'entre-
tenant d'une foule de sujets intéressants pour
l'art, l'histoire ou la science.
NOTICE BIOGRAPHIQUE. 33
Gérard regretta souvent de n'avoir pas écrit
ses mémoires, où Ton eût retrouvé la trace de ses
relations et de ses impressions. Malheureusement,
le temps et les loisirs lui manquèrent. Seule sa
correspondance, très étendue, est restée.
Dessiné par Dutertre pour la collection de tous les portraits
des membres de la commission d'Egypte
RÉCIT'
SUR LE COMMENCEMENT
DE L'EXPÉDITION d'eGYPTE ET SUR LES ÉVÉNEMENTS
QUI ONT PRÉCÉDÉ LA CAPTIVITÉ
DE M. ALEXANDRE GÉRARD AU CHATEAU
DES SEPT-TOURS, A CONST ANTINOPL L 2.
J'avais dix -huit ans et m'occupais depuis
quelques années de l'étude de la chimie sous
les leçons du meilleur et du plus respectable des
maîtres, lorsque la nouvelle d'une expédition
lointaine se répandit ; le but en était ignoré, mais
elle ne pouvait qu'être belle.
Une fallait pas moins que le nom et l'honneur
d'accompagner les savants les plus distingués
pour me déterminer à quitter le digne M. d'Ar-
i. M. Pouqueville, docteur en médecine, membre de la
commission des sciences et des arts d'Egypte, dans le deuxième
volume de son Voyage en Morée^ à Constantinople. en Albanie,
édité en 1805, donne aussi une relation des événements contenus
dans ce récit.
2. Alexandre Gérard, fait prisonnier le 5 frimaire an III, ar-
riva seulement au château des Sept-Tours le 28 nivôse ; il eut
donc à subir, pendant plus de deux mois, les fatigues, les mau-
vais traitements dont on va lire le récit.
36 ALEXANDRE GERARD.
cet1, que je regardais, avec raison, comme un
second père, et un frère aîné en qui consistait
toute ma famille, la mort m'ayant enlevé tous les
autres objets de mes plus tendres affections.
Attaché à la commission des sciences et arts,
je partis, le 2 floréal an VI, de Paris, pour me
rendre à Chartres et de là à Lyon, où je reçus
Tordre de continuer ma route pour Marseille et
Toulon; j'y arrivai le 16 du môme mois.
Je connaissais Marseille depuis un voyage que
j'avais fait en Italie quelques années auparavant,
mais je n'avais jamais vu Toulon et n'avais pas la
moindre idée de ce qu'étaient un port de guerre,
une escadre, une armée et un embarquement. Ce
spectacle, nouveau pour moi, m'étourdit d'abord
par un contraste frappant avec la tranquillité qui
régnait dans le laboratoire de M. d'Arcet ; mais il
m'enchanta bientôt parce qu'il était celui qui devait
nécessairement convenir à mon âge et à mon
caractère.
Je passai quatorze jours à parcourir Toulon et
les environs, et le 29 j'allai coucher à bord du Ton-
fiant; sur lequel j'étais destiné à faire le voyage.
Le 30 au matin, l'escadre mit à la voile ainsi
qu'une partie du convoi qui était en rade.
t. D'Arcet, chimiste, né en 1725, mort en 1801. Fut précep-
teur des fils de Montesquieu, puis se fit recevoir médecin et se
livra à l'étude de la chimie. Professeur au Collège de France,
puis directeur de la manufacture de Sèvres, inspecteur des essais de
monnaies, membre de l'Académie des sciences et enfin sénateur.
ALEXANDRE GÉRARD. 37
Je n'entrerai dans aucun détail sur la route
tenue par l'escadre française, la prise de Malte et
la première campagne de la basse Egypte, qui est
la seule que j'aie faite.
Je renverrai à l'intéressantvoyage de M. Denon,
qui détaille lune et l'autre avec une extrême pré-
cision et beaucoup mieux sans doute que je ne
pourrais le faire ; j'écrirai seulement mes aven-
tures, trop heureux si, à coté d'un sujet aussi grand
et aussi beau que celui de l'expédition d'Egypte,
je puis soutenir l'intérêt du lecteur jusqu'à la fin
d'un journal qui n'a peut-être que le mérite de
présenter, dans un espace de temps très resserré,
une foule d'événements dont l'enchaînement sem-
ble tenir du fabuleux.
J'étais parti le 30 floréal de la rade de Toulon;
le 24 prairial, j'entrai dans Malte qui, ainsi que son
gozzo, était déjà au pouvoir de l'armée française.
Pendant cette première traversée, j'étais allé plu-
sieurs fois à bord de V Orient, sur lequel se trou-
vaient plusieurs amis de mon frère, entre autres le
général Caffarelli, MM. Regnault de Saint-Jean
d'Angély et Arnault.
Le désir de servir d'une manière plus active et
peut-être un peu de légèreté dans mon caractère,
qui longtemps m'a porté à vouloir faire toujours
autre chose que ce que je faisais, me déterminè-
rent à solliciter du général la faveur d'être attaché
à l'arme du génie, en qualité d'adjoint; il me l'ac-
corda. A la vue de Malte, je reçus l'ordre de débar-
jN ALEXANDRE GERARD.
quer sous le commandement du colonel Poitevin.
Arrivé dans la ville, le général CafFarelli me con-
firma de la manière la plus obligeante dans le
grade de lieutenant, que je n'avais encore reçu que
provisoirement.
Je partis de Malte, le ier messidor, avec la flotte
qui, le 13, arriva près d'Alexandrie. Dans la même
journée, j'eus ordre de débarquer à la tour des
Arabes, où je passai la nuit au bivouac. Le 14 au
matin, la division Bon, de laquelle j'étais, se mit
en marche, et, à minuit, nous étions sous les murs
d'Alexandrie qui, enlevée d'assaut, fut bientôt
après en notre pouvoir.
Je n'avais vu à Malte que des escarmouches et
je me trouvai là, au contraire, à une affaire qui me
sembla d'autant plus sérieuse qu'elle était la pre-
mière à laquelle j'assistais. Le spectacle de plu-
sieurs hommes tués à mes côtés me fit éprouver
un serrement de cœur extrême et m'ébranla même
un moment ; mais bientôt l'amour-propre, ce mo-
bile de toutes les actions humaines, que nous
habillons et qualifions à notre guise, venant à
mon secours, me fit voler à l'assaut avec uiie assu-
rance dont, certes, une heure avant, je ne me serais
pas cru capable.
Je passai cinq jours à Alexandrie, d'où je m'em-
barquai, le 19, sur l'aviso YEtoile pour me rendre
à la barre du Nil. J'y arrivai le 20, après avoir
mouillé la veille au milieu de l'escadre française
qui était à Aboukir.
N
ALEXANDRE GÉRARD. 39
Le jour suivant, je remontai le fleuve et entrai
dans la basse Egypte, que je parcourus dans tous
les sens, pendant cinq mois, sous les ordres des
généraux Menou, Vial et Andréossy.
J'étais très fatigué de mes courses lorsque,
revenant au Caire pour la seconde fois, j'y fus at-
taqué de maux de jambes qui, me forçant à gar-
der le lit, me laissèrent le loisir de songer à
ma patrie et à mes amis, dont une distance de
neuf cents lieues me séparait alors.
- L'Egypte me paraissait belle, les rives du Nil
enchanteresses ; mais elles ne me dédommageaient
pas de celles de la Seine, auxquelles je ne pouvais
penser sans émotion. D'ailleurs, la perte de plu-
sieurs de mes camarades jetait dans mon âme une
nouvelle mélancolie, que le manque de lettres de
France eût encore augmentée, si déjà elle n'eût
été à son comble.
Mon indisposition devenait plus grave de jour
en jour; la maladie du pays prenait sensiblement
sur ma santé ; enfin il me fut impossible de
résister plus longtemps au désir ou, pour mieux
dire, au besoin de retourner en France. J'en de-
mandai la permission au général en chef qui, trou-
vant mes raisons plausibles, me l'accorda avec un
passeport pour me rendre du Caire, que je quit-
tai le 29 vendémiaire, à Alexandrie où j'arrivai le
4 brumaire.
J'avais la permission de retourner dans ma
patrie ; mais, soit effet d'un reste de légèreté, ou
4o ALEXANDRE GÉRARD.
pressentiment des malheurs qui devaient m'ar-
river, je ne quittai pas sans peine l'Egypte, où je
laissais encore quelques amis.
Le 14 brumaire an VII, je m'embarquai avec
plusieurs Français1 qui, ainsi que moi, retournaient
en France, sur la tartane livournaise la Madona
di Monte-Negro.
Vers les onze heures du soir, le vent favorable,
que nous attendions depuis dix jours, souffla avec
tant d'impétuosité que nous faillîmes échouer en
sortant du port. Sur les minuit, nous nous trou-
vâmes tellement près d'un vaisseau anglais, de la
croisière qui bloquait Alexandrie, que nous enten-
dions parler l'équipage qui, heureusement, le
temps étant noir, ne nous aperçut pas. Nous cin-
glâmes pendant toute la nuit vers les côtes basses
et blanchâtres de la Libye, que nous reconnûmes
au lever du soleil.
Le vent ayant presque entièrement tourné au
nord, nous courûmes de longues et pénibles bor-
dées qui, malgré nos voiles latines, nous faisaient
gagner peu de chemin.
1. Ces passagers étaient: Pouqueville, membre de la com-
mission d'Egypte, auteur du Voyage en Marée cité plus haut ;
Bessières, également membre de la commission d'Egypte; Poi-
tevin, colonel du génie; Charbonnel, colonel d'artillerie; For-
mer, commissaire des guerres; Beauvais, adjudant commandant;
Alexandre Gérard ; Joie et Bouvier, officiers de marine ; Gue-
rini, inquisiteur de Malte, de Tordre des carmes déchaussés;
Mathieu, guide du général en chef; un cahouas ou coureur
égyptien et quelques domestiques.
ALEXANDRE GÉRARD. 41
Le 16 brumaire, le vent étant devenu plus
favorable, nous mîmes le cap sur l'île de Candie,
que nous reconnûmes, le 18, au mont Ida, dont le
sommet élevé domine tomes les autres montagnes,
et nous gagnâmes ensuite le gozzo de Candie, très
près duquel au temps le plus orageux succéda le
calme le plus complet, qui dura dix jours entiers.
11 faut avoir navigué, et navigué surtout pour re-
tourner dans son pays, pour sentir combien ce
calme devait nous rendre malheureux et combien
il était pénible, l'imagination nous portant sans
cesse vers le bonheur, de toujours nous réveiller
au même point où nous étions la veille. D'ailleurs,
à ces contrariétés morales s'en joignaient de phy-
siques, qui devaient nécessairement encore ajou-
ter à leur amertume. La chaleur était excessive,
le bâtiment très petit, l'équipage nombreux et
les passagers entassés les uns sur les autres, par
conséquent aussi mal que possible ; mais enfin la
fortune, lasse de nos plaintes, exauça nos vœux et
le vent, ayant tourné au sud, nous devint aussi
favorable que l'ignorance de nos marins nous de-
vint funeste.
Le 3 frimaire, nous reconnûmes à la chaîne des
Apennins les côtes de la Calabre, vers lesquelles
nous faisions voile depuis cinq jours; mais nos
marins, ayant pris le cap Rizzuto pour le phare
de Messine, allèrent vers ce point où, le vent
ayant cessé, les courants nous affalèrent sur la
côte, près du golfe de Squillace. La nuit du 4 au
42 ALEXANDRE GERARD.
5 frimaire an VII vit s'évanouir toutes nos espé-
rances et commencer nos malheurs avec la perte
de notre liberté, dont nous ne connûmes le prix
qu'au moment où nous la perdîmes.
Vers les trois heures du matin, nous fûmes
réveillés par le bruit sourd de pas précipités sur
le pont de notre tartane. J'y montai à la hâte,
avec quelques-uns des passagers, pour connaître la
cause de ce brouhaha, d'autant plus étonnant que
le temps était trop calme pour nécessiter aucune
manœuvre forcée. En arrivant, nous vîmes la cha-
loupe à la mer et tous les matelots livournais en-
tassés dans cette frêle embarcation, qui pouvait
à peine les contenir. Un seul de ces malheureux
était encore à bord, nous le forçâmes de rester
au gouvernail; les autres gagnèrent la terre, dont
nous n'étions qu'à une lieue, et y furent tous mas-
sacrés, ainsi que nous l'apprîmes par la suite.
Bientôt nous connûmes le motif de cette fuite,
en voyant arriver sur nous un bâtiment, que nous
jugeâmes être barbaresque à sa manœuvre, bien
que de construction italienne.
Lorsqu'il fut à portée, il nous envoya la bordée
de ses six pièces de bâbord, dont les boulets ne
blessèrent aucun de nous. Cette décharge fut suivie
des cris mille fois répétés de maina canaille sensa
fida, ce qui signifiait : Amenez canaille sans foi.
Cette invitation, pendant laquelle le bâtiment ap-
prochait toujours de nous, fut accompagnée d'une
grêle de balles; nous n'étions que dix-sept abord
ALEXANDRE GERARD. 43
sans armes et sans munitions. Il nous était impos-
sible de nous défendre et, ne sachant pas manœu-
vrer un vaisseau, nous ne savions quels cordages
tirer pour hisser les voiles, ainsi que le désirait le
corsaire dont l'audace, accrue par la certitude de
notre faiblesse, fut alors à son comble. Ayant ac-
costé la tartane, il y jeta un premier grappin pour
s'y accrocher et donner l'abordage; mais, soit qu'il
s'y fût mal pris ou que l'un des nôtres le décrochât,
il retomba à la mer. Le corsaire revint à la charge
une seconde fois et bientôt notre pont fut inondé
d'une foule de barbares, qui distribuèrent à tort et
à travers quelques coups de sabre et force coups
de garcettes,'dont ensuite ils garrottèrent tous mes
camarades qu'ils entassèrent sur l'avant du bâti-
ment, dans lequel ils se répandirent pour enfon-
cer, piller nos malles et voler notre argent, que
nous entendions rouler autour de nous. L'état
habituel de mes finances me rendit tranquille
sur ce point. Je ne sais par quel hasard j'échap-
pai au garrottage général, mais enfin je ne fus pas
garrotté et je ne reçus même aucune blessure.
Ma première idée, nageant bien, fut de me jeter à
l'eau pour gagner le rivage à la nage ; le sort d'un
Maltais qui, voulant user de ce moyen, fut à l'in-
stant percé de plusieurs balles, me détourna de ce
projet aussitôt abandonné que conçu.
S'il m'eût été possible de rire dans ce moment,
il se présenta une circonstance qui y était bien
favorable. Un de nos camarades, marin et con-
44 ALEXANDRE GERARD.
naissant par conséquent tout le danger d'un abor-
dage et d'un abordage surtout donné par des Barba-
resques, imagina, pour s'épargner quelques coups,
de s'emparer d'un pavillon français qui était sur la
tartane et de s'en envelopper comme d'une robe
de chambre. Il courut sur le pont dans cet accou-
trement en criant à des gens qui, ne l'entendant
pas, frappaient comme des sourds : Si vous ne
respecte^ ma personne, respecte^ au moins le pavillon
français.
Mais, comme des scènes trop violentes ne peu-
vent durer longtemps et que d'ailleurs nos coffres
étaient vides, on entra en pourparlers et la langue
barbaresque fut celle dont on se servit. Sachant
mal l'italien, il me fut aisé de la bien parler. J'ex-
pliquai alors au lieutenant du capitaine corsaire
que sa régence n'étant pas en guerre avec notre
gouvernement, il avait eu tort de se conduire
ainsi à notre égard ; il en convint, nous fit des ex-
cuses, mais nous n'en restâmes pas moins pris et
dépouillés. Pendant ce colloque, le capitaine, qui
vraisemblablement s'ennuyait de ne voir arriver
personne, ordonna à Ibrahim, son délégué, d'en-
voyer de suite les prisonniers à son bord. Je
partis sur la chaloupe du corsaire dont le chef se
nommait Orouchs1. La première parole qu'il me
dit en l'accompagnant d'un coup de porte-voix sur
i. Orouchs était un corsaire barbaresque, originaire de Dul-
cigno; il fut dans la suite étranglé par Tordre d'Ali Pacha pour
avoir perdu son kirlanguitch (navire) dans une croisière.
ALEXANDRE GERARD. 45
la tête fut : ti star lo squiavo di me, « tu es mon
esclave ». Je ne lui dis pas non, parce qu'il m'eût
été difficile de lui prouver le contraire ; mais je
lui observai, ainsi que je l'avais déjà fait à Ibrahim,
qu'étant Français, je le croyais dans l'erreur. Au
nom de Français, Orouchs changea totalement de
conduite et nous traita, M. Fornier et moi, d'une
manière moins dure, qu'il prit sans doute pour une
manière plus douce, fit assembler sur le pont tout
son équipage composé d'environ quarante hommes
et lui fit de sa dunette, en gros et vilains mots arabes
que je n'entendis pas, une longue harangue dont le
but semblait être de nous faire restituer ce qui
nous avait été pris lors de l'abordage; mais, bien
que pour mon compte la perte ne fût pas consi-
dérable, la restitution fut encore au-dessous; car,
après le discours qui fut fort éloquent, si j'en juge
par la véhémence avec laquelle il fut prononcé,
un soldat, qui avait bien l'air du plus grand scé-
lérat, me remit, en s'inclinant vers moi, un bouton
de cuivre de ma redingote d'uniforme. Orouchs,
fier comme d'une seconde victoire, me dit du ton
le plus arrogant : Ti mirare que mi fa\ir tanto
quelque velir di questa canaille; « tu vois que je
fais tout ce que je veux de cette canaille » et,
certes, il ne pouvait mieux qualifier les bandits
dont il était le digne chef.
Pendant qu'il s'occupait à faire transférer à
son bord ceux de mes camarades restés sur la
tartane livournaise, qu'à ce titre il regardait comme
46 ALEXANDRE GERARD.
bonne prise, le matelot, placé en haut du grand
mât, aperçut un bâtiment qui cinglait à pleines
voiles vers nous.
Bientôt il fut reconnu pour vaisseau de guerre.
Il approchait avec la rapidité du vent : il n'y avait
pas un moment à perdre; quelques minutes plus
tard Orouchs perdait la liberté, son bâtiment et
sa prise. Hala, le capitaine, qu'il avait placé avec
quatre hommes sur la Madona di Monte-Negro
(où dix de nos camarades étaient retournés pour
chercher quelques effets) ' , lui dit de se sauver de
son côté pendant qu'il se sauvait du sien et de
faire route pour Tripoli de Barbarie. Pour le bon-
heur d'Orouchs et notre malheur, la frégate fut
d'abord à la tartane qui échappa à la faveur du
pavillon français qu'elle venait d'arborer. Le bâ-
timent de guerre mit ensuite le cap sur le corsaire
qu'il chassa toute la journée; mais Orouchs, con-
servant l'avantage, fuyait avec une rapidité ex**
trôme et effrayait encore dans sa fuite une foule
de pêcheurs calabrais qui se jetaient à la côte
pour éviter le danger, bien plus à craindre pour
l'objet de leur terreur que pour eux.
Vers le soir, la frégate, dont nous étions assez
près pour distinguer les hommes sur le pont, as-
i. Au nombre de ces derniers se trouvaient MM. Pouque-
ville, Fornier, Joie et Mathieu, qui furent ainsi séparés de leurs
camarades. Livrés par Hala au bey de Navarin, ils furent ensuite
conduits à Constantinople où ils arrivèrent six mois après
Alexandre Gérard.
ALEXANDRE GERARD. 47
sura d'un coup de canon son pavillon que nous
reconnûmes pour napolitain ; elle en tira un second
pour faire amener le corsaire , qui n'en tint pas
compte, conservant toujours l'espoir de se sauver,
ainsi qu'effectivement il y parvint à la faveur de
la nuit et d'une manœuvre très adroite qui le
plaça derrière le bâtiment qui croyait encore le
chasser devant lui.
Le 6 frimaire, au lever du soleil, nous nous
trouvâmes sur les côtes d'Italie et très près d'O-
trante. La vue des pêcheurs italiens, l'appât du
butin et le désir de se venger de la frayeur qu'il
avait eue la veille excitaient en Orouchs une en-
vie de prendre, que la crainte des batteries et tou-
relles situées sur la côte pouvait seule diminuer.
Il nous consultait sur ce qu'il avait à faire et
nous disait, pour justifier sa prudence, que toute
la science d'un corsaire consistait à ne jamais
s'écarter de ce dicton barbaresque : si ti venir, mi
foudgir; si ti foudgir, mi venir, « situ viens je fuis,
si tu fuis je viens à toi. Les batteries ne pou-
vaient approcher de lui, mais il craignait de s'ap-
procher d'elles. Il en était à calculer les avan-
tages et les inconvénients de l'expédition qu'il
projetait, lorsque la vigie signala deux bâtiments
à l'horizon. Nous vîmes effectivement à l'est et
dans le lointain deux points blancs presque im-
perceptibles ; le capitaine s'empara sur-le-champ
d'une très bonne longue-vue qui était à bord ; elle
passa ensuite de main en main jusqu'au dernier
48 ALEXANDRE GERARD.
des matelots, qui tous regardèrent avec la môme
attention, ainsi qu'il est d'usage parmi les Barba-
resques. Mais la cupidité les aveuglant leur rît
voir une capture aisée où le péril et la gloire les
attendaient.
L'opinion générale fut que ces bâtiments
étaient deux pêcheurs ou, tout au plus, deux mar-
chands également sans défense et qu'il fallait
courir sus. Aussitôt la résolution prise, le cap est
mis sur ces deux points encore fort éloignés.
Le vent étant favorable, le corsaire cingla vers
les navires qui, l'ayant contraire par la même
raison, étaient forcés de tirer à longues bordées
pour gagner sur nous. L'équipage reconnut bientôt
sa faute, mais il n'était plus temps de la réparer,
un miracle seul pouvait le tirer de ce mauvais pas
et ce miracle arriva.
Les prétendus pêcheurs nous prirent bientôt
Fun à bâbord, l'autre à tribord ; la consternation
fut alors aussi grande chez Orouchs et les siens
que l'était leur arrogance quelques instants avant.
Les frégates napolitaines ayant assuré le pa-
villon, il ne restait plus au corsaire qu'à suivre
leur exemple et ensuite se défendre ou se rendre.
Orouchs tout confus tira donc d'un coffre son pa-
villon vert et rouge, décoré d'un croissant et,
l'ayant étendu sur la dunette, il se prosterna res-
pectueusement et le couvrit de mille baisers,
avec tous ses compagnons. 11 fit avec eux une
prière générale, pendant laquelle le nom du Pro-
ALEXANDRE GERARD. 49
phète fut souvent répété, et jeta à la mer une fiole
contenant un papier sur lequel il venait d'écrire
quelques mots.
Les préparatifs faits, il nous plaça tous sur la
dunette dans l'espoir sans doute que notre costume
européen pourrait lui épargner quelques boulets
et, ayant fait charger toutes ses pièces, il assura
son pavillon d'un coup de canon.
La frégate de tribord ayant trop approché la
terre y fut affalée par les courants, celle de bâbord,
au contraire, ayant manœuvré avec beaucoup d'a-
dresse, se trouva à l'instant sur le corsaire; les ca-
nonniers ennemis se mirent aux pièces. Orouchs
resta sur la dunette où nous étions, les matelots
et soldats arabes se prosternèrent sur le pont ; la
première bordée arriva, les boulets passèrent au
milieu de nous; rien ne fut endommagé, personne
ne fut blessé. Orouchs alors fit riposter avec les
pièces de 2 et 4 et celles de 12 et de 18 ; les boulets
ne firent pas plus de mal aux Napolitains que les
leurs ne lui en avaient fait, mais il avait du moins
la satisfaction de s'être défendu contre un vais-
seau de haut bord, ce qui ne lui était jamais ar-
rivé.
Ces décharges produisirent un effet connu des
marins et qui fut aussi heureux que possible à
notre capitaine, parce qu'à un vent assez frais suc-
céda un calme presque plat. La frégate napoli-
taine ne put alors faire aucune manœuvre et le
corsaire eut ie temps et la facilité, à l'aide des avi-
1. 4
5o ALEXANDRE GERARD.
rons, de s'éloigner un peu d'elle, pas assez cepen-
dant pour être tout à fait hors de sa portée ; elle
nous envoya une seconde bordée, mais qui, heureu-
sement, ne nous fit pas plus de mal que la première.
L'arrogance de nos gens revint avec la certitude
d'échapper au danger et les cris de Napolitano
mandjiar macaroni : « Napolitains mangeurs de ma-
caroni », se firent entendre de toutes parts.
La frégate qui, pendant qu'elle tirait, avait mis
à la mer sa grande chaloupe, armée d'une pièce
de gros calibre et chargée de troupes, l'envoya
pour nous donner l'abordage. Mais, le corsaire ga-
gnant de vitesse, elle ne put nous atteindre ; il
était à peu près six heures du soir et nous étions
presque hors de la vue des bâtiments ennemis,
lorsqu'un vent d'est assez frais, servant le corsaire,
favorisa la fausse route qu'il entreprenait pour
tromper les Napolitains.
Vers les minuit, nous aperçûmes dans nos
eaux et à la portée de la voix un vaisseau que nous
jugeâmes être la frégate qui nous chassait toujours.
Cette découverte causa de nouvelles inquiétudes.
L'habitacle fut hermétiquement fermé, personne
ne souffla et l'on aurait, sur notre bord, entendu
(comme on dit) voler une mouche. Ce silence et
une route difficile tenue par le corsaire réussirent
à Orouchs qui, échappé à ce nouveau péril, nous
avoua que, depuis vingt ans qu'il faisait ce métier,
jamais pareille chose ne lui était arrivée et qu'il
y renoncerait, s'il croyait que cela dût recommen-
ALEXANDRE GÉRARD. 5i
cer. Cet aveu nous donna la mesure du caractère
et du courage du capitaine barbaresque qui ce-
pendant, il faut l'avouer, montra dans cette cir-
constance assez de fermeté et de présence d'es-
prit. Orouchs, parti, huit jours auparavant notre
prise, de Tripoli de Barbarie, avec un passeport
de notre consul, se sentait intérieurement cou-
pable de sa conduite envers nous et pour réparer,
du moins en partie, sa faute, il nous offrit de nous
conduire à Corfou, dont nous n'étions alors qu'à
vingt-cinq ou trente lieues. Nous acceptâmes sa
proposition avec empressement, bien convaincus
de trouver là des Français ; mais la fausse route
suivie pendant la nuit nous en ayant fait man-
quer le canal, il résolut d'aborder à la petite île
de Paxo, dont le port lui était connu, et dont, le
8 frimaire au matin, nous n'étions éloignés que de
vingt-huit lieues.
Vers les trois heures après midi de la même
journée, après avoir longé la côte est de Corfou,
nous arrivâmes à Paxo, pleins de l'espérance de
recouvrer le bonheur.
Cette île, par sa culture difficile et ingénieuse,
donne bien l'idée du parti que peuvent tirer du sol
le plus ingrat des hommes actifs et industrieux.
En approchant du port, Orouchs salua, pour se
faire connaître, un petit fort français près duquel
nous passions ; mais son salut ne lui ayant pas été
rendu et le pavillon français n'ayant pas été ar-
boré, nous fûmes tous atterrés et nous pressen-
52 ALEXANDRE GERARD.
tîmes alors les malheurs qui nous attendaient dans
ce port tant désiré. Nous vîmes entrer, en même
temps que nous, plusieurs barques dans lesquelles
étaient des femmes échevelées, des enfants en
pleurs, jetés pêle-mêle sur quelques matelas,
et des hommes consternés et pâles comme la
mort.
Les mauvaises nouvelles s'apprennent toujours
vite; nous apprîmes donc aussitôt que la Porte,
alliée à la Russie, avait déclaré la guerre à la
France; que les îles de Zante, Céphalonie, Sainte-
Maure, Ithaque et Paxo étaient au pouvoir de la
flotte combinée; qu'Ali pacha1, qui jusqu'alors
s'était montré l'ami des Français, venait de s'em-
parer de Prévyza2, seul point que nous eussions sur
i. Ali pacha, né à Tébélen, en Albanie, d'une famille
klephte qui depuis longtemps était en possession de la ville et
du territoire de Tébélen, se chargea lui-même d'exécuter son
beau-père, le pacha de Delvino, condamné à mort par le sultan.
Nommé en récompense lieutenant du pacha de Roumélie, puis
pacha de Tricola, en Thessalie, il enleva de vive force le pachalik
de Janina, se fit confirmer dans cette possession par le sultan et
s'empara successivement de toute l'Albanie et de toute la Grèce.
Il entra alors en relations avec les Français, fut d'abord leur
allié, puis les trahit pour s'unir aux Turcs. Nommé par le sultan
vice-roi de toute la Roumélie, il essaya de se rendre indépen-
dant. Condamné à mort par le sultan, il appela les Grecs aux
armes en leur promettant l'indépendance; il fallut plusieurs an-
nées pour le réduire. Enfermé dans Janina, il aurait encore pu
prolonger sa défense lorsqu'il fut assassiné dans une conférence
proposée par Kourschid pacha qui l'assiégeait (5 février 1822).
2. L'affaire de Prévyza fut, en effet, plutôt un massacre
qu'un combat. Abandonnés par les Albanais et les Souliotes, leurs
ALEXANDRE GERARD. 53
le continent d'Albanie, et que les malheureux ar-
rivés en même temps que nous étaient du petit
nombre de ceux échappés à l'horrible massacre
de cette ville. Nous apprîmes enfin que l'armée
turco-russe de la flotte combinée assiégeait en
ce moment Corfou, dont effectivement nous étions
assez près pour entendre le bombardement.
Orouchs, dont les circonstances seules gui-
daient la conduite, changea avec celles qui nous
devenaient contraires et reprit à nos yeux le rôle
imposant de vainqueur des ennemis de Sa Hau-
tesse, et nous, nous reprîmes tristement celui que
la fortune nous destinait et qu'il ne nous était
plus possible d'éviter.
La journée du 10 frimaire se passa aussi gaie-
ment pour l'équipage que tristement pour nous.
Orouchs traita, avec la prodigalité d'un corsaire,
depuis le premier matador jusqu'au dernier pê-
cheur de l'île de Paxo, qui retentissait des cris
d'allégresse de tous les matelots. Fumer, avaler
force eau-de-vie, répéter sans cesse et indistinc-
allies, les Français, en petit nombre, furent promptement écrasés
par la masse des bandes d'Ali pacha. Le général Lasalcette fut
fait prisonnier. Le capitaine du génie Richemont fit une résis-
tance héroïque; s'étant emparé d'un fusil, il combattit comme un
simple soldat, ne céda le terrain que pied à pied, tua plusieurs
ennemis de sa main et ne tomba au pouvoir des Turcs que lors-
que, couvert de blessures, il fut dans l'impossibilité de se servir
de ses armes. Le général Rose, qui commandait à Prévyza, attiré
dans un guet-apens par Ali pacha, fut fait prisonnier avant l'at-
taque.
54 ALEXANDRE GERARD.
tement pour tous ceux qui arrivaient ou partaient
de son bord \fuogoper il capitan, «feu pour le capi-
taine », étaient les seules occupations d'Orouchs.
Un officieux nous apprit, dans cette même jour-
née, que les Turcs, ne voulant faire aucun prison-
nier, tranchaient la tête à tous ceux qui tombaient
entre leurs mains.
Je n'essayerai point à rendre l'effet que produisit
sur nous cette nouvelle : tout ce que je pourrais
en dire serait au-dessous de ce qu'elle nous fit
éprouver. Orouchs, épris d'une belle passion pour
un Grec aisé, du moins à en juger par sa mine,
lui proposa de lui faire cadeau, moyennant une
somme d'argent, sans doute trop considérable, de
l'un de ses esclaves : car il traitait ainsi ceux que,
quelques heures auparavant, il qualifiait du titre
honorable d'amis. Je fus l'objet destiné à prouver
sa munificence et, le 1 1 au matin, m'ayant fait mon-
ter sur la dunette, il me dit d'un ton extrêmement
grave : mi polir far lo rigalo di ti a un arnica di me
qui star grando henta assaye, a je veux faire cadeau
de toi à un de mes amis qui est grand personnage » .
Je vis effectivement arriver au même moment
une barque dans laquelle était un jeune Grec, que
le capitaine salua de six coups de canon.
Il était accompagné d'un domestique tenant dans
un bonnet une assez grande quantité de piastres
espagnoles destinées vraisemblablement à payer le
cadeau du capitaine. Tous mes camarades étaient
enfermés ; j'allais, selon toute apparence, être livré,
ALEXANDRE GERARD. 55
lorsqu'un matelot arabe, approchant Orouchs, lui
dit quelques mots à l'oreille ; le marché fut rompu
et je retournai avec les autres Français.
Cette journée fut de même que les précédentes
pour le corsaire et nos camarades, mais différente
pour l'adjudant général et moi. Le capitaine nous
traita mieux qu'à l'ordinaire et nous admit à ses
sales orgies, qui nous déplaisaient sous tous les
rapports, mais principalement par l'idée que nos
malheureux compagnons étaient entassés les uns
sur les autres dans la chambre du capitaine où ils
avaient à peine le nécessaire. Nous ne savions à
quoi attribuer cette faveur aussi inattendue que
pénible.
Le 12, Orouchs nous fit boire à tous l'eau-de-
vie, nous peignit ensuite sous les couleurs les plus
effrayantes les événements qui se passaient et le
danger qu'il y aurait pour nous à être livrés aux
Turcs. Il finit en promettant que, si nous voulions
lui donner tout ce que nous avions pu sauver en
argent et bijoux lors de l'abordage, il jurait par le
Prophète de nous remettre à Ancône entre les
mains des Français.
Les malheureux se raccrochent à tout, même
à ce qui présente le moins de vraisemblance; nous
crûmes ce que l'on nous disait et nous nous em-
pressâmes de donner à Orouchs ce qui nous res-
tait, et qu'il eût vraisemblablement pris de force
si nous y eussions mis moins de bonne volonté.
Cette quête lui produisit environ 3,000 1. dont une
ALEXANDRE GERARD.
partie fut employée au raccommodage des voiles et
du gouvernail, et à (aire en eau-de-vie et vivres
d'amples provisions.
J'appris dans la journée par un Grec, qui sem-
blait prendre quelque intérêt à moi, que le corsaire
nous trompait et qu'il s'était vanté de vouloir nous
livrer le jour suivant à l'amiral turc dont il espé-
rait, par cette trahison, obtenir de grandes ré-
compenses.
Je fis à cette nouvelle le rapprochement de ce
qui m'avait été dit sur la manière dont les Turcs
traitaient les prisonniers et conçus de suite un
projet de vengeance, dont je ne parlai pas plus
à mes camarades que de tout ce qui venait de
m'ètre dit.
Le 12 au soir, Orouchs me fit monter comme
de coutume sur la dunette, théâtre de ses exploits,
m'offrit l'eau-de-vie, dont il lui eût été difficile de
boire davantage, tant était grande son ivresse;
j'en acceptai, car j'avoue à ma honte que j'avais
besoin de m'échaufter la tête pour arriver à mon
but, dont l'idée me fait encore frémir.
J'étais, les jambes croisées, assis à côté d'O-
rouchs; il n'avait plus la tête à lui, la mienne était
au point d'exaltation nécessaire à l'exécution de
mon projet, je tirai donc de mon gilet un poignard
que j'avais emporté d'Egypte et qui était dans ma
poche depuis le 5 frimaire. J'allais l'en frapper,
lorsqu'un de ses lieutenants, qui m'épiait depuis
un instant, sauta sur moi et m'arrêta la main.
ALEXANDRE GERARD. bj
Notre Barbaresque se réveillant me prit aux che-
veux, me plaça sur le cou son yatagan ou sabre
qu'il portait toujours à sa ceinture; mais, soit inté-
rêt, soit générosité, il n'acheva pas un triomphe
aussi aisé que mon imprudence était grande. Je
me débarrassai enfin de ceux qui me tenaient
étroitement serré et m'approchai de la mer où je
jetai mon poignard que je ne voulais pas voir
tomber entre leurs mains. Je me précipitai ensuite
dans le lieu où étaient mes camarades qui, instruits
de l'événement sans en connaître la cause, me
repoussèrent lorsque je cherchais auprès d'eux
un asile d'autant plus nécessaire qu'au même
instant j'étais poursuivi, le cimeterre à la main, par
des soldats d'Orouchs dont un, entre autres, était
un petit bossu dont la figure, froidement scélérate,
m'effraye encore en y pensant. Enfin j'entrai dans
la chambre où nous passâmes tous la nuit la plus
pénible.
La conduite d'Orouchs contrastait trop avec
ses protestations pour qu'elles dussent nous
inspirer aucune confiance; car certes il nous
eût mieux traités s'il eût été réellement dans l'in-
tention de nous remettre dans un port français.
Nous savions tout cela, nous le répétions sans
cesse, mais nous espérions toujours, tant nous
avions besoin d'espérer! Le 13 au matin, il met à
la voile et prend la route de Corfou au lieu de
celle d'Ancône.
Nous ne voyons que trop clairement alors
58 ALEXANDRE GÉRARD.
qu'il faut renoncer à l'espoir du bonheur, et que
l'idée de mourir de la manière la plus digne du
nom français est la seule et la dernière qui doive
nous occuper 5 en effet, que peuvent entreprendre
sept malheureux enfermés et sans armes contre
quarante hommes armés jusqu'aux dents? Mais je
puis dire à notre louange que, si nous n'eûmes pas
Fhonneur de mourir en combattant, nous eûmes
du moins celui de nous préparer, par des exhorta-
tions pleines d'énergie, à recevoir la mort avec une
force dame peu commune. M. Poitevin, principa-
lement, se conduisit avec un courage qui n'était
pas nouveau pour lui, mais que nous eussions
rougi de ne point imiter.
Vers les trois heures, nous entrâmes dans le
canal de Corfou, où, bientôt après, nous accostâmes
un vaisseau de haut bord que nous reconnûmes à
son pavillon pour être le contre-amiral de la flotte
ottomane
Non, il me serait impossible de décrire nos
angoisses au moment où, collés contre les fentes
de la cloison de notre chambre, nous vîmes des-
cendre du vaisseau Orouchs, accompagné de plu-
sieurs musulmans, qu'à leur air grave et dur nous
prenions pour autant de bourreaux. Les portes s'ou-
vrent, ces hommes approchent, nos cœurs palpi-
tent, nous attendons notre arrêt. Mais un officier
russe, que nous n'avions pas aperçu, venant à
nous, dissipa complètement toutes nos craintes
en nous garantissant la protection de l'amiral
ALEXANDRE GERARD. 59
OutchakofF, dont l'escadre, combinée à celle des
Ottomans, était pareillement dans le canal de
Corfou.
Nous étions, depuis quelques jours, tellement
accoutumés à ces changements subits d'états si
différents que la joie que nous fit éprouver cette
dernière transition ne fut pas, chez nous, aussi
apparente qu'elle aurait dû l'être; mais, à chaque
parole proférée par l'officier russe, il nous sem-
blait recevoir une nouvelle existence.
Le contre-amiral ayant mis à bord un sous-
officier, il enjoignit au capitaine de se rendre au-
près de l'amiral turc.
Le fier Orouchs, qui n'avait point encore dé-
grisé depuis son arrivée à Paxo, voulant rendre
les Turcs et les Russes témoins de sa bravoure et
de son habileté, imagina de passer sous les batte-
ries françaises en allant de la première croisière
à la seconde où se trouvait l'amiral.
Les canonniers français, dont nous étions très
près, nous reconnaissant à nos cocardes, con-
çurent le projet de nous tirer des mains de nos
ennemis ; ils firent une première décharge dont
un boulet enleva une portion de la dunette sur
laquelle nous étions. Le Barbaresque, indigné,
riposta à nos batteries avec son canon d'un calibre
très inférieur.
Spectateurs de ce combat, nous faisions les
vœux les plus ardents pour être coulés bas, bien
persuadés qu'alors les Turcs n'oseraient appa-
(Jo ALEXANDRE GERARD.
reiller et que nos compatriotes pourraient nous
sauver avec les chaloupes qui déjà venaient vers
nous. Mais il était écrit là-haut que rien de ce
qui nous était favorable ne devait arriver.
Une brise de terre, favorisant à l'instant même
la fuite du bâtiment sur lequel nous étions, em-
porta avec lui le dernier espoir de notre déli-
vrance.
A neuf heures du soir, nous accostâmes le
vaisseau-amiral turc. Orouchs fit mettre son canot
à la mer et, étant allé présenter ses respects au
chef de l'escadre ottomane, il revint un moment
après nous séparer, M. Beauvais et moi, de nos
camarades, que nous ne revîmes qu'en France, et
dont M. Pouqueville a écrit l'histoire avec beau-
coup d'exactitude1.
i. Cette histoire est contenue dans le Voyage de Morée dont
il a été déjà parlé dans la note première sur ce récit.
Les camarades dont il s'agit sont : MM. Poitevin, Charbon-
nel, Bessières, Guerini et Bouvier, qui, postérieurement à la re-
mise de MM. Beauvais et Gérard à Kadir bey, furent livrés par
Orouchs à Ali pacha, en rade de Butrinto. MM. Charbonnel,
Bessières et Poitevin s'évadèrent du camp d'Ali; M. Poitevin fut
repris, les deux autres réussirent à gagner Tîle de Corfou, où ils
se mirent sous la protection des autorités russes. Mais, au lieu
de leur donner la liberté comme on le leur avait laissé entendre,
on les enferma dans la citadelle, où ils retrouvèrent M . Poitevin
qu'on avait soustrait à la surveillance des Turcs. Après une ten-
tative infructueuse d'évasion, ils furent transférés à Constanti-
nople pour être livrés au capitan pacha. Après une captivité assez
douce à Péra, ils furent mis en liberté vers le ier janvier 1801
et rejoignirent la France par Raguse. Quant à Guerini, il
ALEXANDRE GÉRARD. 61
Montés sur le vaisseau, nous traversâmes une
double haie de matelots et de soldats qui, tous,
répétaient alternativement « Bonaparte » et « Gé-
néral », et faisaient signe de la main que Ton
allait nous couper la tête.
Cet accueil n'était pas tranquillisant, mais au
moins l'inquiétude qu'il nous causa ne fut pas de
longue durée ; nous entrâmes de suite dans une
chambre ou nous trouvâmes avec l'amiral, dont la
figure respectable et douce inspirait la confiance,
un autre musulman beaucoup moins âgé et qui
parlait parfaitement français. Le second, nommé
Mahmoud effendi, dissipa toutes nos craintes de
la manière la plus obligeante. Nous demandâmes
à Kadir bey, amiral, la grâce d'être réunis à nos
camarades; mais ce fut en vain. Mahmoud nous
fit ensuite sur l'Egypte une foule de questions,
auxquelles nous répondîmes, ainsi que l'exigeait
l'honneur du nom français. Ne pouvant tirer de
nous aucun renseignement, l'amiral, nous ayant en
possession, traita d'ivrogne et de fanfaron Orouchs,
qu'il chassa de la manière la plus ignominieuse.
Ce fut tout ce qu'il obtint pour prix de sa trahison
et de son courage. 11 fut quelque temps après
pendu en Albanie, ainsi que je l'appris depuis,
mais je ne le revis jamais.
Mahmoud termina cette première conférence
s'était fait musulman et devint iman et aumônier d'Ali sous le
nom de Alehemec. M. Bouvier, lui, fut remis en liberté par
Ali.
6l ALEXANDRE GERARD.
en nous invitant, de la part de Kadir bey, à lui
avouer si M. Beauvais était réellement général et
si j'étais Louis, frère du général Bonaparte, parti
depuis peu d'Egypte, et m'assura que je n'avais,
à ce titre, aucune crainte à avoir.
Je tombai des nues à cette demande ; je ré-
pondis que je n'avais pas l'honneur d'être son
frère , mais seulement celui de servir sous ses
ordres.
Mahmoud me répéta encore que, cependant,
je devais être frère du général Bonaparte, puis-
qu'un matelot arabe, délivré du bagne de Malte
par les Français, l'avait assuré à Orouchs. Ces
derniers mots m'expliquèrent la cause de la rup-
ture du marché avec le Grec de Paxo ; celle de
la modération d'Orouchs à mon égard, ma sépa-
ration de mes camarades, et enfin ma réunion
avec M. Beauvais, dont le titre d'adjudant géné-
ral avait plus sonné aux oreilles du Barbaresque
que ceux des autres prisonniers.
J'avais, ainsi que M. Beauvais, grand besoin
de repos et de nourriture : depuis longtemps nous
ne goûtions plus le premier et la seconde nous
était pour ainsi dire refusée. Kadir bey s'en aper-
çut et nous fit descendre dans la grande chambre
du Conseil, où il avait fait préparer tout ce qui
nous était nécessaire. Nous trouvâmes là plusieurs
officiers, tous d'une douceur et d'une aménité que
j'étais loin d'attendre de Turcs, d'après l'idée que
je m'en faisais; mais l'expérience me prouva que
ALEXANDRE GERARD. 63
si cette opinion était fausse pour les gens qui par
leur rang" ou leur éducation sortent de la classe
commune, elle n'était que trop exacte pour les
hommes du peuple, chez lesquels je ne trouvai
jamais qu'ignorance, fanatisme et cruauté.
Nous apprîmes, le 14 au matin, que, dans la
nuit, le général Chabot, commandant Corfou, avait
fait sortir une demi-galère pour enlever le bâti-
ment sur lequel nous étions, mais qu'ayant accosté
par méprise une corvette russe, elle avait été obli-
gée de se retirer après une canonnade de quel-
ques minutes.
Vers les neuf heures du matin, nous vîmes
arriver un officier envoyé par l'amiral OutchakofF;
il se présenta chez Kadir bey de la manière la
plus indécente et plutôt en vainqueur qu'en allié
des Turcs ; il lui fit, de la part de son maître, les
reproches les plus amers sur ce qu'il avait encore,
pendant la nuit, quitté la ligne des autres vais-
seaux pour s'éloigner des batteries françaises
dont, à la vérité, les boulets nous réveillaient
quelquefois en sursaut. Kadir bey, ami de la tran-
quillité, en agissait ainsi par prudence et pour
dormir en paix; mais, ne voulant pas avouer que
la faute venait de lui, il la jeta sur ses officiers
qui, à leur tour, s'en déchargèrent sur les mate-
lots de quart. Enfin, l'ordre fut donné de virer au
cabestan, le vaisseau amiral se plaça et tout fut
terminé, au moins pour ce jour, car, tous les
matins, Kadir bey recevait même visite, mômes
b4 ALEXANDRE GERARD.
reproches, et toujours pour la même cause. En
quittant Kadir bey, cet officier vint nous rendre
une visite, mais plutôt de curiosité que d'inté-
rêt, ainsi que toutes celles que nous recevions
continuellement. Il nous parla avec une insolence
et une fatuité extrêmes de l'expédition d'Egypte
et de la situation de la France, qu'il nous avoua
cependant être son pays.
Son impertinence nous avait choqués, son aveu
nous inspira le plus souverain mépris; il mit enfin
le comble à notre indignation en nous faisant les
propositions les plus honteuses, qui n'ébranlèrent
point un moment la résolution que nous avions
prise de mourir Français ; il partit ensuite, mais
bien convaincu que nous étions plus fiers d'un
état qui nous coûtait la liberté que de celui qui
nous eût coûté l'honneur.
Pendant notre séjour sur la flotte, nous fûmes
bientôt à même de reconnaître cette grande vérité,
que l'alliance faite entre deux peuples de religion
différente et trop voisins pour ne pas être oppo-
sés d'intérêts ne pouvait être durable, et que, à ce
titre, celle des Russes et des Turcs, d'ailleurs de
tout temps ennemis jurés, devait être une chose
monstrueuse en politique et que l'argent anglais
avait pu seul opérer.
Les officiers musulmans gémissaient de cette
alliance; les soldats n'en savaient pas toutes les
conséquences, mais, mus par le fanatisme, ils ne
laissaient, à l'exemple de leurs chefs, échapper
ALEXANDRE GERARD. 65
aucune occasion, sans manifester leur méconten-
tement, qui, lors de mon arrivée à la flotte, était à
un tel point, de part et d'autre , que les deux ami-
raux se menaçaient continuellement de se sépa-
rer. Leur zizanie était notre seule consolation ,
mais ils nous en régalaient au moins bien com-
plètement. Un jour, entre autres, nous fûmes té-
moins d'une scène qui nous eût beaucoup amusés,
si elle n'eût manqué d'être suivie des événements
les plus funestes, dont nous, vraisemblablement,
nous eussions été les victimes.
Les alliés s'étaient emparés d'un îlot presque
sans défense situé entre Corfou et la côte d'Alba-
nie. La garnison, depuis le moment de la prise,
était composée d'un nombre égal de Russes et de
Turcs. 11 y avait, sur cet îlot, une petite chapelle
grecque, objet de vénération pour les premiers et
de moquerie pour les seconds qui, ayant eu un
jour l'imprudence d'y faire quelques ordures, man-
quèrent causer une révolte parmi les Russes.
Ceux-ci, voulant à leur tour venger cette insulte
grave, s'emparèrent de la marmite qui servait à
cuire les vivres de la compagnie et y firent ce que
les Turcs avaient fait dans la chapelle. Il faut
connaître le déshonneur attaché parmi les Turcs
à l'enlèvement ou à la souillure d'une marmite, à
laquelle ils mettent bien certainement plus de prix
qu'aux drapeaux, pour se faire une juste idée de
l'effet que dut produire cette seconde scène dans
toute Tannée ottomane. L'insurrection fut alors
i. <»
66 ALEXANDRE GÉRARD.
générale de part et d autre, et il n'y eut que des
châtiments sévères infligés à ses auteurs qui
purent l'apaiser.
Le 17 frimaire, les Français firent une sortie
pour tenter d'enlever une batterie ennemie qui,
placée près de la mer et devant l'une des portes,
gênait leurs opérations ; mais les Russes avaient jeté
là une grande quantité d'hommes et les Turcs ayant
suivi leur exemple, non sans peine à la vérité,
mais enfin l'ayant suivi, les nôtres furent obligés
de céder au nombre et rentrèrent dans la place.
Nous étions assez près du lieu de la scène pour
parfaitement distinguer l'affaire qui nous causa
de cruelles inquiétudes, mais qui, heureusement,
ne fut pas meurtrière pour nos compatriotes.
Les Français rentrés, les troupes revinrent à
bord des vaisseaux d'où elles étaient parties; nous
vîmes bientôt arriver vers l'amiral un soldat por-
tant à la main une tête ensanglantée, qu'il fit rou-
ler et sauter sur le pont, au milieu des cris d'allé-
gresse de tous ses camarades. Il la présenta après
à Kadir bey qui, suivant l'usage, lui fit un ca-
deau en argent. Ce malheureux, plein de sang,
parcourut ensuite tout le' vaisseau et vint même
nous offrir cet horrible spectacle en nous racon-
tant sa prouesse et la manière dont il était par-
venu à trancher la tête du Français, qu'il avait
vraisemblablement trouvé mort sur son passage*
Kadir bey parlait assez bien le barbaresque,
je commençais à savoir quelques paroles turques;
ALEXANDRE GÉRARD. 67
il aimait à causer avec moi et nous avions ensem-
ble de longues et fréquentes conversations, qui
toutes me prouvèrent sa nullité. Son projet, par
exemple, de s'emparer de Toulon, Marseille et
Paris me paraissait aussi absurde que son auteur,
qui, au même moment, tremblait à la vue du vais-
seau français le Guerrier, qui faisait tous ses pré-
paratifs alors pour sortir de Corfou en traversant les
flottes ennemies, ce qu'il effectua, peu de temps
après notre départ, sous le commandement du
brave capitaine Lajoye. J'observai à l'amiral que
Toulon était une place très bien fortifiée et je ne
lui conseillais pas d'en approcher, et que, Paris
étant situé à peu près au milieu de la France, il
aurait beaucoup de peine d'y arriver avec ses
vaisseaux. Il fut fort étonné d'apprendre que
Toulon était une place forte et que Paris n'était
pas, ainsi que Constantinople, placé sur la mer.
Comme ce grand amiral n'était pas partisan des
difficultés, il renonça à Toulon et Paris et se con-
tenta de Marseille.
Les connaissances de Kadirbey en géographie
peuvent donner une juste idée de toutes celles qu'il
possédait. Mais il avait au moins l'adresse de ca-
cher une partie de son ignorance sous le manteau
de la gravité orientale, et on lui pardonnait volon-
tiers l'autre en faveur de son extrême bonté.
Mahmoud effendi, au contraire, placé auprès
de lui comme correctif, était un homme extrême-
ment adroit.
68 ALEXANDRK GÉRARD.
Il était allé en Angleterre, en qualité de secré-
taire d'ambassade, et détestait, par conséquent, la
France, dont il connaissait quelques auteurs,
mais dont il estimait particulièrement les vins.
Les Turcs n'ont heureusement aucune de ces
connaissances européennes qui pourraient les
rendre si redoutables à leurs voisins; ils y renoncent
et les dédaignent même avec la plus sotte fierté,
effet d'un fanatisme aveugle si contraire à leurs in-
térêts. Mahmoud effendi pour les musulmans était
un homme très instruit, mais l'idée qu'il parlait la
langue des infidèles et qu'il avait puisé chez eux
toutes ses connaissances le faisait envisager par
les bons et ignorants mahométans comme un objet
pour ainsi dire méprisable. D'ailleurs, il buvait du
vin et Mahomet en avait sagement défendu l'usage
à des gens chez lesquels l'ivresse pouvait avoir
des suites si contraires aux institutions qu'il vou-
lait établir dans tout l'Orient.
La propreté à bord des bâtiments de guerre
est la seule chose qu'ils aient imitée des Européens ;
mais ils la poussent à un point excessif et souvent
ils évitent un combat dans la crainte de salir ou
d'endommager leurs vaisseaux. Cette propreté et
la manière décente et digne dont l'amiral faisait
chaque jour, sur le pont, sa prière avec tout l'équi-
page sont les seules choses que j'aie remarquées
avec plaisir sur les vaisseaux ottomans.
L'amiral OutchakoïF voulant, ainsi que tous les
autres, se donner le plaisir de nous voir et de nous
ALEXANDRE GERARD. 6v>
interroger, nous envoya chercher le 18 frimaire au
matin. OutchakofF ne savait pas un mot de fran-
çais et prononçait mal quelques paroles italiennes;
son accueil fut aussi gracieux que pouvait nous
le paraître celui d'un homme porteur d'une figure
dure. Il nous fit faire quelques questions à peu
près aussi oiseuses que toutes celles qui nous
avaient été faites jusque-là, nous offrit le café et
termina son entretien par la promesse de nous
tirer des mains des Turcs pour lesquels sa haine
égalait son mépris et de nous envoyer à Ancône
sur le premier parlementaire. Nous prîmes cette
promesse pour ce qu'elle valait et retournâmes
vers les midi chez Kadir hey qui, jaloux de notre
visite à OutchakofF, nous dit, en nous voyant, au
moins autant d'injures contre les Russes que ceux-
ci avaient pu en dire contre les musulmans.
L'amiral turc ayant, dans la journée, appris par
un homme à lui, qui nous avait accompagnés le
matin, la promesse qui nous avait été faite par
OutchakofF et voulant en éviter l'effet, nous fit
venir dans sa chambre, M. Beauvais et moi, le
19 frimaire, et nous dit qu'il lui était impossible de
nous garder plus longtemps à son bord et que, forcé
de nous envoyer à Constantinople, il chargeait un
capitaine de frégate turque de nous mener à
Patras en Morée, d'où nous partirions pour notre
destination sous la conduite de trois tchiaoux
(sous-officiers de marine) et l'escorte de dix-sept
hommes. Kadir bey mit dans cette occasion toute
7o ALKXANDRK GRRARD.
la bonté et toute l'honnêteté possibles ; mais, vou-
lant éviter de notre part toute communication avec
les deux officiers russes qui étaient sur son vais-
seau et auxquels nous avions à peine pu parler
depuis notre arrivée, il nous fit, en sortant de sa
chambre, embarquer sur une chaloupe qui, de suite,
nous mena à bord de la frégate destinée à notre
voyage. L'amiral fit embarquer avec nous des
moutons et autres provisions fraîches extrêmement
précieuses, qu'il destinait à notre usage, mais qui,
toutes, furent consommées par nos conducteurs,
dont nous reçûmes en échange les vivres les plus
détestables.
Le 20 au matin, la frégate sur laquelle nous
étions mit à la voile et salua les croisières qui
étaient dans le canal de Corfou, dont nous sortîmes
bientôt.
Nous longeâmes de nouveau l'île de Paxo, où
naguère nous avions vu renaître et s'évanouir nos
espérances, et recommençâmes un long et pénible
voyage où. la fortune nous préparait de nouvelles
souffrances.
Les deux premières journées furent belles et
le vent favorable ; mais la perte de notre liberté
et la crainte des maux que nous appréhendions,
avec trop de raison, jetait dans nos âmes une noire
mélancolie à laquelle s'ajoutait encore l'idée que la
fortune contraire semblait à plaisir nous pousser
à pleines voiles vers le malheur. Nous trouvâmes
sur la frégate plusieurs esclaves maltais qui, jetés
ALEXANDRE GERARD. ?1
dans les fers par l'effet du fanatisme ou l'intérêt,
ne pouvaient attendre leur liberté que par suite
d'événements, arrivés depuis , mais qu'il était alors
impossible de prévoir. Parmi eux en était un qui
parlait parfaitement français et qui ne manquait
pas d'intelligence; je l'ai toujours cru notre com-
patriote, bien qu'il n'ait pas voulu l'avouer, il nous
racontait ses aventures et ses malheurs; nous lui
parlions des nôtres et cet épanchement semblait
adoucir nos peines; mais nos conducteurs, jaloux
de cette seule consolation, nous en privèrent aus-
sitôt, en nous séparant de nos compagnons d'in-
fortune, plus malheureux que nous encore, puis-
que la mort seule pouvait mettre un à leurs maux
et que la paix du moins pouvait, d'un moment à
l'autre, nous rendre à notre patrie.
Dès ce moment on nous fit, dans l'entrepont,
avec une voile, une petite chambre grande d'en-
viron six pieds carrés dans laquelle on mit un
seul et mince matelas de même grandeur. Nous
passions, habillés, les nuits et la plus grande par-
tie des jours dans ce sale et puant grabat, dont
l'entrée, toujours gardée par deux soldats, n'était
accessible qu'aux malheureux pour lesquels il était
destiné.
Les Turcs, que leur peu d'expérience rend
timides, ne naviguent jamais de nuit, principa-
lement dans ces mers dangereuses par la multi-
plicité d'îles, îlots et écueils. Notre capitaine,
homme trop sage pour s'écarter d'une méthode
72 ALEXANDRE GÉRARD.
aussi tranquillisante, la suivait strictement et sus-
pendait toujours sa marche aussitôt le soleil
couché. Alors les Maltais, seuls matelots instruits
qui fussent à bord, devenant moins nécessaires,
étaient, à fond de cale, entassés les uns sur les
autres et accablés sous le poids de leurs pesantes
chaînes, dans un cloaque obscur et de plus mal-
sain, dont la porte était fermée jusqu'au lever du
soleil, moment où ils recommençaient leurs
pénibles travaux. Quelquefois nous montions,
escortés, respirer sur la dunette un air aussi
précieux pour nous qu'il était rare ; mais la conso-
lation de parler à ces infortunés ne nous fut plus
rendue.
Dans l'après-midi du 21 frimaire, notre frégate
fut accostée à la hauteur de l'île Sainte-Maure par
un bâtiment que nous reconnûmes être turc aux
cris d'allégresse des deux équipages. Le mot star
allegramente (être gaiement) fut souvent répété sans
que nous en sussions d'abord la cause; mais bientôt
nous apprîmes, par l'un des chiaoux chargés de
notre conduite, que ce bâtiment était celui com-
mandé par Orouchs qui, indigné de la manière dont
l'avait traité Kadir bey, se déterminait à passer au
service d'Ali pacha, auquel il comptait faire hom-
mage de ceux de nos camarades restés à son bord.
Les capitaines se demandèrent mutuellement des
nouvelles de leurs prisonniers, et star allegramente
fut la seule réponse. Nous n'étions pas gais et
n'avions pas plus sujet de l'être que nos compa-
ALEXANDRE GERARD. 73
gnons, que nous n'eûmes même pas la consolation
de voir un instant.
Les journées du 22 au 30 frimaire ne présentè-
rent rien de remarquable; nous longeâmes, à l'aide
d'un vent assez favorable, une partie de Pîle de
Céphalonie, près de laquelle le calme nous prit.
Le Ier nivôse, il mourut à bord deux gaillioadjis,
soldats turcs, dont l'un des suites des blessures
reçues en combattant contre les Français.
La cérémonie qui suivit la mort de ces deux
soldats fut assez curieuse pour mériter d'être ra-
contée. L'on nous en rendit témoins, M. Beauvais
et moi, bien qu'il ne fût pas sans danger, pour des
djiaours ou infidèles, d'assister à une cérémonie re-
ligieuse musulmane ; mais on le fit sans doute pour
nous donner le spectacle d'une scène qui devait
nécessairement nous attrister, comme toutes
celles qui nous rappelaient l'idée de la mort.
Les deux hommes, dépouillés de leurs vête-
ments par leurs camarades, dont les regards fu-
rieux se portaient continuellement sur nous, furent
étendus sur deux planches étroites et longues
d'environ 6 pieds.
Alors, l'iman ou curé, qui remplissait à bord les
fonctions d'aumônier, s'en empara et fit, après
force ablutions, les prières accoutumées, pendant
lesquelles les autres soldats se tinrent éloignés.
Il demanda aux morts s'ils étaient heureux, prêta
l'oreille en s'inclinant pour entendre leur réponse
et affirma ensuite, de la manière la plus positive,
74 W.EXANDRE GERARD.
que le bon ange (car les musulmans en ont aussi
un mauvais : le premier est blanc et le second
noir) s'en était empare pour les conduire près du
Prophète, où une félicité éternelle les attendait.
L'allégresse succéda alors chez tous les assistants
à la consternation la plus complète et, à défaut de
parents, les amis du défunt firent, ainsi qu'il est
d'usage, un cadeau au curé pour sa bonne nouvelle;
aussi les imans n'en donnent-ils jamais de mau-
vaises et toujours le bon ange s'empare de l'âme
d'un musulman, à moins que le gouvernement
n'en ordonne autrement. Cette institution a le
double avantage de procurer aux imans un ca-
suel assez considérable, d'autant plus nécessaire
pour eux qu'ayant presque tous femmes et en-
fants ils en ont le plus grand besoin, et d'accou-
tumer tellement les mahométans à l'idée de la
mort qu'ils la reçoivent toujours avec résignation
et souvent même comme un bienfait du ciel, puis-
qu'elle est la volonté de Dieu, qui les tire de ce
monde pour les faire jouir d'un bonheur plus pur
et sans fin.
Quant à moi, qui avais vu administrer les remè -
des à ces malheureux par un ignorant qualifié du
titre de médecin, et dont toute la science consis-
tait à appliquer à tort et à travers l'un des quatre
onguents contenus dans une boîte carrée de fer-
blanc, j'attribuais plutôt leur mort à l'ignorance du
charlatan qu'à la volonté du Prophète, qui bien
certainement n'eût pas été irrévocable si, les Turcs
ALEXANDRE GERARD. 75
voulant pratiquer l'amputation, on eût coupé le
bras de l'un et la jambe de l'autre, tous deux gan-
grenés à un point effroyable.
Lorsque les deux hommes furent ainsi purifiés
par les prières et les ablutions du curé , il les en-
sevelit séparément dans une espèce de drap dont
la tête seule sortait. L'on tira un canon de l'un des
sabords de l'entrepont, où se passait la scène; puis
les deux soldats furent l'un après l'autre jetés à
la mer, sans boulet aux pieds ainsi que le pratiquent
les Européens et, enfin, honorés, en leur qualité
de militaires, de chacun un coup de canon. Leurs
camarades renfermèrent leurs hardes dans deux
caisses ou paniers faits avec des feuilles de pal-
mier, les couvrirent et les jetèrent ensuite à la
mer, qui était encore calme alors ; en sorte que nous
eûmes toute la journée le spectacle de ces mal-
heureux qui, venant continuellement heurter le
vaisseau, semblaient placés là pour augmenter
l'animosité de tout l'équipage contre deux prison-
niers qui, sans défense, pouvaient bien être les
objets les plus propres à assouvir leur rage.
Vers les trois heures après midi, l'irritation
était tellement grande que le capitaine nous fit
transférer dans sa chambre avec une double garde
à la porte.
A quatre heures de la même journée, il s'éleva
un vent violent et très dangereux par le voisinage
de la terre. Quelques fanatiques répandirent dans
toute la frégate le bruit que non seulement nous
f6 ALEXANDRE GÉRARD.
étions cause de la mort des deux soldats, mais
que nous Tétions aussi du vent contraire qui venait
de s'élever. Je ne sais par quel hasard malheureux
l'un d'eux avait remarqué que, quelques minutes
auparavant, j'avais jeté à la mer un papier sur
lequel étaient écrits quelques mots. Il en porta sur-
le-champ la nouvelle aux autres, qui ne doutèrent
plus que nous ne fussions réellement sorciers et que
ce qui arrivait ne fût l'effet de sortilèges. Nous
vîmes bientôt arriver une députation de ces for-
cenés; ils entrèrent dans la chambre du capitaine
où nous étions et nous enjoignirent, sous peine
d'être pendus, de jeter un nouveau papier sur
lequel serait écrite la demande d'un meilleur vent.
Je le fis ainsi qu'ils le désiraient, et j'eus même la
simplicité de demander un vent plus favorable.
Ils se retirèrent satisfaits de notre docilité , et,
dans la nuit, le vent, heureusementpour nous, ayant
tourné au nord-ouest, nous reprîmes, après un
trajet de quarante lieues fait en dix jours, la route
de Patras, où nous n'arrivâmes cependant que
le 5 nivôse, bien que nous n'en fussions qu'à
vingt lieues lors de notre dernier événement, qui
me fournit, ainsi que tant d'autres, l'occasion de
juger de la faiblesse des chefs, de l'insubordina-
tion des inférieurs qui en est l'effet et de l'impos-
sibilité, dans l'état actuel des choses, de disci-
pliner les armées ottomanes.
Le 5 nivôse an VII, vers les trois heures après
midi, la frégate ayant jeté l'ancre vis-à-vis Patras,
ALEXANDRE GERARD. 77
nos trois tchiaoux descendirent aussitôt à terre
afin d'y trouver un asile pour la nuit. A huit heures
du soir, ils vinrent nous chercher. Nous ne les
fîmes pas longtemps attendre, car, n'ayant d'autres
vêtements que ceux que nous portions sur nous,
nos préparatifs de départ ne furent pas plus longs
que tendres les adieux que nous fîmes à toute la
canaille de la frégate, aussi contente de nous voir
partir que nous de la quitter. En sortant de la cha-
loupe, nous arrivâmes à une petite maison carrée
qui était peu éloignée de la mer. La difficulté
était d'y monter, car je ne voyais nulle part d'es-
calier qui pût conduire au premier et seul étage
qu'il y eût.
Enfin, après bien des cris de la part de nos
gens, un homme, ayant ouvert une porte donnant
sur un palier extérieur, lâcha une corde qui pas-
sait sur une poulie et fit descendre un escalier
composé d'environ douze marches et qu'il était
avant impossible de soupçonner. Nous montâmes
tous cinq dans la chambre de cet homme qui, en
sa qualité de Grec, devait nécessairement être le
bardot de nos trois musulmans. Nous vîmes
quelques nattes étendues parterre et sur lesquelles
nous devions reposer. Nous regrettâmes alors le
mauvais matelas de la frégate. C'est ainsi que,
pendant le cours de nos aventures, notre position
empirant de jour en jour, nous étions condamnés
à regretter le passé qui cependant, au moment,
nous paraissait le nec plus ultra du malheur.
78 ALEXANDRE GKKARD.
Comme je l'ai déjà dit, Mahomet défend l'usage
du vin et des liqueurs spiritueuses; cependant
les mahométans en boivent tous , ou du moins
presque tous, mais jamais, à la vérité, devant des
témoins à craindre, ni dans les grandes réunions,
où les musulmans qui s'adonnent à la boisson sont-
traités de la manière la plus honteuse. Nos trois
Turcs commençant à se sonder sur cet article, les
mots champ et raki, vin et eau- de-vie, furent d'abord
prononcés avec dédain, ensuite avec indulgence,
puis enfin avec plaisir ; convaincus bientôt qu'ils se
valaient tous, ils firent apporter du vin, de l'eau-
de-vie et des vivres et se mirent à boire, à manger et
à chanter pendant toute la nuit. Le Grec les servit,
trop heureux encore de ne point être battu, et
M. Beauvais et moi nous couchâmes sur nos nattes
où nous cherchâmes en vain le repos.
Le 6 nivôse au matin, notre hôte ayant des-
cendu l'escalier, nous descendîmes à notre tour et
nous trouvâmes au bas de la maison de mauvais che-
vaux, mal enharnachés, que nous enfourchâmes.
Nos trois tchiaoux firent de même et, l'escorte
étant arrivée, nous nous mîmes en route pour le
château de Morée, dont nous n'étions qu'à cinq
lieues et nous y arrivâmes vers le midi. Nous tra-
versâmes sur une barque les Dardanelles de Lé-
pante en laissant à droite le golfe de Gorinthe. Un
quart d'heure nous suffit pour traverser du châ-
teau de Morée à celui de Lépante, situé sur la côte
d'Albanie. Nous continuâmes de là notre route
ALEXANDRE GERARD. 79
vers la ville de Lépante, éloignée de cinq lieues,
où nous entrâmes vers les cinq heures du soir.
Nous n'entendions heureusement pas l'alba-
nais et nous ne pouvions comprendre ce que nous
disaient les soldats de l'escorte; mais, à leurs gestes
et à leurs manières, nous jugions, avec raison sans
doute, que rien de consolant ne pouvait sortir de
la bouche de pareilles gens.
En arrivant dans Lépante, la populace nous
accueillit en vociférant les injures les plus in-
dignes. Nous crûmes réellement que Ton nous
conduisait au supplice. Mais en entrant chez le
pacha, nous vîmes, à son accueil assez gracieux,
que nous l'avions encore échappé pour cette fois.
L'habitation d'Achmet, bâtie en bois, était
loin de répondre à l'idée que je me faisais de ce
que devait être le palais d'un pacha, surtout d'un
pacha à deux queues ; mais je trouvai, dans l'ex-
trême simplicité qui régnait à l'intérieur, la cause
de ce délabrement.
Achmet, disgracié peu de temps avant, rentrait
à peine en faveur au moment de notre arrivée.
Son pachalik était peu étendu, mais habité par
des rayas ou tributaires. Il aurait pu librement et
sans remords exercer sur ces infidèles toutes les
avanies d'usage, dont le produit est beaucoup plus"
considérable que celui des rétributions légales.
Mais Achmet, instruit par l'expérience que la Porte,
toujours aux aguets, ne tolère ces vexations que
pour en profiter elle-même, en rendant aux pachas
So ALEXANDRE GERARD.
ce qu'ils font à leurs administrés, préférait recom-
mencer prudemment sa fortune et se faire d'abord
bien venir des Grecs, dont les plaintes, écoutées
quand les coffres des pachas sont pleins, condui-
sent ces derniers, quelquefois à la destitution,
mais plus souvent à la mort. Ils sont soudain rem-
placés par de nouveaux pachas qui, ainsi qu'Ach-
met, agissent d'abord avec modération, mais qui
bientôt, entraînés par la cupidité, terminent leur
carrière ainsi que leurs prédécesseurs.
Cette manière d'accroître les revenus du sultan
est bien la plus indigne de toutes et ne peut ap-
partenir qu'à un gouvernement despotique, mais
au moins la Porte a l'adresse de laisser aux pachas
tout l'odieux d'un impôt, dont le produit est certai-
nement aussi considérable que celui du carradji
ou capitation payée seulement par les tributaires
chrétiens; les musulmans étant exempts de toute
contribution.
La retenue avec laquelle les pachas commen-
cent leurs avanies, qui ensuite vont toujours en
augmentant, est le seul motif qui porte les Grecs
à ne les dénoncer que quand ils sont arrivés au
maximum. Par ce moyen, ils ont, au moins pendant
quelque temps, un avantage qu'ils n'auraient pas
en conservant toujours le môme. D'ailleurs, la
Porte est trop intéressée à ces plaintes, dont les
effets ne sauraient arrêter l'ambitieux, pour ne pas
les exiger, dans le cas où elles ne seraient pas vo-
lontaires. Quant à nous, qui avions à peine une
ALEXANDRE GÉRARD. 81
chemise sur le corps , nous ne pouvions crain-
dre qu'Achmet fût tenté de nous vexer pour tirer
de nous quelque chose ; mais nous pouvions
craindre qu'il nous vexât pour le plaisir de nous
rendre malheureux. Au contraire, il nous traita
parfaitement, ce dont nous lui sûmes un gré infini.
Il nous fit loger dans une de ses maisons qui,
je me le rappelle, était obscure comme une cave;
mais nous avions au moins un matelas pour dormir.
11 eut même la bonté, pendant les deux jours que
nous restâmes à Lépante, de nous faire servir sa
cuisine et de nous envoyer aux bains, ce dont nous
avions grand besoin, et, au moment de notre départ,
il nous fit fournir à chacun une capote albanaise
tissue en laine, une paire de bottes rouges et des
gants de peau de mouton.
Nous ne revîmes plus Achmet; mais nous
vîmes souvent son bourreau, qui nous avait pris
dans une telle amitié qu'il ne manquait jamais de
nous venir voir, surtout au moment où nous rece-
vions notre nourriture, dont la plus grande partie
était mangée par lui et nos tchiaoux. Cet homme,
quoique encore assez jeune, avait cependant déjà
tranché cinquante têtes et pendu vingt personnes,
ce qu'il regardait comme une bagatelle. Il se
plaignait surtout d'Achmet, au service duquel il
était depuis peu, et prétendait qu'il n'y avait rien
à gagner avec lui; ce qui nous confirma dans l'opi-
nion que nous avions de son humanité.
Il est nécessaire, avant d'aller plus loin, de dire
i. 6
82 ALEXANDRE GÉRARD.
un mot de nos trois tchiaoux, car le lecteur ne
concevrait pas comment je pouvais m'entretenir
dans une langue dont je savais à peine quelques
paroles.
Le chef des trois était Méhémet, sous-officier
de la flotte, l' homme de confiance de l'amiral,
celui, par conséquent, duquel nous dépendions da-
vantage. Avant de quitter Corfou, ce Méhémet
avait juré sur sa tête de nous traiter avec douceur;
mais, se voyant maître de ses actions, sa conduite
envers nous fut aussi dure qu'elle avait été plate
en présence de Kadir bey.
Ali et Ibrahim étaient matelots du corsaire qui
nous avait pris. Le premier, natif des environs de
Constantinople, avait sollicité de l'amiral la faveur
de profiter de notre voyage pour retourner dans
son pays. Le second, vieilli, bien qu'encore peu
âgé, par les plus sales débauches, avait été placé
auprès de nous parce que, parlant passablement
le turc et la langue franque, Kadir bey avait sup-
posé avec raison qu'il pourrait nous être de quelque
utilité. Il était au demeurant, ainsi que son cama-
rade Ali, tout aussi cruel envers nous que le grand,
sec et hideux Méhémet.
Ibrahim commença à Lépante ses brillantes
fonctions d'interprète. Son début nous prouva son
intelligence, mais nous donna une juste idée de
l'homme. Il nous rendit avec une joie extrême la
conversation du bourreau qui, aimant de pas-
sion son étatj ne cessait de nous expliquer com-
ALEXANDRE GERARD. 83
ment et avec quelle dextérité, en trois coups de
sabre, il abattait une tête ; il poussait même la
courtoisie jusqu'à nous assurer que si jamais nous
avions affaire à lui, nous pouvions être certains de
ne pas souffrir ; mais il exigeait, pour prix de sa
bonté et de son amitié pour nous, que nous lui
expliquassions les différents supplices employés
en France. L'invention de la guillotine lui parais-
sait superbe pour le patient, mais il prétendait que
le bourreau ne devait avoir aucun plaisir.
Les bontés d'Achmet adoucirent un moment
nos peines; mais ces entretiens, et tout ce que nous
apprenions sur le sort des malheureux qui nous
précédaient dans la route que nous devions sui-
vre, nous attristaient à un point extrême.
En allant au bain, nous vîmes Lépante, dont
les rues sont étroites, mal pavées et les maisons
mal bâties. La ville, située sur le penchant d'une
montagne, entourée d'une muraille crénelée, vient
finir sur le bord de la mer où elle a un port carré
d'une régularité parfaite, mais qui, malheureuse-
ment trop petit, ne peut recevoir les vaisseaux qui
naviguent dans le golfe de Corinthe.
Nous apprîmes pendant notre séjour qti'Ach-
met, voulant orner son harem d'une Française, en
avait retenu une lors du passage des premiers
prisonniers des îles vénitiennes , mais que cette
femme, d'un caractère très bruyant, chantait, criait,
buvait sans cesse, dérangeait toutes les autres et
bouleversait toute sa maison, ce qui lui donnait
84 ALEXANDRE GERARD.
une très mauvaise opinion du sexe de France, dont
à la vérité l'échantillon qu'il avait auprès de lui ne
pouvait guère lui en donner une bonne, ayant
choisi parmi des vivandières le charmant objet des-
tiné à embellir son sérail.
Le 9 nivôse au matin, je quittai la ville de Lé-
pante; j'étais plein des plus sinistres idées et me
livrais à de tristes réflexions, lorsqu'à quelques
lieues de là nos conducteurs, cent fois plus cruels
que le bourreau du pacha, imaginèrent de se don-
ner un nouveau spectacle, auquel ajoutait l'hor-
reur de la scène. Nous étions dans les gorges dé-
sertes et étroites formées par les hautes montagnes
de l'Éonie ; nos tchiaoux, nous voyant loin de toute
protection, voulant sans doute nous prouver qu'ils
étaient les maîtres de disposer de nos destinées,
nous firent arrêter dans l'endroit qui, par son
aspect sauvage, semblait le plus propre à l'exécu-
tion de leur projet et, nous ayant placés M. Beau-
vais et moi au pied d'un rocher taillé à pic, ils
ordonnèrent aux soldats de l'escorte de tirer sur
nous. Il était -affreux de mourir ainsi; mais nous
attendions la mort avec tant de fermeté que ces
monstres, désarmés par notre sang-froid, prirent le
parti de tourner en plaisanterie cette scène tragi-
que et de nous faire continuer notre route.
Nous nous entretenions sur leur cruauté et les
horribles effets du fanatisme, lorsqu'imaginantavec
raison que nos conversations pouvaient diminuer
l'amertume de notre peine; ils s'empressèrent de
ALEXANDRE GERARD. 85
nous priver de cette seule consolation en plaçant
entre nous deux six ou sept hommes à la file.
Nous traversâmes dans la journée et sans des-
cendre de cheval, bien que les eaux fussent
grosses, deux ou trois ruisseaux qui, pour les
Grecs anciens, étaient peut-être des rivières.
Nous étions partis tard de Lépante, les jours
étaient courts, et les cruels amusements de nos
conducteurs nous avaient tellement retardés qu'il
nous fut impossible de gagner la ville de Salona.
Nous couchâmes à moitié chemin, c'est-à-dire
à neuf lieues environ, dans un petit village situé
dans un pays marécageux. Nous y arrivâmes le soir,
bien las et morfondus. Mais quels y furent, grand
Dieu! notre logement et la nuit que nous y pas-
sâmes. En entrant dans ce qu'on nomme kan, qui
est en Turquie le lieu destiné aux voyageurs, je
ne vis qu'un grand hangar, mal bâti et mal clos,
dans lequel il n'y avait pas une âme; la moitié de
cet immense local était destinée aux hommes,
l'autre moitié aux chevaux ; la seule différence
consistait dans une élévation d'un pied à peu près
dans la première partie et dans quelques nattes
pourries, placées sur un sol extrêmement humide.
Les soldats allèrent passer la nuit je ne sais où,
leurs chevaux seuls restèrent avec les nôtres.
Méhémet et Ali firent du feu au milieu de cette
halte, et Ibrahim, le voleur Ibrahim, qui n'a jamais
manqué partout où il y a eu quelque chose à
prendre, partit et revint bientôt apportant des
86 ALEXANDRE GERARD.
poules, des oignons, de la farine de maïs et de
re:m-de-vie. Nous étions bien harassés, mais nos
conducteurs étaient les maîtres, ils se reposèrent
donc et j'eus ordre, après avoir tiré leurs bottes,
de préparer la soupe avec mon camarade.
Je fis cuire dans une mauvaise marmite les
poules avec les oignons et, comme Ibrahim n'avait
pu trouver de pain, je délayai la farine de maïs
pour en former une espèce de galette que je fis
cuire sous le peu de cendre qu'il y avait. Quand
tout fut préparé, je réveillai ces dégoûtantes créa-
tures qui se mirent aussitôt à manger ou, pour
mieux dire, à dévorer un mauvais repas, que nous
voyions avec peine passer dans d'autres estomacs
que les nôtres. Ils nous laissèrent cependant"
quelques os à ronger et la portion de pain qui
n'avait pas eu le temps de cuire. Nous mangeâmes
l'un et l'autre avec une avidité égale à notre
appétit, qui était loin d'être satisfait par ce peu
de nourriture, à peine nécessaire pour nous em-
pêcher de mourir de faim.
Mon ouvrage achevé, je m'étendis sur la natte
la plus près du feu et je me livrai au sommeil,
trop heureux de pouvoir pendant quelques instants
en goûter les douceurs. Je dormis si profondément
que pendant la nuit je brûlai, sans m'en apercevoir,
presque une manche entière de ma capote, ce qui
me valut d'assez mauvais traitements de la part
des tchiaoux qui, vraisemblablement, la regardaient
comme déjà à eux.
ALEXANDRE GERARD. 87
Le 10 au jour, l'escorte qui devait nous con-
duire jusqu'à Salona, dont nous étions à vingt-
quatre lieues, étant arrivée, nous sellâmes nos
rosses et nous nous mîmes en route dans le même
ordre que la veille.
Je n'oublierai de ma vie le malaise que j'éprou-
vai dans cette journée et certes, si j'en eusse eu le
temps, j'aurais été malade. J'étais abîmé de fati-
gue. Depuis longtemps, on n'avait eu un hiver
aussi froid et je n'avais pour tout vêtement qu'une
redingote de drap bleu, un gilet de piqué, un pan-
talon de bazin, qui avait été blanc, mais que la
crasse avait teint en noir, ainsi que ma seule che-
mise que je portais pareillement depuis plus d'un
mois, et enfin la capote qu'Achmet avait eu la bonté
de nous faire donner.
Les Turcs voyagent peu et ne voyagent jamais
qu'à cheval, en sorte qu'il n'y a pour ainsi dire pas
de routes en Turquie ; ce ne sont le plus commu-
nément que des sentiers, souvent même à peine
indiqués, dans lesquels on ne peut aller qu'un à
un. La lenteur avec laquelle nous marchions aug-
mentait notre ennui, mais la bande joyeuse des vingt
hommes s'en consolait en chantant toute la jour-
née. Méhémet, tchiaoux, avait une chanson turque
faite anciennement à la louange d'un pacha. Cette
chanson était une selle à tous chevaux, à laquelle
il substituait, au nom véritable, celui du pacha ou
du bey gouvernant le pays sur lequel nous passions.
11 avait grand soin de s'en informer avant, après
88 ALEXANDRE GÉRARD.
quoi il faisait avec les camarades retentir l'air des
vertus guerrières d'un homme qui souvent était
très pacifique. Nous arrivâmes vers le midi à Sa-
lona, qui paraît être l'ancienne Amphyssa. En
traversant la ville, il prit fantaisie à nos conduc-
teurs de nous présenter au bey ou gouverneur;
son nom ne me revient pas, mais il paraissait bien
être le plus digne et le plus honnête des musul-
mans. Notre position le toucha ; il ordonna de ren-
voyer les soldats et de préparer tout ce qui pouvait
nous faire oublier la nuit et le repas de la veille.
Il avait auprès de lui un médecin grec, très instruit
et très fin, qui était en même temps l'ami et le
conseil de son maître.
Nos trois tchiaoux, jaloux des marques de dé-
férence que recevaient des hommes qu'ils ne ces-
saient d'humilier de la manière la plus dégoûtante,
ne les auraient bien certainement pas souffertes
plus longtemps, si le bey ne leur en eût sagement
fait ressentir aussi les effets.
Ils craignaient que nous ne portassions des
plaintes contre eux ; mais nous sentions trop com-
bien pouvaient être funestes pour nous les suites
d'une semblable dénonciation pour jamais nous y
exposer.
Le bey nous invita à partager son dîner et nos
tchiaoux celui de ses gens.
J'avais déjà plusieurs fois mangé avec des
Turcs, mais jamais repas ne m'avait semblé aussi
splendide que celui de Salona. J'en ai eu beau-
ALEXANDRE GERARD. 89
coup d'autres depuis, et actuellement, que je me
rappelle encore parfaitement ce dîner, je vois
qu'il ne -me parut aussi beau alors que par son
contraste frappant avec celui dé la veille. Vers
le midi, un domestique, ayant placé dans le coin
de la chambre un escabeau d'environ un pied de
haut, mit dessus un plateau rond de cuivre étamé,
du diamètre de trois pieds à peu près, y jeta
quelques cuillers d'une forme semblable à celle
dont nous nous servons pour le punch et, tout
autour, plusieurs morceaux d'une espèce de ga-
lette à peine cuite. Le couvert ainsi mis, sans
couteaux, verres, ni nappe, un autre domestique
présenta à chacun de nous ce qui était nécessaire
pour se laver les mains ; après quoi nous nous
accroupîmes tous par terre, les jambes croisées
autour du plateau, en mettant sur nous une seule
et longue serviette de coton qui servit à tous les
convives. Nous vîmes successivement paraître six
ou sept mets contenus dans de petits plats de
même métal que la table; je mourais de faim,
tout me parut bon; mais de la viande hachée et
enveloppée dans des feuilles de vigne en forme
de boulettes , une espèce de haricot de mouton
avec des oignons, et enfin le pilau me semblèrent
préférables à ces mélanges de viandes et de fruits
et à ces lourdes et indigestes pâtisseries.
J'étais désolé de la rapidité avec laquelle tous
les mets disparaissaient de la table, où ils ne res-
taient que le temps nécessaire pour prendre d'une
90 ALEXANDRE GERARD.
main au plus deux bouchées, tandis que de l'autre
Ton déchirait un peu de ce mauvais pain; mais
le pilau, par lequel on termine toujours et que
les domestiques laissent sur table assez long-
temps, étant enfin arrivé, nous nous dédomma-
geâmes sur lui de ce que nous n'avions pu faire
aux autres.
Un vase plein d'eau ayant été présenté au
maître de la maison, il en but le premier, chacun
suivit son exemple et le repas fut terminé sans
qu'il eût été dit plus de vingt paroles.
Les Turcs parlent naturellement très peu et
surtout à table ; mais, en revanche, ils y rotent
beaucoup. Je fus fort étonné pendant le repas de
la violence d'un de ces vents lâché par un des
domestiques du pacha qui mettait un plat sur la
table; je le fus bien davantage du signe d'approba-
tion qu'il reçut de son maître.
Le repas terminé, Ton présenta de nouveau de
l'eau et du savon pour se laver les mains et la
bouche, ainsi que le pratiquent les musulmans.
L'habitude dans laquelle ils sont de se laver si
souvent est d'autant moins hors de saison qu'ils
ne se servent le plus souvent de mouchoir que
pour s'essuyer le nez après s'être mouchés avec
les doigts.
Les musulmans sont dans l'usage de ne faire
manger leurs enfants à leur table que quand ils
ont un état ou sont hors de l'adolescence. Notre
hôte avait trois fils d'une figure très douce et qui,
ALEXANDRE GERARD.
9
ainsi que leur père, paraissaient (Tune bonté ex-
trême. 11 ne voulut pas leur permettre de dîner
avec nous, et, après notre repas, on servit le leur
dans une chambre voisine. Il était assez tard, le
bey nous fit faire quelques compliments et prit
congé de nous. Son médecin nous expliqua alors
de la manière la plus obligeante la route que
nous devions tenir jusqu'à Larisse, capitale de la
Thessalie, et nous indiqua les signes certains
auxquels nous devions reconnaître Delphes, les
Thermopyles, les plaines de Pharsale et la vallée
de Tempe. Nous quittâmes enfin, pour aller
prendre quelques heures de repos, cet homme
intéressant et aimable qui un moment nous fit ou-
blier notre position, dont après, à la vérité et par
la même raison, nous sentîmes plus que jamais
l'amertume.
Je me disais tristement alors : Je ne veux me
livrer au bonheur que quand je me croirai entière-
ment à l'abri des caprices de la fortune ; mais la
triste expérience m'a appris qu'il n'est xas dans la
vie de félicité parfaite et que tout l'art de l'homme
qui veut toujours être heureux consiste à ne pas
contracter une trop grande habitude du bien, afin
de savoir ensuite supporter le mal avec résignation.
Le 1 1 nivôse au matin, nous partîmes pour nous
rendre dans la journée à Zeitoun, ville commer-
çante située à trois lieues de l'extrémité est du
golfe du même nom et éloignée de douze à peu
près de Salona.
92 ALEXANDRE GÉRARD.
En quittant cette ville, nous aperçûmes devant
nous le Parnasse, que nous reconnûmes à ses deux
sommets et à la ville de Castri, qui, bâtie à peu
près à mi-côte, est vraisemblablement l'ancienne
Delphes, que son oracle d'Apollon a rendue si
célèbre dans l'antiquité. Cette vue enflammait
mon imagination : l'idée que j'allais traverser les
Thermopyles élevait mon âme et j'oubliais les
barbares dont j'étais l'esclave. Je me reportais
avec délices aux temps anciens, mais si florissants
de la Grèce sacrée. Combien n'étais-je pas mal-
heureux de la voir soumise au joug de l'ignorance
et de la barbarie! La nature semblait morte autour
de moi et je cherchais en vain les traces effacées
par les siècles de l'ancienne splendeur de ce beau
pays. J'étais loin d'être, par ma position, physique-
ment heureux, mais j'éprouvais au moins par mes
douces rêveries que, dans les moments les plus cri-
tiques de la vie, l'homme sensible peut encore
avoir des jouissances morales qui, dépendantes de
lui seul, sont au-dessus de tous les événements;
je n'étais pas gai, mais la mélancolie me faisait
éprouver un sentiment bien préférable à la gaieté.
Admirables souvenirs, qui ont le pouvoir de faire
oublier à l'homme son malheur! Mais je fus rap-
pelé à ma triste position que ces pensées m'avaient
fait un instant oublier.
A quatre heures après midi nous arrivâmes au
passage des Thermopyles, situé entre la mer
d'Eubée, dont nous aperçûmes l'île, et les der-
ALEXANDRE GÉRARD. 93
nières montagnes de la chaîne de l'Œta. Ce qui
prouve combien la mer s'est retirée, c'est que
l'espace compris entre elle et les montagnes est
beaucoup plus considérable que du temps où
Léonidas, avec trois cents des siens, y soutint le
choc des barbares. Nous aperçûmes çà et là dans
le passage quelques pierres assez grosses et sans
forme régulière, que le médecin nous avait an-
noncé être celles placées sur le tombeau des
Spartiates.
Nous ne pouvions nous lasser de contempler
ces Thermopyles ; mais nos Turcs, ne concevant
pas comment nous regardions avec tant d'intérêt
un lieu qui ne leur présentait rien de plus remar-
quable que tant d'autres, nous firent remonter à
cheval et continuer notre route pour Zeitoun, où
nous arrivâmes peu de temps après. Gomme nous
entrâmes de nuit dans cette ville, nous ne pûmes
bien la juger; mais les maisons nous parurent
cependant mieux bâties que celles de Lépante et
Salona et la ville plus peuplée. Nous couchâmes
dans un kan détestable, où nos tchiaoux nous don-
nèrent pour toute nourriture du mauvais pain, du
fromage et, pour toute boisson, de l'eau. Nous
les servions comme de coutume et ils passèrent
la plus grande partie de la nuit à boire et à
chanter.
Le 12 nivôse, au jour, nous montâmes de nou-
velles rosses et, une nouvelle escorte étant ar-
rivée, nous nous mîmes en chemin pour Pharsale,
94 ALEXANDRE GERARD.
éloignée de quinze lieues, et où nous devions aller
coucher.
Vers les deux heures après midi, nous arrivâmes
à une plaine, traversée de plusieurs rivières et
ruisseaux, qui nous parut fertile, autant du moins
que la saison nous permettait d'en juger.
Nos conducteurs nous dirent qu'il s'était donné
là autrefois une grande bataille. Nous reconnûmes
alors que nous étions dans la fameuse plaine de
Pharsale, témoin de la gloire de César et de la
honte de Pompée qui, fuyant ces lieux, fut trouver
en Afrique la mort qu'il cherchait en vain à éviter.
Peu après nous arrivâmes à Pharsale. Cette
ville, située au bas d'un coteau, n'est intéressante
que par son nom, que les Turcs même ont res-
pecté. Nous fûmes loger chez le bey de Pharsale,
qui, de même que celui de Salona, avait aussi son
médecin ; mais ils contrastaient l'un et l'autre d'une
manière désespérante pour nous avec ces deux
êtres intéressants. Le bey était bourru et ignorant,
et le médecin, trop adroit pour manifester une
opinion différente de celle de son maître, insul-
tait à plaisir à notre misère. Nos tchiaoux ne pa-
rurent pas plus contents que nous, car ils n'ob-
tinrent pas du maître de la maison le bachis ou
pourboire qu'ils recevaient ordinairement de toutes
les personnes de marque, auxquelles ils avaient
grand soin de nous présenter comme des bêtes
curieuses.
Le repos et la nourriture nous devenaient de
ALEXANDRE GERARD. 95
jour en jour plus nécessaires, et nous étions dans
un tel état de défaillance et de lassitude que nous
ne pouvions espérer arriver à Constantinople, dont
nous étions encore à plus de cent cinquante lieues.
M. Beauvais, indisposé depuis deux jours, couvait
une maladie qui se déclara pendant là nuit que
nous passâmes à Pharsale. Vers minuit, il fut
atteint d'une fièvre violente, accompagnée du dé-
lire et des symptômes les plus inquiétants. Nos
conducteurs désiraient arriver promptement à leur
destination et la maladie de mon camarade sem-
blait être un obstacle à leur désir. Ils résolurent
de le surmonter en lui tranchant la tête, s'il n'était
pas en état de continuer le lendemain matin. J'é-
tais témoin de la discussion, dont je compris heu-
reusement le sens, et je fus atterré de la résolu-
tion qui venait d'être prise ; je m'approchai de
M. Beauvais qui reposait un peu alors, je l'éveillai
un instant après et l'informai de tout ce que je ve-
nais d'apprendre. Certes, dans la position où il
était, aucun remède n'eût pu le guérir, et celui seul
que j'étais malheureusement obligé d'employer
pouvait être souverain.
La révolution que causa en lui cette nouvelle
lui rendant soudain la raison et les forces, il vint
avec moi sur une terrasse, tellement froide qu'en
bonne santé l'on pouvait à peine y rester, et un
moment après nous rentrâmes dans la chambre, où
mon compagnon se trouva beaucoup mieux por-
tant qu'avant sa maladie.
ALEXANDRE GÉRARD.
Le 13 au matin, nous partîmes pour Larisse,
capitale de la Thessalie, et, Pharsale n'en étant
qu'à six lieues, nous arrivâmes à midi après avoir
traversé la belle et fertile vallée de Tempe, dans
laquelle serpente le fleuve Pénée, qui va ensuite,
à huit lieues de là, se perdre dans le golfe de Sa-
lonique. En entrant à Larisse, nos conducteurs
nous firent descendre dans la maison de Mustapha,
qui y commandait alors. Ibrahim le croyant, en sa
qualité de pacha à trois queues, digne d'entendre
le récit de nos aventures, il le lui fit longuement
et s'étendit surtout beaucoup sur la peine qu'il
avait eue à nous prendre et sur la manière coura-
geuse dont il avait donné l'abordage à notre bâti-
ment, qu'il disait être bien plus fort que le sien.
Malheureusement pour Ibrahim, je savais déjà assez
de mots turcs pour juger de son impudence et
pour être à même de dissuader le pacha sur sa
prétendue bravoure à notre égard. Je ne l'eus pas
plus tôt fait que je vis, au regard furieux du nar-
rateur, ce à quoi m'exposait mon amour-propre.
Mustapha s'en aperçut aussi, il était bon et, pour
nous éviter, au moins pendant notre séjour à La-
risse, les effets du ressentiment d'Ibrahim, il affecta
de nous prendre sous sa protection.
Nous passâmes chez lui le 13 et le 14, pendant
lesquels, en dépit de nos tchiaoux, nous dormîmes et
mangeâmes tout notre content. Mustapha, touché
de notre piteux état, et surtout de la manière légère
dont nous étions vêtus pour la rigueur de la saison,
ALEXANDRE GERARD. 97
eut l'humanité de nous faire donner à chacun une
culotte d'assez beau drap bleu, une veste faite pa-
reillement à la turque, un turban de coton et un
bonnet de laine \ il nous donna même 6 piastres,
à peu près 1 1 francs, pour subvenir en cachette à
nos plus pressants besoins. Le 14 nivôse, nous
vîmes passer la revue des troupes qui partaient
pour combattre Passwan-Oglou1, pacha de Widdin.
Rien ne me parut plus extraordinaire que cet as-
semblage d'hommes vêtus de couleurs et d'habits
différents, et armés chacun à leur manière : pas une
seule arme à feu du même calibre, le soldat
obligé de fondre ses balles, vendant le plus com-
munément son fusil ou ses pistolets au moment
de partir, et poussant continuellement des cris
épouvantables. Je me demandais alors ce que
pourraient opérer de semblables hommes contre
une armée européenne, disciplinée et froidement
courageuse.
Je vis chez le pacha, un Tchorbadgi (les Turcs
nomment ainsi le colonel d'un régiment). Rappro-
chant ce nom ridicule de la scène de la marmite
dont j'avais été témoin, je ne pouvais m'empêcher
t. Pass^an-Oglou (Osman), fameux rebelle turc, né en 1758,
s'enfuit dans la montagne à la suite de la mort de son père, que
le grand vizir avait fait décapiter à cause de ses richesses et de
son crédit. Il fit une longue guerre de partisan, résista à toutes les
forces envoyées pour l'anéantir, s'empara de Widdin et finit par
obtenir son pardon avec le sandjakat de Widdin qu'il gouverna
en souverain jusqu'à sa mort, en 1807.
c)8 ALEXANDRE GERARD.
de rire en pensant que j'aurais été loin de chercher
le point d'honneur dans des ustensiles de cuisine.
Je demandai à ce tchorbadgi, qui, n'ayant aucune
marque particulière de distinction, ne pouvait être
reconnu qu'à son titre, de combien d'hommes
était composé son corps. Il me répondit grave-
ment que c'était son secret, et Mustapha me dit
ensuite que les colonels recevant par mois une
somme de.,, à distribuer entre un nombre déter-
miné de soldats, il est de leur intérêt d'en avoir le
moins possible, afin de gagner davantage sur leur
paye. J'avais une idée de la marine turque et j'en
pris là une des armées de terre. Je me disais alors :
il ne peut y avoir que de grandes raisons politiques
qui engagent les nations policées à laisser aux
Turcs une si belle portion de l'Europe, et ce n'est
sans doute qu'à la crainte de la voir entre des
mains plus dangereuses que les musulmans doi-
vent chercher la cause de leur séjour au milieu
de nous. Les Turcs ne faisant pas de dénombre-
ment des individus, il est aussi difficile d'avoir une
juste idée de la population d'une ville que de con-
naître exactement leur âge, qu'ils ignorent le plus
souvent. Ils savent seulement que Dieu les a mis
au monde pour les en retirer quand il lui plaira et
ils n'en demandent pas davantage.
La population de Larisse paraît être de 18 à
20,000 âmes ; elle a vingt-deux mosquées ou
églises, les rues sont assez larges et les maisons,
construites en bois peint de différentes cou-
ALEXANDRE GERARD. 99
leurs, présentent une bigarrure qui, concordant
parfaitement avec celle des vêtements des habi-
tants, produit un spectacle très curieux pour un
étranger.
Le 15 nivôse au matin, en quittant Larisse,
nous traversâmes le Pénée ou rivière de Salam-
vria, sur un bac mal construit et peu solide. Avant
de partir de cette ville, ou nous venions de goûter
quelques instants de bonheur et de tranquillité,
nos tchiaoux, imaginant que le pacha nous avait
donné un peu d'argent, nous fouillèrent sans
autre forme de procès et nous enlevèrent impi-
toyablement ce sur quoi nous fondions l'espoir de
quelques morceaux de pain.
Mon beau raisonnement de Salona1 n'avait pas
empêché les bontés de Mustapha de me rendre
un peu arrogant envers nos conducteurs ; leur vol
m'indigna et je partis ne respirant que vengeance.
A peu de distance de Larisse, Ibrahim, accompa-
gnant de quelques coups de fouet .l'invitation de
ne plus le démentir à l'avenir quand il raconterait
ses aventures, mit le comble à mon indignation.
Je n'avais seulement pas une baguette, mais, vou-
lant en imposer à tous ces barbares, je m'arrêtai
dignement et les défiai, du ton le plus terrible, de
me frapper encore. L'un d'eux, s'étant détaché de
la bande, me prit au mot et me coupa la figure de
plusieurs coups du manche d'un fouet qu'il tenait
1. Voir page 91.
ioo ALEXANDRE GERARD.
à la main. Je vis clairement alors qu'il n'y avait
que des coups à gagner à vouloir être grand et
digne aux yeux de semblables hommes. Cette
leçon me remit un peu à ma place et je me promis
bien, à l'avenir, de ne plus démentir Ibrahim, pas
plus qu'aucun de nos tchiaoux.
Nous arrivâmes le soir, après une route de
douze lieues, au village de Platamona, situé près
de la mer et sur la rivière du même nom. 11 était
tard quand nous y entrâmes et nos Turcs cher-
chèrent longtemps avant de trouver un kan où
nous puissions passer la nuit. Ils y parvinrent enfin
et nous nous y installâmes comme dans celui de
la première couchée ; nos chevaux n'étaient pas
avec nous, voilà la seule différence. Nos conduc-
teurs m'envoyèrent les desseller. Je trouvai dans
l'écurie quelques curieux attirés par notre arrivée;
j'en remarquai un dans le nombre qui semblait
s'intéresser à notre situation. Je n'avais rien
mangé depuis le matin, je mourais de faim et
l'occasion me paraissait belle pour obtenir quel-
ques secours. Je m'approchai de lui et lui expli-
quai de mon mieux le besoin que j'avais; il tira
aussitôt de sa poche 4 paras, ou sous, et me les
offrit de la manière la plus obligeante; je les
acceptai en tremblant, mais enfin je les acceptai,
et, pour la première fois de ma vie, je demandai
l'aumône. J'en fis usage pour me procurer un peu
de pain que nous mangeâmes en cachette, mon
camarade et moi.
ALEXANDRE GÉRARD. 101
Le 16 nivôse au matin, nous partîmes pour
Wistritza, éloignée de dix lieues environ de Pla-
tamona et située près de Salonique, ville considé-
rable, commerçante et très renommée, dans toute
la Turquie, par la qualité et l'abondance du tabac
que Ton cultive dans ses environs.
Nous vîmes dans cette même journée un spec-
tacle, horrible par lui-même, mais qui dans notre
position devait encore nous le paraître davantage.
Non loin de la route étaient deux cadavres sans
tête, à moitié dévorés par les corbeaux, qui les
couvraient encore au moment de notre passage.
Nous les reconnûmes pour Français aux lam-
beaux d'uniforme qui étaient autour d'eux. Nos
tchiaoux nous firent à plaisir arrêter devant ce
pénible spectacle, et les soldats de l'escorte nous
dirent que ces deux quieupklas, ou chiens, fai-
saient partie de la garnison de Zante1 et que, mar-
chant ainsi que tous les autres à pied dans la
i. M. Pouqueville, dans son Voyage en Morée. fait le récit
des mauvais traitements infligés aux survivants de la garnison de
Zante pendant le trajet jusquaConstantinople. a On les fit, disait-
il, défiler près des restes de leurs amis tués à Prévysa. Ils ve-
naient eux-mêmes chargés d'horribles dépouilles encore toutes
sanglantes . . . ils apportaient les restes de leurs camarades !
Traités comme le rebut de l'espèce humaine par ceux qui les
escortaient, on avait forcé leurs mains à ce cruel ministère, en
les contraignant d'écorcher les têtes de leurs frères d'armes et
d'en saler les chevelures. Malheur à ceux qui s'y étaient refusés!
Malheur à ceux qui avaient osé témoigner de l'aversion, ils
avaient été aussitôt immolés par leurs bourreaux!!! »
io2 ALF.X ANDRE GKRARD.
neige et sans, pour ainsi dire, de souliers, le froid
les avait tellement saisis qu'ils ne pouvaient plus
à peine se soutenir et qu'alors les conducteurs
leur avaient tranché la tête, qu'ils avaient dé-
pouillée et salée, afin de les mieux conserver jus-
qu'à Constantinople, où. ils devaient par ce moyen
justifier du nombre d'infidèles dont la conduite
leur avait été confiée. La vue de ces cadavres, le
récit des soldats turcs qui avaient déjà accompagné
tous les malheureux qui nous précédaient, et enfin
la certitude que nous recevions de nos tchiaoux
d'être traités de même, si l'un de nous deux re-
tombait malade comme à Pharsale, nous don-
naient une idée des dangers que nous courions et
de la cruauté de ces barbares, que l'on ne peut
croire occuper en Europe un aussi beau et aussi
fertile pays que la Macédoine.
La neige était si abondante que nous perdions
souvent notre chemin, et que nous ne pûmes arri-
ver que tard à Serizzar1. Nous vîmes cependant
l'aga qui y commandait. C'était un jeune homme
plein d'ignorance et de fatuité. Il nous vanta beau-
coup son courage et la bravoure dont il avait fait
preuve à la malheureuse affaire de Prévysa, sur
laquelle il nous donna les détails les plus affreux
et où il prétendait, à lui seul, avoir tranché la tête
de douze Français. Je n'en crus pas un mot, car
i. Le manuscrit porte Serizzar ; M. Pouqueville, dans son
Voyage en Morée, indique d'autre part Catharina comme lieu
de cette halte.
ALEXANDRE GERARD. io3
jamais la fanfaronnade ne m'a donné bonne opinion
du courage d'un homme, mais je crus sans peine
les détails de toutes les atrocités commises par les
Turcs et dont je savais déjà une partie depuis mon
arrivée à l'île de Paxo.
Le 17 nivôse, nous quittâmes Serizzar, pour
nous rendre au village de Pogoiana, éloigné de
dix lieues.
En sortant, nous aperçûmes d'immenses trou-
peaux conduits par des bergers albanais armés des
pieds à la tête. Les animaux se répandaient dans
les champs cultivés par des Grecs qui, non seule-
ment n'osaient pas les chasser, mais qui même
craignaient d'en approcher. Nous apprîmes que
ces troupeaux appartenaient à Ali, pacha de
Janina, et qu'à ce titre ils pouvaient impunément
paître, ou dévaster même, dans toutes les plaines
cultivées par les rayas ou tributaires de son pa-
chalik. Le dommage que ces animaux faisaient
alors était presque nul; mais l'on conçoit com-
bien un semblable fléau doit être funeste dans
toute autre saison.
A peu de distance de là, nous passâmes sous
les murs de Salonique, ou nous n'entrâmes pas,
mais que nous jugeâmes, à l'enceinte formée par
ses murailles, être une ville très considérable.
Nous aperçûmes, à l'extrémité du golfe où elle est
bâtie, une très grande quantité de bâtiments mar-
chands, russes, grecs ou turcs. Nous vîmes encore
dans cette journée un cadavre français dont l'his-
104 ALEXANDRE GERARD.
toire nous fut racontée, par un soldat, de la ma-
nière suivante : Cet infidèle, nous dit-il r est un
officier qui, comme tous ceux de Zante, avait con-
servé son épée. Un des soldats qui accompagnaient
ces chiens s'amusait à battre un enfant français
pour le faire marcher plus vite ; cet officier mit
Tépée à la main pour le défendre, lorsqu'un bon
musulman, indigné de son audace, passant derrière
lui, lui fit sauter la cervelle, et il allait lui trancher
la tête lorsque tous les autres chiens, se révoltant
au même moment, exigèrent que leur camarade fût
enterré devant eux et sans être mutilé- Les Turcs,
craignant l'effet d'une telle insurrection, y consen-
tirent pour l'instant ; mais l'un d'entre eux étant
resté derrière déterra le chien, lui coupa la tête
dont il prit seulement la peau, et le corps que vous
voyez, continua-t-il, est le sien.
Nous traversâmes peu après la rivière de
Tachino et, vers les trois heures, nous arrivâmes
au village de Pogoiana , où un spectacle non
moins affreux que le précédent nous était ré-
servé ; nous vîmes, en entrant sur une petite
place irrégulière, une grosse pierre teinte du
sang de trois malheureux prisonniers qui, trop
exténués pour pouvoir continuer leur route,
venaient à l'instant d'avoir la tête tranchée en
cet endroit.
Nous entrâmes enfin, le cœur navré et rongé
de la tristesse la plus profonde, dans un mauvais
kan où, après avoir fait manger nos tchiaoux, nous
ALEXANDRE GERARD. io5
passâmes la plus grande partie de la nuit à dé-
truire tout ce que nous pûmes de la vermine dont
nous étions alors couverts l'un et l'autre.
Le 18 nivôse, nous nous rendîmes à la ville de
Kontessa, éloignée de quinze lieues à peu près du
village que nous quittions. Nos tchiaoux, instruits
à Pogoiana que la journée que nous avions à faire
n'était pas sans danger pour eux, nous traitèrent
en partant beaucoup moins mal que de coutume,
et, avant d'entrer dans une forêt que nous devions
traverser, ils nous régalèrent pour la première
fois d'eau-de-vie et de bora, liqueur fermentée
faite avec de la farine de millet et de l'eau, et res-
semblant beaucoup à de la colle aigrie. Cette
boisson n'était pas très bonne, mais nous n'étions
pasvdifficiles. Ibrahim nous dit ensuite que nous
pourrions bien rencontrer dans ce bois quelques
corsaires de terre ; nous comprîmes alors qu'il y
avait des voleurs. Mais, le nom de Passwan-Oglou
ayant été prononcé, la platitude des tchiaoux à
notre égard nous parut une chose toute naturelle,
car certainement ils auraient eu plus à craindre
que nous, si nous fussions tombés entre les mains
du pacha de Viddin. Ils avaient cependant grand
tort de compter sur ma générosité dans ce cas,
car j'établissais au contraire en ce moment avec
une joie infinie tous mes moyens de vengeance.
Nous vîmes effectivement dans un chemin creux,
auprès d'un ruisseau, cinq hommes armés dont la
vue consterna nos tchiaoux et toute l'escorte, mais
iof> ALEXANDRE GERARD.
ces soldats ou voleurs, car j'ignore ce qu'ils
étaient, ne jugèrent pas à propos de nous attaquer
et nos lâches conducteurs, prenant leur prudence
pour de la crainte, crurent avoir remporté une
victoire sur Passwan-Oglou • ils devinrent vis-à-vis
de nous plus arrogants que jamais, et, sans doute
pour se venger de la frayeur qu'ils venaient
d'avoir et de laquelle nous n'étions nullement
coupables , ils imaginèrent à quatre lieues de
là, comme nous traversions un gros village très
populeux, de nous crier en turc : « Allez vite,
Français qui avez pris l'Egypte » : ces mots de
Français et d'Egypte devenant un avertissement
pour la canaille, nous fûmes sur-le-champ assaillis
de toute part et accompagnés de huées et de
coups de pierre jusqu'à notre sortie de ce maudit
pays
Les femmes principalement ne me donnèrent
pas une haute idée de la douceur de ce sexe chez
lequel l'éducation est si nécessaire pour le rendre
ce que nous aimons à le croire toujours.
La journée avait été longue, les chemins très
difficiles, et nous arrivâmes tard à Kontessa où nous
devions aller coucher. Nous apprîmes là qu'il y
avait, à peu de distance devant, un Franc, mais
libre, qui allait pareillement à Constantinople.
Cette nouvelle m'enchanta et je me disais alors :
qu'importe sa patrie, il est Européen comme moi,
je suis malheureux et je dois, dans un pays barbare,
trouver auprès de lui des consolations. Je le jugeai
ALEXANDRE GERARD. 107
d'après mon cœur, car j'ignorais encore alors qu'il
existait des hommes assez cruels pour accabler
leurs ennemis, presque sans défense, jusque dans
les fers des musulmans. J'avais le plus grand désir
de voir ce Franc ; mais je n'osais le manifester,
bien certain alors d'être privé de ce bonheur. Nous
nous rencontrâmes à Kontessa avec les soldats de
la garnison de Zante; mais nos tchiaoux nous re-
fusèrent impitoyablement la consolation d'entre-
tenir pendant quelques minutes nos malheureux
compatriotes qui, bien qu'accablés sous le poids
de leur infortune, conservaient encore cette ai-
mable gaieté qui caractérise si bien la nation fran-
çaise.
Le 19 nivôse, nous nous rendîmes à la ville de
Kawala, éloignée de quinze lieues environ. Cette
journée, pénible comme toutes les précédentes,
fut remarquable par un nouveau genre de vexa-
tions auquel j'étais loin de m'attendre. Méhémet,
tchiaoux, se mit en tête que je devais me faire mu-
sulman et, son projet arrêté, tous les moyens, d'a-
bord persuasifs, ensuite de violence, furent mis en
usage ; mais aucun ne réussit. Je lui répondis affir-
mativement que je préférais mourir Français que
mahométan, non seulement par principe de reli-
gion, mais aussi par l'horreur que m'inspirait un
peuple cruel comme celui entre les mains duquel
je me trouvais.
Nous arrivâmes enfin, après avoir longé le
golfe de Kontessa pendant la journée entière, à la
io8 ALEXANDRE GERARD.
ville de Kawala, où nous descendîmes dans un
kan beaucoup moins mauvais que tous les autres.
11 y avait au moins des espèces de cabinets et des
petits matelas remplis de filasse et garnis surtout
de ce dont nous n'avions déjà que trop. Nous trou-
vâmes dans ce kan l'Européen que Ton nous avait
annoncé à la couchée précédente. 11 vint aussitôt
à nous et nous parla de la manière la plus douce
et la plus touchante. 11 nous assura qu'il était Sué-
dois, mais mon cœur me disait qu'il était Français.
11 faut avoir souffert comme moi pour se faire une
juste idée du bonheur que je dus éprouver à cette
rencontre. Ce jeune homme, d'une figure douce et
intéressante, ne pouvant plus longtemps cacher sa
vive émotion, nous avoua, les larmes aux yeux, que
notre patrie était la sienne, que Lyon était son
pays et qu'il avait été forcé de réclamer la protec-
tion de la Suède pour conserver les jours et la
fortune d'un père âgé, négociant de Salonique.
L'officier d'Outchakoff m'avait indigné, mais la vue
de ce Français me fit éprouver une sensation aussi
douce que l'autre avait été pénible. En effet, me
disais-je, le premier combat pour la ruine de son
pays ; le second, au contraire, lui conserve sa for-
tune dans l'espoir de l'y rapporter un jour.
M. Couturier avait été généreux, nos tchiaoux
furent complaisants ; mais, ne voulant pas cepen-
dant contracter l'habitude du bien, ils nous firent
le lendemain au matin quitter Kawala, où notre
compatriote était retenu par quelques affaires.
ALEXANDRE GERARD. 109
Le 20 nivôse, en quittant cette ville pour nous
rendre à Aspirosa éloignée de dix lieues, nous
aperçûmes File de Thaso en longeant la mer, dont
nous nous éloignâmes peu pendant toute cette
journée. Nos conducteurs étaient en gaieté et se
proposaient de se bien régaler le soir, lorsqu'Ibra-
him, apercevant un Grec qui portait deux outardes,
fut à lui pour les marchander; mais comme ils ne
tombaient pas d'accord pour le prix, Méhémet
intervint et donna au malheureux raya, au lieu de
la somme qu'il demandait, quelques coups de plat
de sabre, emporta une outarde et le pauvre Grec,
puni d'avoir osé défendre ses intérêts vis-à-vis d'un
musulman, s'enfuit, trop heureux de sauver sa vie
et la moitié de sa chasse. Cette prise fut pour nos
tchiaoux un sujet de joie pour toute la journée et,
par cette raison, ils nous maltraitèrent moins que
de coutume; mais, malheureusement, nous ne ren-
contrâmes plus d'outardes jusqu'à Gonstantinople.
Nous bûmes pour la première fois à Aspirosa
une liqueur transparente, épaisse et gluante,
connue sous le nom de salep. Son extrême fadeur
est corrigée par la poudre de gingembre dont on
couvre sa surface. Le salep n'est pas très agréable
à boire, mais il est du moins très sain pour la
poitrine, en hiver surtout.
Le 21, nous passâmes entre le lac Buru et la
mer. Le soir, nous fûmes coucher à Maronia,
petite ville située comme Aspirosa sur le bord de
la Méditerranée.
no ALEXANDRE GERARD.
Nous quittâmes, le 22 , Maronia pour nous diri-
ger vers Ipsala, qui en est à douze lieues. Il est si-
tué près de la rivière de Maritza, à quatre heures
environ d'Enos et de la mer.
Le 23, nous nous remîmes en route par Ibrigé
ou Saros, éloignée de quatorze lieues d'Espra-
ban. Saros est bâtie à l'extrémité nord du golfe
de Magaritza et à l'embouchure de la rivière de
Zuldahs.
Depuis deux jours, nous voyagions plus avant
dans les terres que pendant les journées précé-
dentes, et la Thrace, dans laquelle nous étions
alors, nous parut plus montueuse, moins fertile et
peuplée davantage que la Macédoine que nous
venions de traverser.
Le 24, nous partîmes pour Rodosto, ville com-
merçante assez considérable, ayant un port sur
la mer de Marmara, et éloignée de quatorze
lieues environ de Saros.
A deux lieues de Rodosto, nous rencontrâmes
entravers du chemin le cadavre d'un Français au-
quel on venait de couper la tète et il prit fantaisie
à Méhémet de me faire passer à cheval sur ce
malheureux. Indigné d'une telle volonté, je répon-
dis que, n'importe la religion, ce cadavre était celui
d'un homme comme lui et que jamais je ne con-
sentirais à ce qu'il avait la cruauté d'exiger. Cette
fermeté me réussit mieux que la première. Il ne
répliqua rien, et, après un petit détour, nous en-
trâmes à Rodosto, où nous vîmes l'infortuné consul
ALEXANDRE GERARD. m
de France qui, enfermé dans sa maison, n'avait
plus à peine de lit pour reposer. L'on nous mon-
tra aussi le superbe tombeau du comte français de
Bonneval, mort pacha à deux queues longtemps
avant la Révolution.
Plus nous approchions de Constantinople et
plus les villes que nous traversions, d'ailleurs
presque toutes commerçantes, étaient fréquentées,
et moins, par la même raison, les kans étaient
mauvais. Nous passâmes donc une assez bonne
nuit à Rodosto, que nous quittâmes le 25 nivôse
pour nous rendre à Siliwri, qui en est à onze
lieues. En y arrivant, nos tchiaoux détachèrent
l'un d'eux, qui partit de nuit pour Constantinople,
dont nous n'étions plus qu'à quinze lieues.
Nous l'attendîmes toute la journée du 26. Il re-
vint enfin le soir, instruit sans doute de ce que
l'on devait faire de nous, et le 27 au matin nous
entreprimes notre dernière journée, dont la un
n'était pas plus tranquillisante que toutes les pré-
cédentes. Aux approches de Constantinople, mon
cœur était oppressé; j'appréhendais de traverser
au milieu de la populace cette ville immense dont
nous apercevions déjà les murs et les minarets.
Je me disais alors : Bien certainement, dans quel-
ques heures je serai renfermé et privé pour des an-
nées de respirer en liberté. J'étais dans un tel état
de défaillance que je ressemblais plutôt à un spec-
tre qu'à un homme. Mes vêtements étaient en
lambeaux et la seule chemise que je portais de-
ii2 ALEXANDRK GERARD.
puis plus de deux mois était presque entièrement
usée sur mon corps. Je me livrais aux plus tristes
réflexions lorsqu'enfin nous entrâmes dans cette
ville tant redoutée. Nos tchiaoux étaient seuls
alors, et, dans Fespoir de nous attirer quelques
mauvais traitements, ils disaient qui nous étions
dans toutes les rues où nous passions ; mais nous
ne reçûmes que des sottises auxquelles nous étions
tellement accoutumés qu'elles nous semblaient
une chose toute naturelle. Après avoir traversé
une foule de rues qui, mal percées, étroites, mal
pavées ou sans pavé, étaient loin de répondre à
l'idée que je me faisais de la capitale d'un aussi
vaste empire, nous arrivâmes à la Porte, bâti-
ment immense, mal construit et sans extérieur.
Arrivés là, nos tchiaoux nous quittèrent et nous ne
les revîmes plus. Nous passâmes la nuit sur un
sopha meilleur que tous ceux que nous avions
trouvés dans notre voyage, mais il nous fut impos-
sible d'y dormir, tant nous avions d'inquiétudes ; car
nous ne savions pas précisément où nous étions,
ni à qui nous avions affaire.
Vers le soir, Ton nous apporta à manger; mais
la crainte que nous avions de gens à qui tous les
moyens sont bons de se débarrasser d'un ennemi
nous empêcha d'abord de goûter aux aliments ,
ceux qui étaient là, s'apercevant de nos soup-
çons, mirent les premiers la main au plat sans
nous faire le moindre reproche, et nous suivîmes
leur exemple.
ALEXANDRE GÉRARD. n3
Le 28 au matin, j'appris que j étais dans les bu-
reaux du Reis effendi, ce qui me surprit d'autant
plus que je ne voyais autour de moi ni bureaux
ni paperasses comme chez nous.
A dix heures, un huissier nous dit de le suivre
et nous conduisit dans une belle chambre meublée
d'un tapis et d'un sopha d'un drap bleu de France.
Il y avait dans l'un des coins un musulman assez
âgé qui, les jambes croisées, fumait tranquille-
ment la pipe en nous attendant. Auprès de lui, sur
un tapis, était un drogman grec, coiffé d'un haut
bonnet de poil et, à genoux devant son maître,
osant à peine respirer.
Il nous dit cependant, au bout de quelques ins-
tants, que nous avions l'honneur d'être en la pré-
sence du Reis effendi, le ministre des relations
extérieures deSaHautesse. Après quoi le ministre,
nous ayant fait poser une foule de questions à peu
près insignifiantes sur l'Egypte, nous proposa de
prendre du service dans l'armée ottomane qui allait
partir pour combattre les Français. Je répondis à
Son Excellence que ce n'était pas après avoir
souffert comme je le faisais depuis plus de deux
mois, que l'on terminait ses aventures par une
action aussi humiliante, et je finis en lui de-
mandant, pour toute grâce, d'être envoyé au
château des Sept-Tours, et non au bagne1, où les
t. Le bagne faisait partie de Farsenal de Constantinople; il
était situé sur la rive orientale du golfe de Ceras. Les survi-
vants de la garnison de Zante, après une marche forcée de cin-
1. 8
ii4 ALEXANDRE GERARD
malheureux Français, qui pendant quatre années
avaient moissonne en Italie, sous le premier capi-
taine du monde, d'immortels lauriers, assimilés au
rebut de la terre, étaient enchaînés deux à deux
et condamnés aux travaux les plus pénibles, dans
un cloaque dégoûtant où la mort faisait alors d'hor-
ribles ravages. Cette faveur, que je dus bien certai-
nement aux conseils de Kadir bey, me fut ac-
cordée et me sauva la vie; car, certes, si j'eusse été
mis au bagne dans l'état où j'étais, je serais infail-
liblement mort en y entrant.
A midi, nous quittâmes la Porte pour nous
rendre aux Sept -Tours sous la conduite d'un bor-
taudji. Mais il nous restait un spectacle pénible à
voir, et les Turcs n'étant pas gens à nous l'épargner,
l'on nous fit donc, en sortant, passer devantl'entrée
principale du sérail, au bas de laquelle étaient je-
tées sur le fumier plusieurs têtes des malheureux
Français morts à Prevysa. Remplis de furie, nous
traversâmes de nouveau, mais dans un autre sens,
la ville de Constantinople, dont cette partie ne nous
quante-deux jours, y furent jetés pêle-mêle avec les malfaiteurs
condamnés aux galères. Les soldats étaient enchaînés deux à
deux; les officiers avaient un anneau de fer rivé à la jambe. Les
Turcs les traitaient un peu moins mal que les autres forçats ;
leurs travaux n'étaient pas excessifs, mais tous les soirs à six
heures ils étaient renfermés dans un hangar dont on venait à
peine d'enlever les cadavres d'esclaves maltais morts de la
peste. Ce hangar était un véritable foyer de contagion. Tous les
prisonniers y gagnèrent des fièvres pernicieuses dont beaucoup
moururent.
ALEXANDRE GERARD. n5
parut pas plus belle que la première. Enfin, après ce
dernier trajet, désagréable par toutes les injures que
nous recevions, nous arrivâmes aux Sept-Tours,
dont le guichet, soudain refermé sur nous, ne fut
plus ouvert qu'après environ trois ans de capti-
vité.
Le bonheur que je ressentis en entrant aux
Sept-Tours ne peut s'exprimer et je ne puis,
je crois, en donner une plus juste idée qu'en le
comparant à celui que j'éprouvai lorsque j'en
sortis.
Depuis deux mois j'étais accablé de fatigue,
de misère et abreuvé d'humiliations. La tran-
quillité dont je pouvais jouir dans ce château et
la joie d'y retrouver des compatriotes devaient,
en effet, me paraître le comble de la félicité, en
comparaison des souffrances que je venais d'é-
prouver.
Mais je ne tardai pas à apprendre, aux dépens
de la bonne opinion que j'avais encore des hommes,
que le malheur ne saurait les réunir, comme le
prétendent ceux qui ne les ont jamais connus mal-
heureux, et qu'au sein de l'adversité même ils sont
encore en butte à l'amour-propre, à l'envie, à l'am-
bition et à toutes ces passions, en un mot, si con-
traires au bonheur et à la tranquillité.
Il n'y avait aux Sept-Tours qu'une poignée
d'hommes. Je les trouvai divisés d'opinion; se
connaissant à peine, ils se haïssaient déjà.
J'étais trop jeune pour avoir une opinion, trop
I1() ALEXANDRE GERARD.
bon pour avoir de la haine, et enfin trop aimant
pour ne pas me rapprocher de celui qui me pa-
raîtrait le meilleur.
Le choix ne fut pas plus long que difficile à
faire, et bientôt le respectable M. Ruffin1 devint
l'objet de toute ma vénération et de mon estime.
i. M. Alexandre Gérard parlait souvent des bontés de
M. Ruffin, qui lui avait fait continuer ses études pendant cette
captivité de trois années. Nous rappellerons que M. Ruffin, après
avoir été professeur de langues orientales au Collège de France,
était chargé d'affaires à Constantinople ; le 2 septembre 1798,
après le combat naval d'Aboukir, il avait été incarcéré au château
des Sept-Tours avec tout le personnel de la légation. La vie aux
Sept-Tours était monotone, mais beaucoup moins dure qu'au
bagne. Chacun s'était créé des occupations ; par l'intermédiaire
de M. Suzzo, drogman de la Porte, les prisonniers avaient pu se
procurer quelques bons ouvrages et entretenaient même des cor-
respondances secrètes avec l'extérieur. Bien qu'il n'y eût pas
alors de poste aux lettres à Constantinople, il ne se passa guère
de semaine qu'on ne reçût des nouvelles du dehors. M. Ruffin
servait de lien entre les prisonniers ; après les heures de travail
on se réunissait chez lui, où la conversation était souvent animée
et variée par les visites de Faga des Sept-Tours, Abdulhamid.
Alexandre Gérard fut rejoint aux Sept-Tours par M. Pouque-
ville ; il eut aussi pour compagnons de captivité : M. Kieffer,
secrétaire, et M. Dantan, interprète delà légation; le général
Lasalsette, M. Richemont, dont les blessures reçues à Prévysa
commençaient à peine à se cicatriser; le chef de brigade Hotte
et l'adjudant général Rose, déjà atteint de la maladie dont il
mourut dans ce même château.
AVERTISSEMENT
La publication des lettres adressées au baron
François Gérard a bien plutôt pour but de rendre
hommage à sa mémoire que de faire ressortir son
talent et ses succès.
Les œuvres de Gérard ont maintenant reçu la
consécration du temps; elles sont connues de tous,
non seulement on a pu admirer les principales
d'entre elles dans nos musées et, dernièrement
encore, à l'exposition des portraits des peintres
du siècle, mais elles ont été vulgarisées par la pu-
blication, de 1852 à 1857, de trois volumes renfer-
mant ses tableaux, portraits historiques, dessins,
croquis et projets.
La première édition de la correspondance de
François Gérard, publiée en un volume en 1867,
contenait déjà beaucoup de renseignements pré-
cieux. L'accueil fait, dans le monde littéraire et
artistique, à cette première édition l a engagé le
neveu de François Gérard à la compléter par la
publication d'autres lettres, curieuses à divers
1. Cette première édition, tirée à 500 exemplaires, était
depuis longtemps épuisée.
n8 AVERTISSKMFNT.
titres, qui, jointes aux premières, formeront un
ensemble de documents intéressants sur l'his-
toire de l'art et la société au commencement de
ce siècle.
Les lettres sont classées dans Tordre chro-
nologique. Mais, afin de concentrer l'intérêt par le
rapprochement des dates sur les sujets de même
nature et de saisir plus étroitement les diverses
phases de la vie du peintre, la correspondance
est divisée en deux parties qui forment deux
volumes. La première contient les lettres des
artistes; elle commence en 1782 et finit en
1837; ^a seconde, qui embrasse à peu près la
même période de temps, comprend celles des
hommes de lettres, des savants, des hommes
politiques et des gens du monde. Chaque fois que
cela a été possible, on y a joint, à leur date, les
réponses malheureusement trop rares de Gérard.
La seconde édition de cinq cents exemplaires
se trouvant épuisée, une troisième édition est pu-
bliée à deux cents exemplaires, avec des portraits
gravés à l'eau-forte choisis dans l'œuvre de Fran-
çois Gérard.
CORRESPONDANCE
DE
FRANÇOIS GÉRARD
JULIEN DE PARME1
Paris, ce i± août 1782.
Vous m'avez obligé beaucoup, mon cher ami,
en m'apprenant l'heureux succès de votre travail.
J'en étais inquiet, mais votre attention m'a rendu
1. Peintre, élève de C. Vanloo, eut le prix de P Académie
en 1760, et resta longtemps en Italie, où, protégé par le duc de
Parme, on l'appela : Julien de Parme. De retour à Paris,
vers 1776, il fut reçu à l'Académie comme agréé. Ses dessins
sont plus remarquables que ses tableaux. Quelques-uns de
ceux-ci ont été gravés ; les plus importants sont : un Tithori en-
levé par V Aurore, et la Rose défendue, composition allégorique
dans le genre de Fragonard.
Il soutint les premiers pas de Gérard, qui luttait alors
contre tous les obstacles du début de sa carrière. La paternelle
sollicitude de Julien méritait d'être mentionnée ici, au moment
où Gérard, tout jeune encore (il avait douze ans), commençait
à entreprendre de sérieux travaux.
190 JULIEN DE PARME.
la tranquillité. Je vois vos premiers succès avec la
joie d'un père, et je désire vivre assez pour vous
voir recueillir le fruit de vos études et de vos
heureuses dispositions. Cependant, mon cher ami,
ne vous laissez point éblouir par des louanges que
Ton ne vous donne que pour vous encourager.
Vous seriez perdu si vous vous croyiez habile
homme ; dès ce moment vous rentreriez dans
îa classe trop nombreuse des hommes médiocres,
et vous tromperiez cruellement votre ami Julien,
qui s'est formé de vous une idée bien différente.
Vous avez bien fait d'accepter la récompense
que Ton a donnée à votre travail. Il ne faut être
ni bas ni fier; il faut céder poliment à ceux qui
veulent bien nous donner des marques de leur sa-
tisfaction.
Je vous attends demain. Prenez un fiacre, je
le veux absolument, parce que le temps est trop
mauvais; je me charge des frais. Si vous voulez y
joindre le petit Henri l, cela me fera plaisir; mais
je vous laisse sur cela liberté entière.
Je vous embrasse de tout mon cœur, et Al-
phonse me charge de vous faire ses compliments.
Faites les miens, je vous prie, à vos respectables
père et mère.
Julien de Parme.
i. Le frère de Gérard (Voir p. 5).
JULIEN DE PARME. lit
II
Paris, ce 28 septembre 1782.
Vous savez, mon cher Gérard, que je vous ai
dit cent fois que vous me feriez toujours plaisir,
toutes les fois que vous viendrez manger ma
soupe. Je ne donne pas à dîner par vanité, mais
par amitié ; ainsi mes amis sont toujours sûrs de me
faire le plus grand plaisir, lorsqu'ils voudront bien
se contenter de la sobriété de ma table. Quoique
jeune encore, je vous mets de ce nombre, parce
que je vous crois capable d'amitié. Pour être
grand artiste, il faut être sensible. J'ai cru aper-
cevoir cette qualité en vous, et c'est surtout par
là que vous m'intéressez.
Je vous le répète, mon cher Gérard, ne crai-
gnez jamais de m'importuner; soyez, au contraire,
bien persuadé que plus vous viendrez souvent, plus
vous m'obligerez. Adieu, je vous attends demain.
Julien de Parme.
III
Paris, ce 10 prairial an VI (29 mai 1798).
Je vous ai promis de vous écrire, mon cher
Gérard, je remplis ma promesse. Je ne vous par-
122 JULIEN DE PARME.
donnerai rien, parce que je vous estime autant que
je vous aime. Vous êtes dans cet âge heureux où
toute indulgence serait une trahison, crime dont
je ne me rendrai jamais coupable. Mon plus grand
bonheur a été et sera toujours d'encourager le
génie naissant; je l'ai aperçu, dès votre enfance,
ce génie, et j'ai la douce satisfaction de le voir
presque dans sa maturité1. Oui, mon ami, vous
touchez au but; peu de chemin vous reste à faire
et bientôt vous y atteindrez. Voici maintenant ce
qui vous reste à faire pour remplir mes espérances.
Je puis me tromper, mais je suis sûr de ne vous dire
que ce que je sens. Mes observations se réduisent
aux articles suivants : votre caractère de dessin
est pur, d'un bon style, mais à force d'en chercher
la pureté vous tombez un peu dans le roide, ce
qui est presque inévitable. Les formes de la jeu-
nesse doivent être souples et ondoyantes, ainsi
que nous le montrent les productions de la Grèce.
11 faut que les contours soient formés par des
lignes un peu convexes et jamais par des lignes
droites. Ces mêmes contours sont aussi un peu
tranchants sur le fond, cela empêche les membres
de s'arrondir et de tourner, comme le doivent
faire tous les corps ronds. Pour produire cet effet,
il faut des reflets dans les ombres et des demi-
teintes sur la partie éclairée qui s'unit au fond.
Les cheveux de vos figures tranchent un peu trop
i. Gérard avait alors vingc-huic ans.
JULIEN DE PARxME. 123
sur ce même fond, ce qui détruit leur légèreté.
Votre coloris, en général, est un peu trop gris,
surtout dans les ombres; je vous exhorte à les ré-
chauffer un peu, par un ton plus doré *. La partie
postérieure de l'Amour a absolument besoin d'une
draperie, pour adoucir les angles désagréables que
forment les deux cuisses et pour voiler certaines
parties qui n'ajoutent aucun intérêt à la belle expres-
sion que vous avez donnée à cette aimable figure 2.
Pourquoi n'avez-vous pas donné des ailes de
papillon à Psyché, ainsi que le dit la Fable?
Croyez-vous que le papillon que vous avez mis en
l'air suffise pour la faire connaître ? Il m'a paru
aussi que la tête de cette divinité charmante
n'était pas assez riche en cheveux.
Pardonnez-moi ma franchise ; elle naît de la
haute estime que vos talents m'ont inspirée. Con-
solez-vous, vous êtes bien heureux d'être critiqué,
c'est signe que vos ouvrages ont de grandes
beautés.
Voilà ce que pense de vos talents un homme
qui ne sait point flatter, et, pour tout dire en deux
mots, un père, un ami.
1. Il faut se rappeler que Julien de Parme était élève de
C. Vanloo.
2. On voit qu'il est question du tableau de l'Amour et
Psyché^ qui est aujourd'hui au Louvre. Il appartint d'abord à
M. Lebreton, secrétaire perpétuel de la classe des beaux- arts à
l'Institut ; puis au général Rapp ; c'est à la vente des tableaux du
général, en 1822, qu'il fut acquis par le musée. Il a été gravé
par Godefroy, par Pradier, et lithographie par Aubry-Lecomte.
124 JULIEN DE PARME.
Salutate da parte mia la vostra stimatissima
consorte 1.
Julien de Parme.
IV
Ce 27 floréal an VI (16 mai 1798).
Mon amitié pour vous, mon cher Gérard, ne
peut augmenter, mais mon estime pour vos talents
augmente tous les jours, talents que j'ai eu la sa-
tisfaction de découvrir en vous, dès votre enfance,
et le bonheur d'encourager. D'après tout le bien
qu'on m'en dit, je désirerais voir votre dernier
ouvrage et en embrasser l'auteur. Dites-moi le
jour et l'heure qui vous conviendront le mieux
pour satisfaire mon désir.
Je ne suis plus rien ; l'âge diminue toutes mes
sensations, mais le plaisir d'applaudir au mérite
en tout genre ne s'éteindra jamais en moi.
Vi abbraccio di tutto cuore.
Vostro amico vero,
Julien de Parme.
Rue des Postes, n° 942.
Riverite de parte mia la vostra degnissima
consorte.
t. Saluez de ma part votre très estimable femme.
GIRODET1
Orléans, ce 21 mars 1788.
Mes affaires, mon cher ami, qui traînent tou-
jours en longueur malgré le désir bien vif que
j'avais de les voir finir bientôt, commencent à me
retourner l'âme à l'envers; j'en suis réduit, par
1. Girodet, né à Moncargis le 5 janvier 1767, élève de David,
remporta le prix en 1789. Le sujet était Joseph reconnu par
ses frères. On a vu que Gérard avait remporté le deuxième grand
prix. Girodet fit à Rome son Sommeil d'Endymion, qu'on voit
placé aujourd'hui au Louvre, et Y Hippocrate refusant les présents
d'Artaxerxès. De retour à Paris, il peignit une Danaé pour
M. Gaudin, alors ministre des finances; puis, pour le roi d'Es-
pagne, quatre tableaux des Saisons; et, pour le château de la
Malmaison en 1801, Fingal et ses descendants recevant les
mânes des guerriers français. Au Salon de 1806, Girodet exposa
le Déluge. En 1808 parut le tableau des Funérailles d'Atala. Le
musée de Versailles conserve son Napoléon recevant les clefs de
Vienne, ainsi que le tableau de la Révolte du Caire. Il ne fré-
quentait pas le monde; d'un caractère ombrageux, il s'isolait vo-
lontiers. Il a traduit Virgile, Lucain, Anacréon, Musée. Il com-
posa, en outre, un poème en six chants : le Peintre. La rivalité
qui s'établit entre Girodet et Gérard, au commencement de leurs
succès, les désunit. Leur correspondance, si amicale et si intime,
devint plus froide et cessa tout à fait. Girodet mourut au mois
de décembre 1824, avant la fermeture du Salon où il avait
exposé ses dernières œuvres.
126 GIRODET.
les maudites difficultés que j'éprouve, à désespérer
d'être de retour à Paris pour le ior d'avril. En cas
que j'aie le bonheur d'être reçu, je te prie néan-
moins de me rendre le service, tout inutile que
cela sera, de passer au blanc d'œuf simple mon
esquisse et ma figure, dans les endroits seulement
qui seront suffisamment secs. Je te les recom-
mande comme les tiennes et je te prie de les ser-
rer chez toi après le jugement jusqu'à mon retour.
Je ne m'attendais pas à ce nouveau sujet de con-
tentement; mais enfin, quand on est destiné à
boire des calices, le plus sage est de les avaler
sans grimaces quand on le peut. Dieu veuille m'en
donner la force, ainsi qu'à toi le courage dont tu
auras bientôt besoin! Adieu, mon cher ami, je
vais me coucher et poursuivre ma route demain, à
deux heures du matin. Ainsi tu ne sauras pas où
je vais; tu n'as que faire de m'écrire si je suis
reçu, puisque cela ne servira plus de rien. Des
respects à M. David, à qui je te prie de faire en-
tendre la nécessité où je suis de rester. Des com-
pliments à mes camarades et à toi le bonsoir.
GlRODET DE ROUSSY.
GIRODET.
II
Chàtillon, du 30 décembre 1789.
Je serais né, mon ami, sous la plus fatale de
toutes les étoiles, si le ciel ne m'avait donné ton
amitié. Conserve-la-moi, elle adoucira l'amertume
que mon sort se prépare à jeter sur le reste de
ma vie. Au moment où je t'écris, je viens de me
brouiller avec toute ma famille. Jeune, sans expé-
rience, et surtout de bonne foi, j'ai eu la simplicité
de croire que des parents étaient des amis nés.
Dupe de leurs caresses, il fallait une épreuve pour
me désabuser, et, quoique je le sois bien vérita-
blement, qu'ils le voient eux-mêmes, ils ne quit-
tent pas le masque et me témoignent autant d'a-
mitié qu'avant, et telle est, j'ose dire, la franchise
de mon caractère, j'ai besoin de me rappeler à
tous moments que je ne puis plus croire aux mar-
ques d'intérêt qu'ils essayent encore de me donner.
Le temps et l'expérience, mon ami, donnent la
clef de bien des événements et tiennent lieu de
sagacité à l'âme droite, toujours éloignée de pen-
ser qu'on puisse abuser de sa confiance. Mais,
mon ami, à mesure que l'on avance en âge, et
que, destitué des secours de père et de mère, on
ne rencontre plus dans des collatéraux, au lieu de
tendres parents, que des ennemis intéressés, c'est
alors que cette généreuse confiance, caractère
J28 GIRODET.
distinctif de la jeunesse, s'affaiblit, s'émousse et
se perd entièrement. On ne croit plus qu'à une
amitié bien éprouvée, et il est bien dur, mon ami,
de n'apprendre à connaître la société que pour la
mépriser, et, par conséquent, pour la fuir. Il vau-
drait beaucoup mieux rester enfant toute la vie.
J'aimerais mieux être la dupe des hommes que
d'être forcé de les haïr, je serais au moins heu-
reux. On a beau dire qu'il faut payer les gens de
la même monnaie, ce sont ceux qui le peuvent
qui le disent; mais il est des caractères qui ne
savent point se plier à des formes qui leur sont
étrangères : ils sont rares, mais ils existent, et
tant pis pour eux, car je sais que pour être au pair
et au niveau dans le monde il faut décidément se
rendre méprisable, ou du moins se renfermer tel-
lement en soi-même que vous puissiez vous rendre
impénétrable à ceux qui ont intérêt à vous nuire,
alternative odieuse, mais nécessaire, dans le com-
merce des hommes. Oh! mon ami, mon seul ami,
je ne l'aurai jamais avec toi. Mais je t'ennuie,
mon ami, et je t'apprends ce que tu sais mieux
que moi; pardonne, mais je ne suis pas le maître
de ne point m'affecter de ce qui serait égal à bien
des gens. Mon sort sera toujours de te fatiguer du
récit de mes chagrins et de partager les tiens. Je
ne sais pas si j'ai répondu à ta dernière lettre...
Attends, je crois cependant que... Ma foi, je ne
sais rien. Ah! si! je me rappelle à présent que
non, mais nos lettres se sont croisées.
GIRODET. 129
Voici le temps le plus ennuyeux de Tannée ;
des compliments de bonne année ! j'en ai vingt à
écrire au moins. Je voudrais que l'usage permît la
suppression de tous ces mensonges. Je t'en écrirais
aussi, si tu n'étais pas mon ami, mais je m'en
garde. — Les princesses sont-elles de retour? Dis
donc à la mienne qu'elle ne m'écrive plus ici, mais
à l'adresse que je t'ai donnée, et donne-moi des
meilleures nouvelles de ce qui te concerne parti-
culièrement.
Du 31 décembre.
Je voudrais déjà être à cent lieues de l'endroit
où je suis. Je sens qu'il m'est impossible de me
contrefaire longtemps, surtout en face de gens
que je ne puis ni aimer ni estimer. Peut-être que
par lettre cela est moins difficile. Je vais essayer,
et pour commencer je vais écrire à M. David
affectuoso , afin qu'au moins, selon l'usage du
monde, je n'aie point de reproches à me faire.
Il faut que ma princesse ait lu tous les romans
du siècle de Louis XIV. — Il vient de m'en tomber
un dans les mains. J'y retrouve toutes les phrases
de sa lettre. Qu'importe le style, pourvu que...
mais rien n'est moins certain.
J'ai, mon ami, au moins autant besoin de te
voir que toi.
Tout ce que j'ai sous les yeux me fatigue,
et pas un seul objet de délassement, excepté
quand je t'écris. Car, quand je pense à toi, d'autres
pensées importunes viennent me troubler; je crois
1. 9
ijo GIRODET.
que si je n'avais pas d'ami, je m'en supposerais un
et j'écrirais à cet être imaginaire, je m'en croirais
aimé, je ferais moi-même les réponses. — Eh
bien, un agréable mensonge, si j'en étais réduit
là, ne serait-il pas préférable aux tristes réalités
qui m'entourent? Mais, quels que soient mes cha-
grins, dans dix jours ils seront moindres, n'est-ce
pas, mon ami? pourvu que de nouvelles contra-
dictions ne surviennent pas. — Fais-moi le plaisir
d'acheter chez un papetier quelques enveloppes
de lettres toutes faites, d'y écrire le plus lisible-
ment que tu pourras, et sans que cela ressemble
à une écriture de femme, mon adresse que je te
répète ici, et de les donner ainsi toutes écrites à
ma princesse, en lui recommandant de s'en servir.
C'est pour éviter des plaisanteries qu'on m'a déjà
faites.
Que dit ton père de savoir que je t'écris, et
qu'aucune de mes lettres n'arrive chez lui ? Quoi
qu'il dise ou qu'il pense, je prends à lui tout l'in-
térêt que doit m'inspirer l'auteur des jours de mon
sincère ami. — Remets à ma princesse, le plus
tôt que tu pourras, la lettre ci-jointe.
J'ai écrit hier à M, David, comme je t'ai dit.
Tu rirais de bon cœur si tu lisais la lettre que je
lui envoie; je ne lui parle de toi en manière au-
cune.
G. R.
GIRODET. i3i
III
Châtillon, ce 17 janvier 1790.
Toujours enchaîné par des obstacles imprévus
et sans cesse renouvelés, et que la position dans
laquelle je me suis trouvé devait faire naître, j'ai
été encore forcé de jeter l'ancre, malgré Tan-
nonce prochaine de mon arrivée. De quelque né-
cessité qu'il soit pour moi de rester encore, je
n'y puis plus tenir et je pars d'ici le 25 du cou-
rant, lundi, pour arriver mardi soir 26 à Paris.
Tu peux te fier cette fois à ma parole, ma place
est retenue au carrosse, et payée. Je n'ai point
été étonné de ne recevoir aucune lettre de toi,
d'après ce que je t'avais dit ; je n'en ai été que
fâché.
J'ai été hier à Châtillon ; les gens avec lesquels
j'ai été obligé de rompre ont reçu en mon absence
une lettre que je crois être de mon amie. Ils m'ont
dit qu'ils l'avaient envoyée par un homme qui
allait à Montargis et dont ils ne savent point le
nom. Bref, je n'ai pas reçu de lettre et les notions
non équivoques que j'ai sur les gens dont je te
parle me confirment dans le soupçon que j'ai qu'ils
sont très capables d'avoir intercepté ma lettre. Tu
as vu, apparemment, mon amie trop tard pour
pouvoir lui défendre expressément, sans lui dire le
i32 GIRODET.
motif, de ne pas m'écrire dans ce pays-là, mais à
Montargis et à l'adresse que je t'ai donnée. J'es-
père que si tu Tas vue tu la lui auras donnée, mais
je suis étonné qu'elle n'en ait pas fait usage. Tu
lui auras sûrement parlé de mes discussions avec
ma famille; j'en ai peur, et que dans la lettre
qui est tombée entre leurs mains, et qu'ils veu-
lent me faire croire qu'ils m'ont envoyée, elle ne
m'en parle. Je serais désespéré qu'elle eût eu
cette imprudence, et c'en serait une à toi de ne
pas lui avoir laissé ignorer ce que je n'ai confié
qu'à toi seul, et de ne pas lui avoir recommandé,
aussitôt ma dernière reçue, de ne pas m'écrire à
Châtillon. Si, de son côté, elle n'eût pas agi en
étourdie, elle t'aurait remis elle-même ses lettres
pour moi, en se gardant bien de mettre elle-même
l'adresse, ainsi que je t'en avais prié.
Ne me donne pas de tes nouvelles si la lettre
ne peut me parvenir avant le 24 du courant, dis-le
à mon amie et que ses lettres ne soient plus des
lettres coureuses. Si tu ne peux m'écrire le samedi
23 avant midi, pour que ta lettre m'arrive le
dimanche 24, ne m'écris pas; la dépêche me trou-
verait parti. Il me semble que je vous vois vous
demander de mes nouvelles, D. * et toi, vous
regardant de côté et vous fixant l'un après l'autre.
S'il t'a demandé mon adresse, c'est un piège qu'il
te tendait pour savoir si nous étions en correspon-
«
1. Peut-être David. *
GIRODET. i33
dance réglée; je la lui ai donnée; et, s'il eût
voulu m'écrire, il n'avait que faire de toi pour
m'adresser ses lettres. Il est fourbe et fourbissime,
mais on le voit venir; dis-lui que je t'avais promis
de t'écrire ; que tu vois bien que je suis un homme
sur lequel on ne peut pas compter; que je t'avais
témoigné quelque amitié, mais que, depuis que
j'avais eu besoin de toi pour une commission, je
n'avais pas seulement daigné t'en remercier ni te
répondre ; qu'apparemment, depuis que j'avais eu
le prix, je me regardais comme un gros monsieur.
Fais-lui beaucoup de plaintes de moi, mais d'un
air indifférent, et finis par lui faire beaucoup de
compliments sur son talent, surtout sur son génie.
Il ne te sera pas difficile de l'amener là, et voici,
je crois, ce qu'il te répondra s'il ne soupçonne pas
le but : il commencera par convenir qu'il a du
génie, puis il te dira que tu en as ; il te fera beau-
coup de compliments ; à son tour, te donnera de
belles espérances, te dira qu'un habile homme
trouve à profiter en copiant des cruches étrusques;
te dira que je n'en veux rien croire et que je
n'aime pas l'antique, que je suis entêté, que j'ai de
l'amour-propre. De la critique de mon talent, il
passera à celle de mon caractère ; il ira plus loin,
et voilà ce que je désire. Le succès dépend plus
de ton adresse que de ce que j'ai l'air de te pres-
crire; il finira par un retour complaisant sur lui-
même. Fais-moi le plaisir de faire cette petite ex-
périence au reçu de ma lettre ; il serait joli que le
1 34 G1R0DET.
succès répondît à ce que je prévois, d'après la
connaissance que j'ai de Fhomme. Ne vas pas le
voir sans avoir brûlé ma lettre, entends-tu, en-
tends-tu bien, et mande-moi tout cela samedi 23
ou ne m'écris point du tout. Ne m'oublie pas auprès
de ta famille ni de nos amies. Je n'ose plus te
questionner sur ta position avec la tienne. Adieu,
je pars pour ma campagne, et reviendrai voir si tu
m'auras écrit. Je t'embrasse de tout mon cœur.
Dis à mon amie que des affaires extraordinaires
m'empêchent de lui écrire. Assure-la de mon inté-
rêt, gronde-la et dis-lui que j'arriverai le mardi 26.
Adieu, ton sincère ami.
IV
G.
Turin, 5 mai 1790.
C'est dans deux jours, mon ami, que mon at-
tente, je l'espère, ne sera point trompée; c'est-à-
dire que je recevrai de tes nouvelles en arrivant à
Milan. Je présume que ton père aura reçu la lettre
que je lui ai écrite de Lyon et dans laquelle j'ai in-
séré le marché que nous avons fait avec le voitu-
rier qui nous conduit à Rome ; il pourra peut-être
vous servir; je pense que tu n'auras pas oublié de
me donner des nouvelles exactes et détaillées de
sa santé. Je viens d'écrire au Dr Trioson et, dans
la lettre que je lui ai adressée de Lyon comme
dans celle que je viens de faire partir à l'instant,
GIRODET. i35
je le prie de voir ton père et de m'en donner des
nouvelles.
Si tu veux savoir à présent comment je suis
arrivé ici, je te dirai que c'est sans accident, mais
non pas sans en avoir eu à craindre. Nous man-
quâmes ètrefoulionisés 1 en un village du Dauphiné,
appelé la Verpillière, pour une cause fort inno-
cente. Comme nous y arrivâmes encore au jour et
que dans cet endroit les fabriques sont fort belles,
j'en vis une sur le bord du chemin qu'il me prit
envie de dessiner et je cédai à cette envie. Mes
trois compagnons, animés d'un aussi beau zèle,
allèrent de leur côté en faire autant.
A peine avais-je tracé quelques lignes que je
me vis entouré d'enfants que la curiosité attira
d'abord auprès de moi. A ceux-ci se joignirent
bientôt des femmes, puis des hommes à qui je sup-
posais toujours le même motif et dont je ne croyais
pas avoir à redouter de mauvaises interprétations.
Mais je me trompais; ces braves gens se disaient
en leur patois : que je ne pouvais être qu'un espion
envoyé par les aristocrates pour lever les plans de
leur ville, afin d'y faire entrer des troupes et de les
égorger tous, et qu'il fallait, etc. Au même ins-
i. Allusion au triste sort de Foullon, contrôleur général des
finances, qui fut pendu à une lanterne dans la rue de la Verrerie,
le 22 juillet 1789, et dont la tête fut portée en triomphe avec
une botte de foin dans la bouche, parce qu'on F accusait d'avoir
dit au moment de la famine : Si cette canaille n'a pas de pain
quelle mange du foin.
i36 GIRODET.
tant passa sur la route un bourgeois de l'endroit,
qui me dit en français que ma vie était en danger
et que ces gens parlaient de me tuer; il m'exhorta
à me retirer. Je le remerciai de ses bons avis en le
saluant et je continuai ma besogne avec une sécu-
rité qui venait autant de la certitude d'être inno-
cent que de l'envie que j'avais de le paraître aux
yeux de ces gens, qu'une retraite précipitée de ma
part aurait pu encore confirmer dans leur opinion.
Du Vivier, qui m'était venu rejoindre depuis un ins-
tant et qui, avant même l'avis que je reçus, avait
vu aussi bien que moi les mauvaises dispositions
dont nous étions menacés, ne me quitta point et
tenta, mais inutilement, de les tirer de leur erreur,
car ils lui répondirent que nous ne nous moque-
rions pas d'eux et qu'ils nous le prouveraient. La
nuit qui s'approchait eut l'air de nous forcer à nous
retirer, ce que nous jugeâmes à propos de faire,
sans cependant aucune violence de leur part, mais
ils ne nous perdaient point de vue et ils savaient
ou nous devions .coucher. Nous rejoignîmes alors
nos deux autres camarades et nous nous prépa-
râmes à souper, non sans quelque inquiétude. Nous
n'étions pas encore tous à table que nous enten-
dîmes une rumeur affreuse à la porte de notre au-
berge. Dans l'instant entre dans notre chambre le
bailli et, à ses côtés, deux des plus gros et consis-
tants citoyens. Il nous demanda d'un air gravement
embarrassé où était celui d'entre nous qu'on avait
vu lever les plans du village. Je lui répondis aus-
GIRODET. • 137
sitôt que rien n'était plus éloigné de la vérité que
cette supposition, que le dessin que j'avais fait
n'avait pour but que mon plaisir et mon instruction
et aucunement l'intention qu'on me prêtait. Il vit
clairement combien ce peuple s'était trompé.
Il nous dépeignit alors le caractère des habi-
tants et nous raconta les excès auxquels ils s'étaient
livrés, en mettant à feu nombre de châteaux dans
les environs. Ces épisodes ne nous rassuraient pas.
Cependant, il retourna vers ceux qui l'avaient en-
voyé et qui assiégeaient toujours notre porte et
parvint enfin à calmer cette multitude, qui se retira
peu à peu. Nous continuâmes notre souper en fai-
sant beaucoup de réflexions sur la prudence et
nous promettant à l'avenir d'en mieux observer les
règles. Nous nous couchâmes tout habillés et sans
aucune envie de dormir. En tout, nous en fûmes
quittes pour la peur, qui nous fit partir le lende-
main matin de meilleure heure que nous n'eussions
fait sans cela. Cette aventure fut la seule qui nous
arriva jusqu'au mont Cenis, que nous passâmes
avec des mulets qui ne restaient pas deux minutes
sans tomber dans la neige dont toute cette monta-
gne est couverte, ce qui me détermina à faire la
plus grande partie à pied. Cette saison est lavpire
de toutes pour ce passage, à cause de la fonte des
neiges. Elles seront fondues quand tu viendras me
rejoindre. Dis-moi si M. David est de retour et ne
te borne pas, en m'écrivant, à répondre à mes ques-
tions. Sais-tu si Isabey a fini mon portrait dessiné,
i38 GIRODET.
l'as-tu fait coller et encadrer, Pas-tu donné à
M. Trioson1? Je te rembourserai quand tu vien-
dras. Fais mille amitiés de ma part à Pajou. Ne
parle pas à M. Trioson de mon portrait en minia-
ture. Vois-le le plus souvent que tu pourras et
dis-moi le -régime qu'il croit convenable à la posi-
tion de ton père. N'oublie pas de me donner de tes
nouvelles à Bologne ou à Florence.
Ton ami,
GlRODET DE ROUSSY.
De Rome, le s juin 1790.
Je ne puis comprendre, mon cher Gérard, la
cause ou les motifs de ton silence : il m'est d'au-
tant plus sensible que je m'y attendais moins et
que c'est un vrai besoin pour mon cœur de par-
tager les peines d'un ami. Si tu étais moins sûr de
l'intérêt sincère que je prends à tout ce qui peut
et qui doit t'intéresser, tu pourrais te justifier
d'une négligence à laquelle je ne devais pas m'at-
tendre. Je comptais avoir de tes nouvelles à Bo-
logne, à Milan, à Florence, et j'arrive ici sans en
trouver. Tu as dû en recevoir deux fois de moi.
Les inquiétudes , peut-être trop fondées , dans
1 . Le docteur Trioson, protecteur et père adoptif de Girodet.
Il sera souvent question de lui dans cette correspondance.
GIRODET. 139
lesquelles je t'ai laissé et dans lesquelles je suis
parti moi-même pour la même cause, se sont dou-
blement augmentées, et par ton silence et par les
bruits que j'entends courir. J'espérais que M. Trio-
son, dont j'ai trouvé une lettre en arrivant, me
tranquilliserait ou me donnerait des nouvelles
quelconques. Je ne te dissimule pas que j'ai été
étonné que tu lui aies donné l'occasion de m'écrire
ce qui suit : « Je n'ai pas vu ton ami depuis le
soir de ton départ 5 j'en suis d'autant plus sur-
pris que je l'avais assuré que je verrais M. son
père avec autant de plaisir que d'intérêt; peut-
être le médecin ordinaire ou le malade n'ont-ils
point voulu de cette consultation. Quoi qu'il en
soit, quand il me conduira chez M. son père, je
l'examinerai avec la plus grande attention et je
jugerai de son état de mon mieux, etc...1. »
Si tout n'est pas désespéré et que tu aies dans
le docteur Trioson la confiance qu'il mérite et
dans mon amitié celle qu'elle attend de toi, tu ne
tarderas pas à te déterminer.
Ton éternel ami.
Ta mère doit être sûre du tendre intérêt que
je prends à vous tous; puis-je encore dire à ton
père? Ah! mon ami, que je crains de recevoir de
tes lettres! Ne les diffère plus.
G.
1 . A propos de la maladie du père de Gérard
140 GIRODET
VI
Rome, le 30 juin 1790.
J'ai appris, mon cher ami, ton malheur1 peu de
jours après la réception de tes deux lettres, qui
me sont parvenues en même temps. Si, comme je
crois, tu connais mon cœur, tu peux juger de la
part que j'y ai prise et du regret que j'ai eu de ne
pas m'être trouvé près de toi dans cette affligeante
circonstance : tu aurais mieux jugé que par ce que
je puis te dire, de mon sincère attachement.
Toute juste que soit ta douleur, songe, mon ami,
que la cause en est dans un événement dont per-
sonne n'est exempt et dans Tordre inévitable des
choses. Cette considération doit te la faire sup-
porter avec courage et doit, en quelque façon,
en adoucissant tes regrets, t' attacher encore à ce
qui te reste. Songe à ta mère, à tes frères, à ton
talent et à tes amis. Tu es sûr au moins d'un.
Je présume que tu as reçu la lettre que je t'ai
écrite d'ici. Le même jour, à ce que je crois,
j'avais écrit à Pajou2 ; ainsi j'ai prévenu ton désir.
1. La more du père de Gérard.
2. Pajou, ami et condisciple de Gérard et de Girodet, fils
du sculpteur Pajou, l'auteur des statues de Bossuet, de Des-
cartes et de Pascal, qui décorent la salle des séances publiques
à l'Institut, et de plusieurs bustes remarquables, entre autres
celui de Mme Dubarry» Il s'agit, dans cette lettre, d'une insur-
GIRODET. 141
Ce pauvre ami a la tête bien légère, il n'a ni force
ni raison, je voudrais ne pas être obligé de dire :
ni confiance dans ses amis. S'il nous eût commu-
niqué ce qu'il faisait, peut-être se serait-il épargné
la vilaine démarche qu'il a été obligé de faire à
l'Académie. Cette nouvelle m'a péniblement affligé,
je comptais sur un deuxième prix pour lui. Peut-
être n'en aura-t-il de sa vie, s'il continue ainsi ; il
faut avouer aussi que son patriotisme, son district
et son bonnet de grenadier lui ont fait bien du
tort.
Je suis fâché, mon ami, que tu n'aies pu voir
M. Trioson. Je t'exhorte à t'informer quand il sera
revenu de campagne ; fais-lui une visite de remer-
ciements, tu lui dois, et il est fort sensible aux
bons procédés; tu lui feras plaisir en lui remettant
mon portrait dessiné, ne l'oublie pas.
Je suis fâché que tu ne sois pas content de ton
tableau. A Saint-Louis, peut-être te paraîtra-t-il
mieux. Je compte toujours sur toi, mais je ne le
dis à personne. S'il fallait qu'il arrivât une aven-
ture à Mme X., dis-moi si on nomme le masque.
Ne serait-ce point un charmant M. B., député
de Be? Mande-moi les suites, les projets, détails et
circonstances, autant que tu en seras instruit.
L'enfant qu'on m'attribue n'est pas mauvais. Si
rection des élèves contre l'autorité académique, dont nous repar-
lerons, à propos des lettres de Pajou le fils et de Dardel, le
sculpteur.
142 GIRODET.
cela était vrai, ce serait bien véritablement être
blessé sans coup férir. Quant à l'absence de la
cadette, elle a toute la tournure d'un accouche-
ment de campagne, et c'est bien, parce qu'il ne
faut pas causer un scandale. Les princesses sont
donc abandonnées; il faut convenir qu'elles ont
bien ce qu'elles méritent. D, n'y va plus, cela ne
m'étonne pas, mais le passionné Ch.?
Dis-moi s'il y a eu effort d'émulation entre les
folliculaires de Paris pour payer, à la nouvelle et
enflée Angélique KaufFman, le juste tribut d'éloges
qu'elle croit dû à son mérite, car je présume
qu'elle aura mis son tableau chez Le Brun.
Je ne sais si Pajou m'a fait la commission
dont je l'ai chargé; informe-toi de cela et fais-
lui amitié et compliments de ma part.
Donne-moi des nouvelles de l'envoi de ces
messieurs. Le Grand Nez a, dit-on, fait florès, et
pour être bien dans le costume, il a envoyé aussi
une composition . Je te prie de me dire ce que tu
penses de tout cela. Ici c'est l'oracle de Rome et
ses amis, qui veulent bien garder un reste de pitié
]5our ses rivaux, ont la charité de leur conseiller
de quitter la peinture. C'est aussi l'élégant du
pays. Il ne voudrait pas toucher à telle femme
tant il la trouve dégoûtante, d'autres ont couru
après lui et l'ont sollicité, etc. Mais en voici trop
sur son article. Il est arrivé des troubles à Flo-
rence et on y croyait une révolution prochaine. Je
ne sais ce que cela deviendra.
GIRODET. i43
Je viens d'écrire à Gros, et je le prie aussi de
me donner des nouvelles de F Académie.
Et l'assemblée dont D. est président? et la ré-
volution académique, où en est-elle1? Peut-être le
tableau allégorique de la révolution de B. a-t-il
arrêté tout cela.
Je voulais écrire à ta mère, mon ami, mais le
temps ne me le permet pas, et d'ailleurs comme je
n'aurais eu rien de particulier à lui dire, je te prie
d'être mon interprète auprès d'elle, et de l'assurer
de la part que j'ai prise à votre malheur, comme
je suis bien sensible à son souvenir. Assure-la de
mon respect et fais des amitiés de ma part à ton
petit frère.
Observe une autre fois de dater tes lettres et
de mettre l'endroit, l'année ou au moins le mois,
si tu en oublies le quantième. Fais aussi en sorte
de répondre à toutes mes questions, et continue
à me donner des nouvelles des choses principales
qui feraient notre entretien si nous étions en-
semble à Paris.
Je n'ai encore rien fait ici, je suis sans atelier,
et je ne sais pas seulement quand l'envie de tra-
vailler me viendra ; celle de dormir me tient da-
vantage, celle de te voir arriver encore davantage ;
je suis isolé. Tu m'as déjà trouvé sans doute bien
bavard, moi je trouve que tu ne l'es pas assez, et
i. David s'était déjà prononcé très énergiquement contre l'in-
fluence de l'ancienne Académie.
i44 GIRODET.
mon avarice me force à te dire que je ne veux
point payer de port pour du papier blanc, puisqu'on
en trouve ici. La poste et le papier m'arrêtent;
donne fréquemment et longuement de tes nou-
velles à tort ami.
G.
VII
Rome, ce 21 juillet 1790.
Conte-moi, mon cher ami, conte-moi, et avec
toute l'exactitude dont tu es susceptible, comment
s'est passée l'auguste et patriotique Fédération1.
Les détails que tu m'en donneras me feront sans
doute encore regretter davantage de ne m'y être
point trouvé. Ce sentiment que j'ai éprouvé bien
vivement a été partagé par tous les Français qui
se trouvent ici, et plusieurs d'entre eux disaient
que, s'ils eussent eu abbastan\a di danaro 2, ils
eussent fait le voyage de France uniquement pour
se trouver à cette superbe fête. Quelque plaisir
que tu y prennes, je désire bien que tu ne voies
pas celle qui accompagnera probablement la fini-
tion et la publication de la Constitution, si le
travail de nos législateurs en recule l'époque,
r. La fête de la Fédération eut lieu, au Champ de Mars, le
14 juillet 1790. On sait qu'elle excita en France un immense
enthousiasme.
2. Assez d'argent.
GIRODET. i45
comme il me paraît probable, jusqu'à Tannée pro-
chaine.
J'ai reçu ta lettre datée du 20 juin; ma der-
nière, que tuas probablement reçue actuellement,
s'est rencontrée avec elle, et j'espère que celle-ci
en rencontrera une autre de toi et que nous rece-
vrons en même temps, toi de mes nouvelles et moi
des tiennes.
Je ne puis, mon ami, différer plus longtemps
de te faire un reproche de n'avoir pas écrit à
M. Trioson, comme tu en avais le projet, et
comme tu le devais, ne l'ayant pas trouvé chez
lui lorsque tu t'y es présenté. Il n'y a ni modestie
ni amour-propre qui puissent dispenser de ce
qu'exigent l'honnêteté et le savoir-vivre; il vaudrait
mieux passer pour peu instruit que pour malhon-
nête, et dans la société on pardonne plutôt les
fautes d'orthographe que le manque de procé-
dés. Tu n'es certainement pas dans le cas d'avoir
besoin de modestie pour mettre à couvert ton
amour- propre de ce côté-là. Tes lettres sont faci-
lement écrites et ne sont pas mal orthographiées.
Généralement, avec la plus légère attention, tu ne
feras pas la moindre faute dans cette partie mé-
canique de l'écriture, dans laquelle le docteur
Trioson fait lui-même plus de fautes que bien
d'autres. Je viens encore de recevoir une lettre
de lui dans laquelle il me dit : « Je t'écrivais dans
mes deux précédentes lettres que ton ami n'est
pas repassé chez moi, que je l'ai toujours attendu
1. 10
146 GTRODET.
pour aller voir son père; je n'en ai pas entendu
parler depuis ton départ; il m'avait dit qu'il me
remettrait ton portrait : je l'ai attendu inutilement
jusqu'à mon départ. Quand tu lui écriras, fais-lui
des reproches de ma part, car c'aurait été avec
bien du plaisir que j'aurais donné mon avis, et
aidé de mes conseils. »
Tu vois, mon ami, vu ta façon d'agir, qu'il ne
pouvait qu'en être surpris. Je vais lui écrire que
tu t'es présenté chez lui plusieurs fois, que tu
l'aurais fait plus tôt si la mort accélérée de ton
père ne t'avait jeté sur-le-champ dans les plus
grands embarras et dans des affaires désagréables,
indépendamment du concours du prix, que ce
cruel accident t'a forcé d'interrompre; et que,
plusieurs fois, tu m'as chargé d'être auprès de
lui l'interprète de ta reconnaissance, et que tu
te proposes de lui faire tes remerciements lors-
qu'il sera de retour. Il me mande dans ce moment-
ci qu'il a la goutte. Je te conseille, mon ami, et
ie te prie instamment, si tu as quelque amitié pour
moi, de lui écrire aussitôt que tu auras reçu ma
lettre, si tu ne le trouves pas de retour, et dis-
lui qu'il y a déjà quelque temps que tu n'as reçu
de mes nouvelles, et que les dernières que tu as
reçues de moi t'annonçaient que je me portais
bien; tu lui feras plaisir. Son adresse est à
M. Trioson, docteur en médecine, à Montargis.
Je m'attends donc, mon ami, que dans la pre-
mière que je recevrai de lui il m'annoncera en
GIRODET. 147
avoir reçu une de toi. Thévenin1 et Ansiaux* ont
écrit à Mérimée3: diaprés leurs lettres, c'est toi
qu'on attend; d'après la tienne, c'est Thévenin...
Pajou est de son avis et moi aussi, quoique je
n'aie rien vu. Je suis bien affligé que ce soit la
goutte qu'il ait actuellement. Ce n'a jamais été la
maladie des jeunes gens. Je commence à déses-
pérer qu'il vienne nous rejoindre.
Je n'ai pas encore reçu de réponse de M. David.
D'après ce que les papiers publics disent de lui,
je n'en suis pas étonné; je pense même que, loin
d'avoir du temps de reste pour écrire, il nen a pas
même pour travailler à son tableau de la Révolu-
tion4. Si je ne reçois pas de ses nouvelles lundi,
je lui écrirai d'aujourd'hui en huit. Mais si tu le
vois, je te prie d'être surpris de mon silence avec
1. Thévenin, élève de Vincent, eut le prix de peinture en
179 1, avec Lafitte. On a conservé plusieurs tableaux de ce
peintre, entre autres le Passage du mont Saint-Bernard, placé
au musée de Versailles.
2. Ansiaux, un des meilleurs élèves de Vincent, a surtout
traité les sujets religieux ; on peut notamment citer son tableau :
Luge {église de Saint-Paul).
3. Mérimée, peintre, élève de Vincent. Auteur d'un bon ou-
vrage intitulé : De la Peinture à Vhuile, et d'un joli tableau,
l'Innocence, qui a été gravé. Secrétaire perpétuel de l'Ecole des
beaux-arts. Père de iM. Prosper Mérimée, (Voir leurs lettres,
2e volume.)
4. Girodet veut sans doute parler ici du tableau que David
avait commencé à cette époque, et que l'Assemblée constituante
lui avait commandé : le Serment du Jeu de Paume, qui n'a jamais
été achevé.
!4» GIRODET.
toi. Tu m'entends. Les nouvelles fausses ou vraies
se débitent ici avec une extrême rapidité, et on
sait à Rome ce qui se passe à Paris, aussi bien et
mieux que ses habitants. Je ne sais qui a écrit ici,
mais M. le Directeur, lorsque je suis arrivé, m'a
demandé des nouvelles de nos princesses, et
quelques-uns de messieurs les pensionnaires me
demandent si ce sont bien des affaires de famille
qui m'ont retenu jusqu'à présent. J'ai beau ne
savoir ce qu'on veut me dire, l'enfant de Paris est
venu jusqu'à Rome.
J'espère que tu n'auras pas oublié de me parler
en détail de l'exposition chez Le Brun, et de
l'envoi des pensionnaires à l'exposition desquels
je ne... (La suite manque)1.
VIII
De Rome, le n août 1790.
Un peu de paresse et mon habitude de dormir
autant le jour que la nuit m'ont empêché, mon
ami, de te répondre par le dernier courrier comme
je l'aurais pu faire. Malgré tes craintes, je ne
pourrai jamais me persuader, si c'est Thévenin
1. Sur la lettre cachetée esc écrit : « Je n'ai pu remettre
cette lettre comme je te le dis à la personne que je devais en
charger, il étaic trop tard et son paquet était déjà parti. Ce sera
pour une autre fois.
<r G. »
GIRODET. 149
qui vient cette année, qu'il l'aura en effet mérité.
Si j'ai le malheur que tu n'aies pas le prix, je
rien approuve pas moins la résolution où tu es de
remettre la partie à l'année prochaine, étant pour
lors plus que sûr de ton coup. C'est une contra-
diction que nous partagerions également, si tu
étais comme moi éloigné de tous tes amis. Telle
est ma position et telle elle sera jusqu'à ton arri-
vée. Tu me la rendras plus supportable en m'écri-
vant exactement. Ne mets jamais plus de quinze
jours d'intervalle entre tes courriers, si tu ne veux
pas te faire de querelle avec moi1.
Messieurs les pensionnaires sont prêts à faire
l'exposition d'habitude. Le grand ne\ a fait un
A bel mort qui, selon le jugement de tous ceux qui
l'ont vu, est de beaucoup supérieur à tout ce qu'il
a fait jusqu'à présent. Le rond et gras Meynier2,
un Caton d'Utique qui n'est pas bien sûr s'il se
tuera ou non, qu'on dit être fameusement brossé.
J'ai vu un tableau de Mérimée représentant deux
chasseurs qui rencontrent dans un bois le sque-
lette de Milon de Crotone, dont le bras est resté
dans l'arbre -, ce tableau a de l'expression, mais il
pourrait en avoir davantage; il a beaucoup de
finesse de ton, mais l'exécution en est un peu
petite. J'ai vu aussi une Mort de Lucrèce ou le Sèr-
1. Voir la Notice.
2. Meynier, élève de Vincent. On a de lui un Têlémaque
fuyant Vile de Calypso, un Epaminondas et le plafond de la ga-
lerie des Antiques, les Lois de Justinien données au monde.
i5o GIRODET.
ment de Brut us, par Desmarais1, qui n'est pas à
beaucoup près sans mérite ; un bas-relief de
M. Corneille, intime de M. Fabre2, et qui a beau-
coup de prétention au génie. La Foi, l'Espérance,
la Charité, l'Amour conjugal, l'Amitié, la Reli-
gion, la Mort, la Compassion, la Piété, la Pitié
(si cette dernière vertu n'est pas dans le bas-relief,
elle pourra se trouver dans plus d'un spectateur,
alors cela revient au même), se donnent rendez-
vous pour pleurer la perte d'un jeune et tendre
objet digne d'un meilleur sort et moissonné au prin-
temps de son âge.
J'ai vu aussi un tableau de Garnier3 : Phèdre,
ne pouvant attendrir Hippolfte, veut se donner la
mort ; sa confidente voudrait bien lui arrêter le
bras; tableau d'une harmonie vraiment suave
et nature, mais dune grande faiblesse ou, pour
mieux dire, d'une nullité complète d'expression. Je
suis étonné que, dans le détail que tu me donnes
de ces messieurs, tu ne m'aies point parlé de
Lethière4. L'aurais-tu oublié ou l'auteur de Brutus
1. Desmarais, peintre, eut le prix en 1785. — De l'Institut
en 18 16. Mort en 1832.
2. Fabre, grand prix de peinture en 1787. A laissé un Phi-
loctete dans Pile de Lemnos, musée du Louvre. A légué à Mont-
pellier une remarquable collection.
3. Prix de Rome en 1788. — De l'Institut en 1816. Succéda
à Ménageot.
4. Lethière, né à la Guadeloupe, en 1760, fut élève de
Descamps, professeur à l'académie de Rouen; il remporta le prix
de peinture en 1785. Son grand tableau de Y Exécution des fils
GIRODET. i5i
se serait-il oublié lui-même? Il fait cette année
un grand tableau que personne de ma connais-
sance n'a encore vu. Il représente un miracle
opéré par une Sainte, à ce qu'il m'a dit. On dit
que Gounod distille les Antiques. Je n'ai encore
rien vu de lui.
En voilà assez, je crois, sur les productions
pittoresques. Je vais répondre à tes questions,
autant que le peu que j'ai encore été à portée
de voir me le permet. Je n'aurais pas attendu
que tu me fisses des reproches sur mon silence,
si j'eusse été plus en état de t'en parler avec
connaissance de cause. Que veux-tu qu'on puisse
avoir observé, quand on a à peine, je ne dis pas
vu, mais aperçu? Je te l'ai déjà dit : désirer mes
amis, boire, manger et dormir, voilà, en quatre
mots, toute mon existence, tant physique que
morale.
J'ai donc cru voir que l'Italie est un superbe
pays, et beaucoup plus précieux par lui-même et
par ses monuments que par ses tableaux, dont
aucun, sans exception, ne m'a fait autant d'im-
pression que la Galerie de Rubens. Quand je me
serai donné le temps de voir ceux de ce pays-ci,
et que le pont Saint-Ange sera un peu moins in-
commode à traverser, je t'en écrirai plus en
détail.
de Brutus est au musée du Louvre. Lethière fut nommé, eu
1801, directeur de l'Ecole de Rome, y resta jusqu'en 18 15, fut
admis à. l'Institut en 1818, et mourut en 1832.
ID2 GIRODKT.
Le muséum du Pape est une collection im-
mense d'antiques, la plus précieuse et la plus belle
possible. Le Colisée, le temple de la Paix et les
ruines du palais des empereurs sont des monu-
ments véritablement stupendi1.
Les Romaines sont généralement très belles
femmes et ,.., à ce qu'on m'a dit, plus par inté-
rêt que par caprice ou tempérament. Elles sont
fort malpropres, quoique costumées absolument
comme les Parisiennes , dont elles ont imité la
mise et la tournure, depuis le passage des aristo-
crates. Au reste, elles ne sont pas difficiles sur le
choix de leurs cavaliers, et telle femme habillée
en princesse donne le bras à un vrai décrotteur. Il
ne faut pas te dire que le mari, le père ou le frère
leur servent indifféremment et successivement
de... et de domestique, et que la rue du cours est
comme le Palais-Royal à Paris, excepté qu'elles
ne .... pas. La villa Borghèse en est les Tuileries.
Les coups de couteau, comme tu le présumes,
vont toujours leur train. On doit massaler2 un
homme, ces jours-ci, qui a tué quatre personnes
au Transtevere. On ne peut guère avoir de passe-
ports pour Naples dont on chasse tous les Fran-
çais, et ceux qui, chassés de Naples, viennent
à. Rome sont encore forcés d'en sortir. Voilà le
traitement qu'on y a fait à un banquier et à un
i. Surprenants.
2. Alajjuolare^ assommer à coups de masse; mode de sup-
plice encore employé à Rome à cette époque.
GIRODET. i53
aubergiste qui y étaient établis depuis longtemps.
Ici on en emprisonne ou on en chasse de temps en
temps. Toute Rome est remplie d'espions, et les
Français doivent agir et parler avec la plus grande
circonspection. On a arrêté, ces jours derniers, un
abbé français pour raison de propos trop libres
contre le gouvernement. J'ai appris par le cour-
rier d'aujourd'hui que l'on continuait à débiter
des contes sur notre manière de nous conduire
dans ce pays-ci, et notamment sur moi. On a
écrit à trois de ces messieurs1 que le bruit avait
couru que nous nous étions mis en têj:e d'opé-
rer une révolution, et que, comme chef, appa-
remment, j'avais été emprisonné au château Saint-
Ange.
Je vais te conter la petite histoire qui a, sans
doute, servi de canevas au projet de révolution
qu'on nous prête bien gratuitement.
Le soir de la fête de Saint-Pierre, j'allai avec
un architecte de ces messieurs voir la Girandola1
au château Saint-Ange ; environ à une heure de
nuit3, nous étions à l'entrée du pont où il y avait
excessivement de foule. Un soldat, qui faisait
ranger le monde assez brutalement, me repousse
avec violence du milieu de son fusil, quoique je
fusse dans l'impossibilité absolue de reculer. Je
répondis par un solide coup de poing qui faillit le
r. De l'Académie.
2. Feu d'artifice.
3. Une heure après le coucher du soleil.
i54 GIRODET.
jeter par terre. Il revint sur moi et voulut me sai-
sir au collet, mais je me débarrassai de lui. Alors
il appela la troupe à son secours, et dans l'instant
je me vis environné de huit ou dix soldats, dont Pun ,
quoique je ne fisse plus la moindre résistance, me
porta sa baïonnette à la figure. J'eus le bonheur
de parer le coup qui alla donner contre le mur, et
j'en fus quitte pour la peur. Cependant je restai
au milieu de ces gens, qui avaient croisé et re-
croisé leurs fusils autour de moi, jusqu'au moment
où un sergent vint exprès du château Saint-Ange
pour m'y conduire, et je traversai le pont, et
hommes et femmes me regardaient sous le cha-
peau. Arrivés, ces messieurs se mirent quatre, le
sabre nu d'une main et le fusil de l'autre, à la
porte d'entrée, et quatre autres armés de même
autour de moi. Le tout pour empêcher qu'un
homme, qui n'avait pas même un bambou, pût ou
voulût s'enfuir. J'oubliais de te dire que, pendant
qu'ils me tenaient, ils m'empêchaient de mettre
les mains dans mes poches et dans ma veste.
Mais je n'étais pas Transtévérin et je n'avais pas
même un canif et encore moins la volonté de m'en
servir. On instruisit du tout M. le gouverneur. Il
m'envoya un officier qui parlait français, auquel
je contai l'aventure et à qui je dis mon nom et
mes qualités. On me relâcha à l'heure même et
avant que M. Ménageot1, que mon camarade avait
i. François-Guillaume Ménageot, né à Londres en 1744, fut
d'abord élève de Boucher, puis de Vien. En 1766, il remporta
GIRODET. i55
été chercher, eût eu le temps de me trouver en-
core prisonnier; les officiers, à son arrivée, lui
donnèrent force coups de chapeau, en disant :
Illustrissimo, è stato subito rilassato, subito! subito1 !
Voilà, le plus exactement du monde, comment
cette aventure s'est passée, et je ne sais quelles
sont les plumes officieuses qui se sont plu à déna-
turer les faits. Dès le lendemain, on disait dans
tout Rome qu'un Français avait voulu s'emparer
du château Saint-Ange et y avait été emprisonné,
mais on ne disait pas qu'il avait été subito rilas-
sato.
Je te remercie, mon ami, des détails que tu me
donnes de la superbe fête2. Mon frère a été plus
heureux que moi. Il y a été envoyé comme capi-
taine de la garde nationale de Clamecy en Niver-
nois. Je suis seulement fâché, et sans doute je ne
suis pas le seul, que le Roi ne se soit pas appro-
ché de l'autel patriotique et qu'il n'ait prononcé
son discours que de loin, le tout de peur de se
mouiller l'escarpin. Je te prie de ne pas attendre
le jugement pour m'écrire, et surtout de m'écrire
immédiatement après, si mon espérance n'est pas
le prix de peinture. Son tableau de Léonard de Vinci expirant
dans les bras de François Ier, fit sa réputation. En 1787, il fut
nommé directeur de l'Ecole de Rome, où Girodet le trouva en-
core en 1790. Membre de l'Institut en 1809. Il est mort en 1816.
Son Léonard de Vinci est au musée de Versailles.
1. Excellence, il (Girodec) a été bien vite relâché, bien vite!
bien vite !
2. La Fédération.
i56 GIRODET.
trompée. Mande-moi ce que font ces messieurs
de l'atelier. Mes amitiés à Pajou. David a-t-il
commencé son tableau de la Révolution? Qui a
remporté le prix du torse? est-ce Gérard, ou Thé-
venin, ou Pajou? J'ai commencé à composer une
Mort de Pyrrhus. C'est un sujet analogue à celui
du Marins, car il fait peur par son regard seule-
ment à des soldats qui vont le tuer. Il est tiré de
Plutarque. J'en ferai une esquisse peinte en ma-
nière de petit tableau. Je ne la manderai à D.1
que si elle vient passablement. Ne voulant point
qu'on sache ce que je fais tant que je ne serai pas
sûr de l'événement, je ne veux pas prendre l'ha-
bitude de lui envoyer le croquis dans la lettre.
Ton ami,
G.
IX
Rome, septembre 1790.
Deux jours avant de recevoir ta lettre, mon
ami, je venais d'apprendre avec une extrême sur-
prise que ta mère devait avoir déjà quitté Paris ;
et je me consolais de la nécessité où je croyais
être de ne point te voir d'une année, en pensant
que je pourrais rendre à cet autre toi-même et à
tes frères les soins et l'attachement d'un fils et
d'un frère aîné; mais je ne croyais pas, d'après
1. David.
GIRODET. 157
ce que tu m'avais dit à Paris, que tu te détermi-
nerais à abandonner de justes espérances pour
Tannée prochaine. Je calculais donc que ta mère,
tes frères et M. Tortoni arriveraient ici; et que,
Tannée révolue, tu les rejoindrais aussitôt avec ce
dont on t'a injustement frustré l'année dernière;
et je pourrais peut-être assurer qu'on t'a fait la
même injustice cette année, si j'eusse vu les
tableaux. J'ai fait réponse à ton avant-dernière
lettre, mais elle te trouvera déjà parti depuis
quinze jours. Je t'y exhortais fortement à rester
et à procurer à l'Académie le moyen de se réha-
biliter dans mon estime et celle des personnes
justes; j'ignorais alors que ta mère fût partie, je
croyais même qu'elle était aussi dans l'intention
de te laisser courir la chance encore une fois, et
de différer son voyage et le tien jusqu'à cette
époque. Puisque rien de tout cela n'a eu lieu, et
que décidément tu as renoncé au prix, je ne re-
grette point avec toi de te voir quitter Paris, et,
en louant le sentiment qui chez toi est cause de
ce regret, je ne blâme pas en moi-même celui
par lequel l'espérance de ta prochaine arrivée me
cause un plaisir bien sensible. Mon ami, ce plaisir
est pour moi plus grand que tu ne penses ; je ne
t'accuse point de méconnaître tout mon attache-
ment pour toi, mais je t'assure que ce plaisir me
fera supporter plus patiemment, jusqu'à ton arri-
vée, de ne voir ici que des visages ennemis, in-
différents ou faux ; et c'est avec tous ces masques
i58 GIRODET.
que j'aurai à vivre quatre ans, couche sous le
môme toit, assis à la même table; tu trouve-
ras à ton arrivée que c'est à peu près là tout ce
que j'ai de commun avec eux, et si j'eusse désiré
relativement à ta position de te voir une place à
l'Académie, je t'estime cependant, d'un autre côté,
heureux de ne pas avoir à partager les désagré-
ments qui y sont attachés. Je t'expliquerai de vive
voix, et par conséquent plus en détail que je ne
pourrais faire ici, les ressorts secrets, le conflit
des intérêts particuliers de douze personnes, mo-
difiés par la différence des caractères, le plus ou
moins de malhonnêteté dans les motifs, et le tout
sous l'apparence prétendue de l'impartialité et
sous le masque de la justice et de l'égalité. Doc-
teurs, faiseurs d'esprit, ambitieux, politiques,
chevaux et surtout force moutons se voient à
Rome comme en France ; et le pis est bien certaine-
ment d'être obligé de vivre avec eux, et de ne pas
avoir trop l'air de s'y déplaire, de peur de s'y dé-
plaire encore davantage.
Puisque c'est à Marseille que tu recevras cette
lettre, tu y feras probablement assez de séjour
pour avoir le temps de m'écrire, et tu me man-
deras si tu comptes débarquer à Gênes ou à Li-
vourne; tu m'écriras alors de l'un de ces endroits
où tu débarqueras, et tu me feras plaisir aussi de
m'écrire de Florence et de Sienne, et tu n'oublieras
pas de me mander le jour fixe où tu devras arrivera
Rome. Je veux absolument en être informé, et de
GIRODET. i5g
la manière dont tu auras supporté la mer, dont je
crains que tu ne souffres. Si tu passes par Florence
et que tu aies envie de voir Wicar1, tu pourras le
demander au palais Pitti, ou à la galerie du Grand-
Duc, dont il continue les dessins; il doit bientôt
revenir ici, où il passera l'hiver; il m'a écrit ici
le premier, je lui ai répondu. Il m'a proposé de
faire quelques études ensemble et entre autres
un cours d'anatomie. Je n'arrêterai rien avec lui
que cela ne te convienne aussi. Ainsi je te con-
seille de le voir s'il y est encore. Je le trouve trop
caressant, tu le jugeras peut-être comme moi et
tu verras s'il nous convient de le connaître davan-
tage. Peut-être n'est-ce qu'un défaut de caractère,
ou pour mieux dire trop de perfection; au reste,
il te fera voir tout ce qu'il y a de beau à Florence
et, selon ce qu'il m'a dit, il te verra avec plaisir. —
Je suis bien aise que Pajou ait eu le prix du torse,
je lui ai écrit dernièrement et, dans sa lettre, j'en
avais mis une pour toi, que je l'avais chargé de te
remettre. Marque-moi s'il te l'a fait tenir. Malgré
ce petit succès, je crains bien pour lui qu'il ne soit
obligé de faire de force ce que tu as bien voulu
faire de ton plein gré ; il me semble que ton dé-
part devrait un peu relever ses espérances, et res-
susciter ses agonisantes dispositions, Dieu le
veuille ! — 11 me paraît que des trois factions aca-
i. Wicar, élève de David, professeur à FAcadémie de Saint-
Luc. On a de lui plusieurs bons tableaux, entre autres le Juge-
ment ./«■ Salomon. Est le fondateur du musée de Lille.
ibo GIRODET.
démiques, à celle des perruques il manque le bon
droit, à celle de D. une bonne tête, et à celle du
vrai Vle. de bonnes intentions : le moyen que
tout n'aille pas trois fois mal! Quant aux jeunes gens,
ils doivent nécessairement être partagés entre ces
trois factions. Les uns, selon leurs intérêts par-
ticuliers, et celui qu'ils peuvent porter a plusieurs
d'entre les individus qui les composent, et les
autres sans savoir ni pourquoi, ni comment, et
seulement parce qu'il y a des êtres que la nature
a destinés à être moutons toute leur vie. Je
ne crois pas que le jugement que tu en portes leur
soit moins favorable que l'opinion que j'en avais
moi-même. Je t'écrivais dans une des deux lettres
que tu ne peux pas avoir reçue à Paris, que D.
m'avait répondu fort affectueusement, et qu'il
m'avait marqué sa séparation d'avec sa femme,
qui véritablement n'est pas faite pour le couvent.
Comment se sont faits vos adieux? Est-ce lui qui t'a
dit que tu n'avais pas voulu avoir le prix pour ne pas
quitter Mlle F^ Saint-Martin? Je l'en crois presque
capable. — As-tu pensé, comme je t'en avais prié
il y a quelque temps, de redemander à Isabey mon
portrait en miniature et à me l'apporter? — L'ambi-
tion du général Lafayette lui deviendra funeste,
ainsi peut-être qu'à ceux qu'il commande. On le
dit depuis longtemps amoureux éperdument d'une
femme de chambre, ou d'une dame d'honneur de la
Reine. Gela est-il vrai? Le pt-ince Chigi est parti
d'ici presto et incognito, ayant voulu, dit-on, empoi-
GIRODET. 161
sonnerie Pape ; au reste, tout paraît tranquille; il
est impossible à aucun Français, et sous quelque
prétexte que ce soit, de mettre le pied sur les
terres d'un j.-f. qu'on appelle le roi de Naples;
deux artistes français ont été dernièrement con-
duits en prison par son ordre, M. Le Brun y
est toujours et fait les portraits de toute l'aimable
famille. — Je te conseille de te procurer à Mar-
seille une bonne canne à épée. C'est un meuble
nécessaire ici. On ne s'y refuse pas les assassinats
depuis quelque temps. — Nous nous saluons,
M. Fabre et moi, quand nous nous rencontrons,
et rien de plus. Adieu, mon ami, je t'embrasse
de toute mon âme. N'oublie pas de m'écrire la
marche que tu tiendras, et à toutes les stations,
afin que je sache à la minute près quand tu arri-
veras ici. J'irai exactement à la poste et retirerai
les paquets que tu y enverras.
J'embrasse ta mère et tes frères. Je vous sou-
haite à tous un bon et court voyage.
Ton ami,
A.-L. GlRODET.
X
Rome, 28 septembre 1790.
Mon ami, plus j'étudie les individus que le
hasard, la faveur, l'opinion ou une sorte de talent
ont rassemblés avec moi dans le fameux établis-
1 1
i62 GIRODET.
sèment qu'on appelle Académie royale de France
à Rome, tet moins je sens que je regretterais d'en
faire partie si Tune de ces causes, je ne sais en
vérité laquelle, ne m'y avait planté. Si c'est un
abrégé de l'école du monde, il me semble que les
leçons sont ici fort dégoûtantes ; elles ne change-
ront point mon être moral, elles n'influeront que
sur l'habit ou l'enveloppe. Mais jamais de ma vie
je ne caresserai le menton à un être que je détes-
terai au fond de mon cœur, et, comme il n'est
pas moins désagréable de ne voir des gens que
pour leur faire à peu près mauvaise mine, je
t'assure, mon ami, que c'est avec une joie pro-
fondément sentie que je te vois arriver, puisque
tu as renoncé aux avantages que tu pouvais rai-
sonnablement espérer avec une année de patience
de plus. Tu me procures une année de jouissance
de plus que je ne comptais depuis le jugement
rendu.
Parmi ces messieurs, Desmarais est le seul qui
ait eu avec moi de la franchise et des procédés; j'ai
cru devoir le payer de la même monnaie. Je n'ai vu
à peu près que lui seul depuis que je suis ici, et tel
autre qui me baisait sur l'œil ne fait pas beaucoup
semblant de me voir depuis ce temps. David vient
de m'écrire : il a fait porteur de sa lettre un homme
qu'il me recommande et qui vient ici pour con-
sacrer ses loisirs aux muses dont on m'annonce
qu'il est favori. Je l'ai présenté à M. Ménageot,
qui l'a bien reçu selon la dignité de son caractère.
GIRODET. ih3
David m'annonce dans cette lettre ton départ,
malgré ses instances pour te faire rester, pour
toi, pour lui et pour l'honneur de V atelier. Ce
sont ses termes. Je vois avec plaisir qu'il te
rend justice, quoiqu'un peu plus bas il me dise
que la mort de ton père a été la principale cause
que tu n'as pas fait tout ce que tu pouvais faire.
Il est, me dit-il, du Club des Jacobins, qu'il paraît
affectionner beaucoup1.
Adieu, je t'embrasse.
G.
XI
Rome, ce 18 avril 1791 -.
Je croyais, mon ami, te faire trouver une
lettre de moi à Turin; mais, comme je sais à
peine dans quelle année je vis, et que j'ignore
1. Cette lettre est adressée à Marseille. Gérard était en
route pour se rendre à Rome.
2. 11 y a ici une lacune de six mois dans la correspondance
des deux amis; elle s'explique par le séjour de Gérard à Rome,
pendant ce temps. La lettre XI est adressée à Lyon, après
le départ de Gérard de Rome. Le marché ci-après, passé par
Mme Gérard mère, avec un voiturier, montre quelles étaient
alors les lenteurs et les difficultés du voyage.
« Nous soussignés voyageurs Italiens, d'une parc, et Jean
Batista Rossi, voiturin piémontais d'autre part, sommes convenus
de ce qui suit, savoir :
». i° Que le susdit voiturin conduira, de Turin à Paris direc-
tement, les cy après cités voyageurs, savoir : Mnie Cleria Mattei
164 GIRODET.
toujours les jours de la semaine, j'ai laissé passer
celui du courrier. Cependant j'espère que tu trou-
veras celle-ci à Lyon. J'y joins , comme tu vois,
une de Pajou qui m'a été remise par Dumont
dans Tétat ou tu la vois; si je ne voyais mon nom
écrit de sa main sur l'adresse, je croirais bien
parfaitement qu'il m'a oublié. J'ai vu Tortoni, et
j'ai appris avec plaisir votre bon voyage jusqu'à
Lorette. J'attends avec impatience que tu réalises
Gérard avec sa famille composée de trois garçons et une demoi-
selle, total cinq personnes, que le susdit voiturin se charge de
conduire dans un bon et commode carrosse à quatre places, avec
deux malles, un ballot et une valise, le tout tiré par trois che-
vaux, lesquels effets seront consignés au susdit voiturin en
montant en carrosse et dont il deviendra responsable jusqu'à
notre arrivée à Paris;
« 2° D'être nourries, les susdites cinq personnes, à table ronde
ou à la mercantile, hébergées, couchées, faire deux repas par
jour, le susdit voiturin se chargeant aussi de tous les pourboires,
bonnes manches nécessaires dans les auberges, comme de tous
les passages, péages et autres dépenses usitées dans la route. Se
charge le susdit voiturin du passage du mont Cenis en fournis-
sant deux chaises pour les deux dames et le reste de la famille à
cheval, étant aussi tenu de payer tous les pourboires exigibles au
dit passage sans que, dans aucun cas, les voyageurs cy dessus cités
soient obligés de débourser la moindre chose autre que la somme
convenue avec le voiturin pour le voyage et cy dessous marquée;
« 3° Que le susdit voiturin ne voyagera point de nuit et que
les personnes cy dessus citées ne monteront en voiture qu'à
l'aube du jour et seront arrivées à la couchée avant la nuit;
i 4° Demeurent les voyageurs libres de séjourner où bon leur
semblera, demeurant alors chargés de leur nourriture, le premier
repas excepté, devant être payé par le voiturin. Bien entendu
que si, pour une cause quelconque, le susdit voiturin est obligé
GIRODET. i65
la promesse que tu lui as faite de m'écrire. Je ne
veux rien ignorer de ce qui vous concerne tous.
Tu trouveras à ton arrivée chez Pajou la lettre
que tu dois porter à M. Trioson, qui te verra cer-
tainement avec plaisir. Tu lui diras que je me
porte bien. Ma santé est toujours la même. Je te
prie de n'en rien dire à personne absolument. J'ai
écrit à David ton départ et ce que tu lui apportais.
La cohue aristocratique est arrivée samedi
de s'arrêter contre le vœu des voyageurs, il restera chargé de
leur nourriture comme si on voyageoic;
« 5° S'engage, le susdit voiturin, à conduire personnellement les
susdites personnes sans vendre ni troquer la voiture avec d'autre
voiturin, à moins que ce ne soit du libre consentement des voya-
geurs;
« 6° Finalement, je m'engage à payer au susdit voiturin, dans
le cas d'une parfaite exécution de tout ce qui a été cy dessus
convenu, la somme de quarante louis d'or, monnoye de France,
la moitié en route et l'autre moitié à notre arrivée à Paris, sans
cependant qu'il puisse prétendre à l'acquittement de la première
moitié avant d'être passé Lyon ; et, s'il se comporte selon les loix
de l'honnêteté, je lui donnerai deux louis de gratification.
Signé : Cleria Mattei Gérard.
Soussigné : Jean Batiste Rossi -f-
Fait à Turin, le 22 avril 1791.
Le marché fait pour aller à Rome présentait des conditions
analogues; on ne l'a donc pas reproduit. Il est intéressant de
noter que le voiturin Burdezi s'engageait non seulement à con-
duire les voyageurs de Lyon à Rome et de les héberger durant
le trajet, mais aussi de les défrayer de tout pendant les séjours
que ces voyageurs se réservaient de faire à Turin, Milan, Plai-
sance, Parme, Bologne, Florence, c'est-à-dire pendant dix jours
et demi, outre le délai de route, le tout moyennant la somme de
12 louis, monnaie de France, par personne, soit 48 louis pour
les quatre.
i66 GIRODET.
dernier1. Vous avez dû la rencontrer en chemin.
Les princes et les princesses ont été l'attendre
hors de la porte du Peuple. Le Bernis2, le Ména-
geot et tous les patriotes de cette force ont été
au-devant à une quinzaine de lieues, et ils sont
rentrés comme en triomphe. Cependant un pos-
tillon des tantes chantait machinalement, en fai-
sant claquer son fouet : O crux, ave, spes unica :
il ne savait pas dire si vrai. Elles ont été se jeter
aux genoux du Pape, qui les a relevées, comme de
raison. Il a été les voir le lendemain et leur a en-
voyé des présents, et aujourd'hui il les com-
munie de sa main. Tu sais que nous sommes dé-
cidément excommuniés, et par conséquent l'Eglise
gallicane fait schisme avec l'Église romaine, et
certainement on va hurler ici dans les chaires que
le premier effet de cette excommunication est la
juste punition de celui dont la mort fait mainte-
nant couler les larmes de toute la France, événe-
ment qui ne doit pas, en effet, être regardé comme
naturel, quoique le Journal de Paris ait prononcé
qu'il n'y avait aucune trace de poison 3. Lebrun4 te
i. L'émigration faisait de rapides progrès. Rome fut natu-
rellement un de ses refuges. Mesdames, tantes du Roi, parties
en février, arrivèrent en avril dans la ville éternelle. Le langage
de Girodet doit être expliqué par la situation critique où se trou-
vaient les Français à Rome.
2. Ambassadeur de France à Rome, cardinal et poète.
3. Girodet fait ici allusion à Mirabeau, mort à Paris, le
2 avril 1791.
4. J.-B. Topino-Lebrun, élève de David. A la séance du
GIRODET. 167
dit bien des choses, surtout Péquignot1. Il m'a
confié sa position. Je ne désespère pas qu'il ne s'hu-
manise un peu. Nous devons dîner ensemble chez
M. Giraud au premier jour. L'abbé Belle et lui te
font pareillement des compliments. J'ai un véri-
table besoin de recevoir souvent de tes nouvelles;
ne m'écris que deux mots, mais écris-moi, j'en ai
besoin, bien besoin. Adieu, je vous embrasse
tous.
G.
Le roi de Naples est arrivé aujourd'hui avec
sa femme.
XII
De Rome, 16 mai 1791,
Il faut, mon ami, te déshabituer d'un défaut que
je trouve plus que ridicule, c'est celui d'injurier
tes amis et de concevoir des doutes sur les choses
du monde qui doivent le moins t'en inspirer. Je
21 novembre 1792, David lut une lettre de lut à la Convention
nationale, où il dénonçait tous les excès commis par le gouver-
nement papal contre les artistes français résidant à Rome. Auteur
d'un tableau de la mort de Caïus-Gracchus. Impliqué dans l'af-
faire Ccracchi, Arena, il fut exécuté en place de Grève, le 31 jan-
vier 1801.
1. Péquignot, élève de David. Paysagiste dont Girodet esti-
mait le talent. Il fut le fidèle compagnon (ta Girodet dans sa
fuite à Naples. Il resta dans cette dernière ville, où il fit des des-
sins et des tableaux qui eurent, à cette époque, un certain suc-
cès. Il iinit misérablement en 1806 ou 1807.
jf>8 GIRODET.
ne conçois pas que tu accuses plutôt l'amitié
que l'administration des Postes, et que l'ami qui
écrit puisse être trouvé coupable de la négligence
d'un commis qui perd ou qui oublie les lettres.
Tortoni se plaint avec raison des sottises que tu
lui écris. Depuis votre départ, il vous a écrit fort
exactement. Il est comme un enfant , il s'ennuie à
mourir, et peu s'en faut qu'il ne plante là son am-
bassadeur pour aller vous rejoindre, ce dont je le
détourne tant que je peux. Malgré cela, tu as raison
de dire que les amis sont seuls sur la terre, et
voilà la preuve. Quant à moi, qui suis seul aussi,
j'ai reçu ta lettre de Bologne, et je n'ai point reçu
celle de Loretto. Il paraît clair que tu n'as pas reçu
celle que je t'ai adressée à Lyon, dans laquelle il
y en avait une de Pajou. Tortoni t'a pareillement
écrit à Turin. Je viens de t'écrire à Paris, à
l'adresse de Pajou, et j'ai inséré dans cette lettre
le portrait de Tortoni que tu m'as demandé. Je
pense que celle-ci ne sera pas perdue. // est asse^
mal dessiné. Je lui ai donné l'air vexé et ennuyé qu'il
a toujours depuis que vous êtes partis. Je joins à
celle-ci un mot pour M. Trioson, à qui tu diras
que je me porte bien, que je suis fort occupé et
que tu as vu l'esquisse àJ Hippocrate qui refuse les
présents du roi de Perse, dont je dois faire le ta-
bleau pour lui l. Tu lui diras que tu la trouves très
i. Nota. Les phrases en italique sont extraites delà lettre sui-
vante du mois de mai, sans quantième.
GIRODET. , 169
bien composée. Vois M. David comme je te l'ai
dit, et réponds-moi sur-le-champ aux questions de
ma première lettre à ce sujet. Péquignot va plus
souvent au café Grec * qu'il ne vient me voir. La
poste va partir. Je n'ai rien à dire à Pajou. Adieu,
je vous embrasse tous.
Tu porteras la lettre à M. Trioson aussitôt la
réception de la mienne, de peur qu'il ne soit en
campagne si tu attendais plus tard.
G.
XIII
Rome, mai 1791.
Mon ami, j'ai reçu ta lettre de Bologne, et je
suis fort content d'apprendre que vous ayez fait
jusque-là un heureux voyage. J'espère que la pre-
mière que je recevrai m'annoncera qu'il s'est tou-
jours continué de même; Tortoni m'a induit en
erreur sans le savoir, car il m'a dissuadé de t'écrire
à Turin, et cependant j'aurais pu t'y adresser la
lettre que j'ai envoyée à Lyon, et dans laquelle
tu as dû trouver une lettre de Pajou qui est arrivée
quelques jours après ton départ. Je joins à celle-
ci le portrait de Tortoni, assez mal dessiné; je lui
ai donné l'air vexé et ennuyé qu'il a toujours de-
puis" que vous êtes partis. Quant à moi, je me
porte mieux, je me suis mis aux bains et au petit
1 . Le café Grec, Via Condotti, à Rome, est resté le rendez-
vous des artistes, et particulièrement des Français.
170 GIRODKT.
lait, qui me font grand bien, et j'ai lieu d'espérer
que cela ira toujours de même. Je vous recom-
mande, à ta mère et à toi, le plus grand secret
relativement à ce que vous savez. Nous nous
voyons, Péquignot et moi, autant que deux hommes
bien occupés chacun de leur côté peuvent le faire.
Nous avons été ensemble dîner chez MM. Gi-
raud et Belle. Ils ont été le voir à leur tour. Je ferai
en sorte de l'apprivoiser davantage en le menant
chez eux, le plus que je pourrai, car tu sais que de
lui-même, mille ans ne suffiraient pas. Je ne déses-
père pas que cette connaissance ne lui devienne
utile. 11 devait me venir voir hier, je l'aurais en-
gagé à t'écrire un mot, mais il n'est pas venu. Ma
figure ! me donne de la tablature ; elle n'est pas
encore ébauchée et je commence à être persuadé
que je suis un peu dans la crotte. // faudra bien
en passer par s'en retirer crotté.
Une autre fois, je ne ferai pas tant le vaillant.
Je te prie aussi de n'en point parler, et de dire
que tu ne sais pas ce que je fais à ceux qui pour-
raient te le demander. J'ai appris que notre ami
Pajou avait été reçu au prix. Cette nouvelle m'est
venue comme toutes celles qui l'intéressent, par
la voix de la Renommée. J'aime à croire qu'il n'a
que les mains de paralysées, et que son cœur ne
l'est point. Cependant, comme les mains sont né-
cessaires pour écrire, je te prie de le faire pour
i. Son Endymion.
GIRODET.
171
lui. Je l'ai déjà prévenu là-dessus et lui ai dit que
tu te chargerais de cela avec plaisir. C'est à lui
que j'adresse celle-ci, et ne manque pas dans ta
première de me donner votre adresse bien exacte
et bien circonstanciée. Quand tu verras M. David
(qui, par parenthèse, est un fameux étourdi), je te
prie de lui faire entendre que j'aurais été bien
aise qu'il ne parlât pas à M. Trioson de l'argent
qu'il doit m'envoyer. C'était une poire pour la soif
que je n'aurai plus; M. Trioson ne manquera pas,
à la première fois que je lui demanderai de l'ar-
gent, de me répondre que ce que M. David m'en-
voie doit m'aider beaucoup. Informe-toi là-dessus
à M. David de ce qu'il a dit au docteur, à qui je
n'en ai point parlé, ce qui aura encore l'air de
dissimulation, lui ayant dit que je ne gagnais point
d'argent ici. Informe-toi de tout cela, c'est-à-dire
demande à M. David s'il a dit à M. Trioson com-
bien il devait m'envoyer d'argent, pour quel chef
c'était (ce qui serait une bien grande inconséquence
de sa part, puisqu'il m'a lui-même recommandé
le secret) et réponds-moi bien exactement et
promptement, c'est-à-dire immédiatement, par le
premier courrier après la réception de ma lettre.
Cela est très essentiel à mes affaires.
Informe-toi aussi de la première occasion
sûre pour me renvoyer mon premier volume
à'Histoire romaine, de Rollin, mon quatorzième
volume des Hommes illustres de Plutarque, de
Dacier; l'estampe du Pyrrhus, deux paysages de
172 GIRODET.
Poussin et mes Étrusques. Il y a aussi, chez
M. Tfioson, un portefeuille d'estampes à moi.
Quand tu iras, tu lui demanderas et prendras les
meilleures et celles que tu jugeras pouvoir m'être
utiles, et tu me les enverras par la même occa-
sion, en m'annonçant ce que tu m'envoies. — Je
te prie de dire beaucoup de bien de moi à Mme C. ;
si j'ai le temps ce soir, je joindrai à celle-ci une
lettre pour M. Trioson, si non, cela serait renvoyé
à huitaine. — Les œuvres de Cagliostro ont été
brûlées par la main du bourreau avec les usten-
siles des francs-maçons. Lui-même a été conduit
hors de Rome à sa prison perpétuelle, où l'on dit
qu'il ne vivra pas longtemps; peut-être est-il déjà
mort1. Je n'ai pas le temps d'écrire la lettre en
question d'ici à huit jours, comme je te dis. Tu la
recevras par Pajou, qui la recevra lui-même de la
sœur de Dumont que j'en chargerai.
Adieu, ton ami.
G.
XIV
De Rome, le 13 juillet 1791.
Je ne puis, mon ami, qu'être infiniment flatté
des progrès que je fais dans ton estime. Il est
bien clair qu'il est de toute impossibilité que la
poste soit mal servie. Et quand il ne le serait pas,
1. Cagliostro ne mourut qu'en 1795, au château de San-Leo,
près Rimini, où il avait été incarcéré.
GIRODET. i73
il est bien plus probable que j'ai voulu t'en faire
accroire et que j'ai voulu accuser la négligence
des courriers pour cacher la mienne propre. D'ail-
leurs, tu sais par expérience combien ces messages
se font avec exactitude. Tant de lettres réci-
proques entre toi, moi et Pajou, et d'autres encore,
non seulement retardées mais perdues, en sont la
preuve convaincante. Garnier en a reçu une de
son père, l'avant-dernier courrier, datée de deux
ans. D'après cela accuse la négligence delà poste?
Encore si j'avais eu la précaution d'antidater
ma lettre. Mais je suivrai ton conseil avec exacti-
tude, comme je le reçois avec reconnaissance.
Aussi je ne serai plus tout à fait si bète, mais
toujours d'aussi mauvaise foi. Je conçois aussi
que ce qui doit t'avoir le plus vexé (en effet, cela
est très vexatoire) est la démarche sotte, inconsi-
dérée, la plus ridicule sous tous les rapports pos-
sibles, que je t'ai fait faire d'aller sans lettre de
moi chez M. Trioson, mon ami intime. Je suis bien
étonné qu'il n'ait pas trouvé fort extraordinaire
qu'arrivant de Rome tu vinsses de toi-même, seu-
lement pour lui dire que tu m'avais laissé en bonne
santé et que je t'avais chargé de le voir et de l'em-
brasser pour moi, et que je t'avais dit qu'il se
ferait un plaisir de donner à ta mère les soins
qu'il t'avait promis de donner à ton père. Je suis
néanmoins charmé qu'il t'ait fait un accueil tout
contraire à celui qu'il devait naturellement te faire,
n 'étant point prévenu. J'ai déjà eu l'honneur de te
i74 GIRODET.
dire, dans une lettre que je te veux faire croire
t'avoir écrit, sans négligence de ma part, que
j'avais été trompé sur l'époque où tu devais arri-
ver à Paris. Mais c'est un vieux goujon usé que je
n'essayerai pas de te faire avaler. Oh! j'avoue qu'il
faut être sot, comme je le suis, pour avoir essayé
de faire avaler aux gens de semblables goujons.
Ayant eu à répondre à trois lettres de Pajou,
je lui ai écrit, ou du moins je crois lui avoir écrit
parle dernier courrier. Si la lettre arrive, ce sera
un goujon de moins ; si celle que je t'écris actuel-
lement ne te parvient pas ou te parvient trop tard,
alors, dans la première que je t'écrirai, suppose
qu'elle ne souffre point de délai. Cela sera vérita-
blement un bien beau goujon. Je t'engage, mon
ami, à raisonner un peu moins goujon et à ne pas
prendre les vrais amis pour des goujons, — c'est
par trop goujon.
A propos de goujons, j'aime les goujons, tu
vois, les Dames de France ont avalé un fier gou-
jon le jour qu'elles ont eu l'imprudence de se
livrer à leur indiscrète joie. Elles avaient fait dis-
tribuer quelques baioques à la canaille assemblée
qui hurlait sous leurs fenêtres en manière de féli-
citations. J'ai écrit à Pajou quelques détails qu'il te
communiquera. Notre situation a été affreuse toute
cette semaine; mais le courrier, qui pour le coup
n'apportait pas de goujons, nous a rassurés1, nous
j. Il s'agit ici de la nouvelle que le courrier portait de l'ar-
GIRODET. i75
a rendus encore plus contents que nous n'étions
vexés. Mais je crois qu'il a fait l'effet tout con-
traire sur les aristocrates, et qu'ils sont actuelle-
ment plus vexés qu'ils n'étaient joyeux. Sa Sainteté
se mord les pouces et voudrait n'avoir pas écrit
de lettre au Roi. Le gouverneur avait résolu de
chasser tous les pensionnaires et tous les Français
soupçonnés patriotes; il est fort inquiet. Les bour-
geois croient qu'on nous trompe et que nous avalons
un gros goujon; ils refusent de croire à la nouvelle :
Non è possibile, non è perd, ohibo */ est le refrain de
beaucoup de personnes. Le peuple la croit davan-
tage et plaisante le povero Re. Beaucoup disent
qu'il était parti pour prendre l'air seulement. En
général, on voit beaucoup de figures allongées par
la nouvelle de cet événement un peu inattendu.
J'étais ce matin dans un café, où, dès que j'entrai,
une douzaine d'Abattucci, qui se donnaient car-
rière sur l'assemblée des Birboni Nazionali, se
turent sur-le-champ et commencèrent à se parler
bas sans cesser de me regarder. Je parle de temps
en temps, à quelques-uns, des cinq cent mille
hommes de l'Assemblée nationale, et je m'amuse
aussi à leur dire qu'à la moindre insulte qu'ils
restation du Roi à Varennes. Avant cet événement, la position
des Français réputés patriotes, résidant à Rome, avait été com-
promise par les menées de quelques émigrés qui, à propos de la
fuite du Roi, croyaient à une réaction prochaine. La nouvelle
du retour du Roi dans Paris vint changer la face des choses,
i . Cela n'est pas possible, cela ri est pas vrai, allons donc !
176 GIRODET.
oseraient faire à un citoyen français, ils enverraient
une armée aux portes de Rome. 11 y en a plus de
quatre qui le croient, et je ne pense pas qu'en se
conduisant avec prudence et réserve, comme il
convient de faire partout où on n'est pas chez soi,
on ose insulter un Français, ce qui ne serait certai-
nement pas arrivé si Sa Majesté eût été coucher
au Luxembourg-, sous le même toit que le prince
de Condé.
Les vraies tantes s'ennuient ici plus que jamais ;
on prétend qu'elles ne resteront pas.
Je te remercie des détails que tu m'as envoyés.
Le moniteur que nous avons nous les a multipliés,
mais je vois avec douleur que le peuple français
n'est que bon, et qu'il y a déjà des gangrenés qui
veulent faire regarder la fuite de Louis le Sournois
comme un enlèvement. Mon opinion est qu'il fau-
drait lui faire son procès en forme ; lui faire flairer
Féchafaud d'un peu près, puis que toute la nation
lui accordât sa grâce pour pousser la clémence
jusqu'à son dernier terme.
Depuis le 27 juin, jour de la date de ta lettre,
tu dois en avoir reçu une de moi, dans laquelle il
y en avait une fort longue de Péquignot. J'ai été
même fort étonné que tu ne l'aies pas reçue de
manière à pouvoir m'y répondre. J'ai cru d'abord
que tu l'avais reçue parce que tu me parles de
Mme Cl. comme si c'était en réponse à ce dont je
t'ai chargé pour elle dans cette lettre. Mais il est
clair qu'elle ne t'était pas encore parvenue, puisque
GIRODET. l?7
tu te plains du silence de Péquignot, et que, d'ail-
leurs, je te fais une infinité d'autres questions
auxquelles tu ne réponds pas. J'espère cependant
que tu l'auras reçue et que tu ne me mettras pas
sur le corps un nouveau goujon. Péquignot t'écrit
tous les jours, et je crois qu'au premier jour tu
recevras de lui une brochure de quelques centaines
de pages.
Pourquoi donc Pajou s'est-il encore retiré,
ayant des espérances? Il ne t'a donc pas consulté?
Je lui conseille bien fort de planter là PAcadémie
et de s'en venir ici ce mois de novembre prochain
avec toi, à moins que tu ne te détermines à re-
concourir, en étant moralement sûr de ton fait.
Je te le conseille, malgré la privation que j'en
ressens.
Quant aux choses superbes que tu attends de
mon talent ainsi qu'à mes lauriers qui bourgeonnent,
j'avoue que ce sont les plus faibles expressions
dont tu aies pu te servir, et, pour le coup, ma
modestie n'en est point inquiétée; mais, comme
mon mérite et ma gloire ne m'ont point empêché
de sentir mon peu de facilité pour peindre, j'ai ima-
giné de mêler dans mes couleurs suffisamment
d'huile d'olive pour que ma grande figure, qui est
peinte depuis six semaines, et la petite depuis
quinze jours1, soient aussi fraîches que si je venais
de les achever; de sorte qu'elles sont, depuis le
i. Les deux figures qui composent le tableau à'Endymion.
I. "
i78 GIRODET.
toupet jusqu'aux talons, tout entières à recom-
mencer. De plus, il n'y a absolument rien de fait
dans mon fond, que je change tous les jours. Les
nouvelles inquiétantes qui sont venues m'ont fait
laisser tout cela une douzaine de jours; la joie fait
presque le même effet, et je suis bien incertain si
je continuerai jusqu'à la fin.
Je prendrai cependant sur moi de faire un der-
nier effort, sans pouvoir en prévoir le résultat. Il
y a huit jours, d'ailleurs, je croyais bien te revoir
sous peu, car j'ai écrit au docteur1 que j'étais
bien déterminé à ne point le laisser seul dans l'in-
certitude des événements, et je l'eusse certaine-
ment rejoint si les affaires eussent tourné comme
je le craignais. Pourquoi ne me dis -tu pas s'il est
à la campagne? S'il n'y est pas, je te prie de le
voir quelquefois, sans que je le prévienne pour cela.
Fais entendre à David que ma figure m'empêche
actuellement de m'occuper de ses dessins, mais
d'ici à un mois ou cinq semaines je m'y remets et
ne lâcherai que quand tous seront terminés. Tu
peux être assuré de cela. Quant à toi, je te prie
instamment, vu le peu de temps que j'ai d'ici à la
Saint-Louis, de t'occuper toi-même de ceux dont
tu t'es chargé. Ce sera à ton tour à te reposer
quand je me mettrai aux miens. Tu m'avais promis
un croquis de sa composition du Serment du jeu
de paume. Dis -lui bien des choses de ma part 5 je
1. Trioson.
GIRODET. i79
tâcherai de lui écrire sous peu. Wicar est à
Florence, voilà tout ce que j'en sais; Lebrun se
michêlangêlise; il te remercie de ton souvenir. Je
suis charmé que tu aies reçu le portrait de Tor-
toni ; il est singulier que tu ne Taies pas reçu
plus tôt. Ce n'est qu'un demi-goujon. Quant à
celui de ta jolie cousine, je le ferai aussi avec
beaucoup de plaisir. Tu aurais bien dû me dire
au moins le nom de M. son père, car elle n'est
sans doute pas connue à Rome sous le nom de
cousine de M. Gérard.
Lors de la nouvelle de la fuite de S. M. très
chrétienne, Men* ' a bien vite couru complimen-
ter chez le G1. Il était vêtu en cérémonie et suivi
de deux laquais qui avaient beaucoup de peine à
marcher aussi vite que lui. Il a fait illuminer les
fenêtres de son appartement, et le lendemain les
tambours et les flûtes sont venus faire concert de
réjouissance dans toutes les cours du palais.
Actuellement, ils chantent sur un autre ton. On
dit que Mén1, toutes les fois qu'il se présente chez
le Card., met une cocarde blanche à son chapeau.
Le Ch. en tient beaucoup aussi ; il déjeune, dîne,
goûte, soupe avec M. L. B\ On a ébauché, le jour
de la grande nouvelle, le portrait de Mesdames,
avec les coins de la bouche bien relevés. Mais si
on les finit je crois qu'il faudra les redescendre.
Il a couru un bruit, et il court encore, que les pen-
i. Ménageot.
i8o GIRODET.
sionnaires voulant s'opposer à rillumination Bernis
sont sortis l'épée, d'autres éditions disent des
sabres à la main, pour aller fondre sur les gens
attroupés, mais qu'ils ont été retenus par les
Guardos Portone. On pense qu'il y en a actuelle-
ment plusieurs de renvoyés. Je te remercie de ton
entretien avec Mme G. Je suis toujours dans les
mêmes intentions à son égard. Tu peux, par con-
séquent, continuer à lui parler de moi sur le
même ton. Dis-moi si tu as été voir
comme tu en avais le projet.
J'envoie par le même courrier une petite boîte
d'onguent à Pajou. Je vous embrasse tous. C'est
demain la Fédération1, mande-moi ce qui s'y sera
passé. Adieu, sois prompt et exact.
Ton ami,
G.2.
XV
Paris, ce 23 floréal, an VIII (13 mai 1800).
Béiisaire est resté bien longtemps aveugle. Je
dois donc le féliciter d'avoir recouvré la vue et de
pouvoir enfin s'assurer qu'Endymion ne pouvait
1. Anniversaire de la prise de la Bastille.
2. Ici se terminent les lettres écrites de Rome par Girodet.
On verra plus loin, par la lettre de M. Trioson et par celle que
Girodet adressa, de Naples, à son protecteur, comment il fut
obligé de quitter cetce ville.
GIRODET. 181
être réveillé que par le premier baiser de l'Amour.
Mais je conseille à cet Amour de quitter ses ailes
lorsqu'il jouera le rôle de l'Amitié.
Endymion.
XVI
Paris, vers 1820.
J'ai vainement espéré, mon cher Gérard, pou-
voir disposer d'un moment pour aller t'inviter
moi-même à venir jeter un coup d'œil sur le ta-
bleau qui m'a occupé jusqu'à ce moment. J'aurais
voulu laisser le jour et l'heure à ton choix, mais le
temps m'a manqué absolument. Je désire bien
vivement que tu puisses disposer d'un instant,
demain matin, avant l'heure où je cesse d'être libre.
Si donc, sur les onze heures ou midi, tes arrange-
ments de la journée te permettaient de me con-
sacrer quelques minutes, tu ferais un sensible
plaisir à ton ancien camarade et ami l.
Girodet-Trioson.
1. Ces deux billets, datés de Paris, témoignent, Fun du goût
tant soit peu prétentieux du peintre d'Arala. l'autre de la froi-
deur que celui-ci commençait à mettre dans ses rapports avec
son ami Gérard.
TRIOSON'
Au Bourgouin, prés Montargis, 20 pluviôse 1793 .
Citoyen,
Girodet est votre ami, et je crois avoir remar-
qué que vous lui êtes véritablement attaché ; v©us
pouvez, si ce malheureux jeune homme existe en-
core, lui rendre un grand service et peut-être lui
sauver la vie en m'aidant à lui procurer le secours
dont il a besoin.
Les deux dernières lettres que j'ai reçues de
lui m'ont jeté dans la plus grande inquiétude. Je
n'en ai pas reçu depuis celle que vous trouverez
ci-jointe, où vous verrez que son état est toujours
très grave. Dans la précédente, il me marquait :
qu'ayant refusé tout serment contraire à ce qu'il
doit à son pays et bien décidé à mourir républicain
et attaché à la République française une et indivi-
sible, il était souvent visité par des officiers de
police pour l'engager à quitter l'État de Naples
aussitôt qu'il serait jugé transportable ; qu'il n'y
resterait pas une heure après que le médecin qui
1. Nous avons inséré cette lettre du docteur Trioson pour
conduire la relation des rapports entre Gérard et Girodet aussi
loin qu'il était possible.
TRIOSON. i83
lui donne des soins lui dira qu'il peut s'embarquer
sans risquer de renouveler ses accidents. Il m'ob-
servait qu'il était absolument sans un soi, n'ayant
plus la faculté de prendre cent cinquante livres
dont je l'avais fait accréditer tous les mois chez
M. Meuricoffre, banquier à Naples, ledit Meuri-
coffre, persécuté lui-même, ayant quitté Naples
et s'étant retiré à Genève. A la réception de sa
lettre, j'ai tâché de trouver à Paris un banquier qui
pût lui faire passer par la voie de Gênes, ainsi
qu'il me l'indique, l'argent dont il a besoin, tant
pour se faire soigner que pour revenir, et je n'ai
trouvé personne qui voulût se charger de cette
traite, probablement dans la crainte de se com-
promettre ou qu'il fût question de quelque émigré.
Jugez, citoyen, dans quelle situation affreuse se
trouve votre pauvre ami! Eloigné de trois cents
lieues de ses parents, dans un pays dont il est
pressé de partir, mourant, sans argent, peut-être
accablé de dettes et ne sachant où aller!
Je vous supplie, au nom de l'amitié, de vous
joindre à moi, de venir à son secours, et d'obtenir
pour Girodet un peu d'intérêt de la part de son
maître, le citoyen David, à qui il a écrit plusieurs
fois et à qui j'étais chargé de remettre une lettre
qui ne m'est pas parvenue, car il paraît que, sur
quatre lettres qu'il m'écrit, à peine en reçois-je
une. Vous voyez, citoyen, qu'il serait question
d'obtenir promptement une permission du Comité
de salut public ou une autorisation pour un ban-
184 TKIOSON.
quier quelconque de faire passer des fonds à
Girodet par la voie de Gênes, et de la manière
dont il l'indique dans la lettre ci-jointe. J'aurais
bien écrit directement au citoyen David, qui doit
cette protection à un de ses élèves qui lui est le
plus attaché, mais ma femme et moi avons l'expé-
rience qu'il ne répond pas, et vous êtes plus à
portée de rehausser son intérêt pour votre ami et
de prendre ses moments de loisir pour lui parler
d'une affaire que vous concevrez ne devoir pas
traîner. Il y a trop longtemps que ce malheureux
souffre de maladie et de pénurie.
Je compte, citoyen, que vous m'accuserez ré-
ception de celle-ci, et que vous me direz ce que
je dois faire et quel parti vous aurez imaginé pour
faire passer promptement à Girodet les fonds dont
il a un si pressant besoin. Je partagerai toute sa
reconnaissance.
Adieu, citoyen, je vous remercie d'avance.
Agréez le tendre souvenir de ma femme pour vous
et pour votre jeune moitié. Dites bien des choses
honnêtes pour moi au citoyen David. Je compte
sur son amitié pour Girodet.
Vous m'obligerez de me renvoyer la lettre de
Girodet quand vous l'aurez communiquée au ci-
toyen David et à ceux qu'elle peut intéresser.
N'ayant pas reçu de lettre de Girodet depuis le
29 janvier, je ne sais que penser. Je connais la na-
ture de sa maladie et je crains bien qu'il ne lui
soit arrivé quelques nouveaux accidents, ou que,
TRIOSON. i85
forcé de s'embarquer sans être suffisamment en
état, il ne soit dans quelque coin mourant. Si
vous voulez bien vous occuper de voir directement
le citoyen... vous m'obligerez beaucoup. Si ma
santé me le permettait, j'irais à Paris. Quand vous
aurez arrangé cela, vous pourrez voir le citoyen
M... Directeur de s domaines, rued'Aguesseau, n°i,
mon parent; il a quelques fonds à moi et il ferait
expédier par la voie de Gênes 25 à 30 louis.
Vous êtes probablement surpris de ce que ma
réquisition ne vienne qu'après deux mois de date
de la lettre où. Girodet me témoigne sa détresse ;
mais cela vient de ce que j'ai espéré, sans vous
déranger, pouvoir trouver un banquier, ne m'ima-
ginant pas qu'il y eût autant de difficulté.
Salut et fraternité.
Trioson.
LETTRE DE GIRODET AU DOCTEUR
TRIOSON '.
Naples, le 19 janvier 1793.
Mon ami, je ne doute point que, jusqu'au mo-
ment ou vous recevrez cette lettre, vous ne soyez
1. Nous avons jugé nécessaire pour l'intelligence de la cor-
respondance, à propos de Girodet, de donner ici cette lettre
adressée de Naples à M. Trioson. Cette lettre ne fait pas partie
de la collection et a été publiée dans la Notice de M. Coupin.
i86 GIRODET.
dans une grande inquiétude à mon égard. C'est
pour la faire cesser que je m'empresse de vous
écrire. Je vis et me porte bien, après avoir vu
la mort d'assez près. Je suis arrivé ici absolument
dénué de tout, sans linge, sans habits, sans ar-
gent. Tous mes effets sont restés à l'Académie,
où le gouvernement a fait apposer les scellés après
y avoir provoqué le meurtre et l'incendie. Voici
en peu de mots ce qui s'est passé. Sur le refus du
Pape 'de laisser placer à la maison du consul de
France les armes de la République, Basseville,
son agent à la cour de Rome, nous engagea à
partir tous pour Naples. Dix de mes camarades
partirent sur-le-champ. Ayant plus d'affaires à
terminer, je restai dix jours de plus ; si je fusse
parti, je n'eusse couru aucun risque. Mais à cet
instant môme le major de la division, Latouche,
arrive à Rome, chargé par Mackau, ministre à
Naples, de faire placer les armes. J'avais de-
mandé à faire celles qui devaient servir pour
l'Académie, et chacun le désirait. Je crus de mon
devoir de rester pour les faire; en un jour et une
nuit elles furent prêtes ; j'étais aidé par trois de
mes camarades. Nous n'étions plus que quatre à
l'Académie, et nous avions encore le pinceau à la
main quand le peuple furieux s'y porta et, en un
instant, réduisit en poudre les fenêtres, vitres,
portes, ainsi que les statues des escaliers et des
appartements. Ils n'avaient que vingt marches à
monter pour nous assassiner ; nous les prévînmes
GIRODET. 187
en allant au-devant d'eux. Ces misérables étaient
si acharnés à détruire qu'ils ne nous aperçurent
même pas. Mais des soldats, presque aussi bour-
reaux que les bandits que nous avions à craindre,
loin de s'opposer à eux, nous firent descendre
plus de cent marches à grands coups de crosse
de fusil jusque dans la rue, où nous nous trou-
vâmes abandonnés et sans secours au milieu de
cette populace altérée de notre sang. Heureuse-
ment encore, ces bourrades de soldats firent croire
à la populace que nous faisions partie d'elle-même,
mais quelques-uns nous reconnurent. Un de mes
camarades fut poursuivi à coups de pavé, moi à
coups de couteau. Des rues détournées et notre
sang-froid nous sauvèrent. Echappé à ce danger
et croyant les prévenir tous, j'allai me jeter dans
un autre. Je courus chez Basseville: dans ce mo-
ment même on l'assassinait. Le major, la femme
de Basseville et Moutte le banquier se sauvent par
miracle. Je me jette dans une maison italienne à
deux pas de là, et j'y reste jusqu'à la nuit. J'ai
l'audace de retourner à l'Académie, qui était de-
venue le palais de Priam. On se préparait à briser
les portes à coups de hache et à mettre le feu. Là,
je fus reconnu dans la foule par un de mes mo-
dèles. Il faillit me perdre par le transport de joie
qu'il eut de me voir sauvé. Je lui serrai énergi-
quement la main pour toute réponse, et nous nous
arrachâmes de ce lieu. Je retrouvai, après l'avoir
cherché quelque temps, un de mes camarades,
188 GIRODET.
Mon bon modèle nous donna l'hospitalité chez lui,
d'où je l'envoyai plusieurs fois à l'Académie. Il y
vit enfoncer et brûler les portes. On lui fît crier :
« Vive le Pape! vive la Madone! périssent les
Français! » Et il revint nous rendre fidèlement
compte de tout. Pendant ce temps-là, nous allâmes
à deux pas de chez lui, sur la Trinité-du-Mont,
d'où nous entendions distinctement les hurlements
de ces barbares.
Nous passâmes la nuit chez ce brave homme,
qui eut pour nous les meilleurs procédés, et, deux
heures avant le jour, nous prîmes la fuite. Il voulut
nous accompagner une partie du chemin; mais
enfin il fallut se séparer, et nos larmes se confon-
dirent. Je n'oublierai jamais les services qu'il m'a
rendus.
Nous marchâmes deux jours à pied et ne trou-
vâmes sur la route que différents motifs d'inquié-
tude. A Albano, on refusa de nous louer une ca-
lèche : nous n'en pûmes trouver qu'à Velletri, où
on nous fit bien payer la nécessité où nous étions
de nous en servir. Dans les Marais-Pontins,
forcés par le temps le plus horrible de nous réfu-
gier dans une écurie, on délibéra de nous massa-
crer pour avoir nos dépouilles. Un de ces scélérats,
moins scélérat que les autres, fit réflexion qu'elles
n'en valaient pas la peine. Ce fut le dernier danger
que nous courûmes.
Hors des États du Pape, nous fûmes véritable-
ment traités en amis, le roi de Naples ayant donné
GIRODET. 1S9
les ordres les plus positifs de protéger tous les
Français qui se réfugieraient dans ses Etats. En
arrivant ici (à Naples), je descendis chez le citoyen *
Mackau, que j'informai de ces détails et de ma
position. Là, j'appris tout ce qui s'était passé à
Rome : la mort de Basseville, celle de deux Fran-
çais massacrés place Colonne; le secrétaire de
Basseville dangereusement blessé, ainsi qu'un do-
mestique de l'Académie ; le feu mis au quartier
des Juifs; la maison de Torlonia et la porte de
France assaillies de pierres; les palais d'Espagne,
de Farnèse, de Malte et autres menacés. Torlonia
est ici ; il faut que je le voie, car je suis absolu-
ment à sec. J'ai laissé chez moi quatre-vingts écus
romains en argent, que je regarde comme perdus
ainsi que tous mes effets. Votre tableau (VHippo-
crate) ! était heureusement enlevé et en caisse :
je vais écrire pour le faire venir 2.
1. UHippocrate a écé donné par M. Trioson à l'Ecole de
médecine de Paris.
2. Après son séjour à Naples, Girodet gagna la haute Italie,
Florence, Venise, Gênes, où il rencontra Gros. Il laissa celui-ci
continuer ses voyages à la suite de l'armée française, et revint à
Paris à la fin de 1795.
DARDEL1
Paris, 12 décembre 1790.
Mon ami,
Je souhaite qu'à la réception de ma lettre votre
famille soit, ainsi que vous, en bonne santé. Je
vous aurais écrit plus tôt, n'était l'incertitude sur
l'instant de votre départ, car la maladie de votre
père m'inquiétait beaucoup, non pour lui person-
nellement, puisque vous me mandiez que sa ma-
ladie prenait un bon cours, mais pour le petit
Alexandre et pour madame votre mère surtout.
Mais la lettre que vous avez écrite à Pajou m'a
tranquillisé à cet égard.
Je vais vous rendre compte de notre insurrec-
tion académique2. A peine fûtes-vous parti que
1. Dardel, statuaire, ami de Gérard et de Girodet. Il est
resté presque inconnu, est mort pauvre, dans les premières an-
nées de la Restauration, soutenu et assisté par Gérard.
2. L'Académie royale de peinture et de sculpture était,
avant la Révolution, dominée par un esprit de coterie très exclu-
sif. Elle avait décidé que ses associés seuls auraient le droit
DARDEL. 191
MM. Valette et Pajou se donnèrent un mal infini
pour réunir les jeunes gens de l'Académie. A force
de persévérance, ils finirent par les engager à se
réunir chez M. Dubois, qui n'a cessé de montrer
le plus grand zèle pour faire réussir le projet de
demander à l'Assemblée nationale l'abolition de
l'Académie. Après plusieurs lectures du plan,
faites chez M. Dubois, où nous nous réunîmes
jusqu'à trente, nous arrêtâmes de députer, dans
plusieurs ateliers et à l'Académie, Pajou qui y lut
un extrait du plan d'organisation qu'on se propo-
sait de faire adopter aux élèves. On laissa même
dans les ateliers un projet de cet extrait. Cette
lecture fut goûtée des jeunes gens, qui promirent
de se rendre à l'archevêché, dans la salle Saint-
Nicolas, lieu où on les engageait à se réunir. Vous
jugez si cette démarche jeta l'alarme au milieu
des aristocrates de l'Académie. Ceux-ci eurent
vent des projets de la députation et la surveil-
lèrent. A peine les députés furent-ils sortis des
d'exposer leurs œuvres. En outre, aucun artiste, hors de l'Aca-
démie royale, ne pouvait espérer de part dans la dispensation des
travaux du gouvernement. On ne sera donc pas surpris si, en ce
temps de trouble et d'effervescence que la révolution souleva, et
au milieu des espérances qu'elle fit entrevoir, il se manifesta
parmi les artistes un mouvement très vif d'opposition. Les pro-
fesseurs, les membres et les agréés de l'Académie étaient eux-
mêmes divisés d'opinion. David, le plus influent parmi les pre-
miers, accueillit favorablement les diverses pétitions rédigées par
les élèves et les appuya. En 1792, David, devenu député à la
Convention nationale, fit supprimer le directeur de l'Académie,
puis l'Académie elle-même.
192 DARDEL.
ateliers des sieurs Vincent ■ et Regnault2, que le
premier s'empara de la copie de l'extrait qui avait
été lu et fit avertir en hâte M. Pajou3 pour lui faire
part de Pattentat inouï des élèves. On me dépei-
gnit comme un homme envenimé contre l'Aca-
démie, qui joignait à une ambition sans bornes un
talent très médiocre et par-dessus tout une mau-
vaise tête. Plusieurs autres défendirent à leurs
élèves de se trouver à l'assemblée, sous peine
d'être chassés. Enfin, le jour désigné pour la
réunion de l'archevêché arriva, et le sieur Théve-
nin, que Pajou avait en vain sollicité de venir
chez moi prendre connaissance du plan qu'on
devait soumettre aux jeunes gens, le sieur Thé-
venin, dis-je, soit de son propre mouvement, soit
qu'il y fût poussé par une influence étrangère, s'y
rendit, mais dans l'espérance d'empêcher l'assem-
blée de s'organiser. M'apercevant dès le premier
instant de son intention, je jugeai que, si l'assem-
1. Vincent, professeur à l'Académie de peinture, auteur d'un
beau tableau exposé en 1779 : le Président Mole saisi par les
factieux.
2. J.-B. Regnault, né à Paris en 1754. Elève de Bardin,
suivit son maître à Rome. A son retour, il concourut pour le
grand prix etl'obtinten 1776. Le sujet étùtDiogène et Alexandre.
Agréé de l'Académie en 1782, il fut reçu académicien l'année
suivante. Son tableau de réception fut YEducation d'Achille^
exposé aujourd'hui au Louvre dans la salle des Sept-Cheminées.
Membre de l'Institut en 1795. Son ace^er était très fréquenté
parles élèves. Il est mort à Paris en 1829. Il fut remplacé à
l'Institut par M. Heim.
3. Le père.
DARDEL. i93
blée ne se constituait Commune des élèves, il était à
craindre que les académiciens ne parvinssent à
engager ceux-ci à faire scission ; je fis tous mes
efforts pour engager rassemblée à se constituer
immédiatement. C'est ce qu'elle fit, malgré tous
les efforts du sieur Thévenin pour l'en empê-
cher.
A la séance suivante, M. Thévenin arriva avec
un très long discours et voulut prouver aux jeunes
gens qu'ils étaient incapables de faire un plan
d'organisation; en conséquence, il les invitait à
s'en rapporter entièrement à leurs maîtres, qui
savaient beaucoup mieux qu'eux ce qui leur était
convenable. Je demandai la parole pour répondre,
mais on m'interrompit par un bruit horrible, et il
me fut impossible de me faire entendre. Le sieur
Thévenin profita du tumulte et disparut. Aussitôt
trente-deux membres de l'assemblée demandèrent
à grands cris leur radiation du registre, espérant
par là provoquer la dissolution de l'assemblée, qui
eût été dissoute, en effet, si elle ne se fût consti-
tuée Commune des élèves. Mais l'Académie, n'ayant
pu parvenir à dissoudre l'assemblée delà Commune
des arts, n'a pas, pour cela, perdu l'espérance de
l'empêcher de finir son travail. Elle sème la divi-
sion dans son sein et est même parvenue à faire
rejeter par une très grande majorité tous projets
d'écoles publiques. Beaucoup de membres de la
Commune prétendent, en effet, que toute instruc-
tion publique est contraire au progrès des arts, et
i. 13
I94 DARDEL.
qu'un muséum bien organisé doit suffire pour pro-
duire de grands artistes.
Nous n'avons cependant pas perdu l'espoir de
ramener ceux-ci à des idées plus raisonnables, et
nous continuons de nous réunir pour terminer notre
travail. Pajou vous donnera quelques détails à ce
sujet. Il serait à souhaiter que les pensionnaires et
les autres artistes français qui sont à Rome se
réunissent pour faire une pétition dans laquelle ils
demanderaient à l'Assemblée nationale l'abolition
de toute ligne de démarcation entre les artistes,
autre que celle du talent, laquelle se trace bien
mieux dans une exposition générale que par des
distinctions personnelles.
Je ne vous dirai rien des affaires publiques, si
ce n'est que le héros des deux mondes x n'est plus
estimé qu'à sa juste valeur.
Je reviens à vous pour vous quereller sur vos
craintes et vous encourager sur le parti que vous
avez pris de surmonter tous les obstacles. J'ose
vous assurer que vous n'avez qu'à vouloir, mais vou-
loir fortement, pour vous mettre, comme artiste,
au niveau de la révolution (je dis comme artiste).
Je vous engage donc à vous entretenir plus
souvent avec les anciens Romains qu'avec les mo-
dernes.
Adieu, mon ami, portez-vous bien; embrassez
mille fois madame votre mère pour moi et pour
i. La Fayette.
DARDEL. i95
mon épouse. MM. Valette, Gros, Jourdain et
mon beau-frère me chargent de vous faire leurs
compliments. Quand vous verrez Mérimée, sou-
haitez-lui de ma part une bonne santé.
Votre ami,
Dardel.
II
♦ Paris, le 23 janvier 179 1.
Mon ami,
Je vous plains sincèrement d'être au milieu
d'un peuple abruti par l'ignorance et la supersti-
tion. Je vous engage surtout à ne point développer
l'énergie de votre caractère avec des hommes
courbés sous la verge du pouvoir monacal; ce
serait en pure perte pour eux, et dangereux pour
vous. Espérons qu'un jour viendra où la vérité dis-
sipera les ténèbres dont on s'efforce de l'envi-
ronner. Nos prêtres ont cherché à faire croire
que la nouvelle constitution civile du clergé était
une atteinte portée à la sainteté de la religion,
mais le peuple s'est comporté de manière à leur
prouver qu'il savait distinguer la cause du ciel
d'avec l'intérêt du prêtre ; enfin, la plus grande
partie des curés de Paris ont prêté de bonne grâce
le serment qu'on exigeait d'eux. Le grand général
fait souvent de longs discours pour tâcher de ré-
196 DARDEL.
chauffer l'enthousiasme du peuple pour lui ; mais
une fois que le bout d'oreille perce, on ne peut
plus le cacher. Les nouveaux ministres se com-
portent assez bien. Gela durera-t-il toujours? 11 faut
l'espérer. Il s'est formé, sur la section des Enfants-
Rouges, un club du peuple, sous le nom de Société
fraternelle, où tous les citoyens, .citoyennes et
leurs enfans, depuis l'âge de douze ans, sont admis
gratuitement et dans laquelle on s'occupe à leur
expliquer l'évangile du jour. De tels établissemens
sont précieux pour le salut public.
L'Assemblée nationale a décrété l'érection
d'un monument public à l'illustre auteur d'Emile
et du Contrat social. Notre club a fait une adresse
à l'Assemblée pour demander que ce monument,
vraiment national, soit donné en concours, afin
que tous ceux des citoyens qui cultivent l'art de la
sculpture puissent jouir du droit qu'ils ont d'y pré-
tendre, en raison de leur capacité et de leurs ta-
lens. M. Masset, député, a résumé les principes
de notre Adresse et en a fait une motion qui a été
accueillie par l'Assemblée nationale, qui a ren-
voyé l'adresse au comité des finances pour qu'il
lui présente un projet de décret conforme aux
principes qui y sont énoncés. L'Académie a fini
son travail ; il est présentement au comité de con-
stitution ; la preuve la plus évidente qu'elle a plus
pensé à l'intérêt de ses membres qu'à l'avantage
général, c'est le soin qu'elle prend pour le tenir
caché. Nous avons quitté la commune qui s'en va
DARDEL. i97
en décadence. Mais nous continuons notre travail
qui touche à sa un. Quant à la lettre que vous
m'avez écrite de Marseille, je l'ai reçue, comme
vous avez du le voir par celle que je vous ai écrite
en réponse. Je viens au sujet de T allia fuyant de
son palais, poursuivie partout où elle passe par le
peuple, qui fait mille imprécations contre elle. Ce
sujet me paraît susceptible d'un grand effet, et
très analogue aux circonstances présentes; mais
il y a de grandes difficultés à vaincre ; car il faut
non seulement donner une idée nette de la révolu-
tion qui s'opère dans le même instant, mais encore
motiver la haine du peuple romain pour cette
détestable femme. 11 me vient dans l'instant plu-
sieurs idées qui me portent à vous assurer qu'on
peut traiter ce sujet de manière à être entendu de
tout le monde. Le caractère de Tullia a tant de
rapports à celui de la femme à laquelle vous vou-
liez la faire ressembler, que je crois la ressem-
blance physique absolument inutile. Méditez sou-
vent les ouvrages de Michel-Ange et de Jules Ro-
main ; leur énergie, leurs caractères de têtes et
leur dessin sont plus propres à de tels sujets que
ceux des autres grands maîtres que vous avez sous
les yeux. Je vous exhorte aussi à tenir note par
écrit des impressions que vous recevrez à l'aspect
des ouvrages de chaque maître en particulier; je
crois qu'un tel travail vous sera d'une grande utilité
dans tous les temps. Enfin imitez l'abeille, qui vol-
tigeant de fleur en fleur, puise dans le calice de
198 DARDEL
chacune un suc différent, dont elle compose son
miel. Adieu, mon ami, je vous embrasse et suis
tout à vous.
Dardel.
Mon épouse vous remercie de votre bon sou-
venir et se joint à moi pour vous prier de présenter
nos civilités à madame votre mère et de Fembras-
ser mille fois pour nous, ainsi que vos frères.
Pajou vous embrasse. Mon beau-frère et Tour-
caty me chargent de vous faire leurs complimens.
PAJOU1
Paris, 28 février 179 1.
Je suis à peine revenu de ma surprise ; com-
ment! mon ami, quoique tu sois artiste, tu quittes
Rome2! Je conviens qu'il te serait difficile de vivre
longtemps éloigné de ta mère- j'admire les sen-
timents qui te font abandonner tes plus chers
intérêts pour tes parents; mais, pour moi, l'es-
poir de te revoir bientôt ne m'empêche pas de
regretter celui que j'avais dépasser quelque temps
à Rome avec toi. Réfléchis bien, mon ami, à ce
que tu vas faire, car, d'après ce que tu m'as dit
de ce pays, je crois qu'on ne doit pas seulement
songer aux sots qui vous environnent, mais aux
belles choses dont on est entouré, et dont on jouit
d'autant mieux qu'on a moins de distractions. Je
t'avouerai que je me faisais une agréable perspec-
tive de méditer avec toi sur ces belles choses,
mais je vois que je ne suis pas fait pour être heu-
reux. Si tu ne restes pas à Rome, quel motif
pourra alors m'engager à y aller, étant privé de
1. Voiries lettres de Girodet.
2. Voir la notice sur Gérard.
200 PAJOU.
ce qui pouvait m'en faire chérir le séjour? Crois-tu,
d'ailleurs, que ta mère ne serait pas à Paris suffi-
samment entourée d'amis qui en prendraient soin
et te donneraient de ses nouvelles ? Réfléchis bien,
te dis-je, à ce que tu vas faire ; notre bonheur
commun y est attaché.
Mande-moi le plus tôt possible tout ce dont tu
auras besoin ici, si tu ne changes pas d'avis, et
dis-moi ce à quoi je pourrai être utile à ta mère,
soit pour son logement, soit pour ton atelier. Le
local auquel tu veux mettre 300 livres doit-il te
servir de logement et d'atelier en même temps?
car je crois que l'on pourrait avoir pour cette
somme un très bon local pour atelier et passable
comme logement. Je désire savoir tes intentions
avant de rien arrêter. Fais bien tes réflexions,
car je présume que si ta mère venait à s'accli-
mater d'ici à quelque temps, tu changerais d'avis,
ce qui me ferait grand plaisir, espérant t'aller re-
joindre de quelque façon que les choses s'arran-
gent ici1.
Adieu.
Pajou.
1. Pendant cette même année et durant le séjour de Gérard
à Rome, Pajou écrivit plusieurs autres lettres à son ami. Celle
dont parle Dardel, où il est question de querelles académiques,
fut saisie par le gouvernement romain. Pajou explique à Gérard,
dans une autre lettre et en peu de mots, les motifs du différend.
C'est à peu de chose près la répétition de la lettre de Dardel que
nous avons publiée en entier.
L'année suivante, Pajou, cédant au courant qui emporta une
PAJOU. 201
II
Douzy, près Sedan, le 14 octobre, l'an I*
de la République française (1792).
Mon ami,
Bien que tu m'aies recommandé de t'écrire
souvent, il ne m'a pas été possible de le faire
depuis la lettre que je t'ai envoyée du camp de
la Lune, car depuis ce temps nous n'avons cessé
de camper et de décamper ; tout cela par un temps
exécrable, des chemins affreux et des terres la-
bourées pleines d'eau. A Savigny, nous avons eu
une alerte pendant la nuit; nous sommes sortis à
la hâte de nos tentes, et nous avons été une bonne
heure rangés en bataille, la pluie sur le corps,
attendant l'ennemi. Enfin nous avons su que c'é-
tait une fausse alerte, causée par l'imprudence
d'un imbécile de volontaire qui avait tiré sur une
patrouille de hussards français. Après cet exploit,
partie de la jeunesse française après la déclaration de la patrie
en danger, s'engagea comme volontaire et partit pour l'armée de
Dumouriez. Ses lettres, écrites des camps et des places fortes
occupés par son corps, sont animées des meilleurs sentiments et
indiquent une franchise pleine de naïveté.
1. Cette lettre a été écrite pendant la grande manœuvre de l'ar-
mée française dans la forêt de l'Argonne, où Dumouriez coupa
aux armées coalisées de Prusse et d'Autriche, aidées des émi-
grés, la route de Châlons et de Paris.
202 PAJOU.
nous sommes rentrés clans nos tentes, où nous
avons dormi comme on peut le faire quand on est
mouillé jusqu'aux os. On a levé le camp à cinq
heures du matin, et, les chariots étant restés em-
bourbés, nous sommes restés trois jours sans
tentes, de sorte qu'il nous a fallu coucher en plein
air. Indépendamment de cela, nous étions obligés,
tout le long du chemin, de sauter des fossés pleins
d'eau, de trois pieds de large, que nous trouvions
à chaque bout de champ, ce qui a beaucoup
ajouté à notre fatigue, puisqu'il fallait sauter avec
le sac sur le dos et le fusil sur l'épaule. Mais je
n'ai jamais eu tant de mal que sur la route de
Savigny au village où je suis. J'y ai eu les pieds
tellement écorchés par le sable et l'eau qui en-
traient dans mes souliers, que je fus obligé de me
mettre sur un chariot où j'ai eu un grand froid.
J'y ai pris le frisson et la fièvre. Heureusement
qu'en arrivant je fus logé chez de braves gens qui
prirent bien soin de moi. Actuellement cela va
bien. Je ne regretterais pas toutes mes peines si
nous pouvions venir à bout des émigrés. Partout
où j'ai passé j'ai vu des preuves non équivoques
de leur barbarie : des villages entièrement pillés
et brûlés. Je t'assure que j'aimerais beaucoup
mieux les voir en face.
Enfin, si j'ai du mal, mon amour-propre est
satisfait si je puis être utile à quelque chose pour
le salut de ma patrie.
Donne-moi des nouvelles de ta bonne mère,
PAJOU. 2o3
de tes frères, de tout ce qui t'intéresse, sans ou-
blier la bonne Laville; cette pauvre fille m'a
déchiré le cœur quand je fus lui faire mes adieux.
Enfin le sort en est jeté.
Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur et je
serai toujours ton sincère ami,
Pajou.
III
Douzy, près Sedan, ce 2j octobre,
l'an Ier de la République.
Mon cher ami,
Je viens d'avoir la douce consolation de rece-
voir ta lettre du 18 de ce mois. C'est un bonheur
d'autant plus grand pour moi que je ne devais pas
m'y attendre, car, comme tu semblés le prédire
dans ta lettre, nous sommes effectivement partis de
ce pays-ci, le 19, sans savoir, comme de coutume,
où nous allions. Nous avons été coucher près de
Lavignan et de là à Montmédy. Nous devions
partir le lendemain pour aller faire le siège de
Longwy lorsque nous apprîmes le soir, à cinq
heures, qu'elle avait capitulé. Alors nous reçûmes
l'ordre de retourner sur nos pas. J'employai deux
heures le lendemain matin à voir les fortifications
de Montmédy, qui sont véritablement formidables
et par la situation et par leur disposition, et
204 PAJOU.
môme très intéressantes pour un artiste. Ensuite
nous reprîmes la route de Douzy, et cela, je t'a-
voue, avec un sensible plaisir. Car il est bien dur
pour nous d'avoir à combattre nos propres conci-
toyens dans les habitants de Longwy. Chemin
faisant, nous avons passé auprès de la fameuse
abbaye d'Orval. On nous a dit que les moines,
apprenant notre arrivée, s'étaient enfuis à toutes
jambes et jaquettes troussées. J'aurais bien désiré
que l'on s'en fût approché; car la prise de cette
abbaye aurait été d'un grand produit à la nation,
vu qu'elle est remplie de toute sorte de munitions,
indépendamment du muscat des pères Bernardins,
comme dit Voltaire,
Nous sommes actuellement ici jusqu'à nouvel
ordre. Les uns disent que nous allons retourner
à Paris pour y conduire les émigrés, les autres
que nous irons en Flandre, mais tout cela n'est
que gazette de soldat. Une de ces nouvelles qui
est plus positive m'afflige beaucoup. Je te deman-
derai ton avis à ce sujet. C'est l'adresse de la Con-
vention à l'armée française qui commence ainsi :
« Citoyens, la loi vous permet de vous retirer, la
loi de la patrie vous le défend. » Elle y fait trois
questions; le fait a répondu aux deux premières
puisqu'il n'y a plus d'ennemis en France et que
Longwy est repris. Voudrait-elle faire entreries
troupes en campagne pendant l'hiver et forcer
ainsi les puissances à reconnaître la majesté de la
République? Sûrement rien de plus juste, mais
PAJOU. 2o5
aussi doit-elle laisser aux volontaires la faculté de
passer l'hiver dans leurs foyers, sauf à eux à re-
venir au printemps. Que penses-tu de cela? Crois-tu
qu'il ne me serait pas bien dur de rester l'hiver
en garnison loin de mes amis, tandis que je pourrais
si bien l'employer en les voyant à Paris et en tra-
vaillant à mes tableaux? Donne- moi, aide-moi de
tes conseils, je les suivrai à la lettre, car je t'a-
voue que je n'ai pas envie, quoi qu'il m'en puisse
coûter, de sacrifier pour un plaisir momentané
l'estime que mes concitoyens peuvent avoir pour
moi. Parle et je t'écoute. Tu me demandes des
détails sur ma situation physique, l'effet répond à
ton attente, car il est de fait que je me porte gé-
néralement mieux; je suis même assez gras. J'ai
bon appétit. Je trouve au résultat que la peine
physique est bien inférieure à celle morale; toutes
les idées noires que j'avais à Paris sont bien dimi-
nuées, et cela pour une bonne raison, nous ne
recevons presque pas de nouvelles, et je ne suis
plus ballotté par l'opinion de tel ou tel, n'ayant
à commander qu'à mon fusil.
Quant à Le Mercier, il est de plus en plus sot
et inconséquent; il vient de faire une sottise qui,
heureusement, n'a compromis que lui ; il s'est avisé
de dire à un grenadier du bataillon qu'il lui brûle-
rait la cervelle s'il ne sortait promptement d'un
logement que Le Mercier prétendait avoir et que
le grenadier avait loué. Quoi de plus sot et plus
plat? Aussi, il a été vigoureusement tancé. On
2of> * PAJOU.
lui a dit qu'il ne valait pas la peine qu'on se me-
sure avec lui. Je ferai tout mon possible pour ne
pas rester sous le commandement d'un tel chef.
Je n'ai pas encore reçu mes lettres de Châ-
lons. Cela me chagrine d'autant que je n'en ai
reçu qu'une de mon père jusqu'à présent. D'ail-
leurs il m'y a envoyé de l'argent, ce qui me fera
plaisir, car tout est extrêmement cher ici : le pain
vaut 6 s. la livre, ainsi du reste. Je sais bien que
tu diras : Vous avez le pain de munition. Mais je
suis obligé d'en manger d'autre depuis quelques
jours, car celui-là me dérange beaucoup et est
affreux. Je te remercie de l'offre obligeante que
tu me fais : je n'ai besoin de rien à Paris présen-
tement. D'ailleurs il y a un citoyen nommé Fra-
diel qui est chargé des affaires de mon père et
aussi de pourvoir à mes besoins. Je ne refuse pas
tes services, je pourrai les employer dans l'occa-
sion. Ce sera te prouver l'amitié sincère et con-
stante de ton fidèle ami.
Pajou.
Embrasse toute ta famille pour moi. Que ne
puis-je savoir quand j'aurai ce bonheur!
Mes respects à M. et Mme Dardel. Je n'ai pas
pas encore reçu la réponse, elle doit être à Châ-
lons. Mille amitiés à tous nos amis, particulière-
ment à Gros \ j'ai à lui apprendre que ce pauvre
Léger est bien malade de la fièvre depuis quatre
PAJOU. 207
ou cinq jours. Je crois qu'il va partir de Sedan
pour Paris. Il en aura la permission aujourd'hui.
Je t'engage à en avoir soin. Je serais fâché de voir
souffrir longtemps un si bon camarade.
Je ne t'engage pas à me répondre jusqu'à ce
que je sois fixé quelque part. Alors je t'avertirai
de la possibilité et du lieu de ma résidence, vu que
nous sommes ici jusqu'à nouvel ordre.
Embrasse pour moi la pauvre Laville. Si tu
n'étais pas son ami je lui dirais pourquoi ne
m'embrasse-t-elle pas tout à fait d'amour. N'ou-
blie pas mes civilités à Laisné.
Quant aux grosses flamandes ou autres, je suis
là-dessus d'une sobriété forcée, non seulement
par les circonstances, mais encore par ma façon
de penser que tu dois connaître.
Cependant, réponds-moi à Sedan parce que je
me souviens qu'il existe un facteur attaché au
bataillon, qui est chargé d'aller chercher les
lettres.
IV
Douzy, prés Sedan, ce 9 novembre
de l'an Ier de la République.
J'ai reçu ta dernière lettre le 3 de ce mois;
mon cher ami, j'ai tardé un peu à y répondre dans
l'espérance que je pourrais te parler plus positive-
ment de mon retour, mais je ne puis rien savoir
208 PAJOU.
de positif à ce sujet, ce qui me désole, car depuis
près de trois semaines que je suis ici je suis rongé
d'ennui et d'oisiveté, sans avoir aucun moyen
d'y remédier. Je fais bien quelques petits portraits
au crayon par-ci par-là, mais tout cela ne me rend
pas à mes amis et je n'en suis pas plus utile à la
patrie. Si j'étais sûr de n'être pas plus nécessaire
d'ici au ier décembre, je solliciterais mon congé,
mais on nous dit de jour en jour que nous ne
tarderons pas d'aller f... une peignée à 7 ou 800
émigrés qui sont à l'abbaye d'Orval, et cette idée
me retient. Je ne voudrais pas qu'on m'accusât
de lâcheté, d'autant qu'il serait vraiment gai de
dire encore un mot à ces messieurs. Mais tout
cela ne m'ôte pas le désir de retourner à Paris.
Ce qui me chagrine est que rien n'est moins sûr,
car on prétend que l'on ne nous accordera pas de
démission au terme de la loi. Je ne crois pas ce-
pendant qu'il soit permis aux généraux de l'en-
freindre. J'attendrai néanmoins le terme prescrit.
Si, à cette époque, je ne l'obtenais pas, je t'écrirais
et te prierais alors de t' employer pour me la faire
obtenir. Je ne doute pas du zèle que tu y mettras,
car, comme tu dis, j'espère être meilleur artiste
que je ne pourrais être militaire, et tu connais
assez mes principes pour savoir si je regarde cet
art comme diamétralement opposé à la douce phi-
losophie qui répugne à répandre le sang humain.
Au surplus, je regarde la France comme sauvée,
et je ne suis parti qu'avec l'intention de sacrifier
PAJOU. 209
au plus trois mois de mon temps. Car, supposons
que je reste un an ou deux, au bout de ce temps
ie pourrais n'être pas tué et qui pourrait me
dédommager du talent que je pouvais acquérir et
que je n'aurais pas, faute d'étude? J'aimerais mieux
être tué, mais tu sais qu'on ne peut pas faire une
telle convention. Adieu, mon ami, je suis-toujours
avec l'espérance de te revoir et t'embrasser.
Ton sincère ami, ■
Pajou.
J'espérais, d'après ce que tu me dis, recevoir
une lettre de la bonne Laville ; mon espérance est
déçue, elle n'est pas arrivée. Néanmoins, em-
brasse-la bien fort et bien tendrement à mon
intention.
P. S. Donne aussi mille embrassements de ma
part à ta chère famille.
Ce qui me ferait grand plaisir de ta part serait
que tu voulusses bien me donner dans tes lettres
quelques nouvelles politiques, car nous ne savons
presque rien ici sur ce qui se fait à Paris.
Douzy prés Sedan, ce 12 novembre, l'an Ier
de la République.
J'ai enfin reçu, bien cher ami, une de tes let-
tres envoyées à Châlons le n octobre, et dans
14
2io PAJOU.
laquelle était incluse celle de la pauvre Thiebault.
Je t'avoue, mon ami, que je n'ai pu les lire Tune
et l'autre sans verser des larmes d'attendrissement.
Ton amitié, dont je n'ai jamais douté, s'y mani-
feste d'une manière bien touchante. Sois tranquille,
mon ami, je me porte bien, mais je ne suis pas
content, car nous allons partir demain pour mar-
cher à l'ennemi et nous allons camper. Je t'avoue
que je n'envisage pas sans terreur les maux que
je vais endurer, car je redoute cent fois plus de
mourir de froid que d'être tué par l'ennemi. Ce
qui m'afflige beaucoup aussi est de ne pas voir de
terme prochain à ce mal, car il n'y a pas d'appa-
rence que je puisse alors profiter de ma démission
au Ier décembre. En perdant cet espoir qui m'a-
vait soutenu jusqu'à présent, je suis accablé de
tristesse, puisque je ne te reverrai peut-être plus.
Cela est bien cruel. Mais s'il le faut je ferai mon
devoir jusqu'au ier décembre. Mais si tu pouvais
obtenir ma démission pour cette époque, que tu
pourrais motiver sur la situation de ma mère qui
serait censée à Paris, et sur des affaires de fa-
mille pour lesquelles on aurait besoin de ma pré^
sence, je t'assure que tu me rendrais un grand ser-
vice, car je regarde la guerre de Fhiver comme ça
double plus désastreuse (mais surtout ne le demande
pas avant le Ier décembre). Il faudra bien rester
parce que je ne veux pas me déshonorer aux yeux
de mes concitoyens, si toutefois mon physique
peut supporter les maux que nous allons souffrir.
PAJOU. 211
Tu pourras peut-être intéresser pour moi M. Jac-
quemont. J'ai déjà écrit à quelqu'un à Paris à ce
sujet. Cela ne doit pas t'offenser parce que j'em-
ploierai tous les moyens possibles et honnêtes pour
te revoir et Rassurer en t'embrassant bien tendre-
ment de l'amitié parfaite de
Pajou fils.
P. S. J'aimerais mieux m'engager à revenir
au printemps si le cas l'exigeait. Ne m'oublie pas
auprès de ta chère famille que j'embrasse de tout
mon cœur, ainsi que la pauvre Laville, de qui je
n'ai pas encore reçu de lettres. Amitiés à nos amis.
Ce qui redouble ma peine est la lettre de cette
pauvre Thiebaut. Je ne puis la lire sans pleurer.
Sa situation est affreuse, à ce qu'elle me dit, et ce
que je crois, tourmentée des inquiétudes les plus
déchirantes sur ma situation. Si tu peux lui écrire
de ma part, car je n'en ai pas le temps à présent,
tu pourras adoucir ses peines. Assure-lui bien que
je lui écrirai le plus tôt possible, et que c'est d'après
la réception de ma lettre que tu lui écris. Adieu
donc. Je t'embrasse de nouveau et serai toujours
ton sincère ami.
Pajou.
DEVIENNE1
De Tirlemont, l'an Ier de la République (1792), le 3 décembre.
Votre dernière lettre m'a trouvé dans la belle
et riche ville de Bruxelles, où nous avons séjourné
quatre ou cinq jours et où nous sommes entrés
comme chez nous. Notre avant-garde en avait
chassé l'ennemi. Nous sommes arrivés sur le champ
de bataille comme le combat finissait. Il n'en fut
pas de même à Mons, où nous arrivâmes, au con-
traire, comme il commençait, et où nous fûmes
placés tout en arrivant derrière une de nos batte-
ries, sur laquelle l'ennemi tirait sans cesse. Plus
de deux cents boulets nous passèrent par-dessus
la tête, et, pendant plus de quatre heures que
nous y fûmes exposés, ils ne nous tuèrent qu'un
seul homme et n'en blessèrent que quatre. Enfin,
quand nous approchâmes de la ville, la cavalerie
ennemie fit un mouvement pour venir sur nous,
sans apercevoir quatre pièces de canon qui étaient
derrière nous, et qui leur firent rebrousser chemin,
non sans laisser un grand nombre des leurs sur la
1. Élève de David, engagé volontaire comme Pajou. Cette
lettre est écrite peu de temps après la bataille de Jemmapes ec
l'entrée des Français en Belgique.
DEVIENNE. 2i3
place. Nos dragons achevèrent bientôt de les mettre
en fuite. Nous fûmes ensuite nous emparer des re-
doutes qui dominent la ville et que l'ennemi venait
de quitter. Nous couchâmes au bivouac, c'est-
à-dire sur la terre, sans tentes ni paille (ainsi que
nous avons fait plus de vingt fois depuis). Depuis
notre départ de Maubeuge, nous avons toujours
vécu dans l'ignorance complète de ce qui se passe
à Pans. Arrivés à Tirlemont, j'ai vu, dans un
journal qui m'est tombé sous la main, une lettre
du Conseil exécutif au Pape au sujet des vexations
qu'il fait éprouver à nos camarades de Rome.
Cette lettre m'a donné bien de l'inquiétude pour
votre ami Girodet. Je vous prie de me donner
quelques détails sur cette affaire ainsi que sur les
affaires publiques. Donnez-moi, le plus tôt possible,
de vos nouvelles ainsi que de votre mère, de toute
votre aimable famille et de notre ami Pajou.
Je vous embrasse et finis en vous souhaitant
une santé pareille à la mienne.
Votre ami,
Devienne.
II
Du quartier général de Luxembourg le 27 frimaire an IV
(18 décembre 1795 *)•
Je suis ici, mon cher ami, depuis avant-hier;
j'ai trouvé ce pays dans la consternation; on craint
1. En trois années, Devienne a conquis Tépauletce d'officier,
214
I) E VIENNE.
à chaque instant d'y être bloqué ; on s'approvi-
sionne le plus promp terne rit possible. On s'attend
à une affaire générale à l'armée de Sambre-et-
Meuse ; fasse le ciel que l'issue en soit telle
que nous le désirons! une nouvelle défaite aurait
les conséquences les plus funestes. Rien n'ap-
proche de l'état de détresse où est réduite l'ar-
mée de Sambre-et-Meuse ; officiers et soldats,
tous y sont sans souliers, sans habits; l'armée bi-
vouaque absolument sur terre; il n'existe plus de
paille dans le pays. Souvent on manque de pain.
L'armée de Rhin-et-Moselle n'est rien moins
que mieux. Ma demi-brigade, qui est à Sarre-
bruck, a été presque entièrement détruite ; elle a
perdu vingt-sept officiers. Ce détail n'est pas bien
consolant ; cependant il y a lieu de croire que les
mesures prises, à ce qu'on dit, par le Directoire,
mettront un terme à nos malheurs... à nos dé-
faites. On va faire rejoindre partout les jeunes
gens de la première réquisition. Il sera donc im-
possible d'obtenir mon rappel; il me faut renoncer
au plaisir de revoir ma famille, mes amis... Je ne
quitterais pas l'armée sans scrupules dans un mo-
ment où elle a plus que jamais besoin de bras.
et son style est devenu net et bref. Cette lettre est écrite pendant
l'hiver de 1795-96, au moment où les deux armées du Rhin et de
Sambre-et-Meuse avaient été séparées par une habile manœuvre
du général autrichien Clairfayt, et où les lignes de Mayence et
d'une partie du territoire au pied des Vosges furent perdues.
Pendant l'armistice, qui fut conclu à cette époque, Devienne alla
à Paris et revit Gérard.
DEVIENNE. 2i5
Mes respects et mille amitiés à ta famille. Ne
m'oublie pas auprès du citoyen David et de Paj ou.
Devienne.
III
Luxembourg, 2 nivôse an IV (23 décembre 179s).
Les affaires ont bien changé de face depuis
que je suis ici. L'armée de Sambre-et-Meuse
vient de battre l'ennemi. Je pars demain pour
Landau. Je t'enverrai *, sitôt mon arrivée, les cer-
tificats de mon corps en attendant celui du géné-
ral. Je désirerais entrer dans l'un des corps de
chasseurs ou hussards de l'armée de Sambre-et-
Meuse. Tu pourras appuyer la demande de l'ob-
servation suivante : c'est que, parmi les qualités,
talents et mérites du monsieur > on doit distinguer
quelques connaissances topographiques et mili-
taires. Si on te dit que je ne sais pas monter à
cheval, réponds qu'ils ne savent ce qu'ils disent,
que j'ai acquis l'habitude du cheval depuis que je
suis dans les états-majors. Adieu, je t'embrasse.
Devienne.
r. On remarquera que dans cette dernière lettre Devienne
tutoie Gérard. Dans l'intervalle des deux campagnes, Devienne
avait rejoint son condisciple à Paris, où leurs liens d'amitié
s'étaient resserrés. . A ce moment nos armées, victorieuses en
Italie, étaient maîtresses de l'Allemagne jusqu'au Danube
BARBIER WALBONNE1
Brest, ce 4. nivôse an IX.
Je ne te verrai peut-être plus, mon ami, mais
je me flatte que tu songeras quelquefois à moi.
Tu dois être persuadé que j'étais et serai toute la
vie ton dévoué ami, n'importe ce qui peut arriver
pendant notre séjour dans ce monde. Je m'inté-
resse si fort à ta gloire et à ta personne que j'ap-
1. Elève de David. Un des principaux auxiliaires de Gérard
dans l'exécution de ses grandes toiles ec la reproduction des por-
traits. Il avait une grande facilité de main, comme cette lettre
l'indique. Ancien soldat des armées de la République, il avait
conservé des habitudes soldatesques qui contrastaient avec les
manières mondaines de Gérard. Mlle Godefroid disait qu'il était
à moitié peintre et à moitié hussard. La fille de Barbier, qui
devint plus tard Mu,e la baronne Darriule, figure dans un des
groupes de Y Entrée de Henri IV.
A côté de M,le Godefroid et de Barbier, on distingue dans
l'atelier de Gérard, parmi les peintres qui l'aidèrent dans ses
travaux, Steuben, élève de Lagrenée et protégé de Mmede Staël;
il se fit connaître par un Pierre le Grand sur le lac Ladoga, la
Mort de Napoléon à Sainte-Hélène^ etc. ; puis Paulin Guérin, un
Italien, nommé Carnevali, et Charles Bazin, peintre de talent
qui grava à l'eau-forte plusieurs planches pour l'œuvre de Gérard
dont nous avons parlé.
BARBIER WALBONNE. 217
prendrais avec moins de peine la nouvelle d'un
malheur qui me serait arrivé que le plus léger
changement dans l'amitié que tu dois me porter.
Pardonne à ma franchise, j'ai souvent craint que
mon esprit ait trompé mon cœur. Tu sais mieux
que personne combien mon premier est faible,
mais aussi, en revanche, le cœur est bon. 11 y a
longtemps que je te l'ai voué ; c'est pour la vie.
J'ai été et je suis on ne peut plus sensible à
la cravate que tu as détachée de ton col le jour
de notre séparation. Ce gage de ton amitié ne me
quittera jamais. Je l'ai sur-le-champ ceint autour
du mien. Je m'en pare presque tous les jours à
Brest. Je crois que j'en viendrais avare afin de ne
pas l'user. Qu'elle puisse nous revoir ensemble et
servir à resserrer l'amitié qui nous unit, s'il est
possible qu'elle le soit plus.
Adieu, mon ami. Embrasse ta femme pour moi.
Je suis bien sincèrement, avec la plus grande pu-
reté d'affection, ton ami.
L. Barbier.
P. S. Vois ma femme et mon enfant. Tu leur
feras plaisir et à moi aussi. Ma femme me dit dans
sa dernière que vous avez été consulter l'oracle
des valets de pique, et qu'il vous a dit de fort
jolies choses, surtout très rassurantes pour moi et
mon voyage. Je voudrais qu'il ait pu faire que les
Anglais, qui sont devant le port de Brest au nombre
de 3 5 voiles, soient chassés par un bon coup de vent;
218 BARRIER WALBONNE.
que nous puissions sortir, car je m'ennuie ici fu-
rieusement. Depuis que je suis à Brest et que
l'escadre a été prête à partir elle a eu constam-
ment vent debout, c'est-à-dire vent contraire. 11
nous faudrait vent nord-est pendant 24 heures
pour pouvoir gagner au large. Dans la nuit, nous
avons cru, il y a deux jours, .pouvoir partir. Les
ordres ont été donnés d'appareiller, mais le vent a
cessé au moment même du départ. Tu vois, mon
ami, que les vents sont nos maîtres. Notre es-
cadre est composée de 7 vaisseaux, 3 de 80 et 5
de 74. Puis de deux frégates, où l'on a mis tous
les noirs qu'on envoie je ne sais où. Nous sommes
commandés par Gantheaume, contre-amiral. Je
suis monté sur son vaisseau. Il se nomme V Indi-
visible.
Je te prie, mon ami, de conserver mon atelier
par tous les moyens possibles jusqu'à mon retour,
que je ferai le plus promptement qu'il sera en
mon pouvoir; il me serait difficile de t'exprimer à
quel point j'y tiens, c'est me rapprocher de toi.
Je t'en prie, ne m'oublie jamais.
Pour la vie, tout à toi.
L. B.
Mille choses affectueuses à Mme de N .
BARBIER WALBONNE. 219
II
Naples, le 10 juillet 1820.
Je viens, mon cher ami, d'être témoin d'un
singulier spectacle1. L'entrée dans Naples d'une
armée triomphante, qui n'a pas brûlé une seule
amorce ni tiré un coup de fusil. La révolution qui
vient d'avoir lieu a été faite par la force armée,
quelques fédérés des provinces et les carbonari.
Le gouvernement a été renversé avec une viva-
cité qui a droit de surprendre. Il y a peu de jours,
les chétifs citadins tremblaient devant le pouvoir;
aujourd'hui, ils sont tous souverains. Ceux qui
prétendent résister à l'opinion publique lorsqu'elle
s'est prononcée sont bien fous. Heureusement,
dans cette affaire, les la\\aroni n'ont pris aucune
part. Voici à peu près comme la chose s'est pas-
sée. Le mardi 4, on a dit à Naples que cent cin-
quante hommes du régiment de Bourbon avaient
quitté leur drapeau pour rejoindre d'autres troupes
qui en avaient fait autant. Le mercredi, les mi-
nistres du roi ont fait partir de Naples deux régi-
1. Barbier se trouvait à Naples, au milieu du mouvement de
1820, qui mit, pendant quelques mois, le royaume des Deux-
Siciles sous le régime constitutionnel. On sait que cette révo-
lution finit, selon les prévisions de Barbier, par l'occupation
étrangère. Au mois de février 1821, 52,000 Autrichiens enva-
hirent le royaume de Naples et rétablirent l'autorité de Ferdi-
nand Ier, avec le régime absolu.
220 HARBIER WALBONNE.
ments de la garde royale pour arrêter et réprimer
cette désertion : toutes les troupes de la garnison
royale ont été sur pied ou consignées dans leurs
quartiers. Le jeudi matin, un régiment de chas-
seurs à cheval, avec un officier général qui s'est
mis à leur tète, est parti de Naples pour aller re-
joindre les insurgés. Nous avons compris alors
qu'il pouvait y avoir quelque chose de plus sé-
rieux que la désertion de quelques hommes. Les
deux régiments qui avaient été envoyés pour com-
battre la révolte avec du canon étaient restés fort
tranquilles à quelques milles de Naples. Ce même
jour, des députés des insurgés sont venus deman-
der au roi une constitution comme celle des Es-
pagnols, et la liberté des prisonniers politiques.
Le roi fit publier et afficher un arrêté par lequel
il promettait à son peuple une constitution. Il
promit d'en fonder les bases en l'espace de huit
jours. Ce n'était pas clairement répondre à la de-
mande; aussi, le vendredi matin, les députés sont
revenus à la charge, peut-être avec des manières
plus pressantes. Les ministres ont pensé alors
qu'il était prudent de quitter leurs portefeuilles;
le roi a donné un ministère provisoire du goût des
pétitionnaires. La fermentation du dehors faisait
du progrès en ville; on fit force patrouilles; la
garde nationale s'est armée pour maintenir l'ordre
et contenir les lazzaroni. La plus grande prudence
et d'extrêmes précautions étaient nécessaires en
ce moment; aussi la plus grande tranquillité a
BARBIER WALBONNE. 222
régné dans la ville. Le soir, je dînais chez le duc
de Berwick , et ensuite je suis allé au théâtre
Saint-Charles : il y avait peu de monde, à la vérité.
Ce soir même, à six heures, il paraissait une
affiche par laquelle le roi disait que, vu sa mau-
vaise santé9 il déléguait à son fils, le prince héré-
ditaire, le pouvoir royal, le droit de faire la con-
stitution, de la signer, enfin de prendre les rênes
du gouvernement jusqu'au parfait rétablissement
de sa santé. Ces concessions n'ont pas encore sa-
tisfait tout le monde. Les constitutionnels étaient
trop récalcitrants pour s'en contenter. Ils persis-
tèrent dans leur première demande ; leurs prières
devenaient un ordre, d'autant plus qu'elles étaient
soutenues par les baïonnettes et le vœu de la
nation. L'accouchement a été laborieux, comme
tu vois. Le roi a accordé et signé de bonne grâce
tout ce que les héros, qui la veille étaient des bri-
gands, lui avaient demandé. Il fut arrêté que, le
dimanche à midi, l'armée, les fédérés calabrais et
les carbonari feraient leur entrée dans la capitale.
Ce spectacle était vraiment beau : la belle rue de
Tolède remplie d'une population nombreuse, les
balcons occupés par les dames couvrant de fleurs
les troupes à leur passage, les mouchoirs jouant
aussi leur rôle. Le plaisir et le bonheur étaient
peints sur toutes les figures. Les drapeaux des
troupes, des fédérés et des carbonari étaient aux
trois couleurs : noir, rouge et bleu, avec les em-
blèmes des carbonari et la cocarde. Le soir, toute
222 BARBIER WALBONNE.
la population et la cour elle-même ont porte les
trois couleurs. Le prince héréditaire avec sa
famille et son frère le prince Léopold ont assisté
au spectacle à Saint-Charles. Ils ont été très bien
reçus par le public. On a illuminé partout, et la
nuit a été tranquille.
Aujourd'hui lundi, tout est pour le mieux. Il y
a beaucoup d'ordre parmi les troupes, et on a
nommé une commission, composée des principaux'
chefs de l'insurrection, pour prendre les mesures
les plus convenables pour arriver au but désiré.
Je fais des vœux pour qu'ils réussissent. Le plus
difficile reste à faire actuellement : il faut recon-
struire et de plus réprimer toutes les ambitions.
Je ne sais quelle influence cette affaire aura pour
le reste de l'Italie. Les Napolitains sont extrême-
ment orgueilleux de leur révolution. Nous n'avons
pas encore de nouvelles positives.de Sicile, mais
je me trouve fort heureux d'en être revenu. Il
serait possible que les étrangers fussent forcés,
pour circuler paisiblement ici, d'avoir les trois cou-
leurs à la boutonnière, comme les Napolitains.
Je voudrais bien savoir comment les Autri-
chiens vont prendre ces nouvelles : feront-ils mar-
cher des troupes contre Naples? Dans ce cas, il
n'y aura plus qu'à s'embarquer pour la France.
Je n'ai pas une très grande confiance dans les
Napolitains. J'espérerais mieux des Calabrais, qui
sont entrés en ville dimanche, leur carabine sur
le dos et le poignard sur le cœur. Ces diables de
BARBIER WALBONNE. 223
chapeaux pointais avaient très bonne mine. Je
pense que dans leurs montagnes ils doivent être
redoutables, mais en ligne, non.
Je ne sais pas si je t'ai dit dans ma dernière
que Forbin était ici. Nous nous voyons presque
tous les jours, il se porte bien, et me charge de le
rappeler à ton souvenir.
Présente, je te prie, mes respects et amitiés à
ta femme, à Mademoiselle Godefroid; mes com-
pliments à Ducis.
Je t'embrasse
Barbier-W.
III
Naples, le 17 août 1820.
J'ai reçu ta seconde lettre du 23 juillet; tu me
dis que tu travailles beaucoup, mais tu ne me dis
rien du tableau que tu as fait \ Ma fille me marque
qu'il a fait grand plaisir. Tu dois penser que je ne
puis rester indifférent à tes succès. Quant à ton
voyage d'Italie, il faut tout faire pour arriver à
nous rejoindre. Ce qui me fait peine dans ta lettre,
c'est le maudit mot : j'espère. Tu dois savoir posi-
tivement si tu viendras à Rome et quand. Ne reste
pas dans cet état d'incertitude qui use la vie sans
profit, fais-moi un mot de réponse et dis-moi une
i. La Corinne.
224 BARBIER WALBONNE.
chose positive sur ton voyage. Je serai à Rome
du 1 5 au 20 septembre.
Je m'étais déjà occupé du tableau des Trois
Ages1; il est en très bon état et m'a fait grand
plaisir à revoir. Je l'ai vu de très près; il a été
descendu de sa place à cause des réparations
qu'on doit faire dans les appartements du prince
Léopold, ou autrement dit S. A. R. le prince de
Salerne, à qui il appartient. M. Lemasle, son
peintre, et qui, en cette qualité, est chargé du
soin de sa galerie, est convenu avec moi qu'il le
ferait dévernir et re vernir avant de le remettre en
place. J'avais vu aussi au palais du roi ton tableau
de la duchesse d'Orléans2. Il n'est pas penché
assez en avant et le parquet se mire dans la toile,
ce qui empêche de le voir. J'en ai fait l'observa-
tion à la personne chargée des appartements, qui
m'a dit ne pouvoir toucher à aucun tableau sans
les ordres de M. Cammucini3, le premier peintre
du roi. Je ferai cependant une nouvelle tentative.
Peut-être, à présent que nous sommes dans un
pays constitutionnel, la chose deviendra-t-elle plus
i. Ce tableau, aujourd'hui dans la galerie de Chantilly, avait
été peint par Gérard, en 1806, et acheté par la reine Caroline
Murât ; il a été longtemps à Naples.
2. Le portrait de la princesse Marie-Amélie de Bourbon,
fille de Ferdinand Ier, roi des Deux Siciles, et de Marie-Caroline,
archiduchesse d'Autriche, femme du duc d'Orléans, depuis Louis-
Philippe, roi des Français.
3. Cammucini habitait Rome. Le nom de ce peintre célèbre
est souvent cité dans ce volume.
BARBIER WALBONNE. 225
facile à obtenir sans avoir besoin d'en écrire à Rome.
Ce qui te surprendra, c'est que je vais un peu
dans le monde ; cependant j'en use sans en abuser.
Mon goût pour la pipe est toujours le dominant.
Naples est fort tranquille. Messieurs les con-
stitutionnels et les carbonari ne s'endorment pas ,
leur affaire paraît marcher. La Sicile, cependant,
veut se rendre indépendante et prendre une autre
direction. Dieu sait comment tout cela finira!
La musique de Rossini fait fureur. La Donna
del Lago et la Ga\\a ladra m'ont fait grand plaisir.
Il n'est pas possible d'entendre un orchestre plus
riche et plus bruyant, à moins d'y placer une bat-
terie de vingt-quatre.
Je pars cette nuit pour Salerne et vais visiter
cette partie du golfe.
Adieu, mon ami, je t'embrasse de tout cœur.
Barbier-W.
IV
Naples, 2 octobre 1820.
Hier dimanche, le vieux roi Ferdinand a fait
solennellement l'ouverture de la Chambre des
députés. Après son discours, il a prêté serment
sur l'Evangile « à la Constitution émanée et adop-
tée par le royaume des Espagnes, en l'an 18 12,
et sanctionnée par S. M. C. en mars de la pré-
sente année. » 11 a juré qu'il remplirait fidèlement
i. *5
226 BARBIER WALBONNE.
cette promesse. Le président lui a répondu; en-
suite le général Pepe, commandant provisoire des
deux royaumes, s'est excusé auprès du roi de la
démarche qu'il avait faite ; « les circonstances
l'avaient forcé de se mettre du côté de l'insurrec-
tion. » Puis il s'est démis de sa charge de capi-
taine général. Le roi l'a remercié du bon ordre
qu'il avait su maintenir dans tout le royaume du-
rant le temps de son commandement. Le prince
héréditaire a aussi remis au roi les pouvoirs qu'il
avait reçus de lui. Après quoi le cortège est re-
tourné au palais, accueilli par quelques applaudis-
sements. En allant, un morne silence a régné par-
tout. Ici, les gobe-mouches croient que cela va aller
de cire. Je ne suis pas de cet avis, il n'est pas pos-
sible qu'il y ait là de la bonne foi. Naples est comme
toutes les grandes villes, les intérêts y sont trop
divisés. Les Autrichiens y entreront facilement1.
Je me porte bien et suis parfaitement tran-
quille. Il n'y a eu aucun désordre à Naples. Écris-
moi.
Tout à toi. Barbier W.
Rome, le 31 août 1821.
Enfin, mon cher ami, j'ai surmonté mon affreuse
paresse. Ma répugnance pour écrire est difficile à
1. Prédiction qui s'est réalisée.
BARBIER WALBONNE. 227
expliquer. Elle serait impardonnable si mon cœur
y avait pris la moindre part. Il est toujours tout
entier à toi.
Je me suis renfermé, à Rome, dans un très
petit cercle de connaissances, Granet, MM. Boguet
et Chauvin1. Messieurs les fonctionnaires de l'Aca-
démie vivent entre eux dans une douce intimité;
ils ont du reste, pour moi, tous les égards possibles.
Je ne pense pas que l'atelier qu'on a fait pour toi2
te convienne tel qu'il est; il faudrait refaire les
croisées pour que le jour soit plus franc ; il est trop
éclairé par des reflets. Je pense qu'il est facile d'y
remédier. J'ai fait part de tout ceci au bon Thé-
venin; il est, de sa nature, un peu mollasse, mais
d'un caractère égal et sûr. Nous nous voyons deux
fois par jour à table.
L'air monacal qu'on respire ici a beaucoup
d'influence, je crois ; le commérage des petites
villes est poussé au plus haut degré, et chacun
vit ici en vrai capucin. Granet est cause que j'ai
1. Boguet et Chauvin, artistes de talent, tous deux peintres
de paysage, ont passé la plus grande partie de leur vie à Rome.
On voit dans les galeries de l'Empire, à Versailles, quelques ta-
bleaux de Boguet. Il excellait surtout dans le dessin au lavis. Il a
laissé des cartons d'écudes d'après nature, en ce genre, qui sont
d'une rare beauté. Chauvin faisait des tableaux de petite dimen-
sion, des Vues 3 d'une touche délicate et d'une extrême finesse.
2. Gérard avait l'intention d'aller passer quelque temps à
Rome, et le directeur de l'Académie, Thévenin, lui avait fait
construire un atelier dans la villa Médicis. Ce voyage, toujours
ajourné, n'a jamais eu lieu.
228 BARBIER WALBONNE.
fait connaissance avec le père abbé de Saint-Paul.
Je suis tellement incertain sur ce que j'ai fait
que je n'ose t'en parler. Tu en jugeras à Paris;
ton opinion fixera la mienne. Jusque-là je reste
dans une cruelle incertitude sur le sort de mon
tableau. On en a paru assez content ici, mais il
faut toujours en rabattre de ces compliments,
surtout dans ce pays où Ton vous donne de Y excel-
lence, du célèbre à tout bout de champ. C'est la
monnaie courante, et il faut la prendre pour ce
qu'elle vaut. Il serait très désagréable pour moi de
faire un plat-ventre , d'autant mieux qu'il m'en est
poussé un qui te fera rire; quant à moi, il me dés-
espère; la table du directeur a cette propriété,
à ce qu'il paraît. Celui de Thévenin est aussi beau
que possible ; généralement, en Italie, on vit pour
manger et pour dormir.
Je dois aller passer quelques jours à Assise
avec Granet, et de là me diriger sur Florence et
Paris. J'ai le désir de revenir à Rome, après avoir
arrangé mes affaires à Paris. Peut-être y revien-
drons-nous ensemble.
Ecris-moi poste restante à Florence; je ne
quitterai cette ville qu'après avoir reçu ta lettre.
Présente mes respects à Mme Gérard et à
Mlle Godefroid.
Ton ami pour la vie,
Barbier W.
J'ai fait mettre pour toi la collection des têtes
BARBIER WALBONNE. 229
de la colonne Trajane dans les caisses que l'Aca-
démie envoie à l'Institut.
VI
Florence, le 10 novembre 1821.
Ta lettre, mon cher ami, que j'ai trouvée à
Florence, m'a fait grand plaisir. J'ai été très heu-
reux de te savoir bien portant et de penser que
nous pourrions voir ce beau pays ensemble. Je
t'assure que ce que j'ai éprouvé en Italie me don-
nera, tant que je vivrai, le regret de ne l'avoir pas
visitée dans un âge où j'aurais pu en tirer quelque
profit. Tu sais déjà que j'ai fait la route de Rome
à Florence, par Terni et Perusia, à pied, avec
deux pensionnaires de l'Académie. J'ai visité toutes
les villes qui se trouvaient sur mon passage, avec
beaucoup d'attention et d'intérêt. Je suis sur le
point, puisque ma santé me le permet, de conti-
nuer jusqu'en France1. Mais ce qui me chagrine,
c'est que cela retardera au moins d'un mois le
plaisir de t'embrasser; il nous faudra au moins ce
temps pour terminer notre voyage. Je viens de
Livourne, où j'ai fait embarquer ma malle pour
Marseille, j'en suis débarrassé. Il est impossible
1. Le plus grand nombre des artistes français qui, à cette
époque, visitaient l'Italie, faisaient le voyage à pied de Naples à
Venise. — Plusieurs d'entre eux ont traversé les Calabres, ec
fait ainsi le tour de la Sicile.
23o BARBIER WALBONNE.
de se faire une idée des tracas des douanes; j'en
suis fatigué à l'excès1. Je reste avec ce que j'ai
sur le corps et deux chemises que je mettrai dans
un mouchoir, et lundi matin, un bâton blanc à la
main, je serai sur la route de Bologne. Je suis allé
à Pise voir le Campo-Santo, puis à Lucques et à
Pistoia. Je compte aller à Parme, à Venise, et de
là à Milan et à Gênes. Je rentrerai en France par
la Corniche. Il est trop tard pour passer le Simplon,
je le regrette fort, mais nous y passerons ensem-
ble; cette idée me rend joyeux.
J'ai trouvé à Florence le bon Constantin2. 11 est
très bien casé ici chez un ami d'enfance. Il a beau-
coup travaillé et m'a montré de fort bonnes copies
qui sont très appréciées. Il espère aller à Rome
l'année prochaine. Ingres et Bartolini m'ont prié
de les rappeler à ton souvenir. Ingres m'a dit
t'avoir écrit. Il achève un tableau de Louis XIII
faisant un vœu à la Vierge. C'est un homme droit,
d'un grand talent, et qui mériterait un autre sort3.
Ton vieil ami,
Barbier W.
J'ai dîné ces jours derniers avec M. le cheva-
lier Bartholdy4, ministre de Prusse à Rome. Il m'a
i. L'unification de l'Italie fait oublier aujourd'hui le temps où,
de la frontière de France à la porte de Rome, on était visité sept fois.
2. Voir les lettres de Constantin.
3. Voir la lettre de M. Ingres, qui explique l'état de gêne où
se trouvait ce grand peintre.
4. Le chevalier Bartholdy, oncle de Mendelssohn. C'est dans
BARBIER WALBONNE. 23i
prié de le rappeler à ton souvenir et de présenter
ses respects à Mme Gérard.
VII
Londres, ce 28 ma J1822.
Mon ami, je m'y prends un peu tard pour
t'écrire, mais cela vaut mieux que de ne point le
faire du tout. Depuis que je suis débarqué ici, mon
étonnement va toujours croissant. Ce que je vois
à tous les instants me prouve que j'ai la tête trop
petite pour contenir et apprécier tant de choses
diverses. Il faudrait séjourner dans ce pays un peu
plus longuement pour pouvoir en raisonner. L'es-
prit d'ordre et de propreté qui règne partout exté-
rieurement est chose surprenante ; tout le monde
aTairaisé. Cependant la masse est ici plus pauvre,
parce qu'elle a plus de privations que partout
ailleurs. Enfin, si l'on en croyait ses yeux, ce
pays-ci serait le plus beau du monde. Mais,
selon moi, il n'y a pas de beau pays sans soleil, et
celui-ci en est tout à fait privé. Son climat est
effroyable.
Ce qu'il y a de particulier, c'est que la pein-
ture des Anglais est pleine de lumière, de force
et de richesse dans les tons. Les Italiens de nos
son palais de Rome qu'Overbeeck peignit des fresques représen-
tant Y Histoire de Joseph.
232 BARBIER WALBONNE.
jours ont l'air de peindre dans les brouillards du
Nord, et messieurs les Anglais sous le beau ciel
de ritalie. La première fois que j'ai été voir leur
exhibition, j'ai été frappé de la magie de leur pein-
ture. Leurs portraits ont des reliefs que nous
sommes loin d'atteindre. Il y a des portraits de
Lawrence, de Philips, etc., qui ont l'air de faire
partie du public qui les regarde. L'école anglaise
suit toujours l'école de Reynolds, mais avec plus
de mollesse. Ils marchent quelquefois de front
avec la nature, en prenant une route tout oppo-
sée1. Lorsqu'on voit de près leurs tableaux, on y
trouve de l'exaltation sans vérité dans la couleur,
mais l'ensemble est toujours gracieux et aisé.
Malgré tous leurs défauts, leurs tableaux écrase-
raient les nôtres. Ils se soutiennent bien dans les
galeries à côté des maîtres. La peinture de notre
école paraît pédante et terne à côté de la leur.
Quant au genre élevé de YHistoire, ils y sont
presque nuls. Je pense même qu'ils ne songent
point à y atteindre. Ils en sont à ne pas savoir
dessiner une rotule*. Us consultent plutôt Rubens
et Van Dyck que la nature. Dans les portraits, tout
est sacrifié pour la tête, et je suis forcé de trouver
qu'ils ont raison. M. Wilkie a un tableau, à l'expo-
sition, qui fait foule. Le sujet est un homme qui
lit le bulletin de la bataille de Waterloo. Il faut
i. Excellente appréciation de l'École anglaise au temps où
Barbier écrivait.
2. Barbier, il faut se le rappeler, était élève de David.
BARBIER WALBONNE. 233
que cette bataille de Waterloo leur ait tiré une
rlère épine du pied, car ils en parlent encore
comme d'hier.
Je suis on ne peut plus content de mon com-
pagnon de voyage. Horace1 me prie de le rap-
peler à ton souvenir. Son père désire t'écrire; je
pense que c'est pour te prier de ne pas oublier
Horace pour l'Institut; je crois inutile de te le rap-
peler, puisque tu y avais pensé avant lui.
Je t'embrasse. A toi pour la vie,
Barbier W.
Mon cher Gérard, notre pauvre Barbier est sur
le flanc par suite d'une foulure qui, j'espère, ne
tardera pas à se civiliser. En attendant, il souffre
et se vexe de ne pas nous suivre dans nos visites
pittoresques. Je connais trop votre amitié pour moi
et pour Horace, pour craindre que, dans l'occasion
qui se présente, vous ne lui continuiez pas votre
bienveillance. Je ne fais pas de phrases, mais je
ne puis m'empêcher de vous parler de toute la
reconnaissance que je vous aurais si vous faisiez
pour notre jeune homme ce que vous avez fait pour
moi.
Je vous embrasse. Votre ancien et fidèle ami,
Carle Vernet.
i. Vernet.
GUÉRIN1
En notre palais Médicis. le 20 thermidor
an XII (8 août i8o±).
Voilà une lettre qui doit être fièrement bien
écrite, et j'y ai mis le temps, n'est-ce pas? Elle
sera cependant fort gauche et je ne sais par où
commencer. Acceptez-vous un mal d'aventure, un
panaris au bout du doigt? Allons, passez-moi le
panaris, vous me sauverez d'un grand embarras.
Ma adesso crêpa, et il en sort une matière noire
comme de l'encre, je n'exagère pas. Je profite
donc de cette ouverture, ainsi que de l'occasion de
1. Pierre Guérin, né à Paris en 1774, élève de Regnault,
remporta le grand prix en 1797. Le sujet était la Mort de Caton
d'U tique. Il y eut trois grands prix cette année-là. — Son premier
envoi, le Marcus Sextus^ qu'on voit aujourd'hui au Louvre, eut
un immense succès ; on voulut y voir une allusion au retour des
émigrés. En 1802, il exposa son tableau de Phèdre et Hippolyte
et Y Offrande à Esculape. Au Salon de 1808 parurent les Révoltés
du Caire (aujourd'hui à Versailles), et, en 1810, son Andromaque
avec l'Aurore et Céphale ; YEnêe racontant ses voyages à Didon
est de 18 17. En 1822, il fut nommé directeur de l'Ecole de Rome.
Membre de l'Institut en 18 15. Mort en 1833.
GUÉRIN. 235
la poste, pour vous dire que, Dieu merci, je me
porte bien.
Je suis bien pressé de savoir si vous avez ter-
miné quelque chose pour le Salon. Je tiens à la
gloire nationale et je suis plus patriote que jamais,
comme vous voyez. C'est que véritablement on ne
sent bien tout ce qu'emporte avec lui le mot patrie
que quand on se trouve à deux ou trois cents lieues
de son clocher. Votre Paris1, que j'ai sur le cœur
de n'avoir point vu,, doit être achevé ? Vous aurez
fait sans doute aussi quelque excellent portrait,
car votre paresse nous enrichit plus de bons ou-
vrages crue le travail des autres n'en saurait produire
avec d'incroyables efforts. Vous jouez avec la
peinture. Que vous êtes heureux d'avoir les bonnes
grâces de cette dame, qui fait la grimace à tant
d'autres, ou, pour mieux dire, à laquelle tant d'au-
tres font faire la grimace !
Que diable m'a-t-on dit, que vous iriez en
Russie?
Pour Dieu! si cette idée vous venait, n'en faites
rien. Venez plutôt en Italie : c'est la patrie des
arts et celle du génie ; c'est la vôtre. Mais, si vous
aimez le doux vivre, restez en France ; ce n'est
que là qu'on peut jouir de ce plaisir qui, après
tour7 n'est pas indifférent.
Heureusement, notre société est assez nom-
i . A propos du Jugement de Paris, tableau que Gérard a
décruic avant de l'avoir achevé.
236 GUKRIN.
breuse pour que le manque de société nous
devienne moins sensible. Nous nous étourdissons
à force de bêtises, et nous avons fait dans cette
partie des progrès si rapides qu'il n'est pas un
membre de la table ronde qui ne soit en état de
s'escrimer contre trois ou quatre adversaires.
Nous ne voyons presque personne. Notre société
se réduit à quelques Français dont le plus aimable
est, sans contredit, M. d'Hédouville, le frère du
général. Vous voyez que nous sommes abandonnés
à nous-mêmes. Nous nous promenons dans la villa
Médicis comme des loups-garous. Je crains qu'à
notre retour on ne nous prenne pour des ours
descendus des Alpes. Vous êtes heureux de fumer
votre pipe et de vous promener en pantoufles sur
votre joli pont des Arts \ Vous ne craignez ni le
serein ni la fièvre, et vous n'êtes point obligé de
rentrer à Y Ave Maria ; mais aussi les murs de
Rome ne ferment pas votre habitation, et votre œil
n'embrasse pas à la fois les sept collines et le mont
trop fameux par le souvenir de Marius. Vos mar-
ronniers pelés peuvent-ils jouter avec les pins de
la villa Borghèse, votre Meudon avec le Soracte,
les montagnes de Tivoli, de Frascati? Nous avons
pourtant tout cela d'un coup d'œil: c'est une admi-
rable contrée que l'Italie ; c'est un bien doux pays
que la France !
Nous possédons Forbin depuis quelques jours,
i. Gérard habitait l'Institut.
GUERIN. 237
il vient ici manger ses cent louis (c'est ce qu'il
dit), mais ils lui profitent bien; il fait des études
charmantes, ainsi que son ami Granet. Je crois
que ce dernier a tout Rome dans son portefeuille.
Forbin a le projet d'un voyage en Grèce. Il n'est
pas douteux, s'il le fait, qu'il rien rapporte des
choses fort intéressantes.
Quant à moi, je ne fais rien, à la lettre. A pré-
sent, vousparlerai-je de l'administration de l'Ecole
et de son directeur? Allons, je ne vous en dirai
rien, cela sera plutôt fini et vaudra mieux. Dites-
moi donc des nouvelles de notre cher Alexandre,
et s'il a ajouté une broderie de plus sur son collet.
Je suis bien dans mon tort avec lui, mais le pa-
naris !...
Mes amitiés à nos amis, à Barbier, à Chenard,
k lsabey, à Vandaêl, à Redouté.
Guérin.
A M- GERARD.
II
Rome, le 20 thermidor an XII.
Madame Gérard me pardonnera-t-elle (malgré
mon panaris) d'être resté si longtemps sans lui
écrire? Je crains bien que non. Je tremble, malgré
une excuse aussi valable, de ne pouvoir placarde il
23S GUERIN.
suo sdegno l, ou, ce qui serait pis encore, que mon
souvenir ne soit entièrement effacé de sa mémoire.
Vous dire que je pense souvent à vous, en ne vous
écrivant jamais, vous paraîtra sans doute assez
extraordinaire. C'est cependant l'exacte vérité ;
mais je suis comme ceux qui trouvent plus facile
et plus prompt d'avouer leurs dettes que de les
payer. Je redoute la longueur des soirées que l'hi-
ver nous prépare ; elles me font regretter le coin
du feu de la petite cheminée de faïence. Les dé-
goûtantes banquettes des théâtres de ces pays-ci
sont bien loin de valoir la jolie loge des Bouffons
Je ne vais point aux spectacles ; ils sont d'une sa-
leté abominable, une odeur infecte vous y étouffe
et on en sort noir de puces. Ces messieurs me font
quelquefois la guerre sur ma délicatesse ; mais ma
foi! je l'avoue, mon amour pour la musique ne
saurait me faire braver tout cela, et je n'aurai ja-
mais à cet égard le courage d'un Romain. Il n'en
est pas ainsi des théâtres de Naples ; ils sont pro-
pres, surtout celui de Saint-Charles. Il est vrai que
je l'ai vu dans son jour de toilette, à la fête du Roi.
Alors il est illuminé de plus de mille bougies, les
loges décorées sont garnies de femmes qui étalent
tout ce qu'elles possèdent ou ont pu emprunter de
diamants, et la cour de Naples a la réputation
d'être une des premières en ce genre de richesses.
Chaque femme avait vraiment l'air d'un lustre. Le
i. Apaiser sa colère.
GUERIN. 23g
parterre était rempli de superbes messieurs en
habits de soie brodés, la bourse, l'épée, les man-
chettes de dentelle. Tout cela n'est peut-être pas
beau, non, c'est laid ; enfin, c'est étourdissant.
Seulement nos têtes noires déparaient dans un petit
coin le décorum de ces messieurs et leur faisaient
faire une grimace épouvantable. Nous leur fîmes
la grâce de n'y pas rester longtemps. Nous partions
le lendemain à la pointe du jour pour Paestum.
Je ne mords pas du tout à l'italien. Je ne sais
quelle diable de tête j'ai, mais il faut qu'elle soit
de pierre , je n'y puis rien faire entrer. Je n'ai
d'autre espèce de mémoire que celle du cœur,
aussi tout ce qui regarde un ami est-il logé là. C'est
là que vous avez une très jolie petite niche. Je dis
petite, parce que, soit dit en passant, vous n'êtes
pas grande.
Il fait bien chaud à Paris, dit-on; je pense que
l'Italie n'est pas en arrière à cet égard. Nous sor-
tons très peu, nous travaillons de même, et nous
évitons par là le double danger de la fatigue et de
la chaleur. Vous êtes bien heureux d'avoir un joli
pont des Arts à votre porte pour vous promener;
j'espère bien le retrouver sur piles à mon retour,
et je me fais une joie anticipée d'aller y donner
mon sou.
Tâchez d'engager Gérard à m'écrire, je vous
en prie. Je sais qu'il n'est guère moins paresseux
que moi pour cela, mais tourmentez-le, et, si vous
vouliez y joindre une jolie petite lettre de votre jolie
240 GUERIN.
petite main, je serais tout à fait heureux. Adieu,
très aimable et bonne dame. Je vous quitte, mais
sans cesser de, penser à vous. Daignez me donner
quelques souvenirs et qu'ils arriventjusqu'àRome.
Mille amitiés,
Guérin.
111
Bordeaux, 5 juillet 1818.
Quand la chaleur nous a forcé de courir la
poste toute la nuit, il faut bien un peu dormir le
jour, puis voir les objets intéressants de chaque
endroit, visiter les personnes qu'on connaît ou
pour lesquelles on a des lettres, et enfin, quand
on séjourne, se reposer la nuit des fatigues de la
journée. Voilà comment il arrive qu'on néglige
ses amis et qu'il se passe des mois entiers sans
qu'on leur donne de ses nouvelles. Voilà, chère
et bonne Mattei, comment il se fait que je ne vous
ai point encore écrit. Si malgré tout vous ne trou-
vez pas cette excuse valable, appelez-moi pares-
seux, indifférent, ingrat, mais écrivez-moi ces
reproches ; ce sera toujours, faute de mieux,
quelque chose qui viendra de vous. On m'a donné
de vos nouvelles il y a quelque temps. Vous étiez
alors tous bien portants. Continuez. Vous avez
sans doute toujours très chaud à Paris, car nous
cuisons à Bordeaux (28 degrés). Vous avez le
GUERTN. 241
remède de vous aller jeter à la rivière. Ici, point.
La Garonne est trouble, profonde jusque sur ses
bords et couverte dans toute la longueur de la
ville (près de deux lieues) de barques et de bâti-
ments; ce qui, au reste, fait un admirable effet
et dédommage bien de la maussade baignoire.
J'imagine donc que vous vivez dans l'eau, chère
amie, et, si cela vous dure, je vous vois une
queue et des nageoires à la fin de Tannée.
Nous sommes arrivés ici le 27 après avoir fait
plus de 150 postes. C'est notre quatrième station
et nous la doublons. Nous y restons quinze jours.
Le cours de la Loire et le Limousin sont des
pays admirables, quoique différents. Ici, la ville est
tout, pour ceux qui n'ont pas de vignes au moins.
Les femmes sont bien, les grisettes charmantes.
Le peuple est plein d'esprit, de passion, de phy-
sionomie; pas une sotte figure. Vous pensez bien
que les invitations nous pleuvent. Il faut manger
comme des ogres et boire comme des chantres.
On porte des santés. Vous avez été comprise taci-
tement dans celle des amis absents, qui est la clô-
ture d'une vingtaine d'autres et qui se boit avec
du nectar. Au total, et malgré tous ces genres de
vie, je me porte à merveille. Priez Dieu que cela
continue pendant les quatre à cinq cents lieues qui
nous restent à faire. Les routes sont superbes,
notre voiture douce et bonne, mon compagnon
de voyage excellent, seulement un peu dormeur.
Il prétend qu'il est mieux reçu à cause de moi,
1. 16
242 GUERIN.
moi à cause de lui. J'ai laissé en effet une brillante
réputation à Limoges, par exemple, où les gen-
darmes n'ayant pu parvenir à lire sur mon passe-
port peintre et membre de V Institut ont traduit cela
sur leur note par peintre en marbre, ce qui est tout
à fait clair, en effet, et nous fit beaucoup rire ainsi
que le préfet. Me voici donc un nouvel état. Ne
m'oubliez pas, chère amie, parmi vos connais-
sances.
A propos de connaissances, j'imagine que si
vous êtes assez bonne pour me répondre un mot
(que vous feriez remettre chez moi) vous me direz
comment vont nos amis du lundi et du mercredi.
Si je n'étais parti comme une bombe, je les aurais
vus et embrassés avant, mais vous savez combien
ma résolution a été subite. Embrassez-les de ma
part; cela leur fera plus de plaisir, et à moi
encore davantage si je puis vous le rendre à mon
retour.
Quand vous écrirez à Orléans, mille tendres
compliments.
Il serait possible que j'allasse flairer les Pyré-
nées pendant que mon compagnon de voyage
s'arrêtera à Agen, et nous nous rejoindrions à Tou-
louse pour continuer ensuite par Carcassonne,
Narbonne, Montpellier, Nîmes, etc. J'imaginais
difficilement que je pusse m'embarquer pour faire
tant de chemin. A présent, cela me paraît une
chose toute simple. Mettre le pied en voiture
et se laisser aller, voilà tout.
GUERIN. 243
Gérard peut-il travailler par cette chaleur?
moi, paresseux, je pense que non. Ma foi, vive
la flânerie! suivez mon exemple, montez en voi-
ture tous trois et faites-moi, là, un bon voyage.
Gérard serait reçu comme le bon Dieu, vous
au moins comme la bonne Vierge et M,le Godefroid
comme elle le mérite; c'est tout dire, et vous
reviendriez tous enchantés, j'en suis sur et cer-
tain.
A propos, si le jugement du prix n'est pas
porté, je recommande mes ouailles à Gérard
et compte sur son amitié sans préjudice de sa
justice.
J'aurais pu me faire honneur ici d'un portrait
du roi qui vient d'y arriver et pour lequel on m'a-
dresse des éloges et des remerciements. Il n'est pas
décaissé. J'imagine qu'il est de Paulin. A mon
retour je remettrai avec plaisir les éloges à leur
adresse.
Vous n'attendez pas, chère Mattei, de détails
sur mon voyage, ni que je vous dépeigne le fier
Breton, le bon Tourangeau, le lourd Limousin ou
le vif Bordelais. Il faudrait un esprit d'analyse que
je n'ai pas. A mon retour, j'en bavarderai, si vous
voulez.
Nous avons fait, ces jours derniers, une longue
promenade dans votre pays; c'est-à-dire que
M. de Tournon, préfet de Bordeaux, et qui le fut
de Rome pendant cinq ans, nous fit voir, sur une
suite de dessins, les fouilles, les changements, les
244 OUERIN.
améliorations opérés par ses soins dans la. Somma
Cita. J'ai pris grand plaisir à ce retour de la pensée
sur tant de belles choses qui m'en rappelaient
d'autres, non moins agréables, dans lesquelles
vous étiez comprise. Nous avons beaucoup parlé
arts et artistes. La famille Lethière y fut men-
tionnée avec plaisir.
Les maisons de campagne sont charmantes
ici. Je sors de celle d'un brave homme qui, au
Sénégal, recueillit et soigna les naufragés de la
Méduse.
Adieu, chère Mattei, je vous charge de distri-
buer à nos amis mes tendresses et mes assurances
d'attachement. Ne faites pas la part du lion,
mais prenez la plus grosse et divisez le reste, sui-
vant la connaissance que vous avez de mon cœur,
en commençant le plus près de vous, et ainsi de
suite.
Toutes les eaux sont encombrées de grands
personnages. Cela m'empêchera peut-être d'y
aller.
Guérin.
MLLE BANST
Rome, le jeudi saint an XIII. Villa Médicis.
Je vous écris au son du canon qui annonce la
bénédiction du pape ; je l'ai vu, à l'aide d'une lu-
nette, de ma chambrette à la villa Médicis; il s'est
levé de sa chaise et a répandu le pardon et l'ab-
solution sur tout son peuple; ainsi, mon cher ami,
il vous en revient une petite part, que je vous en-
voie dans cette lettre avec mille et mille remercie-
ments pour la jolie lettre que M. le comte de
Pahlen m'a remise. D'après votre recommanda-
tion, je me suis empressée de chercher à lui être
agréable : je lui ai fait tout de suite les honneurs
de la Farnésine et, hier, nous fûmes chez M,ne An-
gelica Kaufman avec Guérin;elle nous reçut avec
distinction et nous sommes tous enchantés de
cette incomparable femme. M. de Pahlen m'a dit
qu'il vous avait écrit pour vous parler de Rome,
i. Anna Barbara Bansi était une artiste de talent à laquelle
M. Suvée fit faire les portraits de la famille Murât. Elle fut, bien
plus tard, nommée maîtresse de dessin dans la maison de Saint-
Denis. Ces lettres n'auraient pas été publiées, si elles ne ren-
fermaient des détails qui ont paru pouvoir intéresser, notam-
ment ceux relatifs à sa conversion.
24(> M11" BANSI.
et moi je vous remercie de votre attention et n'ai
que le regret de n'avoir pas pu voir la princesse
Galitzin; je vis comme un loup et ne suis jamais à
la maison, de sorte que, si vous n'avez pas la
bonté de parler de moi, je ne verrai jamais les
jolis objets de votre pensée et cela me fait de la
peine, car j'aime tout ce qui vous a intéressé,
même ce qui vous a vu. J'ai été chez Canova et
j'y conduirai votre protégé après les fêtes de Pâ-
ques; je me suis acquittée de votre commission
avec zèle et enthousiasme ; il vous aime beaucoup,
Canova, et me charge de vous dire qu'il se pro-
pose de vous envoyer quelques-uns de ses ouvrages
par la première occasion. Il m'a dit cela en me
prenant les deux mains et avec un air si aimable
que j'avais envie de l'embrasser pour vous. Mon
ami, je commence à être heureuse, le printemps
revient, ma santé se rétablit, vous m'aimez un peu;
oui, je me sens satisfaite. J'ai tout perdu du coté
de la fortune, mais je vois que je suis aimée et
que la Providence pourvoit insensiblement à mes
premiers besoins : je suis vêtue, j'ai l'âme en paix
et j'espère que la santé et l'honnêteté me tien-
dront lieu de luxe. Vous verrez par ma dernière
lettre que c'est Mme Schweiser qui s'est chargée
de répondre pour son mari et de quelle manière !
Vous trouvez que je m'emporte toujours, je crois
cependant qu'il y a de quoi. Cette lettre m'a d'a-
bord terrassée, mais la bonté de M. Suvée a tout
réparé ; sa maison, son amitié me sont offertes
M11* BANSI. 247
chaque jour et, malgré ma répugnance à accepter,
j'y suis forcée. N'ayant plus rien au monde dont
je puisse disposer que des livres qui sont chez
vous, j'ai pensé que, quoique je vous les aie offerts,
ma délicatesse me forçait d'en faire hommage à
M. Suvée, afin de balancer les dépenses réelles
qu'il fait pour moi; mon ami, j'espère que vous ne
me blâmerez pas. J'ai renvoyé mon domestique et
l'ai remplacé par un jockey qui ne me coûte que
trois piastres par mois; par ce moyen, ma dépense
se réduit à peu de chose. Je ne vais nulle part afin
de n'avoir aucune toilette à faire, car, depuis l'ar-
rivée de Mmo Borghèse, on devient élégant. J'ai un
petit jardin que je cultive, et cela me rend très
heureuse ; il est situé dans l'enceinte au bout du
jardin où est renfermée la statue de Rome; c'est
autour de cette figure colossale que j'ai planté des
roses et des violettes; je vous en envoie une que
j'embrasserais avant de l'enfermer, si elle pouvait
se ranimer à votre vue et vous dire tout ce que je
pense! Mon cher ami, je crois que je deviendrai
très heureuse ou très misérable : les demi-bon-
heurs et les demi-malheurs n'ont rien à faire avec
une tète volcanisée et un cœur tendre comme le
mien. J'ai pris toutes mes mesures, mes idées sont
bien en ordre et je vais livrer bataille au destin,
bataille ! bataille contre les événements et, si j'ai
la victoire, j'aurai, j'espère, votre amitié pour prix.
Voyez pourtant ce que c'est que d'être quelque
chose, non seulement vous êtes couvert de gloire
24S M11" BANSI.
et de talent, mais votre amitié, le désir de la con-
server fera de moi quelque chose et depuis sept
ans m'empêche de me perdre.
Adieu, Gérard, je vous instruirai de toutes
les courses que je ferai avec votre protégé. J'ose
à peine vous demander des nouvelles de Mattei,
car vous ne m'en parlez jamais ; embrassez-la ce-
pendant de la part de celle qu'elle a bien voulu
choisir pour amie pendant deux ans. Je vous em-
brasse'mille fois et suis pour la vie la même,
Anna Bansi.
II
Rome, le 4 novembre an XIII.
Vous aurez vu par la lettre que M. Bioche a
dû vous remettre l'état déplorable où m'avait jetée
la mort subite de mes amis et surtout des deux
derniers. Je ne connaissais pas la mort, et je n'étais
nullement armée contre ses attaques, lorsqu'elle
m'enlève ce qui faisait ma joie, ce qui faisait l'or-
nement de notre maison. Hélas! hélas! quel coup
j'ai reçu! Dieu seul pouvait me blesser si cruelle-
ment et Dieu seul pouvait me guérir; après m'a-
voir laissée un mois en proie aux regrets déchi-
rants d'une âme navrée, après a,voir épuisé, fatigué
la patience de mes amis, il m'offrit l'unique moyen
et je l'ai pris : la religion ! On rendit, il y a un mois,
M110 BANSI. 249
les derniers devoirs à ces malheureux dans l'église
de la paroisse : un catafalque était dressé avec
deux têtes de mort, et, après la messe en musique,
on exécuta un De Profundis de la composition
d'Androl. Cette musique, rassemblée nombreuse
des Français les plus remarquables, tous pénétrés
de douleur, et ces deux têtes de mort qui étaient
l'emblème des deux plus belles figures que j'aie
jamais vues et dont les beaux yeux se fixaient sur
moi avec tant de reconnaissance, semblaient me
dire : Vois ce que nous sommes ! Cette cérémonie
était si touchante que je fis le serment de ser-
vir le même Dieu et la même Eglise et d'être en-
core utile par mes prières à ceux que j'ai si bien
servis. J'ai pris des livres, j'ai lu, médité; mes scru-
pules se sont dissipés et l'ignorance affreuse dans
laquelle j'ai vécu jusqu'à présent m'a fait frémir.
J'ai consulté un homme très éclairé, je lui ai avoué
mes peines, mes erreurs, mes fautes, mes regrets,
et j'ai trouvé dans ce cœur pur et sensible une con-
solation que je ne connaissais pas -, il m'a fait voir
que les pertes que je venais de faire devaient me
servir de leçons; que mes erreurs passées étaient
les fruits d'un cœur trop sensible, trop confiant et
que Dieu seul était digne d'amour.
J'ai lu Y Imitation de Jésus-Christ, les confé-
rences de Beurier, et cela a suffi pour me con-
vertir totalement; tous les faux raisonnements,
les sophismes, les prétendues idées grandes et phi-
losophiques ont été chassés et je me suis jetée dans
25o Mlle KANSI.
le sein de la première et vraie Église catholique ;
et Dieu, prenant pitié de ma peine, m'a éclairée
d'une sainte lumière, car je fus, au bout de dix
jours d'études, jugée être en état de recevoir les
sacrements. Je répondais aux questions avec pré-
cision et véhémence, et je reçus, avec le consen-
tement de S. E. le cardinal Fesch, la confirmation
et la première communion, le 31 octobre, dans
l'église des Carmes de San-Martino-in-Monte.
Monseigneur de Clermont-Tonnerre fut le digne
évêque qui m'administra ces deux sacrements; il
voulait, avant de retourner en France, me con-
firmer dans la grâce de l'Eglise et, par sa piété
touchante et cet accent religieux que l'on ne peut
imiter, il rendit cette cérémonie si belle, si atten-
drissante que la foule qui était accourue, indépen-
damment de ceux que j'avais invités, retourna pé-
nétrée et muette. Le jour que je fus reconnue
enfant de l'Eglise, je ressentis les émotions les
plus vives ; je ne vous parlerai pas de la sensation
que m'ont faite les sacrements, c'est au-dessus de
toute description, mais il me fallut essuyer les
mortifications les plus dures de la part de cer-
taines gens qui dédaignent la religion et qui blas-
phèment tout ce qui y a rapport. Enfin, ce jour-là,
je pus lire dans le cœur de tous ceux que je con-
naissais : les uns me fuyaient, d'autres plus politi-
ques me complimentaient, d'autres (et au nombre
desquels sont les gens les plus distingués) pleu-
raient d'attendrissement, me baisaient les mains
Mlle BANSI. 25i
et me félicitaient de toute leur âme; j'étais comme
un être ressuscité : muette, un bandeau sur le front,
je me sentais Pâme et les pensées régénérées; de-
puis ce jour je vis tranquille et heureuse. J'ai, du
consentement de mon digne confesseur, com-
munié ce matin pour les morts, et j'ai eu le bon-
heur de soulager par cet acte divin Pâme de celui
qui n'est plus, pour qui j'ai exposé ma vie mille
fois, que je croyais avoir sauvé et qui est allé
mourir loin de moi dans une auberge sans pouvoir
prononcer une parole.
Mmo Clary est morte dans les bras de Monsei-
geur le cardinal Fesch ; sa piété et sa foi lui ont
fait rendre le dernier soupir en souriant; le même
jour, M. Alphonse Gandar mourut à Sienne et
le moule que l'on me remit de son masque est
l'image la plus terrible d'une mort douloureuse.
Ces traits si doux, si défigurés ! quel passage
affreux pour un homme qui n'est pas bien pré-
paré! O Gérard! pour vous en convaincre, je vous
envoie ce malheureux profil , réfléchissez. Cet
homme avait cependant Pâme pure et sans tache,
un esprit, un cœur excellents, possédant tous les
talents, bon ami, courageux et timide ; le malheu-
reux n'a eu d'autre défaut que de m'être tendre-
ment attaché; il recevait tous les médicaments
avec avidité de mes mains; il m'appelait son bon
ange et ne voulait devoir sa guérison qu'à mes
soins. Hélas! mon Dieu, comme vous Pavez puni
de cette présomption! vous nous séparez et vous
252 M,l« BANSI.
le faites mourir à quarante lieues dans une au-
berge! Gérard, cela m'a ouvert les yeux, et vivrais-
je cent ans que l'impression ne s'en effacera pas.
Il existe un souverain maître de toute chose, il
est présent à tout ; combien ne devons-nous pas
être modestes dans nos succès et humbles dans
nos disgrâces! Nos plaisirs, nos passions disparais-
sent; nos traits, les plus belles formes se corrom-
pent; à quoi faut-il tenir, si ce n'est à l'âme et à
celui qui nous l'a donnée! Ne croyez pas que je
veuille vous donner des avis, vous êtes trop âgé,
et votre esprit est trop grand pour être sensible
à des paroles; il vous faudrait un grand malheur
pour vous tirer d'une foule d'erreurs et, pour le
bien que je veux à votre âme, je vous souhaite
une grande disgrâce.
Pour terminer cette lettre, qui vous surprendra
peut-être et qui vous amusera peu, je dois vous
faire le récit du départ du Saine-Père pour la
France.
Il quitta Rome, le 2 de ce mois, et devait dire
la messe des Morts à Saint-Pierre et monter en
voiture au pied de la colonnade. Je me sentis tour-
mentée du désir de voir cette cérémonie, que je
prévoyais être des plus tristes et des plus atten-
drissantes, et je décidai M. et Mme Suvée à aller à
six heures du matin à Saint-Pierre.
L'église était déjà remplie de monde, chacun
priait pour un parent, un ami mort, et le crépus-
cule naissant ajoutait encore au mystérieux de ces
Mllu BANSI. 253
prières. Le pape arrive avec tous les cardinaux
destinés à le suivre et on nous plaça (en faveur de
ma nouvelle conversion) au pied du grand autel,
sous le baldaquin. Le saint pontife dit la messe
avec cette ferveur, cette élévation d'âme d'un
cœur pur comme le sien, et tous les yeux se rem-
plirent de larmes ; il semblait demander la béné-
diction pour son pauvre peuple qu'il allait quitter.
La messe terminée, il en entendit une autre à la
tribune du siège de Saint-Pierre ; tous les assis-
tants s'agenouillèrent et on récita une prière que
Ton doit répéter tous les jours pendant son départ.
Quel effet sublime ! les premiers rayons du soleil
parurent derrière l'autel, le pape et les cardinaux
debout, les militaires, les chefs de chaque ordre
et le peuple prosternés et répétant les dernières
paroles de chaque strophe en pleurant. Ou étiez-
vous tous, les incrédules, pour voir l'empire de la
religion, pour voir ce que c'est qu'un souverain
régnant par les vertus ! Après la prière, le cor-
tège rentra dans la sacristie où le Saint-Père a
donné à baiser le pied à plusieurs personnes.
M. Suvée y était entré et nous étions à l'attendre
à la porte, au milieu d'une foule de partants, d'al-
lants et de venants, jusqu'à ce que le cortège sortît
de là sacristie. Je voulais décider Mmo Suvée à
éviter la foule, mais elle voulut attendre son mari ;
nous le vîmes à quatre pas derrière le Saint-Père;
il me fit des reproches de ce que je ne l'avais pas
suivi, en me disant que le pape savait ce que j'avais
254 Mlle BANSI.
fait. Je croyais qu'il était inutile de penser à cette
présentation et nous suivions le cortège tranquil-
lement, lorsque tout à coup le Saint-Père se dé-
tourne pour baiser le pied de la statue de saint
Pierre, et, poussée par la foule, je me trouve
devant lui et, à peine puis-je croire ce que je vais
vous dire et ce qui est arrivé, c'est qu'il me re-
connut pour la nouvelle convertie, et me tendit les
mains avec cette douceur, cette majesté muette si
digne de son saint ministère ; ce mouvement inat-
tendu m'embrasa de foi et de crainte, et je restai
collée à son pied pendant cinq minutes en l'inon-
dant de larmes ; on me releva et je vis à travers des
larmes de joie qu'il me tendait sa main ; je la saisis
et M. et M,ne Suvée en firent autant; on dit qu'il a
pleuré; quant à moi, je ne voyais ni n'entendais
plus rien ; heureusement qu'un voile me cachait
aux yeux des curieux et je gagnai la porte, sou-
tenue de tous côtés et comblée d'éloges. Le bruit
que faisait le peuple en demandant la bénédiction
me fit sortir de mon extase et je pleurai de nou-
veau ; car comment ne pas être émue à la vue d'un
peuple en larmes qui se presse autour d'un sou-
verain pour demander sa dernière bénédiction ?
Le Saint-Père monta en voiture au pied de l'église.
au son de cent cloches en mouvement et des re-
grets d'une foule immense; le cardinal Borgia et
le cardinal Antonelli montèrent dans la même
voiture; toute cette quantité de monde disparut
peu à peu et tout un chacun se retirait pensif.
M110 BANSI. 255
Vos talents et votre gloire vous rapprocheront fa-
cilement de ces hommes remarquables qui illus-
trent votre patrie; examinez-les bien et voyez si la
religion catholique n'a pas encore de grands défen-
seurs. Le cardinal Borgia est Fhomme le plus cé-
lèbre de son siècle ; tout ce qui reconnaît le signe
de la croix dans le monde lui apporte des offrandes
et il a le beau cabinet d'antiquités de Velletri
rempli des choses les plus précieuses. Malgré
cette grande célébrité, il est plus facile d'appro-
cher de lui que du dernier petit-maître de Paris;
il a entendu dire que je copiais à la Farnésine et
il y est venu pour voir mes dessins et m'a comblée
d'éloges et d'amitié.
Cette lettre est d'une longueur épouvantable,
mais comment vous raconter l'époque la plus re-
marquable de ma vie sans employer plusieurs
feuilles de papier, et comment ne pas dire ce qui
m'arrive à vous, avant tous les autres? Mon ami,
je vous veux tant de bien que je vous souhaite du
chagrin jusqu'à ce que vous quittiez cet habit de
pécheur qui a fait faire tant de péchés aux autres
et dont vous serez responsable, nen doutez pas un
instant. Je prierai Dieu pour vous, mon ami, et
croyez -moi celle qui pourra un jour vous faire le
plus de bien. Adieu!
Anna Bansi.
L. DAVID
Ce 15 février 1809.
Mon cher Gérard,
Que de grâces n'ai-je pas à te rendre du ca-
deau rare et précieux que tu viens de me faire !
Le portrait de Canova peint par Gérard, sais-tu
bien quelle chose curieuse est un pareil objet?
Mais songe aussi au cas que j'en fais \
Je vais cependant m'occuper des moyens de
t'en mieux prouver ma reconnaissance, car un
ouvrage de moi ne sera qu'un faible à compte ;
mais l'amitié n'est pas représentée avec la balance,
et c'est là précisément ce qui la rend divine ;
elle est désintéressée.
Adieu, pour la vie, ton ami. Mille et mille
respects à ta chère femme.
David.
1. Ce beau portrait a été acheté par le musée du Louvre à
la vente Dubois. On l'a reproduit dans l'œuvre de Gérard.
ARIGDM.
Mi4stc die Louvrt
Œuvre, tU F'" &irasti
DAVID. 257
II
Ce 9 avril 181$.
Je n'ai jamais douté, mon cher élève, de vos
sentiments à mon égard. Ils se sont toujours mon-
trés dans les occasions qui en méritaient la peine.
Vous avez dû souvent gémir des injustices exer-
cées envers moi; eh bien, mon ami, que mon
exemple vous touche ! Vous avez du talent et beau-
coup de talent ; que de torts vous accumulez
sur votre tête ! Mais c'est ici le cas de dire comme
dans la comédie de Tartufe :
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.
Il réparera avec le temps la calomnie que
l'ignorance emploie déjà contre vous pour diviser
le temps que vous employez si bien pour la gloire
de votre pays et de mon école.
Je vous réitère mes remerciements et vous
embrasse de tout mon cœur.
Mes respects à votre chère épouse.
David.
17
INGRES
Rome, le 2 février 18 12.
Monsieur,
Depuis longtemps je vous dois des remer-
ciements pour la bonté que vous avez eue de pla-
cer ma petite figure ; je vous en suis d'autant plus
reconnaissant que Rome offre rarement aux artis-
tes l'occasion de se défaire des ouvrages qu'elle
inspire.
Je reste encore sans pouvoir me résoudre à
quitter un pays qui renferme tant de belles choses
et que l'habitude me rend de jour en jour plus
cher. Cependant ce n'est point à Rome, je le sens
bien, que je peux espérer de travailler utilement
à ma réputation et à ma fortune, et je commence
à tourner mes désirs et mes espérances vers Paris*
1. Elève de David, eut le prix à l'âge de vingt ans, en i8oî.
Son tableau du concours, qu'on voit exposé à l'Ecole des Beaux-
Arts, dénote déjà un talent de premier ordre. Tout le monde
connaît aujourd'hui ses œuvres. A l'époque où ces lettres sont
écrites, le talent d'Ingres était encore contesté, et Gérard fut un
des premiers qui lui rendirent la justice qu'il méritait.
INGRES. 259
Si j'y trouve de nouvelles contrariétés, je serais
cependant heureux, monsieur, si je pouvais acqué-
rir quelques droits à votre estime et à votre bien-
veillance pour m'aider à vaincre ces petits obsta-
cles que Ton rencontre nécessairement en entrant
dans la carrière. Je vous dirai, monsieur, que j'ai
exécuté dernièrement deux grands tableaux : l'un
est Romiilus qui triomphe des dépouilles opimes; je
l'ai peint à tempera i pour les appartements de
Timpératrice au palais impérial de Monte-Cavallo ;
l'autre est Virgile qui lit son Enéide devant Au-
guste, Octavie et Livie. J'ai fait de celui-ci un effet
de nuit; la scène est éclairée par un candélabre.
Ayant eu l'avantage de savoir ce que vous pen-
siez de mes derniers ouvrages, j'ai essayé de
mettre à profit vos bons avis, et de voir si je ne
serais pas susceptible d'acquérir les qualités
essentielles qui m'ont toujours manqué, et pour
lesquelles je ne m'étais point senti ni inclination
ni moyens. Je me croirais doublement heureux si
j'avais réussi à faire un pas de plus, et le devrais
à vous encore, car vos conseils et la vue de vos
beaux ouvrages m'en ont toujours plus appris que
ceux des autres.
Je vous réitère, monsieur, mes remerciements,
et vous prie d'agréer les sentiments de la plus
haute considération pour votre personne.
Ingres.
i. A la détrempe.
2Go INGRES.
II
Rome, le 17 août 1818.
Monsieur,
Je reçois toujours Phormeur que vous me
faites en m'écrivant comme une grâce bien obli-
geante et bien honorable à mon faible mérite.
Vous êtes tellement au-dessus de l'oubli, que plus
le temps et la distance me tiennent éloigné de
vous, plus mon attachement à votre personne et à
vos œuvres en devient plus fort. Lorsqu'il m'arrive
des découragements sensibles, je me console en
pensant à l'estime et à la protection dont vous ne
cessez de me donner des preuves honorables
et fructueuses.
Mes sentiments vous doivent être connus;
cependant je ne pourrai jamais assez vous en expri-
mer toute la sincérité. Je désespère de vous voir
à Rome. Combien j'aurais été heureux si cela eût
pu arriver! Mais vous êtes trop précieux à la
France pour qu'elle vous accorde même un petit
congé. C'est plutôt moi qui viendrais vous y trou-
ver. L'amour de la patrie se fait tellement sentir
en moi que je me crois attaqué du mal du pays.
La beauté de celui-ci, à qui je paye un assez long
tribut par onze années d'admiration, ne m'aveugle
pas au point de ne pas désirer vivement de revoir
INGRES. 261
les rivages de la France. Vous êtes pour beau-
coup, monsieur, dans le désir que j'ai de revenir
à Paris pour jouir de la vue de vos belles pro-
ductions, que j'appelle mes inclinations ; combien
de chefs-d'œuvre n'est-il pas sorti de votre pin-
ceau depuis lors! Les Renommées et la belle estampe
à7 Aasterliti, dont vous me fîtes don d'une ma-
nière si flatteuse pour moi, me donnent le plus
vif désir d'en admirer les peintures. Je vous re-
mercie des vœux que vous voulez bien faire pour
moi ; ma bonne fortune paraît disposée à les
écouter. J'ai des travaux honorables qui, une fois
faits, peuvent me rendre assez heureux et me
faire oublier que je l'ai été très peu jusqu'ici.
Faute d'encouragements, j'ai passé plusieurs an-
nées sans m'occuper de peinture, avec des ta-
bleaux faits, sans pouvoir même jusqu'à ce jour
leur donner issue, et obligé, pour subsister, de
dessiner des portraits au crayon1.
Enfin, j'ai eu part, comme mes camarades,
aux encouragements paternels que le roi a distri-
bués. Je me plais à penser, d'après le bien que
vous me voulez, monsieur, que je vous dois un
nouveau tribut de remerciements en cette occa-
sion. Vous, que le roi a fait, à si beaux titres, son
premier peintre, vous êtes aussi depuis longtemps
le père des jeunes peintres. Mes félicitations,
1 . Ces portraits sont, pour la plupart, des chefs-d'œuvre de
finesse et de pureté de dessin.
2Ô2 INGRES.
monsieur, et mes vœux particuliers sont bien peu
de chose pour votre mérite ; je vous prie d'en
agréer l'hommage, tout humble qu'il soit. Je n'ai
vu la fortune et les honneurs bien placés que chez
vous, et j'en jouis comme si je les partageais.
Ingres.
III
Rome, le 29 décembre 1819.
Monsieur,
M. Thévenin, notre excellent ami, s'est em-
pressé de me communiquer les éloges que vous
avez eu la bonté de m'adresser sur mes ouvrages ;
que puis-je vous dire, Monsieur, sinon que jamais
de ma vie, je n'ai ressenti une joie aussi vraie?
Vous êtes si bon en cette occasion que vous êtes
bien sûr vous-même de l'effet que vous deviez pro-
duire. C'est moi qui me trouve véritablement heu-
reux de pouvoir vous inspirer, Monsieur, tant de
bienveillance et d'estime, et je dois croire aussi
que vous êtes bien assuré de la confiance que j'ai
en vous. Ce qui m'encourage est de m'entendre
louer par vous sur tous les points essentiels de l'art,
et dans le sens que j'ai voulu faire mes tableaux.
L'assurance que la joie me donne sera sans dan-
ger pour moi, et ne .pourra, j'espère, que me
INGRES. 263
rendre plus attentif à éviter les défauts que vous
voudrez bien me révéler lorsque j'aurai le bonheur
de vous revoir ici. C'est un beau rêve pour moi
jusqu'à présent, hâtez-vous, Monsieur, de le réa-
liser. Le bon M. Thévenin désire aussi bien vive-
ment vous revoir. Venez honorer de votre présence
l'ancienne métropole des arts, nous vous y ferons
cortège.
Ingres.
IV
Paris, ce n janvier 18270
Monsieur,
J'ai toujours uniquement ambitionné l'honneur
de votre estime. Le titre d'ami que vous me
donnez sur votre belle composition1 comble aujour-
d'hui tous mes vœux. Je ne crois pas en être tout
à fait indigne par le dévouement bien déclaré que
j'ai pour votre personne et la constante admira-
tion que je porte tous les jours à vos belles œuvres.
Agréez, je vous prie, l'expression de mes sen-
timents avec lesquels je serai toute ma vie, ami
et maître,
Votre tout dévoué,
Ingres.
1. L'estampe de l'Entrée d'Henri IV.
X
GROS1
Le 12 mai 1 81 s.
Monsieur,
Je sors de chez M. David, notre cher maître,
qui a bien voulu me rapporter les bonnes disposi-
tions de MM. les membres de l'Institut à mon
égard, que vous-même les aviez partagées et vous
vous étiez montré, là, toujours ancien camarade;
c'est sous ses auspices, conformément à ses désirs
et aux miens, que je saisis l'occasion de vous en
remercier. Je vous pensais si mal disposé à mon
égard que j'avais regardé la visite d'usage comme
impraticable; je désire que des remerciements sin-
cères réparent cette omission, et que vous n'in-
terprétiez point mal cette démarche aussi con-
forme à mes sentiments qu'à ceux de notre cher
maître, que je quitte à l'instant.
Veuillez agréer mes civilités.
Gros.
i. Gros, élève de David. Né en 1771, à Paris. En 1792, il
concourut pour le prix de Rome, mais il échoua, supplanté par
Landon. Ses tableaux : les Pestiférés^ les Batailles d'Aboutir^
des Pyramides et d'Eylau. suivirent et le mirent au rang des pre-
miers peintres de l'époque. Sous la Restauration, en 18 15, il fit
un tableau du départ de Louis XVIII des Tuileries; ce dessin est
à Versailles. Il peignit, de plus, la coupole de l'église Sainte-
Geneviève. — Il entra à l'Institut en 18 16. — La fin de la car-
rière de Gros a été malheureuse. Trop sensible à d'injustes cri-
tiques, il se noya dans la Seine, le 25 juin 1835.
l/WO
<V /iï&liotri) U
®D8dDS„
fMuset de TavaMcrj
i Œuvre de F*." Oérard ,
GUILLON LETHIÈRE'
Rome, le 2 s novembre i8ï$.
Mon ami,
Tu diras peut-être que je ne t'écris que pour
t'importuner; mais ne crois pas que dans les inter-
valles je sois sans songer à toi et sans désirer
l'époque où je me retrouverai au milieu de vous
tous, bons et joyeux amis, que je reverrai avec
tant de plaisir à la fin de mon bail de neuf années.
Personne aussi bien que toi, mon cher Gérard,
ne saurait me rendre un petit service qui pourra
te coûter une heure de temps et qui est bien es-
sentiel pour l'objet dont il s'agit.
L'an passé, il fut question défaire, pour l'Ecole
de Rome et par un pensionnaire, la statue du roi
en pied. L'arrêté en fut pris par le ministre, alors
M. de Montesquiou. Les circonstances firent sus-
pendre. Ayant depuis peu renouvelé la chose
auprès du ministre actuel, j'ai la satisfaction de
recevoir de S. E. l'autorisation formelle de faire
exécuter ce monument de la reconnaissance des
artistes. Mais le pensionnaire, M. Cortot, qui en
est chargé, a des doutes sur le grand costume
r. Voir noce, page 148.
266 GUILLON LETHIERE.
actuel, et voici les questions, telles qu'il les fait
lui-même :
i° ... La forme du manteau royal n'a~t-elle subi
aucun changement?
2° ... Y a-t-il une manche au bras droit comme
aux portraits peints ou statues en pied qu'on faisait
précédemment?
3° ... Comment s'attache le chaperon d'her-
mine?
4° ... Faut-il une collerette ou un simple col de
chemise brodé?
5° ... Faut-il un pantalon, une culotte ou une
tunique?
6° ... Comment s'attache l'épée?
70 ... Quels sont les cordons et croix ? y a-t-il
une manière particulière de les ajuster?
D'après cela, tu vois d'un coup d'œil les ins-
tructions dont nous avons besoin et même ce qui
peut être oublié. Je te prie donc d'y penser un
moment et de vouloir bien, tant par le secours
d'un léger croquis que par écrit, fixer nos idées,
en considérant que, s'agissant de sculpture, il y a
peut-être des variantes et des simplifications qu'on
pourrait se permettre, le marbre ne pouvant pas
toujours admettre ce qui réussit en peinture. Il
est bien inutile que je m'étende davantage. Tu
sens et entends à demi-mot, et je puis me reposer
sur toi. Je n'ajoute qu'une chose, c'est que, comme
il faut trente jours pour l'aller et le retour
du courrier, le service que tu nous rendras aura
GUILLON LETHIERE. 267
d'autant plus de prix que tu voudras bien me faire
une prompte réponse. Il ne part de Paris pour
Rome, comme de Rome pour Paris, qu'un courrier
par semaine.
Le temps nous est compté pour l'exécution de
cette statue, et cependant il ne faut rien donner
au hasard. Avec tes instructions et le talent de
M. Cor tôt, je suis assuré que nous aurons un bon
ouvrage, digne de son objet, et je mets beaucoup
de prix à son plein succès.
Pour la ressemblance de la tête nous avons le
buste fait par M. Bosio; marque-moi cependant
ton avis sur ce buste.
Adieu. Je me recommande à ton amitié, et je
suis enchanté de cette circonstance qui me pro-
curera le plaisir de recevoir de tes nouvelles di-
rectes.
Ton ami,
G. Guillon Lethière,
THÉVENIN1
De Rome, le 30 juillet 1816.
Vous trouverez sûrement, mon cher Gérard,
que j'aurai été longtemps sans vous écrire, mais
je voulais connaître assez les détails de mon admi-
nistration et surtout avoir vu les différentes pro-
ductions de notre jeunesse pour vous entretenir
de tous les objets. Quoique je ne sois pas encore
parfaitement instruit, je ne veux pas retarder plus
longtemps le plaisir de causer avec vous. —
Comme vous avez dû le savoir par Mérimée, à qui
j'ai écrit peu de jours après mon arrivée, mon
voyage a été fort agréable et sans accidents,
malgré une énorme quantité de neige que j'ai
trouvée dans le Jura et en traversant le Simplon,
où des chutes d'avalanches terribles semblaient
vouloir nous fermer le chemin. Mais enfin, avec
un peu de patience, tous ces obstacles ont été sur-
montés, et je suis entré en Italie par le lac Majeur
et la vallée de Domo d'Ossola, lieux, je crois, les
plus gracieux du monde. J'ai passé à Milan, Parme
1. Thévenin, comme on l'a déjà vu, avait été condisciple de
Gérard. Il venait d'être nommé directeur de l'Ecole de Rome.
THEVENIN. 269
et Bologne, où j'ai revu avec une sorte de chagrin
nos beaux tableaux du Muséum1. Ils sont, dans ces
villes, placés provisoirement soit dans les églises,
soit dans des salles académiques, et, quoique
chez eux, ils ont l'air d'étrangers logés en hôtel
garni. J'ai revu Florence, sa belle galerie, le
Fabre2 dont j'ai été bien accueilli, Benvenuti,
honnête et modeste e molto meno prepotente 3 que
Fabre. Je n'ai point pris ia route de Sienne que
je connaissais, j'ai passé par Perugia, j'ai côtoyé
le lac de Trasimène, j'ai vu la magnifique cascade
de Terni et suis arrivé à Rome très bien portant.
Ne sachant pas quelles étaient les dispositions de
Lethière4, je suis descendu chez Damon et je l'ai
fait prévenir de mon arrivée. Il est sur-le-champ
venu me trouver, m'a reçu avec beaucoup de cor-
dialité. Nous avons causé de nos amis de Paris et
nous avons remis mon entrée à la villa Médicis
au lendemain matin. Je m'y suis donc transporté
et j'y ai reçu les hommages de tous mes vassaux.
J'ai vu ensuite les pensionnaires, qui ont eu pour
moi de la politesse et de fort bonnes manières,
lesquelles, jusqu'à présent, ne se sont point dé-
menties. Le palais et les jardins sont, comme vous
1. Les tableaux qui avaient été apportés d'Italie à Paris par
le général Bonaparte, placés au Musée, puis remportés en 1815.
2. Fabre, le peintre dont il a été déjà parlé.
3. Et beaucoup moins influent.
4. Lethière avait précédé Thévenin à la direction de l'École
de Rome.
270 THEVENIN.
savez, magnifiques, et M. Suvée i a fort bien dis-
tribué les différentes parties de la maison; en
général, tout ce qu'il a fait est bien. Lethière a
établi dans l'intérieur un assez bon régime, à cela
près d'un peu de confusion dans le service des
domestiques. J'ai trouvé l'administration et la
comptabilité parfaitement en ordre.
Je suis entré au palais le 18 mai; Lethière y
est resté jusqu'au ier juin, où enfin il m'a remis le
sceptre, et je me suis mis à la tête des affaires,
, lesquelles sont très peu compliquées et très faciles
à conduire. Notre administration financière est
très simple. Chaque mois, je touche une somme
convenue chez Torlonia2;je prouve l'emploi de
cette somme par des reçus de toutes les dépenses
et le payement des appointements et, à la un de
l'année, le ministre comble ou doit combler le sur-
plus de la dépense; et, comme les fonds mensuels
sont insuffisants, nous sommes en arrière d'une
assez forte somme. L'augmentation que je de-
mande est d'autant plus nécessaire que le ministre
a rétabli la cinquième année de pension 3. Je lui ai
écrit relativement à ce bienfait pour nos jeunes gens
et pour lui proposer une mesure que je vous prie
d'appuyer, car je crois que vous serez de mon avis,
i. Peintre, membre de l'ancienne Académie de peinture et
directeur de l'Ecole française à Rome, pendant le Consulat et
une partie de l'Empire.
2. Banquier romain bien connu.
3. Cette cinquième année a été supprimée par le décret de
novembre 1863.
THÉVENIN. 271
c'est de laisser à chaque pensionnaire la faculté
de jouir de cette cinquième année à Paris ou ail-
leurs1. En quittant Rome, les élèves arrivent à
Paris sans asile, sans protecteurs, presque sans
relations. S'ils y recevaient leurs appointements
de deux mille quatre cents francs, ils auraient au
moins le temps de s'établir et de renouer avec
leurs amis leurs anciennes liaisons, et pourraient,
pendant cette année, montrer, sans inquiétude
pour leur existence, ce qu'ils savent faire. Lorsque
je suis parti de Paris, il était, disait-on, question
de ne plus envoyer ici de graveurs ; depuis que
j'envisage la chose de près, je ne suis point de cet
avis. Notre académie présente un ensemble com-
plet d'étudiants dans les beaux-arts, et je pense
qu'on ne peut en retrancher aucun membre sans
déranger ce bel ensemble qui forme un établisse-
ment vraiment royal. Ce n'est pas que je n'ap-
prouve le désir que vous avez d'envoyer ici des
peintres de paysage; mais, lorsque le concours
pour les graveurs ou pour les musiciens serait trop
faible, ne pourrait -on pas donner la pension
vacante à un paysagiste2?
Je voulais, en commençant cette lettre, vous
parler aussi des travaux de nos jeunes gens ; mais
un peu de bavardage m'a entraîné trop loin, et je
1. Cette idée a été reprise, comme on l'a vu, par le décret de
1863.
2. Ce prix, qui n'a été établi qu'en 18 17, a été retranché par
le décret de 1863.
272 THEVENIN.
remets ces détails après l'exposition de la Saint-
Louis, époque où une partie des travaux annuels
seront terminés.
Je ne vous parlerai pas de la vie de Rome :
vous savez qu'elle est douce, mais très monotone ;
les conversations y sont ce qu'elles ont toujours
été, c'est-à-dire fort insipides, et, comme vous me
l'avez dit souvent, à vos agréables mercredis, la
musique n'y vaut pas, à beaucoup près, celle que
l'on fait chez nous. Mais le temps est beau, la pro-
menade dans les délicieuses villas qui entourent
Rome est mon plus grand plaisir.
Rappelez-moi au souvenir de nos amis, et re-
nouvelez, je vous prie, àMme Gérard et à Mlle Go-
defroid l'assurance de ma constante amitié.
L'ami Thévenin.
II
% Rome, s mars 1819.
Vous me demandez, mon ami, par votre lettre
du 9 février, quelques détails sur la situation ac-
tuelle de l'Ecole de Rome et ce qu'il y aurait à
faire pour le bien et la dignité de cet établisse-
ment; je m'empresse de satisfaire à votre demande.
Cet établissement, auquel il conviendrait de
restituer son ancien nom d'Académie royale de
France à Rome, maintenant situé à la villa Mé-
THEVENIN. 273
dicis, est le plus beau qui existe pour l'étude des
beaux-arts; il est susceptible de plusieurs amélio-
rations et il y en a de nécessaires. Mais, tel qu'i
est, il fait l'objet de l'admiration de tous les étran-
gers qui viennent en Italie.
Le palais, fort considérable, et ses jardins d'une
grande étendue dominent la ville et la campagne
de Rome. Chaque fenêtre offre un tableau admi-
rable et toujours varié ou par l'état du ciel, ou aux
différentes heures du jour.
Nous possédons une assez riche collection
de plâtres moulés sur l'antique, placés dans une
galerie d'une étendue suffisante, où les pension-
naires peuvent continuellement étudier ces chefs-
d'œuvre, et les artistes italiens et étrangers y sont
admis sur leur simple demande ainsi qu'à l'École
du nu, où ils prennent place après les pension-
naires. Nous avons une bibliothèque, ou plutôt un
commencement de bibliothèque, et de la place
pour l'augmenter.
Depuis que je suis ici directeur, j'ai accru d'en-
viron une vingtaine de morceaux de sculpture et
d'architecture la collection de nos plâtres. Il nous
manque peu de choses pour avoir tous les chefs-
d'œuvre de sculpture antique connus; si ce n'est
cependant notre belle Diane, tout à fait inconnue
en Italie, et dont la présence dans notre galerie
prouverait que la France possède depuis long-
temps un des plus beaux ouvrages de l'antiquité ;
il serait peu dispendieux, par la voie de mer, de
i. 18
274 THÊVENIN.
nous en procurer un ou deux bons plâtres. J'ai
pu ajouter aussi quelques livres à notre biblio-
thèque, mais elle est loin d'être ce qu'il convien-
drait pour l'honneur etpourl'avantage de l'Ecole.
J'ai appelé l'attention du ministre sur cette pé-
nurie et j'ai remis à M. Norry, lorsqu'il vint à
Rome à la fin de 1817, une note des ouvrages qui
nous seraient le plus nécessaires. Elle doit donc
se trouver dans les bureaux, ainsi que les plans
détaillés de la villa Médicis et de ses dépendances,
levés dans le même temps par cet architecte.
On pourrait chaque année, et par portions,
nous envoyer d'abord les livres que nous avons
demandés, puis ceux qu'on jugerait particulière-
ment propres à l'établissement et à l'instruction
en général. Le ministère a coutume de souscrire
pour des ouvrages nouveaux dont un exemplaire
pourrait être de droit destiné à l'Ecole de Rome.
Ainsi le complément de ce qui a trait à l'étude
entraînerait peu de dépenses.
Les règlements relatifs aux travaux obliga-
toires des pensionnaires sont bons, en général.
Celui envoyé récemment par l'Académie qui de-
mande des dessins d'après nature et d'après l'an-
tique ne sera, je crois, exécuté qu'imparfaitement.
il paraît assez difficile d'astreindre des artistes, qui
ont fait leurs preuves à cet égard et qui ont obtenu
le grand prix, à faire, autrement qu'à leur gré dans
la manière qui leur est propre et chacun pour le
besoin qu'il en a, des études rendues telles qu'on
THEVENIN. 275
doit les exiger de ceux qui viennent s'asseoir sur
les bancs de l'Ecole ; mais elles doivent être obli-
gatoires pour les graveurs de tout genre.
L'emploi de la cinquième année du pensionnat
des peintres et des sculpteurs me semble pouvoir
leur être rendu plus profitable, plus intéressant pour
eux comme pour le gouvernement. Je me propose
de soumettre à cet égard quelques observations à
l'Académie. Je vais d'abord vous en faire part,
attendu que votre opinion pourra ou venir à l'appui
de la mienne ou la rectifier. Je veux parler des
copies exigées des peintres et des sculpteurs. Il
semble très peu utile et très fastidieux pour un artiste
qui, au moment où il a remporté le prix, était plus
habile qu'il ne faut pour faire une bonne copie, de
se voir obligé d'en faire une lorsque, après trois
années d'études à Rome, il aspire à produire par
lui-même. Un travail exigé et qu'il fait à contre-
cœur ne peut guère lui être profitable. Il faut
considérer encore que, hors un petit nombre de
chefs-d'œuvre, il n'y a point de tableaux de grands
maîtres qui n'offrent quantité d'objets dont l'imi-
tation ne peut rien apprendre au peintre dont la
main est formée, tels qu'architecture, accessoires,,
draperies même, etc. Des études, peintes ou dessi-
nées des plus belles parties d'un tableau ou une
esquisse peinte pour avoir l'ensemble de l'effet et
de sa couleur, sont faites pluspromptement et pro-
duisent à un artiste tout le fruit qu'il peut tirer du
plus bel ouvrage. A cette contrariété qu'éprouve
276 THÉVENIN.
le peintre, forcé de copier un tableau entier, se
joignent des difficultés positives qu'il est souvent
impossible de lever, celle, par exemple, d'avoir un
beau tableau à sa disposition. Rome ne possède
plus, comme autrefois, un grand nombre de gale-
ries où les artistes étaient admis à copier. Beau-
coup de galeries sont vides, d'autres ont éprouvé
de grandes pertes. La galerie Doria seule est
restée intacte , mais il n'est plus permis d'y
travailler. La galerie Borghèse est encore fort
riche, mais on n'y admet à étudier qu'un nombre
fixé d'artistes ; il faut se faire inscrire et attendre
son tour. On ne permet pas qu'un tableau soit dé-
placé. Les possesseurs de beaux tableaux ne
veulent point s'en priver, s'ils les ont pour leur
jouissance, encore moins s'ils les ont par spécu-
lation. Il est donc devenu presque impossible que
nos peintres trouvent à copier de bons tableaux.
J'en donnerai pour preuve la plupart des copies
qui ont été faites depuis le rétablissement de
l'Ecole de Rome. Ce n'est ni la paresse des pen-
sionnaires ni la négligence du directeur qui ont
déterminé le choix des ouvrages, c'est l'impossi-
bilité d'en avoir de meilleurs à sa disposition.
Relativement aux sculpteurs, il n'y a point de
difficultés de se procurer un plâtre de la plupart
des statues existantes, soit dans les musées, soit
dans les collections particulières. Mais il se pré-
sente d'autres inconvénients : i° l'infructueux
emploi de l'argent qui est alloué pour l'exécution
THEVENIN. 277
de ces copies. On croit avoir l'ouvrage d'un pen-
sionnaire et Ton n'a réellement que celui d'un
praticien, plus ou moins surveillé ou retouché
selon le courage ou la conscience de celui qui
doit cette copie pour son travail de la cinquième
année. L'Académie s'est plainte dernièrement du
choix des originaux dont il fut fait des copies sous
mon prédécesseur; mais il n'y eut point de sa
faute. Le sculpteur cherche presque toujours ceux
où il y a le moins d'ouvrage et le directeur lui-
même doit régler sa détermination sur la modicité
de la somme dont il peut disposer pour cet objet.
Il est donc évident que l'emploi de cette cin-
quième année est mal combiné, car le peintre
n'en retire que peu ou point de fruit, et le sculp-
teur n'apprend pas, ce qu'il a tant de facilités pour
apprendre à Rome, le travail du marbre. Cet
article de nos règlements était bien dans un temps
où la France, possédant peu de tableaux, devait
chercher à se procurer de bonnes copies des bons
ouvrages qui y étaient alors en grand nombre et
dont les lois du pays et les substitutions dans les
familles empêchaient l'exportation. Maintenant,
malgré nos pertes, nous possédons encore la plus
riche collection de l'Europe. Ce ne sont plus des
copies dont nous avons besoin, mais de bons ori-
ginaux. Si le gouvernement a la louable intention
de propager dans les départements le goût des
bonnes doctrines, il pourrait faire faire des copies
par des élèves qui, ayant eu un second prix ou
278 THEVENIN.
des succès dans les grands concours, sont ca-
pables de les faire bonnes et peuvent encore
acquérir à leur exécution. Je voudrais donc qu'on
demandât au peintre un tableau de sa composition,
au sculpteur un marbre d'après un modèle aussi
de sa composition.
Les peintres, à la vérité, font pour leur qua-
trième année un tableau qui appartient au gou-
vernement, ce qui est très juste. Mais il est ordi-
nairement et ne peut être que de très peu de
figures. Celui dont je veux parler serait plus
considérable, resterait la propriété de l'auteur et,
pouvant encore avoir pour lui l'avantage de com-
mencer sa réputation, on sent quel intérêt il aurait
de bien faire et d'y développer toutes ses facultés.
Il soumettrait préalablement diverses esquisses à
l'Académie, qui en déterminerait le choix.
A l'égard du sculpteur, l'Académie, d'après
les études par lui envoyées et sur le rapport du
directeur, déterminerait si le pensionnaire mérite
cette faveur du gouvernement.
A la vérité , cette nouvelle disposition ne
pourrait s'exécuter qu'au moyen d'un surcroît
de dépenses, car l'exécution d'un tableau de 12
à 1 5 pieds, d'un marbre qui pourrait être de gran-
deur de nature, nécessitent des dépenses que le
pensionnaire ne pourrait pas faire. Et ceci me
conduit à vous parler de nos finances et des
besoins de l'établissement qui y sont relatifs.
N'imaginez pas, mon ami, que mes demandes
THÉVENIN. 279
à cet égard soient considérables. Le gouverne-
ment fait beaucoup pour nous et je dois d'abord
exprimer ma reconnaissance et celle de toutes
les personnes qui composent rétablissement.
Néanmoins, la force des choses veut que je de-
mande quelques améliorations dans notre système
financier. Le ministre veut que tout le service
de l'Ecole se fasse avec 100,000 francs1. Cette
somme suffit, en effet, quand il n'y a ici que vingt
à vingt-deux pensionnaires et quand, en même
temps, il ne se présente pas de réparations de
bâtiments un peu considérables, qu'on se borne
toujours au plus urgent, remettant à un autre
temps à faire des dépenses qui, en s'accumulant,
nécessiteront plus tard et tout à la fois une dé-
pense plus considérable.
La villa Médicis avait été longtemps un palais
inhabité. M. Suvée, en y transportant l'Académie,
n'eut pas les moyens de la remettre en bon état
dans toutes ses parties; il ne fit que ce qui était
rigoureusement nécessaire. Quinze à seize ans se
sont écoulés depuis, et ce qu'il n'a pas réparé
retourne à son premier état de dégradation. Bien
des choses seraient à refaire.
Nous n'avons pas suffisamment d'ateliers. J'en
ai fait pratiquer un pour la sculpture dans un bâti-
ment des dépendances de la villa; mais il en
1. Les dépenses de l'Académie de France à Rome figurent
au budget de 1885 pour une somme de 152,200 francs (per-
sonnel et matériel compris).
28o THEVENIN.
manque deux pour les peintres; n'en ayant que
trois, nous devons louer les deux autres hors de
la maison, et cela coûte 300 francs par an. Avec
3,000 francs, on pourrait les établir dans d'autres
bâtiments dépendants de la villa.
Des paratonnerres sont indispensables. Une
fois sous mon prédécesseur, une autre fois depuis,
le feu du ciel a fait des dégâts dont la réparation
a presque coûté ce que coûteraient ces préser-
vatifs. J'ai demandé au ministre d'en faire placer,
ce qui a été accordé, mais en m'enjoignant de
prendre cette dépense sur les fonds courants de
l'École, et, comme ils suffisent à peine aux dé-
penses journalières les plus rigoureusement indis-
pensables, j'ai temporisé, quoique le danger qu'ont
couru plusieurs personnes de la maison fût un
motif bien puissant de faire cette dépense, pour
peu que j'en eusse vu la possibilité.
Nous avons un arriéré d'environ 15,000 francs
occasionné par le prélèvement de plusieurs
sommes pendant la gestion de M. Lethière,
d'abord pour solder des dépenses courantes, en-
suite pour pourvoir à des réparations considé-
rables faites, en 181 7, aux conduits qui nous
amènent les eaux de Termini ; enfin pour d'autres
réparations urgentes aux toitures dans la même
année et pour réparer les dégâts occasionnés par
la foudre. Je pense donc qu'il serait nécessaire,
pour s'épargner des dépenses qui deviendraient
fort considérables faute d'avoir été faites à temps,
THEVENIN. 281
d'y pourvoir dès à présent, et successivement
d'année en année, en ajoutant pour trois ou
quatre ans un fonds supplémentaire d'environ
12,000 francs aux 100,000 francs accordés pour
les dépenses ordinaires.
Le moyen employé jusqu'à présent pour me
faire toucher les fonds occasionne des frais consi-
dérables. J'ai eu à payer au banquier, M. Tor-
lonia, pour ceux de l'année dernière, plus de
7,000 francs. Dans cette somme sont compris
1,100 francs d'intérêts, parce que les versements,
chez son correspondant à Paris, ayant éprouvé
des retards, M. Torlonia se trouvait, à la fin de
18 18, en avance de 60,000 francs dont il faut
payer les intérêts. Ces retards compromettent, en
outre, l'existence de l'établissement. On met au
moins le directeur dans une sorte de dépendance
du banquier, et cela fait que de l'argent, tout en
coûtant fort cher, est compté comme par obli-
geance et bon procédé de sa part.
Relativement à notre arriéré de 18 17, Je mi-
nistre décida qu'il serait acquitté en 181 8. Il m'é-
crivit qu'incessamment il me ferait connaître les
moyens qu'il aurait pris pour cette liquidation.
Mais l'année s'est écoulée sans que j'aie rien
reçu de relatif à cet objet. J'ai seulement eu
ordre de faire des réductions sur le nombre et sur
les traitements des individus attachés à l'éta-
blissement et sur les dépenses de la table, réduc-
tions que j'ai opérées sur-le-champ, bien qu'elles
282 THÉVENIN.
présentassent des difficultés et des inconvé-
nients.
Ainsi, mon ami, mes demandes consistent :
i° En une augmentation temporaire de 12 à
15,000 francs par an, avec quoi j'éteindrai l'ar-
riéré, je pourvoirai aux réparations indiquées ci-
dessus, au placement des paratonnerres, aux ate-
liers de peinture, etc., etc. Tout cela se ferait
successivement et sans être une grande charge
pour le gouvernement; 20 à ce qu'il soit, s'il est
possible, pris une voie moins onéreuse que celle
des banquiers, ou qu'au moins les versements à la
maison Laffitte se fassent régulièrement et de ma-
nière que son correspondant à Rome n'ait pas
lieu à compter des intérêts.
Pour moi personnellement, mon ami, je dési-
rerais que le ministre connût la différence qu'il
y a entre mon traitement et celui de mon pré-
décesseur. Non que je veuille demander une aug-
mentation dans un moment aussi peu opportun,
mais seulement pour avoir un titre à sa bienveil-
lance. M. Lethière recevait 10,000 francs et moi
je ne reçois que 5,400 francs, parce que mon
traitement ayant été fixé à 6,000, il est soumis à
une retenue de 600 francs. Peut-être pourrai-je
être assimilé aux agents diplomatiques qui, à
raison de leur séjour en pays étrangers, reçoivent,
par forme d'indemnité, ce qui leur est enlevé par
la réduction à laquelle sont soumis tous les trai-
tements. Mais j'insiste moins sur ce point que sur
THEVENIN. 283
la demande d'une décoration1 quelconque. C'est
une faveur qui a toujours été attachée à la place
que j'occupe. Elle est convenable pour la consi-
dération dans ce pays-ci, et je puis dire qu'elle est
nécessaire à l'égard des élèves, non pas que je
pense qu'un ruban puisse leur faire croire que leur
directeur en vaille mieux, mais ce serait procurer la
preuve de l'estime que le gouvernement fait de sa
personne et que, par conséquent, les rapports
qu'il fera et les documents qu'il donnera à leur
sujet seront écoutés avec attention et serviront de
règle à l'opinion que l'on' devra prendre d'eux; de
là l'espoir d'obtenir des grâces, des travaux.
Le ministre doit réellement cet appui au direc-
teur dont l'autorité n'a pour base que la considé-
ration. Il n'a aucun moyen répressif. Il lui faut
donc user d'une extrême circonspection pour ne
pas compromettre une autorité qui peut être
éludée ou contestée, sauf cependant les fautes
graves. Plus il paraîtra avoir la confiance du mi-
nistre, plus son autorité aura de force, et plus,
par conséquent, il pourra être utile dans sa place.
Voilà, mon ami, ce qu'il y aurait à faire pour
le bien et l'amélioration de l'établissement. Mais
vous me demandez aussi ce qu'on pourrait faire
pour sa dignité. J'ajouterai donc quelques lignes
à cette note déjà bien longue.
i° Le traitement de directeur est trop modique
i. La croix de chevalier de la Légion d'honneur a été accor-
dée par le roi à Thévenin sur la sollicitacion de Gérard, ainsi
284 THEVENIN.
pour qu'il puisse recevoir convenablement les
artistes français ou étrangers qui se trouvent à
Rome, ce que cependant il faudrait qu'il pût faire
pour l'honneur de la place et celui de la nation
dont il représente ici les artistes. Il lui faut, au
contraire, afficher le goût de la simplicité et celui
de la retraite, pour ne pas laisser voir l'économie à
laquelle il est forcé.
20 L'ameublement d'un salon au premier étage,
la seule pièce où il pourrait recevoir, est dans un
état si misérable qu'il ne peut y admettre que les
élèves et ses amis particuliers. La salle d'exposi-
tion, qui y est contiguë ainsi qu'à notre galerie
des plâtres, est vide, excepté les statues en marbre
de Louis XIV et de Louis XVIII et deux belles
glaces provenant de l'ancien palais.
Des tapisseries des Gobelins qui proviennent
du môme palais et de celui de notre ancien am-
bassadeur, le cardinal de Bernis, couvrent les
murs du salon dont je viens de parler. Elles sont
faites d'après des tableaux de M. de Troy et,
d'ailleurs, dans un tel état de détérioration qu'elles
ne sauraient donner qu'une très fausse idée et
des produits de cette manufacture royale et
surtout de l'état actuel de la peinture en France.
A mon arrivée ici, rendant compte au minis-
tre de la situation matérielle de l'établissement, je
fis sentir cette inconvenance en demandant que
que le prouve une lettre du 14 juillet 18 19, que son peu d'in-
térêt n'a pas permis de publier.
THEVENIN. 285
des tapisseries plus dignes de l'Académie de
France remplaçassent les anciennes. On me de-
manda les mesures, mais, comme j'eus à m'oc-
cuper d'objets plus essentiels, il n'a pas été question
de celui-ci. S'il s'agissait un jour de nous envoyer
des tapisseries plus modernes, il y faudrait joindre
les pièces les plus nécessaires pour couvrir les
meubles ainsi que ceux qu'on pourrait destiner à
garnir la salle d'exposition.
On pourrait aussi gratifier l'établissement
d'autres produits de notre industrie, comme vases
de la manufacture de Sèvres, bronzes, etc., objets
qui pourraient ici, où l'on vient de toutes les parties
de l'Europe, donner aux étrangers une idée de
l'état de nos arts en France.
Vous concevrez, mon ami, que ceci est unique-
ment pour répondre exactement à vos demandes.
Vous voilà au fait de notre situation et vous con-
naissez nos besoins. Je ne doute pas du zèle que
vous mettrez à les faire cesser. Les intérêts de
l'Académie de Rome ne sauraient être en de meil-
leures mains que les vôtres, ni mieux recomman-
dés que par vous.
Excusez l'étendue de cette note, mais j'ai
voulu ne rien omettre. N'y voyez que le désir que
j'ai de voir notre établissement prospérer et être
tout à fait digne du titre d'Académie royale de
France.
C. Thévenin.
MME VIGËE-LEBRUN1
Ce lundi, 9 août 1817, a Luciennes, près Marly.
J'ai appris avec une vraie satisfaction, très habile
et très aimable maître, que Sa Majesté vous avait
nommé son premier peintre. Cela pouvait-il être
autrement, après avoir fait tant de chefs-d'œuvre
et, par-dessus tout, celui de Henri IV, qui est,
comme je vous Tai dit, le plus parfait de vos ouvrages.
Je suis allée l'admirer au Salon et désire le revoir
encore. Je voudrais bien qu'il fût placé dans un
monument public, dans une grande salle bien
éclairée, pour le revoir; car je serais désolée qu'il
fût à sa première destination, mais, comme je vous
l'ai assuré, en le faisant plus haut on ne le coupera
pas pour cette place2.
Recevez donc mes compliments, très aimable,
1. Fille de Louis Vigée, peintre de portraits et de genre,
épousa le peintre-expert J.-B. Lebrun; artiste elle-même, elle
excella dans le portrait. L'esprit, les vertus et le charme de
Mme Lebrun attirèrent chez elle tout ce que la France comptait
d'hommes distingués.
2. Sans doute le plafond de la salle du Conseil d'État, aux
Tuileries, pour remplacer la bataille d'Austerlitz.
Mme V1GEE-LEBRUN. 287
et croyez qu'au milieu de ma petite Thébaïde, j'ai
souci de votre nouveau succès. Est ce que vous ne
viendrez pas vous y promener un jour? JVlme Gé-
rard m'avait promis de vous y conduire. Faites en
sorte que Min3 de Bawr soit de la partie. Elle sera
votre guide dans ma montagne et j'aurai aussi
grand plaisir à la recevoir. Priez de ma part
M"ie Gérard de m'écrire, deux ou trois jours d'a-
vance, si vous me donnez un jour, car les lettres
postillonnent à Saint-Germain. Ne m'écrivez pas,
car je veux ménager vos yeux, c'est entendu.
Au revoir, ne m'oubliez pas, je vous prie.
Votre toute dévouée amie,
Le Brun.
11 faut deux heures de chemin pour venir à
Luciennes, nous dînerons à quatre heures et
demie.
11
Vendredi, 2 janvier 1824..
J'avais le désir et le projet, très aimable
maestro, d'aller vous demander votre heure et
votre jour pour venir voir un ou deux de mes ta-
bleaux, mais le mauvais temps m'a retenue chez
moi, d'autant plus que je suis toujours souffrante.
288 M™e VIGEE-LEBRUN.
Enfin, quoique je n'aie pas fini le second portrait,
je ne puis attendre plus longtemps vos bons avis.
Je vous soumettrai mon dernier, bien qu'il soit
bien embu. Pouvez-vous lundi à trois heures et
demie, pour que vous ne perdiez pas le plus beau
de votre matinée, ou bien, ce que je préférerais,
mardi avant midi? Ce serait alors avant de vous
installer dans votre atelier. Je désire être seule
avec vous, pour que vous me disiez tous mes dé-
fauts.
Votre bien dévouée et attachée,
Le Brun.
LÉOPOLD ROBERT
Chaux-de-Fonds, le 6 septembre 1817.
Monsieur,
Il y a bien longtemps que je me proposais de
vous exprimer par une lettre ma profonde recon-
naissance pour les bontés que, sans me connaître
1. Né à la Chaux-de-Fonds (canton de Neufchâtel) en 1794,
fut d'abord élève de Girardet, graveur, puis entra dans l'atelier
de David. En 1814, il remporta le second grand prix de gravure
en taille-douce.
En 1 815, le comté de Neufchâtel ayant été cédé à la Prusse,
L. Robert, considéré comme étranger, fut obligé de renoncer à
concourir de nouveau pour le prix de gravure. Décidé dès lors
à s'adonner complètement à la peinture, il suivit assidûment
l'atelier de David, jusqu'en 1816, époque à laquelle ce peintre
fut exilé.
M. de Sandos-Roullet, de Neufchâtel, fut un des bienfaiteurs
de Léopold Robert. Il lui fournit les fonds nécessaires pour en-
treprendre le voyage d'Italie, y séjourner et s'y livrer sans préoc-
cupation à l'étude de son art, sous la condition que le jeune
artiste s'acquitterait envers lui quand son talent lui en fournirait
les moyens. Cette transaction fut fidèlement observée de part et
d'autre. En l'espace de dix années, L. Robert avait rempli ses
engagements par un travail assidu, et était devenu, en même
temps, l'un des meilleurs peintres de l'Europe. Gérard, qui un
2Q0 LEOPOLD ROBERT.
particulièrement, vous avez eues pour moi. Vous
avez peut-être été peiné des entraves que j'é-
prouvais dans ces moments de changements, et la
bienveillance de votre caractère vous a porté à
m'aider puissamment et à m'accorder une pro-
tection qui aurait pu m'être utile encore si les cir-
constances n'avaient été les plus fortes.
Si les démarches que j'ai faites avant de quitter
Paris n'ont pas été heureuses, je ne puis l'at-
tribuer qu'aux grands événements qui ont changé
la face de l'Europe et qui étaient trop récents;
mais le calme qui règne me fait espérer d'arriver
à un plus heureux résultat.
M. de Sandos-Roullet, de Neufchâtel, con-
seiller d'État, est parti dernièrement pour Paris,
il souffre de l'état d'incertitude dans lequel je me
trouve et fera tout ce qui dépendra de lui pour
des premiers l'avait deviné, ne cessa de l'aider par ses conseils
ec de lui témoigner une vive sollicitude. A son arrivée à Rome,
en 1818, L. Robert, accueilli par ses anciens condisciples à l'ate-
lier de David, MM. Schnetz et" Navez, se livra sans retard à de
sérieuses études. Ce n'est cependant qu'au salon de 1822 qu'il
commença à recueillir le fruit de son travail. En 1827, il exposa
le Retour de la Madone de l'Arc qui est aujourd'hui au Louvre.
Mais c'est en 1831 qu'il obtint son plus beau succès avec Y Ar-
rivée des Moissonneurs dans les Marais -F ondns. En 1836, il
produisit le Départ des Pêcheurs de l'Adriatique pour la pêche
de long cours.
On connaît la triste fin de L. Robert. On pourra, du reste,
au sujet de sa vie et de ses œuvres, consulter la Notice publiée
par M. Delécluze (Goupil, 1838), et le recueil de lettres publié
par M. Feuillet de Conches (1848).
LEOPOLD ROBERT. 291
obtenir un changement dans ma destinée présente.
Comme il est en relation avec MM. de Humboldt,
il m'a promis de me servir auprès d'eux, de cher-
cher à me procurer les moyens de continuer mes
études en allant passer quelques années en Italie.
Rien, je crois, ne saurait me causer un plaisir
aussi vif. En effet, quelle existence pénible
n'ai-je pas en perspective, si je suis obligé de
rester ici où les arts ne font aucune espèce de
sensation!
Qu'il est malheureux pour moi, après avoir eu
le bonheur de voir une partie des chefs-d'œuvre
des arts, de profiter des conseils des grands maîtres,
d'avoir obtenu quelques succès, de me trouver
obligé de labourer un champ stérile ! Aussi, mon-
sieur, si vous me jugez en état de profiter de l'en-
couragement que je sollicite, et que vous veuillez
bien joindre votre influence à celle des personnes
bien disposées en ma faveur, je sentirai renaître
ma confiance, et cette bienveillance de la part
d'un artiste aussi célèbre vous attirera la recon-
naissance éternelle de celui qui a l'honneur de
vous présenter ses respects.
Léopold Robert.
2<j2 LEOPOLD ROBERT.
II
Rome, le 28 août 1824.
Monsieur.
Je viens vous témoigner ma vive reconnaissance
pour la demande que vous avez bien voulu me faire.
Cet encouragement venant d'un homme aussi il-
lustre pourrait me donner une idée trop avanta-
geuse de mes ouvrages, si je n'y voyais pas plutôt
une marque de votre bonté et de votre intérêt
pour moi.
Si j'ai quitté la gravure pour la peinture, c'est
en me rappelant le conseil que vous m'aviez donné
en voyant quelques-uns de mes premiers essais, et
la satisfaction que j'éprouve d'avoir fait ce choix
augmente ma reconnaissance envers vous.
M. Guérin m'a donné l'espérance que vous
seriez content du tableau que je vous envoie1.
S'il en était autrement, je pourrais vous offrir
une répétition du tableau que j'ai fait pour le prince
d'Arenberg. C'est un brigand mourant.
Daignez, Monsieur, me conserver une bien-
veillance que j'ambitionne tant de mériter, et
croyez aux sentiments respectueux de votre très
humble et obéissant serviteur.
Léopold Robert.
1 . Ce tableau représente les Chevriers.
LEOPOLD ROBERT. 2g3
III
Rome, 14 septembre 1B26.
Monsieur,
Mon ami M. de Beauvoir va vous remettre le
second tableau que vous m'avez fait l'honneur de
me demander. Il représente une mère pleurant sur
le corps de sa jeune fille. C'est un usage généra-
lement répandu dans les États du Pape, qu'aussitôt
après la mort, on expose le corps du défunt dans sa
maison avant que les confréries ne viennent l'em-
porter dans sa dernière demeure. Dans les monta-
gnes, cet usage est bien plus pittoresque à cause
des costumes. J'en ai été témoin plusieurs fois et
j'ai vu le sujet que j'ai représenté.
Puissé-je avoir réussi à vous satisfaire! Il y a
tant d'artistes de talent actuellement à Rome qui
traitent le genre avec succès qu'il devient très dif-
ficile de trouver des sujets originaux et des cos-
tumes qu'on n'ait pas vus.
Si vos occupations vous empêchent de m'écrire,
je vous prierai, Monsieur, de vouloir bien commu-
niquer vos observations à M. de Beauvoir, qui ne
manquera pas de me les faire connaître.
J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec respect,
votre très humble et très obéissant serviteur.
Léopold Robert.
294 GERARD.
LETTRE DE GÉRARD A LÉOPOLD ROBERT
AU SUJET D'UN TABLEAU QUE CELUI-CI LUI AVAIT ENVOYÉ.
Paris, i$ novembre 1826.
Mon cher monsieur Robert,
J'ai reçu, non par M. de Beauvoir, que je n'ai
point encore vu, mais par M. Dupré1, le tableau
que vous avez eu la bonté de m'annoncer par votre
lettre du 14 septembre. Le choix du sujet m'avait
causé quelque inquiétude, qui s'est bientôt dissipée
à la vue du tableau.
Votre composition est simple, noble et tou-
chante. J'ai revu avec plaisir ces costumes qui,
heureusement pour nous, n'ont point changé.
Cette scène m'a paru d'autant plus vraie qu'elle
m'a rappelé en partie celle dont j'ai été témoin
dans ma jeunesse. Une fille de campagne, qui ser-
vait chez ma mère, mourut; ses parents vinrent
pleurer sur son corps et lui rendre les derniers
devoirs. Vous savez, monsieur, le cas que je fais
de votre beau talent et avec quel plaisir j'ai vu
vos succès si justement mérités ; si je me permets
quelques observations, comme vous avez bien
1. Second prix de peinture en 1826, et grand prix en 1827.
Auteur d'un voyage à Athènes et à Constantinople (Paris, 1828).
GÉRARD. 29b
voulu m'y autoriser, je vous prie de les regarder
comme une preuve de la haute estime que j'ai pour
votre mérite. D'après ce dernier ouvrage, je crains
franchement que vous n'adoptiez une manière un
peu dure, non par l'excès du fini, mais parce que
les contours semblent peints à sec. Les plis de la
manche de la mère ont quelque raideur et sa tête
est peut-être trop virile. Je suis ennemi de la beauté
systématique, mais, dans toutes les classes et à
tous les âges, il y a, surtout chez ce peuple que
vous savez si bien peindre, un genre de beauté
relative que vous pouvez, mieux que d'autres,
découvrir et retracer. Enûn, permettez-moi de
vous rappeler que c'est au dessin et au caractère
que vous avez su donner à ce genre qu'on avait
traité trop négligemment avant vous, que vous
devez la réputation bien méritée dont vous jouissez.
Quoique je n'aie pas l'avantage de connaître autant
votre personne que votre talent, je suis sûr que je
ne vous blesserai pas en vous parlant aussi sincè-
rement. Les gens qui étudient de bonne foi pour
approcher de la vérité doivent toujours s'entendre.
Ce sera avec un véritable plaisir que Ton vous
verra arriver à Paris l'automne prochain, et per-
sonne, vous devez le croire, n'en sera plus charmé
que moi.
Votre dévoué serviteur.
F. Gérard.
296 LÉOPOLD ROBERT.
RÉPONSE A LA LETTRE DE GÉRARD.
Rome, 21 décembre 1826.
Monsieur,
La lettre dont vous avez bien voulu m'honorer
m'a procuré une de ces jouissances que Ton éprouve
rarement. La bienveillance que vous voulez bien
avoir pour moi et l'intérêt que vous montrez à mes
travaux sont deux bien puissants motifs pour m'en-
courager à chercher de tout mon pouvoir à ne pas
paraître au nouveau Salon indigne des éloges que
vous voulez bien me donner.
Je vous remercie, monsieur, et je reçois avec
la plus vive reconnaissance les observations que
vous avez pris la peine de me faire sur le petit ta-
bleau que je vous ai fait remettre. Je les aime de
tous, mais elles me sont d'autant plus précieuses
de vous qu'elles me viennent d'un artiste, le plus
distingué de ce temps. Toutefois, si votre critique
a été si peu sévère, je l'attribue à votre indulgence
et à votre bonté. Je reconnais que, dans mes der-
niers ouvrages, j'ai une propension à tomber dans
la sécheresse et la maigreur; aussi chercherai-je
dorénavant à me garder de cet écueil en me rap-
LEOPOLD ROBERT. 297
pelant toujours vos observations et vos conseils.
M. Barbier1, que j'ai eu le plaisir de voir dès
son arrivée à Rome, n'a pas été longtemps avant
de m'instruire que vous auriez désiré plutôt un
autre sujet; cette raison m'a fait écrire à mon ami
de Beauvoir, pour lui dire de vous prier de vouloir
bien lui remettre le tableau. Je le chargeais en
même temps de le faire tenir à M. le baron de
Fayel, ministre des Pays-Bas à Paris, qui en attend
un de moi, de même dimension. La peine que
j'éprouvais de ne pas avoir réussi à vous satisfaire
a disparu en recevant la lettre dont vous avez bien
voulu m'honorer, et je m'estime heureux qu'après
avoir eu la crainte de voir mon tableau reçu peu
favorablement, vous ayez daigné, au contraire,
m'en faire des éloges.
Mon impatience de revoir Paris est grande, et
ce qui l'augmente encore est la certitude de rece-
voir de vous, monsieur, un accueil bienveillant. Il
me reste à désirer d'y paraître avec quelques ou-
vrages qui puissent, je ne dirai pas augmenter,
mais me conserver les succès que j'ai obtenus au
dernier Salon2. J'ai eu le plaisir de voir M. Bar-
1. Barbier-Walbonne, l'ami de Gérard, dont les lettres pré-
cèdent celles-ci.
2. Aux Salons de 1822 et de 1824, L. Robert avait exposé
dix tableaux, parmi lesquels se trouve celui de V Improvisateur
napolitain, l'un des quatre qui devaient représenter Naples,
Rome et Venise ; Y Improvisateur, la Madonna delV Arco, les
Moissonneurs et les Pêcheurs de ï1 Adriatique . Cette série a été
gravée par AI. Prévost.
298 LÉOPOLD ROBERT.
bier ce soir encore, et un de ses tableaux qui se dis-
pose très bien. Il m'avait dit qu'il joindrait une
lettre à la présente ; mais, ne la voyant pas arriver,
je suppose qu'il la remettra à un autre courrier.
C'est en vous présentant, monsieur, les vœux
que je forme pour vous à cette époque de Tannée
que j'ai l'honneur d'être avec respect votre très
humble et très obéissant serviteur.
Léopold Robert.
Via Felice, 113.
Rome, le 4, janvier 1828.
Monsieur,
Si je prends la liberté de vous adresser cette
lettre, c'est parce que je me trouve obligé de res-
ter à Rome pour terminer quelques tableaux, que,
prévoyant ne pouvoir cette année faire le voyage
que je m'étais proposé, et ne pouvant aller vous
présenter mes remerciements pour les bontés que
vous avez eues pour moi, et l'intérêt que vous
montrez à mes ouvrages, je viens avec confiance
vous prier de me donner encore quelques preuves
de cette bienveillance qui m'honore tant et qui
m'est si précieuse.
Lorsque cette lettre vous parviendra, M. le
LÉOPOLD ROBERT. 299
comte de Forbin aura reçu un de mes tableaux qui,
dans le mois de novembre, a été expédié à son
adresse. 11 représente un épisode du Retour de la
fête de la Madonna delV Arco1 , près de Naples. Je
serais extrêmement flatté qu'il ne parût pas indigne
de faire partie de la belle collection moderne du
Luxembourg-, et, dans cette espérance, j'ai refusé
les assez belles propositions que plusieurs ama-
teurs m'ont faites ici. Votre obligeance m'est tel-
lement connue que je me hasarde à vous prier de
vous intéresser à mon tableau, qui se trouve sans
maître et sans aucun protecteur. Mon ami, M. de
Beauvoir, s'est chargé de le faire vernir et enca-
drer, et me remplace à Paris pour tout ce qui
regarde mes affaires et mes petits intérêts.
En venant vous prier de vous intéresser à moi,
monsieur, je ne laisserai pas échapper cette occa-
sion d'attirer vos regards sur les premiers essais
de mon jeune frère2 qui est venu me trouver, il y
a quelques années, et qui mérite, sous tous les
rapports, la bienveillance générale.
Il a exposé un Intérieur de la basilique de Saint-
Paul hors les murs, représentée après l'incendie
qui l'a consumée, et une Vue prise dans la basilique
de Saint- Jean de Latran.
Veuillez me pardonner, monsieur, mes prières
1. Exposé, en effet, au Salon de 1827-1828, ec acquis par le
musée du Luxembourg. Ce tableau se trouve aujourd'hui dans
Jes nouvelles salles de TEcole française, au Louvre.
2. Aurèle Robert.
3oo LÉOPOLD ROBERT.
peut-être indiscrètes, et recevoir les vœux que je
forme pour vous à ce renouvellement d'année.
Léopold Robert.
VI
Rome, le 14 juillet 1828.
Monsieur,
Je cherche inutilement des expressions pour
vous peindre ma vive reconnaissance, et mon cœur
souffre de ne pouvoir vous faire connaître que bien
mal combien de sentiments délicieux la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'a fait
éprouver. Je n'osais m'attendre à une attention
aussi distinguée et à tant de bonté et de bienveil-
lance.
En apprenant que mon tableau avait été acquis
par le roi, j'ai dû penser que je vous devais ce
bel encouragement; plusieurs fois, j'ai pris la
plume pour vous exprimer ma reconnaissance ;
mais un mal moral, dont trop souvent j'ai lieu de
me plaindre, m'empêcha de terminer ma lettre et
m'obligea à faire un voyage. J'ai été faire un séjour
dans les Marais-Pontins et dans les montagnes qui
les avoisinent; j'en suis revenu il y a quelques
jours seulement, et c'est à mon retour à Rome
que j'ai eu le plaisir de trouver votre si excellente
LEOPOLD ROBERT. 3oi
lettre qui, je vous l'assure, est l'encouragement
le plus grand que j'aie encore obtenu.
Vous voulez bien me dire, monsieur, que le
prix qu'on' a mis à mon tableau est trop au-des-
sous du mérite que votre indulgence veut y voir;
mais ne suis-je pas grandement récompensé par
l'honneur d'avoir un de mes ouvrages placé dans
les galeries d'une nation à laquelle je voudrais
appartenir? Cet avantage serait inappréciable, à
mes yeux, si je pouvais Fenvisager comme une
adoption.
Veuillez aussi me permettre de vous remercier
pour mon frère de ce que vous me dites d'obli-
geant de ses tableaux. Il est glorieux d'avoir aussi
une part à vos éloges, et me charge de vous le té-
moigner en vous présentant ses respects. Mon bon
ami Lemoyne1, qui est arrivé en très bonne santé,
est enchanté de Paris, et surtout de l'accueil qu'il
a reçu de vous. Il m'a dit que dans quelques jours
il aurait l'honneur de vous en remercier.
Agréez, je vous prie, monsieur, l'hommage de
mon respect et de mon dévouement.
Léopold Robert.
i. Sculpteur, Fauteur du Chevrier placé dans le jardin du
Palais-Royal, à Paris.
3oï LÉOPOLD ROBERT.
VII
Rome, le 14. juin 1830.
Monsieur,
Je suis heureux que le départ de Schnetz
m'offre l'occasion de vous écrire pour vous expri-
mer combien le souvenir que vous voulez bien
garder de moi me cause de plaisir. MM. Constan-
tin1 et Lemoyne m'ont fait part de ce dont vous
avez bien voulu les charger pour moi. Je viens
vous en remercier; je l'aurais fait plus tôt si je
n'avais craint d'être importun.
Je termine dans ce moment un tableau qui
peut servir de pendant, comme sujet et comme
grandeur, à celui qui a été exposé au dernier Sa-
lon2. Plusieurs personnes l'ont vu et m'en ont fait
quelques éloges; mais je ne m'abuse point, et je
pense que, pour être certain d'avoir réussi, il faut
plus que l'assentiment de ses amis. Si je pouvais
cependant avoir le vôtre, j'attendrais avec assez de
tranquillité le grand jugement.
Mon frère, qui a fait d'assez grands progrès,
aura aussi quelques ouvrages au Salon. Il espère
comme moi profiter d'une réunion aussi intéres-
1. Voiries lettres de Constantin.
2. Il s'agit ici du tableau des Moissonneurs , peint comme le
pendant du Retour de la fête de la Madone.
LEOPOLD ROBERT. 3o3
santé et surtout des conseils des maîtres, et,
comme vous êtes à leur tête, nous réclamerons
les vôtres.
Léopold Robert.
VIII
Venise, le 31 mai 1832.
Monsieur le baron.
Depuis mon départ de Paris, j'ai l'intention de
vous écrire pour vous remercier de votre bienveil-
lant accueil et pour me rappeler à votre souvenir,
et pourtant je suis arrivé à cette époque sans
Tavoir fait, peut-être parce que je n'aurais pas pu
vous annoncer que vos excellents conseils ont été
suivis de bons résultats. Pendant mon séjour en
Suisse, la révolution qui m'y a suivi m'a empêché
de m'occuper d'autres choses : je suis ensuite
parti pour Florence; ne comptant y faire qu'un
séjour passager, je ne m'y suis pas installé et je n'ai
rien fait. Je me rappelais votre atelier et vos
tableaux commencés, et je me trouvais si blâma-
ble de ne pas m'occuper sérieusement et de ne
pas suivre votre exemple, que je n'ai pu vous
l'écrire. Enfin, je me suis décidé à venir ici pour
y chercher un sujet caractéristique à faire. Les
premiers temps j'ai couru, j'ai été bien indécis sur
304 LÉOPOLD ROBERT.
ce que je devais entreprendre; enfin je me suis
décidé à placer ma scène à Palestrina, où les habi-
tants conservent encore beaucoup d'originalité
dans les costumes et les physionomies. Je dois vous
dire que cette population est entièrement com-
posée de pêcheurs qui font des voyages assez loin-
tains et qui sont tous exposés aux dangers fréquents
de l'Adriatique. Ayant l'intention de faire un
tableau de mœurs, j'ai pensé à arranger ma com-
position de manière à rendre ce qui m'a frappé :
c'est dans les préparatifs d'un départ pour la
pêche d'hiver que je crois avoir trouvé assez de
matériaux pour en faire une scène. Je voudrais
pouvoir vous émettre mes idées, mais je fais mes
tableaux d'une manière si singulière qu'il ne m'est
possible d'en faire de description que quand ils
sont terminés, et le mien est à peine commencé.
Je ne puis faire une ébauche arrêtée, ne pouvant
conserver les mêmes motifs. La nature que je vois
chaque jour, que j'observe, me fournit des idées
nouvelles, des mouvements différents; je fais des
changements à n'en plus finir, et je ne sais com-
ment j'arrive au terme après un embrouillement
où, quelquefois, je ne me reconnais pas moi-même 1.
i. L. Roberc faisait de continuels changements sur ses toiles.
Son tableau des Pêcheurs, sans parler de diverses combinaisons
de détails qu'il avait subies; avait été transformé complètement.
On peut voir, dans le volume qu'a publié M. Delécluze sur
Léopold Robert, deux eaux-fortes qui représentent les deux états
de cette composition. (Gravées par Joubert.)
LEOPOLD ROBERT. 3o5
La nature est si difficile à rendre, surtout celle
qui n'offre au premier aspect que l'apparence de
la misère, je dirai même de l'abrutissement; c'est
un travail d'y trouver de la noblesse et de releva- .
tion, et c'en est un autre aussi que de rendre ce
qu'on a trouvé. Le caractère conserve ici, dans
beaucoup de choses, un cachet tout à fait oriental
qui vient des rapports passés. Ils ne sont plus
qu'une ombre aujourd'hui. Du reste, on est bien
tranquille ici, et le gouvernement est doux; on
s'y occupe peu de politique, ce qui est un avan-
tage pour les artistes. — Mais pardon, monsieur,
si je vous parle autant de moi et de ce qui me
concerne. Je devrais vous parler de mon désir de
voir les tableaux auxquels vous travaillez. Je me
rappelle avec un sentiment d'admiration cette
scène de la peste qui me fait toujours penser que
pour réussir dans les arts il faut parler à l'âme \
Veuillez, monsieur, recevoir cette lettre
comme une marque de mes sentiments de grati-
tude les plus vrais et l'expression du plaisir que
j'éprouve de vous savoir en bonne santé, ainsi que
je l'ai appris par une lettre que j'ai reçue de
Schnetz.
J'ai l'honneur d'être, monsieur le baron, votre
très humble et très obéissant serviteur.
Léopold Robert.
i. La Peste de Marseille.
i. 20
3o6 LEOPOLD ROBERT.
IX
Venise, 28 juillet 1832.
Monsieur,
Je ne sais comment vous exprimer ma recon-
naissance pour la lettre que vous venez de m'é-
crire. Cette marque d'attention de votre part m'a
causé un plaisir d'autant plus vif que je ne pou-
vais me flatter, dans ma solitude de Venise, d'oc-
cuper quelques-uns de vos moments.
Comment vous dire aussi combien j'ai été sen-
sible à votre charmant souvenir! Je jouis d'avance
du plaisir que me procurera cette belle lithogra-
phie de votre tableau de V Amour et Psyché que
je désirais tant posséder.
Tout en admirant les belles peintures véni-
tiennes je commence à en être fatigué; elles sont
trop pour l'aspect et pas assez pour le sentiment.
C'est ce qui me fait désirer l'arrivée de mon frère
qui m'apportera vos belles compositions si tou-
chantes et si nobles.
Ce que vous voulez bien me dire du tableau
dont je m'occupe en ce moment est pour moi un
précieux encouragement. Votre approbation est
LEOPOLD ROBERT. 307
un stimulant qui produit toujours sur moi le plus
heureux effet.
Veuillez agréer de nouveau, monsieur, tous
mes remerciements et croyez-moi avec la considé-
ration la plus respectueuse votre très humble
et très obéissant serviteur.
Léopold Robert.
MLLE MARS1
Vers 1807.
Eh bien! monsieur et ami, me voilà à trente
lieues de vous. Je suis dans un enfer avec l'impos-
sibilité de m'en retirer avant douze jours! car
je les compte, les heures et les minutes aussi.
Je fais un métier détestable ici : je bâille, j'enrage,
je crois que je pleurerais si mes yeux ne me
faisaient déjà bien mal; ils sont d'une faiblesse
extrême depuis ma douleur de tête. Figurez-vous
qu'à l'exception de deux ou trois personnes, je Ksuis
entourée et secondée comme je le serais au Café
des Aveugles ; l'un prêche, l'autre bégaye; celui-là
va toujours sautillant; enfin je ne reconnais la
plupart des pièces que par l'affiche qui m'en dit
le titre. Ah ! je fais pénitence d'une cruelle
manière! et du reste, si nous en croyons les sa-
vants, nous verrons bientôt la fin de notre exis-
tence. Il me fâcherait beaucoup de finir ici, je ne
1. Lettre écrite pendant un voyage de Mllc Mars. Elle se
rendait à Toulouse et aux eaux de Bagnères. Gérard était fort
lié avec Monvel, père de Mlle Mars. Il a fait d'elle deux beaux
portraits.
Drtuarl. /m? r du F*u*rrt. II. flu-is .
KfOEllE JMQ8
l'Œuvré. <U F V Gérard,
Mu° MARS. 3o9
me trouve pas assez en bonne compagnie. Nous
courons le risque de mourir d'ennui ; la pluie ne
nous a pas permis de nous promener un quart
d'heure depuis dix jours. Mais, comme il y a tou-
jours un bon côté aux choses, le spectacle n'en
est que plus suivi, et le directeur trouve que
le temps est tout à fait de saison. Je vous quitte,
il me survient un agrément : M. le préfet vient de
défendre la comédie qui a eu assez de succès pour
mettre en rumeur tous les gentilshommes pro-
vinciaux; de sorte qu'aujourd'hui à midi on est
obligé de déchirer les affiches et de changer
le spectacle. Je m'en vais donc passer une mati-
née au théâtre pour répéter ce qu'on doit jouer
ce soir. Ah! quel métier!
Mars.
II
Toulouse, vers 1807.
Cette grande peur est enfin passée ; vous ne
partagiez pas mes craintes, et vous aviez raison.
J'ai trouvé tout le monde si bien disposé que l'on
se promettait tout simplement d'assommer le pre-
mier qui, par quelque facétie, troublerait le spec-
tacle. Non seulement ils étaient venus en foule
pour me bien rassurer par leur bon accueil, mais
ils ont eu l'air très contents de moi, et leurs trans-
ports vont toujours croissant. A deux heures, ils
3io MtIe MARS.
s'établissent sur une place où le soleil brûle ; là,
ils attendent l'heure où les bureaux ouvrent, et la
salle est pleine aussitôt qu'on laisse la liberté
d'entrer. On dit que jamais afîluence n'a été si
grande pour personne. Les femmes mômes ou-
blient les missionnaires, et elles quittent le chemin
du ciel pour reprendre celui de l'enfer. Enfin,
c'est un triomphe complet, et je suis à présent
fort contente d'être venue.
Comment vous portez-vous? Dites-moi si vous
avez encore cette belle santé qui nous rendait
tous si heureux. Rappelez-moi au souvenir de
Mm6 Gérard et de Mlle Godefroid, et présentez-leur
mes compliments et amitiés. — Nous avons ici
Garât et sa femme; nous avons parlé de vous
ensemble.
Mars.
III
A Mlle GODEFROID.
Paris, ce mardi 29, 182 .
Ma chère mademoiselle Godefroid, ne pouvant
avoir pour ce soir la loge qui convient à Gérard
pour qu'il n'ait aucun inconvénient de lumière, je
l'ai retenue dès aujourd'hui pour samedi. J'espère
que ce retard ne contrariera que moi, et cepen-
dant, grâce à un gros, énorme rhume, ma voix est
Mlle MARS. 3n
si malade que je suis presque consolée qu'il ne
m'entende pas ce soir, car ma flûte est très endom-
magée, et je ne veux pas du moins, si je lui
fatigue les yeux, lui déchirer les oreilles. Si mon
travail de la soirée ne redouble pas mon rhume,
j'irai demain passer quelques instants avec lui et
sa grande compagnie. En attendant, chargez-vous
de mille tendresses pour lui et Mme Gérard,
et croyez à toute la sincérité de mon amitié pour
vous.
Mars.
IV
A Mmc GERARD.
Paris, 184. .
Me voici de retour, ma chère madame Gé-
rard1, mais, n'étant pas tout à fait rétablie et
craignant le bruit de Paris, je suis à Chantilly,
attendant l'ouverture du Théâtre -Français. Je
reçois ce matin une lettre du dernier régisseur
du théâtre, qui me demande de la part du com-
missaire royal, M. Buloz, quand je compte repa-
raître, et quelles sont les pièces que je choisis
afin qu'on les prépare. Il m'avertit toutefois que,
1. Cecte lettre est adressée, après la mort de Gérard, à
Mn,e Gérard.
3i2 M11» MARS.
M. Mazères1 ayant donné le rôle de Chacun de
son côté à M110 Plessis, je ne devais plus penser
à cette pièce. J'avoue que la manière dont j'ap-
prenais cette nouvelle m'a fort étonnée, et je ne
croyais que M. Scribe capable d'un pareil procédé
(entendez bien que je ne parle ici que de la forme).
Je ne puis empêcher un auteur d'avoir plus de
confiance dans le talent d'une autre que dans le
mien. Ce que j'ai peine à concevoir, c'est que
M. M... ne m'ait pas prévenue de son intention et
ne m'en ait pas dit le motif. Je pense que M. Bu-
loz lui a écrit pour lui faire cette demande, ainsi
qu'il avait déjà fait à d'autres auteurs, Dumas,
Goubaux, par exemple, mais ceux-ci l'ont déclinée.
Pour appuyer cette démarche et justifier cette
petite trahison, il aura sans doute fait quelques
mensonges, et c'est cela simplement que je veux
éclaircir. Il aura dit que je ne voulais plus jouer
mon rôle, que lorsqu'on parlait de la pièce je
refusais; et moi je déclare que, depuis plus de
deux ans, je demande cette pièce; qu'une fois,
i. M. Mazères avait épousé la nièce de Gérard. On lui doit
plusieurs pièces, entre autres : Chacun de son côté; — les Trois
Quartiers ; — la Mère et la Fille ; cette dernière faite en colla-
boration avec M. Emp'is. Le Jeune Mari fut représenté en
1826 : cette jolie comédie est restée au répertoire de la Co-
médie-Française. Après la révolution de 1848, qui fit perdre à
M. Mazères sa position administrative (il était préfet du Cher),
il travailla encore pour le théâtre : le Collier de perles eut un
grand succès au Gymnase (1851). M. Mazères est mort le
19 mars 1866.
Mlle MARS. 3i3
M. Védel i me répondit que, si on jouait, ce
serait matière à procès; que M. M... avait retiré
tout son répertoire, et que, certes, il ne monterait
pas Chacun de son côté. Plus tard, lorsque ce réper-
toire fut rendu à la scène, je tourmentai encore
M. Védel, alors le rôle du marquis manquait
depuis le départ de David, je parlai de M. Loc-
kroy; mais, comme il ne plaisait pas à certains
comédiens, M. Védel eut peur de se faire des
ennemis, et ne lui en parla point; chaque fois
que je revenais là-dessus, il éludait la question
et ne me répondait point. 11 en a été de même du
MaiHage de Figaro, le rôle du comte manquait;
du Mariage d'argent, du Jeu de V Amour, du Man-
teau, à? Edouard en Ecosse, à' Henri III, que Védel
n'a pas voulu remonter à cause des dépenses;
et, si je n'avais pas vu Dumas tous les jours,
il aurait cru ce qu'on lui disait, que je ne voulais
pas jouer. Il en a été de même de Marie, depuis
le départ de Volnys ; de Clotilde, depuis celui de
Bocage; enfin, c'était une ligue contre moi pour
me dépouiller de mon répertoire et m'obliger à
m'en aller.
Le service que je vous demande, chère ma-
dame, c'est d'écrire à M. M... pour savoir de lui
Si on lui a écrit et ce qu'on lui a écrit. Je désire
beaucoup qu'on l'ait trompé, car la pensée d'un
mauvais procédé de sa part me serait bien péni-
i . Alors directeur du Théâtre-Français.
3i4 Mlle MARS.
ble. Avant mon départ- et lorsque j'étais bien
malade, et cela au point de ne pas conduire ma
plume, j'avais demandé à Adèle * de vous prier de
prévenir M. Mazères du tour qu'on voulait me
jouer, puisque Goubaux m'avait prévenue pour
son compte ; mais il paraît qu'elle m'a oubliée.
Il est encore bon de vous dire que, peu de jours
avant de tomber malade, j'allais engager M. Main-
vielle, qui allait débuter, à jouer le rôle du géné-
ral, espérant par là faire monter la pièce, en dépit
des mauvaises volontés; mais M. Perrier s'est mis
en avant et a dit qu'il allait l'apprendre. La chose
en est restée là, puis je suis tombée dangereu-
sement malade. Je suis mieux maintenant, mais
j'ai besoin de reprendre des forces. Dans les
Pyrénées, la saison a été affreuse; le 15 août, j'ai
fait du feu et je me suis sauvée le 16, craignant
que l'hiver ne me surprît là.
Aussitôt que je serai à Paris, j'irai vous voir,
mais, je vous prie, écrivez ou faites écrire de
suite là-bas, que je sache de qui je dois me
méfier.
Adieu, chère madame , mille amitiés bien sin-
cères.
Mars.
1. Mue Adèle Grassec, élève de Gérard.
FORBIN (CTE DE)1
ier mai 1818, de Marseille.
Mon cher ami,
Je veux vous demander si vous avez reçu une
lettre de moi de Smyrne. Ma sœur, à qui j'écrivais
le même jour, n'ayant rien eu de moi, je doute
que la lettre qui vous portait mes sincères félici-
tations vous soit parvenue.
J'aurais dû un compliment à la France ce jour-
là, car il est difficile de lui faire plus d'honneur,
de la consoler plus noblement, plus complète-
ment que vous.
Je me félicite des nouveaux rapports qui s'éta-
bliront entre nous, je désire qu'ils soient directs
1. M. de Forbin, élève de David, né en 1779. Il consacra sa
jeunesse à l'étude des arts et entreprit un voyage en Orient,
d'où il rapporta de nombreux travaux en études de paysages et
d'intérieur. En 1815, il fut nommé directeur des musées royaux,
puis, en 18 16, membre de l'Institut, par ordonnance du roi. Il
est mort en 1841, après avoir rempli les fonctions difficiles de
directeur des musées avec le zèle, l'intelligence d'un artiste et la
courtoisie d'un parfait gentilhomme. Il a exposé des tableaux à
plusieurs Salons et a publié les Souvenirs de Sicile (1823), un
Voyage dans le Levant (1817-1818).
3i6 COMTE DE FORBIN.
et que nous n'usions jamais d'interprètes. J'ai de
vieux souvenirs de votre obligeance pour moi et
de nombreuses preuves de votre aimable intérêt,
c'est une dette dont j'ai de l'orgueil, vous imaginez
bien que je ne la nierai jamais.
Je reviens du merveilleux Orient, fort satisfait
de mon voyage, dont le commencement a été pé-
nible, dont la fin aurait pu le devenir, parce que
j'étais entouré de peste; mais il en est ainsi de
presque toutes les choses de la vie, quand il y a
un petit coin de bon, il faut prendre cela pour le
succès de son entreprise.
Je regrette vivement la perte du malheureux
Cochereàu, il avait une belle âme et un beau talent.
J'ai été privé des secours d'Huhot, il a beaucoup
souffert ; le voilà enfin rétabli ; nous nous étions
partagé la besogne, il va remplir sa tâche. Il
parcourt ce que je n'ai pas vu de l'Asie Mineure,
il poussera jusqu'à Palmyre, j'espère, et reviendra
par la Morée au mois de novembre prochain.
Quand on a vu Thèbes on ne peut plus rien
regarder, et je trouve même que j'avais bien fait de
visiter Athènes et Éphèse avant la haute Egypte.
Rappelez-moi au bon souvenir de M. de Hum-
boldt, présentez mes hommages à Mme Gérard et
agréez l'assurance de mon sincère et inaltérable
attachement.
Votre dévoué serviteur.
Le comte de Forbin.
COMTE DE FORBIN. Î17
II
Paris, 12 janvier 1825.
Monsieur le baron.
Je suis allé chez vous pour vous engager à
venir, en votre qualité de premier peintre de Sa
Majesté, m'aider à lui faire les honneurs de l'ex-
position. Je crois cependant devoir encore vous
en écrire officiellement pour être bien certain
qu'aucun malentendu ne nous privera de votre
présence dans un lieu dont vos ouvrages sont le
plus bel ornement.
Agréez, monsieur le baron, l'hommage de ma
haute considération.
Votre dévoué serviteur.
Le comte de Forbin.
III
Paris, 22 mars 1830.
Mon cher baron,
Je suis allé vous voir mercredi passé, et j'ai
appris avec peine que vous étiez souffrant; j'ai été
d'autant plus contrarié de ne pas vous rencontrer
3i8 COMTE DE FORBIN.
que je voulais vous parler de la chance qui se pré-
sente par la mort de Taunay 1 d'ouvrir enfin la
porte de l'Académie royale à notre ami Granet2,
dont c'est Tunique ambition au monde.
Il est malheureusement à Rome, d'où il ne
sera de retour qu'au mois de juin de cette année,
époque de la fin de son congé, moment qu'il a
choisi pour se fixer à jamais ici. Je ne vous parle
ni de son talent ni de ses qualités de cœur, mais
je vous demande tout votre intérêt pour l'homme
qui en est le plus digne au monde. Il achève à
Rome sa plus importante, sa plus belle produc-
tion ; je serais bien moins inquiet si je lui savais
votre appui, promettez-le-moi si cela vous est
possible; jamais plus belle occasion ne se présen-
terait pour lui, et il sera doublement heureux de
vous devoir la récompense de ses longs et hono-
rables travaux. Laissez-moi donc espérer en notre
vieille amitié, et agréez d'avance, avec mes vœux
pour votre santé, l'expression de mon admiration
et de mon sincère attachement.
Votre bien dévoué collègue et serviteur.
Le comte de Forbin.
i. Taunay, peintre de genre.
2. Granet, né à Aix en Provence, en 1775. Élève de David.
De l'Institut en 1830. S'est fait connaître par des tableaux d'in-
térieur, dont les motifs étaient tirés des églises et des couvents
d'Italie. Talent très vif et très original. Il figure au Louvre par
un de ses meilleurs tableaux : une vue de l'Eglise souterraine de
Saint-François d'Assise. Il est mort en 1849.
CONSTANTIN1
Florence, le 27 février 1820.
Victoire! pouvons-nous dire, monsieur, voilà
le cuivre hors des mains de Morghen, et tout s'est
bien passé. Il me fit prévenir qu'il allait tirer les
épreuves, j'y fus de grand matin et fus témoin du
résultat, lequel, me paraissant aussi satisfaisant
que Ton peut espérer de Morghen, me détermina
à retirer le cuivre. Il ne s'y attendait pas et a paru
un peu surpris; mais, comme je lui remis aussitôt
le solde de 8,000 francs, cela le consola un peu.
La gravure me parut avoir beaucoup gagné, sur-
tout par l'harmonie. J'ai emporté le cuivre sans le
quitter de ce moment ; je l'ai montré à M. le
marquis de la Maisonfort2, et il a été emballé de
suite par les hommes que Morghen a envoyés avec
1 . Constantin fut longtemps employé par l'administration de
la manufacture de porcelaines de Sèvres, pour la reproduction,
sur plaques émaillées, des chefs-d'œuvre des maîtres anciens. On
a de lui de belles copies d'après Raphaël, Titien, Rubens et
autres peintres célèbres. Cette lettre a été écrite à propos de la
planche des Trois Ages qu'avait terminée Morghen. Voir la
lettre de Gérard, après la dernière de Constantin.
2. Chargé d'affaires de France à la cour de Toscane.
320 CONSTANTIN.
moi à cet effet. M. le marquis veut bien vous l'en-
voyer par un courrier extraordinaire que Ton at-
tend d'un instant à l'autre, en sorte qu'il ne sera
point sujet à être visité en route, ce qui me tran-
quillise beaucoup sur son sort.
Je me flatte que vous êtes entièrement rétabli,
veuillez m'en donner la certitude.
A. Constantin.
II
Florence, le 6 novembre 1823.
Monsieur
J'ai reçu avec un plaisir mêlé de tristesse la
bonne lettre que vous m'avez adressée, puisque
j'y ai lu ce que vous me marquez sur votre santé. Je
me flatte que la teinte du tableau est un peu for-
cée, et que, fût-elle exacte, vous obtiendrez une
amélioration. Si mes vœux peuvent contribuer en
quelque chose à ce mieux, vous ne doutez point,
j'espère, de leur ardeur et de leur sincérité.
J'ai vu Toschi1. Il est venu ici faire impri-
mer un portrait d'Alfieri, son imprimeur étant
1. Célèbre graveur italien. Associé à l'Insticut en 1832.
A très bien gravé Raphaël et Corrège. Sa belle planche d'après
VEntrée de Henri IV est une des bonnes gravures de notre
siècle. (Voir les lettres de Toschi.)
CONSTANTIN. 32i
malade. Lui-même, deux jours après son arrivée,
s'est mis au lit, d'où, après huit ou dix jours, il
n'est sorti que pour se mettre en voiture et re-
tourner chez lui. Nous avons beaucoup parlé,
comme vous pensez, de votre gravure ; il m'a
chargé de vous assurer qu'il était trop attaché à
vous, par la reconnaissance et par l'amitié, pour
négliger en rien ce travail et qu'il serait terminé
pour l'époque indiquée. Il m'a paru extrêmement
bien disposé. J'espère beaucoup qu'il a tout à fait
à cœur de vous satisfaire.
Je vous remercie mille fois de ce que vous avez
obtenu pour moi de M. Brongniart i. C'est une
bien grande tranquillité que vous m'avez procurée,
car je tremblais d'être rappelé sans avoir pu faire
les ouvrages que je désire. J'ai entrepris une
copie du Saint Jean de Raphaël ; une fois cet ou-
vrage terminé, je me disposerai à partir pour
Rome.
Reverdin 2 est ici ; il travaille comme un diable.
Il ne s'est point encore italianisé. Ici on s'habitue
vite au dolce far niente. Il me charge de mille
bonnes choses pour vous, ainsi que notre brave
ami Ingres, qui a été si sensible à votre souvenir.
Celui-ci est un homme auquel je suis infiniment
attaché. Je vous assure qu'il a de très belles qua-
lités personnelles, et que ce serait un bienfait
i. Directeur de la manufacture de Sèvres, chimiste et miné-
ralogiste célèbre.
2 . Voir la lettre de Reverdin.
322 CONSTANTIN.
digne de vous, monsieur Gérard, de lui donner un
coup d'épaule quand il sera au Salon. Je suis ex-
trêmement affligé quand je vois qu'avec un talent
comme le sien il en est réduit à être embarrassé
de savoir comment vivre. Je vous le recommande
en grâce, et, ce que vous ferez pour lui, vous le
ferez pour moi ± .
Adieu, Monsieur, conservez-moi toujours une
amitié qui m'a été et qui m'est si précieuse ; réta-
blissez-vous, et croyez, je vous prie, à mon atta-
chement de toute la vie.
A. C.
111
Florence, le 15 octobre 1824.
J'ai vu Sgricci et je joins ici un mot pour vous
qu'il m'a remis.
A Fégard des camées on ne peut penser à les
faire faire à Florence, Santarelli étant, par suite de
maladie, incapable pour toujours de rien faire, il
faudra avoir recours à Rome.
Ingres, qui sera à Paris presque en même temps
que cette lettre, vous donnera là-dessus tousles ren-
1. Nous avons vu, par les lettres de M. Ingres, que Gérard
n'avait pas négligé cette recommandation. Ce passage tait
honneur à Constantin, qui avait su apprécier le caractère et le
talent de notre grand peintre.
CONSTANTIN. 3z3
seignements que vous pourrez désirer. Il est parti
avant-hier avec un très beau tableau ; cette cir-
constance est pour lui bien intéressante, car il s'agit
de sa situation à venir et son sort, jusqu'à présent,
a été bien peu agréable. Il dépend de ce moment
d'y apporter quelque amélioration. De grâce,
donnez-lui un coup d'épaule. Je vous en prie plus
vivement que pour moi, il le mérite véritablement
et ce n'est point un ingrat que vous obligerez, car
si vous saviez combien est grande la vénération
qu'il a pour vous, vous l'aimeriez beaucoup.
Votre tout affectionné serviteur et ami.
A. Constantin.
LE BARON F. GERARD AU MARQUIS
DE LANDSDOWNE.
( Pour qui il faisait l 'Espérance. )
Ce $ avril probablement 1827.
Monsieur le Marquis,
Si mon ami M. Constantin ne se\ présentait à
Londres, accompagné de ses intéressants ou-
vrages, j'aurais l'honneur de vous parler de son
talent, mais vous saurez juger mieux que personne
quel est le mérite particulier qui distingue ses
324 GERARD.
productions. Vous avez d'ailleurs pu en prendre déjà
une juste idée à Florence, si ma mémoire ne me
trompe pas. Quant à l'auteur, j'ose vous le donner
pour un parfait galant homme, dont je me flatte
d'être le meilleur ami depuis sa jeunesse. Je l'es-
time fort heureux d'avoir l'honneur de vous voir,
et ne puis m'empêcher de lui porter envie. Je ne
sais si l'espèce d'arriéré dans lequel je suis tou-
jours me permettra d'aller vous porter moi-même
cette petite bonne femme1, que vous avez désirée,
ni si elle aura le bonheur de vous plaire encore,
lorsque vous la reverrez ; ce qu'il y a de certain,
c'est que je m'occupe d'elle, en ce moment,
et qu'elle sera terminée, ainsi que le tableau de
M. Labouchère, pour la fin de mai.
J'ai l'honneur d'être, avec la plus haute consi-
dération, monsieur le Marquis, votre, très humble
et très obéissant serviteur.
F. Gérard.
Veuillez permettre que je présente ici mon
respect à madame la Marquise.
P. S. N'ayant pas l'honneur de connaître assez
Miss Fany, je prends la liberté, monsieur le Mar-
quis, de vous remettre les intérêts de mon ami,
M. Constantin, et de vous prier de vouloir bien les
lui recommander.
i. Tableau de l'Espérance.
CONSTANTIN. 325
IV
Rome, le 30 avril 1830.
Monsieur,
Je ne compte point mes lettres avec des amis
tels que vous ; aussi vous en adressé-je une troi-
sième, afin que, si les deux précédentes se sont
perdues, vous ne m'accusiez point de négligence.
Nous avons eu à Rome une exposition dans la-
quelle ont figuré les artistes des différentes nations
qui se trouvent ici. Les Français, sans contredit,
y tenaient la première place. Schnetz, Robert,
Horace et autres y figuraient : Horace par deux
tableaux dont l'un représentait le Pape porté dans
Saint-Pierre, ■ l'autre Judith et Holopheme. Le
Pape a eu peu de succès. J'ai su indirectement
que le pape, chez qui on Ta porté, n'en a point
été émerveillé. La Judith - a eu plus de succès
dans le monde et peut-être moins chez les artistes.
C'est toujours la peinture que vous connaissez.
Ici les productions d'Horace ne sont point accueil-
lies comme à Paris, et il doit trouver quelque
mécompte, car je crois que l'on reste assez froid.
1. Le pape Pie VIII, porté dans Saint-Pierre sur sa sedla
gestatoria. — Ce tableau est au musée de Versailles. (Voir les
lettres d'H. Vernet.)
2. La gravure de ce tableau par Jazet est bien connue.
326 CONSTANTIN.
Les Romains ne paraissent point s'embarrasser
de ce qui se fait à l'Académie; cependant les ta-
bleaux de Schnetz ont eu un succès plus général.
Un de ses tableaux représente des affligés de
différents âges et états, qui viennent implorer
pour leur guérison la Madone de Bon-Secours;
l'autre représente une famille qui se sauve d'une
inondation1. Ces tableaux sont d'une expression
très forte. Robert a exposé un tableau d'une
femme pleurant sur les ruines de sa maison dé-
truite par un tremblement de terre, tableau plein
d'expression et d'un style très élevé2. La petite
proportion de cette toile, les qualités modestes du
talent de cet artiste qui n'a point d'effronterie, font
qu'il n'est remarqué que par les vrais amateurs;
mais il est apprécié'comme il le mérite. C'est l'ar-
tiste dont je fais le plus de cas ici. M. Orsel avait
aussi un bon tableau représentant la Fille de Pha-
raon implorant son père pour élever Moïse dans son
palais; dessin correct, grande exactitude dans les
costumes, assez bonne couleur, ce tableau annonce
une bonne direction dans les études de ce jeune
homme. Quant au reste de l'exposition, je ne vois
i. Ces deux tableaux sont aujourd'hui au Louvre.
2. Ce tableau, exposé à Paris en 1831, faisait partie de la
galerie du Palais-Royal.
3. Orsel, peintre, talent élevé, chercheur et curieux. Il a dé-
coré une chapelle à Notre-Dame-de-Lorette, à Paris. Son
œuvre a été publié par M. Périn, son condisciple et ami, peintre
lui-même, et qui a contribué, comme Orsel, à la décoration de
Notre-Dame-de-Lorette.
CONSTANTIN. 327
rien qui mérite la peine d'être mentionné. Cam-
muccini * n'avait rien envoyé. Pas un Romain qui
ne dise : «Ah! si Cammuccini y avait mis! » Ils
croient qu'il a dédaigné d'y être ; lui garde sa ré-
putation, et fait bien.
Quant à la vie ici, elle est pleine de tranquil-
lité, et je m'en accommode parfaitement. Les Ro-
mains ne s'occupent pas trop de nous ; les artistes
tirent chacun de leur côté, travaillent comme il
leur plaît, ouvrent et ferment leur porte. Joignez
à cela un temps magnifique, point de chaleurs
trop fatigantes ; c'est vraiment enchanteur. Si un
jour je puis vous voir jouir de ce bonheur, le mien
sera complet. Mais je crois bien que j'irai faire la
copie du Sacre avant que vous ne veniez; alors je
vous ramènerai de force.
A. C.
Rome, le 24 juin 1830.
Monsieur et bien bon ami,
Je profite de la fête de Saint-Jean où je ne puis
aller au Vatican pour me rapprocher de vous et
1. Cammuccini était Romain, mais il étudia en France, sous
l'inspiration de l'école de David. Il eut longtemps, en Italie,
une réputation de grand peintre. Directeur de l'Académie de
328 CONSTANTIN.
vous dire combien vos sentiments d'amitié me ren-
dent heureux. Ils me seraient encore plus chers,
s'il est possible, dans ce pays où Ton en apprécie
davantage tout le prix; car le séjour à Rome serait
enchanteur si j'y trouvais une maison comme la
vôtre ou, pour mieux dire, si la vôtre y était; ici
la partie de l'amitié n'est point remplie et ce vide
m'est bien pénible.
Si vous aviez été ici dimanche dernier, nous
aurions fait ensemble la course que j'ai faite : voir
Albano, Nemi et arriver à Genzano par l'Infio-
rata, c'est une chose ravissante, joignez à cela un
temps admirable qui n'a pas cessé un jour entier
depuis quatre mois, sans chaleurs fatigantes, tous
les matins la certitude de voir à son réveil ce so-
leil si brillant à Rome et de n'avoir aucun déran-
gement, aucun ennui dans la journée; vous êtes
sûr de pouvoir la consacrer tout entière au travail.
Cette tranquillité d'existence, avec un climat si
beau, a un charme bien grand et, une fois qu'on a
goûté de ce genre de vie, on voit avec une espèce
d'effroi le tourbillon du monde. C'est pour jouir
de ce repos qu'il faut vivre à Rome ; ceux qui ont
besoin du monde doivent rester à Paris, car rien
ne peut le remplacer ici.
Rome n'est agréable que pour ceux qui se
plaisent au travail et dont le repos est de jouir
Saint-Luc. Premier peintre du roi de Naples. Malgré d'impor-
tants travaux, il est aujourd'hui un peu oublié.
CONSTANTIN. 329
d'une nature superbe ou d'admirer les restes de
ses chefs-d'œuvre anciens. Cette vie aurait bien
du charme pour vous, vos goûts vous y portent,
votre situation combat ces goûts, vos travaux vous
enchaînent. Je conçois facilement tout ce que vous
auriez à vaincre pour mettre à exécution ce projet ;
je ne partage point votre sentiment sur ce que la
journée est avancée, elle en est bien loin encore,
Dieu merci, mais, quand elle le serait, ce ne
serait point une raison pour ne pas rendre beau
son couchant.
Vous me demandez ce que je fais, quels sont
mes projets. J'ai commencé la messe de Bolsèhe,
je vais avoir terminé dans peu de jours. J'attends
une plaque Sèvres pour commencer la délivrance
de saint Pierre, car la difficulté à avoir des plaques
m'oblige à ne point choisir les sujets, mais à co-
pier ceux qui se trouvent d'une dimension propor-
tionnée à la plaque.
Si tous les ennuis que j'ai éprouvés à cet égard
devaient se renouveler, je renoncerais à donner
suite à mes travaux; mais je regretterais vivement
qu'on ne sentît point à Paris tout l'intérêt que
peuvent avoir des copies inaltérables de chefs-
d'œuvre qui sont à la veille d'être détruits. J'ose,
sans amour-propre, vous garantir la parfaite exacti-
tude de celle que j'envoie. Je prierai M. Bron-
gniart de vous la montrer, car votre sentiment me
sera d'un bien grand prix.
J'ai besoin de tout mon courage pour lutter
33o CONSTANTIN.
contre les obstacles que j'éprouve, soit par un jour
très mauvais qui me fatigue extrêmement la vue,
soit par la situation pénible où je suis forcé de
me mettre pour copier des fresques qui sont
très élevées et très mal éclairées. Je surmon-
terai tout ce que je pourrai, persuadé de l'intérêt
qu'aura un jour mon travail; mais si d'autres diffi-
cultés venant de Paris se mêlent à celles d'ici j'y
renonce certainement.
Votre ami tout dévoué.
A. Constantin.
VI
Rome, le 21 août 1830.
Monsieur et très bon ami,
J'étais à Naples quand j'ai appris tous les évé-
nements de Paris et vous pensez quelles devaient
être mes inquiétudes. Enfin, nous avons eu la
nouvelle que la tranquillité était rétablie et j'ai su,
par voie indirecte, que rien de malheureux n'était
arrivé ni à vous ni à votre famille.
Nous sommes ici sans ambassade, sans am-
bassadeur. M. de la Ferronays a repris ses lettres
de créance du Saint-Père, en sorte que nous n'a-
vons personne pour nous appuyer. Tout va de
CONSTANTIN. 33i
même et nous ne sommes nullement inquiétés.
L'Académie a voulu arborer les couleurs trico-
lores, le secrétaire d'Etat, cardinal Albani, s'y est
opposé ; tout s'est passé fort tranquillement.
Après de si grands événements, je n'ose vous
parler de moi : j'ai commencé le dessin pour la
copie de l'Ecole d'Athènes. Je tiens beaucoup à
faire cet ouvrage, car l'original est dans un état de
ruine bien voisin de la destruction; mais, après les
derniers événements, qui sait si rien de ce que j'ai
entrepris se continuera?
Croyez, monsieur et bien bon ami, aux senti-
ments les plus affectueux de celui qui vous a voué
un inviolable attachement.
A. Constantin.
VII
Rome, le ii octobre 1830.
Monsieur et bien bon ami,
Ainsi que vous le pensez, je crains que mon
extrême désir de vous voir ici n'influe sur ce que
j'ai à vous répondre; car depuis le moment où j'en
vois la possibilité, je vis dans la joie comme dans
l'anxiété la plus vive.
Pour tâcher d'être aussi impartial que ma si-
332 CONSTANTIN.
tuation le permet; je vous dirai simplement quelle
est la place et ce qu'elle requiert.
Le Directeur de l'Académie est sans contredit
le second personnage français à Rome. Il marche
de suite après l'ambassadeur et jouit de beaucoup
de crédit, tant auprès des établissements nationaux
que dans ceux qui sont propriétés privées. L'in-
fluence qu'il peut exercer sur les arts est très
grande ; mais elle tient uniquement à la confiance
accordée à son talent, car, vous le savez, il
n'exerce aucun pouvoir direct sur les études et
chacun s'adresse à lui quand cela lui convient.
Les artistes hors l'Académie se plaignent tous
(surtout ceux qui s'occupent d'histoire) d'être
privés depuis le départ de M. Guérin des grands
conseils qui leur seraient si nécessaires. Aussi
quelques-uns, à cause de cette privation, quitte-
ront-ils Rome plus tôt qu'ils ne pensaient; il n'y a
aucune ressource en ce moment pour eux et, si
vous arriviez, leur joie serait aussi grande à peu
près que la mienne. En général, ce sont tous de
très bonnes gens et l'influence que vous exerceriez
sur leur talent serait sensible à la première expo-
sition.
La place de directeur aurait l'avantage de vous
mettre en arrivant à l'abri des ennuis qui sui-
vent un déplacement. Vous trouvez tout prêt :
maison superbe et bien montée, domestiques,
chevaux, etc. Les occupations de cette place se
réduisant à peu de choses, on peut se livrer au
CONSTANTIN. 333
travail peut-être mieux qu'à Paris. Je vous vois
ici aimé, chéri de tous ces jeunes gens, de tous les
artistes qui sont en dehors de l'Académie. Il me
semble que ce doit être un sort heureux. En ré-
sumé, si vous avez à venir à Rome, j'aimerais mieux
vous y voir venir comme directeur qu'autrement ;
vous feriez de cette place ce qu'elle n'a pas encore
été. Je le répète, parce que je le crois fortement,
si vous avez à venir ici, venez-y comme directeur,
l'occasion se présentant.
Nous jouissons ici, comme nous avons toujours
joui, delà tranquillité la plus parfaite et, quoi qu'en
aient dit les journaux, tout est dans le plus grand
calme. Mon frère qui vient de parcourir l'Italie me
dit qu'on y parle de la révolution de France comme
d'une révolution qui aurait eu lieu en Chine. Ce
que je sais, c'est qu'à Rome nous n'avons pas eu un
moment d'inquiétude, même quand M. de La Fer-
ronnays eut laissé l'ambassade, ce qui n'était pas
bien. Rien d'hostile, rien de changé à notre égard.
Je ne vivrai pas jusqu'à ce que je sache quelle
décision vous aurez prise. Si je suis assez heureux
pour vous voir ici, Rome sera cent fois plus belle
pour moi ; mais je crains que vos intérêts ne vous
retiennent à Paris.
On est persuadé à l'Académie que la démission
ne sera point acceptée; on en paraît fâché, quoi-
que au fond je crois qu'on pense tout le contraire :
car on ne quitte pas de gaieté de cœur un état
aussi heureux.
334 CONSTANTIN.
Mille et mille choses plus tendres les unes que
les autres à votre chère famille et recevez, monsieur
et très bon ami, les assurances de mon inviolable
attachement.
Votre très dévoué.
A. Constantin.
VIII
Florence, le 9 avril 1831.
Monsieur et très bon ami,
Je vous avais écrit à mon arrivée dans cette
ville et je crains bien que ma lettre n'ait eu le sort
de beaucoup d'autres, c'est-à-dire d'être destinée
à ne point arriver jusqu'à Paris. J'espère que celle-
ci sera plus heureuse et je le désire bien vivement,
car vous pourriez m'accuser d'oubli et cela ne
peut être.
J'ai dû quitter Rome, où la prudence ne nous
permettait plus de rester, quoiqu'il n'y soit rien
arrivé de malheureux, mais cela n'a tenu qu'à peu
de choses. Nous étions obligés de vivre séparés et
isolés, toutes nos démarches étant surveillées et
tout pouvant devenir suspect dans des moments
où l'exaltation de la populace était extrême1. Cette
1. Cette lettre fait allusion au soulèvement qui se produisit
en février 1831 dans Parme, Modène, les Légations et l'Ombrie,
CONSTANTIN. 335
existence était par trop pénible, car Rome est une
ville qui, sans la tranquillité, n'offre aucune res-
source. Notre vie était une vie de prisonniers.
J'aurais tout supporté cependant, si l'on n'eût pas
fermé le Vatican ; mais dès que cette mesure eut
été prise, sans que j'en pusse prévoir le terme, je
me déterminai de suite à venir ici, où jusqu'à pré-
sent nous jouissons d'un calme parfait. On m'a
écrit de Rome que je pouvais y retourner et que
la permission de continuer mes travaux m'était ac-
cordée; mais j'attendrai quelques jours afin de
savoir si nous avons la paix ou la guerre. Dans ce
dernier cas, je n'ai nulle envie de me mettre en
route, — je reste ici ou je vais en Suisse, — car
il pourra y avoir un moment terrible, à Rome, en
cas de rupture. Le peuple attribue aux Français
tout ce qui est arrivé et tout ce qui arriverait, et,
quoiqu'il n'en soit rien, on ne peut et peut-être
on ne veut leur ôter cette idée.
Je me suis félicité mainte et mainte fois de ce
que vous n'avez pas entrepris de venir nous joindre ;
à la suite des événements de 1830. L'intervention armée de l'Au-
triche pour rétablir le duc de Modène et l'archiduchesse Marie-
Louise sur le trône provoqua, le 22 février 1832, l'occupation
militaire d'Ancône par les Français, occupation qui se prolongea
jusqu'en 1838. Les ministres étrangers ayant demandé des expli-
cations au sujet de cette occupation au gouvernement français,
Casimir Périer leur répondit : « Le droit public européen, c'est
moi qui le défends; croyez- vous qu'il soit facile de maintenir les
traités et la paix? Il faut que l'honneur de la France soit aussi
maintenu. »
336 CONSTANTIN.
combien il eût été cruel d'arriver dans de si affreux
moments, et combien cela eût été loin du repos et
de la paix que vous seriez venu chercher! Je crains
bien que ces événements me privent du bonheur
de vous voir jamais à Rome, et c'est un mal à ajou-
ter à tant d'autres.
Au milieu de tous ces troubles et dans l'attente
de ce qui arrivera (car que faire autre chose que
d'attendre?), j'ai essayé de peindre quelque chose
ici, afin de chasser l'ennui du désœuvrement, et
cela me distrait de la politique qui nous absorbe,
car nous sommes sans cesse à l'affût des nouvelles,
ne pouvant rien baser pour l'avenir sans cela,
et dans l'anxiété la plus vive de savoir si nous
serons affligés par la guerre.
Robert, qui est aussi à Florence, me prie de
le rappeler à votre bon souvenir. Il travaille aussi,
il fait toujours des chefs-d'œuvre.
J'ai reçu seulement ici la lettre que vous aviez
remise à M. Etex. Il est comme moi dans l'attente.
Je vous remercie de me l'avoir fait connaître ; il
paraît très bien. Il s'est mis à travailler et, comme
il est laborieux, cela me prive de le voir aussi sou-
vent que je le désirerais.
M. Beyle est arrivé hier. Je n'ai pu encore le
voir. Il part après-demain pour Civita-Vecchia
afin d'avoir des nouvelles de Paris.
Je pense qu'en ce moment on ne s'occupe
guère plus des arts à Paris qu'ici. Il faut convenir
que nous sommes venus au monde dans un temps
CONSTANTIN. 337
où les événements ont été trop rapprochés et que
nous aurons passé une partie de notre vie à ne
rien faire ; ce qui est plus pénible quand l'âge
nous force à compter le peu de temps qui nous
restait encore et que ces événements contribuent
à raccourcir; car pour moi j'en vieillis de dix ans.
Je ne sache aucun de mes amis qui ne se trouve
actuellement attaqué dans ses intérêts, et, de
quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois
que sujet d'inquiétude; mais un bonheur dont,
j'espère, rien ne me privera, c'est celui de votre
bonne et précieuse amitié. Conservez-la-moi bien
vive, je vous prie, et veuillez agréer, monsieur et
très bon ami, les sentiments de ma plus tendre
affection.
A. Constantin.
IX
Rome, le 12 juin 1831.
Monsieur et bien bon ami,
J'ai tant de plaisir à vous écrire que je vous
envoie ma lettre par courrier extraordinaire, aussi
ne vous étonnez pas de la fraîcheur de sa date.
Elle parviendra en France par un brick qui va
partir.
Tout est tranquille ici. On dit que le gouver-
338 CONSTANTIN.
nement a acquiesce aux conditions imposées par
les puissances. Bologne n'est point satisfait. Dieu
sait comment cela tournera et si nous ne serons
point obligés de faire une nouvelle retraite !
M. Beyle, consul à Civita-Vecchia, est ici ma-
lade. Je vous écris de sa chambre. Il me charge
de le rappeler à votre aimable souvenir. Nous re-
grettons bien souvent tous les deux de n'être point
à vos charmants mercredis, que Ton dit plus bril-
lants que jamais.
Les nouvelles que nous avons du Salon ne nous
en donnent pas une opinion bien avantageuse; je
ne regrette nullement de ne pas le voir. Vous n'y
avez rien, mais n'y mettrez-vous rien ?
Je vais prendre un logement en commun avec
M. Beyle; ce qui est une grande jouissance pour
moi. Je me trouverai moins seul et nous nous en-
tretiendrons de nos amis. Je me crois près de lui
moins loin de Paris.
Il me paraît que l'exaspération contre les
Français s'est un peu calmée ici. Nous sommes
donc un peu plus tranquilles. Toutefois il faut se
tenir prêt à partir en cas de nouveaux mouvements
dans les Marches, car on ne manquerait pas de
nous l'attribuer et nous passerions encore un mau-
vais moment.
De grâce, écrivez-moi deux mots et n'oubliez
pas qui vous aime tant.
A. Constantin.
CONSTANTIN. 33g
X
Rome, 26 novembre 183 1.
Monsieur et bien bon ami,
Nous employons tous les jours de fête, Beyle
et moi, à visiter les belles choses tant antiques que
modernes, et ces jours de fête seraient complets si
vous étiez des nôtres. Je vis dans l'espoir que cette
douce illusion pourra se réaliser et je tâcherai,
quand je retournerai à Paris, sitôt mes deux ou-
vrages terminés, de vous engager à y revenir avec
moi.
Je viens de terminer l'ébauche de l'École d'A-
thènes. Cet ouvrage m'a donné une grande peine,
car je n'avais aucun des moyens qui facilitent or-
dinairement le travail : on ne peut point mettre de
carreaux, en sorte que j'ai été obligé de dessiner
tout à l'œil nu sans voir jamais l'ensemble de l'ori-
ginal, ce qui doublait la difficulté. Enfin, à force
de constance, je crois être arrivé à l'exactitude, ou
plutôt, j'ai la conscience de n'avoir rien laissé
passer qui m'ait paru inexact.
Rome est parfaitement tranquille, et pour long-
temps, je l'espère. La majeure partie de la popu-
lation ne désire point de changement. Plus de la
moitié est dans les ordres, le reste vit autour des
ecclésiastiques, en sorte que le nombre de ceux
34o CONSTANTIN.
qui désirent un changement se réduit à peu, et
cette minorité n'a pas la force de l'opérer. L'em-
barras viendra du manque d'argent ; les Légations
et les Marches n'envoient rien.
M. Beyle me charge de vous exprimer combien
il est sensible à votre bon souvenir ; il me semble
être grand admirateur de vos belles et vastes com-
positions et m'assure qu'il a toujours pensé de
même.
On dit qu'on ne nommera pas de premier
peintre du roi. Je le regrette pour l'influence que
vous pourriez exercer sur les arts, influence que
les facilités de cette place rendaient jusqu'ici plus
directe, mais qui nen existera pas moins désor-
mais. Quant au titre, celui de premier peintre du
monde vaut bien l'autre, il y a longtemps qu'il
vous est échu.
Nous jouissons du plus beau temps du monde.
De mémoire d'homme, on n'a vu un octobre aussi
beau. Vous savez que ce sont les Bacchanales de
Rome. Aussi le peuple s'en est donné ; ils disent
que le vin ne se conserve pas d'une année à l'autre
et qu'il faut finir le vieux pour faire place au nou-
veau. Jugez de la joie.
Croyez que personne ne vous est plus sincère-
ment attaché que votre tout affectionné
A. Constantin.
CONSTANTIN. 341
XI
Rome, le 19 décembre i8ji.
Monsieur et très bon ami, -
Nous jouissons ici d'une parfaite tranquillité,
nous n'avons aucune crainte du choléra, car il ne
paraît pas s'approcher de nous trop rapidement ;
l'ennui véritable qu'il nous donne, c'est la précau-
tion qu'on prend à parfumer et à ouvrir les lettres,
ce qui occasionne leur retard, ou, ce qui est pire,
leur perte.
Le temps est délicieux cette année; les pluies,
qui d'ordinaire nous ennuient fort à pareille époque,
ne sont pas venues, pas plus que le froid, et, ce-
pendant, bien peu d'étrangers. Au fait, dans l'état
où sont les choses, tant politiques que sanitaires,
on aime autant être chez soi, car les certificats de
santé qu'on exige des voyageurs rendent les trajets
bien fatigants.
Je viens d'envoyer à M. Brongniart l'ébauche
de l'Ecole d'Athènes; la peine que m'a donnée cette
réduction est bien grande et il a fallu toute la force
de ma volonté — et surtout le sentiment du malheur
que causerait la perte de cette fresque qui s'en va
chaque jour — pour que je n'abandonnasse pas
mon entreprise. Nous avons, M. Beyle et moi,
abandonné le quartier de la place d'Espagne pour
342 CONSTANTIN.
nous retirer dans le centre de la ville ; c'est pres-
que un pays nouveau pour nous et qui a bien plus
le caractère national; cela nous éloigne un peu de
quelques maisons à conversa\ione, per conto mio
tutto meglio. D'ailleurs, cette année est bien tran-
quille ; peu de monde, pas de théâtre (ce qui est
lepeggio di tutto). Nous sommes dans l'Avent, point
de carnaval; on se rappelle Tannée dernière et
Ton craint, quoiqu'il n'y ait rien à craindre. Nous
avons pour ressource l'ambassade, soirées tous les
mardis. Vous connaissez l'amabilité de cette fa-
mille, et, depuis l'arrivée de l'ambassadrice, ces
soirées ont commencé, ce qui est bien suffisant
pour moi.
M. Beyle me charge de mille choses honnêtes
pour vous. 11 veut bien prendre le soin de vous
faire parvenir cette lettre par un paquebot qu'on
envoie à Marseille, ce qui me donne la certitude
qu'elle vous parviendra.
Ecrivez-moi, de grâce, et pensez quelquefois à
celui dont le cœur est toujours près de vous.
A. Constantin
CONSTANTIN. 3tf
XII
Rome, le 18 mai 183*.
Monsieur et bien bon ami,
Me voici enfin, et depuis bien peu de jours,
dans la ville éternelle. J'ai cru que les événements
politiques me retiendraient ad vitam œternam de
l'autre côté des Alpes. J'étais à Ghambéry à at-
tendre le résultat des affaires de Lyon avant de
m'éloigner davantage. Ce n'est qu'après la certi-
tude que tout était terminé que j'ai continué ma
route. Mon frère m'a accompagné jusqu'à Gênes;
j'ai séjourné quelque temps à Turin, où des amis
m'ont retenu. A Gènes, j'ai pris le bateau à vapeur,
et, par le temps le plus beau, la mer la plus calme,
la société la plus choisie, j'ai fait la traversée jus-
qu'à Civita-Vecchia; de là à Rome, il faut huit
heures.
Rome me parait plus belle encore. J'attribue
cela à la privation où j'ai été pendant près d'un
an. Les têtes me semblent toutes superbes. Je vais
tout revoir et suis ravi plus que jamais. Joignez à
cela l'envie de travailler qui me talonne, un temps
magnifique, des amis que je retrouve avec plaisir;
vous envierez mon sort.
Tous les artistes me demandent de vos nou-
velles : fort heureusement, j'en ai de bonnes à
344 CONSTANTIN.
donner. Vous m'avez écrit que vous aviez repris
vos travaux ; j'espère que vous êtes toujours dans
la même disposition, et que les événements de
Paris n'auront apporté à vos projets aucun chan-
gement.
La maison Vernet s'est bien vite informée de
vous, et chacun a paru content de ce que je leur
ai dit. Le papa Carie surtout vous est extrême-
ment attaché : quand je lui ai dit que vous m'aviez
souvent parlé de lui, il a été dans la joie. J'étais
heureux aussi de ces quelques moments de bon-
heur dont vous faisiez jouir ce bon vieillard, mo-
ments qui sont assez rares pour lui. Horace vient
de partir pour Turin et va faire le portrait du roi
Charles-Albert.
On s'occupe beaucoup, parmi les artistes fran-
çais, du directeur qui remplacera Horace. Les uns
disent que ce sera Ingres, les autres disent
Schnetz. On dit que Ingres est dégoûté de Paris,
et que sans doute il demandera cette place et qu'il
l'obtiendra. Je ne sais s'il sera plus heureux au
milieu de ces jeunes gens. La moindre chose qu'ils
feront hors des principes sévères qu'il professe
l'affectera beaucoup1.
M. Beyle2 me charge de le rappeler à votre
r. M. Ingres succéda, en effet, à Horace Vernet.
2. M. Beyle, dont il a déjà été parlé da*ns cette correspon-
dance, écrivit sous le nom de Stendhal les Lettres sur V Italie et
plusieurs autres ouvrages fort estimés ; il était alors consul de
France à Civita-Vecchia. Ce poste lui permettait de séjourner à
CONSTANTIN. 345
aimable souvenir; je crois qu'il s'ennuie un peu,
car il s'est mis à travailler.
On a changé les tableaux du Vatican ; mainte-
nant ils sont dans une galerie neuve, plus étroite
que celle de Paris ; le jour est en face, on les voit
mal et on ne peut les copier qu'avec la plus
grande difficulté. Le pape vient tous les jours se
promener dans cette galerie; il faut tout déplacer,
chevalets, tables, etc., etc. Ayez la bonté, mon-
sieur et très bon ami, de m'écrire deux mots.
Voici bien longtemps que je n'ai eu de vos nou-
velles. Mille et mille tendres choses à Mme Gérard
et à M1,e Godefroid-, mes amitiés à nos bons amis
du coin du feu.
A. C.
XIII
Rome, le 16 juillet 1834..
Monsieur et bien bon ami,
J'ai eu le plaisir de vous écrire peu de jours
après mon arrivée ici ; j'espère que ma lettre vous
sera parvenue, car on m'a dit que vous deviez
aller prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle. Vous êtes
bien inspiré d'aller dans le Nord, j'envie votre
Rome et d'y satisfaire ses goûts prononcés pour l'art italien,
qu'il a souvent apprécié avec justesse. Sa critique sur la pein-
ture et la musique est remplie d'aperçus neufs et piquants.
346 CONSTANTIN.
sort ; nous avons ici des chaleurs bien fatigantes,
j'en ai été incommodé quelques jours. J'ai repris
mes travaux ; il faut vraiment un grand courage
pour ne pas rester oisif dans ces temps-ci ; c'est
le plus grand plaisir qu'on puisse éprouver. On est
sensible à tout ce qui cause le moindre mouve-
ment; c'est un travail de marcher; aussi ai-je pris
le parti d'aller au Vatican en voiture, afin de pou-
voir travailler en arrivant là, perché sur une
échelle, en face du tableau de la Transfiguration.
Je passe quelques heures chaque jour à gémir,
tant à cause de la chaleur que par la difficulté du
travail, difficulté augmentée par la manière dont
les tableaux sont placés. Du reste, notre vie est
aussi monotone que possible, car nous ne pou-
vons plus penser aux courses aux environs qui
font tout le charme de ce pays. Nous dînons tous
les jours avec M. Beyle dans une osteria où Métas-
tase a mangé sa fortune, c'est l'ancien Fnlcone.
Ce moment est le seul agréable de la journée.
Nous le prolongeons bien souvent jusqu'à dix
heures. Nous parlons de nos amis et surtout de
vous, cher monsieur. De là, nous allons nous as-
seoir dans un café, respirer le peu d'air qu'il y ait
dans les rues de Rome, et nous rentrons. Vous
voyez que je ne vous fais pas un tableau bien sé-
duisant de notre vie; malgré tout ce que je vous
en dis, cependant, il reste encore quelque chose
qui plaît, qui entraîne. Chaque moment de repos,
chaque fois qu'on s'assied, c'est un plaisir; puis la
CONSTANTIN. 347
chaleur, malgré l'apathie qu'elle vous donne, a
quelque chose qui séduit encore. Puis, le charme
de Rome est dans cette indépendance absolue
dont on jouit. On est entièrement à son travail, on
est sûr de sa journée. Cette habitude prise, on
trouve que ce genre de vie est peut-être le préfé-
rable pour qui n'a plus vingt-cinq ans.
Je voudrais bien, cher monsieur, que vous fus-
siez des nôtres pour venir le soir, à la fraîcheur,
manger des figues place Navone. Voici le mo-
ment où toute la société de Rome va s'asseoir à
onze heures sur des bancs de bois ; les figues sont
étalées, le marchand de vin et de jambon est là,
chaque société se réjouit au clair de la lune; ce
n'est pas sans caractère. Que n'en êtes-vous? Je
vous jure que si vous étiez ici, je ne regretterais
plus rien, et que Rome serait pour moi le séjour le
plus heureux. Adieu, monsieur et bon ami, lais-
sez-moi rêver que vous pouvez y venir, c'est une
consolation pour le plus affectionné de vos amis.
A. C.
XIV
Rome, le n novembre 183 +
On m'avait assuré que vous étiez allé faire
une course à Berlin après les eaux d'Aix-la-Cha-
pelle; Delaroche me l'avait dit aussi. Les Vernet
348 CONSTANTIN.
me dirent que vous étiez accompagné de David
le sculpteur, en sorte que je ne doutais nulle-
ment que ce ne fût vrai. Si j'avais su que ce
voyage dût se borner au séjour des eaux, je vous
aurais écrit depuis longtemps pour savoir comment
vous êtes. Les eaux vous ont-elles fait le même
bien que l'autre fois? Comment allez-vous? Vous
avez terminé les deux pendentifs ; voilà de nou-
velles choses à admirer ; vous serez assez bien,
j'espère, pour achever les deux autres1.
Nous sommes ici dans un état de sécheresse
qui afflige les gens de la campagne. Il y a dix mois
qu'il n'a plu. C'est cependant une chose bien
douce que cette continuité de beaux jours. Il est
vrai que la chaleur a été bien forte cet été, mais
depuis six semaines nous avons une température
ravissante. Que n'êtes-vous ici? Que de courses
nous ferions ensemble! J'ai peu profité de ces
beaux jours pour la promenade; j'ai été retenu par
ma copie de la Transfiguration . On ne peut pas
être plus de douze pour travailler dans la galerie ;
beaucoup attendent les places ; je suis donc obligé
de me hâter.
Delaroche travaille à ses esquisses de la Ma-
deleine2. Je n'ai rien vu de ce qu'il fait. Il m'a
i. Les peintures du Panthéon. Ces quatre pendentifs, que
Gérard ne put complètement achever, représentent : la Justice ,
la Mort, la Patrie et la Gloire. Ils ont été gravés par M. Ba-
zin, dans l'œuvre de Gérard.
2. Paul Delaroche avait été chargé de faire des esquisses
CONSTANTIN. 349
dit avoir dîné avec vous peu de temps avant son
départ, ce fut chez le roi. Horace veut être
le Ier janvier en voiture pour retournera Paris. On
nous dit qu'il a la place de M. deForbin^j'ai^peine
à le croire, et j'aurais peur pour les peintres d'his-
toire. Je pense aller faire une promenade en
Suisse aussitôt que j'aurai terminé ma copie. Je
n'ai cependant pas cuit le premier feu, cela s'ap-
proche pourtant, le plus long est fait. Cornélius,
le peintre de Munich, est ici. Il fait un grand car-
ton pour une fresque qu'il doit peindre là-bas et
qui fait suite à d'autres peintures qu'il a exécutées
dans une église. Celle-ci représente le Jugement
dernier. Il y a là de très belles choses et beaucoup
de talent. Ce n'est cependant pas ce que j'atten-
dais, d'après les estampes que j'avais vues de lui.
Il me semble que cela manque un peu d'étude. La
plus grande partie de ce carton est faite sans na-
ture. Les Allemands font tout de mémoire. Us pré-
tendent que la nature refroidit. Cela peut être
vrai en certaines circonstances, mais cela exclut
la variété : les réminiscences arrivent, tant pour
les caractères des têtes que pour les ajustements.
Il est difficile aussi d'être neuf dans ce sujet. On
arrive presque malgré soi à répéter les idées de
pour la décoration de la voussure centrale qui domine le maître-
autel de l'église de la Madeleine, à Paris. L'exécution de ces
peintures lui fut retirée et fut donnée à Ziegler.
> 1. Celle de directeur général des musées royaux. Cette place
fut donnée à M. de Cailleux, après la mort de M. de Forbin.
35o CONSTANTIN.
Michel- Ange, de Beato Angelico, de l'Orcagna,
qui tous trois l'ont traité de main de maître.
Me laisserez-vous longtemps sans lettre? Mille
choses tendres à Mme Gérard.
A. C.
XV
Rome, le 12 février 1835.
Monsieur et très bon ami,
J'avais écrit deux mots à Mlle Godefroid, dont
j'avais appris la maladie et la convalescence, et j'a-
vais remis le billet à M. Ampère; mais comme il a
eu le malheur de se trouver sur le vaisseau à vapeur
le Henri IV, qui a péri, je crains que ledit billet ne
soit resté dans les effets des voyageurs qui ont
été perdus. Les passagers ont été heureux d'en
être quittes pour trente-six heures de froid et de
mauvais temps passées sur un rocher, car on n'a
pas voulu les laisser toucher le rivage sans que la
santé ait statué si on les mettrait en quarantaine
ou si on leur donnerait libre pratique. Enfin ils
l'ont obtenue, mais il a été impossible de sauver
le bâtiment.
M. Delaroche a épousé la semaine dernière
Mlle Vernet. Tout s'est fait sans éclat. Ils se sont
mariés à Saint-Louis des Français, à dix heures
du soir; les témoins seuls ont été prévenus. Tout
va bien, ils paraissent contents.
CONSTANTIN. 35i
Nous nous sommes réunis avec les artistes alle-
mands pour donner un dîner d'adieu à M. Vernet,
et en même temps nous avons engagé M. Ingres
pour sa bonne arrivée. Tout s'est passé avec une
parfaite harmonie. Je vois avec bien du plaisir les
différentes écoles se rapprocher et sympathiser
bien plus que par le passé. M. Cornélius, que je
vois souvent et que j'aime beaucoup, vu son hono-
rable caractère, me parle souvent de vous et me
charge de le rappeler à votre souvenir.
Il faut que je vous dise que, le lendemain du
dîner d'adieu, le cuisinier qui s'en était chargé a
été condamné à cent piastres d'amende que nous
avons payée entre nous. Cette amende lui a été
infligée pour avoir fait un repas gras un jour de
maigre. Notez que nous n'étions pas dans une
auberge, mais dans une maison particulière, et
que du reste on fait gras dans toutes les trattorie
sans qu'il en coûte un baiocco d'amende aux trai-
teurs.
Ingres est installé à l'Académie ; Horace va
se mettre en route la semaine prochaine. Une
indisposition du bon papa Carie a retardé le dé-
part de la famille.
J'ai cuit en premier feu la copie de la Transfi-
guration. Elle a parfaitement réussi. Je suis occupé
à la retouche. J'avance peu, mes yeux sont fati-
gués. Mon intention est de partir pour la Suisse
aussitôt mon ouvrage fini. J'irai vous voir et vous
embrassera Paris, puis je reviendrai passer l'hiver
352 CONSTANTIN.
ici, car c'est vraiment un grand bonheur que la
douceur et la beauté de ce climat. On ne peut
penser à la pluie ou au temps gris sans frissonner.
Plus j'avance en âge, plus l'influence du climat
m'est sensible.
Recevez les tendres et affectueux embrasse-
ments de votre sincère et constant ami.
A. C.
XVI
Rome, le icr avril 1835.
Monsieur et bien bon ami,
Bien que privé de lettres de vous, je ne puis
rester plus longtemps sans vous écrire. J'ai su
indirectement de vos nouvelles et de celles de
Mlle Godefroid, dont j'ai appris avec bien du plaisir
le complet rétablissement. Ne me laissez pas plus
longtemps sans m'écrire un mot, j'en ai le plus
grand besoin, je vous jure, car à chaque instant
ma pensée se reporte vers vous, et votre silence
m'afflige infiniment. Auriez-vous quelque chose à
me reprocher? Non, me dis-je chaque jour, mon
cœur est toujours le même et ma reconnaissance
est aussi vive qu'elle a toujours été. Je sais que,
si je jouis de quelque bonheur en ce monde, c'est
à vous que je le dois. Vous avez été pour moi un
second père et je vous ai toujours aimé comme
CONSTANTIN. 353
tel. Je voudrais vous parler un peu de Rome, mais
je reviens toujours à ma première pensée.
Je vois assez rarement Ingres qui, depuis son
arrivée, ne quitte pas la villa Médicis. Moi, je
vais au Vatican, et le soir, ayant besoin de reposer
mes yeux, je sors peu.
Je vois souvent un artiste qui me paraît être
un vrai philosophe, c'est Cornélius. Je vais quel-
quefois le voir le soir. J'assiste à son travail. 11
dessine à la lampe. Nous parlons bien souvent de
vous, car il fait le plus grand cas de votre talent
et de votre personne. Il a presque terminé son car-
ton du Jugement dernier. C'est une composition très
remarquable. Il s'est beaucoup inspiré de VEnfer
du Dante. Il ne pouvait puiser à meilleure source.
Delaroche travaille comme un diable. Son ma-
riage ne lui fait pas perdre une heure. J'avance
beaucoup la copie de la Transfiguration, que j'au-
rais terminée sans les vacances de la semaine
sainte. On me dit que cette copie est bonne; elle
me paraît exacte. Mon travail fini, j'irai passer les
chaleurs en Suisse, puis je ferai une course à
Paris pour avoir le plaisir de vous embrasser.
En attendant, recevez les compliments bien
tendres que je vous adresse, ainsi qu'à ces chères
dames, et croyez-moi le plus affectionné de vos
amis.
A. Constantin.
Un de nos amis nous écrit de Venise une ter-
i 23
354 CONSTANTIN.
rible nouvelle : Robert, dit-on, s'est tué. Espérons
que cette nouvelle est fausse, cependant je crains
que cela ne soit vrai l«
XVII
Rome, le icr juillet 1836.
Monsieur et très bon ami,
Je viens d'arriver ici après un voyage en mer
des plus orageux. De Gênes à Civita-Vecchia, j'ai
trouvé le pays bien souffrant de l'absence des
étrangers. Le manque d'argent se fait sentir, les
négociants se plaignent; mais le peuple ne perd
rien de son goût pour le plaisir ; seulement, au
lieu de dépenser dix, il se borne à cinq.
Je désirais beaucoup retrouver en place le ma-
jordome qui y était avant mon départ, le connais-
sant et ayant eu infiniment à me louer de son
obligeance. Il m'avait promis une place pour copier
la madonna de Foligno, à quoi je tenais beaucoup,
car sans faveur on doit attendre son tour et ce
tour vient souvent bien tard à l'âge où je suis.
Aussi me suis-je installé de suite, et heureuse-
1. Léopold Robert s'était en effet coupé la gorge, le 20 mars
«835.
CONSTANTIN. 355
ment à temps, car le majordome vient d'être
nommé cardinal et je ne connais pas celui qui le
remplace.
Sigalon1 avance sa copie. Je crois que ce sera
une belle chose ; il compte la porter à Paris avant
un an. C'est un travail bien pénible pour lui, aussi
pour faire plus vite il s'y met du matin au soir.
Ingres me paraît aimé des pensionnaires. Je
ne le vois qu'une fois la semaine.
M. Beyle est à Paris; vous l'aurez vu sans
doute et il vous aura parlé de ce pays, mieux que
je ne puis le faire moi-même.
Croyez, monsieur et bien bon ami, à ma vive
et constante affection.
A. Constantin.
i. Sigalon, peintre, né à Uzès en 1790, mort du choléra à
Rome en 1837, au moment où il venait d'achever la copie du
Jugement dernier dont il est question dans cette lettre, et qui lui
était commandée par le Gouvernement. Cette copie est à l' Ecole
des beaux-arts. On peut citer de lui les tableaux la Courtisane;
Locuste, etc.
356 CONSTANTIN.
XVIII
Rome, ce 24. décembre 1836.
Monsieur et très bon ami,
Je ne puis laisser passer ces jours de fête sans
venir vous offrir tous les vœux que je forme pour
votre félicité : puisse le ciel vous accorder une
longue suite d'années de bonheur et de santé !
Je ne puis oublier le bien que m'a dit monsieur
Thiers de vos peintures de Sainte-Geneviève.
C'est là une de ces œuvres comme on n'en fait
plus guère, car je crois que la dégradation de
l'art gagne de jour en jour. On m'a dit que les
sculptures de l'Arc de Triomphe (Pradier excepté)
sont bien faibles. C'est facile à croire.
11 n'est plus question du choléra pour cet
hiver, bien que la peur ait été grande ici. Il est
venu jusqu'à Sora (frontière de Naples). J'ai été
deux fois sur le point de partir, puis voulant ter-
miner la madone de Foligno, j'ai attendu jusqu'au
dernier moment et j'ai bien fait, puisqu'il est plus
que probable que nous n'aurons rien cet hiver.
Mais le mal est toujours grand pour l'Italie, car
les étrangers qui sont sa ressource n'y sont point
venus et, partant, la misère est grande. Grâce à
Dieu, c'est un peuple vraiment philosophe sans
CONSTANTIN. 357
le savoir, il supporte ses maux avec patience et
ne perd en rien de sa gaieté ni de son goût pour
les plaisirs. Je ne sais comment ils font, mais ils
ont toujours de l'argent pour s'amuser ; tant mieux î
il y a loin de là aux Genevois, qui oublient le pré-
sent pour un avenir toujours incertain.
Sigalon a terminé la copie du Jugement der-
nier : bonne copie d'un chef-d'œuvre ; ce sera là
un ouvrage intéressant pour Paris.
On continue et très bien les copies des Loges
de Raphaël; elles sont faites avec scrupule.
Toschi a été ici pendant quelque temps.
Comme je vous l'ai écrit, il avait envie de graver
l'Ecole d'Athènes, mais je ne crois pas qu'il ait
encore pris la résolution de se mettre à l'œuvre :
c'est un travail qui demande une somme assez
forte en avances.
Veuillez, je vous prie, cher monsieur, me rap-
peler au souvenir de nos amis communs, et croyez-
moi pour la vie votre tout affectionné.
A. Constantin.
MORGHEN (RAFFAELE)1
(Cette lettre est d'une date postérieure à novembre 1814..)
A Monsieur le très honorable professeur, che-
valier de la Légion d'honneur.
Appelé par M. le sénateur conseiller Degli
Alessandri, président de cette académie des beaux-
arts, de la part de S. E. M. le prince Corsini, con-
seiller d'État, à donner une décharge de la com-
mission que vous m'avez donnée de graver votre
tableau représentant les trois âges de l'homme,
je me trouve forcé d'y adhérer malgré les enga-
gements antérieurs, de vous bien connus, qui m'ont
poussé plus d'une fois à vous prier de me dispen-
ser de cet honorable travail que vous vouliez bien
me confier et que j'acceptai eu égard à vos insis-
i. Morghen (Raffaele), célèbre graveur né à Portici, près de
Naples, en 1761, mort à Florence en 1833, élève de son père
Philippe Morghen et de Volpato, qui lui donna sa fille en ma-
riage (1781). En 1793, il se rendit à Florence sur les sollicitations
du grand-duc Ferdinand II. On lui doit, outre une foule d'excel-
lents portraits, un grand nombre de gravures estimées, notam-
ment : la Vierge à la chaise, d'après Raphaël; des Vierges.
d'André del Sarto et du Titien ; la Cène, de Léonard de Vinci et
V Aurore, du Guide.
MORGHEN RAFFAELE. 35g
tances réitérées, mais à la condition qu'aucun
temps ne me serait prescrit; malgré, dis-je, les
engagements pris, le cuivre se trouve non seule-
ment préparé à l'eau-forte, mais quelques drape-
ries sont faites au burin, et le fond est presque
terminé.
Il est vrai que cinq années se sont écoulées
depuis l'époque du contrat; mais il est vrai aussi,
comme vous le savez, que six mois environ ont été
employés à l'exécution du dessin, et depuis j'ai
dû terminer la Transfiguration , puis le Noli me
tangere du Barroccio, d'après contrat de 1800;
Napoléon sur le mont Saint-Bernard, suivant con-
trat avec le gouvernement; la Madone de Raphaël,
dite « del Cardellino » (du chardonneret), suivant
contrat du 7 novembre 18 10, toutes choses qui
comportaient un espace de temps d'environ cinq
années. A ces travaux il y a lieu d'ajouter la gra-
vure du portrait de S. M. très chrétienne, dont
je n'ai pu me dispenser par toutes les raisons pos-
sibles, et pourtant (bien qu'aucun délai ne me fût
prescrit) j'ai pu vous témoigner tout mon empres-
sement en poussant le travail jusqu'au point où il
se trouve actuellement.
Il est vrai, d'ailleurs, que par ma lettre adres-
sée à S. E. le comte Buol de Schwavestein, en
novembre 18 14, après l'avoir entretenu de l'affaire
en question, je dis finalement que, pour parler en
quelque façon du temps voulu pour terminer le
cuivre, il ne me paraissait pas devoir être moindre
36o MORGHEN RAFFAELE.
de deux années, mais je ne manquai pas de faire
observer qu'il me restait encore des engagements
antérieurs à remplir.
Dans cet état de choses, dès qu'il s'agit au-
jourd'hui, non d'indiquer approximativement un
délai, mais de prendre un engagement formel
pour terminer la planche, et voulant être certain,
autant qu'il dépend de moi, de ne pas manquer à
ma parole, ne voulant pas d'ailleurs négliger dans
ce travail les soins que mérite un tel sujet, je dois
définitivement vous prévenir que je ne puis don-
ner ma parole de le terminer avant la fin de Tan-
née 1818.
Pour vous, très digne monsieur Gérard, artiste
distingué et connaisseur compétent, vous pouvez
comprendre de vous-même que, pour mener à fin
un cuivre de cette dimension, le temps fixé est
nécessaire. Néanmoins, je serais heureux que
vous voulussiez consulter deux des premiers ar-
tistes graveurs près de vous, lesquels, en con-
frontant avec le tableau l'épreuve du cuivre dont
vous êtes en possession, seront à même de déci-
der si réellement j'ai indiqué le moindre délai
possible. Voilà tout ce dont je crois devoir vous
informer.
Rempli de l'estime la plus distinguée, je suis
votre très dévoué et obéissant serviteur.
Raffaele Morghen.
GERARD. 36i
LE BARON F. GERARD A S. E. LE MINISTRE
' DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
S juin 1816.
Monseigneur,
• ' ■ .
Le goût éclairé de votre Excellence et la pro-
tection qu'Elle a toujours accordée aux Beaux-
Arts me font espérer qu'Elle ne trouvera pas
trop indiscrète la prière que je prends la liberté
de lui adresser. Depuis très longtemps M. Mor-
ghen, célèbre graveur à Florence, a entrepris
pour moi la gravure de mon tableau des Trois
Ages et j'ai tout lieu de craindre que ce travail ne
soit plus négligé que jamais. Il n'est pas douteux,
Monseigneur, que si votre Excellence daignait
recommander cette affaire au Ministre résident
de France à Florence, il n'en résultât un très
grand avantage pour Pachèvement et le succès
d'un ouvrage qui, peut-être, ne serait pas sans in-
térêt pour notre école. Si votre Excellence. Mon-
seigneur, a l'extrême bonté de m'accorder un
mot de recommandation, je l'accompagnerai d'une
note qui donnera à M. le chevalier de Vergennes
une idée exacte de mes rapports avec M. Mor-
ghen.
3C2 GÉRARD.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsei-
gneur, de votre Excellence, le très humble et très
obéissant serviteur.
Signé : F. Gérard.
GÉRARD A MORGHEN
A PROPOS DE LA PLANCHE DES TROIS AGES.
Paris, vers 1819.
Monsieur le chevalier,
J'ai l'honneur de vous accuser réception de
l'épreuve que vous m'avez annoncée, et de vous
en faire mes remerciements.
Je vois avec plaisir que l'harmonie et le clair-
obscur s'améliorent à mesure que le travail s'a-
vance, et que déjà, en beaucoup d'endroits, se
reconnaissent les précieuses et suaves qualités du
burin de Morghen. Quant à l'étude plus précise
de la forme, je me confie en toute assurance à
vos promesses ; je recommande cependant à votre
attention les jambes et les pieds du vieillard et
principalement les genoux de la jeune femme, qui
me semblent encore trop ronds et trop forts.
Quant aux têtes, je pense que vous les réserve-
rez pour la fin. Vous ne m'avez pas expliqué, cette
GERARD. 363
épreuve étant seule, si je dois considérer cet en-
voi comme indiquant l'époque du troisième paye-
ment; ayez l'obligeance de me faire savoir si c'est
là votre intention. Il ne serait pas impossible
que j'eusse l'honneur de vous voir avant l'arrivée
de votre réponse à Paris, cependant je vous prie
de me l'adresser ici et je donnerai tout aussitôt
l'ordre, s'il y a lieu, pour que ce payement soit
effectué.
Je me recommande de nouveau à toute votre
bienveillance à mon égard, pour que vous ne sus-
pendiez pas l'achèvement d'un travail auquel j'at-
tache chaque jour plus de prix.
Recevez, je vous prie, l'assurance des senti-
ments avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
Monsieur le chevalier,
Votre très humble serviteur.
F. Gérard.
364 MORGHEN RAFFAELE.
II
f
Florence, 17 avril 1819.
Très honorable monsieur le chevalier,
J'ai reçu votre dernière lettre en même temps
que Fépreuve de votre cuivre retouchée, et l'es-
quisse des trois têtes que je trouve peu différente
du dessin qui est entre mes mains. Je tâcherai de
faire tout mon possible pour vous satisfaire, mais
pour ce travail j'ai été très malheureux dans la
préparation de l'eau-forte, ayant été forcé de la
faire faire par une autre main, par suite de mon
absence, pour exécuter, comme vous le savez, la
gravure du passage du Saint-Bernard. De là
toutes les déconvenues qui s'en sont suivies, parce
que tout dépend de la préparation. Appartenant
à l'art, et jugeant bien dès le commencement
d'une œuvre ce qu'elle sera à la un, j'ai cru devoir
vous écrire que j'aimerais mieux perdre tout le
travail fait et annuler le contrat, mais cette pro-
position ne vous ayant pas convenu, monsieur le
chevalier, je ferai tout ce qui dépendra de moi
pour le mener à fin, le moins mal qu'il me sera
possible. Le très haut personnage, dont vous me
parlez comme ayant accepté la dédicace de votre
planche, m'est bien connu ; il est même venu me
voir dans mon atelier, je lui ai montré le travail
MORGHEN RAFFAELE. 365
et c'est alors qu'il me dit en avoir accepté la dédi-
cace, Vous savez qu'il s'agit du prince de Metter-
nich.
Je vais donc m'en occuper autant que je pour-
rai pour l'avancer, et aussitôt que j'en aurai tiré
une autre épreuve, je m'empresserai de vous
l'expédier.
En attendant, je vous prie d'agréer les senti-
ments de la haute estime et de la considération
avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
Monsieur le chevalier,
Votre très dévoué serviteur.
Raff. Morghen.
ARY SCHEFFER1
Paris, vers 1821.
Monsieur,
Me permettrez- vous, en me prévalant de votre
ancienne bienveillance pour moi, de recomman-
der à votre intérêt M. Frédéric Hébert, fabricant
de châles de cachemire, exposant sous le n° 164?
C'est dans son établissement, qui date de 181 5,
qu'on a fait les premiers essais des machines et
des divers procédés qui ont porté à un aussi grand
point de perfectionnement cette branche d'indus-
trie. Recommandé par les suffrages de tous ceux
qui s'occupent de cette fabrication, je réclame
1. Ary Scheffer, né à Dordrecht (Hollande), en 1794, vint
à Paris vers la fin de l'Empire et entra dans l'atelier de Guérin.
Ses commencements furent difficiles. Gérard fut un des premiers
à lui venir en aide, en le présentant au duc d'Orléans (Louis-
Philippe) comme professeur de dessin de ses enfants. Ainsi que
tous les grands artistes, Scheffer s'est transformé plusieurs fois ;
il cherchait sans cesse, et, jusqu'à la fin de sa vie, il a fait les
plus grands efforts pour élever son exécution à la hauteur de sa
pensée. Il n'a jamais brigué le titre académique. Il est mort
en 1858.
ARY SCHEFFER. 067
pour lui votre appui dans la distribution des mé-
dailles d'or, dont le jury général, je crois, est ap-
pelé à limiter le nombre. Si je me permets de
vous parler de lui, c'est que je sais qu'avec une
fortune fort modique, il a plutôt agi comme artiste
désireux de perfectionner, que comme manufactu-
rier voulant acquérir une grande aisance.
Des circonstances tristes et fâcheuses m'ont
fait rester chez moi depuis dix-huit mois; j'ai re-
gretté de ne pas pouvoir aller vous voir et sur-
tout d'avoir manqué vos bons avis ; j'espère que
vous me les donnerez cette année. Vous savez
que je ne garde pas moins de reconnaissance de
vos conseils, que de la bienveillante protection
que vous m'avez accordée en 1817, et à laquelle
je dois d'avoir pu continuer la peinture.
Recevez, monsieur le baron, l'assurance de
mon respectueux dévouement.
A. Scheffer.
II
Monsieur,
M. Leahy, peintre anglais, à qui lord Stuart a
donné une lettre pour vous, me prie de vous de-
mander si vous voudriez bien le recevoir aujour-
d'hui et, comme il s'exprime avec difficulté en
français, si vous voulez bien me permettre de lui
3C8 ARY SCHEFFER.
servir d'interprète. Veuillez bien, si cela ne vous
dérange pas trop aujourd'hui, me faire dire l'heure
où nous pourrions nous présenter.
Je viens de recevoir une nouvelle preuve de
votre bonté pour moi dans la commande du ta-
bleau pour Clermont. Comme je n'ai pas oublié
que c'est à vous que je dois d'avoir pu poursuivre
ma carrière, je n'aurai pas besoin de vous assurer
combien je suis touché de toute faveur qui me
vient de vous et qui me prouve que vous ne re-
grettez pas ce que vous avez déjà fait pour moi.
Pour exprimer ma reconnaissance d'une manière
un peu tudesque, vous ne la croirez pas moins
sincère, du moins j'ose l'espérer.
Agréez, monsieur, l'assurance du plus parfait
dévouement.
A. SCHEFFER.
III
LETTRE ADRESSEE A M. CH. LENORMANT1.
Paris, vers 1840.
Elève de Pierre Guérin, j'exposai en 1819 un
grand tableau représentant le Dévouement des six
bourgeois de Calais. Ce tableau déplut excessive-
1. Cette lettre a été publiée par M. Ch. Lenormant dans sa
notice sur Gérard.
ARY SCHEFFER. 36g
ment aux aristarques du moment, et le journal la
Renommée, entre autres, consacra trois grandes
colonnes à prouver que c'était, non seulement
l'œuvre d'un mauvais artiste, sans talent et sans
savoir, mais encore l'œuvre d'un mauvais Fran-
çais. J'étais très pauvre, très ignoré, et je restai
anéanti sous Fanathème. Je fus bien étonné quand
mon maître m'annonça que M. Gérard désirait
connaître le jeune auteur du malheureux tableau.
Je me rendis chez lui, il me reçut avec cette bien-
veillance digne que vous lui avez connue. Il loua
beaucoup et la composition du tableau et l'ex-
pression des têtes, tout en me donnant des avis
très sévères sur l'exécution et la couleur; puis il
me demanda ce que j'allais entreprendre de nou-
veau. Je disais la vérité en lui répondant que,
sans encouragements, j'allais quitter la carrière
des arts, et que j'étais trop pauvre pour entre-
prendre un autre tableau. Il m'engagea à prendre
patience et à revenir dans quelques jours.
Quand je me rendis chez lui, il me remit une
lettre de commande pour un tableau de 3,000 francs
qu'il venait d'obtenir pour moi du préfet de la
Seine; dans ce moment, c'était presque une for-
tune. Plus tard il me fit commander d'autres ta-
bleaux : enfin c'est à lui que je dois d'avoir été
choisi, en 1821, comme maître de dessin des en-
fants de M. le duc d'Orléans, aujourd'hui roi, et
notez bien que jamais dans ce temps je n'allais
chez lui que quand il me faisait appeler pour
1. 24
37o ARY SCHEFFER.
nVannoncer ce qu'il avait inventé pour m être
utile.
J'étais loin d'être ingrat, mais j'étais trop né-
gligent et de plus trop franc lorsqu'il s'agissait de
peinture. Malgré cela, M. Gérard me conserva
toujours la même bienveillance et ne cessa de me
prodiguer, avec des encouragements flatteurs, des
conseils fort sévères et les meilleurs que j'aie ja-
mais reçus. Aujourd'hui je sens mieux encore le
prix de cette bienveillance que dans le moment
même.
Ary Scheffer.
TOSCHI1
Parme, ti mai 1821.
Très honorable ami,
Depuis plus d'un mois je devrais vous avoir
écrit que le cuivre est couvert et que l'opération
a réussi au gré de mes désirs, ce qui, à mon avis,
assure la réussite d'une gravure de ce genre ;
mais je ne cesserai de vous dire que je suis un
paresseux quand il s'agit d'écrire-
Maintenant je m'occupe à passer le burin dans
de certaines parties et, si je puis en trouver le
temps, j'aurai le plaisir de vous envoyer une
épreuve par Vallardi, qui part dans quelques
jours.
C'est une grande tribulation d'avoir à envoyer
une épreuve de préparation à quelqu'un qui ne
sait ce qu'elle deviendra; mais, si mon amour-
propre ne m'aveugle pas , la préparation du
Henri IV m'assure une heureuse issue, non sans
1. Paolo Toschi, graveur célèbre de Parme, élève de Bervic.
Ses lettres sont traduites de l'italien.
372 TOSCHI.
une grande fatigue ; peu importe, pourvu que je
réussisse.
J'ai eu, il y a quelques jours, l'honneur d'une
visite de S. M., notre souveraine adorée, qui ne se
lassait pas d'admirer et de louer votre tableau.
Quant aux affaires d'Italie, je ne vous en dis
rien, parce que partout se trouvent des gens mal
intentionnés qui se plaisent à interpréter d'une
façon sinistre les expressions les plus innocentes
du plus honnête homme du monde. Ce que je ne
cesserai jamais de dire, c'est que notre souveraine
bien-aimée et le général Neipperg se sont tous
deux admirablement conduits dans ces circon-
stances difficiles, si bien qu'en compensation Sa
Majesté a pu s'assurer que, quelle qu'eût été
l'issue des choses, elle aurait toujours été respec-
tée et aimée. Quoi qu'en disent quelques journaux
étrangers, pas un chat n'a été arrêté ici, malgré
le zèle de gens qui ont produit des listes jetées au
feu en leur présence.
Mille choses à M!ïie Gérard, à M,le Godefroid,
Mmc de Souza, Steuben, Ducis, à M. Paër, et sur-
tout à MM. Percier et Bervic.
Croyez que je ne cesserai jamais d'être votre
plus dévoué serviteur et admirateur.
Paolo Toschi.
TOSCHI. 373
II
Parme, 25 décembre 1821.
Combien je regrette de ne pouvoir accompa-
gner ma lettre d'une épreuve de Y Henri IV ! Mais
cette affaire est d'une telle importance que je ne
puis rien abandonner au hasard ; par conséquent,
j'ai dû faire mordre à diverses reprises (craignant
toujours quelque tour de cette perfide eau-forte).
Cela m'a fait perdre beaucoup de temps. Je puis
cependant vous donner ma parole d'honneur que
mon travail avance régulièrement. J'en suis à pré-
sent au coin où se trouve la femme vêtue de noir :
c'est-à-dire que cela tire à sa fin. Je pourrais, à la
rigueur, vous envoyer les dernières épreuves, mais
je vous prie de patienter encore un peu; je préfère
vous envoyer le tout ensemble, car je me rappelle
un axiome que vous m'avez fait connaître et qui
dit : Lorsque Von doit paraître en public, il faut
avoir une tenue convenable. D'après votre lettre
du 14, je crois devoir comprendre que vous n'avez
pas reçu ma lettre de la fin d'octobre ; je le crois
d'autant plus que, dans le même moment, on m'en
égara deux que j'écrivais àMilan et une à Florence.
Je vous apprendrai que S. M. notre auguste sou-
veraine a bien voulu me nommer directeur des ga-
leries et écoles de l'Académie de notre ville ; cela
m'honore beaucoup, mais ne laisse pas que de me
:^74 TOSCHI.
donner beaucoup d'embarras, et, si je n'avais con-
sulté que mon intérêt, je n'aurais certainement
pas accepté.
Je vous souhaite, ainsi qu'à M",e Gérard, tout
le bonheur que vous méritez, et je vous prie de
me rappeler au souvenir de Mlle Godefroid, de
M. Percier et de M,ne de Souza.
Paolo Tosghi.
III
Parme, 5 octobre 1822.
Monsieur,
Enfin, je puis vous envoyer, par la diligence,
l'épreuve tant désirée I Dieu veuille qu'elle vous
fasse oublier ce long retard, et que mon amour-
propre ne m'ait point trompé sur la réussite de
cette difficile entreprise ! Je suis bien impatient
et bien perplexe en attendant votre sentiment et
votre jugement. Si j'ai le bonheur d'obtenir de
vous un avis favorable, mon courage en sera aug-
menté, et je pourrai vous promettre d'avoir ter-
miné l'année prochaine. Vous trouverez peut-être
que cette épreuve crie1, mais je préfère ce dé-
faut, dans une gravure non terminée, à une har-
1. Che la miaprova grida. Mot à mot : que mon épreuve crie P
c'est-à-dire détone ou s'élève au-dessus du ton.
GERARD. 375
monie faible et au-dessous du ton, maintenant
surtout que nous avons à notre disposition des
moyens d'atténuer ou de rehausser l'effet sur de
grandes surfaces. Je vous envoie deux épreuves :
Tune sur du beau papier de Chine, l'autre sur du
papier blanc, moins beau, mais suffisant, afin que
vous puissiez m'indiquer sur celui-ci les correc-
tions que vous jugerez nécessaires. Je vous serai
obligé d'éviter avec soin toute correction ou
changement qui ne seraient pas tout à fait indis-
pensables, et qui pourraient m'obliger à des ra-
tures, chose dangereuse dans ce genre de gravure.
Je vous prie de présenter mes respects à
Mme Gérard et à MUo Godefroid, et de me rappeler
au souvenir de M. Percier, de Mme de Bawr1.
Croyez bien que je ne négligerai rien pour mériter
l'estime et l'amitié dont vous avez bien voulu
m'honorer.
Votre très dévoué serviteur.
P. T.
GERARD A TOSCHI.
Mon cher monsieur Toschi,
Pans, 1825.
J'ai reçu le 22 du courant votre très belle
épreuve, et je suis convaincu plus que jamais que
1. Voir la lettre de M""' de Bawr, IIe vol.
376 GERARD.
cet ouvrage peut vous placer à la tête de la gra-
vure. Raphaël et les autres grands maîtres sont en
possession d'être gravés depuis trois siècles, aussi
toutes les estampes qui paraissent tous les jours
d'après eux sont soumises à de continuelles
comparaisons; mais une planche de l'impor-
tance de celle-ci, faite d'après un tableau mo-
derne et avec la perfection qu'elle annonce, n'a
point de parallèle dans l'art et elle doit réunir
tout l'attrait du talent à tout le charme de la nou-
veauté ; le moment où elle pourra paraître sera le
plus heureux de ma vie ! Nous passerons quelques
moments ensemble et vous ne vous apercevrez pas,
je l'espère, que vous êtes loin de votre famille.
J'ai passé deux jours à examiner l'épreuve, j'ai
fait de nombreuses remarques, toutes de détail,
et je me recommande à tout l'intérêt que notre
réputation doit vous inspirer, pour avoir le courage
et la patience de faire passer sur le cuivre ces pe-
tites améliorations. J'en ai calqué quelques-unes
pour être plus clair, les autres sont simplement
sur l'épreuve. Je confesse que la plus grande
partie de ces légères erreurs vient de moi seul,
aussi c'est à votre amitié autant qu'à votre talent
que j'en demande la rectification; une des plus fas-
tidieuses sera celle du haut de la jambe gauche du
cheval du roi, qu'il faudra soutenir en dedans et
un peu aussi le dessous du poitrail (dont le travail
est si bien) . Je n'ai rien fait pour la tête du jeune
homme n° 5 ; j'envoie une tête de la grandeur
GÉRARD. 377
du tableau, et celui qui a fait le dessin du Spasimo
saura bien lui donner un peu plus de jeunesse et
de beauté. Du reste, je le répète, tout est marqué
sur Tépreuve, et ce qui n'a point une remarque
est parfait à la lettre. Il est impossible de rien dire
des teintes générales, dans ce moment-ci, mais
vous connaissez trop bien votre art pour qu'il soit
difficile de prévoir quel parti vous saurez tirer des
masses en conservant la lumière et la couleur.
Quant à la disposition des travaux, je n'y aper-
çois pas (un seul endroit excepté, n° 4) le moindre
contresens, soit pour la forme, soit pour le mou-
vement; au premier coup d'œil, j'ai été frappé de
voir les tailles du côté droit un peu plus fines que
celles des figures qui sont sur le même plan du
coté opposé, mais je pense que les unes sont dans
la demi-teinte et les autres dans le clair. La veste
du trompette est peut-être un rien pesante, et
puis je vous recommande, quand vous en serez là,
la petite tète de femme qui est au-dessous, vu
qu'elle doit être la signora Matteï1.
Adieu, mon cher monsieur Toschi, je vous
quitte bien satisfait, désirant de vivre pour voir
cet ouvrage terminé, et pensant comme vous qu'à
la fin de l'année prochaine vous pourrez jouir d'un
grandissime succès2.
F. Gérard.
1. Mm« Gérard.
2. Cetce planche eut en effet un succès qui dure encore;
nous avons cru, la gravure.de Y Entrée de Henri IV étant si con-
378 TOSCHI.
IV
Parme, 31 octobre 18^8.
Très honorable monsieur et ami,
Je ne vous ai pas écrit aussitôt la réception du
portrait de la Pasta, parce que j'attendais d'un
jour à l'autre une lettre de vous. Depuis, j'ai été
gravement souffrant. Je me lève aujourd'hui
pour la première fois et, avant tout autre soin, je
réponds à votre aimable lettre.
Pour ce qui est du prix auquel je pourrais pré-
tendre pour la gravure de votre tableau du Sacre,
je ne puis que vous rappeler que je ne suis pas
homme à avoir des prétentions extraordinaires et
qu'ayant le plus grand désir de faire ce travaille
me trouverai satisfait/si discret que soit le prix que
la maison du Roi veuille y mettre. Je vous
laisse donc faire. Artaria, de Mannheim, me
donne pour le Spasimo 70,000 francs et un certain
nombre d'épreuves. D'après ce point de départ, il
me semble que vous pourriez me faire savoir
quelle somme on est disposé à dépenser pour la
gravure dont il s'agit, et je vous dirai alors si cela
nue, que les détails un peu techniques dans lesquels entre Gérard
ne paraîtraient pas trop longs.
GERARD. 379
me convient ; car dans l'incertitude vous compre-
nez que je ne puis faire le voyage de Paris.
Croyez-moi votre bien dévoué.
Paolo Toschi.
GERARD A TOSCHI.
A PROPOS DE LA GRAVURE DU SPASIMO *.
Paris, mars 1833.
Mon cher monsieur Toschi,
J'ai reçu le 27 du mois dernier, à dix heures
du matin, par la diligence, votre admirable gra-
vure du Spasimo. Je l'ai fait encadrer sur-le-champ
pour qu'elle put être placée le ier mars à l'Expo-
sition, me fondant en cela sur le regret que vous
m'exprimez, dans votre lettre du 10 février, de
n'avoir pas songé à envoyer à temps une épreuve
pour l'Exposition du Louvre.
Vous connaissez, mon cher monsieur Toschi,
tout ce que je pense de votre beau talent; vous
savez aussi combien j'aime votre personne et
vous ne doutez pas, j'espère, de l'attachement que
je vous ai voué pour la vie ; je me flatte donc que
1. Le Spasimo di Sicilia, tableau de Raphaël, aujourd'hui au
musée de Madrid.
38o GÉRARD.
vous me permettrez de dire ma pensée tout en-
tière sur la gravure du Spasimo. Je ne crois pas
que Ton ait pu ni que Ton puisse mieux graver,
mais je crois que vous, Paolo Toschi, pouviez don-
ner à ce bel ouvrage plus de caractère et plus de
fermeté. C'est la conviction que me donne le sou-
venir de l'original et de votre beau dessin. Je sais
bien le reproche de dureté et de sécheresse que
Ton fait, en Italie, aux graveurs français ; vous
savez aussi que nous avons été du même avis sur
ce sujet ainsi que sur tous les autres points de
l'art; les Français, à leur tour, reprochent au bu-
rin italien, en général, un peu de mollesse et de
monotonie ; vous êtes fait pour mettre tout le
monde d'accord, autant qu'il est possible, et, mal-
gré les grands talents qui ont illustré votre art,
mon opinion bien sincère est que vous devez les
surpasser tous. L'immense entreprise que vous
m'annoncez en est la preuve.
Raphaël ne peut être qu'au paradis. Croyez
qu'il intercédera puissamment pour la conservation
de votre santé, qui lui devient désormais si pré-
cieuse.
Adieu, mon cher monsieur Toschi.
F. Gérard.
SCHNETZ1
Rome, le 4. juillet 1822.
Monsieur,
Arrivé à Rome, je me serais empressé de ré-
pondre aux différentes choses que vous m'aviez
demandées relativement à votre atelier de la villa
Médicis, mais en ce temps-là même M. Barbier
partait pour Paris et, comme il y avait fait un ta-
bleau et que, par conséquent, il en pouvait juger
mieux que personne, j'ai jugé inutile tout ce que
je pouvais vous dire à cet égard.
Mais aujourd'hui, apprenant par la voix de la
renommée que vous venez d'exposer votre Corinne,
1. Élève de David, de Regnault et de Gros. Son tableau de
Sixte-Quint et la Bohémienne fit sa réputation (1824). Ceux du
Prisonnier } de YInondation et du Vœu à la Madone sont restés
d'excellents spécimens des productions de notre école moderne.
Schnetz a orné de peintures décoratives plusieurs de nos églises.
Il succéda à Gérard, en 1837, comme membre de l'Institut.
Nommé une première fois directeur de l'Ecole de Rome en
1840, il y resta jusqu'en 1847. Appelé de nouveau à ce poste en
1852, il n'a cessé ses fonctions qu'en 1866, remplacé par M. Ro-
bert-Fleury.
>82 SCHNETZ.
je profite de la permission que vous m'avez don-
née de vous écrire pour mêler ma voix aux justes
louanges dont elle est l'objet. Si vous vous le rap-
pelez, monsieur, je vous prédis le succès qu'elle
obtient aujourd'hui lorsque vous me fîtes l'amitié
de me la laisser voir dans votre atelier; à la vé-
rité, il était inutile d'avoir l'esprit de Calchas ou de
Mllc Lenormand pour 'tirer cet horoscope sur ses
destinées futures; la noble simplicité de sa pose,
la beauté de ses traits et la sublimité de son
expression devaient frapper tout le monde et lui
assuraient d'avance les plus brillants succès.
La plupart des tableaux exposés cette année
m'étaient inconnus et n'ayant sur le Salon, en gé-
néral, que l'opinion que j'ai pu m'en former par
les articles des journaux et quelques détails parti-
culiers, je ne pourrais en parler que par hypothèse ;
mais ce qui m'a frappé, c'est que ces mêmes jour-
naux paraissent tous d'accord sur un point : la
décadence de notre école. Aies entendre, la nou-
velle génération pittoresque semblerait s'écarter
des bons principes et retomber dans les mauvaises
manières. Vous, monsieur, qui pouvez prononcer
sur ce point mieux que personne, voyez-vous, en
effet, les progrès du mal augmentés dans l'Exposi-
tion de cette année, et devons-nous pleurer vérita-
blement sur la décadence prochaine de notre école?
Si les mêmes résultats étaient toujours pro-
duits par les mêmes causes, si l'histoire de Fart
d'un autre peuple pouvait nous servir de lumières
SCHNETZ. 383
dans cette circonstance, nous verrions qu'en Ita-
lie, par exemple, le mauvais goût prit naissance à
côté des œuvres du génie le plus sublime. Michel-
Ange en laissa le germe dans ses immortels ou-
vrages et il se développa bientôt dans son école.
En effet, nous voyons les maîtres qui suivirent ce
génie extraordinaire et le divin Raphaël perdre
de vue en peu de temps la ligne du beau qui leur
était tracée et, ne pouvant plus être grands et su-
blimes à leur exemple, devenir bizarres, extrava-
gants ou follement gigantesques. Cependant à ces
mêmes époques on vit encore briller les Carrache,
les Zuccheri, Guido et surtout leDominiquin, dont
le sentiment fut si parfait. Mais ce n'était pour-
tant plus cette pureté, ce bon goût du siècle de
Léon X. L'art succomba enfin sous le mauvais
goût du siècle dernier et Pompeio Bettoni fut
celui qui jeta la dernière lueur en Italie. Je ne
parle que de l'École romaine, quoique les autres
suivissent à peu près la même marche.
Mais les caractères des nations sont différents
et, par conséquent, leur goût, leurs mœurs et
leurs institutions politiques, les causes qui agissent
dans la prospérité ou la décadence de l'art doivent
également différer. Aussi les lumières que nous
pourrions tirer de ses différentes révolutions pas-
sées ne peuvent suffire pour nous éclairer sur la
marche future qu'il tiendra chez nous; car au
premier coup d'oeil il est facile de saisir la diffé-
rence qui existe. En France, les grands seigneurs
384 SCHNETZ.
n'ont point d'immenses richesses et notre clergé
travaille à reconquérir les siennes, tandis qu'en
Italie nous voyons l'art étouffé en quelque sorte
à cette époque par une surabondance de richesses
sans goût et un luxe mal entendu, parce qu'alors
l'Eglise et ses princes étaient encore tout-puis-
sants par leurs immenses fortunes ; ils avaient
toujours de grandes idées, mais le goût seulement
avait dégénéré. En France, on n'a jamais eu ce
goût des arts comme il a existé en Italie; un sei-
gneur chez nous qui a fait faire son portrait et
deux ou trois dessins d'album se croit un petit
Mécène, ainsi que le curé qui fait reblanchir sa
chapelle gothique. Je sais bien que nos rois ont
toujours été grands et libéraux dans les récom-
penses et les encouragements qu'ils ont donnés
pour les arts, et que sans le gouvernement, en
France, l'art ne serait peut-être jamais parvenu au
rang distingué où il est arrivé. Mais ceci ne dé-
truit ni mon raisonnement ni la conséquence que
j'en veux tirer, c'est-à-dire que si véritablement
des symptômes de décadence s'annoncent dans
notre école, l'origine ou le principe n'en sera pas
le même ; nous devrons en chercher la cause dans
nos goûts et nos mœurs antipittoresques, et sur-
tout dans cette mesquinerie si funeste qui semble
dominer en Europe et qui pourra faire chez nous
ce que le goût du grand, mal entendu, et la profu-
sion des richesses firent en Italie.
Mais, je vous le répète, monsieur, c'est par
SCHNETZ. 385
hypothèse que je raisonne ainsi; car tant que nos
maîtres seront là pour nous diriger de leurs con-
seils et nous assurer de leurs exemples, tant
qu'ils seront là pour repousser ce génie du mal,
ses progrès, je crois, ne seront pas dangereux et
le mauvais goût ne triomphera pas.
En prolongeant ce bavardage je craindrais
d'abuser de la permission que vous m'avez don-
née. Cependant, monsieur, je ne puis le terminer
sans vous dire que j'ai envoyé différentes choses à
Paris, sur lesquelles je suis très désireux d'avoir
votre sentiment.
Je travaille maintenant au tableau que j'ai à
faire pour la maison du Roi, mais les chaleurs
excessives de cette année nous accablent plus
qu'à l'ordinaire
M. Guérin est attendu ici incessamment. Pro-
fiterez-vous de cette occasion, monsieur, pour
effectuer votre projet de voyage?
Je ne vois rien de très intéressant à vous dire
sur les productions nouvelles des artistes qui sont
ici. M. Granet n'a fait que quelques petits tableaux
depuis celui d'Assise. M. Chauvin vient de termi-
ner un charmant paysage, et Dubois un tableau
de Daphnis et Chloé dans lequel il y a de fort
bonnes choses. On dit que M. Cammuccini fait un
grand tableau : le Départ de Régulus. M. Canova
a fini le marbre de son groupe de Mars et Vénus,
et Torwaldsen le modèle d'une figure colossale
du Christ ; c'est une fort belle chose. Il travaille
i. 25
386 SCHNETZ.
maintenant an monument funèbre du prince Po-
niatowski.
De nouveau, monsieur, je vous prie de vou-
loir bien excuser ce long bavardage et de vouloir
bien user de mes services ici, si je puis vous être
utile en quelque chose.
J'ai l'honneur de vous saluer, monsieur, avec
la plus parfaite considération et d'être bien sincè-
rement votre dévoué serviteur.
V. Schnetz.
Via Fretina, n° 10, ou villa Médias.
II
Rome, 8 mai 1826.
Monsieur,
Depuis longtemps déjà je désire vous remer-
cier des deux aimables lettres que vous avez eu la
bonté de m'adresser, Tune par MM. Delavigne et
l'autre par Mme la duchesse de Plaisance. Une ma-
ladie assez grave et des ennuis d'un autre genre
m'en ont distrait jusqu'ici, à mon grand regret,
mais une occasion se présente aujourd'hui. M. de
Givré, secrétaire d'ambassade à la légation de
Rome, part pour Paris et veut bien se charger
de mes commissions. N'en ayant pas de plus pres-
sée que celle de vous remercier de votre distinc-
SCHNETZ. 387
tion et de me rappeler à votre souvenir, je profite
de son obligeance pour le prier de vous remettre
cette lettre.
M. de Givré s'en charge avec d'autant plus de
plaisir qu'il a le plus grand désir de connaître un
des peintres les plus distingués de notre école par
son talent, son esprit et l'étendue de ses connais-
sances. Veuillez donc excuser cette curiosité na-
turelle à toute personne qui aime les arts, et le
recevoir comme un bon ami à moi et à M. Bar-
*
rière.
J'ai été bien paresseux depuis mon retour ici.
J'ai commencé un grand tableau qui n'est point
encore à moitié fait; je l'ai souvent interrompu
pour en faire de plus petits. L'année sainte y en-
gageait; on rencontrait chaque jour des groupes
ou des figures de pèlerins qui faisaient venir l'eau
à la bouche.
Depuis sa dernière maladie, M. Guérin se porte
à merveille ; aussi ne parle-t-il plus de son retour
en France, ce qui nous charme beaucoup.
Cette année n'a vu éclore ici aucun ouvrage
remarquable, ni en peinture ni en sculpture. 11 y a
cependant eu deux expositions de peintres alle-
mands et une de français (les pensionnaires de
l'Académie); parmi ces derniers, M. Blouet1, ar-
chitecte, a fait une très belle restauration des
thermes de Caracalla.
1 . Membre de l'Institut, fondateur d'un prix académique.
388 SCHNETZ.
J'ai vu le beau portrait du roi que vous avez
envoyé à l'ambassade. Si mes compliments peuvent
vous être agréables, je vous prie, monsieur, de
croire à leur sincérité. Agréez l'assurance de mes
sentiments les plus distingués.
V. Schnetz.
III
Rome, icr décembre 1829.
Monsieur,
Je viens d'apprendre par M. Barrière que
vous avez la bonté de me réserver votre voix
dans le cas où. je me présenterais candidat à la
place vacante à l'Institut ; je ne puis vous expri-
mer aussi vivement que je le voudrais combien
je suis sensible à cette nouvelle preuve de votre
haute bienveillance et à l'honneur d'un tel suf-
frage.
M. Guérin, à qui j'ai écrit pour le prier de me
faire inscrire sur la liste des candidats, vous aura
dit, monsieur, que ma première pensée en cette
circonstance avait été de vous écrire aussi pour
solliciter votre bienveillance en ma faveur. J'ai été
retenu par une crainte, que je puis appeler avec
juste raison chimérique, et dont je comprends
maintenant toute la sottise, d'autant plus que je
SCHNETZ. 389
n'avais jamais oublié tout ce que vous m'aviez té-
moigné d'intérêt et de bonne volonté il y a quatre
ans, lors de la malheureuse perte de M. Girodet.
Cette même bonne volonté et ce même intérêt,
la lettre de mon ami Barrière me prouve que vous
me les avez conservés au même point. Je vous en
offre toute la gratitude de mon cœur, monsieur, et
quel que soit le résultat du scrutin, je me conso-
lerai en pensant que j'ai eu l'honneur de votre
suffrage.
Je compte toujours retourner en France dans
le courant du printemps prochain et lasciare questa
bella Italia ; j'en aurai du regret, ce qui est tout
naturel; mais je m'en consolerai par le plaisir d'y
retrouver de bons amis, et surtout par le plaisir de
pouvoir cultiver de nouveau votre bonne amitié.
Je vous prie , monsieur, de vouloir bien me
rappeler au souvenir de Mme Gérard en lui présen-
tant mon hommage respectueux.
Veuillez aussi me rappeler à la bonne amitié
de M. Guérin. C'est en lui et en vous, monsieur,
que je place tout mon espoir en cette circon-
stance,
J'ai l'honneur d'être, avec la plus affectueuse
reconnaissance, votre très affectueux serviteur.
Vor Schnetz.
3yo SCHNETZ.
IV
Rome, 8 avril 1830.
Monsieur,
J'ai écrit à M. Guérin pour le prier de me faire
inscrire sur la liste des candidats pour la nouvelle
place vacante à l'Institut.
Vous avez eu la bonté de manifester une opi-
nion si favorable à mon égard, que je ne crain-
drais pas de solliciter votre appui en cette nou-
velle circonstance s'il y avait quelque chance
d'un meilleur succès; mais, en vérité, monsieur,
en ayant si peu, ce serait abuser de votre bien-
veillance, et je crois devoir plutôt vous prier de
me réserver votre bonne volonté pour une occa-
sion plus favorable, si jamais elle se présente.
Nous avons dans ce moment-ci l'Exposition
des pensionnaires de la villa Médicis. Elle se
compose de trois grands tableaux d'histoire, de
deux autres plus petits, d'un paysage et d'une co-
pie. Parmi les trois grands, celui qui me paraît le
plus solide est celui de Larivière1, représentant
un Pape bénissant des pestiférés ; les deux autres
1. Elève de Girodet et de Gros, grand prix de Rome en
1824. Le tableau dont M. Schnetz parle ici est la Peste de Rome
sous le pontificat de Nicolas V. M. Larivière s'est fait connaître
par des tableaux historiques et des portraits de maréchaux. (Mu-
sée de Versailles.)
SCHNETZ. 391
sont aussi fort bien, surtout celui de Bouchot l, qui
me paraît très brillant de lumière. Le paysage,
qui est de Giroux2, est d'une belle exécution;
les fonds sont délicieux.
Nous avons aussi, au Capitole, une exposition
générale des peintres de différentes nations qui
sont à Rome; c'est un singulier assemblage.
L'école française triomphe, au dire de tout le
monde. Je compte partir pour Paris d'ici à un
mois ; ma première visite sera pour aller vous re-
mercier des marques de bienveillance que vous
avez bien voulu me donner.
Veuillez agréer l'assurance de mes sentiments
les plus distingués.
V01 Schnetz.
Ce 17 mars 1837 3-
Votre aimable invitation me fait le plus grand
plaisir. J'en profiterai demain samedi, si vous vou-
1. Grand prix en 1823. Élève de Richomme et de Lethière.
A peint les Funérailles de Marceau et un Dix-huit brumaire. —
Il est mort jeune, le 7 février 1842.
2. Grand prix de paysage en 1825. Il fut un des premiers
qui ramenèrent le paysage au genre naturel. Il sort presque com-
plètement de la convention et du composé^ pour rendre avec plus
de vérité les scènes de la nature. La Vallée du Grésivaudan est
un de ses bons paysages.
3. Cette lettre est adressée à la baronne Gérard après la
mort de Gérard.
3o2 SCHNETZ.
lez bien le permettre. C'est avec un bien vif in-
térêt que je verrai les dernières œuvres de
l'homme célèbre dont le souvenir ne s'effacera
jamais de la mémoire de ceux qui ont eu l'hon-
neur de le connaître et de ceux surtout, qui,
comme moi, en avaient reçu tant de témoignages
sincères d'une bienveillante amitié.
Agréez, Madame, l'assurance de mon respec-
tueux attachement
Votre dévoué serviteur.
Vor Schnetz.
REVERDIN1
Genève, 22 avril 1824.
Monsieur,
Vous m'excuserez, j'en suis sûr, d'avoir tardé
si longtemps à répondre à l'aimable lettre qui
m'est parvenue à Florence; mais je ne me le par-
donne pas, moi qui me suis privé du plaisir que
j'aurais eu à parler avec vous des trésors que ren-
ferme cette belle ville. Aujourd'hui que me voici
de retour, je veux vous dire que j'ai vu Toschi ;
il met la dernière main à sa gravure de V Entrée
de Henri IV et nous mettra bientôt à même de la
publier. Je l'ai vue et admirée, et jugez avec quel
plaisir! Elle rendra dignement votre ouvrage; ce
sera, je m'y connais, la plus belle gravure qui
aura paru depuis plus d'un siècle : beauté, gran-
deur d'exécution, finesse, tout s'y trouve réuni.
J'ai laissé l'auteur bien souffrant, il était au lit,
pris par la goutte, lorsque je passai à Parme. Je
l'avais vu aussi à Florence, d'où il est parti ma-
i . Dessinateur et graveur, qui a reproduit sur le cuivre des
figures de grande dimension d'après les maîtres anciens et mo-
dernes. Ces belles études ont longtemps servi et servent encore
de modèles pour les classes de dessin dans les écoles.
394 REVERDIN.
lade. Ce qui paraissait l'affecter le plus était le re-
tard que la maladie apportait à l'achèvement de
sa gravure.
J'ai été très heureux à Florence. J'y ai trouvé
l'excellent ami Constantin i à qui j'ai de grandes
obligations, car avec lui tout est devenu facile.
Pour comble de bonheur, Delécluze 2 y était encore
lors de mon arrivée. Un pareil cicérone était une
trop bonne fortune pour la négliger. Logés en-
semble, nous ne nous sommes quittés qu'à son dé-
part pour Rome, car il faut vous avouer que je
n'ai pas été plus loin. Etant borné par le temps
et ne voulant pas imiter ces touristes qui avalent
plus de poussière qu'ils ne rapportent de véri-
tables souvenirs, j'ai préféré bien voir Florence
que beaucoup voir. J'ai donc enrayé là et fait huit
dessins, que je voudrais bien pouvoir vous sou-
mettre, tout indignes qu'ils sont. La difficulté
était de se décider, de bien choisir parmi cette in-
nombrable quantité de chefs-d'œuvre. Ce qui, je
l'avoue, aurait dû l'emporter, c'étaient les admi-
rables fresques des Florentins du beau temps,
surtout celles d'André del Sarto, si mal connues
en France 3. Mais que peut-on faire en deux mois?
i. Voir les lettres de Constantin.
2. M. Delécluze était alors en Italie, d'où il envoyait au
Journal des Débats ses Lettres d'un Parisien (1824-25).
3. Il faut se reporter à cette époque (1824), où ces fresques
n'étaient encore appréciées que par un petit nombre d'artistes
français, et n'avaient pas servi, comme aujourd'hui, de but aux
REVERDIN. 39D
Je me suis donc décidé à choisir dans cette col-
lection, unique en son genre, celle des peintres
illustres peints par eux-mêmes1. J'ai fait la copie
des portraits de Raphaël, de Léonard de Vinci, du
Titien, du Dominiquin et d'Annibal Carrache.
J'ai pensé que ce choix, bien gravé, aurait de l'in-
térêt et pourrait être présenté comme Tune des
parties importantes de mon recueil. Le directeur
de la galerie, le sénateur Alexandre, espère que
vous trouverez quelques loisirs pour le mettre à
même de vous placer dans cette belle collection
des peintres illustres.
Aujourd'hui me revoici dans mes montagnes,
d'où je voudrais bien pouvoir m'échapper cet été
pour vous voir et m'informer mof-même de votre
santé. En attendant que j'aie ce plaisir, veuillez
présenter mes hommages à Mmo Gérard, et me
croire votre très reconnaissant serviteur.
Reverdin.
études de plusieurs de nos peintres, qui en ont fait de belles co-
pies, ou de quelques-uns de nos critiques, qui en ont tiré de bons
enseignements.
1. La Galerie des portraits, au palais des Offices, à Florence,
dans laquelle figurent aussi des portraits de peintres modernes.
SOYER1
Paris, 12 septembre 1824.
Monsieur,
La manière obligeante avec laquelle vous avez
répondu à l'invitation que j'ai eu l'honneur de
vous adresser me fait espérer que vous ne me
refuserez pas votre protection et vos conseils
dans un moment où presque seul je fais des ef-
forts multipliés pour tirer le bronze du néant dans
lequel il a été plongé jusqu'à présent.
Vous connaissez, monsieur, une partie des
recherches que j'ai faites pour perfectionner cet
art que je crois utile. Le plus grand obstacle que
je rencontre, c'est qu'on n'a encore rien vu qui
puisse révéler un art où, malheureusement, ceux
qui l'ont exercé n'ont montré qu'un métier; cette
prévention est forte et, il faut l'avouer, elle n'est
pas sans fondement ; mais eût-on jamais soup-
çonné qu'il pût se former des artistes en gravure
en voyant celles qui attestent encore le mauvais
goût qui régnait à sa naissance ? La gravure rend
de grands services à la peinture en reproduisant
les chefs-d'œuvre de nos grands maîtres ; le bronze
1 . Fondeur très célèbre.
SOYER. 397
peut rendre les mêmes services à la sculpture, et
j'ose le dire, avec des difficultés au moins aussi
grandes, car je pense qu'après la peinture le
bronze est la seule matière qui, par la finesse du
grain, permette d'approcher la nature de plus près.
Ma voix est trop faible pour détruire le préjugé
qui pèse sur cette intéressante partie ; vous seul,
monsieur, pouvez rendre ce service à la France :
vos connaissances, votre réputation feront tou-
jours respecter vos arrêts. C'est plein de cette
idée que je vous prie de vouloir bien examiner
l'Amour de Chaudet, que je viens d'exposer, d'en
comparer toutes les parties avec le plâtre que
vous pourrez faire mettre à côté. Si j'ai réussi à
bien rendre l'original et à amener même quelques
améliorations dans les détails, votre approbation
produira des artistes dans ce genre par l'émula-
tion qu'elle ne peut manquer d'inspirer. Si j'ai
manqué le but, profitant de vos avis, je redoublerai
d'efforts pour y atteindre, et mes élèves auront
reçu une leçon dont, j'espère, ils sauront profiter.
Voilà, monsieur, le service que j'ose attendre de
votre bonté 5 si j'ai le bonheur de vous intéresser
assez pour l'obtenir, je me regarderai comme le
plus heureux des hommes.
Daignez agréer, monsieur, les respectueux
hommages de votre très humble serviteur.
SOYER.
Rue de l'Homme-Arme, n" 2.
PAUL DELAROCHE '
Paris, ce 12 octobre 1824..
Monsieur,
Mon père m'a fait part des choses obligeantes
que vous lui avez dites au sujet de mes tableaux-
cet éloge est d'autant plus flatteur pour moi qu'il
sort de votre bouche. Si votre délicatesse vous
fait me refuser le plaisir de vous remercier de
vive voix, elle ne peut me priver de celui de vous
donner dans ce billet les témoignages de ma re-
connaissance, ainsi que l'assurance des sentiments
respectueux avec lesquels je suis, monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Paul Delaroche.
1. Paul Delaroche était déjà connu alors par ses tableaux de
la Mort de Jeanne Grey et de Saint Vincent de Paul prêchant
devant la cour de Louis XIII pour les enfants trouvés. Paul Dela-
roche, né à Paris, le 17 juillet 1797, épousa la fille d'Horace
Vernet, qui annonça ce mariage à Gérard dans une lettre qu'on
trouvera à la page 428. — Delaroche était professeur à l'Ecole
des beaux-arts; il devint membre de l'Institut en 1832.
JAMES PRADIER1
Rome, le 30 janvier 1824.
Monsieur,
Je n'ai jamais manqué, dans mes lettres adres-
sées à mon frère, de le prier de vous dire mille
choses honnêtes de ma part. Aujourd'hui, par
crainte qu'il ne mette un peu de négligence à ce
que je désire ardemment savoir, j'ai osé prendre
la liberté de vous écrire directement, espérant
que vous aurez la bonté de me le pardonner.
Le hasard m'a fait acheter une colonne an-
tique de marbre de Paros, trouvée à Véies, et
pour m'en servir j'ai composé une figure grande
comme nature : on pourra la nommer Psyché.
C'est une jeune fille debout qui va prendre un pa-
pillon posé sur son bras gauche. Cette figure n'est
encore qu'à la gradine, et la longueur du travail
de ce marbre m'empêchera de pouvoir l'exposer
au Salon prochain. Il faudrait passer les nuits pour
1. Né à Genève en 1794, mort à Paris en 1852, élève de Le-
mot, il remporca le prix de Rome en 1813. Il est placé au pre-
mier rang parmi nos statuaires. — La statue de Psyché, dont il
est question ici, fut exposée en 1824. — Après être restée long-
temps au musée du Luxembourg, elle esc aujourd'hui au Louvre.
4oo PRADIER.
espérer de l'exposer dans huit jours, et un ouvrage
fait avec trop de précipitation se ressent toujours
un peu de Cette manière de travailler. Je dési-
rerais donc, monsieur, que vous eussiez la bonté
de me faire savoir si le Salon sera retardé ou non.
Vous êtes le seul à qui je puisse m'a dresser pour
une chose aussi importante pour moi.
Je viens de terminer en plâtre un buste du roi,
je l'ai fait couronné d'olivier; on en paraît con-
tent ; il sera fait en même marbre que celui de la
Psyché. J'ai fait un Prométhée de grandeur colos-
sale, pour être exécuté en marbre. J'ai terminé
aussi un Bacchus enfant et, dans ce moment, je suis
en train de monter une petite figure ày Hébé pour
un ami à Paris. Je termine un autre buste en
marbre pour Genève. Le beau et charmant pays
que celui-ci! Que ne puis-je y passer ma vie
sous un si beau ciel et au milieu d'une si belle na-
ture ! Je ne regrette de Paris que vos bons con-
seils, à qui je dois mon talent, car je ne reconnais
pas d'autre maître que vous; je me fais un plaisir
et une loi de le dire à tous ceux qui me demandent
de qui je suis l'élève.
Votre très humble serviteur.
J. Pradier.
M. Bodinier1, avec lequel j'ai le plaisir de
m'entretenir souvent de vous, me charge de vous
i. M. Bodinier s'est fait connaître par de bons tableaux dont
PRADIER. 401
présenter ses respects. J'ai oublié de dire à
M. Guérin que je vous écrivais; il se porte bien
et travaille peu, car l'Académie et le beau temps
l'occupent tout le jour.
les sujets étaient tirés des mœurs pastorales de la campagne de
Rome. Son tableau des Bergers à l'Ave Maria a été très remar-
qué. M. Bodinier a longtemps habité Rome; il a contribué, par
ses largesses, à la création du musée d'Angers.
26
CORNÉLIUS'
Munich, 29 août 1828.
Monsieur le baron,
Je saisis l'occasion que me présente l'envoi du
diplôme de notre Académie pour vous exprimer
les sentiments de reconnaissance que j'éprouve
pour les témoignages de faveur et d'amitié que
vous m'avez fait parvenir plusieurs fois par M. Gau
et par d'autres artistes allemands. Je ne croirais
pas aimer passionnément mon art, si je n'étais
pas extrêmement sensible pour l'accueil favorable
que mes productions ont trouvé devant vos yeux ;
je m'en félicite d'autant plus que je crois recon-
naître dans vos travaux, en général, le même
principe qui a réglé ce que j'ai essayé en peinture.
Puis, comme je me flatte d'avoir contribué tant
1. Un des grands peintres de l'école allemande moderne. Né
à Dusseldorf en 1787, il étudia d'abord sous la direction de son
père, artiste lui-même, puis alla à Rome où il se lia d'une étroite
amitié avec Overbeck. Ils habitaient ensemble un couvent en
ruines et s'appliquèrent à étudier les procédés de la peinture à
fresque, qu'ils transportèrent plus tard en Allemagne. Cornélius,
à son retour de Rome, peignit à Munich et à Berlin d'immenses
compositions. Son Jugement dernier } à l'église Saint-Louis, à
Munich, est la plus importante.
CORNÉLIUS. 4o3
soit peu à la renaissance de la peinture d'histoire
en Allemagne, je trouve un grand encouragement
à poursuivre ma route dans l'approbation d'un
maître étranger, dont la gloire n'a jamais été con-
testée.
Agréez, monsieur, l'assurance de la plus haute
estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être,
Monsieur le baron,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
P.-V. Cornélius.
CARLE VERNET"
Pans, 182..
Mon cher Gérard, n'attachez aucun prix à
l'estampe que je vous envoie. Deux épreuves en-
cadrées m'ont été donnéespar Debucourt2 et par
le marchand, propriétaire de la planche ; vous
voyez que je n'ai rien mis du mien. Ne me faites
donc pas de visites pour cela, mais faites-m'en
une quand j'aurai été convenir avec vous du mo-
1. Né à Bordeaux en 1758. Fut reçu de l'Académie en 1787,
pour son tableau du Triomphe de Paul-Emile. Il quitta ensuite
le grand genre historique pour s'adonner plus particulièrement à
des études d'un ordre inférieur, mais où il excella. Ses Batailles^
et entre autres celle de Marengo^ lui attirèrent le succès et firent
sa réputation. Il se servit avec une rare habileté de la lithogra-
phie, à l'époque de sa découverte, pour reproduire une quantité
de charmantes études familières sur les courses, les relais, les
voyages, les chasses. Ses caricatures, à propos des mœurs et des
modes du Directoire et du commencement de l'Empire, sont res-
tées des modèles en ce genre. Carie Verne t était un excellent
dessinateur. Il est mort en 1836.
2. Debucourt, graveur, d'un talent fin et spirituel, qui a
composé et gravé diverses scènes familières de la fin du dernier
siècle. Ses estampes à Vaqua-tinta} longtemps oubliées, sont au-
jourd'hui très recherchées.
CARLE VERNET. 4o5
ment où mon tableau sera plus complet. Vous
connaissez ma manière de faire; mon ouvrage est
éclaboussé de choses faites, la plupart principales.
Il faut que je lie tout cela, ce qui sera fait sous
peu. Je ne peux finir ce billet sans vous remer-
cier du bon accueil que vous me faites ainsi qu'à
tous les miens. Croyez que votre amitié me sera
toujours précieuse, elle est encadrée dans mon
cœur et le Verre-net i qui la couvre n'est pas ca-
suel, vous pouvez en être sûr. Je vous embrasse
de tout mon cœur.
Votre vieil ami.
Carle Vernet.
II
Paris, 1828.
Mon cher collègue,
Je m'empresse de vous faire savoir qu'Horace
a été nommé directeur de l'Académie de Rome.
Votre zèle à nous servir en cette occasion, comme
vous l'avez fait dans bien d'autres, mérite bien que
je vous en instruise promptement. Je le fais telle-
ment à la hâte que je ne puis vous parler de notre
reconnaissance. Je le ferai mieux de vive voix.
Votre bien dévoué.
Carle Vernet.
1 . Carie Vernet était un grand faiseur de jeux de mots.
LEMOYNE1
Rome, ce 13 septembre 1828.
Monsieur,
Je reçois à l'instant une lettre du ministre de
l'intérieur qui me charge d'exécuter en marbre le
buste de Massillon pour la ville d'Hyères. Ce sou-
venir de l'autorité m'a singulièrement touché,
mais j'ai éprouvé un sentiment bien plus vif en
pensant que c'était à vous, monsieur, que je de-
vais cette faveur. Qui, excepté vous, pouvait s'in-
téresser à moi auprès d'un dispensateur des grâces ?
Je ne crains donc pas de me tromper en vous
adressant mes premiers remerciements. Veuillez
donc les recevoir avec votre bienveillance accou-
tumée et rester bien persuadé que je n'avais pas
besoin de cette nouvelle faveur pour être con-
1. Paul Lemoyne, sculpteur français, né à Paris en 1784,
obtint une mention au concours de 1808; professeur à l'Acadé-
mie des beaux-arts, membre correspondant de l'Institut, auteur
de plusieurs œuvres remarquables, entre autres les Chevriers.
groupe déjà cité dans cette correspondance.
LEMOYNE. 407
vaincu de l'intérêt que vous voulez bien me
porter.
L'accueil que j'ai reçu de vous pendant mon
séjour à Paris, mais plus encore la franchise avec
laquelle vous m'avez toujours parlé, me font un
devoir de vous en garder une éternelle reconnais-
sance, et de mériter par mes constants efforts la
continuation de vos bontés.
Vous avez pensé au statuaire romain et celui-ci
peut vous assurer que, depuis son retour, il ne cesse
de dire à qui veut l'entendre l'aménité avec
laquelle vous accueillez les artistes dans votre
maison, la grâce et les prévenances de l'excellente
padrona di casa. Que de fois je me suis rappelé
vos soirées du mercredi, où tout ce que Paris ren-
ferme de gens distingués s'empressait autour de
vous, et où ceux qui, comme moi, n'ont pas encore
atteint le but venaient puiser dans vos conver-
sations sur les arts de nouvelles idées et une nou-
velle lumière !
A Rome, ce sont les morts qui parlent. Chez
vous, monsieur, c'est un vivant à qui je souhaite
de tout mon cœur la plus longue vie possible.
Quant à l'existence d'après, la vôtre, monsieur,
est bien assurée ; mais j'avoue que je préfère un
immortel vivant.
En arrivant à Rome, je me suis acquitté des
commissions dont vous avez bien voulu me char-
ger. Robert a dû vous dire que mon intention était
de vous écrire, et si j'ai différé si longtemps, c'est
4o8 LEMOYNE.
que je voulais rendre ma lettre intéressante au
moins par quelques particularités de Rome. On
vit ici dans un état de torpeur telle qu'il serait
difficile de rien vous mander qui pût exciter votre
curiosité. Le célèbre Cammuccini fait toujours des
chefs-d'œuvre. 11 vient de finir un tableau qui lui
avait été commandé par le roi de Naples. Que
n'êtes-vous ici pour juger par vos yeux de la fai-
blesse des artistes modernes de Rome! Mais c'est
un parti pris ici, il faut toujours que Rome ait vi-
vants un Raphaël, un iMichel-Ange et un Bra-
mante, comme ils ont et auront toujours pour
papes des Jules II et des Léon X.
A la dernière exposition, j'ai senti qu'il était
nécessaire que je me présentasse avec un ouvrage
plus complet que ceux que j'ai déjà exposés au
public. Aussi ai-je entrepris avec ardeur l'exécu-
tion de mon groupe des Chevriers. Si je ne réussis
pas, je n'aurai rien à me reprocher. Je me sou-
viens des bons conseils que vous m'avez don-
nés.
M. Guérin a été sensible à votre bon souvenir
et aux reproches, qu'il avoue lui-même être trop
bien fondés, que vous m'aviez chargé de lui faire.
Il remet, à son retour à Paris, de vous prier de
mettre une pierre sur son silence de six ans.
Je pense, monsieur, que vous serez occupé
présentement à mettre la dernière main à votre
beau tableau du Sacre. L'honneur que vous
m'avez fait en m'accordant de le voir avant de
LEMOYNE. 409
partir me fait vivement désirer que le temps passe
plus vite pour le voir à l'exposition publique.
Si je ne craignais d'abuser de vos précieux
instants, je vous prierais, monsieur, de me faire
parvenir deux mots de recommandation pour
M. le vicomte de Chateaubriand. Je vous dirai en
confidence que j'étais fort mal avec les prédéces-
seurs de notre littérateur diplomate.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très
humble admirateur et serviteur.
P. Le mo y ne.
Il
Rome, ce 17 décembre 1831.
Monsieur
L'ambassadeur1 n'était point à Rome au mo-
ment de mon arrivée. C'est seulement vingt jours
après que je pus lui remettre la lettre que vous
eûtes la bonté de me faire tenir, à Paris, la veille
de mon départ. J'aurais donc dû plus tôt vous
écrire pour vous remercier de votre bonne recom-
mandation. Ce retard, vous ne le prendrez pas, je
l'espère, pour de l'oubli ou de l'indifférence. Je ne
suis accessible ni à la paresse ni à l'ingratitude.
1. M. de Sainte-Aulaire.
4io LEMOYNE.
Je n'ai donc retardé ma réponse que pour joindre
à mes bien sincères remerciements mes vœux de
nouvel an. J'ai voulu faire d'une pierre deux
coups, et cela par pure discrétion. Constantin
m'ayant dit, il y a quelque temps, qu'il allait vous
écrire, je le priai de vous présenter mes respects
ainsi que mes hommages à Mm,: Gérard. Je pense
qu'il se sera acquitté de cette commission.
L'ambassadeur m'a témoigné le vif plaisir
qu'il éprouve à recevoir une lettre de vous. Tou-
tefois, il ne m'a pas parlé de son contenu, mais des
beaux portraits que vous avez faits de lui et de
Mme de Sainte-Aulaire. 11 est si bienveillant envers
tout le monde que je mentirais si je vous disais
qu'il a pour moi des préférences marquées. J'irai
même jusqu'à vous dire que je pense qu'en des-
sous main on a pu me desservir auprès de lui et,
je crois, sous le prétexte de l'amitié particulière
dont M. de Chateaubriand a bien voulu m'honorer
pendant son trop court séjour à Rome. Mme de
Sainte-Aulaire m'a parlé plusieurs fois des séances
agréables qu'elle passait à votre atelier, lorsque
vous faisiez son portrait. J'épargnerai à votre mo-
destie tout ce qu'elle m'a dit de vous, monsieur.
Toute la famille Vernet me charge de la rap-
peler à votre souvenir, et c'est une commission
dont je m'acquitte avec d'autant plus de plaisir
que, parlant souvent de vous avec eux, je suis à
même d'apprécier la sincérité de leurs sentiments
pour vous. Horace travaille toujours avec la même
LEMOYNE. 411
vigueur. Il finit un tableau qu'il destine à la pro-
chaine exposition. C'est Raphaël s'arrêtant sur
l'escalier du Vatican pour dessiner une sainte Fa-
mille que posent , par hasard, des paysans qui se
reposent. Je crois que ce tableau lui fera honneur.
Les Schnetz, les Robert, les Bonnefond n'étant
point à Rome, je ne puis m'étendre sur de nou-
veaux ouvrages.
Quant aux Romains, ce que je puis vous dire,
sans crainte de passer pour mauvaise langue, c'est
que, s'ils vont de ce train, dans peu il ne sera plus
question de peintres romains. Us s'éteignent tous
comme des lampes sans huile. Ils font comme
leur gouvernement qui, sans l'assistance des Te-
deschi, se serait trouvé effacé sans laisser la
moindre trace. Les Cammuccini , les Agricolay les
Vicao semblent disparaître sous le poids ou plutôt
derrière les manteaux de leurs énormes réputa-
tions. Cammuccini, surtout, fait maintenant des
tableaux qui passent la plaisanterie. C'est pitié de
voir ce qu'ils font1.
Après vous avoir parlé des autres, me pardon-
nerez-vous, monsieur, de vous dire deux mots de
moi?... Dans quatre jours, le monument du
Poussin sera terminé, et je m'occuperai de le faire
poser.
Aussitôt après mon retour, je me suis occupé
i . Les réflexions de Lemoyne sur les peintres italiens sont
reproduites telles quelles, mais il est facile d'admettre au moins
leur exagération.
4i2 LEMOYNE.
d'une esquisse pour un groupe que je ne pourrai
avoir exécuté que dans deux ans. Aussitôt que
j'en aurai définitivement arrêté la composition, je
prendrai la liberté de vous demander vos conseils.
C'est la première fois que j'ose attaquer un genre
aussi sérieux. Aurai-je le bonheur de réussir?
Je n'épargnerai toutefois ni peine, ni temps, ni
argent.
Schnetz m'a écrit que la ville de Paris vous
avait chargé de l'exécution du portrait du roi. Ce
choix est honorable pour vous et pour le conseil
du département. Comme artiste et comme enfant
de Paris, je m'en félicite avec vous.
Ici, point de nouvelles, peu d'étrangers. Tor-
lonia est arrivé avant-hier avec l'emprunt accepté.
Il était temps, car ici on ne payait plus au Trésor
que les mandats au-dessous de cinq piastres !
Les Légations tiennent bon. On doit essayer
sous peu de jours d'y faire entrer les troupes du
pape. Ici, la misère la plus profonde et Dieu sait
quelle misère ! Mais il sait aussi combien les Ro-
mains sont patients. Les rues fourmillent de men-
diants pendant le jour, et la nuit, les assassins et
les voleurs font la chasse à tout le monde! Etran-
gers ou nationaux, tout leur est bon. On ne peut
plus marcher qu'avec des armes, et c'est ce que
nous faisons tous. Cela durera ainsi tant qu'on
n'aura pas attaqué quelque monsignore.
Adieu, monsieur, excusez mon bavardage. Je
vous prie encore une fois d'agréer mes vœux sin-
LEMOYNE. 4i3
cères pour votre bonne santé, pour celle de
Mmo Gérard et de toutes les personnes que vous
affectionnez.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très
humble et affectionné serviteur.
Paul Lemoyne.
FABRE1
Montpellier, le 22 janvier 1829.
Monsieur et illustre collègue,
M. Renouvier, député de l'Hérault, va partir
pour Paris; je profite de cette occasion pour vous
envoyer la notice des tableaux de notre naissant
musée. Je regrette bien qu'il ne se trouve pas sur
la route d'Auteuil, je vous guetterais au passage
et je serais enchanté de vous en faire les hon-
neurs. J'aime à croire que plusieurs de ses ta-
bleaux, surtout parmi les anciens, trouveraient
grâce devant vos yeux. Je puis du moins vous as-
surer que vous pouvez ajouter foi à leur extrait
de baptême. Malheureusement, vous trouverez
dans cette notice de fâcheuses lacunes, surtout
une... Mais, hélas! il n'est pas permis à tout le
monde d'aller à Gorinthe. M. Renouvier vous re-
mettra aussi la médaille que la ville de Montpel-
lier a fait graver pour l'ouverture de ce musée, et
que je vous prie d'agréer d'aussi bon cœur que je
vous l'offre.
J'espère que mon honorable compatriote me
1. Voir lettres de Girodet, p. 161.
FABRE. 4i5
donnera de vos nouvelles et qu'elles seront excel-
lentes. Je craindrais d'être indiscret en vous
priant de m'en donner vous-même. Je vous sou-
haite la plus parfaite santé. Avez-vous quelque
chose de mieux à désirer ? Non lo credo. In ogni
caso le auguro tutte le félicita et tutte le glcrie di
questo mondo, corne tutte quelle delV altro, ma queste
ultime più tardi que si potrà \ — Veuillez bien me
compter au nombre de vos amis et de vos admi-
rateurs. J'ai l'honneur d'être , monsieur et ancien
camarade,
Votre très dévoué serviteur.
F.-X. Fabre.
i. '(Je ne le crois pas. En tout cas, je vous souhaite tout le
bonheur et toutes les gloires de ce monde, comme toutes les féli-
cités de l'autre; mais, ces dernières, le plus tard possible. »
HORACE VERNET1
Rome, le iç avril 1829.
Monsieur,
Aujourd'hui que j'ai assez fait le directeur
pour vous soumettre mes observations sur l'Aca-
démie, permettez-moi de profiter de la permission
que vous m'avez donnée, et de commencer une
correspondance à laquelle j'attache un grand
prix, puisqu'elle doit me dédommager de la perte
que je fais de n'être plus autant à même que par
le passé de recevoir vos conseils et de profiter de
vos avis. J'aurai sans doute à mettre votre patience
à l'épreuve; mais l'amitié paternelle dont vous
avez bien voulu m'honorer dans toutes les cir-
constances me rassure. Je vous demanderai donc
de vous ouvrir mon cœur, bien persuadé que vous
m'écouterez avec cette bienveillance dont vous
1 . On connaît trop la vie et les ouvrages du peintre le plus
populaire de notre temps, pour que nous ne nous abstenions pas
de tout renseignement biographique à son sujet. Horace Vernet,
né le 30 juin 1789, est mort à Paris le 17 janvier 1863.
HORACE VERNET. 417
m'avez donné tant de preuves, et dont je conser-
verai sans cesse la plus vive reconnaissance.
Je commencerai donc, monsieur, par vous
dire en quel état j'ai trouvé rétablissement à la
tête duquel je me trouve. L'administration de
l'Académie est admirablement organisée sous le
rapport financier et matériel ; un enfant pourrait,
sans inconvénient, être mis à la tête de la maison
sans qu'il lui fût possible de se tromper. Les
choses sont tellement bien casées qu'avec une
machine à vapeur on ferait des états, comme à
Londres on fait des poulies. Il n'en est pas de
même de la direction morale ; cette régularité qui
frappe toujours à la même place se trouve toute
désorientée lorsqu'elle frappe sur les faiblesses
humaines; c'est ce qui est arrivé ici, où sans cesse
il faut avoir à combattre l'amour-propre, la pa-
resse et des orgueils de toutes les espèces. Le
caractère droit de mon prédécesseur1, sa scru-
puleuse délicatesse, lui laissaient sans doute croire
qu'il suffisait d'indiquer la route qu'il y avait à
suivre. C'est là qu'il s'est trompé, c'est là qu'il
me laisse une tâche difficile à remplir. Il faut
quelquefois montrer qu'on a la main ferme, pour
n'avoir plus à y revenir. Dès le premier moment
j'ai voulu en faire l'épreuve. Armé des règlements,
qui (entre nous soit dit) sont souvent ridicules,
j'ai frappé sur les gros bonnets, j'ai saisi, con-
1. Guérin.
1. 27
418 HORACE VERNET.
risqué, etc. On a crié, puis on m'a donne raison,
à commencer par les victimes elles-mêmes, Mon
âge, ma manière de vivre en dehors, me servent
beaucoup. 11 existe entre les pensionnaires et
moi un reste de camaraderie respectueuse qui at-
ténue les mesures de rigueur que je puis em-
ployer, et je deviens en quelque sorte l'avocat du
directeur. Je pensais obtenir plus par la rondeur
et la franchise de mes manières d'agir que par la
rigidité pédantesque d'un recteur de collège.
Voilà, monsieur, comment j'ai commencé et où
j'en suis sur ce point. Je suis moins avancé sous
le rapport de la direction des études ; là il faut des
connaissances spéciales. Le goût qui entraîne
chaque individu dans une route différente doit res-
ter libre pour laisser le génie atteindre le but
vers lequel il aspire, et malheureusement je ne
vois autour de moi qu'une vile servitude d'école,
et je ne rencontre (chez les pensionnaires peintres
surtout) que des esclaves n'ayant apporté à Rome
que les brosses et les lunettes de leurs maîtres.
C'est ici qu'il faudrait déployer de grands moyens,
et c'est ici que vous, qui embrassez d'un seul
coup d'œil la masse des choses, pouvez, non seu-
lement par amitié, mais pour l'intérêt général,
m'aider de vos sages conseils. J'ai une volonté
inébranlable et une patience à toute épreuve,
mais je pourrais me tromper 5 j'ai besoin de vos
avis pour détruire toute incertitude sur les moyens
de régénérer l'école. Vous en êtes le chef. La
HORACE VERNET. 419
peinture a ses phases et brille différemment selon
son siècle. Les temps héroïques ont produit les
Phidias et les Praxitèle ; la chrétienté, Raphaël,
Miche 1- Ange... -, notre République, David et son
école. Aujourd'hui, c'est autre chose. La ten-
dance générale des esprits penche vers un but
moins spécial, chaque peintre cherche librement
à satisfaire son goût et à représenter la nature à sa
manière. Les tableaux historiques ne sont plus
seulement ceux dont les sujets sont puisés dans
l'histoire ancienne. Les grandes circonstances de
notre époque entrent maintenant dans leur do-
maine. Je pense que l'Ecole de Rome n'est point
instituée pour former des imitateurs purs et
simples des grands maîtres qui nous ont précédés,
mais que MM. les pensionnaires y sont placés
pour apprendre à représenter de la manière la
plus noble et la plus élevée les passions de la na-
ture humaine, comme un écrivain cherche dans
la lecture des bons auteurs en quels termes il doit
faire parler les héros, sans y aller puiser ses idées.
M. Larivière, étant dans sa cinquième année, vient
de commencer son tableau. 11 a choisi un sujet
du xve siècle. Dans mon opinion, je n'ai pas cru
devoir lui faire d'autre observation, sinon que
l'Académie trouverait peut-être cette innovation
mauvaise 1
Voilà, monsieur, où je voulais en venir, et le
r . La Pesta de Rome sous le pontificat de Nicolas J .
420 HORACE VERNET.
point sur lequel je serais heureux de connaître
votre pensée. Peut-être ai-je été trop long-, mais
j'ai peu l'habitude d'enfiler des phrases; j'aurais
dû sans doute être moins prolixe, mais qu'y vou-
lez-vous faire? Pardonnez-moi donc et mettez, je
vous prie, de côté l'ennui que je vous aurai causé,
pour ne voir que le besoin que j'éprouvais de re-
cueillir vos avis.
Voici une lettre écrite depuis longtemps; je
n'avais pas osé vous l'envoyer, tant elle est grif-
fonnée ; mais M. Lemoyne, qui veut bien s'en
charger, me rendra le service de vous la lire si
vous ne pouvez en venir à bout. Je vous y de-
mande de me continuer vos bontés et de m'aider
de vos lumières sur un point qui me semble assez
grave. Vous m'avez tant de fois tendu la main que
j'espère que, cette fois encore, vous ne me la re-
fuserez pas. Rome retentit du bruit de vos nou-
veaux succès. Vous devez être blasé sur ce genre
de jouissances qui me touchent sans doute plus
que vous, car j'ai le regret de ne pouvoir juger
votre dernier ouvrage que par ouï-dire.
MM. Guérin et Thévenin sont partis ; me voilà
seuL Les quatre mois que je viens de passer avec
mon prédécesseur ont encore augmenté la pro-
fonde estime que j'avais pour son caractère.
Ma femme me charge de la rappeler à votre
souvenir ainsi qu'à celui de Mm9 Gérard. Quant à
ma fille, elle embellit tous les jours afin d'atteindre
au degré de perfection que vous avez donné à ses
HORACE VERNET. 421
traits dans le portrait que vous avez bien voulu
faire d'elle l.
Veuillez recevoir, monsieur, l'assurance de
mes sentiments de reconnaissance et de bien véri-
table affection.
H. Vernet.
II
Rome, décembre 1830.
Monsieur,
Depuis bien longtemps j'éprouve le besoin de
vous écrire. Vous allez me dire : Pourquoi ne
l'avez-vous pas fait ? Voilà ce qui n'est pas facile,
expliquer mon silence et détruire la fâcheuse
opinion qu'il a du vous donner de ma reconnais-
sance de toutes vos bontés pour moi. Je vous
dirai donc, monsieur, que, sans avoir la moindre
intention de me mettre en hostilité avec l'Acadé-
mie, sur une observation très simple, relative à
Tirijustice d'un rapport, je me suis trouvé engagé
dans une querelle des plus désagréables avec elle,
ou plutôt avec M. Quatremère2.
1. Gérard avait fait en 1828, d'après M,le Louise Vernet,
une esquisse peinte, qui fait partie de la collection du neveu de
Gérard.
2. Quatremère de Quincy, secrétaire perpétuel de l'Académie
des beaux-arts et membre de celle des inscriptions, auteur d'un
grand nombre d1ouvrages sur les beaux-arts : Dictionnaire d'ar-
422 HORACE VKRNET.
Entraîne malgré moi par la débâcle de phrases
et de raisonnements métaphysiques de mon anta-
goniste, il m'a été impossible de crier au secours,
et, lorsque j'ai pu surmonter le danger, il n'était
plus temps de demander avis, la glace était rom-
pue, il fallait être le plus entêté. Je me suis donc
cramponné à ma conscience. Au moment où je
vous écris, je n'ai plus rien à craindre de mon ad-
versaire, grâce à la dégelée que je lui ai envoyée.
Bref, tout est fini ; il ne faut plus penser qu'à ré-
parer le mal. Samson, avec sa mâchoire d'âne, a
causé moins de désordre dans les rangs des Phi-
listins que notre secrétaire perpétuel avec la
sienne au milieu de la nouvelle école. Je vais donc
m'occuper d'une revision des règlements qui nous
dirigent ici, afin d'en extirper ce qu'un pouvoir
envieux et usurpateur y a introduit. Je voudrais
proposer les améliorations que deux armées
d'exercice dans mes fonctions de directeur ont pu
me faire juger nécessaires. J'espère que vous me
permettrez de vous consulter ; dans cette circon-
stance, je ne suis pas pris en traître et je pourrai
m'appuyer de vos conseils.
Les événements de Paris ont eu, comme vous
le pensez bien, leur contre-coup ici. Je me suis
trouvé, pendant quelques jours, assez embarrassé.
L'ambassade nous avait soufflé dans la manche;
mais, grâce au ciel et à un peu de fermeté, tout
chitecture. Histoire de Raphaël et de ses ouvrages, la Vie et les
Ouvrages des plus célèbres architectes } etc. , etc. — Mort en 1849 •
HORACE VERNET. 420
s'est bien terminé. La cocarde fait bon effet, et,
sauf quelques boudeurs qui nous arrivent de
France, tout semble reprendre sa marche ordinaire.
Le Pape vient de mourir ' . La cérémonie du
conclave, le couronnement du nouveau pontife
nous conduiront jusqu'au carnaval. Vous voyez
que les amusements de tous les genres ne nous
manqueront pas.
J'ai beaucoup travaillé. Une partie de mes
études et de mes tableaux est à Paris 2. Peut-être
aurez- vous aperçu les uns et les autres; s'il en
était ainsi, j'ose attendre de l'intérêt que vous
m'avez sans cesse témoigné quelques-uns de ces
bons avis dont vous vous êtes montré si sauvent
libéral envers moi. Je suis tout étourdi! tant de
belles choses m'environnent ! je voudrais tout sai-
sir. Je suis comme un minéralogiste qui met toutes
les pierres qu'il trouve dans son sac, et qui,
lorsque celui-ci devient trop lourd, en jette la
moitié au hasard. Si plus instruit que moi ne vient
à mon aide, je cours risque, après m'être donné
bien du mal, de n'être pas plus riche que par le
passé. C'est de vous, monsieur, que j'attends le
service auquel je viens de faire allusion. Un seul
mot de vous suffira pour m'indiquer la ligne que
je dois suivre maintenant; ce mot, je ne me risque
pas à le demander, j'ai la présomption de croire
que vous le prononcerez.
i . Pie VIII. Il n'avait régné que vingt mois.
2. Voir la letcre de Constantin, page 325.
124 HORACK VER NET.
L'exposition des envois de Rome a eu lieu.
C'est aussi sur ce point que je voudrais attirer
votre attention. Comme j'ai déjà eu l'honneur de
vous le dire, j'ai laissé le champ un peu plus libre
sur le choix des sujets de peinture. M. Larivière
s'est chargé de l'épreuve. Qu'en pensez-vous ?
Pour cette année, je n'espère rien en ce genre. Il
n'en est pas de même de l'architecture et de la
sculpture. J'attribue cette différence au mauvais
mode qui dirige les travaux obligatoires. La pein-
ture n'est pas appelée à partager les mêmes avan-
tages que les autres arts qu'on cultive ici. Les
peintres qui viennent à Rome, loin d'envoyer des
études, devraient, ce me semble, n'en montrer que
les résultats dans des tableaux de différentes
grandeurs et de leur choix. Les sculpteurs ne font
pas autrement, puisque leurs envois consistent
dans des figures et des bas-reliefs, travaux qu'ils
doivent exécuter toute leur vie, et dans lesquels
ils peuvent montrer et développer le génie et le ta-
lent qu'ils possèdent. Si vous le permettez, je re-
viendrai dans un autre temps sur cette idée, que je
tâcherai d'analyser un peu mieux qu'aujourd'hui,
ma lettre étant déjà bien longue.
Je ne veux cependant pas la terminer sans
vous renouveler l'assurance de ma bien sincère
et respectueuse affection.
Votre tout dévoué.
H. VernEt.
GERARD. 425
GERARD A HORACE VERNET.
Auteuil, 1830.
Monsieur et cher confrère,
J'ai reçu par M. Lemoyne la lettre dont vous
avez bien voulu le charger pour moi, et je vous
aurais déjà répondu si je n'avais compté sur son
prochain départ; mais il m'a appris mercredi qu'il
ne retournerait à Rome que le mois prochain, et
je ne veux pas différer davantage.
J'ai été très sensible à votre bon souvenir et
surtout au témoignage de votre confiance que je
crois mériter par le sincère attachement que je
vous ai porté dès votre première jeunesse, et qui
ne s'est jamais démenti depuis, j'ose le dire, mal-
gré les soins charitables qu'on a pris pour vous
éloigner de moi. Quoique je ne me flatte plus de
pouvoir vous être utile désormais dans la ligne
ascendante que vous parcourez, tandis que par
mon âge et par mon caractère j'en suis une tout
opposée, cependant je ne laisserai point, tant que
je vivrai, de répondre à votre confiance et à votre
amitié.
Les contrariétés que vous éprouvez sur le mo-
ral de votre établissement ne m'étonnent pas :
votre manière de faire et de sentir ne peut guère
42t> GÉRARD.
s'arranger de ces routines, que les règlements,
d'ailleurs, sont si propices à conserver; aussi
n'est-ce pas sur cela qu'il faut compter pour ob-
tenir des résultats dignes de l'Ecole et de vous,
mais bien sur vos conseils et sur votre exemple.
Toutefois, pour entrer dans vos idées, je vous
soumettrai deux mesures qui me paraîtraient pro-
pres à donner à la fois plus d'importance à l'Aca-
démie de France à Rome, et plus de force aux
élèves qui aspirent à y arriver. L'une, et je crois
vous en avoir parlé, serait la création d'une galerie
où chacun des pensionnaires laisserait un morceau
de peinture ou de sculpture ; — le nom de chaque
artiste et l'époque de son séjour à Rome seraient
marqués au-dessous de chaque ouvrage. — La
seconde serait de changer la donnée du concours
pour le grand prix de peinture, et, au lieu des
éternels tableaux de chevalet, d'adopter des figures
de grandeur naturelle, en ne donnant, comme su-
jets, que deux ou trois personnages, au plus. —
Ce n'est point avec vous qu'il est nécessaire de
développer davantage cette idée. Cependant, si
elle vous paraît bonne et propre, comme j'en suis
convaincu, à changer la face des choses, je vous
engage à la poursuivre. Quant à moi, je n'aurais
malheureusement que peu de crédit pour l'ap-
puyer, car je n'ai guère d'influence à l'Académie,
où je ne vais presque jamais. Cependant le bien
peut se faire sans moi. Il faut, avant toutes choses,
que ces deux propositions vous paraissent utiles.
GÉRARD. 427
Je vous remercie de ce que vous me dites
d'obligeant sur mon tableau du Sacre. Vous n'avez
entendu de loin que les applaudissements; mais
ceux qui sont tout près ont entendu bien des sif-
flets, et peut-être même sont-ils arrivés jusqu'à
vous. Mais vous n'en serez pas plus surpris que
moi, vous connaissez les hommes et les opinions
de ce pays-ci. Cet ouvrage était un des plus diffi-
ciles que la peinture pût entreprendre et achever,
et je crois que, sous le rapport de l'art, j'ai sur-
monté bien des obstacles. Du reste, ceci est déjà
bien loin, et j'ai beaucoup travaillé depuis.
Je ne veux pas finir sans vous dire un mot du
plaisir que j'aurais à aller faire une visite dans
votre beau palais, mais je suis déjà bien vieux
pour me flatter d'un pareil bonheur.
Présentez, je vous prie, mes compliments à
Mmo Vernet, et excusez la fatigue de mes yeux.
Je suis depuis longtemps dans l'impossibilité
d'écrire de longues lettres; j'ai été obligé de dicter
celle-ci à notre bonne Mlle Godefroid. Mais je ne
veux pas vous quitter sans vous assurer de mon
inviolable attachement.
F. Gérard.
42« HORACE VERNET.
III
Rome, décembre 1834.
Monsieur et ami,
Il faut de grandes circonstances pour me dé-
terminer à abuser de vos moments en vous don-
nant de nos nouvelles. Aujourd'hui, cependant,
c'est un devoir que je remplis et je brave toute
crainte d'importunité, persuadé que vous prendrez
part à un grand événement qui va avoir lieu dans
la famille. Ma fille épouse Delaroche, à la fin du
mois. Vous m'avez donné tant de preuves d'in-
térêt que je suis persuadé que cette nouvelle ne
vous sera pas indifférente, non plus qu'à Mme Gé-
rard. Pour dire toute la vérité, je dois avouer que
j'ai le cœur tout gonflé de soupirs toutes les fois
que je songe à la séparation que ce mariage né-
cessite, mais qu'y faire ? C'est la loi de la nature ;
et vite, pour me consoler, je me jette dans le
système des compensations et je me trouve heu-
reux de faire d'un ami, un fils. Ce que je perds
d'un côté, je le reprends de l'autre. Vive M. Azaïs!
N'ai-je pas aussi à me réjouir d'avoir pour gendre
un peintre et un homme d'un mérite éprouvé?
Mon rêve chéri se réalise aujourd'hui, et tout sen-
timent d'égoïsme doit disparaître devant l'avenir
heureux que je puis prévoir pour celle que j'aime
HORACE VERNET. 429
tant. Cependant, tout en faisant ces belles phrases,
je sens de l'humidité derrière mes lunettes. Par-
donnez-moi, je vous laisse voir toute ma faiblesse,
vous m'avez donné l'habitude de vous ouvrir mon
cœur.
Bientôt, comme Philémon et Baucis, ma
femme et moi, nous reprendrons la route de Pa-
ris, bras dessus bras dessous. Là, nous retrouve-
rons des amis, et j'espère que vous nous permet-
trez d'aller vous dire de vive voix tout ce que je
ne puis vous dire aujourd'hui.
Je ne sais plus si je quitte Rome avec regret;
mais ce que je sais bien, c'est que j'aurai du plaisir
à rentrer dans la patrie, et surtout à quitter pour
jamais les administrations. Je ne veux plus en en-
tendre parler.
Mon père, ma femme et ma fille se rappellent
à votre souvenir ainsi qu'à celui de Mmo Gérard,
et, pour mon compte, je vous prie d'agréer l'as-
surance des sentiments respectueux de votre bien
reconnaissant serviteur.
H. Vernet. »
IV
Paris, ce 3 décembre 183 6.
La Providence, qui se joue de notre pauvre
humanité, vient confondre aujourd'hui les larmes
43o HORACE VERNET.
les plus arriéres avec celles de la joie. Ma fille
vient d'accoucher d'un garçon. Vous qui partagez,
j'en suis certain, le regret que j'éprouve de la
perte que je viens de faire l, vous partagerez aussi
la consolation que le sort manque rarement d'en-
voyer aux malheureux. A côté d'un bonheur qui
se détruit, un autre commence. Mon âme, dépos-
sédée des joies filiales, se consolera par la pra-
tique des devoirs imposés à un grand-père. Je pro-
fite de l'occasion de cet heureux événement pour
vous remercier de la dernière marque d'attache-
ment que vous avez donnée à la mémoire de mon
excellent père en assistant aux derniers adieux
que ses amis lui faisaient. Croyez à la reconnais-
sance de tous ses enfants, à la mienne surtout. Je
n'oublierai jamais que vous m'avez traité comme
un fils, et c'est avec bonheur que je vous en offre
tous les sentiments.
Je suis avec respect votre bien dévoué.
H. Vernet.
i. Carie Vernet, père d'Horace, venait de mourir.
ISABEY1
I
Paris (sans date), 1823.
Mon cher Gérard,
Lorsque tu venais de quitter le ministre, il me
parla de l'Institut et te chercha pour te parler de
moi. Je t'avoue que je fus fort aise de ce contre-
temps. Je crois plus à ton amitié qu'à toutes les
hautes protections.
Lorsque tu auras payé la dette de la conscience,
je te demande ton influence et l'honneur d'être
porté sur la liste des candidats de la section.
Parlons d'autre chose.
J'ai consenti à essayer de lithographier le por-
trait de Mme la duchesse de Dinot, parce que c'est
de toi. 11 faut cependant que cela te convienne, et
si tu ne me fais rien dire contre, je vais m'en oc-
cuper. Incessamment je te soumettrai la pierre
avant de faire tirer.
Tout à toi. Isabey.
1. Isabey (Jean-Baptiste), né en 1767, mort en 1855. Élève
de David, peignit surtout la miniature et le portrait; a été direc-
teur des décorations de l'Opéra, peintre du roi et ordonnateur
des spectacles et fêtes de la cour, officier de la Légion d'hon-
neur, membre de plusieurs académies.
432 ISABEY.
II
Paris, 3 septembre 1829.
Mon ami,
Nous partons pour la campagne. C'est ce qui
retardera de quelques jours le plaisir que je me
fais de faire connaître à ton épouse et à toi la
compagne de mes vieilles années *.
Enfin, Garneret a terminé la restauration de
la bordure de mon portrait2, que je lègue à mon
bon fils Eugène; mais, avant de le retirer de chez
toi, j'ai voulu que tu le visses, dans son cadre. En
conséquence, je donne ordre à Garneret de le
porter chez toi; préviens-en Victor.
Mon Eugène se fait grande joie de mettre ce
chef-d'œuvre dans son atelier. Il dira à tout le
monde : Il y a longtemps que Gérard est l'aîné
d'Isabey.
Au revoir. Dieu te garde de tes douleurs.
Hommages à ton épouse, et à toi durable
amitié.
Isabey.
1 . Isabey venait de se remarier.
2. C'est le beau portrait placé dans la grande salle de l'école
française en pendant à la Psyché. Ce portrait, où Isabey est re-
présenté avec sa jeune fille, Mme Ciceri, a été donné par Eugène
Isabey.
ISABEY. 433
III
Paris, 29 novembre 1829.
Mon ami,
Je n'ai pas la prétention de remplacer Re-
nauld ; la pensée àe faire des démarches sera comme
non avenue si tu ne crois pas qu'on puisse faire de
moi le juge du plaideur et l'huître, par l'embarras
que va causer la quantité de jeunes gens qui doi-
vent se mettre sur les rangs *.
Ne pense pas à notre ancienne amitié, mets à
la poste un oui ou non, sans aucun commentaire,
pas même la signature...
Isabey.
Nota. — Dans ma position, l'intérêt vient
aussi stimuler mon ambition.
1. Comme dans la première lettre, il est question de la can-
didature d'Isabey à l'Institut.
28
HENRI QUEL-DUPO NT1
Paris, 27 juillet 1829.
Monsieur,
La proposition de graver votre beau tableau
du Sacre m'ayant été faite par M. de Cailleux, je
ne puis attribuer cette insigne faveur qu'à votre
haute recommandation, bien persuadé que le mi-
nistère ne peut avoir d'autre volonté que votre
choix. Je viens donc vous exprimer, monsieur,
toute la gratitude que je ressens de cette distinc-
tion qui me permettrait d'attacher mon nom à
une œuvre aussi remarquable, et je désirerais
beaucoup pouvoir vous en témoigner de vive voix
toute ma reconnaissance2.
Votre très dévoué serviteur.
H. -Dupont.
1. Né en 1797, élève de Guérin et de Bervic, M. Henriquel-
Dupont esc à la tête de notre école de gravure actuelle. Il s'est
rendu célèbre par ses belles planches au burin, d'après le Gus-
tave Wasa d'Hersent, le portrait de Bertin Vainc d'après Ingres,
le Strafford; Y Ensevelissement du Christ^ et enfin V Hémicycle du
palais des Beaux-Arts, d'après P. Delaroche, etc.^ etc. Nommé
à l'Institut en remplacement de Richomme en 1849. Tout
récemment, en 1882 et 1883, M. Henriquel-Dupont, malgré
son grand âge. a produit les deux belles gravures de la Vierge
de la Maison d'Orléans et du Portrait de Molière.
2. La gravure du Sacre ne fut pas entreprise par M. Henri-
quel; commencée par Prévost, l'exécution en fut interrompue
par la révolution de 1830.
GIACOMO MEYERBEER
Paris, 21 avril 1830.
Monsieur,
Oserais-je vous rappeler votre aimable pro-
messe de faire savoir à monsieur le secrétaire
perpétuel de l'Académie que je suis à Paris ac-
tuellement, pour que la lettre de nomination ne
prenne pas le chemin de Berlin1? Oserais-je y
ajouter la prière (un peu indiscrète peut-être) de
le stimuler à me l'écrire bientôt? Beaucoup de
personnes me parlent de ma nomination, et il faut
que je fasse semblant de l'ignorer. Je vois tous
les jours de ces messieurs auxquels je devrais des
remerciements pour les suffrages dont ils m'ont
honoré, et, faute de l'annonce officielle, je suis
forcé de me taire et de paraître impoli. Cela
m'embarrasse un peu, et vous ajouteriez aux
grandes obligations que je dois à votre bonté et
amitié, si vous vouliez faire hâter l'expédition de
1. Meyerbeer, nomme correspondant de l'Institut en 1830,
ne fut associé étranger qu'en 1834, en remplacement du célèbre
graveur Morghen. (Voir la lettre suivante de Meyerbeer.)
436 GIACOMO MEYERBEER.
cette lettre qui me donnera le droit très précieux
d'oser m'asseoir quelquefois à côté d'hommes il-
lustres tels que vous.
Agréez , monsieur, les expressions des senti-
ments les plus distingués de votre très humble et
très dévoué serviteur.
Giacomo Meyerbeer.
II
Paris, 1834.
Mon illustre protecteur,
J'ai Thonneur de vous annoncer que la séance
pour Télection d'un associé étranger est retardée
à mercredi prochain, à cause de la réception de
M. Thiers qui aura lieu demain. Ainsi, c'est pour
mercredi que j'ose réclamer vos bontés et votre
éloquente recommandation. J'ai pu savoir (en se-
cret) que c'est de la part de la section d'architec-
ture que j'éprouverai beaucoup d'opposition,
parce qu'elle désire nommer un associé de cet art.
On m'a insinué qu'à cause de cela l'appui de
MM. Percier et Fontaine serait très important.
J'ignore, malheureusement, s'ils sont de vos amis.
Dans ce cas, je ne serais pas inquiet. Mille par-
dons d'abuser ainsi de vos bontés et de votre
bienveillance pour moi; mais vous avez accueilli
GIACOMO MEYERBEER. 437
avec tant de grâce et de bonté ma première prière,
que ma timidité s'est changée en audace.
Meyerbeer.
III
Mars Ï836.
Madame,
Le lundi est le jour où ma mère n'a pas sa
baignoire à l'Opéra. Mais comme elle sait que vous
ne pouvez pas aller le mercredi au théâtre et
qu'il n'est pas sûr que les Huguenots soient ven-
dredi, elle a pris ce qu'il y avait de moins mal en
fait de loges disponibles (une 3e de face), pour
avoir le plaisir de passer la soirée avec vous et
monsieur Gérard, et me procurer le bonheur d'ob-
tenir vos suffrages, si vous m'en trouvez digne.
Ci-joint le coupon des deux places.
Agréez-les ainsi que l'expression de mes hom-
mages pour vous et l'illustre monsieur Gérard.
Meyerbeer.
FONTAINE1
Le 12 mars 183 1.
Mon ami, je suis chargé de vous dire que le
roi peut, dans cette semaine, jeudi peut-être, vous
donner quelques heures de séance aux Tuileries.
Vous seriez placé dans le salon qui précède celui
du conseil, et là, pendant les moments qu'il aura
de libres, il pourra passer des heures avec vous.
Votre sincère ami.
Fontaine.
1. Fontaine, architecte de l'empereur Napoléon Ier et du roi
Louis-Philippe. Elève de Peyre jeune. Il concourut en 1785
pour un projet d'une sépulture royale. Il eut le second prix. Ami
et collaborateur de Percier, ces deux architectes construisirent et
ornèrent le grand escalier du Louvre, qui a été démoli il y a
quelques années. C'était le meilleur spécimen de l'architecture
de ce temps. Fontaine a été nommé membre de l'Institut en 181 1,
à la place de Chalgrin. Pendant la restauration, Fontaine con-
struisit le monument expiatoire de la rue d'Anjou. Il avait fait
un projet très étudié de la réunion #du Louvre aux Tuileries ;
l'opposition des Chambres, pendant le règne du roi Louis-Phi-
lippe, en empêcha l'exécution. Fontaine vécut dans la retraite
depuis la révolution de 184.8; il a cependant présidé jusqu'à sa
fin le conseil des bâtiments civils. Il est mort en 1853.
FONTAINE. 439
II
Paris, le 21 août 183 1.
Mon ami, je crois faire chose qui vous sera
agréable, en vous prévenant de ce dont le roi m'a
entretenu ce matin.
Il était question du Louvre, de son achève-
ment, et particulièrement de la pièce que le roi a
nommée le Salon Gérard, Sa Majesté, voulant que
cette grande salle, qui désormais serait éclairée
par le haut, renfermât, outre les deux belles com-
positions qui la décorent, deux autres tableaux re-
présentant des sujets également caractéristiques
de Thistoire de nos derniers temps, nous a ordonné
de supprimer de suite sur la face du Midi et sur
celle opposée la croisée du milieu, ce qui laissera
deux espaces à peu près pareils à ceux que vos
tableaux remplissent.
Ainsi, dit le Roi, le Salon Gérard renfermera
de la main de cet habile artiste quatre grands su-
jets mémorables :
i° L'Entrée de Henri IV dans Paris, i "594;
20 La Patrie en danger, 1793;
30 La Bataille d'Austerlitz, 1805;
40 L'Hôtel de Ville, 1830.
Je ne dois rien dire des choses flatteuses qui
ont été ajoutées à ce court programme, si ce n'est
440 FONTAINE.
que j'en conserverai jusqu'au dernier moment le
meilleur souvenir.
Votre ami dévoué.
Fontaine.
III
Paris, le 2 octobre 1834.
Mon ami, je viens de passer chez vous pour
prendre la mesure exacte de votre tableau de
l'Hôtel de Ville et vous prévenir que le roi a pro-
jeté de le faire placer dans l'une des salles de l'aile
du Midi, qui est consacrée aux événements de
juillet 1830.
J'avais, indépendamment de cette mission,
celle de vous demander si pour l'époque à laquelle
on veut ouvrir Versailles, c'est-à-dire pour le
Ier mai prochain, votre tableau pourrait être fini
et mis en place1.
Je compte passer chez vous demain ou après-
demain.
Tout à vous.
Votre dévoué.
Fontaine.
1. Ce tableau représente le duc d'Orléans acceptant, le
31 juillet 1830, à r Hôtel de Ville, la lieutenance générale qui
lui est offerte par les députés présents à Paris. Il esc au musée
de Versailles, dont la création avait fait abandonner le projet de
la salle Gérard au Louvre. Les tableaux de l'Entrée de Henri IV
et de la Bataille d ' Austerlit\ sont à Versailles, dans la galerie
des batailles.
GÉRARD. 441
GERARD A FONTAINE.
Paris, 1834.
Mon ami, j'allais vous porter hier au soir la
mesure des deux tableaux du Louvre, lorsque
M. Valéry1 est arrivé chez moi, — Cette mesure
est de 16 pieds de haut sur 15 de large.
Je vous assure, en toute sincérité, qu'il me se-
rait impossible de faire celui représentant l'Hôtel
de Ville d'ici au icr mai; les portraits y sont nom-
breux, importants, et Ton sait que mille causes
contribuent à rendre ce genre de travail plus long
que tout autre. Bien que je n'aie plus grand'chose
à perdre, je ne me résoudrai jamais à strapa^are1
le peu d'ouvrages que je pourrai faire encore. Je
me proposais de recueillir cet hiver les portraits
de ceux de ces messieurs qui doivent figurer dans
cette composition, et de continuer cependant le
tableau de la Patrie en danger, que je compte avoir
terminé au printemps prochain.
Le roi veut que le tableau de l'Hôtel de Ville
soit placé lors de l'ouverture du musée de Ver-
sailles. Si quelque autre artiste, plus jeune et
mieux portant que moi et avec qui je pourrais
1. Alors bibliothécaire du château de Versailles. Auteur d'un
itinéraire en Italie.
2. Maltraiter } brusquer.
442 GÉRARD.
m'entendre, était choisi pour cet ouvrage, loin de
m'en plaindre, je me ferais un devoir de le secon-^
der de mon mieux. Il n'y a, je vous le jure, mon
ami, aucune arrière-pensée dans cette désignation.
Je me suis occupé de cet ouvrage avec la ferme
volonté de l'exécuter, et la preuve, c'est que je
n'aurais plus, comme je vous le disais tout à
l'heure, qu'à réunir les moyens de détail nécessaires
à son achèvement. Mais les plus indispensables ne
sont pas à ma disposition, et le tableau de Heim1,
que vous avez eu la complaisance de me faire prê-
ter pour quelques jours, est réellement insuffisant
par la différence des poses et celle de la propor-
tion.
Adieu, mon cher Fontaine.
Votre bien dévoué.
Gérard.
i. Heim avait traité le même sujet. La scène se passe au
Palais-Royal.
ETEX1
Florence, 18 février 1831.
Monsieur,
Je ne vous ai pas écrit de Venise pensant bien
que ma qualité de Français me ferait ouvrir ma
lettre, car la police de cette partie de l'Italie est
d'une méfiance infâme. Nous sommes traités par
elle comme des voleurs, et observés continuelle-
ment, car l'on prétend que les deux tiers de la
ville sont à la solde de la police; la misère y
est affreuse. C'est un contraste bien étonnant de
voir tous ces malheureux entourés de cet amas
de richesses en pierres précieuses , marbres, pein
tures. A ce sujet, j'ai eu l'avantage de présenter
votre lettre à monsieur le comte Cigognara. Je
regrette bien vivement de n'être resté plus long-
temps à Venise, afin de voir souvent ce savant et
aimable homme, qui a pour vous toute l'amitié pos-
sible. 11 se portait bien, et il m'a montré, à ma grande
satisfaction, une fort belle gravure de vos admira-
bles Renommées; il en est, comme de juste, très
1. Etex (Antoine), élève d'Ingres, peintre et sculpteur, traita
surtout les sujets historiques et fit des portraits. On a également
de lui une très bonne étude intitulée : la Femme au bain.
444 ETEX.
enchanté et attend dans l'anxiété le résultat des
événements. C'est une chose tellement disparate
de voir ces Autrichiens, froids et lourds, à côté
d'une nation pleine de feu, que je ne comprends
pas que depuis si longtemps ils aient pu vivre en-
semble, ne s'entendant nullement, ne parlant pas
la même langue. Je n'entreprendrai pas de vous
décrire des choses admirables que vous connaissez
mieux que moi. Seulement je me trouve fort heu-
reux de les avoir vues ; elles ont fait sur moi une
vive impression. Je suis revenu par Parme, Mo-
dène et Bologne : partout les marques des persé-
cutions passées, un grand enthousiasme, Celui
du désespoir; mais ils manquent d'armes, et les
Autrichiens sont bien armés.
Arrivant à Florence, j'ai appris que tous les
artistes fuyaient Rome, que monsieur Constantin
était ici. Je me suis empressé de me présenter
chez lui et lui remettre votre lettre et, à cet ins-
tant, pour la quatrième fois, je ne peux le voir en-
core. Le courrier partant, je suis obligé de fermer
ma lettre sans l'avoir vu. Je sais seulement qu'il
est en bonne santé. Nous attendons ici les événe-
ments. Peut-être serons-nous obligés de revenir
en France très prochainement. Nous attendons.
Plusieurs personnes disent aujourd'hui que Rome
est prise par les révoltés ; le bruit court que les
Autrichiens sont en route pour Bologne.
J'ai vu à Parme M. Toschi. J'avais une lettre
pour lui. Il paraissait tout démoralisé partout ceci.
ETEX. 445
Je n'entre pas dans de plus grands détails. J'es-
père et attends en nVoccupant, et vous prie
d'agréer mes remerciements pour toutes vos bon-
tés.
Votre tout dévoué serviteur.
Etex.
Rappelez-moi à Mlle Godefroid et à M. Pra-
dier, duquel j'aimerais bien avoir des nouvelles
directes.
SCHORN'
Weimar, 24 juillet i8n-
Monsieur le baron,
Ayant eu plusieurs fois l'honneur de vous écrire
en qualité de secrétaire de l'Académie des beaux-
arts de Munich, je prends la liberté de me rappe-
ler à votre souvenir en vous écrivant du nouveau
domicile où je me suis fixé depuis peu de temps.
Permettez en même temps que je recommande à
votre bonté M. Waagen, directeur de la galerie
du musée royal de Berlin, auteur de plusieurs
écrits sur l'histoire de la peinture, et qui s'est ac-
quis le mérite d'avoir contribué essentiellement à
l'arrangement de la galerie de Berlin. Comme il
fera un séjour de cinq à six semaines à Paris, il
désire s'informer de tout ce que l'art vivant a
produit de meilleur, et particulièrement jouir de
l'aspect de vos chefs-d'œuvre. Et comme, mon-
1. Schorn (Charles), né en 1802, mort en 1850 à Munich.
Elève de Cornélius, Gros et Ingres, peintre d'histoire et de
genre. On peut citer de lui : Salvator Rosa parmi les brigands;
Paul III contemplant le tableau de Luther ; le Déluge, tableau
resté inachevé par suite de la mort de Fauteur.
SCHORN. 447
sieur le baron, vous nous faites l'honneur d'appré-
cier la peinture allemande, il pourra vous donner
les meilleurs renseignements tant sur les collec-
tions que sur les peintres et sculpteurs vivant à
Berlin, où l'art est cultivé avec autant de succès
qu'à Munich. Quant à moi, il pourra vous infor-
mer de tout ce qui vous intéresse à savoir sur ma
vie et sur mes travaux. Je vous demande la per-
mission de vous exprimer de temps en temps le
plaisir avec lequel je me souviens de ces jours que
j'ai passés avec M. Boissérée chez vous, et de vous
réitérer l'assurance de la haute considération avec
laquelle j'ai l'honneur d'être,
Monsieur le baron,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
L. Schorn.
Conseiller de la Cour et directeur de l'Institut
des beaux-arts.
HENSEL1
Berlin, 4. octobre 1836,
Monsieur,
La bienveillance que vous m'avez montrée du-
rant mon séjour à Paris m'enhardit à vous présen-
ter un de mes élèves, monsieur Kaselowsky, qui
vient de remporter la victoire au concours de
peinture d'histoire à notre académie, et qui fait
dans ce moment le voyage d'étude, prix de cette
victoire.
Je lui ai conseillé de faire précéder son voyage
d'Italie par un séjour à Paris. Vous me rendrez
très heureux, monsieur, de l'éclairer de vos con-
seils, et de lui indiquer les meilleurs moyens de
profiter de son séjour pour ses études. Vous
m'obligerez infiniment de lui permettre de voir
votre atelier, et surtout ce cabinet fameux, qui
contient l'histoire de notre temps en portraits,
dont chacun est un chef-d'œuvre, et ce dessin
superbe, le 10 août.
1. Hensel (Guillaume), né en 1794, mort en 1852. Peintre
d'histoire et de portraits, et graveur à Peau-forte. Fut peintre
du roi de Rome. On lui doit Jésus-Christ devant Pilate. qui se
trouve à Potsdam, et Jésus-Christ au désert.
HENSEL. 449
Si mes desseins ne sont pas contrariés, j'es-
père avoir l'honneur de vous revoir vers le temps
de votre prochain Salon, que je me propose de
venir voir, et je vous avoue que cette perspective
me fait un bien grand plaisir.
Je saisis cette occasion, monsieur, pour vous
présenter l'assurance de mon profond respect. Ma
femme se joint à moi dans ces sentiments, et nous
vous prions tous deux de nous rappeler au sou-
venir de Mme Gérard.
Je suis, monsieur, votre tout dévoué.
W. Hensel.
GERARD A LEOPOLD ROBERT1
Paris, 18 j a.
Mon cher monsieur, je pense que M. votre
frère doit être maintenant près de vous; il vous
a remis un rouleau que cette lettre aurait dû
précéder ou du moins accompagner. J'avais eu
le plaisir de vous promettre les deux images dont
M. votre frère a bien voulu se charger. Quant aux
i. Cette lettre aurait dû être classée avec celles de Léopold
Robert, mais elle a été communiquée au cours de la publication,
et il a paru intéressant de terminer ce volume consacré aux
artistes par les considérations qu'elle renferme sur la philosophie
de l'art à l'époque de Gérard.
i. *9
45o GERARD.
deux autres ; elles sont, comme vous voyez, desti-
nées à M. le comte de Cicognara l. Mon confrère
Pradier était parti précipitamment pour Genève
au commencement de notre épidémie- il devait
de là se rendre à Venise, et je lui avais adressé,
poste restante, dans cette ville, une lettre pour
M. Cicognara. Comme ledit confrère est un peu
fou, il a changé d'avis et est allé à Rome; ma
lettre doit donc être au bureau de la poste dans
l'enveloppe de M. Pradier. Oserai-je, mon cher
monsieur Robert, vous prier de la faire réclamer
ou d'en donner avis à M. le comte, vis-à-vis du-
quel je me trouverais en tort, tandis que je suis
au contraire pénétré de reconnaissance pour le
dernier témoignage de souvenir qu'il a bien voulu
me donner ?
Votre lettre du 31 mai m'a fait le plus sensible
plaisir, non seulement comme preuve de votre
souvenir, mais par tout ce que vous me dites sur
tout ce qui vous touche personnellement. Le sujet
de votre tableau me paraît parfaitement choisi, et
vous aurez fait encore preuve dans cette occasion
de votre excellent jugement; pour moi, il me sem-
ble qu'après le nombre prodigieux d'ouvrages ad-
mirables, dans tous les genres possibles, que l'art
a produits depuis plus de quatre siècles, et surtout
à l'époque où nous vivons, il ne reste plus au vé-
ritable artiste qu'un seul moyen d'intéresser le
1. Voir le deuxième volume.
GERARD. 45i
très petit nombre d'hommes éclairés qui soient en-
core amis des arts, le choix du sujet et la recher-
che du beau par Pétude de la nature , ce qu'un
plus savant que moi pourrait appeler la philoso-
phie de l'art; en général, tout le reste n'est que
redite ou contrefaçon plus ou moins puérile dont
l'ignorance et le charlatanisme seuls se sont tou-
jours chargés de faire les honneurs. Je pense
que votre troisième tableau fera dignement suite
aux deux autres, je désire vivre assez pour le
voir- mais, en vérité, si je passais si mal mon
temps, comme je l'ai fait depuis votre départ, je
n'oserais l'espérer. Quoi qu'il arrive, j'espère,
mon cher monsieur Robert, que vous conserverez
quelque souvenir d'un homme qui a toujours su
vous apprécier et vous a voué le plus sincère
attachement.
TABLE DES MATIERES
DU PREMIER VOLUME
Pages.
Avertissement 117
Bansi (Mlle) 245
Barbier Valbonne. 216
Constantin 319
Cornélius 402
Dardel 190
David 256
Delaroche (Paul) 39^
Devienne 2I2
Et ex 443
Fabre 4*4
Fontaine 43°
Forbin (Cte de) 3*5
454 TABLE.
ges.
Gérard (Alexandre) 35
(Récit des circonstances qui précédèrent sa captivité au châ-
teau des Sept-Tours à Constantinople.)
Gérard (François) 3
Notice biographique.
Gérard a Léopold Robert 449
Gérard a Morghen 362
Gérard au Ministre des affaires étran-
gères 361
Gérard a Toschi 375
Gérard a Horace Vernet 425
Gérard a Fontaine 441
Girodet 125
GlRODET A TRIOSON 1 85
Gros 264
Guérin 234
GuiLLON LeTHIÈRE 265
Henriquel Dupont 434
Hensel 44^
Ingres 258
Isabey 431
Julien de Parme fi$
Lemoyne 4°6
Léopold Robert 289
Mars (Mlle) 308
Meyer-Beer (Giacomo) 435
Morghen 35**
Pajou 199
Pradier (James) 399
TABLE. 455
Pages.
Reverdin -Q-
Scheffer (Ary) 366
SCHN'ETZ ^gj
SCHORN' ^6
SOYER 396
Thévenik- 268
TOSCHI yjl
Trioson a Gérard, au sujec de Girodec 182
Verket (Carie) : 404
Vernet (Horace) 416
Vigée Lebrun (Mrae) 286
n
ND Gérard, Henri Alexanare,
553 baron (éd.)
G4A4-5 Lettres adressées au
1888 baron François Gérard.
v.l 3. éd.
PLEASE DO NOT REMOVE
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