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Full text of "Lettres de madame de Sévigné, de sa famille, et de ses amis"

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THE 

PACIFIC-lINION 

CLUB 

SHEO'  NO.  .sP .  ' . . ,  , 
SAN  FRANCISCO 


m  or  pACinc  tiNKn  CLW 

'rtrd  University  Libraxieè 


LETTRES 


DE 

MADAME  DE  SÉVIGNE, 

DE  SA  FAMILLE,  ET  DE  SES  AMIS; 

ZDinoir  oRirÉs  de  tihgt-cinq  portraits  dessiiîés  par  detéria, 

AUGMEKTéE    DE   PLUSIEURS    LETTRES    IKEDITES, 
DES  CEITT  CIHQ  LETTRES  PUBLIEES  ElT    I  8 1 4  »  PAR  KLOSTERMANN  , 
DES  HOTE|LE1>gKpTICES   OA  GROUTELLE, 
BT  DBS  Râ^LBIROBS  De'V  ABÎ^  DE  YAUXELLES; 

PRÉCÉDÉES 

,     D'UVE  nouvelle  NOTICE  BIOGRAPHIQUE  SUR  MADAME  DE    SÉVIGNS  y 

et  accompagnées  de  notes  geographiques  ,  historiques  , 
politiques,  critiques  et  de  moeurs, 

Par  m.  GAULT-DE-S AINT-GERMAIN. 

TOME  TROISIÈME. 


A  PARIS, 


CHEZ    DALIBON,  LIBRAIRE, 

r.VL  us -ROYAL,    GALERIE   DE    NEMOURS. 

H.DCCC.XXIII. 


h 


tf  ^.  f 


î/  (o^O  . 


LETTRES 


DE 


MADAME  DE  SEVIGNE. 


LETTRE   CCLXVI. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAW. 


A  Paris,  mercredi  4  mai  167a. 

Je  ne  puis  vous  dire  combien  je  vous  plains , 
ma  fille ,  combien  je  vous  loue ,  combien  je  vous 
admire  :  voilà  mon  discours  divisé  en  trois  points. 
Je  vous  plains  d'être  sujette  à  des  humeurs  noires 
qui  vous  font  assurément  beaucoup  de  mal  ;  je 
vous  loue  d'en  être  la  maîtresse  quand  il  le  faut, 
et  principalement  pour  M.  de  Grignan ,  qui  en 
seroit  pénétré  ;  c'est  une  marque  de  l'amitié  et 
de  la  complaisance  que  vous  avez  pour  lui;  et  je 
vous  admire  de  vous  contraindre  pour  paroître 
ce  que  vous  n'êtes  pas  :  voilà  qui  est  héroïque 
et  le  fruit  de  votre  philosophie;  vous  avez  en 
vous  de  quoi  l'exercer.  Nous  trouvions  l'autre 
jour  qu'il  n'y  avoit  de  véritable  mal  dans  la  vie 
ni.  I 


2  LETTRES 

que  les  grandes  douleurs  ;  tout  le  reste  est  dans 
l'imagination ,  et  dépend  de  la  manière  dont  on 
conçoit  les  choses  :  tous  les  autres  maux  trou- 
vent leur  remède,  ou  dans  le  temps,  ou  dans  la 
modération ,  ou  dans  la  force  de  l'esprit  ;  les  ré- 
flexions, la  dévotion,  la  philosophie,  les  peuvent 
adoucir.  Quant  aux  douleurs,  elles  tiennent  Tame 
et  le  corps  ;  la  vue  de  Dieu  les  fait  souffrir  avec 
patience  ;  elle  fait  qu'on  en  profite ,  mais  elle  ne 
les  diminue  point. 

Voilà  un  discours  qui  auroit  tout  Tair  d'avoir 
été  rapporté  tout  entier  du  faubourg  St.-Ger- 
main  ^ ,  cependant  il  est  de  chez  ma  pauvre  tante, 
où  j'étois  l'aigle  de  la  conversation  :  elle  nous  en 
donnoit  le  sujet  par  ses  extrêmes  souffrances 
qu'elle  ne  veut  pas  qu'on  mette  en  comparaison 
avec  nul  autre  mal  de  la  vie.  M.  de  La  Roche- 
foucauld est  bien  de  cet  avis  ;  il  est  toujours  ac- 
cablé de  gouttes  :  il  a  perdu  sa  vraie  mère  ^,  dont 
il  est  véritablement  affligé;  je  l'en  ai  vu  pleu- 
rer avec  une  tendresse  qui  me  le  faisoit  adorer; 
c'étoit  une  femme  d'un  extrême  mérite  ;  et  enfin , 
dit-il,  c'étoit  la  seule  qui  n'a  jamais  cessé  de 
m'aimer.  Ne  manquez  pas  de  lui  écrire,  et  M.  de 

'  c'est-à-dire  de  chez  madame  de  La  Fayette,  où  se  rendoit 
tous  les  jours  M.  de  La  Rochefoucauld ,  et  en  même  temps  la 
compagnie  la  plus  choisie.  2).  P, 

^  Gabrielle  du  Plessis  de  Liancourt.  Z>.  P. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.  3 

Grignan  aussi.  Le  cœur  de  M.  de  La  Rochefou- 
cauld pour  sa  famille  est  une  chose  incomparable  ; 
il  prétend  que  c'est  une  des  chaînes  qui  nous 
attachent  Tun  à  l'autre.  Nous  avons  bien  décou- 
vert, et  rapporté  et  rajusté  des  choses  de  sa  folle 
de  mère  ^ ,  qui  nous  font  bien  entendre  ce  que 
vous  nous  disiez  quelquefois,  que  ce  n'étoit  point 
ce  qu'on  pensoit,  que  c'étoit  autre  chose;  vrai- 
ment oui ,  c'étoit  autre  chose ,  ou ,  pour  mieux 
dire ,  c'étoit  tout  ensemble  ;  l'un  étoit  sans  pré- 
judice de  l'autre  ;  elle  marioit  le  luth  avec  la  voix, 
et  le  spirituel  avec  les  grossièretés.  Ma  fille,  nous 
avons  trouvé  une  bonne  veine,  et  qui  nous  ex- 
plique bien  une  querelle  que  vous  eûtes  une 
fois  dans  la  grande  chambre  de  madame  de  La 
Fayette  :  je  vous  dirai  le  reste  en  Provence. 

Ma  tante  est  dans  un  état  qui  tirera  dans  une 
grande  longueur.  ¥otre  voyage  est  parfaitement 
bien  placé;  peut-être  que  le  nôtre  s'y  t'appor- 
tera. Nous  mourons  d'envie  de  passer  la  Pente- 
côte en  chemin,  ou  à  Moulins,  ou  à  Lyon,  l'abbé^ 
le  souhaite  comme  moi.  Il  n'y  a  pas  un  homme- 
de  qualité  (  d'épée  s'entend  )  à  Paris.  Je  fus  di- 
manche à  la  messe  aux  Minimes  ;  je  dis  à  made- 
'  moiselle  de  La  Trousse  :  Nous  allons  trouver  nos 
pauvres  Minimes  bien  déserts,  il  n'y  doit  avoir 

'  Madame  de  Marans.  D.  P. 


4  LETTRES 

que- le  marquis  d'Alluye^  Nous  entrons  dans 
l'église,  le  premier  homme  et  Tunique  que  je 
trouve,  c'est  le  marquis  d'AUuye;  mon  enfant, 
cette  sottise  me  fit  rire  aux  larmes  :  enfin  il 
est  demeuré,  et  s'en  va  à  son  gouvernement 
sur  le  bord  de  la-  mer  ;  il  faut  garder  les  côtes , 

comme  vous  savez.  L'amant  de  celle  que  vous 

« 

avez  nommée  ï incomparable  (  madame  de  Mon- 
tespan  )  ne  la  trouva  point  à  la  première  couchée, 

mais  sur  le  chemin,  dans  une  maison  de  San- 

• 

guin,  au-delà  de  celle  que  vous  connoissez;  il  y 
fut  deux  heures  :  on  croit  qu'il  y  vit  ses  enfants 
pour  la  première  fois  :  la  belle  y  est  demeurée 
avec  des  gardes  et  une  de  ses  amies;  elle  y  sera 
trois  ou  quatre  mois  sans  en  partir.  Madame  de 
La  Vallière  est  à  St.-Germain  ;  madame  de  Thian- 
ges  ici  chez  son  père  :  je  vis  l'autre  jour  sa  fille , 
elle  est  au-dessus  de  tout  ce  qu'on  peut  imaginer 
de  plus  beau.  Il  y  a  des  gens  qui  disent  que  le 
roi  fut  droit  à  Nanteuil  ;  mais  ce  qui  est  de  fait , 
c'est  que  la  belle  est  à  cette  maison  qui  s'appelle 
le  Genitoi^,  Je  ne  vous  mande  rien  que  devrai; 
je  hais  et  méprise  les  fausses  nouvelles. 

"  Paul  d'Escoubleauy  marquis  d'Alluye  et  de  Sourdis,  gou- 
verneur de  la  ville  d'Orléans ,  Orléanois  et  pays  Chartrain.  D.  P. 

*  Seigneurie  dans  la  Brie.  Grouvelle  en  cherche  Fétymologie 
dans  ritalien  Genitorio ,  et  par  ahréviation  Geniioio,  Sans  doute , 
ajoute- t-il ,  parce  que  madame  de  Montespan  de  voit  y  faire  ses 
couches  ;  supposition  qui  n'est  pas  supportable  dans  cette  cor- 


DE  MADAME  DE  SÉYIGNÉ.  5 

Vous  voilà  donc  partie,  ma  fille;  j'espère  bien 
que  vous  m'écrirez  de  partout;  je  vous  écris 
toujours.  J'ai  si  bien  fait  que  j'ai  retrouvé  un 
petit  ami  à  la  poste ,  qui  prend  soin  de  nos  let- 
tres. J'ai  été  ces  jours-ci  fort  occupée  à  parer 
ma  petite  maison;  Saint-Aubin  y  a  fait  des  mer- 
veilles; j'y  coucherai  demain;  je  vous  jure  que 
je  ne  l'aime  que  parce  qu'elle  est  faite  pour  vous; 
vous  serez  très-bien  logée  dans  mon  apparte- 
ment ,  et  moi  très-bien  aussi.  Je  vous  conterai" 
comme  tout  cela  est  tourné  joliment.  J'ai  des 
inquiétudes  extrêmes  de  votre  pauvre  frère  :  on 
croit  cette  guerre  si  terrible,  qu'on  ne  peut  assez 
craindre  pour  ceux  que  l'on  aime;  et  puis,  tout 
d'un  coup ,  j'espère  que  ce  ne  sera  point  tout  ce 
que  l'on  pense,  parce  que  je  n'ai  jamais  vu  ar- 
river les  choses  comme  on  les  imagine. 

Mandez-moi,  je  vous  prie,  ce  qu'il  y  a  entre 
la  princesse  d'Har court  ^  et  vous;  Brancas  est  dé- 
sespéré de  penser  que  vous  n'aimez  point  sa 

respondance ,  où  le  mauvais  genre  des  calembourgs  est  excessi- 
vement rare.  Ce  qui  n'est  pas  équivoque ,  c'est  que  le  Genitoi 
est  marqué  dans  les  cartes  de  Cassini.  M.  de  Monmerqué,  qui 
hasarde  peu ,  assure  avoir  vu  des  titres  de  propriété  dans  les- 
quels cette  seigneurie  est  ainsi  nommée  dès  le  35  juillet  iSaS. 

G.  D.  S.  G. 

*  Françoise  de  Brancas,  femme  d'Alphonse-Henri-Charles  de 
Lorraine,  prince  d'Harcourt,  et  fîUe  de  Charles  de  Brancas ,  che- 
valier d'honneur  de  la  reine  Anne  d'Autriche.  D,  P. 


6  LETTRES 

fille.  M.  d'Usez  a  promis  de  remettre  la  paix  par 
tout  ;  je  serai  bien  aise  de  savoir  de  vous  ce  qui 
vous  a  mises  en  froideur. 

Vous  me  dites  que  la  beauté  de  votre  fils  di- 
minue, et  que  son  mérite  augmente;  j'ai  regret 
à  sa  beauté ,  et  je  me  réjouis  qu'il  aime  le  vin  : 
voilà  un  petit  brin  de  Bretagne  et  de  Bourgogne, 
qui  fera  un  fort  bel  effet,  avec  la  sagesse  des 
Grignan;  votre  fille  est  tout  le  contraire  :  sa 
beauté  augmente,  et  son  mérite  diminue.  Je  vous 
assure  qu'elle  est  fort  jolie,  et  qu'elle  est  opi* 
niâtre  comme  un  petit  démon  ;  elle  a  «es  petites 
volontés  et  ses  petits  desseins  ;  elle  me  divertit 
extrêmement;  son  teint  est  admirable,  ses  yeux 
sont  bleus,  ses  cheveux  noirs ,  son  nez  ni  beau  ni 
laid  ;  son  menton ,  ses  joues ,  son  tour  de  visage 
très-parfaits  :  je  ne  dis  rien  de  sa  bouche,  elle 
s'accommodera;  le  son  de  sa  voix  est  joli  ;  ma- 
dame de  Coulanges  trouvoit  qu'il  pouvoit"  fort 
bien  passer  par  sa  bouche. 

Je  pense,  ma  fille,  qu'à  la  fin  je  serai  de  votre 
avis;  je  trouve  des  chagrins  dans  la  vie  qui  sont 
insupportables;  et,  malgré  le  beau  raisonne- 
ment du  commencement  de  ma  lettre,  il  y  a 
bien  d'autres  maux  qui,  pour  être  moindres  que 
les  douleurs,  se  font  également  ^redouter.  Je  suis 
si  souvent  traversée  dans  ce  que  je  souhaite  le 
plus ,  qu'en  vérité  la  vie  me  paroît  fort  désobli- 
geante. 


DE  MADAME  DE   SÉVIGNÉ.  7 

Quand  le  chevalier  de  Lorraine  partit ,  il  fai- 
soit  l'amoureux  de  VAnge^y  et  Monsieur  le 
vouloit  bien.  Madame  de  Coétquen  n'a  osé,  dit- 
on,  reprendre  le  fil  de  son  discours.  Madame  de 
Rohan  a  quitté  la  place ,  elle  est  logée  à  l'hôtel 
de  Vitri  et  toute  sa  famille.  J'attends  des  réponses 
de  M.  de  Pomponne;  nous  n'avons  point  encore 
de  premier  président*. 


LETTRE  CCLXVII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNiÉ   A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  vendredi  6  mai  1672. 

Ma  fille,  il  faut  que  je  vous  conte;  c'est  une 
radoterie  que  je  ne  puis  éviter.  Je  fus  hier  à  un 
service  de  M.  le  chancelier  (  Séguier)  à  l'Oratoire  : 
ce  sont  les  peintres,  les  sculpteurs,  les  musiciens 
et  les  orateurs  qui  en  ont  fait  la  dépense  ;  en  un 

"  Louise  -  Elisabeth  Rouxel,  fille  du  maréchal  de  Granceyv 
(  Z>.  P.  )  On  sait  qu'elle  avoit  été  sa  maîtresse  dans  le  même 
temps  où  Turenne  l'aimoit  elle-même  ;  que  celui-ci  lui  ayant 
confié  le  secret  du  Toyage  de  Madame  en  Angleterre ,  elle  le 
rendit  au  chevalier,  qui  ne  manqua  pas  de  le  rendre  à  Moitsieuu  , 
lequel  laissa  yoir  au  roi  qull  étoit  instruit .  Louis  XFV  embar- 
rassa beaucoup  Turenne ,  en  lui  apprenant  tout  à  la  fois  que 
son  secret  étoit  trahi ,  et  que  sa  maîtresse  étoit  infidelle.  A,  G. 

'  Il  s'agissoit  de  la  place  de  premier  président  du  parlement 
de  Provence  ,•  vacante  par  la  mort  de  M.  d'Oppède.  D,  P, 


8  LETTRES 

mot, les  quatre  arts  libéraux.  C'était  la  plus  belle 
décoration  qu'on  puisse  imaginer  :  Le  Brun  avoit 
fait  le  dessein  ;  le  mausolée  touchoit  à  la  voûte , 
orné  de  mille  lumières  et  de  plusieurs  figures 
convenables  à  celui  qu'on  vouloit  louer.  Quatre 
squelettes  en  bas  étoient  chargés  des  marques  de 
sa  dignité,  comme  lui  ayant  ôté  les  honneurs 
avec  la  vie  :  l'un  portoit  son  mortier,  l'autre  sa 
couronne  de  duc ,  l'autre  son  ordre ,  l'autre  les 
masses  de  chancelier.  Les  quatre  Arts  étoient 
éplorés  et  désolés  d'avoir  perdu  leur  ptotecteiu"  : 
la  Peintiu-e ,  la  Musique ,  l'Eloquence  et  la  Sculp- 
ture. Quatre  Vertus  soutenoient  la  première  re- 
présentation :  la  Force ,  la  Justice ,  la  Tempérance 
et  la  Religion.  Quatre  Anges  ou  quatre  Génies 
recevoient  au  -  dessus  cette  belle  ame.  Le  mau- 
solée étoit  encore  orné  de  plusieurs  Anges  qui 
soutenoient  une  chapelle  ardente,  laquelle  te- 
noit  à  la  voûte.  Jamais  il  ne  s'est  rien  vu  de  si 
magnifique,  ni  de  si  bien  imaginé; c'est  le  chef- 
d'œuvre  de  Le  Brun.  Toute  l'église  étoit  parée 
de  tableaux ,  de  devises  et  d'emblèmes  qui  avoient 
rapport  aux  armes ,  ou  à  la  vie  du  chancelier  : 
plusieurs  actions  principales  y  étoient  peintes. 
Madame  de  Verneuil  '  vouloit  acheter  toute  cette 
décoration  un  prix  excessif.  Ils  ont  tous,  en  corps , 

'  Charlotte  Séguier  sa  fille ,  mariée ,  i°  à  Maxlmilien  de  Bé- 
thune  y  duc  de  Sully;  a"  à  Henri  de  fiourhon,  duc  de  Verneuil. 

D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  9 

résolu  d'en  parer  une  galerie ,  et  de  laisser  cette 
marque  de  leur  reconnaissance  et  de  leur  ma- 
gnificence à  Téternité.  L'assemblée  étoit  belle  et 
grande,  mais  sans  confusion;  j'étois  auprès  de 
M.  de  Tulle,  de  M.  Colbert ,  de  M.  de  Monmouth , 
beau  comme  du  temps  du  Palais-Royal  '  qui ,  par 
parenthèse ,  s'en  va  à  l'armée  trouver  le  roi.  Il 
est  venu  un  jeune  père  de  l'Oratoire  pour  faire 
l'oraison  funèbre  ;  j'ai  dit  à  M.  de  Tulle  (  MaS' 
<:aron  )  de  le  faire  descendre,  et  de  monter  à  sa 
place ,  et  que  rien  ne  pouvoit  soutenir  la  beauté 
du  spectacle  et  la  perfection  de  la  musique,  que 
la  force  de  son  éloquence.  Ma  fille  ,  ce  jeune 
homme  a  commencé  en  tremblant  ,  tout  le 
monde  trembloit  aussi;  il  a  débuté  par  un  ac- 
cent provençal  ;  il  est  de  Marseille  ;  il  s'appelle 
Léné  ;  mais,  en  sortant  de  son  trouble ,  il  est 
entré  dans  un  chemin  si  lumineux;  il  a  si  bien 
établi  son  discours;  il  a  donné  au  défunt  des 
louanges  si  mesurées,  il  a  passé  par  tous  les  en- 
droits délicats  avec  tant  d'adresse  ;  il  a  si  bien 
mis  dans  tout  son  jour  tout  ce  qui  pouvoit  être 
admiré;  il  a  fîdt  des  traits  d'éloquence  et  des 
coups  de  maître  si  à  propos  et  de  si  bonne  grâce, 
que  tout  le  monde ,  je  dis  tout  le  monde  ,  sans 
exception,  s'en  est  écrié,  et  chacun  étoit  charmé 

Fils  naturel  de  Charles  II ,  roi  d'Angleterre,  et  le  même  qui 
fut  décapité  en  i685. 


lo  LETTRES 

d'une  action  si  parfaite  et  si  achevée.  C'est  un 
homme  de  vingt-huit  ans,  intime  ami  de  M.  de 
Tulle,  qui  l'emmène  avec  lui  dans  son  diocèse  : 
nous  le  voulions  nommer  le  chevalier  Mascaron  ; 
mais  je  crois  qu'il  surpassera  son  aîné  ^  Pour  la 
musique,  c'est  une  chose  qu'on  ne  peut  expli- 
quer. Baptiste  (  Lully  )  avoit  fait  un  dernier  ef- 
fort de  toute  la  musique  du  roi  ;  ce  beau  Mise- 
rere y  était  encore  augmenté  ;  il  y  eut  un  Libéra 
où  tous  les  yeux  étoient  pleins  de  larmes  :  je  ne 
crois  point  qu'il  y  ait  une  autre  musique  dans 

*  Félibien  (  y  te  des  Peintres,  édition  in-4"  )  rapporte  tout  au 
long  les  inventions ,  emblèmes  ,  devises ,  peintures  et  sculptures 
qui  furent  exécutés  pour  la  pompe  funèbre  du  cbancelier  Séguier  y 
aux  frais  de  l'Académie  royale  de  peinture  et  sculpture ,  sur  les 
dessins  de  Le  Brun ,  premier  peintre  du  roi ,  et  de  plusieurs  de 
ses  confrères. 

Le  duc  de  Verneuil  tenoit  le  premier  rang  pendant  la  céré- 
monie ,  et  Colbert ,  qui  succédoit  au  chancelier  dans  la  direc- 
tion de  TAcadémiey  étoit  à  la  tète  du  corps,  des  académiciens. 

Madame  de  Sévigné  nomme  Léné  le  jeune  oratorien  qui  a 
prononcé  l'oraison  funèbre  du  chancelier ,  et  dit  qu'il  étoit  natif 
de  Marseille.  Félibien  écrit  Laisné,  et  il  a  raison.  Vincent  Laisné 
(  d'autres  disent  Laisnas  ou  Lenés  )  étoit  natif  de  Lucques  ;  il 
entra  dans  la  congrégation  des  Oratoriens,  et  y  professa  les 
humanités ,  la  rhétorique.  On  a  de  ce  père  l'oraison  funèbre  du 
chancelier  Séguier,  1672,  in-4*;  celle  du  maréchal  de  Choi- 
seul,  1677,  in-4**)  et  des  Conférences  entre  le  P.  Mascaron 
le  P.  Bordes  et  M.  Fromages ,  officiai  de  Paris  ,  sur  le  concile  de 
Trente ,  imprimées  à  Lyon  ,  etc.  etc.  J'ai  vu  un  exemplaire  de 
ce  dernier  ouvrage  dans  la  bibliothèque  de  Massillon,  à  Cler- 
mont-Ferrand ,  avec  le  nom  de  Laisné'.  G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        ii 

le  ciel.  Il  y  avoit  beaucoup  de  prélats;  j'ai  dit  à 
Guitaud  :  Cherchons  un  peu  notre  ami  Mar- 
seille ^  nous  ne  Favons  point  vu;  je  lui  ai  dit  tout 
bas  :  si  c'étoit  l'oraison  funèbre  de  quelqu'un 
qui  fut  vivant,  il  n'y  manqueroit  pas.  Cette  folie 
a  fait  rire  Guitaud,  sans  aucun  respect  pour  la 
pompe  funèbre  '.  Ma  chère  enfant,  quelle  es- 
pèce de  lettre  est-ce  ceci?  Je  pense  que  je  suis 
folle  :  à  quoi  peut  servir  une  si  grande  narra- 
tion ?  Vraiment,  j'ai  bien  satisfait  le  désir  que 
j'avois  de  conter. 

Le  roi  est  à  Charleroi ,  et  y  fera  un  assez  long 
séjour.  Il  n'y  a  point  encore  de  fourrages,  les 
équipages  portent  la  famine  avec  eux  :  on  est 
assez  embarrassé  dès  le  premier  pas  de  cette 
campagne  :  Guitaud  m'a  montré  votre  lettre, 
et  à  l'abbé,  ensHyyez^moi  ma  mère.  Ma  fille,  que 
vous  êtes  aimable!  et  que  vous  justifiez  agréa- 
blement l'excessive  tendresse  qu'on  voit  que  j'ai 
pour  vous!  Hélas!  je  ne  songe  qu'à  partir,  lais- 
sez-m'en le  soin;  je  conduis  des  yeux  toutes 
choses;  et  si  ma  tante  prenoit  le  chemin  de 
languir,  en  vérité,  je  partirois.  Vous  seule  au 
monde  me  pouvez  faire  résoudre  à  la  quitter 
dans  un  si  pitoyable  état;  nous  verrons  :  je  vis 

*  Ce  mot  rappelle  la  naïveté  de  M.  de  Puymorin  sur  RacÎDe  , 
qui,  par  son  testament,  voulut  qu'on  Tenterrât  à  Port-Royal.  // 
n  aurait  jamais  fait  cela  de  son  vivant,  disoit-il.  yi.  G, 


12  LETTRES 

au  jour  la  journée,  et  n'ai  pas  encore  le  courage 
de  rien  décider;  un  jour  je  pars,  le  lendemain 
je  n'ose  :  enfin  vous  dites  vrai ,  il  y  a  des  choses 
bien  désobligeantes  dans  la  vie.  Vous  me  priez 
de  ne  point  songer  à  vous   en   changeant  de 
maison  ;  et  moi ,  je  vous  prie  de  croire  que  je 
ne  songe  qu'à  vous,  et  que  vous  m'êtes  si  extrê- 
mement chère ,  que  vous  faites  toute  l'occupa- 
tion de  mon  cœur.  J'irai  coucher  demain  dans 
ce  joli  appartement  où  vous  serez  placée  sans 
me  déplacer.  Demandez  au  marquis  d'Oppède, 
il  l'a  vu  ;  il  dit  qu'il  s'en  va  vous  trouver.  Hélas  ! 
qu'il  est  heureux  !  Adieu ,  ma  belle  petite  ;  vous 
êtes  au  bout  du  monde,  vous  voyagez;  je  crains 
votre  humeur  hasardeuse  :  je  ne  me  fie  ni  à 
vous,  ni  à  M.  de  Grignan.  Il  est  vrai  que  c'est 
une  chose  étrange,  comme  vous  dites,  de  se 
trouver  à  Aix  après  avoir  fait  cent  lieues,  et  au 
Saint-Pilon  après  avoir  grimpé  si  haut.   Il  y  a 
quelquefois  dans  vos  lettres  des  endroits  qui 
sont   très-plaisants,  mais  il  vous  échappe  des 
périodes  comme  dans  Tacite;  j'ai  trouvé  cette 
comparaison  ;  il  n'y  a  rien  de  plus  vrai.  J'em- 
brasse Grignan  et  le  baise  à  la  joue  droite ,  au- 
dessous  de  sa  touffe  ébouriffée. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         i3 


LETTRE  CCLXVIII. 

DE  MADAME  DE  SEVIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  vendredi  i3  mai  1673. 

Il  est  vrai,  ma  fille,  que  rextrême  beauté  de 
Livry  seroit  bien  capable  de  donner  de  la  joie  à 
mon  pauvre  esprit,  si  je  n'étois  accablée  de  la 
triste  vue  de  ma  tante ,  de  la  véritable  envie  que 
j'ai  de  partir,  et  de  la  langueur  de  madame  de 
La  Fayette,   qui,  après  avoir  été  un  mois  à  la 
campagne  à  se  reposer ,  à  se  purger ,  à  se  rafraî- 
chir ,  revient  comme  un  gardon  :  la  première 
chose  qui  lui  arrive,  c'est  la  fièvre  tierce  avec  des 
excès  qui  la  font  rêver ,  qui  la  dévorent ,  et  qui 
ne  peuvent  faire  autre  chose  que  la  consumer , 
car  elle  est  extrêmement  maigre,  et  n'a  rien 
dans  le  corps  ;  mais,  quoique  je  sois  touchée  de 
cette  maladie ,' elle  ne  m'effraie  point,  celle  de 
ma  tante  est  ce  qui  m'embarrasse.  Cependant 
fiez-vous  à  nous ,  laissez-nous  taire ,  nous  n'irions 
de  long-temps  en  Provence ,  si  nous  n'y  allions 
cette  année  :  quoique  vous  soyez  en  état  de  re- 
venir avec  moi ,  laissez-nous  partir  ;  et  si  la  pré- 
sence de  l'abbé  vous  paroît  nécessaire  à  donner 
quelque  ordre  dans  vos  affaires ,  profitez  de  sa 


j4  lettres 

bonne  intention  :  on  fait  bien  des  choses  en  peu 
de  temps ,  ayez  pitié  de  notre  impatience ,  aidez- 
nous  à  la  soutenir ,  et  ne  croyez  pas  que  nous 
perdions  un  moment  à  partir ,  quand  même  il 
en  devroit  coûter  quelque  petite  chose  à  la  bien- 
séance. Parmi  tant  de  devoirs ,  vous  jugez  bien 
que  je  péris  ;  ce  que  je  fais  m'accable ,  et  ce  que 
je  ne  fais  pas  m'inquiète.  Ainsi  le  printemps 
qui  me  redonneroit  la  vie,  n'est  pas  pour  me»  : 
j4h!  ce  n  est  pas  pour  moi  que  s  ont  faits  les  beaux 
jours  l  voilà  ma  chanson.  Je  fais  pourtant  de 
petites  équipées  de  temps  en  temps,  qui  me 
soutiennent  Tame  dans  le  corps. 

Je  comprends  fort  bien  l'envie  que  vous  avez 
quelquefois  de  voir  Livry  ;  j'espère  que  vous  en 
jouirez  à  votre  tour  ;  ce  n'est  pas  que  M.  d'Usez 
ne  vous  dise  comme  le  roi  s'est  fait  une  loi  de  n'ac- 
corder aucune  grâce  là-dessus,  il  vous  dira  ce 
qu'il  lui  dit ,  vous  entendez  bien  ce  que  je  veux 
dire;  mais  vous  en  jouirez,  s'il  plaît  à  Dieu, 
pendant  la  vie  de  notre  abbé.  Je  me  faisois  con- 
ter l'autre  jour  ce  que  c'est  que  votre  printemps , 
et  où  se  mettent  vos  rossignols  pour  chanter.  Je 
ne  vois  que  des  pierres ,  des  rochers  affreux ,  ou 
des  orangers  et  des  oliviers  dont  l'amertume  ne 
leur  plaît  pas  :  remettez-moi  votre  pays  en  hon- 
neur. J'approuve  fort  le  voyage  que  vous  faites  ; 
je  le  crois  divertissant;  le  bruit  du  canon  me 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       i5 

paroit  d'une  dignité  de  convenance  ;  il  y  a  quelque 
chose  de  romanesque  à  recevoir  partout  sa  prin- 
cesse avec  cette  sorte  de  magnificence  :  pour 
des  étrangers  et  des  princes  Trasibules  qui  arri- 
vent à  point  nommé ,  je  ne  crois  pas  que  vous 
en  ayez  beaucoup  :  voilà  ce  qui  manque  à  votre 
roman;  cette  petite  circonstance  n'est  pas  con- 
sidérable. Vous  deviez  bien  me  mander  qui  vous 
accompagne  dans  cette  promenade.  M.  de  Martel* 
a  écrit  ici  qu'il  vous  recevroit  comme  la  reine  de 
France.  Je  trouve  fort  plaisante  la  belle  passion 
du  général  des  galères  :  quand  il  voudra  jouer 
Fhomme  saisi  et  suffoqué,  il  n'^rtfea  guère  de 
peine;  de  la  façon  dont  vous  me  le  représentez, 
il  crèvera  aux  pieds  de  sa  maîtresse^  :  il  me 
paroit  que  vous  êtes  mieux  ensemble  que  vous 
n'étiez  :  je  comprends  qu'à  Marseille  il  m'aime 
fort  tendrement. 

Vos  lettres  sont  envoyées  fidèlement  :  vous 
pourriez  m'en  adresser  davantage,  san$  craijadre 
de  m'incommoder.  Mais  pourquoi  ne  m'avez- 
vous  point  mandé  le  sujet  de  votre  chagrin  de 
l'autre  jour;  j'ai  pensé  à  tout  ce  qui  peut  en 
donner  dans  la  vie  ;  depuis  votre  dernière  lettre, 
je  me  renferme  à  comprendre  qu'on  vous  fait 

'  Commandant  la  marine  à  Toulon.  D,  P. 
'  Louis-Victor  de  Rochechouart ,  duo  de  Vivonne,  frère  de 
madame  de  Moutespan  ;  il  étoit  extrêmement  gros.  A  P. 


i6  LETTRES 

des  méchancetés,  je  ne  puis  les  deviner,  et  je  ne 
vois  point  d'où  elles  peuvent  venir.  La  Marans 
a  d'autres  affaires;  vous  êtes  loin,  vous  ne  l'in- 
commodez sur  rien;  sa  sorte  de  malice  ne  va 
point  à  ces  choses-là,  où  il  faut  du  soin  et  de 
l'application;  vous  devriez  bien  m'éclaircir  là- 
dessus.  Mais,  bon  Dieu!  que  peut-on  dire  de 
vous  ?  Je  ne  puis  en  être  en  peine ,  étant  per- 
suadée, comme  je  le  suis,  que  ce  qui  est  faux  ne 
diu'e  point  :  quand  vous  voudrez,  ma  chère  en- 
fant ,  vous  m'instruirez  mieux  que  vous  n'avez 
fait. 

M.  de  Turenne  est  parti  de  Charleroi  avec 
vingt  mille  hommes  :  on  ne  sait  encore  quel 
dessein  il  a.  Mon  fils  est  toujours  en  Allemagne  ; 
il  est  vrai  que  désormais  on  sera  bien  triste  en 
apprenant  des  nouvelles  de  la  guerre.  On  craint 
que  Ruyter  ' ,  qui ,  comme  vous  savez ,  est  le 
plus  grand  capitaine  de  la  mer,  n'ait  combattu 
et  battu  le  comte  d'Estrées  dans  la  Manche.  On 
sait  très-peu  de  nouvelles  ici;  on  dit  que  le  roi 
ne  veut  pas  qu'on  en  écrive  ;  il  faut  espérer  au 
moins  qu'il  ne  nous  cachera  pas  ses  victoires. 

Je  donnai  hier  à  dîner  à  La  Troche ,  à  l'abbé 
Arnauld,  à  M.  de  Varennes,  dans  ma  petite  mai- 
son, que  j'aime,  parce  qu'il  me  semble  qu'elle 

'  Amiral  de  la  république  de  Hollande ,  et  un  des  plus  grands 
hommes  de  mer  qui  aient  paru  dans  le  monde.  G,  D,  5.  G, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         17 

n  ait  été  faite  que  pour  me  donner  la  joie  de 
vous  y  recevoir  tous  deux.  Depuis  que  j'ai  com- 
mencé* cette  lettre,  j'ai  vu  le  Marseille;  'û  m'a 
paru  doux  comme  un  mouton  ;  nous  ne  sommes 
entrés  dans  aucune  controverse;  nous  avons 
parlé  des  merveilles  que  nous  ferons ,  M.  d'Ûsez 
et  moi,  pour  cimenter  une  bonne  paix.  Je  ne 
souffrirois  pas  aisément  le  retour  de  madame  de 
Monaco,  sans  l'espérance  de  vous  ramener  aussi  : 
mon  bon  naturel  n'est  point  changé.  Je.  sais ,  à 
n'en  pouvoir  douter,  que  la  Marans  craint  votre 
retour  au-delà  de  tout  ce  qu'on  craint  le  plus; 
soyez  persuadée  qu'elle  l'empécheroit ,  si  elle 
pouvoit;  elle  ne  sauroit  soutenir  votre  présence. 
Si  vous  vouliez  me  dire  un  petit  mot  de  plus  sur 
les  méchancetés  qu'on  vous  a  faites,  peut-être 
vous  pourrois-je  donner  de  grandes  lumières 
pour  découvrir  d'où  elles  viennent.  Vous  aVez 
de  l'obligation  à  Langlade;  ce  n'est  point  un 
écripeux;  mais  il  paroît  votre  ami  en  toute  oc- 
casion ;  il  a  dit  des  merveilles  à  M.  de  Marseille  ^ 
et  l'a  plus  embarrassé  que  tous  les  autres.  M.  dlr- 
val  '  est  parti  pour  Lyon ,  et  puis  à  Venise  :  l'é- 

'  Jean-Antoine  de  Mesmes,  comte  d'Anaux,  seigneur  d*lrval , 
neren  dn  célèbre  Glande  de  Mesmes ,  ambassadeur  pI^nipoten« 
tiaire ,  ministre  surintendant  des  finances ,  commandeur  des 
ordres  du  roi.  Jean- Antoine ,  nommé  ici  d'Irval'»  yenoit  d'être 
envoyé  ambassadeur  extraordinaire  à  Venise  :  il  fut  plénipoten- 
tiaire k  la  paix  de  Nimègue  y  et  ambassadeur  en  Hollande ,  en 

in.  ^ 


i8  LETTRES 

quipage  de  Jcan-de-Paris  n^étoit  qu'un  peigne 
dans  un  diausson  au  prix  du  sien.  Il  dit  de  vqus^ 
tajito  VodierOy  quanta  tramai;  il  prétend  que 
vous  l'avez  méprisé.  M.  de  Marseille  mande  qu'ils 
sont  partis  le  lo  pour  une  grande  expédition  : 
M.  de  Tiu*enne  a  marché  le  premier  avec  vingt 
mille  hommes. 


LETTRE  CCLXIX. 


DE    MADAME   DE  SEVIGNE  AU    COMTE    DE    BUSSY. 

A  Paris,  ce  ^16  mai  1672. 

Il  faudroit  que  j.e  fusse  bien  <;hangée  pour  ne 
pas  entendre  vos  turlupinades ,  et  tous  les  beaux 
endroits  de  vos  lettres.  Vous  savez  bien,  mon- 
sieur le  Comte ,  qu'autrefois  nous  avions  le  don 
de,  nous  entendre  avant  que  d'avoir  parlé.  L'un 
de  nous  répondoit  fort  bien  à  <:e  que  l'autre 
avoit  envie  de  dire;  et  si  nous  n'eussions  point 
vowlu  nous  donner  le  plaisir  de  prononcer  assez 
facilement  des  paroles ,  notre  intelligence  auroife 
quasi  fait  tous  les  frais  de  la  conversation.  Quand 
on  s'est  si  bien  entendu ,  on  ne  peut  jamais  de- 

Angleterre  et  en  Suède.  On  a  de  l'oncle  et  du  neveu  d'excellents 
méitio'ireé  sur  leurs  négociations.  Cette  famille  illustre  et  féconde 
en  gi^flin'ds  hônînies  a  laissé  de  belleà  traces  dans  l'bistoire. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       19 

veoir  pesant.  C'est  une  jolie  chose  à  mon  gré 
que  d'entendre  vite ,  cela  fait  voir  une  vivacité 
qui  plaît  et  dont  Tamour  ^  propre  sait  un  gré 
nompareil.  M.  de  La  Bx)die£bucauld  dit  vrai  dans 
ses  Maximes  :  Nous  aimons  mieux  ceux   qui 
nous  entendent  bien ,  que  ceux  qui  se  font  écou*- 
ter.  Nous  devons  nous  aimer  à  la  pareille,  pour 
nous  être  toujours  si  bien  entendus.  Vous  dites 
des  merveilles  sur  l'affaire  des  maréchaux  de 
France,  je  ne  saurois  entrer  dans  le  procès,  je  suis 
toujours  de  l'avis  de  celui  que  j'entends  le  dernier- 
Les  uns  disent  oui,  les  autres  disent  non ,  et  moi  je 
dis  oui  et  non  ;  vous  souv^nezrvous  que  cela  nous 
a  fait  rire  à  une  comédie  italienne  ?  Je  vous  prie 
de  parler  toujours  de  moi  à  tous  venants ,  et  de 
ne  pas  perdre  le  temps  de  donner  quelques  pe- 
tits traits  de  votre  façon  au  panégyrique  que 
fait  de  moi  la  marquise  de  Saint  -  Martin*.  Soyei 
alerte ,  et  vous  placez  entre  deux  périodes  avec 
autant  d'habileté  qu'elle  a  de  facilité  à  parler. 

Nous  ne  savons  ici  aucunes  nouvelles.  Le  roi 
marche,  on  ne  sait  où.  Les  desseins  de  S.  M. 
sont  cachés ,  comme  il  le  souhaite.  Un  officier 
d'armée  mandoit  l'autre  jour  à  un  de  ses  amis 
4|ui  est  ici  :  Je  vous  prie  de  me  mander  si  nous 
allons  assiéger  Maëstricht ,  ou  si  nous  allons  pas^ 
fier  rissel. 

'  Voyez  ce  panégyrique  dans  ]a  lettre  du  i*'  niai  précédent. 

2. 


ao  LETTRES 

Je  vous  assure  que  cette  campagne  me  fait 
peur.  Ceux  qui  ne  sont  point  à  la  guerre,  par 
leur  malheiu*  plutôt  que  par  leur  volonté,  ne  me 
paroissent  point  malheureux.  Une  marque  que 
le  roi  n'est  pas  fatigué  de  vos  lettres,  c'est  qu'il 
les  lit  :  il  ne  se  contraindroit  pas.  Adieu,  Comte, 
je  suis  fort  aise  que  vous  aimiez  mes  lettres, 
c'est  un  signe  que  vous  ne  me  haïssez  pas.  Je 
vous  laisse  avec  notre  ami. 

DE    M.    DE    CORBINELLI. 

J'ai  bien  dans  la  tétq  de  refaire  encore  un 
voyage  en  Bourgogne,  Monsieur,  je  meurs  d'en- 
vie de  discourir  de  toutes  sortes  de  choses  avec 
vous  :  car  ce  que  j'ai  fait  en  passant  a  été  trop 
précipité.  Je  n'ai  pas  laissé  de  bien  profiter  de 
la  lecture  de  ces  endroits  que  vous  m'avez  mon^ 
très.  J'en  ai  l'esprit  rempli  ;  car  personne  à  mon 
gré  ne  dit  de  si  bonnes  choses,  ni  si  bien  que 
vous.  Vous  savez  que  je  ne  suis  point  flatteur. 
Gardez  toujours  bien  cette  divine  manière  que 
vous  avez  au  suprême  degré,  qui  est  celle  d'un 
homme  de  qualité,  et  qui  plaît  au  demier^point; 
je  veux  dire,  d'avoir  toujours  plus  de  choses  que 
de  paroles,  et  de  ne  pas  dire  un  mot  superflu. 
Ce  n'est  pas  pour  faire  tomber  à  propos  le  pré- 
cepte d'Horace  que  je  vous  dis  cela  :  car  je  suis 
homme  à  dire  un  précepte  hors  de  propos ,  et 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.         21 

seulement  pour  montrer  que  je  le  sais,  si  la 
falitaisie  m'en  prenoit  :  il  y  a  long-temps  que 
vous  me  connoissez  sur  ce  pied-là.  Voici  donc 
le  précepte  que  vous  suivez  mieux  que  personne, 
à  mon  gré.  Horace  parle  du  genre  d'écrire  ap- 
pelé satirCy  sous  lequel  il  entend  un  certain  dis- 
cours agréable,  et  des  réflexions  utiles  et  douces 
sur  Içs  mœurs  )  tant  bonnes  que  mauvaises  *:  et 
voici  comment  il  dit  qu'il  lç3  faut  faire.  Ce  n'est 
pas  assez,  dit-il,  de  faire  rire,  quoique  ce  soit 
un  très-grand  talent. 

Ergo  non  satis  est  risu  dklucere  rictum 

Auditons  :  et  est  quœdam  tamen  hic  quoque  'virtus. 

Il  faut  encore ,  dit-il ,  écrire  ou  parler  bref,  et  ne 
pas  dire  plus  de  paroles  que  de  choses ,  afin  que 
nos  pensées  se  voient  tout  d'un  coup ,  et  qu'elles 
ne  soient  point  enveloppées  dans  un  tas  de  pa- 
roles qui  les  ofiusquent. 

Est  brevUate  opus ,  ut  currat  sententia ,  neu  se 
Impediat  verdis  lassas  onerantièus  aures. 

De  plus ,  il  ne  faut  pas  être  ni  toujours  grave 
et  sévère,  ni  toujours  plaisant  dans  nos  dis- 
cours: 

Et  sermone  opus  est  modo  tristiy  sœpè  jocoso. 

Il  ne  faut  pas  même  ni  toujom*s  argumenter 
les  preuves  en  main,  comme  un  orateur,  ni  aussi 
n'être  que  dans  les  agréments  de  l'éloquence  des 


20  LETTRES 

Je  vous  assure  que  cette  campagne  me  fait 
peur.  Ceux  qui  ne  sont  point  à  la  guerre,  par 
leur  malheur  plutôt  que  par  leur  volonté ,  ne  me 
paroissent  point  malheureux.  Une  marque  que 
le  roi  n'est  pas  fatigué  de  vos  lettres,  c'est  qu'il 
les  lit  :  il  ne  se  contraindroit  pas.  Adieu,  Comte, 
je  suis  fort  aise  que  vous  aimiez  mes  lettres, 
c'est  un  signe  que  vous  ne  me  haïssez  pas.  Je 
vous  laisse  avec  notre  ami. 

DE    M.    DE    CORBINELLI. 

J'ai  bien  dans  la  tête;  de  refaire  encore  un 
voyage  en  Bourgogne,  Monsieur,  je  meurs  d'en- 
vie de  discourir  de  toutes  sortes  de  choses  avec 
vous  :  car  ce  que  j'ai  fait  en  passant  a  été  trop 
précipité.  Je  n'ai  pas  laissé  de  bien  profiter  de 
la  lecture  de  ces  endroits  que  vous  m'avez  mon- 
trés. J'en  ai  l'esprit  rempli  ;  car  personne  à  mon 
gré  ne  dit  de  si  bonnes  choses,  ni  si  bien  que 
vous.  Vous  savez  que  je  ne  suis  point  flatteur. 
Gardez  toujours  bien  cette  divine  manière  que 
vous  avez  au  suprême  degré,  qui  est  celle  d'un 
homme  de  qualité,  et  qui  plaît  au  dernier' point; 
je  veux  dire,  d'avoir  toujours  plus  de  choses  que 
de  paroles,  et  de  ne  pas  dire  un  mot  superflu. 
Ce  n'est  pas  pour  faire  tomber  à  propos  le  pré- 
cepte d'Horace  que  je  vous  dis  cela  :  car  je  suis 
homme  à  dire  un  précepte  hors  de  propos ,  et 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.         ii 

seulement  pour  montrer  que  je  le  sais ,  si  la 
fantaisie  m'en  prenoit  :  il  y  a  long-temps  que 
vous  me  connoissez  sur  ce  pied-là.  Voici  donc 
le  précepte  que  vous  suivez  mieux  que  personne, 
à  mon  gré.  Horace  parle  du  genre  d'écrire  ap- 
pelé satire,  sohs  lequel  il  entend  un  certain  dis- 
cours agréable ,  et  des  réflexions  utiles  et  douces 
sur  Içs  mœurs,  tant  bonnes  que  mauvaises  *:  et 
voici  comment  il  dit  qu'il  lç3  faut  faire.  Ce  n'est 
pas  assez,  dit-il,  de  faire  rire,  quoique  ce  soit 
un  très-grand  talent. 

Ergo  non  satis  est  risu  Mducere  rictum 

AudUoris  :  et  est  quœdam  tamen  hic  quoque  virtus. 

Il  faut  encore ,  dit-il ,  écrire  ou  parler  bref ,  et  ne 
pas  dire  plus  de  paroles  que  de  choses ,  afin  que 
nos  pensées  se  voient  tout  d'un  coup ,  et  qu'elles 
ne  soient  point  enveloppées  dans  un  tas  de  pa- 
roles qui  les  offusquent. 

Est  brevUate  opus ,  ut  currat  sententia ,  neu  se 
Impedlat  'verbls  lassas  onerantibus  aures. 

De  plus ,  il  ne  faut  pas  être  ni  toujours  grave 
et  sévère,  ni  toujours  plaisant  dans  nos  dis- 
cours: 

Et  sermone  opus  est  modo  tristi^  sœpè  jocoso. 

Il  ne  faut  pas  même  ni  toujom*s  argumenter 
les  preuves  en  main,  comme  un  orateur,  ni  aussi 
n'être  que  dans  les  agréments  de  l'éloquence  des 


20  LETTRES 

Je  vous  assure  que  cette  campagne  me  fait 
peur.  Ceux  qui  ne  sont  point  à  la  guerre,  par 
leur  malheiu*  plutôt  que  par  leur  volonté ,  ne  me 
paroissent  point  malheureux.  Une  marque  que 
le  roi  n'est  pas  fatigué  de  vos  lettres,  c'est  qu'il 
les  lit  :  il  ne  se  contraindroit  pas.  Adieu,  Comte, 
je  suis  fort  aise  que  vous  aimiez  mes  lettres, 
c'est  un  signe  que  vous  ne  me  haïssez  pas.  Je 
vous  laisse  avec  notre  ami. 

DE    M.    DE    CORBINELLI. 

J'ai  bien  dans  la  têt^  de  refaire  encore  un 
voyage  en  Boiu*gogne,  Monsieur,  je  meurs  d'en- 
vie de  discourir  de  toutes  sortes  de  choses  avec 
vous  :  car  ce  que  j'ai  fait  en  passant  a  été  trop 
précipité.  Je  n'ai  pas  laissé  de  bien  profiter  de 
la  lecture  de  ces  endroits  que  vous  m'avez  mon*^ 
très.  J'en  ai  l'esprit  rempli  ;  car  personne  à  mon 
gré  ne  dit  de  si  bonnes  choses ,  ni  si  bien  que 
vous.  Vous  savez  que  je  ne  suis  point  flatteur. 
Gardez  toujours  bien  cette  divine  manière  que 
vous  avez  au  suprême  degré,  qui  est  celle  d'un 
homme  de  qualité,  et  qui  plait  au  demier/point; 
je  veux  dire,  d'avoir  toujours  plus  de  choses  que 
de  paroles,  et  de  ne  pas  dire  im  mot  superflu. 
Ce  n'est  pas  pour  faire  tomber  à  propos  le  pré- 
cepte d'Horace  que  je  vous  dis  cela  :  car  je  suis 
homme  à  dire  un  précepte  hors  de  propos ,  et 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.         ii 

seulement  pour  montrer  que  je  le  sais,  si  la 
fantaisie  m'en  prenoit  :  il  y  a  long-temps  que 
vous  me  connoissez  sur  ce  pied-là.  Voici  donc 
le  précepte  que  vous  suivez  mieux  que  personne, 
à  mon  gré.  Horace  parle  du  genre  d'écrire  ap- 
pelé satire,  sohs  lequel  il  entend  un  certain  dis- 
cours agréable,  et  des  réflexions  utiles  et  douces 
sur  les  mœurs,  tant  bonnes  que  mauvaises  -:  et 
voici  comment  il  dit  qu'il  lç3  faut  faire.  Ce  n'est 
pas  assez,  dit-il,  de  faire  rire,  quoique  ce  soit 
un  très-grand  talent. 

Ergo  nofi  satis  est  risu  Mducere  rictwn 

Auditoris  :  et  est  quœdam  tamen  hic  quoque  ifirtus. 

Il  faut  encore ,  dit-il ,  écrire  ou  parler  bref,  et  ne 
pas  dire  plus  de  paroles  que  de  choses ,  afin  que 
nos  pensées  se  voient  tout  d'un  coup ,  et  qu'elles 
ne  soient  point  enveloppées  dans  un  tas  de  pa- 
roles qui  les  offusquent. 

Est  brevUate  opus ,  ut  currat  sententia ,  neu  se 
Impediat  'verbis  lassas  onerantibus  aures. 

De  plus,  il  ne  faut  pas  être  ni  toujours  grave 
et  sévère,  ni  toujours  plaisant  dans  nos  dis- 
cours : 

Et  sermone  opus  est  modo  tristi^  sœpè  jocoso, 

U  ne  faut  pas  même  ni  toujom*s  argumenter 
les  preuves  en  main,  comme  un  orateur,  ni  aussi 
n'être  que  dans  les  agréments  de  l'éloquence  des 


M  LETTRES 

poètes,  qui  ne  songent  qu'à  divertir  et  à  plaire, 
et  non  paâ  à  profiter. 

Defendente  "vicem  modo  rhgtorb  dtque  poëtœ. 

De  plus,  il  faut  quelquefois  n'être  rien  de  tout 
cela,  mais  simplement  un  galant  homme,  qui 
parle  sans  trop  d'ordre  ni  de  règle ,  et  qui  ne 
laisse  pas  de  charmer  par  sa  négligence  ;  qui  ne 
pousse  jamais  trop  avant  tout  son  esprit ,  qui 
supprime  souvent  mille  belles  choses  qui  lui 
viennent  en  foule  sur  son  sujet,  parce  qu  il  ne 
veut  point  paroître  bel  esprit. 

Interdum ,  parceniîs  ^irîbus ,  atque 


Extenuantis  eas  consulta  ', 

Voilà,  Monsieur,  sur  mon  Dieu  et  sur  mon 
honneur,  ce  qu'il  me  paroît  que  vous  observez 
miÇux  que  personne  que  je  connoisse.  Je  le  dis 
incessamment  parmi  nos  savants.  Si  je  vais  à 
Bussy,  je  veux  lire  avec  vous  les  satires  et  les 
épîtres  d'Horace ,  et  vous  demeurerez  d'accord 
qu'il  n'y  a  que  lui  dans  l'antiquité ,  et  qu'il  n'y 
aura  que  lui  dans  les  siècles  à  venir  qui  soit  in- 
comparable. Voici  le  caractère  qu'en  fait  Perse  *  : 

Omne  vafer  njitium  ridentîFlaccus  amico, 
Taugit,  et  admissus  circum  prœcordia  ludit. 

Madame  de  Sévigné  me  charge  de  l'éloge  de 

*  Voyez  la  dixième  satire  du  P*"  livre  d'Horace  ;  ces  vers  y  sont 
placés  presque  à  la  suite  les  uns  des  autres.  M. 

*  Dans  sa  première  satire. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        23 

vos  épîtres^  En  vérité,  Monsieur,  elles  mérite- 
roient  qu'Ovide  le  fît  lui-même ,  par  reconnais- 
sance de  se  voir  si  fort  embelli. 


LETTRE  CCLXX. 

nu  COMTE  DE  BUSSY  A  MADAME  DE  SlÉVIGNÉ. 

A  Chaseu,  ce  3 5  mai  1673. 

Je  vois  bien,  ma.belfe  cousine,  que  vous  avez 
cela  de  commun  avec  beaucoup  d'honnêtes  gens , 
qu'il  vous  faut  louer  poiu*  avoir  du  plaisir  de 
vous  :  parce  que  je  vous  assurai ,  il  y  a  quelque 
temps,  de  l'agrément  que  j'avois  trouvé  dans 
une  de  vos  lettres ,  vous  venez  d'en  remplir  toute 
celle-ci.  Je  sais  bien  qu'il  faut  avoir  de  l'esprit 
pour  bien  écrire,  qu'il  faut  être  en  bonne  hu- 
meur, et  que  les  matières  soient  heureuses  : 
mais  il  faut  surtout  que  l'on  y  croie  que  les 
agréments  qu'on  aura  ne  seront  pas  perdus  ;  et 
sans  cela  Ton  se  néglige.  En  vérité ,  rien  n'est 
plus  beau  ni  plus  joli  que  votre  lettre  :  car  il  y 
a  bien  des  choses  du  meilleiur  sens  du  monde , 

'  C'est  la  traduction  en  yers  des  Héroides  de  Paris  à  Hélène 
et  d'Hélène  à  Paris.  j4é  G.  C'étoit  prendre  Bussy  par  son  foible; 
car  il  avoit  assez  d'orgueil  pour  se  croire  digne  de  l'encens  qu'il 
se  donnoit  à  lui-même  quand  on  tardoit  à  le  lui  prodiguer. 

G,  D.  S.  G, 


a4  LETTRES 

écrites  le  plus  agréablement.  Je  demeure  d'accord 
avec  vous  que  nous  nous  devons  aimer.  Personne 
ne  sait  si  bien  que  moi  ce  que  vous  valez ,  ni  ce 
que  je  vaux,  que  vous.  Nous  nous  aimons  aussi, 
ce  me  semble ,  et  cela  durera  toujours ,  poiu-vu 
que  nous  n'ayons  pas  plus  de  confiance  en  autrui 
qu'en  nous-mêmes  ;  pour  moi ,  je  vous  réponds 
de  résister  aux  tentations  de  vos  ennemis  plus 
qu'à  celles  du  diable.  Nous  ne  savons  aucunes 
nouvelles ,  parce  que.  non-seulement  les  desseins 
sont  fort  cachés,  mais,  après  même  qu'ils  sont 
découverts,  on  ne  veut  pas  qu'on  les  mande; 
passe  pour  le  premier,  il  est  juste,  les  secrets 
éventés  réussisent  rarement  ;  pour  le  second ,  il 
est  inutile  et  malin.  Vous  avez  raison  de  dire 
que  cette  campagne  fait  peur.  Je  crois ,  comme 
vous ,  qu'elle  sera  terrible  ;  et  voilà  comme  je  les 
aime  :  si  j'y  et  ois ,  je  prétendrois  acquérir  de  la 
gloire  ou  mourir ,  et ,  n'y  étant  pas ,  la  fortune 
me  détrompera  de  bien  des  gens  que  je  n'aime 
point.  Vous  savez  que  les  spectateurs  sont  cruels  ; 
et  je  vous  apprends  que  les  spectateurs  malheu- 
reux sont  mille  fois  plus  cruels  que  les  autres. 
Je  ne  demande  à  Dieu  que  la  conservation  du 
roi ,  de  Monsieur  ,  de  M.  le  prince ,  de  M.  le  duc , 
et  d'un  petit  nombre  d'amis.  Après  cela ,  je  ne 
trouve  pas  mauvais  que  les  Hollandois  se  défen- 
dent en  gens  d'honneur;  mais  je  veux  à  la  fin 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         ^5 

que  le  roi  prenne  leurs  places  ;  car  j'ai  soin  dé 
la  réputation  de  mon  maître  aussi  bien  que  de 
sa  vie.  Adieu ,  ma  belle  cousine ,  je  vous  assure 
que  je  vous  trouve  fort  aimable,  et  que  je  vous 
aime  fort  aussi. 


A  M.  DE  GOR6INELLI. 


Vous  me  réjouissez  fort,  Monsieur ,  de  me  dire 
que  j'ai  de  l'air  d'Horace.  Si  cela  est,  c'est  à  la 
nature  à  qui  j'en  ai  l'obligation ,  car  je  ne  l'ai 
jamais  lu.  Je  ne  sais  pas  si  c'est  à  cause  de  la 
ressemblance ,  que  ce  qu'il  dit  me  touche  extrê- 
mement; mais  rien  ne  me  touche  davantage. 
Ma  modestie  m'empêchera  pourtant  désormais 
de  lui  donner  beaucoup  de  louanges,  de  peur 
que  vous  ne  croyiez  que  je  me  loue  sous  son 
nom ,  comme  on  fait  quelquefois  quand  on  es- 
time un  homme  contre  qui  l'on  s'est  battu.  Ce- 
pendant il  faut  encore  que  je  vous  dise ,  pour  la 
dernière  fois ,  qu'Horace  me  charme  :  mais  que ,  * 
s'il  voyoit  le  commentaire  que  vous  faites  de 
lui ,  il  en  seroit  charmé  :  mon  Dieu ,  que  vous 
l'entendez  bien ,  et  que  vous  l'expliquez  agréa*  * 

blement.  Si  le  roi  pensoit  sur  cela  ce  que  je  |^ 

pense  de  vous,  je  suis  assuré  qu'il  vous  feroit 
lire  Horace  à  monseigneur  le  Dauphin ,  et  peut- 
être  à  lui-même. 


26  LETTRES 


LETTRE  CCLXXI. 

D£  MADAME  D£  SÉVIGNE   A  MADAME  DE  GRIGNAIÏ^. 

A  Paris,  lundi  i6  mai  167a. 

Votre  relation  est  admirable ,  ma  fille  :  je  crois 
lire  un  joli  roman ,  dont  l'héroïne  m'est  extrê- 
mement chère.  Je  prends  un  grand  intérêt  à 
toutes  ses  aventures ,  je  ne  puis  croire  que  cette 
promenade  dans  les  plus  beaux  lieux  du  monde , 
dans  les  délices  de  tous  vos  admirables  par- 
fums, reçue  partout  comme  la  reine,  ce  morceau 
de  votre  vie  si  extraordinaire  et  si  nouveau , 
et  si  loin  de  pouvoir  être  ennuyeux,  je  ne 
puis  croire  que  vous  n'y  trouviez  du  plaisir; 
et,  quoique  votre  cœur  me  souhaite  quelque- 
fois, je  suis  assurée  que  vous  vous  êtes  laissé 
divertir ,  et  j'en  ai  une  véritable  joie.  Si  vous 
avez  eu  cette  année  le  même  dessein  que  l'autre, 
de  vous  éloigner  de  moi,  vous  avez  encore 
mieux  réussi.  Pour  moi  je  n'ai  pas  fait  de  mon 
côté  les  mêmes  pas  ;  et  j'ai  dessein  d'en  faire 
de  bien  opposés  à  ceux  que  je  fis;  soyez  sûre, 
ma  fille ,  que  vous  me  verrez  à  Grignan  ;  laissez- 
moi  conduire  cette  résolution  :  il  y  a  bien  de 
la  témérité  à  répondre  ainsi  de  ses  actions  ;  mais 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         27 

comme  il  est  toujours  sous-entendu  que  la  Pro- 
vidence est  la  maîtresse,  en  attendant  qu'elle  se 
déclare,  on  peut  prendre  la  liberté  de  dire  au 
moins  ses  volontés 

Je  verrai  madame  de  Martel  ;  la  réception  que 
son  mari  vous  a  faite  mérite  bien  cette  politesse. 
Je  reçois  avec  plaisir  toutes  vos  petites  lettres  de 
recommandation  ;  il  y  a  toujours  la  marque  de 
l'ouvrière,  qui  ne  peut  jamais  ne  me  pas  plaire. 
Mon  fils  me  donne  souvent  de  ses  nouvelles  : 
j'ai  le  cœur  affligé  de  la  guerre,  ils  vont  joindre 
l'armée  du  roi.  On  parle  du  siège  de  Maêstricht  ; 
cela  est  un  peu  moins  épouvantable  que  le  pas- 
sage de  rissel.  En  vérité  on  tremble  en  recevant 
des  lettres  ;  et  ce  sera  bien  pis  dans  quinze  jours. 
M.  de  La  Rochefoucauld  et  moi  nous  nous  con- 
solons ,  et  nous  nous  affligeons  ensemble  ;  il  a 
trois  ou  quatre  fils  ,  où  son  cœur  s'intéresse 
bien  tendrement.  Madame  de  Marans  vint  hier 
chez  madame  de  La  Frtyette;  elle  noiis  parut 
d'une  noirceur ,  comme  quand  on  fait  un  pacte 
avec  le  diable,  et  que  le  jour  approche  de  se 
Uvrer  :  il  y  a  bien  quelque  douleur  profonde 
pouriui  guerrier  *  qui  ne  la  regrette  pas.  Je  ne 
finirois  point  de  vous  dire  les  amitiés  de  M.  de 
La  Rochefoucauld ,  combien  il  aime  à  parler  de 
vous ,  à  me  faire  lire  quelquefois  des  endroits  de 

'  M.  le  duc,  depuis  M.  le  prince.  Elle  en  atoit  iin  enfant. 


28  LETTRES 

vos  lettres  :  c'est  rhomme  le  plus  aimable  que 
j'aie  jamais  vu.  Madame  de  La  Fayette  me  prie 
fort  aussi  de  vous  parler  d'elle;  sa  santé  nest 
jamais  bonne,  et  cependant  elle  vous  mande 
qu'elle  n'en  aime  pas  mieux  la  mort  ;  au  contraire. 
Pour  moi,  j'avoue  qu'il  y  a  des  choses  désa- 
gréables dans  la  vie  ;  mais  je  n'en  suis  pas  encore 
si  dégoûtée  que  votre  philosophie  pourroit  le 
souhaiter  :  vous  aurez  bien  de  la  peine,  ma 
petite ,  à  m'ôter  cette  fantaisie  de  la  tête. 

Vous  aurez  su  des  nouvelles  de  M.  de  Cou- 
langes  par  lui-même  ^ ,  et  comme  ils  ont  vu  M.  de 
Yivonne  à  son  passage,  et  comme  ils  passent 
doucement  leur  vie  avec  le  marquis  de  Villeroi. 
Ma  pauvre  tante  est  toujours  très-mal,  c'est  un 
objet  de  tristesse  qui  fait  fendre  le  cœur.  Notre 
abbé  vous  embrasse,  La  Mousse  vous  honore; 
ils  prétendent  bien  voir  votre  Provence  ;  pour 
moi ,  je  ne  demande  qu'à  vous  voir  ;  et  quoi  en- 
core? à  vous  voir,  et  toujours  à  vous  voir.  "Valcrois- 
sant  a  mandé  ici  qu'il  vous  avoit  vue  à  Marseille , 
et  que  vous  y  ^tiez  beaucoup  plus  belle  qu'un . 
ange  :  gardez-moi  bien  toute  cette  beauté.  Votre 
fille  est  aimable ,  je  crois  que  je  vous  la  mènerai; 
mais  j'observerai  tout  ce  qui  sera  nécessaire  pour 
ne  la  point  hasarder  :  on  ne  me  fera  jamais  croire 
qu'on  n'aime  point  sa  fille  quand  elle  est  jolie. 

'  M.  et  madame  de  Coulanges  étoient  à  Lyon  dans  ce  temps-là. 

D.P, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         ag 

Je  ne  sais  point  de  nouvelles  ;  mes  lettres  sont 
bien  ennuyeuses  auprès  des  vôtres*.  Je  ne  pou- 
vois  jamais  mieux  faire  que  d'envoyer  à  M.  de 
Pomponne  ce  que  vous  m'écriviez  de  si  bon  sens 
sur  l'affaire  de  Marseille.  Votre  président  de  Bouc 
me  voit  quelquefois  ;  je  ne  crois  pas  que  ce  soit 
lui  qui  ait  inventé  la  poudre  à  canon ,  ni  l'impri- 
merie. Je  ne  sais  quand  vous  aurez  un  premier 
président  ;  hors  les  Provençaux ,  on  trouve  peu 
de  gens  qui  désirent  cette  place.  Madame  de 
Coëtquen  a  eu  la  rougeole;  madame  de  Sully 
s'en  va  à  Sully  avec  son  mari  ;  madame  de  Ver- 
neuil  est  à  Rony  avec  le  sien;  madame  de  Cas* 
telnau  est  avec  madame  de  Louvigny  :  la  maré- 
chale (  de  Castelnau  )  est  seule,  comme  une 
tourterelle.  D'Hacqueville  s'en  va  en  Bretagne. 
Si  vous  avez  envie  de  savoir  autre  chose ,  man- 
dez-le-lui, car,  pour  nous,  notre  vie  est  triste 
et  languissante.  On  croit  que  Maëstricht  est  in- 
vesti; rien  n'est  encore  assuré.  Adieu,  mon 
ange ,  je  vous  baise ,  et  vous  embrasse  avec  une 
tendresse  qui  ne  peut  recevoir  de  comparaison. 


3u  LETTRES 

n'est  pas  faire  sa  cour  que  d'en  mander,  ni  de 
se  mêler  de  deviner  et  de  raisonner.  Les  Jettres 
sont  plaisantes  à  voir;  vous  jugez  bien  que  je 
passe  ma  vie  avec  des-gens  qui  ont  des  fik  assez 
bien  instruits  ;  mais  il  est  vrai  que  le  secret  est 
grand  sur  les  intentions  de  Sa  Majesté.  L'autre 
jour  un  homme  de  bonne  maison  '  écrivoit  à  un 
de  ses  amis.  Je  vous  prie  de  me  mander  où  nous 
allons  y  et  si  nous  passerons  Vis  sel ,  ou  si  nous 
assiégerons  Maëstricht.  Vous  pouvez  juger  par 
là  des  lumières  que  nous  avons  ici,  je  vous  as- 
sure que  le  cœur  est  en  presse.  Vous  êtes  heu- 
reuse d'avoir  votre  cher  mari  en  sûreté ,  qui  n'a 
d'autre  fatigue  que  de  voir  toujours  votre  chien 
de  visage  dans  une  litière  vis-à-vis  de  lui  :  le 
pauvre  homme  ^  /  Il  âvoit  raison  de  monter  quel- 
quefois à  cheval  pour  l'éviter  ;  le  moyen  de  le 
regarder  si  long-temps!  Hélas!  il  me  souvient 
qu'une  fois,  en  revenant  de  Bretagne,  vous  étiez 
vis-à-vis  de  moi  ;  quel  plaisir  ne  sentois-je  point 
de  voir  toujours  cet  aimable  visage  ?  Il  est  vrai 
que  c'étoit  dans  un  carrosse;  il  faut  donc  qu'il  y 
ait  quelque  malédiction  sur  la  litière  ^. 

'  M.  le  duc.  D,  P. 

'  Ce  mot  étoit  devenu  un  refrain  banal  dans  la  conversation , 
depuis  la  comédie  du  Tartufe,  (  Voyez  une  note  de  la  lettre  du 
aï  juillet  1671.)  G,  D,  S.  G, 

^  On  assure  que  deux  personnes  qui,  en  s'aîmant  beaucoup , 
entreprendroient  un  voyage  un  peu  long  dans  la  même  litière , 
finiroient  par  se  haïr  le  plus  franchement  du  monde.  D,  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       33 

Madame  du  Pui-du-Fou  ne  veut  pas  que  je 
mène  ma  petite  enfant  :  elle  dit  que  c'est  ha- 
sarder, et  là-dessus  je  rends  les  armes  :  je  ne 
voudrois  pas  mettre  en  péril  sa  petite  personne  ; 
je  l'aime  tout  à  fait  ;  je  lui  ai  fait  couper  les  che- 
veux; elle  est  coiffée  hurluberlu;  cette  coiffure 
est  faite  pour  elle  :  son  teint,  sa  gorge,  tout  son 
petit  corps  est  admirable;  elle  fait  cent  petites 
choses,  elle  parle,  elle  caresse,  elle  bat,  elle  fait 
le  signe  de  la  croix,  elle  demande  pardon,  elle 
fait  la  révérence,  elle  baise  la  main,  elle  hausse 
les  épaules ,  elle  danse ,  elle  flatte ,  elle  prend  le 
menton;  enfin  elle  est  jolie  de  tout  point;  je 
m'y  amuse  des  heures  entières;  je  ne  veux  point 
que  cela  meure.  Je  vous  le  disois  l'autre  jour,  je 
ne  sais  point  comme  l'on  fait  pour  ne  point  ai- 
mer sa  fille. 


LETTRE  CCLXXIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNlé  A  MADAME   DE  GRIGNAIV. 

A  Paris  ,  lundi  a3  mai  1673. 

Mon  petit  ami  de  la  poste  ne  se  trouva  pas 
hier  à  l'arrivée  du  courrier,  de  sorte  que  mon 
laquais  ne  rapporta  point  mes  lettres;  elles  sont 
ni.  3 


34  LETTRES 

par  la  ville;  je  les  attends  à  tous  les  moments,  et 
j'espère  les  avoir  avant  que  de  faire  mon  paquet. 
Ce  retardement  me  déplaît  beaucoup  ;  mon  petit 
nouvel  ami  m'en  demande  excuse,  mais  je  ne  lui 
pardonne  pas;  en  attendant,  ma  fille,  je  m'en 
vais  causer  avec  vous.  J'ai  vu  ce  matin  M.  de 
Marignanes'  ;  je  l'ai  pris  pour  M.  de  Maillanes  ; 
je  me  suis  embarrassée;  enfin,  pour  avoir  plus 
tôt  fait,  je  l'ai  prié  de  me  démêler  ces  deux 
noms  ;  il  Ta  fait  en  galant  homme  ;  il  a  compris 
qu'il  est  très-possible  que  je  me  confonde  ;  il  m'a 
remise;  il  est  très-content  de  moi,  et  moi  très- 
contente  de  lui.  Il  a'vu  votre  fille  :  il  dit  que  son 
frère  est  beau  comme  un  ange ,  et  vous  comme 
deux.  Il  admire  votre  esprit,  votre  personne,  il 
adore  M.  de  Grignan. 

Je  dînai  hier  chez  La  Troche  avec  l'abbé  Ar- 
nauld  et  madame  de  Valentiné  :  après  dîné  nous 
eûmes  le  Camus,  son  fils  et  Itier  :  cela  fit  une 
petite  symphonie  très -parfaite  :  ensuite  arrive 
mademoiselle  de  Grignan  avec  son  écuyer,  c'étoit 
Beaulieu;  sa  gouvernante,  c'étoit  Hélène;  sa 
femme-de-chambre,  c'étoit  Marie;  son  petit  la- 
quais, c'étoit  Jaquotf  fils  de  sa  nourrice;  et  la 
nourrice  avec  ses  habits  des  dimanches  ;  c'est  la 
plus  aimable  femme  de  village  que  j'aie  jamais 

'  Josepli-Gaspard  Couet ,  inar(j[uis  de  Marignanes,  mort  en 
,1692.  M. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        35 

vue  :  tout  cela  parut  beaucoup  :  on  les  envoya 
dans  le  jardin ,  on  les  regarda  fort  i  j'airaé  trop 
tout  ce  petit  ménage-là.  Madame  du  Pui-du-Féti 
m'a  brouillé  la  tête,  en  ne  voulant  pas  que  je 
mène  ma  petite  enfant  ;  car ,  après  tout ,  les  eii- 
fants  de  la  nourrice  ne  me  plaisent  point  auprès 
d'elle ,  et  je  connais  dans  son  visage  que  jamais 
elle  ne  passera  Tété  ici,  sans  en  mourir  d'énnûi. 
Mais ,  ma  fille ,  il  est  question  de  partir  :  un  jour 
nous  disons ,  l'abbé  et  tùoi  ^  allons-nôus-en  ;  itià 
tante  ira  jusqu'à  l'automne,  voilà  qtii  éàt  résolu  : 
le  jour  d'après  nous  la  trouvons  si  extrêmétoènt 
bas ,  que  nous  nous  disotis ,  il  ne  fs^tît  pas  tongeï* 
à  partir,  ce  seroit  une  barbarie ,  la  luné  de  mai 
l'emportera  ;  et  ainsi  ôôUs  passoii^  d'ûW  jour  à 
l'autre,  avec  le  désespoir  dans  lé  cœur  :  vods 
comprenez  bien  cet  état,  il  est  cî'uèl  :  ce  qui  me: 
feroit  souhaiter  d'être  en  Rrovehcé^  ée  «eipoit 
afin  d'être  sin^èremeiït  afflige  de  la?  peïte'  d'iiii^ 
personne  qui  m'a  toujours  été  si  àbète  ;  et  je 
sens  que  si  je  suis  icî,  ïa  KÈierté  qtt'elfe  me  don- 
nera m'6tera  une  partie  de  lâst  te^dress^é^  et  dé 
mon  bon  naturel.  N'admirez-vous  point  la  bizarre 
disposition  des  choses  dp  ce  monde  ^  et  de  quelle 
manière  elles  viennent  croiser  notre  chemin  ?  Ge 
qu'il  y  a  dé  certain,  c'est  que,  <te  qUeiqiie  nû^ 
riîère  que  ce  puisse  êtrfe,  hbus  irons  cet  éfé  à 
Grignan.  Laissez-nous  démêler  toute  cette  triste 

3. 


36  LETTRES 

aventure ,  et  soyez  assurée  que  l'abbé  et  :  moi 
nous  sommes  plus  près  d'offenser  la  bienséance, 
en  partant  trop  tôt,  que  l'amitié  que  nous  avons 
pour  vous ,  en  demeurant  sans  nécessité.  Voilà 
un  billet  de  l'abbé  Arnauld,  qui  vous  apprendra 
des  nouvelles  :  son  frère  ',  en  partant,  le  pria  de 
me  .faire  part  de  celles -qu'il  lui  manderoit;  la 
première  page  est  un  ravaudage  de  rien  pour 
choisir  un  jour,  afin  de  dîner. chez  M.  d'Harouïs  : 
on  fait  du  mieux  qu'on  peut  à  cet  abbé  Arnauld; 
il  n'est  pas  souvent  à  Paris,  et  Fon  est  aise  d'o- 
bliger les  gens  de  ce  nom-là^.  Il  me  pria  l'autre 
jour  de  lui  montrer  un  morceau  de  votre  style  : 
son  frère  lui  en  a  dit  du  bien  ;  en  le  lui  montrant , 
je  fus  surpris^  moi-même  de  la  justesse  de  vos 
périodes,  elles  sont  quelquefois  harmonieuses; 
votre  style. est  devenu  comme  on  le  peut  sou- 
haiter, il  est  fait  et  parfait;  vous  n'avez  qu'à 
continuer,  et  vous  bien  garder  de  vouloir  le  ren- 
dre meilleur. 

Voilà  dix  heures ,  il  faut  faire  mon  paquet  :  je 
n'ai  point  reçu  votre  lettre  :  j'ai  passé  à  la  poste, 

*  M.  de  Pomponne.  2).  P. 

^  L'abbé  Amattld  étoit  le  fils  'aîné  de  Robert  Arnauld  d'An- 
dilly,  traducteur  des  Confessions  de  Saint-Augiistin ,  de  Y  Histoire 
de  Joseph^  etc.  U  demeuroit  chez  son  oncle  Henri  d' Arnauld,  éyè^pie 
d'Angers,  pieux  et  sayant  prélat,  dont  les  négociations  à  la  cour 
de  Rome  et  en  différentes  cours  d'Italie  ont  été  imprimées  à  Paris 
en  1748.  G,  D,  S,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         37 

mon  petit  homme  m'a  fait  beaucoup  d'excuses; 
mais  je  n'en  suis  pas  plus  riche;  ma  lettre  est 
entre  les  mains  des  facteurs ,  c'est-à-dire  la  mer 
à  boire.  Je  la  recevrai  demain ,  et  n'y  ferai  ré- 
ponse que  vendredi  Adieu,  ma  chère  enfant; 
vous  dirai -je  que  je  vous  aime?  il  me  semble 
que  c'est  une  chose  inutile ,  vous  le  croyez  assu- 
rément; croyez'le  donc,  ma  chère  enfant,  et  ne 
craignez  point  d'aller  trop  av^nt;  si  je  n'avois 
point  le  cœur  triste ,  je  vous  porter  ois  de  jolies 
chansons  :  M.  de  Grignan  les  chaùteroit  comme' 
un  ange.  Je  Pembrasse  très^tendremeiit,  et  vouSl 
encore  plus  de  mille  fois. 


LETTRE   CCLXXÏT. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNlÉ  A  MADAME  DE  okli&NAlf.. 

A  Paris,  yendredi  a 7  mai  167a. 

Vous  né  devez  souhaiter  personne  pôtir  faire 
des  relations;  on  ne  peut  les  faire  plus  agréable- 
ment que  vous.  Je  crois  de  votre  Proirence  toutes 
les  merveilles  que  vous  m'en  dites;  mais  vous 
savez  très-bien  les  mettre  dans'  leui*  jour;  et  si 
le  beau  pays  que  vous,  avez  vu'  pbuvoit  vous 


38  LETTRES 

témoiguer  les  obligations  quil  vous  a,  je  suis 
assurée  qu'il  n'y  manqueroit  pas.  Je  crois  qu'il 
vous  diroit  aussi  Tétonnement  où  il  doit  être  de 
votre  dégoût  jjour  ces  divines  senteurs  ;  jamais 
il  n'a  vu  personne  s'en  restaurer  sur  un  panier 
de  fumier.  ïlien  n'est  plus  extraordinaire  que 
l'état  où  vous  avez  été  ;  et  cependant ,  ma  fille  , 
je  le  comprends,  la  chose  du  monde  la  plus  mal- 
saine, cest  de  dormir  parmi  des  odeurs;  tous  les 
excès  sont  fâcheux ,  ?t  les  meilleures  choses  sont 
dégoûtantes  quand  elles  sont  jetées  à  la  tête:  ah! 
le  beau  sujet  de  faire  des  réflexions  !  votre  oncle 
de  Sévigné  craindra  bien  pour  votre  salut,  jus- 
qu'à ce  qu'il  ait  compris  cette  vérité.  Vous  me 
disiez  l'autre  jour  un  mot  admirable  là-dessus , 
qu'il  n'y  a  point  de  délices  qui  ne  perdent  ce 
nom ,  quand  l'abondance  et  la  facilité  les  accom- 
pagnent. Je  vous  avoue  que  j'ai  une  extrême 
envie  de  faire  cette  épreuve;  comment  vous  y 
prendrez-vous  pour  me  faire  voir  un  petit  mor- 
ceau de  vos  pay^  enchantés  ? 

Je  comprends  la  joie  que  vous  aurez  eue  de 
voir  madame  de  Monaco ,  et  la  sienne  aussi  : 
hélas!  vous  ^urez  bien  causé;  elle  ouvre  assez 
son  cœur  snr  les  chapitres  même  les  plus  déli- 
cats :  je  ser^i  fort  aise  si  vous  me  ipandez  quelque 
chose  des  sujets  de  votre  conversation.  Notre 
d'Hacqueville  est  ravi  que  vous  ayez  fait  cette 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE.         39 

jolie  course  ;  il  s'en  va  en  Bretagne  ;  il  a  vu  votre 
lettre,  et  Guitaud,  et  M.  de  La  Rochefoucauld. 
Ils  sont  tous  fort  contents  de  votre  relation  , 
mais  surtout  de  l'histoire  tragique  ;  elle  est  con- 
tée en  perfection  :  nous  avons  peur  que  vous 
n'ayez  tué  cette  pauvre  Diane  pour  faire  un  beau 
dénouement  :  nous  voulons  pourtant  vous  en 
croire,  et  vous  remercier  d'avoir  fait  chasser 
l'amant  de  votre  chambre;  si  vous  l'aviez  fait 
jeter  dans  la  mer ,  vous  auriez  encore  mieux  fait  : 
sa  barbarie  est  fort  haïssable ,  et  le  mauvais  goût 
de  Diane  nous  console  quasi  de  sa  mort  :  son 
ame  devroit  bien  revenir  à  l'exemple  de  celle 

de  M.  B '  Je  vous  ai  mandé  la  mort  de 

ce  derriîer  :  il  ne  voulut  point  se  confesser, 
et  envoya  tout  au  diable,  et  lui  après.  Son 
corps  est  en  dépôt  à  Saint-Nicolas  :  le  peuple 
s'est  mis  dans  la  tête  que  son  âme  revient  la 
nuit  tout  en  feu  dans  l'église;  qu'il  crie,  qu'il 
jure ,  qu'il  menace  ;  et  là  -  dessus  ils  veulent 
jeter  le  corps  à  la  voirie,  et  assassiner  le  curé 
qui  Ta  reçu.  Cette  folie  est  venue  à  tel  point , 
qu'il  a  fallu  ôter  le  corps  habilement  de  la 
chapelle,  et  foire  venir  la  justice*  pour  défen- 
dre de  faire  insulte  au  curé.  Voilà  qui  est 
tout  neuf  d'hier  au  matin ,  mais  cela  n'est  pas 

'  On  ne  trouve  dans  les  lettres  ci-dessus  que  M.  de  BoufHers» 

A,  G, 


4o  LETTRES 

digne  de  déchausser  votre  histoire  amoureuse.' 
Nous  attendons  demain  notre  petit  Coulanges, 
Je  suis  très-ennuyée  de  n'avoir  point  de  lettres 
de  mon  fils  ;  il  y  a  un  tel  dérangement  au  com- 
merce de  l'armée,  qu'on  n'en  reçoit  quasi  que 
par  des  courriers  extraordinaires.  Je  ne  sais  nulle 
nouvelle  aujourd'hui;  je  hais  tant  de  dire  des 
faussetés ,  que  j'aime  mieux  ne  rien  dire  :  ce  que 
je  vous  mande  est  toujours  vrai ,  et  vient  de  bon. 
lieu.  Je  m'en  vais  présentement  à  Livry,  j'y  mène 
ma  petite  enfant ,  et  sa  nourrice ,  et  tout  le  petit 
ménage;  je  veux  qu'ils  respirent  cet  air  de  prin- 
temps :  je  reviens  demain,  ne  pouvant  quitter 
ma  tante  plus  long- temps;  et,  pour  la  petite,  je 
Ty  laisserai  quatre  ou  cinq  jours;  je  ne  puis  m'en 
passer  ici  :  elle  me  réjouit  tous  les  matins.  Il  y 
a  si  long-temps  que  je  n'ai  respiré  et  marché, 
qu'il  faut  que  j'aie  pitié  de  moi  un  moment  aussi 
bien  que  des  autres.  Je  me  prépare  tous  les  jours; 
mes  habits  se  font  ;  mon  carrosse  est  prêt  il  y  a 
huit  jours;  enfin,  ma  fille,  j'ai  un  pied  en  l'air ^ 
et  si  Dieu  nous  conserve  notre  pauvre  tante 
plus  long-temps  qu'on  ne  croit ,  je  ferai  ce  que 
vous  m'avez  conseillé ,  c'est-à-dire  je  partirai  dans 
l'espérance  de  la  revoir. 

Écrivez  à  M.  de  Laon  * ,  qui  enfin  est  cardinal  ^ 

'  César  d'Estrées,  abbé  de  Saint  -  Germain  -  des  -  Prés ,  docteur 
de  Sorbonne ,  nommé  cardinal  in  petto  lors  de  la  promotion  du 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         4i 

vous  pourrez  comprendre  sa  joie ,  si  vous  savez 
qu'il  n'a  jamais  souhaité  que  cette  dignité  :  je 
viens  de  lui  écrire.  M.  d'Harouïs  s'en  va  en  Bre- 
tagne ;  il  emmène  d'Hacqueville  et  notre  ami  Ché- 
sières ,  qui  désormais  sera  plus  Breton  que  Pari- 
sien. Le  comte  des  Chapelles  m'a  écrit  de  l'armée; 
il  ine  prie  de  vous  faire  cinq  cent  mille  com- 
pliments; il  dit  qu'hier  (je  ne  sais  quel  jour 
c'étoit  que  son  hier)  il  s'étoit  trouvé  dans  une 
compagnie  de  grande-  conséquence,  où  votre 
mérite ,  votre  sagesse ,  votre  beauté  ,  avoient 
été  élevés  jusqu'au-dessus  des  nues,  et  que 
même  on  y  avoit  compris  le  goût  et  l'amitié  que 
vous  avez  pour  moi.  Si  cette  fin  est  une  flatte- 
rie ,  elle  m'est  si  agréable  que  je  la  reçois  à  bras 
ouverts. 

mois  d'août  i6yi,  et  déclaré  dans  le  mois  de  mai  167s,  sui^ 
vant  la  présente  lettre ,  et  non  en  167 4 y  comme  le  disent  nos  dic- 
tionnaires. Cette  dernière  date  est  Tannée  de  sa  mort,  le  18 
décembre,  à  87  ans.  Il  étoit  doyen  de  FAcadémie  Françoise. 

G.  D.  S.  G, 


^    I 


44  LETTRES 

beau  ménage  :  cette  femme  l'épouse  ;  ce  garçon 
est  brutal,  il  est  fou  ;  il  la  battra  comme  plâtre; 
il  l'a  déjà  menacée  ;  n'importe ,  elle  en  veut  passer 
par-là  ;  je  n'ai  jamais  vu  tant  de  passion  :  ce  sont 
tous  les  plus  violens   sentiments  qu'on  puisse' 
imaginer  ;  mais  ils  sont  croqués  comme  les  gros- 
ses  peintures;  toutes  les  couleurs  y  sont,  il  n'y 
auroit  qu'à  les  étaler.  Je  me  suis  extrêmement 
divertie  à  méditer  sur  ces  caprices  de  l'amour; 
je  me  suis  effrayée  moi-même  voyant  de  tels  at- 
tentàts.  Quelle  insolence!  s'attaquer  à  M**  Paul; 
c'fest-à-dire  à  l'austère ,  l'antique  et  grossière  vertu  ; 
où  trouvera-t-on  quelque  sûreté? 

Voilà  de  belles  nouvelles ,  ma  chère-  enfant ," 
au  lieu  de  vos  aimables  relations. 

Madame  de  La  Fayette  est  toujours  languis- 
sante ;  M.  de  La  Rochefoucauld  toujours  éclopé  ; 
nous  faisons  quelquefois  des  conversations  d'une 
tristesse  qu'il  semble  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à  nous 
enterrer.  Le  jardin  de  madame  de  La  Fayette  est 
la  plus  jolie  chose  du  mondé,  tout  est  fletiri, 
tout  est  parfumé  ;  nous  y  passons  bien  des  soi- 
rées,^ car  la  pauvre  femme  n'ose  aller  en  car- 
rosse; nous  vous  souhaiterions  bien  quelquefois 
derrière  une  palissade  pour  entendre  certains 
discours  de  certaines  terres  inconnues  que  nous 
croyons  avoir  découvertes;  Enfin,  ma  fille,  en 
attendant  ce  jour  heureux  de  mon  départ,  je 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         45 

passe  du  faubourg  au  coin  du  feu  de  ma  tante , 
et  du  coin  du  feu  de  ma  tante  à  ce  pauvre  fau- 
bourg. Je  vous  prie  de  ne  pas  oublier  M.  d'Ha- 
rouïs,  dont  le  cœur  est  un  chef-d'œuvre  de 
perfection ,  et  qui  vous  adore.  Adieu ,  ma  très- 
aimable  ;  j'ai  extrêmement  envie  de  savoir  de 
vos  nouvelles,  et  de  celles  de  votre  fils.  Il  fait 
bien  chaud  chez  vous  autres  ;  je  crains  cette  sai- 
son pour  lui,  et  pour  vous  beaucoup  plus,  car 
je  n'ai  pas  encore  pensé  qu'on  pût  aimer  quelque 
chose  plus  que  vous.  J'embrasse  mon  cher  Gri- 
gnan  :  vous  aime-t-il  toujours  bien  ?  Je  le  prie 
de  m'aimer  aussi. 


\ 


LETTRE  CCLXXVI. 

DE  MADAME  DE  SJÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Livry,  jeudi  a  juin  1672. 

Je  l'ai  reçu  cet  aimable  volume,  jamais  je  n'en 
ai  vu  un  si  divertissant,  ni  si  bien  écrit,  ni  où 
je  prisse  tant  d'intérêt  :  je  ne  puis  assez  vous  dire 
l'obligation  que  je  vous  en  ai ,  aussi  bien  que 
de  l'application  que  vous  avez  aux  dates  ;  c'est 
une  marque  assurée  du  plaisir  et  de  l'intérêt 
qu'on  prend  à  un  commerce  :  au  contraire,  quand 


46  LETTRES 

les  commerces  pèsent,  nous  nous  moquons  bien 
de  tant  compter,  nous  voudrions  que  tout  se 
perdît  ;  mais  vous  êtes  bien  sur  ce  point  comme 
je  le  puis  souhaiter  ;  et  ce  ne  m'est  pas  une  mé- 
diocre joie ,  à  moi  qui  mets  au  premier  rang  le 
commerce  que  j'ai  avec  vous. 

Il  est  donc  vrai,  ma  fille,  qu'il  y  a  eu  une  de 
mes  lettres  de  perdue  ;  mais  je  ne  jette  les  yeux 
sur  personne  :  ceux  qui  pourroient  s'eïi  soucier 
n'ont  pas  détourné  les  lettres  qui  doivent  leur 
donner  le  plus  de  curiosité;  elles  ont  toujours 
été  jusqu'à  vous  ;  des  auti'es  ils  rie  s'eii  soucient 
guère.  Vous  êtes  contente  de  ce  triiriistré  j  et  vous 
le  serez  toujours  très-assurément;  vous  entendez 
bien  que  c'est  du  grand  Pomponne  que  je  parle , 
et  c'est  de  lui  que  je  croyois  qu'on  voudroit  voir 
ce  que  je  disois.  Je  ne  sais  donc  qui  peut  faire 
ce  misérable  larcin  ;  il  n'y  a  pas  un  grand  goût 
à  prendre  des  lettres,  au  degré  de  parenté  où 
nous  sommes  :  si  elles  sont  agréables,  c'est  un 
miracle;  ordinairement  elles  ne  le  sont  point. 
Enfin  voilà  qui  est  fait ,  saite  que  je  -puisse  ima- 
giner à  qui  je  dois  m'en  prendre.  ÎHeù  vdtis  gat^de 
donc  d'une  plus  gratide  perte. 

Nous  ne  savons  poirit  la  vie  cachée-  de  la  Ma- 
rans  ;  mais  madame  de  La  Fayette  dbit  Vôntis  écrire 
ses  visions  passées,  dès  qu'elle'  aura  une  tête 
pour  cela.  ïfoiTs  croyons  avoir  entrevu  un  épi- 


s 


DE  MADAME  DE  &ÉVIGNÉ.         47 

sodé  d'un  jeune  prince  ' ,  au  milieu  de  l'enivre- 
ment ,  qui  la  rendoit  si  troublée  ;  et  toutes  ses 
paroles  ramassées  nous  confirmoient  cette  vision. 
Je  vous  fais  entendre  notre  folie  :  elle  vous  sera 
expliquée  plus  nettenu^it. 

Vous  ne  m'expliquez  que  trop  bien  les  périls 
de  votre  voyage  :  je  ne  les  comprends  pas ,  c'est- 
à-dire  je  ne  comprends  pas  comment  on  peut  s'y 
exposer  ;  j'aimerois  mieux  aller  à  l'occasion ,  j'af- 
fronterois  plus  aisément  la  mort  dans  la  chaleur 
du  combat,  avec  Fémulation  des  autres,  et  le 
bruit  des  trompettes,  qu«  de  voir  de  grosses 
vagues  me  marchander ,  et  lûe  mettre  à  loisir  à 
deux  doigts  de  ma  perte  ;  et  d'un  autre  côté ,  vos 
Alpes,  dont  les  chemins  sont  plus  étroits  que 
vos  litières ,  en  sorte  que  votre  vie  dépend  de 
la  fermeté  du  pied  de  vos  mulets.  Ma  fille,  cette 
pensée  me  fait  transir  depuis  les  pieds  jusqu'à 
la  tête  ;  je  suis  servante  de  ces  pays-là ,  je  n'irai 
de  ma  vie  ;  et  je  tremble  quand  je  songe  que 
vous  en  venez. 

Jamais  les  amants  de  madame  de  Monaco  n'en 
ont  tant  fait  pour  elle  ;  ce  que  vous  dites  du  pre- 
mier et  du  dernier  est  admirable  ^  :  c'est  cela  qui 

'  La  lettre  du  8  juillet  suivant  explique  clairement  qu'il  est 
question  ici  du  jeune  duc  de  Longueville ,  dpnt  madame  de  Marans 
étoit  éperdument  amoureuse.  G.  />.  S,  G. 

*  M.  de  Monmerqué  croit  que,  par  ces  expressions,  madame 
de  Sévigné  désigne  le  duc  de  Lauzun  et  le  chevalier  de  Lorraine. 


48  LETTRES 

est  une  épigramme.  Ne  parlâtes-vous  point  un  peu 
de  Madame  '  ?  en  est-elle  consolée  ?  est-elle  bien 
estropiée*?  est -elle  bien  désespérée  de  se  voir 
au-delà  des  Alpes  ?  est-elle  dans  l'attente  de  venir 
à  Paris  ?  Je  comprends  la  grande  joie  qu'elle  a 
eue  de  vous  voir;  vos  conversations  doivent  avoir 
été  infinies ,  et  l'obligation  d'une  telle  visite  ne 
se  doit  jamais  oublier  :  elle  vous  l'a  rendue 
promptement  ;  mais  ce  n'est  pas  avec  les  mêmes 
circonstances.  Vous  me  parlez  très-plaisamment 
de  la  princesse  d'Harcourt^.  Brancas  s'est  in- 
quiété ,  je  ne  sais  poiu'quoi  ;  il  est  volontaire  à 
l'armée  ;  et  comme  il  est  désespéré  de  mille 
choses,  il  n'évitera  pas  trop  de  rêver  ou  de  s'en- 
dormir vis-à-vis  d'un  canon  :  il  ne  voit  guère 
d'autre  porte  pour  sortir  de  tous  ses  embarras. 
Il  écrivoit  l'autre  jour  à  madame  de  Villars  et  à 
moi  ;  le  dessus  de  la  lettre  étoit  \  A  M.  de  Vu-- 
lars ,  à  Madrid.  Madame  de  Villars  qui  le  con- 
noît,  devina  la  vérité,  elle  ouvre  la  lettre,  et  y 
trouve  d'abord,  mes  très-chères  :  nous  n'avons 
point  encore  fait  réponse. 

Vous  dites  que  je  ne  vous  parle  point  de  votre 

'  Madame  de  Monaco  ayoit  été  la  principale  fayorite  de  Madame  , 
(  Henriette' Anne  f  Angleterre ,  morte  le  a  9  juin  1 670.  )  D.P, 

*  D'une  saignée  mal  faite.  D.  P, 

^  Françoise  de  Brancas  ;  M.  de  Brancas ,  dont  il  a  déjà  été  fait 
mention  dans  la  lettre  du  4  mai  précédent.  D.  P, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         49 

frère  ;  je  ne  sais  pourquoi,  car  j'y  pense  à  tout 
moment,  et  j'en  suis  dans  des  inquiétudes  ex- 
trêmes; je  l'aime  fort,  et  il  vit  avec  moi  d'une 
manière  charmante  :  ses  lettres  sont  aussi  d'un 
style ,  que  si  on  les  trouve  jamais  dans  ma  cas- 
sette ,  on  croira  qu'elles  sont  du  plus  honnête 
homme  de  mon  temps  ;  je  ne  crois  pas  qu'il  y 
ait  un  air  de  politesse  et  d'agrément  pareil  à 
celui  qu'il  a  pour  moi.  Cette  guerre  me  touche 
donc  au  dernier  point  ;  mon  fils  est  présentement 
dans  l'armée  du  roi ,  c'est-à-dire  à  la  gueule  du 
loup ,  comme  les  autres. 

On  ne  sera  pas  long-temps  sans  apprendre  de 
grandes  nouvelles  :  le  cœur  bat  en  attendant. 
Le  marquis  de  Castelnau  a  la  petite-vérole.  On 
disoit  hier  que  Desmarêts  ' ,  le  fils  du  grand  fau- 
connier, et  Bouligneux,  étoient  morts  de  ma- 
ladie :  si  je  ne  vous  mande  point  le  contraire 
avant  que  de  fermer  demain  ma  lettre  à  Paris, 
c'est  signe  que  cela  est  vrai.  Je  suis  venue  ici  ce 
matin  toute  seule  dans  une  calèche ,  afin  de  re- 
mener ma  petite  enfant  ;  il  faut  qu'elle  essaie  un 
bonnet  et  une  robe  ;  je  m'en  jouerai  jusqu'à  ce 
que  je  parte,  et  ne  la  ramènerai  ici  que  trois 
joints  devant  :  elle  se  porte  très-bien  ;  elle  est  ai- 
mable sans  être  belle  ;  elle  fait  cent  petites  sot- 
tises qui  réjouissent. 

'  Alexis-François  Dauvet ,  comte  Desmarêts  ;  il  succéda  à  Nic4|[as 
"Dauvet  son  père  en  1678.  ^f. 

ÏII.  ^' 


5o  LETTRES 

Mais  la  veuve  de  madtre  Paul  est  outrée  ;  il  s'est 
trouvé  une  anicroche  à  son  mariage  ;  son  grand 
benêt  d'amant  ne  l'aime  guère  ;  il  trouve  Marie  * 
tien  jolie ,  bien  douce.  Ma  fille ,  cela  ne  vaut  rien , 
je  vous  le  dis  franchement  :  je  vous  aiu'ois  fait 
cacher,  si  j'avois  voulu  être  aimée.  Ce  qui  se 
passe  ici  est  ce  qui  fait  tous  les  romans ,  toutes 
les  comédies,  toutes  les  tragédies,  in  rozzi petti 
tutte  le  flamme,  lutte  le  furie  d*amor.  Il  me  sem- 
ble que  je  vois  un  de  ces  petits  amours,  qui 
sont  si  bien  dépeints  dans  le  prologue  de  T^- 
m,inte ,  qui  se  cachent  et  qui  demeurent  dans  les 
forêts  :  je  crois ,  pour  son  honneur ,  que  celui-là 
visoit  à  Marie;  mais  le  plus  juste  s'abuse  :  il  a 
tiré  sur  la  jardinière,  et  le"mal  est  incurable.  Si 
vous  étiez  ici,  cet  original  grossier  vous  diver- 
tiroit  extrêmement  :  pour  moi  j'en  suis  occupée  ; 
et  j'emmène  Marie ,  pour  l'empêcher  de  couper 
l'herbe  sous  le  pied  de  sa  mère  :  ces  pauvres 
mères  ! 

Je  ne  laisse  pas  de  me  promener  avec  plaisir  ; 
les  chèvre-feuilles  ne  m'entêtent  point.  M.  de 
Coulanges  est  charmé  du  marquis  de  Villeroi; 
il  arriva  hier  au  soir.  Sa  femme ,  comme  vous 
dites,  a  donné  tout  au  travers  des  louanges  et 
des  approbations  de  ce  marquis.  Cela  est  na- 
turel ;  il  faut  avoir  trop  d'application  potir  s'en 

*  Fille  de  madame  Paul.  D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        5i 

garantir  :  je  me  suis  mirée  dans  sa  lettre,  mais 
je  l'excuse  mieux  qu'on  ne  m'excusoit. 

Ne  croyez  point ,  ma  fille ,  que  la  maladie  de 
madame  de  La  Fayette  puisse  m'arrêter  ;  elle 
n'est  pas  en  état  de  faire  peur  ;  et  puisque  j'en- 
visage bien  de  partir  dans  l'état  où  est  ma  tante  , 
il  faut  croire  que  rien  ne  peut  m'en  empêcher. 
M.  de  Coulanges  ne  croyoit  plus  la  revoir  :  il  l'a 
trouvée  méconnaissable;  elle  ne  prend  plus  de 
plaisir  à  rien  ;  elle  est  à  demi  dans  le  ciel  :  c'esl: 
une  véritable  sainte  ;  elle  ne  songe  plus  qu'à  soisi 
grand  voyage  et  comprend  fort  bien  celui  que 
je  vais  faire;  elle  me  donne  congé  dun  coHir 
déjà  tout  détaché  de  la  terre;  elle  entre  dd0^ 
mes  raisons;  cela  touche  sensiblement.;  et  j'ad* 
mire  le  contre-poids  que  Dieu  veut  mettre  à  la 
joie  sensible  que  j'aurois  de  vous  aller  voir  ;  je 
laisserai  ma  tante  à  demi-morte  ;  cette  idée  blesse 
le  cœur ,  et  j'emporterai  une  inquiétude  conti- 
nuelle de  mon  fils  :  ab  !  que  voilà  bien  le  monde  ! 
Vous  dites  qu'il  faut  se  désaccoutumer  de  isoiir 
haiter  quelque  chose;  ajoutez-y,  et  de  fsrç^ 
être  parfaitement  opntente  :  cet  état  n'^t  p^^  ré^ 
serve  pour  les  mortels. 

Vous  êtes,  donc  à  Grignap  ?  hé  bien ,  ma  dière 
enfant,  tenez- vous-y  jusqu'à  ce  que  je  vow  en 
6te.  Notre  cher  abbé  pensie  çoimpe  ippi ,  et  La 
Mousse  ;  vous  ne  vîtes  janiais  une  petite  troupe 

4. 


52  LETTRES 

aller  de  si  bon  cœur  ^à  vous.  Adieu ,  ma  très- 
aimable,  jusqu'à  demain  à  Paris;  je  m'en  vais 
me  promener  et  penser  à  vous  très-assurément 
dans  toutes  ces  belles  allées ,  où  je  vous  ai  vue 
mille  fois. 

A    M.    DE    GRIGNATT. 

Vous  me  flattez  trop,  mon  cher  Comte  :  je 
ne  prends  qu'une  partie  de  vos  douceurs,  qui 
est  le  remerciment  que  vous  me  faites  de  vous 
avoir  donné  une  femme  qui  fait  tout  l'agrément 
de  votre  vie  :  oh!  pour  cela,  je  crois  que  j'y  ai 
un  peu  contribué  ;  mais,  pour  votre  autorité 
dans  la  province,  vous  lavez  par  vous-même, 
par  votre  mérite,  votre  naissance,  votre  con- 
duite;  tout  cela  ne  vient  pas  de  moi.  Ah!  que 
vous  perdez  que  je  n'aie  pas  le  cœur  content  ! 
IjC  Camus  m'a  prise  en  amitié;  il  dit  que  je 
chante  bien  ses  airs  ;  il  eh  a  fait  de  divins;; mais 
je  suis  triste,  et  je  n'apprends  rien;  vous  ïe^ 
chanteriez  comme  un  ange  :  Le  Camus  estime 
fort  votre  voix  et  votre  science.  J'ai  regret  à  ce^ 
sortes  de  petits  agréments  que  nous  négligeons-; 
pourquoi  les  perdre?  Je  dis  toujoiu's  qu'il  ne  faut 
point  s'en  défaire,  et  que  ce  n'est  pas  trop  de 
tout.  Mais  que  faire  quand  on  a  un  nœud  à  la 
gorge?  Vous  avez  fait  faire  à  ma  fille  le  plus  beau 
voyage  du  monde  :  ell^  en  est  ravie  ;  mais  vous 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        53 

l'avez  bien  menée  par  monts  et  par  vaux,  et  bien 
exposée  sur  vos  Alpes,  et  aux  flots  de  votre  Médi- 
terranée :  j'ai  quasi  envie  de  vous  gronder  , 
après  vous  avoir  embrassé  tendrement.  . 


A  MADAME  DE.GRIGNAN. 


Vendredi ,  3  juin. 

Me  voici. à  Paris,  où  je  trouve  que  ces  deux 
Messieurs  ^  ne  sont  pas  si  morts  qu'ils  l'étoiëiit 
hier.  La  maréchale  de  Villeroi  est  à  l'extrémité. 
Je  ne  sais  rien  de  l'armée.  Adieu. , 


LETTRE  CCLXXVII.        - 

DE   MADAME  DE  SEVIGSri  A  MADAME  DE  GRIGITAIC. 

■         •  ■ 

A  Paris  ,  'lundi  6  juin  167a. 

Comme  je  tïsà  point  reçu  de  vos  lettres,  et 
que  c'est  toujours  un  grand  chagrin  pour  moi, 
je  me  suis  imaginé  que  vous  aviez  été  occupée  à 
recevoir  madame  de  Monaco  :  ce  qui  me  console, 
c'est  que  vous  êtes  en  lieu  de  planter  choux ,  et 
que  vos  Alpes  ni  votre  mer  Méditerranée  ne 
sauroient  plus  vous  faire  périr.  J'ai  bien  sué  en 
pensant  au  péril  de  votre  voyage. 

Ma  tante  a  reçu  encore  aujourd'hui  le  viatique 

'  Messieurs  Dcsmaréts  et  Bouligneux.  D.  P,    ' 


54  LETTRES 

dam  ia  vue  de  faire  le  sien,  où  elle  est  appliquée 
avec  un€  dévotion  angélique;  sa  préparation ,  sa 
patiionoey  sa  résignation^  ^ont  des  chose»  »i  peu 
naturelles  ^  qu'il  faut  les*  considérer  comme  au* 
tant  de  miracles  qui  persuadent  la  religion.  Elle 
est  entièrement  détachée  de  la  terre;  son  état, 
quoique  infiniment  douloureux ,  est  la  chose  du 
monde  la  plus  souhaitable  à  ceux  qui  sont  vé- 
ritablemept  chrétiens.  Elle  nous  chasse  tous, 
comme  je  vous  ai  déjà  dit;  et,  quoique  nou9 
ayons  dessein  de  lui  obéii:,  nous  croyons  quel-» 
quefois  qu'elle  s'en  ira  encore  plus  tôt  que  nous. 
Eiïôïï  ftôus  Vdyofté  Uti  jotrf;  et  si  je  li'étôis  ac- 
coutumée depuis  quelque  temps  à  ne  point  faire 
ce  que  je  désire,  je  vous  manderois  dès  aujour- 
d'hui aé  rie  me  plus  écrire;  mais  non,  j'aime 
mieux  recevoir  quelqu'une  de  vos  lettres  à  Gri- 
gnan ,  que  d'en  manquer  ici. 

Voilà  les  nouvelles  de  M*  de  Pomponne  :  il 
est  déjà  question  d'un  nom  de  corinoissance  ^ui 
^flige  ;  Dieu  nous  f^sse  la  grâce  de  n'en  point 
vdir  d'autres.  M.  de  La  Hôchefoucauld  rie  sait 
encore  tien  :  il  sei*a  sensiblement  touché;  car 
il  est  patriarche ,  et  connoît  quasi  aussi  bien  que 
moi  la  tendresse  maternelle  ;  il  me  pria  fort  hier 
de  vous  faire  mille  amitiés  pour  lui.  Madame  de 
La  Fayette  riie  pria  fort  aussi  de  vous  dire  l'état 
où  elle  est,  afin  que  vous  ne  soyez  point  étonnée 


DE   MADAME   DE  SEVIGNE.        55 

de  ne  point  voir  de  ses  lettres;  la  fièvre  tierce  l'a 
reprise.  Elle  vous  conjure  de  croire  que  ce  n'est 
ni  un  prêtre  ni  un  conseiller  qui  cause  l'ennui 
de  la  Marans;  c'est  un  des  mieux  chaussés,  dont 
nous  ne  savons  ni  le  nom  ni  la  devise,  ni  les 
couleurs ,  mais  que  nous  jugeons  bien  qui  est  à 
la  guerre ,  à  voir  les  sombres  horreurs  ddftt  elle 
est  accablée;  si  elle  aimoit  un  conseiller  y  elle  se- 
roit  gaillarde.  Dans  ma  lettre  qui  a  été  perdue, 
je  crois  qUe  je  vous  répondois  sur  quelques  cha- 
grin que  Vous  aviez  -d'une  méchanceté-  qu'on' 
Vous  avoit  feite  ;  je  vxm»  mandois  que ,  «i  viMs 
en  aviez  dit  davantage,  Oii  auroit  peiis-etre  bieti' 
pu  deviner  d'où  cette  malice  pouvoit  venir. 

J'ai  appris  quelque  diose  depuis  de  ce  qui 
vous  fâchoit;  il  y  a  des  gens  fort  alertes  pour 
s'éclaircir  des  soupçons  qu'ils  ont  sur  certaines 
gens.  Nous  sommes  éveillés  aussi  pour  un  pre- 
mier président  ' ,  que  nous  croyons  que  M.  de 
Marseille  fera  £dre  à  Saint^Germain,  au  conseil 
de  la  reine,  ea  l'absence  du. roi  et  tle  M.  de 
Pomponne,  avec  M.  Colbert  et  M.  Le  Tellier.  Je 
mis  hier  Langlade  en  campagne  pour  parler  à 
des  gens  qui  nous  doivent  instruire,  et  que  nous 
voulons  instruire  à  notre  tour  :  il  trouve  que 
l'amitié  me  donne  de  l'esprit  et  des  vues;  je 
n'exécute  rien  qu'avec  de  bons  conseils.  J'ai  vu 

'  Du  parlement  d*Aix.  D.  P. 


56  LETTRES 

une  lettre  de  vous  à  Sainte-Marie ,  dont  je  vous 
loue  et  vous  remercie  mille  fois;  je  n'ai. jamais 
rien  vu  de  si  honnête  ni  de  si  politique  :  vous 
faites  mieux  que  moi.  M.  de  Goulanges  et  M.  de 
Guitaud  m'en  ont  montré  d'autres,  dont  vous 
êtes  louable  d'une  autre  façon. 

Vous  savez  bien  que  le  marquis  de  Villeroi  a 
quitté  Lyon  et  madame  de  Goulanges,  poiu*  s'en 
aller,  comme  le  chevalier  des  armes  noires^  dans 
l'armée  de  l'électeur  de  Cologne ,  voulant  servir 
le.  roi.au  moins  dans  l'armée  de  ses  alliés;  il  y  a 
plusieurs  avis  pour  savoir  s'il  a.  bien  ou  mal 
fait.  .Le  roi  n'aime  pas  qu'on  lui  désobéisse  ; 
peut-être  aussi  qu'il  aimera  cette  ardeur  mar- 
tiale :  le  succès  fera  voir  ce  que  l'on  en  doit 
juger. 

Je  reçois  dans  ce  moment  votre  lettre  du  ay , 
d'Aix  et  de  Lambesc.  Je  pensois  déjà  que  vous 
ne  m'écriyiez  point  du  tout,  à  cause  de  votre 
princesse  (  de  Monaco  )  :  c'est  la  plus  raisonnable 
excuse  que  vous  me  puissiez  donner;  je  la  com- 
prends très-bien;  vous  n'avez  pas  tous  les  jours 
de  telles  compagnies  ;  il  faut  bien  profiter  de  ces 
occasions  que  le  bonheur  et  le  hasard  vous  en- 
voient. Parlez-moi  des  déplaisirs  qu'elle  a  eus  de 
la  mort  de  Madame,  et  des  espérances  qu'elle 
a  pour  Paris. 

Vous  avez  donc  eu   des  comédiens;  je  vous 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        67 

réponds  que ,  de  quelque  façou  que  votre  théâ- 
tre fut  garni,  il  Tétoit  toujoiu^  mieux  que  celui 
de  Paris.  J'en  parloir  l'autre  jour  en  m'amusant 
avec  Beaulieu^,  U  ine  disoit  :  Madame,  il  n'y  a 
plus  que  des  garçons  de  boutique  à  la  comédie  ; 
il  n'y  à  pas  seulement  des  filous,  ni  des  pages, 
ni  de  grands  laquais,  tout  est  à  l'ai'mée  :  quand 
on  voit  un  homme  avec  une  épée  dans  les  rues^ 
les  petits  enfants  crient  sur  lui;  voilà  quel  est 
Paris  présentement,  mais  il  chs^ngera  de  face 
dans  quelques  mois. 

.  Vous  faites  iûen  de  me  demander  pardon  ^  de 
dire  que  VOUS' ine  laissez  reposer  de  vos  grandes 
lettres  ;  vous  avez  réparé  cette  faute  très-prompr 
tement  :  hélas,  ma  fille  !  ce  sont  des  petites  qu'il 
faut  que  je  me  repose.  Vous  êtes  d'un  très-bon 
commerce;  je  n.'eusse  jamais  cru  que  le  mien 
vous  eut  été  si  agréable  :  je  m'en  estime  bien 
plus  que  je  ne  faisois.  Vous  me  dites  plaisamr 
ment  que  vous  croiriez  m'ôter  quelque  choaç , 
en  polissant  vos  lettres  :  gardez-vous  bien  d'y 
toucher,  vous  en  feriez  des  pièces  d'éloquence. 
Cette  pure  nature  dont  vous  parlez  est  précisé- 
ment ce  qui  est  bon ,  et  ce  qui  plaît  uniquement. 
Gardez  bien  votre  aimable  esprit,  il  a  les  yeux 
plus  grands  que  ceux  de  votre  tête,  qui  sont 
pourtant  fort  jolis,  pour  ce  qu'ils  contiennent  ! 

'  Valet-de-chambre  de  madame  de  Sévignë. 


58  LETTRES 

Votre  comparaison  est  plaisatite,  d'une  fenune 
grosse  de  neuf,  dix ,  onze  ou  douze  mois  ;  oui , 
ma  fille ,  tous  accoucherez  enfin  heureusement  : 
votre  enfant  ne  sera  point  pétrifié.  Ne  m'en- 
voyez point  vos  eaust  ni  vos  gants,  vous  me  les 
donnerez  à  Grignan;  je  ne  ferai  point  d'autre 
provision  que  celle-là  :  je  vous  manderai  que  je 
pars  à 'l'heure  que  vous  y  penserez  le  moins.  La 
maréchale  de  Yilleroi  '  se  porte  mietnt.  Il  n'y  a 
point  de  meilleures  nouvelle*  que  celles  que  je' 
vous  envoie;  j'en  demande  toujours^  et  l'cm 
prend  plaisir  à  ti^'en  dire,  parce  qu'oh>^mtl>ien 
que  ce  n'eàt  pas-  pour  mot.  Je  suisr  en  peine  de 
vos  jambes,  pourquoi  sont'^elles  enflées?  pofû> 
quoi  la  fièvre  n'aura-t^elle  pas  de  suite  ?  Il  m'est 
impossible  de  ne  pas  souhaiter  au  moins  d'être 
à  demain ,  afin  d'avoir  encore  de  vos  nouvelles  y 
et  de  cette  fièvre  que  vous  dites  qui  n'aura  point 
de  suite.  Je  vous  embrasse  ave4^  une  tendresse 
eiLtréme. 

'  Madeleine  de  Créqui,  D,  P, 


.  \ 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         69 


LETTRE  CCLXXVIIÏ. 

DE  MADAME  DE  SJ^VIGPfi  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  lundi  i3  juin  167a. 

Ma  petite ,  hélas  !  vous  avez  été  bien  malade  ; 
je  comprends  ce  mal^  et  le  crains  comme  un  de 
cexiiL  qui  donnent  le  plus  de  frayeur^  Sans  la 
botité  qu'à  eue  M.  de  Grignad  de  m'écrire,  je 
vous  avoue  que  j'aurois  été  dans  untf  inquiétude 
mortelle  ;  mais  il  voua  aime  si  passionnément , 
que  je  le  tiéndrois  peu  en  état  de  songer  à  sou- 
lager mes  craintes,  si  vous  aviez  été  un  moment 
en  péril.  J'attends  demain  avec  impatience;  j'es- 
père que  vous  me  direz-vous  même  comme  vous 
vous  portez,  et  pourquoi  vous  vous  êtes  mise  eu 
colère;  j'y  suis  beaucoup  contre  ceux  qui  voua 
eti  ont  donné  sujets  • 

Voilà  une  lettre  de  mon  fils  qui  vous  divertira, 
ce  sont  des  détails  qui  font  plaisir^  Vous  verrez 
que  le  roi  est  si  parfaitement  heureu3^  ' ,  que  dé- 
sormais il  n'aura  qu'à  dire  ce  qu'il  souhaite  dans 
FEurope ,  sanfe  pîendre  la  peine  d'aller  lui-même 
à  la^  tête  de  soli  aitaée  ;  on  se  trouvera  heureut 

'  En  huit  jours  TariBée  du  roi  et  celle  de»  alliés  prireïit  six 
ville,  yé,  G. 


6o  LETTRES 

de  le  lui  donner.  Je  suis  assurée  qu'il  passera 
rissel  comme  la  Seine.  La  terreur  prépare  par- 
tout une  victoire  aisée  :  la  joie  de  tous  les  cour- 
tisans est  un  bon  augure.  Brancas  me  mande 
qu'on  ne  cesse  de  rire  depuis  le  matin  jusqu'au 
soir;  voici  une  petite  histoire  qu'il  faut  que  je 
vous  mande. 

Dès  que  le  vieux  Bourdeille  fut  mort,  M.  de 
Montausier  écrivit  au  roi  pour  lui  demander  la 
charge  de  sénéchal  de  Poitou  pour  M.  de  Lau- 
rière'-son  beau-firèrë.  Le  roi  la  lui  accorcfa-  Uri. 
peu  après  le  jeune  Matha  la  demanda ,  et  dit  au 
roi  qu'il  y  avoit  très-long-temps  que  cette  charge 
étoit  dans  leur  maison.  Le  roi  écrivit  à  M.  de 
Montausier,  et  le  pria  de  la  lui  rendre,  en  l'as- 
surant qu'il  donneroit  autre  chose  à  M.  de  Lau- 
rière.  M.  de  Montausier  répondit  que  pour  lui 
il  seroit  ravi  de  le  pouvoir  faire;  mais  que  son 
beau-fr^re  en  ayant  reçu  les  compliments  dans 
la  province,  il  étoit  impossible,  et  que  Sa  Majesté 
pourroit  faire  d'autres  biens  au  petit  Matha.  Le 
roi  en  parut  piqué,  et,  se  mordant  les  lèvres,  hé 
bien  !  dit-il,  je  lui  laisse  la  charge  pour  trois  ans; 
mais  je  la  donne  ensuite  pour  toujours  au  petit 
Matha*.  Ce  contre-temps  a  été  fâcheux  pour  Mi 
de  Montausier.  C'étoit  à  M.  de  Grignan  que  je 

*  Philibert-  Héiie  de  Pompadour ,  marquis  de  Laurière. 
^  Petit;  neveu  du  marquis  de  Bourdeille. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        6i 

devois  mander  ceci  ;  il  n  importe ,  mes  deux  let- 
tres sont  à  tous  deux,  et  n'en  valent  jpas  une 
bonne. 

Vous  n'aurez  point  de  Provençal  pour  pre- 
mier président,  on  m'en  a  fort  assurée.  M.  de 
Marseille  me  vint  voir  hier  avec  le  marquis  de 
Vence  et  deux  députés ,  je  crus  que  c'étoit  une 
harangue. 

Adieu,  ma  chère  enfant,  je  vous  prie  d'être 
bien  aise  de  me  voir  en  quelque  temps  que  ce 
soit,  et  de  songer  au  plaisir  que  j'en  recevrai.  Ma 
fille,  voilà  une  petite  sotte  béte  de  lettre,  je 
ferois  bien  mieux  de  dormir. 


LETTRE  CCLXXIX. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Pai'is,  vendredi  17  juin  167a  ,  à  11  heures  du  soh\ 

Je  viens  d'apprendre,  ma  fille ,  une  triste  nou- 
velle, dont  je  ne  vous  dirai  point  le  détail ,  parce 
que  je  ne  le  sais  pas  :  mais  je  sais  qu'au  passage 
de  rissel  ' ,  sous  les  ordres  de  M.  le  prince ,  M.  de 
Longueville  a  été  tué  ;  cette  nouvelle  accable. 
J'étois  chez  madame  de  La  Fayette  quand  on 
vint  l'apprendre  à  M.  de  La  Rochefoucauld  ,  avec 

'  Cest-à-dire ,  au  passage  du  Ahin  ;  Flssel  fut  abandonné.  D.  P, 


62  LETTRES 

la  blessure  de  M.  de  Marsillac  et  la  mort  du  che- 
valier de  Marsillac  :  cette  grêle  est  tombée  sur 
lui  en  ma  présence.  Il  a  été  très-vivement  affligé^ 
ses  larmes  ont  coulé  du  fond  du  cœur,  et  sa  fer^ 
meté  Ta  empêché  d'éclater.  Après  ces  nouvelles  ^ 
je  ne  me  suis  pas  donné  la  patience  de  rien  der 
mander  :  j'ai  couru  chez  M.  de  Pomponne,  qui 
m'a  fait  souvenir  que  mon  fils  est  dans  l'armée 
du  roi,  laquelle  n'a  eu  nulle  part  à  cette  expé- 
dition ;  elle  étoit  réservée  à  M.  le  prince  :  on 
dit  qu'il  est  blessé  ;  on  dit  qu'il  a  passé  la  rivière 
dans  un  petit  bateau  ;  on  dit  que  Nogent  a  été 
noyé  ;  on  dit  que  Guitry  est  tué  ;  on  dit  que  M.  de 
Roquelaure  et  M.  de  La  Feuillade  sont  blessés  ; 
qu'il  y  en  a  une  infinité  qui  ont  péri  en  cette 
rude  occasion.  Quand  je  saurai  le  détail  de  cette 
nouvelle,  je  vous  la  manderai.  Voilà  Guitaud  qui 
m'envoie  un  gentilhomme  qui  vient  de  l'hôtel  de 
Condé  ;  il  me  dit]^que  M.  le  prince  a  été  blessé  à 
la  main.  M.  de  Longueville  avoit  forcé  la  bar- 
rière ,  où  il  s'étoit  présenté  le  premier  ;  il  a  été 
aussi  le  premier  tué  sur-le-champ  ^  :  tout  le  reste 
est  assez  pareil.  M.  de  Guitry  noyé,  et  M.  de 
Nogent  aussi*;  M.  de  Marsillac  blessé,  comme 
j'ai  dit ,  et  une  grande  quantité  d'autres  qu'on  ne 

'  (  ^oyez  ci^après  les  lettres  de»  ao  juin  et  8  juillet. 
'  Armand  de  Bautru ,  comte  de  Nogent ,  et  Guy  de  Chaumont 
de  Guitry ,  grand»maitre  de  la  garde-robe.  ilf. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ,        63 

sait  pa«  encore.  Mais  enfin  l'Is^el  est  passé.  M.  le 
prince  l'a  passé  trois  ou  quatre  fois  en  bateau , 
tout  paisiblement  9  donnant  ses  ordres  partout 
avec  ce  sang-froid  et  cette  valeur  divine  qu'on 
lui  connoit  On  assure  qu'après  cette  première 
difficulté  on  ne  trouve  plus  d'ennemis  :  ils  sont 
retirés  dans  leurs  places.  La  blessure  de  M.  de 
Marsillac  est  un  coup  de  mousquet  dans  l'épaule, 
et  un  autre  dans  la  mâchoire,  sans  casser  l'os. 
Adieu ,  ma  chère  enfant  ;  j'ai  l'esprit  un  peu  hors 
de  sa  place ,  quoique  mon  fils  soit  dans  l'armée 
du  roi  ;  mais  il  y  aura  tant  d'autres  occasions  que 
cela  £sàt  trembler  et  mourir. 


LETTRE   CCLXXX. 

DE  MADAME  DE  SlÉVIGKÉ  AU  COMTE  DE  BUSSY, 

A  Paris,  ce  19  juin  1672. 

J'ai  présentement  dans  ma  chambre  votre 
grand  garçon'.  Je  l'ai  envoyé  quérir  dans  mon 
carrosse  pour  venir  dîner  avec  moi.  Mon  oncle 
l'abbé,  qui  y  étoit  aussi,  a  présenté  d'abord  à 
mon  neveu  un  grand  papier  plié ,  et  l'ayant  ou- 

'  Amé-Nicolas  de  Rabatin ,  fils  aîné  du  comte  de  Bussy.  II 
prit  en  effet ,  comme  son  père ,  le  parti  des  armes.  (  Voyez  la  pein* 
tnre  de  son  caractère ,  de  son  tempérament  dans  la  lettre  de  Bussy  y, 
h  mars  1686.  ) 


64  LETTRES 

vert,  il  a  trouvé  que  c'étoit  une  généalogie  des 
Rabutin.  Il  en  a  été  tout  réjoui  ;  et  il  s'amuse 
présentement  à  regarder  d'où  il  vient.  Si  tout 
d'un  train  il  s'amuse  à  méditer  où  il  va,  nous 
ne  dînerons  pas  sitôt  ;  mais  je  lui  épargnerai  la 
peine  de  faire  cette  méditation,  en  l'assurant 
qu'il  va  droit  à  la  mort,  et  à  une  mort  assez 
prompte,  s'il  fait  votre  métier,  comme  il  y  a 
beaucoup  d'apparence.  Je  suis  certaine  que  cette 
pensée  ne  l'empêchera  pas  de  dîner  :  il  est  d'une 
trop  bonne  race  pour  être  surpris  d'une  si  triste 
nouvelle.  Mais  enfin  je  ne  comprends  pas  qu'on 
puisse  s'exposer  mille  fois,  comme  vous  avez 
fait ,  et  qu'on  ne  soit  pas  tué  mille  fois  aussi.  Je 
suis  aujourd'hui  bien  remplie  de  cette  réflexion. 
La  mort  de  M.  de  Longueville,  celle  de  Guitry, 
de  Nogent  et  de  plusieurs  autres;  les  blessures 
de  M.  le  prince,  de  Marsillac,  de  Vivonne,  de 
Montrevel,  de  Revel,  du  comte  de  Saulx,  de 
Termes  et  de  mille  gens  inconnus,  me  donnent 
une  idée  bien  funeste  de  la  guerre.  Je  ne  com- 
prends point  le  passage  du  Rhin  à  la  nage.  Se 
jeter  dedans  à  cheval,  comme  des  chiens  après 
un  cerf,  et  n'être  ni  noyé,  ni  assommé  en  abor» 
dant ,  tout  cela  passe  tellement  mon  imagination , 
que  la  tête  m'en  tourne  ^.  Dieu  a  conservé  mon 

'  Boileau ,  dans  son  épître  IV  sur  le  passage  du  Rhin ,  nomme 
.nussi  plusieurs  des  guerriers  qui  passoient  dans  la  tête  de  madame 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         65 

fils  jusques  ici;  mais  peut-on  compter  sur  ceux 
qui  sont  à  la  guerre?- Adieu,  mon  cher  cousin, 
je  m'en  vais  dîner.  Je  trouve  votre  .fils  bien  fait 
et  aimable.  Je  suis  fort  aise  que  vous  aimiez  mes 
lettres.  On  ne  peut  être  à  votre  goût  sans  beau- 
coup de  vanité. 


LETTRE  CCLXXXI. 

DU  COMTE  DE  BUSSY  A  MADAME  DE  siVIGWÉ. 

A  Chaseu  * ,  ce  a6  juin  167a. 

Ne  diroit-on  pas,  comme  vous  en  parlez.  Ma- 
dame ,  qu'il  n'y  a  que  les  gens  de  guerre  qui 
meurent.  Cependant  la  vérité  est  que  la  guerre 
ne  fait  que  hâter  la  mort  de  quelques  -  uns  qui 
auraient  vécu  davantage ,  s'ils  n'y  étoient  point 
allés.  Pour  moi ,  je  me  suis  trouvé  en  plusieurs 
occasions  assez  périlleuses  sans  avoir. seulement 
été  blessé.  Mon  malheur  a  roulé  sur  d'autres 
choses;  et,  pour  parler  franchement,  j'aime  mieux 
avoir  été  moins  heureux  que  d'être  mort  jeune. 

de  Sévigné ,  lorsqu'elle  traçoit  ces  lignes  aussi  sensées  que  politi- 
ques. On  y  Yoit  Soobise,  Gramont ,  Lesdiguièré^ ,  Viyonne ,  Nan- 
touillet ,  Goislin ,  Salart ,  Nogent  d'Ambré ,  Cavois ,  Revel ,  Ven- 
dôme ,  la  Salle ,  Beringhin ,  les  princes  de  Condé ,  d'Enghien ,  et 
Longueyille ,  'qui  fut  tué  le  i  a  juin  167a,  dans  Vile  de  Belaw. 

'  Paroisse  de  Loisy ,  près  d'Autun. 

III.  5 


66  LETTRES 

U  y  a  cent  mille  gens  qui  ont  été  tués  à  la  pre- 
mière occasion  où  ils  se  sont  trouvés ,  et  cent 
mille  autres  à  la  seconde  :  Cosi  îlia  voluto  il 
fato.  Cependant  je  vous  vois  dans  de  grandes 
alarmes;  mais  il  faut  que  je  vous  rassure,  Ma- 
dame, en  vous  apprenant  qu'on  fait  quelque- 
fois dix  campagnes  sans  tirer  une  fois  lepée ,  et 
qu'on  se  trouve  souvent  dans  des  batailles  sans 
voir  Fennemi  :  par  exemple ,  quand  on  est  à  la 
seconde  ligne,  ou  à  l'arrière-garde ,  et  que  la 
première  ligne  a  décidé  du  combat,  comme  il 
arriva  à  la  bataille  des  Dunes  en  i658  ^  Dans  une 
guerre  de  campagne,  les  officiers  de  cavalerie 
courent  plus  de  hasard  que  les  autres.  Dans  une 
guerre  de  sièges ,  les  officiers  d'infanterie  sont 
mille  fois  plus  exposés  :  et  sur  cela ,  Madame^  il 
faut  que  je  vous  dise  ce  que  M.  de  Turenne  m'a 
iCOûté  avoir  ouï  dire  au  feu  prince  d'Orange 
Guillaume  :  que  les  jeunes  filles  croyoient  que 
les  hommes  étoient  toujours  en  état*,  et  que  les 
moines  croyoient  que  les  gens  de  guerre  avoient 
toujours,  à  l'armée,  l'épée  à  la  main.  L'intérêt 
que  vous  avez  à  cette  campagne  vous  fait  faire 

*  Le  vicomte  de  Turenne ,  après  avoir  gagné  cette  fameuse  ba- 
taille, s'empara  de  presque  tous  le  reste  de  la  Flandre,  ce  qui  obligea 
les  Espagnols  à  faire  la  paix  des  Pyrénées ,  en  1 660.  G,  D,  S.  G. 

'  Cette  pensée  un  peu  libidineuse  ne  seroit  point  admise  de  noa 
jours  dans  une  Correspondance  de  bonne  compagnie.  G.  D*  S.  G» 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        67 

des  réfle^tions  que  Vous  n'aviez  jamais  faites.  Si 
iûonsieiir  votre  fila  n'étoit  pas  là ,  vous  regarde- 
riez cette  action  comme  ce^it  autres  dont  vous 
avez  ouï  parler  sans  être  émue ,  et  vous  trou- 
veriez feulement  de  la  hardiesse  au  passage  du 
Rhin ,  où  vous  trouvez  aujourd'hui  de  la  témé- 
rité. Croyez-moi ,  ma  chère  cousine ,  la  plupart 
des  choses  ne  sont  grandes  ou  petites  qu'autant 
que  notre  esprit  les  fait  ainsi.  Le  passage  du 
Rhin  à  la  nage  est  une  belle  action,  mais  elle 
n'eit  pas  si  téméraire  que  vous  pensez.  Deux  mille 
chevaux  passent  pour  en  aller  attaquer  quatre  oii 
cinq  cents.  Les  deux  mille  sont  soutenus  d'une 
grande  armée  où  le  roi  est  en  personne ,  et  les 
quatre  ou  cinq  cents  sont  des  troupes  épouvan» 
tées  par  la  manière  brusque  et  vigoureuse  dont 
on  a  commencé  la  campagne.  Quand  les  Hollan- 
dois  aiu*oient  eu  plus  de  fermeté  en  cette  ren- 
contre ,  ils  n'àuroient  tué  qu'un  peu  plus  de  gens, 
et  enfin  ils  auroieht  été  accablés  par  le  nombre. 
Si  le  prince  d'Orange  avoit  été  à  l'autre  bord  du 
Rhin  avec  son  armée ,  je  ne  pense  pas  que  Ton 
eût  essayé  de  passer  à  la  nage  devant  lui,  et 
c'est  de  qui  auroit  été  téméraire^  si  on  Tavôit 
hasardé  '.  Cependant  c'eèt  ce  que  fit  Aletâùdi'ô 

*  Bussy  toucboit  au  vif  fcîen  des  amoûrs-propreé  daài  la  céii- 
fltire  qu'il  foit  sur  le  passage  du  Uhin.  U  paroit  ({ue  quelques  îndist 
crets  dévoilèrent  à'  la  cçur  son  opinion  à  cet  égard  et  on  pro^ 

5. 


;ft 


68  LETTRES 

au  passage  du  Granique.  Il  passa  avec  quarante 
mille  hommes  cette  rivière  à' la  nage,  malgré 
cent  mille  qui  s'y  opposoient.  Il  est  vrai  que 
s'il  eût  été  battu ,  on  auroit  dit  que  c'eût  été  un 
fou  ;  et  ce  ne  fut  que  parce  qu'il  réussit  que  Ton 
dit  qu'il  avoit  fait  la  plus  belle  action  du  monde. 

Je  suis  fort  aise,  ma  belle  cousine,  que  votre 
déchaînement  contre  la  guerre  n'ait  d'autre  rai- 
son que  la  crainte  de  l'avenir ,  et  que  M.  de  Sé- 
vigné  se  soit  tiré  heureusement  d'affaire.  Il  faut 
espérer  qu'il  sera  toujours  heureux.  Ce  n'est  pas 
que  le  maréchal  de  la  Ferté  ne  dise  que  la  guerre, 
dit  :  Jtttends'inoi ,  je  t'aurai.  Mandez-moi  si  mon- 
sieur votre  fils  étoit  commandé  de  passer.  Si  mon 
fils  vous  plaît,  madame,  il  peut  bien  plaire  à 
d'autres.  Vous  avez  le  goût  bon. 


LETTRE  CCLXXXII. 

I 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGITAir. 

A  Paris,  ao  juin  167a. 

Il  m'est  impossible  de  me  représenter  l'état 
où  vous  avez  été,  ma  chère  enfant,  sans  une  ex- 

longea  son  exil  :  du  moins  on  attribue  à  ce. motif ,  cumulé  ayec 
d'autres ,  la  disgrâce  dont  il  se  plaint  si  souvent  et  si  amèrement. 

G.  D,  G.  S. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       69 

trême  émotion  ;  et,  quoique  je  sache  que  vous 
en  êtes  quitte,  Dieu  merci!  je  ne  puis  tourner 
les  yeux  sur  le  passé ,  sans  une  horreur  qui  me 
trouble.  Hélas!  que  j'étois  mal  instruite  d*une  * 
santé  qui  m'est  si  chère!  Qui  m'eût  dit  en  ce 
temps-là  :  votre  fille  est  plus  en  danger  que  si 
elle  étoit  à  l'armée  ?  j'étois  bien  loin  de  le  croire. 
Faut-il  donc  que  je  me  trouve  cette  tristesse 
avec  tant  d'autres  qui  sont  présentement  dans 
mon  cœur  ?  Le  péril  extrême  où  se  trouve  mon 
fils;  la  guerre  qui  s'échaufFe  tous  les  jours,  lès 
courriers  qui  n'apportent  plus  que  la  mort  de 
quelqu'un  de  nos  amis  ou  de  nos  connoissances, 
et  qui  peuvent  apporter  pis;  là  crainte  que  l'on 
a  des  mauvaises  nouvelles,  et  la  ciu'iosité  qu'on 
a  de  les  apprendre  ;  la  désolation  de  ceux  qui 
sont  outrés  de  douleiu*,  et  avec  qui  je  passe  une 
partie  de  ma  vie  ;  l'inconcevable  état  de  ma  tante , 
et  l'envie  que  j'ai  de  voiis  voir ,  tout  cela  ipe  dé- 
chire, me  tue,  et  me  fait  mener  une  vie  si  con- 
traire à  mon  humeur  et  à  mon  tempérament , 
qu'en  vérité  il  faut  que  j'aie  une  bonne  santé 
pour  y  résister.  Vous  n'avez  jamais  vu  Paris 
comme  il  est;  tout  le  monde  pleure,  ou  craint 
d^  pleurer  :  l'esprit  tourne  à  la  pauvre  madame 
de  Nogent  ;  madame  de  Longueville  fait  fendre 
le  cœiu:,.à  ce  qu'on  dit;  je  ne  l'ai  point  vue,  mais 
voici  ce  que  je  sais. 


70  LETTRES 

Mademoiselle  4ç  Vertus  '  étoit  retournée  dcM 
puis  deux  jours  à  Port-Royal,  où  elle  est  presque 
toujours;  ou  est  allé  la  quérir  avec  M.  Arnauld, 
pour  dire  cette  terrible  nouvelle.  Mademoiselle 
de  Vertus  n'avoit  qu'à  se  montrer;  ce  retour  31 
précipité  paarquoit  bien  quelque  chose  de  fu- 
neste. En  effet,  dès  qu'elle  parut  :  Ah!  made- 
moiselle ,  comment  se  porte  monsieiu»  mon  frère 
(  le  Grand  Condé  )  ?  Sa  pensée  n'osa  ^Uer  plus 
loin.  Madame,  il  se  porte  bien  de  sa  blessure; 
—  il  y  a  eu  un  combat.  Et  mon  fils ?-^  On  n^ 
lui  répondit  rien. —  Ah!  mademoiselle,  mon  fils, 
mon  cher  enfant,  répondez-moi,  est-il  mort?  — 
Madame,  je  n'ai  point  de  paroles  poiu*  vous  ré- 
pondre. —  Ah  !  mon  cher  fils  !  est-il  mort  sur-le- 
champ?  n'a-t-il  pas  eu  un  seul  moment?  ah  mon 
Dieu  !  quel  sacrifice  !  et  là-dessus  elle  tombe  sur 
son  lit ,  et  tout  ce  que  la  plus  vive  douleur  peut 
faire,  et  par  des  convulsions,  et  par  des  évanouis* 
sements,  et  par  un  silence  mortel,  et  pat  des 
cris  étouffés,  et  par  des  larmes  amères,  et  pay 
des  élans  vers  le  ciel,  et  par  des  plaintes  tendres 
et  pitoyables,  elle  a  tout  éprouvé.  Elle  voit  cer- 
taines gens,  elle  prend  des  bouillons,  parce  que 
Dieu  le  veut;  elle'n'a  aucun  repos;  sa  santé,  déjà 
très-mauvaise,  est  visiblement  altérée  :  pour  moi , 

'  Mademoiselle  de  Vertus  étoit  issue  des  anciens  ducs  de  Bre^ 
tagne.  Cétoit  une  des  saintes  de  Port-Royal.  Â^  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         71 

je  lui  souhaite  la  mort,  ne  comprenant  pas  qu'elle 
puisse  vivre  après  une  telle  perte. 

Il  y  a  un  homme  dans  le  monde  qui  n'est  guère 
moins  touché;  j'ai  dans  la  tête  que  s'ils  s'étoient 
rencontrés  tous  deux  dans  ces  premiers  mo* 
ments ,  et  qu'il  n'y  eût  eu  personne  avec  eux , 
tous  les  autres  sentiments  auroient  fait  place  à 
des  cris  et  à  des  larmes,  que  Ton  auroit  redou- 
blés de  bon  cœur  :  c'est  une  vision  '. 

Mais  enfin  quelle  affliction  ne  montre  point 
notre  grosse  marquise  d'Uxelles  sur  le  pied  de 
la^ bonne  amitié?  Les  maîtresses  ne  s'en  contrai-^ 
gnent  pas.  Toute  sa  pauvre  maison  revient  ;  et 
son  écuyer,  qui  arriva  hier,  ne  paroît  pas  un 
homme  raisonnable  :  cette  mort  efface  les  autres. 
Un  courrier  d'hier  au  soir  apporta  la  mort  du 
comte  du  Plessis  * ,  qui  faisoit  faire  un  pont  ;  un 
coup  de  canon  l'a  emporté.  M.  de  Turenne  assiège 
Arnheim  :  on  parle  aussi  du  fort  de  Skenk.  Ah  l 
que  ces  beaux  commencements  seront  suivis 
d'une  fin  tragique  pour  bien  des  gens!  Dieu  con- 
serve mon  pauvre  fils!  Il  n'a  point  été  de  ce 
passage  ;  s'il  y  avoit  quelque  chose  de  bon  à  un 

*  H  est  question  ici  de  M.  de  La  Rochefoucauld.  On  sait  qu'il 
avoit  été  l'amant  de  la  duchesse  de  Longueyille ,  qui  l'ayoit  quitt4 
et  trahi  y  et  on  soupçoAnoit  ses  larines  être  celles  d'un  père. 

CD.  S.  G. 

*  Alexandre  de  Choiseul^  comte  du  Plessis ,  fils  de  César ,  du* 
de  Choiseul,  maréchal  de  France.  D,  P. 


7a  LETTRES 

tel  métier ,  ce  seroit  d'être  attaché  à  une  charge. 
Mais  la  campagne  n'est  point  finie. 

Au  milieu  de  nos  chagrins  ,  la  description 
que  vous  me  faites  de  madame  Colonne  et  de  sa 
sœur  est  une  chose  divine  ;  elle  réveille  malgré 
qu'on  en  ait  ;  c'est  une  peinture  admirable  *.  La 
comtesse  de  Soissons  et  madame  de  Bouilion 
(  leurs  sœurs  )  sont  en  furie  contre  ces  folles ,  et 
disent  qu'il  les  faut  enfermer;  elles  se  déclarent 
fort  contre  cette  étrange  folie  *.  On  ne  croit  pas 
que  le  roi  veuille  fâcher  M.  le  connétable  (  Co- 
lonne  ) ,  qui  est  assurément  le  plus  grand  seigneur 
de  Rome.  En  attendant  nous  les  verrons  arriver 
comme  mademoiselle  de  V Étoile^  :  la  compa- 
raison est  admirable. 

Voilà  des  relations  ;  il  n'y  en  a  point  de  meil- 
leures :  vous  verrez  dans  toutes  que  -M.  de  Lon- 
gueville  est  cauâe  de  sa  mort  et  de  celle  des  au- 
tres, et  qua  M.  le  prince  a  été  père  uniquement 

'  Madame  Colonne ,  et  madame  Hortense  Mancini  y  duchesse  de 
Mazarin ,  venoient  à  un  rendez-vous  de  leurs  amants ,  le  chevalier 
de  Lorraine  et  le  comte  de  Marsan.  Elles  furent  arrêtées  à  Aix ,  dé- 
guisées sous  des  vêtements  d'hommes ,  et  réclamées  par  le  Pape  et 
les  cardinaux.  Madame  de  Scuderi  raconte  cette  anecdote  dans  une 
lettre  qu'elle  adresse  à  Bussy-Rahutin ,  portant  la  date  du  a  6  juin 
1 672.  (  y  oyez  le  supplément  de  Bussy ,  page  17a.) 

'  Grouvelle  remarque  que  ces  dames  n'avoient  pourtant  sur  les 
deux  autres  que  l'avantage  d'avoir  eu  des  maris  plus  faciles. 

'  ^  Du  Roman  comique  de  Scarron.  D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        73 

dans  cette  occasion ,  et  point  du  tout  général 
d'armée.  Je  disois  hier ,  et  l'on  m'approuva,  que, 
si  la  guerre  continue ,  M.  le  duc  '  sera  cause  de 
la  mort  de  M.  le  prince;  son  amoiir  pour  lui 
passe  toutes  ses  autres  passions.  La  Marans  est 
abymée  ;  elle  dit  qu'elle  voit  bien  qu'on  lui  ca- 
che les  nouvelles ,  et  qu'avec  M.  de  Longueville, 
M,  le  prince  et  M.  le  duc  sont  morts  aussi;  et 
qu'on  le  lui  dise ,  et  qu'au  nom  de  Dieu  on  ne 
l'épargne  point;  qu'aussi  bien  elle  est  dans  un 
état  qu'il  est  inutile  de  ménager  *.  Si  l'on  pou- 
voit  rire,  on  riroit  :  ah!  si  elle  savoit  combien 
peu  on  songe  à  lui  cacher  quelque  chose,  et 
combien  chacun  est  occupé  de  ses  douleurs  et 
de  ses  craintes,  elle  ne  croiroit  pas  qu'on  eût 
tant  d'application  à  la  tromper. 

Les  nouvelles  que  je  vous  mande  sont  d'ori- 
ginal ;  c'est  de  Gourville  qui  étoit  avec  madame  de 
Longueville ,  quand  eUe  a  reçu  ses  lettres  :  tous 
les  courriers  viennent  droit  à  lui.  M.  de  Lon- 
gueville ayoit  fait  son  testament  avant  que  de 
partir;  il  laisse  une  grande  partie  de  son  bien  à 
un  fils  q^'il  a,  et  qui,  à  mon  avis,  paroîtra  sous 
le  nom  de  chevalier  d'Orléans^,  sans  rien  coû- 

*  Henri-Joies  de  Bourbon ,  fils  de  M.  le  prince.  D.  P. 

*  On  a  déjà  vu  que  madame  de  Marans  avoit  été  aimée  du  duc  de 
Longueville.  ^.  G. 

'  Il  parut  sous  le  nom  de  chevalier  de  Longueville ,  et  fut  tuo 


74  LETTRES 

ter  à  ses  parents,  quoiqu'ils  ne  soient  point 
gueux.  Savez-vous  où  Ton  mit  le  corps  de  M.  de 
Longueville?  dans  le  même  bateau  où  il  avoit 
pa$sé  tout  vivant,  il  y  avoit  deux  heures.  M.  le 
prince,  qui  étoit  blessé,  le  fit  mettre  auprès  de 
lui  9  couvert  d  un  manteau ,  eu  repassant  le  Rlûn 
avçç  plusieurs  autres  blessés  pour  se  faire  pan-* 
ser  dans  une  ville  en-deçà  de  ce  fleuve ,  de  sorte 
que  ce  retoiu*  fut  la  plus  triste  chose  du  monde* 
Ou  dit  que  le  chevalier  de  Montchevreuil ,  qui 
étpit  attaché  à  M.  de  Longueville ,  ne  veut  point 
qu'on  le  panse  d'une  blessure  qu'il  a  reçue  au* 
près  de  lui  ^ 

Mon  fils  m'a  écrit  :  il  est  sensiblement  touché 
de  la  perte  de  M.  de  Longueville.  Il  n'étoit  point 
à  cette  première  expédition  ;  mais  il  sera  d'une 
autre  :  peut-on  trouver  quelque  sûreté  dans  un 
tel  métier  ?  Je  vous  conseille  d'écrire  à  M.  de  La 
Rochefoucauld  sur  la  mort  de  son  chevalier  et 
sur  la  blessiu'e  de  M.  de  Marsillac.  J'ai  vu  son 
coçur  à  découvert  dans  cette  cruelle  aventure , 
il  est  au  premier  rang  de  tout  ce  que  j'ai  jamais 
vu  de  courage,  de  mérite,  de  tendresse  et  de 
raison  :  je  compte  pour  rien  son  esprit  et  son 

pendant  le  siège  de  Philisbotirg,  en  1688  ,  par  un  soldat  qui  tiroit 
une  bécassine.  (  Voyez  la  lettre  du  8  juillet  suivant.  )  D»  P. 

*  Philippe  de  Mornay,  chevalier  de  Malte;  il  mourut  de  cette 
blessure  ^  dit  M.  de  Monmerqué. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        76 

kgrément.  Je  ne  m'amuserai  point  aujourd'hui  à 
vous  dire  combien  je  vous  aime. 

Du  même  jour,  à  dix  heures  dtL  soir. 

Il  y  â  deux  heures  que  j'ai  fait  mon  paquet , 
et  en  revenant  de  la  ville  je  trouve  la  paix  faite ^ 
selon  une  lettre  qu'on  m'a  envoyée  II  est  aisé 
de  croire  que  toute  la  Hollande  est  en  alarme  et 
soumise  :  le  bonheur  du  roi  est  au-dessus  de  tout 
ce  qu'on  a  jamais  vu.  On  va  commencer  à  res- 
pirer; mais   quel  redoublement  de  douleur  à 
madame  de  Longueville^  et  à  ceux  qui  ont  perdu 
leurs  chers  enfants  !  J'ai  vu  le  maréchal  du  Pies- 
sis  ;  il  est  très-affligé  ^  mais  en  grand  capitaine. 
La  maréchale  *  pleure  amèrement,  et  la  comtesse* 
est  fâché  de  n'être  point  duchesse  ;  et  puis  c  est 
tout.  Ah  !  ma  fille ,  sans  l'emportement  de  M.  de 
Longueville,   songez  que  nous  aurions  la  Hol- 
lande ,  sans  qu'il  nous  en  eût  rien  coûté  ^, 

*  Colombe  Le  Chairon ,  morte  en  1 68 1.  />.  P. 

*  Marie-Louise  Le  Loup  de  .Bellenaye,  remariée  au  marcpiis  de 
Qérembault,  et  morte  en  1724.  D.  P,  et  M, 

^  Le  duc  de  Longuerille  ^  ayec  la  crânerie  d'un  ^Idat  sans  pru« 
dence«  sans  politique ,  crioit  à  tue-téte  dans  le  combat  :  point  de  quar" 
Her  pour  cette  canaille ,  en  tirant  sur  les  Hollandois  qui  demandoient 
quartier.  G»  D,  S»  G. 


76  LETTRES 


LETTRE  CCLXXXIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVJGIVÉ  A  MADAME  DE  GRIGVAN. 

A  Paris,  yendredi  i^jvûn  1679. 

Je  suis  présentement  dans  la  chambre  de  ma 
tante  :  si  vous  pouviez  la  voir  en  l'état  qu  elle  • 
est ,  vous  ne  douteriez  pas  que  je  ne  partisse  de- 
main matin.  Elle  a  reçu  aujourd'hui  le  viatique 
pour  la  dernière  fois  ;  mais  comme  son  mal  est 
d'être  entièrement  consumée  ,  cette  dernière 
goutte  d'huile  ne  se  trouve  pas  sitôt.  Elle  est 
debout,  c'est-à-dire  dans  sa  chaise,  avec  sa 
robe*- de-chambre,  sa  cornette,  une  coiffe noîre 
par-dessus ,  et  ses  gants  :  nulle  senteur  j.  nulle 
malpropreté  dans  sa  chambre  ;  mais  son  visage 
est  plus  changé  que  si  elle  étoit  morte  depuis 
huit  jours;  les  os  lui  percent  la  peau;  elle  est 
entièrement  étique  et  desséchée;  elle  n'avale 
qu'avec  des  difficultés  extrêmes,  elle  a  perdu  la 
parole.  M.  Vesou  lui  a  signifié  son  arrêt;  elle  ne 
prend  plus  de  remèdes;  la  nature  ne  retient  plus 
rien;  elle  n'est  quasi  plus  enflée,  parce  que  Thy- 
dropisie  a  causé  le  dessèchement  ;  elle  n'a  plus 
de  douleurs,  parce  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  con- 
sumer ;    elle    est  fort  assoupie ,  mais  elle  res- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        77 

pire  entore  ;  et  voilà  à  quoi  elle  tient  :  elle  a  eu 
des  froids  et  des   foiblesses  qui  nous   ont  fait 
croire  qu'elle  étoit  passée;  on  a  voulu  une  fois 
lui  donnçr  Textrême-onction.  Je  ne  quitte  plus 
ce  quartier,  de  peur  d'accident.  Je  vous  assure 
que,  quelque  chose  que  je  voie  au-delà,  cette 
dernière  scène  me  coûtera  bien  des  larmes;  c'est 
un  spectacle  difGicile  à  soutenir,  quand  on  est 
tendre  comme  moi.  Voilà ,  ma  fille ,  où  nous  en 
sommes.  Il  y  a  trois  semaines  qu'elle  nous  donna 
congé  à  tous ,  parce  qu'elle  avoit  encore  un  reste 
de  cérémonie  ;  mais  présentement  que  le  masque 
est  ôté,  elle,  nous  a  fait  entendre,  à  l'abbé  et  à 
moi,  en  nous  tendant  la  main,  qu'elle  recevoit 
une  extrême  consolation  de  nous  avoir  tous  deux 
dans  ses  derniers  moments  :  cela  nous  creva  le 
cœur,  et  nous  fit  voir  qu'on  joue  long-temps  la 
comédie ,  et  qu'à  la  mort  on  dit  la  vérité.  Je  ne 
vous  dis  plus,  ma  fille,  le  jour  de  mon  départ  : 

Gomment  pourrois-je  tous  le  dire  ? 
Rien  n'est  plus  incertain  que  l'heure  de  la  mort  '. 

Mais  enfin ,  pourvu  que  vous  vouliez  bien  ne 
nous  point  mander  de  ne  pas  partir,  il  est  très- 
certain  que  nous  partirons.  Laissez  •  nous  donc 

'  Cest  la  pensée  d'un  joli  madrigal  de  Mathieu  de  Montreuil , 
poète  fran^is  assez  médiocre ,  dont  Boileau  dit  : 

On  ne  yoit  point  mes  yers ,  à  l'envi  de  Montreuil , 
Grossir  impunément  les  feuillets  d'un  Recueil. 

(  Satire  VU.  )  G.  D.  S,  G. 


78  LETTRES 

faire  ;  vous  savez  comme  je  hais  leà  rémordft  :  ee 
m'eût  été  un  dragon  perpétuel  que  de  n'avoir 
pas  rendu  les  derniers  devoirs  à  ma  pauvre  ta<itè. 
Je  n'oublie  rien  de  ce  que  je  crois  lui  devoiir 
dans  cette  triste  occasion. 

Je  n'ai  point  vu  madame  de  Longueville;  66 
ne  la  voit  point  ;  elle  est  malade  :  il  y  a  eu  d^ 
personnes  distinguées ,  mais  je  n'en  ai  pas  été  ^ 
et  n'ai  point  de  titre  pour  cela.  Il  tiè  pàl*oît  pas 
que  la  paix  soit  si  proche  que  je  Voud  ràVûift 
mandé  ;  mais  il  paroit  un  air  d'intelligence  ^vi^ 
tout,  et  une  si  grande  promptitude  à  se  Sou- 
mettre ,  qu'il  semble  que  le  roi  n'ait  qu'à  s'ap- 
procher d'une  ville  pour  qu'elle  se  reiide  à  liii. 
Sans  l'excès  de  bravoure  de  M.  de  Longtlévillé, 
qui  lui  a  causé  la  mort  et  à  beaucoup  d'auti»es , 
tout  auroit  été  à  souhait;  mais,  en  vérité,  la 
Hollande  entière  ne  vaut  pas  un  tel  prince.  N*ôÙ- 
bliez  pas  d'écrire  à  M.  de  La  Rochefoucauld  âttif 
la  mort  de  son  chevalier,  et  la  blessure  de  M.  de 
Marsillac;  n'allez  pas  vous  fourvoyer;  voilà  ce 
qui  l'afflige:  hélas!  je  mens;  entre  nous,  ma 
fille ,  il  n'a  pas  senti  la  perte  du  chevalier ,  et  il 
est  inconsolable  de  celui  que  tout  le  monde  re* 
grette.  Il  faut  écrire  aussi  au  maréchal  du  Pies- 
sis.  Tous  nos  pauvres  amis  «ont  encore  qp  santé. 
Le  petit  La  Troche  *  a  passé  des  premiers  à  la 

'  François-Martin  de  Sayonnières  de  La  Troche,  alors  âgé  de  i6 
Ans. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         79 

nage,  on  Ta  distingué  :  si  je  suis  encore  ici,  di- 
tes-en un  mot  à  sa  mère,  cela  lui  fera  plaisir. 

Ma  pauvre  tante  me  pria  l'autre  jour  ,  par  si- 
gnes ,  de  vous  faire  mille  amitiés,  et  de  vous  dire 
adieu  ;  elle  me  fit  pleurer  :  elle  a  été  en  peine  de  la 
pensée  de  votre  mala(}ie  ;  notre  abbé  vous  en  fait 
mille  compliments  :  il  faut  que  vous  lui  disiez  tou- 
jours quelque  petite  douceur  pour  soutenir  Tex- 
trême  envie  qu'il  a  de  vous  aller  voir.  Vous  êtes 
présentement  à  Grignan;  j'espère  que  j'y  serai  à 
mon  tour  aussi  bien  que. les  autres  :  hélas!  je 
suis  toute  prête.  J'admire  mon  malheur;  c'est 
assez  que  je  désire  quelque  diose^  pour  y  trou- 
ver de  l'embarras.  Je  suis  très-contente  des  soins 
et  de  l'amitié  du  coadjuteur;  je  ne  lui  écrirai 
point ,  il  m'en  aimera  mieux  :  je  serai  ravie  de  le 
voir  et  de  causer  avec  lui. 

Le  marquis  de  Villeroi  est  renvoyé  à  Lyon  ;  le 
roi  n'a  pas  voulu  qu'il  soit  demeuré.  Jarzé  '  étoit 
avec  M.  de  Munster;  il  a  eu  permission  de  se 

'  Ce  Jarzé ,  dit  Grouyelle  »  doit  être  le  même  qui ,  pendant  la  ré- 
gence,  à  rinstigation  àngnoid  Gondé,  afjGclia  une  folle  passion 
pour  la  reine  Anne  d'Autriche.  H  avoit  alors  été  classé  de  la  cbvaf^ 
et  il  n*y  revint  par  la  suite  que  pour  se  faire  exiler,  comme  ayant 
pris  part  aux  intrigues  que  quelques  femmes  ayoient  tramées  au- 
près de  MoKSisuR  pendant  une  maladie  du  roi.  Ménage  en  parle 
comme  d'un  homme  à  hons  mots.  Madraie  de  Motteville ,  dans  ses 
Mémoires,  déyoile  les  intrigues  de  René  du  Plessis  de  la  Roche-Pi- 
chemer ,  comte  de  Jarzé.  G.  />.  S,  G. 


8o  LETTRES 

faire  assommer,  et  il  y  a  bien  réussi  '.  Vous  savez 
que  Jarzé  étoit  aussi  exilé. 


LETTRE  CCLXXXIV. 

DE  MADAME  DE  SEVIGITÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  lundi  37  juin  1672. 

Ma  pauvTQ  tante  reçut  hier  rextrême-onction  ; 
yous  ne  vîtes  jamais"  un  spectacle  plus  triste  : 
elle  respire  encore,  voilà  tout  ce  que  je  vous  puis 
dire;  vous  saurez  le  reste  dans  son  temps;  mais 
enfin  il  est  impossible  de  n'être  pas  sensiblement 
touchée  de  voir  finir  si  cruellement  une  personne 
qu'pn  a  toujours  aimée  et  fort  honorée.  Vous 
dites  là-dessus  tout  ce  qui  peut  se  dire  de  plus 
honnête  et  de  plus  raisonnable  ;  j'en  userai  selon 
vos  avis,  et,  après  avoir  décidé,  je  vous  ferai 
part  de  la  victoire ,  et  partirai  sans  avoir  les  re- 
mords et  les  inquiétudes  que  je  prévoyois;  tant 
il  est  impossible  de  ne  se  pas  tromper  dans  tout 
ce  que  l'on  pense  :  j'avois  imaginé  que  je  serôis 
déchirée  entre  le  déplaisir  de  quitter  ma  tante 

..„.....^..«„.„™.  .,,..„/,..., 

blessé  à-  mort  par  une  sentinelle  française  qm  n'entendit  pas  la  ré- 
ponse qu'il  fit  au  cri  de  qui  'vive}  (  Voyez  la  lettre  de  Pélisson ,  1 9 
juin  1672^)  G,  D,  S,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         8i 

et  les  craintes  de  la  guerre  pour  mon  fils  ;  Dieu 
a  mis  ordre  à  l'un ,  je  rendrai  tous  mes  derniers 
devoirs  ;  et  le  bonheur  du  roi  a  pourvu  à  l'au^ 
tre,  puisque  toute  la  Hollande  se  rend  sans  résis- 
tance ,  et  que  les  députés  sont  à  la  cour ,  comme 
je  vous   l'avais  mandé  l'autre  jour.  Ainsi,  ma 
fille,  défaisons-nous  de  croire  que  nous  puissions 
rien  penser  de  juste  sur  l'avenir,  et  considérons 
seulement  le  malheur  de  madame  de  Longue- 
ville,  puisque  c'est  une  chose  passée  :  voilà  sur 
quoi  nous  pouvons  parler.  Enfin  la  guerre  n'a 
été  faite  que  pour  tuer  son  pauvre  enfant;  le 
moment  d'après,  tout  se  tourne  à  la  paix;  et  en- 
fin le  roi  n'est  plus  occupé  qu'à  recevoir  les  dé- 
putés des  villes   qui  se  rendent.   Il  reviendra 
comte  de  Hollande.  Cette  victoire  est  admirable , 
et  fait  voir  que  rien  ne  peut  résister  aux  forces 
et  à  la  conduite  de  Sa  Majesté  :  le  plus  sûr  est 
de  l'honorer  et  de  le  craindre,  et  de  n'en  parler 
qu'avec  admiration  ^ 

J'ai  vu  enfin  madame  de  Longueville;  le  ha- 
saril  me  plaça  près  de  son  lit  :  elle  m'en  fit  ap-^ 
procher  encore  davantage,  et  me  parla  la  pre^ 
mière;  cîir,  pour  moi ,  je  ne  sais  point  de  paroles 
dans  une  telle  occasion.  Elle  mo  dit  qu  elle  no 

'  Cette  résignation  dévoile  une  arrière-pensée  peu  favorable  aux 
chants  d'une  victoire  que  la  religion  ,  Thonnenr  et  rhumanité  r«-- 
ponssoient. 

III.  () 


8a  LETTRES 

doutoit  pas  qu'elle  ne  m'eût  fait  pitié,  que  rien 
ne  manquoit  à  son  malheur;  elle  me  parla  de 
madame  de  La  Fayette,  de  M.  d'Hacqueville , 
comme  de  ceux  qui  la  plaindroient  le  plus;  elle 
me  parla  de  mon  fils,  et  de  l'amitié  que  son  fils 
avoit  pour  lui  :  je  ne  vous  dis  point  mes  ré- 
ponses; elles  furent  comme  elles  dévoient  être  ; 
et,  de  bonne  foi,  j  etois  si  touchée  que  je  ne 
pouvois  pas  mal  dire  :  la  foule  me  chassa.  Mais 
enfin  la  circonstance  de  la  paix  est  une  sorte 
d'amertume  qui  me  blesse  jusqu'au  cœur ,  quand 
je  me  mets  à  sa  place;  quand  je  me  tiens  à  la 
mienne,  j'en  loue  Diçu,  puisqu'elle  conserve 
mon  pauvre  Sévigné  et  tous  nos  amis. 

Vous  êtes  présentement  à  Grignan;  vous  me 
voulez  effrayer  de  la  pensée  de  ne  me  point 
promener,  et  de  n'avoir  ni  poirés,  ni  pêches; 
mais,  ma  très-aimable,  vous  y  serez  peut-être; 
et  quand  je  serai  lasse  de  compter  vos  solives, 
ne  pourrai-je  point  aller  sur  vos  belles  terrasses? 
et  ne  me  voulez-vous  point  donner  des  figues 
et  des  muscats?  Vous  avez  beau  dire,  je  m'ex- 
poserai à  la  sécheresse  du  pays ,  espérant  bien 
de  n'en  trouver  que  là  :  je  prévois  seulement 
une  brouillerie  entre  nous ,  c'est  que  vous  vou* 
drez  que  j'aime  votre  fils  phis  que  votre  fille, 
et  je  ne  crois  pas  que  cela  jniisse  être;  je  me 
suis  tellement  engagée  d'amitié  avec  cette  petite. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        83 

que  je  sens  un  véritable  chagrin  de  ne  la  pou- 
voir mener. 

M.  de  La  Rochefoucauld  est  fort  en  peine  de 
la  blessure  de  M.  de  Marsillac  ;  il  craint  que  son 
malheur  ne  lui  donne  la  gangrène.  Je  ne  sais  si 
vous  devez  écrire  à  madame  de  Longue  ville,  je 
crois  que  oui. 

On  a  fait  une  assez  plaisante  folie  de  la  Hol- 
lande :  c'est  une  comtesse  âgée  d'environ  cent 
ans  ;  elle  est  bien  malade  ;  elle  a  autour  d'elle 
quatre  médecins  :  ce  sont  les  rois  d'Angleterre , 
d'Espagne,  de  France  et  de  Suède.  Le  roi  d'An- 
gleterre lui  dit  :  Montrez  la  langue  ;  ah  !  la  mau- 
vaise langue!  Le  roi  de  France  tient  le  pouls  et 
dit  :  Il  faut  une  grande  saignée.  Je  ne  sais  ce 
que  disent  les  deux  autres;  car  je  suis  abymée 
dans  la  mort  ;  mais  enfin  cela  est  juste  et  assez 
plaisant. 

Je  suis  fort  aise  que  vous  ne  soyez  point  grosse  ; 
vous  serez  bientôt  remise  de  tous  vos  autres 
maux;  je  n'ai  pas  de  foi  à  votre  laideur.  J'ai  vu 
deux  ou  trois  Provcrncaux;  j'ai  oublié  leurs  noms  : 
mais  enfin  la  Provence  m'est  devenue  fort  chère; 
elle  m'a  effacé  la  Bretagne  et  la  Bourgogne;  je 
les  méprise 


6. 


84  LETTRES 


LETTRE    CCLXXXV. 

DE   MADAME  DE  SÉVIGNÉ   A  MADAME  DE  GRIGWATT. 
^  A  Paris  ,  vendredi  i*^'  juillet  167  a. 

Enfin 9  ma  fille,  notre  chère  tante  a  fini  sa 
malheureuse  vie  :  la  pauvre  femme  nous  a  fait 
bien  pleurer  dans  cette  triste  occasion  ;  et  pour 
moi, qui  suis  tendre  aux  larmes,  j'en  ai  beaucoup 
répandu.  Elle  mourut  hier  matin  à  quatre  heu- 
res, sans  que  personne  s'en  aperçût;  on  la  trouva 
morte  dans  son  lit  :  la  veille,  elle  étoit  extraor- 
dinairement  mal,  et,  par  inquiétude,  elle  voulut 
se  lever;  elle  étoit  si  foible,  quelle  ne  pouvoit 
se  tenir  dans  sa  chaise,  et  s'affaissoit  et  couloit 
jusqu'à  terre;  on  la  relevoit.  Mademoiselle  de  La 
Trousse  se  flattoit ,  et  trouvoit  que  c'étoit  qu'elle 
avoit  besoin  de  nourriture  ;  elle  avoit  des  con- 
vulsions à  la  bouche  :  ma  cousine  disoit  que 
c'étoit  un  embarras  que  le  lait  avoit  fait  dans  sa 
bouche  et  dans  ses  dents  :  pour  moi ,  je  la  trou- 
vois  très-m^.  A  onze  heures,  elle  me  fit  signe 
de  m'en  aller  :  je  lui  baisai  la  main ,  elle  me  donna 
sa  bénédiction ,  et  je  partis  ;  ensuite  elle  prit  son 
lait  par  complaisance  pour  mademoiselle  de  La 
Trousse  ;  mais,  en  vérité,  elle  ne  put  rien  avaler, 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.         85 

et  elle  lui  dit  qu'elle  n'en  pouvoit  plus  ;  on  la  re- 
coucha,  elle  chassa  tout  le  monde ,  et  dit  qu'elle 
s'en  alloit  dormir.  A  trois  heures,  elle  eut  besoin 
de  quelque  chose,  et  fit  encore  signe  qu'on  la 
laissât  en  repos.  A  quatre  heures,  on  dit  à  ma- 
demoiselle de  La  Trousse  que  sa  mère  dormoit  ; 
ma  cousine  dit  qu'il  ne  falloit  pas  l'éveiller  pour 
prendre  son  lait.  A  cinq  heures,  elle  dit  qu'il 
falloit  voir  si  elle  dormoit.  On  approche  de  son 
lit,  on  la  trouve  morte  :  on  crie,  on  ouvre  les 
rideaux;  sa  fille  se  jette  sur  cette  pauvre  femme, 
elle  la  veut  réchauffer,  ressusciter;  elle  l'appelle, 
elle  crie,  elle  se  désespère;  enfin  on  l'arrache, 
et  on  la  met  par  force  dans  une  autre  chambre  : 
on  me  vient  avertir;  je  cours  tout  émue;   je 
trouve  cette  pauvre  tante  toute  fi^oide,  et  cou- 
chée si  à  son  aise,  que  je  ne  crois  pas  que  depuis 
six  mois  elle  ait  eu  un  moment  si  doux  que  ce- 
lui de  sa  mort  ;  elle  n'étoit  quasi  point  changée , 
à  force  de  l'avoir  été  auparavant.  Je  me  mis  à 
genoux,  et  vous  pouvez  penser  si  je  pleurai  abon- 
damment en  voyant  ce  tr^ptc  spectacle.  J'allai  voir 
ensuite  mademoiselle  de  La  Trousse,  dont  la 
douleur  fend  les  pierres;  je  les  amenai  toutes 
deux  ici  :  le  soir,  madame  de  La  Trousse  vint 
prendre  ma  cousine  pour  la  mener  chez  elle  et 
à  La  Trousse'  dans  trois  jours,  eu  attendant  le 

'  Terre  à  douze  lieues  de  Paris  ,  près  Lizy-sur-Ourq. 


86  LETTRES 

retour  de  M.  de  La  Trousse.  Mademoiselle  de 
Méri  a  couché  ici  :  nous  avons  été  ce  matin  au 
service;  elle  retourne  ce  soir  chez  elle,  parce 
qu'elle  le  veut  ;  et  me  voilà  prête  à  partir.  Ne 
m'écrivez  donc  plus,  ma  belle;  pour  moi,  je 
vous  écrirai  encore,  car,  quelque  diligence  que  je 
fasse ,  je  ne  puis  quitter  encore  de  quelques  jours , 
mais  je  ne  puis  plus  recevoir  de  vos  lettres  ici. 

Vous  ne  m'avez  point  écrit  le  dernier  ordi- 
liaire;  vous  deviez  m'en  avertir  pour  m'y  pré- 
parer :  je  ne  vous  puis  dire  quel  chagrin  cet  oubli 
m'a  donné ,  ni  de  quelle  longueur  m'a  paru  cette 
semaine  ;  c'est  la  première  fois  que  cela  vous  est 
arrivé  ;  j'aime  encore  mieux  en  avoir  été  plus 
touchée ,  par  n'y  être  pas  accoutumée  :  j'espère 
de  vos  nouvelles  dimanche.  Adieu  donc  ,  ma 
chère  pnfant. 
-  On  m*a  promis  une  relation,  je  l'attends  :  il 
me  semble  que  le  roi  continue  ses  conquêtes. 
Vous  ne  m'avez  pas  dit  un  mot  sur  la  mort  de 
M.  de  Longueville ,  ni  sur  tout  le  soin  que  j'ai 
eu  de  vous  instruire ,  ni  sur  toutes  mes  lettres  ; 
je  parle  à  une  sourde  ou  à  une  muette  ;  je  vois 
bien  qu'il  faut  que  j'aille  à  Grignan  ;  vos  soins 
sont  usés ,  on  voit  la  corde.  Adieu  donc ,  jus- 
qu'au revoir.  Notre  abbé  vous  fait  mille  amitiés  ; 
il  est  adorable  du  bon  courage  qu'il  a  de  vouloir 
venir  en  Provence. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        87 


!»•••«• 


LETTRE  CCLXXXVL 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  dimanche  3  juillet  167a. 

Je  m'en  vais  à  Livry  mener  ma  petite  enfant  ; 
ne  vous  mettez  nullement  en  peine  d'elle  ;  j'en 
ai  des  soins  extrêmes,  et  je  l'aime  assurément 
beaucoup  plus  que  vous  ne  l'aimez.  J'irai  de- 
main dire  adieu  à  M.  d'Andilly ,  et  reviendrai 
mardi  pour  achever  quelques  bagatelles ,  et  par- 
tir ce  qui  s'appelle  incessamment.  Je  laisse  cette 
lettre  à  ma  belle  Trochc ,  qui  se  charge  de  vous 
mander  toutes  les  nouvelles  ;  elle  s'en  acquittera 
mieux  que  moi  :  l'intérêt  qu'elle  a  dans  Tarmée 
la  rend  mieux  instruite  qu'une  autre,  et  princi- 
palement qu'une  autre  qui,  depuis  quatre  jours 
n'a  vu  que  des  larmes,  du  deuil,  des  services, 
des  enterrements ,  et  la  mort  enfin.  Je  vous  avoue 
que  j  ai  été  fort  accablée  de  chagrin,  quand  mon 
laquais  est  veiui  me  dire  qu'il  n'y  avoit  point  de 
lettres  pour  moi  à  la  poste  :  voici  la  deuxième 
fois  que  je  n'ai  pas  un  mot  de  vous,  je  crois  que 
ce  pourroit  être  la  faute  de  la  poste,  ou  de  votre 
voyage;  mais  cela  ne  laisse  pas  de  déplaire  beau- 
coup :  comme  je  ne  suis  point  accoutumée  à.  la 


88  LETTRES 

peine  que  je  souffre  dans  cette  occasion,  je  la 
soutiens  d'assez  mauvaise  grâce.  Vous  avez  été 
si  malade,  qu'il  me  semble  toujours  qu'il  vous 
arrivera  quelque  malheur;  et  vous  en  avez  été 
si  entourée  depuis  que  vous  n'êtes  plus  avec 
moi ,  que  j'ai  raison  de  les  craindre  tous ,  puisque 
vous  n'en  craignez  pas  un.  Adieu,  ma  très-chère, 
je  vous  en  dirois  davantage  si  j'avois  reçu  de  vos 
nouvelles. 


LETTRE  CCLXXXVII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ   A  MADAME  DE  GRIGNAN- 

A  Livry,  dimanche  au  soir  3  juillet  1672. 

Ah!  ma  fille,  j'ai  bien  des  excuses  à  vous  faire 
de  la  lettre  que  je  vous  ai  écrite  ce  matin  en 
partant  pour  venir  ici.  Je  n'avois  point  reçu  vo- 
tre lettre,  mon  ami  de  la  poste  m'avoit  mande 
que  je  n'en  avois  point;  j'étois  au  désespoir.  J'ai 
laissé  le  soin  à  madame  de  La  Troche  de  vous 
mander  toutes  les  nouvelles,  et  je  suis  partie  là- 
dessus.  Il  est  dix  heures  du  soir;  et  M.  de  Cou- 
langes  que  j'aime  comme  ma  vie ,  et  qui  est  le 
plus  joli  homme  du  monde ,  m'envoie  votre  lettre 
qui  étoit  dans  son  paquet;  et  pour  me  donner 
cette  joie  il  ne  craint  point  de  faire  partir  son 


D£  MADAME  DE  SÉVIGJNE.        8y 

laquais  au  clair  de  la  lune  :  il  est  vrai,  mon  en- 
fant ,  qu'il  ne  s'est  point  trompé  dans  l'opinion 
de  m'avoir  fait  un  grand  plaisir.  Je  suis  fâchée 
que  vous  ayez  perdu  un  de  mes  paquets  ;  comme 
ils  sont  pleins  de  nouvelles,  cela  vous  dérange, 
et  vous  ôte  du  train  de  ce  qui  se  passe. 

Vous  devez  avoir  reçu  des  relations  fort  exac- 
te» ;  elles  vous  auront  fait  voir  que  le  Rhin  étoit 
mal  défendu;  le  grand  miracle  c'est  de  l'avoir 
passé  à  la  nage.  M.  le  prince  et  ses  Argonautes  ' 
étoient  dans  un  bateau  :  les  premières  troupes 
qu'ils  rencontrèrent  au-delà  demandoient  quar- 
tier ,  quand  le  malheur  voulut  que  M.  de  Lon- 
gueville,  qui  sans  doute  ne  Tentendit  pas,  s'ap- 
proche de  leurs  retranchements ,  et ,  poussé  d'une 
bouillante  ardeur ,  arrive  à  la  barrière,  où  il  tue 
le  premier  qui  se  trouve  sous  sa  main  :  en  même 
temps  on  le  perce  de  cinq  ou  six  coups.  M.  le 
duc  le  suit ,  M.  le  prince  suit  son  fils ,  et  tous  les 
autres  suivent  M.  le  prince  :  voilà  où  se  fit  la 
tuerie,  qu'on  auroit,  comme  vous  voyez,  très- 
bien  évitée,  si  l'on  avoit  su  l'envie  que  ces  gens- 
là  avoient  de  se  rendre  ;  mais  tout  est  mai'qué 
dans  l'ordre  de  la  Providence. 

Le  comte  de  Guiche  a  fait  inie  action  doiil  le 

*  Allusion  aux  princes  Grecp ,  ainsi  nommés  du  vaisseau  .  //■^''>, 
sur  lequel  ils s*embarqu^rent  pour  aller  conquérir  la  toison  d'or, 
>oiu  la  conduite  de  Jasou.  (i.  /).  .V.  G. 


90  LETTRES 

succès  le  couvre  de  gloire,  car,  si  ellç  eût  tourné 
autrement,  il  eût  été  criminel.  Il  se  charge  de 
reconnoître  si  la  rivière  est  guéable  ;  il  dit  qu'oui  : 
elle  ne  l'est  pas;  des  escadrons  entiers  passent 
à  la  nage  sans  se  déranger  ;  il  est  vrai  qu'il  passe 
le  premier  :  cela  ne  s'est  jamais  hasardé;  cela 
réussit ,  il  enveloppe  des  escadrons ,  et  les  force 
à  se  rendre  :  vous  voyez  bien  que  son  bonheur 
et  sa  valeur  ne  se  sont  point  séparés;  mais  vous 
devez  avoir  de  grandes  relations  de  tout  cela  '. 

Le  chevalier  de  Nantouillet  ^  étoit  tombé  de 
cheval  :  il  va  au  fond  de  l'eau,  il  revient,  il  re- 
loume,  il  revient  encore  ;  enfin  il  trouve  la  queue 
d'un  cheval,  il  s'y  attache;  ce  cheval  le  mène  à 
bord,  il  monte  sur  le  cheval,  se  trouve  à  la  mê- 
lée, reçoit  deux  coups  dans  son  chapeau  ,  et 
revient  gaillard  :  voilà  qui  est  d'un  sang-froid 
qui  me  fait  souvenir  d'Oronte,  prince  des  Mas- 
sagètes. 

Au  reste ,  il  n'est  rien  de  plus  vrai  que  M.  de 
Longueville  avoit  été  à  confesse  avant  que  de 
partir  :  comme  il  ne  se  vantoit  jamais  de  rien, 
il  n'en  avoit  pas  même  fait  sa  cour  à  madame  sa 

*  Le  comte  de  Guiclie  a  fait  une  relation  du  passage  du  Rhin,  où 
il  commandoit  sous  les  ordres  du  roi.  C'est  de  lui  que  Boileau  dit  : 

,  Le  premier  dans  les  flots , 
S'avance  soutenu  des  regards  du  héros. 

CÉpitre  IV J  G.  />.  S.  G. 

*  François  Duprat ,  descendant  du  chancelier. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         91 

mère^  mais  ce  fut  une  confession  conduite  par 
nos  sœais  [de Port-jRoj'al)j  et  dont  l'absolution 
£iit  différée  plus  de  deux  mois  :  cela  s'est  trouvé 
si  vrai ,  que  madame  de  Longueville  n'en  peut 
pas  douter  :  vous  pouvez  penser  quelle  conso- 
lation. Il  faisoit  une  infinité  de  libéralités  et  de 
charités  que  personne  ne  sa  voit,  et  qu'il  ne  fai- 
soit qu'à  condition  qu'on  n'en  parlât  point  :  ja- 
mais un  homme  n  a  eu  tant  de  solides  vertus; 
il  ne  lui  manquoit  que  des  vices ,  c'est-à-dire  un 
peu  d'orgueil,  de  vanité,  de  hauteur  ;  mais  du 
reste ,  jamais  on  n'a  été  si  près  de  la  perfection  : 
p€^o  lui  y  pago  il  mondo  ;  il  étoit  au-dessus  des 
louanges  :  pourvu  qu'il  fût  content  de  lui,  c'étoit 
assez.  Je  vois  souvent  des  gens  qui  sont  encore 
fort  éloignés  de  se  consoler  de  cette  perte;  mais, 
pour  tout  le  gros  du  monde,  ma  pauvre  enfant, 
cela  est  passé  ;  cette  triste  nouvelle  n'a  assommé 
que  trois  ou  quatre  jours  ;  la  mort  de  Madamf.  ' 
dura  bien  plus  long-temps.  Les  intérêts  particu- 
liers de  chacun  pour  ce  qui  se  passe  à  l'armée 
empêchent  la  grande  application  pour  les  mal- 
heurs d'autrui.  Depuis  ce  premier  combat,  il 
n'a  été  question  que  de  villes  rendues  et  de  dé- 
putés qui  viennent  demander  la  grâce  d'iître  re- 
çus au  nombre  des  sujets  nouvellement  conquis 
de  Sa  Majesté. 

'  Henrieltc-Anne  d' Angletorro ,  duchesse  frOrl<'*ans ,  morte  fl.ins 
la  nuit  du  ag  juin  1670.  D.  P. 


9^1  LETTRES 

N'oubliez  pas  d'écrii  e  un  petit  mot  à  La  Tro- 
che,  siu"  ce  que  son  fils  s'est  distingué  et  a  passé 
à  la  nage;  on  l'a  loué  devant  le  roi,  comme  un 
des  plus  hardis.  Il  n'y  a  nulle  apparence  qu'on 
se  défende  contre  une  armée  si  victorieuse.  Les 
François  sont  jolis  assurément  ;  il  faut  que  tout 
leur  cède  pour  les  actions  d'éclat  et  de  témérité  ; 
enfin  il  n'y  a  plus  de  rivière  présentement  qui 
serve  de  défense  contre  leur  excessive  valeur. 
.    Au  reste,   voici  bien   des   nouvelles;  j'avois 
amené  ici  ma  petite  enfant  pour  y  passer  Tété  ; 
j'ai  trouvé  qu'il  y  fait  sec ,  il  n'y  a  point  d'eau  ; 
la  nourrice  craint  de  si  ennuyer  :  que  fais-je  à 
votre  avis?  Je  la  ramènerai  après-demain  chez 
moi  tout  paisiblement,  elle  sera  avec  la  mère 
Jeanne^  qui  fera  leur  petit  ménage.  Madame  de 
Sanzei  sera  à  Paris,  elle  ira  la  voir;  j'en  saurai 
des  nouvelles  très-souvent  :  voilà  qui  est  fait,  je 
change  d'avis  ;  ma  maison  est  jolie ,  et  ma  petite 
ne  manquera  de  rien  :  il  ne  faut  pas  croire  que 
Livry  soit  charmant  pour  une  nourrice  comme 
pour  moi.  Adieu ,  ma  divine  enfant^  pardonnez  le 
chagrin  que  j'avois  d'avoir  été  si  long-temps  sans 
recevoir  de  vos  lettres  ;  elles  me  sont  toujours  si 
agréables ,  qu'il  n'y  a  que  vous  qui  puissiez  me 
consoler  de  n'en  avoir  point. 


DE  MADAME  DE  SÉVTGî^É.         93 


LETTRE  CCLXXXVIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  3IADAME   LA.  COMTESSE 

DE    BUSSY. 

A  Paris ,  ce  7  juillet  167a. 

J'avois  résolu,  je  ne  sais  pourquoi,  de  pous- 
ser mon  impertinence  jusqu'au  bout,  et,  puisque 
j'avois  manqué  une  fois  à  vous  faire  réponse,  je 
croyois  bien  n'en  pas  demeurer  là,  et  continuer, 
tant  que  vous  me  feriez  l'honneur  de  m'écrire  ^ 
Mais,  malgré  cette  belle  résolution,  je  me  sens 
forcée  de  le  faire.  Votre  lettre  me  désarme,  je 
ne  sais  plus  où  trouver  de  la  brutalité ,  je  n'eusse 
jamais  cru  voir  en  moi  une  telle  foiblesse.  J'ai 
trouvé  très- plaisant  tout  ce  que  vous  m'avez 
mandé ,  et  j'ai  plutôt  manqué  de  vous  faire  ré- 
ponse par  la  crainte  de  ne  rien  dire  qui  vaille, 
que  par  l'envie  de  vous  faire  un  affront,  comme 
j'ai  déjà  fait.  Est-ce  ainsi  que  vous  écrivez,  ma- 
dame la  Comtesse  ?  Il  y  a  du  Rouville  et  du  Ra- 
butin  dans  votre  style ,  la  province  ne  l'a  point 
gâté  ;  et,  bien  loin  de  vous  apostropher  dans  la 
lettre  de  mon  cousin ,  je  lui  écrirai  dans  celle-ci ,  si 

'  La  fin  de  la  lettre  du  a  4  avril  précédent ,  explique  l'excuse 
plaisante  de  madame  de  Srvigué  à  la  comtesse  de  Bussy. 


94  LETTRES 

je  m'en  avise.  Voilà  un  changement  qui  vous  doit 
surprendre.  Vous  me  donnez  une  nouvelle  envie 
d'avoir  soin  de  mon  petit  rejeton  %  et  je  la  pas- 
serois  sans  doute,  cette  envie,  si  je  ne  m'en  allois 
point  en  Provence.  Mais  je  m'en  vais  voir  cette 
pauvre  Grignan;  je  ne  sais  si  je  passerai  en  Bour- 
gogne :  quoi  qu'il  en  soit,  si  je  ne  vous  en  donne 
avis,  c'est  que  je  passerai  trop  loin  de  vous,  et  que 
je  ne  veux  point  m'arrêter.  Voilà  un  assez  long 
temps  que  j'abandonnerai  notre  écolier;  je  ne  . 
me  dédis  point  de  tout  le  bien  que  j'ai  dit  de 
lui ,  son  esprit  paroît  doux  et  aimable.  J'ai  perdu 
depuis  huit  jours  ma  pauvre  tante  de  La  Trousse, 
après  une  maladie  de  sept  mois.  Cette  longue 
souffrance,  et  cette  mort  ensuite,  m'a  bien  fait 
répandre  des  larmes.  Je  l'aimoià  et  honorois  par- 
faitementv  Je  ne  lui  ferai  donc  point  vos  compli- 
ments, mais  bien  à  mon  oncle  l'abbé,  qui  vous 
honore  toujours,  et  qui  vous  est  trop  obligé  de 
votre  souvenir. 

*  Le  fils  aîné  du  comte  de  Rabutin ,  déjà  cité  dans  la  lettre  du  i  u 
juin  précédent. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.         90 


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LETTRE  CCLXXXIX. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A    MADAME  DE  GRlGiVAN. 

A  Paris,  vendredi  8  juillet.  1672. 

Enfin,  ma  fille,  vous  êtes  à  Grignan ,  et  vous 
m'attendez  sur  votre  lit  :  pour  moi,  je  suis  dans 
l'agitation  du  départ ,  et ,  si  je  voulois  être  tout 
le  jour  à  rêver ,  je  ne  vous  verrois  pas  sitôt  ;  mais 
je  pars ,  et  si  je  vous  écris  encore  lundi,  c'est  le 
bout  du  monde.  Soyez  bien  paresseuse  avant 
que  j'arrive ,  afin  de  n'avoir  plus  aucune  paresse 
dans  le  corps  quand  j'ariyverai  :  il  est  vrai  que 
nos  humeurs  sont  un  peu  opposées,  mais  il  y  a 
bien  d'autres  choses  sur  quoi  nous  sommes  d'ac- 
cord; et  puis ,  comme  vous  dites,  nos  coeurs  nous 
répondent  quasi  de  notre  degré  de  parenté.  J'ai 
été  à  Saint-Maur  faire  mes  adieux ,  sans  les  faire 
pourtant;  cai*,  sans  vanité,  la  délicatesse  de  ma- 
dame de  LaFayette  ne  peut  souffrir  sans  émo- 
tion le  départ  d'une  amie  comme  moi  ;  je  vous 
dis  ce  qu'elle  dit.  J'y  fus  avec  RI.  de  La  Rochefou- 
cauld, qui  me  montra  la  lettre  que  vous  lui  écri- 
vez, qui  est  très-bien  faite;  il  ne  trouve  personne 
qui  écrive  mieux  que  vous  ;  il  a  raison.  Nous 
causâmes  fort    on   chemin  ,  nous  trouvâmes  là 


g6  LETTRES 

madame  Duplessis,  deux  dem.oiselles  de  La  Ro- 
chefoucauld, et  Gourville,  qui ,  avec  un  coup 
de  baguette,  nous  fit  sortir  de  terre  un  souper 
admirable'.  Madame  de  La  Fayette  me  retint  à 
coucher.  Le  lendemain  La  Troche  et  Tabbé  Ar- 
nauld  me  vinrent  quérir;  et  me  voilà  faisant  mes 
paquets.  J'ai  dit  adieu  à  M.  d'Andilly  ;  je  m'en 
vais  courir  encore  pour  mille  affaires  :  il  y  a  bien 
long-temps  que  je, n'ai  eu  le  cœur  si  content. 

Mon  fils 'm'a  écrit;  et  me  parle  comme  un 
homme  qui  croit  avoir  fini  sa  campagne ,  et  at- 
trapé M.  de  Grignan  :  il  dit  que  tout  est  soumis 
au  roi ,  que  Grotius  ^  est  revenu  pour  achever 
de  conclure  la  paix ,  et  que  la  seule  chose  qui 
soit  impossible  à  Sa  Majesté ,  c'est  de  trouver 
des  ennemis  qui  lui  résistent.  Il  ajoute  que,  si 
les  armées  se  retirent  d'aussi  bonne  heure  qu'on 
le  croit,  il  viendra  nous  trouver  à  Grignan.  Il 
me  parle  fort  de  vous  ;  quand  vous  lui  écrirez  ^ 
priez-le  bien  de  faire  cette  jolie  équipée.  Il  a  vu 

*  Le  grand  Condé  avoit  cédé  à  vie  le  château  de  Saint-Mauf  à 
Gourville ,  qui  y  avoit  beaucoup  bâti  et  planté.  C'est  ce  même 
Gourville,  ancien  valet-de-chambre  du  duc  de  La  Rochefoucauld, 
ami  du  grand  Condé  ,  et  auteur  des  Mémoires ,  dont  Voltaire  s'est 
beaucoup  servi  dans  son  histoire  du  Siècle  de  Louis  XIV. 

^  C'est  Pierre  Grotius ,  ambassadeur  de  la  république  de  Hol- 
lande en  France,  et  pensionnaire  de  Rotterdam.  Il  étoit  fils  de 
Hugues  Grotius ,  savant  publiciste ,  qui  mourut  à  Rostock  en  1 645. 

G.  D,  S.  G. 


DE  MADAME  DE  ^VIGNÉ.       97 

le  chevalier  de  Grignan  qui  se  porte  bien ,  et  qui 
lui  a  dit  qu'il  ne  m'écrivait  pas  souvent  ;  mais  il 
ne  s'est  pas  vanté  de  n'avoir  seulement  pas  fait 
de  réponse  à  un  billet  que  je  lui  avois  écrit  ; 
c'est  le  petit  glorieux  ;  on  lui  pardonne,  pourvu 
qu'il  ne  soit  pas  tué. 

n  y  a  un  nombre  infini  de  pleureuses  de  la 
mort  de  M.  de  Longueville  :  cela  décrédite  un 
peu  le  métier;  elles  vouloient  toutes  avoir  des 
conversations  avec  M.  de  La  Rochefoucauld;  mais 
lui ,  qui  craint  d'être  ridicule  plus  que  toutes  les 
choses  du  monde ,  il  les  a  fort  bien  envoyées  se 
consoler  ailleurs  ^ 

La  Marans  est  abymée  ;  il  y  a  dix  mois  qu'elle 
n'a  vu  sa  sœur  ^  ;  elles  sont  mal  ensemble  :  elle  y 

'  Le  corps  du  duc  de  Longaerîlle  fut  transporté  à  Paris,  et  iil- 
Immé  dans  le  cayeau  de  la  chapelle  d'Orléans ,  à  l'ancien  couTent 
des  Gâestins ,  près  l'Arsenal ,  et  sons  la  belle  p^-ramide  du  ciseau  de 
Hicbel  Angnier ,  sayant  statuaire  français  ;  laquelle  Tenoit  d'être 
dressée  polir  Contenir  les  cœurs  de  Henri  t,  de  Henri  H ,  ducs  de 
Longuerille  ;  le  premier  mort  à  Amiens  en  i  Sg  5  ,  et  le  second  mort 
à  Rouen  en  1 663.  Le  couvent  des  Célestins  a  été  démoli  bien  avant 
la  révolution,  et  la  magnifique  chapelle  d'Orléans  a  été  dépouillée 
de  toutes  ses  riches  sépultures  pour  l'ornement  des  collections  de 
France.  G.  D,  S.G  . 

*  Mademoiselle  de  Montalais,  l'une  des  filles  d'honneur  de 
Hâdaks,  duchesse  d'Orléans  ;  fille  de  beaucoup  d'esprit,  mab  fort 
intrigante.  Elle  avoit  été  dans  le  même  temps  confidente  de 
MàDAMX ,  de  mademoiselle  de  la  Y allière ,  de  madame  de  Mon- 
tespan  ^  alors  demoiselle  de  Tonnay,  de  M.  de  Guiche ,  du  roi ,  etc. 

A.  G. 

m.  7 


98  LETTRES 

fut,  il  y  a  trois  jours,  toute  masquée;  et  sans 
aucun  préambule,  ni  se  démasquer,  quoique  sa 
sœur  la  reconnût  d'abord,  elle  lui  dit  en  pleu- 
rant :  Ma  sœur,  je  viens  ici  pour  vous  prier 
de  me  dire  comment  vous  étiez  quand  votre 
amant  mourut;  pleurâtes- vous  long-temps?  ne 
dormiez-vous  point  ?  aviez-vous  quelque  chose 
qui  vous  pesoit  sur  le  cœur?  mon  Dieu,  com- 
ment faisiez- vous  ?  cela  est  bien  cruel  !  parliez- 
vous  à  quelqu'un?  étiez -vous  en  état  de  lire? 
sortiez- vous  ?  mon  Dieu ,  que  cela  est  triste  !  que 
fait-on  à  cela  ?  Enfin ,  ma  fille ,  vous  l'entendez 
d'ici.  Sa  sœur  lui  dit  ce  qu'elle  voulut ,  et  courut 
conter  cette  scène  à  M.  de  La  Rochefoucauld, 
qui  en  riroit,  s'il  pouvoit  rire.  Pour  nous,  il 
est  vrai  que  nous  avons  trouvé  cette  folie  digne 
d'elle ,  et  pareille  à  la  belle  équipée  qu'elle  fit ,' 
quand  elle  alla  trouver  le  bon  homme  d'Andilly, 
le  croyant  le  druide  Adamas,'à  qui  toutes  les 
bergères  du  Lignon  alloient  conter  leurs  histoi- 
res et  leurs  infortunes,  et  en  recevoient  une 
grande  consolation.  J'ai  cru  que  ce  récit  vous  di- 
vertiroit  aussi  bien  que  nous.  Dampierre  est 
très  -  affligée  ;  mais  elle  cède  à  Théobon,  qui, 
pour  la  mort  de  son  fi:ère  ' ,  s'est  enfermée  à  nos 
Sœurs  de  Sainte  Marie  de  la  rue  Saint- Antoine.  La 
Castelnau  est  consolée  ;  on  lui  a  dit  que  M.  de 

^  Le  comte  de  Rochefort  Théobon,  tué  au  passage  du  Rhin.  M. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        99 

Longueville  disoit  à  Ninon  :  Mademoiselle,  déli- 
vrez-moi donc  de  cette  grosse  marquise  de  Cas- 
telnau  :  là  -  dessus  elle  danse.  Pour  la  marquise 
d'Uxelles ,  elle  est  affligée ,  comme  une  honnête 
et  véritable  amie.  Le  petit  enfant  de  M.  de  Lon- 
gneville  est  ce  même  petit  apôtre  dont  vous  avez 
tant  ouï  parler;  c'est  une  des  plus  belles  histoires 
de  nos  jours  ^  Je  crois  que  vous  n'oublierez  pas 
d'écrire  à  ma  cousine  de  La  Trousse,  dont  la 
douleur  et  le  mérite,  à  l'égard  des  soins  qu'elle  a 
eus  de  sa  mère,  sont  au-dessus  de  toute  louange. 
Je  vous  prie,  quoi  qu'on  dise,  de  faire  faire 
de  l'huile  de  scorpion  ^,  afin  que  nous  trouvions 
en  même  temps  les  maux  et  les  médecines.  Pour 
vos  cousins ,  j'en  parlois  l'autre  jour  ;  un  Pro- 
vençal m'assura  que  ce  n'étoient  pas  les  plus 
importuns  que  vous  eussiez  à  Grignan ,  et  qu'il 

'  Cétoit  un  enfant  qu'il  avoit  eu  de  la  maréchale  de  La  Ferté. 
n  loi  laissa  5  00,000  livres.  Quelques  années  après ,  lorsque  Louis 
XIV  pensa  à  reconnaître  ses  enfants  naturels  ,pour  faire  un  exemple 

et  pcéparer  le  public  à  cette  reconnoissance ,  on  la  fît  précéder  par 
C^le  du  bâtard  de  M.  de  Longueyille.  U  étoit  dans  le  même  cas  que 
les  enfants  de  madame  de  Montespan ,  puisque  madame  de  La  JPerté 
FaToit  en  du  vivant  de  son  mari.  (  y^.  G.  )  Achilles  de  Harlay  étoit 
alors  conseiller  procureur  général  au  parlement  de  Paris.  Cet 
exemple  d'immoralité ,  soumis  à  son  influence ,  et  légitimé  par 
lui,  ne  fait  point  honneur  à  sa  mémoire.  G..D.  S.  G, 

*  Les  scorpions  sont  assez  communs  en  Provence,  surtout  dans 
les  lieux  bas  et  humides  ;  et  Thuile  de  scorpion  est  souveraine ,  à  ce 
qu'on  dit ,  contre  la  piqûre  de  ces  insectes.  D.  P. 

m 

7- 


loo  LETTRES 

y  en  avoit  d'une  autre  espèce ,  ^ui ,  sans  vous 
blesser  en  trahison ,  vous  faisoient  bien  plus  de 
mal.  Je  comprends  assez  que  vous  avez  présen- 
tement un  peu  de  Fair  de  madame  de  Sotenville^  ; 
mais  bientôt  vous  aurez  à  recevoir  une  compa- 
gnie qui  vous  fera  mettre  en  œuvre  le  colombier 
et  la  garenne ,  et  même  la  basse-cour.  Ah  !  c'est 
bien  pour  dire  des  fadaises  que  je  dis  tout  cela  ; 
car  si  vous  en  mettez  un  pigeon  davantage  nous 
ne  le  souffrirons  pas  :  c'est  le  moyen  de  faire 
mourir  notre  abbé  que  de  le  tenter  de  mangeaille  : 
votre  ordinaire  n'est  que  trop  bon.  La  Mousse  * 
a  été  un  peu  ébranlé  de  la  crainte  des  puces, 
des  punaises ,  des  scorpions ,  des  chemins  et  du 
bruit  qu'il  trouvera  peut-être;  tout  cela  lui  faî- 
soit  im  monstre  dont  je  me  suis  bien  moquée  ; 
et  puis  de  dire  :  Quelle  figure  l  hélas!  je  ne  suis 
rien  ;  il  y  aura  tant  de  monde  :  nous  appelons 
cela  des  humilités  glorieuses. 

D'Hacqueville reviendra  bientôt; mais  il  ne  me 
trouvera  plus.  J'ai  fait  faire  vos  compliments  à 
madame  de  Termes  ;  et  pourquoi  non  ?  Mon- 
sieur de  Vivonne  est  fort  mal  de  sa  blessure , 
M.  de  Marsillac  pas  trop  bien  de  la  sienne,  et 
M.  le  prince  est  quasi  guéri.  Je  ne  sais  point  de 

'  L'un  des  personnages  de  Molière  dans  Georges^Dandin. 

^  n  devoit  faire  le  Toyage  de  Grîgnan  avec  madame  de  Séyigné 
et  Tabbé  de  Coulanges.  D,  P, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       loi 

nouvelles  particulières.  On  espère  toujou  rs  la  paix 
et  la  conquête  entière  de  la  Hollande.  Nimègue 
fait  mine  de  se  défendre ,  mais  on  s'en  moque. 
Je  vous  envoie^un  joli  madrigal  et  la  gazette  de 
Hollande;  j'y  trouve  l'article  des  deux  sœurs  ' 
et  celui  d'Amsterdam  fort  plaisants.  Adieu ,  ma 
tFèsKîhère  enfant  ;  pensez- vous  que  je  vous  aime? 


LETTRE  CCXC. 

JME  MADABCE  DE  S£VIGN£  A  MADAME  DE  GRIONAN. 

A  Paris  ,  lundi  1 1  juillet  1673. 

Ne  parlons  plus  de  mon  voyage,  ma  fille ^ 
it  y  a  si  long -temps  que  nous  ne  disons  autre 
chose,  qu'enfin  cela  fatigue;  les  longues  espé- 
rances usent  la  joie,  comme  les  longues  mala-t 
dies  usent  la  douleur  :  vous  aurez  dépensé  tout 
le  plaisir  de  me  voir  en  m'attendant;  quand 
j'arriverai,  vous  serez  tout  accoutumée  à  moi. 
J'ai  été  obligée  de  rendre  les  derniers  devoirs  à 
ma  tante  ;  il  a  fallu  encore  quelques  jours  au-delà: 
enfin  voilà  qui  est  fait,  je  pars  mercredi ,  et  vais 
coucher  à  Essonne  ou  à  Melun  :  je  vais  par  la 
Bourgogne  ;  je  ne  m'arrêterai  point  à  Dijon  :  je 
ne  pourrai  pas  refuser  quelques  jours  en  passant  à 

'  Mesdames  Colonne  et  Mazarin. 


I02  LETTRES 

quelque  vieille  tante  '  que  je  n'aime  guère.  Je  vous 
écrirai  d'où  je  pourrai ,  je  ne  puis  marquer  au- 
cun jour.  Le  temps  est  divin,  il  a  plu  comme 
pour  le  roi;  notre  'abbé  est  gai  et  content,  La 
Mousse  est  un  peu  effrayé  de  la  longueur  du 
voyage  ,  mais  je  lui  donnerai  du  courage  :  pour 
moi,  je  suis  ravie;  et  si  vous  en  doutez,  man- 
dez-le-moi à  Lyon,  afin  que  je  m'en  retourne 
sur  mes  pas. 

Voilà,  ma  fille,  tout  ce  que  j'avois  à  vous  dire 
là-dessus.  Votre  lettre  du  3  est  un  peu  sèche, 
mais  je  ne  m'en  soucie  guère;  vous  me  dites  que 
je  vous  demande  pourquoi  vous  avez  ôté  La 
Porte?  si  je  l'ai  fait,  j'ai  tort,  car  je  le  savois  fort 
bien;  mais  j'ai  cru  avoir  demandé  pourquoi  vous 
ne  m'en  avez  pas  avertie ,  car  je  fus  tout  étonnée 
de  le  voir;  je  suis  fort  aise  que  vous  ne  l'ayez 
plus,  vous  savez  ce  que  je  vous  en  avois  mandé. 
Mais  je  veux  vous  louer  de  n'être  point  grosse, 
et  vous  conjurer  de  ne  le  point  devenir;  si  ce 
malheur  vous  arrivoit  dans  l'état  où  vous  êtes 
de  votre  maladie,  ^mous  seriez  maigre  et  laide 
pour  toujours  :  donnez-moi  le  plaisir  de  vous  re- 
trouver aussi  bien  que  je  vous  ai  donnée ,  et  de 

'  Françoise  de  Rabutin,  veuve  du  comte  de  Toulongeon  :  elle 
étoit  fille  de  la  bienheureuse  Chantai  et  sœur  du  baron  de  Chantai , 
père  de  madame  de  Sévigné.  (  Ployez  la  notice  de  C.  X.  Girault , 
pièces  préliminaires ,  tome  I.  ) 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       io3 

pouvoir  un  peu  trotter  avec  vous,  où  la  Êintai- 
sie  nous  prendra  d'aller;  M.  de  Grignan  vous 
doit  donner ,  et  à  moi  aussi,  cette  marque  de  re- 
connoissance.  Ne  croyez  donc  pas  que  vos  belles 
actions  ne  soient  pas  remarquées  ;  les  beaux  pro- 
ches méritent  toujours  des  louanges;  continuez, 
voilà  tout.  Vous  me  parlez  de  votre  dauphin  : 
je  vous  plains  de  l'aimer  si  tendrement,  vous 
aurez  beaucoup  de  douleurs  et  de  chagrins  à 
essuyer.  Je  n'aime  que  trop  la  petite  Grignan  : 
je  l'ai  donc  ôtée  de  Livry,  contre  toutes  mes 
résolutions;  elle  est  cent  fois  mieux  ici  :  elle 
a  commencé  à  me  faire  trouver  que  j'avois  bien 
£ût  :  elle  a  eu  depuis  son  retour  une  très-jolie 
petite-vérole  volante,  dont  elle  n'a  point  du  tout 
été  malade  :  ce  que  le  petit  Pecquet'  a  traité 
en  deux  visites  auroit  fait  un  grand  embarras , 
si  elle  avoit  été  à  Livry  :  vous  me  demanderez 
si  je  l'ai  toujours  vue,  je  vous  dirai  qu'oui,  je  ne 
l'ai  point  abandonnée  ;  je  suis  pour  le  mauvais 
air  comme  vous  êtes  pour  les  précipices  ;  il  y  a 
des  gens  avec  qui  je  ne  le  crains  pas.  Enfin  je 
la  laisse  en  parfaite  santé  au  milieu  de  toutes 
fiertés  de  secours.  Madame  du  Pui-du-Fou  et 
Pecquet  la  sèvreront  à  la  fin  d'août;  et  comme 

'  Docteur  en  médecine ,  qui  a  rendu  son  nom  célèbre  j>ar  la  dé- 
cooTerte  du  réservoir  du  chyle ,  qui  de  son  nom  est  appelé  le  réser' 
voir  de  Pecquet.  11  a^oit  été  médecin  de  Fouquet.  G,  D,  S.  G. 


io4  LETTRES 

la  nourrice  est  une  femme  attachée  à  son  mari , 
à  ses  enfants ,  à  ses  vendanges  et  à  tout  son  mé- 
nage ,  madame  du  Pui-du-Fou  m'a  promis  de  me 
donner  une  femme  pour  avoir  soin  de  ma  pe- 
tite, quand  la  nourrice  ne  sera  plus  auprès  d'elle. 
Cette  femme  sera  aidée  de  Marie  y  que  la  petite 
aime  et  connoît  fort ,  et  la  bonne  mère  Jeanne 
fera  toujours  leur  petit  ménage;  M.  de  Coulan- 
ges  et  madame  de  Sanzei  ^  en  auront  un  soin  ex- 
trême ,  en  sorte  que  nous  en  aurons  l'esprit  en 
repos.  J'ai  été  fort  approuvée  de  l'avoir  ramenée 
ici;  Livry  n'est  pas  trop  bon  sans  moi  pour 
ces  sortes  de  gens-là.  Voilà  qui  est  donc  réglé. 
Adieu,  ma  très-aimable.  M.  de  Grignan  veut-il 
bien  que  je  lui  rende  une  visite  dans  son  beau 
château  ? 


LETTRE  GCXCI, 

DE  MADAME  DE  SlÉVIGNJÉ   A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Auxerre,  samedi  i6  juillet  167a. 

Enfin ,  ma  fille ,  nous  voilà.  Je  suis  encore  bien 
loin  de  vous,  et  je  sens  pourtant  déjà  le  plaisir 
d'en  être  plus  près.  Je  partis  mercredi  de  Paris , 
avec  le  chagrin  de  n'avoir  pas  reçu  de  vos  lettres 

'  M.  de  Monmerqué  écrit  Sanzay. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       io5 

le  mardi;  Tespérance  de  vous  trouver  au  bout 
d'une  si  longue  carrière  me  console.  Tout  le 
monde  nous  assuroit  agréablement  que  je  vou- 
lois  faire  mourir  notre  cher  abbé ,  de  l'exposer 
dans  un  voyage  de  Provence,  au  milieu  de  Tété  ; 
il  a  eu  le  courage  de  se  moquer  de  tous  ces  dis- 
cours, et  Dieu  l'en  a  récompensé  par  un  temps 
A  souhait;  il  n'y  a  point  de  poussière,  il  fait  frais , 
jet  les  jours  sont  d'une  longueur  infinie  :  voilà 
tout  ce  qu'on  peut  souhaiter.  Notre  Mousse  prend 
courage;  nous  voyageons  un  peu  gravement; 
M.  de  Coulanges  nous  eût  été  bon  pour  nous 
réjouir.  Nous  n'avons  point  trouvé  de  lecture  qui 
fôt  digne  de  nous  que  Virgile,  non  pas  tras^esti, 
mais  dans  toute  la  majesté  du  latin  et  de  l'ita- 
lien '.  Pour  avoir  de  la  joie  il  faut  être  avec  des 
gens  réjouis  ;  vous  savez  que  je  suis  comme  on 
veut,  mais  je  n'invente  rien.  Je  suis  un  peu  triste 
de  ne  plus  savoir  ce  qui  se  passe  en  Hollande  ; 
quand  je  suis  partie,  on  étoit  entre  la  paix  et  la 
guerre;  c'étoit  le  pas  le  plus  important  où  la 
France  se  soit  trouvée  depuis  très-long-temps; 
les  intérêts  particuliers  s'y  rencontrent  avec  ceux 
de  l'état.  Adieu  donc,  ma  chère  enfant ,  j'espère 

'  Annibal  Garo ,  célèbre  poète  italien  du  seizième  siècle ,  a  fait  une 
traduction  de  V Enéide  en  yers  italiens ,  qui  est  fort  estimée  tant 
pour  la  pureté  du  style,  que  pour  la  fidélité  et  le  choix  des  exprès- 
«ions.  G.  D.  S.  G. 


io6  LETTRES 

que  je  trouverai  de  vos  nouvelles  à  Lyon.  Vous 
êtes  très-obligée  à  notre  cher  abbé  et  à  La  Mousse, 
à  moi  point  du  tout. 


►  ••9«Q»  >•••••#• 


LETTRE  CCXCII'. 

DE    MADAME    DE    SÉVIGNÉ    AU    COMTE    DE    BUSSY. 

A  MontjeUy  ce  a  a  juillet  167a. 

Vous  dites  toujours  des  merveilles,  M.  le  Comte  ; 
tous  vos  raisonnements  sont  justes  ;  et  il  est  fort 
vrai  que  souvent  à  la  guerre  l'événement  fait 
un  héros ,  ou  un  étourdi.  Si  le  comte  de  Guiche 
avoit  été  battu  en  passant  le  Rhin ,  il  auroit  eu 
le  plus  grand  tort  du  monde  ,  puisqu'on  lui 
avoit  commandé  de  savoir  seulement  si  la  rivière 
étoit  guéable;  qu'il  avoit  mandé  qu'oui,  quoi- 
qu'elle ne  le  fut  pas,  et  c'est  parce  que  ce  passage 
a  bien  réussi  qu'il  est  couronné  de  gloire.  Le 
conte  du  prince  d'Orange  m'a  réjouie.  Je  crois, 
ma  foi ,  qu'il  disoit  vrai ,  et  que  la  plupart  des 
filles  se  flattent.  Pour  les  moines ,  je  ne  pensois 
pas  tout-à-fait  comme  eux  ;  mais  il  ne  s'en  falloit 
guère.  Vous  m'avez  fait  plaisir  de  me  désabuser. 
Je  commence  un  peu  à  respirer.  Le  roi  ne  fait 
plus  que  voyager,  et  prendre  la  Hollande,  en 

*  Réponse  à  la  lettre  du  2  6  juin  précédent. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      107 

chemin  faisant.  Je  n  avois  jamais  tant  pris  d'in- 
térêt à  la  guerre ,  je  Tavoue  ;  mais  la  raison  n'en 
est  pas  difficile  à  trouver.  Mon  fils  n'étoit  pas 
commandé  pour  cette  occasion.  Il  est  guidon  des 
gendarmes  de  monseigneur  le  dauphin ,   sous 
M.  de  La  Trousse  :  je  l'aime  mieux  là  que  vo- 
lontaire. J'ai  été  chez  M.  Bailly  pour  votre  procès, 
je  ne  l'ai  pas  trouvé,  mais  je  lui  ai  écrit  un  billet 
fort  amiable.  Pour  M.  le  président  Briçonnet  ' , 
je  ne  lui  saurois  pardonner  les  fautes  que  j'ai 
faites  depuis  trois  ou  quatre  ans  à  son  égard  ;  il 
a  été  malade,  je  l'ai  abandonné;  c'est  im  abyme, 
je  suis  toute  pleine  de  torts  ;  je  me  trouve  encore 
le  bienfait  après  tout  cela  de  ne  lui  pas  souhaiter 
la  mort.  N'en  parlons  plus.  J'ai  vu  un  petit  mot 
d'italien  dans  votre  lettre,  ilme  sembloit  que 
c'étoit  d'un  homme  qui  l'apprenoit,  et  plût  à 
Dieu  !  tYous  savez  que  j'ai  toujours  trouvé  que 
cela  manquait  à  vos  perfections.  Apprenez -le, 
mon  cousin,  je  vous  en  prie,  vous  y  trouverez 
du  plaisir.  Puisque  vous  trouvez  que  j'ai  le  goût 
bon ,  fiez-vous-en  à  moi.  Si  vous  n'aviez  pas  été 
à  Dijon  occupé  à  voir  pordre  le  procès  du  pauvre 
comte  de  Limoges,  vous  auriez  été  en  ce  pays 
quand  j'y  ai  passé  ;  et,  suivant  l'avis  que  je  vous 
aurois  donné,  vous  auriez  su  de  mes  nouvelles 

'  Guillaume  Briçonnet ,  président  au  grand  conseil ,  mort  le  3 
février  1674.  M. 


io8  LETTRES 

chez  mon  cousin  de  Toulongeon  :  mais  mon  mal- 
heur a  dérangé  tout  ce  qui  vous  pouvoit  faire 
trouver  à  ce  rendez-vous ,  qui  s'est  trouvé  comme 
une  petite  maison  de  Polémon.  Madame  de  Tou- 
longeon ma  tante'  y  vint  lundi  me  voir,  et 
M.  Jeannin  m'a  priée  si  instamment  de  venir  ici , 
que  je  n'ai  pu  lui  refuser.  Il  me  fait  regagner  le 
jour  que  je  lui  donne  par  un  relais  qui  me  mènera 
demain  coucher  à  Chàlons,  comme  je  l'avois  ré- 
solu. J'ai  trouvé  cette  maison  embellie  de  la  moi- 
tié, depuis  seize  ans  que  j'y  étois  venue  :  mais  je 
ne  suis  pas  de  même;  et  le  temps,  qui  a  donné  de 
grandes  beautés  à  ses  jardins  ,m'a  ôtéun  air  de  jeu- 
nesse que  je  ne  pense  pas  que  je  recouvre  jamais  *. 
Vous  m'en  eussiez  rendu  plus  que  personne  par 
la  joie  que  j'aurais  eue  de  vous  voir,  et  par  les 
épanouissements  de  la  rate ,  à  quoi  nous  sommes 
fort  sujets  quand  nous  sommes  ensemble.  Mais 
enfin  Dieu  ne  l'a  pas  voulu ,  ni  le  grand  Jupiter , 
qui  s'est  contenté  de  me  mettre  sur  sa  montagne^, 
sans  vouloir  me  faire  voir  ma  famille  entière.  Je 

'  C'est  la  comtesse  [de  Toulongeon.  (  Voyez  la  première  note 
de  la  lettre  du  1 1  juillet  courant.) 

'  Madame  dç  Séyigné  avojt  alors  46  ans. 

^  Madame  de  Sévigné  écrit  de  Montjeu ,  à  une  lieue  environ 
d'Autun ,  ancienne  Bibracte ,  capitale  des  Ëduens ,  c'est  pourquoi 
elle  écrit  le  grand  Jupiter  (Mons  Jovis),  du  nom  antique  de  la  mon- 
tagne où  elle  traçoit  ce  souvenir ,  montagne  que  les  Druides  aboient 
consacrée  à  leur  grand  dieu  Ësus ,  converti  en  Jupiter  depuis  l'ap- 
parition des  Grecs  dans  les  Gaules ,  six  cents  ans  avant  l'ère  chré- 
tienne. 


Y- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      109 

trouvé  madame  de  Toulongeon  ma  cousine  fort 
jolie  et  fort  aimable.  Je  ne  la  croyois  pas  si  bien 
faite ,  ni  qu'elle  entendît  si  bien  les  choses.  Elle 
m'a  dit  mille  biens  de  vos  fiUeis,  je  n'ai  pas  eu 
de  peine  à  le  croire.  Adieu  ,  mon  cher  cousin , 
je  m'en  vais  en  Provence  voir  cette  pauvre  Gri- 
gnan.  Voilà  ce  qui  s^appelle  aimer.  Je  vous  sou- 
haite tout  le  bonheur  que  vous  méritez. 


LETTRE  CCXCIII. 

DE  MADAME  4>£  SÉVIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Lyon,  mercredi  17  juillet  1672. 

Si  cette  date  ne  vous  plaît  pas,  ma  fille,  je  ne 
sais  plus  que  vous  faire.  Je  reçus  hier  deux  de 
vos  lettres  par  madame  de  Rochebonne  ^ ,  dont 
la  ressemblance  me  surprit  au-delà  de  tout  ce 
que  j'ai  jamais  vu;  enfin  c'est  M.  de  Grignan 
qui  compose  une  très-aimable  femme  ;  elle  vous 
adore  :  je  ne  vous  dirai  point  combien  je  l'aime , 
ni  combien  je  comprends  que  vous  devez  l'aimer. 
Pour  M.  son  beau-fi:ère  ^ ,  c'est  un  homme  qui 

'  Thérèse  Adhémar  de  Monteil ,  sœur  de  M.  de  Grignan,  comtesse 
de  Rochebonne.  D,  P. 

^  Charles  de  Ghàteauneuf ,  chanoine-comte  et  chamarier  de  l'é- 
glise de  Saint-Jean  de  Lyon ,  frère  du  feu  comte  de  Rochebonne , 
commandant  pour  le  roi  en  Lyonnois.  2).  P. 


iio  LETTRES 

emporte  le  cœur  ;  une  facilité  ,  une  liberté  dans 
l'esprit  qui  me  convient  et  qui  me  charme  ;  je 
suis  logée  chez  lui.  M.  l'intendant  %  madame  sa 
femme  et  madame  de   Coulanges  vinrent  me 
prendre  au  sortir  du  bateau,  lundi;  je  soupai 
chez  eux;  j'y  dînai  hier  :  on  me  promène,  on 
me  montre;  je  reçois  mille  civilités  ;.  j'en  suis 
honteuse  ;  je  ne  sais  ce  qu'on  a  à  me  tant  es- 
timer. Je   voulois  partir  demain;  madame   de 
Coulanges  a  voulu  encore  un  jour ,  et  met  à  ce 
prix  son  voyage  de  Grignan  ;  j'ai  cru  vous  faire 
plaisir  de  conclure  •  ce  marché  :  je  ne  partirai 
donc  que  vendredi  matin  ;  nous  irons  coucher 
à  Valence  ;  j'ai  de  bons  patrons  ;  surtout  j'ai 
prié  qu'on  ne  me  donnât  pas  les  vôtres ,  qui  sont 
de  francs  coquins  :  on  me  recommande  comme 
une  princesse.  Je  serai  samedi  à  une  heure  après- 
midi  à  Robinet  • ,  à  ce  que  dit  M.  le  Chamarier  : 
si  vous  m'y  laissez ,  j'y  demeurerai. 

Je  ne  vous  parlerai  point  du  tout  de  ma  joie  ; 
notre  cher  abbé  se  porte  bien  ;  c'est  à  lui  que 
vous  devez  adresser  tous  vos  compliments  :  La 
Mousse  est  encore  en  vie.  Nous  vous  souhaitons , 
et  le  cœur  me  bat  quand  j  y  pense.  Mon  équi. 

'  M.  du  Gué-Bagnols ,  père  de  madame  de  Coulanges.  D.  P. 

*  Cest  où  l'on  débarque  pour  se  rendre  à  Montelimart ,  sur  le 
Robiou ,  et  de  là  à  Grignan ,  qui  en  est  à  quatre  lieues  environ. 

G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       m 

page  est  venu  jusqu'ici  sans  aucun  malheur ,  ni 
aucune  incommodité  ;  hier  au  soir,  il  se  noya  un 
de  mes  chevaux  à  Tabreuvoir ,  de  sorte  que  je 
a*en  ai  plus  que  cinq;  je  vous  ferai  honte,  mais 
ce  n'est  pas  ma  faute.  On  me  fait  des  compli- 
ments sur  cette  perte  ;  je  la  soutiens  en  grande 
ame.  Je  n'aurai  point  mon  carrosse  à  ce  Robi- 
net; nous  sommes  cinq ,  comptez  là-dessus,  notre 
abbé ,  La  Mousse ,  deux  femmes  -  de  -  chambre  , 
et  moi.  J'ai  fait  la  paix  avec  M.  de  Rochebonne , 
j'ai  reçu  madame  de  Senneterre  '  ;  j'ai  été  à  Pierre- 
Encise*  voir  F...  prisonnier;  je  vais  aujourd'hui 
voir  le  cabinet  de  M...  et  ses  antiquailles.  Madame 
de  Coulanges  me  veut  persuader  de  passer  Tété 
ici ,  et  qu'il  est  ridicule  d'aller  plus  loin ,  et  que 
je  vous  envoie  seulement  un  compliment  :  je 
voudrois  que  vous  lui  entendissiez  dire  ces  folies. 
Elle  nous  viendra  voir ,  et  nous  réjouira.  Bagnols 
s'en  va  à  Paris  ;  vous  vous  passerez  très-bien  de 
sa  femme  :  je  ne  .laisse  pas  de  faire  valoir  vos 
honnêtetés,  et  je  jedouble  les  miennes,  quand 
je  vois  qu'elle  n'a  nul  dessein  de  venir  à  Grignan. 
A<}ieu,  ma  très -chère  fille  :  la  vôtre  se  porte 
bien ,  elle  est  à  Paris  au  milieu  de  tous  les  se- 

*  Qui  étok  Anne  de  Longueval ,  veuTe  de  Henri  Senneterre,  ou 
Saint-Nectaire.  (  Voyez  Moreri.  \ 

'  Pierre-Encifie ,  chàteau-fort  situé  auprès  de  Lyon ,  étoit  une 
pritoii  d'état.  Cette  forteresse  a  été  détruite  depuis  la  réyol^tion.  M. 


112  LETTRES 

cours ,  et  plus  visitée  que  moi  ;  j'ai  eu  bon  esprit 
de  la  laisser  là  ;  je  l'aime ,  cette  petite.  Voilà 
madame  de  Rochebonne,  je  la  baise,  et  crois 
baiser  son  frère',  c'est  ce  qui  fait  que  je  ne  lui 
ferai  aucune  autre  amitié.  Ah!  quelle  joie  d'aller 
à  vous ,  ma  belle  comtesse  ! 


LETTRE  CCXCIV. 

DE  MADAME  DE  COULAWGES  A  MADAME  DE  SÉVIGKÉ. 

Lyon  ,  le  i®**  août  167a. 

J'ai  reçu  Vos  deux  lettres,  ma  belle,  je  vous 
rends  mille  gtaces  d'avoir  songé  à  moi  dans  le 
lieu  où  vous  êtes.  Il  fait  un  chaud  tnortel ,  je  n'ai 
d'espérance  qu'en  sa  violence  *.  Je  meurs  d'envie 
d'aller  à  Grîgnan;  ce  mois-ci  passé,  il  n'y  faudra 
pas  songer  ;  ainsi  je  vous  irai  voir  assurément , 
s'il  est  possible  que  je  puissc'art'iver  en  yie  ;  au 
retour,  vous  croyez  bien  qu^^je  ne  serai  p^s  dans 
cet  embarras.  Le  marquis  de  Villeroi  passe  sa  vie 
à  regretter  le  malheur  qui  l'a  empêché  de*  vous 
voir.  Les  violons  sont  tous  les  soirs  en  Bellecour^  ; 

'  M.  de  Grîgnan. 

^  Selon  le  proverbe ,  que  ce  qui  est  violent  ne  dure  peu,   D,  P. 

^  Place  publique  de  la  ville  de  Lyon.  Depuis  1 7 1 3 ,  qu'on  y 
éleva  la  statue  équestre  de  Louis  XIV,  faite  par  le  faiheux  statuaire 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ii3 

je  m'y  trouve  peu,  par  la  raison  que  je  quitte 
peu  ma  mère;  dans  Tespérance  d'aller  à  Grignan, 
je  fais  mon  devoir  à  merveilles,  cela  m'adoucit 
l'esprit.  Mais  quel  changement  !  vous  souvient-il 
de  la  figure  que  madame  de  Solus  faisoit  dans 
le  temps  que  vous  étiez  ici  ?  Elle  a  fait  imprudem- 
ment ses  délices  de  madame  Carie;  celle-ci  avoit, 
dit-on,  ses  desseins  ;  pour  moi,  je  n'en  crois  rien, 
cependant  c'est  le  bruit  de  Lyon;  en  un  mot, 
c'est  de  niadame  Carie  que  M.  le  marquis  paroît 
amoureux.  Madame  Solus  se  désespère  ;  mais  elle 
aime  mieux  voir  monsieur  le  marquis  infidèle 
que  de  ne  le  point  voir  ;  cela  fait  croire  qu'elle 
ne  prendra  jamais  le  parti  de  se  jeter  dans  un 
couvent'.  Cette  histoire  vous  paroît-elle  avoir 
la  grâce  de  la  nouveauté  ?  Continuez  à  m'écrire  ^ 
ma  très-belle ,  vos  lettres  me  touchent  le  cœur. 
IMtadaiiie  de  Rochebonne  est  toujoiu-s  dans  le 
dessein  de  vous  aller  voir.  Je   ne  savois  point 
que  niadame  de  Grignan  eût  été  malade  ;  si  c'est 
jme  maladie  sans  suite ,  sa  beauté  n'en   souf^ 
frira  pas  long-temps.  Vous  savez  l'intérêt  que  je 
prends  à  tout  ce  qui  pourroit  cet   hiver  vous 

Detjai'dins ,  il  fut  ordonné  qu'on  Tappelleroit  la  Place  de  Louis- 
le^Grand  dans  les  actes  et  les  discours.  La  Place  de  Bellecour  a  été 
presque  entièrement  défigurée  en  1793.  G,  D,S,G. 

'  M.  de  Monmerqué  dit  qu'on  voit  dans  les  chansons  du  temps 
que  madame  de  Solus  étoit  la  femme  d'un  financier. 

III.  8 


ii4  LETTRES 

empêcher  l'une  et  l'autre  de  revenir  de  bonne 
heure. 

Adieu,  ma  très-chère  amie,  j'oubliois  de  vous 
dire  que  le  marquis  de  Villeroi  se  propose  d'aller 
à  Grignan  avec  votre  ami  le  comte  de  Roche- 
bonne  ;  je  vous  suis  très-obligée  de  vouloir  bien 
de  moi;  il  y  a  peu  de  choses  qu^  je  souhaite  da- 
vantage que  de  me  rendre  au  pays  vite  dans 
votre  château ,  mon  impatience,  quoique  violente , 
dure  toujours  :  cela  me  fait  craindre  pour  le  chaud  ; 
il  doit  être  insupportable,  puisque  je  ne  m'y 
expose  pas.  La  rapidité  du  Rhône  convient  à 
l'envie  que  j'^ai  devons  embrasser  :  ainsi,  Madame, 
je  ne  désespère  point  du  tout  de  vous  aller  conter 
les  plaisirs  de  Bellecour.  Vous  me  promettez  de 
ne  me  point  dire  :  allez ,  allez ,  vous  êtes  une  laide; 
cela  me  suffit.  J'ai  peur  que  vous  ne  traitiez  mal 
notre  gouverneur  '  j  vos  manières  m'ont  toujoiu*s 
paru  différentes  de  celles  de  madame  de  Solus. 
Vous  savez  bien  que  l'on  dit  à  Paris  que  Vardes 
et  lui  se  sont  rencontrés,  devinez  où. 

'  Le  marquis  de  Villeroi. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      ii5 

LETTRE  CCXCV. 

DE  M.  DE  CORBINELLI  AU  COMTE  DE  BUSSY-RABUTIIT. 

A  Grignan,  ce  i8  septembre  1672. 

J'ai  reçu  ici  votre  lettre,  Monsieur,  avec  d'au- 
tant plus  de  joie  que  je  l'ai  pu  montrer  à  madame 
de  Sévigné,  et  parler  de  vous  avec  elle,  comme 
vous  pouvez  juger  qu'on  doit  faire.  J'ai  eu  un 
plaisir  extrême  d'apprendre  d'elle  que  vous  étiez 
•  mieux  ensemble  que  jamais;  je  ne  doute  pas 
que  vous  ne  la  voyiez  en  repassant.  Le  marquis 
d'Oraison  m'a  dit  vous  avoir  vu  à  Dijon ,  et  qu'il 
étoit  fort  de  vos  amis.  Au  reste,  Monsieur,  il  me 
semble  que  nous  devrions  nous  adresser  nos 
lettres  en  droiture;  madame  de  Sévigné  est  de 
mon  avis.  Je  vous  prie  de  me  dire  comment  vous 
aviez  digéré  le  déplaisir  de  n'être  pas  témoin  des 
grandes  victoires  du  roi,  et  de  la  ruine  de  toute 
une  république  en  une  demi-campagne.  Com* 
ment  persuaderiez-vous  ce  prodige  à  la  postérité, 
si  vous  étiez  son  historien  ?  Hoc  opus ,  hic  labor 
est.  Je  sais  que  votre  éloquence  égale  ses  hauts 
faits;  mais  égalera- t-elle  le  peu  de  disposition 
que  cette  postérité  aura  de  croire  des  choses  si 
peu  vraisemblables  ?  Mais  que  dira- t-elle ,  cette 

8. 


Ji6  LETTRES 

postérité,  pour  justifier  le  roi  de  vous  avoir  traité 
comme  il  a  fait ,  après  tant  de  services  considé- 
rables? et  que  direz- vous  vous-même  pour  le 
croire  à  couvert  du  blâme  qu'il  en  pourroit  re- 
cevoir? Comment  se  port;ent  mesdemoiselles  de 
Bussy  ?  On  m'a  dit  qu  elles  apprenoient  l'italien , 
c'est  très-bien  fait  à  elles  :  je  meurs  d'envie  de 
voir  ce  qu'elles  savent  dans  le  Pastor  fido  et 
dans  XAmintey  car  je  ne  les  crois  pas  encore 
ëésez  habiles  pour  entendre  le  Tasse. 

JDE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ. 

Les  oreilles  ne  vous  ont-elles  point  corné  de- 
puis que  j'ai  ici  notre  cher  Corbinelli,  et  sur- 
tout l'oreille  droite,  qui  corne  quand  on  dit  du 
bien.  Quand  nous  avons  fini  de  vous  louer  par 
tout  ce  que  vous  avez  de  louable ,  nous  pleurons 
sur  votre  malheur  et  sur  l'abyme  où  votre  étoile 
vous  a  jeté.  Mais  finissons  ce  triste  chapitre ,  en 
attendant  que  la  mort  finisse  tout.  Je  vous  con- 
seille de  vous  mettre  dans  l'italien,  c'est  une. 
nouveauté  qui  vous  r^ouira.  Mes  nièces  vos  filles 
sont  aimables  ;  elles  ont  bien  de  l'esprit;  mais  le 
moyen  d'être  auprès  de  vous  sans  en  avoir.  M.  et 
madame  de  Grignan  vous  font  mille  compliments; 
si  Bussy  étoit  en  Provence,  ou  Grignan  en  Bour- 
gogne, nous  nous  en  trouverions  tous  très-bien. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       wj 


»•«««•«»  4 


LETTRE   CCXCVI. 

DU  COMTE  DE  BUSSY-RABUTIN  A  M.    DE  CORBIWELLI. 

A  Bussy,  le  a  4  octobre  167a. 

J'ai  eu  bien  de  la  joie ,  Monsieur ,  de  recevoir 
votre  lettre  avec  celle  de  ma  cousine ,  c'est-à-dire 
des  deux  personnes  du  monde  que  j'aime  et  que 
j'estime  le  plus.  J'ai  été  quinze  jours  à  Dijon, 
où  j'ai  vu  le  marquis  d'Oraison  quatre  ou  cinq 
fois  à  la  comédie ,  et  une  ou  deux  fois  à  une 
symphonie  qui  se  fait  chez  un  .conseiller  du  par- 
lement tous  les  dimanches ,  et  nous  nous  sommes 
parlé  deux  ou  trois  fois.  S'il  ne  faut  que  cela  en 
Provence  pour  faire  une  grande  amitié ,  on  y  va 
bien  vite,  et  je  vois  bien,par-là  qu'il  y  fait  fort 
chaud.  Vous  voulez  savoir  comment  j'ai  supporté 
le  chagrin  de  n  avoir  pas  été  auprès  du  roi  pen- 
dant cette  campagne  :  avec  toutes  les  peines  du 
monde.  Ma  philosophie ,  qui  me  sert  fort  bien 
sur  l'état  de  ma  fortune,  est  ime  bète  quand  il  est 
question  de  me  consoler  de  n'avoir  pas  passé  le 
Rhin  à  la  vue  du  roi.  Vous  me  demandez  com- 
inent  je  ferois ,  si  j'étois  son  historien,  pour  per- 
suader à  la  postérité  les  merveilles  de  sa  cam- 
pagne, je  dirois  la  chose  uniment,  et  sans  faire 


ii8  LETTRES 

tant  de  façon,  qui,  d'ordinaire,  sont  suspectes 
de  fausseté,  ou  au  moins  d'exagération;  et  je  ne 
ferais  pas  comme  Despréaux ,  qui ,  dans  une  épître 
qu'il  adresse  au  roi ,  fait  une  fable  des  actions 
de  sa  campagne,  parce  que,  dit-il,  elles  sont  si 
extraordinaires,  qu'elles  ont  déjà  un  grand  air 
de  fables  Vous  me  demandez  ce  que  je  crois 
que  dira  la  postérité  sur  l'état  de  ma  fortune, 
après  les  services  que  j'ai  rendus  :  elle  dira  que 
j'étois  bien  malheureux;  et,  sachant,  comme  elle 

*  Suivant  ce  que  dît  Pélisson  dans  ses  lettres ,  témoin  oculaire , 
le  roi  fit  sonder  le  gué  formé  sur  un  bras  du  Rhin ,  auprès  d'une 
vieille  tourelle  qui  sert  de  bureau  de  péage ,  qu'on  nomme  7V>//- 
Huyrs  C  la  maison  du  péage J f  dans  laquelle  il  y  avoit  dix-sept  soldats. 
Le  roi  fit  «onder  ce  gué  par  le  comte  de  Guiche.  Il  n'y  avoit  qu'en- 
viron vingt  pas  à  nager  au  milieu  de  ce  bras  du  fleuve  ;  l'abord  étoit 
rasé.  H  n'y  avoit  de  l'autre  côté  de  l'eau  que  quatre  à  cinq  cavaliers 
et  deux  foibles  régimens  d'infanterie ,  sans  canon.  L'artillerie  les 
foudroyoit  en  flanc ,  tandis  que  la  maison  du  roi  et  les  meilleures 
troupes  de  cavalerie  passèrent  sans  risque  au  nombre  d'environ 
quinze  mille  hommes  ;  le  prince  de  Condé  les  cotoyoit  dans  un 
bateau  de  cuivre,-  {  i  a  juin  1 67 a.  ) 

Bussy  le  censeur  blâme  Boileau  d'avoir  porté  l'exagération  jus- 
qu'à  dire  dans  son  Epître  IV  sur  le  passage  du  Rhin  ; 

Car  puisqu'en  cet  exploit  tout  paroît  incroyable , 
Que  la  vérité  pure  y  ressemble  à  la  fable ,  etc. 

Et  Bussy  a  raison.  Voltaire ,  plus  digne  encore  d'écrire  l'his- 
toire que  Bussy ,  qui  se  croyoit  seul  capable  d'éti-e  l'historien  des 
rois  ,  en  sa  qualité  de  gentilhomme  d'antique  race ,  dit  :  «  Tout  ce 
«  que  les  efforts  de  l'ambition  et  de  la  prudence  humaine  peuvent 
«  préparer  pour  détruire  une  nation ,  Louis  XIV  l'avoit  fait. 
•  Il  jouit  de  son  triomphe,  on  éleva  des  monumens  de  sa  con- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      119 

le  saura,  la  droiture  du  cœur  du  roi,  elle  le 
plaindra  de  n'avoir  pu  me  connoître,  et  de  ne 
m'avoir  vu  que  par  les  yeux  de  gens  qui  ne  m'ai- 
moient  pas  ;  elle  dira  encore  que  j'étois  sage  de 
parler  comme  je  fais ,  et  que  se  plaindre  de  ses 
disgrâces  avec  autant  de  discrétion ,  est  une  grande 
marque  qu'on  ne  les  mérite  pas. 


LETTRE  CCXCVII. 

DE  MADAME  DE  COULAJ^GES  A  MADAME   DE  SEVIGNE. 

Lyon,  le  II  septembre  1679. 

Je  suis  ravie  de  pouvoir  croire  que  vous  m'a- 
vez un  peu  regrettée;  ce  qui  me  persuade  que  je 
le  mérite ,  c'est  le  chagrin  que  j'ai  eu  de  ne  vous 
plus  voir.  J'ai  fait  vos  compliments  au  char' 
mant  '  ;  il  les  a  reçus  comme  il  le  devoit ,  j'en 
suis  contente  :  si  je  prenois  autant  d'intérêt  en 
lui  que  M.  de  Coulanges ,  je  serois  plus  aise  de 
ce  qu'il  dit  de  vous,  pour  lui  que  pour  vous. 

*  qnète ,  tandis  qtie  les  puissances  de  TËurope  travailloient  à  la 

■  loi  ravir.  Le  pillage  laissa  une  impression  si  profonde,  que 
«  plus  ^e  quarante  ans  après ,  dit  Thistorien  du  grand  siècle ,  j'ai 
«  TU  les  livres  hollandois  dans  lesquels  on  apprenoit  à  lire  aux  en- 

•  fiins ,  retracer  cette  aventure  et  inspirer  la  haine  contre  les  Fran- 

■  çois  à  des  générations  nouvelles.  ■  G.  D.  S.  G, 

'  Le  marquis  de  Villeroi. 


I20  LETTRES 

Madame  d'Assigny  a  gagné  son  procès  tout  d'une 
voix.  Envoyez-moi  M.  de  Corbinelli  ;  son  appar-. 
tement  est  tout  prêt;  je  l'attends  avec  une  im- 
patience qui  mérite  qu'il  fasse  ce  petit  voyage; 
toutes  nos  beautés  attendent ,  et  ne  veulent  point 
partir  pour  la  campagne  qu'il  ne  soit  arrivé; 
s'il  abuse  de  ma  simplicité,  et  que  tout  ceci  se. 
tourne  en  projets ,  je  romps  pour  toujours  avec 
•'  lui.  Adieu ,  ma  vraie  amie  ;  c'est  à  madame  la 
comtesse  de  Grignan  que  j'en  veux. 


A    MADAME  DE    GRIGNAN. 


Je  n'ai  plus  de  goût  pour  l'ouvrage,  Madame; 
on  ne  sait  travailler  qu'à  Grignan;  le  charmant 
et  moi,  nous  en  commençâmes  un  il  y  a  deux 
jours  :  vous  y  aviez  beaucoup  de  part  ;  vous  me 
trouveriez  une  grande  ouvrière  à  Theure  qu'il 
est.  Il  me  paroît  que  le  charmant  vous  vou- 
droit  bien  envoyer  des  patrons  ;  mais  le  bruit 
court  que  vous  ne  travaillez  point  à  patrons ,  et 
que  ceux  que  vous  donnez  sont  inimitables. 
Adieu,  ma  chère  Madame,  je  trouve  une  grande 
facilité  à  me  défaire  de  ma  sécheresse ,  quand  je 
songe  que  c'est  à  vous  que  j'écris. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       lai 


LETTRE  CCXCVIII. 

D£  MADAME  DE  GOULAKGES  A  MADAME  DE  SlÊVIGNE. 

Lyon,  le  3o  octobre  167a. 

Je  suis  très  en  peine  de  vous,  ma  belle;  aurez- 
vous  toujours  la  fantaisie  de  faire  le  bon  corps  ? 
falloit-il  vous  mettre  sur  ce  pied-là  après  avoir 
été  saignée  ?  Je  meurs  d'impatience  d'avoir  de  vos 
nouvelles, et  il  se  passera  des  temps  infinis  avant 
cpie  j'en  puisse  recevoir.  Hélas!  voici  un  adieu, 
ma  délicieuse  amie,  je  m'en  vais  faire  cent  lieues 
pour  m'éloigner  de  vous  !  quelle  extrayagance  ! 
depuis  que  le  jour  est  pris  pour  m'en  aller  à 
Paris ,  je  suis  enragée  de  penser  à  tout  ce  que  je 
q[uitte  ;  je  laisse  ma  famille,  une  pauvre  famille  dé- 
solée; et  cependant  je  pars  le  jourmême  de  la  Tous- 
saint pour  Bagnols,  de  Bagnols  à  Rouanne,  et  puis 
vogue  la  galère.  N'étes-vous  pas  ravie  du  présent 
que  le  roi  a  fait  à  M.  de  Marsillac^?  N'étes-vous 
pas  charmée  de  la  lettre  que  le  roi  lui  a  écrite  ? 
Je  suis  au  vingtième  livre  de  \j4rioste;  j'en  suis 
ravie.  Je  vous  dirai,  sans  prétendre  abuser  de 
votre  crédulité ,  que ,  si  j'étois  reçue  dans  votre 
troupe  à  Grignan ,  je  me  passerois  bien  mieux  de 

'  De  la  charge  de  grand-maître  de  la  garde-robe.  D.  P. 


l'Ai  LETTRES 

Paiis ,  que  je  ne  me  passerai  de  vous  à  Paris.  Mais, 
adieu,  ma  vraie  amie ,  je  garde  le  charmant  pour 
la  belle  comtesse.  Ecoutez,  Madame,  le  procédé 
du  charmant;  il  y  a  un  mois  que  je  ne  l'ai  vu  ; 
il  est  à  Neuf  ville  %  outré  de  tristesse,  et,  quand 
on  prend  la  liberté  de  lui  en  parler ,  il  dit  que 
son  exil  est  long  ;  et  voilà  les  seules  paroles  qu'il 
a  proférées  depuis  l'infidélité  de  son  Alcine'^;  il 
hait  mortellement  la  chasse,  et  il  ne  fait  que 
chasser  ;  il  ne  lit  plus ,  ou  du  moins  il  ne  sait  ce 
qu'il  lit  ;  plus  de  Solus ,  plus  d'amusement  :  il  a 
un  mépris  pour  les  femmes  qui  empêche  de 
croire  qu'il  méprise  celle  qui  outrage  son  amour 
et  sa  gloire  ;  le  bruit  court  qu'il  viendra  me 
dire  adieu  le  jour  que  je  partirai.  Je  vous  man- 
derai le  changement  qui  est  arrivé  en  sa  per- 
sonne. Je  suis  de  votre  avis,  Madame,  je  ne  com- 
prends point  qu'un  amant  ait  tort,  parce  qu'il 
est  absent  ;  mais  qu'il  ait  tort ,  étant  présent ,  je 
le  comprends  mieux;  il  me  paroît  plus  aisé  de 
conserver  son  idée  sans  défauts  pendant  Fab- 
seiicé  ;  ^/c//ze  n'est  pas  de  ce  goût  :  le  charmant 
l'aime  dé  bien  bonne  foi;  c'est  la  seule  personne 
qui  m'ait  fait  croire  à  l'inclination  naturelle  ;  j'ai 

'  Château  de  la  maison  de  Yilieroi ,  à  quatre  lieues  de  Lyon. 

D.P. 

'  Par  la  lettre  du  i  a  février  précédent ,  on  peut  soupçonner 
qu'il  est  ici  question  de  madame  de  Soissons ,  sous  le  nom  ii^Alcîne, 
pris  dans  V  Orlando  furioso,  G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ia3 

été  surprise  de  ce  que  je  lui  ai  entendu  dire  là- 
dessus  ;  mais  que  deviendra-t-elle ,  comme  vous 
dites ,  cette  inclination  ?  Peut-être  arrivera-t-il  un 
jour  que  le  charmant  croira  s'être  mépris,  et 
qu'il  contera  les  appas  trompeurs  dUAlcine.  Le 
bruit  de  la  reconnoissance  que  Ton  a  pour  Ta- 
mour  de  mon  gros  cousin  '  se  confirme;  je  ne 
crois  que  médiocrement  aux  méchantes  langues  ; 
mais  mon  cousin,  tout  gros  qu'il  est ,  a  été  pré- 
féré à  des  tailles  plus  fines  ;  et  puis ,  après  un 
petit,  un  grand  ;  pourquoi  ne  voulez- vous  pas 
qu'un  gros  trouve  sa  place  ?  Adieu ,  Madame  , 
que  je  hais  de  m'éloigner  de  vous  ! 

Venez,  mon  cher  confident  ^,  que  je  vous  dise 
adieu;  je  ne  puis  me  consoler  de  ne  vous  avoir 
point  vu;  j'ai  beau  songer  au  chagrin  que  j'au- 
rois  eu  de  vous  quitter,  il  n'importe;  je  préfé- 
rerois  ce  chagrin  à  celui  de  ne  vous  avoir  point 
fait  connoître  les  sentiments  que  j'ai  pour  vous. 
Je  suis  ravie  du  talent  qu'a  M.  de  Grignan  pour 
la  friponnerie  ;  ce  talent  est  nécessaire  pour  re- 
présenter le  vraisemblable.  Adieu,  mon  cher 
Monsieur;  quand  vous  me  promettez  d'être 
raon  confident ,  je  me  repens  de  n'être  pas  di- 
gne d'accepter  une  pareille  offre  ;  mais  venez 
vous   faire  refuser  à  Paris.  Adieu ,  mon  amie  ; 

'  M.  de  Louvois ,  ministre.  D.  P. 
'  M.  de  Corbinelli.  D.  P. 


ia4  LETTRES 

adieu ,  madame  la  Comtesse  ;  adieu,  M.  de  Corbi- 
nelli  :  je  sens  le  plaisir  de  ne  vous  point  quitter 
en  m'éloignant;  mais  je  sens  bien  vivement  le 
chagrin  d'être  assurée  de  ne  trouver  aucun  de 
vous  où  je  vais. 

Je  ne  veux  point  oublier  de  vous  dire  que  je 
suis  si  aise  de  Fabbaye  que  le  roi  a  donnée  à  M.  le 
coadjuteur ,  qu'il  me  semble  qu'il  y  a  de  l'incivi- 
lité à  ne  m'en  point  faire  de  compliment. 


LETTRE  CCXCIX. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Marseille,  mercredi....  167a. 

Je  vous  écris  après  la  visite  de  madame  l'in- 
tendante ,  et  une  harangue  très  -  belle.  J'attends 
un  présent,  et  le  présent  attend  ma  pistole.  Je 
suis  ravie  de  la  beauté  singulière  de  cette  ville. 
Hier  le  temps  fut  divin,  et  l'endroit  *  d'où  je  dé- 
couvris la  mer,  les  bastides ,  les  montagnes  et  la 
ville,  est  une  chose  étonnante  ;  mais  surtout  je 
suis  ravie  de  madame  de  Montfuron  *  ;  elle  est 

'  Ce  lieu  s'appelle  eu  langs^ge  du  pays ,  la  n)isto.  On  s'y  arrête 
ordinairement  pour  admirer  la  beauté  de  ce  point  de  vue.  D,  P. 

*  Marie  de  Pontevez  de  Buous,  femme  de  Léon  de  Valbelle, 
marquise  de  Montfuron ,  et  cousine-germaine  de  M.  de  Grignan. 

D,P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        1^5 

aimable,  et  on  Faime  sans  balancer.  La  foule 
des  chevaliers  qui  vinrent  hier  voir  M.  de  Gri- 
gnan  à  son  arrivée  ;  des  noms  connus,  des  Saint- 
Hérem ,  etc.  ;  des  aventuriers ,  des  épées ,  des 
chapeaux  du  bel  air,  une  idée  de  guerre,  de  ro- 
man, d'embarquement,  d'aventures,  de  chaînes, 
de  fers,  d'esclaves,  de  servitude,  de  captivité; 
moi ,  qui  aime  les  romans ,  je  suis  transportée. 
M.  de  Marseille  vint  hier  au  soir  ;  nous  dînons 
chez  lui;  c'est  l'affaire  des  deux  doigts  de  la  main. 
U  fait  aujourd'hui  un  temps  abominable,  j'en 
suis  triste  ;  nous  ne  verrons  ni  mer,  ni  galères, 
.  ni  port.  Je  demande  pardon  à  Aix ,  mais  Mar- 
seille est  bien  plus  joli,  et  plus  peuplé  que  Paris 
à  proportion;  il  y  a  cent  mille  âmes  au  moins; 
de  vous  dire  combien  il  y  en  a  de  belles,  c'est 
ce  que  je  n'ai  pas  le  loisir  de  compter;  l'air 
en  gros  y  est  un  peu  scélérat,  et  parmi  tout  cela 
je  voudrois  être  avec  vous.  Je  n'aime  aucun  lieu 
sans  vous  •  et  moins  la  Provence  qu'un  autre  ; 
c'est,  un  vol  que  je  regretterai.  Remerciez  Dieu 
d'avoir  plus  de  courage  que  moi,  mais  ne  vous 
moquez  pas  de  mes  foiblesses  ni  de  mes  chaînés. 


ia6  LETTRES 


llETTRE  CGC. 

DE  MADAME  DE  siviGNJS  Â  MADAME  DE  GRIGNAN. 

^  ■  A  Marseille,  jeudi  à  midi....  167a. 

Le  diable  est.  déchaîné  en  cette  ville  ;  de  mé- 
moire d'homme,  on  n'a  point  vu  de  temps  si 
vilain.  J'admire  plus  que  jamais  de  donner  avec 
tant  d'ostentation  les  choses  du  dehors ,  de  refu- 
ser en  particulier  ce  qui  tient  au  cœur  ;  poignar- 
der et  embrasser ,  ce  sont  des  manières  :  on  vou- 
droit  m'avoir  ôté  l'esprit;  car,  au  milieu  de  mes 
honnêtetés,  on  voit  que  je  vois;  et  je  crois  qu'on 
riroit  avec  moi,  si  on  l'osoit;  tout  est  de  carême- 
prenant.  Nous  dînâmes  hier  chez  M.  de  Mar- 
seille ;  ce  fut  un  très-bon  repas.  Il  me  mena  Ta- 
près-dînée  faire  des  visites  nécessaires,  et  me 
laissa  le  soir  ici.  Le  gouverneur  me  donna  des 
violons  qneje  trouvai  très-bons,  il  vint  des  mas^ 
ques  plaisants  :  il  y  avoit  une  petite  Grecque 
fort  jolie,  votre  mari  tournoit  tout  autour  :  ma 
fille,  c'est  un  fripon  ;  si  vous  étiez  bien  glorieuse , 
vous  ne  le  regarderiez  jamais.  Il  y  a  un  cheva- 
lier de  Saint-Mêmes  qui  danse  bien  à  mon  gré  ; 
il  étoit  en  Turc;  il  ne  hait  pas  la  Grecque,  à  ce 
qu'on  dit.  Je  trouve ,  comme  vous ,  que  Bétomas 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       1^7 

ressemble  à  Lauzun,  et  madame  de  Montfuron 
à  madame  d'Armagnac,  et  mademoiselle  des 
Pennes  à  feu  mademoiselle  de  Cossé.  Nous  ne 
parlons  que  de  mademoiselle  de  Scuderi  et  de 
La  Troche  avec  la  Brétèche ,  et  de  toutes  choses , 
avec  plusieurs  qui  connoissent  Paris.  Si  tantôt  il 
rait  un  moment  de  soleil,  M.  de  Marseille  me 
mènera  héer.  En  un  mot,  j'ai  déjà  de  Marseille 
et  de  votre  absence  jusques-là,  et  en  même  temps, 
je  porte  ma  main  un  peu  au-dessus  de  mes  yeux. 
La  Santa-Crux  '  est  belle,  fraîche,  gaie  et  natu- 
relle; rien  n'est  faux  ni  emprunté  chez  elle.  Je 
vous  prie  de  songer  déjà  à  des  remerciements 
pour  elle ,  et  à  la  louer  du  rigodon  où  elle  triom- 
phe. Adieu ,  ma  chère  enfant  :  hélas  !  je  ne  vous 
ai  point  vue  ici ,  cette  pensée  gâte  ce  qu'on  voit. 
Adhémar,  qui,  par  parenthèse,  a  pris  le  nom  de 
chevaUer  de  Grignan ,  a  fait  le  petit  démon  quand 
je  lui  ai  dit  que  vous  m'aviez  envoyé  de  l'argent 
pour  lui  :  il  n'en  a  que  faire,  il  a  dix  mille  écus  ; 
il  les  jettera  par  la  place;  vous  êtes  folle,  il  ne 
vous  le  pardonnera  jamais;  mais  là-dessus  je  me 
sers  de  ce  pouvoir  souverain  que  j'ai  sur  lui,  et 
j'ai  obtenu  qu'il  recevra  seulement  un  sac  de 
mille  francs.  Cela  est  fait,  et,  quoi  qu'il  dise,  je 
crois  qu'il  sera  dépensé  avant  que  vous  receviez 

■  Marguerite  de  Galéans-des-Issarts ,  marquise  de  Forbin-Sainte- 
Croix.  Z>.  P. 


128  LETTRES 

cette  lettre;  le  reste  viendra  en  peu  de  temps; 
n'en  soyez  point  en  peine ,  ma  fille ,  ôtez  cette 
bagatelle  de  votre  esprit. 


LETTRE   ceci. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGN^  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Marseille,  jeudi  à  minuit....  167a 

• 

Je  VOUS  ai  écrit  ce  matin ,  ma  fille,  voici  ce  que 
j'ai  fait  depuis  :  j'ai  été  à  la  messe  à  Saint-Victor 
avec  l'évêque;  de  là  par  mer  voir  la  Réale,  et 
l'exercice,  et  toutes  les  banderoles,  et  des  coups 
de  canon,  et  des  sauts  périlleux  d'un  Turc;  enfin 
on  dîne,  et  après-dîné,  me  revoilà  sur  le  poing 
de  M.  de  Marseille,  à  voir  la  citadelle  et  la  vue 
qu'on  y  découvre ,  et  puis  à  l'arsenaj  voir  tous 
les  magasins  et  l'hôpital,  et  puis  sur  le  port,  et 
puis  souper  chez  ce  prélat,  où  il  y  avoit  toutes 
sortes  de  musiques. 

Nous  avons  eu  une  conversation  où  j'ai  bien 
dit,  ce  me  semble,  et  où,  sans  aucune  rudesse, 
ni  brutalité,  ni  colère,  mais  raisonnablement  et 
de  sang-froid,  je  lui  ai  fait  voir  l'horreur  de  son 
procédé  pour  moi,  et  combien  il  m'eût  été  plus 
cher  de  m'avoir  témoigné  une  véritable  amitié  à 
Lambesc,  que  de  m'accabler  de  cérémonies  et  de 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      129 

festins  à  Marseille,  et  que  mon  cœur  étant  en- 
core blessé,  tout  cela  n'étoit  que  pour  le  public  : 
il  m'a  paru  un  peu  embarrassé;  et  en  effet,  plus 
la  chose  s'éloigne ,  plus  il  la  voit  comme  elle  est. 
Il  n'y  a  point  de  réponse  à  ne  me  vouloir  pas 
obliger  dans  une  bagatelle  où  lui-même,  s'il  m'a- 
voit  véritablement  estimée,  il  auroit  trouvé  vingt 
expédients  au  lieu  d'un.  J'ai  repassé  sur  la  ma- 
nière dont  sa  haine  a  paru  dans  cette  occasion  ; 
j'ai  dit  que ,  le  prétexte  étant  si  petit  et  si  mince, 
on  voyoit  la  corde  et  le  fond;  enfin  nous  nous 
sommes  séparés;  mais  soyez  certaine  que,  quand 
je  serois  en  faveiu*,  il  ne  m'auroit  pas  mieux  re- 
çue ici.  Nous  partons  demain  à  cinq  heures  du 
matin.  Je  vous  quitte,  ma  petite;  j'ai  reçu  votre 
lettre ,  et  lu  vos  tendresses  avec  des  sentiments 
qui  ne  s'expliquent  point. 


LETTRE  CCCII. 

DE  MADAME  DE  SfiVlGNÉ  A  M.  ARNAULD-d'aNDILLY. 

A  Aix,  II  décembre  1672. 

Au  lieu  d'aller  à  Pomponne  vous  faire  une 

visite,  vous  voulez  bien  que  je  vous  écrive;  je 

sens  la  différence  de  l'un  à  l'autre  ;  mais  il  faut 

que  je  me  console,  au  moins  de  ce  qui  est  en 
ifi.  9 


i3o  LETTRES 

mon  pouvoir.  Vous  seriez  bien  étonné  si  j'allois 
devenir  bonne  à  Aix;  je  m'y  sens  quelquefois 
portée  par  un  esprit  de  contradiction ,  et,  voyant 
combien  Dieu  y  est  peu  aimé,  je  me  trouve 
chargée  d'en  faire  mon  devoir.  Sérieusement, 
les  provinces  sont  peu  instruites  des  devoirs  du 
christianisme;  je  suis  plus  coupable  que  les  au- 
tres ,  car  j'en  sais  beaucoup  ;  je  suis  assurée  que 
vous  ne  m'oubliez  jamais  dans  vos  prières,  et  je 
crois  en  sentir  des  effets  toutes  les  fois  que  je 
sens  une  bonne  pensée.  J'espère  que  j'aurai  l'hon- 
neur  de  vous  revoir  ce  printemps,  et  qu'étant 
mieux  instruite,  je  serai  plus  en  état  de  vous 
persuader  tout  ce  que  vous  m'assurez  que  je  ne 
vous  persuadois  point.  Tout  ce  que  vous  saurez 
entre  ci  et  là ,  c'est  que  si  le  prélat ,  qui  a  le 
don  de  gouverner  les  provinces ,  avoit  la  cons- 
cience aussi  délicate  que  M  de  Grignan ,  il  seroit 
un  très -bon  évêque,  ma  basta^.  Faites-moi  la 
grâce  de  me  mander  de  vos  nouvelles,  parlez- 
moi  de  votre  santé,  parlez-moi  de  l'amitié  que 
vous  avez  pour  moi ,  donnez-moi  la  joie  de  voir 
que  vous  êtes  persuadé  que  vous  êtes  au  pre- 
mier rang  de  tout  ce  qui  m'est  le  plus  cher  au 

'  Les  lettres  subséquentes  éclaircissent  ce  btista  (  assez  )  ,  signe 
de  prudence  dirigé  contre  Tévéque  de  Marseille,  qui  empiétoit 
sur  les  attributions  de  M.  de  Grigiiau ,  lieutenant-général  de  la 
proyince. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       i3i 

monde  :  voilà  ce  qiii  m'est  nécessaire  pour  me 
ixinsoler  de  votre  absence,  dont  je  sens  l'amer- 
tume au  travers  de  toute  l'amour  maternelle. 

De  Rabutiw-Chawta.l. 


LETTRE  CCCHI. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNE  A  MADAME  DE   GRIGNAJN^. 
A  Lambesc ,  mardi  lo  décembre  1 67  a  ,  à  dix  heures  du  matin. 

Quand  on  compte  sans  la  IH:'ovidence ,  il  faut 
très-souvent  compter  <ieux  fois.  J'étois  tout  i\a- 
billée  à  huit  heures,  j'avois  pris  mon  café,  en- 
tendu la  messe,  tous  les  adieux  faits,  le  bardot 
chargé,  les  sonnettes  des  mulets  me  faisoient 
souvenir  qu'il  falloit  monter  en  litière;  ma  cham- 
bre étoit  pleine  de  monde;  on  me  prioit  de  ne 
poî^t  partir ,  parce  que  depuis  plusieurs  jours 
il  pleut  beaucoup, -et  depuis  hier  continuelle- 
ment ,  et  même  dans  ee  moment  plus  qu'à  l'or- 
dinaire. Je  résistois  hardiment  à  tous  ces  dis- 
cours ,  faisant  honneur  à  la  résolution  que  j'avois 
prise  et  à  tout  ce  que  je  vous  mandai  hier  par 
la  poste,  en  assurant  que  j'arriverois  jeudi ,  lors- 
que tout  d'un  coup  M.  de  Grignan,  en  robe-de- 
chambre  d'omelette,  m'a  parlé  sérieusement  de 
la  témérité  de  mon  entreprise ,  disant  que  mon 

9- 


î3a  LETTRES 

muletier  ne  suivroit  pas  ma  litière,  que  mes  mu- 
lets tomberoient  dans  les  fossés,  que  mes  gens 
seroient  mouillés  et  hors  d'état  de  me  secourir, 
qu'en  un  moment  j'ai  changé  d'avis,  et  j'ai  cédé 
entièrement  à  ses  sages  remontrances.  Ainsi,  ma 
fille,  coffres  qu'on  rapporte,  mulets  qu'on  dé- 
telle, filles  et  laquais  qui  se  sèchent  pour  avoir 
seulement  traversé  la  cour,  et  messager  que  l'on 
vous  envoie ,  connoissant  vos  bontés  et  vos  in- 
quiétudes, et  voulant  aussi  apaiser  les  miennes, 
parce  que  je  suis  en  peine  de  votre  santé,  et  que 
cet  homme ,  ou  reviendra  nous  en  apporter  de» 
nouvelles,  ou  me  retrouvera  par  les  chemins. 
En  un  mot,  ma  chère  enfant,  il  arrivera  à  Gri- 
gnan  jeudi  au  lieu  de  moi,  et  moi,  je  partirai 
bien  véritablement  quand  il  plaira  au  ciel  et  à 
M.  de  Grignan,  qui  me  gouverne  de  bonne  foi, 
et  qui  comprend  toutes  les  raisons  qui  me  font 
souhaiter  passionnément  d'être  à  Grignan.   Si 
M.  de  La  Garde  pouvoit  ignorer  tout  ceci,  j'en 
serois  aise ,  car  il  va  triompher  du  plaisir  de  m'a- 
voir  prédit  tout  l'embarras  où  je  me  trouve; 
mais  qu'il  prenne  garde   à  la  vaine  gloire  qui 
pourroit  accompagner  le  dou  de  prophétie  dont 
il  pourroit  se  flatter.  Enfin,  ma  fille,  me  voilà, 
ne  m'attendez  plus  du  tout;  je  vous  surprendrai, 
et  ne  me  hasarderai  point,  de  peur  de  vous  don- 
ner de  la  peine,  et  à  moi  aussi.  Adieu,  ma  très- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      i33 

chère  et  très-aimable  ;  je  vous  assure  que  je  suis 
fort  affligée  d'être  prisonnière  à  Lambesc;  mais 
le  moyen  de  deviner  des  pluies  qu'on  n'a  point 
vues  dans  ce  pays  depuis  un  siècle. 


LETTRE  CCCIV. 

J>E  MADAM£  DE  COU  LANGES  A  MADAME  DE  SEVIOIfi. 

A  Paris ,  ce  36  décembre  i6yi. 

Le  siège  de  Charleroi  est  enfin  levé';  je  ne 
vous  mande  aucun  détail  de  ce  qui  s'y  est  passé , 
sachant  que  mademoiselle  de  Méri  en  envoie 
une  relation  à  madame  de  Grignan.  On  ignore 
jusqu'à  présent  quelle  route  le  roi  prendra;  les 
uns  disent  qu'il  retournera  tout  droit  à  Saint- 
Germain;  les  autres,  qu'il  ira  en  Flandre  :  nous 
serons  bientôt  éclaircis  de  sa  marche  ;  sans  va- 
nité, je  sais  des  nouvelles  à  l'arrivée  des  cour- 
riers, c'est  chez  M.  Le  Tellier  '  qu'ils  descendent, 
et  j'y  passe  mes  journées;  il  est  malade,  et  il 
paroît  que  je  l'amuse  ;  cela  me  suffit  pour  m'o- 
bliger  à  une  grande  assiduité.  Je  ne  comprends 
point  par  quelle  aventure  vous  n'avez  pas  reçu 
la  lettre  de  M.  de  Coulanges,  dans  laquelle  je 

'  Ltt  prince  d'Orange  fut  obligé  de  lever  le  siège  de  Charleroi  le 
>9  décembre  1673.  D.  P. 

*  On  a  déjà  Tn  que  madame  de  Coulanges  étoit  nièce  de  M.  Le 
Tellier,  depuis  chancelier  de  France. 


i36  LETTRES 

vous  avez  sans  lui;  c'est  la  jalousie  qui  l'y  oblige; 
mais  vous  ne  voudriez  de  la  jalousie  que  de  ceux 
dont  vous  pourriez  être  jalouse  ;  il  faut  plaindre 
Brancas. 


LETTRE  CCCV. 

DE  MADAME  DE  LA  FAYETTE  A  MADAME  DE  SÉVIGNJÊ. 

A  Paris,  ce  3o  décembre  167», 

■ 

J'ai  vu  votre  grande  lettre  à  d'Hacqueville;  je 
comprends  fort  bien  tout  ce  que  vous  lui  man- 
dez sur  l'évêque^;  il  faut  que  le  prélat  ait  tort, 
puisque  vous  vous  en  plaignez  ;  je  montrerai  votre 
lettre  à  Langlade,  et  j'ai  bien  envie  encore  de  la 
faire  voir  à  madame  du  Plessis ,  car  elle  est  très- 
prévenue  en  faveur  de  Tévêque.  Les  Proven- 
çaux sont  des  gens  d'un  caractère  tout  parti- 
culier. 

Voilà  un  paquet  que  je  vous  envoie  pour  ma- 
dame de  Northumberland;  vous  ne  compren- 
drez pas  aisément  pourquoi  je  suis  chargée  de  ce 
paquet  ;  il  vient  du  comte  de  Sunderland ,  qui 
est  présentement  ici  ambassadeur;  il  est  fort  de 
ses  amis  ;  il  lui  a  écrit  plusieurs  fois  ;  mais  n'ayant 
point  de  réponse ,  il  croit  qu'on  arrête  ses  lettres, 

'  De  Marseille.  D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       187 

et  M.  de  La  Rochefoucauld,  qu'il  voit  très-sou- 
vent, s'est  chargé  de  faire  tenir  le  paquet  dont 
il  s'agit  :  je  vous  supplie  donc,  comme  vous 
n'êtes  plus  à  Aix,  de  l'envoyer  par  quelqu'un  de 

r 

confiance,  et  d'écrire  un  mot  à  madame  deNor- 
thumberland ,  afin  qu'elle  vous  fasse  réponse , 
et  qu'elle  vous  mande  qu'elle  l'a  reçu  :  vous 
m'enverrez  sa  réponse.  On  dit  ici  que  si  M.  de 
Montaigu  n'a  pas  un  heureux  succès  de  son 
voyage,  il  passera  en  Italie,  pour  faire  voir  que 
ce  n'est  pas  pour  les  beaux  yeux  de  madame  de 
Northumberland  qu'il  court  le  pays  :  mandez- 
nous  un  peu  ce  que  vous  verrez  de  cettQ  affaire, 
et  comme  quoi  il  sera  traité. 

La  Marans  est  dans  une  dévotion  et  dans  un 
esprit  de  douceur  et  de  pénitence  qui  ne  se  peut 
comprendre  :  sa  sœur%  qui  ne  l'aime  pas,  en 
est  surprise  et  charmée;  sa  personne  est  changée 
à  n'être  pas  connoissable  ;  elle  paroît  soixante 
ans.  Elle  trouva  mauvais  que  sa  sœur  m'eût 
conté  ce  qu'elle  lui  avoit  dit  sur  cet  enfant  de 
M.  de  Longueville ,  et  elle  se  plaignit  aussi  de 
moi  de  ce  que  je  l'avois  redonné  au  public;  mais 
des  plaintes  si  douces ,  que  Montalais  en  étoit 
confondue  pour  elle  et  pour  moi  ;  en  sorte  que 
pour  m'excuser  elle  lui  dit  que  j'étois  informée 

'  Mademoiselle  de  Montalais,  fîlle  d'honneur  de  Madame  Hen- 
riette-Anne d'Angleterre.  Z>.  P. 


i38  IvEÏÏRES 

de  la  belle  opinion  qu'elle  avoit  que  j'aimois 
M.  de  Longueville  ;  la  Mai^ans,  avec  une  justice 
admirable,  répondit  que,  puisque  je  savois  cela, 
elle  s'étonnoit  que  je  n'en  eusse  pas  dit  davan- 
tage ,  et  que  j'avois  raison  de  me  plaindre  d'elle. 
On  parla  de  madame  de  Grignan ,  elle  en  dit 
beaucoup  de  bien ,  mais  sans  aucune  affectation. 
Elle  ne  vx>it  plus  qui  que  ce  soit  au  monde ,  sans 
.  exception  :  si  Dieu  fixe  cette  bonne  tête^là ,  c'est 
un  des  grands  miracles  que  j'aie  jamais  vus. 

J'allai  hier  au  Palais -Royal  avec  madame  de 
Monaco;  je  m'y  enrhumai  à  mourir;  j'y  pleurai 
Madame  ^  de  tout  mon  cœur;  je  fus  surprise  de 
l'esprit  de  celle-ci^  ;  non  pas  de  sou  esprit  agréa- 
ble, mais  de  son  esprit  de  bon  sens;  elle  se  mit 
sur  le  ridicule  de  M.  de  Mecklenbourg  d'être  à 
Paris  présentement,  et  je  vous  assure  que  l'on 
ne  peut  mieux  dire;  c'est  une  personne  très-opi- 
niatre  et  très-résolue ,  et  assin*ément  de  bon  goût , 
car  elle  hait  madame  de  Gourdon  à  ne  la  pou- 
voir souffrir.  Monsieur  me  fit  toutes  les  caresses 
du  monde  au  nez  de  la  maréchale  de  Clérem- 
bault  ^  ;  j'étois  soutenue  de  la  Fienne ,  qui  la  hait 

'  Henriette-Anne  d'Angleterre,  morte  le  29  juin  1670.  D,  P. 
'  *  Elisabeth-Charlotte ,  palatine  du  Rhin ,  que  Monsieur  ,  frère 
unique  de  Louis  XIV ,  épousa  en  secondes  noces  le  2 1  novembre 
1671.Z).  P. 

Gouvernante  des  enfants  de  Monsieur.  D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVI&NÉ.       1^9 

mortellement 5  et  à  qui  j'avois  donné  à  dîner  il' 
n'y  a  que  deux  jours.  Tout  le  monde  croit  que 
la  comtesse  Duplessis  '  va  épouser  Clérerabault. 
M.  de  La  Rochefoucauld  vous  fait  (ient  mille 
compliments;  il  y  a  quatre  où  cinq  jours  qu'il 
ne  so|t  point;  il  a  la  goutte  en  miniature.  J'ai 
mandé  à  madame  du  Plessis  que  vous  m'aviez 
écrit  des  merveilles  de  son  fils.  Adieu,  ma  belle; 
vous  savez  combien  je  vous  aime. 


LETTRE  CCCVI. 

'DE  M.    LE  DUC  DE  LA  ROCHEEOUCAULD   A    MADAME 

DE  SÉVIGNÉ. 

A  Paris  ,  le  9  février  1673. 

Vous  ne  sauriez  croire  le  plaisir  que  vous 
m^avez  fait  dô  m'envoyer  la  plus  agréable  lettre 
qui  ait  jamais  été  écrite;  elle  a  été  lue  et  admi- 
rée, comme  vous  le  pouvez  souhaiter;  il  me  se- 
roit  difficile  de  vous  rien  envoyer  de  ce  prix-là  ; 
mais  je  chercherai  à  m'acquitter,  sans  espérer 
néanmoins  d'en   trouver  les  moyens ,   dans  le 

'  Marie-Louise  Le  Loup  de  Bellenave,  veuve  d'Alexandre  de 
Choiseul ,  eomte  du  Plessis ,  et  remariée  depuis  à  Reu^  Giltier  de 
Puygarreuu ,  marquis  de  Clérembault ,  premiei'  ccuyer  de  Mii>\MK, 
duchesse  (POrléans.  D.  P. 


j4o  lettres 

soin  (le  votre  santé ,  car  vous  vous  portez  si  bienv 
que  vous  n'avez  pas  besoin  de  mes  remèdes.  Ma- 
dame la  comtesse  (  de  La  Fayette  )  est  allée  ce 
matin  à  Saint  -  Germain  remercier  le  roi  d'une 
pension  de  cinq  cents  écus  qu'on  lui  a  donnée 
sur  une  abbaye  ;  cela  lui  en  vaudra  mille  avec  le 
temps ,  parce  que  c'est  sur  un  homme  qui  a  la 
même  pension  sur  l'abbé  de  La  Fayette  ;  ainsi 
ils  sont  quittes  présentement,  et  quand  ce  pre- 
mier mourra,  la  pension  demeurera  toujours  sur 
son  abbaye  :  le  roi  a  même  accompagné  ce  pré- 
sent de  tant  de  paroles  agréables ,  qu'il  y  a  lieu 
d'attendre  de  plus  grandes  grâces.  Si  je  suis  le 
premier  à  vous  apprendre  ceci,  voilà  déjà  la  lettre 
de   M.  de  Coulanges  à  demi-payée  ;    mais  qui 
nous  paiera  le  temps  que  nous  passons  ici  sans 
vous?  Cette  perte  est  si  grande  pour  moi,  que 
vous  seule  pouvez  m'en  récompenser;  mais  vous 
ne  payez  point  ces  sortes  de  dettes-là;  j*en  ai 
bien  perdu  d'autres ,  et  pour  être  ancien  créan- 
cier ,  je  n'en  suis  que  plus  exposé  à  de  telles 
banqueroutes.  L'affaire  de  M.   le  chevalier  de 
Lorraine  et  de  M.  de  Rohan  est  heureusement 
terminée;  le  roi  a  jugé  de  leurs  intentions,  et 
personne  n'a  eu  dessein  de  s'offenser.  M.  le  duc 
est  revenu ,  M.  le  prince  arrive  dans  deux  jours: 
on  espère  la  paix  ;  mais  vous  ne  revenez  pas ,  et 
c'est  assez  pour  ne  rien  espérer. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       i4i 

Quoi  que  vous  me  disiez  de  madame  de  Gri- 
gnan,  je  pense  qu'elle  ne  se  souvient  guère 
de  moi  ;  je  lui  rends  cependant  mille  très-hum- 
bles grâces ,  ou  à  vous ,  de  ce  que  vous  me  dites 
de  sa  part.  Ma  mère  '  est  un  miroir  de  dévotion: 
elle  a  fait  un  cantique  pour  ses  ennemis ,  où  la 
reine  de  Provence  *  n'est  pas  oubliée.  Embrassez 
M.  Fabbé  (  de  Coulanges  )  à  mon  intention  ;  dites- 
lui  qu'après  le  marquis  de  Villeroi,  je  suis  mieux 
que  personne  auprès  de  M.  de  Coulanges. 

.  Si  vous  avez  des  nouvelles  de  notre  pauvre 
Corbinelli ,  je.  vous  supplie  de  m'en  donner  :  j'ai 
pensé  effacer  lepithète,  mais  j'apprends  tou- 
jours ,  à  la  honte  de  nos  amis  ,  qu'elle  ne  lui 
convient  que  trop. 

MADA3IE    DE    LA    FAYETTE. 

Voilà  une  lettre  qui  vous  dit,  ma  belle,  tout 
ce  que  j'aurois  à  vous  dire.  Je  me  porte  bien  de 
mon  voyage  de  Saint-Germain.  J'y  vis  votre  fils, 
j*en  fis  comme  du  mien  ;  il  est  très-joli.  Adieu. 

'  Madame  de  Marans ,  que  M.  de  La  Rochefoucauld  appeloit 
sm  mère^  D.  P. 

'  Cest-à-dlre  madame  de  Grignan,  que  madame  de  Marans 
ii*aimoit  poim.  D,  P. 


i44  LETTRES 

lespougies  ^  sont  allumées.  Le  marquis  de  Villero 
est  si  amoureux,  qu'on  lui  fait  voir  ce  que  l'on 
veut  .-jamais  aveuglement  n'a  été  pareil  au  sien; 
tout  le  monde  le  trouve  digne  de  pitié ,  et  il  me 
paroît  digne  d'envie,  il  est  plus  charmé  qu'il 
n'est  charmant;  il  ne  compte  pour  rien  sa  fortune, 
mais  la  belle  compte  Caderousse  pour  quelque 
chose,  et  puis  un  autre  pour  quelque  chose  en- 
core; un,  deux,  trois,  c'est  la  pure  vérité*;  fi, 
je  hais  les  médisances.  J'embrasse  madame  la 
comtesse  de  Grignan ,  je  voudrois  bien  qu'elle 
fût  heureusement  accouchée,  qu'elle  ne  fût  plus 
grosse ,  et  qu'elle  vînt  ici  désabuser  de  tout  ce 
qu'on  y  admire.  Adieu,  ma  véritable  amie,  vos 
petites  entrailles  ^  se  portent  bien  ;  elles  sont  fa- 

'  Selon  la  manière  de  prononcer  de  madame  de  Lndres.  D.  P. 

*  Grouvelle  croit  qu'il  s'agit  de  la  belle  madame  Dufresnoi , 
dont  il  a  été  fait  mention  dans  la  lettre  ci-dessus,  page  i34; 
il  se  trompe;  Madame  de  Soissons  paroît  plus  reconnoissable  ; 
c'est  l'opinion  du  dernier  éditeur.  Madame  de  Soissons  étoit  une 
femme  chanceuse ,  dénigrée  comme  telle  :  elle  est  désignée  par  le 
nom  ai  Pleine  dans  la  lettre  du  3o  octobre  167a.  Madame  de 
Coulanges,  plus  bas  (lettre  du  10  mars  ) ,  dit  :  Alcine^  la  plus  in- 
digne femme.  Madame  de  Séyigné  l'appelle  la  vieille  Me'dée  dans  sa 
lettre  du  29  décembre  167  5.  Deux  de  ses  trois  amants  dont  parle 
madame  de  Coulanges,  sont  ici  nommés;  le  troisième  sous-en- 
tendu est  Vardes  ,  nommé  en  toutes  lettres  à  la  date  du  10  février 
1673.  La  chronique  scandaleuse  lui  en  donne  beaucoup  d'autres. 
(  Voyez  le  marquis  de  Vardes ,  à  l'article  Corbinelli,  dans  la  notice 
sur  madame  de  Sévigné ,  tom.  I.  )  G.  D.  S.  G. 

Madame  de  Séyigné  nommoit  ainsi  Marie-Blanche  de  Grignan, 
née  le  i5  novembre  1670,  qu'elle  avoit  laissée  à  Paris.  D»  P, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      i45 

Touches,  elles  ont  les  cheveux  coupés ^  elles  sont 
très-bien  vêtues.  Madame  Scarron  ne  paroît  point; 
j'en  suis  très-fâchée  ;  je  n'ai  rien  cette  année  de 
tout  ce  que  j'aime;  l'abbé  Têtu  et  moi,  nous 
sommes  contraints  de  nous  aimer.  Mademoi- 
selle  a  songé  que  vous  étiez  très-malade  ;  elle  s'é- 
veilla en  pleurant  :  elle  m'a  ordonné  de  vous  le 
mander. 


LETTRE  CCCVIII. 

DE  MADAME  DE  LÀ  FAYETTE  A  MADAME  DE  SÉVIGNE. 

A  Paris,    le  27  février  1673. 

Monsieur  de  Bayard  et  M.  de  La  Fayette  arri- 
vent dans  ce  moment  ;  cela  fait ,  ma  belle ,  que 
je  ne  vous  puis  dire  que  deux  mots  de  votre  fils  ; 
il  sort  d'ici ,  il  m'est  venu  dire  adieu ,  et  me  prier 
de  vous  écrire  ses  raisons  sur  l'argent  ;  elles  sont 
si  bonnes  que  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  les  ex- 
pliquer fort  au  long  ;  car  vous  voyez  d'où  vous 
êtes  ladépense  d'une  campagne  qui  ne  finit  point  : 
tout  le  monde  est  au  désespoir  et  se  ruine  ;  il  est 
impossible  que  votre  fils  ne  fasse  pas  un  peu 
comme  les  autres,  et  de  plus,  la  grande  amitié 
que  vous  avez  pour  madame  de  Grignan  fait 

III.  I o 


r 


t45  lettres 

qu'il  en  faut  témoigner  à  son  frère.  Je  laisse  ati 
grand  d'Hacqueville  à  vous  en  dire  davantage. 
Adieu,  ma  très-chère. 


LETTRE  CCCIX. 


DE  MADAME  DE  COCLANGES  A  MADAME  DE  SÉVIGWE- 


A  Parky  le  ao  mars  1673. 

Je  souhaite  trop  vos  reproches  pour  les  mé- 
riter; non,  ma  belle,, la  période  ne  lù 'emporte 
point  ;  je  vous  dis  que  je  vous  aime  par  la  raison 
que  je  le  sens  véritablement  ;  et  même  je  suis 
plus  vive  pour  vous  que  je  ne  vous  le  dis  encore^ 
Nous  avons  enfin  retrouvé  madame   Scarron^ 
c'est-à-dire  que  nous  savons  où  elle  est  ;  car,  pour 
avoir  commerce  avec  elle,  cela  n'est  pas  aisé.  Il 
y  a,  chez  une  de  ses  amies,  un  certain  homme 
qui  la  trouve  si  aimable  et  de  si  bonne  com- 
pagnie, qu'il  soufFre  impatiemment  son  absence; 
elle  est  cependant  plus  occupée  de  ses  anciens 
amis  qu'elle  ne  l'a  jan^ais  été  ;  elle  leur  donne  le 
peu  de  temps  qu'elle  a  avec  un  plaisir  qui  fait 
regretter  qu'elle  n'en  ait  pas  davantage.  Je  suis 
assurée  que  vous  trouvez  que  deux  mille  ^cus  de 
pension  sont  médiocres;  j'en  conviens ,  mais  cela 
s'est  fait  d'une  manière  qui  peut  laisser  espérer 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      147 

d'autres  grâces.  Le  roi  vit  l'état  des  pensions ,  il 
trouva  deux  mille  francs  pour  madame  Scarron, 
il  les  raya,  et  mit  deux  mille  écus^  . 

Tout  le  monde  croit  la  paix,  mais  tout  le 
monde  est  triste  d'une  parole  que  le  roi  a  dite , 
qui  est  que,  paix  ou  guerre,  il  n'arriveroit  à 
Paris  qu'au  mois  d'octobre.  Je  viens 'de  recevoir 
une  lettre  du  jeune  guidon  CM.  de  Séuigné);  il 
s'jEidresse  à  moi^  pour  demander  son  congé;  çt 
ses  raisons  sont  si  bonnes ,  que  je  ne  doute  pas 
que  je  ne  l'obtienne.  J'ai  vu  une  lettre  admirable 
que  vous  avez  écrite  à  M.  de  Coulanges;  elle  est 
si  pleine  de  bon  sens  et  de  raison ,  que  je  suis 
persuadée  que  ce  seroit  méchant  sigqe  pour 
quelqu'un  qui  trouveroit  à  y  répondre.  Je  promis 
hier  à  madame  de  La  Fayette  qu'elle  la  verroit  ; 
je  la  trouvai  tête  à  tête  avec  un  appelé  M.  Le  Duc  : 
on  regretta  le  temps  que  vous  étiez  à  Paris  ;  on 

'  Si  on  saisit  bien,. dans  cette. tirade,  tontes  les  pensées  qui  se 
ratucbentà  madame  Scarron  ,  on  n*hésitera  point  à  être  de  Tavis 
de  réditeur  des  lettres  de  madame  de  Cgulanges  (Paris,  t8o5) , 
qui  indique  le  roi  Iui»méme,  pour  dévoiler  cet  homme  qui  la  trouve 
(fliiMdftîiie  -Scarron  )  st  aimable  et  de  si  bonne  compagnie.  On  a  lieu 
de^'étopner  que  le  deniier  éditeur. des  lottsres^^e  madame  de  Sé- 
Tignéait  eu  recours  à  des  obstacles  qui  ne  .soQt  point  du  tout 
invincibles  ,  pour  rejeter  cette  opinion,  la  plus, lumineuse,  parce 
qnfeUe  est  la  plus  probable.  G.  D.  S.  G, 

*  Madame  de  Coulanges  étant  cousine-germaine  de  M;  de  Lbu- 
vois  ,  avoit  sans  doute  beaucoup  de  crédit  prçs  de  ce  ministre. 

CD.S.G. 
1  b. 


i4S  LETTRES 

vous  y  souhaita;  mais,  hélas!  qu'ils  sont  inutiles, 
les  souhaits  !  et  cependant  on  ne  sauroit  se  cor- 
riger d'en  faire,  M.  de  Grignan  ne  s'est  point  du 
tout  rouillé  en  province;  il  a  un  très-bon  air  à 
la  cour,  mais  il  trouve  qu'il  lui  manque  quelque 
chose  ;  nous  sommes  de  son  avis ,  nous  trouvons 
qu'il  lui  manque  quelque  chose.  J'ai  mandé  à 
M.  de  La  Trousse  ce  que  vous  m'écrivez  de  lui  : 
si  ma  lettre  va  jusqu'à  lui,  je  ne  doute  pas  qu'il 
ne  vous  en  remercie  ;  je  crois  que  le  secret  mi- 
raculeux qu'il  avoit  de  faire  comme  les  gens  les 
plus  riches  lui  manque  dans  cette  occasion  ;  il 
me  paroît  accablé  sans  ressource. 

Madame  Dufresnoi  fait  une  figure  si  considé- 
rable, que  vous  en  seriez  surprise;  elle  a  effacé 
mademoiselle  de  S...  sans  miséricorde  :  on  avoit 
tant  vanté  la  beauté  de  cette  dernière  qu  elle  n'a 
plus  paru  belle  ;  elle  a  les  plus  beaux  traits  du 
monde  ;  elle  a  le  teint  admirable  ;  mais  elle  est 
décontenancée,  et  elle  ne  le  veut  pas  paroître; 
elle  rit  toujours ,  elle  a  méchante  grâce.  Madame 
fera  souvent  voir  de  nouvelles  beautés;  l'ombre 
d'une  galanterie  l'oblige  à  se  défaire  de  ses  filles  : 
ainsi  je  crois  que  celles  qui  lui  demeureront  se 
trouveront  plus  à  plaindre  que  les  autres.  Ma- 
demoiselle de  Laval*  la  quitte.  Madame  de  Ri- 

II-- 

^  Noup  croyons  Grouvelle  fondé  en  remplissant  ce  nom  ,  dont 
on  ne  lit  que  Tinitiale  dans  l'édition  originale.  G.  /).  S.  G, 


"N 


I  DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       149 

chelieum  a  priée  de  vous  faire  mille  compliments 
de  sa  part. 

Adieu ,  ma  très-aimable  belle  ;  j'embrasse ,  avec 
votre  permission  et  la  sienne,  madame  la  com- 
tesse de  Grignan  :  n'est-elle  point  encore  accou- 
chée ?  M.  de  Coulanges  m'a  assurée  qu'il  vous 
enverroit  Mithridate.  On  me  peint  aujourd'hui 
pour  M.  de  Grignan;  je  croyois  avoir  renoncé  à 
la  peinture.  L'histoire  du  Charmant  est  pitoyable  ; 
je  la  sais...  Orondate^  étoitpeu  amoureux  auprès 
de  lui;  il  n'y  a  que  lui  au  monde  qui  sache  ai- 
mer :  c'est  le  plus  joli  homme,  et  .son  Alcine,  la 
plus  indigne  femme. 


LETTRE  CCCX. 

THE  MADAHE  DE  COULANGES  A  MADAME  DE  SE  VIGNE. 

A  Paris  ,  le  lo  ayrit  1673. 

Il  est  minuit,  c'est  une  raison  pour  ne  vous 
point  écrire;  j'en  suis  enragée;  j'avois  résolu  de 
répondre  à  votre  aimable  lettre;  mais  voici,  ma 
chère  amie,  ce  qui  m'en  a  empêchée  :  M.  de  La 
Rochefoucauld  a  passé  le  jour  avec  moi,  je  lui 
ai  fait  voir  madame  Dufresnoi,  il  en  est  tout 
éperdu.  Je  suis  ravie  que  madame  de  Grignan 

'  Héros  de  roman.  Z).  P, 


i5o  LETTRES 

ne  soit  plus  qu'accablée  de  lassitude  ;  la  surprise 
et  l'inquiétude  que  j'ai  eues  de  son  mal  me  dé- 
voient faire  attendre  à  toute  la  joie  du  retour  de 
sa  santé  ;  c'est  une  barbarie  que  de  souhaiter  des 
enfants. 

Je  ne  veux  pas  oublier  te  qui  m'est  arrivé  ce 
matin  -,  on  m'a  dit  :  Madame ,  voilà  un  laquais 
de  madame  de  Thianges;  j'ai  ordonné  qu'on  le 
fît  entrer.  Voici  ce  qu'il  avoit  à  me  dire  :  Ma- 
dame ^  c'est  de  la  part  de  madame  de  Thianges  y 
qui  vous  prie  de  lui  enç^oyer  la  lettre  du  chei^al 
de  madame  de  Séyigné,  et  celle  de  la  prairie^. 
J'ai  dit  au  laquais  que  je  les  porterois  à  sa  maî- 
tresse, et  je  m'en  suis  défaite.  Vos  lettres  font 
tout  le  bruit  qu'elles  méritent,  comme  vous 
voyez;  il  est  certain  qu'elles  sont  délicieuses,  et 
vous  êtes  comme  vos  lettres. 

Adieu ,  ma  très-aimable  belle ,  j'embrasse  bien 
doucement  cette  belle  comtesse,  de  peur  de  lui 
faire  mal  :  j'ai  bien  senti,  je  vous  jure,  sa  fâ- 
chéiisè  aventuré;  je  souhaite  plus  que  je  iie  Ines- 
péré qu'elle  ne  soit  jamais  exposée  à  de  pareils 
accidents.  Le  roi  dit  hier  qu'il  partiroit  le  1%  saris 
,  aiicune  remisé. 


'  La  lettre  de  la  prairie ,  publiée  par  M.  de  Cruwfurd ,  est  in- 
sérée sous  la  date  du  a  3  juillet  1671  ;  elle  fait  partie  des  lettres 
îiiédîtéà  dont  nous  sommes  propriétaires. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       i5i 


»«<»••»««•»•»«-«•*•  «A  !• 


LETTRE  CCCXI. 

DE  MADAME  DE  LA  FAYETTE  A   MADAME  DE  SEVIGNE. 

A  Paris,  le  i5  avril  167a. 

Madame  de  Northumberlaiid  me  vint  voir 
hier.,  j'avois  été  la  chercher  avec  madame  de 
Coulanges;  elle  me  parut  une  femme  qui  a  été 
fort  belle,  mais  qui  n'a  plus  un  seul  trait  de  visage 
qui  se  soutienne,  ni  où  il  soit  resté  le  moindre 
air  de  jeunesse;  j'en  fus  surprise;  elle  est  avec 
cela  mal  habillée,  point  de  grâce;  enfin  je  n'en 
fus  point  du  tout  éblouie;  elle  me  parut  entendre 
fort  bien  tout  ce  qu'on  dit,  ou,  pour  mieux 
dire,  ce  que  je  dis;  car  j'étois  seule,  M.  de  La 
Rochefoucauld  et  madame  de  Thianges,  qui 
avoient  envie  de  la  voir,  ne  vinrent  que  comme 
elle  sortoit.  Montaigu  m'avoit  mandé  qu'elle 
viendroit  me  voir;  je  lui  ai  fort  parlé  d'elle;  il 
ne  fiait  aucune  façon  d'être  embarqué  à  son  ser- 
vice, et  paroît  très-rempli  d'espérance.  M.  de 
Cfaaulnes  partit  hier,  et  le  comte  Tôt  aussi  :  ce 
dernier  est  très-affligé  de  quitter  la  France;  je 
i'ai  vu  quasi  tous  les  jours  pendant  qu'il  a  été 
ici;  nous  avons  traité  votre  chapitre  plusieurs 
fais.  La  maréchale  de  Gramont s'est  trouvée  mal; 


i52i  LETTRES 

crHac(jueville  y  a  été,  toujours  courant ,  lui  mener 
un  médecin;  il  est,  en  vérité,  un  peu  étendu 
dans  ses  soiùs.  Adieu,  mon  amie,,  j'çti  le  sang  si 
échauffé,  et  j'ai  tant  eu  de  tracas  ces  jours  passés, 
que  je  n'en  puis  plus;  je  voudrois  bien  vous  voir, 
pour  me  rafraîchir  le  sang. 

LETTRE  CCCXII. 

1>E   MADA]^E  DE  LA  FAYETTE  A  MADAME  DE  SÉVIGUïÉ. 

A  Paris,  le  19  mai  1673. 

Je  vais  demain  à  Chantilly,  c'est  ce  même 
voyage  que  j'avois  commencé  l'année  passée, 
jusque  sur  le  Pont-Neuf,  où  la  fièvre  me  prit; 
je  ne  sais  pas  s'il  arrivera  quelque  chose  d'aussi 
bizarre,  qui  m'empêche  encore  de  l'exécuter j 
nous  y  allons  la  même  compagnie;  et  rien  de 
plus. 

Madame  du  Plessis  étoit  si  charmée  de  votre 
lettre  qu'elle  me  Ta  envoyée;  elle  est  enfin  partie 
pour  sa  Bretagne.  J'ai  donné  vos  lettres  à  Lan^ 
glade,  qui  m'en  a  paru  très-content  :  il  honore 
toujours  beaucoup  madame  de  Grignan.  Mon- 
taigu  s'en  va;  on  dit  que  ses  espérances  sont 
renversées;  je  crois  qu'il  y  a  quelque  chose  de 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE        i53 

travers  dans  l'esprit  de  la  nymphe  ^  Votre  fils 
est  amoureux  comme  un  perdu  de  mademoiselle 
de  Poussai*,  il  n'aspire  qu'à  être  aussi  transi  que 
La  Fare^.  M.  de  La  Rochefoucauld  dit  que  l'am- 
bition de  Sévigné  est  de  mourir  d'un  amour  qu'il 
n'a  pas,  car  nous  ne  le  tenons  pas  du  bois  dont 
on  fait  les  fortes  passions.  Je  suis  dégoûtée  de 
celle  de  La  Fare,  elle  est  trop  grande  et  trop 
esclave  ;  sa  maîtresse  ne  répond  pas  au  plus  petit 
de  ses  sentiments  :  elle  soupa  chez  Longuein! 
et  assista  à  une  musique  le  soir  mêpae  qu'il 
partit  :  souper  en  compagnie,  quand  son  amant 
p^rt,  et  qu'il  part  pour  l'armée,  me  paroît  un 
crime  capital  ;  je  ne  sais  pas  si  je  m'y  connois. 
Adieu,  ma  belle. 

'  Madame  de  Northumberland.  D.  P, 

*  Mademoiselle  de  Ludres ,  chanoinesse  de  Poussai. 

Le  marquis  de  La  Fare,  l'ami  de  Chaulieu,  étoit  un  aimable 
çomtisan  à  qui  on  supposoit  un  penchant  pour  jp  marquise  de 
Kochefort ,  comme  il  en  eut  pour  beaucoup  d'autres ,  et  notam- 
ment pour  madame  de  la  Sablière.  Il  a  fait  de  très-jolis  vers.  La 
douceur  de  son  caractère  ne  s'accorde  guère  ayec  l'esprit  sati- 
rique qui  règne  dans  ses  Mémoires.  Ils  sont  écrits  avec  un  grand 
air  de  liberté  et  de  sincérité ,  sans  être  exempts  de  la  rouille  du 
mécontentement  contre  l'autorité ,  dont  yraisemblablement  lui  ou 
sa  société  ayoit  à  se  plaindre.  Ce  fut  pour  madame  de  C2aylus , 
rune  des  plus  aimables  personnes  du  dix-septième  siècle ,  qu'il  fit 
ses  premiers  yers ,  et  peut-être  les  plus  délicats  qu'on  ait  eu  de 
loi.  n  mourut  en  1713.  G.  D,  S,  G, 

^  Longueil  étoit  frère  du  président  de  Maisons.  M. 


i54  "        LETTRES 


¥••••«•••#••< 


LETTRE  CCCXIII. 

J^E  MADAME  DE  LA  FAYETTE  A  MADAME  DE  SÉVIGNB. 

A  Paris,  le  26  mai  1673. 

Si  je  n'avois  la  migraine,  je  vous  rendrois 
compte  de  mon  voyage  de  Chantilly ,  et  je  vous 
dirois  que,  de  tous  les  lieux  que  le  soleil  éclaire, 
il  n'y  en  a  point  un  pareil  à  celui-là;  nous  n'y 
avons  pas  eu  un  trop  beau  temps ,  mais  la  beauté 
de  la  chasse  dans  des  carrosses  vitrés  a  suppléé 
à  ce  qui  nous  manquoit.  Nous  y  avons  été  cinq 
ou  six  jours  ;  nous  vous  y  avons  extrêmement 
souhaitée ,  non-seulement  par  amitié ,  mais  parce 
que  vous  êtes  plus  digne  que  personne  du  monde 
d'admirer  ces  beautés-là'.  J'ai  trouvé  ici  à  mon 
retour  deux  de  vos  lettres.  Je  ne  pus  faire  achever 
celle-ci  vendredi ,  et  je  ne  puis  l'achever  moir 
même  aujourd'hui,  dont  je  suis  bien  fâchée  ;  car 

"  La  migraine  de  madame  de  La  Fayette  nous  privé  de  la  des- 
cription de  Chantilly,  bourg -du  Valois ,  qui  a  passé  dans  |a 
maison  de  Bourbon^Condé  après  la  mort  dé  Henri  II  de  Mont- 
morenci,  duc,  pair,  maréchal  de  France,  décapité  à  Toulouse 
en  t63â.  Lei  arts.avoient  orné  le  magnifique  château  de  Chan- 
tilly et  ses  jardiùs,  et  de  gratids  souvenirs  rempUssoient  Tesprit 
à  Taâpect  de  te  Vaste  monument  historique  dont  Tentrée  étôit 
<lccorée  de  la  statue  équestre  en  bronze  du  dernier  connétable 
Anne  de  Montmorenci ,  tué  à  la  bataille  de  Saint-Denis  en  1567.^ 

G.  D.  S,  G. 


DE  MADAME  DE   SÉVIGNÉ.      i55 

il  me  semble  qu'il  y  a  long-temps  que  je  n'ai 
causé  avec  vous.  Pour  répondre  à  vos  questions , 
je  vous  dirai  que  madame  de  Brissac^  est  toujours 
à  Fhôtel  de  Conti ,  environnée  de  peu  d'amants , 
et  d'amants  peu  propres  à  faire  du  bruit,  de 
sorte  qu'elle  n'a  pas  gratid  besoin  du  manteau 
de  sainte  Ursule,  Le  premier  président  de  Bor- 
deaux est  amoureux  d'elle  comme  un  fou  ;  il  est 
vrai  que  ce  n'est  pas  d'ailleurs  une  tête  bien 
timbrée.  M.  le  Premier  et  ses  enfants  sont  aussi 
fort  assidus  auprès  d'elle;  M.  de  Montaigu  ne 
Ta,  je  crois,  point  vue  de  ce  voyage-ci,  de  peur 
de  déplaire  à  madaiiie  de  Northumberland ,  qui 
part  aujourd'hui  ;  Montaigu  l'a  devancée  de  deux 
jours  :  tout  cela  ne  laisse  pas  douter  qu'il  ne  l'é- 
pouse. Madàïne  de  Brissac  joue  toujours  la  dé- 
solée, et  affecte  une  très-grande  négligence.  La 
comtesse  du  Plessis  a  servi  de  dame  d'honneur 
deux  jours  avant  que  Monsieur  soit  parti  ;  sa  belle- 
mète*  n'y  avoit  pas  voulu  consentir  auparavant. 
Elle  n'égratigne  point  madame  de  Monaco;  je 
crois  qu'elle  se  fait  justice,  et  qu'elle  trouve  que 
la  seconde  place  de  chez  Madame  est  assez  bonne 
pour  la  femme  de  Clérembault;  elle  le  sera  assu- 
rément dans  un  mois,  si  elle  ne  l'est  déjà. 

'  Gabrielle-Louise  de  Saint-Simoa ,  duchesse  de  Brissac.  D.  P , 

*  Colombe  Le  ^Charron,  femme  de  César,  duc    de  Clioiseul , 

pair  et  maréchal  de  Frauce,   et  première  dame  d'honneur  de 


i56  LETTRES   ' 

Nous  allons  Sîner  à  Livry ,  M.  de  La  Roche^ 
foucauld  ,  Morangis ,  Coulanges  et  moi  :  c'est 
une  chose  qui  me  paroît  bien  étrange  d'aller 
dîner  à  Livry,  et  que  ce  ne  soit  pas  avec  vous. 
L'abbé  Têtu  est  allé  à  Fontevraud;  je  suis  trom- 
pée s'iln'eût  mieux  fait  de  n'y  pas  aller,  et  si 
ce  voyage-là  ne  déplaît  à  des  gens  à  qui  il  est 
bon  de  ne  pas  déplaire. 

L'on  dit  que  madame  de  Montespan  est  de- 
meurée à  Courtray.  Je  reçois  une  petite  lettre  de 
vous  ;  si  vous  n'avez  pas  reçu  des  miennes ,  c'est 
que  j'ai  bien  eu  des  tracas;  je  vous  conterai  mes 
raisons  quand  vous  serez  ici.  M.  le  duc  s'ennuie 
beaucoup  à  Utrecht;  les  femmes  y  ,sont  horri- 
bles; voici  un  petit  conte  sur  ce  sujet:  il  se  fa- 
miliarisoit  avec  une  jeune  femme  de  ce  pays-là , 
pour  se  désennuyer  apparemment;  et  comme, 
les  familiarités  étoient  sans  doute  un  peu  gran- 
des ,  elle  lui  dit  :  Pour  Dieu ,  monseigneur ^  V.  A^ 
a  la  bonté  d'être  trop  insolente.  C'est  Briole  qui 
m'a  écrit  cela;  j'ai  jugé  que  vous  en  seriez  char-» 
mée  comme  moi.  Adieu,  ma  belle,  je  suis  tout 
à  vous  assurément. 

Vojez  la  note  sur  l'abbé  Têtu ,  lettre  du  1 1  mars  1 67 1  * 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     iSy 


LETTRE  CCCXIV. 

DE  MADAME  DE  LA  FAYETTE  A  MADAME  DE  SÉVIGNÉ. 

A  Paris ,  le  3o  juin  1673. 

Hé  bien,  hé  bien,  ma  belle,  qu'avez -vous  à 
crier  comme  un  ai^le  ?  je  vous  mande  que  vous 
attendiez  à  juger  de  moi  quand  vous  serez  ici; 
qvCy  a-t-il  de  si  terrible  à  ces  paroles  ?  mes  jour- 
nées sont  remplies;  il  est  vrai  que  Bayard  est  ici, 
et  qu'il  fait  mes  affaires  ;  mais  quand  il  a  couru 
tout  le  jour  pour  mon  service,  écrirai-je?  encore 
faut  il  lui  parler.  Quand  j'ai  couru ,  moi ,  et  que 
je  reviens ,  je  trouve  M.  de  La  Rochefoucauld , 
que  je  n'ai  point  vu  tout  le  jour;  écrirai-je? 
M.  de  La  Rochefoucauld  et  Gourville  sont  ici , 
écrirai  -  je  ?  mais  quand  ils  sont  sortis  ;  ah!  quand 
ils  sont  sortis,  il  est  onze  heures,  et  je  sors,  moi  ; 
je  couche  chez  nos  voisins ,  à  cause  qu'on  bâtit 
devant  mes  fenêtres  ;  mais  l'après-dînée ,  j'ai  mal 
à  la  tête;  mais  le  matin,  j'y  ai  mal  encore,  et  je 
prends  des  bouillons  d'herbes  qui  m'enivrent. 
Vous  êtes  en  Provence,  ma  belle,  vos  heures 
sont  libres ,  et  votre  tête  encore  plus  :  le  goût 
d'écrire  vous  dure  encore  pour  tout  le  monde  ; 
il  m'est  passé  pour  tout  le  monde  ;  et  si  j'avois 


i58  LETTRES 

un  amant  qui  voulût  de  mes  lettres  tous  les 
matins ,  je  romprois  avec  lui.  Ne  mesurez  donc 
point  notre  amitié  sur  l'écriture;  je  vous  aime- 
rai autant ,  en  ne  vous  écrivant  qu'une  page  en 
un  mois,  que  vous,  en  m'en  écrivant  dix  en  huit 
jours  :  quand  je  suis  à  Saint-Maur  je  puis  écrire, 
parce  que  j'ai  plus  de  tête  et  plus  de  loisir  ;  mais 
je  n'ai  pas  celui  d'y  être ,  je  n'y  ai  passé  que  huit 
jours  de  cette  année  ^  ;  Paris  me  tue.  Si  vous  sa- 
viez comme  je  ferois  ma  cour  à  des  gens  à  qui 
il  est  très-bon  de  la  faire ,  d'écrire  souvent  tou- 
tes sortes  de  folies ,  et  combien  je  leur  en  écris 
peu ,  vous  jugeriez  aisément  quç  je  ne  fais  pas 
ce  que  je  veux  là-dessus.  Il  y  a  aujourd'hui  trQ^s 
ans  que  je  vis  mourir  Madame;  je  relus  hier 
plusieurs  de  ses  lettres ,  jesuis  toute  pleine  d'elle. 

*  Nous  ayons  déjà  t|i  que  le  duc  de  La  Rochefoucauld  aTolt 
cédé  à  Gouryille  la  capitainerie  de  SjEÔpt-Maur.  Madanie  de. La 
Fayette  occupoit  une  partie  du  château.  Gourville»  qui  le  h^,  aypk 
prêté ,  dit  Grouyelle  j  peint  dans  ses  Mémoires ,  d*une  manière  aussi 
défavorable  qu'elle  paroît  vraie ,  la  prétention  qu'elle  eut  de  le 
garder  malgré  lui,  et  tout  ce  qu'cile  fit  pour  le  brouiller  avec 
M.  de  La  Rochefoucauld  lorsqu!eUe  eut  été  forcée  de  lâcher  prî^. 
On  voit  dans  ce  procédé ,  de  la  hauteur ,  de  la  morgue  contre, un 
homme  à  qui  il  manquoit  peut-être  Thonneur  des  voltTmineux 
parchemins,  mais  qui  n'étoit  pas  d'humeur  à  s'entendre  dire  ^mme 
à  la  roture  :  Allez.,.,  moutons  ,  canaille,  ^tte  espèce  : 

Vous  leur  fîtes ,  seigneur, 

En  l^s  croquant,  beaucoup  d'honneur. 

G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     iSg 

Adieu,  ma  très-chère ,  vos  défiances  seules  com- 
posent votre  unique  défaut,  et  la  seule  chose 
qui  peut  me  déplaire  en  vous.  M.  de  La  Roche- 
foucauld vous  écrira. 


LETTRE   CCCXV. 

©K  MADAME  DE  LA  FAYETTE  A  MADAME  DE  SlÉVIGNÉ. 

ê 

•  A  Paris  y  14  juillet  1673. 

• 

Voici  ce  que  j'ai  fait  depuis  que  je  vous  ai 
écrit  :  j'ai  eu  deux  accès  de  fièvre  ;  il  y  a  six 
•mois  que  je  n'ai  été  purgée  :  on  me  purge  une 
ibis,  on  me  purge  deux  ,  le  lendemain  de  la 
deuxième  je  me  mets  à  table  ;  ah  !  ah  !  j'ai  mal 
au  cœur ,  je  ne  veux  point  de  potage  ;  maugez 
donc  un  peu  de  viande  ;  non ,  je  n'en  veux  point; 
mais  vous  mangerez  du  fruit;  je  crois  qu'oui; 
hé  bien  mangez-en  donc;  je  ne  saurois,  je  man- 
gerai tantôt  ;  que  l'on  m'ait  ce  soir  un  potage  et 
un  poulet;  voici  le  soir;  voilà  un  potage  et  un 
poulet;  je  n'en  veux  point;  je  suis  dégoûtée,  je 
m'en  vais  me  coucher,  j'aime  mieux  dormir  que 
de  manger.  Je  me  couche,  je  me  tourne ,  je  me 
retourne ,  je  n'ai  point  de  mal,  mais  je  n'ai  point 
de  sommeil  aussi;  j'appelle  ,  je  prends  un  livre , 
je  le  referme;  le  jour  vient ,  je  me  lève ,  je  vais  à 


i6o  LETTRES 

la  fenêtre ,  quatre  heures  sonnent ,  cinq  heures , 
six  heures  ;  je  me  recouche ,  je  m'endors  jusqu'à 
sept,  je  me  lève  à  huit ,  je  me  remets  à  table  à 
douze  inutilement ,  comme  la  veille  ;  je  me  tnets 
dans  mon  lit  le  soir ,  inutilement  comme  l'autre 
nuit.  Etes -vous  malade?  nenni  :  êtes -vous  plus 
foible?  nenni.  Je  suis  dans  cet  état  trois  jours  et 
trois  nuits;  je  redors  présentement;  mais  je  ne 
mange  encore  que  par  machine  ,  comme  les 
chevaux,  en  me  frottant  la  bouche  de  vinaigre  ; 
du  reste,  je  me  porte  bien,  et  je  n'ai  pas  même 
si  mal  à  la  tête.  Je  viens  d'écrire  des  folies  à 
M.  le  duc  ;  si  je  puis ,  j'irai  dimanche  à  Livry 
pour  un  jour  ou  deux.  Je  suis  très -aise  d'aimer 
madame  de  Coulanges ,  à  cause  de  vous.  Résol- 
vez-vous, ma  belle,  de  me  voir  soutenir  toute 
ma  vie  ,  à  la  pointe  de  mon  éloquence ,  que  je 
vous  aime  plus  encore  que  vous  ne  m'aimez  ;  j'en 
ferois  convenir  Corbinelli  en  un  demi  -  quart 
d'heure.  Au  reste ,  mandez-moi  bien  de  ses  nou- 
velles :  tant  de  bonnes  volontés  seront -elle  s  tou- 
jours inutiles  à  ce  pauvre  homme?  pour  moi^ 
je  crois  que  c'est  son  mérite  qui  leur  porte  mal- 
heur ;  Segrais  porte  aussi  guignon  ;  madame  de 
Thianges  est  des  amies  de  Corbinelli ,  M™®  Scar- 
ron ,  mille  personnes,  et  je  ne  lui  vois  plus  au- 
cune espérance  de  quoi  que  ce  puisse  être;  on 
donne  des  pensions  aux  beaux  esprits;  c'est  un 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      i6i 

fonds  abandonné  à  cela ,  il  en  mérite  mieux  que 
tous  ceux  qui  en  ont.  Point  de  nouvelles ,  on 
ne  peut  rien  obtenir  pour  lui. 

Je  dois  voir  demain  madame  de  Yill....;  c'est 
une  certaine  ridicule  à  qui  M.  d'Ambres  a  fait 
un  enfant  ;  elle  l'a  plaidé ,  et  a  perdu  son  pro- 
cès ;  elle  conte  toutes  les  circonstances  de  son 
aventure;  il  n'y  a  rien  au  monde  de  pareil;  elle 
prétend  avoir  été  forcée  :  vous  jugez  bien  que 
cela  conduit  à  de  beaux  détail^.  La  Marans  est 
Une  sainte;  il  n'y  a  point  de  raillerie;  cela  me 
paroît  un  miracle.  La  Bonnetot  est.  dévote  aussi  ; 

elle  a  ôté  son  œil  de  verre  ;  elle  ne  met  plus  de 
rouge  ni  de  boucles.  Madame  de  Monaco  ne  fait 
pas  de  même  ;  elle  me  vint  voir  l'autre  jour  bien 
blanche  ;  elle  est  favorite  et  engouée  de  cette 
llU)AM£-ci,  tout  comme  de  l'autre;  cela  est  bi- 
zarre. Langlade  s'en  va  demain  en  Poitou  pour 
deux  ou  trois  mois.  M.  de  Marsillac  est  ici  ;  il 
*  part  lundi  pour  aller  à  Barrége ,  il  ne  s'aide  pas 
de  son  bras.  Madame  la  comtesse  du  Plessis  va 
se  marier;  elle  a  pensé  acheter  Fresne  ^  M.  de 
La  Rochefoucauld  se  porte  très -bien;  il  vous 
fait  mille  et  mille  compliments ,   et  à  Corbi- 

'  Elle  étoit  veuve  d'Alexandre  de  Choiseul, comte  du  Plessis,  et 
nièce ,  par  sa  mère ,  de  du  Plessis-Guénégaud ,  secrétaire  d'état  , 
propriétaire  du  beau  château  de  Frêne ,  dans  k  Brie ,  où  nous 
ayoQs  vu  madame  de  Sévigné  le  i*"'  août  1667. 

ni.  1 1 


i62  LETTRES 

nelli.  Voici  une  question  entre  deux  maximes  : 

On  pardonne  les  infidélités ,  mais  on  ne  les  oublie  point  ; 
On  oublie  les  infidélités ,  mais  on  ne  les  pardonne  point. 

«  Aimez-vous  mieux  avoir  fait  une  infidélité  à 
a  votre  amant ,  que  vous  aimez  pourtant  tou- 
«  jours ,  ou  qu'il  vous  en  ait  fait  une ,  et  qu'il 
a  vous  aime  aussi  toujours  ^  ?  »  On  n'entend  pas 
par  infidélité  avoir  quitté  pour  un  autre ,  mais 
avoir  fait  une  faute  considérable.  Adieu,  je  suis 
bien  en  train  de  jaser;  voilà  ce  que  c'est  de  ne 
point  manger  et  de  ne  point  dormir.  J'embrasse 
madame  de  Grignan  et  toutes  ses  perfections. 

'  Je  ne  crois  point  cette  maxime  de  La  Rochefoucauld ,  mais 
bien  de  Jacques  Esprit ,  auteur  de  beaucoup  d'autres  qui  circu- 
loient  dans  la  société  sans  sa  participation ,  et  sous  le  nom  de  La 
Rochefoucauld.  *  La  manière  dont  on  fait  jouer  ici  le  sens  et  les 

*  mots,  dit  Grouvelle,  semble  justifier  la  critique  qu'on  a  faite 
■  du  livre  des  Maximes.  "  Dans  plusieurs  articles,  texpression  n'a 
pas  été  inventée  par  V accusation  ;  mais  Paccusation  a  été  inventée  pour 
y  faire  entrer  l'expression.   •   Huet,  qui  parle   ainsi,   connoissoit 

*  mieux  que  personne  Tauteu^-des  Maximes,  sa  méthode  et  le  goût 
"  de  la  société.  »  Jacques  Esprit ,  conseiller  d'état ,  membre  de 
Tacadémie  françoise,  étoit  un  homme  modeste,  dont  M.  de  La 
Rochefoucauld  a  tiré  un  grand  parti  pour  la  gloire  de  ses  œuvres 
littéraires.  G.  D,  S,  G, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       i63 


LETTRE   CCCXVI. 


DU  COMTE  DE  BUS5Y  A  MADAME  DE  SEVIONB. 

* 


A  Bussy ,  ce  a6  juin  1673. 

Je  m'ennuie  fort,  Madame ,  de  n'avoir  aucune 
nouvelle  de  vous  depuis  que  vous  arrivâtes  en 
Provence.  Quand  vous  seriez  en  l'autre  monde 
je  n'en  aurois  pas  moins.  Est-ce  qu'on  ne  songe 
plus  qu'à  ce  qu'on  voit,  quand  on  est  en  Ptq- 
vence  ?  Mandez-le-moi ,  je  vous  prie,  parée  qu'en 
ce  cas-là  je  vous  irois  trouver,  et  j'aimerois  mieux 
me  mettra  au  hasard  de  me  brouiller  à  la  cour, 
où  je  n'ai  plus  rien  à  ménager,  que  de  n'en- 
tendre jamais  parler  de  vous.  Raillerie  à  part , 
Madame ,  mandez-moi  de  vos  nouvelles.  Je  suis 
en  peine  aussi  de  n'en  avoir  aucune  de  notre 
ami  (  CorbinelUy  Quelqu'un  m'a  dit  qu'il  étoit 
dans  une  dévotion  extrême.  Si  c'étoit  cela  qui 
rempêchât  d'avoir  commerce  avec  moi ,  j'aime- 
rois  autant  qu'il  fut  déjà  en  paradis.  Mandez-moi 
ce  que  vous  en  savez. 


I  ]. 


i64  LETTRES 


LETTRE  CCCXVII. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  AU  COISITE   DE  BUSST 


•     ^ 


A  Grignan,  ce  i5  juillet  1673. 

Vous  voyez-bien ,  mon  cher  cousin ,  que  me 
voilà  à  Grignan.  Il  y  a  justement  un  an  que  j'y 
vins,  je  vous  écrivis  avec  notre  ami  Corbinelli 
qui  passa  deux  mois  avec  nous.  Depuis  cela  j'ai 
été  dans  la  Provence,  me  promener.  J'ai  passé 
l'hiver  à  Aix  avec  ma  fille.  Elle  a  pensé  mourir 
en  accouchant ,  et  moi  de  la  voir  accoucher  si 
malheureusement.  Nous  sommes,  revenus  ici  de- 
puis quinze  jouts,  et  j'y  serai  jusqu'au  mois  de 
septembre  que  j'irai  à  Bourbilly,  où  je  prétends 
bien  vous  voir.  Prenez  dès  à  présent  des  mesures, 
afin  que  vous  ne  soyez  pas  à  Dijon.  J'y  veux  voir 
aussi  notre  grand  cousin  de  Toulongeon,  man* 
dez  lui.  Je  vous  mènerai  peut  -  être  notre  cher 
Corbinelli;  il  m'^t  venu  trouver  ici,  et  nous 
avions  résolu  de  vous  écrire  ,  quand  j'ai  reçu 
votre  lettre.  Vous  le  trouverez  pour  les  mœurs 
aussi  peu  réglé  que  vous  l'avez  vu  ;  mais  il  sait 
mieux  sa  religion  qu'il  ne  savoit  ;  et  il  en  sera 
bien  plus  damné  ,  s'il  ne  profite  pas  de  ses  lu- 
mières. Je  l'aime  toujours ,  et  son  esprit  est  fait 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       i65 

pour  me  plaire.  Que  dites-vous  de  la  conquête 
de  Maëstricht  ?  Le  roi  seul  en  a  toute  la  gloire  ^ 
Vos  malheurs  me  font  une  tristesse  au  cœur  qui 
me  fait  bien  sentir  que  je  vous  aime.  Je  laisse 
la  plume  à  notre  ami.  Nous  serions  trop  heureux 
si  nous  le  pouvions  avoir  dans  notre  délicieux 

r 

château  de  Bourbilly.  Ma  fille  vous  fait  une  ami- 
tié, quoique  vous  ne  songiez  pas  à  elle. 

DE  M.   DE   CORBINELU. 

J'aurois  un  fort  grand  besoin ,  Monsieur,  que 
le  bruit  de  ma  dévotion  continuât.  Il  y  a  si  long- 
temps que  le  contraire  dure,  que  ce  change- 
ment en  feroit  peut  -  être  un  à  ma  fortune.  Ce 
n'est  pas  que  je  ne  sois  pleinement  convaincu 
qpie  le  bonheur  et  le  malheur  de  ce  monde  ne 
soit  le  pur  et  unique  effet  de  la  Providence  ,  où 
la  fortune  ni  le  caprice  des  rois  n'ont  aucune 
part.  Je  parle  si  souvent  sur  ce  ton-là,  qu'on  l'a 
pris  pour  le  sentiment  d'un  bon  chrétien ,  quoi- 
qu'il ne  soit  que  celui  d'un  bon  philosophe.  Mais 
quand  le  bruit  qui  a  couru  eût  été  véritable , 
ma  dévotion  n'eût  pas  été  incompatible  avec  ma 
persévérance  à  vous  honorer ,  et  à  vous  confir- 
mer souvent  les  mêmes  sentiments  que  j'ai  eus 
pour  vous  toute  ma  vie.  Vous  savez  quel  hon- 

'  Le  roi  prit  Maëstricht  sur  les  états  le  29  juin  1678,  après 
traite  jours  de  siège.  Voltaire  dit  que  Maëstricht  se  rendît  au  bout 
de  huit  jours. 


i66  J.ETTRES 

neur  je  me  suis  toujours  fait  de  votre  amitié,  et 
si  la  grâce  ç^caceauroit  pu  détruire  une  pensée 
si  raisonnable.  Nous  vous  écrivîmes  une  grande 
lettre  à  notre  autre  voyage  ici,  et  nous  avons 
vingt  fois  raisonné  sur  votre  indolence.  Mais 
va-t-elle  jusqu'à  ne  point  regretter  de  n'être  point 
à  Maëstricht  à  tuer  des  Hollandais  et  des  Espa- 
gnols à  la  vue  du  roi  ?  qu'en  dites  -  vous  ?  les 
poètes  vont  dire  des  merveilles;  le  sujet  est  am- 
ple et  beau.  Us  diront  que  leur  grand  monarque 
a  vaincu  la  Hollande  et  l'Espagne  en  douze  jours , 
en  prenant  Maëstricht,  et  qu'il  ne  manque  à  sa 
gloire  que  la  vraisemblance.  Us  diront  qu'il  en 
est  lui-même  le  destructeur ,  à  force  de  la  rendre 
incroyable  ;  et  mille  pensées  dont  je  ne  m'avise 
pas,  tant  parce  que  j'ai  l'esprit  peu  fleuri,  que 
parce  que  je  l'ai  sec  depuis  un  an ,  à  cause  que 
je  me  suis  adonu^  à  la  philosophie  de  Descarr 
tes.  Elle  me  paroît  d'autant  plus  belle  qu'ellç 
est  facile ,  et  qu'elle  n'admet  dans  le  monde  que 
des  corps  et  du  mouven^ent ,  ne  pouvant  souf- 
frir tout  ce  dont  on  ne  peut  avoir  une  idée  claire 
et  nette.  Sa  métaphysique  me  plaît  aussi;  ses 
principes  sont  aisés  et  ses  inductions  naturelles. 
Que  ne  Fétudiez-vous  ?  elle  vous  divertiroit  avec 
mesdemoiselles  de  Bussy.  Madame  de  Grignan  la 
sait  à  miracle,  et  en  parle  divinement.  Elle  me 
soutenoit  l'autre  jour  que  plus  il  y  a  d'indiffé- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       167 

rence  clans  l'ame ,  et  moins  il  y  a  dé  liberté.  C'est 
une  proposition  que  soutient  agréablement  M.  de 
La  Forge ,  dans  un  Traité  de  V esprit  de  Vhomme , 
qu'il  a  fait  en  françois,  et  qui  m'a  paru  admi- 
rable ^  Voilà  de  quoi  combattre  les  ennuis  de  la 
province.  Nous  lisons  à  Montpellier  tout  l'hiver 
Tacite ,  et  nous  le  traduisons  ,  je  vous  assure , 
très-bien.  J'ai  fait  un  gros  traité  de  rhétorique  en 
françois ,  et  un  autre  de  l'art  historique ,  comme 
aussi  un  gros  commentaire  sur  l'Art  poétique 
d'Horace.  Plût  à  Dieu  que  vous  fussiez  avec  nous  ! 
car  l'esprit  des  provinciaux  n'est  pas  assez  beau 
pour  nous  contwiter  dans  nos  réflexions.  Don- 
nez-nous de  vos  nouvelles  quelquefois,  s'il  vous 
plaît ,  et  soyez  persuadé  que,  quand  je  serois  en 
paradis,  je  n'en  serois  pas  moins  votre  serviteur. 

'  Nous  renvoyons  à  la  lettre  du  3o  mars  1672,  pour  y  puiser 
quelques  lumières  dans  la  note  sur  Descartes.  Gorbinelli,  stu- 
dieux y  riche  de  connaissances ,  ne  déraisonne  point  en  faisant 
l'éloge  de  la  philosophie  de  Descartes  ;  mais  il  ne  l'aborde  qu'ayec 
la  stérilité  de  son  siècle  dans  les  hautes  sciences  :  il  se  sert  même 
<fune  mauvaise  autorité  pour  la  justifier,  Louis  deLaForge^  doc- 
teur en  médecine,  alors  un  des  grands  coryphées  de  la  secte 
cartésienne,  et  si  obscur,  si  peu  initié,  qu'on  ne  parle  plus  de  lui^ 
ni  de  son  livre.  G,  D.  S,  G. 


68  LETTRES 


LETTRE  CCCXVIII. 

DU    COMTE    DE    BUSSY    A    MADAME    DE    SÉVIGNÉ. 

A  Bussy  y  ce  27  juillet  1673. 

Je  reçus  la  lettre  que  vous  m'écrivîtes  de  Gri- 
gnan  Tannée  passée  ,  Madame ,  dans  laquelle 
notre  ami  m'écrivoit  aussi,  comme  il  le  fait  au- 
jourd'hui. J'y  fis  réponse,  et  vous  n'en  devez 
''pas  douter  ^ ,  car  je  suis  homme  à  représailles  en 
toutes  choses  :  je  ne  sais  donc  qu'est  devenue 
ma  lettre.  C'eût  été  grand  dommage  si  madame 
de  Grignan  fiit  morte  en  couches.  Quel  que  soit 
un  jour  le  mérite  de  son  enfant ,  il  ne  vaudra  ja- 
mais mieux  que  sa  mère;  et  pour  vous ,  Madame, 
aime^rla  fort  pendant  sa  vie;  mais  laisse2-la 
mourir  si  elle  ne  s'en  pouvoit  pas  empêcher  une 
autre  fois ,  et  vivez ,  car  il  n'est  rien  tel  que  de 
vivre.  Vous  ne  me  verrez  point  à  BourbiUy  ;  je 
vous  envoie  la  gazette  de  Hollande  qui  vous  en 
dira  U  raison  :  voyez  l'article  de  Paris;  cela  n'est 
pas  tout-à-fait  comme  elle  le  dit  ;  mais  elle  a  su 
que  le  roi  m'avoit  fait  quelque  grâce ,  et  elle  a 
cru  que  ce  ne  pouvoit  être  moins  que  ce  qu'elle 
dit.  Cependant  elle  se  trompe  :  le  roi  ne  m'a 

*  F  oyez  les  dates  des  18  septembre  et  a  4  octobre  167a. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       169 

permis  que  d'aller  à  Paris  pour  mettre  ordre  à 
mes  affaires.  Vous  connoissez  la  manière  sèche 
de  la  cour  pour  les  gens  qui  neiMmt  pas  heu- 
reux; mais  enfin  j'ai  autant  de  patience  qu'elle 
a  de  dureté ,  et  je  suis  en  meilleurs  termes 
que  je  n  étois  il  y  a  deux  ^ns.  Je  pars  donc  dans 
huit  ou  dix  jours  poiu*  la  bonne  ville  avec  ma 
famille;  je  ne  sais  si  j'y  passerai  l'hiver^  ce  sera 
suiifant  les  nouvelles  que  j'aurai  de  la  cour; 
mais  toujours  me  trouverez- vous  à  Paris ,  si  les 
délices  de  Bourbilly  ne  vous  y  arrêtent  point. 
Je  voudrois  bien  que  vous  amenassiez  notre  ami , 
et  que  nous  pussions  un  peu  moraliser  tous 
trois  sut  les  sottises  du  monde ,  dont  nous  devons 
être  désabusés  ;  pour  moi  ^  je  le  suis  à  un  point 
que,  Sans  l'intérêt  de  mes  enfants,  je  me  con- 
tenterois  d'admirer  le  roi  dans  mon  cœur,  sans 
me  mettre  en  peine  de-  le  lui  faire  connoître.  Je 
ne  trouve  pas  que  ce  soit  un  si  grand  malheur 
fH>ur  moi  qu'on  voie  que  je  ne  suis  pas  maréchal 
de  France,  pourvu  qu'on  croie  que  je  le  mérite, 
et  je  ne  pense  pas  que  personne  me  doive  traiter 
«Ut  le  pied  de  ne  l'élre  pas ,  mais  sur  celui  que 
je  te  devtois  être ,  car  il  n'appartient  qu'au  roi 
de  me  faire  une  injustice.  Ainsi,  Madame,  voyez 
le»  conquêtes  du  roi  sans  me  plaindre,  puisque 
aussi  bien  cela  ne  sert  de  rien ,  et  m'aimez  tou- 
jours ,  puisque  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 


170  LETTRES 

Je  songe  à  madame  de  Grignan  plus  que  vous 
ne  pensez;  mais  je  suis  discret,  et  je  ne  dis  pas 
toujours  strit*^  chapitre  d'une  aussi  belle  dame 
qu'elle,  tout  ce  que  je  pense, 

A    M.    DE    CORBINELLI. 

Je  crois,  Monsieur,  que  votre  dévotion  ne 
feroit  point  de  changement  à  votre  mauvaise 
fortune,  et  qu'elle  ne  vous  serviroit  qu'à  vous 
la  faire  prendre  en  gré;  mais  la  philosophie  peut 
faire  la  même  chose  :  ainsi  la  dévotion  ne  vous 
peut  servir  que  pour  l'autre  monde,  et  j'en  suis 
persuadé ,  non  pas  encore  assez  pour  la  prendre 
fort  à  cœur,  mais  assez  pour  ne  faire  à  autrui 
que  ce  que  je  voudrois  qui  me  fat  fait.  Il  y  a 
mille  petits  collets  qui  ne  sont  pas  si  justes.  Pour 
vous  répondre  maintenant  à  ce  que  vous  me 
demandez,  si  je  ne  suis  pas  fâché  de  n'être  point 
à  Maëstricht,  je  vous  dirai  qu'il  y  a  si  long-temps 
que  j'ai  été  bien  fâché  de  n'être  pas  où  je  devois 
être ,  que  je  ne  reprends  pas  de  nouveaux  chagrins 
toutes  les  fois  qu'il  se  présente  de  nouvelles  oc- 
casions de  m'en  donner.  A  quoi  me  serviroit  ma 
raison?  Pour  le  roi,  je  Fadmirerois  quand  je 
serois  bourgmestre  d'Amsterdam;  et,  pour  dire 
la  vérité ,  il  m'a  un  peu  traité  à  la  hoUandoise  ; 
cependant  je  ne  laisse  pas  de  le  trouver  un  prince 
merveilleux  :  jugez  ce  que  j'en  penserois   s'il 


DE  MADAME  DE  SÉv/g^É       171 

m'avoit  fait  du  bien ,  car  vous  savez  que,  quelque 
juste  qu'on  soit,  on  pense  toujours  plus  favora- 
blement de  son  bienfaiteur  que  du  contraire. 

Si  nous  avions  quelqu'un  pour  nous  mettre 
en  train  sur  la  philosophie  de  Descartes,  nous 
l'apprendrions;  mais  nous  ne  savons  comment 
enfourner  :  puisque  madame  de  Grignan  vous 
soutient  que  plus  il  y  a  d'indifférence  dans  une 
ame ,  moins  il  y  a  de  liberté ,  je  crois  qu'elle  vous 
peut  soutenir  qu'on  est  extrêmement  libre  quand 
on  est  passionnément  amoureux.  Mais,  à  propos 
de  Descartes,  je  vous  envoie  des  vers  qu'une 
fille  de  mes  amies  '  a  faits  en  faveur  de  son  ombre  ; 
vous  les  trouverez  de  bon  sens ,  à  mon  avis. 


LETTRE  CCCXIX. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  AU  COMTE  DE  BUSST.' 

A  Grignan,  ce  2  3  août  1673. 

En  vérité ,  mon  cousin ,  je  suis  fort  aise  que 
VOUS  soyez  à  Paris.  Il  me  semble  que  c'est  là  le 
chemin  d'aller  plus  loin ,  et  je  n'ai  jamais  tant 
souhaité  de  voir  aller  quelqu'un  à  de  grands 

'  Mademoiselle  Dupi'é.  On  trouve  la  pièce  de  vers ,  dont  parle 
Bussy,  dans  le  Recueil  de  vers  choisis  donné  par  le  père  Bouhours. 


17a  LETTRES 

honneurs,  que  je  l'ai  souhaité  pour  vous ,  quan<ï 
vous  étiez  dans  le  chemin  de  la  fortune.  Elle  est 
si  extravagante ,  qu'il  n'y  a  rien  qu'on  nlî  puisse 
attendre  de  son  caprice  ;  ainsi  j'ai  toujours  un 
peu  d'espérance.  Vous  avez  tant  de  philosophie, 
que,  Tun  de  ces  jours,  je  vous  prierai  de  m'en 
faire  part,  pour  m'aider  à  soutenir  vos  malheurs 
et  mes  chagrins.  Je  me  console  de  ne  vous  point 
voir  à  Bourbilly ,  puisque  je  vous  verrai  à  Paris. 
Je  voudrois  bien  que  ma  fille  vous  y  pût  faire 
son  compliment  elle-même;  mais,  dans  l'incer* 
titude,  elle  vous  le  fait  ici ,  elle  et  M.  de  Grignan. 

DE    M.    DE    CORBINELLI. 

Vous  croyez  bien.  Monsieur,  que  je  ne  suis 
pas  le  dernier  de  vos  serviteurs  à  prendre  une 
bonne  part  à  la  petite  douceur  que  le  roi  vous  a 
faite.  M.  de  Varde$  ne  l'a  jamais  pu  obtenir  pour 
deux  mois  à  la  mort  de  son  oncle,  ce  qui  me 
fait  juger  que  son  affaire  tient  plus  au  cœur  du 
roi  que  la  vôtre.  Pendant  votre  séjour  de  Paris, 
je  vous  conseille  de  vous  faire  instruire  de  la 
philosophie  de  Descartes  :  mesdemoiselles  de 
Bussy  l'apprendront  plus  vite  qu'aucun  jeu.  Pour 
moi,  je  la  trouve  délicieuse ,  non-seulement  parce 
qu'elle  détrompe  d'un  million  d'erreurs  où  est 
tout  le  monde,  mais  encore  parce  qu'elle  apprend 
à  raisonner  juste.  Sans  ellç  rlous  serions  morts 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       173 

d'ennui  dans  cette  province  *.  Les  vers  que  vous 
me  faites  l'honneur  de  m'envoyer  sont  très-bons 
et  très-justes.  Je  vous  montrerai  aussi  mes  traités 
de  rhétorique ,  de  poétique  et  de  l'art  historique; 
je  les  ai  faits  sur  les  principes  des  meilleurs 
maîtres,  mais,  je  crois,  plus  intelligiblement  et 
plus  succinctement  qu'eux.  Je  ne  douterai  point 
de  leur  bonté  s'ils  parviennent  à  vous  plaire. 
J'estime  fort  votre  résignation  :  on  est  bien  heu- 
reux quand  on  a  autant  de  mérite  que  vous  en 
avez,  de  se  passer  des  récompenses  des  rois, 
courageusement  et  sans  chagrin.  Je  m'imagine 
que  vous  dites  assez  souvent  comme  Horace  : 

Et  meâ  me  ^virtute  învolvo. 
Je  m'enTeloppe  de  ma  vertu. 

'  Corbinelli,  disgracié  pour  avoir  été  compromis  dans  les  in- 
trigues du  comte  de  Guiche  et  d*Henriette  d'Angleterre ,  se  rendit 
en  Languedoc,  près  du  marquis  de  Vardes,  que  le  roi  y  tenoit 
en  exil.  A  Toulouse ,  et  près  du  savant  Régis ,  ces  deux  compa- 
gnons d'infortune  étudièrent  la  philosophie  de  Descartes ,  et  c'est 
Corbinelli  qui  l'enseigna  à  madame  de  Grignan.  Avec  Vardes  il 
^étoit  encore  appliqué  k  Fétude  des  auteurs  latins.  U  reste  de  lui 
les  Auclens  Historiens  latins  réduits  en  maximes ,  avec  une  préface 
attribuée  au  père  BQuhours.  G,  D,  S,  G. 


174  LETTRES 


LETTRE  CCCXX. 


DE  MADAME  DE  LA  FAYETTE  A  MADAME  DE  SJSVIGN^* 


Ce  4  septembre  1673. 

Je  suis  à  Saint-Maur  ;  j'ai  quitté  toutes  mes  af- 
faires et  tous  mes  maris  ;  j'ai  mes  enfants  et  le 
beau  temps ,  cela  me  suffit  ;  je  prends  des  eaux 
de  Forges  ;  je  songe  à  ma  santé  ;  je  ne  vois  per- 
sonne ;  je  ne  m'en  soucie  point  du  tout  :  tout  le 
monde  me  paroît  si  attaché  à  ses  plaisirs ,  et  à 
des  plaisirs  qui  dépendent  entièrement  des  autres, 
que  je  me  trouve  avoir  un  don  des  fées  d'être 
de  l'humeur  dont  je  suis. 

Je  ne  sais  si  madame  de  Coul anges  ne  vous 
aura  point  mandé  une  conversation  d'une  après- 
dînée  de  chez  Gourville ,  où  étoient  madame  Scar- 
ron  et  l'abbé  Têtu ,  sur  les  personnes  qui  ont  le 
goût  au  -  dessus  ou  au-  dessous  de  leur  esprit  ; 
nous  nous  jetâmes  dans  des  subtilités  où  nous 
n'entendions  plus  rien  :  si  l'air  de  Provence ,  qui 
subtilise  encore  toutes  choses ,  vous  augmente 
nos  visions  là-dessus ,  vous  serez  dans  les  nues. 
Vous  a{fez  le  goût  au-dessous  de  votre  esprit  y  et 
M,  de  La  Rochefoucauld  aussi,  et  moi  encore , 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     176 

mais  pas  tant  que  vous  deux.  Voilà  des  exemples 
qui  vous  guideront. 

M.  de  Coulanges  m'a  dit  que  votre  voyage  étoit 
encore  retardé  ;  pourvu  que  vous  rameniez  ma- 
dame de  Grignan ,  je  n'en  murmure  pas  ;  si  vous 
ne  la  ramenez  point,  c'est  une  trop  longue  ab- 
sence. Mon  goût  augmente  à  vue  d'œil  pour  la 
supérieure  du  Calvaire  ^  ;  j'espère  qu  elle  me 
rendra  bonne.  Le  cardinal  de  Retz  est  brouillé 
pour  jamais  avec  moi ,  de  m'avoir  refusé  la  per- 
mission d'entrer  chez  elle  ^  ;  je  la  vois  quasi  tous 
les  jours  :  j'ai  vu  enfin  son  visage^;  il  est  agréa- 
ble, et  l'on  s'aperçoit  bien  qu'il  a  été  beau  :  elle 
n'a  que  quarante  ans ,  mais  l'austérité  de  sa  règle 
l'a  fort  changée.  Madame  de  Grignan  a  fait  des 
merveilles  d'avoir  écrit  à  la  Marans  ;  je  n'ai  pas 
été  si  sage ,  car  je  fus  l'autre  jour  chercher  ma- 
dame de  Schomberg^  ;  et  je  ne  la  demandai.point. 

'  Gouyent  fondé  par  Marie  de  Médicis  en  1 6  a  i ,  lorsque  cette 
princesse  faisoit  bâtir  le  palais  du  Luxembourg.  On  le  nommoit 
FiUes  du  Calvaire,  dites  du  Luxembourg  y  à  cause  de  la  proximité 
du  palais.  La  révolution  en  a  fait  perdre  la  trace.  G.  D,  S.  G. 

*  Madame  de  La  Fayette  demeuroit  rue  de  Vaugirard ,  en  face 
da  CQUyent  du  Calvaire,  qui  étoit  enclavé  dans  le  jardin  du  petit 
Laxembonrg.  M. 

Les  religieuses  du  Calvaire  ont  leur  voile  baissé  au  parloir  , 
excepté  pour  leurs  procbes  parents ,  ou  dans  des  cas  particuliers. 

D.  P. 

^  Madame  de  Schomberg  et  madame  de  Marans  étoient  logées 
dans  la  même  maison.  D,  P. 


176  LE^TTRES 

Adieu,  ma  belle ,  je  souhaite  votre  retour  avec 
une  impatience  digne  de  notre  amitié. 

J'ai  reçu  les  cinq  cents  livres  il  y  a  long-temps. 
Il  me  semble  que  l'argent  est  si  rare  qu'on  n'en 
devroit  point  prendre  de  ses  amis  :  faites  mes 
excuses  à  M.  l'abbé  (  de  Coulanges  )  de  ce  que 
je  l'ai  reçu  ' . 


LETTRE   CCCXXI. 

DE  MADAME  DE  SE  VIGILE  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Montélimart ,  jeudi  5  octobre  1 67  3. 

Voici  un  terrible  jour  * ,  ma  chère  enfant  ;  je 
vous  avoue  que  je  n'en  puis  plus.  Je  vous  ai 
quittée  dans  un  état  qui  augmente  ma  douleur. 
Je  songe  à  tous  les  pas  que  vous  faites  et  à  tous 
ceux  que  je  fais,  et  combien  il  s'en  faut  qu'en 
marchant-  toujours  de  cette  sorte  nous  puissions 
jamais  nous  rencontrer.  Mon  cœur  est  en  repos 
quand  il  est  auprès  de  vous  ;  c'est  son  état  na- 
turel ,  et  le  seul  qui  peut  lui  plaire.  Ce  qui  s'est 

'  Ce  trait  malin,  dirigé  contre  Tabbé  de  Coulanges,  est  expliqué 
dans  une  des  lettres  ci-après ,  6  octobre.  G.  D,  S,  G. 

^  C'étoit  le  même  joui-  de  son  départ  de  Grignan  pour  Paris , 
et  de  celui  de  madame  de  Grignan  pour  Salon  et  pour  Aix.  Monté- 
limart n'est  qu'à  trois  ou  quatre  lieues  du  château  de  Grignan.  M. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       17^ 

passé  ce  matin  me  donne  une  douleur  sensible  ^ 
jet  me  fait  un  déchirement  dont  votre  philoso- 
phie sait  les  raisons  :  je  les  ai  senties  et  les  senti-: 
i^i  long-temps.  J'ai  le  dœur  et  l'imagination  tout 
remplis  de  vous  ;  je  n'y  puis  penser  sans  pleurer, 
et  j'y  pense  toujours,  de  sorte  que  l'état  où  je 
suis  n'est  pas  une  chose  soutenable  ;  comme  il 
jBSt  /extrême,  j'espère  qu'il  ne  durera  pas  d^ns 
qette  violence.  Je  vous  cherche  toujours ,  et  je 
trouve  que  tout  me  manque,  parce  que  vous  me 
manquez.  Î^Ies  yfPux  qui  vous  ont  tant  rencon- 
tr^  depuis  quatorze  mois ,  ne  vous  trouvent 
plus  :  le  temps  agréable  qui  est  passé  rend  celui- 
ci  douloureux,  jusqu'à  ce  que  j'y  sois  un  peu 
Accoutumée  ;  mais  ce  ne  sera  jamais  assez  pour 
ne  pas  soubsiter  arc'emment  de  vous  revoir  et 
ie  vous  embrasser.  Je  ne  dois  pas  espérer  mieux 
de  l'avenir  que  du  prssé  ;  je  sais  ce  que  votre 
absence  m'a  fait  souffrir  ;  je  serai  encore  plus  à 
plaindre ,  parce  que  je  me  suis  fait  imprudem- 
ment une  habitude  nécessaire  de  vous  voir.  Il 
me  semble  que  je  ne  vous  ai  point  assez  em- 
brassée en  partant  ;  qu'avois-je  à  ménager  ?  Je 
ne  vous  ai  point  assez  dit  combien  je  suis  con- 
tente de  votre  tendresse  ;  je  ne  vous  ai  point 
jassez  recommandée  à  M.  de  Grignan  ;  je  ne  l'ai 
point  assez  remercié  de  toutes  ses  politesses  et 
de  toute  l'amitié  qu'il  a  poiu*  mdi  ;  j'en  atten- 

lïï.  "^  ISi 


^7^  LETTRES 

drai  les  effets  sur  tous  les  chapitres  :  il  y  en  a 
x>ù  il  a  plus  d'intérêt  que  moi,  quoique  j'en 
sois  plus  touchée  que  lui.  Je  suis  déjà  dévorée 
de  curiosité  ;  je  n'espère  de  consolation  que  de 
vos  lettres,  qui  me  feront  encore  bien  soupirer. 
En  un  mot ,  ma  fille ,  je  ne  vis  que  pour  vous  : 
Dieu  me  fasse  la  grâce  de  l'aimer  quelque  jour 
comme  je  vous  aime.  Je  songe  aux  Fichons  ;  je 
suis  toute  pétrie  des  Grignan  ;  je  tiens  partout. 
Jamais  un  voyage  n'a  été  si  triste  que  le  nôtre  ; 
nous  ne  disons  pas  un  mot.  Adieu ,  -ma  chère 
enfant ,  aimez-moi  toujours  ;  hélas  !  nous  revoilà 
dans  les  lettres.  Assurez  M.  l'archevêque  de  mon 

respect  très-tendre,  et  embrassez  le  coadjuteur; 
je  vous  recommande  à  lui.  Nous  avons  encore 
dîné  à  vos  dépens.  Voilà  M.  de  Saint -(déniez 
qui  vient  me  consoler.  Ma  fille ,  plaignez*nioi 
de  vous  avoir  quittée. 


LETTRE  CCCXXII. 

JDE  MADAME  DE  SlÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGITAN. 

A  Valence,  yendredi  Ç  octobre  1673. 

Mon  unique  plaisir  consiste  à  vous  écrire  :  la 
paresse  du  coadjuteur  est  bien  étonnée  de  cette 
sorte  de  divertissement.  Vous  êtes  à  Salon  ,  ma 


/ 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      179 

pauvre  petite  ;  vous  avez  passé  la  Durance  ;  et 
moi  je  suis  arrivée  ici.  Je  regarde  tous  les  che- 
mins qui  vous  verront  passer  cet  hiver ,  et  je 
fais  des  remarques  sur  les  endroits  difficiles.  Le 
plus  sûr  dans  l'hiver ,  c'est  une  litière  ;  il  y  a  des 
pas  où  il  faut  descendre  de  carrosse  j  ou  périr. 
M.  de  Valence  '  m'a  envoyé  son  carrosse  avec 
Montreuil  et  Le  Clair ,  pour  me  laisser  plus  de 
liberté  :  j'ai  été  droit  chez  le  prélat  ;  il  a  bien  de 
l'esprit  ;  nous  avons  causé  une  heure  ;  ses  mal- 
heurs et  votre  mérite  ont  fait  les  deux  princi- 
paux points  de  la  conversation.  Il  a  deux  dames 
de  ses  parentes  avec  lui.  J'ai  vu  un  moment  les 
filles  de  Sainte-Marie ,  et  madame  votre  belle- 
$œur  :  *  sa  belle  abbesse  se  meurt;  on  court  pour 
Tabbaye  ;  une  grosse  fièvre  continue  au  milieu 

'  Daniel  d^  Coosnac ,  évéque  de  Valence ,  depuis  archevêque 
d'Aix.  {D.  P.)  C'ëtoit  un  homme  d'un  esprit  et  surtout  d'un  ca- 
ractère très-remarquahle ,  mélange  singulier  de  pétulance  et  de 
•aiu-firoid,  de  franchise  et  de  dextérité,  de  bouffonnerie  et  d'élo- 
^ence.  Il  dut  à  ces  contrastes  sa  fortune  et  ses  disgrâces.  Après 
«TOÎT  été  attaché  au  prince  de  Conti ,  firère  du  Grand-Condé ,  pui* 
à  Monsieur,  frère  de  Louis  XIV,  il  eut  toute  la  confiance  d« 
IffAnAM»  Henriette  d'Angleterre.  Il  fut  exilé  pendant  quinze  ans. 
On  a  des  détails  très- curieux  sur  la  yie  de  ce  prélat  gascon;  ils  se 
tronyent  dans  les  Mémoires  de  Choisy.  ( ^.  G.)  Mathieu  de 
Montreuil  dont  nous  avons  déjà  parlé  dans  la  lettre  du  a  4  juîa 
"167  a  y  étoit  son  secrétaire. 

*  Marie  Adhémar  de  Monteil ,  religieuse  k  Aubenas .  scnir  de 
M.  de  Grignan.  Z>.  P. 

12. 


i8o  LETTRES 

de  la  plus  grande  santé  :  voilà  qui  est  expédié. 
J'ai  soupe  chez  Le  Clair  avec  Montreuil  ;  j'y^uis 
logée.  M.  de  Valence  et  ses  nièces  fort  parées 
me  sont  venus  voir. 

On  dit  ici  que  le  roi  est  allé  joindre  M.  le 
prince  ;  on  ne  parle  point  de  la  paix.  Tout  le 
cœur  me  bat  quand  je  puis  douter  de  votre 
voyage  de  Paris.  Je  cuis,  incessamment ,  et  me 
passe  fort  bien  de  parler.  Poiu*  notre  abbé  vous 
le  connoissez,  il  ne  lui  faut  que  les  beaux  yeux 
de  sa  cassette  '.  J'ai  une  envie  extrême  de  savoir 
de  vos  nouvelles  ,  il  me  semble  qu'il  y  a  déjà 
bien  long-temps- que  je  ne  vous  ai  vue. 


LETTRE  CCCXXIII. 

DE   MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME   DE  GRIGNAX. 

A  Lyon,  mardi  lo  octobre  1673. 

Me  voilà  déjà  loin  de  vous,  ma  fille  ;  mais 
comprenez- vous  avec  quelle  douleur  j'y  pense  ? 
3e  fus  reçue  chez  M.  le  chamarier  par  lui  et  par 
M.  et  madame  de  Rochebopne.  J'eus  le  cœur 
extrêmement   serré  en   embrassant   cette  jolie 

*  Ce  mot,  puisé  dans  V Avare  de  Molière,  semble  être  amené 
ici  fort  à  propos  pour  peindre  Fabbé  de  Coulanges  comme  un 
antre  Harpagon.  G,  D.  S,  G. 


DE  MADAME  DE  SÊVIGNË.       m 

iFenime  ;  elle  l'eut  aussi  ;  nous  nous  entendîmes 
fort  bien,  nous  causâmes  beaucoup.  J'ai  com- 
mencé dès  ici  à  défendre  le  procédé  de  M.  de 
Grignan;  le  chamarier  ne  le  savoit  pas  tout-à- 
feit  comme  il  est.  G*est  la  meilleure  cause  du 
monde  cl  soutenir;  elle  ne  sauroit  périr  que  par 
ti'étre  pas  bien  expliquée  ou  bien  entendue. 

Je  veux  vous  dire  encore  une  fois  que ,  si  vous 
aviez  quelque  envie  d'éviter  les  dangers  en  Ve- 
nant cet  hiver,  il  faudroit  descendre  de  carrosse 
qùaSi  aussi  souvent  que  j'ai  fait  ;  tnais  une  litière 
's'éroit  admirable  ;   où   bien  monter  à  cheval , 
coihme  font  mesdames  de  Verneuil  ou  d'Arpàjon. 
"Le  carrosse  de  M.  de  Verville  tomba  Tannée  der- 
nière. Il  y  a  aussi  un  chemin  qu'on  •  nous  fit 
prendre  par  dans  le  Rhône.  Je  descendis ,  mes 
chevaux  nagèrent,  et  Feau  entra  jusqu'au  fond 
du  carrosse  :  c'est  à  deux  lieues  de  Montélimar. 
•(^[uand  vous  viendrez  les  eaux  seront  grandes  , 
et  la  place  ne  sera  pas  tenable  ;  il  faudra  faire 
'un  chemin  dans  les  terres ,  et  ne  vous  point  ha- 
'sarder  ;  lé  danger  n'est  pas  dans  l'imagination. 
Voilà  Ce  que  mon  amitié  et  ma  prévoyance  mef 
forcent  de  tous  dire  ;  vous  vous  en  motjfïierez 
si  Vous  voulez  ;  mais  je  crois  que  M.  de  Grl^an 
lie  s'en  moquera  pas.  Vous  me  direz  après  cela , 
voilà  qui  est  bien  ;  il  n'est  plus  question  que 
de  faire  la  paix ,  et  que  nous  alUons  à  Paris ,  il 


loi  LEtTRÊS 

est  vrai  :  mais  si  la  guerre  se  déclare  contre 
TEspagne,  comme  c'est  une  affaire  qui  traînera, 
et  qui  ne  donnera  pas  sitôt  des  affaires  aux  gom 
verneurs ,  je  crois  qu'en  bonile  politique  M.  de 
Grignan  prendra  le  parti  de  venir  à  la  cour 
plus  tôt  que  plus  tard.  J'attends  ce  soir  de  vos 
nouvelles,  j'achèverai  cette  lettre  après  les  avoir 
reçues. 

Mardi  au  soir. 

Je  n'ai  pas  eu  la  force  de  recevoir  votre  let- 
tre sans  pleurer  de  tout  mon  cœur.  Je  vous  vols 
dans  Aix,  accablée  de  tristesse,  vous  achevant 
de  consumer  le  corps  et  l'esprit  ;  cette  pensée 
me  tue  ;  il  me  semblé  que  vous  m'échappez, 
que  vous  me  disparoissez ,  et  que  je  vous  perds 
pour  toujours.  Je  comprends  l'ennui  que  vous 
donne  mon  départ  ;  vous  étiez  accoutumée  à  me 
voir  tourner  autour  de  vous ,  il  est  fâcheux  de 
revoir  les  mêmes  lieux  :  il  est  vrai  que  je  ne 
vous  ai  point  vue  sur  tous  ces  chemins-ci  ;  mais 
quand  j'y  ai  passé ,  j'étois  comblée  de  joie,  dans 
l'espérance  de  vous  voir  et  de  vous  embrasser, 
et,  en  retournant  sur  mes  pas,  j'ai  une  tristesse 
mortelle  dans  le  cœur ,  et  je  regarde  avec  envie 
les  sentimens  que  j'avois  en  ce  temps-là  ;  ceux 
qui  les  suivent  sont  bien  différents.  J'avois  tou- 
jours espéré  ^e  vous  ramener  ;  vous  savez  par 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       i83 

quelles  raisons  et  par  quels  tons  vous  m'avez 
coupé  court  là-dessus  ;  il  a  fallu  que  tout  ait 
cédé  à  la  force  de  votre  raisonnement,  et  pren- 
dre le  parti  de  vous  admirer  ;  mais  croyez  que 
la  chose  du  inonde  qui  paroît  la  moins  natu- 
relle ,  c'est  de  me  voir  retourner  toute  seule  à 
Paris.  Si  vous  y  pouvez  venir  cet  hiver ,  j'en  au- 
rai une  joie  et  une  consolation  entière  ;  en  ce 
cas  ,  je  ne  m'affligerai  que  pour  trois  mois  ^ 
ainsi  que  vous  m'en  priez  :  mais  je  vous  quitte , 
je  m'éloigne  ;  voilà  ce  que  je  vois,  et  je  ne  sais 
point  l'avenir.  J'ai  une  envie  continuelle  de 
recevoir  de  vos  lettres  ;  c'est  un  plaisir  bien 
douloureux;  mais  je  m'intéresse  si  fort  à  tout  ce 
que  vous  faites ,  que  je  ne  puis  vivre  sans  le 
savoir.  N'oubliez  point  de  solliciter  le  petit  pro- 
cès ,  et  de  bien  compter  sur  vos  doigts  les  mou- 
tons de  votre  troupeau.  Ne  mettez  point  votre 
pot  au  feu  si  matin  ,  craignez  d'en  faire  un  con- 
sommé 'j  la  pensée  d'un  oille^  me  plaît  bien^ 
elle  vaut  mieux  qu'uîie  viande  seule  :  poiu*  moi , 
je  n'y  mets  comme  vous  qu'une  seule  chose  avec 
de  la  chicorée  amère  ;  mais  il  faut  qu  elle  soit 
bonne  pour  la  santé  ;  car ,  hormis  que  je  suis 
laide,  et  que  personne  ne  me  reconnoît  ici,  du 
reste  je  ne  me  portai  jamais  mieux. 

'  Espèce  de  potage  ou  de  ragoût  qui  nous  est  venu  d'Espagne , 
et  dans  lequel  il  entre  plusieurs  sortes  d'herbes  et  de  viandes.  Z>.  F, 


i64  LETTRES 

j'ai  été  fort  aise  d'embrasser  la  pauvre  Rochë^ 
bonne  ;  je  ne  puis  souffrir  que  ce  qui  est  Grî- 
griàn.  Je  ferai  réponse  à  notre  inère  de  Sainte- 
Marié  ;  j'ai  passé  la  journée  avec  celles  qui  sont 
ici.  Je  pars  demaiiî  pour  la  Bourgogne  :  void 
encore  Un  grand  agrément  JDour  moi,  c'est  que 
je  né  recevrai  plus  vos  lettres  que  par  Paiîs  ; 
adressez-les  à  SI.  de  Coulanges ,  il  me  les  fer<< 
tenir  à  Botirbilly.  La  Rochebonrie  que  voilà  au- 
près de  moi  vous  adore  :  nous  nous  interrom- 
pons toutes  deux  pour  parler  de  vous  avec  la 
dernière  tendresse.  Adieu  ,  ma  très  -  aimable  ; 
Vous  voulez  qiie  je  juge  de  votre  coetir  par  lé 
mien ,  je  le  faià  ,  et  c'est  pour  cela  que  je  vôiis 
aime  et  je  vous  plains. 

LETTRE    CCCXXIV. 

DE  MADAME  DE  SE  VIGNE  A  MADAME  DE  GRlGîirAN. 

D*un  petit  chiëu  de  village ,  à  six  lieues  de  Lyon  ^ 
mercredi  au  soir  rt  octobre  1678: 

« 

Mé  voici  arrivée ,  ma  fille ,  daris  tm  lieu  qtii 
me  feroit  triste  (|uand  je  ne  le  serois  pas  ;  ilti'y 
a  rien ,  c'est  un  désert.  Je  me  suis  égarée  daiîs 
les  champs  pour  chercher  l'église  ;  j'ai  trouvé 
Im  curé  lin  peu  sauvage ,  et  un  commis  qui  con^ 


DE  MADAME  DE  SÉYIGNÉ.       i85 

tioît  M.  l'abbé ,  et  qui  m'a  promis  de  vous  faire 
tenir  cette  lettre.  Quahd  je  ne  suis  pas  avec 
vous  mon  unique  diviertissement  est  de  vous 
écrire  ;  contez  un  peu  cela  au  coadjutcur  pour 
lui  faire  venir  des  cornes  à  la  tête.  Cliamarande  ^ 
est  à  ime  lieue  ;  il  est  seigueur  de  cinq  ou»  six 
paroisses  ;  il  attend  le  retour  du  roi.  Je  sais  bien 
d'autres  nouvelles  du  pays ,  mais  je  ne  veux  pas 
vous  les  confier.  Je  suis  partie  ce  matin  à  huit 
heures  de  Lyon,  entourée  de  tous  les  Roche- 
bonne,  que  j'aime  et  que  j'estime  fort.  M.  de 
Rochebonne  s'en  va  dans  ses  terres  pour  don- 
ner ordre  à  ses  affaires  ;  il  veut  être  tout  prêt 
pour  la  guerre ,  en  cas  d'alarme.  On  ne  peut  pas 
voyager  plus  tristement  que  je  fais.  Voici  la 
quatrième  fois  que  je  vous"  écris  ;  sans  cela  que 
serois-je  devenue?  Voici  ce  qui  me  tue  un 
peu,  c'est  qu'après  mon  premier  sommeil  j'en- 
tèUds  sonner  deux  heures ,  et  qu'au  lieu  de  me 
rendormir,  je  mets  le  pot  au  feu  avec  de  la 
chicorée  amère  ;  cela  bout  jusqu'au  point  du 
jour ,  qu'il  faut  monter  en  carrosse.  Je  suis  as- 
sui'ëe  que,  pour  me  tirer  de  peine,  vous  me 
manderez  que  l'air  d'Aix  vous  a  toute  raccom- 
modée ,  que  vous  n'êtes  plus  si  maigre  qu'à  Gri- 
gnan.  Je  n'en  croirai  rien  du  tout,  ma  pauvre 

-*  M.  de  Chslmarandc,  l'un  des  quatre  premiers  valeU-de-cham- 
hte  du  roi  ^  dit  M.  de  Monmerqué. 


i8ô  LETTRES 

enfant  ;  je  joins  à  mon  inquiétude  le  bruit  de 
la  rue,  dont  vous  êtes  désaccoutumée,  et  qui 
vous  empêche  de  dormir  ;  je  vous  vois ,  ma  fille , 
et  je  vous  suis  pas  à  pas  :  je  vois  entrer,  je  vois 
sortir ,  je  vois  quelques  unes*  de  vos  pensées  ; 
enfin  je  serai  morte  quand  je  ne  penserai  plus 
à  vous. 

Nous  avons  vu  des  tableaux  admirables  à  Lyon. 
Je  blâme  M.  de  Grignan  de  n'avoir  pas  accepté 
celui  que  Farchevêque  de  Vienne  voulut  lui 
donner  ;  il  ne  lui  sert  de  rien ,  et  c'est  le  plus 
joli  tableau  et  le  plus  décevant  qu'on  puisse  voir  ; 
pour  moi ,  je  ne  manquai  point  tout  bonne- 
ment de  vouloir  remettre  la  toile  que  je  croyois 
déclouée.  '  A  propos ,  cet  archevêque  est  beau^^ 
ft-ère  de  madame  de  Villars  ;  il  m'attendoit,  et 

'  Le  silence  de  madanié  de  Scvigné  sur  les  tableaux  de  la  Ville 
de  Lyon,  et  notamment  sur  celui  que  l*archeyéque  de  Vienne  of-^ 
frit  à  madame  de  Grignan ,  est  une  faute  de  goût.  Une  remarque 
essentielle  pour  l'histoire  du  commerce  delà  curiosité,  c'est  que, 
sur  la  fin  du  seizième  siècle,  et  durant  le  dix-septième,  on  yoit 
les  Ly onnois  grands  amateurs  de  peinture ,  la  ville  de  Lyon  étrû 
le  seul  entrepôt  du  €om,merce  des  tableaux  de  toute  les  écoles,  et 
Beaucaire,  sur  le  Rhône,  étaler  annuellement  dans  les  foires  leurs 
.  productions.  On  yoit  les  jeunes  artistes  Français,  en  voyageant 
pour  l'Italie,  s'arrêter  à  Lyon,  y  séjourner,  y  être  employés  par 
les  gros  marchands  de  tableaux ,  lés  administrations  et  les  particn* 
liers.  On  trouve  encore  dans  cette  ville,  ses  environs  et  maisoni 
de  campagne ,  les  fragmens  du  goût  des  Lyonnois  à  ces  époques , 
restes  des  productions  de  nos  meilleurs  artistes  du  dix-septième 
siècle  et  dans  l'âge  de  l'étude.  G,  Z>.  5.  G, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        187 

me  fit  des  visites  et  des  civilités  infinies.  *  Adieu, 
ma  très-chère  ;  vous  me  mandez  les  choses  du 
monde  les  plus  tendres  ;  cela  perce  le  cœur ,  et 
cependant  on  en  est  ravi.  Vous  me  parlez  de 
Yotre  amitié  ;  je  crois  qu  elle  est  très -forte  :  je 
vous  aime  sur  ce  pied-là ,  et  je  ne  crois  pas  me 
tromper  ;  mais  gardez-vous  bien  ,  dans  les  mo- 
ments  où  vous  la  sentez  le  plus,  de  penser  ni 
de  dir^  jamais  qu  elle  puisse  égaler  celle  que  j'ai 
pour  VOUS; 


LETTRE  CCCXXV. 

Xm  MADAME  DE  SÉVICNE  A   MADAME  DE  GRIOrTATT. 

0 

A  Cbâlons,  vendredi  soir,  i3  octobre  1673. 

Quel  ennui  de  ne  plus  espérer  de  vos  nou- 
velles ?  cette  circonstance  augmente  ma  tristesse- 
Ma  fille,  je  ne  vous  dirai  point  toutes  mes  mi- 
sères sur  ce  chapitre  ;  tout  au  moins  vous  vous 
moqueriez  de  moi  ;  et  vous  savez  combien  j'es- 
time votre  estime  ;  ainsi  donc  j'honore  votre 
force  et  votre  philosophie ,  et  je  ne  ferai  confi- 
dence de  mes  foiblesses  qu'à  ceux  qui  n'ont  pas 
plus  de  courage  que  moi.  Je  m'en  vais  hors  du 
grand  chemin ,  je  ne  vous  écrirai  plus  si  réglê^ 

'  Il  ^e  nommoit  Henri  de  Villars. 


i88  LETTRES 

,  meht^  voilà  encore  un  de  mes  chagrins,  Qiiand 
vous  ne  recevrez  point  de  mes  lettres ,  cro^^ez 
bien  fermement  qu'il  m'aura  été  impossible  de 
vous  écrire  ;  mais  pour  penser  à  vous ,  ah  !  je 
ne  fais  nulle  autre  chose  ;  je  cuis  toujoifrs  ^  et  ^ 
comme  vous  savez ,  je  m'amase  à  éplucher  ki 
racine  de  ma  chicorée  ;  c!^  sorte  que  mon  bouil- 
lon est  amer ,  comme  ceux  que  nr>u3  prénionB 
à  Grignan. 

Les  déclamations  de  Qaintiiien  m'ont  amusée; 
il  y  en  a  de  belies,  et  d'autres  qui  m'ont  en- 
nuyée Je  m'en  vais  dans  le  Socrate  chrétien  ^ 
Je  vis  à  Mâcon  le  fils  de  M.  de  Paule  ;  je  le  trou- 
vai joli  ;  il  ressemble  au  Chatmant.  Je  ne  sais 
point  de  nouvelles,  sinon  qiie  madame  de  Ma- 
zarin  est  avec  son  mari  jusqu'à  la  première  fréné- 
sie. On  attendait  à  Lyon  cette  duchesse  d'Yorck*; 
quel  plaisir  que  vous  ne  l'ayez  point  eue  sur 
le  corps  !  Nous  avons  trouvé  en  cliemin  IVf .  de 
Sain  te -Marthe;  il  m'a  promis  de  vous  envoyer 
ce  pain   bénit  et  cet  enterrement  de  Mariny^, 

'  Balzac  captivoit  encore  tous  les  esprits ,  ses  ouvrages  étoient 
flans  les  mains *de  tout  le  monde.  Le  Socrate  chrétien  n'est  pas  une 
dt'  ses  meilleures  productions  :  mais  il  restera  toujours  à  Balzac  la 
la  gloire  d'avoir  été  tin  des  premiers  restaurateurs  de  la  lakigae 
fi'ançoise.  H  mourut  le  i8  février  i6549  après  avoir  fondé  un 
prix  à  l'Académie  françoise  dont  il  étoit  membre.  G,  />,  S,  G. 

*  Marie  d'Est ,  princesse  de  Modène ,  depuis  reine  d'Angleterre. 

D.  P. 
Ce  poète  a  fait  un  grand  nombre  de  vers  satiriques  sur  la 


DE   MADAME   DE  SÉVIGNÉ.      189 

dont  je  vous  ai  tant  parlé  ;  Y  enterrement  me  ra- 
vit toujours  ;  le  pain  bénit  est  sujet  à  trop  de 
cornmehtaires  :  si  vous  avez  l'esprit  libre  quand 
vous  recevrez  ce  petit  ouvrage  ,  et  qu'on  vous  le 
lise  d'un  bon  ton,  vous  l'aimerez  fort  ;  mais  si 
vous  n'êtes  pas  bien  disposée,  voilà  qui  est  jeté 
et  méprisé  ;  je  trouve  que  le  prix  de  la  plupart 
«  des  choses  dépend  de  l'état  où  nous  sommes 
quand  nous  les  .recevons.  J'embrasse  tendre- 
ment M.  de  Grignan  ;  il  doit  être  bien  persuadé 
de  mon  amitié,  de  lui  avoir  donné  et  laissé  ma 
fille  :  tout  ce  que  je  lui  demande ,  c'est  de  con- 
server* votre  cœur  et  le  mien  ;  il  eh  sait  les 
moyens.  Songez  que  je  recevrai  comme  une 
grâce,  s'il  m'oblige  à  Taimer  toujours.  Le  ha- 
sard me  fit  hier  parler  de  lui ,  et  de  ses  manières 
nobles  et  polies ,  et  de  ses  grandeurs  ;  je  vou- 
drois  bien  qa  il  eut  été  derrière  moi ,  et  vous 
aussi  :  vous  le  croyez  bien,  ma  chère  comtesse. 

fronde.  Son  petit  poëme  du  Pain  bénit  parut  en  ifiyS  ;  c'est  une 
sqtire  dirigée  contre  les  marguilliers  de  la  paroisse  Saint-Paul,  qui 
YOilloient  Fohliger  à  rendre  le  pain  bénit.  Du,  naturel ,  quelque 
fîtiesse  et  un  fonds  d'esprit  fort,  firent  la  fortune  de  ce  petit 
otirragOy  dont  les  exemplaires  devinrent  rares  et  sont  assez  re- 
cherchés. Mercier  de  Compiègne  en  a  donné  une  notiyelle  édi- 
tion en  1795.  M,  Il  est  mention  de  ce  poète  d^ns  une  des  note» 
de  la  lettre  da  i*^'*  mai  1671. 


igo  LETTRES 


LETTRE  CCCXXVI. 

0 

PE  MADAME  DE  SEVIGNIÊ  A  MADAME  DE  GRIGNAV. 

A  Bourbilly,  lundi  i6  octobre  1673. 

Enfin,  ma  chère  fille,  j'arrive  présentement 
dans  le  vieux  château  de  mes  pères.  Voici  où 
ils  ont  triomphé  suivant  la  mode  de  ce  temps-là. 
Je  trouve  mes  belles  prairies ,  ma  petite  rivière, 
mes  magnifiques  bois  et  mon  beau  moulin ,  à 
la  même  place  où  je  les  avois  laissés.  Il  y  a  eu 
ici  de  plus  honnêtes  gens  que  moi  ;  et  cependant, 
au  sortir  de  Grignan ,  après  vous  avoir  quittée, 
je  m'y  meurs  de  tristesse.  Je  pleurerois  pré^en- 
tement  de  tout  mon  cœur ,  si  je  m'en  voulois 
croire  ;  mais  je  m'en  détourne ,  suivant  vos  con- 
seils. Je  vous  ai  vue  ici ,  Bussy  y  étoit ,  qui  nous 
empêchoit  fort  de  nous  y  ennuyer.  Voilà  où  vous 
m'appelâtes  marâtre  d'un  si  bon  ton.  On  a  éla- 
gué des  arbres  devant  cette  porte,  ce  qui  fait 
¥ne  allée  fort  agréable.  Tout  crè  ve  ici  de  blé , 
et  de  Caron  pas  un  mot  ' ,  c'est-à-dire ,  pas  un 

'  Madame  de  Séyigné  répète  souvei^t  cette  exclamation  ,  puisée 
dans  le  dialogue  intitulé  :  Caron  ou  le  Contemplateur;  la  première 
fois  dans  la  lettre  du  6  septembre  1671.  {^l^ojez  la  traduction  des 
Dialogues  de  Lucien ,  par  Perrot  d' Ablancourt ,  tome  I ,  page  191. 


DE  MADAME  DE  ÇÉVIGNÉ.       191 

sol.  Il  pleut  à  verse  :  je  suis  désaccoutumée  de 
ces  continuels  orages ,  j'en  suis  en  colère.  M.  de 
Guitaud  est  à  Époisses  i  il  envoie  tous  les  jours 
ici  pour  savoir  quand  j'arriverai ,  et  pour  m'em- 
mener  chez  lui  ;  mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on 
£ait  ses  affaires  ;  j'irai  pourtant  le  voir ,  et  vous 
prévoyez  bien  que  nous  parlerons  de  vous  :  je 
vous  prie  d'avoir  l'esprit  en  repos  sur  tout  ce 
que  je  dirai  ;  je  ne  suis  pas  assurément  fort  im- 
prudente. Nous  vous  écrirons ,  Guitaud  et  moi. 
Je  ne  puis  m'accoutumer  à  ne  vous  plus  voir  ; 
et  si  vous  m'aimez,  vous  m'en  donnerez  une 
marque  certaine  cette  année.  Adieu,  mon  enfant  ; 
j'anrive ,  je  suis  un  peu  fatiguée  ;  quand  j'aurai 
les  pieds  chauds,  je  vous  en  dirai  davantage. 


LETTRE   CCCXXVII. 

DE  MADAME  DE  SE  VIGNE   A  MADAME   DE   GRIGNAN. 

A  Bourbilly,  samedi  ai  octobre  1673. 

J'arrivai  ici  lundi  au  soir ,  comme  je  vous 
l'écrivis  sur-le-champ.  Je  trouvai  des  lettres  de 
Guitaud  qui  m'attendoient.  Le  lendemain,  dès 
neuf  heures,  il  vint  au  galop,  mouillé  comme 

Paris ,  1 660.)  Ce  célèbre  traducteur  étoit  alors  fort  estimé ,  comme 
il  le  sera  toujours  ,  non  pa^  la  fidélité ,  mais  par  la  vivacité ,  la 
hardiesse  de  ses  expressions ,  qui  le  rendent  original  :  c'est  ce  qui 
a  fait  appe^r  ses  traductions  hs  belles  infidèles.  D,  G.  S,  G. 


192  LETTRES 

un  canard,  car  il  pleut  continuellement.  Nous 
causâmes  extrêmement;  il  me  parla  fort  de  vous, 
et  m'entretint  ensuite  de  ses  affaires  et  dç  ses 
dégoûts;  il  me  dit  que  le  roi  est  revenu  à  Ver- 
sailles ;  il  me  montra  les  nouvelles  de  la  guerre  : 
il  trouva  que  la  politique  obligeroit  sans  doute 
M.  de  Grignan  à  venir  expliquer  sa  conduite 
à  Sa  Majesté,  et  mêmg  à  venir  prendre  les  or^ 
dres  de  sa  propre  bouche  pour  la  guerre ,  si 
elle  se  déclare.  Voilà  ce  qu'il  me  dit  sans  vpur 
loir  me  plaire ,  et  même  sans  intérêt  ;  car  il  rae 
paroît  peu  disposé  à  retourner  cet  hiver  à  Paris. 
Après  que  nous  eûmes  dîné  très-bien ,  malgré  la 
rusticité  de  mon  château ,  voilà  un  carrosse  à  sis 
chevaux  qui  entre  dans  ma  cour,  et  Guitaud  à 
pâmer  de  rire. 

Je  vois  en  mêrne  temps  la  comtesse  de  Fiesque  ^ 
et  madame  de  Guitaud  qui  m'embrassent.  Je  ne 
puis  vous  représenter  mon  étonnement;  ni  le 
plaisir  qu'avoit  pris  Guitaud  à  me  surprendre. 
Enfin  voilà  donc  la  comtesse  à  Bourbilly  ;  com- 
prenez-vous bien  cela?  plus  belle,  plus  fraîche, 
plus  magnifique ,  et  plus  gaie  que  vous  ne  l'avez 
jamais  vue.  Après  les  exclamations  de  part  et 
d'autre  que  vous  pouvez  penser ,  on  s'assied ,  on 
se  chauffe,  on  parle  de  vous;  vous  savez  bien 
encore  ce  qu'on  dit,  et  combien  la  comtesse 
comprend  peu  quç  vous  ne  soyez  pas  venue  avec 


DE  MADAME  DE  SEVIGNÉ.       198 

moi  :  cette  compagnie  me  parut  toute  pleine 
d'estime  pour  vous.  On  parla  de  nouvelles  ;  Gui- 
taud  me  conta  comme  Monsieur  veut  faire  ma- 
demoiselle de  Grancey  dame  d'atour  de  Madame, 
à  la  place  de  la  Gordon,  à  qui  il  faut  donner  cin- 
quante mille  écus  :  voilà  qui  est  un  peu  difficile; 
car  le  maréchal  de  Grancey  ne  veut  donner  cette 
somme  que  pour  marier  sa  fille;  et  comme  il 
craindroit  qu'il  n'en  fallût  donner  encore  autant 
pour  la  marier,  il  veut  que  Monsieur  fasse  tout. 
Madame  de  Monaco  mène  cette  affaire  ;  elle  est 
très-bien  chez  Monsieur  et  chez  Madame,  dont 
elle  est  également  aimée  :  on  est  seulement  un 
peu  fâché  de  lui  voir  faire  quelquefois  à  cette 
MADAME-ci  les  mêmes  petites  mines  et  les  mêmes 
petits  discours  qu'elle  faisoit  à  l'autre.  Il  y  a  en- 
core eu  quelques  bagatelles;  mais  cela  ne  s'écrit 
point.  Pour  madame  de  Marei,  elle  quitta  Paris 
par  pure  sagesse,  quand  on  commença  toutes 
ces  collations  de  cet  été,  et  s'en  vint  en  Bour- 
gogne :  on  la  reçut  à  Dijon  au  bruit  du  canon. 
Vous  pouvez  penser  comme  cela  faisoit  dire  de 
belles  choses,  et  comme  ce  voyage  paroissoit  au 
public  ;  la  vérité  c'est  qu'elle  avoit  un  procès  à 
Dijon  5  qu'elle  vouloit  faire  juger  ;  mais  cette 
rencontre  est  toujours  plaisante  ^  La  comtesse 

*  Madame  de  Marei  étoit  sœur  de  madame  de  Grancey.  On  a 
TU  qu'elle  étoit  des  parties  qui  se  faisoient  chez  le  duc  de  Bour- 
III.  I  3 


194  LETTRES 

est  bonne  là-dessus  ;  il  y  a  quinze  jours  qu'elle 
est  à  Époisses  :  elle  vient  de  Guerchi.  Il  y  a  un 
petit  homme  obscur  qui  dit  que  l'abbé  Têtu  ser- 
viroit  fort  bien  d'ame  a  un  gros  corps  '  :  cela 
m'a  paru  plaisant.  Enfin  le  soir  vint  :  après  avoir 
admiré  les  antiquités  judaïques  de  ce  château^ 
elles  s'en  retournèrent;  elles  voulurent  m'emme* 
ner  ;  mais  j'ai  ici  des  affaires  assez  importantes  ^ 
de  sorte  que  je  n'irai  que  demain  à  Époisses  pour 
revenir  après-demain;  nous  vous  écrirons  tous 
ensemble  :  si  je  vous  avois  amenée,  vous  auriez 
trouvé  cette  compagnie  qui  vous  auroit  fort  em- 
pêchée de  vous  ennuyer.  Pour  l'air  d'ici ,  il  n'y 
a  qu'à  respirer  pour  être  grasse;  il  est  humide 
et  épais  ;  il  est  admirable  pour  rétablir  ce  que 
l'air  de  Provence  a  desséché. 

Je  conclus  aujourd'hui  toutes  mes  affaires  :  si 
vous  n'aviez  du  blé,  je  vous  offrirois  du  mien; 
j'en  ai  vingt  mille  boisseaux  à  vendre  :  je  crie 
famine  sur  un  tas  de  blé.  J'ai  pourtant  assuré 

bon  ;  ce  qui  la  rendoît  très-suspecte  de  n'être  venu  chercher  k 
Dijon  autre  chose  que  ce  prince.  A.  G. 

'  Cet  abbé  étoit  fort  maigre  ;  voici  son  épitaphe ,  que  la  Bean- 
melle  attribue  à  madame  de  Maintenon ,  et  qui  semble  sortir 
d*un  mauvais  lieu  et  d'une  mauvaise  veine  : 

Ci  gît  un  abbé  froid  et  sec, 

Dont  la  vigueur  fut  endormie , 

Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie. 

Il  ne  lui  restoit  que  le  bec. 

Dont  il  becquetoit  son  amie.    G.  D,  S,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       igS 

quatorze  mille  francs ,  et  fait  un  nouveau  bail 
sans  rabaisser.  Voilà  tout  ce  que  j'avois  à  faire , 
et  j'ai  l'honneur  d'avoir  trouvé  des  expédients 
que  le  bon  esprit  de  l'abbé  ne  trouvoit  pas.  Je 
suis  triste  à  mourir  de  n'avoir  point  de  vos  let- 
tres, et  de  ne  pouvoir  faire  ici  un  pas  qui  puisse 
vous  être  bon  à  quelque  chose  :  cet  état  n'est 
point  supportable  ;  j'espère  qu'il  en  viendra  un 
autre.  Bussy  est  encore  à  Paris,  faisant  tous  les 
jours  des  réconciliations  ;  il  a  commencé  par  ma- 
dame de  La  Baume  '  ;  ce  brouillon  de  temps ,  qui 
change  tout,  changera  peut-être  sa  fortune.  Vous 
serez  bien  aise  de  savoir  qu'avant  de  partir  il 
se  fit  habiller  à  Sémur ,  lui  et  sa  famille  ;  jugez 
comme  il  sera  d'un  bon  air.  Il  s'est  raccommodé 
en  ce  pays  avec  Jeannin  et  avec  l'abbé  Fou- 
quet  *. 

*  La  lettre  du  28  août  1668  explique  le  motif  de  cette  récon- 
ciliation de  Bussy  avec  miidame  la  marquise  de  La  Baume.  Cette 
dame,  assez  légère  dans  sa  conduite,  avoit  communiqué  un  ma- 
nuscrit (  V Histoire  Amoureuse  des  Gaules  )  que  Bussy  lui  avoit 
confié,  et  son  indiscrétion  fut  la  cause  de  la  publicité  de  cette 
chronique  scandaleuse;  au  reste  Bussy  fit  mine  d*en  être  fâché; 
mais  il  suffît  de  bien  observer  ce  fameux  champion  de  Tamour- 
propre,  de  Tarrogance  et  du  scandale,  pour  se  convaincre  du 
contraire.  G  D,  S,  G, 

*  Ces  deux  personnages  jouent  dans  les  Amours  des  Gaules ,  le 
premier  un  rôle  ridicule ,  Tabbé  un  rôle  scandaleux.  L'abbé  Fon- 
quet,  chancelier  des  ordres  du  roi,  étoit  frère  du  Surintendant. 

A.  G. 

t3. 


196  LETTRES 

Je  reçois  un  paquet  de  Guitaud  :  il  m'envoie 
les  nouvelles  que  vous  aurez  de  votre  côté;  il 
me  viendra  prendre  demain  ou  lundi.  Adieu,  ma 
chère  enfant?  puis-je  vous  trop  aimer?  J'embrasse 
M.  de  Grignan,  et  je  l'assure  qu'il  auroit  pitié  de 
moi,  s'il  savoit  ce  que  je  souffre  de  votre  ab- 
sence; et  vous,  ma  fille,  je  vous  embrasse  avec 
ime  tendresse  qu'il  n'appartient  pas  à  tout  le 
monde  de  concevoir. 


LETTRE  CCCXXVIII. 

DE  MAJOAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Epoisses,  mercredi  2 5  octobre  1673. 

Je  n'achevai  qu'avant-hier  toutes  mes  affaires 
à  Bourbilly ,  et  le  même  jour  je  vins  ici,  où  l'on 
m'attendoit  avec  quelque  impatience.  J'ai  trouvé 
le  maître  et  la  maîtresse  du  logis  avec  tout  le 
mérite  que  vous  leur  conuoissez,  et  la  comtesse 
(de  Fiesque)  qui  pare  et  qui  donne  de  la  joie 
à  tout  un  pays.  J'ai  mené  avec  moi  monsieur  et 
madame  de  Toulongeon  ,  qui  ne  sont  pas  étran- 
gers dans  cette  maison  :  il  est  survenu  encore 
madame  de  Chatelus  et  M.  le  marquis  de  Bon- 
neval  ;  de  sorte  que  la  compagnie  est  com- 
plète. Cette  maison  est  d'une  grandeur  et  d'une 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       197 

beauté  surprenante;  M.  de  Guitaud  se  divertit 
fort  à  la  faire  ajuster,  et  y  dépense  bien  de  Tar- 
gent  '  ;  il  se  trouve  heureux  de  n'avoir  point 
d'autre  dépense  à  faire.  Je  plains  ceux  qui  ne 
peuvent  pas  se  donner  ce  plaisir.  Nous  avons  causé 
à  l'infini,  le  maître  du  logis  et  moi,  c'est-à-dire, 
j'ai  eu  le  mérite  de  savoir  bien  écouter.  On  pasr- 
seroitbien  des  jours  dans  cette  maison  sans  s'en- 
nuyer :  vous  y  avez  été  extrêmement  célébrée. 
Je  ne  crois  pas  que  j'en  pusse  sortir ,  si  on  y  re- 
cevoit  de  vos  nouvelles  ;  mais,  ma  fille ,  sans  vous 
faire  valoir  ce  que  vous  occupez  dans  mon  cœur 
et  dans  mon  souvenir ,  cet  état  d'ignorance  m'est 
insoutenable.  Je  me  creuse  la  tête  à  deviner  ce 
que  vous  m'avez  écrit ,  et  ce  qui  vous  est  arrivé 
depuis  trois  semaines,  et  cette  application  inu- 
tile  trouble  fort  mon  repos.  Je  trouverai  cinq  ou 
six  de  vos  lettres  à  Paris;  je  ne  comprends  pas 
pourquoi  M.  de  Coulanges  ne  me  les  a  pas  en- 
voyées ;  je  l'en  avois  prié.  Enfin  je  pars  demain 
pour  prendre  le  chemin  de  Paris  ;  car  vous  vous 
souvenez  bien  que  de  Bourbilly  on  passe  devant 

^  Guillaume  de  Pechpeîron  -  Comenge ,  comte  de  Guitaud , 
chevalier  de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  étoit  marquis  d*Epoisses  et 
seigneur  de  cette  belle  propriété  dont  il  faisait  sa  résidence  ordi- 
naire. La  terre  de  Bourbilly,  que  possédoit  madame  de  Sévigné, 
du  chef  de  son  père,  rélevoit  de  celle  d'Epoisses ,  et  n*en  étoit 
.  qu'à  deux  lieues  de  distance.  (  Ployez  l'avertissement  des  lettres 
inédites ,  pièces  préliminaires ,  tome  I.  )  Cr.  D,  S,  G. 


198  LETTRES 

cette  porte  où  M.  de  Guitaud  vint  nous  faire  un 
jour  des  civilités.  Je  ne  serai  à  Paris  que  la  veille 
de  la  Toussaint.  On  dit  que  les  chemins  sont  déjà 
épouvantables  dans  cette  province.  Je  ne  vous 
parle  point  de  la  guerre  :  on  mande  qu'elle  est 
déclarée  ;  d'autres ,  qui  sont  des  manières  de  mi^ 
nistres,  disent  que  c'est  le  chemin  de  la  paix  : 
voilà  ce  qu'un  peu  de  temps  nous  apprendra. 
M.  d'Autun  {Gabriel  de  Roquette)  est  en  ce  pays; 
ce  n'est  pas  ici  où  je  l'ai  vu,  mais  il  en  est  près, 
et  l'on  voit  des  gens  qui  ont  eu  le  bonheur  de 
recevoir  sa  bénédiction.  Adieu ,  ma  très- chère  et 
très-aimable  enfant  ;  je  ne  trouve  personne  qui 
ne  s'imagine  que  vous  avez  raison  de  m'aimer, 
en  voyant  de  quelle  façon  je  vous  aime. 


LETTRE  CCCXXIX. 

DE  MADAME  DE  SIÉVIGNJÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN, 

A  Auxerre,  vendredi  27  octobre  1673. 

Je  quittai  hier  Epoisses  et  toute  la  compagnie 
que  je  vous  ai  dite.  J'ai  été  neuf  jours  entiers  en 
Bourgogne ,  et  je  puis  dire  que  ma  présence  et 
celle  de  notre  abbé  étoient  très -nécessaires  à 
Bourbilly.  J'ai  extrêmement  causé  avec  Guitaud, 
il  m'a  fort  divertie  par  ses  détails  dont  je  ne 


I 

l 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       199 

savois  que  l'autre  côté  ;  il  est  bon  d'entendre  les 
deux  parties  ;  il  m'a  flattée  d'avoir  pris  plaisir  à 
me  redonner  pour  lui  toute  l'estime  qu'on  au- 
roit  pu  m'ôter,  si  je  ne  m'étois  miraculeuse- 
ment fiée  à  sa  bonne  mine  ;  il  m'a  paru  sincère 
et  fort  honnête  homme  ;  et  je  trouve  qu'on  l'a 
voulu  chasser  proprement  de  l'hôtel  de  Condé, 
parce  qu'il  faisoit  ombre  aux  autres  :  un  tel  fa- 
vori n'est  pas  agréable  dans  une  petite  cour.  Il 
y  a  des  endroits  bien  extraordinaires  dans  son 
roman  ;  la  conclusion  m'en  paroît  une  retraite 
dans  son  château;  c'est  pourtant  ce  que  je  ne 
voudrois  pas  assurer  '. 

La  comtesse  {^de  Fiesque)  m'a  dit  des  choses 
admirables  de  l'hôtel  de  Grancey  *  ;  le  plan  de 
cette  maison  est  une  chose  curieuse.  Mais  je  vous 
suppUe,  que  toutes  les  jalousies  du  monde  se 
taisent  devant  celle  de  l'homme  (  M.  le  duc  )  qui 
est  acteur  dans  cette  scène  ;  c'est  de  la  quintes- 
sence de  la  jalousie ,  c'est  la  jalousie  même  ;  j'ad- 
mire qu'il  en  soit  resté  dans  le  monde ,  après  le 
partage  qui  lui  en  est  échu.  Je  prendrois  un 

'  Il  paroît  que  M.  de  Guitaud,  attaché  au  service  du  prince 
de  Condé,  en  qualité  de  chambellan,  avoit  éprouvé  quelques 
désagréments  qui  lui  firent  prendre  sa  retraite.  G.  D.  S,  G. 

*  Madame  de  Marei  et  madame  de  Grancey ,  qu'on  appeloit 
dans  le  monde  les  anges,  ainsi  qu'il  a  déjà  été  dit,  étoient  filles 
du  maréchal  de  Grancey,  et  toutes  deux  très-balles.  On  disoit 
M.  le  duc  amoureux  de  l'aînée,  et  Monsieur  de  la  cadette.  J.  G, 


aoo  LETTRES 

grand  plaisir  à  causer  de  tout  cela  avec  vous  ; 
ces  sortes  de  choses  sont  amusantes  dans  le 
commerce.  Tout  le  monde  dit  la  guerre,  et 
d'Hacqueville  mande  qu'il  y  a  encore  des  pa- 
rieurs pour  la  paix.  Dieu  le  veuille. 

Je  voudrais  bien  savoir ,  ma  fille ,  comment 
vous  vous  portez  ;  je  crains  le  pot  au  feu  que 
vous  faites  bouillir  jour  et  nuit  ;  il  me  semble 
que  je  vous  vois  creuser  les  yeux  et  la  tête  ;  je 
vous  souhaite  une  oille  plutôt  qu'un  consommé  ; 
un  consommé  est  une  chose  étrange.  Notre  cher 
abbé  se  porte  bien,  Dieu  merci,  et  j'en  suis 
toute  glorieuse  ;  il  vous  salue  tendrement,  et 
voudroitbien  savoir  quelque  petite  chose  de  vos 
affaires ,  et  si  vous  vous  souvenez  de  ses  avis  ; 
vous  savez  la  part  qu'il  prend  à  tous  vos  intérêts  , 
aux  dépens  d'être  haï  ;  mais  il  ne  s'en  soucie 
guère.  J'embrasse  M.  de  Grignan  ;  faites  bien 
mes  compliments  à  M.  l'archevêque ,  si  vous 
êtes  à  Salon  ;  et  assurez  le  coadjuteur  qu'en  at- 
tendant le  temps  où  il  me  promet  que  je  dois 
tant  l'aimer,  je  l'aime  beaucoup. 


DE  MADAME  DE  SÊVIGNÉ.       aoi 


LETTRE  CCCXXX. 

DE   MADAME  DE  SJÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAW. 

A  Moret,  lundi  au  soir  3o  octobre  1678. 

Me  voici  bien  près  de  Paris  ;  mais ,  sans  l'es- 
pérance d'y  trouver  toutes  vos  lettres ,  je  n'au- 
rois  aucune  joie  d'y  arriver.  Je  me  représente 
l'occupation  que  je  pourrai  avoir  pour  vous  ; 
tout  ce  que  j'aurai  à  dire  à  MM.  de  Brancas,  La 
Garde ,  l'abbé  de  Grignan ,  d'Hacqueville ,  à  M.  de 
Pomponne,  à  M.  Le  Camus.  Hors  cela,  où  je 
vous  trouve ,  je  ne  prévois  aucun  plaisir  :  je  mé- 
riterois  que  mes  amis  me  battissent  et  me  ren- 
voyassent sur  mes  pas  ;  plût  à  Dieu  !  Peut-être 
que  cette  humeur  me  passera,  et  que  mon  cœur, 
qui  est  toujours  pressé,  se  mettra  un  peu  plus 
au  large  ;  mais  il  ne  peut  jamais  arriver  que  je 
ne  souhaite  uniquement  et  passionnément  de 
vous  revoir.  Parler  de  vous ,  en  attendant ,  sera 
mon  sensible  plaisir  ;  mais  je  choisirai  mes  gens 
et  mes  discours  :  je  sais  un  peu  vivre  ;  je  sais 
que  ce  qui  est  bon  aux  uns  est  mauvais  aux  au- 
tres ;  je  n'ai  pas  tout-à-fait  oublié  le  monde,  j'en 
connois  les  tendresses  et  les  bontés ,  pour  entrer 
dans  les  sentiments  des  autres  :  je  vous  demande 


aoa  LETTRES 

la  grâce  de  vous  fier  à  moi,  et  de  ne  rien  crain- 
dre de  l'excès  de  ma  tendresse.  Si  mes  délica- 
tesses, et  les  mesures  injustes  que  je  prends  sur 
moi,  ont  donné  quelquefois  du  désagrément  à 
mon  amitié ,  je  vous  conjure  de  tout  mon  cœur , 
ma  fille ,  de  les  excuser  en  faveur  de  leur  cause  : 
je  la  conserverai  toute  ma  vie ,  cette  cause,  très- 
précieusement  ;  et  j'espère  que,  sans  lui  faire 
aucun  tort ,  j  e  pourrai  me  rendre  moins  impar- 
faite que  je  ne  suis  :  je  tâche  tous  les  jours  à 
profiter  de  mes  réflexions  ;  et  si  je  pouvois ,  com- 
me je  vous  ai  dit  quelquefois ,  vivre  seulement 
deux  cents  ans,  il  me  semble  que  je  serois  une 
personne  bien  admirable. 

Si  M.  de  Sens  '  avoit  été  à  Sens ,  je  l'aurois  vu  ; 
il  me  semble  que  je  dois  cette  civilité  à  la  ma- 
nière dont  il  pense  pour  vous.  Je  regarde  tous 
les  lieux  où  je  passai  il  y  a  quinze  mois  avec 
un  fond  de  joie  véritable,  et  je  considère  avec 
quels  sentiments  j'y  repasse  maintenant ,  et  j'ad- 
mire ce  que  c'est  que  d'aimer  comme  je  vous 
aime. 

J'ai  reçu  des  nouvelles  de  mon  fils  ;  c'est  de  la 

'  Louis-Henri  de  Gondrin,  archevêque  de  Sens,  un  des  pre- 
miers prélats  qui  censurèrent  V Apologie  des  Casuistes ,  et  encore 
remarquable  par  Tinterdiction  dont  il  frappa  les  Jésuites  dans 
son  diocèse  pendatit  plus  de  vingt-cinq  ans.  Madame  de  Mon- 
tespan  étoit  la  nièce  de  ce  prélat,  qui  mourut  le  ao  septembre 
16741  à  54  ans.  G.  D.  S.  G.  ^ 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       2o3 

veille  d'un  jour  qu'ils  croyoient  donner  bataille  ; 
il  me  paroît  aise  de  voir  des  ennemis  ;  il  n'en 
croyoit  non  plus  que  des  sorciers;  il  avoit  une 
grande  envie  de  mettre  un  peu  flamberge  au 
vent ,  par  curiosité  seulement.  Cette  lettre  m'au- 
roit  bien  effrayée,  si  je  ne  savois  très-bien  la 
marche  des  Impériaux,  et  le  respect  qu'ils  ont 
eu  pour  V  armée  de  votre  frère. 

Mon  Dieu!  ma  fille,  j'abuse  de  vous  ;  voyez 
quels  fagots  je  vous  conte  ;  peut-être  que  de  Pa- 
ris je  vous  manderai  des  bagatelles  qui  pourront 
vous  divertir  :  soyez  bien  persuadée  que  mes 
véritables  affaires  viendront  du  côté  de  Pro- 
vence ;  mais  votre  santé ,  voilà  ce  qui  me  tue  : 
je  crains  que  vous  ne  dormiez  point ,  et  qu'en- 
fin vous  ne  tombiez  malade  ;  vous  ne  m'en  direz 
rien ,  mais  je  n'en  aurai  pas  moins  d'inquiétude. 


LETTRE    CCCXXXI. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ   A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  jeudi  a  novembre  1673. 

Enfin,  ma  chère  enfant,  me  voilà  arrivée  après 
quatre  semaines  de  voyage,  ce  qui  m'a  pour- 
tant moins  fatiguée  que  la  nuit  que  je  viens  de 
passer  dans  le  meilleur  lit  du  monde  :  je  n'ai  pas 


2o4  LETTRES 

fermé  les  yeux;  j'ai  compté  toutes  les  heures  de 
ma  montre  ;  et  enfin ,  à  la  petite  pointe  du  jour, 
je  me  suis  levée  :  car  que  faire  en  un  lit ,   à 
moins  que  Von  ne  dorme^  ?  J'avois  le  pot  au  feu , 
c'étoit  une  aille  et  un  consommé  qui  cuisoient 
,  séparément.  Nous  arrivâmes  hier,  jour  de  la  Tous- 
saint, bon  jour,  bonne  œuvre  ;  nous  descen- 
dîmes chez  M.  de  Coulanges  :  je  ne  vous  dirai 
point  mes  foiblesses,  ni  mes  sottises  en  rentrant 
dans  Paris  ;  enfin  je  vis  l'heiu^e  et  le  moment 
que  je  n'étois  pas  visible  ;  mais  je  détournai  mes 
pensées,  et  je  dis  que  le  vent  m'avoit  rougi 
\d  nez  ;  je  trouve  M.  de  Coulanges  qui  m'em- 
brasse ;  M.  de  Rarai ,  un  moment  après  ;  ma- 
dame de  Coulanges ,  mademoiselle  de  Méri ,  un 
autre  moment  après  :  arrivent  ensuite  madame 
de  Sanzei ,  madame .  de  Bagnols ,  M.  l'archevê- 
que de  Reims  {^M,  Le  Tellier)^  tout  transporté 
d'amour  pour  le  coadjuteur;  un  autre  moment 
après ,  madame  de  La  Fayette ,  M.  de  La  Roche- 
foucauld ,  madame  Scarron ,  dUacqueville ,  La 
Garde ,  Tabbé  de  Grignan  ,  l'abbé  Têtu  :  vous 
voyez  d'où  vous  êtes  tout  ce  qui  se  dit ,  et  la 
joie  qu'on  témoigne  ;  et  madame  de  Grignan , 
et  votre  voyage  ?  et  tout  ce  qui  n'a  point  de 
liaison  ni  de  suite.  Enfin  on  soupe,  on  se  sépare, 
et  je  passe  cette  belle  nuit.  Ce  matin,  à  neuf 

'  La  Fontaine ,  liv.  II ,  fable  XIV. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      ao5 

heures ,  La  Garde ,  l'abbé  de  Grignan ,  Brancas, 
d'Hacqueville ,  sont  entrés  dans  ma  chambre 
pour  ce  qui  s'appelle  vdisonner  pantoufle  :  pre- 
mièrement, je  vous  dirai  que  vous  ne  sauriez 
trop  aimer  Brancas ,  La  Garde  et  d'Hacqueville  ; 
pour  l'abbé  de  Grignan ,  cela  s'en  va  sans  dire. 
J'oubliois  de  vous  mander  qu'hier  au  soir ,  avant 
toutes  choses,  je  lus  vos  quatre  lettres  des  i5, 
i8 ,  22 ,  25  octobre  :  je  sentis  tout  ce  que  vous 
expliquez  si  bien  ;  mais  puis-je  assez  vous  remer- 
cier, ni  de  votre  bonne  et  tendre  amitié,  dont 
je  suis  très-convaincue  ,  ni  du  soin  que  vous 
prenez  de  me  parler  de  toutes  vos  affaires?  Ah! 
ma  fille ,  c'est  une  grande  justice  ;  car  rien  au 
monde  ne  me  tient  tant  au  cœur  que  tous  vos 
intérêts ,  quels  qu'ils  puissent  être  :  vos  lettres 
sont  ma  vie ,  en  attendant  mieux. 

J'admire  que  le  petit  mal  de  M.  de  Grignan 
ait  prospéré  au  point  que  vous  le  mandez ,  c'est- 
à-dire  qu'il  faut  prendre  garde  en  Provence  au 
pli  de  sa  chaussette;  je  souhaite  qu'il  se  porte 
bien ,  et  que  la  fièvre  le  quitte ,  car  il  faut  met- 
tre flamberge  au  vent  :  je  hais  fort  cette  petite 
guerre  ^ 

Je  reviens  à  vos  trois  hommes  que  vous  de- 
vez aimer  très-solidement  :  ils  n'ont  tous  que 
vos  affaires  dans  la  tête  ,  ils  ont  trouvé  à  qui 

'  11  s'agissoit  du  siège  d'Orange.  Z>.  P. 


ao6  LETTRES 

parler ,  et  notre  conférence  a  duré  jusqu'à  midi. 
La  Garde  m'assure  fort  de  l'amitié  de  M.  de  Pom- 
ponne :  ils  sont  tous  contents  de  lui.  Si  vous  me 
demandez  ce  qu'on  dit  à  Paris,  et  de  quoi  il  est 
question ,  je  vous  dirai  que  Ton  n'y  parle  que  de 
M.  et  madame  de  Grignan ,  de  leurs  affaires ,  de 
leurs  intérêts ,  de  leur  retour  ;  enfin  jusqu'ici  je 
ne  me  suis  pas  aperçue  qu'il  s'agisse  d'autres 
choses  ;  les  bonnes  têtes  vous  diront  ce  qu'il 
leur  semble  de  votre  retour  ;  je  ne  veux  pas  que 
vous  m'en  croyez,  croyez-en  M.  de  La  Garde. 
Nous  avons  examiné  combien  de  choses  doi- 
vent vous  obliger  de  venir  rajuster  ce  qu'a  dé- 
rangé votre  bon  ami  ^ ,  et  envers  le  maître  ,  et 
envers  tous  les  principaux  ;  enfin  il  n'y  a  point 
de  porte  où  il  n'ait  heurté ,  et  rien  qu'il  n'ait 
ébranlé  par  ses  discours  ,  dont  le  fond  est  du 
poison  chamarré  d'un  faux  agrément  :  il  sera 
bon  même  de  dire  tout  haut  que  vous  venez, 
et  vous  l'y  trouverez  peut-être  encore  y  car  il  a 
dit  qu'il  reviendra ,  et  c'est  alors  que  M.  de  Pom- 
ponne et  tous  vos  amis  vous  attendent  pour  ré- 
gler vos  allures  à  l'avenir  ;  tant  que  vous  serez 
éloignée ,  vous  leur  échapperez  toujours  ;  et ,  en 
vérité ,  celui  qui  parle  ici  a  trop  d'avantage  sur 
celui  qui  ne  dit  mot.  Quand  vous  irez  à  Orange, 

*  Sans  doute  l'évéque  de  Marseille ,  Toussaint  de  Forbin ,  qui 
cabaloit  à  Paris  contre  M.  de  Grignan.  ^4.  G, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       207 

c'est-à-dire,  M.  de  Grignan,  écrivez  à  M.  de 
Louvois  l'état  des  choses,  afin  qu'il  n'en  soit 
point  surpris.  Ce  siège  d'Orange  me  déplaît  par 
mille  raisons.  J'ai  vu  tantôt  M.  de  Pomponne, 
M.  de  Bezons ,  madame  d'Uxelles,  madame  de 
Villars,  l'abbé  de  Pontcarré ,  madame  de  Rarai, 
tout  cela  vous  fait  mille  compliments ,  et  vous 
^  souhaite  ;  enfin  croyez-en  La  Garde ,  voilà  tout 
ce  que  j'ai  à  vous  dire.  On  ne  vous  conseille 
point  ici  d'envoyer  des  ambassadeurs,  on  trouve 
qu'il  faut  M.  de  Grignan  et  vous  :  on  se  moque 
de  la  raison  de  la  guerre.  M.  de  Pomponne  a 
dit  à  d'Hacqueville  que  les  affaires  ne  se  démê- 
leroient  pas  en*  Provence ,  et  que  quelquefois  on 
a  la  paix  lorsqu'on  parle  le  plus  de  la  guerre. 

Voici  des  plaisanteries  :  madame  de  Ra....  et 
madame  de  Bu....    se  querelloient  pour  douze 

pistoles;  la  Bu lassée  lui  dit  :  Ce  n'est  pas  la 

peine  de  tant  disputer,  je  vous  les  quitte.  Ah! 
Madame,  dit  l'autre,  cela  est  bon  pour  vous, 
qui  avez  des  amants  qui  vous  donnent  de  l'ar- 
gent. Madame,  dit  la  Bu....  je  ne  suis  pas  obli- 
gée de  vous  dire  ce  qui  en  est  ;  mais  je  sais  bien 
que  quand  j'entrai ,  il  y  a  dix  ans ,  dans  le  monde , 
vous  en  donniez  déjà  aux  vôtres'. 

'  GrouTclle  dit  qu'il  n'y  a  point  de  témérité  à  entendre,  sous 
Tane  de  ces  initiales,  madame  de  Kambures,  joueuse,  galante, 
et  déjà  -vieille  à  cette  époque.  M.  de  Monmerqué  remplit  Tautre 


2o8  LETTRES 

Despréaux  a  été  avec  Gourville  voir  M.  le 
prince.  M.  le  prince  voulut  qu'il  vît  son  armée. 
Hé  bien!  qu'en  dites- vous  ?  dit  M.  le  prince.  Mon- 
seigneur, dit  Despréaux,  je  crois  qu'elle  sera 
fort  bonne  quand  elle  sera  majeure.  C'est  que 
le  plus  âgé]  n'a  pas  dix-huit  ans. 

La  princesse  de  Modène  '  était  sur  mes  talons 
à  Fontainebleau  ;  elle  est  arrrivée  ce  soir  ;  elle 
loge  à  l'Arsenal  ;  le  roi  la  viendra  voir  demain  ; 
elle  ira  voir  la  reine  à  Versailles ,  et  puis  adieu. 

Vendredi  au  soir  ,  3  novembre. 

M.  de  Pomponne  m'est  venu  faire  une  visite 
de  civilité  :  j'attends  demain  son  heure  pour  l'al- 
ler entretenir  chez  lui.  Il  n'a  pas  ouï  parler  d'une 
lettre  de  suspension;  voici  un  pays  où  l'on  voitles 
choses  d'une  autre  manière  qu'en  Provence  ;  tou- 
tes les  bonnes  têtes  la  voudroient ,  cette  suspen- 
sion ,  crainte  que  vous  ne  soyez  trompés ,  et  dans 
la  vue  d'une  paix  qu'ils  veulent  absolument  ;  ce- 
pendant on  vous  croit  en  lieu  de  voir  plus  clair 
sur  l'événement  du  syndic  ;  ainsi  on  ne  veut  pas 
faire  une  chose  qui  vous  pourroit  déplaire  ;  la 

initiale  avec  le  nom  de  madame  de  BuzanvaL  Les  mémoires  et 
les  chansons  du  temps  rendent  très-probable  l'opinion  des  deux 
éditeurs.  G,  D.  S.  G. 

'  Marie  d'Est,  qui  alloit  épouser  le  duc  d'Yorck ,  frère  de 
Charles  H ,  roi  d'Angleterre ,  après  la  mort  duquel  le  duc  d'Yorck 
fut  proclamé  roi  sous  le  nom  de  Jacques  II.  2J.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       209 

distance  qui  est  entre  nous  ôte  toute  sorte  de 
raisonnement  juste.  Lisez  bien  les  lettres  de 
d'Hac  que  ville  ;  tout  ce  qu'il  mande  est  d'impor- 
tance ;  vous  ne  sauriez  trop  l'aimer.  Votre  frère 
se  porte  très-bien  :  il  ne  sait  encore  où  il  pas- 
sera l'hiver.  Je  suis  instruite  sur  tous  vos  inté- 
rêts ,  et  je  dis  bien  mieux  ici  qu'à  Grignan.  Nous 
avons  ri  du  soin  que  vous  prenez  de  me  dire 
d'envoyer  quérir  La  Garde  et  l'abbé  de  Grignan  : 
hélas  !  les  pauvres  gens  étoient  au  guet ,  et  ne 
respiroient  que  moi.  Je  suis  à  vous ,  ma  très-ai- 
mable ,  et  je  ne  trouve  de  bien  employé  que  le 
temps  que  je  vous  donne  :  tout  cède  au  moindre 
de  vos  intérêts.  J'embrasse  ce  pauvre  Comte  : 
dois-je  l'aimer  toujours  ?  En  êtes- vous  contente  ? 


LETTRE  CCCXXXII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGJ^E  A  MADAME  DE  GRIGITAN. 

A  Paris,  lundi  6  noyembre  1678. 

J'ai  eu  une  très-bonne  conversation  de  deux 
heures  avec  M.  de  Pomponne  ;  jamais  il  n'y  au- 
ra une  plus  favorable  audience ,  ni  une  réception 
phis  charmante  :  M.  d'Hacqueville  y  étoit ,  il  pour- 
•  ra  vous  le  dire  ;  nous  fûmes  parfaitement  con- 
tents de  lui  ;  je  ne  sais  si  c'est  qu'il  entrevoit  la 
m.  i4 


aïo  LETTRES 

paix  :  mais  il  nous  assure  que  la  guerre  n'empê- 
cheroit  point  du  tout  qu'il  ne  demandât  le  congé 
de  M.  de  Grignan  après  l'assemblée ,  et  qu'il 
croyoit  que  vous  ne  pouviez  jamais  mieux  pren- 
dre votre  temps  pour  faire  ce  voyage.  Vous  avez 
raison  de  dire  que  les  honneurs  ne  me  change- 
ront pas  pour  vous  :  hélas  !  ma  pauvre  belle , 
vous  m'êtes  toutes  choses ,  et  tout  tourne  autour 
de  vous,  sans  vous  approcher,  ni  me  distraire. 
N'êtes-vous  point  trop  jolie  d'avoir  écrit  à  mon 
ami  Corbine]li  et  à  madame  de  La  Fayette  ?  Cette 
dernière  est  charmée  de  vous ,  elle  vous  aime  plus 
qu'elle  n'a  jamais  fait ,  et  vous  souhaite  avec  em* 
pressement.;  vous  la  connoissez ,  il  faut  la  croire 
sur  sa  parole.  M.  de  La  Rochefoucauld  est  aima* 
ble  comme  à  son  ordinaire  :  il  a  gardé  deux  jours 
ma  chambre  ;  vous  pouvez  compter  sur  son  ami- 
tié et  sur  celle  de  bien  d'autres  que  je  ne  dis 
pas  ,  car  c'est  une  litanie.  J'ai  eu  quelques  visi- 
tes du  bel  air,  et  mes  cousines  de  Bussy,  qui  sont 
fort  parées  des  belles  étoffes  qu'elles  ont  achetées 
à  Sémur  '.  La  duchesse  d'Yorck  est  à  l'arsenal , 
tout  le  monde  y  court  ;  le  roi  est  venu  la  voir  ; 
elle  a  été  à  Versailles  voir  la  reine  qui  lui  donne 
un  fauteuil  ;  la  reine  lui  rendra  demain  sa  vi- 
site*, et  jeudi  elle  décampera. 

'  Voyez  la  lettre  du  a  i  octobre  précédent. 

'  Ou  yerra  dans  les  volumes  suivants  cette  duchesse  devenue 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        an 

J'ai  dîné  aujourd'hui  chez  madame  de  La 
Fayette  pour  ma  première  sortie,  ca^j'ai  fait  jus- 
qu'ici  l'entendue  dans  mon  joli  appartement.  J'ai 
entendu  chanter  Hilaire  tout  le  jour  ;  j'ai  bien 
souhaité  M.  de  Grignan. 

Je  ne  comprendrai  guère  que  vos  politiques 
ne  s'accordent  pas  avec  les  raisohnements  qu'on 
fait  ici  pour  votre  retour  ;  il  faut  suivre  l'avis 
des  sages;  s'il  n'y  avoit  que  moi ,  vous  en  pour- 
riez douter  ,  car  je  suis  trop  intéressée  :  mais 
vous  voyez  ce  qu'on  vous  dit;  au  moins  ne  dé- 
cidez rien  que  pendant  l'assemblée  j,  et  ne  faites 
rien  d'opposé  à  votre  retour.  Si  vous  avez  au- 
tant d'amitié  pour  moi  que  vous  le  dites,  voiis 
vous  laisserez  un  peu  gouverner  là-dessus,  et  vous 
céderez  aux  vues  que  nous  avons  ici.  Il  faut  tou- 
jours dire  un  mot  de  la  suite  d'Orange,  et  du 
ti'oupeau,  et  du  petit  procès.  N'irez-vous  point 
à  Salon  '  quand  M.  de  Grignan  ira  à  Orange  ? 
Tai  reçu  des  réponses  de  tous  vos  messieurs  ; 
faites-les  quelquefois  souvenir  de  moi,  et  vos 
dames  que  j'honore  et  estime  très- fort.  Madame 
de  Beatunont  arrive-t-elle  toujours  comme  \ou^ 
blieur  ?  Quoi  que  vous  me  disiez ,  ma  chère  en- 

9 

reine ,  ramenée  à  la  cour  de  France  par  la  révolution  qui  détr6na 
son  mari  Jacques  II,  moii\s  malheureux  peut-être  s'il  eût  eu 
autant  d'esprit  qu'elle.  A.  G. 

'  Petite  ville  du  diocèse  d'Arles ,  à  cinq  lieues  d'Aix.  M.  Tar- 
chevéque  d'Arles  y  demeuroit  en  ce  temps-là.  Z).  P. 

14. 


i 


•^12  LETTRES 

fant ,  je  suis  en  peine  de  votre  santé  ;  vous  dor- 
mez mal ,  j'en  suis  assurée ,  et  toutes  vos  pensées 
vous  font  mourir.  Revenez  un  peu  après  trois 
'  ans  respirer  votre  air  natal.  Si  votre  famille  vous 
aime,  elle  doit  considérer  votre  santé  et  votre 
conservation.  Je  ne  dis  rien  à  M.  de  Grignan  ; 
il  ne  peut  pas  me  soupçonner  de  ne  pas  penser 
à  lui. 


LETTRE  CCCXXXIir. 

DE.  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MONSIEUR  DE  GUITAUD. 

A  Paris,  6  novembre  1673. 

Je  serois  fort  indigne  de  l'honneur  que  j'ai 
reçu  de  mon  Seigneur  et  de  Madame*,  si  je  ne 
lein*  disois  un  mot  de  ma  reconnaissance ,  puis- 
que j'en  trouve  l'occasion.  Outre  tout  ce  que 
j'ai  à  dire  de  la  manière  dont  vous  m'avez  reçue, 
j'ai  à  vous  remercier  de  tout  ce  que  je  ne  dirai 
point.  Vous  m'avez  donné  un  sensible  plaisir  par 
votre  confiance  et  par  vos  détails  ;  mais  surtout 
je  n'oublierai  jamais  la  conclusion  du  roman  et 
le  mérite  exquis  du  héros  et  de  l'héroïne.  Ces 

'  Lett.  inéd.  fPropriété  de  VéditeurJ 

*  On  a  vu  dans  la  note  de  la  lettre  du  a 5  octobre  précédent, 
que  la  terre  de  Bourbilly  relevoit  de  celle  d'£poisses  ;  c'est  pour- 
quoi madame  de  Séyîgné  appelle  M.  de  Guitaud  son  seigneur. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       2i3 

pensées  qui  m'ont  occupée,  ont  éloigné  et  dé- 
layé celles  que  j'avois  apportées  de  Provence,  et 
dont  j'étois  dévorée.  Je  vous  remercie  donc ,  Mon- 
sieur ,  de  cette  diversion.  Je  supplie  Madame  la 
Comtesse  de  trouver  bon  que  je  baise  tendre- 
ment ses  belles  joues ,  et  que  je  la  questionne 
quelquefois  à  Paris  :  je  vous  demande  quelque 
part  en  l'honneur  de  votre  amitié ,  puisque  vous 
en  avez  tant  dans  la  mienne.  Je  supplie  madame 
de  Guitaud  de  me  faire  la  même  grâce.  Vous  m'a- 
vez acquise  pour  jamais.  Notre  abbé  vous  assure 
de  son  très-humble  service  ;  votre  bon  vin  lui  a 
^utenu  le  cœur  contre  les  détestables  chemins. 

Je  vous  écrirai  quelquefois  de  Paris Si  vous 

voulez  écrire  à  ma  fille ,  adressez  votre  lettre  à 
M-  Aubarède ,  marchand  à  Lyon. 


LETTRE  CCCXXXIV. 

DE  MADAME  DE  SÉ VIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAW. 

A  Paris,  vendredi  lo  novembre  1673. 

Je  vous  aime  trop,  ma  chèrç  belle ,  pour  être 
contente  ici  sans  vous  :  hélas  !  j'ai  apporté  la  Pro- 
vence et  toutes  vos  affaires  avec  moi  :  In  van  si 
Jugge  quel  che  nel  cor  si  porta.  Je  l'éprouve,  et 
je  ne  fais  que  languir  sans  vous.  J'ai  peu  de  ré- 


\ 


2i4  LETTRES 

signation  pour  l'ordre  de  la  Providence,  dans 
rarrangement  qu'elle  a  fait  de  nous  ;  jamais  per- 
sonne n'a  eu  tant  besoin  de  dévotion  que  j'en 
ai:  mais 9  mon  enfant,  parlons  de  nos  affaires. 
J'avois  écrit  à  M.  de  Pomponne  selon  vos  désirs; 
et ,  parce  que  je  n'ai  point  envoyé  ma  lettre  ,  et 
que  je  la  trouvois  bonne,  je  l'ai  montrée  à  ma- 
demoiselle de  Méri  pour  contenter  mon  amour- 
propre.  J'ai  dîné  céans  avec  l'abbé  de  Grignan  et 
La  Garde  ;  après  dîner ,  nous  avons  été  chez  d'Hac- 
queville ,  nous  avons  fort  raisonné  ;  et  comme 
ils  ont  le  meilleur  esprit  du  monde ,  et  que  je  ne 
fais  rien  sans  eux ,  je  ne  puis  jamais  manquer. 
Ils  ont  trouvé  qu'il  n'y  eut  jamais  un  voyage 
plus  nécessaire  que  celui  de  M.  de  Grignan.  Vous 
me  direz  :  et  le  moyen  d'avoir  un  congé ,  puis* 
que  la  guerre  est  déclarée?  Je  vous  répondrai 
qu'elle  est  plus  déclarée  dans  les  gazettes  qu'ici  : 
tout  est  suspendu  en  ce  pays  ;  on  attend  quel- 
que chose ,  on  ne  sait  ce  que  c'est  ;  mais  enfin 
l'assemblée  de  Cologne  n'est  point  rompue ,  et 
M.  de  Chaulnes ,  à  ce  qu'on  m'a  assuré  aujour- 
d'hui, ne  tiendra  pas  nos  états  ;  c'est  M.  de  La- 
vardin  qui  arriva  hier,  et  part  lundi  avec  M.  Bou- 
cherat  :  tout  cela  fait  espérer  quelque  négociation. 
On  ne  parle, point  ici  de  la  guerre  ;  enfin  on 
verra  entre-ci  et  peu  de  temps  ;  il  faut  toujours 
vous  tenir  en  état,  et  ne  rien  faire  qui  puisse 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       ai5 
vous  couper  la  gorge  en  détournant  votre  voya- 

m 

^e,  et  voué  fier  à  vos  amis,  qui  ne  voudroient 
pas  vous  faire  faire  quelque  chose  de  ridicule 
en  vous  faisant  demander  votre  congé  mal-à- 
propos  :  ils  n'approuvent  point  que  vous  en- 
voyiez un  ambassadeur  ;  il  faut  vous-même ,  ou 
rien  du  tout  ;  et  si  vous  trouvez  quelque  moyen 
honnête  d'essayer  encore  un  accommodement , 
n'en  croyez  point  votre  colère,  et  cédez  au  con- 
seil de  vos  amis,  dont  le  mérite ,  l'esprit ,  l'applica- 
tion et  l'affection  sont  au-delà  de  ce  que  je  vous 
puis  dire.  Quand  vous  serez  ici ,  vous  verrez  les 
dioses  d'un  autre  œil  qu'en  Provence.  Hé  !  mon 
Dieu!  quand  il  n'y  aurait  que  cette  raison,  venez 
vous  sauver  la  vie;  venez  vous  empêcher  d'être 
dévorée ,  venez  mettre  cuire  d'autres  pensées ,  ve- 
nez repreadre  de  la  considération ,  et  détruire  tous 
les  maux  qu'on  vous  a  faits.  Si  j'étois  seule  à  tenir 
ce  langage ,  je  vous  conseillerois  de  ne  m'en  pas 
croire  ;  mais  les  gens  qui  vous  donnent  ce  conseil 
ne  sont  pas  aisés  à  corrompre ,  et  n'ont  pas  ac- 
coutumé de  me  flatter. 

Nous  avons  été,  l'abbé  de  Grignan,  La  Garde 
et  moi ,  rendre  visite  à  votre  premier  président  ; 
il  est  retourné  à  Orléans.  Il  salua* le  roi  avant- 
hier,  et  le  roi  lui  dit  :  Vous  aurez  d'étranges 
esprits  à  gouverner  en  Provence.  C'est  un  hom- 
me qui  mettra  le  bon  sens  et  la  raison  partout; 


t 

V 

» 

s 


2i4  LETTRES 

signation  pour  l'ordre  de  la  Providence,  dans 
rarrangement  qu'elle  a  fait  de  nous  ;  jamais  per- 
sonne n'a  eu  tant  besoin  de  dévotion  que  j'en 
ai:  mais 9  mon  enfant,  parlons  de  nos  affaires. 
J'avois  écrit  à  M.  de  Pomponne  selon  vos  désirs; 
et,  parce  que  je  n'ai  point  envoyé  ma  lettre ,  et 
que  je  la  trouvois  bonne,  je  l'ai  montrée  à  ma- 
demoiselle de  Méri  pour  contenter  mon  amour- 
propre.  J'ai  dîné  céans  avec  l'abbé  de  Grignan  et 
La  Garde  ;  après  dîner ,  nous  avons  été  chez  d'Hac- 
queville ,  nous  avons  fort  raisonné  ;  et  comme 
ils  ont  le  meilleur  esprit  du  monde ,  et  que  je  ne 
fais  rien  sans  eux ,  je  ne  puis  jamais  manquer. 
Ils  ont  trouvé  qu'il  n'y  eut  jamais  un  voyage 
plus  nécessaire  que  celui  de  M.  de  Grignan.  Vous 
me  direz  :  et  le  moyen  d'avoir  un  congé ,  puis* 
que  la  guerre  est  déclarée?  Je  vous  répondrai 
qu'elle  est  plus  déclarée  dans  les  gazettes  qu'ici  : 
tout  est  suspendu  en  ce  pays  ;  on  attend  quel- 
que chose ,  on  ne  sait  ce  que  c'est  ;  mais  enfin 
l'assemblée  de  Cologne  n'est  point  rompue,  et 
M.  de  Chaulnes ,  à  ce  qu'on  m'a  assuré  aujour- 
d'hui ,  ne  tiendra  pas  nos  états  ;  c'est  M.  de  La- 
vardin  qui  arriva  hier,  et  part  lundi  avec  M.  Bou- 
cherat  :  tout  cela  fait  espérer  quelque  négociation. 
On  ne  parle, point  ici  de  la  guerre  ;  enfin  on 
verra  entre-ci  et  peu  de  temps  ;  il  faut  toujours 
vous  tenir  en  état,  et  ne  rien  faire  qui  puisse 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ai5 

vous  couper  la  gorge  en  détournant  votre  voya- 
ge ,  et  voué  fier  à  vos  amis ,  qui  ne  voudroient 
pas  vous  faire  faire  quelque  chose  de  ridicule 
en  vous  faisant  demander  votre  congé  mal-à- 
propos  :  ils  n'approuvent  point  que  vous  en- 
voyiez un  ambassadeur  ;  il  faut  vous-même ,  ou 
rien  du  tout  ;  et  si  vous  trouvez  quelque  moyen 
honnête  d'essayer  encore  un  accommodement , 
n'en  croyez  point  votre  colère,  et  cédez  au  con- 
seil de  vos  amis,  dont  le  mérite ,  l'esprit ,  l'applica- 
tion et  l'affection  sont  au-delà  de  ce  que  je  vous 
puis  dire.  Quand  vous  serez  ici ,  vous  verrez  les 
dioses  d'un  autre  œil  qu'en  Provence.  Hé  !  mon 
Dieu!  quand  il  n'y  aurait  que  cette  raison,  venez 
vous  sauver  la  vie;  venez  vous  empêcher  d'être 
dévorée ,  venez  mettre  cuire  d'autres  pensées ,  ve- 
nez repreadre  de  la  considération ,  et  détruire  tous 
les  maux  qu'on  vous  a  faits.  Si  j'étois  seule  à  tenir 
ce  langage,  je  vous  conseillerois  de  ne  m'en  pas 
croire  ;  mais  les  gens  qui  vous  donnent  ce  conseil 
ne  sont  pas  aisés  à  corrompre,  et  n'ont  pas  ac- 
coutumé de  me  flatter. 

Nous  avons  été,  l'abbé  de  Grignan,  La  Garde 
et  moi ,  rendre  visite  à  votre  premier  président  ; 
il  est  retourné  à  Orléans.  Il  salua  le  roi  avant- 
hier,  et  le  roi  lui  dit  :  Vous  aurez  d'étranges 
esprits  à  gouverner  en  Provence.  C'est  un  hom- 
me qui  mettra  le  bon  sens  et  la  raison  partout; 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ai5 

vous  couper  la  gorge  en  détournant  votre  voya- 
^e,  et  voua  fier  à  vos  amis,  qui  ne  voudroient 
pas  vous  faire  faire  quelque  chose  de  ridicule 
en  vous  faisant  demander  votre  congé  mal-à- 
propos  :  ils  n'approuvent  point  que  vous  en- 
voyiez un  ambassadeur  ;  il  faut  vous-même ,  ou 
rien  du  tout  ;  et  si  vous  trouvez  quelque  moyen 
honnête  d'essayer  encore  un  accommodeoient , 
n'en  croyez  point  votre  colère,  et  cédez  au  con- 
seil de  vos  amis,  dont  le  mérite ,  l'esprit ,  l'applica- 
tion et  l'affection  sont  au-delà  de  ce  que  je  vous 
puis  dire.  Quand  vous  serez  ici ,  vous  verrez  les 
choses  d'un  autre  œil  qu'en  Provence.  Hé  !  mon 
Dieu!  quand  il  n'y  aurait  que  cette  raison,  venez 
vous  sauver  la  vie;  venez  vous  empêcher  d'être 
dévorée ,  venez  mettre  cuire  d'autres  pensées ,  ve- 
nez reprendre  de  la  considération ,  et  détruire  tous 
les  maux  qu'on  vous  a  faits.  Si  j'étois  seule  à  tenir 
ce  langage ,  je  vous  conseillerois  de  ne  m'en  pas 
croire  ;  mais  les  gens  qui  vous  donnent  ce  conseil 
ne  sont  pas  aisés  à  corrompre ,  et  n'ont  pas  ac- 
coutumé de  me  flatter. 

Nous  avons  été,  l'abbé  de  Grignan,  La  Garde 
et  moi ,  rendre  visite  à  votre  premier  président  ; 
il  est  retourné  à  Orléans.  Il  salua  le  roi  avant- 
hier,  et  le  roi  lui  dit  :  Vous  aurez  d'étranges 
esprits  à  gouverner  en  Provence.  C'est  un  hom- 
me qui  mettra  le  bon  sens  et  la  raison  partout; 


t 

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2i4  LETTRES 

signation  pour  Tordre  de  la  Providence,  dans 
rarrangement  qu'elle  a  fait  de  nous  ;  jamais  per- 
sonne n'a  eu  tant  besoin  de  dévotion  que  j'en 
ai:  mais,  mon  enfant,  parlons  de  nos  affaires. 
J'avois  écrit  à  M.  de  Pomponne  selon  vos  désirs; 
et,  parce  que  je  n'ai  point  envoyé  ma  lettre ,  et 
que  je  la  Irouvois  bonne,  je  l'ai  montrée  à  ma- 
demoiselle de  Méri  pour  contenter  mon  amour- 
propre.  J'ai  dîné  céans  avec  l'abbé  de  Grignan  et 
La  Garde  ;  après  dîner ,  nous  avons  été  chez  d'Hac- 
queville ,  nous  avons  fort  raisonné  ;  et  comme 
ils  ont  le  meilleur  esprit  du  monde ,  et  que  je  ne 
fais  rien  sans  eux ,  je  ne  puis  jamais  manquer. 
Ils  ont  trouvé  qu'il  n'y  eut  jamais  un  voyage 
plus  nécessaire  que  celui  de  M.  de  Grignan.  Vous 
me  direz  :  et  le  moyen  d'avoir  un  congé ,  puis- 
que la  guerre  est  déclarée?  Je  vous  répondrai 
qu'elle  est  plus  déclarée  dans  les  gazettes  qu'ici  : 
tout  est  suspendu  en  ce  pays  ;  on  attend  quel- 
que chose ,  on  ne  sait  ce  que  c'est  ;  mais  enfin 
l'assemblée  de  Cologne  n'est  point  rompue,  et 
M.  de  Chaulnes ,  à  ce  qu'on  m'a  assuré  aujour- 
d'hui ,  ne  tiendra  pas  nos  états  ;  c'est  M.  de  La- 
vardin  qui  arriva  hier,  et  part  lundi  avec  M.  Bou- 
clierat  :  tout  cela  fait  espérer  quelque  négociation. 
On  ne  parle  point  ici  de  la  guerre  ;  enfin  on 
verra  entre-ci  et  peu  de  temps  ;  il  faut  toujours 
vous  tenir  en  état,  et  ne  rien  faire  qui  puisse 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       ai5 

vous  couper  la  gorge  en  détournant  votre  voya- 
^e ,  et  voué  fier  à  vos  amis ,  qui  ne  voudroient 
pas  vous  faire  faire  quelque  chose  de  ridicule 
en  vous  faisant  demander  votre  congé  mal-à- 
propos  :  ils  n'approuvent  point  que  vous  en- 
voyiez un  ambassadeur  ;  il  faut  vous-même ,  ou 
rien  du  tout  ;  et  si  vous  trouvez  quelque  moyen 
honnête  d'essayer  encore  un  accommode^lent , 
n'en  croyez  point  votre  colère,  et  cédez  au  con- 
seil de  vos  amis,  dont  le  mérite ,  l'esprit ,  l'applica- 
tion et  l'affection  sont  au-delà  de  ce  que  je  vous 
puis  dire.  Quand  vous  serez  ici ,  vous  verrez  les 
choses  d'un  autie  œil  qu'en  Provence.  Hé  !  mon 
Dieu!  quand  il  n'y  aurait  que  cette  raison,  venez 
vous  sauver  la  vie;  venez  vous  empêcher  d'être 
dévorée ,  venez  mettre  cuire  d'autres  pensées ,  ve- 
nez reprendre  de  la  considération ,  et  détruire  tous 
les  maux  qu'on  vous  a  faits.  Si  j'étois  seule  à  tenir 
ce  langage ,  je  vous  conseiller  ois  de  ne  m'en  pas 
croire  ;  mais  les  gens  qui  vous  donnent  ce  conseil 
ne  sont  pas  aisés  à  corrompre ,  et  n'ont  pas  ac- 
coutumé de  me  flatter. 

Nous  avons  été,  l'abbé  de  Grignan,  La  Garde 
et  moi ,  rendre  visite  à  votre  premier  président  ; 
il  est  retourné  à  Orléans.  Il  salua  le  roi  avant- 
hier,  et  le  roi  lui  dit  :  Vous  aurez  d'étranges 
esprits  à  gouverner  en  Provence.  C'est  un  hom- 
me qui  mettra  le  bon  sens  et  la  raison  partout; 


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2i4  LETTRES 

signation  pour  Tordre  de  la  Providence,  danis 
l'arrangement  qu'elle  a  fait  de  nous  ;  jamais  per- 
sonne n'a  eu  tant  besoin  de  dévotion  que  j'en 
ai:  mais,  mon  enfant,  parlons  de  nos  affaires. 
J'avois  écrit  à  M.  de  Pomponne  selon  vos  désirs; 
et ,  parce  que  je  n'ai  point  envoyé  ma  lettre  ,  et 
que  je  la  Irouvois  bonne,  je  l'ai  montrée  à  ma- 
demoiselle de  Méri  pour  contenter  mon  amour- 
propre.  J'ai  dîné  céans  avec  l'abbé  de  Grignan  et 
La  Garde  ;  après  dîner ,  nous  avons  été  chez  d'Hac- 
queville ,  nous  avons  fort  raisonné  ;  et  comme 
ils  ont  le  meilleur  esprit  du  monde ,  et  que  je  ne 
fais  rien  sans  eux ,  je  ne  puis  jamais  manquer. 
Ils  ont  trouvé  qu'il  n'y  eut  jamais  un  voyage 
plus  nécessaire  que  celui  de  M.  de  Grignan.  Vous 
me  direz  :  et  le  moyen  d'avoir  un  congé ,  puis- 
que la  guerre  est  déclarée?  Je  vous  répondrai 
qu'elle  est  plus  déclarée  dans  les  gazettes  qu'ici  : 
tout  est  suspendu  en  ce  pays  ;  on  attend  quel- 
que chose ,  on  ne  sait  ce  que  c'est  ;  mais  enfin 
l'assemblée  de  Cologne  n'est  point  rompue,  et 
M.  de  Chaulnes ,  à  ce  qu'on  m'a  assuré  aujour- 
d'hui ,  ne  tiendra  pas  nos  états  ;  c'est  M.  de  La- 
vardin  qui  arriva  hier,  et  part  lundi  avec  M.  Bou- 
cherat  :  tout  cela  fait  espérer  quelque  négociation. 
On  ne  parle, point  ici  de  la  guerre  ;  enfin  on 
verra  entre-ci  et  peu  de  temps  ;  il  faut  toujours 
vous  tenir  en  état ,  et  ne  rien  faire  qui  puisse 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ai5 

vous  couper  la  gorge  en  détournant  votre  voya- 
^e,  et  voué  fier  à  vos  amis,  qui  ne  voudroient 
pas  vous  faire  faire  quelque  chose  de  ridicule 
en  vous  faisant  demander  votre  congé  mal-à- 
propos  :  ils  n'approuvent  point  que  vous  en- 
voyiez un  ambassadeur  ;  il  faut  vous-même ,  ou 
rien  du  tout  ;  et  si  vous  trouvez  quelque  moyen 
honnête  d'essayer  encore  un  accommodement , 
n'en  croyez  point  votre  colère,  et  cédez  au  con- 
seil de  vos  amis,  dont  le  mérite ,  l'esprit ,  l'applica- 
tion et  l'affection  sont  au-delà  de  ce  que  je  vous 
puis  dire.  Quand  vous  serez  ici ,  vous  verrez  les 
dioses  d'un  autre  œil  qu'en  Provence.  Hé  !  mon 
Dieu!  quand  il  n'y  aurait  que  cette  raison,  venez 
vous  sauver  la  vie;  venez  vous  empêcher  d'être 
dévorée ,  venez  mettre  cuire  d'autres  pensées ,  ve- 
nez reprendre  de  la  considération ,  et  détruire  tous 
les  maux  qu'on  vous  a  faits.  Si  j'étois  seule  à  tenir 
ce  langage ,  je  vous  conseillerois  de  ne  m'en  pas 
croire  ;  mais  les  gens  qui  vous  donnent  ce  conseil 
ne  sont  pas  aisés  à  corrompre ,  et  n'ont  pas  ac- 
coutumé de  me  flatter. 

Nous  avons  été,  l'abbé  de  Grignan,  La  Garde 
et  moi ,  rendre  visite  à  votre  premier  président  ; 
il  est  retourné  à  Orléans.  Il  salua  le  roi  avant- 
hier,  et  le  roi  lui  dit  :  Vous  aurez  d'étranges 
esprits  à  gouverner  en  Provence.  C'est  un  hom- 
me qui  mettra  le  bon  sens  et  la  raison  partout; 


2i6  LETTRES 

c'est  un  homme  enfin Je  m'ennuie  de  voir 

que  vous  ne  recevez  encore  que  mes  lettres  des 
chemins  :  hé!  bon  Dieu!  ne  parlerez -vous  ja- 
mais notre  langue?  Hé!  qu'il  y  a  loin,  ma  fille, 
du  coin  de  mon  feu  au  coin  du  vôtre  !  Hé  !  que 
j'étois  heureuse  quand  j'y  étois  !  j'ai  bien  senti 
cette  joie ,  je  ne  me  reproche  rien  ;  j'ai  bien  tâ- 
ché à  retenir  tous  les  moments,  et  ne  les  ai 
laissé  passer  qu'à  l'extrémité. 

La  reine  a  prié  Quantova  [madame  de  Mon- 
tespan)  qu'on  lui  fît  revenir  auprès  d'elle  une 
Espagnole  qui  n'étoit  pas  partie.  La  chose  a  été 
faite  :  la  reine  est  ravie ,  et  dit  qu'elle  n'oubliera 

• 

/JSunais  cette  obligation.  J'ai  été  étonnée  que  ma- 
"dame  de  Monaco  ne  m'ait  pas  envoyé  un  com- 
pliment k  cause  de  vous.  On  n'est  pas  persuadé 
que  madame  de  Louvigny  soit  si  occupée  de  son 
mari.  J'ai  eu  bien  des  visites  et  des  civilités  de 
Versailles.  Mon  fils  se  porte  très -bien.  M.  de 
Turenne  est  toujours  dans  r aimée  de  mon  fils. 
Ils  sont  à  Philisbourg  ;  les  Impériaux  sont  très- 
fortç  :  vous  savez  bien  qu'ils  ont  fait  un  pont 
sur  le  Mein.  Je  trouvai  Guitaud  dans  une  telle 
fatigue  de  ces  nouvelles,  qu'il  en  mouroit  :  je  lui 
dis  que  rien  ne  m'avoit  fait  résoudre  à  quitter 
la  Provence  que  le  déplaisir  de  ne  savoir  plus 
de  nouvelles,  ou  de  les  voir  d'un  autre  œil. 
L'abbé  Têtu  est  entêté  de  madame  de  Coulanges 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       217 

jusqu'à  votre  retour ,  à  ce  qu'il  dit.  Je  soupe 
quasi  tous  les  soirs  chez  elle  :  le  cabinet  de  M.  de 
Coulanges  est  trois  fois  plus  beau  qu  il  n'étoit  ; 
vos  petits  tableaux  sont  en  leur  lustre ,  et  placés 
dignement.  On  conserve  ici  de  vous  un  souve- 
nir plein  de  respect ,  d'estime  et  d'approbation  ; 
peu  s'en  faut  que  je  ne  dise  de  tendresse  ,  mais 
ce  dernier  sentiment  ne  peut  pas  être  si  général. 
J'embrasse  M.  de  Grignan ,  et  lui  souhaite  toutes 
sortes  de  bonheurs.  ¥oilà  Brancas  qui  vous  em- 
brasse ,  et  M.  de  Caumartin  qui  ne  vous  embrasse 
pas ,  mais  qui  a  eu  une  conversation  admirable 
avec  le  bon  homme  M.  Marin  pour  instruire 
son  fils  '  de  la  conduite  qu'il  doit  tenir  avec 
M., de  Grignan.  Je  suis  tout  entière  à  vous ,  ma 
<;hère  enfant. 

'  M.  Marin  yenoit  d'être  nommé  à  la  place  de  premier  prési- 
dent du  parlement  d'Aix.  D,  P.  C*étoit  un  fa^omme  spirituel  et  . 
enjoué.  Il  se  trouvoit  dans  la  bibliothèque  d*un  homme  bien 
connu  pour  être  d'origine  juive.  Il  remarqua  sur  le  dos  de  ses 
liyres  des  armoiries  qui  étoient  fausses  comme  tant  d'autres.  Que 
Toi«-je  là  ?  dit- il.  — -  Ce  sont  mes  armes.  —  Je  pensois ,  reprit 
le  président,  que  ce  fussent  des  caractères  hébraïques.  A.  G, 


218  LETTRES 


»»••■•••■>>••• 


LETTRE  CCCXXXV. 

DE  MADAME   DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris  ,  lundi  i3  noyembre  1673. 

J'ai  reçu,  ma  très-chère  enfant,  votre  grande, 
bonne  et  admirable  lettre  du  5 ,  par  le  cheva- 
lier de  Chaumont.  Je  connois  ces  sortes  de  dé- 
pêches ,  elles  soulagent  le^lcœur ,  et  sont  écrites 
avec  une  impétuosité  qui  contente  ceux  qui  les 
écrivent  :  de  tous  ceux  à  qui  l'on  peut  écrire  de 
semblables  paquets  ,  je  suis  au  premier  rang 
pour  les  bien  recevoir,  pour  être  pénétrée  de 
tout  ce  qu'on  y  voit,  et  de  tout  ce  qu'on  y  ap- 
prend. J'entre  dans  tous  vos  sentiments  :  il  me 
semble  que  je  vous  vois,  que  je  vous  entends, 
^  et  que  j'y  suis  moi-même.  J'ai  lu  votre  lettre 
avec  notre  cher  d'Hacqueville  ,  que  vous  ne 
sauriez  trop  aimer ,  et  qui  gronde  de  vous  voir 
si  emportée  :  il  voudroit  que  vous  imitassiez 
vos  ennemis,  qui  disent  des  douceurs  et  donnent 
des  coups  de  poignard;  ou  que  du  moins,  si 
vous  ne  voulez  pas  suivre  cette  parfaite  trahison, 
vous  sussiez  mesurer  vos  paroles  et  vos  ressenti- 
ments ;  que  vous'  allassiez  votre  chemin ,  sans 
vous  consumer  ni  vous  faire  malade;  que  vous 
n'eussiez  point  ay prouvé  la  guerre  déclarée,  et 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       219 

surtout  que  jamais  vous  ne  missiez  en  jeu  M.  de 
Pomponne  sur  ce  qu'il  vous  écrit  en  secret,  et 
dont  la  source  peut  aisément  se  découvrir  ;  car 
ce  que  l'on  fait  là-dessus ,  c'est  de  haïr  ceux  qui 
nous  attirent  des  éclaircissements ,  et  de  ne  leur 
dire  jamais  rien  :  je  vous  exhorte  à  prendre  garde 
à  cet  article.  L'évéque  de  Marseille  dit  que  ce 
n'est  pas  lui  qui  a  dit  du  mal  de  Maillanes  ^  ;  il  a 
raison  de  le  nier,  c'est  son  cousin  et  son  ami; 
de  savoir  qui  les  a  fait  agir ,  c'est  une  belle  ques- 
tion ,  et  une  équivoque  où  vous  vous  perdrez , 
car  il  n'y  a  point  de  prise  à  cette  accusation.  Ce 
que  l'on  voit  ,  c^est  Maillanes  déshonoré  et 
exclu.  Faut-il  être  sorcier  pour  deviner  com- 
ment la  chose  s'est  faite?  A  l'égard  de  vos  5,ooo 
•livres ,  il  faut  toujours  les  demander  comme  à 
Tordinaire ,  vous  avez  sujet  d'en  espérer  un  très- 
bon  succès;  il  seroit  mal  d'en  parler  d'avance; 
mais  M.  de  Marseille  est  si  déclaré  contre  vous , 
qu'il  ne  peut  plus  vous  faire  de  mal ,  il  faudroit 
des  preuves.  Si  vous  n'étiez  point  si  honnêtes 
gens  que  vous  l'êtes ,  vous  en  auriez  contre  lui  ; 
vous  lui  laissez  faire  sans  envie  le  métier  de  dé- 
lateur ;  vous  vous  contentez ,  il  est  vrai ,  de  par- 

'  La  famille  Porcelet  ou  Pourcelet  de  Maillanes  est  ancienne 
dans  le  midi  de  la  France.  D.  Vaissette  en  fait  mention  dans  son 
histoire  de  Languedoc ,  et  lui  fait  jouer  un  grand  rôle  dans  les 
guerres  contre  les  religionnaires.  G.  D.  S.  G. 


220  LETTRES 

1er  et  de  vous  dévorer  ;  nous  désapprouvons 
encore  cette  manière  ;  Tune  vous  tue ,  l'autre 
nuit  à  vos  affaires.  Si  vous  croyez  être  mal  en 
ce  pays  -  ci ,  vous  vous  trompez  ;  'ïnais  nous 
croyons  que  vous  ne  pouvez  vous  dispenser  d'y 
venir  avec  M.  de  Grignan.  Quant  au  voyage  de 
M.  le  coadjuteur,  il  nous  paroît  très  -  agréable 
pour  le  divertir,  mais  entièrement  inutile  pour 
vous ,  si  vous  n'avez  point  votre  congé  ;  il  n'y  faut 
employer  personne  et  laisser  dormir  et  oublier 
toute  chose  jusqu'à  ce  que  M.  de  Grignan  puisse 
revenir  ,  et  aller  directement  au  maître  ,  car 
votre  réputation  est  ici  à  tous  deux  comme 
vous  pouvez  la  désirer  ;  mais  quand  vous  dites 
que  vous  vous  moquez  de  8,000  livres  de  rente , 
cela  nous  fait  rire,  c'est-à-dire  pleurer.  Je  vou- 
drois  que  vous  eussiez  les  5,ooo  livres  qu'on 
veut  jeter  pour  corrompre  les  consuls ,  et  que 
le  syndicat  fût  au  diantre.  Vous  devez  vous  fier 
un  peu  à  d'Hacqueville  et  à  La  Garde ,  sou- 
tenus de  M.  de  Pomponne ,  pour  savoir  deman- 
der un  congé  à  propos.  Le  premier  président 
de  Provence  ne  passe  point  pour  neveu  de  M.  de 
Colbert  ;  je  ne  sais  où  vous  avez  pris  cette  proxi- 
mité ;  c'est  le  fils  de  M.  Marin ,  qui  porte  le  nom 
de  La  Châtaigneraie,  et  qui  a  été  intendant  à 
Orléans  :  je  ne  puis  vous  dire  le  reste.  Je  vous 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       221 

ai  mandé  que  nous  avions  été  le  voir  ;  c'est  avec 
lui  qu'il  faut  que  vous  régliez  toutes  vos  préten- 
tions. Soyez  persuadée  ,  ma  très  -  chère  ,  que 
M.  dé  Grignan  se  soutiendra  toujours  très-bien, 
pourvu  qu'il  ne  se  détruise  pas  lui-même. 

Vous  avez  une  idée  plus  grande  que  nous 
de  ce  présent  de  madame  de  Montespan  à  ma- 
dame de  La  Fayette  :  c'est  une  petite  écritoire 
de  bois  de  Sainte-Lucie ,  bien  garnie  à  la  vérité , 
et  un  crucifix  tout  simple.  Comme  cette  belle 
est  magnifique,  elle  se  plaît  ainsi  à  donner  à 
plusieurs  dames  :  nous  ne  voyons  point  que 
cela  signifie  rien  pour  notre  amie.  Nous  fûmes 
l'autre  jour  deux  heures  chez  elle  avec  M.  de 
Pomponne,  nous  reparlâmes  encore  de  Pro- 
vence sur  nouveaux  frais  ;  je  dis  encore  mieux 
que  l'autre  fois  ;  et  je  vous  assure  qu'il  fait  une 
grande  différence  du  procédé  et  du  fonds  de 
M.  de  Grignan  et  de  celui  des  autres  II  trouva 
bas  et  vilain ,  sans  le  dire  toutefois ,  que  dans  le 
temps  du  siège  d'Orange ,  et  de  vos  infinies  dé- 
penses ,  ce  soit  par-là  qu'on  fasse  éclater  sa  co- 
lère. Ayez  soin  de  nous  instruire  toujours ,  et 
dites-nous  ce  que  vous  avez  sur  le  cœur  ;  vos 
paroles  sont  tranchantes ,  et  mettent  de  l'huile, 
dans  le  feu.  Soyez  assurée  que  j'ai  la  dernière 
application  à  dire  et  à  faire  tout  ce  que  je  puis 
imaginer  qui  peut  vous  être  bon  ;  mais  il  y  a  des 


221  LETTRES 

temps  où  les  choses  sont  poussées  si  avant  qu'il 
ne  faut  plus  reculer,  surtout  quand  on  a  connu 
un  fonds  si  noir  et  si  mauvais  dans  son  ennemi, 
qu'il  y  a  lieu  de  croire  qu'il  ne  pense  à  la  paix 
que  pour  être  plus  en  état  de  faire  du  mal.  Vous 
êtes  sur  les  lieux,  c'est  à  vous  de  conduire  la 
barque ,  et  d'agir  comme  vous  le  jugerez  à  pro- 
pos. Il  n'est  pas  possible  de  conseiller  de  si  loin. 
Je  viens  d'apprendre  que  votre  premier  prési- 
dent n'est  rien  à  M.  Colbert  ;  mais  sa  sœur ,  qui 
épousera  le  marquis  d'Oppède,  est  fille  de  la  troi- 
sième femme  de  son  père,  laquelle  étoit  sœur 
de  M.  Colbert  du  Terron  :  voilà  la  généalogie. 
Enfin ,  ma  fille ,  quand  je  songé  en  quel  état 
je  suis  à  deux  cents  lieues  du  champ  de  bataille, 
et  comme  je  me  réveille  au  milieu  de  la  nuit 
sur  cette  pensée ,  sans  pouvoir  me  rendormir , 
je  tremble  pour  vous,  et  je  comprends  que 
n'ayant  nulle  diversion ,  et  n'étant  entourée  que 
de  cette  affaire ,  vous  n'avez  aucun  repos ,  vous 
ne  dormez  point,  et  vous  tomberez  malade  as- 
surément. Plût  à  Dieu  que  vous  fussiez  ici  avec 
moi  !  vous  y  seriez  plus  nécessaire  pour  vos  af- 
faires qu'à  Lambesc,  M.  de  Chaulnes  revient; 
mais  c'est  pour  retourner  après  les  états  ;  et  les 
autres  sont  demeurés  à  Cologne  '.  M.  de  Lavar- 

*  Des  plénipotentiaires  François  étoient  alors  dans  celte  ville , 
centre   du   commerce  qnî   se   fait  sur  le  Rhin ,  et  où  finit   ses 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ^l'i 

din  m'a  vue  un  pauvre  moment  qu'il  a  été  ici  ; 
c'est  un  ami  que  je  mettrai  bien  en  œuvre  à  son 
retour.  Je  ne  m'endors  pas  auprès  de  madame 
de  Coulanges  et  de  l'abbé  Têtu  ;  cette  route  est 
bien  disposée  et  fort  en  notre  main:  mais  il 
faut  ménager  long -temps  avant  que  d'entre- 
prendre quelque  chose  d'utile. 

M.  Chapelain  se  meurt  :  il  a  eu  une  manière 
d'apoplexie  qui  Fempêche  de  parler  ;  il  se  con- 
fesse en  serrant  la  main  ;  il  est  dans  sa  chaise 
comme  une  statue  :  ainsi  Dieu  confond  l'orgueil 
des  philosophes  ^  Adieu ,  ma  bonne. 

jours  y  dans  Tindigence  et  la  misère  ,  Marie  de  Médicis,  aïeule 
de  Louis  XIV.  G,  D.  S.  G, 
.  *  Chapelain  mourut  en  effet  le  a  a  février  1674,  à  soixante- 
dix-neuf  ans,  après  s'être  exposé  à  franchir  les  ruisseaux  débor- 
dés pendant  la  rigueur  de  l'hiver,  en  se  rendant  à  l'académie  , 
plutôt  que  d'entamer ,  pour  s'y  faire  conduire ,  les  cent  mille 
écus  que  renfermoit  sa  cassette.  Sans  la  Pucelle ,  dit  Voltaire ,  il 
auroit  eu  de  la  réputation  parmi  les  gens  de  lettres.  Ce  mauvais 
poëme ,  qui  lui  valut  beaucoup  plus  que  l'Iliade  à  Homère  , 
donna  lieu  à  deux  bons  vers  latins  de  M.  Monmor ,  qui  commen- 
cent :  llla  Capellaniy  etc. ,  et  que  Liuière  traduisit  ainsi  : 

Nous  attendions  de  Chapelain 
Une  pucelle 
Jeune  et  belle; 
Vingt  ans  à  la  former  il  perdit  son  latin  ; 
Et  de  sa  main 
Il  sort  enfin 
Une  vieille  sempiternelle. 

Enfin,  dit  l*auteur  du  Siècle  de  Louis  XIV :  Chapelain  com^ 
mença  par  être  l'oracle  des  auteurs,  et  Jinît  par  en  être  l'opprobre. 


-i-i/i  LETTRES 

LETTRE  CCCXXXVI. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGWAW. 

A  Paris ,  vendredi  19  novembre  1673. 

Nous  faisons  valoir  ici  le  donjon  d'Orange. 
M.  de  Gordes^  qui  le  connoît,  craint  que  cela 
ne  dure  plus  long-temps  qu'on  ne  pense;  en 
sorte  que  si  M.  de  Grignan  a  bientôt  expédié  ce 
siège ,  il  en  sera  loué  ;  et  s'il  ^  besoin  de  plus  de 
troupes  qu'il  n'en  a,  on  ne  sera  point  surpris 
du  retardement,  et  il  ne  sera  point  blâmé.  On 
parle  aussi  de  la  dépense,  qui  ne  sera  pas  mé- 
diocre :  et  enfin  tous  vos  amis ,  qui  ne  sont  pas 
en  petit  nombre,  font  parfaitement  bien  leur 
devoir,  sans  qu'il  leur  en  coûte  autre  chose  que 
de  dire  la  vérité  toute  pure.  Le  premier  pré- 
sident de  la  cour  des  aides*  étoit  au  coin  de 
mon  feu,  quand   l'abbé  de  Grignan  arriva  de 

Son  or ,  entassé  par  des  traits  d'avarice  dignes  du  théâtre ,  fit 
dire  après  lui  :  Jamais  pauvre  poète  ri  est  mort  si  riche.  Un  vice  si 
odieux  que  l'avarice  ne  peut  être  pris  pour  l'orgueil  du  philo- 
sophe ,  <^ue  lui  décerne  madame  de  Sévigné.  G,  D.  S,  G. 

'  Le  marquis  de  Gordes,  François  de  Simiane,  grand  sé- 
néchal de  Provence ,  dont  un  des  ancêtres  avoit  été  gouverneur 
du  Dauphiné  pour  le  roi  pendant  la  guerre  des  religionnaires , 
en  1567.  CHist.  de  Languedoc.  J  G.  D,  S,  G. 

*  Le  Camus,  frère  du  lieutenant  civil. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.        !225 

Versailles  :  je  voudrois  que  vous  eussiez  pu  voir 
de  quelle  manière  il  entre  dans  tous  nos  intérêts  ; 
il  s'en  faut  bien  qu'il  ne  soit  la  dupe  de  la  Grêle  ^ 
J*ai  soupe  avec  Dângeau  chez  madame  de  Cou- 
langes;  nous  parlâmes  extrêmement  de  vous.  ïl 
jure  que,  s'il  ne  vous  eût  trouvée  à  Aix,  il  eût 
mené  à  Grignan  la  princesse  qu'il  gouverne  ^  : 
il  avoit  parlé  de  voiis  dès  Modène.  Cette  prin- 
cesse est  toujours  très-mal  de  la  dyssenterie.  Les 
affaires  d'Angleterre  ne  vont  pas  à  souhait;  le 
parlement  ne  veut  point  de  cette  alliance,  et 
veut  désunir  TAngleterre  de  la  France  ^  :  c'est 
présentement  la  grande  pétqffè  de  l'Europe.  jOn 
parle  fort  d'une  trêve  ;  si  cela  est ,  il  ne  faudra 
pas  balancer  à  venir.  Votre  premier  président^ 
s'en  ira  ce  carême.  M.   le  prince  et  M.  le  duc 
sont  revenus,  et  Gourville  en  même  temps.  On 
vous  fait  iîiille  amitiés  chez  madaiiie  de  I^a  Favetté  ; 

'  C'est-à-dire  de  Toussaint  Forbin,  déjà  nommé  ;  prélat  brouil- 
lon ,  colère,  plus  jaloux  des  prérogatives  et  des  honneurs  du 
siècle  que  des  devoirs  de  son  ministère.  Les  prélats  de  cette  es- 
pèce ne  sont  pas  rares.  G,  D,  S,  G. 

*  M.  Dangeaù ,  après  avoir  conclu  le  mariage  de  la  princesse 
de  Modène  avec  le  duc  d*Yorck ,  fut  chargé  de  la  conduire  en 
Angleterre.  D.  P, 

^  Charles  II  fit  la  paix  le  19  février  1674  avec  la  Hollande; 
mais  il  refusa  à  son  parlement  de  se  déclarer  contre  la  France. 

D,  P. 
^  C'est  M.  Marin,  déjà  nommé. 

in.  1 5 


2^6  LETTRES 

vous  êtes  fort  aimée  et  fort  estimée  dans  cette 
maison;  on  y  est  entré  le  plus  follement  du 
monde  dans  la  vision  du  saboulage  ;  nous  en 
avons  trouvé  <Je  cinq  façons  différentes  :  ce  fut 
une  conversation  digne  d'être  comparée  à  celle 
des  petits  docteurs. 


o»o»a#»#»»>éQ»Q»oë*»«»oéf»»»^»»o»o»»^»< 


LETTRE  CCCXXXVII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Parisy  le  19  novembre  1673. 

Nous  fumés  arrêtés  l'autre  jour  tout  court  par 
M.  de  Pomponne,  qui  nous  assura  qu'il  avoit 
écrit  à  M.  l'intendant  pour  le  prier  que,  s'il  ne 
peut  empêcher  l'opposition ,  au  moins  il  laisse  à 
l'assemblée  la  liberté  d'opiner  ;  l'on  n'osa  lui 
faire  connoître  qu'on  souhaite  quelque  chose  de 
plus.  Mais ,  comme  je  rêve  sans  cesse  à  vos  af- 
faires,  j'ai  dit  à  M.  d'Hacqueville  que  j'eusse  voulu 
avoir  le  cœur  éclairci  une  bonne  fois  sur  la  dif- 
ficulté qu'il  y  auroit  de  parler  au  roi  de  cette  af- 
faire, afin  de  savoir  où  l'on  s'en  doit  teniî»,  et 
tâcher  de  sortir  de  cet  esclavage  dont  M.  de 
Marseille  sait  user  si  généreusement.  Dans  cette 
pensée ,  madame  de  La  Fayette  nous  a  soutenus , 
et  demain  nous  partons,  d'Hacqueville  et  moi, 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.      îiii^ 

tête-à-tête,  sans  autre  projet  que  de  dîner  avec 
M.  de  Pomponne ,  et  voir  quel  tour  il  faut  donner 
à  cette  affaire  ;  nous  ne  voulons  mêler  ce  dessein 
d'aucune  autre  chose;  nous  ne  verrons  ni  roi 
ni  reine  ^  je  serai  en  habit  gris ,  et  nous  ne  verrons 
que  la  maison  de  Pomponne.  Quand  on  pense 
à  faire  sa  cour ,  cela  donne  une  certaine  distrac- 
tion qui  ne  me  plaît  pas  :  je  retournerai  dans 
quelques  jours  pour  rendre  mes  devoirs.  Pour 
demain,  le  grand  d'Hacqueville  et  moi  nous 
n'avons  que  vous  dans  la  tête;  je  reviendrai  vous 
écrire; 

Je  vis  hier  madame  de  Souliers  avec  qui  j'ai 
T2àsoniié  pantoufle  assez  long -temps;  elle  me 
dit  que  Bodinar  étoit  entièrement  à  M.  de  Mar- 
seille; je  lui  dis  que  je  ne  le  croyois  pas;  elle 
m'assura  qu'elle  le  savoit  bien  :  je  lui  dis  que 
nous  verrions  ;  elle  me  dit  cent  petites  choses  qui 
m'échauffèrent  fort  la  cervelle;  mais,  comme 
vous  n'avez  pas  besoin  qu'on  vous  échauffe  plus 
que  vous  ne  l'êtes ,  je  ne  vous  les  dirai  point. 

Jamais  je  n'ai  eu  plus  d'inquiétudes  que  j'en 
ai,  et  du  siège  d'Orange,  et  de  vos  affaires  de 
l'assemblée  ;  j'en  suis  plus  occupée  que  si  j'étois 
avec  vous. 

M.  le  marquis  de  Souliers  ^  m'est  venu  voir 

'  M.  de  Monmerqué,  en  motivant  son  opinion)  croit  que 
le  nom  de  M.  de  Forbin,  marquis  de  Soliers,  est  ici  altéré  à 

i5. 


!^28      ;  LETTRES 

aujourd'hui  avec  le  petit  La  Gai'de,  que  j'ai 
trouvé  fort  joli  ;  dites-le  à  la  présidente.  Us  s'en 
vont  tous  dans  très-peu  de  jours.  Il  me  paroît 
que  M.  de  Souliers  se  va  ranger  sous  le  manteau 
de  Sainte-Ursule^  et  apparemment  augmenter  le 
nombre  de  vos  ennemis.  Ponsoir,  ma  très-bonne, 
jusqu'à  demain  au  soir  au  retour  de  Versailles. 


LETTRE  CCCXXXVIII. 

'  1>E   MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAIC. 

A  Paris  ,  lundi  20  novembre  1673. 

Ma  très-chère  bonne,  me  voilà  revenue  de 
Versailles,  où  j'étois  allée  en  écharpe  noire;  je  n'ai 
vu  que  M.  de  Pomponne;  nous  avons  très-bien 
diné  avec  lui  ;  sa  femme  et  sa  belle-sœur  étoient 
à  Pomponne.  Après  dîner,  nous  avons  causé 
tous  trois  une  très-grande  heure,  voyayt,  et 

dessein  :  je  ne  le  pense  pas.  Soliers  étoit  un  fief  dans  Fancieune 
proyince  de  la  Marche,  et  j'ai  tu  écrit  Souliers  dans  des  anciens 
actes ,  à  Guéret  même.  On  prononce  et  on  écrit  encore  de  même 
dans  plusieurs  cantons  du  département  de  la  Creuse.  J'ai  tu  uu 
ancien  titre  portant  Tristan  rHermite,  natif  de  Souliers.  Il  paroît 
donc  qu'on  ne  doit  Toir  dans  l'orthogrtphe  de  madame  de  Sé- 
yigné  qu'une  prononciation  d'usage ,  corrigée  depuis  les  réformes 
géographiques.  Dans  la  lettre  du  11  décembre  1675,  madame 
de  Sévigné  appelle  pantoufle  l'épouse  du  marquis  de  Soliers  ou 
Souliers.  G.  D,  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       229 

raisonnant  sur  ce  qu'il  falloit  faire  pour  laisser 
à  l'assemblée  la  liberté  de  délibérer  malgré  l'op- 
position. Vous  auriez  aimé  M.  de  Pomponne ,  si 
vous  aviez  vu  de  quelle  sorte  il  entre  dans  ce 
raisonnement  et  dans  le  choix  de  ce  qui  vous 
est  le  meilleur  :  jamais  je  n'ai  vu  un  si  aimable 
ami, car  c'étoit  aujourd'hui  son  personnage.  Après 
avoir  donc  bien  tourné  et  retourné  mille  fois, 
d'Hàcqueville  et  lui,  avec  une  application  et  un 
loisir  qui  ne   laissoient  rien  à  désirer,  ils  ont 
conclu  qu'il  falloit  laisser  finir  le  siège  d'Orange,, 
afin  d'en  faire  une  raison  favorable  pour  rendre 
cette  opposition  odieuse,  et  d'attendre  qu'elle 
soit  faite ,  parce  qu'alors  il  y  aura  assez  de  temps 
pour  que  Sa  Majesté  ordonne  de  délibérer.  L'as- 
semblée n'est  pas  encore  finie,  et  c'est  assez.  On 
a  trouvé  que  d'en  parler  présentement,  c'étoit 
prévenir  une  chose  qui  n'est  point  faite  et  qui 
ne  sera  peut-être  pas;  et,  comme  l'affaire  d'Orange 
n'est  point  faite  aussi ,  la  dépense  qu'on  y  fera 
n'a  point  de  forces  sans  le  succès.  Ainsi  une  ré- 
ponse peu  favorable  et  indécise  seroit  à  craindre , 
et  dans  quelques  jours  on  tournera  cette  affaire 
d'une  manière  dont  vous  aurez  sans  doute  toute 
sorte  de  contentements.  M.  de  Pomponne  est 
au  désespoir  de  l'excès  de  vqs  divisions;  il  est 
persuadé  que  M.  l'intendant  empêchera  l'oppo- 
sition ,  et  qu'on  laissera  opiner.  On  ne  peut  pas 


a3o  LETTRES 

écrire  plus  fortemenl;  quil  a  fait  là-dessus,  et 
même  à  M.  de  Marseille.  Il  vous  veut  tous  avoir 
après  l'assemblée  pour  vous  accorder  une  bonne 
fois.  Fiez-vous  à  lui  pour  savoir  quand  il  faudra 
ou  ne  faudra  pas  demander  votre  congé;  il  ne 
faut  pas  croire  qu'il  fasse  rien  de  mal -à-propos  • 
il  n'a  jamais  été  prié  de  remettre  à  autre  qu'à 
vous  le  soin  d'ouvrir  et  de  tenir  l'assemblée ,  ce 
sont  des  visions  creuses.  Il  trouve  que  M.  de 
Grignan  est  long-temps  à  partir  pour  Orange* 
Tout  le  mpnde  parle  ici  de  ce  siège  ;  et  vous 
avez  l'obligation  à  M.  de  Vivonne  et  à  M.  de 
Gordes,  qu'ils  ne  traitent  pas  cette  affaire  de 
bagatelle,  et  qu'ils  disent  partout  que,  quand 
vous  n'y  réussiriez  pas  avec  votre  méchant  régi- 
ment des  Galères  qu'on  n'estime  pas  beaucoup 
pour  un  siège,  et  vos  gentilshommes  brodés, 
qui  ne  seront  que  pour  la  décoration ,  il  ne  fau- 
droit  pas  s'en  étonner  ;  qu'il  vous  faudra  peut- 
être  une  augmentation  de  troupes  ;  que  l'exemple 
de  Trêves  fait  voir  qu'on  peut  être  longrtemps 
devant  une  bicoque  ;  que  le  gouverneur  d'Orange 
est  un  aventurier  qui  ne  craint  point  d'être  pendu, 
qui  a  deux  cents  hommes  avec  lui ,  vingt  pièces  . 
.de  canon ,  ^très-peu  de  terrain  à  défendre ,  une 
seule  entrée  poury  arriver ,  une  grande  provision 
de  poudre  et  de  blé.  Voilà  comme  ces  messieurs  en 
parlent,  et  plusieurs  échos  répondent;  ainsi  la 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       a3i 

chose  est  au  point  que  M.  de  Grignan  n'en  sauroit 
être  blâmé,  et  peut  y  faire  une  jolie  action.  Il  y 
a  certains  tours  à  donner,  et  certains  discours  à 
Éaire  valoir,  qui  ne  sont  pas  inutiles  en  ce  pays. 
C'est  une  routine  qu'ils  ont  tous  prise  de  dire 
que  je  suis  belle  ;  ils  m'en  importunent  :  je  crois 
que  c'est  qu'ils  ne  savent  de  quoi  m'entretenir. 
Hélas  !  mes  pauvres  petits  yeux  sont  abymés  ; 
j*ai  la  rage  de  ne  dormir  que  jusqu'à  cinq  heures , 
et  puis  ils  me  viennent  admirer.  Notre  d'Hacque- 
ville  ne  vous  écrit  point  ce  soir  ;  voilà  des  nou- 
velles qu'il  vous  avoit  écrites  dès  le  matin.  U  est 
bien  content  de  notre  voyagé,  quoique  nous 
n'ayons  rien  fait  ;  c'est  quelque  chose  d'être  dé- 
terminé ,  et  de  savoir  ce  qu'on  doit  faire.  M.  le 
prince  et  M.  le  duc  sont  revenus  ;  ils  sont  ravis 
que  votre  imagination  ne  les  cherche  plus  en 
Flandre  :  s'ils  n'avoient  point  fait  d'anciennes 
provisions  de  lauriers ,  ceux  de  cette  année  ne 
lesmettroient  pas  à  couvert.  Bonn  est  prise,  c'en 
est  fait.  M.  de  Turenne  a  bien  envie  de  revenii* 
et  de  mettre  Vannée  de  mon  fils  dans  les  quar- 
tiers d'hiver  :  tous  les  officiers  disent  amen.  M.  de 
La  Rochefoucauld  ne  bouge  plus  de  Versailles; 
le  roi  le  fait  entrer  et  asseoir  chez  madame  de 
Montespan,  pour  entendre  les  répétitions  d'un 
opéra  qui  passera  tous  les  autres;  il  faut  que 
vous  le  voyiez  :  nous  ne  doutons  point  de  votrç 


'2'5^  LETTRES 

congé,  ni  du  besoin  que  vous  avez  d'être  ici 
avec  M.  de  Marseille;  il  ne  vous  faudra  qu'un 
mêiïie  carrosse,  nous  lé  disions  tantôt.  Enfin,  il 
faudroit  trouver  des  expédients;  au  moins  ne 
négligez  jamais   de  consulter  M.  l'archevêque 
(  d'Arles)  :  c'est  la  source  du  bon  sens ,  de  la  sa- 
gesse des  expédients;  enfin, s'il  n'étoit  point  dans 
votre  famille,  vous  Tiriez  chercher  au  bout  de 
la  Provence  :  il  y  a  des  occasions  où  peut-être  sa 
présence  feroit  un  grand  effet  ;  je  suis  persuadée 
qu'il  n'épargneroit  ni  sa  peine,  ni  sa  santé  pour 
vous  être  utile.   Quand  je  songe  que  l'évêque 
jette  de  l'argent,  je  ne  comprends  pas  qu'il  puisse 
succomber.  Pour  la  paix  entre  vous,  je  la  sou- 
haite et  la  souhaiterai  toujours,  quand  je  songe 
au  mal  que  fait  la  guerre  à  votre  corps  et  à  votre 
ame.  Je  ne  suis  pas  seule  de  ce  sentiment.  L'ar- 
chevêque de  Reims  vous  est  fort  acquis;  tant 
d'autres  encore  vous  font  des  compliments,  et 
songent  à  vous,  que  je  n'aurois  jamais  fait  s'il 
falloit  vous  les  nommer.  Je  vous  demande  une 
amitié  pour  le  grand  et  divin  Roquesante  :  dites- 
lui  qu'il  m'a  promis  de  ne  me  point  oublier.  M.  de 
Grignan ,  M.  le  coadjuteur ,  vous  faites  bien  de 
m'aimer;  mais  je  vous  défie  tous  deux  d'aimer 
mieux  madame  de  Grignan  que  moi ,  c'est-à-dire 
que  je  l'aime. 


DE  MADAME  DE  SE  VIGNE.       a33 

LETTRE  CCCXXXIX'. 

DE    MADA.ME    DE    SÉ VIGNE    A    M.    DE    GUITAUD. 

A  Paris,  20  novembre  1673. 

Je  ne  vous  paillerai  point  des  Impériaux,  ni 
d'un  pont  sur  le  Mein;  Dieu  merci,  je  ne  sais 
plus  de  nouvelles  :  c'est  le  seul  plaisir  que  j'aie 
à  Paris,  car  j'ai  toujours  cette  Grignan  dans  la 
tête ,  et  cela  trouble  mon  repos.  Les  cartes  sont 
tellement  brouillées,  que  nous  doutons  si  l'on  ose 
demander  un  congé  :  il  y  a  même  une  espèce  de 
guerre  à  Gènes  qu'il  faut  voir  finir;  mais  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  ridicule ,  le  siège  d'Orange 
tient  le  premier  rang.  M.  de  Grignan  a  ordre  de 
le  prendre.  Les  courtisans  croient  qu  il  ne  faut 
que  des  pommes,  cuites  pour  en  venir  à  bout. 
Guilleragues  dit  que  c'est  un  duel  que  M.  de 
Grignan  fait  avec  le  gouverneur  d'Orange;  il  de- 
mande sa  charge  ;  il  veut  qu'on  lui  coupe  le  cou , 
comme  dans  un  combat  seul  à  seul.  Tout  cela 
est  bien  plaisant  :  j'en  ris  tout  autant  que  je  puis  ; 
mais,  dans  la  vérité,  j'en  suis  inquiète.  Le  gou- 
verneur se  veut  défendre  :  c'est  un  homme  ro- 
manesque; il  a  deux  cents  honinirs  avec  lui;   il 

*  IjCU.  incil.  C  Proprit'h'  de  l'cfliteur..) 


234  LETTRES 

a  quatorze  pièces  de  canon  ;  il  a  de  la  poudre  et 
du  blé  ;  il  sait  qu'il  ne  peut  pas  être  pendu  ;  il  a 
une  manière  de  petit  donjon  entouré  de  fossés , 
on  n'y  peut  arriver  que  d'un  côté  :  moins  il  y  a 
de  terrain  à  défendre,  et  plus  il  lui  sera  aisé  de 
le  faire.  Le  pauvre  Grignan  n'a  pour  tout  potage 
que  le  régiment  des  Galères  ^  qui  a  le  pied  ma- 
rin, très-ignorant  d'un  siège.  Il  a  beaucoup  de 
noblesse    avec   de   beaux  justaucorps,   qui  ne 
fera  que  l'incommoder.  Il  faudra  qu'il  soit  par- 
tout ;  il  pourra  fort  bien  être  assommé  à  cette 
belle  expédition,  et  on  se  moquera  de  lui.  Ce 
n'est  pas  moi  seule  qui  parle  ainsi,  ce  sont  les 
Provençaux  qui  sont  ici ,  et  on  dit  que  Grignan 
ne  doit  pas  l'entreprendre  sans  avoir  plus  de 
troupes.  Cependant  cela  est  fait.  Pendant  que  le 
mari  fait  cette  marionnette  de  guerre  au-dehors, 
la  femme  est  aux  prises  avec  M.  'de  Marseille.  Ils 
se  tiraillent  les  consuls  ,  à  qui  en  aura  le  J)lus  ; 
et  ce  qui  vous  paroîtra  bien  juste ,  c'est  que  Té- 
vêque  se  tient  offensé ,  que  sur  ce  chemin  tout 
commun  des  sollicitations  on  ose  mettre  son 
crédit  en  balance;  de  sorte  que  si  M.  de  Grignan 
emporte  ce  syndicat  pour  son  cousin  le  marquis 
de  Buous ,  l'évêque  est  en  furie ,  et  s'opposera  à 
tout  ce  qui  regarde  M.  de  Grignan  dans  l'as- 
semblée. Il  faut  donc,  pour  le  contenter,  qu'il 
ait  partout  de  l'avantage ,  que  partout  M.  de  Gri^ 


DE  MADAME  DE  SÉ\^IG]NÉ.        255 

gnan  soit  mortifié  ;  voilà  à  quelles  conditions  on 
peut  avoir  la  paix  avec  lui.  Que  dites-vous  de 
cette  justice?  Ma  fille  la  comprend  peu;  c'est 
pourquoi  elle  se  défend  vigoureusement;  et  toute 
cette  belle  fierté  qu'on  a  louée  jusqu'ici,  suc- 
comberoit  présentement  devant  celui  qui  l'assu- 
reroit  du  suffrage  d'un  consul. 

Voilà  ce  que  fait.la  province  ;  il  y  a  cinq  ans  , 
il  eût  fallu  autre  chose  pour  la  tenter  :  altri 
tempiy  altrecure.  Je  vois  tous  les  jours  des  gens 
qui  n'ont  point  l'air  d'être  vos  ennemis,  j'en 
vois  un ,  quelquefois ,  que  vous  m'avez  tellement 
noirci,  malgré  sa  blonde  perruque,  que  je  ne 
puis  plus  le  regarder.  Il  y  en  a  un  gros  qui  me 
paroît  le  patron  des  lieux  où  il  règne. 

Je  garde  dans  mon  cœur  toutes  nos  conver- 
sations avec  une  reconnoissance  pour  vous  qui 
n'est  pas  imaginable,  et  qui  m'attache  à  tous 
vos  intérêts;  mais  ne  trouvant  nulle  occasion 
de  dire  ce  que  je  pense  et  ce  que  je  sais  de  votre 
conduite,  je  garde  tout  précieusement  dans  mon 
souvenir ,  et  je  suis  persuadée  que  rien  n'est  si 
bon  que  de  laisser  tout  mourir  et  s'éteindre  quand 
on  voit  que  tout  meurt  et  s'éteint. 

J'ai  des  obligations  infinies  à  notre  cher  d'Hàc- 
queville  ;  il  me  donne  tout  le  temps  qu'il  peut  : 
c'est  cette  marchandise  qui  est  chère  chez  lui , 
rar  il  n'en  a  pas  à  demi!  Cependant  il  faut  lui 


\ 


si36  -    LETTRES 

faire  cet  honneur  ,  c'est  qu'il  en  trouve  dès 
qu'on  a  besoin  de  lui.  Aimons-le  donc  toujours; 
et  vous  j  Monsieur  et  Madame ,  ne  craignez  point 
de  me  mettre  au  nombre  de  ceux  que  vous 
aimez  et  qui  vous  aiment;  toute  ma  vie  vous 
persuadera  que  je  mérite  d'y  être. 

LETTRE  CCCXL. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNlê  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris  ,  \endredi  24  novembre  1673. 

Jg  VOUS  assure,  ma  chère  fille,  que  je  suis 
très-inquiète  de  votre  siège  d'Orange  :  je  ne  puis 
avoir  aucun  repos  que  M.  de  Grignan  ne  soit 
hors  de  cette  ridicule  affaire.  D'abord  on  a  cru  ici 
qu'il  ne  falloit  que  des  pommes  cuites  pour  ce 
siège.  Guilleragues  ^  disoit  que  c'étoit  un  duel , 
un  combat  seul  à  seul ,  entre  M.  de  Grignan  et 
le  gouverneur  d'Orange;  qu'il  falloit  faire  le  pro- 
cès et  couper  la  tête  à  M.  de  Grignan  *.  Nous 
avons  un  peu  répandu  la  vérité  contre  ces  mé- 

"  Pierre  Girardin  de  Guilleragues  étoit  secrétaire  du  cabinet 
du  roi;  il  fut  depuis  ambassadeur  à  Constantinople.  Boileau  lui 
adressa  sa  cinquième  épître,  qui  commence  parce  vers  : 
Esprit  né  pour  la  cour ,  et  maître  en  l'art  de  plaire. 

Jl.  G. 

*  Ce  qui  voudroit  dire,  en  supposant  sérieusement  la  menace, 
que  M.   de  Grignan   méritoit  la  peine  capitale  que   portent  les 


DE    MADAME   DE   SÉVIGNÉ.      aSy 

chantes  plaisanteries  ;  et  madame  de  Richelieu , 
avec  sa  bonté  ordinaire ,  a  conté  au  dîner  du  roi 
comme  la  chose  va;  bien  des  gens  la  savent  pré- 
sentement ,  et  l'on  passe  d'une  extrémité  à  l'autre, 
disant  que  M.  de  Grignan  en  aura  l'affront,  et 
qu'il  ne  doit  pas  entreprendre  de  forcer  deux 
cents  hommes  avec  du  canon,  ayant  aussi  peu 
de  troupes  qu'il  en  a.  M.  le  duc  et  M.  de  La  Ro- 
chefoucauld sont  persuadés  qu'il  n'en  viendra 
pas  à  bout.  Vous  reconnoissez  le  monde,  tou- 
jours dans  l'excès.  L'événement  réglera  tout  :  je 
le  souhaite  heureux,  n'espérant  ni  joie,  ni  tran- 
quillité ,  que  lorsque  je  saurai  la  fin  de  cette  af- 
faàre.  Je  serois  fort  fâchée  que  M.  de  Grignan  allât 
perdre  sa  petite  bataille. 

M.  le  duc  me  demanda  fort  de  vos  nouvelles 
l'autre  jour.  M.  et  madame  de  Noailles  ,  mes- 
dames de  Leuville  et  d'Effiat,  lés  Rarai,  les  Reu- 
vron  ;  qui  vous  dirais-je  encore  ?  tout  le  monde 
se  souvient  de  vous  et  de  M.  de  Grignan.  J'ai  vu 
madame  de  Monaco  ;  elle  me  parut  toujours  en- 
têtée de  vous,  et  me  dit  cent  choses  très -ten- 
dres, et  madame  de  Louvigny  aussi.  On  répète 
la  musique  d'un  opéra  qui  effacera  Venise.  Ma- 
dame Colonne  ^  a  été  trouvée  dans  im  bateau 

ordonnances  de  plusieurs  de  nos  rois  contre  les  duellistes ,  confir- 
mées par  Louis  XIII  dans  les  premiers  actes  de  sa  majorité. 

G.  D.  S,  G. 
*  Nièce  du  cardinal  Ma/arin  ,   et   Femme  du   connétal»]e  Co- 
lonne. À.  (f. 


1/38  LETTRES 

sur  le  Rhin,  avec  des  paysannes  :  elle  s'en  va  je 
ne  sais  où ,  dans  le  fond  de  l'Allemagne. 

Si  vous  m'aimez ,  ma  fille ,  et  si  vous  en  croyez 
vos  amis ,  vous  ferez  l'impossible  pour  venir  cet 
hiver  :  vous  ne  le  pourrez  jamais  mieux,  et  vous 
n'aurez  jamais  plus  d'affaires  qui  vous  y  enga- 
gent. J'embrasse  les  Grignan;  Tainé  me  tient  bien 
tendrement  au  cœur.  En  étes-vous  contente  ?  car 
c'est  tout.  Je  voudrois  bien  savoir  comment  vous 
vous  portez  ^  et  si  vous  êtes  bien  dévorée  :  cette 
pensée  me  dévore,  et  cette  grande  beauté  dont 
on  vous  parle  ne  dort  pas  toute  la  nuit  :  il  s'en 
faut  beaucoup ,  ma  chère  enfant. 

Mademoiselle  de  Méri  me  mande  qu'elle  a  si 
mal  à  la  tête,  qu'elle  ne  vous  peut  écrire;  elle 
me  prie  de  vous  faire  ses  amitiés  :  celles  que  vous 
me  faites ,  ma  bonne ,  toutes  les  lettres  que  vous 
m'écrivez,  sont  tellement  tendres  et  naturelles, 
qu'il  n'est  bruit  que  de  l'excès  de  notre  bonne 
intelligence.  J'ai  dans  ma  poche  des  lettres  de 
M.  de  Coulanges  et  de  M.  d'Hacqueville  qui  ne  par- 
lent que  de  moi.  Il  est  vrai  que  j'ai  plus  joui  de 
votre  amitié  et  de  votre  bon  cœur,  dans  mon 
voyage,  que  je  n'aurois  fait  toute  ma  vie;  je  le 
sentois  bien ,  et  ce  temps  m'étoit  bien  précieux  : 
vous  ne  savez  point  aussi  le  déplaisir  que  j'avois 
de  le  voir  passer;  vous  êtes  trop  reconnaissante, 
ma  bonne,  eh!  de  quoi?  Quand  je  songe  que 


DE  MADAMï:  de  SÉVIGNÉ.      aSi). 

toute  ma  bonne  volonté  ne  produit  rien  d'effec- 
tif, je  suis  honteuse  de  tout  ce  que  vous  me 
dites  ;  il  est  vrai  que ,  pour  l'intention ,  elle  est 
bonne,  et  qu'elle  me  donne  quelquefois  des  tours 
et  des  arrangements  de  paroles,  quand  il  s'agit 
de  vos  intérêts,  qui  ne  seroient  pas  désagréa- 
bles, si  j'avois  autant  de  pouvoir  que  j'ai  la  lan- 
gue déliée.  En  un  mot ,  comme  en  mille ,  je  suis 
k  vous,  c'est  une  vérité  que  je  sens  à  tous  les  mo- 
ments de  ma  vie. 


LETTRE    CCCXLI. 

DE   MA.DAME  I)E  SÉVIG]VÉ   A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  lundi  37  novembre  1673. 

Votre  lettre ,  ma  chère  fille ,  me  paroît  d'un 
Style  triomphant  :  vous  aviez  votre  compte  quand 
VOUS  me  l'avez  écrite  ;  vous  aviez  gagné  vos  pe- 
tits procès  ;  vos  ennemis  paroissoient  confondus  ; 
vous  aviez  vu  partir  votre  mari  à  la  tête  d'nu 
drapeUo  eletto  ;  vous  espériez  un  bon  succès 
d'Orange.  Le  soleil  de  Provence  dissipe  au  moins 
à  midi  les  plus  épais  chagrins;  enfin  votre  hu- 
meur est  peinte  dans  votre  lettre  :  Dieu  vous 
maintienne  dans  cette  bonne  disposition.  Vous 
avez  raison  de  voir  d'où   vons  êtes  les   choses 


j^o  LETTRES 

comme  vous  les  voyez  ;  et  nous  avons  raison 
aussi  de  les  voir  d'ici  comme  nous  les  voyons. 
Vous  croyez  avoir  l'avantage  :  nous  le  souhai- 
tons autant  que  vous ,  et  en  ce  cas  nous  disons 
qu'il  ne  faut  aucun  accommodement;  mais  sup- 
posé que  l'argent,  que  nous  regardons  comme 
une  divinité  à  laquelle  on  ne  résiste  point ,  vous 
fît  trouver  du  mécompte  dans  votre  calcul,  vous 
m'avouerez  que  tous  les  expédients  vous  paroî- 
troient  bons  comme  ils  nous  le  paroissoient.  Ce 
qui  fait  que  nous  ne  pensons  pas  toujours  les 
mêmes  choses,  c'est  que  nous  sommes  loin  ;  hélas! 
nous  sommes   très-loin   :  ainsi  l'on  ne  sait  ce 
qu'on  dit  ;  mais  il  faut  se  faire  honneur  récipro- 
quement de  croire  que  chacun  dit  bien  selon 
son  point  de  vue,  que  si  vous  étiez  ici,  vous 
diriez  comme  nous,  et  que  si  nous  étions  là, 
nous  aurions  toutes  vos  pensées.  Il  y  a  bien  des 
gens  en  ce  pays  qui  sont  curieux  de  savoir  com- 
ment vous  sortirez  de  votre  syndicat;  mais  je 
dis   encore  vrai   quand  je  vous  assure  que  la 
perte  de  cette  petite  bataille  ne  feroit  pas  ici  le 
même  effet  qu'en  Provence.  Nous  disons  en  tous 
lieux  et  à  propos  tout  ce  qui  se  peut  dire;  et 
sur  la  dépense  de  M.  de  Grignan,  et  sur  la  ma- 
nière dont  il  sert  le  roi ,  et  comme  il  est  aimé  : 
nous  n'oublions  rien,  et  pour  des  tons  naturels, 
et  des  paroles  rangées,  et  dites  assez  facilement, 


DE  MADAME  DE  SEVIGNÉ.     241 

sans  vanité,  nous  ne  céderons  pas  à  ceux  qui 
font  des  visites  le  matin  aux  flambeaux  ^  Mais 
cependant  M.  de  La  Garde  ne  trouve  rien  de  si 
nécessaire  que  votre  présence.  On  parle  d'une 
trêve ,  soyez  en  repos  sur  la  conduite  de  ceux 
qui  sauront  demander  votre  congé.  Je  comprends 
les  dépenses  de  ce  siège  d'Orange  :  j'admire  les 
inventions  que  le  démon  trouve  pour  vous  faire 
jeter  de  l'argent;  j'en  suis  plus  affligée  qu'une 
autre;  car,  outre  toute  les  raisons  de  vos  af- 
faires, j'en  ai  une  particulière  pour  vous  sou- 
haiter cette  année ,  c'est  que  le  bon  abbé  veut 
rendre  le  compte  de  ma  tutèle,  et  c'est  une  né- 
cessité que  ce  soit  aux  enfants  dont  on  a  été  tu- 
trice. Mon  fils  viendra  si  vous  venez  :  voyez ,  et 
jugez  vous-même  du  plaisir  que  vous  me  ferez, 
n  y  a  de  l'imprudence  à  retarder  cette  affaire  ; 
le  bon  abbé  peut  mourir,  je  ne  sam*ois  plus  par 
où  m'y  prendre ,  et  je  serois  abandonnée  pour 
le  reste  de  ma  vie  à  la  chicane  des  Bretons.  Je 
ne  vous  en  dirai  pas  davantage  :  jugez  de  mon 
intérêt,  et  de  l'extrême  envie  que  j'ai  de  sortir 
d'une  affaire  aussi  importante.  Vous  avez  encore 
le  temps  de  finir  votre  assemblée  ;  mais  ensuite 
je  vous  demande  cette  marque  de  votre  amitié , 

'  Sarcasme  dirigé  contre  l'espionnage  de  la  police ,  que  révéque 
de  Marseille  fiiisoit  agir  dans  on  sens  fatal  à  M.  de  Griguan , 
dont  il  youloit  perdre  l'honneur  et  la  réputation.  G.  Z>.  S.  G, 

m.  jG 


24»  LETTRES 

afin  que  je  meure  en  repos.  Je  laisse  à  votre  bon 
cœur  cette  pensée  à  digérer. 

Toutes  les  filles  de  la  reine  furent  chassées 
hier ,  on  ne  sait  pourquoi.  On  soupçonne  qu'il 
y  en  a  une  qu'on  aura  voulu  ôter  ;  et  que  pour 
brouiller  les  espèces  on  a  fait  tout  égal'.  Made- 
moiselle de  Coêtlogon  *  est  avec  madame  de  Ri- 
chelieu; La  Mothe^  avec  la  maréchale;  LaMarck*^ 
avec  madame  de  Crussol  ;  Ludres  et  Dampierre^ 
retournent  chez  M^o^ame;  du  Rouvroi  avec  sa 
mère,  qui  s'en  va  chez  elle  :  Lannoi  ^  se  mariera , 

'  Voltaire ,  dans  le  chapitre  des  particularités  et  anecdotes  du 
règne  de  Louis  XIV ,  dit  :  «  Les  dangers  attachés  à  Fétat  de  fille 
dans  '  une  cour  galante  et  voluptueuse  ,  déterminèrent  à  substi- 
tuer aux  douze  filles  d'honneur  qui  embellissoient  la  cour  de  la 
reine ,  douze  dames  du  palais  ;  mais  il  ne  nomme  aucune  des 
filles  chassées  :  seulement  il  ajoute  :  «  L'aventure  infortunée  d*une 
fille  d'honneur  donna  lieu  à  un  nouvel  établissement.  Ce  mal- 
heur est  connu  par  le  sonnet  de  V Avorton,  qui  commence  ainsi*: 
Toi  que  l'Amour  fit  par  un  crime ,  etc. 

M.  deMonmerqué  avance  que  la  fille  d'honneur,  anonime 
dans  la  présente  lettre,  ne  peut  être  que  mademoiselle  de  Ludres; 
il  invoque  pour  preuve  une  lettre  de  madame  de  Scuderi  à  Bussy 
^6  mai  1673).  Actuellement,  si  on  place  à  c6té  de  cette  leçon 
les  recherches  de  Grouvelle ,  sous  les  dates  des  11  et  16  juin 
1677,  on  trouve  le  nom  de  cette  personne,  que  Voltaire  ne 
nomme  point  par  condescendance  pour  la  famille  de  Ludres ,  qui, 
a  l'époque  où  il  écrivoît ,  jouissait  d'un  très-haut  crédit  dans  là 
Lorraine.  G.  D,  S.  G, 

^  Depuis  marquise  de  Cavoie.  ^  Depuis  duchesse  de  La  Ferté. 
^  Depuis  comtesse  de  Lannion.  ^  Depuis  comtesse  de  Moreuil.  ^De- 
puis marquise  de  Montrevel. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ^43 

et  paroît  contente;  Théobpn'  apparemment  ne 
demeurera  pas  sur  le  pavé.  Voilà  ce  qu'on  sait 
jusqu'à  présent. 

J'ai  fait  voir  votre  lettre  à  mademoiselle  de 
Méri ,  elle  est  toujours  languissante.  J'ai  fait  vos 
compliments  à  tous  ceux  que  vous  me  marquez. 
L'abbé  Têtu  est  fort  content  de  ce  que  vous  me 
dites  poiu*  lui;  nous  soupons  souvent  ensemble. 
Vous  êtes  très-bien  avec  l'archevêque  de  Reims. 
Madame  de  Coulanges  n'est  pas  fort  bien  avec 
le  frère  de  ce  prélat  (  M.  de  Louvois  )  ;  ainsi  ne 
comptez  pas  sur  ce  chemin-là  pour  aller  à  lui. 
Brancas  vous  est  tout  acquis.  Vous  êtes  toujours 
tendrement  aimée  chez  madame  de  Villars.  Nous 
avons  enfin  vu ,  La  Garde  et  moi ,  votre  premier 
président;  c'est  un  homme  très-bien  fait,  et 
d'une  physionomie  agréable.  Besons  dit  :  C'est 
un  beau  mâtin ,  s'il  vouloit  mordre.  Il  nous  reçut 
très-civilement  :  nous  lui  fîmes  les  compliments 
de  M.  de  Grignan  et  les  vôtres.  Il  y  a  des  gens 
qui  disent  qu'il  tournera  casaque ,  et  qu'il  vous 
aimera  au  lieu  d'aimer  l'évêque.  Le  flux  les 
amena  y  le  reflux  les  emmène.  Ne  vous  ai-je  point 
mandé  que  le  chevalier  de  Buous  *  est  ici  ?  Je  le 
croyois  je  ne  sais  où,  je  fus  ravie  de  l'embrasser; 

*  Depub  comtesse  de  Beuyron.   D.  P. 

'  CSapitaine   de   vaisseau,   et  cousin  -  germain  de  M.  de  Gri- 
gnan. D.  P, 

i6 


a44  LETTRES 

il  me  semble  qu'il  vous  est  plus  proche  que  les 
autres.  Il  vient  de  Brest  ;  il  a  passé  par  Vitré  ;  il 
a  eu  un  dialogue  admirable  avec  Rahuel  ' ,  il  lui 
demanda  ce  que  c'étoit  que  M.  de  Grignan ,  et 
qui  j'étois.  Rahuel  disoit  :  «  Ce  M.  de  Grignan , 
«  c'est  un  homme  de  grande  condition  :  il  est  le 
«  premier  de  la  Provence  ;  mais  il  y  a  bien  loin 
a  d'ici.  Madame  auroit  bien  mieux  fait  de  marier 
«  mademoiselle  auprès  de  Rennes  ».  Le  chevalier 
se  divertissoit  fort.  Adieu ,  ma  très-aimable ,  je 
suis  à  vous  :  cette  vérité  est  avec  celle  de  deux 
et  deux  font  quatre. 

LETTRE   CCCXLII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAW. 

A  Paris  ,  vendredi  i®»*  décembre  1673. 

Ce  siège  d'Orange  me  déplaît  comme  à  vous. 
Quelle  sottise!  quelle  dépense!  La  seule  chose 
qui  me  paroisse  bonne ,  c'est  de  faire  voir ,  par 
cette  suite  de  M.  de  Grignan  ^,  combien  il  est 
aimé  et  considéré  dans  sa  province  :  ses  ennemis 
en  doivent  enrager;  mais  on  a  beau  faire  des 
merveilles,  cette  occasion  n'apportera  ni  récom- 
pense,  ni  réputation  :  je  voudrois  qu'elle  fût 
déjà  passée. 

*  Concierge  de  la  tour  de  Sévigné  à.  Vitré. 

*  Toute  la  noblesse  de  Provence  suivit  M.  de  Grignan  dans  celte 
occasion.  D,  F, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE.      245 

J'ai  soupe  avec  l'amie  '  de  Quanto.  Vous  ne 
serez  point  attaquée  en  ce  pays-là,  que  vous  ne 
soyez  bien  défendue.  Cette  dame  a  parlé  de  vous 
avec  une  estime  et  une  tendresse  extraordinai- 
res :  elle  dit  que  personne  n'a  jamais  tant  touché 
son  goût;  qu'il  n'y  a  rien  de  si  aimable,  ni  de 
si  assorti  que  votre  esprit  et  votre  personne.  On 
vous  a  fort  regrettée,  et  d'un  ton  qui  n'avoit 
rien  de  suspect.  J'ai  causé  aussi  avec  l'archevê- 
que de  Reims,  qui  vous  est  fort  acquis.  Son  frère 
n'est  point  du  tout  dans  la  manche  de  M™^  de 
Coulanges.  Volonne  a  acheté  la  charge  de  Pur- 
non,  maître  d'hôtel  de  Madame  :  voilà  un  joli 
établissement  ;  voilà  où  la  Providence  place  ma- 
dame de  Volonne.  Il  est  certain  que  Quanto  (  ma- 
dame de  Montespan  )  a  trouvé  que  c'étoit  une 
hydre  que  cette  chambre. des  filles  (  delà  reine)-^ 
le  plus  sûr  est  de  la  couper  :  ce  qui  n'arrive  pas 
'aujourd'hui  peut  arriver  demain.  On  tient  pour 
assuré  que  M.  de  Vivonne  a  la  charge  de  colo- 
nel général  des  Suisses  *.  On  nomme  M.  de  Mo- 
naco pour  celle  de  général  des  galères.  Je  vous 
ai  mandé  combien  la  femme  de  ce  dernier  m'a- 
voît  bien  reçue  pour  l'amour  de  vous.  On  répète 

'  Kfadame  Sçarron.  D.  P. 

'  Cette  charge ,  qui  étoit  yacante  par  la  mort  de  M.  le  cofnte 
deSoissons ,  fut  donnée  peu  de  temps  après  à  M.  le  duc  du  Maine  ; 
elle  a  passé  depub  à  M.  le  prince  de  Dombes  son  fils.  /).  P, 


246  LETTRES 

souvent  la  symphonie  de  l'opéra  ;  c'est  une  chose 
qui  passe  tout  ce  qu'on  a  jamais  ouï.  Le  roi  di- 
soit  l'autre  jour  que ,  s'il  étoit  à  Paris  quand  on 
jouera  l'opéra,  il  iroit  tous  les  jours.  Ce  mot  vau- 
dra cent  mille  francs  à  Baptiste  (Lully). 

M.  de  Turenne  a  son  congé.  V armée  de  votre 
frère^y^  être  mise  dans  les  quartiers  d'hiver. 
J'attends  mon  fils  au  premier  jour;  et  vous  ar- 
riverez un  peu  après ,  si  vous  me  voulez  témoi- 
gner un  peu  d'amitié.  L'abbé  Têtu  ne  perd  point 
l'occasion  de  vous  rendre  service  en  bon  lieu  : 
c'est  encore  un  de  mes  hommes  que  j'ai  bien 
désabusés.  Ma  chère  enfant,  ayez  quelquefois 
'  soin  de  vôtre  santé  :  tâchez  surtout  de  dormir , 
et  d'éloigner  dè3  le  soir  toutes  les  pensées  qui 
vous  réveillent. 


LETTRE  CCCXLIII. 

DE  MADAME  DE  siviGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGIVAN. 

A  Paris,  lundi  4  décembre  1^78. 

Me  voilà  toute  soulagée  de  n'avoir  plus  Orange 
sur  le  coeur  ;  c'étoit  une  augmentation  par-des- 
sus ce  que  j'ai  accoutumé  de  penser ,  qui  m'im- 

'  Plaisanterie  par  laquelle  madame  de  Sérigué  tourne  en  ridi- 
cule une  expression  impropre  qui  échappe  souvent  dans  la  con- 
versation DP. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       247 

portunoit.  H  n'est  plus  question  maintenant  que 
de  la  guerre  du  syndicat  :  je  voudrois  qu'elle 
fât  déjà  finie.  Je  crois  qu'après  avoir  gagné  votre 
petite  bataille  d'Orange,  vous  n'aurez  pas  tardé 
à  coBunencer  l'autre.  Vous  ne  sauriez  croire  la 
curiosité  qu'on  avoit  poiu*  être  informé  du  bon 
succès  de  ce  beau  siège;  et  on.  en  parloit  dans  le 
rang  des  nouvelles.  J'embrasse  le  vainqueur  d'O- 
range,  6t  je  ne  lui  ferai  point  d'autre  compli- 
ment que  de  l'assurer  ici  que  j'aï  une  véritable 
joie  que  cette  petite  aventure  ait  pris  im  tour 
aussi  heureux  ;  je  désire  le  même  succès  à  tous 
ses  desseins ,  et  l'embrasse  de  tout  mon  cœur. 
C'est  une  chose,  agréable  que  l'attachement  et 
Famour  de  toute  la  noblesse  pour  lui  :  il  y  a 
très-peu  de  gens  qui  pussent  faire  voir  une  si 
belle  suite  pour  une  si  légère  semonce.  M.  de 
La  Garde  vient  de  partir  pour- savoir  un  peu  ce 
qu'on  dit  de  cette  prise  d'Orange  :  il  est  chargé 
de  toutes  nos  instructions ,  et,  sur  le  tout ,  de 
son  bon  esprit ,  et  de  son  affection  pour  vous. 
D'Hacqueville  me  mande  qu'il  conseille  à  M.  de 
Grignan  d'écrire  au  roi  :  il  seroit  à  souhaiter  que, 
par  effet  de  magie ,  cette  lettre  fut  déjà  entre 
les  mains  de  M.  de  Pomponne ,  ou  de  M.  de  La 
Garde ,  car  je  ne  crois  pas  qu'elle  puisse  venir 
à  propos.  L'affaire  du  syndic  s'est  fortifiée  dans 
ma.  tête  par  l'absence  du.  siège  d'Orange. 


248  '      LETTRES 

Nous  sQupâmes  encore  hier  avec  M™^  Scarron 
et  l'abbé  Têtu  chez  madame  de  Coulanges  :  nous 
causâmes  fort,  vous  n êtes  jamais  oubliée. Nous 
trouvâmes  plaisant  d'aller  remener  madame  Scar- 
ron à  minuit  au  fin  fond  du  faubourg  Saint- 
Germain  ,  fort  au-delà  de  madame  de  La  Fayette, 
quasi  auprès  de  Vaugirard,  dans  la  campagne; 
une  belle  et  grande  maison  '  où  l'on  n'entre 
point  ;  il  y  a  un  grand  jardin ,  de  beaux  et  grands 
appartements  ;  elle  a  un  carrosse ,  des  gens  et 
des  chevaux;  elle  est  habillée  modestement  et 
magnifiquement ,  comme  une  femme  qui  passe 
sa  vie  avec  des  personnes  de  qualité;  elle  est 
aimable,  belle  ,  bonne  et  négligée  :  on  cause 
fort  bien  avec  elle.  Nous  revînmes  gaiement 
à  la  faveur  des  lanternes ,  et  dans  la  sûreté 
des  voleurs.  Madame  d'Heudicourt  ^  est  allée 
rendre  ses  devoirs  :  il  y  avoit  long-temps  qu'elle 
n'avoit  paru  en  ce  pays-là.  On  est  persuadé  que, 
si  elle  n'étoit  point  grosse ,  elle  rentreroit  bien- 
tôt dans  ses  premières  familiarités  :  on  juge 
par-là  que  madame  Scarron  n'a  plus  de  vif  res- 
sentiment contre  elle  ;  son  retour  a  pourtant  été 
ménagé  par  d'autre$,  et  ce  n'est  qu'une  tolé- 

'  C'est  dans  cette  maison  qu'étoient  élevés  les  enfants  dn  roi^ 
de  madame  de  Montespan ,  dont  madame  Scarron  étoit  gouyer» 
nante.  2>.  F. 

*  Bonne  de  Ponsé ,  marquise  d'Headîcourt.  On  se  rappelle 
avoir  vu  sa  disgrâce  dans  la  lettre  du  9  février  1671 ,  tomeP*** 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      249 

rance.  La  petite  d'Heudicourt  '  est  jolie  comme 
un  ange  ;  elle  a  été  de  son  chef  huit  ou  dix  jours 
à  la  cour ,  toujours  pendue  au  cou  du  roi  :  cette 
petite  avoit  adouci  les  esprits  par  sa  jolie  pré- 
sence; c'est  la  plus  belle  vocation  pour  plaire 
que  vous  ayez  jamais  vue  :  elle  a  cinq  ans ,  elle 
sait  mieux  la  cour  que  les  vieux  courtisans. 

On  disoit  l'autre  jour  à  M.  le  dauphin  qu'il  y 
avoit  un  homme  à  Paris  qui  avoit  fait  pour  chef- 
d'œuvre  un  petit  chariot  traîné  par  des  puces. 
M.  le  dauphin  dit  à  M.  le  prince  de  Conti  :  Mon 
cousin ,  qui  est-ce  qlii  a  fait  les  harnois  ?  Quelque 
araignée  du  voisinage,  dit  le  prince.  Cela  n  est-il 
pas  joli  ?  Ces  pauvres  filles  {^de  la  reine  )  sont 
toujours  dispersées  :  on  parle  de  faire  des  dames 
du  palais ,  du  lit ,  de  la  table ,  pour  servir  au  lieu 
des  filles.  Tout  cela  se  réduira  à  quatre  du  pa- 
lais, qui  seront,  à  ce  qu'on  croit,  la  princesse 
dllarcourt,  madame  de  Soubise,  madame  de 
Bouillon  ,  madame  de  Rochefort  ;  et  rien  n'est 
encore  assuré.  Adieu ,  ma  très-aimable.  Je  vou- 
lus hier  aller  à  confesse;  un  fort  habile  hommç 
me  refiisa  très-bien  l'absolution ,  à  cause  de  ma 
haine  pour  l'évêque  :  si  les  vôtres  ne  vous  trai- 
tent pas  de  même ,  oe  sont  des  ignorants  qui  ne 
savent  pas  leur  métier. 

Madame  de  Coulanges  vous  -  embrasse  :  elle 

'  Depuis  marquise  de  Montgon.  D.  P. 


a5o  LETTRES 

vouloit  vous  écrire  aujourd'hui  :  elle  ne  perd 
pas  une  occasion  de  vous  rendre  service  ;  elle 
y  est  appliquée  ,  et  tout  ce  qu'elle  dit  est  d'un 
style  qui  plaît  infiniment  :  elle  se  réjouit  de  la 
prise  d'Orange  ;  elle  va  quelquefois  à  la  cour ,  et 
jamais  sans  avoir  dit  quelque  chose  d'agréable 
pour  nous. 

MONSIEUR   DE   COULAWGES. 

Que  madame  cTHeudicourt  ' 

Est  une  belle  femme  ! 
Chacun  disoit  à  la  cour  : 
Quoi  !  la  voilà  de  retour  ! 
Tredame,  tredame,  tredame. 

Vos  guerriers  étant  partis, 
Ceût  été  chose  étrange 
Que  votre  époux  n*eût  pas  pris , 
Au  milieu  de  son  pays , 
Orange ,  Grange ,  Orange. 

Je  m'en  réjouis  avec  vous,  madame  la  Com- 
tesse; j'ai  dit  mon  Te  Deum  très-dévotement. 
Voilà  tout  ce  que  je  puis  vous  dire ,  et  à  M.  le 
Comte,  que  j'aime  et  honore  toujours  comme  il 
le  mérite. 

'  C'est  d'elle  que  madame  de  Maintenon  disoit  :  *  Je  ris  des 
«  choses  qu'elle  dit  ;  il  m'est  impossible  de  résister  à  ses  plaisan- 
«  teries  ;  mais  je  ne  me  souviens  pas  de  lui  avoir  jamais  rien  en- 
*  tendu  dire  que  je  voulusse  avoir  dit.  »  A,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      aSi 


LETTRE   CCCXLIV. 

DE  MADAME  DE  SEVIGN3Ê  A  MADAME  DE  GRIGITAN. 

A  Paris ,  vendredi  8  décembre  1673. 

Il  faut  commencer ,  ma  chère  enfant ,  par  la 
mort  du  comte  de  Guiche  :  voilà  de  quoi  il  est 
question  présentement.  Ce  pauvre  garçon  est 
mort  de  maladie  et  de  langueur  dans  Farmée  de 
M.  de  Turenne  ;  la  nouvelle  en  vint  mardi  matin. 
Le  père  Bourdaloue  l'a  annoncée  au  maréchal 
de  Gramont,  qui  s'en  douta,  sachant  l'extrémité 
de  son  fils.  Il  fit  sortir  tout  le  monde  de  sa 
chambre;  il  étoit  dans  un  petit  appartement 
qu'il  a  au-dehors  des  capucines  :  quand  il  fut 
seul  avec  ce  père,  il  se  jeta  à  son  cou,  disant 
qu'il  devinoit  bien  ce  qu'il  avoit  à  lui  dire,  que 
c'étoit  le  coup  de  sa  mort ,  qu'il  le  recevoit  de 
la  main  de  Dieu  ;  qu'il  perdoît  le  seul  et  véri- 
table objet  de  toute  sa  tendresse  et  de  toute  son 
inclination  naturelle;  que  jamais  il  n'avoit  eu 
de  sensible  joie  ou  de  violente  douleur  que  par 
ce  fils,  qui  avoit  des  choses  admirables  :  il  se 
jeta  siu*  un  lit,  n'en  pouvant  plus,  mais  sans 
pleurer,  car  on  ne  pleure  point  dans  cet  état. 
Le  père  pleuroit ,  et  n'avoit  encore  rien  •  dit  ; 


aSa  LETTRES 

enfin  il  lui  parla  de  Dieu ,  comme  vous  savez 
qu'il  en  parle  :  ils  furent  six  heures  ensemble; 
et  puis  le  père ,  pour  lui  faire  faire  son  sacrifice 
entier ,  le  mena  à  l'église  de  ces  bonnes  capucines , 
où  l'on  disoit  vigiles  pour  ce  cher  fils  :  le  maré- 
chal y  entra  en  tombant ,  en  tremblant ,  plutôt 
traîné  et  poussé  que  siu?  ses  jambes  ;  son  visage 
n'étoit  plus  connoissable.  M.  le  duc  le  vit  en  cet 
état;  et  en  nous  le  contant  chez  madame  de  La 
Fayette ,  il  pleuroit.  Ce  pauvre  maréchal  revint 
enfin  dans  sa  petite  chambre  ;  il  est  comme  un 
homme  condamné  ;  le  roi  lui  a  écrit  y  personne 
ne  le  voit.  Madame  de  Monaco'  est  entièrement 
inconsolable;  madame  de  Louvigny*  l'est  aussi, 
mais  c'est  par  la  raison  qu'elle  n'est  point  af- 
fligée :  n'admirez-vous  point  le  bonheur  de  cette 
dernière  ?  la  voilà  dans  un  moment  duchesse  de 
Gramont.  La  chancelière^  est  transportée  de 
joie.  La  comtesse  de  Guiche^  fait  fort  bien;  elle 
pleure  quand  on  lui  conte  les  honnêtetés  et  les 
excuses  que  son  mari  lui  a  faites  en  mourant. 
Elle  dit  :  «  Il  étoit  aimable,  je  l'aurois  aimé 

'  Catherine-.Gharlotte  de  Gramont ,  sœur  du  comte  de  Guiche. 

D.P. 
*  Marie-Charlotte  de  Castelnau ,  bdle-sœor  du  comte  deGoiche. 

D.P. 
La  chancelière  Séguier ,  grand'mère  de  la  comtesse  de  Guiche. 

D.P. 
^  Marguiorite-Louise-Suzanne  de  Bëthune-Snlly.  JD,  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      253 

«  passionnément  s'il  m'avoit  un  peu  aimée;  j'ai 
a  souffert  ses  mépris  avec  douleur  ;  sa  mort  me 
touche  et  me  fait  pitié  ;  j'espérois  toujours  qu'il 
«  changeroit  de  sentiments  pour  moi.  »  Voilà 
qui  est  vrai ,  il  n'y  a  point  là  de  comédie.  Madame 
de  Verneuil  *  en  est  véritablement  touchée.  Je 
crois  qu'en  me  priant  de  lui  faire  vos  compli- 
ments, vous  en  serez  quitte.  Vous  n'avez  donc 
qu'à  écrire  à  la  comtesse  de  Guiche ,  à  madame 
de  Monaco  ,  et  à  madame  de  Lôuvigny.  Pour  le 
bon  d'Hacqueville ,  il  a  eu  le  paquet  d'aller  à 
Frazé ,  à  trente  lieues  d'ici ,  annoncer  cette  nou- 
velle à  la  maréchale  de  Gramont ,  fet  lui  porter 
une  lettre  de  ce  pauvre  garçon,  lequel  a  fait 
une  grande  amende  honorable  de  sa  vie  passée , 
s'en  est  repenti ,  en  a  demandé  pardon  publi- 
quement :  il  a  fait  demander  pardon  à  Vardes, 
et  lui  a  mandé  mille  choses  qui  pourront  peut- 
être  lui  être  bonnes.  Enfin  il  a  fort  bien  fini  la 
comédie  y  et  laissé  une  riche  et  heureuse  veuve*. 

'  Charlotte  Séguier ,  mère  de  la  comtesse  de  Guiche ,  avoit 
épousé  en  premières  noces  le  duc  de  Sully ,  et  en  secondes  Henri 
de  Bourbon,  duc  de  Verneuil.  2).  P, 

* 

*  Elle  épousa  depuis  le  duc  du  Lude  en  1681.  2).  JP.  Ce  comte 
de  Guiche  ayoit  été  l'amant  de  madame  Henriette  d'Angleterre  ; 
il  étoit  aussi  entré  dans  les  intrigues  de  M.  de  Vardes.  U  ayoit  fait 
une  campagne  brillante  en  Pologne  ;  on  lui  devoit ,  ainsi  qu'il  a 
déjà  -été  dit ,  le  passage  du  Rhin  ;  enfin,  il  étoit  beau  et  aussi  spi- 
ritudi  que  braye.  A.  G, 


ii54  LETTRES 

La  chancelière  a  été  si  pénétrée  du  peu  ou  point 
de  satisfaction,  dit-elle,  que  sa  petite-fille  a  eue 
pendant  son  mariage ,  qu'elle  ne  va  songer  qu'à 
réparer  ce  malheur  :  et  s'il  se  rencontroit  un 
roi  d'Ethiopie,  elle  mettroit  jusqu'à  son  patin 
pour  lui  donner  sa  petite-fille.  Nous  ne  voyons 
point  de  mari  poiu:  elle ,  vous  allez  nommer 
comme  nous,  M.  de  Marsillac  :  elle  ni  lui  ne 
veulent  point  l'un  de  l'autre;  les  autres  ducs 
sont  trop  jeunes  :  M.  de  Foix  est  pour  made- 
moiselles  de  Roquelaiu:e.  Cherchez  un  peu  de 
votre  côté,  car  cela  presse.  Voilà  un  grand  dé- 
tail ,  ma  chère  petite  ;  mais  vous  m'avez  dit  quel- 
quefois que  vous  les  aimiez. 

L'affaire  d'Orange  fait  ici  un  bruit  très-agréable 
pour  M.  de  Grignan  ;  cette  grande  quantité  de 
noblesse  qui  l'a  suivi  par  le  seul  attachement 
qu'on  a  pour  lui  ;  cette  grande  dépense  ;  cet  heu- 
reux succès ,  car  voilà  tout ,  tout  cela  fait  hon- 
neur et  donne  de  la  joie  à  ses  amis ,  qui  ne  sont 
pas  ici  en  petit  nombre.  Le  roi  dit  à  souper  : 
«  Orange  est  pris  ;  Grignan  avoit  sept  cents  gen- 
«  tilshommes  avec  lui  ;  on  a  tiraillé  du  dedans , 
«  et  enfin  on  s'est  rendu  le  troisième  jour  :  je 
«  suis  fort  content  de  Grignan.  »  On  m'a  rap- 
porté ce  discours ,  que  La  Garde  sait  encore 
mieux  que  moi.  Pour  notre  archevêque  de  Reims, 
je  ne  sais  à  qui  il  en  avoit  ;  La  Garde  lui  pensa 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        ^55 

parler  de  la  dépense  ;  —  Bon  !  dit-il ,  de  la  dé- 
pense ,  voilà  toujours  comme  on  dit ,  on  aime  à 
se  plaindre.  —  Mais ,  Monsieur ,  lui  dit-on,  M.  de 
Grignan  ne  pouvoit  pas  s'en  dispenser ,  avec  tant 
de  noblesse  qui  étoit  venue  pour  l'amour  de  lui. 
-^  Dites  pour  le  service  du  roi.  —  Monsieur , 
répliqua-t-on ,  il  est  vrai  ;  mais  il  n'y  avoit  point 
d'ordre ,  et  c'étoit  pour  suivre  M.  de  Grignan , 
à  l'occasion  du  service  du  roi,  que  toute  cette 
assemblée  s'est  faite.  Enfin ,  ma  fille ,  cela  n'est 
rien;  vous  savez  que  d'ailleurs  il  est  très-bon 
ami  :  mais  il  y  a  des  jours  où  la  bile  domine  ;  et 
ces  jours-là  sont  malheureux.  On  me  mande  des 
nouvelles  de  nos  états  de  Bretagne.  M.  le  mar- 
quis de  Coëtquen  le  fils  a  voulu  attaquer  M  d'Ha- 
rouïs ,  disant  qu'il  étoit  seul  riche  ,  pendant  que 
toute  la  Bretagne  gémissoit ,  et  qu'il  sayoit  des 
gens   qui   feroient  mieux    que  lui   sa    charge. 
M.  Boucherat ,  M.  de  Lavardin  et  toute  la  Bre- 
tagne l'ont  voulu  lapider ,  et  ont  eu  horreur  de 
son  ingratitude  ,   car  il  a   mille  obligations   à 
M.  d'Harouïs.  Siir  cela  il  a  reçu  une  lettre  de 
madame  de  Rohan'  qui  lui  mande  de  venir  à 
Paris ,  parce  que  M.  de  Chaulnes  a  ordre  de  lui 
défendre  d'être  aux  états  ;  de  sorte  qu'il  est  dis- 
paru la  veille  de  l'arrivée  du  gouverneur  ;  il  est 
demeuré  en  abomination  par  l'infâme  accusation 

'  n  étoit ,  par  sa  mère ,  petit-fUs  de  la  duchesse  de  Rohan.  M, 


256  LETTRES 

qu'il  vouloit  faire  contre  M,  d'Harouïs.  Voilà, 
ma  bonne ,  ce  que'  vous  êtes  obligée  d'entendre 
à  cause  de  votre  nom  ^ 

Je  viens  de  voir  M.  de  Pomponne;  il  étoit 
seul  ;  j'ai  été  deux  bonnes  heures  avec  lui  et  ma- 
demoiselle Lavocat*,  qui  est  très-jolie.  M.  de 
Pomponne  a  très-bien  compris  ce  que  nous  sou- 
haitons de  lui ,  en  cas  qu'il  vienne  un  courrier , 
et  il  le  fera  sans  doute;  mais  il  dit  une  chose 
vraie,  c'est  que  votre  syndic  sera  fait  avant  qu'on 
entende  parler  ici  de  la  rupture  de  votre^  con- 
seil ;  il  croit  que  présentement  c'en  est  fait.  De 
vous  conter  tout  ce  qui  s'est  dit  d'agréable  et 
d'obligeant  pour  vous,  et  quelles  aimables  con- 
versations on  a  avec  ce  ministre ,  tout  le  papier 
de  mon  porte-feuille  n'y  suffiroit  pas;  en  un 
mot,  je  suis  parfaitement  contente  de  lui  ;  soyez- 
le  aussi  sur  ma  parole  ;  il  sera  ravi  de  vous  voir, 
et  il  compte  sur  votre  retour. 

Nous  -avons  lu  avec  plaisir  une  grande  partie 
de  vos  lettres;  vous,  avez  été  admirée,  et  dans 
votre  style ,  et  dans  l'intérêt  que  vous  prenez 
à  ces  sortes  d'affaires.  Ne  me  dites  donc  plus  de 

^  M.  d'Harouïs  avoit  épousé  Marie-Madeleine  de  Goulanges, 
cousine-germaine  de  madame  de  Sévigné.  H  Tavoit  perdue  le  28 
septembre  166 a  ;  ainsi  il  étoit  Tallié  de  madame  de  Grignan.  M, 

^  Sœur  de  madame  de  Pomponne  ;  eHe  épousa  depuis  Jean  de 
La  Garde  ,  marquis  de  Vins ,  capitaine-lieutenant  de  la  première 
compagnie  des  mousquetaires.  D.  P, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      ^5; 

mal  de  votre  façon  d'écrire  ;  on  croit  quelque- 
fois que  les  lettres  qu  on  écrit  ne  valent  rien , 
parce  qu'on  est  embarrassé  de  mille  pensées  dif- 
férentes; mais  cette  confusion  se  passe  dans  la 
tête ,  tandis  que  la  lettre  est  nette  et  naturelle. 
Voilà  comme  sont  les  vôtres  :  il  y  a  des  endroits 
si  plaisants,  que  ceux  à  qui  je  fais  l'honneur  de 
les  montrer  en  sont  ravis.  Adieu ,  ma  très-aimable 
enfant;  j'attends  votre  frère  tous  les  jours;  et 
pour  vos  lettres  ,  j'en  voudrois  à  toute  heure. 


LETTRE  CCCXLV. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAÏ/. 
'  A  Paris>  lundi  ii  décembre  1673. 

Je  viens  de  Saint-Germain ,  où  j'ai  été  deux 
jours  entiers  avec  madame  de  Coulanges  et  M.  de 
La  Rochefoucauld  ;  nous  logions  chez  lui.  Nous 
fîmes  le  soir  notre  cour  à  la  reine ,  qui  me  dit 
bien  des  choses  obligeantes  pour  vous  ;  mais  s'il 
falloit  vous  dire  tous  les  bonjours ,  tous  les  com- 
pliments d'hommes  et  de  femmes ,  vieux  et  jeunes, 
qui  m'accablèrent  et  me  parlèrent  de  vous,  ce 
seroit  nommer  quasi  toute  la  cour  ;  je  n'ai  rien 
vu  de  pareil  :  et  comment  se  porte  madame  de 
Grignan?  quand  reviendra-t-elle  ?  et  ceci,  et 
in.  1 7 


258  LETTRES 

cela  :  enfin  représentez-vous  que  chacun ,  n'ayant 
rien  à  faire  et  me  disant  un  mot ,  me  faisoit  ré- 
pondre à  vingt  personnes  à-la-fois.  J'ai  dîné  avec 
madame  de  Louvois  ;  il  y  avoit  presse  à  qui  nous 
en  donneroit.  Je  voulois  revenir  hier;  on  nous 
arrêta  d'autorité ,  pour  souper  chez  M.  de  Mar- 
sillac ,  dans  son  appartement  enchanté ,  avec  ma- 
dame de  Thianges ,  madame  Scarron ,  M.  le  duc , 
M.  de  La  Rochefoucauld ,  M.  de  Vivonne ,  et 
une  musique  céleste.  Ce  matin  nous  sommes  re- 
venues. 

Voici  une  querelle  qui  faisoit  la  nouvelle  de 
Saint-Germain.  M.  le  chevalier  de  Vendôme  et 
M.  de  Vivonne  font  les  amoureux  de  madame  de 
Ludres  :  M.  le  chevalier  de  Vendôme  veut  chasser 
M.  de  Vivonne  :  on  s'écrie  j  et  de  quel  droit  ?  Sur 
cela,  il  dit  qu'il  veut  se  battre  contre  M.  de 
Vivonne  :  on  se  moque  de  lui  ;  non ,  il  n'y  a 
point  de  raillerie  :  il  veut  se  battre  ,  et  monte  à 
cheval ,  et  prend  la  campagne^  Voici  ce  qui  ne 
peut  se  payer,  c'est  d'entendre  Vivonne  :  il  étoit 

dans  sa  chambre ,  très -mal  de  son  bras  ,  rece- 

• 

vant  les  compliments  de  toute  la  cour,  car  il 
n'y  a  point  eu  de  partage.  «  Moi ,  Messieurs ,  dit" 
«  iZ,  moi  me  battre;  il  peut  fort  bien  me  battre 
ce  s'il  veut,  mais  je  le  défie  de  faire  que  je  veuille 
«  me  battre  :  qu'il  se  fasse  casser  l'épaule ,  qu'on 
rc  lui  fasse  dix-huit  incisions ,  et  puis  (  on  croit 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       aSg 

«  qu'il  va  dire,  et  puis  nous  nous  battrons);  et 
«piitis.,  dit-'Hy  nous  nous  accorderons;  mais  se 
«  moque-t-il  de  vouloir  tirer  sur  moi  ?  voilà  un 
<cjMau  dei^sein,  c'est  comme  qui  voudroit  tirer 
«cdans  ttne  porte  cochère  '.  Je  me  répens  bien 
«  de  lui  avoir  sauvé  la  vie  au  passage  du  Rhin  : 
«je  ne  veux  plus  faire  de  ces  actions,  sans  faire 
«tirer  l'horoscope  de  ceux  pour  qui  je  les  fais; 
«  eussiez-vous  jamais  cru  que  c'eût  été  pour  me 
«  percer  le  sein  que  je  l'eusse  remis  sur  la  selle  ?» 
M^is  tout  cela  dHm  ton  et  d'une  manière  si  folle, 
qu^on  ne  parloit  d'autre  chose  à  Saint-iGermain. 

J'ai  trouvé  votre  siège  d'Orange  fort  étalé  à 
la  cour  :  le  roi  en  avoit  parlé  agréablement,  et 
on  trouva  très-beau  que  sans  l'ordre  du  roi ,  et 
4seulement  pour  suivre  M.  de  Grignan ,  il  se  soit 
trouvé  sept  cents  gentilshommes  à  cette  occa- 
sion; car  le  roi  avoit  dit  sept  cents ^  tout  le 
monde  dit  sept  cents  :  on  ajoute  qu'il  y  avoit 
deux  cents  litières,  et  de  rire;  mais  on  croit  sé- 
rieusement qu'il  y  a  peu  de  gouverneurs  qui 
pussent  avoir  une  pareille  suite. 

î'ai  causé  trois  heures  en  deux  fois  avec  M.  de 
Pomponne  ;  j'en  suis  contente  au-delà  de  ce  que 
j'espérois  ;  mademoiselle  Lavocat  est  dans  notre 

*  On  a  déjà  dit  que  M.  de  Vivonne  étoit  excessivement  gros  ; 
la  douleur  de  son  bras  étoit  une  suite  de  sa  blessure  au  passage 
du  Hkin.  G.  />.  5.  G. 

m.  1 7* 


a6o  LETTRES 

confidence;  elle  est  très-aîmable ;  elle  sait  notre 
syndicat,  notre  procureur,  notre  gratification, 
notre  opposition,  notre  délibération,  comme 
elle  sait  la  carte  et  les  intérêts  des  princes ,  c'est- 
à-dire  sur  le  bout  du  doigt  :  on  l'appelle  le  petit 
ministre;  elle  est  dans  tous  nos  intérêts.  Il  y  a 
des  entr'actes  à  nos  conversations,  que  M.  de 
Pomponne  appelle  des  traits  de  rhétorique ,  pour 
captiver  la  bienveillance  des  auteurs.  Il  y  a  des 
articles  dans  vos  lettres  sur  lesquels,  je  ne  ré- 
ponds pas  :  il  est  ordinsiire  d'être  ridicule ,  quand 
on  répond  de  si  loin.  Vous  savez,  quel  déplaisir 
nous  avions  de  la  perte  de  je  ne  sais  quelle  ville, 
lorsqu'il  y  avoit  dix  jours  qu'à  Paris  on  se  ré- 
jouissoit  que  le  prince  d'Orange  en  eût  levé  le 
siège;  c'est  le  malheur  de  l'éloignement.  Adieu, 
ma  très-aimable  :  je  vous  embrasse  bien  tendre- 
ment. 


LETTRE  CCCXLVL 

DE   MAPAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGITAN. 

A  Paris ,  yendredi  i5  décembre  1678. 

Quand  je  disois  que  vous  ne  seriez  pas  moins 
estimée  ici  pour  n'avoir  pas  fait  un  syndic,  et 
que  je  vous  rabaissois  le  plus  que  je  le  pouvois 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       261 

cette  petite  victoire  ,  soyez  très-persuadée ,  ma 
chère  belle ,  que  c'étoit  par  pure  politique ,  et 
par  un  dessein  prémédité  entre  nous ,  afin  que , 
si  vous  étiez  battus,  comme  nous  en  avions 
peur ,  vous  ne  prissiez  pas  la  résolution  de  vous 
pendre  ;  mais  présentement  que,  par  votre  lettre 
qui  me  donne  la  vie ,  nous  voyons  votre  triomphe 
quasi  assuré ,  je  vous  avoue  franchement  que , 
par  tout  pays ,  c'est  la  plus  jolie  chose  du  monde 
que  d'avoir  emporté  cette  affaire ,  malgré  toutes 
les  précautions ,  les  prévoyances,  les  prières,  les 
menaces ,  les  sollicitations ,  les  corruptions  et 
les  vanteries  de  vos  ennemis  :  en  vérité,  cela  est 
délicieux ,  et  fait  voir ,  autant  que  le  siège  d'O- 
range, l'extrême  considération  dé  M.  de  Grignan 
dans  la  province.  M.  de  Pomponne,  dllacque- 
ville ,  Brancas ,  les  Grignan  et  plusieurs  de  vos 
amis  avoient  une  attention  particulière  pour  le 
dénouement  de  cette  affaire,  et  ils  ne  la  met- 
toient  pas  à  si  bas  prix  que  je  vous  le  maudois  : 
mais  nous  étions  convenus  de  ce  style,  afin  de 
vous  soutenir  le  courage,  dans  le  cas  d'un  re- 
vers de  la  fortune.  Mademoiselle  Lavocat  est 
dans  cette  affaire  par-dessus  les  yeux,  et,  pour 
vous  parler  franchement ,  j'ai  envoyé  à  M.  de 
Pomponne  les  deux  premiers  feuillets  de  votre 
lettre ,  et  à  d'Hacqueville ,  qui  étoit  chez  lui,  afin 
de  les  réjouir.  Ne  croyez  donc  pas  que  no\is 


202  LETTRES 

voyons  si  fort  les  choses  autrement  que  vous  : 
tout  ce  qui  touche  la  gloire  se  voit  assez  égale- 
ment par  tous  pays.  Ne  soyez  point  fâchée  contre 
nous  ;  louez  nos  bonnes  intentions ,  et  pensez 
que  nous  ne  sommes  que  trop  dans  vos  senti- 
timents,  et  moi  particulièrement,  qui  n'en  ai 
point  d'autres. 

Vous  me  faites  assez  entendre  ce  qui  vous 
peut  manquer  pour  faire  le  voyage  de  Paris  : 
mais  quand  je  songe  que  le  coadjuteur  est  prêt 
à  partir,  lui  qui  avoit  engagé  son  abbaye  pour 
deux  ans,  qui  vouloit  vivre  de  l'air,  qui  vouloit 
chasser  tous  ses  gens  et  ses  chevaux ,  et  que  je 
vois  qu'on  fait  donc  quelquefois  de  la  magie 
noire,  cela  me  fait  croire  que  vous  en  devez  faire 
comme  les  autres ,  cette  année ,  ou  jamais.  Voilà 
mon  raisonnement  :  vous  aurez  un  air  bien  vic- 
torieux sur  toutes  sortes  de  chapitres,  et  vous 
aurez  bien  effacé  l'exclusion  de  votre  ami'  par 
la  suite. 

J'attends  mon  fils  à  tout  moment.  Je  dînai 
hier  avec  M.  le  duc,  M.  de  La  Rochefoucauld, 
madame  de  Thianges,  madame  de  La  Fayette, 
madame  de  Coulanges,  l'abbé  Têtu,  M.  de  Mar- 
sillac  et  Guilleragues ,  chez  Gourville  :  vous  y 
fûtes  célébrée  et  souhaitée  ;  et  puis  on  écouta  la 

*  L'exclusion  du  marquis  de  Maillanes.  (  Foyez  la  lettre  du 
luiidi  1 3  novembre  précédent.  ) 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        263 

Poétique  de  Despréaux ,  qui  est  un  chef-d'œuvre  ' . 
M.  de  La  Rochefoucauld  n'a  point  d'autre  fa- 
veur que  celle  de  son  fils,  qui  est  très-bien  placé  : 
il  entra  l'autre  jour,  comme  je  vous  l'ai  déjà 
mandé,  à  une  musique  chez  madame  de  Mon- 
tespan  :  on  le  fit  asseoir;  le  moyen  de  ne  le  pas 
faire?  cela  n'est  rien  du  tout.  Madame  de  La 
Fayette  voit  madame  de  Montespan  un  quart 
d'heure ,  quand  elle  va  en  un  mois  une  fois  à 
Saint-Germain  :  il  ne  me  paroît  pas  que  ce  soit 
là  une  faveiu*.  Les  filles  (^de  la  reine  )  s'en  vont 
chacune  à  leur  chacunièrey  comme  je  vous  l'ai 
dit.  Le  chevalier  de  Vendôme  a  demandé  quar- 
tier de  plaisanterie  à  M.  de  Vivonne,  qui  ne  s'épui- 
soit  point  siu*  l'horreur  qu'il  avoit  de  se  battre  : 
l'accommodement  s'est  fait,  et  on  n'en  parle  plus. 
Soyecourt*  demandoit  hier  à  Vivonne  :  Quand 
est'ce  que  le  roi  ira  à  la  chasse  ?  Vivonne  ^  ré- 
pondit brusquement  :  Quand  est-ce  que  les  ga^ 
lères  partiront  ?  Je  suis  fort  bien  avec  ce  général  ; 
il  ne  croit  point  avoir  les  Suisses^  :  il  avoit  dit 
de  son  côté ,  comme  moi  du  mien ,  que  c'étoient 
des  armes  parlantes.  Madame  de  La  Vallière 
ne  parle  plus  d'aucune  retraite  ;  c'est  assez  de 

'  L'Art  Poétique,  commencé  en  1669 ,  ne  parut  qu'en  1675. 

'  n  étoit  grand-veneur.  Z>.  P, 

'  n  étoit  général  des  galères.  D.  P, 

^  yojcz.  la  lettre  du  i®*"  décembre  courant. 


îi64  •        LETTRES 

l'avoir  dit:  sa  femme -de -chambre  s'est  jetée  à 
ses  pieds  pour  l'en  empêcher  :  peut-on  résister 
à  cela? 

D'Haçqueville  est  revenu  de  poignarder  la  ma-r 
réchale  de  Gramont  ;  il  est  tellement  abymé  dans 
la  mort  du  comte  de  Guiche,  qu'il  n'est  plus 
sociable  :  je  doute  qu'il  vous  écrive  encore  aur 
jourd'hui.  La  Garde  veut  toujours  que  si  M.  de 
Grignan  ne  vient  pas,  vous  veniez  à  sa  place/ 
çt  pour  cela,  je  vous  renvoie  à  cette  magie  noire 
du  coadjuteur  dont  je  vous  ai  parlé  ;  vous  êtes 
habile,  et  vous  feriez  présentement  un  autre  per- 
sQnnage  que  celui  d'une  dame  de  dix-huit  ans. 
J'ai  ici  Corbinelli  ;  il  est  échauffé  pour  vos  affai- 
res, comme  à  Grignan.  Nous  serons  transportés 
de  joie  du  sindyc  ;  et  quand  nous  l'aurons  em- 
porté hautement,  on  pourra  parler  d'accommox 
dément  tant  qu'on  voudra ,  il  faut  être  doux  après 
la  victoire.  Despréaux  vous  ravira  par  ses  vers , 
il  est  attendri  pour  le  pauyre  Chapelain  :  je  lui 
dis  qu'il  est  tendre  en  prose,  et  cruel  en  vers^ 
Adieu,  ma  très-chère  enfant;  que  je  vous  serai 

'  Boileau ,  satire  IX ,  dit  : 

Attaquer  Chapelain  !  ah  I  c'est  un  si  hon  homme  ^ 

Mais  que  pour  un  modèle  on  montre  ses  écrits  ; 
Qu'il  soit  le  mieux  rente  de  tous  les  heaux  esprits  ; 

Ma  bile  alors  s'échauffe 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       265 

obligée  si  vous  veuez  m'embrasser!  Il  y  a  bien 
du  bruit  à  nos  états  de  Bretagne;  vous  êtes  bien 
plus  sage  que  nous.  Bussy  a  ordre  de  s'en  re- 
tourner en  Bourgogne  ;  il  n'a  pas  fait  la  paix  avec 
ses  principaux  ennemis  ;  il  veut  toujours  marier 
sa  fille  avec  le  comte  de  Limoges  '  :  c'est  la  faim 
et  la  soif  ensemble;  mais  la  beauté  du  nom  le 
'  charme.  J'attends  mon  fils  à  tout  moment. 


LETTRE  CCCXLVII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGIfÊ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 
,  A  Livry,  lundi  i8  décembre  1673. 

J'attends  vos  lettres  avec  une  juste  impatience. 
Je  ne  puis  être  tranquille  que  le  marquis  de 
Buous*  ne  soit  syndic;  je  l'espère:  mais  comme 
je  crains  toujours ,  je  voudrois  que  cette  affaire 
fut  déjà  finie.  J'ai  vu  deux  heures  M.  de  Pom* 
penne  à  Paris  ;  il  souffre  fort  patiemment  la  lon- 
gueur de  mes  conversations;  elles  sont  mêlées 
d'une  manière  qu'il  ne  me  paroît  pas  qu'il  en  soit 
fatigué  :  il  ne  se  cache  pas  de  dire  qu'il  souhaite 

'  Charles-François  de  Rochechouart ,  fils  du  marquis  de  Ghan- 
denier ,  qui  avoit  été  premier  capitaine  des  gardes-du- corps  de  Sa 
Majesté.  D.  P. 

*  N....  de  Pontevez ,  marquis  de  Buous ,  cousin-  germain  de  M.  de 
Grignan.  D.  P. 


a66  *  LETTRES 

que  M.  de  Buous  soit  syndic,  que  cela  lui  pa- 
roît  juste  et  raisonnabLe,  et  que  M.  de  Grignan 
auroit  grand  sujet  de  se  plaindre ,  si ,  après  ce 
qui  s'est  passé  à  la  cour ,  il  avoit  encore  ce  cha- 
grin-là dans  la  province.  Ce  ministre  aime  vos 
lettres  ;  il  vous  estime  et  vous  admire  ;  il  voit 
clairement  le  pouvoir  que  vous  avez  dans  la  pro- 
vince ,  et  sur  la  noblesse ,  et  au  parlement ,  et 
dans  les  communautés;  et  cela  sera  remarqué 
en  bon  lieu. 

M.  de  Louvigny  est  revenu  avec  plusieurs  au- 
tres :  on  dit  qu'il  se  plaint  du  Torrent ,  d'avoir 
ôté  à  la  Rosée  la  bonne  conduite  qu'elle  avoit , 
et  de  lui  avoir  donné  un  air  fort  contraire  à  cette 
tendresse  légitime  qui  lui  seyoit  si  bien'.  Hors 
la  maréchale  de  Gramont,  on  ne  songe  déjà  plus 
au  comte  de  Guiche  ;  voilà  qui  est  fait,  le  Torrent 
reprend  son  cours  ordinaire  :  voici  un  bon  pays 
pour  oublier  les  gens.  La  Troche ,  qui  est  arrivé , 
vous  dit  mille  belles  choses  ;  écrivez  quelque 
douceur  qu'on  puisse  lui  montrer.  Je  me  suis 
fort  louée  à  mademoiselle  de  Scuderi  de  l'hon- 
nête procédé  de  M.  de  Péruis.  Guitaud  a  dîné 
avec  moi  ;  La  Troche  et  Coulanges  y  étoient  ;  on 
a  bu  votre  santé,  et  l'on  a  admiré  votre  poUtique 
de  vouloir  ajouter  encore  des  années  aux  trois 

'  Selon  toute  apparence ,  cette  Roiée  est  la  soeur  de  Louvigny . 
et  le  Torrent  seroit  en  ce  cas  madame  dé  Monaco  sa  sœur.  A.  G, 

9" 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      267 

que  vous  avez  été  en  Provence  :  c'est  une  belle 
chose  que  de  se  laisser  effacer  et  oublier  dans 
un  lieu  où  l'on  a  tous  les  jours  affaire ,  et  d'où 
l'on  tire  toute  sa  considération;  on  y  veut  jouir 
aussi  de  celle  qu'on  a  dans  son  gouvernement, 
et  l'une  sert  à  l'autre  ;  mais  on  ne  travaille  que 
pour  être  bien  ici. 

Je  reçQis  votre  lettre  du  i  o  ;  il  me  semble  que 
j'y  ai  fait  réponse  par  avance,  en  vous  assiu*ant 
qu'il  ne  vous  viendra  rien  d'ici  qui  vous  coupe 
la  gorge  :  mais  que  ne  finissez-vous  promptement? 
que  ne  vous  ôtez-vous,  et  à  nous,  cette  épine 
du  pied  ?  Nous  comprenons  très-bien  le  plaisir 
de  votre  triomphe.  Nous  demeurions  d'accord 
l'autre  jour ,  La  Pluie  (  M.  de  Pomponne)  et  moi, 
que  rien  n'est  sensible  dans  la  vie,  comme  ces 
sortes  de  choses  qui  touchent  la  gloire  ;  et  nous 
conclûmes ,  comme  M.  d' Agen  (  Claude  Joly  ) , 
que  cela  venoit  d'une  profonde  humilité.  Je  vous 
assure  qu'on  ne  peut  pas  entrer  plus  entièrement 
dans  vos  intérêts ,  ni  les  mieux  comprendre ,  ni 
Toir  plus  clair  que  fait  cette  aimable  Pluie.  Ah  ! 
que  je  lui  ai  dit  de  plaisantes  choses ,  et  qu'il  les 
a  bien  écoutées  !  Je  vous  assure  qu'il  attend  avec 
impatience  la  fin  de  votre  syndicat  ;  il  rira  bien 
de  votre  lettre  ;  puisque  vous  me  renvoyez  mes 
périodes ,  je  vous  renverrai  celle-ci  qui  vaut  un 
empire  :  Si  Sa  Majesté  vouloit  apoir  la  bonté  de 


!268  LETTRES 

nous  laisser  manger  le  blanc  des  yeux  y  elle  ver- 
roit  quelle  en  serait  bien  mieux  servie.  Vous  ne 
vous  fâcherez  donc  point  contre  moi  ni  contre 
la  cour ,  puisque  vous  avez  toutes  vos  coudées 
franches  pour  votre  syndic  ;  mais  finissez  donc, 
et  que  nous  recevions  une  lettre  qui  nous  ôte 
toute  sorte  de  peine. 

Vous  seriez  bien  étonnée  si  vous  saviez  que 
l'on  a  fort  parlé  de  vous  pour  être  dame  du  pa- 
lais ;  je  vous  l'apprends,  et  c'est  assez  :  vous  êtes 
fort  estimée  dans  les  lieux  qu'on  estime  le  plus.. 
Cherchez  donc  d'autres  prétextes  pour  nous  me- 
nacer de  ne  plus  venir  jamais  en  ce  pays.  Je 
comprends  votre  beau  temps,  je  le  vois  d'ici;  et 
m'en  souviens  avec  tendresse  :  nous  mourons  de 
froid  présentement,  et  puis  nous  serons  noyés. 

On  ne  peut,  ma  fille,  ni  vous  aimer  davan- 
.  tage ,  ni  être  plus  contente  de  vous  que  je  le  suis, 
ni  prendre  plus  de  plaisir  à  le  dire  ;  il  est  vrai 
que  le  voyage  de  Provence  m'a  plus  attachée  à 
vous  que  je  n'étois  encore  ;  je  ne  vous  avois  ja- 
mais tant  vue ,  je  n'avais  jamais  tant  joui  de  votre 
esprit  et  de  votre  cœur;  je  ne  vois  et  je  ne  sens 
que  ce  que  je  vous  dis,  et  je  rachète  bien  cher 
toutes  ces  douceurs.  D'Hacqueville  a  raison  de  ne 
vouloir  rien  de  pareil  ;  pour  moi,  je  m'en  trouve 
fort  bien ,  pourvu  que  Dieu  me  fasse  la  grâce  de 
l'aimer  encore  plus  que  vous  :  voilà  de  quoi  il 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       269 

est  question.  Cette  petite  circonstance  d'un  cœur 
que  l'on  ôte  au  Créateur  pour  le  donner  à  la  créa- 
ture, me  donne  quelquefois  de  grandes  agitations. 
La  Pluie  et  moi,  nous  en  parlions  l'autre  jour 
très-sérieusement  :  monDieu!  qu'elle  est  à  mon 
goût,  cette  Pluie!  je  crois  que  je  suis  au  sien  ;  nous 
retrouvons  avec  plaisir  nos  anciennes  liaisons. 

Tous  nos  Allemands  reviennent  à  la  file  '  ;  je 
n'ai  point  encore  mon  fils.  J'embrasse  tendre- 
ment M.  de  Grignan;  il  auroit  bien  du  plaisir  à 
m'entendre  quelquefois  parler  de  lui;  il  a  un 
beau  point  de  vue ,  et  je  suis  ravie  de  dire  ses 
belles  et  bonnes  qualités.  Adieu,  ma  chère  Com- 
tesse. 

'  Cest-à-dire  tous  les  amants ,  à  cause  de  la  jolie  chansou  du 
poète  Sarrazîn  : 

Tircis ,  la  plupart  des  amants 
Sont  des  Allemands ,  etc. 

et  par  une  double  allusion ,  les  officiers  françois  qui  serroient  en 
Allemagne.  Sarrazîn  étoit  si  ingénieux  dans  ses  productions  fugi> 
tîyes,  qu'on  les  sayoit  encore  par  cœur  vingt  ans  après  sa  mort. 

G.  D.  S,  G. 


■l'jo  LETTRES 


LETTRE  CGCXLVIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGITÉ  A  MADAME  DE  GRIGIT AN. 

A  Paris  ,  vendredi  a  a  décembre  1673. 

Il  y  a  une  nouvelle  de  l'Europe  qui  m'est  entrée 
dans  la  tête  :  je  vais  vous  la  mander  contre  mon 
ordinaire.  Vous  savez  la  mort  du  roi  de  Pologne^ 
Le  grand-maréchal ,  mari  de  mademoiselle  d'Ar- 
quien  est  à  la  tête  d'une  armée  contre  les  Turcs; 
il  a  gagné  une  bataille  si  pleine  et  si  entière , 
qu'il  est  demeuré  quinze  mille  Turcs  sur  la 
place*  :  il  a  pris  deux  bassas;  il  s'est  logé  dans 
la  tente  du  général,  et  cette  victoire  est  si  grande, 
qu  on  ne  doute  point  qu'il  ne  soit  élu  roi ,  d'au- 
tant plus  qu'il  est  à  la  tête  d'une  armée ,  et  que 
la  fortune  est  toujours  pour  les  gros  bataillons  : 
voilà  une  nouvelle  qui  m'a  plu  ^. 

*  Michel  Koribut  Wiesnovieski ,  mort  le  10  noyembre  1673. 

D.P. 

'  Jean  Sobieski,  élu  roi  de  Pologne  en  1674»  étoit  alors  grand 

maréchal  de  la  couronne,  grand  général  du  royaume,  lorsqu'il 
gagna  cette  célèbre  bataille  de  Chaczim ,  sur  le  Niester ,  le  11  no* 
yembre  1673.  Sobieski  ayoit  épousé  la  fille  du  maréchal  d'Ar- 
quien,  yeuye  du  prince  Radziwil,  palatin  de  Zamoski ,  dans  la 
Russie  rouge.  Cette  princesse  reyint  en  France  après  la  mort  du 
roi  son  époux.  G.  D.  S,  G. 

La  yictoire  que  Sobieski  remporta  en  i685  sous  les  murs  de 
Vienne  ,  et  qui  sauva  l'empereur  et  l'empire ,  est  plus  célèbre  en- 
core que  celle  dont  il  s'agit  ici.  y^.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       271 

Je  ne  vois  plus  le  chevalier  de  Buous  :  il  a  été 
enragé  qu'on  ne  Fait  pas  fait  chef  de  l'escadre  ; 
il  est  à  Saint-Germain ,  et  je  crois  qu'il  fera  si 
bien  qu'à  la  fin  il  sera  content  :  je  le  souhaite 
fort.  M.  l'archevêque  (  d* Arles  )  me  m  ande  sa  joie 
sur  la  prise  d'Orange ,  et  qu'il  croit  l'affaire  du 
syndicat  achevée  selon  nos  désirs  ;  qu'il  est  coil- 
traint  d'avouer  que ,  par  l'événement ,  votre  vi- 
gueur a  mieux  valu  que  sa  prudence  ;  et  qu'enfin 
à  votre  exemple,  il  s'est  tout-à- fait  jeté  dans  la 
bravoure  :  cela  m'a  réjouie. 

Au  reste ,  ma  chère  enfant,  quand  je  me  repré- 
sente votre  maigreur  et  votre  agitation  ;  quand 
je  pense  combien  vous  êtes  échauffée,  el  que 
la  moindre  fièvre  vous  mettroit  à  l'extrémité, 
cela  me  fait  souffrir  et  le  jour  et  la  nuit  :  quelle 
joie  de  vous  restaurer  un  peu  auprès  de  moi 
dans  un  air  moins  dévorant,  et  où  vous  êtes 
née?  Je  suis  surprise  que,  vous  aimant  comme 
on  fait  en  Provence ,  on  ne  vous  propose  point 
ce  remède.  Je  vous  trouve  si  nécessaire  jusqu'à 
présent ,  et  je  crois  que  vous  avez  tant  soulagé 
M.  de  Grignan  dans  toutes  ses  affaires ,  que  je 
n'ose  me  repentir  de  ne  vous  avoir  point  emme- 
née ;  mais  quand  tout  sera  fini,  hélas  !  pourquoi 
ne  me  pas  donner  cette  satisfaction  ?  Adieu,  ma 
très-aimable ,  j'ai  une  grande  impatience  de  sa- 
voir de  vos  nouvelles  :  vous  avez  toujours  dans 


27^  LETTRES 

la  fantaisie  de  vous  jeter  dans  le  feu  pour  me 
persuader  votre  amitié  ;  ma  fille,  je  n'en  suis  que 
trop  persuadée  ;  et  sans  cette  preuve  extraordi^ 
naire ,  vous  pouvez  m'en  donner  une  qui  sera 
plus  convaincante  et  plus  à  mon  gré. 


LETTRE  CCCXLIX. 

DE  M4DAME  DE  SJÉVIGNlÊ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris ,  dimanche  34  décembre  1678. 

Il  y  a  long-temps,  ma  très-chère,  que  je  n'ai  eu 
une  joie  si  sensible  que  celle  que  j'eus  hier  à 
onze  heures  du  soir.  J'étois  chez  madame  de  Cou- 
langes  :  on  vint  me  dire  que  Janet  '  étoit  arrivé; 
je  cours  chez  moi,  je  le  trouve,  je  l'embrasse  : 
Hé  bien  !  avons-nous  un  syndic  ?  est  -  ce  M.  de 
Buous  ?  Oui  madame,  c'est  M.  de  Buous  :  me 
voilà  transportée,  nous  lisons  nos  lettres  ;  j'en- 
voie dire  à  d'Hacqueville  que  nous  avions  tout 
ce  que  nous  souhaitions,  et  que  M.  du  Janet 
qu'il  connoît  est  arrivé.  D'Hacqueville  m'écrit  un 
grand  billet  de  joie  et  de  soulagement  de  cœur. 
Je  cause  un  peu  avec  Janet;  nous  soupons,  et 
puis  il  se  va  coucher  bien  à  son  aise  ;  pour  moi, 

*  Gentilhomme  de  Provence  ,  fort  attaché  à  la  maison  de  Gri- 
gnan.  D,  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       r^yS 

je  ne  me  suis  endormie  qu'à  quatre  heures  :  la 
joie  n'est  point  bonne  pour  assoupir  les  sens. 
M.  de  Pomponne  vient  aujourd'hui.  Voilà  pré- 
sentement ce  que  je  puis  vous  dire  ;  mais  entre- 
ci  et  demain  que  partira  cette  lettre,  il  y  aura 
bien  des  augmentations.  Dès  huit  heures  ce  ma- 
tin, toute  ma  chambre  étoit  pleine  ;  La  Garde, 
l'abbé  de  Grignan ,  le  chevalier  de  Buous ,  le  bien 
Bon  ^ ,  Coulanges ,  Corbinelli ,  chacun  discouroit, 
raisonnoit ,  et  lisoit  les  relations  :  elles  sont  admi- 
rables ,  ma  fille,  jamais  il  n'y  eut  une  si  délicieuse 
conclusion:  ah!  quel  succès!  quel  succès!  Feus- 
sions-nous  cru  à  Grignan  ?  Hélas  !  nous  faisions 
nos  délices  d'une  suspension  :  le  moyen  de  croire 
qu'on  renverse  en  un  mois  des  mesures  prises 
depuis  un  an  ?  et  quelles  mesures ,  puisqu'on  of- 
froit  de  l'argent  !  J'aime  bien  le  consul  de  Col- 
mars  ^ ,  à  qui  vous  rendîtes  un  si  grand  service 
l'année  passée ,  et  qui  vous  a  manqué  ensuite  ; 
vous  voulez  bien  que  cette  petite  ingratitude 
soit  mise  dans  le  livre  que  nous  avions  envie  de 
composer  à  l'honneur  de  cette  vertu.  Nous  trou- 
vons l'évêque  toujours  habile,  et  toujours  pre- 
nant les  bons  partis;  il  voit  que  vous  êtes  les 

'  L'abbé  de  Coulanges.  D.  P. 

'  Ville  des  montagnes,  anciennement  au  rang  des  quatorze 
bailliages  de  la  Provence  et  du  diocèse  de  Sénez  ;  elle  ayoit  droit  de 
députer  aux  états  du  pays.  G.  D.  S.  G. 

m.  1 8 


^74  LETTRES 

plus  forts ,  et  que  vous  nommez  M.  de  Buous , 
il  nomme  M.  de  Buous.  ]^ous  voulons  tous  que 
présentement  vous  changiez  de  style  et  que  vous 
soyez  aussi  modestes  dans  la  victoire  que  fiers 
dans  le  combat.  La  Garde  me  fait  agir  pour  votre 
congé  ;  je  vous  déclare  que  ce  n'est  pas  moi;  je 
vous  renvoie  à  sa  lettre ,  vous  verrez  son  raison- 
nement y  VOUS  le  connoissez ,  et  que ,  comme  un 
autre  M .  de  Montausier , 

Pour  le  Saint-Père ,  il  ne  diroît 
Une  cbose  qu'il  ne  croiroit. 

Vous  êtes  en  bonheur,  il  faut  songer  à  ce 
pays  aussi  bien  qu'à  la  Provence;  jamais  vous 
ne  trouverez  une  année  comme  celle-ci  :  elle  ^t 
bien  différente  encore  pour  la  considération 
qu'on  a  pour  moi  ;  je  serois  bien  fâchée  d'être 
traitée  ici  comme  je  le  fus  à  Lambesc ,  lorsqu'au 
nom  de  cette  amitié  de  huit  ans,  dont  M.  de 
Marseille  avoit  tant  parlé ,  et  de  la  paix  éternelle 
avec  les  Grignan ,  je  le  priai  de  m'accorder  le 
paiement  du  courrier ,  à  quoi  il  ne  voulut  jamais 
consentir;  et  quand  j'allai  chez  M.  l'intendant; 
le  conjurer  instamment  d'écrire  par  votre  cour- 
rier ,  vous  savez  comme  il  me  refusa  nettement  : 
j'ai  ces  deux  petits  articles  sur  le  cœur  ;  et  ce- 
pendant je  ne  veux  pas  que  l'intérêt  des  alliés 
vous  empêche  de  faire  la  p^ix.  Dès  que  je  ne 
suis  plus  à  Lambesc,  le  courrier  est  payé.  M.  l'in- 


DE  Madame  de  sévigné.     275 

tendant  l'accable  de  ses  paquets  ;  ma  fille ,  c'est 
que  je  suis  malheureuse  ;  Dieu  ne  permet  pas 
que  dans  les  désirs  extrêmes  que  j'ai  àe  vous 
servir,  j'aie  la  joie  de  réussir.  En  vérité,  cette 
mine  de  prospérité  du  coadjuteur  qui  attire  les 
abbayes  et  les  heureux  succès^  vous  a  été  bien 
plus  profitable;  sa  paresse  étoit  ailée  se  promener 
bien  loin  pendant  cette  affaire ,  sa  vigilance ,  son 
habileté^  son  application,  ses  vues,  ses  expé- 
dients 9  son  courage ,  sa  considération ,  vous  ont 
été  souverainement  nécessaires  ;  j'avois  toujours 
en^lui  une  grande  confiance  :  mais  vous ,  cpielles 
merveilles  n'avez-vous  point  faites?  et  que  n'a 
point  fait  aussi  mon  cher  Comte  !  il  a  joué  son 
rôle  divinement.  Enfin  vous  avez  fait  tous  trois 
vos  personnages  en  perfection.  Il  y  avoit  dix  ou 
douze  personnes  qui  envoy oient  tous  les  jours  ici 
pour  savoir  des  nouvelles  du  syndic,  de  sorte 
que  ce  matin  j  ai  écrit  dix  billets.  Madame  de 
Verneuil ,  M.  de  Meaux  '  ^  madame  de  La  Tro- 
che ,  M.  de  Brancas ,  madame  de  Yillars,  madame 
de  La  Fayette,  M.  de  La  Rochefoucauld,  Cou-* 
langes,  l'abbé  Têtu  :  tout  cela  se  seroit  offensé 
qu  après  tant  de  soins  on  ne  leur  eût  rien  dit. 
Il  £aut  présentement  aller  à  confesse ,  cette  con- 
clusion m'a  adouci  l'esprit  :  je  suis  comme  un 

'  Dominique  deLigny,  éréque  de  Meaux,  mort  le  37  avril 
1681.  Botsuet  lui  succéda.  M. 

18. 


376  LETTRES 

mouton;  bien  loin  de  me  refuser  l'absolution, 
on  m'en  donnera  deux;  je  crois  que  de  votre 
côté  vous  auraz  fait  votre  devoir. 

Lundi ,  jour  de  Noël. 

Ha!  fort ,  fort  bien,  nous  voici  dans  les  lamen- 
tations du  comte  de  Guiche  :  hélas  !  ma  pauvre 
enfant,  nous  n'y  pensons  plus  ici,  pas  même 
le  maréchal  (de  Gramont)  qui  a  repris  le  soin 
de  faire  sa  cour.  Pour  votre  princesse  (de  Mo- 
/zaco^/ comme  vous  dites  très-bien,  après  ce 
qu'elle  a  oublié  %  il  ne  faut  rien  craindre  de  sa 
tendresse;  madame  de  Louvigny   et  son  mari 
sont  transportés  ;  la  comtesse  de  Guiche  voudroit 
bien  ne  point  se  remarier;  mais  un  tabouret  la 
tentera;  Il  n'y  a  plus  que  la  maréchale  (de  Gra- 
mont) qui  se  meurt  de  douleur. 

Vous  recevrez  encore  deux  ou  trois  de  mes 
lettres  sur  mes  inquiétudes  du  syndicat  :  cela 
fait  rire  ;  mais  aussi  vous  me  parlez  du  comte  de 
Guiche  ;  ainsi  on  est  quitte  :  l'éloignement  cause 
nécessairement  ces  propos  rompus.  Mais  parlons 
d'affaires  :  M.  du  Janet  est  allé  ce  soir  à  Saint- 
Germain  ,  afin  d'être  demain  à  l'arrivée  de  M.  de 
Pomponne.  J'ai  écrit  à  ce   ministre  une  assez 

'  On  trouve  Lauzun  dans  Tédition  de  Grouyelle.  M.  de  Mon- 
merqué  croit  qu'il  faut  entendre  le  roi ,  dans  les  bonnes  grâces 
duquel  madame  de  Monaco  auroit  été  pendant  quelque  temps. 
Nous  renvoyons  comme  lui  aux  Mémoires  de  Saint-Simon. 

G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       27^ 

grande  lettre,  où  je  le  prie  de  remarquer  de 
quelle  maDière  vous  étes^  avec  la  noblesse,  le 
parlement  et  les  communautés ,  et  de  vous  rendre 
sur  cela  les  bons  offices  que  lui  seul  peut  vous 
rendre  dans  la  place  où  il  est.  j'ai  parlé  à  de 
bonnes  têtes  du  silence  de  la  Mer  (M.  de  Lou- 
vois)  ;  on  croit  qu'il  ne  vient  que  de  dissipation  : 
on  ne  comprend  pas  qu'il  pût  n'être  pas  content 
de  la  prise  d'Orange ,  puisque  le  Nord  (M.  Col- 
bert)  a  paru  Têtre  ;  il  faut  que  vous  vous  ôtiez 
de  l'esprit  que  le  frère  (V archevêque  de  Reims  ) 
de  la  Mer  soit  assez  son  ami  pour  avoir  les 
mêmes  sentiments  ;  chacun  parle  son  langage  et 
suit  ses  humeurs  :  ainsi  vous  ne  tirerez  aucune 
conséquence  de  ce  qu'a  dit  le  frère'.  Le  gentil- 
homme  dont  vous  me  parlez  est  mal  instruit  : 
la  Mer  est  mieux  que  jamais  ;  et  rien  n'est  changé 
dans  ce  qu'il  y  a  de  principal  dans  ce  pays. 
Madame  de  Coulanges  et  deux  ou  trois  amies 
sont  allées  voirie  Dégel  (M^^.  Scarron)  dans  sa 
grande  maison;  on  ne  voit  rien  de  plus^  :  je 
compte  y  aller  un  de  ces  jours ,  et  je  vous  en 
manderai  des  nouvelles.  Tout  ce  que  vous  m'é- 
criviez sur  l'ennui  que  vous  avez  de  ne  plus 
être  agitée  par  la  haine  est  extrêmement  plaisant, 

^  Voyez  l'affaire  d*Orange ,  lettre  du  8  décembre  couranr. 

'  C'est-à-dire  qu'on  n'y  voyoit  point  les  enfanM  du   roi ,   dont 
madame  Scarron  étoit  depuis  peu  gouvernante.  D,  P. 


278  '  LETTRES 

vous  n'avez  plus  rien  à  faire ,  vous  ne  $avez  que 
devenir  :  hé  !  mon  Dieu!  dormez  y  dormez  ^  vous 
ne  sauriez  mieux  faire  ^  !  M,  du  Janet  m'a  dit  que 
que  vous  ne  fermiez  pas  les  yeux.  Songez  sur 
toutes  choses  à  vous  rétablir,  ma  chère  enfant*. 


•«•«4 


LETTRE  CCCL. 

DJE  MA.DAME  DE  SÉVIGN^  Â  MADAME  DE  GRlGIf  AIC. 

A  Paris,  jeudi  a 8  décembre  1673. 

Je  commence  dès  aujourd'hui  ma  lettre*,  et 
je  la  finirai  demain.  Je  veux  d'abord  traiter  le 
chapitre  de  votre  voyage  de  Paris  :  vous  apprcn^ 
drez  par  Janet  que  La  Garde  est  celui  qui  l'a 
trouvé  le  plus  nécessaire,  et  qui  a  dit  qu'il  fal- 
loit  demander  votre  congé;  peut-être  l'a-t-il  obr 
tenu,  car  Janet  a  vu  M.  de  Pomponne;  mais  ce 
n'est  pas ,  dites-vous ,  une  nécessité  de  venir  ;  et 
le  raisonnement  que  vous  me  faites  est  si  fort, 

'  Voyez  la  lettre  anonime  adressée  à  d'Hacqueville,  sous  la  date 
du  i4  octobre  1671. 

'  C'est  au  chevalier  Perrîn  que  Ton  doit  Tinterprétation  des 
chi£&es  contenus  dans  cette  lettre  {Voyez  l'édition  de  1754).  U 
est  vraisemblable  qu'il  la  tenoit  de  madame  de  Simiane  son  amie  ; 
ainsi  c'est  une  tradition  de  Emilie  ;  elle  paroît  d'ailleurs  %*ès- 
satisfaisante ,  et  l'on  est  aisément  convaincu  de  son  exactitude  y 
pour  peu  que  Ton  connoisse  le  siècle  de  Louis  XIV,  M. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       379 

et  vous  rendez  si  peii  considérable  tout  ce  qui 
le  paroît  aux  autres  pour  vous  engager  à  ce 
voyage ,  que  pour  moi  j'en  suis  accablée  ;  je  sais 
le  ton  que  vous  prenez ,  ma  fille,  je  n'en  ai  point 
au-dessus  du  vôtre;  et  sur-tout  quand  vous  me 
demandez  s'il  est  possible  que  moi,  qui  décrois 
songer  plus  qu'un  autre  à  la  suite  de  t^otre  we, 
je  veuille  vous  embarquer  dans  une  excessiue  dé- 
pense y  qui  peut  donner  un  grand  ébranlement  au 
poids  que  i^ous  soutenez  déjà  ai^ec  peine;  et  tout 
ce  qui  s^uit.  Non  ,  mon  enfant  ;  je  ne  veux  point 
vous  faire  tant  de  mal,  dieu  m'en  gardé;  et 
pendant  que  vous  étés  la  raison ,  la  sagesse  et  la 
philosophie  même ,  je  ne  veux  point  qu'on  mé 
puisse  accuser  d'être  une  mère  folle ,  injuste  et 
frivole ,  qui  dérange  tout ,  qui  ruine  tout ,  qui 
vous  empêche  de  suivre  la  droiture  de  vos  sen- 
timents ,  par  une  tendresse  de  femme  :  mais 
j'avois  cru  que  vous  pouviez  faire  ce  voyage, 
vous  me  l'aviez  promis  ;  et  quand  je  songe  à  ce 
que  vous  dépensez  à  Aix,  et  en  comédiens,  et  en 
fêtes,  et  en  repas  dans  le  carnaval,  je  crois  tou- 
jours quHl  vous  en  coûteroit  moins  de  venir  ici , 
où  vous  ne  seriez  point  obligée  de  rien  appor- 
ter. M.  de  Pomponne  et  M.  de  La  Garde  me  font 
voir  mille  affaires  où  vous  et  M.  de  Grignan  êtes 
nécessaires;  je  joins  à  cela  cette  tutèle.  Je  mé 
trouve  disposée  à  vous  recevoir;  mon  cœur  s'a- 


28o  LETTRES 

bandonue  à  cette  espérance;  vous  n'êtes  point 
grosse ,  vous  avez  besoin  de  changer  d'air  :  je 
me  flattois  même  que  M.  de  Grignan  voudroit 
bien  vous  laisser  avec  moi  cet  été,  et  qu'ainsi 
vous  ne  feriez  pas  un  voyage  de  deux  mois , 
comme  un  homme  :  tous  vos  amis  avoient  la 
complaisance  de  me  dire  que  j'avois  raison  de 
vous  souhaiter  avec  ardeur  :  voilà  sur  quoi  je 
marchois.  Vous  ne  trouvez  point  que  tout  cela 
soit  ni  bon  ni  vrai ,  je  cède  à  la  nécessité  et  à  la 
force  de  vos  raisons;  je  veux  tâcher  de  m'y  sou- 
mettre à  votre  exemple,  et  je  prendrai  cette  dou- 
leur ,  qui  n'est  pas  médiocre,  comme  une  péni- 
tence que  Dieu  veut  que  je  fasse ,  et  que  j'ai  bien 
méritée  :  il  est  difficile  de  m'en  donner  une 
meilleure ,  ni  qui  frappe  plus  droit  à  mon  cœur  : 
mais  il  faut  tout  sacrifier  ,  et  me  résoudre  à  pas- 
ser le  reste  de  ma  vie ,  séparée  de  la  personne 
du  monde  qui  m'est  la  plus  sensiblement  chère , 
qui  touche  mon  goût ,  mon  inclination ,  mes  en- 
trailles; qui  m'aime  plus  qu'elle  n'a  jamais  fait: 
il  faut  donner  tout  cela  à  Dieu,  et  je  le  ferai 
avec  sa  grâce,  et  j'admirerai  sa  providence ,  qui 
permet  qu'avec  tant  de  grandeurs  et  de  choses 
agréables  dans  votre  établissement ,  il  s'y  trouve 
des  abymes  qui  ôtent  tous  les  plaisirs  de  la  vie , 
iet  une  séparation  qui  me  blesse  le  cœur  à  toutes 
les  heures  du  jour ,  et  bien  phjs  que  je  ne  vou-» 


1)E  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      281 

drois  à  celles  de  la  nuit  :  voilà  mes  sentiments  f 
ils  ne  sont  pas  exagérés  ,  ils  sont  simples  et  sin- 
cères :  j'en  ferai  un  sacrifice  pour  mon  salut. 
Voilà  qui  est  fini  ;  je  ne  vous  en  parlerai  plus , 
et  je  méditerai  sans  cesse  sur  la  force  invincible 
de  vos  raisons ,  et  sur  votre  admirable  sagesse 
dont  je  vous  loue ,  et  que  je  tâcherai  d'imiter. 

Janet  alla  trouver  M.  de  Pomponne  à  Port- 
Royal;  qu'il  vous  dise  un  peu  comme  il  y  fut 
reçu  ,  et  la  joie  qu'eut  ce  ministre  de  savoir  que 
M.  de  Buous  étoit  nommé.  Je  laisse  à  Janet  le 
plaisir  de  vous  apprendre  tous  ces  détails  par 
la  lettre  qu'il  écrit  à  sa  femme.  Voilà  un  billet 
de  madame  d'Herbigny%  qui  entre  plus  que 
personne  dans  les  affaires  de  Provence  :  elle  est 
aimable  et  très  -  obligeante  j  elle  a  voulu  savoir 
le  syndicat  et  les  gardes  ,  voilà  sa  réponse  sur  les 
gardes  :  elle  croyoit  que  j'avois  autant  plu  à  son 
frère  qu'à  elle  ;  quand  je  lui  ai  conté  combien 
j'étois  peu  dans  son  goût,  et  avec  quelle  fermeté 
il  m'avoit  refusée  l'année  passée,  pour  une  chose 
qu'il  a  faite  cette  année  sans  balancer ,  elle  a  fait 
irles  cris  épouvantables  ;  elle  ne  comprend  pas 
que  sa  belle-sœur  '  se  déclare  pour  vos  ennemis , 
après  toutes  vos  civilités  pour  elle  :  elle  retient 


I    c 


Sœur  de  M.  Rouillt*  de  Mêlai ,  alors  iutendant  de  Provence. 

D,P. 
^  Madame  Fouillé. 


Q82t  LETTRES 

comme  un  éloge  admirable  ce  que  vous  dites  de 
M.  Rouillé  ,  que  la  justice  est  sa  passion  domi^ 
nante:  en  effet,  on  ne  peut  rien  dire  de  si  beau 
d'un  homme  de  sa  profession. 

11  n'y  a  nulle  sorte  de  finesse  à  la  manière  dont 
M.  de  La  Rochefoucauld  ,  son  fils,  Qtiantoifa 
(  M"*^  de  Montespan  ) ,  son  amie  (  M"^^  Scarron), 
et  l'amie  de  l'amie  (  M^f^  de  Coulanges) ,^on\.  à 
la  cour  ;  il  n'y  a  point  de  nœud  qui  les  lie  ;  le 
fils  (  le  prince  de  Marsillac  )  est  logé  en  perfec- 
tion ;  ce  fut  le  prétexte  du  souper  '  :  il  est  très- 
bien  ,  comme  vous  savez ,  avec  le  Nord  (  Colbert\ 
mais  rien  de  nouveau  :  son  père  ne  va  pas  en  un 
mois  une  fois  en  ce  pays-là ,  non  plus  que  ma- 
dame de  Coulanges;  il  n'y  a  ni  vue,  ni  dessein 
pour  personne  ;  cela  est  ainsi.  Je  ne  vois  quasi 
pas  Langlade,  je  ne  sais  ce  qu'il  fait; il  n'a  point 
vu  Corbinelli  :  j'ignore  si  c'est  par  ses  frayeurs 
politiques  *. 

J'ai  fait  à  mon  ami  (  Corbinelli)  toutfes  vos  ani- 
mosités;  cela  est  plaisant,  il  les  a  très -bien  re- 
çues :  je  crois  qu'il  est  venu  ici  pour  réveiller 
un 'peu  la  tendresse  de  ses  vieux  amis.  Nous 

'  Chez  le  prince  de  Marsillac,  décrit  dans  la  lettre  du  1 1  dé- 
cembre précédent. 

^  Corbinelli,  Tami  de  cœur  et  d*esprit  de  madame  de  Sévigné, 
étoit  alors  disgracié ,  et  Langlade ,  qui  redoutoit  le  dur  Lonvois , 
craignoit  de  se  compromettre  en  fréquentant  un  homme  à  Vindex 
expurgatoire»  G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       a83 

avons  trouvé  la  pièce  des  cinq  auteurs  extrême- 
ment jolie,  et  très -bien  appliquée;  le  chevalier 
de  Buous  l'a  possédée  deux  jours  :  vos  deux  vers 
sont  très -bien  corrigés.  Voilà  mon  fils  qui  ar- 
rive; je  m'en  vais  fermer  cette  lettre,  et  je  vous 
en  écrirai  demain  une  autre  avec  lui,  toute  pleine 
des  nouvelles  que  j'aurai  reçues  de  Saint- Ger- 
main. On  dit  que  la  maréchale  de  Gramont  n'a 
voulu  voir  ni  Louvigny  ni  sa  femme;  ils  sont  re- 
venus de  dix  lieues  d'ici;  nous  ne  songeons  plus 
qu'il  y  ait  eu  un  comte  de  Guiche  au  monde  : 
vous  vous  moquez  avec  vos  longues  douleurs  : 
nous  n'aurions  jamais  fait  ici,  si  nous  voulions 
appuyer  autant  sur  chaque  nouvelle;  il  faut  ex- 
pédier; expédiez  à  notre  exemple. 


LETTRE  CCCLI. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNE  A   MADAME  DE  GRIGNAW. 

A  Paris,  Tendredi  19  décembre  1673. 

Monsieur  de  Luxembourg  est  un  peu  oppressé 
près  de  Maëstricht  par  l'armée  de  M.  de  Monte- 
rei  '  et  du  prince  d'Orange;  il  ne  peut  hasarder 
de  décamper,  et  il  périrait  là  si  on  ne  lui  en- 
voyait du  secours.  M.  le  prince  part  dans  quatre 

*  Gouverneur  den  Pays-Bas  espagnols.  D»  P. 


:i84  LETTRES 

jours  avec  M.  le  duc  et  M.  de  Turenné;  ce  der- 
nier obéissant  aux  deux  princes,  et  tous  trois 
dans  une  parfaite  intelligence.  Us  ont  vingt  mille 
hommes  de  pied,  et  dix  mille  chevaux;  les  vo- 
lontaires, et  ceux  dont  les  compagnies  ne  mai*- 
chent  point,  n'y  vont  pas,  mais  tout  le  reste 
part.  La  Trousse  et  mon  fils,  qui  arrivèrent  hier, 
sont  de  ce  nombre  :  ils  ne  sont  pas  encore  dé- 
bottés ^  et  les  revoilà  dans  la  boue  :  le  rendez- 
vous  est  pour  le  seizième  janvier  à  Charleroi. 
D'Hacqueville  vous  mande  tout  ceci;  mais  vous 
verrez  plus  clair  dans  ma  lettre  ^  Cette  nouvelle 
est  grande  et  fait  un  grand  mouvement  partout; 
on  ne  sait  où  donner  de  la  tête  pour  de  l'argent. 
Il  est  certain  que  M.  de  Turenne  est  mal  avec 
M.  de  Louvois,  mais  cela  n'éclate  point,  et  tant 
qu'il  sera  bien  avec  M.  Colbert,  ce  sera  une  af- 
faire sourde.  J'ai  vu  après  dîner  des  hommes  du 
bel  air,  qui  m'ont  fort  priée  de  faire  leurs  com- 
pliments à  M.  de  Grignan,  et  à  la  femme  à  Gri- 
gnan.  C'est  le  grand-maître  et  le  Charmant^;  il 
y  avait  encore  Brancas,  l'archevêque  de  Reims, 
Charost,  La  Trousse;  tout  cela  vous  envoie  des 
millions  de  compliments  ;  ils  n'ont  parlé  que  de 
guerre.  Le  Charmant  sait  toutes  nos  pétoffes  ;  il 

*  L'écriture  de  M.  d'Hacqueville  étoit  fort  difficile  à  déchiffrer. 

Z>.JP. 

*  Le  comte  du  Lude  et  le  marquis  de  Villeroi.  D,  P. 


% 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      ^85 

entre  admirablement  dans  tous  ces  tracas;  il  est 
gouverneur  de  province  :  c'est  assez  pour  comr 
prendre  la  manière  dont  on  est  piqué  de  ces 
sortes  de  choses.  Adieu,  ma  très-aimable  enfant, 
comptez  sur  moi  comme  sur  la  chose  du  monde 
qui  vous  est  la  plus  sûrement  acquise;  je  sens 
tous  vos  plaisirs  et  toutes  vos  victoires  comme 
vous-même. 

P.E  MONSIEUR  DE  SÉVIGNÉ. 

J'arrivai  hier  à  midi,  et  je  trouvai  en  arrivant 
qu'il  falloit  partir  incessamment  pour  aller  à 
Charleroi  :  que  dites -vous  de  cet  agrément?  On 
peste,  on  enrage,  et  cependant  on  part.  Tous  les 
courtisans  du  bel  air  sont  au  désespoir  ;  ils  avaient 
fait  les  plus  beaux  projets  du  monde  pour  pas- 
ser agréablement  leur  hiver,  après  vingt  mois 
d'absence;  tout  est  renversé.  J'aimerais  bien 
mieux  aller  à  Orange ,  pour  y  assister  M.  de  Gri- 
gnan,  que  de  tourner  du  côté  du  nord;  pour- 
quoi a-t-il  fini  sitôt  son  duel  ?  Je  suis  fâché  d'une 
si  prompte  victoire.  Je  ne  sais  si  vous  vous  plair 
gnez  encore  de  moi  ;  mais  vous  avez  tort ,  vous 
me  devez  des  lettres;  je  vous  pardonne  de  ne 
vous  être  pas  encore  acquittée,  sachant  toutes 
les  affaires  que  vous  avez  eues;  et  c'est  préci- 
sément en  ces  occasions  que  je  vous  permets 
d'oublier  un  guidon;  ô  le  ridicule  nom  de  charge. 


286  LETTRES 

quand  il  y  a  cinq  ans  qu'on  le  porte  !  Adieu ,  ma 
belle  petite  sœur;  vous  croyez  peut '•être  que  je 
ne  songe  qu'à  me  reposer  et  à  me  divertir,  par* 
donnez-moi;  mes  chevaux  sont-ils  ferré3,  med 
bottes  sont-elles  prêtes  ?  Il  me  faut  un  bon  cha- 
peau, joeg^fia  lo  su  signor  monsu  :  voilà  tous  mes 
discours  depuis  que  je  suis  à  Paris.  Semble-t*il 
que  l'on  ait  fait  huit  mois  de  campagne  ? 


LETTRE  CCCLII. 

DE  MADAME  DE  S^VIGIClÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAll. 

A  Paris  >  lundi  i®'  jour  de  l'an  1674. 

Je  vous  souhaite  une  heureuse  année ,  ma  chère 
fille,  et  dans  ce  souhait  je  comprends  tant  ôe 
choses,  que  je  n'aurais  jamais  fait,  si  je  voulais  Vous 
en  faire  le  détail.  Je  n'ai  point  encore  demandé 
votre  congé,  comme  vous  le  craignez;  mais  je  vou- 
drois  que  vous  eussiez  entendu  La  Garde ,  après 
dîner,  sur  la  nécessité  de  votre  vc^age  ici,  pour 
ne  pas  perdre  vos  cinq  mille  francs ,  et  sur  ce  qu'il 
faut  que  M.  de  Grignan  dise  au  roi.  Si  c'était  un 
procès  qu'il  fallût  solliciter  contre  quelqu'un 
qui  voulut  vous  faire  cette  injustice,  vous  vien- 
driez assurément  le  solliciter, mais,  comme  c'est 
pour  venir  en  im  Keu  où  vous  avez  encore  mille 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      -487 

autres  affaires ,  vous  êtes  paresseux  tous  deux. 
Ah  !  la  belle  chose  que  la  paresse  ;  en  voilà  trop , 
lisez  La  Garde,  chapitre  premier.  Cependant 
vous  aurez  du  plaisir  de  voir  et  de  recevoir  l'ap- 
probation du  roi,  A  propos ,  on  a  révoqué  tous 
les  édits  qui  nous  étrangloient  dans  notre  pro- 
vince :  le  jour  que  M.  de  Chaulnes  l'annonça, 
ce  fut  un  cri  de  vii>e  le  roi  qui  fit  pleurer  tous 
les  états  ;  chacun  s'embrassoit ,  on  étoit  hors  de 
soi  :  on  ordonna  un  Te  Deum ,  des  feux  de  joie 
et  des  remerciements  publics  à  M.  de  Chaulnes  : 
mais  savez-vous  ce  que  nous  donnons  au  roi 
pour  témoigner  notre  reconnoissance  ?  Deux 
millions  six  cent  mille  livres,  et  autant  de  don 
gratuit  ;  c'est  justement  cinq  millions  deux  cent 
mille  livres:  que  dites-vous  de  cette  petite  somme? 
Vous  pouvez  juger  par-là  de  la  grâce  qu'on  nous 
a  £adte  de  nous  oter  les  édits. 

Mon  pauvre  fils  est  arrivé,  comme  vous  sa- 
vez, et  s'en  retourne  jeudi  avec  plusieurs  autres. 
M.  de  Monterei  est  habile  homme  ;  il  fait  enra- 
ger tout  le  monde  :  il  fatigue  notre  armée,  et  la 
met  hors  d'état  de  sortir  et  d'être  en  campagne 
avaat  la  fin  du  printemps.  Toutes  les  troupes 
étaient  bien  à  leur  aise  pour  leur  hiver  ;  et  quand 
tout  sera  bien  crotté  à  Charleroi,  il  n'aura  qu'un 
pas  à  faire  pour  se  retirer;  en  attendant,  M.  de 
Luxembourg  ne  sauroit  se  désopiler.  Selon  toutes 


ii88  LETTRES 

les  apparences,  le  roi  ne  partira  pas  sitôt  que 
Tannée  passée.  Si,  tandis  que  nous  serons  en 
train ,  nous  faisions  quelque  insulte  à  quel- 
ques grandes  villes ,  et  qu'on  voulût  s'opposer 
aux  deux  héros  ^ ,  comme  il  est  à  présumer  que 
les  ennemis  seroient  battus ,  la  paix  seroit  quasi 
assurée  :  voilà  ce  qu'on  entend  dire  aux  gens 
du  métier.  Il  est  certain  que  M.  de  Turenne  est 
mal  avec  M.  de  Louvois  ;  mais  comme  il  est  bien 
avec  le  roi  et  M.  Colbert ,  cela  ne  fait  aucun 
éclat! 

On  a  fait  cinq  dames  (  du  palais  ),  mesda^ 
mes  de  Soubise  ,  de  Chevreuse  ,  la  princesse 
d'Harcourt ,  madame  d'Albret ,  et  madame  de 
Rochefort.  Les  filles  ne  scjfvent  plus  ;  et  ma- 
dame de  Richelieu  (  dame  d'honneur  )  ne  servira 
plus  aussij  ce  seront  les  gentilshommes-servants 
et  les  maîtres  d'hôtel,  comme  on  faisoit  autres 
fois.  Il  y  aura  toujours  derrière  la  reine,  ma- 
dame de  Richelieu  et  trois  ou  quatre  dames  , 
afin  que  la  reine  ne  soit  pas  seule  de  femme, 
Rrancas  est  ravi  de  sa  fille  (  la  princesse  d'Harr 
court  )  qu  on  a  si  bien  clouée. 

Le  grand  maréchal  de  Pologne  a  écrit  au  roi 
que  si  Sa  Majesté  vôuloit  faire  quelqu'un  roi  de 
Pologne,  il  le  serviroit  de  ses  forces;  mais  que  si 
elle  n'a  personïie  en  vue,  il  lui  demande  sapro^ 

'  M.  le  prince  et  M.  de  Turenne.  D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      289 

tection.  Le  roi  la  lui  donne;  mais  on  ne  croit 
pas  iju'il  soit  élu ,  parce  qu'il  est  d'une  religion 
contraire  au  peuple  '. 

.  La  dévotion  de  la  Marans  est  toute  des  meil-* 
leures  que  vous  ayez  jamais  viles  ;  elle  est  par- 
faite ,  elle  est  toute  divine;  je  ne  l'ai  point  encore 
vue,  je  m'en  hais.  Il  y  a  une  femme  qui  a  pris 
plaisir  à  lui  dire  que  M.  de  Longueville  avoit  une 
véritable  tendresse  pour  elle ,  et  surtout  une  es- 
time singulière ,  et  qu'il  avoit  prédit  que  quelque 
jour  elle  seroit  unç  sainte.  Ce  discours ,  dans  le 
commencement,  lui  a  si  bien  frappé  la  tête, 
qu'elle  n'a  point  eu  de  repos  qu'elle  a'ait  ac- 
compli les  prophéties.  On  ne  voit  point  encore 
ces  petits  princes;  l'aîné  a  été  trois  jours  avec 
père  et  mère  ;  il  est  joli ,  mais  personne  ne  l'a 
vu.  Je  vous  embrasse ,  ma  chère  enfant.  Je  sau- 
rai ce  qu'on  peut  faire  pour  votre  ami  qui  a  si 
généreusement  assassiné  un  homme.  Adieu,  ma 

fille ,  je  vous  embrasse  avec  une  tendresse  sans 

m 

égale  :  la  vôtre  me  charme;  j'ai  le  bonheur  de 
croire  que  vous  m'aimez. 

'  Toutefois  Jean  Sobieski  fiit  élu  roi  de  Pologne  lé  36  mat 
iuinuBt  D,  P. 


ni.  19 


2cp  LETTRES 


•— e»o»»>g»— K 


LETTRE  CCCLIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GEIGNAIT. 

A  Paris,  vendredi  5  janvier  i674« 

Il  y  a  aujourd'hui  un  an  que  nous  soupâmes 
chez  l'évêque  ^  ;  vous  soupez  peut-être  à  l'heure 
qu'il  est  chez  l'intendant^;  vous  n'y  ferez  pas,  à 
mon  avis,  débauche  de  sincérité  :  tout  ce  que 
vous  mandez  sur  cela  à  Corbinelli  et  à  moi  est 
admirable.  Mon  ame  vous'remercie  de  la  bonne 
opinion  que  vous  avez  d'elle,  de  croire  qu'elle 
ait  horreur  des  vilains  procédés  ;  vous  ne  vous 
êtes  point  trompée;  ceux  de  l'évêque  m'épou- 
vantent. 

M.  de  Grignan  a  raison  de  dire  que  madame 
de  Thianges  ne  met  plus  de  rouge  et  cache  sa 
gorge;  vous  avez  peine  à  la  reconnoître  avec  ce 
déguisement  ;  mais  rien  n'est  plus  vrai.  Elle  est 
souvent  avec  madame  de  Longueville,  et  tout-à- 
fait  dans  le  bel  air  de  la  dévotion  ;  elle  est  tou- 
jours de  très -bonne  compagnie,  et  n'est  pas 
solitaire.  J'étois  l'autre  jour  auprès  d'elle  à  dîner; 
un  laquais  lui  présenta  un  grand  verre  de  vin  de 

'  Toussaint  de  Forbin-de-Janson ,  évéque  de  Marseille. 
*  M.  Rouillé  de  Mêlai ,  intendant  de  Provence. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      9.91 

liqueur  ;  elle  me  dit  :  Madame ,  ce  garçon  ne  sait 
pas  que  je  suis  dévote  ^  Cela  nous  fit  rire.  Elle 
parla  fort  naturellement  de  ses  bonnes  intentions 
et  de  son  changement;  elle  prend  garde  à  ce 
qu'elle  dit  du  prochain  ;  et  quand  il  lui  échappe 
quelque  chose ,  elle  s'arrête  tout  court ,  et  fait  un 
cri  en  détestant  la  mauvaise  habitude.  Pour  moi, 
je  la  trouve  plus  aimable  qu'elle  n'étoit.  On  veut 
parier  que  la  princesse  d'Harcourt  ne  sera  pas 
dévote  dans  un  an ,  à  cette  heure  qu'elle  est  dame 
du  palais,  et  qu'elle  remettra  du  rouge;  car  ce 
rouge,  c'est  la  loi  et  les  prophètes  :  c'est  sur  ce 
rouge  que  roule  tout  le  christianisme.  Pour  la  du- 
chesse d'Aumont,  son  attrait  la  porte  à  ensevelir 
les  morts  :  on  dit  que  sur  la  frontière ,  la  duchesse 
de  Charost  lui  tuoit  les  gens  avec  des  remèdes 
mal  composés*,  et  que  l'autre  les  venoit  promp- 
tement  ensevelir.  La  marquise  d'Uxelles  est  très- 
bonne  à  entendre  sur  tout  cela ,  mais  la  Marans 

'  Madame  de  Caylus ,  dans  ses  Souvenirs ,  dit  que  madame  de 
Thianges ,  avant  d'être  dévote,  aimoit  beaucoup  la  table ,  et  qu'elle 
dit  la  première  qu'on  n'y  vieillit  point.  Avant  çUe ,  Tacite  a  dit 
que  les  festins  rendent  le  vice  aimable  et  réveillent  les  passions. 
Madame  de  Thianges,  avec  beaucoup  d'esprit,  ne  faisoit  donc 
que  rajeunir  cette  pensée.  G,  D.  S.  G. 

*  S'il  faut  en  croire  Bussy ,  elle  rendoit  d'autres  services  aux 
vivants.  Quant  à  la  duchesse  de  Charost ,  fille  du  surintendant 
Fouquet ,  elle  tenoit  apparemment  ses  recettes  de  sa  grand'mère , 
dont  nous  avons  un  recueil  imprime  en  deux  volumes,  sous  le 
titre  de  Remèdes  domestiques  de  madame  Fouquet,  A,  G. 

19. 


igat  LETTRES 

est  plus  que  très-bonne.  J'ai  rencontré  madalne 
de  Schomberg,  qui  m'a  dit  très -sérieusement 
qu'elle  étoit  du  premier  ordre,  et  pour  la  retraite?, 
et  pour  la  pénitence ,  n'étàtit  d'aucune  sorte  de 
société ,  et  refusant  même  lies  amusements  de  la 
dévotion;  enfin  c'est  ce  qui  s'appelle  adorer  Dieu 
en  esprit  et  en  vérité ,  dans  la  simplicité  de  la 
première  église'. 

Les  daines  du  palais  sont  dans  une  grande  su- 
jétion; le  roi  s'en  est  expliqué,  et  veut  que  la 
reine  en  soit  toujours  entourée.  Madame  de  Ri- 
chelieu, quoiqu'elle  ne  serve  plus  à  table,  est  tou- 
jours au  dîner  de  la  reine,  avec  quatre  dames  qui 
sont  de  garde  tour-à-tour.  La  comtesse  d'Ayen* 
est  la  sixième ,  elle  a  grand  peur  de  cet  attache- 
ment, et  d'aller  tous  les  jours  à  vêpres,  au  ser- 
mon ou  au  salut  :  ainsi  rien  n'est  pur  en  ce 
monde.  Quant  à  la  marquise  de  Castelnau ,  elle 

'  Il  est  difficile  de  discourir  en  moins  de  plirases ,  et  ayec  une 
plus  aimable  philosophie,  sur  le  masque  dévot,  la  dernière  res- 
source des  charmes'  usés ,  des  grandeurs  blasées ,  des  ambitions 
trompées.  Le  badinage  si  varié  dans  cette  tirade  est  véritablement 
un  trait  de  mœurs  qui  soulève  le  prisme  des  illusions  de  Fhy- 
pocrisie  pour  en  faire  rejaillir  ce  mélange  de  religion ,  de  galan- 
terie ,  de  dignité ,  de  foiblesse ,  que  Fauteur  du  grand  siècle 
découvre  dans  le  cceur.  de  Louis  %ÏV,  et  qu'empruntoient  les 
courtisans  pour  caresser  Tamour-propre  du  maître  et  toucher  la 
vanité  de  ses  maîtresses.  G,  D,  S^  G, 

^  Marie  -  Françoise  de  Boumonville  ,  depuis  maréchale  de 
Noailles.  Z).  p/ 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      2^3 

est  blanche ,  fraîche  et  consolée.  IJ Eclair  %  à  ce 
qu'on  dit ,  n'a  fait  que  changer  d'appartement , 
dont  le  premier  étage  est  fort  mal  content.  Ma- 
dame de  Louvigny  ne  paroît  pas  assez  aise  de 
sa  bonne  fortune ,  on  ne  sauroit  lui  pardonner 
de  ne  pas  adorer  son  mari  comme  au  commen- 
cement ;  voilà  la  première  fois  que  le  public 
s'est  scandalisé  d'une  pareille  chose.  Madaçae  de 
Brissac  est  belle,  et  loge  toujours  avec  l'ombre 
de  la  princesse  de  Conti*;  elle  esX  en  arbitrage 
avec  son  père,  et  rs^vit  le  cœur  de  ce  pauvre  M.  d'Or- 
messon,  qui  dit  q'avpir  jamais  vu  une  femme 
si  honnête  ni  si  franche.  Madame  de  Coêtquen  est 
tout  ainsi  que  vous  l'avez  vue;  elle  a  fait  faire 
une  jupe  de  velours  noir  avec  de  grosses  bro- 
deries d'or  et  d'argent ,  et  un  manteau  de  tissu , 
couleur  de  feu ,  or  et  argent  ;  cet  habit  coûte  des 
sommes  immenses;  et  quand  elle  a  été  bien  res- 
plendissante ,  on  l'a  trouvée  mise  comme  une  co- 
médienne ;  et  on  s'est  si  bien  moqué  d'elle ,,  qu'elle 
n'ose  plus  le  remettre.  La  Manierosa  est  un  peu 
fâchée  de  ne  pas  être  dame  du  palais;  madame 
de  Duras ,  qui  ne  veut  point  de  cet  honneur ,  se 
moque  d'elle.  La  Troche  est  telle  que  vous  l'avez 
vue,  très  -  passionnée  pour  tous  vos   intérêts; 
ùiais  je  ne  puis  assez  vous  dire  de  quelle  ma- 

'  Chiflre  qui  peut  désigner  le  marquis  de.  Termes.  G.  D,  S.  G 
*  Voyez  la  lettre  du  5  février  167a. 


294  LETTRES 

nière  madame  de  La  Fayette  et  M.  de  La  Roche- 
foucauld sont  vifs  pour  tout  cejini  vous  touche. 
Nous  fûmes  voir^^hier  M  de  Turenne,  qui  nous 
reçut,  madame  de  La  Fayette  et  moi,  avec  un 
excès  de  civilité  ;  il  parla  extrêmement  de  vous' 
et  de  vos  victoires  que  le  chevalier  de  Grignan 
lui  avoit  contées  ;  il  vous  auroit  offert  son  épée, 
s'il  en  étoit  encore  besoin  :  il  croit  partir  dans 
trois  jours.  Mon  fils  partit  hier  avec  bien  du 
chagrin  ;  je  n'en  avois  pas  moins  d'un  voyage  si 
mal  placé  et  si  désagréable  par  toutes  sortes  de 
raisons.  M.  de  La  Trousse,  ne  s'en  ira  que  lundi. 
Corbinelli  est  très-souvent  avec  moi  ;  il  m'est  bon 
partout. 

-M.  le  dauphin  voyait  l'autre  jour  madame  de 
Schomberg  ;  on  lui  contoit  comme  son  grand-père 
(  Louis  XIII)  en  avoit  été  amoureux;  il  demanda 
tout  bas  :  Combien  en  a-t-elle  eu  d'enfants  ?  On 
l'instruisit  des  modes  de  ce  temps-là  ^.  On  a  vu 

'  Ployez  la  lettre  de  Bussy  à  madame  de  Sévigné,  i3  octobre 
i655. 

*  Madame  de  Schomberg ,  dont  on  parle  ici ,  mère  du  maré- 
chal alors  viyant,  avoit  singulièrement  plu  au  roi  Louis  XHI 
lorsqu'elle  n'étoit  encore  que  fille  d'honneur  sous  le  nom  de  ma- 
demoiselle d*Hautefort.  La  galanterie  du  roi  étoit  si  peu  exigeante 
qu'^e  en  plaisantoit  elle-même,  et  disoit  qu'il  ne  lui  parloit  que 
de  chiens  9  d'oiseaux  et  de  chasse.  Elle  étoit  belle  et  sage.  .Elle 
s'attacha  à  la  reine  Anne  d'Autriche  ,  partagea  ses  disgrâces  du 
vivant  de  Louis  XIII ,  puis  se  brouilla  avec  elle  pendant  la  ré- 
gence, pour  avoir  parlé  franchement  contre  les  Màzarin.  A,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      296 

sourdement  M.  le  duc  du  Maine ,  mais  non;  pas 
encore  chez  la  reine  ;  il  étoit  en  carrosse,  et  il  ne 
voit  que  père  et  mère  seulement  Le  chevalier 
de  Châlillon  n'est  plus  à  mettre  en  concurrence , 
sa  fortune  est  faite;  Monsieur  a  mieux  aimé 
lui  donner  la  charge  de  capitaine  de  ses  gardes , 
qu'à  mademoiselle  de  Grancey  celle  de  dame 
d  atour.  Ce  jeune  hqmme  a  donc  la  charge  de 
Vaillac ,  et  seroit  un  fort  bon  parti.  On  dit  que 
Vaillac  prend  celle  d'Albon ,  et  que  d'Albon  sort; 
mais  rien  n'est  sûr  que  le  premier  article,  sur 
lequel  je  ne  veux  pas  dire  un  mot  davantage. 

Je  fus  voir  l'autre  jom*  la  pauvre  madame  Ma- 
tarel  ^ ,  elle  pensa  fondre  en  larmes  ;  pietoso 
pianse  al  suo  pianto.  Je  vous  ai  mandé  la  fin  de 
nos  états,  et  comme  ils  ont  racheté  les  édits  de 
deux  millions  six  cent  mille  livres,  et  autant 
pour  le  don  gratuit  ;  c'est  cinq  millions  deux 
cent  mille  livres;  et  nous  avons  percé  la  nue  du 
cri  de  Vive  le  roi!  nous  avons  fait  des  feux  de 
joie  et  chanté  le  Te  Deum  de  ce  que  Sa  Majesté 
a  bien  voulu  prendre  cette  somme.  La  pauvre 
Sanzei  a  la  rougeole  bien  forte  ;  c'est  un  feu  qui 
passe  vite,  mais  qui  fait  peur  par  la  violence 
dont  il  est.  Je  ne  vois  pas  bien  par  où  l'on  peut 

'  Epouse  du  trésorier  des  états  de  Bourgogne.  (  Voyez  la  date 
du  8  juillet  1676.  On  y  voit  Penautier  accusé  d'avoir  fait  empoi- 
sonner Matarel.  )  G.  D,  S.  G. 


296  LETTRES 

demander  la  grâce  de  cet  honnête  homme  dont 
l'assassinat  est  si  noir  :  les  criminels  qui  sont  dé- 
livrés à  Rouen  ne  sont  point  de  cette  qualité; 
c'est  le  seul  crime  qui  est  réservé  ;  Beuvron  l'a 
dit  à  l'abbé  de  Grignan.  On  a  tantôt  dénigré  les 
dames  du  palais  d'une  manière  qui  m'a  fait,  rire  ; 
je  disois,  comme  Montaigne  :  Vengeons-nous  à 
en  médire  :  il  est  pourtant  vrai  que  leur  sujétion 
est  excessive.  On  dit  toujours  que  M.  le  prince 
part  lundi.  Ce  même  jour,  M.  de  Saint -Luc 
épouse  mademoiselle  de  Pompadour  :  voilà  de 
quoi  je  ne  me  soucie  point  du  tout.  Adieu,  ma 
très-aimable  enfant  ;  voici  une  lettre  qui  devient 
trop  longue,  je  la  finis  par  la  raison  qu'il  faut 
que  tout  prenne  fin.  J'embrasse  Grignan ,  et  le 
supplie  de  m'excuser  si  j'ai  ouvert  la  lettre  de 
madame  de  Guise;  j'ai  voulu  voir  son  style  ;  m'en 
voilà  contente  pour  jamais.  Guilleragues  disoit 
hier  que  Pellisson  abusoit  de  la  permission  qu'ont 
les  hommes  d'être  laids'. 

'  Pellisson,  Tun  des  plus  beaux  génies  et  des  plu^  polis  écri- 
vains du  dix-septième  siècle ,  avoit  été  défiguré  par  la  petitcrvérole  ; 
ce  qui  donna  lieu  à  ce  bon  mot  de  M.  de  Guilleragues,  si  piq^ant 
dans  sa  nouveauté. qu'il  est  devenu  proverbial.  G.  Z>.  4^.  G,  ' 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE.      297 


LETTRE  CCCLIV. 

DE  UJLDJL^tE  DE  SIÉVIGNJÉ  A  MADAME  DE  GRIGJ^AN. 

A  Paris  ,  lundi  8  janvier  1674- 

Je  n'ai  jamais  vu  de  si  aimables  lettres  que  les 
vôtres,  ma  très-chère  Comtesse  ;  je  viens  d'en  lire 
une  qui  me  charme  :  je  vous  ai  ouï  dire  que 
j'avois  une  manière  de  tourner  les  moindres,  cho- 
ses ;  yrainjent ,  ma  fille ,  c'est  bien  vous  qui  l'avez  : 
il  y  a  cinq  ou  six  endroits  dans  votre  dernière 
lettre  qui  sont  d'un  éclat  et  d  un  agrément  qui 
ouvrent  le  cœur.  Je  ne  sais  par  où  commencer 
à  vous  y  répondre. 

J'ai  envie  de  vous  parler  de  votre  beau  soleil 
et  de  vos  jolies  promenades  ;  vous  avez  raison  de 
4ire  que  je  suis  remariée  en' Provence,  j'en  ferai 
un  de  mes  pays,  pourvu  que  vous  n'effaciez 
pas  celui-ci  du  nombre  des  vôtres.  Vous  me  dites 
mille  douceurs  sur  le  commencement  de  Tannée; 
rien  ne  peut  me  flatter  davantage;  vous  m'êtes 
toutes  choses ,  et  je  ne  suis  appliquée  qu'à  faire 
que  tout  le  monde  ne  voie  pas  toujours  à  quel 
point  cela  est  vrai.  J'ai  passé  le  commencement 
de  cette  année  assez  brutalement;  je  ne  vous  ai 


298  LETTRES 

dit  quun  pauvre  mot;  mais  comptez,  mon  en- 
fant ,  que  cette  année ,  et  toutes  celles  de  ma  vie 
sont  à  vous  ;  c'est  un  tissu ,  c'est  une  vie  tout 
entière  qui  vous  est  dévouée  jusqu'au  dernier 
soupir.  Vos  moralités  sont  admirables  :  il  est 
vrai  que  le  temps  passe  partout;  et  passe  vite  : 
vous  criez  après  lui,  parce  quil  vous  emporte 
toujours  quelque  chose  de  votre  belle  jeunesse; 
mais  il  vous  en  reste  beaucoup  :  pour  moi ,  je  le 
vois  courir  avec  horreur,  et  m'apporter  en  pas- 
sant l'affreuse  vieillesse,  les  incommodités,  et 
enfin  la  mort^  Voilà  de  quelle  couleur  sont  les 
réflexions  d'une  personne  de  mon  âge  :  priez 
Dieu ,  ma  fille ,  qu'il  m'en  fasse  tirer  la  conclu- 
sion que  le  christianisme  nous  enseigne. 

Ce  grand  voyage  de  M.  le  prince  et  de  M.  de 
Turenne  pour  aller  dégager  M.  de  Luxembourg 
est  devenu  à  rien  ;  on  dit  qu'on  ne  part  plus ,  et 
que  l'armée  de  M.  de  Monterei  a  fait  la  retirote  : 
voilà  le  même  mot  qtie  dit  avant-hier  Sa  Majesté; 
c'est-à-dire,  que  cette  armée  s'est  trouvée  incom- 
modée ,  et  que  voilà  celle  de  M.  de  Luxembourg 
dégagée.  Il  n'y  a  que  mon  fils  de  parti;  je  n'ai 
jamais  vu  une  prudence ,  une  prévoyance ,  une 
impatience  comme  la  sienne  :  il  prendra  la  peine 
de  revenir;  cela  n'est  rien.  Tous  les  autres  guer- 
riers sont  ici.  M.  de  Turenne  en  a  beaucoup  ra- 

Elle  n'avoit  cepeadant  que  qiiarante-liuit  ans.  M. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       299 

mené;  M.  de  Luxembourg  amènera  le  reste.  Les 
dames  du  palais  sont  réglées  à  servir  par  se- 
maine :  cette  sujétion  d'être  quatre  pendant  le 
dîner  est  une  merveille  pour  les  femmes  grosses  ; 
il  y  aura  toujours  des  sages -femmes  à  tous  les 
voyages.  La  maréchale  d'Humières  '  est  bien  em- 
barrassée d'être  debout  avec  celles  qui  sont  as- 
sises :  si  elle  boude ,  elle  fera  mal  sa  cour ,  car 
le  roi  veut  de  la  soumission.  Je  crois  qu'on  -s'en 
fait  un  jeu  chez  Quanto^^a  (madame  de  Mort" 
tespan)  ;  il  est  très-sûr  qu'en  certain  lieu  on  ne 
veut  séparer  aucune  femme  de  son  mari ,  ni  de 
ses  devoirs  ;  on^  n'aime  pas  le  bruit ,  à  moins 
qu'on  ne  le  fasse.  On  ne  voit  point  encore  les 
nouveaux  princes  ;  il  y  en  a  eu  à  Saint-Germain , 
mais  ils  n'ont  pas  paru.  Il  y  a  des  comédies  à  la 
cour ,  et  un  bal  toutes  les  semaines.  On  man- 
que de  danseuses.  Le  roi  dansera,  et  Monsieur 
mènera  mademoiselle  de  Blois  ^  pour  ne  pas 
mener  Mademoiselle^,  qu'il  laisse  à  M.  le  dau- 
phin. On  joue  jeudi  Topera^,  qui  est  un  prodige 
de  beauté  :  il  y  a  des  endroits  de  la  musique  qui 

-  '  Louise-Ântoinette-Tkérèse  de  La  Châtre  ,  maréchale  d'Hu- 
mières, ne  fut  duchesse  qu'en  1690.  D,  P,    • 

'  Marie-Aime  de  Bourbon  ,  mariée  depuis,  en  1680,  à  Louis- 
Armand  de  Bourbon  ,  prince  de  Conti.  Z>!  P, 

Fille  de  Monsieur,  depuis  reine  d'Espagne  en  1679.  D,  P, 

^  Cadmus  et  Hermione ,  excellent  opéra  de  Quinault ,  musique  de 
Lully. 


3oo  LETTRES 

m'ont  déjà  fait  pleurer  ;  je  ne  suis  pas  seule  à 
ne  les  pouvoir  soutenir  ;  l'ame  de  madame  de  La 
Fayette  en  est  tout  alarmée. 

Je  vois  souvent  Corbinelli  ;  il  est  votre  adora- 
teur ,  et  comprend  bien  aisément  les  sentiments 
que  j'ai  pour  vous  :  je  l'en  aime  encore  mieux. 
J'estime  fort  Barbantane  ';  c'est  un  des  plus  braves 
bommes  du  monde ,  d'une  valem*  romanesque , 
dont  j'ai  ouï  parler  mille  fois  à  Bussy  qui  étoit  son 
ami  ;  ils  sont  frères  d'armes.  Madame  de  Sanzei 
a  encore  la  rougeole ,  mais  sur  la  fin.  Coulanges 
(son  frère  )  ne  l'a  point  quittée.  Madame  de  Cou- 
langes  est  chez  madame  de  Bagnols,  qui  est  dans 
notre  grande  maison.  J'ai  le  cœur  serré  à  n'en 
pouvoir  plus,  quand  je  suis  dans  cette  grande 
chambre  où  j'ai  tant  vu  ma  très-chère  et  très^ 
aimable  enfant  ;  il  ne  me  faut  guère  toucher 
sur  ce  sujet  pour  me  toucher  au  vif.  J'espère  des 
nouvelles  de  votre  paix.  Justitia  et  pax  osculatœ 
sunt:  savez -vous  le  latin?  Vous  êtes  trop  plait 
santé.  Adieu ,  ma  fille ,  adieu ,  la  chère  tendresse 

'  Bussy ,  dans  ses  Mémoires ,  raconte  une  grande  extravagance 
de  ce  Barhantane ,  gentilhomme  de  Pi^ovence.  Cétoît  en  1 647  y 
au  siège  de  Lérida  :  il  entra  dans  une  vieille  église ,  déterra  un 
cadavre  bien  conservé ,  l'amena  au  milieu  de  ses  jeunes  camarades 
qui  faisoient  la  débauche  ;  l'un  deux  prit  le  mort  par  l'autre  main 
et  ils  se  mirent  à  le  faire  danser.  Un  duel  où  l'un  des  convives  fut 
tué ,  interrompit  cette  orgie ,  qui  n'en  continua  pas  moins ,  après 
qu'on  eut  plaint  le  vaincu.  A.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       3oi 

de  mon  cœur,  vous  n'êtes  oubliée  en  aucun  lieu. 
Votre  frère  est  très-persuadé  de  votre  amitié  ;  il 
vous  aime  de  passion,  à  ce  qu'il  dit,  et  je  le 
crois. 

Lundi ,  après  avoir  envoyé  mon  paquet  à  la  poste. 

Voilà  M.  d'Hacqueville  qui  entre,  et  qui  m'ap- 
prend une  nouvelle  que  nous  voulons  que  vous 
sachiez  cet  ordinaire  :  c'est  que  M.  le  garde-des- 
sceaux'  est  chancelier  :  personne  ne  doute  que 
ce  ne  soit  pour  donner  les  sceaux  à  quelque 
autre;  c'est  une  'nouvelle  que  l'on  saura  dans 
quatre  jours  ;  elle  est  d'importance,  et  sera  d'un 
grand  poids  pour  le  côté  qu'elle  sera. 

M.  le  prince  part  dans  deux  jours ,  et  M.  de 
Turenne ,  même  avec  la  goutte ,  pour  s'avancer 
à  leur  rendez-vous  de  Charleroi.  Il  n'est  point 
vrai  que  M.  de  Monterei  se  soit  retiré,  ni  que 
M.  de  Luxembourg  soit  dégagé  :  ainsi  nous  vous 
6tons  cette  fausse  nouvelle  pour  vous  remettre 
dans  la  vraie. 

'  Etienne  (T Aligre ,  fils  d*£tienne  d'Aligre ,  aussi  chancelier  de 
France.  D,  P, 


«  / 


3o2  LETTRES 


LETTRE  CCCLV. 

DE  MADAME  DE  SÉVIG^i   A    MADAME  DE  GRIGNAIÎ. 

APariSy  vendredi  la  janyier  i674< 

Voilà  donc  votre  paix  toute  faite.  L'arche- 
vêque de  Reims  et  Brancas  avoient  reçu  leurs 
lettres  plus  tôt  que  moi,  et  M.  de  Pomponne 
me  mandoit  encore  cette  grande  nouvelle  de  Saint- 
Germain  ;  de  sorte  que  j'étois  comme  une  igno- 
rante; mais  enfin  me  voilà  instruite.  Je  vous 
conseille,  ma  fille,  de  vous  comporter  selon  le 
temps  ;  et  puisque  le  roi  veut  que  vous  soyez 
bien  avec  l'évêque  ;  il  faut  lui  obéir.  Mais  par- 
lons de  Saint-Germain;  j'y  fus  il  y  a  trois  jours. 
J'allai  d'abord  chez  M.  de  Pomponne ,  qui  n'a- 
voit  pu  encore  demander  votre  congé  ;  c'est  au- 
jourd'hui qu'il  le  doit  envoyer.  Je  lui  fis  part 
de  quelques  endroits  de  votre  lettre,  dont  le 
goût  ne  se  passe  point  ;  vraiment  il  est  resté  à 
M.  de  Pomponae  une  idée  si  parfaite  et  si  avan- 
tageuse de  mademoiselle  de  Sévigné,  qu'il  ne 
peut  s'empêcher  d'en  reparler  quasi  toutes  les 
fois  qu'il  me  voit  :  ce  discours  nous  amuse,  il 
m'attendrit,  et  son  imagination  est  réjouie.  Nous 
allâmes  chez  la  reine;  j'étois  afec  madame  de 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      3o3 

Chaulnes ,  il  n'y  eut  que  pour  moi  à  parler  ;  et 
quels  discours  !  La  reine  dit ,  sans  hésiter  ,  qu'il 
y  avoit  trois  ans  que  vous  étiez  partie,  et  quil 
falloit  revenir.  Nous  fûmes  ensuite  chez  madame 
Colbert ,  qui  est  extrêmement  civile ,  et  sait  très- 
bien  vivre.  Mademoiselle  de  Blois  ^  dansoit;  c'est 
un  prodige  d'agrément  et  de  bonne  grâce  ;  Desairs 
dit  qu'il  n'y  a  qu'elle  qui  le  fasse  souvenir  de 
vous  ;  il  me  prenoit  pour  juge  de  sa  danse ,  et 
c'étoit  proprement  mon  admiration    que  l'on 
vouloit;  elle  l'eut  en  vérité  tout  entière.^  La  du- 
chesse de  La  Vallière  y  était ,  elle  appelle  sa  fille 
mademoiselle^  et  la  princesse  l'appelle  belle  fha- 
man.  M.  de  Vermandois  y  étoit  aussi.  '€)n  ne  voit 
point  encorjB  d'autres  enfants.  Nous  allâmes  voir 
Monsieur  et  Madame;  vous  n'êtes  point  oubliée 
de  Monsieur  ,  et  je  lui  fais  toujours  vos  très- 
humbles  remerciements.  Je  trouvai  Vivofnne  qui 
me  dit  :  Maman  mignonne j  embrassez ,  je  vous 
prie,  le  gouverneur  de  Champagne*.  Et  qui  est- 
il,  luidis-je?  C'est  moi,  reprit-il.  Et  qui  vous 
l'a  dit  ?  C'est  le  roi  qui  vient  de  me  l'apprendre 
tout-à4'hem?e.  Je  lui  en   fis  mes  comphments 
tout  chauds.  Madame  la  comtesse  (  de  Soissons  ) 
Tespéroit  pour  son  fils.  On  ne  parle  point  d'ôter 

'  Fille  de  madame  de  La  Vallière ,  elle  ayoit  été  élevée  par  ma- 
dame Colbert.  A,  G.  '  • 

*  Ce  gouYernement  yaquoit  par  la  mort  d'Eugène-Maurice  de 
Sayoie ,  comte  de  Soissons ,  arrivée  le  7  juin  i6y3,  D.  P. 


3o4  LETTRES 

les  sceaux  à  M.  le  chancelier  '  :  le  bon  homole 
fut  si  surpris  de  se  voir  chancelier  encore  par- 
dessus ,  qu'il  crut  qu'il  y  avoit  quelque  anguille 
sous  roche  ;  et ,  ne  pouvant  pas  comprendre  ce 
surcroît  de  dignité^  il  dit  au  roi:  Sire,  est-ce 
que  Votre  Majesté  m'ôte  les  sceaux  ?  Non ,  lui 
dit  le  roi,  dormez  en  repos,  M.  le  chancelier  : 
et  en  effet ,  on  dit  qu'il  dort  quasi  toujours.  On 
philosophe ,  et  on  demande  pourquoi  cette  aug^ 
mentation. 

M.  le  prince  partit,  il  y  a  deux  jours ,  et  M.  de 
Turenne  part  aujourd'hui.  Ecrivez  un  petit  mot 
à  Brancas,  pour  vous  réjouir  que  sa  fille  soit 
chez  la  reine  :  il  en  a  été  fort  aise.  La  Troche 
vous  rend  mille  grâces  de  votre  souvenir  ;  son 
fils  a  encore  assez  de  nez  pour  en  perdre  la  moi- 
tié au  premier  siège ,  sans  qu'il  y  paroisse.  On 
dit  que  la  Rosée  *  a  commencé  à  se  détraquer 
avec  le  Torrent;  et  qu'après  le  siège  de  Maês- 
tricht  elles  se  lièrent  d'une  confidence  récipro- 
que, et  voyoient  tous  les  jours  de  leur  vie  le  Feu 

'  Etienne  d'Aligre  fat  garde-des-sceaùx  en  1673 ,  après  la  mort 
du  chancelier  Séguier,-  et  chancelier  de  France  en  janvier  1674. 

D.P, 

'  La  rosée ,  le  torrent ,  le  /eu ,  la  neige ,  etc.  sont  des  chiffres 
entre  la  mère  et  la  fille. 

Ces  chiffres  ne  désignent  pas  toujours  les  mêmes  personnes; 
dans  cet  endroit ,  il  semble  que  âiadame  de  Montespan  est  le  tor- 
rent;  madame  de  La  Vallière ,  la  rosée ,  le  roi  est  le /eu,  et  la  neige 
figure  la  reine.  j4.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       3or» 

et  la  Neige  :  vous  savez  que  tout  cela  ne  peut 
pas  ^  être  long  -  temps  ensemble ,  sans  faire  de 
grands  désordres ,  ni  sans  qu'on  s'en  aperçoive. 
La  Grêle  ^  me  paroît,  dans  votre  réconciliation , 
comme  un  homme  qui  se  confesse,  et  qui  garde 
un  gros  péché  sur  sa  conscience  :  peut-on  appe- 
ler autrement  le  tour  qu'il  vous  a  fait!  cepen- 
dant les  bonnes  têtes  disent,  il  faut  parler,  il  faut 
demander,  on  a  du  temps,  c'est  assez  :  mais 
n'admirez-vous  point  le  fagotage  de  mes  lettres? 
Je  quitte  un  discours,  on  croit  en  être  dehors, 
et  tout  d'un  coup  je  le  reprends,  versi  scioltL 
Savez-vous  bien  que  le  marquis  de  Cessac  est 
ici ,  qu'il  aiu-a  de  l'emploi  à  la  guerre,  et  qu'il 
verra  peut-être  bientôt  le  roi.  C'est  la  prédesti- 
nation toute  visible. 

Nous  parlons  tous  les  jours ,  Corbinelli  et  moi , 
de  la  Providence;  et  nous  disons  qu'il  y  a  ce 
que  vous  savez  ,  jour  pour  jour  ,  heure  pour 
heure,  que  votre  vojage  est  résolu.  Vous  êtes 
bien  aise  que  ce  ne  soit  pas  votre  affaire  de  ré- 
soudre; car  une  résolution  est  quelque  chose 
d'étrange  pour  vous ,  c'est  votre  bête  :  je  vous 
ai  vue  long-temps  à  décider  d'une  couleur;  c'est 
la  marque  d'une  ame  trop  éclairée  ,  et  qui  , 
voyant  d'un  coup  -  d'œil  toutes  les  difficultés , 
demeure  en  quelque  sorte  suspendue  comme  le 

'  Apparemment  révoque  de  Marseille,  déjà  désigné  sous  ce  chiffre. 

m.  'lo 


3o6  LETTRES 

tombeau  de  Mahomet;  tel  étoit  M.  Bignon,  le 
plus  bel  esprit  de  son  siècle  :  pour  moi,  qui  suis 
le  plus  petit  du  mien,  je  hais  l'incertitude,  et 
j'aime  qu'on  me  décide.  M.  de  Pomponne  me 
marque  que  vous  avez  aujourd'hui  votre  congé  : 
vous  voilà  par  conséquent  en  état  de  faire  tout 
ce  que  vous  voudrez ,  et  de  suivre  ou  de  ne  pas 
suivre  le  conseil  de  vos  amis. 

On  assure  que  M.  de  Turenne  n'est  pas  parti , 
et  qu'il  ne  partira  pas ,  parce  que  M.  de  Mon- 
terei  s'est  enfin  retiré ,  et  que  M.  de  Luxem- 
bourg s'est  dégagé,  à  la  faveur  de  cinq  ou  six 
mille  hommes  que  M.  de  Schomberg  a  rassem- 
blés ,  et  avec  lesquels  il  harceloit  si  fort  M.  de 
Monterei ,  qu'il  l'a  obligé  de  retirer  ses  troupes. 
On  doit  envoyer  à  M.  le  prince  pour  le  faire  re- 
venir,, et  tous  nos  pauvres  amis  :  voilà  les  nou- 
velles d'aujourd'hui.  Le  bal  fut  fort  triste,  et 
finit  à  onze  heures  et  demie.  Le  roi  menoit  la 
reine;  M.  le  dauphin.  Madame;  Monsieur,  Ma- 
demoiselle; M.  le  prince  de  Conti ,  la  grande 
Mademoiselle  ;  M.  le  comte  de  La  Roche-sur- 
Yon,  mademoiselle  de  Blois,  belle  comme  un 
ange ,  habillée  de  velour  noir  avec  des  diamants 
et  un  tablier  et  une  bavette  de  point  de  France. 
La  princesse  d'Harcourt  étoit  pâle  '  comme  le 
commandeur  de  la  comédie  (  du  Festin  de  Pierre), 

*  Elle  ne  inettoit  point  de  rouge.  D.  V. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      307 

M.  de  Pomponne  m'a  priée  de  dîner  demain 
avec  lui  et  Despréaux,  qui  doit  lire  sa  Poétique. 

LETTRE  CCCLVI. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGl^T^  A  MADAME  DE  GRIGJN^AK. 

A  Paris,  lundi  iS  janvier  1674* 

J'allai  donc  dîner  samedi  chez  M.  de  Pom- 
ponne ,  comme  je  vous  avois  dit  ;  et  puis ,  jus- 
qu'à cinq  heures,  il  fut  enchanté,  enlevé,  trans- 
porté de  la  perfection  des  vers  de  la  Poétique  de 
Despréaux,  DHacqueville  y  étoit  ;  nous  parlâ- 
mes deux  ou  trois  fois  du  plaisir  que  j'aurois  de 
vous  la  voir  entendre.  M.  de  Pomponne  se  sou- 
vient d'un  jour  que  vous  étiez  petite  fille  chez 
mon  oncle  de  Sévigné;  vous  étiez  derrière  une 
vitre  avec  votre  frère,  plus  belle,  dit -il,  qu'un 
ange;  vous  disiez  que  vous  étiez  prisonnière, 
que  vous  étiez  une  princesse  chassée  de   chez 
son  père  :  votre  frère  étoit  beau  comme  vous  : 
Vous  aviez  neuf  ans  :  il  me  fît  souvenir  de  cette 
journée  ;  il  n'a  jamais  oublié  aucun  moment  où 
il  vous  ait  vue  ;  il  se  fait  un  plaisir  de  vou*  re- 
voir ,  qui  me  paroît  le  plus  obligeant  du  monde. 
Je  vous  avoue ,  ma  très  -  aimable  chère  ' ,  que  je 

'  Expression  singulièi^e ,  dit  GrotiTeile,  qni  date  du  temps  des 
Précieuses.  Chère  étoit  le  nom  qu'elles  se  donnoient  entre  elles ,  et 


3o8  LETTRES 

couve'  une  grande  joie  ;  mais  elle  n'éclatera  point 
que  je  ne  sache  votre  résolution. 

M.  de  Villars  est  arrivé  d'Espagne;  il  nous  a 
conté  mille  choses  fort  amusantes  des  Espa- 
gnoles. J'ai  vu  enfin  la  Marans  dans  sa  cellule; 
je  disais  autrefois  dans  sa  loge  :  je  la  trouvai  fort 
négligée;  pas  un  cheveu,  une  cornette  de  vieux 
point  de  Venise,  un  mouchoir  noir,  un  manteau 
gris  effacé,  une  vieille  jupe;  elle  fut  aise  de  me 
voir,  nous  nous  embrassâmes  tendrement;  elle 
n'est  pas  fort  changée  :  nous  parlâmes  de  vous 
d'abord;  elle  vous  aime  autant  que  jamais,  et 
me  paraît  si  humiliée,  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de 
ne  pas  l'aimer.  Il  fut  question  ensuite  de  sa  dé- 
votion; elle  me  dit  qu'il  étoit  vrai  que  Dieu  lui 
avoit  fait  des  grâces ,  dont  elle  a  une  sensible 
reconnaissance  :  ces  grâces  ne  sont  rien  du  tout 

que receyoient  les  hahitués  de  ruelles,  les  amis,  les  amants  qu'on 
appeloit  aussi  Alcovîstes.  {Voyez  le  Commentaire  de  ^ref  sur  Molière.) 
A  l'égard  de  cette  expressiou  ma  très-aimabU  chère ,  fort  peu  en  har- 
monie avec  les  règles  de  la  logique ,  nous  ne  partageons  pas  l'opi- 
nion de  M.  de  Monmerqué.  Il  étoit  plus  simple  de  n'en  rien  dire 
du  tout ,  plutôt  que  de  faire  l'apologie  d'un  mauvais  exemple.  Un 
éditeur  plus  sage  dit  :  qui  peut  douter  que  madame  de  Sévigné, 
avec  sa  plume  prompte  et  dégagée ,  ne  risquât  souvent  des  tours 
(ie  phrases  peu  autorisés  ?  L'histoire  de  la  langue  paroît  intéressée 
à  ce  qu'on  conserve  ces  vestiges  de  son  perfectionnement  pro- 
gressif, tandis  que  l'intérêt  de  la  grammaire  n'en  sauroit  être  com- 
promis^ Il  y  auroit  donc  de  l'indiscrétion  à  sacrifier  la  règle  pour 
des  essais  senjiblables ,  et  auxquels  la  témérité  a  moins  de  part  que 
je  hasard  ,  quaçd  pn  écrit  à  cours  de  plume.  G.  />.  S,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       309 

qu'une  grande  foi,  un  tendre  amour  de  Dieu, 
et  une  horreur  pour  le  monde  :  tout  cela  joint 
à  une  si  grande  défiance  d'elle-même  et  de  ses 
foiblesses,  qu'elle  est  persuadée  que,  si  elle  pre- 
noit   l'air   un   moment,  cette   grâce   si   divine 
s'évaporeroit.  Je  trouvai  que   c'étoit  une  fiole 
d  essence  qu'elle  conservoit  chèrement  dans  la 
solitude  :   elle  croit  que  le  monde  lui  feroit 
perdre  cette  liqueur  précieuse,  et  même  elle 
craint   le    tracas   de   la   dévotion.   Madame   de 
Schomberg  dit  qu'elle  est  une  vagabonde  au 
prix  de  madame  de  Marans;  cette  humeur  sau- 
vage que  vous  connoissiez  s'est  tournée  en  pas- 
sion pour  la  retraite;  le  tempérament  ne  se  change 
pas;  elle  n'a  pas  même  la  folie,  si  commune  à 
toutes  les  femmes,  d'aimer  leur  confesseur  :  elle 
n'aime  point  cette  liaison;  elle  ne  lui  parle  qu  à 
confesse  :  elle  va  à  pied  à  sa  paroisse,  et  lit  tous 
nos  bons  livres;  elle  travaille;  elle  prie  Dieu;  ses 
heures  sont  réglées;  elle  mange  quasi  toujours 
dans  sa  chambre  :  elle  voit  madame  de  Schom- 
berg à  de  certaines  heures  :  elle  hait  autant  les 
nouvelles  du  monde  qu'elle  les  aimait;  elle  ex- 
cuse autant  le  prochain  qu'elle  l'accusoit;  elle 
aime  autant  le  Créateur  qu'elle  aimait  la  créa- 
ture :  nous  rîmes  fort  de  ses  manières  passées  ; 
nous  les  tournâmes  en  ridicule  :  elle  n'a  point 
le  stylé  des  sœurs  Colettes;  elle  parle  fort  sincè- 


3iQ  LETTRES 

rement  et  fort  agréablement  de  son  état  :  j'y  fus 
deux  heures;  on  ne  s'ennuie  point  avec  elle;  elle 
se  mortifie  de  ce  plaisir,  mais  c'est  sans  affecta- 
tion :  enfin  elle  est  bien  plus  aimable  qu'elle  n'é- 
tait. Je  ne  pense  pas,  mon  enfant,  que  vous  vous 
plaigniez  que  je  ne  vous  mande  point  de  détails. 
Je  reçois  tout  présentement  votre  lettre  du  7. 
Je  vous  avoue,  ma  très-chère,  qu'elle  me  comble 
d'une  joie  si  vive,  qu'à  peine  mon  cœur,  que 
vous  connoissez,  la  peut  contenir;  il  est  sensible 
à  tout,  et  je  le  haïrais,  s'il  étoit  pour  mes  inté- 
rêts, comme  il  est  pour  les  vôtres.  Enfin,  ma 
fille,  vous  venez,  c'est  tout  ce  qui  peut  m'être 
le  plus  agréable  :  mais  je  m'en  vais  vous  dire  à 
mon  tour  une  chose  à  quoi  vous  ne  vous  atten- 
dez point;  c'est  que  je  vous  jure  et  vous  pro- 
teste devant  Dieu ,  que  si  M.  de  La  Garde  n'avait 
trouvé  votre  voyage  nécessaire,  et  qu'en  effet  il 
ne  le  fut  pas  pour  vos  affaires,  jamais  je  n'aurois 
ipis  en  compte ,  au  moins  pour  cette  année ,  le 
désir  de  vous  voir,  ni  ce  que  vous  devez  à  la 
tendresse  infinie  que  j'ai  pour  vous  :  je  sais  la 
réduire  à  la  droite  raison,  quoi  qu'il  m'en  coûte; 
et  j'ai  quelquefois  de  la  force  dans  ma  foiblesse, 
comme  ceux  qui  sont  les  plus  philosophes.  Après 
cette  déclaration  sincère,  je  ne  vous  cache  point 
que  je  suis  pénétrée  de  joie,  et  que  la  raison  se 
rencontrant  avec  mes  désirs,  je  suis,  à  Theure 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       3ii 

que  je  vous  écris,  parfaitement  contente;  et  je 
ne  vais  être  occupée  qu'à  vous  bien  recevoir. 
Savez-vous  bien  que  la  chose  la  plus  nécessaire , 
après  vous  et  M.  de  Grignan ,  ce  serait  d'amener 
M.  le  coadjuteur?  Peut-être  n'aurez -vous  pas 
toujours  La  Garde;  et  s'il  vous  manque,  vous 
savez  que  M.  de  Grignan  n'est  pas  sur  ses  in- 
térêts comme  sur  ceux  du  roi  son  maître  :  il  a 
une  religion  et  un  zèle  pour  ceux-ci  qui  ne  peut 
se  comparer  qu'à  la  négligence  qu'il  a  pour  les 
siens.  Quand  il  veut  prendre  la  peine  de  parler, 
il  fait  très-bien;  personne  ne  peut  tenir  sa  place; 
c'est  ce  qui  fait  que  nous  le  souhaitons.  Vous 
n'êtes  point  sur  le  pied  de  madame  de  Calvisson  ', 
pour  agir  toute  seule  :  il  vous  faut  encore  huit 
ou  dix  années  ;  mais  M.  de  Grignan ,  vous ,  et 
M.  le  coadjuteur ,  voilà  ce  qui  seroit  d'une  uti- 
lité admirable.  Le  cardinal  de  Retz  arrive  ;  il 
sera  ravi  de  vous  voir  :  ma  fille ,  quelle  joie  ! 
mais  ,  sur  toutes  choses ,  ne  vous  faites  point  de 
bravoure  ridicule  ;  ne  nous  donnez  point  d'un 
pont  d'Avignon  ni  d'une  montagne  de  Tarare  ; 
venez  sagement;  c'est  à  M.  de  Grignan  que  je 
recommande  cette  barque  ;  c'est  lui  qui  m'en 
répondra.  J'écris  à  M.  le  coadjuteur,  pour   le 
conjurer  de  venir  :  il  nous  facilitera  l'audience 
de  deux  ministres ,  il  soutiendra  l'intérêt  de  son 

*  Grouvelle  ^rrit  Cauvisson. 


3ïîi  LETTRES  . 

frère.  M.  le  coadjuteur  est  hardi ,  il  est  heureux; 
vous  vous  donnez  de  la  considération  les  uds 
aux  autres:  je  parlerois  d'ici  à  demain  là-dessus: 
j'en  écris  à  M.  l'archevêque  :  gagnez  cela  sur  le 
coadjuteur ,  et  faites-lui  tenir  ma  lettre. 

M.  le  prince  revient  de  trente  lieues.  M.  de 
Turenne  n'est  point  parti.  M.  de  Monterei  s'est 
retiré.  M.  de  Luxembourg  est  dégagé.  Mon  fils 
sera  ici  dans  deux  jours.  Depuis  vingt- quatre 
heures ,  on  a  volé  dans  la  chapelle  de  Saint-Ger- 
main la  lampe  d'argent  de  sept  mille  francs ,  et 
six  chandeliers  plus  hauts  que  moi  ;  voilà  une 
extrême  insolence*  :  on  a  trouvé  des  cordes  du' 
côté  de  la  tribune  de  madame  de  Richelieu  :  on 
ne  comprend  pas  comment  cela  s'est  pu  faire, 
il  y  a  des  gardes  qui  vont  et  viennent ,  et  tour- 
nent toute  la  nuit. 

Savez-vous  que  l'on  parle  de  la  paix?  M.  de 
Chaulnes  arrive  de  Bretagne ,  et  repart  pour 
Cologne. 

^  Saint-Simon  et  Dangeau  rapportent  un  vol  fait  à  Versailles, 
long-temps  après ,  et  qui  étoit  encore  plus  extraordinaire.  On  en- 
leva dans  une  nuit  toutes  les  crépines  et  franges  d'or,  du  grand  ap-i 
partement  depuis  la  galerie  jusqu'à  la  chapelle.  Quelques  perquisi- 
tions qu'on  fit,  on  ne  trouva  aucune  trace  du  vol.  Mais  cinq  ou 
six  jours  après ,  le  roi  étant  à  souper ,  un  énorme  paquet  tomba 
tout-à-coup  sur  la  table  à  quelque  distance  de  lui  :c'é4oient  les  franges 
volées  avec  un  billet  attaché  sur  le  paquet  où  on  lut  ces  mots  :  Bon^ 
temps  f  je  te  l'ends  la  frange,  la  peine  passe  le  profit;  fais  mes  baise» 
mains  au  roi.  A,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE.      3i3 

D£    M.    DE    GORBINELLI. 

Mademoiselle  de  Méri  ne  peut  pas  encore  vous 
écrire.  Le  rhume  l'accable ,  et  je  lui  ai  promis 
de  vous  le  mander.  Venez ,  Madame ,  tous  vos 
amis  font  des  cris  de  joie,  et  vous  préparent  un 
triomphe.  M.  de  Coulanges  et  moi,  nous  songeons 
aux  couplets  qui  l'accompagneront. 


»•••• 


LETTRE  CCCLVII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  M.  LE  COMTE  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  ce   i5  janvier  1674. 

Je  reconnois  bien ,  mon  cher  Comte ,  votre 
politesse  ordinaire ,  et  la  bonté  de  votre  cœur , 
qui  vous  rend  sensible  à  toute  la  tendresse  du 
mien  ;  je  sens  avec  plaisir  toutes  les  douceurs 
de  votre  aimable  lettre  ;  et  ce  n'est  point  pour 
les  payer  que  je  vous  jure  que  ,  pour  ma  seule 
considération ,  j'aurois  cédé  cette  année  aux  rai- 
sons de  ma  fille ,  si  l'intérêt  de  vos  affaires  n'avoit 
décidé.  Vous  connoissez  M  de  La  Garde,  et  comme 
il  seroit  d'humeur  à  vous  déranger  tous  deux, 
s'il  n'étoit  question  que  du  plaisir  de  venir  me 
voir  :  il  a  été  persuadé  et  l'est  plus  que  jamais, 
de  la  nécessité  de  votre  voyage  ;  vous  seul  avez 


3i4  LETTRES 

bonne  grâce  à  parler  au  roi  de  vos  affaires  ;  ma- 
dame de  Grignan  tiendra  sa  place  d'une  autre 
manière ,  et  si  vous  pouviez  amener  M.  le  coad- 
juteur,  votre  troupe  seroit  complète  :  voilà  mon 
sentiment  et  celui  de  tous  vos  amis  ;  M.  de  Pom- 
ponne est  du  nombre ,  et  sera  très-aise  de  vous 
voir  tous.  Au  reste ,  c'est  à  vous  que  je  confie 
la  conduite  du  chemin  :  n'allez  point  en  carrosse 
sur  le  bord  du  Rhône  ;  évitez  une  eau  qui  est  à 
une  lieue  de  Montélimart  :  cette  eau,  ce  n'est 
que  le  Rhône,  où  ils  firent  entrer  mon  carrosse 
l'année  dernière;  mes  cheveaux  nageoient  agréa- 
blement :  au  nom  de  Dieu,  ne  vous  moquez  pas 
de  mes  précautions  :  ce  n'est  qu'avec  de  la  sa- 
gesse et  de  la  prévoyance  qu'on  voyage  bien. 
Adieu,  mon  cher  Comte  ;  je  puis  donc  espérer 
de  vous  embrasser  bientôt  :  quelle  obligation  ne 
vous  ai-je  point  ?  Si  j'ai  pour  vous  une  véritable 
amitié ,  et  une  inclination  naturelle ,  vous  savez 
bien  au  moins  que  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui. 


»9»g»W»»«»9»«^»#a» 


LETTRE  CCCLVIII. 

DE  MA.DAME  DE  SE  VIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  vendredi  19  janvier  167 4» 

Je  serois  bien  fâchée ,  ma  fille,  qu'aucun  cour- 
rier fût  noyé  ;  ils  vous  portent  tous  des  lettres 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE.       3ir> 

et  des  congés  qu'il  faut  que  vous  receviez.  Vous 
êtes  admirable  de  vous  souvenir  de  ce  que  j'ai 
dit  de  cette  Durance.  Pour  moi ,  je  n'oublie  rien 
de  tout  ce  qui  a  seulement  rapport  à  vous  :  ju- 
gez donc  si  je  me  souviens  de  Nove  et  de  notre 
Espagnol,  et  de  nos  chartreux,  et  de  nos  chan- 
sons de  Grignan ,  et  de  mille  et  mille  autres  cho- 
ses !  Vous  voudriez  donc  que  je  visse  votre  cœur 
sur  mon  sujet  ;  je  suis  persuadée  que  j'en  serois 
contente;  vous  n'êtes  point  une  diseuse  y  vous 
êtes  assez  sincère  ;  et ,  en  un  mot ,  sans  étendre 
ce  discours  ,  que  je  rendrois  asiatique  si  je  vou- 
lois,  je  suis  assurée  que  vous  m'aimez  tendre- 
ment :  mais  vous  êtes  cruelle  de  recevoir  avec 
tant  de  chagrin  des  riens  que  je  donne  à  mes 
pichons;  je  vous  prie  de  n'en  plus  parler  ,  et  de 
songer  que  toute  ma  cassette  ne  valoit  pas  un 
des  petits  chariots  que  le  coadjuteur  leur  a  don- 
nés :  voilà  qui  est  donc  fini ,  et  qu'il  n'en  soit 
plus  question ,  s'il  vous   plaît ,  dans  ma  tutèle  ; 
c'est  tout  de  bon  que  je  m'en  vais  la  rendre  : 
mais  je  crains  vos  chicanes;  vous  trouverez  à  dire 
à  tout,  et  M.  de  Grignan  ne  songe ,  à  l'heure 
qu'il  est ,  qu'à  me  plaider  ;  je  vous  connois  tous 
deux ,  le  bien  Bon  en  tremble ,  et  se  prépare  à 
recevoir  un  affront  ;  il  meurt  d'envie  que  vous 
soyez  ici  :  je  l'aime  de  tout  mon  cœur,  car  tout 
roule  là-dessus.  M.  de  La  Garde  est  plusque  ja- 


3i6  LETTRES 

mais  persuadé  que  vous  ferez  tous  deux  des  mer-^ 
veilles  ici.  Il  voudroit,  aussi  bien  que  moi,  que 
le  coadjuteur  fut  du  voyage  ;  cela  seroit  digne 
de  son  amitié,  et  achèveroit  tout  ce  qu'il  a  si 
bien  fait  à  Lambesc  :  il  a  des  amis  et  de  la  consi- 
dération ;  il  parle  aux  ministres  ;  il  est  hardi ,  il 
est  heureux  ,  enfin  je  vous  en  écrivis  l'autre  jour 
amplement.  Nous  fîmes  le  discours  que  M.  de 
Grignan  doit  faire  au  roi  ;  il  a  un  style  propre 
pour  plaire  à  Sa  Majesté,  c'est-à-dire  doux  et 
respectueux  ;  le  vôtre  sera  un  peu  plus  animé  : 
enfin  nous  prîmes  tous  vos  tons ,  et  nous  trou- 
vâmes que  cela  composoit  ce  qui  est  nécessaire 
et  ce  qu'on  peut  souhaiter. 

Vous  savez  bien  que  M.  le  prince  est  revenu , 
et  que  voilà  qui  est  fait.  J'attends  mon  fils  à  tout 
moment.  Je  vous  ai  mandé  ce  vol  qu'on  a  fait 
dans  la  chapelle  de  Saint-Germain.  On  m'a  assuré 
que  le  roi  savoit  qui  étoit  le  voleur  ;  qu'il  avoit 
fait  cesser  les  poursuites  :  que  c'étoit  un  homme 
de  qualité,  mais  qui  n'étoit  pas  de  sa  maison.  La 
princesse  d'Harcourt  danse  au  bal,  et  même 
toutes  les  petites  danses  :  vous  pouvez  penser 
combien  on  trouve  qu'elle  a  jeté  le  froc  aux  or- 
ties ,  et  qu'elle  a  fait  la  dévote  pour  être  dame 
du  palais.  Elle  disoit ,  il  y  a  deux  jours ,  je  suis 
une  païenne  auprès  de  ma  sœur  d'Aumont  :  on 
trouve  qu  elle  dit  bien  présentement  ;  la  sœur 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      Siy 

d'Aumont  n'a  pris  goût  à  rien ,  elle  est  toujours 
de  méchante  humeur ,  et  ne  cherche  qu'à  enseve- 
lir des  morts.  La  princesse  d'Harcourt  n'a  point 
encore  mis  de  rouge  ;  elle  dit  à  tout  moment  : 
j'en  mettrai  si  la  reine  ou  monsieur  le  prince 
d'Harcourt  me  le  commandent  ;  la  reine  ne  lui 
commande  point ,  ni  le  prince  d'Harcourt ,  de 
sorte  qu'elle  se  pince  les  joues ,  et  l'on  croit  que 
M.  de  Sainte-Beuve  *  entrera  dans  ce  tempéra- 
ment. Voilà  bien  des  folies  que  je  ne  voudrois 
dire  qu'à  vous,  car  la  fille  de  Brancas  est  sacrée 
pour  moi:  je  vous  prie  que  cela  ne  retourne  ja- 
mais. Ces  bals  sont  pleins  de  petits  enfants;  ma- 
dame de  Montespan  y  est  négligée ,  mais  placée 
en  perfection  :  elle  dit  que  mademoiselle  de  Rou- 
vroi  est  déjà  trop  vieille  pour  danser  au  bal  '^ 
Mademoiselle,  mademoiselle  de  Blois,  les  pe- 
tites de  Piennes;  mademoiselle  de  Roquelaure 
(  un  peu  trop  vieille,  elle  a  quinze  ans),  ma- 
demoiselle de  Blois  est  un  chef  d'œuvre  :  le  roi 

'  Célèbre  docteur  de  la  maison  et  société  de  Sorbonne,  un  des 
plus  })al)iles  casuistes  et  des  plus  savants  théologiens  de  son  temps. 
Il  étoit  consulté  sans  cesse  par  les  prélats ,  les  princes  et  les  ma- 
gistrats ,  de  sorte  que  Ton  disoit  de  son  caliinet  ce  que  Cicéron  a 
dit  de  la  maison  d'un  célèbre  jurisconsulte ,  que  c'étoit  Toracle, 
non-seulement  de  toute  une  ville ,  mais  mémo  de  tout  un  royaume. 
Jacques  de  Sainte-Beuve  mourut  à  Paris,  le  i5  décembre  1677. 
On  a  de  lui  plusieurs  lK)ns  ouvrages  imprimés  et  en  manuscrits. 

G.  D.  S.  G. 

*  l'oyez  mademoiselle  deRouvroi ,  les  intrigues  sur  son  mariage, 
lettre  du  mercredi  la  juin,  1675. 


3i8  LETTRES 

et  tout  le  monde  en  est  ravi  ;  elle  vint  dire  au 
milieu  du  bal,  à  madame  de  Richelieu  :  Ma- 
dame, ne  sauriez- vous  me  dire  si  le  roi  est  con- 
tent de  moi  ?  Elle  passe  près  de  madame  de 
Montespan ,  et  lui  dit  :  Madame ,  vous  ne  regar- 
dez pas  aujourd'hui  vos  amies;  enfin,  avec  de 
certaines  chosettes  sorties  de  sa  belle  bouche , 
elle  enchante  par  son  esprit ,  sans  qu'on  croie 
qu'on  puisse  en  avoir  davantage.  Je  fais  répara- 
tion à  ma  grande  Mademoiselle  ,  elle  ne  danse 
plus^  Dieu  merci  ^  On  ne  voit  point  encore  les 
autres  enfants;  on  voit  un  peu  madame  Scarron. 
J'ai  eu  une  très  -  bonne  conversation  avec  le 
Brouillard  ;  elle  a  remonté  au  Dégel  (  ilf  "^  Scar- 
ron)j  et  peut-être  plus  haut  :  rien  n'est  plus  im- 
portant que  le  chemin  qui  vous  est  sûr  par  le 
Brouillard ,  qui  est ,  en  vérité  ,  tout  plein  de 
zèle  et  d'affection  pour  vous  :  ce  sera  là  une  de 
vos  affaires.  La  Feuille  est  la  plus  frivole  et  la 
plus  légère  marchandise  que  vous  ayez  jamais  vue  ; 
celui  qui  gouverne  le  tronc  de  son  arbre  s'en 
va  le  planter  pour  reverdir  ,  et  veut  se  dépêtrer 
de  ce  soin  qu'il  croit  au-dessous  de  lui,  et  ne 
veut  point  semer  en  terre  ingrate  ;  cet  Orage , 
je  pense  que  c'est  son  nom ,  est  dans  vos  intérêts 
plus  que  vous  ne  sauriez  croire  ^. 

*  Mademoiselle  de  Montpensier, 

^  Le  chevalier  Marins  de  Perriii  ne  hasarde  rien  sur  ces  chiffres  : 


DE   MADAME   DE   SÉVIGNÉ.      319 

L'abbé  de  Valbelle'  sort  d'ici;  il  m'a  conté 
qu'hier  à  la  messe,  Sa  Majesté,  d'un  air  riant, 
donna  à  ses  aumôniers  un  imprimé  qu'un  in- 
connu a  répandu  à  Saint-Germain ,  et  où  la  no- 
blesse supplie  le  roi  de  réformer  Timmodestie 
de  son  clergé,  qui  cause  et  parle  haut,  et  tourne 
le  dos  à  l'autel,  avant  que  Sa  Majesté  arrive  à  la 
chapelle;  et  de  leur  ordonner  d'être  au  moins, 
quand  il  n'y  a  que  Dieu  dans  la  chapelle,  comme 
quand  le  roi  y  est  entré  ;  cette  requête  est  ex- 
trêmement bien  faite;  les  prélats  en  sont  en 
furie,  surtout  quelques-uns  qui  prenoient  ce 
temps  pour  parler  de  bas  en  haut  aux  musi- 
ciens, au  grand  scandale  de  l'église  gallicane.  Il 
m'a  dit  encore  que  l'archevêque  de  Reims  rom- 
poit  à  feu  et  à  sang  avec  le  coadjuteur,  s'il  ne 
venait  avec  vous.  Ce  que  Ton  a  jugé  en  Langue- 
doc vous  doit  être  bon,  selon  toutes  les  règles; 

le  brouillard  y  le  dégel  ^  la.  feuille ,  l'orage.  Grouvelle  croit  les  de- 
viner ;  il  dit  :  on  a  TU  plus  haut  que  le  dégel  otoit  madame  Scarron  ; 
et  ii  ajoute  :  Je  crois  que  le  brouillard  est  madame  de  La  Fayette , 
et  Xw.  feuille  madame  de  Coulantes ,  toutes  deux  amies  de  madame 
Scarron.  Quand  à  C orage  c'est  apparemment  Tabbé  Téiu.  Le  dernier 
«'diteiir  pense  que  ce  dernier  chiffre  désigne  plutôt  Charles-Maurice 
I.c  Tellier,  archevêque  de  Reims,  frère  de  Louvois,  homme  vif, 
emporté,  brouillon,  et  dont  on  trouve  le  caractère  dans  la  lettre 
(lu  5  février  1674*  Toutes  ces  leçons  étant  incertaines,  il  n'en 
coûte  pas  plus  de  [içnser  que  Forage  peut  s'appliquer  au  ministre 
TiCmvoîs  avec  autant  do  vraisemblance.  C  D.  S.  G. 

*  Louis-Alphonse  de  Valiîellc  ,  aumônier  ordinaire  du  roi,  de- 
puis évéque  d'Aleth ,  et  Iransfén'-  dans  la  suite  à  Saint-Omer.  D.  P» 


S'20  LETTRES 

voilà  un  temps  favorable,  et  M.  de  Pomponne 
sera  toujours  pour  la  justice  :  c'est  tout  ce  que 
vous  demandez  pour  votre  hôtel-de-ville.  L'his- 
toire de  R est  plaisante  :  l'évêque  pesta,  jura, 

tempêta,  furibond  a,  et  fut  contraint  de  venir  à 
vous;  et  vous  fîtes  bien  de  donner  grâce. 

R ,  de  tes  conseib  Toilà  le  juste  fruit. 

N'est-ce  pas  cet  honnête  homme-là'? 

Voilà  Corbinelli  qui  vous  écrit  le  triomphe 
des  lieutenants  de  roi;  cette  décision  règle  toutes 
vos  affaires,  et  jamais  rien  n'a  été  si  favorable 
que  cette  conjoncture,  mais  apportez  bien  des 
paperasses  de  ce  que  vous  trouverez  sur  vos  re- 
gistres qui  vous  sera  avantageux  :  les  paroles 
servent  de  peu  quand  il  s*agit  de  prouver.  On  a 
admiré  ici  votre  honnêteté,  en  avouant  qu'avec 
de  méchants  cœurs  comme  ceux  de  ces  gens-là, 
on  perd  tout  par  être  généreux.  Je  suis  bien  ten- 
drement à  vous,  ma  très-aimable,  et  j'embrasse 
tout  autant  de  Grignan  qu'il  y  en  a  autour  de 
vous. 

DE  M.    DE  CORBINELLI. 

La  décision  contre  les  évêques  de  Languedoc, 
en  faveur  du  commissaire  du  roi,  est  un  bon 
titre  pour  celui  de  Provence.  Autre  victoire ,  au- 
tre triomphe,  autre  gloire  pour  nous,  et  nouveau 
chagrin  pour  nos  ennemis  :  tout  va  s'aplanir  in- 

'  Cétoit  un  greffier  des  états  de  Provence.  D.  P. 


DE  madame:   de   SÉVIGNÉ.      iii 

sensiblement;  et  si,  par  hasard,  il  faut  que  nous 
perdions  quelque  chose  en  Provence,  nous  le  re- 
couvrerons ici.  Venez  seulement,  et  nous  poli* 
tiquerons  d'un  air  à  faire  trembler  tout  ce  qui 
nous  hait.  Je  ne  sais  si  madame  votre  mère  vous 
a  fait  une  belle  peintiu-e  du  bal  de  Saint  -  Ger- 
main; mais  je  sais  bien  que  vous  ranimerez  tout 
par  votre  présence.  J'ai  admiré  ce  qui  s'est  passé 

dans  Taffaire  de  R Si  vous  aviez  retenu  mes 

leçons  touchant  les  générosités  de  province,  vous 
auriez  promis  votre  protection,  et  vous  auriez 
magnifiquement  manqué  à  votre  parole,  sous 
quelque  beau  prétexte.  Vous  oubliez  les  belles 
maximes  et  les  plus  sûres,  le  roi  vous  reprochera 
un  jour  cette  conduite;  vous  immolez  toute  la 
province  à  un  faux  éclat  d'honnêteté;  il  falloit 
dire  que  vous  ne  pouviez  accorder  cette  grâce 
en  conscience;  mais  l'ayant  accordée,  que  .ne  la 
révoquez-vous  sous  main;  que  ne  cherchez-Vous 
dans  les  mystères  de  la  politique,  une  trahison 
honnête  pour  faire  déposséder  le  greffier!  O 
belles  âmes,  indignes  de  régner  en  Provence! 


tir.  ui 


Saa  LETTRES 


LETTRE   CCCLIX. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

I 

A  Paris ,  lundi  2  a  janvier  1674. 

Je  ne  sais  si  l'espérance  de  vous  embrasser, 
qui  me  dilate  le  cœur,  me  donne  une  disposi-  . 
tion  tout  extraordinaire  à  la  joie  ;  mais,  il  est  vrai, 
ma  fille,  que  j'ai  extrêmement  ri  de  ce  que  vous 
me  dites  de  Pellisson  et  de  M.  de  Grignan'  : 
Corbinelli  en  est  ravi,  et  ceux  qui  verront  cet 
endroit  seront  heureux.  On  ne  peut  pas  se  mieux 
jouer  que  vous  faites  là -dessus,  ni  le  reprendre 
plus  plaisamment  en  deux  ou  trois  endroits  de 
votre  lettre;  fiez-vous  à  nous,  il  est  impossible 
d'écrire  plus  délicieusement  :  c'est  une  grande 
consolation  pour  moi  que  la  vivacité  de  notre 
commerce,  dont  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
•  d'exemple.  Vous  dites  trop  de  bien  de  mes  let- 
tres :  je  ne  trouve  à  dire  que  cela  dans  les  vôtres; 
cependant  je  vous  avoue,  voyez  quelle  bizarre- 
rie, que  je  meurs  d'envie  de  n'en  plus  recevoir; 
et,  en  disant  cela,  je  prétends  élever  bien  haut 
les  charmes  de  votre  présence. 

*  Il  s'agit  de  la  laideur  aimable  de  Pellisson  ,  qui  en  cela  ressem- 
Jjloit  à  M.  de  Grignan.  À.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNï:.       3!>3 

Ce  que  voiis  dites  au  sujet  de  la  Grêle  [Fé- 
péque  de  Marseille)^  qui  parle  seloh  ses  désirs 
et  selon  ses  vues,  sans  faire  aucune  attention, 
ni  sur  la  vérité,  ni  sur  la  vraisemblance,  est 
très-bien  observé.  Je  pense,  pour  moi,  qu'il  n'y 
a  rien  tel  que  d'être  insolent  :  ne  serait-ce  point 
là  comme  il  faut  être?  J'ai  toujours  haï  ce  style; 
mais,  s'il  réussit,  il  faut  changer  d'avis.  Je  prends 
l'affaire  de  votre  ami  Vassassinateur,  pour  la 
mettre  dans  mon  livre  de  V ingratitude;  je  la 
trouve  belle;  mais  ce  qui  me  frappe,  c'est  la  dé- 
licatesse de  cet  homme,  qui  ne  veut  pas  qu'on 
soit  amoureux  de  sa  mère,  et  qui  poignarde  son 
ami  et  son  bienfaiteur  :  les  consciences  de  Pro- 
vence sont  admirables.  Celle  de  la  Grêle  est  en 
miniature  sur  le  moule  de  celle-ci  :  ses  scru- 
pules,  ses  relâchements,  ses  propositions,  ses  op- 
positions; en  augmentant  et  noircissant  les  doses, 
on  en  feroit  fort  bien  votre  ami  le  scélérat. 

Ma  fille,  laissons  ce  discours  :  vous  venez  donc, 
et  j'aurai  le  plaisir  de  vous  recevoir,  de  vous  em- 
brasser et  de  vous  donner  mille  petites  marques 
de  mon  amitié  et  de  mes  soins  :  cette  espérance 
répand  une  douce  joie  dans  mon  cœur;  je  suis 
assurée  que  vous  le  croyez  et  que  vous  ne  crai- 
gnez point  que  je  vous  chasse.  J'ai  été  aujour- 
d'hui à  Saint -Germain;  toutes  les  dames  m'ont 
parlé  de  votre  retour.  I^a  comtesse  de  Oniche 


324  LETTRES 

iiji'a  priée  de  vous  dire  qu'eJJe  ne  vous  écrira 
point ,  puisque  vous  vene^  chercher  sa  réponse  : 
elle  est  au  dîner,  quoique  Andromaque  %•  la  r^inc 
l'a  voulu.  J'ai  (Joujc  vu  cette  scèae.  Le  roi  et  ]a 
reine  mangent  tristement.  Madame  de  Richelieu'* 
est  assise,  et  puis  les  dames,  selon  l^urs  dignités, 
les  unes  assises,  et  les  autres  debout;  celles  qui 
n'ont  poiat  dîqé  sont  prêtes  à  s'élancer  sur  \g!^ 
plats;  celles  qui  ont  dîné  ont  mal  au  cœur,  et 
sont  suffoquées  de  la  vapeur  des  viandes  :  ainsi 
cette  troupe  est  souffrante.  Madame  de  Crussol 
éjtpit  coiffée  dans  l'excès  de  la  belle  coiffiire  ;  /elle 
sera  pa^ée  mercredi  toute  de  rubis;  elle  ^  pns 
tous  ceux  de  M.  le  duc  et  de  madame  de  Me- 
cklenbourg.  Je  soupai  hier  chez  Gourville  avec 
cette  princesse  ;  madame  de  La  Fayette  et  M.  de 
La  RochejEbucauld  y  étaient  :  nous  é^i$âme$  le 
chapitre  de  l'AlLemagne,  sans  en  excepter  une 
seule  principauté.  Adieu,  m?t  dière  en&nt,  je 
vous  quitte  J)onr  canser  avec  d'HacqueviU^  et 
Çprbinelli  :  ils  ne  font  ppinjt  de  façon  de  Bd'in- 
Jerroflipre ,  piijisque  vous  allez  arriver^ 

Le  roi  a  donné  à  M.  le  comte  du  Vexin^  la 
charge  de  colonel- général  des  Suisses,  qu'avpit 

*  CTest-à-dire ,  quoique  en  habit  de  veuve.  D.  P, 

*  Daiï^e  d'honneur  de  la  reine-  D.  P. 

^  Louis-Osar  de  Bourbon ,  fils  de  madame  de  Montespan ,  n^ 
en   1672. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     3^5 

M.  le  comte  de  Soissons'.  C'est  M.  de  Louvois 
qui  l'exercera. 


f* 


LETTRE   CCCLX. 

J>£  MADAME  DE  SEVIGNE  A  MADAME  DE  GKIGNAN. 

A  Paris,  vendredi  a6  janvier  1674. 

D'Hacqueville  et  La  Garde  ^nt  totijours  per- 
suadés (|ue  vous  ne  saunez  mieux  faire  que  de 
venir  :  venez  donc,  mu  chère  enfant,  et  vous  fe- 
rez changer  toutes  choses  :  se  me  miras,  rfte  mi^ 
ton;  cela  est  divitiement  bien  appliqué  :  il  faut 
mettre  votre  cadran  au  soleil,  afin  qu'on  le  re- 
garde. Votre  intendant  ne  quittera  pas  sitôt  la 
Provence  :  il  a  mandé  à  M«  d'Herbigny  que  vous 
lui  faisiez  tort  de  croire  que  la  justice  seule  le 
mît  dans  vos  intérêts,  puisque  votre  beauté  et 
votre  mérite  y  avoient  part. 

Il  n'y  eut  personne  au  bal  de  mercredi  dét- 
nier  ;  le  roi  et  la  reine  avoient  toutes  les  pierre- 
ries de  la  couronne;  le  malheur  voulut  que  ni 
MoirsusuR,  ni  Madame,  ni  Mademoiselle,  ni  mes- 
dames de  Soubise ,  Sully,  d'Harcourt ,  Ventadour, 
Coëtquen,  Grancey,  ne  purent  s'y  trouver  par 

'  Eugène-Maurice  de  Savoie ,  comte  de  Soissons ,  mort  le  7  juin 
1673.  D.  P. 


3uti  LETTRES 

diverses  raisons;  ce  fut  une  pitié;  Sa  Majesté  en 
étoit  chagrine. 

Je  revins  hier  du  Mesnil,  où  j'étois  allée  pour 
voir  le  lendemain  M.  d'Andilly;  je  fus  six  heures 
avec  lui;  j'eus  toute  la  joie  que  peut  donner  la 
conversation  cTun  homme  admirable;  je  vis  aussi 
mou  oncle  de  Sévigné%  mais  un  moment.  Ce 
Port-Royal  est  une  Thébaïde;  c'est  un  paradis; 
c'est  un  désert  où  toute  la  dévotion  du  chris- 
tianisjne  s'est  rangée  ;  c'est  une  sainteté  répan- 
due dans  tout  le  pays  à  une  lieue  à  la  roiade;  il 
y  a  cinq  ou  six  solitaires  qu'on  ne  counoît  point, 
qui  vivent  comme  les  pénitents  de  Saint- Jean-. 
Climaquç;  les  religieuses  sont  des  anges  sur 
terre.  Mademoiselle  de  Vertus*  y  achève  sa  vie 
avec  des  doulçurs  inconcevables  et  une  résigna- 
tion extrême  :  tout  ce  qui  les  sert,  jusqu'aux 
charretiers,  aux  bergers,  aux  ouvriers,  tout  est 
modeste.  Je  vous  avoue  que  j'ai  été  ravie  de  voir 
cette  divine  solitude,  dout  j'avais  tant  ouï  par- 
ler; c'est  un  vallon  affreux,  tout  propre  à  inspi- 
rer le  goût  de  faire  sou  salut.  Je.  revins  coucher 
au  Mesnil,  et  hier  ici,  après  avoir  encore  em- 
brassé M.  d'Andilly  en  passant.  Je  crois  que  je 

*  M.  d'Andilly  et  M.  de  Sévigné  s*étoient  retires  depuis  plusieurs 
années  à  Port-Royal-des-Champs.  D,  P. 

"  Sœui*  de  madame  de  Moutbazon,   (  y  oyez  l'Histoire  de.  Jfortr 
iloval.  ) 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       327 

diiierai  demain  chez  M.  de  Pomponne;  ce  ne 
sera  pas ,  sans  parler  de  son  père  et  de  ma  fille  : 
voilà  deux  chapitres  qui  nous  tiennent  au  cœur- 
J'attends  tous  les  jours  mon  fils  ;  il  m'écrit  des 
tendresses  infinies;  il  est  parti  plus  tôt,  et  re- 
vient plus  tard  que  les  autres;  nous  croyons  que 
cela  roule  sur  une  amitié  qu'il  a  à  Sezanne;  mais  , 
comme  ce  n'est  pas  pour  épouser,  je  n'en  suis 
point  inquiète. 

Il  est  vrai  que  l'on  a  attaqué  M.  de  ViRars  et 
ses  gens  en  revenant  d'Espagne  :  c'-étaient  les 
gens  de  l'ambassadeur  {^d'Espagne)  qui  revenait 
de  France.  C'est  un  assez  ridicule  combat;  les 
maîtres  s'exposèrent,  on  tirait  de  tous  côtés;  il 
y  a  eu  quelques  valets  de  tués.  On  n'a  point  fait 
de  compliments  à  madame  deVillars;  elle  a  son 
mari,  elle  est  contente.  M.  de  Luxembourg  est 
ici;  on  parle  fort  de  la  paix,  c'est-à-dire  selon 
les  désirs  de  la  France,  plus  que  sur  la  disposi- 
tion des  affaires;  cependant  on  la  peut  vouloir 
de  telle  sorte  qu'elle  se  feroit^ 

J'espère,  ma  fille,  que  vous  serez  plus  con- 

'  Après  avoir  sacrifié  des  milliers  de  soldats  sur  la  brèche, 
épuisé  les  trésors  de  l'état ,  fatigué  la  nation  du  droit  illimité  de 
faire  du  mal ,  cette  guerre  finit  par  le  glorieux  traité  de  Nimègue, 
dont  les  avantages  ne  firent  malheureusement  qu'exalter  l'ambition 
et  l'orgueil  de  Louis  XIV ,  secondé  par  des  ministres  qui  ne  ré- 
voient que  destruction  et  triomphe,  afin  de  n'être  jamais  dessaisis 
de  l'autorité.  G.  D.  S.  G. 


3uti  LETTRES 

diverses  raisons;  ce  fut  une  pitié;  Sa  Majesté  eu 
étoit  chagrine. 

Je  revins  hier  du  Mesnil,  où  j'étois  allée  pour 
voir  le  lendemain  M.  d'Andilly;  je  fus  six  heures 
avec  lui;  j'eus  toute  la  joie  que  peut  donner  la 
conversation  d'uu  homme  admirable;  je  vis  aussi 
mou  oncle  de  Sévigné%  mais  un  moment.  Ce 
Port-Royal  est  une  Thébaïde;  c'est  un  paradis; 
c'est  un  désert  où  toute  la  dévotion  du  chris- 
tianistme  s'est  rangée  ;  c'est  une  sainteté,  répan- 
due dans  tout  le  pays  à  une  lieue  à  la  roiade;  il 
y  a  cinq  ou  six  solitaires  qu'on  ne  connoît  point, 
qui  vivent  comme  les  pénitents  de  Saint- Jean- 
Ciimaque;  les  religieuses  sont  des  anges  sur 
terre.  Mademoiselle  de  Vertus*  y  achève  ss^  vie 
avec  des  doulçurs  inconcevables  et  une  résigna- 
tion extrême  :  tout,  ce  qui  les  sert,  jusqu'aux 
charretiers,  aux  bergers,  aux  ouvriers,  tout  est 
modeste.  Je  vous  avoue  que  j.'ai  été  ravie  de  voir 
cette  divine  solitude,  dont  j'^avais  tant  ouï  par- 
ler; c'est  un  vallon  affreux,  tout  propre  à  inspi- 
rer le  goût  de  faire  sou  salut.  Je>  revins  coucher 
au  Mesnil,  et  hier  ici,  après  avoir  encore  em- 
brassé M.  d'Andilly  en  passant.  Je  crois  que  je 

*  M.  d'Andilly  et  M.  de  Sévigné  s'étoient  retires  depuis  plusieurs 
années  à  Port-Royal-des-Champs.  D.  P. 

"  Sœui*  de  madame  de  Moutbazon,  (  y  oyez  l'Histoire,  de.  fort- 
iloyal.  ) 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       327 

dînerai  demain  chez  M.  de  Pomponne;  ce  ne 
sera  pas  sans  parler  de  son  père  et  de  ma  fille  : 
voilà  deux  chapitres  qui  nous  tiennent  au  cœur- 
J'attends  tous  les  jours  mon  fils  ;  il  m'écrit  des 
tendresses  infinies  ;  il  est  parti  plus  tôt ,  et  re- 
vient plus  tard  que  les  autres  ;  nous  croyons  que 
cela  roule  sur  une  amitié  qu'il  a  à  Sezanne;  mais  , 
comme  ce  n'est  pas  pour  épouser,  je  n'en  suis 
point  inquiète. 

Il  est  vrai  que  l'on  a  attaqué  M.  de  ViRars  et 
ses  gens  en  revenant  d'Espagne  :  c'-étaient  les 
gens  de  l'ambassadeur  (^d'Espagne)  qui  revenait 
de  France.  C'est  un  assez  ridicule  combat;  les 
maîtres  s'exposèrent,  on  tirait  de  tous  côtés;  il 
y  a  eu  quelques  valets  de  tués.  On  n'a  point  fait 
de  compliments  à  madame  de  Yillars;  elle  a  son 
mari,  elle  est  contente.  M.  de  Luxembourg  est 
ici;  on  parie  fort  de  la  paix,  c'est-à-dire  selon 
les  désirs  de  la  France,  plus  que  sur  la  disposi- 
tion des  affaires;  cependant  on  la  peut  vouloir 
de  telle  sorte  qu'elle  se  feroit^ 

J'espère,  ma  fille,  que  vous  serez  plus  con- 

'  Après  avoir  sacrifié  des  miliieri»  de  soldats  sur  la  brèche, 
épuisé  les  trésors  de  l'état ,  fatigué  la  nation  du  droit  illimité  de 
faire  du  mal ,  cette  guerre  finit  par  le  glorieux  traité  de  Nimègue, 
dont  les  avantages  ne  firent  malheureusement  qu'exalter  l'ambitiou 
et  l'orgueil  de  Louis  XIV ,  secondé  par  des  ministres  qui  ne  ré- 
voient que  destruction  et  triomphe,  afin  de  n'être  jamais  dessaisis 
de  l'autorité.  G.  D.  S.  G. 


328  lettrï;.s 

tente  et  plus  décidée,  quand  vous  aurez  votre 
congé.  On  ne  doute  point  ici  que  votre  retour 
n'y  soit  très-bon  :  si  vous  n'étiez  bien  en  ce  pays , 
vous  vous  en  sentiriez  bientôt  en  Provence  :  se 
me  miras  y  me  miran;  rien  ne  peut  être  mieux 
dit,  il  en  faut  revenir  là.  M.  et  madame  de  Cou- 
langes,  la  Sanzei  et  le  bien, Bon  vous  souhaitent 
avec  impatience,  et  veulent  tous,  comme  moi, 
que  vous  ameniez  le  coadjuteur,  qui  vous  forti- 
fiera considérablement.  J'?d  fort  entretenu'  La 
Garde,  vous  ne  sauriez  trop  estimer  ses  conseils: 
il  parlait  l'autre  jour  à  Gordes  de  vos  affaires  ;  il 
les  sait,  et  les  range,  et  les  dit  en  perfection;  il 
donne  un  tour  admirable  à  tout  ce  qu'il  £aut 
dire  à  Sa  Majesté  :  vous  ne  pouvez  consulter  per-» 
sonne  qui  connpisse  mieux  ce  pays-ei  que  lui; 

On  est  toujours  charmé  de  mademoiselle  de 
Elois  et  du  prince  de  Conti.  D'Hacqueville  voua 
parlera  des  nouvelles  de  l'Europe,  et  comme 
l'Angleterre  est  présentement  la  grande  affaire. 
C'est  M.  le  duc  du  Maine  '  qui  a  les  Suisses  ;  ce 
n'est  plus  M.  le  comte  du  Vexin,  lequel  y  en  ré- 
compense, a  l'abbaye  de  Saint-Germain-d es-Prés. 

'  Louis- Auguste  de  Bourbon,  né  le  3 1  mars  1670.  Z>.  P, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       3a9 


f  <>»>«<i 


LETTRE  CCCLXI. 

DE  M.  DE  LAMOIGNON   A  M.  LE  COMTE  DE  GUITAUD*. 

A  Paris ,  ce  38  janvier  1674-  * 

J'ai  reçu  tant  de  marques  de  l'honneur  de 
votre  amitié ,  que  je  n'ai  pu  douter  que  vous 
n'ayez  bien  voulu  prendre  quelque  part  en  la 
joie  que  le  mariage  de  mon  fils  me  donne.  Cela 
n'est  pas  même ,  entre  vous  et  moi ,  aux  termes 
d'un  complimeïit  ordinaire ,  puisque  l'honneur 
que  mon  fils  a  de  vous  appartenir  d'une  alliance 
très-proche ,  fait  une  principale  partie  de  la  s^^ 
tisf action  que. je  reçois  en  cette  occasion,  et  quei 
d'ailleurs  vous  avez  agi  pour  ce  mariage  d'une 
manière  si  obligeante  pour  nous,  que  vous  le 
deyez  regarder  en  quelque  façon  comme  votre 
ouvrage.  Pour  moi ,  Monsieur ,  je  voudrois  vous 
pouvoir  offrir,  quelque  chose  de  nouveau  dans 
cette  rencontre  ;.  mais  je  vous  étois  déjà  acquis 

'  6-uillaame  de  Lamoignbn ,  reçu*  premier  président  au  parle- 
ment de  Paris  le  3  octobre  1-658. 

'  Cette  lettre  placée  à  son  ordre  de  date ,  étant  adressée  i  un 
ami  de  madame  de  Sérigné,  et  du  nombre  des  lettres  inédites  re- 
<:ueillies  par  Klosterman  dans  leS  archives  d'Époisses ,  ne  paroitra 
pohit  étrangère  à  cette  précieuse  correspondance,  dont  il  entre 
clans  notre  plan  de  ne  rien  perdre.  CFropriété  de  l'édittur.J 


332  LETTRES 

M.  de  Crussol  ',  qui  tient  le  premier  rang  pour 
les  bons  mots ,  disoit  en  regardant  sa  femme  ' 
plus  rouge  que  les  rubis  dont  elle  était  parée  : 
Messieurs ,  elle  n'est  pas  belle ,  mais  elle  a  bon 
visage. 

Votre  retour  est  présentement  une  nouvelle 
de  la  cour  ;  vous  ne  sauriez  croire  les  compli- 
ments que  Ton  m'en  fait.  Il  y  a  aujourd'hui  cinq 
ans,  ma  fille,  que  vous  fûtes  mariée.  Je  vous 
embrasse  avec  une  tendresse  infinie. 


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LETTRE   CCCLXIII. 

1>E  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRlGWAIÏr. 

A  Paris,  vendredi  :^ février  1674- 

Vous  me  paiî*lez  de  l'ordinaire  du  1 5 ,  et  pas 
u^iï  mot  du  lîi  que  vous  attendiez  avec  împa- 
iSence,  et  qui  vous  portoit  votre  congé;  mais 
puisque  vous  n'en  dîtes  rien ,  c'est  signe  que 
vôiis  l'avez  reçu.  Je  trouve  que  vous  ité  xàiïs 
pressez  point  assez  de  partir  :  tout  le  tnotide 
m'accable  de  me  demander  si  vous  êtes  partie , 
et-  quand  vous  arriverez  ;  je  ne  puis  rien  dire  de 
juste  ;  il  iùe  semble  que  vous  devez  être  à  Gri- 
gnan,  et  que, vous  en  partez  demain  où  lundi  : 
enfin  ,  ma  chère  enfant ,  je  rie  pense  qu'à  vous, 

*  Depuis  duc  d'Usez. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       333 

et  je  vous  suis  partout.  Je  vous  remercie  de 
l'assurance  que  vous  me  donnez  de  ne  vous  point 
exposer  en  carrosse  sur  les  bords  du  Rhône. 
Vous  voulez  prendre  la  Loire  ;  vous  saurez  mieux 
que  nous  à  Lyon  ce  qui  vous  sera  le  meilleur  : 
arrivez  en  bonne  santé ,  c'est  tout  ce  que  je  dé- 
sire ;  mon  cœur  est  fortement  touché  de  la  joie 
de  vous  embrasser.  Ira  au-devant  de  vous  qui 
voudra,  pour  moi  je  vous  attendrai  dans  votre 
chambre ,  ravie  de  vous  y  voir  ;  vous  y  trouve- 
rez du  feu,  des  bougies,  de  bons  fauteuils,  et 
un  cœur  qui  ne  sauroit  être  surpassé  en  ten- 
dresse pour  vous.  J'embrasserai  le  comte  et  le 
coadjuteur;  je  les  souhaite  tous  deux.  I^'arche- 
vêque  de  Reims  m'est  venu  voir ,  il  demande  le 
coadjuteur  à  cor  et  à  cri.  Vraiment  vous  êtes 
obligée  à  M.  de  Pomponne  de  la  charmante  idée 
qu'il  a  conservée  de  vous ,  et  de  l'envie  qu'il  a 
de  vous  voir.  Voilà  votre  petit-frère  qui  arrive  ; 
le  cardinal  de  Retz  me  fait  dire  qu'il  est  arrivé  : 
arrivez  donc  tous  à  la  bonne  heure.  Ma  chère  en- 
fant, je  suis  toute  àvous;  ce  n'est  point  pour  finir 
une  lettre ,  c'est  pour  dire  la  plus  grande  vérité 
du  monde,  et  celle  que  je  sens  le  mieux  dans 
mon  cœur.  Mademoiselle  de  Méri  ne  vous  écrit 
point  ;  on  commence  à  négliger  ce  commerce 
dans  l'espérailce  de  mieux.  Mon  fils  vous  em- 
brasse tendrement,  et  moi,  les  chers  Grignan. 


332  LETTRES 

M.  de  Crussol  ',  qui  tient  le  premier  rang  pour 
les  bons  mots ,  disoit  en  regardait  sa  femme  ' 
plus  rouge  que  les  rubis  dont  elle  était  parée: 
Messieurs ,  elle  n'est  pas  belle ,  mais  elle  a  bon 
visage. 

Votre  retour  est  présentement  une  nouvelle 
de  la  cour  ;  vous  ne  sauriez  croire  les  compli- 
ments que  l'on  m'en  fait.  Il  y  a  aujourd'hui  cinq 
ans,  ma  fille,  que  vous  fûtes  mariée.  Je  vous 
embrasse  avec  une  tendresse  infinie. 


>ai— *-<»»»*^»»»i»a*a*a>«i»><»»«a< 


LETTRE   CCCLXIII. 

1>E  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGWAW. 

A  Paris,  vendredi  :^ février  1674* 

Vous  me  pariez  de  l'ordinaire  du  1 5 ,  et  pas 
uit  mot  du  ïîi  que  vous  attendiez  avec  impa- 
tSence ,  et  qui  vous  portoit  votre  congé  ;  mais 
puisque  vous  n'en  dîtes  rien ,  c'est  signe  que 
vous  l'avez  reçu.  Je  trouve  que  vous  tiè  vous 
pressez  point  assez  de  partir  :  tout  le  mloïide 
m'accable  de  me  demander  si  vous  êtes  partie , 
et-  quand  vous  arriverez  ;  je  ne  puis  rien  dire  de 
juste  ;  il  rire  semble  que  vous  devez  être  à  Gri- 
gnah,  ei  que, vous  en  partez  démain  où  lundi  : 
enfin  ,  ma  chère  enfant ,  je  rie  pense  qu'à  vous, 

*  Depuis  duc  d'Usez. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       333 

et  je  vous  suis   partout.   Je  vous  remercie  de 
l'assurance  que  vous  me  donnez  de  ne  vous  point 
exposer  en  carrosse  sur  les  bords  du  Rhône. 
Vous  voulez  prendre  la  Loire  ;  vous  saurez  mieux 
que  nous  à  Lyon  ce  qui  vous  sera  le  meilleur  : 
arrivez  en  bonne  santé ,  c'est  tout  ce  que  je  dé- 
sire ;  mon  cœur  est  fortement  touché  de  la  joie 
de  vous  embrasser.  Ira  au-devant  de  vous  qui 
voudra ,  pour  moi  je  vous  attendrai  dans  votre 
chambre ,  ravie  de  vous  y  voir  ;  vous  y  trouve- 
rez du  feu ,  des  bougies ,  de  bons  fauteuils ,  et 
un  cœur  qui  ne  sauroit  être  surpassé  en  ten- 
dresse pour  vous.  J'embrasserai  le  comte  et  le 
coadjuteur;  je  les  souhaite  tous  deux.  L'arche- 
vêque de  Reims  m'est  venu  voir ,  il  demande  le 
coadjuteur  à  cor  et  à  cri.  Vraiment  vous  êtes 
obligée  à  M.  de  Pomponne  de  la  charmante  idée 
qu'il  a  conservée  de  vous ,  et  de  l'envie  qu'il  a 
de  vous  voir.  Voilà  votre  petit-frère  qui  arrive  ; 
le  cardinal  de  Retz  me  fait  dire  qu'il  est  arrivé  : 
arrivez  donc  tous  à  la  bonne  heure.  Ma  chère  en- 
fantée suis  toute  à  vous  ;  ce  n'est  point  pour  finir 
une  lettre ,  c'est  pour  dire  la  plus  grande  vérité 
du  monde ,  et  celle  que  je  sens  le  mieux  dans 
mon  cœur.  Mademoiselle  de  Méri  ne  vous  écrit 
point  ;  on  commence  à  négliger  ce  commerce 
dans  l'espérailce  de  mieux.  Mon  fils  vous  em- 
brasse tendrement,  et  moi,  les  chers  Grignan. 


332  LETTRES 

M.  de  Crussol  ',  qui  tient  le  premier  rang  pour 
les  bons  mots ,  disoit  en  regardant  sa  femme  ' 
plus  rouge  que  les  rubis  dont  elle  était  parée  : 
Messieurs ,  elle  n'est  pas  belle ,  mais  elle  a  bon 
visage. 

Votre  retour  est  présentement  une  nouvelle 
de  la  cour  ;  vous  ne  sauriez  croire  les  compli- 
ments que  Ton  m'en  fait.  Il  y  a  aujourd'hui  cinq 
ans,  ma  fille,  que  vous  futés  mariée.  Je  vous 
embrasse  avec  une  tendresse  infinie. 


»— *<»»»<«^»»»»a^«^»^»«»»^— #4 


LETTRE   CCCLXIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGWAWr. 

A  Paris,  yeudredi  î^ février  ^67 4- 

Vous  me  pariez  de  l'ordinaire  du  1 5 ,  et  pas 
uto  mot  du  lîi  que  vous  attendiez  avec  impa- 
tience ,  et  qui  vous  portoit  votre  congé  ;  mais 
puisque  vous  n'en  dîtes  rien ,  c'est  signe  que 
vous  Tavez  reçu.  Je  trouve  que  vous  itè  vous 
pressez  point  assez  de  partir  :  tout  le  monde 
m'accable  de  me  demander  si  vous  êtes  paitie , 
et-  quand  vous  arriverez  ;  je  ne  puis  rien  dire  de 
juste  ;  il  rire  semble  que  vous  devez  être  à  Gri- 
gnah,  et  que, vous  en  partez  démain  ou  lundi  : 
enfin  ,  ma  chère  enfant ,  je  rie  pense  qu'à  vous, 

*  Depuis  duc  d'Usez. 


»  / 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       333 

et  je  vous  suis  partout.  Je  vous  remercie  de 
l'assurance  que  vous  me  donnez  de  ne  vous  point 
exposer  en  carrosse  sur  les  bords  du  Rhône. 
Vous  voulez  prendre  la  Loire;  vous  saurez  mieux 
que  nous  à  Lyon  ce  qui  vous  sera  le  meilleur  : 
arrivez  en  bonne  santé ,  c'est  tout  ce  que  je  dé- 
sire ;  mon  cœur  est  fortement  touché  de  la  joie 
de  vous  embrasser.  Ira  au-devant  de  vous  qui 
voudra ,  pour  moi  je  vous  attendrai  dans  votre 
chambre ,  ravie  de  vous  y  voir  ;  vous  y  trouve- 
rez du  feu,  des  bougies,  de  bons  fauteuils,  et 
un  cœur  qui  ne  sauroit  être  surpassé  en  ten- 
dresse pour  vous.  J'embrasserai  le  comte  et  le 
coadjuteur  ;  je  les  souhaite  tous  deux.  I^'arche- 
vêque  de  Reims  m'est  venu  voir ,  il  demande  le 
coadjuteur  à  cor  et  à  cri.  Vraiment  vous  êtes 
obligée  à  M.  de  Pomponne  de  la  charmante  idée 
qu'il  a  conservée  de  vous ,  et  de  l'envie  qu'il  a 
de  vous  voir.  Voilà  votre  petit-frère  qui  arrive  ; 
le  cardinal  de  Retz  me  fait  dire  qu'il  est  arrivé  : 
arrivez  donc  tous  à  la  bonne  heure.  Ma  chère  en- 
fant, je  suis  toute  àvous  ;  ce  n'estpoint  pour  finir 
une  lettre ,  c'est  pour  dire  la  plus  grande  vérité 
du  monde ,  et  celle  que  je  sens  le  mieux  dans 
mon  cœur.  Mademoiselle  de  Méri  ne  vous  écrit 
point  ;  on  commence  à  négliger  ce  commerce 
dans  l'espérailce  de  mieux.  Mon  fils  vous  em- 
brasse tendrement,  et  moi,  les  chers  Grignan. 


3ati  LETTRES 

diverses  raisons;  ce  fut  une  pitié;  Sa  Majesté  en 
étoit  chagrine. 

Je  revins  hier  du  Mesnii,  où  j'étois  allée  pour 
voir  le  lendemain  M.  d'Andilly;  je  fus  six  heures 
avec  lui;  j'eus  toute  la  joie  que  peut  donner  la 
conversation  d'un  homme  admirable;  je  vis  aussi 
mon  oncle  de  Sévigné%  mais  un  moment.  Ce 
Port-Royal  est  une  Thébaïde;  c'est  un  paradis; 
c'est  un  désert  où  toute  la  dévotion  du  chris- 
tianistme  s'est  rangée;  c'est  une  sainteté  répan- 
due dans  tout  le  pays  à  une  lieue  à  la  ronde;  il 
y  a  cinq  ou  six  solitaires  qu'on  ne  connoit  point, 
•qui  vivent  comme  les  pénitents  de  Saint- Jean- 
Climaque;  les  religieuses  sont  des  anges  sur 
terre.  Mademoiselle  de  Vertus*  y  achève  sa  vie 
avec  des  doulçurs  inconcevables  et  une  résigna- 
tion extrême  :  tout  ce  qui  les  sert,  jusqu'aux 
charretiers ,  aux  bergers ,  aux  ouvriers ,  tout  est 
modeste.  Je  vous  avoue  que  j'ai  été  ravie  de  voir 
cette  divine  solitude,  dont  j'avais  tant  ouï  par- 
ler; c'est  un  vallon  af&eux,  tout  propre  à  inspi- 
rer le  goût  de  faire  soji  salut.  Je.  revins  coucher 
au  Mesnil,  et  hier  ici,  après  avoir  encore  em- 
brassé M.  d'Andilly  en  passant.  Je  crois  que  je 

*  M.  d'Andilly  et  M.  de  Sévigné  s'étoient  retirés  depub  plusieurs 
années  à  Port-Royal-des-Champs.  D.  P. 

*  Sœui*  de  madame  de  Moiitbazon,   (  Voyez  l'Histoire  de.  for^- 
iloval.  ) 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       327 

diiierai  demain  chez  M.  de  Pomponne;  ce  ne 
sera  pas ,  sans  parler  de  son  père  et  de  ma  fille  : 
voilà  deux  chapitres  qui  nous  tiennent  au  cœur- 
3'attends  tous  les  jours  mon  fils;  il  m'écrit  des 
tendresses  infinies  ;  il  est  parti  plus  tôt ,  et  re- 
vient plus  tard  que  les  autres  ;  nous  Croyons  que 
cela  roule  sur  une  amitié  qu'il  a  à  Sezanne;  mais  , 
comme  ce  n'est  pas  pour  épouser,  je  n'en  suis 
point  inquiète. 

Il  est  vrai  que  l'on  a  attaqué  M.  de  ViUars  et 
ses  gens  en  revenant  d'Espagne  :  c'-étaient  les 
gens  de  l'ambassadeur  (^d'Espagne)  qui  revenait 
de  France.  C'est  un  assez  ridicule  combat;  les 
maîtres  s'exposèrent,  on  tirait  de  tous  côtés;  il 
y  a  eu  quelques  valets  de  tués.  On  n'a  point  fait 
de  compliments  à  madame  deVillars;  elle  a  son 
mari,  elle  est  contente.  M.  de  Luxembourg  est 
ici;  on  parle  fort  de  la  paix,  c'est-à-dire  selon 
les  désirs  de  la  France,  plus  que  sur  la  disposi- 
tion des  affaires;  cependant  on  la  peut  vouloir 
de  telle  sorte  qu'elle  se  feroit'. 

J'espère,  ma  fille,  que  vous  serez  plus  con- 

'  Après  avoir  sacrifié  des  milliers  de  soldats  sur  la  brèche, 
épuisé  les  trésors  de  l'état ,  fatigué  la  uatiou  du  droit  illimité  de 
faire  du  mal ,  cette  guerre  finit  par  le  glorieux  traité  de  Nimègue, 
dont  les  avantages  ne  firent  malheureusement  qu'exalter  l'ambition 
et  rorgueil  de  Louis  XIV ,  secondé  par  des  ministres  qui  ne  ré- 
voient que  destruction  et  triomphe,  afin  de  n'être  jamais  dessaisis 
de  l'autorité.  G.  D.  S.  G. 


328  LETTRE 

tente  et  plus  décidée,  quand  vous  aurez  votre 
congé.  On  ne  doute  point  ici  que  votre  retour 
n'y  soit  très-bon  :  si  vous  n'étiez  bien  en  ce  pays , 
vous  vous  en  sentiriez  bientôt  en  Provence  :  se 
me  miras  j  me  miran;  rien  ne  peut  être  mieux 
dit,  il  en  faut  revenir  là.  M.  et  madame  de  Cou- 
langes  ,  la  Sanzei  et  le  bien  Bon  vous  souhaitent 
avec  impatience,  et  Veulent  tous,  comme  moi, 
que  vous  ameniez  le  coadjuteur,  qui  vous  forti- 
fiera considérablement.  J'?d  fort  entretenu-  La 
Garde ,  vous  ne  sauriez  trop  estimer  ses  conseils  : 
il  parlait  l'autre  jour  à  Gordes  de  vos  affaires  ;  il 
les  sait,  et  les  range,  et  les  dit  en  perfection;  il 
donne  un  tour  admirable  à  tout  ce  qu'il  faut 
dire  à  Sa  Majesté  :  vous  ne  pouvez  consulter  per^ 
sonne  qui  connpisse  mieux  ce  pays-ei  que  luii. 

On  est  toujours  charmé  de  mademoiselle  de 
Blois  et  dû  prince  de  Conti.  D'Hacqueville  voua 
parlera  des  nouvelles  de  l'Europe,  et  comme 
l'Angleterre  est  présentement  la  grande  affaire. 
C'est  M.  le  duc  du  Maine  f  qui  a  les  Suisses;  ce 
n'est  plus  M.  le  comte  du  Vexin ,  lequel  y  en  ré- 
compense, a  l'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés. 

'  Louis- Auguste  de  Bourbon ,  né  le  3 1  mars  1 670.  D.  P, 


DE  MADAMX  DE  SÉVIGNÉ.       3^9 

LETTRE  CCCLXI. 

DE  M.  DE  LAMOIGNON   A  M.  LE  COMTE  DE  GUÏTAUD^ 

A  Paris  ,  ce  38  janvier  1674.  * 

J'ai  reçu  tant  de  marques  de  l'honneur  de 
votre  amitié ,  que  je  n'ai  pu  douter  que  vous 
n'ayez  bien  voulu  prendre  quelque  part  en  la 
joie  que  le  mariage  de  mon  fils  me  donne.  Cela 
n'est  pas  même ,  entre  vous  et  moi ,  aux  termes 
d'un  compliment  ordinaire ,  puisque  l'honneur 
que  mon  fils  a  de  vous  appartenir  d'une  alliance 
très-proche ,  fait  une  principale  partie  de  la  sa- 
tisfaction qq^e  je  reçois  en  cette  occasion,  et  que 
d'ailleurs  vous  avez  agi  pour  ce  mariage  d'une 
nianière  si  obligeante  pom-  nous,  que  vous  le 
devez  regarder  en  quelque  façon  comme  votre 
ouvrage.  Pour  moi ,  Monsieur ,  je  voudrois  vous 
pouvoir  offrir  quelque  chose  de  nouveau  dans 
cette  rencontre  ;.  mais  je  vous  étois  déjà  acquis 

*  Guillaume  de  Lamoignon ,  reçir  premier  président  au  parle» 
ment  de  Paris  le  a  octobre  16  58. 

*  Cette  lettre  placée  à  son  ordre  de  date ,  étant  adressée  à  un 
ami  de  madame  de  Sévigné,  et  du  nombre  des  lettres  inédites  re- 
GueiUies  par  Klosterman  dans  leà  archives  d^Époisses ,  ne  paroftra 
poiht  étrangère  à  cette  pféciéûse  correspondance,  dont  il  entre 
dat)tf  itôtre  plan  de  ne  rien  perdre.  C Propriété  de  l'édittur.J 


-V 


342  LETTRES 

vous  dire  à  vous-même  que  je  vous  aime  tou-n 
jours  trop,  et  que  vous  me  ferez  un  très-grand 
plaisir  si  vous  voulez  m'aimer  un  peu  :  voyez  si 
on  peut  mieux  se  mettre  à  la  raison;  c'est  don-. 
ner  que  de  faire  un  marché  de  cette  sorte.  Vous 
nous  manquez  fort,  nous  avions  de  la  joie  de 
vous  voir  revenir  les  soirs  ;  votre  société  est  ai-^. 
mable;  et,  hormis  quand  on  voua  hait,  on  vous 
aime  extrêmement.  Ma  fille  est  toujours  languis- 
sante. Le  héros  que  j'attends  ne  viendra  pas 
sitôt;  elle  est  triste,  mais  je  suis  accoutumée  à 
la  voir  ainsi  quand  vous  n'y  êtes  pas.  Il  fait  plus 
chaud  à  Besançon  que  sur  le  port  de  Toulon. 
Vous  savez  l'extrême  blessure  de  3aint-Géran , 
et  comme  sa  jolie  femme  y  est  accourue  avec 
madame  de  Villars;  on  croyoit  qu'il  était  mort  : 
on  mande  le  i8  qu'il  se  porte  mieux  :  comme 
vous  ne  pourriez  pas  épouser  sa  veuve,  je  suis 
persuadée  que  vous  voulez  bien  qu'il  vive  ^  Voilà 

rannée  1674»  ^5  de  mai ,  que  liouis  XIV  conquit  pour  la  seconde 
fois  le  comté  de  Bourgogne  sur  Charles  II ,  roi  d'Espagne  ;  la  pre- 
mière fois  l'an  1668  ,  et  rendu  la  même  année  par  le  traité  d'Aix- 
la-Chapelle  ,  et  enfin  cédé  à  la  France  par  le  traité  de  Nimègue, 
conclu  en  1678.  G»  D.  S,  G. 

'  Saint- Géran  fut  grièvement  blessé  pipr  le  crâne  de  Henri  de 
Béringhen ,  qui  eut  la  tête  emportée  d'un  coup  de  canou  au  siégq 
de  Besançon.  (  f^oyez  les  Mémoires  de  Saint-Simon  9  tome  XII  y 
page  a  a.)  Madame  deSévigné,  sous  la  date  du  a  S  septembre  1676 , 
donne  à  la  femme  de  Saint-Géran  une  réputation  de  courtisane. 

G,  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ,      343 

une  fable  des  plus  jolies;  ne  connoissez-vous  per- 
sonne qui  soit  aussi  bon  courtisan  que  le  re- 
nard *  ?  Je  suis  ravie  du  bien  que  vous  me  dite» 
de  ma  petite  ;  je  prends  pour  moi  toutes  les  ca- 
resses que  vous  lui  faites.  Adieu,  mon  très-cher 
Comte;  on  ne  peut  guère  vous  embrasser  plu» 
tendrement  que  je  fais.  Mon  fils  vous  fait  tou- 
jours mille  compliments. 


LETTRE  CCCLXVIII'. 

J)£  MADAME  DE  SÉVIGNJÉ  À  MADAME  DE  GRIGITAIC. 

A  Livry ,  ce  i**"  juin  1674. 

Il  faut,  ma  bonne,  que  je  sois  persuadée  de 
votre  fonds  pour  moi,  puisque  je  vis  encore. 
C'est  une  chose  bien  étrange  que  la  tendresse 
que  j'ai  pour  vous;  je  ne  sais  si,  contre  mon  des- 
sein ,  j'en  témoigne  beaucoup ,  mais  je  sais  bien 
que  j'en  cache  encore  davantage.  Je  ne  veux  point 
vous  dire  l'émotion  et  la  joie  que  m'ont  don- 
nées votre  laquais  et  votre  lettre.  J'ai  eu  même 
le  plaisir  de  ne  point  croire  que  vous  fussiez 

'  Ceft  U  £ible  de  La  Fontaine  qoi  a  pour  titre  ta  Cour  du  LUm, 

D.P. 

^  Cette  lettre ,  imprimée  dans  Tédition  de  Rouen ,  1716  ,  a  été 
n^rligée  dans  celles  qui  Ton  suirie  ;  ce  qu*il  faut  attribuer ,  dit 
M.  de  Monmerqué  ,  aux  petites  mésintelligences  qn'dle  indique. 


344  LETTRES 

malade;  j'ai  été  assez  heureuse  pQur  croire  ce 
que  c'était.  Il  y  a  long -temps  que  je  l'ai  dit, 
quand  vous  voulez,  vous  êtes  adorable;  rien  ne 
manque  à  ce  que  vous  faites;  j'écris  dans  le  mi- 
lieu du  jardin  comme  vous  l'avez  imaginé,  et  les 
rossignols  et  les  petits  oiseaux  ont  reçu  avec  un 
grand  plaisir,  mais  sans  beaucoup  de  respect,  ce 
que  je  leur  ai  dit  de  votre  part;  ils  sont  situés 
d'une  manière  qui  leur  Qte  toute  sorte  d'humi- 
lité. Je  fus  hier  deux  heures  toute  seule  avec  les 
hamadryades;  je  leur  parlai  de  vous,  elles  me 
contentèrent  beaucoup  pa?*  leur  réponse.  Je  ne 
sais  si  ce  pays  tout  entier  est  bien  content  de 
moi,  car  enfin,  après  avoir  joui  de  toutes  ses 
beautés,  je  n'ai  pu  m'empêcher  dç  dire  : 

Mais  f  quoi  que  vous  ayez ,  tous  n'avez  point  Calixte. 
Et  moi ,  je  ne  yois  rien  quand  je  ne  la  vois  pas. 

Cela  est  si-vrai  que  je  repars  après  dîner  avec 
joie.  La  bienséance  n'a  nulle  part  à  tout  ce  que 
je  fais;  c'est  ce  qui  est  cause  que  les  excès  de  li- 
berté que  vous  me  donnez  me  blessent  le  cœur. 
Il  y  a  deux  ressources  dans  le  mien  que  vous 
ne  sauriez  comprendre.  Je  vous  loue  d'avoir  ga- 
gné vingt  pistoles;  cette  perte  a  paru  légère,  étant 
suivie  d'un  grand  honneur  et  d'une  bonne  colla- 
tion. J'ai  fait  vos  compliments  à  nos  oncles  et 
cousines  ;  ils  vous  adorent  et  sont  ravis  de  la  re- 
lation. Cela  leur  convient,  et  point  du  loiît  en 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      3^5 

un  lieu  où  je  vais  dîner,  c'est  pourquoi  je  vous 
la  renvoie.  J'avais  laissé  à  mon  portier  une  lettre 
pour  Brancas;  je  vois  bien  qu'on  l'a  oubliée. 
Adieu,  ma  très -chère  et  très -aimable  enfant, 
vous  savez  que  je  suis  à  vous. 


LETTRE  CCCLXIX.  ' 

PJE  M.  D^  LAAfOIGNON  A  M.  LE  COMTE  DE  GUITAUO. 

Paris  y  i4  juin  1674. 

Je  ne  doute  point  que  vous  n'ayez  eu  de  la 
joie  de  la  grâce  que  le  roi  a  accordée  à  M.  le 
premier  président.  Je  vous  avoue  qu'elle  m'a 
surpris,  et  que  je  ne  m'attendois  pas  qu'elle  dût 
sitôt  arriver.  Vous  devez  être  bien  persuadé  qu'il 
ne  peut  venir  de  bonne  fortune  dans  aucune 
maison  où  vous  ayez  plus  de  personnes  qui  vous 
soient  sincèrement  acquises.  Je  suis  revenu  d'un 
voyage  que  j'ai  fait  aux  eaux  de  Vichy,  où  j'ai 
retrouvé  ma  santé,'  qui  étoit  en  assez  méchant 
état.  Je  voudrois  pouvoir  l'employer  pour  votre 
service ,  et  vous  témoigner  à  quel  point  je  suis 
tout  à  vous. 

'  ArchiTei  d'Ëpoisses.  y  oyez  la  note  sous  la  date  du  18  jan- 
vier précédent,  f  Propriété  de  P  Editeur.  J 


346  LETTRES 


LETTRE  CCCLXX. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  AM.  LE  COMTE  DE  OUITAUD  ^ 

Paris,  juin  ^"^^ 

Vous  m'avez  écrit  de  Lyon  la  plus  obligeante 
petite  lettre  du  monde  ;  pour  récompense  ,  je 
vous  assure  que  j'ai  pris  un  grand  intérêt  à  votre 
voyage,  et  que  j'ai  bien  pensé  à  madame  deGui- 
taud,  et  sur  la  terre  et  sur  le  Rhône,  et  à  ses 
frayeurs ,  et  à  son  état ,  et  plus  encore  à  la  ten- 
dresse qui  lui  a  fait  entreprendre  ce  voyage,  et 
au  courage  qu'elle  a  eu  de  l'exécuter.  Tout  de 
bon,  cela  est  héroïque,  on  ne  peut  trop  l'admi- 
rer :  je  crois  même  qu'on  doit  s'en  tenir  là ,  et 
lui  laisser  l'honneur  de  n'être  point  imitée.  Je 
souhaite  que  la  suite  soit  heureuse ,  et  je  l'espère; 
car  enfin,  on  accouche  partout,  et  la  Providence 
ne  se  dérange  point. 

Tous  avez  eu  madame  de  Toscane.  Je  vous  con- 
jure, par  votre  amitié  et  par  ma  servitude  * 
d'Epoisses ,  de  m'écrire  quelquefois  un  mot  dans 
les  grands  événements ,  par  exemple  ,  trois  li- 
gnes quand  votre  chère  épouse  sera  accouchée. 

'  Lett.  inéd.  r Propriété  de  l'Editeur,  J 

^  Bourbilly ,  la  terre  de  madame  de  Sévigné ,  relevoit  de  celle 
d'Epoisses. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ        347 

Je  mérite  cette  petite  distinction  par  lintérêt  que 
j*y  prends. 

Je  n'ai  pas  vécu  depuis  six  semaines.  L'adieu 
de  ma  fille  m'a  désolée ,  et  celui  du  cardinal  de 
Retz  m'a  achevée.  Il  y  a  des  circonstances  dans 
ces  (}eux  séparations ,  qui  m'ont  assommée. 

Je  laisse  à  M.  d'Hacqueville  à  vous  mander  les 
ponts  sur  le  Mein;  pour  moi,  je  vous  assure,  en 
gros,  que  le  roi  sera  toujours  triomphant  par 
tout  :  son  bonheur  fait  retirer  M.  de  Lorraine 
et  le  prince  d'Orange  :  il  donne  des  coudées 
franches  à  M.  de  Turenne  ,  qui  étoit  oppressé; 
enfin  son  étoile  suffit  à  tout. 
•  Adieu,  Monsieur,  adieu.  Madame;  je  vous 
honore  tous  deux  très- parfaitement. 


LETTRE  CCCLXXI. 

DE  MADAME  DE  SÉVlGTfi  A  M.  LE  COMTE  DE  GUITAUD  ^ 

■ 

Paris ,  juillet  1674. 

Je  ne  puis  assez  vous  remercier  de  m'avoir 
mandé  l'heureux  accouchement  de  madame  votre 
chère  épouse.  J'y  avois  pensé  plus  de  mille  fois, 
et  j'y  prenois  un  intérêt  bien  plus  grand  que  ce- 
lui qu'on  prend  d'ordinaire  à  ceux  dont  nous 

'  Lett.  inéd.  C Propriété  de  V Éditeur  J 


i 


348  LETTRES 

dépendons  :  cela  fait  voir  la  douceur  de  votre 
domination. 

Que  je  suis  aise  que  vous  soyez  content  de 
M.  Joubert!  ne  vous  l'avois-je  pas  bien  dit,  que 
c'étoit  un  bon  et  habile  homme'?  Mais  aussi, 
que  madame  de  Guitaud  est  une  raisonnable 
femme  d  être  accouchée  comme  on  a  accoutumé, 
et  de  n'aller  point  chercher  midi  à  quatorze 
heures,  comme  madame  de  Grignan,  pour  faire 
un  accouchement  hors  de  toutes  les  règles  !  Voilà 
les  îles  en  honneur  pour  les  femmes  grosses  de 
neuf  mois;  si  ma  fille  l'est,  je  lui  conseille  d'y  al- 
ler*. Je  ne  sais  point  de  ses  nouvelles  sur  ce  su- 
jet; mais,  comme  vous  dites,  ce  n'est  pas  à  dire 
que  cela  ne  soit  pas  vrai  :  je  vous  assure  que  j'en 
serai  très-afïligée.  Cette  peine  me  viendra  quand 
je  n'ai  plus  celle  de  madame  de  Guitaud,  car  c'é- 
toit  une  de  mes  inquiétudes,  et  Dieu  ne  per- 
mettra pas  que  j'aie  le  plaisir  d'en  avoir  une  de 
moins.  Embrassez  donc  Vaccouchade  pour  l'a- 
mour de  moi,  et  m'aimez  tous  deux,  car  votre 
amitié  est  pour  moi  une  chose  admirable.  Je  vous 

'  Il  étoit  habile  médecin  et  descendant  d'une  famille  originaire 
de  Valence  en  Dauphiné ,  qui  se  divisa  vers  Tan  1 5oo ,  en  plu- 
sieurs branches ,  dont  deux  subsistent  encore.  G*est  de  cette  même 
famille  que  descendoit  Laurent  Joubert  \  trésorier  des  états  de  Lan- 
guedoc ,  à  qui  nous  devons  la  Galerie  de  Florence ,  chef-d'œuvre 
de  la  calcographie  du  dix-huitième  siècle.'  G.  D,  S.  G. 

'  Madame  de  Guitaud  accpucha  aux  îles  Sainte-Marguerite. 


DE  MADAME  DE^SÉVIGNÉ.     349 

renvoie  vos  mêmes  paroles,  je  les  ai  trouvées 
très-propres  pour  ce  que  je  pense. 

Il  me  semble  que  nous  causerons  bien  présen- 
tement :  l'histoire  de  cette  province  tiendroit  un 
assez  grand  espace ,  et  vous  divertiroit.  Et  notre 
bon  cardinal ,  et  M.  de  Turenne ,  et  M.  le  prince , 
et  le  maréchal  de  Créqui,  ne  croyez- vous  point 
que  tous  ces  chapitres  ne  puissent  nous  conduire 
assez  loin?  Nous  dirons  bien  un  petit  mot  aussi 
de  la  Provence  et  de  la  Fourbinerie  '  :  enfin  il 
ne  seroit  question  que  d'être  à  portée  de  nous 
pouvoir  entendre.  Mais  on  ne  commence  guère 
de  conversation  d'un  bout  de  la  terre  à  l'autre  ; 
nous  sommes  quasi  aux  deux  extrémités.  Dieu  ^ 
nous  rassemble,  mon  pauvre  monsieur!  mais 
hélas,  notre  petite  comtesse  nous  manquera  cet 
hiver.  Voilà  un  endroit  de  mon  cœur  qui  vous 
feroit  pitié.  Le  baron  est  encore  une  autre  belle 
chose.  Je  meurs  de  peur  que  M.  de  Luxembourg 
ne  fasse  parler  de  lui  :  en  vérité,  la  vie  est  triste, 
quand  on  est  aussi  tendre  aux  mouches  que  je 
la  suis*.  Je  ne  suis  point  encore  consolée  de  la 
capucine;  j'ai  vu  notre  malheur  dans  cette  af-  y 
faire.  Monsieur  et  Madame,  je  vous  assure  que 
je  suis  très-véritablement  à  vous. 

'  Seconde  allusion  au  procès  entre  M.  de  Forbin  et  M.  de  Gui- 
taud. 

*  On  sait  que  madame  de  Sévigné  ne  pouvoit  consentir  à  écrire 
je  le  suis  ;  je  me  croirois,  disoit-elle,  de  la  barbe  au  menton. 


35o  LETTRES 


LETTRE  CCCLXXII. 

DU   COMTE    DE    BUSSY    A    MADAME    DE    SÉVIGNÉ. 

A  Chaseu ,  ce  i6  août  1674. 

J'ai  appris  que  vous  aviez  été  fort  malade, 
ma  chère  cousine  ;  cela  m'a  mis  en  peine  pour 
l'avenir,  et  m'a  obligé  de  consulter  votre  mal  à 
un  habile  médecin  de  ce  pays-ci.  Il  m'a  dit  que 
les  femmes  d'un  bon  tempérament  comme  vous..., 
et  qui  s'étoient  un  peu  contraintes,  étoient  su- 
jettes à  des  vapeurs.  Cela  m'a  remis  de  l'appré- 
hension que  j'avois  d'un  plus  grand  mal....  Vous 
devriez  suivre  mon  conseil,  ma  chère  cousine, 
et  d'autant  plus  qu'il  ne  vous  sauroit  paroître 
intéressé... ,  Raillerie  à  part,  ma  chère  cousine', 

'  Bussy  f  grand  faiseur  de  phrases ,  et  qui  pensoit  aussi  libre- 
ment que  Diderot  sur  les  vertus  y  badine  sans  doute  dans  ces  espaces 
en  blanc  sur  les  vapeurs  hystériques ,  dont  il  supposoit  faire  le 
tourment  de  sa  cousine ,  qu'il  croyoit  d'ailleurs  plus  coquette  que 
sage.  Grouvelle  dit  que  Bussy  lui  écrivoit  :  "  Le  remède  étant  entre 

*  vos  mains  ^  je  ne  pense  pas  que  vous  haïssiez  assez  la  vie  pour 

*  n'en  pas  user ,  ni  que  vous  eussiez  plus  de  peine  à  prendre  un 

*  galant  que  de  Fémétique.  »  L'air  de  garnison  qui  règne  dans  cette 
pensée ,  blesse  autant  la  pudeur  que  l'oreille  de  la  bonne  compa- 
gnie, n  n'est  pas  difficile  de  convenir  que  dans  nos  mœurs  la  galan- 
terie sous   la   plume  ne   montre   pas   une  écorce  aussi  brute. 

G,  D,  S.  G. 


.    DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      35i 

ayez  soin  de  vous  :  faites-vous  tirer  du  sang  plus 
souvent  que  vous  ne  faites  ;  de  quelque  manière 
que  ce  soit,  il  n'importe,  pourvu  que  vous  vi- 
viez. Vous  savez  bien  que  j'ai  dit  que  vous  étiez 
de  ces  gens  qui  ne  de<^r oient  jamais  mourir^  comme 
il  y  en  a  qui  ne  des^roient  jamais  naitr^.  Faites 
votre  devoir  là-dessus  ;  vous  ne  sauriez  faire  un 
plus  grand  plaisir  à  madame  de  Grignan  et  à 
moi.  Mais,  à  propos  d'elle,  trouvez  bon  que  je 
lui  dise  deux  mots. 

A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

Comment  vous  portez- vous  de  votre  grossesse , 
Madame,  et  du  mal  de  madame  votre  mère?  Voilà 
bien  des  incommodités  à-la-fois.  J'ai  ouï  dire  que 
vous  étiez  déjà  délivrée  de  l'une;  pour  Tautre, 
j'espère  que  vous  en  sortirez  bientôt  heureuse- 
ment. Voilà  ce  que  c'est  d'avoir  des  maris  et  des 
mères;  si  on  n'avoit  pas  tout  cela,  on  ne  seroit 
pas  exposé  à  tant  de  déplaisirs  ;  mais  d'un  autre 
côté,  on  n'auroit  pas  toutes  les  douceurs  que  l'on 
a«  C'est  là  la  vie,  du  bien,  du  mal;  celui-ci  fait 
trouver  l'autre  meilleur.  Taurai  plus  de  plaisir 
de  vous  revoir  après  quatre  ou  cinq  mois  d'ab- 
sence, que  si  je  ne  vous  avois  pas  quittée. 


352  LETTRES 


LETTRE  CCCLXIU. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGN^  AU  COMTE  DE  BUSSY. 

A  Paris,  ce  5  septembre  1674. 

Votre  médecin,  qui  dit  que  mon  mal  sont  des 
vapeurs ,  et  vous  qui  me  proposez  le  moyen  d'en 
guérir,  n'êtes  pas  les  premiers  qui  m'avez  con- 
seillé de  me  mettre  dans  les  remèdes  spécifiques  ; 
mais  la  raison  de  n'avoir  point  eu  de  précaution 
pour  prévenir  ces  vapeurs  m'empêchera  d'en  gué- 
rir. Le  désintéressement  dont  vous  voulez  que  je 
vous  loue  dans  le  conseil  que  vous  me  donnez , 
n'est  pas  si  estimable  qu'il  l'auroit  été  du  temps 
de  notre  belle  jeunesse  :  peut-être  qu'en  ce  temps- 
là  vous  auriez  eu  plus  de  mérite.  Quoi  qu'il  en 
soit,  je  me  porte  bien,  et  si  je  meurs  de  cette 
maladie,  ce  sera  d'une  belle  épée,  et  je  vous 
laisserai  le  soin  de  mon  épitaphe.  Que  dites-vous 
de  nos  victoires?  Je  n'entends  jamais  parler  de 
guerre  que  je  ne  pense  à  vous.  Votre  charge  va- 
cante m'a  frappé  le  cœur.  Vous  savez  par  qui 
elle  est  remplie.  Le  marquis  de  Renel  n'étoit-il 
pas  de  vos  amis  et  de  vos  alliés?  Quand  je  vous 
vois  chez  vous,  dans  le  temps  où  nous  sommes, 
j'admire  le  bonheur  du  roi  de  se  pouvoir  passer 


L- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       353 

de  tant  dé  braves  gens  qu'il  laisse  inutiles.  Nous 
avons  tant  perdu  à  cette  victoire,  que^  sans  le 
Te  Dewn  et  quelques  drapeaux  portés  à  Notre-- 
Dame j  nous  croirions  avoir  perdu  le  combat  * . 

Mon  fils  a  été  blessé  légèrement  à  la  tête  ;  c'est 
un  miracle  qu'il  en  soit  revenu ,  aussi  bien  que 
les  quatre  escadrons  de  la  maison  du  roi ,  qui 
étoient  postés  huit  heures  durant  à  la  portée  du 
feu  des  ennemis,  sans  autre  mouvement  que 
celui  de  se^  presser  à  mesure  qu'il  y  avait  des 
gens  tués.  J'ai  ouï  dire  que  c\est  une  souffrance 
terrible  que  d'être  ainsi  exposé.  Vos  lettres  au 
roi  me  charment  toujours. 

DE    MADA3IE   DE  .GRIGNAIV. 

Je  vous  remercie  d'avoir  pensé  à  moi  pour 
me  plaindre  du  mal  de  ma  mère.  Je  suis  très- 
contente  que  vous  connoissiez  combien  mon 
cœur  est  pénétré  de  tout  ce  qui  lui  arrive.  Il  me 
semble  que  c'est  mon  meilleur  endroit,  et  je 
suis  bien  aise  que  vous ,  dont  je  veux  avoir  l'es- 

'  11  e9X  question  ici  de  la  celtfbre  bataille  de  Séneffe ,  qui  ne  fur 
qa*un  carnage,  la  dernière  action  mémorable  du  Grand  Cond«^, 
n  fiint  ayoner,  dit  Voltaire,  que  ceux  qui  ont  plu»  d'humanité  que 
d'estime  pour  les  exploits  de  gueiïe ,  gémirent  de  cette  campagne 
glorieuse.  La  Harpe,  dans  son  discours  sur  les  Avantages  de  la  Paix^ 
dit  :  *  Je  voudrois  pouvoir  effacer  de  la  %'fc  du  Grand  Coudé ,  ce 
'  mot  inhumain  qui  lui  échappa  dans  Tivre^^se  du  ramage  de  Séneffe  : 
C/'ae  mmi  de  Paris  réparera  cette  f>erte.  Cette  bataille  fut  dé/-îsiv*- 
le  1 1  août  167^.  G.  D.  S.  G. 

III  >/^ 


354  LETTRES 

time,  ne  l'ignoriez  pas.  Si  j'avois  quelque  autre 
bonne  qualité  essentielle,  je  vous  ferois  mon 
portrait  '  ;  mais  ne  voyez  que  celle-là  et  le  goût 
que  j'ai  pour  votre  mérite ,  qui  ne  peut  se  sépa- 
rer d'une  très-grande  indignation  contre  la  for- 
tune pour  les  injustices  qu'elle  vous  fait. 


LETTRE  CCCLXXÏV. 

DU  COMTE  DE  BUSSY  A  MADAME  DE  S^VIGNÉ. 

AChaseu^ce  lo  septembre  1674» 

Comme  je  ne  trouve  aucune  conversation  qui 
me  plaise  tant  que  la  vôtre,  Madame,  je  ne 
trouve  aussi  point  de  lettres  si  agréables  que 
celles  que  vous  m'écrivez.  Il  faut  dire  la  vé- 
rité, c'auroit  été  grand  dommage  si  vous  fus- 
siez morte  :  tous  vos  amis  y  auroient  fait  une 
perte  infinie;  pour  la  mienne,  elle  auroit  été 

'  Non-seulement  ces  sortes  de  portraits  étoient  alors  à  la  mode, 
mais  il  étoit  assez  d'usage  qu'on  se  peignît  soi-même.  On  trouye 
beaucoup  de  ces  portraits  dans  le  dernier  volume  des  Mémoires  de 
Montpensier,  la  plupart  flattés  et  insipides.  A,  G,  Ceux  que  Bussy 
a  peints  dans  les  Amours  des  Gaules,  tombent  dans  un  excès  con- 
traire. On  en  trouye  de  fort  ressemblants  dans  les  caractères  de  la 
Bruyère  ;  ceux  de  Molière  sont  frappants.  Enfin ,  madame  de  Sé- 
yigné  nous  apprend  que  Bourdalouefaisoit  aussi  des  portraits  dans 
la  cbaire;  il  est  probable  que  l'éditeur  de  ses  sermons ,  le  père  Bre- 
tonneau ,  les  a  £ût  disparoître  à  l'impression.  G.  Z>.  5.  G, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       355 

telle  ,  que ,  quelque  intérêt  que  je  prenne  en 
votre  vertu ,  j'aimerois  mieux  qu'il  lui  en  coû- 
tât quelque  chose ,  et  que  vous  vécussiez  tou- 
jours ;  car  enfin  ce  n'est  pas  seulement  comme 
vertueuse  que  je  vous  aime ,  c'est  encore  comme 
la  plus  aimable  femme  du  monde. 

Nos  victoires  sont  fort  chères ,  mais  elles  en 
sont  plus  honorables.  Le  roi  est  bien  heureux, 
dites-vous ,  de  se  pouvoir  passer  de  tant  de  bra** 
ves  gens  qu'il  laisse  inutiles  ;  j'en  demeure  d'ac- 
cord ,  mais  ce  n'est  pas  une  bonne  fortune  nou- 
velle pour  lui,  car  il  s'est  autrefois  passé  de 
M.  le  prince  et  de  M.  de  Turenne,  et  les  a  même 
bien  battus ,  eux  qui  présentement  avec  ses  armes 
battent  tout  le  reste  du  monde.  Après  cela  nous 
pouvons  bien  nous  faire  justice ,  et  ne  pas  trou- 
ver étrange  qu'on  puisse  faire  la  guerre  sans 
nous.   Dans  d'autres   états  que  celui-ci  nous 
brillerions ,  et  il  faudroit  que  l'on  comptât  avec 
nous  quand  on  auroit  de  grandes  affaires  sur 
les  bras  ;  mais  en  France ,  il  y  a  tant  de  gens  de 
mérite,   et  beaucoup  plus  qui  ont  apparence 
d'en  avoir,  que  ceux  qui  en  ont  un  véritable 
ne  sont  distingués  bien  souvent  que  par  la  for- 
tune ;  quand  elle  leur  manque,  ou  les  laisse 
chez  eux ,  pendant  qu'on  gagne  fort  bien  des 
batailles  sans  eux  avec  toutes  sortes  de  gens 
mêlés.    Ma  charge  est  remplie  par  un  galant 

9.3. 


356  '        LETTRES 

homme  '  ;  il  a  de  la  naissance  et  du  mérite ,  et 
celui  auquel  il  succède  n'avoit  que  du  courage 
et  de  la  faveur  Je  viens  de  lui  écrire  comme  à 
mon  ami  et  à  mon  allié. 

# 

Aussitôt  après  la  nouvelle  du  combat  de  Sé- 
neffe,  j'écrivis  au  roi ,  et  je  lui  offris  mes  services. 
Toutes  mes  honnêtetés  et  ma  bonne  conduite 
sont  des  œuvres  mortes,  maintenant  que  la  grâce 
me  manque;  mais  peut-être  que  tout  cela  me 
sera  compté  ,  et  me  tournera  à  profit ,  si  je  re- 
viens jamais  à  la  cour.  Il  faut  espérer,  et  cepen- 
dant se  réjouir.  Monsieur  votre  fils  a  été  bien 
heureux  d'en  être  quitte  pour  une  légère  bles- 
sure à  la  tête.  Ce  que  le  peuple  appelle  mener 
les  gens  à  la  boucherie^  c'est  les  poster  où  étoient 
les  quatre  escadrons  de  la  maison  du  roi ,  et  qui 
a  passé  par-là  a  essuyé  les  plus  grands  périls  de 
la  guerre  :  quand  on  affronte  de  la  cavalerie  ou 
de  l'infanterie ,  l'action  anime  ;  mais  ici  c'est  de 
sang-froid  qu'on  est  passé  par  les  armes. 

A    MADAME   DE  GRIGNAN. 

Vous  m'avez  écrit  d'une  encre  si  blanche, 
Madame ,  que  je  n'ai  lu  que  dix  ou  douze  mots 
par-ci  par-là  de  votre  lettre ,  et  ce  n'a  été  que 
votre  bon  sens  et  le  mien  qui  m'ont  fait  deviner 

^  Mestre-de-camp-général  de  la  cavalerie  légère  y  charge  alors 
remplie  par  le  marquis  de  Renel. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      357 

le  reste.  C'est  une  vraie  encre  à  écrire  des  pro- 
messes qu'on  ne  voudroit  pas  tenir  :  de  l'heure 
qu'il  est ,  tout  est  effacé  ;  mais  enfin  il  me  sou- 
vient bien  que  vous  m'y  avez  dit  des  choses 
obligeantes.  J'espère  que  ces  bontés  auront 
fait  plus  d'impression  sur  votre  cœur  que  sur 
votre  papier.  Si  cela  étoit  égal,  vous  seriez  la 
plus  légère  amie  du  monde.  Pour  l'amitié  que 
je  vous  ai  promise ,  Madame ,  elle  est  écrite  dans 
mon  cœur  avec  des  caractères  qui  ne  s'effaceront 
jamais.  Voilà  de  grandes  paroles  ! 


«^ 


LETTRE   CCCLXXV. 

P£  Af .  L£  COMTE  DE  GRIGNAN  A  M.  LE  COMTE  DR 

GUITAUD. 

Grignan,  i4  octobre  1674. 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  6 ,  où  vous  me  man- 
dez ce  que  vous  avez  dit  à  M.  de  Tholon  sur 
l'affaire  de  Baricaux  et  de  Saint -Remy  ;  mais 
trouvez  bon  que  je  vous  dise  que  si  vous  ne  lui 
parlez  pas  franchement ,  cela  nous  fera  un  em- 
barras :  vous  savez  comme  je  vous  en  ai  parlé; 
ces  Messieurs  me  veulent  faire  un  plan  sur  cela, 
parce  qu'ils  voient  bien  qu'ils  ne  sauroient  avoir 
contentement;  je  leur  permets  encore  une  foi.s 

'  Lett.  inéd.  C Propriété  de  V éditeur.  J 


358  LETTRES 

de  faire  sur  ces  deux  affaires-là  tout  ce  qu'ils 
trouveront  bon,  je  n'en  serai  point  fâché  contre 
eux.  Mais  entre  vous  et  moi ,  je  ne  veux  point 
que  M.  de  Tholon ,  ni  aucun  de  ces  Messieurs , 
se  mêlent  de  l'accommodement  de  ces  deux  com- 
munautés ,  ce  n'est  point  leur  affaire  ;  je  n'y 
toucherai  point  qu'après  l'assemblée ,  car  je  suis 
déterminé  à  voir ,  avant  tout  autre  chose ,  de  la 
manière  dont  ils  en  useront  avec  moi  pendant 
l'assemblée  :  M.  de  Tholon  est'persuadé  qu'il  ne 
peut,  en  conscience,  s'empêcher  de  faire  son 
opposition.  Je  suis  persuadé  du  contraire,  et 
qu'il  pourrait  agir  comme  les  trois  premières 
années.  Ces  Messieurs  veulent  un  accommode- 
ment avec  moi ,  à   condition  qu'ils  ne  feront 
pas  un  pas  de  leur  côté ,  et  que  du  mien  je  fe- 
rai toutes  les  avances  ;  ils  s'opposent  à  la  seule 
affaire  que  j'aie  dans  la  province  :  ils  sont  les 
maîtres  de  la  maison  de  ville  d'Aix;  ils  souhai- 
tent que  dans  l'accommodement  de  Baricaux  et 
de  Saint-Remy,  dont  je  suis  le  maître,  je  me 
relâche  en  faveur  de  leurs  amis.  Qu'est-ce  qu'ils 
me  donnent  ?  Rien.  Voyez-vous ,  mon  cher  Mon- 
sieur ,  je  vous  parle  comme  à  M.  de  Guitaud ,  mon 
ami ,  et  vous  prie  que  ceci  soit  entre  nous.  L'af- 
faire de  mes  gardes  est  une  affaire  d'honneur; 
si  je  la  perds,  ces  Messieurs  doivent  compter 
que  je  ne  saurai  jamais  revenir  pour  eux.  Ce  n'est 


I 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE.      SSg 

point  les  cent  mille  francs  qui  me"  tiennent  au 
cœur,  comme  vous  pouvez  croire,  car  je  les 
rendrai  à  la  province  dans  le  moment ,  pourvu 
qu'il  paroisse  que  j'en  ai  été  absolument  le  maître. 
Je  serai  encore  ici  jusqu'à  la  Toussaint.  Mes 
compliments ,  s'il  vous  plait ,  à  M.  le  marquis  de 
Janson. 

Je  suis  tout  à  vous. 


LETTRE  CCCLXXVI. 

JL>£    MADAME   DE  SÉVIGITE  AU    COMTE    DE   BUSSY, 

A  Paris,  ce  i5  octobre  1674. 

Il  me  semble  que  je  n'écris  pas  bien  ;  et  si 
c  étoit  une  chose  nécessaire  à  moi  que  d'avoir 
bonne  opinion  de  mes  lettres ,  je  vous  prierois 
de  me  redonner  de  la  confiance  par  votre  ap- 
probation. 

J'ai  donné  à  dîner  à  mon  cousin  votre  fik  et 
à  la  petite  chanoinesse  de  Rabutin  sa  sœur, 
que  j'aime  fort.  Leur  nom  touche  mon  cœur, 
et  leur  jeune  mérite  me  réjouit.  Je  voudrois  que 
le  garçon  eût  une  bonne  éducation.  C'est  trop 
présumer  que  d'espérer  tout  du  bon  naturel.  Il 
j  avoit  deux  Rabutin  dans  le  régiment  d'Anjou 
que  Saint-Géran  commande  ;  il  m'en  a  dit  des 


{ 


36o  LETTRES  r 

biens  infinis  j  l'un  des  deux  fut  tué  à  la  dernière 
bataille  que  M.  de  Turenne  a  gagnée  près  de 
Strasbourg,  l'autre  y  fut  blessé  ;  la  valeur  de 
ces  deux  frères  est  distinguée.  Je  trouve  plai- 
sant que  cette  vertu  ne  soit  donnée  qu'aux 
ipâles  de  notre  maison,  et  que,  nous  autres 
femmes,  nous  ayons  pris  toute  la  timidité.  Jamais 
rien  nç  fut  mieux  partagé,  ni  séparé  si  Nette- 
ment ;  car  vous  ne  nous  avez  laissé  aucune  sorte 
de  hardiesse.  Il  y  a  des  maisons  ou  les  vertus 
et  les  vices  sont  un  peu  plus  mêlés.  Mais  reve- 
nons à  la  bataille. 

M.  de  Turenne  a  donc  encore  battu  les  enne- 
mis ,  pris  huit  pièces  de  canon ,  beaucoup  d'ar- 
mes et  d'équipages ,  et  demeuré  maître  du  champ 
de  bataille '.  Ces  victoires  continuelles  font 
grand  plaisir  au  roi.  J'ai  trouvé  la  lettre  que 
vous  lui  écrivez  fort  bonne,  je  voudrois  qu'elle 
pût  faire  un  bon  effet.  Jamais  la  fortune  ne  m'a 
fait  un  plus  sensible  déplaisir  qu'en  vous  aban-f 
donnant.  Elle  a  fait  encore  plus  de  tort  à  M.  de 
Rohan.  Son  affaire  va  mal.  Il  faut  regarder  le 

'  Turenne  avoit  déjà  battu  les  Impériaux ,  le  1 6  juin ,  à  Sintz- 
heim  et  il  les  battit  de  nouveau  à  Ënsbeim ,  le  4  octobre.  Ce  fut 
après  la  bataille  de  Sintzheim  qu'il  mit  à  feu  et  à  sang  le  Palat^nat. 
Il  brûla  avec  le  même  sang-froid ,  les  fours,  et  une  partie  des  cam- 
pagnes de  l'Alsace.  Tout  le  mal  qu'il  faisoit,  dit  l'histoire,  paroissoit 
nécessaire  ,  sa  gloire  couvroit  tout ,  etc.  Croyez  le  Siècle  de 
louis  XIV J  G.  D,  S,  G, 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       3Gi 

malheur  de  ceux  qui  sont  plus  mal  que  nous, 
pour  souffrir  patiemment  les  nôtres. 

Mandez-moi  où  en  est  l'histoire  de  nos  Rahu- 
tin.  Le  cardinal  de  Retz  est  ici.  Il  a  les  généa- 
logies danà  la  tête.  Je  serois  ravie  qu'il  connût 
la  nôtre  avec  l'agrément  que  vous  lui  donnez. 
C'eût  été  un  vrai  amusement  pour  Commercy  ; 
mais  il  ne  parle  point  d'y  aller.  Je  crois  que  vous 
le  trouverez  plutôt  ici ,  c'est  notre  intérêt  qu'il 
y  passe  l'hiver,  c'est  l'homme  de  la  plus  char- 
mante société  qu'on  puisse  voir. 

Ma  fille  est  fort  contente  de  ce  que  vous  lui 
écrivez,  il  n'y  a  rien  de  plus  galant;  elle  vous 
promet  de  vous  écrire,  au  premier  jour,  de  la 
bonne  encre.  Mon  fils  vous  rend  mille  grâces  de 
votre  souvenir.  Il  est  vrai  que  d'être  au  poste 
où  étoient  les  gendarmes ,  au  combat  de  Séneffe, 
c'est  précisément  être  passé  par  les  armes.  Quel 
bonheur  d'en  être  revenu!  Adieu,  mon  cher 
cousin. 


LETTRE  CCCLXXVII'. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNE  A  M.  LE  COMTE  DEGIJITAUD. 

Novembre  i6y4- 

Vous  voilà  donc  dans  votre  château  avec  vo- 
tre aimable  femme?  si  vous  voulez  me  voir  d«Tns 

'  Lett.  inéci.  C Propriété  de  V éditeur.  J 


362  LETTRES 

ma  béatitude ,  il  faudra  que  vous  preniez  la  peine 
de  venir  jusqu'ici.  Il  est  vrai  que  je  suis  sensi- 
blement touchée  du  plaisir  d'avoir  madame  de 
Grignan ,  je  ne  m'accoutume  point  à  cette  joie, 
je  la  sens  à  toute  heure,  et  je  vois  couler  le  temps 
avec  douleur,  quand  je  pense  au  jour  qui  me 
l'emmènera  ;  mais  je  ne  veux  pas  prévenir  mon 
malheur.  Parlons  des  merveilles  que  vous  avez 
faites  en  Provence,  vous  n'avez  pensé  qu'aux 
véritables  intérêts  de  M.  et  de  madame  de  Gri- 
gnan. J'ai  trouvé  fort  dure  et  fort  opiniâtre  la 
vision  de  M.  de  Toulon  pour  les  cinq  mille  francs 
à  l'assemblée.  Je  crois  que  la  permission  que  le 
roi  donne  d'opiner  sur  cette  gratification ,  ôtera 
l'envie  de  s'y  opposer.  M.  de  Pomponne  a  fait 
régler  aussi  le  monseigneur   qu'on  doit  dire  à 
M.  de  Grignan  en  présence  de  l'intendant ,  quand 
on  vient  lui  rendre  compte  de  l'assemblée;   et 
comme  ce  règlement  donnera  sans  doute  quel* 
que  chagrin  à  M.  de  Bouilli,  je  crois  que  M.  de 
Pomponne  ne  l'enverra   que  sur  la  fin.  C'est 
beaucoup  que  ce  soit  une  chose  décidée ,  ou  pour 
mieux  dire ,  rétablie.  Je  suis  fort  aise  que  vous 
ayez  trouvé  Grignan  d'un  bon  air  ;  vous  l'auriez 
trouvé  encore  plus  beau,  si  la  comtesse  avoit 
aidé  à  son  mari  à  vous  en  faire  les  honneurs  ; 
mais  non,  il  vaut   encore  mieux  que  vous  la 
trouviez  ici»  Vos  conversations  seront  infinies , 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       363 

quand  vous  joindrez  la  Provence  avec  les  affaires 
passées  et  présentes  de  ce  pays-ci  ;  vous  y  trou- 
verez le  procès  de  M.  de  Rohan  bien  avancé. 
Mon  Dieu ,  la  triste  aventure!  quelle  scène  et  quel 
spectacle  '  !  Vous  vous  souvenez  de  nos  conver- 
sations, je  vous  en  remercie.  Je  vous  suis  bien 
plus  obligée  de  tout  ce  que  vous  me  disiez ,  que 
vous  ne  me  l'êtes  de  mon  attention  ;  je  n'ou- 
blierai jamais  cet  endroit  de  ma  vie ,  il  me  semble 
qu'il  nous  a  fait  une  liaison  particulière.  Je  suis 
persuadée  que  vous  n'en  auriez  pas  tant  dit  à  la 
comtesse  de  Bussy ,  et  que  vous  n'avez  point  de 
"sujète  que  vous  aimiez  tant  que  moi.  Adieu, 
Monsieur,  adieu,  Madame;  je  suis  très-sincère- 
ment à  vous. 

'  Le  chevalier  de  Rohan  eut  la  tête  traDchée  le  27  novembre 
167  4  y  sur  un  échafaud  dressé  à  la  place  Saint- Antoine ,  près  la 
Bastille.  H  paroît  même  qu'il  venoit  d'être  exécuté ,  quand  madame 
de  Sévigné  écrivoit  cette  lettre.  U  s'étoit  jeté  à  corps  perdu  dans  la 
conspiration  de  la  Truaumont ,  gentilhomme  Normand ,  perdu  de 
débauche  et  de  dettes.  D  n'entra  dans  ce  complot  qu'un  chevalier 
de  Préaux,  neveu  de  la  Truaumont,  qui ,  séduit  par  son  oncle,  sé- 
duisit sa  maîtresse ,  la  marquise  de  Villicrs.  Le  but  de  cette  cons- 
piration étoit  de  vendre  et  livrer  Quillebœuf  aux  Hollandais ,  et 
d'introduire  les  ennemis  en  Normandie.  Le  supplice  de  tous  les  cou- 
pables fut  le  seul  événement  que  produisit  ce  crime  insensé  et  inu- 
tile y  dont  à  peine  on  se  souvient  aujourd'hui  f  Siècle  de  Louis  XIVJ 

G,D.  S.  G. 


3^4  LETTRES 


••«< 


LETTRE  CCCLXXVIII. 

pu  COMTE   DE  BUSSY  A  MADAME  D?  SÉVIGNÉ. 

A  Chaseu,  ce  6  janvier  1675. 

Il  y  a,  ce  me  semble,  assez  long-temps  que  je 
vous  laisse  en  repos ,  Madame;  c'est  que  j'ai  eu 
beaucoup  d'affaires  depuis  mon  retour  de  Paris; 
cela  ne  m'en  eût  pourtant  pas  empêché,  si  je 
n'avois  craint  sottement  que ,  si  je  vous  éerivois , 
vous  ne  crussiez  que  j'avois  affaire  de  vous.  Il 
faut  dire  le  vrai,  on  est  quelquefois  bien  ridi- 
cule ,  mais ,  pour  vous  montrer  mon  retour  au 
bon  sens,  Madame ,  je  vous  supplie  de  me  mander 
la  réponse  qu'a  eue  M.  le  cardinal  de  Retz  sur  ce 
qui  me  regarde  ;  je  n'oserois  presque  vous  dire 
mon  indifférence  sur  mon  retour.  Vous  autres 
gens  de  la  cour  ne  faites  guère  de  différence 
entre  un  fou  et  un  philosophe  ;  vous  appellerez 
ma  tranquillité  comme  il  vous  plaira,  mais  je 
l'aime  mille  fois  mieux  que  de  l'inquiétude  qui  ne 
sert  de  rien.  Ce  qui  me  consolera  d'ailleurs  du 
méchant  succès  de  cette  négociation ,  ce  sera  la 
marque  d'amitié  que  j'aurai  reçue  de  Son  Émi- 
nence  ;  c'est  sur  cela  que  je  ne  serois  pas  indif- 
férent, et  sur  votre  tendresse,  Madame  :  il  me 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       365 

faut  l'une  et  l'autre  pour  que  je  ne  sois  pas  tout- 
à-fait  malheureux. 

A    MADAME    DE    GRIGJVAlV. 

Il  faux  que  je  sache ,  non  pas  de  quel  bois 
vous  vous  chauffez,  Madame,  mais  de  quelle 
encre  vous  écrivez.  Si  vous  n'en  pouvez  trouver 
d'autre  que  celle  dont  vous  vous  servîtes  Tannée 
passée,  souvenez- vous  de  m'écrire  sur  du  papier 
noir,  car  enfin  je  veux  lire  ce  que  vous  m'écrivez. 
Je  n  y  trouve  qu  un  inconvénient ,  c'est  que  le 
commis  de  la  poste,  qui  n'aura  pas  assurément 
de  même  encre  que  vous,  jettera  votre  lettre  au 
feu,  n'y  pouvant  mettre  de  port.  Badinerie  à 
part ,  Madame ,  je  serai  fort  aise  de  savoir  de  vos 
nouvelles  par  vous-même,  et  surtout  d'appren- 
dre que  vous  ne  retournerez  pas  de  trois  ans  en 
Provence ,  car ,  sans  m'informer  de  ce  que  vous 
aimez  le  mieux,  je  souhaite  de  vous  retrouver  à 
Paris,  et  je  prends  un  terme  un  peu  long  poiu» 
n'y  pas  manquer. 


366  LETTRES 


LETTRE    CCCLXXIX. 

DE    MADAME   DE    SÉVIGWÉ    AU    COMTE    DE    BUSSY. 

A  Paris,  ce  a4  janyier  1675. 

Et  quand  j'aurois  cru  que  vous  m'auriez  écrit 
parce  que  vous  auriez  voulu  me  dire  quelque 
chose  pour  vos  intérêts ,  y  trouveriez -vous  un 
grand  mal  ?  Ne  nous  sommes  -  nous  pas  assez 
écrit  pour  rien?  ne  pourrions  -  nous  pas  bien 
nous  écrire  pour  quelque  chose  ?  Il  me  semble 
qu'il  y  a  long  -  temps  que  nous  n'en  sommes 
plus  là. 

Je  songe  fort  souvent  à  vous ,  et  je  ne  trouve 
jamais  la  maréchale  d'Humières  ,  que  nous  ne 
fessions ,  pour  le  moins ,  chacune  un  soupir  à 
votre  intention.  Elle  est  toute  pleine  de  bonne 
volonté,  aussi  bien  que  moi  ;  et  tous  nos  désirs 
n'avancent  pas  d'un  moment  l'arrangement  de 
la  Providence;  car  j'y  crois,  mon  cousin;  c'est 
ma  philosophie.  Vous,  de  votre  côté,  et  moi  du 
mien ,  avec  des  pensées  différentes ,  nous  allons 
le  même  chemin  :  nous  visons  tous  deux  à  la 
tranquillité ,  vous  ,  par  vos  raisonnements ,  et 
moi  par  ma  soumission.  La  force  de  votre  esprit 
et  la  docilité  du  mien  nous  conduisent  égale- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       367 

ment  au  mépris  de  tout  ce  qui  se  passe  ici  -  bas. 
Tout  de  bon,  c'est  peu  de  chose,  nous  avons 
peu  de  part  à  nos  destinées  :  tout  est  entre  les 
mains  de  Dieu.  Dans  de  si  solides  pensées,  jugez 
si  je  suis  incapable  de  comprendre  votre  tran- 
quillité. 

Vous  me  faites  grand  plaisir  d'excepter  de 
votre,  indifférence  les  bonnes  grâces  de  notre 
cardinal  ;  elles  me  paroissent  d'un  grand  prix. 
Ce  qui  fait  que  je  ne  vous  ai  point  rendu  sa 
réponse,  c'est  qu'il  n'a  point  vu  M.  le  prince  , 
depuis  que  vous  êtes  parti  d'ici;  il  est  à  Chan- 
tilly, où  il  a  pensé  mourir.  Il  n'a  point  voulu 
recevoir  la  visite  de  Son  Eminence  qu'il  ne  fût 
en  état  de  jouir  de  sa  bonne  compagnie.  Il  ira 
dans  peu  de  jours ,  il  parlera  comme  vous  pou- 
vez souhaiter,  et  je  vous  manderai  tous  les  tons 
de  cette  conversation. 

Que  dites-vous  de  nos  heureux  succès,  et  de 
la  belle  action  qu'a  faite  M.  de  Turenne  en  fai- 
sant repasser  le  Rhin  aux  ennemis  ?  Cette  fin  de 
campagne  nous  met  dans  un  grand  repos,  et 
donne  à  la  cour  une  belle  disposition  pour  les 
plaisirs.  Il  y  a  un  opéra  tout  neuf  qui  est  fort 
beau.  Avec  votre  permission,  mon  cousin,  je 
veux  dire  deux  mots  à  ma  nièce  de  Bussy. 


368  LETTRES, 

A   MADEMOISELLE  DE  BUSSY,  DEPUIS  MARQUISE   DE 

COLIGWY. 

Je  prends  toujours  un  très-grand  intérêt  à  tout 
ce  qui  vous  touche;  cette  raison  me  fait- sentir 
le  bonheur  que  vous  avez  eu  de  n'avoir  point 
épousé  un  certain  homme  dont  le  mérite  est 
aussi  petit  que  le  nom  en  est  grand';  il  faut 
avoir  mieux  ou  rien:  Adieu  ma  nièce. 

Je  reviens  à  vous,  mon  cousin,  pour  vous 
dire  que  je  laisse  la  plume  à  madame  de  Grignan , 
je  dis  la  plume,  car,  pour  l'encre,  vous  savez 
qu'elle  en  a  de  toute  particulière. 

DE   MADAME   DE  GRIGNAN. 

Je  n'ai  point  trouvé  de  papier  noir ,  c'est  ce 
qui  m'a  fait  résoudre  à  me  servir  de  l'encre  la 
plus  noire  de  Paris.  Il  n'est  festin  que  d'avarie 
cieux;  voyez  comment  celle  de  ma  mère  est  ef-* 
facée  par  la  mienne.  Je  n'ai  plus  à  craindre  que 
les  pâtés  qui  sont  presque  indubitables  avec  une 
encre  de  cette  épaisseur  ;  mais  enfin  il  faut  vous 
servir  à  votre  mode.  En  vérité ,  Monsieur ,  vous 
feriez  bien  mieux  d'épargner  notre  encre  et  notre 
papier,  et  de  nous  venir  voir  ,  puisque  vous  me 
faites  le  plaisir  de  m'assurer  que  mon  séjour  à 

'  Le  comte  de  Limoges,  peu  riche  sans  doute,  et  qui  faisoit  dire 
à  madame  de  Sévigné,  daus  sa  lettre  du  1 5*d^cembre  i6y3:  C'est 
la  faim  et  la  soif  ensemble.  G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       3O9 

Paris  ne  vous  est  pas  indifférent.  Venez  donc 
profiter  d'un  bien  qui  vous  sera  enlevé  à  la  pre- 
mière hirondelle.  Si  je  vous  écrivois  ailleurs  que 
dans  une  lettre  de  ma  mère,  je  vous  dirois  que 
c'est  même  beaucoup  retarder  mes  devoirs  qui 
m'appellent  en  Provence;  mais  elle  trouveroit 
mauvais  de  n'être  pas  comptée  au  nombre  de 
ceux  qui  doivent  régler  ma  conduite.  Elle  en  est 
présentement  la  maîtresse;  et  j'ai  le  chagrin  de 
n'éprouver  son  autorité  qu'-en  des  choses  où  ma 
complaisance  et  mon   obéissance  seront  soup- 
çonnées d'être  d'intelligence  avec  elle.  Je  ne  sais 
pas  pourquoi  je  m'embarque  à  tout  ce  discours.  • 
Il  ne  me  paroît  pas  que  j'aie  besoin  d'apologie 
auprès  de  vous  :  c'est  donc  seulement  par  le  seul 
plaisir  déparier  à  quelqu'un  qui  écoute  avec  plus 
d'attention ,  et  qui  répond  plus  juste  que  tout 
ce  qui  est  ici.  Je  vous  demande  une  petite  amitié 
à  mademoiselle  de  Bussy. 

ÉUÎTE  DE  LA  LETTRE  DE  MADAME  DE  SiÉVIGNÉ. 

• 

Voilà  ce  qui  s'appelle  écrire  de  la  bonne  encre. 
Plût  à  Dieu  que  vous  fussiez  ici!  nous  cause- 
rions de  mille  choses ,  mais  surtout  des  senti- 
ments dont  la  Provençale  vous  parle ,  qu'il  faut 
cacher  à  la  plupart  du  monde ,  quelque  vérita- 
bles qu'ils  soient ,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  vrai- 
semblables. Corbinelli  est  ici  ;  il  croit  que  vous 
m  24 


370  LETTRES 

ne  songez  plus  à  lui  ;  cependant  il  vous  honore 
et  il  vous  aime  extrêmement.  Votre  souvenir 
fait  les  délices  de  nos  conversations ,  et  des  re- 
grets ensuite  de  vous  avoir  perdu.  Adieu,  mon 
cousin^ 


•  • 


LETTRE  CCCLXXX. 

DÛ  COlUfE  DE  ÊUSST  A  MADADIE  DE  SIÉVIGNÉ. 

A  Chàseù,  ce  20  mars  1675. 

J'étois  tout  prêt  à  vous  faire  une  rahutinade , 
ma  chère  cousine ,  sur  ce  que  je  ne  i^cevois  pas 
au  19  mars  la  réponse  que  vous  deviez  à  ma 
lettre  du  mois  de  janvier.  Je  la  viens  de  recevoil*^ 
cette  réponse,  par  la  diligence,  avec  une  caisse 
que  ma  fille  de  S^c-Marie  envoyoit  à  sa  so^ur;  là 
caisse  a  été  jusqu'en  Provence,  au  moins  a-t-elle  pu 
y  aller ,  et  il  a  fallu  plaider  pour  la  ravoir.  Encore 
si  la  Sainte-Marie  m'avoit  mandé  que  votre  lettre 
y  étoit,  elle  m'auroit  épargné  le  chagrin  que  j'ai 
eu  contre  vous ,  mais  je  crois ,  Dieu  me  veuille 
pardonner ,  que  votre  nièce  nous  vouloit  brouil- 
ler ensemble.  Si  vous  saviez  la  colère  où  j'étois 
contre  le  maître  de  la  diligence ,  vous  jugeriez 
bien  que  j'avois  quelque  pressentiment  qu'il  y 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       571 

ftvoit  dans  cette  cassette  quelque  chose  qui  m'é- 
toit  plus  cher  que  les  manches  et  que  le  ruban  de 
ma  fille.  J'eus  deux  grands  plaisirs  k-la-fois  ;  Tun 
de  trouver  que  je  n'avois  pas  sujet  de  me  plain- 
.  dre  de  vous;  et  l'autre  de  lire  deux  lettres  de 
deux  de  mes  meilleures  amies ,  qui ,  dans  leurs 
manières  différentes ,  écrivent  mieux  à  mon  gré 
que  femmes  de  France.  Je  m'étonne ,  en  son- 
geant à  cela  ,  que  je  n'aie  pas  pris  plus  de  soin 
de  m'en  attirer  ;  et  c'est  à  quoi  je  ne  prétends 
plus  manquer  à  l'avenir.  Il  y  a  cinq  ou  six  jours 
que  madame  de  Bussy  m'envoya  un  billet  que 
vous  lui  écriviez,  par  lequel  vous  lui  mandiez 
que  M.  le  prince  étoit  encore  un  peu  vif  sur  mon 
sujj^t;  il  faut  avoir  patience  et  espérer  qu'on 
mourra  ;  et  c'est  aussi  le  remède  que  j'attends  , 
et  j'ai  de  la  vie  et  de  la  santé  autant  que  de  la 
mauvaise  fortune.  Les  héros  penseront  de  moi 
ce  qu'il  leur  plaira ,  Madame ,  j'aime  mieux  vivre 
en  Bourgogne  que  danis  l'histoire  seulement  ;  et 
peut-être  que  si  je  m'en  souciois  beaucoup, 
j'aurois  contentement  sur  Thonneur  de  ma  mé- 
moire, et  que  la  postérité  parleroit  de  moi  plus 
honorablement  que  de  tel  prince  ou  de  tel  ma- 
réchal de  France  que  nous  connoissons.  Encore 
line  fois  ,  Madame ,  je  vous  assure  que  je  ne 
songe  qu'à  vivre,  et  je  crois,  comme  Voiture, 
que  : 


37a  LETTRES 

C'est  fort  peu  de  chose 

Qu'un  demi-dieu  quand  il  est  mort  '. 

J'écris  au  cardinal  de  Retz  avec  autant  de  rc- 
connoissance  que  s'il  avoit  fait  ce  que  no^s  sou- 
haitons. Au  .reste,  ma  chère  cousine,  ne  soupi- 
rez point  pour  mes  malheurs  avec  notre  petite 
maréchale  ,  ce  seroit  tout  ce  que  vous  devriez 
faire  si  j'étois  mort.  Je  ne  réponds  point  à  tos 
nouvelles  du  mois  de  janvier  ,  il  vaudroit  autant 
vous  parler  de  la  bataille  de  Jarnac;  je  vous 
dirai  seulement  que  jaime  autant  M.  deTurenne 
que  je  l'ai  autrefois  haï ,  car,  pour  dire  la  vérité, 
mon  cœur  ne  peut  plus  tenir  contre  tant  de 
mérite.  Je  quitte  la  plume  à  mademoiselle  de 
Bussy  : 

ÙE    MADE3IOI$ELLE    DE    BUSSY. 

Je  suis  persuadée  de  la  part  que  vous  prenez 
en  ma  fortune,  ma  chère  tante,  et  sur  cela  je 
vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

En  me  parlant  de  ce  certain  homme  que  j'ai 
failli  épouser,  vous  avez  oublié  d'ajouter  à  la  pe- 

'  Epître  de  Vincent  Voiture ,  adressée  à  M.  le  Prince ,  sur  son 
retour  d'Allemagne  en  1 645.  Cette  citation  et  les  fanfaronnades  qui 
précèdent ,  prouvent  la  jalousie  de  Bussy  et  la  rancune  qu'il  nour- 
rissoit  dans  son  cœur  contre  le  héros  du  siècle ,  et  d'autres  qui  sui- 
Toient  ses  traces.  Sur  le  chapitre  de  l'orgueil,  Bussy  est  inépuisable 
dans  sa  propre  cause  ;  l'amour-propre  sous  sa  plume  empoisonne 
son  esprit.  G,  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       SyS 

titesse  du  mérité  celle  du  bien  et  de  la  personne  ; 
je  ne  sais  pas  si  je  ti?ouver ai  mieux,  mais  je  sais 
bien  que  je  ne  saurois  plus  mal  trouver.  Adieu, 
ma  chère  tante. 

pu    COMTE   DE    BySST    A   MADAME    DE    GKIGWAlSr. 

Je  serois  bien  difficile,  Madame,  si  je  n'étois 
content  de  votre  encre ,  et  même  de  votre  cœur. 
Il  est  vrai  que  l'eticre  de  madame  votre  mère  ne 
fait  que  blanchir  auprès  de  la  vôtre,  et  vous  l*ef- 
facez  aujourd'hui.  Vous  vous  êtes  même  sauvée 
des  pâtés;  mais  de  quels  écueils  ne  vous  sauvez- 
voùs  pas?  La  beauté,  l'esprit,  la  jeunesse  et  les 
occasions  ne  vous  sauroient  faire  faire  le  moindre 
pâté  dans  votre,  conduite.  Au  reste,  Madame,  si 
j'avois  la  liberté  d'aller  à  Paris ,  vous  croyez  bien 
que  je  la  prendrois;  mais  je  vous  assure  que  j'en 
sortirois  quelquefois,  quand  ce  ne  seroit  que  pour 
recevoir  de  vos  lettres.  D'aller  à  Paris  sans  per- 
mission et  s.ans  affaire  de  conséquence,  cela  ne 
seroit  pas  trop  sage,  et  l'amitié,  quelque  tendre 
qu'elle  soit,  ne  sauroît  passer  pour  affaire  de 
conséquence.  Je  crois  que  vous  aimeriez  mieux 
aller  et  demeurer  en  Provence  que  de  faire  la 
moindre  chose  contre  votre  devoir;  m^is  je  crois 
que  vous  souhaiteriez  extrêmement  que  votre 
devoir  s'accordât  à  demeurer  à  Paris;  et  quand 
je  ne  devrois  pas  avoir  le  plaisir  de  vous  y  voir, 


374  LETTRES 

}e  ne  lais&erois  pas  de  souhaiter  autant  que  vous 
que  VDU9  y  fussiez  toujours. 

A  MADAME    DE   SÉVIGWÉ. 

Aussitôt  que  madame  de  Bussy  m'eut  mandé 
que  notre ^mi  Gorbinelli  étoit  à  Paris,  je  lui  écrir 
vis,  et  je  voudrqis  bien ,  si  madame  de  Grignan 
va  en  Provence,  que  vous  et  lui  prissiez,  en  la 
conduisant,  votre  chemîji  par  la  Bourgogne; 
j'irois  au-devant  de  vous  jusqu'à  Bussy  avec  la 
petite  Toulongeon  et  votre  iiièce  de  Bussy  ;  de  là, 
je  vous  amènerois  à  Chaseu,  et  puis  à  IVIantjeu, 

où  j'ai  des  raisons  de  vous  faire  meilleure  chèrç* 

■  •- 

qu'en  pas  un  autre  endroit. 


LETTRE  GCCLXXXI. 

D£  MADAME  DE  SÉVIGNE  AU  COMTE  DE  BUSSY. 

A  Paris ,  ce  3  avrfl  167  5. 

Quand  mes  lettres  vont  x^mme  «des  tortues 

par  la  tranquille  voie  du  messager,  et  que  vous 

les  trouvez  dans  une  cassette  de  bardes  qui  sont 
d'ordinaire  deux  ou  trois  mois  en  chemin,  je  nç 

*  Expression  singulière ,  ancienne  ,  empruntée  du  mot  eiera 
ftcbie^raj ,  bonne  mine ,  bon  accueil  en  italien;  on  le  trou^ve  .daiu 
VAmintCf  dans  VAdone.  G,  Z>.  S,  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      375 

m'étonne  pas  que  vous  ayez  envie  d'être  en  co-^ 
1ère  contre  moi  :  je  serois  même  fort  fâchée  que 
vous  n'eussiez  pas .  envie  de  me  gronder  ;  mais 
enfin  vous  voyez  que  je  n'ai  point  de  tort  ;  et  si 
ma  nièce  de  Sainte-Marie  a  compté  sur  le  plaisir 
de  nous  mettre  mal  ensemble,  elle  est  bien  at- 
trapée, car  je  crois  que  nous  avons  été  brouillés 
ce  que  nous  le  serons  de  notre  vie.  Vou^  avez 
donc  su  par  mon  billet  la  réponse  du  prince  sur 
votre  sujet;  si  pourtant  le  grand  prince,  par- 
dessus tous  les  autres,  apprpuvoit  votre  retour, 
vous  pourriez  graisser  vos  bottes  ;  mais  le  bon  et 
généreux  ami  que  vous  avez ,  le  paladin  par  émi- 
mence^,  te  vengent  des  torts,  l'honneur  de  la 
ehevallerie,  me  dit  l'autre  jour  la  triste  réponse 
que  le  roi  lui  avoit  faite,  et  qu'il  avoit  des  rai- 
sons invincibles  pour  ne  pas  vous^  accorder  votre 
retour.  Ce  mot  dH im^incible  nous  glace  le  cœur; 
nous  ne  savons  sur  qui  le  faire  tomber,  nous  cq 
trouvâmes  trois  qui  peuvent  fort  bien  donner/ 
sujet  à  cette  expression;  nous  causâmes  près 

,  '  François  de  Beauvillîers ,  duc  de  Saint- Aignan ,  yaillant  che- 
talier,  samommé le  Paladin,  ûiembre  de  l^s^adémie  française,  de 
eeUe  àt  Ekourati,  de  Padone,  et  protecteur  de  celle  d*Ai*les.  Quoi- 
^[Ufi  dans  un  âge  fort  avancé  il  fut  nommé  commandeur  du  car- 
rousel qui  fut  donné  en  i685,  à  la  tête  ducpiel  étoit  monseigneur 
le  dauphin.  On  a  de  lui  quelques  petites  pièces  de  vers  répandues 
dans  différens  recueils.  11  mourut  le  i6  juin  1687.  Son  fils  aîné 
fut  gouyerneur  du  duc  de  Bourgogne.  G.  D.  5.  G. 


376     •  .       LETTRES 

d'une  heur«  ensemble  dans  une  croisée  de  la 
chambre  de. la  reine;  l'amitié  que  nous  vous 
portons  nous  rassembla  en  un  moment,  et  nous 
fûmes  contents  chacun  de  notre  coté  des  seiïB 
ments  que  nous  avions  pour  vous. 

La  maréchale  4'Humières  est  encore  de  notre 
batide;  elle  p<irle  pour  votre  retour  quand  il  est 
à  propos ,  et  parle  si  bien  et  avec  tant  de  har- 
diesse et  de  raison ,  qu'elle  mériteroit  de  persuader 
les  gens  en  votre  faveur  ;]^mais  l'heure  n'est  pas 
venue.  Celle  du  départ  de  tout  le  monde  ap- 
proche. On  avoit  parlé  de  la  paix ,  et  vous  savez 
même  le  changement  des  plénipotentiaires  ;  mais 
en  attendant,  on  va  toujours  à  la  guerre,  et  les 
gouverneurs  et  lieutenants  -  généraux  d^  pro- 
vinces ,  à  leurs  charges.  Toutes  ces  séparations 
me  touchent  sensiblement.  Je  pense,  aussi  que 
ipadame  de  Grignan  ne  nous  quittera  pas  sans, 
quelque  émotion  :  elle  m'a  priée  de  vous  faire 
mille  amitiés  pour  elle.  Vous  avez  raison  d'être 
content  de  son  cœur  :  elle  ne  perd  pas  une  occa- 
sion de  me  faire  voir  l'estime  qu'elle. a  pour  vous; 
et  moi  je  veux  parler  de  celle  que  j'ai  pour  ma 
nièce  de  Bussy.  Elle  pense  comme  vous ,  et  ce 
qu'elle  m'a  écrit  me  fait  souvenir  de  vos  ma- 
nières. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       377 

▲  MADEMOISELLE    DE    BUSST ,    DEPUIS    MARQUISE 

DE  COLIGNY. 

^  Je  VOUS  souhaite ,  ma  très-chère ,  un  très-bon 
et  très-agréable  époux.  S'il  est  assorti  à  votre  mé- 
rite, il  ne  lui  manquera  rien. 

AU    COMTE   DE    BUSSY. 

Comme  j'écris  ceci ,  je  reçois  une  lettre  par 
laquelle  on  me  mande  que  ce  mari  est  trouvé. 
Je  trouve  plaisant  que  cette  nouvelle  soit  arrivée 
justement  à  cet  endroit.  Je  vous  conjure ,  mon 
cher  cousin,  de  m'en  écrire  le  détail.  Pour  le 
nom ,  il  est  comme  on  le  pourroit  souhaiter ,  si 
on  le  faisoit  faire  exprès.  Je  vous  demande  up 
petit  mot  de  la  personne ,  du  bien ,  de  l'établis- 
sement ,  et  de  ce  que  vous  donnez  présentement 
à  la  future. 

A    MADEMOISELLE   DE   BUSSY. 

.  Ma  chère  nièce ,  je  prends  un  extrême  intérêt 
^  votre  destinée.  Ma  fille  vous  fait  ses  compli- 
ments par  avance ,  et  vous  embrasse  de  tout  son 
cœur. 

Adieu,  l'aimable  père  et  Taimable  fille ,  je  suis 
tout  à  vous. 


378  LETTRES 


LETTRE  CCCLXXXII'. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MONSIEUR  DE  GUITAUD. 

P9ris,  avril  1675. 

Vous  me  dites  donc,  Monsieur  et  Madame,  que 
votre  M.  Manin  est  une  espèce  de  d'Hacqueville , 
pour  l'assemblage  de  toutes  sortes  de  vertus.  En 
vérité,  il  ne  faudroit  point  d'autre  recommanda- 
tion ,  et  c'est  profaner  le  pouvoir  que  vous  avez 
sur  moi  l'un  et  l'autre ,  que  de  vous  mettre  eu 
jeu ,  quand  il  est  question  de  protéger  une  telle 
probité.  Je  vous  déclare  donc  que  je  ne  vous 
fais  que  l'honneur  de  croire  ce  que  vous  me 
dites  de  lui  ;  et  puis ,  c'est  lui-même  ej  l'ombre 
de  notre  pauvre  ami ,  qui  fait  le  reste.  J'en  disois 
autant  à  M,  de  Berbisy,  et  je  vous  conjure  de 
garder  pour  d'autres  occasions ,  à  éprouver  l'es* 
time  et  l'amitié  très-distinguée  que  j'ai  pour  vous 
deux.  Vou3  ne  savez  pas  ce  que  vous  valez,  et 
combien  Ton  s'attache  à  vous  quand  on  vous 
connoît. 

Pour  moi,  j'ai  fait  un  chemin  considérable  de- 
puis que  je  suis  dans  votre  commerce.  Mais  par- 
lons de  M.  d'Amboise  :  c'est  un  homme  que  je 
ne  gouverne  pas;  je  connois  et  j'aime  fort  son 

'  Lett.  inéd.  (Propriété de  V éditeur.) 


>■■:, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       379 

père ,  et  c  est  par-là  que  je  ferai  ma  sollicitation. 
Comme  l'affaire  est  juste  et  que  le  rapporteur  Test 
aussi ,  je  crois  que  cela  se  rencontra  fort  heureu- 
sement. Enfin ,  n'en  soyez  pas  en  peine ,  je  ferai 
très-bien  mon   devoir.  Je  vous  écrivis,  l'autre 
jour ,  une  grande  lettre  de  Livry  ^ ,  nous    en 
sommes  revenus ,  et  les  airs  de  séparation  com- 
mencent fort  à  me  serrer  le  cœur.  Nous  avons 
questionné  Madelon  sur  votre  procédé  pour  elle , 
que  nous  trouvons  si  bon ,  que  ma  fille  l'a  mis 
sur  son  compte.  J'ai  prié  plusieurs  fois  madame 
de  Coulanges  d'écrire  à  son  frère  à  Lyon ,  pour 
l'affaire  dont  vous  m'avez  envoyé  le  mémoire  ; 
elle  m'a  dit  vingt  fois  :  Oui,  oui ,  oui,  je  le  ferai, 
je  n'y  manquerai  pas;  et  toujours  elle  l'oublie, 
cela  fait  que  je  ne  daigne  plus  lui  en  parler.  Elle 
est  tellement  obsédée,  elle  est  si  bien  à  la  cour, 
c'est  tellement  à  la  mode  de  l'aimer ,  que  je  ne 
m'étonne  point  qu'elle  nous  perde  de  vue.  Adieu, 
Sladame ,  adieu ,  Monsieur  ;  vous  devez  m'aimer 
si  c'est  une  bonne  raison  que  de  vous  aimer. 

P,  S^.  Je  n'ai  rien  à  dire  après  de  si  grandes 
déclarations ,  sinon  que  c'est  à  moi  que  M.  Ma- 
nin  rendit  votre  lettre ,  et  m'assura  que  je  la 
pouvois  ouvrir  en  l'absence  de  ma  mère,  qui 
ne  revint  Hier  au  soir  qu'à  dix  heures.  Après  le 

'  Cette  lettre  se  trouve  perdue,  comme  beaucoup  d'autres. 
'  Ce  poft'scripium  est  de  la  main  de  M.  de  Scyigné. 


38o  LETTRES 

plaisir  que  j'eus ,  Monsieur ,  à  voir  le  tour  que 
vous  donniez  à  votre  recommandation,  je  vou- 
lus prendre  connoissance  du  fond  de  l'affaire, 
qu'il  fut  ravi  de  me  communiquer  ;  et  de  vrai ,  il 

n'y  a  pas  eu ,  de  ce  siècle  peut  -  être (La  fin 

manque,) 


LETTRE  CCCLXXXÏÏI. 

DU   COMTE    DE    BUSSY   A    MADAME   DE   SÉVIGNÉ. 

A  Chaseu,  ce  7  avril  1675. 

Je  ne  vous  avois  pas  mandé  la  désagréable  ré- 
ponse du  roi ,  que  notre  paladin  (  le  duc  de  Saint* 
uàignan)  m'avoit  rendue  il  y  a  assez  long-temps, 
parce  qu'il  m'avoit  prié  de  n'en  parler  à  qui 
que  ce  fût.  Vous  savez  comme  il  est  circonspect 
sur  les  choses  qui   regardent  le  maître;  mais 
puisqu'il  vous  a  dit  ce  secret,  il  m'a  fait  plaisir,, 
et  j'aime  mieux  en  parler  avec  vous  qu'avec  toute 
autre  personne.  Il  me  paroît  que  vous  étendez 
trop  vos  soupçons  sur  le  mot  d'innncible ,  je  crois 
qu'il  ne  peut  tomber  que  sur  une  seule  per- 
sonne, et  que  vous  en  conviendrez,  quand  vous 
ferez  réflexion  qu'un  grand  roi  ne  peut  pas  avouer 
que  rien  lui  paroisse  invincible  que  l'amour.  Vous 
m'entendez  bien ,  Madame,  devons  dire  ce  qui  m'a 
mis  l'amour  sur  les  bras,  je  l'ignore,  car  je  ne 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE.       38ï 

Tài  jamais  mérité;  au  contraire,  je  n'en  serois 
pas  si  surpris  si  j'avois  autant  fait  contre  ce 
côté-là  que  contre  les  deux  autres  endroits  que 
vous  soupçonnez.  Ce  sont,  à  mon  avis,  des  gens 
qui  ne  m'aiment  pas,  et  que  vous  connoissez 
fort,  qui  m'ont  rendu  l'amour  contraire.  Il  faut 
avoir  patience;  si  l'impatience  me  pouvoit  servir 
de  quelque  chose,  je  n'en  manquerais  pas. 

Je  serai  bien  fâché  quand  madame  de  Grignan 
Vous  quittera ,  parce  que  vous  le  serez  fort  toutes 
deux.  Cependant' il  ne. faut  pas  qu'elle  se  laisse 
trop  aller  à  son  chagrin,  outre,  que  sa  santé  et 
sa  beauté  en  pourroient  pâtir,  elle  passeroit  dé- 
sagréablement sa  vie.  En  quelque  Ueu  qu'elle  et 
moi  soyons,  je  l'aimerai  et  l'estimerai  toujours 
extrêmement. 

DE  MADEMOISEtXE  DE  BUSST. 

L'époux  qu'on  mè  destine,  ma  chère  tante, 
me  paroît  bon  et  raisonnable  ;  il  n'est  pas  beau  , 
mais  il  est  de  belle  taille  ;  je  ferai  ce  que  je  pourrai 
pour  vous  le  faire  voir  bientôt,  afin  que  vous 
en  jugiez  vous-même;  mon  père  vous  va  dire 
le  reste. 

DU  COMTE  DE  BUSST. 

L'époux  donc  est  presque  aussi  grand  que 
moi;  il  a  plus  de  trente  ans,  Fair  bon,  le  visage 
long ,  le  nez  aquilin  et  le  plus  grand  du  monde , 


38a  LETTRES 

le  teint  un  peu  plombé ,  assez  de  la  couleur  ée 
celui  de  Saucourt',  chose  considérable  en  un 
ftitur  ;  il  a  dix  mille  livres  de  rente  sur  la  fron- 
tière du  Comté  et  de  la  Bresse,  dans  les  terres 
de  Cressia,  de  Coligny,  d'Andelot,  de  Valfin  et 
de  Loysia^  desquelles  il  jouit  présentement  par 
la  succession  de  Joachim  de  Coligny ,  frère  de 
sa  mère.  Le  comte  dé  Dalet  son  père ,  remarié , 
comme  vous  savez ,  avec  mademoiselle  d'Estaing , 
jouit  de  la  terre  de  Dalet  et  de  celle  de  malin-* 
tras ,  et ,  après  sa  mort ,  elles  viennent  au  fiitur 
par  une  donation  que  son  père  ^t  sa  mère  firent , 
dans  leur  contrat  de  mariage ,  de  ces  deux  terres 
à  leur  fils  aîné  :  elles  f  aient  igncore  dix  mille 
livres  de  rente,  et  plus  ;  une  de  ses  tantes^  vient 
de  lui  faire  donation  d'une  terre  de  trais  miHe 
livres  de  rente  après  sa  mort  Son  intention  est 
de  prendre  emploi  aussitôt  qu'il  sera  marié,  et 
je  ne  l'en  dissuaderai  pas.  Sa  maison  de  Cressia^ 
qui  sera  sa  demeure,  est  à  deux  journées  de 
Chaseu  et  à  trois  de  Bussy.  J'ai  donné  à  ma  fille 
le  bien  de  sa  inère  dès  à  présent,  et  je  ne  la  fais 
pas  renoncer  à  ses  droits  paternels. 

DE  MABEMOISELLE  I)E%DSSY. 

Je  vous  rends  mille  grâces,  ma  chère  tante, 

l  Ce  passage  est  sans  obscurité  pour  celui  qui  connoît  les  clian- 
sons^u  temps  et  les  Amours  des  Gaules ,  dît  M.  de  Monmerqné. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        383 

et  à  madame  de  Grignan ,  de  la  part  que  vous 
me  témoignez  prendre  à  mon  établissement  ;  vous 
ne  sauriez  toutes  deux  vous  intéresser  aux  af- 
£ûres  de  personne  qui  vous  aime  et  qui  vous  ho- 
nore plus  que  je  fais. 


LETTRE  CCCLXXXIV. 

DU   COMTE  DE  BUSST   A   MADAME  DE  SÉVIGWE. 

A  Chaseui  ce  3o  ayril  1675. 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  vous  témoigner 
la  part  que  je  prends  à  l'affliction  que  vous  avez 
de  la  mort  du  pauvre  Chésières  que  je  vous  écris, 
Madame,  c'est  encore  pour  m'en  plaindre  avec 
vous;  je  l'ai  toujours  fort  aimé,  mais  le  dernier 
voyage  que  j'ai  fait  à  Paris,  où  je  passai  unc^ 
journée  avec  lui,  rafraîchit  mon  amitié,  et  me 
fait  aujourd'hui  plus  sentir  ma  perte. 

Au  reste.  Madame,  mes  amis  me  mandent  que 
je  n'ai  plus  d'obstacles  pour  mon  retour  à  la 
cour ,  que  M.  le  prince ,  et  que  la  voie  infaillible 
pout  le  lever  est  celle  de  M.  le  duc  ;  ils  me  pro- 
posent pour  cela  d'en  écrire  à  M.  de  Langer  on 
ou  à  M.  de  Briord  ;  mais  je  crois  que  vous  pour- 
riez traiter  cette  affaire  avec  lui  plus  habilement 
que  personne ,  et  avec  un  meilleur  prétexte,  <Hant 


3S4  LETTRES 

ce  que  nous  sommes.  Je  vous  supplie  donc ,  Ma- 
dame ,  de  prendre  votre  temps  à  la  première 
visite  qu'il  vous  rçndra  pfour  lui  en  parler;  je 
vous  fais  ma  plénipotentiaire,  je  ne  saurois  mettre 
mes  intérêts  en  meilleures  mains. 

Mandez-moi  des  nouvelles  du  départ  de  ma- 
dame de  Grignan  ;"je  voudrois  qu'il  fût  bien  re- 
culé ,  quand  je  devrois  lui  déplaire  pour  ce  sou- 
hait ;  car  je  sais  bien  que  je  me  raccommoderois 
avec  elle  :  mais  vous  ne  m'avez  pas  fait  réponse 
si  vous  passeriez  en  ce  pays-ci  en  la  conduisant. 
Donnez-m'en  avis  de  bonne  heiu'e,  je  vous  sup- 
plie ,  je  vous  veux  voir  toutes  deux. 


LETTRE  CCCLXXXV. 

DE  MADAME  DE  SlÉVIGNJÉ  AU  COMTE  DE  BUSSIT . 

À  Paris,  ce  lo  mai   1675. 

Je  pense  que  je  suis  folle  de  ne  vous  avoir 
point  encore  écrit  sur  le  mariage  de  ma  nièce  : 
mais  je  suis,  en  vérité,  comme  folle,  et  c'est  la 
seule  bonne  raison  que  j'aie  à  vous  donner.  Mon 
fils  s'en  va  dans  trois  jours  à  l'armée ,  ma  fille 
dans  peu  d'autres  en  Provence  :  il  ne  faut  pas 
croire  qu'avec  de  telles  séparations  je  puisse  con- 
server ce  que  j'ai  de  bon  sens.  Ayez  donc  pitié 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       385 

de  moi ,  et  croyez  qu*au  travers  de  toutes  mes 
tribulations  je  sens  toutes  les  injustices  qu'on 
TOUS  a  faites.  J'approuve  extrêmement  l'alliance 
de  M.  de  Coligny  :  c'est  un  établissement  pour 
ma  nièce,  qui  me  paroit  solide  ;  et  pour  la  pein- 
ture du  cavalier,  j'en  suis  contente  sur  votre 
parole.  Je  vous  fais  donc  mes  compliments  à 
tous  deux,  et  quasi  à  tous  trois  :  car  je  m'imagine 
qu'à  présent  vous  n'êtes  pas  loin  les  uns  des 
autres.  Je  ne  vous  parle  pas  de  tout  ce  qui  s'est 
passé  ici  depuis  un  mois ,  il  y  aiiroit  beaucoup 
de  choses  à  dire ,  et  je  n  en  trouve  pas  ixne  à 
écrire  '. 

Nous  avons  perdu  le  pauvre  Chésières  en  dix 
jours  de  maladie  ;  j'en  ai  été  fâchée  et  pour  lui 
et  pour  moi;  car  j'ai  trouvé  mauvais  qu'une 
grande  santé  pût  être  attaquée  et  détruite  en  si 
peu  de  temps,  sans  avoir  fait  aucun  excès,  au 
moins  qui  nous  ait  paru.  Adieu ,  mon  cher  cou- 
sin ;  adieu ,  ma  chère  nièce. 


DE    M.    DE    CORBINELLI. 


J'espère  que  je  me  trouverai  le  jour  des  noces 
avec  vous;  je  me  fie  à  mon  ami  le  hasard;  en  tout 
cas,  ce  sera  bientôt  après.  En  attendant,  je  vous 
dirai  qu'il  n'y  a  pas  un  de  vos  serviteurs  qui  en 

'  n  s* agît  de  la  retraijte  de  madame  de  Monteipan.  (  f^oyet  iin^ 
de»  notes  de  la  lettre  dn'T*  juin  fuÎTaiit.) 

III.  î5 


38G  LETTRES 

soit  plus  content  que  moi.  Vous  savez  que  je 
suis  sincère. 

A    MADEMOISELLE    DE    BUSSY. 

Je  vous  dis  la  même  chose ,  Mademoiselle  ;  je 
souhaite  que  vous  soyez  bientôt  madame ,  et  je 
rie  doute  pas  que  vous  ne  mêliez  alors  l'air  de 
gravité ,  que  cette  qualité  donne,  à  celui  des  Ra- 
butin,  qui  sait  se  faire  aimer  et  respecter  égale- 
ment ;  madame  de  Grignan  m'arrache  la  plume. 

DE  MADAME  DE  GRIGNAN. 

Comme  vous  n'avez  point  le  malheur  de  par- 
tager le  chagrin  de  mon  départ,  je  vous  l'an- 
nonce sans  prendre  la  précaution  de  vous  en- 
voyer votre  confesseur.  C'est  donc  ici  un  adieu, 
M.  le  Comte ,  mais  un  adieu  n'est  pas  rude  quand 
on  n'est  pas  ensemble,  et  qu'ainsi  l'on  ne  se 
quitte  point;  c'est  seulement  avertir  ses  amis 
que  Ton  change  de  lieu.  Si  vous  avez  besoin  de 
mes  services  et  de  l'huile  de  Provence,  je  vous 
en  ferai  votre  provision.  Mais  ce  n'est  pas  tout  ce 
que  je  veux  vous  dire ,  c'est  un  compliment  que 
je  veux  vous  faire  sur  le  inariage  de  mademoiselle 
votre  fille.  Je  ne  sais  pas  trop  comment  il  s'en 
faut  démêler,  et  je  ne  p^is  que  répéter  quelqu'un 
de  ceux  qu'on  vous  aura  faits ,  et  dont  vous  vous 
êtes  déjà  moqué.  Ce  sera  donc  pour  une  autre 
fois  ;  et  si  Dieu  vous  fait  la  grâce  d'être  grand-père 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      387 

au  bout  de  l'an,  je  serai  la  première  à  vous 
dire  mille  gentillesses ,  et  à  elle  aussi.  En  atten- 
dant ,  je  vous  embrasse  tous  deux  de  tout  mon 
cœur. 


LETTRE  CCCLXXXVI. 


DU    COMTE    DE    BUSSY    A    MADAME    DE    SÉVIGNÉ 


A  Ghaseu ,  le  14  mai  1675. 

Ce  n'est  pas  l'esprit  que  vous,  avez  perdu, 
madame,  c'est  la  mémoire;  car  vous  m'avez  déjà 
écrit  sur  le  mariage  de  ma  fille,  mais  je  suis  fort 
aise  que  vous  Tayez  oublié;  cela  m'a  encore  at- 
tiré une  de  vos  lettres.  Je  ne  doute  pas  que  vous 
ne  souffriez  étrangement,  étant  sur  le  point  de 
vous  séparer  des  personnes  que  vous  aimez  le 
plus,  et  que  vous  devez  le  plus  aimer.  On  vi- 
vroit  bien  plus  heureusement,  si  l'on  pouvoit 
faire  ce  que  dit  l'opéra  : 

"  N'aimons  jamais ,  ou  n'aimons  guère , 
Il  est  dangereux  d'aimer  tant.  » 

Pour  moi,  j'aime  encore  mieux  le  mal  que  le  re- 
mède ,  et  je  trouve  plus  doux  d'avoir  bien  de  la 
peine  à  quitter  les  gens  que  j'aime,  que  de  les 
aimer  médiocrement.  L'indolence  continuelle  ne 
m'accommode  pasj  je  veux  des  hauts  et  bas  dans 

2  5. 


388  LETTRES 

la  vie.  Vous  voyez,  Madame,  que  la  foriime  m'a 
servi  à  souhait.  Cependant  il  m^  semble  qu  elle 
fait  durer  trop  long -temps  le  méchant  état,  et 
qu'elle  sort  de  son  caractère  d'inconstante  pour 
me  persécuter.  J'ai  bien  fait  de  mettre  les  af- 
faires au  pis.  Si  je  les  avois  prises  à  cœur,  je  se- 
rois  mort  à  présent,  et  je  suis  dans  une  santé  à 
survivre  à  de  plus  jeunes  et  à  de  plus  heureux 
que  moi.  Ce  [n'est  pas,  comme  vous  dites,  que 
l'exemple  de  Chésières  ne  fasse  trembler  les  plus 
sains,  mais  il  fait  encore  plus  de  peur  aux  in- 
firmes. A  tout  hasard,  Madame,  portons -nous 
bien,  je  vous  réponds  que  nous  irons  loin,  fiez- 
vous  en  à  ma  parole.  C'est  déjà  pour  vivre  long- 
temps que  de  l'espérer  fortement.  Je  ne  sais  pas 
si  sur  les  choses  qui  se  sont  passées  depuis  un 
mois  nous  pensons  de  même  vous  et  moi,  mais 
je  ne  doute  point  que  l'amoiu*  ne  soit  égal  à  ce 
qu'il  étoit ,  et  que  toute  la  différence  n'aille  qu'à 
plus  de  mystère,  ce  qui  le  fera  durer  plus  long- 
temps. Voilà  tout  ce  que  j'en  puis  juger  d'aussi 
loin^ 

DE  MADEMOISELLE  DE  BUSST. 

Je  vous  rends  mille  grâces,  ma  chère  tante, 
de  toutes  les  bontés  que  vous  me  témoignez. 

'  Il  est  encore  question  ici  d'une  séparation  présumée  entre  le 
roi  et  madame  de  Montespan.  (  f^'ofez  la  letti'e  du  7  juin  1 675.  ) 


»> 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     389 

DU  COMTE  DE  BUSST  A  SI.  DE  CORBINELLI. 

*  • 

Je  vous  trouve  entre  la  mère  et  la  fille,  Mon- 
sieur, et  vous  me  paroissez  là  si  bien,  que  je  ne 
vous  en  ôterai  pas.  Venez -y,  courez -y  comme 
aux  noces,  vous  ne  sauriez  aller  en  aucun  lieu 
du  monde  où  l'on  vous  aime,  et  où  l'on  vous  es- 
time  davantage. 

DE   MADEMOISELLE  DE  BUSSY  A  CORBINÉLLÎ. 

Je  vous  assure,  Monsieur,  que  de  tous  les  com- 
pliments qu'on  m'a  faits,  aucun  ne  m'a  été  plus 
agréable  que  le  vôtre;  au  Veste,  je  tâcherai  de 
ne  pas  perdre  cet  air  des  Rabutin  qui  vous  plaît 
tant; je  voudrois  bien  aller  me  perfectionner  là- 
dessus  auprès  de  ma  tante;  Venez  voir  si  je  pro- 
fité bien  de  l'exemple  que  j'ai  ici ,  il  me  paroît 
assez  bon  à  iî]liter,'}'entends  au  moins  pour  l'air. 

pu    COM-TE  DE  BTTSST  A  MADAÏAÈ  JDÏ  GRIGNAW. 

Avec  tout  cela.  Madame,  vous  avez  beau  dire, 
c'est  un  malheur  pour  moi  que  vous  partiez  de 
Paris.  Je  suis  encore  plus  prêt  d'y  aller  qu'en 
Provence  :  ainsi  vous  n'auriez  pas  trop  mal  fait 
quand  vous  m'auriez  annoncé  votre  départ  un 
peu  plus  délicatement.  Au  reste ,  Madame ,  je  vous 
1^ettds  tiiilie  grâces  de  vos  ofires.  Je  me  passerois 
bien  de  votre  huile ,  et  j'aimerois  mieux  ne  man- 
ger jamais  de  salade,  que  de  vous  aller  voir  où 


Sgo  LETTRES 

vous  allez.  Je  sais  bien  ^Madame,  que  vous  pre- 
nez, part,  comme  font  tous  mes  amis,  au  ma- 
riage de  ma  fille  ;  et  vous  devez  savoir  aussi  que 
je  vous  en  remercie  comme  font  tous  les  pères 
des  nouvelles  mariées.  Je  serai  fort  trompé  si  je 
ne  suis  grand -père  au  bout  de  l'an.  La  demoi- 
selle n  a  point  du  tout  Tair  d'une  Brehaigne^^ 


LETTRE  CCCLXXXVII. 

XHE  MADAME   DE  SiviQIîÉ  IkU   COMTE    DE    BUSSY. 

A  Paris,  ce  i5  mai  167&.    . 

Vous  êtes  le  maître  du  pavé  présentement , 
M.  le  Comte;  je  reçus  votre  lettre  du3o  avril  le 
propre  jour  que  M.  le  prince  et  M.  le  duc  par- 
tirent pour  Chantilly  et  ensuite  pour  l'armée. 
Quand  ils  seroient  encore  ici,  je  vous  assure 
qu'il  n'y  auroit  rien  à  faire  pour  nous  àix  côté 
de  M.  le  duc  ;  je  sais  qu'il  a  parlé  sur  votre  sujet 
d'une  manière  qui  ne  doit  pas  donner  sitôt  la 
confiance  de  vouloir  tirer  de  lui  une  approba- 
tion de  votre  retour.  Servez -vous  de  leur  tolé- 

'  Ce  mot,  dans  rancienlan^age^désigiioit  une  biche  stjérile.  Depuis 
il  a  été  donné  aux  femelles  des  animaux,  dans  le  même  cas ,  et  dans 
le  sens  familier  aux  femmes  stériles  ;  nos  vieux  poètes  en  offrent  des 
exemples.  G,D.S,G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      391 

rance ,  vous  ne  les  trouverez  pas  sur  votre  route  ; 
que  vous  faut-il  de  plus  ?  Le  paladin  (  le  duc  de 
Saint-- Aignan)  vous  doit  conduire  à  l'égard  du 
maître,  c'est  le  principal  en  toutes  manières: 

Je  vous  remercie  de  tout  ce  que  vous  me  dites 
d'obligeant  sur  la  mort  du  pauvre  Chésières;  il 
me  semble  que  je  vous  ai  déjà  écrit  là-dessus.  ^ 

Ma  fille  ne  vous  verra  point  en  passant,  dont 
elle  est  fort  fâchée  ;  elle  s'en'Va  par  des  voies  qui 
ne  laissent  aucune  liberté  de  se  détourner;  elle 
vous  embrasse  de  tout  son  cœur.  Mandez -moi 
des  nouvelles  de  votre  mariage,  et" si  vous  n'a- 
vez pas  écrit  à  madame  de  Montglas  sur  la  mort 
de  son  mari. 

Adieu,  Comte,  j'ai  la  tête  à  l'envers  du  déplai- 
sir d'avoir  quitté  cettej pauvre  comtesse;  il  y  a 
des  endroits  dans  la  vie  qui  sont  bien  amers ,  et 
bien  rudes  à  passer. 


LETTRE   CCCLXXXVIII. 

DU    COMTE    DE    BUSSY    A.    MADAME   DE   SÉVlGNE. 

A  Cbaseu,  ce  s8  mai  1675. 

Quand  je  ne  vais  point  à  Paris,  ce  n'est  ni 
M.  le  prince,  ni  M.  le  duc,  à  l'hôtel  de  Condé, 
qui  m'en  empêchent  ;  c'est  le  roi.  Ainsi ,  madame, 


39a  LETTRES 

leur  absence  ne  me  donne  pas  plus  de  liberté^ 
et  j'ai  pour  les  ordres  de  Sa  Majesté  autant  de 
respect  quand  elle  est  en  Flandre,  que  si  elle 
étoit  au  Louvre. 

Vous  me  mandez  que  M.  le  duc  parle  de  moi 
encore  avec  aigreur;  il  faut  donc  qu'il  soit 
changé,  car  Briord  m'écri\ît  il  y  a  quelque 
temps  que  M.  le  duc  lui  avoit  commandé  de  me 
faire  savoir  qu'il  étoit  fâché  de  l'état  où  j'étois 
avec  M.  son  père ,  et  qu'il  seroit  bien  aise  qu'il 
se  radoucît  pour  moi.  Quand  je  veux  apaiser 
M.  le  prince,  c'est  afin  d'aplanir  tous  les  che- 
mins, et  pour  n'avoir  rien  à  me  reprocher;  et 
non  pas  que  je  croie  que  mon  retour  ne  tient 
qu'à  lui;  vous  savez  que  j'ai  d'autres  vues,  et  je 
vous  assure  que,  malgré  tous  les  obstacles,  je  re- 
tournerai à  la  cour.  Ce  n'est  pas  qu'au  pis  aller 
je  m'en  souciasse  beaucoup,  car  c'est  plus  pour 
faire  enrager  les  gens  qui  me  craignent  que  je 
fais  des  pas  de  ce  côté-là ,  que  pour  les  avantages 
que  j'en  attends.  J'irai  droit  au  maître  par  le  Pa- 
ladin, et  par  d'autres,  car  j'ai  plusieurs  chemins, 
et  quand  tout  cela  me  manqueroit ,  le  temps ,  si 
je  vis,  ne  me  manquera  pas. 

Nous  attendons  M.  de  Coligny  à  tous  moments 
pour  transiger. 

J'ai  écîrit  à  madame  de  Montglas  sur  la  mort 
de  son  mari. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      Sgî 

Je  vous  plains  fort,  ma  chère  cousine,  dans 
la  séparation  de  notre  comtesse  > 


LETTRE  CCCLXXXIX. 

DE  MADAME  DE  SlÊVIGIfÉ  A  MADAME  DE  GEIGNAIT. 

A  Livry,  lundi  17  mai  1675. 

Quel  jour,  ma  fille ,  que  celui  qui  ouvre  Tab- 
sence!  comment  vous  a-t-il  paru?  Pour  moi ,  je 
l'ai  senti  avec  toute  l'amertume  et  toute  la  dou- 
leur que  j'avois  imaginées,  et  que  j'avois  ap- 
préhendées depuis  si  long- temps.  Quel  moment 
que  celui  où  nous  nous  séparâmes  !  quel  adieu 
et  quelle  tristesse  d'aller  chacune  de  son  côté, 
quand  on  se  trouve  si  bien  ensemble  !  Je  ne  veux 
•point  vous  en  parler  davantage,  ni  célébrer, 
comme  vous  dites,  toutes  les  pensées  qui  me 
pressent  le  cœur  :  je  veux  me  représenter  votre 
courage,  et  tout  ce  que  vous  m'avez  dit  sur  ce 
sujet,  qui  fait  que  je  vous  admire.  11  me^parut 
pourtant  que  vous  étiez  un  peu  touchée  en  m'em- 
brassant.  Pour  moi,  je  revins  à  Paris  %  comme 
vous  pouvez  vous  l'imaginer  :  M.  de  Coulanges  se 

*  Les  adieux  de  la  mère  et  de  la  fille  s'étoient  faits  à  Fontaine- 
bleau ,  jusqu'où  madame  de  Sévigné  et  M.  de  Coulanges  avoient  été 
conduire  madame  de  Grigmn.  D,  P. 


394  LETTRES 

conforma  à  mon  état  :  j'allai  descendre  chez  M.  le 
cardinal  de  Retz ,  où  je  renouvelai  tellement  toute 
ma  douleur,  que  je  fis  prier  M.  de  La  Rochefou- 
cauld ,  madame  de  La  Fayette  et  madame  de  Cou- 
,  langes,  qui  vinrent  pour  me  voir,  de  trouver  bon 
que  je  n'eusse  point^cet  honneur  :  il  faut  cacher 
ses  foiblesses  devant  les  forts.  M.  le  cardinal  en- 
tra dans  les  miennes;  la  sorte  d'amitié  qu'il  a 
pour  vous  le  rend  fort  sensible  à  votre  départ. 
Il  se  fait  peindre  par  un  religieux  de  Saint-Vic- 
tor; je  crois  que,  malgré  Çaumartin,  il  vous  don- 
nera l'original.  Il  s'en  va  dans  peu  de  jours;  son 
secret  est  répandu;  ses  gens  sont  fondus  en 
larmes  :  je  fus  avec  lui  jusqu'à  dix  heures.  Ne 
blâmez  point,  mon  enfant^  ce  que  je  sentis  en 
rentrant  chez  moi  :  quelle  différence!  quelle  so- 
litude !  quelle  tristesse  !  votre  chambre ,  votre  ca- 
binet! votre  portrait!  ne  plus  trouver  cette  ai- 
mable personne  !  M.  de  Grignan  comprend  bien 
ce  que  je  veux  dire  et  ce  que  je  sentis.  Le  len- 
demain, qui  étoit  hier,  je  me  trouvai  tout  éveillée 
à  cinq  heures;  j'allai  prendre  Corbinelh  pour  ve- 
nir ici  avec  l'abbé.  Il  y  pleut  sans  cesse,  et  je 
crains  fort  que  vos  chemins  de  Bourgogne  ne 
soient  rompus.  Nous  lisons  ici  des  maximes  que 
Corbinelli  m'explique  ^  ;  il  voudroit  bien  m'ap- 

*  Corbiuelli  étoit  homme  du  monde ,  homme  d'esprit ,  très-versé 
dans  les  auteurs  classiques,  doué  d'une  heureuse  mémoire,  mais 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     SgS 

prendre  à  gouverner  mon  cœur;  j'aurois  beau- 
coup gagné  ^  mon  voyage ,  si  j'en  rapportois 
cette  science.  Je  m'en  retourne  demain;  j'avois 
besoin  de  ce  moment  de  repos  pour  remettre 
un  peu  ma  tête,  et  reprendre  une  espèce  de  con- 
tenance. 


LETTRE  CCCXC. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  mercredi  19  mai  1675. 

Je  vous  conjure,  ma  fiHe,  d'être  persuadée  que 
TOUS  n'avez  manqué  à  rien  ;  une  de  vos  réflexions 
pourroit  effacer  des  crimes,  à  plus  forte  raison 
des  choses  si  légères,  qu'il  n'y  a  que  vous  et  moi 
qui  soyons  capables  de  les  remarquer  :  croyez 
que  je  ne  puis  conserver  d'autres  sentiments 
pour  vous  que  ceux  d'une  tendresse  qui  n'a 
point  d'égale,  et  d'un  goût  si  naturel  qu'il  ne 
finira  qu'avec  moi.  J'ai  tâché  d'apprendre  à  Li- 

peu  propre  à  soutenir  un  travail  de  longue  haleine.  Je  ne  pense 
pas  comme  M.  de  Monmerqué  sur  les  Maximes  dont  il  est  ici  ques- 
tion ,  et  qu'il  suppose  être  un  commentaire  de  celles  de  La  Roche- 
foucauld, dont  on  n'a  jamais  eu  connoissance,  mais  hien  de  son  ou- 
yrage  intitulé  :  Anciens  Historiens  latins  réduits  en  Maximes^  imprimé 
en  1 694  9  travail  qui  n'est  pas  sans  mérite ,  mais  qu'on  ne  lit  plus. 

G.  D,  S,  G. 


396  LETTRES 

vry  ce  qu'il  faut  faire  pour  délourner  ces  sortes 
d'idées;  toute  la  difficulté,  c'est  qu'il  ne  s'en  pré- 
sente point  à  moi  qui  ne  soient  sur  votre  sujet, 
et  que  je  ne  sais  où  en  prendre  d'autres;  ainsi 
Corbinelli  est  bien  empêché;  mais  il  faut  espé- 
rer que  le  temps  les  rendra  moins  amères.  Un 
peu  de  dévotion  et  d'amour  de  Dieu  mettroient 
le  calme  dans  mon  âme;  ce  n'est  qu'à  cela  seul 
que  vous  devez  céder,  Corbinelli  m'a  été  uni- 
quement bon  à  Livry;  son  esprit  me  plaît,  et  son 
dévouement  pour  moi  est  si  grand,  que  je  ne 
me  contraignois  sur  rien.  J'en  revins  hier,  et  je 
descendis  encore  chez  notre  cardinal,  à  qui  je 
trouvai  tant  d'amitié  poar  vous,  qu'il  me  con- 
vient par  cet  endroit-là  plus  que  les  autres,  sans 
compter  tous  le^  anciens  attachements  que  j'ai 
pour  lui.  Il  a  mille  affaires  :  il  passe  la  Pentecôte 
à  Saint-Denis  ;  mais  il  reviendra  ici  pour  huit  ou 
dix  jours  encore  :  on  ne  parle  aujourd'hui  que 
de  sa  retraite^  mais  chacun  selon  son  humeur, 
quoique  l'admû'ation  soit  la  seule  manière  de 
l'envisagera  Mesdames  dé  Lavardin, de  La Troche 
et  de  Villars  m'accablent  de  leurs  billets  et  de 
leurs  soins ,  je  ne  suis  poi^it  encore  en  état  de 
profiter  de  leurs  bontés.  Madame  de  La  Fayette 

'  M.  le  cardinal  de  Retz  prit  le  parti  de  se  retirer  à  Gommercy,. 
dans  la  vue  de  payer  ses  dettes  avant  sa  mort;  il  eut  le  bonheur 
d\-  réussir.  D,  P. 


DE   MADAME   DE   SÉVIGNÉ.      897 

est  à  Saint-Maur  :  madame  de  Langer  on  a  la  tête 
enflée;  on  croit  qu'elle  mourra.  La  reine  et  ma- 
dame de  Montespan  furent  lundi  aux  Carmélites 
de  la  rue  du  Bouloi  plus  de  deux  heures  en  con- 
férence; elles  en  parurent  également  contentes; 
elles  étoient  venues  chacune  de  leur  côté,  et  s'en 
retournèrent  le  soir  à  leurs  châteaux.  Je  vous 
écrivis  avant -hier;  je  vous  adressai  la  lettre  à 
Lyon  chez  M.  le  chamarier  :  je  serois  bien  fâchée 
que  cette  lettre  fut  perdue  :  il  y  en  avoit  une  de 
notre  cardinal  dans  le  paquet  :  voici  encore  un 
billet  de  lui.  Votre  lettre  est  très-bonne  pour  pé- 
nétrer le  cœur  et  l'ame.  M.  de  Coulanges  sera 
informé  de  votre  souvenir.  Il  est  vrai  qu'il  faut 
profiter  de  tous  les  moments  dans  les  adieux;  je 
serois  très-fâchée  de  n'avoir  pas  été  jusqu'à  Fon- 
tainebleau; l'instant  de  la  séparation  fut  ter- 
rible, mais  c'eût  été  encore  pis  d'ici.  Je  ne  per- 
drai jamais  aucun  temps  de  vous  voir  ;  je  ne  me 
reproche  rien  là-dessus;  et,  pour  me  raccommo- 
der avec  Fontainebleau ,  j'y  veux  aller  au-devant 
de  vous.  Dieu  nous  enverra  des  facilités  pour  me 
conserver  la  vie  ;  ye  soyez  point  inquiète  de  ma 
santé,  je  la  ménage ,  puisque  vous  l'aimez.  Ne 
soyez  jamais  en  peine  de  ceux  qui  ont  le  don  des 
larmes;  je  prie  Dieu  que  je  ne  sente  jamais  de 
ces  douleurs  où  les  yeux  ne  soulagent  point  le 
cœur  :  il  est  vrai  qu'il  y  a  des  pensées  et  des  pa- 


398  LETTRES 

rôles  qui  sont  étranges,  mais  rien  n'est  dange- 
reux quand  on  pleure.  J'ai  donné  de  vos  nou- 
velles à  vos  amis;  je  vous  remercie,  ma  chère 
Comtesse,  de  votre  aimable  distinction. 

Le  maréchal  de  Créqui  assiège  Dinan.  On  dit 
qu'il  y  a  du  désordre  à  Strasbourg ,  les  uns  veu- 
lent laisser  passer  l'empereur ,  les  autres  veulent 
tenir  leur  parole  à  M.  de  Turenne.  Je  n'ai  point 
de  nouvelle  des  guerriers.  On  m'a  dit  que  le  che- 
valier de  Grignan  avoit  la  fièvre  tierce  ;  vous  en 
apprendrez  des  nouvelles*  par  lui-même. 


LETTRE  CGCXCI. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAIT. 


A  Paris,  vendredi  3i  mai  1675. 

Je  n'ai  reçu  encore  que  votre  première  lettre  ; 
il  est  vrai ,  ma  fille ,  qu'elle  vaut  tout  ce  qu'on 
peut  valoir.  Je  ne  vois  rien  depuis  votre  absence, 
et  je  ne  trouve  personne  qui  ne  m'en  fasse  sou- 
venir ;  on  m'en  parle ,  et  on  a  pitié  de  moi  :  n'est- 
ce  pas  sur  ces  pensées  qu'il  faut  passer  légère- 
ment? passons  donc.  Je  fus  hier  chez  madame 
de  Verneuil ,  au  retour  de  Saint-Maur,  où  j'étois 
allée  avec  M.  le  cardinal  (  de  Retz  ).  Je  trouvai  à 


DE  MADAME  DE  SE  VIGNE.       3<)9 

l'hôtel  de  Sully  mademoiselle  de  Lanuoy  * ,  mariée 
ail  petit-fils  du  vieux  comte  de  Montrevel  ;  la 
noce  s'est  faite  là;  jamais  vous  n'avez  vu  une 
mariée  si  drue ,  elle  va  droit  à  son  ménage ,  et  dit 
déjà  mon  mari;  il  avoit  la  fièvre,  ce  mari,  et  la  de  • 
voit  avoir  le  lendemain  ;  il  ne  l'eut  point.  Fieubet'^ 
dit  :  Voilà  donc  un  remède  pour  la  fièvre,  mais 
dites-nous  la  dose.  Mesdames  de  Castelnau ,  Lou- 
vigny ,  Sully ,  Fiesque ,  vous  jugez  bien  ce  que  , 
toutes  ces  belles  me  purent  dire.  Mes  amies  ont 
trop  de  soin  de  moi ,  j'en  suis  importunée;  mais 
je  ne  perds  aucun  des  moments  dont  je  puis  pro- 
fiter pour  voir  notre  cher  cardinal.  Voilà  des  lettres 
qui  vous  apprendront  l'arrivée  de  M.  le  coadju- 
teur;  je  l'ai  vu  et  embrassé  ce  matin,  il  doit  ce 
soir  conférer  avec  Son  Éminence  et  d'Hacqueville, 
pour  savoir  la  résolution  qu'il  doit  prendre  :  il 
a  été  caché  jusqu'ici. 

'  Adrienne-PhilIppe^Thérèse  de  Lannoy,  qui  a^oit  été  fille  d'iiou- 
ncar  de  la  reine,  épousa  Jacqaes-Marie  de  La  Banme-MoDtrfvel 
en  1675  ,  et  non  en  167a,  comme  il  est  dit  par  méprise  dans  THis- 
toire  des  grands  officiers  de  la  couronne.  D.  P. 

'  Gaspard  de  Fieubet,  seigneur  de  Cendré  et  maître  des  requêtes, 
auteur  de  plusieurs  pièces  de  poésies  française  et  latine,  qui  wn^t 
fines  et  délicates.  Ou  estime  sa  £ible  intitulée  :  Ulysse  et  Us  Sirènes , 
et  répitaphe  de  son  ami  I>enys  Sanguin  de  Saint-Payin ,  du  nomLi  e 
des  hommes  de  mérite  que  Despréaux  confondit  dans  ses  satires 
avec  les  mauTais  écrivains.  Croyez  les  f'ers  choisis  au  P.  Bouhouis 
le  Siècle  de  Louis  XIV ^  et  tous  les  dictionnaires  des  hommes  il- 
lustres. )  G.  D.  S.  G. 


4oo  LETTRES 

Madame  la  duchesse  a  perdu  mademoiselle 
d'Enghien,  un  de  ses  fils  s'en  va  mourir  encore , 
sa  mère  est  malade,  madame  deXangeron  aby- 
mée  sous  terre ,  M.  le  prince  et  M.  le  duc  à  la 
guerre  ;  elle  pleure  toutes  ces  choses ,  à  ce  qu'on 
m'a  dit.  Je  laisse  à  d'Hacqueville  à  vous  parler 
de  la  guerre ,  et  aux  Grignan ,  à  vous  parler  de 
la  maladie  du  chevalier  :  s'il  revient  ici ,  j'en  aurai 
soin  comme  de  mon  fils.  Je  compte  que  vous 
êtes  aujourd'hui  sur  la  tranquille  Saône  :  c'est 
ainsi  que  devroient  être  nos  esprits  ;  mais  le  cœur 
les  débauche  sans  cesse  :  le  mien  est  rempli  de 
ma  fille.  Je  vous  ai  mandé  mon  embarras  :  c'est 
de  ne  pouvoir  détourner  mon  idée  de  vous,  par-^ 
ce  que  toutes  mes  pensées  sont  de  la  même  cou- 
leur. 

A  clU  l^ures  du  soir. 

Nous  voici  tous  chez  mon  abbé.  Le  coadjuteur 
est  aussi  content  ce  soir  qu'il  étoit  embarrassé 
ce  matin  :  l'abbé  de  Grignan  a  si  bien  ménagé 
M.  de  Paris  ^ ,  que  le  coadjuteur  en,  sera  reçu 
comme  un  député  très-agréable  et  très -cher  :  le 
voilà  donc  ravi  :  il  verra  demain  M.  de  Paris ,  et 
reprendra  le  nom  de  coadjuteur  d'Arles,  qu'il 

'  François  de  Harlay ,  qui  succéda  à  Perefîxe  dans  rarchevéché 
de  Paris ,  en  1 67 1  ;  il  étoit  d'une  si  belle  figure  qu'on  lui  appliqua 
alors  ce  vers  de  Virgile  : 

Formosi  pccorls  custos ,  fovmoslor  ipse, 

G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.      4oi 

avoit  quitté  depuis  vingt -quatre  heures,  pour 
se  cacher  sous  celui  de  l'abbé  d'Aiguebère.  Je 
ne  plains  que  vous ,  ma  fille ,  qui  n'aurez  point 
sa  bonne  compagnie;  c'est  une  perte  partout, 
et  surtout  en  Provence.  L'abbé  croit  que  la 
fièvre  du  chevalier  s'est  rendue  assez  traitable 
pour  le  laisser  poursuivre  son  chemin.  D'Hac- 
queville  dit  que  Dinan  est  rendue  Adieu,  ma 
très-chère  ;  voici  une  compagnie  où  il  ne  manque 
que  vous  ;  vous  y  êtes  tendrement  aimée ,  vous 
n'en  sauriez  douter. 


LETTRE    CCCXCII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGWÉ   A  MADAME  DE  GRIGNATV^. 

A  Paris ,  mercredi  5  juin  1 67  5. 

Je  n'ai  reçu  aucune  de  vos  lettres  depuis  celle 
de  Sens  ;  et  vous  savez  quelle  envie  je  puis  avoir 
d'apprendre  des  nouvelles  de  votre  santé  et  de 
votre  voyage;  je  suis  très- persuadée  que  vous 
m'avez  écrit;  je  ne  me  plains  que  des  arrange- 
ments ou  des  dérangements  de  la  poste  :  selon 
notre  calcul ,  vous  êtes  à  Grignan,  à  moins  qu'on 

'Le  roi  prit  Dinan  le  38  mai,  ayant  sous  lui  le  maréchal  de 
Créqui.  G.  D.  S.  G, 

III.  26 


4o2  LETTRES 

ne  vous  ait  retenue  les  fêtes  à  Lyon.  Enfin,  ma 
fille,  je  vous  ai  suivie  partout;  et  il  rike  semble 
que  le  Rhône  n'a  point  manqué  au  respect  qu'il 
vous  doit.  J'ai  été  à  Livry  avec  Corbinelli  ;  j'en 
suis  revenue  promptement ,  pour  ne  pas  per  dre 
un  moment  de  ceux  que  je  puis  employer  encore 
à  voir  notre  cardinal.  La  tendresse  qu'il  a  pour 
vous,  et  la  vieille  amitié  qu'il  a  pour  moi ,  m'at- 
tachent très  -  tendrement  à  lui  :  je  le  vois  tous 
les  soirs  depuis  huit  heures  jusqu'à  dix;  il  me 
semble  qu'il  est  bien  aise  de  m'avoir  jusqu'à  son 
coucher  :  nous  causons  sans  cesse  de  vous;  c'est 
un  sujet  qui  nous  mène  bien^  loin ,  et  qui  nous 
tient  uniquement  au  cœur.  Il  veut  venir  ici  ;  mais 
je  ne  puis  plus  souffrir  cette  maison  où  vous  me 
manquez.  M.  le  nonce  lui  manda  hier  que,  par 
un  courrier  qu'il  avoit  reçu  de  Rome,  il  venoit 
d'apprendre  sa  nominatidn  au  cardinalat.  Le 
pape  '  a  fait  une  promotion  de  ses  créatures  ; 
c'est  ainsi  qu'on  l'appelle  :  les  couronnes  sont 
remises  à  cinq  ou  six  années  d'ici,  et  par  con- 
séquent M.  de  Marseille  ^.  Le  nonce  dit  à  Bon- 
vouloir  ,  qui  courut  lui  faire  un  compliment , 
qu'il  espéroit  bien  que  présentement  le  pape  ne 

'  Clément  X.  D.  P. 

'  Toussaint  de  Forbin- Janson  ,  ëvéque  de  Marseille ,  depuis  éré- 
que  4e  Beauvais ,  ne  fut  cardinal  qu'en  février  1690 ,  de  la  promo- 
tion 4' Alexandre  Vm.  D  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       4o3 

reprendroit  pas  le  chapeau  de  M.  le  cardinal  de 
Retz ,  et  qu'il  s'en  alloit  bien  faire  ses  efforts 
pour  en  détourner  Sa  Sainteté ,  quand  même  elle 
le  voudroit,  puisqu'il  a  l'honneur  detre  le  ca- 
marade de  M.  de  Retz.  Voici  donc  encore  un 
cardinal ,  le  cardinal  Spada.  Le  nôtre  s'en  va 
mardi;  je  crains  ce  jour,  et  je  sens  extrême- 
ment cette  séparation  et  cette  perte  :  son  cou- 
rage augmente  à  mesure  que  celui  de  ses  amis 
diminue. 

La  duchesse  de  La  Vallière  fit  hier  profession. 
Madame  de  Villars  m'avoit  promis  de  m'y  mener, 
et ,  par  un  mal  -  entendu ,  nous  crûmes  n'avoir 
point  de  places.  Il  n'y  avoit  qu'à  se  présenter, 
quoique  la  reine  eût  dit  qu'elle  ne  vouloit  pas 
que  la  permission  fût  étendue  ;  tant  y  a ,  Dieu 
ne  le  voulut  pas  :  madame  de  Villars  en  a  été 
affligée.  Elle  fit  donc  cette  action ,  cette  belle  et 
courageuse  personne ,  comme  toutes  les  autres 
de  sa  vie ,  d'une  manière  noble  et  charmante  '  : 

'  Il  y  avoit  plus  de  trois  ans  que  madame  de  La  Vallière  ne  rec.t- 
Toit  à  la  cour  que  des  aflronts  de  sa  rivale ,  et  des  duretés  du  roi. 
Elle  n*y  étoit  restée ,  disoit  elle ,  que  par  esprit  de  pénitence*  Elle 
ajoutoit  :  ■  Quand  la  vie  de  carmélite  me  paroitra  trop  dure ,  je 
"  me  souviendrai  de  ce  que  ces  gens-là  m'ont  fait  souffrir  •  ,  mon- 
trant le  roi  et  madame  de  Montespan.  A,  G.  (  Souvenirs  de  ma- 
dame de  Cajlus.  )  Sa  conversion  fut  aussi  célèbre  que  sa  tendresse. 
Elle  vécut  dans  les  plus  grandes  austérités  depuis  167  5  jusqu'en 
1 7 1  o ,  sous  le  nom  de  soeur  LoiiiBe  de  la  Miséricorde.  Cette  retraite 

a6 


/|o4  LETTRES 

elle  étoit  d  une  beadté  qui  surprit  tout  le  mcmde; 
mais  ce  qui  vous  étonnera ,  c'est  que  le  sermoft 
de  IM.  de  Condom  {Bossuet)  ne  fut  point  aussi 
divin  qu'on  Fespéroit.  Le  coadjuteur  y  étoit ,  il 
vous  contera  comme  son  affaire  va  bien  à  l'égard 
de  M.  de  Paris  et  de  M.  de  Saint-Paul  '  ;  mais  il 
trouve  Tombre  de  M.  de  Toulon  et  l'esprit  de 
M.  de  Marseille  partout. 

Madame  de  Coulanges  part  lundi  avec  Corbi- 
nelli  ;  cela  m'ôte  ma  compagnie  :  vous  savez 
comme  Corbinelli  m'est  bon,  et  de  quelle  sorte 
il  entre  dans  mes  sentiments.  Je  suis  convaincue 
de  son  amitié ,  je  sens  son  absence  ;  ntais ,  mon 
enfant,  après  vous  avoir  perdue,  que  peut-il 
m'arriver  dont  je  doive  me  plaindre?  Je  ne  m'en 
plains  aussi  que  par  rapport  à  vous ,  et  comme 
étant  un  de  ceux  avec  qui  je  trouve  le  plus  de 
consolation  ;  car  il  ne  faut  pas  croire  que  ceux 
à  qui  je  n'ose  en  parler  autant  que  je  voudrois , 
me  soient  aussi  agréables  que  ceux  qui  sont 
dans  mes  sentiments.  Il  me  semble  que  vous 
avez  peur  que  je  ne  sois  ridicule ,  et  que  je  ne 
me  répande  excessivement  sur  ce  sujet  :  non , 

donna  à  madame  de  Montespan  la  première  place  dans  le  cœur  du 
roi,  et  elle  en  a  joui  avec  autant  d'éclat  et  d'empire  que  madame 
de  La  Vallière  ayoit  eu  de  modestie.  (  Siècle  de  Louis  XIF'.  ) 

G.  D,  S.  G, 

*  Lucas  d'Aquin ,  évéque  de  Saint-Paul-trois- Châteaux. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       4o5 

non,  ne  craignez  rien;  je  sais  gouverner  ce 
torrent  :  fiez-vous  un  peu  à  moi ,  et  me  laissez 
la  liberté  de  vous  aimer  jusqu'à  ce  qu'il  ait  plu 
à  Dieu  de  vous  ôter  de  mon  cœur  pour  s'y  met- 
tre :  c'est  à  lui  seul  que  vous  céderez  cette  place. 
Enfin  je  me  suis  trouvée  si  uniquement  occupée 
et  remplie  de  vous ,  que  mon  cœur  n'étant  capa- 
ble de  nulle  autre  pensée,  on  m'a  défendu  de 
faire  mes  dévotions  à  la  Pentecôte  ;  et  c'est  sa- 
voir le  christianisme.  Adieu,,  ma  chère  enfant, 
j'achèverai  ma  lettre  ce  soir. 

Je  reçois  votre  lettre  de  Mâcon.  Je  n'en  suis 
pas  encore  à  pouvoir  lire  ce  qui  me  vient  de 
vous ,  sans  que  la  fontaine  joue  son  jeu  :  tout  est 
si  tendre  dans  mon  cœur ,  que  ,  dès  que  je  tou- 
che à  la  moindre  chose ,  je  n'en  puis  plus.  Vous 
pouvez  penser  qu  avec  cette  belle  disposition  je 
rencontre  souvent  des  occasions;  mais  ne  crai- 
gnez rien  pour  ma  santé ,  je  ne  puis  jamais  ou- 
blier cette  bouffée  de  philosophie  que  vous  me 
vîntes  souffler  ici  la  veille  de  votre  départ  ;  j'en 
profite  autant  que  je  puis  :  mais  j'ai  une  si  grande 
habitude  à  être  foible ,  que ,  malgré  vos  bonnes 
leçons,  je  succombe  souvent.  Vous  aurez  vu 
comme  ce  jour  douloureux  du  départ  de  M.  le 
cardinal  n'est  pas  encore  arrivé  :  il  le  sera 
quand  vous  recevrez  cette  lettre.  11  est  vrai  que 
cela  seul  mériteroit  d'ouvrir  une  source  ;  mais  , 


4o6  LETTRES 

comme  elle  est  ouverte  pour  vous ,  il  ne  fera 
qu'y  puiser.  Ce  sera,  en  effet,  un  jour  très- 
douloureux  pour  moi  ;  car  je  suis  fort  attachée 
à  sa  personne ,  à  son  mérite ,  à  sa  conversation , 
dont  je  jouis  tant  que  je  puis,  et  à  toutes  les 
amitiés  qu'il  me  témoigne.  Il  est  vrai  que  son 
ame  est  d'un  ordre  si  supérieur,  qu'il  ne  fallait 
pas  attendre  de  lui  une  fin  toute  commune, 
Comme  des  autres  hommes  :  quand  on  a  pour 
règle  de  faire  toujours  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand 
et  de  plus  héroïque ,  on  place  sa  retraite  en  son 
temps ,  et  on  laisse  pleurer  ses  amis. 

Que  vous  êtes"' plaisante ,  mon  enfant,  avec 
vôtre  gazette  à  la  main  !  quoi  !  sitôt ,  vous  en 
faites  vos  délices  !  je  croyois  que  vous  attendriez 
au  moins  que  vous  eussiez  passé  cette  chienne 
de  Durance.  Le  dialogue  du  roi  et  de  M.  le 
prince  me  paroît  plaisant  :  je  crois  qu'ici  même 
^ous  l'auriez  pris  pour  bon.  Je  reçois  une  lettre 
du  chevalier  qui  se  porte  bien  ;  il  est  à  l'armée , 
et  n'a  eu  que  cinq  accès  de  fièvre  tierce  ;  c'est 
une  inquiétude  de  moins  :  mais  sa  lettre  toute 
pleine  d'amitié  est  d'un  vrai  Allemand  ;  car  il  ne 
veut  point  du  tout  croire  ce  qu'on  dit  d'une  re- 
traite du  cardinal  de  Retz  :  il  me  prie  de  lui  dire 
la  vérité  ;  je  m'en  vais  la  lui  dire.  Je  ferai  tous 
vos  compliments  ;  je  suis  fort  assurée  qu'ils  se- 
ront très-bien  reçus  ;  chacun  se  fait  un  honneur 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       407 

d  être  dans  votre  souvenir  :  M.  de  Coulanges  en 
étoit  tout  glorieux.  Tous  nos  amis ,  nos  amies , 
nos  commensaux,  me  parlept  de  vous  quand 
je  les  rencontre ,  et  me  prient  de  vous  assurer 
de  leur  servitude.  Le  coadjuteur  vous  contera 
les  prospérités  de  son  voyage  ;  mais  il  ne  se 
vantera  pas  d'avoir  pensé  être  étouffé  chez  ma- 
dame de  Louvois  par  vingt  femmes  qui  se  firent 
un  jeu ,  et  qui  croyoient  chacune  être  en  droit 
de  l'embrasser  :  cela  fit  une  confusion ,  une  op^ 
pression  ,  une  suffocation  dont  la  pensée  me 
fait  étouffer,  tout  cela  soutenu  par  les  tons  les 
plus  hauts  et  les  paroles  les  plus  répétées  et  les 
plus  affectives  qu'on  puisse  imaginer  :  madame 
de  Coulanges  conte  fort  plaisamment  cette  scène. 
Je  vous  souhaite  à  Grignan  la  compagnie  que 
vous  nommez.  Mon  fils  se  porte  bien  :  il  vous 
fait  jnille  amitiés.  M.  de  Grignan  voudra  bien 
que  je  l'embrasse ,  à  présent  qu'il  n'est  pas  oc- 
cupé du  tracas  du  bateau  ;  je  le  vois  bien  d'ici 
arracher  sa  touffe  ébouriffée. 

M.  de  Rochefort  assiège  Huy  ;  la  ville  est  ren- 
due; le  château  résiste  un  peu.  L'autre  jour 
M.  de  Baguols  donnoit  une  fi:icassée  à  mesdames 
d'Heudicourt  et  de  Sanzei  et  à  Coulanges  ;  c'éloit 
à  la  Maison  rouge  :  ils  entendent  dans  la  cham- 
bre voisine  cinq  ou  six  voix  éclatantes ,  des  cris, 
des  discours  éveillés ,   des  propositions  folles  : 


4o8  LETTRES 

M.  de  Coulanges  veut  voir  qui  c'est  ;  il  trouve 
madame.Baillet ,  Madaillan ,  un  autre  Pourceau- 
gnac ,  la  belle  Angloise  et  Montalais  :  en  même 
temps ,  voilà  Montalais  *  à  genoux ,  qui  prie  hum- 
blement Coulanges  de  ne  rien  dire  ;  il  a  si  bien 
fait  que  tout  Paris  le  sait ,  et  que  Montalais  se 
désespère  qu'on  sache  l'usage  qu'elle  fait  de  sa 
précieuse  Angloise.  Je  finis ,  ma  très  -  chère  , 
pour  ne  pas  vous  accabler.  Hélas  !  quel  change- 
ment de  n'avoir  plus  d'autre  plaisir  que  de  re- 
cevoir de  vos  lettres ,  après  avoir  eu  si  long- 
temps celui  de  vous  voir  en  corps  et  en  ame  ! 
je  ne  me  reproche  pas  au  moins  de  ne  l'avoir 
pas  senti. 

DE  MADAME  DE  COULANGES. 

On  ne  regrette  plus  que  les  gens  que  Ton 
hait  ;  je  le  sais  depuis  que  vous  êtes  partie  :  on 
ne  suit  que  les  gens  que  l'on  hait  ;  je  pars  sa- 
medi pour  marcher  sur  vos  pas,  et  je  ne  serai 
contente  de  mon  voyage  que  quand  j'aurai  fait 
quelque  trajet  sur  le  Rhône.  J'ai  été  aujourd'hui 
à  Saint-Cloud  ;  on  m'y  a  parlé  de  vous ,  et  j'en 
ai  été  fort  aise ,  car  ma  haine  pour  vous  ressem- 
ble si  fort  à  de  l'amitié ,  que  je  m'y  méprends 
toujours.  Je  suis  très-humble  servante  de  M.  de 
Grignan. 

'  Mademoiselle  de  Montalais^  dont  il  est  parlé  dans  la  lettre  du 
8  juillet  167  a. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       409 

LETTRE  CCCXCIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGTfÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Parîsy  vendredi  7  juin  1675. 

Enfin ,  ma  fille ,  me  voilà  réduite  à  faire  mes 
délices  de  vos  lettres  :  il  est  vrai  qu'elles  sont 
d'un  grand  prix  ;  mais  quand  je  songe  que  c'étoit 
vous-même  que  j'avois ,  et  que  j'ai  eue  quinze 
mois  de  suite,  je  ne  puis  retourner  sur  ce  passé 
sans  une  grande  tendresse  et  une  grande  douleur. 
Il  y  a  des  gens  qui  m'ont  voulu  faire  croire  que 
l'excès  de  mon  amitié  vous  incommodoit;  que 
cette  grande  attention  à  vouloir  découvrir  vos 
volontés ,  qui  tout  naturellement  devenoient  les 
miennes,  vous  faisoit  assurément  une  grande 
fadeur  et  un  grand  dégoût.  Je  ne  sais ,  ma  chère 
enfant ,  si  cela  est  vrai  ;  ce  que  je  puis  vous 
dire,  c'est  qu'assurément  je  n'ai  pas  eu  dessein 
de  vous  donner  cette  sorte  de  peine.  J'ai  un 
peu  suivi  mon  inclination,  je  l'avoue,  et  je  vous 
ai  vue  autant  que  je  l'ai  pu ,  parce  que  je  n'ai 
pas  eu  assez  de  pouvoir  sur  moi  pour  me  re- 
trancher ce  plaisir  ;  mais  je  ne  crois  point  vous 
avoir  été  pesante.  Enfin,  ma  fille,  aimez  au 
moins  la  confiance  que  j'ai  en  vous ,  et  croyez 


4io  LETTRES 

qu'on  ne  peut  jamais  être  plus  dénuée  ni  plus  tou  • 
chée  que  je  le  suis  en  votre  absence.  La  Provi- 
dence m'a  traitée  bien  rudement ,  et  je  me 
trouve  fort. à  plaindre  de  n'en  savoir  pas  faire 
mon  salut.  Vous  me  dites  des  merveilles  de  la 
conduite  qu'il  faut  avoir  pour  se  gouverner  dans 
ces  occasions  ;  j'écoute  vos  leçons ,  et  je  tâche 
d'en  profiter.  Je  suis  dans  le  train  de  mes  amies , 
je  vais ,  je  viens  ;  mais  quand  je  puis  parler  de 
vous ,  je  suis  contente ,  et  quelques  larmes  me 
font  un  soulagement  non  pareil.  Je  sais  les  lieux 
où  je  puis  me  donner  cette  liberté  ;  vous  jugez 
bien  que ,  vous  ayant  vue  partout ,  il  m'est  dit 
ficile ,  dans  ces  commencements ,  de  n'être  pas 
sensible  à  mille  choses  que  je  trouve  en  mon 
chemin.  Je  vis  hier  les  Villars ,  dont  vous  êtes 
révérée  ;  nous  étions  en  solitude  aux  Tuileries  ; 
j'avois  dîné  chez  M.  le  cardinal,  où  je  trouvai 
bien  mauvais  de  ne  vous  voir  pas.  J'y  causai 
avec  l'abbé  de  Saint-Mihel,  à  qui  nous  dpnnons, 
ce  me  semble ,  comme  en  dépôt ,  la  personne 
de  Son  Éminence  ;  il  me  parut  un  fort  honnête 
homme,  un  esprit  droit  et  tout  plein  de  raison, 
qui  a  de  la  passion  pour  lui ,  qui  le  gouvernera 
même  sur  sa  santé,  et  l'empêchera  bien  de 
prendre  le  feu  trop  chaud  sur  la  pénitence.  Ils 
partiront  mardi  ;  et  ce  sera  encore  un  jour  dou- 
loureux  pour  moi,    quoiqu'il   ne   puisse   être 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      4ii 

comparé  à  celui  de] Fontainebleau.  Songez,  ma 
fille,  qu'il  y  a  déjà'quinze  jours,  et  qu'ils  vont 
enfin ,  de  quelque  manière  qu'on  les  passe. 
Tous  ceux  que  vous  m'avez  nommés  apprendront 
votre  souvenir  avec  bien  de  la  joie  ;  j'en  suis 
mieux  reçue.  Je  verrai  ce  soir  notre  cardinal  ;  il 
veut  bien  que  je  passe  une  heure  ou  deux  chez 
lui  les  soirs  avant  qu'il  se  couche ,  et  que  je 
profite  ainsi  du  peu  de  temps  qui  me  reste. 
Corbinelli  étoit  ici  quand  j*ai  reçu  votre  lettre; 
il  a  pris  beaucoup  de  part  au  plaisir  que  vous 
avez  eu  de  confondre  un  jésuite  :  il  voudroitbien 
avoir  été  le  témoin  de  votre  victoire.  Madame 
de  La  Troche  a  été  charmée  de  ce  que  vous  dites 
pour  elle.  Soyez  en  repos  de  ma  santé ,  ma  chère 
enfant^  je  sais  que  vous  n'entendez  pas  raillerie 
là-dessus.  Le  chevalier  de  Grignan  est  parfaite- 
ment guéri.  Je  m'en  vais  envoyer  votre  lettre 
chez  M.  de  Turenne.  Nos  frères  sont  à  Saint- 
Germain  ;  j'ai  envie  de  vous  envoyer  la  lettre 
de  La  Garde  ;  vous  y  verrez  en  gros  la  vie  qu  on 
fait  à  la  cour.  Le  roi  a  fait  ses  dévotions  à  la 
Pentecôte  :  madame  de  Montespan  les  a  faites 
de  son  côté  ;  sa  vie  est  exemplaire  ^  ;  elle  est 

'  Les  grandes  figures  de  Téloquence,  qu'employoit  Bossuet,  pour 
remuer  les  consciences  et  faire  rougir  le  vice ,  déterminèrent  une 
séparation  momentanée  du  roi  et  de  madame  de  Montespan  ;  mais 
on  ne  tarda  point  à  s^apercevoir  que  ce  sacrifice ,  qu*exigeoit  la 


4i2  LETTRES 

très-occupée  de  ses  ouvriers ,  et  va  à  Saint-Cloud , 
où  elle  joue  'au  hoca. 

A  propos ,  les  cheveux  me  dressèrent  l'autre 
jour  à  la  tête  ;  quand  le  coadjuteur  me  dit  qu'eu 
allant  à  Aix  il  y  avoit  trouvé  M.  de  Grignan 
jouant  au  hoca;  quelle  fureur!  au  nom  de  Dieu, 
ne  le  souffrez  point  ;  il  faut  que  ce  soit-là  une 
de  ces  choses  que  vous  devez  obtenir,  si  l'on 
vous  aime  ^  J'espère  que  Pauline  se  porte  bien, 
puisque  vous  ne  m'en  parlez  point;  aimez-la 
pour  l'amour  de  son  parrain  (  M,  de  La  Garde). 
Madame  de  Coulanges  a  si  bien  gouverné  la  prin- 
cesse d'Harcourt,  que  c'est  elle  qui  vous  fait 
mille  excuses  de  ne  s'être  pas  trouvée  chez  elle 
quand  vous  allâtes  lui  dire  adieu  :  je  vous  con- 
seille de  ne  la  point  chicaner  là-dessus.  Ce  que 
vous  dites  des  arbres  qui  changent  est  admi- 
rable; la  persévérance  de  ceux  de  Provence  est 
triste  et  ennuyeuse*;  il  vaut  mieux  reverdir  que 

morale ,  n'étoit  qu'un  hommage  de  l'hypocrisie  offert  à  la  vertu. 
Les  amans  ne  se  furent  pas  revus  et  n'eurent  pas  causé  un  quart- 
d'heure ,  qu'ils  congédièrent  toute  l'assistance ,  et  il  en  adyint ,  dk 
madame  de  Caylus  ,  le  comte  de  Toulouse ,  et  mademoiselle  de 
Blois ,  mariée  à  Philippe  d'Orléans ,  régent  de  France  pendant  la 
minorité  de  Louis  XV.  G.  D.  S,  G. 

'  Le  hoca  étoit  un  jeu  de  hasard,  piquant,   dangereux,   qui 
faisoit  beaucoup  de  victimes  dans  la  haute  société.  G.  D,  S»  G, 

*  Outre  quelques  arbres  gommifères ,  l'oranger ,  le  citronnier , 

* 

le  myrte ,  le  figuier ,  l'olivier ,  le  laurier ,  le  houx ,  etc. ,  couvrent  de 
verdure,  dans  toutes  les  saisons ,  le  sol  de  la  Provence.  G.  D,  S,  G, 


DE  MADAME  DE  SÉYIGNÉ.       4i3 

d'être  toujours  vert.  Corbinelli  dit  qu'il  n'y  a 
que  Dieu  qui  doive  être  immuable  ;  toute  autre 
immutabilité  est  une  imperfection  ;  il  étoit  bien 
en  train  de  discourir  aujourd'hui.  Madame  de  La 
Troche  et  le  prieur  de  Livry  étoient  ici  :  il  s'est 
bien  diverti  à  leur  prouver  tous  les  attributs  de 
la  Divinité.  Adieu,  ma  très-aimable ,  je  vous  em- 
brasse; mais  quand  pourrai -je  vous  embrasser 
de  plus  près? La  vie  est  si  courte;  ah!  voilà  sur 
quoi  il  ne  faut  pas  s'arrêter  :  c'est  maintenant 
vos  lettres  que  j'attends  avec  impatience. 


LETTRE  CCCXCIV. 

DK  UADAME  DE  SEVIGNi  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris ,  mercredi  la  juin  1675. 

Je  fus  hier  assez  heureuse  pour  aller  me  pro- 
mener avec  Son  Éminence  tête  à  tête  au  bois  de 
yincennes  :  il  trouva  que  l'air  me  seroit  bon  ;  il 
n'étoit  pas  trop  accablé  d'affaires  :  nous  fûmes 
quatre  heures  ensemble;  je  crois  en  avoir  bien 
profité;  du  moins  les  chapitres  que  nous  trai- 
tâmes n'étoient  pas  indignes  de  lui.  C'est  ma  vé- 
ritable consolation  que  je  perds  en  le  perdant  ; 
et  c'est  moi  que  je  pleure ,  et  vous  aussi ,  quand 
je^considère  toute  la  tendresse  qu'il  a  pour  nous. 
Son  départ  achève  de  m'accabler. 


4f4  LETTRES 

Madame  de  Coulanges  partit  lundi  fort  triste , 
mais  fort  satisfaite  d'avoir  Corbinelli.  Savez-vous 
l'affaire  de  M.  de  Saint- Vallier?  Il  étoit  amoureux 
de  mademoiselle  de  Rouvroi;  il  a  fait  signer  le 
contrat  de  mariage  au  roi,  pas  davantage;  il  em- 
prunte avec  confiance  dix  mille  écus  à  madame 
de  Rouvroi  sur  l'argent  qu'elle  doit  donner  ;  et 
puis  tout  d'un  coup  il  envoie  une  promesse  de 
dix  mille  écu$  à  madame  de  Rouvroi,  et. s'en  va 
je  ne  sais  où.  Le  roi  dit  sur  cela  :  Je  trouve  fort 
bon  qu'il  se  moque  de  madame  et  de  mademoi- 
selle de  Rouvroi  ;  mais  de  moi ,  c'est  ce  que  je 
ne  souffrirai  pas.  Sa  Majesté  lui  a  fait  dire,  ou 
qu'il  revienne  épouser  la  belle,  ou  qu'il  s'é- 
loigne pour  jamais,  et  qu'il  envoie  la  démission 
de  sa  charge,  faute  de  quoi  elle  sera  taxée.  Ce 
procédé  est  si  complètement  ridicule  du  côté  de 
Saint- Vallier,  qu'on  croit  que  c'est  un  jeu  pour 
y  faire  consentir  le  père^  Le  roi  avoit  donné  à 

*  En  effet,  on  découvrit  l'intrigue  de  Saint-Vallier  pour  obtenir 
le  consentement  de  son  père ,  Jean  de  la  Croix  de  Chevrières ,  qui 
s*opposoit  à  cette  alliance;  ce  qui  donna  lieu  au  couplet  suivant  : 

Spouse ,  ou  bien  n*épouse  pas; 
pe  ta  charge  il  te  faut  défaire  : 
Une  femme  avec  tant  d'appas, 
Do9ne  au  logis  assez  d- affaire  ; 
Renonce  à  la  porte  du  roi , 
Et  te  fais  portier  de  chez  toi. 

Saint- ValUer  étoit  capitaine-lieutenant  des  gardes  de  la  porte/Cc 
mariage  se  fit.  (  P'oyez  U  lettre  du  xo  juillet  suivant).  G*  D.  S*  G* 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     /^ib 

Saint- Vallier  un  brevet  de  retenue  de  cent  mille 
francs ,  et  une  pension  de  six  mille  francs  en  fa- 
veur du  mariage.  Vous  voyez  donc  que  ces  bre- 
vets si  rares  se  donnent  quelquefois. 

J'étois  hier  au  soir  avec  madame  de  Sanzei  et 
d'Hacqueville;  je  vis  entrer  Vassé;  nous  crûmes 
que  c'étoit  son  esprit  ;  c'étoit  son  corps  très-ma- 
léficié.  Il  est  ici  incognito^  et  vous  fait  mille  et 
mille  compliments.  J'ai  regret  aux  trois  semaines 
que  vous  pouviez  passer  avec  M.  le  cardinal  de 
Retz,  qui  ne  part  que  samedi.  J'admire  comme, 
jour  à  jour,  et  toujours  triste,  le  temps  s'est 
passé  depuis  votre  départ.  Vous  ai-je  mandé  que 
M.  le  duc  a  encore  perdu  un  fils?  Ce  sont  deux 
enfants  en  huit  jours. 

Je  reçois  votre  lettre  de  Grignan  du  5;  elle 
m'ôte  l'inquiétude  de  votre  santé.  Vous  dites 
une  chose  bien  vraie,  et  que  je  sens  à  mer- 
veilles, c'est  que  les  jours  qu'on  n'attend  point 
de  lettres  ne  sont  employés  qu'à  attendre  ceux 
qu'on  en  reçoit.  Il  y  a  certain  degré  dans  Fami- 
tié  où  l'on  sent  toutes  les  mêmes  choses;  mais 
vous  souhaitez  de  vos  amis  une  tranquillité  qu'il 
est  bien  difficile  de  vous  promettre  ;  vous  ne  vou- 
lez point  qu'ils  vous  servent,  qu'ils  sollicitent, 
qu'ils  s'intéressent  pour  vous  ;  je  crois  vous  l'avoir 
déjà  dit,  il  n'est  pas  possible  de  vous  accordei 
avec  eux;  car  il  se  rencontre  malheureusement 


4i6  LETTRES 

que  leur  fantaisie ,  c'est  justement  de  faire  toutes 
ces  choses  :  mais ,  comme  il  est  plus  établi  que 
ce  sont  nos  amis  qui  nous  servent ,  que  de  vou- 
loir que  ce  soient  nos  seuls  ennemis,  je  crois, 
ma  chère  fille ,  que  vous  ne  gagnerez  pas  ce  pro- 
cès-là, et  que  nous  demeurerons  en  possession 
de  vous  témoigner  notre  amitié  toutes  les  fois 
que  nous  le  pourrons,  comme  on  l'a  toujours 
observé  depuis  la  création,  du  mqnde,  c'est-à- 
dire  depuis  qu'il  y.  a  de  la  tendresse.  Vous  m'a- 
vez fait  plaisir  de  me  parler  de  mes  petits- 
enfants;  je  crois  que  vous  vous  divertirez  à 
voir  débrouiller  leur  petite  raison.  Je-  souhaite 
fort  que  vous  n'alliez  point  à  Aix,  vous  serez 
bien  plus  en  repos  à  Grignan,  et  vous  y  ferez 
revenîi'  plus  tôt  M.  dé  Grignan  ;  obtenez  encore 
cette  petite  absence  de  sa  tendresse,  et  tâchez 
de  faire  venir  M.  Farchevêque  passer  les  cha- 
leurs avec  vous;  vous  n'en  serez  point  incom- 
modés avec  le  secours  de  votre  bise.  J'attends 
une  grande  lettre  de  M.  de  Grignan  ;  est-il  pos- 
sible qu'il  trouve  les  jours  trop  courts  pour  m'é- 
crire,  et  que  je  les  trouve,  moi,  d'une  longueur 
qui  pourroit  faire  entreprendre  un  bâtiment,  en 
le  commençant  un  peu  matin? 

Madame  de  Montespan  continue  le  sien,  elle 
s'amuse  fort  à  ses  ouvriers;  Monsieur  la  voit 
souvent  :  elle  va  à  Saint-Cloud  jouer  à  l'ombre; 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       4^7 

il  y  a  des  dalties  qui  la  vont  voir  à  Clagny  :  ma- 
dame de  Fontevrauld ,  qui  y  doit  passer  quel- 
ques jours ,  venoit  dans  la  joie  de  voir  son  père 
qu'elle  aime;  elle  pensa  mourir  de  douleur  de 
le  trouver  sans  pouvoir  prononcer  une  parole , 
tout  assoupi,  tout  prêt  à  retomber  dans  l'état 
où  il  a  été;  cette  vue  l'a  fait  mourir.  L'abbé 
Têtu  la  gouverne  fort;  j'admire  le  soin  qu'a  la 
Providence  de  son  amusement;  quand  l'une 
{madame  de  Coulanges)  s'en  va  à  Lyon,  il  en 
vient  une  autre  d'Anjou  ^ 

On  dit  chez  M.  Colbert  et  chez  le  maréchal 
de  Villeroi,  que  M.  de  MontécucuUi  a  repassé 
humblement  le  Rhin;  que  M.  de  Turenne,  par 
un  excès  de  civilité,  l'a  reconduit,  et  a  passé  la 
rivière  après  lui.  La  tête  tourne  à  nos  pauvres 
ennemis;  la  vue  de  M.  de  Turenne  les  renverse. 
Huy  n'est  pas  encore  pris.  Je  fais  mon  paquet 

*  C'étoit  une  des  filles  de  Rochechouard,  duc  de  Morteiiiart, 
qui  revenait  du  célèbre  monastère  de  Fonteyrauld ,  situé  sur  les 
confins  du  Londinois  et  de  F  Anjou,  et  dont  elle  étoit  abbesse.  Ma- 
dame de  Caylus ,  dans  ses  Souvenirs ,  dit  de  madame  de  Fontevrauld  : 

■  Je  sais ,  par  des  gens  qui  l'ont  connue ,  qu'on  ne  pourroit  ras- 
•  sembler ,  dans  la  même  personne ,  plus  de  raison ,  plus  de  savoir. 
«  Son  savoir  fut  même  un  effet  de  sa  raison.  Religieuse  sans  voca- 

■  tion,  elle  chercha  un  amusement  convenable  à  son  état;  mais 
**  ni  les  sciences ,  ni  la  lecture  ne  lui  fii'ent  perdre  ce  qu'elle  avoit 

■  ^e  naturel.  »  (  Voyez  sa  famille,  dans  une  des  notes  de  la  lettre 
du  9  février  1671.)  Son  père,  qu'elle  trouva  frappé  d'apoplexie, 
mourut  au  mois  de  décembre  suivant.  G.  D,  S.  G. 


Jlf. 


•>.7 


4x8  LETTRES 

chez  M.  le  cardinal  :  il  a  un  peu  la  goutte,  j'es- 
père que  cela  Tarrêtera.  Je  vous*  plains  de  n'a- 
voir pas  eu  le  plaisir  de  le  voir  autant  qu'il  a 
été  ici. 

On  nous  assure  que  Huy  est  pris  du  5  au  6, 
sans  que  personne  ait  été  tué^  La  reine  alla 
hier  faire  collation  à  Trianon  ;  elle  descendit  à 
l'église,  puis  à  Clagny,  où  elle  prit  madame  de 
Montespan  dans  son  carrosse ,  et  la  mena  à  Tria- 
non  avec  elle. 


LETTRE  CCCXCV. 

DR  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A   MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris  ,  yendredi  14  juin  idy^. 

C'est  au  lieu  d'aller  dans  votre  chambre,  que 
je  vous  entretiens,  ma  chère  enfant;  quand  je 
suis  assez  malheureuse  pour  ne  vous  avoir  plus , 
ma  consolation  toute  naturelle,  c'est  de  vous 
écrire,  de  recevoir  de  vos  lettres,  de  parler  de 
vous ,  et  de  faire  quelques  pas  pour  vos  affaires. 
Je  passai  hier  l'après-dîner  avec  notre  cardinal  : 
vous  ne  sauriez  jamais  deviner  de  quoi  nous 
parlons  quand  npus  sommes  ensemble.  Je  re- 
commence toujours  à  vous  dire  que  vous  ne 

t 

*  Lettres  historiques  de  Pellisson. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       419 

pouvez  trop  l'aimer,  et  que  je  vous  trouve  heu- 
reuse d'avoir  renouvelé  si  solidement  toute  Tin- 
clination  et  la  tendresse  naturelle  qu'il  avoit  déjà 
pour  vous.  Mandez-moi  comment  vous  vous  por^ 
tez  de  l'air  de  Grignan,  s'il  vous  a  déjà  bien  dé- 
vorée, et  de  quelle  façon  je  me  dois  représenter 
votre  jolie  personne.  Votre  portrait  est  très -ai- 
mable, mais  beaucoup  moins  que  vous,  sans 
compter  qu'il  ne  parle  point.  Pour  moi,  n'en 
soyez  point  en  peine,  ma  règle  présentement  est 
d'être  déréglée;  je  n'en  suis  point  malade.  Je 
dîne  tristement  ;  je  suis  chez  moi  jusqu'à  cinq  ou 
six  heures;  je  vais  le  soir,  quand  je  n'ai  point 
d'affairés,  chez  quelqu'une  de  mes  amies;  je  me 
promène  selon  les  quartiers;  mais  je  fais  tout 
céder  au  plaisir  d'être  ave^c  notre  cardinal  :  je  ne 
perds  aucune  des  heures  qu'il  me  peut  donner, 
et  il  m'en  donne  beaucoup;  j'en  sentirai  mieux 
son  départ  et  son  absence  :  il  n'importe  ;  je  ne 
songe  jamais  à  m'épargner;  après  vous  avoir 
quittée,  je  n'ai  plus  rien  à  craindre;  j'irois  un 
peu  à  Livry  sans  lui  et  sans  vos  affaires,  mais  je 
mets  les  choses  au  rang  qu'eUes  doivent  être,  et 
ces  deux  choses  sont  bien  au-dessus  de  mes  fan- 
taisies. 

La  reine  fut  voir  madame  de  Montespan  à 
Clagny,  le  jour  que  je  vous  avois  dit  qu'elle 
l'avoit  prise  en  passant;  elle  monta  dans  sa  cliam- 

9.7. 


4io  LETTRES 

bre,  où  elle  fut  une  demi- heure;  elle  alla  dans 
celle  de  M.  du  Vexin ,  qui  étoit  un  peu  malade  , 
et  puis  emmena  madame  de  Montespan  à  Tria- 
non,  comme  je  vous  Pavois  mandé.  Il  y  a  des 
dames  qui  ont  été  à  Clagny  ;'  elles  trouvèrent  la 
belle  si  occupée  des  ouvrages  et  des  enchante- 
ments que  l'on  fait  pour  elle,  que  pour  moi  je 
me  représente  Didon  qui  fait  bâtir  Carthage  '  : 
la  suite  de  cette  histoire  ne  se  ressemblera  pas. 
M.  de  La  Rochefoucauld  et  madame  de  I^a  Fayette 
m'ont  fort  priée  de  vous  faire  leurs  compliments  : 
nous  craignons  bien  que  vous  n'ayez  tout  du 
long  madame  la  grande  duchesse  ^.  On  lui  pré- 
pare ici  une  prison  à  Montmartre,  dont  elle  se- 
roit  effrayée,  si  elle  n'espéroit  point  de  la  faire 
changer;  c'est  à  quoi  elle  sera  attrapée  :  ils  sont 
ravis  en  Toscane  d'en  être  défaits.  Madame  de 
Sully  est  partie  :  Paris  devient  fort  désert;  je 
voudrois  déjà  en  être  dehors.  Je  dînai  hier  avec 
le  coadjuteur  chez  M.  le  cardinal  ;  je  le  chargeai 
de  vous  faire  l'Histoire  ecclésiastique.  M.  Joli 
(  Vévêque  d'Agen)  prêcha  à  l'ouverture  (t/e  ras- 
semblée dû  clergé  )  ;  mais  comme  il  ne  se  servit 
que  d'un  vieux  évangile,  et  qu'il  ne  dit  que  de 

*  Voyez  la  description  de  Clagny ,  lettre  du  7  août  suivant. 

*  Marguerite-Louise  d'Orléans,  fille  de  G.nston  de  France,  duo 
d'Orléuns ,  et  de  Marguerite  de  Lorraine ,  sa  seconde  femme. 

D.  P. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       4^1 

vieilles  vérités,  son  sermon  parut  vieux.   Il  y 
auroit  de  belles  choses  à  dire  sur  cet  article. 

La  reine  a  dîné  aujourd'hui  aux  Carmélites 
du  Bouloi,  avec  madame  de  Montespan  et  ma- 
dame de  Fontevrauld  :  vous  verrez  de  quelle  ma- 
nière se  tournera  cette  amitié  ^  On  dit  que  M.  de 
Turenne  reconduit  les  ennemisjusque  dans  leur 
logis  ;  il  est  assez  avant  dans  leur  pays.  Vous  re- 
cevrez un  si  gros  paquet  de  d'Hacqueville,  que 
c'est  se  moquer  que  de  vouloir  vous  apprendre 
quelque  chose  aujourd'hui.  J'ai  le  cœur  bien 
pressé  de  notre  cardinal;  je  le  vois  souvent 
et  long-temps  :  ce  redoublement  d'amitié  et  de 
commerce  augmente  ma  tristesse  ;  il  sort  d'ici 

'  Comme  on  a -peu  de  monuments  qui  constatent  l'existence 
d'un  couvent  de  Carmélites  dans  la  rue  du  Bouloy ,  il  importe  de 
savoir  que  ce  couvent ,  d'abord  fondé  dans  cette  rue ,  vers  1664, 
fut  transféré  dans  la  rue  de  Grenelle,  faubourg  Saint-Germain ,  en 
1689,  ^^  qu'on  peut  attribuer  ce  déplacement  au  terrible  juge- 
ment que  prononça  Louis  XTV  contre  les  religieuses  de  ce  monas- 
tère ,  qui  distribuoient  un  remède  doàt  Marie-Louise  d'Orléans , 
depuis  reine  d'Espagne ,  pensa  être  victime.  (  Voyez  la.  date  ^\x 
i5  octobre  x^jj^)  Depuis  ce  moment,  le  couvent  des  Carmé- 
lites de  la  rue  du  Bouloy  fiit  mal»  noté,  peu  fréquenté  par  les 
femmes  de  la  cour ,  et  cruellement  apostrophé ,  surtout  par  ma- 
dame de  Grignan ,  qui  dit  quelque  part  :  "  Les  trois  vœux  de  ces 
*  Carmélites  sont  changés  en  trois  choses  tout-à-fait  convenables 
"  à  des  fllles  de  saiute  Thérèse  :  t intérêt ,  V orgueil  et  la  haine.  » 
Il  est  remarquable  que  madame  de  Montespan  entreteuoit  un 
commerce  d'intrigue  avec  ce  couvent ,  et  que  les  jésuites  n'y  étoient 
point  étrangers.  G,  D.  S.  G, 


4îia  LETTRES 

et  s'en  va  demaiD.  Je  n'ai  point  encore  reçu  vos 
lettres,  croyez ,  ma  bonne,  qu'il  n'est  pas  pos- 
sible d'aimer  plus  que  je  vous  aime  :  je  ne  suis 
animée  que  de  ce  qui  a  quelque  rapport  à  vous. 
Madame  de  Rochebonne  m'a  écrit  très-tendre- 
ment; elle  conte  avec  quels  sentiments  vous 
reçûtes  et  vous  lûtes  mes  lettres  à  Lyon.  Vous 
êtes  donc  foible  aussi  bien  que  moi,  ma  très- 
chère  enfant. 


LETTRE  CCCXCVl. 

DE  MADAME  DE  SJêviGNÉ  A   MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  mercredi  19  juin  1675. 

Jevous  assure,  ma  très-chère ,  qu'après  l'adieu 
que  je  vous  dis  à  Fontainebleau,  et  qui  ne  peut 
être  comparé  à  nul  autre,  je  n'en  pouvois  faire 
un  plus  douloureux  que  celui  que  je  fis  hier  au 
cardinal  de  Retz,  chez  M.  de  Caumartin,  à  quatre 
lieues  d'ici.  J'y  fus  lundi  dernier;  je  le  trouvai 
au  milieu  de  ses  trois  fidèles  amis  :  leur  conte- 
nance  triste  me  fit  venir  les  larmes  aux  yeux  ; 
et  quand  je  vis  Son  Éminence  avec  sa  fermeté , 
mais  avec  toute  sa  bonté  et  sa  tendresse  pour 
moi,  j'eus  peine  à  soutenir  cette  vue.  Après  le 
diner  nous  allâmes  causer  dans  les  plus  agréables 


^ 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      ly-xi 

bois  du  monde  ;  nous  y  fumes  jusqu'à  six  heures 
dans  plusieurs  sortes  de  conversations  si  bonnes, 
si  tendres,  si  aimables,  si  obligeantes,  et  pour  vous 
et  pour  moi,  que  j'en  suis  pénétrée;  et  je  vous  re- 
dis encore,  mon  enfant,  que  vous  ne  sauriez  trop 
l'aimer  ni  l'honorer.  Madame  de  Caumartin  arriva 
de  Paris,  et,  avec  tous  les  hommes  qui  étoient 
restés  au  logis ,  elle  vint  nous  trouver  dans  ce 
bois.  Je  voulus  m'en  retoiu^ner  à  Paris;  ils  m'ar- 
rêtèrent à  coucher  sans  beaucoup  de  peine:  j'ai 
mal  dormi  :  le  matin ,  j'ai  embrassé  notre  cher 
cardinal  avec  beaucoup  de  larmes,  et  sans  pou- 
voir dire  un  mot  aux  autres.  Je  suis  revenue 
tristement  ici,  où  je  ne  puis  me  remettre  encore 
de  cette  séparation;  elle  a  trouvé  la  fontaine 
assez  en  train;  mais,  en  vérité ,  elle  Tauroit  ou- 
verte, quand  elle  auroit  été  fermée.  Celle  de  ma- 
dame de  Savoie  '  doit  ouvrir  tous  ses  robinets. 
N'êtes  vous  pas  bien  étonnée  de  cette  mort  du 
duc  de  SdL\oie{  Charles-Emmanuel),  si  prompte 
et  si  peu  attendue  à  quarante  ans?  Je  suis  fâ- 
chée que  ce  que  vous  mandez  sur  l'assemblée 
du  clergé  n'ait  point  été  élu;  la  fidéUté  de  la 
poste  est  quelquefois  incommode.  Ces  prélats 
donnent  quatre  millions  cinq  cent  mille  livres  ; 
c'est  une  fois  plus  qu'à  l'autre  assemblée:  lama- 

'  Marie  -  Jeanne  -  Baptiste  de    Savoie-Nemours  ,    duchesse   de 
Savoie.  Z),  P^ 


kiL\  LETTRES 

iiière  dont  on  y  traite  les  affaires  est  admirable  ; 
M.  le  coadjuteur  vous  en  rendra  compte.  J'ai 
trouvé  fort  plaisant  ce  que  vous  dites  de  Lannoi  ', 
et  de  ce  que  Ton  demande  sous  le  nom  d'établis- 
sement. Je  dirai  à  mesdames  de  Villars  et  de  Vins 
votre  souvenir  c'est  à  qui  sera  nommé  dans  mesi 
lettres. 

Il  y^a  eu  quelques  petites  tranchées  en  Bre- 
tagne ;  il  y  a  eu  même  à  Rennes  une  coliquep/ier-. 
reuse.  M.  de  Ghaulnes  voulut  par  sa  présence 
dissiper  le  peuple;  il  fut  repoussé  chez  lui  à  coups 
de  pierres;  il  faut  avouer  que  cela  est  bien  in- 
solent. La  petite  personne  mande  à  sa  sœur 
qu'elle  voudroit  être  à  Sully,  et  qu'elle  meurt 
de  peur  tous  les  jours  :  vous  savez  bien  ce  qu'elle 
cherche^  en  Bretagne. 

M.  le  duc  fait  le  siège  de  Limbourg.  M.  le 
prince  est  demeuré  auprès  du  roi;  vous  pouvez 
juger  de  son^ horrible  inquiétude.  Je  ne  crois 
pas  que  mon  fils  soit  à  ce  siège ,  non  plus  qu'à 
celui  de  Huy.  Il  vous  embrasse  mille  fois  :  j'at- 
tends toujoin's  de  ses  lettres  ;  mais  des  vôtres, 
mon  enfant,  puis-je  vous  dire  avec  quelle  im- 
patience! je  trouve  comme  vous,  et  peut-être 
plus  que  vous ,  qu'il  y  a  loin  d'un  ordinaire  à 
l'autre  :  ce  temps,  qui  me  fâche  quelquefois  de 
courir  si  vite,  s'arrête  tout  court,  comme  vous 

'  Madame  de  Montrevel.  D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       ^25 

dites ,  et  enfin  nous  ne  sommes  jamais  contents. 
Je  ne  puis  encore  m'accoutumer  à  ne  vous 
point  voir,  ni  trouver,  ni  rencontrer,  ni  es- 
pérer :  je  suis  accablée  de  votre  absence ,  et  je 
né  sais  point  bien  détourner  mes  idées.  Notre 
cardinal  vous  auroit  un  peu  effacée,  mais  vous 
êtes  tellement  mêlée  dans  notre  commerce, 
qu'après  y  avoir  bien  regardé ,  il  se  trouve  que 
c'est  vous  qui  me  le  rendez  si  cher  ;  ainsi  je  pro- 
fite mal  de  votre  philosophie  :  je  suis  ravie  qire 
vous  vous  sentiez  aussi  un  peu  de  la  fbiblesse 
humaine. 

Voilà  un  portrait  qui  s'est  fait  brusquement 
sur  le  cardinal  :  celui  qui  l'a  fait  n'est  point  son 
intime  ami  ;  il  n'a  nul  dessein  que  le  cardinal 
le  voie ,  ni  que  cet  écrit  courre  ;  il  n'a  point 
prétendu  le  louer  :  le  portrait  m'a  paru  très-bon 
par  toutes  ces  raisons  :  je  vous  l'envoie  et  vous 
prie  de  n'en  donner  aucune  copie.  On  est  si 
lassé  de  louanges  en  face,  qu'il  y  a  du  ragoût  à 
pouvoir  être  assuré  que  l'on  n'a  eu  nul  dessein 
de  faire  plaisijp ,  et  que  voilà  ce  qu'on  dit ,  quand 
on  dit  la  vérité  toute  nue,  toute  naïve.  On  at- 
tend des  nouvelles  de  Limbourg  et  d'Allemagne , 
cela  tient  tout  le  monde  en  inquiétude.  Adieu , 
ma  chère  fille ,  votre  portrait  est  aimable ,  on  a 
envie  der  l'embrasser ,  tant  il  sort  bien  de  la  toile  : 
j'admire  de  quoi  je  fais  mon  bonheur  préseti- 
tomcnt. 


4a6  LETTRES 

Portrait  de  M.  le  cardinal  de  Retz  ' ,  par  M.  le 
duc  de  La  Rochefoucauld. 

«  Paul  de  Gondi ,  cardinal  de  Retz ,  a  beau- 
«  coup  d'élévation  ,  d'étendue  d'esprit  ,  et  plus 
«  d'ostentation  que  de  vraie  grandeur  de  courage. 
a  II  a  une  mémoire  extraordinaire ,  plus  de  force 
«  que  de  politesse   dans  ses  paroles ,  l'humeur 
«  facile ,  de  la  docilité  et  de  la  foiblesse  à  souf- 
«  frir  les  plaintes  et  les  reproches  de  ses  amis  ; 
t<  peu  de  piété  ,  quelques  apparences  de  religion. 
c<  Il  paroît  ambitieux  sans  l'être  ;  la  vanité ,  et 
«ceux  qui  l'ont  conduit,  lui  ont  fait  entrepren- 
«dre  de  grandes  choses,  presque  toutes  oppo- 
«  sées  à  sa  profession  ;  il  a  suscité  les  plus  grands 
«  désordres  de  l'état ,  sans  avoir  un  dessein  for- 
«mé  de  s'en  prévaloir;  et,  bien  loin  de  se  dé- 
«  clarer  ennemi  du  cardinal  Mazarin  pour  occu- 
«per  sa  place,  il  n'a  pensé  qu'à  lui  paroître 
«redoutable,  et  à  se  flatter  de  la  fausse  vanité 
«  de  lui  être  opposé.  U  a  su  néanmoins  profiter 
«avec  habileté   des  malheurs  publics  pour  se 
«  faire'  cardinal  ;  il  a  souffert  sa  prison  avec  fer- 
«meté,  et  n'a  dû  sa  liberté  qu'à  sa  hardiesse. 

'  Gomme  ce  portrait  n'a  été  imprimé  ni  dans  la  Galerie  des 
pe'uituj'es ,  ni  dans  les  Mémoires  de  Maçbmoisellk,  où  sont  insérés 
la  plupart  des  portraits  qui  furent  faits  dans  ce  temps-là ,  on  a  pié- 
sumé  que  celui-ci  seroit  vu  avec  d'autant  plus  de  plaisir  ,  qu'il  est 
fait  de  main  de  maître.  D.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       4^7 

«  La  paresse  l'a  soutenu  avec  gloire  durant  plu- 
a  sieurs  années  dans  l'obscurité  d'une  vie  errante 
«  et  cachée  ;  il  a  conservé  l'archevêché  de  Paris 
«  contre  la  puissance  du  cardinal  Mazarin  ;  mais , 
«  après  la  mort  de  ce  ministre ,  il  s'en  est  démis , 
«sans  connoître  ce  qu'il  faisoit  et  sans  prendre 
«(  cette  conjoncture  pour  ménager  les  intérêts  de  ' 
«ses  amis  et  les  siens  propres.  Il  est  entré  dans 
ic divers  conclaves,  et  sa  conduite  a  toujours 
If  augmenté  sa  réputation.  Sa  pente  naturelle  est 
«l'oisiveté;  il  travaille  néanmoins  avec  activité 
«  dans  les  affaires  qui  le  pressent ,  et  il  se  repose 
«  avec  nonchalance ,  quand  elles  sont  finies.  Il  a 
«  une  grande  présence  d'esprit ,  et  il  sait  telle- 
«ment  tourner  à  son  avantage  les  occasions  que 
«la  fortune  lui  offre,  qu'il  semble  qu'il  les  ait 
«  prévues  et  désirées.  Il  aime  à  raconter  ;  il  veut 
«éblouir  indifféremment  tous  ceux  qui  l'écou- 
«  tent  par  des  aventures  extraordinaires ,  et  sou- 
«vent  son  imagination  lui  fournit  plus  que  sa 
«  mémoire.  Il  est  faux  dans  la  plupart  de  ses  quà- 
«  lités ,  et  ce  qui  a  le  plus  contribué  à  sa  réputa- 
«tion,  est  de  savoir  donner  un  beau  jour  à  ses 
«  défauts.  Il  est  insensible  à  la  haine  et  à  l'amitié , 
«  quelques  soins  qu  il  ait  pris  de  paroître  occupé 
«  de  Tiuie  ou  de  l'autre.  Il  est  incapable  d'envie 
«  et  d'avarice ,  soit  par  vertu ,  soit  par  inapplica- 
«tion.  Il  a  plus  emprunté  de  ses  amis,  qu'un 


/ 


4^8  LETTRES 

«  particulier  ne  pouvoit  espérer  de  leur  pouvoir 
«  rendre  ;  il  a  senti  de  la  vanité  à  trouver  tant 
«  de  crédit  et  à  entreprendre  de  s'acquitter.  Il 
«  n'a  point  de  goût  ni  de  délicatesse  ;  il  s'amuse  à 
«  tout ,  et  ne  se  plaît  à  rien  ;  il  évite  avec  adresse 
«  de  laisser  pénétrer  qu'il  n'a  qu'une  légère  con- 
*  (c  naissance  de  toutes  choses.  La  retraite  qu'il 
«vient  de  faire  est  la  plus  éclatante  et  la  plus 
«  fausse  action  de  sa  vie  ;  c'est  un  sacrifice  qu'il 
«  fait  à  son  orgueil  y  sous  prétexte  de  dévotion  ; 
«  il  quitte  la  cour ,  où  il  ne  peut  s'attacher ,  et  il 
«  s'éloigne  du  monde  qui  s'éloigne  de  lui.  » 


«•«•••4 


LETTRE   CCCXCVII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A   MADAME  DE  GRIGWAN. 

A  Paris,  vendredi  au  soir  ai  juin  1675. 

Je  suis  si  triste,  ma  chère  enfant,  de  n'avoir 
point  eu  de  vos  nouvelles  cette  semaine  ,  que  je 
ne  sais  à  qui  m'en  prendre  ;  du  moins ,  sais-je 
bien  que  ce  n'est  pas  à  vous,  car  je  suis  fort 
assurée  que  vous  m'avez  écrit.  Je  crains  mon 
voyage  de  Bretagne  ,  à  cause  du  dérangement 
que  cela  fera  à  notre  commerce.  J'achève  ici  vos 
deux  affaires,  et  puis  je  m'en  irai,  par  la  raison 
que  je  veux  revenir,  et  que  je  ne  puis  revenir 
si  je  ne  pars. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       /rJiy 

Le  siège  de  Limbourg  se  continue  :  on  trem- 
ble en  attendant  des  nouvelles,  et  du  côté  de 
M.  de  Turenne  aussi,  on  dit  qu'il  est  à  portée 
de  se  battre  avec  ce  Montécuculli  ^;  j'espère  tou- 
jours qu'il  n'arrivera  rien ,  parce  qu'on  attend 
trop  de  choses  :  enfin  il  faut  tout  abaudoiuier  à 
la  Providence.  Mon  fils  n'est  point  à  Limbour*^, 
iTjais  je  ne  laisse  pas  d'y  prendre  intérêt.  Au 
reste,  ma  fille,  sachez-moi  gré,  si  vous  voulez; 
mais  je  me  fis  saigner  hier  du  pied  dans  la  vue  de 
vous  plaire  ;  j'ai  voulu  faire  cette  provision  pour 
mon  voyage,  et  j'avois  aussi  le  cœur  un  peu 
serré  de  toute  la  tristesse  que  j'ai  eue  depuis 
deux  mois;  jai  cru  que  cette  précaution  étoit 
bonne.  J'ai  eu  tout  le  jour  bien  du  monde ,  et 
je  suis  si  fatiguée  d'avoir  été  au  lit,  que  j'en  suis 
brisée;  la  plaisanterie,  c'étoit  d'admirer  la  mau- 
vaise grâce  que  j'avois;  mademoiselle  de  Méri 
en  pâmoit  de  rire.  Voilà  une  lettre  de  mon  (ils; 
il  mande  que  le  fossé  et  la  demi-lune  sont  pris 
à  Limbourg;  que  le  mineur  est  attaché  au  bas- 
tion ;  qu'il  y  a  eu  plusieurs  officiers  et  soldats 
tués  et  blessés,  et  que  M.  de  La  Marck  a  fait  des 

'  Ce  dernier  généraliMime  des  années  de  l'enipereur.  Toute 
TEurope ,  dans  cette  action  décisive ,  avoit  alors  les  yeux  ouverts 
sur  Montécuculli  et  Turenne ,  tous  deux  g;rands  capitaines ,  et  qui 
balançoient ,  avec  autant  d«*  génie  que  rie  bravoure  et  de  glr>ir<; , 
toutes  les  chances  de  la  fortune ,  dans  h  guerre  <VA\sit€v  et  r!u 
Pàlatinat.  G.  D.  S.  G. 


•N 


43o  LETTRES 

merveilles ^   Je  suis    entièrement  à  vous,    ma 
très-chère  et  très-aimable. 


LETTRE  CCCXCVIII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  mercredi  a6  juin  1675. 

J'ai  reçu  deux  ordinaires  à -la -fois,  ma  très- 
chère  Comtesse;  je  me  doutois  bien  que  vous 
m'aviez  écrit  :  vous  êtes  d'un  commerce  admi- 
rable, et  votre  amitié  est  accompagnée  de  se- 
cours humains  qui  la  rendent  délicieuse,  et  que 
le  coadjùteur  méprise.  Quand  les  lettres  de  Pro- 
vence arrivent,  c'est  une  joie  parmi  tous  ceux 
qui  m'aiment,  comme  c'est  une  tristesse  quand 
je  suis  long-temps  sans  en  avoir  :  lire  vos  lettres 
et  vous  écrire,  c'est  la  première  affaire  de  ma  vie: 
tout  fait  place  à  ce  commerce  :  aimer  comme  je 
vous  aime  fait  trouver  frivoles  toutes  les  autres 
amitiés.  Quoique  le  coadjùteur  méprise  tous  ces 
sentiments,  je  lui  ai  dit  de  vos  nouvelles;  il  a 
dîné  avec  moi,  et  nous  causâmes  fort  de  vous. 
Pour  ce  qui  est  de  vous  écrire,  soyez  assurée 

'  Limbourg,  dans  le  pays  d*outre-Meuse ,  capitula  le  a o  juin 
TOi'me  année  ;  le  duché  de  Limbourg  demeura  sous  Tobéissance 
des  François  jusqu'à  la  paix  de  Nimègue.  G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       43i 

que  je  ^'y  manque  point  deux  fois  la  semaine; 
et  si  l'on  pouvoit  doubler,  j'y  serois  tout  aussi 
ponctuelle,  mais  ponctuelle  par  le  plaisir  que 
j'y  prends,  et  non  point  pour  l'avoir  promis. 

Madame  du  Pui-du-Fou  m'est  venue  voir;  j'a* 
vois  oublié  qu'elle  étoit  veuve,  son  habillement 
me  parut  une  mascarade.  On  doute  fort  ici  du 
départ  de  madame  de  Toscane  :  votre  guignon  la 
décidera.  Il  est  vrai,  ma  fille,  que  nous  sommes 
bien  voisines,  en  comparaison  d'Aix  et  des  Ro- 
chers; cet  excès  d'éloignement  me  fait  plus- de 
peine  qu'à  vous  :  hélas  !  nous  voilà  tous  cruelle- 
ment séparés,  comme  nous  le  prévoyions  cet 
hiver  avec  douleur,  lorsque  nous  étions  si  près 
les  uns  des  autres  :  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
cruel  dans  la  vie.  Notre  cardinal  sera  demain  à 
Chalons  :  il  m'a  écrit  très-tendrement.  Au  reste , 
ma  fille,  dispensez-moi  de  retourner  misérable- 
ment sur  cette  cassolette;  il  n'y  a  rien  de  noble 
à  cette  vision  de  générosité  ;  je  crois  n'avoir  pas 
l'ame  trop  intéressée,  et  j'en  ai  fait  des  preuves; 
mais  je  pense  qu'il  y  a  des  occasions  où  c'est  une 
rudesse  et  une  ingratitude  de  refuser  :  que  man- 
que-t-il  à  M.  le  cardinal  pour  être  en  droit  de 
vous  faire  un  tel  présent  ?  à  qui  voulez-vous  qu'il 
envoie  cette  bagatelle?  Il  a  donné  sa  vaisselle  à 
ses  créanciers;  s'il  y  ajoute  ce  bijou,  il  en  aura 
bien  cent  écus;  c'est  une  curiosité,  c'est  un 


43u  LETTRES 

souvenir,  c'est  de  quoi  parer  un  cabinet  :  on  re- 
çoit tout  simplement  avec  tendresse  et  respect 
ces  sortes  de  présents;  et,  comme  il  disoit  cet 
hiver,  il  est  au-dessous  du  magnanime  de  les 
refuser;  c'est  les  estimer  trop  que  d'y  faire  tant 
d'attention.  En  un  mot,  ma  bonne,  je  ne  lui 
donnerai  point  ce  chagrin  :  pouvez -vous  com- 
prendre le  plaisir  qu'il  a  à  vous  donner  cette  lé- 
gère marque  dé  son  amitié ,  sans  être  honteuse 
de  vouloir  grossièrement  l'en  empêcher?  Savez- 
vous  bien  que  l'excès  de  cette  sorte  de  gloire 
est  un  défaut  qui  n'est  pas  estimable  ?  Vous  me 
dites  que  si  je  vous  priois  de  quelque  chose,  je 
serois  bien  aise  que  vous  le  fissiez  :  je  le  crois, 
mais  je  suis  bien  assurée  que;,  si  vous  le  désap- 
prouviez, et  si  vous  me  disiez  vos  sentiments, 
comme  je  voi;s  dis  les  miens,  vous  me  feriez 
changer  à  l'instant,  et  je  me  rendrois  sans  ba- 
lancer à  votre  pensée.  Si  je  tiens  ferme  dans  mon 
opinion,  c'est  parce  que  assurément  la  raison 
est  de  mon  côté;  j'en  fais  juge  qui  vous  voudrez, 
•vous  n'avez  qu'à  nommer;  en  attendant,  je  ne 
parlerai  point,  car  je  croirois  vous  faire  tort. 
En  tout  cas,  c'est  à  M.  de  Grignan  que  M.  le 
cardinal  la  donne.  Je  crois  qu'elle  est  partie  de 
Commerci;  je  la  remettrai  dans  le  ballot  avec 
votre  ouvrage. 

I^e  coadjuteur  a  bien  ri  des  camaïeux  de  pein- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      433 

ture  (jiie  vous  comparez  à  l'Histoire  de  France  en 
madrigaux.  Il  a  trouvé  bien  plaisant  aussi  tout 
ce  que  vous  dites  de  lui  et  de  l'agent  (^du  clergé). 
Vous  rie  sentez  pas  l'agrément  de  vos  lettres;  il 
n'y  a  rien  qui  n'ait  uii  tour  surprenant.  Nous 
avons  bien  compris  votre  réponse  au  capucin  : 
Mon  père  y  qu^  il  fait  chaud]  et  nous  ne  trouvons 
pas  que,  de  l'hiuneur  dont  vous  êtes,  vous  puis- 
siez jamais  aller  à  confesse;  comment  aller  par- 
ler à  cœur  ouvert  à  des  gens  inconnus?  c'est 
bien  tout  ce  que  vous  pouvez  faire  à  vos  meil- 
leurs amis  :  nous  entendions  d'ici  votre  réponse, 
mais  nous  eussions  eu  besoin  de  vous-même 
pour  rendre  cette  conversation  plus  agréable.  Je 
vous  remercie,  ma  fille,  de  la  peine  que  vous 
prenez  de* vous  défendre  si  bien  d'avoir  jamais 
été  oppressée  de  mon  amitié  :  il  n'étoit  pas  be- 
soin d'une  explication  si  obligeante;  je  crois  de 
votre  tendresse  pour  moi  tout  ce  que  vous  pou- 
vez souhaiter  que  j'en  pense  :  cette  persuasion 
fait  le  bonhem»  de  ma  vie.  Vous  expliquez  très-* 
bien  aussi  cette  volonté  que  je  ne  pouvois  de- 
viner, parce  que  vous  ne  vouliez  rien  :  je  devrois 
vous  cônnoître;  et  sur  cet  article  je  ferai  encore 
mieux  que  je  n'ai  fait,  parce  qu'il  n'y  a  qu'à  s'en- 
tendre. Quand  mon  bonheur  vous  redoimera  à 
moi,  croyez,  ma  bonne,  que  vous  serez  encore 
plus  contente  de  moi  mille  fois  que  vous  ne 
m.  9,8 


434  LETTRES 

l'êtes  :  plût  à  Dieu  que  nous  fussions  déjà  à  portée 
de  voir  le  jour  où  nous  pourrons  nous  embrasser! 

Vous  riez,  mon  enfant,  de  la  pauvre  amitié; 
vous  trouvez  qu'on  lui  fait  trop  d'honneur  de  la 
prendre  pour  un  empêchement  à  la  dévotion  : 
il  ne  lui  appartient  pas  d'être  un  obstacle  au  sa- 
lut; on  ne  la  considère  jamais  que  par  compa- 
raison :  mais  je  crois  qu'il  suffît  qu'elle  remplisse 
tout  le  cœur  pour  être  condamnable;  et,  quoi 
que  ce  puisse  être  qui  nous  occupe  de  cette 
sorte,  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  n'être  pas 
en  état  de  communier.  Vous  voyez  que  l'affaire 
du  syndic  m'avoit  mise  hors  de  combat  :  enfin 
c'est  une  pitié  que  d'être  si  vive  :'  il  faut  tâcher 
de  calmer  et  de  posséder  un  peu  son  ame;  je 
n'en  serai  pas  moins  à  vous,  et  j'en  serai  un  peu 
plus  à  moi  même.  Corbinelli  me  prioit  fort  d'en- 
trer dans  ce*  sentiment  :  il  est  vrai  que  son  ab- 
sence me  donne  une  augmentation  de  chagrin; 
il  m'aime  fort,  je  l'aime  aussi;  il  m'est  bon  à  tout 
ce  que  je  veux ,  mais  il  faut  que  je  sois  dénuée 
de  tout  pendant  mon  voyage  de  Bretagne  ;  j'ai 
tant  de  raisons  pour  y  aller,  que  je  ne  puis  pas 
y  mettre  la  moindre  incertitude. 

Gardez-vous  bien  de  faire  raser  le  petit  mar- 
quis; j'ai  consulté  les  habiles;  c'est  le  moyen  d'é- 
branler son  petit  cerveau,  de  lui  faire  avoir  des 
fluxions,  des  maux  d'yeux,  des  petites  dents 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       43^î 

rtoires;  enfin  il  n'est  point  assez  fort;  faites  cou- 
per ses  cheveux  fort  courts  aux  ciseaux  j  voilà 
tout  ce  que  vous  pouvez  faire  présentemeiit. 

Le  cuisinier  de  M,  le  cardinal  de  Retz  ne  le 
quitte  point,  ni  son  officier  :  c'est  une  chose  hé- 
roïque que  les  sentiments  de  ces  gens -là;  ilâ 
préfèrent  l'honneur  de  ne  le  point  quitter  aux 
meilleures  conditions  de  la  cour  ;  on  ne  peut  les 
entendre  sans  admirer  leur  affection.  Le  pauvre 
Peau  a  ipieux  fait  encore,  il  èst'môrt  :  il  tomba 
malade  la  veille  du  départ  de  Son  Éminence ,  et 
beaucoup  de  saisissement  avec  une  grosse  fièvre 
l'a  emporté  en  neuf  jours:  j«  Fai  vu,  et,  quoique 
je  ne  puisse  entrer  dans  cette  maison  sans  dou* 
leur,  les  domestiques  qui  y  étoient  enôore  m'y 
faisoient  passer  pour  les  admirer.  D'Haequeville 
revint  hier  au  soir  :  je  n'ai  pu  le  revoir  sans 
beaucoup  d'émotion;  les  trois  fidèles  amis  du 
cardinal  Font  quitté  à  Jouare  :  je  crains  et  sou- 
haite de  voir  les  deux  autres.  Son  Éminence  m'a 
écrit  pour  me  dire  encore  un  adieu;  je  le  prie 
de  ne  me  point  ôter  l'espérance  de  le  revoir;  je 
suis  extrêmement  touchée  de  sa  "retraite  :  je  vous 
manderai  comme  il  s'y  trouvera  ;  il  nous  paroît 
que  son  courage  est  iïlfiiii  :  nous  voudrions  bien 
qu'il  fût  soutenu  d'une  grâce  victorieuse  ^ 

'  Allusion  aux  disputes  sur  la  grâce ,  entre  les  jansénistes  et  les 
raoliikîstes.  G.  Z).  S.  G.  • 

9.8. 


436  LETTRES 

Je  dirai  vos  douceurs  à  madame  du  Plessis  : 
on  les  estime  si  fort,  que  pendant  que  vous  êtes 
dans  le  faubourg,  je  vous  conseille  d'aller  un 
peu  plus  loin.  Je  me  porte  fort  bien  de  ma  sai- 
gnée du  pied;  je  partirai  pour  la  Bretagne  quand 
j'aurai  fini  vos  affaires  ici  :  je  ne  pourrois  pas  y 
vivre  en  repos  sans  cela»  Je  suis  de  votre  avis 
sur  ce  que  dit  PhUomèle  :  mais  quand  on  ne 
sauroit  trouver  de  lieu  qui  ne  fasse  souvenir, 
ou  qu*on  porte  si  vivement  le  souvenir, avec  soi, 
on  est  à  plaindre.  Je  suis  persuadée  que  notre 
cardinal  ne  nous  oubliera  de  long- temps.  Il  y  a 
des  endroits  dans  vos  lettres  si  aimables  et  si 
pleins  de  tendresse  pour  moi,  que  je  n'ose  en- 
treprendre d'y  répondre  :  je  ne  me  vante  que 
de  les  bien  sentir  et  d'en  connoître  tout  le  prix. 

Réponse  au  \^juin. 

3e  reçois  votre  lettre,  qui  m'apprend  la  ma- 
ladie du  pauvre  petit  marquis;  j'en  suis  extrê- 
mement en  peine;  et  pour  cette  saignée ,  je  ne 
comprends  pas  qu'elle  puisse  faire  de  bien  à  un 
enfant  de  trois  ans,  avec  l'agitation  qu'elle  lui 
donne  :  de  mon  temps,  on  ne  savoit  ce  que 
c'étoit  que  de  saigner  un  enfant.  Madame  de 
Sanzei  s'est  opiniâtrée  à  ne  point  faire  saigner 
son  fils  :  elle  lui  a  donné  tout  simplement  de  la 
poudre  à  vers;  il  est  guéri.  Je  crains  que  l'on  ne 


DE  MADAME  DE  SÊVUVNÉ.        ^  i; 

fasse  de  notre  enfant ,  à  force  de  Tlionorer , 
comme  on  fait  des  enfants  du  roi  et  de  ceux  do 
M.  le  duc  ^  Je  n'aurai  aucun  repos  que  je  ne 
sache  la  suite  de  cette  fièvre.  Je  vous  plains  bien , 
etM.deGrignan  ;  dites-lui  l'intérêt  que  je  prends 
à  son  inquiétude  et  à  la  vôtre.  Mon  Dieu  !  nK\ 
bonne,  que  je  suis  en  peine! 

Pour  ce  que  you6  dites  de  Vavenir  touchant 
M.  le  cardinal,  il  est  vrai  que  je  l'ai  vu  fort  pos- 
sédé de  l'envie  de  vous  témoigner  en  grand  vo- 
lume son  amitié,  quand  il  aura  payé  ses  dettes: 
ce   sentiment  me   paroît  assez  obligeant  poiu* 
que  vous  en  soyez  informée  ;  mais  comme  il  y 
a  deux  ans  à  méditer  sur  la  manière  dont  vous 
refuserez  sesbienfaits,  jepense,ma  chère  enfant, 
qu'il  ne  faut  point  prendre  des  mesures   de  si 
loin  :  Dieu  nous  le  conserve,  et  nous  fasse  la 
grâce  d'être  en  état  dans  ce  temps  de  lui  faire 
entendre  vos  résolutions;  il  est  fort  inutile  en- 
tre-ci  et  là  de  s'en  inquiéter  :  et  pour  la  casso- 
lette, comme  il  y  a  très-long-temps  qu'il   ne 
m'en  a  parlé,  j'aurois  cru  faire  comme  dans  le 
Bocace  ,  si ,  sous  prétexte  de  la  refuser  ,  je  l'en 
avois  fait  ressouvenir  :  je  ne  sais  point  ce  qu'il  a 
ordonné  là-dessus. 

M.  de  Turenne  est  très-bien  posté  ;  son  armée 

'  M.  le  dac  venoit  de  perdre  deux  de  ses  enfants  à  peu  de  jours 
l'un  de  Tautre.  D.  P. 


^8  LETTRES 

ne  s'est  point  battue ,  comme  on  disoit  :  tout  le 
monde  se  porte  bien  ,  et  en  Flandre  et  en 
Allemagne.  La  petite  madame  de  Saint -Valleri, 
si  belle  et  si  jolie,  a  la  petite-vérole  très-cruelle- 
ment. 


LETTRE  CCCXCIX. 

DE  MADAME  DE  siVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAIf. 

A  Paris ,  vendredi  a  8  juin  1675. 

Madame  de  Vips  me  parut  hier  fort  tendre  pour 
vous,  ma  fille ,  c'est-à-dire  à  sa  mode  ;  mais  sa  mode 
est  bonne  :  il  ne  me  parut  aucun  interligne  à 
tout  ce  qu'elle  disoit. 

Il  n  y  a  poijit  de  nouvelles.  Le  bonheur  du  roi 
a  fait  passer  la  Meuse  c^u  duc  de  Lorraine  et  au 
prince  d'Orange.  M.  de  Turenne  a  ses  coudées 
franches;  de  sorte  qi^e  nous  ne  sommes  plus  pres- 
sés d'aucun  endroit.  Je  crois  que  vous  l'êtes  un 
peu  d^  la  Toscane^  \  elle  doit  être  passée  présenr 
tement. 

Je  suis  ravie  que  vous  aimiez  mes  lettres  :  je 
ne  pense  point  qu'elles  soient  aussi  agréables  que 
vous  le  dites;  mais  il  est  vrai  que  ^oxxx  figées^ 
elles  ne  le  sont  pas.  Notre  bon  cardinabest  dans 

'  La  grande-duchesse. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      439 

sa  solitude  ;  son  départ  m'a  doqné  de  la  tristesse 
et  ra'a  fait  souvenir  du  vôtre.  Il  y  a  long-temps 
que  j'ai  remarqué  nos  cruelles  séparations  aux 
quatre  coins  de  la  terre.  Il  fait  un  froid  horrible  : 
nous  nous  chauffons,  et  vous  aussi,  ce  qui  est  une 
bien  plus  grande  merveille.  Vous  jugez  très-bien 
de  Quantova  ^  :  si  elle  ne  peut  point  reprendre 
ses  vieilles  brisées ,  elle  poussera  son  autorité  et 
sa  grandeur  au-delà  des.  nues;  mais  il  faudroit 
qu'elle  se  mît  en  état  d'être  aimée  toute  Tannée , 
sans  scrupule  :  en  attendant,  sa  maison  est  pleine 
de  toute  la  cour;  les  visites  se  font  alternative- 
ment, et  la  considération  est  sans  bornes.  Ne 
vous  mettez  point  en  peine  de  mon  voyage  de 
Bretagne^  vous  êtes  trop  bonne  et  trop  appliquée 
à  ma  santé  :  je  ne  veux  point  de  la  belle  Mousse; 
Tennui  des  autres  me  pèse  plus  que  le  mien.  Je 
n'ai  pas  le  temps  d'aller  à  Livry  :  j'expédie  vos 
affaires  dont  j'ai  fait  un  vœu.  Je  dirai  toutes  vos 
douceurs  à  madame  de  Villars  et  à  madame  de 
La  Fayette  :  cette  dernière  est  toujours  avec  sa 
petite  fièvre.  Adieu,  ma  très-chère  enfant ,  je  suis 
entièrement  à  vous. 

'  Madame  de  Montespan  est  également  désignée  dans  ces  lettres 
par  les  chiffres  de  Quanto  et  de  Quantova,  (  Voyez  la  note  de  la 
lettre  suiyante.  )  M. 


44o  LETTRES 


LETTRE  CD. 

pE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  mercredi  3  juillet  1675. 

Mon  Dieu,  ma  fille  ,  que  je  m'accoutume  peu 
à  votre  absence  !  j'ai  quelquefois  de  si  crueU 
moments ,  quand  je  considère  comme  nous  voilà 
placées ,  que  je  ne  puis  respirer  ;  et ,,  quelque 
soin  que  je  prenne  de  détourner  cette  idée, 
elle  revient  toujours.  Je  demande  pardon  à  votre 
philosophie  de  vous  faire  voir  tant  de  foiblesse  ; 
mais ,  une  fois  entre  mille ,  ne  soyez  point  fâ- 
chée que  je  me  donne  le  soulagement  de  vous 
dire  ce  que  je  souffre  si  souvent  sans  en  rien 
dire  à  personne.  Il  est  vrai  que  la  Bretagne  nous 
va  encore  éloigner  ;  c'est  une  rage  :  il  semble 
que  nous  voulions  nous  aller  jeter  chacune  dans 
la  mer,  et  laisser  toute  la  France  entre  nous 
(leux  :  Dieu  nous  bénisse  ! 

Je  reçus,  il  y  a  deux  jours,  une  lettre  de 
M.  le  cardinal ,  qui  est  à  la  veille  d'entrer  dans 
sa  solitude  ;  je  crois  qu'elle  ne  lui  ôtera  de  long- 
temps l'amitié  qu'il  a  pour  vous  :  je  suis  plus 
que  satisfaite,  en  mon  particulier,  de  celle  qu'il 
me  témoigne. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       44i 

Je  vous  vois  user  de  votre  autorité  pour  faire 
prendre  médecine  à  votre  fils  :  je  crois  que  vous 
faites  fort  bien.  Ce  n'est  pas  un  rôle  qui  vous 
convienne  mal  que  celui  du  commandement  ; 
mais  vous  êtes  heureuse  que  votre  enfant  ne 
vous  ait  jamais  vue  avaler  une  médecine  ;  votre 
exemple  détruiroit  vos  raisonnements.  Je  songe 
à  votre  frère  :  vous  souvient-il  comme  il  vous 
contrefaisoit  ?  Je  suis  ravie  que  ce  petit  marquis 
soit  guéri  :  vous  vous  servirez  du  pouvoir  que 
vous  avez  sur  lui  pour  le  conduire  ;  j'ai  bonne 
opinion  de  lui  de  vous  aimer.  Pour  moi ,  je  me 
suis  fait  saigner  pour  l'amour  de  vous  ;  je  m'en 
porte  fort  bien.  Un  médecin  que  j'ai  vu  chez 
madame  de  La  Fayette  m'a  priée  de  ne  mé  point 
faire  purger  sitôt  :  il  me  donnera  des  pillules 
admirables  :  c'est  le  premier  médecin  de  Madame 
qui  vaut  mieux  que  tous  les  autres  premiers 
médecins. 

Mais ,  à  propos ,  vous  attendez  mon  conseil 
pour  aller  voir  madame  la  grande-duchesse  à 
Montélimart  :  M.  de  Grignan  vous  conseille  d'y 
aller,  et  vous  n'avez  point  d'équipage  ;  je  ne  com- 
prends pas  trop  bien  comme  il  l'entend;  mon 
avis  c'est  d'y  aller  tout  doucement  à  pied;  je 
devine  à-peu-près  le  parti  que  vous  aurez  pris  , 
et  je  l'approuve.  On  l'attend  ici  comme  une  es- 
pèce de  Colonne  et  de  Mazarip^  pour   la  folie 


44a  LETTRES 

d'avoir  quitté  son  mari,  après  quinze  ans  de  sé- 
jour ;  car ,  poiu*  tout  le  reste ,  on  fait  honneur 
à  qui  il  est  dû  :  sa  prison  sera  rude  ;  mais  elle 
croit  qu'on  l'adoucira.  Je  suis  persuadée  qu'elle 
aimerait  fort  cette  maison^,  qui  n'est  point  à 
louer  ;  ah  !  qu'elle  n'est  point  à  louer  !  et  que 
l'autorité  et  la  considération  seront  poussées 
loin  9  si  la  conduite  du  retour  ^st  habile  !  Cela 
est  plaisant ,  que  tous  les  intérêts  de  Quanta  et 
toute  sa  politique  s'accordent  avec  le  diristia- 
nisme  ,  et  que  le  conseil  de  ses  amis  ne  soit  que 
la  même  chose  avec  celui  de  M.  de  Qondom 
(Bossuet).  Vous  ne  sauriez  vous  représenter  le 
triomphe  où  elle  est  au  milieu  de  ses  ouvriers , 
qui  sont  au  nombre  de  douze  cents  :  le  palais 
d'Apollidon ,  et  les  jardins  d'Armide^n  sont  une 
légère  description.  La  femme  de  son  -ami  soiiâde 
[la  reine)  lui  fait  des  visites,  et-tf^ute  la  famille 
tour-à-tour  ;  elle  passe  nettement  devant  toutes 
les  duchesses  ;  et  celle  qu'elle  a  .placiée  {madame 
de  Richelieu)  témoigne  tous  les  jours  «^  recon- 
naissance par  Içs  pas  qu'elle  fait  faire. 

Vous  êtes,bonne  suf  vos  lamenl^ajtiQns  de  Bre- 
tagne :  je  youdrôis  avoir  CorbinelU:;  vous  l'aurez 
à  Grignan.,  je  vous  le  recommande;  et  moi  j'irai 

'  On  compneHd  sbien,  dk  iGrouvelley^què  cette  maison  ^i^  le 

•    cœur  du  roi.  Ou  disoit  en  effet  c^ue  la  grande^ducheftse  ;  n!avQit 

quitté  ritalie  que  dans  J'espoir  insensé  de  faire  cette  conquête. 

A^  G. 


DE  MADAME  DE  SÉYIGNÉ,       443 

voir  ces  coquins  qui  jettent  des  pierres  dans 
.  le  jardin  du  patron.  On  dit  qu'il  y  a  cinq  ou  six 
cents  bonnets  bleus  en  Basse-Bretagne  qui  au- 
roient  bon  besoin  d'être  pendus  pour  leur  ap- 
prendre à  parler  :  la  Haute-Bretagne  est  sage ,  et 
c'est  mon  pays. 

Mon  fils  me  mande  qu'il  y  a  un  détachement 
de  dix  mille  hommes  ;  il  n'en  est  pas  :  M.  le 
prince  y  est ,  et  M.  le  <luc  ;  mais  on  me  dit  hier 
qu'il  n'y  auroit  rien  de  dangereux,  et  qu'ils 
étoient  pêle-mêle  avec  lefi  ennemis,  la  rivière 
entre  deux ,  comme  disent  les  goujats.  On  ne 
dit  rien  de  M.  de  Turenne ,  sinon  qu'il  €st  posté 
à  souhait  pour  ne  faire  que  ce  qu'il  lui  plaira. 

Il  m*a  paru  que  l'envie  d'être  approiivé  de 
Tacadégme  d'Arles  pourra  vous  faire  avoir  quel- 
ques maximes  de  M.  de  La  Rochefoucauld.  Le 
portrait  vient  de  lui ,  et  ce  qui  me  le  fit  trouver 
bon ,  et  le  montrer  au  cardinal ,  c'est  qu'il  n'a 
jamais  été  fait  pour  être  vu  :  c'étoit  un  secret 
que  j'ai  forcé ,  par  le  goût  que  je  trouvai  à  des 
louanges  en  absence ,  de  la  part  d'un  homme 
qui  n'est  ni  intime  ami ,  ni  flatteur.  Notre  car- 
dinal trouva  èe  même  plaisir  que  moi  à  voir  que 
c'étoit  »nsi  que  la  vérité  forçoit  à  parler  de  lui , 
quand  on  ne  Taimoit  guère,  et  qu'on  croyoit 
qu'il  ne  le  sauroit  jamais  ^  Nous  apprendrons 

'  Le  cardinal  de  Retz  ,  qui ,  à  cette  époque ,  n'aToit  point  eu- 


444  LETTRES 

bientôt  comme  il  se  trouve  dans  sa  retraite  :  il 
faut  souhaiter  que  Dieu  s'en  mêle ,  sans  cela 
tout  est  mauvais. 

Nous  avons  eu  un  froid  étrange;  mais  j'ad- 
mire bien   plus  le  vôtre;  il  me  semble  qu'au 
mois  de  juin  je  n'avois  pas  froid  en  Provence. 
Je  vous  vois  dans  une  parfaite  solitude  ;  je  vous 
plains  moins  qu'une  autre  ;  je  gardé  ma  pitié 
pour  bien  d'autrçs  sujets ,  et  pour  moi-même  la 
première.  Je  trouve  qu'il  est  commode  de  con- 
noîtye  les  lieux  où  sont  les  gens  à  qui  l'on  pense 
toujours  :  ne  savoir  où  les  prendre  fait  une  obs- 
curité qui  blesse  l'imagination  :  votre  chambre 
et  votre  cabinet  me  font  mal ,  et  pourtant  j'y 
suis  quelquefois  toute  squle  à  songer  à  vous  ; 
c'est  que  je  ne  me  soucie  point  de  me  tant  épar- 
gner. Ne  faites-vous  point  rétablir  votre  terrasse  ? 
Cette  ruine  me  déplaît  et  vous  ôte  votre  Unique 
promenade.  Voilà  une  lettre  infinie  ;  mais  savez- 
vous  que  cela  me  plaît  de  causer  avec  vous? 
Tous  mes  autres  commerces  languissent ,  par  la 
raison  que  les  gros  poissons  mangent  les  petits. 
J'embrasse  le   petit  marquis;   dites-lui  qu'il  a 
encore  une  autre  maman  au  monde;  je  crois 
qu'il  ne  se  souvient  pas  de  moi.  Adieu ,  ma  très- 
chère  et  très-aimable    enfant,  je  suis  entière- 
ipeht  à  vous. 

core  écrit  ses  Mémoires  ^  paroit  s'être  ressouvenu  de  ce  portrait 
quand  il  traça  le  caractère  de  M.  de  La  Rochefoucauld.  À.  G, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       445 


»»*»««4 


LETTRE  CDI. 

DE   MA.DAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGJVAN.  _ 

À  Paris,  vendredi  5  juillet  1675. 

Je  veux  vous  entretenir  un  moment,  ma  chère 
fille,  de  notre  bon  cardinal;  voilà  une  lettre  qu'il 
vous  écrit  ;  conseillez-lui  fort  de  s'occuper  et 
s'amuser  à  faire  écrire  son  histoire;  tous  ses  amis 
l'en  pressent  beaucoup  :  il  me  mande  qu'il  se 
trouve  très-bien  dans  son  désert  j  qu'il  le  regarde 
sans  effroi ,  qu'il  espère  que  la  grâce  de  Dieu  y 
soutiendra  sa  foiblesse.  Il  me  témoigne  une  ex- 
trême tendresse  pour  vous,  et   me  prie  de  ne 
point  partir  sans  achever  vos  affaires.  Il  se  sou- 
vient du  temps  que  vous  aviez  la  fièvre  tierce, 
et  qu'il  me  prioit,  pour  l'amour  de  lui,  d'avoir 
soin  de  votre  santé  ;  je  lui  réponds  sur  le  même 
ton.  Il  m'assure  que  les  plus  affreuses  solitudes 
ne  seroient  pas  capables  en  mille  ans  de  lui  faire 
oublier  l'amitié  qu'il  nous  a  promise.  Il  a  été  reçu 
H  Saint-Mihel  avec  des  transports  de  joie  ;  tout 
le  peuple  étoit  à  genoux ,  et  le  recevoit  comme 
une  sauvegarde  que  Dieu  leur  envoie;  les  troupes 
quiyétoient  sont  délogées;  les  officiers  sont  ve- 
nus prendre  ses  ordres  pour  s'éloigner  et  poiu* 


446  LETTRES 

épargner  qui  il  voudra.  M.  le  cardinal  de  Bonzi 
m'a  assuré  que  le  pape,  sans  avoir  encore  reçu 
la  lettre  du  cardinal  de  Retz ,  lui  avoit  envoyé  un 
bref,  pour  lui  dire  qu'il  veut  et  entend  qu'il 
garde  son  chapeau  ;  que  cette  dignité  ne  l'empê- 
chera pas  de  faire  son  salut.  Le  public  ajoute  que 
Sa  Sainteté  lui  ordonne  de  ne  faire  sa  retraite 
qu'à  Saint-Denis;  mais  je  doute  de  ce  dernier,  et 
je  vous  nomme  mon  auteur  pour  l'autre. 

Je  suis  très-persuadée  qu'on  ne  pense  pltrs  à 
la  cassolette  :  si  j'avois  prié  qu'on  né  l'eiïtroyât 
point,  j'en  aurois  fait  souvenir  ;  j'ai  donc  mieux 
fait  de  n'en  point  parler.  Il  n'y  a  point  de  trou- 
velle  importante  :  on  est  toujoui's  alerte  du  côté 
de  M.  de  Turcnne.  Il  y  avoit  l'autre  jour  tine  rfifa- 
dame  Noblet,  de  l'hôtel  de  Vitri,  qui  jouoit  à  là 
bassette  avec  Monsieur  ;  on  lui  parla  de  M.  de 
Vitri,  qui  es*  très-malade;  elle  a  dit  à  Monsieur: 
Hélas!  Monsieur ,  j'ai  vu  ce  matin  son  visage,  il 
est  fait  comme  un  vrai  stratagème  ;  cela  est  plai- 
sant ;  que  vouloit-elle  donc  dire  ?  Madame  de 
Richelieu  a  reçu  des  lettres  du  roi  si  excessive- 
ment tendres  et  obligeantes,  qu'elle  doit  être 
plus  que  payée  de  tout  ce  qu'elle  a  fait'.  Adieu, 
ma  très-chère  et  très-parfaitement  aimée.  J'at- 
tends demain  de  vos  nouvelles ,  et  je  vous  eth- 
brasse  très-tendrement. 

'  La  liaison  très-singalière  de  la  reine  avec  madame  de  Mon- 
tespan  étoit  son  ouvrage.  A.  G. 


\ 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      447 


LETTRE  CDU. 

DE  MiLDAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  mercredi  lo  juillet  1675. 

Je  suis ,  je  vous  assure  y  au  désespoir  de  l'in- 
quiétude que  vous  avez  eue  de  ma  santé  :  hélas  ! 
ma  belle,  vous  ne  pensez  à  autre  chose,  et 
votre  raisonnement  est  fait  exprès  pour  vous 
donner  liu  chagrin  :  vous  dites  que  l'on  vous 
fait  un  mystère  de  ma  saignée  ;  mais ,  de  bonne 
foi ,  je  ne  suis  point  malade ,  je  n'ai  point  eu  de 
vapeurs  ;  je  plaçai  ma  saignée  brusquement  selon 
le  besoin  de  mes  affaires ,  plutôt  que  sur  celui  de 
ma  santé;  je  me  sentois  un  peu  plus  oppressée; 
je  jugeai  bien  qu'il  fallait  me  saigner  avant  que 
de  partir ,  afin  de  mettre  cette  saignée  par  pro- 
vision dans  mes  ballots.  M.  le  cardinal,  que 
j'allois  voir  tous  les  jours,  étoit  parti  ;  je  vis  cinq 
ou  six  jours  de  repos  ;  et  au-dels^  j'entrevis  l'af- 
faire de  M.  de  Bellièvre ,  je  voulois  m'y  donner 
tout  entière ,  et  à  la  sollicitation  de  votre  petit 
procès ,  cela  fit  que  je  rangeai  ma  saignée  pour 
avoir  toute  ma  liberté  ;  je  ne  vous  mandai  point 
tout  ce  détail ,  parce  que  cela  auroit  eu  l'air  de 
faire  l'empêchée ,  et  cette  discrétion  vous  a  coûté 


448  LETTRES 

mille  peines  :  j'en  suis  désespérée ,  ma  fille  ;  mais^ 
croyez  que  je  ne  vous  tromperai  jamais,  et  que, 
suivant  nos  maximes  de  ne  nous  point  épargner  ^ 
je  vous  manderai  toujours  sincèrement  comme 
je  suis  ;  fiez-vous  en  moi  :  par  exemple ,  on  veut 
encore  que  je  me  purge  ;  hé  bien!  je  le  ferai 
dès  que  j'aurai  du  temps  ;  n'en  soyez  donc  point 
effrayée  :  un  peu  d'oppression  m'avoit  fait  sou- 
haiter plutôt  la  saignée  ;  je  m'en  porte  fort  bien^ 
débarrassez-vous  de  cette  inquiétude  ;  au  reste  j 
ma  fille,  nous  avons  gagné  notre  petit  procè» 
de  Vantadour  ;  nous  en  avons  fait  les  marion- 
nettes d'un  grand,  car  nous  Tavons  sollicité. 
Les  princesses  de  Tingri  étoient  à  l'entrée  des 
juges,  et  moi  aussi,  et  nous  avons  été  remercier. 
C'est  dommage  que  Molière  soit  mort ,  il 
feroit  une  très-bonne  farce  de  ce  qui  se  passe  à 
l'hôtel  de  Bellièvre.  Ils  ont  refusé  quatre. cent 
mille  fi'ancs  de  cette  charmante  maison,  que 
vingt  marchands  vouloient  acheter ,  parce  qu'elle 
donne  dans  quatre  rues,  et  qu'on  y  auroit  fait 
vingt  maisons  ;  mais  ils  n'ont  jamais  voulu  la 
vendre  ,  parce  que  c'est  la  maison  paternelle  ^ 
et  que  les  souliers  du  vieux  chancelier  en  ont 
touché  le  pavé,  et  qu'ils  sont  accoutumés  à  la 
paroisse  de  Saint-Germain-l'Auxerrois,  et^  siu* 
cette  vieille  radoterie ,  ils  sont  logés  pour  vingt 
mille  livres  de  rente.  Que  dites-vous  de  cette 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      449 

manière  de  penser  ?  Madame  de  Coulanges  a  vu 
la  grande-duchesse  (  à  Lyon  ) ,  entre  deux  accès 
de  la  colique  de  sa  mère  :  elle  dit  que  cette 
princesse  est  très-changée  ^  et  qu'elle  sera  ef- 
facée par  madame  de  Guise  '  ;  elle  lui"dit  qu'elle 
vous  avoit  vue  à  Pierrelate,  et  qu  elle  vous  avoit 
trouvée  extrêmement  belle  :  mandez-moi  quel- 
que détail  de  son  voyage  ;  voys  êtes  cause  que 
je  l'irai  voir. 

Je  m'en  vais  répondre  à  votre  lettre  du  3. 
Parlons  de  notre  "bon^  cardinal.  Il  n  étoit  pas 
encore  vrai  que  le  pape  lui  eût  envoyé  lui  bref, 
.  quand  madame  de  Vins  vous  l'a  mandé;  mais  i) 
est  vrai  présentement  ;  c'étoit  le  cardinal  Spada 
qui  en  •  avoit  répondu.  Le  bon  pape  a  fait ,  ma 
très-chère ,  sans  comparaison ,  comme  Trivelin  ^, 
il  a  fait  et  donné  la  réponse  avant  que  d'avoir 
reçu  la  lettre.  Nous  sommes  tous  ravis ,  et 
d'Hacqueville  croit  que  notre  cardinal  ne  fera 
point  d'instance  extraordinaire  :  il  répondra  seu- 
lement que  ce  n'est  point  pour  avoir  cru  son 
salut  impossible  avec  la  pourpre ,  et  qu'on  verra 
dans  sa  lettre  les  véritables  raisons  qui  l'avoient 
obligé  à  vouloir  rendre  son  chapeau;  mais  que 
si  Sa  Sainteté  persiste  à  lui  commander  de  le 

*  Elisabeth  d'Orléans  ,    sœur  puînée  de  madame  ta  grande- 
duchesse.  D.  P. 

*  Personnage  de  la  comédie  italienne.  D.  P. 

m.  39 


45o  LETTRES 

garder ,  il  est  tout  disposé  à  obéir  ;  ainsi  toutes 
les  apparences  sont  qu'il  sera  *  toujours  notre 
très-bon  cardinal.  Il  se  porte  bien  dans  sa  soli- 
tude ;  il  le  faut  croire ,  quand  il  le  dit ,  il  ne 
m'a  point  dit  adieu  pour  jamais  ;  au  contraire, 
il  m'a  donné  toute  l'espérance  du  monde  de  le 
revoir ,  et  m'a  paru  même  avoir  quelque  joie 
non-seulement  de  m'en  donner ,  mais  de  con- 
server pour  lui  cette  petite  espérance.  Il  gardera 
son  équipage  de  chevaux  et  de  carrosses ,  car  il 
ne  peut  plus  avoir  la  modestie  d'un  pénitent ,  à 
cet  égard-là ,  comme  dit  la  princesse  d'Harcourt. 
Il  m'écrit  souvent  de  petits  billets  qui  me  sont 
bien  chers,  et  me  parle  toujours  de  vous  : 
écrivez-lui  sur  ce  chapeau ,  et  conseillez-lui  de 
s'occuper. 

On  dit  que  M.  de  Saint- Vallier  a  épousé  ma- 
demoiselle de  Rouvroi  ;  c'étoit  un  jeu  joué  que  sa 
disgrâce  ^  La  petite  Saint-Valeri  est  hors,  d'af- 
faire pour  sa  vie ,  mais  sa  beauté  est  fort  incer- 
taine *.  La  prospérité  du  coadjuteur  ne  l'est 
point  du  tout;  il  est  parfaitement  content,  et  a 
raison  de  l'être  :  pour  moi  ,*  je  crois ,  comme 
vous,  qu'il  l'est  encore  plus  du  séjour  de  Paris 
que  de  l'archevêque  de  Paris.  Vous  avez  très- 
bien  fait  d'aller  voir  cette  princesse  :  c'eût  été 

"  Voyez  la  lettre  du  mercredi  1 2  juin  précédent. 
*  Elle  avoit  la  petite-vérole.  M. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       45i 

une  férocité  que  d'y  manquer,  et  vous  avez 
très-bien  fait  de  demeurer  à  Grignan ,  vous  y 
ferez  revenir  plutôt  M.  de  Grignan  :  vous  y  au- 
rez peut-être  madame  de  Coulanges,  Vardes 
et  Corbinelli.  Madame  de  Coulanges  mande  que 
votre  haine  est  très-commode,  et  qu'elle  vous 
fait  avoir  un  commerce  admirable.  Ma  fille ,  ne 
me  remerciez  point  de  tout  ce  que  je  fais  pour 
vous  et  pour  mademoiselle  de  Méri  ;  réjouissez- 
vous  plutôt  avec  moi  du  plaisir  sensible*  que  j'ai 
de  faire  des  pas  et  des  choses  qui  ont  rapport  à 
vous ,  et  qui  vous  peuvent  plaire. 


LETTRE  CDIIL 

DE  MADAME  DE  SiviGNJÊ  A   MADAME  DE  GRIGNAI^; 

A  Paris ,  vendredi  i  a  juillet  .1676. 

C'est  une  des  belles  chasses  qu'il  est  possible 
de  voir ,  que  ceHe  que  nous  faisons  après  M.  de 

B et  M.  de  M '.  Ils  courent^  ils  se  relai&>- 

sent^ils  se  forlongent,  ils  rusent  ;  mais  nous 
sommes  toujours  sur  la  voie  ,  nous  avons  le  nez 
bon ,  et  nous  les  poursuivons  toujours  :  si  jamais 
nous  les  attrapons ,  comme  je  l'espère ,  je  vous 

'  On  pense  que  ces  iuitialefs  sont  celles  de  M.  de  Buous  et  de 
M.  de Marignanes.  M.  de  Monmerqué  croit  que  M.  de  M....  doit 
^tre  M.  deMirepoix ,  beau-frère  de  ttiademoiselle  du  Puy-du-Fou, 
seconde  femme  de  M.  de  Grignan.  G.  D,  S,  G, 

29. 


45a  LETTRES 

assure  qu'ils  seront  bien  bourrés  ;  et  puis  je  vous 
promets  encore  que,  suivant  le  procédé  noble 
des  lévriers ,  nous  les  laisserons  là  pour  jamais  , 
et  n'y  toucherons  pas.  Je  vous  manderai  la  fin  de 
tout  ceci  :  je  ne  pense  pas  à  quitter  cette  affaire  ; 
mais  comme  je  vous  empêche ,  sur  l'amitié , 
d'être  le  plus  grand  capitaine  du  monde  ,  l'abbé 
{de  Coulanges)  m'empêche  d'être  la  personne  la 
plus  agitée  et  Ja  plus  occupée  de  vos  affaires  :  il 
m'efface  par  son  activité  ;  il  est  vrai  qu'étant 
jointe  à  son  habileté ,  il  doit  battre  plus  de 
pays  que  moi  ;  il  le  fait  aussi ,  et  dès  sept  heures 
du  matin ,  il  sort  poiu*  consulter  les  mots,  les 
points  et  les  virgules  de  cette  transaction.  Au 
reste ,  il  y  a  quelquefois  des  disputes  avec  ma- 
demoiselle  de  Méri  ;  mais  savez- vous  ce  qui  les 
cause  ?  c'est  assurément  l'exactitude  de  l'abbé  , 
beaucoup  plus  que  l'intérêt  :  mais  quand  l'arith- 
métique est  offensée ,  et  que  la  règle  de  deu±  et 
deux  font  quatre  est  blessée  en  quelque  chose , 
le  bon  abbé  est  hors  de  lui  ;  c'est  son  humeur ,  ^ 
il  le  faut  prendre  sur  ce  pied-là:  d'un  autre 
côté ,  mademoiselle  de  Méri  a  un  style  tout  dif- 
férent ;  quand,  par  esprit  ou  par  raison,  elle 
soutient  un  parti ,  elle  ne  finit  plus ,  elle  le 
pousse  ;  l'abbé  se  sent  suffoqué  par  un  torrent 
de  paroles ,  il  se  met  en  colère ,  et  en  sort  par 
faire  l'oncle ,  et  dire  qu'on  se  taise  :  on  lui  dit 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      453 

qu'il  n'a  point  de  politesse  ;  politesse  est  un  * 
nouvel  outrage ,  et  tout  est  perdu  ;  on  ne  s'en- 
tend plus  ;  il  n'est  plus  question  de  l'affaire  ;  ce 
sont  les  circonstances  qui  sont  devenues  le  prin- 
cipal :  en  même  temps  je  me  mets  en  campagne, 
je  vais  à  l'un ,  je  vais  à  l'autre ,  comme  le  cuisi- 
nier de  la  comédie  ^  ;  mais  je  finis  mieux,  car  on 
en  rit;  et,  au  bout  du  compte,  que  le  lende- 
main mademoiselle  de  Méri  retourne  au  bon 
abbé,  et  lui  demande  son  avis,  bonnement  il  le 
lui  donnera  et  la  servira  ;  il  a  ses  humeurs  : 
quelqu'un  est41  parfait  ?  je  v#us  réponds  toujours 
d'une  chose ,  c'est  qu'il  n'y  aura  qu'à  rire  de 
leurs  disputes,  tant  que  j'en  serai  témoin. 

Adieu ,  ma  très-chère  enfant ,  je  ne  sais  point 
de  nouvelles.  Notre  cardinal  se  porte  très-bien  ; 
écrivez-lui ,  et  qu'il  ne  s'amuse  point  à  ravauder 
et  répliquer  à  Rome  ;  il  faut  qu'il  obéisse ,  et 
qu'il  use  ses  vieilles  calottes ,  comme  dit  le  gros 
abbé  {de  Pontcarré)^  qui  se  plaint  de  votre  si- 
lence. M.  de  La  Rochefoucauld  vous  mande  que 
sa  goutte  est  si  parfaitement  revenue,  qu'il  croit 
que  la  pauvreté  reviendra  aussi  ;  du  moins  il  ne 
sent  point  le  plaisir  d'être  riche  avec  les  dou- 
leurs qui  le  font  mourir.  Je  vous  embrasse 
mille  fois. 

'  Voytz  la  scène  de  maître  Jacques ,  cuisinier  d'Harpagon,  qui 
travaille  à  réconcilier  celui-ci  avec  son  fik,  dans  \ Avare  de  Mo- 
lière, scène  IV ,  acte  IV.  D,  P. 


454       ,  LETTRES 


LETTRE  CDIV. 


JOE   MADAME  DE  SlÉVIGNE  A  MADAME  DE  GRIGNAIT. 


A  Paris,  yendredi  1 9  juillet  1675. 

Devinez  d'où  je  vous  écris ,  ma  fille  ?  c'est  de 
chez  M.  de  Pomponne  ;  vous  vous  en  apercevrez 
par  le  petit  mot  que  madame  de  Vins  vous  dira 
ici.  J'ai  été  avçc  ell#,  l'abbé  Arnauld  et  d'Hac- 
queville,  voir  passer  la  procession  de  Sainte- 
Geneviève;  nous  en  sommes  revenus  de  très- 
bonne  heure ,  il  n'étoit  que  deux  heures  ;  bien 
des  gens  n'en  reviendront  que  ce  soir.  Savez- 
vous  que  c'est  une  belle  chose  que  cette  proces- 
sion? Tous  les  différents  religieux,  tous  les 
prêtres  des  paroisses,  tous  les  chanoines  de 
Notre-Dame,  et  M.  l'archevêque  pontificale- 
ment,  qui  va  à  pied,  bénissant  à  droite  et  à 
gauche  jusqu'à  la  métropole  ;  il  n'a  cependant 
que  la  main  gauche  ;  et  à  la  droite ,  c'est  l'abbé 
de  Sainte-Geneviève ,  nu-pieds ,  précédé  de  cent 
cinquante  religieux,  nu-pieds  aussi,  avec  sa 
crosse  et  sa  mitre ,  comme  l'archevêque ,  et  bé- 
nissant de  même ,  mais  modestement  et  dévo- 
tement ,  et  à  jeun  ,  avec  un  air  de  pénitence  qui 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       455 

fait  voir  que  c'est  lui  qui  va  dire  la  messe  dans 
Notre-Dame. 

Le  parlement  en  robes  rouges ,  et  toutes  les 
compagnies  supérieures,   suivent  cette   châsse 
qui  est  brillante  de  pierreries,  portée  par  vingt 
hommes  habillés  de  blanc,  nu-pieds.  On  laisse 
en  otage  à  Sainte-GenevièVe  le  prévôt  des  mar- 
chands et  quatre  conseillers  ;  jusqu'à  ce  que  ce 
précieux  trésor  y  soit  revenu.  Vous  allez  me  dcî- 
mander  pourquoi  on  a'descendu  ce.tte  châsse  ;  c'é- 
toit  pour  faire  cesser  la  pluie ,  et  pour  demander 
le  chaud  ;  l'un  et  l'autre  étoient  arrivés  au  moment 
qu'on  a  eu  ce  dessein ,  de  sorte  que ,  comme 
c'est  en  général  pour  nous  apporter  toutes  sor- 
tes de  biens,  je  crois  que  c'est  à  elle  que  nous 
devons  le  retour  du  roi  :  il  sera  ici  dimanche  ; 
je  vous  manderai  mercredi  tout  ce  qui  se  peut 
mander.  M.  de  La  Trousse  mène  un  détache- 
ment de  six  mille  hommes  au  maréchal  de  Créqui , 
pour  aller  joindre  M.  de  Turenne;  La  Fare  et 
les  autres  demeurent  avec  les  gendarmes-dauphins 
dans  l'armée  de  M.  le  prince.  Voici  des  dames 
qui  attendent  leurs  maris ,  au  prorata  de  leur 
impatience.  L'autre  jour,  Madame  et  madame 
de  Monaco  prirent  d'Hacqueville  à  l'hôtel  de 
Gramont ,  pour  s'en  aller  courir  les  rues  in- 
cognito ,  et  se  promener  aux  Tuileries  :  comme 
Madame  n'est  point  sur  le  pied  d'être  galante , 


456       :  LETTRES     '^ 

elle  se  joue  parfaitement  bien  de  sa  dignité.  On 
attend  à  toute  heure  madame  de  Toscane;  c'est 
encore  un  des  biens  de  la  châsse  de  Sainteté- 
neviève.  Je  vis  hier  une  de  vos  lettres  entre  les 
mains  de  l'abbé  de  Pontcarré  ;  c'est  la  plus  di- 
vine lettre  du  monde ,  il  n'y  a  rien  qui  ne  pique 
et  qui  ne  soit  salé  ;  il  en  a  envoyé  une  copie  à 
rÉminence,  car  l'original  est  gardé  comme  !a 
châsse.  Adieu  ^  ma  très -chère  et  très -parfaite- 
ment aimée ,  vous  êtes  si  vraie ,  que  je  ne  rabats 
rien  sur  tout  ce  que  vous  me  dites  de  Votre 
tendresse  ;  vous  pouvez  juger  si  j'en  suis  touchée. 


LETTRE   CDV. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNJÉ  A  MADAME  DE  GRIGIITAir. 

» 
A  Paris  y  mercredi  a  4  juillet  1675. 

Il  fait  bien  chaud  aujourd'hui^  ma  trés-chère 
belle ,  et ,  au  lieu  de  xn'inquiéter  dans  mon  Ut , 
la  faentaisie  m'a  pris  de  me  lever,  quoiqu'il  ne 
ne  soit  que  cinq  heures  du  matin  ,  pour  causer 
un  peu  avec  vous. 

Le  roi  arriva  dimanche  matin  à  Versailles  ;  la 
reine ,  madame  de  Montespan  et  toutes  les  dames 
étoient  allées  dès  le  samedi  reprendre  tous  leurs 
appartements  ordinaires  :  un  moment  après  être 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.        457 

arrivé,  le  roi  alla  faire  ses  visites;  la  seule  diffé- 
rence ,  c'est  qu'on  joue  dans  ces  grands  appar- 
tements que  vous  connoissez.  J'en  saurai  davan- 
tage ce  soir  avant  que  de  fermer  ma  lettre  :  ce 
qui  fait  que  je  suis  si  mal  instruite  de  Versailles, 
c'e'i^jt  que  je  revins  hier  au  soir  de  Pomponne, 
où  madame  de  Pomponne  nous  avoit  engagés 
d'aller,  d'Hacqueville  et  moi,  avec  tant  d'empres- 
sement, que  nous  n'avons  pu  ni  voulu  y  man- 
quer. M.  de  Pomponne,  en  vérité,  fut  aise  de 
nous  voir  :  vous  avez  été  célébrée ,  dans  ce  peu 
de  temps,  avec  toute  l'estime  et  l'amitié  imagi- 
nables :  nous  avons  fort  causé  ;  une  de  nos  folies 
fsi  été  de  souhaiter  de  découvrir  tous  les  dessous 
de  cartes  de  toutes  les  choses  que  nous  croyons 
voir  et  que  nous  ne  voyons  point,  tout  ce  qui 
se  passe  dans  les  familles,  où  nous  trouverions  de 
la  haine ,  de  la  jalousie ,  de  la  rage,  du  mépris ,  au 
lieu  de  toutes  les  belles  choses  qu'dû  met  au- 
dessus  du  panier ,  et  qui  passent  pour  des  vérités  ; 
je  souhaitois  un  cabinet  tout  tapissé  de  dessous 
de  cartes  au  lieu  de  tableaux;  cette  folie  nous 
mena  bien  loin ,  et  nous  divertit  fort;  nous  vou- 
lions casser  la  tête  à  d'Hacqueville  pour  en  avoir , 
et  nous  trouvions  plaisant  d'imaginer  que,  de  la 
plupart  des  chjjses  que  nous  croyons  voir,  on 
nous  détromperoit  :  vous  pensez  donc  que  cela 
est  ainsi  dans  une  telle  maison;  vous  pensez  que 


458  LETTRES 

Ton  s'adore  en  cet  endroit-là;  tenez,  voyez  :  on 
g  y  hait  jusqu'à  la  fureur,  et  ainsi  de  tout  le 
reste;  vous  pensez  que  la  cause  d'un  tel  événe- 
ment, c'est  une  telle  chose;  c'est  le  contraire-: 
en  un  mot ,  le  petit  démon  qui  nous  tireroit  les 
rideaux  nous  divertiroit  extrêmement..  Yous 
voyez  bien ,  ma  très-belle ,  qu'il  faut  avoir  bien 
du  loisir  pour  s'amuser  à  vous  dire  de  telles  ba- 
gatelles; voilà  ce  que  c'est  que  de  s'éveiller  ma- 
tin :  voilà  comme  fait  M.  de  Marseille  ;  j'ainrois 
fait  des  visites  au  flambeaux,  si  nous  étions  ati- 
jourd'hui  en  hiver. 

Vous  avez  donc  toujours  votre  bise  :  ah  î  ma 
fille ,  qu'elle  est  ennuyeuse  !  nous  avons  chaud 
nous  autres ,  il  n'y  a  plus  qu'en  Provence  où  l'on 
ait  froid.  Je  suis  très-persuadée  que  notre  châsse 
(^de  Saint' Genei^iève)  a  fait  ce  changement;  car, 
sans  elle,  nous  apercevions  comtne  vous  que  le 
procédé  du  soleil  et  des  saisons  étoit  changé  ;  je 
crois  que  j'eusse  trouvé,  comme  vous,  quec'étoit 
la  vraie  raison  qui  nous  avoit  précipité  tous  ces 
jours  auxquels  nous  avions  tant  de  regret  :  pour 
moi ,  mon  enfant ,  j'en  sentois-  une  véritable  tris- 
tesse ,  comme  j'ai  senti  toute  la  j'oie  de  passer  leé 
étés  et  les  hivers  avec  vous;  mais  quand  on  a  le 
déplaisir  de  voir  ce  temps  passé,  et  passé  pour 
jamais  ,  cela  fait  mourir  :  il  faut  mettre  à  la 
place  de  cette  pensée  l'espérance  de  se  revoir. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       4S9 

J'attends  un  peu  de  frais  pour  me  purger ,  et 
un  peu  de  paix  en  Bretagne  pour  partir.  Madame 
de  Lavardin ,  madame  de  La  Troche  ^  M.  d'Harouïs 
et  moi ,  nous  consultons  notre  voyage ,  et  nous 
ne  voulons  pas  nous  aller  jeter  dans  la  fureur 
qui.  agite  notre  province  ;  elle  augmente  tous  les 
jours  :  ces  démons  sont  venus  piller  et  brûler 
jusqu'auprès  de  Fougères  ;  c'est  un  peu  trop  près 
des  Rochers.  On  a  recommencé  à  piller  un  bu- 
reau à  Rennes  ;  madame  de  Chaulnes  est  à  demi- 
morte  des  menaces  qu'on  lui  fait  tous  les  jours  ; 
on  me  dit  hier  qu'elle  étoit  arrêtée ,  et  que  même 
les  plus  sages  l'ont  retenue,  et  ont  mandé  à 
M.  de  Chaulnes ,  qui  est  au  Fort-Louis ,  que  si 
les  troupes  qu'il  a  demandées  font  un  pas  dans 
la  province,  madame  de  Chaulnes  court  risque 
d'être  mise  en  pièces.  Il  n'est  cependant  que 
trop  vrai  qu  on  doit  envoyer  des  troupes ,  et  on 
a  raison  de  le  faire ,  car ,  dans  l'état  où  sont  les 
choses ,  il  ne  faut  pas  des  remèdes  anodins  ;  mais 
ce  ne  seroit  pas  une  sagesse  de  partir  avant  que 
de  voir  ce  qui  arrivera  de  cet  extrême  désordre. 
On  croit  que  la  récolte  pourra  séparer  toute 
cette  belle  assemblée ,  car  enfin  il  faut  bien  qu'ils 
ramassent  leurs  blés  :  ils  sont  six  ou  sept  mille , 
dont  le  plus  habile  n'entend  pas  un  mot  de  fran- 
çois.  M.  Boucherat  me  contoit  l'autre  jour  qu'un 
curé  avoit  reçu  devant  ses  paroissiens  une  pen- 


4(3o  LETTRES 

(laie  quoii  lui  envoyoit  de  France;  car  c'est 
ainsi  qu'ils  disent;  ils  se  mirent  tous  à  crier  en 
leur  langage ,  que  c'étoit  la  Gabelle ,  et  qu'ils  le 
voyoient  fort  bien.  Le  curé  habile  leur  dit  sur 
le  même  toft  :  Point  du  tout,  mes  enfants,  ce 
n'est  point  la  Gabelle ,  vous  ne  vous  y  connoissez 
pas,  c'est  le  Jubilé;  en  même -temps  les  voilà 
à  genoux  :  que  dites-vpus  de  l'esprit  fin  de  ces 
Messieurs  ?  Quoi  qu'il  en  soit ,  il  faiit  un  peu 
voir  ce  que  deviendra  ce  tourbillon  :  ce  n'est 
pas  sans  déplaisir^que  je  retarde  mon  voyage  ;  il 
est  placé  et  rangé  comme  je  le  désire ,  il  ne  peut 
être  remis  dans  un  autre  temps  sans  me  déranger 
beaucoup  de  desseins  ;  mais  vous  savez  ma  dé- 
votion pour  la  Providence,  il  faut  toujours  en 
revenir  là,  et  vivre  au  jour  la  journée  :  mes  pa- 
roles sont  sages  comme  vous  voyez;  mais  très- 
souvent  mes  pensées  ne  le  sont  pas.  Vous  devinez 
aisément  qu'il  y  a  un  point  où  je  ne  puis  me 
servir  de  la  résignation  que  je  prêche  aux  autres. 
Mademoiselle  d'Eaubonne  fut  mariée  avant- 
hier  ^  Votre  frère  voudroit  bien  donner  son  gui- 
don pour  être  colonel  du  régiment  de  Cham- 
pagne; M.  de  Grignan  l'a  été;  mais  toutes  nos 
bonnes  têtes  ne  sont  pas  trop  d'avis  qu'il  aug- 
mente sa  dépense  de  quinze  ou  seize  mille  francs 
dans  le  temps  où  nous  sommes.  Il  est  revenu 

'  Arec  M.  Le  Goux  de  La  Berchère. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       461 

une  grande  quantité  de  monde  avec  le  roi  :  le 
grand -maître,  messieurs  de  Soubise,  Termes, 
Brancas,  La  Garde,  Villars,  le  comte  de  Fiesque; 
pour  ce  dernier,  on  est  tenté  de  dire  :  Di  cortesia 
piu  che  diguerra  amico;  il  n'y  avoit  pas  un  mois 
qu'il  étoit  arrivé  à  l'armée.  M.  de  Pomponne  dit 
qu'on  ne  -peut  jamais  souhaiter  la  bataille  de 
meilleur  cœiir,  ni  vouloir  être  plus  résolument 
que  le  roi  au  premier  rang,  lorsqu'on  crut  qu'on 
seroit  obligé  de  la  donner  à  Limbourg.  Il  nous 
conta  des  choses  admirables  de  la  manière  dont 
Sa  Majesté  vivoit  avec  tout  le  monde ,  et  surtout 
avec  M.  le  prince  et  M.  le  duc  :  tous  ces  détails 
sont  fort  agréables  à  entendre. 

Au  reste,  ma  fille,  cette  cassolette  est  venue; 
elle  ressemble  assez  à  nn  jubilé;  elle  pèse  plus, 
et  est  beaucoup  moins  belle  que  nous  ne  pen- 
sions :  c'est  une  antique  qui  s'appelle  donc  une 
cassolette;  mais  rien  n'est  plus  mal  travaillé;  ce- 
pendant c'est  une  vraie  pièce  à  mettre  à  Gri-' 
gnan,  et  nullement  à  Paris  :  notre  bon  cardinal 
a  fait  de  cela  comme  de  sa  musique,  qu'il  loue, 
sans  s'y  connoître  ;  ce  qu'il  y  a  à  faire,  c'est  de 
l'en  remercier  tout  bonnement,  et  ne  pas  lui 
donner  la  mortification  de  croire  que  l'on  n'est 
pas  charmé  de  son  présent  :  il  ne  faut  pas  aussi 
vous  figurer  que  ce  présent  soit  autre  chose,  se- 
lon lui,  qu'une  pure  bagatelle,  dont  le  refus  se- 


46a  LETTRES 

roit  une  très-grande  rudesse.  Je  m'en  vais  Teu 
remercier  en  attendant  votre  lettre'.  Quand  je 
vous  ai  proposé  de  lui  conseiller  de  s'amuser  à 
écrire  son  histoire^  c'est  qu'on  m'avoit  dit  de  le 
lui  conseiller  de  mon  côté,  et  que  tous  ses  amis 
ont  voulu  être  soutenus,  afin  qu'il  parût  que 
tous  ceux  qui  l'aiment  sont  dans  le  même  sen- 
timent *.  Il  se  porte  très-bien,  je  vous  en  assure^ 
ce  n'est  plus  comme  cet  hiver;  le  régime  et  les 
viandes  simples  l'ont  entièrement  remis.  Il  est 
vrai  que  Castor  et  PoUux  ont  porté  la  nouvelle 
de  Rome.  Vous  dites  fort  plaisamment  tout  ce 
qu'on  a  dit  ici;  mais  je  ne  fais  que  l'entendre  re- 
dire, sans  avoir  eu  le  malheur  de  me  trouver 
avec  ceux  qui  raisonnent  si  bien.  Je  ne  vois. 
Dieu  merci,  que  des  gens  qui  envisagent  son  ac- 
tion dans  toute  sa  beauté,  et  qui  l'aiment  comme 
nous.  Ses  amis  veulent  qu'il  ne  se  cloue  point  à 
Saint -Mihel,  et  lui  conseillent  d'aller  à  Com- 
merci,  et  quelquefois  à  Saint -Denis.  Il  gardera 
son  équipage  en  faveur  de  sa  pourpre;  je  suis 

'  Madame  de  Sévigné  pressentoit  d'avance  le  refus  que  feroît 
sa  fille  du  présent ,  et  qu'elle  fit  en  effet ,  suivant  la  lettre  du  jeudi 
2  a  août  suivant,  (  Voyez  une  des  notes  de  la  lettre  sous  cette 
date.  )  G.  D,  S,  G, 

'  C'est  aux  instances  des  amis  de  M.  le  cardinal  de  Retz  que 
le  public  est  redevable  des -mémoires  de  sa  vie,  qui  n'ont  été 
imprimés  que  long-temps  après  sa  mort,  et  atéc  des  lactiiieé 
considérables.  D.  P.  p. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ,      463 

persuadée  avec  joie  que  sa  vie  n'est  point  finie^ 
Madame  la  grande -duchesse  et  madame  de 
Sainte- Mesme^  ont  fort  parlé  ici  de  votre  beautés 
J'aurois  vu  cette  princesse  sans  notre  voyage  de 
Pomponne  :  tout  le  monde  la  trouve  comme  vous 
l'avez  représentée,  c'est-à-dire  d'une  tristesse  ef- 
froyable. Madame  de  Montmartre*  alla  s'empa- 
rer d'elle  à  Fontainebleau  :  on  lui  prépare  une 
affreuse  prison. 

Madame  de  Montlouet  a  la  petite  -  vérole  ;  les 
regrets  de  sa  fille  sont  infinis  ;  et  la  mère  est  au 
désespoir  de  ce  que  sa  fille  ne  veut  point  la  quit- 
ter pour  aller  prendre  l'air,  comme  on  lui  or- 
donne :  pour  de  Tesprit,  je  pense  qu'elles  n  en 
ont  pas  du  pltis  fin  ;  mais  pour  des  sentiments , 
ma  belle,  c'est  tout  comme  chez  nous,  et  aussi 
tendres,  et  aussi  naturels.  Vous  me  dites  des 
choses  si  extrêmement  bonnes  sur  votre  amitié 
pour  moi,  et  à  quel  rang  vous  la  mettez,  qu'en 
vérité  je  n'ose  entreprendre  de  vous  dire  com- 
bien j'en  suis  touchée,  et  de  joie,  et  de  ten- 
dresse, et  de  reconnaissance;  mais  vous  le  com- 
prendrez aisément,  puisque  vous  croyez  savoir 

'  Elisabeth  Gobelîn ,  femme  de  Anne- Alexandre  de  THApital , 
comte  de  Sainte-Mesme ,  premier  écuyer  de  la  grande-duchesse 
de  Toscane.  M. 

*  Françoise-Rénée  de  Lorraine  de  Guise  ,  abbesse  de  Mont- 
martre, morte  à  63  ans,  le  5  décembre  1683.  M. 


464  LETTRES 

à  quel  point  je  vous  aime  ;  le  dessous  de  vos 
cartes  est  agréable  pour  moi.  M.  de  Pomponne 
disoit,  en  demeurant  d'accord  que  rien  n'est  gé* 
néral  :  «  Il  paroît  que  madame  de  Sévigné  aime 
<c  passionnément  madame  de  Grignan  :  savez- 
«  vous  le  dessous  des  cartes?  voulez- vous  que  je 
a  vous  le  dise?  c^est  qu'elle  F  aime  passionné^ 
a  ment.  »  Il  pourroit  y  ajouter ,  à  mon  éternelle 
gloire ,  et  qu'elle  en  est  aimée. 

J'ai  le  paquet  de  vos  soies;  je  voudrois  bien 
trouver  quelqu'un  qui  vous  le  portât;  il  est  trop 
petit  pour  les  voitures,  et  trop  gros  pour  la 
poste  :  je  crois  que  j'en  pourrois  dire  autant  de 
cette  lettre.  Adieu,  ma  très-aimable  et  très-chère 
enfant;  je  ne  puis  jamais  vous  trop  aimer;  quel* 
ques  peines  qui  soient  attachées  à  cette  ten- 
dresse, celle  que  vous  avez  pour  moi  mériteroit 
encore  plus,  s'il  étoit  possible. 


»*•»< 


LETTRE  CDVI. 

DU  COMTE  DE  BUSSY   A.  MADAME  DE  SJÉVIGlTlê. 

A  Chaseu,  ce  i5  juillet  1675. 

Il  y  a  plus  de  quinze  jours  que  je  balance  à 
vous  écrire,  Madame;  mais  comme  c'est  sur  un 
chapitre  de  tristesse,  j'ai  de  la  peine  à  m^y  ré- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       465 

soudre  :  je  ne  suis  pas  bon  pour  les  consolations^ 
je  n'aime  pas  même  à  être  consolé.  C'est  pour 
le  départ  de  madame  de  Grignan  et  pour  la  re- 
traite du  cardinal  de  Retz  que  je  vous  écris  au- 
jourd'hui. Vous  savez  bien,  Madame,  en  un  mot 
comme  en  mille,  que  je  suis  bien  aise  de  votre 
joie,  et  fort  fâché  de  vos  chagrins;  m,ais  n'en 
parlons  plus,  on  ne  sauroit  trop  tôt  finir  cette 
matière. 

Comment  vous  portez-vous?  où  êtes-vous?  et 
à  quoi  vous  amusez- vous?  En  attendant  votre 
réponse.  Madame,  je  vous  dirai  que  je  me  pré- 
pare à  faire  le  mariage  de  mademoiselle  de  Bussy 
à  la  fiin  d'août.  Je  vous  demanderai  votre  procu- 
ration au  premier  jour,  et  je  vous  en  enverrai 
le  modèle  ;  cependant  parlons  de  la  guerre  :  le 
roi  ne  veut  pas  revenir  sans  avoir  vu  une  ba- 
taille, et  je  crois  qu'il  en  aura  le  plaisir,  car  le 
prince  d'Orange  le  veut  aussi,  et  M.  le  prince. 
Dieu  sait  combien!  Il  n'y  aura  point  de  combat 
général,  à  moii  avis,  entre  M.  de  Turenne  et 
M.  de  MontécucuUi  :  l'un  ne  fera  pas  une  assez 
fausse  démarche  devant  l'autre  pour  Tobliger  de 
hasarder  une  bataille;  mais  M.  de  Turenne  fera 
assez  s'il  empêche  le  passage  du  Rhin  et  la  com- 
munication de  Strasbourg  aux  Allemands;  je 
crois  qu'il  en  viendra  à  bout.  Mandez-moi  des 
nouvelles  de  la  belle  Madelànne;  je  vous  assure 
ni.  3o 


466  LETTRES 

que  je  l'aime  bien,  mais  toujours  moins  que 


vous. 


LETTRE  CDVII. 


DE  MADAME  im  SÉVlGUfÉ  A  MADAME  DE  LA  FAYETTE. 


A  Paris  ,  le  mardi  a  4* 


Vous  savez ,  ma  belle ,  qu'on  ne  se  baigne  pas 
tous  les  joiurs  ;  de  sorte  que ,  pendant  les  trois 
jours  que  je  n'ai  pu  me  mettre  dans  la  rivière, 
j'ai  été  à  Livry,  d'où  je  revins  hier,  avec  des- 
sein d'y  retourner  quand  j'aurai  achevé  mes 
bains ,  et  que  notre  abbé  aura  fait  quelques  pe- 
tites affaires  qu'il  a  encore  ici.  La  veille  de  mon 
départ  pour  Livry,  j'allai  voir  Mademoiselle, 
qui  me  fit  les  plus  grandes  caresses  du  monde  ; 
je  lui  fis  vos  compliments ,  et  elle  les  reçut  fort 
bien  ;  du  moins  ne  me  parut-il  pas  qu'elle  eût 
rien  sur  le  cœur  :  j'étois  allée  avec  mademoiselle 
de  Rambouillet,  madame  de  Valençai  et  madame 
de  Lavardin  :  présentement  elle  s'en  va  à  la  cour , 
et  cet  hiver ,  elle  sera  si  aise  qu'elle  fera  bonne 

'  Cette  lettré  est  saiis  date;  mais  avecr  un  peu  d'attention,  on 
y  tix)uve  des  motifs  de  ne  pas  la  placer  plus  tard  que  Tété  de 
1675  y  où  madame  de  Sévigné  ayoit  plus  de  quarante-huit  ans. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNÉ.      467 

chère  '  à  tout  le  monde.  Je  ne  sais  point  de  nou- 
velles pour  vous  mander  aujourd'hui,  car  il  y  a 
trois  jours  que  je  n'ai  vu  la  gazette  ^.  Vous  saurez 

pourtant  que  madame  des  N est  morte,  et 

que  Trévigni  son  amant  en  a  pensé  mourir 
de  douleur;  pour  moi,  j'aurois  voulu  qu'il  en 
fût  mort  poiu*  l'honneur  des  dames.  Je  suis  tou- 
jours couperosée,  ma  pauvre  petite,  et  je  fais 
toujours  des  remèdes  ;  mais  comme  je  suis  entre 
les  mains  de  Bourdelot ,  qui  me  purge  avec  des 
melons  et  de  la  glace,  et  que  tout  le  monde 
me  vient  dire  que  cela  me  tuera,  cette  pensée 
me  met  dans  une  telle  incertitude,  qu'encore 
que  je  me  trouve  bien  de  ce  qu'il  m'ordonne, 
je  ne  le  fais  pourtant  qu'en  tremblant.  Adieu , 
ma  très-chère,  vous  savez  bien  qu'on  ne  peut 
vous  aimer  plus  tendrement  que  je  fais. 


»••••••*«>«  «4 


LETTRE   CDVIII. 

J>F  MADAME  DE  SÉVlGNE  A   I^IADAME  DE  GRIGNAN. 

A  Paris,  vendredi  a 6  juillet  1675. 

Il  me  semble,  ma  très-chère ,  que  je  ne  vous 
écrirai  aujourd'hui  qu'une  petite  lettre,  parce 

'  Pour  aecuèil.  (  Voytz  la  note  de  la  lettre  du  3  avril  1=67  5 .  ) 
'  Cest-à-dire,  madame  de  Layardin,  qui  aimoit  beaucoup  les 
nouvelles ,  et  qui  en  quétoit  partout.  /).  P, 

3o. 


468  LETTRES 

qu'il  est  fort  tard.  Croiriez-vous  bien  que  je 
reviens  de  l'opéra  avec  M.  et  madame  de  Pom- 
ponne ,  Tabbé  Arnauld  ' ,  madame  de  Vins ,  la 
bonne  Troche ,  et  d'Hacqueville  ?  La  fête  se  fai- 
soit  pour  l'abbé  Arnauld ,  qui  n'en  a  pas  vu  de- 
puis Urbain  VIII ,  qu'il  étoit  à  Rome  avec  M.  d'An- 
gers *  :  il  a  été  fort  content.  Je  suis  chargée  des 
compliments  de  toute  la  loge  ;  mais  surtout  de 
M.  de  Pomponne,  qui  vous  prie  bien  sérieuse- 
ment de  compter  sur  son  amitié,  malgré  votre 
absence. 

Je  vis  hier  madame  la  grande-duchesse;  elle 
me  parut  comme  vous  me  l'aviez  dépeinte  :  l'ennui 
^st  écrit  et  gravé  sur  son  visage  ;  elle  est  très- 
sage  et  d'une  tristesse  qui  attendrit;  mais  je 
a:ois  qu  elle  reprendra  ici  sa  joie  et  sa  beauté  : 
elle  a  fort  bien  réussi  à  Versailles;  le  roi  l'a 
trouvée  très-aimable ,  et  lui  adoucira  sa  prison  : 
sa  beauté  n'effraie  pas ,  et  l'on*  se  fait  une  belle 
ame  de  la  plaindre  et  de  la  louer.  Elle  fut  trans» 
portée  de  Versailles ,  et  des  caresses  de  sa  noble: 
famille  ;  elle  n'avoit  point  vu  M.  le  dauphin,  ni 
Mademoiselle.  Comme  sa  réputation  n'a  jamais 
eu  ni  tour ,  ni  atteinte ,  il  y  aura  une  sorte  de 

*  Frère  aîné  de  M.  de  Pomponne.  D,  P. 

*  Henri  Arnauld ,  oncle  de  M.  de  Pomponné ,  connu  d'abord 
sous  le  nom  d*abbé  de  Saint-Nicolas ,  depuis  évéque  d'Angers ,  et 
l'un  des  plus  saints  prélats  qu'ait  eus  l'église  de  FraAce.  Z>.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     469 

charité  à  la  divertir.  Elle  me  parla  fort  de  vous 
et  de  votre  beauté  :  je  lui  dis,  comme  de  moi, 
ce  que  vous  me  mandez  ;  c'est  que  vous  subsis- 
tez encore  sur  l'air  de  Paris;  elle  le  croit,  et 
que  les  airs  et  les  pays  chauds  donnent  la  mort  ; 
elle  ne  pouvait  se  taire  de  vous  et  du  mauvais 
souper  qu'elle  vous  avoit  donné  '  :  elle  étoit  fort 
contente  de  M.  de  Grignan,  et  de  Ripert^  qui 
l'avoit  relevée  de  son  carrosse  versé.  Elle  a  dans 

la  tête  madame  de  G comme  la  plus  folle, 

la  plus  hardie,  la  plus  coquette,  la  plus  extrava- 
gante personne  qu'elle  ait  jamais  vue  ;  et  qu'on 
lui  dise  que  madame  la  grande-duchesse  n'a 
remarqué  qu'elle  dans  la  Provencç,  quelle  gloire  ! 
et  voilà  ce  que  c'est. 

J'ai  si  bien  fait  qUe  madame  de  Monaco  est 
toujours  malade  ;  si  elle  avoit  de  la  santé,  il 
faudroit  quitter  la  partie  ;  sa  faveur  est  délicieuse 
entre  Monsieur  et  Madame.  Je  crains  que  ma- 
dame de  Langeron  ne  se  console,  et  si,  j'ai  fait 
de  mon  mieux.  Vous  expliquez  et  comprenez 
fort  bien  le  fantôme  :  on  le  dit  présentement 
pour  dire  un  stratagème^.  Nos  voyages  sont  sus- 

'  A  Pierrelatte ,  petite  ville  du  Bas-Dauphiné ,  où  madame  de 
Grignaiï  s*étoit  rendue  pour  saluer  ms^dspne  la  grande-duchesse 
à  son  passage.  D,  P, 

'  L'homme  d'affaires  de  M.  de  Grignan ,  et  le  firère  du  doyeA 
du  chapitre  de  Grignan.  M. 

^  Voyez  ci-dessus  lettre  du  1 5  juillet. 


470  LETTRES 

pendus ,  comme  je  vous  ait  dit  ;  je  m'en  irai  avec 
M.  d'flarouïs,  nous  prendrons  noire  temps;  la 
Bretagne  est  plus  enflammée  que  jamais.  Madame 
deChanlnés  n'est  pas  prisonnière  en  forme  ;  mais 
utie  de  ses  amies  voudroit  de  tout  son  cœur 
quelle  me  fut  pas  à  Rennes ,  d'où  eSle  ne  peut 
sortir,  à  caïaise  des  désordres  qui  sont  tels  que 
je  vous  les  ai  dits. 

La  cour  s'en  va  à  Fontainebleau  ;  c'est  Madame 
qui  le  veut.  Il  est  certain  que  Vomi  de  (^uantosHi 
[Louis  XIV)  dit  à  sa  femme  et  à  son  curé  par 
deuK  fois  :  Soyez  persuadés  que  je  n'ai  pas  changé 
les  résolutiotts  que  j'avois  en  partant;  fiez -vous 
à  ma  parole,  et  instruisez  les  curieux  de  mes  sen- 
timents. 

Mademoiselle  d'Armagnac  est  mariée  à  ce  Ca- 
davai^;  elle  est  belle  et  jolie;  c'est  le  cfaevalier 
de  Lorraine  qui  l'épouse  :  elle  fait  pkié  d'aller 
chercher  si  loin  la  consommation.  J'enverrai 
bientôt  à  M.  de  Gyignan  les  airs  de  i'opéra;  s'il 
est  auprès  de  vous ,  je  l'embrasse  et  le  conjure 
d'avoir  grand  soin  de  vous.  Adieu,  ma  très-chère 
erfant,  je  ne  sais  si  c'est  que  le  cardinsd  de  Retz 
m'a  priée  d'avoir  soin  de  vos  intérêts  ;  mais  je 
languis  quand  je  ne  fais  rien  pour  vous;  sa  re- 
commandation fait  plus  en  moi  que  sa  bénédic- 

'  Nngno-Alvare  Péréira  de  Mello,  duc  de  Cadayâl  en  Portugal. 

DP. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      471 

tioa.  MandezHoioi  toujours  extrêmement  de  vos 
nouY elles  :  rien  n'est  petit  à  cet  égard ,  rien  n'est 
indiff^ent. 


LETTRE  €DIX. 

P£   MADAME  D£  siviGITE  A  MADAME  DE   GRiGIf AN. 

A  Paris,  mercredi  3i  juillet  1675. 

Ce  <]%ie  vous  dites  du  ]temps  est  divin  :  il  est 
vrai,  ma  fille,  qu'on  ne  voit  personne  demeu- 
rer au  milieu  d'un  mois,  parce  qu'on  ne  sau- 
roàt  venir  à  bout  de  le  passer  :  ce  sont  des  bour- 
l>ters  d'où  l'on  sort;  encore  le  bourbier  nous  ar- 
rête, et  le  temps  va.  Je  suis  fort  aise  que  vous 
%Oiyez  paisiblement  à  Giîgnan  jusqu'au  mois 
d'octobre  :  Aix  vous  eût  paru  étrange  au  sortir 
d'ici,  la  soUtude  et  le  repos  de  Grignan  délayent 
un  peu  les  idées  ;  vous  avez  eu  bien  de  la  raison 
d'en  user  ainsi.  M.  de  Grignan  vous  est  présen- 
tem^it  une  compagnie;  votre  château  en  sera 
reixijpli ,  et  votre  musique  perfectionnée  :  il  faut 
pâmer  de  rire  de  ce  que  vous  dites  de  l'air  ita* 
Uen;  le  massacte  que  vos  chantres  en  font,  cor- 
rigé par  vous,  est  un  martyre  pour  ce  pauvre 
Vorey,  qui  fait  voir  la  punition  qu'il  mérite. 
Vous  souvient-il  du  lieu  où  vous  Tavez  entendu, 


47îi  LETTRES 

et  du  joli  garçon  qui  le  chantoit ,  qui  vous  donna 
81  promptement  dans  la  vue  ?  Cet  endroit-là  de 
votre  lettre  est  ^d'uue  folie  charmante  :  je  prie 
M.  de  Grignan  d'apprendre  cet  air  tout  entier; 
quil  fasse  cet  effort  pour  l'amour  de  moi;  et 
.  nous  le  chanterons  ensemble. 

Je  vous  ai  mandé,  ma  trèsrchère,  comme  nos 
folies  de  Bretagne  m'arrêtoient  pour  quelques 
jours.  M.  de  Forbin  '  doit  partir  avec  six  mille 
hommes  pour  punir  notre  Bretagne,  c'est-à-dire 
la  ruiner  :  ils  s'en  vont  par  Nantes;  c'est  ce  qui 
fait  que  je  prendrai  la  route  du  Mans  avec  ma- 
dame de  Lavardin;  nous  regardons  ensemble  le 
temps  que  nous  devons  prendre.  M.  de  Pom*» 
ponne  a  dit  à  M.  de  Forbin  qu'il  avoit  des  terres 
en  Bretagne,  et  lui  a  donné  le  nom  de  celles  de 
mon  fils.  La  châsse  de  Sainte -Geneviève  nous 
donne  ici  un  temps  admirable.  La  Saint-Géran 
est  dans  le  chemin  du  ciel  :  la  bonne  Villars  n'a 
point  reçu  votre  lettre,  c'est  une  douleur. 

Voici  une  petite  histoire  qui  se  passa,  il  y  a 
trois  jours.  Un  pauvre  passementier,  dans  ce  fau- 
bourg Saint-Marceau ,  étpit  taxé  à  dix  écus  pour 
un  impôt  sur  les  maîtrisçs,  il  ne  les  avoit  pas  : 
pn  le  presse  et  represse;  il  demande  du  temps, 

'  Le  bailli  de  Forbin ,  capitaine-lieutenant  de  la  première  com* 
pagnie  des  mousquetaires  du  roi ,  et  lieutenant-général  des  anliée^ 
<le  Sa  Majesté.  D,  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      47^ 

on  le  lui  refuse;  on  prend  son  pauvre  lit  et  sa 
pauvre  écuelle;  quand  il  se  vit  en  cet  état,  la 
rage  s'empara  de  son  cœur;  il  coupa  la  gorge  à 
trois  de  ses  enfants  qui  étoient  dans  sa  chambre  ; 
sa  femme  sauva  le  quatrième  et  s'enfuit  :  le  pau- 
vre homme  est  au  Châtelet;  il  sera  pendu  dans  un 
jour  ou  deux  :  il  dit  que  tout  son  déplaisir ,  c'est 
de  n'avoir  pas  tué  sa  femme  et  l'enfant  qu'elle  a 
sauvé.  Songez,  ma  fille,  que  cela  est  vrai  comme 
si  vous  l'aviez  vu,  et  que  depuis  le  siège  de  Jé- 
rusalem, il  ne  s'est  point  vu  une  telle  fureur. 

On  devoit  partir  aujourd'hui  pour  Foiîtaine- 
bleau,  où  les  plaisirs  dévoient  devenir  des  peines 
par  leur  multiplicité  :  tout  et  oit  prêt  ;  il  arrive  un 
coup  de  massue  qui  rabaisse  la  joie;  le  peuple 
dit  que  c'est  à  cause  de  Quantova  [madame  de 
Montespari)\  rattachement  est  toujours  extrême; 
on  en  fait  assez  pour  fâcher  le  curé  et  tout  le 
monde,  et  peut-être  pas  assez  pour  elle;  car 
dans  son  triomphe  extérieur  il  y  a  un  fonds  de 
tristesse. 

Vous  parlez  des  plaisirs  de  Versailles;  et  dans  le 
temps  qu'on  alloit  à  Fontainebleau  pour  s'aby- 
mer  dans  la  joie,  voilà  M.  de  Turenne  tué  :  voilà 
une  consternation  générale  :  voilà  M.  le  prince 
qui  court  en  Allemagne  :  voilà  la  France  déso- 
lée. Au  lieu  de  voir  finir  les  campagnes,  et  d'a- 
voir votre  frère,  on  ne  sait  plus  où  l'on  en  est. 


474  LETTRES 

Yoilà  le  monde  dans  son  triomphe ,  et  voilà  des 
événements  surprenants,  puisque  vous  les  ai- 
mez :  je  suis  assurée  que  vous  serez  bien  tou- 
chée de  celui -cL  Je  suis  épouvantée  de  la  pré- 
destination de  ce  M.  Desbrosses  :  peut-on  douter 
de  la  Providence ,  et  que  le  canon  qui  a  choisi 
de  loin  M.  de  Turenne  entre  dix  hommes  <pii 
étoient  autour  de  lui,  ne  fut  chargé  depuis  une 
éternité?  Je  m'en  vais  rendre  cette  histoire  tra- 
gique à  M.  de  Grignan  pour  celie  de  Toulon; 
plût  à  Dieu  qu'elles  fussent  égales  ! 

Vous  devez  écrire  à  M.  le  cardinal  de  Retz, 
nous  lui  écrivons  tous;  il  se  porte  très-bien,  et 
fait  une  vie  très -religieuse  :  il  va  à  tous  les  of- 
fices, il  mange  au  réfectoire  les  jours  maigres; 
nous  lui  conseillons  d'aller  à  Commerci  :  il  sera 
très-affligé  de  la  mort  de  M.  de  Turenne.  Ecri- 
vez au  cardinal  de  Bouillon;  il  est  inconsolable. 

Adieu ,  ma  chère  enfant ,  vous  n'êtes  que  trop 
reconnoissante  ;  vous  vous  faites  un  jeu  de  dire 
du  mal  de  votre  ame  ;  je  crois  que  vous  sentez  bien 
qu'il  n'y  en  a  pas  une  plus  belle ,  ni  meilleure  : 
vous  craignez  que  je  ne  meure  d'amitié  ;  je  se- 
rois  honteuse  de  faire  ce  tort  à  l'autre;  mais 
laissez-moi  vous  aimer  à  ma  fantaisie.  Vous  avez 
écrit  une  lettre  admirable  à  Goulanges  ;  quand  le 
bonheiu*  m'en  fait  voir  quelqu'une,  j'en  suis  ra- 
vie. Tout  le  monde  se  cherche  pour  parler  de 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       475 

M.  de  Turenne ,  on  s'attroupe  ;  tout  étoit  hier 
en  pleurs  dans  les  rues,  le  commerce  de  toute 
autre  chose  étoit  suspendu. 

LETTRE  CDX, 

V      ]>£  MADAME  DE  SIÉVIGITE  A   M.  LE  COMTE 

DE  GRICKAir. 

A  Paris,  ce  3i  juillet  1675. 

C'est  à  vous  que  je  m'adresse ,  mon  cher  Comte, 
pour  voiis  écrire  une  des  plus  fâcheuses  pertes 
qui  pût  arriver  en  France  ;  c'est  la  mort  de  M.  de 
Turenne,  dont  je  suis  assurée  que  vous  serez 
aussi  touché  et  aussi  désolé  que  nous  le  sommes 
ici.  Cette  nouvelle  arriva  lundi  à  Versailles  *  :  le 
roi  en  a  été  affligé ,  comme  on  doit  l'être  de  la 
mort  du  plus-  grand  capitaine  et  du  plus  hon- 
nête homme  du  monde;  toute  la  cour  fut  en 
larmes ,  et  M.*de  Condom  pensa  s'évanouir.  On 
étoit  prêt  d'aller  se  divertir  à  Fontainebleau, 
tout  a  été  rompu  ;  jamais  un  homme  n'a  été  re- 
gretté si  sincèrement  ;  tout  ce  quartier  où  il  a 
logé  %  et  tout  Paris ,  et  tout  le  peuple  étoient 

'  Par  un  billet  du  marquis  de  Vaubrun  à  M.  de  Louvois ,  daté 
du  37  juillet  1675,  à  trois  heures  après  midi.  Il  est  imprimé  aux 
Lettres  militaires  de  Louis  XIV ^  tome  HI,  page  aifî.Jf. 

'  Rue  Saint-Louis  au  Marais ,  où  étoit  situé  Thôtel  de  Turenne , 
ainsi  que  le  grand  emphcement  faisant  partie  de  sa  propriété  qui 


4:6  LETTRES 

dans  le  trouble  et  dans  l'émotion;  chacun  par- 
loit  et  s'attroupoit  pour  regretter  ce  héros.  Je 
vous  envoie  une  trèsrbonne  relation  de  ce  qu'il 
a  fait  quelques  jours  avant  sa  mort.  C'est  après 
trois  mois  d'une  conduite  toute  miraculeuse,  et 
que  les  gens  du  métier  ne  se  lassent,  point  d'ad- 
mirer, qu'arrive  le  dernier  jour  de  sa  gloire  et 
de  sa  vie.  Il  avoit  le  plaisir  dé  voir  décamper 
l'armée  des  ennemis  devant  lui;  et  le  27,  qui 
étoit  samedi ,  il  alla  sur  une  petite  hauteur  pour 
observer  leur  marche  :  son  dessein  étoit  de  don- 
ner sur  l'arrière -garde,  et  il  mandoit  au  roi  à 
midi  que,  dans  cette  pensée,  il  avoit  envoyé  dire 
à  Brissac  qu'on  fît  les  prières  de  quarante  heures. 
Il  mande  la  mort  du  jeune  d'Hocquincourt,'et 
qu  il  enverra  un  courrier  pour  apprendre  au  roi 
la  suite  de  cette  entreprise  :  il  cachette  sa  lettre' 
et  l'envoie  à  deux  heures.  Il  va  sur  cette  petite 
colline  avec  huit  ou  dix  personnes  :  on  tire  de 
loin  à  l'aventure  un  malheureux  ^up  de  canon, 
qui  le  coupe  par  le  milieu  du  corps,  et  vous  pou- 
vez penser  les  cris  et  les  pleurs  de  cette  armée  : 
le  courrier  part  à  Tinstant ,  il  arriva  lundi,  comme 
je  vous  ai  dit;  de  sorte  qu'à  une  heure  l'une  de 

servoît  de  prêche  aux  protestants ,  cédé  dans  la  suite  a\ix  filles  de 
Tordre  de  Saint-Benoît,  dites  Filles  du  Saint-Sacrement y  au- 
jourd'hui paroisse  succursale.  G.  D.  S.  G, 

*  Voyez  les  Lettres  militaires  de  Louis  XI V,  tome  IH^page  m. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      477 

l'autre,  le  roi  eut  une  lettre  de  M.  deTurenne, 
et  la  nouvelle  de  sa  mort.  Il  est  arrivé  depuis  un 
gentilhomme  de  M.  de  Turenne,  qui  dit  que  les 
armées  sont  assez  près  l'une  de  Vautre;  que  M.  de 
Lorges  commande  à  la  place  de  son  oncle,  et  que 
rien  ne  peut  être  comparable  à  la  violente  afflic- 
tion de  toute  cette  armée.  Le  roi  a  ordonné  en 
même  temps  à  M.  le  duc  d'y  courir  en  poste , 
en  attendant  M.  le  prince  qui  doit  y  aller  ;  mais 
comme  sa  santé  est  assez  mauvaise,  et  que  le 
chemin  est  long,  tout  est  à  craindre  dans  cet 
entre-temps  :  c'est  une  cruelle  chose  que  cette 
fatigue  pour  M.  le  prince;  Dieu  veuille  qu'il  en 
revienne.  M.  de  Luxembourg  demeure  en  Flandre 
pour  y  commander  en  chef  :  les  lieutenants-gé- 
néraux de  M.  le  prince  sont  MM.  de  Duras  et  de 
La  Feuillade.  Le  maréchal  de  Gréqui  demeiu'e 
où  il  est.  Dès  le  lendemain  de  cette  nouvelle, 
M.  de  Louvois  proposa  au  roi  de  réparer  cette 
perte, en  faisant  huit  généraux  au  lieu  d'un,  c'est 
y  gagner.  En  même  temps  on  fit  huit  maréchaux 
de  France;  savoir  :  M.  de  Rochefort,  à  qui  les 
autres  doivent  un  remerciement  ;  MM.  de  Luxera- 
bourg  ,  Duras ,  La  Feuillade,  d'Estrades ,  Navailles, 
Schomberg  et  Vivonne;  en  voilà  huit  bien  comp- 
tés :  je  vous  laisse  méditer  sur  cet  endroits  Le 

^  Madame  de  Gomuel ,  dont  les  bons  mots  conservent  la  mé- 
moire, appeloit  ces  huit  maréchaux  de  France  la  monnoie  de 
Turenne».  Grouyelle  s'étonne  ayec  raison  que  ce  joli  mot,  si 


478  LETTRES 

grandHQiiaitre  '  étoit  au  désespoir;  on  Ta  fait  duc; 
mais  que  lui  donne  cette  dignité?  il  a  les  hon- 
neurs du  Louvre  par  sa  charge,  il  ne  passera 
point  au  parlement  à  cause  des  conséquences, 
et  sa  femme  ne  veut  de  tabouret  qu'à  Bouille  *  : 
cependant  c'est  une  grâce  ;  et  s'il  étoit  veuf,  il 
pourroit  épouser  quelque  jeune  veuve.  Vous  sa- 
vez la  haine  du  comte  de  Gramont  pour  Roche- 
fort;  je  le  vis  hier,  il  est  enragé;  il  lui  a  écrit,  et 
l'a  dit  au  rot  Voici  la  lettre  : 

MOIVSEIGNEUR, 

La  ÊiTeiir  Ta  pu  (kire  autant  que  le  mérite^. 

Cestpourquoije  ne  vous  en  diraipas  davantage. 

Le  Comte  de  Gramont. 

A  dieu  j  Rochefort, 

connu,  ait  échappé  à  madame  de  Sévigné.  M.  de  Sfonmerqué 
essaye  de  réparer  cet  oubli ,  en  s*appuyant  de  mélanges  inédits 
de  Tabbé  de  Choisy,  lequel  avance'  que  madame  de  Sévigné  a 
dit  que  le  roi ,  en  faisant  ces  huit  maréchaux  de  France ,  avoit 
changé  un  louis  d*or  en  pièces  de  quatre  sous.  En  supposant  le 
fait,  la  répartie  de  madame  de  Sévigné  eût  été  très-inconvenante 
et  même  brusque ,  an  lieu  que  celle  de  madame  de  Cornuel  est 
fine ,  délicate ,  spirituelle ,  et  du  ton  de  la  meilleure  compagnie. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  il  est  à  présumer  que  l'abbé  de  Choisy ,  écri- 
vain d'ailleurs  très-poli ,  n'a  pas  prétendu  accréditer  le  bon  mot 
qu'il  cite ,  aux  dépens  de  celui  de  madame  de  Cornuel ,  qu'on 
n'oubliera  jamais.  G.  Z).  S.  G, 

'  Le  comte  du  Lude ,  grand-maître  de  l'artillerie.  Z>.  P. 

*  Renée-Eléonore  de  Bouille ,  première  femme  du  comte  du 
Lude ,  passoit  sa  vie  à  Bouille ,  par  un  goût  singulier  qu'elle  avoit 
pour  la  chasse.  Z>.  P. 

3  Vcps  du  Cid.  Z>.  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       479 

Je  crois  que  vous  trouverez  ce  compliment 
comme  on  Fa  trouvé  ici.  Il  y  a  un  almanach 
que  j'ai  vu,  c'est  de  Milan;  on  y  lit  au  mois  de 
juillet  :  Mort  subite  d'un  grand;  et  au  mois 
d'août  :  Ah\  que  vois-jel  On  est  ici  dans  des 
craintes  continuelles  :  cependant  nos  six  mille 
hommes  sont  partis  pour  abymer  notre  Bre- 
tagne ;  ce  sont  deux  Provençaux  '  qui  ont  cette 
commission;  M.  de  Pomponne  a  recommandé 
nos  pauvres  terres.  M.  de  Chaulnes  et  M.  de 
Lavardin  sont  au  désespoir  :  voilà  ce  qui  s'ap- 
pelle des  dégoûts.  Si  jamais  vous  faites  les  fous , 
je  ne  souhaite  pas  qu'on  vous  envoie  des  Bre- 
tons pour  vous  corriger  :  admirez  combien  mon 
cœur  est.  éloigné  de  toute  vengeance.  Voilà, 
mon  cher  Comte ,  tout  ce  que  nous  savons  jus- 
qu'à •l'heure  qu'il  est  :  en  récompense  d'une 
très-aimable  lettre,  je  vous  en  écris  une  qui 
vous  donnera  du  déplaisir  :  j'en  suis  en  vérité 
aussi  fâchée  que  vous.  Nous  avons  passé  tout 
l'hiver  à  entendre  conter  les  divines  perfections 
de  ce  héros  :  jamais  un  homme  n'a  été  si  près 
d'être  parfait  ;  et  plus  on  le  connoissoît ,  plus 
on  l'aimoit ,  et  plus  on  le  regrette.  Adieu ,  Mon- 
sieur et  Madame ,  je  vous  embrasse  mille  fois. 

'  Le  bailli  de  Forbin ,  dont  il  a  été  mention  ci-devant ,  et  le 
marquis  de  Vins ,  capitaine-lieutenant  de  la  seconde  compagnie 
des  mousquetaires  du  roi.  D.  P, 


48o  LETTRES 

Je  vous  plains  de  n'avoir  personne  à  qui  parler 
de  cette  grande  nouvelle  ;  il  est  naturel  de  com- 
muniquer tout  ce  qu'on  pense  là-dessus.  Si  vous 
êtes  fâchés ,  vous  êtes  comme  nous  sommes  ici. 


LETTRE  CDXI. 

DE  MADAME  DE  siviGNÉ  A  MADAME  DE  GRIGNAIC. 

A  Paris ,  vendredi  a  août  1675. 

Je  pense  toujours,  ma  fille,  à  l'étonnenient  et 
à  la  douleur  que  vous  aurez  de  la  mort  de  M.  de 
Turenne.  Le  cardinal  de  Bouillon  est  inconso- 
lable :  il  apprit  cette  nouvelle  par  un  gentil- 
homme de  M.  de  Louvigny,  qui  voulut  être  le 
premier  à  lui  faire  son  compliment  ;  il  arrêta 
son  carrosse,  comme  il  revenoit  de  Pontoise  à 
Versailles  :  le  cardinal  ne  comprit  rien  à  ce  dis- 
cours ;  comme  le  gentilhomme  s'aperçut  de  son 
ignorance,  il  s'enfuit  ;  le  cardinal  fit  courir 
après ,  et  sut  ainsi  cette  terrible  mort  ;  il  s'éva* 
nouit;  on  le  ramena  à  Pontoise,  où  il  a  été 
deux  jours  sans  manger,  dans  des  pleurs  et 
dans  des  cris  continuels.  Madame  de  Guénégaud 
et  Gavoye  l'ont  été  voir;  ils  ne  sont  pas  moins 
affligés  que  lui.  Je  viens  de  lui  écrire  un  billet 
qui  m'a  paru  bon  :  je  lui  dis  par  avance  votre 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       481 

afflicttel^  et  par  l'intérêt  que  vous  prenez  à  ce 
qui  le  touche,  et  par  l'admiration  que   vous 
ayiez  pour  le  héros.  N'oubliez  pas  de  lui  écrire  : 
il  rine  paroît  que  vous  écrivez   très -bien    sur 
toutes  sortes  de  sujets  :  pour  celui-ci,,  il  n'y  a 
qu'à  laisser  aller  sa  plume.  On  paroît  fort  tou- 
ché dans  Paris  de  cette  grande  mort.  Nous  at- 
tendons avec  transissement  le  courrier  d'Alle- 
magne ;  MontécuculH ,  qui  s'en  alloit ,  sera  bien 
revenu  sur  ses  pas,  et  prétendra  bien  profiter 
de  cette  corgoncture.  On  dit  que  les  soldats  fai- 
soient  des  cris  qui  s'entendoient  de  deux  lieues  ; 
nulle  considération  ne  pouvoit  les  retenir;  ils 
crioient  qu'on  les  menât  au  combat  ;  qu'ils  vou- 
loient  venger  la  mort  de   leur  père,   de  leur 
général,  de  leur  protecteur,  de  leur  défenseur; 
qu'avec  lui  ils  ne  craignoient  rien,  mais  qu'ils 
vengeroient  bien  sa  mort;  qu'on  les  laissât  faire, 
qu'ils  étoient  furieux,  et  qu'on  les  menât  au 
combat.  Ceci  est  d'un  gentilhomme  qui  étoit  à 
M.  de  Turenne ,  et  qui  est  venu  parier  au  roi  ; 
il  a  toujours  été  baigné  de  larmes  en  racontant 
ce  que  je  vous  dis  et  les  détails  de  la  mort  de 
son  maître.  M.  de  Turenne  reçut  le  coup  au  tra- 
vers du  corps;  vous  pouvez  penser  s'il  tomba 
de  cheval  et  s'il  mourut  !  cependant  le  reste  des 
esprits  fit  qu'il  se  traîna  la  longueur  d'un  pas , 
et  queri|^|^-il  serra  la  main  par  convulsion  ;  et 
ni.  3 1 . 


48a  LETTRES 

puis  on  jeta  un  manteau  sur  son  corps.  Ce  Bois- 
guyot,  c'est  ce  gentilhomme,  ne  le  quitta  point 
qu'on  ne  l'eût  porté  sans  bruit  dans  la  plus  pro- 
chaine maison.  M  de  Lorges  étoit  à  près  d'une 
demi-lieue  de  là  ;  jugez  de  son  désespoir ,  c'est 
lui  qui  perd  tout ,  et  qui  demeure  chargé  de  Tar-  - 
mée  et  de  tous  les  événements  jusqu'à  l'arrivée  de 
M.  le  prince ,  qui  a  vingt-deux  jours  de  marche. 
Pour  moi,  je  pense  mille  fois  le  jour  au  chevalier 
de  Grignan ,  et  je  ne  m'imagine  pas  qu'il  puisse 
soutenir  cette  perte  sans  perdre  la  raison  :  tous 
ceux  qu'aimoit  M.  de  Turenne  sont  fort  à 
plaindre. 

Le  roi  disoit  hier  en  parlant  des  huit  nou- 
veaux maréchaux  :  si  Gadagne  avoit  eu  patience, 
il  seroit  du  nombre ,  mais  il  s'est  retiré  ,  il 
s'est  impatienté ,  c'est  bien  fait.  On  dit  que  le 
comte  d'Estrées  cherche  à  vendre  sa'  charge  ; 
il  est  du  nombre  des  désespérés  de  n'avoir 
point  le  bâton.  Devinez  ce  que  fait  Coulan- 
ges;  il  copie  mot  à  mot  et  sans  s'incommo- 
der, toutes  les  nouvelles  que  je  vous  écris. 
Je  vous  ai  mandé  comme  le  grand-maître  est. 
duc,  il  n'ose  se  plaindre;  il  sera  maréchal  de 
France  à  la  première  voiture;  et  la  manière 
dont  le  roi  lui  a  parlé  passe  de  bien  loin  l'hon- 
neur qu'il  a  reçu.  Sa  Majesté  lui  dit  de  donner 
à  Pomponne  son  nom  et  ses  qualité^^i|fliépon- 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       483 

dit  :  Sire ,  je  lui  donnerai  le  brevet  de  mon  grand- 
père  ^  il  n'aura  qu'à  le  faire  copier.  Il  faut  lui 
faire  un  compliment.  M.  de  Grignan  en  a  beau- 
coup à  faire,  et  peut-être  des  ennemis;  car  ils 
prétendent  du  Monseigneur^  et  c'est  une  injus- 
tice qu'on  ne  peut  leur  faire  comprendre. 

Je  reviens  à  M.  de  Turenne,  qui,  en  disant 
adieu  à  M.  le  cardinal  de  Retz,  lui  dit  :  «Mon- 
«sieûr,  je  ne  suis  point  un  diseur  \  mais  je  vous 
ftprie  de  croire  sérieusement  que,  àans  ces  af- 
«faires-ci,  où  peut-être  on  a  besoin  de  moi,  je 
ce  me  retirerois  comme  vous;  et  je  vous  donne 
«iha  parole  que,  si  j'en  reviens,  je  ne  mourrai 
«  pas  sur  le  coffre  S  et  je  mettrai ,  à  votre  exem- 
«  pie ,  quelque  temps  entt^e  la  vie  et  la  mort.  » 
Je  tiens  cela  de  d'Hacqueville ,  qui  ne  l'a  dit  que 
depuis  deux  jours.  Notre  cardinal  sera  sensible- 
metit  touché  de  cette  perte.  Il  me  semble ,  ma 
fille ,  que  vous  ne  vous  lassez  point  d'en  enten- 
dre parler  :  nous  sommes  convenus  qu'il  y  a  des 
choses  dont  on  ne  peut  trop  savoir  de  détails. 

*  Groùvelle  dit  :  Je  ne  sais  si  cette  façon  de  parler  n*est  pas 
tine  allusion  à  ces  vers  d'une  épitaphe  du  poète  Tristan  VHermite, 
qui  finit  ainsi  : 

Je  Técus  dans  la  peine ,  attendant  le  bonheur, 

Et  mourus  sur  un  coffre  en  attendant  mon  maître. 

n  est  singpAier ,  ajoute  le  même  annotateur ,  que  ce  fût  là  un 
proverbe  sous  Louis  XIV,  et  que  ce  proverbe  fût  déjà  oublié 
sous  Louis  XV. 

3i. 


484  LETTRES 

J'embrasse  M.  de  Grignan  :  je  vous  souhaiterois 
quelqu'un  à  tous  deux  avec  qui  vous  pussiez 
parler  de  M.  de  Turenne  :  les  Villats  vous  ado- 
rent ;  Yillars  est  revenu  ;  mais  Saint-^Géraii  et  sa 
tête  '  sont  demeiu*és  :  sa  femme  espéroit  qu'on 
aiu*oit  quelque  pitié  de  lui  et  qu'on  le  ramèneroit. 
Je  crois  que  La  Garde  vous  mande  le  dessein  qu'il 
a  de  vous  aller  voir  :  j'ai  bien  envie  de  lui  dire 
adieu  pour  ce  voyage  ;  le  mien,  comme  vous 
savez ,  est  un  peu  différé  ;  il  faut  voir  l'effet  que 
fera  dans  notxe  pays  la  marche  de  six  mille 
hommes  commandés  par  deux  Provençaux.  U 
est  bien  dur  à  M.  de  Lavaràin  d'avoir  acheté 
une  charge  quatre  cent  mille  francs  pour  obéir 
à  M.  de  Forbin  ;  car  encore  M.  de  Chaulnes  con* 
serve  l'ombre  du  commandement.  Madame  de 
Lavardin  et  M.  d'Harouïs  sont  m;es  boussoles  : 
ne  soyez  point  en  peine  de  moi,  ma  très -chère, 
ni  de  ma  santé  ;  je  me  purgerai  après  le  plein  de 
la  lune ,  et  quand  on  aura  des  nouvelles  d'Alle- 
magne. Adieu ,  ma  chère  enfant ,  je  vous  aime  si 
passionnément,  que  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse 
aller  plus  loin;  si  quelqu'un  souhaitoit  mon 
amitié ,  il  devroit  être  content  que  je  l'aimasse 
seulement  autant  qufe  j'aime  votre  |)6irtrait. 

'  f^oyez  une  des  notes  de  la  lettre  du  »a  mai  1674* 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     485 


LETTRE  CDXII. 

DU  COMTE  DE  BUSST  A  MADAME  DE  SÉVIGIT^. 

A  Ghaseu ,  ce  6  août  1675. 

J'aurois  attendu  patiemment  la  réponse  que 
vous  me  devez,  avant  que  de  vous  écrire,  Ma- 
dame, si  je  n'étois  trop  rempli  des  merveilles 
que  je  vois  pour  me  taire  :  M.  de  Turenne  mort, 
et  huit  maréchaux  pour  le  remplacer  ;  tout  cela 
est  surprenant.  Pour  le  premier ,  je  sais  que  vous 
en  serez  affligée ,  mais  vous  ne  savez  peut-être 
pas  que  je  le  suis  pour  le  moins  autant  que  vous , 
je  ne  dis  pas  seulement  comme  un  bon  François, 
je  dis  même  en  mon  particulier. 

Le  premier  président  de  Lamoignon  se  mit 
dans  la  tête  de  me  faire  ami  de  M.  de  Turenne , 
et  il  le  trouva  si  bien  disposé  à  cela ,  qu'il  me 
manda  de  le  resnercier  des  sentiments  qu'il  lui 
avoit  témoignés  pour  moi.  J'écrivis  donc  à  ce 
grand  homme  une  lettre  pleine  de  reoonnois^ 
sance ,  d'estime  et  de  louanges ,  enfin  une  lettre 
où  sa  gloire  trouvoit  son  compte,  cette  gloire 
que  vouSk  savez  qu'il  aimoit  tant  J'en  reçus  une 
réponse  qui,  dans  sa  manière  courte  et  sèche, 
étoit  peut-être  une  des  plus  honnêtes   lettres 


486  LETTRES 

qu'il  ait  jamais  écrites.  Je  perds  donc  un  ami 
puissant  qui  m'auroit  servi ,  ou ,  pour  le  moins , 
mon  fils  ;  j'en  suis  au  désespoir. 

Revenons  maintenant  au  huit  maréchaux  : 
en  1668  on  en  fit  trois  %  et  ce  nombre  étonna 
tout  le  monde  ;  en  voici  huit  aujourd'hui  qu'on 
vient  de  faire  :  je  ne  doute  pas  que  la  surprise 
publique  ne  soit  extrême.  Pour  peu  qu'on  aug- 
mente, la  première  promotion  qu'on  en  fera, 
ce  seront  véritablement  des  maréchaux  à  la  dou-i 
zaine.  Ce  grand  nombre ,  et  la  condition  que  le 
premier  commandera  au  second,  et  le  second 
au  troisième,  et  que  ces  messieurs  ne  roulent 
plus  ensemble  comme  ils  faisoient  autrefois ,  rend 
cette  dignité  bien  moins  considérable  qu'elle 
n'étoit.  Si  le  roi  m'a  jfait  tort  en  me  privant  des 
honneurs  que  méritoient  mes  services ,  il  m'a  en 
quelque  façon  consolé  en  ne  me  donnant  pas  le 
bâton  de  maréchal  de  France,  par  le  rabais  où 
il  l'a  mis  :  je  dis  en  quelque  façon  consolé  ^  car, 
tel  qu'il  est ,  je  le  voudrois  avoir ,  quand  ce  ne 
seroit  que  parce  qu'il  est  toujours  office  de  la 
couronne ,  et  qu'il  est  une  marque  des  bonnes 
grâces  du  prince,  qui  sont  d'ordinaire  accom- 
pagnées ou  suivies  de  quelque  chose  de  solide 
dont  j'ai  encore  plus  besoin  que  d'honneurs, 
pieu  n'a  pas  voulu  que  cela  fut ,  ou  que  cela  fût 

'  Voyez  une  de8  notes  de  la  lettre  du  a 6  juillet  1668. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       487 

encore; je  n'en  murmure  point,  et,  au  contraire, 
je  lui  rends  mille  grâces  du  repos  d'esprit  qu'il 
m'a  donné  sur  cela,  et  de  ce  qu'il  m'a  fait  le 
courage  encore  plus  grand  que  mes  malheurs. 


LETTRE  CDXIII. 

DE  MADAMi:  DE  SÉVIGNIÈ  A  M.  LE  COMTE  DE  BUSST. 

A  Paris ,  le  6  août  1675. 

Je  ne  vous  parle  plus  du  départ  de  ma  fille , 
quoique  j'y  pense  toujours,  et  que  je  ne  puisse 
jamais  bien  m'accoutumer  à  vivre  sans  elle;  mais 
ce  chagrin  ne  doit  être  que  pour  moi.  Vous  me 
demandez  où  je  suis,  comment  je  me  porte,  et 
à  quoi  je  m'amuse.  Je  suis  à  Paris,  je  me  porte 
bien,  et  je  m'amuse  à  des  bagatelles.  Mais  ce 
style  est  un  peu  laconique,  je  veux  Fétendre.  Je 
serois  en  Bretagne,  où  j'ai  mille  affaires,  sans  les 
mouvements  de  cette  province  qui  la  rendent 
peu  sûre.  Il  y  va  six  mille  hommes  commandés 
par  M.  de  Forbin.  La  question  est  de  savoir  l'ef- 
fet de  cette  punition.  Je  l'attends,  et  si  le  repen- 
tir prend  à  ces  mutins,  et  qu'ils  rentrent  dans 
leur  devoir,  je  reprendrai  le  fil  de  mon  voyage, 
et  j'y  passerai  une  partie  de  l'hiver. 

J'ai  bien  eu  des  vapeurs;  et  cette  belle  santé. 


488  LETTRES 

que  vous  avez  vue  si  triomphante,  a  reçu  quel- 
ques attaques  dont  je  me  suis  trouvée  humiliée , 
comme  si  j'avois  reçu  un  a£Eront. 

Pour  ma  vie ,  vous  la  connoissez  aussi.  On  la 
passe  avec  cinq  ou  six  amies  dont  la  société  plaît, 
et  à  mille  devoirs  à  quoi  l'on  est  obligé,  et  ce 
n'est  pas  une  petite  affaire.  Mais  ce  qui  me  fâche, 
c'est  qu'en  ne  faisant  rien  les  jours  se  passent, 
et  notre  pauvre  vie  est  composée  de  ces  jours , 
et  l'on  vieillit  et  l'on  meurt.  Je  trouve  cela  bien 
mauvais.  La  vie  est  trop  courte  :  à  peine  avons- 
nous  passé  la  jeunesse ,  que  nous  nous  trouvons 
dans  la  vieillesse.  Je  voudrois  qu'on  eût  cent  ans 
d'assurés,  et  le  reste  dans  l'incertitude.  Ne  le  vou- 
lez-vous pas  aussi,  mon  cousin?  Mais  comment 
pourrions-nous  faire? Ma  nièce  sera  de  mon  avis, 
selon  le  bonheur  ou  le  malheur  qu'elle  trouvera 
dans  son  mariage;  elle  nous  en  dira  des  nou- 
velles, ou  elle  ne  nous  en  dira  pas  :  quoi  qu'il  en 
soit,  je  sais  bien  qu'il  n'y  a  point  de  douceur,  de 
commodité,  ni  d'agrément  que  je  ne  lui  souhaite 
dans  ce  changement  de  condition.  J'en  parle 
quelquefois  avec  ma  nièce  la  religieuse;  je  la 
trouve  tl*ès-agréable  et  d'une  sorte  d'esprit  qui 
fait  fort  bien  souvenir  de  vous.  Selon  moi,  je 
ne  puis  la  louer  davantage. , 

Au  reste,  vous  êtes  un  très -bon  almanach  : 
vous  avez  prévu  en  homme  du  métier  tout  ce 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     489 

qui  est  arrivé  du  côté  de  rAUemagne;  mais  vous 
n'avez  pas  vu  la  mort  de  M.  de  Turenne,  ni  ce 
coup  de  canon  tiré  au  hasard,  qui  le  prend  seul 
entre  dix  ou  douze.  Pour  moi,  qui  vois  en  tout 
la  Providence ,  je  vois  ce  canon  chargé  de  toute 
éternité';  je  vois  que  tout  y  conduit  M.  de  Tu- 
renne,  et  je  n'y  trouve  rien  de  funeste  pour  lui^ 
en  supposant  sa  conscience  en  bon  état.  Que  lui 
faut-il?. Il  meurt  au  miUeu  de  sa  gloire.  Sa  répu- 
tation ne  pouvoit  plus  augmenter;  il  jouissoit 

'  Madame  de  Sévigné  n*étoit  pas  la  dernière  à  faire  remarquer 
la  beauté  de  cette  expression,  qu'elle  se  plaisoit  à  répéter  au 
milieu  de  ses  amis  ;  mais  en  fiiisant  la  part  du  destin  plus  grande 
que  celle  de  la  Proyidence,  on  aime  accroire  qu'elle  ne  s'aper- 
cevoit  pas  du  sacrifice  qu'elle  faisoit  au.  fatalisme ,' que  certains 
philosophes  envisagent  comme  la  religion   du  globe ,   et  dont 
l'exemple  est  si  frappant  dans  ce  passage  de  Lucrèce  :  Primus  in 
orhéi  fecit  timor.  Au  reste ,  le  germe  de  la  pensée  de  madame  de 
Sévigné  se  trouye  dans  les  ourrage^  italiens  de  Venerio ,  noble 
Vénitien  du  seizième  siècle  :  ^Traités  de  F  Ame  ,  de  la  f^olonté,  du 
Destin ,  de  l^  Généhition,  Toutefois ,  c'est  au  devoir  qu'impose 
l'histoire  qu'il  faut  attribuer  la  réunion  de  ces  petits  faits ,  et  non 
à  )a  malignité  de  la  critique ,  qui  ne  sauroit  atteindre  cette  lettre , 
ou  plutôt  ce  chef-d'œuvre  tPéloquence  qui  occupe  une  place  émi- 
nente  dans  le  domaine  de  la  pensée  ;  couvert  de  louanges ,  de 
couronnes  y  d'applaudissements  universels,  et  enfin  d'une  preuve 
récente  dé  Fadmiration  qu'il  commande.    Turenne,   dit  M.  de 
Ségnr,  Turenne  nait  pouf  la  gloire  de  son  nom  et  de  son  pays;  la 
France  le  perd, ....  La  plume  de  madame  de  Sévigné  jette  des  fleurs 
Immortelles  sur  sa  cendre.  Jamais  on  ne  cessera  de  lire  la  lettre  élo- 
quente qui  raconte  sa  mort,  et  qui  parle  si  dignement  de  ce  grand 
homme,  (  Les  Femmes,  tome  H,  page  198.)  G.  D,  S.  G, 


490  LETTRES 

même  en  ce  moment  du  plaisir  de  voir  retirer 
les  ennemis,  et  voyoit  le  fruit  de  sa  conduite 
depuis  trois  mois.  Quelquefois,  à  force  de  vivre, 
l'étoile  pâlit.  Il  est  plus  sûr  de  couper  dans  le 
vif,  principalement  pour  les  héros,  dont  toutes 
les  actions  sont  si  observées.  Si  le  comte  d'Har- 
court  fut  mort  après  la  prise  des  îles  Sainte- 
Marguerite,  ou  le  secours  de  Casai,  et  le  maré- 
chal du  Plessis-Praslin  après  la  bataille  de  Rhetel , 
n'auroient-ils  pas  été  plus  glorieux  ^  ?  M.  de  Tu- 
renne  n'a  point  senti  la  mort  ;  comptez-vous  en- 
core cela  pour  rien  ?  Vous  savez  la  douleur  gé- 
nérale pour,  cette  perte,  et  les  huit  maréchaux 
de  France  nouveaux.  Le  comte  de  Gramont,  qui 
est  en  possession  de  dire  toutes  choses  sans  qu'on 
ose  s'en  fâcher,  écrivit  à  Rochefort  le  lendemain  : 

^  Henri  de  Lorraine ,  comte  d'Harconrt ,  qui  força  les  lignes 
du  général  Leganès  derant  Casai,  en  1640,  et  qui,  la  même 
année ,  reprit  sur  les  Espagnols  les  iles  Sainte-Marguerite  ;  et  le 
maréchal  du  Plessis-Praslin,  qui  battit  Turenne  à  Rhetel  en  i65o, 
lorsque  ce  dernier  cher  choit  à  pénétrer  jusqu'au  château  de  Vin- 
cennes ,  pour  délivrer  les  princes.  Ces  deux  capitaines  jouèrent 
un  singulier  rôle  pendant  les  combats  anarchiques  de  la  Fronde. 
Les  pamphlets ,  les  chansons  du  temps  reprochent  au  comte 
d'Harcourt  Tavilissante  fonction  de  recors  pour  le  cardinal  Maza- 
rin ,  lorsque  ce  ministre  fit  conduire  les  princes  à  la  citadelle  du 
Havre  en  1693.  On  a  élevé  à  la  mémoire  du  comte  d'Harcourt 
un  monument  allégorique  dans  l'église  des  Feuillants,  rue  Saint- 
Honoré.  Il  a  été  sauvé  du  pillage  lorsque  le  monastère  a  été 
rasé.  G.  D.  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       491 
MoKSEiGrrsuR ,  • 

La  fayeur  Pa  pu  faire  autant  que  le  mérite. 

Monseigneur,  je  suis 

Votre  très-humble  serviteur, 

Le  comte  de  Gr amont  ^ 

Mon  père  est  l'original  de  ce  style;  quand  on 
fit  maréchal  de  France  M.  de  Schomberg ,  celui 
qui  fut  surintendant  des  finances,  il  lui  écrivit: 

Monseigneur, 

«  Qualité ,  barbe  noire ,  familiarité.  » 

Chantal  ^. 

Vous  entendez  bien  qu'il  vouloit  lui  dire  qu'il 
avoit  été  fait  maréchal  de  France,  parce  qu'il 
avait  de  la  qualité,  la  barbe  noire  comme  Louis 
XIII,  et  qu'il  avoit  de  la  familiarité  avec  lui.  Il 
étoit  joli,  mon  père^! 

Vaubrun  a  été  tué  à  ce  dernier  combat,  qui 

'  Cette  lettre ,  fort  laconique,  de  Gramont ,  est  une  répétition 
de  Tanecdote  déjà  citée  sous  la  date  du  3 1  juillet  précédent.  M.  de 
Monmerqué  trouve  à-propos  de  la  ramener  ici  pour  conseryer  le 
texte  dans  toute  son  intégrité ,  et  nous  suivons  son  exemple. 

*  Voyez  le. portrait  du  baron  de  Chantal ,  père  de  madame  de 
Sévigné ,  dans  la  Notice  historique  de  CL-Xav.  Girault ,  pièces 
préliminaires ,  tome  I  ;  et  Bussy-Rabutin ,  dans  la  généalogie  ma- 
nuscrite de  sa  maison.  G.  D.  S,  G. 

^  Charles  Schomberg  ayoit  été  élevé  comme  menin  de  Louis  XUI, 
et  avoit  épousé  Marie  de  Hautefort ,  que  le  roi  avoit  aimée. 

P.  J,  À . 


49^  LETTRES 

comble  M.  de  Lorges  de  gloire  ;  il  en  faut  voir 
la  fin.  Nous  sommes  toujours  transis  de  peur, 
jusqu'à  ce  que  nous  sachions  si  nos  troupes  ont 
repassé  le  Rhin.  Alors,  comme  disent  les  sol- 
dats, nous  serons  pêle-mêle,  la  rivière  entre 
deux.  La  pauvre  Madelonne  est  dans  son  châ- 
teau de  Provence.  Quelle  destinée!  Providence! 
Providence!  Adieu,  mon  cher  Comte,  adieu,  ma 
très-chère  nièce.  Je  fais  mille  amitiés  à  M.  et  à 
madame  de  Toulongeon  :  je  l'aime  fort^  cette 
petite  comtesse.  Je  ne  fus  pas  un  quart  d'heure 
à  Montelon ,  que  nous  étions  comme  si  nous  nous 
fussions  connues  toute  notre  vie  ;  c'est  qu'elle 
a  de  la  facilité  dans  l'esprit,  et  que  nous  n'avions 
point  de  temps  à  perdre.  Mon  fils  est  demeuré 
en  Flandre;  il  n'ira  point  en  Allemagne.  J'ai 
pensé  à  vous  mille  fois  depuis  tout  ceci;  adieu. 


LETTRE   CDXIV. 

ff 
DE  MADAME  DE  SévIGN]é  A  MADAME  DE  GBIGITAN. 

'  A  Paris,  mercredi  7  août  167$. 

Quoi!  je  ne  vous  ai  point  parlé  de  Saint- 
Marcel  ,  en  vous  parlant  de  Sainte-Geneviève  !  je 
ne  sais  pas  où  j'avois  Tesprit.  Saint-Marcel  vint 

'  Grouyelle  date  cette  lettre  du  5  août. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      493 

prendre  Sainte-Geneviève  jusque  chez  elle  ;  sans 
cela  on  ne  l'eût  pas  fait  aller  :  c'étoient  les  or^ 
févres  qui  portoient  la  châsse  du  saint;  il  y 
avoit  pour  deux  millions  de  pierreries,  c'étoit 
la  plus  belle  chose  du  monde.  La  sainte  alloit 
après ,  portée  par  ses  enfants ,  ml-pieds ,  avec 
une  dévotion  extrême  :  au  sortir  de  Notre-Dame, 
le  bon  saint  alla  reconduire  la  bonne  sainte  jus- 
qu'à un  certain  endroit  marqué ,  où  ils  se  sépa- 
rent toujours  ;  mais  savez- vous  avec  quelle 
violence  ?  il  faut  dix  hommes  de  plus  pour  les 
porter ,  à  cause  de  l'effort  qu'ils  font  pour  se 
rejoindre  ;  et  si ,  par  hasard ,  ils  s'étoient  appro- 
chés, puissance  humaine,  ni  force  humaine  ne 
les  pourroient  séparer  :  demandez  aux  meiDeurs 
bourgeois  et  au  peuple;  mais  on  les  empêche, 
et  ils  font  seulement  l'un  à  Tautre  une  douce 
inclination  ,  et  puis  chacun  s'en  va  chez  soi  ^  A 

'  Voici  un  passage  *  qui  signale  un  usage  dont  la  réyolution 
nous  sépare  d'un  siècle  et  plus,  qu'on  n*entendroît  point  sans 
être  éclairci.  Germain  Brice  en  donne  la  def  :  «  La  grande  pro- 
«  cession  qui  se  fait  à  Notre-Dame,  où  la  châsse  de  sainte  Gene- 
«  vière  est  portée  avec  celle  de  saint  Marcel ,  est  une  des  plus 
•  édifiantes  «t  des  pins  pompeuits  qui  se  fusent  à  Paris;  ce  qui 
«  n'arrive  que  très-rarement ,  et  dans  des  néeessités  pressantes  et 
«  extraordinaîreB.  Cette  grande  cérémonie  eut  lieu  pour  la  der- 
«  nière  fois  le  jeudi  i6  mai  1709.  »  La  ehlMe-de  saint  Marcel 
étoit  autrefois  exposée  dernière  le  grand  auiel  de  Fégliâe  métro- 
politaine  ;  c'étoit  un  chef  -  d'cBurre  en  forme  de  petite  église 
gothique ,  donné  par  le  corps  des  orférres  de  la  capitale.  Mais 


494  LETTRES 

quoi  pouvais-je  penser  de  ne  vous  point  conter 
ces  merveilles  ?  Pour  votre  équipée  du  feu  de 
saint  Jean-Baptiste ,  je  ne  puis  y  penser  sans  que 
la  sueur  m'en  monte  au  front.  Quelle  folie  en 
l'état  où  vous  étiez  !  quelle  foule  !  quelle  cham- 
bre! quel  échafaud!  Ma  bonne,  je  vous  prie  de 
ne  m'en  plus  parler. 

Je  vous  ai  mandé  que  je  ne  pars  pas  encore 
pour  la  Bretagne.  Vous  croyez  bien  que  je  n'ou-^ 
blierai  point  de  vous  marquer  l'adresse  de  mon 
nouvel  ami  de  la  poste  ;  il  sera  plus  fidèle  que 
du  Bois,  et  nous  aurons  deux  fois  la  semaine 
des  nouvelles  :  je  m'y  trouve  encore  plus  inté-* 
ressée  que  vous  :  c'est  ma  vie  partout  ;  mais , 
aux  Rochers ,  ce  seroit  mourir  que  de  n'avoir 
point  cette  consolation.  Je  porterai  des  livres  et 
de  l'ouvrage  ;  ces  amusements  ne  vont  que  bien 
loin  après  le  soin  de  notre  commerce.  Vos  let- 
tres seront  étranges  sur  les  nouvelles  de  l'armée, 
jusqu'à  ce  que  vous  ayez  su  la  mort  de  M.  de 

ce  qu'on  a  totalement  perdu  de  la  mémoire ,  c*est  que  les  restes 
du  saint  qu'elle  contenoit  ayoient  été  pris  d'autorité  par  Eudes 
de  Sully  ,  aux  chanoines  du  chapitre  de  saint  Marcel ,  dans  une 
cérémonie  semhlahle  à  celle  dont  parle  madame  de  Séyigné ,  et 
que  depuis  ce  rapt  de  l'évéque  de  Paris ,  sous  le  règne  de  Phi- 
lippe-Auguste,  l'église  collégiale  de  Saint -Marcel  réclamoit  sa 
relique  ;  qu'on  redoutoit  des  risques  pendant  la  fieuneuse  proces- 
sion, qui,  avec  le  temps,  se  sont  tournés  en  menaces  ohligées 
et  sans  suites  fâcheuses.  G,  D.  5.  (r. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       495 

Turenne  :  tout  est^  confondu  ;  il  n'y  a  plus*  ni 
Flandre ,  ni  Allemagne ,  ni  petit-frère  que  l'on 
puisse  espérer.  Nous  verrons  dans  quelques  jours 
comme  tout  se  rangera,  et  le  train  que  prendra 
notre  province ,  et  M.  de  Forbin ,  avec  sa  petite 
armée.  Je  vous  conseille  d'écrire  à  notre  bon 
cardinal  sur  cette,  grande  mort  ;  il  en  sera  tou- 
ché :  on  disoit  l'autre  jour ,  en  bon  lieu ,  que  l'on 
ne  connoissoit  que  deux  hommes  au-dessus  des 
autres  hommes ,  lui  et  M.  de  Turenne  :  le  voilà 
donc  seul  dans  ce  point  d'élévation.  Quand  vous 
aurez  écrit  cette  première  lettre,  croyez-moi^ 
ne  vous  contraignez  point  ;  s'il  vous  vient  quel- 
que folie  au  bout  de  votre  plume ,  il  en  est 
charmé  aussi  bien  que  du  sérieux  :  le  fonds  de 
religion  n'empêche  point  encore  ces  petites  cha- 
marrures. Il  laisse  toujours  aller  les  épigrammes 
à  notre  gros  abbé  i^de  Pontcarré). 

Voilà  votre  madame  de  Schomberg  maréchale; 
elle  est  fort  louable  de  passer  sa  vie  en  Langue- 
doc ,  pour  être  plus  près  de  Catalogne  *  ;  peut- 
être  que  sa  santé  contribue  à  ce  séjour.  Ce  seroit 
un  joli  voyage  à  M.  de  Grignan  et  à  La  Garde, 
de  l'aller  voir  aux  Eaux.  Tout  ceci  fera  sans 
doute  changer  de  place  à  son  mari. 

'  M.  de  Schomberg  étoit  de  la  promotion  des  huit  maréchaux 
de  France  créés  le  3o  juillet  précédent  ;  il  commandoit  alors  en 
Catalogne.  Z).  P. 


496  LETTRES 

Le  chevalier  de  Buous  est  bien  content  de 
moi  :  je  suis  sa  résidente  chez  M.  de  Pomponne. 
Guilleragues  a£ait  des  merveilles  dans  sa  gazette; 
mais  je  trouve  les  dernières  louanges  un  peu 
embarrassées  '  :  j'aimerois  mieux  un  style  plus 
naturel  et  moins  recherché.  Mon  fils  me  mande 
que  la  désolation  de  son  armée  lui  fait  compren- 
dre l'excès  de  celle  xl' Allemagne  ;  qu'ils  sont 
pourtant  heureux  qu'on  leur  laisse  M.  de  Luxem- 
bourg,' en  leur  àtxat  M.  le  prince.  La  pauvre 
madame  de  Yaubrun  est  entièrement  désiespérée 
de  la  mort  de  son  mari  ^.  M.  d'Harouïs  pleuroit 
hier  à  chaudes  larmes ,  et  pour  sa  dot^leur  parti- 
culière, et  pour  celle  de  cette  pauvre  lemme. 
Les  nouvelles  d'Allemagne  font  toute  notre  at- 
tention. Je  vis  l'autre  jour  à  la  messe  le  comte 
de  Fiesque  et  d'autres  qui  assurém^it  lï'y  ont 
point  bonne  graoe.  Je  trouvai  heureuses  celles 

'  n  s'agissoit  d*im  éloge  de  M.  de  Tnrenne ,  qui  fmt  mis  dans 
la  Gazette  de  France ,  à  Toccasion  de  sa  mort.  GuiUeragu^B  ayoit 
la  direction  de  la  gazette,  qui  avoit  commencé  à  paroitre.en 
i63i.  i>.  P. 

*  La  marquise  de  Vaubrun,  dans  sa  douleur ,  a  érigé  \  la  mé- 
moire de  son  mari  m  tombeau  dans  le  cbâteau  de  Seran ,  en 
Anjou.  Ce  monument  en  marbre ,  du  ciseau  d'Antoine  Co;^tox  , 
célèbre  statuaire ,  étoit  orné  d'un  beau  bas  -  relief  représentant 
le  combat  d'Altenbeim ,  où  fut  tué  Nicolas  Bautru ,  marquis  de 
Yaubrun ,  deux  jours  ayant  la  mort  de  Turenne.  Son  épouse  étoit 
M.  nièce ,  et  Bautru  de  son  nom.  G,  Z>.  t^.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.       497 

qui  u'avoient  leurs  enfants  ,  ni  aux  Minimes ,  ni  en 
Allemagne,  j'ai  voulu  dire  moi,  qui  sais  mon  fils 
à  son  devoir,  sans  aucun  péril  présentement. 

L'autre  jour  M.  le  dauphin  tiroit  au  blanc  ;  il 
tira  fort  loin  du  but  :  M.  de  Montausier  se  moqua 
de  lui ,  et  dit  tout  de  suite  au  marquis  de  Créqui, 
qui  est  fort  adroit ,  de  tirer  ;  .et  à  M.  le  dauphin  : 
Voyez  comme  celui-ci  tire  droit  ;  le  petit  pendard 
jtire  un  pied  plus  loin  que  M.  le  dauphin.  Ah  ! 
petit  corrompu ,  s'écria  M.  de  Montausier ,  il  faur 
droit  vous  étrangler.  M.  de  Grignan  se  sou- 
viendra bien  de  ce  petit  courtisan  ;  il  nous  en  a 
conté  des  choses  pareilles. 

Vous  devriez  lire  les  Croisades  ;  vous  y  verriez 
un  Aimar  de  Monteil ,  et  un  Castellane  ' ,  afin 
de  choisir  :  ce  sont  des  héros.  On  veut  relire  le 
Tasse  quand  on  a  lu  ce  livre-là.  J'ai  vu  enfin 
M.  de  Péruis  ;  il  me  paroit  passionné  pour  M.  de 
Grignan  et  pour,  vous;  je  le  trouve  honnête 
homme,  il  me  semble  doux  et  sincère.  Nous 
iMTonS' causé  une  heure  de  toute  la  Proveqce,  où 
jè  me  trouve  encore  fort  savante.  Il  est  ravi  de 

'  Blanche  Âdhémar  de  Monteil  épousa  Gaspard  de  Castellane 
en  1498.  Leur  fils,  Gaspard  de  Castellane,  fut  héritier  de  Louis 
Adhémar  de  Monteil ,  comte  de  Grignan ,  son  oncle ,  lequel , 
étant  mort  sans  postérité  ,  le  suhstitua  aux  nom  et  armes  d* Adhé- 
mar ;  en  sorte  que  les  Adhémar  de  Monteil ,  comtes  de  Grignan , 
qui  ont  subsisté  depuis ,  et  qui  sont  éteinU  aujourd'hui ,  étoient 
de  la  maison  de  Castellane.  />.  P,  (  f^oyez  cette  famille,  dans  ÏMit- 
foire  générale  du  Languedoc ,  par  D.  Vaissette.  )        G,  D.  S.  G. 

m.  3a 


498  LETTRES 

votre  portrait  ;  je  voudrois  que  le  mien  fut  un 
peu  moins  rustaud  ;  il  ne  me  paroît  point  propre 
à  être  regardé  agréablement,  ni  tendrement. 
La  bonne  d'Heudicourt  est  ravie  d'une  lettre 
que  vous  lui  avez  écrite  ;  elle  peut  vous  mander 
de  fort  bonnes  choses  et  très-particulières  :  ce 
commerce  vous  divertira  extrêmement.  J'ai  fait 
conter  à  Péruis  comme  il  vous  a  trouvée ,  à  quelle 
heure ,  à  quel  lieu  ;  je  vous  ai  bien  reconnue  dans 
votre  lit  comme  une  paresseuse  :  il  dit  que  vous 
êtes  belle,  et  blanche,  et  grasse  :  je  n'ai  osé  le  ques- 
tionner davantage  ;  il  n'y  a  point  de  conversation 
au  monde  que  je  puisse  préférer  à  celle  d'un 
homme  qui  vient  de  Grignan ,  et  qui  me  parle  de 
toutes  ces  choses  :  je  ne  pouvois  le  quitter. 

Je  gronderai  bien  Corbinelli  de  ne  pas  vous 
écrire  ;  quelle  sottise  !  que  peut-il  faire  de  mieux  ? 
hélas  !  je  viens  d'apprendre  que  ce  pauvre  garçon 
a  pensé  mourir  :  il  a  eu  des  maux  de  tête  à  perdre 
là  raison ,  et  la  fièvre  en  même  temps.  Il  a  mis  son 
nom  au  bas  d'une  lettre  ,  et  a  fait  écrire  ^'(*ïi 
wie  vienne  dire  qu'il  n'est  pas  mort ,  mais  qu'il  à 
été  à  l'extrémité ,  et  que  j'ai  pensé  perdre  l'homlne 
du  monde  qui  m'est  le  plus  dévoué  ;  je  voudrois 
qu'il  ne  fut  pas  si  bien  justifié  auprès  de  vous  : 
écrivez-lui  une  petite  amitié  pour  l'amour  de 
moi;  c'est  un  garçon  que  j'aime ,  et  qui  m'a  per- 
suadée de  son  amitié. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.     499 

J'ai  été  à  Versailles  ;  je  ne  sais  si  je  ne  vous 
l'ai  point  mandé  ;  j'allai  avec  d'Hacqiieville  tête 
à  tête  :  nous  partîmes  à  trois  heures  ;  nous  arri- 
vâmes droit  chez  M.  de  Louvois ,  que  nous  trou- 
vâmes  ;  ce  bonheur  me  parut  comme  de  donner 
droit  dans,  le  treize  d'un  trou^madame  :  je  lui 
parlai  pour  mon  fils  ;  il  ne  peut  avoir  ce  régi-^ 
ment,  parce  que  celui  qui  l'avoit  n'est  point 
mort.  Ce  ministre  thé  dit  mille  choses  honnêtes 
et  très-obligeantes  ;  je  lui  dis  l'ennui  que  nous 
avions  dans  notre  guidonnage  :  enfin  tout  alla 
bien ,  nous  remontâmes  en  calèche ,  et  nous  étions 
à  neuf  heures  à  Paris.  J'ai  retourné  depuis  à 
Versailles  avec  madame  de  Verneuil,  pour  faire 
ce  qui  s'appelle  sa  cour.  M.  de  Condom  n'est 
point  encore  consolé  de  M.  de  Turenne.  Le  car- 
dinal de  Bouillon  n'est  pas  connoissable  ;  il  jeta 
lés  yeux  sur  moi,  et,  craignant  de  pleurer ,  il  se 
détourna  :  j'en  fis  autant  de  mon  côté,  car  je  me 
sentis  fort  attendrie.   Toutes  les   dames  de  la 
reine  sont  précisément  celles  qui  font  la  com- 
pagnie de  madame  de  Montespan  :  on  y  joue 
tour-à-tour ,  on  y   mange  ;  il  y  a  des  concerts 
tous  les  soirs  ;  rien  n'est  caché ,  rien  n'est  secret  ; 
les  promenades  en  triomphe  :  cet  air  déplairoit 
encore  plus  à  une  femme  qui  seroit  un  peu  ja« 
louse;  mais  tout  le  monde  est  content.  Noust 
fûmes  à  Clagny  :  que  vous  dirai-je  !  c'est  le  palais 

32. 


5oo  LETTRES 

d'Armide  ;  *  le  bâtiment  s'élève  à  vue  d'œil  ;  les 
jardins  sont  faits  :  vous  connoissez  la  manière 
de  Le  Nôtre*;  il  a  laissé  un  petit  bois  sombre 
qui  fait  fort  bien  ;  il  y  a  un  bois  entier  d'oran- 
gers dans  de  grandes  caisses;  on  s'y  promène; 
ce  sont  des  allées  où  Ton  est  à  l'ombre;  et,  pour 
cacher  les  caisses ,  il  y  a ,  des  deux  côtés ,  des  palis^ 
sades  à  hauteur  d'appui ,  toutes  fleuries  de  tubé- 
reuses, de  roses,  de  jasmins,  d'œillets  :  c'est 
assiwément  la  plus  belle ,  l'a  plus  surprenante  et 
la  plus  enchantée  nouveauté  qui  se  puisse  ima- 
giner :  on  aime  fort  ce  bois.  Hier  au  soir  je  vis 
La  Garde  ,  qui  m'apprit  qu'un  homme  revenu 
de  l'armée  avoit  dit  au  roi  tout  naïvement  des 
Hens  infinis  du  chevalier  de  Grignan  et  de  son 
régiment;  il  se  porte  très-bien  jusqu'ici.  Dieu  le 
conserve  ! 

Je  veux  vous  faire  voir  un  petit  dessous  de 
cartes  qui  vous  surprendra  :  c'est  que  cette  belle 

'  Clagny  étoît  un  ûef  d'origine  à  la  famille  Alissi ,  famille  qui 
a  donné  naissance  à  Pierre  Lescot ,  fameux  artiste  du  dix-septième 
siècle.  Louis  XIV  le  donna  à  madame  de  Montespan»  et  y  fit 
bâtir  à  ses  frais  un  château  cité  dans  l'histoire  comme  une  deà 
plus  régulières  productions  de  l'architecture  Françoise  et  un  des 
ehefs-d'ceuvre  de  Jules  Hardouin^Mansard.  Ce  bel  édifice  n'existe 
j^lus  que  dans  un  liyre  intitulé  :  Les  plans ,  profils  et  élévations  élu 
thdteau  de  Clagny ,  etc. ,  mis  en  lumière  par  M,  Michel'Hardouin , 
€ontrdleur  des  bàtîmens  de  S.  M, ,  etc. ,  qui  les  a  gravés  lui-même, 

G,  D,  S,  G. 

*  Célèbre  architecte-jardinier  du  roi. 


tJE  MADAME  DE   SÉVIGNÉ.      Soi 

amitié  de  Quantova  et  de  son  amie  qui  voyage  ' 
est  une  véritable  aversion  depuis  près  de  deux 
ans  ;  c'est  une  aigreur,  c'est  une  antipathie  ;  c'est 
du  blanc,  c'est  du  noir  :  vous  demandez  d'où 
vient  cela  ?  c'est  que  l'amie  est  d'un  orgueil  qui 
la  rend  révoltée  contre  les  ordres  de  Quanto  : 
elle  n'aime  pas  à  obéir;  elle  veut  bien  être  au 
père ,  mais  non  pas  à  la  mère  ;  elle  faitle  voyage 
à  cause  de  lui ,  et  point  du  toilt  pour  l'amour 
d'elle  ;  elle  rend  compte  à  l'un ,  et  point  à  l'autre  : 
on  gronde  l'ami  d'avoir  trop  d'amitié  pour  cette 
glorieuse  ;  mais  on  ne  croit  pas  que  cela  dure , 
à  moins  que  l'aversion  ne  se  change ,  ou  que  le 
bon  succès'  d'un  voyage  ne  fît  changer  ces  coeurs. 
Ce  secret  roule  sous  terre  depuis  plus  de  six 
mois  ;  il  se  répand  un  peu ,  et  je  crois  que  vous 
en  serez  surprise;  les  amis  de  l'amie  en  sont 
assez  affligés ,  et  l'oa-croit  qu'il  y  en  a  deux  qui 
ont  senti  cet  hiver  le,  contre -coup  de  ces  mésin- 
telligences. N'admirez-vous  point  comme  on  rai- 
sonne quelquefois,  et  que  l'on  ne  comprend 
point  les  choses?  C'est  quand  je  dis  qu'il  y  a  un 
fil  de  manqué  ;  et  l'on  voit  clair  quand  on  voit 

'  Le  chiffre  désigne  madame  de  Montespan,  et  son  amie  est 
la  veuve  Scarron  (madame  de  Maintenon),  qui  se  rendoit  incognito 
avec  le  petit  duc  du  Maine  près  d'un  charlatan  alors  en  réputation 
à  Anvers.  Le  jeune  prince  hoitoit  un  peu,  et  le  charlatan  le 
renvoya  plus  boiteux  qu'il  n'étoit  venu.  Grouvelle  n'a  point  né- 
gligé cette  remarque.  G,  D.  5.  G, 


5oi  LETTRES 

le  dessous  des  cartes,  c'est  la  plus  jolie  chose  du 
monde.  Il  y  a  une  grande  femme  qui  pouiroit 
bien  vous  en  mander  si  elle  vouloit,  et  vous  dire 
à  quel  point  la  perte  du  héros  a  été  prompte- 
ment  oubliée  dans  cette  màisoh  '  :  c'a  été  une 
chose  scandaleuse.  Savez-vous  bien  qu'il  nous 
faudroit  quelque  manière  de  chiffire?  Je  m'en 
vais  faire  réponse  à  votre  lettre  du  dernier 
juillet. 

Ma  fille,  votre  commerce  est  divin;  ce  sont 
des  conversations  que  nos  lettres  ;  je  vous  parle , 
et  vous  me  réponde^;  j'admire  votre  soin  et 
votre  exactitude;  mais,  ma  très -chère,  ne  vous 
en  faites  point  une  loi;  car  si  cela  vous  fait  la 
moindre  incommodité  et  le  moindre  mal  de 
tête,  croyez  alors  que  c'est  me  plaire  que  de 
vous  soulager;  et,  sans  vouloir  exagérer,  votre 
intérêt,  votre  plaisir,  votre  santé,  le  soulage- 
ment de  quelque  chose  qi^i  vous  peine,  tout 
cela  est  mis  au  premier  rang  de  ce  qui  me  tient 

'  Grouyelle ,  à  qui  Ton  peut  souvent  accorder  la  finesse  des 
aperçus ,  croit  que  la  grande  femme  est  madame  d'Heudicourt, 
et  la  maison  y  la  cour,  où  on  sembloit  avoir  oublié  Turenne.  On 
n'ignore  pas  que  Louvois  haïssoit  le  héros,  et  que  le  roi  parut 
souvent  embarrassé  des  droits  qu'il  avoit  à  sa  recounoissance.  Il 
paroît  évident  que  cette  faute  du  monarque ,  d'ailleurs  si  absolu , 
étoit  une  suite  de  sa  foiblesse  poi^r  un  ministre  dont  il  n'osoit 
approfondir  la  dureté  de  cœur ,  qui  entretenoit  autour  du  trône 
tant  d'inimitiés  sourdes.  G.  D,  S.  G. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      3i3 


DE    M.    DE    COHBIIfELLI. 


V 


Mademoiselle  de  Méri  ne  peut  pas  encore  vous 
écrire.  Le  rhume  l'accable,  et  je  lui  ai  promis 
de  vous  le  mander.  Venez ,  Madame ,  tous  vos 
amis  font  des  cris  de  joie ,  et  vous  préparent  un 
triomphe.  M.  de  Coulanges  et  moi  nous  songeons, 
aux  couplets  qui  l'accompagneront. 


•♦•^ 


LETTRE  CCCLVII. 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  M,  LE  COMTE  DE  GRIGITAir. 

A  Paris^  ce  ï5  jaQyier  1674» 

Je  reconnois  bien  ^  mon  cher  Comte  ^  votre 
politesse  ordinaire ,  et  la  bonté  de  votre  cœur ,. 
qui  vous  rend  sensible  à  toute  la  tendresse  du 
mien  ;  je  sens  avec  plaisir  toutes  les  douceurs 
de  votre  aimable  lettre  ;  et  ce  n'est  point  pour 
les  payer  que  je  vous  jure  que,  pour  ma  seule 
considération ,  j'aurois  cédé  cette  année  aux  rai- 
sons de  ma  fille ,  si  l'intérêt  de  vos  affaires  n'avoit 
décidé.  Vous  connoissez  M.  de  La  Garde,  et  comme 
il  seroit  d'humeur  à  vous  déranger  tous  deux  , 
s'il  n'étoit  question  que  du  plaisir  de  venir  me 
voir  :  il  a  été  persuadé  et  l'est  plus  que  jamais, 
de  la  nécessité  de  votre  voyage;  vous  seul  avez 


5i4  LETTRES 

bonne  grâce  à  parler  au  roi  de  vos  affaires  ;  ma* 
dame  de  Grignan  tiendra  sa  place  d'une  autre 
manière ,  et  si  vous  pouviez  amener  M.  le  coad- 
juteur ,  votre  troupe  seroit  complète  :  voilà  mon 
sentiment  et  celui  de  tous  vos  amis  ;  M.  de  Ponir 
ponne  est  du  nombre  ,  et  sera  très-aise  de  vous 
voir  tous.  Au  reste ,  c'est  à  vous  que  je  confie 
la  conduite  du  chemin  :  n'allez  point  en  carrosse 
sur  le  bord  du  Rhône  ;  évitez  une  eau  qui  est  à 
une  lieue  de  Montélimart  :  cette  eau ,  ce  n'est 
que  le  Rhône,  où  ils  firent  entrer  mon  carrosse 
Tannée  dernière  ;  mes  chevaux  nageoient  agréa- 
blement :  au  nom  de  Dieu ,  ne  vous  moquez  pas 
de  mes  précautions  :  ce  n'est  qu'avec  de  la  sa- 
gesse et  de  la  prévoyance  qu'on  voyage  bien. 
Adieii  j  mon  cher  Comte  ;  je  puis  donc  espérer 
de  vous  embrasser  bientôt  :  quelle  obligation  ne 
vous  ai-je  point?  Si  j'ai  pour  vous  une  Véritable 
amitié,  et  une  inclination  naturelle,  voussaveaS 
bien  au  moins  que  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui. 


LETTRE  CCCLVIIL 

DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ  A  MAl)ÂMË  DE  GRÎGNAlSr. 

A  Paris,  yendredi  19  janvier  1674» 

Je  serois  bien  fâchée ,  ma  fille,  qu'aucun  cour- 
rier fut  noyé  ;  ils  vous  portent  tous  des  lettres 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      375 

ih'étonne  pas  que  vous  ayez  envie  d'être  en  co- 
lère contre  moi  :  je  serois  même  fort  fâchée  que 
vous  n'eussiez  pas  envie  de  me  gronder  ;  mais 
enfin  vous  voyez  que  je  n'ai  point  de  tort;  et  si 
ma  nièce  de  Sainte-Marie  a  compté  sur  le  plaisir 
de  nous  mettre  mal  ensemble,  elle  est  bien  at- 
trapée 5  car  je  crois  que  nous  avons  été  brouillés 
ce  que  nous  le  serons  de  notre  vie.  Vous  avez 
donc  su  par  mon  billet  la  réponse  du  prince  sur 
votre  sujet;  si  pourtant  le  grand  prince,  par'-' 
dessus  tous  les  autres,  approuvoit  votre  retour, 
Vous  pourriez  graisser  vos  bottes  ;  mais  le  bon  et 
généreux  ami  que  vous  avez ,  le  paladin  par  e/n«- 
nènce^^  le  vengeur  des  toi*ts,  l'honneur  de  la 
chevalerie,  me  dit  l'autre  jour  la  triste  réponse 
que  le  roi  lui  avoit  faite,  et  qu'il  avoit  des  rai- 
sons invincibles  pour  ne  pas  vous  accorder  votre 
retour.  Ce  mot  ai  in^^incïble  nous  glace  le  cœur; 
nous  ne  savons  sur  qui  le  faire  tomber,  nous  en 
trouvâmes  trois  qui  peuvent  fort  bien  donner 
sujet  à  cette  expression;  nous  causâmes  près 

*  François  de  BeauviUiers ,  duc  de  Saint-Aignan ,  vaillant  che- 
valier,  surnommé  le  Paladin,  membre  de  l'académie  française,  de 
celle  de  Ricourati,  de  Padoue,  et  protecteur  de  celle  d'Ailes.  Quoi* 
que  dans  un  âge  fort  avancé  il  fut  nommé  commandeur  du  car-* 
rousel  qui  fut  donné  en  i685,  à  la  tête  duquel  étoit  monseigneur 
le  dauphin.  On  a  de  lui  quelques  petites  pièces  de  vers  répandues 
dans  différens  recueils.  11  mourut  le  i6  juin  1687.  Son  fils  aîné 
Eut  gouyerneur  du  duc  de  Bourgogne.  G.  D.  S.  G. 


376  LETTRES 

d'une  heure  ensemble  dans  une  croisée  de  la 
chambre  de  la  reine;  l'amitié  que  nous  vous 
portons  nous  rassembla  en  un  moment ,  et  nous 
fûmes  contents  chacun  de  notre  côté  des  senti- 
ments que  nous  avions  pour  vous. 

La  maréchale  d'Humières  est  encore  de  notre 
bande  ;  elle  parle  pour  votre  retoiu*  quand  il  est 
à  propos  j  et  parle  si  bien  et  avec  tant  de  har- 
diesse et  de  raison ,  qu'elle  mériteroit  de  persuader 
les  gens  en  votre  faveur  ;  mais  l'heure  n'est  past 
venue.  Celle  du  départ  de  tout  le  monde  ap-* 
proche.  On  avoit  parlé  de  la  paix ,  et  vous  savez 
même  le  changement  des  plénipotentiaires  ;  mais 
en  attendant ,  on  va  toujours  à  la  guerre ,  et  le& 
gouverneurs  et  lieutenants -généraux  des  pro^ 
vinces ,  à  leurs  charges.  Toutes  ces  séparations 
me  touchent  sensiblement.  Je  pense  aussi  que 
madame  de  Grignan  ne  nous  quittera  pas  sans 
quelque  émotion  :  elle  m'a  priée  de  vous  faire 
mille  amitiés  pour  elle.  Vous  avez  raison  d'être 
content  de  son  cœur  :  elle  ne  perd  pas  une  occa-* 
sion  de  me  faire  voir  l'estime  qu'elle  a  pour  vous  ; 
et  moi  je  veux  parler  de  celle  que  j'ai  pour  ma 
nièce  de  Bussy.  Elle  pense  comme  vous,  et  ce 
qu'elle  m'a  écrit  me  fait  souvenir  de  vos  ma- 
nières. 


DE  MADAME  DE  SEVIGNE.       5o3 

le  plus  au  cœur;  il  faut  me  croire;  le  dessous 
des  cartes  va  encore  au-delà. 

Je  m'en  vais  commencer  par  ma  santé,  n'en 
soyez  point  en  peine  ;  je  vois  très-souvent  M.  de 
Lorme  chez  madame  de  Montmor  %  qu'il  ressus- 
cite :  il  a  fort  approuvé  ma  saignée  de  pied,  et 
m'a  empêchée  jusqu'ici  de  me  purger,  trouvant 
que  je  suis  hors  d'affaire,  et  que  je  n'aurai  plus 
de  ces  vapeurs  de  l'année  passée;  c'étoient  les 
adieux  de  ce  qu'il  croit  parti;  si  peu  de  mal 
étoit  digne  de  mon  bon  tempérament  :  il  me 
fera  prendre  de  sa  poudre  avant  que  je  parte, 
mais  ce  sera  plus  par  civilité  pour  lui  que  par 
besoin;  si  vous  l'entendiez  parler,  vous  seriez 
rassurée  sur  mon  chapitre  pour  le  reste  de  vos 
jours  et  des  miens.  Fiez -vous  donc  à  lui,  ma 
chère  enfant,  et  ôtez  cette  inquiétude  des  ef- 
fets de  votre  tendresse;  il  vous  en  reste  assez. 
Pour  la  proposition  d'aller  à  Grignan ,  au  lieu 
d'aller   en   Bretagne,  elle   m'avoit   déjà    passé 
par  la  tête,  et  quand  je  veux  rêver  agréable- 
ment, c'est  la  première  chose  qui  se  présente  à 
moi  que  ces  jolis  châteaux  :  en  reculant  un  peu 
celui-ci,  il  ne  sera  plus  en  Espagne;  et  le  tour 

'  Veuve  de  Henri-Louis  Hubert,  seigneur  de  Montmor ,  membre 
de  l'académie  Françoise,  éditeur  des  œuvres  de  Gassendi,  son 
umi.  Cest  de  cet  excellent  homme  que  Huet ,  dans  ses  Mémoires 
latins ,  dit  qu'il  étoit  w  omnis  doctrinœ ,  et  sublimions  et  huma' 
nioris  amant issim us.  G,  D,  S.  G. 


5o4  LETTRES 

que  vous  me  proposez  est  si  joli  et  si  faisable,  que 
je  m'en  vais  emporter  cette  idée  en  Bretagne, 
pour  me  soutenir  la  vie  dans  mes  bois;  mais 
pour  cette  année,  mon  enfant,  Tabbé  crie  de  la 
proposition  en  l'air.  J'ai  d'autres  affaires  que 
celle  de  madame  d'Acigné,  j'ai  le  bon  abbé  que 
je  n'aurai  pas  toujoiu^,  j'ai  mon  fils  qui  seroit 
bien  étonné  de  me  trouver  à  Lambesc  à  son  re- 
tour :  je  voudrois  bien  le  marier;  mais  soyez  as- 
surée que  le  désir  et  l'espérance  de  vous  revoir 
ne  me  quittent  jamais,  et  soutiennent  toute  ma 
santé  et  Te  reste  de  joie  que  j'ai  encore  dans  l'es- 
prit; il  faut  donc  saler  ^  toutes  nos  propositions. 

J'attends  avec  impatience  des  lettres  du  che- 
valier de  Grignan;  nous  voudrions  en  avoir  à 
toute  heure,  car,  jusqu'à  ce  que  notre  armée 
ait  repassé  le  Rhin,  nous  serons  toujours  en 
peine.  Voilà  la  relation  du  combat,  où  M.  de 
Lorges*  a  fait  voir  qu'il  étoit  neveu  de  son 
oncle  :  Dieu  veuille  que  ces  prospérités  conti- 
nuent, ce  seroit  l'ombre  de  M.  de  Turenne  qui 
seroit  encore  dans  cette  armée. 

Le  comte  du  Lude  est  ici;  il  est  duc  :  on  n'a 

'  Licence  puisée  du  mot  italien  serbare ;  pour  conserver,  tenir 
en  réserve.  G.  D.  S,  G. 

*  Cui-Âlphonse  de  Durfort ,  comte  de  Lorges  ,  depuis  duc  et 
maréchal  de  France,  étoit  fils  d'Elisabeth  de  La  Tour -de-Bouillon, 
sœur  de  M.  de  Turenne.  2).  P. 


DE  MADAME  DE  SÉVIGN,É.       5o5 

pas  seulement  imaginé  de  trouver  mauvais  son 
retour  ;  mais  je  vous  avoue  qu'il  y  a  ici  de  petits 
messieurs  à  la  messe  à  qui  l'on  voudroit  bien 
donner  d'une  vessie  de  cochon  par  le  nez.  Si 
nous  eussions  pu  troquer  notre  guidon  contre 
le  régiment  {^de  Champagne) ,  à  la  bonne  heure; 
mais  Montgaillard  n'est  point  mort ,  et  il  lui  faut 
de  l'argent;  c'est  ce  que  me  dit  M.  de  Louvois, 
et  que  j'étois  trop  habile  femme  pour  acheter 
un  régiment ,  ne  pouvant  me  défaire  de  la  charge. 
Madame  de  Saint- Valeri  sera  marquée;  j'ai  si 
bien  fait  que  son  joli  nez  en  sera  gâté  ^  Madame 
de  Monaco  est  toujours  malade;  je  ne  vois  plus 
où  aboutira  cette  maladie  :  que  vous  m'êtes  obli- 
gée! Je  suis  comme  vous,  je  fais  grâce  à  l'esprit 
en  faveur  des  sentiments.  Je  me  dédis,  au  reste, 
de  madame  de  Langeron  :  elle  est  plus  affligée 
que  jamais;  elle  est  comme  une  ombre  autour 
de  madame  la  duchesse,  mais  elle  ne  parle  plus; 
ce  n'est  plus  une  femme  qui  entende  ni  qui  ré-r 
ponde  :  Sortez,  ombres ,  sortez;  elle  pleure  sans 
cesse ,  et  s'est  fait  une  écorchure  aux  yeux  qui  la 
rend  méconnaissable  :  je  reprends  ce  que  je 
vous  en  avois  dit.  M.  le  duc*  est  ici  pour  un  jour 
il  ira  rejoindre  M.  le  prince,  qui  va  doucement 
avec  quatre  ou  cinq  mille  hommes  :  il  a  pris  ce 

'  Voyez  la  lettre  du  la  août  suivant. 
*  Henri-Jule»  de  Bourbon-Condé,  Z).  P, 


5o6  LETTRES 

temps  pour  voir  le  roi  et  madame  la  duchesse. 
Madame  de  Langeron  pensa  hier  mourir  en  le 
revoyant.  Je  suis  comme  vous.  Je  ne  comprends 
pas  bien  l'amour  de  profession;  Tété,  il  n'y  a 
qu'à  rOpéra  où  Mars  et  Vénus  s'accordent  si 
bien  ensemble.  Voilà  les  premiers  actes  de  l'o- 
péra :  quand  vous  en  voudrez  davantage,  de- 
mandez-les à  M.  de  Boissy';  c'est  le  plus  joli 
garçon  du  monde,  et  qui,  pour  toute  réiX)m- 
pense,  ne  veut  que  l'honneur  d'être  nommé 
dans  cette  lettre.  J'en  reçois  une  de  Corbinelli  > 
il  est  guéri;  il  a  été  très -mal.  Ils  iront  à  Gri- 
gnan,  j'en  suis  fort  aise;  vous  parlerez  de  moi, 
et  vous  aurez  une  bonne  compagnie.  Adieu,  ma 
très-chère  et  très-aimable,  je  crois  que  vous  m'ai- 
mez; c'est  assurément  le  dessous  de  vos  cartes, 
comme  la  véritable  tendresse  que  j'ai  pour  vous 
est  le  dessous  des  miennes.  Le  sermon  que  vous 
me  fîtes  la  veille  de  votre  départ  ne  peut  jamais 
sortir  de  ma  mémoire;  mais,  comme  je  ne  puis 
ramener  cet  endroit  sans  commencer  par  vous 
voir  entrer  dans  ma  chambre,  et  que  je  n'ai  plus 
cette  joie  ni  cette  espérance  prochaine ,  il  m'en 
coûte  toujours  des  larmes,  et,  quand  je  médite 
sur  toute  cette  soirée ,  le  souvenir  m'en  est  d'une 

'  Louis-Urbain  Lefèyre-de-Gaumartin  ,  mort  sous-'doyen  du 
conseil  d'état,  le  a  décembre  1730.  H  portoit,  du  vivant  de  son 
père  f  le  nom  de  la  terre  de  Boissy  en  Brie.  M, 


DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.      607 

amertume  que  je  ne  puis  encore  soutenir.  Tout 
ce  que  nous  fîmes  les  derniers  jours,  tous  les 
lieux  où  nous  fûmes ,  toute  la  douleur  dont  j'é- 
tois  pénétrée  avec  une  bonne  contenance,  de 
peur  d'attirer  vos  sermons,  tout  cela  m'arrache 
encore  le  cœur  :  je  repasse  tous  les  temps;  nous 
étions  comme  à  cette  heure  à  Livry,  et  ainsi  de 
toutes  les  saisons.  L'amitié  que  j'ai  pour  vous 
porte  bien  des  peines  et  des  amertumes  avec 
elle  :  une  absence  continuelle  avec  la  tendresse 
que  j'ai  pour  vous,  ne  composent  pas  une  paix 
bien  profonde  à  un  cœur  aussi  dénué  de  philo- 
Sophie  que  le  mien;  il  faut  passer  sur  cet  en- 
droit sans  y  séjourner.  Vous  me  voyez,  ma 
bonne,  et  je  vois  que  vous  vous  moquez  de 
moi.  Ne  croyez  point  que  j'offense  ce  que  j'aime 
par  négliger  ma  santé,  j'en  ai  un  véritable  soin 
pour  l'amour  de  vous,  et  c'étoit  pour  vous  plaire 
que  j'allois  voir  M.  de  Lorme;  je  trouvai  madame 
de  Frontenac  et  la  Divine  ',  et  la  Bertillac  qui  y 
loge,  et  qui  est  comme  une  potée  de  soiu»is.  Cette 
maison  n'est  pas  ennuyeuse  ;  mais  ma  lettre,  qu'en 
dites -vous?  J'aime  à  vous  parler  quasi  tous  les 
jours;  puisque  cela  ne  vous  déplaît  pas,  et  que 
cela  me  fait  plaisir,  quel  mal  y  auroit-il  ?  Adieu 
encore,  ma  très-chère  enfant,  croyez-moi  bien 

'  Mademoiselle  d^Outrelaise.  {Note  de  V édition  </«  1734*  ) 


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568     UEÏTRES  DE  M*»=  DE  SÉVIGNÉ. 

véritablement  et  uniquement  à  vous.  J'em- 
brasse M.  de  Grignan,  c'est  à  lui  que  j'envoiç 
l'opéra.  ^ 


nW    DU    TOME    TROISIEME. 


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Stanford  Uniiersity  Ubrary 

Stanford,  California 

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