Skip to main content

Full text of "Lettres aux Bertin, 1827-1877"

See other formats


-.-■mm 


•^^T 


^■4J 


\às  -  )  G)  -  ^'}^ 


LETTRES 


VICTOR    HUGO 


AUX    BERTIN 


II  a  été  tiré  cent  exemplaires  numérotés. 


N"    27- 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lettresauxbertinOOhugo 


^ 


J^- 


LETTRES 


DE 


VICTOR  HUGO 


AUX    BERTIN 


1827-I 877 


PARIS 

TYPOGRAPHIE  DE  E.   PLON,  NOURRIT  et  C 

8,    RUE    GARANCIÈRE 
I  890 


"Univers//^ 
BIBLIOTHECA 


VICTOR   HUGO 

ET  LES  BERTIN' 


Nous  réunissons  ici  les  lettres  de  Victor  Hugo 
auxBertin.  Quand  on  les  aura  lues,  on  com- 
prendra combien  il  eût  été  fâcheux  de  les  laisser 
plus  longtemps  oubliées  dans  les  archives  de 
famille  où  elles  dormaient.  Elles  sont  un  témoi- 
gnage également  précieux  pour  la  mémoire  de 
Victor  Hugo  et  pour  celle  des  Bertin.  Elles 
font  certainement  partie  nécessaire  de  l'histoire 
du  Journal  des  Débats;  elles  font  partie  de 

'  Tiré  du  Livre  du  Centenaire  du  Journal  des  Débats. 

1 


l'histoire  morale  du  siècle  ;  elles  peignent 
et  mesurent  la  valeur  intime  des  âmes  et  le 
charme  particulier  des  relations  privées,  au 
moment  si  beau  et  si  fécond  de  i83o,  moment 
qui  a  passé  vite,  mais  qui  a  rejailli  jusqu'au 
bout  sur  toutes  les  vies  qu'il  a  un  instant  illu- 
minées. La  première  des  lettres  dont  il  s'agit, 
et  qui  a  été  adressée  à  Bertin  l'aîné,  est  du 
14  janvier  1827;  la  dernière,  qui  est  adressée 
à  Mademoiselle  Louise  Bertin,  est  du  3  mars 
1877.  Victor  Hugo  entra  pour  la  première  fois 
en  relation  avec  Bertin  l'aîné,  du  moins  en  rela- 
tion de  lettres,  à  propos  de  la  publication  des 
Odes  et  Ballades.  C'était  un  simple  billet  de 
remerciement  pour  un  article  que  le  Journal 
des  Débats  avait  consacré  à  ce  volume.  Le 
remerciement  semble  un  peu  aigre-doux;  le 
poète  remercie  et  se  cabre.  La  dernière  a 
pour  objet  de  prier  Mademoiselle  Louise 
Bertin  de  lui  faire  Tcnvoi  «  d'un  beau  et 
charmant    livre  '   »    qu'elle    vient   de  publier. 

•  Les  Xonvellss  Glanes. 


—  3  — 

Ce  billet  très  court  n'est  pas  non  plus  sans 
réticences  ;  la  jeune  génération  du  journal 
est  bien  froide  pour  lui!  Celui  qui  parle  ainsi 
et  se  plaint,  c'est  le  poète,  le  tribun,  le  pro- 
phète; l'homme  lui-même  ajoute  aussitôt  : 
«  ?»Ion  vieux  cœur  est  toujours  le  même;  et 
vous  savez  combien  j'aime  votre  grande  âme, 
—  V.  H.  ))  C'est  l'homme  qu'on  trouvera  et 
qu'on  verra  à  nu  dans  la  correspondance  qu'on 
va  lire,  et  quel  homme  !  Pas  du  tout  posé  sur 
son  roc  de  Jersey  comme  sur  le  piédestal  de  sa 
superbe  !  Pas  du  tout  planant  sur  son  nuage 
d'Élie  enlevé  au  ciel  !  Mais  le  plus  simple  des 
hommes,  ami  modeste  comme  il  est  ardent  et 
dévoué,  père  de  famille  enfoui  dans  l'amour  de 
ses  enfants,  bourgeois  de  Paris  très  rangé  qui 
mène  sa  femme  avec  ponctualité  à  la  Comédie 
ou  à  l'Opéra,  qui  s'enfuit  le  plus  souvent  pos- 
sible vers  les  champs  et  qui  les  goûte  profondé- 
ment, parce  qu'il  en  jouit  obscurément,  bien 
moins  riche  en  mots,  en  sons,  en  formes  et  en 
couleurs  que  l'écrivain,  plus  riche  de  sensations 


naturelles  et  d'émotions  vraies.  Est-ce  l'auteur 
de  la  Légende  des  siècles  et  des  Châtiments  que 
nous  entendons  parler  ?  Est-ce  le  bon  Ducis 
célébrant  son  petit  bois,  son  ruisseau,  son  caba- 
ret, ou  écrivant  le  poème  familier  et  immortel: 
les  Bonnes  Femmes  ?  En  tout  cas,  c'est  un  Victor 
Hugo  tout  neuf,  un  Victor  Hugo  par-dessus 
tout  aimable  et  aimant,  dépouillé  de  sa  pourpre 
et  qui  n'est  plus  sous  le  dais.  Il  perdrait  trop  à 
rester  inédit. 

Au  moment  où  s'établirent  des  rapports  fami- 
liers entre  Bertin  l'aîné  et  Victor  Hugo,  de  1827 
à  i832,  chacun  d'eux,  malgré  la  différence  des 
âges,  se  trouvait  au  point  culminant  de  sa  vie, 
autant  qu'il  est  permis  de  rechercher  un  point 
culminant  en  deux  carrières  qui,  du  commen- 
cement à  la  fin,  ont  été  si  soutenues,  si  égales  à 
elles-mêmes,  si  remplies  de  faits  et  de  gestes. 
En  i83o,  Bertin  l'aîné  avait  cinquante-quatre 
ans  ;  Victor  Hugo  était  âgé  de  vingt-huit  ans. 

Bertin  l'aîné  avait  fondé  et  dirigeait  un  jour- 
nal qui,  de  1800  à  i83o,  était  devenu  et  restait 


comme  une  des  institutions  de  l'Europe,  le  seul 
journal  qui  eût  causé  presque  autant  de  souci  à 
Napoléon  I"  et  lui  eût  inspiré  des  fureurs  aussi 
désordonnées  que  les  papiers  anglais.  Victor 
Hugo,  à  ce  même  moment,  avait  donné  les 
Odes,  Cromivell  avec  sa  préface,  Heruaui, 
Maî'îo?i  Delorme  ;  il  allait  publier  coup  sur 
coup  les  Orientales,  les  Feuilles  d'automne  et 
Notre-Dame  de  Paris.  Chacun  de  ces  deux 
hommes  était  de  même  trempe.  L'un,  jadis 
déporté  à  l'île  d'Elbe  par  Napoléon  I",  avait 
réussi  à  s'échapper  à  force  de  présence  d'esprit 
et  de  sang-froid;  l'autre,  un  jour,  sous  un  nou- 
veau Napoléon  (qui  n'était  pas  aussi  petit  qu'il 
l'a  cru),  devait  embrasser  vaillamment  l'exil  et 
s'assurer  au  sein  de  l'Océan  un  asile  pour  sa 
dignité  d'homme  et  sa  liberté.  Tous  deux  étaient 
royalistes  ou  avaient  passé  par  le  roj'alisme,  et 
tous  deux  aussi  étaient  des  affronteurs  de  rois. 
En  Bertin  l'aîné,  Victor  Hugo  admirait  l'homme 
et  le  connaisseur  d'hommes,  celui  dont  il  a  dit, 
on  va  le  voir:  «  De  pareils  hommes  ne  devraient 


—  6  — 

pas  mourir.  »  En  Victor  Hugo,  Bertin  l'aîné 
admirait  le  poète,  le  grand  artiste  en  rythmes 
et  en  rimes,  le  rénovateur  du  langage  français, 
dont  le  bataillon  sacré,  formé  sous  les  auspices 
du  Journal  des  Débats,  a  toujours  si  bien  sou- 
tenu l'honneur.  Mais  la  différence  d'âge  faisait 
que,  dans  l'amitié  de  Bertin  l'aîné  et  du  jeune 
Hugo,  il  y  avait  plutôt  patronage  de  la  part 
de  Bertin  l'aîné,  respect  S3'mpathique  de  la  part 
de  Victor  Hugo.  L'amitié  profonde  et  tendre 
fut  réellement  entre  "\^ctor  Hugo  et  la  famille 
Bertin.  Les  deux  fils  de  Bertin  l'aîné,  Edouard, 
qui  se  faisait  déjà  un  nom  dans  les  arts  du  des- 
sin, Armand,  voué  au  culte  des  lettres,  furent 
pour  Hugo  non  pas  seulement  des  amis,  mais 
des  camarades  jetés  par  l'influence  du  moment 
dans  le  même  courant  de  vie  et  dans  les  mêmes 
passions.  Et  entre  les  trois  enfants  de  Bertin 
l'aîné,  cefutsurtout  la  fille, Mademoiselle  Louise, 
qui  le  gagna  et  le  fixa.  Elle  fut  littéralement 
une  compagne  de  son  cœur  et  de  son  esprit. 
Madame  Hugo  et  ses  enfants,  alors  bien  jeunes 


et  bien  petits  enfants,  Didine,  Dédé,  Chariot, 
Toto,  entrèrent  très  vite,  avec  leur  mari  et 
leur  père,  dans  Tintimité  de  Mademoiselle 
Louise.  Hugo  l'appelait  «  la  seconde  mère  de 
ses  enfants  ».  C'est  elle  qui  l'attirait  et  le  rete- 
nait dans  la  retraite  choisie  que  Bertin  Taîné 
avait  su  se  me'nager  et  s'arranger  aux  Roches, 
à  l'entrée  du  tranquille  et  riant  vallon  qui  va  de 
Bièvre  à  Jouy.  Il  s'y  réfugiait  chaque  fois  qu'il 
pouvait  pour  y  mener,  comme  il  le  dit,  «  une 
vie  de  campagne,  de  poésie  et  de  musique  ».  Il 
allait  y  retrouver  «  la  belle  âme  dans  la  belle 
vallée,  la  bonne  fée  dans  l'heureuse  vallée  ».  Il 
amenait  avec  lui  sa  femme  et  ses  enfants.  De  la 
place  Royale  à  Bièvre,  le  vo3'age  n'était  pas 
alors  aussi  commode  qu'il  l'est  devenu  depuis. 
Il  3'  avait  une  voiture  publique  qui  conduisait 
à  Sceaux  et  même  un  peu  au  delà;  du  point  où 
elle  s'arrêtait,  une  correspondance  conduisait 
à  Bièvre  ;  on  ne  trouvait  pas  toujours  la  cor- 
respondance, et  alors,  pour  atteindre  les  Roches, 
il   fallait    se  voiturer  à  pattes.    Mais    comme 


—  8  — 

Dédé  était  contente,  quand  elle  retrouvait  là- 
bas  ses  belles  et  bonnes  vaches  !  Comme  Toto 
et  Chariot,  dans  le  salon,  s'amusaient  à  regar- 
der les  voitures  en  cartes  et  les  cerfs-volants, 
pendant  que  leur  père  s'en  allait  seul  méditer 
sous  les  arbres  et  à  la  lumière  de  la  lune  !  Le 
souvenir  des  heures  passées  aux  Roches,  en  sa 
pleine  jeunesse  et  aux  approches  de  l'âge  mûr, 
est  resté  pour  le  poète  le  charme  vivant  et  la 
fraîche  jouissance  de  toute  sa  vie.  Même  des 
bords  du  Rhin  et  des  villes  de  la  forêt  Noire, 
dont  l'attrait  romantique  l'a  saisi  si  violem- 
ment, il  ne  pouvait  songer  au  paysage  de 
Bièvre  sans  écrire  à  son  amie  :  «  Tous  les  sapins 
de  la  forêt  Noire  ne  valent  pas  l'acacia  qui  est 
dans  la  cour  des  Roches.  »  Il  paraît  bien  dans 
sa  correspondance  que  les  Roches  n'existaient 
pas  pour  lui  sans  «  la  bonne  fée  »  qui  les  ani- 
mait de  son  activité,  et  qu'il  ne  pouvait  voir 
«  la  bonne  fée  »  bien  dans  son  cadre  que  sous 
les  ombrages  des  Roches.  11  y  préparait  quelque 
tableau  d'intérieur  en  beaux  vers  dont  la  famille 


Bertin  était  le  sujet;  elle  lui  jouait  un  concerto 
de  sa  composition,  ou  bien  elle  lui  lisait  son 
Ode  à  Mimi.  C'est  à  elle  que  sont  adressées  la 
plupart  des  lettres  qu'on  va  lire.  Victor  Hugo 
n'exige  pas  qu'elle  se  mette  en  frais  pour  lui 
répondre;  il  ne  s'y  est  pas  mis  lui-même  ;  il  ne 
vise  pas  à  ce  que  cette  correspondance  devienne 
un  monument  ;  il  écrit  et  il  réclame  des  lettres 
quelcojiques.  Ses  enfants  attendent  aussi  impa- 
tiemment que  lui  les  nouvelles  des  Roches.  Ils 
prient  leur  père  d'écrire  à  leur  place,  et  ils 
grondent  quand  la  besogne  n'est  pas  à  leur  gré. 
Un  jour,  Didine,  —  celle  qui  devait  devenir  la 
femme  délicieuse  que  la  Seine  a  si  cruellement 
dévorée,  —  un  jour,  Didine  écrit  de  sa  main  sur 
une  lettre  qu'elle  avait  commandée  à  son  père  : 
«  Papa  n'a  pas  mis  ce  que  je  lui  avais  dit.  »  Le 
grand  artiste  était  probablement  resté  au  des- 
sous des  vives  sensations  de  l'enfant.  Pour  le 
coup,  sa  lettre  était  trop  quelconque. 

Des  lettres  de  ce  genre  n'en  sont  qu'une  nota- 
tion plus  exacte  de  lanature  foncière  de  l'homme. 


—    10   — 

Nous  avons  ici  ce  qu'on  ne  retrouve  point 
ailleurs,  un  Victor  Hugo  tout  simple,  tout  uni 
et  à  Tétat  élémentaire.  Il  a  fait,  on  le  sait,  un 
opéra  :  «  La  Esméralda  »,  dont  Mademoiselle 
Louise  composa  la  musique.  Jamais  maestro 
certainement  n'a  rencontré  un  signor poeta  qui 
ait  su  se  subordonner  à  l'œuvre  commune  avec 
autant  de  bonne  grâce  que  Victor  Hugo.  Ses 
billets  sur  l'opéra  di  Esméralda  sont  nombreux. 
Son  rôle,  dit-il,  est  seulement  de  confectionner 
«  une  grosse  toile  à  couvrir  d'arabesques  ».  Ses 
rimes  seront  et  ne  doivent  être  que  «  les  très 
humbles  servantes  des  notes  ».  Il  ne  regimbe 
et  ne  témoigne  d'humeur  contre  aucun  remanie- 
ment exigé  par  le  sens  musical.  Il  garde  ses 
coups  de  boutoir,  s'il  en  donne,  pour  Véron  et 
Renduel,  qui  sont  de  «  si  ennuyeux  hommes 
de  négoce  ».  Il  n'écrit  rien  pour  le  tapage.  Il 
ne  s'arrange  point  pour  la  gloire  et  la  postérité. 
Il  va  jusqu'à  dire  un  jour  à  Louise  Bertin  que, 
s'il  veut  être  poète,  c'est  pour  elle  et  trois  per- 
sonnes tout  au  plus.  Le  Tasse,  dans  la  tragédie 


—  II  — 

de  Gœthe,  se  sert  de  termes  équivalents,  quand 
il  témoigne  à  Léonore  de  son  dégoût  pour  les 
vains  bruits  de  la  renommée  :  «Celui  qui  ne  voit 
pas  l'univers  dans  ses  amis  n'est  point  digne 
que  le  monde  apprenne  à  répéter  son  nom.  )> 
Il  ne  m'a  été  donné  d'entrevoir  et  d'entrete- 
nir Mademoiselle  Louise  Bertin  que  deux  ou 
trois  fois,  et  bien  longtemps  après  ces  belles 
années  des  Roches  (i 830-1840).  Je  l'ai  vue 
comme  il  l'a  définie  dans  les  Chants  du  cré- 
puscule : 

Homme  par  la  pensée  et  femme  par  le  cœur. 

J'ai  ressenti  et  éprouvé  de  quels  dons  supé- 
rieurs elle  était  douée;  ces  dons  si  variés  et  si 
riches  se  résolvaient  tous  et  se  résumaient  en 
une  qualité  générale,  la  sérénité  majestueuse 
qui  était  à  la  fois  qualité,  vertu,  attitude  et 
aspect  ;  tout  cela  formait  chez  elle  comme  le 
vêtement  auguste  et  pacifique  de  la  sagesse  et 
de  la  raison.  L'influence  de  cette  nature, 

Si  modeste  à  la  gloire  et  si  douce  à  la  haine, 


—    12 


a  été  sur  Victor  Hugo  une  influence  décisive 
et  souveraine.  Elle  lui  a  versé  la  paix.  On 
n'a  qu'à  rapprocher  des  lettres  que  Victor 
Hugo  a  écrites  à  Louise  Bertin,  les  nom- 
breuses pièces  de  vers  qu'il  lui  a  dédiées  de 
i83i  à  i855'.  Il  ne  s'adresse  pas  seulement 
à  elle  pour  lui  retracer  de  loin  en  loin,  avec 
l'idylle  de  Bièvre,  des  souvenirs  de  bonheur 
paisible.  Il  lui  décrit  longuement  les  doutes 
dont  il  est  travaillé  sur  l'origine  des  choses,  sur 
la  fin  de  l'homme,  sur  l'objet  de  la  poésie;  et  il 
demande  à  elle,  «  l'àme  profonde  et  la  sainte 
lyre  »,  de  le  rassurer  et  de  le  raffermir.  L'àme 
française,  en  i83o,  était  tout  ensemble  révo- 


'  Les  Feuilles  d'automne.  Bièvre,  i83i. 

Les  Chants  du  crépuscule,  à  Mademoiselle  Louise  B.,  iS3i. 

Les  Contemplations,  écrit  sur  la  plinthe  d'un  bas-relief 
antique,  i833. 

Les  Chants  du  crépuscule.  Ce  que  nous  avons  de  doute  en 
nous,  i83  5. 

Les  Voix  intérieures,  Pensar,  Dudar,  i835. 

Les  Rayons  et  les  Ombres,  Sagesse,  1840. 

Les  Contemplations,  Aujourd'hui,  à  Mademoiselle  Louise 
B...,  i833. 


—  13  — 

lutionnaire ,  religieuse  et  aimante;  elle  s'eni- 
vrait d'amour  mystique  et  d'amour  tumultueux 
pour  tout  être  et  pour  toute  chose.  Victor  Hugo 
a  été  l'expression  en  haut  relief  de  cet  état 
d'âme,  et  il  en  a  été  une  expression  complète. 
On  ne  peut  pas  plus  abstraire  de  sa  pensée  le 
souffle  religieux  que  la  tempête  démocratique  ; 
ce  souffle  court  même  à  travers  les  pages 
furieuses  des  Châtiments.  Mais  même  dans  le 
moment  où  Hugo  était  assis  sur  le  trépied  de 
1 83o,  la  religion  toute  personnelle  que  de  bonne 
heure  il  s'était  faite,  et  où  il  a  persisté  jusqu'au 
dernier  soupir,  avait  à  supporter  les  assauts  et 
les  ravages  du  doute.  Il  ne  trouvait  plus  alors 
aucune  explication  suffisante  ni  du  monde,  ni 
de  la  vie,  ni  du  destin  de  l'homme,  et  dans  ses 
incertitudes  s'abîmait  jusqu'à  l'idée  qu'il  avait 
conçue  de  la  mission  du  poète  et  de  la  poésie. 
Il  ne  savait  plus  s'il  devait  se  vouer  à  chanter 
les  saintes  colères,  ou  l'amour,  ou  la  haine,  ou 
bien  rester  comme  un  dormeur  éveillé,  témoin 
inutile  du  spectacle  des  choses,  pour  lequel  la 


—  14  — 

vie  n'est  que  le  plus  émouvant  des  songes, 
quand  elle  n'est  pas  un  épouvantable  cauche- 
mar. J'imagine  que  sa  sereine  amie  de  Bièvre, 
et  son  admiratrice  passionnée,  lui  a  ditquelque- 
fois  en  ces  moments-là  :  «  Vous  êtes  le  poète, 
ne  vous  souciez  pas  d'autre  chose  ;  écoutez 
toutes  les  voix  qui  parlent  en  vous  et  redites 
tout  ce  que  vous  sentez,  comme  vous  le  sentez, 
à  l'heure  où  vous  le  sentez.  »  On  n'a  qu'à  lire  à 
ce  propos,  dans  les  Raj-ons  et  les  Ombres,  la 
pièce  qu'il  a  intitulée  «  Sagesse  »  et  qui  est 
dédiée  à  Louise  Bertin.  C'est  un  morceau  capi- 
tal pour  qui  voudrait  essayer  de  construire  une 
caractéristique  à  fond  de  Victor  Hugo.  De 
même,  toute  la  correspondance  avec  Louise 
Bertin  est  remplie  des  saillies  naturelles  du 
cœur  et  donne  le  véritable  accent  d'une  vie. 
Voyez,  par  exemple,  la  lettre  datée  de  Saumur, 
10  septembre,  où  il  raconte  comment  il  a 
appris,  dans  un  café  de  village,  en  jetant  les 
yeux  sur  un  journal,  l'affreuse  nouvelle  de  la 
mort  de  Madame  Vacquerie.  «  O  mon  Dieu,  que 


I  "  — 


vous  ai-je  fait  ?  »  Voyez  aussi  la  lettre  sur  la 
mort  de  Madame  Bertin  Taîné,  où  jaillit  ce  cri 
de  foi  énergique  et  réfléchie  :  «  La  vie  est  le 
commencement  de  quelque  chose.  « 

Mais  j'ai  hâte  de  lui  laisser  la  parole  à  lui 
seul.  Et  je  répète  qu'ici,  peut-être  seulement 
ici,  on  le  trouvera  tel  qu'il  était,  quand  il  jouis- 
sait, au  milieu  de  tous  les  siens,  de  ce  souverain 
bien  si  simple,  si  aisé  et  si  fugitif,  qu'on  appelle 
le  bonheur,  et  tel  aussi  qu'il  fut  plus  tard  à 
Hauteville-House,  athlète  solitaire  dans  la  plus 
acharnée  des  luttes,  «  songeur  couvert  des  cica- 
trices de  la  vie  ». 

J.-J.  WEISS. 


LETTRES 

DE 

VICTOR  HUGO 

AUX    BERTIN 


A  Monsieur 
Monsieur  le  rédacteur  du  Journal  des  Débats', 
rue  des  Prêtres  -  Saint  •  Germain-V Auxer- 
rois,  17. 

Paris,  14  janvier  1827. 

Je  prie  Monsieur  le  rédacteur  du  Journal 
des  Débats  de  recevoir  mes  vifs  remerciements 
pour  la  place  qu'il  a  bien  voulu  accorder 
dans  ses  colonnes  à  un  examen  de  mes  Odes. 

'  M.  Bertin  aîné. 


—  iS  — 

Je  le  prie  également  de  vouloir  bien  transmet- 
tre mes  remerciements  à  son  collaborateur, 
M.  J.  V. '. 

Je  suis  très  reconnaissant  de  l'indulgence 
extrême  de  son  article;  et  je  le  serais  plus 
encore,  je  l'avoue,  si  sa  critique  se  fût  élevée  à 
de  plus  hautes  considérations,  et  surtout  s'il 
l'eût  fait  peser  plus  directement  sur  moi. 

Je  prie  Monsieur  le  rédacteur  d'agréer  l'as- 
surance de  ma  parfaite  considération, 

V.  HUGO. 


A  Monsieur  Armand  Berti7i. 

Ce  vendredi  21  mars  (i83o),  6  h.  après-midi. 

Jugez  de  ma  contrariété,  mon  cher  Armand, 
je  viens  de  la  rue  Jean-Goujon  pour  vous 
voir,  ainsi  que  votre  excellent  père,  et  je  ne 
vous  trouve  pas. 

'  M.  J. -Victor  I.ecierc. 


IQ    — 


Il  3'  a  cependant  bien  longtemps,  ce  me 
semble,  que  je  ne  vous  ai  vus,  et  j'ai  mille 
choses  à  vous  dire.  Je  n'ose  m'embarquer  ce 
soir  avec  ma  femme  (qui  est  archi-grosse]^ 
pour  la  rue  de  Seine,  pensant  que  vous  êtes  à 
la  campagne  par  ce  beau  mois  de  mai.  Il  faut 
donc  se  résigner  à  vous  écrire. 

JNl"'  Mars  est  de  retour  pour  huit  jours  et 
va  me  jouer  trois  fois  '.  Seriez-vous  assez  bon 
pour  en  prévenir  l'immense  public  dont  vous 
disposez  par  la  petite  note  que  voici  dans  le 
journal  de  demain,  s'il  est  possible,  car  après- 
demain  on  sera  à  la  campagne. 

Adieu,  j'ai  su  avec  bien  du  plaisir  que  ma- 
dame Bertin  était  rétablie  de  son  indisposi- 
tion. Mettez  mes  respects  à  ses  pieds.  Nous 
irons  la  voir  un  de  ces  soirs  et  vous  voir  tous, 
car  je  viens  d'apprendre  ici  que  vous  n'êtes 
pas  encore  partis  pour  les  Roches*. 

A  vous  bien  cordialement. 

V"  HUGO. 

•  Hernani. 

2  Propriété  de  M.  Bertin  aîné,  à  Bièvre  (Scine-ct-Oise). 


—    20 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
aux  Roches,  Bièpre. 

Ce  5  M.,  9  h.  du  matin  (i83i  ou  i832). 

Mademoiselle, 

Permettez-moi  d'adresser  à  vous  ce  petit 
billet  et  soyez  assez  bonne  pour  en  transmet- 
tre le  contenu  à  M.  Bertin.  Armand  ne  pou- 
vant m'emmener,  je  prendrai  la  voiture  de 
Sceaux  qui  part  à  trois  heures,  et  je  serai  à 
cinq  heures  moins  un  quart  au  haut  de  la  mon- 
tagne jaune.  Si  le  cabriolet  s'y  trouve,  je  le 
prendrai,  sinon,  je  viendrai  très  gaillardement 
à  pied. 

A  ce  soir  donc.  Mademoiselle,  et  permettez- 
moi  en  attendant  de  mettre  à  vos  pieds  tous 
mes  respects  et  tout  mon  dévouement. 

V.  H. 


—   21    — 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
6,  rue  de  Seifie . 

Ce  4  juillet,  de  i83i  à   i835. 

Mademoiselle, 

Je  voudrais  bien  dire  deux  mots  aujour- 
d'hui dans  la  matinée  à  monsieur  Bertin, 
sans  le  déranger  pourtant.  Vous  seriez  bien 
bonne  de  lui  demander  de  me  faire  savoir  par 
le  retour  de  ma  messagère  quelle  heure  il 
désire  que  je  prenne,  et  s'il  aime  mieux  que  je 
vienne  le  trouver  chez  lui  ou  au  bureau  du 
Journal  des  Débats.  Mille  pardons. 

Permettez -moi  de  vous  offrir  avec  l'hom- 
mage de  mon  respect  celui  de  mon  amitié 
bien  dévouée. 

VICTOR. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
8,  rue  de  Seine. 

Vendredi.  .   .    (iS32). 

Mademoiselle, 

Voici  mon  griffonnage. 

Je  le  recommande  à  votre  indulgence  et  je 
le  mets  à  vos  pieds  avec  mes  homniages  les 
plus  respectueux  et  les  plus  empressés. 

VICTOR  H. 

Il  est  nuit  \ 

La  chambre  de  sainte  Marthe, 

Un  lit,  une  fenêtre  ouverte  au  fond. 

Entrent  FroUo  et  la  Falourdel  (que  nous  ne 
nommerons  pas). 

FroUo  donne  une  bourse  d'argent  à  la  vieille 
qui  le  fait  cacher  dans  un  pan  de  tapisserie. 

Du    peu    de     paroles    qu'ils    échangent     il 

'  Scénario  du  3'^  acte  de  la  E^imcralda,  opéra  en  quatre 


résulte  qu'un  complot  est  ourdi  entre  eux  pour 
perdre  l'Égyptienne.  Des  hommes  du  guet 
sont  aposte's.  Le  crime  qui  va  se  commettre 
retombera  sur  elle. 

Frollo  seul.  Court  monologue  de  jalousie  et 
de  vengeance. 

Entrent  Esméralda  et  Phébus. 

La  jeune  fille  timide,  tremblante,  troublée, 
éperdue.  Phébus  triomphant,  joyeux,  amou- 
reux. 


actes,  paroles  de  Victor  Hugo,  musique  de  M""  Louise  Ber- 
tin,  représenté  à  l'Opéra  le  i6  novembre  1 836,  avec  la  distri- 
bution suivante  : 

La  Esméralda.  M"'=  Falcon. 

Phœbus  de  Chateaupers.  MM.  Ad.  Nourrit. 
Claude  Frollo.  Levasseur. 

Quasimodo.  Massol. 

Fleur  de  lis.  MM"»"  Jawureck. 
M"^  Aloïs  Gondelaurier.  Mori  Gosselin. 

Diane.  Lorotte. 

Bérengère.  Laurent. 

V'«  de  Gif.  MM.  Alexis  Dupont. 
M.  de  Cheuvreuse.  Fréd.  Prévost. 

M.  de  Morlaix.  Serda. 

Clopin  Trouilesou.  Wartel. 

M"«  Taglioni  dansait  dans  le  ballet. 


—   24  — 

Ils  sont  assis  tous  deux  sur  la  même  ban- 
quette. 

Phébus  demande  un  baiser. 

Elle  refuse,  et  le  laisse  prendre. 

Au  moment  où  elle  se  laisse  aller  dans  les 
bras  de  Phébus,  FroUo  sort  de  sa  cachette, 
fond  sur  le  capitaine  et  le  poignarde.  Grand 
cri.  Phébus  tombe  mort,  Esméralda  évanouie. 

FroUo  saute  par  la  fenêtre. 

Tumulte,  rumeur  en  dehors,  flambeaux. 

On  enfonce  la  porte. 

Entre  le  guet.  Entre  la  foule. 

Cris  confus,  qui  accusent  Esméralda  d'avoir 
assassiné  le  capitaine.  Cette  accusation  la 
ranime.  Elle  se  jette  sur  le  corps  de  Phébus 
en  protestant  de  son  innocence  et  de  sa  dou- 
leur. La  Falourdel  et  les  soldats  redoublent  d'in- 
vectives ;  'on  l'entraîne  malgré  sa  résistance. 


Mademoiselle  Louise  Bertiît,  che^  M.  Berlin 
l'aîné,  aux  Roches,  près  Bièvre. 

Paris,  27  mai  i832. 

Voici,  Mademoiselle,  une  nouvelle  lettre  de 
Poupée  '.  Puisque  vous  le  permettez,  j'y  joins 
quelques  mots. 

J'espère  que  tout  le  monde  aux  Roches  se 
porte  bien.  Nous  sommes  partis  l'autre  jour 
avec  le  regret  de  n'avoir  pu  serrer  la  main  à 
M.  Bertin,  mais  il  n'était  encore  levé  au  mo- 
ment de  notre  départ. 

Boulanger-  est  dans  le  ravissement  des 
Roches,  tout  ce  qu'il  a  vu  et  tout  ce  qu'il 
a  entendu  l'a  charmé.  Il  a  bien  raison.  Il 
faudrait  vivre  dans  votre  vallée.  Votre  verte 
vallée  couvre  Paris  de  poussière  et  de  cendre. 
Paris  est  hideux  quand  on  y  revient  des 
Roches.   Paris  est  horrible  avec  ses  barrières 

'  Léopoldine  Hugo. 

-  Louis  Boulanger,  peintre. 


—    26    — 

de  plâtre,  ses  charrettes  de  foin,  ses  boulevards 
poudreux  et  ses  ormeaux  gris.  C'est  une  triste 
chose,  je  vous  assure,  que  de  marcher  devant 
soi  quand  on  a  le  dos  tourné  vers  les  Roches 
et  le  visage  vers  Paris. 

Je  me  tire  de  l'ennui  de  cette  prosaïque 
ville  comme  je  peux,  par  le  travail.  Vous 
travaillez  aussi,  vous,  là-bas,  dans  vos  arbres 
et  dans  vos  gazons.  Ce  que  nous  faisons  tous 
deux  se  ressent  des  milieux  où  nous  sommes. 
Vous  répandez  votre  âme  sur  votre  piano. 
Moi,  je  barbouille  mon  esprit  avec  mon 
encrier.  Vous  faites  de  la  poésie,  moi,  de  la 
prose.  Vous  êtes  aux  Roches,  moi  à  Paris. 

Adieu,  Mademoiselle. 

Dites  à  vos  excellents  parents  que  nous 
sommes  à  eux  du  fond  du  cœur,  et  permettez- 
moi  de  mettre  à  vos  pieds  une  amitié  bien 
respectueuse  et  bien  dévouée. 

VICTOR  H. 


—   27    — 

A  Mademoiselle  Louise  Bertin,  chei  M.  Ber- 
tin  l'aîné,  aux  Roches,  près  Bièvre. 
{Recommandée  à  Madame  Languedoc.) 

Lundi,  22  octobre  (i832). 

Mademoiselle, 

Est-ce  que  vous  me  permettrez  d'ajouter  un 
troisième  griffonnage  aux  deux  griffonnages 
que  je  vous  envoie  ?  Didine  '  et  Chariot  ^  ont 
gribouillé  à  l'envi,  comme  vous  allez  voir,  et  je 
vous  demande  grâce  pour  eux  comme  pour 
moi. 

Nous  avons  reçu  ce  matin  votre  bonne  et 
charmante  lettre.  Didine  m'a  prié  de  la  lire  à 
haute  voix,  ce  que  j'ai  fait  à  la  satisfaction  géné- 
rale de  ma  populace  de  marmots.  Ma  femme  a 
été  attendrie  jusqu'aux  larmes  de  tout  ce  que 
vous  écrivez  de  tendre  et  de  gracieux  à  ces 

1  Léopoldine  Hugo. 
-  Charles  Hugo. 


—    28    — 

pauvres  enfants.  Je  vous  assure  que  toutes  nos 
journées  se  passent  à  regretter  les  Roches, 
quand  je  ne  suis  pas  dans  la  caverne  de  Salta- 
badil  et  de  Maguelonne.  Nous  nous  rappelons 
à  chaque  heure  du  jour  quelque  douce  chose 
à  laquelle  elle  était  employée  près  de  vous. 
Ligier  me  disait  hier  à  la  répétition  '  que  je 
reconstruisais  le  théâtre  français,  j'aimerais 
bien  mieux  bâtir  avec  vous  un  théâtre  de 
cartes  ^ 

Le  temps  est  beau,  et  je  pense  avec  joie  que 
l'admirable  jardin  des  Roches  n'est  pas  fermé 
par  les  pluies  d'automne  aux  promenades  de 
M.  Bertin.  Dites-lui  bien,  ainsi  qu'à  Madame 

•  Répétitions  du  Roi  s'amuse. 

*  Victor  Hugo  et  mademoiselle  Louise  Bertin  se  plaisaient 
à  faire  toutes  sortes  de  constructions  en  cartes.  Nous  lisons, 
à  ce  propos,  dans  Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa 
vie  :  «  Pendant  que  le  drame  {Le  Roi  s'amuse)  allait  comme 
«  il  pouvait,  l'auteur  employait  la  tin  de  l'été  (aux  Roches) 
«  à  jouer  avec  ses  enfants  sous  les  arbres,  et  à  faire,  en  col 
«  laboration  avec  mademoiselle  Louise  Bertin,  des  cocottes, 
«  des  bateaux,  des  carrosses  merveilleux  qu'il  dorait  et  que 
«  ne  dédaignaient  pas  de  peindre  des  peintres  célèbres  qui 
K  venaient  voir  M.  Edouard  Bertin.  » 


—   29   — 

Bertin,  à  quel  point  je  vous  suis  dévoué  à  tous. 
Vous  ne  me  parlez  pas  d'Edouard  qui  tra- 
vaille, j'espère,  comme  un  diable,  et  qui  est 
bien  heureux  de  n'avoir  pas  besoin  de  faire 
jouer  ses  paj^sages.  Serrez-lui  la  main  pour 
moi,  je  vous  prie. 

Ma  femme  me  charge  expressément  de  vous 
prier  de  ne  pas  trop  travailler  et  de  penser 
beaucoup  à  nous. 

Il  est  inutile  que  je  vous  reparle  de  mon 
profond  et  respectueux  attachement. 

Je  ferai  chercher  votre  couteau,  mais  Didine 
se  prétend  sûre  de  ne  pas  l'avoir  emporté.  Je 
pense  que  vous  le  retrouverez  dans  quelque 
double  fond  de  la  boîte  à  couleurs. 


—  30  - 
Mademoiselle  Louise  Berlin. 

Paris,  3o  octobre  i832. 

Malgré  votre  défense,  Mademoiselle,  je  vous 
écris  encore  :  il  faut  que  vous  me  permettiez  de 
vous  envelopper  de  quelques  mots  le  style  et 
l'orthographe  de  mes  marmots.  Je  ne  sais  pas 
où  diable  Antoni'  irait  chercher  le  naïf  dans 
l'art,  si  ces  lettres-là  ne  le  ravissaient  pas. 
Quant  à  moi,  elles  m'enchantent,  je  vous  le 
déclare;  je  leur  laisse  la  bride  sur  le  cou,  et  les 
deux  petits  lutins  vous  écrivent  tout  ce  qui 
leur  passe  par  la  tête.  Je  vous  demande  par- 
don pour  eux. 

Je  vous  demande  aussi  pardon  pour  moi 
qui  ai  pris  la  liberté  de  vous  envoj^er  de  mon 
style  imprimé  ces  jours  passés.  C'est  votre 
libretto  sur  papier  de  Chine  et  en  trois  volumes 
que  je  me  suis  hasardé  à  mettre  à  vos  pieds.  Il 

'  Anton i  Deschamps. 


_  31  — 

y  a  par-ci  par-là  quelques  pages  nouvelles 
pour  lesquelles  je  vous  demande  votre  indul- 
gence, si  vous  les  lisez,  par  aventure. 

Il  faut  que  vous  me  plaigniez,  d'abord  et 
beaucoup,  d'avoir  quitté  les  Roches,  ensuite 
un  peu  d'être  depuis  huit  Jours  dans  l'exécrable 
tohu-bohu  d'un  déménagement',  fait  à  l'aide 
de  ces  machines  prétendues  commodes  qui 
ont  aidé  tant  de  pauvres  diables  à  déménager 
en  masse  et  pour  leur  dernier  logis  à  l'époque 
du  choléra.  Voilà  huit  jours  que  je  suis  dans  le 
chaos,  que  je  cloue  et  que  je  martèle,  que  je 
suis  fait  comme  un  voleur.  C'est  abominable. 
Mettez  au  travers  de  tout  cela  mes  répétitions 
où  je  suis  bien  forcé  d'aller,  et  le  portrait* 
qu'on  peut  voir  chez  Ingres,  que  j'ai  la  plus 
grande  envie  de  voir,  et  que  je  n'ai  pu  encore 
aller  voir!  Voilà  bien  des  z'OzV  dans  la  même 
phrase,  mais  que   voulez-vous,  c'est  du  style 


'  Victor  Hugo  venait  de  quitter  la  rue  Jean-Goujon  pour 
s'installer  place  Royale. 

-  Portrait  de  M.  Bcrtin  l'aîné. 


—  32  — 

de    garçon    tapissier    que    je     vous     envoie 
aujourd'hui. 

Jugez  si  je  regrette  les  Roches,  et  les  douces 
journées,  et  les  douces  soirées  et  les  châteaux 
de  cartes,  et  Jamais  dans  ces  beaux  lieux  ',  et 
Phébus,  l'heure  t'appelle  \ 

On  me  joue  du  12  au  i5  novembre'. 

Adieu,  Mademoiselle.  Il  y  a  une  famille  qui 
est  heureuse  et  qui  est  bonne,  et  que  je  porte 
dans  mon  cœur,  c'est  la  vôtre.  Je  donnerais 
le  reste  du  monde  pour  les  Roches,  et  le  reste 
des  hommes  pour  votre  famille. 

Adieu  encore,  c'est-à-dire  à  bientôt.  Quand 
reviendrez-vous  ? 

Votre  respectueux  et  dévoué  collaborateur. 

VICTOR. 

'  Chœur  à'Armide,  de  Gluck. 
*  Air  d'Esinéralda. 
^  Le  Roi  s'amuse. 


—  33  — 

Mademoiselle  Louise  Bertin, 
aux  Roches,  pi^'s  et  par  Bièrre. 

2  novembre  i832. 

Mademoiselle, 

Je  veux  faire  comme  la  pauvre  Poupée,  et  je 
vous  écris  ces  lignes  malgré  mes  mauvais 
yeux,  auxquels  je  crois  bien  qu'il  faut  que  je 
renonce  décidément. 

Nous  voici  à  peu  près  emménages. 

C'est  votre  tour  maintenant. 

J'espère  que  vous  ne  tarderez  pas. 

J'ai  beau,  et  par  égoïsme  je  devrais  faire  des 
vœux  tout  contraires,  j'ai  beau  souhaiter  à 
M.  Bertin  le  plus  beau  temps  possible  pour 
les  derniers  jours  de  l'automne.  L'automne 
s'obstine  à  devenir  hideux.  Paris  est  un 
cloaque  de  boue  et  d'eau.  Je  suis  sûr  que  les 
Roches  sont  encore  mille  fois  plus  praticables. 
Pardon,  praticable  est  un  mot  de  coulisse  et 


—  34  — 

de  machiniste  qu'il  faut  que  vous  me  passiez 
en  ce  moment  où  les  oreilles  me  tintent  nuit 
et  jour  de  théâtre  et  de  comédiens. 

Adieu,  Mademoiselle,  vous  avez  fait  je  suis 
sûr  de  belles  choses  aux  Roches  en  mon 
absence.  Moi  je  crois  que  mes  meilleurs 
ouvrages  seront  toujours  ceux  que  j'aurai  faits 
avec  vous;  le  petit  théâtre,  les  voitures  de 
cartes  et  notre  opéra. 

Rappelez-moi  au  souvenir  de  tous  les  habi- 
tants des  Roches  et  dites-leur  combien  nous 
pensons  à  eux. 

Je  vous  suis  bien  profondément  et  bien  res- 
pectueusement dévoué. 

VICTOR. 

Boulanger  n'est  pas  encore  de  retour. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
chei  M.  Bertin  dîné,   8,  rue  de  Seine. 

27  novembre  i832. 

Mademoiselle, 

Quelles  que  soient  les  malheureuses  divi- 
sions politiques  et  littéraires  qui  se  sont  éle- 
vées et  où  j'ai  la  consolation  de  ne  pas  avoir 
eu  un  tort  de  mon  côté,  j'espère  que  vous 
n'avez  pas  douté  de  moi  un  seul  instant.  Vous 
me  savez  dévoué  du  fond  du  cœur,  à  vous 
Mademoiselle ,  à  votre  excellent  père  (  que 
j'aime  comme  s'il  était  le  mien,  et  qui  est,  je 
suis  sûr,  plus  affligé  que  moi  de  l'événement 
inouï  qui  me  frappe  '),  à  tout  ce  qui  vous  est 
cher.  Cet  événement-là  même  aura  eu  cela 
d'heureux  à  mes  yeux,  de  bien  vous  faire  voir 

'  Interdiction  du  Roi  s'amuse,  après  la  première  repre'- 
sentation. 


—  36  — 

qu'il  n'y  a  jamais  eu  que  des  raisons  d'atta- 
chement personnel  et  désintéressé  dans  les 
relations  que  j'ai  été  si  heureux  et  si  fier  de 
nouer  avec  vous,  avec  vous  dont  j'admire  la 
belle  âme  et  le  profond  talent.  Dites  bien,  je 
vous  supplie,  cà  vos  bons  parents  qu'ils  ne 
s'inquiètent  de  rien  avec  moi,  qu'ils  ne  se 
croient  pas  obligés  de  gêner  les  polémiques 
littéraires  ou  politiques  qu'ils  pourraient  juger 
nécessaires  contre  moi  dans  la  nouvelle  posi- 
tion où  mes  ennemis  de  toute  nature  et  de  tout 
rang  m'ont  placé,  que  je  serai  toujours,  quoi 
qu'il  arrive,  empressé  et  obéissant  à  vos  moin- 
dres volontés,  et  que  je  ne  renoncerai  jamais  à 
l'œuvre  que  nous  faisons  en  commun,  à  moins 
que  ce  ne  soit  vous  qui,  dans  votre  propre 
intérêt,  cro3-iez  devoir  répudier  une  collabora- 
tion qui  expose  à  tant  d'orages. 

Vous  me  connaissez,  vous,  Mademoiselle 
Louise,  et  je  suis  sûr  que  vous  vous  êtes  déjà 
dit  tout  cela  à  vous-même;  je  suis  sûr  que  vous 
comptez  fermement  sur  moi. 


Répondez  donc  de  moi,  je  vous  prie.  J'irai 
vous  voir.  Je  vous  demanderai  vos  ordres 
comme  par  le  passé. 

Je  mettrai  tout  mon  loisir  à  vos  pieds.  Je 
vous  demanderai  aussi  de  me  plaindre  un  peu, 
moi  homme  tranquille  et  sérieux,  d'être  ainsi 
violemment  arraché  à  toutes  mes  habitudes  et 
d'avoir  à  soutenir  maintenant  un  combat  poli- 
tique en  même  temps  que  le  combat  littéraire. 

Où  sont  nos  beaux  jours  des  Roches  ? 

Je  mets  tous  mes  respects  et  tout  mon 
dévouement  à  vos  pieds. 

VICTOR  HUGO. 


-  38  - 
Mademoiselle  Louise  Berlin. 

Ce  mercredi  (i832}. 

Mademoiselle, 

Votre  lettre  me  touche  profondément.  Dans 
quelques  jours  vous  allez  me  lire,  me  juger, 
et  m'absoudre.  D'ici  là  j'irai  vous  voir,  j'irai 
serrer  les  bonnes  et  cordiales  mains  de  votre 
père  et  de  vos  frères,  j'irai  vous  dire  à  quel 
point  ma  respectueuse  amitié  vous  est  à  jamais 
dévouée. 

VICTOR. 


Mademoiselle  Louise  Berlin. 

6  mars  (de  i833  à  i836). 

Voici,  Mademoiselle,  cet  absurde  gribouillis. 


—  39  — 

Je  serais  surtout  tenté  de  remercier  ma- 
dame V...  des  deux  charmantes  heures  que 
j'ai  passées  aujourd'hui  auprès  de  vous.  Je  mets 
ma  vieille  et  tendre  amitié  à  vos  pieds. 

VICTOR  H. 


Madejjioiseîle  Louise  Bertin,  chei  M.  Bertin 
Vahiê,  aux  Roches,  près  Bièvre. 

Paris,  4  juin  i833. 

Encore  nous,  Mademoiselle.  Vos  leçons 
d'orthographe  fructifient,  comme  vous  verrez 
par  la  lettre  rose  de  Poupée.  Elle  vous  apprend 
qu'elle  n'est  plus  c^M'henrhumée.  Vous  lui  avez 
écrit,  vous,  une  lettre  charmante  et  bien  bonne, 
je  suis  bien  touché  de  ce  que  vous  lui  dites  de 
gracieux  pour  moi,  je  l'ai  chargée  de  vous 
l'écrire.  Vous  verrez  qu'elle  s'acquitte  de  la 
commission. 


—  40  — 

Je  vous  adresse,  moi,  la  plus  aride  et  la  plus 
ennu3^euse  lettre  du  monde.  Je  m'arrache  à  la 
délicieuse  lecture  do.  Francis  Godivin  et  du  sieur 
de  Racoles  pour  vous  écrire,  les  pages  de  ces 
deux  illustres  bouquins  me  servent  de  pupitre, 
et  leur  poussière  sèche  tout  ce  que  je  vous  écris. 

Pardonnez-moi,  plaignez-moi  et  priez  pour 
moi. 

D'ailleurs,  rien  de  nouveau  ici.  La  Seine  et 
les  tragédies  coulent  toujours. 

Adieu,  Mademoiselle,  dites  à  Edouard,  dites 
à  votre  père,  dites  à  madame  Bertin,  et  dites- 
vous  surtout  à  vous-même  que  tous  tant  que 
nous  sommes  ici,  nous  vous  aimons  de  tout 
notre  cœur. 

Votre  respectueux  ami, 

VICTOR  H. 

Renduel  '  s'est  chargé  de  vous  faire  parvenir 
votre  exemplaire  de  Han  d'Islande. 

Informez-moi,  je  vous  prie,  de  tout  retard  et 
de  toute  négligence  de  sa  part. 

'  Editeur. 


—  41  — 

Mademoiselle  Louise  Berlin,  che-  M.  Berlin 
l'aîné^  aux  Roches^  pj-ès  Bièvre. 

14  juillet  i833. 
I\ÎADE.MOISELLE, 

Voici  une  lettre  de  Poupe'e  qui  a  bien  plutôt 
l'air  de  la  lettre  d'un  chat  que  de  la  lettre  d'une 
poupée.  Vous  l'excuserez  quand  vous  saurez 
qu'elle  Ta  écrite  de  son  lit,  où  elle  est  depuis 
quelques  jours  pour  une  fièvre  de  croissance. 
C'est  cette  petite  maladie  qui  nous  a  empêchés, 
Poupée  et  moi,  de  vous  donner  plus  tôt  des 
nouvelles  de  la  place  Royale. 

Je  mets  sous  le  même  pli  les  quelques  vers 
que  vous  m'avez  demandés.  J'espère  qu'ils  ne 
vous  ont  pas  fait  faute. 

Je  suis  d'ailleurs  toujours  jusqu'au  cou  dans 
le  travail,  éperonné  des  deux  côtés  par  Renduel 
et  Harel  ',  qui  sont  bien  les  deux  plus  ennuyeux 

'  Directeur  de  la  Porte-Saiat-Marlin. 


•    —  42  — 

hommes  de  négoce  qu'il  y  ait.  J'ai  déclaré  à 
Harel  qu'il  n'aurait  pas  ma  pièce  '  avant  le 
1"  septembre,  et  malgré  ses  lamentations, 
incantations  et  gémissements,  j'en  suis  resté  là. 
Que  saint  Georges  et  saint  Martin  lui  soient 
en  aide. 

C'est  aujourd'hui  dimanche,  et  belle  et  joj^euse 
journée  aux  Roches.  Vous  ne  sauriez  croire 
combien  votre  vie  de  campagne,  de  poésie  et 
de  musique  paraît  charmante  et  désirable  à 
nous  autres  pauvres  ouvriers  du  quartier 
Saint-Antoine,  condamnés  à  tourner  la  roue 
qui  verse  l'argent  dans  la  poche  d'un  libraire 
et  d'un  imprésario,  et  non  dans  la  nôtre. 

Vos  arbres  sont  bien  beaux,  je  vous  jure, 
votre  vallée  est  bien  admirable,  votre  piano 
est  bien  poétique  et  bien  harmonieux.  Vous 
êtes  encore  à  la  partie  charmante  de  l'œuvre 
que  nous  accomplissons  ensemble  -.  Mais  quand 
vous  en  serez  au  théâtre  et  à  la  coulisse,  vous 

'  Marie  Tudor. 
-  La  Esmeralda. 


43 

me  direz  ce  que  vous  pensez  de  ma  vie  actuelle 
comparée  à  votre  vie  actuelle.  Quand  vous  en 
serez  à  Véron,  vous  me  direz  ce  que  vous  pen- 
sez de  Harel. 

Adieu,  Mademoiselle,  j'espère  que  cette  lettre 
vous  parviendra.  Est-ce  que  Edouard  reste  aux 
Roches  à  poste  fixe  ?  Nous  ne  l'avons  pas  vu, 
et  nous  l'espérions  à  dîner  tous  les  jours  de 
cette  semaine.  Dites-le-lui  bien,  je  vous  prie. 
Vous  savez  combien  je  suis  tout  dévoué  de 
cœur  aux  excellents  habitants  des  Roches.  Je 
mets  mes  respects  et  mon  amitié  à  vos  pieds. 

VICTOR  H. 


—  44  — 

Mademoiselle  Louise  Berlin,  che^  M.  Berlin 
l'ainê,  aux  Roches,  près  Bièvre. 

Ce  iG  août  i833. 

Ma  CHÈRE   Louise, 

Il  y  a  quelque  chose  dans  ta  lettre  que  je 
n'ai  pas  compris  c'est  que  tu  dis  que  je  t'ai  écrit 
quelque  chose  qui  t'a  fait  de  la  peine  moi  je  ne 
sais  pas  quoi. 

Ma  maîtresse  est  morte  cette  nuit  à  trois 
heures  elle  était  bien  malade  auparavant  moi 
je  ne  le  savais  pas  et  j'ai  été  à  l'école  et  cela  a 
fait  qu'on  m'a  dit  de  ne  pas  entrer  à  cause  que 
ma  maîtresse  était  morte  ça  m'a  fait  beaucoup 
de  peine.  Nous  irons  toutes  demain  à  l'enter- 
rement. Dédé  '  est  toujours  bien  gentille  mais 
elle  est  bien  criarde. 

J'ai  hier  été  voir  la  maison  de  Saint- Denis 
et  elle  est  bien  jolie  et  bien  grande  et  il  y  a  un 

«  Adcle  Huso. 


—  45  — 

tas  de  petites  poupées  qui  dinent  ma  tante 
Julie  est  bien  gentille  et  je  Taime  bien  il  y  a 
de  grandes  chaudières  où  l'on  pourrait  faire 
cuire  des  petites  Dedes. 

Adieu  ma  chère   Louise  je  t'aime  de  tout 
mon  cœur. 

Léopoldine  HUGO. 


Poupée  m'en  veut  beaucoup,  Mademoiselle, 
nous  sommes  au  20,  et  sa  lettre  n'est  pas  par- 
tie. C'est  moi  qui  l'ai  retardée,  ou  pour  mieux 
dire,  un  maudit  air  à  finir.  Mais  Poupée  me 
gronde,  et  je  fais  partir  la  lettre. 

L'air  sera  fini  quand  il  pourra.  Je  n'aurais 
pourtant  pas  voulu  vous  écrire  sans  vous 
envoyer  ce  que  vous  me  demandez. 

Vous  êtes  bien  bonne,  vous  me  pardonnerez, 
mais  moi,  je  ne  me  pardonne  pas.  Ce  sera  pour 
le  prochain  courrier,  so3'ez-en  sûre. 

J'ai  bien  compris,  moi,  ce  que  Poupée  ne 
comprend  pas.  Saint- Denis  vous  fait   à   peu 


-  46  - 

près  le  même  effet  qu'à  moi.  Mais  c'est  une 
volonté  de  ma  femme,  elle  a  eu,  ma  pauvre 
femme,  terriblement  de  maternité  depuis  dix 
ans,  elle  demande  à  se  reposer  un  peu,  je  suis 
faible  et  je  plierai  probablement.  Après  tout, 
il  y  a  des  raisons  contre,  mais  il  y  a  aussi  des 
raisons  pour. 

Je  compte  bien  sur  votre  indulgence.  Made- 
moiselle, pour  cette  lettre  sale,  retardée,  grif- 
fonnée, et  déchirée  par  le  bas  comme  une  vieille 
robe  d'hiver  décrottée  trop  souvent. 

Je  mets  à  vos  pieds  bien  des  respects  et  bien 

des  amitiés. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Berlin,  che{  M.  Ber- 
lin l'aîné,  aux  Roches,  près  Bièvre. 
[Recommandée  à  jnadame  Lajiguedoc.) 

Ce  i6  septembre  i833. 

Mademoiselle  , 
Poupée,  quoique  allant  beaucoup  mieux,  est 


—  47  — 

encore  hors  d'état  de  vous  écrire.  Un  mal 
d'yeux  s'est  ajouté  à  la  pleurésie,  et  il  se  trouve 
en  ce  moment,  que  le  moins  borgne  des  deux, 
c'est  moi.  Je  vous  envoie  ci-inclus  le  finale  avec 
vos  instructions  pour  que  vous  puissiez  juger 
de  ma  fidélité. 

Vous  avez  écrit  à  Poupée  une  bien  bonne  et 
bien  charmante  lettre,  à  laquelle  je  suis  bien 
heureux  de  répondre  par  ce  méchant  billet.  Je 
vous  jure  que  nous  devenons  tout  à  fait  stu- 
pides  à  Paris. 

Aussi  nous  tarde-t-il  beaucoup  que  Didine 
nous  permette  l'air  des  Roches,  j'en  prendrai 
le  plus  que  je  pourrai,  et  soyez  sûre  que  je 
maudirai  souvent  les  répétitions  '. 

Je  mets  à  vos  pieds  ma  poésie  qui  est  mé- 
chante et  mon  dévouement  qui  vaut  mieux. 


Va-t'en  !  — 
'  Marie  Tudor. 


ESMERALDA. 

Je  t'abhorre! 


-48  - 

CLAUDE. 

Alors  meurs  donc!  J'irai  te  retrouver. 

(//  se  tourne  vers  la  foule.) 
Peuple,  au  bras  séculier  nous  livrons  cette  femme, 
A  ce  suprême  instant,  puisse  sur  sa  pauvre  âme 

Passer  le  souffle  du  Seigneur  ! 

Il  se  retire  avec  la  procession.  Au  moment 
où  les  bourreaux  vont  saisir  Esméralda,  Qua- 
simodo  se  jette  au  milieu  d'eux,  la  saisit  et  la 
porte  sur  l'église,  et  l'élève  dans  ses  bras  en 
criant  :  Asile!  asile!  asile! 

LE   PEUPLE. 

Asile  !  asile  !  asile  ! 
Pauvre  enfant,  sois  tranquille. 
Noël,  gens  de  la  ville  ! 
Noël,  au  bon  sonneur  1 
Que  le  ciel  le  bénisse 
Lui  dont  l'heureux  caprice 
Change  un  jour  de  supplice 
En  un  jour  de  bonheur  ! 

Avant  ceci  i6  vers  de  4  syllabes,  une  rime  féminine 
et  une  rime  masculine. 


4^ 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
8,  vue  de  Seine-F.-S.-G. 

Ce  22  novembre  i833. 

Mademoiselle, 

Comme  je  vous  l'avais  dit,  mon  premier 
moment  de  liberté  d'esprit  a  été  pour  vous. 
Voici  vos  prescriptions  remplies.  Vous  verrez 
que  j'ai  été  d'une  exactitude  janséniste.  Ne 
jugez  pas  ces  bouts-rimés  trop  sévèrement. 

J'ai  écrit  ces  vers  entre  Harel  et  Renduel, 
deux  tristes  asiles  pour  un  Pégase  quelconque. 
Renduel  s'est  chargé  de  vous  faire  parvenir 
l'exemplaire  de  Marie  \  L'avez- vous  reçu  ?  Il 
va  sans  dire  que  Armand  a  le  sien  n'est-ce 
pas  ?  Vous  seriez  bien  bonne  de  me  faire  savoir 
si  MM.  Janin  et  Béquet  ont  chacun  le  leur.  Je 
les  ai  bien  recommandés  à  Renduel. 

'  Marie  Tudor. 


Je  vous  écris  sur  mon  genou,  sur  un  affreux 
chiffon  de  papier,  de  ma  chambre  où  je  n'ai  ni 
table,  ni  encre,  ni  plumes,  heureux  que  je  suis 
d'y  oublier  la  nuit  que  je  passe  le  jour  à  écrire. 

Je  vous  adresse  cette  lettre  à  Paris,  pensant 
que  vous  n'êtes  peut-être  plus  aux  Roches.  Ma 
pauvre  Didine  est  un  peu  moins  laide  depuis 
quelques  jours.  Je  vous  l'amènerai  un  de  ces 
après-midi,  ainsi  que  ma  femme  qui  vous  aime 
bien. 

Si  Didine  savait  que  je  vous  écris  sans  elle, 
elle  ferait  un  beau  train.  Dédé  continue  d'être 
très  occupée  des  vaches  et  des  paons  des 
Roches.  Les  vaches  surtout  ont  laissé  une  trace 
lumineuse  dans  sonesprit.  Je  vous  assure  qu'elle 
parle  très  bien  et  qu'elle  écrit  mieux  que  moi. 

A  bientôt.  Mademoiselle.  J'espère  que  toutes 
les  santés  qui  vous  sont  chères,  et  à  moi 
aussi,  vont  bien,  et  je  mets  à  vos  pieds  bien 
humblement  mes  méchants  vers  et  ma  bonne 
amitié. 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
S,  rue  de  Seine.  F.  S. -G. 

5  décembre  i83  3. 

Voici,  Mademoiselle,  la  chanson  de  Quasi- 
modo'.  Je  l'ai  faite  la  plus  gaie  que  j'ai  pu;  mais 
il  me  semble  impossible  qu'elle  soit  tout  à  fait 
folâtre. 

Vous  en  jugerez.  Votre  sens  musical  doit 
être,  après  tout,  souverain,  et  mes  rimes  sont 
les  très  humbles  servantes  de  vos  notes. 

Vous  verrez  que  j'ai  d'ailleurs  rigoureuse- 
ment rempli  vos  prescriptions.  C'est  toujours 
un  grand  bonheur  pour  moi  de  fournir  un 
thème  à  votre  pensée,  une  charpente  à  votre 

'  La  Esméralda,  acte  IV,  scène  ii. 

Mon  Dieu  j'aime 
Hors  moi-même, 
Tout  ici, 
L'air  qui  passe. 
Kt  qui  chasse 
Mon  souci,  etc. 


—     ^2 


architecture,  un  canevas  à  votre  broderie.  Voici 

de  la  grosse  toile,  couvrez-la  d'arabesques  d'or. 

C'est  votre  affaire. 

Moi,  je  suis  plus  jamais  votre  affectueux  et 

dévoué  ami, 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Louise  Bertiyi, 
8,  rue  de  Seine.  F.  S. -G. 

23  janvier  1834. 

Mademoiselle, 

Voici  le  duo,  et  vos  indications  littéralement 
suivies,  une  exceptée  sur  laquelle  vous  lirez  en 
marge  ma  petite  et  timide  objection.  Décidez. 

J'ai  quelque  chose  à  vous  demander  pour 
le  scénario.  J'irai  vous  en  parler  le  premier 
soir  que  j'aurai  tout  à  moi.  Ce  sera  bientôt. 

Tous  mes  respects  à  vos  pieds. 

VICTOR  H. 


—  52  — 

Mademoiselle  Louise  Berlin, 

8,  rue  de  SeiJie. 

Février  1834. 

Tu  t'abuses  peut-être. 
Apprends  en  ce  moment 
Que  cet  homme  est  ton  maître 
Et  n'est  pas  ton  amant  ! 
L'aventure  est  nouvelle  ! 
Amis  !  qu'en  dites-vous  ? 
Quel  triomphe  pour  elle  ! 
Et  quel  affront  pour  nous  ! 
Que  voulez-vous  qu'on  fasse 
Et  que  dire  s'il  faut 
Qu'une  fille  si  basse 
Ait  le  regard  si  haut  ! 

Ou  bien  encore  : 

Que  sur  l'heure  on  la  chasse  ! 
A  la  porte!  Il  le  faut! 
Une  fille  si  basse 
Élever  l'œil  si  haut! 

Vous  voyez,  Mademoiselle,  que  vous  avez  le 
choix  entre  de  bien  mauvais  vers,  mais  vous  les 
voulez  ainsi.  C'est  votre  faute. 

Poupée  me  charge  de  vous  dire  qu'elle  vous 


—  54  — 

aime  bien  et  que  Toto'  et  puis  Chariot  et  puis 
Dddé  continuent  d'être  les  plus   utiles  qu'ils 
peuvent  au  progrès  de  l'humanité. 
Moi  je  me  mets  à  vos  pieds. 

Papa  n'a  pas  mis  comme  Je  lui  avais  dit.  Je 

lui  avais  dit  que  Toto,  Chariot  et  De'dé  étaient 

bien  gentils. 

Ton  amie, 

LÉOPOLDINE  HUGO. 

Écris-moi  le  plus  tôt  possible. 


A  Mademoiselle  Louise  Berlin, 
8,  rue  de  Seine  S. -G. 

12  février  icS?4. 

Tremble  !  l'e'chafaud  te  réclame  ! 
Un  amour  de  damné  m'enflamme. 
Un  noir  projet  couve  en  mon  âme. 
L'enfer  dans  l'ombre  m'applaudit. 

'  François-Viclor  Hugo. 


Il  faudra,  Mademoiselle,  que  vous  soyez 
assez  bonne  pour  modifier  ainsi  le  dernier  vers 
d'Esméralda:  Va-t'en  démon!  Va-t'en  maudit  ! 
afin  qu'il  puisse  rimer  avec  m'applaudit. 

Va  je  t'abhorre  1  Oh!  je  t'adore 

Etc.  I  Etc. 

O   nuit  d'alarmes! 
Nuit  de  remords  ! 
Pour  moi  les  larmes! 
Pour  toi  la  mort! 


Dis-moi  :  Je  t'aime  ! 
Pour  te  sauver! 
L'aube  suprême 
Va  se  lever! 


Dans  les  fers  même 
Je  t'ai  bravé  ! 
Sois  anathème  ! 
Sois  re'prouve'  ! 

J'irai  causer  avec  vous  un  de  ces  soirs  de  ce 
que  vous  désirez  pour  le  finale,  et  vous  porter  p*^  ^ 

(demain  ou  après)  le  scénario.  Je  n'ai  plus  que  t>     ' 

le  cinquième  acte  à  rédiger.  Mais  je  crains  bien 
d'être  obligé  de  laisser  en  blanc  la  scène  culmi- 
nante. 

Permettez-moi  de  vous  répéter  que  je  vous 
suis  plus  acquis  et  plus  dévoué  que  jamais. 

VICTOR. 


Mademoiselle  Louise  Berti?î. 

Ce  dimanche  19  (i832  à  1834'). 

Mademoiselle, 

Votre  charmant  petit  billet  à  Poupée  m'ar- 
rive  au  moment  où  je  termine  le  récitatif  dont 
nous  sommes  convenus  (sauf  meilleure  dispo- 
sition] en  tête  du  duo. 

Je  me  hâte  de  vous  l'envoyer. 

Je  l'ai  fait  le  plus  serré  et  le  plus  concis  que 
j'ai  pu  ;  j'ai  tâché  qu'il  entamât  la  scène  vive- 
ment. "\'ous  le  jugerez,  et  je  referai  tout  ce  que 
vous  voudrez. 

J'irai  vous  porter  quelques  autres  brimbo- 
rions de  vers  et  demander  h  dîner  à  votre  excel- 
lent père  un  de  ces  jours.  Je  m'occupe  du  scé- 
nario. Le  dernier  tableau  m'embarrasse. 

Je  mets  mon  embarras  et  ma  stupidité  sous 
la  protection  de  votre  indulgence. 

V.   H. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
(9,  î'iie  de  Seine  S. -G. 

17  février  1834. 

Voici,  Mademoiselle,  la  variante  pour  Qua- 
simodo  : 

Je  la  devine, 
Je  l'entrevois 
Fille  divine, 
Viens  sans  effroi! 

Je  vous  accable  de  vers  et  de  prose  et  de 
ports  de  lettres.  Notre-Dame  de  Paris  vous 
assomme  et  vous  ruine.  Mais  le  jour  de  la  pre- 
mière représentation  tout  sera  compensé,  effacé, 
racheté.  Vous  serez  au  septième  ciel  et  moi 
dans  le  troisième  dessous. 

Je  me  mets  humblement  à  vos  pieds  comme 
il  convient  à  la  rime  devant  la  note. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 

chei  M.  Berlin  l'aîné, 

aux  Roches,  près  Bièvre. 

Paris,  I"  mai  1834. 

Permettez-moi,  Mademoiselle,  de  répondre 
pour  nos  chers  petits  à  vos  trois  lettres.  Il  me 
semble  que  c'est  bien  mon  tour.  A^ous  ne  vous 
faites  pas  une  idée  de  la  joie  de  la  nichée  en 
recevant  cette  manne.  Toto  ne  savait  comment 
s  y  prendre  pour  décacheter  sa  lettre.  Il  a  eu  un 
beau  moment. 

Vous  n'avez  pas  vous,  qui  êtes  tout  heureuse 
là-bas,  seulement  un  beau  moment,  vous  avez 
une  belle  vue.  "\"ous  avez  le  printemps,  les 
lilas,  les  faux  ébéniers,  la  campagne  en  fleurs  ; 
nous,  nous  avons  Paris  pourri. 

J'étudie  beaucoup,  mais  je  n'appelle  pas  cela 
travailler.  Travailler,  c'est  produire. 

Je  compte  sur  la  sève  annuelle  de  l'été. 


—  59  — 

Vous,  vous  pouvez  dire  que  vous  travaillez. 
Vous  réalisez  chaque  jour  quelqu'une  de  vos 
pensées.  Vous  avez  le  don  du  travail  perpétuel. 
Moi,  triste  horloge  qui  peut-être  ne  marquera 
bientôt  plus  l'heure,  je  vous  envie  souvent. 

Avez-vous  des  nouvelles  de  tout  le  tripotage 
Véron',  Lœwe  Weimar  et  O' ?  Qu'est-ce  que 
cela  devient,  en  savez-vous  quelque  chose? 

Je  compte  aller  vous  voir  un  de  ces  dimanches 
avec  Edouard,  et  me  réchauffer  un  peu  à  l'ex- 
cellente hospitalité  des  Roches. 

Toujours  à  vos  pieds. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Berlin. 


1834. 


Je  vais  un  peu  mieux,  Mademoiselle,  et  vous 
êtes  aussi  bonne  que  j'ai  été  souffrant. 
J'ai  les  plus  mauvaises  entrailles  et  les  plus 

'  Directeur  de  l'Opéra. 


—  6o  — 

mauvais  yeux  qui  aient  jamais  été  donnés  par 
les  dieux  à  un  mortel.  Je  mets  toute  ma  recon- 
naissance et  tous  mes  respects  à  vos  pieds, 

VICTOR  H. 

J'espère  pouvoir  sortir  un  peu  aujourd'hui. 
Dès  que  mes  jambes  le  permettront,  j'irai  rue 
de  Seine. 


Mademoiselle  Louise  Ber^tin, 

che^  M.  Berlin  l'aîné, 

aux  Roches,  près  Bièi>re. 

Paris,  2  septembre  (de  1834  ou  i835). 

J'arrive,  Mademoiselle,  d'une  assez  longue 
course,  pendant  laquelle  j'ai  écrit  à  Toto  une 
petite  lettre  qui,  j'espère,  lui  sera  parvenue  en  ce 
moment.  Permettez-moi  de  faire  maintenant 
ce  que  je  le  priais  de  faire  pour  moi  dans  cette 
lettre,   c'est-à-dire,  de  vous  remercier  de  vos 


—  6i  — 

bontés  si  douces  et  si  infinies  et  si  maternelles 
pour  lui.  C'est  mon  petit  ange  que  je  vous  ai 
confié.  Il  est  digne,  je  crois,  d'habiter  votre 
ciel. 

J'ai  bien  souvent  pensé  à  vous  dans  tout  mon 
voyage,  et  chaque  fois  qu'il  me  prenait  un  accès 
de  colère  devant  quelque  chose  de  stupide  ou 
de  barbare,  le  souvenir  de  la  sérénité  avec 
laquelle  vous  prenez  toute  la  vie  me  calmait. 

Il  y  a  en  vous,  Mademoiselle,  quelque  chose 
de  grave  et  de  doux  qui  nous  donne  l'exemple  à 
tous.  Vous  avez  la  pensée  aussi  haute  que  pas 
un  et  le  cœur  bien  meilleur  que  nous. 

Souvent  aussi  j'ai  pensé  à  mon  Toto  avec 
tristesse  parce  qu'il  était  loin  de  moi  et  avec 
joie  parce  qu'il  était  près  de  vous. 

Nous  ne  tarderons  pas  à  venir  le  rejoindre 
aux  Roches,  si  vous  voulez  toujours  de  nous. 
J'étais  tenté  aujourd'hui  de  prendre  un  acompte 
et  d'aller  porter  de  belles  images  à  Toto  avec 
tous  mes  hommages  et  tous  mes  remerciements 
pour  vous. 


—    62   — 


Faites-en  part,  je  vous  prie,  à  votre  excel- 
lente mère  et  dites  à  M.  Bertin  que  je  ne  suis 
^     dévoué  à  personne  plus  qu'à  lui  si  ce  n'est  à 
vous  —  et  à  Notice  Dame  ' . 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 
8,  rue  de  Seine.  F.  S. -G. 

Ce  dimanche  14  décembre  1834. 

Brodez,  Mademoiselle,  voici  du  canevas. 
Pauvre  poésie,  riche  musique,  il  paraît  que 
cela  va  toujours  bien  ensemble  depuis  Quinault 
et  Gluck  jusqu'à  vous  et  moi. 

Je  baise  vos  mains  qui  vont  transfigurer  mon 
calicot  à  treize  sous  l'aune  en  pourpre  de  Milet. 


'  La  Esmcralda. 


-63- 
Mademoiselle  Louise  Bertin. 

Ce  samedi  (de  i832  à  i835). 

Vous  nous  comblez,  Mademoiselle.  Vous 
faites  descendre  une  manne  de  bijoux  et  de 
bonbons  sur  nos  marmots  qui  vont  danser  de 
joie  en  rentrant  de  l'école.  Je  vais  m'occuper, 
moi,  de  vos  vers. 

Soyez  assez  bonne  pour  remercier  en  mon 
nom  votre  excellent  père. 

Tous  mes  respects  et  tous  mes  dévouements 
sont  à  vous. 

VICTOR. 

Ci-joint  la  boîte. 


-64- 

Mademoiselle  Louise  Bertiti, 
8 ,  rue  de  Seine. 

26  janvier  i835. 

Mademoiselle, 

Voici  ci-inclus  un  gribouillage  ou  scribouil- 
lage  pour  lequel  je  vous  demande  grâce.  C'est 
le  finale  jusqu'à  l'entrée  d'Esméralda. 

J'ai  suivi  scrupuleusement  toutes  vos  obser- 
vations. Il  va  sans  dire  que  je  referai  tout  ce 
que  vous  trouverez  trop  mauvais.  Permettez- 
moi  de  vous  offrir  en  même  temps  la  tête  de 
notre  Chariot.  Il  nous  paraît  fort  ressemblant, 
à  sa  mère  et  à  moi.  Nous  serons  heureux  si 
vous  recevez  avec  quelque  plaisir  le  portrait 
de  ce  bon  gros  joufflu  qui  vous  aime  tant. 

Votre  respectueux  et  bien  profondément 
dévoué  collaborateur. 

V"  H. 


6^ 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 
8,  rue  de  Seine.  F.  S. -G. 

3i  janvier  i835. 

Voici,  Mademoiselle,  le  finale  du  quatrième 
acte.  Je  Tai  retrouvé  avec  votre  indication  en 
marge,  et  je  vous  envoie  ci-inclus  les  vers  que 
cette  indication  réclamait. 

Voici  donc  déjà  un  finale  complet. 

Spectacle  touchant  sur  lequel  votre  regard  va 
se  reposer  avec  satisfaction. 

Au  moment  où  je  vous  écris,  Poupée  est  en 
train  de  lire  le  Prince  Sincère,  ce  qui  lui  fait 
faire  une  moue  admirable  de  silence  et  d'atten- 
tion. 

Je  suis  toujours  bien  en  peine  de  la  dernière 
décoration. 

Plaignez-moi  donc  bien  fort. 

A  vos  pieds, 

V. 

9 


—  66  — 

Le  Peuple. 

O  destinée  ! 
C'est  le  sonneur  ! 
La  condamnée 
Est  au  Seigneur  ! 
Le  gibet  tombe 
Et  l'Éternel, 
Au  lieu  de  tombe, 
Ouvre  l'autel  1 
Cette  barrière 
Borne  la  loi. 
Bourreaux,  arrière 
Et  gens  du  roi  1 
Bossu,  tu  changes 
Tout  en  ce  lieu. 
Elle  est  aux  anges  ! 
Elle  est  à  Dieu! 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
8,  rue  de  Seine.  —  Pressée. 

5  février  i833  à  i833. 

Tremble  !  l'échafaud  te  réclame. 
Sais-tu  que  je  couve  en  mon  àme 
Des  projets  de  sang  et  de  flamme 
De  l'enfer  dans  l'ombre  applaudis  ! 


—  67  — 

Claude. 
Détresse  extrême  ! 
O  nuit  d'horreur  ! 

ESMÉRALDA. 

Monstre  sans  cœur  ! 

Claude. 
Nuit  de  douleur  ! 

ESMÉRALDA. 

Nuit  de  terreur 

—  C'est  une  chose  affreuse  ! 

—  Ce  que  c'est  que  de  nous  ! 

—  La  pauvre  malheureuse  ! 

—  Vous  accourez  tous  ! 

J'espère,  Mademoiselle,  que  ces  petits  rac- 
cords vous  arriveront  à  temps. 

J'irai  vous  voir  pour  vous  demander  oi^i  vous 
placez  la  cavatine  de  Phébus,  est-ce  avant  ou 
après  le  trio  ?  et  quelle  nature  d'ide'es  avez-vous 
voulu  exprimer  par  la  musique  ? 

J'ai  rédigé  les  deux  premiers  actes  ou  scéna- 
rios, et  je  crois  avoir  trouvé  quelque  chose  pour 
la  fin.  Je  crois  seulement  que  ces  choses-là  ont 
besoin  d'être  exécutées  pour  être  comprises  et 
qu'il  est  toujours  malheureux  de  les  livrer  à  la 


—  68  — 

facile  controverse  d'un  metteur  en  scène  qui  a 
ses  idées  et  qui  y  tient.  Gardez  ceci  entre  nous 
et  permettez-moi  de  vous  dire  à  quel  point  je 
vous  suis  dévoué. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Berlin. 

i5  février  i835. 
M  A  DEMOISELLE, 

Voici  enfin  le  scénario  en  double  copie,  une 
pour  vous,  l'autre  pour  M.  Véron.  J'ai  pensé 
que  vous  pourriez  avoir  besoin  de  ce  plan 
détaillé  sous  les  yeux. 

Je  suis  toujours  dans  l'incertitude  pour  la 
dernière  scène.  Je  vous  assure  que  ce  n'est 
qu'une  misère,  et  pourtant  il  est  fort  difficile 
de  trouver  quelque  chose  qui  ne  soit  pas  ou 
tout  à  fait  détaché  du  poème,  ou  plat  et  com- 
mun. 


-  69  - 

D'après  ce  que  vous  m'avez  dit  l'autre  soir, 
je  suis  de  votre  avis  sur  l'apothéose  et  je  donne 
le  ciel  au  diable. 

Je  voulais  vous  porter  en  personne  ce  pa- 
quet hier  au  soir.  Mais  ma  femme  m'a  mené  de 
droit  divin  à  Bertrand  et  Raton^  qui  nous  a 
prodigieusement,  merveilleusement  et  incom- 
parablement ennu3X's. 

Je  joins  au  scénario  le  manuscrit  et  les  quel- 
ques chiffons  de  papier  qu'il  contenait. 

A  bientôt,  Mademoiselle. 

Nous  ne  voyons  plus  Edouard;  mais  nous 
vous  aimons  toujours  tous  de  tous  nos  cœurs. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Bertin. 

De  i834à  i836. 

Mademoiselle, 

Vous  seriez  mille  fois  bonne  de  remettre  au 
porteur  le  dénouement. 

Bien  des  pardons  et  bien  des  respects, 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Louise  Bertin. 

Ce  mardi  matin,  22  mai  i833. 
M  AD  EMOIS  ELLE, 

Quoique  Poupée  se  soit  chargée  de  vous 
donner  des  nouvelles  de  toute  la  maison,  per- 
mettez-moi d'ajouter  un  mot  à  sa  lettre,  Ma 
femme  se  propose  d'aller  dîner  lvcc  vous  aux 


^  71  — 

Roches  jeudi  soir  à  six  heures  (demain).  Je 
viendrai  la  prendre  le  lendemain  (vendredi),  et 
je  la  ramènerai  le  soir  à  Paris.  Didine  l'ac- 
compagnera, et  je  compte  mener  avec  moi 
Boulanger  si  votre  excellent  père  veut  tou- 
jours bien  de  lui  et  de  moi.  Je  vous  apporterai 
ce  que  vous  m'avez  demandé  pour  notre  scène 
nocturne. 

Nous  nous  promettons  un  bien  grand  plaisir 
de  cette  promenade  aux  Roches,  de  cette  jour- 
née passée  dans  la  bonne  et  hospitalière  maison 
où  nous  avons  passé  tant  d'heureuses  se- 
maines. J'espère  que  vous  ne  nous  refuserez 
pas  de  nous  chanter  quelque  chose  de  Notre- 
Dame. 

Moi  surtout,  dont  toutes  les  journées  s'en- 
volent dans  un  travail  sans  relâche,  j'aurai 
bien  besoin,  pour  me  reposer  les  yeux  et  l'es- 
prit, d'un  peu  de  votre  verdure  et  de  beau- 
coup de  votre  musique. 

A  propos  de  musique,  Didine  et  Listz  me 
donnent  des  leçons  de  piano.  Je  commence  à 


—  72  — 

exécuter  avec  un  seul  doigt  d'une  manière 
satisfaisante  Jamais  dans  ces  beaux  lieux. 
Je  ne  comprends  pas  comment  Poupée  ne 
vous  raconte  pas  ce  grand  événement  dans  sa 
lettre. 

Pardon,  Mademoiselle,  de  vous  parler  de 
ces  enfantillages.  Si  je  ne  vous  savais  bien 
occupée  et  si  je  ne  craignais  que  vous  ne  vous 
crussiez  dans  l'obligation  de  me  répondre,  je 
vous  écrirais  de  temps  en  temps.  Vous  m'avez 
dit  un  jour  que  vous  aimiez  à  recevoir  des 
lettres  quelconques.  Je  vous  écrirais  des  lettres 
quelconques.  Celle-ci  en  est  bien  une. 

Quand  je  veux  me  rappeler  des  journées 
douces  et  bien  employées  parmi  les  plus 
douces  et  les  mieux  employées  de  ma  vie,  je 
vais  méditer  quelques  instants  dans  mon 
salon  devant  la  petite  voiture  de  cartes  que 
nous  avons  faite  à  nous  deux.  C'est  jusqu'à 
présent  notre  chef-d'œuvre  en  attendant 
Notre-Dame. 

Adieu,   Mademoiselle  Louise,   à   vendredi. 


—  73  — 

Dites  à  votre  bon  père  que  je  suis  à  lui  et 
à  vous  tous  du  fond  du  coeur  et  veuillez  rece- 
voir avec  votre  bonté  ordinaire  l'hommage 
d'amitié  respectueuse  de 

Votre  signor  poeta, 

VICTOR  H. 

Mes  respects,  je  vous  prie,  à  madame  Ber- 
lin et  mes  bonnes  amitiés  à  Edouard. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
aux  Roches,  près  Bièvre  (Seitie-et-Oise). 

Coulommiers,  28  juillet  i835. 

Je  vous  écris.  Mademoiselle,  du  fond  d'une 
petite  ville  des  environs  de  Paris  d'où  je  vais 

10 


—  74  — 
repartir  pour  une  course  de  quelques  se- 
maines. Je  ne  voudrais  pas  entreprendre  ce 
petit  voyage  sans  me  mettre  un  peu  sous  l'in- 
vocation de  votre  nom.  Je  vais  voir  des  châ- 
teaux, des  clochers  et  des  rochers  dont  j'ai 
besoin  pour  mes  études.  Vous  êtes  heureuse, 
vous,  qui  n'avez  besoin  que  de  regarder  dans 
votre  âme  pour  y  trouver  toute  votre  musique, 
toute  votre  poésie. 

Avant  peu  nous  vous  reverrons,  et  les 
Roches,  et  votre  excellente  famille.  Si  vous 
avez  une  pensée  d"ici  là  pour  ceux  qui  courent 
le  pa3's,  cahotés  d'ornières  en  ornières,  à  tra- 
vers un  crescendo  de  méchantes  auberges, 
vous  serez  bonne  et  je  serai  reconnais- 
sant. 

J'espère  que  l'automne  ne  s'accomplira  pas 
sans  que  votre  opéra  soit  debout,  armé  de 
pied  en  cap,  sur  son  pauvre  poème  comme 
un  bel  et  hardi  écu3-er  qui  parade  sur  une 
rosse  efflanquée. 

Quant  à  moi,    je  ne  me  plaindrai  jamais  de 


la  longueur  de  ce  travail  fait  de  moitié  avec 
vous  et  bien  doux  pour  moi. 

A  bientôt  donc,  Mademoiselle.  En  attendant 
que  toute  ma  nichée  de  petits  enfants  joyeux 
vienne  baiser  vos  mains  permettez-moi  de 
mettre  à  vos  pieds  ma  sincère  et  respectueuse 
amitié. 

V.  H. 


Mademoiselle  Louise  Berlin,  che\  M.  Berlin 
l'aîné,  aux  Roches,  près  Bièvre. 

Vendredi,  22  août  i835. 

Voici,  Mademoiselle,  votre  petite  scène  à 
l'état  de  squelette.  C'est  vous  qui  mettrez  sur 
ces  pauvres  os  décharnés,  d'abord  de  la  chair, 
puis  un  riche  vêtement. 

Merci  bien  des  fois  de  l'exemplaire  de 
Notre-Dame ,  et  surtout  de  l'enveloppe  aux 
champignons.  Je  la  garderai,  et,  tout  mobile 


-  76  - 

que  vous  me  supposez,  elle  servira  de  base 
l'année  prochaine  à  mes  études.  Après  tout, 
quelque  dangereuse  que  vous  paraisse  cette 
occupation,  elle  en  vaut  une  autre,  et  dis- 
tinguer le  bon  du  mauvais,  le  sincère  du  véné- 
neux, cela  est  encore  plus  aisé  parmi  les  cham- 
pignons que  parmi  les  hommes. 

Mes  petits  loups  ont  été  comblés  par  ma- 
dame Armand  '  et  par  votre  si  bonne  lettre.  Ils 
vous  embrassent  tous  de  toutes  leurs  forces.  Il 
y  a  une  déjà  vieille  vérité  que  je  ne  sais  com- 
ment vous  répéter  pour  la  centième  fois  et 
que  je  me  décide  à  vous  dire  tout  bonnement, 
c'est  que  je  vous    suis    dévoué  du   fond  du 

cœur. 

VICTOR  H. 

M.  Bertin  aura  demain  l'exemplaire  en 
feuilles  des  Chants  du  Crépuscule ,  qui  paraî- 
tront lundi  ou  mardi. 

'  Madame  Armand  Bertin. 


—   77  — 
A  Mademoiselle  Louise  Berlin. 

i835. 

Remerciez  bien  M.  Bertin,  Mademoiselle. 
Il  est  pour  moi  ce  qu'il  a  toujours  été,  excel- 
lent. Remerciez -le  bien  et  ne  me  remerciez 
pas  moi,  car  voici  d'affreux  vers,  mais  il  est 
impossible  d'en  faire  de  meilleurs  sur  le  patron 
donné. 

Allons!  sors! 
Sus!  dehors! 
Et  va-t'en  ! 
A  l'instant! 
Sors  !  c'en  est  trop  ! 

Vous  sauverez  cela  par  la  musique. 
Je  suis  à  vos  pieds. 

VICTOR. 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 

chei  M.  Berlin  l'ainé, 

aux  Roches,  près  Bièrre. 

Paris,  I  g  octobre  i835. 

Vous  avez  écrit  à  ma  femme,  Mademoiselle, 
une  bien  charmante  lettre  et  dont  j'ai  pris  ma 
part.  Vous  êtes  cent  fois  bonne  d'avoir  pris  ces 
vers  avec  quelque  plaisir.  C'est  tout  ce  que  j'en 
voulais.  Il  y  a  en  vous  tant  de  vraie  et  de  grande 
poésie  que  toute  celle  qui  sort  de  nous  doit  tou- 
jours vous  sembler  peu  de  chose. 

Me  voici  maintenant  ici  achevant  ce  volume  ' 
dont  une  partie  avait  poussé  parmi  les  fleurs 
des  Roches  et  le  reste  dans  les  fentes  des  pavés 
de  Paris.  De  là  dans  ce  volume  deux  couleurs, 
l'une  poétique  qui  vient  de  chez  vous,  Tautre 
politique,  qui  vient  de  dessous  les  pas  de  tout 
le  monde. 

'  Les  Chants  du  crépuscule. 


—  79  — 

Soyez  indulgente  et  bonne  pour  le  tout. 

Nous  parlons  bien  souvent  ici  dans  nos  soi- 
rées déjà  longues,  de  vous,  d'Edouard,  de 
vos  excellents  et  vénérés  parents.  Et  sitôt  qu'on 
dit  Louise,  on  est  sûr  de  voir  tourner  quatre 
petites  têtes. 

Ces  chères  petites  têtes  vous  aiment  bien,  et 
si  ce  n'était  une  partie  de  leur  bonheur,  vrai- 
ment j'en  serais  jaloux,  moi  qui  suis  jaloux. 

A  bientôt.  Mademoiselle. 

Parlez  un  peu  de  nous  sous  les  dernières 
feuilles  de  vos  beaux  arbres.  Nous  avons,  nous, 
pour  vous  une  amitié  qui  ne  s'effeuille  pas. 

J'y  joins  un  dévouement  sincère  et  profond. 

Votre  respectueux  ami, 

VICTOR  H. 


8o 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 

cliei  M.  Berlin  l'aînéy 

aux  Roches,  près  Bièvre. 

Samedi,  3i  octobre  i835. 

Il  y  a  huit  jours  juste  aujourd'hui,  Made- 
moiselle, j'ai  mis  une  lettre  à  la  poste  pour  vous 
contenant  les  vers  que  vous  désirez,  depuis 
vous  avez  écrit  à  Didine,  aujourd'hui  ma  femme 
reçoit  une  nouvelle  lettre  (bien  charmante)  de 
vous,  et  je  vois  que  vous  n'avez  pas  reçu  la 
mienne,  et  je  suis  encore  à  m'expliquer  com- 
ment cela  se  fait.  La  chose  me  contrarie  d'au- 
tant plus  que  je  crains  que  les  vers  ne  soient 
perdus. 

J'ai  mis  moi-même  la  lettre  à  la  poste  au 
bureau  de  ma  mairie  place  Royale.  Il  me  sem- 
blerait impossible  qu'on  ne  la  retrouvât  pas  en 
la  réclamant.  Après  tout  la  perte  n'est  sensible 
que  pour  moi.  Je  remerciais  Madame  Armand 


—  8i  — 

de  toutes  les  jolies  choses  qu'elle  a  envo3^ées 
aux  petits  loups  et  vous  de  vos  lettres  si  bonnes 
et  souvent  si  belles,  et  je  suis  tout  bête  que  rien 
de  tout  cela  ne  vous  soit  arrivé. 

Vous  deviez  être  bien  fàche'e  contre  moi  et 
pourtant  vous  avez  trouvé  dans  votre  indul- 
gence et  dans  votre  bonté  la  lettre  d'aujourd'hui. 
J'y  réponds  tout  de  suite,  et  je  porterai  moi-même 
cette  réponse  rue  de  Seine,  afin  d'être  sûr 
qu'elle  vous  parviendra.  Mandez-moi  si  la  lettre 
est  définitivement  perdue.  Je  referai  les  vers. 
Je  vous  remerciais  aussi  de  l'exemplaire  de 
Notre-Dame.  Croyez  qu'une  attention  aussi 
délicate  ne  passe  inaperçue  devant  mes  3'eux,  si 
hébétés  qu'ils  soient. 

Vous  êtes  sans  doute  à  la  veille  de  revenir  à 
Paris.  Je  vous  plains  de  perdre  les  Roches  et 
les  Roches  de  vous  perdre.  Mais  je  nous  félicite, 
nous  qui  vous  reverrons. 

En  attendant  rappelez-nous  au  souvenir  de 
vos  excellents  parents,  remerciez  pour  moi 
votre  bon  père  de  tout  ce  qu'a  fait  le  Journal 


82 


des  Débats  et  permettez-moi  de  finir  cette  lettre 
à  vos  pieds. 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 
8 y  rue  de  Seine,  F.  S. -G. 

5  novembre  i835.  Vendredi  soir. 

Continuons  notre  ronde 

Devant  nous  le  crime  fuit 

Avançons,  )       t  >      u         *        ri 

^       »       '  \       L  ombre  est  profonde 

Compagnons,  ) 

Marchons,  )  T^        i         -.i 

^  '  /  Dans  la  nuit! 

Guettons  ) 

VARIANTE  : 

Redoublons  de  vigilance  ! 
Devant  nous  le  crime  fuit. 
Ouvrons  l'oreille  au  silence 
Et  l'œil  à  la  nuit  ! 

Choisissez,  Mademoiselle. 
A  demain,  je  pense.  Je  mets  ma  poésie  hum- 
blement aux  pieds  de  votre  musique. 

V. 


-83- 

Mademoisdle  Louise  Bertiu, 
8,  rue  de  Seine.  F.  S. -G. 


i836. 


Par  grand  hasard,  Mademoiselle,  j'ai  retrouvé 
ce  papier,  et  je  me  hâte  de  vous  l'envoyer.  Vos 
lettres  sont  une  partie  de  la  joie  de  ma  famille, 
je  suis  presque  heureux  de  cet  oubli  qui  nous 
en  a  valu  deux. 

Maintenant  vous  voilà  à  Paris.  Nous  irons 
vous  voir  tous  bientôt. 

Moi,  je  mets  à  vos  pieds  mon  admiration  et 
mon  respectueux  dévouement. 


-  84- 
Mademoiselle  Louise  Berlin. 

4  février  i836. 

Mademoiselle, 

Je  remercie  mille  fois  l'incident  qui  me  vaut 
une  lettre  de  vous,  et  une  si  charmante  lettre. 

Faites  comme  vous  le  trouverez  bon.  Après 
tout,  nous  avons  mis  notre  opéra  en  quatre, 
nous  nous  y  mettons  nous-mêmes,  et,  votre 
musique  et  mademoiselle  Taglioni  aidant,  ces 
deux  belles  choses  harmonieuses,  nous  aurons 
un  beau  succès.  (Mon  nous  aurons  est  d'une 
rare  fatuité.)  Ainsi  c'est  dit.  Je  ne  vous  parlerai 
plus  de  cela  que  pour  vous  dire  tout  mon  espoir. 
Passons  donc  tout  de  suite,  et  permettez-moi 
d'achever  humblement  ce  griffonnage  à  vos 
pieds. 

VICTOR  H. 


"  85  — 

Mademoiselle  Louise  Bertiti, 
8,  rue  de  Seine.  F.  S. -G. 

5  février  i836. 

11  faut  qu'à  votre  tour,  Mademoiselle,  vous 
veniez  à  mon  aide. 

J'avais  fait  vos  quatre  vers,  et  puis  voilà  que 
je  ne  les  retrouve  plus  dans  mon  portefeuille. 

Est-ce  que  vous  serez  assez  bonne  pour  me 
renvoyer  les  monstres  avec  l'indication  des  sons 
à  donner  à  chaque  vers  à  peu  près. 

Je  suis  bien  maladroit,  mais  vous  êtes  bien 
bonne. 

Votre  respectueux  ami, 

VICTOR  H. 

Je  referai  les  vers  et  vous  les  aurez  de  suite. 


—  86  — 

Mademoiselle  Louise  Berlin, 
8,  rue  de  Seine.  F.  S. -G. 

i6  février  i836. 

Est-il  vrai  ?  Phœbus  t'aime  ! 
Infâme!  Sors  d'ici  ! 
Son  audace  est  extrême! 
Elle  nous  brave  ainsi  ! 
O  comble  d'impudence  ! 
Retourne  aux  carrefours 
Faire  admirer  ta  danse 
Aux  marchands  des  faubourgs  ! 

Douze  de  plus  commençant  autant  que  pos- 
sible le  second  par  une  voyelle. 

Je  vais,  Mademoiselle,  m'occuper  aujourd'hui 
de  la  cavatine,  de  cette  fameuse  cavatine  que 
nous  jetterons  comme  le  gâteau  d'Énée  dans  la 
gueule  de  Cerbère-Nourrit.  Plaise  à  Dieu  qu'il 
se  contente  de  cette  pitance  ! 

En  attendant,  veuillez  agréer  avec  bonté  ces 
huit  méchants  vers  et  tout  mon  dévouement. 

V. 


-  87  - 

Mademoiselle  Louise  Bertin, 
S,  rue  de  Seine  S.- G. 

Ce  dimanche  soir,  i836. 

Si  maintenant  Nourrit  n'est  pas  content, 
Mademoiselle,  nous  lui  dirons  le  plus  d'injures 
que  nous  pourrons.  Ce  que  je  désire,  moi,  plus 
que  le  contentement  de  Nourrit,  c'est  le  vôtre. 

Je  vous  envoie  la  cavatine  et  ci-inclus  le 
guide-âne,  pour  que  vous  puissiez  juger  de  ma 
fidélité. 

Je  suis  bien  fidèle  aussi  dans  mon  respect  et 
dans  mon  dévouement  pour  vous. 


88 


Mademoiselle  Louise  Berlin. 

20  mars  i836. 

Pardon,  Mademoiselle,  pour  les  dimensions 
colossales  de  ce  billet.  Remarquez  qu'il  sert  en 
même  temps  d'enveloppe.  Je  suis  le  plus  mala- 
droit des  hommes.  J'ai  pleinement  oublié  avant- 
hier  que  Boulanger  devait  venir  dîner  avec  moi 
aujourd'hui,  ce  qui  m'empêchera  par  consé- 
quent de  dîner  avec  vous.  Je  me  dédommagerai, 
j'espère  un  de  ces  jours,  et  le  plus  tôt  possible. 

Voici,  en  attendant,  le  scénario  radoubé. 
Jugez.  Je  crois  que  cela  peut  bien  aller  ainsi,  et 
que  le  dénouement  gagne  du  pathétique  et  de 
l'imprévu.  Si  dans  le  rêve  du  quatrième  acte  la 
scène  diabolique  de  Montfaucon  vous  effarou- 
chait, on  pourrait  la  retrancher  et  borner  le 
cauchemar  à  ce  qui  précède.  Cependant  je 
crois  qu'il  y  aurait  là  matière  à  un  effet  de  déco- 
ration très  beau  et  très  sinistre.  J'en  dis  autant 


-  89  - 

pour  le  dénouement,  il  serait  aisé  de  faire  vivre 
Phœbus  et  de  le  marier  à  Esméralda. 

Cependant  Je  crois  que  cela  va  mieux  ainsi. 
Il  y  a  péripétie  et  inquiétude  jusqu'à  la  fin. 
Vous  me  direz  votre  avis.  Après  quoi  je  ferai 
faire  pour  Véron  la  dernière  copie  et  tout  mar- 
chera. 

Je  joins  au  bloc  les  vers  refaits.  J'irai  cher- 
cher le  reste  et  diner  avec  votre  excellente 
famille  au  premier  jour. 

Je  mets  tous  mes  griffonnages  et  tous  mes 
dévouements  à  vos  pieds. 

VICTOR  H. 

Je  n'ai  pas  encore  votre  exemplaire  des  deux 
nouveaux  volumes  que  publie  Renduel. 


—  90  — 

Mademoiselle  Louise  Berlin, 

6\  rue  de  Seine  S.  -  G. 

Paris .  —  Pressée. 

g  mai  i836.  —  Fourqueux. 

Je  compte  bien  faire  mon  possible  pour  vous 

voir  demain,  Mademoiselle,  mais  dans  tous  les 

cas  je  vous   envoie   la  décente   platitude  que 

voici  : 

Oh!  comme  elle  est  belle  ! 
Son  œil  étincelle 
Le  bonheur  prés  d'elle 
Est  doublé  d'orgueil. 

et  j'y  joins  tous  mes  hommages  et  tout  mon 
dévouement. 

VICTOR  H. 


—  91  — 

Mademoiselle  Louise  Bertiii^ 
aux  Roches,  pi^ès  Bièvre  (Seine-et-Oise). 

Mont  Saint-Michel,  27  juin  i836. 

Je  VOUS  écris,  Mademoiselle,  du  mont  Saint- 
Michel  qui  est  vraiment  le  plus  beau  lieu  du 
monde,  après  Bièvre  bien  entendu.  Les  Roches 
sont  belles  et  sont  bonnes,  immense  avantage 
qu'elles  ont  sur  ce  sinistre  amas  de  cachots,  de 
tours  et  de  rochers,  que  l'on  appelle  le  mont 
Saint-Michel. 

Il  serait  difficile  d'écrire  d'un  lieu  plus  ter- 
rible à  un  lieu  plus  charmant  que  d'oia  je  suis 
où  vous  êtes.  En  ce  moment  je  suis  bloqué 
par  la  mer  qui  entoure  le  mont.  En  hiver  avec 
les  ouragans,  les  tempêtes  et  les  naufrages,  ce 
doit  être  horrible.  Du  reste  c'est  admirable. 

Un  lieu  bien  étrange  que  ce  mont  Saint-Mi- 
chel, autour  de  nous,  partout  à  perte  de  vue, 
l'espace,  l'infini,  l'horizon  bleu  de  la  mer,  l'ho- 


~  92  — 

rizon  vert  de  la  terre,  les  nuages,  l'air,  la 
liberté,  les  oiseaux  envolés  à  toutes  ailes,  ces 
vaisseaux  à  toutes  voiles,  et  puis  tout  à  coup, 
là,  dans  une  crête  de  vieux  murs,  au-dessus  de 
nos  têtes,  à  travers  une  fenêtre  grillée,  la  pâle 
figure  d'un  prisonnier. 

Jamais  je  n'ai  senti  plus  vivement  qu'ici  ces 
cruelles  antithèses  que  l'homme  fait  quelquefois 
avec  la  nature. 

A^ous,  Mademoiselle,  vous  n'avez  pas  de  ces 
tristes  pensées.  Vous  êtes  heureuse  là-bas,  heu- 
reuse avec  votre  excellent  père,  votre  bonne 
famille,  heureuse  avec  votre  beau  vallon  à  votre 
fenêtre,  heureuse  avec  votre  beau  succès  devant 
les  yeux. 

Je  serai  à  Paris  du  i  o  au  1 5  juillet,  et  tout  à 
vous  et  tout  à  Notre-Dame,  dont  je  vois  de  ma 
croisée  d'auberge  une  mauvaise  statue  en 
plâtre  juchée  dans  une  charmante  niche  à  trèfles 
du  quinzième  siècle. 

Excepté  mon  pauvre  cher  petit  Toto,  dont 
les  oreilles  m'inquiètent,   j'ai  quitté  toute  ma 


—  93  — 

famille  en  bonne  santé  et  en  bonne  joie  à  Four- 
queux.  Mes  petits  m'ont  écrit  qu'ils  allaient  vous 
écrire.  Moi,  je  mets  à  vos  pieds  ma  vive  et 
respectueuse  amitié. 

VICTOR. 

Dites  à  notre  excellent  Edouard  que  je  lui 
serre  la  main  ex  imo  corde.  Tous  mes  souve- 
nirs les  plus  affectueux  à  toute  votre  famille,  je 
vous  prie. 


Mademoiselle  Louise  Bertiiiy 
aux  Roches,  près  Bièvre. 

St-Germain-en-Laye,  3o  juillet  i836. 

Je  vous  envoie,  Mademoiselle,  tous  vos  vers 
y  compris  ceux  de  huit  syllabes,  et  les  monstres 
pour  comparer. 

J'y  joins  mon  petit  journal. 


—  94  — 

Phœbus. 
Mais  qu'importe  ce  qu'il  me  chante  ! 
L'ami!  ce  rendez-vous  m'enchante. 
J'y  cours!  A  la  peur  impuissante 
A-t-on  vu  qu'un  archer  ce'dât  ? 
Turque  ou  bohème,  elle  est  charmante  ! 
Maure  ou  juive,  je  suis  soldat  ! 

Claude. 

Imprudent  !  quelle  est  donc  ta  folie! 

Hëlas  !  que  vas-tu  chercher  ? 
Peux-tu  bien,  quand  ma  voix  te  délie 

Toi-même  te  rattacher? 
Tu  verras  !  —  Cette  femme  est  fatale  ! 

Tu  te  perdras  sans  retour  ! 
Oui,  tu  cours  à  la  nuit  sépulcrale 

En  croyant  courir  au  jour. 
Va,  la  mort  peut  cacher  son  front  pâle 

Sous  le  masque  de  l'amour. 


Phœbus. 
C'estramour  qui  m'appelle 


Claude. 
Avant  de 


etc.  j  etc. 

Voici  maintenant  deux  variantes  pour  les  vers 
du  finale.  Vous  pourrez  choisir. 

Le  Peuple. 

Rigueurs  inattendues  ! 
Pleurons,  elle  est  perdue  ! 


Sous  sa  main  étendue 
La  mort  la  tient,  hélas  ! 
Pleurons,  pleurons  ! 

Ou: 

Pleurons  !  plus  de  franchise 
Pour  elle  en  cette  église  ! 
Hélas  !  la  mort  l'a  prise, 
La  mort  veut  la  garder. 
Pleurons,  pleurons. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  dire  à  quel 
point  je  vous  suis  acquis.  Ceci  est  sans  variante. 
Nous  vous  le  répéterons  dimanche  aux  Roches, 
ma  femme  et  moi. 

A  vos  pieds,  V. 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 
aux  Roches,  près  Bièvre. 

i"août  i836.  Saint-Germain-en-Laye. 

Claude  (à  part). 
Oh  !  malheur  !  rien  ne  l'épouvante 


-96- 

Devant  cette  lutte  impuissante 

Mon  amour  croît,  ma  haine  augmente. 

Malheur  à  lui  dans  ce  combat! 

La  fin  sera  sombre  et  sanglante 

Le  prêtre  vaincra  le  soldat! 

Vous  voyez,  Mademoiselle,  que  vous  avez 
vos  vers  avant  jeudi. 

J'ai  fait  des  bouts-rimés  cette  nuit  par  le 
plus  beau  clair  de  lune  du  monde,  et  j'espère 
que  vous  y  reconnaîtrez  sans  peine  que  Diane 
est  la  sœur  d'Apollon. 

Votre  respectueux  collaborateur, 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Berlin,  chei  M.  Bertin  l'aîné, 
aux  Roches,  près  Bièvre  [Seine-et-Oise). 

Dimanche,  28  août  i836. 
CHŒUR. 

Quel  malheur!  il  expire!  il  tombe!  Ah! 


—  97  — 

Quel  coup  fatal  et  quel  funeste  jour! 
Hélas!  tout  quitter  pour  la  tombe  !   Ah  ! 
Si  beau  la  vie,  et  si  jeune  l'amour! 

Pleure,  pauvre  bohémienne  ! 

Hélas  !  il  te  sauve  et  te  perd! 

Son  cercueil  se  fermait  à  peine, 
Que  le  tien  s'est  ouvert! 

Ou  bien  les  quatre  derniers  vers  : 

Mourir,  un  si  beau  capitaine! 
Hélas!  il  la  sauve  et  la  perd! 
Un  tombeau  se  fermait  à  peine, 
Un  autre  s'est  ouvert! 

Choisissez,  Mademoiselle,  et  puis  je  me  mets 

humblement  à  vos  pieds. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
8,  rue  de  Seine  S.-G. 

9  septembre  i836.  Minuit  et  demi. 

Je  vous   disais    bien,    Mademoiselle,    que 
j'étais  le    plus  ennuyeux  des  hommes.  Voici 

1^ 


-  98  - 

qu'au  lieu  d'une  strophe  pour  Esméralda,  je 
vous  en  envoie  deux.  Il  est  vrai  qu'il  va  sans 
dire  que  la  première  seule  servira.  C'est  tout 
bonnement  une  preuve  de  mon  impétuosité 
littéraire  que  je  dépose  à  vos  pieds.  Une  fois 
lancé  j'ai  été  plus  loin  que  besoin  n'était. 

Vous  devriez  bien  à  votre  tour  m'inviter  à 
faire  des  coupures  et  à  ne  pas  vous  assommer 
de  plus  de  vers  qu'il  n'en  faut. 

A  bientôt,  Mademoiselle,  votre  musique  est 

bien  belle  et  votre  succès  sera  beau  aussi. 

Mille  hommages. 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Louise  Berlin. 

Vendredi,  23  juin  1837. 

Mademoiselle, 

Je  commence  par  me  mettre  à  vos  pieds  en 
vous  demandant  toutes  sortes  de  pardons. 


—  9*^  — 
J'aurais  du  vous  envoyer  manuscrits  les 
vers  qui  sont  pour  vous  '  et  que  vous  allez  lire 
imprimés,  mais  prenez-vous-en  à  mes  yeux  qui 
sont  dans  un  horrible  état.  Au  moment  où  je 
vous  écris,  Je  suis  retombé  dans  la  dure  néces- 
sité des  conserves,  j'ai  deux  verres  bleus  sur 
les  yeux  comme  un  omnibus.  Ce  mois 
d'épreuves  m'a  fait  reculer  jusqu'à  mon  oph- 
thalmie  de  i83i.  Vous  en  souvenez-vous?  Et 
comme  vos  belles  collines  ont  eu  soin  de  mes 
pauvres  yeux  alors  !  Comme  elles  les  ont 
enveloppés  de  leur  douce  tenture  verte! 
J'ai  le  cœur  plein  de  reconnaissance  quand 
je  songe  à  Bièvre  et  à  vous,  —  ce  qui  m'arrive 
souvent. 

Je  n'oublie  pas  les  privilèges  du  Journal 
des  Débats. 

Je  vous  envoie  pour  votre  excellent  père 
tout  le  volume,  à  la  préface  près  qui  n'est  pas 
encore  tirée. 

'  Les  Voix  intérieures,  Pcnsar  JuJar. 


fnTvêrsTî^ 

CfSL/OTHtCA 
j-^^tavjensi8 


—    100    — 

Le  Journal  des  Débats  a  seul  cette  commu- 
nication. M.  Bertin  pourra  choisir  ce  qu'il 
voudra.  Il  n'y  a  qu'une  pièce  que  le  Journal 
des  Débats  pourrait  être  exposé  à  publier  avec 
d'autres  journaux,  c'est  la  pièce  sur  Charles  X 
intitulée  Siint  lacrj-mœ  rerum.  Comme  cette 
pièce,  prise  isolément  a  une  demi-teinte  car- 
liste, j'ai  pensé  que  le  Journal  des  Débats  ne 
la  publierait  dans  aucun  cas,  et  que  je  pourrais 
faire  aux  intérêts  de  Renduel  cette  concession 
de  lui  permettre  de  la  laisser  publier  par  d'au- 
tres journaux.  Tout  le  reste  du  volume,  je 
le  répète,  est  au  Journal  des  Débats  exclusi- 
vement. 

Le  livre  paraît  lundi  ;  il  serait  donc  impor- 
tant que  le  Journal  des  Débats  publiât  diman- 
che ce  qu'il  choisira  afin  de  n'être  devancé 
par  personne. 

Mille  pardons  encore.  Mademoiselle. 

Voilà  bien  des  détails  ennuyeux,  mais  c'est 
pour  vous  obéir  que  je  vous  les  donne. 

Outre  les  vers  qui  sont  à  vous,  vous  verrez 


—    lOI    — 

quelque  part  dans   ce   livre   un   souvenir  de 
notre  chère  Esméralda.  C'était  à  moi  de  vous 
venger. 
Je  finis  comme  j'ai  commencé  à  vos  pieds. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Bertiji, 
aux  Roches,  p?^ès  Bièvre  (Seine-etOise). 

Paris,  i6  juillet  1837. 

Il  y  a  longtemps,  Mademoiselle,  que  je  veux 
vous  écrire,  et  je  n'en  ai  pas  peu  de  colère 
contre  mes  yeux. 

Je  vous  assure  que  rien  n'est  plus  triste  que 
d'être  ainsi  séparé  de  toutes  les  personnes 
chères  par  une  vilaine  barrière  de  verre  bleue. 

Tout  prend  pour  moi,  depuis  que  je  suis  en 
proie  à  ces  lunettes,  un  aspect  froid  et  morne. 
Je  vois  le  soleil  vert,  et  mes  enfants  violets  et 


—    102    — 

midi  en  clair  de  lune.  Tout  cela  est  bien  mo- 
rose. 

Et  puis,  la  maison  est  fort  affligée.  Ma 
femme  est  toujours  souffrante  et  Dédé  encore 
malade.  La  fièvre  traîne  en  longueur. 

La  pauvre  enfant  ne  sourit  pas  une  fois  par 
jour.  Elle  est  toute  la  journée,  maigre  et  pâle 
dans  un  grand  fauteuil,  craignant  la  gaieté  de 
ses  frères  comme  une  fatigue,  pleurant  quand 
on  veut  la  faire  rire.  Le  danger  a  disparu, 
mais  la  tristesse  nous  est  restée.  Il  semble  que 
personne  ne  se  porte  bien  dans  la  maison. 

Madame  de  Sévigné  a  raison,  la  pire  façon 
d'être  malade ,  c'est  d'être  malade  dans  son 
enfant. 

C'est  aussi,  me  direz-v^ous,  d'être  malade 
dans  sa  mère.  Mais  nous  avons  su  par  Armand 
et  par  vous  que  madame  Bertm  va  mieux. 
C'est  la  seule  joie  que  nous  ayons  eue  depuis 
longtemps.  Gardez-nous-la  bien.  Il  paraît  que 
ce  pauvre  Edouard  souffre  beaucoup.  Je  veux 
tous  les  jours  l'aller  voir,  et  j'attends  un  petit 


—  103  — 

éclairci  dans  la  santé  de  Dédé  pour  porter  du 
moins  à  notre  ami  un  visage  riant. 

Que  vous  êtes  bonne  d'avoir  lu  les  Voix 
iiitérieui^es  et  de  les  avoir  lues  avec  le  même 
cœur  d'autrefois! 

Combien  de  choses  dans  ce  volume  sont 
écrites  pour  vous,  et  tout  au  plus  pour  deux 
ou  trois  autres  encore  !  Etre  toujours  compris 
par  vous,  c'est  un  de  mes  buts  les  plus  chers, 
vous  le  savez  bien. 

Dites,  je  vous  prie,  à  votre  bon  père  comme 
j'ai  été  heureux  que  ce  livre  l'ait  ému.  Son  ap- 
plaudissement est  aussi  bien  précieux  et  bien 
doux  pour  moi.  Satisfaire  quelques  âmes  d'é- 
lite, de  son  temps  d'abord,  et  ensuite  de  tous 
les  temps,  voilà  la  seule  vraie  ambition  du 
poète.  Cela  obtenu,  le  reste,  blâme  ou  éloge, 
huées  ou  acclamations,  importe  peu. 

Adieu,  Mademoiselle.  J'avais  besoin  de  cau- 
ser un  peu  avec  vous. 

Ma  femme  vous  aurait  déjà  écrit  si  elle  ne 
passait  pas  sa  vie  dans  les  tisanes  à  donner,  les 


—  104  — 

nuits  passées,  le  petit  lit  à  refaire,  etc.,  etc. 
Mille  soins,  où  vous  la  voyez,  n'est-ce  pas, 
bonne,  douce  et  résignée,  comme  toujours. 
Elle  et  Didine  et  Chariot  et  Toto  et  la  chère 
petite  malade  vous  embrassent.  Moi,  je  vous 
prie,  de  penser  quelquefois  à  ma  respectueuse 
et  profonde  amitié. 

VICTOR. 


Mademoiselle  Louise  Bet^titi,  aux  Roches, 
près  Bièvre  (Seine-et-Oise). 

Bruges,  29  août  1837. 

Vous  souvenez-vous  un  peu.  Mademoiselle, 
d'un  ancien  hôte  qui  pense  toujours  à  vous  et 
à  qui  cette  immense  prairie  qu'on  appelle  la 
Flandre  n'a  pas  fait  oublier  le  doux  et  vert  val- 
lon des  Roches. 

Ma  vue  malade  est  venue  chercher  ici  de  la 


—  I05  — 

verdure,  mais  j'avais  compté  sans  la  peinture, 
et,  à  peine  arrivé  dans  les  villes,  je  vais  fati- 
guer et  éblouir  sur  les  Rubens,  les  van  Eyck  et 
les  van  Dyck  mes  pauvres  3'eux  que  les  til- 
leuls, les  saules  et  les  frênes  avaient  reposés. 
En  somme  je  ne  sais  si  ce  voyage  aura  guéri 
ou  empiré  mon  mal.  Ce  que  font  les  gazons  et 
les  arbres,  Rubens  le  défait.  J'espère  pourtant 
que  le  bien  l'emportera,  et  j'en  ai  besoin,  car  un 
laborieux  automne  m'attend  à  Paris.  J'ai  bien 
des  choses  à  faire  pour  cet  hiver. 

Pardon,  Mademoiselle,  de  vous  tant  parler 
de  moi  quand  je  ne  devrais  m'occuper  que  de 
vous.  Mais  il  me  semble  qu'il  ne  peut  y  avoir 
rien  que  de  bon,  de  doux  et  d'heureux  sous  ces 
beaux  feuillages  des  Roches,  Je  compte  bien 
que  madame  Bertin  s'}'  est  tout  à  fait  rétablie 
et  qu'Edouard  aussi  va  de  mieux  en  mieux.  Et 
vous,  Mademoiselle  Louise,  que  faites-vous: 
Je  songe  souvent  avec  tristesse  à  notre  Esmé- 
valda  qui  a  trop  peu  duré. 

Croiriez-vous  qu'ils  poussent  en  Belgique  la 

•4 


—  io6  — 

rage  de  la  contrefaçon  jusque-là  qu'ils  ont 
contrefait  mon  libretto  ?  J'ai  eu  l'honneur  de  le 
voir  effrontément  affiché  sous  l'ombre  même 
de  la  sublime  flèche  d'Anvers.  J'en  ai  conclu 
que  les  Belges  étaient  capables  de  tout. 

Que  vous  avez  écrit  à  ma  femme  une  char- 
mante lettre  que  j'ai  lue  avant  mon  départ  !  Je 
vous  en  remercie.  Croyez-le  bien,  il  y  a  place 
Royale  un  groupe  qui  vous  aime  profondé- 
ment. 

Je  serai  de  retour  à  Paris  du  i  o  au  1 5  septem- 
bre. Ma  famille  est  à  Auteuil  pour  la  fin  de  la 
saison.  Nous  espérons  bien  pourtant,  ma  femme 
et  moi,  pouvoir  nous  échapper  un  dimanche 
jusqu'aux  Roches,  et  aller  vous  redire  ainsi 
qu'à  votre  bon  père  combien  nous  sommes  à 
vous  du  fond  de  l'âme.  Nous  avons  passé  aux 
Roches  des  heures  qui  rayonneront  toujours 
dans  notre  vie. 

Mettez,  je  vous  prie,  mes  respects  aux  pieds 
de  madame  Bertin,  et  so3'ez  assez  bonne  pour 
parler  un  peu  de  moi  à  Edouard  et  à  Armand, 


—    107   — 


mes  bons  et  toujours  chers  amis.  Quant  à 
vous,  Mademoiselle,  permettez-moi  de  sup- 
poser que  vous  n'avez  pas  oublié  avec  quel 
inaltérable  et  respectueux  attachement  je  suis  à 
vous. 

VICTOR  H. 


A  Mademoiselle  Louise  Berlin. 

Dimanche  soir  29  octobre  (1837). 

Tout  à  l'heure,  Mademoiselle,  ma  Didine 
faisait  cette  remarque  tristement  qu'il  y  a  huit 
jours  nous  étions  tous  auprès  de  vous.  Cela 
dit,  elle  s'est  mise  à  vous  écrire,  et  moi  aussi, 
sans  lui  en  dire  rien,  si  bien  que  nos  deux 
lettres,  écrites  côte  à  côte  vont  vous  arriver 
ensemble  pleines  de  la  même  pensée. 

Vous  savez  bien,  n'est-ce  pas,  que  vous  êtes 
toujours  présente  et  toujours  aimée?  Il  y  a 


—  io8  — 

quatre  petits  enfants  qui  parlent  souvent  de 
vous,  et  le  père  y  pense  plus  souvent  encore. 

Voici  les  derniers  beaux  jours  passés.  La 
boue  et  l'hiver  reviennent.  Paris  n'est  pas  gai. 
Vous,  vous  avez  le  ciel  gris  et  les  feuilles 
mortes.  Cela  vaut  mieux  que  la  rue  Saint- 
Honoré  avec  ses  embarras  de  charrettes. 

Nous  espérons  ici  que  madame  Bertin  va  de 
mieux  en  mieux.  Nous  avons  dîné  aujourd'hui 
en  ne  causant  que  de  cela. 

Grondez-moi,  je  n'ai  pas  encore  vu  Dupon- 
chel  '.  En  revanche,  j'ai  vu  Védel  -.  Cela  rime. 
Cela  vous  est  bien  égal,  mais  j'ai  un  procès 
avec  les  Français ^  Cela  rime  encore.  Que  vou- 
lez-vous que  j'y  fasse  ?  Ce  que  j'aurais  de  mieux 
à  faire,  ce  serait  d'aller  aux  Roches  causer  avec 
votre  excellent  père,  avec  vous,  avec  Edouard, 
et  me  promener  au  pied  de  vos  belles  collines, 
sans  plus  songer  aux  huissiers,  au  tribunal  de 


'  Directeur  de  TOpéra. 

-  Administrateur  du  Théâtre-Français. 

^  Procès  d'Ansrclo  et  Hcrnani. 


—  109  — 

commerce  et  à  la  Bourse,  ce  temple  grec  blanc 
et  bête  maculé  d'agents  de  change. 

Mais  ma  destinée  m'entraîne.  Je  suis  furieux 
contre  la  Comédie  française,  et  j'ai  besoin  d'un 
procès  pour  me  soulager.  Ce  qui  est  extraordi- 
naire, c'est  qu'il  paraît  certain  que  je  le  gagne- 
rai, avec  de  gros  dommages-intérêts  que  le 
gouvernement  paiera,  à  ce  que  disent  mes- 
sieurs les  sociétaires. 

Pardon  de  tous  ces  bavardages.  Ce  sot  pro- 
cès est  la  seule  nouvelle  que  je  puisse  vous 
conter.  On  ne  parle  que  de  cela  chez  moi 
depuis  huit  jours,  et  je  vous  envoie  un  peu  de 
mon  ennui. 

Permettez-moi  d'y  joindre  le  nouvel  hom- 
mage d'un  vieil  attachement  bien  profond,  bien 
respectueux  et  bien  dévoué. 

VICTOR  H. 

Ma  femme  vous  embrasse  tendrement. 


110 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 
8,  rue  de  Seine. 

4  janvier  i838.  —  Dix  heures  du  soir. 

Je  mets  ma  contrariété  à  vos  pieds,  Made- 
moiselle. 

J'avais  envoyé  ce  soir  une  pauvre  fleur  à 
madame  Bertin,  et  j'espérais  suivre  la  fleur  de 
près;  mais  voici  tout  le  théâtre  de  la  Renais- 
sance, votre  futur  théâtre,  qui  me  tombe  sur 
les  bras.  On  me  demande  la  pièce  d'ouverture 
(ceci  entre  nous)  ;  de  là  négociations,  conver- 
sations, conférences,  etc.,  c'est-à-dire  toute  ma 
soirée  prise.  C'est  fort  ennuyeux  —  pour  moi 
du  moins.  J'irai  m'en  dédommager  une  de 
ces  après-midi  rue  de  Seine.  En  attendant 
dites  bien  à  votre  bonne  mère  combien  je 
suis  affligé  d'avoir  manqué  ce  soir  au  groupe 
des  amis.  Je  n'y  manque  pas  de  cœur  du 
moins.  Ma  femme  tousse  et  s'emplit  de  jujube. 


—  III  — 

moi  je  pérore  et  je  donne  au  diable  les  théâtres. 
Nous  n'en  envoyons  rue  de  Seine  que  des 
vœux  plus  affectueux  et  des  souhaits  plus 
ardents  pour  toutes  les  santés  auxquelles  tient 
la  vôtre. 
Votre  vieil  et  respectueux  ami, 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Louise  Berlin,  aux  Roches, 
près  Bièvre  (Seine-et-Oise). 

2  avril  i838. 

Que  vous  dire,  Mademoiselle  ?  Que  nous 
sommes  navrés  du  coup  qui  vous  frappe  ?Vous 
le  savez  bien.  Devant  une  affliction  comme 
la  vôtre,  on  manque  de  paroles.  J'ai  rendu 
aujourd'hui  les  derniers  devoirs  à  votre  excel- 
lente mère,  et  là,  en  présence  de  cette  fosse, 
j'ai  pensé  à  vous  avec  angoisse.  Je  sens  bien 


—    112 


que  vous  êtes  forte  et  grande.  Dieu  est  bon, 
après  tout,  et  il  mesure  nos  douleurs  à  nos 
forces.  Ceux  qui  sont  faibles,  il  ne  les  accable 
pas.  Il  n'accable  personne.  A  vous-même,  si 
cruellement  éprouvée,  il  vous  laisse  toute  une 
famille  dont  vous  êtes  l'âme,  deux  frères  dignes 
de  vous,  un  père,  le  meilleur  des  hommes ,  et 
puis  derrière  ceux-là  quelques  amis  qui  vous 
aiment.  Comptez-moi  bien  parmi  eux.  Nous 
vous  aimons  ici  comme  vous  méritez  d'être 
aimée,  avec  l'intelligence  et  avec  le  cœur.  Et 
puis,  ne  prenez  pas  la  vie  en  haine.  Je  vous  en 
supplie.  La  vie  est  le  commencement  de  quel- 
que chose.  Attendons  la  fin. 
Je  me  mets  à  vos  pieds, 

VICTOR  H. 


—  113  — 

Mademoiselle  Louise  Bertin,  aux  Roches, 
près  Bièvre  (Seiue-et-Oise). 

4  septembre  i838. 

Vous  ne  pensez  pas,  j'espère,  Mademoiselle, 
que  personne  vous  oublie  dans  la  famille  de  la 
place  Royale.  Il  y  a  toujours  là  bien  des  cœurs 
qui  songent  à  vous  et  qui  vous  aiment,  je  vous 
assure,  depuis  le  capitaine  Toto  dontles  cheveux 
blonds  commencent  à  devenir  noirs  jusqu'à 
moi  dont  les  cheveux  noirs  commencent  à 
devenir  blancs.  Tous  ces  enfants  que  vous  avez 
vus  si  petits,  pour  qui  vous  avez  été  si  douce  et 
si  charmante  et  que  vous  avez  comblés  de  tant 
de  tendresse,  parlent  bien  souvent  de  vous  avec 
leur  mère  comme  d'une  autre  mère  qu'ils 
auraient,  —  et  qu'ils  ont,  n'est-ce  pas.  Made- 
moiselle? 

Quant  à  moi,  je  viens  de  faire  quelques 
belles  courses.  J'ai  vu  une  partie  de  la  Cham- 

i5 


—  114  — 

pagne,  de  vieilles  églises,  des  meules  de  blé, 
des  prés,  des  bois,  et  j'ai  bien  souvent  pensé  à 
vous  qui  avez  tant  de  belles  choses  en  vous  et 
tant  de  belles  choses  autour  de  vous,  à  vous  la 
bonne  fée  de  l'heureuse  vallée. 

J'ai  fait  aussi  une  pièce  '  qu'on  va  jouer  tout 
à  l'heure.  Et  vous,  que  faites-vous,  Mademoi- 
selle ?  Vous  nous  devez  déjà  compte  de  deux 
années  de  loisirs  et  de  pensées,  songez-}^ 

J'ai  remis  à  Armand  trois  Esmêralda  pour 
vous,  et  puis  je  vous  prie  de  parler  un  peu  de 
moi  à  votre  excellent  père  et  de  permettre  que 
je  vous  redise  encore  une  fois  à  quel  point  je 
suis  vraiment  à  vous  du  fond  de  l'àme. 

VICTOR  H. 

'  Ruy  Blas. 


—  ii;  — 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 
8,  rue  de  Seine  S. -G. 

3o  novembre  i838. 

Voilà  que  je  vous  écris  à  mon  tour,  Made- 
moiselle, pour  vous  demander  votre  loge.  Ne 
suis-je  pas  le  plus  impudent  et  le  plus  indiscret 
du  monde  ? 

Excusez-moi  et  soyez  assez  bonne  pour 
me  dire  si  cela  vous  gêne  de  me  céder  votre 
jolie  petite  logette  un  jour  quelconque.  Il  s'agit 
d'y  envo3'er  une  partie  de  ma  famille,  qui  me 
croit  tout-puissant  partout,  et  surtout  à  l'Opéra. 
Vous  savez  ce  qui  en  est.  Mais  on  ne  leur  ôtera 
pas  cela  de  l'esprit.  Ce  qu'on  n'ôtera  pas  du 
mien,  c'est  un  dévouement  sans  limite  pour 
vous  qui  avez  une  bonté  sans  borne. 

J'y  ajoute  tous  mes  respects. 

MCTOR  H. 


—  ii6  — 


Mademoiselle  Louise  Bertin,  aux  Roches,  par 
Bièvre  et  par  Palaiseau  (Seine-et-Oise). 

3o  septembre  iSSg.  —  Marseille. 

Cet  été,  Mademoiselle,  quand  vous  voyagiez, 
j'étais  à  Paris;  je  vous  ai  écrit,  ma  lettre  s'est 
perdue,  ce  qui  n'est  un  regret  que  pour  moi; 
maintenant  vous  êtes  à  Paris;  c'est  moi  qui 
voyage,  je  vous  écris  encore,  mais  j'espère  que 
cette  fois  la  lettre  ne  se  perdra  pas. 

Je  suis  à  Marseille  pour  quelques  heures,  je 
suis  arrivé  ce  matin  et  je  vais  repartir  cet  après- 
midi  :  je  profite  de  la  table  de  l'auberge  et  de 
l'intervalle  qui  sépare  la  malle-poste  du  bateau 
à  vapeur  pour  vous  dire  un  peu  ce  que  je  sens 
beaucoup,  ma  profonde  et  inaltérable  amitié 
pour  vous,  Mademoiselle,  et  pour  tous  les 
vôtres.  Voyez-vous,  rien  n'efîace  les  belles  jour- 
nées des  Roches,  votre  admirable  vallée  verte, 
votre  douce  et  cordiale  hospitalité,  vos  frères. 


— -   117  — 


/ 

votre  père  si  excellent  et  si  noble,  vous,  Made- 
moiselle, si  bonne  et  si  supérieure  de  toute 
façon,  dans  la  bonté  comme  dans  l'intelligence; 
vous  n'avez  à  craindre  de  comparaison  avec 
quoi  que  ce  soit,  pas  même  avec  ce  doux  ciel 
de  Provence,  si  bleu,  si  profond,  si  hospitalier, 
lui  aussi. 

Toute  ma  famille  est  en  vacances  en  ce  mo- 
ment, et  prend  ses  ébats  en  Normandie,  pen- 
dant que  je  suis  venu  visiter  Arles  et  Avignon, 
deux  admirables  villes  qui  sont  romaines  par 
les  monuments  et  grecques  par  le  soleil. 

Vers  le  6  octobre,  tout  mon  petit  monde  sera 
de  retour  à  Paris;  j'y  serai,  moi,  du  1 5  au  20; 
le  I"  novembre  vous  ramènera,  j'espère.  Nous 
nous  reverrons  tous,  et  c'est  une  joie  dont  j'ai 
besoin. 

Que  faites-vous  à  cette  heure  ?  Que  fait 
Edouard  ?  Ce  sont  des  questions  que  je  m'a- 
dresse souvent.  J'ai  ici  des  villes  et  des  hori- 
zons selon  le  cœur  d'Edouard,  des  toits  italiens, 
des  collines  sévères,  de  magnifiques  encadre- 


—  iiS  — 

ments  partout,  dans  le  paysage  comme  dans  les 
édifices.  Je  le  regrette  souvent;  Je  dis  :  je  vou- 
drais Edouard  ici.  Et  puis  je  pense  :  je  me  vou- 
drais aux  Roches. 

Continuez  à  nous  faire  de  belles  choses, 
Mademoiselle.  Vous  devez  voir  clairement 
maintenant  quEs?7iéf'alda  est  un  triomphe. 
Poursuivez  donc,  vous  qui  avez  tant  de  talent, 
vous  qui  avez  tant  de  courage. 

Je  vous  écris  rarement,  mais  je  songe  bien 
souvent  à  vous;  nous  parlons  de  vous  sans 
cesse,  le  soir  en  famille.  Vous  avez  été  pour 
mes  enfants  comme  une  mère,  pour  moi  comme 
une  sœur.  Aussi,  ma  femme,  mes  enfants  et 
moi,  nous  sommes  à  vous  du  fond  de  l'àme. 

Nous  nous  souvenons,  croyez-le  bien. 

Je  mets  à  vos  pieds,  ma  dévouée  et  respec- 
tueuse affection. 

VICTOR  H. 


—  119  — 

Mademoiselle  Louise  Berlin,  c}ie{  M.  Bertin 
l'ainê,  aux  Roches^  près  et  par  Bièvre. 

14  mai  1840. 

Je  viens  de  lire,  Mademoiselle,  votre  bonne 
lettre,  si  gracieuse  pour  ma  Didine,  si  douce 
pour  moi. 

Vous  me  grondez  pourtant  un  peu,  et  vous 
n'avez  raison  qu'à  demi,  car  si  je  ne  vous  ai  pas 
écrit,  c'est  que  je  pensais  aller  vous  voir,  je  l'ai 
dit  à  Armand. 

Et  puis  maintenant  vous  allez  me  gronder 
encore,  car  votre  lettre  était  pour  Didine  et  non 
pour  moi.  Cette  fois  vous  aurez  raison  tout  à 
fait  et  je  dis  très  humblement  mon  mea  culpa. 
Je  suis  bien  fier  que  ces  quelques  vers'  vous 
aient  fait  un  peu  de  plaisir,  à  vous  qui  avez  les 
lilas,  les  ébéniers,  les  acacias,  toute  votre  belle 
vallée  en  fleurs. 

'  Les  Rayons  et  les  Ombres,  à  Mlle  Louise  B.  —  Sagesse. 


—    120   — 


Les  Roches  !  Quelle  formidable  concurrence  ! 
Qu'est-ce  que  c'est  que  notre  pauvre  poésie  à 
nous  autres  à  côté  de  la  poésie  du  bon  Dieu  ? 
Que  tout  ce  que  nous  vous  disons  doit  vous 
sembler  peu  de  chose  auprès  de  ce  que  vous 
vous  dites  à  vous-même  ! 

Si  l'on  pouvait  ressaisir  les  années  envolées, 
je  voudrais  recommencer  un  de  ces  ravissants 
étés,  où  nous  avions  des  soirées  si  douces  et  si 
exquises,  près  de  votre  piano,  avec  votre  mu- 
sique et  votre  causerie  qui  est  une  musique 
aussi,  avec  Edouard  dessinant  dans  un  coin 
quelque  beau  paysage,  les  enfants  Jouant  autour 
de  nous,  et  votre  excellent  père  nous  échauffant 
et  nous  éclairant  tous.  — C'était  charmant.  Qui 
sait!  Tout  cela  renaîtra  peut-être.  —  Ce  qui 
n'a  pas  besoin  de  renaître,  parce  que  cela  est 
toujours  vivant,  c'est  ma  tendre,  profonde  et 
respectueuse  affection  pour  vous. 

VICTOR  H. 


121    — 


Didine  est  à  la  campagne,  je  vais  lui  porter 
votre  lettre. 


Mademoiselle  Louise  Bertin,  aux  Roches,  près 
Bièrre  (Seine-et-Oise). 

Dimanche  6  juillet  i8|o.  —  St-Prix. 

Au  milieu  des  arbres  de  St-Prix  je  pense, 
Mademoiselle,  aux  arbres  de  Bièvre,  à  côté  du 
piano  quelconque  de  mes  petites  filles,  je  songe 
au  vôtre  que  tant  de  fois  votre  âme  a  animé 
pour  moi.  J'ai  revu  jeudi  toutes  mes  joies  du 
temps  passé  et  les  plus  douces  journées  de  ma 
vie  comme  résumées  en  quelques  heures. 
Jeudi  a  été  un  beau  jour,  un  jour  charmant, 
un  jour  de  rajeunissement.  J'ai  dit  à  ma  femme 
combien  vous  aviez  été  tous  bons  pour  elle,  vos 
affectueuses  paroles,  le  gracieux  sourire  de 
madame  Armand.  Elle  me  charge  de  vous 
remercier.  Mademoiselle.  Moi,  je  vais  bientôt 

t6 


• —    122    — 

partir  pour  ma  course  annuelle,  et  je  suis  heu- 
reux de  pouvoir  emporter  avec  moi  un  souvenir 
des  Roches  tout  frais  et  d'hier. 

Si  vous  saviez  quelle  douce  promenade  j'ai 
faite  avec  votre  père  à  travers  ces  beaux  arbres, 
dans  ce  beau  jardin  qui  est  son  ouvrage  et  qui 
me  semble  plein  de  sa  pensée  et  de  son  esprit. 
Il  a  été  excellent  pour  moi,  et  je  lui  parlais 
comme  j'aurais  parlé  à  mon  père.  Vraiment, 
quand  je  suis  aux  Roches,  je  me  sens  un  peu 
votre  frère. 

Si  vous  le  permettez,  avant  la  fin  de  l'automne 
j'irai  encore  demander  aux  Roches  une  journée 
comme  celle  de  jeudi.  En  attendant,  continuez 
à  faire  vos  mystérieuses  belles  choses,  dites  à 
notre  bon  et  cher  Edouard  que  je  lui  serre  la 
main,  et  laissez-moi  mettre  à  vos  pieds  mon 
plus  tendre  et  mon  plus  respectueux  dévoue- 
ment. 

VICTOR  HUGO. 

Chariot  et  Toto,  Didine  et  Dédé  vous  embras- 
sent et  vous  aiment. 


12.^ 


Mademoiselle  Louise  Beî^tin,  aux  Roches,  près 
et  par  Bièvre  (Seine-et-Oise). 

12  août  1840.  —  St-Prix  la  Terrasse. 

Que  VOUS  êtes  bonne,  Mademoiselle.  Le  prix 
de  Charles  m'avait  rendu  bien  heureux,  votre 
lettre  m'a  rendu  plus  heureux  encore.  Le  prix, 
ce  n'est  que  de  l'orgueil,  votre  lettre,  c'est  de  la 
joie.  Le  pauvre  enfant  a  été  ému  jusqu'aux 
larmes  en  la  recevant.  Vous  êtes  comme  une 
autre  mère  pour  eux.  Je  vous  aime  de  les  aimer 
ainsi.  Dites  bien  à  votre  noble  et  bon  père 
comme  je  suis  à  lui  et  permettez-moi  de  vous 
offrir,  à  vous  qui  êtes  une  des  meilleures  et 
des  plus  douces  pensées  que  j'aie  dans  l'àme, 
le  nouveau  témoignage  de  mon  inaltérable  et 
respectueux  dévouement. 

VICTOR  HUGO. 


—    124   — 

Mademoiselle  Louise  Berlin,  aux  Roches,  près 
et  par  Bièvre  (Seiiie-et-Oise),  France. 

11  octobre  1840.  —  Hausach,  forêt  Noire. 

Je  VOUS  écris  au  milieu  des  neiges,  Made- 
moiselle, et  j'espère  que  cette  lettre  vous  trou- 
vera au  milieu  des  rayons  de  soleil.  Je  suis 
dans  la  forêt  Noire,  et  vous  aux  Roches.  Ce 
pays  est  magnifique,  mais  froid,  sombre  et  dur. 
Dites  bien,  je  vous  prie,  à  votre  excellent  père, 
que  tous  les  sapins  de  la  forêt  Noire  ne  valent 
pas  Tacacia  qui  est  dans  la  cour. 

Toute  la  plaine  est  blanche  autour  de  moi, 
ce  qui  tranche  résolument  avec  les  bois  couleur 
d'encre.  Il  fait  un  vent  de  bise,  décembre  habite 
pendant  huit  mois  de  Tannée  dans  ce  pays.  Ce 
sont  des  beautés,  mais  des  beautés  sévères. 
Vous,  Mademoiselle,  vous  avez  les  beautés 
douces.  Je  souffle  dans  mes  doigts  et  je  vous 
envie. 


—     12! 


J'ai  vu  Mayence,  Cologne,  Francfort,  Hei- 
delberg,  tout  le  cours  du  Rhin,  Shaffouse  et  le 
lac  de  Constance;  tout  cela  est  admirable,  mais 
j'aime  mieux  la  pièce  d'eau  des  Roches,  la 
rivière  de  Bièvre,  la  conversation  de  votre 
père  et  nos  bonnes  causeries  au  coin  de  votre 
piano. 

Vous  en  souvenez-vous.  Mademoiselle?  Je 
préfère  à  toutes  ces  merveilles  nos  cerfs-volants 
blasonnés,  nos  petites  voitures  de  cartes  et  l'an- 
née i83i. 

J'espère,  Mademoiselle,  que  tout  va  bien  au- 
tour de  vous  et  que  cette  lettre  vous  trouvera 
heureuse  au  milieu  de  tout  votre  monde  heu- 
reux. Quant  à  moi,  je  vois,  j'étudie,  je  travaille, 
j'écris  force  vers  et  force  prose,  et  je  pense  à 
vous,  comme  vous  voyez. 

Je  pense  à  vous,  comme  à  un  grand  esprit, 
comme  à  un  noble  cœur,  et  permettez-moi 
d'ajouter  aussi,  comme  à  une  amie. 

Dites,  je  vous  prie,  à  Edouard  et  à  Armand 
que  je  leur  serre  bien  affectueusement  la  main 


—    126    — 

et  croyez  à  mon  profond  et  respectueux  dévoue- 
ment. 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Louise  Bei^tin,  aux  Roches,  près 
Bièvre  (Seine-et-Oise). 

i5  septembre  1841.  —  Ce  mardi  soir. 

Que  vous  dire,  Mademoiselle,  et  comment 
vous  consoler,  moi  qui  aurais  besoin  de  conso- 
lation moi-même  ?  Vous  savez  combien  j'aimais 
votre  père.  Il  me  semble  que  c'est  le  mien  que 
je  perds  pour  la  seconde  fois. 

J'étais  à  la  campagne  ce  matin  quand  cette 
douloureuse  nouvelle  nous  est  parvenue.  Je 
suis  accouru  à  Paris  comme  si  tout  n'était  pas 
fini,  hélas!  Je  viens  de  voir  Armand,  ce  bon 
Armand.  Nous  avons  parlé  de  votre  père,  de 
vous    Mademoiselle    Louise,     de    mon    cher 


—    127   — 

Edouard,  de  vous  tous,  et  cela  m'a  un  peu  sou- 
lagé! J'avais  besoin  de  cet  épanchement.  Je 
croyais  votre  père  guéri.  Cela  faisait  partie  de 
mon  bonheur  cette  année.  Jugez  du  coup  que 
nousavonsreçu.  Depareils hommes  ne  devraient 
pas  mourir.  Lui  si  doux,  si  noble,  si  excellent, 
si  supérieur  en  tout,  en  bonté  comme  en  esprit, 
lui  meilleur  que  nous  tous,  lui  plus  fort  que 
nous  tous,  lui  plus  jeune  que  nous  tous,  si 
respecté,  si  heureux,  si  aimé,  si  nécessaire 
hélas!  Pourquoi  est-il  mort?  Si  sa  présence 
nous  manque,  que  sa  pensée  du  moins  ne  nous 
manque  pas.  Je  vous  écris  plein  des  souvenirs 
de  ces  belles  et  douces  années  des  Roches  qui 
ra3'onnent  maintenant  pour  moi  plus  que  ja- 
mais. Vous,  Mademoiselle,  qui  êtes  un  si  grand 
cœur,  pourquoi  êtes-vous  si  cruellement  affli- 
gée? Hélas!  quelque  jour  j'essaierai  de  vous 
dire  à  vous  ce  que  je  pensais,  ce  que  je  pense 
de  votre  cher  et  vénérable  père.  Aujourd'hui  je 
ne  puis  que  baiser  vos  mains  et  pleurer. 

MCTOR. 


—    128 


Ma  femme  et  mes  enfants  qui  sont  vos  enfants 
aussi  vous  embrassent  et  vous  aiment,  et 
pleurent  avec  vous. 


Mademoiselle  Louise  Berlin. 

Ce  jeudi  28  octobre  1841. 

Vous  allez  donc  nous  donner,  Mademoi- 
selle, ces  vers  '  que  je  désirais  tant  lire  après 
vous  en  avoir  entendu  chanter  quelques-uns 
qui  étaient  si  beaux.  Le  manuscrit  si  jalouse- 
ment fermé  à  clef  va  devenir  un  livre,  un  livre 
qui  sera  à  nous,  que  nous  pourrons  ouvrir  à 
toute  heure,  et  où  nous  pourrons,  sans  votre 
permission,  penser  de  votre  pensée  et  vivre  de 
votre  esprit.  Ce  que  vous  mettiez  dans  votre 
musique,  vous  l'aurez  mis  dans  votre  poésie,  et 

'  Les  GLvics. 


—    129   — 

je  ne  me  hasarde  pas  beaucoup  en  déclarant 
que  ce  sera  beau.  Ce  qui  me  rend  joyeux,  c'est 
que  j'aurai  votre  livre,  ce  qui  me  rend  fier 
c'est  que  mon  nom  y  sera,  et  le  nom  de  mon 
Charles  aussi.  C'est  un  grand  plaisir  que  vous 
nous  donnez;  il  travaille  bien  en  ce  moment 
ainsi  que  le  capitaine  Toto;  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  mériter  de  la  gloire,  mais  c'en  est 
une  pour  mériter  de  l'affection.  Continuez-lui 
la  vôtre.  Mademoiselle,  et  comptez  sur  mon 
profond  et  inaltérable  dévouement. 

Depuis  six  semaines  je  l'ai  senti  croître 
encore,  ce  que  croyais  impossible.  A  tous  les 
sentiments  que  j'avais  pour  vous  s'ajoutent  tous 
ceux  que  j'avais  pour  votre  père. 

Je  me  mets  à  vos  pieds. 

VICTOR  HUGO. 


17 


—  13°  — 

Mademoiselle   Louise  Berlin, 
II,  rue  de  l'Université. 

■1  décembre   1841. 

Laissez-moi,  je  vous  prie,  vos  admirables 
vers.  Mademoiselle.  Je  veux  les  relire  souvent 
en  attendant  le  volume.  Vous  dire  l'effet  qu'ils 
m'ont  produit,  ce  serait  impossible.  Vous  avez 
fait  rayonner  tout  ce  beau  temps  évanoui.  J'au- 
rais pleuré,  si  je  n'avais  eu  en  même  temps 
une  profonde  joie  de  vous  voir  parler  ainsi  la 
langue  que  j'aime  le  mieux. 

Je  baise  vos  pieds. 

VICTOR. 


131 


Mademoiselle  Louise  Berlin 
1 1 ,  rue  de  V  Université. 

Ce  26  décembre  1841. 

Vous  venez,  Mademoiselle,  de  nous  faire 
passer  une  douce  et  charmante  soirée.  Nous 
avons  lu  entre  nous  votre  beau  livre;  Charles 
lisant,  nous  écoutant.  Si  vous  aviez  pu  voir  et 
entendre,  vous  auriez  été  heureuse.  Votre  pen- 
sée, c'est  vous-même.  Nous  l'avons  fêtée  et 
nous  l'aimons. 

Charles  a  fort  bien  lu  les  admirables  vers 
que  vous  lui  adressez.  'L'Ode  à  Mimi  est  ravis- 
sante. La  Nuit,  rode  à  M.  de  Wailly,  la  Rêve- 
rie, tout  est  beau,  grave,  profond  et  puissant. 
Demain  j'achèverai  votre  livre.  Mais  je  suis 
charmé  de  l'avoir  commencé  ce  soir,  ainsi,  en- 
touré de  mes  enfants  pour  qui  vous  êtes  comme 
une  mère.  Ces  jeunes  âmes  sont  faites  pour 
cette  noble  poésie.  Ma  femme  et  Didine  vous 


—  132  — 

embrassent  bien  tendrement,  le  cœur  pénétré 
de  tout  ce  que  vous  êtes  et  de  tout  ce  que  vous 
valez. 

Votre  pensée  parle  deux  langues,  la  poésie 
et  la  musique.  Dans  toutes  les  deux,  elle  est 
admirable. 

J'irai  un  de  ces  soirs  vous  redire  tout  cela. 
Mais  je  n'ai  pas  voulu  tarder  un  instant  pour 
vous  dire  au  nom  de  tous  ce  que  nous  éprou- 
vons tous. 

Il  me  semble  que  vous  voilà  encore  plus  ma 

sœur  et  que  je  vous  aime  encore  plus. 

A  vos  pieds, 

VICTOR  H. 

Mes  plus  tendres  amitiés  à  Armand  et  à 
Edouard.  Je  vais  écrire  à  Théophile  '.  Il  faut 
qu'il  parle  de  cette  grande  poésie  en  grand 
poète. 

'  Théophile  Gautier. 


133 


Mademoiselle  Louise  Bertin,  aux  Roches, 
près  Bièvre. 

5  juin   1842 

J'aurais  voulu,  Mademoiselle,  ne  vous  écrire 
qu'en  vous  envoyant  des  nouvelles  décidément 
bonnes  de  notre  pauvre  cher  petit  ' .  Mais  depuis 
sept  jours,  son  état,  bien  qu'il  y  ait  du  mieux,  est 
à  peu  près  le  même.  M.  Louis  ne  se  prononce 
pas.  La  pleurésie  s'en  va  lentement,  et  nous  ne 
savons  pas  si  cette  fois  la  convalescence  sera 
sans  rechute.  Vous  voyez  que  nous  sommes 
bien  tristes.  Pourtant  je  cache  une  partie  de 
mes  inquiétudes  à  ma  femme  et  à  mes  enfants, 
et  je  les  rassure  plus  que  je  ne  suis  rassuré. 

Je  nous  recommande  à  vos  bonnes  et  douces 
pensées.  Une  pensée  de  vous  a  l'efficacité  d'une 
prière.  Le  bon  Dieu  doit  en  tenir  compte. 

'  François-Victor  Hugo. 


—  134  — 

Je  ne  saurais  vous  dire  combien  j'ai  été 
pénétré  de  vos  bontés  pour  ce  cher  petit.  Vous 
avez  été  sœur  pour  moi,  vous  avez  été  mère 
pour  lui. 

Ma  femme  en  est  touchée  jusqu'aux  larmes, 
ainsi  que  des  tendres  soins  de  madame  Edouard, 
qui  a  été  parfaite  en  ceci  comme  en  tout. 

Dites ,  Mademoiselle ,  à  mon  excellent 
Edouard,  combien  je  suis  à  lui  de  tout  cœur, 
et  vivez  là-bas  dans  ce  beau  lieu,  sous  ce  beau 
ciel,  dans  ce  beau  mois,  en  songeant  quelque- 
fois à  vos  amis  affligés. 

Je  me  mets  à  vos  pieds, 

VICTOR  H. 


—  135  - 

Mademoiselle  Louise  Berlin,  aux  Roches,  près 
et  par  Bièvre  (Seine-et-Oise). 

16  juin  1842,  Saint-Mandé. 

J'espérais  bien,  Mademoiselle,  que  vous  ne 
me  remercieriez  pas.  Est-ce  que  vous  avez  à  me 
remercier  de  quelque  chose  ?  Est-ce  que  je  ne 
suis  pas  tout  à  vous  ?  Soyez  un  moment  heu- 
reuse, pensez  à  moi  avec  douceur,  et  je  suis 
plus  que  remercié,  je  suis  comblé.  Mais  quel- 
qu'un doit  nous  remercier,  vous  et  moi,  c'est 
l'Académie.  Grâce  à  vous  qui  avez  la  gloire 
d'avoir  fait  les  Glaties,  grâce  à  moi  qui  ai  eu 
l'honneur  de  lui  en  lire  quelques  pages,  cette 
pauvre  bonne  vieille  femme  d'Académie,  qui 
n'avait  jusqu'ici  couronné  que  des  vers,  a  enfin 
couronné  de  la  poésie.  C'est  un  grand  pas  qui  fait 
honneur  à  son  grand  âge.  Armand  vous  a  écrit 
et  raconté  tout  cela,  n'est-ce  pas  ?  Et  les  glapis- 
sements du  vieux  Javdans  sa  broussaille.  L'an- 


—  136  — 

tique  niaiserie  classique  a  été  battue  sur  son 
propre  terrain  et  houspillée  dans  son  propre 
sanctuaire. 

C'est  une  horreur!  Gloire  à  vous  !  En  somme 
votre  victoire  a  été  complète.  Je  ris  des  vain- 
cus. C'est  peu  généreux.  Pardonnez-le-moi.  Ce 
sont  des  accès  qui  me  prennent  rarement. 

Je  travaille,  je  rêve,  je  passe  ma  vie  solitai- 
rement sous  les  arbres  avec  la  pensée  et  avec  le 
souvenir, 

Ce  triste  promeneur 
Qui  derrière  le  temps  marche  d'un  pas  rêveur  '. 

Dans  peu  j'irai  rejoindre  ma  colonie  au 
Havre.  Ma  fille  n'avait  pas  reçu  votre  lettre  en 
temps  utile.  Elle  a  été  trois  semaines  absente 
chez  sa  belle-mère  dont  le  mari  vient  de  mou- 
rir. Je  suppose  qu'elle  vous  répond  probable- 
ment dans  le  moment  même  où  je  vous  écris. 

Vous,  Mademoiselle,  aimez-nous  toujours 
un  peu,  car  nous  vous  aimons  bien,  et  puis, 

'  Vers  des  Glanes. 


—  137  — 

musique  et  poésie,  faites-nous  de  ces  admira- 
bles choses  qui  naissent  à  la  fois  de  votre  belle 
âme  et  de  votre  belle  vallée. 
Mille  tendres  respects,^ 

V. 


Mademoiselle  Louise  Berlin,  aux  Roches,  près 
et  par  Bièvre  (Seine-et-Oise). 

Samedi,  lo  septembre  1843,  Saumur. 

Chère  Mademoiselle  Louise,  Je  souffre,  j'ai  le 
cœur  brisé,  vous  le  voyez,  c'est  mon  tour. 

J'ai  besoin  de  vous  écrire,  à  vous  qui  l'aimiez 
comme  une  autre  mère.  Elle  vous  aimait  bien, 
vous  le  savez. 

Hier,  je  venais  de  faire  une  grande  course  à 
pied  au  soleil  dans  les  marais,  j'étais  las,  j'avais 
soif,  j'arrive  à  un  village  qui  s'appelle,  je  crois, 
Subise,  et  j'entre  dans  un  café.  On  m'apporte 

18 


-  138  - 

delà  bière  et  un  journal,  le  Siècle.  J'ai  lu.  C'est 
ainsi  que  j'ai  appris  que  la  moitié  de  ma  vie  et 
de  mon  cœur  était  morte. 

J'aimais  cette  pauvre  enfant  '  plus  que  les 
mots  ne  peuvent  le  dire.  Vous  vous  rappelez 
comme  elle  était  charmante. 

C'était  la  plus  douce  et  la  plus  gracieuse 
femme. 

O  mon  Dieu,  que  vous  ai-je  fait! 

Elle  était  trop  heureuse,  elle  avait  tout,  la 
beauté,  l'esprit,  la  jeunesse,  l'amour,  ce  bon- 
heur complet  me  faisait  trembler.  J'acceptais 
l'éloignement  oii  j'étais  d'elle  afin  qu'il  lui 
manquât  quelque  chose.  Il  faut  toujours  un 
nuage.  Celui-là  n'a  pas  suffi.  Dieu  ne  veut  pas 
qu'on  ait  le  paradis  sur  la  terre.  Il  l'a  reprise. 

O  mon  pauvre  ange,  dire  que  je  ne  la  verrai 
plus  ! 

Pardonnez-moi,  je  vous  écris  dans  le  déses- 
poir. Mais  cela  me  soulage.  Vous  êtes  si  bonne, 

'  .Madame  Vacqucric  Lc'opoldine  Hugo;,  noyée  dans  la 
Seine,  à  Mllequier. 


—  139  — 

vous  avez  l'âme  si  haute,  vous  me  compren- 
drez, n'est-ce  pas  ?  Moi,  je  vous  aime  du  fond 
du  cœur  et  quand  je  souffre,  je  vais  à  vous. 

J'arriverai  à  Paris  presque  en  même  temps 
que  cette  lettre.  Ma  pauvre  femme  et  mes 
pauvres  enfants  ont  bien  besoin  de  moi. 

Je  mets  tous  mes  respects  à  vos  pieds, 

VICTOR  H. 

Mes  amitiés  à  mon  bon  Armand.  Que  Dieu 
le  préserve  et  qu'il  ne  souffre  jamais  ce  que 
je  souffre. 


Mademoiselle  Louise  Berlin,  aux  Roches,  près 
el  par  Bièvre  (Seine-et-Oise). 

i6  septembre  1843. 

Votre  réponse,  chère  Mademoiselle  Louise, 


—  140  — 

m'est  bien  douce  dans  mon  accablement.  Vous 
avez  toujours  eu  pour  moi  les  paroles  qui 
encouragent  dans  le  péril  et  qui  consolent  dans 
l'affliction. 

Ma  femme  se  joint  à  moi  pour  vous  remer- 
cier du  fond  du  cœur. 

Vous  avez  aimé  ce  pauvre  ange,  comme  elle 
vous  aimait.  Nous  penserons  toujours  à  elle, 
n'est-ce  pas  ?  Hélas  !  je  suis  bien  éprouvé. 

Je  suis  à  vos  pieds. 

V. 


Mademoiselle  Louise  Berlin,  aux  Roches,  près 
Bièvre  (Seine-et-Oisel. 

Paris,  3o  septembre  1843. 

Charles  vous  répondra,  Mademoiselle;  mais 
je  veux  aussi  moi  vous  écrire.  A  travers  mon 
accablement,  je  sens  votre  bonté  et  la  douceur 


—  141  — 

profonde  de  votre  âme.  Quand  je  pense  à  vous, 
je  me  sens  consolé  et  raffermi. 

Nous  allons  passer  quelques  jours  à  Ver- 
sailles chez  mon  frère.  Mes  pauvres  enfants 
ont  besoin  de  distraction.  Ils  verront  le  parc,  le 
château,  le  musée.  Moi  je  n'ai  plus  rien  à  regar- 
der dans  ce  monde,  que  le  ciel. 

Aimez-nous  et  plaignez-moi. 

Ma  femme  vous  embrasse  tendrement. 

Je  me  mets  à  vos  pieds. 

VICTOR. 


Monsieur  Armand  Bei^tin, 
II,  rue  de  l'Université. 

i8  janvier  i853.  —  St-Hélier. 

Monsieur  et  ami,  les  journaux  nous  appren- 
nent une  nouvelle  aussi  douloureuse  qu'inat- 


—  142  — 

tendue.  Cette  nouvelle  est  pour  nous  une  dou- 
leur qui  s'ajoute  aux  autres  et  les  renouvelle. 
Madame  Armand  était  au  nombre  de  ces  per- 
sonnes aimées  qui  ont  raj'onné  dans  notre 
passé.  Quand  je  songe  à  mon  pauvre  ange 
envolé,  et  c'est  bien  souvent,  le  souvenir  de 
votre  père,  de  votre  mère  me  vient  aussitôt,  et 
alors  je  pense  à  vous,  Monsieur,  aux  vôtres. 

Madame  Armand  était  en  particulier  bien 
présente  en  mon  cœur;  le  sien  était  si  chaleu- 
reux, si  ouvert  à  la  souffrance  d' autrui;  après 
avoir  perdu  mon  enfant,  chaque  jour  elle  m'a 
apporté  sa  consolation.  Lorsque  j'étais  inquiète 
de  mon  mari  lors  du  coup  d'État,  elle  est  venue 
à  moi.  Ces  témoignages  d'affection  ont  fortifié 
et  scellé  mon  affection  pour  elle,  aussi  mon 
âme,  de  cette  pauvre  terre  où  je  suis  encore,  ira 
bien  souvent  vers  la  sienne. 

Je  vous  parle  de  moi.  Monsieur,  quand  je 
devrais  ne  m'inquiéter  que  de  vous,  car  si  la 
perte  de  votre  femme  m'éprouve  à  ce  point,  que 
devez-vous  souffrir! 


-  143  - 

Je  ne  vous  demande  pas  de  nous  donner  de 
vos  nouvelles,  mais  si  une  de  vos  filles,  quel- 
qu'un des  vôtres  nous  en  écrivait,  nous  en 
serions  touchés  et  heureux. 

Agréez,  Monsieur,  l'expression  de  mes  sen- 
timents d'ancienne  et  inaltérable  amitié. 

ADÈLE-VICTOR  HUGO  ' . 

Cher  Armand,  j'ajoute  quelques  lignes  à  la 
lettre  de  ma  femme.  Hélas!  ce  sont  là  les 
grandes  épreuves.  Tant  qu'on  est  ensemble  sur 
cette  terre,  il  n'y  a  pas  de  vrais  chagrins;  les 
seules  douleurs  sont  les  séparations.  Nous 
aimions  tous  votre  chère  et  charmante  femme. 
Elle  va  manquer  à  la  fois  à  toutes  nos  familles. 
C'est  encore  une  douce  figure  de  notre  passé 
qui  s'en  va!  Cher  ami,  tout  s'écroule  autour  de 
nous. 

Gardons  du  moins  la  vieille  amitié. 

VICTOR. 

'  Mme  Victor  Hugo. 


—  144  — 

Mademoiselle  Louise  Bertin,  aux  Roches,  près 
Bièvre  iSeine-et-Oise). 

Il  mars  1854.  —  Marine-Terrace. 

Votre  lettre,  Mademoiselle,  nous  a  touchés 
au  fond  de  Tàme.  Ces  deux  hommes  qui  sont 
près  de  moi,  et  que  vous  appelez  avec  tant  de 
bonté  vos  enfants,  l'ont  lue  et  relue,  et  il  leur 
semblait  entendre  toutes  ces  douces  voix  de 
l'enfance  restées  sous  les  grands  arbres  des 
Roches. 

L'ancien  Chariot  et  l'ancien  Toto  se  sont  mis 
à  parler  de  «  Louise  «  comme  d'une  mère  pen- 
dant que  moi,  j'en  parlais  comme  d'un  esprit. 
Tout  ce  beau  passé  est  revenu  rayonner  au 
milieu  de  nous,  et  il  m'a  semblé  un  moment 
que  Marine-Terrace  était  à  quatre  lieues  de 
Paris  et  à  deux  années  de  i83o. 

Je  vous  remercie  de  nous  avoir  donné  en 
quelques  lignes  ce  charmant  éblouissement. 


—  145  — 

Vous  avez  été  visités  tous,  ce  mois-ci,  par  le 
bonheur,  par  cette  aube  qu'on  appelle  le 
mariage  ;  vous  avez  revu,  au  milieu  de  vos  deuils, 
de  la  joie  et  de  jeunes  fronts  radieux.  Soyez 
assez  bonne  pour  féliciter  de  notre  part  les  nou- 
veaux mariés  '  qui  vont  recommencer  et  refaire 
une  famille  autour  de  vous.  Nous  aimons  dans 
notre  solitude  cette  fête  qui  environne  nos 
anciens  amis.  Les  exilés  sont  bons  pour  souf- 
frir avec  ceux  qui  souffrent  et  pour  sourire  à 
ceux  qui  sont  heureux.  J'envie  les  Roches  tou- 
jours vertes  et  où  vous  chantez  toujours.  Ici 
j'ai  le  vent,  j'ai  la  mer,  mais  tout  ce  grand  mur- 
mure ne  vaut  pas  pour  mon  oreille  les  doux 
chuchotements  du  passé! 

Serrez  pour  moi,  je  vous  prie,  la  main 
d'Edouard  et  la  main  de  Janin.  Ma  femme  et 
mes  enfants  vous  embrassent.  Je  mets  mon 
dévouement  et  mon  respect  à  vos  pieds. 

V.  H. 

'  M.  et  Mme  Jules  Bapst. 


—  146  — 

Mademoiselle  Louise  Bertin,  aux  Roches,  près 
Bièvre  (Seine-et-Oise). 

17  novembre  iSSg.  —  Hauteville-House. 

Une  lettre  de  vous,  chère  Mademoiselle 
Louise,  est  toujours  pour  moi  une  émotion 
profonde.  A  chaque  ligne  que  j'en  lis,  tout  le 
doux  et  charmant  passé  reparaît,  les  Roches,  les 
fleurs,  la  musique,  votre  père,  nos  enfants,  nos 
jeunesses.  Vous  avez  là-bas  quelque  chose  de 
mon  âme,  et  de  loin,  souriant  tristement,  vous 
me  le  montrez. 

Le  devoir  est  dur.  Il  m'a  empêché  de  revenir. 
J'ai  bien  fait,  mais  je  souffre.  Vous  êtes  une  de 
mes  souffrances. 

J'eusse  souhaité  que  ma  famille  rentrât,  sen- 
tant bien  que  le  devoir  et  le  sacritice  avaient 
assez  de  moi.  Elle  n'a  pas  voulu.  Mes  enfants 
ont  voulu  rester  avec  moi  comme  j'ai  voulu 
rester  avec   la  liberté.    Chariot.  Toto,  Dédé, 


—  147  - 

sont  devenus  des  âmes;  de  grandes  et  fières 
âmes.  Ils  acceptent  la  solitude  et  l'exil  avec  une 
sérénité  gaie  et  sévère.  Ils  vous  aiment,  vous  le 
grand  cœur  dont  ils  semblent  avoir  pris  un 
rayon. 

Je  vous  remercie  d'avoir  lu  ce  livre',  et  de 
vous  y  plaire  un  peu.  Que  de  belles  et  douces 
choses,  vers  et  musique,  vous  devez  faire  sous 
vos  arbres,  dans  votre  rêverie  profonde!  Quand 
donc  entendrai-je  votre  voix! 

Je  vous  aime  bien. 

Je  mets  à  vos  pieds.  Mademoiselle,  tous  mes 
respects  les  plus  tendres. 

VICTOR  HUGO. 

Ma  femme  et  mes  enfants  vous  embrassent. 
Serrez  pour  moi,  je  vous  prie,  la  main  de  mon 
excellent  et  cher  Edouard.  Je  sens  quelquefois, 
en  lisant  les  Débats,  la  chaleur  de  sa  vieille  et 
solide  amitié.  Et  à  propos  des  Débats,  je  suis 
charmé  qu'il  y  ait  attaché  Dcschanel,  un  doux 

'  La  Lcsende  des  siècles. 


-  148  - 

et  gracieux  esprit,  digne  du  groupe  qui  est  au- 
tour de  vous. 


Mademoiselle  Louise  Bcrtin,  aux  Roches, 
près  Bièvre,   vallée  de  Jour  iSei?ie-et-Oise). 

3o  octobre  1862.  —  Hauteville-House. 

Ctière  Mademoiselle  Louise,  je  n'ai  trouve 
votre  lettre  qu'à  mon  retour.  Je  l'ai  lue  avec 
émotion.  Notre-Dame  de  Paris,  ce  fut  notre 
jeunesse  :  ce  livre-ci'  c'est  notre  absence.  Que 
de  choses,  hélas!  dans  ces  trente  années  !  Vous 
qui  avez  toutes  les  forces  de  l'àme,  vous  en  avez 
gardé  toutes  les  grâces:  moi  je  ne  suis  plus  rien 
qu'un  songeur  couvert  des  cicatrices  de  la  vie. 
Mon  bonheur,  si  j'en  ai,  c'est  ma  conscience  et 
ma  mémoire.   Je  me   souviens.   Cette   vie    en 

'  Les  Misérables. 


—  149   — 

arrière  me  charme,  je  vous  y  retrouve,  je  vous 
y  entends,  il  me  semble  que  vous  me  parlez, 
mes  enfants  sont  petits,  ma  bien-aimée  fille 
morte  est  à  côté  de  vous  et  me  sourit,  et  je 
revois  tous  ceux  qui  nous  aimaient  et  que  nous 
aimions.  J'écoute  votre  chant  doux  et  profond, 
je  recueille  les  douceurs  charmantes  de  votre 
esprit,  me  revoilà  aux  Roches.  Quelle  mélan- 
colie et  quelle  joie  ! 

Oui,  pensez  toujours  un  peu  à  moi  qui  pense 
tant  à  vous. 

Je  suis  heureux,  il  me  semble  que  vous 
parlez  de  ce  livre  avec  votre  accent  d'autrefois. 

Je  baise  votre  main  et  je  vous  offre  mon  plus 
tendre  et  mon  plus  respectueux  hommage. 

VICTOR  HUGO. 


—    ICO   — 


Mademoiselle  Louise  Berti?i. 

4  novembre  i865.  —  Hauteville-House. 

Chère  Mademoiselle  Louise,  je  trouve  en 
arrivant  votre  lettre  du  2  septembre.  Je  l'avais 
pour  ainsi  dire  déjà  reçue  par  intuition,  car  à 
Bruxelles,  j'avais  refusé  l'autorisation,  à  moins 
qu'on  ne  me  montrât  votre  consentement  écrit 
à  }}ioi  adressé.  Ainsi,  tout  est  bien.  Jamais  la 
violation  d'aucun  souvenir  ne  viendra  de  moi. 

Les  Roches  sont  une  lumière  dans  ma  vie. 
J'ai  la  religion  de  ce  doux  passé. 

Je  mets  à  vos  pieds  ma  fidèle  et  respectueuse 
amitié. 

VICTOR  HUGO. 

On  vous  a  dû  vous  remettre  de  ma  part  les 
Chansons  des  rues  et  des  bois. 


I;l 


Mademoiselle  Louise  Bej^tin. 

24  novembre  (1866  ou  1867),  Hauteville-House. 

Chère  Mademoiselle  Louise,  ce  que  vous  me 
demandez  me  serait  bien  doux,  mais  le  devoir 
est  sombre;  vous  savez,  j'ai  écrit  le  vers 

Et  s'il  n'en  reste  qu'un,  je  serai  celui-là. 

Hélas,  oii  sont  les  belles  années?  Que  de 
choses  évanouies  !  Oui,  nous  causerions  de 
tout,  et  je  suis  sûr  que  je  retrouverais  toujours 
votre  grand  esprit  et  votre  généreux  cœur. 
Hélas  !  hélas  !  Phœbus  de  Chateaupers  '  est 
sénateur,  le  Journal  des  Débats  m'est  devenu 
ennemi,  (hors  Janin;)  votre  admirable  père  le 
tournait  vers  l'avenir,  la  rédaction  actuelle  le 
tourne  vers  le  passé,  ce  que  je  déplore,  car  les 
moments  difficiles  approchent. 

C'est  égal,  votre  douce  lettre  m'a  fait  du 

•  M.  de  Sacy. 


—    152    — 

bien.  Il  m'a  semblé  entendre  l'exquise  harmo- 
nie d'autrefois,  cette  musique  profonde  qui  est 
dans  votre  âme.  Je  suis  à  vous  de  tout  mon 
dévouement  et  de  tous  mes  respects. 
Amitiés  à  Edouard. 

VICTOR  H. 


Mademoiselle  Louise  Bertin,  aux  Roches,  près 
Bièvre  (Seine-et-Oise). 

Hauteville-House,  Guernesey.  Dimanche,  i"  juillet  1868. 

Votre  lettre,  chère  Mademoiselle  Louise,  a 
été  pour  moi  une  émotion  profonde.  Il  m'a 
semblé  que  je  revo3'ais  tout  le  passé,  là,  près 
de  moi,  vivant,  rayonnant;  que  vous  me  par- 
liez, que  je  vous  parlais,  et  que  nous  étions 
tous  là.  Maintenant,  quelques  jours  se  sont 
écoulés,  et  je  vous  réponds;  mais  il  me  semble 


que  ma  réponse  a  déjà  du  vous  arriver,  que  vous 
avez  dû  avoir  quelque  contre-coup  de  mes  tres- 
saillements, et  qu'il  y  a  évidemment  dans  la 
nature  des  communications  mystérieuses  pour 
ce  que  les  âmes  disent  aux  âmes.  D'ailleurs, 
vous  et  moi,  nous  vivons  si  près  de  la  mort,  et 
nous  avons  déjà  dans  la  tombe  tant  de  nous- 
mêmes  que  nos  pensées  doivent  se  rencontrer 
et  se  mêler  dans  cette  ombre.  Vous  savez  évi- 
demment d'avance  tout  ce  que  je  puis  vous 
écrire;  vous  sentez  ce  que  je  sens,  vous  souffrez 
ce  que  je  souff're.  Quand  je  lis  vos  vers  ou  quand 
j'entends  votre  musique,  je  me  reconnais  avec 
quelque  chose  de  doux  qui  me  manque.  Je 
vous  remercie  d'aimer  un  peu  ce  livre  '  que  je 
vous  ai  envoyé.  J'y  suis  et  vous  y  êtes,  et  tout 
y  est,  hélas,  et  votre  père  et  nos  enfants  %  dont 
les  uns  sont  aujourd'hui  des  hommes,  les  autres 
des  anges. 


'  Les  Contemplations. 

-  Les  Contemplations  à  Mlle  Louise  B. 


—  154  — 

Pensez  quelquefois  à  moi  à  iioiis,  et  laissez- 
moi  mettre  mon  tendre  respect  à  vos  pieds. 

V.  H. 

Ma  femme  et  ma  tille  vous  embrassent,  mes 
fils  vous  offrent  leurs  respects.  Mes  plus  tendres 
amitiés  à  Edouard. 


Madame  Edouard  Bertin. 

20  mars  1 87 1 . 

Je  pars,  Madame,  je  vais  à  Bruxelles  pour  la 
liquidation  de  cette  jeune  communauté.  Ce  nid 
si  vite  brisé  '. 

Vous  savez  comme  j'aime  Edouard,  comme 
je  vous  aime ,  comme  j'aime  mademoiselle 
Louise. 

Je  vous  remercie  de  votre  douce  lettre.  Mon 

'  -Mort  de  Charles  Hugo. 


—  155  — 

cœur  saigne  et  vous  bénit.  Vous  avez  tous  été 
charmants  pour  son  enfance. 

Je  me  mets  à  vos  pieds,  Madame,  et  j'embrasse 
mon  vieil  ami  Edouard. 

V.  H. 


Mademoiselle  Louise  Berlin, 
i5 y  quai  Conti. 

i8  septembre  1871. 
Altwies,  près  MardofF.  Luxembourg. 

Chère  Mademoiselle  Louise,  voulez-vous 
être  assez  bonne  pour  remettre  ce  mot  à  ma- 
dame Edouard  Bertin.  Je  baise  votre  main  en 
silence.  Vous  savez  comme  j'aimais  Edouard, 
grand  talent  comme  vous,  grand  cœur  comme 
vous.  Sa  peinture  était  sœur  de  votre  musique. 

Croyons  à  la  vie  supérieure  et  espérons. 

Tendre  et  profond  respect. 

V.   H. 


—  156  — 
Madame  Edouard  Bertin. 

i8  septembre  1871.  Altwies,  près  Mardoff. 

Que  VOUS  dire,  Madame  ?  Vous  perdez  un 
mari,  je  perds  un  ami,  ma  douleur  n'a  pas  la 
force  de  consoler  la  vôtre.  Edouard  était  le 
vieux  et  bon  camarade  de  mon  esprit.  La  vie 
avait  fini  par  séparer  nos  destinées,  non  nos 
cœurs.  Je  crois  à  une  vie  ultérieure  et  supé- 
rieure, nous  nous  reverrons.  Ce  grand  talent 
sur  la  terre  est  à  cette  heure  un  grand  esprit 
dans  le  ciel. 

Je  suis  triste;  il  n'y  a  pas  d'autres  douleurs 
que  celles-là,  perdre  ce  qu'on  aime. 

En  perdant  Edouard,  il  me  semble  que  je 
perds  quelque  chose  de  moi-même  :  je  songe 
aux  causeries  intimes  et  douces  de  notre  jeu- 
nesse ;  quel  charmant  passé  évanoui  ! 

Mon  fils  Victor  est  absent  en  ce  moment,  dès 
son    retour   il    s'empressera   de    vous   écrire. 


—  157  — 

Edouard  a  été  pour  lui  presqu'un  père,  et 
vous,  Madame,  vous  avez  été  pour  lui  plus 
qu'un  ange. 

Je  mets  à  vos  pieds  mon  tendre  et  profond 
respect. 

VICTOR  HUGO. 


Mademoiselle  Louise  Bertin, 
quai  Cojiti. 

i6  janvier  1874. 

Mademoiselle, 

Vous  avez  été  bonne  pour  ces  pauvres  êtres, 
et  ils  vous  ont  bien  aimée.  Aujourd'hui,  nuit 
profonde.  Tout  s'est  évanoui  '. 

Recevez  l'assurance  de  mon  respect, 

VICTOR  HUGO. 

'  iMort  de  François-Victor  Hugo 


—  1.-8  — 
Mademoiselle  Louise  Bertin. 

3  mars   1877.  Paris. 

Mademoiselle,  j'ai  lu  votre  beau  et  charmant 
livre  ',  et  je  serais  heureux  de  le  tenir  de  vous. 
Je  ne  puis  aller  chez  vous,  parce  que  je  ne  puis 
me  résigner  à  rencontrer  des  ennemis  dans  cette 
maison  où  je  ne  voyais  jadis  que  des  amis, 
mais  mon  vieux  cœur  est  toujours  le  même,  et 
vous  savez  combien  j'aime  votre  grande  âme. 

V.  H. 


Madame  Edouard  Bertin. 

'il  mai  1877- 

Chère  Madame    Edouard,    votre    noble   et 
douce  lettre  m'a  vivement  touché.  Je  suis  allé 

'  Les  Nouvelles  Glanes. 


—  159  — 
chez  vous  pour  vous  dire  tout  le  dévouement 
de  mon  vieux  cœur.  Vous  étiez  à  la  cam- 
pagne ;  laissez-moi  vous  écrire  ce  que  je  vous 
aurais  dit  :  aujourd'hui  tous  mes  souvenirs  se 
condensent  en  vous',  et  je  revois  dans  votre 
âme  adorable  toutes  les  âmes  que  j'ai  aimées. 
Je  mets  à  vos  pieds  mes  tendres  respects. 

VICTOR  HUGO. 

•  Mort  de  Mlle  Louise  Bertin. 


PARIS.    TÏP.    DE    E.    PLON.    NOURRIT    ET   C'",    RUE    GARANCIÈRE ,    S. 


TjnTvers/tas 

BIBLIOTHECA 

Ottaviens^s 


La   Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 

Celui  qui  rapporte  un  volume 
après  la  dernière  date  timbrée 
ci-dessous  devra  payer  une  amen- 
de de  cinq  cents,  plus  deux  cents 
pour   chaque   jour   de   retard. 


The  Library 
University  of  Ottawa 

Date   due 

For  failure  to  return  a  book  on 
or  before  the  last  date  stamped 
below  there  will  be  a  fine  of  five 
cents,  and  an  extra  charge  of  tv^o 
cents  for  each  additional   day. 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


JUN  23 '80  i^^ 

23  mi  ^99] 
ncTZ8  1997i 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


/ 


J 


CE  PC   2294 

.A24  1890 

COO   HtGO,  VICTCP  LETTRES  AtX 

ACCM  1223859