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Full text of "Lettres adressées au baron François Gérard, peintre d'histoire"

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LETTRES    ADRESSÉES 

AU    BARON 

FRANÇOIS   GÉRARD 

PEINTRE    D'HISTOIRE 


Imp.  QuafUcfTy, 


LETTRES   ADRESSÉES 
AU    BARON 

FRANÇOIS     GÉRARD 

PEINTRE    D  HISTOIRE 


LES   ARTISTES   ET  LES    PERSONNAGES   CELEBRES 

DE  SON  TEMPS 


TROISIÈME   EDITION 
AVEC    QUATORZE    PORTRAITS    A     L'EAU-FORTE 

Publiée  par 

LE    BARON    GÉRARD 

SON     NEVEU 

et  précédée  d'une 

NOTICE     SUR     LA     VIE     ET     LES     ŒUVRES     DE     FRANÇOIS     GÉRARD 
ET     D'UN     RÉCIT     D'ALEXANDRE     GÉRARD,     SON     FRERE 


PREMIER   VOLUME 


PARIS 

IMPRIMERIE    DE    A.    QUANTIN 

7,     RUE     SAINT-BENOIT,    J 
1888 


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NOTICE    BIOGRAPHIQUE 

SUR      LE 

BARON     FRANÇOIS    GÉRARD 

SA    FAMILLE 

SES    ŒUVRES    —  SON    SALON   —    SON    ATELIER 

SA    CORRESPONDANCE 


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J)oSn©EIBAiDD- 

PERE  DE  FRANÇOIS  GERARD 


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CTE    ©EK&KDJ)  /lŒEMATTEI/ 
MERE  DE  FRANÇOIS  GERARD, 


LA    FAMILLE   ET    LA   JEUNESSE   DE   GÉRARD 
SES    ŒUVRES   —   SA  MORT  EN    1837. 


François  Gérard  naquit  à  Rome,  en  1770,  d'un 
père  français,  attaché  à  la  personne  de  l'ambassa- 
deur de  France,  et  d'une  mère  italienne. 

Il  était  encore  enfant  lorsqu'il  vint  en  France  ; 
mais  déjà,  en  Italie,  dès  ses  premières  années,  il 
avait  manifesté  pour  les  arts  du  dessin  des  disposi- 
tions si  remarquables  et  un  penchant  tellement 
persistant  que  sa  famille,  malgré  ses  hésitations, 
ne  put  tarder  longtemps  à  céder  à  ses  désirs. 

Les  parents  de  Gérard,  dont  les  ressources 
étaient  limitées,  l'envoyèrent  d'abord  chez  le  sta- 
tuaire Pajou.  Il  y  apprit  rapidement  à  modeler, 
étude  qui  fut  loin  de  lui  être  inutile  dans  le  reste 
de  sa  carrière. 

Il  passa  ensuite  dans  l'atelier  de  Brenet,  peintre 
très  en  réputation,  où  David  lui-même  avait  étu- 
dié avant  de  prendre  les  conseils  de  Vien.  C'est 
là  que,  à  Page  de  quatorze  ans,  ayant  conçu  le 
sujet  d'un  tableau  d'histoire,  il  vint  supplier  son 
maître  de  lui  permettre  l'emploi  des  couleurs. 
Brenet  fut  inflexible  :  avant  de  manier  le  pinceau, 


4  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

disait-il,  il  fallait  avoir  fait  un  long  apprentissage 
du  dessin. 

Gérard  alors,  à  l'insu  de  son  maître,  acheva 
en  peu  de  jours  une  composition  de  la  Peste,  où 
Ton  découvrit  avec  surprise,  malgré  d'évidentes 
imperfections,  les  indices  d'un  véritable  talent1. 

Voilà  ou  le  jeune  artiste  en  était  de  ses  pre- 
miers essais,  quand  eut  lieu,  en  1786,  l'apparition 
du  Serment  des  Horace  s. 

L'enthousiasme,  qui  entraînait  toute  la  jeu- 
nesse des  écoles  de  peinture,  le  conduisit  aussi 
dans  l'atelier  de  David,  où  il  eut  pour  compagnons 
Gros,  Girodet  et  tant  d'autres,  destinés  à  illustrer 
l'école  de  leur  maître. 

Au  concours  de  1789  pour  le  prix  de  Rome, 
Gérard  obtint  la  deuxième  récompense  2. 

Encouragé  par  ce  premier  succès  qui  en  pré- 
sageait un  plus  grand,  Gérard,  l'année  suivante, 
s'était  mis  de  nouveau  sur  les  rangs  quand  la  mort 
de  son  père,  survenue  pendant  la  durée  des 
épreuves,   interrompit    forcément    son    travail3. 

1.  Ce  tableau  fait  aujourd'hui  partie  de  la  galerie  de  M.  le 
baron  H.  Gérard,  son  neveu. 

2.  Le  sujet  à  traiter  était  Joseph  reconnu  par  ses  frères. 
Girodet  eut  le  premier  prix.  Le  tableau  de  Gérard  se  trouve 
actuellement  au  musée  d'Angers. 

3.  Le  tableau  de  Gérard,  représentant  Daniel  défendant  la 
chaste  Suianne,  témoignait  de  ses  rapides  progrès.  Il  fut  exposé 
en  1793  et  appartient  aujourd'hui  à  son  neveu. 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  5 

Devenu,  à  vingt  ans,  Tunique  soutien  de  sa  mère, 
dont  la  santé  lui  donnait  de  vives  inquiétudes, 
et  de  ses  deux  frères,  il  renonça  aux  concours 
et  partit  pour  Rome,  avec  les  siens,  à  la  fin 
de  1790.  Girodet,  auquel  une  intime  amitié  rat- 
tachait alors,  y  était  déjà,  et,  dans  des  lettres 
pleines  d'affection,  le  pressait  instamment  de  venir 
le  rejoindre. 

Gérard,  qui  avait  compté  sur  ce  voyage  pour 
perfectionner  son  talent,  ne  put  malheureusement 
rester  longtemps  en  Italie  ;  menacé  d'être  inscrit 
sur  la  liste  des  émigrés,  il  dut  se  hâter  de  rentrer 
en  France  afin  de  sauvegarder  le  modeste  revenu 
de  sa  famille,  faible  ressource,  destinée  à  dispa- 
raître bientôt  elle-même  au  milieu  de  la  tourmente 
révolutionnaire. 

Cette  époque  ne  devait  laisser  dans  rame  de 
Gérard  que  de  douloureux  souvenirs  ;  au  com- 
mencement de  1793,  il  perdit  sa  mère,  qu'il  n'avait 
jamais  quittée  et  qu'il  aimait  tendrement. 

A  la  suite  de  cet  événement  cruel  il  dut 
pourvoir  à  l'éducation    de   ses   deux   frères i   et 

1.  L'aîné,  Henri,  qui  avait  suivi  la  carrière  delà  marine, 
mourut  sur  mer  ;  François  Gérard  resta  chargé  de  son  frère 
Alexandre,  plus  jeune  que  lui  de  dix  ans,  qu'il  éleva  et  suivit 
dans  sa  carrière  avec  un  soin  tout  paternel.  Alexandre  Gérard 
fit  partie,  comme  adjoint  au  corps  du  génie,  de  l'expédition 
d'Egypte.  Après  une  captivité  au  château  des  Sept-Tours,  à 
Constantinople,    il  entra  dans  l'administration   des   finances.  Il 


6  NOTICE   BIOGRAPHIQUE. 

d'une  jeune  tante,  sœur  de  sa  mère,  qu'il  avait  ra- 
menée d'Italie,  et  qu'il  épousa  peu  de  temps  après. 

A  cette  époque,  le  jeune  artiste  avait  à  sur- 
monter les  difficultés  du  début;  il  accepta  des 
frères  Didot  de  composer  et  d'exécuter  des  des- 
sins pour  leurs  belles  éditions  classiques  de  Vir- 
gile et  de  Racine.  Ces  compositions,  fort  remar- 
quables, méritèrent  les  éloges  de  David,  qui 
trouvait  dans  chacune  d'elles  la  matière  d'un  bon 
tableau  ;  elles  furent,  pendant  trois  ans,  l'unique 
ressource  de  Gérard. 

Enfin  son  esquisse  du  10  Août  lui  valut,  avec 
le  premier  prix  au  concours  ouvert  par  la  Con- 
vention, un  logement  et  un  atelier  au  Louvre. 
Peu  après,  le  Salon  de  1795  étant  ouvert,  sur  les 
instances  de  ses  amis  qui  le  pressaient  d'y  expo- 
ser, il  entreprit  un  tableau  de  petite  dimension, 
première  pensée  du  Bêlisaire.  Cette  toile,  terminée 

fut  directeur  des  contributions  directes  à  Charabéry,  où  il  se  ma- 
ria, puis  nommé  à  Orléans  et  ensuite  à  Paris,  où  il  mourut  en 
1832. 

François  Gérard  n'a  pas  eu  d'enfants  et  l'unique  héri- 
tier de  son  nom  est  le  fils  de  son  frère  Alexandre,  M.  Henri 
Gérard  qui,  en  1870,  a  été  autorisé  à  relever  le  titre  de  baron. 
Par  un  sentiment  facile  à  comprendre,  le  baron  Henri  Gérard 
a  tenu  à  publier,  avec  la  correspondance  de  son  oncle,  le  récit 
fait  par  son  père  des  circonstances  qui  amenèrent  sa  captivité  au 
château  des  Sept-Tours.  Le  lecteur  trouvera  ce  récit,  intéressant 
à  divers  titres,  immédiatement  après  la  Notice  biographique. 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  7 

avant  la  fermeture  de  l'Exposition,  y  obtint  un  vif 
succès  ;  mais,  malgré  la  vogue  de  sa  composition, 
Gérard  resta  longtemps  sans  pouvoir  placer  le 
grand  tableau  exécuté,  depuis,  sur  le  même  sujet. 

Isabey,  son  ami,  dont  la  réputation  de  peintre 
de  miniatures  était  déjà  faite,  insista  chaleureuse- 
ment pour  avoir  le  tableau,  et,  le  marché  conclu 
moyennant  cent  louis,  l'exposa  dans  son  atelier. 
M.  Mayer,  ambassadeur  de  Hollande,  le  vit  et  en 
offrit  six  mille  francs.  Isabey  courut  chez  Gérard 
et,  après  un  débat  honorable  pour  tous  les  deux, 
força  son  ami  à  recevoir  le  surplus  des  cent  louis 
qu'il  lui  avait  donnés  i. 

Bien  des  années  après,  Gérard,  arrivé  aux 
honneurs  et  à  la  fortune,  se  plaisait  à  rappeler  à 
Isabey  ce  souvenir  de  leur  jeunesse. 

Gérard  avait  également  exposé  au  Salon  de 
1795  le  très  beau  portrait  de  Mllc  Brongniart  (de- 
venue la  baronne  Pichon)  2. 

Ces  deux  œuvres,  traitées,  Tune  et  l'autre, 
avec  une  rare  perfection  et   dans  des   genres  si 

1 .  Le  tableau  de  Bélisaire,  que  la  belle  gravure  bien  connue 
de  Desnoyers  a  reproduit,  fut  acheté  plus  tard  par  le  prince 
Eugène  ;  il  est  aujourd'hui  à  Munich  dans  la  galerie  du  duc  de 
Leuchtenberg. 

2.  M.  le  baron  Pichon,  son  fils,  a  confié  cette  belle  peinture 
pour  être  reproduite  par  le  burin  de  M.  Huot,  grand  prix  de 
Rome,  élève  d'Henriquel-Dupont,  mort  en  1883,  auquel  la  So- 
ciété française  de  gravure  avait  demandé  ce  travail. 


j  NOTICK    BIOGRAPHIQUE. 

opposés,  par  un  homme  qui  atteignait  à  peine  sa 
vingt-cinquième  année,  fixèrent  dès  lors  sa  répu- 
tation. Mais  le  pays  était  encore  ébranlé  des 
secousses  révolutionnaires,  les  fortunes  privées  se 
trouvaient  compromises  et  les  personnes  de  la 
société  étaient  peu  disposées  à  acquérir  des 
œuvres  d'art  quand  trop  souvent  le  nécessaire 
leur  manquait.  Gérard  composa  donc  un  tableau 
pour  le  Salon  de  1795,  sans  s'inquiéter  de  la  des- 
tination réservée  à  son  nouvel  ouvrage;  ce  fut 
Tune  de  ses  toiles  les  plus  admirées  et  celle  qui, 
de  toutes,  a  peut-être  le  mieux  conservé  Fhar- 
monie  des  teintes  et  la  fraîcheur  du  coloris  : 
V Amour  et  Psyché,  œuvre  dont  le  fini  irrépro- 
chable reproduit  la  beauté  antique  dans  toute  sa 
pureté  \ 

Dès  cette  époque,  les  circonstances  poussèrent 
Gérard  à  faire  des  portraits.  Une  fois  engagé  dans 
cette  voie,  l'enchaînement  non  interrompu  de  ses 
succès  lui  fit  produire,  entrente  ans,  quatre-vingt- 
cinq  portraits  en  pied  et  près  de  deux  cents  au- 
tres présentant,  presque  tous,  un  véritable  intérêt 
historique  2 . 

1.  La  Psyché,  après  avoir  appartenu  au  général  Rapp,  fut, 
à  la  vente  de  la  galerie  du  général,  acquise  par  la  liste  civile  du 
roi  Louis  XVIII;  elle  est  aujourd'hui  au  Louvre,  dans  la  salle 
où  l'on  a  réuni  les  chefs-d'œuvre  de  l'École  française  moderne. 

2.  Toutes  les  petites  esquisses  des  portraits  historiques  en 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  9 

Parmi  ses  premiers  portraits  remarquables,  on 
peut  citer  ceux  de  la  famille  Auguste  (1796),  d'Isa- 
bey  et  de  sa  fille1,  de  La  Réveillère-Lépeaux2, 
de  Mme  Morel  de  Vindé  et  de  sa  fille,  de  Mme  Bar- 
bier-Walbonne,  de  Mme  Récamier3,  de  Mme  Tal- 
lien,  de  Mmc  Bonaparte,  de  Mmc  Regnault  de 
Saint-Jean  d'Angély4,  etc. 

La  réputation  de  Gérard  une  fois  établie,  les 
princes  et  les  princesses  de  la  famille  régnante  et 
les  grands  dignitaires  tinrent  à  honneur  d'être 
peints  par  lui. 

De  1800  à  181 5,  il  fit  successivement  les 
portraits  de  Bernadotte,  de  Murât,  de  la  reine 
Hortense,  des  impératrices  Joséphine  et  Marie- 
Louise-,  celui  du  roi  de  Rome,  qui  excita  l'en- 
thousiasme de  la  grande  armée  quand  il  arriva 
en  Russie  au  milieu  de  la  campagne  ;  celui  du 
prince  de  Talleyrand,  reproduit  par  la  très  belle 

pied,  faites  avant  ou  d'après  les  originaux,  ont  été  achetées  par 
la  liste  civile  à  la  vente  qui  suivit  la  mort  de  Gérard,  et  placées 
au  musée  de  Versailles  dans  une  salle  spéciale.  Elles  donnent 
une  juste  idée  du  goût  parfait  de  Gérard  et  de  son  admirable 
entente  des  arrangements. 

1.  Donné  au  musée  du  Louvre,  en  1848,  par  M.  Eugène  Isabey. 

2.  Au  musée  d'Angers;  —  il  a  été  exposé    au  Trocadéro 
en  1878. 

3.  A  la  préfecture  de  la  Seine. 

4.  Donné,  dans  ces  dernières  années,  au  musée  du  Louvre 
par  M"10  de  Sampayo. 


io  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

gravure  de  Desnoyers;  ceux  de  Canova1,  de  Cor- 
visart2,  du  maréchal  Lannes,  celui  de  Ducis 
En  1808,  outre  douze  portraits,  il  exposa  le  ta- 
bleau des  T?*ois  Ages  3,  composition  philosophique 
qui  représente,  avec  la  grâce  et  l'habileté  la  plus 
heureuse,  le  rôle  de  la  femme,  soutien  de  Phomme 
aux  diverses  époques  de  la  vie. 

Napoléon,  sous  le  Consulat,  avait  déjà  fait  ap- 
pel au  talent  de  Gérard  en  lui  demandant  son  por- 
trait4, et  le  tableau  d'Ossian  pour  la  Malmaison. 
A  son  retour  de  la  campagne  d'Autriche,  il  le 
chargea  de  peindre  la  Bataille  d'Austerlitç  pour  le 
plafond  de  la  salle  du  Conseil  d'Etat,  aux  Tui- 
leries5. 

Gérard  n'avait  pas  encore  peint  de  bataille  ; 
aussi,  à  l'Exposition  de  1810,  cette  vaste  composi- 
tion révéla-t-elle  sous  un  jour  nouveau  toutes  les 
ressources  de  son  talent.  On  est  frappé  de  la  ma- 

1.  Le  portrait  de  Canova,  très  admiré,  est  au  Louvre,  dans 
la  salle  de  l'Ecole  française. 

2.  Au  musée  de  Versailles. 

3.  Fait  partie  de  la  galerie  de  S.  A.  R.  Msr  le  duc  d'Au- 
male,  à  Chantilly. 

4.  Ce  magnifique  portrait  du  premier  consul,  acheté  à  la 
vente  de  Gérard  par  M.  Reizet,  appartient  aujourd'hui  à  Mer  le 
duc  d'Aumale,  qui  s'est  rendu  acquéreur  de  la  collection  Reizet. 
On  peut  l'admirer  dans  la  tribune  de  la  galerie  du  château  de 
Chantilly. 

5.  Ce  tableau  a  été  gravé  par  Godefroy. 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  n 

nière  large  et  précise  dont  le  sujet  a  été  traité.  Il 
était  difficile  de  mieux  opposer  ranimation  du 
champ  de  bataille  au  calme  de  la  figure  de  l'Em- 
pereur, recevant,  au  milieu  de  son  état-major,  le 
général  Rapp  qui  lui  apporte  la  nouvelle  de  la  dé- 
route de  l'armée  russe1. 

Gérard  avait  imaginé  de  représenter  son  sujet 
sur  une  immense  tapisserie  roulée  et  que  déve- 
loppaient l'Histoire,  la  Poésie,  la  Victoire  et  la 
Renommée2.  Sous  la  Restauration,  la  Bataille 
d'Austerlitç  ayant  été  remplacée  au  palais  des 
Tuileries  par  la  Bataille  de  Fontenoy  d'Horace  Ver- 
net,  Gérard  ne  voulut  pas  que  ces  figures  ser- 
vissent de  cadre  banal  à  un  autre  sujet.  Plus  tard, 
donnant  suite  à  son  idée  et  supposant  qu'après 
avoir  déroulé  le  volume  des  annales  de  l'Empire, 
elles  en  étaient  arrivées  au  fatal  dénouement,  il 
produisit  ces  allégories  pour  entourer  son  beau 
paysage  du  Tombeau  de  Sainte-Hélène* . 

La  Bataille  d' Austerlit\  a  été  placée,  à  Ver- 
sailles, dans  la  galerie  destinée  à  célébrer  les 
grandes  victoires  de  l'armée  française. 

C'est  la  seule  toile  de  cette  partie  du  Musée 

i.  Lire  l'appréciation  de  M.  Guizot,  dans  sa  remarquable 
étude  sur  le  Salon  de  1810. 

2.  Ces  quatre  figures,  aujourd'hui  détachées  du  tableau,  sont 
au  musée  du  Louvre. 

3.  Le  tombeau  de  Sainte-Hélène  fut  acheté  par  le  duc  d'Or- 
léans, fils  du  roi  Louis-Philippe.  lia  été  gravé  par  Garnier. 


12  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

qui  ait  été  peinte  sous  l'impression  directe  de 
l'époque  où  s'est  passée  l'action. 

Au  commencement  de  la  Restauration,  Gé- 
rard était  arrivé  à  la  position  la  plus  brillante.  Les 
souverains  avaient  sollicité  l'emploi  de  son  talent 
comme  une  faveur.  On  le  vit,  pendant  la  même 
journée,  donner  séance  dans  son  atelier  à  trois  sou- 
verains, et  ses  contemporains  purent  alors  l'appe- 
ler, un  peu  fastueusement  peut-être,  mais  non  sans 
raison  :  le  roi  des  peintres  et  le  peintre  des  rois.  » 

Princes,  généraux,  diplomates,  tous  voulaient 
remporter  leurs  portraits  de  sa  main,  les  uns  en 
Russie,  les  autres  à  Vienne,  ceux-ci  à  Londres, 
ceux-là  à  Berlin,  et  Gérard,  tout  en  faisant  les  por- 
traits du  roi  Louis  XVIII,  de  l'empereur  Alexandre 
et  du  roi  de  Prusse,  travaillait  en  même  temps  à 
ceux  du  duc  de  Wellington,  du  prince  Schwarzen- 
berg,  des  princes  Auguste  et  Guillaume  de  Prusse. 

Ces  nombreux  travaux  ne  l'empêchèrent  pas 
de  composer,  à  la  même  époque,  la  plus  impor- 
tante de  ses  œuvres  :  Y  Entrée  de  Henri  IV  à  Pa- 
ris*, qui  obtint,  au  Salon  de  1817,  le  succès  le 
plus  éclatant.  Le  roi  Louis  XVIII  étant  venu 
visiter    l'exposition    et    ne   voyant    pas    Gérard  : 

1.  \J  Entrée  de  Henri  IV,  placée  depuis  au  musée  de  Ver- 
sailles, et  dont  une  réduction  se  trouve  dans  la  salle  de  l'Ecole 
française  au  Louvre,  a  été  reproduite  par  la  magnifique  estampe 
de  Toschi,  véritable  chef-d'œuvre  de  la  gravure  moderne. 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  i3 

«  M.  Gérard  n'est  pas  là,  dit-il  au  comte  Decazes, 
j'aurais  voulu  avoir  le  plaisir  de  lui  annoncer 
devant  Henri  IV  que  je  l'ai  nommé  mon  premier 
peintre  i .  » 

Peu  de  temps  après,  Gérard  commença  son 
tableau  de  Corinne  au  cap  Misène.  Il  lui  était 
demandé  par  le  prince  Auguste  de  Prusse,  qui 
avait  eu  la  délicate  pensée  de  faire  exécuter 
pour  Mmo  Récamier  une  composition  rappelant 
à  la  fois  l'un  des  principaux  ouvrages  et  les  traits 
eux-mêmes  de  Mmo  de  Staël,  leur  commune  amie. 
Il  aborda  courageusement  ce  difficile  problème  et 
le  résolut  avec  un  succès  dont  M.  Thiers  s'est 
fait  Técho  dans  son  Salon  de  1822 2. 

En  1824,  Gérard  exposa  le  Philippe  V  reconnu 
roi  d'Espagne3  et,  en  même  temps,  revenant  aux 
sujets  tirés  de  l'antiquité  païenne,  il  terminait 
successivement  Daphnis  et  Chloêk ,  Hylas  et  la 
Nymphe*  et    The'tis  portant   les   armes  d'Achille0. 

i.  Voir  la  lettre  du  comte  Decazes  du  ier  août  18 17. 

2.  Ce  tableau  a  été  légué  au  musée  de  Lyon  par  Mme  Ré- 
camier. 

3.  Gravé  par  Alfred  Johannot.  Au  musée  de  Versailles. 

4.  Au  musée  du  Louvre. 

5.  Après  avoir  appartenu  à  M.  Paillet,  l'illustre  avocat, 
Hylas  et  la  Nymphe  fait  aujourd'hui  partie  de  la  collection  de 
M.  le  baron  H.  Gérard. 

6.  Cette  esquisse,  acquise  par  M.  Pozzo  di  Borgo,  a  été 
reproduite  par  la  gravure  de  Richomme. 


i4  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

Au  milieu  de  ces  grands  tableaux,  Gérard 
continuait  Ja  série  de  ses  portraits.  Parmi  ceux 
qu'il  exécuta,  il  faut  citer  le  grand  portrait  du  roi 
Louis  XVIII  dans  son  cabinet  à  Saint-Ouen,  puis 
ceux  du  duc  et  de  la  duchesse  d'Orléans,  de 
Madame  Adélaïde,  de  Mmo  de  Staël,  du  duc  De- 
cazes,  du  général  Foy,  du  comte  Pozzo  di  Borgo, 
de  Mmo  du  Cayla  et  de  ses  enfants. 

La  duchesse  de  Broglie  lui  témoigna  toujours 
une  vive  gratitude  pour  avoir  peint,  sur  les  seules 
indications  qu'elle  lui  donna,  le  portrait  de  sa 
mère,  Mme  de  Staël.  Elle  offrit  à  Gérard,  en  témoi- 
gnage de  sa  reconnaissance,  le  manuscrit  des 
Considérations  sur  la  Révolution  française1 . 

M.  de  Chateaubriand  avait  dû,  en  1823,  à  la 
libéralité  de  Gérard  le  beau  tableau  de  Sainte  Thé- 
rèse, destiné  à  l'établissement  hospitalier  de  la  rue 
d'Enfer,  qu'il  avait  fondé  et  où  il  s'est  retiré 
quelques  années  plus  tard. 

En  souvenir  de  ce  don  généreux,  l'auteur  des 
Martyrs,  étant  ambassadeur  de  France  auprès  du 
Saint-Siège  et  ayant  fait  exécuter  des  fouilles  à 
Rome,  envoyait  au  premier  peintre  du  Roi  un 
beau  buste  antique,  hommage  de  sa  reconnais- 
sance et  de  son  admiration. 

Le  roi  Charles  X  chargea,  en  1827,  le  peintre 

1 .  Ce  manuscrit  est  précieusement  conservé  par  la  famille. 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  i5 

de  l' Entrée  de  Henri  IV  de  représenter  la  céré- 
monie du  sacre  et,  après  l'achèvement  de  cet  im- 
portant ouvrage,  il  fit  offrir  au  grand  peintre  le  titre 
de  comte  et  le  grand  cordon  de  la  Légion  d'hon- 
neur, mais  Gérard  ne  crut  pas  devoir  accepter. 

Enfin,  après  la  prise  d'Alger,  quelques  jours 
avant  la  révolution  qui  allait  briser  sa  couronne, 
le  roi  demandait  à  son  premier  peintre  un  grand 
tableau  destiné  à  garder  le  souvenir  de  la  glo- 
rieuse expédition1. 

Le  duc  d'Orléans  avait  depuis  longtemps 
prouvé  à  Gérard  combien  il  appréciait  son  talent. 
Sous  la  Restauration,  il  avait  eu  recours  à  ses 
conseils  pour  la  galerie.de  tableaux  du  Palais- 
Royal  et  pour  l'éducation  artistique  des  princes, 
ses  enfants.  Néanmoins,  à  la  suite  des  événe- 
ments de  1830,  par  un  sentiment  de  convenance 
et  de  délicatesse,  Gérard  déclina  le  titre  de  pre- 
mier peintre  du  roi  dont  la  continuation  lui  était 
offerte.  Le  roi  comprit  et  respecta  cet  hono* 
rable  scrupule;  la  place  et  le  titre  furent  sup- 
primés. 

Gérard  reprit  alors  une  grande  toile,  longtemps 
exposée  dans  son  atelier,  restée  à  F  état  d'ébauche 
et  représentant  un  sujet  tiré  de  Y  Iliade  :  A  la  vue 
des  armes  divines  que  sa  mère  lui  apporte,  Achille, 

1.  Voir  le  Moniteur  du  20  juillec  1830.  Ce  tableau  n'a  pas 
été  exécuté. 


K>  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

rejetant  l'appareil  du  deuil,  appelle  ses  compagnons 
d'armes  à  venger  la  mort  de  Patrocle1. 

Le  tableau  de  la  Peste  de  Marseille,  belle 
composition  largement  peinte,  date  de  Tan- 
née 1835.  Gérard  en  fît  hommage  à  PIntendance 
de  la  santé  de  Marseille  2  ;  il  a  été  placé  dans  la 
salle  où  figurait  déjà  le  Saint  Roch,  de  David. 
Le  maître  et  l'élève  devaient  se  retrouver  réunis 
là,  représentés  l'un  par  une  œuvre  de  sa  première 
jeunesse,  l'autre  par  un  de  ses  derniers  tableaux. 
On  peut  même  dire  que  ce  fut  le  dernier  ouvrage 
important  de  Gérard;  car  le  tableau  du  Christ*, 
peint  Tannée  suivante  pour  M.  de  Genoude, 
n'a  pas  été  entièrement  achevé. 

La  santé  déjà  chancelante  de  Gérard  s'altéra 
gravement;  il  s'éteignit  à  Paris  après  une  maladie 
de  quelques  jours,  le  n  janvier  1837,  à  l'âge 
de  soixante-sept  ans. 

Au  moment  suprême,  il  récitait  les  prières 
que  sa  mère  lui  avait  apprises  et,  donnant  un 
dernier  souvenir  à  cette  Italie,  sa  seconde  patrie, 

1 .  Cette  toile  a  été  donnée  par  le  neveu  de  Gérard  au  musée 
de  Caen  où,  bien  qu'inachevée,  elle  produit  un  grand  effet. 
M.  Barbey  d'Aurevilly,  dans  un  volume  intitulé  le  Mémorandum. 
décrit  ce  tableau  en  en  faisant  l'éloge. 

2.  En  retour  de  ce  présent,  la  ville  de  Marseille  fit  don  au 
baron  Gérard  d'un  beau  vase  en  argent  ciselé  par  Odiot. 

3.  Actuellement  au  musée  d'Orléans,  auquel  il  a  été  donné 
par  son  neveu. 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  1? 

qu'il  désirait  si  ardemment  revoir   et   qu'il   avait 
tant  aimée,  il  répétait  ces  vers  de  Dante  : 

Quivi  perdez  la  vis  ta  et  la  par o  la 
Nel  nome  di  Maria  Jinio.  e  quivi 
Caddi,  e  rimase  la  mia  carne  sola: 
Io  diro'l  vero  e  tiCl  ridi  tra  i  vivi  : 
Vangel  di  Dio  mi  prese. . . 

(Dante,  Purg.  V.  100-105.) 


LE   SALON   DE   GERARD   —  SON   ATELIER 
SA   CORRESPONDANCE 


Le  talent  de  Gérard  avait  été  récompensé  par 
les  plus  hautes  distinctions  honorifiques.  Cheva- 
lier de  la  Légion  d'honneur,  dès  la  fondation  de 
l'ordre,  Gérard  reçut  en  1806  le  titre  de  premier 
peintre  de  l'impératrice  Joséphine.  En  181 1,  il  fut 
nommé  professeur  à  l'Ecole  des  beaux-arts  ;  en 
181 2,  l'Institut  de  France  lui  ouvrit  ses  portes  à 
l'unanimité.  Louis  XVIII  ne  se  montra  pas  moins 
jaloux  que  l'empereur  de  reconnaître  les  mérites 
de  Gérard;  il  le  fit,  en  1816,  chevalier  de  Tordre 
de  Saint-Michel;  en  181 7,  il  le  nomma  premier 
peintre  du  Roi;  enfin,  en  1819,  il  conféra  à  Gérard 
le  titre  de  baron,  en  lui  laissant,  par  une  faveur 
tout  exceptionnelle,  le  soin  de  choisir  la  devise 
destinée  à  accompagner  ses  armes.  Gérard  prit 
ces  mots  :  Lume  non  e  se  non  vien  dal  sereno. 

Charles  X  le  promut  au  grade  d'officier  de  la 
Légion  d'honneur  en  1826.  11  fut  en  outre  con- 
seiller des  Musées  royaux  et  membre  des  acadé- 
mies de  Berlin,  de  Munich,  de  Vienne,  d'Anvers, 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  19 

de  Copenhague,  de  Genève,    de    Saint-Luc,    de 
Milan,  de  Turin,  de  Florence,  etc. 

Indépendamment  de  la  renommée  de  Gérard 
comme  peintre,  on  était  frappé  du  charme  et  de 
l'aisance  de  sa  conversation  avec  toutes  les  célé- 
brités qui  l'entouraient.  Il  possédait,  en  effet,  l'es- 
prit le  plus  fin,  le  plus  judicieux,  ce  qui  autorise 
à  affirmer  qu'il  aurait  toujours  été  au  premier 
rang,  quelle  que  fût  la  carrière  choisie  par  lui. 

Il  plaçait  très  haut  l'art  auquel  il  avait  consa- 
cré sa  vie  et  plus  haut  peut-être  encore  la  dignité 
de  son  caractère. 

Sa  générosité  avec  ses  amis  et  ceux  qui  le  se- 
condaient dans  ses  travaux  était  bien  connue.  Il 
en  était  de  même  du  désintéressement  dont  il 
donna  maintes  fois  la  preuve. 

Nous  avons  déjà  parlé  du  tableau  de  la  Sainte 
Thérèse  offert  à  Chateaubriand,  de  la  Peste  de 
Marseille  donné  à  la  ville.  En  1826,  la  veuve  du 
général  Foy i  avait  désiré  faire  peindre  l'illustre  ora- 
teur par  Gérard;  celui-ci  ne  voulut  pas  recevoir  le 
prix  de  son  œuvre.  La  comtesse  Foy  le  pria  d'ac- 
cepter, en  témoignage  de  sa  reconnaissance  et  de 
celle  de  ses  enfants,  un  volume  de  V Histoire  des 
derniers Stuarts,  de  Fox,  rempli  d'annotations  delà 

1.  La  petite- nièce  de  Gérard  devait  plus  tard  épouser  le 
petit-fils  du  général  Foy. 


2o  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

main  du  général  et  qu'elle  fit  magnifiquement  relier. 

Gérard  se  servit  de  l'influence  de  son  titre  de 
premier  peintre  du  Roi  pour  aider  les  artistes  et 
faire  connaître  et  récompenser  le  vrai  talent.  Il 
fut  un  des  premiers  à  apprécier  Ingres  comme 
il  méritait  de  l'être  et  ne  cessa  de  protéger  ses 
débuts  si  difficiles.  Ce  fut  lui  qui  indiqua  au  duc 
d'Orléans,  pour  la  place  de  maître  de  dessin  de 
ses  enfants,  Ary  Scheffer,  jeune  et  inconnu  alors. 
Enfin  l'on  verra,  par  les  lettres  de  Léopold  Ro- 
bert, à  quel  point  il  s'intéressait  à  ce  peintre, 
qu'il  aidait  de  ses  conseils  et  auquel  il  comman- 
dait deux  tableaux. 

Le  salon  de  Gérard  a  été  un  des  plus  fréquentés 
de  Paris,  à  l'époque  où  il  y  avait  encore  des  salons. 

Dès  les  premiers  jours  de  sa  célébrité,  dans 
son  petit  logement  du  Louvre,  Gérard  avait  com- 
mencé les  réunions  du  mercredi  soir.  Il  avait 
d'abord  groupé  autour  de  lui  ses  amis,  les  ar- 
tistes, ses  camarades  :  Ducis,  Andrieux,  Isa- 
bey,  Guérin,  Hersent,  le  baron  Desnoyers, 
Carie  Vernet;  puis,  plus  tard,  dans  son  salon  de 
la  rue  Bonaparte  :  Léopold  Robert,  Paul  De- 
laroche,  Henriquel-Dupont,  David  d'Angers,  Ary 
SchefFer,  Eugène  Delacroix,  Horace  Vernet, 
Heim,  Schnetz,  Mérimée,  Firmin-Didot,  Leh- 
mann,  etc. 

Bientôt  les  relations  s'étendirent  et  la  maison 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  21 

du  peintre  ne  tarda  pas  à  devenir  un  centre  d'au- 
tant plus  recherché  que,  grâce  au  tact  exquis  du 
maître,  il  formait  comme  un  terrain  neutre  où 
chacun  aimait  à  se  retrouver. 

M.  Thiers,  arrivant  à  Paris  sous  la  Restaura- 
tion, jeune  et  encore  peu  connu,  débuta  dans  le 
monde  par  le  salon  de  Gérard.  Il  conserva  tou- 
jours un  reconnaissant  souvenir  de  l'accueil  qu'il 
y  avait  reçu. 

La  soirée  se  prolongeant  fort  tard  dans  le  sa- 
lon de  la  rue  Bonaparte,  M.  de  Humboldt  arrivait 
souvent  après  minuit,  au  moment  ou  se  formait 
une  causerie  plus  intime;  il  avait  passé  en  revue 
quelques-uns  des  autres  salons  de  Paris  et  en 
rapportait  les  nouvelles  du  jour,  qu'il  accompa- 
gnait de  ses  réflexions  toujours  spirituelles,  sou- 
vent mordantes. 

On  trouvait  aussi  chez  Gérard  le  comte  de 
Forbin,M.  de  Cailleux,  M.  de  Saint-Aignan,  M.  de 
la  Ville  de  Miremont,  l'auteur  de  Charles  VI. 
Quatremère  de  Quincy,  Raoul  Rochette,  Cuvier 
et  d'Arcet  y  discutaient  les  questions  d'art,  de 
sciences,  de  lettres,  de  voyages. 

Les  Italiens  se  donnaient  rendez -vous  dans 
son  salon  pour  faire  d'excellente  musique  et 
surtout  de  la  musique  italienne.  On  y  entendait 
souvent  Mm<5  Grassini ,  Tamburini,  Lablache, 
Rtibini,  la  Pasta,  les   Grisi,   la   Malibran,  toutes 


22  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

les  belles  voix  de  l'époque.  Rossini  les  accom- 
pagnait et  chantait  son  Barbier  en  présence  de 
Paër  et  de  Meyerbeer. 

Cependant  Gérard,  dont  les  facultés  étaient  si 
brillantes  et  la  société  si  recherchée,  aimait  parfois 
à  se  dérober  aux  réunions  du  monde,  et  nous  ne 
pouvons  mieux  faire  qu'en  citant  à  ce  propos 
Mlle  Godefroid1,  son  élève  et  l'amie  de  la  famille, 

i.  Mlle  Godefroid  sera  trop  souvent  citée  dans  les  lettres 
adressées  à  Gérard  pour  que  nous  ne  donnions  pas  ici  quelques 
détails  sur  elle.  Elle  était  fille  et  sœur  d'artistes.  Son  père  était 
peintre  et  très  habile  restaurateur  de  tableaux;  il  fut  un  des 
premiers  qui  mirent  en  pratique  l'opération  du  rentoilage,  im- 
portée des  Pays-Bas  par  son  grand-père  et  par  sa  grand'mère, 
tous  deux  chargés  des  restaurations  sous  Louis  XV.  Godefroid 
était  l'ami  de  Joseph  Vernet,  de  David,  de  Vincent,  de  Pajou, 
de  Brenet,  de  Méhul,  qui  fut  le  professeur  de  Mlle  Godefroid 
et  en  fit  une  musicienne  des  plus  distinguées.  Le  frère  de  Mlle  Go- 
defroid était  un  peintre  de  talent,  élève  de  David.  Il  fut  le 
premier  maître  de  sa  sœur  et  put  la  mettre  en  état  de  professer 
le  dessin  dans  la  maison  dirigée  par  Mme  Campan,  où  étaient 
élevées  les  filles  des  officiers,  membres  de  la  Légion  d'honneur. 
Elle  quitta  cette  position,  qui  lui  avait  donné  l'occasion  de  se 
lier  avec  la  reine  Hortense,  pour  entrer,  en  1812,  dans  l'atelier 
de  Gérard.  Elle  fut  dès  lors  son  principal  auxiliaire,  parmi  les 
artistes  intelligents  qu'il  était  obligé  de  s'adjoindre  pour  les  nom- 
breuses répétitions  de  portraits  officiels  qui  lui  étaient  demandées. 
Mlle  Godefroid  fut,  pendant  plus  de  vingt-cinq  ans,  son  aide  le 
plus  constant  et  le  plus  fidèle. 

Bien  qu'elle  eût  entièrement  sacrifié  sa  personnalité  aux  nom- 
breuses commandes  faites  à  son  maître,  elle  exposa  cependant 
quelques  portraits,  qui  furent  remarqués,   entre  autres  :  ceux 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  23 

dont  les  notes,  écrites  sous  l'impression  de  pieux 
souvenirs,  étaient  destinées  à  retracer  au  neveu  de 
Gérard  les  traits  principaux  du  caractère  de  son 
maître.  Voici  un  extrait  de  ces  notes  que  M.  Le- 
normant  reproduisit  dans  sa  biographie  de  Gé- 
rard, publiée  en  1841. 

«  Il  avait  le  goût  des  habitudes  simples;  à 
l'âge  où  il  était  le  plus  brillant  dans  le  monde, 
il  y  avait  une  certaine   heure  du  soir  où  la  céré- 

de  Mmc  Vigano  la  cantatrice,  au  musée  de  Milan;  de  l'im- 
provisateur Sgricci,  et  des  enfants  du  duc  d'Orléans.  Ces  der- 
niers, en  pied  et  de  grandeur  naturelle,  étaient  dans  la  galerie  du 
Palais-Royal;  ils  furent  détruits  en  1848.  Il  en  est  question 
dans  une  des  lettres  adressées  à  Gérard  par  le  prince.  M1Ie  Go- 
defroid  fit,  pour  notre  colonie  du  Sénégal,  un  tableau  impor- 
tant :  Notre-Dame  du  Rosaire. 

Elle  n'était  pas  seulement  une  artiste  habile  qui  s'était  iden- 
tifiée au  talent  de  son  maître,  elle  était  aussi  devenue  l'amie  dé- 
vouée de  Gérard  et  de  sa  famille.  M.  de  Humboldt  l'appelait  sa 
protectrice^  dans  des  lettres  adressées  à  M,Ie  Godefroid,  que 
nous  avons  aussi  publiées.  Tous  ceux  qui  ont  connu  cette  si 
aimable  personne  en  ont  conservé  le  plus  affectueux  souvenir. 
Elle  est  morte  à  Auteuil,  chez  M.  Henri  Gérard,  à  l'âge  de 
soixante-douze  ans,  le  9  juin  1849,  ayant  consacré  les  années 
pendant  lesquelles  elle  a  survécu  à  Gérard  à  mettre  en  ordre  ses 
notes,  ses  dessins,  ses  croquis  et  à  rassembler  tous  les  docu- 
ments qui  avaient  trait  à  sa  mémoire,  et  qui  ont  été  très  utiles  à 
la  publication  de  l'œuvre  de  Gérard,  en  3  volumes  in-f°,  par  son 
neveu,  faite  de  1852  à  1857. 

Une  intéressante  notice  sur  la  vie  de  M,le  Godefroid,  due  à 
la  plume  de  Mme  Ch.  Lenormant,  a  paru,  en  1869,  dans  la  Ga- 
lette des  Beaux-Arts. 


24  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

monie  lui  devenait  à  charge,  au  point  de  s'y  dé- 
rober parfois  plus  brusquement  que  la  politesse 
ne  l'aurait  voulu,  et  cela,  pour  aller  courir  vers 
Montmartre,  dans  un  appartement  où  il  trouvait 
Percier,  Fontaine  et  Bernier,  ce  dernier  ami 
intime  des  deux  autres,  tous  occupés  à  fumer  et  à 
dire  des  folies  d'atelier.  Il  a  continué  à  se  réunir  à 
eux  jusqu'à  ce  que  sa  mauvaise  santé  lui  eût  ôté 
l'envie  de  sortir.  Quand  il  quittait  le  monde  pour 
revenir  chez  lui,  il  était  heureux  comme  un  enfant, 
et  son  empressement  était  si  grand  pour  rentrer 
dans  son  fauteuil  et  prendre  son  cigare  qu'il  com- 
mençait, à  la  première  marche,  à  défaire  ses  pre- 
miers boutons,  et  qu'il  arrivait  souvent  presque 
déshabillé  en  haut. 

a  Quand  il  pouvait  manquer  un  dîner  un  peu 
cérémonieux,  il  était  dans  des  joies  d'enfant. 

«  En  somme,  il  avait  un  esprit  d'indépendance 
indomptable,  il  était  incapable  de  se  contraindre 
à  attendre;  passé  une  certaine  mesure,  il  ne  ré- 
sistait pas  à  l'impatience,  quelle  qu'en  pût  être  la 
conséquence. 

«  Lorsqu'il  fit  la  Bataille  d'Ansterlitç,  il  dut 
en  soumettre  l'esquisse  à  l'empereur;  il  prit  jour 
avec  M.  Fontaine  et  alla  avec  lui  à  Saint-Cloud; 
mais  l'empereur  ne  put  le  recevoir  à  l'heure  dite. 
Gérard  avait  fait  l'effort  d'arriver  à  ce  rendez- 
vous  très  matinal;  après  une  longue  attente,  l'em- 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  25 

pereur  n'étant  pas  encore  libre,  fatigué,  agacé,  il 
échappa  à  M.  Fontaine,  qui  essayait  de  tous  les 
moyens  pour  le  retenir,  et  remonta  en  voiture; 
ce  fut  partie  remise. 

«  Gérard  ne  gouvernait  pas  ceux  qui  l'entou- 
raient  par  des  paroles  ou  des  directions  calculées; 
il  entraînait  tout  par  Pardeur  de  sa  volonté  et  la 
conviction,  pour  ainsi  dire,  naïve,  qu'il  n'en  pou- 
vait être  autrement.  Il  était  vraiment  beau  à  voir 
pour  ceux  qui  avaient  le  bonheur  d'assister  à  son 
travail  :  il  méditait  longtemps  ses  compositions, 
ensuite  il  jetait  ses  idées  avec  abondance  et  rapi- 
dité, puis  il  revenait  à  froid  choisir  et  châtier  sans 
aucune  faiblesse  paternelle. 

«  Il  en  était  de  même  pour  l'exécution  :  quand 
il  avait  établi,  avancé  un  morceau,  il  quittait  le 
travail  et  revenait,  quelque  temps  après,  non 
étourdiment,  mais  avec  précaution  et  recueille- 
ment, pour  recevoir  l'impression  vive  et  précise 
de  ce  qu'il  revoyait.  Avec  sa  parfaite  organisation, 
c'était  le  plus  sûr  conseil  qu'il  pût  recevoir  ;  ce- 
pendant il  n'en  dédaignait  aucun,  mais  il  savait 
bien  empêcher  qu'on  ne  les  lui  donnât  hors  de 
propos. 

«  Ceux  qui  l'ont  suivi  dans  tous  ses  moments  à 
Patelier  peuvent  témoigner  combien  il  y  était  ai- 
mable et,  l'on  peut  dire,  bon  camarade.  Quand  le 
travail  marchait  bien,  les  chansons,  les  mots  plai- 


26  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

sants,  les  anecdotes  jaillissaient  à  tous  moments; 
l'atelier  était  un  vrai  paradis.  Je  n'ai  pas  envie  de 
dissimuler  qu'il  n'y  eût  aussi  des  jours  de  tem- 
pêtes. 

«  Il  avait  quelquefois  de  profonds  découra- 
gements ;  il  en  eut  un  tel,  entre  autres,  pen- 
dant qu'il  faisait  la  Psyché,  qu'il  sortit  de  l'atelier 
en  jurant  de  n'y  plus  rentrer  et,  pour  mieux 
tenir  parole,  il  en  jeta  la  clef  au  hasard  dans  la 
rue. 

«  En  général,  quand  il  commençait  à  se  fati- 
guer, il  se  faisait  faire  de  la  musique  ;  les  parti- 
tions de  Mozart  et  de  Rossini  étaient  un  trésor 
inépuisable  de  jouissances  pour  lui. 

«  Il  se  faisait  beaucoup  lire,  surtout  l'histoire 
et  les  mémoires.  En  fait  de  poésie,  la  Bible,  Ho- 
mère, le  Dante  et  Pétrarque  étaient  ses  lectures 
favorites.  Il  aimait  passionnément  Cervantes.  Il 
supportait  difficilement  les  romans.  Peut-être,  s'il 
les  eût  lus  lui-même,  il  en  eût  été  quelquefois  sé- 
duit; mais  l'épreuve  de  la  lecture  à  haute  voix 
ne  lui  permettait  guère  d'en  entendre  de  suite 
une  vingtaine  de  pages.  Gil  Blas  était  une 
exception. 

«  Quelque  bonté,  quelque  familiarité  qu'il  eût 
dans  sa  vie  intérieure,  personne  n'était  tenté 
d'aller  trop  loin  avec  lui  ;  le  fond  de  sévérité  de 
son  caractère  et  la  délicatesse  de  son  goût  étaient 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  27 

une  très  suffisante  défense  pour  lui  ;  on  se  sentait 
averti  de  la  mesure  à  garder. 

«  Cette  sévérité,  qui  s'exerçait  beaucoup  plus 
sur  lui  que  sur  les  autres,  lui  a  cependant  été 
utile  aussi. 

«  Sa  vie  se  partageait  presque  régulièrement 
entre  des  jours  de  mélancolie,  quelquefois  très 
profonde,  et  des  jours  de  courage,  de  gaieté  vive 
et  d'une  grande  activité  pour  le  travail.  Son  orga- 
nisation paraissait  avoir  besoin  de  cette  espèce  de 
repos  ou  de  relâchement,  en  dédommagement  de 
ce  qu'il  dépensait  dans  les  beaux  jours. 

«  Je  l'ai  vu,  dans  la  fleur  de  sa  jeunesse, 
comblé  des  témoignages  d'estime  du  souverain 
et  du  public,  gâté  par  le  monde,  enfoncé  dans 
un  canapé  où,  par  parenthèse,  il  a  passé  une 
bonne  partie  de  sa  vie,  trouvant  et  donnant  les 
meilleures  raisons  pour  se  considérer  comme  le 
plus  malheureux  des  hommes.  Si  par  là-dessus  il 
pouvait  avoir  une  bonne  nuit,  il  sortait  de  ce 
nuage  le  plus  brillant  et  le  plus  charmant  des 
hommes. 

«  Il  aimait  Tordre  par  instinct  et  par  principe 
et  riait  de  tout  son  cœur  de  la  manie  très  générale 
qu'on  a  d'allier  presque  toujours  l'idée  du  génie 
à  celle  du  désordre. 

«  Dans  la  position  où  l'avait  placé  son  mérite, 
avec  son  goût  de   convenance  et  d'ordre ,  il  ne 


28  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

pouvait  être  indifférent  à  l'état  de  sa  fortune,  mais 
il  n'a  jamais  agi  dans  cette  seule  vue.  Sa  fortune 
s'est  faite  par  la  force  des  choses.  Il  n'a  jamais  su 
faire  une  affaire  et,  lorsqu'il  a  cédé  une  ou  deux 
fois  dans  sa  vie  aux  sollicitations  de  ses  amis  pour 
en  essayer  par  leurs  mains,  il  a  perdu  tout  ce  qu'il 
y  avait  mis. 

«  Il  a  été  longtemps  gêné  à  ses  débuts,  au 
moment  de  la  Révolution  ;  depuis,  il  gagna  beau- 
coup d'argent,  mais  il  Fa  toujours  dépensé  large- 
ment et  convenablement.  Il  en  a  beaucoup  donné 
à  ses  aides  et  pour  se  faire  graver. 

«  Du  reste,  il  ne  touchait  aucune  somme.  S'il 
arrivait  qu'il  en  passât  par  ses  mains,  il  la  portait 
aussitôt  à  Mme  Gérard,  qu'il  appelait  à  juste  titre 
son  ministre  des  finances. 

a  II  disait  toujours  qu'il  n'entendait  pas  la  pro- 
priété, et  c'était  vrai. 

«  Par  suite  de  tout  cela,  il  n'avait  générale- 
ment jamais  plus  de  cinq  francs  en  monnaie  dans 
sa  poche.  Ainsi,  une  fois,  il  eut  l'aimable  idée  de 
faire  cadeau  à  sa  femme  d'une  petite  parure  de 
fantaisie;  il  l'apporta  tout  enchanté,  au  grand 
plaisir  de  Mmo  Gérard;  puis,  un  mois  après,  il  lui 
dit  tout  sérieusement  :  «  Ah  ça!  as-tu  songé  à  aller 
«  payer  cette  parure  ?  » 

«  En  raison  de  ces  habitudes,  et  pour  ne  pas 
avoir  à  essuyer  les  sages  remontrances  de  son  mi- 


NOTICE    BIOGRAPHIQUE.  2g 

nistre  des  finances,  il  lui  est  arrivé  plusieurs  fois 
d'emprunter  à  un  ami  pour  prêter  à  un  autre  ;  au 
bout  de  quelque  temps,  il  disait  à  sa  femme  :  «  Tu 
auras  soin  de  remettre  à  . . .  mille  francs  qu'il  m'a 
prêtés.  »  Il  fallait  bien  en  passer  par  là,  même 
sans  sermon.  Ce  n'était  pas  qu'il  ne  fût,  dans 
toute  la  force  du  terme,  le  maître  à  la  maison, 
mais  il  aurait  tout  fait  afin  de  s'éviter  un  mot 
ennuyeux. 

«  Excepté  pour  les  souverains  de  France  et 
leur  famille,  il  n'est  jamais  sorti  de  chez  lui  pour 
donner  une  séance. 

«  L'idée  de  la  dignité  de  son  caractère  et  de  sa 
position  sociale  était  si  bien  établie  qu'il  n'y  a 
jamais  eu  besoin  d'une  négociation  à  ce  sujet.  Les 
princes  qui  lui  ont  fait  l'honneur  de  lui  demander 
leurs  portraits  y  ont  toujours  mis  une  grâce  et 
une  courtoisie  aussi  honorables  pour  eux  que  pour 
lui.  La  chose  s'est  quelquefois  traitée  directement, 
et  quelquefois  par  les  intermédiaires  les  plus  dis- 
tingués. » 

L'élévation  de  son  esprit,  la  droiture  de  son 
caractère  et  la  simplicité  de  ses  goûts  le  faisaient 
aimer  de  tous  ceux  qui  le  connaissaient. 

Gérard  mourut  un  mercredi.  C'était  le  jour 
consacré  à  ses  amis,  le  jour  où  il  recevait  dans 
son  salon  tout  ce  que  Paris  comptait  d'hommes 
distingués.  Quelques-uns  d'entre    eux,  pour  qui 


3o  NOTICE    BIOGRAPHIQUE. 

cette  visite  était  devenue  l'habitude  de  chaque 
semaine,  se  présentèrent  à  la  porte  de  la  maison. 
Ils  furent  reçus  par  le  vieux  serviteur  de  Gérard, 
qui  leur  dit  :  Monsieur  le  baron  est  mort.  Ils  se 
séparèrent  navrés;  les  uns  perdaient  un  ami  siir, 
les  autres  un  guide  et  un  soutien,  et  tous  com- 
prirent qu'un  vide  se  formait  au  milieu  d'eux. 
Chose  bien  rare  et  presque  sans  exemple  dans 
une  ville  comme  Paris,  où  le  temps  use  et  trans- 
forme tout  si  vite,  l'habitude  qu'on  avait  prise  de 
se  réunir  chaque  semaine  dans  le  salon  de  Gérard 
avait  duré  trente-cinq  ans  et  ne  fut  interrompue 
que  par  sa  mort1.  On  peut  même  dire  que  le  salon 
de  Gérard  lui  survécut  encore  quelque  temps.  Ses 
amis  continuèrent  à  se  réunir  autour  de  sa  veuve, 
la  baronne  Gérard,   jusqu'à  la  mort  de    celle-ci 

(1848). 

Outre  ses  mercredis  parisiens,  Gérard  recevait 
encore  ses  amis,  pendant  la  belle  saison,  les 
lundis,  à  Auteuil  où  il  avait,  sur  le  bord  de  la 
Seine,  une  habitation  entourée  d'un  grand  parc2. 
Il  y  passait  une  partie  de  l'année,  bien  qu'il  re- 

1.  A  Paris,  Gérard  habitait,  rue  Bonaparte,  une  maison  qu'il 
avait  chargé  ses  amis  Percier  et  Fontaine  de  lui  construire.  Der- 
rière cette  maison  et  communiquant  avec  elle,  Gérard  avait  son 
principal  atelier,  rue  Saint-Benoît,  qui  était  vaste,  admirablement 
disposé  et  bien  digne  des  personnages  qui  s'y  rendaient. 

2.  C'est  sur  cette  propriété  qu'ont  été  construits,  depuis,  les 
établissements  de  Sainte-Périne  et  de  Chardon-Lagache. 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  3i 

vînt  le  jour  à  Paris,  préférant  peindre  dans  l'ate- 
lier auquel  il  était  habitué. 

Ce  qui  donnait  au  salon  de  Gérard  un  charme 
tout  particulier,  c'est  que,  restant  ainsi  ouvert 
sans  interruption,  on  faisait  le  tour  du  monde,  on 
restait  dix  ans  absent,  et,  au  retour,  c'était  le 
môme  salon  où  on  retrouvait  la  même  société 
choisie  et  le  même  accueil,  comme  si  l'on  s'était 
séparé  la  veille. 

Du  reste,  comme  on  le  verra  dans  ces  deux  vo- 
lumes, un  grand  nombre  des  amis  de  Gérard  con- 
tinuaient, malgré  l'absence  et  l'éloignement,  leurs 
rapports  avec  lui  par  une  correspondance  suivie. 
Au  début  de  la  Révolution,  c'était  Girodet  lui 
écrivant  d'Italie,  tandis  que  d'autres  camarades, 
Pajou  et  Devienne,  lui  racontaient  les  vicissitudes 
de  la  vie  des  camps  dans  les  armées  de  la  Répu- 
blique; c'était  Ducis  le  prenant  pour  confident  de 
ses  espérances  à  la  veille  de  la  première  repré- 
sentation à'Hamlet. 

Rendant  l'époque  impériale ,  de  Beausset, 
Denon  le  félicitaient  sur  ses  œuvres,  le  géné- 
ral Rapp  le  consultait  sur  des  achats  de  tableaux, 
Mme  Récamier  lui  écrivait  de  Châlons  les  ennuis 
de  son  exil.  Puis,  plus  tard,  quand  la  défaite  suc- 
céda à  la  victoire,  Corvisart  lui  dépeignait  les 
tristesses  et  les  misères  de  l'occupation  étrangère. 

Sous   la   Restauration,    Thévenin,  Guérin  et 


32  NOTICE   BIOGRAPHIQUE. 

Horace  Vernet,  successivement  directeurs  de 
TEcole  de  Rome,  lui  demandaient  conseil  et  ap- 
pui en  lui  soumettant  leurs  idées  et  leurs  projets 
sur  la  villa  Médicis.  Constantin  et  Léopold  Robert 
le  tenaient  au  courant  de  leurs  travaux  et  de  Tétat 
des  arts  en  Italie,  tandis  qu'en  même  temps  Bois- 
serée  lui  écrivait  d'Allemagne  pour  lui  transmettre 
les  amitiés  de  Gœthe  ou  lui  raconter  les  projets 
artistiques  du  roi  de  Bavière. 

C'était  encore  le  jeune  naturaliste  Jacquemont, 
chargé  par  le  Muséum  d'histoire  naturelle  d'ex- 
plorer Tlnde  anglaise,  remerciant  Gérard  des  re- 
commandations obtenues  de  lord  Wellington  et  lui 
parlant  de  toutes  les  péripéties  de  son  long  voyage. 

Enfin  le  duc  Decazes,  après  avoir  aimé,  pen- 
dant son  ministère ,  à  prendre  les  conseils  du 
peintre  de  l'Entrée  de  Henri  IV  pour  tout  ce  qui 
avait  trait  aux  beaux-arts,  lui  écrivait  ensuite,  de 
sa  retraite  de  la  Grave,  des  lettres  pleines  de  la 
plus  affectueuse  amitié. 

M.  de  Humboldt  fut  de  ceux  qui  entretinrent 
avec  Gérard  une  correspondance  suivie  ;  pendant 
trente  ans,  il  lui  écrivit,  de  près  ou  de  loin,  de 
Paris  même  ou  de  Berlin,  ne  craignant  pas  de  dire 
son  avis  sur  les  hommes  et  sur  les  choses,  s'épan- 
chant  librement  auprès  de  son  ami  et  s'entre- 
tenant  d'une  foule  de  sujets  intéressants  pour 
l'art,  l'histoire  ou  la  science. 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  33 

Gérard  regretta  souvent  de  n'avoir  pas  écrit 
ses  mémoires,  où  Ton  eût  retrouvé  la  trace  de  ses 
relations  et  de  ses  impressions.  Malheureusement, 
le  temps  et  les  loisirs  lui  manquèrent.  Seule  sa 
correspondance,  très  étendue,  est  restée. 


Dessiné  par  Dutertre  pour  la  collection  de  tous  les  portraits 
des  membres  de  la  commission d'Egypte 


RÉCIT' 


SUR     LE     COMMENCEMENT 

DE    L'EXPÉDITION    d'eGYPTE    ET     SUR  LES    ÉVÉNEMENTS 

QUI     ONT     PRÉCÉDÉ    LA   CAPTIVITÉ 

DE    M.     ALEXANDRE     GÉRARD     AU     CHATEAU 

DES    SEPT-TOURS,    A   CONST  ANTINOPL  L  2. 


J'avais  dix -huit  ans  et  m'occupais  depuis 
quelques  années  de  l'étude  de  la  chimie  sous 
les  leçons  du  meilleur  et  du  plus  respectable  des 
maîtres,  lorsque  la  nouvelle  d'une  expédition 
lointaine  se  répandit  ;  le  but  en  était  ignoré,  mais 
elle  ne  pouvait  qu'être  belle. 

Une  fallait  pas  moins  que  le  nom  et  l'honneur 
d'accompagner  les  savants  les  plus  distingués 
pour  me  déterminer  à  quitter  le  digne  M.  d'Ar- 

i.  M.  Pouqueville,  docteur  en  médecine,  membre  de  la 
commission  des  sciences  et  des  arts  d'Egypte,  dans  le  deuxième 
volume  de  son  Voyage  en  Morée^  à  Constantinople.  en  Albanie, 
édité  en  1805,  donne  aussi  une  relation  des  événements  contenus 
dans  ce  récit. 

2.  Alexandre  Gérard,  fait  prisonnier  le  5  frimaire  an  III,  ar- 
riva seulement  au  château  des  Sept-Tours  le  28  nivôse  ;  il  eut 
donc  à  subir,  pendant  plus  de  deux  mois,  les  fatigues,  les  mau- 
vais traitements  dont  on  va  lire  le  récit. 


36  ALEXANDRE   GERARD. 

cet1,  que  je  regardais,  avec  raison,  comme  un 
second  père,  et  un  frère  aîné  en  qui  consistait 
toute  ma  famille,  la  mort  m'ayant  enlevé  tous  les 
autres  objets  de  mes  plus  tendres  affections. 

Attaché  à  la  commission  des  sciences  et  arts, 
je  partis,  le  2  floréal  an  VI,  de  Paris,  pour  me 
rendre  à  Chartres  et  de  là  à  Lyon,  où  je  reçus 
Tordre  de  continuer  ma  route  pour  Marseille  et 
Toulon;  j'y  arrivai  le  16  du  môme  mois. 

Je  connaissais  Marseille  depuis  un  voyage  que 
j'avais  fait  en  Italie  quelques  années  auparavant, 
mais  je  n'avais  jamais  vu  Toulon  et  n'avais  pas  la 
moindre  idée  de  ce  qu'étaient  un  port  de  guerre, 
une  escadre,  une  armée  et  un  embarquement.  Ce 
spectacle,  nouveau  pour  moi,  m'étourdit  d'abord 
par  un  contraste  frappant  avec  la  tranquillité  qui 
régnait  dans  le  laboratoire  de  M.  d'Arcet  ;  mais  il 
m'enchanta  bientôt  parce  qu'il  était  celui  qui  devait 
nécessairement  convenir  à  mon  âge  et  à  mon 
caractère. 

Je  passai  quatorze  jours  à  parcourir  Toulon  et 
les  environs,  et  le  29  j'allai  coucher  à  bord  du  Ton- 
fiant;  sur  lequel  j'étais  destiné  à  faire  le  voyage. 

Le  30  au  matin,  l'escadre  mit  à  la  voile  ainsi 
qu'une  partie  du  convoi  qui  était  en  rade. 

t.  D'Arcet,  chimiste,  né  en  1725,  mort  en  1801.  Fut  précep- 
teur des  fils  de  Montesquieu,  puis  se  fit  recevoir  médecin  et  se 
livra  à  l'étude  de  la  chimie.  Professeur  au  Collège  de  France, 
puis  directeur  de  la  manufacture  de  Sèvres,  inspecteur  des  essais  de 
monnaies,  membre  de  l'Académie  des  sciences  et  enfin  sénateur. 


ALEXANDRE   GÉRARD.  37 

Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  sur  la  route 
tenue  par  l'escadre  française,  la  prise  de  Malte  et 
la  première  campagne  de  la  basse  Egypte,  qui  est 
la  seule  que  j'aie  faite. 

Je  renverrai  à  l'intéressantvoyage  de  M.  Denon, 
qui  détaille  lune  et  l'autre  avec  une  extrême  pré- 
cision et  beaucoup  mieux  sans  doute  que  je  ne 
pourrais  le  faire  ;  j'écrirai  seulement  mes  aven- 
tures, trop  heureux  si,  à  coté  d'un  sujet  aussi  grand 
et  aussi  beau  que  celui  de  l'expédition  d'Egypte, 
je  puis  soutenir  l'intérêt  du  lecteur  jusqu'à  la  fin 
d'un  journal  qui  n'a  peut-être  que  le  mérite  de 
présenter,  dans  un  espace  de  temps  très  resserré, 
une  foule  d'événements  dont  l'enchaînement  sem- 
ble tenir  du  fabuleux. 

J'étais  parti  le  30  floréal  de  la  rade  de  Toulon; 
le  24  prairial,  j'entrai  dans  Malte  qui,  ainsi  que  son 
gozzo,  était  déjà  au  pouvoir  de  l'armée  française. 
Pendant  cette  première  traversée,  j'étais  allé  plu- 
sieurs fois  à  bord  de  V Orient,  sur  lequel  se  trou- 
vaient plusieurs  amis  de  mon  frère,  entre  autres  le 
général  Caffarelli,  MM.  Regnault  de  Saint-Jean 
d'Angély  et  Arnault. 

Le  désir  de  servir  d'une  manière  plus  active  et 
peut-être  un  peu  de  légèreté  dans  mon  caractère, 
qui  longtemps  m'a  porté  à  vouloir  faire  toujours 
autre  chose  que  ce  que  je  faisais,  me  déterminè- 
rent à  solliciter  du  général  la  faveur  d'être  attaché 
à  l'arme  du  génie,  en  qualité  d'adjoint;  il  me  l'ac- 
corda. A  la  vue  de  Malte,  je  reçus  l'ordre  de  débar- 


jN  ALEXANDRE    GERARD. 

quer  sous  le  commandement  du  colonel  Poitevin. 
Arrivé  dans  la  ville,  le  général  CafFarelli  me  con- 
firma de  la  manière  la  plus  obligeante  dans  le 
grade  de  lieutenant,  que  je  n'avais  encore  reçu  que 
provisoirement. 

Je  partis  de  Malte,  le  ier  messidor,  avec  la  flotte 
qui,  le  13,  arriva  près  d'Alexandrie.  Dans  la  même 
journée,  j'eus  ordre  de  débarquer  à  la  tour  des 
Arabes,  où  je  passai  la  nuit  au  bivouac.  Le  14  au 
matin,  la  division  Bon,  de  laquelle  j'étais,  se  mit 
en  marche,  et,  à  minuit,  nous  étions  sous  les  murs 
d'Alexandrie  qui,  enlevée  d'assaut,  fut  bientôt 
après  en  notre  pouvoir. 

Je  n'avais  vu  à  Malte  que  des  escarmouches  et 
je  me  trouvai  là,  au  contraire,  à  une  affaire  qui  me 
sembla  d'autant  plus  sérieuse  qu'elle  était  la  pre- 
mière à  laquelle  j'assistais.  Le  spectacle  de  plu- 
sieurs hommes  tués  à  mes  côtés  me  fit  éprouver 
un  serrement  de  cœur  extrême  et  m'ébranla  même 
un  moment  ;  mais  bientôt  l'amour-propre,  ce  mo- 
bile de  toutes  les  actions  humaines,  que  nous 
habillons  et  qualifions  à  notre  guise,  venant  à 
mon  secours,  me  fit  voler  à  l'assaut  avec  uiie  assu- 
rance dont,  certes,  une  heure  avant,  je  ne  me  serais 
pas  cru  capable. 

Je  passai  cinq  jours  à  Alexandrie,  d'où  je  m'em- 
barquai, le  19,  sur  l'aviso  YEtoile  pour  me  rendre 
à  la  barre  du  Nil.  J'y  arrivai  le  20,  après  avoir 
mouillé  la  veille  au  milieu  de  l'escadre  française 
qui  était  à  Aboukir. 


N 


ALEXANDRE   GÉRARD.  39 

Le  jour  suivant,  je  remontai  le  fleuve  et  entrai 
dans  la  basse  Egypte,  que  je  parcourus  dans  tous 
les  sens,  pendant  cinq  mois,  sous  les  ordres  des 
généraux  Menou,  Vial  et  Andréossy. 

J'étais  très  fatigué  de  mes  courses  lorsque, 
revenant  au  Caire  pour  la  seconde  fois,  j'y  fus  at- 
taqué de  maux  de  jambes  qui,  me  forçant  à  gar- 
der le  lit,  me  laissèrent  le  loisir  de  songer  à 
ma  patrie  et  à  mes  amis,  dont  une  distance  de 
neuf  cents  lieues  me  séparait  alors. 

-  L'Egypte  me  paraissait  belle,  les  rives  du  Nil 
enchanteresses  ;  mais  elles  ne  me  dédommageaient 
pas  de  celles  de  la  Seine,  auxquelles  je  ne  pouvais 
penser  sans  émotion.  D'ailleurs,  la  perte  de  plu- 
sieurs de  mes  camarades  jetait  dans  mon  âme  une 
nouvelle  mélancolie,  que  le  manque  de  lettres  de 
France  eût  encore  augmentée,  si  déjà  elle  n'eût 
été  à  son  comble. 

Mon  indisposition  devenait  plus  grave  de  jour 
en  jour;  la  maladie  du  pays  prenait  sensiblement 
sur  ma  santé  ;  enfin  il  me  fut  impossible  de 
résister  plus  longtemps  au  désir  ou,  pour  mieux 
dire,  au  besoin  de  retourner  en  France.  J'en  de- 
mandai la  permission  au  général  en  chef  qui,  trou- 
vant mes  raisons  plausibles,  me  l'accorda  avec  un 
passeport  pour  me  rendre  du  Caire,  que  je  quit- 
tai le  29  vendémiaire,  à  Alexandrie  où  j'arrivai  le 
4  brumaire. 

J'avais  la  permission  de  retourner  dans  ma 
patrie  ;  mais,  soit  effet  d'un  reste  de  légèreté,  ou 


4o  ALEXANDRE   GÉRARD. 

pressentiment  des  malheurs  qui  devaient  m'ar- 
river,  je  ne  quittai  pas  sans  peine  l'Egypte,  où  je 
laissais  encore  quelques  amis. 

Le  14  brumaire  an  VII,  je  m'embarquai  avec 
plusieurs  Français1  qui,  ainsi  que  moi,  retournaient 
en  France,  sur  la  tartane  livournaise  la  Madona 
di  Monte-Negro. 

Vers  les  onze  heures  du  soir,  le  vent  favorable, 
que  nous  attendions  depuis  dix  jours,  souffla  avec 
tant  d'impétuosité  que  nous  faillîmes  échouer  en 
sortant  du  port.  Sur  les  minuit,  nous  nous  trou- 
vâmes tellement  près  d'un  vaisseau  anglais,  de  la 
croisière  qui  bloquait  Alexandrie,  que  nous  enten- 
dions parler  l'équipage  qui,  heureusement,  le 
temps  étant  noir,  ne  nous  aperçut  pas.  Nous  cin- 
glâmes pendant  toute  la  nuit  vers  les  côtes  basses 
et  blanchâtres  de  la  Libye,  que  nous  reconnûmes 
au  lever  du  soleil. 

Le  vent  ayant  presque  entièrement  tourné  au 
nord,  nous  courûmes  de  longues  et  pénibles  bor- 
dées qui,  malgré  nos  voiles  latines,  nous  faisaient 
gagner  peu  de  chemin. 

1.  Ces  passagers  étaient:  Pouqueville,  membre  de  la  com- 
mission d'Egypte,  auteur  du  Voyage  en  Marée  cité  plus  haut  ; 
Bessières,  également  membre  de  la  commission  d'Egypte;  Poi- 
tevin, colonel  du  génie;  Charbonnel,  colonel  d'artillerie;  For- 
mer, commissaire  des  guerres;  Beauvais,  adjudant  commandant; 
Alexandre  Gérard  ;  Joie  et  Bouvier,  officiers  de  marine  ;  Gue- 
rini,  inquisiteur  de  Malte,  de  Tordre  des  carmes  déchaussés; 
Mathieu,  guide  du  général  en  chef;  un  cahouas  ou  coureur 
égyptien  et  quelques  domestiques. 


ALEXANDRE   GÉRARD.  41 

Le  16  brumaire,  le  vent  étant  devenu  plus 
favorable,  nous  mîmes  le  cap  sur  l'île  de  Candie, 
que  nous  reconnûmes,  le  18,  au  mont  Ida,  dont  le 
sommet  élevé  domine  tomes  les  autres  montagnes, 
et  nous  gagnâmes  ensuite  le  gozzo  de  Candie,  très 
près  duquel  au  temps  le  plus  orageux  succéda  le 
calme  le  plus  complet,  qui  dura  dix  jours  entiers. 
11  faut  avoir  navigué,  et  navigué  surtout  pour  re- 
tourner dans  son  pays,  pour  sentir  combien  ce 
calme  devait  nous  rendre  malheureux  et  combien 
il  était  pénible,  l'imagination  nous  portant  sans 
cesse  vers  le  bonheur,  de  toujours  nous  réveiller 
au  même  point  où  nous  étions  la  veille.  D'ailleurs, 
à  ces  contrariétés  morales  s'en  joignaient  de  phy- 
siques, qui  devaient  nécessairement  encore  ajou- 
ter à  leur  amertume.  La  chaleur  était  excessive, 
le  bâtiment  très  petit,  l'équipage  nombreux  et 
les  passagers  entassés  les  uns  sur  les  autres,  par 
conséquent  aussi  mal  que  possible  ;  mais  enfin  la 
fortune,  lasse  de  nos  plaintes,  exauça  nos  vœux  et 
le  vent,  ayant  tourné  au  sud,  nous  devint  aussi 
favorable  que  l'ignorance  de  nos  marins  nous  de- 
vint funeste. 

Le  3  frimaire,  nous  reconnûmes  à  la  chaîne  des 
Apennins  les  côtes  de  la  Calabre,  vers  lesquelles 
nous  faisions  voile  depuis  cinq  jours;  mais  nos 
marins,  ayant  pris  le  cap  Rizzuto  pour  le  phare 
de  Messine,  allèrent  vers  ce  point  où,  le  vent 
ayant  cessé,  les  courants  nous  affalèrent  sur  la 
côte,  près  du  golfe  de  Squillace.  La  nuit  du  4  au 


42  ALEXANDRE   GERARD. 

5  frimaire  an  VII  vit  s'évanouir  toutes  nos  espé- 
rances et  commencer  nos  malheurs  avec  la  perte 
de  notre  liberté,  dont  nous  ne  connûmes  le  prix 
qu'au  moment  où  nous  la  perdîmes. 

Vers  les  trois  heures  du  matin,  nous  fûmes 
réveillés  par  le  bruit  sourd  de  pas  précipités  sur 
le  pont  de  notre  tartane.  J'y  montai  à  la  hâte, 
avec  quelques-uns  des  passagers,  pour  connaître  la 
cause  de  ce  brouhaha,  d'autant  plus  étonnant  que 
le  temps  était  trop  calme  pour  nécessiter  aucune 
manœuvre  forcée.  En  arrivant,  nous  vîmes  la  cha- 
loupe à  la  mer  et  tous  les  matelots  livournais  en- 
tassés dans  cette  frêle  embarcation,  qui  pouvait 
à  peine  les  contenir.  Un  seul  de  ces  malheureux 
était  encore  à  bord,  nous  le  forçâmes  de  rester 
au  gouvernail;  les  autres  gagnèrent  la  terre,  dont 
nous  n'étions  qu'à  une  lieue,  et  y  furent  tous  mas- 
sacrés, ainsi  que  nous  l'apprîmes  par  la  suite. 

Bientôt  nous  connûmes  le  motif  de  cette  fuite, 
en  voyant  arriver  sur  nous  un  bâtiment,  que  nous 
jugeâmes  être  barbaresque  à  sa  manœuvre,  bien 
que  de  construction  italienne. 

Lorsqu'il  fut  à  portée,  il  nous  envoya  la  bordée 
de  ses  six  pièces  de  bâbord,  dont  les  boulets  ne 
blessèrent  aucun  de  nous.  Cette  décharge  fut  suivie 
des  cris  mille  fois  répétés  de  maina  canaille  sensa 
fida,  ce  qui  signifiait  :  Amenez  canaille  sans  foi. 
Cette  invitation,  pendant  laquelle  le  bâtiment  ap- 
prochait toujours  de  nous,  fut  accompagnée  d'une 
grêle  de  balles;  nous  n'étions  que  dix-sept  abord 


ALEXANDRE   GERARD.  43 

sans  armes  et  sans  munitions.  Il  nous  était  impos- 
sible de  nous  défendre  et,  ne  sachant  pas  manœu- 
vrer un  vaisseau,  nous  ne  savions  quels  cordages 
tirer  pour  hisser  les  voiles,  ainsi  que  le  désirait  le 
corsaire  dont  l'audace,  accrue  par  la  certitude  de 
notre  faiblesse,  fut  alors  à  son  comble.  Ayant  ac- 
costé la  tartane,  il  y  jeta  un  premier  grappin  pour 
s'y  accrocher  et  donner  l'abordage;  mais,  soit  qu'il 
s'y  fût  mal  pris  ou  que  l'un  des  nôtres  le  décrochât, 
il  retomba  à  la  mer.  Le  corsaire  revint  à  la  charge 
une  seconde  fois  et  bientôt  notre  pont  fut  inondé 
d'une  foule  de  barbares,  qui  distribuèrent  à  tort  et 
à  travers  quelques  coups  de  sabre  et  force  coups 
de  garcettes,'dont  ensuite  ils  garrottèrent  tous  mes 
camarades  qu'ils  entassèrent  sur  l'avant  du  bâti- 
ment, dans  lequel  ils  se  répandirent  pour  enfon- 
cer, piller  nos  malles  et  voler  notre  argent,  que 
nous  entendions  rouler  autour  de  nous.  L'état 
habituel  de  mes  finances  me  rendit  tranquille 
sur  ce  point.  Je  ne  sais  par  quel  hasard  j'échap- 
pai au  garrottage  général,  mais  enfin  je  ne  fus  pas 
garrotté  et  je  ne  reçus  même  aucune  blessure. 
Ma  première  idée,  nageant  bien,  fut  de  me  jeter  à 
l'eau  pour  gagner  le  rivage  à  la  nage  ;  le  sort  d'un 
Maltais  qui,  voulant  user  de  ce  moyen,  fut  à  l'in- 
stant percé  de  plusieurs  balles,  me  détourna  de  ce 
projet  aussitôt  abandonné  que  conçu. 

S'il  m'eût  été  possible  de  rire  dans  ce  moment, 
il  se  présenta  une  circonstance  qui  y  était  bien 
favorable.  Un  de  nos  camarades,  marin  et  con- 


44  ALEXANDRE   GERARD. 

naissant  par  conséquent  tout  le  danger  d'un  abor- 
dage et  d'un  abordage  surtout  donné  par  des  Barba- 
resques,  imagina,  pour  s'épargner  quelques  coups, 
de  s'emparer  d'un  pavillon  français  qui  était  sur  la 
tartane  et  de  s'en  envelopper  comme  d'une  robe 
de  chambre.  Il  courut  sur  le  pont  dans  cet  accou- 
trement en  criant  à  des  gens  qui,  ne  l'entendant 
pas,  frappaient  comme  des  sourds  :  Si  vous  ne 
respecte^  ma  personne,  respecte^  au  moins  le  pavillon 
français. 

Mais,  comme  des  scènes  trop  violentes  ne  peu- 
vent durer  longtemps  et  que  d'ailleurs  nos  coffres 
étaient  vides,  on  entra  en  pourparlers  et  la  langue 
barbaresque  fut  celle  dont  on  se  servit.  Sachant 
mal  l'italien,  il  me  fut  aisé  de  la  bien  parler.  J'ex- 
pliquai alors  au  lieutenant  du  capitaine  corsaire 
que  sa  régence  n'étant  pas  en  guerre  avec  notre 
gouvernement,  il  avait  eu  tort  de  se  conduire 
ainsi  à  notre  égard  ;  il  en  convint,  nous  fit  des  ex- 
cuses, mais  nous  n'en  restâmes  pas  moins  pris  et 
dépouillés.  Pendant  ce  colloque,  le  capitaine,  qui 
vraisemblablement  s'ennuyait  de  ne  voir  arriver 
personne,  ordonna  à  Ibrahim,  son  délégué,  d'en- 
voyer de  suite  les  prisonniers  à  son  bord.  Je 
partis  sur  la  chaloupe  du  corsaire  dont  le  chef  se 
nommait  Orouchs1.  La  première  parole  qu'il  me 
dit  en  l'accompagnant  d'un  coup  de  porte-voix  sur 

i.  Orouchs  était  un  corsaire  barbaresque,  originaire  de  Dul- 
cigno;  il  fut  dans  la  suite  étranglé  par  Tordre  d'Ali  Pacha  pour 
avoir  perdu  son  kirlanguitch  (navire)  dans  une  croisière. 


ALEXANDRE    GERARD.  45 

la  tête  fut  :  ti  star  lo  squiavo  di  me,  «  tu  es  mon 
esclave  ».  Je  ne  lui  dis  pas  non,  parce  qu'il  m'eût 
été  difficile  de  lui  prouver  le  contraire  ;  mais  je 
lui  observai,  ainsi  que  je  l'avais  déjà  fait  à  Ibrahim, 
qu'étant  Français,  je  le  croyais  dans  l'erreur.  Au 
nom  de  Français,  Orouchs  changea  totalement  de 
conduite  et  nous  traita,  M.  Fornier  et  moi,  d'une 
manière  moins  dure,  qu'il  prit  sans  doute  pour  une 
manière  plus  douce,  fit  assembler  sur  le  pont  tout 
son  équipage  composé  d'environ  quarante  hommes 
et  lui  fit  de  sa  dunette,  en  gros  et  vilains  mots  arabes 
que  je  n'entendis  pas,  une  longue  harangue  dont  le 
but  semblait  être  de  nous  faire  restituer  ce  qui 
nous  avait  été  pris  lors  de  l'abordage;  mais,  bien 
que  pour  mon  compte  la  perte  ne  fût  pas  consi- 
dérable, la  restitution  fut  encore  au-dessous;  car, 
après  le  discours  qui  fut  fort  éloquent,  si  j'en  juge 
par  la  véhémence  avec  laquelle  il  fut  prononcé, 
un  soldat,  qui  avait  bien  l'air  du  plus  grand  scé- 
lérat, me  remit,  en  s'inclinant  vers  moi,  un  bouton 
de  cuivre  de  ma  redingote  d'uniforme.  Orouchs, 
fier  comme  d'une  seconde  victoire,  me  dit  du  ton 
le  plus  arrogant  :  Ti  mirare  que  mi  fa\ir  tanto 
quelque  velir  di  questa  canaille;  «  tu  vois  que  je 
fais  tout  ce  que  je  veux  de  cette  canaille  »  et, 
certes,  il  ne  pouvait  mieux  qualifier  les  bandits 
dont  il  était  le  digne  chef. 

Pendant  qu'il  s'occupait  à  faire  transférer  à 
son  bord  ceux  de  mes  camarades  restés  sur  la 
tartane  livournaise,  qu'à  ce  titre  il  regardait  comme 


46  ALEXANDRE   GERARD. 

bonne  prise,  le  matelot,  placé  en  haut  du  grand 
mât,  aperçut  un  bâtiment  qui  cinglait  à  pleines 
voiles  vers  nous. 

Bientôt  il  fut  reconnu  pour  vaisseau  de  guerre. 
Il  approchait  avec  la  rapidité  du  vent  :  il  n'y  avait 
pas  un  moment  à  perdre;  quelques  minutes  plus 
tard  Orouchs  perdait  la  liberté,  son  bâtiment  et 
sa  prise.  Hala,  le  capitaine,  qu'il  avait  placé  avec 
quatre  hommes  sur  la  Madona  di  Monte-Negro 
(où  dix  de  nos  camarades  étaient  retournés  pour 
chercher  quelques  effets) ' ,  lui  dit  de  se  sauver  de 
son  côté  pendant  qu'il  se  sauvait  du  sien  et  de 
faire  route  pour  Tripoli  de  Barbarie.  Pour  le  bon- 
heur d'Orouchs  et  notre  malheur,  la  frégate  fut 
d'abord  à  la  tartane  qui  échappa  à  la  faveur  du 
pavillon  français  qu'elle  venait  d'arborer.  Le  bâ- 
timent de  guerre  mit  ensuite  le  cap  sur  le  corsaire 
qu'il  chassa  toute  la  journée;  mais  Orouchs,  con- 
servant l'avantage,  fuyait  avec  une  rapidité  ex** 
trôme  et  effrayait  encore  dans  sa  fuite  une  foule 
de  pêcheurs  calabrais  qui  se  jetaient  à  la  côte 
pour  éviter  le  danger,  bien  plus  à  craindre  pour 
l'objet  de  leur  terreur  que  pour  eux. 

Vers  le  soir,  la  frégate,  dont  nous  étions  assez 
près  pour  distinguer  les  hommes  sur  le  pont,  as- 

i.  Au  nombre  de  ces  derniers  se  trouvaient  MM.  Pouque- 
ville,  Fornier,  Joie  et  Mathieu,  qui  furent  ainsi  séparés  de  leurs 
camarades.  Livrés  par  Hala  au  bey  de  Navarin,  ils  furent  ensuite 
conduits  à  Constantinople  où  ils  arrivèrent  six  mois  après 
Alexandre  Gérard. 


ALEXANDRE  GERARD.  47 

sura  d'un  coup  de  canon  son  pavillon  que  nous 
reconnûmes  pour  napolitain  ;  elle  en  tira  un  second 
pour  faire  amener  le  corsaire ,  qui  n'en  tint  pas 
compte,  conservant  toujours  l'espoir  de  se  sauver, 
ainsi  qu'effectivement  il  y  parvint  à  la  faveur  de 
la  nuit  et  d'une  manœuvre  très  adroite  qui  le 
plaça  derrière  le  bâtiment  qui  croyait  encore  le 
chasser  devant  lui. 

Le  6  frimaire,  au  lever  du  soleil,  nous  nous 
trouvâmes  sur  les  côtes  d'Italie  et  très  près  d'O- 
trante.  La  vue  des  pêcheurs  italiens,  l'appât  du 
butin  et  le  désir  de  se  venger  de  la  frayeur  qu'il 
avait  eue  la  veille  excitaient  en  Orouchs  une  en- 
vie de  prendre,  que  la  crainte  des  batteries  et  tou- 
relles situées  sur  la  côte  pouvait  seule  diminuer. 

Il  nous  consultait  sur  ce  qu'il  avait  à  faire  et 
nous  disait,  pour  justifier  sa  prudence,  que  toute 
la  science  d'un  corsaire  consistait  à  ne  jamais 
s'écarter  de  ce  dicton  barbaresque  :  si  ti  venir,  mi 
foudgir;  si  ti  foudgir,  mi  venir,  «  situ  viens  je  fuis, 
si  tu  fuis  je  viens  à  toi.  Les  batteries  ne  pou- 
vaient approcher  de  lui,  mais  il  craignait  de  s'ap- 
procher d'elles.  Il  en  était  à  calculer  les  avan- 
tages et  les  inconvénients  de  l'expédition  qu'il 
projetait,  lorsque  la  vigie  signala  deux  bâtiments 
à  l'horizon.  Nous  vîmes  effectivement  à  l'est  et 
dans  le  lointain  deux  points  blancs  presque  im- 
perceptibles ;  le  capitaine  s'empara  sur-le-champ 
d'une  très  bonne  longue-vue  qui  était  à  bord  ;  elle 
passa  ensuite  de  main  en  main  jusqu'au  dernier 


48  ALEXANDRE    GERARD. 

des  matelots,  qui  tous  regardèrent  avec  la  môme 
attention,  ainsi  qu'il  est  d'usage  parmi  les  Barba- 
resques.  Mais  la  cupidité  les  aveuglant  leur  rît 
voir  une  capture  aisée  où  le  péril  et  la  gloire  les 
attendaient. 

L'opinion  générale  fut  que  ces  bâtiments 
étaient  deux  pêcheurs  ou,  tout  au  plus,  deux  mar- 
chands également  sans  défense  et  qu'il  fallait 
courir  sus.  Aussitôt  la  résolution  prise,  le  cap  est 
mis  sur  ces  deux  points  encore  fort  éloignés. 

Le  vent  étant  favorable,  le  corsaire  cingla  vers 
les  navires  qui,  l'ayant  contraire  par  la  même 
raison,  étaient  forcés  de  tirer  à  longues  bordées 
pour  gagner  sur  nous.  L'équipage  reconnut  bientôt 
sa  faute,  mais  il  n'était  plus  temps  de  la  réparer, 
un  miracle  seul  pouvait  le  tirer  de  ce  mauvais  pas 
et  ce  miracle  arriva. 

Les  prétendus  pêcheurs  nous  prirent  bientôt 
Fun  à  bâbord,  l'autre  à  tribord  ;  la  consternation 
fut  alors  aussi  grande  chez  Orouchs  et  les  siens 
que  l'était  leur  arrogance  quelques  instants  avant. 

Les  frégates  napolitaines  ayant  assuré  le  pa- 
villon, il  ne  restait  plus  au  corsaire  qu'à  suivre 
leur  exemple  et  ensuite  se  défendre  ou  se  rendre. 
Orouchs  tout  confus  tira  donc  d'un  coffre  son  pa- 
villon vert  et  rouge,  décoré  d'un  croissant  et, 
l'ayant  étendu  sur  la  dunette,  il  se  prosterna  res- 
pectueusement et  le  couvrit  de  mille  baisers, 
avec  tous  ses  compagnons.  11  fit  avec  eux  une 
prière  générale,  pendant  laquelle  le  nom  du  Pro- 


ALEXANDRE  GERARD.  49 

phète  fut  souvent  répété,  et  jeta  à  la  mer  une  fiole 
contenant  un  papier  sur  lequel  il  venait  d'écrire 
quelques  mots. 

Les  préparatifs  faits,  il  nous  plaça  tous  sur  la 
dunette  dans  l'espoir  sans  doute  que  notre  costume 
européen  pourrait  lui  épargner  quelques  boulets 
et,  ayant  fait  charger  toutes  ses  pièces,  il  assura 
son  pavillon  d'un  coup  de  canon. 

La  frégate  de  tribord  ayant  trop  approché  la 
terre  y  fut  affalée  par  les  courants,  celle  de  bâbord, 
au  contraire,  ayant  manœuvré  avec  beaucoup  d'a- 
dresse, se  trouva  à  l'instant  sur  le  corsaire;  les  ca- 
nonniers  ennemis  se  mirent  aux  pièces.  Orouchs 
resta  sur  la  dunette  où  nous  étions,  les  matelots 
et  soldats  arabes  se  prosternèrent  sur  le  pont  ;  la 
première  bordée  arriva,  les  boulets  passèrent  au 
milieu  de  nous;  rien  ne  fut  endommagé,  personne 
ne  fut  blessé.  Orouchs  alors  fit  riposter  avec  les 
pièces  de  2  et  4  et  celles  de  12  et  de  18  ;  les  boulets 
ne  firent  pas  plus  de  mal  aux  Napolitains  que  les 
leurs  ne  lui  en  avaient  fait,  mais  il  avait  du  moins 
la  satisfaction  de  s'être  défendu  contre  un  vais- 
seau de  haut  bord,  ce  qui  ne  lui  était  jamais  ar- 
rivé. 

Ces  décharges  produisirent  un  effet  connu  des 
marins  et  qui  fut  aussi  heureux  que  possible  à 
notre  capitaine,  parce  qu'à  un  vent  assez  frais  suc- 
céda un  calme  presque  plat.  La  frégate  napoli- 
taine ne  put  alors  faire  aucune  manœuvre  et  le 
corsaire  eut  ie  temps  et  la  facilité,  à  l'aide  des  avi- 
1.  4 


5o  ALEXANDRE  GERARD. 

rons,  de  s'éloigner  un  peu  d'elle,  pas  assez  cepen- 
dant pour  être  tout  à  fait  hors  de  sa  portée  ;  elle 
nous  envoya  une  seconde  bordée,  mais  qui,  heureu- 
sement, ne  nous  fit  pas  plus  de  mal  que  la  première. 
L'arrogance  de  nos  gens  revint  avec  la  certitude 
d'échapper  au  danger  et  les  cris  de  Napolitano 
mandjiar  macaroni  :  «  Napolitains  mangeurs  de  ma- 
caroni »,  se  firent  entendre  de  toutes  parts. 

La  frégate  qui,  pendant  qu'elle  tirait,  avait  mis 
à  la  mer  sa  grande  chaloupe,  armée  d'une  pièce 
de  gros  calibre  et  chargée  de  troupes,  l'envoya 
pour  nous  donner  l'abordage.  Mais,  le  corsaire  ga- 
gnant de  vitesse,  elle  ne  put  nous  atteindre  ;  il 
était  à  peu  près  six  heures  du  soir  et  nous  étions 
presque  hors  de  la  vue  des  bâtiments  ennemis, 
lorsqu'un  vent  d'est  assez  frais,  servant  le  corsaire, 
favorisa  la  fausse  route  qu'il  entreprenait  pour 
tromper  les  Napolitains. 

Vers  les  minuit,  nous  aperçûmes  dans  nos 
eaux  et  à  la  portée  de  la  voix  un  vaisseau  que  nous 
jugeâmes  être  la  frégate  qui  nous  chassait  toujours. 
Cette  découverte  causa  de  nouvelles  inquiétudes. 
L'habitacle  fut  hermétiquement  fermé,  personne 
ne  souffla  et  l'on  aurait,  sur  notre  bord,  entendu 
(comme  on  dit)  voler  une  mouche.  Ce  silence  et 
une  route  difficile  tenue  par  le  corsaire  réussirent 
à  Orouchs  qui,  échappé  à  ce  nouveau  péril,  nous 
avoua  que,  depuis  vingt  ans  qu'il  faisait  ce  métier, 
jamais  pareille  chose  ne  lui  était  arrivée  et  qu'il 
y  renoncerait,  s'il  croyait  que  cela  dût  recommen- 


ALEXANDRE  GÉRARD.  5i 

cer.  Cet  aveu  nous  donna  la  mesure  du  caractère 
et  du  courage  du  capitaine  barbaresque  qui  ce- 
pendant, il  faut  l'avouer,  montra  dans  cette  cir- 
constance assez  de  fermeté  et  de  présence  d'es- 
prit. Orouchs,  parti,  huit  jours  auparavant  notre 
prise,  de  Tripoli  de  Barbarie,  avec  un  passeport 
de  notre  consul,  se  sentait  intérieurement  cou- 
pable de  sa  conduite  envers  nous  et  pour  réparer, 
du  moins  en  partie,  sa  faute,  il  nous  offrit  de  nous 
conduire  à  Corfou,  dont  nous  n'étions  alors  qu'à 
vingt-cinq  ou  trente  lieues.  Nous  acceptâmes  sa 
proposition  avec  empressement,  bien  convaincus 
de  trouver  là  des  Français  ;  mais  la  fausse  route 
suivie  pendant  la  nuit  nous  en  ayant  fait  man- 
quer le  canal,  il  résolut  d'aborder  à  la  petite  île 
de  Paxo,  dont  le  port  lui  était  connu,  et  dont,  le 
8  frimaire  au  matin,  nous  n'étions  éloignés  que  de 
vingt-huit  lieues. 

Vers  les  trois  heures  après  midi  de  la  même 
journée,  après  avoir  longé  la  côte  est  de  Corfou, 
nous  arrivâmes  à  Paxo,  pleins  de  l'espérance  de 
recouvrer  le  bonheur. 

Cette  île,  par  sa  culture  difficile  et  ingénieuse, 
donne  bien  l'idée  du  parti  que  peuvent  tirer  du  sol 
le  plus  ingrat  des  hommes  actifs  et  industrieux. 

En  approchant  du  port,  Orouchs  salua,  pour  se 
faire  connaître,  un  petit  fort  français  près  duquel 
nous  passions  ;  mais  son  salut  ne  lui  ayant  pas  été 
rendu  et  le  pavillon  français  n'ayant  pas  été  ar- 
boré, nous  fûmes  tous   atterrés  et  nous  pressen- 


52  ALEXANDRE  GERARD. 

tîmes  alors  les  malheurs  qui  nous  attendaient  dans 
ce  port  tant  désiré.  Nous  vîmes  entrer,  en  même 
temps  que  nous,  plusieurs  barques  dans  lesquelles 
étaient  des  femmes  échevelées,  des  enfants  en 
pleurs,  jetés  pêle-mêle  sur  quelques  matelas, 
et  des  hommes  consternés  et  pâles  comme  la 
mort. 

Les  mauvaises  nouvelles  s'apprennent  toujours 
vite;  nous  apprîmes  donc  aussitôt  que  la  Porte, 
alliée  à  la  Russie,  avait  déclaré  la  guerre  à  la 
France;  que  les  îles  de  Zante,  Céphalonie,  Sainte- 
Maure,  Ithaque  et  Paxo  étaient  au  pouvoir  de  la 
flotte  combinée;  qu'Ali  pacha1,  qui  jusqu'alors 
s'était  montré  l'ami  des  Français,  venait  de  s'em- 
parer de  Prévyza2,  seul  point  que  nous  eussions  sur 

i.  Ali  pacha,  né  à  Tébélen,  en  Albanie,  d'une  famille 
klephte  qui  depuis  longtemps  était  en  possession  de  la  ville  et 
du  territoire  de  Tébélen,  se  chargea  lui-même  d'exécuter  son 
beau-père,  le  pacha  de  Delvino,  condamné  à  mort  par  le  sultan. 
Nommé  en  récompense  lieutenant  du  pacha  de  Roumélie,  puis 
pacha  de  Tricola,  en  Thessalie,  il  enleva  de  vive  force  le  pachalik 
de  Janina,  se  fit  confirmer  dans  cette  possession  par  le  sultan  et 
s'empara  successivement  de  toute  l'Albanie  et  de  toute  la  Grèce. 
Il  entra  alors  en  relations  avec  les  Français,  fut  d'abord  leur 
allié,  puis  les  trahit  pour  s'unir  aux  Turcs.  Nommé  par  le  sultan 
vice-roi  de  toute  la  Roumélie,  il  essaya  de  se  rendre  indépen- 
dant. Condamné  à  mort  par  le  sultan,  il  appela  les  Grecs  aux 
armes  en  leur  promettant  l'indépendance;  il  fallut  plusieurs  an- 
nées pour  le  réduire.  Enfermé  dans  Janina,  il  aurait  encore  pu 
prolonger  sa  défense  lorsqu'il  fut  assassiné  dans  une  conférence 
proposée  par  Kourschid  pacha  qui  l'assiégeait  (5  février  1822). 

2.  L'affaire  de  Prévyza  fut,  en  effet,  plutôt  un  massacre 
qu'un  combat.  Abandonnés  par  les  Albanais  et  les  Souliotes,  leurs 


ALEXANDRE  GERARD.  53 

le  continent  d'Albanie,  et  que  les  malheureux  ar- 
rivés en  même  temps  que  nous  étaient  du  petit 
nombre  de  ceux  échappés  à  l'horrible  massacre 
de  cette  ville.  Nous  apprîmes  enfin  que  l'armée 
turco-russe  de  la  flotte  combinée  assiégeait  en 
ce  moment  Corfou,  dont  effectivement  nous  étions 
assez  près  pour  entendre  le  bombardement. 

Orouchs,  dont  les  circonstances  seules  gui- 
daient la  conduite,  changea  avec  celles  qui  nous 
devenaient  contraires  et  reprit  à  nos  yeux  le  rôle 
imposant  de  vainqueur  des  ennemis  de  Sa  Hau- 
tesse,  et  nous,  nous  reprîmes  tristement  celui  que 
la  fortune  nous  destinait  et  qu'il  ne  nous  était 
plus  possible  d'éviter. 

La  journée  du  10  frimaire  se  passa  aussi  gaie- 
ment pour  l'équipage  que  tristement  pour  nous. 
Orouchs  traita,  avec  la  prodigalité  d'un  corsaire, 
depuis  le  premier  matador  jusqu'au  dernier  pê- 
cheur de  l'île  de  Paxo,  qui  retentissait  des  cris 
d'allégresse  de  tous  les  matelots.  Fumer,  avaler 
force  eau-de-vie,  répéter  sans  cesse  et  indistinc- 

allies,  les  Français,  en  petit  nombre,  furent  promptement  écrasés 
par  la  masse  des  bandes  d'Ali  pacha.  Le  général  Lasalcette  fut 
fait  prisonnier.  Le  capitaine  du  génie  Richemont  fit  une  résis- 
tance héroïque;  s'étant  emparé  d'un  fusil,  il  combattit  comme  un 
simple  soldat,  ne  céda  le  terrain  que  pied  à  pied,  tua  plusieurs 
ennemis  de  sa  main  et  ne  tomba  au  pouvoir  des  Turcs  que  lors- 
que, couvert  de  blessures,  il  fut  dans  l'impossibilité  de  se  servir 
de  ses  armes.  Le  général  Rose,  qui  commandait  à  Prévyza,  attiré 
dans  un  guet-apens  par  Ali  pacha,  fut  fait  prisonnier  avant  l'at- 
taque. 


54  ALEXANDRE  GERARD. 

tement  pour  tous  ceux  qui  arrivaient  ou  partaient 
de  son  bord  \fuogoper  il  capitan,  «feu  pour  le  capi- 
taine »,  étaient  les  seules  occupations  d'Orouchs. 

Un  officieux  nous  apprit,  dans  cette  même  jour- 
née, que  les  Turcs,  ne  voulant  faire  aucun  prison- 
nier, tranchaient  la  tête  à  tous  ceux  qui  tombaient 
entre  leurs  mains. 

Je  n'essayerai  point  à  rendre  l'effet  que  produisit 
sur  nous  cette  nouvelle  :  tout  ce  que  je  pourrais 
en  dire  serait  au-dessous  de  ce  qu'elle  nous  fit 
éprouver.  Orouchs,  épris  d'une  belle  passion  pour 
un  Grec  aisé,  du  moins  à  en  juger  par  sa  mine, 
lui  proposa  de  lui  faire  cadeau,  moyennant  une 
somme  d'argent,  sans  doute  trop  considérable,  de 
l'un  de  ses  esclaves  :  car  il  traitait  ainsi  ceux  que, 
quelques  heures  auparavant,  il  qualifiait  du  titre 
honorable  d'amis.  Je  fus  l'objet  destiné  à  prouver 
sa  munificence  et,  le  1 1  au  matin,  m'ayant  fait  mon- 
ter sur  la  dunette,  il  me  dit  d'un  ton  extrêmement 
grave  :  mi  polir  far  lo  rigalo  di  ti  a  un  arnica  di  me 
qui  star  grando  henta  assaye,  a  je  veux  faire  cadeau 
de  toi  à  un  de  mes  amis  qui  est  grand  personnage  » . 

Je  vis  effectivement  arriver  au  même  moment 
une  barque  dans  laquelle  était  un  jeune  Grec,  que 
le  capitaine  salua  de  six  coups  de  canon. 

Il  était  accompagné  d'un  domestique  tenant  dans 
un  bonnet  une  assez  grande  quantité  de  piastres 
espagnoles  destinées  vraisemblablement  à  payer  le 
cadeau  du  capitaine.  Tous  mes  camarades  étaient 
enfermés  ;  j'allais,  selon  toute  apparence,  être  livré, 


ALEXANDRE  GERARD.  55 

lorsqu'un  matelot  arabe,  approchant  Orouchs,  lui 
dit  quelques  mots  à  l'oreille  ;  le  marché  fut  rompu 
et  je  retournai  avec  les  autres  Français. 

Cette  journée  fut  de  même  que  les  précédentes 
pour  le  corsaire  et  nos  camarades,  mais  différente 
pour  l'adjudant  général  et  moi.  Le  capitaine  nous 
traita  mieux  qu'à  l'ordinaire  et  nous  admit  à  ses 
sales  orgies,  qui  nous  déplaisaient  sous  tous  les 
rapports,  mais  principalement  par  l'idée  que  nos 
malheureux  compagnons  étaient  entassés  les  uns 
sur  les  autres  dans  la  chambre  du  capitaine  où  ils 
avaient  à  peine  le  nécessaire.  Nous  ne  savions  à 
quoi  attribuer  cette  faveur  aussi  inattendue  que 
pénible. 

Le  12,  Orouchs  nous  fit  boire  à  tous  l'eau-de- 
vie,  nous  peignit  ensuite  sous  les  couleurs  les  plus 
effrayantes  les  événements  qui  se  passaient  et  le 
danger  qu'il  y  aurait  pour  nous  à  être  livrés  aux 
Turcs.  Il  finit  en  promettant  que,  si  nous  voulions 
lui  donner  tout  ce  que  nous  avions  pu  sauver  en 
argent  et  bijoux  lors  de  l'abordage,  il  jurait  par  le 
Prophète  de  nous  remettre  à  Ancône  entre  les 
mains  des  Français. 

Les  malheureux  se  raccrochent  à  tout,  même 
à  ce  qui  présente  le  moins  de  vraisemblance;  nous 
crûmes  ce  que  l'on  nous  disait  et  nous  nous  em- 
pressâmes de  donner  à  Orouchs  ce  qui  nous  res- 
tait, et  qu'il  eût  vraisemblablement  pris  de  force 
si  nous  y  eussions  mis  moins  de  bonne  volonté. 
Cette  quête  lui  produisit  environ  3,000  1.  dont  une 


ALEXANDRE  GERARD. 

partie  fut  employée  au  raccommodage  des  voiles  et 
du  gouvernail,  et  à  (aire  en  eau-de-vie  et  vivres 
d'amples  provisions. 

J'appris  dans  la  journée  par  un  Grec,  qui  sem- 
blait prendre  quelque  intérêt  à  moi,  que  le  corsaire 
nous  trompait  et  qu'il  s'était  vanté  de  vouloir  nous 
livrer  le  jour  suivant  à  l'amiral  turc  dont  il  espé- 
rait, par  cette  trahison,  obtenir  de  grandes  ré- 
compenses. 

Je  fis  à  cette  nouvelle  le  rapprochement  de  ce 
qui  m'avait  été  dit  sur  la  manière  dont  les  Turcs 
traitaient  les  prisonniers  et  conçus  de  suite  un 
projet  de  vengeance,  dont  je  ne  parlai  pas  plus 
à  mes  camarades  que  de  tout  ce  qui  venait  de 
m'ètre  dit. 

Le  12  au  soir,  Orouchs  me  fit  monter  comme 
de  coutume  sur  la  dunette,  théâtre  de  ses  exploits, 
m'offrit  l'eau-de-vie,  dont  il  lui  eût  été  difficile  de 
boire  davantage,  tant  était  grande  son  ivresse; 
j'en  acceptai,  car  j'avoue  à  ma  honte  que  j'avais 
besoin  de  m'échaufter  la  tête  pour  arriver  à  mon 
but,  dont  l'idée  me  fait  encore  frémir. 

J'étais,  les  jambes  croisées,  assis  à  côté  d'O- 
rouchs;  il  n'avait  plus  la  tête  à  lui,  la  mienne  était 
au  point  d'exaltation  nécessaire  à  l'exécution  de 
mon  projet,  je  tirai  donc  de  mon  gilet  un  poignard 
que  j'avais  emporté  d'Egypte  et  qui  était  dans  ma 
poche  depuis  le  5  frimaire.  J'allais  l'en  frapper, 
lorsqu'un  de  ses  lieutenants,  qui  m'épiait  depuis 
un  instant,  sauta  sur  moi   et  m'arrêta  la  main. 


ALEXANDRE  GERARD.  bj 

Notre  Barbaresque  se  réveillant  me  prit  aux  che- 
veux, me  plaça  sur  le  cou  son  yatagan  ou  sabre 
qu'il  portait  toujours  à  sa  ceinture;  mais,  soit  inté- 
rêt, soit  générosité,  il  n'acheva  pas  un  triomphe 
aussi  aisé  que  mon  imprudence  était  grande.  Je 
me  débarrassai  enfin  de  ceux  qui  me  tenaient 
étroitement  serré  et  m'approchai  de  la  mer  où  je 
jetai  mon  poignard  que  je  ne  voulais  pas  voir 
tomber  entre  leurs  mains.  Je  me  précipitai  ensuite 
dans  le  lieu  où  étaient  mes  camarades  qui,  instruits 
de  l'événement  sans  en  connaître  la  cause,  me 
repoussèrent  lorsque  je  cherchais  auprès  d'eux 
un  asile  d'autant  plus  nécessaire  qu'au  même 
instant  j'étais  poursuivi,  le  cimeterre  à  la  main,  par 
des  soldats  d'Orouchs  dont  un,  entre  autres,  était 
un  petit  bossu  dont  la  figure,  froidement  scélérate, 
m'effraye  encore  en  y  pensant.  Enfin  j'entrai  dans 
la  chambre  où  nous  passâmes  tous  la  nuit  la  plus 
pénible. 

La  conduite  d'Orouchs  contrastait  trop  avec 
ses  protestations  pour  qu'elles  dussent  nous 
inspirer  aucune  confiance;  car  certes  il  nous 
eût  mieux  traités  s'il  eût  été  réellement  dans  l'in- 
tention de  nous  remettre  dans  un  port  français. 

Nous  savions  tout  cela,  nous  le  répétions  sans 
cesse,  mais  nous  espérions  toujours,  tant  nous 
avions  besoin  d'espérer!  Le  13  au  matin,  il  met  à 
la  voile  et  prend  la  route  de  Corfou  au  lieu  de 
celle  d'Ancône. 

Nous  ne    voyons    que  trop    clairement   alors 


58  ALEXANDRE  GÉRARD. 

qu'il  faut  renoncer  à  l'espoir  du  bonheur,  et  que 
l'idée  de  mourir  de  la  manière  la  plus  digne  du 
nom  français  est  la  seule  et  la  dernière  qui  doive 
nous  occuper  5  en  effet,  que  peuvent  entreprendre 
sept  malheureux  enfermés  et  sans  armes  contre 
quarante  hommes  armés  jusqu'aux  dents?  Mais  je 
puis  dire  à  notre  louange  que,  si  nous  n'eûmes  pas 
Fhonneur  de  mourir  en  combattant,  nous  eûmes 
du  moins  celui  de  nous  préparer,  par  des  exhorta- 
tions pleines  d'énergie,  à  recevoir  la  mort  avec  une 
force  dame  peu  commune.  M.  Poitevin,  principa- 
lement, se  conduisit  avec  un  courage  qui  n'était 
pas  nouveau  pour  lui,  mais  que  nous  eussions 
rougi  de  ne  point  imiter. 

Vers  les  trois  heures,  nous  entrâmes  dans  le 
canal  de  Corfou,  où,  bientôt  après,  nous  accostâmes 
un  vaisseau  de  haut  bord  que  nous  reconnûmes  à 
son  pavillon  pour  être  le  contre-amiral  de  la  flotte 
ottomane 

Non,  il  me  serait  impossible  de  décrire  nos 
angoisses  au  moment  où,  collés  contre  les  fentes 
de  la  cloison  de  notre  chambre,  nous  vîmes  des- 
cendre du  vaisseau  Orouchs,  accompagné  de  plu- 
sieurs musulmans,  qu'à  leur  air  grave  et  dur  nous 
prenions  pour  autant  de  bourreaux.  Les  portes  s'ou- 
vrent, ces  hommes  approchent,  nos  cœurs  palpi- 
tent, nous  attendons  notre  arrêt.  Mais  un  officier 
russe,  que  nous  n'avions  pas  aperçu,  venant  à 
nous,  dissipa  complètement  toutes  nos  craintes 
en   nous    garantissant  la   protection    de  l'amiral 


ALEXANDRE  GERARD.  59 

OutchakofF,  dont  l'escadre,  combinée  à  celle  des 
Ottomans,  était  pareillement  dans  le  canal  de 
Corfou. 

Nous  étions,  depuis  quelques  jours,  tellement 
accoutumés  à  ces  changements  subits  d'états  si 
différents  que  la  joie  que  nous  fit  éprouver  cette 
dernière  transition  ne  fut  pas,  chez  nous,  aussi 
apparente  qu'elle  aurait  dû  l'être;  mais,  à  chaque 
parole  proférée  par  l'officier  russe,  il  nous  sem- 
blait recevoir  une  nouvelle  existence. 

Le  contre-amiral  ayant  mis  à  bord  un  sous- 
officier,  il  enjoignit  au  capitaine  de  se  rendre  au- 
près de  l'amiral  turc. 

Le  fier  Orouchs,  qui  n'avait  point  encore  dé- 
grisé depuis  son  arrivée  à  Paxo,  voulant  rendre 
les  Turcs  et  les  Russes  témoins  de  sa  bravoure  et 
de  son  habileté,  imagina  de  passer  sous  les  batte- 
ries françaises  en  allant  de  la  première  croisière 
à  la  seconde  où  se  trouvait  l'amiral. 

Les  canonniers  français,  dont  nous  étions  très 
près,  nous  reconnaissant  à  nos  cocardes,  con- 
çurent le  projet  de  nous  tirer  des  mains  de  nos 
ennemis  ;  ils  firent  une  première  décharge  dont 
un  boulet  enleva  une  portion  de  la  dunette  sur 
laquelle  nous  étions.  Le  Barbaresque,  indigné, 
riposta  à  nos  batteries  avec  son  canon  d'un  calibre 
très  inférieur. 

Spectateurs  de  ce  combat,  nous  faisions  les 
vœux  les  plus  ardents  pour  être  coulés  bas,  bien 
persuadés  qu'alors  les  Turcs   n'oseraient   appa- 


(Jo  ALEXANDRE  GERARD. 

reiller  et  que  nos  compatriotes  pourraient  nous 
sauver  avec  les  chaloupes  qui  déjà  venaient  vers 
nous.  Mais  il  était  écrit  là-haut  que  rien  de  ce 
qui  nous  était  favorable  ne  devait  arriver. 

Une  brise  de  terre,  favorisant  à  l'instant  même 
la  fuite  du  bâtiment  sur  lequel  nous  étions,  em- 
porta avec  lui  le  dernier  espoir  de  notre  déli- 
vrance. 

A  neuf  heures  du  soir,  nous  accostâmes  le 
vaisseau-amiral  turc.  Orouchs  fit  mettre  son  canot 
à  la  mer  et,  étant  allé  présenter  ses  respects  au 
chef  de  l'escadre  ottomane,  il  revint  un  moment 
après  nous  séparer,  M.  Beauvais  et  moi,  de  nos 
camarades,  que  nous  ne  revîmes  qu'en  France,  et 
dont  M.  Pouqueville  a  écrit  l'histoire  avec  beau- 
coup d'exactitude1. 


i.  Cette  histoire  est  contenue  dans  le  Voyage  de  Morée  dont 
il  a  été  déjà  parlé  dans  la  note  première  sur  ce  récit. 

Les  camarades  dont  il  s'agit  sont  :  MM.  Poitevin,  Charbon- 
nel,  Bessières,  Guerini  et  Bouvier,  qui,  postérieurement  à  la  re- 
mise de  MM.  Beauvais  et  Gérard  à  Kadir  bey,  furent  livrés  par 
Orouchs  à  Ali  pacha,  en  rade  de  Butrinto.  MM.  Charbonnel, 
Bessières  et  Poitevin  s'évadèrent  du  camp  d'Ali;  M.  Poitevin  fut 
repris,  les  deux  autres  réussirent  à  gagner  Tîle  de  Corfou,  où  ils 
se  mirent  sous  la  protection  des  autorités  russes.  Mais,  au  lieu 
de  leur  donner  la  liberté  comme  on  le  leur  avait  laissé  entendre, 
on  les  enferma  dans  la  citadelle,  où  ils  retrouvèrent  M .  Poitevin 
qu'on  avait  soustrait  à  la  surveillance  des  Turcs.  Après  une  ten- 
tative infructueuse  d'évasion,  ils  furent  transférés  à  Constanti- 
nople  pour  être  livrés  au  capitan  pacha.  Après  une  captivité  assez 
douce  à  Péra,  ils  furent  mis  en  liberté  vers  le  ier  janvier  1801 
et   rejoignirent   la    France    par   Raguse.   Quant   à  Guerini,  il 


ALEXANDRE  GÉRARD.  61 

Montés  sur  le  vaisseau,  nous  traversâmes  une 
double  haie  de  matelots  et  de  soldats  qui,  tous, 
répétaient  alternativement  «  Bonaparte  »  et  «  Gé- 
néral »,  et  faisaient  signe  de  la  main  que  Ton 
allait  nous  couper  la  tête. 

Cet  accueil  n'était  pas  tranquillisant,  mais  au 
moins  l'inquiétude  qu'il  nous  causa  ne  fut  pas  de 
longue  durée  ;  nous  entrâmes  de  suite  dans  une 
chambre  ou  nous  trouvâmes  avec  l'amiral,  dont  la 
figure  respectable  et  douce  inspirait  la  confiance, 
un  autre  musulman  beaucoup  moins  âgé  et  qui 
parlait  parfaitement  français.  Le  second,  nommé 
Mahmoud  effendi,  dissipa  toutes  nos  craintes  de 
la  manière  la  plus  obligeante.  Nous  demandâmes 
à  Kadir  bey,  amiral,  la  grâce  d'être  réunis  à  nos 
camarades;  mais  ce  fut  en  vain.  Mahmoud  nous 
fit  ensuite  sur  l'Egypte  une  foule  de  questions, 
auxquelles  nous  répondîmes,  ainsi  que  l'exigeait 
l'honneur  du  nom  français.  Ne  pouvant  tirer  de 
nous  aucun  renseignement,  l'amiral,  nous  ayant  en 
possession,  traita  d'ivrogne  et  de  fanfaron  Orouchs, 
qu'il  chassa  de  la  manière  la  plus  ignominieuse. 
Ce  fut  tout  ce  qu'il  obtint  pour  prix  de  sa  trahison 
et  de  son  courage.  11  fut  quelque  temps  après 
pendu  en  Albanie,  ainsi  que  je  l'appris  depuis, 
mais  je  ne  le  revis  jamais. 

Mahmoud  termina  cette  première  conférence 

s'était  fait  musulman  et  devint  iman  et  aumônier  d'Ali  sous  le 
nom  de  Alehemec.  M.  Bouvier,  lui,  fut  remis  en  liberté  par 
Ali. 


6l  ALEXANDRE  GERARD. 

en  nous  invitant,  de  la  part  de  Kadir  bey,  à  lui 
avouer  si  M.  Beauvais  était  réellement  général  et 
si  j'étais  Louis,  frère  du  général  Bonaparte,  parti 
depuis  peu  d'Egypte,  et  m'assura  que  je  n'avais, 
à  ce  titre,  aucune  crainte  à  avoir. 

Je  tombai  des  nues  à  cette  demande  ;  je  ré- 
pondis que  je  n'avais  pas  l'honneur  d'être  son 
frère ,  mais  seulement  celui  de  servir  sous  ses 
ordres. 

Mahmoud  me  répéta  encore  que,  cependant, 
je  devais  être  frère  du  général  Bonaparte,  puis- 
qu'un matelot  arabe,  délivré  du  bagne  de  Malte 
par  les  Français,  l'avait  assuré  à  Orouchs.  Ces 
derniers  mots  m'expliquèrent  la  cause  de  la  rup- 
ture du  marché  avec  le  Grec  de  Paxo  ;  celle  de 
la  modération  d'Orouchs  à  mon  égard,  ma  sépa- 
ration de  mes  camarades,  et  enfin  ma  réunion 
avec  M.  Beauvais,  dont  le  titre  d'adjudant  géné- 
ral avait  plus  sonné  aux  oreilles  du  Barbaresque 
que  ceux  des  autres  prisonniers. 

J'avais,  ainsi  que  M.  Beauvais,  grand  besoin 
de  repos  et  de  nourriture  :  depuis  longtemps  nous 
ne  goûtions  plus  le  premier  et  la  seconde  nous 
était  pour  ainsi  dire  refusée.  Kadir  bey  s'en  aper- 
çut et  nous  fit  descendre  dans  la  grande  chambre 
du  Conseil,  où  il  avait  fait  préparer  tout  ce  qui 
nous  était  nécessaire.  Nous  trouvâmes  là  plusieurs 
officiers,  tous  d'une  douceur  et  d'une  aménité  que 
j'étais  loin  d'attendre  de  Turcs,  d'après  l'idée  que 
je  m'en  faisais;  mais  l'expérience  me  prouva  que 


ALEXANDRE  GERARD.  63 

si  cette  opinion  était  fausse  pour  les  gens  qui  par 
leur  rang"  ou  leur  éducation  sortent  de  la  classe 
commune,  elle  n'était  que  trop  exacte  pour  les 
hommes  du  peuple,  chez  lesquels  je  ne  trouvai 
jamais  qu'ignorance,  fanatisme  et  cruauté. 

Nous  apprîmes,  le  14  au  matin,  que,  dans  la 
nuit,  le  général  Chabot,  commandant  Corfou,  avait 
fait  sortir  une  demi-galère  pour  enlever  le  bâti- 
ment sur  lequel  nous  étions,  mais  qu'ayant  accosté 
par  méprise  une  corvette  russe,  elle  avait  été  obli- 
gée de  se  retirer  après  une  canonnade  de  quel- 
ques minutes. 

Vers  les  neuf  heures  du  matin,  nous  vîmes 
arriver  un  officier  envoyé  par  l'amiral  OutchakofF; 
il  se  présenta  chez  Kadir  bey  de  la  manière  la 
plus  indécente  et  plutôt  en  vainqueur  qu'en  allié 
des  Turcs  ;  il  lui  fit,  de  la  part  de  son  maître,  les 
reproches  les  plus  amers  sur  ce  qu'il  avait  encore, 
pendant  la  nuit,  quitté  la  ligne  des  autres  vais- 
seaux pour  s'éloigner  des  batteries  françaises 
dont,  à  la  vérité,  les  boulets  nous  réveillaient 
quelquefois  en  sursaut.  Kadir  bey,  ami  de  la  tran- 
quillité, en  agissait  ainsi  par  prudence  et  pour 
dormir  en  paix;  mais,  ne  voulant  pas  avouer  que 
la  faute  venait  de  lui,  il  la  jeta  sur  ses  officiers 
qui,  à  leur  tour,  s'en  déchargèrent  sur  les  mate- 
lots de  quart.  Enfin,  l'ordre  fut  donné  de  virer  au 
cabestan,  le  vaisseau  amiral  se  plaça  et  tout  fut 
terminé,  au  moins  pour  ce  jour,  car,  tous  les 
matins,  Kadir  bey  recevait  même  visite,  mômes 


b4  ALEXANDRE  GERARD. 

reproches,  et  toujours  pour  la  même  cause.  En 
quittant  Kadir  bey,  cet  officier  vint  nous  rendre 
une  visite,  mais  plutôt  de  curiosité  que  d'inté- 
rêt, ainsi  que  toutes  celles  que  nous  recevions 
continuellement.  Il  nous  parla  avec  une  insolence 
et  une  fatuité  extrêmes  de  l'expédition  d'Egypte 
et  de  la  situation  de  la  France,  qu'il  nous  avoua 
cependant  être  son  pays. 

Son  impertinence  nous  avait  choqués,  son  aveu 
nous  inspira  le  plus  souverain  mépris;  il  mit  enfin 
le  comble  à  notre  indignation  en  nous  faisant  les 
propositions  les  plus  honteuses,  qui  n'ébranlèrent 
point  un  moment  la  résolution  que  nous  avions 
prise  de  mourir  Français  ;  il  partit  ensuite,  mais 
bien  convaincu  que  nous  étions  plus  fiers  d'un 
état  qui  nous  coûtait  la  liberté  que  de  celui  qui 
nous  eût  coûté  l'honneur. 

Pendant  notre  séjour  sur  la  flotte,  nous  fûmes 
bientôt  à  même  de  reconnaître  cette  grande  vérité, 
que  l'alliance  faite  entre  deux  peuples  de  religion 
différente  et  trop  voisins  pour  ne  pas  être  oppo- 
sés d'intérêts  ne  pouvait  être  durable,  et  que,  à  ce 
titre,  celle  des  Russes  et  des  Turcs,  d'ailleurs  de 
tout  temps  ennemis  jurés,  devait  être  une  chose 
monstrueuse  en  politique  et  que  l'argent  anglais 
avait  pu  seul  opérer. 

Les  officiers  musulmans  gémissaient  de  cette 
alliance;  les  soldats  n'en  savaient  pas  toutes  les 
conséquences,  mais,  mus  par  le  fanatisme,  ils  ne 
laissaient,  à  l'exemple  de  leurs  chefs,  échapper 


ALEXANDRE  GERARD.  65 

aucune  occasion,  sans  manifester  leur  méconten- 
tement, qui,  lors  de  mon  arrivée  à  la  flotte,  était  à 
un  tel  point,  de  part  et  d'autre ,  que  les  deux  ami- 
raux se  menaçaient  continuellement  de  se  sépa- 
rer. Leur  zizanie  était  notre  seule  consolation  , 
mais  ils  nous  en  régalaient  au  moins  bien  com- 
plètement. Un  jour,  entre  autres,  nous  fûmes  té- 
moins d'une  scène  qui  nous  eût  beaucoup  amusés, 
si  elle  n'eût  manqué  d'être  suivie  des  événements 
les  plus  funestes,  dont  nous,  vraisemblablement, 
nous  eussions  été  les  victimes. 

Les  alliés  s'étaient  emparés  d'un  îlot  presque 
sans  défense  situé  entre  Corfou  et  la  côte  d'Alba- 
nie. La  garnison,  depuis  le  moment  de  la  prise, 
était  composée  d'un  nombre  égal  de  Russes  et  de 
Turcs.  11  y  avait,  sur  cet  îlot,  une  petite  chapelle 
grecque,  objet  de  vénération  pour  les  premiers  et 
de  moquerie  pour  les  seconds  qui,  ayant  eu  un 
jour  l'imprudence  d'y  faire  quelques  ordures,  man- 
quèrent  causer  une   révolte    parmi  les  Russes. 
Ceux-ci,  voulant  à  leur  tour  venger  cette  insulte 
grave,  s'emparèrent  de   la  marmite  qui  servait  à 
cuire  les  vivres  de  la  compagnie  et  y  firent  ce  que 
les  Turcs   avaient  fait  dans  la  chapelle.   Il  faut 
connaître  le  déshonneur  attaché  parmi  les  Turcs 
à  l'enlèvement  ou  à  la  souillure  d'une  marmite,  à 
laquelle  ils  mettent  bien  certainement  plus  de  prix 
qu'aux  drapeaux,  pour  se  faire  une  juste  idée  de 
l'effet  que  dut  produire  cette  seconde  scène  dans 
toute  Tannée  ottomane.  L'insurrection  fut  alors 
i.  <» 


66  ALEXANDRE  GÉRARD. 

générale  de  part  et  d  autre,  et  il  n'y  eut  que  des 
châtiments  sévères  infligés  à  ses  auteurs  qui 
purent  l'apaiser. 

Le  17  frimaire,  les  Français  firent  une  sortie 
pour  tenter  d'enlever  une  batterie  ennemie  qui, 
placée  près  de  la  mer  et  devant  l'une  des  portes, 
gênait  leurs  opérations  ;  mais  les  Russes  avaient  jeté 
là  une  grande  quantité  d'hommes  et  les  Turcs  ayant 
suivi  leur  exemple,  non  sans  peine  à  la  vérité, 
mais  enfin  l'ayant  suivi,  les  nôtres  furent  obligés 
de  céder  au  nombre  et  rentrèrent  dans  la  place. 

Nous  étions  assez  près  du  lieu  de  la  scène  pour 
parfaitement  distinguer  l'affaire  qui  nous  causa 
de  cruelles  inquiétudes,  mais  qui,  heureusement, 
ne  fut  pas  meurtrière  pour  nos  compatriotes. 

Les  Français  rentrés,  les  troupes  revinrent  à 
bord  des  vaisseaux  d'où  elles  étaient  parties;  nous 
vîmes  bientôt  arriver  vers  l'amiral  un  soldat  por- 
tant à  la  main  une  tête  ensanglantée,  qu'il  fit  rou- 
ler et  sauter  sur  le  pont,  au  milieu  des  cris  d'allé- 
gresse de  tous  ses  camarades.  Il  la  présenta  après 
à  Kadir  bey  qui,  suivant  l'usage,  lui  fit  un  ca- 
deau en  argent.  Ce  malheureux,  plein  de  sang, 
parcourut  ensuite  tout  le'  vaisseau  et  vint  même 
nous  offrir  cet  horrible  spectacle  en  nous  racon- 
tant sa  prouesse  et  la  manière  dont  il  était  par- 
venu à  trancher  la  tête  du  Français,  qu'il  avait 
vraisemblablement  trouvé  mort  sur  son  passage* 

Kadir  bey  parlait  assez  bien  le  barbaresque, 
je  commençais  à  savoir  quelques  paroles  turques; 


ALEXANDRE  GÉRARD.  67 

il  aimait  à  causer  avec  moi  et  nous  avions  ensem- 
ble de  longues  et  fréquentes  conversations,  qui 
toutes  me  prouvèrent  sa  nullité.  Son  projet,  par 
exemple,  de  s'emparer  de  Toulon,  Marseille  et 
Paris  me  paraissait  aussi  absurde  que  son  auteur, 
qui,  au  même  moment,  tremblait  à  la  vue  du  vais- 
seau français  le  Guerrier,  qui  faisait  tous  ses  pré- 
paratifs alors  pour  sortir  de  Corfou  en  traversant  les 
flottes  ennemies,  ce  qu'il  effectua,  peu  de  temps 
après  notre  départ,  sous  le  commandement  du 
brave  capitaine  Lajoye.  J'observai  à  l'amiral  que 
Toulon  était  une  place  très  bien  fortifiée  et  je  ne 
lui  conseillais  pas  d'en  approcher,  et  que,  Paris 
étant  situé  à  peu  près  au  milieu  de  la  France,  il 
aurait  beaucoup  de  peine  d'y  arriver  avec  ses 
vaisseaux.  Il  fut  fort  étonné  d'apprendre  que 
Toulon  était  une  place  forte  et  que  Paris  n'était 
pas,  ainsi  que  Constantinople,  placé  sur  la  mer. 
Comme  ce  grand  amiral  n'était  pas  partisan  des 
difficultés,  il  renonça  à  Toulon  et  Paris  et  se  con- 
tenta de  Marseille. 

Les  connaissances  de  Kadirbey  en  géographie 
peuvent  donner  une  juste  idée  de  toutes  celles  qu'il 
possédait.  Mais  il  avait  au  moins  l'adresse  de  ca- 
cher une  partie  de  son  ignorance  sous  le  manteau 
de  la  gravité  orientale,  et  on  lui  pardonnait  volon- 
tiers l'autre  en  faveur  de  son  extrême  bonté. 

Mahmoud  effendi,  au  contraire,  placé  auprès 
de  lui  comme  correctif,  était  un  homme  extrême- 
ment adroit. 


68  ALEXANDRK  GÉRARD. 

Il  était  allé  en  Angleterre,  en  qualité  de  secré- 
taire d'ambassade,  et  détestait,  par  conséquent,  la 
France,  dont  il  connaissait  quelques  auteurs, 
mais  dont  il  estimait  particulièrement  les  vins. 

Les  Turcs  n'ont  heureusement  aucune  de  ces 
connaissances  européennes  qui  pourraient  les 
rendre  si  redoutables  à  leurs  voisins;  ils  y  renoncent 
et  les  dédaignent  même  avec  la  plus  sotte  fierté, 
effet  d'un  fanatisme  aveugle  si  contraire  à  leurs  in- 
térêts. Mahmoud  effendi  pour  les  musulmans  était 
un  homme  très  instruit,  mais  l'idée  qu'il  parlait  la 
langue  des  infidèles  et  qu'il  avait  puisé  chez  eux 
toutes  ses  connaissances  le  faisait  envisager  par 
les  bons  et  ignorants  mahométans  comme  un  objet 
pour  ainsi  dire  méprisable.  D'ailleurs,  il  buvait  du 
vin  et  Mahomet  en  avait  sagement  défendu  l'usage 
à  des  gens  chez  lesquels  l'ivresse  pouvait  avoir 
des  suites  si  contraires  aux  institutions  qu'il  vou- 
lait établir  dans  tout  l'Orient. 

La  propreté  à  bord  des  bâtiments  de  guerre 
est  la  seule  chose  qu'ils  aient  imitée  des  Européens  ; 
mais  ils  la  poussent  à  un  point  excessif  et  souvent 
ils  évitent  un  combat  dans  la  crainte  de  salir  ou 
d'endommager  leurs  vaisseaux.  Cette  propreté  et 
la  manière  décente  et  digne  dont  l'amiral  faisait 
chaque  jour,  sur  le  pont,  sa  prière  avec  tout  l'équi- 
page sont  les  seules  choses  que  j'aie  remarquées 
avec  plaisir  sur  les  vaisseaux  ottomans. 

L'amiral  OutchakoïF  voulant,  ainsi  que  tous  les 
autres,  se  donner  le  plaisir  de  nous  voir  et  de  nous 


ALEXANDRE  GERARD.  6v> 

interroger,  nous  envoya  chercher  le  18  frimaire  au 
matin.  OutchakofF  ne  savait  pas  un  mot  de  fran- 
çais et  prononçait  mal  quelques  paroles  italiennes; 
son  accueil  fut  aussi  gracieux  que  pouvait  nous 
le  paraître  celui  d'un  homme  porteur  d'une  figure 
dure.  Il  nous  fit  faire  quelques  questions  à  peu 
près  aussi  oiseuses  que  toutes  celles  qui  nous 
avaient  été  faites  jusque-là,  nous  offrit  le  café  et 
termina  son  entretien  par  la  promesse  de  nous 
tirer  des  mains  des  Turcs  pour  lesquels  sa  haine 
égalait  son  mépris  et  de  nous  envoyer  à  Ancône 
sur  le  premier  parlementaire.  Nous  prîmes  cette 
promesse  pour  ce  qu'elle  valait  et  retournâmes 
vers  les  midi  chez  Kadir  hey  qui,  jaloux  de  notre 
visite  à  OutchakofF,  nous  dit,  en  nous  voyant,  au 
moins  autant  d'injures  contre  les  Russes  que  ceux- 
ci  avaient  pu  en  dire  contre  les  musulmans. 

L'amiral  turc  ayant,  dans  la  journée,  appris  par 
un  homme  à  lui,  qui  nous  avait  accompagnés  le 
matin,  la  promesse  qui  nous  avait  été  faite  par 
OutchakofF  et  voulant  en  éviter  l'effet,  nous  fit 
venir  dans  sa  chambre,  M.  Beauvais  et  moi,  le 
19  frimaire,  et  nous  dit  qu'il  lui  était  impossible  de 
nous  garder  plus  longtemps  à  son  bord  et  que,  forcé 
de  nous  envoyer  à  Constantinople,  il  chargeait  un 
capitaine  de  frégate  turque  de  nous  mener  à 
Patras  en  Morée,  d'où  nous  partirions  pour  notre 
destination  sous  la  conduite  de  trois  tchiaoux 
(sous-officiers  de  marine)  et  l'escorte  de  dix-sept 
hommes.  Kadir  bey  mit  dans  cette  occasion  toute 


7o  ALKXANDRK   GRRARD. 

la  bonté  et  toute  l'honnêteté  possibles  ;  mais,  vou- 
lant éviter  de  notre  part  toute  communication  avec 
les  deux  officiers  russes  qui  étaient  sur  son  vais- 
seau et  auxquels  nous  avions  à  peine  pu  parler 
depuis  notre  arrivée,  il  nous  fit,  en  sortant  de  sa 
chambre,  embarquer  sur  une  chaloupe  qui,  de  suite, 
nous  mena  à  bord  de  la  frégate  destinée  à  notre 
voyage.  L'amiral  fit  embarquer  avec  nous  des 
moutons  et  autres  provisions  fraîches  extrêmement 
précieuses,  qu'il  destinait  à  notre  usage,  mais  qui, 
toutes,  furent  consommées  par  nos  conducteurs, 
dont  nous  reçûmes  en  échange  les  vivres  les  plus 
détestables. 

Le  20  au  matin,  la  frégate  sur  laquelle  nous 
étions  mit  à  la  voile  et  salua  les  croisières  qui 
étaient  dans  le  canal  de  Corfou,  dont  nous  sortîmes 
bientôt. 

Nous  longeâmes  de  nouveau  l'île  de  Paxo,  où 
naguère  nous  avions  vu  renaître  et  s'évanouir  nos 
espérances,  et  recommençâmes  un  long  et  pénible 
voyage  où.  la  fortune  nous  préparait  de  nouvelles 
souffrances. 

Les  deux  premières  journées  furent  belles  et 
le  vent  favorable  ;  mais  la  perte  de  notre  liberté 
et  la  crainte  des  maux  que  nous  appréhendions, 
avec  trop  de  raison,  jetait  dans  nos  âmes  une  noire 
mélancolie  à  laquelle  s'ajoutait  encore  l'idée  que  la 
fortune  contraire  semblait  à  plaisir  nous  pousser 
à  pleines  voiles  vers  le  malheur.  Nous  trouvâmes 
sur  la  frégate  plusieurs  esclaves  maltais  qui,  jetés 


ALEXANDRE  GERARD.  ?1 

dans  les  fers  par  l'effet  du  fanatisme  ou  l'intérêt, 
ne  pouvaient  attendre  leur  liberté  que  par  suite 
d'événements,  arrivés  depuis ,  mais  qu'il  était  alors 
impossible  de  prévoir.  Parmi  eux  en  était  un  qui 
parlait  parfaitement  français  et  qui  ne  manquait 
pas  d'intelligence;  je  l'ai  toujours  cru  notre  com- 
patriote, bien  qu'il  n'ait  pas  voulu  l'avouer,  il  nous 
racontait  ses  aventures  et  ses  malheurs;  nous  lui 
parlions  des  nôtres  et  cet  épanchement  semblait 
adoucir  nos  peines;  mais  nos  conducteurs,  jaloux 
de  cette  seule  consolation,  nous  en  privèrent  aus- 
sitôt, en  nous  séparant  de  nos  compagnons  d'in- 
fortune, plus  malheureux  que  nous  encore,  puis- 
que la  mort  seule  pouvait  mettre  un  à  leurs  maux 
et  que  la  paix  du  moins  pouvait,  d'un  moment  à 
l'autre,  nous  rendre  à  notre  patrie. 

Dès  ce  moment  on  nous  fit,  dans  l'entrepont, 
avec  une  voile,  une  petite  chambre  grande  d'en- 
viron six  pieds  carrés  dans  laquelle  on  mit  un 
seul  et  mince  matelas  de  même  grandeur.  Nous 
passions,  habillés,  les  nuits  et  la  plus  grande  par- 
tie des  jours  dans  ce  sale  et  puant  grabat,  dont 
l'entrée,  toujours  gardée  par  deux  soldats,  n'était 
accessible  qu'aux  malheureux  pour  lesquels  il  était 
destiné. 

Les  Turcs,  que  leur  peu  d'expérience  rend 
timides,  ne  naviguent  jamais  de  nuit,  principa- 
lement dans  ces  mers  dangereuses  par  la  multi- 
plicité d'îles,  îlots  et  écueils.  Notre  capitaine, 
homme  trop   sage  pour  s'écarter  d'une  méthode 


72  ALEXANDRE  GÉRARD. 

aussi  tranquillisante,  la  suivait  strictement  et  sus- 
pendait toujours  sa  marche  aussitôt  le  soleil 
couché.  Alors  les  Maltais,  seuls  matelots  instruits 
qui  fussent  à  bord,  devenant  moins  nécessaires, 
étaient,  à  fond  de  cale,  entassés  les  uns  sur  les 
autres  et  accablés  sous  le  poids  de  leurs  pesantes 
chaînes,  dans  un  cloaque  obscur  et  de  plus  mal- 
sain, dont  la  porte  était  fermée  jusqu'au  lever  du 
soleil,  moment  où  ils  recommençaient  leurs 
pénibles  travaux.  Quelquefois  nous  montions, 
escortés,  respirer  sur  la  dunette  un  air  aussi 
précieux  pour  nous  qu'il  était  rare  ;  mais  la  conso- 
lation de  parler  à  ces  infortunés  ne  nous  fut  plus 
rendue. 

Dans  l'après-midi  du  21  frimaire,  notre  frégate 
fut  accostée  à  la  hauteur  de  l'île  Sainte-Maure  par 
un  bâtiment  que  nous  reconnûmes  être  turc  aux 
cris  d'allégresse  des  deux  équipages.  Le  mot  star 
allegramente  (être  gaiement)  fut  souvent  répété  sans 
que  nous  en  sussions  d'abord  la  cause;  mais  bientôt 
nous  apprîmes,  par  l'un  des  chiaoux  chargés  de 
notre  conduite,  que  ce  bâtiment  était  celui  com- 
mandé par  Orouchs  qui,  indigné  de  la  manière  dont 
l'avait  traité  Kadir  bey,  se  déterminait  à  passer  au 
service  d'Ali  pacha,  auquel  il  comptait  faire  hom- 
mage de  ceux  de  nos  camarades  restés  à  son  bord. 
Les  capitaines  se  demandèrent  mutuellement  des 
nouvelles  de  leurs  prisonniers,  et  star  allegramente 
fut  la  seule  réponse.  Nous  n'étions  pas  gais  et 
n'avions  pas  plus  sujet  de  l'être  que  nos  compa- 


ALEXANDRE  GERARD.  73 

gnons,  que  nous  n'eûmes  même  pas  la  consolation 
de  voir  un  instant. 

Les  journées  du  22  au  30  frimaire  ne  présentè- 
rent rien  de  remarquable;  nous  longeâmes,  à  l'aide 
d'un  vent  assez  favorable,  une  partie  de  Pîle  de 
Céphalonie,  près  de  laquelle  le  calme  nous  prit. 

Le  Ier  nivôse,  il  mourut  à  bord  deux  gaillioadjis, 
soldats  turcs,  dont  l'un  des  suites  des  blessures 
reçues  en  combattant  contre  les  Français. 

La  cérémonie  qui  suivit  la  mort  de  ces  deux 
soldats  fut  assez  curieuse  pour  mériter  d'être  ra- 
contée. L'on  nous  en  rendit  témoins,  M.  Beauvais 
et  moi,  bien  qu'il  ne  fût  pas  sans  danger,  pour  des 
djiaours  ou  infidèles,  d'assister  à  une  cérémonie  re- 
ligieuse musulmane  ;  mais  on  le  fit  sans  doute  pour 
nous  donner  le  spectacle  d'une  scène  qui  devait 
nécessairement  nous  attrister,  comme  toutes 
celles  qui  nous  rappelaient  l'idée  de  la  mort. 

Les  deux  hommes,  dépouillés  de  leurs  vête- 
ments par  leurs  camarades,  dont  les  regards  fu- 
rieux se  portaient  continuellement  sur  nous,  furent 
étendus  sur  deux  planches  étroites  et  longues 
d'environ  6  pieds. 

Alors,  l'iman  ou  curé,  qui  remplissait  à  bord  les 
fonctions  d'aumônier,  s'en  empara  et  fit,  après 
force  ablutions,  les  prières  accoutumées,  pendant 
lesquelles  les  autres  soldats  se  tinrent  éloignés. 
Il  demanda  aux  morts  s'ils  étaient  heureux,  prêta 
l'oreille  en  s'inclinant  pour  entendre  leur  réponse 
et  affirma  ensuite,  de  la  manière  la  plus  positive, 


74  W.EXANDRE  GERARD. 

que  le  bon  ange  (car  les  musulmans  en  ont  aussi 
un  mauvais  :  le  premier  est  blanc  et  le  second 
noir)  s'en  était  empare  pour  les  conduire  près  du 
Prophète,  où  une  félicité  éternelle  les  attendait. 
L'allégresse  succéda  alors  chez  tous  les  assistants 
à  la  consternation  la  plus  complète  et,  à  défaut  de 
parents,  les  amis  du  défunt  firent,  ainsi  qu'il  est 
d'usage,  un  cadeau  au  curé  pour  sa  bonne  nouvelle; 
aussi  les  imans  n'en  donnent-ils  jamais  de  mau- 
vaises et  toujours  le  bon  ange  s'empare  de  l'âme 
d'un  musulman,  à  moins  que  le  gouvernement 
n'en  ordonne  autrement.  Cette  institution  a  le 
double  avantage  de  procurer  aux  imans  un  ca- 
suel  assez  considérable,  d'autant  plus  nécessaire 
pour  eux  qu'ayant  presque  tous  femmes  et  en- 
fants ils  en  ont  le  plus  grand  besoin,  et  d'accou- 
tumer tellement  les  mahométans  à  l'idée  de  la 
mort  qu'ils  la  reçoivent  toujours  avec  résignation 
et  souvent  même  comme  un  bienfait  du  ciel,  puis- 
qu'elle est  la  volonté  de  Dieu,  qui  les  tire  de  ce 
monde  pour  les  faire  jouir  d'un  bonheur  plus  pur 
et  sans  fin. 

Quant  à  moi,  qui  avais  vu  administrer  les  remè  - 
des  à  ces  malheureux  par  un  ignorant  qualifié  du 
titre  de  médecin,  et  dont  toute  la  science  consis- 
tait à  appliquer  à  tort  et  à  travers  l'un  des  quatre 
onguents  contenus  dans  une  boîte  carrée  de  fer- 
blanc,  j'attribuais  plutôt  leur  mort  à  l'ignorance  du 
charlatan  qu'à  la  volonté  du  Prophète,  qui  bien 
certainement  n'eût  pas  été  irrévocable  si,  les  Turcs 


ALEXANDRE  GERARD.  75 

voulant  pratiquer  l'amputation,  on  eût  coupé  le 
bras  de  l'un  et  la  jambe  de  l'autre,  tous  deux  gan- 
grenés à  un  point  effroyable. 

Lorsque  les  deux  hommes  furent  ainsi  purifiés 
par  les  prières  et  les  ablutions  du  curé ,  il  les  en- 
sevelit séparément  dans  une  espèce  de  drap  dont 
la  tête  seule  sortait.  L'on  tira  un  canon  de  l'un  des 
sabords  de  l'entrepont,  où  se  passait  la  scène;  puis 
les  deux  soldats  furent  l'un  après  l'autre  jetés  à 
la  mer,  sans  boulet  aux  pieds  ainsi  que  le  pratiquent 
les  Européens  et,  enfin,  honorés,  en  leur  qualité 
de  militaires,  de  chacun  un  coup  de  canon.  Leurs 
camarades  renfermèrent  leurs  hardes  dans  deux 
caisses  ou  paniers  faits  avec  des  feuilles  de  pal- 
mier, les  couvrirent  et  les  jetèrent  ensuite  à  la 
mer,  qui  était  encore  calme  alors  ;  en  sorte  que  nous 
eûmes  toute  la  journée  le  spectacle  de  ces  mal- 
heureux qui,  venant  continuellement  heurter  le 
vaisseau,  semblaient  placés  là  pour  augmenter 
l'animosité  de  tout  l'équipage  contre  deux  prison- 
niers qui,  sans  défense,  pouvaient  bien  être  les 
objets  les  plus  propres  à  assouvir  leur  rage. 

Vers  les  trois  heures  après  midi,  l'irritation 
était  tellement  grande  que  le  capitaine  nous  fit 
transférer  dans  sa  chambre  avec  une  double  garde 
à  la  porte. 

A  quatre  heures  de  la  même  journée,  il  s'éleva 
un  vent  violent  et  très  dangereux  par  le  voisinage 
de  la  terre.  Quelques  fanatiques  répandirent  dans 
toute  la  frégate  le  bruit  que  non  seulement  nous 


f6  ALEXANDRE   GÉRARD. 

étions  cause  de  la  mort  des  deux  soldats,  mais 
que  nous  Tétions  aussi  du  vent  contraire  qui  venait 
de  s'élever.  Je  ne  sais  par  quel  hasard  malheureux 
l'un  d'eux  avait  remarqué  que,  quelques  minutes 
auparavant,  j'avais  jeté  à  la  mer  un  papier  sur 
lequel  étaient  écrits  quelques  mots.  Il  en  porta  sur- 
le-champ  la  nouvelle  aux  autres,  qui  ne  doutèrent 
plus  que  nous  ne  fussions  réellement  sorciers  et  que 
ce  qui  arrivait  ne  fût  l'effet  de  sortilèges.  Nous 
vîmes  bientôt  arriver  une  députation  de  ces  for- 
cenés; ils  entrèrent  dans  la  chambre  du  capitaine 
où  nous  étions  et  nous  enjoignirent,  sous  peine 
d'être  pendus,  de  jeter  un  nouveau  papier  sur 
lequel  serait  écrite  la  demande  d'un  meilleur  vent. 
Je  le  fis  ainsi  qu'ils  le  désiraient,  et  j'eus  même  la 
simplicité  de  demander  un  vent  plus  favorable. 

Ils  se  retirèrent  satisfaits  de  notre  docilité ,  et, 
dans  la  nuit,  le  vent,  heureusementpour  nous,  ayant 
tourné  au  nord-ouest,  nous  reprîmes,  après  un 
trajet  de  quarante  lieues  fait  en  dix  jours,  la  route 
de  Patras,  où  nous  n'arrivâmes  cependant  que 
le  5  nivôse,  bien  que  nous  n'en  fussions  qu'à 
vingt  lieues  lors  de  notre  dernier  événement,  qui 
me  fournit,  ainsi  que  tant  d'autres,  l'occasion  de 
juger  de  la  faiblesse  des  chefs,  de  l'insubordina- 
tion des  inférieurs  qui  en  est  l'effet  et  de  l'impos- 
sibilité, dans  l'état  actuel  des  choses,  de  disci- 
pliner les  armées  ottomanes. 

Le  5  nivôse  an  VII,  vers  les  trois  heures  après 
midi,  la  frégate  ayant  jeté  l'ancre  vis-à-vis  Patras, 


ALEXANDRE   GERARD.  77 

nos  trois  tchiaoux  descendirent  aussitôt  à  terre 
afin  d'y  trouver  un  asile  pour  la  nuit.  A  huit  heures 
du  soir,  ils  vinrent  nous  chercher.  Nous  ne  les 
fîmes  pas  longtemps  attendre,  car,  n'ayant  d'autres 
vêtements  que  ceux  que  nous  portions  sur  nous, 
nos  préparatifs  de  départ  ne  furent  pas  plus  longs 
que  tendres  les  adieux  que  nous  fîmes  à  toute  la 
canaille  de  la  frégate,  aussi  contente  de  nous  voir 
partir  que  nous  de  la  quitter.  En  sortant  de  la  cha- 
loupe, nous  arrivâmes  à  une  petite  maison  carrée 
qui  était  peu  éloignée  de  la  mer.  La  difficulté 
était  d'y  monter,  car  je  ne  voyais  nulle  part  d'es- 
calier qui  pût  conduire  au  premier  et  seul  étage 
qu'il  y  eût. 

Enfin,  après  bien  des  cris  de  la  part  de  nos 
gens,  un  homme,  ayant  ouvert  une  porte  donnant 
sur  un  palier  extérieur,  lâcha  une  corde  qui  pas- 
sait sur  une  poulie  et  fit  descendre  un  escalier 
composé  d'environ  douze  marches  et  qu'il  était 
avant  impossible  de  soupçonner.  Nous  montâmes 
tous  cinq  dans  la  chambre  de  cet  homme  qui,  en 
sa  qualité  de  Grec,  devait  nécessairement  être  le 
bardot  de  nos  trois  musulmans.  Nous  vîmes 
quelques  nattes  étendues  parterre  et  sur  lesquelles 
nous  devions  reposer.  Nous  regrettâmes  alors  le 
mauvais  matelas  de  la  frégate.  C'est  ainsi  que, 
pendant  le  cours  de  nos  aventures,  notre  position 
empirant  de  jour  en  jour,  nous  étions  condamnés 
à  regretter  le  passé  qui  cependant,  au  moment, 
nous  paraissait  le  nec  plus  ultra  du  malheur. 


78  ALEXANDRE  GKKARD. 

Comme  je  l'ai  déjà  dit,  Mahomet  défend  l'usage 
du  vin  et  des  liqueurs  spiritueuses;  cependant 
les  mahométans  en  boivent  tous ,  ou  du  moins 
presque  tous,  mais  jamais,  à  la  vérité,  devant  des 
témoins  à  craindre,  ni  dans  les  grandes  réunions, 
où  les  musulmans  qui  s'adonnent  à  la  boisson  sont- 
traités  de  la  manière  la  plus  honteuse.  Nos  trois 
Turcs  commençant  à  se  sonder  sur  cet  article,  les 
mots  champ  et  raki,  vin  et  eau- de-vie,  furent  d'abord 
prononcés  avec  dédain,  ensuite  avec  indulgence, 
puis  enfin  avec  plaisir  ;  convaincus  bientôt  qu'ils  se 
valaient  tous,  ils  firent  apporter  du  vin,  de  l'eau- 
de-vie  et  des  vivres  et  se  mirent  à  boire,  à  manger  et 
à  chanter  pendant  toute  la  nuit.  Le  Grec  les  servit, 
trop  heureux  encore  de  ne  point  être  battu,  et 
M.  Beauvais  et  moi  nous  couchâmes  sur  nos  nattes 
où  nous  cherchâmes  en  vain  le  repos. 

Le  6  nivôse  au  matin,  notre  hôte  ayant  des- 
cendu l'escalier,  nous  descendîmes  à  notre  tour  et 
nous  trouvâmes  au  bas  de  la  maison  de  mauvais  che- 
vaux, mal  enharnachés,  que  nous  enfourchâmes. 

Nos  trois  tchiaoux  firent  de  même  et,  l'escorte 
étant  arrivée,  nous  nous  mîmes  en  route  pour  le 
château  de  Morée,  dont  nous  n'étions  qu'à  cinq 
lieues  et  nous  y  arrivâmes  vers  le  midi.  Nous  tra- 
versâmes sur  une  barque  les  Dardanelles  de  Lé- 
pante  en  laissant  à  droite  le  golfe  de  Gorinthe.  Un 
quart  d'heure  nous  suffit  pour  traverser  du  châ- 
teau de  Morée  à  celui  de  Lépante,  situé  sur  la  côte 
d'Albanie.   Nous    continuâmes   de  là  notre  route 


ALEXANDRE  GERARD.  79 

vers  la  ville  de  Lépante,  éloignée  de  cinq  lieues, 
où  nous  entrâmes  vers  les  cinq  heures  du  soir. 

Nous  n'entendions  heureusement  pas  l'alba- 
nais et  nous  ne  pouvions  comprendre  ce  que  nous 
disaient  les  soldats  de  l'escorte;  mais,  à  leurs  gestes 
et  à  leurs  manières,  nous  jugions,  avec  raison  sans 
doute,  que  rien  de  consolant  ne  pouvait  sortir  de 
la  bouche  de  pareilles  gens. 

En  arrivant  dans  Lépante,  la  populace  nous 
accueillit  en  vociférant  les  injures  les  plus  in- 
dignes. Nous  crûmes  réellement  que  Ton  nous 
conduisait  au  supplice.  Mais  en  entrant  chez  le 
pacha,  nous  vîmes,  à  son  accueil  assez  gracieux, 
que  nous  l'avions  encore  échappé  pour  cette  fois. 

L'habitation  d'Achmet,  bâtie  en  bois,  était 
loin  de  répondre  à  l'idée  que  je  me  faisais  de  ce 
que  devait  être  le  palais  d'un  pacha,  surtout  d'un 
pacha  à  deux  queues  ;  mais  je  trouvai,  dans  l'ex- 
trême simplicité  qui  régnait  à  l'intérieur,  la  cause 
de  ce  délabrement. 

Achmet,  disgracié  peu  de  temps  avant,  rentrait 
à  peine  en  faveur  au  moment  de  notre  arrivée. 
Son  pachalik  était  peu  étendu,  mais  habité  par 
des  rayas  ou  tributaires.  Il  aurait  pu  librement  et 
sans  remords  exercer  sur  ces  infidèles  toutes  les 
avanies  d'usage,  dont  le  produit  est  beaucoup  plus" 
considérable  que  celui  des  rétributions  légales. 
Mais  Achmet,  instruit  par  l'expérience  que  la  Porte, 
toujours  aux  aguets,  ne  tolère  ces  vexations  que 
pour  en  profiter  elle-même,  en  rendant  aux  pachas 


So  ALEXANDRE  GERARD. 

ce  qu'ils  font  à  leurs  administrés,  préférait  recom- 
mencer prudemment  sa  fortune  et  se  faire  d'abord 
bien  venir  des  Grecs,  dont  les  plaintes,  écoutées 
quand  les  coffres  des  pachas  sont  pleins,  condui- 
sent ces  derniers,  quelquefois  à  la  destitution, 
mais  plus  souvent  à  la  mort.  Ils  sont  soudain  rem- 
placés par  de  nouveaux  pachas  qui,  ainsi  qu'Ach- 
met,  agissent  d'abord  avec  modération,  mais  qui 
bientôt,  entraînés  par  la  cupidité,  terminent  leur 
carrière  ainsi  que  leurs  prédécesseurs. 

Cette  manière  d'accroître  les  revenus  du  sultan 
est  bien  la  plus  indigne  de  toutes  et  ne  peut  ap- 
partenir qu'à  un  gouvernement  despotique,  mais 
au  moins  la  Porte  a  l'adresse  de  laisser  aux  pachas 
tout  l'odieux  d'un  impôt,  dont  le  produit  est  certai- 
nement aussi  considérable  que  celui  du  carradji 
ou  capitation  payée  seulement  par  les  tributaires 
chrétiens;  les  musulmans  étant  exempts  de  toute 
contribution. 

La  retenue  avec  laquelle  les  pachas  commen- 
cent leurs  avanies,  qui  ensuite  vont  toujours  en 
augmentant,  est  le  seul  motif  qui  porte  les  Grecs 
à  ne  les  dénoncer  que  quand  ils  sont  arrivés  au 
maximum.  Par  ce  moyen,  ils  ont,  au  moins  pendant 
quelque  temps,  un  avantage  qu'ils  n'auraient  pas 
en  conservant  toujours  le  môme.  D'ailleurs,  la 
Porte  est  trop  intéressée  à  ces  plaintes,  dont  les 
effets  ne  sauraient  arrêter  l'ambitieux,  pour  ne  pas 
les  exiger,  dans  le  cas  où  elles  ne  seraient  pas  vo- 
lontaires. Quant  à  nous,  qui  avions  à  peine  une 


ALEXANDRE  GÉRARD.  81 

chemise  sur  le  corps ,  nous  ne  pouvions  crain- 
dre qu'Achmet  fût  tenté  de  nous  vexer  pour  tirer 
de  nous  quelque  chose  ;  mais  nous  pouvions 
craindre  qu'il  nous  vexât  pour  le  plaisir  de  nous 
rendre  malheureux.  Au  contraire,  il  nous  traita 
parfaitement,  ce  dont  nous  lui  sûmes  un  gré  infini. 

Il  nous  fit  loger  dans  une  de  ses  maisons  qui, 
je  me  le  rappelle,  était  obscure  comme  une  cave; 
mais  nous  avions  au  moins  un  matelas  pour  dormir. 
11  eut  même  la  bonté,  pendant  les  deux  jours  que 
nous  restâmes  à  Lépante,  de  nous  faire  servir  sa 
cuisine  et  de  nous  envoyer  aux  bains,  ce  dont  nous 
avions  grand  besoin,  et,  au  moment  de  notre  départ, 
il  nous  fit  fournir  à  chacun  une  capote  albanaise 
tissue  en  laine,  une  paire  de  bottes  rouges  et  des 
gants  de  peau  de  mouton. 

Nous  ne  revîmes  plus  Achmet;  mais  nous 
vîmes  souvent  son  bourreau,  qui  nous  avait  pris 
dans  une  telle  amitié  qu'il  ne  manquait  jamais  de 
nous  venir  voir,  surtout  au  moment  où  nous  rece- 
vions notre  nourriture,  dont  la  plus  grande  partie 
était  mangée  par  lui  et  nos  tchiaoux.  Cet  homme, 
quoique  encore  assez  jeune,  avait  cependant  déjà 
tranché  cinquante  têtes  et  pendu  vingt  personnes, 
ce  qu'il  regardait  comme  une  bagatelle.  Il  se 
plaignait  surtout  d'Achmet,  au  service  duquel  il 
était  depuis  peu,  et  prétendait  qu'il  n'y  avait  rien 
à  gagner  avec  lui;  ce  qui  nous  confirma  dans  l'opi- 
nion que  nous  avions  de  son  humanité. 

Il  est  nécessaire,  avant  d'aller  plus  loin,  de  dire 
i.  6 


82  ALEXANDRE  GÉRARD. 

un  mot  de  nos  trois  tchiaoux,  car  le  lecteur  ne 
concevrait  pas  comment  je  pouvais  m'entretenir 
dans  une  langue  dont  je  savais  à  peine  quelques 
paroles. 

Le  chef  des  trois  était  Méhémet,  sous-officier 
de  la  flotte,  l' homme  de  confiance  de  l'amiral, 
celui,  par  conséquent,  duquel  nous  dépendions  da- 
vantage. Avant  de  quitter  Corfou,  ce  Méhémet 
avait  juré  sur  sa  tête  de  nous  traiter  avec  douceur; 
mais,  se  voyant  maître  de  ses  actions,  sa  conduite 
envers  nous  fut  aussi  dure  qu'elle  avait  été  plate 
en  présence  de  Kadir  bey. 

Ali  et  Ibrahim  étaient  matelots  du  corsaire  qui 
nous  avait  pris.  Le  premier,  natif  des  environs  de 
Constantinople,  avait  sollicité  de  l'amiral  la  faveur 
de  profiter  de  notre  voyage  pour  retourner  dans 
son  pays.  Le  second,  vieilli,  bien  qu'encore  peu 
âgé,  par  les  plus  sales  débauches,  avait  été  placé 
auprès  de  nous  parce  que,  parlant  passablement 
le  turc  et  la  langue  franque,  Kadir  bey  avait  sup- 
posé avec  raison  qu'il  pourrait  nous  être  de  quelque 
utilité.  Il  était  au  demeurant,  ainsi  que  son  cama- 
rade Ali,  tout  aussi  cruel  envers  nous  que  le  grand, 
sec  et  hideux  Méhémet. 

Ibrahim  commença  à  Lépante  ses  brillantes 
fonctions  d'interprète.  Son  début  nous  prouva  son 
intelligence,  mais  nous  donna  une  juste  idée  de 
l'homme.  Il  nous  rendit  avec  une  joie  extrême  la 
conversation  du  bourreau  qui,  aimant  de  pas- 
sion son  étatj  ne  cessait  de  nous  expliquer  com- 


ALEXANDRE  GERARD.  83 

ment  et  avec  quelle  dextérité,  en  trois  coups  de 
sabre,  il  abattait  une  tête  ;  il  poussait  même  la 
courtoisie  jusqu'à  nous  assurer  que  si  jamais  nous 
avions  affaire  à  lui,  nous  pouvions  être  certains  de 
ne  pas  souffrir  ;  mais  il  exigeait,  pour  prix  de  sa 
bonté  et  de  son  amitié  pour  nous,  que  nous  lui 
expliquassions  les  différents  supplices  employés 
en  France.  L'invention  de  la  guillotine  lui  parais- 
sait superbe  pour  le  patient,  mais  il  prétendait  que 
le  bourreau  ne  devait  avoir  aucun  plaisir. 

Les  bontés  d'Achmet  adoucirent  un  moment 
nos  peines;  mais  ces  entretiens,  et  tout  ce  que  nous 
apprenions  sur  le  sort  des  malheureux  qui  nous 
précédaient  dans  la  route  que  nous  devions  sui- 
vre, nous  attristaient  à  un  point  extrême. 

En  allant  au  bain,  nous  vîmes  Lépante,  dont 
les  rues  sont  étroites,  mal  pavées  et  les  maisons 
mal  bâties.  La  ville,  située  sur  le  penchant  d'une 
montagne,  entourée  d'une  muraille  crénelée,  vient 
finir  sur  le  bord  de  la  mer  où  elle  a  un  port  carré 
d'une  régularité  parfaite,  mais  qui,  malheureuse- 
ment trop  petit,  ne  peut  recevoir  les  vaisseaux  qui 
naviguent  dans  le  golfe  de  Corinthe. 

Nous  apprîmes  pendant  notre  séjour  qti'Ach- 
met,  voulant  orner  son  harem  d'une  Française,  en 
avait  retenu  une  lors  du  passage  des  premiers 
prisonniers  des  îles  vénitiennes ,  mais  que  cette 
femme,  d'un  caractère  très  bruyant,  chantait,  criait, 
buvait  sans  cesse,  dérangeait  toutes  les  autres  et 
bouleversait  toute  sa  maison,  ce   qui  lui  donnait 


84  ALEXANDRE  GERARD. 

une  très  mauvaise  opinion  du  sexe  de  France,  dont 
à  la  vérité  l'échantillon  qu'il  avait  auprès  de  lui  ne 
pouvait  guère  lui  en  donner  une  bonne,  ayant 
choisi  parmi  des  vivandières  le  charmant  objet  des- 
tiné à  embellir  son  sérail. 

Le  9  nivôse  au  matin,  je  quittai  la  ville  de  Lé- 
pante;  j'étais  plein  des  plus  sinistres  idées  et  me 
livrais  à  de  tristes  réflexions,  lorsqu'à  quelques 
lieues  de  là  nos  conducteurs,  cent  fois  plus  cruels 
que  le  bourreau  du  pacha,  imaginèrent  de  se  don- 
ner un  nouveau  spectacle,  auquel  ajoutait  l'hor- 
reur de  la  scène.  Nous  étions  dans  les  gorges  dé- 
sertes et  étroites  formées  par  les  hautes  montagnes 
de  l'Éonie  ;  nos  tchiaoux,  nous  voyant  loin  de  toute 
protection,  voulant  sans  doute  nous  prouver  qu'ils 
étaient  les  maîtres  de  disposer  de  nos  destinées, 
nous  firent  arrêter  dans  l'endroit  qui,  par  son 
aspect  sauvage,  semblait  le  plus  propre  à  l'exécu- 
tion de  leur  projet  et,  nous  ayant  placés  M.  Beau- 
vais  et  moi  au  pied  d'un  rocher  taillé  à  pic,  ils 
ordonnèrent  aux  soldats  de  l'escorte  de  tirer  sur 
nous.  Il  était -affreux  de  mourir  ainsi;  mais  nous 
attendions  la  mort  avec  tant  de  fermeté  que  ces 
monstres,  désarmés  par  notre  sang-froid,  prirent  le 
parti  de  tourner  en  plaisanterie  cette  scène  tragi- 
que et  de  nous  faire  continuer  notre  route. 

Nous  nous  entretenions  sur  leur  cruauté  et  les 
horribles  effets  du  fanatisme,  lorsqu'imaginantavec 
raison  que  nos  conversations  pouvaient  diminuer 
l'amertume  de  notre  peine;  ils  s'empressèrent  de 


ALEXANDRE   GERARD.  85 

nous  priver  de  cette  seule  consolation  en  plaçant 
entre  nous  deux  six  ou  sept  hommes  à  la  file. 

Nous  traversâmes  dans  la  journée  et  sans  des- 
cendre de  cheval,  bien  que  les  eaux  fussent 
grosses,  deux  ou  trois  ruisseaux  qui,  pour  les 
Grecs  anciens,  étaient  peut-être  des  rivières. 

Nous  étions  partis  tard  de  Lépante,  les  jours 
étaient  courts,  et  les  cruels  amusements  de  nos 
conducteurs  nous  avaient  tellement  retardés  qu'il 
nous  fut  impossible  de  gagner  la  ville  de  Salona. 
Nous  couchâmes  à  moitié  chemin,  c'est-à-dire 
à  neuf  lieues  environ,  dans  un  petit  village  situé 
dans  un  pays  marécageux.  Nous  y  arrivâmes  le  soir, 
bien  las  et  morfondus.  Mais  quels  y  furent,  grand 
Dieu!  notre  logement  et  la  nuit  que  nous  y  pas- 
sâmes. En  entrant  dans  ce  qu'on  nomme  kan,  qui 
est  en  Turquie  le  lieu  destiné  aux  voyageurs,  je 
ne  vis  qu'un  grand  hangar,  mal  bâti  et  mal  clos, 
dans  lequel  il  n'y  avait  pas  une  âme;  la  moitié  de 
cet  immense  local  était  destinée  aux  hommes, 
l'autre  moitié  aux  chevaux  ;  la  seule  différence 
consistait  dans  une  élévation  d'un  pied  à  peu  près 
dans  la  première  partie  et  dans  quelques  nattes 
pourries,  placées  sur  un  sol  extrêmement  humide. 
Les  soldats  allèrent  passer  la  nuit  je  ne  sais  où, 
leurs  chevaux  seuls  restèrent  avec  les  nôtres. 
Méhémet  et  Ali  firent  du  feu  au  milieu  de  cette 
halte,  et  Ibrahim,  le  voleur  Ibrahim,  qui  n'a  jamais 
manqué  partout  où  il  y  a  eu  quelque  chose  à 
prendre,    partit   et    revint  bientôt  apportant  des 


86  ALEXANDRE  GERARD. 

poules,  des  oignons,  de  la  farine  de  maïs  et  de 
re:m-de-vie.  Nous  étions  bien  harassés,  mais  nos 
conducteurs  étaient  les  maîtres,  ils  se  reposèrent 
donc  et  j'eus  ordre,  après  avoir  tiré  leurs  bottes, 
de  préparer  la  soupe  avec  mon  camarade. 

Je  fis  cuire  dans  une  mauvaise  marmite  les 
poules  avec  les  oignons  et,  comme  Ibrahim  n'avait 
pu  trouver  de  pain,  je  délayai  la  farine  de  maïs 
pour  en  former  une  espèce  de  galette  que  je  fis 
cuire  sous  le  peu  de  cendre  qu'il  y  avait.  Quand 
tout  fut  préparé,  je  réveillai  ces  dégoûtantes  créa- 
tures qui  se  mirent  aussitôt  à  manger  ou,  pour 
mieux  dire,  à  dévorer  un  mauvais  repas,  que  nous 
voyions  avec  peine  passer  dans  d'autres  estomacs 
que  les  nôtres.  Ils  nous  laissèrent  cependant" 
quelques  os  à  ronger  et  la  portion  de  pain  qui 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  cuire.  Nous  mangeâmes 
l'un  et  l'autre  avec  une  avidité  égale  à  notre 
appétit,  qui  était  loin  d'être  satisfait  par  ce  peu 
de  nourriture,  à  peine  nécessaire  pour  nous  em- 
pêcher de  mourir  de  faim. 

Mon  ouvrage  achevé,  je  m'étendis  sur  la  natte 
la  plus  près  du  feu  et  je  me  livrai  au  sommeil, 
trop  heureux  de  pouvoir  pendant  quelques  instants 
en  goûter  les  douceurs.  Je  dormis  si  profondément 
que  pendant  la  nuit  je  brûlai,  sans  m'en  apercevoir, 
presque  une  manche  entière  de  ma  capote,  ce  qui 
me  valut  d'assez  mauvais  traitements  de  la  part 
des  tchiaoux  qui,  vraisemblablement,  la  regardaient 
comme  déjà  à  eux. 


ALEXANDRE  GERARD.  87 

Le  10  au  jour,  l'escorte  qui  devait  nous  con- 
duire jusqu'à  Salona,  dont  nous  étions  à  vingt- 
quatre  lieues,  étant  arrivée,  nous  sellâmes  nos 
rosses  et  nous  nous  mîmes  en  route  dans  le  même 
ordre  que  la  veille. 

Je  n'oublierai  de  ma  vie  le  malaise  que  j'éprou- 
vai dans  cette  journée  et  certes,  si  j'en  eusse  eu  le 
temps,  j'aurais  été  malade.  J'étais  abîmé  de  fati- 
gue. Depuis  longtemps,  on  n'avait  eu  un  hiver 
aussi  froid  et  je  n'avais  pour  tout  vêtement  qu'une 
redingote  de  drap  bleu,  un  gilet  de  piqué,  un  pan- 
talon de  bazin,  qui  avait  été  blanc,  mais  que  la 
crasse  avait  teint  en  noir,  ainsi  que  ma  seule  che- 
mise que  je  portais  pareillement  depuis  plus  d'un 
mois,  et  enfin  la  capote  qu'Achmet  avait  eu  la  bonté 
de  nous  faire  donner. 

Les  Turcs  voyagent  peu  et  ne  voyagent  jamais 
qu'à  cheval,  en  sorte  qu'il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas 
de  routes  en  Turquie  ;  ce  ne  sont  le  plus  commu- 
nément que  des  sentiers,  souvent  même  à  peine 
indiqués,  dans  lesquels  on  ne  peut  aller  qu'un  à 
un.  La  lenteur  avec  laquelle  nous  marchions  aug- 
mentait notre  ennui,  mais  la  bande  joyeuse  des  vingt 
hommes  s'en  consolait  en  chantant  toute  la  jour- 
née. Méhémet,  tchiaoux,  avait  une  chanson  turque 
faite  anciennement  à  la  louange  d'un  pacha.  Cette 
chanson  était  une  selle  à  tous  chevaux,  à  laquelle 
il  substituait,  au  nom  véritable,  celui  du  pacha  ou 
du  bey  gouvernant  le  pays  sur  lequel  nous  passions. 
11  avait  grand  soin  de  s'en  informer  avant,  après 


88  ALEXANDRE   GÉRARD. 

quoi  il  faisait  avec  les  camarades  retentir  l'air  des 
vertus  guerrières  d'un  homme  qui  souvent  était 
très  pacifique.  Nous  arrivâmes  vers  le  midi  à  Sa- 
lona,  qui  paraît  être  l'ancienne  Amphyssa.  En 
traversant  la  ville,  il  prit  fantaisie  à  nos  conduc- 
teurs de  nous  présenter  au  bey  ou  gouverneur; 
son  nom  ne  me  revient  pas,  mais  il  paraissait  bien 
être  le  plus  digne  et  le  plus  honnête  des  musul- 
mans. Notre  position  le  toucha  ;  il  ordonna  de  ren- 
voyer les  soldats  et  de  préparer  tout  ce  qui  pouvait 
nous  faire  oublier  la  nuit  et  le  repas  de  la  veille. 
Il  avait  auprès  de  lui  un  médecin  grec,  très  instruit 
et  très  fin,  qui  était  en  même  temps  l'ami  et  le 
conseil  de  son  maître. 

Nos  trois  tchiaoux,  jaloux  des  marques  de  dé- 
férence que  recevaient  des  hommes  qu'ils  ne  ces- 
saient d'humilier  de  la  manière  la  plus  dégoûtante, 
ne  les  auraient  bien  certainement  pas  souffertes 
plus  longtemps,  si  le  bey  ne  leur  en  eût  sagement 
fait  ressentir  aussi  les  effets. 

Ils  craignaient  que  nous  ne  portassions  des 
plaintes  contre  eux  ;  mais  nous  sentions  trop  com- 
bien pouvaient  être  funestes  pour  nous  les  suites 
d'une  semblable  dénonciation  pour  jamais  nous  y 
exposer. 

Le  bey  nous  invita  à  partager  son  dîner  et  nos 
tchiaoux  celui  de  ses  gens. 

J'avais  déjà  plusieurs  fois  mangé  avec  des 
Turcs,  mais  jamais  repas  ne  m'avait  semblé  aussi 
splendide  que  celui  de  Salona.  J'en  ai  eu  beau- 


ALEXANDRE   GERARD.  89 

coup  d'autres  depuis,  et  actuellement,  que  je  me 
rappelle  encore  parfaitement  ce  dîner,  je  vois 
qu'il  ne -me  parut  aussi  beau  alors  que  par  son 
contraste  frappant  avec  celui  dé  la  veille.  Vers 
le  midi,  un  domestique,  ayant  placé  dans  le  coin 
de  la  chambre  un  escabeau  d'environ  un  pied  de 
haut,  mit  dessus  un  plateau  rond  de  cuivre  étamé, 
du  diamètre  de  trois  pieds  à  peu  près,  y  jeta 
quelques  cuillers  d'une  forme  semblable  à  celle 
dont  nous  nous  servons  pour  le  punch  et,  tout 
autour,  plusieurs  morceaux  d'une  espèce  de  ga- 
lette à  peine  cuite.  Le  couvert  ainsi  mis,  sans 
couteaux,  verres,  ni  nappe,  un  autre  domestique 
présenta  à  chacun  de  nous  ce  qui  était  nécessaire 
pour  se  laver  les  mains  ;  après  quoi  nous  nous 
accroupîmes  tous  par  terre,  les  jambes  croisées 
autour  du  plateau,  en  mettant  sur  nous  une  seule 
et  longue  serviette  de  coton  qui  servit  à  tous  les 
convives.  Nous  vîmes  successivement  paraître  six 
ou  sept  mets  contenus  dans  de  petits  plats  de 
même  métal  que  la  table;  je  mourais  de  faim, 
tout  me  parut  bon;  mais  de  la  viande  hachée  et 
enveloppée  dans  des  feuilles  de  vigne  en  forme 
de  boulettes ,  une  espèce  de  haricot  de  mouton 
avec  des  oignons,  et  enfin  le  pilau  me  semblèrent 
préférables  à  ces  mélanges  de  viandes  et  de  fruits 
et  à  ces  lourdes  et  indigestes  pâtisseries. 

J'étais  désolé  de  la  rapidité  avec  laquelle  tous 
les  mets  disparaissaient  de  la  table,  où  ils  ne  res- 
taient que  le  temps  nécessaire  pour  prendre  d'une 


90  ALEXANDRE   GERARD. 

main  au  plus  deux  bouchées,  tandis  que  de  l'autre 
Ton  déchirait  un  peu  de  ce  mauvais  pain;  mais 
le  pilau,  par  lequel  on  termine  toujours  et  que 
les  domestiques  laissent  sur  table  assez  long- 
temps, étant  enfin  arrivé,  nous  nous  dédomma- 
geâmes sur  lui  de  ce  que  nous  n'avions  pu  faire 
aux  autres. 

Un  vase  plein  d'eau  ayant  été  présenté  au 
maître  de  la  maison,  il  en  but  le  premier,  chacun 
suivit  son  exemple  et  le  repas  fut  terminé  sans 
qu'il  eût  été  dit  plus  de  vingt  paroles. 

Les  Turcs  parlent  naturellement  très  peu  et 
surtout  à  table  ;  mais,  en  revanche,  ils  y  rotent 
beaucoup.  Je  fus  fort  étonné  pendant  le  repas  de 
la  violence  d'un  de  ces  vents  lâché  par  un  des 
domestiques  du  pacha  qui  mettait  un  plat  sur  la 
table;  je  le  fus  bien  davantage  du  signe  d'approba- 
tion qu'il  reçut  de  son  maître. 

Le  repas  terminé,  Ton  présenta  de  nouveau  de 
l'eau  et  du  savon  pour  se  laver  les  mains  et  la 
bouche,  ainsi  que  le  pratiquent  les  musulmans. 
L'habitude  dans  laquelle  ils  sont  de  se  laver  si 
souvent  est  d'autant  moins  hors  de  saison  qu'ils 
ne  se  servent  le  plus  souvent  de  mouchoir  que 
pour  s'essuyer  le  nez  après  s'être  mouchés  avec 
les  doigts. 

Les  musulmans  sont  dans  l'usage  de  ne  faire 
manger  leurs  enfants  à  leur  table  que  quand  ils 
ont  un  état  ou  sont  hors  de  l'adolescence.  Notre 
hôte  avait  trois  fils  d'une  figure  très  douce  et  qui, 


ALEXANDRE  GERARD. 


9 


ainsi  que  leur  père,  paraissaient  (Tune  bonté  ex- 
trême. 11  ne  voulut  pas  leur  permettre  de  dîner 
avec  nous,  et,  après  notre  repas,  on  servit  le  leur 
dans  une  chambre  voisine.  Il  était  assez  tard,  le 
bey  nous  fit  faire  quelques  compliments  et  prit 
congé  de  nous.  Son  médecin  nous  expliqua  alors 
de  la  manière  la  plus  obligeante  la  route  que 
nous  devions  tenir  jusqu'à  Larisse,  capitale  de  la 
Thessalie,  et  nous  indiqua  les  signes  certains 
auxquels  nous  devions  reconnaître  Delphes,  les 
Thermopyles,  les  plaines  de  Pharsale  et  la  vallée 
de  Tempe.  Nous  quittâmes  enfin,  pour  aller 
prendre  quelques  heures  de  repos,  cet  homme 
intéressant  et  aimable  qui  un  moment  nous  fit  ou- 
blier notre  position,  dont  après,  à  la  vérité  et  par 
la  même  raison,  nous  sentîmes  plus  que  jamais 
l'amertume. 

Je  me  disais  tristement  alors  :  Je  ne  veux  me 
livrer  au  bonheur  que  quand  je  me  croirai  entière- 
ment à  l'abri  des  caprices  de  la  fortune  ;  mais  la 
triste  expérience  m'a  appris  qu'il  n'est  xas  dans  la 
vie  de  félicité  parfaite  et  que  tout  l'art  de  l'homme 
qui  veut  toujours  être  heureux  consiste  à  ne  pas 
contracter  une  trop  grande  habitude  du  bien,  afin 
de  savoir  ensuite  supporter  le  mal  avec  résignation. 

Le  1 1  nivôse  au  matin,  nous  partîmes  pour  nous 
rendre  dans  la  journée  à  Zeitoun,  ville  commer- 
çante située  à  trois  lieues  de  l'extrémité  est  du 
golfe  du  même  nom  et  éloignée  de  douze  à  peu 
près  de  Salona. 


92  ALEXANDRE   GÉRARD. 

En  quittant  cette  ville,  nous  aperçûmes  devant 
nous  le  Parnasse,  que  nous  reconnûmes  à  ses  deux 
sommets  et  à  la  ville  de  Castri,  qui,  bâtie  à  peu 
près  à  mi-côte,  est  vraisemblablement  l'ancienne 
Delphes,  que  son  oracle  d'Apollon  a  rendue  si 
célèbre  dans  l'antiquité.  Cette  vue  enflammait 
mon  imagination  :  l'idée  que  j'allais  traverser  les 
Thermopyles  élevait  mon  âme  et  j'oubliais  les 
barbares  dont  j'étais  l'esclave.  Je  me  reportais 
avec  délices  aux  temps  anciens,  mais  si  florissants 
de  la  Grèce  sacrée.  Combien  n'étais-je  pas  mal- 
heureux de  la  voir  soumise  au  joug  de  l'ignorance 
et  de  la  barbarie!  La  nature  semblait  morte  autour 
de  moi  et  je  cherchais  en  vain  les  traces  effacées 
par  les  siècles  de  l'ancienne  splendeur  de  ce  beau 
pays.  J'étais  loin  d'être,  par  ma  position,  physique- 
ment heureux,  mais  j'éprouvais  au  moins  par  mes 
douces  rêveries  que,  dans  les  moments  les  plus  cri- 
tiques de  la  vie,  l'homme  sensible  peut  encore 
avoir  des  jouissances  morales  qui,  dépendantes  de 
lui  seul,  sont  au-dessus  de  tous  les  événements; 
je  n'étais  pas  gai,  mais  la  mélancolie  me  faisait 
éprouver  un  sentiment  bien  préférable  à  la  gaieté. 
Admirables  souvenirs,  qui  ont  le  pouvoir  de  faire 
oublier  à  l'homme  son  malheur!  Mais  je  fus  rap- 
pelé à  ma  triste  position  que  ces  pensées  m'avaient 
fait  un  instant  oublier. 

A  quatre  heures  après  midi  nous  arrivâmes  au 
passage  des  Thermopyles,  situé  entre  la  mer 
d'Eubée,   dont  nous  aperçûmes  l'île,  et  les  der- 


ALEXANDRE  GÉRARD.  93 

nières  montagnes  de  la  chaîne  de  l'Œta.  Ce  qui 
prouve  combien  la  mer  s'est  retirée,  c'est  que 
l'espace  compris  entre  elle  et  les  montagnes  est 
beaucoup  plus  considérable  que  du  temps  où 
Léonidas,  avec  trois  cents  des  siens,  y  soutint  le 
choc  des  barbares.  Nous  aperçûmes  çà  et  là  dans 
le  passage  quelques  pierres  assez  grosses  et  sans 
forme  régulière,  que  le  médecin  nous  avait  an- 
noncé être  celles  placées  sur  le  tombeau  des 
Spartiates. 

Nous  ne  pouvions  nous  lasser  de  contempler 
ces  Thermopyles  ;  mais  nos  Turcs,  ne  concevant 
pas  comment  nous  regardions  avec  tant  d'intérêt 
un  lieu  qui  ne  leur  présentait  rien  de  plus  remar- 
quable que  tant  d'autres,  nous  firent  remonter  à 
cheval  et  continuer  notre  route  pour  Zeitoun,  où 
nous  arrivâmes  peu  de  temps  après.  Gomme  nous 
entrâmes  de  nuit  dans  cette  ville,  nous  ne  pûmes 
bien  la  juger;  mais  les  maisons  nous  parurent 
cependant  mieux  bâties  que  celles  de  Lépante  et 
Salona  et  la  ville  plus  peuplée.  Nous  couchâmes 
dans  un  kan  détestable,  où  nos  tchiaoux  nous  don- 
nèrent pour  toute  nourriture  du  mauvais  pain,  du 
fromage  et,  pour  toute  boisson,  de  l'eau.  Nous 
les  servions  comme  de  coutume  et  ils  passèrent 
la  plus  grande  partie  de  la  nuit  à  boire  et  à 
chanter. 

Le  12  nivôse,  au  jour,  nous  montâmes  de  nou- 
velles rosses  et,  une  nouvelle  escorte  étant  ar- 
rivée, nous  nous  mîmes  en  chemin  pour  Pharsale, 


94  ALEXANDRE  GERARD. 

éloignée  de  quinze  lieues,  et  où  nous  devions  aller 
coucher. 

Vers  les  deux  heures  après  midi,  nous  arrivâmes 
à  une  plaine,  traversée  de  plusieurs  rivières  et 
ruisseaux,  qui  nous  parut  fertile,  autant  du  moins 
que  la  saison  nous  permettait  d'en  juger. 

Nos  conducteurs  nous  dirent  qu'il  s'était  donné 
là  autrefois  une  grande  bataille.  Nous  reconnûmes 
alors  que  nous  étions  dans  la  fameuse  plaine  de 
Pharsale,  témoin  de  la  gloire  de  César  et  de  la 
honte  de  Pompée  qui,  fuyant  ces  lieux,  fut  trouver 
en  Afrique  la  mort  qu'il  cherchait  en  vain  à  éviter. 

Peu  après  nous  arrivâmes  à  Pharsale.  Cette 
ville,  située  au  bas  d'un  coteau,  n'est  intéressante 
que  par  son  nom,  que  les  Turcs  même  ont  res- 
pecté. Nous  fûmes  loger  chez  le  bey  de  Pharsale, 
qui,  de  même  que  celui  de  Salona,  avait  aussi  son 
médecin  ;  mais  ils  contrastaient  l'un  et  l'autre  d'une 
manière  désespérante  pour  nous  avec  ces  deux 
êtres  intéressants.  Le  bey  était  bourru  et  ignorant, 
et  le  médecin,  trop  adroit  pour  manifester  une 
opinion  différente  de  celle  de  son  maître,  insul- 
tait à  plaisir  à  notre  misère.  Nos  tchiaoux  ne  pa- 
rurent pas  plus  contents  que  nous,  car  ils  n'ob- 
tinrent pas  du  maître  de  la  maison  le  bachis  ou 
pourboire  qu'ils  recevaient  ordinairement  de  toutes 
les  personnes  de  marque,  auxquelles  ils  avaient 
grand  soin  de  nous  présenter  comme  des  bêtes 
curieuses. 

Le  repos  et  la  nourriture  nous  devenaient  de 


ALEXANDRE  GERARD.  95 

jour  en  jour  plus  nécessaires,  et  nous  étions  dans 
un  tel  état  de  défaillance  et  de  lassitude  que  nous 
ne  pouvions  espérer  arriver  à  Constantinople,  dont 
nous  étions  encore  à  plus  de  cent  cinquante  lieues. 
M.  Beauvais,  indisposé  depuis  deux  jours,  couvait 
une  maladie  qui  se  déclara  pendant  là  nuit  que 
nous  passâmes  à  Pharsale.  Vers  minuit,  il  fut 
atteint  d'une  fièvre  violente,  accompagnée  du  dé- 
lire et  des  symptômes  les  plus  inquiétants.  Nos 
conducteurs  désiraient  arriver  promptement  à  leur 
destination  et  la  maladie  de  mon  camarade  sem- 
blait être  un  obstacle  à  leur  désir.  Ils  résolurent 
de  le  surmonter  en  lui  tranchant  la  tête,  s'il  n'était 
pas  en  état  de  continuer  le  lendemain  matin.  J'é- 
tais témoin  de  la  discussion,  dont  je  compris  heu- 
reusement le  sens,  et  je  fus  atterré  de  la  résolu- 
tion qui  venait  d'être  prise  ;  je  m'approchai  de 
M.  Beauvais  qui  reposait  un  peu  alors,  je  l'éveillai 
un  instant  après  et  l'informai  de  tout  ce  que  je  ve- 
nais d'apprendre.  Certes,  dans  la  position  où  il 
était,  aucun  remède  n'eût  pu  le  guérir,  et  celui  seul 
que  j'étais  malheureusement  obligé  d'employer 
pouvait  être  souverain. 

La  révolution  que  causa  en  lui  cette  nouvelle 
lui  rendant  soudain  la  raison  et  les  forces,  il  vint 
avec  moi  sur  une  terrasse,  tellement  froide  qu'en 
bonne  santé  l'on  pouvait  à  peine  y  rester,  et  un 
moment  après  nous  rentrâmes  dans  la  chambre,  où 
mon  compagnon  se  trouva  beaucoup  mieux  por- 
tant qu'avant  sa  maladie. 


ALEXANDRE  GÉRARD. 

Le  13  au  matin,  nous  partîmes  pour  Larisse, 
capitale  de  la  Thessalie,  et,  Pharsale  n'en  étant 
qu'à  six  lieues,  nous  arrivâmes  à  midi  après  avoir 
traversé  la  belle  et  fertile  vallée  de  Tempe,  dans 
laquelle  serpente  le  fleuve  Pénée,  qui  va  ensuite, 
à  huit  lieues  de  là,  se  perdre  dans  le  golfe  de  Sa- 
lonique.  En  entrant  à  Larisse,  nos  conducteurs 
nous  firent  descendre  dans  la  maison  de  Mustapha, 
qui  y  commandait  alors.  Ibrahim  le  croyant,  en  sa 
qualité  de  pacha  à  trois  queues,  digne  d'entendre 
le  récit  de  nos  aventures,  il  le  lui  fit  longuement 
et  s'étendit  surtout  beaucoup  sur  la  peine  qu'il 
avait  eue  à  nous  prendre  et  sur  la  manière  coura- 
geuse dont  il  avait  donné  l'abordage  à  notre  bâti- 
ment, qu'il  disait  être  bien  plus  fort  que  le  sien. 
Malheureusement  pour  Ibrahim,  je  savais  déjà  assez 
de  mots  turcs  pour  juger  de  son  impudence  et 
pour  être  à  même  de  dissuader  le  pacha  sur  sa 
prétendue  bravoure  à  notre  égard.  Je  ne  l'eus  pas 
plus  tôt  fait  que  je  vis,  au  regard  furieux  du  nar- 
rateur, ce  à  quoi  m'exposait  mon  amour-propre. 
Mustapha  s'en  aperçut  aussi,  il  était  bon  et,  pour 
nous  éviter,  au  moins  pendant  notre  séjour  à  La- 
risse, les  effets  du  ressentiment  d'Ibrahim,  il  affecta 
de  nous  prendre  sous  sa  protection. 

Nous  passâmes  chez  lui  le  13  et  le  14,  pendant 
lesquels,  en  dépit  de  nos  tchiaoux,  nous  dormîmes  et 
mangeâmes  tout  notre  content.  Mustapha,  touché 
de  notre  piteux  état,  et  surtout  de  la  manière  légère 
dont  nous  étions  vêtus  pour  la  rigueur  de  la  saison, 


ALEXANDRE    GERARD.  97 

eut  l'humanité  de  nous  faire  donner  à  chacun  une 
culotte  d'assez  beau  drap  bleu,  une  veste  faite  pa- 
reillement à  la  turque,  un  turban  de  coton  et  un 
bonnet  de  laine  \  il  nous  donna  même  6  piastres, 
à  peu  près  1 1  francs,  pour  subvenir  en  cachette  à 
nos  plus  pressants  besoins.  Le  14  nivôse,  nous 
vîmes  passer  la  revue  des  troupes  qui  partaient 
pour  combattre  Passwan-Oglou1,  pacha  de  Widdin. 
Rien  ne  me  parut  plus  extraordinaire  que  cet  as- 
semblage d'hommes  vêtus  de  couleurs  et  d'habits 
différents,  et  armés  chacun  à  leur  manière  :  pas  une 
seule  arme  à  feu  du  même  calibre,  le  soldat 
obligé  de  fondre  ses  balles,  vendant  le  plus  com- 
munément son  fusil  ou  ses  pistolets  au  moment 
de  partir,  et  poussant  continuellement  des  cris 
épouvantables.  Je  me  demandais  alors  ce  que 
pourraient  opérer  de  semblables  hommes  contre 
une  armée  européenne,  disciplinée  et  froidement 
courageuse. 

Je  vis  chez  le  pacha,  un  Tchorbadgi  (les  Turcs 
nomment  ainsi  le  colonel  d'un  régiment).  Rappro- 
chant ce  nom  ridicule  de  la  scène  de  la  marmite 
dont  j'avais  été  témoin,  je  ne  pouvais  m'empêcher 


t.  Pass^an-Oglou  (Osman),  fameux  rebelle  turc,  né  en  1758, 
s'enfuit  dans  la  montagne  à  la  suite  de  la  mort  de  son  père,  que 
le  grand  vizir  avait  fait  décapiter  à  cause  de  ses  richesses  et  de 
son  crédit.  Il  fit  une  longue  guerre  de  partisan,  résista  à  toutes  les 
forces  envoyées  pour  l'anéantir,  s'empara  de  Widdin  et  finit  par 
obtenir  son  pardon  avec  le  sandjakat  de  Widdin  qu'il  gouverna 
en  souverain  jusqu'à  sa  mort,  en  1807. 


c)8  ALEXANDRE   GERARD. 

de  rire  en  pensant  que  j'aurais  été  loin  de  chercher 
le  point  d'honneur  dans  des  ustensiles  de  cuisine. 
Je  demandai  à  ce  tchorbadgi,  qui,  n'ayant  aucune 
marque  particulière  de  distinction,  ne  pouvait  être 
reconnu  qu'à  son  titre,  de  combien  d'hommes 
était  composé  son  corps.  Il  me  répondit  grave- 
ment que  c'était  son  secret,  et  Mustapha  me  dit 
ensuite  que  les  colonels  recevant  par  mois  une 
somme  de.,,  à  distribuer  entre  un  nombre  déter- 
miné de  soldats,  il  est  de  leur  intérêt  d'en  avoir  le 
moins  possible,  afin  de  gagner  davantage  sur  leur 
paye.  J'avais  une  idée  de  la  marine  turque  et  j'en 
pris  là  une  des  armées  de  terre.  Je  me  disais  alors  : 
il  ne  peut  y  avoir  que  de  grandes  raisons  politiques 
qui  engagent  les  nations  policées  à  laisser  aux 
Turcs  une  si  belle  portion  de  l'Europe,  et  ce  n'est 
sans  doute  qu'à  la  crainte  de  la  voir  entre  des 
mains  plus  dangereuses  que  les  musulmans  doi- 
vent chercher  la  cause  de  leur  séjour  au  milieu 
de  nous.  Les  Turcs  ne  faisant  pas  de  dénombre- 
ment des  individus,  il  est  aussi  difficile  d'avoir  une 
juste  idée  de  la  population  d'une  ville  que  de  con- 
naître exactement  leur  âge,  qu'ils  ignorent  le  plus 
souvent.  Ils  savent  seulement  que  Dieu  les  a  mis 
au  monde  pour  les  en  retirer  quand  il  lui  plaira  et 
ils  n'en  demandent  pas  davantage. 

La  population  de  Larisse  paraît  être  de  18  à 
20,000  âmes  ;  elle  a  vingt-deux  mosquées  ou 
églises,  les  rues  sont  assez  larges  et  les  maisons, 
construites    en   bois     peint   de    différentes    cou- 


ALEXANDRE  GERARD.  99 

leurs,  présentent  une  bigarrure  qui,  concordant 
parfaitement  avec  celle  des  vêtements  des  habi- 
tants, produit  un  spectacle  très  curieux  pour  un 
étranger. 

Le  15  nivôse  au  matin,  en  quittant  Larisse, 
nous  traversâmes  le  Pénée  ou  rivière  de  Salam- 
vria,  sur  un  bac  mal  construit  et  peu  solide.  Avant 
de  partir  de  cette  ville,  ou  nous  venions  de  goûter 
quelques  instants  de  bonheur  et  de  tranquillité, 
nos  tchiaoux,  imaginant  que  le  pacha  nous  avait 
donné  un  peu  d'argent,  nous  fouillèrent  sans 
autre  forme  de  procès  et  nous  enlevèrent  impi- 
toyablement ce  sur  quoi  nous  fondions  l'espoir  de 
quelques  morceaux  de  pain. 

Mon  beau  raisonnement  de  Salona1  n'avait  pas 
empêché  les  bontés  de  Mustapha  de  me  rendre 
un  peu  arrogant  envers  nos  conducteurs  ;  leur  vol 
m'indigna  et  je  partis  ne  respirant  que  vengeance. 
A  peu  de  distance  de  Larisse,  Ibrahim,  accompa- 
gnant de  quelques  coups  de  fouet  .l'invitation  de 
ne  plus  le  démentir  à  l'avenir  quand  il  raconterait 
ses  aventures,  mit  le  comble  à  mon  indignation. 
Je  n'avais  seulement  pas  une  baguette,  mais,  vou- 
lant en  imposer  à  tous  ces  barbares,  je  m'arrêtai 
dignement  et  les  défiai,  du  ton  le  plus  terrible,  de 
me  frapper  encore.  L'un  d'eux,  s'étant  détaché  de 
la  bande,  me  prit  au  mot  et  me  coupa  la  figure  de 
plusieurs  coups  du  manche  d'un  fouet  qu'il  tenait 

1.  Voir  page  91. 


ioo  ALEXANDRE  GERARD. 

à  la  main.  Je  vis  clairement  alors  qu'il  n'y  avait 
que  des  coups  à  gagner  à  vouloir  être  grand  et 
digne  aux  yeux  de  semblables  hommes.  Cette 
leçon  me  remit  un  peu  à  ma  place  et  je  me  promis 
bien,  à  l'avenir,  de  ne  plus  démentir  Ibrahim,  pas 
plus  qu'aucun  de  nos  tchiaoux. 

Nous  arrivâmes  le  soir,  après  une  route  de 
douze  lieues,  au  village  de  Platamona,  situé  près 
de  la  mer  et  sur  la  rivière  du  même  nom.  11  était 
tard  quand  nous  y  entrâmes  et  nos  Turcs  cher- 
chèrent longtemps  avant  de  trouver  un  kan  où 
nous  puissions  passer  la  nuit.  Ils  y  parvinrent  enfin 
et  nous  nous  y  installâmes  comme  dans  celui  de 
la  première  couchée  ;  nos  chevaux  n'étaient  pas 
avec  nous,  voilà  la  seule  différence.  Nos  conduc- 
teurs m'envoyèrent  les  desseller.  Je  trouvai  dans 
l'écurie  quelques  curieux  attirés  par  notre  arrivée; 
j'en  remarquai  un  dans  le  nombre  qui  semblait 
s'intéresser  à  notre  situation.  Je  n'avais  rien 
mangé  depuis  le  matin,  je  mourais  de  faim  et 
l'occasion  me  paraissait  belle  pour  obtenir  quel- 
ques secours.  Je  m'approchai  de  lui  et  lui  expli- 
quai de  mon  mieux  le  besoin  que  j'avais;  il  tira 
aussitôt  de  sa  poche  4  paras,  ou  sous,  et  me  les 
offrit  de  la  manière  la  plus  obligeante;  je  les 
acceptai  en  tremblant,  mais  enfin  je  les  acceptai, 
et,  pour  la  première  fois  de  ma  vie,  je  demandai 
l'aumône.  J'en  fis  usage  pour  me  procurer  un  peu 
de  pain  que  nous  mangeâmes  en  cachette,  mon 
camarade  et  moi. 


ALEXANDRE    GÉRARD.  101 

Le  16  nivôse  au  matin,  nous  partîmes  pour 
Wistritza,  éloignée  de  dix  lieues  environ  de  Pla- 
tamona  et  située  près  de  Salonique,  ville  considé- 
rable, commerçante  et  très  renommée,  dans  toute 
la  Turquie,  par  la  qualité  et  l'abondance  du  tabac 
que  Ton  cultive  dans  ses  environs. 

Nous  vîmes  dans  cette  même  journée  un  spec- 
tacle, horrible  par  lui-même,  mais  qui  dans  notre 
position  devait  encore  nous  le  paraître  davantage. 
Non  loin  de  la  route  étaient  deux  cadavres  sans 
tête,  à  moitié  dévorés  par  les  corbeaux,  qui  les 
couvraient  encore  au  moment  de  notre  passage. 
Nous  les  reconnûmes  pour  Français  aux  lam- 
beaux d'uniforme  qui  étaient  autour  d'eux.  Nos 
tchiaoux  nous  firent  à  plaisir  arrêter  devant  ce 
pénible  spectacle,  et  les  soldats  de  l'escorte  nous 
dirent  que  ces  deux  quieupklas,  ou  chiens,  fai- 
saient partie  de  la  garnison  de  Zante1  et  que,  mar- 
chant  ainsi    que  tous   les  autres  à  pied  dans  la 


i.  M.  Pouqueville,  dans  son  Voyage  en  Morée.  fait  le  récit 
des  mauvais  traitements  infligés  aux  survivants  de  la  garnison  de 
Zante  pendant  le  trajet  jusquaConstantinople.  a  On  les  fit,  disait- 
il,  défiler  près  des  restes  de  leurs  amis  tués  à  Prévysa.  Ils  ve- 
naient eux-mêmes  chargés  d'horribles  dépouilles  encore  toutes 
sanglantes . . .  ils  apportaient  les  restes  de  leurs  camarades  ! 
Traités  comme  le  rebut  de  l'espèce  humaine  par  ceux  qui  les 
escortaient,  on  avait  forcé  leurs  mains  à  ce  cruel  ministère,  en 
les  contraignant  d'écorcher  les  têtes  de  leurs  frères  d'armes  et 
d'en  saler  les  chevelures.  Malheur  à  ceux  qui  s'y  étaient  refusés! 
Malheur  à  ceux  qui  avaient  osé  témoigner  de  l'aversion,  ils 
avaient  été  aussitôt  immolés  par  leurs  bourreaux!!!  » 


io2  ALF.X  ANDRE  GKRARD. 

neige  et  sans,  pour  ainsi  dire,  de  souliers,  le  froid 
les  avait  tellement  saisis  qu'ils  ne  pouvaient  plus 
à  peine  se  soutenir  et  qu'alors  les  conducteurs 
leur  avaient  tranché  la  tête,  qu'ils  avaient  dé- 
pouillée et  salée,  afin  de  les  mieux  conserver  jus- 
qu'à Constantinople,  où.  ils  devaient  par  ce  moyen 
justifier  du  nombre  d'infidèles  dont  la  conduite 
leur  avait  été  confiée.  La  vue  de  ces  cadavres,  le 
récit  des  soldats  turcs  qui  avaient  déjà  accompagné 
tous  les  malheureux  qui  nous  précédaient,  et  enfin 
la  certitude  que  nous  recevions  de  nos  tchiaoux 
d'être  traités  de  même,  si  l'un  de  nous  deux  re- 
tombait malade  comme  à  Pharsale,  nous  don- 
naient une  idée  des  dangers  que  nous  courions  et 
de  la  cruauté  de  ces  barbares,  que  l'on  ne  peut 
croire  occuper  en  Europe  un  aussi  beau  et  aussi 
fertile  pays  que  la  Macédoine. 

La  neige  était  si  abondante  que  nous  perdions 
souvent  notre  chemin,  et  que  nous  ne  pûmes  arri- 
ver que  tard  à  Serizzar1.  Nous  vîmes  cependant 
l'aga  qui  y  commandait.  C'était  un  jeune  homme 
plein  d'ignorance  et  de  fatuité.  Il  nous  vanta  beau- 
coup son  courage  et  la  bravoure  dont  il  avait  fait 
preuve  à  la  malheureuse  affaire  de  Prévysa,  sur 
laquelle  il  nous  donna  les  détails  les  plus  affreux 
et  où  il  prétendait,  à  lui  seul,  avoir  tranché  la  tête 
de  douze  Français.  Je  n'en  crus  pas  un  mot,  car 

i.  Le  manuscrit  porte  Serizzar  ;  M.  Pouqueville,  dans  son 
Voyage  en  Morée,  indique  d'autre  part  Catharina  comme  lieu 
de  cette  halte. 


ALEXANDRE   GERARD.  io3 

jamais  la  fanfaronnade  ne  m'a  donné  bonne  opinion 
du  courage  d'un  homme,  mais  je  crus  sans  peine 
les  détails  de  toutes  les  atrocités  commises  par  les 
Turcs  et  dont  je  savais  déjà  une  partie  depuis  mon 
arrivée  à  l'île  de  Paxo. 

Le  17  nivôse,  nous  quittâmes  Serizzar,  pour 
nous  rendre  au  village  de  Pogoiana,  éloigné  de 
dix  lieues. 

En  sortant,  nous  aperçûmes  d'immenses  trou- 
peaux conduits  par  des  bergers  albanais  armés  des 
pieds  à  la  tête.  Les  animaux  se  répandaient  dans 
les  champs  cultivés  par  des  Grecs  qui,  non  seule- 
ment n'osaient  pas  les  chasser,  mais  qui  même 
craignaient  d'en  approcher.  Nous  apprîmes  que 
ces  troupeaux  appartenaient  à  Ali,  pacha  de 
Janina,  et  qu'à  ce  titre  ils  pouvaient  impunément 
paître,  ou  dévaster  même,  dans  toutes  les  plaines 
cultivées  par  les  rayas  ou  tributaires  de  son  pa- 
chalik.  Le  dommage  que  ces  animaux  faisaient 
alors  était  presque  nul;  mais  l'on  conçoit  com- 
bien un  semblable  fléau  doit  être  funeste  dans 
toute  autre  saison. 

A  peu  de  distance  de  là,  nous  passâmes  sous 
les  murs  de  Salonique,  ou  nous  n'entrâmes  pas, 
mais  que  nous  jugeâmes,  à  l'enceinte  formée  par 
ses  murailles,  être  une  ville  très  considérable. 
Nous  aperçûmes,  à  l'extrémité  du  golfe  où  elle  est 
bâtie,  une  très  grande  quantité  de  bâtiments  mar- 
chands, russes,  grecs  ou  turcs.  Nous  vîmes  encore 
dans  cette  journée  un  cadavre  français  dont  l'his- 


104  ALEXANDRE  GERARD. 

toire  nous  fut  racontée,  par  un  soldat,  de  la  ma- 
nière suivante  :  Cet  infidèle,  nous  dit-il r  est  un 
officier  qui,  comme  tous  ceux  de  Zante,  avait  con- 
servé son  épée.  Un  des  soldats  qui  accompagnaient 
ces  chiens  s'amusait  à  battre  un  enfant  français 
pour  le  faire  marcher  plus  vite  ;  cet  officier  mit 
Tépée  à  la  main  pour  le  défendre,  lorsqu'un  bon 
musulman,  indigné  de  son  audace,  passant  derrière 
lui,  lui  fit  sauter  la  cervelle,  et  il  allait  lui  trancher 
la  tête  lorsque  tous  les  autres  chiens,  se  révoltant 
au  même  moment,  exigèrent  que  leur  camarade  fût 
enterré  devant  eux  et  sans  être  mutilé-  Les  Turcs, 
craignant  l'effet  d'une  telle  insurrection,  y  consen- 
tirent pour  l'instant  ;  mais  l'un  d'entre  eux  étant 
resté  derrière  déterra  le  chien,  lui  coupa  la  tête 
dont  il  prit  seulement  la  peau,  et  le  corps  que  vous 
voyez,  continua-t-il,  est  le  sien. 

Nous  traversâmes  peu  après  la  rivière  de 
Tachino  et,  vers  les  trois  heures,  nous  arrivâmes 
au  village  de  Pogoiana ,  où  un  spectacle  non 
moins  affreux  que  le  précédent  nous  était  ré- 
servé ;  nous  vîmes,  en  entrant  sur  une  petite 
place  irrégulière,  une  grosse  pierre  teinte  du 
sang  de  trois  malheureux  prisonniers  qui,  trop 
exténués  pour  pouvoir  continuer  leur  route, 
venaient  à  l'instant  d'avoir  la  tête  tranchée  en 
cet  endroit. 

Nous  entrâmes  enfin,  le  cœur  navré  et  rongé 
de  la  tristesse  la  plus  profonde,  dans  un  mauvais 
kan  où,  après  avoir  fait  manger  nos  tchiaoux,  nous 


ALEXANDRE  GERARD.  io5 

passâmes  la  plus  grande  partie  de  la  nuit  à  dé- 
truire tout  ce  que  nous  pûmes  de  la  vermine  dont 
nous  étions  alors  couverts  l'un  et  l'autre. 

Le  18  nivôse,  nous  nous  rendîmes  à  la  ville  de 
Kontessa,  éloignée  de  quinze  lieues  à  peu  près  du 
village  que  nous  quittions.  Nos  tchiaoux,  instruits 
à  Pogoiana  que  la  journée  que  nous  avions  à  faire 
n'était  pas  sans  danger  pour  eux,  nous  traitèrent 
en  partant  beaucoup  moins  mal  que  de  coutume, 
et,  avant  d'entrer  dans  une  forêt  que  nous  devions 
traverser,  ils  nous  régalèrent  pour  la  première 
fois  d'eau-de-vie  et  de  bora,  liqueur  fermentée 
faite  avec  de  la  farine  de  millet  et  de  l'eau,  et  res- 
semblant beaucoup  à  de  la  colle  aigrie.  Cette 
boisson  n'était  pas  très  bonne,  mais  nous  n'étions 
pasvdifficiles.  Ibrahim  nous  dit  ensuite  que  nous 
pourrions  bien  rencontrer  dans  ce  bois  quelques 
corsaires  de  terre  ;  nous  comprîmes  alors  qu'il  y 
avait  des  voleurs.  Mais,  le  nom  de  Passwan-Oglou 
ayant  été  prononcé,  la  platitude  des  tchiaoux  à 
notre  égard  nous  parut  une  chose  toute  naturelle, 
car  certainement  ils  auraient  eu  plus  à  craindre 
que  nous,  si  nous  fussions  tombés  entre  les  mains 
du  pacha  de  Viddin.  Ils  avaient  cependant  grand 
tort  de  compter  sur  ma  générosité  dans  ce  cas, 
car  j'établissais  au  contraire  en  ce  moment  avec 
une  joie  infinie  tous  mes  moyens  de  vengeance. 
Nous  vîmes  effectivement  dans  un  chemin  creux, 
auprès  d'un  ruisseau,  cinq  hommes  armés  dont  la 
vue  consterna  nos  tchiaoux  et  toute  l'escorte,  mais 


iof>  ALEXANDRE   GERARD. 

ces  soldats  ou  voleurs,  car  j'ignore  ce  qu'ils 
étaient,  ne  jugèrent  pas  à  propos  de  nous  attaquer 
et  nos  lâches  conducteurs,  prenant  leur  prudence 
pour  de  la  crainte,  crurent  avoir  remporté  une 
victoire  sur  Passwan-Oglou  •  ils  devinrent  vis-à-vis 
de  nous  plus  arrogants  que  jamais,  et,  sans  doute 
pour  se  venger  de  la  frayeur  qu'ils  venaient 
d'avoir  et  de  laquelle  nous  n'étions  nullement 
coupables ,  ils  imaginèrent  à  quatre  lieues  de 
là,  comme  nous  traversions  un  gros  village  très 
populeux,  de  nous  crier  en  turc  :  «  Allez  vite, 
Français  qui  avez  pris  l'Egypte  »  :  ces  mots  de 
Français  et  d'Egypte  devenant  un  avertissement 
pour  la  canaille,  nous  fûmes  sur-le-champ  assaillis 
de  toute  part  et  accompagnés  de  huées  et  de 
coups  de  pierre  jusqu'à  notre  sortie  de  ce  maudit 
pays 

Les  femmes  principalement  ne  me  donnèrent 
pas  une  haute  idée  de  la  douceur  de  ce  sexe  chez 
lequel  l'éducation  est  si  nécessaire  pour  le  rendre 
ce  que  nous  aimons  à  le  croire  toujours. 

La  journée  avait  été  longue,  les  chemins  très 
difficiles,  et  nous  arrivâmes  tard  à  Kontessa  où  nous 
devions  aller  coucher.  Nous  apprîmes  là  qu'il  y 
avait,  à  peu  de  distance  devant,  un  Franc,  mais 
libre,  qui  allait  pareillement  à  Constantinople. 
Cette  nouvelle  m'enchanta  et  je  me  disais  alors  : 
qu'importe  sa  patrie,  il  est  Européen  comme  moi, 
je  suis  malheureux  et  je  dois,  dans  un  pays  barbare, 
trouver  auprès  de  lui  des  consolations.  Je  le  jugeai 


ALEXANDRE  GERARD.  107 

d'après  mon  cœur,  car  j'ignorais  encore  alors  qu'il 
existait  des  hommes  assez  cruels  pour  accabler 
leurs  ennemis,  presque  sans  défense,  jusque  dans 
les  fers  des  musulmans.  J'avais  le  plus  grand  désir 
de  voir  ce  Franc  ;  mais  je  n'osais  le  manifester, 
bien  certain  alors  d'être  privé  de  ce  bonheur.  Nous 
nous  rencontrâmes  à  Kontessa  avec  les  soldats  de 
la  garnison  de  Zante;  mais  nos  tchiaoux  nous  re- 
fusèrent impitoyablement  la  consolation  d'entre- 
tenir pendant  quelques  minutes  nos  malheureux 
compatriotes  qui,  bien  qu'accablés  sous  le  poids 
de  leur  infortune,  conservaient  encore  cette  ai- 
mable gaieté  qui  caractérise  si  bien  la  nation  fran- 
çaise. 

Le  19  nivôse,  nous  nous  rendîmes  à  la  ville  de 
Kawala,  éloignée  de  quinze  lieues  environ.  Cette 
journée,  pénible  comme  toutes  les  précédentes, 
fut  remarquable  par  un  nouveau  genre  de  vexa- 
tions auquel  j'étais  loin  de  m'attendre.  Méhémet, 
tchiaoux,  se  mit  en  tête  que  je  devais  me  faire  mu- 
sulman et,  son  projet  arrêté,  tous  les  moyens,  d'a- 
bord persuasifs,  ensuite  de  violence,  furent  mis  en 
usage  ;  mais  aucun  ne  réussit.  Je  lui  répondis  affir- 
mativement que  je  préférais  mourir  Français  que 
mahométan,  non  seulement  par  principe  de  reli- 
gion, mais  aussi  par  l'horreur  que  m'inspirait  un 
peuple  cruel  comme  celui  entre  les  mains  duquel 
je  me  trouvais. 

Nous  arrivâmes  enfin,  après  avoir  longé  le 
golfe  de  Kontessa  pendant  la  journée  entière,  à  la 


io8  ALEXANDRE   GERARD. 

ville  de  Kawala,  où  nous  descendîmes  dans  un 
kan  beaucoup  moins  mauvais  que  tous  les  autres. 
11  y  avait  au  moins  des  espèces  de  cabinets  et  des 
petits  matelas  remplis  de  filasse  et  garnis  surtout 
de  ce  dont  nous  n'avions  déjà  que  trop.  Nous  trou- 
vâmes dans  ce  kan  l'Européen  que  Ton  nous  avait 
annoncé  à  la  couchée  précédente.  11  vint  aussitôt 
à  nous  et  nous  parla  de  la  manière  la  plus  douce 
et  la  plus  touchante.  11  nous  assura  qu'il  était  Sué- 
dois, mais  mon  cœur  me  disait  qu'il  était  Français. 
11  faut  avoir  souffert  comme  moi  pour  se  faire  une 
juste  idée  du  bonheur  que  je  dus  éprouver  à  cette 
rencontre.  Ce  jeune  homme,  d'une  figure  douce  et 
intéressante,  ne  pouvant  plus  longtemps  cacher  sa 
vive  émotion,  nous  avoua,  les  larmes  aux  yeux,  que 
notre  patrie  était  la  sienne,  que  Lyon  était  son 
pays  et  qu'il  avait  été  forcé  de  réclamer  la  protec- 
tion de  la  Suède  pour  conserver  les  jours  et  la 
fortune  d'un  père  âgé,  négociant  de  Salonique. 
L'officier  d'Outchakoff  m'avait  indigné,  mais  la  vue 
de  ce  Français  me  fit  éprouver  une  sensation  aussi 
douce  que  l'autre  avait  été  pénible.  En  effet,  me 
disais-je,  le  premier  combat  pour  la  ruine  de  son 
pays  ;  le  second,  au  contraire,  lui  conserve  sa  for- 
tune dans  l'espoir  de  l'y  rapporter  un  jour. 

M.  Couturier  avait  été  généreux,  nos  tchiaoux 
furent  complaisants  ;  mais,  ne  voulant  pas  cepen- 
dant contracter  l'habitude  du  bien,  ils  nous  firent 
le  lendemain  au  matin  quitter  Kawala,  où  notre 
compatriote  était  retenu  par  quelques  affaires. 


ALEXANDRE   GERARD.  109 

Le  20  nivôse,  en  quittant  cette  ville  pour  nous 
rendre  à  Aspirosa  éloignée  de  dix  lieues,  nous 
aperçûmes  File  de  Thaso  en  longeant  la  mer,  dont 
nous  nous  éloignâmes  peu  pendant  toute  cette 
journée.  Nos  conducteurs  étaient  en  gaieté  et  se 
proposaient  de  se  bien  régaler  le  soir,  lorsqu'Ibra- 
him,  apercevant  un  Grec  qui  portait  deux  outardes, 
fut  à  lui  pour  les  marchander;  mais  comme  ils  ne 
tombaient  pas  d'accord  pour  le  prix,  Méhémet 
intervint  et  donna  au  malheureux  raya,  au  lieu  de 
la  somme  qu'il  demandait,  quelques  coups  de  plat 
de  sabre,  emporta  une  outarde  et  le  pauvre  Grec, 
puni  d'avoir  osé  défendre  ses  intérêts  vis-à-vis  d'un 
musulman,  s'enfuit,  trop  heureux  de  sauver  sa  vie 
et  la  moitié  de  sa  chasse.  Cette  prise  fut  pour  nos 
tchiaoux  un  sujet  de  joie  pour  toute  la  journée  et, 
par  cette  raison,  ils  nous  maltraitèrent  moins  que 
de  coutume;  mais,  malheureusement,  nous  ne  ren- 
contrâmes plus  d'outardes  jusqu'à  Gonstantinople. 

Nous  bûmes  pour  la  première  fois  à  Aspirosa 
une  liqueur  transparente,  épaisse  et  gluante, 
connue  sous  le  nom  de  salep.  Son  extrême  fadeur 
est  corrigée  par  la  poudre  de  gingembre  dont  on 
couvre  sa  surface.  Le  salep  n'est  pas  très  agréable 
à  boire,  mais  il  est  du  moins  très  sain  pour  la 
poitrine,  en  hiver  surtout. 

Le  21,  nous  passâmes  entre  le  lac  Buru  et  la 
mer.  Le  soir,  nous  fûmes  coucher  à  Maronia, 
petite  ville  située  comme  Aspirosa  sur  le  bord  de 
la  Méditerranée. 


no  ALEXANDRE   GERARD. 

Nous  quittâmes,  le  22 ,  Maronia  pour  nous  diri- 
ger vers  Ipsala,  qui  en  est  à  douze  lieues.  Il  est  si- 
tué près  de  la  rivière  de  Maritza,  à  quatre  heures 
environ  d'Enos  et  de  la  mer. 

Le  23,  nous  nous  remîmes  en  route  par  Ibrigé 
ou  Saros,  éloignée  de  quatorze  lieues  d'Espra- 
ban.  Saros  est  bâtie  à  l'extrémité  nord  du  golfe 
de  Magaritza  et  à  l'embouchure  de  la  rivière  de 
Zuldahs. 

Depuis  deux  jours,  nous  voyagions  plus  avant 
dans  les  terres  que  pendant  les  journées  précé- 
dentes, et  la  Thrace,  dans  laquelle  nous  étions 
alors,  nous  parut  plus  montueuse,  moins  fertile  et 
peuplée  davantage  que  la  Macédoine  que  nous 
venions  de  traverser. 

Le  24,  nous  partîmes  pour  Rodosto,  ville  com- 
merçante assez  considérable,  ayant  un  port  sur 
la  mer  de  Marmara,  et  éloignée  de  quatorze 
lieues  environ  de  Saros. 

A  deux  lieues  de  Rodosto,  nous  rencontrâmes 
entravers  du  chemin  le  cadavre  d'un  Français  au- 
quel on  venait  de  couper  la  tète  et  il  prit  fantaisie 
à  Méhémet  de  me  faire  passer  à  cheval  sur  ce 
malheureux.  Indigné  d'une  telle  volonté,  je  répon- 
dis que,  n'importe  la  religion,  ce  cadavre  était  celui 
d'un  homme  comme  lui  et  que  jamais  je  ne  con- 
sentirais à  ce  qu'il  avait  la  cruauté  d'exiger.  Cette 
fermeté  me  réussit  mieux  que  la  première.  Il  ne 
répliqua  rien,  et,  après  un  petit  détour,  nous  en- 
trâmes à  Rodosto,  où  nous  vîmes  l'infortuné  consul 


ALEXANDRE   GERARD.  m 

de  France  qui,  enfermé  dans  sa  maison,  n'avait 
plus  à  peine  de  lit  pour  reposer.  L'on  nous  mon- 
tra aussi  le  superbe  tombeau  du  comte  français  de 
Bonneval,  mort  pacha  à  deux  queues  longtemps 
avant  la  Révolution. 

Plus  nous  approchions  de  Constantinople  et 
plus  les  villes  que  nous  traversions,  d'ailleurs 
presque  toutes  commerçantes,  étaient  fréquentées, 
et  moins,  par  la  même  raison,  les  kans  étaient 
mauvais.  Nous  passâmes  donc  une  assez  bonne 
nuit  à  Rodosto,  que  nous  quittâmes  le  25  nivôse 
pour  nous  rendre  à  Siliwri,  qui  en  est  à  onze 
lieues.  En  y  arrivant,  nos  tchiaoux  détachèrent 
l'un  d'eux,  qui  partit  de  nuit  pour  Constantinople, 
dont  nous  n'étions  plus  qu'à  quinze  lieues. 

Nous  l'attendîmes  toute  la  journée  du  26.  Il  re- 
vint enfin  le  soir,  instruit  sans  doute  de  ce  que 
l'on  devait  faire  de  nous,  et  le  27  au  matin  nous 
entreprimes  notre  dernière  journée,  dont  la  un 
n'était  pas  plus  tranquillisante  que  toutes  les  pré- 
cédentes. Aux  approches  de  Constantinople,  mon 
cœur  était  oppressé;  j'appréhendais  de  traverser 
au  milieu  de  la  populace  cette  ville  immense  dont 
nous  apercevions  déjà  les  murs  et  les  minarets. 
Je  me  disais  alors  :  Bien  certainement,  dans  quel- 
ques heures  je  serai  renfermé  et  privé  pour  des  an- 
nées de  respirer  en  liberté.  J'étais  dans  un  tel  état 
de  défaillance  que  je  ressemblais  plutôt  à  un  spec- 
tre qu'à  un  homme.  Mes  vêtements  étaient  en 
lambeaux  et  la  seule  chemise  que  je  portais  de- 


ii2  ALEXANDRK   GERARD. 

puis  plus  de  deux  mois  était  presque  entièrement 
usée  sur  mon  corps.  Je  me  livrais  aux  plus  tristes 
réflexions  lorsqu'enfin  nous  entrâmes  dans  cette 
ville  tant  redoutée.  Nos  tchiaoux  étaient  seuls 
alors,  et,  dans  Fespoir  de  nous  attirer  quelques 
mauvais  traitements,  ils  disaient  qui  nous  étions 
dans  toutes  les  rues  où  nous  passions  ;  mais  nous 
ne  reçûmes  que  des  sottises  auxquelles  nous  étions 
tellement  accoutumés  qu'elles  nous  semblaient 
une  chose  toute  naturelle.  Après  avoir  traversé 
une  foule  de  rues  qui,  mal  percées,  étroites,  mal 
pavées  ou  sans  pavé,  étaient  loin  de  répondre  à 
l'idée  que  je  me  faisais  de  la  capitale  d'un  aussi 
vaste  empire,  nous  arrivâmes  à  la  Porte,  bâti- 
ment immense,  mal  construit  et  sans  extérieur. 
Arrivés  là,  nos  tchiaoux  nous  quittèrent  et  nous  ne 
les  revîmes  plus.  Nous  passâmes  la  nuit  sur  un 
sopha  meilleur  que  tous  ceux  que  nous  avions 
trouvés  dans  notre  voyage,  mais  il  nous  fut  impos- 
sible d'y  dormir,  tant  nous  avions  d'inquiétudes  ;  car 
nous  ne  savions  pas  précisément  où  nous  étions, 
ni  à  qui  nous  avions  affaire. 

Vers  le  soir,  Ton  nous  apporta  à  manger;  mais 
la  crainte  que  nous  avions  de  gens  à  qui  tous  les 
moyens  sont  bons  de  se  débarrasser  d'un  ennemi 
nous  empêcha  d'abord  de  goûter  aux  aliments  , 
ceux  qui  étaient  là,  s'apercevant  de  nos  soup- 
çons, mirent  les  premiers  la  main  au  plat  sans 
nous  faire  le  moindre  reproche,  et  nous  suivîmes 
leur  exemple. 


ALEXANDRE   GÉRARD.  n3 

Le  28  au  matin,  j'appris  que  j  étais  dans  les  bu- 
reaux du  Reis  effendi,  ce  qui  me  surprit  d'autant 
plus  que  je  ne  voyais  autour  de  moi  ni  bureaux 
ni  paperasses  comme  chez  nous. 

A  dix  heures,  un  huissier  nous  dit  de  le  suivre 
et  nous  conduisit  dans  une  belle  chambre  meublée 
d'un  tapis  et  d'un  sopha  d'un  drap  bleu  de  France. 
Il  y  avait  dans  l'un  des  coins  un  musulman  assez 
âgé  qui,  les  jambes  croisées,  fumait  tranquille- 
ment la  pipe  en  nous  attendant.  Auprès  de  lui,  sur 
un  tapis,  était  un  drogman  grec,  coiffé  d'un  haut 
bonnet  de  poil  et,  à  genoux  devant  son  maître, 
osant  à  peine  respirer. 

Il  nous  dit  cependant,  au  bout  de  quelques  ins- 
tants, que  nous  avions  l'honneur  d'être  en  la  pré- 
sence du  Reis  effendi,  le  ministre  des  relations 
extérieures  deSaHautesse.  Après  quoi  le  ministre, 
nous  ayant  fait  poser  une  foule  de  questions  à  peu 
près  insignifiantes  sur  l'Egypte,  nous  proposa  de 
prendre  du  service  dans  l'armée  ottomane  qui  allait 
partir  pour  combattre  les  Français.  Je  répondis  à 
Son  Excellence  que  ce  n'était  pas  après  avoir 
souffert  comme  je  le  faisais  depuis  plus  de  deux 
mois,  que  l'on  terminait  ses  aventures  par  une 
action  aussi  humiliante,  et  je  finis  en  lui  de- 
mandant, pour  toute  grâce,  d'être  envoyé  au 
château  des  Sept-Tours,  et  non  au  bagne1,  où  les 

t.  Le  bagne  faisait  partie  de  Farsenal  de  Constantinople;  il 
était  situé  sur  la  rive  orientale  du  golfe  de  Ceras.  Les  survi- 
vants de  la  garnison  de  Zante,  après  une  marche  forcée  de  cin- 
1.  8 


ii4  ALEXANDRE  GERARD 

malheureux  Français,  qui  pendant  quatre  années 
avaient  moissonne  en  Italie,  sous  le  premier  capi- 
taine du  monde,  d'immortels  lauriers,  assimilés  au 
rebut  de  la  terre,  étaient  enchaînés  deux  à  deux 
et  condamnés  aux  travaux  les  plus  pénibles,  dans 
un  cloaque  dégoûtant  où  la  mort  faisait  alors  d'hor- 
ribles ravages.  Cette  faveur,  que  je  dus  bien  certai- 
nement aux  conseils  de  Kadir  bey,  me  fut  ac- 
cordée et  me  sauva  la  vie;  car,  certes,  si  j'eusse  été 
mis  au  bagne  dans  l'état  où  j'étais,  je  serais  infail- 
liblement mort  en  y  entrant. 

A  midi,  nous  quittâmes  la  Porte  pour  nous 
rendre  aux  Sept -Tours  sous  la  conduite  d'un  bor- 
taudji.  Mais  il  nous  restait  un  spectacle  pénible  à 
voir,  et  les  Turcs  n'étant  pas  gens  à  nous  l'épargner, 
l'on  nous  fit  donc,  en  sortant,  passer  devantl'entrée 
principale  du  sérail,  au  bas  de  laquelle  étaient  je- 
tées sur  le  fumier  plusieurs  têtes  des  malheureux 
Français  morts  à  Prevysa.  Remplis  de  furie,  nous 
traversâmes  de  nouveau,  mais  dans  un  autre  sens, 
la  ville  de  Constantinople,  dont  cette  partie  ne  nous 

quante-deux  jours,  y  furent  jetés  pêle-mêle  avec  les  malfaiteurs 
condamnés  aux  galères.  Les  soldats  étaient  enchaînés  deux  à 
deux;  les  officiers  avaient  un  anneau  de  fer  rivé  à  la  jambe.  Les 
Turcs  les  traitaient  un  peu  moins  mal  que  les  autres  forçats  ; 
leurs  travaux  n'étaient  pas  excessifs,  mais  tous  les  soirs  à  six 
heures  ils  étaient  renfermés  dans  un  hangar  dont  on  venait  à 
peine  d'enlever  les  cadavres  d'esclaves  maltais  morts  de  la 
peste.  Ce  hangar  était  un  véritable  foyer  de  contagion.  Tous  les 
prisonniers  y  gagnèrent  des  fièvres  pernicieuses  dont  beaucoup 
moururent. 


ALEXANDRE  GERARD.  n5 

parut  pas  plus  belle  que  la  première.  Enfin,  après  ce 
dernier  trajet,  désagréable  par  toutes  les  injures  que 
nous  recevions,  nous  arrivâmes  aux  Sept-Tours, 
dont  le  guichet,  soudain  refermé  sur  nous,  ne  fut 
plus  ouvert  qu'après  environ  trois  ans  de  capti- 
vité. 

Le  bonheur  que  je  ressentis  en  entrant  aux 
Sept-Tours  ne  peut  s'exprimer  et  je  ne  puis, 
je  crois,  en  donner  une  plus  juste  idée  qu'en  le 
comparant  à  celui  que  j'éprouvai  lorsque  j'en 
sortis. 

Depuis  deux  mois  j'étais  accablé  de  fatigue, 
de  misère  et  abreuvé  d'humiliations.  La  tran- 
quillité dont  je  pouvais  jouir  dans  ce  château  et 
la  joie  d'y  retrouver  des  compatriotes  devaient, 
en  effet,  me  paraître  le  comble  de  la  félicité,  en 
comparaison  des  souffrances  que  je  venais  d'é- 
prouver. 

Mais  je  ne  tardai  pas  à  apprendre,  aux  dépens 
de  la  bonne  opinion  que  j'avais  encore  des  hommes, 
que  le  malheur  ne  saurait  les  réunir,  comme  le 
prétendent  ceux  qui  ne  les  ont  jamais  connus  mal- 
heureux, et  qu'au  sein  de  l'adversité  même  ils  sont 
encore  en  butte  à  l'amour-propre,  à  l'envie,  à  l'am- 
bition et  à  toutes  ces  passions,  en  un  mot,  si  con- 
traires au  bonheur  et  à  la  tranquillité. 

Il  n'y  avait  aux  Sept-Tours  qu'une  poignée 
d'hommes.  Je  les  trouvai  divisés  d'opinion;  se 
connaissant  à  peine,  ils  se  haïssaient  déjà. 

J'étais  trop  jeune  pour  avoir  une  opinion,  trop 


I1()  ALEXANDRE   GERARD. 

bon  pour  avoir  de  la  haine,  et  enfin  trop  aimant 
pour  ne  pas  me  rapprocher  de  celui  qui  me  pa- 
raîtrait le  meilleur. 

Le  choix  ne  fut  pas  plus  long  que  difficile  à 
faire,  et  bientôt  le  respectable  M.  Ruffin1  devint 
l'objet  de  toute  ma  vénération  et  de  mon  estime. 

i.  M.  Alexandre  Gérard  parlait  souvent  des  bontés  de 
M.  Ruffin,  qui  lui  avait  fait  continuer  ses  études  pendant  cette 
captivité  de  trois  années.  Nous  rappellerons  que  M.  Ruffin,  après 
avoir  été  professeur  de  langues  orientales  au  Collège  de  France, 
était  chargé  d'affaires  à  Constantinople  ;  le  2  septembre  1798, 
après  le  combat  naval  d'Aboukir,  il  avait  été  incarcéré  au  château 
des  Sept-Tours  avec  tout  le  personnel  de  la  légation.  La  vie  aux 
Sept-Tours  était  monotone,  mais  beaucoup  moins  dure  qu'au 
bagne.  Chacun  s'était  créé  des  occupations  ;  par  l'intermédiaire 
de  M.  Suzzo,  drogman  de  la  Porte,  les  prisonniers  avaient  pu  se 
procurer  quelques  bons  ouvrages  et  entretenaient  même  des  cor- 
respondances secrètes  avec  l'extérieur.  Bien  qu'il  n'y  eût  pas 
alors  de  poste  aux  lettres  à  Constantinople,  il  ne  se  passa  guère 
de  semaine  qu'on  ne  reçût  des  nouvelles  du  dehors.  M.  Ruffin 
servait  de  lien  entre  les  prisonniers  ;  après  les  heures  de  travail 
on  se  réunissait  chez  lui,  où  la  conversation  était  souvent  animée 
et  variée  par  les  visites  de  Faga  des  Sept-Tours,  Abdulhamid. 
Alexandre  Gérard  fut  rejoint  aux  Sept-Tours  par  M.  Pouque- 
ville  ;  il  eut  aussi  pour  compagnons  de  captivité  :  M.  Kieffer, 
secrétaire,  et  M.  Dantan,  interprète  delà  légation;  le  général 
Lasalsette,  M.  Richemont,  dont  les  blessures  reçues  à  Prévysa 
commençaient  à  peine  à  se  cicatriser;  le  chef  de  brigade  Hotte 
et  l'adjudant  général  Rose,  déjà  atteint  de  la  maladie  dont  il 
mourut  dans  ce  même  château. 


AVERTISSEMENT 


La  publication  des  lettres  adressées  au  baron 
François  Gérard  a  bien  plutôt  pour  but  de  rendre 
hommage  à  sa  mémoire  que  de  faire  ressortir  son 
talent  et  ses  succès. 

Les  œuvres  de  Gérard  ont  maintenant  reçu  la 
consécration  du  temps;  elles  sont  connues  de  tous, 
non  seulement  on  a  pu  admirer  les  principales 
d'entre  elles  dans  nos  musées  et,  dernièrement 
encore,  à  l'exposition  des  portraits  des  peintres 
du  siècle,  mais  elles  ont  été  vulgarisées  par  la  pu- 
blication, de  1852  à  1857,  de  trois  volumes  renfer- 
mant ses  tableaux,  portraits  historiques,  dessins, 
croquis  et  projets. 

La  première  édition  de  la  correspondance  de 
François  Gérard,  publiée  en  un  volume  en  1867, 
contenait  déjà  beaucoup  de  renseignements  pré- 
cieux. L'accueil  fait,  dans  le  monde  littéraire  et 
artistique,  à  cette  première  édition  l  a  engagé  le 
neveu  de  François  Gérard  à  la  compléter  par  la 
publication    d'autres   lettres,  curieuses   à    divers 

1.  Cette  première  édition,  tirée  à  500  exemplaires,  était 
depuis  longtemps  épuisée. 


n8  AVERTISSKMFNT. 

titres,  qui,  jointes  aux  premières,  formeront  un 
ensemble  de  documents  intéressants  sur  l'his- 
toire de  l'art  et  la  société  au  commencement  de 
ce  siècle. 

Les  lettres  sont  classées  dans  Tordre  chro- 
nologique. Mais,  afin  de  concentrer  l'intérêt  par  le 
rapprochement  des  dates  sur  les  sujets  de  même 
nature  et  de  saisir  plus  étroitement  les  diverses 
phases  de  la  vie  du  peintre,  la  correspondance 
est  divisée  en  deux  parties  qui  forment  deux 
volumes.  La  première  contient  les  lettres  des 
artistes;  elle  commence  en  1782  et  finit  en 
1837;  ^a  seconde,  qui  embrasse  à  peu  près  la 
même  période  de  temps,  comprend  celles  des 
hommes  de  lettres,  des  savants,  des  hommes 
politiques  et  des  gens  du  monde.  Chaque  fois  que 
cela  a  été  possible,  on  y  a  joint,  à  leur  date,  les 
réponses  malheureusement  trop  rares  de  Gérard. 

La  seconde  édition  de  cinq  cents  exemplaires 
se  trouvant  épuisée,  une  troisième  édition  est  pu- 
bliée à  deux  cents  exemplaires,  avec  des  portraits 
gravés  à  l'eau-forte  choisis  dans  l'œuvre  de  Fran- 
çois Gérard. 


CORRESPONDANCE 


DE 


FRANÇOIS  GÉRARD 


JULIEN    DE    PARME1 


Paris,  ce  i±  août  1782. 

Vous  m'avez  obligé  beaucoup,  mon  cher  ami, 
en  m'apprenant  l'heureux  succès  de  votre  travail. 
J'en  étais  inquiet,  mais  votre  attention  m'a  rendu 

1.  Peintre,  élève  de  C.  Vanloo,  eut  le  prix  de  P Académie 
en  1760,  et  resta  longtemps  en  Italie,  où,  protégé  par  le  duc  de 
Parme,  on  l'appela  :  Julien  de  Parme.  De  retour  à  Paris, 
vers  1776,  il  fut  reçu  à  l'Académie  comme  agréé.  Ses  dessins 
sont  plus  remarquables  que  ses  tableaux.  Quelques-uns  de 
ceux-ci  ont  été  gravés  ;  les  plus  importants  sont  :  un  Tithori  en- 
levé par  V Aurore,  et  la  Rose  défendue,  composition  allégorique 
dans  le  genre  de  Fragonard. 

Il  soutint  les  premiers  pas  de  Gérard,  qui  luttait  alors 
contre  tous  les  obstacles  du  début  de  sa  carrière.  La  paternelle 
sollicitude  de  Julien  méritait  d'être  mentionnée  ici,  au  moment 
où  Gérard,  tout  jeune  encore  (il  avait  douze  ans),  commençait 
à  entreprendre  de  sérieux  travaux. 


190  JULIEN    DE    PARME. 

la  tranquillité.  Je  vois  vos  premiers  succès  avec  la 
joie  d'un  père,  et  je  désire  vivre  assez  pour  vous 
voir  recueillir  le  fruit  de  vos  études  et  de  vos 
heureuses  dispositions.  Cependant,  mon  cher  ami, 
ne  vous  laissez  point  éblouir  par  des  louanges  que 
Ton  ne  vous  donne  que  pour  vous  encourager. 
Vous  seriez  perdu  si  vous  vous  croyiez  habile 
homme  ;  dès  ce  moment  vous  rentreriez  dans 
îa  classe  trop  nombreuse  des  hommes  médiocres, 
et  vous  tromperiez  cruellement  votre  ami  Julien, 
qui  s'est  formé  de  vous  une  idée  bien  différente. 

Vous  avez  bien  fait  d'accepter  la  récompense 
que  Ton  a  donnée  à  votre  travail.  Il  ne  faut  être 
ni  bas  ni  fier;  il  faut  céder  poliment  à  ceux  qui 
veulent  bien  nous  donner  des  marques  de  leur  sa- 
tisfaction. 

Je  vous  attends  demain.  Prenez  un  fiacre,  je 
le  veux  absolument,  parce  que  le  temps  est  trop 
mauvais;  je  me  charge  des  frais.  Si  vous  voulez  y 
joindre  le  petit  Henri l,  cela  me  fera  plaisir;  mais 
je  vous  laisse  sur  cela  liberté  entière. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  et  Al- 
phonse me  charge  de  vous  faire  ses  compliments. 
Faites  les  miens,  je  vous  prie,  à  vos  respectables 

père  et  mère. 

Julien  de  Parme. 

i.  Le  frère  de   Gérard  (Voir  p.  5). 


JULIEN    DE    PARME.  lit 


II 


Paris,  ce  28  septembre  1782. 

Vous  savez,  mon  cher  Gérard,  que  je  vous  ai 
dit  cent  fois  que  vous  me  feriez  toujours  plaisir, 
toutes  les  fois  que  vous  viendrez  manger  ma 
soupe.  Je  ne  donne  pas  à  dîner  par  vanité,  mais 
par  amitié  ;  ainsi  mes  amis  sont  toujours  sûrs  de  me 
faire  le  plus  grand  plaisir,  lorsqu'ils  voudront  bien 
se  contenter  de  la  sobriété  de  ma  table.  Quoique 
jeune  encore,  je  vous  mets  de  ce  nombre,  parce 
que  je  vous  crois  capable  d'amitié.  Pour  être 
grand  artiste,  il  faut  être  sensible.  J'ai  cru  aper- 
cevoir cette  qualité  en  vous,  et  c'est  surtout  par 
là  que  vous  m'intéressez. 

Je  vous  le  répète,  mon  cher  Gérard,  ne  crai- 
gnez jamais  de  m'importuner;  soyez,  au  contraire, 
bien  persuadé  que  plus  vous  viendrez  souvent,  plus 
vous  m'obligerez.  Adieu,  je  vous  attends  demain. 

Julien  de  Parme. 


III 


Paris,  ce  10  prairial  an  VI  (29  mai  1798). 

Je  vous  ai  promis  de  vous  écrire,  mon  cher 
Gérard,  je  remplis  ma  promesse.  Je  ne  vous  par- 


122  JULIEN    DE    PARME. 

donnerai  rien,  parce  que  je  vous  estime  autant  que 
je  vous  aime.  Vous  êtes  dans  cet  âge  heureux  où 
toute  indulgence  serait  une  trahison,  crime  dont 
je  ne  me  rendrai  jamais  coupable.  Mon  plus  grand 
bonheur  a  été  et  sera  toujours  d'encourager  le 
génie  naissant;  je  l'ai  aperçu,  dès  votre  enfance, 
ce  génie,  et  j'ai  la  douce  satisfaction  de  le  voir 
presque  dans  sa  maturité1.  Oui,  mon  ami,  vous 
touchez  au  but;  peu  de  chemin  vous  reste  à  faire 
et  bientôt  vous  y  atteindrez.  Voici  maintenant  ce 
qui  vous  reste  à  faire  pour  remplir  mes  espérances. 
Je  puis  me  tromper,  mais  je  suis  sûr  de  ne  vous  dire 
que  ce  que  je  sens.  Mes  observations  se  réduisent 
aux  articles  suivants  :  votre  caractère  de  dessin 
est  pur,  d'un  bon  style,  mais  à  force  d'en  chercher 
la  pureté  vous  tombez  un  peu  dans  le  roide,  ce 
qui  est  presque  inévitable.  Les  formes  de  la  jeu- 
nesse doivent  être  souples  et  ondoyantes,  ainsi 
que  nous  le  montrent  les  productions  de  la  Grèce. 
11  faut  que  les  contours  soient  formés  par  des 
lignes  un  peu  convexes  et  jamais  par  des  lignes 
droites.  Ces  mêmes  contours  sont  aussi  un  peu 
tranchants  sur  le  fond,  cela  empêche  les  membres 
de  s'arrondir  et  de  tourner,  comme  le  doivent 
faire  tous  les  corps  ronds.  Pour  produire  cet  effet, 
il  faut  des  reflets  dans  les  ombres  et  des  demi- 
teintes  sur  la  partie  éclairée  qui  s'unit  au  fond. 
Les  cheveux  de  vos  figures  tranchent  un  peu  trop 

i.  Gérard  avait  alors  vingc-huic  ans. 


JULIEN    DE    PARxME.  123 

sur  ce  même  fond,  ce  qui  détruit  leur  légèreté. 
Votre  coloris,  en  général,  est  un  peu  trop  gris, 
surtout  dans  les  ombres;  je  vous  exhorte  à  les  ré- 
chauffer un  peu,  par  un  ton  plus  doré  *.  La  partie 
postérieure  de  l'Amour  a  absolument  besoin  d'une 
draperie,  pour  adoucir  les  angles  désagréables  que 
forment  les  deux  cuisses  et  pour  voiler  certaines 
parties  qui  n'ajoutent  aucun  intérêt  à  la  belle  expres- 
sion que  vous  avez  donnée  à  cette  aimable  figure  2. 

Pourquoi  n'avez-vous  pas  donné  des  ailes  de 
papillon  à  Psyché,  ainsi  que  le  dit  la  Fable? 
Croyez-vous  que  le  papillon  que  vous  avez  mis  en 
l'air  suffise  pour  la  faire  connaître  ?  Il  m'a  paru 
aussi  que  la  tête  de  cette  divinité  charmante 
n'était  pas  assez  riche  en  cheveux. 

Pardonnez-moi  ma  franchise  ;  elle  naît  de  la 
haute  estime  que  vos  talents  m'ont  inspirée.  Con- 
solez-vous, vous  êtes  bien  heureux  d'être  critiqué, 
c'est  signe  que  vos  ouvrages  ont  de  grandes 
beautés. 

Voilà  ce  que  pense  de  vos  talents  un  homme 
qui  ne  sait  point  flatter,  et,  pour  tout  dire  en  deux 
mots,  un  père,  un  ami. 

1.  Il  faut  se  rappeler  que  Julien  de  Parme  était  élève  de 
C.  Vanloo. 

2.  On  voit  qu'il  est  question  du  tableau  de  l'Amour  et 
Psyché^  qui  est  aujourd'hui  au  Louvre.  Il  appartint  d'abord  à 
M.  Lebreton,  secrétaire  perpétuel  de  la  classe  des  beaux- arts  à 
l'Institut  ;  puis  au  général  Rapp  ;  c'est  à  la  vente  des  tableaux  du 
général,  en  1822,  qu'il  fut  acquis  par  le  musée.  Il  a  été  gravé 
par  Godefroy,  par  Pradier,  et  lithographie  par  Aubry-Lecomte. 


124  JULIEN    DE    PARME. 

Salutate  da  parte  mia  la  vostra  stimatissima 
consorte  1. 

Julien   de   Parme. 


IV 

Ce  27  floréal  an  VI  (16  mai  1798). 

Mon  amitié  pour  vous,  mon  cher  Gérard,  ne 
peut  augmenter,  mais  mon  estime  pour  vos  talents 
augmente  tous  les  jours,  talents  que  j'ai  eu  la  sa- 
tisfaction de  découvrir  en  vous,  dès  votre  enfance, 
et  le  bonheur  d'encourager.  D'après  tout  le  bien 
qu'on  m'en  dit,  je  désirerais  voir  votre  dernier 
ouvrage  et  en  embrasser  l'auteur.  Dites-moi  le 
jour  et  l'heure  qui  vous  conviendront  le  mieux 
pour  satisfaire  mon  désir. 

Je  ne  suis  plus  rien  ;  l'âge  diminue  toutes  mes 
sensations,  mais  le  plaisir  d'applaudir  au  mérite 
en  tout  genre  ne  s'éteindra  jamais  en  moi. 

Vi  abbraccio  di  tutto  cuore. 
Vostro  amico  vero, 

Julien  de   Parme. 

Rue  des  Postes,  n°  942. 

Riverite  de  parte  mia  la  vostra  degnissima 
consorte. 

t.  Saluez  de  ma  part  votre  très  estimable  femme. 


GIRODET1 


Orléans,  ce  21  mars  1788. 

Mes  affaires,  mon  cher  ami,  qui  traînent  tou- 
jours en  longueur  malgré  le  désir  bien  vif  que 
j'avais  de  les  voir  finir  bientôt,  commencent  à  me 
retourner  l'âme  à  l'envers;  j'en  suis  réduit,  par 

1.  Girodet,  né  à  Moncargis  le  5  janvier  1767,  élève  de  David, 
remporta  le  prix  en  1789.  Le  sujet  était  Joseph  reconnu  par 
ses  frères.  On  a  vu  que  Gérard  avait  remporté  le  deuxième  grand 
prix.  Girodet  fit  à  Rome  son  Sommeil  d'Endymion,  qu'on  voit 
placé  aujourd'hui  au  Louvre,  et  Y Hippocrate  refusant  les  présents 
d'Artaxerxès.  De  retour  à  Paris,  il  peignit  une  Danaé  pour 
M.  Gaudin,  alors  ministre  des  finances;  puis,  pour  le  roi  d'Es- 
pagne, quatre  tableaux  des  Saisons;  et,  pour  le  château  de  la 
Malmaison  en  1801,  Fingal  et  ses  descendants  recevant  les 
mânes  des  guerriers  français.  Au  Salon  de  1806,  Girodet  exposa 
le  Déluge.  En  1808  parut  le  tableau  des  Funérailles  d'Atala.  Le 
musée  de  Versailles  conserve  son  Napoléon  recevant  les  clefs  de 
Vienne,  ainsi  que  le  tableau  de  la  Révolte  du  Caire.  Il  ne  fré- 
quentait pas  le  monde;  d'un  caractère  ombrageux,  il  s'isolait  vo- 
lontiers. Il  a  traduit  Virgile,  Lucain,  Anacréon,  Musée.  Il  com- 
posa, en  outre,  un  poème  en  six  chants  :  le  Peintre.  La  rivalité 
qui  s'établit  entre  Girodet  et  Gérard,  au  commencement  de  leurs 
succès,  les  désunit.  Leur  correspondance,  si  amicale  et  si  intime, 
devint  plus  froide  et  cessa  tout  à  fait.  Girodet  mourut  au  mois 
de  décembre  1824,  avant  la  fermeture  du  Salon  où  il  avait 
exposé  ses  dernières  œuvres. 


126  GIRODET. 

les  maudites  difficultés  que  j'éprouve,  à  désespérer 
d'être  de  retour  à  Paris  pour  le  ior  d'avril.  En  cas 
que  j'aie  le  bonheur  d'être  reçu,  je  te  prie  néan- 
moins de  me  rendre  le  service,  tout  inutile  que 
cela  sera,  de  passer  au  blanc  d'œuf  simple  mon 
esquisse  et  ma  figure,  dans  les  endroits  seulement 
qui  seront  suffisamment  secs.  Je  te  les  recom- 
mande comme  les  tiennes  et  je  te  prie  de  les  ser- 
rer chez  toi  après  le  jugement  jusqu'à  mon  retour. 
Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  nouveau  sujet  de  con- 
tentement; mais  enfin,  quand  on  est  destiné  à 
boire  des  calices,  le  plus  sage  est  de  les  avaler 
sans  grimaces  quand  on  le  peut.  Dieu  veuille  m'en 
donner  la  force,  ainsi  qu'à  toi  le  courage  dont  tu 
auras  bientôt  besoin!  Adieu,  mon  cher  ami,  je 
vais  me  coucher  et  poursuivre  ma  route  demain,  à 
deux  heures  du  matin.  Ainsi  tu  ne  sauras  pas  où 
je  vais;  tu  n'as  que  faire  de  m'écrire  si  je  suis 
reçu,  puisque  cela  ne  servira  plus  de  rien.  Des 
respects  à  M.  David,  à  qui  je  te  prie  de  faire  en- 
tendre la  nécessité  où  je  suis  de  rester.  Des  com- 
pliments à  mes  camarades  et  à  toi  le  bonsoir. 

GlRODET    DE    ROUSSY. 


GIRODET. 


II 


Chàtillon,  du  30  décembre  1789. 

Je  serais  né,  mon  ami,  sous  la  plus  fatale  de 
toutes  les  étoiles,  si  le  ciel  ne  m'avait  donné  ton 
amitié.  Conserve-la-moi,  elle  adoucira  l'amertume 
que  mon  sort  se  prépare  à  jeter  sur  le  reste  de 
ma  vie.  Au  moment  où  je  t'écris,  je  viens  de  me 
brouiller  avec  toute  ma  famille.  Jeune,  sans  expé- 
rience, et  surtout  de  bonne  foi,  j'ai  eu  la  simplicité 
de  croire  que  des  parents  étaient  des  amis  nés. 
Dupe  de  leurs  caresses,  il  fallait  une  épreuve  pour 
me  désabuser,  et,  quoique  je  le  sois  bien  vérita- 
blement, qu'ils  le  voient  eux-mêmes,  ils  ne  quit- 
tent pas  le  masque  et  me  témoignent  autant  d'a- 
mitié qu'avant,  et  telle  est,  j'ose  dire,  la  franchise 
de  mon  caractère,  j'ai  besoin  de  me  rappeler  à 
tous  moments  que  je  ne  puis  plus  croire  aux  mar- 
ques d'intérêt  qu'ils  essayent  encore  de  me  donner. 
Le  temps  et  l'expérience,  mon  ami,  donnent  la 
clef  de  bien  des  événements  et  tiennent  lieu  de 
sagacité  à  l'âme  droite,  toujours  éloignée  de  pen- 
ser qu'on  puisse  abuser  de  sa  confiance.  Mais, 
mon  ami,  à  mesure  que  l'on  avance  en  âge,  et 
que,  destitué  des  secours  de  père  et  de  mère,  on 
ne  rencontre  plus  dans  des  collatéraux,  au  lieu  de 
tendres  parents,  que  des  ennemis  intéressés,  c'est 
alors  que   cette  généreuse   confiance,    caractère 


J28  GIRODET. 

distinctif  de  la  jeunesse,  s'affaiblit,  s'émousse  et 
se  perd  entièrement.  On  ne  croit  plus  qu'à  une 
amitié  bien  éprouvée,  et  il  est  bien  dur,  mon  ami, 
de  n'apprendre  à  connaître  la  société  que  pour  la 
mépriser,  et,  par  conséquent,  pour  la  fuir.  Il  vau- 
drait beaucoup  mieux  rester  enfant  toute  la  vie. 
J'aimerais  mieux  être  la  dupe  des  hommes  que 
d'être  forcé  de  les  haïr,  je  serais  au  moins  heu- 
reux. On  a  beau  dire  qu'il  faut  payer  les  gens  de 
la  même  monnaie,  ce  sont  ceux  qui  le  peuvent 
qui  le   disent;  mais  il  est  des  caractères  qui  ne 
savent  point  se  plier  à  des  formes  qui  leur  sont 
étrangères  :   ils  sont  rares,  mais  ils  existent,  et 
tant  pis  pour  eux,  car  je  sais  que  pour  être  au  pair 
et  au  niveau  dans  le  monde  il  faut  décidément  se 
rendre  méprisable,  ou  du  moins  se  renfermer  tel- 
lement en  soi-même  que  vous  puissiez  vous  rendre 
impénétrable  à  ceux  qui  ont  intérêt  à  vous  nuire, 
alternative  odieuse,  mais  nécessaire,  dans  le  com- 
merce des  hommes.  Oh!  mon  ami,  mon  seul  ami, 
je  ne  l'aurai  jamais  avec   toi.  Mais  je  t'ennuie, 
mon  ami,  et  je  t'apprends  ce  que  tu  sais  mieux 
que  moi;  pardonne,  mais  je  ne  suis  pas  le  maître 
de  ne  point  m'affecter  de  ce  qui  serait  égal  à  bien 
des  gens.  Mon  sort  sera  toujours  de  te  fatiguer  du 
récit  de  mes  chagrins  et  de  partager  les  tiens.  Je 
ne  sais  pas  si  j'ai  répondu  à  ta  dernière  lettre... 
Attends,  je  crois  cependant  que...  Ma  foi,  je  ne 
sais  rien.  Ah!    si!  je  me  rappelle   à  présent  que 
non,  mais  nos  lettres  se  sont  croisées. 


GIRODET.  129 

Voici  le  temps  le  plus  ennuyeux  de  Tannée  ; 
des  compliments  de  bonne  année  !  j'en  ai  vingt  à 
écrire  au  moins.  Je  voudrais  que  l'usage  permît  la 
suppression  de  tous  ces  mensonges.  Je  t'en  écrirais 
aussi,  si  tu  n'étais  pas  mon  ami,  mais  je  m'en 
garde.  —  Les  princesses  sont-elles  de  retour?  Dis 
donc  à  la  mienne  qu'elle  ne  m'écrive  plus  ici,  mais 
à  l'adresse  que  je  t'ai  donnée,  et  donne-moi  des 
meilleures  nouvelles  de  ce  qui  te  concerne  parti- 
culièrement. 

Du  31  décembre. 

Je  voudrais  déjà  être  à  cent  lieues  de  l'endroit 
où  je  suis.  Je  sens  qu'il  m'est  impossible  de  me 
contrefaire  longtemps,  surtout  en  face  de  gens 
que  je  ne  puis  ni  aimer  ni  estimer.  Peut-être  que 
par  lettre  cela  est  moins  difficile.  Je  vais  essayer, 
et  pour  commencer  je  vais  écrire  à  M.  David 
affectuoso ,  afin  qu'au  moins,  selon  l'usage  du 
monde,  je  n'aie  point  de  reproches  à  me  faire. 

Il  faut  que  ma  princesse  ait  lu  tous  les  romans 
du  siècle  de  Louis  XIV.  —  Il  vient  de  m'en  tomber 
un  dans  les  mains.  J'y  retrouve  toutes  les  phrases 
de  sa  lettre.  Qu'importe  le  style,  pourvu  que... 
mais  rien  n'est  moins  certain. 

J'ai,  mon  ami,  au  moins  autant  besoin  de  te 
voir  que  toi. 

Tout   ce  que  j'ai   sous  les  yeux  me  fatigue, 

et  pas  un  seul    objet   de   délassement,   excepté 

quand  je  t'écris.  Car,  quand  je  pense  à  toi,  d'autres 

pensées  importunes  viennent  me  troubler;  je  crois 

1.  9 


ijo  GIRODET. 

que  si  je  n'avais  pas  d'ami,  je  m'en  supposerais  un 
et  j'écrirais  à  cet  être  imaginaire,  je  m'en  croirais 
aimé,  je  ferais  moi-même  les  réponses.  —  Eh 
bien,  un  agréable  mensonge,  si  j'en  étais  réduit 
là,  ne  serait-il  pas  préférable  aux  tristes  réalités 
qui  m'entourent?  Mais,  quels  que  soient  mes  cha- 
grins, dans  dix  jours  ils  seront  moindres,  n'est-ce 
pas,  mon  ami?  pourvu  que  de  nouvelles  contra- 
dictions ne  surviennent  pas.  —  Fais-moi  le  plaisir 
d'acheter  chez  un  papetier  quelques  enveloppes 
de  lettres  toutes  faites,  d'y  écrire  le  plus  lisible- 
ment que  tu  pourras,  et  sans  que  cela  ressemble 
à  une  écriture  de  femme,  mon  adresse  que  je  te 
répète  ici,  et  de  les  donner  ainsi  toutes  écrites  à 
ma  princesse,  en  lui  recommandant  de  s'en  servir. 
C'est  pour  éviter  des  plaisanteries  qu'on  m'a  déjà 
faites. 

Que  dit  ton  père  de  savoir  que  je  t'écris,  et 
qu'aucune  de  mes  lettres  n'arrive  chez  lui  ?  Quoi 
qu'il  dise  ou  qu'il  pense,  je  prends  à  lui  tout  l'in- 
térêt que  doit  m'inspirer  l'auteur  des  jours  de  mon 
sincère  ami.  —  Remets  à  ma  princesse,  le  plus 
tôt  que  tu  pourras,  la  lettre  ci-jointe. 

J'ai  écrit  hier  à  M,  David,  comme  je  t'ai  dit. 
Tu  rirais  de  bon  cœur  si  tu  lisais  la  lettre  que  je 
lui  envoie;  je  ne  lui  parle  de  toi  en  manière  au- 
cune. 

G.  R. 


GIRODET.  i3i 


III 


Châtillon,  ce  17  janvier  1790. 


Toujours  enchaîné  par  des  obstacles  imprévus 
et  sans  cesse  renouvelés,  et  que  la  position  dans 
laquelle  je  me  suis  trouvé  devait  faire  naître,  j'ai 
été  encore  forcé  de  jeter  l'ancre,  malgré  Tan- 
nonce  prochaine  de  mon  arrivée.  De  quelque  né- 
cessité qu'il  soit  pour  moi  de  rester  encore,  je 
n'y  puis  plus  tenir  et  je  pars  d'ici  le  25  du  cou- 
rant, lundi,  pour  arriver  mardi  soir  26  à  Paris. 
Tu  peux  te  fier  cette  fois  à  ma  parole,  ma  place 
est  retenue  au  carrosse,  et  payée.  Je  n'ai  point 
été  étonné  de  ne  recevoir  aucune  lettre  de  toi, 
d'après  ce  que  je  t'avais  dit  ;  je  n'en  ai  été  que 
fâché. 

J'ai  été  hier  à  Châtillon  ;  les  gens  avec  lesquels 
j'ai  été  obligé  de  rompre  ont  reçu  en  mon  absence 
une  lettre  que  je  crois  être  de  mon  amie.  Ils  m'ont 
dit  qu'ils  l'avaient  envoyée  par  un  homme  qui 
allait  à  Montargis  et  dont  ils  ne  savent  point  le 
nom.  Bref,  je  n'ai  pas  reçu  de  lettre  et  les  notions 
non  équivoques  que  j'ai  sur  les  gens  dont  je  te 
parle  me  confirment  dans  le  soupçon  que  j'ai  qu'ils 
sont  très  capables  d'avoir  intercepté  ma  lettre.  Tu 
as  vu,  apparemment,  mon  amie  trop  tard  pour 
pouvoir  lui  défendre  expressément,  sans  lui  dire  le 


i32  GIRODET. 

motif,  de  ne  pas  m'écrire  dans  ce  pays-là,  mais  à 
Montargis  et  à  l'adresse  que  je  t'ai  donnée.  J'es- 
père que  si  tu  Tas  vue  tu  la  lui  auras  donnée,  mais 
je  suis  étonné  qu'elle  n'en  ait  pas  fait  usage.  Tu 
lui  auras  sûrement  parlé  de  mes  discussions  avec 
ma  famille;  j'en  ai  peur,  et  que  dans  la  lettre 
qui  est  tombée  entre  leurs  mains,  et  qu'ils  veu- 
lent me  faire  croire  qu'ils  m'ont  envoyée,  elle  ne 
m'en  parle.  Je  serais  désespéré  qu'elle  eût  eu 
cette  imprudence,  et  c'en  serait  une  à  toi  de  ne 
pas  lui  avoir  laissé  ignorer  ce  que  je  n'ai  confié 
qu'à  toi  seul,  et  de  ne  pas  lui  avoir  recommandé, 
aussitôt  ma  dernière  reçue,  de  ne  pas  m'écrire  à 
Châtillon.  Si,  de  son  côté,  elle  n'eût  pas  agi  en 
étourdie,  elle  t'aurait  remis  elle-même  ses  lettres 
pour  moi,  en  se  gardant  bien  de  mettre  elle-même 
l'adresse,  ainsi  que  je  t'en  avais  prié. 

Ne  me  donne  pas  de  tes  nouvelles  si  la  lettre 
ne  peut  me  parvenir  avant  le  24  du  courant,  dis-le 
à  mon  amie  et  que  ses  lettres  ne  soient  plus  des 
lettres  coureuses.  Si  tu  ne  peux  m'écrire  le  samedi 
23  avant  midi,  pour  que  ta  lettre  m'arrive  le 
dimanche  24,  ne  m'écris  pas;  la  dépêche  me  trou- 
verait parti.  Il  me  semble  que  je  vous  vois  vous 
demander  de  mes  nouvelles,  D.  *  et  toi,  vous 
regardant  de  côté  et  vous  fixant  l'un  après  l'autre. 
S'il  t'a  demandé  mon  adresse,  c'est  un  piège  qu'il 
te  tendait  pour  savoir  si  nous  étions  en  correspon- 

« 
1.  Peut-être  David.  * 


GIRODET.  i33 

dance  réglée;  je  la  lui  ai  donnée;  et,  s'il  eût 
voulu  m'écrire,  il  n'avait  que  faire  de  toi  pour 
m'adresser  ses  lettres.  Il  est  fourbe  et  fourbissime, 
mais  on  le  voit  venir;  dis-lui  que  je  t'avais  promis 
de  t'écrire  ;  que  tu  vois  bien  que  je  suis  un  homme 
sur  lequel  on  ne  peut  pas  compter;  que  je  t'avais 
témoigné  quelque  amitié,  mais  que,  depuis  que 
j'avais  eu  besoin  de  toi  pour  une  commission,  je 
n'avais  pas  seulement  daigné  t'en  remercier  ni  te 
répondre  ;  qu'apparemment,  depuis  que  j'avais  eu 
le  prix,  je  me  regardais  comme  un  gros  monsieur. 
Fais-lui  beaucoup  de  plaintes  de  moi,  mais  d'un 
air  indifférent,  et  finis  par  lui  faire  beaucoup  de 
compliments  sur  son  talent,  surtout  sur  son  génie. 
Il  ne  te  sera  pas  difficile  de  l'amener  là,  et  voici, 
je  crois,  ce  qu'il  te  répondra  s'il  ne  soupçonne  pas 
le  but  :  il  commencera  par  convenir  qu'il  a  du 
génie,  puis  il  te  dira  que  tu  en  as  ;  il  te  fera  beau- 
coup de  compliments  ;  à  son  tour,  te  donnera  de 
belles  espérances,  te  dira  qu'un  habile  homme 
trouve  à  profiter  en  copiant  des  cruches  étrusques; 
te  dira  que  je  n'en  veux  rien  croire  et  que  je 
n'aime  pas  l'antique,  que  je  suis  entêté,  que  j'ai  de 
l'amour-propre.  De  la  critique  de  mon  talent,  il 
passera  à  celle  de  mon  caractère  ;  il  ira  plus  loin, 
et  voilà  ce  que  je  désire.  Le  succès  dépend  plus 
de  ton  adresse  que  de  ce  que  j'ai  l'air  de  te  pres- 
crire; il  finira  par  un  retour  complaisant  sur  lui- 
même.  Fais-moi  le  plaisir  de  faire  cette  petite  ex- 
périence au  reçu  de  ma  lettre  ;  il  serait  joli  que  le 


1 34  G1R0DET. 

succès  répondît  à  ce  que  je  prévois,  d'après  la 
connaissance  que  j'ai  de  Fhomme.  Ne  vas  pas  le 
voir  sans  avoir  brûlé  ma  lettre,  entends-tu,  en- 
tends-tu bien,  et  mande-moi  tout  cela  samedi  23 
ou  ne  m'écris  point  du  tout.  Ne  m'oublie  pas  auprès 
de  ta  famille  ni  de  nos  amies.  Je  n'ose  plus  te 
questionner  sur  ta  position  avec  la  tienne.  Adieu, 
je  pars  pour  ma  campagne,  et  reviendrai  voir  si  tu 
m'auras  écrit.  Je  t'embrasse  de  tout  mon  cœur. 
Dis  à  mon  amie  que  des  affaires  extraordinaires 
m'empêchent  de  lui  écrire.  Assure-la  de  mon  inté- 
rêt, gronde-la  et  dis-lui  que  j'arriverai  le  mardi  26. 
Adieu,  ton  sincère  ami. 


IV 


G. 


Turin,  5  mai  1790. 


C'est  dans  deux  jours,  mon  ami,  que  mon  at- 
tente, je  l'espère,  ne  sera  point  trompée;  c'est-à- 
dire  que  je  recevrai  de  tes  nouvelles  en  arrivant  à 
Milan.  Je  présume  que  ton  père  aura  reçu  la  lettre 
que  je  lui  ai  écrite  de  Lyon  et  dans  laquelle  j'ai  in- 
séré le  marché  que  nous  avons  fait  avec  le  voitu- 
rier  qui  nous  conduit  à  Rome  ;  il  pourra  peut-être 
vous  servir;  je  pense  que  tu  n'auras  pas  oublié  de 
me  donner  des  nouvelles  exactes  et  détaillées  de 
sa  santé.  Je  viens  d'écrire  au  Dr  Trioson  et,  dans 
la  lettre  que  je  lui  ai  adressée  de  Lyon  comme 
dans  celle  que  je  viens  de  faire  partir  à  l'instant, 


GIRODET.  i35 

je  le  prie  de  voir  ton  père  et  de  m'en  donner  des 
nouvelles. 

Si  tu  veux  savoir  à  présent  comment  je  suis 
arrivé  ici,  je  te  dirai  que  c'est  sans  accident,  mais 
non  pas  sans  en  avoir  eu  à  craindre.  Nous  man- 
quâmes ètrefoulionisés 1  en  un  village  du  Dauphiné, 
appelé  la  Verpillière,  pour  une  cause  fort  inno- 
cente. Comme  nous  y  arrivâmes  encore  au  jour  et 
que  dans  cet  endroit  les  fabriques  sont  fort  belles, 
j'en  vis  une  sur  le  bord  du  chemin  qu'il  me  prit 
envie  de  dessiner  et  je  cédai  à  cette  envie.  Mes 
trois  compagnons,  animés  d'un  aussi  beau  zèle, 
allèrent  de  leur  côté  en  faire  autant. 

A  peine  avais-je  tracé  quelques  lignes  que  je 
me  vis  entouré  d'enfants  que  la  curiosité  attira 
d'abord  auprès  de  moi.  A  ceux-ci  se  joignirent 
bientôt  des  femmes,  puis  des  hommes  à  qui  je  sup- 
posais toujours  le  même  motif  et  dont  je  ne  croyais 
pas  avoir  à  redouter  de  mauvaises  interprétations. 
Mais  je  me  trompais;  ces  braves  gens  se  disaient 
en  leur  patois  :  que  je  ne  pouvais  être  qu'un  espion 
envoyé  par  les  aristocrates  pour  lever  les  plans  de 
leur  ville,  afin  d'y  faire  entrer  des  troupes  et  de  les 
égorger  tous,  et  qu'il  fallait,  etc.  Au  même  ins- 

i.  Allusion  au  triste  sort  de  Foullon,  contrôleur  général  des 
finances,  qui  fut  pendu  à  une  lanterne  dans  la  rue  de  la  Verrerie, 
le  22  juillet  1789,  et  dont  la  tête  fut  portée  en  triomphe  avec 
une  botte  de  foin  dans  la  bouche,  parce  qu'on  F  accusait  d'avoir 
dit  au  moment  de  la  famine  :  Si  cette  canaille  n'a  pas  de  pain 
quelle  mange  du  foin. 


i36  GIRODET. 

tant  passa  sur  la  route  un  bourgeois  de  l'endroit, 
qui  me  dit  en  français  que  ma  vie  était  en  danger 
et  que  ces  gens  parlaient  de  me  tuer;  il  m'exhorta 
à  me  retirer.  Je  le  remerciai  de  ses  bons  avis  en  le 
saluant  et  je  continuai  ma  besogne  avec  une  sécu- 
rité qui  venait  autant  de  la  certitude  d'être  inno- 
cent que  de  l'envie  que  j'avais  de  le  paraître  aux 
yeux  de  ces  gens,  qu'une  retraite  précipitée  de  ma 
part  aurait  pu  encore  confirmer  dans  leur  opinion. 
Du  Vivier,  qui  m'était  venu  rejoindre  depuis  un  ins- 
tant et  qui,  avant  même  l'avis  que  je  reçus,  avait 
vu  aussi  bien  que  moi  les  mauvaises  dispositions 
dont  nous  étions  menacés,  ne  me  quitta  point  et 
tenta,  mais  inutilement,  de  les  tirer  de  leur  erreur, 
car  ils  lui  répondirent  que  nous  ne  nous  moque- 
rions pas  d'eux  et  qu'ils  nous  le  prouveraient.  La 
nuit  qui  s'approchait  eut  l'air  de  nous  forcer  à  nous 
retirer,  ce  que  nous  jugeâmes  à  propos  de  faire, 
sans  cependant  aucune  violence  de  leur  part,  mais 
ils  ne  nous  perdaient  point  de  vue  et  ils  savaient 
ou  nous  devions  .coucher.  Nous  rejoignîmes  alors 
nos  deux  autres  camarades  et  nous  nous  prépa- 
râmes à  souper,  non  sans  quelque  inquiétude.  Nous 
n'étions  pas  encore  tous  à  table  que  nous  enten- 
dîmes une  rumeur  affreuse  à  la  porte  de  notre  au- 
berge. Dans  l'instant  entre  dans  notre  chambre  le 
bailli  et,  à  ses  côtés,  deux  des  plus  gros  et  consis- 
tants citoyens.  Il  nous  demanda  d'un  air  gravement 
embarrassé  où  était  celui  d'entre  nous  qu'on  avait 
vu  lever  les  plans  du  village.  Je  lui  répondis  aus- 


GIRODET.  •  137 

sitôt  que  rien  n'était  plus  éloigné  de  la  vérité  que 
cette  supposition,  que  le  dessin  que  j'avais  fait 
n'avait  pour  but  que  mon  plaisir  et  mon  instruction 
et  aucunement  l'intention  qu'on  me  prêtait.  Il  vit 
clairement  combien  ce  peuple  s'était  trompé. 

Il  nous  dépeignit  alors  le  caractère  des  habi- 
tants et  nous  raconta  les  excès  auxquels  ils  s'étaient 
livrés,  en  mettant  à  feu  nombre  de  châteaux  dans 
les  environs.  Ces  épisodes  ne  nous  rassuraient  pas. 
Cependant,  il  retourna  vers  ceux  qui  l'avaient  en- 
voyé et  qui  assiégeaient  toujours  notre  porte  et 
parvint  enfin  à  calmer  cette  multitude,  qui  se  retira 
peu  à  peu.  Nous  continuâmes  notre  souper  en  fai- 
sant beaucoup  de  réflexions  sur  la  prudence  et 
nous  promettant  à  l'avenir  d'en  mieux  observer  les 
règles.  Nous  nous  couchâmes  tout  habillés  et  sans 
aucune  envie  de  dormir.  En  tout,  nous  en  fûmes 
quittes  pour  la  peur,  qui  nous  fit  partir  le  lende- 
main matin  de  meilleure  heure  que  nous  n'eussions 
fait  sans  cela.  Cette  aventure  fut  la  seule  qui  nous 
arriva  jusqu'au  mont  Cenis,  que  nous  passâmes 
avec  des  mulets  qui  ne  restaient  pas  deux  minutes 
sans  tomber  dans  la  neige  dont  toute  cette  monta- 
gne est  couverte,  ce  qui  me  détermina  à  faire  la 
plus  grande  partie  à  pied.  Cette  saison  est  lavpire 
de  toutes  pour  ce  passage,  à  cause  de  la  fonte  des 
neiges.  Elles  seront  fondues  quand  tu  viendras  me 
rejoindre.  Dis-moi  si  M.  David  est  de  retour  et  ne 
te  borne  pas,  en  m'écrivant,  à  répondre  à  mes  ques- 
tions. Sais-tu  si  Isabey  a  fini  mon  portrait  dessiné, 


i38  GIRODET. 

l'as-tu  fait  coller  et  encadrer,  Pas-tu  donné  à 
M.  Trioson1?  Je  te  rembourserai  quand  tu  vien- 
dras. Fais  mille  amitiés  de  ma  part  à  Pajou.  Ne 
parle  pas  à  M.  Trioson  de  mon  portrait  en  minia- 
ture. Vois-le  le  plus  souvent  que  tu  pourras  et 
dis-moi  le  -régime  qu'il  croit  convenable  à  la  posi- 
tion de  ton  père.  N'oublie  pas  de  me  donner  de  tes 
nouvelles  à  Bologne  ou  à  Florence. 
Ton  ami, 

GlRODET    DE     ROUSSY. 


De  Rome,  le  s  juin  1790. 

Je  ne  puis  comprendre,  mon  cher  Gérard,  la 
cause  ou  les  motifs  de  ton  silence  :  il  m'est  d'au- 
tant plus  sensible  que  je  m'y  attendais  moins  et 
que  c'est  un  vrai  besoin  pour  mon  cœur  de  par- 
tager les  peines  d'un  ami.  Si  tu  étais  moins  sûr  de 
l'intérêt  sincère  que  je  prends  à  tout  ce  qui  peut 
et  qui  doit  t'intéresser,  tu  pourrais  te  justifier 
d'une  négligence  à  laquelle  je  ne  devais  pas  m'at- 
tendre.  Je  comptais  avoir  de  tes  nouvelles  à  Bo- 
logne, à  Milan,  à  Florence,  et  j'arrive  ici  sans  en 
trouver.  Tu  as  dû  en  recevoir  deux  fois  de  moi. 
Les   inquiétudes ,    peut-être  trop    fondées ,   dans 

1 .  Le  docteur  Trioson,  protecteur  et  père  adoptif  de  Girodet. 
Il  sera  souvent  question  de  lui  dans  cette  correspondance. 


GIRODET.  139 

lesquelles  je  t'ai  laissé  et  dans  lesquelles  je  suis 
parti  moi-même  pour  la  même  cause,  se  sont  dou- 
blement augmentées,  et  par  ton  silence  et  par  les 
bruits  que  j'entends  courir.  J'espérais  que  M.  Trio- 
son,  dont  j'ai  trouvé  une  lettre  en  arrivant,  me 
tranquilliserait  ou  me  donnerait  des  nouvelles 
quelconques.  Je  ne  te  dissimule  pas  que  j'ai  été 
étonné  que  tu  lui  aies  donné  l'occasion  de  m'écrire 
ce  qui  suit  :  «  Je  n'ai  pas  vu  ton  ami  depuis  le 
soir  de  ton  départ 5  j'en  suis  d'autant  plus  sur- 
pris que  je  l'avais  assuré  que  je  verrais  M.  son 
père  avec  autant  de  plaisir  que  d'intérêt;  peut- 
être  le  médecin  ordinaire  ou  le  malade  n'ont-ils 
point  voulu  de  cette  consultation.  Quoi  qu'il  en 
soit,  quand  il  me  conduira  chez  M.  son  père,  je 
l'examinerai  avec  la  plus  grande  attention  et  je 
jugerai  de  son  état  de  mon  mieux,  etc...1.  » 

Si  tout  n'est  pas  désespéré  et  que  tu  aies  dans 
le  docteur  Trioson  la  confiance  qu'il  mérite  et 
dans  mon  amitié  celle  qu'elle  attend  de  toi,  tu  ne 
tarderas  pas  à  te  déterminer. 

Ton  éternel  ami. 

Ta  mère  doit  être  sûre  du  tendre  intérêt  que 

je  prends  à  vous  tous;  puis-je  encore  dire  à  ton 

père?  Ah!  mon  ami,  que  je  crains  de  recevoir  de 

tes  lettres!  Ne  les  diffère  plus. 

G. 

1 .  A  propos  de  la  maladie  du  père  de  Gérard 


140  GIRODET 


VI 


Rome,  le  30  juin  1790. 

J'ai  appris,  mon  cher  ami,  ton  malheur1  peu  de 
jours  après  la  réception  de  tes  deux  lettres,  qui 
me  sont  parvenues  en  même  temps.  Si,  comme  je 
crois,  tu  connais  mon  cœur,  tu  peux  juger  de  la 
part  que  j'y  ai  prise  et  du  regret  que  j'ai  eu  de  ne 
pas  m'être  trouvé  près  de  toi  dans  cette  affligeante 
circonstance  :  tu  aurais  mieux  jugé  que  par  ce  que 
je  puis  te  dire,  de  mon  sincère  attachement. 
Toute  juste  que  soit  ta  douleur,  songe,  mon  ami, 
que  la  cause  en  est  dans  un  événement  dont  per- 
sonne n'est  exempt  et  dans  Tordre  inévitable  des 
choses.  Cette  considération  doit  te  la  faire  sup- 
porter avec  courage  et  doit,  en  quelque  façon, 
en  adoucissant  tes  regrets,  t' attacher  encore  à  ce 
qui  te  reste.  Songe  à  ta  mère,  à  tes  frères,  à  ton 
talent  et  à  tes  amis.  Tu  es  sûr  au  moins  d'un. 

Je  présume  que  tu  as  reçu  la  lettre  que  je  t'ai 
écrite  d'ici.  Le  même  jour,  à  ce  que  je  crois, 
j'avais  écrit  à  Pajou2  ;  ainsi  j'ai  prévenu  ton  désir. 

1.  La  more  du  père  de  Gérard. 

2.  Pajou,  ami  et  condisciple  de  Gérard  et  de  Girodet,  fils 
du  sculpteur  Pajou,  l'auteur  des  statues  de  Bossuet,  de  Des- 
cartes et  de  Pascal,  qui  décorent  la  salle  des  séances  publiques 
à  l'Institut,  et  de  plusieurs  bustes  remarquables,  entre  autres 
celui  de  Mme  Dubarry»  Il  s'agit,  dans  cette  lettre,  d'une  insur- 


GIRODET.  141 

Ce  pauvre  ami  a  la  tête  bien  légère,  il  n'a  ni  force 
ni  raison,  je  voudrais  ne  pas  être  obligé  de  dire  : 
ni  confiance  dans  ses  amis.  S'il  nous  eût  commu- 
niqué ce  qu'il  faisait,  peut-être  se  serait-il  épargné 
la  vilaine  démarche  qu'il  a  été  obligé  de  faire  à 
l'Académie.  Cette  nouvelle  m'a  péniblement  affligé, 
je  comptais  sur  un  deuxième  prix  pour  lui.  Peut- 
être  n'en  aura-t-il  de  sa  vie,  s'il  continue  ainsi  ;  il 
faut  avouer  aussi  que  son  patriotisme,  son  district 
et  son  bonnet  de  grenadier  lui  ont  fait  bien  du 
tort. 

Je  suis  fâché,  mon  ami,  que  tu  n'aies  pu  voir 
M.  Trioson.  Je  t'exhorte  à  t'informer  quand  il  sera 
revenu  de  campagne  ;  fais-lui  une  visite  de  remer- 
ciements, tu  lui  dois,  et  il  est  fort  sensible  aux 
bons  procédés;  tu  lui  feras  plaisir  en  lui  remettant 
mon  portrait  dessiné,  ne  l'oublie  pas. 

Je  suis  fâché  que  tu  ne  sois  pas  content  de  ton 
tableau.  A  Saint-Louis,  peut-être  te  paraîtra-t-il 
mieux.  Je  compte  toujours  sur  toi,  mais  je  ne  le 
dis  à  personne.  S'il  fallait  qu'il  arrivât  une  aven- 
ture à  Mme  X.,  dis-moi  si  on  nomme  le  masque. 
Ne  serait-ce  point  un  charmant  M.  B.,  député 
de  Be?  Mande-moi  les  suites,  les  projets,  détails  et 
circonstances,  autant  que  tu  en  seras  instruit. 
L'enfant  qu'on  m'attribue   n'est  pas  mauvais.  Si 


rection  des  élèves  contre  l'autorité  académique,  dont  nous  repar- 
lerons, à  propos  des  lettres  de  Pajou  le  fils  et  de  Dardel,  le 
sculpteur. 


142  GIRODET. 

cela  était  vrai,  ce  serait  bien  véritablement  être 
blessé  sans  coup  férir.  Quant  à  l'absence  de  la 
cadette,  elle  a  toute  la  tournure  d'un  accouche- 
ment de  campagne,  et  c'est  bien,  parce  qu'il  ne 
faut  pas  causer  un  scandale.  Les  princesses  sont 
donc  abandonnées;  il  faut  convenir  qu'elles  ont 
bien  ce  qu'elles  méritent.  D,  n'y  va  plus,  cela  ne 
m'étonne  pas,  mais  le  passionné  Ch.? 

Dis-moi  s'il  y  a  eu  effort  d'émulation  entre  les 
folliculaires  de  Paris  pour  payer,  à  la  nouvelle  et 
enflée  Angélique  KaufFman,  le  juste  tribut  d'éloges 
qu'elle  croit  dû  à  son  mérite,  car  je  présume 
qu'elle  aura  mis  son  tableau  chez  Le  Brun. 

Je  ne  sais  si  Pajou  m'a  fait  la  commission 
dont  je  l'ai  chargé;  informe-toi  de  cela  et  fais- 
lui  amitié  et  compliments  de  ma  part. 

Donne-moi  des  nouvelles  de  l'envoi  de  ces 
messieurs.  Le  Grand  Nez  a,  dit-on,  fait  florès,  et 
pour  être  bien  dans  le  costume,  il  a  envoyé  aussi 
une  composition .  Je  te  prie  de  me  dire  ce  que  tu 
penses  de  tout  cela.  Ici  c'est  l'oracle  de  Rome  et 
ses  amis,  qui  veulent  bien  garder  un  reste  de  pitié 
]5our  ses  rivaux,  ont  la  charité  de  leur  conseiller 
de  quitter  la  peinture.  C'est  aussi  l'élégant  du 
pays.  Il  ne  voudrait  pas  toucher  à  telle  femme 
tant  il  la  trouve  dégoûtante,  d'autres  ont  couru 
après  lui  et  l'ont  sollicité,  etc.  Mais  en  voici  trop 
sur  son  article.  Il  est  arrivé  des  troubles  à  Flo- 
rence et  on  y  croyait  une  révolution  prochaine.  Je 
ne  sais  ce  que  cela  deviendra. 


GIRODET.  i43 

Je  viens  d'écrire  à  Gros,  et  je  le  prie  aussi  de 
me  donner  des  nouvelles  de  F  Académie. 

Et  l'assemblée  dont  D.  est  président?  et  la  ré- 
volution académique,  où  en  est-elle1?  Peut-être  le 
tableau  allégorique  de  la  révolution  de  B.  a-t-il 
arrêté  tout  cela. 

Je  voulais  écrire  à  ta  mère,  mon  ami,  mais  le 
temps  ne  me  le  permet  pas,  et  d'ailleurs  comme  je 
n'aurais  eu  rien  de  particulier  à  lui  dire,  je  te  prie 
d'être  mon  interprète  auprès  d'elle,  et  de  l'assurer 
de  la  part  que  j'ai  prise  à  votre  malheur,  comme 
je  suis  bien  sensible  à  son  souvenir.  Assure-la  de 
mon  respect  et  fais  des  amitiés  de  ma  part  à  ton 
petit  frère. 

Observe  une  autre  fois  de  dater  tes  lettres  et 
de  mettre  l'endroit,  l'année  ou  au  moins  le  mois, 
si  tu  en  oublies  le  quantième.  Fais  aussi  en  sorte 
de  répondre  à  toutes  mes  questions,  et  continue 
à  me  donner  des  nouvelles  des  choses  principales 
qui  feraient  notre  entretien  si  nous  étions  en- 
semble à  Paris. 

Je  n'ai  encore  rien  fait  ici,  je  suis  sans  atelier, 
et  je  ne  sais  pas  seulement  quand  l'envie  de  tra- 
vailler me  viendra  ;  celle  de  dormir  me  tient  da- 
vantage, celle  de  te  voir  arriver  encore  davantage  ; 
je  suis  isolé.  Tu  m'as  déjà  trouvé  sans  doute  bien 
bavard,  moi  je  trouve  que  tu  ne  l'es  pas  assez,  et 


i.  David  s'était  déjà  prononcé  très  énergiquement  contre  l'in- 
fluence de  l'ancienne  Académie. 


i44  GIRODET. 

mon  avarice  me  force  à  te  dire  que  je  ne  veux 
point  payer  de  port  pour  du  papier  blanc,  puisqu'on 
en  trouve  ici.  La  poste  et  le  papier  m'arrêtent; 
donne  fréquemment  et  longuement  de  tes  nou- 
velles à  tort  ami. 

G. 


VII 


Rome,  ce  21  juillet  1790. 

Conte-moi,  mon  cher  ami,  conte-moi,  et  avec 
toute  l'exactitude  dont  tu  es  susceptible,  comment 
s'est  passée  l'auguste  et  patriotique  Fédération1. 
Les  détails  que  tu  m'en  donneras  me  feront  sans 
doute  encore  regretter  davantage  de  ne  m'y  être 
point  trouvé.  Ce  sentiment  que  j'ai  éprouvé  bien 
vivement  a  été  partagé  par  tous  les  Français  qui 
se  trouvent  ici,  et  plusieurs  d'entre  eux  disaient 
que,  s'ils  eussent  eu  abbastan\a  di  danaro  2,  ils 
eussent  fait  le  voyage  de  France  uniquement  pour 
se  trouver  à  cette  superbe  fête.  Quelque  plaisir 
que  tu  y  prennes,  je  désire  bien  que  tu  ne  voies 
pas  celle  qui  accompagnera  probablement  la  fini- 
tion et  la  publication  de  la  Constitution,  si  le 
travail  de   nos  législateurs   en   recule   l'époque, 

r.  La  fête  de  la  Fédération  eut  lieu,  au  Champ  de  Mars,  le 
14  juillet  1790.  On  sait  qu'elle  excita  en  France  un  immense 
enthousiasme. 

2.  Assez  d'argent. 


GIRODET.  i45 

comme  il  me  paraît  probable,  jusqu'à  Tannée  pro- 
chaine. 

J'ai  reçu  ta  lettre  datée  du  20  juin;  ma  der- 
nière, que  tuas  probablement  reçue  actuellement, 
s'est  rencontrée  avec  elle,  et  j'espère  que  celle-ci 
en  rencontrera  une  autre  de  toi  et  que  nous  rece- 
vrons en  même  temps,  toi  de  mes  nouvelles  et  moi 
des  tiennes. 

Je  ne  puis,  mon  ami,  différer  plus  longtemps 
de  te  faire  un  reproche  de  n'avoir  pas  écrit  à 
M.  Trioson,  comme  tu  en  avais  le  projet,  et 
comme  tu  le  devais,  ne  l'ayant  pas  trouvé  chez 
lui  lorsque  tu  t'y  es  présenté.  Il  n'y  a  ni  modestie 
ni  amour-propre  qui  puissent  dispenser  de  ce 
qu'exigent  l'honnêteté  et  le  savoir-vivre;  il  vaudrait 
mieux  passer  pour  peu  instruit  que  pour  malhon- 
nête, et  dans  la  société  on  pardonne  plutôt  les 
fautes  d'orthographe  que  le  manque  de  procé- 
dés. Tu  n'es  certainement  pas  dans  le  cas  d'avoir 
besoin  de  modestie  pour  mettre  à  couvert  ton 
amour- propre  de  ce  côté-là.  Tes  lettres  sont  faci- 
lement écrites  et  ne  sont  pas  mal  orthographiées. 
Généralement,  avec  la  plus  légère  attention,  tu  ne 
feras  pas  la  moindre  faute  dans  cette  partie  mé- 
canique de  l'écriture,  dans  laquelle  le  docteur 
Trioson  fait  lui-même  plus  de  fautes  que  bien 
d'autres.  Je  viens  encore  de  recevoir  une  lettre 
de  lui  dans  laquelle  il  me  dit  :  «  Je  t'écrivais  dans 
mes  deux  précédentes  lettres  que  ton  ami  n'est 
pas  repassé  chez  moi,  que  je  l'ai  toujours  attendu 
1.  10 


146  GTRODET. 

pour  aller  voir  son  père;  je  n'en  ai  pas  entendu 
parler  depuis  ton  départ;  il  m'avait  dit  qu'il  me 
remettrait  ton  portrait  :  je  l'ai  attendu  inutilement 
jusqu'à  mon  départ.  Quand  tu  lui  écriras,  fais-lui 
des  reproches  de  ma  part,  car  c'aurait  été  avec 
bien  du  plaisir  que  j'aurais  donné  mon  avis,  et 
aidé  de  mes  conseils.  » 

Tu  vois,  mon  ami,  vu  ta  façon  d'agir,  qu'il  ne 
pouvait  qu'en  être  surpris.  Je  vais  lui  écrire  que 
tu  t'es  présenté  chez  lui  plusieurs  fois,  que  tu 
l'aurais  fait  plus  tôt  si  la  mort  accélérée  de  ton 
père  ne  t'avait  jeté  sur-le-champ  dans  les  plus 
grands  embarras  et  dans  des  affaires  désagréables, 
indépendamment  du  concours  du  prix,  que  ce 
cruel  accident  t'a  forcé  d'interrompre;  et  que, 
plusieurs  fois,  tu  m'as  chargé  d'être  auprès  de 
lui  l'interprète  de  ta  reconnaissance,  et  que  tu 
te  proposes  de  lui  faire  tes  remerciements  lors- 
qu'il sera  de  retour.  Il  me  mande  dans  ce  moment- 
ci  qu'il  a  la  goutte.  Je  te  conseille,  mon  ami,  et 
ie  te  prie  instamment,  si  tu  as  quelque  amitié  pour 
moi,  de  lui  écrire  aussitôt  que  tu  auras  reçu  ma 
lettre,  si  tu  ne  le  trouves  pas  de  retour,  et  dis- 
lui  qu'il  y  a  déjà  quelque  temps  que  tu  n'as  reçu 
de  mes  nouvelles,  et  que  les  dernières  que  tu  as 
reçues  de  moi  t'annonçaient  que  je  me  portais 
bien;  tu  lui  feras  plaisir.  Son  adresse  est  à 
M.  Trioson,  docteur  en  médecine,  à  Montargis. 
Je  m'attends  donc,  mon  ami,  que  dans  la  pre- 
mière   que  je  recevrai  de  lui  il  m'annoncera  en 


GIRODET.  147 

avoir  reçu  une  de  toi.  Thévenin1  et  Ansiaux*  ont 
écrit  à  Mérimée3:  diaprés  leurs  lettres,  c'est  toi 
qu'on  attend;  d'après  la  tienne,  c'est  Thévenin... 
Pajou  est  de  son  avis  et  moi  aussi,  quoique  je 
n'aie  rien  vu.  Je  suis  bien  affligé  que  ce  soit  la 
goutte  qu'il  ait  actuellement.  Ce  n'a  jamais  été  la 
maladie  des  jeunes  gens.  Je  commence  à  déses- 
pérer qu'il  vienne  nous  rejoindre. 

Je  n'ai  pas  encore  reçu  de  réponse  de  M.  David. 
D'après  ce  que  les  papiers  publics  disent  de  lui, 
je  n'en  suis  pas  étonné;  je  pense  même  que,  loin 
d'avoir  du  temps  de  reste  pour  écrire,  il  nen  a  pas 
même  pour  travailler  à  son  tableau  de  la  Révolu- 
tion4. Si  je  ne  reçois  pas  de  ses  nouvelles  lundi, 
je  lui  écrirai  d'aujourd'hui  en  huit.  Mais  si  tu  le 
vois,  je  te  prie  d'être  surpris  de  mon  silence  avec 


1.  Thévenin,  élève  de  Vincent,  eut  le  prix  de  peinture  en 
179 1,  avec  Lafitte.  On  a  conservé  plusieurs  tableaux  de  ce 
peintre,  entre  autres  le  Passage  du  mont  Saint-Bernard,  placé 
au  musée  de  Versailles. 

2.  Ansiaux,  un  des  meilleurs  élèves  de  Vincent,  a  surtout 
traité  les  sujets  religieux  ;  on  peut  notamment  citer  son  tableau  : 
Luge  {église  de  Saint-Paul). 

3.  Mérimée,  peintre,  élève  de  Vincent.  Auteur  d'un  bon  ou- 
vrage intitulé  :  De  la  Peinture  à  Vhuile,  et  d'un  joli  tableau, 
l'Innocence,  qui  a  été  gravé.  Secrétaire  perpétuel  de  l'Ecole  des 
beaux-arts.  Père  de  iM.  Prosper  Mérimée,  (Voir  leurs  lettres, 
2e  volume.) 

4.  Girodet  veut  sans  doute  parler  ici  du  tableau  que  David 
avait  commencé  à  cette  époque,  et  que  l'Assemblée  constituante 
lui  avait  commandé  :  le  Serment  du  Jeu  de  Paume,  qui  n'a  jamais 
été  achevé. 


!4»  GIRODET. 

toi.  Tu  m'entends.  Les  nouvelles  fausses  ou  vraies 
se  débitent  ici  avec  une  extrême  rapidité,  et  on 
sait  à  Rome  ce  qui  se  passe  à  Paris,  aussi  bien  et 
mieux  que  ses  habitants.  Je  ne  sais  qui  a  écrit  ici, 
mais  M.  le  Directeur,  lorsque  je  suis  arrivé,  m'a 
demandé  des  nouvelles  de  nos  princesses,  et 
quelques-uns  de  messieurs  les  pensionnaires  me 
demandent  si  ce  sont  bien  des  affaires  de  famille 
qui  m'ont  retenu  jusqu'à  présent.  J'ai  beau  ne 
savoir  ce  qu'on  veut  me  dire,  l'enfant  de  Paris  est 
venu  jusqu'à  Rome. 

J'espère  que  tu  n'auras  pas  oublié  de  me  parler 
en  détail  de  l'exposition  chez  Le  Brun,  et  de 
l'envoi  des  pensionnaires  à  l'exposition  desquels 
je  ne...  (La  suite  manque)1. 


VIII 

De  Rome,  le  n  août  1790. 

Un  peu  de  paresse  et  mon  habitude  de  dormir 
autant  le  jour  que  la  nuit  m'ont  empêché,  mon 
ami,  de  te  répondre  par  le  dernier  courrier  comme 
je  l'aurais  pu  faire.  Malgré  tes  craintes,  je  ne 
pourrai  jamais  me  persuader,  si  c'est  Thévenin 

1.  Sur  la  lettre  cachetée  esc  écrit  :  «  Je  n'ai  pu  remettre 
cette  lettre  comme  je  te  le  dis  à  la  personne  que  je  devais  en 
charger,  il  étaic  trop  tard  et  son  paquet  était  déjà  parti.  Ce  sera 
pour  une  autre  fois. 

<r   G.    » 


GIRODET.  149 

qui  vient  cette  année,  qu'il  l'aura  en  effet  mérité. 
Si  j'ai  le  malheur  que  tu  n'aies  pas  le  prix,  je 
rien  approuve  pas  moins  la  résolution  où  tu  es  de 
remettre  la  partie  à  l'année  prochaine,  étant  pour 
lors  plus  que  sûr  de  ton  coup.  C'est  une  contra- 
diction que  nous  partagerions  également,  si  tu 
étais  comme  moi  éloigné  de  tous  tes  amis.  Telle 
est  ma  position  et  telle  elle  sera  jusqu'à  ton  arri- 
vée. Tu  me  la  rendras  plus  supportable  en  m'écri- 
vant  exactement.  Ne  mets  jamais  plus  de  quinze 
jours  d'intervalle  entre  tes  courriers,  si  tu  ne  veux 
pas  te  faire  de  querelle  avec  moi1. 

Messieurs  les  pensionnaires  sont  prêts  à  faire 
l'exposition  d'habitude.  Le  grand  ne\  a  fait  un 
A  bel  mort  qui,  selon  le  jugement  de  tous  ceux  qui 
l'ont  vu,  est  de  beaucoup  supérieur  à  tout  ce  qu'il 
a  fait  jusqu'à  présent.  Le  rond  et  gras  Meynier2, 
un  Caton  d'Utique  qui  n'est  pas  bien  sûr  s'il  se 
tuera  ou  non,  qu'on  dit  être  fameusement  brossé. 
J'ai  vu  un  tableau  de  Mérimée  représentant  deux 
chasseurs  qui  rencontrent  dans  un  bois  le  sque- 
lette de  Milon  de  Crotone,  dont  le  bras  est  resté 
dans  l'arbre  -,  ce  tableau  a  de  l'expression,  mais  il 
pourrait  en  avoir  davantage;  il  a  beaucoup  de 
finesse  de  ton,  mais  l'exécution  en  est  un  peu 
petite.  J'ai  vu  aussi  une  Mort  de  Lucrèce  ou  le  Sèr- 

1.  Voir  la  Notice. 

2.  Meynier,  élève  de  Vincent.  On  a  de  lui  un  Têlémaque 
fuyant  Vile  de  Calypso,  un  Epaminondas  et  le  plafond  de  la  ga- 
lerie des  Antiques,  les  Lois  de  Justinien  données  au  monde. 


i5o  GIRODET. 

ment  de  Brut  us,  par  Desmarais1,  qui  n'est  pas  à 
beaucoup  près  sans  mérite  ;  un  bas-relief  de 
M.  Corneille,  intime  de  M.  Fabre2,  et  qui  a  beau- 
coup de  prétention  au  génie.  La  Foi,  l'Espérance, 
la  Charité,  l'Amour  conjugal,  l'Amitié,  la  Reli- 
gion, la  Mort,  la  Compassion,  la  Piété,  la  Pitié 
(si  cette  dernière  vertu  n'est  pas  dans  le  bas-relief, 
elle  pourra  se  trouver  dans  plus  d'un  spectateur, 
alors  cela  revient  au  même),  se  donnent  rendez- 
vous  pour  pleurer  la  perte  d'un  jeune  et  tendre 
objet  digne  d'un  meilleur  sort  et  moissonné  au  prin- 
temps de  son  âge. 

J'ai  vu  aussi  un  tableau  de  Garnier3  :  Phèdre, 
ne  pouvant  attendrir  Hippolfte,  veut  se  donner  la 
mort  ;  sa  confidente  voudrait  bien  lui  arrêter  le 
bras;  tableau  d'une  harmonie  vraiment  suave 
et  nature,  mais  dune  grande  faiblesse  ou,  pour 
mieux  dire,  d'une  nullité  complète  d'expression.  Je 
suis  étonné  que,  dans  le  détail  que  tu  me  donnes 
de  ces  messieurs,  tu  ne  m'aies  point  parlé  de 
Lethière4.  L'aurais-tu  oublié  ou  l'auteur  de  Brutus 

1.  Desmarais,  peintre,  eut  le  prix  en  1785.  —  De  l'Institut 
en  18 16.  Mort  en  1832. 

2.  Fabre,  grand  prix  de  peinture  en  1787.  A  laissé  un  Phi- 
loctete  dans  Pile  de  Lemnos,  musée  du  Louvre.  A  légué  à  Mont- 
pellier une  remarquable  collection. 

3.  Prix  de  Rome  en  1788.  —  De  l'Institut  en  1816.  Succéda 
à  Ménageot. 

4.  Lethière,  né  à  la  Guadeloupe,  en  1760,  fut  élève  de 
Descamps,  professeur  à  l'académie  de  Rouen;  il  remporta  le  prix 
de  peinture  en  1785.  Son  grand  tableau  de  Y  Exécution  des  fils 


GIRODET.  i5i 

se  serait-il  oublié  lui-même?  Il  fait  cette  année 
un  grand  tableau  que  personne  de  ma  connais- 
sance n'a  encore  vu.  Il  représente  un  miracle 
opéré  par  une  Sainte,  à  ce  qu'il  m'a  dit.  On  dit 
que  Gounod  distille  les  Antiques.  Je  n'ai  encore 
rien  vu  de  lui. 

En  voilà  assez,  je  crois,  sur  les  productions 
pittoresques.  Je  vais  répondre  à  tes  questions, 
autant  que  le  peu  que  j'ai  encore  été  à  portée 
de  voir  me  le  permet.  Je  n'aurais  pas  attendu 
que  tu  me  fisses  des  reproches  sur  mon  silence, 
si  j'eusse  été  plus  en  état  de  t'en  parler  avec 
connaissance  de  cause.  Que  veux-tu  qu'on  puisse 
avoir  observé,  quand  on  a  à  peine,  je  ne  dis  pas 
vu,  mais  aperçu?  Je  te  l'ai  déjà  dit  :  désirer  mes 
amis,  boire,  manger  et  dormir,  voilà,  en  quatre 
mots,  toute  mon  existence,  tant  physique  que 
morale. 

J'ai  donc  cru  voir  que  l'Italie  est  un  superbe 
pays,  et  beaucoup  plus  précieux  par  lui-même  et 
par  ses  monuments  que  par  ses  tableaux,  dont 
aucun,  sans  exception,  ne  m'a  fait  autant  d'im- 
pression que  la  Galerie  de  Rubens.  Quand  je  me 
serai  donné  le  temps  de  voir  ceux  de  ce  pays-ci, 
et  que  le  pont  Saint-Ange  sera  un  peu  moins  in- 
commode à  traverser,  je  t'en  écrirai  plus  en 
détail. 

de  Brutus  est  au  musée  du  Louvre.  Lethière  fut  nommé,  eu 
1801,  directeur  de  l'Ecole  de  Rome,  y  resta  jusqu'en  18 15,  fut 
admis  à.  l'Institut  en  1818,  et  mourut  en  1832. 


ID2  GIRODKT. 

Le  muséum  du  Pape  est  une  collection  im- 
mense d'antiques,  la  plus  précieuse  et  la  plus  belle 
possible.  Le  Colisée,  le  temple  de  la  Paix  et  les 
ruines  du  palais  des  empereurs  sont  des  monu- 
ments véritablement  stupendi1. 

Les  Romaines  sont  généralement  très  belles 
femmes  et  ,..,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  plus  par  inté- 
rêt que  par  caprice  ou  tempérament.  Elles  sont 
fort  malpropres,  quoique  costumées  absolument 
comme  les  Parisiennes ,  dont  elles  ont  imité  la 
mise  et  la  tournure,  depuis  le  passage  des  aristo- 
crates. Au  reste,  elles  ne  sont  pas  difficiles  sur  le 
choix  de  leurs  cavaliers,  et  telle  femme  habillée 
en  princesse  donne  le  bras  à  un  vrai  décrotteur.  Il 
ne  faut  pas  te  dire  que  le  mari,  le  père  ou  le  frère 
leur  servent  indifféremment  et  successivement 
de...  et  de  domestique,  et  que  la  rue  du  cours  est 
comme  le  Palais-Royal  à  Paris,  excepté  qu'elles 
ne  ....  pas.  La  villa  Borghèse  en  est  les  Tuileries. 

Les  coups  de  couteau,  comme  tu  le  présumes, 
vont  toujours  leur  train.  On  doit  massaler2  un 
homme,  ces  jours-ci,  qui  a  tué  quatre  personnes 
au  Transtevere.  On  ne  peut  guère  avoir  de  passe- 
ports  pour  Naples  dont  on  chasse  tous  les  Fran- 
çais, et  ceux  qui,  chassés  de  Naples,  viennent 
à. Rome  sont  encore  forcés  d'en  sortir.  Voilà  le 
traitement  qu'on  y  a  fait  à  un  banquier  et  à  un 

i.  Surprenants. 

2.  Alajjuolare^  assommer  à  coups  de  masse;  mode  de  sup- 
plice encore  employé  à  Rome  à  cette  époque. 


GIRODET.  i53 

aubergiste  qui  y  étaient  établis  depuis  longtemps. 
Ici  on  en  emprisonne  ou  on  en  chasse  de  temps  en 
temps.  Toute  Rome  est  remplie  d'espions,  et  les 
Français  doivent  agir  et  parler  avec  la  plus  grande 
circonspection.  On  a  arrêté,  ces  jours  derniers,  un 
abbé  français  pour  raison  de  propos  trop  libres 
contre  le  gouvernement.  J'ai  appris  par  le  cour- 
rier d'aujourd'hui  que  l'on  continuait  à  débiter 
des  contes  sur  notre  manière  de  nous  conduire 
dans  ce  pays-ci,  et  notamment  sur  moi.  On  a 
écrit  à  trois  de  ces  messieurs1  que  le  bruit  avait 
couru  que  nous  nous  étions  mis  en  têj:e  d'opé- 
rer une  révolution,  et  que,  comme  chef,  appa- 
remment, j'avais  été  emprisonné  au  château  Saint- 
Ange. 

Je  vais  te  conter  la  petite  histoire  qui  a,  sans 
doute,  servi  de  canevas  au  projet  de  révolution 
qu'on  nous  prête  bien  gratuitement. 

Le  soir  de  la  fête  de  Saint-Pierre,  j'allai  avec 
un  architecte  de  ces  messieurs  voir  la  Girandola1 
au  château  Saint-Ange  ;  environ  à  une  heure  de 
nuit3,  nous  étions  à  l'entrée  du  pont  où  il  y  avait 
excessivement  de  foule.  Un  soldat,  qui  faisait 
ranger  le  monde  assez  brutalement,  me  repousse 
avec  violence  du  milieu  de  son  fusil,  quoique  je 
fusse  dans  l'impossibilité  absolue  de  reculer.  Je 
répondis  par  un  solide  coup  de  poing  qui  faillit  le 

r.  De  l'Académie. 

2.  Feu  d'artifice. 

3.  Une  heure  après  le  coucher  du  soleil. 


i54  GIRODET. 

jeter  par  terre.  Il  revint  sur  moi  et  voulut  me  sai- 
sir au  collet,  mais  je  me  débarrassai  de  lui.  Alors 
il  appela  la  troupe  à  son  secours,  et  dans  l'instant 
je  me  vis  environné  de  huit  ou  dix  soldats,  dont  Pun , 
quoique  je  ne  fisse  plus  la  moindre  résistance,  me 
porta  sa  baïonnette  à  la  figure.  J'eus  le  bonheur 
de  parer  le  coup  qui  alla  donner  contre  le  mur,  et 
j'en  fus  quitte  pour  la  peur.  Cependant  je  restai 
au  milieu  de  ces  gens,  qui  avaient  croisé  et  re- 
croisé leurs  fusils  autour  de  moi,  jusqu'au  moment 
où  un  sergent  vint  exprès  du  château  Saint-Ange 
pour  m'y  conduire,  et  je  traversai  le  pont,  et 
hommes  et  femmes  me  regardaient  sous  le  cha- 
peau. Arrivés,  ces  messieurs  se  mirent  quatre,  le 
sabre  nu  d'une  main  et  le  fusil  de  l'autre,  à  la 
porte  d'entrée,  et  quatre  autres  armés  de  même 
autour  de  moi.  Le  tout  pour  empêcher  qu'un 
homme,  qui  n'avait  pas  même  un  bambou,  pût  ou 
voulût  s'enfuir.  J'oubliais  de  te  dire  que,  pendant 
qu'ils  me  tenaient,  ils  m'empêchaient  de  mettre 
les  mains  dans  mes  poches  et  dans  ma  veste. 
Mais  je  n'étais  pas  Transtévérin  et  je  n'avais  pas 
même  un  canif  et  encore  moins  la  volonté  de  m'en 
servir.  On  instruisit  du  tout  M.  le  gouverneur.  Il 
m'envoya  un  officier  qui  parlait  français,  auquel 
je  contai  l'aventure  et  à  qui  je  dis  mon  nom  et 
mes  qualités.  On  me  relâcha  à  l'heure  même  et 
avant  que  M.  Ménageot1,  que  mon  camarade  avait 

i.  François-Guillaume  Ménageot,  né  à  Londres  en  1744,  fut 
d'abord  élève  de  Boucher,   puis  de  Vien.   En  1766,  il  remporta 


GIRODET.  i55 

été  chercher,  eût  eu  le  temps  de  me  trouver  en- 
core prisonnier;  les  officiers,  à  son  arrivée,  lui 
donnèrent  force  coups  de  chapeau,  en  disant  : 
Illustrissimo,  è  stato  subito  rilassato,  subito!  subito1  ! 
Voilà,  le  plus  exactement  du  monde,  comment 
cette  aventure  s'est  passée,  et  je  ne  sais  quelles 
sont  les  plumes  officieuses  qui  se  sont  plu  à  déna- 
turer les  faits.  Dès  le  lendemain,  on  disait  dans 
tout  Rome  qu'un  Français  avait  voulu  s'emparer 
du  château  Saint-Ange  et  y  avait  été  emprisonné, 
mais  on  ne  disait  pas  qu'il  avait  été  subito  rilas- 
sato. 

Je  te  remercie,  mon  ami,  des  détails  que  tu  me 
donnes  de  la  superbe  fête2.  Mon  frère  a  été  plus 
heureux  que  moi.  Il  y  a  été  envoyé  comme  capi- 
taine de  la  garde  nationale  de  Clamecy  en  Niver- 
nois.  Je  suis  seulement  fâché,  et  sans  doute  je  ne 
suis  pas  le  seul,  que  le  Roi  ne  se  soit  pas  appro- 
ché de  l'autel  patriotique  et  qu'il  n'ait  prononcé 
son  discours  que  de  loin,  le  tout  de  peur  de  se 
mouiller  l'escarpin.  Je  te  prie  de  ne  pas  attendre 
le  jugement  pour  m'écrire,  et  surtout  de  m'écrire 
immédiatement  après,  si  mon  espérance  n'est  pas 

le  prix  de  peinture.  Son  tableau  de  Léonard  de  Vinci  expirant 
dans  les  bras  de  François  Ier,  fit  sa  réputation.  En  1787,  il  fut 
nommé  directeur  de  l'Ecole  de  Rome,  où  Girodet  le  trouva  en- 
core en  1790.  Membre  de  l'Institut  en  1809.  Il  est  mort  en  1816. 
Son  Léonard  de  Vinci  est  au  musée  de  Versailles. 

1.  Excellence,  il  (Girodec)  a  été  bien  vite  relâché,  bien  vite! 
bien  vite  ! 

2.  La  Fédération. 


i56  GIRODET. 

trompée.  Mande-moi  ce  que  font  ces  messieurs 
de  l'atelier.  Mes  amitiés  à  Pajou.  David  a-t-il 
commencé  son  tableau  de  la  Révolution?  Qui  a 
remporté  le  prix  du  torse?  est-ce  Gérard,  ou  Thé- 
venin,  ou  Pajou?  J'ai  commencé  à  composer  une 
Mort  de  Pyrrhus.  C'est  un  sujet  analogue  à  celui 
du  Marins,  car  il  fait  peur  par  son  regard  seule- 
ment à  des  soldats  qui  vont  le  tuer.  Il  est  tiré  de 
Plutarque.  J'en  ferai  une  esquisse  peinte  en  ma- 
nière de  petit  tableau.  Je  ne  la  manderai  à  D.1 
que  si  elle  vient  passablement.  Ne  voulant  point 
qu'on  sache  ce  que  je  fais  tant  que  je  ne  serai  pas 
sûr  de  l'événement,  je  ne  veux  pas  prendre  l'ha- 
bitude de  lui  envoyer  le  croquis  dans  la  lettre. 

Ton  ami, 

G. 


IX 

Rome,  septembre  1790. 

Deux  jours  avant  de  recevoir  ta  lettre,  mon 
ami,  je  venais  d'apprendre  avec  une  extrême  sur- 
prise que  ta  mère  devait  avoir  déjà  quitté  Paris  ; 
et  je  me  consolais  de  la  nécessité  où  je  croyais 
être  de  ne  point  te  voir  d'une  année,  en  pensant 
que  je  pourrais  rendre  à  cet  autre  toi-même  et  à 
tes  frères  les  soins  et  l'attachement  d'un  fils  et 
d'un  frère  aîné;  mais  je  ne  croyais  pas,   d'après 

1.  David. 


GIRODET.  157 

ce  que  tu  m'avais  dit  à  Paris,  que  tu  te  détermi- 
nerais à  abandonner  de  justes  espérances  pour 
Tannée  prochaine.  Je  calculais  donc  que  ta  mère, 
tes  frères  et  M.  Tortoni  arriveraient  ici;  et  que, 
Tannée  révolue,  tu  les  rejoindrais  aussitôt  avec  ce 
dont  on  t'a  injustement  frustré  l'année  dernière; 
et  je  pourrais  peut-être  assurer  qu'on  t'a  fait  la 
même  injustice  cette  année,  si  j'eusse  vu  les 
tableaux.  J'ai  fait  réponse  à  ton  avant-dernière 
lettre,  mais  elle  te  trouvera  déjà  parti  depuis 
quinze  jours.  Je  t'y  exhortais  fortement  à  rester 
et  à  procurer  à  l'Académie  le  moyen  de  se  réha- 
biliter dans  mon  estime  et  celle  des  personnes 
justes;  j'ignorais  alors  que  ta  mère  fût  partie,  je 
croyais  même  qu'elle  était  aussi  dans  l'intention 
de  te  laisser  courir  la  chance  encore  une  fois,  et 
de  différer  son  voyage  et  le  tien  jusqu'à  cette 
époque.  Puisque  rien  de  tout  cela  n'a  eu  lieu,  et 
que  décidément  tu  as  renoncé  au  prix,  je  ne  re- 
grette point  avec  toi  de  te  voir  quitter  Paris,  et, 
en  louant  le  sentiment  qui  chez  toi  est  cause  de 
ce  regret,  je  ne  blâme  pas  en  moi-même  celui 
par  lequel  l'espérance  de  ta  prochaine  arrivée  me 
cause  un  plaisir  bien  sensible.  Mon  ami,  ce  plaisir 
est  pour  moi  plus  grand  que  tu  ne  penses  ;  je  ne 
t'accuse  point  de  méconnaître  tout  mon  attache- 
ment pour  toi,  mais  je  t'assure  que  ce  plaisir  me 
fera  supporter  plus  patiemment,  jusqu'à  ton  arri- 
vée, de  ne  voir  ici  que  des  visages  ennemis,  in- 
différents ou  faux  ;  et  c'est  avec  tous  ces  masques 


i58  GIRODET. 

que  j'aurai  à  vivre  quatre  ans,  couche  sous  le 
môme  toit,  assis  à  la  même  table;  tu  trouve- 
ras à  ton  arrivée  que  c'est  à  peu  près  là  tout  ce 
que  j'ai  de  commun  avec  eux,  et  si  j'eusse  désiré 
relativement  à  ta  position  de  te  voir  une  place  à 
l'Académie,  je  t'estime  cependant,  d'un  autre  côté, 
heureux  de  ne  pas  avoir  à  partager  les  désagré- 
ments qui  y  sont  attachés.  Je  t'expliquerai  de  vive 
voix,  et  par  conséquent  plus  en  détail  que  je  ne 
pourrais  faire  ici,  les  ressorts  secrets,  le  conflit 
des  intérêts  particuliers  de  douze  personnes,  mo- 
difiés par  la  différence  des  caractères,  le  plus  ou 
moins  de  malhonnêteté  dans  les  motifs,  et  le  tout 
sous  l'apparence  prétendue  de  l'impartialité  et 
sous  le  masque  de  la  justice  et  de  l'égalité.  Doc- 
teurs, faiseurs  d'esprit,  ambitieux,  politiques, 
chevaux  et  surtout  force  moutons  se  voient  à 
Rome  comme  en  France  ;  et  le  pis  est  bien  certaine- 
ment d'être  obligé  de  vivre  avec  eux,  et  de  ne  pas 
avoir  trop  l'air  de  s'y  déplaire,  de  peur  de  s'y  dé- 
plaire encore  davantage. 

Puisque  c'est  à  Marseille  que  tu  recevras  cette 
lettre,  tu  y  feras  probablement  assez  de  séjour 
pour  avoir  le  temps  de  m'écrire,  et  tu  me  man- 
deras si  tu  comptes  débarquer  à  Gênes  ou  à  Li- 
vourne;  tu  m'écriras  alors  de  l'un  de  ces  endroits 
où  tu  débarqueras,  et  tu  me  feras  plaisir  aussi  de 
m'écrire  de  Florence  et  de  Sienne,  et  tu  n'oublieras 
pas  de  me  mander  le  jour  fixe  où  tu  devras  arrivera 
Rome.  Je  veux  absolument  en  être  informé,  et  de 


GIRODET.  i5g 

la  manière  dont  tu  auras  supporté  la  mer,  dont  je 
crains  que  tu  ne  souffres.  Si  tu  passes  par  Florence 
et  que  tu  aies  envie  de  voir  Wicar1,  tu  pourras  le 
demander  au  palais  Pitti,  ou  à  la  galerie  du  Grand- 
Duc,  dont  il  continue  les  dessins;  il  doit  bientôt 
revenir  ici,  où  il  passera  l'hiver;  il  m'a  écrit  ici 
le  premier,  je  lui  ai  répondu.  Il  m'a  proposé  de 
faire  quelques  études  ensemble  et  entre  autres 
un  cours  d'anatomie.  Je  n'arrêterai  rien  avec  lui 
que  cela  ne  te  convienne  aussi.  Ainsi  je  te  con- 
seille de  le  voir  s'il  y  est  encore.  Je  le  trouve  trop 
caressant,  tu  le  jugeras  peut-être  comme  moi  et 
tu  verras  s'il  nous  convient  de  le  connaître  davan- 
tage. Peut-être  n'est-ce  qu'un  défaut  de  caractère, 
ou  pour  mieux  dire  trop  de  perfection;  au  reste, 
il  te  fera  voir  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  à  Florence 
et,  selon  ce  qu'il  m'a  dit,  il  te  verra  avec  plaisir. — 
Je  suis  bien  aise  que  Pajou  ait  eu  le  prix  du  torse, 
je  lui  ai  écrit  dernièrement  et,  dans  sa  lettre,  j'en 
avais  mis  une  pour  toi,  que  je  l'avais  chargé  de  te 
remettre.  Marque-moi  s'il  te  l'a  fait  tenir.  Malgré 
ce  petit  succès,  je  crains  bien  pour  lui  qu'il  ne  soit 
obligé  de  faire  de  force  ce  que  tu  as  bien  voulu 
faire  de  ton  plein  gré  ;  il  me  semble  que  ton  dé- 
part devrait  un  peu  relever  ses  espérances,  et  res- 
susciter ses  agonisantes  dispositions,  Dieu  le 
veuille  !  —  11  me  paraît  que  des  trois  factions  aca- 

i.  Wicar,  élève  de  David,  professeur  à  FAcadémie  de  Saint- 
Luc.  On  a  de  lui  plusieurs  bons  tableaux,  entre  autres  le  Juge- 
ment ./«■  Salomon.  Est  le  fondateur  du  musée  de  Lille. 


ibo  GIRODET. 

démiques,  à  celle  des  perruques  il  manque  le  bon 
droit,  à  celle  de  D.  une  bonne  tête,  et  à  celle  du 
vrai  Vle.  de  bonnes  intentions  :  le  moyen  que 
tout  n'aille  pas  trois  fois  mal!  Quant  aux  jeunes  gens, 
ils  doivent  nécessairement  être  partagés  entre  ces 
trois  factions.  Les  uns,  selon  leurs  intérêts  par- 
ticuliers, et  celui  qu'ils  peuvent  porter  a  plusieurs 
d'entre  les  individus  qui  les  composent,  et  les 
autres  sans  savoir  ni  pourquoi,  ni  comment,  et 
seulement  parce  qu'il  y  a  des  êtres  que  la  nature 
a  destinés  à  être  moutons  toute  leur  vie.  Je 
ne  crois  pas  que  le  jugement  que  tu  en  portes  leur 
soit  moins  favorable  que  l'opinion  que  j'en  avais 
moi-même.  Je  t'écrivais  dans  une  des  deux  lettres 
que  tu  ne  peux  pas  avoir  reçue  à  Paris,  que  D. 
m'avait  répondu  fort  affectueusement,  et  qu'il 
m'avait  marqué  sa  séparation  d'avec  sa  femme, 
qui  véritablement  n'est  pas  faite  pour  le  couvent. 
Comment  se  sont  faits  vos  adieux?  Est-ce  lui  qui  t'a 
dit  que  tu  n'avais  pas  voulu  avoir  le  prix  pour  ne  pas 
quitter  Mlle  F^  Saint-Martin?  Je  l'en  crois  presque 
capable.  — As-tu  pensé,  comme  je  t'en  avais  prié 
il  y  a  quelque  temps,  de  redemander  à  Isabey  mon 
portrait  en  miniature  et  à  me  l'apporter?  —  L'ambi- 
tion du  général  Lafayette  lui  deviendra  funeste, 
ainsi  peut-être  qu'à  ceux  qu'il  commande.  On  le 
dit  depuis  longtemps  amoureux  éperdument  d'une 
femme  de  chambre,  ou  d'une  dame  d'honneur  de  la 
Reine.  Gela  est-il  vrai?  Le  pt-ince  Chigi  est  parti 
d'ici  presto  et  incognito,  ayant  voulu,  dit-on,  empoi- 


GIRODET.  161 

sonnerie  Pape  ;  au  reste,  tout  paraît  tranquille;  il 
est  impossible  à  aucun  Français,  et  sous  quelque 
prétexte  que  ce  soit,  de  mettre  le  pied  sur  les 
terres  d'un  j.-f.  qu'on  appelle  le  roi  de  Naples; 
deux  artistes  français  ont  été  dernièrement  con- 
duits en  prison  par  son  ordre,  M.  Le  Brun  y 
est  toujours  et  fait  les  portraits  de  toute  l'aimable 
famille.  —  Je  te  conseille  de  te  procurer  à  Mar- 
seille une  bonne  canne  à  épée.  C'est  un  meuble 
nécessaire  ici.  On  ne  s'y  refuse  pas  les  assassinats 
depuis  quelque  temps.  —  Nous  nous  saluons, 
M.  Fabre  et  moi,  quand  nous  nous  rencontrons, 
et  rien  de  plus.  Adieu,  mon  ami,  je  t'embrasse 
de  toute  mon  âme.  N'oublie  pas  de  m'écrire  la 
marche  que  tu  tiendras,  et  à  toutes  les  stations, 
afin  que  je  sache  à  la  minute  près  quand  tu  arri- 
veras ici.  J'irai  exactement  à  la  poste  et  retirerai 
les  paquets  que  tu  y  enverras. 

J'embrasse  ta  mère  et  tes  frères.  Je  vous  sou- 
haite à  tous  un  bon  et  court  voyage. 

Ton  ami, 

A.-L.   GlRODET. 


X 


Rome,  28  septembre  1790. 


Mon  ami,  plus  j'étudie  les  individus  que  le 
hasard,  la  faveur,  l'opinion  ou  une  sorte  de  talent 
ont  rassemblés  avec  moi  dans  le  fameux  établis- 


1 1 


i62  GIRODET. 

sèment  qu'on  appelle  Académie  royale  de  France 
à  Rome,  tet  moins  je  sens  que  je  regretterais  d'en 
faire  partie  si  Tune  de  ces  causes,  je  ne  sais  en 
vérité  laquelle,  ne  m'y  avait  planté.  Si  c'est  un 
abrégé  de  l'école  du  monde,  il  me  semble  que  les 
leçons  sont  ici  fort  dégoûtantes  ;  elles  ne  change- 
ront point  mon  être  moral,  elles  n'influeront  que 
sur  l'habit  ou  l'enveloppe.  Mais  jamais  de  ma  vie 
je  ne  caresserai  le  menton  à  un  être  que  je  détes- 
terai au  fond  de  mon  cœur,  et,  comme  il  n'est 
pas  moins  désagréable  de  ne  voir  des  gens  que 
pour  leur  faire  à  peu  près  mauvaise  mine,  je 
t'assure,  mon  ami,  que  c'est  avec  une  joie  pro- 
fondément sentie  que  je  te  vois  arriver,  puisque 
tu  as  renoncé  aux  avantages  que  tu  pouvais  rai- 
sonnablement espérer  avec  une  année  de  patience 
de  plus.  Tu  me  procures  une  année  de  jouissance 
de  plus  que  je  ne  comptais  depuis  le  jugement 
rendu. 

Parmi  ces  messieurs,  Desmarais  est  le  seul  qui 
ait  eu  avec  moi  de  la  franchise  et  des  procédés;  j'ai 
cru  devoir  le  payer  de  la  même  monnaie.  Je  n'ai  vu 
à  peu  près  que  lui  seul  depuis  que  je  suis  ici,  et  tel 
autre  qui  me  baisait  sur  l'œil  ne  fait  pas  beaucoup 
semblant  de  me  voir  depuis  ce  temps.  David  vient 
de  m'écrire  :  il  a  fait  porteur  de  sa  lettre  un  homme 
qu'il  me  recommande  et  qui  vient  ici  pour  con- 
sacrer ses  loisirs  aux  muses  dont  on  m'annonce 
qu'il  est  favori.  Je  l'ai  présenté  à  M.  Ménageot, 
qui  l'a  bien  reçu  selon  la  dignité  de  son  caractère. 


GIRODET.  ih3 

David  m'annonce  dans  cette  lettre  ton  départ, 

malgré  ses  instances  pour  te   faire  rester,  pour 

toi,  pour  lui  et  pour   l'honneur  de   V atelier.   Ce 

sont   ses   termes.    Je  vois    avec   plaisir    qu'il   te 

rend  justice,  quoiqu'un  peu  plus  bas  il  me  dise 

que  la  mort  de  ton  père  a  été  la  principale  cause 

que  tu  n'as  pas  fait  tout  ce  que  tu  pouvais  faire. 

Il  est,  me  dit-il,  du  Club  des  Jacobins,  qu'il  paraît 

affectionner  beaucoup1. 

Adieu,  je  t'embrasse. 

G. 


XI 


Rome,  ce  18  avril  1791  -. 

Je  croyais,  mon  ami,  te  faire  trouver  une 
lettre  de  moi  à  Turin;  mais,  comme  je  sais  à 
peine  dans  quelle  année  je  vis,   et  que  j'ignore 

1.  Cette  lettre  est  adressée  à  Marseille.  Gérard  était  en 
route  pour  se  rendre  à  Rome. 

2.  11  y  a  ici  une  lacune  de  six  mois  dans  la  correspondance 
des  deux  amis;  elle  s'explique  par  le  séjour  de  Gérard  à  Rome, 
pendant  ce  temps.  La  lettre  XI  est  adressée  à  Lyon,  après 
le  départ  de  Gérard  de  Rome.  Le  marché  ci-après,  passé  par 
Mme  Gérard  mère,  avec  un  voiturier,  montre  quelles  étaient 
alors  les  lenteurs  et  les  difficultés  du  voyage. 

«  Nous  soussignés  voyageurs  Italiens,  d'une  parc,  et  Jean 
Batista  Rossi,  voiturin  piémontais  d'autre  part,  sommes  convenus 
de  ce  qui  suit,  savoir  : 

».  i°  Que  le  susdit  voiturin  conduira,  de  Turin  à  Paris  direc- 
tement, les  cy  après  cités  voyageurs,  savoir  :  Mnie  Cleria  Mattei 


164  GIRODET. 

toujours  les  jours  de  la  semaine,  j'ai  laissé  passer 
celui  du  courrier.  Cependant  j'espère  que  tu  trou- 
veras celle-ci  à  Lyon.  J'y  joins ,  comme  tu  vois, 
une  de  Pajou  qui  m'a  été  remise  par  Dumont 
dans  Tétat  ou  tu  la  vois;  si  je  ne  voyais  mon  nom 
écrit  de  sa  main  sur  l'adresse,  je  croirais  bien 
parfaitement  qu'il  m'a  oublié.  J'ai  vu  Tortoni,  et 
j'ai  appris  avec  plaisir  votre  bon  voyage  jusqu'à 
Lorette.  J'attends  avec  impatience  que  tu  réalises 

Gérard  avec  sa  famille  composée  de  trois  garçons  et  une  demoi- 
selle, total  cinq  personnes,  que  le  susdit  voiturin  se  charge  de 
conduire  dans  un  bon  et  commode  carrosse  à  quatre  places,  avec 
deux  malles,  un  ballot  et  une  valise,  le  tout  tiré  par  trois  che- 
vaux, lesquels  effets  seront  consignés  au  susdit  voiturin  en 
montant  en  carrosse  et  dont  il  deviendra  responsable  jusqu'à 
notre  arrivée  à  Paris; 

«  2°  D'être  nourries,  les  susdites  cinq  personnes,  à  table  ronde 
ou  à  la  mercantile,  hébergées,  couchées,  faire  deux  repas  par 
jour,  le  susdit  voiturin  se  chargeant  aussi  de  tous  les  pourboires, 
bonnes  manches  nécessaires  dans  les  auberges,  comme  de  tous 
les  passages,  péages  et  autres  dépenses  usitées  dans  la  route.  Se 
charge  le  susdit  voiturin  du  passage  du  mont  Cenis  en  fournis- 
sant deux  chaises  pour  les  deux  dames  et  le  reste  de  la  famille  à 
cheval,  étant  aussi  tenu  de  payer  tous  les  pourboires  exigibles  au 
dit  passage  sans  que,  dans  aucun  cas,  les  voyageurs  cy  dessus  cités 
soient  obligés  de  débourser  la  moindre  chose  autre  que  la  somme 
convenue  avec  le  voiturin  pour  le  voyage  et  cy  dessous  marquée; 

«  3°  Que  le  susdit  voiturin  ne  voyagera  point  de  nuit  et  que 
les  personnes  cy  dessus  citées  ne  monteront  en  voiture  qu'à 
l'aube  du  jour  et  seront  arrivées  à  la  couchée  avant  la  nuit; 

i  4°  Demeurent  les  voyageurs  libres  de  séjourner  où  bon  leur 
semblera,  demeurant  alors  chargés  de  leur  nourriture,  le  premier 
repas  excepté,  devant  être  payé  par  le  voiturin.  Bien  entendu 
que  si,  pour  une  cause  quelconque,  le  susdit  voiturin  est  obligé 


GIRODET.  i65 

la  promesse  que  tu  lui  as  faite  de  m'écrire.  Je  ne 
veux  rien  ignorer  de  ce  qui  vous  concerne  tous. 
Tu  trouveras  à  ton  arrivée  chez  Pajou  la  lettre 
que  tu  dois  porter  à  M.  Trioson,  qui  te  verra  cer- 
tainement avec  plaisir.  Tu  lui  diras  que  je  me 
porte  bien.  Ma  santé  est  toujours  la  même.  Je  te 
prie  de  n'en  rien  dire  à  personne  absolument.  J'ai 
écrit  à  David  ton  départ  et  ce  que  tu  lui  apportais. 
La    cohue    aristocratique    est  arrivée  samedi 

de  s'arrêter  contre  le  vœu  des  voyageurs,  il  restera  chargé  de 
leur  nourriture  comme  si  on  voyageoic; 

«  5°  S'engage,  le  susdit  voiturin,  à  conduire  personnellement  les 
susdites  personnes  sans  vendre  ni  troquer  la  voiture  avec  d'autre 
voiturin,  à  moins  que  ce  ne  soit  du  libre  consentement  des  voya- 
geurs; 

«  6°  Finalement,  je  m'engage  à  payer  au  susdit  voiturin,  dans 
le  cas  d'une  parfaite  exécution  de  tout  ce  qui  a  été  cy  dessus 
convenu,  la  somme  de  quarante  louis  d'or,  monnoye  de  France, 
la  moitié  en  route  et  l'autre  moitié  à  notre  arrivée  à  Paris,  sans 
cependant  qu'il  puisse  prétendre  à  l'acquittement  de  la  première 
moitié  avant  d'être  passé  Lyon  ;  et,  s'il  se  comporte  selon  les  loix 
de  l'honnêteté,  je  lui  donnerai  deux  louis  de  gratification. 

Signé  :  Cleria  Mattei  Gérard. 
Soussigné  :  Jean   Batiste  Rossi  -f- 
Fait  à  Turin,  le  22  avril  1791. 

Le  marché  fait  pour  aller  à  Rome  présentait  des  conditions 
analogues;  on  ne  l'a  donc  pas  reproduit.  Il  est  intéressant  de 
noter  que  le  voiturin  Burdezi  s'engageait  non  seulement  à  con- 
duire les  voyageurs  de  Lyon  à  Rome  et  de  les  héberger  durant 
le  trajet,  mais  aussi  de  les  défrayer  de  tout  pendant  les  séjours 
que  ces  voyageurs  se  réservaient  de  faire  à  Turin,  Milan,  Plai- 
sance, Parme,  Bologne,  Florence,  c'est-à-dire  pendant  dix  jours 
et  demi,  outre  le  délai  de  route,  le  tout  moyennant  la  somme  de 
12  louis,  monnaie  de  France,  par  personne,  soit  48  louis  pour 
les  quatre. 


i66  GIRODET. 

dernier1.  Vous  avez  dû  la  rencontrer  en  chemin. 
Les  princes  et  les  princesses  ont  été  l'attendre 
hors  de  la  porte  du  Peuple.  Le  Bernis2,  le  Ména- 
geot  et  tous  les  patriotes  de  cette  force  ont  été 
au-devant  à  une  quinzaine  de  lieues,  et  ils  sont 
rentrés  comme  en  triomphe.  Cependant  un  pos- 
tillon des  tantes  chantait  machinalement,  en  fai- 
sant claquer  son  fouet  :  O  crux,  ave,  spes  unica  : 
il  ne  savait  pas  dire  si  vrai.  Elles  ont  été  se  jeter 
aux  genoux  du  Pape,  qui  les  a  relevées,  comme  de 
raison.  Il  a  été  les  voir  le  lendemain  et  leur  a  en- 
voyé des  présents,  et  aujourd'hui  il  les  com- 
munie de  sa  main.  Tu  sais  que  nous  sommes  dé- 
cidément excommuniés,  et  par  conséquent  l'Eglise 
gallicane  fait  schisme  avec  l'Église  romaine,  et 
certainement  on  va  hurler  ici  dans  les  chaires  que 
le  premier  effet  de  cette  excommunication  est  la 
juste  punition  de  celui  dont  la  mort  fait  mainte- 
nant couler  les  larmes  de  toute  la  France,  événe- 
ment qui  ne  doit  pas,  en  effet,  être  regardé  comme 
naturel,  quoique  le  Journal  de  Paris  ait  prononcé 
qu'il  n'y  avait  aucune  trace  de  poison 3.  Lebrun4  te 

i.  L'émigration  faisait  de  rapides  progrès.  Rome  fut  natu- 
rellement un  de  ses  refuges.  Mesdames,  tantes  du  Roi,  parties 
en  février,  arrivèrent  en  avril  dans  la  ville  éternelle.  Le  langage 
de  Girodet  doit  être  expliqué  par  la  situation  critique  où  se  trou- 
vaient les  Français  à  Rome. 

2.  Ambassadeur  de  France  à  Rome,  cardinal  et  poète. 

3.  Girodet  fait  ici  allusion  à  Mirabeau,  mort  à  Paris,  le 
2  avril  1791. 

4.  J.-B.  Topino-Lebrun,  élève  de  David.  A  la  séance  du 


GIRODET.  167 

dit  bien  des  choses,  surtout  Péquignot1.  Il  m'a 
confié  sa  position.  Je  ne  désespère  pas  qu'il  ne  s'hu- 
manise un  peu.  Nous  devons  dîner  ensemble  chez 
M.  Giraud  au  premier  jour.  L'abbé  Belle  et  lui  te 
font  pareillement  des  compliments.  J'ai  un  véri- 
table besoin  de  recevoir  souvent  de  tes  nouvelles; 
ne  m'écris  que  deux  mots,  mais  écris-moi,  j'en  ai 
besoin,    bien    besoin.    Adieu,    je   vous    embrasse 

tous. 

G. 

Le  roi  de  Naples  est  arrivé  aujourd'hui  avec 
sa  femme. 


XII 


De  Rome,  16  mai  1791, 


Il  faut,  mon  ami,  te  déshabituer  d'un  défaut  que 
je  trouve  plus  que  ridicule,  c'est  celui  d'injurier 
tes  amis  et  de  concevoir  des  doutes  sur  les  choses 
du  monde  qui  doivent  le  moins  t'en  inspirer.   Je 

21  novembre  1792,  David  lut  une  lettre  de  lut  à  la  Convention 
nationale,  où  il  dénonçait  tous  les  excès  commis  par  le  gouver- 
nement papal  contre  les  artistes  français  résidant  à  Rome.  Auteur 
d'un  tableau  de  la  mort  de  Caïus-Gracchus.  Impliqué  dans  l'af- 
faire Ccracchi,  Arena,  il  fut  exécuté  en  place  de  Grève,  le  31  jan- 
vier 1801. 

1.  Péquignot,  élève  de  David.  Paysagiste  dont  Girodet  esti- 
mait le  talent.  Il  fut  le  fidèle  compagnon  (ta  Girodet  dans  sa 
fuite  à  Naples.  Il  resta  dans  cette  dernière  ville,  où  il  fit  des  des- 
sins et  des  tableaux  qui  eurent,  à  cette  époque,  un  certain  suc- 
cès. Il  iinit  misérablement  en  1806  ou  1807. 


jf>8  GIRODET. 

ne  conçois  pas  que  tu  accuses  plutôt  l'amitié 
que  l'administration  des  Postes,  et  que  l'ami  qui 
écrit  puisse  être  trouvé  coupable  de  la  négligence 
d'un  commis  qui  perd  ou  qui  oublie  les  lettres. 
Tortoni  se  plaint  avec  raison  des  sottises  que  tu 
lui  écris.  Depuis  votre  départ,  il  vous  a  écrit  fort 
exactement.  Il  est  comme  un  enfant ,  il  s'ennuie  à 
mourir,  et  peu  s'en  faut  qu'il  ne  plante  là  son  am- 
bassadeur pour  aller  vous  rejoindre,  ce  dont  je  le 
détourne  tant  que  je  peux.  Malgré  cela,  tu  as  raison 
de  dire  que  les  amis  sont  seuls  sur  la  terre,  et 
voilà  la  preuve.  Quant  à  moi,  qui  suis  seul  aussi, 
j'ai  reçu  ta  lettre  de  Bologne,  et  je  n'ai  point  reçu 
celle  de  Loretto.  Il  paraît  clair  que  tu  n'as  pas  reçu 
celle  que  je  t'ai  adressée  à  Lyon,  dans  laquelle  il 
y  en  avait  une  de  Pajou.  Tortoni  t'a  pareillement 
écrit  à  Turin.  Je  viens  de  t'écrire  à  Paris,  à 
l'adresse  de  Pajou,  et  j'ai  inséré  dans  cette  lettre 
le  portrait  de  Tortoni  que  tu  m'as  demandé.  Je 
pense  que  celle-ci  ne  sera  pas  perdue.  //  est  asse^ 
mal  dessiné.  Je  lui  ai  donné  l'air  vexé  et  ennuyé  qu'il 
a  toujours  depuis  que  vous  êtes  partis.  Je  joins  à 
celle-ci  un  mot  pour  M.  Trioson,  à  qui  tu  diras 
que  je  me  porte  bien,  que  je  suis  fort  occupé  et 
que  tu  as  vu  l'esquisse  àJ Hippocrate  qui  refuse  les 
présents  du  roi  de  Perse,  dont  je  dois  faire  le  ta- 
bleau pour  lui l.  Tu  lui  diras  que  tu  la  trouves  très 


i.  Nota.  Les  phrases  en  italique  sont  extraites  delà  lettre  sui- 
vante du  mois  de  mai,  sans  quantième. 


GIRODET.     ,  169 

bien  composée.  Vois  M.  David  comme  je  te  l'ai 

dit,  et  réponds-moi  sur-le-champ  aux  questions  de 

ma  première  lettre  à  ce  sujet.  Péquignot  va  plus 

souvent  au  café  Grec  *  qu'il  ne  vient  me  voir.  La 

poste  va  partir.  Je  n'ai  rien  à  dire  à  Pajou.  Adieu, 

je  vous  embrasse  tous. 

Tu  porteras  la  lettre  à  M.  Trioson  aussitôt  la 

réception  de  la  mienne,  de  peur  qu'il  ne  soit  en 

campagne  si  tu  attendais  plus  tard. 

G. 

XIII 

Rome,  mai  1791. 

Mon  ami,  j'ai  reçu  ta  lettre  de  Bologne,  et  je 
suis  fort  content  d'apprendre  que  vous  ayez  fait 
jusque-là  un  heureux  voyage.  J'espère  que  la  pre- 
mière que  je  recevrai  m'annoncera  qu'il  s'est  tou- 
jours continué  de  même;  Tortoni  m'a  induit  en 
erreur  sans  le  savoir,  car  il  m'a  dissuadé  de  t'écrire 
à  Turin,  et  cependant  j'aurais  pu  t'y  adresser  la 
lettre  que  j'ai  envoyée  à  Lyon,  et  dans  laquelle 
tu  as  dû  trouver  une  lettre  de  Pajou  qui  est  arrivée 
quelques  jours  après  ton  départ.  Je  joins  à  celle- 
ci  le  portrait  de  Tortoni,  assez  mal  dessiné;  je  lui 
ai  donné  l'air  vexé  et  ennuyé  qu'il  a  toujours  de- 
puis" que  vous  êtes  partis.  Quant  à  moi,  je  me 
porte  mieux,  je  me  suis  mis  aux  bains  et  au  petit 

1 .  Le  café  Grec,  Via  Condotti,  à  Rome,  est  resté  le  rendez- 
vous  des  artistes,  et  particulièrement  des  Français. 


170  GIRODKT. 

lait,  qui  me  font  grand  bien,  et  j'ai  lieu  d'espérer 
que  cela  ira  toujours  de  même.  Je  vous  recom- 
mande, à  ta  mère  et  à  toi,  le  plus  grand  secret 
relativement  à  ce  que  vous  savez.  Nous  nous 
voyons,  Péquignot  et  moi,  autant  que  deux  hommes 
bien  occupés  chacun  de  leur  côté  peuvent  le  faire. 

Nous  avons  été  ensemble  dîner  chez  MM.  Gi- 
raud  et  Belle.  Ils  ont  été  le  voir  à  leur  tour.  Je  ferai 
en  sorte  de  l'apprivoiser  davantage  en  le  menant 
chez  eux,  le  plus  que  je  pourrai,  car  tu  sais  que  de 
lui-même,  mille  ans  ne  suffiraient  pas.  Je  ne  déses- 
père pas  que  cette  connaissance  ne  lui  devienne 
utile.  11  devait  me  venir  voir  hier,  je  l'aurais  en- 
gagé à  t'écrire  un  mot,  mais  il  n'est  pas  venu.  Ma 
figure  !  me  donne  de  la  tablature  ;  elle  n'est  pas 
encore  ébauchée  et  je  commence  à  être  persuadé 
que  je  suis  un  peu  dans  la  crotte.  //  faudra  bien 
en  passer  par  s'en  retirer  crotté. 

Une  autre  fois,  je  ne  ferai  pas  tant  le  vaillant. 
Je  te  prie  aussi  de  n'en  point  parler,  et  de  dire 
que  tu  ne  sais  pas  ce  que  je  fais  à  ceux  qui  pour- 
raient te  le  demander.  J'ai  appris  que  notre  ami 
Pajou  avait  été  reçu  au  prix.  Cette  nouvelle  m'est 
venue  comme  toutes  celles  qui  l'intéressent,  par 
la  voix  de  la  Renommée.  J'aime  à  croire  qu'il  n'a 
que  les  mains  de  paralysées,  et  que  son  cœur  ne 
l'est  point.  Cependant,  comme  les  mains  sont  né- 
cessaires pour  écrire,  je  te  prie  de  le  faire  pour 

i.  Son  Endymion. 


GIRODET. 


171 


lui.  Je  l'ai  déjà  prévenu  là-dessus  et  lui  ai  dit  que 
tu  te  chargerais  de  cela  avec  plaisir.  C'est  à  lui 
que  j'adresse  celle-ci,  et  ne  manque  pas  dans  ta 
première  de  me  donner  votre  adresse  bien  exacte 
et  bien  circonstanciée.  Quand  tu  verras  M.  David 
(qui,  par  parenthèse,  est  un  fameux  étourdi),  je  te 
prie  de  lui  faire  entendre  que  j'aurais  été  bien 
aise  qu'il  ne  parlât  pas  à  M.  Trioson  de  l'argent 
qu'il  doit  m'envoyer.  C'était  une  poire  pour  la  soif 
que  je  n'aurai  plus;  M.  Trioson  ne  manquera  pas, 
à  la  première  fois  que  je  lui  demanderai  de  l'ar- 
gent, de  me  répondre  que  ce  que  M.  David  m'en- 
voie doit m'aider  beaucoup.  Informe-toi  là-dessus 
à  M.  David  de  ce  qu'il  a  dit  au  docteur,  à  qui  je 
n'en  ai  point  parlé,  ce  qui  aura  encore  l'air  de 
dissimulation,  lui  ayant  dit  que  je  ne  gagnais  point 
d'argent  ici.  Informe-toi  de  tout  cela,  c'est-à-dire 
demande  à  M.  David  s'il  a  dit  à  M.  Trioson  com- 
bien il  devait  m'envoyer  d'argent,  pour  quel  chef 
c'était  (ce  qui  serait  une  bien  grande  inconséquence 
de  sa  part,  puisqu'il  m'a  lui-même  recommandé 
le  secret)  et  réponds-moi  bien  exactement  et 
promptement,  c'est-à-dire  immédiatement,  par  le 
premier  courrier  après  la  réception  de  ma  lettre. 
Cela  est  très  essentiel  à  mes  affaires. 

Informe-toi  aussi  de  la  première  occasion 
sûre  pour  me  renvoyer  mon  premier  volume 
à'Histoire  romaine,  de  Rollin,  mon  quatorzième 
volume  des  Hommes  illustres  de  Plutarque,  de 
Dacier;  l'estampe  du  Pyrrhus,  deux  paysages  de 


172  GIRODET. 

Poussin  et  mes  Étrusques.  Il  y  a  aussi,  chez 
M.  Tfioson,  un  portefeuille  d'estampes  à  moi. 
Quand  tu  iras,  tu  lui  demanderas  et  prendras  les 
meilleures  et  celles  que  tu  jugeras  pouvoir  m'être 
utiles,  et  tu  me  les  enverras  par  la  même  occa- 
sion, en  m'annonçant  ce  que  tu  m'envoies.  —  Je 
te  prie  de  dire  beaucoup  de  bien  de  moi  à  Mme  C.  ; 
si  j'ai  le  temps  ce  soir,  je  joindrai  à  celle-ci  une 
lettre  pour  M.  Trioson,  si  non,  cela  serait  renvoyé 
à  huitaine.  —  Les  œuvres  de  Cagliostro  ont  été 
brûlées  par  la  main  du  bourreau  avec  les  usten- 
siles des  francs-maçons.  Lui-même  a  été  conduit 
hors  de  Rome  à  sa  prison  perpétuelle,  où  l'on  dit 
qu'il  ne  vivra  pas  longtemps;  peut-être  est-il  déjà 
mort1.  Je  n'ai  pas  le  temps  d'écrire  la  lettre  en 
question  d'ici  à  huit  jours,  comme  je  te  dis.  Tu  la 
recevras  par  Pajou,  qui  la  recevra  lui-même  de  la 
sœur  de  Dumont  que  j'en  chargerai. 

Adieu,  ton  ami. 

G. 

XIV 

De  Rome,  le  13  juillet  1791. 

Je  ne  puis,  mon  ami,  qu'être  infiniment  flatté 
des  progrès  que  je  fais  dans  ton  estime.  Il  est 
bien  clair  qu'il  est  de  toute  impossibilité  que  la 
poste  soit  mal  servie.  Et  quand  il  ne  le  serait  pas, 

1.  Cagliostro  ne  mourut  qu'en  1795,  au  château  de  San-Leo, 
près  Rimini,  où  il  avait  été  incarcéré. 


GIRODET.  i73 

il  est  bien  plus  probable  que  j'ai  voulu  t'en  faire 
accroire  et  que  j'ai  voulu  accuser  la  négligence 
des  courriers  pour  cacher  la  mienne  propre.  D'ail- 
leurs, tu  sais  par  expérience  combien  ces  messages 
se  font  avec  exactitude.  Tant  de  lettres  réci- 
proques entre  toi,  moi  et  Pajou,  et  d'autres  encore, 
non  seulement  retardées  mais  perdues,  en  sont  la 
preuve  convaincante.  Garnier  en  a  reçu  une  de 
son  père,  l'avant-dernier  courrier,  datée  de  deux 
ans.  D'après  cela  accuse  la  négligence  delà  poste? 
Encore  si  j'avais  eu  la  précaution  d'antidater 
ma  lettre.  Mais  je  suivrai  ton  conseil  avec  exacti- 
tude, comme  je  le  reçois  avec  reconnaissance. 
Aussi  je  ne  serai  plus  tout  à  fait  si  bète,  mais 
toujours  d'aussi  mauvaise  foi.  Je  conçois  aussi 
que  ce  qui  doit  t'avoir  le  plus  vexé  (en  effet,  cela 
est  très  vexatoire)  est  la  démarche  sotte,  inconsi- 
dérée, la  plus  ridicule  sous  tous  les  rapports  pos- 
sibles, que  je  t'ai  fait  faire  d'aller  sans  lettre  de 
moi  chez  M.  Trioson,  mon  ami  intime.  Je  suis  bien 
étonné  qu'il  n'ait  pas  trouvé  fort  extraordinaire 
qu'arrivant  de  Rome  tu  vinsses  de  toi-même,  seu- 
lement pour  lui  dire  que  tu  m'avais  laissé  en  bonne 
santé  et  que  je  t'avais  chargé  de  le  voir  et  de  l'em- 
brasser pour  moi,  et  que  je  t'avais  dit  qu'il  se 
ferait  un  plaisir  de  donner  à  ta  mère  les  soins 
qu'il  t'avait  promis  de  donner  à  ton  père.  Je  suis 
néanmoins  charmé  qu'il  t'ait  fait  un  accueil  tout 
contraire  à  celui  qu'il  devait  naturellement  te  faire, 
n 'étant  point  prévenu.  J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  te 


i74  GIRODET. 

dire,  dans  une  lettre  que  je  te  veux  faire  croire 
t'avoir  écrit,  sans  négligence  de  ma  part,  que 
j'avais  été  trompé  sur  l'époque  où  tu  devais  arri- 
ver à  Paris.  Mais  c'est  un  vieux  goujon  usé  que  je 
n'essayerai  pas  de  te  faire  avaler.  Oh!  j'avoue  qu'il 
faut  être  sot,  comme  je  le  suis,  pour  avoir  essayé 
de  faire  avaler  aux  gens  de  semblables  goujons. 

Ayant  eu  à  répondre  à  trois  lettres  de  Pajou, 
je  lui  ai  écrit,  ou  du  moins  je  crois  lui  avoir  écrit 
parle  dernier  courrier.  Si  la  lettre  arrive,  ce  sera 
un  goujon  de  moins  ;  si  celle  que  je  t'écris  actuel- 
lement ne  te  parvient  pas  ou  te  parvient  trop  tard, 
alors,  dans  la  première  que  je  t'écrirai,  suppose 
qu'elle  ne  souffre  point  de  délai.  Cela  sera  vérita- 
blement un  bien  beau  goujon.  Je  t'engage,  mon 
ami,  à  raisonner  un  peu  moins  goujon  et  à  ne  pas 
prendre  les  vrais  amis  pour  des  goujons,  —  c'est 
par  trop  goujon. 

A  propos  de  goujons,  j'aime  les  goujons,  tu 
vois,  les  Dames  de  France  ont  avalé  un  fier  gou- 
jon le  jour  qu'elles  ont  eu  l'imprudence  de  se 
livrer  à  leur  indiscrète  joie.  Elles  avaient  fait  dis- 
tribuer quelques  baioques  à  la  canaille  assemblée 
qui  hurlait  sous  leurs  fenêtres  en  manière  de  féli- 
citations. J'ai  écrit  à  Pajou  quelques  détails  qu'il  te 
communiquera.  Notre  situation  a  été  affreuse  toute 
cette  semaine;  mais  le  courrier,  qui  pour  le  coup 
n'apportait  pas  de  goujons,  nous  a  rassurés1,  nous 

j.  Il  s'agit  ici  de  la  nouvelle  que  le  courrier  portait  de  l'ar- 


GIRODET.  i75 

a  rendus  encore  plus  contents  que  nous  n'étions 
vexés.  Mais  je  crois  qu'il  a  fait  l'effet  tout  con- 
traire sur  les  aristocrates,  et  qu'ils  sont  actuelle- 
ment plus  vexés  qu'ils  n'étaient  joyeux.  Sa  Sainteté 
se  mord  les  pouces  et  voudrait  n'avoir  pas  écrit 
de  lettre  au  Roi.  Le  gouverneur  avait  résolu  de 
chasser  tous  les  pensionnaires  et  tous  les  Français 
soupçonnés  patriotes;  il  est  fort  inquiet.  Les  bour- 
geois croient  qu'on  nous  trompe  et  que  nous  avalons 
un  gros  goujon;  ils  refusent  de  croire  à  la  nouvelle  : 
Non  è  possibile,  non  è  perd,  ohibo  */  est  le  refrain  de 
beaucoup  de  personnes.  Le  peuple  la  croit  davan- 
tage et  plaisante  le  povero  Re.  Beaucoup  disent 
qu'il  était  parti  pour  prendre  l'air  seulement.  En 
général,  on  voit  beaucoup  de  figures  allongées  par 
la  nouvelle  de  cet  événement  un  peu  inattendu. 
J'étais  ce  matin  dans  un  café,  où,  dès  que  j'entrai, 
une  douzaine  d'Abattucci,  qui  se  donnaient  car- 
rière sur  l'assemblée  des  Birboni  Nazionali,  se 
turent  sur-le-champ  et  commencèrent  à  se  parler 
bas  sans  cesser  de  me  regarder.  Je  parle  de  temps 
en  temps,  à  quelques-uns,  des  cinq  cent  mille 
hommes  de  l'Assemblée  nationale,  et  je  m'amuse 
aussi    à  leur  dire  qu'à  la  moindre  insulte  qu'ils 


restation  du  Roi  à  Varennes.  Avant  cet  événement,  la  position 
des  Français  réputés  patriotes,  résidant  à  Rome,  avait  été  com- 
promise par  les  menées  de  quelques  émigrés  qui,  à  propos  de  la 
fuite  du  Roi,  croyaient  à  une  réaction  prochaine.  La  nouvelle 
du  retour  du  Roi  dans  Paris  vint  changer  la  face  des  choses, 
i .  Cela  n'est  pas  possible,  cela  ri  est  pas  vrai,  allons  donc  ! 


176  GIRODET. 

oseraient  faire  à  un  citoyen  français,  ils  enverraient 
une  armée  aux  portes  de  Rome.  11  y  en  a  plus  de 
quatre  qui  le  croient,  et  je  ne  pense  pas  qu'en  se 
conduisant  avec  prudence  et  réserve,  comme  il 
convient  de  faire  partout  où  on  n'est  pas  chez  soi, 
on  ose  insulter  un  Français,  ce  qui  ne  serait  certai- 
nement pas  arrivé  si  Sa  Majesté  eût  été  coucher 
au  Luxembourg-,  sous  le  même  toit  que  le  prince 
de  Condé. 

Les  vraies  tantes  s'ennuient  ici  plus  que  jamais  ; 
on  prétend  qu'elles  ne  resteront  pas. 

Je  te  remercie  des  détails  que  tu  m'as  envoyés. 
Le  moniteur  que  nous  avons  nous  les  a  multipliés, 
mais  je  vois  avec  douleur  que  le  peuple  français 
n'est  que  bon,  et  qu'il  y  a  déjà  des  gangrenés  qui 
veulent  faire  regarder  la  fuite  de  Louis  le  Sournois 
comme  un  enlèvement.  Mon  opinion  est  qu'il  fau- 
drait lui  faire  son  procès  en  forme  ;  lui  faire  flairer 
Féchafaud  d'un  peu  près,  puis  que  toute  la  nation 
lui  accordât  sa  grâce  pour  pousser  la  clémence 
jusqu'à  son  dernier  terme. 

Depuis  le  27  juin,  jour  de  la  date  de  ta  lettre, 
tu  dois  en  avoir  reçu  une  de  moi,  dans  laquelle  il 
y  en  avait  une  fort  longue  de  Péquignot.  J'ai  été 
même  fort  étonné  que  tu  ne  l'aies  pas  reçue  de 
manière  à  pouvoir  m'y  répondre.  J'ai  cru  d'abord 
que  tu  l'avais  reçue  parce  que  tu  me  parles  de 
Mme  Cl.  comme  si  c'était  en  réponse  à  ce  dont  je 
t'ai  chargé  pour  elle  dans  cette  lettre.  Mais  il  est 
clair  qu'elle  ne  t'était  pas  encore  parvenue,  puisque 


GIRODET.  l?7 

tu  te  plains  du  silence  de  Péquignot,  et  que,  d'ail- 
leurs, je  te  fais  une  infinité  d'autres  questions 
auxquelles  tu  ne  réponds  pas.  J'espère  cependant 
que  tu  l'auras  reçue  et  que  tu  ne  me  mettras  pas 
sur  le  corps  un  nouveau  goujon.  Péquignot  t'écrit 
tous  les  jours,  et  je  crois  qu'au  premier  jour  tu 
recevras  de  lui  une  brochure  de  quelques  centaines 
de  pages. 

Pourquoi  donc  Pajou  s'est-il  encore  retiré, 
ayant  des  espérances?  Il  ne  t'a  donc  pas  consulté? 
Je  lui  conseille  bien  fort  de  planter  là  PAcadémie 
et  de  s'en  venir  ici  ce  mois  de  novembre  prochain 
avec  toi,  à  moins  que  tu  ne  te  détermines  à  re- 
concourir, en  étant  moralement  sûr  de  ton  fait. 
Je  te  le  conseille,  malgré  la  privation  que  j'en 
ressens. 

Quant  aux  choses  superbes  que  tu  attends  de 
mon  talent  ainsi  qu'à  mes  lauriers  qui  bourgeonnent, 
j'avoue  que  ce  sont  les  plus  faibles  expressions 
dont  tu  aies  pu  te  servir,  et,  pour  le  coup,  ma 
modestie  n'en  est  point  inquiétée;  mais,  comme 
mon  mérite  et  ma  gloire  ne  m'ont  point  empêché 
de  sentir  mon  peu  de  facilité  pour  peindre,  j'ai  ima- 
giné de  mêler  dans  mes  couleurs  suffisamment 
d'huile  d'olive  pour  que  ma  grande  figure,  qui  est 
peinte  depuis  six  semaines,  et  la  petite  depuis 
quinze  jours1,  soient  aussi  fraîches  que  si  je  venais 
de  les  achever;  de  sorte  qu'elles  sont,  depuis  le 

i.  Les  deux  figures  qui  composent  le  tableau  à'Endymion. 

I.  " 


i78  GIRODET. 

toupet  jusqu'aux  talons,  tout  entières  à  recom- 
mencer. De  plus,  il  n'y  a  absolument  rien  de  fait 
dans  mon  fond,  que  je  change  tous  les  jours.  Les 
nouvelles  inquiétantes  qui  sont  venues  m'ont  fait 
laisser  tout  cela  une  douzaine  de  jours;  la  joie  fait 
presque  le  même  effet,  et  je  suis  bien  incertain  si 
je  continuerai  jusqu'à  la  fin. 

Je  prendrai  cependant  sur  moi  de  faire  un  der- 
nier effort,  sans  pouvoir  en  prévoir  le  résultat.  Il 
y  a  huit  jours,  d'ailleurs,  je  croyais  bien  te  revoir 
sous  peu,  car  j'ai  écrit  au  docteur1  que  j'étais 
bien  déterminé  à  ne  point  le  laisser  seul  dans  l'in- 
certitude des  événements,  et  je  l'eusse  certaine- 
ment rejoint  si  les  affaires  eussent  tourné  comme 
je  le  craignais.  Pourquoi  ne  me  dis -tu  pas  s'il  est 
à  la  campagne?  S'il  n'y  est  pas,  je  te  prie  de  le 
voir  quelquefois,  sans  que  je  le  prévienne  pour  cela. 
Fais  entendre  à  David  que  ma  figure  m'empêche 
actuellement  de  m'occuper  de  ses  dessins,  mais 
d'ici  à  un  mois  ou  cinq  semaines  je  m'y  remets  et 
ne  lâcherai  que  quand  tous  seront  terminés.  Tu 
peux  être  assuré  de  cela.  Quant  à  toi,  je  te  prie 
instamment,  vu  le  peu  de  temps  que  j'ai  d'ici  à  la 
Saint-Louis,  de  t'occuper  toi-même  de  ceux  dont 
tu  t'es  chargé.  Ce  sera  à  ton  tour  à  te  reposer 
quand  je  me  mettrai  aux  miens.  Tu  m'avais  promis 
un  croquis  de  sa  composition  du  Serment  du  jeu 
de  paume.  Dis -lui  bien  des  choses  de  ma  part  5  je 

1.  Trioson. 


GIRODET.  i79 

tâcherai  de  lui  écrire  sous  peu.  Wicar  est  à 
Florence,  voilà  tout  ce  que  j'en  sais;  Lebrun  se 
michêlangêlise;  il  te  remercie  de  ton  souvenir.  Je 
suis  charmé  que  tu  aies  reçu  le  portrait  de  Tor- 
toni  ;  il  est  singulier  que  tu  ne  Taies  pas  reçu 
plus  tôt.  Ce  n'est  qu'un  demi-goujon.  Quant  à 
celui  de  ta  jolie  cousine,  je  le  ferai  aussi  avec 
beaucoup  de  plaisir.  Tu  aurais  bien  dû  me  dire 
au  moins  le  nom  de  M.  son  père,  car  elle  n'est 
sans  doute  pas  connue  à  Rome  sous  le  nom  de 
cousine  de  M.  Gérard. 

Lors  de  la  nouvelle  de  la  fuite  de  S.  M.  très 
chrétienne,  Men*  '  a  bien  vite  couru  complimen- 
ter chez  le  G1.  Il  était  vêtu  en  cérémonie  et  suivi 
de  deux  laquais  qui  avaient  beaucoup  de  peine  à 
marcher  aussi  vite  que  lui.  Il  a  fait  illuminer  les 
fenêtres  de  son  appartement,  et  le  lendemain  les 
tambours  et  les  flûtes  sont  venus  faire  concert  de 
réjouissance  dans  toutes  les  cours  du  palais. 
Actuellement,  ils  chantent  sur  un  autre  ton.  On 
dit  que  Mén1,  toutes  les  fois  qu'il  se  présente  chez 
le  Card.,  met  une  cocarde  blanche  à  son  chapeau. 
Le  Ch.  en  tient  beaucoup  aussi  ;  il  déjeune,  dîne, 
goûte,  soupe  avec  M.  L.  B\  On  a  ébauché,  le  jour 
de  la  grande  nouvelle,  le  portrait  de  Mesdames, 
avec  les  coins  de  la  bouche  bien  relevés.  Mais  si 
on  les  finit  je  crois  qu'il  faudra  les  redescendre. 
Il  a  couru  un  bruit,  et  il  court  encore,  que  les  pen- 

i.  Ménageot. 


i8o  GIRODET. 

sionnaires  voulant  s'opposer  à  rillumination  Bernis 
sont  sortis  l'épée,  d'autres  éditions  disent  des 
sabres  à  la  main,  pour  aller  fondre  sur  les  gens 
attroupés,  mais  qu'ils  ont  été  retenus  par  les 
Guardos  Portone.  On  pense  qu'il  y  en  a  actuelle- 
ment plusieurs  de  renvoyés.  Je  te  remercie  de  ton 
entretien  avec  Mme  G.  Je  suis  toujours  dans  les 
mêmes  intentions  à  son  égard.  Tu  peux,  par  con- 
séquent,   continuer    à    lui    parler  de  moi   sur  le 

même   ton.   Dis-moi  si    tu  as  été  voir 

comme  tu  en  avais  le  projet. 

J'envoie  par  le  même  courrier  une  petite  boîte 
d'onguent  à  Pajou.  Je  vous  embrasse  tous.  C'est 
demain  la  Fédération1,  mande-moi  ce  qui  s'y  sera 
passé.  Adieu,  sois  prompt  et  exact. 

Ton  ami, 

G.2. 


XV 


Paris,  ce  23  floréal,  an  VIII  (13  mai  1800). 

Béiisaire  est  resté  bien  longtemps  aveugle.  Je 
dois  donc  le  féliciter  d'avoir  recouvré  la  vue  et  de 
pouvoir  enfin  s'assurer  qu'Endymion  ne  pouvait 

1.  Anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille. 

2.  Ici  se  terminent  les  lettres  écrites  de  Rome  par  Girodet. 
On  verra  plus  loin,  par  la  lettre  de  M.  Trioson  et  par  celle  que 
Girodet  adressa,  de  Naples,  à  son  protecteur,  comment  il  fut 
obligé  de  quitter  cetce  ville. 


GIRODET.  181 

être  réveillé  que  par  le  premier  baiser  de  l'Amour. 
Mais  je  conseille  à  cet  Amour  de  quitter  ses  ailes 
lorsqu'il  jouera  le  rôle  de  l'Amitié. 

Endymion. 


XVI 


Paris,  vers  1820. 


J'ai  vainement  espéré,  mon  cher  Gérard,  pou- 
voir disposer  d'un  moment  pour  aller  t'inviter 
moi-même  à  venir  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  ta- 
bleau qui  m'a  occupé  jusqu'à  ce  moment.  J'aurais 
voulu  laisser  le  jour  et  l'heure  à  ton  choix,  mais  le 
temps  m'a  manqué  absolument.  Je  désire  bien 
vivement  que  tu  puisses  disposer  d'un  instant, 
demain  matin,  avant  l'heure  où  je  cesse  d'être  libre. 
Si  donc,  sur  les  onze  heures  ou  midi,  tes  arrange- 
ments de  la  journée  te  permettaient  de  me  con- 
sacrer quelques  minutes,  tu  ferais  un  sensible 
plaisir  à  ton  ancien  camarade  et  ami l. 

Girodet-Trioson. 

1.  Ces  deux  billets,  datés  de  Paris,  témoignent,  Fun  du  goût 
tant  soit  peu  prétentieux  du  peintre  d'Arala.  l'autre  de  la  froi- 
deur que  celui-ci  commençait  à  mettre  dans  ses  rapports  avec 
son  ami  Gérard. 


TRIOSON' 

Au  Bourgouin,  prés  Montargis,  20  pluviôse  1793 . 

Citoyen, 

Girodet  est  votre  ami,  et  je  crois  avoir  remar- 
qué que  vous  lui  êtes  véritablement  attaché  ;  v©us 
pouvez,  si  ce  malheureux  jeune  homme  existe  en- 
core, lui  rendre  un  grand  service  et  peut-être  lui 
sauver  la  vie  en  m'aidant  à  lui  procurer  le  secours 
dont  il  a  besoin. 

Les  deux  dernières  lettres  que  j'ai  reçues  de 
lui  m'ont  jeté  dans  la  plus  grande  inquiétude.  Je 
n'en  ai  pas  reçu  depuis  celle  que  vous  trouverez 
ci-jointe,  où  vous  verrez  que  son  état  est  toujours 
très  grave.  Dans  la  précédente,  il  me  marquait  : 
qu'ayant  refusé  tout  serment  contraire  à  ce  qu'il 
doit  à  son  pays  et  bien  décidé  à  mourir  républicain 
et  attaché  à  la  République  française  une  et  indivi- 
sible, il  était  souvent  visité  par  des  officiers  de 
police  pour  l'engager  à  quitter  l'État  de  Naples 
aussitôt  qu'il  serait  jugé  transportable  ;  qu'il  n'y 
resterait  pas  une  heure  après  que  le  médecin  qui 

1.  Nous  avons  inséré  cette  lettre  du  docteur  Trioson  pour 
conduire  la  relation  des  rapports  entre  Gérard  et  Girodet  aussi 
loin  qu'il  était  possible. 


TRIOSON.  i83 

lui  donne  des  soins  lui  dira  qu'il  peut  s'embarquer 
sans  risquer  de  renouveler  ses  accidents.  Il  m'ob- 
servait qu'il  était  absolument  sans  un  soi,  n'ayant 
plus  la  faculté  de  prendre  cent  cinquante  livres 
dont  je  l'avais  fait  accréditer  tous  les  mois  chez 
M.  Meuricoffre,  banquier  à  Naples,  ledit  Meuri- 
coffre, persécuté  lui-même,  ayant  quitté  Naples 
et  s'étant  retiré  à  Genève.  A  la  réception  de  sa 
lettre,  j'ai  tâché  de  trouver  à  Paris  un  banquier  qui 
pût  lui  faire  passer  par  la  voie  de  Gênes,  ainsi 
qu'il  me  l'indique,  l'argent  dont  il  a  besoin,  tant 
pour  se  faire  soigner  que  pour  revenir,  et  je  n'ai 
trouvé  personne  qui  voulût  se  charger  de  cette 
traite,  probablement  dans  la  crainte  de  se  com- 
promettre ou  qu'il  fût  question  de  quelque  émigré. 
Jugez,  citoyen,  dans  quelle  situation  affreuse  se 
trouve  votre  pauvre  ami!  Eloigné  de  trois  cents 
lieues  de  ses  parents,  dans  un  pays  dont  il  est 
pressé  de  partir,  mourant,  sans  argent,  peut-être 
accablé  de  dettes  et  ne  sachant  où  aller! 

Je  vous  supplie,  au  nom  de  l'amitié,  de  vous 
joindre  à  moi,  de  venir  à  son  secours,  et  d'obtenir 
pour  Girodet  un  peu  d'intérêt  de  la  part  de  son 
maître,  le  citoyen  David,  à  qui  il  a  écrit  plusieurs 
fois  et  à  qui  j'étais  chargé  de  remettre  une  lettre 
qui  ne  m'est  pas  parvenue,  car  il  paraît  que,  sur 
quatre  lettres  qu'il  m'écrit,  à  peine  en  reçois-je 
une.  Vous  voyez,  citoyen,  qu'il  serait  question 
d'obtenir  promptement  une  permission  du  Comité 
de  salut  public  ou  une  autorisation  pour  un  ban- 


184  TKIOSON. 

quier  quelconque  de  faire  passer  des  fonds  à 
Girodet  par  la  voie  de  Gênes,  et  de  la  manière 
dont  il  l'indique  dans  la  lettre  ci-jointe.  J'aurais 
bien  écrit  directement  au  citoyen  David,  qui  doit 
cette  protection  à  un  de  ses  élèves  qui  lui  est  le 
plus  attaché,  mais  ma  femme  et  moi  avons  l'expé- 
rience qu'il  ne  répond  pas,  et  vous  êtes  plus  à 
portée  de  rehausser  son  intérêt  pour  votre  ami  et 
de  prendre  ses  moments  de  loisir  pour  lui  parler 
d'une  affaire  que  vous  concevrez  ne  devoir  pas 
traîner.  Il  y  a  trop  longtemps  que  ce  malheureux 
souffre  de  maladie  et  de  pénurie. 

Je  compte,  citoyen,  que  vous  m'accuserez  ré- 
ception de  celle-ci,  et  que  vous  me  direz  ce  que 
je  dois  faire  et  quel  parti  vous  aurez  imaginé  pour 
faire  passer  promptement  à  Girodet  les  fonds  dont 
il  a  un  si  pressant  besoin.  Je  partagerai  toute  sa 
reconnaissance. 

Adieu,  citoyen,  je  vous  remercie  d'avance. 
Agréez  le  tendre  souvenir  de  ma  femme  pour  vous 
et  pour  votre  jeune  moitié.  Dites  bien  des  choses 
honnêtes  pour  moi  au  citoyen  David.  Je  compte 
sur  son  amitié  pour  Girodet. 

Vous  m'obligerez  de  me  renvoyer  la  lettre  de 
Girodet  quand  vous  l'aurez  communiquée  au  ci- 
toyen David  et  à  ceux  qu'elle  peut  intéresser. 
N'ayant  pas  reçu  de  lettre  de  Girodet  depuis  le 
29  janvier,  je  ne  sais  que  penser.  Je  connais  la  na- 
ture de  sa  maladie  et  je  crains  bien  qu'il  ne  lui 
soit  arrivé  quelques  nouveaux  accidents,  ou  que, 


TRIOSON.  i85 

forcé  de  s'embarquer  sans  être  suffisamment  en 

état,  il  ne  soit  dans    quelque   coin  mourant.  Si 

vous  voulez  bien  vous  occuper  de  voir  directement 

le  citoyen...   vous  m'obligerez  beaucoup.    Si  ma 

santé  me  le  permettait,  j'irais  à  Paris.  Quand  vous 

aurez  arrangé  cela,  vous  pourrez  voir  le  citoyen 

M...  Directeur  de  s  domaines,  rued'Aguesseau,  n°i, 

mon  parent;  il  a  quelques  fonds  à  moi  et  il  ferait 

expédier  par  la  voie  de  Gênes  25  à  30  louis. 

Vous  êtes  probablement  surpris  de  ce  que  ma 

réquisition  ne  vienne  qu'après  deux  mois  de  date 

de  la  lettre  où.  Girodet  me  témoigne  sa  détresse  ; 

mais  cela  vient  de   ce  que  j'ai  espéré,  sans  vous 

déranger,  pouvoir  trouver  un  banquier,  ne  m'ima- 

ginant  pas  qu'il  y  eût  autant  de  difficulté. 

Salut  et  fraternité. 

Trioson. 


LETTRE  DE  GIRODET  AU  DOCTEUR 
TRIOSON  '. 

Naples,  le  19  janvier  1793. 

Mon  ami,  je  ne  doute  point  que,  jusqu'au  mo- 
ment ou  vous  recevrez  cette  lettre,  vous  ne  soyez 

1.  Nous  avons  jugé  nécessaire  pour  l'intelligence  de  la  cor- 
respondance, à  propos  de  Girodet,  de  donner  ici  cette  lettre 
adressée  de  Naples  à  M.  Trioson.  Cette  lettre  ne  fait  pas  partie 
de  la  collection  et  a  été  publiée  dans  la  Notice  de  M.  Coupin. 


i86  GIRODET. 

dans  une  grande  inquiétude  à  mon  égard.  C'est 
pour  la  faire  cesser  que  je  m'empresse  de  vous 
écrire.  Je  vis  et  me  porte  bien,  après  avoir  vu 
la  mort  d'assez  près.  Je  suis  arrivé  ici  absolument 
dénué  de  tout,  sans  linge,  sans  habits,  sans  ar- 
gent. Tous  mes  effets  sont  restés  à  l'Académie, 
où  le  gouvernement  a  fait  apposer  les  scellés  après 
y  avoir  provoqué  le  meurtre  et  l'incendie.  Voici 
en  peu  de  mots  ce  qui  s'est  passé.  Sur  le  refus  du 
Pape 'de  laisser  placer  à  la  maison  du  consul  de 
France  les  armes  de  la  République,  Basseville, 
son  agent  à  la  cour  de  Rome,  nous  engagea  à 
partir  tous  pour  Naples.  Dix  de  mes  camarades 
partirent  sur-le-champ.  Ayant  plus  d'affaires  à 
terminer,  je  restai  dix  jours  de  plus  ;  si  je  fusse 
parti,  je  n'eusse  couru  aucun  risque.  Mais  à  cet 
instant  môme  le  major  de  la  division,  Latouche, 
arrive  à  Rome,  chargé  par  Mackau,  ministre  à 
Naples,  de  faire  placer  les  armes.  J'avais  de- 
mandé à  faire  celles  qui  devaient  servir  pour 
l'Académie,  et  chacun  le  désirait.  Je  crus  de  mon 
devoir  de  rester  pour  les  faire;  en  un  jour  et  une 
nuit  elles  furent  prêtes  ;  j'étais  aidé  par  trois  de 
mes  camarades.  Nous  n'étions  plus  que  quatre  à 
l'Académie,  et  nous  avions  encore  le  pinceau  à  la 
main  quand  le  peuple  furieux  s'y  porta  et,  en  un 
instant,  réduisit  en  poudre  les  fenêtres,  vitres, 
portes,  ainsi  que  les  statues  des  escaliers  et  des 
appartements.  Ils  n'avaient  que  vingt  marches  à 
monter  pour  nous  assassiner  ;  nous  les  prévînmes 


GIRODET.  187 

en  allant  au-devant  d'eux.  Ces  misérables  étaient 
si  acharnés  à  détruire  qu'ils  ne  nous  aperçurent 
même  pas.  Mais  des  soldats,  presque  aussi  bour- 
reaux que  les  bandits  que  nous  avions  à  craindre, 
loin  de  s'opposer  à  eux,  nous  firent  descendre 
plus  de  cent  marches  à  grands  coups  de  crosse 
de  fusil  jusque  dans  la  rue,  où  nous  nous  trou- 
vâmes abandonnés  et  sans  secours  au  milieu  de 
cette  populace  altérée  de  notre  sang.  Heureuse- 
ment encore,  ces  bourrades  de  soldats  firent  croire 
à  la  populace  que  nous  faisions  partie  d'elle-même, 
mais  quelques-uns  nous  reconnurent.  Un  de  mes 
camarades  fut  poursuivi  à  coups  de  pavé,  moi  à 
coups  de  couteau.  Des  rues  détournées  et  notre 
sang-froid  nous  sauvèrent.  Echappé  à  ce  danger 
et  croyant  les  prévenir  tous,  j'allai  me  jeter  dans 
un  autre.  Je  courus  chez  Basseville:  dans  ce  mo- 
ment même  on  l'assassinait.  Le  major,  la  femme 
de  Basseville  et  Moutte  le  banquier  se  sauvent  par 
miracle.  Je  me  jette  dans  une  maison  italienne  à 
deux  pas  de  là,  et  j'y  reste  jusqu'à  la  nuit.  J'ai 
l'audace  de  retourner  à  l'Académie,  qui  était  de- 
venue le  palais  de  Priam.  On  se  préparait  à  briser 
les  portes  à  coups  de  hache  et  à  mettre  le  feu.  Là, 
je  fus  reconnu  dans  la  foule  par  un  de  mes  mo- 
dèles. Il  faillit  me  perdre  par  le  transport  de  joie 
qu'il  eut  de  me  voir  sauvé.  Je  lui  serrai  énergi- 
quement  la  main  pour  toute  réponse,  et  nous  nous 
arrachâmes  de  ce  lieu.  Je  retrouvai,  après  l'avoir 
cherché  quelque   temps,  un  de  mes  camarades, 


188  GIRODET. 

Mon  bon  modèle  nous  donna  l'hospitalité  chez  lui, 
d'où  je  l'envoyai  plusieurs  fois  à  l'Académie.  Il  y 
vit  enfoncer  et  brûler  les  portes.  On  lui  fît  crier  : 
«  Vive  le  Pape!  vive  la  Madone!  périssent  les 
Français!  »  Et  il  revint  nous  rendre  fidèlement 
compte  de  tout.  Pendant  ce  temps-là,  nous  allâmes 
à  deux  pas  de  chez  lui,  sur  la  Trinité-du-Mont, 
d'où  nous  entendions  distinctement  les  hurlements 
de  ces  barbares. 

Nous  passâmes  la  nuit  chez  ce  brave  homme, 
qui  eut  pour  nous  les  meilleurs  procédés,  et,  deux 
heures  avant  le  jour,  nous  prîmes  la  fuite.  Il  voulut 
nous  accompagner  une  partie  du  chemin;  mais 
enfin  il  fallut  se  séparer,  et  nos  larmes  se  confon- 
dirent. Je  n'oublierai  jamais  les  services  qu'il  m'a 
rendus. 

Nous  marchâmes  deux  jours  à  pied  et  ne  trou- 
vâmes sur  la  route  que  différents  motifs  d'inquié- 
tude. A  Albano,  on  refusa  de  nous  louer  une  ca- 
lèche :  nous  n'en  pûmes  trouver  qu'à  Velletri,  où 
on  nous  fit  bien  payer  la  nécessité  où  nous  étions 
de  nous  en  servir.  Dans  les  Marais-Pontins, 
forcés  par  le  temps  le  plus  horrible  de  nous  réfu- 
gier dans  une  écurie,  on  délibéra  de  nous  massa- 
crer pour  avoir  nos  dépouilles.  Un  de  ces  scélérats, 
moins  scélérat  que  les  autres,  fit  réflexion  qu'elles 
n'en  valaient  pas  la  peine.  Ce  fut  le  dernier  danger 
que  nous  courûmes. 

Hors  des  États  du  Pape,  nous  fûmes  véritable- 
ment traités  en  amis,  le  roi  de  Naples  ayant  donné 


GIRODET.  1S9 

les  ordres  les  plus  positifs  de  protéger  tous  les 
Français  qui  se  réfugieraient  dans  ses  Etats.  En 
arrivant  ici  (à  Naples),  je  descendis  chez  le  citoyen  * 
Mackau,  que  j'informai  de  ces  détails  et  de  ma 
position.  Là,  j'appris  tout  ce  qui  s'était  passé  à 
Rome  :  la  mort  de  Basseville,  celle  de  deux  Fran- 
çais massacrés  place  Colonne;  le  secrétaire  de 
Basseville  dangereusement  blessé,  ainsi  qu'un  do- 
mestique de  l'Académie  ;  le  feu  mis  au  quartier 
des  Juifs;  la  maison  de  Torlonia  et  la  porte  de 
France  assaillies  de  pierres;  les  palais  d'Espagne, 
de  Farnèse,  de  Malte  et  autres  menacés.  Torlonia 
est  ici  ;  il  faut  que  je  le  voie,  car  je  suis  absolu- 
ment à  sec.  J'ai  laissé  chez  moi  quatre-vingts  écus 
romains  en  argent,  que  je  regarde  comme  perdus 
ainsi  que  tous  mes  effets.  Votre  tableau  (VHippo- 
crate)  !  était  heureusement  enlevé  et  en  caisse  : 
je  vais  écrire  pour  le  faire  venir  2. 

1.  UHippocrate  a  écé  donné  par  M.  Trioson  à  l'Ecole  de 
médecine  de  Paris. 

2.  Après  son  séjour  à  Naples,  Girodet  gagna  la  haute  Italie, 
Florence,  Venise,  Gênes,  où  il  rencontra  Gros.  Il  laissa  celui-ci 
continuer  ses  voyages  à  la  suite  de  l'armée  française,  et  revint  à 
Paris  à  la  fin  de  1795. 


DARDEL1 


Paris,  12  décembre  1790. 

Mon  ami, 

Je  souhaite  qu'à  la  réception  de  ma  lettre  votre 
famille  soit,  ainsi  que  vous,  en  bonne  santé.  Je 
vous  aurais  écrit  plus  tôt,  n'était  l'incertitude  sur 
l'instant  de  votre  départ,  car  la  maladie  de  votre 
père  m'inquiétait  beaucoup,  non  pour  lui  person- 
nellement, puisque  vous  me  mandiez  que  sa  ma- 
ladie prenait  un  bon  cours,  mais  pour  le  petit 
Alexandre  et  pour  madame  votre  mère  surtout. 
Mais  la  lettre  que  vous  avez  écrite  à  Pajou  m'a 
tranquillisé  à  cet  égard. 

Je  vais  vous  rendre  compte  de  notre  insurrec- 
tion académique2.   A  peine  fûtes-vous  parti  que 

1.  Dardel,  statuaire,  ami  de  Gérard  et  de  Girodet.  Il  est 
resté  presque  inconnu,  est  mort  pauvre,  dans  les  premières  an- 
nées de  la  Restauration,  soutenu  et  assisté  par  Gérard. 

2.  L'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture  était, 
avant  la  Révolution,  dominée  par  un  esprit  de  coterie  très  exclu- 
sif. Elle   avait  décidé  que  ses    associés  seuls    auraient  le  droit 


DARDEL.  191 

MM.  Valette  et  Pajou  se  donnèrent  un  mal  infini 
pour  réunir  les  jeunes  gens  de  l'Académie.  A  force 
de  persévérance,  ils  finirent  par  les  engager  à  se 
réunir  chez  M.  Dubois,  qui  n'a  cessé  de  montrer 
le  plus  grand  zèle  pour  faire  réussir  le  projet  de 
demander  à  l'Assemblée  nationale  l'abolition  de 
l'Académie.  Après  plusieurs  lectures  du  plan, 
faites  chez  M.  Dubois,  où  nous  nous  réunîmes 
jusqu'à  trente,  nous  arrêtâmes  de  députer,  dans 
plusieurs  ateliers  et  à  l'Académie,  Pajou  qui  y  lut 
un  extrait  du  plan  d'organisation  qu'on  se  propo- 
sait de  faire  adopter  aux  élèves.  On  laissa  même 
dans  les  ateliers  un  projet  de  cet  extrait.  Cette 
lecture  fut  goûtée  des  jeunes  gens,  qui  promirent 
de  se  rendre  à  l'archevêché,  dans  la  salle  Saint- 
Nicolas,  lieu  où  on  les  engageait  à  se  réunir.  Vous 
jugez  si  cette  démarche  jeta  l'alarme  au  milieu 
des  aristocrates  de  l'Académie.  Ceux-ci  eurent 
vent  des  projets  de  la  députation  et  la  surveil- 
lèrent.  A  peine  les  députés  furent-ils  sortis  des 

d'exposer  leurs  œuvres.  En  outre,  aucun  artiste,  hors  de  l'Aca- 
démie royale,  ne  pouvait  espérer  de  part  dans  la  dispensation  des 
travaux  du  gouvernement.  On  ne  sera  donc  pas  surpris  si,  en  ce 
temps  de  trouble  et  d'effervescence  que  la  révolution  souleva,  et 
au  milieu  des  espérances  qu'elle  fit  entrevoir,  il  se  manifesta 
parmi  les  artistes  un  mouvement  très  vif  d'opposition.  Les  pro- 
fesseurs, les  membres  et  les  agréés  de  l'Académie  étaient  eux- 
mêmes  divisés  d'opinion.  David,  le  plus  influent  parmi  les  pre- 
miers, accueillit  favorablement  les  diverses  pétitions  rédigées  par 
les  élèves  et  les  appuya.  En  1792,  David,  devenu  député  à  la 
Convention  nationale,  fit  supprimer  le  directeur  de  l'Académie, 
puis  l'Académie  elle-même. 


192  DARDEL. 

ateliers  des  sieurs  Vincent ■  et  Regnault2,  que  le 
premier  s'empara  de  la  copie  de  l'extrait  qui  avait 
été  lu  et  fit  avertir  en  hâte  M.  Pajou3  pour  lui  faire 
part  de  Pattentat  inouï  des  élèves.  On  me  dépei- 
gnit comme  un  homme  envenimé  contre  l'Aca- 
démie, qui  joignait  à  une  ambition  sans  bornes  un 
talent  très  médiocre  et  par-dessus  tout  une  mau- 
vaise tête.  Plusieurs  autres  défendirent  à  leurs 
élèves  de  se  trouver  à  l'assemblée,  sous  peine 
d'être  chassés.  Enfin,  le  jour  désigné  pour  la 
réunion  de  l'archevêché  arriva,  et  le  sieur  Théve- 
nin,  que  Pajou  avait  en  vain  sollicité  de  venir 
chez  moi  prendre  connaissance  du  plan  qu'on 
devait  soumettre  aux  jeunes  gens,  le  sieur  Thé- 
venin,  dis-je,  soit  de  son  propre  mouvement,  soit 
qu'il  y  fût  poussé  par  une  influence  étrangère,  s'y 
rendit,  mais  dans  l'espérance  d'empêcher  l'assem- 
blée de  s'organiser.  M'apercevant  dès  le  premier 
instant  de  son  intention,  je  jugeai  que,  si  l'assem- 

1.  Vincent,  professeur  à  l'Académie  de  peinture,  auteur  d'un 
beau  tableau  exposé  en  1779  :  le  Président  Mole  saisi  par  les 
factieux. 

2.  J.-B.  Regnault,  né  à  Paris  en  1754.  Elève  de  Bardin, 
suivit  son  maître  à  Rome.  A  son  retour,  il  concourut  pour  le 
grand  prix  etl'obtinten  1776.  Le  sujet  étùtDiogène  et  Alexandre. 
Agréé  de  l'Académie  en  1782,  il  fut  reçu  académicien  l'année 
suivante.  Son  tableau  de  réception  fut  YEducation  d'Achille^ 
exposé  aujourd'hui  au  Louvre  dans  la  salle  des  Sept-Cheminées. 
Membre  de  l'Institut  en  1795.  Son  ace^er  était  très  fréquenté 
parles  élèves.  Il  est  mort  à  Paris  en  1829.  Il  fut  remplacé  à 
l'Institut  par  M.  Heim. 

3.  Le  père. 


DARDEL.  i93 

blée  ne  se  constituait  Commune  des  élèves,  il  était  à 
craindre  que  les  académiciens  ne  parvinssent  à 
engager  ceux-ci  à  faire  scission  ;  je  fis  tous  mes 
efforts  pour  engager  rassemblée  à  se  constituer 
immédiatement.  C'est  ce  qu'elle  fit,  malgré  tous 
les  efforts  du  sieur  Thévenin  pour  l'en  empê- 
cher. 

A  la  séance  suivante,  M.  Thévenin  arriva  avec 
un  très  long  discours  et  voulut  prouver  aux  jeunes 
gens  qu'ils  étaient  incapables  de  faire  un  plan 
d'organisation;  en  conséquence,  il  les  invitait  à 
s'en  rapporter  entièrement  à  leurs  maîtres,  qui 
savaient  beaucoup  mieux  qu'eux  ce  qui  leur  était 
convenable.  Je  demandai  la  parole  pour  répondre, 
mais  on  m'interrompit  par  un  bruit  horrible,  et  il 
me  fut  impossible  de  me  faire  entendre.  Le  sieur 
Thévenin  profita  du  tumulte  et  disparut.  Aussitôt 
trente-deux  membres  de  l'assemblée  demandèrent 
à  grands  cris  leur  radiation  du  registre,  espérant 
par  là  provoquer  la  dissolution  de  l'assemblée,  qui 
eût  été  dissoute,  en  effet,  si  elle  ne  se  fût  consti- 
tuée Commune  des  élèves.  Mais  l'Académie,  n'ayant 
pu  parvenir  à  dissoudre  l'assemblée  delà  Commune 
des  arts,  n'a  pas,  pour  cela,  perdu  l'espérance  de 
l'empêcher  de  finir  son  travail.  Elle  sème  la  divi- 
sion dans  son  sein  et  est  même  parvenue  à  faire 
rejeter  par  une  très  grande  majorité  tous  projets 
d'écoles  publiques.  Beaucoup  de  membres  de  la 
Commune  prétendent,  en  effet,  que  toute  instruc- 
tion publique  est  contraire  au  progrès  des  arts,  et 
i.  13 


I94  DARDEL. 

qu'un  muséum  bien  organisé  doit  suffire  pour  pro- 
duire de  grands  artistes. 

Nous  n'avons  cependant  pas  perdu  l'espoir  de 
ramener  ceux-ci  à  des  idées  plus  raisonnables,  et 
nous  continuons  de  nous  réunir  pour  terminer  notre 
travail.  Pajou  vous  donnera  quelques  détails  à  ce 
sujet.  Il  serait  à  souhaiter  que  les  pensionnaires  et 
les  autres  artistes  français  qui  sont  à  Rome  se 
réunissent  pour  faire  une  pétition  dans  laquelle  ils 
demanderaient  à  l'Assemblée  nationale  l'abolition 
de  toute  ligne  de  démarcation  entre  les  artistes, 
autre  que  celle  du  talent,  laquelle  se  trace  bien 
mieux  dans  une  exposition  générale  que  par  des 
distinctions  personnelles. 

Je  ne  vous  dirai  rien  des  affaires  publiques,  si 
ce  n'est  que  le  héros  des  deux  mondes  x  n'est  plus 
estimé  qu'à  sa  juste  valeur. 

Je  reviens  à  vous  pour  vous  quereller  sur  vos 
craintes  et  vous  encourager  sur  le  parti  que  vous 
avez  pris  de  surmonter  tous  les  obstacles.  J'ose 
vous  assurer  que  vous  n'avez  qu'à  vouloir,  mais  vou- 
loir fortement,  pour  vous  mettre,  comme  artiste, 
au  niveau  de  la  révolution  (je  dis  comme  artiste). 

Je  vous  engage  donc  à  vous  entretenir  plus 
souvent  avec  les  anciens  Romains  qu'avec  les  mo- 
dernes. 

Adieu,  mon  ami,  portez-vous  bien;  embrassez 
mille  fois   madame  votre  mère  pour  moi  et  pour 

i.  La  Fayette. 


DARDEL.  i95 

mon  épouse.  MM.  Valette,  Gros,  Jourdain  et 
mon  beau-frère  me  chargent  de  vous  faire  leurs 
compliments.  Quand  vous  verrez  Mérimée,  sou- 
haitez-lui de  ma  part  une  bonne  santé. 

Votre  ami, 

Dardel. 

II 

♦  Paris,  le  23  janvier  179 1. 

Mon  ami, 

Je  vous  plains  sincèrement  d'être  au  milieu 
d'un  peuple  abruti  par  l'ignorance  et  la  supersti- 
tion. Je  vous  engage  surtout  à  ne  point  développer 
l'énergie  de  votre  caractère  avec  des  hommes 
courbés  sous  la  verge  du  pouvoir  monacal;  ce 
serait  en  pure  perte  pour  eux,  et  dangereux  pour 
vous.  Espérons  qu'un  jour  viendra  où  la  vérité  dis- 
sipera les  ténèbres  dont  on  s'efforce  de  l'envi- 
ronner. Nos  prêtres  ont  cherché  à  faire  croire 
que  la  nouvelle  constitution  civile  du  clergé  était 
une  atteinte  portée  à  la  sainteté  de  la  religion, 
mais  le  peuple  s'est  comporté  de  manière  à  leur 
prouver  qu'il  savait  distinguer  la  cause  du  ciel 
d'avec  l'intérêt  du  prêtre  ;  enfin,  la  plus  grande 
partie  des  curés  de  Paris  ont  prêté  de  bonne  grâce 
le  serment  qu'on  exigeait  d'eux.  Le  grand  général 
fait  souvent  de  longs  discours  pour  tâcher  de  ré- 


196  DARDEL. 

chauffer  l'enthousiasme  du  peuple  pour  lui  ;  mais 
une  fois  que  le  bout  d'oreille  perce,  on  ne  peut 
plus  le  cacher.  Les  nouveaux  ministres  se  com- 
portent assez  bien.  Gela  durera-t-il  toujours?  11  faut 
l'espérer.  Il  s'est  formé,  sur  la  section  des  Enfants- 
Rouges,  un  club  du  peuple,  sous  le  nom  de  Société 
fraternelle,  où  tous  les  citoyens,  .citoyennes  et 
leurs  enfans,  depuis  l'âge  de  douze  ans,  sont  admis 
gratuitement  et  dans  laquelle  on  s'occupe  à  leur 
expliquer  l'évangile  du  jour.  De  tels  établissemens 
sont  précieux  pour  le  salut  public. 

L'Assemblée  nationale  a  décrété  l'érection 
d'un  monument  public  à  l'illustre  auteur  d'Emile 
et  du  Contrat  social.  Notre  club  a  fait  une  adresse 
à  l'Assemblée  pour  demander  que  ce  monument, 
vraiment  national,  soit  donné  en  concours,  afin 
que  tous  ceux  des  citoyens  qui  cultivent  l'art  de  la 
sculpture  puissent  jouir  du  droit  qu'ils  ont  d'y  pré- 
tendre, en  raison  de  leur  capacité  et  de  leurs  ta- 
lens.  M.  Masset,  député,  a  résumé  les  principes 
de  notre  Adresse  et  en  a  fait  une  motion  qui  a  été 
accueillie  par  l'Assemblée  nationale,  qui  a  ren- 
voyé l'adresse  au  comité  des  finances  pour  qu'il 
lui  présente  un  projet  de  décret  conforme  aux 
principes  qui  y  sont  énoncés.  L'Académie  a  fini 
son  travail  ;  il  est  présentement  au  comité  de  con- 
stitution ;  la  preuve  la  plus  évidente  qu'elle  a  plus 
pensé  à  l'intérêt  de  ses  membres  qu'à  l'avantage 
général,  c'est  le  soin  qu'elle  prend  pour  le  tenir 
caché.  Nous  avons  quitté  la  commune  qui  s'en  va 


DARDEL.  i97 

en  décadence.  Mais  nous  continuons  notre  travail 
qui  touche  à  sa  un.  Quant  à  la  lettre  que  vous 
m'avez  écrite  de  Marseille,  je  l'ai  reçue,  comme 
vous  avez  du  le  voir  par  celle  que  je  vous  ai  écrite 
en  réponse.  Je  viens  au  sujet  de  T allia  fuyant  de 
son  palais,  poursuivie  partout  où  elle  passe  par  le 
peuple,  qui  fait  mille  imprécations  contre  elle.  Ce 
sujet  me  paraît  susceptible  d'un  grand  effet,  et 
très  analogue  aux  circonstances  présentes;  mais 
il  y  a  de  grandes  difficultés  à  vaincre  ;  car  il  faut 
non  seulement  donner  une  idée  nette  de  la  révolu- 
tion qui  s'opère  dans  le  même  instant,  mais  encore 
motiver  la  haine  du  peuple  romain  pour  cette 
détestable  femme.  11  me  vient  dans  l'instant  plu- 
sieurs idées  qui  me  portent  à  vous  assurer  qu'on 
peut  traiter  ce  sujet  de  manière  à  être  entendu  de 
tout  le  monde.  Le  caractère  de  Tullia  a  tant  de 
rapports  à  celui  de  la  femme  à  laquelle  vous  vou- 
liez la  faire  ressembler,  que  je  crois  la  ressem- 
blance physique  absolument  inutile.  Méditez  sou- 
vent les  ouvrages  de  Michel-Ange  et  de  Jules  Ro- 
main ;  leur  énergie,  leurs  caractères  de  têtes  et 
leur  dessin  sont  plus  propres  à  de  tels  sujets  que 
ceux  des  autres  grands  maîtres  que  vous  avez  sous 
les  yeux.  Je  vous  exhorte  aussi  à  tenir  note  par 
écrit  des  impressions  que  vous  recevrez  à  l'aspect 
des  ouvrages  de  chaque  maître  en  particulier;  je 
crois  qu'un  tel  travail  vous  sera  d'une  grande  utilité 
dans  tous  les  temps.  Enfin  imitez  l'abeille,  qui  vol- 
tigeant de  fleur  en  fleur,  puise  dans  le  calice  de 


198  DARDEL 

chacune  un  suc  différent,  dont  elle  compose  son 

miel.  Adieu,  mon  ami,  je  vous  embrasse  et  suis 

tout  à  vous. 

Dardel. 

Mon  épouse  vous  remercie  de  votre  bon  sou- 
venir et  se  joint  à  moi  pour  vous  prier  de  présenter 
nos  civilités  à  madame  votre  mère  et  de  Fembras- 
ser  mille  fois  pour  nous,  ainsi  que  vos  frères. 

Pajou  vous  embrasse.  Mon  beau-frère  et  Tour- 
caty  me  chargent  de  vous  faire  leurs  complimens. 


PAJOU1 


Paris,  28  février  179 1. 

Je  suis  à  peine  revenu  de  ma  surprise  ;  com- 
ment! mon  ami,  quoique  tu  sois  artiste,  tu  quittes 
Rome2!  Je  conviens  qu'il  te  serait  difficile  de  vivre 
longtemps  éloigné  de  ta  mère-  j'admire  les  sen- 
timents qui  te  font  abandonner  tes  plus  chers 
intérêts  pour  tes  parents;  mais,  pour  moi,  l'es- 
poir  de  te  revoir  bientôt  ne  m'empêche  pas  de 
regretter  celui  que  j'avais  dépasser  quelque  temps 
à  Rome  avec  toi.  Réfléchis  bien,  mon  ami,  à  ce 
que  tu  vas  faire,  car,  d'après  ce  que  tu  m'as  dit 
de  ce  pays,  je  crois  qu'on  ne  doit  pas  seulement 
songer  aux  sots  qui  vous  environnent,  mais  aux 
belles  choses  dont  on  est  entouré,  et  dont  on  jouit 
d'autant  mieux  qu'on  a  moins  de  distractions.  Je 
t'avouerai  que  je  me  faisais  une  agréable  perspec- 
tive de  méditer  avec  toi  sur  ces  belles  choses, 
mais  je  vois  que  je  ne  suis  pas  fait  pour  être  heu- 
reux. Si  tu  ne  restes  pas  à  Rome,  quel  motif 
pourra   alors   m'engager  à  y  aller,    étant  privé  de 

1.  Voiries  lettres  de  Girodet. 

2.  Voir  la  notice  sur  Gérard. 


200  PAJOU. 

ce  qui  pouvait  m'en  faire  chérir  le  séjour?  Crois-tu, 
d'ailleurs,  que  ta  mère  ne  serait  pas  à  Paris  suffi- 
samment entourée  d'amis  qui  en  prendraient  soin 
et  te  donneraient  de  ses  nouvelles  ?  Réfléchis  bien, 
te  dis-je,  à  ce  que  tu  vas  faire  ;  notre  bonheur 
commun  y  est  attaché. 

Mande-moi  le  plus  tôt  possible  tout  ce  dont  tu 
auras  besoin  ici,  si  tu  ne  changes  pas  d'avis,  et 
dis-moi  ce  à  quoi  je  pourrai  être  utile  à  ta  mère, 
soit  pour  son  logement,  soit  pour  ton  atelier.  Le 
local  auquel  tu  veux  mettre  300  livres  doit-il  te 
servir  de  logement  et  d'atelier  en  même  temps? 
car  je  crois  que  l'on  pourrait  avoir  pour  cette 
somme  un  très  bon  local  pour  atelier  et  passable 
comme  logement.  Je  désire  savoir  tes  intentions 
avant  de  rien  arrêter.  Fais  bien  tes  réflexions, 
car  je  présume  que  si  ta  mère  venait  à  s'accli- 
mater d'ici  à  quelque  temps,  tu  changerais  d'avis, 
ce  qui  me  ferait  grand  plaisir,  espérant  t'aller  re- 
joindre de  quelque  façon  que  les  choses  s'arran- 
gent ici1. 

Adieu. 

Pajou. 

1.  Pendant  cette  même  année  et  durant  le  séjour  de  Gérard 
à  Rome,  Pajou  écrivit  plusieurs  autres  lettres  à  son  ami.  Celle 
dont  parle  Dardel,  où  il  est  question  de  querelles  académiques, 
fut  saisie  par  le  gouvernement  romain.  Pajou  explique  à  Gérard, 
dans  une  autre  lettre  et  en  peu  de  mots,  les  motifs  du  différend. 
C'est  à  peu  de  chose  près  la  répétition  de  la  lettre  de  Dardel  que 
nous  avons  publiée  en  entier. 

L'année  suivante,  Pajou,  cédant  au  courant  qui  emporta  une 


PAJOU.  201 


II 


Douzy,  près  Sedan,  le  14  octobre,  l'an  I* 
de  la  République  française  (1792). 


Mon  ami, 


Bien  que  tu  m'aies  recommandé  de  t'écrire 
souvent,  il  ne  m'a  pas  été  possible  de  le  faire 
depuis  la  lettre  que  je  t'ai  envoyée  du  camp  de 
la  Lune,  car  depuis  ce  temps  nous  n'avons  cessé 
de  camper  et  de  décamper  ;  tout  cela  par  un  temps 
exécrable,  des  chemins  affreux  et  des  terres  la- 
bourées pleines  d'eau.  A  Savigny,  nous  avons  eu 
une  alerte  pendant  la  nuit;  nous  sommes  sortis  à 
la  hâte  de  nos  tentes,  et  nous  avons  été  une  bonne 
heure  rangés  en  bataille,  la  pluie  sur  le  corps, 
attendant  l'ennemi.  Enfin  nous  avons  su  que  c'é- 
tait une  fausse  alerte,  causée  par  l'imprudence 
d'un  imbécile  de  volontaire  qui  avait  tiré  sur  une 
patrouille  de  hussards  français.  Après  cet  exploit, 

partie  de  la  jeunesse  française  après  la  déclaration  de  la  patrie 
en  danger,  s'engagea  comme  volontaire  et  partit  pour  l'armée  de 
Dumouriez.  Ses  lettres,  écrites  des  camps  et  des  places  fortes 
occupés  par  son  corps,  sont  animées  des  meilleurs  sentiments  et 
indiquent  une  franchise  pleine  de  naïveté. 

1.  Cette  lettre  a  été  écrite  pendant  la  grande  manœuvre  de  l'ar- 
mée française  dans  la  forêt  de  l'Argonne,  où  Dumouriez  coupa 
aux  armées  coalisées  de  Prusse  et  d'Autriche,  aidées  des  émi- 
grés, la  route  de  Châlons  et  de  Paris. 


202  PAJOU. 

nous  sommes  rentrés  clans  nos  tentes,  où  nous 
avons  dormi  comme  on  peut  le  faire  quand  on  est 
mouillé  jusqu'aux  os.  On  a  levé  le  camp  à  cinq 
heures  du  matin,  et,  les  chariots  étant  restés  em- 
bourbés, nous  sommes  restés  trois  jours  sans 
tentes,  de  sorte  qu'il  nous  a  fallu  coucher  en  plein 
air.  Indépendamment  de  cela,  nous  étions  obligés, 
tout  le  long  du  chemin,  de  sauter  des  fossés  pleins 
d'eau,  de  trois  pieds  de  large,  que  nous  trouvions 
à  chaque  bout  de  champ,  ce  qui  a  beaucoup 
ajouté  à  notre  fatigue,  puisqu'il  fallait  sauter  avec 
le  sac  sur  le  dos  et  le  fusil  sur  l'épaule.  Mais  je 
n'ai  jamais  eu  tant  de  mal  que  sur  la  route  de 
Savigny  au  village  où  je  suis.  J'y  ai  eu  les  pieds 
tellement  écorchés  par  le  sable  et  l'eau  qui  en- 
traient dans  mes  souliers,  que  je  fus  obligé  de  me 
mettre  sur  un  chariot  où  j'ai  eu  un  grand  froid. 
J'y  ai  pris  le  frisson  et  la  fièvre.  Heureusement 
qu'en  arrivant  je  fus  logé  chez  de  braves  gens  qui 
prirent  bien  soin  de  moi.  Actuellement  cela  va 
bien.  Je  ne  regretterais  pas  toutes  mes  peines  si 
nous  pouvions  venir  à  bout  des  émigrés.  Partout 
où  j'ai  passé  j'ai  vu  des  preuves  non  équivoques 
de  leur  barbarie  :  des  villages  entièrement  pillés 
et  brûlés.  Je  t'assure  que  j'aimerais  beaucoup 
mieux  les  voir  en  face. 

Enfin,  si  j'ai  du  mal,  mon  amour-propre  est 
satisfait  si  je  puis  être  utile  à  quelque  chose  pour 
le  salut  de  ma  patrie. 

Donne-moi   des   nouvelles  de  ta  bonne   mère, 


PAJOU.  2o3 

de  tes  frères,  de  tout  ce  qui  t'intéresse,  sans  ou- 
blier la  bonne  Laville;  cette  pauvre  fille  m'a 
déchiré  le  cœur  quand  je  fus  lui  faire  mes  adieux. 
Enfin  le  sort  en  est  jeté. 

Adieu,  je   t'embrasse  de  tout  mon  cœur  et  je 

serai  toujours  ton  sincère  ami, 

Pajou. 


III 


Douzy,  près  Sedan,  ce  2j  octobre, 
l'an  Ier  de  la  République. 

Mon  cher  ami, 

Je  viens  d'avoir  la  douce  consolation  de  rece- 
voir ta  lettre  du  18  de  ce  mois.  C'est  un  bonheur 
d'autant  plus  grand  pour  moi  que  je  ne  devais  pas 
m'y  attendre,  car,  comme  tu  semblés  le  prédire 
dans  ta  lettre,  nous  sommes  effectivement  partis  de 
ce  pays-ci,  le  19,  sans  savoir,  comme  de  coutume, 
où  nous  allions.  Nous  avons  été  coucher  près  de 
Lavignan  et  de  là  à  Montmédy.  Nous  devions 
partir  le  lendemain  pour  aller  faire  le  siège  de 
Longwy  lorsque  nous  apprîmes  le  soir,  à  cinq 
heures,  qu'elle  avait  capitulé.  Alors  nous  reçûmes 
l'ordre  de  retourner  sur  nos  pas.  J'employai  deux 
heures  le  lendemain  matin  à  voir  les  fortifications 
de  Montmédy,  qui  sont  véritablement  formidables 
et  par  la   situation    et   par    leur   disposition,    et 


204  PAJOU. 

môme  très  intéressantes  pour  un  artiste.  Ensuite 
nous  reprîmes  la  route  de  Douzy,  et  cela,  je  t'a- 
voue, avec  un  sensible  plaisir.  Car  il  est  bien  dur 
pour  nous  d'avoir  à  combattre  nos  propres  conci- 
toyens dans  les  habitants  de  Longwy.  Chemin 
faisant,  nous  avons  passé  auprès  de  la  fameuse 
abbaye  d'Orval.  On  nous  a  dit  que  les  moines, 
apprenant  notre  arrivée,  s'étaient  enfuis  à  toutes 
jambes  et  jaquettes  troussées.  J'aurais  bien  désiré 
que  l'on  s'en  fût  approché;  car  la  prise  de  cette 
abbaye  aurait  été  d'un  grand  produit  à  la  nation, 
vu  qu'elle  est  remplie  de  toute  sorte  de  munitions, 
indépendamment  du  muscat  des  pères  Bernardins, 
comme  dit  Voltaire, 

Nous  sommes  actuellement  ici  jusqu'à  nouvel 
ordre.  Les  uns  disent  que  nous  allons  retourner 
à  Paris  pour  y  conduire  les  émigrés,  les  autres 
que  nous  irons  en  Flandre,  mais  tout  cela  n'est 
que  gazette  de  soldat.  Une  de  ces  nouvelles  qui 
est  plus  positive  m'afflige  beaucoup.  Je  te  deman- 
derai ton  avis  à  ce  sujet.  C'est  l'adresse  de  la  Con- 
vention à  l'armée  française  qui  commence  ainsi  : 
«  Citoyens,  la  loi  vous  permet  de  vous  retirer,  la 
loi  de  la  patrie  vous  le  défend.  »  Elle  y  fait  trois 
questions;  le  fait  a  répondu  aux  deux  premières 
puisqu'il  n'y  a  plus  d'ennemis  en  France  et  que 
Longwy  est  repris.  Voudrait-elle  faire  entreries 
troupes  en  campagne  pendant  l'hiver  et  forcer 
ainsi  les  puissances  à  reconnaître  la  majesté  de  la 
République?  Sûrement  rien    de  plus  juste,  mais 


PAJOU.  2o5 

aussi  doit-elle  laisser  aux  volontaires  la  faculté  de 
passer  l'hiver  dans  leurs  foyers,  sauf  à  eux  à  re- 
venir au  printemps.  Que  penses-tu  de  cela?  Crois-tu 
qu'il  ne  me  serait  pas  bien  dur  de  rester  l'hiver 
en  garnison  loin  de  mes  amis,  tandis  que  je  pourrais 
si  bien  l'employer  en  les  voyant  à  Paris  et  en  tra- 
vaillant à  mes  tableaux?  Donne- moi,  aide-moi  de 
tes  conseils,  je  les  suivrai  à  la  lettre,  car  je  t'a- 
voue que  je  n'ai  pas  envie,  quoi  qu'il  m'en  puisse 
coûter,  de  sacrifier  pour  un  plaisir  momentané 
l'estime  que  mes  concitoyens  peuvent  avoir  pour 
moi.  Parle  et  je  t'écoute.  Tu  me  demandes  des 
détails  sur  ma  situation  physique,  l'effet  répond  à 
ton  attente,  car  il  est  de  fait  que  je  me  porte  gé- 
néralement mieux;  je  suis  même  assez  gras.  J'ai 
bon  appétit.  Je  trouve  au  résultat  que  la  peine 
physique  est  bien  inférieure  à  celle  morale;  toutes 
les  idées  noires  que  j'avais  à  Paris  sont  bien  dimi- 
nuées, et  cela  pour  une  bonne  raison,  nous  ne 
recevons  presque  pas  de  nouvelles,  et  je  ne  suis 
plus  ballotté  par  l'opinion  de  tel  ou  tel,  n'ayant 
à  commander  qu'à  mon  fusil. 

Quant  à  Le  Mercier,  il  est  de  plus  en  plus  sot 
et  inconséquent;  il  vient  de  faire  une  sottise  qui, 
heureusement,  n'a  compromis  que  lui  ;  il  s'est  avisé 
de  dire  à  un  grenadier  du  bataillon  qu'il  lui  brûle- 
rait la  cervelle  s'il  ne  sortait  promptement  d'un 
logement  que  Le  Mercier  prétendait  avoir  et  que 
le  grenadier  avait  loué.  Quoi  de  plus  sot  et  plus 
plat?  Aussi,  il  a  été  vigoureusement  tancé.   On 


2of>  *     PAJOU. 

lui  a  dit  qu'il  ne  valait  pas  la  peine  qu'on  se  me- 
sure avec  lui.  Je  ferai  tout  mon  possible  pour  ne 
pas  rester  sous  le  commandement  d'un  tel  chef. 

Je  n'ai  pas  encore  reçu  mes  lettres  de  Châ- 
lons.  Cela  me  chagrine  d'autant  que  je  n'en  ai 
reçu  qu'une  de  mon  père  jusqu'à  présent.  D'ail- 
leurs il  m'y  a  envoyé  de  l'argent,  ce  qui  me  fera 
plaisir,  car  tout  est  extrêmement  cher  ici  :  le  pain 
vaut  6  s.  la  livre,  ainsi  du  reste.  Je  sais  bien  que 
tu  diras  :  Vous  avez  le  pain  de  munition.  Mais  je 
suis  obligé  d'en  manger  d'autre  depuis  quelques 
jours,  car  celui-là  me  dérange  beaucoup  et  est 
affreux.  Je  te  remercie  de  l'offre  obligeante  que 
tu  me  fais  :  je  n'ai  besoin  de  rien  à  Paris  présen- 
tement. D'ailleurs  il  y  a  un  citoyen  nommé  Fra- 
diel  qui  est  chargé  des  affaires  de  mon  père  et 
aussi  de  pourvoir  à  mes  besoins.  Je  ne  refuse  pas 
tes  services,  je  pourrai  les  employer  dans  l'occa- 
sion. Ce  sera  te  prouver  l'amitié  sincère  et  con- 
stante de  ton  fidèle  ami. 

Pajou. 


Embrasse  toute  ta  famille  pour  moi.  Que  ne 
puis-je  savoir  quand  j'aurai  ce  bonheur! 

Mes  respects  à  M.  et  Mme  Dardel.  Je  n'ai  pas 
pas  encore  reçu  la  réponse,  elle  doit  être  à  Châ- 
lons.  Mille  amitiés  à  tous  nos  amis,  particulière- 
ment à  Gros  \  j'ai  à  lui  apprendre  que  ce  pauvre 
Léger  est  bien  malade  de  la  fièvre  depuis  quatre 


PAJOU.  207 

ou  cinq  jours.  Je  crois  qu'il  va  partir  de  Sedan 
pour  Paris.  Il  en  aura  la  permission  aujourd'hui. 
Je  t'engage  à  en  avoir  soin.  Je  serais  fâché  de  voir 
souffrir  longtemps  un  si  bon  camarade. 

Je  ne  t'engage  pas  à  me  répondre  jusqu'à  ce 
que  je  sois  fixé  quelque  part.  Alors  je  t'avertirai 
de  la  possibilité  et  du  lieu  de  ma  résidence,  vu  que 
nous  sommes  ici  jusqu'à  nouvel  ordre. 

Embrasse  pour  moi  la  pauvre  Laville.  Si  tu 
n'étais  pas  son  ami  je  lui  dirais  pourquoi  ne 
m'embrasse-t-elle  pas  tout  à  fait  d'amour.  N'ou- 
blie pas  mes  civilités  à  Laisné. 

Quant  aux  grosses  flamandes  ou  autres,  je  suis 
là-dessus  d'une  sobriété  forcée,  non  seulement 
par  les  circonstances,  mais  encore  par  ma  façon 
de  penser  que  tu  dois  connaître. 

Cependant,  réponds-moi  à  Sedan  parce  que  je 
me  souviens  qu'il  existe  un  facteur  attaché  au 
bataillon,  qui  est  chargé  d'aller  chercher  les 
lettres. 


IV 


Douzy,  prés  Sedan,  ce  9  novembre 
de  l'an  Ier  de  la  République. 

J'ai  reçu  ta  dernière  lettre  le  3  de  ce  mois; 
mon  cher  ami,  j'ai  tardé  un  peu  à  y  répondre  dans 
l'espérance  que  je  pourrais  te  parler  plus  positive- 
ment de  mon  retour,  mais  je  ne  puis  rien  savoir 


208  PAJOU. 

de  positif  à  ce  sujet,  ce  qui  me  désole,  car  depuis 
près  de  trois  semaines  que  je  suis  ici  je  suis  rongé 
d'ennui  et  d'oisiveté,  sans  avoir  aucun  moyen 
d'y  remédier.  Je  fais  bien  quelques  petits  portraits 
au  crayon  par-ci  par-là,  mais  tout  cela  ne  me  rend 
pas  à  mes  amis  et  je  n'en  suis  pas  plus  utile  à  la 
patrie.  Si  j'étais  sûr  de  n'être  pas  plus  nécessaire 
d'ici  au  ier  décembre,  je  solliciterais  mon  congé, 
mais  on  nous  dit  de  jour  en  jour  que  nous  ne 
tarderons  pas  d'aller  f...  une  peignée  à  7  ou  800 
émigrés  qui  sont  à  l'abbaye  d'Orval,  et  cette  idée 
me  retient.  Je  ne  voudrais  pas  qu'on  m'accusât 
de  lâcheté,  d'autant  qu'il  serait  vraiment  gai  de 
dire  encore  un  mot  à  ces  messieurs.  Mais  tout 
cela  ne  m'ôte  pas  le  désir  de  retourner  à  Paris. 
Ce  qui  me  chagrine  est  que  rien  n'est  moins  sûr, 
car  on  prétend  que  l'on  ne  nous  accordera  pas  de 
démission  au  terme  de  la  loi.  Je  ne  crois  pas  ce- 
pendant qu'il  soit  permis  aux  généraux  de  l'en- 
freindre. J'attendrai  néanmoins  le  terme  prescrit. 
Si,  à  cette  époque,  je  ne  l'obtenais  pas,  je  t'écrirais 
et  te  prierais  alors  de  t' employer  pour  me  la  faire 
obtenir.  Je  ne  doute  pas  du  zèle  que  tu  y  mettras, 
car,  comme  tu  dis,  j'espère  être  meilleur  artiste 
que  je  ne  pourrais  être  militaire,  et  tu  connais 
assez  mes  principes  pour  savoir  si  je  regarde  cet 
art  comme  diamétralement  opposé  à  la  douce  phi- 
losophie qui  répugne  à  répandre  le  sang  humain. 
Au  surplus,  je  regarde  la  France  comme  sauvée, 
et  je  ne  suis  parti  qu'avec  l'intention  de  sacrifier 


PAJOU.  209 

au  plus  trois  mois  de  mon  temps.  Car,  supposons 

que  je  reste  un  an  ou  deux,  au  bout  de  ce  temps 

ie    pourrais    n'être    pas  tué   et   qui  pourrait  me 

dédommager  du  talent  que  je  pouvais  acquérir  et 

que  je  n'aurais  pas,  faute  d'étude?  J'aimerais  mieux 

être  tué,  mais  tu  sais  qu'on  ne  peut  pas  faire  une 

telle  convention.  Adieu,  mon  ami,  je  suis-toujours 

avec  l'espérance  de  te  revoir  et  t'embrasser. 

Ton  sincère  ami,    ■ 

Pajou. 

J'espérais,  d'après  ce  que  tu  me  dis,  recevoir 
une  lettre  de  la  bonne  Laville  ;  mon  espérance  est 
déçue,  elle  n'est  pas  arrivée.  Néanmoins,  em- 
brasse-la bien  fort  et  bien  tendrement  à  mon 
intention. 

P.  S.  Donne  aussi  mille  embrassements  de  ma 
part  à  ta  chère  famille. 

Ce  qui  me  ferait  grand  plaisir  de  ta  part  serait 
que  tu  voulusses  bien  me  donner  dans  tes  lettres 
quelques  nouvelles  politiques,  car  nous  ne  savons 
presque  rien  ici  sur  ce  qui  se  fait  à  Paris. 


Douzy  prés  Sedan,  ce  12  novembre,  l'an  Ier 
de  la  République. 

J'ai  enfin  reçu,  bien  cher  ami,  une  de  tes  let- 
tres  envoyées  à  Châlons  le  n   octobre,   et  dans 

14 


2io  PAJOU. 

laquelle  était  incluse  celle  de  la  pauvre  Thiebault. 
Je  t'avoue,  mon  ami,  que  je  n'ai  pu  les  lire  Tune 
et  l'autre  sans  verser  des  larmes  d'attendrissement. 
Ton  amitié,  dont  je  n'ai  jamais  douté,  s'y  mani- 
feste d'une  manière  bien  touchante.  Sois  tranquille, 
mon  ami,  je  me  porte  bien,  mais  je  ne  suis  pas 
content,  car  nous  allons  partir  demain  pour  mar- 
cher à  l'ennemi  et  nous  allons  camper.  Je  t'avoue 
que  je  n'envisage  pas  sans  terreur  les  maux  que 
je  vais  endurer,  car  je  redoute  cent  fois  plus  de 
mourir  de  froid  que  d'être  tué  par  l'ennemi.  Ce 
qui  m'afflige  beaucoup  aussi  est  de  ne  pas  voir  de 
terme  prochain  à  ce  mal,  car  il  n'y  a  pas  d'appa- 
rence que  je  puisse  alors  profiter  de  ma  démission 
au  Ier  décembre.  En  perdant  cet  espoir  qui  m'a- 
vait soutenu  jusqu'à  présent,  je  suis  accablé  de 
tristesse,  puisque  je  ne  te  reverrai  peut-être  plus. 
Cela  est  bien  cruel.  Mais  s'il  le  faut  je  ferai  mon 
devoir  jusqu'au  ier  décembre.  Mais  si  tu  pouvais 
obtenir  ma  démission  pour  cette  époque,  que  tu 
pourrais  motiver  sur  la  situation  de  ma  mère  qui 
serait  censée  à  Paris,  et  sur  des  affaires  de  fa- 
mille pour  lesquelles  on  aurait  besoin  de  ma  pré^ 
sence,  je  t'assure  que  tu  me  rendrais  un  grand  ser- 
vice, car  je  regarde  la  guerre  de  Fhiver  comme  ça 
double  plus  désastreuse  (mais  surtout  ne  le  demande 
pas  avant  le  Ier  décembre).  Il  faudra  bien  rester 
parce  que  je  ne  veux  pas  me  déshonorer  aux  yeux 
de  mes  concitoyens,  si  toutefois  mon  physique 
peut  supporter  les  maux  que  nous  allons  souffrir. 


PAJOU.  211 

Tu  pourras  peut-être  intéresser  pour  moi  M.  Jac- 
quemont.  J'ai  déjà  écrit  à  quelqu'un  à  Paris  à  ce 
sujet.  Cela  ne  doit  pas  t'offenser  parce  que  j'em- 
ploierai tous  les  moyens  possibles  et  honnêtes  pour 
te  revoir  et  Rassurer  en  t'embrassant  bien  tendre- 
ment de  l'amitié  parfaite  de 

Pajou  fils. 

P.  S.  J'aimerais  mieux  m'engager  à  revenir 
au  printemps  si  le  cas  l'exigeait.  Ne  m'oublie  pas 
auprès  de  ta  chère  famille  que  j'embrasse  de  tout 
mon  cœur,  ainsi  que  la  pauvre  Laville,  de  qui  je 
n'ai  pas  encore  reçu  de  lettres.  Amitiés  à  nos  amis. 
Ce  qui  redouble  ma  peine  est  la  lettre  de  cette 
pauvre  Thiebaut.  Je  ne  puis  la  lire  sans  pleurer. 
Sa  situation  est  affreuse,  à  ce  qu'elle  me  dit,  et  ce 
que  je  crois,  tourmentée  des  inquiétudes  les  plus 
déchirantes  sur  ma  situation.  Si  tu  peux  lui  écrire 
de  ma  part,  car  je  n'en  ai  pas  le  temps  à  présent, 
tu  pourras  adoucir  ses  peines.  Assure-lui  bien  que 
je  lui  écrirai  le  plus  tôt  possible,  et  que  c'est  d'après 
la  réception  de  ma  lettre  que  tu  lui  écris.  Adieu 
donc.  Je  t'embrasse  de  nouveau  et  serai  toujours 
ton  sincère  ami. 

Pajou. 


DEVIENNE1 


De  Tirlemont,  l'an  Ier  de  la  République  (1792),  le  3  décembre. 

Votre  dernière  lettre  m'a  trouvé  dans  la  belle 
et  riche  ville  de  Bruxelles,  où  nous  avons  séjourné 
quatre  ou  cinq  jours  et  où  nous  sommes  entrés 
comme  chez  nous.  Notre  avant-garde  en  avait 
chassé  l'ennemi.  Nous  sommes  arrivés  sur  le  champ 
de  bataille  comme  le  combat  finissait.  Il  n'en  fut 
pas  de  même  à  Mons,  où  nous  arrivâmes,  au  con- 
traire, comme  il  commençait,  et  où  nous  fûmes 
placés  tout  en  arrivant  derrière  une  de  nos  batte- 
ries, sur  laquelle  l'ennemi  tirait  sans  cesse.  Plus 
de  deux  cents  boulets  nous  passèrent  par-dessus 
la  tête,  et,  pendant  plus  de  quatre  heures  que 
nous  y  fûmes  exposés,  ils  ne  nous  tuèrent  qu'un 
seul  homme  et  n'en  blessèrent  que  quatre.  Enfin, 
quand  nous  approchâmes  de  la  ville,  la  cavalerie 
ennemie  fit  un  mouvement  pour  venir  sur  nous, 
sans  apercevoir  quatre  pièces  de  canon  qui  étaient 
derrière  nous,  et  qui  leur  firent  rebrousser  chemin, 
non  sans  laisser  un  grand  nombre  des  leurs  sur  la 

1.  Élève  de  David,  engagé  volontaire  comme  Pajou.  Cette 
lettre  est  écrite  peu  de  temps  après  la  bataille  de  Jemmapes  ec 
l'entrée  des  Français  en  Belgique. 


DEVIENNE.  2i3 

place.  Nos  dragons  achevèrent  bientôt  de  les  mettre 
en  fuite.  Nous  fûmes  ensuite  nous  emparer  des  re- 
doutes qui  dominent  la  ville  et  que  l'ennemi  venait 
de  quitter.  Nous  couchâmes  au  bivouac,  c'est- 
à-dire  sur  la  terre,  sans  tentes  ni  paille  (ainsi  que 
nous  avons  fait  plus  de  vingt  fois  depuis).  Depuis 
notre  départ  de  Maubeuge,  nous  avons  toujours 
vécu  dans  l'ignorance  complète  de  ce  qui  se  passe 
à  Pans.  Arrivés  à  Tirlemont,  j'ai  vu,  dans  un 
journal  qui  m'est  tombé  sous  la  main,  une  lettre 
du  Conseil  exécutif  au  Pape  au  sujet  des  vexations 
qu'il  fait  éprouver  à  nos  camarades  de  Rome. 
Cette  lettre  m'a  donné  bien  de  l'inquiétude  pour 
votre  ami  Girodet.  Je  vous  prie  de  me  donner 
quelques  détails  sur  cette  affaire  ainsi  que  sur  les 
affaires  publiques.  Donnez-moi,  le  plus  tôt  possible, 
de  vos  nouvelles  ainsi  que  de  votre  mère,  de  toute 
votre  aimable  famille  et  de  notre  ami  Pajou. 

Je  vous  embrasse  et  finis  en  vous  souhaitant 
une  santé  pareille  à  la  mienne. 

Votre  ami, 

Devienne. 


II 


Du  quartier  général  de  Luxembourg  le  27  frimaire  an  IV 
(18  décembre  1795  *)• 

Je  suis  ici,  mon  cher  ami,  depuis  avant-hier; 
j'ai  trouvé  ce  pays  dans  la  consternation;  on  craint 

1.  En  trois  années,  Devienne  a  conquis  Tépauletce  d'officier, 


214 


I)  E  VIENNE. 


à  chaque  instant  d'y  être  bloqué  ;  on  s'approvi- 
sionne le  plus  promp  terne  rit  possible.  On  s'attend 
à  une  affaire  générale  à  l'armée  de  Sambre-et- 
Meuse  ;  fasse  le  ciel  que  l'issue  en  soit  telle 
que  nous  le  désirons!  une  nouvelle  défaite  aurait 
les  conséquences  les  plus  funestes.  Rien  n'ap- 
proche de  l'état  de  détresse  où  est  réduite  l'ar- 
mée de  Sambre-et-Meuse  ;  officiers  et  soldats, 
tous  y  sont  sans  souliers,  sans  habits;  l'armée  bi- 
vouaque absolument  sur  terre;  il  n'existe  plus  de 
paille  dans  le  pays.  Souvent  on  manque  de  pain. 
L'armée  de  Rhin-et-Moselle  n'est  rien  moins 
que  mieux.  Ma  demi-brigade,  qui  est  à  Sarre- 
bruck,  a  été  presque  entièrement  détruite  ;  elle  a 
perdu  vingt-sept  officiers.  Ce  détail  n'est  pas  bien 
consolant  ;  cependant  il  y  a  lieu  de  croire  que  les 
mesures  prises,  à  ce  qu'on  dit,  par  le  Directoire, 
mettront  un  terme  à  nos  malheurs...  à  nos  dé- 
faites. On  va  faire  rejoindre  partout  les  jeunes 
gens  de  la  première  réquisition.  Il  sera  donc  im- 
possible d'obtenir  mon  rappel;  il  me  faut  renoncer 
au  plaisir  de  revoir  ma  famille,  mes  amis...  Je  ne 
quitterais  pas  l'armée  sans  scrupules  dans  un  mo- 
ment où  elle  a  plus  que  jamais  besoin  de  bras. 

et  son  style  est  devenu  net  et  bref.  Cette  lettre  est  écrite  pendant 
l'hiver  de  1795-96,  au  moment  où  les  deux  armées  du  Rhin  et  de 
Sambre-et-Meuse  avaient  été  séparées  par  une  habile  manœuvre 
du  général  autrichien  Clairfayt,  et  où  les  lignes  de  Mayence  et 
d'une  partie  du  territoire  au  pied  des  Vosges  furent  perdues. 
Pendant  l'armistice,  qui  fut  conclu  à  cette  époque,  Devienne  alla 
à  Paris  et  revit  Gérard. 


DEVIENNE.  2i5 

Mes  respects  et  mille  amitiés  à  ta  famille.  Ne 
m'oublie  pas  auprès  du  citoyen  David  et  de  Paj ou. 

Devienne. 
III 

Luxembourg,  2  nivôse  an  IV  (23  décembre  179s). 

Les  affaires  ont  bien  changé  de  face  depuis 
que  je  suis  ici.  L'armée  de  Sambre-et-Meuse 
vient  de  battre  l'ennemi.  Je  pars  demain  pour 
Landau.  Je  t'enverrai  *,  sitôt  mon  arrivée,  les  cer- 
tificats de  mon  corps  en  attendant  celui  du  géné- 
ral. Je  désirerais  entrer  dans  l'un  des  corps  de 
chasseurs  ou  hussards  de  l'armée  de  Sambre-et- 
Meuse.  Tu  pourras  appuyer  la  demande  de  l'ob- 
servation suivante  :  c'est  que,  parmi  les  qualités, 
talents  et  mérites  du  monsieur >  on  doit  distinguer 
quelques  connaissances  topographiques  et  mili- 
taires. Si  on  te  dit  que  je  ne  sais  pas  monter  à 
cheval,  réponds  qu'ils  ne  savent  ce  qu'ils  disent, 
que  j'ai  acquis  l'habitude  du  cheval  depuis  que  je 
suis  dans  les  états-majors.  Adieu,  je  t'embrasse. 

Devienne. 

r.  On  remarquera  que  dans  cette  dernière  lettre  Devienne 
tutoie  Gérard.  Dans  l'intervalle  des  deux  campagnes,  Devienne 
avait  rejoint  son  condisciple  à  Paris,  où  leurs  liens  d'amitié 
s'étaient  resserrés. .  A  ce  moment  nos  armées,  victorieuses  en 
Italie,  étaient  maîtresses  de  l'Allemagne  jusqu'au  Danube 


BARBIER   WALBONNE1 


Brest,  ce  4.  nivôse  an  IX. 

Je  ne  te  verrai  peut-être  plus,  mon  ami,  mais 
je  me  flatte  que  tu  songeras  quelquefois  à  moi. 
Tu  dois  être  persuadé  que  j'étais  et  serai  toute  la 
vie  ton  dévoué  ami,  n'importe  ce  qui  peut  arriver 
pendant  notre  séjour  dans  ce  monde.  Je  m'inté- 
resse si  fort  à  ta  gloire  et  à  ta  personne  que  j'ap- 

1.  Elève  de  David.  Un  des  principaux  auxiliaires  de  Gérard 
dans  l'exécution  de  ses  grandes  toiles  ec  la  reproduction  des  por- 
traits. Il  avait  une  grande  facilité  de  main,  comme  cette  lettre 
l'indique.  Ancien  soldat  des  armées  de  la  République,  il  avait 
conservé  des  habitudes  soldatesques  qui  contrastaient  avec  les 
manières  mondaines  de  Gérard.  Mlle  Godefroid  disait  qu'il  était 
à  moitié  peintre  et  à  moitié  hussard.  La  fille  de  Barbier,  qui 
devint  plus  tard  Mu,e  la  baronne  Darriule,  figure  dans  un  des 
groupes  de  Y  Entrée  de  Henri  IV. 

A  côté  de  M,le  Godefroid  et  de  Barbier,  on  distingue  dans 
l'atelier  de  Gérard,  parmi  les  peintres  qui  l'aidèrent  dans  ses 
travaux,  Steuben,  élève  de  Lagrenée  et  protégé  de  Mmede  Staël; 
il  se  fit  connaître  par  un  Pierre  le  Grand  sur  le  lac  Ladoga,  la 
Mort  de  Napoléon  à  Sainte-Hélène^  etc.  ;  puis  Paulin  Guérin,  un 
Italien,  nommé  Carnevali,  et  Charles  Bazin,  peintre  de  talent 
qui  grava  à  l'eau-forte  plusieurs  planches  pour  l'œuvre  de  Gérard 
dont  nous  avons  parlé. 


BARBIER    WALBONNE.  217 

prendrais  avec  moins  de  peine  la  nouvelle  d'un 
malheur  qui  me  serait  arrivé  que  le  plus  léger 
changement  dans  l'amitié  que  tu  dois  me  porter. 
Pardonne  à  ma  franchise,  j'ai  souvent  craint  que 
mon  esprit  ait  trompé  mon  cœur.  Tu  sais  mieux 
que  personne  combien  mon  premier  est  faible, 
mais  aussi,  en  revanche,  le  cœur  est  bon.  11  y  a 
longtemps  que  je  te  l'ai  voué  ;  c'est  pour  la  vie. 

J'ai  été  et  je  suis  on  ne  peut  plus  sensible  à 
la  cravate  que  tu  as  détachée  de  ton  col  le  jour 
de  notre  séparation.  Ce  gage  de  ton  amitié  ne  me 
quittera  jamais.  Je  l'ai  sur-le-champ  ceint  autour 
du  mien.  Je  m'en  pare  presque  tous  les  jours  à 
Brest.  Je  crois  que  j'en  viendrais  avare  afin  de  ne 
pas  l'user.  Qu'elle  puisse  nous  revoir  ensemble  et 
servir  à  resserrer  l'amitié  qui  nous  unit,  s'il  est 
possible  qu'elle  le  soit  plus. 

Adieu,  mon  ami.  Embrasse  ta  femme  pour  moi. 
Je  suis  bien  sincèrement,  avec  la  plus  grande  pu- 
reté d'affection,  ton  ami. 

L.  Barbier. 

P.  S.  Vois  ma  femme  et  mon  enfant.  Tu  leur 
feras  plaisir  et  à  moi  aussi.  Ma  femme  me  dit  dans 
sa  dernière  que  vous  avez  été  consulter  l'oracle 
des  valets  de  pique,  et  qu'il  vous  a  dit  de  fort 
jolies  choses,  surtout  très  rassurantes  pour  moi  et 
mon  voyage.  Je  voudrais  qu'il  ait  pu  faire  que  les 
Anglais,  qui  sont  devant  le  port  de  Brest  au  nombre 
de  3  5  voiles,  soient  chassés  par  un  bon  coup  de  vent; 


218  BARRIER   WALBONNE. 

que  nous  puissions  sortir,  car  je  m'ennuie  ici  fu- 
rieusement. Depuis  que  je  suis  à  Brest  et  que 
l'escadre  a  été  prête  à  partir  elle  a  eu  constam- 
ment vent  debout,  c'est-à-dire  vent  contraire.  11 
nous  faudrait  vent  nord-est  pendant  24  heures 
pour  pouvoir  gagner  au  large.  Dans  la  nuit,  nous 
avons  cru,  il  y  a  deux  jours,  .pouvoir  partir.  Les 
ordres  ont  été  donnés  d'appareiller,  mais  le  vent  a 
cessé  au  moment  même  du  départ.  Tu  vois,  mon 
ami,  que  les  vents  sont  nos  maîtres.  Notre  es- 
cadre est  composée  de  7  vaisseaux,  3  de  80  et  5 
de  74.  Puis  de  deux  frégates,  où  l'on  a  mis  tous 
les  noirs  qu'on  envoie  je  ne  sais  où.  Nous  sommes 
commandés  par  Gantheaume,  contre-amiral.  Je 
suis  monté  sur  son  vaisseau.  Il  se  nomme  V Indi- 
visible. 

Je  te  prie,  mon  ami,  de  conserver  mon  atelier 
par  tous  les  moyens  possibles  jusqu'à  mon  retour, 
que  je  ferai  le  plus  promptement  qu'il  sera  en 
mon  pouvoir;  il  me  serait  difficile  de  t'exprimer  à 
quel  point  j'y  tiens,  c'est  me  rapprocher  de  toi. 
Je  t'en  prie,  ne  m'oublie  jamais. 

Pour  la  vie,  tout  à  toi. 

L.  B. 

Mille  choses  affectueuses  à  Mme  de  N . 


BARBIER    WALBONNE.  219 

II 

Naples,  le  10  juillet  1820. 

Je  viens,  mon  cher  ami,  d'être  témoin  d'un 
singulier  spectacle1.  L'entrée  dans  Naples  d'une 
armée  triomphante,  qui  n'a  pas  brûlé  une  seule 
amorce  ni  tiré  un  coup  de  fusil.  La  révolution  qui 
vient  d'avoir  lieu  a  été  faite  par  la  force  armée, 
quelques  fédérés  des  provinces  et  les  carbonari. 
Le  gouvernement  a  été  renversé  avec  une  viva- 
cité qui  a  droit  de  surprendre.  Il  y  a  peu  de  jours, 
les  chétifs  citadins  tremblaient  devant  le  pouvoir; 
aujourd'hui,  ils  sont  tous  souverains.  Ceux  qui 
prétendent  résister  à  l'opinion  publique  lorsqu'elle 
s'est  prononcée  sont  bien  fous.  Heureusement, 
dans  cette  affaire,  les  la\\aroni  n'ont  pris  aucune 
part.  Voici  à  peu  près  comme  la  chose  s'est  pas- 
sée. Le  mardi  4,  on  a  dit  à  Naples  que  cent  cin- 
quante hommes  du  régiment  de  Bourbon  avaient 
quitté  leur  drapeau  pour  rejoindre  d'autres  troupes 
qui  en  avaient  fait  autant.  Le  mercredi,  les  mi- 
nistres du  roi  ont  fait  partir  de  Naples  deux  régi- 

1.  Barbier  se  trouvait  à  Naples,  au  milieu  du  mouvement  de 
1820,  qui  mit,  pendant  quelques  mois,  le  royaume  des  Deux- 
Siciles  sous  le  régime  constitutionnel.  On  sait  que  cette  révo- 
lution finit,  selon  les  prévisions  de  Barbier,  par  l'occupation 
étrangère.  Au  mois  de  février  1821,  52,000  Autrichiens  enva- 
hirent le  royaume  de  Naples  et  rétablirent  l'autorité  de  Ferdi- 
nand Ier,  avec  le  régime  absolu. 


220  HARBIER    WALBONNE. 

ments  de  la  garde  royale  pour  arrêter  et  réprimer 
cette  désertion  :  toutes  les  troupes  de  la  garnison 
royale  ont  été  sur  pied  ou  consignées  dans  leurs 
quartiers.  Le  jeudi  matin,  un  régiment  de  chas- 
seurs à  cheval,  avec  un  officier  général  qui  s'est 
mis  à  leur  tète,  est  parti  de  Naples  pour  aller  re- 
joindre les  insurgés.  Nous  avons  compris  alors 
qu'il  pouvait  y  avoir  quelque  chose  de  plus  sé- 
rieux que  la  désertion  de  quelques  hommes.  Les 
deux  régiments  qui  avaient  été  envoyés  pour  com- 
battre la  révolte  avec  du  canon  étaient  restés  fort 
tranquilles  à  quelques  milles  de  Naples.  Ce  même 
jour,  des  députés  des  insurgés  sont  venus  deman- 
der au  roi  une  constitution  comme  celle  des  Es- 
pagnols, et  la  liberté  des  prisonniers  politiques. 
Le  roi  fit  publier  et  afficher  un  arrêté  par  lequel 
il  promettait  à  son  peuple  une  constitution.  Il 
promit  d'en  fonder  les  bases  en  l'espace  de  huit 
jours.  Ce  n'était  pas  clairement  répondre  à  la  de- 
mande; aussi,  le  vendredi  matin,  les  députés  sont 
revenus  à  la  charge,  peut-être  avec  des  manières 
plus  pressantes.  Les  ministres  ont  pensé  alors 
qu'il  était  prudent  de  quitter  leurs  portefeuilles; 
le  roi  a  donné  un  ministère  provisoire  du  goût  des 
pétitionnaires.  La  fermentation  du  dehors  faisait 
du  progrès  en  ville;  on  fit  force  patrouilles;  la 
garde  nationale  s'est  armée  pour  maintenir  l'ordre 
et  contenir  les  lazzaroni.  La  plus  grande  prudence 
et  d'extrêmes  précautions  étaient  nécessaires  en 
ce  moment;  aussi  la  plus  grande  tranquillité  a 


BARBIER    WALBONNE.  222 

régné  dans  la  ville.  Le  soir,  je  dînais  chez  le  duc 
de  Berwick ,  et  ensuite  je  suis  allé  au  théâtre 
Saint-Charles  :  il  y  avait  peu  de  monde,  à  la  vérité. 
Ce  soir  même,  à  six  heures,  il  paraissait  une 
affiche  par  laquelle  le  roi  disait  que,  vu  sa  mau- 
vaise santé9  il  déléguait  à  son  fils,  le  prince  héré- 
ditaire, le  pouvoir  royal,  le  droit  de  faire  la  con- 
stitution, de  la  signer,  enfin  de  prendre  les  rênes 
du  gouvernement  jusqu'au  parfait  rétablissement 
de  sa  santé.  Ces  concessions  n'ont  pas  encore  sa- 
tisfait tout  le  monde.  Les  constitutionnels  étaient 
trop  récalcitrants  pour  s'en  contenter.  Ils  persis- 
tèrent dans  leur  première  demande  ;  leurs  prières 
devenaient  un  ordre,  d'autant  plus  qu'elles  étaient 
soutenues  par  les  baïonnettes  et  le  vœu  de  la 
nation.  L'accouchement  a  été  laborieux,  comme 
tu  vois.  Le  roi  a  accordé  et  signé  de  bonne  grâce 
tout  ce  que  les  héros,  qui  la  veille  étaient  des  bri- 
gands, lui  avaient  demandé.  Il  fut  arrêté  que,  le 
dimanche  à  midi,  l'armée,  les  fédérés  calabrais  et 
les  carbonari  feraient  leur  entrée  dans  la  capitale. 
Ce  spectacle  était  vraiment  beau  :  la  belle  rue  de 
Tolède  remplie  d'une  population  nombreuse,  les 
balcons  occupés  par  les  dames  couvrant  de  fleurs 
les  troupes  à  leur  passage,  les  mouchoirs  jouant 
aussi  leur  rôle.  Le  plaisir  et  le  bonheur  étaient 
peints  sur  toutes  les  figures.  Les  drapeaux  des 
troupes,  des  fédérés  et  des  carbonari  étaient  aux 
trois  couleurs  :  noir,  rouge  et  bleu,  avec  les  em- 
blèmes des  carbonari  et  la  cocarde.  Le  soir,  toute 


222  BARBIER    WALBONNE. 

la  population  et  la  cour  elle-même  ont  porte  les 
trois  couleurs.  Le  prince  héréditaire  avec  sa 
famille  et  son  frère  le  prince  Léopold  ont  assisté 
au  spectacle  à  Saint-Charles.  Ils  ont  été  très  bien 
reçus  par  le  public.  On  a  illuminé  partout,  et  la 
nuit  a  été  tranquille. 

Aujourd'hui  lundi,  tout  est  pour  le  mieux.  Il  y 
a  beaucoup  d'ordre  parmi  les  troupes,  et  on  a 
nommé  une  commission,  composée  des  principaux' 
chefs  de  l'insurrection,  pour  prendre  les  mesures 
les  plus  convenables  pour  arriver  au  but  désiré. 
Je  fais  des  vœux  pour  qu'ils  réussissent.  Le  plus 
difficile  reste  à  faire  actuellement  :  il  faut  recon- 
struire et  de  plus  réprimer  toutes  les  ambitions. 
Je  ne  sais  quelle  influence  cette  affaire  aura  pour 
le  reste  de  l'Italie.  Les  Napolitains  sont  extrême- 
ment orgueilleux  de  leur  révolution.  Nous  n'avons 
pas  encore  de  nouvelles  positives.de  Sicile,  mais 
je  me  trouve  fort  heureux  d'en  être  revenu.  Il 
serait  possible  que  les  étrangers  fussent  forcés, 
pour  circuler  paisiblement  ici,  d'avoir  les  trois  cou- 
leurs à  la  boutonnière,  comme  les  Napolitains. 

Je  voudrais  bien  savoir  comment  les  Autri- 
chiens vont  prendre  ces  nouvelles  :  feront-ils  mar- 
cher des  troupes  contre  Naples?  Dans  ce  cas,  il 
n'y  aura  plus  qu'à  s'embarquer  pour  la  France. 
Je  n'ai  pas  une  très  grande  confiance  dans  les 
Napolitains.  J'espérerais  mieux  des  Calabrais,  qui 
sont  entrés  en  ville  dimanche,  leur  carabine  sur 
le  dos  et  le  poignard  sur  le  cœur.  Ces  diables  de 


BARBIER    WALBONNE.  223 

chapeaux  pointais  avaient  très  bonne  mine.  Je 
pense  que  dans  leurs  montagnes  ils  doivent  être 
redoutables,  mais  en  ligne,  non. 

Je  ne  sais  pas  si  je  t'ai  dit  dans  ma  dernière 
que  Forbin  était  ici.  Nous  nous  voyons  presque 
tous  les  jours,  il  se  porte  bien,  et  me  charge  de  le 
rappeler  à  ton  souvenir. 

Présente,  je  te  prie,  mes  respects  et  amitiés  à 
ta  femme,  à  Mademoiselle  Godefroid;  mes  com- 
pliments à  Ducis. 


Je  t'embrasse 


Barbier-W. 


III 


Naples,  le  17  août  1820. 


J'ai  reçu  ta  seconde  lettre  du  23  juillet;  tu  me 
dis  que  tu  travailles  beaucoup,  mais  tu  ne  me  dis 
rien  du  tableau  que  tu  as  fait  \  Ma  fille  me  marque 
qu'il  a  fait  grand  plaisir.  Tu  dois  penser  que  je  ne 
puis  rester  indifférent  à  tes  succès.  Quant  à  ton 
voyage  d'Italie,  il  faut  tout  faire  pour  arriver  à 
nous  rejoindre.  Ce  qui  me  fait  peine  dans  ta  lettre, 
c'est  le  maudit  mot  :  j'espère.  Tu  dois  savoir  posi- 
tivement si  tu  viendras  à  Rome  et  quand.  Ne  reste 
pas  dans  cet  état  d'incertitude  qui  use  la  vie  sans 
profit,  fais-moi  un  mot  de  réponse  et  dis-moi  une 

i.  La  Corinne. 


224  BARBIER    WALBONNE. 

chose  positive  sur  ton  voyage.  Je  serai  à  Rome 
du  1 5  au  20  septembre. 

Je  m'étais  déjà  occupé  du  tableau  des  Trois 
Ages1;  il  est  en  très  bon  état  et  m'a  fait  grand 
plaisir  à  revoir.  Je  l'ai  vu  de  très  près;  il  a  été 
descendu  de  sa  place  à  cause  des  réparations 
qu'on  doit  faire  dans  les  appartements  du  prince 
Léopold,  ou  autrement  dit  S.  A.  R.  le  prince  de 
Salerne,  à  qui  il  appartient.  M.  Lemasle,  son 
peintre,  et  qui,  en  cette  qualité,  est  chargé  du 
soin  de  sa  galerie,  est  convenu  avec  moi  qu'il  le 
ferait  dévernir  et  re vernir  avant  de  le  remettre  en 
place.  J'avais  vu  aussi  au  palais  du  roi  ton  tableau 
de  la  duchesse  d'Orléans2.  Il  n'est  pas  penché 
assez  en  avant  et  le  parquet  se  mire  dans  la  toile, 
ce  qui  empêche  de  le  voir.  J'en  ai  fait  l'observa- 
tion à  la  personne  chargée  des  appartements,  qui 
m'a  dit  ne  pouvoir  toucher  à  aucun  tableau  sans 
les  ordres  de  M.  Cammucini3,  le  premier  peintre 
du  roi.  Je  ferai  cependant  une  nouvelle  tentative. 
Peut-être,  à  présent  que  nous  sommes  dans  un 
pays  constitutionnel,  la  chose  deviendra-t-elle  plus 

i.  Ce  tableau,  aujourd'hui  dans  la  galerie  de  Chantilly,  avait 
été  peint  par  Gérard,  en  1806,  et  acheté  par  la  reine  Caroline 
Murât  ;  il  a  été  longtemps  à  Naples. 

2.  Le  portrait  de  la  princesse  Marie-Amélie  de  Bourbon, 
fille  de  Ferdinand  Ier,  roi  des  Deux  Siciles,  et  de  Marie-Caroline, 
archiduchesse  d'Autriche,  femme  du  duc  d'Orléans,  depuis  Louis- 
Philippe,  roi  des  Français. 

3.  Cammucini  habitait  Rome.  Le  nom  de  ce  peintre  célèbre 
est  souvent  cité  dans  ce  volume. 


BARBIER    WALBONNE.  225 

facile  à  obtenir  sans  avoir  besoin  d'en  écrire  à  Rome. 
Ce  qui  te  surprendra,  c'est  que  je  vais  un  peu 
dans  le  monde  ;  cependant  j'en  use  sans  en  abuser. 
Mon  goût  pour  la  pipe  est  toujours  le  dominant. 

Naples  est  fort  tranquille.  Messieurs  les  con- 
stitutionnels et  les  carbonari  ne  s'endorment  pas , 
leur  affaire  paraît  marcher.  La  Sicile,  cependant, 
veut  se  rendre  indépendante  et  prendre  une  autre 
direction.  Dieu  sait  comment  tout  cela  finira! 

La  musique  de  Rossini  fait  fureur.  La  Donna 
del  Lago  et  la  Ga\\a  ladra  m'ont  fait  grand  plaisir. 
Il  n'est  pas  possible  d'entendre  un  orchestre  plus 
riche  et  plus  bruyant,  à  moins  d'y  placer  une  bat- 
terie de  vingt-quatre. 

Je  pars  cette  nuit  pour  Salerne  et  vais  visiter 
cette  partie  du  golfe. 

Adieu,  mon  ami,  je  t'embrasse  de  tout  cœur. 

Barbier-W. 
IV 

Naples,  2  octobre  1820. 

Hier  dimanche,  le  vieux  roi  Ferdinand  a  fait 
solennellement  l'ouverture  de  la  Chambre  des 
députés.  Après  son  discours,  il  a  prêté  serment 
sur  l'Evangile  «  à  la  Constitution  émanée  et  adop- 
tée par  le  royaume  des  Espagnes,  en  l'an  18 12, 
et  sanctionnée  par  S.  M.  C.  en  mars  de  la  pré- 
sente année.  »  11  a  juré  qu'il  remplirait  fidèlement 
i.  *5 


226  BARBIER   WALBONNE. 

cette  promesse.  Le  président  lui  a  répondu;  en- 
suite le  général  Pepe,  commandant  provisoire  des 
deux  royaumes,  s'est  excusé  auprès  du  roi  de  la 
démarche  qu'il  avait  faite  ;  «  les  circonstances 
l'avaient  forcé  de  se  mettre  du  côté  de  l'insurrec- 
tion. »  Puis  il  s'est  démis  de  sa  charge  de  capi- 
taine général.  Le  roi  l'a  remercié  du  bon  ordre 
qu'il  avait  su  maintenir  dans  tout  le  royaume  du- 
rant le  temps  de  son  commandement.  Le  prince 
héréditaire  a  aussi  remis  au  roi  les  pouvoirs  qu'il 
avait  reçus  de  lui.  Après  quoi  le  cortège  est  re- 
tourné au  palais,  accueilli  par  quelques  applaudis- 
sements. En  allant,  un  morne  silence  a  régné  par- 
tout. Ici,  les  gobe-mouches  croient  que  cela  va  aller 
de  cire.  Je  ne  suis  pas  de  cet  avis,  il  n'est  pas  pos- 
sible qu'il  y  ait  là  de  la  bonne  foi.  Naples  est  comme 
toutes  les  grandes  villes,  les  intérêts  y  sont  trop 
divisés.  Les  Autrichiens  y  entreront  facilement1. 

Je  me  porte  bien  et  suis  parfaitement  tran- 
quille. Il  n'y  a  eu  aucun  désordre  à  Naples.  Écris- 
moi. 

Tout  à  toi.  Barbier  W. 


Rome,  le  31  août  1821. 


Enfin,  mon  cher  ami,  j'ai  surmonté  mon  affreuse 
paresse.  Ma  répugnance  pour  écrire  est  difficile  à 

1.  Prédiction  qui  s'est  réalisée. 


BARBIER    WALBONNE.  227 

expliquer.  Elle  serait  impardonnable  si  mon  cœur 
y  avait  pris  la  moindre  part.  Il  est  toujours  tout 
entier  à  toi. 

Je  me  suis  renfermé,  à  Rome,  dans  un  très 
petit  cercle  de  connaissances,  Granet,  MM.  Boguet 
et  Chauvin1.  Messieurs  les  fonctionnaires  de  l'Aca- 
démie vivent  entre  eux  dans  une  douce  intimité; 
ils  ont  du  reste,  pour  moi,  tous  les  égards  possibles. 
Je  ne  pense  pas  que  l'atelier  qu'on  a  fait  pour  toi2 
te  convienne  tel  qu'il  est;  il  faudrait  refaire  les 
croisées  pour  que  le  jour  soit  plus  franc  ;  il  est  trop 
éclairé  par  des  reflets.  Je  pense  qu'il  est  facile  d'y 
remédier.  J'ai  fait  part  de  tout  ceci  au  bon  Thé- 
venin;  il  est,  de  sa  nature,  un  peu  mollasse,  mais 
d'un  caractère  égal  et  sûr.  Nous  nous  voyons  deux 
fois  par  jour  à  table. 

L'air  monacal  qu'on  respire  ici  a  beaucoup 
d'influence,  je  crois  ;  le  commérage  des  petites 
villes  est  poussé  au  plus  haut  degré,  et  chacun 
vit  ici  en  vrai  capucin.  Granet  est  cause  que  j'ai 


1.  Boguet  et  Chauvin,  artistes  de  talent,  tous  deux  peintres 
de  paysage,  ont  passé  la  plus  grande  partie  de  leur  vie  à  Rome. 
On  voit  dans  les  galeries  de  l'Empire,  à  Versailles,  quelques  ta- 
bleaux de  Boguet.  Il  excellait  surtout  dans  le  dessin  au  lavis.  Il  a 
laissé  des  cartons  d'écudes  d'après  nature,  en  ce  genre,  qui  sont 
d'une  rare  beauté.  Chauvin  faisait  des  tableaux  de  petite  dimen- 
sion, des  Vues 3  d'une  touche  délicate  et  d'une  extrême  finesse. 

2.  Gérard  avait  l'intention  d'aller  passer  quelque  temps  à 
Rome,  et  le  directeur  de  l'Académie,  Thévenin,  lui  avait  fait 
construire  un  atelier  dans  la  villa  Médicis.  Ce  voyage,  toujours 
ajourné,  n'a  jamais  eu  lieu. 


228  BARBIER    WALBONNE. 

fait  connaissance  avec  le  père  abbé  de  Saint-Paul. 

Je  suis  tellement  incertain  sur  ce  que  j'ai  fait 
que  je  n'ose  t'en  parler.  Tu  en  jugeras  à  Paris; 
ton  opinion  fixera  la  mienne.  Jusque-là  je  reste 
dans  une  cruelle  incertitude  sur  le  sort  de  mon 
tableau.  On  en  a  paru  assez  content  ici,  mais  il 
faut  toujours  en  rabattre  de  ces  compliments, 
surtout  dans  ce  pays  où  Ton  vous  donne  de  Y  excel- 
lence, du  célèbre  à  tout  bout  de  champ.  C'est  la 
monnaie  courante,  et  il  faut  la  prendre  pour  ce 
qu'elle  vaut.  Il  serait  très  désagréable  pour  moi  de 
faire  un  plat-ventre ,  d'autant  mieux  qu'il  m'en  est 
poussé  un  qui  te  fera  rire;  quant  à  moi,  il  me  dés- 
espère; la  table  du  directeur  a  cette  propriété, 
à  ce  qu'il  paraît.  Celui  de  Thévenin  est  aussi  beau 
que  possible  ;  généralement,  en  Italie,  on  vit  pour 
manger  et  pour  dormir. 

Je  dois  aller  passer  quelques  jours  à  Assise 
avec  Granet,  et  de  là  me  diriger  sur  Florence  et 
Paris.  J'ai  le  désir  de  revenir  à  Rome,  après  avoir 
arrangé  mes  affaires  à  Paris.  Peut-être  y  revien- 
drons-nous ensemble. 

Ecris-moi  poste  restante  à  Florence;  je  ne 
quitterai  cette  ville  qu'après  avoir  reçu  ta  lettre. 

Présente    mes    respects    à    Mme   Gérard  et  à 

Mlle  Godefroid. 

Ton  ami  pour  la  vie, 

Barbier   W. 

J'ai  fait  mettre  pour  toi  la  collection  des  têtes 


BARBIER    WALBONNE.  229 

de  la  colonne  Trajane  dans  les  caisses  que  l'Aca- 
démie envoie  à  l'Institut. 


VI 


Florence,  le  10  novembre  1821. 

Ta  lettre,  mon  cher  ami,  que  j'ai  trouvée  à 
Florence,  m'a  fait  grand  plaisir.  J'ai  été  très  heu- 
reux de  te  savoir  bien  portant  et  de  penser  que 
nous  pourrions  voir  ce  beau  pays  ensemble.  Je 
t'assure  que  ce  que  j'ai  éprouvé  en  Italie  me  don- 
nera, tant  que  je  vivrai,  le  regret  de  ne  l'avoir  pas 
visitée  dans  un  âge  où  j'aurais  pu  en  tirer  quelque 
profit.  Tu  sais  déjà  que  j'ai  fait  la  route  de  Rome 
à  Florence,  par  Terni  et  Perusia,  à  pied,  avec 
deux  pensionnaires  de  l'Académie.  J'ai  visité  toutes 
les  villes  qui  se  trouvaient  sur  mon  passage,  avec 
beaucoup  d'attention  et  d'intérêt.  Je  suis  sur  le 
point,  puisque  ma  santé  me  le  permet,  de  conti- 
nuer jusqu'en  France1.  Mais  ce  qui  me  chagrine, 
c'est  que  cela  retardera  au  moins  d'un  mois  le 
plaisir  de  t'embrasser;  il  nous  faudra  au  moins  ce 
temps  pour  terminer  notre  voyage.  Je  viens  de 
Livourne,  où  j'ai  fait  embarquer  ma  malle  pour 
Marseille,  j'en  suis  débarrassé.  Il  est  impossible 

1.  Le  plus  grand  nombre  des  artistes  français  qui,  à  cette 
époque,  visitaient  l'Italie,  faisaient  le  voyage  à  pied  de  Naples  à 
Venise.  —  Plusieurs  d'entre  eux  ont  traversé  les  Calabres,  ec 
fait  ainsi  le  tour  de  la  Sicile. 


23o  BARBIER    WALBONNE. 

de  se  faire  une  idée  des  tracas  des  douanes;  j'en 
suis  fatigué  à  l'excès1.  Je  reste  avec  ce  que  j'ai 
sur  le  corps  et  deux  chemises  que  je  mettrai  dans 
un  mouchoir,  et  lundi  matin,  un  bâton  blanc  à  la 
main,  je  serai  sur  la  route  de  Bologne.  Je  suis  allé 
à  Pise  voir  le  Campo-Santo,  puis  à  Lucques  et  à 
Pistoia.  Je  compte  aller  à  Parme,  à  Venise,  et  de 
là  à  Milan  et  à  Gênes.  Je  rentrerai  en  France  par 
la  Corniche.  Il  est  trop  tard  pour  passer  le  Simplon, 
je  le  regrette  fort,  mais  nous  y  passerons  ensem- 
ble; cette  idée  me  rend  joyeux. 

J'ai  trouvé  à  Florence  le  bon  Constantin2.  11  est 
très  bien  casé  ici  chez  un  ami  d'enfance.  Il  a  beau- 
coup travaillé  et  m'a  montré  de  fort  bonnes  copies 
qui  sont  très  appréciées.  Il  espère  aller  à  Rome 
l'année  prochaine.  Ingres  et  Bartolini  m'ont  prié 
de  les  rappeler  à  ton  souvenir.  Ingres  m'a  dit 
t'avoir  écrit.  Il  achève  un  tableau  de  Louis  XIII 
faisant  un  vœu  à  la  Vierge.  C'est  un  homme  droit, 
d'un  grand  talent,  et  qui  mériterait  un  autre  sort3. 

Ton  vieil  ami, 

Barbier  W. 

J'ai  dîné  ces  jours  derniers  avec  M.  le  cheva- 
lier Bartholdy4,  ministre  de  Prusse  à  Rome.  Il  m'a 

i.  L'unification  de  l'Italie  fait  oublier  aujourd'hui  le  temps  où, 
de  la  frontière  de  France  à  la  porte  de  Rome,  on  était  visité  sept  fois. 

2.  Voir  les  lettres  de  Constantin. 

3.  Voir  la  lettre  de  M.  Ingres,  qui  explique  l'état  de  gêne  où 
se  trouvait  ce  grand  peintre. 

4.  Le  chevalier  Bartholdy,  oncle  de  Mendelssohn.  C'est  dans 


BARBIER    WALBONNE.  23i 

prié  de  le  rappeler  à  ton  souvenir  et  de  présenter 
ses  respects  à  Mme  Gérard. 


VII 


Londres,  ce  28  ma  J1822. 

Mon  ami,  je  m'y  prends  un  peu  tard  pour 
t'écrire,  mais  cela  vaut  mieux  que  de  ne  point  le 
faire  du  tout.  Depuis  que  je  suis  débarqué  ici,  mon 
étonnement  va  toujours  croissant.  Ce  que  je  vois 
à  tous  les  instants  me  prouve  que  j'ai  la  tête  trop 
petite  pour  contenir  et  apprécier  tant  de  choses 
diverses.  Il  faudrait  séjourner  dans  ce  pays  un  peu 
plus  longuement  pour  pouvoir  en  raisonner.  L'es- 
prit d'ordre  et  de  propreté  qui  règne  partout  exté- 
rieurement est  chose  surprenante  ;  tout  le  monde 
aTairaisé.  Cependant  la  masse  est  ici  plus  pauvre, 
parce  qu'elle  a  plus  de  privations  que  partout 
ailleurs.  Enfin,  si  l'on  en  croyait  ses  yeux,  ce 
pays-ci  serait  le  plus  beau  du  monde.  Mais, 
selon  moi,  il  n'y  a  pas  de  beau  pays  sans  soleil,  et 
celui-ci  en  est  tout  à  fait  privé.  Son  climat  est 
effroyable. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier,  c'est  que  la  pein- 
ture des  Anglais  est  pleine  de  lumière,  de  force 
et  de  richesse  dans  les  tons.  Les  Italiens  de  nos 

son  palais  de  Rome  qu'Overbeeck  peignit  des  fresques  représen- 
tant Y  Histoire  de  Joseph. 


232  BARBIER     WALBONNE. 

jours  ont  l'air  de  peindre  dans  les  brouillards  du 
Nord,  et  messieurs  les  Anglais  sous  le  beau  ciel 
de  ritalie.  La  première  fois  que  j'ai  été  voir  leur 
exhibition,  j'ai  été  frappé  de  la  magie  de  leur  pein- 
ture. Leurs  portraits  ont  des  reliefs  que  nous 
sommes  loin  d'atteindre.  Il  y  a  des  portraits  de 
Lawrence,  de  Philips,  etc.,  qui  ont  l'air  de  faire 
partie  du  public  qui  les  regarde.  L'école  anglaise 
suit  toujours  l'école  de  Reynolds,  mais  avec  plus 
de  mollesse.  Ils  marchent  quelquefois  de  front 
avec  la  nature,  en  prenant  une  route  tout  oppo- 
sée1. Lorsqu'on  voit  de  près  leurs  tableaux,  on  y 
trouve  de  l'exaltation  sans  vérité  dans  la  couleur, 
mais  l'ensemble  est  toujours  gracieux  et  aisé. 
Malgré  tous  leurs  défauts,  leurs  tableaux  écrase- 
raient les  nôtres.  Ils  se  soutiennent  bien  dans  les 
galeries  à  côté  des  maîtres.  La  peinture  de  notre 
école  paraît  pédante  et  terne  à  côté  de  la  leur. 
Quant  au  genre  élevé  de  YHistoire,  ils  y  sont 
presque  nuls.  Je  pense  même  qu'ils  ne  songent 
point  à  y  atteindre.  Ils  en  sont  à  ne  pas  savoir 
dessiner  une  rotule*.  Us  consultent  plutôt  Rubens 
et  Van  Dyck  que  la  nature.  Dans  les  portraits,  tout 
est  sacrifié  pour  la  tête,  et  je  suis  forcé  de  trouver 
qu'ils  ont  raison.  M.  Wilkie  a  un  tableau,  à  l'expo- 
sition, qui  fait  foule.  Le  sujet  est  un  homme  qui 
lit  le  bulletin  de  la  bataille  de  Waterloo.  Il  faut 

i.  Excellente  appréciation  de  l'École  anglaise  au  temps  où 
Barbier  écrivait. 

2.  Barbier,  il  faut  se  le  rappeler,  était  élève  de  David. 


BARBIER    WALBONNE.  233 

que  cette  bataille  de  Waterloo  leur  ait  tiré  une 
rlère  épine  du  pied,  car  ils  en  parlent  encore 
comme  d'hier. 

Je  suis  on  ne  peut  plus  content  de  mon  com- 
pagnon de  voyage.  Horace1  me  prie  de  le  rap- 
peler à  ton  souvenir.  Son  père  désire  t'écrire;  je 
pense  que  c'est  pour  te  prier  de  ne  pas  oublier 
Horace  pour  l'Institut;  je  crois  inutile  de  te  le  rap- 
peler, puisque  tu  y  avais  pensé  avant  lui. 

Je  t'embrasse.  A  toi  pour  la  vie, 

Barbier  W. 

Mon  cher  Gérard,  notre  pauvre  Barbier  est  sur 
le  flanc  par  suite  d'une  foulure  qui,  j'espère,  ne 
tardera  pas  à  se  civiliser.  En  attendant,  il  souffre 
et  se  vexe  de  ne  pas  nous  suivre  dans  nos  visites 
pittoresques.  Je  connais  trop  votre  amitié  pour  moi 
et  pour  Horace,  pour  craindre  que,  dans  l'occasion 
qui  se  présente,  vous  ne  lui  continuiez  pas  votre 
bienveillance.  Je  ne  fais  pas  de  phrases,  mais  je 
ne  puis  m'empêcher  de  vous  parler  de  toute  la 
reconnaissance  que  je  vous  aurais  si  vous  faisiez 
pour  notre  jeune  homme  ce  que  vous  avez  fait  pour 
moi. 

Je  vous  embrasse.  Votre  ancien  et  fidèle  ami, 

Carle  Vernet. 
i.  Vernet. 


GUÉRIN1 


En  notre  palais  Médicis.  le  20  thermidor 
an  XII  (8  août  i8o±). 

Voilà  une  lettre  qui  doit  être  fièrement  bien 
écrite,  et  j'y  ai  mis  le  temps,  n'est-ce  pas?  Elle 
sera  cependant  fort  gauche  et  je  ne  sais  par  où 
commencer.  Acceptez-vous  un  mal  d'aventure,  un 
panaris  au  bout  du  doigt?  Allons,  passez-moi  le 
panaris,  vous  me  sauverez  d'un  grand  embarras. 

Ma  adesso  crêpa,  et  il  en  sort  une  matière  noire 
comme  de  l'encre,  je  n'exagère  pas.  Je  profite 
donc  de  cette  ouverture,  ainsi  que  de  l'occasion  de 

1.  Pierre  Guérin,  né  à  Paris  en  1774,  élève  de  Regnault, 
remporta  le  grand  prix  en  1797.  Le  sujet  était  la  Mort  de  Caton 
d'U  tique.  Il  y  eut  trois  grands  prix  cette  année-là.  —  Son  premier 
envoi,  le  Marcus  Sextus^  qu'on  voit  aujourd'hui  au  Louvre,  eut 
un  immense  succès  ;  on  voulut  y  voir  une  allusion  au  retour  des 
émigrés.  En  1802,  il  exposa  son  tableau  de  Phèdre  et  Hippolyte 
et  Y  Offrande  à  Esculape.  Au  Salon  de  1808  parurent  les  Révoltés 
du  Caire  (aujourd'hui  à  Versailles),  et,  en  1810,  son  Andromaque 
avec  l'Aurore  et  Céphale  ;  YEnêe  racontant  ses  voyages  à  Didon 
est  de  18 17.  En  1822,  il  fut  nommé  directeur  de  l'Ecole  de  Rome. 
Membre  de  l'Institut  en  18 15.  Mort  en  1833. 


GUÉRIN.  235 

la  poste,  pour  vous  dire  que,  Dieu  merci,  je  me 
porte  bien. 

Je  suis  bien  pressé  de  savoir  si  vous  avez  ter- 
miné quelque  chose  pour  le  Salon.  Je  tiens  à  la 
gloire  nationale  et  je  suis  plus  patriote  que  jamais, 
comme  vous  voyez.  C'est  que  véritablement  on  ne 
sent  bien  tout  ce  qu'emporte  avec  lui  le  mot  patrie 
que  quand  on  se  trouve  à  deux  ou  trois  cents  lieues 
de  son  clocher.  Votre  Paris1,  que  j'ai  sur  le  cœur 
de  n'avoir  point  vu,,  doit  être  achevé  ?  Vous  aurez 
fait  sans  doute  aussi  quelque  excellent  portrait, 
car  votre  paresse  nous  enrichit  plus  de  bons  ou- 
vrages crue  le  travail  des  autres  n'en  saurait  produire 
avec  d'incroyables  efforts.  Vous  jouez  avec  la 
peinture.  Que  vous  êtes  heureux  d'avoir  les  bonnes 
grâces  de  cette  dame,  qui  fait  la  grimace  à  tant 
d'autres,  ou,  pour  mieux  dire,  à  laquelle  tant  d'au- 
tres font  faire  la  grimace  ! 

Que  diable  m'a-t-on  dit,  que  vous  iriez  en 
Russie? 

Pour  Dieu!  si  cette  idée  vous  venait,  n'en  faites 
rien.  Venez  plutôt  en  Italie  :  c'est  la  patrie  des 
arts  et  celle  du  génie  ;  c'est  la  vôtre.  Mais,  si  vous 
aimez  le  doux  vivre,  restez  en  France  ;  ce  n'est 
que  là  qu'on  peut  jouir  de  ce  plaisir  qui,  après 
tour7  n'est  pas  indifférent. 

Heureusement,   notre  société  est  assez  nom- 


i .  A  propos  du  Jugement  de  Paris,  tableau  que  Gérard  a 
décruic  avant  de  l'avoir  achevé. 


236  GUKRIN. 

breuse  pour  que  le  manque  de  société  nous 
devienne  moins  sensible.  Nous  nous  étourdissons 
à  force  de  bêtises,  et  nous  avons  fait  dans  cette 
partie  des  progrès  si  rapides  qu'il  n'est  pas  un 
membre  de  la  table  ronde  qui  ne  soit  en  état  de 
s'escrimer  contre  trois  ou  quatre  adversaires. 
Nous  ne  voyons  presque  personne.  Notre  société 
se  réduit  à  quelques  Français  dont  le  plus  aimable 
est,  sans  contredit,  M.  d'Hédouville,  le  frère  du 
général.  Vous  voyez  que  nous  sommes  abandonnés 
à  nous-mêmes.  Nous  nous  promenons  dans  la  villa 
Médicis  comme  des  loups-garous.  Je  crains  qu'à 
notre  retour  on  ne  nous  prenne  pour  des  ours 
descendus  des  Alpes.  Vous  êtes  heureux  de  fumer 
votre  pipe  et  de  vous  promener  en  pantoufles  sur 
votre  joli  pont  des  Arts  \  Vous  ne  craignez  ni  le 
serein  ni  la  fièvre,  et  vous  n'êtes  point  obligé  de 
rentrer  à  Y  Ave  Maria  ;  mais  aussi  les  murs  de 
Rome  ne  ferment  pas  votre  habitation,  et  votre  œil 
n'embrasse  pas  à  la  fois  les  sept  collines  et  le  mont 
trop  fameux  par  le  souvenir  de  Marius.  Vos  mar- 
ronniers pelés  peuvent-ils  jouter  avec  les  pins  de 
la  villa  Borghèse,  votre  Meudon  avec  le  Soracte, 
les  montagnes  de  Tivoli,  de  Frascati?  Nous  avons 
pourtant  tout  cela  d'un  coup  d'œil:  c'est  une  admi- 
rable contrée  que  l'Italie  ;  c'est  un  bien  doux  pays 
que  la  France  ! 

Nous  possédons  Forbin  depuis  quelques  jours, 

i.  Gérard  habitait  l'Institut. 


GUERIN.  237 

il  vient  ici  manger  ses  cent  louis  (c'est  ce  qu'il 
dit),  mais  ils  lui  profitent  bien;  il  fait  des  études 
charmantes,  ainsi  que  son  ami  Granet.  Je  crois 
que  ce  dernier  a  tout  Rome  dans  son  portefeuille. 
Forbin  a  le  projet  d'un  voyage  en  Grèce.  Il  n'est 
pas  douteux,  s'il  le  fait,  qu'il  rien  rapporte  des 
choses  fort  intéressantes. 

Quant  à  moi,  je  ne  fais  rien,  à  la  lettre.  A  pré- 
sent, vousparlerai-je  de  l'administration  de  l'Ecole 
et  de  son  directeur?  Allons,  je  ne  vous  en  dirai 
rien,  cela  sera  plutôt  fini  et  vaudra  mieux.  Dites- 
moi  donc  des  nouvelles  de  notre  cher  Alexandre, 
et  s'il  a  ajouté  une  broderie  de  plus  sur  son  collet. 
Je  suis  bien  dans  mon  tort  avec  lui,  mais  le  pa- 
naris !... 

Mes  amitiés  à  nos  amis,  à  Barbier,  à  Chenard, 
k  lsabey,  à  Vandaêl,  à  Redouté. 

Guérin. 


A  M-  GERARD. 


II 


Rome,  le  20  thermidor  an  XII. 

Madame  Gérard  me  pardonnera-t-elle  (malgré 
mon  panaris)  d'être  resté  si  longtemps  sans  lui 
écrire?  Je  crains  bien  que  non.  Je  tremble,  malgré 
une  excuse  aussi  valable,  de  ne  pouvoir  placarde  il 


23S  GUERIN. 

suo  sdegno l,  ou,  ce  qui  serait  pis  encore,  que  mon 
souvenir  ne  soit  entièrement  effacé  de  sa  mémoire. 
Vous  dire  que  je  pense  souvent  à  vous,  en  ne  vous 
écrivant  jamais,  vous  paraîtra  sans  doute  assez 
extraordinaire.  C'est  cependant  l'exacte  vérité  ; 
mais  je  suis  comme  ceux  qui  trouvent  plus  facile 
et  plus  prompt  d'avouer  leurs  dettes  que  de  les 
payer.  Je  redoute  la  longueur  des  soirées  que  l'hi- 
ver nous  prépare  ;  elles  me  font  regretter  le  coin 
du  feu  de  la  petite  cheminée  de  faïence.  Les  dé- 
goûtantes banquettes  des  théâtres  de  ces  pays-ci 
sont  bien  loin  de  valoir  la  jolie  loge  des  Bouffons 
Je  ne  vais  point  aux  spectacles  ;  ils  sont  d'une  sa- 
leté abominable,  une  odeur  infecte  vous  y  étouffe 
et  on  en  sort  noir  de  puces.  Ces  messieurs  me  font 
quelquefois  la  guerre  sur  ma  délicatesse  ;  mais  ma 
foi!  je  l'avoue,  mon  amour  pour  la  musique  ne 
saurait  me  faire  braver  tout  cela,  et  je  n'aurai  ja- 
mais à  cet  égard  le  courage  d'un  Romain.  Il  n'en 
est  pas  ainsi  des  théâtres  de  Naples  ;  ils  sont  pro- 
pres, surtout  celui  de  Saint-Charles.  Il  est  vrai  que 
je  l'ai  vu  dans  son  jour  de  toilette,  à  la  fête  du  Roi. 
Alors  il  est  illuminé  de  plus  de  mille  bougies,  les 
loges  décorées  sont  garnies  de  femmes  qui  étalent 
tout  ce  qu'elles  possèdent  ou  ont  pu  emprunter  de 
diamants,  et  la  cour  de  Naples  a  la  réputation 
d'être  une  des  premières  en  ce  genre  de  richesses. 
Chaque  femme  avait  vraiment  l'air  d'un  lustre.  Le 

i.  Apaiser  sa  colère. 


GUERIN.  23g 

parterre  était  rempli  de  superbes  messieurs  en 
habits  de  soie  brodés,  la  bourse,  l'épée,  les  man- 
chettes de  dentelle.  Tout  cela  n'est  peut-être  pas 
beau,  non,  c'est  laid  ;  enfin,  c'est  étourdissant. 
Seulement  nos  têtes  noires  déparaient  dans  un  petit 
coin  le  décorum  de  ces  messieurs  et  leur  faisaient 
faire  une  grimace  épouvantable.  Nous  leur  fîmes 
la  grâce  de  n'y  pas  rester  longtemps.  Nous  partions 
le  lendemain  à  la  pointe  du  jour  pour  Paestum. 

Je  ne  mords  pas  du  tout  à  l'italien.  Je  ne  sais 
quelle  diable  de  tête  j'ai,  mais  il  faut  qu'elle  soit 
de  pierre ,  je  n'y  puis  rien  faire  entrer.  Je  n'ai 
d'autre  espèce  de  mémoire  que  celle  du  cœur, 
aussi  tout  ce  qui  regarde  un  ami  est-il  logé  là.  C'est 
là  que  vous  avez  une  très  jolie  petite  niche.  Je  dis 
petite,  parce  que,  soit  dit  en  passant,  vous  n'êtes 
pas  grande. 

Il  fait  bien  chaud  à  Paris,  dit-on;  je  pense  que 
l'Italie  n'est  pas  en  arrière  à  cet  égard.  Nous  sor- 
tons très  peu,  nous  travaillons  de  même,  et  nous 
évitons  par  là  le  double  danger  de  la  fatigue  et  de 
la  chaleur.  Vous  êtes  bien  heureux  d'avoir  un  joli 
pont  des  Arts  à  votre  porte  pour  vous  promener; 
j'espère  bien  le  retrouver  sur  piles  à  mon  retour, 
et  je  me  fais  une  joie  anticipée  d'aller  y  donner 
mon  sou. 

Tâchez  d'engager  Gérard  à  m'écrire,  je  vous 
en  prie.  Je  sais  qu'il  n'est  guère  moins  paresseux 
que  moi  pour  cela,  mais  tourmentez-le,  et,  si  vous 
vouliez  y  joindre  une  jolie  petite  lettre  de  votre  jolie 


240  GUERIN. 

petite  main,  je  serais  tout  à  fait  heureux.  Adieu, 

très  aimable  et  bonne  dame.  Je  vous  quitte,  mais 

sans  cesser  de,  penser  à  vous.  Daignez  me  donner 

quelques  souvenirs  et  qu'ils  arriventjusqu'àRome. 

Mille  amitiés, 

Guérin. 


111 


Bordeaux,  5  juillet  1818. 


Quand  la  chaleur  nous  a  forcé  de  courir  la 
poste  toute  la  nuit,  il  faut  bien  un  peu  dormir  le 
jour,  puis  voir  les  objets  intéressants  de  chaque 
endroit,  visiter  les  personnes  qu'on  connaît  ou 
pour  lesquelles  on  a  des  lettres,  et  enfin,  quand 
on  séjourne,  se  reposer  la  nuit  des  fatigues  de  la 
journée.  Voilà  comment  il  arrive  qu'on  néglige 
ses  amis  et  qu'il  se  passe  des  mois  entiers  sans 
qu'on  leur  donne  de  ses  nouvelles.  Voilà,  chère 
et  bonne  Mattei,  comment  il  se  fait  que  je  ne  vous 
ai  point  encore  écrit.  Si  malgré  tout  vous  ne  trou- 
vez pas  cette  excuse  valable,  appelez-moi  pares- 
seux, indifférent,  ingrat,  mais  écrivez-moi  ces 
reproches  ;  ce  sera  toujours,  faute  de  mieux, 
quelque  chose  qui  viendra  de  vous.  On  m'a  donné 
de  vos  nouvelles  il  y  a  quelque  temps.  Vous  étiez 
alors  tous  bien  portants.  Continuez.  Vous  avez 
sans  doute  toujours  très  chaud  à  Paris,  car  nous 
cuisons  à   Bordeaux    (28    degrés).    Vous   avez   le 


GUERTN.  241 

remède  de  vous  aller  jeter  à  la  rivière.  Ici,  point. 
La  Garonne  est  trouble,  profonde  jusque  sur  ses 
bords  et  couverte  dans  toute  la  longueur  de  la 
ville  (près  de  deux  lieues)  de  barques  et  de  bâti- 
ments; ce  qui,  au  reste,  fait  un  admirable  effet 
et  dédommage  bien  de  la  maussade  baignoire. 
J'imagine  donc  que  vous  vivez  dans  l'eau,  chère 
amie,  et,  si  cela  vous  dure,  je  vous  vois  une 
queue  et  des  nageoires  à  la  fin  de  Tannée. 

Nous  sommes  arrivés  ici  le  27  après  avoir  fait 
plus  de  150  postes.  C'est  notre  quatrième  station 
et  nous  la  doublons.  Nous  y  restons  quinze  jours. 

Le  cours  de  la  Loire  et  le  Limousin  sont  des 
pays  admirables,  quoique  différents.  Ici,  la  ville  est 
tout,  pour  ceux  qui  n'ont  pas  de  vignes  au  moins. 
Les  femmes  sont  bien,  les  grisettes  charmantes. 
Le  peuple  est  plein  d'esprit,  de  passion,  de  phy- 
sionomie; pas  une  sotte  figure.  Vous  pensez  bien 
que  les  invitations  nous  pleuvent.  Il  faut  manger 
comme  des  ogres  et  boire  comme  des  chantres. 
On  porte  des  santés.  Vous  avez  été  comprise  taci- 
tement dans  celle  des  amis  absents,  qui  est  la  clô- 
ture d'une  vingtaine  d'autres  et  qui  se  boit  avec 
du  nectar.  Au  total,  et  malgré  tous  ces  genres  de 
vie,  je  me  porte  à  merveille.  Priez  Dieu  que  cela 
continue  pendant  les  quatre  à  cinq  cents  lieues  qui 
nous  restent  à  faire.  Les  routes  sont  superbes, 
notre  voiture  douce  et  bonne,  mon  compagnon 
de  voyage  excellent,  seulement  un  peu  dormeur. 
Il  prétend  qu'il  est  mieux  reçu  à  cause  de  moi, 
1.  16 


242  GUERIN. 

moi  à  cause  de  lui.  J'ai  laissé  en  effet  une  brillante 
réputation  à  Limoges,  par  exemple,  où  les  gen- 
darmes n'ayant  pu  parvenir  à  lire  sur  mon  passe- 
port peintre  et  membre  de  V Institut  ont  traduit  cela 
sur  leur  note  par  peintre  en  marbre,  ce  qui  est  tout 
à  fait  clair,  en  effet,  et  nous  fit  beaucoup  rire  ainsi 
que  le  préfet.  Me  voici  donc  un  nouvel  état.  Ne 
m'oubliez  pas,  chère  amie,  parmi  vos  connais- 
sances. 

A  propos  de  connaissances,  j'imagine  que  si 
vous  êtes  assez  bonne  pour  me  répondre  un  mot 
(que  vous  feriez  remettre  chez  moi)  vous  me  direz 
comment  vont  nos  amis  du  lundi  et  du  mercredi. 
Si  je  n'étais  parti  comme  une  bombe,  je  les  aurais 
vus  et  embrassés  avant,  mais  vous  savez  combien 
ma  résolution  a  été  subite.  Embrassez-les  de  ma 
part;  cela  leur  fera  plus  de  plaisir,  et  à  moi 
encore  davantage  si  je  puis  vous  le  rendre  à  mon 
retour. 

Quand  vous  écrirez  à  Orléans,  mille  tendres 
compliments. 

Il  serait  possible  que  j'allasse  flairer  les  Pyré- 
nées pendant  que  mon  compagnon  de  voyage 
s'arrêtera  à  Agen,  et  nous  nous  rejoindrions  à  Tou- 
louse pour  continuer  ensuite  par  Carcassonne, 
Narbonne,  Montpellier,  Nîmes,  etc.  J'imaginais 
difficilement  que  je  pusse  m'embarquer  pour  faire 
tant  de  chemin.  A  présent,  cela  me  paraît  une 
chose  toute  simple.  Mettre  le  pied  en  voiture 
et  se  laisser  aller,  voilà  tout. 


GUERIN.  243 

Gérard  peut-il  travailler  par  cette  chaleur? 
moi,  paresseux,  je  pense  que  non.  Ma  foi,  vive 
la  flânerie!  suivez  mon  exemple,  montez  en  voi- 
ture tous  trois  et  faites-moi,  là,  un  bon  voyage. 

Gérard  serait  reçu  comme  le  bon  Dieu,  vous 
au  moins  comme  la  bonne  Vierge  et  M,le  Godefroid 
comme  elle  le  mérite;  c'est  tout  dire,  et  vous 
reviendriez  tous  enchantés,  j'en  suis  sur  et  cer- 
tain. 

A  propos,  si  le  jugement  du  prix  n'est  pas 
porté,  je  recommande  mes  ouailles  à  Gérard 
et  compte  sur  son  amitié  sans  préjudice  de  sa 
justice. 

J'aurais  pu  me  faire  honneur  ici  d'un  portrait 
du  roi  qui  vient  d'y  arriver  et  pour  lequel  on  m'a- 
dresse des  éloges  et  des  remerciements.  Il  n'est  pas 
décaissé.  J'imagine  qu'il  est  de  Paulin.  A  mon 
retour  je  remettrai  avec  plaisir  les  éloges  à  leur 
adresse. 

Vous  n'attendez  pas,  chère  Mattei,  de  détails 
sur  mon  voyage,  ni  que  je  vous  dépeigne  le  fier 
Breton,  le  bon  Tourangeau,  le  lourd  Limousin  ou 
le  vif  Bordelais.  Il  faudrait  un  esprit  d'analyse  que 
je  n'ai  pas.  A  mon  retour,  j'en  bavarderai,  si  vous 
voulez. 

Nous  avons  fait,  ces  jours  derniers,  une  longue 
promenade  dans  votre  pays;  c'est-à-dire  que 
M.  de  Tournon,  préfet  de  Bordeaux,  et  qui  le  fut 
de  Rome  pendant  cinq  ans,  nous  fit  voir,  sur  une 
suite  de  dessins,  les  fouilles,  les  changements,  les 


244  OUERIN. 

améliorations  opérés  par  ses  soins  dans  la.  Somma 
Cita.  J'ai  pris  grand  plaisir  à  ce  retour  de  la  pensée 
sur  tant  de  belles  choses  qui  m'en  rappelaient 
d'autres,  non  moins  agréables,  dans  lesquelles 
vous  étiez  comprise.  Nous  avons  beaucoup  parlé 
arts  et  artistes.  La  famille  Lethière  y  fut  men- 
tionnée avec  plaisir. 

Les  maisons  de  campagne  sont  charmantes 
ici.  Je  sors  de  celle  d'un  brave  homme  qui,  au 
Sénégal,  recueillit  et  soigna  les  naufragés  de  la 
Méduse. 

Adieu,  chère  Mattei,  je  vous  charge  de  distri- 
buer à  nos  amis  mes  tendresses  et  mes  assurances 
d'attachement.  Ne  faites  pas  la  part  du  lion, 
mais  prenez  la  plus  grosse  et  divisez  le  reste,  sui- 
vant la  connaissance  que  vous  avez  de  mon  cœur, 
en  commençant  le  plus  près  de  vous,  et  ainsi  de 
suite. 

Toutes  les  eaux  sont  encombrées  de  grands 
personnages.  Cela  m'empêchera  peut-être  d'y 
aller. 

Guérin. 


MLLE    BANST 


Rome,  le  jeudi  saint  an  XIII.  Villa  Médicis. 

Je  vous  écris  au  son  du  canon  qui  annonce  la 
bénédiction  du  pape  ;  je  l'ai  vu,  à  l'aide  d'une  lu- 
nette, de  ma  chambrette  à  la  villa  Médicis;  il  s'est 
levé  de  sa  chaise  et  a  répandu  le  pardon  et  l'ab- 
solution sur  tout  son  peuple;  ainsi,  mon  cher  ami, 
il  vous  en  revient  une  petite  part,  que  je  vous  en- 
voie dans  cette  lettre  avec  mille  et  mille  remercie- 
ments pour  la  jolie  lettre  que  M.  le  comte  de 
Pahlen  m'a  remise.  D'après  votre  recommanda- 
tion, je  me  suis  empressée  de  chercher  à  lui  être 
agréable  :  je  lui  ai  fait  tout  de  suite  les  honneurs 
de  la  Farnésine  et,  hier,  nous  fûmes  chez  M,ne  An- 
gelica  Kaufman  avec  Guérin;elle  nous  reçut  avec 
distinction  et  nous  sommes  tous  enchantés  de 
cette  incomparable  femme.  M.  de  Pahlen  m'a  dit 
qu'il  vous  avait  écrit  pour  vous  parler  de  Rome, 

i.  Anna  Barbara  Bansi  était  une  artiste  de  talent  à  laquelle 
M.  Suvée  fit  faire  les  portraits  de  la  famille  Murât.  Elle  fut,  bien 
plus  tard,  nommée  maîtresse  de  dessin  dans  la  maison  de  Saint- 
Denis.  Ces  lettres  n'auraient  pas  été  publiées,  si  elles  ne  ren- 
fermaient des  détails  qui  ont  paru  pouvoir  intéresser,  notam- 
ment ceux  relatifs  à  sa  conversion. 


24(>  M11"   BANSI. 

et  moi  je  vous  remercie  de  votre  attention  et  n'ai 
que  le  regret  de  n'avoir  pas  pu  voir  la  princesse 
Galitzin;  je  vis  comme  un  loup  et  ne  suis  jamais  à 
la  maison,  de  sorte  que,  si  vous  n'avez  pas  la 
bonté  de  parler  de  moi,  je  ne  verrai  jamais  les 
jolis  objets  de  votre  pensée  et  cela  me  fait  de  la 
peine,  car  j'aime  tout  ce  qui  vous  a  intéressé, 
même  ce  qui  vous  a  vu.  J'ai  été  chez  Canova  et 
j'y  conduirai  votre  protégé  après  les  fêtes  de  Pâ- 
ques; je  me  suis  acquittée  de  votre  commission 
avec  zèle  et  enthousiasme  ;  il  vous  aime  beaucoup, 
Canova,  et  me  charge  de  vous  dire  qu'il  se  pro- 
pose de  vous  envoyer  quelques-uns  de  ses  ouvrages 
par  la  première  occasion.  Il  m'a  dit  cela  en  me 
prenant  les  deux  mains  et  avec  un  air  si  aimable 
que  j'avais  envie  de  l'embrasser  pour  vous.  Mon 
ami,  je  commence  à  être  heureuse,  le  printemps 
revient,  ma  santé  se  rétablit,  vous  m'aimez  un  peu; 
oui,  je  me  sens  satisfaite.  J'ai  tout  perdu  du  coté 
de  la  fortune,  mais  je  vois  que  je  suis  aimée  et 
que  la  Providence  pourvoit  insensiblement  à  mes 
premiers  besoins  :  je  suis  vêtue,  j'ai  l'âme  en  paix 
et  j'espère  que  la  santé  et  l'honnêteté  me  tien- 
dront lieu  de  luxe.  Vous  verrez  par  ma  dernière 
lettre  que  c'est  Mme  Schweiser  qui  s'est  chargée 
de  répondre  pour  son  mari  et  de  quelle  manière  ! 
Vous  trouvez  que  je  m'emporte  toujours,  je  crois 
cependant  qu'il  y  a  de  quoi.  Cette  lettre  m'a  d'a- 
bord terrassée,  mais  la  bonté  de  M.  Suvée  a  tout 
réparé  ;    sa  maison,    son  amitié  me   sont   offertes 


M11*    BANSI.  247 

chaque  jour  et,  malgré  ma  répugnance  à  accepter, 
j'y  suis  forcée.  N'ayant  plus  rien  au  monde  dont 
je  puisse  disposer  que   des  livres  qui  sont  chez 
vous,  j'ai  pensé  que,  quoique  je  vous  les  aie  offerts, 
ma  délicatesse   me  forçait  d'en  faire   hommage  à 
M.  Suvée,  afin  de   balancer  les  dépenses  réelles 
qu'il  fait  pour  moi;  mon  ami,  j'espère  que  vous  ne 
me  blâmerez  pas.  J'ai  renvoyé  mon  domestique  et 
l'ai  remplacé  par  un  jockey  qui  ne  me  coûte  que 
trois  piastres  par  mois;  par  ce  moyen,  ma  dépense 
se  réduit  à  peu  de  chose.  Je  ne  vais  nulle  part  afin 
de  n'avoir  aucune  toilette  à  faire,  car,  depuis  l'ar- 
rivée de  Mmo  Borghèse,  on  devient  élégant.  J'ai  un 
petit  jardin  que  je    cultive,   et  cela  me  rend  très 
heureuse  ;  il  est  situé  dans  l'enceinte  au  bout  du 
jardin  où  est  renfermée  la  statue  de  Rome;  c'est 
autour  de  cette  figure  colossale  que  j'ai  planté  des 
roses  et  des  violettes;  je  vous  en  envoie  une  que 
j'embrasserais  avant  de  l'enfermer,  si  elle  pouvait 
se  ranimer  à  votre  vue  et  vous  dire  tout  ce  que  je 
pense!  Mon   cher  ami,  je  crois  que  je  deviendrai 
très  heureuse   ou  très  misérable  :    les  demi-bon- 
heurs et  les  demi-malheurs  n'ont  rien  à  faire  avec 
une  tète   volcanisée  et  un  cœur  tendre  comme  le 
mien.  J'ai  pris  toutes  mes  mesures,  mes  idées  sont 
bien  en  ordre  et  je  vais  livrer  bataille  au  destin, 
bataille  !  bataille  contre  les  événements  et,  si  j'ai 
la  victoire,  j'aurai,  j'espère,  votre  amitié  pour  prix. 
Voyez  pourtant  ce  que   c'est  que  d'être  quelque 
chose,  non  seulement  vous  êtes  couvert  de  gloire 


24S  M11"    BANSI. 

et  de  talent,  mais  votre  amitié,  le  désir  de  la  con- 
server fera  de  moi  quelque  chose  et  depuis  sept 
ans  m'empêche  de  me  perdre. 

Adieu,  Gérard,  je  vous  instruirai  de  toutes 
les  courses  que  je  ferai  avec  votre  protégé.  J'ose 
à  peine  vous  demander  des  nouvelles  de  Mattei, 
car  vous  ne  m'en  parlez  jamais  ;  embrassez-la  ce- 
pendant de  la  part  de  celle  qu'elle  a  bien  voulu 
choisir  pour  amie  pendant  deux  ans.  Je  vous  em- 
brasse'mille  fois  et  suis  pour  la  vie  la  même, 

Anna  Bansi. 


II 


Rome,  le  4  novembre  an  XIII. 

Vous  aurez  vu  par  la  lettre  que  M.  Bioche  a 
dû  vous  remettre  l'état  déplorable  où  m'avait  jetée 
la  mort  subite  de  mes  amis  et  surtout  des  deux 
derniers.  Je  ne  connaissais  pas  la  mort,  et  je  n'étais 
nullement  armée  contre  ses  attaques,  lorsqu'elle 
m'enlève  ce  qui  faisait  ma  joie,  ce  qui  faisait  l'or- 
nement de  notre  maison.  Hélas!  hélas!  quel  coup 
j'ai  reçu!  Dieu  seul  pouvait  me  blesser  si  cruelle- 
ment et  Dieu  seul  pouvait  me  guérir;  après  m'a- 
voir  laissée  un  mois  en  proie  aux  regrets  déchi- 
rants d'une  âme  navrée,  après  a,voir  épuisé,  fatigué 
la  patience  de  mes  amis,  il  m'offrit  l'unique  moyen 
et  je  l'ai  pris  :  la  religion  !  On  rendit,  il  y  a  un  mois, 


M110   BANSI.  249 

les  derniers  devoirs  à  ces  malheureux  dans  l'église 
de  la  paroisse  :  un  catafalque  était  dressé  avec 
deux  têtes  de  mort,  et,  après  la  messe  en  musique, 
on  exécuta  un  De  Profundis  de  la  composition 
d'Androl.  Cette  musique,  rassemblée  nombreuse 
des  Français  les  plus  remarquables,  tous  pénétrés 
de  douleur,  et  ces  deux  têtes  de  mort  qui  étaient 
l'emblème  des  deux  plus  belles  figures  que  j'aie 
jamais  vues  et  dont  les  beaux  yeux  se  fixaient  sur 
moi  avec  tant  de  reconnaissance,  semblaient  me 
dire  :  Vois  ce  que  nous  sommes  !  Cette  cérémonie 
était  si  touchante  que  je  fis  le  serment  de  ser- 
vir le  même  Dieu  et  la  même  Eglise  et  d'être  en- 
core utile  par  mes  prières  à  ceux  que  j'ai  si  bien 
servis.  J'ai  pris  des  livres,  j'ai  lu,  médité;  mes  scru- 
pules se  sont  dissipés  et  l'ignorance  affreuse  dans 
laquelle  j'ai  vécu  jusqu'à  présent  m'a  fait  frémir. 
J'ai  consulté  un  homme  très  éclairé,  je  lui  ai  avoué 
mes  peines,  mes  erreurs,  mes  fautes,  mes  regrets, 
et  j'ai  trouvé  dans  ce  cœur  pur  et  sensible  une  con- 
solation que  je  ne  connaissais  pas  -,  il  m'a  fait  voir 
que  les  pertes  que  je  venais  de  faire  devaient  me 
servir  de  leçons;  que  mes  erreurs  passées  étaient 
les  fruits  d'un  cœur  trop  sensible,  trop  confiant  et 
que  Dieu  seul  était  digne  d'amour. 

J'ai  lu  Y  Imitation  de  Jésus-Christ,  les  confé- 
rences de  Beurier,  et  cela  a  suffi  pour  me  con- 
vertir totalement;  tous  les  faux  raisonnements, 
les  sophismes,  les  prétendues  idées  grandes  et  phi- 
losophiques ont  été  chassés  et  je  me  suis  jetée  dans 


25o  Mlle    KANSI. 

le  sein  de  la  première  et  vraie  Église  catholique  ; 
et  Dieu,  prenant  pitié  de  ma  peine,  m'a  éclairée 
d'une  sainte  lumière,  car  je  fus,  au  bout  de  dix 
jours  d'études,  jugée  être  en  état  de  recevoir  les 
sacrements.  Je  répondais  aux  questions  avec  pré- 
cision et  véhémence,  et  je  reçus,  avec  le  consen- 
tement de  S.  E.  le  cardinal  Fesch,  la  confirmation 
et  la  première  communion,  le  31  octobre,  dans 
l'église  des  Carmes  de  San-Martino-in-Monte. 
Monseigneur  de  Clermont-Tonnerre  fut  le  digne 
évêque  qui  m'administra  ces  deux  sacrements;  il 
voulait,  avant  de  retourner  en  France,  me  con- 
firmer dans  la  grâce  de  l'Eglise  et,  par  sa  piété 
touchante  et  cet  accent  religieux  que  l'on  ne  peut 
imiter,  il  rendit  cette  cérémonie  si  belle,  si  atten- 
drissante que  la  foule  qui  était  accourue,  indépen- 
damment de  ceux  que  j'avais  invités,  retourna  pé- 
nétrée et  muette.  Le  jour  que  je  fus  reconnue 
enfant  de  l'Eglise,  je  ressentis  les  émotions  les 
plus  vives  ;  je  ne  vous  parlerai  pas  de  la  sensation 
que  m'ont  faite  les  sacrements,  c'est  au-dessus  de 
toute  description,  mais  il  me  fallut  essuyer  les 
mortifications  les  plus  dures  de  la  part  de  cer- 
taines gens  qui  dédaignent  la  religion  et  qui  blas- 
phèment tout  ce  qui  y  a  rapport.  Enfin,  ce  jour-là, 
je  pus  lire  dans  le  cœur  de  tous  ceux  que  je  con- 
naissais :  les  uns  me  fuyaient,  d'autres  plus  politi- 
ques me  complimentaient,  d'autres  (et  au  nombre 
desquels  sont  les  gens  les  plus  distingués)  pleu- 
raient  d'attendrissement,  me   baisaient  les  mains 


Mlle   BANSI.  25i 

et  me  félicitaient  de  toute  leur  âme;  j'étais  comme 
un  être  ressuscité  :  muette,  un  bandeau  sur  le  front, 
je  me  sentais  Pâme  et  les  pensées  régénérées;  de- 
puis ce  jour  je  vis  tranquille  et  heureuse.  J'ai,  du 
consentement  de  mon  digne  confesseur,  com- 
munié ce  matin  pour  les  morts,  et  j'ai  eu  le  bon- 
heur de  soulager  par  cet  acte  divin  Pâme  de  celui 
qui  n'est  plus,  pour  qui  j'ai  exposé  ma  vie  mille 
fois,  que  je  croyais  avoir  sauvé  et  qui  est  allé 
mourir  loin  de  moi  dans  une  auberge  sans  pouvoir 
prononcer  une  parole. 

Mmo  Clary  est  morte  dans  les  bras  de  Monsei- 
geur  le  cardinal  Fesch  ;  sa  piété  et  sa  foi  lui  ont 
fait  rendre  le  dernier  soupir  en  souriant;  le  même 
jour,  M.  Alphonse   Gandar  mourut  à  Sienne  et 
le  moule  que  l'on  me  remit  de  son  masque  est 
l'image  la  plus  terrible  d'une  mort  douloureuse. 
Ces  traits  si   doux,   si    défigurés  !    quel    passage 
affreux  pour  un  homme  qui  n'est  pas  bien  pré- 
paré! O  Gérard!  pour  vous  en  convaincre,  je  vous 
envoie    ce   malheureux   profil ,    réfléchissez.   Cet 
homme  avait  cependant  Pâme  pure  et  sans  tache, 
un  esprit,  un  cœur  excellents,  possédant  tous  les 
talents,  bon  ami,  courageux  et  timide  ;  le  malheu- 
reux n'a  eu  d'autre  défaut  que  de  m'être  tendre- 
ment attaché;  il  recevait  tous  les   médicaments 
avec  avidité  de  mes  mains;  il  m'appelait  son  bon 
ange  et  ne  voulait  devoir  sa  guérison  qu'à  mes 
soins.  Hélas!  mon  Dieu,  comme  vous  Pavez  puni 
de  cette  présomption!  vous  nous  séparez  et  vous 


252  M,l«    BANSI. 

le  faites  mourir  à  quarante  lieues  dans  une  au- 
berge! Gérard,  cela  m'a  ouvert  les  yeux,  et  vivrais- 
je  cent  ans  que  l'impression  ne  s'en  effacera  pas. 
Il  existe  un  souverain  maître  de  toute  chose,  il 
est  présent  à  tout  ;  combien  ne  devons-nous  pas 
être  modestes  dans  nos  succès  et  humbles  dans 
nos  disgrâces!  Nos  plaisirs,  nos  passions  disparais- 
sent; nos  traits,  les  plus  belles  formes  se  corrom- 
pent; à  quoi  faut-il  tenir,  si  ce  n'est  à  l'âme  et  à 
celui  qui  nous  l'a  donnée!  Ne  croyez  pas  que  je 
veuille  vous  donner  des  avis,  vous  êtes  trop  âgé, 
et  votre  esprit  est  trop  grand  pour  être  sensible 
à  des  paroles;  il  vous  faudrait  un  grand  malheur 
pour  vous  tirer  d'une  foule  d'erreurs  et,  pour  le 
bien  que  je  veux  à  votre  âme,  je  vous  souhaite 
une  grande  disgrâce. 

Pour  terminer  cette  lettre,  qui  vous  surprendra 
peut-être  et  qui  vous  amusera  peu,  je  dois  vous 
faire  le  récit  du  départ  du  Saine-Père  pour  la 
France. 

Il  quitta  Rome,  le  2  de  ce  mois,  et  devait  dire 
la  messe  des  Morts  à  Saint-Pierre  et  monter  en 
voiture  au  pied  de  la  colonnade.  Je  me  sentis  tour- 
mentée du  désir  de  voir  cette  cérémonie,  que  je 
prévoyais  être  des  plus  tristes  et  des  plus  atten- 
drissantes, et  je  décidai  M.  et  Mme  Suvée  à  aller  à 
six  heures  du  matin  à  Saint-Pierre. 

L'église  était  déjà  remplie  de  monde,  chacun 
priait  pour  un  parent,  un  ami  mort,  et  le  crépus- 
cule naissant  ajoutait  encore  au  mystérieux  de  ces 


Mllu   BANSI.  253 

prières.  Le  pape  arrive  avec  tous  les  cardinaux 
destinés  à  le  suivre  et  on  nous  plaça  (en  faveur  de 
ma  nouvelle  conversion)  au  pied  du  grand  autel, 
sous  le  baldaquin.  Le  saint  pontife  dit  la  messe 
avec  cette  ferveur,  cette  élévation  d'âme  d'un 
cœur  pur  comme  le  sien,  et  tous  les  yeux  se  rem- 
plirent de  larmes  ;  il  semblait  demander  la  béné- 
diction pour  son  pauvre  peuple  qu'il  allait  quitter. 
La  messe  terminée,  il  en  entendit  une  autre  à  la 
tribune  du  siège  de  Saint-Pierre  ;  tous  les  assis- 
tants s'agenouillèrent  et  on  récita  une  prière  que 
Ton  doit  répéter  tous  les  jours  pendant  son  départ. 
Quel  effet  sublime  !  les  premiers  rayons  du  soleil 
parurent  derrière  l'autel,  le  pape  et  les  cardinaux 
debout,  les  militaires,  les  chefs  de  chaque  ordre 
et  le  peuple  prosternés  et  répétant  les  dernières 
paroles  de  chaque  strophe  en  pleurant.  Ou  étiez- 
vous  tous,  les  incrédules,  pour  voir  l'empire  de  la 
religion,  pour  voir  ce  que  c'est  qu'un  souverain 
régnant  par  les  vertus  !  Après  la  prière,  le  cor- 
tège rentra  dans  la  sacristie  où  le  Saint-Père  a 
donné  à  baiser  le  pied  à  plusieurs  personnes. 
M.  Suvée  y  était  entré  et  nous  étions  à  l'attendre 
à  la  porte,  au  milieu  d'une  foule  de  partants,  d'al- 
lants et  de  venants,  jusqu'à  ce  que  le  cortège  sortît 
de  là  sacristie.  Je  voulais  décider  Mmo  Suvée  à 
éviter  la  foule,  mais  elle  voulut  attendre  son  mari  ; 
nous  le  vîmes  à  quatre  pas  derrière  le  Saint-Père; 
il  me  fit  des  reproches  de  ce  que  je  ne  l'avais  pas 
suivi,  en  me  disant  que  le  pape  savait  ce  que  j'avais 


254  Mlle   BANSI. 

fait.  Je  croyais  qu'il  était  inutile  de  penser  à  cette 
présentation  et  nous  suivions  le  cortège  tranquil- 
lement, lorsque  tout  à  coup  le  Saint-Père  se  dé- 
tourne pour  baiser  le  pied  de  la  statue  de  saint 
Pierre,  et,  poussée  par  la  foule,  je  me  trouve 
devant  lui  et,  à  peine  puis-je  croire  ce  que  je  vais 
vous  dire  et  ce  qui  est  arrivé,  c'est  qu'il  me  re- 
connut pour  la  nouvelle  convertie,  et  me  tendit  les 
mains  avec  cette  douceur,  cette  majesté  muette  si 
digne  de  son  saint  ministère  ;  ce  mouvement  inat- 
tendu m'embrasa  de  foi  et  de  crainte,  et  je  restai 
collée  à  son  pied  pendant  cinq  minutes  en  l'inon- 
dant de  larmes  ;  on  me  releva  et  je  vis  à  travers  des 
larmes  de  joie  qu'il  me  tendait  sa  main  ;  je  la  saisis 
et  M.  et  M,ne  Suvée  en  firent  autant;  on  dit  qu'il  a 
pleuré;  quant  à  moi,  je  ne  voyais  ni  n'entendais 
plus  rien  ;  heureusement  qu'un  voile  me  cachait 
aux  yeux  des  curieux  et  je  gagnai  la  porte,  sou- 
tenue de  tous  côtés  et  comblée  d'éloges.  Le  bruit 
que  faisait  le  peuple  en  demandant  la  bénédiction 
me  fit  sortir  de  mon  extase  et  je  pleurai  de  nou- 
veau ;  car  comment  ne  pas  être  émue  à  la  vue  d'un 
peuple  en  larmes  qui  se  presse  autour  d'un  sou- 
verain pour  demander  sa  dernière  bénédiction  ? 
Le  Saint-Père  monta  en  voiture  au  pied  de  l'église. 
au  son  de  cent  cloches  en  mouvement  et  des  re- 
grets d'une  foule  immense;  le  cardinal  Borgia  et 
le  cardinal  Antonelli  montèrent  dans  la  même 
voiture;  toute  cette  quantité  de  monde  disparut 
peu  à  peu  et  tout  un   chacun  se  retirait  pensif. 


M110    BANSI.  255 

Vos  talents  et  votre  gloire  vous  rapprocheront  fa- 
cilement de  ces  hommes  remarquables  qui  illus- 
trent votre  patrie;  examinez-les  bien  et  voyez  si  la 
religion  catholique  n'a  pas  encore  de  grands  défen- 
seurs. Le  cardinal  Borgia  est  Fhomme  le  plus  cé- 
lèbre de  son  siècle  ;  tout  ce  qui  reconnaît  le  signe 
de  la  croix  dans  le  monde  lui  apporte  des  offrandes 
et  il  a  le  beau  cabinet  d'antiquités  de  Velletri 
rempli  des  choses  les  plus  précieuses.  Malgré 
cette  grande  célébrité,  il  est  plus  facile  d'appro- 
cher de  lui  que  du  dernier  petit-maître  de  Paris; 
il  a  entendu  dire  que  je  copiais  à  la  Farnésine  et 
il  y  est  venu  pour  voir  mes  dessins  et  m'a  comblée 
d'éloges  et  d'amitié. 

Cette  lettre  est  d'une  longueur  épouvantable, 
mais  comment  vous  raconter  l'époque  la  plus  re- 
marquable de  ma  vie  sans  employer  plusieurs 
feuilles  de  papier,  et  comment  ne  pas  dire  ce  qui 
m'arrive  à  vous,  avant  tous  les  autres?  Mon  ami, 
je  vous  veux  tant  de  bien  que  je  vous  souhaite  du 
chagrin  jusqu'à  ce  que  vous  quittiez  cet  habit  de 
pécheur  qui  a  fait  faire  tant  de  péchés  aux  autres 
et  dont  vous  serez  responsable,  nen  doutez  pas  un 
instant.  Je  prierai  Dieu  pour  vous,  mon  ami,  et 
croyez -moi  celle  qui  pourra  un  jour  vous  faire  le 
plus  de  bien.  Adieu! 

Anna   Bansi. 


L.   DAVID 


Ce  15  février  1809. 

Mon  cher  Gérard, 

Que  de  grâces  n'ai-je  pas  à  te  rendre  du  ca- 
deau rare  et  précieux  que  tu  viens  de  me  faire  ! 
Le  portrait  de  Canova  peint  par  Gérard,  sais-tu 
bien  quelle  chose  curieuse  est  un  pareil  objet? 
Mais  songe  aussi  au  cas  que  j'en  fais  \ 

Je  vais  cependant  m'occuper  des  moyens  de 
t'en  mieux  prouver  ma  reconnaissance,  car  un 
ouvrage  de  moi  ne  sera  qu'un  faible  à  compte  ; 
mais  l'amitié  n'est  pas  représentée  avec  la  balance, 
et  c'est  là  précisément  ce  qui  la  rend  divine  ; 
elle  est  désintéressée. 

Adieu,  pour  la  vie,  ton  ami.  Mille  et  mille 
respects  à  ta  chère  femme. 

David. 


1.  Ce  beau  portrait  a  été  acheté  par  le  musée  du  Louvre  à 
la  vente  Dubois.  On  l'a  reproduit  dans  l'œuvre  de  Gérard. 


ARIGDM. 


Mi4stc  die  Louvrt 


Œuvre,  tU  F'"  &irasti 


DAVID.  257 


II 


Ce  9  avril  181$. 

Je  n'ai  jamais  douté,  mon  cher  élève,  de  vos 
sentiments  à  mon  égard.  Ils  se  sont  toujours  mon- 
trés dans  les  occasions  qui  en  méritaient  la  peine. 
Vous  avez  dû  souvent  gémir  des  injustices  exer- 
cées envers  moi;  eh  bien,  mon  ami,  que  mon 
exemple  vous  touche  !  Vous  avez  du  talent  et  beau- 
coup de  talent  ;  que  de  torts  vous  accumulez 
sur  votre  tête  !  Mais  c'est  ici  le  cas  de  dire  comme 
dans  la  comédie  de  Tartufe  : 

Nous  vivons  sous  un  prince  ennemi  de  la  fraude. 

Il  réparera  avec  le  temps  la  calomnie  que 
l'ignorance  emploie  déjà  contre  vous  pour  diviser 
le  temps  que  vous  employez  si  bien  pour  la  gloire 
de  votre  pays  et  de  mon  école. 

Je  vous  réitère  mes  remerciements  et  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Mes  respects  à  votre  chère  épouse. 

David. 


17 


INGRES 


Rome,  le  2  février  18 12. 

Monsieur, 

Depuis  longtemps  je  vous  dois  des  remer- 
ciements pour  la  bonté  que  vous  avez  eue  de  pla- 
cer ma  petite  figure  ;  je  vous  en  suis  d'autant  plus 
reconnaissant  que  Rome  offre  rarement  aux  artis- 
tes l'occasion  de  se  défaire  des  ouvrages  qu'elle 
inspire. 

Je  reste  encore  sans  pouvoir  me  résoudre  à 
quitter  un  pays  qui  renferme  tant  de  belles  choses 
et  que  l'habitude  me  rend  de  jour  en  jour  plus 
cher.  Cependant  ce  n'est  point  à  Rome,  je  le  sens 
bien,  que  je  peux  espérer  de  travailler  utilement 
à  ma  réputation  et  à  ma  fortune,  et  je  commence 
à  tourner  mes  désirs  et  mes  espérances  vers  Paris* 

1.  Elève  de  David,  eut  le  prix  à  l'âge  de  vingt  ans,  en  i8oî. 
Son  tableau  du  concours,  qu'on  voit  exposé  à  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts,  dénote  déjà  un  talent  de  premier  ordre.  Tout  le  monde 
connaît  aujourd'hui  ses  œuvres.  A  l'époque  où  ces  lettres  sont 
écrites,  le  talent  d'Ingres  était  encore  contesté,  et  Gérard  fut  un 
des  premiers  qui  lui  rendirent  la  justice  qu'il  méritait. 


INGRES.  259 

Si  j'y  trouve  de  nouvelles  contrariétés,  je  serais 
cependant  heureux,  monsieur,  si  je  pouvais  acqué- 
rir quelques  droits  à  votre  estime  et  à  votre  bien- 
veillance pour  m'aider  à  vaincre  ces  petits  obsta- 
cles que  Ton  rencontre  nécessairement  en  entrant 
dans  la  carrière.  Je  vous  dirai,  monsieur,  que  j'ai 
exécuté  dernièrement  deux  grands  tableaux  :  l'un 
est  Romiilus  qui  triomphe  des  dépouilles  opimes;  je 
l'ai  peint  à  tempera  i  pour  les  appartements  de 
Timpératrice  au  palais  impérial  de  Monte-Cavallo  ; 
l'autre  est  Virgile  qui  lit  son  Enéide  devant  Au- 
guste, Octavie  et  Livie.  J'ai  fait  de  celui-ci  un  effet 
de  nuit;  la  scène  est  éclairée  par  un  candélabre. 

Ayant  eu  l'avantage  de  savoir  ce  que  vous  pen- 
siez de  mes  derniers  ouvrages,  j'ai  essayé  de 
mettre  à  profit  vos  bons  avis,  et  de  voir  si  je  ne 
serais  pas  susceptible  d'acquérir  les  qualités 
essentielles  qui  m'ont  toujours  manqué,  et  pour 
lesquelles  je  ne  m'étais  point  senti  ni  inclination 
ni  moyens.  Je  me  croirais  doublement  heureux  si 
j'avais  réussi  à  faire  un  pas  de  plus,  et  le  devrais 
à  vous  encore,  car  vos  conseils  et  la  vue  de  vos 
beaux  ouvrages  m'en  ont  toujours  plus  appris  que 
ceux  des  autres. 

Je  vous  réitère,  monsieur,  mes  remerciements, 
et  vous  prie  d'agréer  les  sentiments  de  la  plus 
haute  considération  pour  votre  personne. 

Ingres. 

i.  A  la  détrempe. 


2Go  INGRES. 


II 

Rome,  le  17  août  1818. 


Monsieur, 


Je  reçois  toujours  Phormeur  que  vous  me 
faites  en  m'écrivant  comme  une  grâce  bien  obli- 
geante et  bien  honorable  à  mon  faible  mérite. 
Vous  êtes  tellement  au-dessus  de  l'oubli,  que  plus 
le  temps  et  la  distance  me  tiennent  éloigné  de 
vous,  plus  mon  attachement  à  votre  personne  et  à 
vos  œuvres  en  devient  plus  fort.  Lorsqu'il  m'arrive 
des  découragements  sensibles,  je  me  console  en 
pensant  à  l'estime  et  à  la  protection  dont  vous  ne 
cessez  de  me  donner  des  preuves  honorables 
et  fructueuses. 

Mes  sentiments  vous  doivent  être  connus; 
cependant  je  ne  pourrai  jamais  assez  vous  en  expri- 
mer toute  la  sincérité.  Je  désespère  de  vous  voir 
à  Rome.  Combien  j'aurais  été  heureux  si  cela  eût 
pu  arriver!  Mais  vous  êtes  trop  précieux  à  la 
France  pour  qu'elle  vous  accorde  même  un  petit 
congé.  C'est  plutôt  moi  qui  viendrais  vous  y  trou- 
ver. L'amour  de  la  patrie  se  fait  tellement  sentir 
en  moi  que  je  me  crois  attaqué  du  mal  du  pays. 
La  beauté  de  celui-ci,  à  qui  je  paye  un  assez  long 
tribut  par  onze  années  d'admiration,  ne  m'aveugle 
pas  au  point  de  ne  pas  désirer  vivement  de  revoir 


INGRES.  261 

les  rivages  de  la  France.  Vous  êtes  pour  beau- 
coup, monsieur,  dans  le  désir  que  j'ai  de  revenir 
à  Paris  pour  jouir  de  la  vue  de  vos  belles  pro- 
ductions, que  j'appelle  mes  inclinations  ;  combien 
de  chefs-d'œuvre  n'est-il  pas  sorti  de  votre  pin- 
ceau depuis  lors!  Les  Renommées  et  la  belle  estampe 
à7 Aasterliti,  dont  vous  me  fîtes  don  d'une  ma- 
nière si  flatteuse  pour  moi,  me  donnent  le  plus 
vif  désir  d'en  admirer  les  peintures.  Je  vous  re- 
mercie des  vœux  que  vous  voulez  bien  faire  pour 
moi  ;  ma  bonne  fortune  paraît  disposée  à  les 
écouter.  J'ai  des  travaux  honorables  qui,  une  fois 
faits,  peuvent  me  rendre  assez  heureux  et  me 
faire  oublier  que  je  l'ai  été  très  peu  jusqu'ici. 
Faute  d'encouragements,  j'ai  passé  plusieurs  an- 
nées sans  m'occuper  de  peinture,  avec  des  ta- 
bleaux faits,  sans  pouvoir  même  jusqu'à  ce  jour 
leur  donner  issue,  et  obligé,  pour  subsister,  de 
dessiner  des  portraits  au  crayon1. 

Enfin,  j'ai  eu  part,  comme  mes  camarades, 
aux  encouragements  paternels  que  le  roi  a  distri- 
bués. Je  me  plais  à  penser,  d'après  le  bien  que 
vous  me  voulez,  monsieur,  que  je  vous  dois  un 
nouveau  tribut  de  remerciements  en  cette  occa- 
sion. Vous,  que  le  roi  a  fait,  à  si  beaux  titres,  son 
premier  peintre,  vous  êtes  aussi  depuis  longtemps 
le   père   des  jeunes    peintres.    Mes  félicitations, 


1 .  Ces  portraits  sont,  pour  la  plupart,  des  chefs-d'œuvre  de 
finesse  et  de  pureté  de  dessin. 


2Ô2  INGRES. 


monsieur,  et  mes  vœux  particuliers  sont  bien  peu 
de  chose  pour  votre  mérite  ;  je  vous  prie  d'en 
agréer  l'hommage,  tout  humble  qu'il  soit.  Je  n'ai 
vu  la  fortune  et  les  honneurs  bien  placés  que  chez 
vous,  et  j'en  jouis  comme  si  je  les  partageais. 

Ingres. 
III 

Rome,  le  29  décembre  1819. 

Monsieur, 

M.  Thévenin,  notre  excellent  ami,  s'est  em- 
pressé de  me  communiquer  les  éloges  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'adresser  sur  mes  ouvrages  ; 
que  puis-je  vous  dire,  Monsieur,  sinon  que  jamais 
de  ma  vie,  je  n'ai  ressenti  une  joie  aussi  vraie? 
Vous  êtes  si  bon  en  cette  occasion  que  vous  êtes 
bien  sûr  vous-même  de  l'effet  que  vous  deviez  pro- 
duire. C'est  moi  qui  me  trouve  véritablement  heu- 
reux de  pouvoir  vous  inspirer,  Monsieur,  tant  de 
bienveillance  et  d'estime,  et  je  dois  croire  aussi 
que  vous  êtes  bien  assuré  de  la  confiance  que  j'ai 
en  vous.  Ce  qui  m'encourage  est  de  m'entendre 
louer  par  vous  sur  tous  les  points  essentiels  de  l'art, 
et  dans  le  sens  que  j'ai  voulu  faire  mes  tableaux. 
L'assurance  que  la  joie  me  donne  sera  sans  dan- 
ger pour  moi,    et   ne  .pourra,   j'espère,   que   me 


INGRES.  263 

rendre  plus  attentif  à  éviter  les  défauts  que  vous 
voudrez  bien  me  révéler  lorsque  j'aurai  le  bonheur 
de  vous  revoir  ici.  C'est  un  beau  rêve  pour  moi 
jusqu'à  présent,  hâtez-vous,  Monsieur,  de  le  réa- 
liser. Le  bon  M.  Thévenin  désire  aussi  bien  vive- 
ment vous  revoir.  Venez  honorer  de  votre  présence 
l'ancienne  métropole  des  arts,  nous  vous  y  ferons 

cortège. 

Ingres. 

IV 

Paris,  ce  n  janvier  18270 

Monsieur, 

J'ai  toujours  uniquement  ambitionné  l'honneur 
de  votre  estime.  Le  titre  d'ami  que  vous  me 
donnez  sur  votre  belle  composition1  comble  aujour- 
d'hui tous  mes  vœux.  Je  ne  crois  pas  en  être  tout 
à  fait  indigne  par  le  dévouement  bien  déclaré  que 
j'ai  pour  votre  personne  et  la  constante  admira- 
tion que  je  porte  tous  les  jours  à  vos  belles  œuvres. 

Agréez,  je  vous  prie,  l'expression  de  mes  sen- 
timents avec  lesquels  je  serai  toute  ma  vie,  ami 
et  maître, 

Votre  tout  dévoué, 

Ingres. 

1.  L'estampe  de  l'Entrée  d'Henri  IV. 


X 

GROS1 

Le  12  mai  1 81  s. 


Monsieur, 


Je  sors  de  chez  M.  David,  notre  cher  maître, 
qui  a  bien  voulu  me  rapporter  les  bonnes  disposi- 
tions de  MM.  les  membres  de  l'Institut  à  mon 
égard,  que  vous-même  les  aviez  partagées  et  vous 
vous  étiez  montré,  là,  toujours  ancien  camarade; 
c'est  sous  ses  auspices,  conformément  à  ses  désirs 
et  aux  miens,  que  je  saisis  l'occasion  de  vous  en 
remercier.  Je  vous  pensais  si  mal  disposé  à  mon 
égard  que  j'avais  regardé  la  visite  d'usage  comme 
impraticable;  je  désire  que  des  remerciements  sin- 
cères réparent  cette  omission,  et  que  vous  n'in- 
terprétiez point  mal  cette  démarche  aussi  con- 
forme à  mes  sentiments  qu'à  ceux  de  notre  cher 
maître,  que  je  quitte  à  l'instant. 

Veuillez  agréer  mes  civilités. 

Gros. 

i.  Gros,  élève  de  David.  Né  en  1771,  à  Paris.  En  1792,  il 
concourut  pour  le  prix  de  Rome,  mais  il  échoua,  supplanté  par 
Landon.  Ses  tableaux  :  les  Pestiférés^  les  Batailles  d'Aboutir^ 
des  Pyramides  et  d'Eylau.  suivirent  et  le  mirent  au  rang  des  pre- 
miers peintres  de  l'époque.  Sous  la  Restauration,  en  18 15,  il  fit 
un  tableau  du  départ  de  Louis  XVIII  des  Tuileries;  ce  dessin  est 
à  Versailles.  Il  peignit,  de  plus,  la  coupole  de  l'église  Sainte- 
Geneviève.  —  Il  entra  à  l'Institut  en  18 16.  —  La  fin  de  la  car- 
rière de  Gros  a  été  malheureuse.  Trop  sensible  à  d'injustes  cri- 
tiques, il  se  noya  dans  la  Seine,  le  25  juin  1835. 


l/WO 


<V     /iï&liotri)    U 


®D8dDS„ 


fMuset  de  TavaMcrj 


i Œuvre  de  F*."  Oérard , 


GUILLON    LETHIÈRE' 

Rome,  le  2 s  novembre  i8ï$. 

Mon  ami, 

Tu  diras  peut-être  que  je  ne  t'écris  que  pour 
t'importuner;  mais  ne  crois  pas  que  dans  les  inter- 
valles je  sois  sans  songer  à  toi  et  sans  désirer 
l'époque  où  je  me  retrouverai  au  milieu  de  vous 
tous,  bons  et  joyeux  amis,  que  je  reverrai  avec 
tant  de  plaisir  à  la  fin  de  mon  bail  de  neuf  années. 

Personne  aussi  bien  que  toi,  mon  cher  Gérard, 
ne  saurait  me  rendre  un  petit  service  qui  pourra 
te  coûter  une  heure  de  temps  et  qui  est  bien  es- 
sentiel pour  l'objet  dont  il  s'agit. 

L'an  passé,  il  fut  question  défaire,  pour  l'Ecole 
de  Rome  et  par  un  pensionnaire,  la  statue  du  roi 
en  pied.  L'arrêté  en  fut  pris  par  le  ministre,  alors 
M.  de  Montesquiou.  Les  circonstances  firent  sus- 
pendre. Ayant  depuis  peu  renouvelé  la  chose 
auprès  du  ministre  actuel,  j'ai  la  satisfaction  de 
recevoir  de  S.  E.  l'autorisation  formelle  de  faire 
exécuter  ce  monument  de  la  reconnaissance  des 
artistes.  Mais  le  pensionnaire,  M.  Cortot,  qui  en 
est  chargé,   a  des  doutes   sur  le   grand  costume 

r.  Voir  noce,  page  148. 


266  GUILLON    LETHIERE. 

actuel,  et  voici  les  questions,  telles  qu'il  les  fait 
lui-même  : 

i°  ...  La  forme  du  manteau  royal  n'a~t-elle  subi 
aucun  changement? 

2°  ...  Y  a-t-il  une  manche  au  bras  droit  comme 
aux  portraits  peints  ou  statues  en  pied  qu'on  faisait 
précédemment? 

3°  ...  Comment  s'attache  le  chaperon  d'her- 
mine? 

4°  ...  Faut-il  une  collerette  ou  un  simple  col  de 
chemise  brodé? 

5°  ...  Faut-il  un  pantalon,  une  culotte  ou  une 
tunique? 

6°  ...  Comment  s'attache  l'épée? 

70  ...  Quels  sont  les  cordons  et  croix  ?  y  a-t-il 
une  manière  particulière  de  les  ajuster? 

D'après  cela,  tu  vois  d'un  coup  d'œil  les  ins- 
tructions dont  nous  avons  besoin  et  même  ce  qui 
peut  être  oublié.  Je  te  prie  donc  d'y  penser  un 
moment  et  de  vouloir  bien,  tant  par  le  secours 
d'un  léger  croquis  que  par  écrit,  fixer  nos  idées, 
en  considérant  que,  s'agissant  de  sculpture,  il  y  a 
peut-être  des  variantes  et  des  simplifications  qu'on 
pourrait  se  permettre,  le  marbre  ne  pouvant  pas 
toujours  admettre  ce  qui  réussit  en  peinture.  Il 
est  bien  inutile  que  je  m'étende  davantage.  Tu 
sens  et  entends  à  demi-mot,  et  je  puis  me  reposer 
sur  toi.  Je  n'ajoute  qu'une  chose,  c'est  que,  comme 
il  faut  trente  jours  pour  l'aller  et  le  retour 
du  courrier,  le  service  que  tu  nous  rendras  aura 


GUILLON    LETHIERE.  267 

d'autant  plus  de  prix  que  tu  voudras  bien  me  faire 
une  prompte  réponse.  Il  ne  part  de  Paris  pour 
Rome,  comme  de  Rome  pour  Paris,  qu'un  courrier 
par  semaine. 

Le  temps  nous  est  compté  pour  l'exécution  de 
cette  statue,  et  cependant  il  ne  faut  rien  donner 
au  hasard.  Avec  tes  instructions  et  le  talent  de 
M.  Cor  tôt,  je  suis  assuré  que  nous  aurons  un  bon 
ouvrage,  digne  de  son  objet,  et  je  mets  beaucoup 
de  prix  à  son  plein  succès. 

Pour  la  ressemblance  de  la  tête  nous  avons  le 
buste  fait  par  M.  Bosio;  marque-moi  cependant 
ton  avis  sur  ce  buste. 

Adieu.  Je  me  recommande  à  ton  amitié,  et  je 
suis  enchanté  de  cette  circonstance  qui  me  pro- 
curera le  plaisir  de  recevoir  de  tes  nouvelles  di- 
rectes. 

Ton  ami, 

G.  Guillon  Lethière, 


THÉVENIN1 


De  Rome,  le  30  juillet  1816. 

Vous  trouverez  sûrement,  mon  cher  Gérard, 
que  j'aurai  été  longtemps  sans  vous  écrire,  mais 
je  voulais  connaître  assez  les  détails  de  mon  admi- 
nistration et  surtout  avoir  vu  les  différentes  pro- 
ductions de  notre  jeunesse  pour  vous  entretenir 
de  tous  les  objets.  Quoique  je  ne  sois  pas  encore 
parfaitement  instruit,  je  ne  veux  pas  retarder  plus 
longtemps  le  plaisir  de  causer  avec  vous.  — 
Comme  vous  avez  dû  le  savoir  par  Mérimée,  à  qui 
j'ai  écrit  peu  de  jours  après  mon  arrivée,  mon 
voyage  a  été  fort  agréable  et  sans  accidents, 
malgré  une  énorme  quantité  de  neige  que  j'ai 
trouvée  dans  le  Jura  et  en  traversant  le  Simplon, 
où  des  chutes  d'avalanches  terribles  semblaient 
vouloir  nous  fermer  le  chemin.  Mais  enfin,  avec 
un  peu  de  patience,  tous  ces  obstacles  ont  été  sur- 
montés, et  je  suis  entré  en  Italie  par  le  lac  Majeur 
et  la  vallée  de  Domo  d'Ossola,  lieux,  je  crois,  les 
plus  gracieux  du  monde.  J'ai  passé  à  Milan,  Parme 

1.  Thévenin,  comme  on  l'a  déjà  vu,  avait  été  condisciple  de 
Gérard.  Il  venait  d'être  nommé  directeur  de  l'Ecole  de  Rome. 


THEVENIN.  269 

et  Bologne,  où  j'ai  revu  avec  une  sorte  de  chagrin 
nos  beaux  tableaux  du  Muséum1.  Ils  sont,  dans  ces 
villes,  placés  provisoirement  soit  dans  les  églises, 
soit  dans  des  salles  académiques,  et,  quoique 
chez  eux,  ils  ont  l'air  d'étrangers  logés  en  hôtel 
garni.  J'ai  revu  Florence,  sa  belle  galerie,  le 
Fabre2  dont  j'ai  été  bien  accueilli,  Benvenuti, 
honnête  et  modeste  e  molto  meno  prepotente 3  que 
Fabre.  Je  n'ai  point  pris  ia  route  de  Sienne  que 
je  connaissais,  j'ai  passé  par  Perugia,  j'ai  côtoyé 
le  lac  de  Trasimène,  j'ai  vu  la  magnifique  cascade 
de  Terni  et  suis  arrivé  à  Rome  très  bien  portant. 
Ne  sachant  pas  quelles  étaient  les  dispositions  de 
Lethière4,  je  suis  descendu  chez  Damon  et  je  l'ai 
fait  prévenir  de  mon  arrivée.  Il  est  sur-le-champ 
venu  me  trouver,  m'a  reçu  avec  beaucoup  de  cor- 
dialité. Nous  avons  causé  de  nos  amis  de  Paris  et 
nous  avons  remis  mon  entrée  à  la  villa  Médicis 
au  lendemain  matin.  Je  m'y  suis  donc  transporté 
et  j'y  ai  reçu  les  hommages  de  tous  mes  vassaux. 
J'ai  vu  ensuite  les  pensionnaires,  qui  ont  eu  pour 
moi  de  la  politesse  et  de  fort  bonnes  manières, 
lesquelles,  jusqu'à  présent,  ne  se  sont  point  dé- 
menties. Le  palais  et  les  jardins  sont,  comme  vous 

1.  Les  tableaux  qui  avaient  été  apportés  d'Italie  à  Paris  par 
le  général  Bonaparte,  placés  au  Musée,  puis  remportés  en  1815. 

2.  Fabre,  le  peintre  dont  il  a  été  déjà  parlé. 

3.  Et  beaucoup  moins  influent. 

4.  Lethière  avait  précédé  Thévenin  à  la  direction  de  l'École 
de  Rome. 


270  THEVENIN. 

savez,  magnifiques,  et  M.  Suvée  i  a  fort  bien  dis- 
tribué les  différentes  parties  de  la  maison;  en 
général,  tout  ce  qu'il  a  fait  est  bien.  Lethière  a 
établi  dans  l'intérieur  un  assez  bon  régime,  à  cela 
près  d'un  peu  de  confusion  dans  le  service  des 
domestiques.  J'ai  trouvé  l'administration  et  la 
comptabilité  parfaitement  en  ordre. 

Je  suis  entré  au  palais  le  18  mai;  Lethière  y 
est  resté  jusqu'au  ier  juin,  où  enfin  il  m'a  remis  le 
sceptre,  et  je  me  suis  mis  à  la  tête  des  affaires, 
,  lesquelles  sont  très  peu  compliquées  et  très  faciles 
à  conduire.  Notre  administration  financière  est 
très  simple.  Chaque  mois,  je  touche  une  somme 
convenue  chez  Torlonia2;je  prouve  l'emploi  de 
cette  somme  par  des  reçus  de  toutes  les  dépenses 
et  le  payement  des  appointements  et,  à  la  un  de 
l'année,  le  ministre  comble  ou  doit  combler  le  sur- 
plus de  la  dépense;  et,  comme  les  fonds  mensuels 
sont  insuffisants,  nous  sommes  en  arrière  d'une 
assez  forte  somme.  L'augmentation  que  je  de- 
mande est  d'autant  plus  nécessaire  que  le  ministre 
a  rétabli  la  cinquième  année  de  pension 3.  Je  lui  ai 
écrit  relativement  à  ce  bienfait  pour  nos  jeunes  gens 
et  pour  lui  proposer  une  mesure  que  je  vous  prie 
d'appuyer,  car  je  crois  que  vous  serez  de  mon  avis, 

i.  Peintre,  membre  de  l'ancienne  Académie  de  peinture  et 
directeur  de  l'Ecole  française  à  Rome,  pendant  le  Consulat  et 
une  partie  de  l'Empire. 

2.  Banquier  romain  bien  connu. 

3.  Cette  cinquième  année  a  été  supprimée  par  le  décret  de 
novembre  1863. 


THÉVENIN.  271 

c'est  de  laisser  à  chaque  pensionnaire  la  faculté 
de  jouir  de  cette  cinquième  année  à  Paris  ou  ail- 
leurs1. En  quittant  Rome,  les  élèves  arrivent  à 
Paris  sans  asile,  sans  protecteurs,  presque  sans 
relations.  S'ils  y  recevaient  leurs  appointements 
de  deux  mille  quatre  cents  francs,  ils  auraient  au 
moins  le  temps  de  s'établir  et  de  renouer  avec 
leurs  amis  leurs  anciennes  liaisons,  et  pourraient, 
pendant  cette  année,  montrer,  sans  inquiétude 
pour  leur  existence,  ce  qu'ils  savent  faire.  Lorsque 
je  suis  parti  de  Paris,  il  était,  disait-on,  question 
de  ne  plus  envoyer  ici  de  graveurs  ;  depuis  que 
j'envisage  la  chose  de  près,  je  ne  suis  point  de  cet 
avis.  Notre  académie  présente  un  ensemble  com- 
plet d'étudiants  dans  les  beaux-arts,  et  je  pense 
qu'on  ne  peut  en  retrancher  aucun  membre  sans 
déranger  ce  bel  ensemble  qui  forme  un  établisse- 
ment vraiment  royal.  Ce  n'est  pas  que  je  n'ap- 
prouve le  désir  que  vous  avez  d'envoyer  ici  des 
peintres  de  paysage;  mais,  lorsque  le  concours 
pour  les  graveurs  ou  pour  les  musiciens  serait  trop 
faible,  ne  pourrait -on  pas  donner  la  pension 
vacante  à  un  paysagiste2? 

Je  voulais,  en  commençant  cette  lettre,  vous 
parler  aussi  des  travaux  de  nos  jeunes  gens  ;  mais 
un  peu  de  bavardage  m'a  entraîné  trop  loin,  et  je 

1.  Cette  idée  a  été  reprise,  comme  on  l'a  vu,  par  le  décret  de 
1863. 

2.  Ce  prix,  qui  n'a  été  établi  qu'en  18 17,  a  été  retranché  par 
le  décret  de  1863. 


272  THEVENIN. 

remets  ces  détails  après  l'exposition  de  la  Saint- 
Louis,  époque  où  une  partie  des  travaux  annuels 
seront  terminés. 

Je  ne  vous  parlerai  pas  de  la  vie  de  Rome  : 
vous  savez  qu'elle  est  douce,  mais  très  monotone  ; 
les  conversations  y  sont  ce  qu'elles  ont  toujours 
été,  c'est-à-dire  fort  insipides,  et,  comme  vous  me 
l'avez  dit  souvent,  à  vos  agréables  mercredis,  la 
musique  n'y  vaut  pas,  à  beaucoup  près,  celle  que 
l'on  fait  chez  nous.  Mais  le  temps  est  beau,  la  pro- 
menade dans  les  délicieuses  villas  qui  entourent 
Rome  est  mon  plus  grand  plaisir. 

Rappelez-moi  au  souvenir  de  nos  amis,  et  re- 
nouvelez, je  vous  prie,  àMme  Gérard  et  à  Mlle  Go- 
defroid  l'assurance  de  ma  constante  amitié. 

L'ami  Thévenin. 


II 


%  Rome,  s  mars  1819. 

Vous  me  demandez,  mon  ami,  par  votre  lettre 
du  9  février,  quelques  détails  sur  la  situation  ac- 
tuelle de  l'Ecole  de  Rome  et  ce  qu'il  y  aurait  à 
faire  pour  le  bien  et  la  dignité  de  cet  établisse- 
ment; je  m'empresse  de  satisfaire  à  votre  demande. 

Cet  établissement,  auquel  il  conviendrait  de 
restituer  son  ancien  nom  d'Académie  royale  de 
France  à  Rome,  maintenant  situé  à  la  villa  Mé- 


THEVENIN.  273 

dicis,  est  le  plus  beau  qui  existe  pour  l'étude  des 
beaux-arts;  il  est  susceptible  de  plusieurs  amélio- 
rations et  il  y  en  a  de  nécessaires.  Mais,  tel  qu'i 
est,  il  fait  l'objet  de  l'admiration  de  tous  les  étran- 
gers qui  viennent  en  Italie. 

Le  palais,  fort  considérable,  et  ses  jardins  d'une 
grande  étendue  dominent  la  ville  et  la  campagne 
de  Rome.  Chaque  fenêtre  offre  un  tableau  admi- 
rable et  toujours  varié  ou  par  l'état  du  ciel,  ou  aux 
différentes  heures  du  jour. 

Nous  possédons  une  assez  riche  collection 
de  plâtres  moulés  sur  l'antique,  placés  dans  une 
galerie  d'une  étendue  suffisante,  où  les  pension- 
naires peuvent  continuellement  étudier  ces  chefs- 
d'œuvre,  et  les  artistes  italiens  et  étrangers  y  sont 
admis  sur  leur  simple  demande  ainsi  qu'à  l'École 
du  nu,  où  ils  prennent  place  après  les  pension- 
naires. Nous  avons  une  bibliothèque,  ou  plutôt  un 
commencement  de  bibliothèque,  et  de  la  place 
pour  l'augmenter. 

Depuis  que  je  suis  ici  directeur,  j'ai  accru  d'en- 
viron une  vingtaine  de  morceaux  de  sculpture  et 
d'architecture  la  collection  de  nos  plâtres.  Il  nous 
manque  peu  de  choses  pour  avoir  tous  les  chefs- 
d'œuvre  de  sculpture  antique  connus;  si  ce  n'est 
cependant  notre  belle  Diane,  tout  à  fait  inconnue 
en  Italie,  et  dont  la  présence  dans  notre  galerie 
prouverait  que  la  France  possède  depuis  long- 
temps un  des  plus  beaux  ouvrages  de  l'antiquité  ; 
il  serait  peu  dispendieux,  par  la  voie  de  mer,  de 
i.  18 


274  THÊVENIN. 

nous  en  procurer  un  ou  deux  bons  plâtres.  J'ai 
pu  ajouter  aussi  quelques  livres  à  notre  biblio- 
thèque, mais  elle  est  loin  d'être  ce  qu'il  convien- 
drait pour  l'honneur  etpourl'avantage  de  l'Ecole. 
J'ai  appelé  l'attention  du  ministre  sur  cette  pé- 
nurie et  j'ai  remis  à  M.  Norry,  lorsqu'il  vint  à 
Rome  à  la  fin  de  1817,  une  note  des  ouvrages  qui 
nous  seraient  le  plus  nécessaires.  Elle  doit  donc 
se  trouver  dans  les  bureaux,  ainsi  que  les  plans 
détaillés  de  la  villa  Médicis  et  de  ses  dépendances, 
levés  dans  le  même  temps  par  cet  architecte. 

On  pourrait  chaque  année,  et  par  portions, 
nous  envoyer  d'abord  les  livres  que  nous  avons 
demandés,  puis  ceux  qu'on  jugerait  particulière- 
ment propres  à  l'établissement  et  à  l'instruction 
en  général.  Le  ministère  a  coutume  de  souscrire 
pour  des  ouvrages  nouveaux  dont  un  exemplaire 
pourrait  être  de  droit  destiné  à  l'Ecole  de  Rome. 
Ainsi  le  complément  de  ce  qui  a  trait  à  l'étude 
entraînerait  peu  de  dépenses. 

Les  règlements  relatifs  aux  travaux  obliga- 
toires des  pensionnaires  sont  bons,  en  général. 
Celui  envoyé  récemment  par  l'Académie  qui  de- 
mande des  dessins  d'après  nature  et  d'après  l'an- 
tique ne  sera,  je  crois,  exécuté  qu'imparfaitement. 
il  paraît  assez  difficile  d'astreindre  des  artistes,  qui 
ont  fait  leurs  preuves  à  cet  égard  et  qui  ont  obtenu 
le  grand  prix,  à  faire,  autrement  qu'à  leur  gré  dans 
la  manière  qui  leur  est  propre  et  chacun  pour  le 
besoin  qu'il  en  a,  des  études  rendues  telles  qu'on 


THEVENIN.  275 

doit  les  exiger  de  ceux  qui  viennent  s'asseoir  sur 
les  bancs  de  l'Ecole  ;  mais  elles  doivent  être  obli- 
gatoires pour  les  graveurs  de  tout  genre. 

L'emploi  de  la  cinquième  année  du  pensionnat 
des  peintres  et  des  sculpteurs  me  semble  pouvoir 
leur  être  rendu  plus  profitable,  plus  intéressant  pour 
eux  comme  pour  le  gouvernement.  Je  me  propose 
de  soumettre  à  cet  égard  quelques  observations  à 
l'Académie.  Je  vais  d'abord  vous  en  faire  part, 
attendu  que  votre  opinion  pourra  ou  venir  à  l'appui 
de  la  mienne  ou  la  rectifier.  Je  veux  parler  des 
copies  exigées  des  peintres  et  des  sculpteurs.  Il 
semble  très  peu  utile  et  très  fastidieux  pour  un  artiste 
qui,  au  moment  où  il  a  remporté  le  prix,  était  plus 
habile  qu'il  ne  faut  pour  faire  une  bonne  copie,  de 
se  voir  obligé  d'en  faire  une  lorsque,  après  trois 
années  d'études  à  Rome,  il  aspire  à  produire  par 
lui-même.  Un  travail  exigé  et  qu'il  fait  à  contre- 
cœur ne  peut  guère  lui  être  profitable.  Il  faut 
considérer  encore  que,  hors  un  petit  nombre  de 
chefs-d'œuvre,  il  n'y  a  point  de  tableaux  de  grands 
maîtres  qui  n'offrent  quantité  d'objets  dont  l'imi- 
tation ne  peut  rien  apprendre  au  peintre  dont  la 
main  est  formée,  tels  qu'architecture,  accessoires,, 
draperies  même,  etc.  Des  études,  peintes  ou  dessi- 
nées des  plus  belles  parties  d'un  tableau  ou  une 
esquisse  peinte  pour  avoir  l'ensemble  de  l'effet  et 
de  sa  couleur,  sont  faites  pluspromptement  et  pro- 
duisent à  un  artiste  tout  le  fruit  qu'il  peut  tirer  du 
plus  bel  ouvrage.  A  cette  contrariété  qu'éprouve 


276  THÉVENIN. 

le  peintre,  forcé  de  copier  un  tableau  entier,  se 
joignent  des  difficultés  positives  qu'il  est  souvent 
impossible  de  lever,  celle,  par  exemple,  d'avoir  un 
beau  tableau  à  sa  disposition.  Rome  ne  possède 
plus,  comme  autrefois,  un  grand  nombre  de  gale- 
ries où  les  artistes  étaient  admis  à  copier.  Beau- 
coup de  galeries  sont  vides,  d'autres  ont  éprouvé 
de  grandes  pertes.  La  galerie  Doria  seule  est 
restée  intacte ,  mais  il  n'est  plus  permis  d'y 
travailler.  La  galerie  Borghèse  est  encore  fort 
riche,  mais  on  n'y  admet  à  étudier  qu'un  nombre 
fixé  d'artistes  ;  il  faut  se  faire  inscrire  et  attendre 
son  tour.  On  ne  permet  pas  qu'un  tableau  soit  dé- 
placé. Les  possesseurs  de  beaux  tableaux  ne 
veulent  point  s'en  priver,  s'ils  les  ont  pour  leur 
jouissance,  encore  moins  s'ils  les  ont  par  spécu- 
lation. Il  est  donc  devenu  presque  impossible  que 
nos  peintres  trouvent  à  copier  de  bons  tableaux. 
J'en  donnerai  pour  preuve  la  plupart  des  copies 
qui  ont  été  faites  depuis  le  rétablissement  de 
l'Ecole  de  Rome.  Ce  n'est  ni  la  paresse  des  pen- 
sionnaires ni  la  négligence  du  directeur  qui  ont 
déterminé  le  choix  des  ouvrages,  c'est  l'impossi- 
bilité d'en  avoir  de  meilleurs  à  sa  disposition. 

Relativement  aux  sculpteurs,  il  n'y  a  point  de 
difficultés  de  se  procurer  un  plâtre  de  la  plupart 
des  statues  existantes,  soit  dans  les  musées,  soit 
dans  les  collections  particulières.  Mais  il  se  pré- 
sente d'autres  inconvénients  :  i°  l'infructueux 
emploi  de  l'argent  qui  est  alloué  pour  l'exécution 


THEVENIN.  277 

de  ces  copies.  On  croit  avoir  l'ouvrage  d'un  pen- 
sionnaire et  Ton  n'a  réellement  que  celui  d'un 
praticien,  plus  ou  moins  surveillé  ou  retouché 
selon  le  courage  ou  la  conscience  de  celui  qui 
doit  cette  copie  pour  son  travail  de  la  cinquième 
année.  L'Académie  s'est  plainte  dernièrement  du 
choix  des  originaux  dont  il  fut  fait  des  copies  sous 
mon  prédécesseur;  mais  il  n'y  eut  point  de  sa 
faute.  Le  sculpteur  cherche  presque  toujours  ceux 
où  il  y  a  le  moins  d'ouvrage  et  le  directeur  lui- 
même  doit  régler  sa  détermination  sur  la  modicité 
de  la  somme  dont  il  peut  disposer  pour  cet  objet. 
Il  est  donc  évident  que  l'emploi  de  cette  cin- 
quième année  est  mal  combiné,  car  le  peintre 
n'en  retire  que  peu  ou  point  de  fruit,  et  le  sculp- 
teur n'apprend  pas,  ce  qu'il  a  tant  de  facilités  pour 
apprendre  à  Rome,  le  travail  du  marbre.  Cet 
article  de  nos  règlements  était  bien  dans  un  temps 
où  la  France,  possédant  peu  de  tableaux,  devait 
chercher  à  se  procurer  de  bonnes  copies  des  bons 
ouvrages  qui  y  étaient  alors  en  grand  nombre  et 
dont  les  lois  du  pays  et  les  substitutions  dans  les 
familles  empêchaient  l'exportation.  Maintenant, 
malgré  nos  pertes,  nous  possédons  encore  la  plus 
riche  collection  de  l'Europe.  Ce  ne  sont  plus  des 
copies  dont  nous  avons  besoin,  mais  de  bons  ori- 
ginaux. Si  le  gouvernement  a  la  louable  intention 
de  propager  dans  les  départements  le  goût  des 
bonnes  doctrines,  il  pourrait  faire  faire  des  copies 
par  des  élèves  qui,  ayant  eu  un  second  prix  ou 


278  THEVENIN. 

des  succès  dans  les  grands  concours,  sont  ca- 
pables de  les  faire  bonnes  et  peuvent  encore 
acquérir  à  leur  exécution.  Je  voudrais  donc  qu'on 
demandât  au  peintre  un  tableau  de  sa  composition, 
au  sculpteur  un  marbre  d'après  un  modèle  aussi 
de  sa  composition. 

Les  peintres,  à  la  vérité,  font  pour  leur  qua- 
trième année  un  tableau  qui  appartient  au  gou- 
vernement, ce  qui  est  très  juste.  Mais  il  est  ordi- 
nairement et  ne  peut  être  que  de  très  peu  de 
figures.  Celui  dont  je  veux  parler  serait  plus 
considérable,  resterait  la  propriété  de  l'auteur  et, 
pouvant  encore  avoir  pour  lui  l'avantage  de  com- 
mencer sa  réputation,  on  sent  quel  intérêt  il  aurait 
de  bien  faire  et  d'y  développer  toutes  ses  facultés. 
Il  soumettrait  préalablement  diverses  esquisses  à 
l'Académie,  qui  en  déterminerait  le  choix. 

A  l'égard  du  sculpteur,  l'Académie,  d'après 
les  études  par  lui  envoyées  et  sur  le  rapport  du 
directeur,  déterminerait  si  le  pensionnaire  mérite 
cette  faveur  du  gouvernement. 

A  la  vérité ,  cette  nouvelle  disposition  ne 
pourrait  s'exécuter  qu'au  moyen  d'un  surcroît 
de  dépenses,  car  l'exécution  d'un  tableau  de  12 
à  1 5  pieds,  d'un  marbre  qui  pourrait  être  de  gran- 
deur de  nature,  nécessitent  des  dépenses  que  le 
pensionnaire  ne  pourrait  pas  faire.  Et  ceci  me 
conduit  à  vous  parler  de  nos  finances  et  des 
besoins  de  l'établissement  qui  y  sont  relatifs. 

N'imaginez  pas,  mon  ami,  que  mes  demandes 


THÉVENIN.  279 

à  cet  égard  soient  considérables.  Le  gouverne- 
ment fait  beaucoup  pour  nous  et  je  dois  d'abord 
exprimer  ma  reconnaissance  et  celle  de  toutes 
les  personnes  qui  composent  rétablissement. 

Néanmoins,  la  force  des  choses  veut  que  je  de- 
mande quelques  améliorations  dans  notre  système 
financier.  Le  ministre  veut  que  tout  le  service 
de  l'Ecole  se  fasse  avec  100,000  francs1.  Cette 
somme  suffit,  en  effet,  quand  il  n'y  a  ici  que  vingt 
à  vingt-deux  pensionnaires  et  quand,  en  même 
temps,  il  ne  se  présente  pas  de  réparations  de 
bâtiments  un  peu  considérables,  qu'on  se  borne 
toujours  au  plus  urgent,  remettant  à  un  autre 
temps  à  faire  des  dépenses  qui,  en  s'accumulant, 
nécessiteront  plus  tard  et  tout  à  la  fois  une  dé- 
pense plus  considérable. 

La  villa  Médicis  avait  été  longtemps  un  palais 
inhabité.  M.  Suvée,  en  y  transportant  l'Académie, 
n'eut  pas  les  moyens  de  la  remettre  en  bon  état 
dans  toutes  ses  parties;  il  ne  fit  que  ce  qui  était 
rigoureusement  nécessaire.  Quinze  à  seize  ans  se 
sont  écoulés  depuis,  et  ce  qu'il  n'a  pas  réparé 
retourne  à  son  premier  état  de  dégradation.  Bien 
des  choses  seraient  à  refaire. 

Nous  n'avons  pas  suffisamment  d'ateliers.  J'en 
ai  fait  pratiquer  un  pour  la  sculpture  dans  un  bâti- 
ment des  dépendances  de    la   villa;    mais  il  en 

1.  Les  dépenses  de  l'Académie  de  France  à  Rome  figurent 
au  budget  de  1885  pour  une  somme  de  152,200  francs  (per- 
sonnel et  matériel  compris). 


28o  THEVENIN. 

manque  deux  pour  les  peintres;  n'en  ayant  que 
trois,  nous  devons  louer  les  deux  autres  hors  de 
la  maison,  et  cela  coûte  300  francs  par  an.  Avec 
3,000  francs,  on  pourrait  les  établir  dans  d'autres 
bâtiments  dépendants  de  la  villa. 

Des  paratonnerres  sont  indispensables.  Une 
fois  sous  mon  prédécesseur,  une  autre  fois  depuis, 
le  feu  du  ciel  a  fait  des  dégâts  dont  la  réparation 
a  presque  coûté  ce  que  coûteraient  ces  préser- 
vatifs. J'ai  demandé  au  ministre  d'en  faire  placer, 
ce  qui  a  été  accordé,  mais  en  m'enjoignant  de 
prendre  cette  dépense  sur  les  fonds  courants  de 
l'École,  et,  comme  ils  suffisent  à  peine  aux  dé- 
penses journalières  les  plus  rigoureusement  indis- 
pensables, j'ai  temporisé,  quoique  le  danger  qu'ont 
couru  plusieurs  personnes  de  la  maison  fût  un 
motif  bien  puissant  de  faire  cette  dépense,  pour 
peu  que  j'en  eusse  vu  la  possibilité. 

Nous  avons  un  arriéré  d'environ  15,000  francs 
occasionné  par  le  prélèvement  de  plusieurs 
sommes  pendant  la  gestion  de  M.  Lethière, 
d'abord  pour  solder  des  dépenses  courantes,  en- 
suite pour  pourvoir  à  des  réparations  considé- 
rables faites,  en  181 7,  aux  conduits  qui  nous 
amènent  les  eaux  de  Termini  ;  enfin  pour  d'autres 
réparations  urgentes  aux  toitures  dans  la  même 
année  et  pour  réparer  les  dégâts  occasionnés  par 
la  foudre.  Je  pense  donc  qu'il  serait  nécessaire, 
pour  s'épargner  des  dépenses  qui  deviendraient 
fort  considérables  faute  d'avoir  été  faites  à  temps, 


THEVENIN.  281 

d'y  pourvoir  dès  à  présent,  et  successivement 
d'année  en  année,  en  ajoutant  pour  trois  ou 
quatre  ans  un  fonds  supplémentaire  d'environ 
12,000  francs  aux  100,000  francs  accordés  pour 
les  dépenses  ordinaires. 

Le  moyen  employé  jusqu'à  présent  pour  me 
faire  toucher  les  fonds  occasionne  des  frais  consi- 
dérables. J'ai  eu  à  payer  au  banquier,  M.  Tor- 
lonia,  pour  ceux  de  l'année  dernière,  plus  de 
7,000  francs.  Dans  cette  somme  sont  compris 
1,100  francs  d'intérêts,  parce  que  les  versements, 
chez  son  correspondant  à  Paris,  ayant  éprouvé 
des  retards,  M.  Torlonia  se  trouvait,  à  la  fin  de 
18 18,  en  avance  de  60,000  francs  dont  il  faut 
payer  les  intérêts.  Ces  retards  compromettent,  en 
outre,  l'existence  de  l'établissement.  On  met  au 
moins  le  directeur  dans  une  sorte  de  dépendance 
du  banquier,  et  cela  fait  que  de  l'argent,  tout  en 
coûtant  fort  cher,  est  compté  comme  par  obli- 
geance et  bon  procédé  de  sa  part. 

Relativement  à  notre  arriéré  de  18 17,  Je  mi- 
nistre décida  qu'il  serait  acquitté  en  181 8.  Il  m'é- 
crivit qu'incessamment  il  me  ferait  connaître  les 
moyens  qu'il  aurait  pris  pour  cette  liquidation. 
Mais  l'année  s'est  écoulée  sans  que  j'aie  rien 
reçu  de  relatif  à  cet  objet.  J'ai  seulement  eu 
ordre  de  faire  des  réductions  sur  le  nombre  et  sur 
les  traitements  des  individus  attachés  à  l'éta- 
blissement et  sur  les  dépenses  de  la  table,  réduc- 
tions que  j'ai  opérées  sur-le-champ,  bien  qu'elles 


282  THÉVENIN. 

présentassent    des    difficultés    et    des    inconvé- 
nients. 

Ainsi,  mon  ami,  mes  demandes  consistent  : 
i°  En  une  augmentation  temporaire  de  12  à 
15,000  francs  par  an,  avec  quoi  j'éteindrai  l'ar- 
riéré, je  pourvoirai  aux  réparations  indiquées  ci- 
dessus,  au  placement  des  paratonnerres,  aux  ate- 
liers de  peinture,  etc.,  etc.  Tout  cela  se  ferait 
successivement  et  sans  être  une  grande  charge 
pour  le  gouvernement;  20  à  ce  qu'il  soit,  s'il  est 
possible,  pris  une  voie  moins  onéreuse  que  celle 
des  banquiers,  ou  qu'au  moins  les  versements  à  la 
maison  Laffitte  se  fassent  régulièrement  et  de  ma- 
nière que  son  correspondant  à  Rome  n'ait  pas 
lieu  à  compter  des  intérêts. 

Pour  moi  personnellement,  mon  ami,  je  dési- 
rerais que  le  ministre  connût  la  différence  qu'il 
y  a  entre  mon  traitement  et  celui  de  mon  pré- 
décesseur. Non  que  je  veuille  demander  une  aug- 
mentation dans  un  moment  aussi  peu  opportun, 
mais  seulement  pour  avoir  un  titre  à  sa  bienveil- 
lance. M.  Lethière  recevait  10,000  francs  et  moi 
je  ne  reçois  que  5,400  francs,  parce  que  mon 
traitement  ayant  été  fixé  à  6,000,  il  est  soumis  à 
une  retenue  de  600  francs.  Peut-être  pourrai-je 
être  assimilé  aux  agents  diplomatiques  qui,  à 
raison  de  leur  séjour  en  pays  étrangers,  reçoivent, 
par  forme  d'indemnité,  ce  qui  leur  est  enlevé  par 
la  réduction  à  laquelle  sont  soumis  tous  les  trai- 
tements. Mais  j'insiste  moins  sur  ce  point  que  sur 


THEVENIN.  283 

la  demande  d'une  décoration1  quelconque.  C'est 
une  faveur  qui  a  toujours  été  attachée  à  la  place 
que  j'occupe.  Elle  est  convenable  pour  la  consi- 
dération dans  ce  pays-ci,  et  je  puis  dire  qu'elle  est 
nécessaire  à  l'égard  des  élèves,  non  pas  que  je 
pense  qu'un  ruban  puisse  leur  faire  croire  que  leur 
directeur  en  vaille  mieux,  mais  ce  serait  procurer  la 
preuve  de  l'estime  que  le  gouvernement  fait  de  sa 
personne  et  que,  par  conséquent,  les  rapports 
qu'il  fera  et  les  documents  qu'il  donnera  à  leur 
sujet  seront  écoutés  avec  attention  et  serviront  de 
règle  à  l'opinion  que  l'on' devra  prendre  d'eux;  de 
là  l'espoir  d'obtenir  des  grâces,  des  travaux. 

Le  ministre  doit  réellement  cet  appui  au  direc- 
teur dont  l'autorité  n'a  pour  base  que  la  considé- 
ration. Il  n'a  aucun  moyen  répressif.  Il  lui  faut 
donc  user  d'une  extrême  circonspection  pour  ne 
pas  compromettre  une  autorité  qui  peut  être 
éludée  ou  contestée,  sauf  cependant  les  fautes 
graves.  Plus  il  paraîtra  avoir  la  confiance  du  mi- 
nistre, plus  son  autorité  aura  de  force,  et  plus, 
par  conséquent,  il  pourra  être  utile  dans  sa  place. 

Voilà,  mon  ami,  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  pour 
le  bien  et  l'amélioration  de  l'établissement.  Mais 
vous  me  demandez  aussi  ce  qu'on  pourrait  faire 
pour  sa  dignité.  J'ajouterai  donc  quelques  lignes 
à  cette  note  déjà  bien  longue. 

i°  Le  traitement  de  directeur  est  trop  modique 

i.  La  croix  de  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  a  été  accor- 
dée par  le  roi  à  Thévenin  sur  la  sollicitacion  de  Gérard,    ainsi 


284  THEVENIN. 

pour  qu'il  puisse  recevoir  convenablement  les 
artistes  français  ou  étrangers  qui  se  trouvent  à 
Rome,  ce  que  cependant  il  faudrait  qu'il  pût  faire 
pour  l'honneur  de  la  place  et  celui  de  la  nation 
dont  il  représente  ici  les  artistes.  Il  lui  faut,  au 
contraire,  afficher  le  goût  de  la  simplicité  et  celui 
de  la  retraite,  pour  ne  pas  laisser  voir  l'économie  à 
laquelle  il  est  forcé. 

20  L'ameublement  d'un  salon  au  premier  étage, 
la  seule  pièce  où  il  pourrait  recevoir,  est  dans  un 
état  si  misérable  qu'il  ne  peut  y  admettre  que  les 
élèves  et  ses  amis  particuliers.  La  salle  d'exposi- 
tion, qui  y  est  contiguë  ainsi  qu'à  notre  galerie 
des  plâtres,  est  vide,  excepté  les  statues  en  marbre 
de  Louis  XIV  et  de  Louis  XVIII  et  deux  belles 
glaces  provenant  de  l'ancien  palais. 

Des  tapisseries  des  Gobelins  qui  proviennent 
du  môme  palais  et  de  celui  de  notre  ancien  am- 
bassadeur, le  cardinal  de  Bernis,  couvrent  les 
murs  du  salon  dont  je  viens  de  parler.  Elles  sont 
faites  d'après  des  tableaux  de  M.  de  Troy  et, 
d'ailleurs,  dans  un  tel  état  de  détérioration  qu'elles 
ne  sauraient  donner  qu'une  très  fausse  idée  et 
des  produits  de  cette  manufacture  royale  et 
surtout  de  l'état  actuel  de  la  peinture  en  France. 

A  mon  arrivée  ici,  rendant  compte  au  minis- 
tre de  la  situation  matérielle  de  l'établissement,  je 
fis  sentir  cette  inconvenance  en  demandant  que 

que  le  prouve  une  lettre  du  14  juillet  18 19,  que  son  peu  d'in- 
térêt n'a  pas  permis  de  publier. 


THEVENIN.  285 

des  tapisseries  plus  dignes  de  l'Académie  de 
France  remplaçassent  les  anciennes.  On  me  de- 
manda les  mesures,  mais,  comme  j'eus  à  m'oc- 
cuper  d'objets  plus  essentiels,  il  n'a  pas  été  question 
de  celui-ci.  S'il  s'agissait  un  jour  de  nous  envoyer 
des  tapisseries  plus  modernes,  il  y  faudrait  joindre 
les  pièces  les  plus  nécessaires  pour  couvrir  les 
meubles  ainsi  que  ceux  qu'on  pourrait  destiner  à 
garnir  la  salle  d'exposition. 

On  pourrait  aussi  gratifier  l'établissement 
d'autres  produits  de  notre  industrie,  comme  vases 
de  la  manufacture  de  Sèvres,  bronzes,  etc.,  objets 
qui  pourraient  ici,  où  l'on  vient  de  toutes  les  parties 
de  l'Europe,  donner  aux  étrangers  une  idée  de 
l'état  de  nos  arts  en  France. 

Vous  concevrez,  mon  ami,  que  ceci  est  unique- 
ment pour  répondre  exactement  à  vos  demandes. 
Vous  voilà  au  fait  de  notre  situation  et  vous  con- 
naissez nos  besoins.  Je  ne  doute  pas  du  zèle  que 
vous  mettrez  à  les  faire  cesser.  Les  intérêts  de 
l'Académie  de  Rome  ne  sauraient  être  en  de  meil- 
leures mains  que  les  vôtres,  ni  mieux  recomman- 
dés que  par  vous. 

Excusez  l'étendue  de  cette  note,  mais  j'ai 
voulu  ne  rien  omettre.  N'y  voyez  que  le  désir  que 
j'ai  de  voir  notre  établissement  prospérer  et  être 
tout  à  fait  digne  du  titre  d'Académie  royale  de 
France. 

C.  Thévenin. 


MME  VIGËE-LEBRUN1 


Ce  lundi,  9  août  1817,  a  Luciennes,  près  Marly. 

J'ai  appris  avec  une  vraie  satisfaction,  très  habile 
et  très  aimable  maître,  que  Sa  Majesté  vous  avait 
nommé  son  premier  peintre.  Cela  pouvait-il  être 
autrement,  après  avoir  fait  tant  de  chefs-d'œuvre 
et,  par-dessus  tout,  celui  de  Henri  IV,  qui  est, 
comme  je  vous  Tai  dit,  le  plus  parfait  de  vos  ouvrages. 
Je  suis  allée  l'admirer  au  Salon  et  désire  le  revoir 
encore.  Je  voudrais  bien  qu'il  fût  placé  dans  un 
monument  public,  dans  une  grande  salle  bien 
éclairée,  pour  le  revoir;  car  je  serais  désolée  qu'il 
fût  à  sa  première  destination,  mais,  comme  je  vous 
l'ai  assuré,  en  le  faisant  plus  haut  on  ne  le  coupera 
pas  pour  cette  place2. 

Recevez  donc  mes  compliments,  très  aimable, 

1.  Fille  de  Louis  Vigée,  peintre  de  portraits  et  de  genre, 
épousa  le  peintre-expert  J.-B.  Lebrun;  artiste  elle-même,  elle 
excella  dans  le  portrait.  L'esprit,  les  vertus  et  le  charme  de 
Mme  Lebrun  attirèrent  chez  elle  tout  ce  que  la  France  comptait 
d'hommes  distingués. 

2.  Sans  doute  le  plafond  de  la  salle  du  Conseil  d'État,  aux 
Tuileries,  pour  remplacer  la  bataille  d'Austerlitz. 


Mme    V1GEE-LEBRUN.  287 

et  croyez  qu'au  milieu  de  ma  petite  Thébaïde,  j'ai 
souci  de  votre  nouveau  succès.  Est  ce  que  vous  ne 
viendrez  pas  vous  y  promener  un  jour?  JVlme  Gé- 
rard m'avait  promis  de  vous  y  conduire.  Faites  en 
sorte  que  Min3  de  Bawr  soit  de  la  partie.  Elle  sera 
votre  guide  dans  ma  montagne  et  j'aurai  aussi 
grand  plaisir  à  la  recevoir.  Priez  de  ma  part 
M"ie  Gérard  de  m'écrire,  deux  ou  trois  jours  d'a- 
vance, si  vous  me  donnez  un  jour,  car  les  lettres 
postillonnent  à  Saint-Germain.  Ne  m'écrivez  pas, 
car  je  veux  ménager  vos  yeux,  c'est  entendu. 
Au  revoir,  ne  m'oubliez  pas,  je  vous  prie. 
Votre  toute  dévouée  amie, 

Le  Brun. 

11  faut  deux  heures  de  chemin  pour  venir  à 
Luciennes,  nous  dînerons  à  quatre  heures  et 
demie. 


11 


Vendredi,  2  janvier  1824.. 

J'avais  le  désir  et  le  projet,  très  aimable 
maestro,  d'aller  vous  demander  votre  heure  et 
votre  jour  pour  venir  voir  un  ou  deux  de  mes  ta- 
bleaux, mais  le  mauvais  temps  m'a  retenue  chez 
moi,  d'autant  plus  que  je  suis  toujours  souffrante. 


288  M™e   VIGEE-LEBRUN. 

Enfin,  quoique  je  n'aie  pas  fini  le  second  portrait, 
je  ne  puis  attendre  plus  longtemps  vos  bons  avis. 
Je  vous  soumettrai  mon  dernier,  bien  qu'il  soit 
bien  embu.  Pouvez-vous  lundi  à  trois  heures  et 
demie,  pour  que  vous  ne  perdiez  pas  le  plus  beau 
de  votre  matinée,  ou  bien,  ce  que  je  préférerais, 
mardi  avant  midi?  Ce  serait  alors  avant  de  vous 
installer  dans  votre  atelier.  Je  désire  être  seule 
avec  vous,  pour  que  vous  me  disiez  tous  mes  dé- 
fauts. 

Votre  bien  dévouée  et  attachée, 

Le  Brun. 


LÉOPOLD   ROBERT 


Chaux-de-Fonds,  le  6  septembre  1817. 

Monsieur, 

Il  y  a  bien  longtemps  que  je  me  proposais  de 
vous  exprimer  par  une  lettre  ma  profonde  recon- 
naissance pour  les  bontés  que,  sans  me  connaître 

1.  Né  à  la  Chaux-de-Fonds  (canton  de  Neufchâtel)  en  1794, 
fut  d'abord  élève  de  Girardet,  graveur,  puis  entra  dans  l'atelier 
de  David.  En  1814,  il  remporta  le  second  grand  prix  de  gravure 
en  taille-douce. 

En  1 815,  le  comté  de  Neufchâtel  ayant  été  cédé  à  la  Prusse, 
L.  Robert,  considéré  comme  étranger,  fut  obligé  de  renoncer  à 
concourir  de  nouveau  pour  le  prix  de  gravure.  Décidé  dès  lors 
à  s'adonner  complètement  à  la  peinture,  il  suivit  assidûment 
l'atelier  de  David,  jusqu'en  1816,  époque  à  laquelle  ce  peintre 
fut  exilé. 

M.  de  Sandos-Roullet,  de  Neufchâtel,  fut  un  des  bienfaiteurs 
de  Léopold  Robert.  Il  lui  fournit  les  fonds  nécessaires  pour  en- 
treprendre le  voyage  d'Italie,  y  séjourner  et  s'y  livrer  sans  préoc- 
cupation à  l'étude  de  son  art,  sous  la  condition  que  le  jeune 
artiste  s'acquitterait  envers  lui  quand  son  talent  lui  en  fournirait 
les  moyens.  Cette  transaction  fut  fidèlement  observée  de  part  et 
d'autre.  En  l'espace  de  dix  années,  L.  Robert  avait  rempli  ses 
engagements  par  un  travail  assidu,  et  était  devenu,  en  même 
temps,  l'un  des  meilleurs  peintres  de  l'Europe.  Gérard,  qui  un 


2Q0  LEOPOLD    ROBERT. 

particulièrement,  vous  avez  eues  pour  moi.  Vous 
avez  peut-être  été  peiné  des  entraves  que  j'é- 
prouvais dans  ces  moments  de  changements,  et  la 
bienveillance  de  votre  caractère  vous  a  porté  à 
m'aider  puissamment  et  à  m'accorder  une  pro- 
tection qui  aurait  pu  m'être  utile  encore  si  les  cir- 
constances n'avaient  été  les  plus  fortes. 

Si  les  démarches  que  j'ai  faites  avant  de  quitter 
Paris  n'ont  pas  été  heureuses,  je  ne  puis  l'at- 
tribuer qu'aux  grands  événements  qui  ont  changé 
la  face  de  l'Europe  et  qui  étaient  trop  récents; 
mais  le  calme  qui  règne  me  fait  espérer  d'arriver 
à  un  plus  heureux  résultat. 

M.  de  Sandos-Roullet,  de  Neufchâtel,  con- 
seiller d'État,  est  parti  dernièrement  pour  Paris, 
il  souffre  de  l'état  d'incertitude  dans  lequel  je  me 
trouve  et  fera  tout  ce  qui  dépendra  de  lui  pour 

des  premiers  l'avait  deviné,  ne  cessa  de  l'aider  par  ses  conseils 
ec  de  lui  témoigner  une  vive  sollicitude.  A  son  arrivée  à  Rome, 
en  1818,  L.  Robert,  accueilli  par  ses  anciens  condisciples  à  l'ate- 
lier de  David,  MM.  Schnetz  et"  Navez,  se  livra  sans  retard  à  de 
sérieuses  études.  Ce  n'est  cependant  qu'au  salon  de  1822  qu'il 
commença  à  recueillir  le  fruit  de  son  travail.  En  1827,  il  exposa 
le  Retour  de  la  Madone  de  l'Arc  qui  est  aujourd'hui  au  Louvre. 
Mais  c'est  en  1831  qu'il  obtint  son  plus  beau  succès  avec  Y  Ar- 
rivée des  Moissonneurs  dans  les  Marais -F  ondns.  En  1836,  il 
produisit  le  Départ  des  Pêcheurs  de  l'Adriatique  pour  la  pêche 
de  long  cours. 

On  connaît  la  triste  fin  de  L.  Robert.  On  pourra,  du  reste, 
au  sujet  de  sa  vie  et  de  ses  œuvres,  consulter  la  Notice  publiée 
par  M.  Delécluze  (Goupil,  1838),  et  le  recueil  de  lettres  publié 
par  M.  Feuillet  de  Conches  (1848). 


LEOPOLD    ROBERT.  291 

obtenir  un  changement  dans  ma  destinée  présente. 
Comme  il  est  en  relation  avec  MM.  de  Humboldt, 
il  m'a  promis  de  me  servir  auprès  d'eux,  de  cher- 
cher à  me  procurer  les  moyens  de  continuer  mes 
études  en  allant  passer  quelques  années  en  Italie. 
Rien,  je  crois,  ne  saurait  me  causer  un  plaisir 
aussi  vif.  En  effet,  quelle  existence  pénible 
n'ai-je  pas  en  perspective,  si  je  suis  obligé  de 
rester  ici  où  les  arts  ne  font  aucune  espèce  de 
sensation! 

Qu'il  est  malheureux  pour  moi,  après  avoir  eu 
le  bonheur  de  voir  une  partie  des  chefs-d'œuvre 
des  arts,  de  profiter  des  conseils  des  grands  maîtres, 
d'avoir  obtenu  quelques  succès,  de  me  trouver 
obligé  de  labourer  un  champ  stérile  !  Aussi,  mon- 
sieur, si  vous  me  jugez  en  état  de  profiter  de  l'en- 
couragement que  je  sollicite,  et  que  vous  veuillez 
bien  joindre  votre  influence  à  celle  des  personnes 
bien  disposées  en  ma  faveur,  je  sentirai  renaître 
ma  confiance,  et  cette  bienveillance  de  la  part 
d'un  artiste  aussi  célèbre  vous  attirera  la  recon- 
naissance éternelle  de  celui  qui  a  l'honneur  de 
vous  présenter  ses  respects. 

Léopold  Robert. 


2<j2  LEOPOLD   ROBERT. 

II 


Rome,  le  28  août  1824. 


Monsieur. 


Je  viens  vous  témoigner  ma  vive  reconnaissance 
pour  la  demande  que  vous  avez  bien  voulu  me  faire. 
Cet  encouragement  venant  d'un  homme  aussi  il- 
lustre pourrait  me  donner  une  idée  trop  avanta- 
geuse de  mes  ouvrages,  si  je  n'y  voyais  pas  plutôt 
une  marque  de  votre  bonté  et  de  votre  intérêt 
pour  moi. 

Si  j'ai  quitté  la  gravure  pour  la  peinture,  c'est 
en  me  rappelant  le  conseil  que  vous  m'aviez  donné 
en  voyant  quelques-uns  de  mes  premiers  essais,  et 
la  satisfaction  que  j'éprouve  d'avoir  fait  ce  choix 
augmente  ma  reconnaissance  envers  vous. 

M.  Guérin  m'a  donné  l'espérance  que  vous 
seriez  content  du  tableau  que  je  vous  envoie1. 

S'il  en  était  autrement,  je  pourrais  vous  offrir 
une  répétition  du  tableau  que  j'ai  fait  pour  le  prince 
d'Arenberg.  C'est  un  brigand  mourant. 

Daignez,  Monsieur,  me  conserver  une  bien- 
veillance que  j'ambitionne  tant  de  mériter,  et 
croyez  aux  sentiments  respectueux  de  votre  très 
humble  et  obéissant  serviteur. 

Léopold  Robert. 

1 .  Ce  tableau  représente  les  Chevriers. 


LEOPOLD   ROBERT.  2g3 

III 

Rome,  14  septembre  1B26. 

Monsieur, 

Mon  ami  M.  de  Beauvoir  va  vous  remettre  le 
second  tableau  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
me  demander.  Il  représente  une  mère  pleurant  sur 
le  corps  de  sa  jeune  fille.  C'est  un  usage  généra- 
lement répandu  dans  les  États  du  Pape,  qu'aussitôt 
après  la  mort,  on  expose  le  corps  du  défunt  dans  sa 
maison  avant  que  les  confréries  ne  viennent  l'em- 
porter dans  sa  dernière  demeure.  Dans  les  monta- 
gnes, cet  usage  est  bien  plus  pittoresque  à  cause 
des  costumes.  J'en  ai  été  témoin  plusieurs  fois  et 
j'ai  vu  le  sujet  que  j'ai  représenté. 

Puissé-je  avoir  réussi  à  vous  satisfaire!  Il  y  a 
tant  d'artistes  de  talent  actuellement  à  Rome  qui 
traitent  le  genre  avec  succès  qu'il  devient  très  dif- 
ficile de  trouver  des  sujets  originaux  et  des  cos- 
tumes qu'on  n'ait  pas  vus. 

Si  vos  occupations  vous  empêchent  de  m'écrire, 
je  vous  prierai,  Monsieur,  de  vouloir  bien  commu- 
niquer vos  observations  à  M.  de  Beauvoir,  qui  ne 
manquera  pas  de  me  les  faire  connaître. 

J'ai  l'honneur  d'être,  Monsieur,  avec  respect, 
votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Léopold   Robert. 


294  GERARD. 

LETTRE  DE  GÉRARD  A  LÉOPOLD  ROBERT 

AU    SUJET    D'UN    TABLEAU    QUE    CELUI-CI     LUI    AVAIT    ENVOYÉ. 

Paris,  i$  novembre  1826. 

Mon  cher  monsieur  Robert, 

J'ai  reçu,  non  par  M.  de  Beauvoir,  que  je  n'ai 
point  encore  vu,  mais  par  M.  Dupré1,  le  tableau 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'annoncer  par  votre 
lettre  du  14  septembre.  Le  choix  du  sujet  m'avait 
causé  quelque  inquiétude,  qui  s'est  bientôt  dissipée 
à  la  vue  du  tableau. 

Votre  composition  est  simple,  noble  et  tou- 
chante. J'ai  revu  avec  plaisir  ces  costumes  qui, 
heureusement  pour  nous,  n'ont  point  changé. 
Cette  scène  m'a  paru  d'autant  plus  vraie  qu'elle 
m'a  rappelé  en  partie  celle  dont  j'ai  été  témoin 
dans  ma  jeunesse.  Une  fille  de  campagne,  qui  ser- 
vait chez  ma  mère,  mourut;  ses  parents  vinrent 
pleurer  sur  son  corps  et  lui  rendre  les  derniers 
devoirs.  Vous  savez,  monsieur,  le  cas  que  je  fais 
de  votre  beau  talent  et  avec  quel  plaisir  j'ai  vu 
vos  succès  si  justement  mérités  ;  si  je  me  permets 
quelques   observations,    comme    vous    avez   bien 

1.  Second  prix  de  peinture  en  1826,  et  grand  prix  en  1827. 
Auteur  d'un  voyage  à  Athènes  et  à  Constantinople  (Paris,  1828). 


GÉRARD.  29b 

voulu  m'y  autoriser,  je  vous  prie  de  les  regarder 
comme  une  preuve  de  la  haute  estime  que  j'ai  pour 
votre  mérite.  D'après  ce  dernier  ouvrage,  je  crains 
franchement  que  vous  n'adoptiez  une  manière  un 
peu  dure,  non  par  l'excès  du  fini,  mais  parce  que 
les  contours  semblent  peints  à  sec.  Les  plis  de  la 
manche  de  la  mère  ont  quelque  raideur  et  sa  tête 
est  peut-être  trop  virile.  Je  suis  ennemi  de  la  beauté 
systématique,  mais,  dans  toutes  les  classes  et  à 
tous  les  âges,  il  y  a,  surtout  chez  ce  peuple  que 
vous  savez  si  bien  peindre,  un  genre  de  beauté 
relative  que  vous  pouvez,  mieux  que  d'autres, 
découvrir  et  retracer.  Enûn,  permettez-moi  de 
vous  rappeler  que  c'est  au  dessin  et  au  caractère 
que  vous  avez  su  donner  à  ce  genre  qu'on  avait 
traité  trop  négligemment  avant  vous,  que  vous 
devez  la  réputation  bien  méritée  dont  vous  jouissez. 
Quoique  je  n'aie  pas  l'avantage  de  connaître  autant 
votre  personne  que  votre  talent,  je  suis  sûr  que  je 
ne  vous  blesserai  pas  en  vous  parlant  aussi  sincè- 
rement. Les  gens  qui  étudient  de  bonne  foi  pour 
approcher  de  la  vérité  doivent  toujours  s'entendre. 

Ce  sera  avec  un  véritable  plaisir  que  Ton  vous 
verra  arriver  à  Paris  l'automne  prochain,  et  per- 
sonne, vous  devez  le  croire,  n'en  sera  plus  charmé 
que  moi. 

Votre  dévoué  serviteur. 

F.  Gérard. 


296  LÉOPOLD    ROBERT. 

RÉPONSE  A  LA  LETTRE  DE  GÉRARD. 

Rome,  21  décembre  1826. 

Monsieur, 

La  lettre  dont  vous  avez  bien  voulu  m'honorer 
m'a  procuré  une  de  ces  jouissances  que  Ton  éprouve 
rarement.  La  bienveillance  que  vous  voulez  bien 
avoir  pour  moi  et  l'intérêt  que  vous  montrez  à  mes 
travaux  sont  deux  bien  puissants  motifs  pour  m'en- 
courager  à  chercher  de  tout  mon  pouvoir  à  ne  pas 
paraître  au  nouveau  Salon  indigne  des  éloges  que 
vous  voulez  bien  me  donner. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  et  je  reçois  avec 
la  plus  vive  reconnaissance  les  observations  que 
vous  avez  pris  la  peine  de  me  faire  sur  le  petit  ta- 
bleau que  je  vous  ai  fait  remettre.  Je  les  aime  de 
tous,  mais  elles  me  sont  d'autant  plus  précieuses 
de  vous  qu'elles  me  viennent  d'un  artiste,  le  plus 
distingué  de  ce  temps.  Toutefois,  si  votre  critique 
a  été  si  peu  sévère,  je  l'attribue  à  votre  indulgence 
et  à  votre  bonté.  Je  reconnais  que,  dans  mes  der- 
niers ouvrages,  j'ai  une  propension  à  tomber  dans 
la  sécheresse  et  la  maigreur;  aussi  chercherai-je 
dorénavant  à  me  garder  de  cet  écueil  en  me  rap- 


LEOPOLD    ROBERT.  297 

pelant  toujours  vos  observations  et  vos  conseils. 

M.  Barbier1,  que  j'ai  eu  le  plaisir  de  voir  dès 
son  arrivée  à  Rome,  n'a  pas  été  longtemps  avant 
de  m'instruire  que  vous  auriez  désiré  plutôt  un 
autre  sujet;  cette  raison  m'a  fait  écrire  à  mon  ami 
de  Beauvoir,  pour  lui  dire  de  vous  prier  de  vouloir 
bien  lui  remettre  le  tableau.  Je  le  chargeais  en 
même  temps  de  le  faire  tenir  à  M.  le  baron  de 
Fayel,  ministre  des  Pays-Bas  à  Paris,  qui  en  attend 
un  de  moi,  de  même  dimension.  La  peine  que 
j'éprouvais  de  ne  pas  avoir  réussi  à  vous  satisfaire 
a  disparu  en  recevant  la  lettre  dont  vous  avez  bien 
voulu  m'honorer,  et  je  m'estime  heureux  qu'après 
avoir  eu  la  crainte  de  voir  mon  tableau  reçu  peu 
favorablement,  vous  ayez  daigné,  au  contraire, 
m'en  faire  des  éloges. 

Mon  impatience  de  revoir  Paris  est  grande,  et 
ce  qui  l'augmente  encore  est  la  certitude  de  rece- 
voir de  vous,  monsieur,  un  accueil  bienveillant.  Il 
me  reste  à  désirer  d'y  paraître  avec  quelques  ou- 
vrages qui  puissent,  je  ne  dirai  pas  augmenter, 
mais  me  conserver  les  succès  que  j'ai  obtenus  au 
dernier  Salon2.  J'ai  eu  le  plaisir  de  voir  M.  Bar- 

1.  Barbier-Walbonne,  l'ami  de  Gérard,  dont  les  lettres  pré- 
cèdent celles-ci. 

2.  Aux  Salons  de  1822  et  de  1824,  L.  Robert  avait  exposé 
dix  tableaux,  parmi  lesquels  se  trouve  celui  de  V Improvisateur 
napolitain,  l'un  des  quatre  qui  devaient  représenter  Naples, 
Rome  et  Venise  ;  Y  Improvisateur,  la  Madonna  delV  Arco,  les 
Moissonneurs  et  les  Pêcheurs  de  ï1  Adriatique .  Cette  série  a  été 
gravée  par  AI.  Prévost. 


298  LÉOPOLD    ROBERT. 

bier  ce  soir  encore,  et  un  de  ses  tableaux  qui  se  dis- 
pose très  bien.  Il  m'avait  dit  qu'il  joindrait  une 
lettre  à  la  présente  ;  mais,  ne  la  voyant  pas  arriver, 
je  suppose  qu'il  la  remettra  à  un  autre  courrier. 

C'est  en  vous  présentant,  monsieur,  les  vœux 
que  je  forme  pour  vous  à  cette  époque  de  Tannée 
que  j'ai  l'honneur  d'être  avec  respect  votre  très 
humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Léopold  Robert. 

Via  Felice,  113. 


Rome,  le  4,  janvier  1828. 


Monsieur, 


Si  je  prends  la  liberté  de  vous  adresser  cette 
lettre,  c'est  parce  que  je  me  trouve  obligé  de  res- 
ter à  Rome  pour  terminer  quelques  tableaux,  que, 
prévoyant  ne  pouvoir  cette  année  faire  le  voyage 
que  je  m'étais  proposé,  et  ne  pouvant  aller  vous 
présenter  mes  remerciements  pour  les  bontés  que 
vous  avez  eues  pour  moi,  et  l'intérêt  que  vous 
montrez  à  mes  ouvrages,  je  viens  avec  confiance 
vous  prier  de  me  donner  encore  quelques  preuves 
de  cette  bienveillance  qui  m'honore  tant  et  qui 
m'est  si  précieuse. 

Lorsque  cette  lettre  vous   parviendra,  M.   le 


LÉOPOLD    ROBERT.  299 

comte  de  Forbin  aura  reçu  un  de  mes  tableaux  qui, 
dans  le  mois  de  novembre,  a  été  expédié  à  son 
adresse.  11  représente  un  épisode  du  Retour  de  la 
fête  de  la  Madonna  delV  Arco1  ,  près  de  Naples.  Je 
serais  extrêmement  flatté  qu'il  ne  parût  pas  indigne 
de  faire  partie  de  la  belle  collection  moderne  du 
Luxembourg-,  et,  dans  cette  espérance,  j'ai  refusé 
les  assez  belles  propositions  que  plusieurs  ama- 
teurs m'ont  faites  ici.  Votre  obligeance  m'est  tel- 
lement connue  que  je  me  hasarde  à  vous  prier  de 
vous  intéresser  à  mon  tableau,  qui  se  trouve  sans 
maître  et  sans  aucun  protecteur.  Mon  ami,  M.  de 
Beauvoir,  s'est  chargé  de  le  faire  vernir  et  enca- 
drer, et  me  remplace  à  Paris  pour  tout  ce  qui 
regarde  mes  affaires  et  mes  petits  intérêts. 

En  venant  vous  prier  de  vous  intéresser  à  moi, 
monsieur,  je  ne  laisserai  pas  échapper  cette  occa- 
sion d'attirer  vos  regards  sur  les  premiers  essais 
de  mon  jeune  frère2  qui  est  venu  me  trouver,  il  y 
a  quelques  années,  et  qui  mérite,  sous  tous  les 
rapports,  la  bienveillance  générale. 

Il  a  exposé  un  Intérieur  de  la  basilique  de  Saint- 
Paul  hors  les  murs,  représentée  après  l'incendie 
qui  l'a  consumée,  et  une  Vue  prise  dans  la  basilique 
de  Saint- Jean  de  Latran. 

Veuillez  me  pardonner,  monsieur,  mes  prières 

1.  Exposé,  en  effet,  au  Salon  de  1827-1828,  ec  acquis  par  le 
musée  du  Luxembourg.  Ce  tableau  se  trouve  aujourd'hui  dans 
Jes  nouvelles  salles  de  TEcole  française,  au  Louvre. 

2.  Aurèle  Robert. 


3oo  LÉOPOLD    ROBERT. 

peut-être  indiscrètes,  et  recevoir  les  vœux  que  je 
forme  pour  vous  à  ce  renouvellement  d'année. 

Léopold  Robert. 


VI 

Rome,  le  14  juillet  1828. 


Monsieur, 


Je  cherche  inutilement  des  expressions  pour 
vous  peindre  ma  vive  reconnaissance,  et  mon  cœur 
souffre  de  ne  pouvoir  vous  faire  connaître  que  bien 
mal  combien  de  sentiments  délicieux  la  lettre  que 
vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  m'a  fait 
éprouver.  Je  n'osais  m'attendre  à  une  attention 
aussi  distinguée  et  à  tant  de  bonté  et  de  bienveil- 
lance. 

En  apprenant  que  mon  tableau  avait  été  acquis 
par  le  roi,  j'ai  dû  penser  que  je  vous  devais  ce 
bel  encouragement;  plusieurs  fois,  j'ai  pris  la 
plume  pour  vous  exprimer  ma  reconnaissance  ; 
mais  un  mal  moral,  dont  trop  souvent  j'ai  lieu  de 
me  plaindre,  m'empêcha  de  terminer  ma  lettre  et 
m'obligea  à  faire  un  voyage.  J'ai  été  faire  un  séjour 
dans  les  Marais-Pontins  et  dans  les  montagnes  qui 
les  avoisinent;  j'en  suis  revenu  il  y  a  quelques 
jours  seulement,  et  c'est  à  mon  retour  à  Rome 
que  j'ai  eu  le  plaisir  de  trouver  votre  si  excellente 


LEOPOLD    ROBERT.  3oi 

lettre  qui,  je  vous  l'assure,  est  l'encouragement 
le  plus  grand  que  j'aie  encore  obtenu. 

Vous  voulez  bien  me  dire,  monsieur,  que  le 
prix  qu'on'  a  mis  à  mon  tableau  est  trop  au-des- 
sous du  mérite  que  votre  indulgence  veut  y  voir; 
mais  ne  suis-je  pas  grandement  récompensé  par 
l'honneur  d'avoir  un  de  mes  ouvrages  placé  dans 
les  galeries  d'une  nation  à  laquelle  je  voudrais 
appartenir?  Cet  avantage  serait  inappréciable,  à 
mes  yeux,  si  je  pouvais  Fenvisager  comme  une 
adoption. 

Veuillez  aussi  me  permettre  de  vous  remercier 
pour  mon  frère  de  ce  que  vous  me  dites  d'obli- 
geant de  ses  tableaux.  Il  est  glorieux  d'avoir  aussi 
une  part  à  vos  éloges,  et  me  charge  de  vous  le  té- 
moigner en  vous  présentant  ses  respects.  Mon  bon 
ami  Lemoyne1,  qui  est  arrivé  en  très  bonne  santé, 
est  enchanté  de  Paris,  et  surtout  de  l'accueil  qu'il 
a  reçu  de  vous.  Il  m'a  dit  que  dans  quelques  jours 
il  aurait  l'honneur  de  vous  en  remercier. 

Agréez,  je  vous  prie,  monsieur,  l'hommage  de 
mon  respect  et  de  mon  dévouement. 

Léopold  Robert. 


i.   Sculpteur,   Fauteur  du  Chevrier  placé  dans  le  jardin  du 
Palais-Royal,  à  Paris. 


3oï  LÉOPOLD  ROBERT. 


VII 

Rome,  le  14.  juin  1830. 


Monsieur, 


Je  suis  heureux  que  le  départ  de  Schnetz 
m'offre  l'occasion  de  vous  écrire  pour  vous  expri- 
mer combien  le  souvenir  que  vous  voulez  bien 
garder  de  moi  me  cause  de  plaisir.  MM.  Constan- 
tin1 et  Lemoyne  m'ont  fait  part  de  ce  dont  vous 
avez  bien  voulu  les  charger  pour  moi.  Je  viens 
vous  en  remercier;  je  l'aurais  fait  plus  tôt  si  je 
n'avais  craint  d'être  importun. 

Je  termine  dans  ce  moment  un  tableau  qui 
peut  servir  de  pendant,  comme  sujet  et  comme 
grandeur,  à  celui  qui  a  été  exposé  au  dernier  Sa- 
lon2. Plusieurs  personnes  l'ont  vu  et  m'en  ont  fait 
quelques  éloges;  mais  je  ne  m'abuse  point,  et  je 
pense  que,  pour  être  certain  d'avoir  réussi,  il  faut 
plus  que  l'assentiment  de  ses  amis.  Si  je  pouvais 
cependant  avoir  le  vôtre,  j'attendrais  avec  assez  de 
tranquillité  le  grand  jugement. 

Mon  frère,  qui  a  fait  d'assez  grands  progrès, 
aura  aussi  quelques  ouvrages  au  Salon.  Il  espère 
comme  moi  profiter  d'une  réunion  aussi  intéres- 

1.  Voiries  lettres  de  Constantin. 

2.  Il  s'agit  ici  du  tableau  des  Moissonneurs ,  peint  comme  le 
pendant  du  Retour  de  la  fête  de  la  Madone. 


LEOPOLD   ROBERT.  3o3 

santé  et  surtout   des    conseils    des    maîtres,    et, 

comme  vous  êtes  à  leur  tête,  nous  réclamerons 

les  vôtres. 

Léopold  Robert. 


VIII 

Venise,  le  31  mai  1832. 

Monsieur  le  baron. 

Depuis  mon  départ  de  Paris,  j'ai  l'intention  de 
vous  écrire  pour  vous  remercier  de  votre  bienveil- 
lant accueil  et  pour  me  rappeler  à  votre  souvenir, 
et  pourtant  je  suis  arrivé  à  cette  époque  sans 
Tavoir  fait,  peut-être  parce  que  je  n'aurais  pas  pu 
vous  annoncer  que  vos  excellents  conseils  ont  été 
suivis  de  bons  résultats.  Pendant  mon  séjour  en 
Suisse,  la  révolution  qui  m'y  a  suivi  m'a  empêché 
de  m'occuper  d'autres  choses  :  je  suis  ensuite 
parti  pour  Florence;  ne  comptant  y  faire  qu'un 
séjour  passager,  je  ne  m'y  suis  pas  installé  et  je  n'ai 
rien  fait.  Je  me  rappelais  votre  atelier  et  vos 
tableaux  commencés,  et  je  me  trouvais  si  blâma- 
ble de  ne  pas  m'occuper  sérieusement  et  de  ne 
pas  suivre  votre  exemple,  que  je  n'ai  pu  vous 
l'écrire.  Enfin,  je  me  suis  décidé  à  venir  ici  pour 
y  chercher  un  sujet  caractéristique  à  faire.  Les 
premiers  temps  j'ai  couru,  j'ai  été  bien  indécis  sur 


304  LÉOPOLD    ROBERT. 

ce  que  je  devais  entreprendre;  enfin  je  me  suis 
décidé  à  placer  ma  scène  à  Palestrina,  où  les  habi- 
tants conservent  encore  beaucoup  d'originalité 
dans  les  costumes  et  les  physionomies.  Je  dois  vous 
dire  que  cette  population  est  entièrement  com- 
posée de  pêcheurs  qui  font  des  voyages  assez  loin- 
tains et  qui  sont  tous  exposés  aux  dangers  fréquents 
de  l'Adriatique.  Ayant  l'intention  de  faire  un 
tableau  de  mœurs,  j'ai  pensé  à  arranger  ma  com- 
position de  manière  à  rendre  ce  qui  m'a  frappé  : 
c'est  dans  les  préparatifs  d'un  départ  pour  la 
pêche  d'hiver  que  je  crois  avoir  trouvé  assez  de 
matériaux  pour  en  faire  une  scène.  Je  voudrais 
pouvoir  vous  émettre  mes  idées,  mais  je  fais  mes 
tableaux  d'une  manière  si  singulière  qu'il  ne  m'est 
possible  d'en  faire  de  description  que  quand  ils 
sont  terminés,  et  le  mien  est  à  peine  commencé. 
Je  ne  puis  faire  une  ébauche  arrêtée,  ne  pouvant 
conserver  les  mêmes  motifs.  La  nature  que  je  vois 
chaque  jour,  que  j'observe,  me  fournit  des  idées 
nouvelles,  des  mouvements  différents;  je  fais  des 
changements  à  n'en  plus  finir,  et  je  ne  sais  com- 
ment j'arrive  au  terme  après  un  embrouillement 
où,  quelquefois,  je  ne  me  reconnais  pas  moi-même 1. 

i.  L.  Roberc  faisait  de  continuels  changements  sur  ses  toiles. 
Son  tableau  des  Pêcheurs,  sans  parler  de  diverses  combinaisons 
de  détails  qu'il  avait  subies;  avait  été  transformé  complètement. 
On  peut  voir,  dans  le  volume  qu'a  publié  M.  Delécluze  sur 
Léopold  Robert,  deux  eaux-fortes  qui  représentent  les  deux  états 
de  cette  composition.  (Gravées  par  Joubert.) 


LEOPOLD    ROBERT.  3o5 

La  nature  est  si  difficile  à  rendre,  surtout  celle 
qui  n'offre  au  premier  aspect  que  l'apparence  de 
la  misère,  je  dirai  même  de  l'abrutissement;  c'est 
un  travail  d'y  trouver  de  la  noblesse  et  de  releva- . 
tion,  et  c'en  est  un  autre  aussi  que  de  rendre  ce 
qu'on  a  trouvé.  Le  caractère  conserve  ici,  dans 
beaucoup  de  choses,  un  cachet  tout  à  fait  oriental 
qui  vient  des  rapports  passés.  Ils  ne  sont  plus 
qu'une  ombre  aujourd'hui.  Du  reste,  on  est  bien 
tranquille  ici,  et  le  gouvernement  est  doux;  on 
s'y  occupe  peu  de  politique,  ce  qui  est  un  avan- 
tage pour  les  artistes.  —  Mais  pardon,  monsieur, 
si  je  vous  parle  autant  de  moi  et  de  ce  qui  me 
concerne.  Je  devrais  vous  parler  de  mon  désir  de 
voir  les  tableaux  auxquels  vous  travaillez.  Je  me 
rappelle  avec  un  sentiment  d'admiration  cette 
scène  de  la  peste  qui  me  fait  toujours  penser  que 
pour  réussir  dans  les  arts  il  faut  parler  à  l'âme  \ 

Veuillez,  monsieur,  recevoir  cette  lettre 
comme  une  marque  de  mes  sentiments  de  grati- 
tude les  plus  vrais  et  l'expression  du  plaisir  que 
j'éprouve  de  vous  savoir  en  bonne  santé,  ainsi  que 
je  l'ai  appris  par  une  lettre  que  j'ai  reçue  de 
Schnetz. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur  le  baron,  votre 
très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Léopold  Robert. 

i.  La  Peste  de  Marseille. 

i.  20 


3o6  LEOPOLD    ROBERT. 


IX 

Venise,  28  juillet  1832. 

Monsieur, 

Je  ne  sais  comment  vous  exprimer  ma  recon- 
naissance pour  la  lettre  que  vous  venez  de  m'é- 
crire.  Cette  marque  d'attention  de  votre  part  m'a 
causé  un  plaisir  d'autant  plus  vif  que  je  ne  pou- 
vais me  flatter,  dans  ma  solitude  de  Venise,  d'oc- 
cuper quelques-uns  de  vos  moments. 

Comment  vous  dire  aussi  combien  j'ai  été  sen- 
sible à  votre  charmant  souvenir!  Je  jouis  d'avance 
du  plaisir  que  me  procurera  cette  belle  lithogra- 
phie de  votre  tableau  de  V Amour  et  Psyché  que 
je  désirais  tant  posséder. 

Tout  en  admirant  les  belles  peintures  véni- 
tiennes je  commence  à  en  être  fatigué;  elles  sont 
trop  pour  l'aspect  et  pas  assez  pour  le  sentiment. 
C'est  ce  qui  me  fait  désirer  l'arrivée  de  mon  frère 
qui  m'apportera  vos  belles  compositions  si  tou- 
chantes et  si  nobles. 

Ce  que  vous  voulez  bien  me  dire  du  tableau 
dont  je  m'occupe  en  ce  moment  est  pour  moi  un 
précieux  encouragement.  Votre   approbation   est 


LEOPOLD   ROBERT.  307 

un  stimulant  qui  produit  toujours  sur  moi  le  plus 
heureux  effet. 

Veuillez  agréer  de  nouveau,  monsieur,  tous 
mes  remerciements  et  croyez-moi  avec  la  considé- 
ration la  plus  respectueuse  votre  très  humble 
et  très  obéissant  serviteur. 

Léopold  Robert. 


MLLE    MARS1 


Vers  1807. 

Eh  bien!  monsieur  et  ami,  me  voilà  à  trente 
lieues  de  vous.  Je  suis  dans  un  enfer  avec  l'impos- 
sibilité de  m'en  retirer  avant  douze  jours!  car 
je  les  compte,  les  heures  et  les  minutes  aussi. 
Je  fais  un  métier  détestable  ici  :  je  bâille,  j'enrage, 
je  crois  que  je  pleurerais  si  mes  yeux  ne  me 
faisaient  déjà  bien  mal;  ils  sont  d'une  faiblesse 
extrême  depuis  ma  douleur  de  tête.  Figurez-vous 
qu'à  l'exception  de  deux  ou  trois  personnes,  je Ksuis 
entourée  et  secondée  comme  je  le  serais  au  Café 
des  Aveugles  ;  l'un  prêche,  l'autre  bégaye;  celui-là 
va  toujours  sautillant;  enfin  je  ne  reconnais  la 
plupart  des  pièces  que  par  l'affiche  qui  m'en  dit 
le  titre.  Ah  !  je  fais  pénitence  d'une  cruelle 
manière!  et  du  reste,  si  nous  en  croyons  les  sa- 
vants, nous  verrons  bientôt  la  fin  de  notre  exis- 
tence. Il  me  fâcherait  beaucoup  de  finir  ici,  je  ne 

1.  Lettre  écrite  pendant  un  voyage  de  Mllc  Mars.  Elle  se 
rendait  à  Toulouse  et  aux  eaux  de  Bagnères.  Gérard  était  fort 
lié  avec  Monvel,  père  de  Mlle  Mars.  Il  a  fait  d'elle  deux  beaux 
portraits. 


Drtuarl.  /m?  r  du  F*u*rrt.  II.  flu-is . 


KfOEllE  JMQ8 


l'Œuvré.  <U  F  V  Gérard, 


Mu°   MARS.  3o9 

me  trouve  pas  assez  en  bonne  compagnie.  Nous 
courons  le  risque  de  mourir  d'ennui  ;  la  pluie  ne 
nous  a  pas  permis  de  nous  promener  un  quart 
d'heure  depuis  dix  jours.  Mais,  comme  il  y  a  tou- 
jours un  bon  côté  aux  choses,  le  spectacle  n'en 
est  que  plus  suivi,  et  le  directeur  trouve  que 
le  temps  est  tout  à  fait  de  saison.  Je  vous  quitte, 
il  me  survient  un  agrément  :  M.  le  préfet  vient  de 
défendre  la  comédie  qui  a  eu  assez  de  succès  pour 
mettre  en  rumeur  tous  les  gentilshommes  pro- 
vinciaux; de  sorte  qu'aujourd'hui  à  midi  on  est 
obligé  de  déchirer  les  affiches  et  de  changer 
le  spectacle.  Je  m'en  vais  donc  passer  une  mati- 
née au  théâtre  pour  répéter  ce  qu'on  doit  jouer 

ce  soir.  Ah!  quel  métier! 

Mars. 


II 


Toulouse,  vers  1807. 


Cette  grande  peur  est  enfin  passée  ;  vous  ne 
partagiez  pas  mes  craintes,  et  vous  aviez  raison. 
J'ai  trouvé  tout  le  monde  si  bien  disposé  que  l'on 
se  promettait  tout  simplement  d'assommer  le  pre- 
mier qui,  par  quelque  facétie,  troublerait  le  spec- 
tacle. Non  seulement  ils  étaient  venus  en  foule 
pour  me  bien  rassurer  par  leur  bon  accueil,  mais 
ils  ont  eu  l'air  très  contents  de  moi,  et  leurs  trans- 
ports vont  toujours  croissant.  A  deux  heures,  ils 


3io  MtIe   MARS. 

s'établissent  sur  une  place  où  le  soleil  brûle  ;  là, 
ils  attendent  l'heure  où  les  bureaux  ouvrent,  et  la 
salle  est  pleine  aussitôt  qu'on  laisse  la  liberté 
d'entrer.  On  dit  que  jamais  afîluence  n'a  été  si 
grande  pour  personne.  Les  femmes  mômes  ou- 
blient les  missionnaires,  et  elles  quittent  le  chemin 
du  ciel  pour  reprendre  celui  de  l'enfer.  Enfin, 
c'est  un  triomphe  complet,  et  je  suis  à  présent 
fort  contente  d'être  venue. 

Comment  vous  portez-vous?  Dites-moi  si  vous 
avez  encore  cette  belle  santé  qui  nous  rendait 
tous  si  heureux.  Rappelez-moi  au  souvenir  de 
Mm6  Gérard  et  de  Mlle  Godefroid,  et  présentez-leur 
mes  compliments  et  amitiés.  —  Nous  avons  ici 
Garât  et   sa  femme;   nous   avons  parlé  de  vous 

ensemble. 

Mars. 


III 
A  Mlle  GODEFROID. 

Paris,  ce  mardi  29,  182  . 

Ma  chère  mademoiselle  Godefroid,  ne  pouvant 
avoir  pour  ce  soir  la  loge  qui  convient  à  Gérard 
pour  qu'il  n'ait  aucun  inconvénient  de  lumière,  je 
l'ai  retenue  dès  aujourd'hui  pour  samedi.  J'espère 
que  ce  retard  ne  contrariera  que  moi,  et  cepen- 
dant, grâce  à  un  gros,  énorme  rhume,  ma  voix  est 


Mlle    MARS.  3n 

si  malade  que  je  suis  presque  consolée  qu'il  ne 
m'entende  pas  ce  soir,  car  ma  flûte  est  très  endom- 
magée, et  je  ne  veux  pas  du  moins,  si  je  lui 
fatigue  les  yeux,  lui  déchirer  les  oreilles.  Si  mon 
travail  de  la  soirée  ne  redouble  pas  mon  rhume, 
j'irai  demain  passer  quelques  instants  avec  lui  et 
sa  grande  compagnie.  En  attendant,  chargez-vous 
de  mille  tendresses  pour  lui  et  Mme  Gérard, 
et  croyez  à  toute  la  sincérité  de  mon  amitié  pour 

vous. 

Mars. 


IV 


A  Mmc  GERARD. 

Paris,  184.  . 

Me  voici  de  retour,  ma  chère  madame  Gé- 
rard1, mais,  n'étant  pas  tout  à  fait  rétablie  et 
craignant  le  bruit  de  Paris,  je  suis  à  Chantilly, 
attendant  l'ouverture  du  Théâtre -Français.  Je 
reçois  ce  matin  une  lettre  du  dernier  régisseur 
du  théâtre,  qui  me  demande  de  la  part  du  com- 
missaire royal,  M.  Buloz,  quand  je  compte  repa- 
raître, et  quelles  sont  les  pièces  que  je  choisis 
afin  qu'on  les  prépare.  Il  m'avertit  toutefois  que, 

1.  Cecte  lettre  est  adressée,  après  la  mort  de  Gérard,  à 
Mn,e  Gérard. 


3i2  M11»    MARS. 

M.  Mazères1  ayant  donné  le  rôle  de  Chacun  de 
son  côté  à  M110  Plessis,  je  ne  devais  plus  penser 
à  cette  pièce.  J'avoue  que  la  manière  dont  j'ap- 
prenais cette  nouvelle  m'a  fort  étonnée,  et  je  ne 
croyais  que  M.  Scribe  capable  d'un  pareil  procédé 
(entendez  bien  que  je  ne  parle  ici  que  de  la  forme). 
Je  ne  puis  empêcher  un  auteur  d'avoir  plus  de 
confiance  dans  le  talent  d'une  autre  que  dans  le 
mien.  Ce  que  j'ai  peine  à  concevoir,  c'est  que 
M.  M...  ne  m'ait  pas  prévenue  de  son  intention  et 
ne  m'en  ait  pas  dit  le  motif.  Je  pense  que  M.  Bu- 
loz  lui  a  écrit  pour  lui  faire  cette  demande,  ainsi 
qu'il  avait  déjà  fait  à  d'autres  auteurs,  Dumas, 
Goubaux,  par  exemple,  mais  ceux-ci  l'ont  déclinée. 
Pour  appuyer  cette  démarche  et  justifier  cette 
petite  trahison,  il  aura  sans  doute  fait  quelques 
mensonges,  et  c'est  cela  simplement  que  je  veux 
éclaircir.  Il  aura  dit  que  je  ne  voulais  plus  jouer 
mon  rôle,  que  lorsqu'on  parlait  de  la  pièce  je 
refusais;  et  moi  je  déclare  que,  depuis  plus  de 
deux  ans,  je  demande   cette  pièce;  qu'une  fois, 

i.  M.  Mazères  avait  épousé  la  nièce  de  Gérard.  On  lui  doit 
plusieurs  pièces,  entre  autres  :  Chacun  de  son  côté;  —  les  Trois 
Quartiers  ;  —  la  Mère  et  la  Fille  ;  cette  dernière  faite  en  colla- 
boration avec  M.  Emp'is.  Le  Jeune  Mari  fut  représenté  en 
1826  :  cette  jolie  comédie  est  restée  au  répertoire  de  la  Co- 
médie-Française. Après  la  révolution  de  1848,  qui  fit  perdre  à 
M.  Mazères  sa  position  administrative  (il  était  préfet  du  Cher), 
il  travailla  encore  pour  le  théâtre  :  le  Collier  de  perles  eut  un 
grand  succès  au  Gymnase  (1851).  M.  Mazères  est  mort  le 
19  mars  1866. 


Mlle   MARS.  3i3 

M.  Védel i  me  répondit  que,  si  on  jouait,  ce 
serait  matière  à  procès;  que  M.  M...  avait  retiré 
tout  son  répertoire,  et  que,  certes,  il  ne  monterait 
pas  Chacun  de  son  côté.  Plus  tard,  lorsque  ce  réper- 
toire fut  rendu  à  la  scène,  je  tourmentai  encore 
M.  Védel,  alors  le  rôle  du  marquis  manquait 
depuis  le  départ  de  David,  je  parlai  de  M.  Loc- 
kroy;  mais,  comme  il  ne  plaisait  pas  à  certains 
comédiens,  M.  Védel  eut  peur  de  se  faire  des 
ennemis,  et  ne  lui  en  parla  point;  chaque  fois 
que  je  revenais  là-dessus,  il  éludait  la  question 
et  ne  me  répondait  point.  11  en  a  été  de  même  du 
MaiHage  de  Figaro,  le  rôle  du  comte  manquait; 
du  Mariage  d'argent,  du  Jeu  de  V Amour,  du  Man- 
teau, à? Edouard  en  Ecosse,  à' Henri  III,  que  Védel 
n'a  pas  voulu  remonter  à  cause  des  dépenses; 
et,  si  je  n'avais  pas  vu  Dumas  tous  les  jours, 
il  aurait  cru  ce  qu'on  lui  disait,  que  je  ne  voulais 
pas  jouer.  Il  en  a  été  de  même  de  Marie,  depuis 
le  départ  de  Volnys  ;  de  Clotilde,  depuis  celui  de 
Bocage;  enfin,  c'était  une  ligue  contre  moi  pour 
me  dépouiller  de  mon  répertoire  et  m'obliger  à 
m'en  aller. 

Le  service  que  je  vous  demande,  chère  ma- 
dame, c'est  d'écrire  à  M.  M...  pour  savoir  de  lui 
Si  on  lui  a  écrit  et  ce  qu'on  lui  a  écrit.  Je  désire 
beaucoup  qu'on  l'ait  trompé,  car  la  pensée  d'un 
mauvais  procédé  de  sa  part  me  serait  bien  péni- 

i .  Alors  directeur  du  Théâtre-Français. 


3i4  Mlle   MARS. 

ble.  Avant  mon  départ-  et  lorsque  j'étais  bien 
malade,  et  cela  au  point  de  ne  pas  conduire  ma 
plume,  j'avais  demandé  à  Adèle  *  de  vous  prier  de 
prévenir  M.  Mazères  du  tour  qu'on  voulait  me 
jouer,  puisque  Goubaux  m'avait  prévenue  pour 
son  compte  ;  mais  il  paraît  qu'elle  m'a  oubliée. 
Il  est  encore  bon  de  vous  dire  que,  peu  de  jours 
avant  de  tomber  malade,  j'allais  engager  M.  Main- 
vielle,  qui  allait  débuter,  à  jouer  le  rôle  du  géné- 
ral, espérant  par  là  faire  monter  la  pièce,  en  dépit 
des  mauvaises  volontés;  mais  M.  Perrier  s'est  mis 
en  avant  et  a  dit  qu'il  allait  l'apprendre.  La  chose 
en  est  restée  là,  puis  je  suis  tombée  dangereu- 
sement malade.  Je  suis  mieux  maintenant,  mais 
j'ai  besoin  de  reprendre  des  forces.  Dans  les 
Pyrénées,  la  saison  a  été  affreuse;  le  15  août,  j'ai 
fait  du  feu  et  je  me  suis  sauvée  le  16,  craignant 
que  l'hiver  ne  me  surprît  là. 

Aussitôt  que  je  serai  à  Paris,  j'irai  vous  voir, 
mais,  je  vous  prie,  écrivez  ou  faites  écrire  de 
suite  là-bas,  que  je  sache  de  qui  je  dois  me 
méfier. 

Adieu,  chère  madame ,  mille  amitiés  bien  sin- 
cères. 

Mars. 

1.  Mue  Adèle  Grassec,  élève  de  Gérard. 


FORBIN    (CTE  DE)1 


ier  mai  1818,  de  Marseille. 


Mon  cher  ami, 


Je  veux  vous  demander  si  vous  avez  reçu  une 
lettre  de  moi  de  Smyrne.  Ma  sœur,  à  qui  j'écrivais 
le  même  jour,  n'ayant  rien  eu  de  moi,  je  doute 
que  la  lettre  qui  vous  portait  mes  sincères  félici- 
tations vous  soit  parvenue. 

J'aurais  dû  un  compliment  à  la  France  ce  jour- 
là,  car  il  est  difficile  de  lui  faire  plus  d'honneur, 
de  la  consoler  plus  noblement,  plus  complète- 
ment que  vous. 

Je  me  félicite  des  nouveaux  rapports  qui  s'éta- 
bliront entre  nous,  je  désire  qu'ils  soient  directs 

1.  M.  de  Forbin,  élève  de  David,  né  en  1779.  Il  consacra  sa 
jeunesse  à  l'étude  des  arts  et  entreprit  un  voyage  en  Orient, 
d'où  il  rapporta  de  nombreux  travaux  en  études  de  paysages  et 
d'intérieur.  En  1815,  il  fut  nommé  directeur  des  musées  royaux, 
puis,  en  18 16,  membre  de  l'Institut,  par  ordonnance  du  roi.  Il 
est  mort  en  1841,  après  avoir  rempli  les  fonctions  difficiles  de 
directeur  des  musées  avec  le  zèle,  l'intelligence  d'un  artiste  et  la 
courtoisie  d'un  parfait  gentilhomme.  Il  a  exposé  des  tableaux  à 
plusieurs  Salons  et  a  publié  les  Souvenirs  de  Sicile  (1823),  un 
Voyage  dans  le  Levant  (1817-1818). 


3i6  COMTE  DE   FORBIN. 

et  que  nous  n'usions  jamais  d'interprètes.  J'ai  de 
vieux  souvenirs  de  votre  obligeance  pour  moi  et 
de  nombreuses  preuves  de  votre  aimable  intérêt, 
c'est  une  dette  dont  j'ai  de  l'orgueil,  vous  imaginez 
bien  que  je  ne  la  nierai  jamais. 

Je  reviens  du  merveilleux  Orient,  fort  satisfait 
de  mon  voyage,  dont  le  commencement  a  été  pé- 
nible, dont  la  fin  aurait  pu  le  devenir,  parce  que 
j'étais  entouré  de  peste;  mais  il  en  est  ainsi  de 
presque  toutes  les  choses  de  la  vie,  quand  il  y  a 
un  petit  coin  de  bon,  il  faut  prendre  cela  pour  le 
succès  de  son  entreprise. 

Je  regrette  vivement  la  perte  du  malheureux 
Cochereàu,  il  avait  une  belle  âme  et  un  beau  talent. 

J'ai  été  privé  des  secours  d'Huhot,  il  a  beaucoup 
souffert  ;  le  voilà  enfin  rétabli  ;  nous  nous  étions 
partagé  la  besogne,  il  va  remplir  sa  tâche.  Il 
parcourt  ce  que  je  n'ai  pas  vu  de  l'Asie  Mineure, 
il  poussera  jusqu'à  Palmyre,  j'espère,  et  reviendra 
par  la  Morée  au  mois  de  novembre  prochain. 

Quand  on  a  vu  Thèbes  on  ne  peut  plus  rien 
regarder,  et  je  trouve  même  que  j'avais  bien  fait  de 
visiter  Athènes  et  Éphèse  avant  la  haute  Egypte. 

Rappelez-moi  au  bon  souvenir  de  M.  de  Hum- 
boldt,  présentez  mes  hommages  à  Mme  Gérard  et 
agréez  l'assurance  de  mon  sincère  et  inaltérable 
attachement. 

Votre  dévoué  serviteur. 

Le  comte  de  Forbin. 


COMTE    DE    FORBIN.  Î17 

II 

Paris,  12  janvier  1825. 

Monsieur  le  baron. 

Je  suis  allé  chez  vous  pour  vous  engager  à 
venir,  en  votre  qualité  de  premier  peintre  de  Sa 
Majesté,  m'aider  à  lui  faire  les  honneurs  de  l'ex- 
position. Je  crois  cependant  devoir  encore  vous 
en  écrire  officiellement  pour  être  bien  certain 
qu'aucun  malentendu  ne  nous  privera  de  votre 
présence  dans  un  lieu  dont  vos  ouvrages  sont  le 
plus  bel  ornement. 

Agréez,  monsieur  le  baron,  l'hommage  de  ma 
haute  considération. 

Votre  dévoué  serviteur. 

Le  comte  de  Forbin. 


III 

Paris,  22  mars  1830. 

Mon  cher  baron, 

Je  suis  allé  vous  voir  mercredi  passé,  et  j'ai 
appris  avec  peine  que  vous  étiez  souffrant;  j'ai  été 
d'autant  plus  contrarié  de  ne  pas  vous  rencontrer 


3i8  COMTE   DE    FORBIN. 

que  je  voulais  vous  parler  de  la  chance  qui  se  pré- 
sente par  la  mort  de  Taunay  1  d'ouvrir  enfin  la 
porte  de  l'Académie  royale  à  notre  ami  Granet2, 
dont  c'est  Tunique  ambition  au  monde. 

Il  est  malheureusement  à  Rome,  d'où  il  ne 
sera  de  retour  qu'au  mois  de  juin  de  cette  année, 
époque  de  la  fin  de  son  congé,  moment  qu'il  a 
choisi  pour  se  fixer  à  jamais  ici.  Je  ne  vous  parle 
ni  de  son  talent  ni  de  ses  qualités  de  cœur,  mais 
je  vous  demande  tout  votre  intérêt  pour  l'homme 
qui  en  est  le  plus  digne  au  monde.  Il  achève  à 
Rome  sa  plus  importante,  sa  plus  belle  produc- 
tion ;  je  serais  bien  moins  inquiet  si  je  lui  savais 
votre  appui,  promettez-le-moi  si  cela  vous  est 
possible;  jamais  plus  belle  occasion  ne  se  présen- 
terait pour  lui,  et  il  sera  doublement  heureux  de 
vous  devoir  la  récompense  de  ses  longs  et  hono- 
rables travaux.  Laissez-moi  donc  espérer  en  notre 
vieille  amitié,  et  agréez  d'avance,  avec  mes  vœux 
pour  votre  santé,  l'expression  de  mon  admiration 
et  de  mon  sincère  attachement. 

Votre  bien  dévoué  collègue  et  serviteur. 

Le  comte  de  Forbin. 

i.  Taunay,  peintre  de  genre. 

2.  Granet,  né  à  Aix  en  Provence,  en  1775.  Élève  de  David. 
De  l'Institut  en  1830.  S'est  fait  connaître  par  des  tableaux  d'in- 
térieur, dont  les  motifs  étaient  tirés  des  églises  et  des  couvents 
d'Italie.  Talent  très  vif  et  très  original.  Il  figure  au  Louvre  par 
un  de  ses  meilleurs  tableaux  :  une  vue  de  l'Eglise  souterraine  de 
Saint-François  d'Assise.  Il  est  mort  en  1849. 


CONSTANTIN1 


Florence,  le  27  février  1820. 

Victoire!  pouvons-nous  dire,  monsieur,  voilà 
le  cuivre  hors  des  mains  de  Morghen,  et  tout  s'est 
bien  passé.  Il  me  fit  prévenir  qu'il  allait  tirer  les 
épreuves,  j'y  fus  de  grand  matin  et  fus  témoin  du 
résultat,  lequel,  me  paraissant  aussi  satisfaisant 
que  Ton  peut  espérer  de  Morghen,  me  détermina 
à  retirer  le  cuivre.  Il  ne  s'y  attendait  pas  et  a  paru 
un  peu  surpris;  mais,  comme  je  lui  remis  aussitôt 
le  solde  de  8,000  francs,  cela  le  consola  un  peu. 
La  gravure  me  parut  avoir  beaucoup  gagné,  sur- 
tout par  l'harmonie.  J'ai  emporté  le  cuivre  sans  le 
quitter  de  ce  moment  ;  je  l'ai  montré  à  M.  le 
marquis  de  la  Maisonfort2,  et  il  a  été  emballé  de 
suite  par  les  hommes  que  Morghen  a  envoyés  avec 

1 .  Constantin  fut  longtemps  employé  par  l'administration  de 
la  manufacture  de  porcelaines  de  Sèvres,  pour  la  reproduction, 
sur  plaques  émaillées,  des  chefs-d'œuvre  des  maîtres  anciens.  On 
a  de  lui  de  belles  copies  d'après  Raphaël,  Titien,  Rubens  et 
autres  peintres  célèbres.  Cette  lettre  a  été  écrite  à  propos  de  la 
planche  des  Trois  Ages  qu'avait  terminée  Morghen.  Voir  la 
lettre  de  Gérard,  après  la  dernière  de  Constantin. 

2.  Chargé  d'affaires  de  France  à  la  cour  de  Toscane. 


320  CONSTANTIN. 

moi  à  cet  effet.  M.  le  marquis  veut  bien  vous  l'en- 
voyer par  un  courrier  extraordinaire  que  Ton  at- 
tend d'un  instant  à  l'autre,  en  sorte  qu'il  ne  sera 
point  sujet  à  être  visité  en  route,  ce  qui  me  tran- 
quillise beaucoup  sur  son  sort. 

Je  me  flatte  que  vous  êtes  entièrement  rétabli, 
veuillez  m'en  donner  la  certitude. 

A.  Constantin. 


II 

Florence,  le  6  novembre  1823. 


Monsieur 


J'ai  reçu  avec  un  plaisir  mêlé  de  tristesse  la 
bonne  lettre  que  vous  m'avez  adressée,  puisque 
j'y  ai  lu  ce  que  vous  me  marquez  sur  votre  santé.  Je 
me  flatte  que  la  teinte  du  tableau  est  un  peu  for- 
cée, et  que,  fût-elle  exacte,  vous  obtiendrez  une 
amélioration.  Si  mes  vœux  peuvent  contribuer  en 
quelque  chose  à  ce  mieux,  vous  ne  doutez  point, 
j'espère,  de  leur  ardeur  et  de  leur  sincérité. 

J'ai  vu  Toschi1.  Il  est  venu  ici  faire  impri- 
mer   un    portrait    d'Alfieri,   son  imprimeur  étant 

1.  Célèbre  graveur  italien.  Associé  à  l'Insticut  en  1832. 
A  très  bien  gravé  Raphaël  et  Corrège.  Sa  belle  planche  d'après 
VEntrée  de  Henri  IV  est  une  des  bonnes  gravures  de  notre 
siècle.  (Voir  les  lettres  de  Toschi.) 


CONSTANTIN.  32i 

malade.  Lui-même,  deux  jours  après  son  arrivée, 
s'est  mis  au  lit,  d'où,  après  huit  ou  dix  jours,  il 
n'est  sorti  que  pour  se  mettre  en  voiture  et  re- 
tourner chez  lui.  Nous  avons  beaucoup  parlé, 
comme  vous  pensez,  de  votre  gravure  ;  il  m'a 
chargé  de  vous  assurer  qu'il  était  trop  attaché  à 
vous,  par  la  reconnaissance  et  par  l'amitié,  pour 
négliger  en  rien  ce  travail  et  qu'il  serait  terminé 
pour  l'époque  indiquée.  Il  m'a  paru  extrêmement 
bien  disposé.  J'espère  beaucoup  qu'il  a  tout  à  fait 
à  cœur  de  vous  satisfaire. 

Je  vous  remercie  mille  fois  de  ce  que  vous  avez 
obtenu  pour  moi  de  M.  Brongniart i.  C'est  une 
bien  grande  tranquillité  que  vous  m'avez  procurée, 
car  je  tremblais  d'être  rappelé  sans  avoir  pu  faire 
les  ouvrages  que  je  désire.  J'ai  entrepris  une 
copie  du  Saint  Jean  de  Raphaël  ;  une  fois  cet  ou- 
vrage terminé,  je  me  disposerai  à  partir  pour 
Rome. 

Reverdin 2  est  ici  ;  il  travaille  comme  un  diable. 
Il  ne  s'est  point  encore  italianisé.  Ici  on  s'habitue 
vite  au  dolce  far  niente.  Il  me  charge  de  mille 
bonnes  choses  pour  vous,  ainsi  que  notre  brave 
ami  Ingres,  qui  a  été  si  sensible  à  votre  souvenir. 
Celui-ci  est  un  homme  auquel  je  suis  infiniment 
attaché.  Je  vous  assure  qu'il  a  de  très  belles  qua- 
lités personnelles,  et  que  ce    serait  un   bienfait 

i.  Directeur  de  la  manufacture  de  Sèvres,  chimiste  et  miné- 
ralogiste célèbre. 

2 .  Voir  la  lettre  de  Reverdin. 


322  CONSTANTIN. 

digne  de  vous,  monsieur  Gérard,  de  lui  donner  un 
coup  d'épaule  quand  il  sera  au  Salon.  Je  suis  ex- 
trêmement affligé  quand  je  vois  qu'avec  un  talent 
comme  le  sien  il  en  est  réduit  à  être  embarrassé 
de  savoir  comment  vivre.  Je  vous  le  recommande 
en  grâce,  et,  ce  que  vous  ferez  pour  lui,  vous  le 
ferez  pour  moi ± . 

Adieu,  Monsieur,  conservez-moi  toujours  une 
amitié  qui  m'a  été  et  qui  m'est  si  précieuse  ;  réta- 
blissez-vous, et  croyez,  je  vous  prie,  à  mon  atta- 
chement de  toute  la  vie. 

A.  C. 


111 


Florence,  le  15  octobre  1824. 

J'ai  vu  Sgricci  et  je  joins  ici  un  mot  pour  vous 
qu'il  m'a  remis. 

A  Fégard  des  camées  on  ne  peut  penser  à  les 
faire  faire  à  Florence,  Santarelli  étant,  par  suite  de 
maladie,  incapable  pour  toujours  de  rien  faire,  il 
faudra  avoir  recours  à  Rome. 

Ingres,  qui  sera  à  Paris  presque  en  même  temps 
que  cette  lettre,  vous  donnera  là-dessus  tousles  ren- 

1.  Nous  avons  vu,  par  les  lettres  de  M.  Ingres,  que  Gérard 
n'avait  pas  négligé  cette  recommandation.  Ce  passage  tait 
honneur  à  Constantin,  qui  avait  su  apprécier  le  caractère  et  le 
talent  de  notre  grand  peintre. 


CONSTANTIN.  3z3 

seignements  que  vous  pourrez  désirer.  Il  est  parti 
avant-hier  avec  un  très  beau  tableau  ;  cette  cir- 
constance est  pour  lui  bien  intéressante,  car  il  s'agit 
de  sa  situation  à  venir  et  son  sort,  jusqu'à  présent, 
a  été  bien  peu  agréable.  Il  dépend  de  ce  moment 
d'y  apporter  quelque  amélioration.  De  grâce, 
donnez-lui  un  coup  d'épaule.  Je  vous  en  prie  plus 
vivement  que  pour  moi,  il  le  mérite  véritablement 
et  ce  n'est  point  un  ingrat  que  vous  obligerez,  car 
si  vous  saviez  combien  est  grande  la  vénération 
qu'il  a  pour  vous,  vous  l'aimeriez  beaucoup. 
Votre  tout  affectionné  serviteur  et  ami. 

A.  Constantin. 


LE    BARON    F.    GERARD    AU    MARQUIS 
DE   LANDSDOWNE. 

(  Pour  qui  il  faisait  l 'Espérance.  ) 


Ce  $  avril  probablement  1827. 

Monsieur  le  Marquis, 

Si  mon  ami  M.  Constantin  ne  se\  présentait  à 
Londres,  accompagné  de  ses  intéressants  ou- 
vrages, j'aurais  l'honneur  de  vous  parler  de  son 
talent,  mais  vous  saurez  juger  mieux  que  personne 
quel  est    le  mérite  particulier  qui  distingue   ses 


324  GERARD. 

productions.  Vous  avez  d'ailleurs  pu  en  prendre  déjà 
une  juste  idée  à  Florence,  si  ma  mémoire  ne  me 
trompe  pas.  Quant  à  l'auteur,  j'ose  vous  le  donner 
pour  un  parfait  galant  homme,  dont  je  me  flatte 
d'être  le  meilleur  ami  depuis  sa  jeunesse.  Je  l'es- 
time fort  heureux  d'avoir  l'honneur  de  vous  voir, 
et  ne  puis  m'empêcher  de  lui  porter  envie.  Je  ne 
sais  si  l'espèce  d'arriéré  dans  lequel  je  suis  tou- 
jours me  permettra  d'aller  vous  porter  moi-même 
cette  petite  bonne  femme1,  que  vous  avez  désirée, 
ni  si  elle  aura  le  bonheur  de  vous  plaire  encore, 
lorsque  vous  la  reverrez  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  je  m'occupe  d'elle,  en  ce  moment, 
et  qu'elle  sera  terminée,  ainsi  que  le  tableau  de 
M.  Labouchère,  pour  la  fin  de  mai. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  la  plus  haute  consi- 
dération, monsieur  le  Marquis,  votre,  très  humble 
et  très  obéissant  serviteur. 

F.    Gérard. 

Veuillez  permettre  que  je  présente  ici  mon 
respect  à  madame  la  Marquise. 

P.  S.  N'ayant  pas  l'honneur  de  connaître  assez 
Miss  Fany,  je  prends  la  liberté,  monsieur  le  Mar- 
quis, de  vous  remettre  les  intérêts  de  mon  ami, 
M.  Constantin,  et  de  vous  prier  de  vouloir  bien  les 
lui  recommander. 

i.  Tableau  de  l'Espérance. 


CONSTANTIN.  325 

IV 

Rome,  le  30  avril  1830. 

Monsieur, 

Je  ne  compte  point  mes  lettres  avec  des  amis 
tels  que  vous  ;  aussi  vous  en  adressé-je  une  troi- 
sième, afin  que,  si  les  deux  précédentes  se  sont 
perdues,  vous  ne  m'accusiez  point  de  négligence. 
Nous  avons  eu  à  Rome  une  exposition  dans  la- 
quelle ont  figuré  les  artistes  des  différentes  nations 
qui  se  trouvent  ici.  Les  Français,  sans  contredit, 
y  tenaient  la  première  place.  Schnetz,  Robert, 
Horace  et  autres  y  figuraient  :  Horace  par  deux 
tableaux  dont  l'un  représentait  le  Pape  porté  dans 
Saint-Pierre,  ■  l'autre  Judith  et  Holopheme.  Le 
Pape  a  eu  peu  de  succès.  J'ai  su  indirectement 
que  le  pape,  chez  qui  on  Ta  porté,  n'en  a  point 
été  émerveillé.  La  Judith  -  a  eu  plus  de  succès 
dans  le  monde  et  peut-être  moins  chez  les  artistes. 
C'est  toujours  la  peinture  que  vous  connaissez. 
Ici  les  productions  d'Horace  ne  sont  point  accueil- 
lies comme  à  Paris,  et  il  doit  trouver  quelque 
mécompte,  car  je  crois  que  l'on  reste  assez  froid. 

1.  Le  pape  Pie  VIII,  porté  dans  Saint-Pierre  sur  sa  sedla 
gestatoria.  —  Ce  tableau  est  au  musée  de  Versailles.  (Voir  les 
lettres  d'H.  Vernet.) 

2.  La  gravure  de  ce  tableau  par  Jazet  est  bien  connue. 


326  CONSTANTIN. 

Les  Romains  ne  paraissent  point  s'embarrasser 
de  ce  qui  se  fait  à  l'Académie;  cependant  les  ta- 
bleaux de  Schnetz  ont  eu  un  succès  plus  général. 
Un  de  ses  tableaux  représente  des  affligés  de 
différents  âges  et  états,  qui  viennent  implorer 
pour  leur  guérison  la  Madone  de  Bon-Secours; 
l'autre  représente  une  famille  qui  se  sauve  d'une 
inondation1.  Ces  tableaux  sont  d'une  expression 
très  forte.  Robert  a  exposé  un  tableau  d'une 
femme  pleurant  sur  les  ruines  de  sa  maison  dé- 
truite par  un  tremblement  de  terre,  tableau  plein 
d'expression  et  d'un  style  très  élevé2.  La  petite 
proportion  de  cette  toile,  les  qualités  modestes  du 
talent  de  cet  artiste  qui  n'a  point  d'effronterie,  font 
qu'il  n'est  remarqué  que  par  les  vrais  amateurs; 
mais  il  est  apprécié'comme  il  le  mérite.  C'est  l'ar- 
tiste dont  je  fais  le  plus  de  cas  ici.  M.  Orsel  avait 
aussi  un  bon  tableau  représentant  la  Fille  de  Pha- 
raon implorant  son  père  pour  élever  Moïse  dans  son 
palais;  dessin  correct,  grande  exactitude  dans  les 
costumes,  assez  bonne  couleur,  ce  tableau  annonce 
une  bonne  direction  dans  les  études  de  ce  jeune 
homme.  Quant  au  reste  de  l'exposition,  je  ne  vois 

i.   Ces  deux  tableaux  sont  aujourd'hui  au  Louvre. 

2.  Ce  tableau,  exposé  à  Paris  en  1831,  faisait  partie  de  la 
galerie  du  Palais-Royal. 

3.  Orsel,  peintre,  talent  élevé,  chercheur  et  curieux.  Il  a  dé- 
coré une  chapelle  à  Notre-Dame-de-Lorette,  à  Paris.  Son 
œuvre  a  été  publié  par  M.  Périn,  son  condisciple  et  ami,  peintre 
lui-même,  et  qui  a  contribué,  comme  Orsel,  à  la  décoration  de 
Notre-Dame-de-Lorette. 


CONSTANTIN.  327 

rien  qui  mérite  la  peine  d'être  mentionné.  Cam- 
muccini  *  n'avait  rien  envoyé.  Pas  un  Romain  qui 
ne  dise  :  «Ah!  si  Cammuccini  y  avait  mis!  »  Ils 
croient  qu'il  a  dédaigné  d'y  être  ;  lui  garde  sa  ré- 
putation, et  fait  bien. 

Quant  à  la  vie  ici,  elle  est  pleine  de  tranquil- 
lité, et  je  m'en  accommode  parfaitement.  Les  Ro- 
mains ne  s'occupent  pas  trop  de  nous  ;  les  artistes 
tirent  chacun  de  leur  côté,  travaillent  comme  il 
leur  plaît,  ouvrent  et  ferment  leur  porte.  Joignez 
à  cela  un  temps  magnifique,  point  de  chaleurs 
trop  fatigantes  ;  c'est  vraiment  enchanteur.  Si  un 
jour  je  puis  vous  voir  jouir  de  ce  bonheur,  le  mien 
sera  complet.  Mais  je  crois  bien  que  j'irai  faire  la 
copie  du  Sacre  avant  que  vous  ne  veniez;  alors  je 
vous  ramènerai  de  force. 

A.  C. 


Rome,  le  24  juin  1830. 

Monsieur  et  bien  bon  ami, 

Je  profite  de  la  fête  de  Saint-Jean  où  je  ne  puis 
aller  au  Vatican  pour  me  rapprocher  de  vous  et 

1.  Cammuccini  était  Romain,  mais  il  étudia  en  France,  sous 
l'inspiration  de  l'école  de  David.  Il  eut  longtemps,  en  Italie, 
une  réputation  de  grand  peintre.    Directeur   de  l'Académie  de 


328  CONSTANTIN. 

vous  dire  combien  vos  sentiments  d'amitié  me  ren- 
dent heureux.  Ils  me  seraient  encore  plus  chers, 
s'il  est  possible,  dans  ce  pays  où  Ton  en  apprécie 
davantage  tout  le  prix;  car  le  séjour  à  Rome  serait 
enchanteur  si  j'y  trouvais  une  maison  comme  la 
vôtre  ou,  pour  mieux  dire,  si  la  vôtre  y  était;  ici 
la  partie  de  l'amitié  n'est  point  remplie  et  ce  vide 
m'est  bien  pénible. 

Si  vous  aviez  été  ici  dimanche  dernier,  nous 
aurions  fait  ensemble  la  course  que  j'ai  faite  :  voir 
Albano,  Nemi  et  arriver  à  Genzano  par  l'Infio- 
rata,  c'est  une  chose  ravissante,  joignez  à  cela  un 
temps  admirable  qui  n'a  pas  cessé  un  jour  entier 
depuis  quatre  mois,  sans  chaleurs  fatigantes,  tous 
les  matins  la  certitude  de  voir  à  son  réveil  ce  so- 
leil si  brillant  à  Rome  et  de  n'avoir  aucun  déran- 
gement, aucun  ennui  dans  la  journée;  vous  êtes 
sûr  de  pouvoir  la  consacrer  tout  entière  au  travail. 
Cette  tranquillité  d'existence,  avec  un  climat  si 
beau,  a  un  charme  bien  grand  et,  une  fois  qu'on  a 
goûté  de  ce  genre  de  vie,  on  voit  avec  une  espèce 
d'effroi  le  tourbillon  du  monde.  C'est  pour  jouir 
de  ce  repos  qu'il  faut  vivre  à  Rome  ;  ceux  qui  ont 
besoin  du  monde  doivent  rester  à  Paris,  car  rien 
ne  peut  le  remplacer  ici. 

Rome  n'est  agréable  que  pour  ceux  qui  se 
plaisent  au  travail  et  dont  le  repos  est  de  jouir 

Saint-Luc.  Premier  peintre  du  roi  de  Naples.  Malgré  d'impor- 
tants travaux,  il  est  aujourd'hui  un  peu  oublié. 


CONSTANTIN.  329 

d'une  nature  superbe  ou  d'admirer  les  restes  de 
ses  chefs-d'œuvre  anciens.  Cette  vie  aurait  bien 
du  charme  pour  vous,  vos  goûts  vous  y  portent, 
votre  situation  combat  ces  goûts,  vos  travaux  vous 
enchaînent.  Je  conçois  facilement  tout  ce  que  vous 
auriez  à  vaincre  pour  mettre  à  exécution  ce  projet  ; 
je  ne  partage  point  votre  sentiment  sur  ce  que  la 
journée  est  avancée,  elle  en  est  bien  loin  encore, 
Dieu  merci,  mais,  quand  elle  le  serait,  ce  ne 
serait  point  une  raison  pour  ne  pas  rendre  beau 
son  couchant. 

Vous  me  demandez  ce  que  je  fais,  quels  sont 
mes  projets.  J'ai  commencé  la  messe  de  Bolsèhe, 
je  vais  avoir  terminé  dans  peu  de  jours.  J'attends 
une  plaque  Sèvres  pour  commencer  la  délivrance 
de  saint  Pierre,  car  la  difficulté  à  avoir  des  plaques 
m'oblige  à  ne  point  choisir  les  sujets,  mais  à  co- 
pier ceux  qui  se  trouvent  d'une  dimension  propor- 
tionnée à  la  plaque. 

Si  tous  les  ennuis  que  j'ai  éprouvés  à  cet  égard 
devaient  se  renouveler,  je  renoncerais  à  donner 
suite  à  mes  travaux;  mais  je  regretterais  vivement 
qu'on  ne  sentît  point  à  Paris  tout  l'intérêt  que 
peuvent  avoir  des  copies  inaltérables  de  chefs- 
d'œuvre  qui  sont  à  la  veille  d'être  détruits.  J'ose, 
sans  amour-propre,  vous  garantir  la  parfaite  exacti- 
tude de  celle  que  j'envoie.  Je  prierai  M.  Bron- 
gniart  de  vous  la  montrer,  car  votre  sentiment  me 
sera  d'un  bien  grand  prix. 

J'ai  besoin  de  tout  mon  courage  pour  lutter 


33o  CONSTANTIN. 

contre  les  obstacles  que  j'éprouve,  soit  par  un  jour 
très  mauvais  qui  me  fatigue  extrêmement  la  vue, 
soit  par  la  situation  pénible  où  je  suis  forcé  de 
me  mettre  pour  copier  des  fresques  qui  sont 
très  élevées  et  très  mal  éclairées.  Je  surmon- 
terai tout  ce  que  je  pourrai,  persuadé  de  l'intérêt 
qu'aura  un  jour  mon  travail;  mais  si  d'autres  diffi- 
cultés venant  de  Paris  se  mêlent  à  celles  d'ici  j'y 
renonce  certainement. 

Votre  ami  tout  dévoué. 

A.   Constantin. 


VI 

Rome,  le  21  août  1830. 

Monsieur  et  très  bon  ami, 

J'étais  à  Naples  quand  j'ai  appris  tous  les  évé- 
nements de  Paris  et  vous  pensez  quelles  devaient 
être  mes  inquiétudes.  Enfin,  nous  avons  eu  la 
nouvelle  que  la  tranquillité  était  rétablie  et  j'ai  su, 
par  voie  indirecte,  que  rien  de  malheureux  n'était 
arrivé  ni  à  vous  ni  à  votre  famille. 

Nous  sommes  ici  sans  ambassade,  sans  am- 
bassadeur. M.  de  la  Ferronays  a  repris  ses  lettres 
de  créance  du  Saint-Père,  en  sorte  que  nous  n'a- 
vons personne  pour  nous  appuyer.  Tout  va  de 


CONSTANTIN.  33i 

même   et  nous  ne  sommes  nullement  inquiétés. 

L'Académie  a  voulu  arborer  les  couleurs  trico- 
lores, le  secrétaire  d'Etat,  cardinal  Albani,  s'y  est 
opposé  ;  tout  s'est  passé  fort  tranquillement. 

Après  de  si  grands  événements,  je  n'ose  vous 
parler  de  moi  :  j'ai  commencé  le  dessin  pour  la 
copie  de  l'Ecole  d'Athènes.  Je  tiens  beaucoup  à 
faire  cet  ouvrage,  car  l'original  est  dans  un  état  de 
ruine  bien  voisin  de  la  destruction;  mais,  après  les 
derniers  événements,  qui  sait  si  rien  de  ce  que  j'ai 
entrepris  se  continuera? 

Croyez,  monsieur  et  bien  bon  ami,  aux  senti- 
ments les  plus  affectueux  de  celui  qui  vous  a  voué 
un  inviolable  attachement. 

A.  Constantin. 


VII 

Rome,  le  ii  octobre  1830. 

Monsieur  et  bien  bon  ami, 

Ainsi  que  vous  le  pensez,  je  crains  que  mon 
extrême  désir  de  vous  voir  ici  n'influe  sur  ce  que 
j'ai  à  vous  répondre;  car  depuis  le  moment  où  j'en 
vois  la  possibilité,  je  vis  dans  la  joie  comme  dans 
l'anxiété  la  plus  vive. 

Pour  tâcher  d'être  aussi  impartial  que  ma  si- 


332  CONSTANTIN. 

tuation  le  permet;  je  vous  dirai  simplement  quelle 
est  la  place  et  ce  qu'elle  requiert. 

Le  Directeur  de  l'Académie  est  sans  contredit 
le  second  personnage  français  à  Rome.  Il  marche 
de  suite  après  l'ambassadeur  et  jouit  de  beaucoup 
de  crédit,  tant  auprès  des  établissements  nationaux 
que  dans  ceux  qui  sont  propriétés  privées.  L'in- 
fluence qu'il  peut  exercer  sur  les  arts  est  très 
grande  ;  mais  elle  tient  uniquement  à  la  confiance 
accordée  à  son  talent,  car,  vous  le  savez,  il 
n'exerce  aucun  pouvoir  direct  sur  les  études  et 
chacun  s'adresse  à  lui  quand  cela  lui  convient. 

Les  artistes  hors  l'Académie  se  plaignent  tous 
(surtout  ceux  qui  s'occupent  d'histoire)  d'être 
privés  depuis  le  départ  de  M.  Guérin  des  grands 
conseils  qui  leur  seraient  si  nécessaires.  Aussi 
quelques-uns,  à  cause  de  cette  privation,  quitte- 
ront-ils Rome  plus  tôt  qu'ils  ne  pensaient;  il  n'y  a 
aucune  ressource  en  ce  moment  pour  eux  et,  si 
vous  arriviez,  leur  joie  serait  aussi  grande  à  peu 
près  que  la  mienne.  En  général,  ce  sont  tous  de 
très  bonnes  gens  et  l'influence  que  vous  exerceriez 
sur  leur  talent  serait  sensible  à  la  première  expo- 
sition. 

La  place  de  directeur  aurait  l'avantage  de  vous 
mettre  en  arrivant  à  l'abri  des  ennuis  qui  sui- 
vent un  déplacement.  Vous  trouvez  tout  prêt  : 
maison  superbe  et  bien  montée,  domestiques, 
chevaux,  etc.  Les  occupations  de  cette  place  se 
réduisant  à  peu  de  choses,  on  peut   se  livrer  au 


CONSTANTIN.  333 

travail  peut-être  mieux  qu'à  Paris.  Je  vous  vois 
ici  aimé,  chéri  de  tous  ces  jeunes  gens,  de  tous  les 
artistes  qui  sont  en  dehors  de  l'Académie.  Il  me 
semble  que  ce  doit  être  un  sort  heureux.  En  ré- 
sumé, si  vous  avez  à  venir  à  Rome,  j'aimerais  mieux 
vous  y  voir  venir  comme  directeur  qu'autrement  ; 
vous  feriez  de  cette  place  ce  qu'elle  n'a  pas  encore 
été.  Je  le  répète,  parce  que  je  le  crois  fortement, 
si  vous  avez  à  venir  ici,  venez-y  comme  directeur, 
l'occasion  se  présentant. 

Nous  jouissons  ici,  comme  nous  avons  toujours 
joui,  delà  tranquillité  la  plus  parfaite  et,  quoi  qu'en 
aient  dit  les  journaux,  tout  est  dans  le  plus  grand 
calme.  Mon  frère  qui  vient  de  parcourir  l'Italie  me 
dit  qu'on  y  parle  de  la  révolution  de  France  comme 
d'une  révolution  qui  aurait  eu  lieu  en  Chine.  Ce 
que  je  sais,  c'est  qu'à  Rome  nous  n'avons  pas  eu  un 
moment  d'inquiétude,  même  quand  M.  de  La  Fer- 
ronnays  eut  laissé  l'ambassade,  ce  qui  n'était  pas 
bien.  Rien  d'hostile,  rien  de  changé  à  notre  égard. 

Je  ne  vivrai  pas  jusqu'à  ce  que  je  sache  quelle 
décision  vous  aurez  prise.  Si  je  suis  assez  heureux 
pour  vous  voir  ici,  Rome  sera  cent  fois  plus  belle 
pour  moi  ;  mais  je  crains  que  vos  intérêts  ne  vous 
retiennent  à  Paris. 

On  est  persuadé  à  l'Académie  que  la  démission 
ne  sera  point  acceptée;  on  en  paraît  fâché,  quoi- 
que au  fond  je  crois  qu'on  pense  tout  le  contraire  : 
car  on  ne  quitte  pas  de  gaieté  de  cœur  un  état 
aussi  heureux. 


334  CONSTANTIN. 

Mille  et  mille  choses  plus  tendres  les  unes  que 

les  autres  à  votre  chère  famille  et  recevez,  monsieur 

et  très  bon  ami,  les  assurances  de  mon  inviolable 

attachement. 

Votre  très  dévoué. 

A.  Constantin. 


VIII 

Florence,  le  9  avril  1831. 

Monsieur  et  très  bon  ami, 

Je  vous  avais  écrit  à  mon  arrivée  dans  cette 
ville  et  je  crains  bien  que  ma  lettre  n'ait  eu  le  sort 
de  beaucoup  d'autres,  c'est-à-dire  d'être  destinée 
à  ne  point  arriver  jusqu'à  Paris.  J'espère  que  celle- 
ci  sera  plus  heureuse  et  je  le  désire  bien  vivement, 
car  vous  pourriez  m'accuser  d'oubli  et  cela  ne 
peut  être. 

J'ai  dû  quitter  Rome,  où  la  prudence  ne  nous 
permettait  plus  de  rester,  quoiqu'il  n'y  soit  rien 
arrivé  de  malheureux,  mais  cela  n'a  tenu  qu'à  peu 
de  choses.  Nous  étions  obligés  de  vivre  séparés  et 
isolés,  toutes  nos  démarches  étant  surveillées  et 
tout  pouvant  devenir  suspect  dans  des  moments 
où  l'exaltation  de  la  populace  était  extrême1.  Cette 

1.  Cette  lettre  fait  allusion  au  soulèvement  qui  se  produisit 
en  février  1831  dans  Parme,  Modène,  les  Légations  et  l'Ombrie, 


CONSTANTIN.  335 

existence  était  par  trop  pénible,  car  Rome  est  une 
ville  qui,  sans  la  tranquillité,  n'offre  aucune  res- 
source. Notre  vie  était  une  vie  de  prisonniers. 
J'aurais  tout  supporté  cependant,  si  l'on  n'eût  pas 
fermé  le  Vatican  ;  mais  dès  que  cette  mesure  eut 
été  prise,  sans  que  j'en  pusse  prévoir  le  terme,  je 
me  déterminai  de  suite  à  venir  ici,  où  jusqu'à  pré- 
sent nous  jouissons  d'un  calme  parfait.  On  m'a 
écrit  de  Rome  que  je  pouvais  y  retourner  et  que 
la  permission  de  continuer  mes  travaux  m'était  ac- 
cordée; mais  j'attendrai  quelques  jours  afin  de 
savoir  si  nous  avons  la  paix  ou  la  guerre.  Dans  ce 
dernier  cas,  je  n'ai  nulle  envie  de  me  mettre  en 
route,  —  je  reste  ici  ou  je  vais  en  Suisse,  —  car 
il  pourra  y  avoir  un  moment  terrible,  à  Rome,  en 
cas  de  rupture.  Le  peuple  attribue  aux  Français 
tout  ce  qui  est  arrivé  et  tout  ce  qui  arriverait,  et, 
quoiqu'il  n'en  soit  rien,  on  ne  peut  et  peut-être 
on  ne  veut  leur  ôter  cette  idée. 

Je  me  suis  félicité  mainte  et  mainte  fois  de  ce 
que  vous  n'avez  pas  entrepris  de  venir  nous  joindre  ; 

à  la  suite  des  événements  de  1830.  L'intervention  armée  de  l'Au- 
triche pour  rétablir  le  duc  de  Modène  et  l'archiduchesse  Marie- 
Louise  sur  le  trône  provoqua,  le  22  février  1832,  l'occupation 
militaire  d'Ancône  par  les  Français,  occupation  qui  se  prolongea 
jusqu'en  1838.  Les  ministres  étrangers  ayant  demandé  des  expli- 
cations au  sujet  de  cette  occupation  au  gouvernement  français, 
Casimir  Périer  leur  répondit  :  «  Le  droit  public  européen,  c'est 
moi  qui  le  défends;  croyez- vous  qu'il  soit  facile  de  maintenir  les 
traités  et  la  paix?  Il  faut  que  l'honneur  de  la  France  soit  aussi 
maintenu.  » 


336  CONSTANTIN. 

combien  il  eût  été  cruel  d'arriver  dans  de  si  affreux 
moments,  et  combien  cela  eût  été  loin  du  repos  et 
de  la  paix  que  vous  seriez  venu  chercher!  Je  crains 
bien  que  ces  événements  me  privent  du  bonheur 
de  vous  voir  jamais  à  Rome,  et  c'est  un  mal  à  ajou- 
ter à  tant  d'autres. 

Au  milieu  de  tous  ces  troubles  et  dans  l'attente 
de  ce  qui  arrivera  (car  que  faire  autre  chose  que 
d'attendre?),  j'ai  essayé  de  peindre  quelque  chose 
ici,  afin  de  chasser  l'ennui  du  désœuvrement,  et 
cela  me  distrait  de  la  politique  qui  nous  absorbe, 
car  nous  sommes  sans  cesse  à  l'affût  des  nouvelles, 
ne  pouvant  rien  baser  pour  l'avenir  sans  cela, 
et  dans  l'anxiété  la  plus  vive  de  savoir  si  nous 
serons  affligés  par  la  guerre. 

Robert,  qui  est  aussi  à  Florence,  me  prie  de 
le  rappeler  à  votre  bon  souvenir.  Il  travaille  aussi, 
il  fait  toujours  des  chefs-d'œuvre. 

J'ai  reçu  seulement  ici  la  lettre  que  vous  aviez 
remise  à  M.  Etex.  Il  est  comme  moi  dans  l'attente. 
Je  vous  remercie  de  me  l'avoir  fait  connaître  ;  il 
paraît  très  bien.  Il  s'est  mis  à  travailler  et,  comme 
il  est  laborieux,  cela  me  prive  de  le  voir  aussi  sou- 
vent que  je  le  désirerais. 

M.  Beyle  est  arrivé  hier.  Je  n'ai  pu  encore  le 
voir.  Il  part  après-demain  pour  Civita-Vecchia 
afin  d'avoir  des  nouvelles  de  Paris. 

Je  pense  qu'en  ce  moment  on  ne  s'occupe 
guère  plus  des  arts  à  Paris  qu'ici.  Il  faut  convenir 
que  nous  sommes  venus  au  monde  dans  un  temps 


CONSTANTIN.  337 

où  les  événements  ont  été  trop  rapprochés  et  que 
nous  aurons  passé  une  partie  de  notre  vie  à  ne 
rien  faire  ;  ce  qui  est  plus  pénible  quand  l'âge 
nous  force  à  compter  le  peu  de  temps  qui  nous 
restait  encore  et  que  ces  événements  contribuent 
à  raccourcir;  car  pour  moi  j'en  vieillis  de  dix  ans. 
Je  ne  sache  aucun  de  mes  amis  qui  ne  se  trouve 
actuellement  attaqué  dans  ses  intérêts,  et,  de 
quelque  côté  que  je  tourne  les  yeux,  je  ne  vois 
que  sujet  d'inquiétude;  mais  un  bonheur  dont, 
j'espère,  rien  ne  me  privera,  c'est  celui  de  votre 
bonne  et  précieuse  amitié.  Conservez-la-moi  bien 
vive,  je  vous  prie,  et  veuillez  agréer,  monsieur  et 
très  bon  ami,  les  sentiments  de  ma  plus  tendre 
affection. 

A.  Constantin. 


IX 

Rome,  le  12  juin  1831. 

Monsieur  et  bien  bon  ami, 

J'ai  tant  de  plaisir  à  vous  écrire  que  je  vous 
envoie  ma  lettre  par  courrier  extraordinaire,  aussi 
ne  vous  étonnez  pas  de  la  fraîcheur  de  sa  date. 
Elle  parviendra  en  France  par  un  brick  qui  va 
partir. 

Tout  est  tranquille  ici.  On  dit  que  le  gouver- 


338  CONSTANTIN. 

nement  a  acquiesce  aux  conditions  imposées  par 
les  puissances.  Bologne  n'est  point  satisfait.  Dieu 
sait  comment  cela  tournera  et  si  nous  ne  serons 
point  obligés  de  faire  une  nouvelle  retraite  ! 

M.  Beyle,  consul  à  Civita-Vecchia,  est  ici  ma- 
lade. Je  vous  écris  de  sa  chambre.  Il  me  charge 
de  le  rappeler  à  votre  aimable  souvenir.  Nous  re- 
grettons bien  souvent  tous  les  deux  de  n'être  point 
à  vos  charmants  mercredis,  que  Ton  dit  plus  bril- 
lants que  jamais. 

Les  nouvelles  que  nous  avons  du  Salon  ne  nous 
en  donnent  pas  une  opinion  bien  avantageuse;  je 
ne  regrette  nullement  de  ne  pas  le  voir.  Vous  n'y 
avez  rien,  mais  n'y  mettrez-vous  rien  ? 

Je  vais  prendre  un  logement  en  commun  avec 
M.  Beyle;  ce  qui  est  une  grande  jouissance  pour 
moi.  Je  me  trouverai  moins  seul  et  nous  nous  en- 
tretiendrons de  nos  amis.  Je  me  crois  près  de  lui 
moins  loin  de  Paris. 

Il  me  paraît  que  l'exaspération  contre  les 
Français  s'est  un  peu  calmée  ici.  Nous  sommes 
donc  un  peu  plus  tranquilles.  Toutefois  il  faut  se 
tenir  prêt  à  partir  en  cas  de  nouveaux  mouvements 
dans  les  Marches,  car  on  ne  manquerait  pas  de 
nous  l'attribuer  et  nous  passerions  encore  un  mau- 
vais moment. 

De  grâce,  écrivez-moi  deux  mots  et  n'oubliez 
pas  qui  vous  aime  tant. 

A.  Constantin. 


CONSTANTIN.  33g 


X 

Rome,  26  novembre  183 1. 

Monsieur  et  bien  bon  ami, 

Nous  employons  tous  les  jours  de  fête,  Beyle 
et  moi,  à  visiter  les  belles  choses  tant  antiques  que 
modernes,  et  ces  jours  de  fête  seraient  complets  si 
vous  étiez  des  nôtres.  Je  vis  dans  l'espoir  que  cette 
douce  illusion  pourra  se  réaliser  et  je  tâcherai, 
quand  je  retournerai  à  Paris,  sitôt  mes  deux  ou- 
vrages terminés,  de  vous  engager  à  y  revenir  avec 
moi. 

Je  viens  de  terminer  l'ébauche  de  l'École  d'A- 
thènes. Cet  ouvrage  m'a  donné  une  grande  peine, 
car  je  n'avais  aucun  des  moyens  qui  facilitent  or- 
dinairement le  travail  :  on  ne  peut  point  mettre  de 
carreaux,  en  sorte  que  j'ai  été  obligé  de  dessiner 
tout  à  l'œil  nu  sans  voir  jamais  l'ensemble  de  l'ori- 
ginal, ce  qui  doublait  la  difficulté.  Enfin,  à  force 
de  constance,  je  crois  être  arrivé  à  l'exactitude,  ou 
plutôt,  j'ai  la  conscience  de  n'avoir  rien  laissé 
passer  qui  m'ait  paru  inexact. 

Rome  est  parfaitement  tranquille,  et  pour  long- 
temps, je  l'espère.  La  majeure  partie  de  la  popu- 
lation ne  désire  point  de  changement.  Plus  de  la 
moitié  est  dans  les  ordres,  le  reste  vit  autour  des 
ecclésiastiques,  en  sorte  que  le  nombre  de  ceux 


34o  CONSTANTIN. 

qui  désirent  un  changement  se  réduit  à  peu,  et 
cette  minorité  n'a  pas  la  force  de  l'opérer.  L'em- 
barras viendra  du  manque  d'argent  ;  les  Légations 
et  les  Marches  n'envoient  rien. 

M.  Beyle  me  charge  de  vous  exprimer  combien 
il  est  sensible  à  votre  bon  souvenir  ;  il  me  semble 
être  grand  admirateur  de  vos  belles  et  vastes  com- 
positions et  m'assure  qu'il  a  toujours  pensé  de 
même. 

On  dit  qu'on  ne  nommera  pas  de  premier 
peintre  du  roi.  Je  le  regrette  pour  l'influence  que 
vous  pourriez  exercer  sur  les  arts,  influence  que 
les  facilités  de  cette  place  rendaient  jusqu'ici  plus 
directe,  mais  qui  nen  existera  pas  moins  désor- 
mais. Quant  au  titre,  celui  de  premier  peintre  du 
monde  vaut  bien  l'autre,  il  y  a  longtemps  qu'il 
vous  est  échu. 

Nous  jouissons  du  plus  beau  temps  du  monde. 
De  mémoire  d'homme,  on  n'a  vu  un  octobre  aussi 
beau.  Vous  savez  que  ce  sont  les  Bacchanales  de 
Rome.  Aussi  le  peuple  s'en  est  donné  ;  ils  disent 
que  le  vin  ne  se  conserve  pas  d'une  année  à  l'autre 
et  qu'il  faut  finir  le  vieux  pour  faire  place  au  nou- 
veau. Jugez  de  la  joie. 

Croyez  que  personne  ne  vous  est  plus  sincère- 
ment attaché  que  votre  tout  affectionné 

A.  Constantin. 


CONSTANTIN.  341 


XI 


Rome,  le  19  décembre  i8ji. 

Monsieur  et  très  bon  ami,     - 

Nous  jouissons  ici  d'une  parfaite  tranquillité, 
nous  n'avons  aucune  crainte  du  choléra,  car  il  ne 
paraît  pas  s'approcher  de  nous  trop  rapidement  ; 
l'ennui  véritable  qu'il  nous  donne,  c'est  la  précau- 
tion qu'on  prend  à  parfumer  et  à  ouvrir  les  lettres, 
ce  qui  occasionne  leur  retard,  ou,  ce  qui  est  pire, 
leur  perte. 

Le  temps  est  délicieux  cette  année;  les  pluies, 
qui  d'ordinaire  nous  ennuient  fort  à  pareille  époque, 
ne  sont  pas  venues,  pas  plus  que  le  froid,  et,  ce- 
pendant, bien  peu  d'étrangers.  Au  fait,  dans  l'état 
où  sont  les  choses,  tant  politiques  que  sanitaires, 
on  aime  autant  être  chez  soi,  car  les  certificats  de 
santé  qu'on  exige  des  voyageurs  rendent  les  trajets 
bien  fatigants. 

Je  viens  d'envoyer  à  M.  Brongniart  l'ébauche 
de  l'Ecole  d'Athènes;  la  peine  que  m'a  donnée  cette 
réduction  est  bien  grande  et  il  a  fallu  toute  la  force 
de  ma  volonté  —  et  surtout  le  sentiment  du  malheur 
que  causerait  la  perte  de  cette  fresque  qui  s'en  va 
chaque  jour  —  pour  que  je  n'abandonnasse  pas 
mon  entreprise.  Nous  avons,  M.  Beyle  et  moi, 
abandonné  le  quartier  de  la  place  d'Espagne  pour 


342  CONSTANTIN. 

nous  retirer  dans  le  centre  de  la  ville  ;  c'est  pres- 
que un  pays  nouveau  pour  nous  et  qui  a  bien  plus 
le  caractère  national;  cela  nous  éloigne  un  peu  de 
quelques  maisons  à  conversa\ione,  per  conto  mio 
tutto  meglio.  D'ailleurs,  cette  année  est  bien  tran- 
quille ;  peu  de  monde,  pas  de  théâtre  (ce  qui  est 
lepeggio  di  tutto).  Nous  sommes  dans  l'Avent,  point 
de  carnaval;  on  se  rappelle  Tannée  dernière  et 
Ton  craint,  quoiqu'il  n'y  ait  rien  à  craindre.  Nous 
avons  pour  ressource  l'ambassade,  soirées  tous  les 
mardis.  Vous  connaissez  l'amabilité  de  cette  fa- 
mille, et,  depuis  l'arrivée  de  l'ambassadrice,  ces 
soirées  ont  commencé,  ce  qui  est  bien  suffisant 
pour  moi. 

M.  Beyle  me  charge  de  mille  choses  honnêtes 
pour  vous.  11  veut  bien  prendre  le  soin  de  vous 
faire  parvenir  cette  lettre  par  un  paquebot  qu'on 
envoie  à  Marseille,  ce  qui  me  donne  la  certitude 
qu'elle  vous  parviendra. 

Ecrivez-moi,  de  grâce,  et  pensez  quelquefois  à 
celui  dont  le  cœur  est  toujours  près  de  vous. 

A.  Constantin 


CONSTANTIN.  3tf 

XII 

Rome,  le  18  mai  183*. 

Monsieur  et  bien  bon  ami, 

Me  voici  enfin,  et  depuis  bien  peu  de  jours, 
dans  la  ville  éternelle.  J'ai  cru  que  les  événements 
politiques  me  retiendraient  ad  vitam  œternam  de 
l'autre  côté  des  Alpes.  J'étais  à  Ghambéry  à  at- 
tendre le  résultat  des  affaires  de  Lyon  avant  de 
m'éloigner  davantage.  Ce  n'est  qu'après  la  certi- 
tude que  tout  était  terminé  que  j'ai  continué  ma 
route.  Mon  frère  m'a  accompagné  jusqu'à  Gênes; 
j'ai  séjourné  quelque  temps  à  Turin,  où  des  amis 
m'ont  retenu.  A  Gènes,  j'ai  pris  le  bateau  à  vapeur, 
et,  par  le  temps  le  plus  beau,  la  mer  la  plus  calme, 
la  société  la  plus  choisie,  j'ai  fait  la  traversée  jus- 
qu'à Civita-Vecchia;  de  là  à  Rome,  il  faut  huit 
heures. 

Rome  me  parait  plus  belle  encore.  J'attribue 
cela  à  la  privation  où  j'ai  été  pendant  près  d'un 
an.  Les  têtes  me  semblent  toutes  superbes.  Je  vais 
tout  revoir  et  suis  ravi  plus  que  jamais.  Joignez  à 
cela  l'envie  de  travailler  qui  me  talonne,  un  temps 
magnifique,  des  amis  que  je  retrouve  avec  plaisir; 
vous  envierez  mon  sort. 

Tous  les  artistes  me  demandent  de  vos  nou- 
velles :    fort   heureusement,  j'en  ai  de  bonnes  à 


344  CONSTANTIN. 

donner.  Vous  m'avez  écrit  que  vous  aviez  repris 
vos  travaux  ;  j'espère  que  vous  êtes  toujours  dans 
la  même  disposition,  et  que  les  événements  de 
Paris  n'auront  apporté  à  vos  projets  aucun  chan- 
gement. 

La  maison  Vernet  s'est  bien  vite  informée  de 
vous,  et  chacun  a  paru  content  de  ce  que  je  leur 
ai  dit.  Le  papa  Carie  surtout  vous  est  extrême- 
ment attaché  :  quand  je  lui  ai  dit  que  vous  m'aviez 
souvent  parlé  de  lui,  il  a  été  dans  la  joie.  J'étais 
heureux  aussi  de  ces  quelques  moments  de  bon- 
heur dont  vous  faisiez  jouir  ce  bon  vieillard,  mo- 
ments qui  sont  assez  rares  pour  lui.  Horace  vient 
de  partir  pour  Turin  et  va  faire  le  portrait  du  roi 
Charles-Albert. 

On  s'occupe  beaucoup,  parmi  les  artistes  fran- 
çais, du  directeur  qui  remplacera  Horace.  Les  uns 
disent  que  ce  sera  Ingres,  les  autres  disent 
Schnetz.  On  dit  que  Ingres  est  dégoûté  de  Paris, 
et  que  sans  doute  il  demandera  cette  place  et  qu'il 
l'obtiendra.  Je  ne  sais  s'il  sera  plus  heureux  au 
milieu  de  ces  jeunes  gens.  La  moindre  chose  qu'ils 
feront  hors  des  principes  sévères  qu'il  professe 
l'affectera  beaucoup1. 

M.  Beyle2   me  charge  de  le  rappeler  à  votre 

r.  M.  Ingres  succéda,  en  effet,  à  Horace  Vernet. 

2.  M.  Beyle,  dont  il  a  déjà  été  parlé  da*ns  cette  correspon- 
dance, écrivit  sous  le  nom  de  Stendhal  les  Lettres  sur  V Italie  et 
plusieurs  autres  ouvrages  fort  estimés  ;  il  était  alors  consul  de 
France  à  Civita-Vecchia.  Ce  poste  lui  permettait  de  séjourner  à 


CONSTANTIN.  345 

aimable  souvenir;  je  crois  qu'il  s'ennuie  un  peu, 
car  il  s'est  mis  à  travailler. 

On  a  changé  les  tableaux  du  Vatican  ;  mainte- 
nant ils  sont  dans  une  galerie  neuve,  plus  étroite 
que  celle  de  Paris  ;  le  jour  est  en  face,  on  les  voit 
mal  et  on  ne  peut  les  copier  qu'avec  la  plus 
grande  difficulté.  Le  pape  vient  tous  les  jours  se 
promener  dans  cette  galerie;  il  faut  tout  déplacer, 
chevalets,  tables,  etc.,  etc.  Ayez  la  bonté,  mon- 
sieur et  très  bon  ami,  de  m'écrire  deux  mots. 
Voici  bien  longtemps  que  je  n'ai  eu  de  vos  nou- 
velles. Mille  et  mille  tendres  choses  à  Mme  Gérard 
et  à  M1,e  Godefroid-,  mes  amitiés  à  nos  bons  amis 

du  coin  du  feu. 

A.  C. 


XIII 

Rome,  le  16  juillet  1834.. 

Monsieur  et  bien  bon  ami, 

J'ai  eu  le  plaisir  de  vous  écrire  peu  de  jours 
après  mon  arrivée  ici  ;  j'espère  que  ma  lettre  vous 
sera  parvenue,  car  on  m'a  dit  que  vous  deviez 
aller  prendre  les  eaux  d'Aix-la-Chapelle. Vous  êtes 
bien    inspiré   d'aller   dans  le   Nord,  j'envie  votre 

Rome  et  d'y  satisfaire  ses  goûts  prononcés  pour  l'art  italien, 
qu'il  a  souvent  apprécié  avec  justesse.  Sa  critique  sur  la  pein- 
ture et  la  musique  est  remplie  d'aperçus  neufs  et  piquants. 


346  CONSTANTIN. 

sort  ;  nous  avons  ici  des  chaleurs  bien  fatigantes, 
j'en  ai  été  incommodé  quelques  jours.  J'ai  repris 
mes  travaux  ;  il  faut  vraiment  un  grand  courage 
pour  ne  pas  rester  oisif  dans  ces  temps-ci  ;  c'est 
le  plus  grand  plaisir  qu'on  puisse  éprouver.  On  est 
sensible  à  tout  ce  qui  cause  le  moindre  mouve- 
ment; c'est  un  travail  de  marcher;  aussi  ai-je  pris 
le  parti  d'aller  au  Vatican  en  voiture,  afin  de  pou- 
voir travailler  en  arrivant  là,  perché  sur  une 
échelle,  en  face  du  tableau  de  la  Transfiguration. 
Je  passe  quelques  heures  chaque  jour  à  gémir, 
tant  à  cause  de  la  chaleur  que  par  la  difficulté  du 
travail,  difficulté  augmentée  par  la  manière  dont 
les  tableaux  sont  placés.  Du  reste,  notre  vie  est 
aussi  monotone  que  possible,  car  nous  ne  pou- 
vons plus  penser  aux  courses  aux  environs  qui 
font  tout  le  charme  de  ce  pays.  Nous  dînons  tous 
les  jours  avec  M.  Beyle  dans  une  osteria  où  Métas- 
tase a  mangé  sa  fortune,  c'est  l'ancien  Fnlcone. 
Ce  moment  est  le  seul  agréable  de  la  journée. 
Nous  le  prolongeons  bien  souvent  jusqu'à  dix 
heures.  Nous  parlons  de  nos  amis  et  surtout  de 
vous,  cher  monsieur.  De  là,  nous  allons  nous  as- 
seoir dans  un  café,  respirer  le  peu  d'air  qu'il  y  ait 
dans  les  rues  de  Rome,  et  nous  rentrons.  Vous 
voyez  que  je  ne  vous  fais  pas  un  tableau  bien  sé- 
duisant de  notre  vie;  malgré  tout  ce  que  je  vous 
en  dis,  cependant,  il  reste  encore  quelque  chose 
qui  plaît,  qui  entraîne.  Chaque  moment  de  repos, 
chaque  fois  qu'on  s'assied,  c'est  un  plaisir;  puis  la 


CONSTANTIN.  347 

chaleur,  malgré  l'apathie  qu'elle  vous  donne,  a 
quelque  chose  qui  séduit  encore.  Puis,  le  charme 
de  Rome  est  dans  cette  indépendance  absolue 
dont  on  jouit.  On  est  entièrement  à  son  travail,  on 
est  sûr  de  sa  journée.  Cette  habitude  prise,  on 
trouve  que  ce  genre  de  vie  est  peut-être  le  préfé- 
rable pour  qui  n'a  plus  vingt-cinq  ans. 

Je  voudrais  bien,  cher  monsieur,  que  vous  fus- 
siez des  nôtres  pour  venir  le  soir,  à  la  fraîcheur, 
manger  des  figues  place  Navone.  Voici  le  mo- 
ment où  toute  la  société  de  Rome  va  s'asseoir  à 
onze  heures  sur  des  bancs  de  bois  ;  les  figues  sont 
étalées,  le  marchand  de  vin  et  de  jambon  est  là, 
chaque  société  se  réjouit  au  clair  de  la  lune;  ce 
n'est  pas  sans  caractère.  Que  n'en  êtes-vous?  Je 
vous  jure  que  si  vous  étiez  ici,  je  ne  regretterais 
plus  rien,  et  que  Rome  serait  pour  moi  le  séjour  le 
plus  heureux.  Adieu,  monsieur  et  bon  ami,  lais- 
sez-moi rêver  que  vous  pouvez  y  venir,  c'est  une 
consolation  pour  le  plus  affectionné  de  vos  amis. 

A.  C. 


XIV 


Rome,  le  n  novembre  183  + 


On  m'avait  assuré  que  vous  étiez  allé  faire 
une  course  à  Berlin  après  les  eaux  d'Aix-la-Cha- 
pelle; Delaroche  me  l'avait  dit  aussi.  Les  Vernet 


348  CONSTANTIN. 

me  dirent  que  vous  étiez  accompagné  de  David 
le  sculpteur,  en  sorte  que  je  ne  doutais  nulle- 
ment que  ce  ne  fût  vrai.  Si  j'avais  su  que  ce 
voyage  dût  se  borner  au  séjour  des  eaux,  je  vous 
aurais  écrit  depuis  longtemps  pour  savoir  comment 
vous  êtes.  Les  eaux  vous  ont-elles  fait  le  même 
bien  que  l'autre  fois?  Comment  allez-vous?  Vous 
avez  terminé  les  deux  pendentifs  ;  voilà  de  nou- 
velles choses  à  admirer  ;  vous  serez  assez  bien, 
j'espère,  pour  achever  les  deux  autres1. 

Nous  sommes  ici  dans  un  état  de  sécheresse 
qui  afflige  les  gens  de  la  campagne.  Il  y  a  dix  mois 
qu'il  n'a  plu.  C'est  cependant  une  chose  bien 
douce  que  cette  continuité  de  beaux  jours.  Il  est 
vrai  que  la  chaleur  a  été  bien  forte  cet  été,  mais 
depuis  six  semaines  nous  avons  une  température 
ravissante.  Que  n'êtes-vous  ici?  Que  de  courses 
nous  ferions  ensemble!  J'ai  peu  profité  de  ces 
beaux  jours  pour  la  promenade;  j'ai  été  retenu  par 
ma  copie  de  la  Transfiguration .  On  ne  peut  pas 
être  plus  de  douze  pour  travailler  dans  la  galerie  ; 
beaucoup  attendent  les  places  ;  je  suis  donc  obligé 
de  me  hâter. 

Delaroche  travaille  à  ses  esquisses  de  la  Ma- 
deleine2. Je   n'ai  rien  vu  de   ce  qu'il   fait.  Il  m'a 

i.  Les  peintures  du  Panthéon.  Ces  quatre  pendentifs,  que 
Gérard  ne  put  complètement  achever,  représentent  :  la  Justice , 
la  Mort,  la  Patrie  et  la  Gloire.  Ils  ont  été  gravés  par  M.  Ba- 
zin, dans  l'œuvre  de  Gérard. 

2.  Paul  Delaroche  avait  été   chargé   de   faire  des  esquisses 


CONSTANTIN.  349 

dit  avoir  dîné  avec  vous  peu  de  temps  avant  son 
départ,  ce  fut  chez  le  roi.  Horace  veut  être 
le  Ier janvier  en  voiture  pour  retournera  Paris.  On 
nous  dit  qu'il  a  la  place  de  M.  deForbin^j'ai^peine 
à  le  croire,  et  j'aurais  peur  pour  les  peintres  d'his- 
toire. Je  pense  aller  faire  une  promenade  en 
Suisse  aussitôt  que  j'aurai  terminé  ma  copie.  Je 
n'ai  cependant  pas  cuit  le  premier  feu,  cela  s'ap- 
proche pourtant,  le  plus  long  est  fait.  Cornélius, 
le  peintre  de  Munich,  est  ici.  Il  fait  un  grand  car- 
ton pour  une  fresque  qu'il  doit  peindre  là-bas  et 
qui  fait  suite  à  d'autres  peintures  qu'il  a  exécutées 
dans  une  église.  Celle-ci  représente  le  Jugement 
dernier.  Il  y  a  là  de  très  belles  choses  et  beaucoup 
de  talent.  Ce  n'est  cependant  pas  ce  que  j'atten- 
dais, d'après  les  estampes  que  j'avais  vues  de  lui. 
Il  me  semble  que  cela  manque  un  peu  d'étude.  La 
plus  grande  partie  de  ce  carton  est  faite  sans  na- 
ture. Les  Allemands  font  tout  de  mémoire.  Us  pré- 
tendent que  la  nature  refroidit.  Cela  peut  être 
vrai  en  certaines  circonstances,  mais  cela  exclut 
la  variété  :  les  réminiscences  arrivent,  tant  pour 
les  caractères  des  têtes  que  pour  les  ajustements. 
Il  est  difficile  aussi  d'être  neuf  dans  ce  sujet.  On 
arrive  presque  malgré  soi  à  répéter  les  idées  de 

pour  la  décoration  de  la  voussure  centrale  qui  domine  le  maître- 
autel  de  l'église  de  la  Madeleine,  à  Paris.   L'exécution   de  ces 
peintures  lui  fut  retirée  et  fut  donnée  à  Ziegler. 
>      1.  Celle  de  directeur  général  des  musées  royaux.  Cette  place 
fut  donnée  à  M.  de  Cailleux,  après  la  mort  de  M.  de  Forbin. 


35o  CONSTANTIN. 

Michel- Ange,  de   Beato  Angelico,  de  l'Orcagna, 

qui  tous  trois  l'ont  traité  de  main  de  maître. 

Me  laisserez-vous  longtemps  sans  lettre?  Mille 

choses  tendres  à  Mme  Gérard. 

A.  C. 


XV 

Rome,  le  12  février  1835. 

Monsieur  et  très  bon  ami, 

J'avais  écrit  deux  mots  à  Mlle  Godefroid,  dont 
j'avais  appris  la  maladie  et  la  convalescence,  et  j'a- 
vais remis  le  billet  à  M.  Ampère;  mais  comme  il  a 
eu  le  malheur  de  se  trouver  sur  le  vaisseau  à  vapeur 
le  Henri  IV,  qui  a  péri,  je  crains  que  ledit  billet  ne 
soit  resté  dans  les  effets  des  voyageurs  qui  ont 
été  perdus.  Les  passagers  ont  été  heureux  d'en 
être  quittes  pour  trente-six  heures  de  froid  et  de 
mauvais  temps  passées  sur  un  rocher,  car  on  n'a 
pas  voulu  les  laisser  toucher  le  rivage  sans  que  la 
santé  ait  statué  si  on  les  mettrait  en  quarantaine 
ou  si  on  leur  donnerait  libre  pratique.  Enfin  ils 
l'ont  obtenue,  mais  il  a  été  impossible  de  sauver 
le  bâtiment. 

M.  Delaroche  a  épousé  la  semaine  dernière 
Mlle  Vernet.  Tout  s'est  fait  sans  éclat.  Ils  se  sont 
mariés  à  Saint-Louis  des  Français,  à  dix  heures 
du  soir;  les  témoins  seuls  ont  été  prévenus.  Tout 
va  bien,  ils  paraissent  contents. 


CONSTANTIN.  35i 

Nous  nous  sommes  réunis  avec  les  artistes  alle- 
mands pour  donner  un  dîner  d'adieu  à  M.  Vernet, 
et  en  même  temps  nous  avons  engagé  M.  Ingres 
pour  sa  bonne  arrivée.  Tout  s'est  passé  avec  une 
parfaite  harmonie.  Je  vois  avec  bien  du  plaisir  les 
différentes  écoles  se  rapprocher  et  sympathiser 
bien  plus  que  par  le  passé.  M.  Cornélius,  que  je 
vois  souvent  et  que  j'aime  beaucoup,  vu  son  hono- 
rable caractère,  me  parle  souvent  de  vous  et  me 
charge  de  le  rappeler  à  votre  souvenir. 

Il  faut  que  je  vous  dise  que,  le  lendemain  du 
dîner  d'adieu,  le  cuisinier  qui  s'en  était  chargé  a 
été  condamné  à  cent  piastres  d'amende  que  nous 
avons  payée  entre  nous.  Cette  amende  lui  a  été 
infligée  pour  avoir  fait  un  repas  gras  un  jour  de 
maigre.  Notez  que  nous  n'étions  pas  dans  une 
auberge,  mais  dans  une  maison  particulière,  et 
que  du  reste  on  fait  gras  dans  toutes  les  trattorie 
sans  qu'il  en  coûte  un  baiocco  d'amende  aux  trai- 
teurs. 

Ingres  est  installé  à  l'Académie  ;  Horace  va 
se  mettre  en  route  la  semaine  prochaine.  Une 
indisposition  du  bon  papa  Carie  a  retardé  le  dé- 
part de  la  famille. 

J'ai  cuit  en  premier  feu  la  copie  de  la  Transfi- 
guration. Elle  a  parfaitement  réussi.  Je  suis  occupé 
à  la  retouche.  J'avance  peu,  mes  yeux  sont  fati- 
gués. Mon  intention  est  de  partir  pour  la  Suisse 
aussitôt  mon  ouvrage  fini.  J'irai  vous  voir  et  vous 
embrassera  Paris,  puis  je  reviendrai  passer  l'hiver 


352  CONSTANTIN. 

ici,  car  c'est  vraiment  un  grand  bonheur  que  la 
douceur  et  la  beauté  de  ce  climat.  On  ne  peut 
penser  à  la  pluie  ou  au  temps  gris  sans  frissonner. 
Plus  j'avance  en  âge,  plus  l'influence  du  climat 
m'est  sensible. 

Recevez  les  tendres  et  affectueux  embrasse- 
ments  de  votre  sincère  et  constant  ami. 

A.  C. 
XVI 

Rome,  le  icr  avril  1835. 

Monsieur  et  bien  bon  ami, 

Bien  que  privé  de  lettres  de  vous,  je  ne  puis 
rester  plus  longtemps  sans  vous  écrire.  J'ai  su 
indirectement  de  vos  nouvelles  et  de  celles  de 
Mlle  Godefroid,  dont  j'ai  appris  avec  bien  du  plaisir 
le  complet  rétablissement.  Ne  me  laissez  pas  plus 
longtemps  sans  m'écrire  un  mot,  j'en  ai  le  plus 
grand  besoin,  je  vous  jure,  car  à  chaque  instant 
ma  pensée  se  reporte  vers  vous,  et  votre  silence 
m'afflige  infiniment.  Auriez-vous  quelque  chose  à 
me  reprocher?  Non,  me  dis-je  chaque  jour,  mon 
cœur  est  toujours  le  même  et  ma  reconnaissance 
est  aussi  vive  qu'elle  a  toujours  été.  Je  sais  que, 
si  je  jouis  de  quelque  bonheur  en  ce  monde,  c'est 
à  vous  que  je  le  dois.  Vous  avez  été  pour  moi  un 
second  père  et  je  vous   ai  toujours  aimé  comme 


CONSTANTIN.  353 

tel.  Je  voudrais  vous  parler  un  peu  de  Rome, mais 
je  reviens  toujours  à  ma  première  pensée. 

Je  vois  assez  rarement  Ingres  qui,  depuis  son 
arrivée,  ne  quitte  pas  la  villa  Médicis.  Moi,  je 
vais  au  Vatican,  et  le  soir,  ayant  besoin  de  reposer 
mes  yeux,  je  sors  peu. 

Je  vois  souvent  un  artiste  qui  me  paraît  être 
un  vrai  philosophe,  c'est  Cornélius.  Je  vais  quel- 
quefois le  voir  le  soir.  J'assiste  à  son  travail.  11 
dessine  à  la  lampe.  Nous  parlons  bien  souvent  de 
vous,  car  il  fait  le  plus  grand  cas  de  votre  talent 
et  de  votre  personne.  Il  a  presque  terminé  son  car- 
ton du  Jugement  dernier.  C'est  une  composition  très 
remarquable.  Il  s'est  beaucoup  inspiré  de  VEnfer 
du  Dante.  Il  ne  pouvait  puiser  à  meilleure  source. 

Delaroche  travaille  comme  un  diable.  Son  ma- 
riage ne  lui  fait  pas  perdre  une  heure.  J'avance 
beaucoup  la  copie  de  la  Transfiguration,  que  j'au- 
rais terminée  sans  les  vacances  de  la  semaine 
sainte.  On  me  dit  que  cette  copie  est  bonne;  elle 
me  paraît  exacte.  Mon  travail  fini,  j'irai  passer  les 
chaleurs  en  Suisse,  puis  je  ferai  une  course  à 
Paris  pour  avoir  le  plaisir  de  vous  embrasser. 
En  attendant,  recevez  les  compliments  bien 
tendres  que  je  vous  adresse,  ainsi  qu'à  ces  chères 
dames,  et  croyez-moi  le  plus  affectionné  de  vos 

amis. 

A.  Constantin. 

Un  de  nos  amis  nous  écrit  de  Venise  une  ter- 
i  23 


354  CONSTANTIN. 

rible  nouvelle  :  Robert,  dit-on,  s'est  tué.  Espérons 
que  cette  nouvelle  est  fausse,  cependant  je  crains 
que  cela  ne  soit  vrai  l« 


XVII 


Rome,  le  icr  juillet  1836. 

Monsieur  et  très  bon  ami, 

Je  viens  d'arriver  ici  après  un  voyage  en  mer 
des  plus  orageux.  De  Gênes  à  Civita-Vecchia,  j'ai 
trouvé  le  pays  bien  souffrant  de  l'absence  des 
étrangers.  Le  manque  d'argent  se  fait  sentir,  les 
négociants  se  plaignent;  mais  le  peuple  ne  perd 
rien  de  son  goût  pour  le  plaisir  ;  seulement,  au 
lieu  de  dépenser  dix,  il  se  borne  à  cinq. 

Je  désirais  beaucoup  retrouver  en  place  le  ma- 
jordome qui  y  était  avant  mon  départ,  le  connais- 
sant et  ayant  eu  infiniment  à  me  louer  de  son 
obligeance.  Il  m'avait  promis  une  place  pour  copier 
la  madonna  de  Foligno,  à  quoi  je  tenais  beaucoup, 
car  sans  faveur  on  doit  attendre  son  tour  et  ce 
tour  vient  souvent  bien  tard  à  l'âge  où  je  suis. 
Aussi  me   suis-je  installé  de  suite,  et  heureuse- 

1.  Léopold  Robert  s'était  en  effet  coupé  la  gorge,  le  20  mars 

«835. 


CONSTANTIN.  355 

ment  à  temps,  car  le  majordome  vient  d'être 
nommé  cardinal  et  je  ne  connais  pas  celui  qui  le 
remplace. 

Sigalon1  avance  sa  copie.  Je  crois  que  ce  sera 
une  belle  chose  ;  il  compte  la  porter  à  Paris  avant 
un  an.  C'est  un  travail  bien  pénible  pour  lui,  aussi 
pour  faire  plus  vite  il  s'y  met  du  matin  au  soir. 

Ingres  me  paraît  aimé  des  pensionnaires.  Je 
ne  le  vois  qu'une  fois  la  semaine. 

M.  Beyle  est  à  Paris;  vous  l'aurez  vu  sans 
doute  et  il  vous  aura  parlé  de  ce  pays,  mieux  que 
je  ne  puis  le  faire  moi-même. 

Croyez,  monsieur  et  bien  bon  ami,  à  ma  vive 
et  constante  affection. 

A.  Constantin. 


i.  Sigalon,  peintre,  né  à  Uzès  en  1790,  mort  du  choléra  à 
Rome  en  1837,  au  moment  où  il  venait  d'achever  la  copie  du 
Jugement  dernier  dont  il  est  question  dans  cette  lettre,  et  qui  lui 
était  commandée  par  le  Gouvernement.  Cette  copie  est  à  l' Ecole 
des  beaux-arts.  On  peut  citer  de  lui  les  tableaux  la  Courtisane; 
Locuste,  etc. 


356  CONSTANTIN. 


XVIII 


Rome,  ce  24.  décembre  1836. 

Monsieur  et  très  bon  ami, 

Je  ne  puis  laisser  passer  ces  jours  de  fête  sans 
venir  vous  offrir  tous  les  vœux  que  je  forme  pour 
votre  félicité  :  puisse  le  ciel  vous  accorder  une 
longue  suite  d'années  de  bonheur  et  de  santé  ! 

Je  ne  puis  oublier  le  bien  que  m'a  dit  monsieur 
Thiers  de  vos  peintures  de  Sainte-Geneviève. 
C'est  là  une  de  ces  œuvres  comme  on  n'en  fait 
plus  guère,  car  je  crois  que  la  dégradation  de 
l'art  gagne  de  jour  en  jour.  On  m'a  dit  que  les 
sculptures  de  l'Arc  de  Triomphe  (Pradier  excepté) 
sont  bien  faibles.  C'est  facile  à  croire. 

11  n'est  plus  question  du  choléra  pour  cet 
hiver,  bien  que  la  peur  ait  été  grande  ici.  Il  est 
venu  jusqu'à  Sora  (frontière  de  Naples).  J'ai  été 
deux  fois  sur  le  point  de  partir,  puis  voulant  ter- 
miner la  madone  de  Foligno,  j'ai  attendu  jusqu'au 
dernier  moment  et  j'ai  bien  fait,  puisqu'il  est  plus 
que  probable  que  nous  n'aurons  rien  cet  hiver. 
Mais  le  mal  est  toujours  grand  pour  l'Italie,  car 
les  étrangers  qui  sont  sa  ressource  n'y  sont  point 
venus  et,  partant,  la  misère  est  grande.  Grâce  à 
Dieu,  c'est  un  peuple  vraiment  philosophe    sans 


CONSTANTIN.  357 

le  savoir,  il  supporte  ses  maux  avec  patience  et 
ne  perd  en  rien  de  sa  gaieté  ni  de  son  goût  pour 
les  plaisirs.  Je  ne  sais  comment  ils  font,  mais  ils 
ont  toujours  de  l'argent  pour  s'amuser  ;  tant  mieux  î 
il  y  a  loin  de  là  aux  Genevois,  qui  oublient  le  pré- 
sent pour  un  avenir  toujours  incertain. 

Sigalon  a  terminé  la  copie  du  Jugement  der- 
nier :  bonne  copie  d'un  chef-d'œuvre  ;  ce  sera  là 
un  ouvrage  intéressant  pour  Paris. 

On  continue  et  très  bien  les  copies  des  Loges 
de  Raphaël;   elles  sont  faites  avec  scrupule. 

Toschi  a  été  ici  pendant  quelque  temps. 
Comme  je  vous  l'ai  écrit,  il  avait  envie  de  graver 
l'Ecole  d'Athènes,  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  ait 
encore  pris  la  résolution  de  se  mettre  à  l'œuvre  : 
c'est  un  travail  qui  demande  une  somme  assez 
forte  en  avances. 

Veuillez,  je  vous  prie,  cher  monsieur,  me  rap- 
peler au  souvenir  de  nos  amis  communs,  et  croyez- 
moi  pour  la  vie  votre  tout  affectionné. 

A.  Constantin. 


MORGHEN    (RAFFAELE)1 


(Cette  lettre  est  d'une  date  postérieure  à  novembre  1814..) 

A  Monsieur  le  très  honorable  professeur,  che- 
valier de  la  Légion  d'honneur. 

Appelé  par  M.  le  sénateur  conseiller  Degli 
Alessandri,  président  de  cette  académie  des  beaux- 
arts,  de  la  part  de  S.  E.  M.  le  prince  Corsini,  con- 
seiller d'État,  à  donner  une  décharge  de  la  com- 
mission que  vous  m'avez  donnée  de  graver  votre 
tableau  représentant  les  trois  âges  de  l'homme, 
je  me  trouve  forcé  d'y  adhérer  malgré  les  enga- 
gements antérieurs,  de  vous  bien  connus,  qui  m'ont 
poussé  plus  d'une  fois  à  vous  prier  de  me  dispen- 
ser de  cet  honorable  travail  que  vous  vouliez  bien 
me  confier  et  que  j'acceptai  eu  égard  à  vos  insis- 

i.  Morghen  (Raffaele),  célèbre  graveur  né  à  Portici,  près  de 
Naples,  en  1761,  mort  à  Florence  en  1833,  élève  de  son  père 
Philippe  Morghen  et  de  Volpato,  qui  lui  donna  sa  fille  en  ma- 
riage (1781).  En  1793,  il  se  rendit  à  Florence  sur  les  sollicitations 
du  grand-duc  Ferdinand  II.  On  lui  doit,  outre  une  foule  d'excel- 
lents portraits,  un  grand  nombre  de  gravures  estimées,  notam- 
ment :  la  Vierge  à  la  chaise,  d'après  Raphaël;  des  Vierges. 
d'André  del  Sarto  et  du  Titien  ;  la  Cène,  de  Léonard  de  Vinci  et 
V Aurore,  du  Guide. 


MORGHEN    RAFFAELE.  35g 

tances  réitérées,  mais  à  la  condition  qu'aucun 
temps  ne  me  serait  prescrit;  malgré,  dis-je,  les 
engagements  pris,  le  cuivre  se  trouve  non  seule- 
ment préparé  à  l'eau-forte,  mais  quelques  drape- 
ries sont  faites  au  burin,  et  le  fond  est  presque 
terminé. 

Il  est  vrai  que  cinq  années  se  sont  écoulées 
depuis  l'époque  du  contrat;  mais  il  est  vrai  aussi, 
comme  vous  le  savez,  que  six  mois  environ  ont  été 
employés  à  l'exécution  du  dessin,  et  depuis  j'ai 
dû  terminer  la  Transfiguration ,  puis  le  Noli  me 
tangere  du  Barroccio,  d'après  contrat  de  1800; 
Napoléon  sur  le  mont  Saint-Bernard,  suivant  con- 
trat avec  le  gouvernement;  la  Madone  de  Raphaël, 
dite  «  del  Cardellino  »  (du  chardonneret),  suivant 
contrat  du  7  novembre  18 10,  toutes  choses  qui 
comportaient  un  espace  de  temps  d'environ  cinq 
années.  A  ces  travaux  il  y  a  lieu  d'ajouter  la  gra- 
vure du  portrait  de  S.  M.  très  chrétienne,  dont 
je  n'ai  pu  me  dispenser  par  toutes  les  raisons  pos- 
sibles, et  pourtant  (bien  qu'aucun  délai  ne  me  fût 
prescrit)  j'ai  pu  vous  témoigner  tout  mon  empres- 
sement en  poussant  le  travail  jusqu'au  point  où  il 
se  trouve  actuellement. 

Il  est  vrai,  d'ailleurs,  que  par  ma  lettre  adres- 
sée à  S.  E.  le  comte  Buol  de  Schwavestein,  en 
novembre  18 14,  après  l'avoir  entretenu  de  l'affaire 
en  question,  je  dis  finalement  que,  pour  parler  en 
quelque  façon  du  temps  voulu  pour  terminer  le 
cuivre,  il  ne  me  paraissait  pas  devoir  être  moindre 


36o  MORGHEN    RAFFAELE. 

de  deux  années,  mais  je  ne  manquai  pas  de  faire 
observer  qu'il  me  restait  encore  des  engagements 
antérieurs  à  remplir. 

Dans  cet  état  de  choses,  dès  qu'il  s'agit  au- 
jourd'hui, non  d'indiquer  approximativement  un 
délai,  mais  de  prendre  un  engagement  formel 
pour  terminer  la  planche,  et  voulant  être  certain, 
autant  qu'il  dépend  de  moi,  de  ne  pas  manquer  à 
ma  parole,  ne  voulant  pas  d'ailleurs  négliger  dans 
ce  travail  les  soins  que  mérite  un  tel  sujet,  je  dois 
définitivement  vous  prévenir  que  je  ne  puis  don- 
ner ma  parole  de  le  terminer  avant  la  fin  de  Tan- 
née 1818. 

Pour  vous,  très  digne  monsieur  Gérard,  artiste 
distingué  et  connaisseur  compétent,  vous  pouvez 
comprendre  de  vous-même  que,  pour  mener  à  fin 
un  cuivre  de  cette  dimension,  le  temps  fixé  est 
nécessaire.  Néanmoins,  je  serais  heureux  que 
vous  voulussiez  consulter  deux  des  premiers  ar- 
tistes graveurs  près  de  vous,  lesquels,  en  con- 
frontant avec  le  tableau  l'épreuve  du  cuivre  dont 
vous  êtes  en  possession,  seront  à  même  de  déci- 
der si  réellement  j'ai  indiqué  le  moindre  délai 
possible.  Voilà  tout  ce  dont  je  crois  devoir  vous 
informer. 

Rempli  de  l'estime  la  plus  distinguée,  je  suis 
votre  très  dévoué  et  obéissant  serviteur. 

Raffaele  Morghen. 


GERARD.  36i 


LE    BARON   F.  GERARD  A  S.   E.   LE  MINISTRE 
'  DES   AFFAIRES    ÉTRANGÈRES. 

S  juin  1816. 

Monseigneur, 

•  '  ■   . 

Le  goût  éclairé  de  votre  Excellence  et  la  pro- 
tection qu'Elle  a  toujours  accordée  aux  Beaux- 
Arts  me  font  espérer  qu'Elle  ne  trouvera  pas 
trop  indiscrète  la  prière  que  je  prends  la  liberté 
de  lui  adresser.  Depuis  très  longtemps  M.  Mor- 
ghen,  célèbre  graveur  à  Florence,  a  entrepris 
pour  moi  la  gravure  de  mon  tableau  des  Trois 
Ages  et  j'ai  tout  lieu  de  craindre  que  ce  travail  ne 
soit  plus  négligé  que  jamais.  Il  n'est  pas  douteux, 
Monseigneur,  que  si  votre  Excellence  daignait 
recommander  cette  affaire  au  Ministre  résident 
de  France  à  Florence,  il  n'en  résultât  un  très 
grand  avantage  pour  Pachèvement  et  le  succès 
d'un  ouvrage  qui,  peut-être,  ne  serait  pas  sans  in- 
térêt pour  notre  école.  Si  votre  Excellence.  Mon- 
seigneur, a  l'extrême  bonté  de  m'accorder  un 
mot  de  recommandation,  je  l'accompagnerai  d'une 
note  qui  donnera  à  M.  le  chevalier  de  Vergennes 
une  idée  exacte  de  mes  rapports  avec  M.  Mor- 
ghen. 


3C2  GÉRARD. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  respect,  Monsei- 
gneur, de  votre  Excellence,  le  très  humble  et  très 
obéissant  serviteur. 

Signé  :  F.  Gérard. 


GÉRARD  A  MORGHEN 

A    PROPOS    DE    LA   PLANCHE    DES    TROIS     AGES. 

Paris,  vers  1819. 

Monsieur  le  chevalier, 

J'ai  l'honneur  de  vous  accuser  réception  de 
l'épreuve  que  vous  m'avez  annoncée,  et  de  vous 
en  faire  mes  remerciements. 

Je  vois  avec  plaisir  que  l'harmonie  et  le  clair- 
obscur  s'améliorent  à  mesure  que  le  travail  s'a- 
vance, et  que  déjà,  en  beaucoup  d'endroits,  se 
reconnaissent  les  précieuses  et  suaves  qualités  du 
burin  de  Morghen.  Quant  à  l'étude  plus  précise 
de  la  forme,  je  me  confie  en  toute  assurance  à 
vos  promesses  ;  je  recommande  cependant  à  votre 
attention  les  jambes  et  les  pieds  du  vieillard  et 
principalement  les  genoux  de  la  jeune  femme,  qui 
me  semblent  encore  trop  ronds  et  trop  forts. 
Quant  aux  têtes,  je  pense  que  vous  les  réserve- 
rez pour  la  fin.  Vous  ne  m'avez  pas  expliqué,  cette 


GERARD.  363 

épreuve  étant  seule,  si  je  dois  considérer  cet  en- 
voi comme  indiquant  l'époque  du  troisième  paye- 
ment; ayez  l'obligeance  de  me  faire  savoir  si  c'est 
là  votre  intention.  Il  ne  serait  pas  impossible 
que  j'eusse  l'honneur  de  vous  voir  avant  l'arrivée 
de  votre  réponse  à  Paris,  cependant  je  vous  prie 
de  me  l'adresser  ici  et  je  donnerai  tout  aussitôt 
l'ordre,  s'il  y  a  lieu,  pour  que  ce  payement  soit 
effectué. 

Je  me  recommande  de  nouveau  à  toute  votre 
bienveillance  à  mon  égard,  pour  que  vous  ne  sus- 
pendiez pas  l'achèvement  d'un  travail  auquel  j'at- 
tache chaque  jour  plus  de  prix. 

Recevez,  je  vous  prie,  l'assurance  des  senti- 
ments avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être, 

Monsieur  le  chevalier, 

Votre  très  humble  serviteur. 

F.  Gérard. 


364  MORGHEN  RAFFAELE. 

II 

f 

Florence,  17  avril  1819. 

Très  honorable  monsieur  le  chevalier, 

J'ai  reçu  votre  dernière  lettre  en  même  temps 
que  Fépreuve  de  votre  cuivre  retouchée,  et  l'es- 
quisse des  trois  têtes  que  je  trouve  peu  différente 
du  dessin  qui  est  entre  mes  mains.  Je  tâcherai  de 
faire  tout  mon  possible  pour  vous  satisfaire,  mais 
pour  ce  travail  j'ai  été  très  malheureux  dans  la 
préparation  de  l'eau-forte,  ayant  été  forcé  de  la 
faire  faire  par  une  autre  main,  par  suite  de  mon 
absence,  pour  exécuter,  comme  vous  le  savez,  la 
gravure  du  passage  du  Saint-Bernard.  De  là 
toutes  les  déconvenues  qui  s'en  sont  suivies,  parce 
que  tout  dépend  de  la  préparation.  Appartenant 
à  l'art,  et  jugeant  bien  dès  le  commencement 
d'une  œuvre  ce  qu'elle  sera  à  la  un,  j'ai  cru  devoir 
vous  écrire  que  j'aimerais  mieux  perdre  tout  le 
travail  fait  et  annuler  le  contrat,  mais  cette  pro- 
position ne  vous  ayant  pas  convenu,  monsieur  le 
chevalier,  je  ferai  tout  ce  qui  dépendra  de  moi 
pour  le  mener  à  fin,  le  moins  mal  qu'il  me  sera 
possible.  Le  très  haut  personnage,  dont  vous  me 
parlez  comme  ayant  accepté  la  dédicace  de  votre 
planche,  m'est  bien  connu  ;  il  est  même  venu  me 
voir  dans  mon  atelier,  je  lui  ai  montré  le  travail 


MORGHEN  RAFFAELE.  365 

et  c'est  alors  qu'il  me  dit  en  avoir  accepté  la  dédi- 
cace, Vous  savez  qu'il  s'agit  du  prince  de  Metter- 
nich. 

Je  vais  donc  m'en  occuper  autant  que  je  pour- 
rai pour  l'avancer,  et  aussitôt  que  j'en  aurai  tiré 
une  autre  épreuve,  je  m'empresserai  de  vous 
l'expédier. 

En  attendant,  je  vous  prie  d'agréer  les  senti- 
ments de  la  haute  estime  et  de  la  considération 
avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être, 

Monsieur  le  chevalier, 

Votre  très  dévoué  serviteur. 

Raff.  Morghen. 


ARY  SCHEFFER1 


Paris,  vers  1821. 

Monsieur, 

Me  permettrez- vous,  en  me  prévalant  de  votre 
ancienne  bienveillance  pour  moi,  de  recomman- 
der à  votre  intérêt  M.  Frédéric  Hébert,  fabricant 
de  châles  de  cachemire,  exposant  sous  le  n°  164? 
C'est  dans  son  établissement,  qui  date  de  181 5, 
qu'on  a  fait  les  premiers  essais  des  machines  et 
des  divers  procédés  qui  ont  porté  à  un  aussi  grand 
point  de  perfectionnement  cette  branche  d'indus- 
trie. Recommandé  par  les  suffrages  de  tous  ceux 
qui  s'occupent  de  cette  fabrication,  je  réclame 

1.  Ary  Scheffer,  né  à  Dordrecht  (Hollande),  en  1794,  vint 
à  Paris  vers  la  fin  de  l'Empire  et  entra  dans  l'atelier  de  Guérin. 
Ses  commencements  furent  difficiles.  Gérard  fut  un  des  premiers 
à  lui  venir  en  aide,  en  le  présentant  au  duc  d'Orléans  (Louis- 
Philippe)  comme  professeur  de  dessin  de  ses  enfants.  Ainsi  que 
tous  les  grands  artistes,  Scheffer  s'est  transformé  plusieurs  fois  ; 
il  cherchait  sans  cesse,  et,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  a  fait  les 
plus  grands  efforts  pour  élever  son  exécution  à  la  hauteur  de  sa 
pensée.  Il  n'a  jamais  brigué  le  titre  académique.  Il  est  mort 
en  1858. 


ARY  SCHEFFER.  067 

pour  lui  votre  appui  dans  la  distribution  des  mé- 
dailles d'or,  dont  le  jury  général,  je  crois,  est  ap- 
pelé à  limiter  le  nombre.  Si  je  me  permets  de 
vous  parler  de  lui,  c'est  que  je  sais  qu'avec  une 
fortune  fort  modique,  il  a  plutôt  agi  comme  artiste 
désireux  de  perfectionner,  que  comme  manufactu- 
rier voulant  acquérir  une  grande  aisance. 

Des  circonstances  tristes  et  fâcheuses  m'ont 
fait  rester  chez  moi  depuis  dix-huit  mois;  j'ai  re- 
gretté de  ne  pas  pouvoir  aller  vous  voir  et  sur- 
tout d'avoir  manqué  vos  bons  avis  ;  j'espère  que 
vous  me  les  donnerez  cette  année.  Vous  savez 
que  je  ne  garde  pas  moins  de  reconnaissance  de 
vos  conseils,  que  de  la  bienveillante  protection 
que  vous  m'avez  accordée  en  1817,  et  à  laquelle 
je  dois  d'avoir  pu  continuer  la  peinture. 

Recevez,  monsieur  le  baron,  l'assurance  de 
mon  respectueux  dévouement. 

A.  Scheffer. 


II 


Monsieur, 


M.  Leahy,  peintre  anglais,  à  qui  lord  Stuart  a 
donné  une  lettre  pour  vous,  me  prie  de  vous  de- 
mander si  vous  voudriez  bien  le  recevoir  aujour- 
d'hui et,  comme  il  s'exprime  avec  difficulté  en 
français,  si  vous  voulez  bien  me  permettre  de  lui 


3C8  ARY   SCHEFFER. 

servir  d'interprète.  Veuillez  bien,  si  cela  ne  vous 
dérange  pas  trop  aujourd'hui,  me  faire  dire  l'heure 
où  nous  pourrions  nous  présenter. 

Je  viens  de  recevoir  une  nouvelle  preuve  de 
votre  bonté  pour  moi  dans  la  commande  du  ta- 
bleau pour  Clermont.  Comme  je  n'ai  pas  oublié 
que  c'est  à  vous  que  je  dois  d'avoir  pu  poursuivre 
ma  carrière,  je  n'aurai  pas  besoin  de  vous  assurer 
combien  je  suis  touché  de  toute  faveur  qui  me 
vient  de  vous  et  qui  me  prouve  que  vous  ne  re- 
grettez pas  ce  que  vous  avez  déjà  fait  pour  moi. 
Pour  exprimer  ma  reconnaissance  d'une  manière 
un  peu  tudesque,  vous  ne  la  croirez  pas  moins 
sincère,  du  moins  j'ose  l'espérer. 

Agréez,  monsieur,  l'assurance  du  plus  parfait 
dévouement. 

A.    SCHEFFER. 


III 


LETTRE  ADRESSEE  A  M.  CH.   LENORMANT1. 

Paris,  vers  1840. 

Elève  de  Pierre  Guérin,  j'exposai  en  1819  un 
grand  tableau  représentant  le  Dévouement  des  six 
bourgeois  de  Calais.  Ce  tableau  déplut  excessive- 

1.  Cette  lettre  a  été  publiée  par  M.  Ch.  Lenormant  dans  sa 
notice  sur  Gérard. 


ARY  SCHEFFER.  36g 

ment  aux  aristarques  du  moment,  et  le  journal  la 
Renommée,  entre  autres,  consacra  trois  grandes 
colonnes  à  prouver  que  c'était,  non  seulement 
l'œuvre  d'un  mauvais  artiste,  sans  talent  et  sans 
savoir,  mais  encore  l'œuvre  d'un  mauvais  Fran- 
çais. J'étais  très  pauvre,  très  ignoré,  et  je  restai 
anéanti  sous  Fanathème.  Je  fus  bien  étonné  quand 
mon  maître  m'annonça  que  M.  Gérard  désirait 
connaître  le  jeune  auteur  du  malheureux  tableau. 
Je  me  rendis  chez  lui,  il  me  reçut  avec  cette  bien- 
veillance digne  que  vous  lui  avez  connue.  Il  loua 
beaucoup  et  la  composition  du  tableau  et  l'ex- 
pression des  têtes,  tout  en  me  donnant  des  avis 
très  sévères  sur  l'exécution  et  la  couleur;  puis  il 
me  demanda  ce  que  j'allais  entreprendre  de  nou- 
veau. Je  disais  la  vérité  en  lui  répondant  que, 
sans  encouragements,  j'allais  quitter  la  carrière 
des  arts,  et  que  j'étais  trop  pauvre  pour  entre- 
prendre un  autre  tableau.  Il  m'engagea  à  prendre 
patience  et  à  revenir  dans  quelques  jours. 

Quand  je  me  rendis  chez  lui,  il  me  remit  une 
lettre  de  commande  pour  un  tableau  de  3,000 francs 
qu'il  venait  d'obtenir  pour  moi  du  préfet  de  la 
Seine;  dans  ce  moment,  c'était  presque  une  for- 
tune. Plus  tard  il  me  fit  commander  d'autres  ta- 
bleaux :  enfin  c'est  à  lui  que  je  dois  d'avoir  été 
choisi,  en  1821,  comme  maître  de  dessin  des  en- 
fants de  M.  le  duc  d'Orléans,  aujourd'hui  roi,  et 
notez  bien  que  jamais  dans  ce  temps  je  n'allais 
chez  lui  que  quand  il  me  faisait  appeler  pour 
1.  24 


37o  ARY   SCHEFFER. 

nVannoncer   ce    qu'il   avait   inventé   pour   m  être 
utile. 

J'étais  loin  d'être  ingrat,  mais  j'étais  trop  né- 
gligent et  de  plus  trop  franc  lorsqu'il  s'agissait  de 
peinture.  Malgré  cela,  M.  Gérard  me  conserva 
toujours  la  même  bienveillance  et  ne  cessa  de  me 
prodiguer,  avec  des  encouragements  flatteurs,  des 
conseils  fort  sévères  et  les  meilleurs  que  j'aie  ja- 
mais reçus.  Aujourd'hui  je  sens  mieux  encore  le 
prix  de  cette  bienveillance  que  dans  le  moment 
même. 

Ary  Scheffer. 


TOSCHI1 


Parme,  ti  mai  1821. 

Très  honorable  ami, 

Depuis  plus  d'un  mois  je  devrais  vous  avoir 
écrit  que  le  cuivre  est  couvert  et  que  l'opération 
a  réussi  au  gré  de  mes  désirs,  ce  qui,  à  mon  avis, 
assure  la  réussite  d'une  gravure  de  ce  genre  ; 
mais  je  ne  cesserai  de  vous  dire  que  je  suis  un 
paresseux  quand  il  s'agit  d'écrire- 

Maintenant  je  m'occupe  à  passer  le  burin  dans 
de  certaines  parties  et,  si  je  puis  en  trouver  le 
temps,  j'aurai  le  plaisir  de  vous  envoyer  une 
épreuve  par  Vallardi,  qui  part  dans  quelques 
jours. 

C'est  une  grande  tribulation  d'avoir  à  envoyer 
une  épreuve  de  préparation  à  quelqu'un  qui  ne 
sait  ce  qu'elle  deviendra;  mais,  si  mon  amour- 
propre  ne  m'aveugle  pas ,  la  préparation  du 
Henri  IV  m'assure  une  heureuse  issue,  non  sans 

1.  Paolo  Toschi,  graveur  célèbre  de  Parme,  élève  de  Bervic. 
Ses  lettres  sont  traduites  de  l'italien. 


372  TOSCHI. 

une  grande  fatigue  ;  peu  importe,  pourvu  que  je 
réussisse. 

J'ai  eu,  il  y  a  quelques  jours,  l'honneur  d'une 
visite  de  S.  M.,  notre  souveraine  adorée,  qui  ne  se 
lassait  pas  d'admirer  et  de  louer  votre  tableau. 

Quant  aux  affaires  d'Italie,  je  ne  vous  en  dis 
rien,  parce  que  partout  se  trouvent  des  gens  mal 
intentionnés  qui  se  plaisent  à  interpréter  d'une 
façon  sinistre  les  expressions  les  plus  innocentes 
du  plus  honnête  homme  du  monde.  Ce  que  je  ne 
cesserai  jamais  de  dire,  c'est  que  notre  souveraine 
bien-aimée  et  le  général  Neipperg  se  sont  tous 
deux  admirablement  conduits  dans  ces  circon- 
stances difficiles,  si  bien  qu'en  compensation  Sa 
Majesté  a  pu  s'assurer  que,  quelle  qu'eût  été 
l'issue  des  choses,  elle  aurait  toujours  été  respec- 
tée et  aimée.  Quoi  qu'en  disent  quelques  journaux 
étrangers,  pas  un  chat  n'a  été  arrêté  ici,  malgré 
le  zèle  de  gens  qui  ont  produit  des  listes  jetées  au 
feu  en  leur  présence. 

Mille  choses  à  M!ïie  Gérard,  à  M,le  Godefroid, 
Mmc  de  Souza,  Steuben,  Ducis,  à  M.  Paër,  et  sur- 
tout à  MM.  Percier  et  Bervic. 

Croyez  que  je  ne  cesserai  jamais  d'être  votre 
plus  dévoué  serviteur  et  admirateur. 

Paolo  Toschi. 


TOSCHI.  373 


II 


Parme,  25  décembre  1821. 

Combien  je  regrette  de  ne  pouvoir  accompa- 
gner ma  lettre  d'une  épreuve  de  Y  Henri  IV !  Mais 
cette  affaire  est  d'une  telle  importance  que  je  ne 
puis  rien  abandonner  au  hasard  ;  par  conséquent, 
j'ai  dû  faire  mordre  à  diverses  reprises  (craignant 
toujours  quelque  tour  de  cette  perfide  eau-forte). 
Cela  m'a  fait  perdre  beaucoup  de  temps.  Je  puis 
cependant  vous  donner  ma  parole  d'honneur  que 
mon  travail  avance  régulièrement.  J'en  suis  à  pré- 
sent au  coin  où  se  trouve  la  femme  vêtue  de  noir  : 
c'est-à-dire  que  cela  tire  à  sa  fin.  Je  pourrais,  à  la 
rigueur,  vous  envoyer  les  dernières  épreuves,  mais 
je  vous  prie  de  patienter  encore  un  peu;  je  préfère 
vous  envoyer  le  tout  ensemble,  car  je  me  rappelle 
un  axiome  que  vous  m'avez  fait  connaître  et  qui 
dit  :  Lorsque  Von  doit  paraître  en  public,  il  faut 
avoir  une  tenue  convenable.  D'après  votre  lettre 
du  14,  je  crois  devoir  comprendre  que  vous  n'avez 
pas  reçu  ma  lettre  de  la  fin  d'octobre  ;  je  le  crois 
d'autant  plus  que,  dans  le  même  moment,  on  m'en 
égara  deux  que  j'écrivais  àMilan  et  une  à  Florence. 
Je  vous  apprendrai  que  S.  M.  notre  auguste  sou- 
veraine a  bien  voulu  me  nommer  directeur  des  ga- 
leries et  écoles  de  l'Académie  de  notre  ville  ;  cela 
m'honore  beaucoup,  mais  ne  laisse  pas  que  de  me 


:^74  TOSCHI. 

donner  beaucoup  d'embarras,  et,  si  je  n'avais  con- 
sulté que  mon  intérêt,  je  n'aurais  certainement 
pas  accepté. 

Je  vous  souhaite,  ainsi  qu'à  M",e  Gérard,  tout 
le  bonheur  que  vous  méritez,  et  je  vous  prie  de 
me  rappeler  au  souvenir  de  Mlle  Godefroid,  de 
M.  Percier  et  de  M,ne  de  Souza. 

Paolo  Tosghi. 


III 

Parme,  5  octobre  1822. 

Monsieur, 

Enfin,  je  puis  vous  envoyer,  par  la  diligence, 
l'épreuve  tant  désirée  I  Dieu  veuille  qu'elle  vous 
fasse  oublier  ce  long  retard,  et  que  mon  amour- 
propre  ne  m'ait  point  trompé  sur  la  réussite  de 
cette  difficile  entreprise  !  Je  suis  bien  impatient 
et  bien  perplexe  en  attendant  votre  sentiment  et 
votre  jugement.  Si  j'ai  le  bonheur  d'obtenir  de 
vous  un  avis  favorable,  mon  courage  en  sera  aug- 
menté, et  je  pourrai  vous  promettre  d'avoir  ter- 
miné l'année  prochaine.  Vous  trouverez  peut-être 
que  cette  épreuve  crie1,  mais  je  préfère  ce  dé- 
faut, dans  une  gravure  non  terminée,  à  une  har- 

1.  Che  la  miaprova  grida.  Mot  à  mot  :  que  mon  épreuve  crie P 
c'est-à-dire  détone  ou  s'élève  au-dessus  du  ton. 


GERARD.  375 

monie  faible  et  au-dessous  du  ton,  maintenant 
surtout  que  nous  avons  à  notre  disposition  des 
moyens  d'atténuer  ou  de  rehausser  l'effet  sur  de 
grandes  surfaces.  Je  vous  envoie  deux  épreuves  : 
Tune  sur  du  beau  papier  de  Chine,  l'autre  sur  du 
papier  blanc,  moins  beau,  mais  suffisant,  afin  que 
vous  puissiez  m'indiquer  sur  celui-ci  les  correc- 
tions que  vous  jugerez  nécessaires.  Je  vous  serai 
obligé  d'éviter  avec  soin  toute  correction  ou 
changement  qui  ne  seraient  pas  tout  à  fait  indis- 
pensables, et  qui  pourraient  m'obliger  à  des  ra- 
tures, chose  dangereuse  dans  ce  genre  de  gravure. 
Je  vous  prie  de  présenter  mes  respects  à 
Mme  Gérard  et  à  MUo  Godefroid,  et  de  me  rappeler 
au  souvenir  de  M.  Percier,  de  Mme  de  Bawr1. 
Croyez  bien  que  je  ne  négligerai  rien  pour  mériter 
l'estime  et  l'amitié  dont  vous  avez  bien  voulu 
m'honorer. 

Votre  très  dévoué  serviteur. 

P.  T. 


GERARD  A  TOSCHI. 


Mon  cher  monsieur  Toschi, 


Pans,  1825. 


J'ai  reçu   le    22  du    courant   votre  très   belle 
épreuve,  et  je  suis  convaincu  plus  que  jamais  que 

1.  Voir  la  lettre  de  M""'  de  Bawr,  IIe  vol. 


376  GERARD. 

cet  ouvrage  peut  vous  placer  à  la  tête  de  la  gra- 
vure. Raphaël  et  les  autres  grands  maîtres  sont  en 
possession  d'être  gravés  depuis  trois  siècles,  aussi 
toutes  les  estampes  qui  paraissent  tous  les  jours 
d'après  eux  sont  soumises  à  de  continuelles 
comparaisons;  mais  une  planche  de  l'impor- 
tance de  celle-ci,  faite  d'après  un  tableau  mo- 
derne et  avec  la  perfection  qu'elle  annonce,  n'a 
point  de  parallèle  dans  l'art  et  elle  doit  réunir 
tout  l'attrait  du  talent  à  tout  le  charme  de  la  nou- 
veauté ;  le  moment  où  elle  pourra  paraître  sera  le 
plus  heureux  de  ma  vie  !  Nous  passerons  quelques 
moments  ensemble  et  vous  ne  vous  apercevrez  pas, 
je  l'espère,  que  vous  êtes  loin  de  votre  famille. 

J'ai  passé  deux  jours  à  examiner  l'épreuve,  j'ai 
fait  de  nombreuses  remarques,  toutes  de  détail, 
et  je  me  recommande  à  tout  l'intérêt  que  notre 
réputation  doit  vous  inspirer,  pour  avoir  le  courage 
et  la  patience  de  faire  passer  sur  le  cuivre  ces  pe- 
tites améliorations.  J'en  ai  calqué  quelques-unes 
pour  être  plus  clair,  les  autres  sont  simplement 
sur  l'épreuve.  Je  confesse  que  la  plus  grande 
partie  de  ces  légères  erreurs  vient  de  moi  seul, 
aussi  c'est  à  votre  amitié  autant  qu'à  votre  talent 
que  j'en  demande  la  rectification;  une  des  plus  fas- 
tidieuses sera  celle  du  haut  de  la  jambe  gauche  du 
cheval  du  roi,  qu'il  faudra  soutenir  en  dedans  et 
un  peu  aussi  le  dessous  du  poitrail  (dont  le  travail 
est  si  bien) .  Je  n'ai  rien  fait  pour  la  tête  du  jeune 
homme    n°  5  ;  j'envoie  une   tête  de  la  grandeur 


GÉRARD.  377 

du  tableau,  et  celui  qui  a  fait  le  dessin  du  Spasimo 
saura  bien  lui  donner  un  peu  plus  de  jeunesse  et 
de  beauté.  Du  reste,  je  le  répète,  tout  est  marqué 
sur  Tépreuve,  et  ce  qui  n'a  point  une  remarque 
est  parfait  à  la  lettre.  Il  est  impossible  de  rien  dire 
des  teintes  générales,  dans  ce  moment-ci,  mais 
vous  connaissez  trop  bien  votre  art  pour  qu'il  soit 
difficile  de  prévoir  quel  parti  vous  saurez  tirer  des 
masses  en  conservant  la  lumière  et  la  couleur. 
Quant  à  la  disposition  des  travaux,  je  n'y  aper- 
çois pas  (un  seul  endroit  excepté,  n°  4)  le  moindre 
contresens,  soit  pour  la  forme,  soit  pour  le  mou- 
vement; au  premier  coup  d'œil,  j'ai  été  frappé  de 
voir  les  tailles  du  côté  droit  un  peu  plus  fines  que 
celles  des  figures  qui  sont  sur  le  même  plan  du 
coté  opposé,  mais  je  pense  que  les  unes  sont  dans 
la  demi-teinte  et  les  autres  dans  le  clair.  La  veste 
du  trompette  est  peut-être  un  rien  pesante,  et 
puis  je  vous  recommande,  quand  vous  en  serez  là, 
la  petite  tète  de  femme  qui  est  au-dessous,  vu 
qu'elle  doit  être  la  signora  Matteï1. 

Adieu,  mon  cher  monsieur  Toschi,  je  vous 
quitte  bien  satisfait,  désirant  de  vivre  pour  voir 
cet  ouvrage  terminé,  et  pensant  comme  vous  qu'à 
la  fin  de  l'année  prochaine  vous  pourrez  jouir  d'un 

grandissime  succès2. 

F.  Gérard. 

1.  Mm«  Gérard. 

2.  Cetce  planche  eut   en    effet  un  succès  qui  dure  encore; 
nous  avons  cru,  la  gravure.de  Y  Entrée  de  Henri  IV  étant  si  con- 


378  TOSCHI. 


IV 


Parme,  31  octobre  18^8. 

Très  honorable  monsieur  et  ami, 

Je  ne  vous  ai  pas  écrit  aussitôt  la  réception  du 
portrait  de  la  Pasta,  parce  que  j'attendais  d'un 
jour  à  l'autre  une  lettre  de  vous.  Depuis,  j'ai  été 
gravement  souffrant.  Je  me  lève  aujourd'hui 
pour  la  première  fois  et,  avant  tout  autre  soin,  je 
réponds  à  votre  aimable  lettre. 

Pour  ce  qui  est  du  prix  auquel  je  pourrais  pré- 
tendre pour  la  gravure  de  votre  tableau  du  Sacre, 
je  ne  puis  que  vous  rappeler  que  je  ne  suis  pas 
homme  à  avoir  des  prétentions  extraordinaires  et 
qu'ayant  le  plus  grand  désir  de  faire  ce  travaille 
me  trouverai  satisfait/si  discret  que  soit  le  prix  que 
la  maison  du  Roi  veuille  y  mettre.  Je  vous 
laisse  donc  faire.  Artaria,  de  Mannheim,  me 
donne  pour  le  Spasimo  70,000  francs  et  un  certain 
nombre  d'épreuves.  D'après  ce  point  de  départ,  il 
me  semble  que  vous  pourriez  me  faire  savoir 
quelle  somme  on  est  disposé  à  dépenser  pour  la 
gravure  dont  il  s'agit,  et  je  vous  dirai  alors  si  cela 

nue,  que  les  détails  un  peu  techniques  dans  lesquels  entre  Gérard 
ne  paraîtraient  pas  trop  longs. 


GERARD.  379 

me  convient  ;  car  dans  l'incertitude  vous  compre- 
nez que  je  ne  puis  faire  le  voyage  de  Paris. 
Croyez-moi  votre  bien  dévoué. 

Paolo  Toschi. 


GERARD    A  TOSCHI. 

A     PROPOS    DE    LA    GRAVURE    DU    SPASIMO  *. 

Paris,  mars  1833. 

Mon  cher  monsieur  Toschi, 

J'ai  reçu  le  27  du  mois  dernier,  à  dix  heures 
du  matin,  par  la  diligence,  votre  admirable  gra- 
vure du  Spasimo.  Je  l'ai  fait  encadrer  sur-le-champ 
pour  qu'elle  put  être  placée  le  ier  mars  à  l'Expo- 
sition, me  fondant  en  cela  sur  le  regret  que  vous 
m'exprimez,  dans  votre  lettre  du  10  février,  de 
n'avoir  pas  songé  à  envoyer  à  temps  une  épreuve 
pour  l'Exposition  du  Louvre. 

Vous  connaissez,  mon  cher  monsieur  Toschi, 
tout  ce  que  je  pense  de  votre  beau  talent;  vous 
savez  aussi  combien  j'aime  votre  personne  et 
vous  ne  doutez  pas,  j'espère,  de  l'attachement  que 
je  vous  ai  voué  pour  la  vie  ;  je  me  flatte  donc  que 

1.  Le  Spasimo  di  Sicilia,  tableau  de  Raphaël,  aujourd'hui  au 
musée  de  Madrid. 


38o  GÉRARD. 

vous  me  permettrez  de  dire  ma  pensée  tout  en- 
tière sur  la  gravure  du  Spasimo.  Je  ne  crois  pas 
que  Ton  ait  pu  ni  que  Ton  puisse  mieux  graver, 
mais  je  crois  que  vous,  Paolo  Toschi,  pouviez  don- 
ner à  ce  bel  ouvrage  plus  de  caractère  et  plus  de 
fermeté.  C'est  la  conviction  que  me  donne  le  sou- 
venir de  l'original  et  de  votre  beau  dessin.  Je  sais 
bien  le  reproche  de  dureté  et  de  sécheresse  que 
Ton  fait,  en  Italie,  aux  graveurs  français  ;  vous 
savez  aussi  que  nous  avons  été  du  même  avis  sur 
ce  sujet  ainsi  que  sur  tous  les  autres  points  de 
l'art;  les  Français,  à  leur  tour,  reprochent  au  bu- 
rin italien,  en  général,  un  peu  de  mollesse  et  de 
monotonie  ;  vous  êtes  fait  pour  mettre  tout  le 
monde  d'accord,  autant  qu'il  est  possible,  et,  mal- 
gré les  grands  talents  qui  ont  illustré  votre  art, 
mon  opinion  bien  sincère  est  que  vous  devez  les 
surpasser  tous.  L'immense  entreprise  que  vous 
m'annoncez  en  est  la  preuve. 

Raphaël  ne  peut  être  qu'au  paradis.  Croyez 
qu'il  intercédera  puissamment  pour  la  conservation 
de  votre  santé,  qui  lui  devient  désormais  si  pré- 
cieuse. 

Adieu,  mon  cher  monsieur  Toschi. 

F.  Gérard. 


SCHNETZ1 


Rome,  le  4.  juillet  1822. 

Monsieur, 

Arrivé  à  Rome,  je  me  serais  empressé  de  ré- 
pondre aux  différentes  choses  que  vous  m'aviez 
demandées  relativement  à  votre  atelier  de  la  villa 
Médicis,  mais  en  ce  temps-là  même  M.  Barbier 
partait  pour  Paris  et,  comme  il  y  avait  fait  un  ta- 
bleau et  que,  par  conséquent,  il  en  pouvait  juger 
mieux  que  personne,  j'ai  jugé  inutile  tout  ce  que 
je  pouvais  vous  dire  à  cet  égard. 

Mais  aujourd'hui,  apprenant  par  la  voix  de  la 
renommée  que  vous  venez  d'exposer  votre  Corinne, 

1.  Élève  de  David,  de  Regnault  et  de  Gros.  Son  tableau  de 
Sixte-Quint  et  la  Bohémienne  fit  sa  réputation  (1824).  Ceux  du 
Prisonnier }  de  YInondation  et  du  Vœu  à  la  Madone  sont  restés 
d'excellents  spécimens  des  productions  de  notre  école  moderne. 
Schnetz  a  orné  de  peintures  décoratives  plusieurs  de  nos  églises. 
Il  succéda  à  Gérard,  en  1837,  comme  membre  de  l'Institut. 
Nommé  une  première  fois  directeur  de  l'Ecole  de  Rome  en 
1840,  il  y  resta  jusqu'en  1847.  Appelé  de  nouveau  à  ce  poste  en 
1852,  il  n'a  cessé  ses  fonctions  qu'en  1866,  remplacé  par  M.  Ro- 
bert-Fleury. 


>82  SCHNETZ. 

je  profite  de  la  permission  que  vous  m'avez  don- 
née  de  vous  écrire  pour  mêler  ma  voix  aux  justes 
louanges  dont  elle  est  l'objet.  Si  vous  vous  le  rap- 
pelez, monsieur,  je  vous  prédis  le  succès  qu'elle 
obtient  aujourd'hui  lorsque  vous  me  fîtes  l'amitié 
de  me  la  laisser  voir  dans  votre  atelier;  à  la  vé- 
rité, il  était  inutile  d'avoir  l'esprit  de  Calchas  ou  de 
Mllc  Lenormand  pour 'tirer  cet  horoscope  sur  ses 
destinées  futures;  la  noble  simplicité  de  sa  pose, 
la  beauté  de  ses  traits  et  la  sublimité  de  son 
expression  devaient  frapper  tout  le  monde  et  lui 
assuraient  d'avance  les  plus  brillants  succès. 

La  plupart  des  tableaux  exposés  cette  année 
m'étaient  inconnus  et  n'ayant  sur  le  Salon,  en  gé- 
néral, que  l'opinion  que  j'ai  pu  m'en  former  par 
les  articles  des  journaux  et  quelques  détails  parti- 
culiers, je  ne  pourrais  en  parler  que  par  hypothèse  ; 
mais  ce  qui  m'a  frappé,  c'est  que  ces  mêmes  jour- 
naux paraissent  tous  d'accord  sur  un  point  :  la 
décadence  de  notre  école.  Aies  entendre,  la  nou- 
velle génération  pittoresque  semblerait  s'écarter 
des  bons  principes  et  retomber  dans  les  mauvaises 
manières.  Vous,  monsieur,  qui  pouvez  prononcer 
sur  ce  point  mieux  que  personne,  voyez-vous,  en 
effet,  les  progrès  du  mal  augmentés  dans  l'Exposi- 
tion de  cette  année,  et  devons-nous  pleurer  vérita- 
blement sur  la  décadence  prochaine  de  notre  école? 

Si  les  mêmes  résultats  étaient  toujours  pro- 
duits par  les  mêmes  causes,  si  l'histoire  de  Fart 
d'un  autre  peuple  pouvait  nous  servir  de  lumières 


SCHNETZ.  383 

dans  cette  circonstance,  nous  verrions  qu'en  Ita- 
lie, par  exemple,  le  mauvais  goût  prit  naissance  à 
côté  des  œuvres  du  génie  le  plus  sublime.  Michel- 
Ange  en  laissa  le  germe  dans  ses  immortels  ou- 
vrages et  il  se  développa  bientôt  dans  son  école. 
En  effet,  nous  voyons  les  maîtres  qui  suivirent  ce 
génie  extraordinaire  et  le  divin  Raphaël  perdre 
de  vue  en  peu  de  temps  la  ligne  du  beau  qui  leur 
était  tracée  et,  ne  pouvant  plus  être  grands  et  su- 
blimes à  leur  exemple,  devenir  bizarres,  extrava- 
gants ou  follement  gigantesques.  Cependant  à  ces 
mêmes  époques  on  vit  encore  briller  les  Carrache, 
les  Zuccheri,  Guido  et  surtout  leDominiquin,  dont 
le  sentiment  fut  si  parfait.  Mais  ce  n'était  pour- 
tant plus  cette  pureté,  ce  bon  goût  du  siècle  de 
Léon  X.  L'art  succomba  enfin  sous  le  mauvais 
goût  du  siècle  dernier  et  Pompeio  Bettoni  fut 
celui  qui  jeta  la  dernière  lueur  en  Italie.  Je  ne 
parle  que  de  l'École  romaine,  quoique  les  autres 
suivissent  à  peu  près  la  même  marche. 

Mais  les  caractères  des  nations  sont  différents 
et,  par  conséquent,  leur  goût,  leurs  mœurs  et 
leurs  institutions  politiques,  les  causes  qui  agissent 
dans  la  prospérité  ou  la  décadence  de  l'art  doivent 
également  différer.  Aussi  les  lumières  que  nous 
pourrions  tirer  de  ses  différentes  révolutions  pas- 
sées ne  peuvent  suffire  pour  nous  éclairer  sur  la 
marche  future  qu'il  tiendra  chez  nous;  car  au 
premier  coup  d'oeil  il  est  facile  de  saisir  la  diffé- 
rence qui  existe.  En  France,  les  grands  seigneurs 


384  SCHNETZ. 

n'ont  point  d'immenses  richesses  et  notre  clergé 
travaille  à  reconquérir  les  siennes,  tandis  qu'en 
Italie  nous  voyons  l'art  étouffé  en  quelque  sorte 
à  cette  époque  par  une  surabondance  de  richesses 
sans  goût  et  un  luxe  mal  entendu,  parce  qu'alors 
l'Eglise  et  ses  princes  étaient  encore  tout-puis- 
sants par  leurs  immenses  fortunes  ;  ils  avaient 
toujours  de  grandes  idées,  mais  le  goût  seulement 
avait  dégénéré.  En  France,  on  n'a  jamais  eu  ce 
goût  des  arts  comme  il  a  existé  en  Italie;  un  sei- 
gneur chez  nous  qui  a  fait  faire  son  portrait  et 
deux  ou  trois  dessins  d'album  se  croit  un  petit 
Mécène,  ainsi  que  le  curé  qui  fait  reblanchir  sa 
chapelle  gothique.  Je  sais  bien  que  nos  rois  ont 
toujours  été  grands  et  libéraux  dans  les  récom- 
penses et  les  encouragements  qu'ils  ont  donnés 
pour  les  arts,  et  que  sans  le  gouvernement,  en 
France,  l'art  ne  serait  peut-être  jamais  parvenu  au 
rang  distingué  où  il  est  arrivé.  Mais  ceci  ne  dé- 
truit ni  mon  raisonnement  ni  la  conséquence  que 
j'en  veux  tirer,  c'est-à-dire  que  si  véritablement 
des  symptômes  de  décadence  s'annoncent  dans 
notre  école,  l'origine  ou  le  principe  n'en  sera  pas 
le  même  ;  nous  devrons  en  chercher  la  cause  dans 
nos  goûts  et  nos  mœurs  antipittoresques,  et  sur- 
tout dans  cette  mesquinerie  si  funeste  qui  semble 
dominer  en  Europe  et  qui  pourra  faire  chez  nous 
ce  que  le  goût  du  grand,  mal  entendu,  et  la  profu- 
sion des  richesses  firent  en  Italie. 

Mais,  je  vous  le  répète,  monsieur,  c'est  par 


SCHNETZ.  385 

hypothèse  que  je  raisonne  ainsi;  car  tant  que  nos 
maîtres  seront  là  pour  nous  diriger  de  leurs  con- 
seils et  nous  assurer  de  leurs  exemples,  tant 
qu'ils  seront  là  pour  repousser  ce  génie  du  mal, 
ses  progrès,  je  crois,  ne  seront  pas  dangereux  et 
le  mauvais  goût  ne  triomphera  pas. 

En  prolongeant  ce  bavardage  je  craindrais 
d'abuser  de  la  permission  que  vous  m'avez  don- 
née. Cependant,  monsieur,  je  ne  puis  le  terminer 
sans  vous  dire  que  j'ai  envoyé  différentes  choses  à 
Paris,  sur  lesquelles  je  suis  très  désireux  d'avoir 
votre  sentiment. 

Je  travaille  maintenant  au  tableau  que  j'ai  à 
faire  pour  la  maison  du  Roi,  mais  les  chaleurs 
excessives  de  cette  année  nous  accablent  plus 
qu'à  l'ordinaire 

M.  Guérin  est  attendu  ici  incessamment.  Pro- 
fiterez-vous  de  cette  occasion,  monsieur,  pour 
effectuer  votre  projet  de  voyage? 

Je  ne  vois  rien  de  très  intéressant  à  vous  dire 
sur  les  productions  nouvelles  des  artistes  qui  sont 
ici.  M.  Granet  n'a  fait  que  quelques  petits  tableaux 
depuis  celui  d'Assise.  M.  Chauvin  vient  de  termi- 
ner un  charmant  paysage,  et  Dubois  un  tableau 
de  Daphnis  et  Chloé  dans  lequel  il  y  a  de  fort 
bonnes  choses.  On  dit  que  M.  Cammuccini  fait  un 
grand  tableau  :  le  Départ  de  Régulus.  M.  Canova 
a  fini  le  marbre  de  son  groupe  de  Mars  et  Vénus, 
et  Torwaldsen  le  modèle  d'une  figure  colossale 
du  Christ  ;  c'est  une  fort  belle  chose.  Il  travaille 
i.  25 


386  SCHNETZ. 

maintenant  an  monument  funèbre  du  prince  Po- 
niatowski. 

De  nouveau,  monsieur,  je  vous  prie  de  vou- 
loir bien  excuser  ce  long  bavardage  et  de  vouloir 
bien  user  de  mes  services  ici,  si  je  puis  vous  être 
utile  en  quelque  chose. 

J'ai  l'honneur  de  vous  saluer,  monsieur,  avec 
la  plus  parfaite  considération  et  d'être  bien  sincè- 
rement votre  dévoué  serviteur. 

V.  Schnetz. 

Via  Fretina,  n°  10,  ou  villa  Médias. 


II 


Rome,  8  mai  1826. 


Monsieur, 


Depuis  longtemps  déjà  je  désire  vous  remer- 
cier des  deux  aimables  lettres  que  vous  avez  eu  la 
bonté  de  m'adresser,  Tune  par  MM.  Delavigne  et 
l'autre  par  Mme  la  duchesse  de  Plaisance.  Une  ma- 
ladie assez  grave  et  des  ennuis  d'un  autre  genre 
m'en  ont  distrait  jusqu'ici,  à  mon  grand  regret, 
mais  une  occasion  se  présente  aujourd'hui.  M.  de 
Givré,  secrétaire  d'ambassade  à  la  légation  de 
Rome,  part  pour  Paris  et  veut  bien  se  charger 
de  mes  commissions.  N'en  ayant  pas  de  plus  pres- 
sée que  celle  de  vous  remercier  de  votre  distinc- 


SCHNETZ.  387 

tion  et  de  me  rappeler  à  votre  souvenir,  je  profite 
de  son  obligeance  pour  le  prier  de  vous  remettre 
cette  lettre. 

M.  de  Givré  s'en  charge  avec  d'autant  plus  de 
plaisir  qu'il  a  le  plus  grand  désir  de  connaître  un 
des  peintres  les  plus  distingués  de  notre  école  par 
son  talent,  son  esprit  et  l'étendue  de  ses  connais- 
sances. Veuillez  donc  excuser  cette  curiosité  na- 
turelle à  toute  personne  qui  aime  les  arts,  et  le 

recevoir  comme  un  bon  ami  à  moi  et  à  M.  Bar- 

* 

rière. 

J'ai  été  bien  paresseux  depuis  mon  retour  ici. 
J'ai  commencé  un  grand  tableau  qui  n'est  point 
encore  à  moitié  fait;  je  l'ai  souvent  interrompu 
pour  en  faire  de  plus  petits.  L'année  sainte  y  en- 
gageait; on  rencontrait  chaque  jour  des  groupes 
ou  des  figures  de  pèlerins  qui  faisaient  venir  l'eau 
à  la  bouche. 

Depuis  sa  dernière  maladie,  M.  Guérin  se  porte 
à  merveille  ;  aussi  ne  parle-t-il  plus  de  son  retour 
en  France,  ce  qui  nous  charme  beaucoup. 

Cette  année  n'a  vu  éclore  ici  aucun  ouvrage 
remarquable,  ni  en  peinture  ni  en  sculpture.  11  y  a 
cependant  eu  deux  expositions  de  peintres  alle- 
mands et  une  de  français  (les  pensionnaires  de 
l'Académie);  parmi  ces  derniers,  M.  Blouet1,  ar- 
chitecte, a  fait  une  très  belle  restauration  des 
thermes  de  Caracalla. 

1 .  Membre  de  l'Institut,  fondateur  d'un  prix  académique. 


388  SCHNETZ. 

J'ai  vu  le  beau  portrait  du  roi  que  vous  avez 
envoyé  à  l'ambassade.  Si  mes  compliments  peuvent 
vous  être  agréables,  je  vous  prie,  monsieur,  de 
croire  à  leur  sincérité.  Agréez  l'assurance  de  mes 
sentiments  les  plus  distingués. 

V.  Schnetz. 


III 


Rome,  icr  décembre  1829. 

Monsieur, 

Je  viens  d'apprendre  par  M.  Barrière  que 
vous  avez  la  bonté  de  me  réserver  votre  voix 
dans  le  cas  où.  je  me  présenterais  candidat  à  la 
place  vacante  à  l'Institut ;  je  ne  puis  vous  expri- 
mer aussi  vivement  que  je  le  voudrais  combien 
je  suis  sensible  à  cette  nouvelle  preuve  de  votre 
haute  bienveillance  et  à  l'honneur  d'un  tel  suf- 
frage. 

M.  Guérin,  à  qui  j'ai  écrit  pour  le  prier  de  me 
faire  inscrire  sur  la  liste  des  candidats,  vous  aura 
dit,  monsieur,  que  ma  première  pensée  en  cette 
circonstance  avait  été  de  vous  écrire  aussi  pour 
solliciter  votre  bienveillance  en  ma  faveur.  J'ai  été 
retenu  par  une  crainte,  que  je  puis  appeler  avec 
juste  raison  chimérique,  et  dont  je  comprends 
maintenant  toute  la  sottise,  d'autant  plus  que  je 


SCHNETZ.  389 

n'avais  jamais  oublié  tout  ce  que  vous  m'aviez  té- 
moigné d'intérêt  et  de  bonne  volonté  il  y  a  quatre 
ans,  lors  de  la  malheureuse  perte  de  M.  Girodet. 
Cette  même  bonne  volonté  et  ce  même  intérêt, 
la  lettre  de  mon  ami  Barrière  me  prouve  que  vous 
me  les  avez  conservés  au  même  point.  Je  vous  en 
offre  toute  la  gratitude  de  mon  cœur,  monsieur,  et 
quel  que  soit  le  résultat  du  scrutin,  je  me  conso- 
lerai en  pensant  que  j'ai  eu  l'honneur  de  votre 
suffrage. 

Je  compte  toujours  retourner  en  France  dans 
le  courant  du  printemps  prochain  et  lasciare  questa 
bella  Italia  ;  j'en  aurai  du  regret,  ce  qui  est  tout 
naturel;  mais  je  m'en  consolerai  par  le  plaisir  d'y 
retrouver  de  bons  amis,  et  surtout  par  le  plaisir  de 
pouvoir  cultiver  de   nouveau  votre  bonne  amitié. 

Je  vous  prie ,  monsieur,  de  vouloir  bien  me 
rappeler  au  souvenir  de  Mme  Gérard  en  lui  présen- 
tant mon  hommage  respectueux. 

Veuillez  aussi  me  rappeler  à  la  bonne  amitié 
de  M.  Guérin.  C'est  en  lui  et  en  vous,  monsieur, 
que  je  place  tout  mon  espoir  en  cette  circon- 
stance, 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  la  plus  affectueuse 
reconnaissance,  votre  très  affectueux  serviteur. 

Vor  Schnetz. 


3yo  SCHNETZ. 


IV 

Rome,  8  avril  1830. 


Monsieur, 


J'ai  écrit  à  M.  Guérin  pour  le  prier  de  me  faire 
inscrire  sur  la  liste  des  candidats  pour  la  nouvelle 
place  vacante  à  l'Institut. 

Vous  avez  eu  la  bonté  de  manifester  une  opi- 
nion si  favorable  à  mon  égard,  que  je  ne  crain- 
drais pas  de  solliciter  votre  appui  en  cette  nou- 
velle circonstance  s'il  y  avait  quelque  chance 
d'un  meilleur  succès;  mais,  en  vérité,  monsieur, 
en  ayant  si  peu,  ce  serait  abuser  de  votre  bien- 
veillance, et  je  crois  devoir  plutôt  vous  prier  de 
me  réserver  votre  bonne  volonté  pour  une  occa- 
sion plus  favorable,  si  jamais  elle  se  présente. 

Nous  avons  dans  ce  moment-ci  l'Exposition 
des  pensionnaires  de  la  villa  Médicis.  Elle  se 
compose  de  trois  grands  tableaux  d'histoire,  de 
deux  autres  plus  petits,  d'un  paysage  et  d'une  co- 
pie. Parmi  les  trois  grands,  celui  qui  me  paraît  le 
plus  solide  est  celui  de  Larivière1,  représentant 
un  Pape  bénissant  des  pestiférés  ;  les  deux  autres 

1.  Elève  de  Girodet  et  de  Gros,  grand  prix  de  Rome  en 
1824.  Le  tableau  dont  M.  Schnetz  parle  ici  est  la  Peste  de  Rome 
sous  le  pontificat  de  Nicolas  V.  M.  Larivière  s'est  fait  connaître 
par  des  tableaux  historiques  et  des  portraits  de  maréchaux.  (Mu- 
sée de  Versailles.) 


SCHNETZ.  391 

sont  aussi  fort  bien,  surtout  celui  de  Bouchot l,  qui 
me  paraît  très  brillant  de  lumière.  Le  paysage, 
qui  est  de  Giroux2,  est  d'une  belle  exécution; 
les  fonds  sont  délicieux. 

Nous  avons  aussi,  au  Capitole,  une  exposition 
générale  des  peintres  de  différentes  nations  qui 
sont  à  Rome;  c'est  un  singulier  assemblage. 
L'école  française  triomphe,  au  dire  de  tout  le 
monde.  Je  compte  partir  pour  Paris  d'ici  à  un 
mois  ;  ma  première  visite  sera  pour  aller  vous  re- 
mercier des  marques  de  bienveillance  que  vous 
avez  bien  voulu  me  donner. 

Veuillez  agréer  l'assurance  de  mes  sentiments 

les  plus  distingués. 

V01  Schnetz. 


Ce  17  mars  1837 3- 

Votre  aimable  invitation  me  fait  le  plus  grand 
plaisir.  J'en  profiterai  demain  samedi,  si  vous  vou- 

1.  Grand  prix  en  1823.  Élève  de  Richomme  et  de  Lethière. 
A  peint  les  Funérailles  de  Marceau  et  un  Dix-huit  brumaire.  — 
Il  est  mort  jeune,  le  7  février  1842. 

2.  Grand  prix  de  paysage  en  1825.  Il  fut  un  des  premiers 
qui  ramenèrent  le  paysage  au  genre  naturel.  Il  sort  presque  com- 
plètement de  la  convention  et  du  composé^  pour  rendre  avec  plus 
de  vérité  les  scènes  de  la  nature.  La  Vallée  du  Grésivaudan  est 
un  de  ses  bons  paysages. 

3.  Cette  lettre  est  adressée  à  la  baronne  Gérard  après  la 
mort  de  Gérard. 


3o2  SCHNETZ. 

lez  bien  le  permettre.  C'est  avec  un  bien  vif  in- 
térêt que  je  verrai  les  dernières  œuvres  de 
l'homme  célèbre  dont  le  souvenir  ne  s'effacera 
jamais  de  la  mémoire  de  ceux  qui  ont  eu  l'hon- 
neur de  le  connaître  et  de  ceux  surtout,  qui, 
comme  moi,  en  avaient  reçu  tant  de  témoignages 
sincères  d'une  bienveillante  amitié. 

Agréez,  Madame,  l'assurance  de  mon  respec- 
tueux attachement 

Votre  dévoué  serviteur. 

Vor   Schnetz. 


REVERDIN1 

Genève,  22  avril  1824. 

Monsieur, 

Vous  m'excuserez,  j'en  suis  sûr,  d'avoir  tardé 
si  longtemps  à  répondre  à  l'aimable  lettre  qui 
m'est  parvenue  à  Florence;  mais  je  ne  me  le  par- 
donne pas,  moi  qui  me  suis  privé  du  plaisir  que 
j'aurais  eu  à  parler  avec  vous  des  trésors  que  ren- 
ferme cette  belle  ville.  Aujourd'hui  que  me  voici 
de  retour,  je  veux  vous  dire  que  j'ai  vu  Toschi  ; 
il  met  la  dernière  main  à  sa  gravure  de  V Entrée 
de  Henri  IV  et  nous  mettra  bientôt  à  même  de  la 
publier.  Je  l'ai  vue  et  admirée,  et  jugez  avec  quel 
plaisir!  Elle  rendra  dignement  votre  ouvrage;  ce 
sera,  je  m'y  connais,  la  plus  belle  gravure  qui 
aura  paru  depuis  plus  d'un  siècle  :  beauté,  gran- 
deur d'exécution,  finesse,  tout  s'y  trouve  réuni. 
J'ai  laissé  l'auteur  bien  souffrant,  il  était  au  lit, 
pris  par  la  goutte,  lorsque  je  passai  à  Parme.  Je 
l'avais  vu  aussi  à  Florence,  d'où  il  est  parti  ma- 

i .  Dessinateur  et  graveur,  qui  a  reproduit  sur  le  cuivre  des 
figures  de  grande  dimension  d'après  les  maîtres  anciens  et  mo- 
dernes. Ces  belles  études  ont  longtemps  servi  et  servent  encore 
de  modèles  pour  les  classes  de  dessin  dans  les  écoles. 


394  REVERDIN. 

lade.  Ce  qui  paraissait  l'affecter  le  plus  était  le  re- 
tard que  la  maladie  apportait  à  l'achèvement  de 
sa  gravure. 

J'ai  été  très  heureux  à  Florence.  J'y  ai  trouvé 
l'excellent  ami  Constantin i  à  qui  j'ai  de  grandes 
obligations,  car  avec  lui  tout  est  devenu  facile. 
Pour  comble  de  bonheur,  Delécluze 2  y  était  encore 
lors  de  mon  arrivée.  Un  pareil  cicérone  était  une 
trop  bonne  fortune  pour  la  négliger.  Logés  en- 
semble, nous  ne  nous  sommes  quittés  qu'à  son  dé- 
part pour  Rome,  car  il  faut  vous  avouer  que  je 
n'ai  pas  été  plus  loin.  Etant  borné  par  le  temps 
et  ne  voulant  pas  imiter  ces  touristes  qui  avalent 
plus  de  poussière  qu'ils  ne  rapportent  de  véri- 
tables souvenirs,  j'ai  préféré  bien  voir  Florence 
que  beaucoup  voir.  J'ai  donc  enrayé  là  et  fait  huit 
dessins,  que  je  voudrais  bien  pouvoir  vous  sou- 
mettre, tout  indignes  qu'ils  sont.  La  difficulté 
était  de  se  décider,  de  bien  choisir  parmi  cette  in- 
nombrable quantité  de  chefs-d'œuvre.  Ce  qui,  je 
l'avoue,  aurait  dû  l'emporter,  c'étaient  les  admi- 
rables fresques  des  Florentins  du  beau  temps, 
surtout  celles  d'André  del  Sarto,  si  mal  connues 
en  France 3.  Mais  que  peut-on  faire  en  deux  mois? 

i.  Voir  les  lettres  de  Constantin. 

2.  M.  Delécluze  était  alors  en  Italie,  d'où  il  envoyait  au 
Journal  des  Débats  ses  Lettres  d'un  Parisien  (1824-25). 

3.  Il  faut  se  reporter  à  cette  époque  (1824),  où  ces  fresques 
n'étaient  encore  appréciées  que  par  un  petit  nombre  d'artistes 
français,  et  n'avaient  pas  servi,  comme  aujourd'hui,  de  but  aux 


REVERDIN.  39D 

Je  me  suis  donc  décidé  à  choisir  dans  cette  col- 
lection, unique  en  son  genre,  celle  des  peintres 
illustres  peints  par  eux-mêmes1.  J'ai  fait  la  copie 
des  portraits  de  Raphaël,  de  Léonard  de  Vinci,  du 
Titien,  du  Dominiquin  et  d'Annibal  Carrache. 
J'ai  pensé  que  ce  choix,  bien  gravé,  aurait  de  l'in- 
térêt  et  pourrait  être  présenté  comme  Tune  des 
parties  importantes  de  mon  recueil.  Le  directeur 
de  la  galerie,  le  sénateur  Alexandre,  espère  que 
vous  trouverez  quelques  loisirs  pour  le  mettre  à 
même  de  vous  placer  dans  cette  belle  collection 
des  peintres  illustres. 

Aujourd'hui  me  revoici  dans  mes  montagnes, 
d'où  je  voudrais  bien  pouvoir  m'échapper  cet  été 
pour  vous  voir  et  m'informer  mof-même  de  votre 
santé.  En  attendant  que  j'aie  ce  plaisir,  veuillez 
présenter  mes  hommages  à  Mmo  Gérard,  et  me 
croire  votre  très  reconnaissant  serviteur. 

Reverdin. 


études  de  plusieurs  de  nos  peintres,  qui  en  ont  fait  de  belles  co- 
pies, ou  de  quelques-uns  de  nos  critiques,  qui  en  ont  tiré  de  bons 
enseignements. 

1.  La  Galerie  des  portraits,  au  palais  des  Offices,  à  Florence, 
dans  laquelle  figurent  aussi  des  portraits  de  peintres  modernes. 


SOYER1 


Paris,  12  septembre  1824. 

Monsieur, 

La  manière  obligeante  avec  laquelle  vous  avez 
répondu  à  l'invitation  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
vous  adresser  me  fait  espérer  que  vous  ne  me 
refuserez  pas  votre  protection  et  vos  conseils 
dans  un  moment  où  presque  seul  je  fais  des  ef- 
forts multipliés  pour  tirer  le  bronze  du  néant  dans 
lequel  il  a  été  plongé  jusqu'à  présent. 

Vous  connaissez,  monsieur,  une  partie  des 
recherches  que  j'ai  faites  pour  perfectionner  cet 
art  que  je  crois  utile.  Le  plus  grand  obstacle  que 
je  rencontre,  c'est  qu'on  n'a  encore  rien  vu  qui 
puisse  révéler  un  art  où,  malheureusement,  ceux 
qui  l'ont  exercé  n'ont  montré  qu'un  métier;  cette 
prévention  est  forte  et,  il  faut  l'avouer,  elle  n'est 
pas  sans  fondement ;  mais  eût-on  jamais  soup- 
çonné qu'il  pût  se  former  des  artistes  en  gravure 
en  voyant  celles  qui  attestent  encore  le  mauvais 
goût  qui  régnait  à  sa  naissance  ?  La  gravure  rend 
de  grands  services  à  la  peinture  en  reproduisant 
les  chefs-d'œuvre  de  nos  grands  maîtres  ;  le  bronze 

1 .  Fondeur  très  célèbre. 


SOYER.  397 

peut  rendre  les  mêmes  services  à  la  sculpture,  et 
j'ose  le  dire,  avec  des  difficultés  au  moins  aussi 
grandes,  car  je  pense  qu'après  la  peinture  le 
bronze  est  la  seule  matière  qui,  par  la  finesse  du 
grain,  permette  d'approcher  la  nature  de  plus  près. 

Ma  voix  est  trop  faible  pour  détruire  le  préjugé 
qui  pèse  sur  cette  intéressante  partie  ;  vous  seul, 
monsieur,  pouvez  rendre  ce  service  à  la  France  : 
vos  connaissances,  votre  réputation  feront  tou- 
jours respecter  vos  arrêts.  C'est  plein  de  cette 
idée  que  je  vous  prie  de  vouloir  bien  examiner 
l'Amour  de  Chaudet,  que  je  viens  d'exposer,  d'en 
comparer  toutes  les  parties  avec  le  plâtre  que 
vous  pourrez  faire  mettre  à  côté.  Si  j'ai  réussi  à 
bien  rendre  l'original  et  à  amener  même  quelques 
améliorations  dans  les  détails,  votre  approbation 
produira  des  artistes  dans  ce  genre  par  l'émula- 
tion qu'elle  ne  peut  manquer  d'inspirer.  Si  j'ai 
manqué  le  but,  profitant  de  vos  avis,  je  redoublerai 
d'efforts  pour  y  atteindre,  et  mes  élèves  auront 
reçu  une  leçon  dont,  j'espère,  ils  sauront  profiter. 
Voilà,  monsieur,  le  service  que  j'ose  attendre  de 
votre  bonté  5  si  j'ai  le  bonheur  de  vous  intéresser 
assez  pour  l'obtenir,  je  me  regarderai  comme  le 
plus  heureux  des  hommes. 

Daignez  agréer,  monsieur,  les  respectueux 
hommages  de  votre  très  humble  serviteur. 

SOYER. 

Rue  de  l'Homme-Arme,  n"  2. 


PAUL    DELAROCHE  ' 

Paris,  ce  12  octobre  1824.. 

Monsieur, 

Mon  père  m'a  fait  part  des  choses  obligeantes 
que  vous  lui  avez  dites  au  sujet  de  mes  tableaux- 
cet  éloge  est  d'autant  plus  flatteur  pour  moi  qu'il 
sort  de  votre  bouche.  Si  votre  délicatesse  vous 
fait  me  refuser  le  plaisir  de  vous  remercier  de 
vive  voix,  elle  ne  peut  me  priver  de  celui  de  vous 
donner  dans  ce  billet  les  témoignages  de  ma  re- 
connaissance, ainsi  que  l'assurance  des  sentiments 
respectueux  avec  lesquels  je  suis,  monsieur, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Paul  Delaroche. 

1.  Paul  Delaroche  était  déjà  connu  alors  par  ses  tableaux  de 
la  Mort  de  Jeanne  Grey  et  de  Saint  Vincent  de  Paul  prêchant 
devant  la  cour  de  Louis  XIII  pour  les  enfants  trouvés.  Paul  Dela- 
roche, né  à  Paris,  le  17  juillet  1797,  épousa  la  fille  d'Horace 
Vernet,  qui  annonça  ce  mariage  à  Gérard  dans  une  lettre  qu'on 
trouvera  à  la  page  428.  —  Delaroche  était  professeur  à  l'Ecole 
des  beaux-arts;  il  devint  membre  de  l'Institut  en  1832. 


JAMES    PRADIER1 

Rome,  le  30  janvier  1824. 

Monsieur, 

Je  n'ai  jamais  manqué,  dans  mes  lettres  adres- 
sées à  mon  frère,  de  le  prier  de  vous  dire  mille 
choses  honnêtes  de  ma  part.  Aujourd'hui,  par 
crainte  qu'il  ne  mette  un  peu  de  négligence  à  ce 
que  je  désire  ardemment  savoir,  j'ai  osé  prendre 
la  liberté  de  vous  écrire  directement,  espérant 
que  vous  aurez  la  bonté  de  me  le  pardonner. 

Le  hasard  m'a  fait  acheter  une  colonne  an- 
tique de  marbre  de  Paros,  trouvée  à  Véies,  et 
pour  m'en  servir  j'ai  composé  une  figure  grande 
comme  nature  :  on  pourra  la  nommer  Psyché. 
C'est  une  jeune  fille  debout  qui  va  prendre  un  pa- 
pillon posé  sur  son  bras  gauche.  Cette  figure  n'est 
encore  qu'à  la  gradine,  et  la  longueur  du  travail 
de  ce  marbre  m'empêchera  de  pouvoir  l'exposer 
au  Salon  prochain.  Il  faudrait  passer  les  nuits  pour 

1.  Né  à  Genève  en  1794,  mort  à  Paris  en  1852,  élève  de  Le- 
mot,  il  remporca  le  prix  de  Rome  en  1813.  Il  est  placé  au  pre- 
mier rang  parmi  nos  statuaires.  —  La  statue  de  Psyché,  dont  il 
est  question  ici,  fut  exposée  en  1824.  —  Après  être  restée  long- 
temps au  musée  du  Luxembourg,  elle  esc  aujourd'hui  au  Louvre. 


4oo  PRADIER. 

espérer  de  l'exposer  dans  huit  jours,  et  un  ouvrage 
fait  avec  trop  de  précipitation  se  ressent  toujours 
un  peu  de  Cette  manière  de  travailler.  Je  dési- 
rerais donc,  monsieur,  que  vous  eussiez  la  bonté 
de  me  faire  savoir  si  le  Salon  sera  retardé  ou  non. 
Vous  êtes  le  seul  à  qui  je  puisse  m'a  dresser  pour 
une  chose  aussi  importante  pour  moi. 

Je  viens  de  terminer  en  plâtre  un  buste  du  roi, 
je  l'ai  fait  couronné  d'olivier;  on  en  paraît  con- 
tent ;  il  sera  fait  en  même  marbre  que  celui  de  la 
Psyché.  J'ai  fait  un  Prométhée  de  grandeur  colos- 
sale, pour  être  exécuté  en  marbre.  J'ai  terminé 
aussi  un  Bacchus  enfant  et,  dans  ce  moment,  je  suis 
en  train  de  monter  une  petite  figure  ày Hébé  pour 
un  ami  à  Paris.  Je  termine  un  autre  buste  en 
marbre  pour  Genève.  Le  beau  et  charmant  pays 
que  celui-ci!  Que  ne  puis-je  y  passer  ma  vie 
sous  un  si  beau  ciel  et  au  milieu  d'une  si  belle  na- 
ture !  Je  ne  regrette  de  Paris  que  vos  bons  con- 
seils, à  qui  je  dois  mon  talent,  car  je  ne  reconnais 
pas  d'autre  maître  que  vous;  je  me  fais  un  plaisir 
et  une  loi  de  le  dire  à  tous  ceux  qui  me  demandent 
de  qui  je  suis  l'élève. 

Votre  très  humble  serviteur. 

J.  Pradier. 

M.  Bodinier1,  avec  lequel  j'ai  le  plaisir  de 
m'entretenir  souvent  de  vous,  me  charge  de  vous 

i.  M.  Bodinier  s'est  fait  connaître  par  de  bons  tableaux  dont 


PRADIER.  401 

présenter  ses  respects.  J'ai  oublié  de  dire  à 
M.  Guérin  que  je  vous  écrivais;  il  se  porte  bien 
et  travaille  peu,  car  l'Académie  et  le  beau  temps 
l'occupent  tout  le  jour. 

les  sujets  étaient  tirés  des  mœurs  pastorales  de  la  campagne  de 
Rome.  Son  tableau  des  Bergers  à  l'Ave  Maria  a  été  très  remar- 
qué. M.  Bodinier  a  longtemps  habité  Rome;  il  a  contribué,  par 
ses  largesses,  à  la  création  du  musée  d'Angers. 


26 


CORNÉLIUS' 

Munich,  29  août  1828. 

Monsieur  le  baron, 

Je  saisis  l'occasion  que  me  présente  l'envoi  du 
diplôme  de  notre  Académie  pour  vous  exprimer 
les  sentiments  de  reconnaissance  que  j'éprouve 
pour  les  témoignages  de  faveur  et  d'amitié  que 
vous  m'avez  fait  parvenir  plusieurs  fois  par  M.  Gau 
et  par  d'autres  artistes  allemands.  Je  ne  croirais 
pas  aimer  passionnément  mon  art,  si  je  n'étais 
pas  extrêmement  sensible  pour  l'accueil  favorable 
que  mes  productions  ont  trouvé  devant  vos  yeux  ; 
je  m'en  félicite  d'autant  plus  que  je  crois  recon- 
naître dans  vos  travaux,  en  général,  le  même 
principe  qui  a  réglé  ce  que  j'ai  essayé  en  peinture. 
Puis,  comme  je  me  flatte  d'avoir  contribué  tant 

1.  Un  des  grands  peintres  de  l'école  allemande  moderne.  Né 
à  Dusseldorf  en  1787,  il  étudia  d'abord  sous  la  direction  de  son 
père,  artiste  lui-même,  puis  alla  à  Rome  où  il  se  lia  d'une  étroite 
amitié  avec  Overbeck.  Ils  habitaient  ensemble  un  couvent  en 
ruines  et  s'appliquèrent  à  étudier  les  procédés  de  la  peinture  à 
fresque,  qu'ils  transportèrent  plus  tard  en  Allemagne.  Cornélius, 
à  son  retour  de  Rome,  peignit  à  Munich  et  à  Berlin  d'immenses 
compositions.  Son  Jugement  dernier }  à  l'église  Saint-Louis,  à 
Munich,  est  la  plus  importante. 


CORNÉLIUS.  4o3 

soit  peu  à  la  renaissance  de  la  peinture  d'histoire 
en  Allemagne,  je  trouve  un  grand  encouragement 
à  poursuivre  ma  route  dans  l'approbation  d'un 
maître  étranger,  dont  la  gloire  n'a  jamais  été  con- 
testée. 

Agréez,  monsieur,  l'assurance  de  la  plus  haute 
estime  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être, 
Monsieur  le  baron, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

P.-V.  Cornélius. 


CARLE    VERNET" 


Pans,  182.. 

Mon  cher  Gérard,  n'attachez  aucun  prix  à 
l'estampe  que  je  vous  envoie.  Deux  épreuves  en- 
cadrées m'ont  été  donnéespar  Debucourt2  et  par 
le  marchand,  propriétaire  de  la  planche  ;  vous 
voyez  que  je  n'ai  rien  mis  du  mien.  Ne  me  faites 
donc  pas  de  visites  pour  cela,  mais  faites-m'en 
une  quand  j'aurai  été  convenir  avec  vous  du  mo- 

1.  Né  à  Bordeaux  en  1758.  Fut  reçu  de  l'Académie  en  1787, 
pour  son  tableau  du  Triomphe  de  Paul-Emile.  Il  quitta  ensuite 
le  grand  genre  historique  pour  s'adonner  plus  particulièrement  à 
des  études  d'un  ordre  inférieur,  mais  où  il  excella.  Ses  Batailles^ 
et  entre  autres  celle  de  Marengo^  lui  attirèrent  le  succès  et  firent 
sa  réputation.  Il  se  servit  avec  une  rare  habileté  de  la  lithogra- 
phie, à  l'époque  de  sa  découverte,  pour  reproduire  une  quantité 
de  charmantes  études  familières  sur  les  courses,  les  relais,  les 
voyages,  les  chasses.  Ses  caricatures,  à  propos  des  mœurs  et  des 
modes  du  Directoire  et  du  commencement  de  l'Empire,  sont  res- 
tées des  modèles  en  ce  genre.  Carie  Verne t  était  un  excellent 
dessinateur.  Il  est  mort  en  1836. 

2.  Debucourt,  graveur,  d'un  talent  fin  et  spirituel,  qui  a 
composé  et  gravé  diverses  scènes  familières  de  la  fin  du  dernier 
siècle.  Ses  estampes  à  Vaqua-tinta}  longtemps  oubliées,  sont  au- 
jourd'hui très  recherchées. 


CARLE  VERNET.  4o5 

ment  où  mon  tableau  sera  plus  complet.  Vous 
connaissez  ma  manière  de  faire;  mon  ouvrage  est 
éclaboussé  de  choses  faites,  la  plupart  principales. 
Il  faut  que  je  lie  tout  cela,  ce  qui  sera  fait  sous 
peu.  Je  ne  peux  finir  ce  billet  sans  vous  remer- 
cier du  bon  accueil  que  vous  me  faites  ainsi  qu'à 
tous  les  miens.  Croyez  que  votre  amitié  me  sera 
toujours  précieuse,  elle  est  encadrée  dans  mon 
cœur  et  le  Verre-net i  qui  la  couvre  n'est  pas  ca- 
suel,  vous  pouvez  en  être  sûr.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 


Votre  vieil  ami. 


Carle  Vernet. 


II 

Paris,  1828. 

Mon  cher  collègue, 

Je  m'empresse  de  vous  faire  savoir  qu'Horace 
a  été  nommé  directeur  de  l'Académie  de  Rome. 
Votre  zèle  à  nous  servir  en  cette  occasion,  comme 
vous  l'avez  fait  dans  bien  d'autres,  mérite  bien  que 
je  vous  en  instruise  promptement.  Je  le  fais  telle- 
ment à  la  hâte  que  je  ne  puis  vous  parler  de  notre 
reconnaissance.  Je  le  ferai  mieux  de  vive  voix. 

Votre  bien  dévoué. 

Carle  Vernet. 

1 .  Carie  Vernet  était  un  grand  faiseur  de  jeux  de  mots. 


LEMOYNE1 


Rome,  ce  13  septembre  1828. 

Monsieur, 

Je  reçois  à  l'instant  une  lettre  du  ministre  de 
l'intérieur  qui  me  charge  d'exécuter  en  marbre  le 
buste  de  Massillon  pour  la  ville  d'Hyères.  Ce  sou- 
venir de  l'autorité  m'a  singulièrement  touché, 
mais  j'ai  éprouvé  un  sentiment  bien  plus  vif  en 
pensant  que  c'était  à  vous,  monsieur,  que  je  de- 
vais cette  faveur.  Qui,  excepté  vous,  pouvait  s'in- 
téresser à  moi  auprès  d'un  dispensateur  des  grâces  ? 
Je  ne  crains  donc  pas  de  me  tromper  en  vous 
adressant  mes  premiers  remerciements.  Veuillez 
donc  les  recevoir  avec  votre  bienveillance  accou- 
tumée et  rester  bien  persuadé  que  je  n'avais  pas 
besoin   de  cette   nouvelle  faveur  pour  être  con- 

1.  Paul  Lemoyne,  sculpteur  français,  né  à  Paris  en  1784, 
obtint  une  mention  au  concours  de  1808;  professeur  à  l'Acadé- 
mie des  beaux-arts,  membre  correspondant  de  l'Institut,  auteur 
de  plusieurs  œuvres  remarquables,  entre  autres  les  Chevriers. 
groupe  déjà  cité  dans  cette  correspondance. 


LEMOYNE.  407 

vaincu    de    l'intérêt   que   vous    voulez    bien    me 
porter. 

L'accueil  que  j'ai  reçu  de  vous  pendant  mon 
séjour  à  Paris,  mais  plus  encore  la  franchise  avec 
laquelle  vous  m'avez  toujours  parlé,  me  font  un 
devoir  de  vous  en  garder  une  éternelle  reconnais- 
sance, et  de  mériter  par  mes  constants  efforts  la 
continuation  de  vos  bontés. 

Vous  avez  pensé  au  statuaire  romain  et  celui-ci 
peut  vous  assurer  que,  depuis  son  retour,  il  ne  cesse 
de  dire  à  qui  veut  l'entendre  l'aménité  avec 
laquelle  vous  accueillez  les  artistes  dans  votre 
maison,  la  grâce  et  les  prévenances  de  l'excellente 
padrona  di  casa.  Que  de  fois  je  me  suis  rappelé 
vos  soirées  du  mercredi,  où  tout  ce  que  Paris  ren- 
ferme de  gens  distingués  s'empressait  autour  de 
vous,  et  où  ceux  qui,  comme  moi,  n'ont  pas  encore 
atteint  le  but  venaient  puiser  dans  vos  conver- 
sations sur  les  arts  de  nouvelles  idées  et  une  nou- 
velle lumière  ! 

A  Rome,  ce  sont  les  morts  qui  parlent.  Chez 
vous,  monsieur,  c'est  un  vivant  à  qui  je  souhaite 
de  tout  mon  cœur  la  plus  longue  vie  possible. 
Quant  à  l'existence  d'après,  la  vôtre,  monsieur, 
est  bien  assurée  ;  mais  j'avoue  que  je  préfère  un 
immortel  vivant. 

En  arrivant  à  Rome,  je  me  suis  acquitté  des 
commissions  dont  vous  avez  bien  voulu  me  char- 
ger. Robert  a  dû  vous  dire  que  mon  intention  était 
de  vous  écrire,  et  si  j'ai  différé  si  longtemps,  c'est 


4o8  LEMOYNE. 

que  je  voulais  rendre  ma  lettre  intéressante  au 
moins  par  quelques  particularités  de  Rome.  On 
vit  ici  dans  un  état  de  torpeur  telle  qu'il  serait 
difficile  de  rien  vous  mander  qui  pût  exciter  votre 
curiosité.  Le  célèbre  Cammuccini  fait  toujours  des 
chefs-d'œuvre.  11  vient  de  finir  un  tableau  qui  lui 
avait  été  commandé  par  le  roi  de  Naples.  Que 
n'êtes-vous  ici  pour  juger  par  vos  yeux  de  la  fai- 
blesse des  artistes  modernes  de  Rome!  Mais  c'est 
un  parti  pris  ici,  il  faut  toujours  que  Rome  ait  vi- 
vants un  Raphaël,  un  iMichel-Ange  et  un  Bra- 
mante, comme  ils  ont  et  auront  toujours  pour 
papes  des  Jules  II  et  des  Léon  X. 

A  la  dernière  exposition,  j'ai  senti  qu'il  était 
nécessaire  que  je  me  présentasse  avec  un  ouvrage 
plus  complet  que  ceux  que  j'ai  déjà  exposés  au 
public.  Aussi  ai-je  entrepris  avec  ardeur  l'exécu- 
tion de  mon  groupe  des  Chevriers.  Si  je  ne  réussis 
pas,  je  n'aurai  rien  à  me  reprocher.  Je  me  sou- 
viens des  bons  conseils  que  vous  m'avez  don- 
nés. 

M.  Guérin  a  été  sensible  à  votre  bon  souvenir 
et  aux  reproches,  qu'il  avoue  lui-même  être  trop 
bien  fondés,  que  vous  m'aviez  chargé  de  lui  faire. 
Il  remet,  à  son  retour  à  Paris,  de  vous  prier  de 
mettre  une  pierre  sur  son  silence  de  six  ans. 

Je  pense,  monsieur,  que  vous  serez  occupé 
présentement  à  mettre  la  dernière  main  à  votre 
beau  tableau  du  Sacre.  L'honneur  que  vous 
m'avez  fait  en   m'accordant  de  le  voir  avant  de 


LEMOYNE.  409 

partir  me  fait  vivement  désirer  que  le  temps  passe 
plus  vite  pour  le  voir  à  l'exposition  publique. 

Si  je  ne  craignais  d'abuser  de  vos  précieux 
instants,  je  vous  prierais,  monsieur,  de  me  faire 
parvenir  deux  mots  de  recommandation  pour 
M.  le  vicomte  de  Chateaubriand.  Je  vous  dirai  en 
confidence  que  j'étais  fort  mal  avec  les  prédéces- 
seurs de  notre  littérateur  diplomate. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  très 
humble  admirateur  et  serviteur. 

P.    Le mo y  ne. 


Il 

Rome,  ce  17  décembre  1831. 


Monsieur 


L'ambassadeur1  n'était  point  à  Rome  au  mo- 
ment de  mon  arrivée.  C'est  seulement  vingt  jours 
après  que  je  pus  lui  remettre  la  lettre  que  vous 
eûtes  la  bonté  de  me  faire  tenir,  à  Paris,  la  veille 
de  mon  départ.  J'aurais  donc  dû  plus  tôt  vous 
écrire  pour  vous  remercier  de  votre  bonne  recom- 
mandation. Ce  retard,  vous  ne  le  prendrez  pas,  je 
l'espère,  pour  de  l'oubli  ou  de  l'indifférence.  Je  ne 
suis  accessible  ni  à  la  paresse  ni  à  l'ingratitude. 

1.  M.  de  Sainte-Aulaire. 


4io  LEMOYNE. 

Je  n'ai  donc  retardé  ma  réponse  que  pour  joindre 
à  mes  bien  sincères  remerciements  mes  vœux  de 
nouvel  an.  J'ai  voulu  faire  d'une  pierre  deux 
coups,  et  cela  par  pure  discrétion.  Constantin 
m'ayant  dit,  il  y  a  quelque  temps,  qu'il  allait  vous 
écrire,  je  le  priai  de  vous  présenter  mes  respects 
ainsi  que  mes  hommages  à  Mm,:  Gérard.  Je  pense 
qu'il  se  sera  acquitté  de  cette  commission. 

L'ambassadeur  m'a  témoigné  le  vif  plaisir 
qu'il  éprouve  à  recevoir  une  lettre  de  vous.  Tou- 
tefois, il  ne  m'a  pas  parlé  de  son  contenu,  mais  des 
beaux  portraits  que  vous  avez  faits  de  lui  et  de 
Mme  de  Sainte-Aulaire.  11  est  si  bienveillant  envers 
tout  le  monde  que  je  mentirais  si  je  vous  disais 
qu'il  a  pour  moi  des  préférences  marquées.  J'irai 
même  jusqu'à  vous  dire  que  je  pense  qu'en  des- 
sous main  on  a  pu  me  desservir  auprès  de  lui  et, 
je  crois,  sous  le  prétexte  de  l'amitié  particulière 
dont  M.  de  Chateaubriand  a  bien  voulu  m'honorer 
pendant  son  trop  court  séjour  à  Rome.  Mme  de 
Sainte-Aulaire  m'a  parlé  plusieurs  fois  des  séances 
agréables  qu'elle  passait  à  votre  atelier,  lorsque 
vous  faisiez  son  portrait.  J'épargnerai  à  votre  mo- 
destie tout  ce  qu'elle  m'a  dit  de  vous,  monsieur. 

Toute  la  famille  Vernet  me  charge  de  la  rap- 
peler à  votre  souvenir,  et  c'est  une  commission 
dont  je  m'acquitte  avec  d'autant  plus  de  plaisir 
que,  parlant  souvent  de  vous  avec  eux,  je  suis  à 
même  d'apprécier  la  sincérité  de  leurs  sentiments 
pour  vous.  Horace  travaille  toujours  avec  la  même 


LEMOYNE.  411 

vigueur.  Il  finit  un  tableau  qu'il  destine  à  la  pro- 
chaine exposition.  C'est  Raphaël  s'arrêtant  sur 
l'escalier  du  Vatican  pour  dessiner  une  sainte  Fa- 
mille que  posent ,  par  hasard,  des  paysans  qui  se 
reposent.  Je  crois  que  ce  tableau  lui  fera  honneur. 

Les  Schnetz,  les  Robert,  les  Bonnefond  n'étant 
point  à  Rome,  je  ne  puis  m'étendre  sur  de  nou- 
veaux ouvrages. 

Quant  aux  Romains,  ce  que  je  puis  vous  dire, 
sans  crainte  de  passer  pour  mauvaise  langue,  c'est 
que,  s'ils  vont  de  ce  train,  dans  peu  il  ne  sera  plus 
question  de  peintres  romains.  Us  s'éteignent  tous 
comme  des  lampes  sans  huile.  Ils  font  comme 
leur  gouvernement  qui,  sans  l'assistance  des  Te- 
deschi,  se  serait  trouvé  effacé  sans  laisser  la 
moindre  trace.  Les  Cammuccini ,  les  Agricolay  les 
Vicao  semblent  disparaître  sous  le  poids  ou  plutôt 
derrière  les  manteaux  de  leurs  énormes  réputa- 
tions. Cammuccini,  surtout,  fait  maintenant  des 
tableaux  qui  passent  la  plaisanterie.  C'est  pitié  de 
voir  ce  qu'ils  font1. 

Après  vous  avoir  parlé  des  autres,  me  pardon- 
nerez-vous,  monsieur,  de  vous  dire  deux  mots  de 
moi?...  Dans  quatre  jours,  le  monument  du 
Poussin  sera  terminé,  et  je  m'occuperai  de  le  faire 
poser. 

Aussitôt  après  mon  retour,  je  me  suis  occupé 

i .  Les  réflexions  de  Lemoyne  sur  les  peintres  italiens  sont 
reproduites  telles  quelles,  mais  il  est  facile  d'admettre  au  moins 
leur  exagération. 


4i2  LEMOYNE. 

d'une  esquisse  pour  un  groupe  que  je  ne  pourrai 
avoir  exécuté  que  dans  deux  ans.  Aussitôt  que 
j'en  aurai  définitivement  arrêté  la  composition,  je 
prendrai  la  liberté  de  vous  demander  vos  conseils. 
C'est  la  première  fois  que  j'ose  attaquer  un  genre 
aussi  sérieux.  Aurai-je  le  bonheur  de  réussir? 
Je  n'épargnerai  toutefois  ni  peine,  ni  temps,  ni 
argent. 

Schnetz  m'a  écrit  que  la  ville  de  Paris  vous 
avait  chargé  de  l'exécution  du  portrait  du  roi.  Ce 
choix  est  honorable  pour  vous  et  pour  le  conseil 
du  département.  Comme  artiste  et  comme  enfant 
de  Paris,  je  m'en  félicite  avec  vous. 

Ici,  point  de  nouvelles,  peu  d'étrangers.  Tor- 
lonia  est  arrivé  avant-hier  avec  l'emprunt  accepté. 
Il  était  temps,  car  ici  on  ne  payait  plus  au  Trésor 
que  les  mandats  au-dessous  de  cinq  piastres  ! 

Les  Légations  tiennent  bon.  On  doit  essayer 
sous  peu  de  jours  d'y  faire  entrer  les  troupes  du 
pape.  Ici,  la  misère  la  plus  profonde  et  Dieu  sait 
quelle  misère  !  Mais  il  sait  aussi  combien  les  Ro- 
mains sont  patients.  Les  rues  fourmillent  de  men- 
diants pendant  le  jour,  et  la  nuit,  les  assassins  et 
les  voleurs  font  la  chasse  à  tout  le  monde!  Etran- 
gers ou  nationaux,  tout  leur  est  bon.  On  ne  peut 
plus  marcher  qu'avec  des  armes,  et  c'est  ce  que 
nous  faisons  tous.  Cela  durera  ainsi  tant  qu'on 
n'aura  pas  attaqué  quelque  monsignore. 

Adieu,  monsieur,  excusez  mon  bavardage.  Je 
vous  prie  encore  une  fois  d'agréer  mes  vœux  sin- 


LEMOYNE.  4i3 

cères  pour  votre  bonne  santé,  pour  celle  de 
Mmo  Gérard  et  de  toutes  les  personnes  que  vous 
affectionnez. 

J'ai  l'honneur   d'être,    monsieur,    votre    très 
humble  et  affectionné  serviteur. 

Paul  Lemoyne. 


FABRE1 


Montpellier,  le  22  janvier  1829. 

Monsieur  et  illustre  collègue, 

M.  Renouvier,  député  de  l'Hérault,  va  partir 
pour  Paris;  je  profite  de  cette  occasion  pour  vous 
envoyer  la  notice  des  tableaux  de  notre  naissant 
musée.  Je  regrette  bien  qu'il  ne  se  trouve  pas  sur 
la  route  d'Auteuil,  je  vous  guetterais  au  passage 
et  je  serais  enchanté  de  vous  en  faire  les  hon- 
neurs. J'aime  à  croire  que  plusieurs  de  ses  ta- 
bleaux, surtout  parmi  les  anciens,  trouveraient 
grâce  devant  vos  yeux.  Je  puis  du  moins  vous  as- 
surer que  vous  pouvez  ajouter  foi  à  leur  extrait 
de  baptême.  Malheureusement,  vous  trouverez 
dans  cette  notice  de  fâcheuses  lacunes,  surtout 
une...  Mais,  hélas!  il  n'est  pas  permis  à  tout  le 
monde  d'aller  à  Gorinthe.  M.  Renouvier  vous  re- 
mettra aussi  la  médaille  que  la  ville  de  Montpel- 
lier a  fait  graver  pour  l'ouverture  de  ce  musée,  et 
que  je  vous  prie  d'agréer  d'aussi  bon  cœur  que  je 
vous  l'offre. 

J'espère  que  mon  honorable  compatriote  me 

1.  Voir  lettres  de  Girodet,  p.  161. 


FABRE.  4i5 

donnera  de  vos  nouvelles  et  qu'elles  seront  excel- 
lentes. Je  craindrais  d'être  indiscret  en  vous 
priant  de  m'en  donner  vous-même.  Je  vous  sou- 
haite la  plus  parfaite  santé.  Avez-vous  quelque 
chose  de  mieux  à  désirer  ?  Non  lo  credo.  In  ogni 
caso  le  auguro  tutte  le  félicita  et  tutte  le  glcrie  di 
questo  mondo,  corne  tutte  quelle  delV  altro,  ma  queste 
ultime  più  tardi  que  si  potrà  \  —  Veuillez  bien  me 
compter  au  nombre  de  vos  amis  et  de  vos  admi- 
rateurs. J'ai  l'honneur  d'être ,  monsieur  et  ancien 
camarade, 

Votre  très  dévoué  serviteur. 

F.-X.    Fabre. 

i.  '(Je  ne  le  crois  pas.  En  tout  cas,  je  vous  souhaite  tout  le 
bonheur  et  toutes  les  gloires  de  ce  monde,  comme  toutes  les  féli- 
cités de  l'autre;  mais,  ces  dernières,  le  plus  tard  possible.  » 


HORACE    VERNET1 


Rome,  le  iç  avril  1829. 

Monsieur, 

Aujourd'hui  que  j'ai  assez  fait  le  directeur 
pour  vous  soumettre  mes  observations  sur  l'Aca- 
démie, permettez-moi  de  profiter  de  la  permission 
que  vous  m'avez  donnée,  et  de  commencer  une 
correspondance  à  laquelle  j'attache  un  grand 
prix,  puisqu'elle  doit  me  dédommager  de  la  perte 
que  je  fais  de  n'être  plus  autant  à  même  que  par 
le  passé  de  recevoir  vos  conseils  et  de  profiter  de 
vos  avis.  J'aurai  sans  doute  à  mettre  votre  patience 
à  l'épreuve;  mais  l'amitié  paternelle  dont  vous 
avez  bien  voulu  m'honorer  dans  toutes  les  cir- 
constances me  rassure.  Je  vous  demanderai  donc 
de  vous  ouvrir  mon  cœur,  bien  persuadé  que  vous 
m'écouterez  avec  cette  bienveillance   dont    vous 

1 .  On  connaît  trop  la  vie  et  les  ouvrages  du  peintre  le  plus 
populaire  de  notre  temps,  pour  que  nous  ne  nous  abstenions  pas 
de  tout  renseignement  biographique  à  son  sujet.  Horace  Vernet, 
né  le  30  juin  1789,  est  mort  à  Paris  le  17  janvier  1863. 


HORACE  VERNET.  417 

m'avez  donné  tant  de  preuves,  et  dont  je  conser- 
verai sans  cesse  la  plus  vive  reconnaissance. 

Je  commencerai  donc,  monsieur,  par  vous 
dire  en  quel  état  j'ai  trouvé  rétablissement  à  la 
tête  duquel  je  me  trouve.  L'administration  de 
l'Académie  est  admirablement  organisée  sous  le 
rapport  financier  et  matériel  ;  un  enfant  pourrait, 
sans  inconvénient,  être  mis  à  la  tête  de  la  maison 
sans  qu'il  lui  fût  possible  de  se  tromper.  Les 
choses  sont  tellement  bien  casées  qu'avec  une 
machine  à  vapeur  on  ferait  des  états,  comme  à 
Londres  on  fait  des  poulies.  Il  n'en  est  pas  de 
même  de  la  direction  morale  ;  cette  régularité  qui 
frappe  toujours  à  la  même  place  se  trouve  toute 
désorientée  lorsqu'elle  frappe  sur  les  faiblesses 
humaines;  c'est  ce  qui  est  arrivé  ici,  où  sans  cesse 
il  faut  avoir  à  combattre  l'amour-propre,  la  pa- 
resse et  des  orgueils  de  toutes  les  espèces.  Le 
caractère  droit  de  mon  prédécesseur1,  sa  scru- 
puleuse délicatesse,  lui  laissaient  sans  doute  croire 
qu'il  suffisait  d'indiquer  la  route  qu'il  y  avait  à 
suivre.  C'est  là  qu'il  s'est  trompé,  c'est  là  qu'il 
me  laisse  une  tâche  difficile  à  remplir.  Il  faut 
quelquefois  montrer  qu'on  a  la  main  ferme,  pour 
n'avoir  plus  à  y  revenir.  Dès  le  premier  moment 
j'ai  voulu  en  faire  l'épreuve.  Armé  des  règlements, 
qui  (entre  nous  soit  dit)  sont  souvent  ridicules, 
j'ai  frappé  sur  les  gros  bonnets,   j'ai   saisi,  con- 

1.  Guérin. 

1.  27 


418  HORACE    VERNET. 

risqué,  etc.  On  a  crié,  puis  on  m'a  donne  raison, 
à  commencer  par  les  victimes  elles-mêmes,  Mon 
âge,  ma  manière  de  vivre  en  dehors,  me  servent 
beaucoup.  11  existe  entre  les  pensionnaires  et 
moi  un  reste  de  camaraderie  respectueuse  qui  at- 
ténue les  mesures  de  rigueur  que  je  puis  em- 
ployer, et  je  deviens  en  quelque  sorte  l'avocat  du 
directeur.  Je  pensais  obtenir  plus  par  la  rondeur 
et  la  franchise  de  mes  manières  d'agir  que  par  la 
rigidité  pédantesque  d'un  recteur  de  collège. 
Voilà,  monsieur,  comment  j'ai  commencé  et  où 
j'en  suis  sur  ce  point.  Je  suis  moins  avancé  sous 
le  rapport  de  la  direction  des  études  ;  là  il  faut  des 
connaissances  spéciales.  Le  goût  qui  entraîne 
chaque  individu  dans  une  route  différente  doit  res- 
ter libre  pour  laisser  le  génie  atteindre  le  but 
vers  lequel  il  aspire,  et  malheureusement  je  ne 
vois  autour  de  moi  qu'une  vile  servitude  d'école, 
et  je  ne  rencontre  (chez  les  pensionnaires  peintres 
surtout)  que  des  esclaves  n'ayant  apporté  à  Rome 
que  les  brosses  et  les  lunettes  de  leurs  maîtres. 
C'est  ici  qu'il  faudrait  déployer  de  grands  moyens, 
et  c'est  ici  que  vous,  qui  embrassez  d'un  seul 
coup  d'œil  la  masse  des  choses,  pouvez,  non  seu- 
lement par  amitié,  mais  pour  l'intérêt  général, 
m'aider  de  vos  sages  conseils.  J'ai  une  volonté 
inébranlable  et  une  patience  à  toute  épreuve, 
mais  je  pourrais  me  tromper  5  j'ai  besoin  de  vos 
avis  pour  détruire  toute  incertitude  sur  les  moyens 
de  régénérer  l'école.   Vous  en  êtes  le  chef.  La 


HORACE    VERNET.  419 

peinture  a  ses  phases  et  brille  différemment  selon 
son  siècle.  Les  temps  héroïques  ont  produit  les 
Phidias  et  les  Praxitèle  ;  la  chrétienté,  Raphaël, 
Miche  1- Ange... -,  notre  République,  David  et  son 
école.  Aujourd'hui,  c'est  autre  chose.  La  ten- 
dance générale  des  esprits  penche  vers  un  but 
moins  spécial,  chaque  peintre  cherche  librement 
à  satisfaire  son  goût  et  à  représenter  la  nature  à  sa 
manière.  Les  tableaux  historiques  ne  sont  plus 
seulement  ceux  dont  les  sujets  sont  puisés  dans 
l'histoire  ancienne.  Les  grandes  circonstances  de 
notre  époque  entrent  maintenant  dans  leur  do- 
maine. Je  pense  que  l'Ecole  de  Rome  n'est  point 
instituée  pour  former  des  imitateurs  purs  et 
simples  des  grands  maîtres  qui  nous  ont  précédés, 
mais  que  MM.  les  pensionnaires  y  sont  placés 
pour  apprendre  à  représenter  de  la  manière  la 
plus  noble  et  la  plus  élevée  les  passions  de  la  na- 
ture humaine,  comme  un  écrivain  cherche  dans 
la  lecture  des  bons  auteurs  en  quels  termes  il  doit 
faire  parler  les  héros,  sans  y  aller  puiser  ses  idées. 
M.  Larivière,  étant  dans  sa  cinquième  année,  vient 
de  commencer  son  tableau.  11  a  choisi  un  sujet 
du  xve  siècle.  Dans  mon  opinion,  je  n'ai  pas  cru 
devoir  lui  faire  d'autre  observation,  sinon  que 
l'Académie  trouverait  peut-être   cette   innovation 


mauvaise  1 


Voilà,  monsieur,  où  je  voulais  en  venir,  et  le 

r .  La  Pesta  de  Rome  sous  le  pontificat  de  Nicolas  J  . 


420  HORACE   VERNET. 

point  sur  lequel  je  serais  heureux  de  connaître 
votre  pensée.  Peut-être  ai-je  été  trop  long-,  mais 
j'ai  peu  l'habitude  d'enfiler  des  phrases;  j'aurais 
dû  sans  doute  être  moins  prolixe,  mais  qu'y  vou- 
lez-vous faire?  Pardonnez-moi  donc  et  mettez,  je 
vous  prie,  de  côté  l'ennui  que  je  vous  aurai  causé, 
pour  ne  voir  que  le  besoin  que  j'éprouvais  de  re- 
cueillir vos  avis. 

Voici  une  lettre  écrite  depuis  longtemps;  je 
n'avais  pas  osé  vous  l'envoyer,  tant  elle  est  grif- 
fonnée ;  mais  M.  Lemoyne,  qui  veut  bien  s'en 
charger,  me  rendra  le  service  de  vous  la  lire  si 
vous  ne  pouvez  en  venir  à  bout.  Je  vous  y  de- 
mande de  me  continuer  vos  bontés  et  de  m'aider 
de  vos  lumières  sur  un  point  qui  me  semble  assez 
grave.  Vous  m'avez  tant  de  fois  tendu  la  main  que 
j'espère  que,  cette  fois  encore,  vous  ne  me  la  re- 
fuserez pas.  Rome  retentit  du  bruit  de  vos  nou- 
veaux succès.  Vous  devez  être  blasé  sur  ce  genre 
de  jouissances  qui  me  touchent  sans  doute  plus 
que  vous,  car  j'ai  le  regret  de  ne  pouvoir  juger 
votre  dernier  ouvrage  que  par  ouï-dire. 

MM.  Guérin  et  Thévenin  sont  partis  ;  me  voilà 
seuL  Les  quatre  mois  que  je  viens  de  passer  avec 
mon  prédécesseur  ont  encore  augmenté  la  pro- 
fonde estime  que  j'avais  pour  son  caractère. 

Ma  femme  me  charge  de  la  rappeler  à  votre 
souvenir  ainsi  qu'à  celui  de  Mm9  Gérard.  Quant  à 
ma  fille,  elle  embellit  tous  les  jours  afin  d'atteindre 
au  degré  de  perfection  que  vous  avez  donné  à  ses 


HORACE   VERNET.  421 

traits   dans  le  portrait  que  vous  avez  bien  voulu 
faire  d'elle  l. 

Veuillez  recevoir,  monsieur,  l'assurance  de 
mes  sentiments  de  reconnaissance  et  de  bien  véri- 
table affection. 

H.   Vernet. 


II 

Rome,  décembre  1830. 

Monsieur, 

Depuis  bien  longtemps  j'éprouve  le  besoin  de 
vous  écrire.  Vous  allez  me  dire  :  Pourquoi  ne 
l'avez-vous  pas  fait  ?  Voilà  ce  qui  n'est  pas  facile, 
expliquer  mon  silence  et  détruire  la  fâcheuse 
opinion  qu'il  a  du  vous  donner  de  ma  reconnais- 
sance de  toutes  vos  bontés  pour  moi.  Je  vous 
dirai  donc,  monsieur,  que,  sans  avoir  la  moindre 
intention  de  me  mettre  en  hostilité  avec  l'Acadé- 
mie, sur  une  observation  très  simple,  relative  à 
Tirijustice  d'un  rapport,  je  me  suis  trouvé  engagé 
dans  une  querelle  des  plus  désagréables  avec  elle, 
ou  plutôt  avec  M.  Quatremère2. 

1.  Gérard  avait  fait  en  1828,  d'après  M,le  Louise  Vernet, 
une  esquisse  peinte,  qui  fait  partie  de  la  collection  du  neveu  de 
Gérard. 

2.  Quatremère  de  Quincy,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  beaux-arts  et  membre  de  celle  des  inscriptions,  auteur  d'un 
grand  nombre  d1ouvrages  sur  les  beaux-arts  :  Dictionnaire  d'ar- 


422  HORACE    VKRNET. 

Entraîne  malgré  moi  par  la  débâcle  de  phrases 
et  de  raisonnements  métaphysiques  de  mon  anta- 
goniste, il  m'a  été  impossible  de  crier  au  secours, 
et,  lorsque  j'ai  pu  surmonter  le  danger,  il  n'était 
plus  temps  de  demander  avis,  la  glace  était  rom- 
pue, il  fallait  être  le  plus  entêté.  Je  me  suis  donc 
cramponné  à  ma  conscience.  Au  moment  où  je 
vous  écris,  je  n'ai  plus  rien  à  craindre  de  mon  ad- 
versaire, grâce  à  la  dégelée  que  je  lui  ai  envoyée. 
Bref,  tout  est  fini  ;  il  ne  faut  plus  penser  qu'à  ré- 
parer le  mal.  Samson,  avec  sa  mâchoire  d'âne,  a 
causé  moins  de  désordre  dans  les  rangs  des  Phi- 
listins que  notre  secrétaire  perpétuel  avec  la 
sienne  au  milieu  de  la  nouvelle  école.  Je  vais  donc 
m'occuper  d'une  revision  des  règlements  qui  nous 
dirigent  ici,  afin  d'en  extirper  ce  qu'un  pouvoir 
envieux  et  usurpateur  y  a  introduit.  Je  voudrais 
proposer  les  améliorations  que  deux  armées 
d'exercice  dans  mes  fonctions  de  directeur  ont  pu 
me  faire  juger  nécessaires.  J'espère  que  vous  me 
permettrez  de  vous  consulter  ;  dans  cette  circon- 
stance,  je  ne  suis  pas  pris  en  traître  et  je  pourrai 
m'appuyer  de  vos  conseils. 

Les  événements  de  Paris  ont  eu,  comme  vous 
le  pensez  bien,  leur  contre-coup  ici.  Je  me  suis 
trouvé,  pendant  quelques  jours,  assez  embarrassé. 

L'ambassade  nous  avait  soufflé  dans  la  manche; 
mais,  grâce  au  ciel  et  à  un  peu  de  fermeté,  tout 

chitecture.  Histoire  de  Raphaël  et  de  ses  ouvrages,  la  Vie  et  les 
Ouvrages  des  plus  célèbres  architectes }  etc. ,  etc.  —  Mort  en  1849  • 


HORACE   VERNET.  420 

s'est  bien  terminé.  La  cocarde  fait  bon  effet,  et, 
sauf  quelques  boudeurs  qui  nous  arrivent  de 
France,  tout  semble  reprendre  sa  marche  ordinaire. 

Le  Pape  vient  de  mourir  ' .  La  cérémonie  du 
conclave,  le  couronnement  du  nouveau  pontife 
nous  conduiront  jusqu'au  carnaval.  Vous  voyez 
que  les  amusements  de  tous  les  genres  ne  nous 
manqueront  pas. 

J'ai  beaucoup  travaillé.  Une  partie  de  mes 
études  et  de  mes  tableaux  est  à  Paris  2.  Peut-être 
aurez- vous  aperçu  les  uns  et  les  autres;  s'il  en 
était  ainsi,  j'ose  attendre  de  l'intérêt  que  vous 
m'avez  sans  cesse  témoigné  quelques-uns  de  ces 
bons  avis  dont  vous  vous  êtes  montré  si  sauvent 
libéral  envers  moi.  Je  suis  tout  étourdi!  tant  de 
belles  choses  m'environnent  !  je  voudrais  tout  sai- 
sir. Je  suis  comme  un  minéralogiste  qui  met  toutes 
les  pierres  qu'il  trouve  dans  son  sac,  et  qui, 
lorsque  celui-ci  devient  trop  lourd,  en  jette  la 
moitié  au  hasard.  Si  plus  instruit  que  moi  ne  vient 
à  mon  aide,  je  cours  risque,  après  m'être  donné 
bien  du  mal,  de  n'être  pas  plus  riche  que  par  le 
passé.  C'est  de  vous,  monsieur,  que  j'attends  le 
service  auquel  je  viens  de  faire  allusion.  Un  seul 
mot  de  vous  suffira  pour  m'indiquer  la  ligne  que 
je  dois  suivre  maintenant;  ce  mot,  je  ne  me  risque 
pas  à  le  demander,  j'ai  la  présomption  de  croire 
que  vous  le  prononcerez. 

i .  Pie  VIII.  Il  n'avait  régné  que  vingt  mois. 
2.  Voir  la  letcre  de  Constantin,  page  325. 


124  HORACK   VER  NET. 

L'exposition  des  envois  de  Rome  a  eu  lieu. 
C'est  aussi  sur  ce  point  que  je  voudrais  attirer 
votre  attention.  Comme  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de 
vous  le  dire,  j'ai  laissé  le  champ  un  peu  plus  libre 
sur  le  choix  des  sujets  de  peinture.  M.  Larivière 
s'est  chargé  de  l'épreuve.  Qu'en  pensez-vous  ? 
Pour  cette  année,  je  n'espère  rien  en  ce  genre.  Il 
n'en  est  pas  de  même  de  l'architecture  et  de  la 
sculpture.  J'attribue  cette  différence  au  mauvais 
mode  qui  dirige  les  travaux  obligatoires.  La  pein- 
ture n'est  pas  appelée  à  partager  les  mêmes  avan- 
tages que  les  autres  arts  qu'on  cultive  ici.  Les 
peintres  qui  viennent  à  Rome,  loin  d'envoyer  des 
études,  devraient,  ce  me  semble,  n'en  montrer  que 
les  résultats  dans  des  tableaux  de  différentes 
grandeurs  et  de  leur  choix.  Les  sculpteurs  ne  font 
pas  autrement,  puisque  leurs  envois  consistent 
dans  des  figures  et  des  bas-reliefs,  travaux  qu'ils 
doivent  exécuter  toute  leur  vie,  et  dans  lesquels 
ils  peuvent  montrer  et  développer  le  génie  et  le  ta- 
lent qu'ils  possèdent.  Si  vous  le  permettez,  je  re- 
viendrai dans  un  autre  temps  sur  cette  idée,  que  je 
tâcherai  d'analyser  un  peu  mieux  qu'aujourd'hui, 
ma  lettre  étant  déjà  bien  longue. 

Je  ne  veux  cependant  pas  la  terminer  sans 
vous  renouveler  l'assurance  de  ma  bien  sincère 
et  respectueuse  affection. 

Votre  tout  dévoué. 

H.   VernEt. 


GERARD.  425 


GERARD  A   HORACE  VERNET. 

Auteuil,  1830. 

Monsieur  et  cher  confrère, 

J'ai  reçu  par  M.  Lemoyne  la  lettre  dont  vous 
avez  bien  voulu  le  charger  pour  moi,  et  je  vous 
aurais  déjà  répondu  si  je  n'avais  compté  sur  son 
prochain  départ;  mais  il  m'a  appris  mercredi  qu'il 
ne  retournerait  à  Rome  que  le  mois  prochain,  et 
je  ne  veux  pas  différer  davantage. 

J'ai  été  très  sensible  à  votre  bon  souvenir  et 
surtout  au  témoignage  de  votre  confiance  que  je 
crois  mériter  par  le  sincère  attachement  que  je 
vous  ai  porté  dès  votre  première  jeunesse,  et  qui 
ne  s'est  jamais  démenti  depuis,  j'ose  le  dire,  mal- 
gré les  soins  charitables  qu'on  a  pris  pour  vous 
éloigner  de  moi.  Quoique  je  ne  me  flatte  plus  de 
pouvoir  vous  être  utile  désormais  dans  la  ligne 
ascendante  que  vous  parcourez,  tandis  que  par 
mon  âge  et  par  mon  caractère  j'en  suis  une  tout 
opposée,  cependant  je  ne  laisserai  point,  tant  que 
je  vivrai,  de  répondre  à  votre  confiance  et  à  votre 
amitié. 

Les  contrariétés  que  vous  éprouvez  sur  le  mo- 
ral de  votre  établissement  ne  m'étonnent  pas  : 
votre  manière  de  faire  et  de  sentir  ne  peut  guère 


42t>  GÉRARD. 

s'arranger  de  ces  routines,  que  les  règlements, 
d'ailleurs,  sont  si  propices  à  conserver;  aussi 
n'est-ce  pas  sur  cela  qu'il  faut  compter  pour  ob- 
tenir des  résultats  dignes  de  l'Ecole  et  de  vous, 
mais  bien  sur  vos  conseils  et  sur  votre  exemple. 

Toutefois,  pour  entrer  dans  vos  idées,  je  vous 
soumettrai  deux  mesures  qui  me  paraîtraient  pro- 
pres à  donner  à  la  fois  plus  d'importance  à  l'Aca- 
démie de  France  à  Rome,  et  plus  de  force  aux 
élèves  qui  aspirent  à  y  arriver.  L'une,  et  je  crois 
vous  en  avoir  parlé,  serait  la  création  d'une  galerie 
où  chacun  des  pensionnaires  laisserait  un  morceau 
de  peinture  ou  de  sculpture  ;  —  le  nom  de  chaque 
artiste  et  l'époque  de  son  séjour  à  Rome  seraient 
marqués  au-dessous  de  chaque  ouvrage.  —  La 
seconde  serait  de  changer  la  donnée  du  concours 
pour  le  grand  prix  de  peinture,  et,  au  lieu  des 
éternels  tableaux  de  chevalet,  d'adopter  des  figures 
de  grandeur  naturelle,  en  ne  donnant,  comme  su- 
jets, que  deux  ou  trois  personnages,  au  plus.  — 
Ce  n'est  point  avec  vous  qu'il  est  nécessaire  de 
développer  davantage  cette  idée.  Cependant,  si 
elle  vous  paraît  bonne  et  propre,  comme  j'en  suis 
convaincu,  à  changer  la  face  des  choses,  je  vous 
engage  à  la  poursuivre.  Quant  à  moi,  je  n'aurais 
malheureusement  que  peu  de  crédit  pour  l'ap- 
puyer, car  je  n'ai  guère  d'influence  à  l'Académie, 
où  je  ne  vais  presque  jamais.  Cependant  le  bien 
peut  se  faire  sans  moi.  Il  faut,  avant  toutes  choses, 
que  ces  deux  propositions  vous  paraissent  utiles. 


GÉRARD.  427 

Je  vous  remercie  de  ce  que  vous  me  dites 
d'obligeant  sur  mon  tableau  du  Sacre.  Vous  n'avez 
entendu  de  loin  que  les  applaudissements;  mais 
ceux  qui  sont  tout  près  ont  entendu  bien  des  sif- 
flets, et  peut-être  même  sont-ils  arrivés  jusqu'à 
vous.  Mais  vous  n'en  serez  pas  plus  surpris  que 
moi,  vous  connaissez  les  hommes  et  les  opinions 
de  ce  pays-ci.  Cet  ouvrage  était  un  des  plus  diffi- 
ciles que  la  peinture  pût  entreprendre  et  achever, 
et  je  crois  que,  sous  le  rapport  de  l'art,  j'ai  sur- 
monté bien  des  obstacles.  Du  reste,  ceci  est  déjà 
bien  loin,  et  j'ai  beaucoup  travaillé  depuis. 

Je  ne  veux  pas  finir  sans  vous  dire  un  mot  du 
plaisir  que  j'aurais  à  aller  faire  une  visite  dans 
votre  beau  palais,  mais  je  suis  déjà  bien  vieux 
pour  me  flatter  d'un  pareil  bonheur. 

Présentez,  je  vous  prie,  mes  compliments  à 
Mmo  Vernet,  et  excusez  la  fatigue  de  mes  yeux. 
Je  suis  depuis  longtemps  dans  l'impossibilité 
d'écrire  de  longues  lettres;  j'ai  été  obligé  de  dicter 
celle-ci  à  notre  bonne  Mlle  Godefroid.  Mais  je  ne 
veux  pas  vous  quitter  sans  vous  assurer  de  mon 
inviolable  attachement. 

F.  Gérard. 


42«  HORACE    VERNET. 

III 

Rome,  décembre  1834. 

Monsieur  et  ami, 

Il  faut  de  grandes  circonstances  pour  me  dé- 
terminer à  abuser  de  vos  moments  en  vous  don- 
nant de  nos  nouvelles.  Aujourd'hui,  cependant, 
c'est  un  devoir  que  je  remplis  et  je  brave  toute 
crainte  d'importunité,  persuadé  que  vous  prendrez 
part  à  un  grand  événement  qui  va  avoir  lieu  dans 
la  famille.  Ma  fille  épouse  Delaroche,  à  la  fin  du 
mois.  Vous  m'avez  donné  tant  de  preuves  d'in- 
térêt que  je  suis  persuadé  que  cette  nouvelle  ne 
vous  sera  pas  indifférente,  non  plus  qu'à  Mme  Gé- 
rard. Pour  dire  toute  la  vérité,  je  dois  avouer  que 
j'ai  le  cœur  tout  gonflé  de  soupirs  toutes  les  fois 
que  je  songe  à  la  séparation  que  ce  mariage  né- 
cessite, mais  qu'y  faire  ?  C'est  la  loi  de  la  nature  ; 
et  vite,  pour  me  consoler,  je  me  jette  dans  le 
système  des  compensations  et  je  me  trouve  heu- 
reux de  faire  d'un  ami,  un  fils.  Ce  que  je  perds 
d'un  côté,  je  le  reprends  de  l'autre.  Vive  M.  Azaïs! 
N'ai-je  pas  aussi  à  me  réjouir  d'avoir  pour  gendre 
un  peintre  et  un  homme  d'un  mérite  éprouvé? 
Mon  rêve  chéri  se  réalise  aujourd'hui,  et  tout  sen- 
timent d'égoïsme  doit  disparaître  devant  l'avenir 
heureux  que  je  puis  prévoir  pour  celle  que  j'aime 


HORACE   VERNET.  429 

tant.  Cependant,  tout  en  faisant  ces  belles  phrases, 
je  sens  de  l'humidité  derrière  mes  lunettes.  Par- 
donnez-moi, je  vous  laisse  voir  toute  ma  faiblesse, 
vous  m'avez  donné  l'habitude  de  vous  ouvrir  mon 
cœur. 

Bientôt,  comme  Philémon  et  Baucis,  ma 
femme  et  moi,  nous  reprendrons  la  route  de  Pa- 
ris, bras  dessus  bras  dessous.  Là,  nous  retrouve- 
rons des  amis,  et  j'espère  que  vous  nous  permet- 
trez d'aller  vous  dire  de  vive  voix  tout  ce  que  je 
ne  puis  vous  dire  aujourd'hui. 

Je  ne  sais  plus  si  je  quitte  Rome  avec  regret; 
mais  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que  j'aurai  du  plaisir 
à  rentrer  dans  la  patrie,  et  surtout  à  quitter  pour 
jamais  les  administrations.  Je  ne  veux  plus  en  en- 
tendre parler. 

Mon  père,  ma  femme  et  ma  fille  se  rappellent 
à  votre  souvenir  ainsi  qu'à  celui  de  Mmo  Gérard, 
et,  pour  mon  compte,  je  vous  prie  d'agréer  l'as- 
surance des  sentiments  respectueux  de  votre  bien 
reconnaissant  serviteur. 

H.  Vernet.     » 


IV 


Paris,  ce  3  décembre  183 6. 


La  Providence,  qui  se  joue  de  notre  pauvre 
humanité,  vient  confondre  aujourd'hui  les  larmes 


43o  HORACE   VERNET. 

les  plus  arriéres  avec  celles  de  la  joie.  Ma  fille 
vient  d'accoucher  d'un  garçon.  Vous  qui  partagez, 
j'en  suis  certain,  le  regret  que  j'éprouve  de  la 
perte  que  je  viens  de  faire  l,  vous  partagerez  aussi 
la  consolation  que  le  sort  manque  rarement  d'en- 
voyer aux  malheureux.  A  côté  d'un  bonheur  qui 
se  détruit,  un  autre  commence.  Mon  âme,  dépos- 
sédée des  joies  filiales,  se  consolera  par  la  pra- 
tique des  devoirs  imposés  à  un  grand-père.  Je  pro- 
fite de  l'occasion  de  cet  heureux  événement  pour 
vous  remercier  de  la  dernière  marque  d'attache- 
ment que  vous  avez  donnée  à  la  mémoire  de  mon 
excellent  père  en  assistant  aux  derniers  adieux 
que  ses  amis  lui  faisaient.  Croyez  à  la  reconnais- 
sance de  tous  ses  enfants,  à  la  mienne  surtout.  Je 
n'oublierai  jamais  que  vous  m'avez  traité  comme 
un  fils,  et  c'est  avec  bonheur  que  je  vous  en  offre 
tous  les  sentiments. 

Je  suis  avec  respect  votre  bien  dévoué. 

H.  Vernet. 

i.  Carie  Vernet,  père  d'Horace,  venait  de  mourir. 


ISABEY1 
I 

Paris  (sans  date),  1823. 

Mon  cher  Gérard, 

Lorsque  tu  venais  de  quitter  le  ministre,  il  me 
parla  de  l'Institut  et  te  chercha  pour  te  parler  de 
moi.  Je  t'avoue  que  je  fus  fort  aise  de  ce  contre- 
temps. Je  crois  plus  à  ton  amitié  qu'à  toutes  les 
hautes  protections. 

Lorsque  tu  auras  payé  la  dette  de  la  conscience, 
je  te  demande  ton  influence  et  l'honneur  d'être 
porté  sur  la  liste  des  candidats  de  la  section. 

Parlons  d'autre  chose. 

J'ai  consenti  à  essayer  de  lithographier  le  por- 
trait de  Mme  la  duchesse  de  Dinot,  parce  que  c'est 
de  toi.  11  faut  cependant  que  cela  te  convienne,  et 
si  tu  ne  me  fais  rien  dire  contre,  je  vais  m'en  oc- 
cuper. Incessamment  je  te  soumettrai  la  pierre 
avant  de  faire  tirer. 

Tout  à  toi.  Isabey. 

1.  Isabey  (Jean-Baptiste),  né  en  1767,  mort  en  1855.  Élève 
de  David,  peignit  surtout  la  miniature  et  le  portrait;  a  été  direc- 
teur des  décorations  de  l'Opéra,  peintre  du  roi  et  ordonnateur 
des  spectacles  et  fêtes  de  la  cour,  officier  de  la  Légion  d'hon- 
neur, membre  de  plusieurs  académies. 


432  ISABEY. 


II 

Paris,  3  septembre  1829. 


Mon  ami, 


Nous  partons  pour  la  campagne.  C'est  ce  qui 
retardera  de  quelques  jours  le  plaisir  que  je  me 
fais  de  faire  connaître  à  ton  épouse  et  à  toi  la 
compagne  de  mes  vieilles  années  *. 

Enfin,  Garneret  a  terminé  la  restauration  de 
la  bordure  de  mon  portrait2,  que  je  lègue  à  mon 
bon  fils  Eugène;  mais,  avant  de  le  retirer  de  chez 
toi,  j'ai  voulu  que  tu  le  visses,  dans  son  cadre.  En 
conséquence,  je  donne  ordre  à  Garneret  de  le 
porter  chez  toi;  préviens-en  Victor. 

Mon  Eugène  se  fait  grande  joie  de  mettre  ce 
chef-d'œuvre  dans  son  atelier.  Il  dira  à  tout  le 
monde  :  Il  y  a  longtemps  que  Gérard  est  l'aîné 
d'Isabey. 

Au  revoir.  Dieu  te  garde  de  tes  douleurs. 

Hommages    à  ton   épouse,    et  à   toi   durable 

amitié. 

Isabey. 

1 .  Isabey  venait  de  se  remarier. 

2.  C'est  le  beau  portrait  placé  dans  la  grande  salle  de  l'école 
française  en  pendant  à  la  Psyché.  Ce  portrait,  où  Isabey  est  re- 
présenté avec  sa  jeune  fille,  Mme  Ciceri,  a  été  donné  par  Eugène 
Isabey. 


ISABEY.  433 


III 


Paris,  29  novembre  1829. 

Mon  ami, 

Je  n'ai  pas  la  prétention  de  remplacer  Re- 
nauld  ;  la  pensée  àe faire  des  démarches  sera  comme 
non  avenue  si  tu  ne  crois  pas  qu'on  puisse  faire  de 
moi  le  juge  du  plaideur  et  l'huître,  par  l'embarras 
que  va  causer  la  quantité  de  jeunes  gens  qui  doi- 
vent se  mettre  sur  les  rangs  *. 

Ne  pense  pas  à  notre  ancienne  amitié,  mets  à 
la  poste  un  oui  ou  non,  sans  aucun  commentaire, 
pas  même  la  signature... 

Isabey. 

Nota.  —  Dans  ma  position,  l'intérêt  vient 
aussi  stimuler  mon  ambition. 

1.  Comme  dans  la  première  lettre,  il  est  question  de  la  can- 
didature d'Isabey  à  l'Institut. 


28 


HENRI  QUEL-DUPO  NT1 

Paris,  27  juillet  1829. 

Monsieur, 

La  proposition  de  graver  votre  beau  tableau 
du  Sacre  m'ayant  été  faite  par  M.  de  Cailleux,  je 
ne  puis  attribuer  cette  insigne  faveur  qu'à  votre 
haute  recommandation,  bien  persuadé  que  le  mi- 
nistère ne  peut  avoir  d'autre  volonté  que  votre 
choix.  Je  viens  donc  vous  exprimer,  monsieur, 
toute  la  gratitude  que  je  ressens  de  cette  distinc- 
tion qui  me  permettrait  d'attacher  mon  nom  à 
une  œuvre  aussi  remarquable,  et  je  désirerais 
beaucoup  pouvoir  vous  en  témoigner  de  vive  voix 
toute  ma  reconnaissance2. 

Votre  très  dévoué  serviteur. 

H. -Dupont. 

1.  Né  en  1797,  élève  de  Guérin  et  de  Bervic,  M.  Henriquel- 
Dupont  esc  à  la  tête  de  notre  école  de  gravure  actuelle.  Il  s'est 
rendu  célèbre  par  ses  belles  planches  au  burin,  d'après  le  Gus- 
tave Wasa  d'Hersent,  le  portrait  de  Bertin  Vainc  d'après  Ingres, 
le  Strafford;  Y  Ensevelissement  du  Christ^  et  enfin  V  Hémicycle  du 
palais  des  Beaux-Arts,  d'après  P.  Delaroche,  etc.^  etc.  Nommé 
à  l'Institut  en  remplacement  de  Richomme  en  1849.  Tout 
récemment,  en  1882  et  1883,  M.  Henriquel-Dupont,  malgré 
son  grand  âge.  a  produit  les  deux  belles  gravures  de  la  Vierge 
de  la  Maison  d'Orléans  et  du  Portrait  de  Molière. 

2.  La  gravure  du  Sacre  ne  fut  pas  entreprise  par  M.  Henri- 
quel;  commencée  par  Prévost,  l'exécution  en  fut  interrompue 
par  la  révolution  de  1830. 


GIACOMO    MEYERBEER 


Paris,  21  avril  1830. 

Monsieur, 


Oserais-je  vous  rappeler  votre  aimable  pro- 
messe de  faire  savoir  à  monsieur  le  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  que  je  suis  à  Paris  ac- 
tuellement, pour  que  la  lettre  de  nomination  ne 
prenne  pas  le  chemin  de  Berlin1?  Oserais-je  y 
ajouter  la  prière  (un  peu  indiscrète  peut-être)  de 
le  stimuler  à  me  l'écrire  bientôt?  Beaucoup  de 
personnes  me  parlent  de  ma  nomination,  et  il  faut 
que  je  fasse  semblant  de  l'ignorer.  Je  vois  tous 
les  jours  de  ces  messieurs  auxquels  je  devrais  des 
remerciements  pour  les  suffrages  dont  ils  m'ont 
honoré,  et,  faute  de  l'annonce  officielle,  je  suis 
forcé  de  me  taire  et  de  paraître  impoli.  Cela 
m'embarrasse  un  peu,  et  vous  ajouteriez  aux 
grandes  obligations  que  je  dois  à  votre  bonté  et 
amitié,  si  vous  vouliez  faire  hâter  l'expédition  de 

1.  Meyerbeer,  nomme  correspondant  de  l'Institut  en  1830, 
ne  fut  associé  étranger  qu'en  1834,  en  remplacement  du  célèbre 
graveur  Morghen.  (Voir  la  lettre  suivante  de  Meyerbeer.) 


436  GIACOMO   MEYERBEER. 

cette  lettre  qui  me  donnera  le  droit  très  précieux 
d'oser  m'asseoir  quelquefois  à  côté  d'hommes  il- 
lustres tels  que  vous. 

Agréez ,  monsieur,  les  expressions  des  senti- 
ments les  plus  distingués  de  votre  très  humble  et 
très  dévoué  serviteur. 

Giacomo  Meyerbeer. 


II 

Paris,  1834. 

Mon  illustre  protecteur, 

J'ai  Thonneur  de  vous  annoncer  que  la  séance 
pour  Télection  d'un  associé  étranger  est  retardée 
à  mercredi  prochain,  à  cause  de  la  réception  de 
M.  Thiers  qui  aura  lieu  demain.  Ainsi,  c'est  pour 
mercredi  que  j'ose  réclamer  vos  bontés  et  votre 
éloquente  recommandation.  J'ai  pu  savoir  (en  se- 
cret) que  c'est  de  la  part  de  la  section  d'architec- 
ture que  j'éprouverai  beaucoup  d'opposition, 
parce  qu'elle  désire  nommer  un  associé  de  cet  art. 
On  m'a  insinué  qu'à  cause  de  cela  l'appui  de 
MM.  Percier  et  Fontaine  serait  très  important. 
J'ignore,  malheureusement,  s'ils  sont  de  vos  amis. 
Dans  ce  cas,  je  ne  serais  pas  inquiet.  Mille  par- 
dons d'abuser  ainsi  de  vos  bontés  et  de  votre 
bienveillance  pour  moi;   mais  vous  avez  accueilli 


GIACOMO   MEYERBEER.  437 

avec  tant  de  grâce  et  de  bonté  ma  première  prière, 
que  ma  timidité  s'est  changée  en  audace. 

Meyerbeer. 


III 

Mars  Ï836. 

Madame, 

Le  lundi  est  le  jour  où  ma  mère  n'a  pas  sa 
baignoire  à  l'Opéra.  Mais  comme  elle  sait  que  vous 
ne  pouvez  pas  aller  le  mercredi  au  théâtre  et 
qu'il  n'est  pas  sûr  que  les  Huguenots  soient  ven- 
dredi, elle  a  pris  ce  qu'il  y  avait  de  moins  mal  en 
fait  de  loges  disponibles  (une  3e  de  face),  pour 
avoir  le  plaisir  de  passer  la  soirée  avec  vous  et 
monsieur  Gérard,  et  me  procurer  le  bonheur  d'ob- 
tenir vos  suffrages,  si  vous  m'en  trouvez  digne. 
Ci-joint  le  coupon  des  deux  places. 

Agréez-les  ainsi  que  l'expression  de  mes  hom- 
mages pour  vous  et  l'illustre  monsieur  Gérard. 

Meyerbeer. 


FONTAINE1 


Le  12  mars  183 1. 

Mon  ami,  je  suis  chargé  de  vous  dire  que  le 
roi  peut,  dans  cette  semaine,  jeudi  peut-être,  vous 
donner  quelques  heures  de  séance  aux  Tuileries. 
Vous  seriez  placé  dans  le  salon  qui  précède  celui 
du  conseil,  et  là,  pendant  les  moments  qu'il  aura 
de  libres,  il  pourra  passer  des  heures  avec  vous. 

Votre  sincère  ami. 

Fontaine. 


1.  Fontaine,  architecte  de  l'empereur  Napoléon  Ier  et  du  roi 
Louis-Philippe.  Elève  de  Peyre  jeune.  Il  concourut  en  1785 
pour  un  projet  d'une  sépulture  royale.  Il  eut  le  second  prix.  Ami 
et  collaborateur  de  Percier,  ces  deux  architectes  construisirent  et 
ornèrent  le  grand  escalier  du  Louvre,  qui  a  été  démoli  il  y  a 
quelques  années.  C'était  le  meilleur  spécimen  de  l'architecture 
de  ce  temps.  Fontaine  a  été  nommé  membre  de  l'Institut  en  181 1, 
à  la  place  de  Chalgrin.  Pendant  la  restauration,  Fontaine  con- 
struisit le  monument  expiatoire  de  la  rue  d'Anjou.  Il  avait  fait 
un  projet  très  étudié  de  la  réunion  #du  Louvre  aux  Tuileries  ; 
l'opposition  des  Chambres,  pendant  le  règne  du  roi  Louis-Phi- 
lippe, en  empêcha  l'exécution.  Fontaine  vécut  dans  la  retraite 
depuis  la  révolution  de  184.8;  il  a  cependant  présidé  jusqu'à  sa 
fin  le  conseil  des  bâtiments  civils.  Il  est  mort  en  1853. 


FONTAINE.  439 


II 


Paris,  le  21  août  183 1. 

Mon  ami,  je  crois  faire  chose  qui  vous  sera 
agréable,  en  vous  prévenant  de  ce  dont  le  roi  m'a 
entretenu  ce  matin. 

Il  était  question  du  Louvre,  de  son  achève- 
ment, et  particulièrement  de  la  pièce  que  le  roi  a 
nommée  le  Salon  Gérard,  Sa  Majesté,  voulant  que 
cette  grande  salle,  qui  désormais  serait  éclairée 
par  le  haut,  renfermât,  outre  les  deux  belles  com- 
positions qui  la  décorent,  deux  autres  tableaux  re- 
présentant des  sujets  également  caractéristiques 
de  Thistoire  de  nos  derniers  temps,  nous  a  ordonné 
de  supprimer  de  suite  sur  la  face  du  Midi  et  sur 
celle  opposée  la  croisée  du  milieu,  ce  qui  laissera 
deux  espaces  à  peu  près  pareils  à  ceux  que  vos 
tableaux  remplissent. 

Ainsi,  dit  le  Roi,  le  Salon  Gérard  renfermera 
de  la  main  de  cet  habile  artiste  quatre  grands  su- 
jets mémorables  : 

i°  L'Entrée  de  Henri  IV  dans  Paris,  i  "594; 

20  La  Patrie  en  danger,  1793; 

30  La  Bataille  d'Austerlitz,   1805; 

40  L'Hôtel  de  Ville,  1830. 

Je  ne  dois  rien  dire  des  choses  flatteuses  qui 
ont  été  ajoutées  à  ce  court  programme,  si  ce  n'est 


440  FONTAINE. 

que  j'en  conserverai  jusqu'au  dernier  moment  le 

meilleur  souvenir. 

Votre  ami  dévoué. 

Fontaine. 


III 

Paris,  le  2  octobre  1834. 

Mon  ami,  je  viens  de  passer  chez  vous  pour 
prendre  la  mesure  exacte  de  votre  tableau  de 
l'Hôtel  de  Ville  et  vous  prévenir  que  le  roi  a  pro- 
jeté de  le  faire  placer  dans  l'une  des  salles  de  l'aile 
du  Midi,  qui  est  consacrée  aux  événements  de 
juillet  1830. 

J'avais,  indépendamment  de  cette  mission, 
celle  de  vous  demander  si  pour  l'époque  à  laquelle 
on  veut  ouvrir  Versailles,  c'est-à-dire  pour  le 
Ier  mai  prochain,  votre  tableau  pourrait  être  fini 
et  mis  en  place1. 

Je  compte  passer  chez  vous  demain  ou  après- 
demain. 

Tout  à  vous. 

Votre  dévoué. 

Fontaine. 

1.  Ce  tableau  représente  le  duc  d'Orléans  acceptant,  le 
31  juillet  1830,  à  r Hôtel  de  Ville,  la  lieutenance  générale  qui 
lui  est  offerte  par  les  députés  présents  à  Paris.  Il  esc  au  musée 
de  Versailles,  dont  la  création  avait  fait  abandonner  le  projet  de 
la  salle  Gérard  au  Louvre.  Les  tableaux  de  l'Entrée  de  Henri  IV 
et  de  la  Bataille  d ' Austerlit\  sont  à  Versailles,  dans  la  galerie 
des  batailles. 


GÉRARD.  441 


GERARD  A  FONTAINE. 


Paris,  1834. 

Mon  ami,  j'allais  vous  porter  hier  au  soir  la 
mesure  des  deux  tableaux  du  Louvre,  lorsque 
M.  Valéry1  est  arrivé  chez  moi,  —  Cette  mesure 
est  de  16  pieds  de  haut  sur  15  de  large. 

Je  vous  assure,  en  toute  sincérité,  qu'il  me  se- 
rait impossible  de  faire  celui  représentant  l'Hôtel 
de  Ville  d'ici  au  icr  mai;  les  portraits  y  sont  nom- 
breux, importants,  et  Ton  sait  que  mille  causes 
contribuent  à  rendre  ce  genre  de  travail  plus  long 
que  tout  autre.  Bien  que  je  n'aie  plus  grand'chose 
à  perdre,  je  ne  me  résoudrai  jamais  à  strapa^are1 
le  peu  d'ouvrages  que  je  pourrai  faire  encore.  Je 
me  proposais  de  recueillir  cet  hiver  les  portraits 
de  ceux  de  ces  messieurs  qui  doivent  figurer  dans 
cette  composition,  et  de  continuer  cependant  le 
tableau  de  la  Patrie  en  danger,  que  je  compte  avoir 
terminé  au  printemps  prochain. 

Le  roi  veut  que  le  tableau  de  l'Hôtel  de  Ville 
soit  placé  lors  de  l'ouverture  du  musée  de  Ver- 
sailles. Si  quelque  autre  artiste,  plus  jeune  et 
mieux  portant  que    moi  et  avec   qui  je  pourrais 

1.  Alors  bibliothécaire  du  château  de  Versailles.  Auteur  d'un 
itinéraire  en  Italie. 

2.  Maltraiter }  brusquer. 


442  GÉRARD. 

m'entendre,  était  choisi  pour  cet  ouvrage,  loin  de 
m'en  plaindre,  je  me  ferais  un  devoir  de  le  secon-^ 
der  de  mon  mieux.  Il  n'y  a,  je  vous  le  jure,  mon 
ami,  aucune  arrière-pensée  dans  cette  désignation. 
Je  me  suis  occupé  de  cet  ouvrage  avec  la  ferme 
volonté  de  l'exécuter,  et  la  preuve,  c'est  que  je 
n'aurais  plus,  comme  je  vous  le  disais  tout  à 
l'heure,  qu'à  réunir  les  moyens  de  détail  nécessaires 
à  son  achèvement.  Mais  les  plus  indispensables  ne 
sont  pas  à  ma  disposition,  et  le  tableau  de  Heim1, 
que  vous  avez  eu  la  complaisance  de  me  faire  prê- 
ter pour  quelques  jours,  est  réellement  insuffisant 
par  la  différence  des  poses  et  celle  de  la  propor- 
tion. 

Adieu,  mon  cher  Fontaine. 

Votre  bien  dévoué. 

Gérard. 


i.  Heim  avait  traité  le  même  sujet.   La   scène  se  passe  au 
Palais-Royal. 


ETEX1 

Florence,  18  février  1831. 

Monsieur, 

Je  ne  vous  ai  pas  écrit  de  Venise  pensant  bien 
que  ma  qualité  de  Français  me  ferait  ouvrir  ma 
lettre,  car  la  police  de  cette  partie  de  l'Italie  est 
d'une  méfiance  infâme.  Nous  sommes  traités  par 
elle  comme  des  voleurs,  et  observés  continuelle- 
ment, car  l'on  prétend  que  les  deux  tiers  de  la 
ville  sont  à  la  solde  de  la  police;  la  misère  y 
est  affreuse.  C'est  un  contraste  bien  étonnant  de 
voir  tous  ces  malheureux  entourés  de  cet  amas 
de  richesses  en  pierres  précieuses ,  marbres,  pein 
tures.  A  ce  sujet,  j'ai  eu  l'avantage  de  présenter 
votre  lettre  à  monsieur  le  comte  Cigognara.  Je 
regrette  bien  vivement  de  n'être  resté  plus  long- 
temps à  Venise,  afin  de  voir  souvent  ce  savant  et 
aimable  homme,  qui  a  pour  vous  toute  l'amitié  pos- 
sible. 11  se  portait  bien,  et  il  m'a  montré,  à  ma  grande 
satisfaction,  une  fort  belle  gravure  de  vos  admira- 
bles Renommées;  il  en  est,  comme  de  juste,  très 

1.  Etex  (Antoine),  élève  d'Ingres,  peintre  et  sculpteur,  traita 
surtout  les  sujets  historiques  et  fit  des  portraits.  On  a  également 
de  lui  une  très  bonne  étude  intitulée  :  la  Femme  au  bain. 


444  ETEX. 

enchanté  et  attend  dans  l'anxiété  le  résultat  des 
événements.  C'est  une  chose  tellement  disparate 
de  voir  ces  Autrichiens,  froids  et  lourds,  à  côté 
d'une  nation  pleine  de  feu,  que  je  ne  comprends 
pas  que  depuis  si  longtemps  ils  aient  pu  vivre  en- 
semble, ne  s'entendant  nullement,  ne  parlant  pas 
la  même  langue.  Je  n'entreprendrai  pas  de  vous 
décrire  des  choses  admirables  que  vous  connaissez 
mieux  que  moi.  Seulement  je  me  trouve  fort  heu- 
reux de  les  avoir  vues  ;  elles  ont  fait  sur  moi  une 
vive  impression.  Je  suis  revenu  par  Parme,  Mo- 
dène  et  Bologne  :  partout  les  marques  des  persé- 
cutions passées,  un  grand  enthousiasme,  Celui 
du  désespoir;  mais  ils  manquent  d'armes,  et  les 
Autrichiens  sont  bien  armés. 

Arrivant  à  Florence,  j'ai  appris  que  tous  les 
artistes  fuyaient  Rome,  que  monsieur  Constantin 
était  ici.  Je  me  suis  empressé  de  me  présenter 
chez  lui  et  lui  remettre  votre  lettre  et,  à  cet  ins- 
tant, pour  la  quatrième  fois,  je  ne  peux  le  voir  en- 
core. Le  courrier  partant,  je  suis  obligé  de  fermer 
ma  lettre  sans  l'avoir  vu.  Je  sais  seulement  qu'il 
est  en  bonne  santé.  Nous  attendons  ici  les  événe- 
ments. Peut-être  serons-nous  obligés  de  revenir 
en  France  très  prochainement.  Nous  attendons. 
Plusieurs  personnes  disent  aujourd'hui  que  Rome 
est  prise  par  les  révoltés  ;  le  bruit  court  que  les 
Autrichiens  sont  en  route  pour  Bologne. 

J'ai  vu  à  Parme  M.  Toschi.  J'avais  une  lettre 
pour  lui.  Il  paraissait  tout  démoralisé  partout  ceci. 


ETEX.  445 

Je  n'entre  pas  dans  de  plus  grands  détails.  J'es- 
père et  attends  en  nVoccupant,  et  vous  prie 
d'agréer  mes  remerciements  pour  toutes  vos  bon- 
tés. 

Votre  tout  dévoué  serviteur. 

Etex. 

Rappelez-moi  à  Mlle  Godefroid  et  à  M.  Pra- 
dier,  duquel  j'aimerais  bien  avoir  des  nouvelles 
directes. 


SCHORN' 


Weimar,  24  juillet  i8n- 

Monsieur  le  baron, 

Ayant  eu  plusieurs  fois  l'honneur  de  vous  écrire 
en  qualité  de  secrétaire  de  l'Académie  des  beaux- 
arts  de  Munich,  je  prends  la  liberté  de  me  rappe- 
ler à  votre  souvenir  en  vous  écrivant  du  nouveau 
domicile  où  je  me  suis  fixé  depuis  peu  de  temps. 
Permettez  en  même  temps  que  je  recommande  à 
votre  bonté  M.  Waagen,  directeur  de  la  galerie 
du  musée  royal  de  Berlin,  auteur  de  plusieurs 
écrits  sur  l'histoire  de  la  peinture,  et  qui  s'est  ac- 
quis le  mérite  d'avoir  contribué  essentiellement  à 
l'arrangement  de  la  galerie  de  Berlin.  Comme  il 
fera  un  séjour  de  cinq  à  six  semaines  à  Paris,  il 
désire  s'informer  de  tout  ce  que  l'art  vivant  a 
produit  de  meilleur,  et  particulièrement  jouir  de 
l'aspect  de  vos  chefs-d'œuvre.  Et  comme,  mon- 

1.  Schorn  (Charles),  né  en  1802,  mort  en  1850  à  Munich. 
Elève  de  Cornélius,  Gros  et  Ingres,  peintre  d'histoire  et  de 
genre.  On  peut  citer  de  lui  :  Salvator  Rosa  parmi  les  brigands; 
Paul  III  contemplant  le  tableau  de  Luther  ;  le  Déluge,  tableau 
resté  inachevé  par  suite  de  la  mort  de  Fauteur. 


SCHORN.  447 

sieur  le  baron,  vous  nous  faites  l'honneur  d'appré- 
cier la  peinture  allemande,  il  pourra  vous  donner 
les  meilleurs  renseignements  tant  sur  les  collec- 
tions que  sur  les  peintres  et  sculpteurs  vivant  à 
Berlin,  où  l'art  est  cultivé  avec  autant  de  succès 
qu'à  Munich.  Quant  à  moi,  il  pourra  vous  infor- 
mer de  tout  ce  qui  vous  intéresse  à  savoir  sur  ma 
vie  et  sur  mes  travaux.  Je  vous  demande  la  per- 
mission de  vous  exprimer  de  temps  en  temps  le 
plaisir  avec  lequel  je  me  souviens  de  ces  jours  que 
j'ai  passés  avec  M.  Boissérée  chez  vous,  et  de  vous 
réitérer  l'assurance  de  la  haute  considération  avec 
laquelle  j'ai  l'honneur  d'être, 

Monsieur  le  baron, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

L.  Schorn. 

Conseiller  de  la  Cour  et  directeur  de  l'Institut 
des  beaux-arts. 


HENSEL1 

Berlin,  4.  octobre  1836, 

Monsieur, 

La  bienveillance  que  vous  m'avez  montrée  du- 
rant mon  séjour  à  Paris  m'enhardit  à  vous  présen- 
ter un  de  mes  élèves,  monsieur  Kaselowsky,  qui 
vient  de  remporter  la  victoire  au  concours  de 
peinture  d'histoire  à  notre  académie,  et  qui  fait 
dans  ce  moment  le  voyage  d'étude,  prix  de  cette 
victoire. 

Je  lui  ai  conseillé  de  faire  précéder  son  voyage 
d'Italie  par  un  séjour  à  Paris.  Vous  me  rendrez 
très  heureux,  monsieur,  de  l'éclairer  de  vos  con- 
seils, et  de  lui  indiquer  les  meilleurs  moyens  de 
profiter  de  son  séjour  pour  ses  études.  Vous 
m'obligerez  infiniment  de  lui  permettre  de  voir 
votre  atelier,  et  surtout  ce  cabinet  fameux,  qui 
contient  l'histoire  de  notre  temps  en  portraits, 
dont  chacun  est  un  chef-d'œuvre,  et  ce  dessin 
superbe,  le  10  août. 

1.  Hensel  (Guillaume),  né  en  1794,  mort  en  1852.  Peintre 
d'histoire  et  de  portraits,  et  graveur  à  Peau-forte.  Fut  peintre 
du  roi  de  Rome.  On  lui  doit  Jésus-Christ  devant  Pilate.  qui  se 
trouve  à  Potsdam,  et  Jésus-Christ  au  désert. 


HENSEL.  449 

Si  mes  desseins  ne  sont  pas  contrariés,  j'es- 
père avoir  l'honneur  de  vous  revoir  vers  le  temps 
de  votre  prochain  Salon,  que  je  me  propose  de 
venir  voir,  et  je  vous  avoue  que  cette  perspective 
me  fait  un  bien  grand  plaisir. 

Je  saisis  cette  occasion,  monsieur,  pour  vous 
présenter  l'assurance  de  mon  profond  respect.  Ma 
femme  se  joint  à  moi  dans  ces  sentiments,  et  nous 
vous  prions  tous  deux  de  nous  rappeler  au  sou- 
venir de  Mme  Gérard. 

Je  suis,  monsieur,  votre  tout  dévoué. 

W.  Hensel. 


GERARD  A  LEOPOLD  ROBERT1 

Paris,  18  j  a. 

Mon  cher  monsieur,  je  pense  que  M.  votre 
frère  doit  être  maintenant  près  de  vous;  il  vous 
a  remis  un  rouleau  que  cette  lettre  aurait  dû 
précéder  ou  du  moins  accompagner.  J'avais  eu 
le  plaisir  de  vous  promettre  les  deux  images  dont 
M.  votre  frère  a  bien  voulu  se  charger.  Quant  aux 

i.  Cette  lettre  aurait  dû  être  classée  avec  celles  de  Léopold 
Robert,  mais  elle  a  été  communiquée  au  cours  de  la  publication, 
et  il  a  paru  intéressant  de  terminer  ce  volume  consacré  aux 
artistes  par  les  considérations  qu'elle  renferme  sur  la  philosophie 
de  l'art  à  l'époque  de  Gérard. 

i.  *9 


45o  GERARD. 

deux  autres  ;  elles  sont,  comme  vous  voyez,  desti- 
nées à  M.  le  comte  de  Cicognara  l.  Mon  confrère 
Pradier  était  parti  précipitamment  pour  Genève 
au  commencement  de  notre  épidémie-  il  devait 
de  là  se  rendre  à  Venise,  et  je  lui  avais  adressé, 
poste  restante,  dans  cette  ville,  une  lettre  pour 
M.  Cicognara.  Comme  ledit  confrère  est  un  peu 
fou,  il  a  changé  d'avis  et  est  allé  à  Rome;  ma 
lettre  doit  donc  être  au  bureau  de  la  poste  dans 
l'enveloppe  de  M.  Pradier.  Oserai-je,  mon  cher 
monsieur  Robert,  vous  prier  de  la  faire  réclamer 
ou  d'en  donner  avis  à  M.  le  comte,  vis-à-vis  du- 
quel je  me  trouverais  en  tort,  tandis  que  je  suis 
au  contraire  pénétré  de  reconnaissance  pour  le 
dernier  témoignage  de  souvenir  qu'il  a  bien  voulu 
me  donner  ? 

Votre  lettre  du  31  mai  m'a  fait  le  plus  sensible 
plaisir,  non  seulement  comme  preuve  de  votre 
souvenir,  mais  par  tout  ce  que  vous  me  dites  sur 
tout  ce  qui  vous  touche  personnellement.  Le  sujet 
de  votre  tableau  me  paraît  parfaitement  choisi,  et 
vous  aurez  fait  encore  preuve  dans  cette  occasion 
de  votre  excellent  jugement;  pour  moi,  il  me  sem- 
ble qu'après  le  nombre  prodigieux  d'ouvrages  ad- 
mirables, dans  tous  les  genres  possibles,  que  l'art 
a  produits  depuis  plus  de  quatre  siècles,  et  surtout 
à  l'époque  où  nous  vivons,  il  ne  reste  plus  au  vé- 
ritable  artiste   qu'un   seul  moyen   d'intéresser  le 

1.  Voir  le  deuxième  volume. 


GERARD.  45i 

très  petit  nombre  d'hommes  éclairés  qui  soient  en- 
core amis  des  arts,  le  choix  du  sujet  et  la  recher- 
che du  beau  par  Pétude  de  la  nature ,  ce  qu'un 
plus  savant  que  moi  pourrait  appeler  la  philoso- 
phie de  l'art;  en  général,  tout  le  reste  n'est  que 
redite  ou  contrefaçon  plus  ou  moins  puérile  dont 
l'ignorance  et  le  charlatanisme  seuls  se  sont  tou- 
jours chargés  de  faire  les  honneurs.  Je  pense 
que  votre  troisième  tableau  fera  dignement  suite 
aux  deux  autres,  je  désire  vivre  assez  pour  le 
voir-  mais,  en  vérité,  si  je  passais  si  mal  mon 
temps,  comme  je  l'ai  fait  depuis  votre  départ,  je 
n'oserais  l'espérer.  Quoi  qu'il  arrive,  j'espère, 
mon  cher  monsieur  Robert,  que  vous  conserverez 
quelque  souvenir  d'un  homme  qui  a  toujours  su 
vous  apprécier  et  vous  a  voué  le  plus  sincère 
attachement. 


TABLE   DES   MATIERES 


DU     PREMIER     VOLUME 


Pages. 

Avertissement 117 

Bansi  (Mlle) 245 

Barbier  Valbonne. 216 

Constantin 319 

Cornélius 402 

Dardel 190 

David 256 

Delaroche  (Paul) 39^ 

Devienne 2I2 

Et  ex 443 

Fabre 4*4 

Fontaine 43° 

Forbin  (Cte  de) 3*5 


454  TABLE. 


ges. 


Gérard  (Alexandre) 35 

(Récit  des  circonstances  qui  précédèrent  sa  captivité  au  châ- 
teau des  Sept-Tours  à  Constantinople.) 

Gérard  (François) 3 

Notice  biographique. 

Gérard  a    Léopold   Robert 449 

Gérard  a  Morghen 362 

Gérard     au    Ministre    des    affaires    étran- 
gères    361 

Gérard  a  Toschi 375 

Gérard  a  Horace  Vernet 425 

Gérard  a  Fontaine 441 

Girodet 125 

GlRODET    A    TRIOSON 1 85 

Gros 264 

Guérin 234 

GuiLLON    LeTHIÈRE 265 

Henriquel  Dupont 434 

Hensel 44^ 

Ingres 258 

Isabey 431 

Julien  de  Parme fi$ 

Lemoyne 4°6 

Léopold  Robert 289 

Mars  (Mlle) 308 

Meyer-Beer  (Giacomo) 435 

Morghen 35** 

Pajou 199 

Pradier  (James) 399 


TABLE.  455 

Pages. 

Reverdin -Q- 

Scheffer  (Ary) 366 

SCHN'ETZ ^gj 

SCHORN' ^6 

SOYER 396 

Thévenik- 268 

TOSCHI yjl 

Trioson   a   Gérard,  au  sujec  de  Girodec 182 

Verket  (Carie) : 404 

Vernet  (Horace) 416 

Vigée   Lebrun  (Mrae) 286 


n 


ND  Gérard,   Henri  Alexanare, 

553  baron  (éd.) 
G4A4-5  Lettres  adressées  au 

1888  baron  François  Gérard. 
v.l  3.   éd. 


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