Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at|http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //book s .google . coïrïl
THE
PACIFIC-lINION
CLUB
SHEO' NO. .sP . ' . . , ,
SAN FRANCISCO
m or pACinc tiNKn CLW
'rtrd University Libraxieè
LETTRES
DE
MADAME DE SÉVIGNE,
DE SA FAMILLE, ET DE SES AMIS;
ZDinoir oRirÉs de tihgt-cinq portraits dessiiîés par detéria,
AUGMEKTéE DE PLUSIEURS LETTRES IKEDITES,
DES CEITT CIHQ LETTRES PUBLIEES ElT I 8 1 4 » PAR KLOSTERMANN ,
DES HOTE|LE1>gKpTICES OA GROUTELLE,
BT DBS Râ^LBIROBS De'V ABÎ^ DE YAUXELLES;
PRÉCÉDÉES
, D'UVE nouvelle NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR MADAME DE SÉVIGNS y
et accompagnées de notes geographiques , historiques ,
politiques, critiques et de moeurs,
Par m. GAULT-DE-S AINT-GERMAIN.
TOME TROISIÈME.
A PARIS,
CHEZ DALIBON, LIBRAIRE,
r.VL us -ROYAL, GALERIE DE NEMOURS.
H.DCCC.XXIII.
h
tf ^. f
î/ (o^O .
LETTRES
DE
MADAME DE SEVIGNE.
LETTRE CCLXVI.
DE MADAME DE SEVIGNE A MADAME DE GRIGNAW.
A Paris, mercredi 4 mai 167a.
Je ne puis vous dire combien je vous plains ,
ma fille , combien je vous loue , combien je vous
admire : voilà mon discours divisé en trois points.
Je vous plains d'être sujette à des humeurs noires
qui vous font assurément beaucoup de mal ; je
vous loue d'en être la maîtresse quand il le faut,
et principalement pour M. de Grignan , qui en
seroit pénétré ; c'est une marque de l'amitié et
de la complaisance que vous avez pour lui; et je
vous admire de vous contraindre pour paroître
ce que vous n'êtes pas : voilà qui est héroïque
et le fruit de votre philosophie; vous avez en
vous de quoi l'exercer. Nous trouvions l'autre
jour qu'il n'y avoit de véritable mal dans la vie
ni. I
2 LETTRES
que les grandes douleurs ; tout le reste est dans
l'imagination , et dépend de la manière dont on
conçoit les choses : tous les autres maux trou-
vent leur remède, ou dans le temps, ou dans la
modération , ou dans la force de l'esprit ; les ré-
flexions, la dévotion, la philosophie, les peuvent
adoucir. Quant aux douleurs, elles tiennent Tame
et le corps ; la vue de Dieu les fait souffrir avec
patience ; elle fait qu'on en profite , mais elle ne
les diminue point.
Voilà un discours qui auroit tout Tair d'avoir
été rapporté tout entier du faubourg St.-Ger-
main ^ , cependant il est de chez ma pauvre tante,
où j'étois l'aigle de la conversation : elle nous en
donnoit le sujet par ses extrêmes souffrances
qu'elle ne veut pas qu'on mette en comparaison
avec nul autre mal de la vie. M. de La Roche-
foucauld est bien de cet avis ; il est toujours ac-
cablé de gouttes : il a perdu sa vraie mère ^, dont
il est véritablement affligé; je l'en ai vu pleu-
rer avec une tendresse qui me le faisoit adorer;
c'étoit une femme d'un extrême mérite ; et enfin ,
dit-il, c'étoit la seule qui n'a jamais cessé de
m'aimer. Ne manquez pas de lui écrire, et M. de
' c'est-à-dire de chez madame de La Fayette, où se rendoit
tous les jours M. de La Rochefoucauld , et en même temps la
compagnie la plus choisie. 2). P,
^ Gabrielle du Plessis de Liancourt. Z>. P.
DE MADAME DE SEVIGNE. 3
Grignan aussi. Le cœur de M. de La Rochefou-
cauld pour sa famille est une chose incomparable ;
il prétend que c'est une des chaînes qui nous
attachent Tun à l'autre. Nous avons bien décou-
vert, et rapporté et rajusté des choses de sa folle
de mère ^ , qui nous font bien entendre ce que
vous nous disiez quelquefois, que ce n'étoit point
ce qu'on pensoit, que c'étoit autre chose; vrai-
ment oui , c'étoit autre chose , ou , pour mieux
dire , c'étoit tout ensemble ; l'un étoit sans pré-
judice de l'autre ; elle marioit le luth avec la voix,
et le spirituel avec les grossièretés. Ma fille, nous
avons trouvé une bonne veine, et qui nous ex-
plique bien une querelle que vous eûtes une
fois dans la grande chambre de madame de La
Fayette : je vous dirai le reste en Provence.
Ma tante est dans un état qui tirera dans une
grande longueur. ¥otre voyage est parfaitement
bien placé; peut-être que le nôtre s'y t'appor-
tera. Nous mourons d'envie de passer la Pente-
côte en chemin, ou à Moulins, ou à Lyon, l'abbé^
le souhaite comme moi. Il n'y a pas un homme-
de qualité ( d'épée s'entend ) à Paris. Je fus di-
manche à la messe aux Minimes ; je dis à made-
' moiselle de La Trousse : Nous allons trouver nos
pauvres Minimes bien déserts, il n'y doit avoir
' Madame de Marans. D. P.
4 LETTRES
que- le marquis d'Alluye^ Nous entrons dans
l'église, le premier homme et Tunique que je
trouve, c'est le marquis d'AUuye; mon enfant,
cette sottise me fit rire aux larmes : enfin il
est demeuré, et s'en va à son gouvernement
sur le bord de la- mer ; il faut garder les côtes ,
comme vous savez. L'amant de celle que vous
«
avez nommée ï incomparable ( madame de Mon-
tespan ) ne la trouva point à la première couchée,
mais sur le chemin, dans une maison de San-
•
guin, au-delà de celle que vous connoissez; il y
fut deux heures : on croit qu'il y vit ses enfants
pour la première fois : la belle y est demeurée
avec des gardes et une de ses amies; elle y sera
trois ou quatre mois sans en partir. Madame de
La Vallière est à St.-Germain ; madame de Thian-
ges ici chez son père : je vis l'autre jour sa fille ,
elle est au-dessus de tout ce qu'on peut imaginer
de plus beau. Il y a des gens qui disent que le
roi fut droit à Nanteuil ; mais ce qui est de fait ,
c'est que la belle est à cette maison qui s'appelle
le Genitoi^, Je ne vous mande rien que devrai;
je hais et méprise les fausses nouvelles.
" Paul d'Escoubleauy marquis d'Alluye et de Sourdis, gou-
verneur de la ville d'Orléans , Orléanois et pays Chartrain. D. P.
* Seigneurie dans la Brie. Grouvelle en cherche Fétymologie
dans ritalien Genitorio , et par ahréviation Geniioio, Sans doute ,
ajoute- t-il , parce que madame de Montespan de voit y faire ses
couches ; supposition qui n'est pas supportable dans cette cor-
DE MADAME DE SÉYIGNÉ. 5
Vous voilà donc partie, ma fille; j'espère bien
que vous m'écrirez de partout; je vous écris
toujours. J'ai si bien fait que j'ai retrouvé un
petit ami à la poste , qui prend soin de nos let-
tres. J'ai été ces jours-ci fort occupée à parer
ma petite maison; Saint-Aubin y a fait des mer-
veilles; j'y coucherai demain; je vous jure que
je ne l'aime que parce qu'elle est faite pour vous;
vous serez très-bien logée dans mon apparte-
ment , et moi très-bien aussi. Je vous conterai"
comme tout cela est tourné joliment. J'ai des
inquiétudes extrêmes de votre pauvre frère : on
croit cette guerre si terrible, qu'on ne peut assez
craindre pour ceux que l'on aime; et puis, tout
d'un coup , j'espère que ce ne sera point tout ce
que l'on pense, parce que je n'ai jamais vu ar-
river les choses comme on les imagine.
Mandez-moi, je vous prie, ce qu'il y a entre
la princesse d'Har court ^ et vous; Brancas est dé-
sespéré de penser que vous n'aimez point sa
respondance , où le mauvais genre des calembourgs est excessi-
vement rare. Ce qui n'est pas équivoque , c'est que le Genitoi
est marqué dans les cartes de Cassini. M. de Monmerqué, qui
hasarde peu , assure avoir vu des titres de propriété dans les-
quels cette seigneurie est ainsi nommée dès le 35 juillet iSaS.
G. D. S. G.
* Françoise de Brancas, femme d'Alphonse-Henri-Charles de
Lorraine, prince d'Harcourt, et fîUe de Charles de Brancas , che-
valier d'honneur de la reine Anne d'Autriche. D, P.
6 LETTRES
fille. M. d'Usez a promis de remettre la paix par
tout ; je serai bien aise de savoir de vous ce qui
vous a mises en froideur.
Vous me dites que la beauté de votre fils di-
minue, et que son mérite augmente; j'ai regret
à sa beauté , et je me réjouis qu'il aime le vin :
voilà un petit brin de Bretagne et de Bourgogne,
qui fera un fort bel effet, avec la sagesse des
Grignan; votre fille est tout le contraire : sa
beauté augmente, et son mérite diminue. Je vous
assure qu'elle est fort jolie, et qu'elle est opi*
niâtre comme un petit démon ; elle a «es petites
volontés et ses petits desseins ; elle me divertit
extrêmement; son teint est admirable, ses yeux
sont bleus, ses cheveux noirs , son nez ni beau ni
laid ; son menton , ses joues , son tour de visage
très-parfaits : je ne dis rien de sa bouche, elle
s'accommodera; le son de sa voix est joli ; ma-
dame de Coulanges trouvoit qu'il pouvoit" fort
bien passer par sa bouche.
Je pense, ma fille, qu'à la fin je serai de votre
avis; je trouve des chagrins dans la vie qui sont
insupportables; et, malgré le beau raisonne-
ment du commencement de ma lettre, il y a
bien d'autres maux qui, pour être moindres que
les douleurs, se font également ^redouter. Je suis
si souvent traversée dans ce que je souhaite le
plus , qu'en vérité la vie me paroît fort désobli-
geante.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 7
Quand le chevalier de Lorraine partit , il fai-
soit l'amoureux de VAnge^y et Monsieur le
vouloit bien. Madame de Coétquen n'a osé, dit-
on, reprendre le fil de son discours. Madame de
Rohan a quitté la place , elle est logée à l'hôtel
de Vitri et toute sa famille. J'attends des réponses
de M. de Pomponne; nous n'avons point encore
de premier président*.
LETTRE CCLXVII.
DE MADAME DE SÉVIGNiÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 6 mai 1672.
Ma fille, il faut que je vous conte; c'est une
radoterie que je ne puis éviter. Je fus hier à un
service de M. le chancelier ( Séguier) à l'Oratoire :
ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens
et les orateurs qui en ont fait la dépense ; en un
" Louise - Elisabeth Rouxel, fille du maréchal de Granceyv
( Z>. P. ) On sait qu'elle avoit été sa maîtresse dans le même
temps où Turenne l'aimoit elle-même ; que celui-ci lui ayant
confié le secret du Toyage de Madame en Angleterre , elle le
rendit au chevalier, qui ne manqua pas de le rendre à Moitsieuu ,
lequel laissa yoir au roi qull étoit instruit . Louis XFV embar-
rassa beaucoup Turenne , en lui apprenant tout à la fois que
son secret étoit trahi , et que sa maîtresse étoit infidelle. A, G.
' Il s'agissoit de la place de premier président du parlement
de Provence ,• vacante par la mort de M. d'Oppède. D, P,
8 LETTRES
mot, les quatre arts libéraux. C'était la plus belle
décoration qu'on puisse imaginer : Le Brun avoit
fait le dessein ; le mausolée touchoit à la voûte ,
orné de mille lumières et de plusieurs figures
convenables à celui qu'on vouloit louer. Quatre
squelettes en bas étoient chargés des marques de
sa dignité, comme lui ayant ôté les honneurs
avec la vie : l'un portoit son mortier, l'autre sa
couronne de duc , l'autre son ordre , l'autre les
masses de chancelier. Les quatre Arts étoient
éplorés et désolés d'avoir perdu leur ptotecteiu" :
la Peintiu-e , la Musique , l'Eloquence et la Sculp-
ture. Quatre Vertus soutenoient la première re-
présentation : la Force , la Justice , la Tempérance
et la Religion. Quatre Anges ou quatre Génies
recevoient au - dessus cette belle ame. Le mau-
solée étoit encore orné de plusieurs Anges qui
soutenoient une chapelle ardente, laquelle te-
noit à la voûte. Jamais il ne s'est rien vu de si
magnifique, ni de si bien imaginé; c'est le chef-
d'œuvre de Le Brun. Toute l'église étoit parée
de tableaux , de devises et d'emblèmes qui avoient
rapport aux armes , ou à la vie du chancelier :
plusieurs actions principales y étoient peintes.
Madame de Verneuil ' vouloit acheter toute cette
décoration un prix excessif. Ils ont tous, en corps ,
' Charlotte Séguier sa fille , mariée , i° à Maxlmilien de Bé-
thune y duc de Sully; a" à Henri de fiourhon, duc de Verneuil.
D. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ 9
résolu d'en parer une galerie , et de laisser cette
marque de leur reconnaissance et de leur ma-
gnificence à Téternité. L'assemblée étoit belle et
grande, mais sans confusion; j'étois auprès de
M. de Tulle, de M. Colbert , de M. de Monmouth ,
beau comme du temps du Palais-Royal ' qui , par
parenthèse , s'en va à l'armée trouver le roi. Il
est venu un jeune père de l'Oratoire pour faire
l'oraison funèbre ; j'ai dit à M. de Tulle ( MaS'
<:aron ) de le faire descendre, et de monter à sa
place , et que rien ne pouvoit soutenir la beauté
du spectacle et la perfection de la musique, que
la force de son éloquence. Ma fille , ce jeune
homme a commencé en tremblant , tout le
monde trembloit aussi; il a débuté par un ac-
cent provençal ; il est de Marseille ; il s'appelle
Léné ; mais, en sortant de son trouble , il est
entré dans un chemin si lumineux; il a si bien
établi son discours; il a donné au défunt des
louanges si mesurées, il a passé par tous les en-
droits délicats avec tant d'adresse ; il a si bien
mis dans tout son jour tout ce qui pouvoit être
admiré; il a fîdt des traits d'éloquence et des
coups de maître si à propos et de si bonne grâce,
que tout le monde , je dis tout le monde , sans
exception, s'en est écrié, et chacun étoit charmé
Fils naturel de Charles II , roi d'Angleterre, et le même qui
fut décapité en i685.
lo LETTRES
d'une action si parfaite et si achevée. C'est un
homme de vingt-huit ans, intime ami de M. de
Tulle, qui l'emmène avec lui dans son diocèse :
nous le voulions nommer le chevalier Mascaron ;
mais je crois qu'il surpassera son aîné ^ Pour la
musique, c'est une chose qu'on ne peut expli-
quer. Baptiste ( Lully ) avoit fait un dernier ef-
fort de toute la musique du roi ; ce beau Mise-
rere y était encore augmenté ; il y eut un Libéra
où tous les yeux étoient pleins de larmes : je ne
crois point qu'il y ait une autre musique dans
* Félibien ( y te des Peintres, édition in-4" ) rapporte tout au
long les inventions , emblèmes , devises , peintures et sculptures
qui furent exécutés pour la pompe funèbre du cbancelier Séguier y
aux frais de l'Académie royale de peinture et sculpture , sur les
dessins de Le Brun , premier peintre du roi , et de plusieurs de
ses confrères.
Le duc de Verneuil tenoit le premier rang pendant la céré-
monie , et Colbert , qui succédoit au chancelier dans la direc-
tion de TAcadémiey étoit à la tète du corps, des académiciens.
Madame de Sévigné nomme Léné le jeune oratorien qui a
prononcé l'oraison funèbre du chancelier , et dit qu'il étoit natif
de Marseille. Félibien écrit Laisné, et il a raison. Vincent Laisné
( d'autres disent Laisnas ou Lenés ) étoit natif de Lucques ; il
entra dans la congrégation des Oratoriens, et y professa les
humanités , la rhétorique. On a de ce père l'oraison funèbre du
chancelier Séguier, 1672, in-4*; celle du maréchal de Choi-
seul, 1677, in-4**) et des Conférences entre le P. Mascaron
le P. Bordes et M. Fromages , officiai de Paris , sur le concile de
Trente , imprimées à Lyon , etc. etc. J'ai vu un exemplaire de
ce dernier ouvrage dans la bibliothèque de Massillon, à Cler-
mont-Ferrand , avec le nom de Laisné'. G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ii
le ciel. Il y avoit beaucoup de prélats; j'ai dit à
Guitaud : Cherchons un peu notre ami Mar-
seille ^ nous ne Favons point vu; je lui ai dit tout
bas : si c'étoit l'oraison funèbre de quelqu'un
qui fut vivant, il n'y manqueroit pas. Cette folie
a fait rire Guitaud, sans aucun respect pour la
pompe funèbre '. Ma chère enfant, quelle es-
pèce de lettre est-ce ceci? Je pense que je suis
folle : à quoi peut servir une si grande narra-
tion ? Vraiment, j'ai bien satisfait le désir que
j'avois de conter.
Le roi est à Charleroi , et y fera un assez long
séjour. Il n'y a point encore de fourrages, les
équipages portent la famine avec eux : on est
assez embarrassé dès le premier pas de cette
campagne : Guitaud m'a montré votre lettre,
et à l'abbé, ensHyyez^moi ma mère. Ma fille, que
vous êtes aimable! et que vous justifiez agréa-
blement l'excessive tendresse qu'on voit que j'ai
pour vous! Hélas! je ne songe qu'à partir, lais-
sez-m'en le soin; je conduis des yeux toutes
choses; et si ma tante prenoit le chemin de
languir, en vérité, je partirois. Vous seule au
monde me pouvez faire résoudre à la quitter
dans un si pitoyable état; nous verrons : je vis
* Ce mot rappelle la naïveté de M. de Puymorin sur RacÎDe ,
qui, par son testament, voulut qu'on Tenterrât à Port-Royal. //
n aurait jamais fait cela de son vivant, disoit-il. yi. G,
12 LETTRES
au jour la journée, et n'ai pas encore le courage
de rien décider; un jour je pars, le lendemain
je n'ose : enfin vous dites vrai , il y a des choses
bien désobligeantes dans la vie. Vous me priez
de ne point songer à vous en changeant de
maison ; et moi , je vous prie de croire que je
ne songe qu'à vous, et que vous m'êtes si extrê-
mement chère , que vous faites toute l'occupa-
tion de mon cœur. J'irai coucher demain dans
ce joli appartement où vous serez placée sans
me déplacer. Demandez au marquis d'Oppède,
il l'a vu ; il dit qu'il s'en va vous trouver. Hélas !
qu'il est heureux ! Adieu , ma belle petite ; vous
êtes au bout du monde, vous voyagez; je crains
votre humeur hasardeuse : je ne me fie ni à
vous, ni à M. de Grignan. Il est vrai que c'est
une chose étrange, comme vous dites, de se
trouver à Aix après avoir fait cent lieues, et au
Saint-Pilon après avoir grimpé si haut. Il y a
quelquefois dans vos lettres des endroits qui
sont très-plaisants, mais il vous échappe des
périodes comme dans Tacite; j'ai trouvé cette
comparaison ; il n'y a rien de plus vrai. J'em-
brasse Grignan et le baise à la joue droite , au-
dessous de sa touffe ébouriffée.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i3
LETTRE CCLXVIII.
DE MADAME DE SEVIGNE A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi i3 mai 1673.
Il est vrai, ma fille, que rextrême beauté de
Livry seroit bien capable de donner de la joie à
mon pauvre esprit, si je n'étois accablée de la
triste vue de ma tante , de la véritable envie que
j'ai de partir, et de la langueur de madame de
La Fayette, qui, après avoir été un mois à la
campagne à se reposer , à se purger , à se rafraî-
chir , revient comme un gardon : la première
chose qui lui arrive, c'est la fièvre tierce avec des
excès qui la font rêver , qui la dévorent , et qui
ne peuvent faire autre chose que la consumer ,
car elle est extrêmement maigre, et n'a rien
dans le corps ; mais, quoique je sois touchée de
cette maladie ,' elle ne m'effraie point, celle de
ma tante est ce qui m'embarrasse. Cependant
fiez-vous à nous , laissez-nous taire , nous n'irions
de long-temps en Provence , si nous n'y allions
cette année : quoique vous soyez en état de re-
venir avec moi , laissez-nous partir ; et si la pré-
sence de l'abbé vous paroît nécessaire à donner
quelque ordre dans vos affaires , profitez de sa
j4 lettres
bonne intention : on fait bien des choses en peu
de temps , ayez pitié de notre impatience , aidez-
nous à la soutenir , et ne croyez pas que nous
perdions un moment à partir , quand même il
en devroit coûter quelque petite chose à la bien-
séance. Parmi tant de devoirs , vous jugez bien
que je péris ; ce que je fais m'accable , et ce que
je ne fais pas m'inquiète. Ainsi le printemps
qui me redonneroit la vie, n'est pas pour me» :
j4h! ce n est pas pour moi que s ont faits les beaux
jours l voilà ma chanson. Je fais pourtant de
petites équipées de temps en temps, qui me
soutiennent Tame dans le corps.
Je comprends fort bien l'envie que vous avez
quelquefois de voir Livry ; j'espère que vous en
jouirez à votre tour ; ce n'est pas que M. d'Usez
ne vous dise comme le roi s'est fait une loi de n'ac-
corder aucune grâce là-dessus, il vous dira ce
qu'il lui dit , vous entendez bien ce que je veux
dire; mais vous en jouirez, s'il plaît à Dieu,
pendant la vie de notre abbé. Je me faisois con-
ter l'autre jour ce que c'est que votre printemps ,
et où se mettent vos rossignols pour chanter. Je
ne vois que des pierres , des rochers affreux , ou
des orangers et des oliviers dont l'amertume ne
leur plaît pas : remettez-moi votre pays en hon-
neur. J'approuve fort le voyage que vous faites ;
je le crois divertissant; le bruit du canon me
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i5
paroit d'une dignité de convenance ; il y a quelque
chose de romanesque à recevoir partout sa prin-
cesse avec cette sorte de magnificence : pour
des étrangers et des princes Trasibules qui arri-
vent à point nommé , je ne crois pas que vous
en ayez beaucoup : voilà ce qui manque à votre
roman; cette petite circonstance n'est pas con-
sidérable. Vous deviez bien me mander qui vous
accompagne dans cette promenade. M. de Martel*
a écrit ici qu'il vous recevroit comme la reine de
France. Je trouve fort plaisante la belle passion
du général des galères : quand il voudra jouer
Fhomme saisi et suffoqué, il n'^rtfea guère de
peine; de la façon dont vous me le représentez,
il crèvera aux pieds de sa maîtresse^ : il me
paroit que vous êtes mieux ensemble que vous
n'étiez : je comprends qu'à Marseille il m'aime
fort tendrement.
Vos lettres sont envoyées fidèlement : vous
pourriez m'en adresser davantage, san$ craijadre
de m'incommoder. Mais pourquoi ne m'avez-
vous point mandé le sujet de votre chagrin de
l'autre jour; j'ai pensé à tout ce qui peut en
donner dans la vie ; depuis votre dernière lettre,
je me renferme à comprendre qu'on vous fait
' Commandant la marine à Toulon. D, P.
' Louis-Victor de Rochechouart , duo de Vivonne, frère de
madame de Moutespan ; il étoit extrêmement gros. A P.
i6 LETTRES
des méchancetés, je ne puis les deviner, et je ne
vois point d'où elles peuvent venir. La Marans
a d'autres affaires; vous êtes loin, vous ne l'in-
commodez sur rien; sa sorte de malice ne va
point à ces choses-là, où il faut du soin et de
l'application; vous devriez bien m'éclaircir là-
dessus. Mais, bon Dieu! que peut-on dire de
vous ? Je ne puis en être en peine , étant per-
suadée, comme je le suis, que ce qui est faux ne
diu'e point : quand vous voudrez, ma chère en-
fant , vous m'instruirez mieux que vous n'avez
fait.
M. de Turenne est parti de Charleroi avec
vingt mille hommes : on ne sait encore quel
dessein il a. Mon fils est toujours en Allemagne ;
il est vrai que désormais on sera bien triste en
apprenant des nouvelles de la guerre. On craint
que Ruyter ' , qui , comme vous savez , est le
plus grand capitaine de la mer, n'ait combattu
et battu le comte d'Estrées dans la Manche. On
sait très-peu de nouvelles ici; on dit que le roi
ne veut pas qu'on en écrive ; il faut espérer au
moins qu'il ne nous cachera pas ses victoires.
Je donnai hier à dîner à La Troche , à l'abbé
Arnauld, à M. de Varennes, dans ma petite mai-
son, que j'aime, parce qu'il me semble qu'elle
' Amiral de la république de Hollande , et un des plus grands
hommes de mer qui aient paru dans le monde. G, D, 5. G,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 17
n ait été faite que pour me donner la joie de
vous y recevoir tous deux. Depuis que j'ai com-
mencé* cette lettre, j'ai vu le Marseille; 'û m'a
paru doux comme un mouton ; nous ne sommes
entrés dans aucune controverse; nous avons
parlé des merveilles que nous ferons , M. d'Ûsez
et moi, pour cimenter une bonne paix. Je ne
souffrirois pas aisément le retour de madame de
Monaco, sans l'espérance de vous ramener aussi :
mon bon naturel n'est point changé. Je. sais , à
n'en pouvoir douter, que la Marans craint votre
retour au-delà de tout ce qu'on craint le plus;
soyez persuadée qu'elle l'empécheroit , si elle
pouvoit; elle ne sauroit soutenir votre présence.
Si vous vouliez me dire un petit mot de plus sur
les méchancetés qu'on vous a faites, peut-être
vous pourrois-je donner de grandes lumières
pour découvrir d'où elles viennent. Vous aVez
de l'obligation à Langlade; ce n'est point un
écripeux; mais il paroît votre ami en toute oc-
casion ; il a dit des merveilles à M. de Marseille ^
et l'a plus embarrassé que tous les autres. M. dlr-
val ' est parti pour Lyon , et puis à Venise : l'é-
' Jean-Antoine de Mesmes, comte d'Anaux, seigneur d*lrval ,
neren dn célèbre Glande de Mesmes , ambassadeur pI^nipoten«
tiaire , ministre surintendant des finances , commandeur des
ordres du roi. Jean- Antoine , nommé ici d'Irval'» yenoit d'être
envoyé ambassadeur extraordinaire à Venise : il fut plénipoten-
tiaire k la paix de Nimègue y et ambassadeur en Hollande , en
in. ^
i8 LETTRES
quipage de Jcan-de-Paris n^étoit qu'un peigne
dans un diausson au prix du sien. Il dit de vqus^
tajito VodierOy quanta tramai; il prétend que
vous l'avez méprisé. M. de Marseille mande qu'ils
sont partis le lo pour une grande expédition :
M. de Tiu*enne a marché le premier avec vingt
mille hommes.
LETTRE CCLXIX.
DE MADAME DE SEVIGNE AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce ^16 mai 1672.
Il faudroit que j.e fusse bien <;hangée pour ne
pas entendre vos turlupinades , et tous les beaux
endroits de vos lettres. Vous savez bien, mon-
sieur le Comte , qu'autrefois nous avions le don
de, nous entendre avant que d'avoir parlé. L'un
de nous répondoit fort bien à <:e que l'autre
avoit envie de dire; et si nous n'eussions point
vowlu nous donner le plaisir de prononcer assez
facilement des paroles , notre intelligence auroife
quasi fait tous les frais de la conversation. Quand
on s'est si bien entendu , on ne peut jamais de-
Angleterre et en Suède. On a de l'oncle et du neveu d'excellents
méitio'ireé sur leurs négociations. Cette famille illustre et féconde
en gi^flin'ds hônînies a laissé de belleà traces dans l'bistoire.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 19
veoir pesant. C'est une jolie chose à mon gré
que d'entendre vite , cela fait voir une vivacité
qui plaît et dont Tamour ^ propre sait un gré
nompareil. M. de La Bx)die£bucauld dit vrai dans
ses Maximes : Nous aimons mieux ceux qui
nous entendent bien , que ceux qui se font écou*-
ter. Nous devons nous aimer à la pareille, pour
nous être toujours si bien entendus. Vous dites
des merveilles sur l'affaire des maréchaux de
France, je ne saurois entrer dans le procès, je suis
toujours de l'avis de celui que j'entends le dernier-
Les uns disent oui, les autres disent non , et moi je
dis oui et non ; vous souv^nezrvous que cela nous
a fait rire à une comédie italienne ? Je vous prie
de parler toujours de moi à tous venants , et de
ne pas perdre le temps de donner quelques pe-
tits traits de votre façon au panégyrique que
fait de moi la marquise de Saint - Martin*. Soyei
alerte , et vous placez entre deux périodes avec
autant d'habileté qu'elle a de facilité à parler.
Nous ne savons ici aucunes nouvelles. Le roi
marche, on ne sait où. Les desseins de S. M.
sont cachés , comme il le souhaite. Un officier
d'armée mandoit l'autre jour à un de ses amis
4|ui est ici : Je vous prie de me mander si nous
allons assiéger Maëstricht , ou si nous allons pas^
fier rissel.
' Voyez ce panégyrique dans ]a lettre du i*' niai précédent.
2.
ao LETTRES
Je vous assure que cette campagne me fait
peur. Ceux qui ne sont point à la guerre, par
leur malheiu* plutôt que par leur volonté, ne me
paroissent point malheureux. Une marque que
le roi n'est pas fatigué de vos lettres, c'est qu'il
les lit : il ne se contraindroit pas. Adieu, Comte,
je suis fort aise que vous aimiez mes lettres,
c'est un signe que vous ne me haïssez pas. Je
vous laisse avec notre ami.
DE M. DE CORBINELLI.
J'ai bien dans la tétq de refaire encore un
voyage en Bourgogne, Monsieur, je meurs d'en-
vie de discourir de toutes sortes de choses avec
vous : car ce que j'ai fait en passant a été trop
précipité. Je n'ai pas laissé de bien profiter de
la lecture de ces endroits que vous m'avez mon^
très. J'en ai l'esprit rempli ; car personne à mon
gré ne dit de si bonnes choses, ni si bien que
vous. Vous savez que je ne suis point flatteur.
Gardez toujours bien cette divine manière que
vous avez au suprême degré, qui est celle d'un
homme de qualité, et qui plaît au demier^point;
je veux dire, d'avoir toujours plus de choses que
de paroles, et de ne pas dire un mot superflu.
Ce n'est pas pour faire tomber à propos le pré-
cepte d'Horace que je vous dis cela : car je suis
homme à dire un précepte hors de propos , et
DE MADAME DE SEVIGNE. 21
seulement pour montrer que je le sais, si la
falitaisie m'en prenoit : il y a long-temps que
vous me connoissez sur ce pied-là. Voici donc
le précepte que vous suivez mieux que personne,
à mon gré. Horace parle du genre d'écrire ap-
pelé satirCy sous lequel il entend un certain dis-
cours agréable, et des réflexions utiles et douces
sur Içs mœurs ) tant bonnes que mauvaises *: et
voici comment il dit qu'il lç3 faut faire. Ce n'est
pas assez, dit-il, de faire rire, quoique ce soit
un très-grand talent.
Ergo non satis est risu dklucere rictum
Auditons : et est quœdam tamen hic quoque 'virtus.
Il faut encore , dit-il , écrire ou parler bref, et ne
pas dire plus de paroles que de choses , afin que
nos pensées se voient tout d'un coup , et qu'elles
ne soient point enveloppées dans un tas de pa-
roles qui les ofiusquent.
Est brevUate opus , ut currat sententia , neu se
Impediat verdis lassas onerantièus aures.
De plus , il ne faut pas être ni toujours grave
et sévère, ni toujours plaisant dans nos dis-
cours:
Et sermone opus est modo tristiy sœpè jocoso.
Il ne faut pas même ni toujom*s argumenter
les preuves en main, comme un orateur, ni aussi
n'être que dans les agréments de l'éloquence des
20 LETTRES
Je vous assure que cette campagne me fait
peur. Ceux qui ne sont point à la guerre, par
leur malheur plutôt que par leur volonté , ne me
paroissent point malheureux. Une marque que
le roi n'est pas fatigué de vos lettres, c'est qu'il
les lit : il ne se contraindroit pas. Adieu, Comte,
je suis fort aise que vous aimiez mes lettres,
c'est un signe que vous ne me haïssez pas. Je
vous laisse avec notre ami.
DE M. DE CORBINELLI.
J'ai bien dans la tête; de refaire encore un
voyage en Bourgogne, Monsieur, je meurs d'en-
vie de discourir de toutes sortes de choses avec
vous : car ce que j'ai fait en passant a été trop
précipité. Je n'ai pas laissé de bien profiter de
la lecture de ces endroits que vous m'avez mon-
trés. J'en ai l'esprit rempli ; car personne à mon
gré ne dit de si bonnes choses, ni si bien que
vous. Vous savez que je ne suis point flatteur.
Gardez toujours bien cette divine manière que
vous avez au suprême degré, qui est celle d'un
homme de qualité, et qui plaît au dernier' point;
je veux dire, d'avoir toujours plus de choses que
de paroles, et de ne pas dire un mot superflu.
Ce n'est pas pour faire tomber à propos le pré-
cepte d'Horace que je vous dis cela : car je suis
homme à dire un précepte hors de propos , et
DE MADAME DE SEVIGNE. ii
seulement pour montrer que je le sais , si la
fantaisie m'en prenoit : il y a long-temps que
vous me connoissez sur ce pied-là. Voici donc
le précepte que vous suivez mieux que personne,
à mon gré. Horace parle du genre d'écrire ap-
pelé satire, sohs lequel il entend un certain dis-
cours agréable , et des réflexions utiles et douces
sur Içs mœurs, tant bonnes que mauvaises *: et
voici comment il dit qu'il lç3 faut faire. Ce n'est
pas assez, dit-il, de faire rire, quoique ce soit
un très-grand talent.
Ergo non satis est risu Mducere rictum
AudUoris : et est quœdam tamen hic quoque virtus.
Il faut encore , dit-il , écrire ou parler bref , et ne
pas dire plus de paroles que de choses , afin que
nos pensées se voient tout d'un coup , et qu'elles
ne soient point enveloppées dans un tas de pa-
roles qui les offusquent.
Est brevUate opus , ut currat sententia , neu se
Impedlat 'verbls lassas onerantibus aures.
De plus , il ne faut pas être ni toujours grave
et sévère, ni toujours plaisant dans nos dis-
cours:
Et sermone opus est modo tristi^ sœpè jocoso.
Il ne faut pas même ni toujom*s argumenter
les preuves en main, comme un orateur, ni aussi
n'être que dans les agréments de l'éloquence des
20 LETTRES
Je vous assure que cette campagne me fait
peur. Ceux qui ne sont point à la guerre, par
leur malheiu* plutôt que par leur volonté , ne me
paroissent point malheureux. Une marque que
le roi n'est pas fatigué de vos lettres, c'est qu'il
les lit : il ne se contraindroit pas. Adieu, Comte,
je suis fort aise que vous aimiez mes lettres,
c'est un signe que vous ne me haïssez pas. Je
vous laisse avec notre ami.
DE M. DE CORBINELLI.
J'ai bien dans la têt^ de refaire encore un
voyage en Boiu*gogne, Monsieur, je meurs d'en-
vie de discourir de toutes sortes de choses avec
vous : car ce que j'ai fait en passant a été trop
précipité. Je n'ai pas laissé de bien profiter de
la lecture de ces endroits que vous m'avez mon*^
très. J'en ai l'esprit rempli ; car personne à mon
gré ne dit de si bonnes choses , ni si bien que
vous. Vous savez que je ne suis point flatteur.
Gardez toujours bien cette divine manière que
vous avez au suprême degré, qui est celle d'un
homme de qualité, et qui plait au demier/point;
je veux dire, d'avoir toujours plus de choses que
de paroles, et de ne pas dire im mot superflu.
Ce n'est pas pour faire tomber à propos le pré-
cepte d'Horace que je vous dis cela : car je suis
homme à dire un précepte hors de propos , et
DE MADAME DE SEVIGNE. ii
seulement pour montrer que je le sais, si la
fantaisie m'en prenoit : il y a long-temps que
vous me connoissez sur ce pied-là. Voici donc
le précepte que vous suivez mieux que personne,
à mon gré. Horace parle du genre d'écrire ap-
pelé satire, sohs lequel il entend un certain dis-
cours agréable, et des réflexions utiles et douces
sur les mœurs, tant bonnes que mauvaises -: et
voici comment il dit qu'il lç3 faut faire. Ce n'est
pas assez, dit-il, de faire rire, quoique ce soit
un très-grand talent.
Ergo nofi satis est risu Mducere rictwn
Auditoris : et est quœdam tamen hic quoque ifirtus.
Il faut encore , dit-il , écrire ou parler bref, et ne
pas dire plus de paroles que de choses , afin que
nos pensées se voient tout d'un coup , et qu'elles
ne soient point enveloppées dans un tas de pa-
roles qui les offusquent.
Est brevUate opus , ut currat sententia , neu se
Impediat 'verbis lassas onerantibus aures.
De plus, il ne faut pas être ni toujours grave
et sévère, ni toujours plaisant dans nos dis-
cours :
Et sermone opus est modo tristi^ sœpè jocoso,
U ne faut pas même ni toujom*s argumenter
les preuves en main, comme un orateur, ni aussi
n'être que dans les agréments de l'éloquence des
M LETTRES
poètes, qui ne songent qu'à divertir et à plaire,
et non paâ à profiter.
Defendente "vicem modo rhgtorb dtque poëtœ.
De plus, il faut quelquefois n'être rien de tout
cela, mais simplement un galant homme, qui
parle sans trop d'ordre ni de règle , et qui ne
laisse pas de charmer par sa négligence ; qui ne
pousse jamais trop avant tout son esprit , qui
supprime souvent mille belles choses qui lui
viennent en foule sur son sujet, parce qu il ne
veut point paroître bel esprit.
Interdum , parceniîs ^irîbus , atque
Extenuantis eas consulta ',
Voilà, Monsieur, sur mon Dieu et sur mon
honneur, ce qu'il me paroît que vous observez
miÇux que personne que je connoisse. Je le dis
incessamment parmi nos savants. Si je vais à
Bussy, je veux lire avec vous les satires et les
épîtres d'Horace , et vous demeurerez d'accord
qu'il n'y a que lui dans l'antiquité , et qu'il n'y
aura que lui dans les siècles à venir qui soit in-
comparable. Voici le caractère qu'en fait Perse * :
Omne vafer njitium ridentîFlaccus amico,
Taugit, et admissus circum prœcordia ludit.
Madame de Sévigné me charge de l'éloge de
* Voyez la dixième satire du P*" livre d'Horace ; ces vers y sont
placés presque à la suite les uns des autres. M.
* Dans sa première satire.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 23
vos épîtres^ En vérité, Monsieur, elles mérite-
roient qu'Ovide le fît lui-même , par reconnais-
sance de se voir si fort embelli.
LETTRE CCLXX.
nu COMTE DE BUSSY A MADAME DE SlÉVIGNÉ.
A Chaseu, ce 3 5 mai 1673.
Je vois bien, ma.belfe cousine, que vous avez
cela de commun avec beaucoup d'honnêtes gens ,
qu'il vous faut louer poiu* avoir du plaisir de
vous : parce que je vous assurai , il y a quelque
temps, de l'agrément que j'avois trouvé dans
une de vos lettres , vous venez d'en remplir toute
celle-ci. Je sais bien qu'il faut avoir de l'esprit
pour bien écrire, qu'il faut être en bonne hu-
meur, et que les matières soient heureuses :
mais il faut surtout que l'on y croie que les
agréments qu'on aura ne seront pas perdus ; et
sans cela Ton se néglige. En vérité , rien n'est
plus beau ni plus joli que votre lettre : car il y
a bien des choses du meilleiur sens du monde ,
' C'est la traduction en yers des Héroides de Paris à Hélène
et d'Hélène à Paris. j4é G. C'étoit prendre Bussy par son foible;
car il avoit assez d'orgueil pour se croire digne de l'encens qu'il
se donnoit à lui-même quand on tardoit à le lui prodiguer.
G, D. S. G,
a4 LETTRES
écrites le plus agréablement. Je demeure d'accord
avec vous que nous nous devons aimer. Personne
ne sait si bien que moi ce que vous valez , ni ce
que je vaux, que vous. Nous nous aimons aussi,
ce me semble , et cela durera toujours , poiu-vu
que nous n'ayons pas plus de confiance en autrui
qu'en nous-mêmes ; pour moi , je vous réponds
de résister aux tentations de vos ennemis plus
qu'à celles du diable. Nous ne savons aucunes
nouvelles , parce que. non-seulement les desseins
sont fort cachés, mais, après même qu'ils sont
découverts, on ne veut pas qu'on les mande;
passe pour le premier, il est juste, les secrets
éventés réussisent rarement ; pour le second , il
est inutile et malin. Vous avez raison de dire
que cette campagne fait peur. Je crois , comme
vous , qu'elle sera terrible ; et voilà comme je les
aime : si j'y et ois , je prétendrois acquérir de la
gloire ou mourir , et , n'y étant pas , la fortune
me détrompera de bien des gens que je n'aime
point. Vous savez que les spectateurs sont cruels ;
et je vous apprends que les spectateurs malheu-
reux sont mille fois plus cruels que les autres.
Je ne demande à Dieu que la conservation du
roi , de Monsieur , de M. le prince , de M. le duc ,
et d'un petit nombre d'amis. Après cela , je ne
trouve pas mauvais que les Hollandois se défen-
dent en gens d'honneur; mais je veux à la fin
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ^5
que le roi prenne leurs places ; car j'ai soin dé
la réputation de mon maître aussi bien que de
sa vie. Adieu , ma belle cousine , je vous assure
que je vous trouve fort aimable, et que je vous
aime fort aussi.
A M. DE GOR6INELLI.
Vous me réjouissez fort, Monsieur , de me dire
que j'ai de l'air d'Horace. Si cela est, c'est à la
nature à qui j'en ai l'obligation , car je ne l'ai
jamais lu. Je ne sais pas si c'est à cause de la
ressemblance , que ce qu'il dit me touche extrê-
mement; mais rien ne me touche davantage.
Ma modestie m'empêchera pourtant désormais
de lui donner beaucoup de louanges, de peur
que vous ne croyiez que je me loue sous son
nom , comme on fait quelquefois quand on es-
time un homme contre qui l'on s'est battu. Ce-
pendant il faut encore que je vous dise , pour la
dernière fois , qu'Horace me charme : mais que , *
s'il voyoit le commentaire que vous faites de
lui , il en seroit charmé : mon Dieu , que vous
l'entendez bien , et que vous l'expliquez agréa* *
blement. Si le roi pensoit sur cela ce que je |^
pense de vous, je suis assuré qu'il vous feroit
lire Horace à monseigneur le Dauphin , et peut-
être à lui-même.
26 LETTRES
LETTRE CCLXXI.
D£ MADAME D£ SÉVIGNE A MADAME DE GRIGNAIÏ^.
A Paris, lundi i6 mai 167a.
Votre relation est admirable , ma fille : je crois
lire un joli roman , dont l'héroïne m'est extrê-
mement chère. Je prends un grand intérêt à
toutes ses aventures , je ne puis croire que cette
promenade dans les plus beaux lieux du monde ,
dans les délices de tous vos admirables par-
fums, reçue partout comme la reine, ce morceau
de votre vie si extraordinaire et si nouveau ,
et si loin de pouvoir être ennuyeux, je ne
puis croire que vous n'y trouviez du plaisir;
et, quoique votre cœur me souhaite quelque-
fois, je suis assurée que vous vous êtes laissé
divertir , et j'en ai une véritable joie. Si vous
avez eu cette année le même dessein que l'autre,
de vous éloigner de moi, vous avez encore
mieux réussi. Pour moi je n'ai pas fait de mon
côté les mêmes pas ; et j'ai dessein d'en faire
de bien opposés à ceux que je fis; soyez sûre,
ma fille , que vous me verrez à Grignan ; laissez-
moi conduire cette résolution : il y a bien de
la témérité à répondre ainsi de ses actions ; mais
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 27
comme il est toujours sous-entendu que la Pro-
vidence est la maîtresse, en attendant qu'elle se
déclare, on peut prendre la liberté de dire au
moins ses volontés
Je verrai madame de Martel ; la réception que
son mari vous a faite mérite bien cette politesse.
Je reçois avec plaisir toutes vos petites lettres de
recommandation ; il y a toujours la marque de
l'ouvrière, qui ne peut jamais ne me pas plaire.
Mon fils me donne souvent de ses nouvelles :
j'ai le cœur affligé de la guerre, ils vont joindre
l'armée du roi. On parle du siège de Maêstricht ;
cela est un peu moins épouvantable que le pas-
sage de rissel. En vérité on tremble en recevant
des lettres ; et ce sera bien pis dans quinze jours.
M. de La Rochefoucauld et moi nous nous con-
solons , et nous nous affligeons ensemble ; il a
trois ou quatre fils , où son cœur s'intéresse
bien tendrement. Madame de Marans vint hier
chez madame de La Frtyette; elle noiis parut
d'une noirceur , comme quand on fait un pacte
avec le diable, et que le jour approche de se
Uvrer : il y a bien quelque douleur profonde
pouriui guerrier * qui ne la regrette pas. Je ne
finirois point de vous dire les amitiés de M. de
La Rochefoucauld , combien il aime à parler de
vous , à me faire lire quelquefois des endroits de
' M. le duc, depuis M. le prince. Elle en atoit iin enfant.
28 LETTRES
vos lettres : c'est rhomme le plus aimable que
j'aie jamais vu. Madame de La Fayette me prie
fort aussi de vous parler d'elle; sa santé nest
jamais bonne, et cependant elle vous mande
qu'elle n'en aime pas mieux la mort ; au contraire.
Pour moi, j'avoue qu'il y a des choses désa-
gréables dans la vie ; mais je n'en suis pas encore
si dégoûtée que votre philosophie pourroit le
souhaiter : vous aurez bien de la peine, ma
petite , à m'ôter cette fantaisie de la tête.
Vous aurez su des nouvelles de M. de Cou-
langes par lui-même ^ , et comme ils ont vu M. de
Yivonne à son passage, et comme ils passent
doucement leur vie avec le marquis de Villeroi.
Ma pauvre tante est toujours très-mal, c'est un
objet de tristesse qui fait fendre le cœur. Notre
abbé vous embrasse, La Mousse vous honore;
ils prétendent bien voir votre Provence ; pour
moi , je ne demande qu'à vous voir ; et quoi en-
core? à vous voir, et toujours à vous voir. "Valcrois-
sant a mandé ici qu'il vous avoit vue à Marseille ,
et que vous y ^tiez beaucoup plus belle qu'un .
ange : gardez-moi bien toute cette beauté. Votre
fille est aimable , je crois que je vous la mènerai;
mais j'observerai tout ce qui sera nécessaire pour
ne la point hasarder : on ne me fera jamais croire
qu'on n'aime point sa fille quand elle est jolie.
' M. et madame de Coulanges étoient à Lyon dans ce temps-là.
D.P,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ag
Je ne sais point de nouvelles ; mes lettres sont
bien ennuyeuses auprès des vôtres*. Je ne pou-
vois jamais mieux faire que d'envoyer à M. de
Pomponne ce que vous m'écriviez de si bon sens
sur l'affaire de Marseille. Votre président de Bouc
me voit quelquefois ; je ne crois pas que ce soit
lui qui ait inventé la poudre à canon , ni l'impri-
merie. Je ne sais quand vous aurez un premier
président ; hors les Provençaux , on trouve peu
de gens qui désirent cette place. Madame de
Coëtquen a eu la rougeole; madame de Sully
s'en va à Sully avec son mari ; madame de Ver-
neuil est à Rony avec le sien; madame de Cas*
telnau est avec madame de Louvigny : la maré-
chale ( de Castelnau ) est seule, comme une
tourterelle. D'Hacqueville s'en va en Bretagne.
Si vous avez envie de savoir autre chose , man-
dez-le-lui, car, pour nous, notre vie est triste
et languissante. On croit que Maëstricht est in-
vesti; rien n'est encore assuré. Adieu, mon
ange , je vous baise , et vous embrasse avec une
tendresse qui ne peut recevoir de comparaison.
3u LETTRES
n'est pas faire sa cour que d'en mander, ni de
se mêler de deviner et de raisonner. Les Jettres
sont plaisantes à voir; vous jugez bien que je
passe ma vie avec des-gens qui ont des fik assez
bien instruits ; mais il est vrai que le secret est
grand sur les intentions de Sa Majesté. L'autre
jour un homme de bonne maison ' écrivoit à un
de ses amis. Je vous prie de me mander où nous
allons y et si nous passerons Vis sel , ou si nous
assiégerons Maëstricht. Vous pouvez juger par
là des lumières que nous avons ici, je vous as-
sure que le cœur est en presse. Vous êtes heu-
reuse d'avoir votre cher mari en sûreté , qui n'a
d'autre fatigue que de voir toujours votre chien
de visage dans une litière vis-à-vis de lui : le
pauvre homme ^ / Il âvoit raison de monter quel-
quefois à cheval pour l'éviter ; le moyen de le
regarder si long-temps! Hélas! il me souvient
qu'une fois, en revenant de Bretagne, vous étiez
vis-à-vis de moi ; quel plaisir ne sentois-je point
de voir toujours cet aimable visage ? Il est vrai
que c'étoit dans un carrosse; il faut donc qu'il y
ait quelque malédiction sur la litière ^.
' M. le duc. D, P.
' Ce mot étoit devenu un refrain banal dans la conversation ,
depuis la comédie du Tartufe, ( Voyez une note de la lettre du
aï juillet 1671.) G, D, S. G,
^ On assure que deux personnes qui, en s'aîmant beaucoup ,
entreprendroient un voyage un peu long dans la même litière ,
finiroient par se haïr le plus franchement du monde. D, P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 33
Madame du Pui-du-Fou ne veut pas que je
mène ma petite enfant : elle dit que c'est ha-
sarder, et là-dessus je rends les armes : je ne
voudrois pas mettre en péril sa petite personne ;
je l'aime tout à fait ; je lui ai fait couper les che-
veux; elle est coiffée hurluberlu; cette coiffure
est faite pour elle : son teint, sa gorge, tout son
petit corps est admirable; elle fait cent petites
choses, elle parle, elle caresse, elle bat, elle fait
le signe de la croix, elle demande pardon, elle
fait la révérence, elle baise la main, elle hausse
les épaules , elle danse , elle flatte , elle prend le
menton; enfin elle est jolie de tout point; je
m'y amuse des heures entières; je ne veux point
que cela meure. Je vous le disois l'autre jour, je
ne sais point comme l'on fait pour ne point ai-
mer sa fille.
LETTRE CCLXXIII.
DE MADAME DE SÉVIGNlé A MADAME DE GRIGNAIV.
A Paris , lundi a3 mai 1673.
Mon petit ami de la poste ne se trouva pas
hier à l'arrivée du courrier, de sorte que mon
laquais ne rapporta point mes lettres; elles sont
ni. 3
34 LETTRES
par la ville; je les attends à tous les moments, et
j'espère les avoir avant que de faire mon paquet.
Ce retardement me déplaît beaucoup ; mon petit
nouvel ami m'en demande excuse, mais je ne lui
pardonne pas; en attendant, ma fille, je m'en
vais causer avec vous. J'ai vu ce matin M. de
Marignanes' ; je l'ai pris pour M. de Maillanes ;
je me suis embarrassée; enfin, pour avoir plus
tôt fait, je l'ai prié de me démêler ces deux
noms ; il Ta fait en galant homme ; il a compris
qu'il est très-possible que je me confonde ; il m'a
remise; il est très-content de moi, et moi très-
contente de lui. Il a'vu votre fille : il dit que son
frère est beau comme un ange , et vous comme
deux. Il admire votre esprit, votre personne, il
adore M. de Grignan.
Je dînai hier chez La Troche avec l'abbé Ar-
nauld et madame de Valentiné : après dîné nous
eûmes le Camus, son fils et Itier : cela fit une
petite symphonie très -parfaite : ensuite arrive
mademoiselle de Grignan avec son écuyer, c'étoit
Beaulieu; sa gouvernante, c'étoit Hélène; sa
femme-de-chambre, c'étoit Marie; son petit la-
quais, c'étoit Jaquotf fils de sa nourrice; et la
nourrice avec ses habits des dimanches ; c'est la
plus aimable femme de village que j'aie jamais
' Josepli-Gaspard Couet , inar(j[uis de Marignanes, mort en
,1692. M.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 35
vue : tout cela parut beaucoup : on les envoya
dans le jardin , on les regarda fort i j'airaé trop
tout ce petit ménage-là. Madame du Pui-du-Féti
m'a brouillé la tête, en ne voulant pas que je
mène ma petite enfant ; car , après tout , les eii-
fants de la nourrice ne me plaisent point auprès
d'elle , et je connais dans son visage que jamais
elle ne passera Tété ici, sans en mourir d'énnûi.
Mais , ma fille , il est question de partir : un jour
nous disons , l'abbé et tùoi ^ allons-nôus-en ; itià
tante ira jusqu'à l'automne, voilà qtii éàt résolu :
le jour d'après nous la trouvons si extrêmétoènt
bas , que nous nous disotis , il ne fs^tît pas tongeï*
à partir, ce seroit une barbarie , la luné de mai
l'emportera ; et ainsi ôôUs passoii^ d'ûW jour à
l'autre, avec le désespoir dans lé cœur : vods
comprenez bien cet état, il est cî'uèl : ce qui me:
feroit souhaiter d'être en Rrovehcé^ ée «eipoit
afin d'être sin^èremeiït afflige de la? peïte' d'iiii^
personne qui m'a toujours été si àbète ; et je
sens que si je suis icî, ïa KÈierté qtt'elfe me don-
nera m'6tera une partie de lâst te^dress^é^ et dé
mon bon naturel. N'admirez-vous point la bizarre
disposition des choses dp ce monde ^ et de quelle
manière elles viennent croiser notre chemin ? Ge
qu'il y a dé certain, c'est que, <te qUeiqiie nû^
riîère que ce puisse êtrfe, hbus irons cet éfé à
Grignan. Laissez-nous démêler toute cette triste
3.
36 LETTRES
aventure , et soyez assurée que l'abbé et : moi
nous sommes plus près d'offenser la bienséance,
en partant trop tôt, que l'amitié que nous avons
pour vous , en demeurant sans nécessité. Voilà
un billet de l'abbé Arnauld, qui vous apprendra
des nouvelles : son frère ', en partant, le pria de
me .faire part de celles -qu'il lui manderoit; la
première page est un ravaudage de rien pour
choisir un jour, afin de dîner. chez M. d'Harouïs :
on fait du mieux qu'on peut à cet abbé Arnauld;
il n'est pas souvent à Paris, et Fon est aise d'o-
bliger les gens de ce nom-là^. Il me pria l'autre
jour de lui montrer un morceau de votre style :
son frère lui en a dit du bien ; en le lui montrant ,
je fus surpris^ moi-même de la justesse de vos
périodes, elles sont quelquefois harmonieuses;
votre style. est devenu comme on le peut sou-
haiter, il est fait et parfait; vous n'avez qu'à
continuer, et vous bien garder de vouloir le ren-
dre meilleur.
Voilà dix heures , il faut faire mon paquet : je
n'ai point reçu votre lettre : j'ai passé à la poste,
* M. de Pomponne. 2). P.
^ L'abbé Amattld étoit le fils 'aîné de Robert Arnauld d'An-
dilly, traducteur des Confessions de Saint-Augiistin , de Y Histoire
de Joseph^ etc. U demeuroit chez son oncle Henri d' Arnauld, éyè^pie
d'Angers, pieux et sayant prélat, dont les négociations à la cour
de Rome et en différentes cours d'Italie ont été imprimées à Paris
en 1748. G, D, S, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 37
mon petit homme m'a fait beaucoup d'excuses;
mais je n'en suis pas plus riche; ma lettre est
entre les mains des facteurs , c'est-à-dire la mer
à boire. Je la recevrai demain , et n'y ferai ré-
ponse que vendredi Adieu, ma chère enfant;
vous dirai -je que je vous aime? il me semble
que c'est une chose inutile , vous le croyez assu-
rément; croyez'le donc, ma chère enfant, et ne
craignez point d'aller trop av^nt; si je n'avois
point le cœur triste , je vous porter ois de jolies
chansons : M. de Grignan les chaùteroit comme'
un ange. Je Pembrasse très^tendremeiit, et vouSl
encore plus de mille fois.
LETTRE CCLXXÏT.
DE MADAME DE SÉVIGNlÉ A MADAME DE okli&NAlf..
A Paris, yendredi a 7 mai 167a.
Vous né devez souhaiter personne pôtir faire
des relations; on ne peut les faire plus agréable-
ment que vous. Je crois de votre Proirence toutes
les merveilles que vous m'en dites; mais vous
savez très-bien les mettre dans' leui* jour; et si
le beau pays que vous, avez vu' pbuvoit vous
38 LETTRES
témoiguer les obligations quil vous a, je suis
assurée qu'il n'y manqueroit pas. Je crois qu'il
vous diroit aussi Tétonnement où il doit être de
votre dégoût jjour ces divines senteurs ; jamais
il n'a vu personne s'en restaurer sur un panier
de fumier. ïlien n'est plus extraordinaire que
l'état où vous avez été ; et cependant , ma fille ,
je le comprends, la chose du monde la plus mal-
saine, cest de dormir parmi des odeurs; tous les
excès sont fâcheux , ?t les meilleures choses sont
dégoûtantes quand elles sont jetées à la tête: ah!
le beau sujet de faire des réflexions ! votre oncle
de Sévigné craindra bien pour votre salut, jus-
qu'à ce qu'il ait compris cette vérité. Vous me
disiez l'autre jour un mot admirable là-dessus ,
qu'il n'y a point de délices qui ne perdent ce
nom , quand l'abondance et la facilité les accom-
pagnent. Je vous avoue que j'ai une extrême
envie de faire cette épreuve; comment vous y
prendrez-vous pour me faire voir un petit mor-
ceau de vos pay^ enchantés ?
Je comprends la joie que vous aurez eue de
voir madame de Monaco , et la sienne aussi :
hélas! vous ^urez bien causé; elle ouvre assez
son cœur snr les chapitres même les plus déli-
cats : je ser^i fort aise si vous me ipandez quelque
chose des sujets de votre conversation. Notre
d'Hacqueville est ravi que vous ayez fait cette
DE MADAME DE SÉVIGNE. 39
jolie course ; il s'en va en Bretagne ; il a vu votre
lettre, et Guitaud, et M. de La Rochefoucauld.
Ils sont tous fort contents de votre relation ,
mais surtout de l'histoire tragique ; elle est con-
tée en perfection : nous avons peur que vous
n'ayez tué cette pauvre Diane pour faire un beau
dénouement : nous voulons pourtant vous en
croire, et vous remercier d'avoir fait chasser
l'amant de votre chambre; si vous l'aviez fait
jeter dans la mer , vous auriez encore mieux fait :
sa barbarie est fort haïssable , et le mauvais goût
de Diane nous console quasi de sa mort : son
ame devroit bien revenir à l'exemple de celle
de M. B ' Je vous ai mandé la mort de
ce derriîer : il ne voulut point se confesser,
et envoya tout au diable, et lui après. Son
corps est en dépôt à Saint-Nicolas : le peuple
s'est mis dans la tête que son âme revient la
nuit tout en feu dans l'église; qu'il crie, qu'il
jure , qu'il menace ; et là - dessus ils veulent
jeter le corps à la voirie, et assassiner le curé
qui Ta reçu. Cette folie est venue à tel point ,
qu'il a fallu ôter le corps habilement de la
chapelle, et foire venir la justice* pour défen-
dre de faire insulte au curé. Voilà qui est
tout neuf d'hier au matin , mais cela n'est pas
' On ne trouve dans les lettres ci-dessus que M. de BoufHers»
A, G,
4o LETTRES
digne de déchausser votre histoire amoureuse.'
Nous attendons demain notre petit Coulanges,
Je suis très-ennuyée de n'avoir point de lettres
de mon fils ; il y a un tel dérangement au com-
merce de l'armée, qu'on n'en reçoit quasi que
par des courriers extraordinaires. Je ne sais nulle
nouvelle aujourd'hui; je hais tant de dire des
faussetés , que j'aime mieux ne rien dire : ce que
je vous mande est toujours vrai , et vient de bon.
lieu. Je m'en vais présentement à Livry, j'y mène
ma petite enfant , et sa nourrice , et tout le petit
ménage; je veux qu'ils respirent cet air de prin-
temps : je reviens demain, ne pouvant quitter
ma tante plus long- temps; et, pour la petite, je
Ty laisserai quatre ou cinq jours; je ne puis m'en
passer ici : elle me réjouit tous les matins. Il y
a si long-temps que je n'ai respiré et marché,
qu'il faut que j'aie pitié de moi un moment aussi
bien que des autres. Je me prépare tous les jours;
mes habits se font ; mon carrosse est prêt il y a
huit jours; enfin, ma fille, j'ai un pied en l'air ^
et si Dieu nous conserve notre pauvre tante
plus long-temps qu'on ne croit , je ferai ce que
vous m'avez conseillé , c'est-à-dire je partirai dans
l'espérance de la revoir.
Écrivez à M. de Laon * , qui enfin est cardinal ^
' César d'Estrées, abbé de Saint - Germain - des - Prés , docteur
de Sorbonne , nommé cardinal in petto lors de la promotion du
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 4i
vous pourrez comprendre sa joie , si vous savez
qu'il n'a jamais souhaité que cette dignité : je
viens de lui écrire. M. d'Harouïs s'en va en Bre-
tagne ; il emmène d'Hacqueville et notre ami Ché-
sières , qui désormais sera plus Breton que Pari-
sien. Le comte des Chapelles m'a écrit de l'armée;
il ine prie de vous faire cinq cent mille com-
pliments; il dit qu'hier (je ne sais quel jour
c'étoit que son hier) il s'étoit trouvé dans une
compagnie de grande- conséquence, où votre
mérite , votre sagesse , votre beauté , avoient
été élevés jusqu'au-dessus des nues, et que
même on y avoit compris le goût et l'amitié que
vous avez pour moi. Si cette fin est une flatte-
rie , elle m'est si agréable que je la reçois à bras
ouverts.
mois d'août i6yi, et déclaré dans le mois de mai 167s, sui^
vant la présente lettre , et non en 167 4 y comme le disent nos dic-
tionnaires. Cette dernière date est Tannée de sa mort, le 18
décembre, à 87 ans. Il étoit doyen de FAcadémie Françoise.
G. D. S. G,
^ I
44 LETTRES
beau ménage : cette femme l'épouse ; ce garçon
est brutal, il est fou ; il la battra comme plâtre;
il l'a déjà menacée ; n'importe , elle en veut passer
par-là ; je n'ai jamais vu tant de passion : ce sont
tous les plus violens sentiments qu'on puisse'
imaginer ; mais ils sont croqués comme les gros-
ses peintures; toutes les couleurs y sont, il n'y
auroit qu'à les étaler. Je me suis extrêmement
divertie à méditer sur ces caprices de l'amour;
je me suis effrayée moi-même voyant de tels at-
tentàts. Quelle insolence! s'attaquer à M** Paul;
c'fest-à-dire à l'austère , l'antique et grossière vertu ;
où trouvera-t-on quelque sûreté?
Voilà de belles nouvelles , ma chère- enfant ,"
au lieu de vos aimables relations.
Madame de La Fayette est toujours languis-
sante ; M. de La Rochefoucauld toujours éclopé ;
nous faisons quelquefois des conversations d'une
tristesse qu'il semble qu'il n'y ait plus qu'à nous
enterrer. Le jardin de madame de La Fayette est
la plus jolie chose du mondé, tout est fletiri,
tout est parfumé ; nous y passons bien des soi-
rées,^ car la pauvre femme n'ose aller en car-
rosse; nous vous souhaiterions bien quelquefois
derrière une palissade pour entendre certains
discours de certaines terres inconnues que nous
croyons avoir découvertes; Enfin, ma fille, en
attendant ce jour heureux de mon départ, je
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 45
passe du faubourg au coin du feu de ma tante ,
et du coin du feu de ma tante à ce pauvre fau-
bourg. Je vous prie de ne pas oublier M. d'Ha-
rouïs, dont le cœur est un chef-d'œuvre de
perfection , et qui vous adore. Adieu , ma très-
aimable ; j'ai extrêmement envie de savoir de
vos nouvelles, et de celles de votre fils. Il fait
bien chaud chez vous autres ; je crains cette sai-
son pour lui, et pour vous beaucoup plus, car
je n'ai pas encore pensé qu'on pût aimer quelque
chose plus que vous. J'embrasse mon cher Gri-
gnan : vous aime-t-il toujours bien ? Je le prie
de m'aimer aussi.
\
LETTRE CCLXXVI.
DE MADAME DE SJÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Livry, jeudi a juin 1672.
Je l'ai reçu cet aimable volume, jamais je n'en
ai vu un si divertissant, ni si bien écrit, ni où
je prisse tant d'intérêt : je ne puis assez vous dire
l'obligation que je vous en ai , aussi bien que
de l'application que vous avez aux dates ; c'est
une marque assurée du plaisir et de l'intérêt
qu'on prend à un commerce : au contraire, quand
46 LETTRES
les commerces pèsent, nous nous moquons bien
de tant compter, nous voudrions que tout se
perdît ; mais vous êtes bien sur ce point comme
je le puis souhaiter ; et ce ne m'est pas une mé-
diocre joie , à moi qui mets au premier rang le
commerce que j'ai avec vous.
Il est donc vrai, ma fille, qu'il y a eu une de
mes lettres de perdue ; mais je ne jette les yeux
sur personne : ceux qui pourroient s'eïi soucier
n'ont pas détourné les lettres qui doivent leur
donner le plus de curiosité; elles ont toujours
été jusqu'à vous ; des auti'es ils rie s'eii soucient
guère. Vous êtes contente de ce triiriistré j et vous
le serez toujours très-assurément; vous entendez
bien que c'est du grand Pomponne que je parle ,
et c'est de lui que je croyois qu'on voudroit voir
ce que je disois. Je ne sais donc qui peut faire
ce misérable larcin ; il n'y a pas un grand goût
à prendre des lettres, au degré de parenté où
nous sommes : si elles sont agréables, c'est un
miracle; ordinairement elles ne le sont point.
Enfin voilà qui est fait , saite que je -puisse ima-
giner à qui je dois m'en prendre. ÎHeù vdtis gat^de
donc d'une plus gratide perte.
Nous ne savons poirit la vie cachée- de la Ma-
rans ; mais madame de La Fayette dbit Vôntis écrire
ses visions passées, dès qu'elle' aura une tête
pour cela. ïfoiTs croyons avoir entrevu un épi-
s
DE MADAME DE &ÉVIGNÉ. 47
sodé d'un jeune prince ' , au milieu de l'enivre-
ment , qui la rendoit si troublée ; et toutes ses
paroles ramassées nous confirmoient cette vision.
Je vous fais entendre notre folie : elle vous sera
expliquée plus nettenu^it.
Vous ne m'expliquez que trop bien les périls
de votre voyage : je ne les comprends pas , c'est-
à-dire je ne comprends pas comment on peut s'y
exposer ; j'aimerois mieux aller à l'occasion , j'af-
fronterois plus aisément la mort dans la chaleur
du combat, avec Fémulation des autres, et le
bruit des trompettes, qu« de voir de grosses
vagues me marchander , et lûe mettre à loisir à
deux doigts de ma perte ; et d'un autre côté , vos
Alpes, dont les chemins sont plus étroits que
vos litières , en sorte que votre vie dépend de
la fermeté du pied de vos mulets. Ma fille, cette
pensée me fait transir depuis les pieds jusqu'à
la tête ; je suis servante de ces pays-là , je n'irai
de ma vie ; et je tremble quand je songe que
vous en venez.
Jamais les amants de madame de Monaco n'en
ont tant fait pour elle ; ce que vous dites du pre-
mier et du dernier est admirable ^ : c'est cela qui
' La lettre du 8 juillet suivant explique clairement qu'il est
question ici du jeune duc de Longueville , dpnt madame de Marans
étoit éperdument amoureuse. G. />. S, G.
* M. de Monmerqué croit que, par ces expressions, madame
de Sévigné désigne le duc de Lauzun et le chevalier de Lorraine.
48 LETTRES
est une épigramme. Ne parlâtes-vous point un peu
de Madame ' ? en est-elle consolée ? est-elle bien
estropiée*? est -elle bien désespérée de se voir
au-delà des Alpes ? est-elle dans l'attente de venir
à Paris ? Je comprends la grande joie qu'elle a
eue de vous voir; vos conversations doivent avoir
été infinies , et l'obligation d'une telle visite ne
se doit jamais oublier : elle vous l'a rendue
promptement ; mais ce n'est pas avec les mêmes
circonstances. Vous me parlez très-plaisamment
de la princesse d'Harcourt^. Brancas s'est in-
quiété , je ne sais poiu'quoi ; il est volontaire à
l'armée ; et comme il est désespéré de mille
choses, il n'évitera pas trop de rêver ou de s'en-
dormir vis-à-vis d'un canon : il ne voit guère
d'autre porte pour sortir de tous ses embarras.
Il écrivoit l'autre jour à madame de Villars et à
moi ; le dessus de la lettre étoit \ A M. de Vu--
lars , à Madrid. Madame de Villars qui le con-
noît, devina la vérité, elle ouvre la lettre, et y
trouve d'abord, mes très-chères : nous n'avons
point encore fait réponse.
Vous dites que je ne vous parle point de votre
' Madame de Monaco ayoit été la principale fayorite de Madame ,
( Henriette' Anne f Angleterre , morte le a 9 juin 1 670. ) D.P,
* D'une saignée mal faite. D. P,
^ Françoise de Brancas ; M. de Brancas , dont il a déjà été fait
mention dans la lettre du 4 mai précédent. D. P,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 49
frère ; je ne sais pourquoi, car j'y pense à tout
moment, et j'en suis dans des inquiétudes ex-
trêmes; je l'aime fort, et il vit avec moi d'une
manière charmante : ses lettres sont aussi d'un
style , que si on les trouve jamais dans ma cas-
sette , on croira qu'elles sont du plus honnête
homme de mon temps ; je ne crois pas qu'il y
ait un air de politesse et d'agrément pareil à
celui qu'il a pour moi. Cette guerre me touche
donc au dernier point ; mon fils est présentement
dans l'armée du roi , c'est-à-dire à la gueule du
loup , comme les autres.
On ne sera pas long-temps sans apprendre de
grandes nouvelles : le cœur bat en attendant.
Le marquis de Castelnau a la petite-vérole. On
disoit hier que Desmarêts ' , le fils du grand fau-
connier, et Bouligneux, étoient morts de ma-
ladie : si je ne vous mande point le contraire
avant que de fermer demain ma lettre à Paris,
c'est signe que cela est vrai. Je suis venue ici ce
matin toute seule dans une calèche , afin de re-
mener ma petite enfant ; il faut qu'elle essaie un
bonnet et une robe ; je m'en jouerai jusqu'à ce
que je parte, et ne la ramènerai ici que trois
joints devant : elle se porte très-bien ; elle est ai-
mable sans être belle ; elle fait cent petites sot-
tises qui réjouissent.
' Alexis-François Dauvet , comte Desmarêts ; il succéda à Nic4|[as
"Dauvet son père en 1678. ^f.
ÏII. ^'
5o LETTRES
Mais la veuve de madtre Paul est outrée ; il s'est
trouvé une anicroche à son mariage ; son grand
benêt d'amant ne l'aime guère ; il trouve Marie *
tien jolie , bien douce. Ma fille , cela ne vaut rien ,
je vous le dis franchement : je vous aiu'ois fait
cacher, si j'avois voulu être aimée. Ce qui se
passe ici est ce qui fait tous les romans , toutes
les comédies, toutes les tragédies, in rozzi petti
tutte le flamme, lutte le furie d*amor. Il me sem-
ble que je vois un de ces petits amours, qui
sont si bien dépeints dans le prologue de T^-
m,inte , qui se cachent et qui demeurent dans les
forêts : je crois , pour son honneur , que celui-là
visoit à Marie; mais le plus juste s'abuse : il a
tiré sur la jardinière, et le"mal est incurable. Si
vous étiez ici, cet original grossier vous diver-
tiroit extrêmement : pour moi j'en suis occupée ;
et j'emmène Marie , pour l'empêcher de couper
l'herbe sous le pied de sa mère : ces pauvres
mères !
Je ne laisse pas de me promener avec plaisir ;
les chèvre-feuilles ne m'entêtent point. M. de
Coulanges est charmé du marquis de Villeroi;
il arriva hier au soir. Sa femme , comme vous
dites, a donné tout au travers des louanges et
des approbations de ce marquis. Cela est na-
turel ; il faut avoir trop d'application potir s'en
* Fille de madame Paul. D. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 5i
garantir : je me suis mirée dans sa lettre, mais
je l'excuse mieux qu'on ne m'excusoit.
Ne croyez point , ma fille , que la maladie de
madame de La Fayette puisse m'arrêter ; elle
n'est pas en état de faire peur ; et puisque j'en-
visage bien de partir dans l'état où est ma tante ,
il faut croire que rien ne peut m'en empêcher.
M. de Coulanges ne croyoit plus la revoir : il l'a
trouvée méconnaissable; elle ne prend plus de
plaisir à rien ; elle est à demi dans le ciel : c'esl:
une véritable sainte ; elle ne songe plus qu'à soisi
grand voyage et comprend fort bien celui que
je vais faire; elle me donne congé dun coHir
déjà tout détaché de la terre; elle entre dd0^
mes raisons; cela touche sensiblement.; et j'ad*
mire le contre-poids que Dieu veut mettre à la
joie sensible que j'aurois de vous aller voir ; je
laisserai ma tante à demi-morte ; cette idée blesse
le cœur , et j'emporterai une inquiétude conti-
nuelle de mon fils : ab ! que voilà bien le monde !
Vous dites qu'il faut se désaccoutumer de isoiir
haiter quelque chose; ajoutez-y, et de fsrç^
être parfaitement opntente : cet état n'^t p^^ ré^
serve pour les mortels.
Vous êtes, donc à Grignap ? hé bien , ma dière
enfant, tenez- vous-y jusqu'à ce que je vow en
6te. Notre cher abbé pensie çoimpe ippi , et La
Mousse ; vous ne vîtes janiais une petite troupe
4.
52 LETTRES
aller de si bon cœur ^à vous. Adieu , ma très-
aimable, jusqu'à demain à Paris; je m'en vais
me promener et penser à vous très-assurément
dans toutes ces belles allées , où je vous ai vue
mille fois.
A M. DE GRIGNATT.
Vous me flattez trop, mon cher Comte : je
ne prends qu'une partie de vos douceurs, qui
est le remerciment que vous me faites de vous
avoir donné une femme qui fait tout l'agrément
de votre vie : oh! pour cela, je crois que j'y ai
un peu contribué ; mais, pour votre autorité
dans la province, vous lavez par vous-même,
par votre mérite, votre naissance, votre con-
duite; tout cela ne vient pas de moi. Ah! que
vous perdez que je n'aie pas le cœur content !
IjC Camus m'a prise en amitié; il dit que je
chante bien ses airs ; il eh a fait de divins;; mais
je suis triste, et je n'apprends rien; vous ïe^
chanteriez comme un ange : Le Camus estime
fort votre voix et votre science. J'ai regret à ce^
sortes de petits agréments que nous négligeons-;
pourquoi les perdre? Je dis toujoiu's qu'il ne faut
point s'en défaire, et que ce n'est pas trop de
tout. Mais que faire quand on a un nœud à la
gorge? Vous avez fait faire à ma fille le plus beau
voyage du monde : ell^ en est ravie ; mais vous
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 53
l'avez bien menée par monts et par vaux, et bien
exposée sur vos Alpes, et aux flots de votre Médi-
terranée : j'ai quasi envie de vous gronder ,
après vous avoir embrassé tendrement. .
A MADAME DE.GRIGNAN.
Vendredi , 3 juin.
Me voici. à Paris, où je trouve que ces deux
Messieurs ^ ne sont pas si morts qu'ils l'étoiëiit
hier. La maréchale de Villeroi est à l'extrémité.
Je ne sais rien de l'armée. Adieu. ,
LETTRE CCLXXVII. -
DE MADAME DE SEVIGSri A MADAME DE GRIGITAIC.
■ • ■
A Paris , 'lundi 6 juin 167a.
Comme je tïsà point reçu de vos lettres, et
que c'est toujours un grand chagrin pour moi,
je me suis imaginé que vous aviez été occupée à
recevoir madame de Monaco : ce qui me console,
c'est que vous êtes en lieu de planter choux , et
que vos Alpes ni votre mer Méditerranée ne
sauroient plus vous faire périr. J'ai bien sué en
pensant au péril de votre voyage.
Ma tante a reçu encore aujourd'hui le viatique
' Messieurs Dcsmaréts et Bouligneux. D. P, '
54 LETTRES
dam ia vue de faire le sien, où elle est appliquée
avec un€ dévotion angélique; sa préparation , sa
patiionoey sa résignation^ ^ont des chose» »i peu
naturelles ^ qu'il faut les* considérer comme au*
tant de miracles qui persuadent la religion. Elle
est entièrement détachée de la terre; son état,
quoique infiniment douloureux , est la chose du
monde la plus souhaitable à ceux qui sont vé-
ritablemept chrétiens. Elle nous chasse tous,
comme je vous ai déjà dit; et, quoique nou9
ayons dessein de lui obéii:, nous croyons quel-»
quefois qu'elle s'en ira encore plus tôt que nous.
Eiïôïï ftôus Vdyofté Uti jotrf; et si je li'étôis ac-
coutumée depuis quelque temps à ne point faire
ce que je désire, je vous manderois dès aujour-
d'hui aé rie me plus écrire; mais non, j'aime
mieux recevoir quelqu'une de vos lettres à Gri-
gnan , que d'en manquer ici.
Voilà les nouvelles de M* de Pomponne : il
est déjà question d'un nom de corinoissance ^ui
^flige ; Dieu nous f^sse la grâce de n'en point
vdir d'autres. M. de La Hôchefoucauld rie sait
encore tien : il sei*a sensiblement touché; car
il est patriarche , et connoît quasi aussi bien que
moi la tendresse maternelle ; il me pria fort hier
de vous faire mille amitiés pour lui. Madame de
La Fayette riie pria fort aussi de vous dire l'état
où elle est, afin que vous ne soyez point étonnée
DE MADAME DE SEVIGNE. 55
de ne point voir de ses lettres; la fièvre tierce l'a
reprise. Elle vous conjure de croire que ce n'est
ni un prêtre ni un conseiller qui cause l'ennui
de la Marans; c'est un des mieux chaussés, dont
nous ne savons ni le nom ni la devise, ni les
couleurs , mais que nous jugeons bien qui est à
la guerre , à voir les sombres horreurs ddftt elle
est accablée; si elle aimoit un conseiller y elle se-
roit gaillarde. Dans ma lettre qui a été perdue,
je crois qUe je vous répondois sur quelques cha-
grin que Vous aviez -d'une méchanceté- qu'on'
Vous avoit feite ; je vxm» mandois que , «i viMs
en aviez dit davantage, Oii auroit peiis-etre bieti'
pu deviner d'où cette malice pouvoit venir.
J'ai appris quelque diose depuis de ce qui
vous fâchoit; il y a des gens fort alertes pour
s'éclaircir des soupçons qu'ils ont sur certaines
gens. Nous sommes éveillés aussi pour un pre-
mier président ' , que nous croyons que M. de
Marseille fera £dre à Saint^Germain, au conseil
de la reine, ea l'absence du. roi et tle M. de
Pomponne, avec M. Colbert et M. Le Tellier. Je
mis hier Langlade en campagne pour parler à
des gens qui nous doivent instruire, et que nous
voulons instruire à notre tour : il trouve que
l'amitié me donne de l'esprit et des vues; je
n'exécute rien qu'avec de bons conseils. J'ai vu
' Du parlement d*Aix. D. P.
56 LETTRES
une lettre de vous à Sainte-Marie , dont je vous
loue et vous remercie mille fois; je n'ai. jamais
rien vu de si honnête ni de si politique : vous
faites mieux que moi. M. de Goulanges et M. de
Guitaud m'en ont montré d'autres, dont vous
êtes louable d'une autre façon.
Vous savez bien que le marquis de Villeroi a
quitté Lyon et madame de Goulanges, poiu* s'en
aller, comme le chevalier des armes noires^ dans
l'armée de l'électeur de Cologne , voulant servir
le. roi.au moins dans l'armée de ses alliés; il y a
plusieurs avis pour savoir s'il a. bien ou mal
fait. .Le roi n'aime pas qu'on lui désobéisse ;
peut-être aussi qu'il aimera cette ardeur mar-
tiale : le succès fera voir ce que l'on en doit
juger.
Je reçois dans ce moment votre lettre du ay ,
d'Aix et de Lambesc. Je pensois déjà que vous
ne m'écriyiez point du tout, à cause de votre
princesse ( de Monaco ) : c'est la plus raisonnable
excuse que vous me puissiez donner; je la com-
prends très-bien; vous n'avez pas tous les jours
de telles compagnies ; il faut bien profiter de ces
occasions que le bonheur et le hasard vous en-
voient. Parlez-moi des déplaisirs qu'elle a eus de
la mort de Madame, et des espérances qu'elle
a pour Paris.
Vous avez donc eu des comédiens; je vous
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 67
réponds que , de quelque façou que votre théâ-
tre fut garni, il Tétoit toujoiu^ mieux que celui
de Paris. J'en parloir l'autre jour en m'amusant
avec Beaulieu^, U ine disoit : Madame, il n'y a
plus que des garçons de boutique à la comédie ;
il n'y à pas seulement des filous, ni des pages,
ni de grands laquais, tout est à l'ai'mée : quand
on voit un homme avec une épée dans les rues^
les petits enfants crient sur lui; voilà quel est
Paris présentement, mais il chs^ngera de face
dans quelques mois.
. Vous faites iûen de me demander pardon ^ de
dire que VOUS' ine laissez reposer de vos grandes
lettres ; vous avez réparé cette faute très-prompr
tement : hélas, ma fille ! ce sont des petites qu'il
faut que je me repose. Vous êtes d'un très-bon
commerce; je n.'eusse jamais cru que le mien
vous eut été si agréable : je m'en estime bien
plus que je ne faisois. Vous me dites plaisamr
ment que vous croiriez m'ôter quelque choaç ,
en polissant vos lettres : gardez-vous bien d'y
toucher, vous en feriez des pièces d'éloquence.
Cette pure nature dont vous parlez est précisé-
ment ce qui est bon , et ce qui plaît uniquement.
Gardez bien votre aimable esprit, il a les yeux
plus grands que ceux de votre tête, qui sont
pourtant fort jolis, pour ce qu'ils contiennent !
' Valet-de-chambre de madame de Sévignë.
58 LETTRES
Votre comparaison est plaisatite, d'une fenune
grosse de neuf, dix , onze ou douze mois ; oui ,
ma fille , tous accoucherez enfin heureusement :
votre enfant ne sera point pétrifié. Ne m'en-
voyez point vos eaust ni vos gants, vous me les
donnerez à Grignan; je ne ferai point d'autre
provision que celle-là : je vous manderai que je
pars à 'l'heure que vous y penserez le moins. La
maréchale de Yilleroi ' se porte mietnt. Il n'y a
point de meilleures nouvelle* que celles que je'
vous envoie; j'en demande toujours^ et l'cm
prend plaisir à ti^'en dire, parce qu'oh>^mtl>ien
que ce n'eàt pas- pour mot. Je suisr en peine de
vos jambes, pourquoi sont'^elles enflées? pofû>
quoi la fièvre n'aura-t^elle pas de suite ? Il m'est
impossible de ne pas souhaiter au moins d'être
à demain , afin d'avoir encore de vos nouvelles y
et de cette fièvre que vous dites qui n'aura point
de suite. Je vous embrasse ave4^ une tendresse
eiLtréme.
' Madeleine de Créqui, D, P,
. \
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 69
LETTRE CCLXXVIIÏ.
DE MADAME DE SJ^VIGPfi A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, lundi i3 juin 167a.
Ma petite , hélas ! vous avez été bien malade ;
je comprends ce mal^ et le crains comme un de
cexiiL qui donnent le plus de frayeur^ Sans la
botité qu'à eue M. de Grignad de m'écrire, je
vous avoue que j'aurois été dans untf inquiétude
mortelle ; mais il voua aime si passionnément ,
que je le tiéndrois peu en état de songer à sou-
lager mes craintes, si vous aviez été un moment
en péril. J'attends demain avec impatience; j'es-
père que vous me direz-vous même comme vous
vous portez, et pourquoi vous vous êtes mise eu
colère; j'y suis beaucoup contre ceux qui voua
eti ont donné sujets •
Voilà une lettre de mon fils qui vous divertira,
ce sont des détails qui font plaisir^ Vous verrez
que le roi est si parfaitement heureu3^ ' , que dé-
sormais il n'aura qu'à dire ce qu'il souhaite dans
FEurope , sanfe pîendre la peine d'aller lui-même
à la^ tête de soli aitaée ; on se trouvera heureut
' En huit jours TariBée du roi et celle de» alliés prireïit six
ville, yé, G.
6o LETTRES
de le lui donner. Je suis assurée qu'il passera
rissel comme la Seine. La terreur prépare par-
tout une victoire aisée : la joie de tous les cour-
tisans est un bon augure. Brancas me mande
qu'on ne cesse de rire depuis le matin jusqu'au
soir; voici une petite histoire qu'il faut que je
vous mande.
Dès que le vieux Bourdeille fut mort, M. de
Montausier écrivit au roi pour lui demander la
charge de sénéchal de Poitou pour M. de Lau-
rière'-son beau-firèrë. Le roi la lui accorcfa- Uri.
peu après le jeune Matha la demanda , et dit au
roi qu'il y avoit très-long-temps que cette charge
étoit dans leur maison. Le roi écrivit à M. de
Montausier, et le pria de la lui rendre, en l'as-
surant qu'il donneroit autre chose à M. de Lau-
rière. M. de Montausier répondit que pour lui
il seroit ravi de le pouvoir faire; mais que son
beau-fr^re en ayant reçu les compliments dans
la province, il étoit impossible, et que Sa Majesté
pourroit faire d'autres biens au petit Matha. Le
roi en parut piqué, et, se mordant les lèvres, hé
bien ! dit-il, je lui laisse la charge pour trois ans;
mais je la donne ensuite pour toujours au petit
Matha*. Ce contre-temps a été fâcheux pour Mi
de Montausier. C'étoit à M. de Grignan que je
* Philibert- Héiie de Pompadour , marquis de Laurière.
^ Petit; neveu du marquis de Bourdeille.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 6i
devois mander ceci ; il n importe , mes deux let-
tres sont à tous deux, et n'en valent jpas une
bonne.
Vous n'aurez point de Provençal pour pre-
mier président, on m'en a fort assurée. M. de
Marseille me vint voir hier avec le marquis de
Vence et deux députés , je crus que c'étoit une
harangue.
Adieu, ma chère enfant, je vous prie d'être
bien aise de me voir en quelque temps que ce
soit, et de songer au plaisir que j'en recevrai. Ma
fille, voilà une petite sotte béte de lettre, je
ferois bien mieux de dormir.
LETTRE CCLXXIX.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Pai'is, vendredi 17 juin 167a , à 11 heures du soh\
Je viens d'apprendre, ma fille , une triste nou-
velle, dont je ne vous dirai point le détail , parce
que je ne le sais pas : mais je sais qu'au passage
de rissel ' , sous les ordres de M. le prince , M. de
Longueville a été tué ; cette nouvelle accable.
J'étois chez madame de La Fayette quand on
vint l'apprendre à M. de La Rochefoucauld , avec
' Cest-à-dire , au passage du Ahin ; Flssel fut abandonné. D. P,
62 LETTRES
la blessure de M. de Marsillac et la mort du che-
valier de Marsillac : cette grêle est tombée sur
lui en ma présence. Il a été très-vivement affligé^
ses larmes ont coulé du fond du cœur, et sa fer^
meté Ta empêché d'éclater. Après ces nouvelles ^
je ne me suis pas donné la patience de rien der
mander : j'ai couru chez M. de Pomponne, qui
m'a fait souvenir que mon fils est dans l'armée
du roi, laquelle n'a eu nulle part à cette expé-
dition ; elle étoit réservée à M. le prince : on
dit qu'il est blessé ; on dit qu'il a passé la rivière
dans un petit bateau ; on dit que Nogent a été
noyé ; on dit que Guitry est tué ; on dit que M. de
Roquelaure et M. de La Feuillade sont blessés ;
qu'il y en a une infinité qui ont péri en cette
rude occasion. Quand je saurai le détail de cette
nouvelle, je vous la manderai. Voilà Guitaud qui
m'envoie un gentilhomme qui vient de l'hôtel de
Condé ; il me dit]^que M. le prince a été blessé à
la main. M. de Longueville avoit forcé la bar-
rière , où il s'étoit présenté le premier ; il a été
aussi le premier tué sur-le-champ ^ : tout le reste
est assez pareil. M. de Guitry noyé, et M. de
Nogent aussi*; M. de Marsillac blessé, comme
j'ai dit , et une grande quantité d'autres qu'on ne
' ( ^oyez ci^après les lettres de» ao juin et 8 juillet.
' Armand de Bautru , comte de Nogent , et Guy de Chaumont
de Guitry , grand»maitre de la garde-robe. ilf.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ, 63
sait pa« encore. Mais enfin l'Is^el est passé. M. le
prince l'a passé trois ou quatre fois en bateau ,
tout paisiblement 9 donnant ses ordres partout
avec ce sang-froid et cette valeur divine qu'on
lui connoit On assure qu'après cette première
difficulté on ne trouve plus d'ennemis : ils sont
retirés dans leurs places. La blessure de M. de
Marsillac est un coup de mousquet dans l'épaule,
et un autre dans la mâchoire, sans casser l'os.
Adieu , ma chère enfant ; j'ai l'esprit un peu hors
de sa place , quoique mon fils soit dans l'armée
du roi ; mais il y aura tant d'autres occasions que
cela £sàt trembler et mourir.
LETTRE CCLXXX.
DE MADAME DE SlÉVIGKÉ AU COMTE DE BUSSY,
A Paris, ce 19 juin 1672.
J'ai présentement dans ma chambre votre
grand garçon'. Je l'ai envoyé quérir dans mon
carrosse pour venir dîner avec moi. Mon oncle
l'abbé, qui y étoit aussi, a présenté d'abord à
mon neveu un grand papier plié , et l'ayant ou-
' Amé-Nicolas de Rabatin , fils aîné du comte de Bussy. II
prit en effet , comme son père , le parti des armes. ( Voyez la pein*
tnre de son caractère , de son tempérament dans la lettre de Bussy y,
h mars 1686. )
64 LETTRES
vert, il a trouvé que c'étoit une généalogie des
Rabutin. Il en a été tout réjoui ; et il s'amuse
présentement à regarder d'où il vient. Si tout
d'un train il s'amuse à méditer où il va, nous
ne dînerons pas sitôt ; mais je lui épargnerai la
peine de faire cette méditation, en l'assurant
qu'il va droit à la mort, et à une mort assez
prompte, s'il fait votre métier, comme il y a
beaucoup d'apparence. Je suis certaine que cette
pensée ne l'empêchera pas de dîner : il est d'une
trop bonne race pour être surpris d'une si triste
nouvelle. Mais enfin je ne comprends pas qu'on
puisse s'exposer mille fois, comme vous avez
fait , et qu'on ne soit pas tué mille fois aussi. Je
suis aujourd'hui bien remplie de cette réflexion.
La mort de M. de Longueville, celle de Guitry,
de Nogent et de plusieurs autres; les blessures
de M. le prince, de Marsillac, de Vivonne, de
Montrevel, de Revel, du comte de Saulx, de
Termes et de mille gens inconnus, me donnent
une idée bien funeste de la guerre. Je ne com-
prends point le passage du Rhin à la nage. Se
jeter dedans à cheval, comme des chiens après
un cerf, et n'être ni noyé, ni assommé en abor»
dant , tout cela passe tellement mon imagination ,
que la tête m'en tourne ^. Dieu a conservé mon
' Boileau , dans son épître IV sur le passage du Rhin , nomme
.nussi plusieurs des guerriers qui passoient dans la tête de madame
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 65
fils jusques ici; mais peut-on compter sur ceux
qui sont à la guerre?- Adieu, mon cher cousin,
je m'en vais dîner. Je trouve votre .fils bien fait
et aimable. Je suis fort aise que vous aimiez mes
lettres. On ne peut être à votre goût sans beau-
coup de vanité.
LETTRE CCLXXXI.
DU COMTE DE BUSSY A MADAME DE siVIGWÉ.
A Chaseu * , ce a6 juin 167a.
Ne diroit-on pas, comme vous en parlez. Ma-
dame , qu'il n'y a que les gens de guerre qui
meurent. Cependant la vérité est que la guerre
ne fait que hâter la mort de quelques - uns qui
auraient vécu davantage , s'ils n'y étoient point
allés. Pour moi , je me suis trouvé en plusieurs
occasions assez périlleuses sans avoir. seulement
été blessé. Mon malheur a roulé sur d'autres
choses; et, pour parler franchement, j'aime mieux
avoir été moins heureux que d'être mort jeune.
de Sévigné , lorsqu'elle traçoit ces lignes aussi sensées que politi-
ques. On y Yoit Soobise, Gramont , Lesdiguièré^ , Viyonne , Nan-
touillet , Goislin , Salart , Nogent d'Ambré , Cavois , Revel , Ven-
dôme , la Salle , Beringhin , les princes de Condé , d'Enghien , et
Longueyille , 'qui fut tué le i a juin 167a, dans Vile de Belaw.
' Paroisse de Loisy , près d'Autun.
III. 5
66 LETTRES
U y a cent mille gens qui ont été tués à la pre-
mière occasion où ils se sont trouvés , et cent
mille autres à la seconde : Cosi îlia voluto il
fato. Cependant je vous vois dans de grandes
alarmes; mais il faut que je vous rassure, Ma-
dame, en vous apprenant qu'on fait quelque-
fois dix campagnes sans tirer une fois lepée , et
qu'on se trouve souvent dans des batailles sans
voir Fennemi : par exemple , quand on est à la
seconde ligne, ou à l'arrière-garde , et que la
première ligne a décidé du combat, comme il
arriva à la bataille des Dunes en i658 ^ Dans une
guerre de campagne, les officiers de cavalerie
courent plus de hasard que les autres. Dans une
guerre de sièges , les officiers d'infanterie sont
mille fois plus exposés : et sur cela , Madame^ il
faut que je vous dise ce que M. de Turenne m'a
iCOûté avoir ouï dire au feu prince d'Orange
Guillaume : que les jeunes filles croyoient que
les hommes étoient toujours en état*, et que les
moines croyoient que les gens de guerre avoient
toujours, à l'armée, l'épée à la main. L'intérêt
que vous avez à cette campagne vous fait faire
* Le vicomte de Turenne , après avoir gagné cette fameuse ba-
taille, s'empara de presque tous le reste de la Flandre, ce qui obligea
les Espagnols à faire la paix des Pyrénées , en 1 660. G, D, S. G.
' Cette pensée un peu libidineuse ne seroit point admise de noa
jours dans une Correspondance de bonne compagnie. G. D* S. G»
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 67
des réfle^tions que Vous n'aviez jamais faites. Si
iûonsieiir votre fila n'étoit pas là , vous regarde-
riez cette action comme ce^it autres dont vous
avez ouï parler sans être émue , et vous trou-
veriez feulement de la hardiesse au passage du
Rhin , où vous trouvez aujourd'hui de la témé-
rité. Croyez-moi , ma chère cousine , la plupart
des choses ne sont grandes ou petites qu'autant
que notre esprit les fait ainsi. Le passage du
Rhin à la nage est une belle action, mais elle
n'eit pas si téméraire que vous pensez. Deux mille
chevaux passent pour en aller attaquer quatre oii
cinq cents. Les deux mille sont soutenus d'une
grande armée où le roi est en personne , et les
quatre ou cinq cents sont des troupes épouvan»
tées par la manière brusque et vigoureuse dont
on a commencé la campagne. Quand les Hollan-
dois aiu*oient eu plus de fermeté en cette ren-
contre , ils n'àuroient tué qu'un peu plus de gens,
et enfin ils auroieht été accablés par le nombre.
Si le prince d'Orange avoit été à l'autre bord du
Rhin avec son armée , je ne pense pas que Ton
eût essayé de passer à la nage devant lui, et
c'est de qui auroit été téméraire^ si on Tavôit
hasardé '. Cependant c'eèt ce que fit Aletâùdi'ô
* Bussy toucboit au vif fcîen des amoûrs-propreé daài la céii-
fltire qu'il foit sur le passage du Uhin. U paroit ({ue quelques îndist
crets dévoilèrent à' la cçur son opinion à cet égard et on pro^
5.
;ft
68 LETTRES
au passage du Granique. Il passa avec quarante
mille hommes cette rivière à' la nage, malgré
cent mille qui s'y opposoient. Il est vrai que
s'il eût été battu , on auroit dit que c'eût été un
fou ; et ce ne fut que parce qu'il réussit que Ton
dit qu'il avoit fait la plus belle action du monde.
Je suis fort aise, ma belle cousine, que votre
déchaînement contre la guerre n'ait d'autre rai-
son que la crainte de l'avenir , et que M. de Sé-
vigné se soit tiré heureusement d'affaire. Il faut
espérer qu'il sera toujours heureux. Ce n'est pas
que le maréchal de la Ferté ne dise que la guerre,
dit : Jtttends'inoi , je t'aurai. Mandez-moi si mon-
sieur votre fils étoit commandé de passer. Si mon
fils vous plaît, madame, il peut bien plaire à
d'autres. Vous avez le goût bon.
LETTRE CCLXXXII.
I
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGITAir.
A Paris, ao juin 167a.
Il m'est impossible de me représenter l'état
où vous avez été, ma chère enfant, sans une ex-
longea son exil : du moins on attribue à ce. motif , cumulé ayec
d'autres , la disgrâce dont il se plaint si souvent et si amèrement.
G. D, G. S.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 69
trême émotion ; et, quoique je sache que vous
en êtes quitte, Dieu merci! je ne puis tourner
les yeux sur le passé , sans une horreur qui me
trouble. Hélas! que j'étois mal instruite d*une *
santé qui m'est si chère! Qui m'eût dit en ce
temps-là : votre fille est plus en danger que si
elle étoit à l'armée ? j'étois bien loin de le croire.
Faut-il donc que je me trouve cette tristesse
avec tant d'autres qui sont présentement dans
mon cœur ? Le péril extrême où se trouve mon
fils; la guerre qui s'échaufFe tous les jours, lès
courriers qui n'apportent plus que la mort de
quelqu'un de nos amis ou de nos connoissances,
et qui peuvent apporter pis; là crainte que l'on
a des mauvaises nouvelles, et la ciu'iosité qu'on
a de les apprendre ; la désolation de ceux qui
sont outrés de douleiu*, et avec qui je passe une
partie de ma vie ; l'inconcevable état de ma tante ,
et l'envie que j'ai de voiis voir , tout cela ipe dé-
chire, me tue, et me fait mener une vie si con-
traire à mon humeur et à mon tempérament ,
qu'en vérité il faut que j'aie une bonne santé
pour y résister. Vous n'avez jamais vu Paris
comme il est; tout le monde pleure, ou craint
d^ pleurer : l'esprit tourne à la pauvre madame
de Nogent ; madame de Longueville fait fendre
le cœiu:,.à ce qu'on dit; je ne l'ai point vue, mais
voici ce que je sais.
70 LETTRES
Mademoiselle 4ç Vertus ' étoit retournée dcM
puis deux jours à Port-Royal, où elle est presque
toujours; ou est allé la quérir avec M. Arnauld,
pour dire cette terrible nouvelle. Mademoiselle
de Vertus n'avoit qu'à se montrer; ce retour 31
précipité paarquoit bien quelque chose de fu-
neste. En effet, dès qu'elle parut : Ah! made-
moiselle , comment se porte monsieiu» mon frère
( le Grand Condé ) ? Sa pensée n'osa ^Uer plus
loin. Madame, il se porte bien de sa blessure;
— il y a eu un combat. Et mon fils ?-^ On n^
lui répondit rien. — Ah! mademoiselle, mon fils,
mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort? —
Madame, je n'ai point de paroles poiu* vous ré-
pondre. — Ah ! mon cher fils ! est-il mort sur-le-
champ? n'a-t-il pas eu un seul moment? ah mon
Dieu ! quel sacrifice ! et là-dessus elle tombe sur
son lit , et tout ce que la plus vive douleur peut
faire, et par des convulsions, et par des évanouis*
sements, et par un silence mortel, et pat des
cris étouffés, et par des larmes amères, et pay
des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres
et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit cer-
taines gens, elle prend des bouillons, parce que
Dieu le veut; elle'n'a aucun repos; sa santé, déjà
très-mauvaise, est visiblement altérée : pour moi ,
' Mademoiselle de Vertus étoit issue des anciens ducs de Bre^
tagne. Cétoit une des saintes de Port-Royal. Â^ G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 71
je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle
puisse vivre après une telle perte.
Il y a un homme dans le monde qui n'est guère
moins touché; j'ai dans la tête que s'ils s'étoient
rencontrés tous deux dans ces premiers mo*
ments , et qu'il n'y eût eu personne avec eux ,
tous les autres sentiments auroient fait place à
des cris et à des larmes, que Ton auroit redou-
blés de bon cœur : c'est une vision '.
Mais enfin quelle affliction ne montre point
notre grosse marquise d'Uxelles sur le pied de
la^ bonne amitié? Les maîtresses ne s'en contrai-^
gnent pas. Toute sa pauvre maison revient ; et
son écuyer, qui arriva hier, ne paroît pas un
homme raisonnable : cette mort efface les autres.
Un courrier d'hier au soir apporta la mort du
comte du Plessis * , qui faisoit faire un pont ; un
coup de canon l'a emporté. M. de Turenne assiège
Arnheim : on parle aussi du fort de Skenk. Ah l
que ces beaux commencements seront suivis
d'une fin tragique pour bien des gens! Dieu con-
serve mon pauvre fils! Il n'a point été de ce
passage ; s'il y avoit quelque chose de bon à un
* H est question ici de M. de La Rochefoucauld. On sait qu'il
avoit été l'amant de la duchesse de Longueyille , qui l'ayoit quitt4
et trahi y et on soupçoAnoit ses larines être celles d'un père.
CD. S. G.
* Alexandre de Choiseul^ comte du Plessis , fils de César , du*
de Choiseul, maréchal de France. D, P.
7a LETTRES
tel métier , ce seroit d'être attaché à une charge.
Mais la campagne n'est point finie.
Au milieu de nos chagrins , la description
que vous me faites de madame Colonne et de sa
sœur est une chose divine ; elle réveille malgré
qu'on en ait ; c'est une peinture admirable *. La
comtesse de Soissons et madame de Bouilion
( leurs sœurs ) sont en furie contre ces folles , et
disent qu'il les faut enfermer; elles se déclarent
fort contre cette étrange folie *. On ne croit pas
que le roi veuille fâcher M. le connétable ( Co-
lonne ) , qui est assurément le plus grand seigneur
de Rome. En attendant nous les verrons arriver
comme mademoiselle de V Étoile^ : la compa-
raison est admirable.
Voilà des relations ; il n'y en a point de meil-
leures : vous verrez dans toutes que -M. de Lon-
gueville est cauâe de sa mort et de celle des au-
tres, et qua M. le prince a été père uniquement
' Madame Colonne , et madame Hortense Mancini y duchesse de
Mazarin , venoient à un rendez-vous de leurs amants , le chevalier
de Lorraine et le comte de Marsan. Elles furent arrêtées à Aix , dé-
guisées sous des vêtements d'hommes , et réclamées par le Pape et
les cardinaux. Madame de Scuderi raconte cette anecdote dans une
lettre qu'elle adresse à Bussy-Rahutin , portant la date du a 6 juin
1 672. ( y oyez le supplément de Bussy , page 17a.)
' Grouvelle remarque que ces dames n'avoient pourtant sur les
deux autres que l'avantage d'avoir eu des maris plus faciles.
' ^ Du Roman comique de Scarron. D. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 73
dans cette occasion , et point du tout général
d'armée. Je disois hier , et l'on m'approuva, que,
si la guerre continue , M. le duc ' sera cause de
la mort de M. le prince; son amoiir pour lui
passe toutes ses autres passions. La Marans est
abymée ; elle dit qu'elle voit bien qu'on lui ca-
che les nouvelles , et qu'avec M. de Longueville,
M, le prince et M. le duc sont morts aussi; et
qu'on le lui dise , et qu'au nom de Dieu on ne
l'épargne point; qu'aussi bien elle est dans un
état qu'il est inutile de ménager *. Si l'on pou-
voit rire, on riroit : ah! si elle savoit combien
peu on songe à lui cacher quelque chose, et
combien chacun est occupé de ses douleurs et
de ses craintes, elle ne croiroit pas qu'on eût
tant d'application à la tromper.
Les nouvelles que je vous mande sont d'ori-
ginal ; c'est de Gourville qui étoit avec madame de
Longueville , quand eUe a reçu ses lettres : tous
les courriers viennent droit à lui. M. de Lon-
gueville ayoit fait son testament avant que de
partir; il laisse une grande partie de son bien à
un fils q^'il a, et qui, à mon avis, paroîtra sous
le nom de chevalier d'Orléans^, sans rien coû-
* Henri-Joies de Bourbon , fils de M. le prince. D. P.
* On a déjà vu que madame de Marans avoit été aimée du duc de
Longueville. ^. G.
' Il parut sous le nom de chevalier de Longueville , et fut tuo
74 LETTRES
ter à ses parents, quoiqu'ils ne soient point
gueux. Savez-vous où Ton mit le corps de M. de
Longueville? dans le même bateau où il avoit
pa$sé tout vivant, il y avoit deux heures. M. le
prince, qui étoit blessé, le fit mettre auprès de
lui 9 couvert d un manteau , eu repassant le Rlûn
avçç plusieurs autres blessés pour se faire pan-*
ser dans une ville en-deçà de ce fleuve , de sorte
que ce retoiu* fut la plus triste chose du monde*
Ou dit que le chevalier de Montchevreuil , qui
étpit attaché à M. de Longueville , ne veut point
qu'on le panse d'une blessure qu'il a reçue au*
près de lui ^
Mon fils m'a écrit : il est sensiblement touché
de la perte de M. de Longueville. Il n'étoit point
à cette première expédition ; mais il sera d'une
autre : peut-on trouver quelque sûreté dans un
tel métier ? Je vous conseille d'écrire à M. de La
Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et
sur la blessiu'e de M. de Marsillac. J'ai vu son
coçur à découvert dans cette cruelle aventure ,
il est au premier rang de tout ce que j'ai jamais
vu de courage, de mérite, de tendresse et de
raison : je compte pour rien son esprit et son
pendant le siège de Philisbotirg, en 1688 , par un soldat qui tiroit
une bécassine. ( Voyez la lettre du 8 juillet suivant. ) D» P.
* Philippe de Mornay, chevalier de Malte; il mourut de cette
blessure ^ dit M. de Monmerqué.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 76
kgrément. Je ne m'amuserai point aujourd'hui à
vous dire combien je vous aime.
Du même jour, à dix heures dtL soir.
Il y â deux heures que j'ai fait mon paquet ,
et en revenant de la ville je trouve la paix faite ^
selon une lettre qu'on m'a envoyée II est aisé
de croire que toute la Hollande est en alarme et
soumise : le bonheur du roi est au-dessus de tout
ce qu'on a jamais vu. On va commencer à res-
pirer; mais quel redoublement de douleur à
madame de Longueville^ et à ceux qui ont perdu
leurs chers enfants ! J'ai vu le maréchal du Pies-
sis ; il est très-affligé ^ mais en grand capitaine.
La maréchale * pleure amèrement, et la comtesse*
est fâché de n'être point duchesse ; et puis c est
tout. Ah ! ma fille , sans l'emportement de M. de
Longueville, songez que nous aurions la Hol-
lande , sans qu'il nous en eût rien coûté ^,
* Colombe Le Chairon , morte en 1 68 1. />. P.
* Marie-Louise Le Loup de .Bellenaye, remariée au marcpiis de
Qérembault, et morte en 1724. D. P, et M,
^ Le duc de Longuerille ^ ayec la crânerie d'un ^Idat sans pru«
dence« sans politique , crioit à tue-téte dans le combat : point de quar"
Her pour cette canaille , en tirant sur les Hollandois qui demandoient
quartier. G» D, S» G.
76 LETTRES
LETTRE CCLXXXIII.
DE MADAME DE SÉVJGIVÉ A MADAME DE GRIGVAN.
A Paris, yendredi i^jvûn 1679.
Je suis présentement dans la chambre de ma
tante : si vous pouviez la voir en l'état qu elle •
est , vous ne douteriez pas que je ne partisse de-
main matin. Elle a reçu aujourd'hui le viatique
pour la dernière fois ; mais comme son mal est
d'être entièrement consumée , cette dernière
goutte d'huile ne se trouve pas sitôt. Elle est
debout, c'est-à-dire dans sa chaise, avec sa
robe*- de-chambre, sa cornette, une coiffe noîre
par-dessus , et ses gants : nulle senteur j. nulle
malpropreté dans sa chambre ; mais son visage
est plus changé que si elle étoit morte depuis
huit jours; les os lui percent la peau; elle est
entièrement étique et desséchée; elle n'avale
qu'avec des difficultés extrêmes, elle a perdu la
parole. M. Vesou lui a signifié son arrêt; elle ne
prend plus de remèdes; la nature ne retient plus
rien; elle n'est quasi plus enflée, parce que Thy-
dropisie a causé le dessèchement ; elle n'a plus
de douleurs, parce qu'il n'y a plus rien à con-
sumer ; elle est fort assoupie , mais elle res-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 77
pire entore ; et voilà à quoi elle tient : elle a eu
des froids et des foiblesses qui nous ont fait
croire qu'elle étoit passée; on a voulu une fois
lui donnçr Textrême-onction. Je ne quitte plus
ce quartier, de peur d'accident. Je vous assure
que, quelque chose que je voie au-delà, cette
dernière scène me coûtera bien des larmes; c'est
un spectacle difGicile à soutenir, quand on est
tendre comme moi. Voilà , ma fille , où nous en
sommes. Il y a trois semaines qu'elle nous donna
congé à tous , parce qu'elle avoit encore un reste
de cérémonie ; mais présentement que le masque
est ôté, elle, nous a fait entendre, à l'abbé et à
moi, en nous tendant la main, qu'elle recevoit
une extrême consolation de nous avoir tous deux
dans ses derniers moments : cela nous creva le
cœur, et nous fit voir qu'on joue long-temps la
comédie , et qu'à la mort on dit la vérité. Je ne
vous dis plus, ma fille, le jour de mon départ :
Gomment pourrois-je tous le dire ?
Rien n'est plus incertain que l'heure de la mort '.
Mais enfin , pourvu que vous vouliez bien ne
nous point mander de ne pas partir, il est très-
certain que nous partirons. Laissez • nous donc
' Cest la pensée d'un joli madrigal de Mathieu de Montreuil ,
poète fran^is assez médiocre , dont Boileau dit :
On ne yoit point mes yers , à l'envi de Montreuil ,
Grossir impunément les feuillets d'un Recueil.
( Satire VU. ) G. D. S, G.
78 LETTRES
faire ; vous savez comme je hais leà rémordft : ee
m'eût été un dragon perpétuel que de n'avoir
pas rendu les derniers devoirs à ma pauvre ta<itè.
Je n'oublie rien de ce que je crois lui devoiir
dans cette triste occasion.
Je n'ai point vu madame de Longueville; 66
ne la voit point ; elle est malade : il y a eu d^
personnes distinguées , mais je n'en ai pas été ^
et n'ai point de titre pour cela. Il tiè pàl*oît pas
que la paix soit si proche que je Voud ràVûift
mandé ; mais il paroit un air d'intelligence ^vi^
tout, et une si grande promptitude à se Sou-
mettre , qu'il semble que le roi n'ait qu'à s'ap-
procher d'une ville pour qu'elle se reiide à liii.
Sans l'excès de bravoure de M. de Longtlévillé,
qui lui a causé la mort et à beaucoup d'auti»es ,
tout auroit été à souhait; mais, en vérité, la
Hollande entière ne vaut pas un tel prince. N*ôÙ-
bliez pas d'écrire à M. de La Rochefoucauld âttif
la mort de son chevalier, et la blessure de M. de
Marsillac; n'allez pas vous fourvoyer; voilà ce
qui l'afflige: hélas! je mens; entre nous, ma
fille , il n'a pas senti la perte du chevalier , et il
est inconsolable de celui que tout le monde re*
grette. Il faut écrire aussi au maréchal du Pies-
sis. Tous nos pauvres amis «ont encore qp santé.
Le petit La Troche * a passé des premiers à la
' François-Martin de Sayonnières de La Troche, alors âgé de i6
Ans.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 79
nage, on Ta distingué : si je suis encore ici, di-
tes-en un mot à sa mère, cela lui fera plaisir.
Ma pauvre tante me pria l'autre jour , par si-
gnes , de vous faire mille amitiés, et de vous dire
adieu ; elle me fit pleurer : elle a été en peine de la
pensée de votre mala(}ie ; notre abbé vous en fait
mille compliments : il faut que vous lui disiez tou-
jours quelque petite douceur pour soutenir Tex-
trême envie qu'il a de vous aller voir. Vous êtes
présentement à Grignan; j'espère que j'y serai à
mon tour aussi bien que. les autres : hélas! je
suis toute prête. J'admire mon malheur; c'est
assez que je désire quelque diose^ pour y trou-
ver de l'embarras. Je suis très-contente des soins
et de l'amitié du coadjuteur; je ne lui écrirai
point , il m'en aimera mieux : je serai ravie de le
voir et de causer avec lui.
Le marquis de Villeroi est renvoyé à Lyon ; le
roi n'a pas voulu qu'il soit demeuré. Jarzé ' étoit
avec M. de Munster; il a eu permission de se
' Ce Jarzé , dit Grouyelle » doit être le même qui , pendant la ré-
gence, à rinstigation àngnoid Gondé, afjGclia une folle passion
pour la reine Anne d'Autriche. H avoit alors été classé de la cbvaf^
et il n*y revint par la suite que pour se faire exiler, comme ayant
pris part aux intrigues que quelques femmes ayoient tramées au-
près de MoKSisuR pendant une maladie du roi. Ménage en parle
comme d'un homme à hons mots. Madraie de Motteville , dans ses
Mémoires, déyoile les intrigues de René du Plessis de la Roche-Pi-
chemer , comte de Jarzé. G. />. S, G.
8o LETTRES
faire assommer, et il y a bien réussi '. Vous savez
que Jarzé étoit aussi exilé.
LETTRE CCLXXXIV.
DE MADAME DE SEVIGITÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 37 juin 1672.
Ma pauvTQ tante reçut hier rextrême-onction ;
yous ne vîtes jamais" un spectacle plus triste :
elle respire encore, voilà tout ce que je vous puis
dire; vous saurez le reste dans son temps; mais
enfin il est impossible de n'être pas sensiblement
touchée de voir finir si cruellement une personne
qu'pn a toujours aimée et fort honorée. Vous
dites là-dessus tout ce qui peut se dire de plus
honnête et de plus raisonnable ; j'en userai selon
vos avis, et, après avoir décidé, je vous ferai
part de la victoire , et partirai sans avoir les re-
mords et les inquiétudes que je prévoyois; tant
il est impossible de ne se pas tromper dans tout
ce que l'on pense : j'avois imaginé que je serôis
déchirée entre le déplaisir de quitter ma tante
..„.....^..«„.„™. .,,..„/,...,
blessé à- mort par une sentinelle française qm n'entendit pas la ré-
ponse qu'il fit au cri de qui 'vive} ( Voyez la lettre de Pélisson , 1 9
juin 1672^) G, D, S, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 8i
et les craintes de la guerre pour mon fils ; Dieu
a mis ordre à l'un , je rendrai tous mes derniers
devoirs ; et le bonheur du roi a pourvu à l'au^
tre, puisque toute la Hollande se rend sans résis-
tance , et que les députés sont à la cour , comme
je vous l'avais mandé l'autre jour. Ainsi, ma
fille, défaisons-nous de croire que nous puissions
rien penser de juste sur l'avenir, et considérons
seulement le malheur de madame de Longue-
ville, puisque c'est une chose passée : voilà sur
quoi nous pouvons parler. Enfin la guerre n'a
été faite que pour tuer son pauvre enfant; le
moment d'après, tout se tourne à la paix; et en-
fin le roi n'est plus occupé qu'à recevoir les dé-
putés des villes qui se rendent. Il reviendra
comte de Hollande. Cette victoire est admirable ,
et fait voir que rien ne peut résister aux forces
et à la conduite de Sa Majesté : le plus sûr est
de l'honorer et de le craindre, et de n'en parler
qu'avec admiration ^
J'ai vu enfin madame de Longueville; le ha-
saril me plaça près de son lit : elle m'en fit ap-^
procher encore davantage, et me parla la pre^
mière; cîir, pour moi , je ne sais point de paroles
dans une telle occasion. Elle mo dit qu elle no
' Cette résignation dévoile une arrière-pensée peu favorable aux
chants d'une victoire que la religion , Thonnenr et rhumanité r«--
ponssoient.
III. ()
8a LETTRES
doutoit pas qu'elle ne m'eût fait pitié, que rien
ne manquoit à son malheur; elle me parla de
madame de La Fayette, de M. d'Hacqueville ,
comme de ceux qui la plaindroient le plus; elle
me parla de mon fils, et de l'amitié que son fils
avoit pour lui : je ne vous dis point mes ré-
ponses; elles furent comme elles dévoient être ;
et, de bonne foi, j etois si touchée que je ne
pouvois pas mal dire : la foule me chassa. Mais
enfin la circonstance de la paix est une sorte
d'amertume qui me blesse jusqu'au cœur , quand
je me mets à sa place; quand je me tiens à la
mienne, j'en loue Diçu, puisqu'elle conserve
mon pauvre Sévigné et tous nos amis.
Vous êtes présentement à Grignan; vous me
voulez effrayer de la pensée de ne me point
promener, et de n'avoir ni poirés, ni pêches;
mais, ma très-aimable, vous y serez peut-être;
et quand je serai lasse de compter vos solives,
ne pourrai-je point aller sur vos belles terrasses?
et ne me voulez-vous point donner des figues
et des muscats? Vous avez beau dire, je m'ex-
poserai à la sécheresse du pays , espérant bien
de n'en trouver que là : je prévois seulement
une brouillerie entre nous , c'est que vous vou*
drez que j'aime votre fils phis que votre fille,
et je ne crois pas que cela jniisse être; je me
suis tellement engagée d'amitié avec cette petite.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 83
que je sens un véritable chagrin de ne la pou-
voir mener.
M. de La Rochefoucauld est fort en peine de
la blessure de M. de Marsillac ; il craint que son
malheur ne lui donne la gangrène. Je ne sais si
vous devez écrire à madame de Longue ville, je
crois que oui.
On a fait une assez plaisante folie de la Hol-
lande : c'est une comtesse âgée d'environ cent
ans ; elle est bien malade ; elle a autour d'elle
quatre médecins : ce sont les rois d'Angleterre ,
d'Espagne, de France et de Suède. Le roi d'An-
gleterre lui dit : Montrez la langue ; ah ! la mau-
vaise langue! Le roi de France tient le pouls et
dit : Il faut une grande saignée. Je ne sais ce
que disent les deux autres; car je suis abymée
dans la mort ; mais enfin cela est juste et assez
plaisant.
Je suis fort aise que vous ne soyez point grosse ;
vous serez bientôt remise de tous vos autres
maux; je n'ai pas de foi à votre laideur. J'ai vu
deux ou trois Provcrncaux; j'ai oublié leurs noms :
mais enfin la Provence m'est devenue fort chère;
elle m'a effacé la Bretagne et la Bourgogne; je
les méprise
6.
84 LETTRES
LETTRE CCLXXXV.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGWATT.
^ A Paris , vendredi i*^' juillet 167 a.
Enfin 9 ma fille, notre chère tante a fini sa
malheureuse vie : la pauvre femme nous a fait
bien pleurer dans cette triste occasion ; et pour
moi, qui suis tendre aux larmes, j'en ai beaucoup
répandu. Elle mourut hier matin à quatre heu-
res, sans que personne s'en aperçût; on la trouva
morte dans son lit : la veille, elle étoit extraor-
dinairement mal, et, par inquiétude, elle voulut
se lever; elle étoit si foible, quelle ne pouvoit
se tenir dans sa chaise, et s'affaissoit et couloit
jusqu'à terre; on la relevoit. Mademoiselle de La
Trousse se flattoit , et trouvoit que c'étoit qu'elle
avoit besoin de nourriture ; elle avoit des con-
vulsions à la bouche : ma cousine disoit que
c'étoit un embarras que le lait avoit fait dans sa
bouche et dans ses dents : pour moi , je la trou-
vois très-m^. A onze heures, elle me fit signe
de m'en aller : je lui baisai la main , elle me donna
sa bénédiction , et je partis ; ensuite elle prit son
lait par complaisance pour mademoiselle de La
Trousse ; mais, en vérité, elle ne put rien avaler,
DE MADAME DE SEVIGNE. 85
et elle lui dit qu'elle n'en pouvoit plus ; on la re-
coucha, elle chassa tout le monde , et dit qu'elle
s'en alloit dormir. A trois heures, elle eut besoin
de quelque chose, et fit encore signe qu'on la
laissât en repos. A quatre heures, on dit à ma-
demoiselle de La Trousse que sa mère dormoit ;
ma cousine dit qu'il ne falloit pas l'éveiller pour
prendre son lait. A cinq heures, elle dit qu'il
falloit voir si elle dormoit. On approche de son
lit, on la trouve morte : on crie, on ouvre les
rideaux; sa fille se jette sur cette pauvre femme,
elle la veut réchauffer, ressusciter; elle l'appelle,
elle crie, elle se désespère; enfin on l'arrache,
et on la met par force dans une autre chambre :
on me vient avertir; je cours tout émue; je
trouve cette pauvre tante toute fi^oide, et cou-
chée si à son aise, que je ne crois pas que depuis
six mois elle ait eu un moment si doux que ce-
lui de sa mort ; elle n'étoit quasi point changée ,
à force de l'avoir été auparavant. Je me mis à
genoux, et vous pouvez penser si je pleurai abon-
damment en voyant ce tr^ptc spectacle. J'allai voir
ensuite mademoiselle de La Trousse, dont la
douleur fend les pierres; je les amenai toutes
deux ici : le soir, madame de La Trousse vint
prendre ma cousine pour la mener chez elle et
à La Trousse' dans trois jours, eu attendant le
' Terre à douze lieues de Paris , près Lizy-sur-Ourq.
86 LETTRES
retour de M. de La Trousse. Mademoiselle de
Méri a couché ici : nous avons été ce matin au
service; elle retourne ce soir chez elle, parce
qu'elle le veut ; et me voilà prête à partir. Ne
m'écrivez donc plus, ma belle; pour moi, je
vous écrirai encore, car, quelque diligence que je
fasse , je ne puis quitter encore de quelques jours ,
mais je ne puis plus recevoir de vos lettres ici.
Vous ne m'avez point écrit le dernier ordi-
liaire; vous deviez m'en avertir pour m'y pré-
parer : je ne vous puis dire quel chagrin cet oubli
m'a donné , ni de quelle longueur m'a paru cette
semaine ; c'est la première fois que cela vous est
arrivé ; j'aime encore mieux en avoir été plus
touchée , par n'y être pas accoutumée : j'espère
de vos nouvelles dimanche. Adieu donc , ma
chère pnfant.
- On m*a promis une relation, je l'attends : il
me semble que le roi continue ses conquêtes.
Vous ne m'avez pas dit un mot sur la mort de
M. de Longueville , ni sur tout le soin que j'ai
eu de vous instruire , ni sur toutes mes lettres ;
je parle à une sourde ou à une muette ; je vois
bien qu'il faut que j'aille à Grignan ; vos soins
sont usés , on voit la corde. Adieu donc , jus-
qu'au revoir. Notre abbé vous fait mille amitiés ;
il est adorable du bon courage qu'il a de vouloir
venir en Provence.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 87
!»•••«•
LETTRE CCLXXXVL
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, dimanche 3 juillet 167a.
Je m'en vais à Livry mener ma petite enfant ;
ne vous mettez nullement en peine d'elle ; j'en
ai des soins extrêmes, et je l'aime assurément
beaucoup plus que vous ne l'aimez. J'irai de-
main dire adieu à M. d'Andilly , et reviendrai
mardi pour achever quelques bagatelles , et par-
tir ce qui s'appelle incessamment. Je laisse cette
lettre à ma belle Trochc , qui se charge de vous
mander toutes les nouvelles ; elle s'en acquittera
mieux que moi : l'intérêt qu'elle a dans Tarmée
la rend mieux instruite qu'une autre, et princi-
palement qu'une autre qui, depuis quatre jours
n'a vu que des larmes, du deuil, des services,
des enterrements , et la mort enfin. Je vous avoue
que j ai été fort accablée de chagrin, quand mon
laquais est veiui me dire qu'il n'y avoit point de
lettres pour moi à la poste : voici la deuxième
fois que je n'ai pas un mot de vous, je crois que
ce pourroit être la faute de la poste, ou de votre
voyage; mais cela ne laisse pas de déplaire beau-
coup : comme je ne suis point accoutumée à. la
88 LETTRES
peine que je souffre dans cette occasion, je la
soutiens d'assez mauvaise grâce. Vous avez été
si malade, qu'il me semble toujours qu'il vous
arrivera quelque malheur; et vous en avez été
si entourée depuis que vous n'êtes plus avec
moi , que j'ai raison de les craindre tous , puisque
vous n'en craignez pas un. Adieu, ma très-chère,
je vous en dirois davantage si j'avois reçu de vos
nouvelles.
LETTRE CCLXXXVII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN-
A Livry, dimanche au soir 3 juillet 1672.
Ah! ma fille, j'ai bien des excuses à vous faire
de la lettre que je vous ai écrite ce matin en
partant pour venir ici. Je n'avois point reçu vo-
tre lettre, mon ami de la poste m'avoit mande
que je n'en avois point; j'étois au désespoir. J'ai
laissé le soin à madame de La Troche de vous
mander toutes les nouvelles, et je suis partie là-
dessus. Il est dix heures du soir; et M. de Cou-
langes que j'aime comme ma vie , et qui est le
plus joli homme du monde , m'envoie votre lettre
qui étoit dans son paquet; et pour me donner
cette joie il ne craint point de faire partir son
D£ MADAME DE SÉVIGJNE. 8y
laquais au clair de la lune : il est vrai, mon en-
fant , qu'il ne s'est point trompé dans l'opinion
de m'avoir fait un grand plaisir. Je suis fâchée
que vous ayez perdu un de mes paquets ; comme
ils sont pleins de nouvelles, cela vous dérange,
et vous ôte du train de ce qui se passe.
Vous devez avoir reçu des relations fort exac-
te» ; elles vous auront fait voir que le Rhin étoit
mal défendu; le grand miracle c'est de l'avoir
passé à la nage. M. le prince et ses Argonautes '
étoient dans un bateau : les premières troupes
qu'ils rencontrèrent au-delà demandoient quar-
tier , quand le malheur voulut que M. de Lon-
gueville, qui sans doute ne Tentendit pas, s'ap-
proche de leurs retranchements , et , poussé d'une
bouillante ardeur , arrive à la barrière, où il tue
le premier qui se trouve sous sa main : en même
temps on le perce de cinq ou six coups. M. le
duc le suit , M. le prince suit son fils , et tous les
autres suivent M. le prince : voilà où se fit la
tuerie, qu'on auroit, comme vous voyez, très-
bien évitée, si l'on avoit su l'envie que ces gens-
là avoient de se rendre ; mais tout est mai'qué
dans l'ordre de la Providence.
Le comte de Guiche a fait inie action doiil le
* Allusion aux princes Grecp , ainsi nommés du vaisseau . //■^''>,
sur lequel ils s*embarqu^rent pour aller conquérir la toison d'or,
>oiu la conduite de Jasou. (i. /). .V. G.
90 LETTRES
succès le couvre de gloire, car, si ellç eût tourné
autrement, il eût été criminel. Il se charge de
reconnoître si la rivière est guéable ; il dit qu'oui :
elle ne l'est pas; des escadrons entiers passent
à la nage sans se déranger ; il est vrai qu'il passe
le premier : cela ne s'est jamais hasardé; cela
réussit , il enveloppe des escadrons , et les force
à se rendre : vous voyez bien que son bonheur
et sa valeur ne se sont point séparés; mais vous
devez avoir de grandes relations de tout cela '.
Le chevalier de Nantouillet ^ étoit tombé de
cheval : il va au fond de l'eau, il revient, il re-
loume, il revient encore ; enfin il trouve la queue
d'un cheval, il s'y attache; ce cheval le mène à
bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mê-
lée, reçoit deux coups dans son chapeau , et
revient gaillard : voilà qui est d'un sang-froid
qui me fait souvenir d'Oronte, prince des Mas-
sagètes.
Au reste , il n'est rien de plus vrai que M. de
Longueville avoit été à confesse avant que de
partir : comme il ne se vantoit jamais de rien,
il n'en avoit pas même fait sa cour à madame sa
* Le comte de Guiclie a fait une relation du passage du Rhin, où
il commandoit sous les ordres du roi. C'est de lui que Boileau dit :
, Le premier dans les flots ,
S'avance soutenu des regards du héros.
CÉpitre IV J G. />. S. G.
* François Duprat , descendant du chancelier.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 91
mère^ mais ce fut une confession conduite par
nos sœais [de Port-jRoj'al)j et dont l'absolution
£iit différée plus de deux mois : cela s'est trouvé
si vrai , que madame de Longueville n'en peut
pas douter : vous pouvez penser quelle conso-
lation. Il faisoit une infinité de libéralités et de
charités que personne ne sa voit, et qu'il ne fai-
soit qu'à condition qu'on n'en parlât point : ja-
mais un homme n a eu tant de solides vertus;
il ne lui manquoit que des vices , c'est-à-dire un
peu d'orgueil, de vanité, de hauteur ; mais du
reste , jamais on n'a été si près de la perfection :
p€^o lui y pago il mondo ; il étoit au-dessus des
louanges : pourvu qu'il fût content de lui, c'étoit
assez. Je vois souvent des gens qui sont encore
fort éloignés de se consoler de cette perte; mais,
pour tout le gros du monde, ma pauvre enfant,
cela est passé ; cette triste nouvelle n'a assommé
que trois ou quatre jours ; la mort de Madamf. '
dura bien plus long-temps. Les intérêts particu-
liers de chacun pour ce qui se passe à l'armée
empêchent la grande application pour les mal-
heurs d'autrui. Depuis ce premier combat, il
n'a été question que de villes rendues et de dé-
putés qui viennent demander la grâce d'iître re-
çus au nombre des sujets nouvellement conquis
de Sa Majesté.
' Henrieltc-Anne d' Angletorro , duchesse frOrl<'*ans , morte fl.ins
la nuit du ag juin 1670. D. P.
9^1 LETTRES
N'oubliez pas d'écrii e un petit mot à La Tro-
che, siu" ce que son fils s'est distingué et a passé
à la nage; on l'a loué devant le roi, comme un
des plus hardis. Il n'y a nulle apparence qu'on
se défende contre une armée si victorieuse. Les
François sont jolis assurément ; il faut que tout
leur cède pour les actions d'éclat et de témérité ;
enfin il n'y a plus de rivière présentement qui
serve de défense contre leur excessive valeur.
. Au reste, voici bien des nouvelles; j'avois
amené ici ma petite enfant pour y passer Tété ;
j'ai trouvé qu'il y fait sec , il n'y a point d'eau ;
la nourrice craint de si ennuyer : que fais-je à
votre avis? Je la ramènerai après-demain chez
moi tout paisiblement, elle sera avec la mère
Jeanne^ qui fera leur petit ménage. Madame de
Sanzei sera à Paris, elle ira la voir; j'en saurai
des nouvelles très-souvent : voilà qui est fait, je
change d'avis ; ma maison est jolie , et ma petite
ne manquera de rien : il ne faut pas croire que
Livry soit charmant pour une nourrice comme
pour moi. Adieu , ma divine enfant^ pardonnez le
chagrin que j'avois d'avoir été si long-temps sans
recevoir de vos lettres ; elles me sont toujours si
agréables , qu'il n'y a que vous qui puissiez me
consoler de n'en avoir point.
DE MADAME DE SÉVTGî^É. 93
LETTRE CCLXXXVIII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A 3IADAME LA. COMTESSE
DE BUSSY.
A Paris , ce 7 juillet 167a.
J'avois résolu, je ne sais pourquoi, de pous-
ser mon impertinence jusqu'au bout, et, puisque
j'avois manqué une fois à vous faire réponse, je
croyois bien n'en pas demeurer là, et continuer,
tant que vous me feriez l'honneur de m'écrire ^
Mais, malgré cette belle résolution, je me sens
forcée de le faire. Votre lettre me désarme, je
ne sais plus où trouver de la brutalité , je n'eusse
jamais cru voir en moi une telle foiblesse. J'ai
trouvé très- plaisant tout ce que vous m'avez
mandé , et j'ai plutôt manqué de vous faire ré-
ponse par la crainte de ne rien dire qui vaille,
que par l'envie de vous faire un affront, comme
j'ai déjà fait. Est-ce ainsi que vous écrivez, ma-
dame la Comtesse ? Il y a du Rouville et du Ra-
butin dans votre style , la province ne l'a point
gâté ; et, bien loin de vous apostropher dans la
lettre de mon cousin , je lui écrirai dans celle-ci , si
' La fin de la lettre du a 4 avril précédent , explique l'excuse
plaisante de madame de Srvigué à la comtesse de Bussy.
94 LETTRES
je m'en avise. Voilà un changement qui vous doit
surprendre. Vous me donnez une nouvelle envie
d'avoir soin de mon petit rejeton % et je la pas-
serois sans doute, cette envie, si je ne m'en allois
point en Provence. Mais je m'en vais voir cette
pauvre Grignan; je ne sais si je passerai en Bour-
gogne : quoi qu'il en soit, si je ne vous en donne
avis, c'est que je passerai trop loin de vous, et que
je ne veux point m'arrêter. Voilà un assez long
temps que j'abandonnerai notre écolier; je ne .
me dédis point de tout le bien que j'ai dit de
lui , son esprit paroît doux et aimable. J'ai perdu
depuis huit jours ma pauvre tante de La Trousse,
après une maladie de sept mois. Cette longue
souffrance, et cette mort ensuite, m'a bien fait
répandre des larmes. Je l'aimoià et honorois par-
faitementv Je ne lui ferai donc point vos compli-
ments, mais bien à mon oncle l'abbé, qui vous
honore toujours, et qui vous est trop obligé de
votre souvenir.
* Le fils aîné du comte de Rabutin , déjà cité dans la lettre du i u
juin précédent.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 90
►••■w«»<a<
LETTRE CCLXXXIX.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRlGiVAN.
A Paris, vendredi 8 juillet. 1672.
Enfin, ma fille, vous êtes à Grignan , et vous
m'attendez sur votre lit : pour moi, je suis dans
l'agitation du départ , et , si je voulois être tout
le jour à rêver , je ne vous verrois pas sitôt ; mais
je pars , et si je vous écris encore lundi, c'est le
bout du monde. Soyez bien paresseuse avant
que j'arrive , afin de n'avoir plus aucune paresse
dans le corps quand j'ariyverai : il est vrai que
nos humeurs sont un peu opposées, mais il y a
bien d'autres choses sur quoi nous sommes d'ac-
cord; et puis , comme vous dites, nos coeurs nous
répondent quasi de notre degré de parenté. J'ai
été à Saint-Maur faire mes adieux , sans les faire
pourtant; cai*, sans vanité, la délicatesse de ma-
dame de LaFayette ne peut souffrir sans émo-
tion le départ d'une amie comme moi ; je vous
dis ce qu'elle dit. J'y fus avec RI. de La Rochefou-
cauld, qui me montra la lettre que vous lui écri-
vez, qui est très-bien faite; il ne trouve personne
qui écrive mieux que vous ; il a raison. Nous
causâmes fort on chemin , nous trouvâmes là
g6 LETTRES
madame Duplessis, deux dem.oiselles de La Ro-
chefoucauld, et Gourville, qui , avec un coup
de baguette, nous fit sortir de terre un souper
admirable'. Madame de La Fayette me retint à
coucher. Le lendemain La Troche et Tabbé Ar-
nauld me vinrent quérir; et me voilà faisant mes
paquets. J'ai dit adieu à M. d'Andilly ; je m'en
vais courir encore pour mille affaires : il y a bien
long-temps que je, n'ai eu le cœur si content.
Mon fils 'm'a écrit; et me parle comme un
homme qui croit avoir fini sa campagne , et at-
trapé M. de Grignan : il dit que tout est soumis
au roi , que Grotius ^ est revenu pour achever
de conclure la paix , et que la seule chose qui
soit impossible à Sa Majesté , c'est de trouver
des ennemis qui lui résistent. Il ajoute que, si
les armées se retirent d'aussi bonne heure qu'on
le croit, il viendra nous trouver à Grignan. Il
me parle fort de vous ; quand vous lui écrirez ^
priez-le bien de faire cette jolie équipée. Il a vu
* Le grand Condé avoit cédé à vie le château de Saint-Mauf à
Gourville , qui y avoit beaucoup bâti et planté. C'est ce même
Gourville, ancien valet-de-chambre du duc de La Rochefoucauld,
ami du grand Condé , et auteur des Mémoires , dont Voltaire s'est
beaucoup servi dans son histoire du Siècle de Louis XIV.
^ C'est Pierre Grotius , ambassadeur de la république de Hol-
lande en France, et pensionnaire de Rotterdam. Il étoit fils de
Hugues Grotius , savant publiciste , qui mourut à Rostock en 1 645.
G. D, S. G.
DE MADAME DE ^VIGNÉ. 97
le chevalier de Grignan qui se porte bien , et qui
lui a dit qu'il ne m'écrivait pas souvent ; mais il
ne s'est pas vanté de n'avoir seulement pas fait
de réponse à un billet que je lui avois écrit ;
c'est le petit glorieux ; on lui pardonne, pourvu
qu'il ne soit pas tué.
n y a un nombre infini de pleureuses de la
mort de M. de Longueville : cela décrédite un
peu le métier; elles vouloient toutes avoir des
conversations avec M. de La Rochefoucauld; mais
lui , qui craint d'être ridicule plus que toutes les
choses du monde , il les a fort bien envoyées se
consoler ailleurs ^
La Marans est abymée ; il y a dix mois qu'elle
n'a vu sa sœur ^ ; elles sont mal ensemble : elle y
' Le corps du duc de Longaerîlle fut transporté à Paris, et iil-
Immé dans le cayeau de la chapelle d'Orléans , à l'ancien couTent
des Gâestins , près l'Arsenal , et sons la belle p^-ramide du ciseau de
Hicbel Angnier , sayant statuaire français ; laquelle Tenoit d'être
dressée polir Contenir les cœurs de Henri t, de Henri H , ducs de
Longuerille ; le premier mort à Amiens en i Sg 5 , et le second mort
à Rouen en 1 663. Le couvent des Célestins a été démoli bien avant
la révolution, et la magnifique chapelle d'Orléans a été dépouillée
de toutes ses riches sépultures pour l'ornement des collections de
France. G. D, S.G .
* Mademoiselle de Montalais, l'une des filles d'honneur de
Hâdaks, duchesse d'Orléans ; fille de beaucoup d'esprit, mab fort
intrigante. Elle avoit été dans le même temps confidente de
MàDAMX , de mademoiselle de la Y allière , de madame de Mon-
tespan ^ alors demoiselle de Tonnay, de M. de Guiche , du roi , etc.
A. G.
m. 7
98 LETTRES
fut, il y a trois jours, toute masquée; et sans
aucun préambule, ni se démasquer, quoique sa
sœur la reconnût d'abord, elle lui dit en pleu-
rant : Ma sœur, je viens ici pour vous prier
de me dire comment vous étiez quand votre
amant mourut; pleurâtes- vous long-temps? ne
dormiez-vous point ? aviez-vous quelque chose
qui vous pesoit sur le cœur? mon Dieu, com-
ment faisiez- vous ? cela est bien cruel ! parliez-
vous à quelqu'un? étiez -vous en état de lire?
sortiez- vous ? mon Dieu , que cela est triste ! que
fait-on à cela ? Enfin , ma fille , vous l'entendez
d'ici. Sa sœur lui dit ce qu'elle voulut , et courut
conter cette scène à M. de La Rochefoucauld,
qui en riroit, s'il pouvoit rire. Pour nous, il
est vrai que nous avons trouvé cette folie digne
d'elle , et pareille à la belle équipée qu'elle fit ,'
quand elle alla trouver le bon homme d'Andilly,
le croyant le druide Adamas,'à qui toutes les
bergères du Lignon alloient conter leurs histoi-
res et leurs infortunes, et en recevoient une
grande consolation. J'ai cru que ce récit vous di-
vertiroit aussi bien que nous. Dampierre est
très - affligée ; mais elle cède à Théobon, qui,
pour la mort de son fi:ère ' , s'est enfermée à nos
Sœurs de Sainte Marie de la rue Saint- Antoine. La
Castelnau est consolée ; on lui a dit que M. de
^ Le comte de Rochefort Théobon, tué au passage du Rhin. M.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 99
Longueville disoit à Ninon : Mademoiselle, déli-
vrez-moi donc de cette grosse marquise de Cas-
telnau : là - dessus elle danse. Pour la marquise
d'Uxelles , elle est affligée , comme une honnête
et véritable amie. Le petit enfant de M. de Lon-
gneville est ce même petit apôtre dont vous avez
tant ouï parler; c'est une des plus belles histoires
de nos jours ^ Je crois que vous n'oublierez pas
d'écrire à ma cousine de La Trousse, dont la
douleur et le mérite, à l'égard des soins qu'elle a
eus de sa mère, sont au-dessus de toute louange.
Je vous prie, quoi qu'on dise, de faire faire
de l'huile de scorpion ^, afin que nous trouvions
en même temps les maux et les médecines. Pour
vos cousins , j'en parlois l'autre jour ; un Pro-
vençal m'assura que ce n'étoient pas les plus
importuns que vous eussiez à Grignan , et qu'il
' Cétoit un enfant qu'il avoit eu de la maréchale de La Ferté.
n loi laissa 5 00,000 livres. Quelques années après , lorsque Louis
XIV pensa à reconnaître ses enfants naturels ,pour faire un exemple
et pcéparer le public à cette reconnoissance , on la fît précéder par
C^le du bâtard de M. de Longueyille. U étoit dans le même cas que
les enfants de madame de Montespan , puisque madame de La JPerté
FaToit en du vivant de son mari. ( y^. G. ) Achilles de Harlay étoit
alors conseiller procureur général au parlement de Paris. Cet
exemple d'immoralité , soumis à son influence , et légitimé par
lui, ne fait point honneur à sa mémoire. G..D. S. G,
* Les scorpions sont assez communs en Provence, surtout dans
les lieux bas et humides ; et Thuile de scorpion est souveraine , à ce
qu'on dit , contre la piqûre de ces insectes. D. P.
m
7-
loo LETTRES
y en avoit d'une autre espèce , ^ui , sans vous
blesser en trahison , vous faisoient bien plus de
mal. Je comprends assez que vous avez présen-
tement un peu de Fair de madame de Sotenville^ ;
mais bientôt vous aurez à recevoir une compa-
gnie qui vous fera mettre en œuvre le colombier
et la garenne , et même la basse-cour. Ah ! c'est
bien pour dire des fadaises que je dis tout cela ;
car si vous en mettez un pigeon davantage nous
ne le souffrirons pas : c'est le moyen de faire
mourir notre abbé que de le tenter de mangeaille :
votre ordinaire n'est que trop bon. La Mousse *
a été un peu ébranlé de la crainte des puces,
des punaises , des scorpions , des chemins et du
bruit qu'il trouvera peut-être; tout cela lui faî-
soit im monstre dont je me suis bien moquée ;
et puis de dire : Quelle figure l hélas! je ne suis
rien ; il y aura tant de monde : nous appelons
cela des humilités glorieuses.
D'Hacqueville reviendra bientôt; mais il ne me
trouvera plus. J'ai fait faire vos compliments à
madame de Termes ; et pourquoi non ? Mon-
sieur de Vivonne est fort mal de sa blessure ,
M. de Marsillac pas trop bien de la sienne, et
M. le prince est quasi guéri. Je ne sais point de
' L'un des personnages de Molière dans Georges^Dandin.
^ n devoit faire le Toyage de Grîgnan avec madame de Séyigné
et Tabbé de Coulanges. D, P,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. loi
nouvelles particulières. On espère toujou rs la paix
et la conquête entière de la Hollande. Nimègue
fait mine de se défendre , mais on s'en moque.
Je vous envoie^un joli madrigal et la gazette de
Hollande; j'y trouve l'article des deux sœurs '
et celui d'Amsterdam fort plaisants. Adieu , ma
tFèsKîhère enfant ; pensez- vous que je vous aime?
LETTRE CCXC.
JME MADABCE DE S£VIGN£ A MADAME DE GRIONAN.
A Paris , lundi 1 1 juillet 1673.
Ne parlons plus de mon voyage, ma fille ^
it y a si long -temps que nous ne disons autre
chose, qu'enfin cela fatigue; les longues espé-
rances usent la joie, comme les longues mala-t
dies usent la douleur : vous aurez dépensé tout
le plaisir de me voir en m'attendant; quand
j'arriverai, vous serez tout accoutumée à moi.
J'ai été obligée de rendre les derniers devoirs à
ma tante ; il a fallu encore quelques jours au-delà:
enfin voilà qui est fait, je pars mercredi , et vais
coucher à Essonne ou à Melun : je vais par la
Bourgogne ; je ne m'arrêterai point à Dijon : je
ne pourrai pas refuser quelques jours en passant à
' Mesdames Colonne et Mazarin.
I02 LETTRES
quelque vieille tante ' que je n'aime guère. Je vous
écrirai d'où je pourrai , je ne puis marquer au-
cun jour. Le temps est divin, il a plu comme
pour le roi; notre 'abbé est gai et content, La
Mousse est un peu effrayé de la longueur du
voyage , mais je lui donnerai du courage : pour
moi, je suis ravie; et si vous en doutez, man-
dez-le-moi à Lyon, afin que je m'en retourne
sur mes pas.
Voilà, ma fille, tout ce que j'avois à vous dire
là-dessus. Votre lettre du 3 est un peu sèche,
mais je ne m'en soucie guère; vous me dites que
je vous demande pourquoi vous avez ôté La
Porte? si je l'ai fait, j'ai tort, car je le savois fort
bien; mais j'ai cru avoir demandé pourquoi vous
ne m'en avez pas avertie , car je fus tout étonnée
de le voir; je suis fort aise que vous ne l'ayez
plus, vous savez ce que je vous en avois mandé.
Mais je veux vous louer de n'être point grosse,
et vous conjurer de ne le point devenir; si ce
malheur vous arrivoit dans l'état où vous êtes
de votre maladie, ^mous seriez maigre et laide
pour toujours : donnez-moi le plaisir de vous re-
trouver aussi bien que je vous ai donnée , et de
' Françoise de Rabutin, veuve du comte de Toulongeon : elle
étoit fille de la bienheureuse Chantai et sœur du baron de Chantai ,
père de madame de Sévigné. ( Ployez la notice de C. X. Girault ,
pièces préliminaires , tome I. )
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. io3
pouvoir un peu trotter avec vous, où la Êintai-
sie nous prendra d'aller; M. de Grignan vous
doit donner , et à moi aussi, cette marque de re-
connoissance. Ne croyez donc pas que vos belles
actions ne soient pas remarquées ; les beaux pro-
ches méritent toujours des louanges; continuez,
voilà tout. Vous me parlez de votre dauphin :
je vous plains de l'aimer si tendrement, vous
aurez beaucoup de douleurs et de chagrins à
essuyer. Je n'aime que trop la petite Grignan :
je l'ai donc ôtée de Livry, contre toutes mes
résolutions; elle est cent fois mieux ici : elle
a commencé à me faire trouver que j'avois bien
£ût : elle a eu depuis son retour une très-jolie
petite-vérole volante, dont elle n'a point du tout
été malade : ce que le petit Pecquet' a traité
en deux visites auroit fait un grand embarras ,
si elle avoit été à Livry : vous me demanderez
si je l'ai toujours vue, je vous dirai qu'oui, je ne
l'ai point abandonnée ; je suis pour le mauvais
air comme vous êtes pour les précipices ; il y a
des gens avec qui je ne le crains pas. Enfin je
la laisse en parfaite santé au milieu de toutes
fiertés de secours. Madame du Pui-du-Fou et
Pecquet la sèvreront à la fin d'août; et comme
' Docteur en médecine , qui a rendu son nom célèbre j>ar la dé-
cooTerte du réservoir du chyle , qui de son nom est appelé le réser'
voir de Pecquet. 11 a^oit été médecin de Fouquet. G, D, S. G.
io4 LETTRES
la nourrice est une femme attachée à son mari ,
à ses enfants , à ses vendanges et à tout son mé-
nage , madame du Pui-du-Fou m'a promis de me
donner une femme pour avoir soin de ma pe-
tite, quand la nourrice ne sera plus auprès d'elle.
Cette femme sera aidée de Marie y que la petite
aime et connoît fort , et la bonne mère Jeanne
fera toujours leur petit ménage; M. de Coulan-
ges et madame de Sanzei ^ en auront un soin ex-
trême , en sorte que nous en aurons l'esprit en
repos. J'ai été fort approuvée de l'avoir ramenée
ici; Livry n'est pas trop bon sans moi pour
ces sortes de gens-là. Voilà qui est donc réglé.
Adieu, ma très-aimable. M. de Grignan veut-il
bien que je lui rende une visite dans son beau
château ?
LETTRE GCXCI,
DE MADAME DE SlÉVIGNJÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Auxerre, samedi i6 juillet 167a.
Enfin , ma fille , nous voilà. Je suis encore bien
loin de vous, et je sens pourtant déjà le plaisir
d'en être plus près. Je partis mercredi de Paris ,
avec le chagrin de n'avoir pas reçu de vos lettres
' M. de Monmerqué écrit Sanzay.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. io5
le mardi; Tespérance de vous trouver au bout
d'une si longue carrière me console. Tout le
monde nous assuroit agréablement que je vou-
lois faire mourir notre cher abbé , de l'exposer
dans un voyage de Provence, au milieu de Tété ;
il a eu le courage de se moquer de tous ces dis-
cours, et Dieu l'en a récompensé par un temps
A souhait; il n'y a point de poussière, il fait frais ,
jet les jours sont d'une longueur infinie : voilà
tout ce qu'on peut souhaiter. Notre Mousse prend
courage; nous voyageons un peu gravement;
M. de Coulanges nous eût été bon pour nous
réjouir. Nous n'avons point trouvé de lecture qui
fôt digne de nous que Virgile, non pas tras^esti,
mais dans toute la majesté du latin et de l'ita-
lien '. Pour avoir de la joie il faut être avec des
gens réjouis ; vous savez que je suis comme on
veut, mais je n'invente rien. Je suis un peu triste
de ne plus savoir ce qui se passe en Hollande ;
quand je suis partie, on étoit entre la paix et la
guerre; c'étoit le pas le plus important où la
France se soit trouvée depuis très-long-temps;
les intérêts particuliers s'y rencontrent avec ceux
de l'état. Adieu donc, ma chère enfant , j'espère
' Annibal Garo , célèbre poète italien du seizième siècle , a fait une
traduction de V Enéide en yers italiens , qui est fort estimée tant
pour la pureté du style, que pour la fidélité et le choix des exprès-
«ions. G. D. S. G.
io6 LETTRES
que je trouverai de vos nouvelles à Lyon. Vous
êtes très-obligée à notre cher abbé et à La Mousse,
à moi point du tout.
► ••9«Q» >•••••#•
LETTRE CCXCII'.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.
A MontjeUy ce a a juillet 167a.
Vous dites toujours des merveilles, M. le Comte ;
tous vos raisonnements sont justes ; et il est fort
vrai que souvent à la guerre l'événement fait
un héros , ou un étourdi. Si le comte de Guiche
avoit été battu en passant le Rhin , il auroit eu
le plus grand tort du monde , puisqu'on lui
avoit commandé de savoir seulement si la rivière
étoit guéable; qu'il avoit mandé qu'oui, quoi-
qu'elle ne le fut pas, et c'est parce que ce passage
a bien réussi qu'il est couronné de gloire. Le
conte du prince d'Orange m'a réjouie. Je crois,
ma foi , qu'il disoit vrai , et que la plupart des
filles se flattent. Pour les moines , je ne pensois
pas tout-à-fait comme eux ; mais il ne s'en falloit
guère. Vous m'avez fait plaisir de me désabuser.
Je commence un peu à respirer. Le roi ne fait
plus que voyager, et prendre la Hollande, en
* Réponse à la lettre du 2 6 juin précédent.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 107
chemin faisant. Je n avois jamais tant pris d'in-
térêt à la guerre , je Tavoue ; mais la raison n'en
est pas difficile à trouver. Mon fils n'étoit pas
commandé pour cette occasion. Il est guidon des
gendarmes de monseigneur le dauphin , sous
M. de La Trousse : je l'aime mieux là que vo-
lontaire. J'ai été chez M. Bailly pour votre procès,
je ne l'ai pas trouvé, mais je lui ai écrit un billet
fort amiable. Pour M. le président Briçonnet ' ,
je ne lui saurois pardonner les fautes que j'ai
faites depuis trois ou quatre ans à son égard ; il
a été malade, je l'ai abandonné; c'est im abyme,
je suis toute pleine de torts ; je me trouve encore
le bienfait après tout cela de ne lui pas souhaiter
la mort. N'en parlons plus. J'ai vu un petit mot
d'italien dans votre lettre, ilme sembloit que
c'étoit d'un homme qui l'apprenoit, et plût à
Dieu ! tYous savez que j'ai toujours trouvé que
cela manquait à vos perfections. Apprenez -le,
mon cousin, je vous en prie, vous y trouverez
du plaisir. Puisque vous trouvez que j'ai le goût
bon , fiez-vous-en à moi. Si vous n'aviez pas été
à Dijon occupé à voir pordre le procès du pauvre
comte de Limoges, vous auriez été en ce pays
quand j'y ai passé ; et, suivant l'avis que je vous
aurois donné, vous auriez su de mes nouvelles
' Guillaume Briçonnet , président au grand conseil , mort le 3
février 1674. M.
io8 LETTRES
chez mon cousin de Toulongeon : mais mon mal-
heur a dérangé tout ce qui vous pouvoit faire
trouver à ce rendez-vous , qui s'est trouvé comme
une petite maison de Polémon. Madame de Tou-
longeon ma tante' y vint lundi me voir, et
M. Jeannin m'a priée si instamment de venir ici ,
que je n'ai pu lui refuser. Il me fait regagner le
jour que je lui donne par un relais qui me mènera
demain coucher à Chàlons, comme je l'avois ré-
solu. J'ai trouvé cette maison embellie de la moi-
tié, depuis seize ans que j'y étois venue : mais je
ne suis pas de même; et le temps, qui a donné de
grandes beautés à ses jardins ,m'a ôtéun air de jeu-
nesse que je ne pense pas que je recouvre jamais *.
Vous m'en eussiez rendu plus que personne par
la joie que j'aurais eue de vous voir, et par les
épanouissements de la rate , à quoi nous sommes
fort sujets quand nous sommes ensemble. Mais
enfin Dieu ne l'a pas voulu , ni le grand Jupiter ,
qui s'est contenté de me mettre sur sa montagne^,
sans vouloir me faire voir ma famille entière. Je
' C'est la comtesse [de Toulongeon. ( Voyez la première note
de la lettre du 1 1 juillet courant.)
' Madame dç Séyigné avojt alors 46 ans.
^ Madame de Sévigné écrit de Montjeu , à une lieue environ
d'Autun , ancienne Bibracte , capitale des Ëduens , c'est pourquoi
elle écrit le grand Jupiter (Mons Jovis), du nom antique de la mon-
tagne où elle traçoit ce souvenir , montagne que les Druides aboient
consacrée à leur grand dieu Ësus , converti en Jupiter depuis l'ap-
parition des Grecs dans les Gaules , six cents ans avant l'ère chré-
tienne.
Y-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 109
trouvé madame de Toulongeon ma cousine fort
jolie et fort aimable. Je ne la croyois pas si bien
faite , ni qu'elle entendît si bien les choses. Elle
m'a dit mille biens de vos fiUeis, je n'ai pas eu
de peine à le croire. Adieu , mon cher cousin ,
je m'en vais en Provence voir cette pauvre Gri-
gnan. Voilà ce qui s^appelle aimer. Je vous sou-
haite tout le bonheur que vous méritez.
LETTRE CCXCIII.
DE MADAME 4>£ SÉVIGNE A MADAME DE GRIGNAN.
A Lyon, mercredi 17 juillet 1672.
Si cette date ne vous plaît pas, ma fille, je ne
sais plus que vous faire. Je reçus hier deux de
vos lettres par madame de Rochebonne ^ , dont
la ressemblance me surprit au-delà de tout ce
que j'ai jamais vu; enfin c'est M. de Grignan
qui compose une très-aimable femme ; elle vous
adore : je ne vous dirai point combien je l'aime ,
ni combien je comprends que vous devez l'aimer.
Pour M. son beau-fi:ère ^ , c'est un homme qui
' Thérèse Adhémar de Monteil , sœur de M. de Grignan, comtesse
de Rochebonne. D, P.
^ Charles de Ghàteauneuf , chanoine-comte et chamarier de l'é-
glise de Saint-Jean de Lyon , frère du feu comte de Rochebonne ,
commandant pour le roi en Lyonnois. 2). P.
iio LETTRES
emporte le cœur ; une facilité , une liberté dans
l'esprit qui me convient et qui me charme ; je
suis logée chez lui. M. l'intendant % madame sa
femme et madame de Coulanges vinrent me
prendre au sortir du bateau, lundi; je soupai
chez eux; j'y dînai hier : on me promène, on
me montre; je reçois mille civilités ;. j'en suis
honteuse ; je ne sais ce qu'on a à me tant es-
timer. Je voulois partir demain; madame de
Coulanges a voulu encore un jour , et met à ce
prix son voyage de Grignan ; j'ai cru vous faire
plaisir de conclure • ce marché : je ne partirai
donc que vendredi matin ; nous irons coucher
à Valence ; j'ai de bons patrons ; surtout j'ai
prié qu'on ne me donnât pas les vôtres , qui sont
de francs coquins : on me recommande comme
une princesse. Je serai samedi à une heure après-
midi à Robinet • , à ce que dit M. le Chamarier :
si vous m'y laissez , j'y demeurerai.
Je ne vous parlerai point du tout de ma joie ;
notre cher abbé se porte bien ; c'est à lui que
vous devez adresser tous vos compliments : La
Mousse est encore en vie. Nous vous souhaitons ,
et le cœur me bat quand j y pense. Mon équi.
' M. du Gué-Bagnols , père de madame de Coulanges. D. P.
* Cest où l'on débarque pour se rendre à Montelimart , sur le
Robiou , et de là à Grignan , qui en est à quatre lieues environ.
G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. m
page est venu jusqu'ici sans aucun malheur , ni
aucune incommodité ; hier au soir, il se noya un
de mes chevaux à Tabreuvoir , de sorte que je
a*en ai plus que cinq; je vous ferai honte, mais
ce n'est pas ma faute. On me fait des compli-
ments sur cette perte ; je la soutiens en grande
ame. Je n'aurai point mon carrosse à ce Robi-
net; nous sommes cinq , comptez là-dessus, notre
abbé , La Mousse , deux femmes - de - chambre ,
et moi. J'ai fait la paix avec M. de Rochebonne ,
j'ai reçu madame de Senneterre ' ; j'ai été à Pierre-
Encise* voir F... prisonnier; je vais aujourd'hui
voir le cabinet de M... et ses antiquailles. Madame
de Coulanges me veut persuader de passer Tété
ici , et qu'il est ridicule d'aller plus loin , et que
je vous envoie seulement un compliment : je
voudrois que vous lui entendissiez dire ces folies.
Elle nous viendra voir , et nous réjouira. Bagnols
s'en va à Paris ; vous vous passerez très-bien de
sa femme : je ne .laisse pas de faire valoir vos
honnêtetés, et je jedouble les miennes, quand
je vois qu'elle n'a nul dessein de venir à Grignan.
A<}ieu, ma très -chère fille : la vôtre se porte
bien , elle est à Paris au milieu de tous les se-
* Qui étok Anne de Longueval , veuTe de Henri Senneterre, ou
Saint-Nectaire. ( Voyez Moreri. \
' Pierre-Encifie , chàteau-fort situé auprès de Lyon , étoit une
pritoii d'état. Cette forteresse a été détruite depuis la réyol^tion. M.
112 LETTRES
cours , et plus visitée que moi ; j'ai eu bon esprit
de la laisser là ; je l'aime , cette petite. Voilà
madame de Rochebonne, je la baise, et crois
baiser son frère', c'est ce qui fait que je ne lui
ferai aucune autre amitié. Ah! quelle joie d'aller
à vous , ma belle comtesse !
LETTRE CCXCIV.
DE MADAME DE COULAWGES A MADAME DE SÉVIGKÉ.
Lyon , le i®** août 167a.
J'ai reçu Vos deux lettres, ma belle, je vous
rends mille gtaces d'avoir songé à moi dans le
lieu où vous êtes. Il fait un chaud tnortel , je n'ai
d'espérance qu'en sa violence *. Je meurs d'envie
d'aller à Grîgnan; ce mois-ci passé, il n'y faudra
pas songer ; ainsi je vous irai voir assurément ,
s'il est possible que je puissc'art'iver en yie ; au
retour, vous croyez bien qu^^je ne serai p^s dans
cet embarras. Le marquis de Villeroi passe sa vie
à regretter le malheur qui l'a empêché de* vous
voir. Les violons sont tous les soirs en Bellecour^ ;
' M. de Grîgnan.
^ Selon le proverbe , que ce qui est violent ne dure peu, D, P.
^ Place publique de la ville de Lyon. Depuis 1 7 1 3 , qu'on y
éleva la statue équestre de Louis XIV, faite par le faiheux statuaire
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ii3
je m'y trouve peu, par la raison que je quitte
peu ma mère; dans Tespérance d'aller à Grignan,
je fais mon devoir à merveilles, cela m'adoucit
l'esprit. Mais quel changement ! vous souvient-il
de la figure que madame de Solus faisoit dans
le temps que vous étiez ici ? Elle a fait imprudem-
ment ses délices de madame Carie; celle-ci avoit,
dit-on, ses desseins ; pour moi, je n'en crois rien,
cependant c'est le bruit de Lyon; en un mot,
c'est de niadame Carie que M. le marquis paroît
amoureux. Madame Solus se désespère ; mais elle
aime mieux voir monsieur le marquis infidèle
que de ne le point voir ; cela fait croire qu'elle
ne prendra jamais le parti de se jeter dans un
couvent'. Cette histoire vous paroît-elle avoir
la grâce de la nouveauté ? Continuez à m'écrire ^
ma très-belle , vos lettres me touchent le cœur.
IMtadaiiie de Rochebonne est toujoiu-s dans le
dessein de vous aller voir. Je ne savois point
que niadame de Grignan eût été malade ; si c'est
jme maladie sans suite , sa beauté n'en souf^
frira pas long-temps. Vous savez l'intérêt que je
prends à tout ce qui pourroit cet hiver vous
Detjai'dins , il fut ordonné qu'on Tappelleroit la Place de Louis-
le^Grand dans les actes et les discours. La Place de Bellecour a été
presque entièrement défigurée en 1793. G, D,S,G.
' M. de Monmerqué dit qu'on voit dans les chansons du temps
que madame de Solus étoit la femme d'un financier.
III. 8
ii4 LETTRES
empêcher l'une et l'autre de revenir de bonne
heure.
Adieu, ma très-chère amie, j'oubliois de vous
dire que le marquis de Villeroi se propose d'aller
à Grignan avec votre ami le comte de Roche-
bonne ; je vous suis très-obligée de vouloir bien
de moi; il y a peu de choses qu^ je souhaite da-
vantage que de me rendre au pays vite dans
votre château , mon impatience, quoique violente ,
dure toujours : cela me fait craindre pour le chaud ;
il doit être insupportable, puisque je ne m'y
expose pas. La rapidité du Rhône convient à
l'envie que j'^ai devons embrasser : ainsi, Madame,
je ne désespère point du tout de vous aller conter
les plaisirs de Bellecour. Vous me promettez de
ne me point dire : allez , allez , vous êtes une laide;
cela me suffit. J'ai peur que vous ne traitiez mal
notre gouverneur ' j vos manières m'ont toujoiu*s
paru différentes de celles de madame de Solus.
Vous savez bien que l'on dit à Paris que Vardes
et lui se sont rencontrés, devinez où.
' Le marquis de Villeroi.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ii5
LETTRE CCXCV.
DE M. DE CORBINELLI AU COMTE DE BUSSY-RABUTIIT.
A Grignan, ce i8 septembre 1672.
J'ai reçu ici votre lettre, Monsieur, avec d'au-
tant plus de joie que je l'ai pu montrer à madame
de Sévigné, et parler de vous avec elle, comme
vous pouvez juger qu'on doit faire. J'ai eu un
plaisir extrême d'apprendre d'elle que vous étiez
• mieux ensemble que jamais; je ne doute pas
que vous ne la voyiez en repassant. Le marquis
d'Oraison m'a dit vous avoir vu à Dijon , et qu'il
étoit fort de vos amis. Au reste, Monsieur, il me
semble que nous devrions nous adresser nos
lettres en droiture; madame de Sévigné est de
mon avis. Je vous prie de me dire comment vous
aviez digéré le déplaisir de n'être pas témoin des
grandes victoires du roi, et de la ruine de toute
une république en une demi-campagne. Com*
ment persuaderiez-vous ce prodige à la postérité,
si vous étiez son historien ? Hoc opus , hic labor
est. Je sais que votre éloquence égale ses hauts
faits; mais égalera- t-elle le peu de disposition
que cette postérité aura de croire des choses si
peu vraisemblables ? Mais que dira- t-elle , cette
8.
Ji6 LETTRES
postérité, pour justifier le roi de vous avoir traité
comme il a fait , après tant de services considé-
rables? et que direz- vous vous-même pour le
croire à couvert du blâme qu'il en pourroit re-
cevoir? Comment se port;ent mesdemoiselles de
Bussy ? On m'a dit qu elles apprenoient l'italien ,
c'est très-bien fait à elles : je meurs d'envie de
voir ce qu'elles savent dans le Pastor fido et
dans XAmintey car je ne les crois pas encore
ëésez habiles pour entendre le Tasse.
JDE MADAME DE SÉVIGNÉ.
Les oreilles ne vous ont-elles point corné de-
puis que j'ai ici notre cher Corbinelli, et sur-
tout l'oreille droite, qui corne quand on dit du
bien. Quand nous avons fini de vous louer par
tout ce que vous avez de louable , nous pleurons
sur votre malheur et sur l'abyme où votre étoile
vous a jeté. Mais finissons ce triste chapitre , en
attendant que la mort finisse tout. Je vous con-
seille de vous mettre dans l'italien, c'est une.
nouveauté qui vous r^ouira. Mes nièces vos filles
sont aimables ; elles ont bien de l'esprit; mais le
moyen d'être auprès de vous sans en avoir. M. et
madame de Grignan vous font mille compliments;
si Bussy étoit en Provence, ou Grignan en Bour-
gogne, nous nous en trouverions tous très-bien.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. wj
»•«««•«» 4
LETTRE CCXCVI.
DU COMTE DE BUSSY-RABUTIN A M. DE CORBIWELLI.
A Bussy, le a 4 octobre 167a.
J'ai eu bien de la joie , Monsieur , de recevoir
votre lettre avec celle de ma cousine , c'est-à-dire
des deux personnes du monde que j'aime et que
j'estime le plus. J'ai été quinze jours à Dijon,
où j'ai vu le marquis d'Oraison quatre ou cinq
fois à la comédie , et une ou deux fois à une
symphonie qui se fait chez un .conseiller du par-
lement tous les dimanches , et nous nous sommes
parlé deux ou trois fois. S'il ne faut que cela en
Provence pour faire une grande amitié , on y va
bien vite, et je vois bien,par-là qu'il y fait fort
chaud. Vous voulez savoir comment j'ai supporté
le chagrin de n avoir pas été auprès du roi pen-
dant cette campagne : avec toutes les peines du
monde. Ma philosophie , qui me sert fort bien
sur l'état de ma fortune, est ime bète quand il est
question de me consoler de n'avoir pas passé le
Rhin à la vue du roi. Vous me demandez com-
inent je ferois , si j'étois son historien, pour per-
suader à la postérité les merveilles de sa cam-
pagne, je dirois la chose uniment, et sans faire
ii8 LETTRES
tant de façon, qui, d'ordinaire, sont suspectes
de fausseté, ou au moins d'exagération; et je ne
ferais pas comme Despréaux , qui , dans une épître
qu'il adresse au roi , fait une fable des actions
de sa campagne, parce que, dit-il, elles sont si
extraordinaires, qu'elles ont déjà un grand air
de fables Vous me demandez ce que je crois
que dira la postérité sur l'état de ma fortune,
après les services que j'ai rendus : elle dira que
j'étois bien malheureux; et, sachant, comme elle
* Suivant ce que dît Pélisson dans ses lettres , témoin oculaire ,
le roi fit sonder le gué formé sur un bras du Rhin , auprès d'une
vieille tourelle qui sert de bureau de péage , qu'on nomme 7V>//-
Huyrs C la maison du péage J f dans laquelle il y avoit dix-sept soldats.
Le roi fit «onder ce gué par le comte de Guiche. Il n'y avoit qu'en-
viron vingt pas à nager au milieu de ce bras du fleuve ; l'abord étoit
rasé. H n'y avoit de l'autre côté de l'eau que quatre à cinq cavaliers
et deux foibles régimens d'infanterie , sans canon. L'artillerie les
foudroyoit en flanc , tandis que la maison du roi et les meilleures
troupes de cavalerie passèrent sans risque au nombre d'environ
quinze mille hommes ; le prince de Condé les cotoyoit dans un
bateau de cuivre,- { i a juin 1 67 a. )
Bussy le censeur blâme Boileau d'avoir porté l'exagération jus-
qu'à dire dans son Epître IV sur le passage du Rhin ;
Car puisqu'en cet exploit tout paroît incroyable ,
Que la vérité pure y ressemble à la fable , etc.
Et Bussy a raison. Voltaire , plus digne encore d'écrire l'his-
toire que Bussy , qui se croyoit seul capable d'éti-e l'historien des
rois , en sa qualité de gentilhomme d'antique race , dit : « Tout ce
« que les efforts de l'ambition et de la prudence humaine peuvent
« préparer pour détruire une nation , Louis XIV l'avoit fait.
• Il jouit de son triomphe, on éleva des monumens de sa con-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 119
le saura, la droiture du cœur du roi, elle le
plaindra de n'avoir pu me connoître, et de ne
m'avoir vu que par les yeux de gens qui ne m'ai-
moient pas ; elle dira encore que j'étois sage de
parler comme je fais , et que se plaindre de ses
disgrâces avec autant de discrétion , est une grande
marque qu'on ne les mérite pas.
LETTRE CCXCVII.
DE MADAME DE COULAJ^GES A MADAME DE SEVIGNE.
Lyon, le II septembre 1679.
Je suis ravie de pouvoir croire que vous m'a-
vez un peu regrettée; ce qui me persuade que je
le mérite , c'est le chagrin que j'ai eu de ne vous
plus voir. J'ai fait vos compliments au char'
mant ' ; il les a reçus comme il le devoit , j'en
suis contente : si je prenois autant d'intérêt en
lui que M. de Coulanges , je serois plus aise de
ce qu'il dit de vous, pour lui que pour vous.
* qnète , tandis qtie les puissances de TËurope travailloient à la
■ loi ravir. Le pillage laissa une impression si profonde, que
« plus ^e quarante ans après , dit Thistorien du grand siècle , j'ai
« TU les livres hollandois dans lesquels on apprenoit à lire aux en-
• fiins , retracer cette aventure et inspirer la haine contre les Fran-
■ çois à des générations nouvelles. ■ G. D. S. G,
' Le marquis de Villeroi.
I20 LETTRES
Madame d'Assigny a gagné son procès tout d'une
voix. Envoyez-moi M. de Corbinelli ; son appar-.
tement est tout prêt; je l'attends avec une im-
patience qui mérite qu'il fasse ce petit voyage;
toutes nos beautés attendent , et ne veulent point
partir pour la campagne qu'il ne soit arrivé;
s'il abuse de ma simplicité, et que tout ceci se.
tourne en projets , je romps pour toujours avec
•' lui. Adieu , ma vraie amie ; c'est à madame la
comtesse de Grignan que j'en veux.
A MADAME DE GRIGNAN.
Je n'ai plus de goût pour l'ouvrage, Madame;
on ne sait travailler qu'à Grignan; le charmant
et moi, nous en commençâmes un il y a deux
jours : vous y aviez beaucoup de part ; vous me
trouveriez une grande ouvrière à Theure qu'il
est. Il me paroît que le charmant vous vou-
droit bien envoyer des patrons ; mais le bruit
court que vous ne travaillez point à patrons , et
que ceux que vous donnez sont inimitables.
Adieu, ma chère Madame, je trouve une grande
facilité à me défaire de ma sécheresse , quand je
songe que c'est à vous que j'écris.
DE MADAME DE SEVIGNE. lai
LETTRE CCXCVIII.
D£ MADAME DE GOULAKGES A MADAME DE SlÊVIGNE.
Lyon, le 3o octobre 167a.
Je suis très en peine de vous, ma belle; aurez-
vous toujours la fantaisie de faire le bon corps ?
falloit-il vous mettre sur ce pied-là après avoir
été saignée ? Je meurs d'impatience d'avoir de vos
nouvelles, et il se passera des temps infinis avant
cpie j'en puisse recevoir. Hélas! voici un adieu,
ma délicieuse amie, je m'en vais faire cent lieues
pour m'éloigner de vous ! quelle extrayagance !
depuis que le jour est pris pour m'en aller à
Paris , je suis enragée de penser à tout ce que je
q[uitte ; je laisse ma famille, une pauvre famille dé-
solée; et cependant je pars le jourmême de la Tous-
saint pour Bagnols, de Bagnols à Rouanne, et puis
vogue la galère. N'étes-vous pas ravie du présent
que le roi a fait à M. de Marsillac^? N'étes-vous
pas charmée de la lettre que le roi lui a écrite ?
Je suis au vingtième livre de \j4rioste; j'en suis
ravie. Je vous dirai, sans prétendre abuser de
votre crédulité , que , si j'étois reçue dans votre
troupe à Grignan , je me passerois bien mieux de
' De la charge de grand-maître de la garde-robe. D. P.
l'Ai LETTRES
Paiis , que je ne me passerai de vous à Paris. Mais,
adieu, ma vraie amie , je garde le charmant pour
la belle comtesse. Ecoutez, Madame, le procédé
du charmant; il y a un mois que je ne l'ai vu ;
il est à Neuf ville % outré de tristesse, et, quand
on prend la liberté de lui en parler , il dit que
son exil est long ; et voilà les seules paroles qu'il
a proférées depuis l'infidélité de son Alcine'^; il
hait mortellement la chasse, et il ne fait que
chasser ; il ne lit plus , ou du moins il ne sait ce
qu'il lit ; plus de Solus , plus d'amusement : il a
un mépris pour les femmes qui empêche de
croire qu'il méprise celle qui outrage son amour
et sa gloire ; le bruit court qu'il viendra me
dire adieu le jour que je partirai. Je vous man-
derai le changement qui est arrivé en sa per-
sonne. Je suis de votre avis, Madame, je ne com-
prends point qu'un amant ait tort, parce qu'il
est absent ; mais qu'il ait tort , étant présent , je
le comprends mieux; il me paroît plus aisé de
conserver son idée sans défauts pendant Fab-
seiicé ; ^/c//ze n'est pas de ce goût : le charmant
l'aime dé bien bonne foi; c'est la seule personne
qui m'ait fait croire à l'inclination naturelle ; j'ai
' Château de la maison de Yilieroi , à quatre lieues de Lyon.
D.P.
' Par la lettre du i a février précédent , on peut soupçonner
qu'il est ici question de madame de Soissons , sous le nom ii^Alcîne,
pris dans V Orlando furioso, G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ia3
été surprise de ce que je lui ai entendu dire là-
dessus ; mais que deviendra-t-elle , comme vous
dites , cette inclination ? Peut-être arrivera-t-il un
jour que le charmant croira s'être mépris, et
qu'il contera les appas trompeurs dUAlcine. Le
bruit de la reconnoissance que Ton a pour Ta-
mour de mon gros cousin ' se confirme; je ne
crois que médiocrement aux méchantes langues ;
mais mon cousin, tout gros qu'il est , a été pré-
féré à des tailles plus fines ; et puis , après un
petit, un grand ; pourquoi ne voulez- vous pas
qu'un gros trouve sa place ? Adieu , Madame ,
que je hais de m'éloigner de vous !
Venez, mon cher confident ^, que je vous dise
adieu; je ne puis me consoler de ne vous avoir
point vu; j'ai beau songer au chagrin que j'au-
rois eu de vous quitter, il n'importe; je préfé-
rerois ce chagrin à celui de ne vous avoir point
fait connoître les sentiments que j'ai pour vous.
Je suis ravie du talent qu'a M. de Grignan pour
la friponnerie ; ce talent est nécessaire pour re-
présenter le vraisemblable. Adieu, mon cher
Monsieur; quand vous me promettez d'être
raon confident , je me repens de n'être pas di-
gne d'accepter une pareille offre ; mais venez
vous faire refuser à Paris. Adieu , mon amie ;
' M. de Louvois , ministre. D. P.
' M. de Corbinelli. D. P.
ia4 LETTRES
adieu , madame la Comtesse ; adieu, M. de Corbi-
nelli : je sens le plaisir de ne vous point quitter
en m'éloignant; mais je sens bien vivement le
chagrin d'être assurée de ne trouver aucun de
vous où je vais.
Je ne veux point oublier de vous dire que je
suis si aise de Fabbaye que le roi a donnée à M. le
coadjuteur , qu'il me semble qu'il y a de l'incivi-
lité à ne m'en point faire de compliment.
LETTRE CCXCIX.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Marseille, mercredi.... 167a.
Je vous écris après la visite de madame l'in-
tendante , et une harangue très - belle. J'attends
un présent, et le présent attend ma pistole. Je
suis ravie de la beauté singulière de cette ville.
Hier le temps fut divin, et l'endroit * d'où je dé-
couvris la mer, les bastides , les montagnes et la
ville, est une chose étonnante ; mais surtout je
suis ravie de madame de Montfuron * ; elle est
' Ce lieu s'appelle eu langs^ge du pays , la n)isto. On s'y arrête
ordinairement pour admirer la beauté de ce point de vue. D, P.
* Marie de Pontevez de Buous, femme de Léon de Valbelle,
marquise de Montfuron , et cousine-germaine de M. de Grignan.
D,P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 1^5
aimable, et on Faime sans balancer. La foule
des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Gri-
gnan à son arrivée ; des noms connus, des Saint-
Hérem , etc. ; des aventuriers , des épées , des
chapeaux du bel air, une idée de guerre, de ro-
man, d'embarquement, d'aventures, de chaînes,
de fers, d'esclaves, de servitude, de captivité;
moi , qui aime les romans , je suis transportée.
M. de Marseille vint hier au soir ; nous dînons
chez lui; c'est l'affaire des deux doigts de la main.
U fait aujourd'hui un temps abominable, j'en
suis triste ; nous ne verrons ni mer, ni galères,
. ni port. Je demande pardon à Aix , mais Mar-
seille est bien plus joli, et plus peuplé que Paris
à proportion; il y a cent mille âmes au moins;
de vous dire combien il y en a de belles, c'est
ce que je n'ai pas le loisir de compter; l'air
en gros y est un peu scélérat, et parmi tout cela
je voudrois être avec vous. Je n'aime aucun lieu
sans vous • et moins la Provence qu'un autre ;
c'est, un vol que je regretterai. Remerciez Dieu
d'avoir plus de courage que moi, mais ne vous
moquez pas de mes foiblesses ni de mes chaînés.
ia6 LETTRES
llETTRE CGC.
DE MADAME DE siviGNJS Â MADAME DE GRIGNAN.
^ ■ A Marseille, jeudi à midi.... 167a.
Le diable est. déchaîné en cette ville ; de mé-
moire d'homme, on n'a point vu de temps si
vilain. J'admire plus que jamais de donner avec
tant d'ostentation les choses du dehors , de refu-
ser en particulier ce qui tient au cœur ; poignar-
der et embrasser , ce sont des manières : on vou-
droit m'avoir ôté l'esprit; car, au milieu de mes
honnêtetés, on voit que je vois; et je crois qu'on
riroit avec moi, si on l'osoit; tout est de carême-
prenant. Nous dînâmes hier chez M. de Mar-
seille ; ce fut un très-bon repas. Il me mena Ta-
près-dînée faire des visites nécessaires, et me
laissa le soir ici. Le gouverneur me donna des
violons qneje trouvai très-bons, il vint des mas^
ques plaisants : il y avoit une petite Grecque
fort jolie, votre mari tournoit tout autour : ma
fille, c'est un fripon ; si vous étiez bien glorieuse ,
vous ne le regarderiez jamais. Il y a un cheva-
lier de Saint-Mêmes qui danse bien à mon gré ;
il étoit en Turc; il ne hait pas la Grecque, à ce
qu'on dit. Je trouve , comme vous , que Bétomas
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 1^7
ressemble à Lauzun, et madame de Montfuron
à madame d'Armagnac, et mademoiselle des
Pennes à feu mademoiselle de Cossé. Nous ne
parlons que de mademoiselle de Scuderi et de
La Troche avec la Brétèche , et de toutes choses ,
avec plusieurs qui connoissent Paris. Si tantôt il
rait un moment de soleil, M. de Marseille me
mènera héer. En un mot, j'ai déjà de Marseille
et de votre absence jusques-là, et en même temps,
je porte ma main un peu au-dessus de mes yeux.
La Santa-Crux ' est belle, fraîche, gaie et natu-
relle; rien n'est faux ni emprunté chez elle. Je
vous prie de songer déjà à des remerciements
pour elle , et à la louer du rigodon où elle triom-
phe. Adieu , ma chère enfant : hélas ! je ne vous
ai point vue ici , cette pensée gâte ce qu'on voit.
Adhémar, qui, par parenthèse, a pris le nom de
chevaUer de Grignan , a fait le petit démon quand
je lui ai dit que vous m'aviez envoyé de l'argent
pour lui : il n'en a que faire, il a dix mille écus ;
il les jettera par la place; vous êtes folle, il ne
vous le pardonnera jamais; mais là-dessus je me
sers de ce pouvoir souverain que j'ai sur lui, et
j'ai obtenu qu'il recevra seulement un sac de
mille francs. Cela est fait, et, quoi qu'il dise, je
crois qu'il sera dépensé avant que vous receviez
■ Marguerite de Galéans-des-Issarts , marquise de Forbin-Sainte-
Croix. Z>. P.
128 LETTRES
cette lettre; le reste viendra en peu de temps;
n'en soyez point en peine , ma fille , ôtez cette
bagatelle de votre esprit.
LETTRE ceci.
DE MADAME DE SÉVIGN^ A MADAME DE GRIGNAN.
A Marseille, jeudi à minuit.... 167a
•
Je VOUS ai écrit ce matin , ma fille, voici ce que
j'ai fait depuis : j'ai été à la messe à Saint-Victor
avec l'évêque; de là par mer voir la Réale, et
l'exercice, et toutes les banderoles, et des coups
de canon, et des sauts périlleux d'un Turc; enfin
on dîne, et après-dîné, me revoilà sur le poing
de M. de Marseille, à voir la citadelle et la vue
qu'on y découvre , et puis à l'arsenaj voir tous
les magasins et l'hôpital, et puis sur le port, et
puis souper chez ce prélat, où il y avoit toutes
sortes de musiques.
Nous avons eu une conversation où j'ai bien
dit, ce me semble, et où, sans aucune rudesse,
ni brutalité, ni colère, mais raisonnablement et
de sang-froid, je lui ai fait voir l'horreur de son
procédé pour moi, et combien il m'eût été plus
cher de m'avoir témoigné une véritable amitié à
Lambesc, que de m'accabler de cérémonies et de
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 129
festins à Marseille, et que mon cœur étant en-
core blessé, tout cela n'étoit que pour le public :
il m'a paru un peu embarrassé; et en effet, plus
la chose s'éloigne , plus il la voit comme elle est.
Il n'y a point de réponse à ne me vouloir pas
obliger dans une bagatelle où lui-même, s'il m'a-
voit véritablement estimée, il auroit trouvé vingt
expédients au lieu d'un. J'ai repassé sur la ma-
nière dont sa haine a paru dans cette occasion ;
j'ai dit que , le prétexte étant si petit et si mince,
on voyoit la corde et le fond; enfin nous nous
sommes séparés; mais soyez certaine que, quand
je serois en faveiu*, il ne m'auroit pas mieux re-
çue ici. Nous partons demain à cinq heures du
matin. Je vous quitte, ma petite; j'ai reçu votre
lettre , et lu vos tendresses avec des sentiments
qui ne s'expliquent point.
LETTRE CCCII.
DE MADAME DE SfiVlGNÉ A M. ARNAULD-d'aNDILLY.
A Aix, II décembre 1672.
Au lieu d'aller à Pomponne vous faire une
visite, vous voulez bien que je vous écrive; je
sens la différence de l'un à l'autre ; mais il faut
que je me console, au moins de ce qui est en
ifi. 9
i3o LETTRES
mon pouvoir. Vous seriez bien étonné si j'allois
devenir bonne à Aix; je m'y sens quelquefois
portée par un esprit de contradiction , et, voyant
combien Dieu y est peu aimé, je me trouve
chargée d'en faire mon devoir. Sérieusement,
les provinces sont peu instruites des devoirs du
christianisme; je suis plus coupable que les au-
tres , car j'en sais beaucoup ; je suis assurée que
vous ne m'oubliez jamais dans vos prières, et je
crois en sentir des effets toutes les fois que je
sens une bonne pensée. J'espère que j'aurai l'hon-
neur de vous revoir ce printemps, et qu'étant
mieux instruite, je serai plus en état de vous
persuader tout ce que vous m'assurez que je ne
vous persuadois point. Tout ce que vous saurez
entre ci et là , c'est que si le prélat , qui a le
don de gouverner les provinces , avoit la cons-
cience aussi délicate que M de Grignan , il seroit
un très -bon évêque, ma basta^. Faites-moi la
grâce de me mander de vos nouvelles, parlez-
moi de votre santé, parlez-moi de l'amitié que
vous avez pour moi , donnez-moi la joie de voir
que vous êtes persuadé que vous êtes au pre-
mier rang de tout ce qui m'est le plus cher au
' Les lettres subséquentes éclaircissent ce btista ( assez ) , signe
de prudence dirigé contre Tévéque de Marseille, qui empiétoit
sur les attributions de M. de Grigiiau , lieutenant-général de la
proyince.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i3i
monde : voilà ce qiii m'est nécessaire pour me
ixinsoler de votre absence, dont je sens l'amer-
tume au travers de toute l'amour maternelle.
De Rabutiw-Chawta.l.
LETTRE CCCHI.
DE MADAME DE SÉVIGNE A MADAME DE GRIGNAJN^.
A Lambesc , mardi lo décembre 1 67 a , à dix heures du matin.
Quand on compte sans la IH:'ovidence , il faut
très-souvent compter <ieux fois. J'étois tout i\a-
billée à huit heures, j'avois pris mon café, en-
tendu la messe, tous les adieux faits, le bardot
chargé, les sonnettes des mulets me faisoient
souvenir qu'il falloit monter en litière; ma cham-
bre étoit pleine de monde; on me prioit de ne
poî^t partir , parce que depuis plusieurs jours
il pleut beaucoup, -et depuis hier continuelle-
ment , et même dans ee moment plus qu'à l'or-
dinaire. Je résistois hardiment à tous ces dis-
cours , faisant honneur à la résolution que j'avois
prise et à tout ce que je vous mandai hier par
la poste, en assurant que j'arriverois jeudi , lors-
que tout d'un coup M. de Grignan, en robe-de-
chambre d'omelette, m'a parlé sérieusement de
la témérité de mon entreprise , disant que mon
9-
î3a LETTRES
muletier ne suivroit pas ma litière, que mes mu-
lets tomberoient dans les fossés, que mes gens
seroient mouillés et hors d'état de me secourir,
qu'en un moment j'ai changé d'avis, et j'ai cédé
entièrement à ses sages remontrances. Ainsi, ma
fille, coffres qu'on rapporte, mulets qu'on dé-
telle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir
seulement traversé la cour, et messager que l'on
vous envoie , connoissant vos bontés et vos in-
quiétudes, et voulant aussi apaiser les miennes,
parce que je suis en peine de votre santé, et que
cet homme , ou reviendra nous en apporter de»
nouvelles, ou me retrouvera par les chemins.
En un mot, ma chère enfant, il arrivera à Gri-
gnan jeudi au lieu de moi, et moi, je partirai
bien véritablement quand il plaira au ciel et à
M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi,
et qui comprend toutes les raisons qui me font
souhaiter passionnément d'être à Grignan. Si
M. de La Garde pouvoit ignorer tout ceci, j'en
serois aise , car il va triompher du plaisir de m'a-
voir prédit tout l'embarras où je me trouve;
mais qu'il prenne garde à la vaine gloire qui
pourroit accompagner le dou de prophétie dont
il pourroit se flatter. Enfin, ma fille, me voilà,
ne m'attendez plus du tout; je vous surprendrai,
et ne me hasarderai point, de peur de vous don-
ner de la peine, et à moi aussi. Adieu, ma très-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i33
chère et très-aimable ; je vous assure que je suis
fort affligée d'être prisonnière à Lambesc; mais
le moyen de deviner des pluies qu'on n'a point
vues dans ce pays depuis un siècle.
LETTRE CCCIV.
J>E MADAM£ DE COU LANGES A MADAME DE SEVIOIfi.
A Paris , ce 36 décembre i6yi.
Le siège de Charleroi est enfin levé'; je ne
vous mande aucun détail de ce qui s'y est passé ,
sachant que mademoiselle de Méri en envoie
une relation à madame de Grignan. On ignore
jusqu'à présent quelle route le roi prendra; les
uns disent qu'il retournera tout droit à Saint-
Germain; les autres, qu'il ira en Flandre : nous
serons bientôt éclaircis de sa marche ; sans va-
nité, je sais des nouvelles à l'arrivée des cour-
riers, c'est chez M. Le Tellier ' qu'ils descendent,
et j'y passe mes journées; il est malade, et il
paroît que je l'amuse ; cela me suffit pour m'o-
bliger à une grande assiduité. Je ne comprends
point par quelle aventure vous n'avez pas reçu
la lettre de M. de Coulanges, dans laquelle je
' Ltt prince d'Orange fut obligé de lever le siège de Charleroi le
>9 décembre 1673. D. P.
* On a déjà Tn que madame de Coulanges étoit nièce de M. Le
Tellier, depuis chancelier de France.
i36 LETTRES
vous avez sans lui; c'est la jalousie qui l'y oblige;
mais vous ne voudriez de la jalousie que de ceux
dont vous pourriez être jalouse ; il faut plaindre
Brancas.
LETTRE CCCV.
DE MADAME DE LA FAYETTE A MADAME DE SÉVIGNJÊ.
A Paris, ce 3o décembre 167»,
■
J'ai vu votre grande lettre à d'Hacqueville; je
comprends fort bien tout ce que vous lui man-
dez sur l'évêque^; il faut que le prélat ait tort,
puisque vous vous en plaignez ; je montrerai votre
lettre à Langlade, et j'ai bien envie encore de la
faire voir à madame du Plessis , car elle est très-
prévenue en faveur de Tévêque. Les Proven-
çaux sont des gens d'un caractère tout parti-
culier.
Voilà un paquet que je vous envoie pour ma-
dame de Northumberland; vous ne compren-
drez pas aisément pourquoi je suis chargée de ce
paquet ; il vient du comte de Sunderland , qui
est présentement ici ambassadeur; il est fort de
ses amis ; il lui a écrit plusieurs fois ; mais n'ayant
point de réponse , il croit qu'on arrête ses lettres,
' De Marseille. D. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 187
et M. de La Rochefoucauld, qu'il voit très-sou-
vent, s'est chargé de faire tenir le paquet dont
il s'agit : je vous supplie donc, comme vous
n'êtes plus à Aix, de l'envoyer par quelqu'un de
r
confiance, et d'écrire un mot à madame deNor-
thumberland , afin qu'elle vous fasse réponse ,
et qu'elle vous mande qu'elle l'a reçu : vous
m'enverrez sa réponse. On dit ici que si M. de
Montaigu n'a pas un heureux succès de son
voyage, il passera en Italie, pour faire voir que
ce n'est pas pour les beaux yeux de madame de
Northumberland qu'il court le pays : mandez-
nous un peu ce que vous verrez de cettQ affaire,
et comme quoi il sera traité.
La Marans est dans une dévotion et dans un
esprit de douceur et de pénitence qui ne se peut
comprendre : sa sœur% qui ne l'aime pas, en
est surprise et charmée; sa personne est changée
à n'être pas connoissable ; elle paroît soixante
ans. Elle trouva mauvais que sa sœur m'eût
conté ce qu'elle lui avoit dit sur cet enfant de
M. de Longueville , et elle se plaignit aussi de
moi de ce que je l'avois redonné au public; mais
des plaintes si douces , que Montalais en étoit
confondue pour elle et pour moi ; en sorte que
pour m'excuser elle lui dit que j'étois informée
' Mademoiselle de Montalais, fîlle d'honneur de Madame Hen-
riette-Anne d'Angleterre. Z>. P.
i38 IvEÏÏRES
de la belle opinion qu'elle avoit que j'aimois
M. de Longueville ; la Mai^ans, avec une justice
admirable, répondit que, puisque je savois cela,
elle s'étonnoit que je n'en eusse pas dit davan-
tage , et que j'avois raison de me plaindre d'elle.
On parla de madame de Grignan , elle en dit
beaucoup de bien , mais sans aucune affectation.
Elle ne vx>it plus qui que ce soit au monde , sans
. exception : si Dieu fixe cette bonne tête^là , c'est
un des grands miracles que j'aie jamais vus.
J'allai hier au Palais -Royal avec madame de
Monaco; je m'y enrhumai à mourir; j'y pleurai
Madame ^ de tout mon cœur; je fus surprise de
l'esprit de celle-ci^ ; non pas de sou esprit agréa-
ble, mais de son esprit de bon sens; elle se mit
sur le ridicule de M. de Mecklenbourg d'être à
Paris présentement, et je vous assure que l'on
ne peut mieux dire; c'est une personne très-opi-
niatre et très-résolue , et assin*ément de bon goût ,
car elle hait madame de Gourdon à ne la pou-
voir souffrir. Monsieur me fit toutes les caresses
du monde au nez de la maréchale de Clérem-
bault ^ ; j'étois soutenue de la Fienne , qui la hait
' Henriette-Anne d'Angleterre, morte le 29 juin 1670. D, P.
' * Elisabeth-Charlotte , palatine du Rhin , que Monsieur , frère
unique de Louis XIV , épousa en secondes noces le 2 1 novembre
1671.Z). P.
Gouvernante des enfants de Monsieur. D. P.
DE MADAME DE SÉVI&NÉ. 1^9
mortellement 5 et à qui j'avois donné à dîner il'
n'y a que deux jours. Tout le monde croit que
la comtesse Duplessis ' va épouser Clérerabault.
M. de La Rochefoucauld vous fait (ient mille
compliments; il y a quatre où cinq jours qu'il
ne so|t point; il a la goutte en miniature. J'ai
mandé à madame du Plessis que vous m'aviez
écrit des merveilles de son fils. Adieu, ma belle;
vous savez combien je vous aime.
LETTRE CCCVI.
'DE M. LE DUC DE LA ROCHEEOUCAULD A MADAME
DE SÉVIGNÉ.
A Paris , le 9 février 1673.
Vous ne sauriez croire le plaisir que vous
m^avez fait dô m'envoyer la plus agréable lettre
qui ait jamais été écrite; elle a été lue et admi-
rée, comme vous le pouvez souhaiter; il me se-
roit difficile de vous rien envoyer de ce prix-là ;
mais je chercherai à m'acquitter, sans espérer
néanmoins d'en trouver les moyens , dans le
' Marie-Louise Le Loup de Bellenave, veuve d'Alexandre de
Choiseul , eomte du Plessis , et remariée depuis à Reu^ Giltier de
Puygarreuu , marquis de Clérembault , premiei' ccuyer de Mii>\MK,
duchesse (POrléans. D. P.
j4o lettres
soin (le votre santé , car vous vous portez si bienv
que vous n'avez pas besoin de mes remèdes. Ma-
dame la comtesse ( de La Fayette ) est allée ce
matin à Saint - Germain remercier le roi d'une
pension de cinq cents écus qu'on lui a donnée
sur une abbaye ; cela lui en vaudra mille avec le
temps , parce que c'est sur un homme qui a la
même pension sur l'abbé de La Fayette ; ainsi
ils sont quittes présentement, et quand ce pre-
mier mourra, la pension demeurera toujours sur
son abbaye : le roi a même accompagné ce pré-
sent de tant de paroles agréables , qu'il y a lieu
d'attendre de plus grandes grâces. Si je suis le
premier à vous apprendre ceci, voilà déjà la lettre
de M. de Coulanges à demi-payée ; mais qui
nous paiera le temps que nous passons ici sans
vous? Cette perte est si grande pour moi, que
vous seule pouvez m'en récompenser; mais vous
ne payez point ces sortes de dettes-là; j*en ai
bien perdu d'autres , et pour être ancien créan-
cier , je n'en suis que plus exposé à de telles
banqueroutes. L'affaire de M. le chevalier de
Lorraine et de M. de Rohan est heureusement
terminée; le roi a jugé de leurs intentions, et
personne n'a eu dessein de s'offenser. M. le duc
est revenu , M. le prince arrive dans deux jours:
on espère la paix ; mais vous ne revenez pas , et
c'est assez pour ne rien espérer.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i4i
Quoi que vous me disiez de madame de Gri-
gnan, je pense qu'elle ne se souvient guère
de moi ; je lui rends cependant mille très-hum-
bles grâces , ou à vous , de ce que vous me dites
de sa part. Ma mère ' est un miroir de dévotion:
elle a fait un cantique pour ses ennemis , où la
reine de Provence * n'est pas oubliée. Embrassez
M. Fabbé ( de Coulanges ) à mon intention ; dites-
lui qu'après le marquis de Villeroi, je suis mieux
que personne auprès de M. de Coulanges.
. Si vous avez des nouvelles de notre pauvre
Corbinelli , je. vous supplie de m'en donner : j'ai
pensé effacer lepithète, mais j'apprends tou-
jours , à la honte de nos amis , qu'elle ne lui
convient que trop.
MADA3IE DE LA FAYETTE.
Voilà une lettre qui vous dit, ma belle, tout
ce que j'aurois à vous dire. Je me porte bien de
mon voyage de Saint-Germain. J'y vis votre fils,
j*en fis comme du mien ; il est très-joli. Adieu.
' Madame de Marans , que M. de La Rochefoucauld appeloit
sm mère^ D. P.
' Cest-à-dlre madame de Grignan, que madame de Marans
ii*aimoit poim. D, P.
i44 LETTRES
lespougies ^ sont allumées. Le marquis de Villero
est si amoureux, qu'on lui fait voir ce que l'on
veut .-jamais aveuglement n'a été pareil au sien;
tout le monde le trouve digne de pitié , et il me
paroît digne d'envie, il est plus charmé qu'il
n'est charmant; il ne compte pour rien sa fortune,
mais la belle compte Caderousse pour quelque
chose, et puis un autre pour quelque chose en-
core; un, deux, trois, c'est la pure vérité*; fi,
je hais les médisances. J'embrasse madame la
comtesse de Grignan , je voudrois bien qu'elle
fût heureusement accouchée, qu'elle ne fût plus
grosse , et qu'elle vînt ici désabuser de tout ce
qu'on y admire. Adieu, ma véritable amie, vos
petites entrailles ^ se portent bien ; elles sont fa-
' Selon la manière de prononcer de madame de Lndres. D. P.
* Grouvelle croit qu'il s'agit de la belle madame Dufresnoi ,
dont il a été fait mention dans la lettre ci-dessus, page i34;
il se trompe; Madame de Soissons paroît plus reconnoissable ;
c'est l'opinion du dernier éditeur. Madame de Soissons étoit une
femme chanceuse , dénigrée comme telle : elle est désignée par le
nom ai Pleine dans la lettre du 3o octobre 167a. Madame de
Coulanges, plus bas (lettre du 10 mars ) , dit : Alcine^ la plus in-
digne femme. Madame de Séyigné l'appelle la vieille Me'dée dans sa
lettre du 29 décembre 167 5. Deux de ses trois amants dont parle
madame de Coulanges, sont ici nommés; le troisième sous-en-
tendu est Vardes , nommé en toutes lettres à la date du 10 février
1673. La chronique scandaleuse lui en donne beaucoup d'autres.
( Voyez le marquis de Vardes , à l'article Corbinelli, dans la notice
sur madame de Sévigné , tom. I. ) G. D. S. G.
Madame de Séyigné nommoit ainsi Marie-Blanche de Grignan,
née le i5 novembre 1670, qu'elle avoit laissée à Paris. D» P,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i45
Touches, elles ont les cheveux coupés ^ elles sont
très-bien vêtues. Madame Scarron ne paroît point;
j'en suis très-fâchée ; je n'ai rien cette année de
tout ce que j'aime; l'abbé Têtu et moi, nous
sommes contraints de nous aimer. Mademoi-
selle a songé que vous étiez très-malade ; elle s'é-
veilla en pleurant : elle m'a ordonné de vous le
mander.
LETTRE CCCVIII.
DE MADAME DE LÀ FAYETTE A MADAME DE SÉVIGNE.
A Paris, le 27 février 1673.
Monsieur de Bayard et M. de La Fayette arri-
vent dans ce moment ; cela fait , ma belle , que
je ne vous puis dire que deux mots de votre fils ;
il sort d'ici , il m'est venu dire adieu , et me prier
de vous écrire ses raisons sur l'argent ; elles sont
si bonnes que je n'ai pas besoin de vous les ex-
pliquer fort au long ; car vous voyez d'où vous
êtes ladépense d'une campagne qui ne finit point :
tout le monde est au désespoir et se ruine ; il est
impossible que votre fils ne fasse pas un peu
comme les autres, et de plus, la grande amitié
que vous avez pour madame de Grignan fait
III. I o
r
t45 lettres
qu'il en faut témoigner à son frère. Je laisse ati
grand d'Hacqueville à vous en dire davantage.
Adieu, ma très-chère.
LETTRE CCCIX.
DE MADAME DE COCLANGES A MADAME DE SÉVIGWE-
A Parky le ao mars 1673.
Je souhaite trop vos reproches pour les mé-
riter; non, ma belle,, la période ne lù 'emporte
point ; je vous dis que je vous aime par la raison
que je le sens véritablement ; et même je suis
plus vive pour vous que je ne vous le dis encore^
Nous avons enfin retrouvé madame Scarron^
c'est-à-dire que nous savons où elle est ; car, pour
avoir commerce avec elle, cela n'est pas aisé. Il
y a, chez une de ses amies, un certain homme
qui la trouve si aimable et de si bonne com-
pagnie, qu'il soufFre impatiemment son absence;
elle est cependant plus occupée de ses anciens
amis qu'elle ne l'a jan^ais été ; elle leur donne le
peu de temps qu'elle a avec un plaisir qui fait
regretter qu'elle n'en ait pas davantage. Je suis
assurée que vous trouvez que deux mille ^cus de
pension sont médiocres; j'en conviens , mais cela
s'est fait d'une manière qui peut laisser espérer
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 147
d'autres grâces. Le roi vit l'état des pensions , il
trouva deux mille francs pour madame Scarron,
il les raya, et mit deux mille écus^ .
Tout le monde croit la paix, mais tout le
monde est triste d'une parole que le roi a dite ,
qui est que, paix ou guerre, il n'arriveroit à
Paris qu'au mois d'octobre. Je viens 'de recevoir
une lettre du jeune guidon CM. de Séuigné); il
s'jEidresse à moi^ pour demander son congé; çt
ses raisons sont si bonnes , que je ne doute pas
que je ne l'obtienne. J'ai vu une lettre admirable
que vous avez écrite à M. de Coulanges; elle est
si pleine de bon sens et de raison , que je suis
persuadée que ce seroit méchant sigqe pour
quelqu'un qui trouveroit à y répondre. Je promis
hier à madame de La Fayette qu'elle la verroit ;
je la trouvai tête à tête avec un appelé M. Le Duc :
on regretta le temps que vous étiez à Paris ; on
' Si on saisit bien,. dans cette. tirade, tontes les pensées qui se
ratucbentà madame Scarron , on n*hésitera point à être de Tavis
de réditeur des lettres de madame de Cgulanges (Paris, t8o5) ,
qui indique le roi Iui»méme, pour dévoiler cet homme qui la trouve
(fliiMdftîiie -Scarron ) st aimable et de si bonne compagnie. On a lieu
de^'étopner que le deniier éditeur. des lottsres^^e madame de Sé-
Tignéait eu recours à des obstacles qui ne .soQt point du tout
invincibles , pour rejeter cette opinion, la plus, lumineuse, parce
qnfeUe est la plus probable. G. D. S. G,
* Madame de Coulanges étant cousine-germaine de M; de Lbu-
vois , avoit sans doute beaucoup de crédit prçs de ce ministre.
CD.S.G.
1 b.
i4S LETTRES
vous y souhaita; mais, hélas! qu'ils sont inutiles,
les souhaits ! et cependant on ne sauroit se cor-
riger d'en faire, M. de Grignan ne s'est point du
tout rouillé en province; il a un très-bon air à
la cour, mais il trouve qu'il lui manque quelque
chose ; nous sommes de son avis , nous trouvons
qu'il lui manque quelque chose. J'ai mandé à
M. de La Trousse ce que vous m'écrivez de lui :
si ma lettre va jusqu'à lui, je ne doute pas qu'il
ne vous en remercie ; je crois que le secret mi-
raculeux qu'il avoit de faire comme les gens les
plus riches lui manque dans cette occasion ; il
me paroît accablé sans ressource.
Madame Dufresnoi fait une figure si considé-
rable, que vous en seriez surprise; elle a effacé
mademoiselle de S... sans miséricorde : on avoit
tant vanté la beauté de cette dernière qu elle n'a
plus paru belle ; elle a les plus beaux traits du
monde ; elle a le teint admirable ; mais elle est
décontenancée, et elle ne le veut pas paroître;
elle rit toujours , elle a méchante grâce. Madame
fera souvent voir de nouvelles beautés; l'ombre
d'une galanterie l'oblige à se défaire de ses filles :
ainsi je crois que celles qui lui demeureront se
trouveront plus à plaindre que les autres. Ma-
demoiselle de Laval* la quitte. Madame de Ri-
II--
^ Noup croyons Grouvelle fondé en remplissant ce nom , dont
on ne lit que Tinitiale dans l'édition originale. G. /). S. G,
"N
I DE MADAME DE SEVIGNE. 149
chelieum a priée de vous faire mille compliments
de sa part.
Adieu , ma très-aimable belle ; j'embrasse , avec
votre permission et la sienne, madame la com-
tesse de Grignan : n'est-elle point encore accou-
chée ? M. de Coulanges m'a assurée qu'il vous
enverroit Mithridate. On me peint aujourd'hui
pour M. de Grignan; je croyois avoir renoncé à
la peinture. L'histoire du Charmant est pitoyable ;
je la sais... Orondate^ étoitpeu amoureux auprès
de lui; il n'y a que lui au monde qui sache ai-
mer : c'est le plus joli homme, et .son Alcine, la
plus indigne femme.
LETTRE CCCX.
THE MADAHE DE COULANGES A MADAME DE SE VIGNE.
A Paris , le lo ayrit 1673.
Il est minuit, c'est une raison pour ne vous
point écrire; j'en suis enragée; j'avois résolu de
répondre à votre aimable lettre; mais voici, ma
chère amie, ce qui m'en a empêchée : M. de La
Rochefoucauld a passé le jour avec moi, je lui
ai fait voir madame Dufresnoi, il en est tout
éperdu. Je suis ravie que madame de Grignan
' Héros de roman. Z). P,
i5o LETTRES
ne soit plus qu'accablée de lassitude ; la surprise
et l'inquiétude que j'ai eues de son mal me dé-
voient faire attendre à toute la joie du retour de
sa santé ; c'est une barbarie que de souhaiter des
enfants.
Je ne veux pas oublier te qui m'est arrivé ce
matin -, on m'a dit : Madame , voilà un laquais
de madame de Thianges; j'ai ordonné qu'on le
fît entrer. Voici ce qu'il avoit à me dire : Ma-
dame ^ c'est de la part de madame de Thianges y
qui vous prie de lui enç^oyer la lettre du chei^al
de madame de Séyigné, et celle de la prairie^.
J'ai dit au laquais que je les porterois à sa maî-
tresse, et je m'en suis défaite. Vos lettres font
tout le bruit qu'elles méritent, comme vous
voyez; il est certain qu'elles sont délicieuses, et
vous êtes comme vos lettres.
Adieu , ma très-aimable belle , j'embrasse bien
doucement cette belle comtesse, de peur de lui
faire mal : j'ai bien senti, je vous jure, sa fâ-
chéiisè aventuré; je souhaite plus que je iie Ines-
péré qu'elle ne soit jamais exposée à de pareils
accidents. Le roi dit hier qu'il partiroit le 1% saris
, aiicune remisé.
' La lettre de la prairie , publiée par M. de Cruwfurd , est in-
sérée sous la date du a 3 juillet 1671 ; elle fait partie des lettres
îiiédîtéà dont nous sommes propriétaires.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i5i
»«<»••»««•»•»«-«•*• «A !•
LETTRE CCCXI.
DE MADAME DE LA FAYETTE A MADAME DE SEVIGNE.
A Paris, le i5 avril 167a.
Madame de Northumberlaiid me vint voir
hier., j'avois été la chercher avec madame de
Coulanges; elle me parut une femme qui a été
fort belle, mais qui n'a plus un seul trait de visage
qui se soutienne, ni où il soit resté le moindre
air de jeunesse; j'en fus surprise; elle est avec
cela mal habillée, point de grâce; enfin je n'en
fus point du tout éblouie; elle me parut entendre
fort bien tout ce qu'on dit, ou, pour mieux
dire, ce que je dis; car j'étois seule, M. de La
Rochefoucauld et madame de Thianges, qui
avoient envie de la voir, ne vinrent que comme
elle sortoit. Montaigu m'avoit mandé qu'elle
viendroit me voir; je lui ai fort parlé d'elle; il
ne fiait aucune façon d'être embarqué à son ser-
vice, et paroît très-rempli d'espérance. M. de
Cfaaulnes partit hier, et le comte Tôt aussi : ce
dernier est très-affligé de quitter la France; je
i'ai vu quasi tous les jours pendant qu'il a été
ici; nous avons traité votre chapitre plusieurs
fais. La maréchale de Gramont s'est trouvée mal;
i52i LETTRES
crHac(jueville y a été, toujours courant , lui mener
un médecin; il est, en vérité, un peu étendu
dans ses soiùs. Adieu, mon amie,, j'çti le sang si
échauffé, et j'ai tant eu de tracas ces jours passés,
que je n'en puis plus; je voudrois bien vous voir,
pour me rafraîchir le sang.
LETTRE CCCXII.
1>E MADA]^E DE LA FAYETTE A MADAME DE SÉVIGUïÉ.
A Paris, le 19 mai 1673.
Je vais demain à Chantilly, c'est ce même
voyage que j'avois commencé l'année passée,
jusque sur le Pont-Neuf, où la fièvre me prit;
je ne sais pas s'il arrivera quelque chose d'aussi
bizarre, qui m'empêche encore de l'exécuter j
nous y allons la même compagnie; et rien de
plus.
Madame du Plessis étoit si charmée de votre
lettre qu'elle me Ta envoyée; elle est enfin partie
pour sa Bretagne. J'ai donné vos lettres à Lan^
glade, qui m'en a paru très-content : il honore
toujours beaucoup madame de Grignan. Mon-
taigu s'en va; on dit que ses espérances sont
renversées; je crois qu'il y a quelque chose de
DE MADAME DE SEVIGNE i53
travers dans l'esprit de la nymphe ^ Votre fils
est amoureux comme un perdu de mademoiselle
de Poussai*, il n'aspire qu'à être aussi transi que
La Fare^. M. de La Rochefoucauld dit que l'am-
bition de Sévigné est de mourir d'un amour qu'il
n'a pas, car nous ne le tenons pas du bois dont
on fait les fortes passions. Je suis dégoûtée de
celle de La Fare, elle est trop grande et trop
esclave ; sa maîtresse ne répond pas au plus petit
de ses sentiments : elle soupa chez Longuein!
et assista à une musique le soir mêpae qu'il
partit : souper en compagnie, quand son amant
p^rt, et qu'il part pour l'armée, me paroît un
crime capital ; je ne sais pas si je m'y connois.
Adieu, ma belle.
' Madame de Northumberland. D. P,
* Mademoiselle de Ludres , chanoinesse de Poussai.
Le marquis de La Fare, l'ami de Chaulieu, étoit un aimable
çomtisan à qui on supposoit un penchant pour jp marquise de
Kochefort , comme il en eut pour beaucoup d'autres , et notam-
ment pour madame de la Sablière. Il a fait de très-jolis vers. La
douceur de son caractère ne s'accorde guère ayec l'esprit sati-
rique qui règne dans ses Mémoires. Ils sont écrits avec un grand
air de liberté et de sincérité , sans être exempts de la rouille du
mécontentement contre l'autorité , dont yraisemblablement lui ou
sa société ayoit à se plaindre. Ce fut pour madame de C2aylus ,
rune des plus aimables personnes du dix-septième siècle , qu'il fit
ses premiers yers , et peut-être les plus délicats qu'on ait eu de
loi. n mourut en 1713. G. D, S, G,
^ Longueil étoit frère du président de Maisons. M.
i54 " LETTRES
¥••••«•••#••<
LETTRE CCCXIII.
J^E MADAME DE LA FAYETTE A MADAME DE SÉVIGNB.
A Paris, le 26 mai 1673.
Si je n'avois la migraine, je vous rendrois
compte de mon voyage de Chantilly , et je vous
dirois que, de tous les lieux que le soleil éclaire,
il n'y en a point un pareil à celui-là; nous n'y
avons pas eu un trop beau temps , mais la beauté
de la chasse dans des carrosses vitrés a suppléé
à ce qui nous manquoit. Nous y avons été cinq
ou six jours ; nous vous y avons extrêmement
souhaitée , non-seulement par amitié , mais parce
que vous êtes plus digne que personne du monde
d'admirer ces beautés-là'. J'ai trouvé ici à mon
retour deux de vos lettres. Je ne pus faire achever
celle-ci vendredi , et je ne puis l'achever moir
même aujourd'hui, dont je suis bien fâchée ; car
" La migraine de madame de La Fayette nous privé de la des-
cription de Chantilly, bourg -du Valois , qui a passé dans |a
maison de Bourbon^Condé après la mort dé Henri II de Mont-
morenci, duc, pair, maréchal de France, décapité à Toulouse
en t63â. Lei arts.avoient orné le magnifique château de Chan-
tilly et ses jardiùs, et de gratids souvenirs rempUssoient Tesprit
à Taâpect de te Vaste monument historique dont Tentrée étôit
<lccorée de la statue équestre en bronze du dernier connétable
Anne de Montmorenci , tué à la bataille de Saint-Denis en 1567.^
G. D. S, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i55
il me semble qu'il y a long-temps que je n'ai
causé avec vous. Pour répondre à vos questions ,
je vous dirai que madame de Brissac^ est toujours
à Fhôtel de Conti , environnée de peu d'amants ,
et d'amants peu propres à faire du bruit, de
sorte qu'elle n'a pas gratid besoin du manteau
de sainte Ursule, Le premier président de Bor-
deaux est amoureux d'elle comme un fou ; il est
vrai que ce n'est pas d'ailleurs une tête bien
timbrée. M. le Premier et ses enfants sont aussi
fort assidus auprès d'elle; M. de Montaigu ne
Ta, je crois, point vue de ce voyage-ci, de peur
de déplaire à madaiiie de Northumberland , qui
part aujourd'hui ; Montaigu l'a devancée de deux
jours : tout cela ne laisse pas douter qu'il ne l'é-
pouse. Madàïne de Brissac joue toujours la dé-
solée, et affecte une très-grande négligence. La
comtesse du Plessis a servi de dame d'honneur
deux jours avant que Monsieur soit parti ; sa belle-
mète* n'y avoit pas voulu consentir auparavant.
Elle n'égratigne point madame de Monaco; je
crois qu'elle se fait justice, et qu'elle trouve que
la seconde place de chez Madame est assez bonne
pour la femme de Clérembault; elle le sera assu-
rément dans un mois, si elle ne l'est déjà.
' Gabrielle-Louise de Saint-Simoa , duchesse de Brissac. D. P ,
* Colombe Le ^Charron, femme de César, duc de Clioiseul ,
pair et maréchal de Frauce, et première dame d'honneur de
i56 LETTRES '
Nous allons Sîner à Livry , M. de La Roche^
foucauld , Morangis , Coulanges et moi : c'est
une chose qui me paroît bien étrange d'aller
dîner à Livry, et que ce ne soit pas avec vous.
L'abbé Têtu est allé à Fontevraud; je suis trom-
pée s'iln'eût mieux fait de n'y pas aller, et si
ce voyage-là ne déplaît à des gens à qui il est
bon de ne pas déplaire.
L'on dit que madame de Montespan est de-
meurée à Courtray. Je reçois une petite lettre de
vous ; si vous n'avez pas reçu des miennes , c'est
que j'ai bien eu des tracas; je vous conterai mes
raisons quand vous serez ici. M. le duc s'ennuie
beaucoup à Utrecht; les femmes y ,sont horri-
bles; voici un petit conte sur ce sujet: il se fa-
miliarisoit avec une jeune femme de ce pays-là ,
pour se désennuyer apparemment; et comme,
les familiarités étoient sans doute un peu gran-
des , elle lui dit : Pour Dieu , monseigneur ^ V. A^
a la bonté d'être trop insolente. C'est Briole qui
m'a écrit cela; j'ai jugé que vous en seriez char-»
mée comme moi. Adieu, ma belle, je suis tout
à vous assurément.
Vojez la note sur l'abbé Têtu , lettre du 1 1 mars 1 67 1 *
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. iSy
LETTRE CCCXIV.
DE MADAME DE LA FAYETTE A MADAME DE SÉVIGNÉ.
A Paris , le 3o juin 1673.
Hé bien, hé bien, ma belle, qu'avez -vous à
crier comme un ai^le ? je vous mande que vous
attendiez à juger de moi quand vous serez ici;
qvCy a-t-il de si terrible à ces paroles ? mes jour-
nées sont remplies; il est vrai que Bayard est ici,
et qu'il fait mes affaires ; mais quand il a couru
tout le jour pour mon service, écrirai-je? encore
faut il lui parler. Quand j'ai couru , moi , et que
je reviens , je trouve M. de La Rochefoucauld ,
que je n'ai point vu tout le jour; écrirai-je?
M. de La Rochefoucauld et Gourville sont ici ,
écrirai - je ? mais quand ils sont sortis ; ah! quand
ils sont sortis, il est onze heures, et je sors, moi ;
je couche chez nos voisins , à cause qu'on bâtit
devant mes fenêtres ; mais l'après-dînée , j'ai mal
à la tête; mais le matin, j'y ai mal encore, et je
prends des bouillons d'herbes qui m'enivrent.
Vous êtes en Provence, ma belle, vos heures
sont libres , et votre tête encore plus : le goût
d'écrire vous dure encore pour tout le monde ;
il m'est passé pour tout le monde ; et si j'avois
i58 LETTRES
un amant qui voulût de mes lettres tous les
matins , je romprois avec lui. Ne mesurez donc
point notre amitié sur l'écriture; je vous aime-
rai autant , en ne vous écrivant qu'une page en
un mois, que vous, en m'en écrivant dix en huit
jours : quand je suis à Saint-Maur je puis écrire,
parce que j'ai plus de tête et plus de loisir ; mais
je n'ai pas celui d'y être , je n'y ai passé que huit
jours de cette année ^ ; Paris me tue. Si vous sa-
viez comme je ferois ma cour à des gens à qui
il est très-bon de la faire , d'écrire souvent tou-
tes sortes de folies , et combien je leur en écris
peu , vous jugeriez aisément quç je ne fais pas
ce que je veux là-dessus. Il y a aujourd'hui trQ^s
ans que je vis mourir Madame; je relus hier
plusieurs de ses lettres , jesuis toute pleine d'elle.
* Nous ayons déjà t|i que le duc de La Rochefoucauld aTolt
cédé à Gouryille la capitainerie de SjEÔpt-Maur. Madanie de. La
Fayette occupoit une partie du château. Gourville» qui le h^, aypk
prêté , dit Grouyelle j peint dans ses Mémoires , d*une manière aussi
défavorable qu'elle paroît vraie , la prétention qu'elle eut de le
garder malgré lui, et tout ce qu'cile fit pour le brouiller avec
M. de La Rochefoucauld lorsqu!eUe eut été forcée de lâcher prî^.
On voit dans ce procédé , de la hauteur , de la morgue contre, un
homme à qui il manquoit peut-être Thonneur des voltTmineux
parchemins, mais qui n'étoit pas d'humeur à s'entendre dire ^mme
à la roture : Allez.,., moutons , canaille, ^tte espèce :
Vous leur fîtes , seigneur,
En l^s croquant, beaucoup d'honneur.
G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. iSg
Adieu, ma très-chère , vos défiances seules com-
posent votre unique défaut, et la seule chose
qui peut me déplaire en vous. M. de La Roche-
foucauld vous écrira.
LETTRE CCCXV.
©K MADAME DE LA FAYETTE A MADAME DE SlÉVIGNÉ.
ê
• A Paris y 14 juillet 1673.
•
Voici ce que j'ai fait depuis que je vous ai
écrit : j'ai eu deux accès de fièvre ; il y a six
•mois que je n'ai été purgée : on me purge une
ibis, on me purge deux , le lendemain de la
deuxième je me mets à table ; ah ! ah ! j'ai mal
au cœur , je ne veux point de potage ; maugez
donc un peu de viande ; non , je n'en veux point;
mais vous mangerez du fruit; je crois qu'oui;
hé bien mangez-en donc; je ne saurois, je man-
gerai tantôt ; que l'on m'ait ce soir un potage et
un poulet; voici le soir; voilà un potage et un
poulet; je n'en veux point; je suis dégoûtée, je
m'en vais me coucher, j'aime mieux dormir que
de manger. Je me couche, je me tourne , je me
retourne , je n'ai point de mal, mais je n'ai point
de sommeil aussi; j'appelle , je prends un livre ,
je le referme; le jour vient , je me lève , je vais à
i6o LETTRES
la fenêtre , quatre heures sonnent , cinq heures ,
six heures ; je me recouche , je m'endors jusqu'à
sept, je me lève à huit , je me remets à table à
douze inutilement , comme la veille ; je me tnets
dans mon lit le soir , inutilement comme l'autre
nuit. Etes -vous malade? nenni : êtes -vous plus
foible? nenni. Je suis dans cet état trois jours et
trois nuits; je redors présentement; mais je ne
mange encore que par machine , comme les
chevaux, en me frottant la bouche de vinaigre ;
du reste, je me porte bien, et je n'ai pas même
si mal à la tête. Je viens d'écrire des folies à
M. le duc ; si je puis , j'irai dimanche à Livry
pour un jour ou deux. Je suis très -aise d'aimer
madame de Coulanges , à cause de vous. Résol-
vez-vous, ma belle, de me voir soutenir toute
ma vie , à la pointe de mon éloquence , que je
vous aime plus encore que vous ne m'aimez ; j'en
ferois convenir Corbinelli en un demi - quart
d'heure. Au reste , mandez-moi bien de ses nou-
velles : tant de bonnes volontés seront -elle s tou-
jours inutiles à ce pauvre homme? pour moi^
je crois que c'est son mérite qui leur porte mal-
heur ; Segrais porte aussi guignon ; madame de
Thianges est des amies de Corbinelli , M™® Scar-
ron , mille personnes, et je ne lui vois plus au-
cune espérance de quoi que ce puisse être; on
donne des pensions aux beaux esprits; c'est un
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i6i
fonds abandonné à cela , il en mérite mieux que
tous ceux qui en ont. Point de nouvelles , on
ne peut rien obtenir pour lui.
Je dois voir demain madame de Yill....; c'est
une certaine ridicule à qui M. d'Ambres a fait
un enfant ; elle l'a plaidé , et a perdu son pro-
cès ; elle conte toutes les circonstances de son
aventure; il n'y a rien au monde de pareil; elle
prétend avoir été forcée : vous jugez bien que
cela conduit à de beaux détail^. La Marans est
Une sainte; il n'y a point de raillerie; cela me
paroît un miracle. La Bonnetot est. dévote aussi ;
elle a ôté son œil de verre ; elle ne met plus de
rouge ni de boucles. Madame de Monaco ne fait
pas de même ; elle me vint voir l'autre jour bien
blanche ; elle est favorite et engouée de cette
llU)AM£-ci, tout comme de l'autre; cela est bi-
zarre. Langlade s'en va demain en Poitou pour
deux ou trois mois. M. de Marsillac est ici ; il
* part lundi pour aller à Barrége , il ne s'aide pas
de son bras. Madame la comtesse du Plessis va
se marier; elle a pensé acheter Fresne ^ M. de
La Rochefoucauld se porte très -bien; il vous
fait mille et mille compliments , et à Corbi-
' Elle étoit veuve d'Alexandre de Choiseul, comte du Plessis, et
nièce , par sa mère , de du Plessis-Guénégaud , secrétaire d'état ,
propriétaire du beau château de Frêne , dans k Brie , où nous
ayoQs vu madame de Sévigné le i*"' août 1667.
ni. 1 1
i62 LETTRES
nelli. Voici une question entre deux maximes :
On pardonne les infidélités , mais on ne les oublie point ;
On oublie les infidélités , mais on ne les pardonne point.
« Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à
a votre amant , que vous aimez pourtant tou-
« jours , ou qu'il vous en ait fait une , et qu'il
a vous aime aussi toujours ^ ? » On n'entend pas
par infidélité avoir quitté pour un autre , mais
avoir fait une faute considérable. Adieu, je suis
bien en train de jaser; voilà ce que c'est de ne
point manger et de ne point dormir. J'embrasse
madame de Grignan et toutes ses perfections.
' Je ne crois point cette maxime de La Rochefoucauld , mais
bien de Jacques Esprit , auteur de beaucoup d'autres qui circu-
loient dans la société sans sa participation , et sous le nom de La
Rochefoucauld. * La manière dont on fait jouer ici le sens et les
* mots, dit Grouvelle, semble justifier la critique qu'on a faite
■ du livre des Maximes. " Dans plusieurs articles, texpression n'a
pas été inventée par V accusation ; mais Paccusation a été inventée pour
y faire entrer l'expression. • Huet, qui parle ainsi, connoissoit
* mieux que personne Tauteu^-des Maximes, sa méthode et le goût
" de la société. » Jacques Esprit , conseiller d'état , membre de
Tacadémie françoise, étoit un homme modeste, dont M. de La
Rochefoucauld a tiré un grand parti pour la gloire de ses œuvres
littéraires. G. D, S, G,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i63
LETTRE CCCXVI.
DU COMTE DE BUS5Y A MADAME DE SEVIONB.
*
A Bussy , ce a6 juin 1673.
Je m'ennuie fort, Madame , de n'avoir aucune
nouvelle de vous depuis que vous arrivâtes en
Provence. Quand vous seriez en l'autre monde
je n'en aurois pas moins. Est-ce qu'on ne songe
plus qu'à ce qu'on voit, quand on est en Ptq-
vence ? Mandez-le-moi , je vous prie, parée qu'en
ce cas-là je vous irois trouver, et j'aimerois mieux
me mettra au hasard de me brouiller à la cour,
où je n'ai plus rien à ménager, que de n'en-
tendre jamais parler de vous. Raillerie à part ,
Madame , mandez-moi de vos nouvelles. Je suis
en peine aussi de n'en avoir aucune de notre
ami ( CorbinelUy Quelqu'un m'a dit qu'il étoit
dans une dévotion extrême. Si c'étoit cela qui
rempêchât d'avoir commerce avec moi , j'aime-
rois autant qu'il fut déjà en paradis. Mandez-moi
ce que vous en savez.
I ].
i64 LETTRES
LETTRE CCCXVII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COISITE DE BUSST
• ^
A Grignan, ce i5 juillet 1673.
Vous voyez-bien , mon cher cousin , que me
voilà à Grignan. Il y a justement un an que j'y
vins, je vous écrivis avec notre ami Corbinelli
qui passa deux mois avec nous. Depuis cela j'ai
été dans la Provence, me promener. J'ai passé
l'hiver à Aix avec ma fille. Elle a pensé mourir
en accouchant , et moi de la voir accoucher si
malheureusement. Nous sommes, revenus ici de-
puis quinze jouts, et j'y serai jusqu'au mois de
septembre que j'irai à Bourbilly, où je prétends
bien vous voir. Prenez dès à présent des mesures,
afin que vous ne soyez pas à Dijon. J'y veux voir
aussi notre grand cousin de Toulongeon, man*
dez lui. Je vous mènerai peut - être notre cher
Corbinelli; il m'^t venu trouver ici, et nous
avions résolu de vous écrire , quand j'ai reçu
votre lettre. Vous le trouverez pour les mœurs
aussi peu réglé que vous l'avez vu ; mais il sait
mieux sa religion qu'il ne savoit ; et il en sera
bien plus damné , s'il ne profite pas de ses lu-
mières. Je l'aime toujours , et son esprit est fait
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. i65
pour me plaire. Que dites-vous de la conquête
de Maëstricht ? Le roi seul en a toute la gloire ^
Vos malheurs me font une tristesse au cœur qui
me fait bien sentir que je vous aime. Je laisse
la plume à notre ami. Nous serions trop heureux
si nous le pouvions avoir dans notre délicieux
r
château de Bourbilly. Ma fille vous fait une ami-
tié, quoique vous ne songiez pas à elle.
DE M. DE CORBINELU.
J'aurois un fort grand besoin , Monsieur, que
le bruit de ma dévotion continuât. Il y a si long-
temps que le contraire dure, que ce change-
ment en feroit peut - être un à ma fortune. Ce
n'est pas que je ne sois pleinement convaincu
qpie le bonheur et le malheur de ce monde ne
soit le pur et unique effet de la Providence , où
la fortune ni le caprice des rois n'ont aucune
part. Je parle si souvent sur ce ton-là, qu'on l'a
pris pour le sentiment d'un bon chrétien , quoi-
qu'il ne soit que celui d'un bon philosophe. Mais
quand le bruit qui a couru eût été véritable ,
ma dévotion n'eût pas été incompatible avec ma
persévérance à vous honorer , et à vous confir-
mer souvent les mêmes sentiments que j'ai eus
pour vous toute ma vie. Vous savez quel hon-
' Le roi prit Maëstricht sur les états le 29 juin 1678, après
traite jours de siège. Voltaire dit que Maëstricht se rendît au bout
de huit jours.
i66 J.ETTRES
neur je me suis toujours fait de votre amitié, et
si la grâce ç^caceauroit pu détruire une pensée
si raisonnable. Nous vous écrivîmes une grande
lettre à notre autre voyage ici, et nous avons
vingt fois raisonné sur votre indolence. Mais
va-t-elle jusqu'à ne point regretter de n'être point
à Maëstricht à tuer des Hollandais et des Espa-
gnols à la vue du roi ? qu'en dites - vous ? les
poètes vont dire des merveilles; le sujet est am-
ple et beau. Us diront que leur grand monarque
a vaincu la Hollande et l'Espagne en douze jours ,
en prenant Maëstricht, et qu'il ne manque à sa
gloire que la vraisemblance. Us diront qu'il en
est lui-même le destructeur , à force de la rendre
incroyable ; et mille pensées dont je ne m'avise
pas, tant parce que j'ai l'esprit peu fleuri, que
parce que je l'ai sec depuis un an , à cause que
je me suis adonu^ à la philosophie de Descarr
tes. Elle me paroît d'autant plus belle qu'ellç
est facile , et qu'elle n'admet dans le monde que
des corps et du mouven^ent , ne pouvant souf-
frir tout ce dont on ne peut avoir une idée claire
et nette. Sa métaphysique me plaît aussi; ses
principes sont aisés et ses inductions naturelles.
Que ne Fétudiez-vous ? elle vous divertiroit avec
mesdemoiselles de Bussy. Madame de Grignan la
sait à miracle, et en parle divinement. Elle me
soutenoit l'autre jour que plus il y a d'indiffé-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 167
rence clans l'ame , et moins il y a dé liberté. C'est
une proposition que soutient agréablement M. de
La Forge , dans un Traité de V esprit de Vhomme ,
qu'il a fait en françois, et qui m'a paru admi-
rable ^ Voilà de quoi combattre les ennuis de la
province. Nous lisons à Montpellier tout l'hiver
Tacite , et nous le traduisons , je vous assure ,
très-bien. J'ai fait un gros traité de rhétorique en
françois , et un autre de l'art historique , comme
aussi un gros commentaire sur l'Art poétique
d'Horace. Plût à Dieu que vous fussiez avec nous !
car l'esprit des provinciaux n'est pas assez beau
pour nous contwiter dans nos réflexions. Don-
nez-nous de vos nouvelles quelquefois, s'il vous
plaît , et soyez persuadé que, quand je serois en
paradis, je n'en serois pas moins votre serviteur.
' Nous renvoyons à la lettre du 3o mars 1672, pour y puiser
quelques lumières dans la note sur Descartes. Gorbinelli, stu-
dieux y riche de connaissances , ne déraisonne point en faisant
l'éloge de la philosophie de Descartes ; mais il ne l'aborde qu'ayec
la stérilité de son siècle dans les hautes sciences : il se sert même
<fune mauvaise autorité pour la justifier, Louis deLaForge^ doc-
teur en médecine, alors un des grands coryphées de la secte
cartésienne, et si obscur, si peu initié, qu'on ne parle plus de lui^
ni de son livre. G, D. S, G.
68 LETTRES
LETTRE CCCXVIII.
DU COMTE DE BUSSY A MADAME DE SÉVIGNÉ.
A Bussy y ce 27 juillet 1673.
Je reçus la lettre que vous m'écrivîtes de Gri-
gnan Tannée passée , Madame , dans laquelle
notre ami m'écrivoit aussi, comme il le fait au-
jourd'hui. J'y fis réponse, et vous n'en devez
''pas douter ^ , car je suis homme à représailles en
toutes choses : je ne sais donc qu'est devenue
ma lettre. C'eût été grand dommage si madame
de Grignan fiit morte en couches. Quel que soit
un jour le mérite de son enfant , il ne vaudra ja-
mais mieux que sa mère; et pour vous , Madame,
aime^rla fort pendant sa vie; mais laisse2-la
mourir si elle ne s'en pouvoit pas empêcher une
autre fois , et vivez , car il n'est rien tel que de
vivre. Vous ne me verrez point à BourbiUy ; je
vous envoie la gazette de Hollande qui vous en
dira U raison : voyez l'article de Paris; cela n'est
pas tout-à-fait comme elle le dit ; mais elle a su
que le roi m'avoit fait quelque grâce , et elle a
cru que ce ne pouvoit être moins que ce qu'elle
dit. Cependant elle se trompe : le roi ne m'a
* F oyez les dates des 18 septembre et a 4 octobre 167a.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 169
permis que d'aller à Paris pour mettre ordre à
mes affaires. Vous connoissez la manière sèche
de la cour pour les gens qui neiMmt pas heu-
reux; mais enfin j'ai autant de patience qu'elle
a de dureté , et je suis en meilleurs termes
que je n étois il y a deux ^ns. Je pars donc dans
huit ou dix jours poiu* la bonne ville avec ma
famille; je ne sais si j'y passerai l'hiver^ ce sera
suiifant les nouvelles que j'aurai de la cour;
mais toujours me trouverez- vous à Paris , si les
délices de Bourbilly ne vous y arrêtent point.
Je voudrois bien que vous amenassiez notre ami ,
et que nous pussions un peu moraliser tous
trois sut les sottises du monde , dont nous devons
être désabusés ; pour moi ^ je le suis à un point
que, Sans l'intérêt de mes enfants, je me con-
tenterois d'admirer le roi dans mon cœur, sans
me mettre en peine de- le lui faire connoître. Je
ne trouve pas que ce soit un si grand malheur
fH>ur moi qu'on voie que je ne suis pas maréchal
de France, pourvu qu'on croie que je le mérite,
et je ne pense pas que personne me doive traiter
«Ut le pied de ne l'élre pas , mais sur celui que
je te devtois être , car il n'appartient qu'au roi
de me faire une injustice. Ainsi, Madame, voyez
le» conquêtes du roi sans me plaindre, puisque
aussi bien cela ne sert de rien , et m'aimez tou-
jours , puisque je vous aime de tout mon cœur.
170 LETTRES
Je songe à madame de Grignan plus que vous
ne pensez; mais je suis discret, et je ne dis pas
toujours strit*^ chapitre d'une aussi belle dame
qu'elle, tout ce que je pense,
A M. DE CORBINELLI.
Je crois, Monsieur, que votre dévotion ne
feroit point de changement à votre mauvaise
fortune, et qu'elle ne vous serviroit qu'à vous
la faire prendre en gré; mais la philosophie peut
faire la même chose : ainsi la dévotion ne vous
peut servir que pour l'autre monde, et j'en suis
persuadé , non pas encore assez pour la prendre
fort à cœur, mais assez pour ne faire à autrui
que ce que je voudrois qui me fat fait. Il y a
mille petits collets qui ne sont pas si justes. Pour
vous répondre maintenant à ce que vous me
demandez, si je ne suis pas fâché de n'être point
à Maëstricht, je vous dirai qu'il y a si long-temps
que j'ai été bien fâché de n'être pas où je devois
être , que je ne reprends pas de nouveaux chagrins
toutes les fois qu'il se présente de nouvelles oc-
casions de m'en donner. A quoi me serviroit ma
raison? Pour le roi, je Fadmirerois quand je
serois bourgmestre d'Amsterdam; et, pour dire
la vérité , il m'a un peu traité à la hoUandoise ;
cependant je ne laisse pas de le trouver un prince
merveilleux : jugez ce que j'en penserois s'il
DE MADAME DE SÉv/g^É 171
m'avoit fait du bien , car vous savez que, quelque
juste qu'on soit, on pense toujours plus favora-
blement de son bienfaiteur que du contraire.
Si nous avions quelqu'un pour nous mettre
en train sur la philosophie de Descartes, nous
l'apprendrions; mais nous ne savons comment
enfourner : puisque madame de Grignan vous
soutient que plus il y a d'indifférence dans une
ame , moins il y a de liberté , je crois qu'elle vous
peut soutenir qu'on est extrêmement libre quand
on est passionnément amoureux. Mais, à propos
de Descartes, je vous envoie des vers qu'une
fille de mes amies ' a faits en faveur de son ombre ;
vous les trouverez de bon sens , à mon avis.
LETTRE CCCXIX.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSST.'
A Grignan, ce 2 3 août 1673.
En vérité , mon cousin , je suis fort aise que
VOUS soyez à Paris. Il me semble que c'est là le
chemin d'aller plus loin , et je n'ai jamais tant
souhaité de voir aller quelqu'un à de grands
' Mademoiselle Dupi'é. On trouve la pièce de vers , dont parle
Bussy, dans le Recueil de vers choisis donné par le père Bouhours.
17a LETTRES
honneurs, que je l'ai souhaité pour vous , quan<ï
vous étiez dans le chemin de la fortune. Elle est
si extravagante , qu'il n'y a rien qu'on nlî puisse
attendre de son caprice ; ainsi j'ai toujours un
peu d'espérance. Vous avez tant de philosophie,
que, Tun de ces jours, je vous prierai de m'en
faire part, pour m'aider à soutenir vos malheurs
et mes chagrins. Je me console de ne vous point
voir à Bourbilly , puisque je vous verrai à Paris.
Je voudrois bien que ma fille vous y pût faire
son compliment elle-même; mais, dans l'incer*
titude, elle vous le fait ici , elle et M. de Grignan.
DE M. DE CORBINELLI.
Vous croyez bien. Monsieur, que je ne suis
pas le dernier de vos serviteurs à prendre une
bonne part à la petite douceur que le roi vous a
faite. M. de Varde$ ne l'a jamais pu obtenir pour
deux mois à la mort de son oncle, ce qui me
fait juger que son affaire tient plus au cœur du
roi que la vôtre. Pendant votre séjour de Paris,
je vous conseille de vous faire instruire de la
philosophie de Descartes : mesdemoiselles de
Bussy l'apprendront plus vite qu'aucun jeu. Pour
moi, je la trouve délicieuse , non-seulement parce
qu'elle détrompe d'un million d'erreurs où est
tout le monde, mais encore parce qu'elle apprend
à raisonner juste. Sans ellç rlous serions morts
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 173
d'ennui dans cette province *. Les vers que vous
me faites l'honneur de m'envoyer sont très-bons
et très-justes. Je vous montrerai aussi mes traités
de rhétorique , de poétique et de l'art historique;
je les ai faits sur les principes des meilleurs
maîtres, mais, je crois, plus intelligiblement et
plus succinctement qu'eux. Je ne douterai point
de leur bonté s'ils parviennent à vous plaire.
J'estime fort votre résignation : on est bien heu-
reux quand on a autant de mérite que vous en
avez, de se passer des récompenses des rois,
courageusement et sans chagrin. Je m'imagine
que vous dites assez souvent comme Horace :
Et meâ me ^virtute învolvo.
Je m'enTeloppe de ma vertu.
' Corbinelli, disgracié pour avoir été compromis dans les in-
trigues du comte de Guiche et d*Henriette d'Angleterre , se rendit
en Languedoc, près du marquis de Vardes, que le roi y tenoit
en exil. A Toulouse , et près du savant Régis , ces deux compa-
gnons d'infortune étudièrent la philosophie de Descartes , et c'est
Corbinelli qui l'enseigna à madame de Grignan. Avec Vardes il
^étoit encore appliqué k Fétude des auteurs latins. U reste de lui
les Auclens Historiens latins réduits en maximes , avec une préface
attribuée au père BQuhours. G, D, S, G.
174 LETTRES
LETTRE CCCXX.
DE MADAME DE LA FAYETTE A MADAME DE SJSVIGN^*
Ce 4 septembre 1673.
Je suis à Saint-Maur ; j'ai quitté toutes mes af-
faires et tous mes maris ; j'ai mes enfants et le
beau temps , cela me suffit ; je prends des eaux
de Forges ; je songe à ma santé ; je ne vois per-
sonne ; je ne m'en soucie point du tout : tout le
monde me paroît si attaché à ses plaisirs , et à
des plaisirs qui dépendent entièrement des autres,
que je me trouve avoir un don des fées d'être
de l'humeur dont je suis.
Je ne sais si madame de Coul anges ne vous
aura point mandé une conversation d'une après-
dînée de chez Gourville , où étoient madame Scar-
ron et l'abbé Têtu , sur les personnes qui ont le
goût au - dessus ou au- dessous de leur esprit ;
nous nous jetâmes dans des subtilités où nous
n'entendions plus rien : si l'air de Provence , qui
subtilise encore toutes choses , vous augmente
nos visions là-dessus , vous serez dans les nues.
Vous a{fez le goût au-dessous de votre esprit y et
M, de La Rochefoucauld aussi, et moi encore ,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 176
mais pas tant que vous deux. Voilà des exemples
qui vous guideront.
M. de Coulanges m'a dit que votre voyage étoit
encore retardé ; pourvu que vous rameniez ma-
dame de Grignan , je n'en murmure pas ; si vous
ne la ramenez point, c'est une trop longue ab-
sence. Mon goût augmente à vue d'œil pour la
supérieure du Calvaire ^ ; j'espère qu elle me
rendra bonne. Le cardinal de Retz est brouillé
pour jamais avec moi , de m'avoir refusé la per-
mission d'entrer chez elle ^ ; je la vois quasi tous
les jours : j'ai vu enfin son visage^; il est agréa-
ble, et l'on s'aperçoit bien qu'il a été beau : elle
n'a que quarante ans , mais l'austérité de sa règle
l'a fort changée. Madame de Grignan a fait des
merveilles d'avoir écrit à la Marans ; je n'ai pas
été si sage , car je fus l'autre jour chercher ma-
dame de Schomberg^ ; et je ne la demandai.point.
' Gouyent fondé par Marie de Médicis en 1 6 a i , lorsque cette
princesse faisoit bâtir le palais du Luxembourg. On le nommoit
FiUes du Calvaire, dites du Luxembourg y à cause de la proximité
du palais. La révolution en a fait perdre la trace. G. D, S. G.
* Madame de La Fayette demeuroit rue de Vaugirard , en face
da CQUyent du Calvaire, qui étoit enclavé dans le jardin du petit
Laxembonrg. M.
Les religieuses du Calvaire ont leur voile baissé au parloir ,
excepté pour leurs procbes parents , ou dans des cas particuliers.
D. P.
^ Madame de Schomberg et madame de Marans étoient logées
dans la même maison. D, P.
176 LE^TTRES
Adieu, ma belle , je souhaite votre retour avec
une impatience digne de notre amitié.
J'ai reçu les cinq cents livres il y a long-temps.
Il me semble que l'argent est si rare qu'on n'en
devroit point prendre de ses amis : faites mes
excuses à M. l'abbé ( de Coulanges ) de ce que
je l'ai reçu ' .
LETTRE CCCXXI.
DE MADAME DE SE VIGILE A MADAME DE GRIGNAN.
A Montélimart , jeudi 5 octobre 1 67 3.
Voici un terrible jour * , ma chère enfant ; je
vous avoue que je n'en puis plus. Je vous ai
quittée dans un état qui augmente ma douleur.
Je songe à tous les pas que vous faites et à tous
ceux que je fais, et combien il s'en faut qu'en
marchant- toujours de cette sorte nous puissions
jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos
quand il est auprès de vous ; c'est son état na-
turel , et le seul qui peut lui plaire. Ce qui s'est
' Ce trait malin, dirigé contre Tabbé de Coulanges, est expliqué
dans une des lettres ci-après , 6 octobre. G. D, S, G.
^ C'étoit le même joui- de son départ de Grignan pour Paris ,
et de celui de madame de Grignan pour Salon et pour Aix. Monté-
limart n'est qu'à trois ou quatre lieues du château de Grignan. M.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 17^
passé ce matin me donne une douleur sensible ^
jet me fait un déchirement dont votre philoso-
phie sait les raisons : je les ai senties et les senti-:
i^i long-temps. J'ai le dœur et l'imagination tout
remplis de vous ; je n'y puis penser sans pleurer,
et j'y pense toujours, de sorte que l'état où je
suis n'est pas une chose soutenable ; comme il
jBSt /extrême, j'espère qu'il ne durera pas d^ns
qette violence. Je vous cherche toujours , et je
trouve que tout me manque, parce que vous me
manquez. Î^Ies yfPux qui vous ont tant rencon-
tr^ depuis quatorze mois , ne vous trouvent
plus : le temps agréable qui est passé rend celui-
ci douloureux, jusqu'à ce que j'y sois un peu
Accoutumée ; mais ce ne sera jamais assez pour
ne pas soubsiter arc'emment de vous revoir et
ie vous embrasser. Je ne dois pas espérer mieux
de l'avenir que du prssé ; je sais ce que votre
absence m'a fait souffrir ; je serai encore plus à
plaindre , parce que je me suis fait imprudem-
ment une habitude nécessaire de vous voir. Il
me semble que je ne vous ai point assez em-
brassée en partant ; qu'avois-je à ménager ? Je
ne vous ai point assez dit combien je suis con-
tente de votre tendresse ; je ne vous ai point
jassez recommandée à M. de Grignan ; je ne l'ai
point assez remercié de toutes ses politesses et
de toute l'amitié qu'il a poiu* mdi ; j'en atten-
lïï. "^ ISi
^7^ LETTRES
drai les effets sur tous les chapitres : il y en a
x>ù il a plus d'intérêt que moi, quoique j'en
sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée
de curiosité ; je n'espère de consolation que de
vos lettres, qui me feront encore bien soupirer.
En un mot , ma fille , je ne vis que pour vous :
Dieu me fasse la grâce de l'aimer quelque jour
comme je vous aime. Je songe aux Fichons ; je
suis toute pétrie des Grignan ; je tiens partout.
Jamais un voyage n'a été si triste que le nôtre ;
nous ne disons pas un mot. Adieu , -ma chère
enfant , aimez-moi toujours ; hélas ! nous revoilà
dans les lettres. Assurez M. l'archevêque de mon
respect très-tendre, et embrassez le coadjuteur;
je vous recommande à lui. Nous avons encore
dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint -(déniez
qui vient me consoler. Ma fille , plaignez*nioi
de vous avoir quittée.
LETTRE CCCXXII.
JDE MADAME DE SlÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGITAN.
A Valence, yendredi Ç octobre 1673.
Mon unique plaisir consiste à vous écrire : la
paresse du coadjuteur est bien étonnée de cette
sorte de divertissement. Vous êtes à Salon , ma
/
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 179
pauvre petite ; vous avez passé la Durance ; et
moi je suis arrivée ici. Je regarde tous les che-
mins qui vous verront passer cet hiver , et je
fais des remarques sur les endroits difficiles. Le
plus sûr dans l'hiver , c'est une litière ; il y a des
pas où il faut descendre de carrosse j ou périr.
M. de Valence ' m'a envoyé son carrosse avec
Montreuil et Le Clair , pour me laisser plus de
liberté : j'ai été droit chez le prélat ; il a bien de
l'esprit ; nous avons causé une heure ; ses mal-
heurs et votre mérite ont fait les deux princi-
paux points de la conversation. Il a deux dames
de ses parentes avec lui. J'ai vu un moment les
filles de Sainte-Marie , et madame votre belle-
$œur : * sa belle abbesse se meurt; on court pour
Tabbaye ; une grosse fièvre continue au milieu
' Daniel d^ Coosnac , évéque de Valence , depuis archevêque
d'Aix. {D. P.) C'ëtoit un homme d'un esprit et surtout d'un ca-
ractère très-remarquahle , mélange singulier de pétulance et de
•aiu-firoid, de franchise et de dextérité, de bouffonnerie et d'élo-
^ence. Il dut à ces contrastes sa fortune et ses disgrâces. Après
«TOÎT été attaché au prince de Conti , firère du Grand-Condé , pui*
à Monsieur, frère de Louis XIV, il eut toute la confiance d«
IffAnAM» Henriette d'Angleterre. Il fut exilé pendant quinze ans.
On a des détails très- curieux sur la yie de ce prélat gascon; ils se
tronyent dans les Mémoires de Choisy. ( ^. G.) Mathieu de
Montreuil dont nous avons déjà parlé dans la lettre du a 4 juîa
"167 a y étoit son secrétaire.
* Marie Adhémar de Monteil , religieuse k Aubenas . scnir de
M. de Grignan. Z>. P.
12.
i8o LETTRES
de la plus grande santé : voilà qui est expédié.
J'ai soupe chez Le Clair avec Montreuil ; j'y^uis
logée. M. de Valence et ses nièces fort parées
me sont venus voir.
On dit ici que le roi est allé joindre M. le
prince ; on ne parle point de la paix. Tout le
cœur me bat quand je puis douter de votre
voyage de Paris. Je cuis, incessamment , et me
passe fort bien de parler. Poiu* notre abbé vous
le connoissez, il ne lui faut que les beaux yeux
de sa cassette '. J'ai une envie extrême de savoir
de vos nouvelles , il me semble qu'il y a déjà
bien long-temps- que je ne vous ai vue.
LETTRE CCCXXIII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAX.
A Lyon, mardi lo octobre 1673.
Me voilà déjà loin de vous, ma fille ; mais
comprenez- vous avec quelle douleur j'y pense ?
3e fus reçue chez M. le chamarier par lui et par
M. et madame de Rochebopne. J'eus le cœur
extrêmement serré en embrassant cette jolie
* Ce mot, puisé dans V Avare de Molière, semble être amené
ici fort à propos pour peindre Fabbé de Coulanges comme un
antre Harpagon. G, D. S, G.
DE MADAME DE SÊVIGNË. m
iFenime ; elle l'eut aussi ; nous nous entendîmes
fort bien, nous causâmes beaucoup. J'ai com-
mencé dès ici à défendre le procédé de M. de
Grignan; le chamarier ne le savoit pas tout-à-
feit comme il est. G*est la meilleure cause du
monde cl soutenir; elle ne sauroit périr que par
ti'étre pas bien expliquée ou bien entendue.
Je veux vous dire encore une fois que , si vous
aviez quelque envie d'éviter les dangers en Ve-
nant cet hiver, il faudroit descendre de carrosse
qùaSi aussi souvent que j'ai fait ; tnais une litière
's'éroit admirable ; où bien monter à cheval ,
coihme font mesdames de Verneuil ou d'Arpàjon.
"Le carrosse de M. de Verville tomba Tannée der-
nière. Il y a aussi un chemin qu'on • nous fit
prendre par dans le Rhône. Je descendis , mes
chevaux nagèrent, et Feau entra jusqu'au fond
du carrosse : c'est à deux lieues de Montélimar.
•(^[uand vous viendrez les eaux seront grandes ,
et la place ne sera pas tenable ; il faudra faire
'un chemin dans les terres , et ne vous point ha-
'sarder ; lé danger n'est pas dans l'imagination.
Voilà Ce que mon amitié et ma prévoyance mef
forcent de tous dire ; vous vous en motjfïierez
si Vous voulez ; mais je crois que M. de Grl^an
lie s'en moquera pas. Vous me direz après cela ,
voilà qui est bien ; il n'est plus question que
de faire la paix , et que nous alUons à Paris , il
loi LEtTRÊS
est vrai : mais si la guerre se déclare contre
TEspagne, comme c'est une affaire qui traînera,
et qui ne donnera pas sitôt des affaires aux gom
verneurs , je crois qu'en bonile politique M. de
Grignan prendra le parti de venir à la cour
plus tôt que plus tard. J'attends ce soir de vos
nouvelles, j'achèverai cette lettre après les avoir
reçues.
Mardi au soir.
Je n'ai pas eu la force de recevoir votre let-
tre sans pleurer de tout mon cœur. Je vous vols
dans Aix, accablée de tristesse, vous achevant
de consumer le corps et l'esprit ; cette pensée
me tue ; il me semblé que vous m'échappez,
que vous me disparoissez , et que je vous perds
pour toujours. Je comprends l'ennui que vous
donne mon départ ; vous étiez accoutumée à me
voir tourner autour de vous , il est fâcheux de
revoir les mêmes lieux : il est vrai que je ne
vous ai point vue sur tous ces chemins-ci ; mais
quand j'y ai passé , j'étois comblée de joie, dans
l'espérance de vous voir et de vous embrasser,
et, en retournant sur mes pas, j'ai une tristesse
mortelle dans le cœur , et je regarde avec envie
les sentimens que j'avois en ce temps-là ; ceux
qui les suivent sont bien différents. J'avois tou-
jours espéré ^e vous ramener ; vous savez par
DE MADAME DE SEVIGNE. i83
quelles raisons et par quels tons vous m'avez
coupé court là-dessus ; il a fallu que tout ait
cédé à la force de votre raisonnement, et pren-
dre le parti de vous admirer ; mais croyez que
la chose du inonde qui paroît la moins natu-
relle , c'est de me voir retourner toute seule à
Paris. Si vous y pouvez venir cet hiver , j'en au-
rai une joie et une consolation entière ; en ce
cas , je ne m'affligerai que pour trois mois ^
ainsi que vous m'en priez : mais je vous quitte ,
je m'éloigne ; voilà ce que je vois, et je ne sais
point l'avenir. J'ai une envie continuelle de
recevoir de vos lettres ; c'est un plaisir bien
douloureux; mais je m'intéresse si fort à tout ce
que vous faites , que je ne puis vivre sans le
savoir. N'oubliez point de solliciter le petit pro-
cès , et de bien compter sur vos doigts les mou-
tons de votre troupeau. Ne mettez point votre
pot au feu si matin , craignez d'en faire un con-
sommé 'j la pensée d'un oille^ me plaît bien^
elle vaut mieux qu'uîie viande seule : poiu* moi ,
je n'y mets comme vous qu'une seule chose avec
de la chicorée amère ; mais il faut qu elle soit
bonne pour la santé ; car , hormis que je suis
laide, et que personne ne me reconnoît ici, du
reste je ne me portai jamais mieux.
' Espèce de potage ou de ragoût qui nous est venu d'Espagne ,
et dans lequel il entre plusieurs sortes d'herbes et de viandes. Z>. F,
i64 LETTRES
j'ai été fort aise d'embrasser la pauvre Rochë^
bonne ; je ne puis souffrir que ce qui est Grî-
griàn. Je ferai réponse à notre inère de Sainte-
Marié ; j'ai passé la journée avec celles qui sont
ici. Je pars demaiiî pour la Bourgogne : void
encore Un grand agrément JDour moi, c'est que
je né recevrai plus vos lettres que par Paiîs ;
adressez-les à SI. de Coulanges , il me les fer<<
tenir à Botirbilly. La Rochebonrie que voilà au-
près de moi vous adore : nous nous interrom-
pons toutes deux pour parler de vous avec la
dernière tendresse. Adieu , ma très - aimable ;
Vous voulez qiie je juge de votre coetir par lé
mien , je le faià , et c'est pour cela que je vôiis
aime et je vous plains.
LETTRE CCCXXIV.
DE MADAME DE SE VIGNE A MADAME DE GRlGîirAN.
D*un petit chiëu de village , à six lieues de Lyon ^
mercredi au soir rt octobre 1678:
«
Mé voici arrivée , ma fille , daris tm lieu qtii
me feroit triste (|uand je ne le serois pas ; ilti'y
a rien , c'est un désert. Je me suis égarée daiîs
les champs pour chercher l'église ; j'ai trouvé
Im curé lin peu sauvage , et un commis qui con^
DE MADAME DE SÉYIGNÉ. i85
tioît M. l'abbé , et qui m'a promis de vous faire
tenir cette lettre. Quahd je ne suis pas avec
vous mon unique diviertissement est de vous
écrire ; contez un peu cela au coadjutcur pour
lui faire venir des cornes à la tête. Cliamarande ^
est à ime lieue ; il est seigueur de cinq ou» six
paroisses ; il attend le retour du roi. Je sais bien
d'autres nouvelles du pays , mais je ne veux pas
vous les confier. Je suis partie ce matin à huit
heures de Lyon, entourée de tous les Roche-
bonne, que j'aime et que j'estime fort. M. de
Rochebonne s'en va dans ses terres pour don-
ner ordre à ses affaires ; il veut être tout prêt
pour la guerre , en cas d'alarme. On ne peut pas
voyager plus tristement que je fais. Voici la
quatrième fois que je vous" écris ; sans cela que
serois-je devenue? Voici ce qui me tue un
peu, c'est qu'après mon premier sommeil j'en-
tèUds sonner deux heures , et qu'au lieu de me
rendormir, je mets le pot au feu avec de la
chicorée amère ; cela bout jusqu'au point du
jour , qu'il faut monter en carrosse. Je suis as-
sui'ëe que, pour me tirer de peine, vous me
manderez que l'air d'Aix vous a toute raccom-
modée , que vous n'êtes plus si maigre qu'à Gri-
gnan. Je n'en croirai rien du tout, ma pauvre
-* M. de Chslmarandc, l'un des quatre premiers valeU-de-cham-
hte du roi ^ dit M. de Monmerqué.
i8ô LETTRES
enfant ; je joins à mon inquiétude le bruit de
la rue, dont vous êtes désaccoutumée, et qui
vous empêche de dormir ; je vous vois , ma fille ,
et je vous suis pas à pas : je vois entrer, je vois
sortir , je vois quelques unes* de vos pensées ;
enfin je serai morte quand je ne penserai plus
à vous.
Nous avons vu des tableaux admirables à Lyon.
Je blâme M. de Grignan de n'avoir pas accepté
celui que Farchevêque de Vienne voulut lui
donner ; il ne lui sert de rien , et c'est le plus
joli tableau et le plus décevant qu'on puisse voir ;
pour moi , je ne manquai point tout bonne-
ment de vouloir remettre la toile que je croyois
déclouée. ' A propos , cet archevêque est beau^^
ft-ère de madame de Villars ; il m'attendoit, et
' Le silence de madanié de Scvigné sur les tableaux de la Ville
de Lyon, et notamment sur celui que l*archeyéque de Vienne of-^
frit à madame de Grignan , est une faute de goût. Une remarque
essentielle pour l'histoire du commerce delà curiosité, c'est que,
sur la fin du seizième siècle, et durant le dix-septième, on yoit
les Ly onnois grands amateurs de peinture , la ville de Lyon étrû
le seul entrepôt du €om,merce des tableaux de toute les écoles, et
Beaucaire, sur le Rhône, étaler annuellement dans les foires leurs
. productions. On yoit les jeunes artistes Français, en voyageant
pour l'Italie, s'arrêter à Lyon, y séjourner, y être employés par
les gros marchands de tableaux , lés administrations et les particn*
liers. On trouve encore dans cette ville, ses environs et maisoni
de campagne , les fragmens du goût des Lyonnois à ces époques ,
restes des productions de nos meilleurs artistes du dix-septième
siècle et dans l'âge de l'étude. G, Z>. 5. G,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 187
me fit des visites et des civilités infinies. * Adieu,
ma très-chère ; vous me mandez les choses du
monde les plus tendres ; cela perce le cœur , et
cependant on en est ravi. Vous me parlez de
Yotre amitié ; je crois qu elle est très -forte : je
vous aime sur ce pied-là , et je ne crois pas me
tromper ; mais gardez-vous bien , dans les mo-
ments où vous la sentez le plus, de penser ni
de dir^ jamais qu elle puisse égaler celle que j'ai
pour VOUS;
LETTRE CCCXXV.
Xm MADAME DE SÉVICNE A MADAME DE GRIOrTATT.
0
A Cbâlons, vendredi soir, i3 octobre 1673.
Quel ennui de ne plus espérer de vos nou-
velles ? cette circonstance augmente ma tristesse-
Ma fille, je ne vous dirai point toutes mes mi-
sères sur ce chapitre ; tout au moins vous vous
moqueriez de moi ; et vous savez combien j'es-
time votre estime ; ainsi donc j'honore votre
force et votre philosophie , et je ne ferai confi-
dence de mes foiblesses qu'à ceux qui n'ont pas
plus de courage que moi. Je m'en vais hors du
grand chemin , je ne vous écrirai plus si réglê^
' Il ^e nommoit Henri de Villars.
i88 LETTRES
, meht^ voilà encore un de mes chagrins, Qiiand
vous ne recevrez point de mes lettres , cro^^ez
bien fermement qu'il m'aura été impossible de
vous écrire ; mais pour penser à vous , ah ! je
ne fais nulle autre chose ; je cuis toujoifrs ^ et ^
comme vous savez , je m'amase à éplucher ki
racine de ma chicorée ; c!^ sorte que mon bouil-
lon est amer , comme ceux que nr>u3 prénionB
à Grignan.
Les déclamations de Qaintiiien m'ont amusée;
il y en a de belies, et d'autres qui m'ont en-
nuyée Je m'en vais dans le Socrate chrétien ^
Je vis à Mâcon le fils de M. de Paule ; je le trou-
vai joli ; il ressemble au Chatmant. Je ne sais
point de nouvelles, sinon qiie madame de Ma-
zarin est avec son mari jusqu'à la première fréné-
sie. On attendait à Lyon cette duchesse d'Yorck*;
quel plaisir que vous ne l'ayez point eue sur
le corps ! Nous avons trouvé en cliemin IVf . de
Sain te -Marthe; il m'a promis de vous envoyer
ce pain bénit et cet enterrement de Mariny^,
' Balzac captivoit encore tous les esprits , ses ouvrages étoient
flans les mains *de tout le monde. Le Socrate chrétien n'est pas une
dt' ses meilleures productions : mais il restera toujours à Balzac la
la gloire d'avoir été tin des premiers restaurateurs de la lakigae
fi'ançoise. H mourut le i8 février i6549 après avoir fondé un
prix à l'Académie françoise dont il étoit membre. G, />, S, G.
* Marie d'Est , princesse de Modène , depuis reine d'Angleterre.
D. P.
Ce poète a fait un grand nombre de vers satiriques sur la
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 189
dont je vous ai tant parlé ; Y enterrement me ra-
vit toujours ; le pain bénit est sujet à trop de
cornmehtaires : si vous avez l'esprit libre quand
vous recevrez ce petit ouvrage , et qu'on vous le
lise d'un bon ton, vous l'aimerez fort ; mais si
vous n'êtes pas bien disposée, voilà qui est jeté
et méprisé ; je trouve que le prix de la plupart
« des choses dépend de l'état où nous sommes
quand nous les .recevons. J'embrasse tendre-
ment M. de Grignan ; il doit être bien persuadé
de mon amitié, de lui avoir donné et laissé ma
fille : tout ce que je lui demande , c'est de con-
server* votre cœur et le mien ; il eh sait les
moyens. Songez que je recevrai comme une
grâce, s'il m'oblige à Taimer toujours. Le ha-
sard me fit hier parler de lui , et de ses manières
nobles et polies , et de ses grandeurs ; je vou-
drois bien qa il eut été derrière moi , et vous
aussi : vous le croyez bien, ma chère comtesse.
fronde. Son petit poëme du Pain bénit parut en ifiyS ; c'est une
sqtire dirigée contre les marguilliers de la paroisse Saint-Paul, qui
YOilloient Fohliger à rendre le pain bénit. Du, naturel , quelque
fîtiesse et un fonds d'esprit fort, firent la fortune de ce petit
otirragOy dont les exemplaires devinrent rares et sont assez re-
cherchés. Mercier de Compiègne en a donné une notiyelle édi-
tion en 1795. M, Il est mention de ce poète d^ns une des note»
de la lettre da i*^'* mai 1671.
igo LETTRES
LETTRE CCCXXVI.
0
PE MADAME DE SEVIGNIÊ A MADAME DE GRIGNAV.
A Bourbilly, lundi i6 octobre 1673.
Enfin, ma chère fille, j'arrive présentement
dans le vieux château de mes pères. Voici où
ils ont triomphé suivant la mode de ce temps-là.
Je trouve mes belles prairies , ma petite rivière,
mes magnifiques bois et mon beau moulin , à
la même place où je les avois laissés. Il y a eu
ici de plus honnêtes gens que moi ; et cependant,
au sortir de Grignan , après vous avoir quittée,
je m'y meurs de tristesse. Je pleurerois pré^en-
tement de tout mon cœur , si je m'en voulois
croire ; mais je m'en détourne , suivant vos con-
seils. Je vous ai vue ici , Bussy y étoit , qui nous
empêchoit fort de nous y ennuyer. Voilà où vous
m'appelâtes marâtre d'un si bon ton. On a éla-
gué des arbres devant cette porte, ce qui fait
¥ne allée fort agréable. Tout crè ve ici de blé ,
et de Caron pas un mot ' , c'est-à-dire , pas un
' Madame de Séyigné répète souvei^t cette exclamation , puisée
dans le dialogue intitulé : Caron ou le Contemplateur; la première
fois dans la lettre du 6 septembre 1671. {^l^ojez la traduction des
Dialogues de Lucien , par Perrot d' Ablancourt , tome I , page 191.
DE MADAME DE ÇÉVIGNÉ. 191
sol. Il pleut à verse : je suis désaccoutumée de
ces continuels orages , j'en suis en colère. M. de
Guitaud est à Époisses i il envoie tous les jours
ici pour savoir quand j'arriverai , et pour m'em-
mener chez lui ; mais ce n'est pas ainsi qu'on
£ait ses affaires ; j'irai pourtant le voir , et vous
prévoyez bien que nous parlerons de vous : je
vous prie d'avoir l'esprit en repos sur tout ce
que je dirai ; je ne suis pas assurément fort im-
prudente. Nous vous écrirons , Guitaud et moi.
Je ne puis m'accoutumer à ne vous plus voir ;
et si vous m'aimez, vous m'en donnerez une
marque certaine cette année. Adieu, mon enfant ;
j'anrive , je suis un peu fatiguée ; quand j'aurai
les pieds chauds, je vous en dirai davantage.
LETTRE CCCXXVII.
DE MADAME DE SE VIGNE A MADAME DE GRIGNAN.
A Bourbilly, samedi ai octobre 1673.
J'arrivai ici lundi au soir , comme je vous
l'écrivis sur-le-champ. Je trouvai des lettres de
Guitaud qui m'attendoient. Le lendemain, dès
neuf heures, il vint au galop, mouillé comme
Paris , 1 660.) Ce célèbre traducteur étoit alors fort estimé , comme
il le sera toujours , non pa^ la fidélité , mais par la vivacité , la
hardiesse de ses expressions , qui le rendent original : c'est ce qui
a fait appe^r ses traductions hs belles infidèles. D, G. S, G.
192 LETTRES
un canard, car il pleut continuellement. Nous
causâmes extrêmement; il me parla fort de vous,
et m'entretint ensuite de ses affaires et dç ses
dégoûts; il me dit que le roi est revenu à Ver-
sailles ; il me montra les nouvelles de la guerre :
il trouva que la politique obligeroit sans doute
M. de Grignan à venir expliquer sa conduite
à Sa Majesté, et mêmg à venir prendre les or^
dres de sa propre bouche pour la guerre , si
elle se déclare. Voilà ce qu'il me dit sans vpur
loir me plaire , et même sans intérêt ; car il rae
paroît peu disposé à retourner cet hiver à Paris.
Après que nous eûmes dîné très-bien , malgré la
rusticité de mon château , voilà un carrosse à sis
chevaux qui entre dans ma cour, et Guitaud à
pâmer de rire.
Je vois en mêrne temps la comtesse de Fiesque ^
et madame de Guitaud qui m'embrassent. Je ne
puis vous représenter mon étonnement; ni le
plaisir qu'avoit pris Guitaud à me surprendre.
Enfin voilà donc la comtesse à Bourbilly ; com-
prenez-vous bien cela? plus belle, plus fraîche,
plus magnifique , et plus gaie que vous ne l'avez
jamais vue. Après les exclamations de part et
d'autre que vous pouvez penser , on s'assied , on
se chauffe, on parle de vous; vous savez bien
encore ce qu'on dit, et combien la comtesse
comprend peu quç vous ne soyez pas venue avec
DE MADAME DE SEVIGNÉ. 198
moi : cette compagnie me parut toute pleine
d'estime pour vous. On parla de nouvelles ; Gui-
taud me conta comme Monsieur veut faire ma-
demoiselle de Grancey dame d'atour de Madame,
à la place de la Gordon, à qui il faut donner cin-
quante mille écus : voilà qui est un peu difficile;
car le maréchal de Grancey ne veut donner cette
somme que pour marier sa fille; et comme il
craindroit qu'il n'en fallût donner encore autant
pour la marier, il veut que Monsieur fasse tout.
Madame de Monaco mène cette affaire ; elle est
très-bien chez Monsieur et chez Madame, dont
elle est également aimée : on est seulement un
peu fâché de lui voir faire quelquefois à cette
MADAME-ci les mêmes petites mines et les mêmes
petits discours qu'elle faisoit à l'autre. Il y a en-
core eu quelques bagatelles; mais cela ne s'écrit
point. Pour madame de Marei, elle quitta Paris
par pure sagesse, quand on commença toutes
ces collations de cet été, et s'en vint en Bour-
gogne : on la reçut à Dijon au bruit du canon.
Vous pouvez penser comme cela faisoit dire de
belles choses, et comme ce voyage paroissoit au
public ; la vérité c'est qu'elle avoit un procès à
Dijon 5 qu'elle vouloit faire juger ; mais cette
rencontre est toujours plaisante ^ La comtesse
* Madame de Marei étoit sœur de madame de Grancey. On a
TU qu'elle étoit des parties qui se faisoient chez le duc de Bour-
III. I 3
194 LETTRES
est bonne là-dessus ; il y a quinze jours qu'elle
est à Époisses : elle vient de Guerchi. Il y a un
petit homme obscur qui dit que l'abbé Têtu ser-
viroit fort bien d'ame a un gros corps ' : cela
m'a paru plaisant. Enfin le soir vint : après avoir
admiré les antiquités judaïques de ce château^
elles s'en retournèrent; elles voulurent m'emme*
ner ; mais j'ai ici des affaires assez importantes ^
de sorte que je n'irai que demain à Époisses pour
revenir après-demain; nous vous écrirons tous
ensemble : si je vous avois amenée, vous auriez
trouvé cette compagnie qui vous auroit fort em-
pêchée de vous ennuyer. Pour l'air d'ici , il n'y
a qu'à respirer pour être grasse; il est humide
et épais ; il est admirable pour rétablir ce que
l'air de Provence a desséché.
Je conclus aujourd'hui toutes mes affaires : si
vous n'aviez du blé, je vous offrirois du mien;
j'en ai vingt mille boisseaux à vendre : je crie
famine sur un tas de blé. J'ai pourtant assuré
bon ; ce qui la rendoît très-suspecte de n'être venu chercher k
Dijon autre chose que ce prince. A. G.
' Cet abbé étoit fort maigre ; voici son épitaphe , que la Bean-
melle attribue à madame de Maintenon , et qui semble sortir
d*un mauvais lieu et d'une mauvaise veine :
Ci gît un abbé froid et sec,
Dont la vigueur fut endormie ,
Dans les derniers temps de sa vie.
Il ne lui restoit que le bec.
Dont il becquetoit son amie. G. D, S, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. igS
quatorze mille francs , et fait un nouveau bail
sans rabaisser. Voilà tout ce que j'avois à faire ,
et j'ai l'honneur d'avoir trouvé des expédients
que le bon esprit de l'abbé ne trouvoit pas. Je
suis triste à mourir de n'avoir point de vos let-
tres, et de ne pouvoir faire ici un pas qui puisse
vous être bon à quelque chose : cet état n'est
point supportable ; j'espère qu'il en viendra un
autre. Bussy est encore à Paris, faisant tous les
jours des réconciliations ; il a commencé par ma-
dame de La Baume ' ; ce brouillon de temps , qui
change tout, changera peut-être sa fortune. Vous
serez bien aise de savoir qu'avant de partir il
se fit habiller à Sémur , lui et sa famille ; jugez
comme il sera d'un bon air. Il s'est raccommodé
en ce pays avec Jeannin et avec l'abbé Fou-
quet *.
* La lettre du 28 août 1668 explique le motif de cette récon-
ciliation de Bussy avec miidame la marquise de La Baume. Cette
dame, assez légère dans sa conduite, avoit communiqué un ma-
nuscrit ( V Histoire Amoureuse des Gaules ) que Bussy lui avoit
confié, et son indiscrétion fut la cause de la publicité de cette
chronique scandaleuse; au reste Bussy fit mine d*en être fâché;
mais il suffît de bien observer ce fameux champion de Tamour-
propre, de Tarrogance et du scandale, pour se convaincre du
contraire. G D, S, G,
* Ces deux personnages jouent dans les Amours des Gaules , le
premier un rôle ridicule , Tabbé un rôle scandaleux. L'abbé Fon-
quet, chancelier des ordres du roi, étoit frère du Surintendant.
A. G.
t3.
196 LETTRES
Je reçois un paquet de Guitaud : il m'envoie
les nouvelles que vous aurez de votre côté; il
me viendra prendre demain ou lundi. Adieu, ma
chère enfant? puis-je vous trop aimer? J'embrasse
M. de Grignan, et je l'assure qu'il auroit pitié de
moi, s'il savoit ce que je souffre de votre ab-
sence; et vous, ma fille, je vous embrasse avec
ime tendresse qu'il n'appartient pas à tout le
monde de concevoir.
LETTRE CCCXXVIII.
DE MAJOAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Epoisses, mercredi 2 5 octobre 1673.
Je n'achevai qu'avant-hier toutes mes affaires
à Bourbilly , et le même jour je vins ici, où l'on
m'attendoit avec quelque impatience. J'ai trouvé
le maître et la maîtresse du logis avec tout le
mérite que vous leur conuoissez, et la comtesse
(de Fiesque) qui pare et qui donne de la joie
à tout un pays. J'ai mené avec moi monsieur et
madame de Toulongeon , qui ne sont pas étran-
gers dans cette maison : il est survenu encore
madame de Chatelus et M. le marquis de Bon-
neval ; de sorte que la compagnie est com-
plète. Cette maison est d'une grandeur et d'une
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 197
beauté surprenante; M. de Guitaud se divertit
fort à la faire ajuster, et y dépense bien de Tar-
gent ' ; il se trouve heureux de n'avoir point
d'autre dépense à faire. Je plains ceux qui ne
peuvent pas se donner ce plaisir. Nous avons causé
à l'infini, le maître du logis et moi, c'est-à-dire,
j'ai eu le mérite de savoir bien écouter. On pasr-
seroitbien des jours dans cette maison sans s'en-
nuyer : vous y avez été extrêmement célébrée.
Je ne crois pas que j'en pusse sortir , si on y re-
cevoit de vos nouvelles ; mais, ma fille , sans vous
faire valoir ce que vous occupez dans mon cœur
et dans mon souvenir , cet état d'ignorance m'est
insoutenable. Je me creuse la tête à deviner ce
que vous m'avez écrit , et ce qui vous est arrivé
depuis trois semaines, et cette application inu-
tile trouble fort mon repos. Je trouverai cinq ou
six de vos lettres à Paris; je ne comprends pas
pourquoi M. de Coulanges ne me les a pas en-
voyées ; je l'en avois prié. Enfin je pars demain
pour prendre le chemin de Paris ; car vous vous
souvenez bien que de Bourbilly on passe devant
^ Guillaume de Pechpeîron - Comenge , comte de Guitaud ,
chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, étoit marquis d*Epoisses et
seigneur de cette belle propriété dont il faisait sa résidence ordi-
naire. La terre de Bourbilly, que possédoit madame de Sévigné,
du chef de son père, rélevoit de celle d'Epoisses , et n*en étoit
. qu'à deux lieues de distance. ( Ployez l'avertissement des lettres
inédites , pièces préliminaires , tome I. ) Cr. D, S, G.
198 LETTRES
cette porte où M. de Guitaud vint nous faire un
jour des civilités. Je ne serai à Paris que la veille
de la Toussaint. On dit que les chemins sont déjà
épouvantables dans cette province. Je ne vous
parle point de la guerre : on mande qu'elle est
déclarée ; d'autres , qui sont des manières de mi^
nistres, disent que c'est le chemin de la paix :
voilà ce qu'un peu de temps nous apprendra.
M. d'Autun {Gabriel de Roquette) est en ce pays;
ce n'est pas ici où je l'ai vu, mais il en est près,
et l'on voit des gens qui ont eu le bonheur de
recevoir sa bénédiction. Adieu , ma très- chère et
très-aimable enfant ; je ne trouve personne qui
ne s'imagine que vous avez raison de m'aimer,
en voyant de quelle façon je vous aime.
LETTRE CCCXXIX.
DE MADAME DE SIÉVIGNJÉ A MADAME DE GRIGNAN,
A Auxerre, vendredi 27 octobre 1673.
Je quittai hier Epoisses et toute la compagnie
que je vous ai dite. J'ai été neuf jours entiers en
Bourgogne , et je puis dire que ma présence et
celle de notre abbé étoient très -nécessaires à
Bourbilly. J'ai extrêmement causé avec Guitaud,
il m'a fort divertie par ses détails dont je ne
I
l
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 199
savois que l'autre côté ; il est bon d'entendre les
deux parties ; il m'a flattée d'avoir pris plaisir à
me redonner pour lui toute l'estime qu'on au-
roit pu m'ôter, si je ne m'étois miraculeuse-
ment fiée à sa bonne mine ; il m'a paru sincère
et fort honnête homme ; et je trouve qu'on l'a
voulu chasser proprement de l'hôtel de Condé,
parce qu'il faisoit ombre aux autres : un tel fa-
vori n'est pas agréable dans une petite cour. Il
y a des endroits bien extraordinaires dans son
roman ; la conclusion m'en paroît une retraite
dans son château; c'est pourtant ce que je ne
voudrois pas assurer '.
La comtesse {^de Fiesque) m'a dit des choses
admirables de l'hôtel de Grancey * ; le plan de
cette maison est une chose curieuse. Mais je vous
suppUe, que toutes les jalousies du monde se
taisent devant celle de l'homme ( M. le duc ) qui
est acteur dans cette scène ; c'est de la quintes-
sence de la jalousie , c'est la jalousie même ; j'ad-
mire qu'il en soit resté dans le monde , après le
partage qui lui en est échu. Je prendrois un
' Il paroît que M. de Guitaud, attaché au service du prince
de Condé, en qualité de chambellan, avoit éprouvé quelques
désagréments qui lui firent prendre sa retraite. G. D. S, G.
* Madame de Marei et madame de Grancey , qu'on appeloit
dans le monde les anges, ainsi qu'il a déjà été dit, étoient filles
du maréchal de Grancey, et toutes deux très-balles. On disoit
M. le duc amoureux de l'aînée, et Monsieur de la cadette. J. G,
aoo LETTRES
grand plaisir à causer de tout cela avec vous ;
ces sortes de choses sont amusantes dans le
commerce. Tout le monde dit la guerre, et
d'Hacqueville mande qu'il y a encore des pa-
rieurs pour la paix. Dieu le veuille.
Je voudrais bien savoir , ma fille , comment
vous vous portez ; je crains le pot au feu que
vous faites bouillir jour et nuit ; il me semble
que je vous vois creuser les yeux et la tête ; je
vous souhaite une oille plutôt qu'un consommé ;
un consommé est une chose étrange. Notre cher
abbé se porte bien, Dieu merci, et j'en suis
toute glorieuse ; il vous salue tendrement, et
voudroitbien savoir quelque petite chose de vos
affaires , et si vous vous souvenez de ses avis ;
vous savez la part qu'il prend à tous vos intérêts ,
aux dépens d'être haï ; mais il ne s'en soucie
guère. J'embrasse M. de Grignan ; faites bien
mes compliments à M. l'archevêque , si vous
êtes à Salon ; et assurez le coadjuteur qu'en at-
tendant le temps où il me promet que je dois
tant l'aimer, je l'aime beaucoup.
DE MADAME DE SÊVIGNÉ. aoi
LETTRE CCCXXX.
DE MADAME DE SJÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAW.
A Moret, lundi au soir 3o octobre 1678.
Me voici bien près de Paris ; mais , sans l'es-
pérance d'y trouver toutes vos lettres , je n'au-
rois aucune joie d'y arriver. Je me représente
l'occupation que je pourrai avoir pour vous ;
tout ce que j'aurai à dire à MM. de Brancas, La
Garde , l'abbé de Grignan , d'Hacqueville , à M. de
Pomponne, à M. Le Camus. Hors cela, où je
vous trouve , je ne prévois aucun plaisir : je mé-
riterois que mes amis me battissent et me ren-
voyassent sur mes pas ; plût à Dieu ! Peut-être
que cette humeur me passera, et que mon cœur,
qui est toujours pressé, se mettra un peu plus
au large ; mais il ne peut jamais arriver que je
ne souhaite uniquement et passionnément de
vous revoir. Parler de vous , en attendant , sera
mon sensible plaisir ; mais je choisirai mes gens
et mes discours : je sais un peu vivre ; je sais
que ce qui est bon aux uns est mauvais aux au-
tres ; je n'ai pas tout-à-fait oublié le monde, j'en
connois les tendresses et les bontés , pour entrer
dans les sentiments des autres : je vous demande
aoa LETTRES
la grâce de vous fier à moi, et de ne rien crain-
dre de l'excès de ma tendresse. Si mes délica-
tesses, et les mesures injustes que je prends sur
moi, ont donné quelquefois du désagrément à
mon amitié , je vous conjure de tout mon cœur ,
ma fille , de les excuser en faveur de leur cause :
je la conserverai toute ma vie , cette cause, très-
précieusement ; et j'espère que, sans lui faire
aucun tort , j e pourrai me rendre moins impar-
faite que je ne suis : je tâche tous les jours à
profiter de mes réflexions ; et si je pouvois , com-
me je vous ai dit quelquefois , vivre seulement
deux cents ans, il me semble que je serois une
personne bien admirable.
Si M. de Sens ' avoit été à Sens , je l'aurois vu ;
il me semble que je dois cette civilité à la ma-
nière dont il pense pour vous. Je regarde tous
les lieux où je passai il y a quinze mois avec
un fond de joie véritable, et je considère avec
quels sentiments j'y repasse maintenant , et j'ad-
mire ce que c'est que d'aimer comme je vous
aime.
J'ai reçu des nouvelles de mon fils ; c'est de la
' Louis-Henri de Gondrin, archevêque de Sens, un des pre-
miers prélats qui censurèrent V Apologie des Casuistes , et encore
remarquable par Tinterdiction dont il frappa les Jésuites dans
son diocèse pendatit plus de vingt-cinq ans. Madame de Mon-
tespan étoit la nièce de ce prélat, qui mourut le ao septembre
16741 à 54 ans. G. D. S. G. ^
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 2o3
veille d'un jour qu'ils croyoient donner bataille ;
il me paroît aise de voir des ennemis ; il n'en
croyoit non plus que des sorciers; il avoit une
grande envie de mettre un peu flamberge au
vent , par curiosité seulement. Cette lettre m'au-
roit bien effrayée, si je ne savois très-bien la
marche des Impériaux, et le respect qu'ils ont
eu pour V armée de votre frère.
Mon Dieu! ma fille, j'abuse de vous ; voyez
quels fagots je vous conte ; peut-être que de Pa-
ris je vous manderai des bagatelles qui pourront
vous divertir : soyez bien persuadée que mes
véritables affaires viendront du côté de Pro-
vence ; mais votre santé , voilà ce qui me tue :
je crains que vous ne dormiez point , et qu'en-
fin vous ne tombiez malade ; vous ne m'en direz
rien , mais je n'en aurai pas moins d'inquiétude.
LETTRE CCCXXXI.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, jeudi a novembre 1673.
Enfin, ma chère enfant, me voilà arrivée après
quatre semaines de voyage, ce qui m'a pour-
tant moins fatiguée que la nuit que je viens de
passer dans le meilleur lit du monde : je n'ai pas
2o4 LETTRES
fermé les yeux; j'ai compté toutes les heures de
ma montre ; et enfin , à la petite pointe du jour,
je me suis levée : car que faire en un lit , à
moins que Von ne dorme^ ? J'avois le pot au feu ,
c'étoit une aille et un consommé qui cuisoient
, séparément. Nous arrivâmes hier, jour de la Tous-
saint, bon jour, bonne œuvre ; nous descen-
dîmes chez M. de Coulanges : je ne vous dirai
point mes foiblesses, ni mes sottises en rentrant
dans Paris ; enfin je vis l'heiu^e et le moment
que je n'étois pas visible ; mais je détournai mes
pensées, et je dis que le vent m'avoit rougi
\d nez ; je trouve M. de Coulanges qui m'em-
brasse ; M. de Rarai , un moment après ; ma-
dame de Coulanges , mademoiselle de Méri , un
autre moment après : arrivent ensuite madame
de Sanzei , madame . de Bagnols , M. l'archevê-
que de Reims {^M, Le Tellier)^ tout transporté
d'amour pour le coadjuteur; un autre moment
après , madame de La Fayette , M. de La Roche-
foucauld , madame Scarron , dUacqueville , La
Garde , Tabbé de Grignan , l'abbé Têtu : vous
voyez d'où vous êtes tout ce qui se dit , et la
joie qu'on témoigne ; et madame de Grignan ,
et votre voyage ? et tout ce qui n'a point de
liaison ni de suite. Enfin on soupe, on se sépare,
et je passe cette belle nuit. Ce matin, à neuf
' La Fontaine , liv. II , fable XIV.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ao5
heures , La Garde , l'abbé de Grignan , Brancas,
d'Hacqueville , sont entrés dans ma chambre
pour ce qui s'appelle vdisonner pantoufle : pre-
mièrement, je vous dirai que vous ne sauriez
trop aimer Brancas , La Garde et d'Hacqueville ;
pour l'abbé de Grignan , cela s'en va sans dire.
J'oubliois de vous mander qu'hier au soir , avant
toutes choses, je lus vos quatre lettres des i5,
i8 , 22 , 25 octobre : je sentis tout ce que vous
expliquez si bien ; mais puis-je assez vous remer-
cier, ni de votre bonne et tendre amitié, dont
je suis très-convaincue , ni du soin que vous
prenez de me parler de toutes vos affaires? Ah!
ma fille , c'est une grande justice ; car rien au
monde ne me tient tant au cœur que tous vos
intérêts , quels qu'ils puissent être : vos lettres
sont ma vie , en attendant mieux.
J'admire que le petit mal de M. de Grignan
ait prospéré au point que vous le mandez , c'est-
à-dire qu'il faut prendre garde en Provence au
pli de sa chaussette; je souhaite qu'il se porte
bien , et que la fièvre le quitte , car il faut met-
tre flamberge au vent : je hais fort cette petite
guerre ^
Je reviens à vos trois hommes que vous de-
vez aimer très-solidement : ils n'ont tous que
vos affaires dans la tête , ils ont trouvé à qui
' 11 s'agissoit du siège d'Orange. Z>. P.
ao6 LETTRES
parler , et notre conférence a duré jusqu'à midi.
La Garde m'assure fort de l'amitié de M. de Pom-
ponne : ils sont tous contents de lui. Si vous me
demandez ce qu'on dit à Paris, et de quoi il est
question , je vous dirai que Ton n'y parle que de
M. et madame de Grignan , de leurs affaires , de
leurs intérêts , de leur retour ; enfin jusqu'ici je
ne me suis pas aperçue qu'il s'agisse d'autres
choses ; les bonnes têtes vous diront ce qu'il
leur semble de votre retour ; je ne veux pas que
vous m'en croyez, croyez-en M. de La Garde.
Nous avons examiné combien de choses doi-
vent vous obliger de venir rajuster ce qu'a dé-
rangé votre bon ami ^ , et envers le maître , et
envers tous les principaux ; enfin il n'y a point
de porte où il n'ait heurté , et rien qu'il n'ait
ébranlé par ses discours , dont le fond est du
poison chamarré d'un faux agrément : il sera
bon même de dire tout haut que vous venez,
et vous l'y trouverez peut-être encore y car il a
dit qu'il reviendra , et c'est alors que M. de Pom-
ponne et tous vos amis vous attendent pour ré-
gler vos allures à l'avenir ; tant que vous serez
éloignée , vous leur échapperez toujours ; et , en
vérité , celui qui parle ici a trop d'avantage sur
celui qui ne dit mot. Quand vous irez à Orange,
* Sans doute l'évéque de Marseille , Toussaint de Forbin , qui
cabaloit à Paris contre M. de Grignan. ^4. G,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 207
c'est-à-dire, M. de Grignan, écrivez à M. de
Louvois l'état des choses, afin qu'il n'en soit
point surpris. Ce siège d'Orange me déplaît par
mille raisons. J'ai vu tantôt M. de Pomponne,
M. de Bezons , madame d'Uxelles, madame de
Villars, l'abbé de Pontcarré , madame de Rarai,
tout cela vous fait mille compliments , et vous
^ souhaite ; enfin croyez-en La Garde , voilà tout
ce que j'ai à vous dire. On ne vous conseille
point ici d'envoyer des ambassadeurs, on trouve
qu'il faut M. de Grignan et vous : on se moque
de la raison de la guerre. M. de Pomponne a
dit à d'Hacqueville que les affaires ne se démê-
leroient pas en* Provence , et que quelquefois on
a la paix lorsqu'on parle le plus de la guerre.
Voici des plaisanteries : madame de Ra.... et
madame de Bu.... se querelloient pour douze
pistoles; la Bu lassée lui dit : Ce n'est pas la
peine de tant disputer, je vous les quitte. Ah!
Madame, dit l'autre, cela est bon pour vous,
qui avez des amants qui vous donnent de l'ar-
gent. Madame, dit la Bu.... je ne suis pas obli-
gée de vous dire ce qui en est ; mais je sais bien
que quand j'entrai , il y a dix ans , dans le monde ,
vous en donniez déjà aux vôtres'.
' GrouTclle dit qu'il n'y a point de témérité à entendre, sous
Tane de ces initiales, madame de Kambures, joueuse, galante,
et déjà -vieille à cette époque. M. de Monmerqué remplit Tautre
2o8 LETTRES
Despréaux a été avec Gourville voir M. le
prince. M. le prince voulut qu'il vît son armée.
Hé bien! qu'en dites- vous ? dit M. le prince. Mon-
seigneur, dit Despréaux, je crois qu'elle sera
fort bonne quand elle sera majeure. C'est que
le plus âgé] n'a pas dix-huit ans.
La princesse de Modène ' était sur mes talons
à Fontainebleau ; elle est arrrivée ce soir ; elle
loge à l'Arsenal ; le roi la viendra voir demain ;
elle ira voir la reine à Versailles , et puis adieu.
Vendredi au soir , 3 novembre.
M. de Pomponne m'est venu faire une visite
de civilité : j'attends demain son heure pour l'al-
ler entretenir chez lui. Il n'a pas ouï parler d'une
lettre de suspension; voici un pays où l'on voitles
choses d'une autre manière qu'en Provence ; tou-
tes les bonnes têtes la voudroient , cette suspen-
sion , crainte que vous ne soyez trompés , et dans
la vue d'une paix qu'ils veulent absolument ; ce-
pendant on vous croit en lieu de voir plus clair
sur l'événement du syndic ; ainsi on ne veut pas
faire une chose qui vous pourroit déplaire ; la
initiale avec le nom de madame de BuzanvaL Les mémoires et
les chansons du temps rendent très-probable l'opinion des deux
éditeurs. G, D. S. G.
' Marie d'Est, qui alloit épouser le duc d'Yorck , frère de
Charles H , roi d'Angleterre , après la mort duquel le duc d'Yorck
fut proclamé roi sous le nom de Jacques II. 2J. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 209
distance qui est entre nous ôte toute sorte de
raisonnement juste. Lisez bien les lettres de
d'Hac que ville ; tout ce qu'il mande est d'impor-
tance ; vous ne sauriez trop l'aimer. Votre frère
se porte très-bien : il ne sait encore où il pas-
sera l'hiver. Je suis instruite sur tous vos inté-
rêts , et je dis bien mieux ici qu'à Grignan. Nous
avons ri du soin que vous prenez de me dire
d'envoyer quérir La Garde et l'abbé de Grignan :
hélas ! les pauvres gens étoient au guet , et ne
respiroient que moi. Je suis à vous , ma très-ai-
mable , et je ne trouve de bien employé que le
temps que je vous donne : tout cède au moindre
de vos intérêts. J'embrasse ce pauvre Comte :
dois-je l'aimer toujours ? En êtes- vous contente ?
LETTRE CCCXXXII.
DE MADAME DE SÉVIGJ^E A MADAME DE GRIGITAN.
A Paris, lundi 6 noyembre 1678.
J'ai eu une très-bonne conversation de deux
heures avec M. de Pomponne ; jamais il n'y au-
ra une plus favorable audience , ni une réception
phis charmante : M. d'Hacqueville y étoit , il pour-
• ra vous le dire ; nous fûmes parfaitement con-
tents de lui ; je ne sais si c'est qu'il entrevoit la
m. i4
aïo LETTRES
paix : mais il nous assure que la guerre n'empê-
cheroit point du tout qu'il ne demandât le congé
de M. de Grignan après l'assemblée , et qu'il
croyoit que vous ne pouviez jamais mieux pren-
dre votre temps pour faire ce voyage. Vous avez
raison de dire que les honneurs ne me change-
ront pas pour vous : hélas ! ma pauvre belle ,
vous m'êtes toutes choses , et tout tourne autour
de vous, sans vous approcher, ni me distraire.
N'êtes-vous point trop jolie d'avoir écrit à mon
ami Corbine]li et à madame de La Fayette ? Cette
dernière est charmée de vous , elle vous aime plus
qu'elle n'a jamais fait , et vous souhaite avec em*
pressement.; vous la connoissez , il faut la croire
sur sa parole. M. de La Rochefoucauld est aima*
ble comme à son ordinaire : il a gardé deux jours
ma chambre ; vous pouvez compter sur son ami-
tié et sur celle de bien d'autres que je ne dis
pas , car c'est une litanie. J'ai eu quelques visi-
tes du bel air, et mes cousines de Bussy, qui sont
fort parées des belles étoffes qu'elles ont achetées
à Sémur '. La duchesse d'Yorck est à l'arsenal ,
tout le monde y court ; le roi est venu la voir ;
elle a été à Versailles voir la reine qui lui donne
un fauteuil ; la reine lui rendra demain sa vi-
site*, et jeudi elle décampera.
' Voyez la lettre du a i octobre précédent.
' Ou yerra dans les volumes suivants cette duchesse devenue
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. an
J'ai dîné aujourd'hui chez madame de La
Fayette pour ma première sortie, ca^j'ai fait jus-
qu'ici l'entendue dans mon joli appartement. J'ai
entendu chanter Hilaire tout le jour ; j'ai bien
souhaité M. de Grignan.
Je ne comprendrai guère que vos politiques
ne s'accordent pas avec les raisohnements qu'on
fait ici pour votre retour ; il faut suivre l'avis
des sages; s'il n'y avoit que moi , vous en pour-
riez douter , car je suis trop intéressée : mais
vous voyez ce qu'on vous dit; au moins ne dé-
cidez rien que pendant l'assemblée j, et ne faites
rien d'opposé à votre retour. Si vous avez au-
tant d'amitié pour moi que vous le dites, voiis
vous laisserez un peu gouverner là-dessus, et vous
céderez aux vues que nous avons ici. Il faut tou-
jours dire un mot de la suite d'Orange, et du
ti'oupeau, et du petit procès. N'irez-vous point
à Salon ' quand M. de Grignan ira à Orange ?
Tai reçu des réponses de tous vos messieurs ;
faites-les quelquefois souvenir de moi, et vos
dames que j'honore et estime très- fort. Madame
de Beatunont arrive-t-elle toujours comme \ou^
blieur ? Quoi que vous me disiez , ma chère en-
9
reine , ramenée à la cour de France par la révolution qui détr6na
son mari Jacques II, moii\s malheureux peut-être s'il eût eu
autant d'esprit qu'elle. A. G.
' Petite ville du diocèse d'Arles , à cinq lieues d'Aix. M. Tar-
chevéque d'Arles y demeuroit en ce temps-là. Z). P.
14.
i
•^12 LETTRES
fant , je suis en peine de votre santé ; vous dor-
mez mal , j'en suis assurée , et toutes vos pensées
vous font mourir. Revenez un peu après trois
' ans respirer votre air natal. Si votre famille vous
aime, elle doit considérer votre santé et votre
conservation. Je ne dis rien à M. de Grignan ;
il ne peut pas me soupçonner de ne pas penser
à lui.
LETTRE CCCXXXIir.
DE. MADAME DE SÉVIGNÉ A MONSIEUR DE GUITAUD.
A Paris, 6 novembre 1673.
Je serois fort indigne de l'honneur que j'ai
reçu de mon Seigneur et de Madame*, si je ne
lein* disois un mot de ma reconnaissance , puis-
que j'en trouve l'occasion. Outre tout ce que
j'ai à dire de la manière dont vous m'avez reçue,
j'ai à vous remercier de tout ce que je ne dirai
point. Vous m'avez donné un sensible plaisir par
votre confiance et par vos détails ; mais surtout
je n'oublierai jamais la conclusion du roman et
le mérite exquis du héros et de l'héroïne. Ces
' Lett. inéd. fPropriété de VéditeurJ
* On a vu dans la note de la lettre du a 5 octobre précédent,
que la terre de Bourbilly relevoit de celle d'£poisses ; c'est pour-
quoi madame de Séyîgné appelle M. de Guitaud son seigneur.
DE MADAME DE SEVIGNE. 2i3
pensées qui m'ont occupée, ont éloigné et dé-
layé celles que j'avois apportées de Provence, et
dont j'étois dévorée. Je vous remercie donc , Mon-
sieur , de cette diversion. Je supplie Madame la
Comtesse de trouver bon que je baise tendre-
ment ses belles joues , et que je la questionne
quelquefois à Paris : je vous demande quelque
part en l'honneur de votre amitié , puisque vous
en avez tant dans la mienne. Je supplie madame
de Guitaud de me faire la même grâce. Vous m'a-
vez acquise pour jamais. Notre abbé vous assure
de son très-humble service ; votre bon vin lui a
^utenu le cœur contre les détestables chemins.
Je vous écrirai quelquefois de Paris Si vous
voulez écrire à ma fille , adressez votre lettre à
M- Aubarède , marchand à Lyon.
LETTRE CCCXXXIV.
DE MADAME DE SÉ VIGNE A MADAME DE GRIGNAW.
A Paris, vendredi lo novembre 1673.
Je vous aime trop, ma chèrç belle , pour être
contente ici sans vous : hélas ! j'ai apporté la Pro-
vence et toutes vos affaires avec moi : In van si
Jugge quel che nel cor si porta. Je l'éprouve, et
je ne fais que languir sans vous. J'ai peu de ré-
\
2i4 LETTRES
signation pour l'ordre de la Providence, dans
rarrangement qu'elle a fait de nous ; jamais per-
sonne n'a eu tant besoin de dévotion que j'en
ai: mais 9 mon enfant, parlons de nos affaires.
J'avois écrit à M. de Pomponne selon vos désirs;
et , parce que je n'ai point envoyé ma lettre , et
que je la trouvois bonne, je l'ai montrée à ma-
demoiselle de Méri pour contenter mon amour-
propre. J'ai dîné céans avec l'abbé de Grignan et
La Garde ; après dîner , nous avons été chez d'Hac-
queville , nous avons fort raisonné ; et comme
ils ont le meilleur esprit du monde , et que je ne
fais rien sans eux , je ne puis jamais manquer.
Ils ont trouvé qu'il n'y eut jamais un voyage
plus nécessaire que celui de M. de Grignan. Vous
me direz : et le moyen d'avoir un congé , puis*
que la guerre est déclarée? Je vous répondrai
qu'elle est plus déclarée dans les gazettes qu'ici :
tout est suspendu en ce pays ; on attend quel-
que chose , on ne sait ce que c'est ; mais enfin
l'assemblée de Cologne n'est point rompue , et
M. de Chaulnes , à ce qu'on m'a assuré aujour-
d'hui, ne tiendra pas nos états ; c'est M. de La-
vardin qui arriva hier, et part lundi avec M. Bou-
cherat : tout cela fait espérer quelque négociation.
On ne parle, point ici de la guerre ; enfin on
verra entre-ci et peu de temps ; il faut toujours
vous tenir en état, et ne rien faire qui puisse
DE MADAME DE SEVIGNE. ai5
vous couper la gorge en détournant votre voya-
m
^e, et voué fier à vos amis, qui ne voudroient
pas vous faire faire quelque chose de ridicule
en vous faisant demander votre congé mal-à-
propos : ils n'approuvent point que vous en-
voyiez un ambassadeur ; il faut vous-même , ou
rien du tout ; et si vous trouvez quelque moyen
honnête d'essayer encore un accommodement ,
n'en croyez point votre colère, et cédez au con-
seil de vos amis, dont le mérite , l'esprit , l'applica-
tion et l'affection sont au-delà de ce que je vous
puis dire. Quand vous serez ici , vous verrez les
dioses d'un autre œil qu'en Provence. Hé ! mon
Dieu! quand il n'y aurait que cette raison, venez
vous sauver la vie; venez vous empêcher d'être
dévorée , venez mettre cuire d'autres pensées , ve-
nez repreadre de la considération , et détruire tous
les maux qu'on vous a faits. Si j'étois seule à tenir
ce langage , je vous conseillerois de ne m'en pas
croire ; mais les gens qui vous donnent ce conseil
ne sont pas aisés à corrompre , et n'ont pas ac-
coutumé de me flatter.
Nous avons été, l'abbé de Grignan, La Garde
et moi , rendre visite à votre premier président ;
il est retourné à Orléans. Il salua* le roi avant-
hier, et le roi lui dit : Vous aurez d'étranges
esprits à gouverner en Provence. C'est un hom-
me qui mettra le bon sens et la raison partout;
t
V
»
s
2i4 LETTRES
signation pour l'ordre de la Providence, dans
rarrangement qu'elle a fait de nous ; jamais per-
sonne n'a eu tant besoin de dévotion que j'en
ai: mais 9 mon enfant, parlons de nos affaires.
J'avois écrit à M. de Pomponne selon vos désirs;
et, parce que je n'ai point envoyé ma lettre , et
que je la trouvois bonne, je l'ai montrée à ma-
demoiselle de Méri pour contenter mon amour-
propre. J'ai dîné céans avec l'abbé de Grignan et
La Garde ; après dîner , nous avons été chez d'Hac-
queville , nous avons fort raisonné ; et comme
ils ont le meilleur esprit du monde , et que je ne
fais rien sans eux , je ne puis jamais manquer.
Ils ont trouvé qu'il n'y eut jamais un voyage
plus nécessaire que celui de M. de Grignan. Vous
me direz : et le moyen d'avoir un congé , puis*
que la guerre est déclarée? Je vous répondrai
qu'elle est plus déclarée dans les gazettes qu'ici :
tout est suspendu en ce pays ; on attend quel-
que chose , on ne sait ce que c'est ; mais enfin
l'assemblée de Cologne n'est point rompue, et
M. de Chaulnes , à ce qu'on m'a assuré aujour-
d'hui , ne tiendra pas nos états ; c'est M. de La-
vardin qui arriva hier, et part lundi avec M. Bou-
cherat : tout cela fait espérer quelque négociation.
On ne parle, point ici de la guerre ; enfin on
verra entre-ci et peu de temps ; il faut toujours
vous tenir en état, et ne rien faire qui puisse
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ai5
vous couper la gorge en détournant votre voya-
ge , et voué fier à vos amis , qui ne voudroient
pas vous faire faire quelque chose de ridicule
en vous faisant demander votre congé mal-à-
propos : ils n'approuvent point que vous en-
voyiez un ambassadeur ; il faut vous-même , ou
rien du tout ; et si vous trouvez quelque moyen
honnête d'essayer encore un accommodement ,
n'en croyez point votre colère, et cédez au con-
seil de vos amis, dont le mérite , l'esprit , l'applica-
tion et l'affection sont au-delà de ce que je vous
puis dire. Quand vous serez ici , vous verrez les
dioses d'un autre œil qu'en Provence. Hé ! mon
Dieu! quand il n'y aurait que cette raison, venez
vous sauver la vie; venez vous empêcher d'être
dévorée , venez mettre cuire d'autres pensées , ve-
nez repreadre de la considération , et détruire tous
les maux qu'on vous a faits. Si j'étois seule à tenir
ce langage, je vous conseillerois de ne m'en pas
croire ; mais les gens qui vous donnent ce conseil
ne sont pas aisés à corrompre, et n'ont pas ac-
coutumé de me flatter.
Nous avons été, l'abbé de Grignan, La Garde
et moi , rendre visite à votre premier président ;
il est retourné à Orléans. Il salua le roi avant-
hier, et le roi lui dit : Vous aurez d'étranges
esprits à gouverner en Provence. C'est un hom-
me qui mettra le bon sens et la raison partout;
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ai5
vous couper la gorge en détournant votre voya-
^e, et voua fier à vos amis, qui ne voudroient
pas vous faire faire quelque chose de ridicule
en vous faisant demander votre congé mal-à-
propos : ils n'approuvent point que vous en-
voyiez un ambassadeur ; il faut vous-même , ou
rien du tout ; et si vous trouvez quelque moyen
honnête d'essayer encore un accommodeoient ,
n'en croyez point votre colère, et cédez au con-
seil de vos amis, dont le mérite , l'esprit , l'applica-
tion et l'affection sont au-delà de ce que je vous
puis dire. Quand vous serez ici , vous verrez les
choses d'un autre œil qu'en Provence. Hé ! mon
Dieu! quand il n'y aurait que cette raison, venez
vous sauver la vie; venez vous empêcher d'être
dévorée , venez mettre cuire d'autres pensées , ve-
nez reprendre de la considération , et détruire tous
les maux qu'on vous a faits. Si j'étois seule à tenir
ce langage , je vous conseillerois de ne m'en pas
croire ; mais les gens qui vous donnent ce conseil
ne sont pas aisés à corrompre , et n'ont pas ac-
coutumé de me flatter.
Nous avons été, l'abbé de Grignan, La Garde
et moi , rendre visite à votre premier président ;
il est retourné à Orléans. Il salua le roi avant-
hier, et le roi lui dit : Vous aurez d'étranges
esprits à gouverner en Provence. C'est un hom-
me qui mettra le bon sens et la raison partout;
t
V
2i4 LETTRES
signation pour Tordre de la Providence, dans
rarrangement qu'elle a fait de nous ; jamais per-
sonne n'a eu tant besoin de dévotion que j'en
ai: mais, mon enfant, parlons de nos affaires.
J'avois écrit à M. de Pomponne selon vos désirs;
et, parce que je n'ai point envoyé ma lettre , et
que je la Irouvois bonne, je l'ai montrée à ma-
demoiselle de Méri pour contenter mon amour-
propre. J'ai dîné céans avec l'abbé de Grignan et
La Garde ; après dîner , nous avons été chez d'Hac-
queville , nous avons fort raisonné ; et comme
ils ont le meilleur esprit du monde , et que je ne
fais rien sans eux , je ne puis jamais manquer.
Ils ont trouvé qu'il n'y eut jamais un voyage
plus nécessaire que celui de M. de Grignan. Vous
me direz : et le moyen d'avoir un congé , puis-
que la guerre est déclarée? Je vous répondrai
qu'elle est plus déclarée dans les gazettes qu'ici :
tout est suspendu en ce pays ; on attend quel-
que chose , on ne sait ce que c'est ; mais enfin
l'assemblée de Cologne n'est point rompue, et
M. de Chaulnes , à ce qu'on m'a assuré aujour-
d'hui , ne tiendra pas nos états ; c'est M. de La-
vardin qui arriva hier, et part lundi avec M. Bou-
clierat : tout cela fait espérer quelque négociation.
On ne parle point ici de la guerre ; enfin on
verra entre-ci et peu de temps ; il faut toujours
vous tenir en état, et ne rien faire qui puisse
DE MADAME DE SEVIGNE. ai5
vous couper la gorge en détournant votre voya-
^e , et voué fier à vos amis , qui ne voudroient
pas vous faire faire quelque chose de ridicule
en vous faisant demander votre congé mal-à-
propos : ils n'approuvent point que vous en-
voyiez un ambassadeur ; il faut vous-même , ou
rien du tout ; et si vous trouvez quelque moyen
honnête d'essayer encore un accommode^lent ,
n'en croyez point votre colère, et cédez au con-
seil de vos amis, dont le mérite , l'esprit , l'applica-
tion et l'affection sont au-delà de ce que je vous
puis dire. Quand vous serez ici , vous verrez les
choses d'un autie œil qu'en Provence. Hé ! mon
Dieu! quand il n'y aurait que cette raison, venez
vous sauver la vie; venez vous empêcher d'être
dévorée , venez mettre cuire d'autres pensées , ve-
nez reprendre de la considération , et détruire tous
les maux qu'on vous a faits. Si j'étois seule à tenir
ce langage , je vous conseiller ois de ne m'en pas
croire ; mais les gens qui vous donnent ce conseil
ne sont pas aisés à corrompre , et n'ont pas ac-
coutumé de me flatter.
Nous avons été, l'abbé de Grignan, La Garde
et moi , rendre visite à votre premier président ;
il est retourné à Orléans. Il salua le roi avant-
hier, et le roi lui dit : Vous aurez d'étranges
esprits à gouverner en Provence. C'est un hom-
me qui mettra le bon sens et la raison partout;
V
»
"s
2i4 LETTRES
signation pour Tordre de la Providence, danis
l'arrangement qu'elle a fait de nous ; jamais per-
sonne n'a eu tant besoin de dévotion que j'en
ai: mais, mon enfant, parlons de nos affaires.
J'avois écrit à M. de Pomponne selon vos désirs;
et , parce que je n'ai point envoyé ma lettre , et
que je la Irouvois bonne, je l'ai montrée à ma-
demoiselle de Méri pour contenter mon amour-
propre. J'ai dîné céans avec l'abbé de Grignan et
La Garde ; après dîner , nous avons été chez d'Hac-
queville , nous avons fort raisonné ; et comme
ils ont le meilleur esprit du monde , et que je ne
fais rien sans eux , je ne puis jamais manquer.
Ils ont trouvé qu'il n'y eut jamais un voyage
plus nécessaire que celui de M. de Grignan. Vous
me direz : et le moyen d'avoir un congé , puis-
que la guerre est déclarée? Je vous répondrai
qu'elle est plus déclarée dans les gazettes qu'ici :
tout est suspendu en ce pays ; on attend quel-
que chose , on ne sait ce que c'est ; mais enfin
l'assemblée de Cologne n'est point rompue, et
M. de Chaulnes , à ce qu'on m'a assuré aujour-
d'hui , ne tiendra pas nos états ; c'est M. de La-
vardin qui arriva hier, et part lundi avec M. Bou-
cherat : tout cela fait espérer quelque négociation.
On ne parle, point ici de la guerre ; enfin on
verra entre-ci et peu de temps ; il faut toujours
vous tenir en état , et ne rien faire qui puisse
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ai5
vous couper la gorge en détournant votre voya-
^e, et voué fier à vos amis, qui ne voudroient
pas vous faire faire quelque chose de ridicule
en vous faisant demander votre congé mal-à-
propos : ils n'approuvent point que vous en-
voyiez un ambassadeur ; il faut vous-même , ou
rien du tout ; et si vous trouvez quelque moyen
honnête d'essayer encore un accommodement ,
n'en croyez point votre colère, et cédez au con-
seil de vos amis, dont le mérite , l'esprit , l'applica-
tion et l'affection sont au-delà de ce que je vous
puis dire. Quand vous serez ici , vous verrez les
dioses d'un autre œil qu'en Provence. Hé ! mon
Dieu! quand il n'y aurait que cette raison, venez
vous sauver la vie; venez vous empêcher d'être
dévorée , venez mettre cuire d'autres pensées , ve-
nez reprendre de la considération , et détruire tous
les maux qu'on vous a faits. Si j'étois seule à tenir
ce langage , je vous conseillerois de ne m'en pas
croire ; mais les gens qui vous donnent ce conseil
ne sont pas aisés à corrompre , et n'ont pas ac-
coutumé de me flatter.
Nous avons été, l'abbé de Grignan, La Garde
et moi , rendre visite à votre premier président ;
il est retourné à Orléans. Il salua le roi avant-
hier, et le roi lui dit : Vous aurez d'étranges
esprits à gouverner en Provence. C'est un hom-
me qui mettra le bon sens et la raison partout;
2i6 LETTRES
c'est un homme enfin Je m'ennuie de voir
que vous ne recevez encore que mes lettres des
chemins : hé! bon Dieu! ne parlerez -vous ja-
mais notre langue? Hé! qu'il y a loin, ma fille,
du coin de mon feu au coin du vôtre ! Hé ! que
j'étois heureuse quand j'y étois ! j'ai bien senti
cette joie , je ne me reproche rien ; j'ai bien tâ-
ché à retenir tous les moments, et ne les ai
laissé passer qu'à l'extrémité.
La reine a prié Quantova [madame de Mon-
tespan) qu'on lui fît revenir auprès d'elle une
Espagnole qui n'étoit pas partie. La chose a été
faite : la reine est ravie , et dit qu'elle n'oubliera
•
/JSunais cette obligation. J'ai été étonnée que ma-
"dame de Monaco ne m'ait pas envoyé un com-
pliment k cause de vous. On n'est pas persuadé
que madame de Louvigny soit si occupée de son
mari. J'ai eu bien des visites et des civilités de
Versailles. Mon fils se porte très -bien. M. de
Turenne est toujours dans r aimée de mon fils.
Ils sont à Philisbourg ; les Impériaux sont très-
fortç : vous savez bien qu'ils ont fait un pont
sur le Mein. Je trouvai Guitaud dans une telle
fatigue de ces nouvelles, qu'il en mouroit : je lui
dis que rien ne m'avoit fait résoudre à quitter
la Provence que le déplaisir de ne savoir plus
de nouvelles, ou de les voir d'un autre œil.
L'abbé Têtu est entêté de madame de Coulanges
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 217
jusqu'à votre retour , à ce qu'il dit. Je soupe
quasi tous les soirs chez elle : le cabinet de M. de
Coulanges est trois fois plus beau qu il n'étoit ;
vos petits tableaux sont en leur lustre , et placés
dignement. On conserve ici de vous un souve-
nir plein de respect , d'estime et d'approbation ;
peu s'en faut que je ne dise de tendresse , mais
ce dernier sentiment ne peut pas être si général.
J'embrasse M. de Grignan , et lui souhaite toutes
sortes de bonheurs. ¥oilà Brancas qui vous em-
brasse , et M. de Caumartin qui ne vous embrasse
pas , mais qui a eu une conversation admirable
avec le bon homme M. Marin pour instruire
son fils ' de la conduite qu'il doit tenir avec
M., de Grignan. Je suis tout entière à vous , ma
<;hère enfant.
' M. Marin yenoit d'être nommé à la place de premier prési-
dent du parlement d'Aix. D, P. C*étoit un fa^omme spirituel et .
enjoué. Il se trouvoit dans la bibliothèque d*un homme bien
connu pour être d'origine juive. Il remarqua sur le dos de ses
liyres des armoiries qui étoient fausses comme tant d'autres. Que
Toi«-je là ? dit- il. — - Ce sont mes armes. — Je pensois , reprit
le président, que ce fussent des caractères hébraïques. A. G,
218 LETTRES
»»••■•••■>>•••
LETTRE CCCXXXV.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris , lundi i3 noyembre 1673.
J'ai reçu, ma très-chère enfant, votre grande,
bonne et admirable lettre du 5 , par le cheva-
lier de Chaumont. Je connois ces sortes de dé-
pêches , elles soulagent le^lcœur , et sont écrites
avec une impétuosité qui contente ceux qui les
écrivent : de tous ceux à qui l'on peut écrire de
semblables paquets , je suis au premier rang
pour les bien recevoir, pour être pénétrée de
tout ce qu'on y voit, et de tout ce qu'on y ap-
prend. J'entre dans tous vos sentiments : il me
semble que je vous vois, que je vous entends,
^ et que j'y suis moi-même. J'ai lu votre lettre
avec notre cher d'Hacqueville , que vous ne
sauriez trop aimer , et qui gronde de vous voir
si emportée : il voudroit que vous imitassiez
vos ennemis, qui disent des douceurs et donnent
des coups de poignard; ou que du moins, si
vous ne voulez pas suivre cette parfaite trahison,
vous sussiez mesurer vos paroles et vos ressenti-
ments ; que vous' allassiez votre chemin , sans
vous consumer ni vous faire malade; que vous
n'eussiez point ay prouvé la guerre déclarée, et
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 219
surtout que jamais vous ne missiez en jeu M. de
Pomponne sur ce qu'il vous écrit en secret, et
dont la source peut aisément se découvrir ; car
ce que l'on fait là-dessus , c'est de haïr ceux qui
nous attirent des éclaircissements , et de ne leur
dire jamais rien : je vous exhorte à prendre garde
à cet article. L'évéque de Marseille dit que ce
n'est pas lui qui a dit du mal de Maillanes ^ ; il a
raison de le nier, c'est son cousin et son ami;
de savoir qui les a fait agir , c'est une belle ques-
tion , et une équivoque où vous vous perdrez ,
car il n'y a point de prise à cette accusation. Ce
que l'on voit , c^est Maillanes déshonoré et
exclu. Faut-il être sorcier pour deviner com-
ment la chose s'est faite? A l'égard de vos 5,ooo
•livres , il faut toujours les demander comme à
Tordinaire , vous avez sujet d'en espérer un très-
bon succès; il seroit mal d'en parler d'avance;
mais M. de Marseille est si déclaré contre vous ,
qu'il ne peut plus vous faire de mal , il faudroit
des preuves. Si vous n'étiez point si honnêtes
gens que vous l'êtes , vous en auriez contre lui ;
vous lui laissez faire sans envie le métier de dé-
lateur ; vous vous contentez , il est vrai , de par-
' La famille Porcelet ou Pourcelet de Maillanes est ancienne
dans le midi de la France. D. Vaissette en fait mention dans son
histoire de Languedoc , et lui fait jouer un grand rôle dans les
guerres contre les religionnaires. G. D. S. G.
220 LETTRES
1er et de vous dévorer ; nous désapprouvons
encore cette manière ; Tune vous tue , l'autre
nuit à vos affaires. Si vous croyez être mal en
ce pays - ci , vous vous trompez ; 'ïnais nous
croyons que vous ne pouvez vous dispenser d'y
venir avec M. de Grignan. Quant au voyage de
M. le coadjuteur, il nous paroît très - agréable
pour le divertir, mais entièrement inutile pour
vous , si vous n'avez point votre congé ; il n'y faut
employer personne et laisser dormir et oublier
toute chose jusqu'à ce que M. de Grignan puisse
revenir , et aller directement au maître , car
votre réputation est ici à tous deux comme
vous pouvez la désirer ; mais quand vous dites
que vous vous moquez de 8,000 livres de rente ,
cela nous fait rire, c'est-à-dire pleurer. Je vou-
drois que vous eussiez les 5,ooo livres qu'on
veut jeter pour corrompre les consuls , et que
le syndicat fût au diantre. Vous devez vous fier
un peu à d'Hacqueville et à La Garde , sou-
tenus de M. de Pomponne , pour savoir deman-
der un congé à propos. Le premier président
de Provence ne passe point pour neveu de M. de
Colbert ; je ne sais où vous avez pris cette proxi-
mité ; c'est le fils de M. Marin , qui porte le nom
de La Châtaigneraie, et qui a été intendant à
Orléans : je ne puis vous dire le reste. Je vous
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 221
ai mandé que nous avions été le voir ; c'est avec
lui qu'il faut que vous régliez toutes vos préten-
tions. Soyez persuadée , ma très - chère , que
M. dé Grignan se soutiendra toujours très-bien,
pourvu qu'il ne se détruise pas lui-même.
Vous avez une idée plus grande que nous
de ce présent de madame de Montespan à ma-
dame de La Fayette : c'est une petite écritoire
de bois de Sainte-Lucie , bien garnie à la vérité ,
et un crucifix tout simple. Comme cette belle
est magnifique, elle se plaît ainsi à donner à
plusieurs dames : nous ne voyons point que
cela signifie rien pour notre amie. Nous fûmes
l'autre jour deux heures chez elle avec M. de
Pomponne, nous reparlâmes encore de Pro-
vence sur nouveaux frais ; je dis encore mieux
que l'autre fois ; et je vous assure qu'il fait une
grande différence du procédé et du fonds de
M. de Grignan et de celui des autres II trouva
bas et vilain , sans le dire toutefois , que dans le
temps du siège d'Orange , et de vos infinies dé-
penses , ce soit par-là qu'on fasse éclater sa co-
lère. Ayez soin de nous instruire toujours , et
dites-nous ce que vous avez sur le cœur ; vos
paroles sont tranchantes , et mettent de l'huile,
dans le feu. Soyez assurée que j'ai la dernière
application à dire et à faire tout ce que je puis
imaginer qui peut vous être bon ; mais il y a des
221 LETTRES
temps où les choses sont poussées si avant qu'il
ne faut plus reculer, surtout quand on a connu
un fonds si noir et si mauvais dans son ennemi,
qu'il y a lieu de croire qu'il ne pense à la paix
que pour être plus en état de faire du mal. Vous
êtes sur les lieux, c'est à vous de conduire la
barque , et d'agir comme vous le jugerez à pro-
pos. Il n'est pas possible de conseiller de si loin.
Je viens d'apprendre que votre premier prési-
dent n'est rien à M. Colbert ; mais sa sœur , qui
épousera le marquis d'Oppède, est fille de la troi-
sième femme de son père, laquelle étoit sœur
de M. Colbert du Terron : voilà la généalogie.
Enfin , ma fille , quand je songé en quel état
je suis à deux cents lieues du champ de bataille,
et comme je me réveille au milieu de la nuit
sur cette pensée , sans pouvoir me rendormir ,
je tremble pour vous, et je comprends que
n'ayant nulle diversion , et n'étant entourée que
de cette affaire , vous n'avez aucun repos , vous
ne dormez point, et vous tomberez malade as-
surément. Plût à Dieu que vous fussiez ici avec
moi ! vous y seriez plus nécessaire pour vos af-
faires qu'à Lambesc, M. de Chaulnes revient;
mais c'est pour retourner après les états ; et les
autres sont demeurés à Cologne '. M. de Lavar-
* Des plénipotentiaires François étoient alors dans celte ville ,
centre du commerce qnî se fait sur le Rhin , et où finit ses
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ^l'i
din m'a vue un pauvre moment qu'il a été ici ;
c'est un ami que je mettrai bien en œuvre à son
retour. Je ne m'endors pas auprès de madame
de Coulanges et de l'abbé Têtu ; cette route est
bien disposée et fort en notre main: mais il
faut ménager long -temps avant que d'entre-
prendre quelque chose d'utile.
M. Chapelain se meurt : il a eu une manière
d'apoplexie qui Fempêche de parler ; il se con-
fesse en serrant la main ; il est dans sa chaise
comme une statue : ainsi Dieu confond l'orgueil
des philosophes ^ Adieu , ma bonne.
jours y dans Tindigence et la misère , Marie de Médicis, aïeule
de Louis XIV. G, D. S. G,
. * Chapelain mourut en effet le a a février 1674, à soixante-
dix-neuf ans, après s'être exposé à franchir les ruisseaux débor-
dés pendant la rigueur de l'hiver, en se rendant à l'académie ,
plutôt que d'entamer , pour s'y faire conduire , les cent mille
écus que renfermoit sa cassette. Sans la Pucelle , dit Voltaire , il
auroit eu de la réputation parmi les gens de lettres. Ce mauvais
poëme , qui lui valut beaucoup plus que l'Iliade à Homère ,
donna lieu à deux bons vers latins de M. Monmor , qui commen-
cent : llla Capellaniy etc. , et que Liuière traduisit ainsi :
Nous attendions de Chapelain
Une pucelle
Jeune et belle;
Vingt ans à la former il perdit son latin ;
Et de sa main
Il sort enfin
Une vieille sempiternelle.
Enfin, dit l*auteur du Siècle de Louis XIV : Chapelain com^
mença par être l'oracle des auteurs, et Jinît par en être l'opprobre.
-i-i/i LETTRES
LETTRE CCCXXXVI.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGWAW.
A Paris , vendredi 19 novembre 1673.
Nous faisons valoir ici le donjon d'Orange.
M. de Gordes^ qui le connoît, craint que cela
ne dure plus long-temps qu'on ne pense; en
sorte que si M. de Grignan a bientôt expédié ce
siège , il en sera loué ; et s'il ^ besoin de plus de
troupes qu'il n'en a, on ne sera point surpris
du retardement, et il ne sera point blâmé. On
parle aussi de la dépense, qui ne sera pas mé-
diocre : et enfin tous vos amis , qui ne sont pas
en petit nombre, font parfaitement bien leur
devoir, sans qu'il leur en coûte autre chose que
de dire la vérité toute pure. Le premier pré-
sident de la cour des aides* étoit au coin de
mon feu, quand l'abbé de Grignan arriva de
Son or , entassé par des traits d'avarice dignes du théâtre , fit
dire après lui : Jamais pauvre poète ri est mort si riche. Un vice si
odieux que l'avarice ne peut être pris pour l'orgueil du philo-
sophe , <^ue lui décerne madame de Sévigné. G, D. S, G.
' Le marquis de Gordes, François de Simiane, grand sé-
néchal de Provence , dont un des ancêtres avoit été gouverneur
du Dauphiné pour le roi pendant la guerre des religionnaires ,
en 1567. CHist. de Languedoc. J G. D, S, G.
* Le Camus, frère du lieutenant civil.
DE MADAME DE SEVIGNE. !225
Versailles : je voudrois que vous eussiez pu voir
de quelle manière il entre dans tous nos intérêts ;
il s'en faut bien qu'il ne soit la dupe de la Grêle ^
J*ai soupe avec Dângeau chez madame de Cou-
langes; nous parlâmes extrêmement de vous. ïl
jure que, s'il ne vous eût trouvée à Aix, il eût
mené à Grignan la princesse qu'il gouverne ^ :
il avoit parlé de voiis dès Modène. Cette prin-
cesse est toujours très-mal de la dyssenterie. Les
affaires d'Angleterre ne vont pas à souhait; le
parlement ne veut point de cette alliance, et
veut désunir TAngleterre de la France ^ : c'est
présentement la grande pétqffè de l'Europe. jOn
parle fort d'une trêve ; si cela est , il ne faudra
pas balancer à venir. Votre premier président^
s'en ira ce carême. M. le prince et M. le duc
sont revenus, et Gourville en même temps. On
vous fait iîiille amitiés chez madaiiie de I^a Favetté ;
' C'est-à-dire de Toussaint Forbin, déjà nommé ; prélat brouil-
lon , colère, plus jaloux des prérogatives et des honneurs du
siècle que des devoirs de son ministère. Les prélats de cette es-
pèce ne sont pas rares. G, D, S, G.
* M. Dangeaù , après avoir conclu le mariage de la princesse
de Modène avec le duc d*Yorck , fut chargé de la conduire en
Angleterre. D. P,
^ Charles II fit la paix le 19 février 1674 avec la Hollande;
mais il refusa à son parlement de se déclarer contre la France.
D, P.
^ C'est M. Marin, déjà nommé.
in. 1 5
2^6 LETTRES
vous êtes fort aimée et fort estimée dans cette
maison; on y est entré le plus follement du
monde dans la vision du saboulage ; nous en
avons trouvé <Je cinq façons différentes : ce fut
une conversation digne d'être comparée à celle
des petits docteurs.
o»o»a#»#»»>éQ»Q»oë*»«»oéf»»»^»»o»o»»^»<
LETTRE CCCXXXVII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Parisy le 19 novembre 1673.
Nous fumés arrêtés l'autre jour tout court par
M. de Pomponne, qui nous assura qu'il avoit
écrit à M. l'intendant pour le prier que, s'il ne
peut empêcher l'opposition , au moins il laisse à
l'assemblée la liberté d'opiner ; l'on n'osa lui
faire connoître qu'on souhaite quelque chose de
plus. Mais , comme je rêve sans cesse à vos af-
faires, j'ai dit à M. d'Hacqueville que j'eusse voulu
avoir le cœur éclairci une bonne fois sur la dif-
ficulté qu'il y auroit de parler au roi de cette af-
faire, afin de savoir où l'on s'en doit teniî», et
tâcher de sortir de cet esclavage dont M. de
Marseille sait user si généreusement. Dans cette
pensée , madame de La Fayette nous a soutenus ,
et demain nous partons, d'Hacqueville et moi,
DE MADAME DE SEVIGNE. îiii^
tête-à-tête, sans autre projet que de dîner avec
M. de Pomponne , et voir quel tour il faut donner
à cette affaire ; nous ne voulons mêler ce dessein
d'aucune autre chose; nous ne verrons ni roi
ni reine ^ je serai en habit gris , et nous ne verrons
que la maison de Pomponne. Quand on pense
à faire sa cour , cela donne une certaine distrac-
tion qui ne me plaît pas : je retournerai dans
quelques jours pour rendre mes devoirs. Pour
demain, le grand d'Hacqueville et moi nous
n'avons que vous dans la tête; je reviendrai vous
écrire;
Je vis hier madame de Souliers avec qui j'ai
T2àsoniié pantoufle assez long -temps; elle me
dit que Bodinar étoit entièrement à M. de Mar-
seille; je lui dis que je ne le croyois pas; elle
m'assura qu'elle le savoit bien : je lui dis que
nous verrions ; elle me dit cent petites choses qui
m'échauffèrent fort la cervelle; mais, comme
vous n'avez pas besoin qu'on vous échauffe plus
que vous ne l'êtes , je ne vous les dirai point.
Jamais je n'ai eu plus d'inquiétudes que j'en
ai, et du siège d'Orange, et de vos affaires de
l'assemblée ; j'en suis plus occupée que si j'étois
avec vous.
M. le marquis de Souliers ^ m'est venu voir
' M. de Monmerqué, en motivant son opinion) croit que
le nom de M. de Forbin, marquis de Soliers, est ici altéré à
i5.
!^28 ; LETTRES
aujourd'hui avec le petit La Gai'de, que j'ai
trouvé fort joli ; dites-le à la présidente. Us s'en
vont tous dans très-peu de jours. Il me paroît
que M. de Souliers se va ranger sous le manteau
de Sainte-Ursule^ et apparemment augmenter le
nombre de vos ennemis. Ponsoir, ma très-bonne,
jusqu'à demain au soir au retour de Versailles.
LETTRE CCCXXXVIII.
' 1>E MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAIC.
A Paris , lundi 20 novembre 1673.
Ma très-chère bonne, me voilà revenue de
Versailles, où j'étois allée en écharpe noire; je n'ai
vu que M. de Pomponne; nous avons très-bien
diné avec lui ; sa femme et sa belle-sœur étoient
à Pomponne. Après dîner, nous avons causé
tous trois une très-grande heure, voyayt, et
dessein : je ne le pense pas. Soliers étoit un fief dans Fancieune
proyince de la Marche, et j'ai tu écrit Souliers dans des anciens
actes , à Guéret même. On prononce et on écrit encore de même
dans plusieurs cantons du département de la Creuse. J'ai tu uu
ancien titre portant Tristan rHermite, natif de Souliers. Il paroît
donc qu'on ne doit Toir dans l'orthogrtphe de madame de Sé-
yigné qu'une prononciation d'usage , corrigée depuis les réformes
géographiques. Dans la lettre du 11 décembre 1675, madame
de Sévigné appelle pantoufle l'épouse du marquis de Soliers ou
Souliers. G. D, S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 229
raisonnant sur ce qu'il falloit faire pour laisser
à l'assemblée la liberté de délibérer malgré l'op-
position. Vous auriez aimé M. de Pomponne , si
vous aviez vu de quelle sorte il entre dans ce
raisonnement et dans le choix de ce qui vous
est le meilleur : jamais je n'ai vu un si aimable
ami, car c'étoit aujourd'hui son personnage. Après
avoir donc bien tourné et retourné mille fois,
d'Hàcqueville et lui, avec une application et un
loisir qui ne laissoient rien à désirer, ils ont
conclu qu'il falloit laisser finir le siège d'Orange,,
afin d'en faire une raison favorable pour rendre
cette opposition odieuse, et d'attendre qu'elle
soit faite , parce qu'alors il y aura assez de temps
pour que Sa Majesté ordonne de délibérer. L'as-
semblée n'est pas encore finie, et c'est assez. On
a trouvé que d'en parler présentement, c'étoit
prévenir une chose qui n'est point faite et qui
ne sera peut-être pas; et, comme l'affaire d'Orange
n'est point faite aussi , la dépense qu'on y fera
n'a point de forces sans le succès. Ainsi une ré-
ponse peu favorable et indécise seroit à craindre ,
et dans quelques jours on tournera cette affaire
d'une manière dont vous aurez sans doute toute
sorte de contentements. M. de Pomponne est
au désespoir de l'excès de vqs divisions; il est
persuadé que M. l'intendant empêchera l'oppo-
sition , et qu'on laissera opiner. On ne peut pas
a3o LETTRES
écrire plus fortemenl; quil a fait là-dessus, et
même à M. de Marseille. Il vous veut tous avoir
après l'assemblée pour vous accorder une bonne
fois. Fiez-vous à lui pour savoir quand il faudra
ou ne faudra pas demander votre congé; il ne
faut pas croire qu'il fasse rien de mal -à-propos •
il n'a jamais été prié de remettre à autre qu'à
vous le soin d'ouvrir et de tenir l'assemblée , ce
sont des visions creuses. Il trouve que M. de
Grignan est long-temps à partir pour Orange*
Tout le mpnde parle ici de ce siège ; et vous
avez l'obligation à M. de Vivonne et à M. de
Gordes, qu'ils ne traitent pas cette affaire de
bagatelle, et qu'ils disent partout que, quand
vous n'y réussiriez pas avec votre méchant régi-
ment des Galères qu'on n'estime pas beaucoup
pour un siège, et vos gentilshommes brodés,
qui ne seront que pour la décoration , il ne fau-
droit pas s'en étonner ; qu'il vous faudra peut-
être une augmentation de troupes ; que l'exemple
de Trêves fait voir qu'on peut être longrtemps
devant une bicoque ; que le gouverneur d'Orange
est un aventurier qui ne craint point d'être pendu,
qui a deux cents hommes avec lui , vingt pièces .
.de canon , ^très-peu de terrain à défendre , une
seule entrée poury arriver , une grande provision
de poudre et de blé. Voilà comme ces messieurs en
parlent, et plusieurs échos répondent; ainsi la
DE MADAME DE SEVIGNE. a3i
chose est au point que M. de Grignan n'en sauroit
être blâmé, et peut y faire une jolie action. Il y
a certains tours à donner, et certains discours à
Éaire valoir, qui ne sont pas inutiles en ce pays.
C'est une routine qu'ils ont tous prise de dire
que je suis belle ; ils m'en importunent : je crois
que c'est qu'ils ne savent de quoi m'entretenir.
Hélas ! mes pauvres petits yeux sont abymés ;
j*ai la rage de ne dormir que jusqu'à cinq heures ,
et puis ils me viennent admirer. Notre d'Hacque-
ville ne vous écrit point ce soir ; voilà des nou-
velles qu'il vous avoit écrites dès le matin. U est
bien content de notre voyagé, quoique nous
n'ayons rien fait ; c'est quelque chose d'être dé-
terminé , et de savoir ce qu'on doit faire. M. le
prince et M. le duc sont revenus ; ils sont ravis
que votre imagination ne les cherche plus en
Flandre : s'ils n'avoient point fait d'anciennes
provisions de lauriers , ceux de cette année ne
lesmettroient pas à couvert. Bonn est prise, c'en
est fait. M. de Turenne a bien envie de revenii*
et de mettre Vannée de mon fils dans les quar-
tiers d'hiver : tous les officiers disent amen. M. de
La Rochefoucauld ne bouge plus de Versailles;
le roi le fait entrer et asseoir chez madame de
Montespan, pour entendre les répétitions d'un
opéra qui passera tous les autres; il faut que
vous le voyiez : nous ne doutons point de votrç
'2'5^ LETTRES
congé, ni du besoin que vous avez d'être ici
avec M. de Marseille; il ne vous faudra qu'un
mêiïie carrosse, nous lé disions tantôt. Enfin, il
faudroit trouver des expédients; au moins ne
négligez jamais de consulter M. l'archevêque
( d'Arles) : c'est la source du bon sens , de la sa-
gesse des expédients; enfin, s'il n'étoit point dans
votre famille, vous Tiriez chercher au bout de
la Provence : il y a des occasions où peut-être sa
présence feroit un grand effet ; je suis persuadée
qu'il n'épargneroit ni sa peine, ni sa santé pour
vous être utile. Quand je songe que l'évêque
jette de l'argent, je ne comprends pas qu'il puisse
succomber. Pour la paix entre vous, je la sou-
haite et la souhaiterai toujours, quand je songe
au mal que fait la guerre à votre corps et à votre
ame. Je ne suis pas seule de ce sentiment. L'ar-
chevêque de Reims vous est fort acquis; tant
d'autres encore vous font des compliments, et
songent à vous, que je n'aurois jamais fait s'il
falloit vous les nommer. Je vous demande une
amitié pour le grand et divin Roquesante : dites-
lui qu'il m'a promis de ne me point oublier. M. de
Grignan , M. le coadjuteur , vous faites bien de
m'aimer; mais je vous défie tous deux d'aimer
mieux madame de Grignan que moi , c'est-à-dire
que je l'aime.
DE MADAME DE SE VIGNE. a33
LETTRE CCCXXXIX'.
DE MADA.ME DE SÉ VIGNE A M. DE GUITAUD.
A Paris, 20 novembre 1673.
Je ne vous paillerai point des Impériaux, ni
d'un pont sur le Mein; Dieu merci, je ne sais
plus de nouvelles : c'est le seul plaisir que j'aie
à Paris, car j'ai toujours cette Grignan dans la
tête , et cela trouble mon repos. Les cartes sont
tellement brouillées, que nous doutons si l'on ose
demander un congé : il y a même une espèce de
guerre à Gènes qu'il faut voir finir; mais de tout
ce qu'il y a de plus ridicule , le siège d'Orange
tient le premier rang. M. de Grignan a ordre de
le prendre. Les courtisans croient qu il ne faut
que des pommes, cuites pour en venir à bout.
Guilleragues dit que c'est un duel que M. de
Grignan fait avec le gouverneur d'Orange; il de-
mande sa charge ; il veut qu'on lui coupe le cou ,
comme dans un combat seul à seul. Tout cela
est bien plaisant : j'en ris tout autant que je puis ;
mais, dans la vérité, j'en suis inquiète. Le gou-
verneur se veut défendre : c'est un homme ro-
manesque; il a deux cents honinirs avec lui; il
* IjCU. incil. C Proprit'h' de l'cfliteur..)
234 LETTRES
a quatorze pièces de canon ; il a de la poudre et
du blé ; il sait qu'il ne peut pas être pendu ; il a
une manière de petit donjon entouré de fossés ,
on n'y peut arriver que d'un côté : moins il y a
de terrain à défendre, et plus il lui sera aisé de
le faire. Le pauvre Grignan n'a pour tout potage
que le régiment des Galères ^ qui a le pied ma-
rin, très-ignorant d'un siège. Il a beaucoup de
noblesse avec de beaux justaucorps, qui ne
fera que l'incommoder. Il faudra qu'il soit par-
tout ; il pourra fort bien être assommé à cette
belle expédition, et on se moquera de lui. Ce
n'est pas moi seule qui parle ainsi, ce sont les
Provençaux qui sont ici , et on dit que Grignan
ne doit pas l'entreprendre sans avoir plus de
troupes. Cependant cela est fait. Pendant que le
mari fait cette marionnette de guerre au-dehors,
la femme est aux prises avec M. 'de Marseille. Ils
se tiraillent les consuls , à qui en aura le J)lus ;
et ce qui vous paroîtra bien juste , c'est que Té-
vêque se tient offensé , que sur ce chemin tout
commun des sollicitations on ose mettre son
crédit en balance; de sorte que si M. de Grignan
emporte ce syndicat pour son cousin le marquis
de Buous , l'évêque est en furie , et s'opposera à
tout ce qui regarde M. de Grignan dans l'as-
semblée. Il faut donc, pour le contenter, qu'il
ait partout de l'avantage , que partout M. de Gri^
DE MADAME DE SÉ\^IG]NÉ. 255
gnan soit mortifié ; voilà à quelles conditions on
peut avoir la paix avec lui. Que dites-vous de
cette justice? Ma fille la comprend peu; c'est
pourquoi elle se défend vigoureusement; et toute
cette belle fierté qu'on a louée jusqu'ici, suc-
comberoit présentement devant celui qui l'assu-
reroit du suffrage d'un consul.
Voilà ce que fait.la province ; il y a cinq ans ,
il eût fallu autre chose pour la tenter : altri
tempiy altrecure. Je vois tous les jours des gens
qui n'ont point l'air d'être vos ennemis, j'en
vois un , quelquefois , que vous m'avez tellement
noirci, malgré sa blonde perruque, que je ne
puis plus le regarder. Il y en a un gros qui me
paroît le patron des lieux où il règne.
Je garde dans mon cœur toutes nos conver-
sations avec une reconnoissance pour vous qui
n'est pas imaginable, et qui m'attache à tous
vos intérêts; mais ne trouvant nulle occasion
de dire ce que je pense et ce que je sais de votre
conduite, je garde tout précieusement dans mon
souvenir , et je suis persuadée que rien n'est si
bon que de laisser tout mourir et s'éteindre quand
on voit que tout meurt et s'éteint.
J'ai des obligations infinies à notre cher d'Hàc-
queville ; il me donne tout le temps qu'il peut :
c'est cette marchandise qui est chère chez lui ,
rar il n'en a pas à demi! Cependant il faut lui
\
si36 - LETTRES
faire cet honneur , c'est qu'il en trouve dès
qu'on a besoin de lui. Aimons-le donc toujours;
et vous j Monsieur et Madame , ne craignez point
de me mettre au nombre de ceux que vous
aimez et qui vous aiment; toute ma vie vous
persuadera que je mérite d'y être.
LETTRE CCCXL.
DE MADAME DE SÉVIGNlê A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris , \endredi 24 novembre 1673.
Jg VOUS assure, ma chère fille, que je suis
très-inquiète de votre siège d'Orange : je ne puis
avoir aucun repos que M. de Grignan ne soit
hors de cette ridicule affaire. D'abord on a cru ici
qu'il ne falloit que des pommes cuites pour ce
siège. Guilleragues ^ disoit que c'étoit un duel ,
un combat seul à seul , entre M. de Grignan et
le gouverneur d'Orange; qu'il falloit faire le pro-
cès et couper la tête à M. de Grignan *. Nous
avons un peu répandu la vérité contre ces mé-
" Pierre Girardin de Guilleragues étoit secrétaire du cabinet
du roi; il fut depuis ambassadeur à Constantinople. Boileau lui
adressa sa cinquième épître, qui commence parce vers :
Esprit né pour la cour , et maître en l'art de plaire.
Jl. G.
* Ce qui voudroit dire, en supposant sérieusement la menace,
que M. de Grignan méritoit la peine capitale que portent les
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. aSy
chantes plaisanteries ; et madame de Richelieu ,
avec sa bonté ordinaire , a conté au dîner du roi
comme la chose va; bien des gens la savent pré-
sentement , et l'on passe d'une extrémité à l'autre,
disant que M. de Grignan en aura l'affront, et
qu'il ne doit pas entreprendre de forcer deux
cents hommes avec du canon, ayant aussi peu
de troupes qu'il en a. M. le duc et M. de La Ro-
chefoucauld sont persuadés qu'il n'en viendra
pas à bout. Vous reconnoissez le monde, tou-
jours dans l'excès. L'événement réglera tout : je
le souhaite heureux, n'espérant ni joie, ni tran-
quillité , que lorsque je saurai la fin de cette af-
faàre. Je serois fort fâchée que M. de Grignan allât
perdre sa petite bataille.
M. le duc me demanda fort de vos nouvelles
l'autre jour. M. et madame de Noailles , mes-
dames de Leuville et d'Effiat, lés Rarai, les Reu-
vron ; qui vous dirais-je encore ? tout le monde
se souvient de vous et de M. de Grignan. J'ai vu
madame de Monaco ; elle me parut toujours en-
têtée de vous, et me dit cent choses très -ten-
dres, et madame de Louvigny aussi. On répète
la musique d'un opéra qui effacera Venise. Ma-
dame Colonne ^ a été trouvée dans im bateau
ordonnances de plusieurs de nos rois contre les duellistes , confir-
mées par Louis XIII dans les premiers actes de sa majorité.
G. D. S, G.
* Nièce du cardinal Ma/arin , et Femme du connétal»]e Co-
lonne. À. (f.
1/38 LETTRES
sur le Rhin, avec des paysannes : elle s'en va je
ne sais où , dans le fond de l'Allemagne.
Si vous m'aimez , ma fille , et si vous en croyez
vos amis , vous ferez l'impossible pour venir cet
hiver : vous ne le pourrez jamais mieux, et vous
n'aurez jamais plus d'affaires qui vous y enga-
gent. J'embrasse les Grignan; Tainé me tient bien
tendrement au cœur. En étes-vous contente ? car
c'est tout. Je voudrois bien savoir comment vous
vous portez ^ et si vous êtes bien dévorée : cette
pensée me dévore, et cette grande beauté dont
on vous parle ne dort pas toute la nuit : il s'en
faut beaucoup , ma chère enfant.
Mademoiselle de Méri me mande qu'elle a si
mal à la tête, qu'elle ne vous peut écrire; elle
me prie de vous faire ses amitiés : celles que vous
me faites , ma bonne , toutes les lettres que vous
m'écrivez, sont tellement tendres et naturelles,
qu'il n'est bruit que de l'excès de notre bonne
intelligence. J'ai dans ma poche des lettres de
M. de Coulanges et de M. d'Hacqueville qui ne par-
lent que de moi. Il est vrai que j'ai plus joui de
votre amitié et de votre bon cœur, dans mon
voyage, que je n'aurois fait toute ma vie; je le
sentois bien , et ce temps m'étoit bien précieux :
vous ne savez point aussi le déplaisir que j'avois
de le voir passer; vous êtes trop reconnaissante,
ma bonne, eh! de quoi? Quand je songe que
DE MADAMï: de SÉVIGNÉ. aSi).
toute ma bonne volonté ne produit rien d'effec-
tif, je suis honteuse de tout ce que vous me
dites ; il est vrai que , pour l'intention , elle est
bonne, et qu'elle me donne quelquefois des tours
et des arrangements de paroles, quand il s'agit
de vos intérêts, qui ne seroient pas désagréa-
bles, si j'avois autant de pouvoir que j'ai la lan-
gue déliée. En un mot , comme en mille , je suis
k vous, c'est une vérité que je sens à tous les mo-
ments de ma vie.
LETTRE CCCXLI.
DE MA.DAME I)E SÉVIG]VÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, lundi 37 novembre 1673.
Votre lettre , ma chère fille , me paroît d'un
Style triomphant : vous aviez votre compte quand
VOUS me l'avez écrite ; vous aviez gagné vos pe-
tits procès ; vos ennemis paroissoient confondus ;
vous aviez vu partir votre mari à la tête d'nu
drapeUo eletto ; vous espériez un bon succès
d'Orange. Le soleil de Provence dissipe au moins
à midi les plus épais chagrins; enfin votre hu-
meur est peinte dans votre lettre : Dieu vous
maintienne dans cette bonne disposition. Vous
avez raison de voir d'où vons êtes les choses
j^o LETTRES
comme vous les voyez ; et nous avons raison
aussi de les voir d'ici comme nous les voyons.
Vous croyez avoir l'avantage : nous le souhai-
tons autant que vous , et en ce cas nous disons
qu'il ne faut aucun accommodement; mais sup-
posé que l'argent, que nous regardons comme
une divinité à laquelle on ne résiste point , vous
fît trouver du mécompte dans votre calcul, vous
m'avouerez que tous les expédients vous paroî-
troient bons comme ils nous le paroissoient. Ce
qui fait que nous ne pensons pas toujours les
mêmes choses, c'est que nous sommes loin ; hélas!
nous sommes très-loin : ainsi l'on ne sait ce
qu'on dit ; mais il faut se faire honneur récipro-
quement de croire que chacun dit bien selon
son point de vue, que si vous étiez ici, vous
diriez comme nous, et que si nous étions là,
nous aurions toutes vos pensées. Il y a bien des
gens en ce pays qui sont curieux de savoir com-
ment vous sortirez de votre syndicat; mais je
dis encore vrai quand je vous assure que la
perte de cette petite bataille ne feroit pas ici le
même effet qu'en Provence. Nous disons en tous
lieux et à propos tout ce qui se peut dire; et
sur la dépense de M. de Grignan, et sur la ma-
nière dont il sert le roi , et comme il est aimé :
nous n'oublions rien, et pour des tons naturels,
et des paroles rangées, et dites assez facilement,
DE MADAME DE SEVIGNÉ. 241
sans vanité, nous ne céderons pas à ceux qui
font des visites le matin aux flambeaux ^ Mais
cependant M. de La Garde ne trouve rien de si
nécessaire que votre présence. On parle d'une
trêve , soyez en repos sur la conduite de ceux
qui sauront demander votre congé. Je comprends
les dépenses de ce siège d'Orange : j'admire les
inventions que le démon trouve pour vous faire
jeter de l'argent; j'en suis plus affligée qu'une
autre; car, outre toute les raisons de vos af-
faires, j'en ai une particulière pour vous sou-
haiter cette année , c'est que le bon abbé veut
rendre le compte de ma tutèle, et c'est une né-
cessité que ce soit aux enfants dont on a été tu-
trice. Mon fils viendra si vous venez : voyez , et
jugez vous-même du plaisir que vous me ferez,
n y a de l'imprudence à retarder cette affaire ;
le bon abbé peut mourir, je ne sam*ois plus par
où m'y prendre , et je serois abandonnée pour
le reste de ma vie à la chicane des Bretons. Je
ne vous en dirai pas davantage : jugez de mon
intérêt, et de l'extrême envie que j'ai de sortir
d'une affaire aussi importante. Vous avez encore
le temps de finir votre assemblée ; mais ensuite
je vous demande cette marque de votre amitié ,
' Sarcasme dirigé contre l'espionnage de la police , que révéque
de Marseille fiiisoit agir dans on sens fatal à M. de Griguan ,
dont il youloit perdre l'honneur et la réputation. G. Z>. S. G,
m. jG
24» LETTRES
afin que je meure en repos. Je laisse à votre bon
cœur cette pensée à digérer.
Toutes les filles de la reine furent chassées
hier , on ne sait pourquoi. On soupçonne qu'il
y en a une qu'on aura voulu ôter ; et que pour
brouiller les espèces on a fait tout égal'. Made-
moiselle de Coêtlogon * est avec madame de Ri-
chelieu; La Mothe^ avec la maréchale; LaMarck*^
avec madame de Crussol ; Ludres et Dampierre^
retournent chez M^o^ame; du Rouvroi avec sa
mère, qui s'en va chez elle : Lannoi ^ se mariera ,
' Voltaire , dans le chapitre des particularités et anecdotes du
règne de Louis XIV , dit : « Les dangers attachés à Fétat de fille
dans ' une cour galante et voluptueuse , déterminèrent à substi-
tuer aux douze filles d'honneur qui embellissoient la cour de la
reine , douze dames du palais ; mais il ne nomme aucune des
filles chassées : seulement il ajoute : « L'aventure infortunée d*une
fille d'honneur donna lieu à un nouvel établissement. Ce mal-
heur est connu par le sonnet de V Avorton, qui commence ainsi*:
Toi que l'Amour fit par un crime , etc.
M. deMonmerqué avance que la fille d'honneur, anonime
dans la présente lettre, ne peut être que mademoiselle de Ludres;
il invoque pour preuve une lettre de madame de Scuderi à Bussy
^6 mai 1673). Actuellement, si on place à c6té de cette leçon
les recherches de Grouvelle , sous les dates des 11 et 16 juin
1677, on trouve le nom de cette personne, que Voltaire ne
nomme point par condescendance pour la famille de Ludres , qui,
a l'époque où il écrivoît , jouissait d'un très-haut crédit dans là
Lorraine. G. D, S. G,
^ Depuis marquise de Cavoie. ^ Depuis duchesse de La Ferté.
^ Depuis comtesse de Lannion. ^ Depuis comtesse de Moreuil. ^De-
puis marquise de Montrevel.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ^43
et paroît contente; Théobpn' apparemment ne
demeurera pas sur le pavé. Voilà ce qu'on sait
jusqu'à présent.
J'ai fait voir votre lettre à mademoiselle de
Méri , elle est toujours languissante. J'ai fait vos
compliments à tous ceux que vous me marquez.
L'abbé Têtu est fort content de ce que vous me
dites poiu* lui; nous soupons souvent ensemble.
Vous êtes très-bien avec l'archevêque de Reims.
Madame de Coulanges n'est pas fort bien avec
le frère de ce prélat ( M. de Louvois ) ; ainsi ne
comptez pas sur ce chemin-là pour aller à lui.
Brancas vous est tout acquis. Vous êtes toujours
tendrement aimée chez madame de Villars. Nous
avons enfin vu , La Garde et moi , votre premier
président; c'est un homme très-bien fait, et
d'une physionomie agréable. Besons dit : C'est
un beau mâtin , s'il vouloit mordre. Il nous reçut
très-civilement : nous lui fîmes les compliments
de M. de Grignan et les vôtres. Il y a des gens
qui disent qu'il tournera casaque , et qu'il vous
aimera au lieu d'aimer l'évêque. Le flux les
amena y le reflux les emmène. Ne vous ai-je point
mandé que le chevalier de Buous * est ici ? Je le
croyois je ne sais où, je fus ravie de l'embrasser;
* Depub comtesse de Beuyron. D. P.
' CSapitaine de vaisseau, et cousin - germain de M. de Gri-
gnan. D. P,
i6
a44 LETTRES
il me semble qu'il vous est plus proche que les
autres. Il vient de Brest ; il a passé par Vitré ; il
a eu un dialogue admirable avec Rahuel ' , il lui
demanda ce que c'étoit que M. de Grignan , et
qui j'étois. Rahuel disoit : « Ce M. de Grignan ,
« c'est un homme de grande condition : il est le
« premier de la Provence ; mais il y a bien loin
a d'ici. Madame auroit bien mieux fait de marier
« mademoiselle auprès de Rennes ». Le chevalier
se divertissoit fort. Adieu , ma très-aimable , je
suis à vous : cette vérité est avec celle de deux
et deux font quatre.
LETTRE CCCXLII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAW.
A Paris , vendredi i®»* décembre 1673.
Ce siège d'Orange me déplaît comme à vous.
Quelle sottise! quelle dépense! La seule chose
qui me paroisse bonne , c'est de faire voir , par
cette suite de M. de Grignan ^, combien il est
aimé et considéré dans sa province : ses ennemis
en doivent enrager; mais on a beau faire des
merveilles, cette occasion n'apportera ni récom-
pense, ni réputation : je voudrois qu'elle fût
déjà passée.
* Concierge de la tour de Sévigné à. Vitré.
* Toute la noblesse de Provence suivit M. de Grignan dans celte
occasion. D, F,
DE MADAME DE SÉVIGNE. 245
J'ai soupe avec l'amie ' de Quanto. Vous ne
serez point attaquée en ce pays-là, que vous ne
soyez bien défendue. Cette dame a parlé de vous
avec une estime et une tendresse extraordinai-
res : elle dit que personne n'a jamais tant touché
son goût; qu'il n'y a rien de si aimable, ni de
si assorti que votre esprit et votre personne. On
vous a fort regrettée, et d'un ton qui n'avoit
rien de suspect. J'ai causé aussi avec l'archevê-
que de Reims, qui vous est fort acquis. Son frère
n'est point du tout dans la manche de M™^ de
Coulanges. Volonne a acheté la charge de Pur-
non, maître d'hôtel de Madame : voilà un joli
établissement ; voilà où la Providence place ma-
dame de Volonne. Il est certain que Quanto ( ma-
dame de Montespan ) a trouvé que c'étoit une
hydre que cette chambre. des filles ( delà reine)-^
le plus sûr est de la couper : ce qui n'arrive pas
'aujourd'hui peut arriver demain. On tient pour
assuré que M. de Vivonne a la charge de colo-
nel général des Suisses *. On nomme M. de Mo-
naco pour celle de général des galères. Je vous
ai mandé combien la femme de ce dernier m'a-
voît bien reçue pour l'amour de vous. On répète
' Kfadame Sçarron. D. P.
' Cette charge , qui étoit yacante par la mort de M. le cofnte
deSoissons , fut donnée peu de temps après à M. le duc du Maine ;
elle a passé depub à M. le prince de Dombes son fils. /). P,
246 LETTRES
souvent la symphonie de l'opéra ; c'est une chose
qui passe tout ce qu'on a jamais ouï. Le roi di-
soit l'autre jour que , s'il étoit à Paris quand on
jouera l'opéra, il iroit tous les jours. Ce mot vau-
dra cent mille francs à Baptiste (Lully).
M. de Turenne a son congé. V armée de votre
frère^y^ être mise dans les quartiers d'hiver.
J'attends mon fils au premier jour; et vous ar-
riverez un peu après , si vous me voulez témoi-
gner un peu d'amitié. L'abbé Têtu ne perd point
l'occasion de vous rendre service en bon lieu :
c'est encore un de mes hommes que j'ai bien
désabusés. Ma chère enfant, ayez quelquefois
' soin de vôtre santé : tâchez surtout de dormir ,
et d'éloigner dè3 le soir toutes les pensées qui
vous réveillent.
LETTRE CCCXLIII.
DE MADAME DE siviGNÉ A MADAME DE GRIGIVAN.
A Paris, lundi 4 décembre 1^78.
Me voilà toute soulagée de n'avoir plus Orange
sur le coeur ; c'étoit une augmentation par-des-
sus ce que j'ai accoutumé de penser , qui m'im-
' Plaisanterie par laquelle madame de Sérigué tourne en ridi-
cule une expression impropre qui échappe souvent dans la con-
versation DP.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 247
portunoit. H n'est plus question maintenant que
de la guerre du syndicat : je voudrois qu'elle
fât déjà finie. Je crois qu'après avoir gagné votre
petite bataille d'Orange, vous n'aurez pas tardé
à coBunencer l'autre. Vous ne sauriez croire la
curiosité qu'on avoit poiu* être informé du bon
succès de ce beau siège; et on. en parloit dans le
rang des nouvelles. J'embrasse le vainqueur d'O-
range, 6t je ne lui ferai point d'autre compli-
ment que de l'assurer ici que j'aï une véritable
joie que cette petite aventure ait pris im tour
aussi heureux ; je désire le même succès à tous
ses desseins , et l'embrasse de tout mon cœur.
C'est une chose, agréable que l'attachement et
Famour de toute la noblesse pour lui : il y a
très-peu de gens qui pussent faire voir une si
belle suite pour une si légère semonce. M. de
La Garde vient de partir pour- savoir un peu ce
qu'on dit de cette prise d'Orange : il est chargé
de toutes nos instructions , et, sur le tout , de
son bon esprit , et de son affection pour vous.
D'Hacqueville me mande qu'il conseille à M. de
Grignan d'écrire au roi : il seroit à souhaiter que,
par effet de magie , cette lettre fut déjà entre
les mains de M. de Pomponne , ou de M. de La
Garde , car je ne crois pas qu'elle puisse venir
à propos. L'affaire du syndic s'est fortifiée dans
ma. tête par l'absence du. siège d'Orange.
248 ' LETTRES
Nous sQupâmes encore hier avec M™^ Scarron
et l'abbé Têtu chez madame de Coulanges : nous
causâmes fort, vous n êtes jamais oubliée. Nous
trouvâmes plaisant d'aller remener madame Scar-
ron à minuit au fin fond du faubourg Saint-
Germain , fort au-delà de madame de La Fayette,
quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne;
une belle et grande maison ' où l'on n'entre
point ; il y a un grand jardin , de beaux et grands
appartements ; elle a un carrosse , des gens et
des chevaux; elle est habillée modestement et
magnifiquement , comme une femme qui passe
sa vie avec des personnes de qualité; elle est
aimable, belle , bonne et négligée : on cause
fort bien avec elle. Nous revînmes gaiement
à la faveur des lanternes , et dans la sûreté
des voleurs. Madame d'Heudicourt ^ est allée
rendre ses devoirs : il y avoit long-temps qu'elle
n'avoit paru en ce pays-là. On est persuadé que,
si elle n'étoit point grosse , elle rentreroit bien-
tôt dans ses premières familiarités : on juge
par-là que madame Scarron n'a plus de vif res-
sentiment contre elle ; son retour a pourtant été
ménagé par d'autre$, et ce n'est qu'une tolé-
' C'est dans cette maison qu'étoient élevés les enfants dn roi^
de madame de Montespan , dont madame Scarron étoit gouyer»
nante. 2>. F.
* Bonne de Ponsé , marquise d'Headîcourt. On se rappelle
avoir vu sa disgrâce dans la lettre du 9 février 1671 , tomeP***
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 249
rance. La petite d'Heudicourt ' est jolie comme
un ange ; elle a été de son chef huit ou dix jours
à la cour , toujours pendue au cou du roi : cette
petite avoit adouci les esprits par sa jolie pré-
sence; c'est la plus belle vocation pour plaire
que vous ayez jamais vue : elle a cinq ans , elle
sait mieux la cour que les vieux courtisans.
On disoit l'autre jour à M. le dauphin qu'il y
avoit un homme à Paris qui avoit fait pour chef-
d'œuvre un petit chariot traîné par des puces.
M. le dauphin dit à M. le prince de Conti : Mon
cousin , qui est-ce qlii a fait les harnois ? Quelque
araignée du voisinage, dit le prince. Cela n est-il
pas joli ? Ces pauvres filles {^de la reine ) sont
toujours dispersées : on parle de faire des dames
du palais , du lit , de la table , pour servir au lieu
des filles. Tout cela se réduira à quatre du pa-
lais, qui seront, à ce qu'on croit, la princesse
dllarcourt, madame de Soubise, madame de
Bouillon , madame de Rochefort ; et rien n'est
encore assuré. Adieu , ma très-aimable. Je vou-
lus hier aller à confesse; un fort habile hommç
me refiisa très-bien l'absolution , à cause de ma
haine pour l'évêque : si les vôtres ne vous trai-
tent pas de même , oe sont des ignorants qui ne
savent pas leur métier.
Madame de Coulanges vous - embrasse : elle
' Depuis marquise de Montgon. D. P.
a5o LETTRES
vouloit vous écrire aujourd'hui : elle ne perd
pas une occasion de vous rendre service ; elle
y est appliquée , et tout ce qu'elle dit est d'un
style qui plaît infiniment : elle se réjouit de la
prise d'Orange ; elle va quelquefois à la cour , et
jamais sans avoir dit quelque chose d'agréable
pour nous.
MONSIEUR DE COULAWGES.
Que madame cTHeudicourt '
Est une belle femme !
Chacun disoit à la cour :
Quoi ! la voilà de retour !
Tredame, tredame, tredame.
Vos guerriers étant partis,
Ceût été chose étrange
Que votre époux n*eût pas pris ,
Au milieu de son pays ,
Orange , Grange , Orange.
Je m'en réjouis avec vous, madame la Com-
tesse; j'ai dit mon Te Deum très-dévotement.
Voilà tout ce que je puis vous dire , et à M. le
Comte, que j'aime et honore toujours comme il
le mérite.
' C'est d'elle que madame de Maintenon disoit : * Je ris des
« choses qu'elle dit ; il m'est impossible de résister à ses plaisan-
« teries ; mais je ne me souviens pas de lui avoir jamais rien en-
* tendu dire que je voulusse avoir dit. » A, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. aSi
LETTRE CCCXLIV.
DE MADAME DE SEVIGN3Ê A MADAME DE GRIGITAN.
A Paris , vendredi 8 décembre 1673.
Il faut commencer , ma chère enfant , par la
mort du comte de Guiche : voilà de quoi il est
question présentement. Ce pauvre garçon est
mort de maladie et de langueur dans Farmée de
M. de Turenne ; la nouvelle en vint mardi matin.
Le père Bourdaloue l'a annoncée au maréchal
de Gramont, qui s'en douta, sachant l'extrémité
de son fils. Il fit sortir tout le monde de sa
chambre; il étoit dans un petit appartement
qu'il a au-dehors des capucines : quand il fut
seul avec ce père, il se jeta à son cou, disant
qu'il devinoit bien ce qu'il avoit à lui dire, que
c'étoit le coup de sa mort , qu'il le recevoit de
la main de Dieu ; qu'il perdoît le seul et véri-
table objet de toute sa tendresse et de toute son
inclination naturelle; que jamais il n'avoit eu
de sensible joie ou de violente douleur que par
ce fils, qui avoit des choses admirables : il se
jeta siu* un lit, n'en pouvant plus, mais sans
pleurer, car on ne pleure point dans cet état.
Le père pleuroit , et n'avoit encore rien • dit ;
aSa LETTRES
enfin il lui parla de Dieu , comme vous savez
qu'il en parle : ils furent six heures ensemble;
et puis le père , pour lui faire faire son sacrifice
entier , le mena à l'église de ces bonnes capucines ,
où l'on disoit vigiles pour ce cher fils : le maré-
chal y entra en tombant , en tremblant , plutôt
traîné et poussé que siu? ses jambes ; son visage
n'étoit plus connoissable. M. le duc le vit en cet
état; et en nous le contant chez madame de La
Fayette , il pleuroit. Ce pauvre maréchal revint
enfin dans sa petite chambre ; il est comme un
homme condamné ; le roi lui a écrit y personne
ne le voit. Madame de Monaco' est entièrement
inconsolable; madame de Louvigny* l'est aussi,
mais c'est par la raison qu'elle n'est point af-
fligée : n'admirez-vous point le bonheur de cette
dernière ? la voilà dans un moment duchesse de
Gramont. La chancelière^ est transportée de
joie. La comtesse de Guiche^ fait fort bien; elle
pleure quand on lui conte les honnêtetés et les
excuses que son mari lui a faites en mourant.
Elle dit : « Il étoit aimable, je l'aurois aimé
' Catherine-.Gharlotte de Gramont , sœur du comte de Guiche.
D.P.
* Marie-Charlotte de Castelnau , bdle-sœor du comte deGoiche.
D.P.
La chancelière Séguier , grand'mère de la comtesse de Guiche.
D.P.
^ Marguiorite-Louise-Suzanne de Bëthune-Snlly. JD, P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 253
« passionnément s'il m'avoit un peu aimée; j'ai
a souffert ses mépris avec douleur ; sa mort me
touche et me fait pitié ; j'espérois toujours qu'il
« changeroit de sentiments pour moi. » Voilà
qui est vrai , il n'y a point là de comédie. Madame
de Verneuil * en est véritablement touchée. Je
crois qu'en me priant de lui faire vos compli-
ments, vous en serez quitte. Vous n'avez donc
qu'à écrire à la comtesse de Guiche , à madame
de Monaco , et à madame de Lôuvigny. Pour le
bon d'Hacqueville , il a eu le paquet d'aller à
Frazé , à trente lieues d'ici , annoncer cette nou-
velle à la maréchale de Gramont , fet lui porter
une lettre de ce pauvre garçon, lequel a fait
une grande amende honorable de sa vie passée ,
s'en est repenti , en a demandé pardon publi-
quement : il a fait demander pardon à Vardes,
et lui a mandé mille choses qui pourront peut-
être lui être bonnes. Enfin il a fort bien fini la
comédie y et laissé une riche et heureuse veuve*.
' Charlotte Séguier , mère de la comtesse de Guiche , avoit
épousé en premières noces le duc de Sully , et en secondes Henri
de Bourbon, duc de Verneuil. 2). P,
*
* Elle épousa depuis le duc du Lude en 1681. 2). JP. Ce comte
de Guiche ayoit été l'amant de madame Henriette d'Angleterre ;
il étoit aussi entré dans les intrigues de M. de Vardes. U ayoit fait
une campagne brillante en Pologne ; on lui devoit , ainsi qu'il a
déjà -été dit , le passage du Rhin ; enfin, il étoit beau et aussi spi-
ritudi que braye. A. G,
ii54 LETTRES
La chancelière a été si pénétrée du peu ou point
de satisfaction, dit-elle, que sa petite-fille a eue
pendant son mariage , qu'elle ne va songer qu'à
réparer ce malheur : et s'il se rencontroit un
roi d'Ethiopie, elle mettroit jusqu'à son patin
pour lui donner sa petite-fille. Nous ne voyons
point de mari poiu: elle , vous allez nommer
comme nous, M. de Marsillac : elle ni lui ne
veulent point l'un de l'autre; les autres ducs
sont trop jeunes : M. de Foix est pour made-
moiselles de Roquelaiu:e. Cherchez un peu de
votre côté, car cela presse. Voilà un grand dé-
tail , ma chère petite ; mais vous m'avez dit quel-
quefois que vous les aimiez.
L'affaire d'Orange fait ici un bruit très-agréable
pour M. de Grignan ; cette grande quantité de
noblesse qui l'a suivi par le seul attachement
qu'on a pour lui ; cette grande dépense ; cet heu-
reux succès , car voilà tout , tout cela fait hon-
neur et donne de la joie à ses amis , qui ne sont
pas ici en petit nombre. Le roi dit à souper :
« Orange est pris ; Grignan avoit sept cents gen-
« tilshommes avec lui ; on a tiraillé du dedans ,
« et enfin on s'est rendu le troisième jour : je
« suis fort content de Grignan. » On m'a rap-
porté ce discours , que La Garde sait encore
mieux que moi. Pour notre archevêque de Reims,
je ne sais à qui il en avoit ; La Garde lui pensa
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ^55
parler de la dépense ; — Bon ! dit-il , de la dé-
pense , voilà toujours comme on dit , on aime à
se plaindre. — Mais , Monsieur , lui dit-on, M. de
Grignan ne pouvoit pas s'en dispenser , avec tant
de noblesse qui étoit venue pour l'amour de lui.
-^ Dites pour le service du roi. — Monsieur ,
répliqua-t-on , il est vrai ; mais il n'y avoit point
d'ordre , et c'étoit pour suivre M. de Grignan ,
à l'occasion du service du roi, que toute cette
assemblée s'est faite. Enfin , ma fille , cela n'est
rien; vous savez que d'ailleurs il est très-bon
ami : mais il y a des jours où la bile domine ; et
ces jours-là sont malheureux. On me mande des
nouvelles de nos états de Bretagne. M. le mar-
quis de Coëtquen le fils a voulu attaquer M d'Ha-
rouïs , disant qu'il étoit seul riche , pendant que
toute la Bretagne gémissoit , et qu'il sayoit des
gens qui feroient mieux que lui sa charge.
M. Boucherat , M. de Lavardin et toute la Bre-
tagne l'ont voulu lapider , et ont eu horreur de
son ingratitude , car il a mille obligations à
M. d'Harouïs. Siir cela il a reçu une lettre de
madame de Rohan' qui lui mande de venir à
Paris , parce que M. de Chaulnes a ordre de lui
défendre d'être aux états ; de sorte qu'il est dis-
paru la veille de l'arrivée du gouverneur ; il est
demeuré en abomination par l'infâme accusation
' n étoit , par sa mère , petit-fUs de la duchesse de Rohan. M,
256 LETTRES
qu'il vouloit faire contre M, d'Harouïs. Voilà,
ma bonne , ce que' vous êtes obligée d'entendre
à cause de votre nom ^
Je viens de voir M. de Pomponne; il étoit
seul ; j'ai été deux bonnes heures avec lui et ma-
demoiselle Lavocat*, qui est très-jolie. M. de
Pomponne a très-bien compris ce que nous sou-
haitons de lui , en cas qu'il vienne un courrier ,
et il le fera sans doute; mais il dit une chose
vraie, c'est que votre syndic sera fait avant qu'on
entende parler ici de la rupture de votre^ con-
seil ; il croit que présentement c'en est fait. De
vous conter tout ce qui s'est dit d'agréable et
d'obligeant pour vous, et quelles aimables con-
versations on a avec ce ministre , tout le papier
de mon porte-feuille n'y suffiroit pas; en un
mot, je suis parfaitement contente de lui ; soyez-
le aussi sur ma parole ; il sera ravi de vous voir,
et il compte sur votre retour.
Nous -avons lu avec plaisir une grande partie
de vos lettres; vous, avez été admirée, et dans
votre style , et dans l'intérêt que vous prenez
à ces sortes d'affaires. Ne me dites donc plus de
^ M. d'Harouïs avoit épousé Marie-Madeleine de Goulanges,
cousine-germaine de madame de Sévigné. H Tavoit perdue le 28
septembre 166 a ; ainsi il étoit Tallié de madame de Grignan. M,
^ Sœur de madame de Pomponne ; eHe épousa depuis Jean de
La Garde , marquis de Vins , capitaine-lieutenant de la première
compagnie des mousquetaires. D. P,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ^5;
mal de votre façon d'écrire ; on croit quelque-
fois que les lettres qu on écrit ne valent rien ,
parce qu'on est embarrassé de mille pensées dif-
férentes; mais cette confusion se passe dans la
tête , tandis que la lettre est nette et naturelle.
Voilà comme sont les vôtres : il y a des endroits
si plaisants, que ceux à qui je fais l'honneur de
les montrer en sont ravis. Adieu , ma très-aimable
enfant; j'attends votre frère tous les jours; et
pour vos lettres , j'en voudrois à toute heure.
LETTRE CCCXLV.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAÏ/.
' A Paris> lundi ii décembre 1673.
Je viens de Saint-Germain , où j'ai été deux
jours entiers avec madame de Coulanges et M. de
La Rochefoucauld ; nous logions chez lui. Nous
fîmes le soir notre cour à la reine , qui me dit
bien des choses obligeantes pour vous ; mais s'il
falloit vous dire tous les bonjours , tous les com-
pliments d'hommes et de femmes , vieux et jeunes,
qui m'accablèrent et me parlèrent de vous, ce
seroit nommer quasi toute la cour ; je n'ai rien
vu de pareil : et comment se porte madame de
Grignan? quand reviendra-t-elle ? et ceci, et
in. 1 7
258 LETTRES
cela : enfin représentez-vous que chacun , n'ayant
rien à faire et me disant un mot , me faisoit ré-
pondre à vingt personnes à-la-fois. J'ai dîné avec
madame de Louvois ; il y avoit presse à qui nous
en donneroit. Je voulois revenir hier; on nous
arrêta d'autorité , pour souper chez M. de Mar-
sillac , dans son appartement enchanté , avec ma-
dame de Thianges , madame Scarron , M. le duc ,
M. de La Rochefoucauld , M. de Vivonne , et
une musique céleste. Ce matin nous sommes re-
venues.
Voici une querelle qui faisoit la nouvelle de
Saint-Germain. M. le chevalier de Vendôme et
M. de Vivonne font les amoureux de madame de
Ludres : M. le chevalier de Vendôme veut chasser
M. de Vivonne : on s'écrie j et de quel droit ? Sur
cela, il dit qu'il veut se battre contre M. de
Vivonne : on se moque de lui ; non , il n'y a
point de raillerie : il veut se battre , et monte à
cheval , et prend la campagne^ Voici ce qui ne
peut se payer, c'est d'entendre Vivonne : il étoit
dans sa chambre , très -mal de son bras , rece-
•
vant les compliments de toute la cour, car il
n'y a point eu de partage. « Moi , Messieurs , dit"
« iZ, moi me battre; il peut fort bien me battre
ce s'il veut, mais je le défie de faire que je veuille
« me battre : qu'il se fasse casser l'épaule , qu'on
rc lui fasse dix-huit incisions , et puis ( on croit
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. aSg
« qu'il va dire, et puis nous nous battrons); et
«piitis., dit-'Hy nous nous accorderons; mais se
« moque-t-il de vouloir tirer sur moi ? voilà un
<cjMau dei^sein, c'est comme qui voudroit tirer
«cdans ttne porte cochère '. Je me répens bien
« de lui avoir sauvé la vie au passage du Rhin :
«je ne veux plus faire de ces actions, sans faire
«tirer l'horoscope de ceux pour qui je les fais;
« eussiez-vous jamais cru que c'eût été pour me
« percer le sein que je l'eusse remis sur la selle ?»
M^is tout cela dHm ton et d'une manière si folle,
qu^on ne parloit d'autre chose à Saint-iGermain.
J'ai trouvé votre siège d'Orange fort étalé à
la cour : le roi en avoit parlé agréablement, et
on trouva très-beau que sans l'ordre du roi , et
4seulement pour suivre M. de Grignan , il se soit
trouvé sept cents gentilshommes à cette occa-
sion; car le roi avoit dit sept cents ^ tout le
monde dit sept cents : on ajoute qu'il y avoit
deux cents litières, et de rire; mais on croit sé-
rieusement qu'il y a peu de gouverneurs qui
pussent avoir une pareille suite.
î'ai causé trois heures en deux fois avec M. de
Pomponne ; j'en suis contente au-delà de ce que
j'espérois ; mademoiselle Lavocat est dans notre
* On a déjà dit que M. de Vivonne étoit excessivement gros ;
la douleur de son bras étoit une suite de sa blessure au passage
du Hkin. G. />. 5. G.
m. 1 7*
a6o LETTRES
confidence; elle est très-aîmable ; elle sait notre
syndicat, notre procureur, notre gratification,
notre opposition, notre délibération, comme
elle sait la carte et les intérêts des princes , c'est-
à-dire sur le bout du doigt : on l'appelle le petit
ministre; elle est dans tous nos intérêts. Il y a
des entr'actes à nos conversations, que M. de
Pomponne appelle des traits de rhétorique , pour
captiver la bienveillance des auteurs. Il y a des
articles dans vos lettres sur lesquels, je ne ré-
ponds pas : il est ordinsiire d'être ridicule , quand
on répond de si loin. Vous savez, quel déplaisir
nous avions de la perte de je ne sais quelle ville,
lorsqu'il y avoit dix jours qu'à Paris on se ré-
jouissoit que le prince d'Orange en eût levé le
siège; c'est le malheur de l'éloignement. Adieu,
ma très-aimable : je vous embrasse bien tendre-
ment.
LETTRE CCCXLVL
DE MAPAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGITAN.
A Paris , yendredi i5 décembre 1678.
Quand je disois que vous ne seriez pas moins
estimée ici pour n'avoir pas fait un syndic, et
que je vous rabaissois le plus que je le pouvois
DE MADAME DE SEVIGNE. 261
cette petite victoire , soyez très-persuadée , ma
chère belle , que c'étoit par pure politique , et
par un dessein prémédité entre nous , afin que ,
si vous étiez battus, comme nous en avions
peur , vous ne prissiez pas la résolution de vous
pendre ; mais présentement que, par votre lettre
qui me donne la vie , nous voyons votre triomphe
quasi assuré , je vous avoue franchement que ,
par tout pays , c'est la plus jolie chose du monde
que d'avoir emporté cette affaire , malgré toutes
les précautions , les prévoyances, les prières, les
menaces , les sollicitations , les corruptions et
les vanteries de vos ennemis : en vérité, cela est
délicieux , et fait voir , autant que le siège d'O-
range, l'extrême considération dé M. de Grignan
dans la province. M. de Pomponne, dllacque-
ville , Brancas , les Grignan et plusieurs de vos
amis avoient une attention particulière pour le
dénouement de cette affaire, et ils ne la met-
toient pas à si bas prix que je vous le maudois :
mais nous étions convenus de ce style, afin de
vous soutenir le courage, dans le cas d'un re-
vers de la fortune. Mademoiselle Lavocat est
dans cette affaire par-dessus les yeux, et, pour
vous parler franchement , j'ai envoyé à M. de
Pomponne les deux premiers feuillets de votre
lettre , et à d'Hacqueville , qui étoit chez lui, afin
de les réjouir. Ne croyez donc pas que no\is
202 LETTRES
voyons si fort les choses autrement que vous :
tout ce qui touche la gloire se voit assez égale-
ment par tous pays. Ne soyez point fâchée contre
nous ; louez nos bonnes intentions , et pensez
que nous ne sommes que trop dans vos senti-
timents, et moi particulièrement, qui n'en ai
point d'autres.
Vous me faites assez entendre ce qui vous
peut manquer pour faire le voyage de Paris :
mais quand je songe que le coadjuteur est prêt
à partir, lui qui avoit engagé son abbaye pour
deux ans, qui vouloit vivre de l'air, qui vouloit
chasser tous ses gens et ses chevaux , et que je
vois qu'on fait donc quelquefois de la magie
noire, cela me fait croire que vous en devez faire
comme les autres , cette année , ou jamais. Voilà
mon raisonnement : vous aurez un air bien vic-
torieux sur toutes sortes de chapitres, et vous
aurez bien effacé l'exclusion de votre ami' par
la suite.
J'attends mon fils à tout moment. Je dînai
hier avec M. le duc, M. de La Rochefoucauld,
madame de Thianges, madame de La Fayette,
madame de Coulanges, l'abbé Têtu, M. de Mar-
sillac et Guilleragues , chez Gourville : vous y
fûtes célébrée et souhaitée ; et puis on écouta la
* L'exclusion du marquis de Maillanes. ( Foyez la lettre du
luiidi 1 3 novembre précédent. )
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 263
Poétique de Despréaux , qui est un chef-d'œuvre ' .
M. de La Rochefoucauld n'a point d'autre fa-
veur que celle de son fils, qui est très-bien placé :
il entra l'autre jour, comme je vous l'ai déjà
mandé, à une musique chez madame de Mon-
tespan : on le fit asseoir; le moyen de ne le pas
faire? cela n'est rien du tout. Madame de La
Fayette voit madame de Montespan un quart
d'heure , quand elle va en un mois une fois à
Saint-Germain : il ne me paroît pas que ce soit
là une faveiu*. Les filles (^de la reine ) s'en vont
chacune à leur chacunièrey comme je vous l'ai
dit. Le chevalier de Vendôme a demandé quar-
tier de plaisanterie à M. de Vivonne, qui ne s'épui-
soit point siu* l'horreur qu'il avoit de se battre :
l'accommodement s'est fait, et on n'en parle plus.
Soyecourt* demandoit hier à Vivonne : Quand
est'ce que le roi ira à la chasse ? Vivonne ^ ré-
pondit brusquement : Quand est-ce que les ga^
lères partiront ? Je suis fort bien avec ce général ;
il ne croit point avoir les Suisses^ : il avoit dit
de son côté , comme moi du mien , que c'étoient
des armes parlantes. Madame de La Vallière
ne parle plus d'aucune retraite ; c'est assez de
' L'Art Poétique, commencé en 1669 , ne parut qu'en 1675.
' n étoit grand-veneur. Z>. P,
' n étoit général des galères. D. P,
^ yojcz. la lettre du i®*" décembre courant.
îi64 • LETTRES
l'avoir dit: sa femme -de -chambre s'est jetée à
ses pieds pour l'en empêcher : peut-on résister
à cela?
D'Haçqueville est revenu de poignarder la ma-r
réchale de Gramont ; il est tellement abymé dans
la mort du comte de Guiche, qu'il n'est plus
sociable : je doute qu'il vous écrive encore aur
jourd'hui. La Garde veut toujours que si M. de
Grignan ne vient pas, vous veniez à sa place/
çt pour cela, je vous renvoie à cette magie noire
du coadjuteur dont je vous ai parlé ; vous êtes
habile, et vous feriez présentement un autre per-
sQnnage que celui d'une dame de dix-huit ans.
J'ai ici Corbinelli ; il est échauffé pour vos affai-
res, comme à Grignan. Nous serons transportés
de joie du sindyc ; et quand nous l'aurons em-
porté hautement, on pourra parler d'accommox
dément tant qu'on voudra , il faut être doux après
la victoire. Despréaux vous ravira par ses vers ,
il est attendri pour le pauyre Chapelain : je lui
dis qu'il est tendre en prose, et cruel en vers^
Adieu, ma très-chère enfant; que je vous serai
' Boileau , satire IX , dit :
Attaquer Chapelain ! ah I c'est un si hon homme ^
Mais que pour un modèle on montre ses écrits ;
Qu'il soit le mieux rente de tous les heaux esprits ;
Ma bile alors s'échauffe
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 265
obligée si vous veuez m'embrasser! Il y a bien
du bruit à nos états de Bretagne; vous êtes bien
plus sage que nous. Bussy a ordre de s'en re-
tourner en Bourgogne ; il n'a pas fait la paix avec
ses principaux ennemis ; il veut toujours marier
sa fille avec le comte de Limoges ' : c'est la faim
et la soif ensemble; mais la beauté du nom le
' charme. J'attends mon fils à tout moment.
LETTRE CCCXLVII.
DE MADAME DE SÉVIGIfÊ A MADAME DE GRIGNAN.
, A Livry, lundi i8 décembre 1673.
J'attends vos lettres avec une juste impatience.
Je ne puis être tranquille que le marquis de
Buous* ne soit syndic; je l'espère: mais comme
je crains toujours , je voudrois que cette affaire
fut déjà finie. J'ai vu deux heures M. de Pom*
penne à Paris ; il souffre fort patiemment la lon-
gueur de mes conversations; elles sont mêlées
d'une manière qu'il ne me paroît pas qu'il en soit
fatigué : il ne se cache pas de dire qu'il souhaite
' Charles-François de Rochechouart , fils du marquis de Ghan-
denier , qui avoit été premier capitaine des gardes-du- corps de Sa
Majesté. D. P.
* N.... de Pontevez , marquis de Buous , cousin- germain de M. de
Grignan. D. P.
a66 * LETTRES
que M. de Buous soit syndic, que cela lui pa-
roît juste et raisonnabLe, et que M. de Grignan
auroit grand sujet de se plaindre , si , après ce
qui s'est passé à la cour , il avoit encore ce cha-
grin-là dans la province. Ce ministre aime vos
lettres ; il vous estime et vous admire ; il voit
clairement le pouvoir que vous avez dans la pro-
vince , et sur la noblesse , et au parlement , et
dans les communautés; et cela sera remarqué
en bon lieu.
M. de Louvigny est revenu avec plusieurs au-
tres : on dit qu'il se plaint du Torrent , d'avoir
ôté à la Rosée la bonne conduite qu'elle avoit ,
et de lui avoir donné un air fort contraire à cette
tendresse légitime qui lui seyoit si bien'. Hors
la maréchale de Gramont, on ne songe déjà plus
au comte de Guiche ; voilà qui est fait, le Torrent
reprend son cours ordinaire : voici un bon pays
pour oublier les gens. La Troche , qui est arrivé ,
vous dit mille belles choses ; écrivez quelque
douceur qu'on puisse lui montrer. Je me suis
fort louée à mademoiselle de Scuderi de l'hon-
nête procédé de M. de Péruis. Guitaud a dîné
avec moi ; La Troche et Coulanges y étoient ; on
a bu votre santé, et l'on a admiré votre poUtique
de vouloir ajouter encore des années aux trois
' Selon toute apparence , cette Roiée est la soeur de Louvigny .
et le Torrent seroit en ce cas madame dé Monaco sa sœur. A. G,
9"
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 267
que vous avez été en Provence : c'est une belle
chose que de se laisser effacer et oublier dans
un lieu où l'on a tous les jours affaire , et d'où
l'on tire toute sa considération; on y veut jouir
aussi de celle qu'on a dans son gouvernement,
et l'une sert à l'autre ; mais on ne travaille que
pour être bien ici.
Je reçQis votre lettre du i o ; il me semble que
j'y ai fait réponse par avance, en vous assiu*ant
qu'il ne vous viendra rien d'ici qui vous coupe
la gorge : mais que ne finissez-vous promptement?
que ne vous ôtez-vous, et à nous, cette épine
du pied ? Nous comprenons très-bien le plaisir
de votre triomphe. Nous demeurions d'accord
l'autre jour , La Pluie ( M. de Pomponne) et moi,
que rien n'est sensible dans la vie, comme ces
sortes de choses qui touchent la gloire ; et nous
conclûmes , comme M. d' Agen ( Claude Joly ) ,
que cela venoit d'une profonde humilité. Je vous
assure qu'on ne peut pas entrer plus entièrement
dans vos intérêts , ni les mieux comprendre , ni
Toir plus clair que fait cette aimable Pluie. Ah !
que je lui ai dit de plaisantes choses , et qu'il les
a bien écoutées ! Je vous assure qu'il attend avec
impatience la fin de votre syndicat ; il rira bien
de votre lettre ; puisque vous me renvoyez mes
périodes , je vous renverrai celle-ci qui vaut un
empire : Si Sa Majesté vouloit apoir la bonté de
!268 LETTRES
nous laisser manger le blanc des yeux y elle ver-
roit quelle en serait bien mieux servie. Vous ne
vous fâcherez donc point contre moi ni contre
la cour , puisque vous avez toutes vos coudées
franches pour votre syndic ; mais finissez donc,
et que nous recevions une lettre qui nous ôte
toute sorte de peine.
Vous seriez bien étonnée si vous saviez que
l'on a fort parlé de vous pour être dame du pa-
lais ; je vous l'apprends, et c'est assez : vous êtes
fort estimée dans les lieux qu'on estime le plus..
Cherchez donc d'autres prétextes pour nous me-
nacer de ne plus venir jamais en ce pays. Je
comprends votre beau temps, je le vois d'ici; et
m'en souviens avec tendresse : nous mourons de
froid présentement, et puis nous serons noyés.
On ne peut, ma fille, ni vous aimer davan-
. tage , ni être plus contente de vous que je le suis,
ni prendre plus de plaisir à le dire ; il est vrai
que le voyage de Provence m'a plus attachée à
vous que je n'étois encore ; je ne vous avois ja-
mais tant vue , je n'avais jamais tant joui de votre
esprit et de votre cœur; je ne vois et je ne sens
que ce que je vous dis, et je rachète bien cher
toutes ces douceurs. D'Hacqueville a raison de ne
vouloir rien de pareil ; pour moi, je m'en trouve
fort bien , pourvu que Dieu me fasse la grâce de
l'aimer encore plus que vous : voilà de quoi il
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 269
est question. Cette petite circonstance d'un cœur
que l'on ôte au Créateur pour le donner à la créa-
ture, me donne quelquefois de grandes agitations.
La Pluie et moi, nous en parlions l'autre jour
très-sérieusement : monDieu! qu'elle est à mon
goût, cette Pluie! je crois que je suis au sien ; nous
retrouvons avec plaisir nos anciennes liaisons.
Tous nos Allemands reviennent à la file ' ; je
n'ai point encore mon fils. J'embrasse tendre-
ment M. de Grignan; il auroit bien du plaisir à
m'entendre quelquefois parler de lui; il a un
beau point de vue , et je suis ravie de dire ses
belles et bonnes qualités. Adieu, ma chère Com-
tesse.
' Cest-à-dire tous les amants , à cause de la jolie chansou du
poète Sarrazîn :
Tircis , la plupart des amants
Sont des Allemands , etc.
et par une double allusion , les officiers françois qui serroient en
Allemagne. Sarrazîn étoit si ingénieux dans ses productions fugi>
tîyes, qu'on les sayoit encore par cœur vingt ans après sa mort.
G. D. S, G.
■l'jo LETTRES
LETTRE CGCXLVIII.
DE MADAME DE SÉVIGITÉ A MADAME DE GRIGIT AN.
A Paris , vendredi a a décembre 1673.
Il y a une nouvelle de l'Europe qui m'est entrée
dans la tête : je vais vous la mander contre mon
ordinaire. Vous savez la mort du roi de Pologne^
Le grand-maréchal , mari de mademoiselle d'Ar-
quien est à la tête d'une armée contre les Turcs;
il a gagné une bataille si pleine et si entière ,
qu'il est demeuré quinze mille Turcs sur la
place* : il a pris deux bassas; il s'est logé dans
la tente du général, et cette victoire est si grande,
qu on ne doute point qu'il ne soit élu roi , d'au-
tant plus qu'il est à la tête d'une armée , et que
la fortune est toujours pour les gros bataillons :
voilà une nouvelle qui m'a plu ^.
* Michel Koribut Wiesnovieski , mort le 10 noyembre 1673.
D.P.
' Jean Sobieski, élu roi de Pologne en 1674» étoit alors grand
maréchal de la couronne, grand général du royaume, lorsqu'il
gagna cette célèbre bataille de Chaczim , sur le Niester , le 11 no*
yembre 1673. Sobieski ayoit épousé la fille du maréchal d'Ar-
quien, yeuye du prince Radziwil, palatin de Zamoski , dans la
Russie rouge. Cette princesse reyint en France après la mort du
roi son époux. G. D. S, G.
La yictoire que Sobieski remporta en i685 sous les murs de
Vienne , et qui sauva l'empereur et l'empire , est plus célèbre en-
core que celle dont il s'agit ici. y^. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 271
Je ne vois plus le chevalier de Buous : il a été
enragé qu'on ne Fait pas fait chef de l'escadre ;
il est à Saint-Germain , et je crois qu'il fera si
bien qu'à la fin il sera content : je le souhaite
fort. M. l'archevêque ( d* Arles ) me m ande sa joie
sur la prise d'Orange , et qu'il croit l'affaire du
syndicat achevée selon nos désirs ; qu'il est coil-
traint d'avouer que , par l'événement , votre vi-
gueur a mieux valu que sa prudence ; et qu'enfin
à votre exemple, il s'est tout-à- fait jeté dans la
bravoure : cela m'a réjouie.
Au reste , ma chère enfant, quand je me repré-
sente votre maigreur et votre agitation ; quand
je pense combien vous êtes échauffée, el que
la moindre fièvre vous mettroit à l'extrémité,
cela me fait souffrir et le jour et la nuit : quelle
joie de vous restaurer un peu auprès de moi
dans un air moins dévorant, et où vous êtes
née? Je suis surprise que, vous aimant comme
on fait en Provence , on ne vous propose point
ce remède. Je vous trouve si nécessaire jusqu'à
présent , et je crois que vous avez tant soulagé
M. de Grignan dans toutes ses affaires , que je
n'ose me repentir de ne vous avoir point emme-
née ; mais quand tout sera fini, hélas ! pourquoi
ne me pas donner cette satisfaction ? Adieu, ma
très-aimable , j'ai une grande impatience de sa-
voir de vos nouvelles : vous avez toujours dans
27^ LETTRES
la fantaisie de vous jeter dans le feu pour me
persuader votre amitié ; ma fille, je n'en suis que
trop persuadée ; et sans cette preuve extraordi^
naire , vous pouvez m'en donner une qui sera
plus convaincante et plus à mon gré.
LETTRE CCCXLIX.
DE M4DAME DE SJÉVIGNlÊ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris , dimanche 34 décembre 1678.
Il y a long-temps, ma très-chère, que je n'ai eu
une joie si sensible que celle que j'eus hier à
onze heures du soir. J'étois chez madame de Cou-
langes : on vint me dire que Janet ' étoit arrivé;
je cours chez moi, je le trouve, je l'embrasse :
Hé bien ! avons-nous un syndic ? est - ce M. de
Buous ? Oui madame, c'est M. de Buous : me
voilà transportée, nous lisons nos lettres ; j'en-
voie dire à d'Hacqueville que nous avions tout
ce que nous souhaitions, et que M. du Janet
qu'il connoît est arrivé. D'Hacqueville m'écrit un
grand billet de joie et de soulagement de cœur.
Je cause un peu avec Janet; nous soupons, et
puis il se va coucher bien à son aise ; pour moi,
* Gentilhomme de Provence , fort attaché à la maison de Gri-
gnan. D, P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. r^yS
je ne me suis endormie qu'à quatre heures : la
joie n'est point bonne pour assoupir les sens.
M. de Pomponne vient aujourd'hui. Voilà pré-
sentement ce que je puis vous dire ; mais entre-
ci et demain que partira cette lettre, il y aura
bien des augmentations. Dès huit heures ce ma-
tin, toute ma chambre étoit pleine ; La Garde,
l'abbé de Grignan , le chevalier de Buous , le bien
Bon ^ , Coulanges , Corbinelli , chacun discouroit,
raisonnoit , et lisoit les relations : elles sont admi-
rables , ma fille, jamais il n'y eut une si délicieuse
conclusion: ah! quel succès! quel succès! Feus-
sions-nous cru à Grignan ? Hélas ! nous faisions
nos délices d'une suspension : le moyen de croire
qu'on renverse en un mois des mesures prises
depuis un an ? et quelles mesures , puisqu'on of-
froit de l'argent ! J'aime bien le consul de Col-
mars ^ , à qui vous rendîtes un si grand service
l'année passée , et qui vous a manqué ensuite ;
vous voulez bien que cette petite ingratitude
soit mise dans le livre que nous avions envie de
composer à l'honneur de cette vertu. Nous trou-
vons l'évêque toujours habile, et toujours pre-
nant les bons partis; il voit que vous êtes les
' L'abbé de Coulanges. D. P.
' Ville des montagnes, anciennement au rang des quatorze
bailliages de la Provence et du diocèse de Sénez ; elle ayoit droit de
députer aux états du pays. G. D. S. G.
m. 1 8
^74 LETTRES
plus forts , et que vous nommez M. de Buous ,
il nomme M. de Buous. ]^ous voulons tous que
présentement vous changiez de style et que vous
soyez aussi modestes dans la victoire que fiers
dans le combat. La Garde me fait agir pour votre
congé ; je vous déclare que ce n'est pas moi; je
vous renvoie à sa lettre , vous verrez son raison-
nement y VOUS le connoissez , et que , comme un
autre M . de Montausier ,
Pour le Saint-Père , il ne diroît
Une cbose qu'il ne croiroit.
Vous êtes en bonheur, il faut songer à ce
pays aussi bien qu'à la Provence; jamais vous
ne trouverez une année comme celle-ci : elle ^t
bien différente encore pour la considération
qu'on a pour moi ; je serois bien fâchée d'être
traitée ici comme je le fus à Lambesc , lorsqu'au
nom de cette amitié de huit ans, dont M. de
Marseille avoit tant parlé , et de la paix éternelle
avec les Grignan , je le priai de m'accorder le
paiement du courrier , à quoi il ne voulut jamais
consentir; et quand j'allai chez M. l'intendant;
le conjurer instamment d'écrire par votre cour-
rier , vous savez comme il me refusa nettement :
j'ai ces deux petits articles sur le cœur ; et ce-
pendant je ne veux pas que l'intérêt des alliés
vous empêche de faire la p^ix. Dès que je ne
suis plus à Lambesc, le courrier est payé. M. l'in-
DE Madame de sévigné. 275
tendant l'accable de ses paquets ; ma fille , c'est
que je suis malheureuse ; Dieu ne permet pas
que dans les désirs extrêmes que j'ai àe vous
servir, j'aie la joie de réussir. En vérité, cette
mine de prospérité du coadjuteur qui attire les
abbayes et les heureux succès^ vous a été bien
plus profitable; sa paresse étoit ailée se promener
bien loin pendant cette affaire , sa vigilance , son
habileté^ son application, ses vues, ses expé-
dients 9 son courage , sa considération , vous ont
été souverainement nécessaires ; j'avois toujours
en^lui une grande confiance : mais vous , cpielles
merveilles n'avez-vous point faites? et que n'a
point fait aussi mon cher Comte ! il a joué son
rôle divinement. Enfin vous avez fait tous trois
vos personnages en perfection. Il y avoit dix ou
douze personnes qui envoy oient tous les jours ici
pour savoir des nouvelles du syndic, de sorte
que ce matin j ai écrit dix billets. Madame de
Verneuil , M. de Meaux ' ^ madame de La Tro-
che , M. de Brancas , madame de Yillars, madame
de La Fayette, M. de La Rochefoucauld, Cou-*
langes, l'abbé Têtu : tout cela se seroit offensé
qu après tant de soins on ne leur eût rien dit.
Il £aut présentement aller à confesse , cette con-
clusion m'a adouci l'esprit : je suis comme un
' Dominique deLigny, éréque de Meaux, mort le 37 avril
1681. Botsuet lui succéda. M.
18.
376 LETTRES
mouton; bien loin de me refuser l'absolution,
on m'en donnera deux; je crois que de votre
côté vous auraz fait votre devoir.
Lundi , jour de Noël.
Ha! fort , fort bien, nous voici dans les lamen-
tations du comte de Guiche : hélas ! ma pauvre
enfant, nous n'y pensons plus ici, pas même
le maréchal (de Gramont) qui a repris le soin
de faire sa cour. Pour votre princesse (de Mo-
/zaco^/ comme vous dites très-bien, après ce
qu'elle a oublié % il ne faut rien craindre de sa
tendresse; madame de Louvigny et son mari
sont transportés ; la comtesse de Guiche voudroit
bien ne point se remarier; mais un tabouret la
tentera; Il n'y a plus que la maréchale (de Gra-
mont) qui se meurt de douleur.
Vous recevrez encore deux ou trois de mes
lettres sur mes inquiétudes du syndicat : cela
fait rire ; mais aussi vous me parlez du comte de
Guiche ; ainsi on est quitte : l'éloignement cause
nécessairement ces propos rompus. Mais parlons
d'affaires : M. du Janet est allé ce soir à Saint-
Germain , afin d'être demain à l'arrivée de M. de
Pomponne. J'ai écrit à ce ministre une assez
' On trouve Lauzun dans Tédition de Grouyelle. M. de Mon-
merqué croit qu'il faut entendre le roi , dans les bonnes grâces
duquel madame de Monaco auroit été pendant quelque temps.
Nous renvoyons comme lui aux Mémoires de Saint-Simon.
G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 27^
grande lettre, où je le prie de remarquer de
quelle maDière vous étes^ avec la noblesse, le
parlement et les communautés , et de vous rendre
sur cela les bons offices que lui seul peut vous
rendre dans la place où il est. j'ai parlé à de
bonnes têtes du silence de la Mer (M. de Lou-
vois) ; on croit qu'il ne vient que de dissipation :
on ne comprend pas qu'il pût n'être pas content
de la prise d'Orange , puisque le Nord (M. Col-
bert) a paru Têtre ; il faut que vous vous ôtiez
de l'esprit que le frère (V archevêque de Reims )
de la Mer soit assez son ami pour avoir les
mêmes sentiments ; chacun parle son langage et
suit ses humeurs : ainsi vous ne tirerez aucune
conséquence de ce qu'a dit le frère'. Le gentil-
homme dont vous me parlez est mal instruit :
la Mer est mieux que jamais ; et rien n'est changé
dans ce qu'il y a de principal dans ce pays.
Madame de Coulanges et deux ou trois amies
sont allées voirie Dégel (M^^. Scarron) dans sa
grande maison; on ne voit rien de plus^ : je
compte y aller un de ces jours , et je vous en
manderai des nouvelles. Tout ce que vous m'é-
criviez sur l'ennui que vous avez de ne plus
être agitée par la haine est extrêmement plaisant,
^ Voyez l'affaire d*Orange , lettre du 8 décembre couranr.
' C'est-à-dire qu'on n'y voyoit point les enfanM du roi , dont
madame Scarron étoit depuis peu gouvernante. D, P.
278 ' LETTRES
vous n'avez plus rien à faire , vous ne $avez que
devenir : hé ! mon Dieu! dormez y dormez ^ vous
ne sauriez mieux faire ^ ! M, du Janet m'a dit que
que vous ne fermiez pas les yeux. Songez sur
toutes choses à vous rétablir, ma chère enfant*.
•«•«4
LETTRE CCCL.
DJE MA.DAME DE SÉVIGN^ Â MADAME DE GRlGIf AIC.
A Paris, jeudi a 8 décembre 1673.
Je commence dès aujourd'hui ma lettre*, et
je la finirai demain. Je veux d'abord traiter le
chapitre de votre voyage de Paris : vous apprcn^
drez par Janet que La Garde est celui qui l'a
trouvé le plus nécessaire, et qui a dit qu'il fal-
loit demander votre congé; peut-être l'a-t-il obr
tenu, car Janet a vu M. de Pomponne; mais ce
n'est pas , dites-vous , une nécessité de venir ; et
le raisonnement que vous me faites est si fort,
' Voyez la lettre anonime adressée à d'Hacqueville, sous la date
du i4 octobre 1671.
' C'est au chevalier Perrîn que Ton doit Tinterprétation des
chi£&es contenus dans cette lettre {Voyez l'édition de 1754). U
est vraisemblable qu'il la tenoit de madame de Simiane son amie ;
ainsi c'est une tradition de Emilie ; elle paroît d'ailleurs %*ès-
satisfaisante , et l'on est aisément convaincu de son exactitude y
pour peu que Ton connoisse le siècle de Louis XIV, M.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 379
et vous rendez si peii considérable tout ce qui
le paroît aux autres pour vous engager à ce
voyage , que pour moi j'en suis accablée ; je sais
le ton que vous prenez , ma fille, je n'en ai point
au-dessus du vôtre; et sur-tout quand vous me
demandez s'il est possible que moi, qui décrois
songer plus qu'un autre à la suite de t^otre we,
je veuille vous embarquer dans une excessiue dé-
pense y qui peut donner un grand ébranlement au
poids que i^ous soutenez déjà ai^ec peine; et tout
ce qui s^uit. Non , mon enfant ; je ne veux point
vous faire tant de mal, dieu m'en gardé; et
pendant que vous étés la raison , la sagesse et la
philosophie même , je ne veux point qu'on mé
puisse accuser d'être une mère folle , injuste et
frivole , qui dérange tout , qui ruine tout , qui
vous empêche de suivre la droiture de vos sen-
timents , par une tendresse de femme : mais
j'avois cru que vous pouviez faire ce voyage,
vous me l'aviez promis ; et quand je songe à ce
que vous dépensez à Aix, et en comédiens, et en
fêtes, et en repas dans le carnaval, je crois tou-
jours quHl vous en coûteroit moins de venir ici ,
où vous ne seriez point obligée de rien appor-
ter. M. de Pomponne et M. de La Garde me font
voir mille affaires où vous et M. de Grignan êtes
nécessaires; je joins à cela cette tutèle. Je mé
trouve disposée à vous recevoir; mon cœur s'a-
28o LETTRES
bandonue à cette espérance; vous n'êtes point
grosse , vous avez besoin de changer d'air : je
me flattois même que M. de Grignan voudroit
bien vous laisser avec moi cet été, et qu'ainsi
vous ne feriez pas un voyage de deux mois ,
comme un homme : tous vos amis avoient la
complaisance de me dire que j'avois raison de
vous souhaiter avec ardeur : voilà sur quoi je
marchois. Vous ne trouvez point que tout cela
soit ni bon ni vrai , je cède à la nécessité et à la
force de vos raisons; je veux tâcher de m'y sou-
mettre à votre exemple, et je prendrai cette dou-
leur , qui n'est pas médiocre, comme une péni-
tence que Dieu veut que je fasse , et que j'ai bien
méritée : il est difficile de m'en donner une
meilleure , ni qui frappe plus droit à mon cœur :
mais il faut tout sacrifier , et me résoudre à pas-
ser le reste de ma vie , séparée de la personne
du monde qui m'est la plus sensiblement chère ,
qui touche mon goût , mon inclination , mes en-
trailles; qui m'aime plus qu'elle n'a jamais fait:
il faut donner tout cela à Dieu, et je le ferai
avec sa grâce, et j'admirerai sa providence , qui
permet qu'avec tant de grandeurs et de choses
agréables dans votre établissement , il s'y trouve
des abymes qui ôtent tous les plaisirs de la vie ,
iet une séparation qui me blesse le cœur à toutes
les heures du jour , et bien phjs que je ne vou-»
1)E MADAME DE SÉVIGNÉ. 281
drois à celles de la nuit : voilà mes sentiments f
ils ne sont pas exagérés , ils sont simples et sin-
cères : j'en ferai un sacrifice pour mon salut.
Voilà qui est fini ; je ne vous en parlerai plus ,
et je méditerai sans cesse sur la force invincible
de vos raisons , et sur votre admirable sagesse
dont je vous loue , et que je tâcherai d'imiter.
Janet alla trouver M. de Pomponne à Port-
Royal; qu'il vous dise un peu comme il y fut
reçu , et la joie qu'eut ce ministre de savoir que
M. de Buous étoit nommé. Je laisse à Janet le
plaisir de vous apprendre tous ces détails par
la lettre qu'il écrit à sa femme. Voilà un billet
de madame d'Herbigny% qui entre plus que
personne dans les affaires de Provence : elle est
aimable et très - obligeante j elle a voulu savoir
le syndicat et les gardes , voilà sa réponse sur les
gardes : elle croyoit que j'avois autant plu à son
frère qu'à elle ; quand je lui ai conté combien
j'étois peu dans son goût, et avec quelle fermeté
il m'avoit refusée l'année passée, pour une chose
qu'il a faite cette année sans balancer , elle a fait
irles cris épouvantables ; elle ne comprend pas
que sa belle-sœur ' se déclare pour vos ennemis ,
après toutes vos civilités pour elle : elle retient
I c
Sœur de M. Rouillt* de Mêlai , alors iutendant de Provence.
D,P.
^ Madame Fouillé.
Q82t LETTRES
comme un éloge admirable ce que vous dites de
M. Rouillé , que la justice est sa passion domi^
nante: en effet, on ne peut rien dire de si beau
d'un homme de sa profession.
11 n'y a nulle sorte de finesse à la manière dont
M. de La Rochefoucauld , son fils, Qtiantoifa
( M"*^ de Montespan ) , son amie ( M"^^ Scarron),
et l'amie de l'amie ( M^f^ de Coulanges) ,^on\. à
la cour ; il n'y a point de nœud qui les lie ; le
fils ( le prince de Marsillac ) est logé en perfec-
tion ; ce fut le prétexte du souper ' : il est très-
bien , comme vous savez , avec le Nord ( Colbert\
mais rien de nouveau : son père ne va pas en un
mois une fois en ce pays-là , non plus que ma-
dame de Coulanges; il n'y a ni vue, ni dessein
pour personne ; cela est ainsi. Je ne vois quasi
pas Langlade, je ne sais ce qu'il fait; il n'a point
vu Corbinelli : j'ignore si c'est par ses frayeurs
politiques *.
J'ai fait à mon ami ( Corbinelli) toutfes vos ani-
mosités; cela est plaisant, il les a très -bien re-
çues : je crois qu'il est venu ici pour réveiller
un 'peu la tendresse de ses vieux amis. Nous
' Chez le prince de Marsillac, décrit dans la lettre du 1 1 dé-
cembre précédent.
^ Corbinelli, Tami de cœur et d*esprit de madame de Sévigné,
étoit alors disgracié , et Langlade , qui redoutoit le dur Lonvois ,
craignoit de se compromettre en fréquentant un homme à Vindex
expurgatoire» G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. a83
avons trouvé la pièce des cinq auteurs extrême-
ment jolie, et très -bien appliquée; le chevalier
de Buous l'a possédée deux jours : vos deux vers
sont très -bien corrigés. Voilà mon fils qui ar-
rive; je m'en vais fermer cette lettre, et je vous
en écrirai demain une autre avec lui, toute pleine
des nouvelles que j'aurai reçues de Saint- Ger-
main. On dit que la maréchale de Gramont n'a
voulu voir ni Louvigny ni sa femme; ils sont re-
venus de dix lieues d'ici; nous ne songeons plus
qu'il y ait eu un comte de Guiche au monde :
vous vous moquez avec vos longues douleurs :
nous n'aurions jamais fait ici, si nous voulions
appuyer autant sur chaque nouvelle; il faut ex-
pédier; expédiez à notre exemple.
LETTRE CCCLI.
DE MADAME DE SÉVIGNE A MADAME DE GRIGNAW.
A Paris, Tendredi 19 décembre 1673.
Monsieur de Luxembourg est un peu oppressé
près de Maëstricht par l'armée de M. de Monte-
rei ' et du prince d'Orange; il ne peut hasarder
de décamper, et il périrait là si on ne lui en-
voyait du secours. M. le prince part dans quatre
* Gouverneur den Pays-Bas espagnols. D» P.
:i84 LETTRES
jours avec M. le duc et M. de Turenné; ce der-
nier obéissant aux deux princes, et tous trois
dans une parfaite intelligence. Us ont vingt mille
hommes de pied, et dix mille chevaux; les vo-
lontaires, et ceux dont les compagnies ne mai*-
chent point, n'y vont pas, mais tout le reste
part. La Trousse et mon fils, qui arrivèrent hier,
sont de ce nombre : ils ne sont pas encore dé-
bottés ^ et les revoilà dans la boue : le rendez-
vous est pour le seizième janvier à Charleroi.
D'Hacqueville vous mande tout ceci; mais vous
verrez plus clair dans ma lettre ^ Cette nouvelle
est grande et fait un grand mouvement partout;
on ne sait où donner de la tête pour de l'argent.
Il est certain que M. de Turenne est mal avec
M. de Louvois, mais cela n'éclate point, et tant
qu'il sera bien avec M. Colbert, ce sera une af-
faire sourde. J'ai vu après dîner des hommes du
bel air, qui m'ont fort priée de faire leurs com-
pliments à M. de Grignan, et à la femme à Gri-
gnan. C'est le grand-maître et le Charmant^; il
y avait encore Brancas, l'archevêque de Reims,
Charost, La Trousse; tout cela vous envoie des
millions de compliments ; ils n'ont parlé que de
guerre. Le Charmant sait toutes nos pétoffes ; il
* L'écriture de M. d'Hacqueville étoit fort difficile à déchiffrer.
Z>.JP.
* Le comte du Lude et le marquis de Villeroi. D, P.
%
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ^85
entre admirablement dans tous ces tracas; il est
gouverneur de province : c'est assez pour comr
prendre la manière dont on est piqué de ces
sortes de choses. Adieu, ma très-aimable enfant,
comptez sur moi comme sur la chose du monde
qui vous est la plus sûrement acquise; je sens
tous vos plaisirs et toutes vos victoires comme
vous-même.
P.E MONSIEUR DE SÉVIGNÉ.
J'arrivai hier à midi, et je trouvai en arrivant
qu'il falloit partir incessamment pour aller à
Charleroi : que dites -vous de cet agrément? On
peste, on enrage, et cependant on part. Tous les
courtisans du bel air sont au désespoir ; ils avaient
fait les plus beaux projets du monde pour pas-
ser agréablement leur hiver, après vingt mois
d'absence; tout est renversé. J'aimerais bien
mieux aller à Orange , pour y assister M. de Gri-
gnan, que de tourner du côté du nord; pour-
quoi a-t-il fini sitôt son duel ? Je suis fâché d'une
si prompte victoire. Je ne sais si vous vous plair
gnez encore de moi ; mais vous avez tort , vous
me devez des lettres; je vous pardonne de ne
vous être pas encore acquittée, sachant toutes
les affaires que vous avez eues; et c'est préci-
sément en ces occasions que je vous permets
d'oublier un guidon; ô le ridicule nom de charge.
286 LETTRES
quand il y a cinq ans qu'on le porte ! Adieu , ma
belle petite sœur; vous croyez peut '•être que je
ne songe qu'à me reposer et à me divertir, par*
donnez-moi; mes chevaux sont-ils ferré3, med
bottes sont-elles prêtes ? Il me faut un bon cha-
peau, joeg^fia lo su signor monsu : voilà tous mes
discours depuis que je suis à Paris. Semble-t*il
que l'on ait fait huit mois de campagne ?
LETTRE CCCLII.
DE MADAME DE S^VIGIClÉ A MADAME DE GRIGNAll.
A Paris > lundi i®' jour de l'an 1674.
Je vous souhaite une heureuse année , ma chère
fille, et dans ce souhait je comprends tant ôe
choses, que je n'aurais jamais fait, si je voulais Vous
en faire le détail. Je n'ai point encore demandé
votre congé, comme vous le craignez; mais je vou-
drois que vous eussiez entendu La Garde , après
dîner, sur la nécessité de votre vc^age ici, pour
ne pas perdre vos cinq mille francs , et sur ce qu'il
faut que M. de Grignan dise au roi. Si c'était un
procès qu'il fallût solliciter contre quelqu'un
qui voulut vous faire cette injustice, vous vien-
driez assurément le solliciter, mais, comme c'est
pour venir en im Keu où vous avez encore mille
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. -487
autres affaires , vous êtes paresseux tous deux.
Ah ! la belle chose que la paresse ; en voilà trop ,
lisez La Garde, chapitre premier. Cependant
vous aurez du plaisir de voir et de recevoir l'ap-
probation du roi, A propos , on a révoqué tous
les édits qui nous étrangloient dans notre pro-
vince : le jour que M. de Chaulnes l'annonça,
ce fut un cri de vii>e le roi qui fit pleurer tous
les états ; chacun s'embrassoit , on étoit hors de
soi : on ordonna un Te Deum , des feux de joie
et des remerciements publics à M. de Chaulnes :
mais savez-vous ce que nous donnons au roi
pour témoigner notre reconnoissance ? Deux
millions six cent mille livres, et autant de don
gratuit ; c'est justement cinq millions deux cent
mille livres: que dites-vous de cette petite somme?
Vous pouvez juger par-là de la grâce qu'on nous
a £adte de nous oter les édits.
Mon pauvre fils est arrivé, comme vous sa-
vez, et s'en retourne jeudi avec plusieurs autres.
M. de Monterei est habile homme ; il fait enra-
ger tout le monde : il fatigue notre armée, et la
met hors d'état de sortir et d'être en campagne
avaat la fin du printemps. Toutes les troupes
étaient bien à leur aise pour leur hiver ; et quand
tout sera bien crotté à Charleroi, il n'aura qu'un
pas à faire pour se retirer; en attendant, M. de
Luxembourg ne sauroit se désopiler. Selon toutes
ii88 LETTRES
les apparences, le roi ne partira pas sitôt que
Tannée passée. Si, tandis que nous serons en
train , nous faisions quelque insulte à quel-
ques grandes villes , et qu'on voulût s'opposer
aux deux héros ^ , comme il est à présumer que
les ennemis seroient battus , la paix seroit quasi
assurée : voilà ce qu'on entend dire aux gens
du métier. Il est certain que M. de Turenne est
mal avec M. de Louvois ; mais comme il est bien
avec le roi et M. Colbert , cela ne fait aucun
éclat!
On a fait cinq dames ( du palais ), mesda^
mes de Soubise , de Chevreuse , la princesse
d'Harcourt , madame d'Albret , et madame de
Rochefort. Les filles ne scjfvent plus ; et ma-
dame de Richelieu ( dame d'honneur ) ne servira
plus aussij ce seront les gentilshommes-servants
et les maîtres d'hôtel, comme on faisoit autres
fois. Il y aura toujours derrière la reine, ma-
dame de Richelieu et trois ou quatre dames ,
afin que la reine ne soit pas seule de femme,
Rrancas est ravi de sa fille ( la princesse d'Harr
court ) qu on a si bien clouée.
Le grand maréchal de Pologne a écrit au roi
que si Sa Majesté vôuloit faire quelqu'un roi de
Pologne, il le serviroit de ses forces; mais que si
elle n'a personïie en vue, il lui demande sapro^
' M. le prince et M. de Turenne. D. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 289
tection. Le roi la lui donne; mais on ne croit
pas iju'il soit élu , parce qu'il est d'une religion
contraire au peuple '.
. La dévotion de la Marans est toute des meil-*
leures que vous ayez jamais viles ; elle est par-
faite , elle est toute divine; je ne l'ai point encore
vue, je m'en hais. Il y a une femme qui a pris
plaisir à lui dire que M. de Longueville avoit une
véritable tendresse pour elle , et surtout une es-
time singulière , et qu'il avoit prédit que quelque
jour elle seroit unç sainte. Ce discours , dans le
commencement, lui a si bien frappé la tête,
qu'elle n'a point eu de repos qu'elle a'ait ac-
compli les prophéties. On ne voit point encore
ces petits princes; l'aîné a été trois jours avec
père et mère ; il est joli , mais personne ne l'a
vu. Je vous embrasse , ma chère enfant. Je sau-
rai ce qu'on peut faire pour votre ami qui a si
généreusement assassiné un homme. Adieu, ma
fille , je vous embrasse avec une tendresse sans
m
égale : la vôtre me charme; j'ai le bonheur de
croire que vous m'aimez.
' Toutefois Jean Sobieski fiit élu roi de Pologne lé 36 mat
iuinuBt D, P.
ni. 19
2cp LETTRES
•— e»o»»>g»— K
LETTRE CCCLIII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GEIGNAIT.
A Paris, vendredi 5 janvier i674«
Il y a aujourd'hui un an que nous soupâmes
chez l'évêque ^ ; vous soupez peut-être à l'heure
qu'il est chez l'intendant^; vous n'y ferez pas, à
mon avis, débauche de sincérité : tout ce que
vous mandez sur cela à Corbinelli et à moi est
admirable. Mon ame vous'remercie de la bonne
opinion que vous avez d'elle, de croire qu'elle
ait horreur des vilains procédés ; vous ne vous
êtes point trompée; ceux de l'évêque m'épou-
vantent.
M. de Grignan a raison de dire que madame
de Thianges ne met plus de rouge et cache sa
gorge; vous avez peine à la reconnoître avec ce
déguisement ; mais rien n'est plus vrai. Elle est
souvent avec madame de Longueville, et tout-à-
fait dans le bel air de la dévotion ; elle est tou-
jours de très -bonne compagnie, et n'est pas
solitaire. J'étois l'autre jour auprès d'elle à dîner;
un laquais lui présenta un grand verre de vin de
' Toussaint de Forbin-de-Janson , évéque de Marseille.
* M. Rouillé de Mêlai , intendant de Provence.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 9.91
liqueur ; elle me dit : Madame , ce garçon ne sait
pas que je suis dévote ^ Cela nous fit rire. Elle
parla fort naturellement de ses bonnes intentions
et de son changement; elle prend garde à ce
qu'elle dit du prochain ; et quand il lui échappe
quelque chose , elle s'arrête tout court , et fait un
cri en détestant la mauvaise habitude. Pour moi,
je la trouve plus aimable qu'elle n'étoit. On veut
parier que la princesse d'Harcourt ne sera pas
dévote dans un an , à cette heure qu'elle est dame
du palais, et qu'elle remettra du rouge; car ce
rouge, c'est la loi et les prophètes : c'est sur ce
rouge que roule tout le christianisme. Pour la du-
chesse d'Aumont, son attrait la porte à ensevelir
les morts : on dit que sur la frontière , la duchesse
de Charost lui tuoit les gens avec des remèdes
mal composés*, et que l'autre les venoit promp-
tement ensevelir. La marquise d'Uxelles est très-
bonne à entendre sur tout cela , mais la Marans
' Madame de Caylus , dans ses Souvenirs , dit que madame de
Thianges , avant d'être dévote, aimoit beaucoup la table , et qu'elle
dit la première qu'on n'y vieillit point. Avant çUe , Tacite a dit
que les festins rendent le vice aimable et réveillent les passions.
Madame de Thianges, avec beaucoup d'esprit, ne faisoit donc
que rajeunir cette pensée. G, D. S. G.
* S'il faut en croire Bussy , elle rendoit d'autres services aux
vivants. Quant à la duchesse de Charost , fille du surintendant
Fouquet , elle tenoit apparemment ses recettes de sa grand'mère ,
dont nous avons un recueil imprime en deux volumes, sous le
titre de Remèdes domestiques de madame Fouquet, A, G.
19.
igat LETTRES
est plus que très-bonne. J'ai rencontré madalne
de Schomberg, qui m'a dit très -sérieusement
qu'elle étoit du premier ordre, et pour la retraite?,
et pour la pénitence , n'étàtit d'aucune sorte de
société , et refusant même lies amusements de la
dévotion; enfin c'est ce qui s'appelle adorer Dieu
en esprit et en vérité , dans la simplicité de la
première église'.
Les daines du palais sont dans une grande su-
jétion; le roi s'en est expliqué, et veut que la
reine en soit toujours entourée. Madame de Ri-
chelieu, quoiqu'elle ne serve plus à table, est tou-
jours au dîner de la reine, avec quatre dames qui
sont de garde tour-à-tour. La comtesse d'Ayen*
est la sixième , elle a grand peur de cet attache-
ment, et d'aller tous les jours à vêpres, au ser-
mon ou au salut : ainsi rien n'est pur en ce
monde. Quant à la marquise de Castelnau , elle
' Il est difficile de discourir en moins de plirases , et ayec une
plus aimable philosophie, sur le masque dévot, la dernière res-
source des charmes' usés , des grandeurs blasées , des ambitions
trompées. Le badinage si varié dans cette tirade est véritablement
un trait de mœurs qui soulève le prisme des illusions de Fhy-
pocrisie pour en faire rejaillir ce mélange de religion , de galan-
terie , de dignité , de foiblesse , que Fauteur du grand siècle
découvre dans le cceur. de Louis %ÏV, et qu'empruntoient les
courtisans pour caresser Tamour-propre du maître et toucher la
vanité de ses maîtresses. G, D, S^ G,
^ Marie - Françoise de Boumonville , depuis maréchale de
Noailles. Z). p/
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 2^3
est blanche , fraîche et consolée. IJ Eclair % à ce
qu'on dit , n'a fait que changer d'appartement ,
dont le premier étage est fort mal content. Ma-
dame de Louvigny ne paroît pas assez aise de
sa bonne fortune , on ne sauroit lui pardonner
de ne pas adorer son mari comme au commen-
cement ; voilà la première fois que le public
s'est scandalisé d'une pareille chose. Madaçae de
Brissac est belle, et loge toujours avec l'ombre
de la princesse de Conti*; elle esX en arbitrage
avec son père, et rs^vit le cœur de ce pauvre M. d'Or-
messon, qui dit q'avpir jamais vu une femme
si honnête ni si franche. Madame de Coêtquen est
tout ainsi que vous l'avez vue; elle a fait faire
une jupe de velours noir avec de grosses bro-
deries d'or et d'argent , et un manteau de tissu ,
couleur de feu , or et argent ; cet habit coûte des
sommes immenses; et quand elle a été bien res-
plendissante , on l'a trouvée mise comme une co-
médienne ; et on s'est si bien moqué d'elle ,, qu'elle
n'ose plus le remettre. La Manierosa est un peu
fâchée de ne pas être dame du palais; madame
de Duras , qui ne veut point de cet honneur , se
moque d'elle. La Troche est telle que vous l'avez
vue, très - passionnée pour tous vos intérêts;
ùiais je ne puis assez vous dire de quelle ma-
' Chiflre qui peut désigner le marquis de. Termes. G. D, S. G
* Voyez la lettre du 5 février 167a.
294 LETTRES
nière madame de La Fayette et M. de La Roche-
foucauld sont vifs pour tout cejini vous touche.
Nous fûmes voir^^hier M de Turenne, qui nous
reçut, madame de La Fayette et moi, avec un
excès de civilité ; il parla extrêmement de vous'
et de vos victoires que le chevalier de Grignan
lui avoit contées ; il vous auroit offert son épée,
s'il en étoit encore besoin : il croit partir dans
trois jours. Mon fils partit hier avec bien du
chagrin ; je n'en avois pas moins d'un voyage si
mal placé et si désagréable par toutes sortes de
raisons. M. de La Trousse, ne s'en ira que lundi.
Corbinelli est très-souvent avec moi ; il m'est bon
partout.
-M. le dauphin voyait l'autre jour madame de
Schomberg ; on lui contoit comme son grand-père
( Louis XIII) en avoit été amoureux; il demanda
tout bas : Combien en a-t-elle eu d'enfants ? On
l'instruisit des modes de ce temps-là ^. On a vu
' Ployez la lettre de Bussy à madame de Sévigné, i3 octobre
i655.
* Madame de Schomberg , dont on parle ici , mère du maré-
chal alors viyant, avoit singulièrement plu au roi Louis XHI
lorsqu'elle n'étoit encore que fille d'honneur sous le nom de ma-
demoiselle d*Hautefort. La galanterie du roi étoit si peu exigeante
qu'^e en plaisantoit elle-même, et disoit qu'il ne lui parloit que
de chiens 9 d'oiseaux et de chasse. Elle étoit belle et sage. .Elle
s'attacha à la reine Anne d'Autriche , partagea ses disgrâces du
vivant de Louis XIII , puis se brouilla avec elle pendant la ré-
gence, pour avoir parlé franchement contre les Màzarin. A, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 296
sourdement M. le duc du Maine , mais non; pas
encore chez la reine ; il étoit en carrosse, et il ne
voit que père et mère seulement Le chevalier
de Châlillon n'est plus à mettre en concurrence ,
sa fortune est faite; Monsieur a mieux aimé
lui donner la charge de capitaine de ses gardes ,
qu'à mademoiselle de Grancey celle de dame
d atour. Ce jeune hqmme a donc la charge de
Vaillac , et seroit un fort bon parti. On dit que
Vaillac prend celle d'Albon , et que d'Albon sort;
mais rien n'est sûr que le premier article, sur
lequel je ne veux pas dire un mot davantage.
Je fus voir l'autre jom* la pauvre madame Ma-
tarel ^ , elle pensa fondre en larmes ; pietoso
pianse al suo pianto. Je vous ai mandé la fin de
nos états, et comme ils ont racheté les édits de
deux millions six cent mille livres, et autant
pour le don gratuit ; c'est cinq millions deux
cent mille livres; et nous avons percé la nue du
cri de Vive le roi! nous avons fait des feux de
joie et chanté le Te Deum de ce que Sa Majesté
a bien voulu prendre cette somme. La pauvre
Sanzei a la rougeole bien forte ; c'est un feu qui
passe vite, mais qui fait peur par la violence
dont il est. Je ne vois pas bien par où l'on peut
' Epouse du trésorier des états de Bourgogne. ( Voyez la date
du 8 juillet 1676. On y voit Penautier accusé d'avoir fait empoi-
sonner Matarel. ) G. D, S. G.
296 LETTRES
demander la grâce de cet honnête homme dont
l'assassinat est si noir : les criminels qui sont dé-
livrés à Rouen ne sont point de cette qualité;
c'est le seul crime qui est réservé ; Beuvron l'a
dit à l'abbé de Grignan. On a tantôt dénigré les
dames du palais d'une manière qui m'a fait, rire ;
je disois, comme Montaigne : Vengeons-nous à
en médire : il est pourtant vrai que leur sujétion
est excessive. On dit toujours que M. le prince
part lundi. Ce même jour, M. de Saint -Luc
épouse mademoiselle de Pompadour : voilà de
quoi je ne me soucie point du tout. Adieu, ma
très-aimable enfant ; voici une lettre qui devient
trop longue, je la finis par la raison qu'il faut
que tout prenne fin. J'embrasse Grignan , et le
supplie de m'excuser si j'ai ouvert la lettre de
madame de Guise; j'ai voulu voir son style ; m'en
voilà contente pour jamais. Guilleragues disoit
hier que Pellisson abusoit de la permission qu'ont
les hommes d'être laids'.
' Pellisson, Tun des plus beaux génies et des plu^ polis écri-
vains du dix-septième siècle , avoit été défiguré par la petitcrvérole ;
ce qui donna lieu à ce bon mot de M. de Guilleragues, si piq^ant
dans sa nouveauté. qu'il est devenu proverbial. G. Z>. 4^. G, '
DE MADAME DE SÉVIGNE. 297
LETTRE CCCLIV.
DE UJLDJL^tE DE SIÉVIGNJÉ A MADAME DE GRIGJ^AN.
A Paris , lundi 8 janvier 1674-
Je n'ai jamais vu de si aimables lettres que les
vôtres, ma très-chère Comtesse ; je viens d'en lire
une qui me charme : je vous ai ouï dire que
j'avois une manière de tourner les moindres, cho-
ses ; yrainjent , ma fille , c'est bien vous qui l'avez :
il y a cinq ou six endroits dans votre dernière
lettre qui sont d'un éclat et d un agrément qui
ouvrent le cœur. Je ne sais par où commencer
à vous y répondre.
J'ai envie de vous parler de votre beau soleil
et de vos jolies promenades ; vous avez raison de
4ire que je suis remariée en' Provence, j'en ferai
un de mes pays, pourvu que vous n'effaciez
pas celui-ci du nombre des vôtres. Vous me dites
mille douceurs sur le commencement de Tannée;
rien ne peut me flatter davantage; vous m'êtes
toutes choses , et je ne suis appliquée qu'à faire
que tout le monde ne voie pas toujours à quel
point cela est vrai. J'ai passé le commencement
de cette année assez brutalement; je ne vous ai
298 LETTRES
dit quun pauvre mot; mais comptez, mon en-
fant , que cette année , et toutes celles de ma vie
sont à vous ; c'est un tissu , c'est une vie tout
entière qui vous est dévouée jusqu'au dernier
soupir. Vos moralités sont admirables : il est
vrai que le temps passe partout; et passe vite :
vous criez après lui, parce quil vous emporte
toujours quelque chose de votre belle jeunesse;
mais il vous en reste beaucoup : pour moi , je le
vois courir avec horreur, et m'apporter en pas-
sant l'affreuse vieillesse, les incommodités, et
enfin la mort^ Voilà de quelle couleur sont les
réflexions d'une personne de mon âge : priez
Dieu , ma fille , qu'il m'en fasse tirer la conclu-
sion que le christianisme nous enseigne.
Ce grand voyage de M. le prince et de M. de
Turenne pour aller dégager M. de Luxembourg
est devenu à rien ; on dit qu'on ne part plus , et
que l'armée de M. de Monterei a fait la retirote :
voilà le même mot qtie dit avant-hier Sa Majesté;
c'est-à-dire, que cette armée s'est trouvée incom-
modée , et que voilà celle de M. de Luxembourg
dégagée. Il n'y a que mon fils de parti; je n'ai
jamais vu une prudence , une prévoyance , une
impatience comme la sienne : il prendra la peine
de revenir; cela n'est rien. Tous les autres guer-
riers sont ici. M. de Turenne en a beaucoup ra-
Elle n'avoit cepeadant que qiiarante-liuit ans. M.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 299
mené; M. de Luxembourg amènera le reste. Les
dames du palais sont réglées à servir par se-
maine : cette sujétion d'être quatre pendant le
dîner est une merveille pour les femmes grosses ;
il y aura toujours des sages -femmes à tous les
voyages. La maréchale d'Humières ' est bien em-
barrassée d'être debout avec celles qui sont as-
sises : si elle boude , elle fera mal sa cour , car
le roi veut de la soumission. Je crois qu'on -s'en
fait un jeu chez Quanto^^a (madame de Mort"
tespan) ; il est très-sûr qu'en certain lieu on ne
veut séparer aucune femme de son mari , ni de
ses devoirs ; on^ n'aime pas le bruit , à moins
qu'on ne le fasse. On ne voit point encore les
nouveaux princes ; il y en a eu à Saint-Germain ,
mais ils n'ont pas paru. Il y a des comédies à la
cour , et un bal toutes les semaines. On man-
que de danseuses. Le roi dansera, et Monsieur
mènera mademoiselle de Blois ^ pour ne pas
mener Mademoiselle^, qu'il laisse à M. le dau-
phin. On joue jeudi Topera^, qui est un prodige
de beauté : il y a des endroits de la musique qui
- ' Louise-Ântoinette-Tkérèse de La Châtre , maréchale d'Hu-
mières, ne fut duchesse qu'en 1690. D, P, •
' Marie-Aime de Bourbon , mariée depuis, en 1680, à Louis-
Armand de Bourbon , prince de Conti. Z>! P,
Fille de Monsieur, depuis reine d'Espagne en 1679. D, P,
^ Cadmus et Hermione , excellent opéra de Quinault , musique de
Lully.
3oo LETTRES
m'ont déjà fait pleurer ; je ne suis pas seule à
ne les pouvoir soutenir ; l'ame de madame de La
Fayette en est tout alarmée.
Je vois souvent Corbinelli ; il est votre adora-
teur , et comprend bien aisément les sentiments
que j'ai pour vous : je l'en aime encore mieux.
J'estime fort Barbantane '; c'est un des plus braves
bommes du monde , d'une valem* romanesque ,
dont j'ai ouï parler mille fois à Bussy qui étoit son
ami ; ils sont frères d'armes. Madame de Sanzei
a encore la rougeole , mais sur la fin. Coulanges
(son frère ) ne l'a point quittée. Madame de Cou-
langes est chez madame de Bagnols, qui est dans
notre grande maison. J'ai le cœur serré à n'en
pouvoir plus, quand je suis dans cette grande
chambre où j'ai tant vu ma très-chère et très^
aimable enfant ; il ne me faut guère toucher
sur ce sujet pour me toucher au vif. J'espère des
nouvelles de votre paix. Justitia et pax osculatœ
sunt: savez -vous le latin? Vous êtes trop plait
santé. Adieu , ma fille , adieu , la chère tendresse
' Bussy , dans ses Mémoires , raconte une grande extravagance
de ce Barhantane , gentilhomme de Pi^ovence. Cétoît en 1 647 y
au siège de Lérida : il entra dans une vieille église , déterra un
cadavre bien conservé , l'amena au milieu de ses jeunes camarades
qui faisoient la débauche ; l'un deux prit le mort par l'autre main
et ils se mirent à le faire danser. Un duel où l'un des convives fut
tué , interrompit cette orgie , qui n'en continua pas moins , après
qu'on eut plaint le vaincu. A. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3oi
de mon cœur, vous n'êtes oubliée en aucun lieu.
Votre frère est très-persuadé de votre amitié ; il
vous aime de passion, à ce qu'il dit, et je le
crois.
Lundi , après avoir envoyé mon paquet à la poste.
Voilà M. d'Hacqueville qui entre, et qui m'ap-
prend une nouvelle que nous voulons que vous
sachiez cet ordinaire : c'est que M. le garde-des-
sceaux' est chancelier : personne ne doute que
ce ne soit pour donner les sceaux à quelque
autre; c'est une 'nouvelle que l'on saura dans
quatre jours ; elle est d'importance, et sera d'un
grand poids pour le côté qu'elle sera.
M. le prince part dans deux jours , et M. de
Turenne , même avec la goutte , pour s'avancer
à leur rendez-vous de Charleroi. Il n'est point
vrai que M. de Monterei se soit retiré, ni que
M. de Luxembourg soit dégagé : ainsi nous vous
6tons cette fausse nouvelle pour vous remettre
dans la vraie.
' Etienne (T Aligre , fils d*£tienne d'Aligre , aussi chancelier de
France. D, P,
« /
3o2 LETTRES
LETTRE CCCLV.
DE MADAME DE SÉVIG^i A MADAME DE GRIGNAIÎ.
APariSy vendredi la janyier i674<
Voilà donc votre paix toute faite. L'arche-
vêque de Reims et Brancas avoient reçu leurs
lettres plus tôt que moi, et M. de Pomponne
me mandoit encore cette grande nouvelle de Saint-
Germain ; de sorte que j'étois comme une igno-
rante; mais enfin me voilà instruite. Je vous
conseille, ma fille, de vous comporter selon le
temps ; et puisque le roi veut que vous soyez
bien avec l'évêque ; il faut lui obéir. Mais par-
lons de Saint-Germain; j'y fus il y a trois jours.
J'allai d'abord chez M. de Pomponne , qui n'a-
voit pu encore demander votre congé ; c'est au-
jourd'hui qu'il le doit envoyer. Je lui fis part
de quelques endroits de votre lettre, dont le
goût ne se passe point ; vraiment il est resté à
M. de Pomponae une idée si parfaite et si avan-
tageuse de mademoiselle de Sévigné, qu'il ne
peut s'empêcher d'en reparler quasi toutes les
fois qu'il me voit : ce discours nous amuse, il
m'attendrit, et son imagination est réjouie. Nous
allâmes chez la reine; j'étois afec madame de
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3o3
Chaulnes , il n'y eut que pour moi à parler ; et
quels discours ! La reine dit , sans hésiter , qu'il
y avoit trois ans que vous étiez partie, et quil
falloit revenir. Nous fûmes ensuite chez madame
Colbert , qui est extrêmement civile , et sait très-
bien vivre. Mademoiselle de Blois ^ dansoit; c'est
un prodige d'agrément et de bonne grâce ; Desairs
dit qu'il n'y a qu'elle qui le fasse souvenir de
vous ; il me prenoit pour juge de sa danse , et
c'étoit proprement mon admiration que l'on
vouloit; elle l'eut en vérité tout entière.^ La du-
chesse de La Vallière y était , elle appelle sa fille
mademoiselle^ et la princesse l'appelle belle fha-
man. M. de Vermandois y étoit aussi. '€)n ne voit
point encorjB d'autres enfants. Nous allâmes voir
Monsieur et Madame; vous n'êtes point oubliée
de Monsieur , et je lui fais toujours vos très-
humbles remerciements. Je trouvai Vivofnne qui
me dit : Maman mignonne j embrassez , je vous
prie, le gouverneur de Champagne*. Et qui est-
il, luidis-je? C'est moi, reprit-il. Et qui vous
l'a dit ? C'est le roi qui vient de me l'apprendre
tout-à4'hem?e. Je lui en fis mes comphments
tout chauds. Madame la comtesse ( de Soissons )
Tespéroit pour son fils. On ne parle point d'ôter
' Fille de madame de La Vallière , elle ayoit été élevée par ma-
dame Colbert. A, G. ' •
* Ce gouYernement yaquoit par la mort d'Eugène-Maurice de
Sayoie , comte de Soissons , arrivée le 7 juin i6y3, D. P.
3o4 LETTRES
les sceaux à M. le chancelier ' : le bon homole
fut si surpris de se voir chancelier encore par-
dessus , qu'il crut qu'il y avoit quelque anguille
sous roche ; et , ne pouvant pas comprendre ce
surcroît de dignité^ il dit au roi: Sire, est-ce
que Votre Majesté m'ôte les sceaux ? Non , lui
dit le roi, dormez en repos, M. le chancelier :
et en effet , on dit qu'il dort quasi toujours. On
philosophe , et on demande pourquoi cette aug^
mentation.
M. le prince partit, il y a deux jours , et M. de
Turenne part aujourd'hui. Ecrivez un petit mot
à Brancas, pour vous réjouir que sa fille soit
chez la reine : il en a été fort aise. La Troche
vous rend mille grâces de votre souvenir ; son
fils a encore assez de nez pour en perdre la moi-
tié au premier siège , sans qu'il y paroisse. On
dit que la Rosée * a commencé à se détraquer
avec le Torrent; et qu'après le siège de Maês-
tricht elles se lièrent d'une confidence récipro-
que, et voyoient tous les jours de leur vie le Feu
' Etienne d'Aligre fat garde-des-sceaùx en 1673 , après la mort
du chancelier Séguier,- et chancelier de France en janvier 1674.
D.P,
' La rosée , le torrent , le /eu , la neige , etc. sont des chiffres
entre la mère et la fille.
Ces chiffres ne désignent pas toujours les mêmes personnes;
dans cet endroit , il semble que âiadame de Montespan est le tor-
rent; madame de La Vallière , la rosée , le roi est le /eu, et la neige
figure la reine. j4. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3or»
et la Neige : vous savez que tout cela ne peut
pas ^ être long - temps ensemble , sans faire de
grands désordres , ni sans qu'on s'en aperçoive.
La Grêle ^ me paroît, dans votre réconciliation ,
comme un homme qui se confesse, et qui garde
un gros péché sur sa conscience : peut-on appe-
ler autrement le tour qu'il vous a fait! cepen-
dant les bonnes têtes disent, il faut parler, il faut
demander, on a du temps, c'est assez : mais
n'admirez-vous point le fagotage de mes lettres?
Je quitte un discours, on croit en être dehors,
et tout d'un coup je le reprends, versi scioltL
Savez-vous bien que le marquis de Cessac est
ici , qu'il aiu-a de l'emploi à la guerre, et qu'il
verra peut-être bientôt le roi. C'est la prédesti-
nation toute visible.
Nous parlons tous les jours , Corbinelli et moi ,
de la Providence; et nous disons qu'il y a ce
que vous savez , jour pour jour , heure pour
heure, que votre vojage est résolu. Vous êtes
bien aise que ce ne soit pas votre affaire de ré-
soudre; car une résolution est quelque chose
d'étrange pour vous , c'est votre bête : je vous
ai vue long-temps à décider d'une couleur; c'est
la marque d'une ame trop éclairée , et qui ,
voyant d'un coup - d'œil toutes les difficultés ,
demeure en quelque sorte suspendue comme le
' Apparemment révoque de Marseille, déjà désigné sous ce chiffre.
m. 'lo
3o6 LETTRES
tombeau de Mahomet; tel étoit M. Bignon, le
plus bel esprit de son siècle : pour moi, qui suis
le plus petit du mien, je hais l'incertitude, et
j'aime qu'on me décide. M. de Pomponne me
marque que vous avez aujourd'hui votre congé :
vous voilà par conséquent en état de faire tout
ce que vous voudrez , et de suivre ou de ne pas
suivre le conseil de vos amis.
On assure que M. de Turenne n'est pas parti ,
et qu'il ne partira pas , parce que M. de Mon-
terei s'est enfin retiré , et que M. de Luxem-
bourg s'est dégagé, à la faveur de cinq ou six
mille hommes que M. de Schomberg a rassem-
blés , et avec lesquels il harceloit si fort M. de
Monterei , qu'il l'a obligé de retirer ses troupes.
On doit envoyer à M. le prince pour le faire re-
venir,, et tous nos pauvres amis : voilà les nou-
velles d'aujourd'hui. Le bal fut fort triste, et
finit à onze heures et demie. Le roi menoit la
reine; M. le dauphin. Madame; Monsieur, Ma-
demoiselle; M. le prince de Conti , la grande
Mademoiselle ; M. le comte de La Roche-sur-
Yon, mademoiselle de Blois, belle comme un
ange , habillée de velour noir avec des diamants
et un tablier et une bavette de point de France.
La princesse d'Harcourt étoit pâle ' comme le
commandeur de la comédie ( du Festin de Pierre),
* Elle ne inettoit point de rouge. D. V.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 307
M. de Pomponne m'a priée de dîner demain
avec lui et Despréaux, qui doit lire sa Poétique.
LETTRE CCCLVI.
DE MADAME DE SÉVIGl^T^ A MADAME DE GRIGJN^AK.
A Paris, lundi iS janvier 1674*
J'allai donc dîner samedi chez M. de Pom-
ponne , comme je vous avois dit ; et puis , jus-
qu'à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, trans-
porté de la perfection des vers de la Poétique de
Despréaux, DHacqueville y étoit ; nous parlâ-
mes deux ou trois fois du plaisir que j'aurois de
vous la voir entendre. M. de Pomponne se sou-
vient d'un jour que vous étiez petite fille chez
mon oncle de Sévigné; vous étiez derrière une
vitre avec votre frère, plus belle, dit -il, qu'un
ange; vous disiez que vous étiez prisonnière,
que vous étiez une princesse chassée de chez
son père : votre frère étoit beau comme vous :
Vous aviez neuf ans : il me fît souvenir de cette
journée ; il n'a jamais oublié aucun moment où
il vous ait vue ; il se fait un plaisir de vou* re-
voir , qui me paroît le plus obligeant du monde.
Je vous avoue , ma très - aimable chère ' , que je
' Expression singulièi^e , dit GrotiTeile, qni date du temps des
Précieuses. Chère étoit le nom qu'elles se donnoient entre elles , et
3o8 LETTRES
couve' une grande joie ; mais elle n'éclatera point
que je ne sache votre résolution.
M. de Villars est arrivé d'Espagne; il nous a
conté mille choses fort amusantes des Espa-
gnoles. J'ai vu enfin la Marans dans sa cellule;
je disais autrefois dans sa loge : je la trouvai fort
négligée; pas un cheveu, une cornette de vieux
point de Venise, un mouchoir noir, un manteau
gris effacé, une vieille jupe; elle fut aise de me
voir, nous nous embrassâmes tendrement; elle
n'est pas fort changée : nous parlâmes de vous
d'abord; elle vous aime autant que jamais, et
me paraît si humiliée, qu'il n'y a pas moyen de
ne pas l'aimer. Il fut question ensuite de sa dé-
votion; elle me dit qu'il étoit vrai que Dieu lui
avoit fait des grâces , dont elle a une sensible
reconnaissance : ces grâces ne sont rien du tout
que receyoient les hahitués de ruelles, les amis, les amants qu'on
appeloit aussi Alcovîstes. {Voyez le Commentaire de ^ref sur Molière.)
A l'égard de cette expressiou ma très-aimabU chère , fort peu en har-
monie avec les règles de la logique , nous ne partageons pas l'opi-
nion de M. de Monmerqué. Il étoit plus simple de n'en rien dire
du tout , plutôt que de faire l'apologie d'un mauvais exemple. Un
éditeur plus sage dit : qui peut douter que madame de Sévigné,
avec sa plume prompte et dégagée , ne risquât souvent des tours
(ie phrases peu autorisés ? L'histoire de la langue paroît intéressée
à ce qu'on conserve ces vestiges de son perfectionnement pro-
gressif, tandis que l'intérêt de la grammaire n'en sauroit être com-
promis^ Il y auroit donc de l'indiscrétion à sacrifier la règle pour
des essais senjiblables , et auxquels la témérité a moins de part que
je hasard , quaçd pn écrit à cours de plume. G. />. S, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 309
qu'une grande foi, un tendre amour de Dieu,
et une horreur pour le monde : tout cela joint
à une si grande défiance d'elle-même et de ses
foiblesses, qu'elle est persuadée que, si elle pre-
noit l'air un moment, cette grâce si divine
s'évaporeroit. Je trouvai que c'étoit une fiole
d essence qu'elle conservoit chèrement dans la
solitude : elle croit que le monde lui feroit
perdre cette liqueur précieuse, et même elle
craint le tracas de la dévotion. Madame de
Schomberg dit qu'elle est une vagabonde au
prix de madame de Marans; cette humeur sau-
vage que vous connoissiez s'est tournée en pas-
sion pour la retraite; le tempérament ne se change
pas; elle n'a pas même la folie, si commune à
toutes les femmes, d'aimer leur confesseur : elle
n'aime point cette liaison; elle ne lui parle qu à
confesse : elle va à pied à sa paroisse, et lit tous
nos bons livres; elle travaille; elle prie Dieu; ses
heures sont réglées; elle mange quasi toujours
dans sa chambre : elle voit madame de Schom-
berg à de certaines heures : elle hait autant les
nouvelles du monde qu'elle les aimait; elle ex-
cuse autant le prochain qu'elle l'accusoit; elle
aime autant le Créateur qu'elle aimait la créa-
ture : nous rîmes fort de ses manières passées ;
nous les tournâmes en ridicule : elle n'a point
le stylé des sœurs Colettes; elle parle fort sincè-
3iQ LETTRES
rement et fort agréablement de son état : j'y fus
deux heures; on ne s'ennuie point avec elle; elle
se mortifie de ce plaisir, mais c'est sans affecta-
tion : enfin elle est bien plus aimable qu'elle n'é-
tait. Je ne pense pas, mon enfant, que vous vous
plaigniez que je ne vous mande point de détails.
Je reçois tout présentement votre lettre du 7.
Je vous avoue, ma très-chère, qu'elle me comble
d'une joie si vive, qu'à peine mon cœur, que
vous connoissez, la peut contenir; il est sensible
à tout, et je le haïrais, s'il étoit pour mes inté-
rêts, comme il est pour les vôtres. Enfin, ma
fille, vous venez, c'est tout ce qui peut m'être
le plus agréable : mais je m'en vais vous dire à
mon tour une chose à quoi vous ne vous atten-
dez point; c'est que je vous jure et vous pro-
teste devant Dieu , que si M. de La Garde n'avait
trouvé votre voyage nécessaire, et qu'en effet il
ne le fut pas pour vos affaires, jamais je n'aurois
ipis en compte , au moins pour cette année , le
désir de vous voir, ni ce que vous devez à la
tendresse infinie que j'ai pour vous : je sais la
réduire à la droite raison, quoi qu'il m'en coûte;
et j'ai quelquefois de la force dans ma foiblesse,
comme ceux qui sont les plus philosophes. Après
cette déclaration sincère, je ne vous cache point
que je suis pénétrée de joie, et que la raison se
rencontrant avec mes désirs, je suis, à Theure
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3ii
que je vous écris, parfaitement contente; et je
ne vais être occupée qu'à vous bien recevoir.
Savez-vous bien que la chose la plus nécessaire ,
après vous et M. de Grignan , ce serait d'amener
M. le coadjuteur? Peut-être n'aurez -vous pas
toujours La Garde; et s'il vous manque, vous
savez que M. de Grignan n'est pas sur ses in-
térêts comme sur ceux du roi son maître : il a
une religion et un zèle pour ceux-ci qui ne peut
se comparer qu'à la négligence qu'il a pour les
siens. Quand il veut prendre la peine de parler,
il fait très-bien; personne ne peut tenir sa place;
c'est ce qui fait que nous le souhaitons. Vous
n'êtes point sur le pied de madame de Calvisson ',
pour agir toute seule : il vous faut encore huit
ou dix années ; mais M. de Grignan , vous , et
M. le coadjuteur , voilà ce qui seroit d'une uti-
lité admirable. Le cardinal de Retz arrive ; il
sera ravi de vous voir : ma fille , quelle joie !
mais , sur toutes choses , ne vous faites point de
bravoure ridicule ; ne nous donnez point d'un
pont d'Avignon ni d'une montagne de Tarare ;
venez sagement; c'est à M. de Grignan que je
recommande cette barque ; c'est lui qui m'en
répondra. J'écris à M. le coadjuteur, pour le
conjurer de venir : il nous facilitera l'audience
de deux ministres , il soutiendra l'intérêt de son
* Grouvelle ^rrit Cauvisson.
3ïîi LETTRES .
frère. M. le coadjuteur est hardi , il est heureux;
vous vous donnez de la considération les uds
aux autres: je parlerois d'ici à demain là-dessus:
j'en écris à M. l'archevêque : gagnez cela sur le
coadjuteur , et faites-lui tenir ma lettre.
M. le prince revient de trente lieues. M. de
Turenne n'est point parti. M. de Monterei s'est
retiré. M. de Luxembourg est dégagé. Mon fils
sera ici dans deux jours. Depuis vingt- quatre
heures , on a volé dans la chapelle de Saint-Ger-
main la lampe d'argent de sept mille francs , et
six chandeliers plus hauts que moi ; voilà une
extrême insolence* : on a trouvé des cordes du'
côté de la tribune de madame de Richelieu : on
ne comprend pas comment cela s'est pu faire,
il y a des gardes qui vont et viennent , et tour-
nent toute la nuit.
Savez-vous que l'on parle de la paix? M. de
Chaulnes arrive de Bretagne , et repart pour
Cologne.
^ Saint-Simon et Dangeau rapportent un vol fait à Versailles,
long-temps après , et qui étoit encore plus extraordinaire. On en-
leva dans une nuit toutes les crépines et franges d'or, du grand ap-i
partement depuis la galerie jusqu'à la chapelle. Quelques perquisi-
tions qu'on fit, on ne trouva aucune trace du vol. Mais cinq ou
six jours après , le roi étant à souper , un énorme paquet tomba
tout-à-coup sur la table à quelque distance de lui :c'é4oient les franges
volées avec un billet attaché sur le paquet où on lut ces mots : Bon^
temps f je te l'ends la frange, la peine passe le profit; fais mes baise»
mains au roi. A, G.
DE MADAME DE SÉVIGNE. 3i3
D£ M. DE GORBINELLI.
Mademoiselle de Méri ne peut pas encore vous
écrire. Le rhume l'accable , et je lui ai promis
de vous le mander. Venez , Madame , tous vos
amis font des cris de joie, et vous préparent un
triomphe. M. de Coulanges et moi, nous songeons
aux couplets qui l'accompagneront.
»••••
LETTRE CCCLVII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A M. LE COMTE DE GRIGNAN.
A Paris, ce i5 janvier 1674.
Je reconnois bien , mon cher Comte , votre
politesse ordinaire , et la bonté de votre cœur ,
qui vous rend sensible à toute la tendresse du
mien ; je sens avec plaisir toutes les douceurs
de votre aimable lettre ; et ce n'est point pour
les payer que je vous jure que , pour ma seule
considération , j'aurois cédé cette année aux rai-
sons de ma fille , si l'intérêt de vos affaires n'avoit
décidé. Vous connoissez M de La Garde, et comme
il seroit d'humeur à vous déranger tous deux,
s'il n'étoit question que du plaisir de venir me
voir : il a été persuadé et l'est plus que jamais,
de la nécessité de votre voyage ; vous seul avez
3i4 LETTRES
bonne grâce à parler au roi de vos affaires ; ma-
dame de Grignan tiendra sa place d'une autre
manière , et si vous pouviez amener M. le coad-
juteur, votre troupe seroit complète : voilà mon
sentiment et celui de tous vos amis ; M. de Pom-
ponne est du nombre , et sera très-aise de vous
voir tous. Au reste , c'est à vous que je confie
la conduite du chemin : n'allez point en carrosse
sur le bord du Rhône ; évitez une eau qui est à
une lieue de Montélimart : cette eau, ce n'est
que le Rhône, où ils firent entrer mon carrosse
l'année dernière; mes cheveaux nageoient agréa-
blement : au nom de Dieu, ne vous moquez pas
de mes précautions : ce n'est qu'avec de la sa-
gesse et de la prévoyance qu'on voyage bien.
Adieu, mon cher Comte ; je puis donc espérer
de vous embrasser bientôt : quelle obligation ne
vous ai-je point ? Si j'ai pour vous une véritable
amitié , et une inclination naturelle , vous savez
bien au moins que ce n'est pas d'aujourd'hui.
»9»g»W»»«»9»«^»#a»
LETTRE CCCLVIII.
DE MA.DAME DE SE VIGNE A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi 19 janvier 167 4»
Je serois bien fâchée , ma fille, qu'aucun cour-
rier fût noyé ; ils vous portent tous des lettres
DE MADAME DE SÉVIGNE. 3ir>
et des congés qu'il faut que vous receviez. Vous
êtes admirable de vous souvenir de ce que j'ai
dit de cette Durance. Pour moi , je n'oublie rien
de tout ce qui a seulement rapport à vous : ju-
gez donc si je me souviens de Nove et de notre
Espagnol, et de nos chartreux, et de nos chan-
sons de Grignan , et de mille et mille autres cho-
ses ! Vous voudriez donc que je visse votre cœur
sur mon sujet ; je suis persuadée que j'en serois
contente; vous n'êtes point une diseuse y vous
êtes assez sincère ; et , en un mot , sans étendre
ce discours , que je rendrois asiatique si je vou-
lois, je suis assurée que vous m'aimez tendre-
ment : mais vous êtes cruelle de recevoir avec
tant de chagrin des riens que je donne à mes
pichons; je vous prie de n'en plus parler , et de
songer que toute ma cassette ne valoit pas un
des petits chariots que le coadjuteur leur a don-
nés : voilà qui est donc fini , et qu'il n'en soit
plus question , s'il vous plaît , dans ma tutèle ;
c'est tout de bon que je m'en vais la rendre :
mais je crains vos chicanes; vous trouverez à dire
à tout, et M. de Grignan ne songe , à l'heure
qu'il est , qu'à me plaider ; je vous connois tous
deux , le bien Bon en tremble , et se prépare à
recevoir un affront ; il meurt d'envie que vous
soyez ici : je l'aime de tout mon cœur, car tout
roule là-dessus. M. de La Garde est plusque ja-
3i6 LETTRES
mais persuadé que vous ferez tous deux des mer-^
veilles ici. Il voudroit, aussi bien que moi, que
le coadjuteur fut du voyage ; cela seroit digne
de son amitié, et achèveroit tout ce qu'il a si
bien fait à Lambesc : il a des amis et de la consi-
dération ; il parle aux ministres ; il est hardi , il
est heureux , enfin je vous en écrivis l'autre jour
amplement. Nous fîmes le discours que M. de
Grignan doit faire au roi ; il a un style propre
pour plaire à Sa Majesté, c'est-à-dire doux et
respectueux ; le vôtre sera un peu plus animé :
enfin nous prîmes tous vos tons , et nous trou-
vâmes que cela composoit ce qui est nécessaire
et ce qu'on peut souhaiter.
Vous savez bien que M. le prince est revenu ,
et que voilà qui est fait. J'attends mon fils à tout
moment. Je vous ai mandé ce vol qu'on a fait
dans la chapelle de Saint-Germain. On m'a assuré
que le roi savoit qui étoit le voleur ; qu'il avoit
fait cesser les poursuites : que c'étoit un homme
de qualité, mais qui n'étoit pas de sa maison. La
princesse d'Harcourt danse au bal, et même
toutes les petites danses : vous pouvez penser
combien on trouve qu'elle a jeté le froc aux or-
ties , et qu'elle a fait la dévote pour être dame
du palais. Elle disoit , il y a deux jours , je suis
une païenne auprès de ma sœur d'Aumont : on
trouve qu elle dit bien présentement ; la sœur
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. Siy
d'Aumont n'a pris goût à rien , elle est toujours
de méchante humeur , et ne cherche qu'à enseve-
lir des morts. La princesse d'Harcourt n'a point
encore mis de rouge ; elle dit à tout moment :
j'en mettrai si la reine ou monsieur le prince
d'Harcourt me le commandent ; la reine ne lui
commande point , ni le prince d'Harcourt , de
sorte qu'elle se pince les joues , et l'on croit que
M. de Sainte-Beuve * entrera dans ce tempéra-
ment. Voilà bien des folies que je ne voudrois
dire qu'à vous, car la fille de Brancas est sacrée
pour moi: je vous prie que cela ne retourne ja-
mais. Ces bals sont pleins de petits enfants; ma-
dame de Montespan y est négligée , mais placée
en perfection : elle dit que mademoiselle de Rou-
vroi est déjà trop vieille pour danser au bal '^
Mademoiselle, mademoiselle de Blois, les pe-
tites de Piennes; mademoiselle de Roquelaure
( un peu trop vieille, elle a quinze ans), ma-
demoiselle de Blois est un chef d'œuvre : le roi
' Célèbre docteur de la maison et société de Sorbonne, un des
plus })al)iles casuistes et des plus savants théologiens de son temps.
Il étoit consulté sans cesse par les prélats , les princes et les ma-
gistrats , de sorte que Ton disoit de son caliinet ce que Cicéron a
dit de la maison d'un célèbre jurisconsulte , que c'étoit Toracle,
non-seulement de toute une ville , mais mémo de tout un royaume.
Jacques de Sainte-Beuve mourut à Paris, le i5 décembre 1677.
On a de lui plusieurs lK)ns ouvrages imprimés et en manuscrits.
G. D. S. G.
* l'oyez mademoiselle deRouvroi , les intrigues sur son mariage,
lettre du mercredi la juin, 1675.
3i8 LETTRES
et tout le monde en est ravi ; elle vint dire au
milieu du bal, à madame de Richelieu : Ma-
dame, ne sauriez- vous me dire si le roi est con-
tent de moi ? Elle passe près de madame de
Montespan , et lui dit : Madame , vous ne regar-
dez pas aujourd'hui vos amies; enfin, avec de
certaines chosettes sorties de sa belle bouche ,
elle enchante par son esprit , sans qu'on croie
qu'on puisse en avoir davantage. Je fais répara-
tion à ma grande Mademoiselle , elle ne danse
plus^ Dieu merci ^ On ne voit point encore les
autres enfants; on voit un peu madame Scarron.
J'ai eu une très - bonne conversation avec le
Brouillard ; elle a remonté au Dégel ( ilf "^ Scar-
ron)j et peut-être plus haut : rien n'est plus im-
portant que le chemin qui vous est sûr par le
Brouillard , qui est , en vérité , tout plein de
zèle et d'affection pour vous : ce sera là une de
vos affaires. La Feuille est la plus frivole et la
plus légère marchandise que vous ayez jamais vue ;
celui qui gouverne le tronc de son arbre s'en
va le planter pour reverdir , et veut se dépêtrer
de ce soin qu'il croit au-dessous de lui, et ne
veut point semer en terre ingrate ; cet Orage ,
je pense que c'est son nom , est dans vos intérêts
plus que vous ne sauriez croire ^.
* Mademoiselle de Montpensier,
^ Le chevalier Marins de Perriii ne hasarde rien sur ces chiffres :
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 319
L'abbé de Valbelle' sort d'ici; il m'a conté
qu'hier à la messe, Sa Majesté, d'un air riant,
donna à ses aumôniers un imprimé qu'un in-
connu a répandu à Saint-Germain , et où la no-
blesse supplie le roi de réformer Timmodestie
de son clergé, qui cause et parle haut, et tourne
le dos à l'autel, avant que Sa Majesté arrive à la
chapelle; et de leur ordonner d'être au moins,
quand il n'y a que Dieu dans la chapelle, comme
quand le roi y est entré ; cette requête est ex-
trêmement bien faite; les prélats en sont en
furie, surtout quelques-uns qui prenoient ce
temps pour parler de bas en haut aux musi-
ciens, au grand scandale de l'église gallicane. Il
m'a dit encore que l'archevêque de Reims rom-
poit à feu et à sang avec le coadjuteur, s'il ne
venait avec vous. Ce que Ton a jugé en Langue-
doc vous doit être bon, selon toutes les règles;
le brouillard y le dégel ^ la. feuille , l'orage. Grouvelle croit les de-
viner ; il dit : on a TU plus haut que le dégel otoit madame Scarron ;
et ii ajoute : Je crois que le brouillard est madame de La Fayette ,
et Xw. feuille madame de Coulantes , toutes deux amies de madame
Scarron. Quand à C orage c'est apparemment Tabbé Téiu. Le dernier
«'diteiir pense que ce dernier chiffre désigne plutôt Charles-Maurice
I.c Tellier, archevêque de Reims, frère de Louvois, homme vif,
emporté, brouillon, et dont on trouve le caractère dans la lettre
(lu 5 février 1674* Toutes ces leçons étant incertaines, il n'en
coûte pas plus de [içnser que Forage peut s'appliquer au ministre
TiCmvoîs avec autant do vraisemblance. C D. S. G.
* Louis-Alphonse de Valiîellc , aumônier ordinaire du roi, de-
puis évéque d'Aleth , et Iransfén'- dans la suite à Saint-Omer. D. P»
S'20 LETTRES
voilà un temps favorable, et M. de Pomponne
sera toujours pour la justice : c'est tout ce que
vous demandez pour votre hôtel-de-ville. L'his-
toire de R est plaisante : l'évêque pesta, jura,
tempêta, furibond a, et fut contraint de venir à
vous; et vous fîtes bien de donner grâce.
R , de tes conseib Toilà le juste fruit.
N'est-ce pas cet honnête homme-là'?
Voilà Corbinelli qui vous écrit le triomphe
des lieutenants de roi; cette décision règle toutes
vos affaires, et jamais rien n'a été si favorable
que cette conjoncture, mais apportez bien des
paperasses de ce que vous trouverez sur vos re-
gistres qui vous sera avantageux : les paroles
servent de peu quand il s*agit de prouver. On a
admiré ici votre honnêteté, en avouant qu'avec
de méchants cœurs comme ceux de ces gens-là,
on perd tout par être généreux. Je suis bien ten-
drement à vous, ma très-aimable, et j'embrasse
tout autant de Grignan qu'il y en a autour de
vous.
DE M. DE CORBINELLI.
La décision contre les évêques de Languedoc,
en faveur du commissaire du roi, est un bon
titre pour celui de Provence. Autre victoire , au-
tre triomphe, autre gloire pour nous, et nouveau
chagrin pour nos ennemis : tout va s'aplanir in-
' Cétoit un greffier des états de Provence. D. P.
DE madame: de SÉVIGNÉ. iii
sensiblement; et si, par hasard, il faut que nous
perdions quelque chose en Provence, nous le re-
couvrerons ici. Venez seulement, et nous poli*
tiquerons d'un air à faire trembler tout ce qui
nous hait. Je ne sais si madame votre mère vous
a fait une belle peintiu-e du bal de Saint - Ger-
main; mais je sais bien que vous ranimerez tout
par votre présence. J'ai admiré ce qui s'est passé
dans Taffaire de R Si vous aviez retenu mes
leçons touchant les générosités de province, vous
auriez promis votre protection, et vous auriez
magnifiquement manqué à votre parole, sous
quelque beau prétexte. Vous oubliez les belles
maximes et les plus sûres, le roi vous reprochera
un jour cette conduite; vous immolez toute la
province à un faux éclat d'honnêteté; il falloit
dire que vous ne pouviez accorder cette grâce
en conscience; mais l'ayant accordée, que .ne la
révoquez-vous sous main; que ne cherchez-Vous
dans les mystères de la politique, une trahison
honnête pour faire déposséder le greffier! O
belles âmes, indignes de régner en Provence!
tir. ui
Saa LETTRES
LETTRE CCCLIX.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
I
A Paris , lundi 2 a janvier 1674.
Je ne sais si l'espérance de vous embrasser,
qui me dilate le cœur, me donne une disposi- .
tion tout extraordinaire à la joie ; mais, il est vrai,
ma fille, que j'ai extrêmement ri de ce que vous
me dites de Pellisson et de M. de Grignan' :
Corbinelli en est ravi, et ceux qui verront cet
endroit seront heureux. On ne peut pas se mieux
jouer que vous faites là -dessus, ni le reprendre
plus plaisamment en deux ou trois endroits de
votre lettre; fiez-vous à nous, il est impossible
d'écrire plus délicieusement : c'est une grande
consolation pour moi que la vivacité de notre
commerce, dont je ne crois pas qu'il y ait
• d'exemple. Vous dites trop de bien de mes let-
tres : je ne trouve à dire que cela dans les vôtres;
cependant je vous avoue, voyez quelle bizarre-
rie, que je meurs d'envie de n'en plus recevoir;
et, en disant cela, je prétends élever bien haut
les charmes de votre présence.
* Il s'agit de la laideur aimable de Pellisson , qui en cela ressem-
Jjloit à M. de Grignan. À. G.
DE MADAME DE SÉVIGNï:. 3!>3
Ce que voiis dites au sujet de la Grêle [Fé-
péque de Marseille)^ qui parle seloh ses désirs
et selon ses vues, sans faire aucune attention,
ni sur la vérité, ni sur la vraisemblance, est
très-bien observé. Je pense, pour moi, qu'il n'y
a rien tel que d'être insolent : ne serait-ce point
là comme il faut être? J'ai toujours haï ce style;
mais, s'il réussit, il faut changer d'avis. Je prends
l'affaire de votre ami Vassassinateur, pour la
mettre dans mon livre de V ingratitude; je la
trouve belle; mais ce qui me frappe, c'est la dé-
licatesse de cet homme, qui ne veut pas qu'on
soit amoureux de sa mère, et qui poignarde son
ami et son bienfaiteur : les consciences de Pro-
vence sont admirables. Celle de la Grêle est en
miniature sur le moule de celle-ci : ses scru-
pules, ses relâchements, ses propositions, ses op-
positions; en augmentant et noircissant les doses,
on en feroit fort bien votre ami le scélérat.
Ma fille, laissons ce discours : vous venez donc,
et j'aurai le plaisir de vous recevoir, de vous em-
brasser et de vous donner mille petites marques
de mon amitié et de mes soins : cette espérance
répand une douce joie dans mon cœur; je suis
assurée que vous le croyez et que vous ne crai-
gnez point que je vous chasse. J'ai été aujour-
d'hui à Saint -Germain; toutes les dames m'ont
parlé de votre retour. I^a comtesse de Oniche
324 LETTRES
iiji'a priée de vous dire qu'eJJe ne vous écrira
point , puisque vous vene^ chercher sa réponse :
elle est au dîner, quoique Andromaque %• la r^inc
l'a voulu. J'ai (Joujc vu cette scèae. Le roi et ]a
reine mangent tristement. Madame de Richelieu'*
est assise, et puis les dames, selon l^urs dignités,
les unes assises, et les autres debout; celles qui
n'ont poiat dîqé sont prêtes à s'élancer sur \g!^
plats; celles qui ont dîné ont mal au cœur, et
sont suffoquées de la vapeur des viandes : ainsi
cette troupe est souffrante. Madame de Crussol
éjtpit coiffée dans l'excès de la belle coiffiire ; /elle
sera pa^ée mercredi toute de rubis; elle ^ pns
tous ceux de M. le duc et de madame de Me-
cklenbourg. Je soupai hier chez Gourville avec
cette princesse ; madame de La Fayette et M. de
La RochejEbucauld y étaient : nous é^i$âme$ le
chapitre de l'AlLemagne, sans en excepter une
seule principauté. Adieu, m?t dière en&nt, je
vous quitte J)onr canser avec d'HacqueviU^ et
Çprbinelli : ils ne font ppinjt de façon de Bd'in-
Jerroflipre , piijisque vous allez arriver^
Le roi a donné à M. le comte du Vexin^ la
charge de colonel- général des Suisses, qu'avpit
* CTest-à-dire , quoique en habit de veuve. D. P,
* Daiï^e d'honneur de la reine- D. P.
^ Louis-Osar de Bourbon , fils de madame de Montespan , n^
en 1672.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3^5
M. le comte de Soissons'. C'est M. de Louvois
qui l'exercera.
f*
LETTRE CCCLX.
J>£ MADAME DE SEVIGNE A MADAME DE GKIGNAN.
A Paris, vendredi a6 janvier 1674.
D'Hacqueville et La Garde ^nt totijours per-
suadés (|ue vous ne saunez mieux faire que de
venir : venez donc, mu chère enfant, et vous fe-
rez changer toutes choses : se me miras, rfte mi^
ton; cela est divitiement bien appliqué : il faut
mettre votre cadran au soleil, afin qu'on le re-
garde. Votre intendant ne quittera pas sitôt la
Provence : il a mandé à M« d'Herbigny que vous
lui faisiez tort de croire que la justice seule le
mît dans vos intérêts, puisque votre beauté et
votre mérite y avoient part.
Il n'y eut personne au bal de mercredi dét-
nier ; le roi et la reine avoient toutes les pierre-
ries de la couronne; le malheur voulut que ni
MoirsusuR, ni Madame, ni Mademoiselle, ni mes-
dames de Soubise , Sully, d'Harcourt , Ventadour,
Coëtquen, Grancey, ne purent s'y trouver par
' Eugène-Maurice de Savoie , comte de Soissons , mort le 7 juin
1673. D. P.
3uti LETTRES
diverses raisons; ce fut une pitié; Sa Majesté en
étoit chagrine.
Je revins hier du Mesnil, où j'étois allée pour
voir le lendemain M. d'Andilly; je fus six heures
avec lui; j'eus toute la joie que peut donner la
conversation cTun homme admirable; je vis aussi
mou oncle de Sévigné% mais un moment. Ce
Port-Royal est une Thébaïde; c'est un paradis;
c'est un désert où toute la dévotion du chris-
tianisjne s'est rangée ; c'est une sainteté répan-
due dans tout le pays à une lieue à la roiade; il
y a cinq ou six solitaires qu'on ne counoît point,
qui vivent comme les pénitents de Saint- Jean-.
Climaquç; les religieuses sont des anges sur
terre. Mademoiselle de Vertus* y achève sa vie
avec des doulçurs inconcevables et une résigna-
tion extrême : tout ce qui les sert, jusqu'aux
charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est
modeste. Je vous avoue que j'ai été ravie de voir
cette divine solitude, dout j'avais tant ouï par-
ler; c'est un vallon affreux, tout propre à inspi-
rer le goût de faire sou salut. Je. revins coucher
au Mesnil, et hier ici, après avoir encore em-
brassé M. d'Andilly en passant. Je crois que je
* M. d'Andilly et M. de Sévigné s*étoient retires depuis plusieurs
années à Port-Royal-des-Champs. D, P.
" Sœui* de madame de Moutbazon, ( y oyez l'Histoire de. Jfortr
iloval. )
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 327
diiierai demain chez M. de Pomponne; ce ne
sera pas , sans parler de son père et de ma fille :
voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur-
J'attends tous les jours mon fils ; il m'écrit des
tendresses infinies; il est parti plus tôt, et re-
vient plus tard que les autres; nous croyons que
cela roule sur une amitié qu'il a à Sezanne; mais ,
comme ce n'est pas pour épouser, je n'en suis
point inquiète.
Il est vrai que l'on a attaqué M. de ViRars et
ses gens en revenant d'Espagne : c'-étaient les
gens de l'ambassadeur {^d'Espagne) qui revenait
de France. C'est un assez ridicule combat; les
maîtres s'exposèrent, on tirait de tous côtés; il
y a eu quelques valets de tués. On n'a point fait
de compliments à madame deVillars; elle a son
mari, elle est contente. M. de Luxembourg est
ici; on parle fort de la paix, c'est-à-dire selon
les désirs de la France, plus que sur la disposi-
tion des affaires; cependant on la peut vouloir
de telle sorte qu'elle se feroit^
J'espère, ma fille, que vous serez plus con-
' Après avoir sacrifié des milliers de soldats sur la brèche,
épuisé les trésors de l'état , fatigué la nation du droit illimité de
faire du mal , cette guerre finit par le glorieux traité de Nimègue,
dont les avantages ne firent malheureusement qu'exalter l'ambition
et l'orgueil de Louis XIV , secondé par des ministres qui ne ré-
voient que destruction et triomphe, afin de n'être jamais dessaisis
de l'autorité. G. D. S. G.
3uti LETTRES
diverses raisons; ce fut une pitié; Sa Majesté eu
étoit chagrine.
Je revins hier du Mesnil, où j'étois allée pour
voir le lendemain M. d'Andilly; je fus six heures
avec lui; j'eus toute la joie que peut donner la
conversation d'uu homme admirable; je vis aussi
mou oncle de Sévigné% mais un moment. Ce
Port-Royal est une Thébaïde; c'est un paradis;
c'est un désert où toute la dévotion du chris-
tianistme s'est rangée ; c'est une sainteté, répan-
due dans tout le pays à une lieue à la roiade; il
y a cinq ou six solitaires qu'on ne connoît point,
qui vivent comme les pénitents de Saint- Jean-
Ciimaque; les religieuses sont des anges sur
terre. Mademoiselle de Vertus* y achève ss^ vie
avec des doulçurs inconcevables et une résigna-
tion extrême : tout, ce qui les sert, jusqu'aux
charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est
modeste. Je vous avoue que j.'ai été ravie de voir
cette divine solitude, dont j'^avais tant ouï par-
ler; c'est un vallon affreux, tout propre à inspi-
rer le goût de faire sou salut. Je> revins coucher
au Mesnil, et hier ici, après avoir encore em-
brassé M. d'Andilly en passant. Je crois que je
* M. d'Andilly et M. de Sévigné s'étoient retires depuis plusieurs
années à Port-Royal-des-Champs. D. P.
" Sœui* de madame de Moutbazon, ( y oyez l'Histoire, de. fort-
iloyal. )
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 327
dînerai demain chez M. de Pomponne; ce ne
sera pas sans parler de son père et de ma fille :
voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur-
J'attends tous les jours mon fils ; il m'écrit des
tendresses infinies ; il est parti plus tôt , et re-
vient plus tard que les autres ; nous croyons que
cela roule sur une amitié qu'il a à Sezanne; mais ,
comme ce n'est pas pour épouser, je n'en suis
point inquiète.
Il est vrai que l'on a attaqué M. de ViRars et
ses gens en revenant d'Espagne : c'-étaient les
gens de l'ambassadeur (^d'Espagne) qui revenait
de France. C'est un assez ridicule combat; les
maîtres s'exposèrent, on tirait de tous côtés; il
y a eu quelques valets de tués. On n'a point fait
de compliments à madame de Yillars; elle a son
mari, elle est contente. M. de Luxembourg est
ici; on parie fort de la paix, c'est-à-dire selon
les désirs de la France, plus que sur la disposi-
tion des affaires; cependant on la peut vouloir
de telle sorte qu'elle se feroit^
J'espère, ma fille, que vous serez plus con-
' Après avoir sacrifié des miliieri» de soldats sur la brèche,
épuisé les trésors de l'état , fatigué la nation du droit illimité de
faire du mal , cette guerre finit par le glorieux traité de Nimègue,
dont les avantages ne firent malheureusement qu'exalter l'ambitiou
et l'orgueil de Louis XIV , secondé par des ministres qui ne ré-
voient que destruction et triomphe, afin de n'être jamais dessaisis
de l'autorité. G. D. S. G.
328 lettrï;.s
tente et plus décidée, quand vous aurez votre
congé. On ne doute point ici que votre retour
n'y soit très-bon : si vous n'étiez bien en ce pays ,
vous vous en sentiriez bientôt en Provence : se
me miras y me miran; rien ne peut être mieux
dit, il en faut revenir là. M. et madame de Cou-
langes, la Sanzei et le bien, Bon vous souhaitent
avec impatience, et veulent tous, comme moi,
que vous ameniez le coadjuteur, qui vous forti-
fiera considérablement. J'?d fort entretenu' La
Garde, vous ne sauriez trop estimer ses conseils:
il parlait l'autre jour à Gordes de vos affaires ; il
les sait, et les range, et les dit en perfection; il
donne un tour admirable à tout ce qu'il £aut
dire à Sa Majesté : vous ne pouvez consulter per-»
sonne qui connpisse mieux ce pays-ei que lui;
On est toujours charmé de mademoiselle de
Elois et du prince de Conti. D'Hacqueville voua
parlera des nouvelles de l'Europe, et comme
l'Angleterre est présentement la grande affaire.
C'est M. le duc du Maine ' qui a les Suisses ; ce
n'est plus M. le comte du Vexin, lequel y en ré-
compense, a l'abbaye de Saint-Germain-d es-Prés.
' Louis- Auguste de Bourbon, né le 3 1 mars 1670. Z>. P,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3a9
f <>»>«<i
LETTRE CCCLXI.
DE M. DE LAMOIGNON A M. LE COMTE DE GUITAUD*.
A Paris , ce 38 janvier 1674- *
J'ai reçu tant de marques de l'honneur de
votre amitié , que je n'ai pu douter que vous
n'ayez bien voulu prendre quelque part en la
joie que le mariage de mon fils me donne. Cela
n'est pas même , entre vous et moi , aux termes
d'un complimeïit ordinaire , puisque l'honneur
que mon fils a de vous appartenir d'une alliance
très-proche , fait une principale partie de la s^^
tisf action que. je reçois en cette occasion, et quei
d'ailleurs vous avez agi pour ce mariage d'une
manière si obligeante pour nous, que vous le
deyez regarder en quelque façon comme votre
ouvrage. Pour moi , Monsieur , je voudrois vous
pouvoir offrir, quelque chose de nouveau dans
cette rencontre ;. mais je vous étois déjà acquis
' 6-uillaame de Lamoignbn , reçu* premier président au parle-
ment de Paris le 3 octobre 1-658.
' Cette lettre placée à son ordre de date , étant adressée i un
ami de madame de Sérigné, et du nombre des lettres inédites re-
<:ueillies par Klosterman dans leS archives d'Époisses , ne paroitra
pohit étrangère à cette précieuse correspondance, dont il entre
clans notre plan de ne rien perdre. CFropriété de l'édittur.J
332 LETTRES
M. de Crussol ', qui tient le premier rang pour
les bons mots , disoit en regardant sa femme '
plus rouge que les rubis dont elle était parée :
Messieurs , elle n'est pas belle , mais elle a bon
visage.
Votre retour est présentement une nouvelle
de la cour ; vous ne sauriez croire les compli-
ments que Ton m'en fait. Il y a aujourd'hui cinq
ans, ma fille, que vous fûtes mariée. Je vous
embrasse avec une tendresse infinie.
»—»«»»**»♦ »€»a^a*a>B<»»>>»»a 4
LETTRE CCCLXIII.
1>E MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRlGWAIÏr.
A Paris, vendredi :^ février 1674-
Vous me paiî*lez de l'ordinaire du 1 5 , et pas
u^iï mot du lîi que vous attendiez avec împa-
iSence, et qui vous portoit votre congé; mais
puisque vous n'en dîtes rien , c'est signe que
vôiis l'avez reçu. Je trouve que vous ité xàiïs
pressez point assez de partir : tout le tnotide
m'accable de me demander si vous êtes partie ,
et- quand vous arriverez ; je ne puis rien dire de
juste ; il iùe semble que vous devez être à Gri-
gnan, et que, vous en partez demain où lundi :
enfin , ma chère enfant , je rie pense qu'à vous,
* Depuis duc d'Usez.
DE MADAME DE SEVIGNE. 333
et je vous suis partout. Je vous remercie de
l'assurance que vous me donnez de ne vous point
exposer en carrosse sur les bords du Rhône.
Vous voulez prendre la Loire ; vous saurez mieux
que nous à Lyon ce qui vous sera le meilleur :
arrivez en bonne santé , c'est tout ce que je dé-
sire ; mon cœur est fortement touché de la joie
de vous embrasser. Ira au-devant de vous qui
voudra, pour moi je vous attendrai dans votre
chambre , ravie de vous y voir ; vous y trouve-
rez du feu, des bougies, de bons fauteuils, et
un cœur qui ne sauroit être surpassé en ten-
dresse pour vous. J'embrasserai le comte et le
coadjuteur; je les souhaite tous deux. I^'arche-
vêque de Reims m'est venu voir , il demande le
coadjuteur à cor et à cri. Vraiment vous êtes
obligée à M. de Pomponne de la charmante idée
qu'il a conservée de vous , et de l'envie qu'il a
de vous voir. Voilà votre petit-frère qui arrive ;
le cardinal de Retz me fait dire qu'il est arrivé :
arrivez donc tous à la bonne heure. Ma chère en-
fant, je suis toute àvous; ce n'est point pour finir
une lettre , c'est pour dire la plus grande vérité
du monde, et celle que je sens le mieux dans
mon cœur. Mademoiselle de Méri ne vous écrit
point ; on commence à négliger ce commerce
dans l'espérailce de mieux. Mon fils vous em-
brasse tendrement, et moi, les chers Grignan.
332 LETTRES
M. de Crussol ', qui tient le premier rang pour
les bons mots , disoit en regardait sa femme '
plus rouge que les rubis dont elle était parée:
Messieurs , elle n'est pas belle , mais elle a bon
visage.
Votre retour est présentement une nouvelle
de la cour ; vous ne sauriez croire les compli-
ments que l'on m'en fait. Il y a aujourd'hui cinq
ans, ma fille, que vous fûtes mariée. Je vous
embrasse avec une tendresse infinie.
>ai— *-<»»»*^»»»i»a*a*a>«i»><»»«a<
LETTRE CCCLXIII.
1>E MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGWAW.
A Paris, vendredi :^ février 1674*
Vous me pariez de l'ordinaire du 1 5 , et pas
uit mot du ïîi que vous attendiez avec impa-
tSence , et qui vous portoit votre congé ; mais
puisque vous n'en dîtes rien , c'est signe que
vous l'avez reçu. Je trouve que vous tiè vous
pressez point assez de partir : tout le mloïide
m'accable de me demander si vous êtes partie ,
et- quand vous arriverez ; je ne puis rien dire de
juste ; il rire semble que vous devez être à Gri-
gnah, ei que, vous en partez démain où lundi :
enfin , ma chère enfant , je rie pense qu'à vous,
* Depuis duc d'Usez.
DE MADAME DE SEVIGNE. 333
et je vous suis partout. Je vous remercie de
l'assurance que vous me donnez de ne vous point
exposer en carrosse sur les bords du Rhône.
Vous voulez prendre la Loire ; vous saurez mieux
que nous à Lyon ce qui vous sera le meilleur :
arrivez en bonne santé , c'est tout ce que je dé-
sire ; mon cœur est fortement touché de la joie
de vous embrasser. Ira au-devant de vous qui
voudra , pour moi je vous attendrai dans votre
chambre , ravie de vous y voir ; vous y trouve-
rez du feu , des bougies , de bons fauteuils , et
un cœur qui ne sauroit être surpassé en ten-
dresse pour vous. J'embrasserai le comte et le
coadjuteur; je les souhaite tous deux. L'arche-
vêque de Reims m'est venu voir , il demande le
coadjuteur à cor et à cri. Vraiment vous êtes
obligée à M. de Pomponne de la charmante idée
qu'il a conservée de vous , et de l'envie qu'il a
de vous voir. Voilà votre petit-frère qui arrive ;
le cardinal de Retz me fait dire qu'il est arrivé :
arrivez donc tous à la bonne heure. Ma chère en-
fantée suis toute à vous ; ce n'est point pour finir
une lettre , c'est pour dire la plus grande vérité
du monde , et celle que je sens le mieux dans
mon cœur. Mademoiselle de Méri ne vous écrit
point ; on commence à négliger ce commerce
dans l'espérailce de mieux. Mon fils vous em-
brasse tendrement, et moi, les chers Grignan.
332 LETTRES
M. de Crussol ', qui tient le premier rang pour
les bons mots , disoit en regardant sa femme '
plus rouge que les rubis dont elle était parée :
Messieurs , elle n'est pas belle , mais elle a bon
visage.
Votre retour est présentement une nouvelle
de la cour ; vous ne sauriez croire les compli-
ments que Ton m'en fait. Il y a aujourd'hui cinq
ans, ma fille, que vous futés mariée. Je vous
embrasse avec une tendresse infinie.
»— *<»»»<«^»»»»a^«^»^»«»»^— #4
LETTRE CCCLXIII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGWAWr.
A Paris, yeudredi î^ février ^67 4-
Vous me pariez de l'ordinaire du 1 5 , et pas
uto mot du lîi que vous attendiez avec impa-
tience , et qui vous portoit votre congé ; mais
puisque vous n'en dîtes rien , c'est signe que
vous Tavez reçu. Je trouve que vous itè vous
pressez point assez de partir : tout le monde
m'accable de me demander si vous êtes paitie ,
et- quand vous arriverez ; je ne puis rien dire de
juste ; il rire semble que vous devez être à Gri-
gnah, et que, vous en partez démain ou lundi :
enfin , ma chère enfant , je rie pense qu'à vous,
* Depuis duc d'Usez.
» /
DE MADAME DE SEVIGNE. 333
et je vous suis partout. Je vous remercie de
l'assurance que vous me donnez de ne vous point
exposer en carrosse sur les bords du Rhône.
Vous voulez prendre la Loire; vous saurez mieux
que nous à Lyon ce qui vous sera le meilleur :
arrivez en bonne santé , c'est tout ce que je dé-
sire ; mon cœur est fortement touché de la joie
de vous embrasser. Ira au-devant de vous qui
voudra , pour moi je vous attendrai dans votre
chambre , ravie de vous y voir ; vous y trouve-
rez du feu, des bougies, de bons fauteuils, et
un cœur qui ne sauroit être surpassé en ten-
dresse pour vous. J'embrasserai le comte et le
coadjuteur ; je les souhaite tous deux. I^'arche-
vêque de Reims m'est venu voir , il demande le
coadjuteur à cor et à cri. Vraiment vous êtes
obligée à M. de Pomponne de la charmante idée
qu'il a conservée de vous , et de l'envie qu'il a
de vous voir. Voilà votre petit-frère qui arrive ;
le cardinal de Retz me fait dire qu'il est arrivé :
arrivez donc tous à la bonne heure. Ma chère en-
fant, je suis toute àvous ; ce n'estpoint pour finir
une lettre , c'est pour dire la plus grande vérité
du monde , et celle que je sens le mieux dans
mon cœur. Mademoiselle de Méri ne vous écrit
point ; on commence à négliger ce commerce
dans l'espérailce de mieux. Mon fils vous em-
brasse tendrement, et moi, les chers Grignan.
3ati LETTRES
diverses raisons; ce fut une pitié; Sa Majesté en
étoit chagrine.
Je revins hier du Mesnii, où j'étois allée pour
voir le lendemain M. d'Andilly; je fus six heures
avec lui; j'eus toute la joie que peut donner la
conversation d'un homme admirable; je vis aussi
mon oncle de Sévigné% mais un moment. Ce
Port-Royal est une Thébaïde; c'est un paradis;
c'est un désert où toute la dévotion du chris-
tianistme s'est rangée; c'est une sainteté répan-
due dans tout le pays à une lieue à la ronde; il
y a cinq ou six solitaires qu'on ne connoit point,
•qui vivent comme les pénitents de Saint- Jean-
Climaque; les religieuses sont des anges sur
terre. Mademoiselle de Vertus* y achève sa vie
avec des doulçurs inconcevables et une résigna-
tion extrême : tout ce qui les sert, jusqu'aux
charretiers , aux bergers , aux ouvriers , tout est
modeste. Je vous avoue que j'ai été ravie de voir
cette divine solitude, dont j'avais tant ouï par-
ler; c'est un vallon af&eux, tout propre à inspi-
rer le goût de faire soji salut. Je. revins coucher
au Mesnil, et hier ici, après avoir encore em-
brassé M. d'Andilly en passant. Je crois que je
* M. d'Andilly et M. de Sévigné s'étoient retirés depub plusieurs
années à Port-Royal-des-Champs. D. P.
* Sœui* de madame de Moiitbazon, ( Voyez l'Histoire de. for^-
iloval. )
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 327
diiierai demain chez M. de Pomponne; ce ne
sera pas , sans parler de son père et de ma fille :
voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur-
3'attends tous les jours mon fils; il m'écrit des
tendresses infinies ; il est parti plus tôt , et re-
vient plus tard que les autres ; nous Croyons que
cela roule sur une amitié qu'il a à Sezanne; mais ,
comme ce n'est pas pour épouser, je n'en suis
point inquiète.
Il est vrai que l'on a attaqué M. de ViUars et
ses gens en revenant d'Espagne : c'-étaient les
gens de l'ambassadeur (^d'Espagne) qui revenait
de France. C'est un assez ridicule combat; les
maîtres s'exposèrent, on tirait de tous côtés; il
y a eu quelques valets de tués. On n'a point fait
de compliments à madame deVillars; elle a son
mari, elle est contente. M. de Luxembourg est
ici; on parle fort de la paix, c'est-à-dire selon
les désirs de la France, plus que sur la disposi-
tion des affaires; cependant on la peut vouloir
de telle sorte qu'elle se feroit'.
J'espère, ma fille, que vous serez plus con-
' Après avoir sacrifié des milliers de soldats sur la brèche,
épuisé les trésors de l'état , fatigué la uatiou du droit illimité de
faire du mal , cette guerre finit par le glorieux traité de Nimègue,
dont les avantages ne firent malheureusement qu'exalter l'ambition
et rorgueil de Louis XIV , secondé par des ministres qui ne ré-
voient que destruction et triomphe, afin de n'être jamais dessaisis
de l'autorité. G. D. S. G.
328 LETTRE
tente et plus décidée, quand vous aurez votre
congé. On ne doute point ici que votre retour
n'y soit très-bon : si vous n'étiez bien en ce pays ,
vous vous en sentiriez bientôt en Provence : se
me miras j me miran; rien ne peut être mieux
dit, il en faut revenir là. M. et madame de Cou-
langes , la Sanzei et le bien Bon vous souhaitent
avec impatience, et Veulent tous, comme moi,
que vous ameniez le coadjuteur, qui vous forti-
fiera considérablement. J'?d fort entretenu- La
Garde , vous ne sauriez trop estimer ses conseils :
il parlait l'autre jour à Gordes de vos affaires ; il
les sait, et les range, et les dit en perfection; il
donne un tour admirable à tout ce qu'il faut
dire à Sa Majesté : vous ne pouvez consulter per^
sonne qui connpisse mieux ce pays-ei que luii.
On est toujours charmé de mademoiselle de
Blois et dû prince de Conti. D'Hacqueville voua
parlera des nouvelles de l'Europe, et comme
l'Angleterre est présentement la grande affaire.
C'est M. le duc du Maine f qui a les Suisses; ce
n'est plus M. le comte du Vexin , lequel y en ré-
compense, a l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
' Louis- Auguste de Bourbon , né le 3 1 mars 1 670. D. P,
DE MADAMX DE SÉVIGNÉ. 3^9
LETTRE CCCLXI.
DE M. DE LAMOIGNON A M. LE COMTE DE GUÏTAUD^
A Paris , ce 38 janvier 1674. *
J'ai reçu tant de marques de l'honneur de
votre amitié , que je n'ai pu douter que vous
n'ayez bien voulu prendre quelque part en la
joie que le mariage de mon fils me donne. Cela
n'est pas même , entre vous et moi , aux termes
d'un compliment ordinaire , puisque l'honneur
que mon fils a de vous appartenir d'une alliance
très-proche , fait une principale partie de la sa-
tisfaction qq^e je reçois en cette occasion, et que
d'ailleurs vous avez agi pour ce mariage d'une
nianière si obligeante pom- nous, que vous le
devez regarder en quelque façon comme votre
ouvrage. Pour moi , Monsieur , je voudrois vous
pouvoir offrir quelque chose de nouveau dans
cette rencontre ;. mais je vous étois déjà acquis
* Guillaume de Lamoignon , reçir premier président au parle»
ment de Paris le a octobre 16 58.
* Cette lettre placée à son ordre de date , étant adressée à un
ami de madame de Sévigné, et du nombre des lettres inédites re-
GueiUies par Klosterman dans leà archives d^Époisses , ne paroftra
poiht étrangère à cette pféciéûse correspondance, dont il entre
dat)tf itôtre plan de ne rien perdre. C Propriété de l'édittur.J
-V
342 LETTRES
vous dire à vous-même que je vous aime tou-n
jours trop, et que vous me ferez un très-grand
plaisir si vous voulez m'aimer un peu : voyez si
on peut mieux se mettre à la raison; c'est don-.
ner que de faire un marché de cette sorte. Vous
nous manquez fort, nous avions de la joie de
vous voir revenir les soirs ; votre société est ai-^.
mable; et, hormis quand on voua hait, on vous
aime extrêmement. Ma fille est toujours languis-
sante. Le héros que j'attends ne viendra pas
sitôt; elle est triste, mais je suis accoutumée à
la voir ainsi quand vous n'y êtes pas. Il fait plus
chaud à Besançon que sur le port de Toulon.
Vous savez l'extrême blessure de 3aint-Géran ,
et comme sa jolie femme y est accourue avec
madame de Villars; on croyoit qu'il était mort :
on mande le i8 qu'il se porte mieux : comme
vous ne pourriez pas épouser sa veuve, je suis
persuadée que vous voulez bien qu'il vive ^ Voilà
rannée 1674» ^5 de mai , que liouis XIV conquit pour la seconde
fois le comté de Bourgogne sur Charles II , roi d'Espagne ; la pre-
mière fois l'an 1668 , et rendu la même année par le traité d'Aix-
la-Chapelle , et enfin cédé à la France par le traité de Nimègue,
conclu en 1678. G» D. S, G.
' Saint- Géran fut grièvement blessé pipr le crâne de Henri de
Béringhen , qui eut la tête emportée d'un coup de canou au siégq
de Besançon. ( f^oyez les Mémoires de Saint-Simon 9 tome XII y
page a a.) Madame deSévigné, sous la date du a S septembre 1676 ,
donne à la femme de Saint-Géran une réputation de courtisane.
G, D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ, 343
une fable des plus jolies; ne connoissez-vous per-
sonne qui soit aussi bon courtisan que le re-
nard * ? Je suis ravie du bien que vous me dite»
de ma petite ; je prends pour moi toutes les ca-
resses que vous lui faites. Adieu, mon très-cher
Comte; on ne peut guère vous embrasser plu»
tendrement que je fais. Mon fils vous fait tou-
jours mille compliments.
LETTRE CCCLXVIII'.
J)£ MADAME DE SÉVIGNJÉ À MADAME DE GRIGITAIC.
A Livry , ce i**" juin 1674.
Il faut, ma bonne, que je sois persuadée de
votre fonds pour moi, puisque je vis encore.
C'est une chose bien étrange que la tendresse
que j'ai pour vous; je ne sais si, contre mon des-
sein , j'en témoigne beaucoup , mais je sais bien
que j'en cache encore davantage. Je ne veux point
vous dire l'émotion et la joie que m'ont don-
nées votre laquais et votre lettre. J'ai eu même
le plaisir de ne point croire que vous fussiez
' Ceft U £ible de La Fontaine qoi a pour titre ta Cour du LUm,
D.P.
^ Cette lettre , imprimée dans Tédition de Rouen , 1716 , a été
n^rligée dans celles qui Ton suirie ; ce qu*il faut attribuer , dit
M. de Monmerqué , aux petites mésintelligences qn'dle indique.
344 LETTRES
malade; j'ai été assez heureuse pQur croire ce
que c'était. Il y a long -temps que je l'ai dit,
quand vous voulez, vous êtes adorable; rien ne
manque à ce que vous faites; j'écris dans le mi-
lieu du jardin comme vous l'avez imaginé, et les
rossignols et les petits oiseaux ont reçu avec un
grand plaisir, mais sans beaucoup de respect, ce
que je leur ai dit de votre part; ils sont situés
d'une manière qui leur Qte toute sorte d'humi-
lité. Je fus hier deux heures toute seule avec les
hamadryades; je leur parlai de vous, elles me
contentèrent beaucoup pa?* leur réponse. Je ne
sais si ce pays tout entier est bien content de
moi, car enfin, après avoir joui de toutes ses
beautés, je n'ai pu m'empêcher dç dire :
Mais f quoi que vous ayez , tous n'avez point Calixte.
Et moi , je ne yois rien quand je ne la vois pas.
Cela est si-vrai que je repars après dîner avec
joie. La bienséance n'a nulle part à tout ce que
je fais; c'est ce qui est cause que les excès de li-
berté que vous me donnez me blessent le cœur.
Il y a deux ressources dans le mien que vous
ne sauriez comprendre. Je vous loue d'avoir ga-
gné vingt pistoles; cette perte a paru légère, étant
suivie d'un grand honneur et d'une bonne colla-
tion. J'ai fait vos compliments à nos oncles et
cousines ; ils vous adorent et sont ravis de la re-
lation. Cela leur convient, et point du loiît en
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3^5
un lieu où je vais dîner, c'est pourquoi je vous
la renvoie. J'avais laissé à mon portier une lettre
pour Brancas; je vois bien qu'on l'a oubliée.
Adieu, ma très -chère et très -aimable enfant,
vous savez que je suis à vous.
LETTRE CCCLXIX. '
PJE M. D^ LAAfOIGNON A M. LE COMTE DE GUITAUO.
Paris y i4 juin 1674.
Je ne doute point que vous n'ayez eu de la
joie de la grâce que le roi a accordée à M. le
premier président. Je vous avoue qu'elle m'a
surpris, et que je ne m'attendois pas qu'elle dût
sitôt arriver. Vous devez être bien persuadé qu'il
ne peut venir de bonne fortune dans aucune
maison où vous ayez plus de personnes qui vous
soient sincèrement acquises. Je suis revenu d'un
voyage que j'ai fait aux eaux de Vichy, où j'ai
retrouvé ma santé,' qui étoit en assez méchant
état. Je voudrois pouvoir l'employer pour votre
service , et vous témoigner à quel point je suis
tout à vous.
' ArchiTei d'Ëpoisses. y oyez la note sous la date du 18 jan-
vier précédent, f Propriété de P Editeur. J
346 LETTRES
LETTRE CCCLXX.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ AM. LE COMTE DE OUITAUD ^
Paris, juin ^"^^
Vous m'avez écrit de Lyon la plus obligeante
petite lettre du monde ; pour récompense , je
vous assure que j'ai pris un grand intérêt à votre
voyage, et que j'ai bien pensé à madame deGui-
taud, et sur la terre et sur le Rhône, et à ses
frayeurs , et à son état , et plus encore à la ten-
dresse qui lui a fait entreprendre ce voyage, et
au courage qu'elle a eu de l'exécuter. Tout de
bon, cela est héroïque, on ne peut trop l'admi-
rer : je crois même qu'on doit s'en tenir là , et
lui laisser l'honneur de n'être point imitée. Je
souhaite que la suite soit heureuse , et je l'espère;
car enfin, on accouche partout, et la Providence
ne se dérange point.
Tous avez eu madame de Toscane. Je vous con-
jure, par votre amitié et par ma servitude *
d'Epoisses , de m'écrire quelquefois un mot dans
les grands événements , par exemple , trois li-
gnes quand votre chère épouse sera accouchée.
' Lett. inéd. r Propriété de l'Editeur, J
^ Bourbilly , la terre de madame de Sévigné , relevoit de celle
d'Epoisses.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ 347
Je mérite cette petite distinction par lintérêt que
j*y prends.
Je n'ai pas vécu depuis six semaines. L'adieu
de ma fille m'a désolée , et celui du cardinal de
Retz m'a achevée. Il y a des circonstances dans
ces (}eux séparations , qui m'ont assommée.
Je laisse à M. d'Hacqueville à vous mander les
ponts sur le Mein; pour moi, je vous assure, en
gros, que le roi sera toujours triomphant par
tout : son bonheur fait retirer M. de Lorraine
et le prince d'Orange : il donne des coudées
franches à M. de Turenne , qui étoit oppressé;
enfin son étoile suffit à tout.
• Adieu, Monsieur, adieu. Madame; je vous
honore tous deux très- parfaitement.
LETTRE CCCLXXI.
DE MADAME DE SÉVlGTfi A M. LE COMTE DE GUITAUD ^
■
Paris , juillet 1674.
Je ne puis assez vous remercier de m'avoir
mandé l'heureux accouchement de madame votre
chère épouse. J'y avois pensé plus de mille fois,
et j'y prenois un intérêt bien plus grand que ce-
lui qu'on prend d'ordinaire à ceux dont nous
' Lett. inéd. C Propriété de V Éditeur J
i
348 LETTRES
dépendons : cela fait voir la douceur de votre
domination.
Que je suis aise que vous soyez content de
M. Joubert! ne vous l'avois-je pas bien dit, que
c'étoit un bon et habile homme'? Mais aussi,
que madame de Guitaud est une raisonnable
femme d être accouchée comme on a accoutumé,
et de n'aller point chercher midi à quatorze
heures, comme madame de Grignan, pour faire
un accouchement hors de toutes les règles ! Voilà
les îles en honneur pour les femmes grosses de
neuf mois; si ma fille l'est, je lui conseille d'y al-
ler*. Je ne sais point de ses nouvelles sur ce su-
jet; mais, comme vous dites, ce n'est pas à dire
que cela ne soit pas vrai : je vous assure que j'en
serai très-afïligée. Cette peine me viendra quand
je n'ai plus celle de madame de Guitaud, car c'é-
toit une de mes inquiétudes, et Dieu ne per-
mettra pas que j'aie le plaisir d'en avoir une de
moins. Embrassez donc Vaccouchade pour l'a-
mour de moi, et m'aimez tous deux, car votre
amitié est pour moi une chose admirable. Je vous
' Il étoit habile médecin et descendant d'une famille originaire
de Valence en Dauphiné , qui se divisa vers Tan 1 5oo , en plu-
sieurs branches , dont deux subsistent encore. G*est de cette même
famille que descendoit Laurent Joubert \ trésorier des états de Lan-
guedoc , à qui nous devons la Galerie de Florence , chef-d'œuvre
de la calcographie du dix-huitième siècle.' G. D, S. G.
' Madame de Guitaud accpucha aux îles Sainte-Marguerite.
DE MADAME DE^SÉVIGNÉ. 349
renvoie vos mêmes paroles, je les ai trouvées
très-propres pour ce que je pense.
Il me semble que nous causerons bien présen-
tement : l'histoire de cette province tiendroit un
assez grand espace , et vous divertiroit. Et notre
bon cardinal , et M. de Turenne , et M. le prince ,
et le maréchal de Créqui, ne croyez- vous point
que tous ces chapitres ne puissent nous conduire
assez loin? Nous dirons bien un petit mot aussi
de la Provence et de la Fourbinerie ' : enfin il
ne seroit question que d'être à portée de nous
pouvoir entendre. Mais on ne commence guère
de conversation d'un bout de la terre à l'autre ;
nous sommes quasi aux deux extrémités. Dieu ^
nous rassemble, mon pauvre monsieur! mais
hélas, notre petite comtesse nous manquera cet
hiver. Voilà un endroit de mon cœur qui vous
feroit pitié. Le baron est encore une autre belle
chose. Je meurs de peur que M. de Luxembourg
ne fasse parler de lui : en vérité, la vie est triste,
quand on est aussi tendre aux mouches que je
la suis*. Je ne suis point encore consolée de la
capucine; j'ai vu notre malheur dans cette af- y
faire. Monsieur et Madame, je vous assure que
je suis très-véritablement à vous.
' Seconde allusion au procès entre M. de Forbin et M. de Gui-
taud.
* On sait que madame de Sévigné ne pouvoit consentir à écrire
je le suis ; je me croirois, disoit-elle, de la barbe au menton.
35o LETTRES
LETTRE CCCLXXII.
DU COMTE DE BUSSY A MADAME DE SÉVIGNÉ.
A Chaseu , ce i6 août 1674.
J'ai appris que vous aviez été fort malade,
ma chère cousine ; cela m'a mis en peine pour
l'avenir, et m'a obligé de consulter votre mal à
un habile médecin de ce pays-ci. Il m'a dit que
les femmes d'un bon tempérament comme vous...,
et qui s'étoient un peu contraintes, étoient su-
jettes à des vapeurs. Cela m'a remis de l'appré-
hension que j'avois d'un plus grand mal.... Vous
devriez suivre mon conseil, ma chère cousine,
et d'autant plus qu'il ne vous sauroit paroître
intéressé... , Raillerie à part, ma chère cousine',
' Bussy f grand faiseur de phrases , et qui pensoit aussi libre-
ment que Diderot sur les vertus y badine sans doute dans ces espaces
en blanc sur les vapeurs hystériques , dont il supposoit faire le
tourment de sa cousine , qu'il croyoit d'ailleurs plus coquette que
sage. Grouvelle dit que Bussy lui écrivoit : " Le remède étant entre
* vos mains ^ je ne pense pas que vous haïssiez assez la vie pour
* n'en pas user , ni que vous eussiez plus de peine à prendre un
* galant que de Fémétique. » L'air de garnison qui règne dans cette
pensée , blesse autant la pudeur que l'oreille de la bonne compa-
gnie, n n'est pas difficile de convenir que dans nos mœurs la galan-
terie sous la plume ne montre pas une écorce aussi brute.
G, D, S. G.
. DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 35i
ayez soin de vous : faites-vous tirer du sang plus
souvent que vous ne faites ; de quelque manière
que ce soit, il n'importe, pourvu que vous vi-
viez. Vous savez bien que j'ai dit que vous étiez
de ces gens qui ne de<^r oient jamais mourir^ comme
il y en a qui ne des^roient jamais naitr^. Faites
votre devoir là-dessus ; vous ne sauriez faire un
plus grand plaisir à madame de Grignan et à
moi. Mais, à propos d'elle, trouvez bon que je
lui dise deux mots.
A MADAME DE GRIGNAN.
Comment vous portez- vous de votre grossesse ,
Madame, et du mal de madame votre mère? Voilà
bien des incommodités à-la-fois. J'ai ouï dire que
vous étiez déjà délivrée de l'une; pour Tautre,
j'espère que vous en sortirez bientôt heureuse-
ment. Voilà ce que c'est d'avoir des maris et des
mères; si on n'avoit pas tout cela, on ne seroit
pas exposé à tant de déplaisirs ; mais d'un autre
côté, on n'auroit pas toutes les douceurs que l'on
a« C'est là la vie, du bien, du mal; celui-ci fait
trouver l'autre meilleur. Taurai plus de plaisir
de vous revoir après quatre ou cinq mois d'ab-
sence, que si je ne vous avois pas quittée.
352 LETTRES
LETTRE CCCLXIU.
DE MADAME DE SÉVIGN^ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce 5 septembre 1674.
Votre médecin, qui dit que mon mal sont des
vapeurs , et vous qui me proposez le moyen d'en
guérir, n'êtes pas les premiers qui m'avez con-
seillé de me mettre dans les remèdes spécifiques ;
mais la raison de n'avoir point eu de précaution
pour prévenir ces vapeurs m'empêchera d'en gué-
rir. Le désintéressement dont vous voulez que je
vous loue dans le conseil que vous me donnez ,
n'est pas si estimable qu'il l'auroit été du temps
de notre belle jeunesse : peut-être qu'en ce temps-
là vous auriez eu plus de mérite. Quoi qu'il en
soit, je me porte bien, et si je meurs de cette
maladie, ce sera d'une belle épée, et je vous
laisserai le soin de mon épitaphe. Que dites-vous
de nos victoires? Je n'entends jamais parler de
guerre que je ne pense à vous. Votre charge va-
cante m'a frappé le cœur. Vous savez par qui
elle est remplie. Le marquis de Renel n'étoit-il
pas de vos amis et de vos alliés? Quand je vous
vois chez vous, dans le temps où nous sommes,
j'admire le bonheur du roi de se pouvoir passer
L-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 353
de tant dé braves gens qu'il laisse inutiles. Nous
avons tant perdu à cette victoire, que^ sans le
Te Dewn et quelques drapeaux portés à Notre--
Dame j nous croirions avoir perdu le combat * .
Mon fils a été blessé légèrement à la tête ; c'est
un miracle qu'il en soit revenu , aussi bien que
les quatre escadrons de la maison du roi , qui
étoient postés huit heures durant à la portée du
feu des ennemis, sans autre mouvement que
celui de se^ presser à mesure qu'il y avait des
gens tués. J'ai ouï dire que c\est une souffrance
terrible que d'être ainsi exposé. Vos lettres au
roi me charment toujours.
DE MADA3IE DE .GRIGNAIV.
Je vous remercie d'avoir pensé à moi pour
me plaindre du mal de ma mère. Je suis très-
contente que vous connoissiez combien mon
cœur est pénétré de tout ce qui lui arrive. Il me
semble que c'est mon meilleur endroit, et je
suis bien aise que vous , dont je veux avoir l'es-
' 11 e9X question ici de la celtfbre bataille de Séneffe , qui ne fur
qa*un carnage, la dernière action mémorable du Grand Cond«^,
n fiint ayoner, dit Voltaire, que ceux qui ont plu» d'humanité que
d'estime pour les exploits de gueiïe , gémirent de cette campagne
glorieuse. La Harpe, dans son discours sur les Avantages de la Paix^
dit : * Je voudrois pouvoir effacer de la %'fc du Grand Coudé , ce
' mot inhumain qui lui échappa dans Tivre^^se du ramage de Séneffe :
C/'ae mmi de Paris réparera cette f>erte. Cette bataille fut dé/-îsiv*-
le 1 1 août 167^. G. D. S. G.
III >/^
354 LETTRES
time, ne l'ignoriez pas. Si j'avois quelque autre
bonne qualité essentielle, je vous ferois mon
portrait ' ; mais ne voyez que celle-là et le goût
que j'ai pour votre mérite , qui ne peut se sépa-
rer d'une très-grande indignation contre la for-
tune pour les injustices qu'elle vous fait.
LETTRE CCCLXXÏV.
DU COMTE DE BUSSY A MADAME DE S^VIGNÉ.
AChaseu^ce lo septembre 1674»
Comme je ne trouve aucune conversation qui
me plaise tant que la vôtre, Madame, je ne
trouve aussi point de lettres si agréables que
celles que vous m'écrivez. Il faut dire la vé-
rité, c'auroit été grand dommage si vous fus-
siez morte : tous vos amis y auroient fait une
perte infinie; pour la mienne, elle auroit été
' Non-seulement ces sortes de portraits étoient alors à la mode,
mais il étoit assez d'usage qu'on se peignît soi-même. On trouye
beaucoup de ces portraits dans le dernier volume des Mémoires de
Montpensier, la plupart flattés et insipides. A, G, Ceux que Bussy
a peints dans les Amours des Gaules, tombent dans un excès con-
traire. On en trouye de fort ressemblants dans les caractères de la
Bruyère ; ceux de Molière sont frappants. Enfin , madame de Sé-
yigné nous apprend que Bourdalouefaisoit aussi des portraits dans
la cbaire; il est probable que l'éditeur de ses sermons , le père Bre-
tonneau , les a £ût disparoître à l'impression. G. Z>. 5. G,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 355
telle , que , quelque intérêt que je prenne en
votre vertu , j'aimerois mieux qu'il lui en coû-
tât quelque chose , et que vous vécussiez tou-
jours ; car enfin ce n'est pas seulement comme
vertueuse que je vous aime , c'est encore comme
la plus aimable femme du monde.
Nos victoires sont fort chères , mais elles en
sont plus honorables. Le roi est bien heureux,
dites-vous , de se pouvoir passer de tant de bra**
ves gens qu'il laisse inutiles ; j'en demeure d'ac-
cord , mais ce n'est pas une bonne fortune nou-
velle pour lui, car il s'est autrefois passé de
M. le prince et de M. de Turenne, et les a même
bien battus , eux qui présentement avec ses armes
battent tout le reste du monde. Après cela nous
pouvons bien nous faire justice , et ne pas trou-
ver étrange qu'on puisse faire la guerre sans
nous. Dans d'autres états que celui-ci nous
brillerions , et il faudroit que l'on comptât avec
nous quand on auroit de grandes affaires sur
les bras ; mais en France , il y a tant de gens de
mérite, et beaucoup plus qui ont apparence
d'en avoir, que ceux qui en ont un véritable
ne sont distingués bien souvent que par la for-
tune ; quand elle leur manque, ou les laisse
chez eux , pendant qu'on gagne fort bien des
batailles sans eux avec toutes sortes de gens
mêlés. Ma charge est remplie par un galant
9.3.
356 ' LETTRES
homme ' ; il a de la naissance et du mérite , et
celui auquel il succède n'avoit que du courage
et de la faveur Je viens de lui écrire comme à
mon ami et à mon allié.
#
Aussitôt après la nouvelle du combat de Sé-
neffe, j'écrivis au roi , et je lui offris mes services.
Toutes mes honnêtetés et ma bonne conduite
sont des œuvres mortes, maintenant que la grâce
me manque; mais peut-être que tout cela me
sera compté , et me tournera à profit , si je re-
viens jamais à la cour. Il faut espérer, et cepen-
dant se réjouir. Monsieur votre fils a été bien
heureux d'en être quitte pour une légère bles-
sure à la tête. Ce que le peuple appelle mener
les gens à la boucherie^ c'est les poster où étoient
les quatre escadrons de la maison du roi , et qui
a passé par-là a essuyé les plus grands périls de
la guerre : quand on affronte de la cavalerie ou
de l'infanterie , l'action anime ; mais ici c'est de
sang-froid qu'on est passé par les armes.
A MADAME DE GRIGNAN.
Vous m'avez écrit d'une encre si blanche,
Madame , que je n'ai lu que dix ou douze mots
par-ci par-là de votre lettre , et ce n'a été que
votre bon sens et le mien qui m'ont fait deviner
^ Mestre-de-camp-général de la cavalerie légère y charge alors
remplie par le marquis de Renel.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 357
le reste. C'est une vraie encre à écrire des pro-
messes qu'on ne voudroit pas tenir : de l'heure
qu'il est , tout est effacé ; mais enfin il me sou-
vient bien que vous m'y avez dit des choses
obligeantes. J'espère que ces bontés auront
fait plus d'impression sur votre cœur que sur
votre papier. Si cela étoit égal, vous seriez la
plus légère amie du monde. Pour l'amitié que
je vous ai promise , Madame , elle est écrite dans
mon cœur avec des caractères qui ne s'effaceront
jamais. Voilà de grandes paroles !
«^
LETTRE CCCLXXV.
P£ Af . L£ COMTE DE GRIGNAN A M. LE COMTE DR
GUITAUD.
Grignan, i4 octobre 1674.
J'ai reçu votre lettre du 6 , où vous me man-
dez ce que vous avez dit à M. de Tholon sur
l'affaire de Baricaux et de Saint -Remy ; mais
trouvez bon que je vous dise que si vous ne lui
parlez pas franchement , cela nous fera un em-
barras : vous savez comme je vous en ai parlé;
ces Messieurs me veulent faire un plan sur cela,
parce qu'ils voient bien qu'ils ne sauroient avoir
contentement; je leur permets encore une foi.s
' Lett. inéd. C Propriété de V éditeur. J
358 LETTRES
de faire sur ces deux affaires-là tout ce qu'ils
trouveront bon, je n'en serai point fâché contre
eux. Mais entre vous et moi , je ne veux point
que M. de Tholon , ni aucun de ces Messieurs ,
se mêlent de l'accommodement de ces deux com-
munautés , ce n'est point leur affaire ; je n'y
toucherai point qu'après l'assemblée , car je suis
déterminé à voir , avant tout autre chose , de la
manière dont ils en useront avec moi pendant
l'assemblée : M. de Tholon est'persuadé qu'il ne
peut, en conscience, s'empêcher de faire son
opposition. Je suis persuadé du contraire, et
qu'il pourrait agir comme les trois premières
années. Ces Messieurs veulent un accommode-
ment avec moi , à condition qu'ils ne feront
pas un pas de leur côté , et que du mien je fe-
rai toutes les avances ; ils s'opposent à la seule
affaire que j'aie dans la province : ils sont les
maîtres de la maison de ville d'Aix; ils souhai-
tent que dans l'accommodement de Baricaux et
de Saint-Remy, dont je suis le maître, je me
relâche en faveur de leurs amis. Qu'est-ce qu'ils
me donnent ? Rien. Voyez-vous , mon cher Mon-
sieur , je vous parle comme à M. de Guitaud , mon
ami , et vous prie que ceci soit entre nous. L'af-
faire de mes gardes est une affaire d'honneur;
si je la perds, ces Messieurs doivent compter
que je ne saurai jamais revenir pour eux. Ce n'est
I
DE MADAME DE SÉVIGNE. SSg
point les cent mille francs qui me" tiennent au
cœur, comme vous pouvez croire, car je les
rendrai à la province dans le moment , pourvu
qu'il paroisse que j'en ai été absolument le maître.
Je serai encore ici jusqu'à la Toussaint. Mes
compliments , s'il vous plait , à M. le marquis de
Janson.
Je suis tout à vous.
LETTRE CCCLXXVI.
JL>£ MADAME DE SÉVIGITE AU COMTE DE BUSSY,
A Paris, ce i5 octobre 1674.
Il me semble que je n'écris pas bien ; et si
c étoit une chose nécessaire à moi que d'avoir
bonne opinion de mes lettres , je vous prierois
de me redonner de la confiance par votre ap-
probation.
J'ai donné à dîner à mon cousin votre fik et
à la petite chanoinesse de Rabutin sa sœur,
que j'aime fort. Leur nom touche mon cœur,
et leur jeune mérite me réjouit. Je voudrois que
le garçon eût une bonne éducation. C'est trop
présumer que d'espérer tout du bon naturel. Il
j avoit deux Rabutin dans le régiment d'Anjou
que Saint-Géran commande ; il m'en a dit des
{
36o LETTRES r
biens infinis j l'un des deux fut tué à la dernière
bataille que M. de Turenne a gagnée près de
Strasbourg, l'autre y fut blessé ; la valeur de
ces deux frères est distinguée. Je trouve plai-
sant que cette vertu ne soit donnée qu'aux
ipâles de notre maison, et que, nous autres
femmes, nous ayons pris toute la timidité. Jamais
rien nç fut mieux partagé, ni séparé si Nette-
ment ; car vous ne nous avez laissé aucune sorte
de hardiesse. Il y a des maisons ou les vertus
et les vices sont un peu plus mêlés. Mais reve-
nons à la bataille.
M. de Turenne a donc encore battu les enne-
mis , pris huit pièces de canon , beaucoup d'ar-
mes et d'équipages , et demeuré maître du champ
de bataille '. Ces victoires continuelles font
grand plaisir au roi. J'ai trouvé la lettre que
vous lui écrivez fort bonne, je voudrois qu'elle
pût faire un bon effet. Jamais la fortune ne m'a
fait un plus sensible déplaisir qu'en vous aban-f
donnant. Elle a fait encore plus de tort à M. de
Rohan. Son affaire va mal. Il faut regarder le
' Turenne avoit déjà battu les Impériaux , le 1 6 juin , à Sintz-
heim et il les battit de nouveau à Ënsbeim , le 4 octobre. Ce fut
après la bataille de Sintzheim qu'il mit à feu et à sang le Palat^nat.
Il brûla avec le même sang-froid , les fours, et une partie des cam-
pagnes de l'Alsace. Tout le mal qu'il faisoit, dit l'histoire, paroissoit
nécessaire , sa gloire couvroit tout , etc. Croyez le Siècle de
louis XIV J G. D, S, G,
DE MADAME DE SEVIGNE. 3Gi
malheur de ceux qui sont plus mal que nous,
pour souffrir patiemment les nôtres.
Mandez-moi où en est l'histoire de nos Rahu-
tin. Le cardinal de Retz est ici. Il a les généa-
logies danà la tête. Je serois ravie qu'il connût
la nôtre avec l'agrément que vous lui donnez.
C'eût été un vrai amusement pour Commercy ;
mais il ne parle point d'y aller. Je crois que vous
le trouverez plutôt ici , c'est notre intérêt qu'il
y passe l'hiver, c'est l'homme de la plus char-
mante société qu'on puisse voir.
Ma fille est fort contente de ce que vous lui
écrivez, il n'y a rien de plus galant; elle vous
promet de vous écrire, au premier jour, de la
bonne encre. Mon fils vous rend mille grâces de
votre souvenir. Il est vrai que d'être au poste
où étoient les gendarmes , au combat de Séneffe,
c'est précisément être passé par les armes. Quel
bonheur d'en être revenu! Adieu, mon cher
cousin.
LETTRE CCCLXXVII'.
DE MADAME DE SÉVIGNE A M. LE COMTE DEGIJITAUD.
Novembre i6y4-
Vous voilà donc dans votre château avec vo-
tre aimable femme? si vous voulez me voir d«Tns
' Lett. inéci. C Propriété de V éditeur. J
362 LETTRES
ma béatitude , il faudra que vous preniez la peine
de venir jusqu'ici. Il est vrai que je suis sensi-
blement touchée du plaisir d'avoir madame de
Grignan , je ne m'accoutume point à cette joie,
je la sens à toute heure, et je vois couler le temps
avec douleur, quand je pense au jour qui me
l'emmènera ; mais je ne veux pas prévenir mon
malheur. Parlons des merveilles que vous avez
faites en Provence, vous n'avez pensé qu'aux
véritables intérêts de M. et de madame de Gri-
gnan. J'ai trouvé fort dure et fort opiniâtre la
vision de M. de Toulon pour les cinq mille francs
à l'assemblée. Je crois que la permission que le
roi donne d'opiner sur cette gratification , ôtera
l'envie de s'y opposer. M. de Pomponne a fait
régler aussi le monseigneur qu'on doit dire à
M. de Grignan en présence de l'intendant , quand
on vient lui rendre compte de l'assemblée; et
comme ce règlement donnera sans doute quel*
que chagrin à M. de Bouilli, je crois que M. de
Pomponne ne l'enverra que sur la fin. C'est
beaucoup que ce soit une chose décidée , ou pour
mieux dire , rétablie. Je suis fort aise que vous
ayez trouvé Grignan d'un bon air ; vous l'auriez
trouvé encore plus beau, si la comtesse avoit
aidé à son mari à vous en faire les honneurs ;
mais non, il vaut encore mieux que vous la
trouviez ici» Vos conversations seront infinies ,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 363
quand vous joindrez la Provence avec les affaires
passées et présentes de ce pays-ci ; vous y trou-
verez le procès de M. de Rohan bien avancé.
Mon Dieu , la triste aventure! quelle scène et quel
spectacle ' ! Vous vous souvenez de nos conver-
sations, je vous en remercie. Je vous suis bien
plus obligée de tout ce que vous me disiez , que
vous ne me l'êtes de mon attention ; je n'ou-
blierai jamais cet endroit de ma vie , il me semble
qu'il nous a fait une liaison particulière. Je suis
persuadée que vous n'en auriez pas tant dit à la
comtesse de Bussy , et que vous n'avez point de
"sujète que vous aimiez tant que moi. Adieu,
Monsieur, adieu, Madame; je suis très-sincère-
ment à vous.
' Le chevalier de Rohan eut la tête traDchée le 27 novembre
167 4 y sur un échafaud dressé à la place Saint- Antoine , près la
Bastille. H paroît même qu'il venoit d'être exécuté , quand madame
de Sévigné écrivoit cette lettre. U s'étoit jeté à corps perdu dans la
conspiration de la Truaumont , gentilhomme Normand , perdu de
débauche et de dettes. D n'entra dans ce complot qu'un chevalier
de Préaux, neveu de la Truaumont, qui , séduit par son oncle, sé-
duisit sa maîtresse , la marquise de Villicrs. Le but de cette cons-
piration étoit de vendre et livrer Quillebœuf aux Hollandais , et
d'introduire les ennemis en Normandie. Le supplice de tous les cou-
pables fut le seul événement que produisit ce crime insensé et inu-
tile y dont à peine on se souvient aujourd'hui f Siècle de Louis XIVJ
G,D. S. G.
3^4 LETTRES
••«<
LETTRE CCCLXXVIII.
pu COMTE DE BUSSY A MADAME D? SÉVIGNÉ.
A Chaseu, ce 6 janvier 1675.
Il y a, ce me semble, assez long-temps que je
vous laisse en repos , Madame; c'est que j'ai eu
beaucoup d'affaires depuis mon retour de Paris;
cela ne m'en eût pourtant pas empêché, si je
n'avois craint sottement que , si je vous éerivois ,
vous ne crussiez que j'avois affaire de vous. Il
faut dire le vrai, on est quelquefois bien ridi-
cule , mais , pour vous montrer mon retour au
bon sens, Madame , je vous supplie de me mander
la réponse qu'a eue M. le cardinal de Retz sur ce
qui me regarde ; je n'oserois presque vous dire
mon indifférence sur mon retour. Vous autres
gens de la cour ne faites guère de différence
entre un fou et un philosophe ; vous appellerez
ma tranquillité comme il vous plaira, mais je
l'aime mille fois mieux que de l'inquiétude qui ne
sert de rien. Ce qui me consolera d'ailleurs du
méchant succès de cette négociation , ce sera la
marque d'amitié que j'aurai reçue de Son Émi-
nence ; c'est sur cela que je ne serois pas indif-
férent, et sur votre tendresse, Madame : il me
DE MADAME DE SEVIGNE. 365
faut l'une et l'autre pour que je ne sois pas tout-
à-fait malheureux.
A MADAME DE GRIGJVAlV.
Il faux que je sache , non pas de quel bois
vous vous chauffez, Madame, mais de quelle
encre vous écrivez. Si vous n'en pouvez trouver
d'autre que celle dont vous vous servîtes Tannée
passée, souvenez- vous de m'écrire sur du papier
noir, car enfin je veux lire ce que vous m'écrivez.
Je n y trouve qu un inconvénient , c'est que le
commis de la poste, qui n'aura pas assurément
de même encre que vous, jettera votre lettre au
feu, n'y pouvant mettre de port. Badinerie à
part , Madame , je serai fort aise de savoir de vos
nouvelles par vous-même, et surtout d'appren-
dre que vous ne retournerez pas de trois ans en
Provence , car , sans m'informer de ce que vous
aimez le mieux, je souhaite de vous retrouver à
Paris, et je prends un terme un peu long poiu»
n'y pas manquer.
366 LETTRES
LETTRE CCCLXXIX.
DE MADAME DE SÉVIGWÉ AU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce a4 janyier 1675.
Et quand j'aurois cru que vous m'auriez écrit
parce que vous auriez voulu me dire quelque
chose pour vos intérêts , y trouveriez -vous un
grand mal ? Ne nous sommes - nous pas assez
écrit pour rien? ne pourrions - nous pas bien
nous écrire pour quelque chose ? Il me semble
qu'il y a long - temps que nous n'en sommes
plus là.
Je songe fort souvent à vous , et je ne trouve
jamais la maréchale d'Humières , que nous ne
fessions , pour le moins , chacune un soupir à
votre intention. Elle est toute pleine de bonne
volonté, aussi bien que moi ; et tous nos désirs
n'avancent pas d'un moment l'arrangement de
la Providence; car j'y crois, mon cousin; c'est
ma philosophie. Vous, de votre côté, et moi du
mien , avec des pensées différentes , nous allons
le même chemin : nous visons tous deux à la
tranquillité , vous , par vos raisonnements , et
moi par ma soumission. La force de votre esprit
et la docilité du mien nous conduisent égale-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 367
ment au mépris de tout ce qui se passe ici - bas.
Tout de bon, c'est peu de chose, nous avons
peu de part à nos destinées : tout est entre les
mains de Dieu. Dans de si solides pensées, jugez
si je suis incapable de comprendre votre tran-
quillité.
Vous me faites grand plaisir d'excepter de
votre, indifférence les bonnes grâces de notre
cardinal ; elles me paroissent d'un grand prix.
Ce qui fait que je ne vous ai point rendu sa
réponse, c'est qu'il n'a point vu M. le prince ,
depuis que vous êtes parti d'ici; il est à Chan-
tilly, où il a pensé mourir. Il n'a point voulu
recevoir la visite de Son Eminence qu'il ne fût
en état de jouir de sa bonne compagnie. Il ira
dans peu de jours , il parlera comme vous pou-
vez souhaiter, et je vous manderai tous les tons
de cette conversation.
Que dites-vous de nos heureux succès, et de
la belle action qu'a faite M. de Turenne en fai-
sant repasser le Rhin aux ennemis ? Cette fin de
campagne nous met dans un grand repos, et
donne à la cour une belle disposition pour les
plaisirs. Il y a un opéra tout neuf qui est fort
beau. Avec votre permission, mon cousin, je
veux dire deux mots à ma nièce de Bussy.
368 LETTRES,
A MADEMOISELLE DE BUSSY, DEPUIS MARQUISE DE
COLIGWY.
Je prends toujours un très-grand intérêt à tout
ce qui vous touche; cette raison me fait- sentir
le bonheur que vous avez eu de n'avoir point
épousé un certain homme dont le mérite est
aussi petit que le nom en est grand'; il faut
avoir mieux ou rien: Adieu ma nièce.
Je reviens à vous, mon cousin, pour vous
dire que je laisse la plume à madame de Grignan ,
je dis la plume, car, pour l'encre, vous savez
qu'elle en a de toute particulière.
DE MADAME DE GRIGNAN.
Je n'ai point trouvé de papier noir , c'est ce
qui m'a fait résoudre à me servir de l'encre la
plus noire de Paris. Il n'est festin que d'avarie
cieux; voyez comment celle de ma mère est ef-*
facée par la mienne. Je n'ai plus à craindre que
les pâtés qui sont presque indubitables avec une
encre de cette épaisseur ; mais enfin il faut vous
servir à votre mode. En vérité , Monsieur , vous
feriez bien mieux d'épargner notre encre et notre
papier, et de nous venir voir , puisque vous me
faites le plaisir de m'assurer que mon séjour à
' Le comte de Limoges, peu riche sans doute, et qui faisoit dire
à madame de Sévigné, daus sa lettre du 1 5*d^cembre i6y3: C'est
la faim et la soif ensemble. G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3O9
Paris ne vous est pas indifférent. Venez donc
profiter d'un bien qui vous sera enlevé à la pre-
mière hirondelle. Si je vous écrivois ailleurs que
dans une lettre de ma mère, je vous dirois que
c'est même beaucoup retarder mes devoirs qui
m'appellent en Provence; mais elle trouveroit
mauvais de n'être pas comptée au nombre de
ceux qui doivent régler ma conduite. Elle en est
présentement la maîtresse; et j'ai le chagrin de
n'éprouver son autorité qu'-en des choses où ma
complaisance et mon obéissance seront soup-
çonnées d'être d'intelligence avec elle. Je ne sais
pas pourquoi je m'embarque à tout ce discours. •
Il ne me paroît pas que j'aie besoin d'apologie
auprès de vous : c'est donc seulement par le seul
plaisir déparier à quelqu'un qui écoute avec plus
d'attention , et qui répond plus juste que tout
ce qui est ici. Je vous demande une petite amitié
à mademoiselle de Bussy.
ÉUÎTE DE LA LETTRE DE MADAME DE SiÉVIGNÉ.
•
Voilà ce qui s'appelle écrire de la bonne encre.
Plût à Dieu que vous fussiez ici! nous cause-
rions de mille choses , mais surtout des senti-
ments dont la Provençale vous parle , qu'il faut
cacher à la plupart du monde , quelque vérita-
bles qu'ils soient , parce qu'ils ne sont pas vrai-
semblables. Corbinelli est ici ; il croit que vous
m 24
370 LETTRES
ne songez plus à lui ; cependant il vous honore
et il vous aime extrêmement. Votre souvenir
fait les délices de nos conversations , et des re-
grets ensuite de vous avoir perdu. Adieu, mon
cousin^
• •
LETTRE CCCLXXX.
DÛ COlUfE DE ÊUSST A MADADIE DE SIÉVIGNÉ.
A Chàseù, ce 20 mars 1675.
J'étois tout prêt à vous faire une rahutinade ,
ma chère cousine , sur ce que je ne i^cevois pas
au 19 mars la réponse que vous deviez à ma
lettre du mois de janvier. Je la viens de recevoil*^
cette réponse, par la diligence, avec une caisse
que ma fille de S^c-Marie envoyoit à sa so^ur; là
caisse a été jusqu'en Provence, au moins a-t-elle pu
y aller , et il a fallu plaider pour la ravoir. Encore
si la Sainte-Marie m'avoit mandé que votre lettre
y étoit, elle m'auroit épargné le chagrin que j'ai
eu contre vous , mais je crois , Dieu me veuille
pardonner , que votre nièce nous vouloit brouil-
ler ensemble. Si vous saviez la colère où j'étois
contre le maître de la diligence , vous jugeriez
bien que j'avois quelque pressentiment qu'il y
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 571
ftvoit dans cette cassette quelque chose qui m'é-
toit plus cher que les manches et que le ruban de
ma fille. J'eus deux grands plaisirs k-la-fois ; Tun
de trouver que je n'avois pas sujet de me plain-
. dre de vous; et l'autre de lire deux lettres de
deux de mes meilleures amies , qui , dans leurs
manières différentes , écrivent mieux à mon gré
que femmes de France. Je m'étonne , en son-
geant à cela , que je n'aie pas pris plus de soin
de m'en attirer ; et c'est à quoi je ne prétends
plus manquer à l'avenir. Il y a cinq ou six jours
que madame de Bussy m'envoya un billet que
vous lui écriviez, par lequel vous lui mandiez
que M. le prince étoit encore un peu vif sur mon
sujj^t; il faut avoir patience et espérer qu'on
mourra ; et c'est aussi le remède que j'attends ,
et j'ai de la vie et de la santé autant que de la
mauvaise fortune. Les héros penseront de moi
ce qu'il leur plaira , Madame , j'aime mieux vivre
en Bourgogne que danis l'histoire seulement ; et
peut-être que si je m'en souciois beaucoup,
j'aurois contentement sur Thonneur de ma mé-
moire, et que la postérité parleroit de moi plus
honorablement que de tel prince ou de tel ma-
réchal de France que nous connoissons. Encore
line fois , Madame , je vous assure que je ne
songe qu'à vivre, et je crois, comme Voiture,
que :
37a LETTRES
C'est fort peu de chose
Qu'un demi-dieu quand il est mort '.
J'écris au cardinal de Retz avec autant de rc-
connoissance que s'il avoit fait ce que no^s sou-
haitons. Au .reste, ma chère cousine, ne soupi-
rez point pour mes malheurs avec notre petite
maréchale , ce seroit tout ce que vous devriez
faire si j'étois mort. Je ne réponds point à tos
nouvelles du mois de janvier , il vaudroit autant
vous parler de la bataille de Jarnac; je vous
dirai seulement que jaime autant M. deTurenne
que je l'ai autrefois haï , car, pour dire la vérité,
mon cœur ne peut plus tenir contre tant de
mérite. Je quitte la plume à mademoiselle de
Bussy :
ÙE MADE3IOI$ELLE DE BUSSY.
Je suis persuadée de la part que vous prenez
en ma fortune, ma chère tante, et sur cela je
vous aime de tout mon cœur.
En me parlant de ce certain homme que j'ai
failli épouser, vous avez oublié d'ajouter à la pe-
' Epître de Vincent Voiture , adressée à M. le Prince , sur son
retour d'Allemagne en 1 645. Cette citation et les fanfaronnades qui
précèdent , prouvent la jalousie de Bussy et la rancune qu'il nour-
rissoit dans son cœur contre le héros du siècle , et d'autres qui sui-
Toient ses traces. Sur le chapitre de l'orgueil, Bussy est inépuisable
dans sa propre cause ; l'amour-propre sous sa plume empoisonne
son esprit. G, D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. SyS
titesse du mérité celle du bien et de la personne ;
je ne sais pas si je ti?ouver ai mieux, mais je sais
bien que je ne saurois plus mal trouver. Adieu,
ma chère tante.
pu COMTE DE BySST A MADAME DE GKIGWAlSr.
Je serois bien difficile, Madame, si je n'étois
content de votre encre , et même de votre cœur.
Il est vrai que l'eticre de madame votre mère ne
fait que blanchir auprès de la vôtre, et vous l*ef-
facez aujourd'hui. Vous vous êtes même sauvée
des pâtés; mais de quels écueils ne vous sauvez-
voùs pas? La beauté, l'esprit, la jeunesse et les
occasions ne vous sauroient faire faire le moindre
pâté dans votre, conduite. Au reste, Madame, si
j'avois la liberté d'aller à Paris , vous croyez bien
que je la prendrois; mais je vous assure que j'en
sortirois quelquefois, quand ce ne seroit que pour
recevoir de vos lettres. D'aller à Paris sans per-
mission et s.ans affaire de conséquence, cela ne
seroit pas trop sage, et l'amitié, quelque tendre
qu'elle soit, ne sauroît passer pour affaire de
conséquence. Je crois que vous aimeriez mieux
aller et demeurer en Provence que de faire la
moindre chose contre votre devoir; m^is je crois
que vous souhaiteriez extrêmement que votre
devoir s'accordât à demeurer à Paris; et quand
je ne devrois pas avoir le plaisir de vous y voir,
374 LETTRES
}e ne lais&erois pas de souhaiter autant que vous
que VDU9 y fussiez toujours.
A MADAME DE SÉVIGWÉ.
Aussitôt que madame de Bussy m'eut mandé
que notre ^mi Gorbinelli étoit à Paris, je lui écrir
vis, et je voudrqis bien , si madame de Grignan
va en Provence, que vous et lui prissiez, en la
conduisant, votre chemîji par la Bourgogne;
j'irois au-devant de vous jusqu'à Bussy avec la
petite Toulongeon et votre iiièce de Bussy ; de là,
je vous amènerois à Chaseu, et puis à IVIantjeu,
où j'ai des raisons de vous faire meilleure chèrç*
■ •-
qu'en pas un autre endroit.
LETTRE GCCLXXXI.
D£ MADAME DE SÉVIGNE AU COMTE DE BUSSY.
A Paris , ce 3 avrfl 167 5.
Quand mes lettres vont x^mme «des tortues
par la tranquille voie du messager, et que vous
les trouvez dans une cassette de bardes qui sont
d'ordinaire deux ou trois mois en chemin, je nç
* Expression singulière , ancienne , empruntée du mot eiera
ftcbie^raj , bonne mine , bon accueil en italien; on le trou^ve .daiu
VAmintCf dans VAdone. G, Z>. S, G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 375
m'étonne pas que vous ayez envie d'être en co-^
1ère contre moi : je serois même fort fâchée que
vous n'eussiez pas . envie de me gronder ; mais
enfin vous voyez que je n'ai point de tort ; et si
ma nièce de Sainte-Marie a compté sur le plaisir
de nous mettre mal ensemble, elle est bien at-
trapée, car je crois que nous avons été brouillés
ce que nous le serons de notre vie. Vou^ avez
donc su par mon billet la réponse du prince sur
votre sujet; si pourtant le grand prince, par-
dessus tous les autres, apprpuvoit votre retour,
vous pourriez graisser vos bottes ; mais le bon et
généreux ami que vous avez , le paladin par émi-
mence^, te vengent des torts, l'honneur de la
ehevallerie, me dit l'autre jour la triste réponse
que le roi lui avoit faite, et qu'il avoit des rai-
sons invincibles pour ne pas vous^ accorder votre
retour. Ce mot dH im^incible nous glace le cœur;
nous ne savons sur qui le faire tomber, nous cq
trouvâmes trois qui peuvent fort bien donner/
sujet à cette expression; nous causâmes près
, ' François de Beauvillîers , duc de Saint- Aignan , yaillant che-
talier, samommé le Paladin, ûiembre de l^s^adémie française, de
eeUe àt Ekourati, de Padone, et protecteur de celle d*Ai*les. Quoi-
^[Ufi dans un âge fort avancé il fut nommé commandeur du car-
rousel qui fut donné en i685, à la tête ducpiel étoit monseigneur
le dauphin. On a de lui quelques petites pièces de vers répandues
dans différens recueils. 11 mourut le i6 juin 1687. Son fils aîné
fut gouyerneur du duc de Bourgogne. G. D. 5. G.
376 • . LETTRES
d'une heur« ensemble dans une croisée de la
chambre de. la reine; l'amitié que nous vous
portons nous rassembla en un moment, et nous
fûmes contents chacun de notre coté des seiïB
ments que nous avions pour vous.
La maréchale 4'Humières est encore de notre
batide; elle p<irle pour votre retour quand il est
à propos , et parle si bien et avec tant de har-
diesse et de raison , qu'elle mériteroit de persuader
les gens en votre faveur ;]^mais l'heure n'est pas
venue. Celle du départ de tout le monde ap-
proche. On avoit parlé de la paix , et vous savez
même le changement des plénipotentiaires ; mais
en attendant, on va toujours à la guerre, et les
gouverneurs et lieutenants - généraux d^ pro-
vinces , à leurs charges. Toutes ces séparations
me touchent sensiblement. Je pense, aussi que
ipadame de Grignan ne nous quittera pas sans,
quelque émotion : elle m'a priée de vous faire
mille amitiés pour elle. Vous avez raison d'être
content de son cœur : elle ne perd pas une occa-
sion de me faire voir l'estime qu'elle. a pour vous;
et moi je veux parler de celle que j'ai pour ma
nièce de Bussy. Elle pense comme vous , et ce
qu'elle m'a écrit me fait souvenir de vos ma-
nières.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 377
▲ MADEMOISELLE DE BUSST , DEPUIS MARQUISE
DE COLIGNY.
^ Je VOUS souhaite , ma très-chère , un très-bon
et très-agréable époux. S'il est assorti à votre mé-
rite, il ne lui manquera rien.
AU COMTE DE BUSSY.
Comme j'écris ceci , je reçois une lettre par
laquelle on me mande que ce mari est trouvé.
Je trouve plaisant que cette nouvelle soit arrivée
justement à cet endroit. Je vous conjure , mon
cher cousin, de m'en écrire le détail. Pour le
nom , il est comme on le pourroit souhaiter , si
on le faisoit faire exprès. Je vous demande up
petit mot de la personne , du bien , de l'établis-
sement , et de ce que vous donnez présentement
à la future.
A MADEMOISELLE DE BUSSY.
. Ma chère nièce , je prends un extrême intérêt
^ votre destinée. Ma fille vous fait ses compli-
ments par avance , et vous embrasse de tout son
cœur.
Adieu, l'aimable père et Taimable fille , je suis
tout à vous.
378 LETTRES
LETTRE CCCLXXXII'.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MONSIEUR DE GUITAUD.
P9ris, avril 1675.
Vous me dites donc, Monsieur et Madame, que
votre M. Manin est une espèce de d'Hacqueville ,
pour l'assemblage de toutes sortes de vertus. En
vérité, il ne faudroit point d'autre recommanda-
tion , et c'est profaner le pouvoir que vous avez
sur moi l'un et l'autre , que de vous mettre eu
jeu , quand il est question de protéger une telle
probité. Je vous déclare donc que je ne vous
fais que l'honneur de croire ce que vous me
dites de lui ; et puis , c'est lui-même ej l'ombre
de notre pauvre ami , qui fait le reste. J'en disois
autant à M, de Berbisy, et je vous conjure de
garder pour d'autres occasions , à éprouver l'es*
time et l'amitié très-distinguée que j'ai pour vous
deux. Vou3 ne savez pas ce que vous valez, et
combien Ton s'attache à vous quand on vous
connoît.
Pour moi, j'ai fait un chemin considérable de-
puis que je suis dans votre commerce. Mais par-
lons de M. d'Amboise : c'est un homme que je
ne gouverne pas; je connois et j'aime fort son
' Lett. inéd. (Propriété de V éditeur.)
>■■:,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 379
père , et c est par-là que je ferai ma sollicitation.
Comme l'affaire est juste et que le rapporteur Test
aussi , je crois que cela se rencontra fort heureu-
sement. Enfin , n'en soyez pas en peine , je ferai
très-bien mon devoir. Je vous écrivis, l'autre
jour , une grande lettre de Livry ^ , nous en
sommes revenus , et les airs de séparation com-
mencent fort à me serrer le cœur. Nous avons
questionné Madelon sur votre procédé pour elle ,
que nous trouvons si bon , que ma fille l'a mis
sur son compte. J'ai prié plusieurs fois madame
de Coulanges d'écrire à son frère à Lyon , pour
l'affaire dont vous m'avez envoyé le mémoire ;
elle m'a dit vingt fois : Oui, oui , oui, je le ferai,
je n'y manquerai pas; et toujours elle l'oublie,
cela fait que je ne daigne plus lui en parler. Elle
est tellement obsédée, elle est si bien à la cour,
c'est tellement à la mode de l'aimer , que je ne
m'étonne point qu'elle nous perde de vue. Adieu,
Sladame , adieu , Monsieur ; vous devez m'aimer
si c'est une bonne raison que de vous aimer.
P, S^. Je n'ai rien à dire après de si grandes
déclarations , sinon que c'est à moi que M. Ma-
nin rendit votre lettre , et m'assura que je la
pouvois ouvrir en l'absence de ma mère, qui
ne revint Hier au soir qu'à dix heures. Après le
' Cette lettre se trouve perdue, comme beaucoup d'autres.
' Ce poft'scripium est de la main de M. de Scyigné.
38o LETTRES
plaisir que j'eus , Monsieur , à voir le tour que
vous donniez à votre recommandation, je vou-
lus prendre connoissance du fond de l'affaire,
qu'il fut ravi de me communiquer ; et de vrai , il
n'y a pas eu , de ce siècle peut - être (La fin
manque,)
LETTRE CCCLXXXÏÏI.
DU COMTE DE BUSSY A MADAME DE SÉVIGNÉ.
A Chaseu, ce 7 avril 1675.
Je ne vous avois pas mandé la désagréable ré-
ponse du roi , que notre paladin ( le duc de Saint*
uàignan) m'avoit rendue il y a assez long-temps,
parce qu'il m'avoit prié de n'en parler à qui
que ce fût. Vous savez comme il est circonspect
sur les choses qui regardent le maître; mais
puisqu'il vous a dit ce secret, il m'a fait plaisir,,
et j'aime mieux en parler avec vous qu'avec toute
autre personne. Il me paroît que vous étendez
trop vos soupçons sur le mot d'innncible , je crois
qu'il ne peut tomber que sur une seule per-
sonne, et que vous en conviendrez, quand vous
ferez réflexion qu'un grand roi ne peut pas avouer
que rien lui paroisse invincible que l'amour. Vous
m'entendez bien , Madame, devons dire ce qui m'a
mis l'amour sur les bras, je l'ignore, car je ne
DE MADAME DE SÉVIGNE. 38ï
Tài jamais mérité; au contraire, je n'en serois
pas si surpris si j'avois autant fait contre ce
côté-là que contre les deux autres endroits que
vous soupçonnez. Ce sont, à mon avis, des gens
qui ne m'aiment pas, et que vous connoissez
fort, qui m'ont rendu l'amour contraire. Il faut
avoir patience; si l'impatience me pouvoit servir
de quelque chose, je n'en manquerais pas.
Je serai bien fâché quand madame de Grignan
Vous quittera , parce que vous le serez fort toutes
deux. Cependant' il ne. faut pas qu'elle se laisse
trop aller à son chagrin, outre, que sa santé et
sa beauté en pourroient pâtir, elle passeroit dé-
sagréablement sa vie. En quelque Ueu qu'elle et
moi soyons, je l'aimerai et l'estimerai toujours
extrêmement.
DE MADEMOISEtXE DE BUSST.
L'époux qu'on mè destine, ma chère tante,
me paroît bon et raisonnable ; il n'est pas beau ,
mais il est de belle taille ; je ferai ce que je pourrai
pour vous le faire voir bientôt, afin que vous
en jugiez vous-même; mon père vous va dire
le reste.
DU COMTE DE BUSST.
L'époux donc est presque aussi grand que
moi; il a plus de trente ans, Fair bon, le visage
long , le nez aquilin et le plus grand du monde ,
38a LETTRES
le teint un peu plombé , assez de la couleur ée
celui de Saucourt', chose considérable en un
ftitur ; il a dix mille livres de rente sur la fron-
tière du Comté et de la Bresse, dans les terres
de Cressia, de Coligny, d'Andelot, de Valfin et
de Loysia^ desquelles il jouit présentement par
la succession de Joachim de Coligny , frère de
sa mère. Le comte dé Dalet son père , remarié ,
comme vous savez , avec mademoiselle d'Estaing ,
jouit de la terre de Dalet et de celle de malin-*
tras , et , après sa mort , elles viennent au fiitur
par une donation que son père ^t sa mère firent ,
dans leur contrat de mariage , de ces deux terres
à leur fils aîné : elles f aient igncore dix mille
livres de rente, et plus ; une de ses tantes^ vient
de lui faire donation d'une terre de trais miHe
livres de rente après sa mort Son intention est
de prendre emploi aussitôt qu'il sera marié, et
je ne l'en dissuaderai pas. Sa maison de Cressia^
qui sera sa demeure, est à deux journées de
Chaseu et à trois de Bussy. J'ai donné à ma fille
le bien de sa inère dès à présent, et je ne la fais
pas renoncer à ses droits paternels.
DE MABEMOISELLE I)E%DSSY.
Je vous rends mille grâces, ma chère tante,
l Ce passage est sans obscurité pour celui qui connoît les clian-
sons^u temps et les Amours des Gaules , dît M. de Monmerqné.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 383
et à madame de Grignan , de la part que vous
me témoignez prendre à mon établissement ; vous
ne sauriez toutes deux vous intéresser aux af-
£ûres de personne qui vous aime et qui vous ho-
nore plus que je fais.
LETTRE CCCLXXXIV.
DU COMTE DE BUSST A MADAME DE SÉVIGWE.
A Chaseui ce 3o ayril 1675.
Ce n'est pas seulement pour vous témoigner
la part que je prends à l'affliction que vous avez
de la mort du pauvre Chésières que je vous écris,
Madame, c'est encore pour m'en plaindre avec
vous; je l'ai toujours fort aimé, mais le dernier
voyage que j'ai fait à Paris, où je passai unc^
journée avec lui, rafraîchit mon amitié, et me
fait aujourd'hui plus sentir ma perte.
Au reste. Madame, mes amis me mandent que
je n'ai plus d'obstacles pour mon retour à la
cour , que M. le prince , et que la voie infaillible
pout le lever est celle de M. le duc ; ils me pro-
posent pour cela d'en écrire à M. de Langer on
ou à M. de Briord ; mais je crois que vous pour-
riez traiter cette affaire avec lui plus habilement
que personne , et avec un meilleur prétexte, <Hant
3S4 LETTRES
ce que nous sommes. Je vous supplie donc , Ma-
dame , de prendre votre temps à la première
visite qu'il vous rçndra pfour lui en parler; je
vous fais ma plénipotentiaire, je ne saurois mettre
mes intérêts en meilleures mains.
Mandez-moi des nouvelles du départ de ma-
dame de Grignan ;"je voudrois qu'il fût bien re-
culé , quand je devrois lui déplaire pour ce sou-
hait ; car je sais bien que je me raccommoderois
avec elle : mais vous ne m'avez pas fait réponse
si vous passeriez en ce pays-ci en la conduisant.
Donnez-m'en avis de bonne heiu'e, je vous sup-
plie , je vous veux voir toutes deux.
LETTRE CCCLXXXV.
DE MADAME DE SlÉVIGNJÉ AU COMTE DE BUSSIT .
À Paris, ce lo mai 1675.
Je pense que je suis folle de ne vous avoir
point encore écrit sur le mariage de ma nièce :
mais je suis, en vérité, comme folle, et c'est la
seule bonne raison que j'aie à vous donner. Mon
fils s'en va dans trois jours à l'armée , ma fille
dans peu d'autres en Provence : il ne faut pas
croire qu'avec de telles séparations je puisse con-
server ce que j'ai de bon sens. Ayez donc pitié
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 385
de moi , et croyez qu*au travers de toutes mes
tribulations je sens toutes les injustices qu'on
TOUS a faites. J'approuve extrêmement l'alliance
de M. de Coligny : c'est un établissement pour
ma nièce, qui me paroit solide ; et pour la pein-
ture du cavalier, j'en suis contente sur votre
parole. Je vous fais donc mes compliments à
tous deux, et quasi à tous trois : car je m'imagine
qu'à présent vous n'êtes pas loin les uns des
autres. Je ne vous parle pas de tout ce qui s'est
passé ici depuis un mois , il y aiiroit beaucoup
de choses à dire , et je n en trouve pas ixne à
écrire '.
Nous avons perdu le pauvre Chésières en dix
jours de maladie ; j'en ai été fâchée et pour lui
et pour moi; car j'ai trouvé mauvais qu'une
grande santé pût être attaquée et détruite en si
peu de temps, sans avoir fait aucun excès, au
moins qui nous ait paru. Adieu , mon cher cou-
sin ; adieu , ma chère nièce.
DE M. DE CORBINELLI.
J'espère que je me trouverai le jour des noces
avec vous; je me fie à mon ami le hasard; en tout
cas, ce sera bientôt après. En attendant, je vous
dirai qu'il n'y a pas un de vos serviteurs qui en
' n s* agît de la retraijte de madame de Monteipan. ( f^oyet iin^
de» notes de la lettre dn'T* juin fuÎTaiit.)
III. î5
38G LETTRES
soit plus content que moi. Vous savez que je
suis sincère.
A MADEMOISELLE DE BUSSY.
Je vous dis la même chose , Mademoiselle ; je
souhaite que vous soyez bientôt madame , et je
rie doute pas que vous ne mêliez alors l'air de
gravité , que cette qualité donne, à celui des Ra-
butin, qui sait se faire aimer et respecter égale-
ment ; madame de Grignan m'arrache la plume.
DE MADAME DE GRIGNAN.
Comme vous n'avez point le malheur de par-
tager le chagrin de mon départ, je vous l'an-
nonce sans prendre la précaution de vous en-
voyer votre confesseur. C'est donc ici un adieu,
M. le Comte , mais un adieu n'est pas rude quand
on n'est pas ensemble, et qu'ainsi l'on ne se
quitte point; c'est seulement avertir ses amis
que Ton change de lieu. Si vous avez besoin de
mes services et de l'huile de Provence, je vous
en ferai votre provision. Mais ce n'est pas tout ce
que je veux vous dire , c'est un compliment que
je veux vous faire sur le inariage de mademoiselle
votre fille. Je ne sais pas trop comment il s'en
faut démêler, et je ne p^is que répéter quelqu'un
de ceux qu'on vous aura faits , et dont vous vous
êtes déjà moqué. Ce sera donc pour une autre
fois ; et si Dieu vous fait la grâce d'être grand-père
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 387
au bout de l'an, je serai la première à vous
dire mille gentillesses , et à elle aussi. En atten-
dant , je vous embrasse tous deux de tout mon
cœur.
LETTRE CCCLXXXVI.
DU COMTE DE BUSSY A MADAME DE SÉVIGNÉ
A Ghaseu , le 14 mai 1675.
Ce n'est pas l'esprit que vous, avez perdu,
madame, c'est la mémoire; car vous m'avez déjà
écrit sur le mariage de ma fille, mais je suis fort
aise que vous Tayez oublié; cela m'a encore at-
tiré une de vos lettres. Je ne doute pas que vous
ne souffriez étrangement, étant sur le point de
vous séparer des personnes que vous aimez le
plus, et que vous devez le plus aimer. On vi-
vroit bien plus heureusement, si l'on pouvoit
faire ce que dit l'opéra :
" N'aimons jamais , ou n'aimons guère ,
Il est dangereux d'aimer tant. »
Pour moi, j'aime encore mieux le mal que le re-
mède , et je trouve plus doux d'avoir bien de la
peine à quitter les gens que j'aime, que de les
aimer médiocrement. L'indolence continuelle ne
m'accommode pasj je veux des hauts et bas dans
2 5.
388 LETTRES
la vie. Vous voyez, Madame, que la foriime m'a
servi à souhait. Cependant il m^ semble qu elle
fait durer trop long -temps le méchant état, et
qu'elle sort de son caractère d'inconstante pour
me persécuter. J'ai bien fait de mettre les af-
faires au pis. Si je les avois prises à cœur, je se-
rois mort à présent, et je suis dans une santé à
survivre à de plus jeunes et à de plus heureux
que moi. Ce [n'est pas, comme vous dites, que
l'exemple de Chésières ne fasse trembler les plus
sains, mais il fait encore plus de peur aux in-
firmes. A tout hasard, Madame, portons -nous
bien, je vous réponds que nous irons loin, fiez-
vous en à ma parole. C'est déjà pour vivre long-
temps que de l'espérer fortement. Je ne sais pas
si sur les choses qui se sont passées depuis un
mois nous pensons de même vous et moi, mais
je ne doute point que l'amoiu* ne soit égal à ce
qu'il étoit , et que toute la différence n'aille qu'à
plus de mystère, ce qui le fera durer plus long-
temps. Voilà tout ce que j'en puis juger d'aussi
loin^
DE MADEMOISELLE DE BUSST.
Je vous rends mille grâces, ma chère tante,
de toutes les bontés que vous me témoignez.
' Il est encore question ici d'une séparation présumée entre le
roi et madame de Montespan. ( f^'ofez la letti'e du 7 juin 1 675. )
»>
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 389
DU COMTE DE BUSST A SI. DE CORBINELLI.
* •
Je vous trouve entre la mère et la fille, Mon-
sieur, et vous me paroissez là si bien, que je ne
vous en ôterai pas. Venez -y, courez -y comme
aux noces, vous ne sauriez aller en aucun lieu
du monde où l'on vous aime, et où l'on vous es-
time davantage.
DE MADEMOISELLE DE BUSSY A CORBINÉLLÎ.
Je vous assure, Monsieur, que de tous les com-
pliments qu'on m'a faits, aucun ne m'a été plus
agréable que le vôtre; au Veste, je tâcherai de
ne pas perdre cet air des Rabutin qui vous plaît
tant; je voudrois bien aller me perfectionner là-
dessus auprès de ma tante; Venez voir si je pro-
fité bien de l'exemple que j'ai ici , il me paroît
assez bon à iî]liter,'}'entends au moins pour l'air.
pu COM-TE DE BTTSST A MADAÏAÈ JDÏ GRIGNAW.
Avec tout cela. Madame, vous avez beau dire,
c'est un malheur pour moi que vous partiez de
Paris. Je suis encore plus prêt d'y aller qu'en
Provence : ainsi vous n'auriez pas trop mal fait
quand vous m'auriez annoncé votre départ un
peu plus délicatement. Au reste , Madame , je vous
1^ettds tiiilie grâces de vos ofires. Je me passerois
bien de votre huile , et j'aimerois mieux ne man-
ger jamais de salade, que de vous aller voir où
Sgo LETTRES
vous allez. Je sais bien ^Madame, que vous pre-
nez, part, comme font tous mes amis, au ma-
riage de ma fille ; et vous devez savoir aussi que
je vous en remercie comme font tous les pères
des nouvelles mariées. Je serai fort trompé si je
ne suis grand -père au bout de l'an. La demoi-
selle n a point du tout Tair d'une Brehaigne^^
LETTRE CCCLXXXVII.
XHE MADAME DE SiviQIîÉ IkU COMTE DE BUSSY.
A Paris, ce i5 mai 167&. .
Vous êtes le maître du pavé présentement ,
M. le Comte; je reçus votre lettre du3o avril le
propre jour que M. le prince et M. le duc par-
tirent pour Chantilly et ensuite pour l'armée.
Quand ils seroient encore ici, je vous assure
qu'il n'y auroit rien à faire pour nous àix côté
de M. le duc ; je sais qu'il a parlé sur votre sujet
d'une manière qui ne doit pas donner sitôt la
confiance de vouloir tirer de lui une approba-
tion de votre retour. Servez -vous de leur tolé-
' Ce mot, dans rancienlan^age^désigiioit une biche stjérile. Depuis
il a été donné aux femelles des animaux, dans le même cas , et dans
le sens familier aux femmes stériles ; nos vieux poètes en offrent des
exemples. G,D.S,G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 391
rance , vous ne les trouverez pas sur votre route ;
que vous faut-il de plus ? Le paladin ( le duc de
Saint-- Aignan) vous doit conduire à l'égard du
maître, c'est le principal en toutes manières:
Je vous remercie de tout ce que vous me dites
d'obligeant sur la mort du pauvre Chésières; il
me semble que je vous ai déjà écrit là-dessus. ^
Ma fille ne vous verra point en passant, dont
elle est fort fâchée ; elle s'en'Va par des voies qui
ne laissent aucune liberté de se détourner; elle
vous embrasse de tout son cœur. Mandez -moi
des nouvelles de votre mariage, et" si vous n'a-
vez pas écrit à madame de Montglas sur la mort
de son mari.
Adieu, Comte, j'ai la tête à l'envers du déplai-
sir d'avoir quitté cettej pauvre comtesse; il y a
des endroits dans la vie qui sont bien amers , et
bien rudes à passer.
LETTRE CCCLXXXVIII.
DU COMTE DE BUSSY A. MADAME DE SÉVlGNE.
A Cbaseu, ce s8 mai 1675.
Quand je ne vais point à Paris, ce n'est ni
M. le prince, ni M. le duc, à l'hôtel de Condé,
qui m'en empêchent ; c'est le roi. Ainsi , madame,
39a LETTRES
leur absence ne me donne pas plus de liberté^
et j'ai pour les ordres de Sa Majesté autant de
respect quand elle est en Flandre, que si elle
étoit au Louvre.
Vous me mandez que M. le duc parle de moi
encore avec aigreur; il faut donc qu'il soit
changé, car Briord m'écri\ît il y a quelque
temps que M. le duc lui avoit commandé de me
faire savoir qu'il étoit fâché de l'état où j'étois
avec M. son père , et qu'il seroit bien aise qu'il
se radoucît pour moi. Quand je veux apaiser
M. le prince, c'est afin d'aplanir tous les che-
mins, et pour n'avoir rien à me reprocher; et
non pas que je croie que mon retour ne tient
qu'à lui; vous savez que j'ai d'autres vues, et je
vous assure que, malgré tous les obstacles, je re-
tournerai à la cour. Ce n'est pas qu'au pis aller
je m'en souciasse beaucoup, car c'est plus pour
faire enrager les gens qui me craignent que je
fais des pas de ce côté-là , que pour les avantages
que j'en attends. J'irai droit au maître par le Pa-
ladin, et par d'autres, car j'ai plusieurs chemins,
et quand tout cela me manqueroit , le temps , si
je vis, ne me manquera pas.
Nous attendons M. de Coligny à tous moments
pour transiger.
J'ai écîrit à madame de Montglas sur la mort
de son mari.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. Sgî
Je vous plains fort, ma chère cousine, dans
la séparation de notre comtesse >
LETTRE CCCLXXXIX.
DE MADAME DE SlÊVIGIfÉ A MADAME DE GEIGNAIT.
A Livry, lundi 17 mai 1675.
Quel jour, ma fille , que celui qui ouvre Tab-
sence! comment vous a-t-il paru? Pour moi , je
l'ai senti avec toute l'amertume et toute la dou-
leur que j'avois imaginées, et que j'avois ap-
préhendées depuis si long- temps. Quel moment
que celui où nous nous séparâmes ! quel adieu
et quelle tristesse d'aller chacune de son côté,
quand on se trouve si bien ensemble ! Je ne veux
•point vous en parler davantage, ni célébrer,
comme vous dites, toutes les pensées qui me
pressent le cœur : je veux me représenter votre
courage, et tout ce que vous m'avez dit sur ce
sujet, qui fait que je vous admire. 11 me^parut
pourtant que vous étiez un peu touchée en m'em-
brassant. Pour moi, je revins à Paris % comme
vous pouvez vous l'imaginer : M. de Coulanges se
* Les adieux de la mère et de la fille s'étoient faits à Fontaine-
bleau , jusqu'où madame de Sévigné et M. de Coulanges avoient été
conduire madame de Grigmn. D, P.
394 LETTRES
conforma à mon état : j'allai descendre chez M. le
cardinal de Retz , où je renouvelai tellement toute
ma douleur, que je fis prier M. de La Rochefou-
cauld , madame de La Fayette et madame de Cou-
, langes, qui vinrent pour me voir, de trouver bon
que je n'eusse point^cet honneur : il faut cacher
ses foiblesses devant les forts. M. le cardinal en-
tra dans les miennes; la sorte d'amitié qu'il a
pour vous le rend fort sensible à votre départ.
Il se fait peindre par un religieux de Saint-Vic-
tor; je crois que, malgré Çaumartin, il vous don-
nera l'original. Il s'en va dans peu de jours; son
secret est répandu; ses gens sont fondus en
larmes : je fus avec lui jusqu'à dix heures. Ne
blâmez point, mon enfant^ ce que je sentis en
rentrant chez moi : quelle différence! quelle so-
litude ! quelle tristesse ! votre chambre , votre ca-
binet! votre portrait! ne plus trouver cette ai-
mable personne ! M. de Grignan comprend bien
ce que je veux dire et ce que je sentis. Le len-
demain, qui étoit hier, je me trouvai tout éveillée
à cinq heures; j'allai prendre Corbinelh pour ve-
nir ici avec l'abbé. Il y pleut sans cesse, et je
crains fort que vos chemins de Bourgogne ne
soient rompus. Nous lisons ici des maximes que
Corbinelli m'explique ^ ; il voudroit bien m'ap-
* Corbiuelli étoit homme du monde , homme d'esprit , très-versé
dans les auteurs classiques, doué d'une heureuse mémoire, mais
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. SgS
prendre à gouverner mon cœur; j'aurois beau-
coup gagné ^ mon voyage , si j'en rapportois
cette science. Je m'en retourne demain; j'avois
besoin de ce moment de repos pour remettre
un peu ma tête, et reprendre une espèce de con-
tenance.
LETTRE CCCXC.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 19 mai 1675.
Je vous conjure, ma fiHe, d'être persuadée que
TOUS n'avez manqué à rien ; une de vos réflexions
pourroit effacer des crimes, à plus forte raison
des choses si légères, qu'il n'y a que vous et moi
qui soyons capables de les remarquer : croyez
que je ne puis conserver d'autres sentiments
pour vous que ceux d'une tendresse qui n'a
point d'égale, et d'un goût si naturel qu'il ne
finira qu'avec moi. J'ai tâché d'apprendre à Li-
peu propre à soutenir un travail de longue haleine. Je ne pense
pas comme M. de Monmerqué sur les Maximes dont il est ici ques-
tion , et qu'il suppose être un commentaire de celles de La Roche-
foucauld, dont on n'a jamais eu connoissance, mais hien de son ou-
yrage intitulé : Anciens Historiens latins réduits en Maximes^ imprimé
en 1 694 9 travail qui n'est pas sans mérite , mais qu'on ne lit plus.
G. D, S, G.
396 LETTRES
vry ce qu'il faut faire pour délourner ces sortes
d'idées; toute la difficulté, c'est qu'il ne s'en pré-
sente point à moi qui ne soient sur votre sujet,
et que je ne sais où en prendre d'autres; ainsi
Corbinelli est bien empêché; mais il faut espé-
rer que le temps les rendra moins amères. Un
peu de dévotion et d'amour de Dieu mettroient
le calme dans mon âme; ce n'est qu'à cela seul
que vous devez céder, Corbinelli m'a été uni-
quement bon à Livry; son esprit me plaît, et son
dévouement pour moi est si grand, que je ne
me contraignois sur rien. J'en revins hier, et je
descendis encore chez notre cardinal, à qui je
trouvai tant d'amitié poar vous, qu'il me con-
vient par cet endroit-là plus que les autres, sans
compter tous le^ anciens attachements que j'ai
pour lui. Il a mille affaires : il passe la Pentecôte
à Saint-Denis ; mais il reviendra ici pour huit ou
dix jours encore : on ne parle aujourd'hui que
de sa retraite^ mais chacun selon son humeur,
quoique l'admû'ation soit la seule manière de
l'envisagera Mesdames dé Lavardin, de La Troche
et de Villars m'accablent de leurs billets et de
leurs soins , je ne suis poi^it encore en état de
profiter de leurs bontés. Madame de La Fayette
' M. le cardinal de Retz prit le parti de se retirer à Gommercy,.
dans la vue de payer ses dettes avant sa mort; il eut le bonheur
d\- réussir. D, P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 897
est à Saint-Maur : madame de Langer on a la tête
enflée; on croit qu'elle mourra. La reine et ma-
dame de Montespan furent lundi aux Carmélites
de la rue du Bouloi plus de deux heures en con-
férence; elles en parurent également contentes;
elles étoient venues chacune de leur côté, et s'en
retournèrent le soir à leurs châteaux. Je vous
écrivis avant -hier; je vous adressai la lettre à
Lyon chez M. le chamarier : je serois bien fâchée
que cette lettre fut perdue : il y en avoit une de
notre cardinal dans le paquet : voici encore un
billet de lui. Votre lettre est très-bonne pour pé-
nétrer le cœur et l'ame. M. de Coulanges sera
informé de votre souvenir. Il est vrai qu'il faut
profiter de tous les moments dans les adieux; je
serois très-fâchée de n'avoir pas été jusqu'à Fon-
tainebleau; l'instant de la séparation fut ter-
rible, mais c'eût été encore pis d'ici. Je ne per-
drai jamais aucun temps de vous voir ; je ne me
reproche rien là-dessus; et, pour me raccommo-
der avec Fontainebleau , j'y veux aller au-devant
de vous. Dieu nous enverra des facilités pour me
conserver la vie ; ye soyez point inquiète de ma
santé, je la ménage , puisque vous l'aimez. Ne
soyez jamais en peine de ceux qui ont le don des
larmes; je prie Dieu que je ne sente jamais de
ces douleurs où les yeux ne soulagent point le
cœur : il est vrai qu'il y a des pensées et des pa-
398 LETTRES
rôles qui sont étranges, mais rien n'est dange-
reux quand on pleure. J'ai donné de vos nou-
velles à vos amis; je vous remercie, ma chère
Comtesse, de votre aimable distinction.
Le maréchal de Créqui assiège Dinan. On dit
qu'il y a du désordre à Strasbourg , les uns veu-
lent laisser passer l'empereur , les autres veulent
tenir leur parole à M. de Turenne. Je n'ai point
de nouvelle des guerriers. On m'a dit que le che-
valier de Grignan avoit la fièvre tierce ; vous en
apprendrez des nouvelles* par lui-même.
LETTRE CGCXCI.
DE MADAME DE SÉVIGNE A MADAME DE GRIGNAIT.
A Paris, vendredi 3i mai 1675.
Je n'ai reçu encore que votre première lettre ;
il est vrai , ma fille , qu'elle vaut tout ce qu'on
peut valoir. Je ne vois rien depuis votre absence,
et je ne trouve personne qui ne m'en fasse sou-
venir ; on m'en parle , et on a pitié de moi : n'est-
ce pas sur ces pensées qu'il faut passer légère-
ment? passons donc. Je fus hier chez madame
de Verneuil , au retour de Saint-Maur, où j'étois
allée avec M. le cardinal ( de Retz ). Je trouvai à
DE MADAME DE SE VIGNE. 3<)9
l'hôtel de Sully mademoiselle de Lanuoy * , mariée
ail petit-fils du vieux comte de Montrevel ; la
noce s'est faite là; jamais vous n'avez vu une
mariée si drue , elle va droit à son ménage , et dit
déjà mon mari; il avoit la fièvre, ce mari, et la de •
voit avoir le lendemain ; il ne l'eut point. Fieubet'^
dit : Voilà donc un remède pour la fièvre, mais
dites-nous la dose. Mesdames de Castelnau , Lou-
vigny , Sully , Fiesque , vous jugez bien ce que ,
toutes ces belles me purent dire. Mes amies ont
trop de soin de moi , j'en suis importunée; mais
je ne perds aucun des moments dont je puis pro-
fiter pour voir notre cher cardinal. Voilà des lettres
qui vous apprendront l'arrivée de M. le coadju-
teur; je l'ai vu et embrassé ce matin, il doit ce
soir conférer avec Son Éminence et d'Hacqueville,
pour savoir la résolution qu'il doit prendre : il
a été caché jusqu'ici.
' Adrienne-PhilIppe^Thérèse de Lannoy, qui a^oit été fille d'iiou-
ncar de la reine, épousa Jacqaes-Marie de La Banme-MoDtrfvel
en 1675 , et non en 167a, comme il est dit par méprise dans THis-
toire des grands officiers de la couronne. D. P.
' Gaspard de Fieubet, seigneur de Cendré et maître des requêtes,
auteur de plusieurs pièces de poésies française et latine, qui wn^t
fines et délicates. Ou estime sa £ible intitulée : Ulysse et Us Sirènes ,
et répitaphe de son ami I>enys Sanguin de Saint-Payin , du nomLi e
des hommes de mérite que Despréaux confondit dans ses satires
avec les mauTais écrivains. Croyez les f'ers choisis au P. Bouhouis
le Siècle de Louis XIV ^ et tous les dictionnaires des hommes il-
lustres. ) G. D. S. G.
4oo LETTRES
Madame la duchesse a perdu mademoiselle
d'Enghien, un de ses fils s'en va mourir encore ,
sa mère est malade, madame deXangeron aby-
mée sous terre , M. le prince et M. le duc à la
guerre ; elle pleure toutes ces choses , à ce qu'on
m'a dit. Je laisse à d'Hacqueville à vous parler
de la guerre , et aux Grignan , à vous parler de
la maladie du chevalier : s'il revient ici , j'en aurai
soin comme de mon fils. Je compte que vous
êtes aujourd'hui sur la tranquille Saône : c'est
ainsi que devroient être nos esprits ; mais le cœur
les débauche sans cesse : le mien est rempli de
ma fille. Je vous ai mandé mon embarras : c'est
de ne pouvoir détourner mon idée de vous, par-^
ce que toutes mes pensées sont de la même cou-
leur.
A clU l^ures du soir.
Nous voici tous chez mon abbé. Le coadjuteur
est aussi content ce soir qu'il étoit embarrassé
ce matin : l'abbé de Grignan a si bien ménagé
M. de Paris ^ , que le coadjuteur en, sera reçu
comme un député très-agréable et très -cher : le
voilà donc ravi : il verra demain M. de Paris , et
reprendra le nom de coadjuteur d'Arles, qu'il
' François de Harlay , qui succéda à Perefîxe dans rarchevéché
de Paris , en 1 67 1 ; il étoit d'une si belle figure qu'on lui appliqua
alors ce vers de Virgile :
Formosi pccorls custos , fovmoslor ipse,
G. D. S. G.
DE MADAME DE SEVIGNE. 4oi
avoit quitté depuis vingt -quatre heures, pour
se cacher sous celui de l'abbé d'Aiguebère. Je
ne plains que vous , ma fille , qui n'aurez point
sa bonne compagnie; c'est une perte partout,
et surtout en Provence. L'abbé croit que la
fièvre du chevalier s'est rendue assez traitable
pour le laisser poursuivre son chemin. D'Hac-
queville dit que Dinan est rendue Adieu, ma
très-chère ; voici une compagnie où il ne manque
que vous ; vous y êtes tendrement aimée , vous
n'en sauriez douter.
LETTRE CCCXCII.
DE MADAME DE SÉVIGWÉ A MADAME DE GRIGNATV^.
A Paris , mercredi 5 juin 1 67 5.
Je n'ai reçu aucune de vos lettres depuis celle
de Sens ; et vous savez quelle envie je puis avoir
d'apprendre des nouvelles de votre santé et de
votre voyage; je suis très- persuadée que vous
m'avez écrit; je ne me plains que des arrange-
ments ou des dérangements de la poste : selon
notre calcul , vous êtes à Grignan, à moins qu'on
'Le roi prit Dinan le 38 mai, ayant sous lui le maréchal de
Créqui. G. D. S. G,
III. 26
4o2 LETTRES
ne vous ait retenue les fêtes à Lyon. Enfin, ma
fille, je vous ai suivie partout; et il rike semble
que le Rhône n'a point manqué au respect qu'il
vous doit. J'ai été à Livry avec Corbinelli ; j'en
suis revenue promptement , pour ne pas per dre
un moment de ceux que je puis employer encore
à voir notre cardinal. La tendresse qu'il a pour
vous, et la vieille amitié qu'il a pour moi , m'at-
tachent très - tendrement à lui : je le vois tous
les soirs depuis huit heures jusqu'à dix; il me
semble qu'il est bien aise de m'avoir jusqu'à son
coucher : nous causons sans cesse de vous; c'est
un sujet qui nous mène bien^ loin , et qui nous
tient uniquement au cœur. Il veut venir ici ; mais
je ne puis plus souffrir cette maison où vous me
manquez. M. le nonce lui manda hier que, par
un courrier qu'il avoit reçu de Rome, il venoit
d'apprendre sa nominatidn au cardinalat. Le
pape ' a fait une promotion de ses créatures ;
c'est ainsi qu'on l'appelle : les couronnes sont
remises à cinq ou six années d'ici, et par con-
séquent M. de Marseille ^. Le nonce dit à Bon-
vouloir , qui courut lui faire un compliment ,
qu'il espéroit bien que présentement le pape ne
' Clément X. D. P.
' Toussaint de Forbin- Janson , ëvéque de Marseille , depuis éré-
que 4e Beauvais , ne fut cardinal qu'en février 1690 , de la promo-
tion 4' Alexandre Vm. D P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 4o3
reprendroit pas le chapeau de M. le cardinal de
Retz , et qu'il s'en alloit bien faire ses efforts
pour en détourner Sa Sainteté , quand même elle
le voudroit, puisqu'il a l'honneur detre le ca-
marade de M. de Retz. Voici donc encore un
cardinal , le cardinal Spada. Le nôtre s'en va
mardi; je crains ce jour, et je sens extrême-
ment cette séparation et cette perte : son cou-
rage augmente à mesure que celui de ses amis
diminue.
La duchesse de La Vallière fit hier profession.
Madame de Villars m'avoit promis de m'y mener,
et , par un mal - entendu , nous crûmes n'avoir
point de places. Il n'y avoit qu'à se présenter,
quoique la reine eût dit qu'elle ne vouloit pas
que la permission fût étendue ; tant y a , Dieu
ne le voulut pas : madame de Villars en a été
affligée. Elle fit donc cette action , cette belle et
courageuse personne , comme toutes les autres
de sa vie , d'une manière noble et charmante ' :
' Il y avoit plus de trois ans que madame de La Vallière ne rec.t-
Toit à la cour que des aflronts de sa rivale , et des duretés du roi.
Elle n*y étoit restée , disoit elle , que par esprit de pénitence* Elle
ajoutoit : ■ Quand la vie de carmélite me paroitra trop dure , je
" me souviendrai de ce que ces gens-là m'ont fait souffrir • , mon-
trant le roi et madame de Montespan. A, G. ( Souvenirs de ma-
dame de Cajlus. ) Sa conversion fut aussi célèbre que sa tendresse.
Elle vécut dans les plus grandes austérités depuis 167 5 jusqu'en
1 7 1 o , sous le nom de soeur LoiiiBe de la Miséricorde. Cette retraite
a6
/|o4 LETTRES
elle étoit d une beadté qui surprit tout le mcmde;
mais ce qui vous étonnera , c'est que le sermoft
de IM. de Condom {Bossuet) ne fut point aussi
divin qu'on Fespéroit. Le coadjuteur y étoit , il
vous contera comme son affaire va bien à l'égard
de M. de Paris et de M. de Saint-Paul ' ; mais il
trouve Tombre de M. de Toulon et l'esprit de
M. de Marseille partout.
Madame de Coulanges part lundi avec Corbi-
nelli ; cela m'ôte ma compagnie : vous savez
comme Corbinelli m'est bon, et de quelle sorte
il entre dans mes sentiments. Je suis convaincue
de son amitié , je sens son absence ; ntais , mon
enfant, après vous avoir perdue, que peut-il
m'arriver dont je doive me plaindre? Je ne m'en
plains aussi que par rapport à vous , et comme
étant un de ceux avec qui je trouve le plus de
consolation ; car il ne faut pas croire que ceux
à qui je n'ose en parler autant que je voudrois ,
me soient aussi agréables que ceux qui sont
dans mes sentiments. Il me semble que vous
avez peur que je ne sois ridicule , et que je ne
me répande excessivement sur ce sujet : non ,
donna à madame de Montespan la première place dans le cœur du
roi, et elle en a joui avec autant d'éclat et d'empire que madame
de La Vallière ayoit eu de modestie. ( Siècle de Louis XIF'. )
G. D, S. G,
* Lucas d'Aquin , évéque de Saint-Paul-trois- Châteaux.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 4o5
non, ne craignez rien; je sais gouverner ce
torrent : fiez-vous un peu à moi , et me laissez
la liberté de vous aimer jusqu'à ce qu'il ait plu
à Dieu de vous ôter de mon cœur pour s'y met-
tre : c'est à lui seul que vous céderez cette place.
Enfin je me suis trouvée si uniquement occupée
et remplie de vous , que mon cœur n'étant capa-
ble de nulle autre pensée, on m'a défendu de
faire mes dévotions à la Pentecôte ; et c'est sa-
voir le christianisme. Adieu,, ma chère enfant,
j'achèverai ma lettre ce soir.
Je reçois votre lettre de Mâcon. Je n'en suis
pas encore à pouvoir lire ce qui me vient de
vous , sans que la fontaine joue son jeu : tout est
si tendre dans mon cœur , que , dès que je tou-
che à la moindre chose , je n'en puis plus. Vous
pouvez penser qu avec cette belle disposition je
rencontre souvent des occasions; mais ne crai-
gnez rien pour ma santé , je ne puis jamais ou-
blier cette bouffée de philosophie que vous me
vîntes souffler ici la veille de votre départ ; j'en
profite autant que je puis : mais j'ai une si grande
habitude à être foible , que , malgré vos bonnes
leçons, je succombe souvent. Vous aurez vu
comme ce jour douloureux du départ de M. le
cardinal n'est pas encore arrivé : il le sera
quand vous recevrez cette lettre. 11 est vrai que
cela seul mériteroit d'ouvrir une source ; mais ,
4o6 LETTRES
comme elle est ouverte pour vous , il ne fera
qu'y puiser. Ce sera, en effet, un jour très-
douloureux pour moi ; car je suis fort attachée
à sa personne , à son mérite , à sa conversation ,
dont je jouis tant que je puis, et à toutes les
amitiés qu'il me témoigne. Il est vrai que son
ame est d'un ordre si supérieur, qu'il ne fallait
pas attendre de lui une fin toute commune,
Comme des autres hommes : quand on a pour
règle de faire toujours ce qu'il y a de plus grand
et de plus héroïque , on place sa retraite en son
temps , et on laisse pleurer ses amis.
Que vous êtes"' plaisante , mon enfant, avec
vôtre gazette à la main ! quoi ! sitôt , vous en
faites vos délices ! je croyois que vous attendriez
au moins que vous eussiez passé cette chienne
de Durance. Le dialogue du roi et de M. le
prince me paroît plaisant : je crois qu'ici même
^ous l'auriez pris pour bon. Je reçois une lettre
du chevalier qui se porte bien ; il est à l'armée ,
et n'a eu que cinq accès de fièvre tierce ; c'est
une inquiétude de moins : mais sa lettre toute
pleine d'amitié est d'un vrai Allemand ; car il ne
veut point du tout croire ce qu'on dit d'une re-
traite du cardinal de Retz : il me prie de lui dire
la vérité ; je m'en vais la lui dire. Je ferai tous
vos compliments ; je suis fort assurée qu'ils se-
ront très-bien reçus ; chacun se fait un honneur
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 407
d être dans votre souvenir : M. de Coulanges en
étoit tout glorieux. Tous nos amis , nos amies ,
nos commensaux, me parlept de vous quand
je les rencontre , et me prient de vous assurer
de leur servitude. Le coadjuteur vous contera
les prospérités de son voyage ; mais il ne se
vantera pas d'avoir pensé être étouffé chez ma-
dame de Louvois par vingt femmes qui se firent
un jeu , et qui croyoient chacune être en droit
de l'embrasser : cela fit une confusion , une op^
pression , une suffocation dont la pensée me
fait étouffer, tout cela soutenu par les tons les
plus hauts et les paroles les plus répétées et les
plus affectives qu'on puisse imaginer : madame
de Coulanges conte fort plaisamment cette scène.
Je vous souhaite à Grignan la compagnie que
vous nommez. Mon fils se porte bien : il vous
fait jnille amitiés. M. de Grignan voudra bien
que je l'embrasse , à présent qu'il n'est pas oc-
cupé du tracas du bateau ; je le vois bien d'ici
arracher sa touffe ébouriffée.
M. de Rochefort assiège Huy ; la ville est ren-
due; le château résiste un peu. L'autre jour
M. de Baguols donnoit une fi:icassée à mesdames
d'Heudicourt et de Sanzei et à Coulanges ; c'éloit
à la Maison rouge : ils entendent dans la cham-
bre voisine cinq ou six voix éclatantes , des cris,
des discours éveillés , des propositions folles :
4o8 LETTRES
M. de Coulanges veut voir qui c'est ; il trouve
madame.Baillet , Madaillan , un autre Pourceau-
gnac , la belle Angloise et Montalais : en même
temps , voilà Montalais * à genoux , qui prie hum-
blement Coulanges de ne rien dire ; il a si bien
fait que tout Paris le sait , et que Montalais se
désespère qu'on sache l'usage qu'elle fait de sa
précieuse Angloise. Je finis , ma très - chère ,
pour ne pas vous accabler. Hélas ! quel change-
ment de n'avoir plus d'autre plaisir que de re-
cevoir de vos lettres , après avoir eu si long-
temps celui de vous voir en corps et en ame !
je ne me reproche pas au moins de ne l'avoir
pas senti.
DE MADAME DE COULANGES.
On ne regrette plus que les gens que Ton
hait ; je le sais depuis que vous êtes partie : on
ne suit que les gens que l'on hait ; je pars sa-
medi pour marcher sur vos pas, et je ne serai
contente de mon voyage que quand j'aurai fait
quelque trajet sur le Rhône. J'ai été aujourd'hui
à Saint-Cloud ; on m'y a parlé de vous , et j'en
ai été fort aise , car ma haine pour vous ressem-
ble si fort à de l'amitié , que je m'y méprends
toujours. Je suis très-humble servante de M. de
Grignan.
' Mademoiselle de Montalais^ dont il est parlé dans la lettre du
8 juillet 167 a.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 409
LETTRE CCCXCIII.
DE MADAME DE SÉVIGTfÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Parîsy vendredi 7 juin 1675.
Enfin , ma fille , me voilà réduite à faire mes
délices de vos lettres : il est vrai qu'elles sont
d'un grand prix ; mais quand je songe que c'étoit
vous-même que j'avois , et que j'ai eue quinze
mois de suite, je ne puis retourner sur ce passé
sans une grande tendresse et une grande douleur.
Il y a des gens qui m'ont voulu faire croire que
l'excès de mon amitié vous incommodoit; que
cette grande attention à vouloir découvrir vos
volontés , qui tout naturellement devenoient les
miennes, vous faisoit assurément une grande
fadeur et un grand dégoût. Je ne sais , ma chère
enfant , si cela est vrai ; ce que je puis vous
dire, c'est qu'assurément je n'ai pas eu dessein
de vous donner cette sorte de peine. J'ai un
peu suivi mon inclination, je l'avoue, et je vous
ai vue autant que je l'ai pu , parce que je n'ai
pas eu assez de pouvoir sur moi pour me re-
trancher ce plaisir ; mais je ne crois point vous
avoir été pesante. Enfin, ma fille, aimez au
moins la confiance que j'ai en vous , et croyez
4io LETTRES
qu'on ne peut jamais être plus dénuée ni plus tou •
chée que je le suis en votre absence. La Provi-
dence m'a traitée bien rudement , et je me
trouve fort. à plaindre de n'en savoir pas faire
mon salut. Vous me dites des merveilles de la
conduite qu'il faut avoir pour se gouverner dans
ces occasions ; j'écoute vos leçons , et je tâche
d'en profiter. Je suis dans le train de mes amies ,
je vais , je viens ; mais quand je puis parler de
vous , je suis contente , et quelques larmes me
font un soulagement non pareil. Je sais les lieux
où je puis me donner cette liberté ; vous jugez
bien que , vous ayant vue partout , il m'est dit
ficile , dans ces commencements , de n'être pas
sensible à mille choses que je trouve en mon
chemin. Je vis hier les Villars , dont vous êtes
révérée ; nous étions en solitude aux Tuileries ;
j'avois dîné chez M. le cardinal, où je trouvai
bien mauvais de ne vous voir pas. J'y causai
avec l'abbé de Saint-Mihel, à qui nous dpnnons,
ce me semble , comme en dépôt , la personne
de Son Éminence ; il me parut un fort honnête
homme, un esprit droit et tout plein de raison,
qui a de la passion pour lui , qui le gouvernera
même sur sa santé, et l'empêchera bien de
prendre le feu trop chaud sur la pénitence. Ils
partiront mardi ; et ce sera encore un jour dou-
loureux pour moi, quoiqu'il ne puisse être
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 4ii
comparé à celui de] Fontainebleau. Songez, ma
fille, qu'il y a déjà'quinze jours, et qu'ils vont
enfin , de quelque manière qu'on les passe.
Tous ceux que vous m'avez nommés apprendront
votre souvenir avec bien de la joie ; j'en suis
mieux reçue. Je verrai ce soir notre cardinal ; il
veut bien que je passe une heure ou deux chez
lui les soirs avant qu'il se couche , et que je
profite ainsi du peu de temps qui me reste.
Corbinelli étoit ici quand j*ai reçu votre lettre;
il a pris beaucoup de part au plaisir que vous
avez eu de confondre un jésuite : il voudroitbien
avoir été le témoin de votre victoire. Madame
de La Troche a été charmée de ce que vous dites
pour elle. Soyez en repos de ma santé , ma chère
enfant^ je sais que vous n'entendez pas raillerie
là-dessus. Le chevalier de Grignan est parfaite-
ment guéri. Je m'en vais envoyer votre lettre
chez M. de Turenne. Nos frères sont à Saint-
Germain ; j'ai envie de vous envoyer la lettre
de La Garde ; vous y verrez en gros la vie qu on
fait à la cour. Le roi a fait ses dévotions à la
Pentecôte : madame de Montespan les a faites
de son côté ; sa vie est exemplaire ^ ; elle est
' Les grandes figures de Téloquence, qu'employoit Bossuet, pour
remuer les consciences et faire rougir le vice , déterminèrent une
séparation momentanée du roi et de madame de Montespan ; mais
on ne tarda point à s^apercevoir que ce sacrifice , qu*exigeoit la
4i2 LETTRES
très-occupée de ses ouvriers , et va à Saint-Cloud ,
où elle joue 'au hoca.
A propos , les cheveux me dressèrent l'autre
jour à la tête ; quand le coadjuteur me dit qu'eu
allant à Aix il y avoit trouvé M. de Grignan
jouant au hoca; quelle fureur! au nom de Dieu,
ne le souffrez point ; il faut que ce soit-là une
de ces choses que vous devez obtenir, si l'on
vous aime ^ J'espère que Pauline se porte bien,
puisque vous ne m'en parlez point; aimez-la
pour l'amour de son parrain ( M, de La Garde).
Madame de Coulanges a si bien gouverné la prin-
cesse d'Harcourt, que c'est elle qui vous fait
mille excuses de ne s'être pas trouvée chez elle
quand vous allâtes lui dire adieu : je vous con-
seille de ne la point chicaner là-dessus. Ce que
vous dites des arbres qui changent est admi-
rable; la persévérance de ceux de Provence est
triste et ennuyeuse*; il vaut mieux reverdir que
morale , n'étoit qu'un hommage de l'hypocrisie offert à la vertu.
Les amans ne se furent pas revus et n'eurent pas causé un quart-
d'heure , qu'ils congédièrent toute l'assistance , et il en adyint , dk
madame de Caylus , le comte de Toulouse , et mademoiselle de
Blois , mariée à Philippe d'Orléans , régent de France pendant la
minorité de Louis XV. G. D. S, G.
' Le hoca étoit un jeu de hasard, piquant, dangereux, qui
faisoit beaucoup de victimes dans la haute société. G. D, S» G,
* Outre quelques arbres gommifères , l'oranger , le citronnier ,
*
le myrte , le figuier , l'olivier , le laurier , le houx , etc. , couvrent de
verdure, dans toutes les saisons , le sol de la Provence. G. D, S, G,
DE MADAME DE SÉYIGNÉ. 4i3
d'être toujours vert. Corbinelli dit qu'il n'y a
que Dieu qui doive être immuable ; toute autre
immutabilité est une imperfection ; il étoit bien
en train de discourir aujourd'hui. Madame de La
Troche et le prieur de Livry étoient ici : il s'est
bien diverti à leur prouver tous les attributs de
la Divinité. Adieu, ma très-aimable , je vous em-
brasse; mais quand pourrai -je vous embrasser
de plus près? La vie est si courte; ah! voilà sur
quoi il ne faut pas s'arrêter : c'est maintenant
vos lettres que j'attends avec impatience.
LETTRE CCCXCIV.
DK UADAME DE SEVIGNi A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris , mercredi la juin 1675.
Je fus hier assez heureuse pour aller me pro-
mener avec Son Éminence tête à tête au bois de
yincennes : il trouva que l'air me seroit bon ; il
n'étoit pas trop accablé d'affaires : nous fûmes
quatre heures ensemble; je crois en avoir bien
profité; du moins les chapitres que nous trai-
tâmes n'étoient pas indignes de lui. C'est ma vé-
ritable consolation que je perds en le perdant ;
et c'est moi que je pleure , et vous aussi , quand
je^considère toute la tendresse qu'il a pour nous.
Son départ achève de m'accabler.
4f4 LETTRES
Madame de Coulanges partit lundi fort triste ,
mais fort satisfaite d'avoir Corbinelli. Savez-vous
l'affaire de M. de Saint- Vallier? Il étoit amoureux
de mademoiselle de Rouvroi; il a fait signer le
contrat de mariage au roi, pas davantage; il em-
prunte avec confiance dix mille écus à madame
de Rouvroi sur l'argent qu'elle doit donner ; et
puis tout d'un coup il envoie une promesse de
dix mille écu$ à madame de Rouvroi, et. s'en va
je ne sais où. Le roi dit sur cela : Je trouve fort
bon qu'il se moque de madame et de mademoi-
selle de Rouvroi ; mais de moi , c'est ce que je
ne souffrirai pas. Sa Majesté lui a fait dire, ou
qu'il revienne épouser la belle, ou qu'il s'é-
loigne pour jamais, et qu'il envoie la démission
de sa charge, faute de quoi elle sera taxée. Ce
procédé est si complètement ridicule du côté de
Saint- Vallier, qu'on croit que c'est un jeu pour
y faire consentir le père^ Le roi avoit donné à
* En effet, on découvrit l'intrigue de Saint-Vallier pour obtenir
le consentement de son père , Jean de la Croix de Chevrières , qui
s*opposoit à cette alliance; ce qui donna lieu au couplet suivant :
Spouse , ou bien n*épouse pas;
pe ta charge il te faut défaire :
Une femme avec tant d'appas,
Do9ne au logis assez d- affaire ;
Renonce à la porte du roi ,
Et te fais portier de chez toi.
Saint- ValUer étoit capitaine-lieutenant des gardes de la porte/Cc
mariage se fit. ( P'oyez U lettre du xo juillet suivant). G* D. S* G*
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. /^ib
Saint- Vallier un brevet de retenue de cent mille
francs , et une pension de six mille francs en fa-
veur du mariage. Vous voyez donc que ces bre-
vets si rares se donnent quelquefois.
J'étois hier au soir avec madame de Sanzei et
d'Hacqueville; je vis entrer Vassé; nous crûmes
que c'étoit son esprit ; c'étoit son corps très-ma-
léficié. Il est ici incognito^ et vous fait mille et
mille compliments. J'ai regret aux trois semaines
que vous pouviez passer avec M. le cardinal de
Retz, qui ne part que samedi. J'admire comme,
jour à jour, et toujours triste, le temps s'est
passé depuis votre départ. Vous ai-je mandé que
M. le duc a encore perdu un fils? Ce sont deux
enfants en huit jours.
Je reçois votre lettre de Grignan du 5; elle
m'ôte l'inquiétude de votre santé. Vous dites
une chose bien vraie, et que je sens à mer-
veilles, c'est que les jours qu'on n'attend point
de lettres ne sont employés qu'à attendre ceux
qu'on en reçoit. Il y a certain degré dans Fami-
tié où l'on sent toutes les mêmes choses; mais
vous souhaitez de vos amis une tranquillité qu'il
est bien difficile de vous promettre ; vous ne vou-
lez point qu'ils vous servent, qu'ils sollicitent,
qu'ils s'intéressent pour vous ; je crois vous l'avoir
déjà dit, il n'est pas possible de vous accordei
avec eux; car il se rencontre malheureusement
4i6 LETTRES
que leur fantaisie , c'est justement de faire toutes
ces choses : mais , comme il est plus établi que
ce sont nos amis qui nous servent , que de vou-
loir que ce soient nos seuls ennemis, je crois,
ma chère fille , que vous ne gagnerez pas ce pro-
cès-là, et que nous demeurerons en possession
de vous témoigner notre amitié toutes les fois
que nous le pourrons, comme on l'a toujours
observé depuis la création, du mqnde, c'est-à-
dire depuis qu'il y. a de la tendresse. Vous m'a-
vez fait plaisir de me parler de mes petits-
enfants; je crois que vous vous divertirez à
voir débrouiller leur petite raison. Je- souhaite
fort que vous n'alliez point à Aix, vous serez
bien plus en repos à Grignan, et vous y ferez
revenîi' plus tôt M. dé Grignan ; obtenez encore
cette petite absence de sa tendresse, et tâchez
de faire venir M. Farchevêque passer les cha-
leurs avec vous; vous n'en serez point incom-
modés avec le secours de votre bise. J'attends
une grande lettre de M. de Grignan ; est-il pos-
sible qu'il trouve les jours trop courts pour m'é-
crire, et que je les trouve, moi, d'une longueur
qui pourroit faire entreprendre un bâtiment, en
le commençant un peu matin?
Madame de Montespan continue le sien, elle
s'amuse fort à ses ouvriers; Monsieur la voit
souvent : elle va à Saint-Cloud jouer à l'ombre;
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 4^7
il y a des dalties qui la vont voir à Clagny : ma-
dame de Fontevrauld , qui y doit passer quel-
ques jours , venoit dans la joie de voir son père
qu'elle aime; elle pensa mourir de douleur de
le trouver sans pouvoir prononcer une parole ,
tout assoupi, tout prêt à retomber dans l'état
où il a été; cette vue l'a fait mourir. L'abbé
Têtu la gouverne fort; j'admire le soin qu'a la
Providence de son amusement; quand l'une
{madame de Coulanges) s'en va à Lyon, il en
vient une autre d'Anjou ^
On dit chez M. Colbert et chez le maréchal
de Villeroi, que M. de MontécucuUi a repassé
humblement le Rhin; que M. de Turenne, par
un excès de civilité, l'a reconduit, et a passé la
rivière après lui. La tête tourne à nos pauvres
ennemis; la vue de M. de Turenne les renverse.
Huy n'est pas encore pris. Je fais mon paquet
* C'étoit une des filles de Rochechouard, duc de Morteiiiart,
qui revenait du célèbre monastère de Fonteyrauld , situé sur les
confins du Londinois et de F Anjou, et dont elle étoit abbesse. Ma-
dame de Caylus , dans ses Souvenirs , dit de madame de Fontevrauld :
■ Je sais , par des gens qui l'ont connue , qu'on ne pourroit ras-
• sembler , dans la même personne , plus de raison , plus de savoir.
« Son savoir fut même un effet de sa raison. Religieuse sans voca-
■ tion, elle chercha un amusement convenable à son état; mais
** ni les sciences , ni la lecture ne lui fii'ent perdre ce qu'elle avoit
■ ^e naturel. » ( Voyez sa famille, dans une des notes de la lettre
du 9 février 1671.) Son père, qu'elle trouva frappé d'apoplexie,
mourut au mois de décembre suivant. G. D, S. G.
Jlf.
•>.7
4x8 LETTRES
chez M. le cardinal : il a un peu la goutte, j'es-
père que cela Tarrêtera. Je vous* plains de n'a-
voir pas eu le plaisir de le voir autant qu'il a
été ici.
On nous assure que Huy est pris du 5 au 6,
sans que personne ait été tué^ La reine alla
hier faire collation à Trianon ; elle descendit à
l'église, puis à Clagny, où elle prit madame de
Montespan dans son carrosse , et la mena à Tria-
non avec elle.
LETTRE CCCXCV.
DR MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris , yendredi 14 juin idy^.
C'est au lieu d'aller dans votre chambre, que
je vous entretiens, ma chère enfant; quand je
suis assez malheureuse pour ne vous avoir plus ,
ma consolation toute naturelle, c'est de vous
écrire, de recevoir de vos lettres, de parler de
vous , et de faire quelques pas pour vos affaires.
Je passai hier l'après-dîner avec notre cardinal :
vous ne sauriez jamais deviner de quoi nous
parlons quand npus sommes ensemble. Je re-
commence toujours à vous dire que vous ne
t
* Lettres historiques de Pellisson.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 419
pouvez trop l'aimer, et que je vous trouve heu-
reuse d'avoir renouvelé si solidement toute Tin-
clination et la tendresse naturelle qu'il avoit déjà
pour vous. Mandez-moi comment vous vous por^
tez de l'air de Grignan, s'il vous a déjà bien dé-
vorée, et de quelle façon je me dois représenter
votre jolie personne. Votre portrait est très -ai-
mable, mais beaucoup moins que vous, sans
compter qu'il ne parle point. Pour moi, n'en
soyez point en peine, ma règle présentement est
d'être déréglée; je n'en suis point malade. Je
dîne tristement ; je suis chez moi jusqu'à cinq ou
six heures; je vais le soir, quand je n'ai point
d'affairés, chez quelqu'une de mes amies; je me
promène selon les quartiers; mais je fais tout
céder au plaisir d'être ave^c notre cardinal : je ne
perds aucune des heures qu'il me peut donner,
et il m'en donne beaucoup; j'en sentirai mieux
son départ et son absence : il n'importe ; je ne
songe jamais à m'épargner; après vous avoir
quittée, je n'ai plus rien à craindre; j'irois un
peu à Livry sans lui et sans vos affaires, mais je
mets les choses au rang qu'eUes doivent être, et
ces deux choses sont bien au-dessus de mes fan-
taisies.
La reine fut voir madame de Montespan à
Clagny, le jour que je vous avois dit qu'elle
l'avoit prise en passant; elle monta dans sa cliam-
9.7.
4io LETTRES
bre, où elle fut une demi- heure; elle alla dans
celle de M. du Vexin , qui étoit un peu malade ,
et puis emmena madame de Montespan à Tria-
non, comme je vous Pavois mandé. Il y a des
dames qui ont été à Clagny ;' elles trouvèrent la
belle si occupée des ouvrages et des enchante-
ments que l'on fait pour elle, que pour moi je
me représente Didon qui fait bâtir Carthage ' :
la suite de cette histoire ne se ressemblera pas.
M. de La Rochefoucauld et madame de I^a Fayette
m'ont fort priée de vous faire leurs compliments :
nous craignons bien que vous n'ayez tout du
long madame la grande duchesse ^. On lui pré-
pare ici une prison à Montmartre, dont elle se-
roit effrayée, si elle n'espéroit point de la faire
changer; c'est à quoi elle sera attrapée : ils sont
ravis en Toscane d'en être défaits. Madame de
Sully est partie : Paris devient fort désert; je
voudrois déjà en être dehors. Je dînai hier avec
le coadjuteur chez M. le cardinal ; je le chargeai
de vous faire l'Histoire ecclésiastique. M. Joli
( Vévêque d'Agen) prêcha à l'ouverture (t/e ras-
semblée dû clergé ) ; mais comme il ne se servit
que d'un vieux évangile, et qu'il ne dit que de
* Voyez la description de Clagny , lettre du 7 août suivant.
* Marguerite-Louise d'Orléans, fille de G.nston de France, duo
d'Orléuns , et de Marguerite de Lorraine , sa seconde femme.
D. P.
DE MADAME DE SEVIGNE. 4^1
vieilles vérités, son sermon parut vieux. Il y
auroit de belles choses à dire sur cet article.
La reine a dîné aujourd'hui aux Carmélites
du Bouloi, avec madame de Montespan et ma-
dame de Fontevrauld : vous verrez de quelle ma-
nière se tournera cette amitié ^ On dit que M. de
Turenne reconduit les ennemisjusque dans leur
logis ; il est assez avant dans leur pays. Vous re-
cevrez un si gros paquet de d'Hacqueville, que
c'est se moquer que de vouloir vous apprendre
quelque chose aujourd'hui. J'ai le cœur bien
pressé de notre cardinal; je le vois souvent
et long-temps : ce redoublement d'amitié et de
commerce augmente ma tristesse ; il sort d'ici
' Comme on a -peu de monuments qui constatent l'existence
d'un couvent de Carmélites dans la rue du Bouloy , il importe de
savoir que ce couvent , d'abord fondé dans cette rue , vers 1664,
fut transféré dans la rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain , en
1689, ^^ qu'on peut attribuer ce déplacement au terrible juge-
ment que prononça Louis XTV contre les religieuses de ce monas-
tère , qui distribuoient un remède doàt Marie-Louise d'Orléans ,
depuis reine d'Espagne , pensa être victime. ( Voyez la. date ^\x
i5 octobre x^jj^) Depuis ce moment, le couvent des Carmé-
lites de la rue du Bouloy fiit mal» noté, peu fréquenté par les
femmes de la cour , et cruellement apostrophé , surtout par ma-
dame de Grignan , qui dit quelque part : " Les trois vœux de ces
* Carmélites sont changés en trois choses tout-à-fait convenables
" à des fllles de saiute Thérèse : t intérêt , V orgueil et la haine. »
Il est remarquable que madame de Montespan entreteuoit un
commerce d'intrigue avec ce couvent , et que les jésuites n'y étoient
point étrangers. G, D. S. G,
4îia LETTRES
et s'en va demaiD. Je n'ai point encore reçu vos
lettres, croyez , ma bonne, qu'il n'est pas pos-
sible d'aimer plus que je vous aime : je ne suis
animée que de ce qui a quelque rapport à vous.
Madame de Rochebonne m'a écrit très-tendre-
ment; elle conte avec quels sentiments vous
reçûtes et vous lûtes mes lettres à Lyon. Vous
êtes donc foible aussi bien que moi, ma très-
chère enfant.
LETTRE CCCXCVl.
DE MADAME DE SJêviGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 19 juin 1675.
Jevous assure, ma très-chère , qu'après l'adieu
que je vous dis à Fontainebleau, et qui ne peut
être comparé à nul autre, je n'en pouvois faire
un plus douloureux que celui que je fis hier au
cardinal de Retz, chez M. de Caumartin, à quatre
lieues d'ici. J'y fus lundi dernier; je le trouvai
au milieu de ses trois fidèles amis : leur conte-
nance triste me fit venir les larmes aux yeux ;
et quand je vis Son Éminence avec sa fermeté ,
mais avec toute sa bonté et sa tendresse pour
moi, j'eus peine à soutenir cette vue. Après le
diner nous allâmes causer dans les plus agréables
^
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ly-xi
bois du monde ; nous y fumes jusqu'à six heures
dans plusieurs sortes de conversations si bonnes,
si tendres, si aimables, si obligeantes, et pour vous
et pour moi, que j'en suis pénétrée; et je vous re-
dis encore, mon enfant, que vous ne sauriez trop
l'aimer ni l'honorer. Madame de Caumartin arriva
de Paris, et, avec tous les hommes qui étoient
restés au logis , elle vint nous trouver dans ce
bois. Je voulus m'en retoiu^ner à Paris; ils m'ar-
rêtèrent à coucher sans beaucoup de peine: j'ai
mal dormi : le matin , j'ai embrassé notre cher
cardinal avec beaucoup de larmes, et sans pou-
voir dire un mot aux autres. Je suis revenue
tristement ici, où je ne puis me remettre encore
de cette séparation; elle a trouvé la fontaine
assez en train; mais, en vérité , elle Tauroit ou-
verte, quand elle auroit été fermée. Celle de ma-
dame de Savoie ' doit ouvrir tous ses robinets.
N'êtes vous pas bien étonnée de cette mort du
duc de SdL\oie{ Charles-Emmanuel), si prompte
et si peu attendue à quarante ans? Je suis fâ-
chée que ce que vous mandez sur l'assemblée
du clergé n'ait point été élu; la fidéUté de la
poste est quelquefois incommode. Ces prélats
donnent quatre millions cinq cent mille livres ;
c'est une fois plus qu'à l'autre assemblée: lama-
' Marie - Jeanne - Baptiste de Savoie-Nemours , duchesse de
Savoie. Z), P^
kiL\ LETTRES
iiière dont on y traite les affaires est admirable ;
M. le coadjuteur vous en rendra compte. J'ai
trouvé fort plaisant ce que vous dites de Lannoi ',
et de ce que Ton demande sous le nom d'établis-
sement. Je dirai à mesdames de Villars et de Vins
votre souvenir c'est à qui sera nommé dans mesi
lettres.
Il y^a eu quelques petites tranchées en Bre-
tagne ; il y a eu même à Rennes une coliquep/ier-.
reuse. M. de Ghaulnes voulut par sa présence
dissiper le peuple; il fut repoussé chez lui à coups
de pierres; il faut avouer que cela est bien in-
solent. La petite personne mande à sa sœur
qu'elle voudroit être à Sully, et qu'elle meurt
de peur tous les jours : vous savez bien ce qu'elle
cherche^ en Bretagne.
M. le duc fait le siège de Limbourg. M. le
prince est demeuré auprès du roi; vous pouvez
juger de son^ horrible inquiétude. Je ne crois
pas que mon fils soit à ce siège , non plus qu'à
celui de Huy. Il vous embrasse mille fois : j'at-
tends toujoin's de ses lettres ; mais des vôtres,
mon enfant, puis-je vous dire avec quelle im-
patience! je trouve comme vous, et peut-être
plus que vous , qu'il y a loin d'un ordinaire à
l'autre : ce temps, qui me fâche quelquefois de
courir si vite, s'arrête tout court, comme vous
' Madame de Montrevel. D. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. ^25
dites , et enfin nous ne sommes jamais contents.
Je ne puis encore m'accoutumer à ne vous
point voir, ni trouver, ni rencontrer, ni es-
pérer : je suis accablée de votre absence , et je
né sais point bien détourner mes idées. Notre
cardinal vous auroit un peu effacée, mais vous
êtes tellement mêlée dans notre commerce,
qu'après y avoir bien regardé , il se trouve que
c'est vous qui me le rendez si cher ; ainsi je pro-
fite mal de votre philosophie : je suis ravie qire
vous vous sentiez aussi un peu de la fbiblesse
humaine.
Voilà un portrait qui s'est fait brusquement
sur le cardinal : celui qui l'a fait n'est point son
intime ami ; il n'a nul dessein que le cardinal
le voie , ni que cet écrit courre ; il n'a point
prétendu le louer : le portrait m'a paru très-bon
par toutes ces raisons : je vous l'envoie et vous
prie de n'en donner aucune copie. On est si
lassé de louanges en face, qu'il y a du ragoût à
pouvoir être assuré que l'on n'a eu nul dessein
de faire plaisijp , et que voilà ce qu'on dit , quand
on dit la vérité toute nue, toute naïve. On at-
tend des nouvelles de Limbourg et d'Allemagne ,
cela tient tout le monde en inquiétude. Adieu ,
ma chère fille , votre portrait est aimable , on a
envie der l'embrasser , tant il sort bien de la toile :
j'admire de quoi je fais mon bonheur préseti-
tomcnt.
4a6 LETTRES
Portrait de M. le cardinal de Retz ' , par M. le
duc de La Rochefoucauld.
« Paul de Gondi , cardinal de Retz , a beau-
« coup d'élévation , d'étendue d'esprit , et plus
« d'ostentation que de vraie grandeur de courage.
a II a une mémoire extraordinaire , plus de force
« que de politesse dans ses paroles , l'humeur
« facile , de la docilité et de la foiblesse à souf-
« frir les plaintes et les reproches de ses amis ;
t< peu de piété , quelques apparences de religion.
c< Il paroît ambitieux sans l'être ; la vanité , et
«ceux qui l'ont conduit, lui ont fait entrepren-
«dre de grandes choses, presque toutes oppo-
« sées à sa profession ; il a suscité les plus grands
« désordres de l'état , sans avoir un dessein for-
«mé de s'en prévaloir; et, bien loin de se dé-
« clarer ennemi du cardinal Mazarin pour occu-
«per sa place, il n'a pensé qu'à lui paroître
«redoutable, et à se flatter de la fausse vanité
« de lui être opposé. U a su néanmoins profiter
«avec habileté des malheurs publics pour se
« faire' cardinal ; il a souffert sa prison avec fer-
«meté, et n'a dû sa liberté qu'à sa hardiesse.
' Gomme ce portrait n'a été imprimé ni dans la Galerie des
pe'uituj'es , ni dans les Mémoires de Maçbmoisellk, où sont insérés
la plupart des portraits qui furent faits dans ce temps-là , on a pié-
sumé que celui-ci seroit vu avec d'autant plus de plaisir , qu'il est
fait de main de maître. D. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 4^7
« La paresse l'a soutenu avec gloire durant plu-
a sieurs années dans l'obscurité d'une vie errante
« et cachée ; il a conservé l'archevêché de Paris
« contre la puissance du cardinal Mazarin ; mais ,
« après la mort de ce ministre , il s'en est démis ,
«sans connoître ce qu'il faisoit et sans prendre
«( cette conjoncture pour ménager les intérêts de '
«ses amis et les siens propres. Il est entré dans
ic divers conclaves, et sa conduite a toujours
If augmenté sa réputation. Sa pente naturelle est
«l'oisiveté; il travaille néanmoins avec activité
« dans les affaires qui le pressent , et il se repose
« avec nonchalance , quand elles sont finies. Il a
« une grande présence d'esprit , et il sait telle-
«ment tourner à son avantage les occasions que
«la fortune lui offre, qu'il semble qu'il les ait
« prévues et désirées. Il aime à raconter ; il veut
«éblouir indifféremment tous ceux qui l'écou-
« tent par des aventures extraordinaires , et sou-
«vent son imagination lui fournit plus que sa
« mémoire. Il est faux dans la plupart de ses quà-
« lités , et ce qui a le plus contribué à sa réputa-
«tion, est de savoir donner un beau jour à ses
« défauts. Il est insensible à la haine et à l'amitié ,
« quelques soins qu il ait pris de paroître occupé
« de Tiuie ou de l'autre. Il est incapable d'envie
« et d'avarice , soit par vertu , soit par inapplica-
«tion. Il a plus emprunté de ses amis, qu'un
/
4^8 LETTRES
« particulier ne pouvoit espérer de leur pouvoir
« rendre ; il a senti de la vanité à trouver tant
« de crédit et à entreprendre de s'acquitter. Il
« n'a point de goût ni de délicatesse ; il s'amuse à
« tout , et ne se plaît à rien ; il évite avec adresse
« de laisser pénétrer qu'il n'a qu'une légère con-
* (c naissance de toutes choses. La retraite qu'il
«vient de faire est la plus éclatante et la plus
« fausse action de sa vie ; c'est un sacrifice qu'il
« fait à son orgueil y sous prétexte de dévotion ;
« il quitte la cour , où il ne peut s'attacher , et il
« s'éloigne du monde qui s'éloigne de lui. »
«•«•••4
LETTRE CCCXCVII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGWAN.
A Paris, vendredi au soir ai juin 1675.
Je suis si triste, ma chère enfant, de n'avoir
point eu de vos nouvelles cette semaine , que je
ne sais à qui m'en prendre ; du moins , sais-je
bien que ce n'est pas à vous, car je suis fort
assurée que vous m'avez écrit. Je crains mon
voyage de Bretagne , à cause du dérangement
que cela fera à notre commerce. J'achève ici vos
deux affaires, et puis je m'en irai, par la raison
que je veux revenir, et que je ne puis revenir
si je ne pars.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. /rJiy
Le siège de Limbourg se continue : on trem-
ble en attendant des nouvelles, et du côté de
M. de Turenne aussi, on dit qu'il est à portée
de se battre avec ce Montécuculli ^; j'espère tou-
jours qu'il n'arrivera rien , parce qu'on attend
trop de choses : enfin il faut tout abaudoiuier à
la Providence. Mon fils n'est point à Limbour*^,
iTjais je ne laisse pas d'y prendre intérêt. Au
reste, ma fille, sachez-moi gré, si vous voulez;
mais je me fis saigner hier du pied dans la vue de
vous plaire ; j'ai voulu faire cette provision pour
mon voyage, et j'avois aussi le cœur un peu
serré de toute la tristesse que j'ai eue depuis
deux mois; jai cru que cette précaution étoit
bonne. J'ai eu tout le jour bien du monde , et
je suis si fatiguée d'avoir été au lit, que j'en suis
brisée; la plaisanterie, c'étoit d'admirer la mau-
vaise grâce que j'avois; mademoiselle de Méri
en pâmoit de rire. Voilà une lettre de mon (ils;
il mande que le fossé et la demi-lune sont pris
à Limbourg; que le mineur est attaché au bas-
tion ; qu'il y a eu plusieurs officiers et soldats
tués et blessés, et que M. de La Marck a fait des
' Ce dernier généraliMime des années de l'enipereur. Toute
TEurope , dans cette action décisive , avoit alors les yeux ouverts
sur Montécuculli et Turenne , tous deux g;rands capitaines , et qui
balançoient , avec autant d«* génie que rie bravoure et de glr>ir<; ,
toutes les chances de la fortune , dans h guerre <VA\sit€v et r!u
Pàlatinat. G. D. S. G.
•N
43o LETTRES
merveilles ^ Je suis entièrement à vous, ma
très-chère et très-aimable.
LETTRE CCCXCVIII.
DE MADAME DE SÉVIGNE A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi a6 juin 1675.
J'ai reçu deux ordinaires à -la -fois, ma très-
chère Comtesse; je me doutois bien que vous
m'aviez écrit : vous êtes d'un commerce admi-
rable, et votre amitié est accompagnée de se-
cours humains qui la rendent délicieuse, et que
le coadjùteur méprise. Quand les lettres de Pro-
vence arrivent, c'est une joie parmi tous ceux
qui m'aiment, comme c'est une tristesse quand
je suis long-temps sans en avoir : lire vos lettres
et vous écrire, c'est la première affaire de ma vie:
tout fait place à ce commerce : aimer comme je
vous aime fait trouver frivoles toutes les autres
amitiés. Quoique le coadjùteur méprise tous ces
sentiments, je lui ai dit de vos nouvelles; il a
dîné avec moi, et nous causâmes fort de vous.
Pour ce qui est de vous écrire, soyez assurée
' Limbourg, dans le pays d*outre-Meuse , capitula le a o juin
TOi'me année ; le duché de Limbourg demeura sous Tobéissance
des François jusqu'à la paix de Nimègue. G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 43i
que je ^'y manque point deux fois la semaine;
et si l'on pouvoit doubler, j'y serois tout aussi
ponctuelle, mais ponctuelle par le plaisir que
j'y prends, et non point pour l'avoir promis.
Madame du Pui-du-Fou m'est venue voir; j'a*
vois oublié qu'elle étoit veuve, son habillement
me parut une mascarade. On doute fort ici du
départ de madame de Toscane : votre guignon la
décidera. Il est vrai, ma fille, que nous sommes
bien voisines, en comparaison d'Aix et des Ro-
chers; cet excès d'éloignement me fait plus- de
peine qu'à vous : hélas ! nous voilà tous cruelle-
ment séparés, comme nous le prévoyions cet
hiver avec douleur, lorsque nous étions si près
les uns des autres : c'est ce qu'il y a de plus
cruel dans la vie. Notre cardinal sera demain à
Chalons : il m'a écrit très-tendrement. Au reste ,
ma fille, dispensez-moi de retourner misérable-
ment sur cette cassolette; il n'y a rien de noble
à cette vision de générosité ; je crois n'avoir pas
l'ame trop intéressée, et j'en ai fait des preuves;
mais je pense qu'il y a des occasions où c'est une
rudesse et une ingratitude de refuser : que man-
que-t-il à M. le cardinal pour être en droit de
vous faire un tel présent ? à qui voulez-vous qu'il
envoie cette bagatelle? Il a donné sa vaisselle à
ses créanciers; s'il y ajoute ce bijou, il en aura
bien cent écus; c'est une curiosité, c'est un
43u LETTRES
souvenir, c'est de quoi parer un cabinet : on re-
çoit tout simplement avec tendresse et respect
ces sortes de présents; et, comme il disoit cet
hiver, il est au-dessous du magnanime de les
refuser; c'est les estimer trop que d'y faire tant
d'attention. En un mot, ma bonne, je ne lui
donnerai point ce chagrin : pouvez -vous com-
prendre le plaisir qu'il a à vous donner cette lé-
gère marque dé son amitié , sans être honteuse
de vouloir grossièrement l'en empêcher? Savez-
vous bien que l'excès de cette sorte de gloire
est un défaut qui n'est pas estimable ? Vous me
dites que si je vous priois de quelque chose, je
serois bien aise que vous le fissiez : je le crois,
mais je suis bien assurée que;, si vous le désap-
prouviez, et si vous me disiez vos sentiments,
comme je voi;s dis les miens, vous me feriez
changer à l'instant, et je me rendrois sans ba-
lancer à votre pensée. Si je tiens ferme dans mon
opinion, c'est parce que assurément la raison
est de mon côté; j'en fais juge qui vous voudrez,
•vous n'avez qu'à nommer; en attendant, je ne
parlerai point, car je croirois vous faire tort.
En tout cas, c'est à M. de Grignan que M. le
cardinal la donne. Je crois qu'elle est partie de
Commerci; je la remettrai dans le ballot avec
votre ouvrage.
I^e coadjuteur a bien ri des camaïeux de pein-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 433
ture (jiie vous comparez à l'Histoire de France en
madrigaux. Il a trouvé bien plaisant aussi tout
ce que vous dites de lui et de l'agent (^du clergé).
Vous rie sentez pas l'agrément de vos lettres; il
n'y a rien qui n'ait uii tour surprenant. Nous
avons bien compris votre réponse au capucin :
Mon père y qu^ il fait chaud] et nous ne trouvons
pas que, de l'hiuneur dont vous êtes, vous puis-
siez jamais aller à confesse; comment aller par-
ler à cœur ouvert à des gens inconnus? c'est
bien tout ce que vous pouvez faire à vos meil-
leurs amis : nous entendions d'ici votre réponse,
mais nous eussions eu besoin de vous-même
pour rendre cette conversation plus agréable. Je
vous remercie, ma fille, de la peine que vous
prenez de* vous défendre si bien d'avoir jamais
été oppressée de mon amitié : il n'étoit pas be-
soin d'une explication si obligeante; je crois de
votre tendresse pour moi tout ce que vous pou-
vez souhaiter que j'en pense : cette persuasion
fait le bonhem» de ma vie. Vous expliquez très-*
bien aussi cette volonté que je ne pouvois de-
viner, parce que vous ne vouliez rien : je devrois
vous cônnoître; et sur cet article je ferai encore
mieux que je n'ai fait, parce qu'il n'y a qu'à s'en-
tendre. Quand mon bonheur vous redoimera à
moi, croyez, ma bonne, que vous serez encore
plus contente de moi mille fois que vous ne
m. 9,8
434 LETTRES
l'êtes : plût à Dieu que nous fussions déjà à portée
de voir le jour où nous pourrons nous embrasser!
Vous riez, mon enfant, de la pauvre amitié;
vous trouvez qu'on lui fait trop d'honneur de la
prendre pour un empêchement à la dévotion :
il ne lui appartient pas d'être un obstacle au sa-
lut; on ne la considère jamais que par compa-
raison : mais je crois qu'il suffît qu'elle remplisse
tout le cœur pour être condamnable; et, quoi
que ce puisse être qui nous occupe de cette
sorte, c'est plus qu'il n'en faut pour n'être pas
en état de communier. Vous voyez que l'affaire
du syndic m'avoit mise hors de combat : enfin
c'est une pitié que d'être si vive :' il faut tâcher
de calmer et de posséder un peu son ame; je
n'en serai pas moins à vous, et j'en serai un peu
plus à moi même. Corbinelli me prioit fort d'en-
trer dans ce* sentiment : il est vrai que son ab-
sence me donne une augmentation de chagrin;
il m'aime fort, je l'aime aussi; il m'est bon à tout
ce que je veux , mais il faut que je sois dénuée
de tout pendant mon voyage de Bretagne ; j'ai
tant de raisons pour y aller, que je ne puis pas
y mettre la moindre incertitude.
Gardez-vous bien de faire raser le petit mar-
quis; j'ai consulté les habiles; c'est le moyen d'é-
branler son petit cerveau, de lui faire avoir des
fluxions, des maux d'yeux, des petites dents
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 43^î
rtoires; enfin il n'est point assez fort; faites cou-
per ses cheveux fort courts aux ciseaux j voilà
tout ce que vous pouvez faire présentemeiit.
Le cuisinier de M, le cardinal de Retz ne le
quitte point, ni son officier : c'est une chose hé-
roïque que les sentiments de ces gens -là; ilâ
préfèrent l'honneur de ne le point quitter aux
meilleures conditions de la cour ; on ne peut les
entendre sans admirer leur affection. Le pauvre
Peau a ipieux fait encore, il èst'môrt : il tomba
malade la veille du départ de Son Éminence , et
beaucoup de saisissement avec une grosse fièvre
l'a emporté en neuf jours: j« Fai vu, et, quoique
je ne puisse entrer dans cette maison sans dou*
leur, les domestiques qui y étoient enôore m'y
faisoient passer pour les admirer. D'Haequeville
revint hier au soir : je n'ai pu le revoir sans
beaucoup d'émotion; les trois fidèles amis du
cardinal Font quitté à Jouare : je crains et sou-
haite de voir les deux autres. Son Éminence m'a
écrit pour me dire encore un adieu; je le prie
de ne me point ôter l'espérance de le revoir; je
suis extrêmement touchée de sa "retraite : je vous
manderai comme il s'y trouvera ; il nous paroît
que son courage est iïlfiiii : nous voudrions bien
qu'il fût soutenu d'une grâce victorieuse ^
' Allusion aux disputes sur la grâce , entre les jansénistes et les
raoliikîstes. G. Z). S. G. •
9.8.
436 LETTRES
Je dirai vos douceurs à madame du Plessis :
on les estime si fort, que pendant que vous êtes
dans le faubourg, je vous conseille d'aller un
peu plus loin. Je me porte fort bien de ma sai-
gnée du pied; je partirai pour la Bretagne quand
j'aurai fini vos affaires ici : je ne pourrois pas y
vivre en repos sans cela» Je suis de votre avis
sur ce que dit PhUomèle : mais quand on ne
sauroit trouver de lieu qui ne fasse souvenir,
ou qu*on porte si vivement le souvenir, avec soi,
on est à plaindre. Je suis persuadée que notre
cardinal ne nous oubliera de long- temps. Il y a
des endroits dans vos lettres si aimables et si
pleins de tendresse pour moi, que je n'ose en-
treprendre d'y répondre : je ne me vante que
de les bien sentir et d'en connoître tout le prix.
Réponse au \^juin.
3e reçois votre lettre, qui m'apprend la ma-
ladie du pauvre petit marquis; j'en suis extrê-
mement en peine; et pour cette saignée , je ne
comprends pas qu'elle puisse faire de bien à un
enfant de trois ans, avec l'agitation qu'elle lui
donne : de mon temps, on ne savoit ce que
c'étoit que de saigner un enfant. Madame de
Sanzei s'est opiniâtrée à ne point faire saigner
son fils : elle lui a donné tout simplement de la
poudre à vers; il est guéri. Je crains que l'on ne
DE MADAME DE SÊVUVNÉ. ^ i;
fasse de notre enfant , à force de Tlionorer ,
comme on fait des enfants du roi et de ceux do
M. le duc ^ Je n'aurai aucun repos que je ne
sache la suite de cette fièvre. Je vous plains bien ,
etM.deGrignan ; dites-lui l'intérêt que je prends
à son inquiétude et à la vôtre. Mon Dieu ! nK\
bonne, que je suis en peine!
Pour ce que you6 dites de Vavenir touchant
M. le cardinal, il est vrai que je l'ai vu fort pos-
sédé de l'envie de vous témoigner en grand vo-
lume son amitié, quand il aura payé ses dettes:
ce sentiment me paroît assez obligeant poiu*
que vous en soyez informée ; mais comme il y
a deux ans à méditer sur la manière dont vous
refuserez sesbienfaits, jepense,ma chère enfant,
qu'il ne faut point prendre des mesures de si
loin : Dieu nous le conserve, et nous fasse la
grâce d'être en état dans ce temps de lui faire
entendre vos résolutions; il est fort inutile en-
tre-ci et là de s'en inquiéter : et pour la casso-
lette, comme il y a très-long-temps qu'il ne
m'en a parlé, j'aurois cru faire comme dans le
Bocace , si , sous prétexte de la refuser , je l'en
avois fait ressouvenir : je ne sais point ce qu'il a
ordonné là-dessus.
M. de Turenne est très-bien posté ; son armée
' M. le dac venoit de perdre deux de ses enfants à peu de jours
l'un de Tautre. D. P.
^8 LETTRES
ne s'est point battue , comme on disoit : tout le
monde se porte bien , et en Flandre et en
Allemagne. La petite madame de Saint -Valleri,
si belle et si jolie, a la petite-vérole très-cruelle-
ment.
LETTRE CCCXCIX.
DE MADAME DE siVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAIf.
A Paris , vendredi a 8 juin 1675.
Madame de Vips me parut hier fort tendre pour
vous, ma fille , c'est-à-dire à sa mode ; mais sa mode
est bonne : il ne me parut aucun interligne à
tout ce qu'elle disoit.
Il n y a poijit de nouvelles. Le bonheur du roi
a fait passer la Meuse c^u duc de Lorraine et au
prince d'Orange. M. de Turenne a ses coudées
franches; de sorte qi^e nous ne sommes plus pres-
sés d'aucun endroit. Je crois que vous l'êtes un
peu d^ la Toscane^ \ elle doit être passée présenr
tement.
Je suis ravie que vous aimiez mes lettres : je
ne pense point qu'elles soient aussi agréables que
vous le dites; mais il est vrai que ^oxxx figées^
elles ne le sont pas. Notre bon cardinabest dans
' La grande-duchesse.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 439
sa solitude ; son départ m'a doqné de la tristesse
et ra'a fait souvenir du vôtre. Il y a long-temps
que j'ai remarqué nos cruelles séparations aux
quatre coins de la terre. Il fait un froid horrible :
nous nous chauffons, et vous aussi, ce qui est une
bien plus grande merveille. Vous jugez très-bien
de Quantova ^ : si elle ne peut point reprendre
ses vieilles brisées , elle poussera son autorité et
sa grandeur au-delà des. nues; mais il faudroit
qu'elle se mît en état d'être aimée toute Tannée ,
sans scrupule : en attendant, sa maison est pleine
de toute la cour; les visites se font alternative-
ment, et la considération est sans bornes. Ne
vous mettez point en peine de mon voyage de
Bretagne^ vous êtes trop bonne et trop appliquée
à ma santé : je ne veux point de la belle Mousse;
Tennui des autres me pèse plus que le mien. Je
n'ai pas le temps d'aller à Livry : j'expédie vos
affaires dont j'ai fait un vœu. Je dirai toutes vos
douceurs à madame de Villars et à madame de
La Fayette : cette dernière est toujours avec sa
petite fièvre. Adieu, ma très-chère enfant , je suis
entièrement à vous.
' Madame de Montespan est également désignée dans ces lettres
par les chiffres de Quanto et de Quantova, ( Voyez la note de la
lettre suiyante. ) M.
44o LETTRES
LETTRE CD.
pE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi 3 juillet 1675.
Mon Dieu, ma fille , que je m'accoutume peu
à votre absence ! j'ai quelquefois de si crueU
moments , quand je considère comme nous voilà
placées , que je ne puis respirer ; et ,, quelque
soin que je prenne de détourner cette idée,
elle revient toujours. Je demande pardon à votre
philosophie de vous faire voir tant de foiblesse ;
mais , une fois entre mille , ne soyez point fâ-
chée que je me donne le soulagement de vous
dire ce que je souffre si souvent sans en rien
dire à personne. Il est vrai que la Bretagne nous
va encore éloigner ; c'est une rage : il semble
que nous voulions nous aller jeter chacune dans
la mer, et laisser toute la France entre nous
(leux : Dieu nous bénisse !
Je reçus, il y a deux jours, une lettre de
M. le cardinal , qui est à la veille d'entrer dans
sa solitude ; je crois qu'elle ne lui ôtera de long-
temps l'amitié qu'il a pour vous : je suis plus
que satisfaite, en mon particulier, de celle qu'il
me témoigne.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 44i
Je vous vois user de votre autorité pour faire
prendre médecine à votre fils : je crois que vous
faites fort bien. Ce n'est pas un rôle qui vous
convienne mal que celui du commandement ;
mais vous êtes heureuse que votre enfant ne
vous ait jamais vue avaler une médecine ; votre
exemple détruiroit vos raisonnements. Je songe
à votre frère : vous souvient-il comme il vous
contrefaisoit ? Je suis ravie que ce petit marquis
soit guéri : vous vous servirez du pouvoir que
vous avez sur lui pour le conduire ; j'ai bonne
opinion de lui de vous aimer. Pour moi , je me
suis fait saigner pour l'amour de vous ; je m'en
porte fort bien. Un médecin que j'ai vu chez
madame de La Fayette m'a priée de ne mé point
faire purger sitôt : il me donnera des pillules
admirables : c'est le premier médecin de Madame
qui vaut mieux que tous les autres premiers
médecins.
Mais , à propos , vous attendez mon conseil
pour aller voir madame la grande-duchesse à
Montélimart : M. de Grignan vous conseille d'y
aller, et vous n'avez point d'équipage ; je ne com-
prends pas trop bien comme il l'entend; mon
avis c'est d'y aller tout doucement à pied; je
devine à-peu-près le parti que vous aurez pris ,
et je l'approuve. On l'attend ici comme une es-
pèce de Colonne et de Mazarip^ pour la folie
44a LETTRES
d'avoir quitté son mari, après quinze ans de sé-
jour ; car , poiu* tout le reste , on fait honneur
à qui il est dû : sa prison sera rude ; mais elle
croit qu'on l'adoucira. Je suis persuadée qu'elle
aimerait fort cette maison^, qui n'est point à
louer ; ah ! qu'elle n'est point à louer ! et que
l'autorité et la considération seront poussées
loin 9 si la conduite du retour ^st habile ! Cela
est plaisant , que tous les intérêts de Quanta et
toute sa politique s'accordent avec le diristia-
nisme , et que le conseil de ses amis ne soit que
la même chose avec celui de M. de Qondom
(Bossuet). Vous ne sauriez vous représenter le
triomphe où elle est au milieu de ses ouvriers ,
qui sont au nombre de douze cents : le palais
d'Apollidon , et les jardins d'Armide^n sont une
légère description. La femme de son -ami soiiâde
[la reine) lui fait des visites, et-tf^ute la famille
tour-à-tour ; elle passe nettement devant toutes
les duchesses ; et celle qu'elle a .placiée {madame
de Richelieu) témoigne tous les jours «^ recon-
naissance par Içs pas qu'elle fait faire.
Vous êtes,bonne suf vos lamenl^ajtiQns de Bre-
tagne : je youdrôis avoir CorbinelU:; vous l'aurez
à Grignan., je vous le recommande; et moi j'irai
' On compneHd sbien, dk iGrouvelley^què cette maison ^i^ le
• cœur du roi. Ou disoit en effet c^ue la grande^ducheftse ; n!avQit
quitté ritalie que dans J'espoir insensé de faire cette conquête.
A^ G.
DE MADAME DE SÉYIGNÉ, 443
voir ces coquins qui jettent des pierres dans
. le jardin du patron. On dit qu'il y a cinq ou six
cents bonnets bleus en Basse-Bretagne qui au-
roient bon besoin d'être pendus pour leur ap-
prendre à parler : la Haute-Bretagne est sage , et
c'est mon pays.
Mon fils me mande qu'il y a un détachement
de dix mille hommes ; il n'en est pas : M. le
prince y est , et M. le <luc ; mais on me dit hier
qu'il n'y auroit rien de dangereux, et qu'ils
étoient pêle-mêle avec lefi ennemis, la rivière
entre deux , comme disent les goujats. On ne
dit rien de M. de Turenne , sinon qu'il €st posté
à souhait pour ne faire que ce qu'il lui plaira.
Il m*a paru que l'envie d'être approiivé de
Tacadégme d'Arles pourra vous faire avoir quel-
ques maximes de M. de La Rochefoucauld. Le
portrait vient de lui , et ce qui me le fit trouver
bon , et le montrer au cardinal , c'est qu'il n'a
jamais été fait pour être vu : c'étoit un secret
que j'ai forcé , par le goût que je trouvai à des
louanges en absence , de la part d'un homme
qui n'est ni intime ami , ni flatteur. Notre car-
dinal trouva èe même plaisir que moi à voir que
c'étoit »nsi que la vérité forçoit à parler de lui ,
quand on ne Taimoit guère, et qu'on croyoit
qu'il ne le sauroit jamais ^ Nous apprendrons
' Le cardinal de Retz , qui , à cette époque , n'aToit point eu-
444 LETTRES
bientôt comme il se trouve dans sa retraite : il
faut souhaiter que Dieu s'en mêle , sans cela
tout est mauvais.
Nous avons eu un froid étrange; mais j'ad-
mire bien plus le vôtre; il me semble qu'au
mois de juin je n'avois pas froid en Provence.
Je vous vois dans une parfaite solitude ; je vous
plains moins qu'une autre ; je gardé ma pitié
pour bien d'autrçs sujets , et pour moi-même la
première. Je trouve qu'il est commode de con-
noîtye les lieux où sont les gens à qui l'on pense
toujours : ne savoir où les prendre fait une obs-
curité qui blesse l'imagination : votre chambre
et votre cabinet me font mal , et pourtant j'y
suis quelquefois toute squle à songer à vous ;
c'est que je ne me soucie point de me tant épar-
gner. Ne faites-vous point rétablir votre terrasse ?
Cette ruine me déplaît et vous ôte votre Unique
promenade. Voilà une lettre infinie ; mais savez-
vous que cela me plaît de causer avec vous?
Tous mes autres commerces languissent , par la
raison que les gros poissons mangent les petits.
J'embrasse le petit marquis; dites-lui qu'il a
encore une autre maman au monde; je crois
qu'il ne se souvient pas de moi. Adieu , ma très-
chère et très-aimable enfant, je suis entière-
ipeht à vous.
core écrit ses Mémoires ^ paroit s'être ressouvenu de ce portrait
quand il traça le caractère de M. de La Rochefoucauld. À. G,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 445
»»*»««4
LETTRE CDI.
DE MA.DAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGJVAN. _
À Paris, vendredi 5 juillet 1675.
Je veux vous entretenir un moment, ma chère
fille, de notre bon cardinal; voilà une lettre qu'il
vous écrit ; conseillez-lui fort de s'occuper et
s'amuser à faire écrire son histoire; tous ses amis
l'en pressent beaucoup : il me mande qu'il se
trouve très-bien dans son désert j qu'il le regarde
sans effroi , qu'il espère que la grâce de Dieu y
soutiendra sa foiblesse. Il me témoigne une ex-
trême tendresse pour vous, et me prie de ne
point partir sans achever vos affaires. Il se sou-
vient du temps que vous aviez la fièvre tierce,
et qu'il me prioit, pour l'amour de lui, d'avoir
soin de votre santé ; je lui réponds sur le même
ton. Il m'assure que les plus affreuses solitudes
ne seroient pas capables en mille ans de lui faire
oublier l'amitié qu'il nous a promise. Il a été reçu
H Saint-Mihel avec des transports de joie ; tout
le peuple étoit à genoux , et le recevoit comme
une sauvegarde que Dieu leur envoie; les troupes
quiyétoient sont délogées; les officiers sont ve-
nus prendre ses ordres pour s'éloigner et poiu*
446 LETTRES
épargner qui il voudra. M. le cardinal de Bonzi
m'a assuré que le pape, sans avoir encore reçu
la lettre du cardinal de Retz , lui avoit envoyé un
bref, pour lui dire qu'il veut et entend qu'il
garde son chapeau ; que cette dignité ne l'empê-
chera pas de faire son salut. Le public ajoute que
Sa Sainteté lui ordonne de ne faire sa retraite
qu'à Saint-Denis; mais je doute de ce dernier, et
je vous nomme mon auteur pour l'autre.
Je suis très-persuadée qu'on ne pense pltrs à
la cassolette : si j'avois prié qu'on né l'eiïtroyât
point, j'en aurois fait souvenir ; j'ai donc mieux
fait de n'en point parler. Il n'y a point de trou-
velle importante : on est toujoui's alerte du côté
de M. de Turcnne. Il y avoit l'autre jour tine rfifa-
dame Noblet, de l'hôtel de Vitri, qui jouoit à là
bassette avec Monsieur ; on lui parla de M. de
Vitri, qui es* très-malade; elle a dit à Monsieur:
Hélas! Monsieur , j'ai vu ce matin son visage, il
est fait comme un vrai stratagème ; cela est plai-
sant ; que vouloit-elle donc dire ? Madame de
Richelieu a reçu des lettres du roi si excessive-
ment tendres et obligeantes, qu'elle doit être
plus que payée de tout ce qu'elle a fait'. Adieu,
ma très-chère et très-parfaitement aimée. J'at-
tends demain de vos nouvelles , et je vous eth-
brasse très-tendrement.
' La liaison très-singalière de la reine avec madame de Mon-
tespan étoit son ouvrage. A. G.
\
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 447
LETTRE CDU.
DE MiLDAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.
A Paris, mercredi lo juillet 1675.
Je suis , je vous assure y au désespoir de l'in-
quiétude que vous avez eue de ma santé : hélas !
ma belle, vous ne pensez à autre chose, et
votre raisonnement est fait exprès pour vous
donner liu chagrin : vous dites que l'on vous
fait un mystère de ma saignée ; mais , de bonne
foi , je ne suis point malade , je n'ai point eu de
vapeurs ; je plaçai ma saignée brusquement selon
le besoin de mes affaires , plutôt que sur celui de
ma santé; je me sentois un peu plus oppressée;
je jugeai bien qu'il fallait me saigner avant que
de partir , afin de mettre cette saignée par pro-
vision dans mes ballots. M. le cardinal, que
j'allois voir tous les jours, étoit parti ; je vis cinq
ou six jours de repos ; et au-dels^ j'entrevis l'af-
faire de M. de Bellièvre , je voulois m'y donner
tout entière , et à la sollicitation de votre petit
procès , cela fit que je rangeai ma saignée pour
avoir toute ma liberté ; je ne vous mandai point
tout ce détail , parce que cela auroit eu l'air de
faire l'empêchée , et cette discrétion vous a coûté
448 LETTRES
mille peines : j'en suis désespérée , ma fille ; mais^
croyez que je ne vous tromperai jamais, et que,
suivant nos maximes de ne nous point épargner ^
je vous manderai toujours sincèrement comme
je suis ; fiez-vous en moi : par exemple , on veut
encore que je me purge ; hé bien! je le ferai
dès que j'aurai du temps ; n'en soyez donc point
effrayée : un peu d'oppression m'avoit fait sou-
haiter plutôt la saignée ; je m'en porte fort bien^
débarrassez-vous de cette inquiétude ; au reste j
ma fille, nous avons gagné notre petit procè»
de Vantadour ; nous en avons fait les marion-
nettes d'un grand, car nous Tavons sollicité.
Les princesses de Tingri étoient à l'entrée des
juges, et moi aussi, et nous avons été remercier.
C'est dommage que Molière soit mort , il
feroit une très-bonne farce de ce qui se passe à
l'hôtel de Bellièvre. Ils ont refusé quatre. cent
mille fi'ancs de cette charmante maison, que
vingt marchands vouloient acheter , parce qu'elle
donne dans quatre rues, et qu'on y auroit fait
vingt maisons ; mais ils n'ont jamais voulu la
vendre , parce que c'est la maison paternelle ^
et que les souliers du vieux chancelier en ont
touché le pavé, et qu'ils sont accoutumés à la
paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois, et^ siu*
cette vieille radoterie , ils sont logés pour vingt
mille livres de rente. Que dites-vous de cette
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 449
manière de penser ? Madame de Coulanges a vu
la grande-duchesse ( à Lyon ) , entre deux accès
de la colique de sa mère : elle dit que cette
princesse est très-changée ^ et qu'elle sera ef-
facée par madame de Guise ' ; elle lui"dit qu'elle
vous avoit vue à Pierrelate, et qu elle vous avoit
trouvée extrêmement belle : mandez-moi quel-
que détail de son voyage ; voys êtes cause que
je l'irai voir.
Je m'en vais répondre à votre lettre du 3.
Parlons de notre "bon^ cardinal. Il n étoit pas
encore vrai que le pape lui eût envoyé lui bref,
. quand madame de Vins vous l'a mandé; mais i)
est vrai présentement ; c'étoit le cardinal Spada
qui en • avoit répondu. Le bon pape a fait , ma
très-chère , sans comparaison , comme Trivelin ^,
il a fait et donné la réponse avant que d'avoir
reçu la lettre. Nous sommes tous ravis , et
d'Hacqueville croit que notre cardinal ne fera
point d'instance extraordinaire : il répondra seu-
lement que ce n'est point pour avoir cru son
salut impossible avec la pourpre , et qu'on verra
dans sa lettre les véritables raisons qui l'avoient
obligé à vouloir rendre son chapeau; mais que
si Sa Sainteté persiste à lui commander de le
* Elisabeth d'Orléans , sœur puînée de madame ta grande-
duchesse. D. P.
* Personnage de la comédie italienne. D. P.
m. 39
45o LETTRES
garder , il est tout disposé à obéir ; ainsi toutes
les apparences sont qu'il sera * toujours notre
très-bon cardinal. Il se porte bien dans sa soli-
tude ; il le faut croire , quand il le dit , il ne
m'a point dit adieu pour jamais ; au contraire,
il m'a donné toute l'espérance du monde de le
revoir , et m'a paru même avoir quelque joie
non-seulement de m'en donner , mais de con-
server pour lui cette petite espérance. Il gardera
son équipage de chevaux et de carrosses , car il
ne peut plus avoir la modestie d'un pénitent , à
cet égard-là , comme dit la princesse d'Harcourt.
Il m'écrit souvent de petits billets qui me sont
bien chers, et me parle toujours de vous :
écrivez-lui sur ce chapeau , et conseillez-lui de
s'occuper.
On dit que M. de Saint- Vallier a épousé ma-
demoiselle de Rouvroi ; c'étoit un jeu joué que sa
disgrâce ^ La petite Saint-Valeri est hors, d'af-
faire pour sa vie , mais sa beauté est fort incer-
taine *. La prospérité du coadjuteur ne l'est
point du tout; il est parfaitement content, et a
raison de l'être : pour moi ,* je crois , comme
vous, qu'il l'est encore plus du séjour de Paris
que de l'archevêque de Paris. Vous avez très-
bien fait d'aller voir cette princesse : c'eût été
" Voyez la lettre du mercredi 1 2 juin précédent.
* Elle avoit la petite-vérole. M.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 45i
une férocité que d'y manquer, et vous avez
très-bien fait de demeurer à Grignan , vous y
ferez revenir plutôt M. de Grignan : vous y au-
rez peut-être madame de Coulanges, Vardes
et Corbinelli. Madame de Coulanges mande que
votre haine est très-commode, et qu'elle vous
fait avoir un commerce admirable. Ma fille , ne
me remerciez point de tout ce que je fais pour
vous et pour mademoiselle de Méri ; réjouissez-
vous plutôt avec moi du plaisir sensible* que j'ai
de faire des pas et des choses qui ont rapport à
vous , et qui vous peuvent plaire.
LETTRE CDIIL
DE MADAME DE SiviGNJÊ A MADAME DE GRIGNAI^;
A Paris , vendredi i a juillet .1676.
C'est une des belles chasses qu'il est possible
de voir , que ceHe que nous faisons après M. de
B et M. de M '. Ils courent^ ils se relai&>-
sent^ils se forlongent, ils rusent ; mais nous
sommes toujours sur la voie , nous avons le nez
bon , et nous les poursuivons toujours : si jamais
nous les attrapons , comme je l'espère , je vous
' On pense que ces iuitialefs sont celles de M. de Buous et de
M. de Marignanes. M. de Monmerqué croit que M. de M.... doit
^tre M. deMirepoix , beau-frère de ttiademoiselle du Puy-du-Fou,
seconde femme de M. de Grignan. G. D, S, G,
29.
45a LETTRES
assure qu'ils seront bien bourrés ; et puis je vous
promets encore que, suivant le procédé noble
des lévriers , nous les laisserons là pour jamais ,
et n'y toucherons pas. Je vous manderai la fin de
tout ceci : je ne pense pas à quitter cette affaire ;
mais comme je vous empêche , sur l'amitié ,
d'être le plus grand capitaine du monde , l'abbé
{de Coulanges) m'empêche d'être la personne la
plus agitée et Ja plus occupée de vos affaires : il
m'efface par son activité ; il est vrai qu'étant
jointe à son habileté , il doit battre plus de
pays que moi ; il le fait aussi , et dès sept heures
du matin , il sort poiu* consulter les mots, les
points et les virgules de cette transaction. Au
reste , il y a quelquefois des disputes avec ma-
demoiselle de Méri ; mais savez- vous ce qui les
cause ? c'est assurément l'exactitude de l'abbé ,
beaucoup plus que l'intérêt : mais quand l'arith-
métique est offensée , et que la règle de deu± et
deux font quatre est blessée en quelque chose ,
le bon abbé est hors de lui ; c'est son humeur , ^
il le faut prendre sur ce pied-là: d'un autre
côté , mademoiselle de Méri a un style tout dif-
férent ; quand, par esprit ou par raison, elle
soutient un parti , elle ne finit plus , elle le
pousse ; l'abbé se sent suffoqué par un torrent
de paroles , il se met en colère , et en sort par
faire l'oncle , et dire qu'on se taise : on lui dit
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 453
qu'il n'a point de politesse ; politesse est un *
nouvel outrage , et tout est perdu ; on ne s'en-
tend plus ; il n'est plus question de l'affaire ; ce
sont les circonstances qui sont devenues le prin-
cipal : en même temps je me mets en campagne,
je vais à l'un , je vais à l'autre , comme le cuisi-
nier de la comédie ^ ; mais je finis mieux, car on
en rit; et, au bout du compte, que le lende-
main mademoiselle de Méri retourne au bon
abbé, et lui demande son avis, bonnement il le
lui donnera et la servira ; il a ses humeurs :
quelqu'un est41 parfait ? je v#us réponds toujours
d'une chose , c'est qu'il n'y aura qu'à rire de
leurs disputes, tant que j'en serai témoin.
Adieu , ma très-chère enfant , je ne sais point
de nouvelles. Notre cardinal se porte très-bien ;
écrivez-lui , et qu'il ne s'amuse point à ravauder
et répliquer à Rome ; il faut qu'il obéisse , et
qu'il use ses vieilles calottes , comme dit le gros
abbé {de Pontcarré)^ qui se plaint de votre si-
lence. M. de La Rochefoucauld vous mande que
sa goutte est si parfaitement revenue, qu'il croit
que la pauvreté reviendra aussi ; du moins il ne
sent point le plaisir d'être riche avec les dou-
leurs qui le font mourir. Je vous embrasse
mille fois.
' Voytz la scène de maître Jacques , cuisinier d'Harpagon, qui
travaille à réconcilier celui-ci avec son fik, dans \ Avare de Mo-
lière, scène IV , acte IV. D, P.
454 , LETTRES
LETTRE CDIV.
JOE MADAME DE SlÉVIGNE A MADAME DE GRIGNAIT.
A Paris, yendredi 1 9 juillet 1675.
Devinez d'où je vous écris , ma fille ? c'est de
chez M. de Pomponne ; vous vous en apercevrez
par le petit mot que madame de Vins vous dira
ici. J'ai été avçc ell#, l'abbé Arnauld et d'Hac-
queville, voir passer la procession de Sainte-
Geneviève; nous en sommes revenus de très-
bonne heure , il n'étoit que deux heures ; bien
des gens n'en reviendront que ce soir. Savez-
vous que c'est une belle chose que cette proces-
sion? Tous les différents religieux, tous les
prêtres des paroisses, tous les chanoines de
Notre-Dame, et M. l'archevêque pontificale-
ment, qui va à pied, bénissant à droite et à
gauche jusqu'à la métropole ; il n'a cependant
que la main gauche ; et à la droite , c'est l'abbé
de Sainte-Geneviève , nu-pieds , précédé de cent
cinquante religieux, nu-pieds aussi, avec sa
crosse et sa mitre , comme l'archevêque , et bé-
nissant de même , mais modestement et dévo-
tement , et à jeun , avec un air de pénitence qui
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 455
fait voir que c'est lui qui va dire la messe dans
Notre-Dame.
Le parlement en robes rouges , et toutes les
compagnies supérieures, suivent cette châsse
qui est brillante de pierreries, portée par vingt
hommes habillés de blanc, nu-pieds. On laisse
en otage à Sainte-GenevièVe le prévôt des mar-
chands et quatre conseillers ; jusqu'à ce que ce
précieux trésor y soit revenu. Vous allez me dcî-
mander pourquoi on a'descendu ce.tte châsse ; c'é-
toit pour faire cesser la pluie , et pour demander
le chaud ; l'un et l'autre étoient arrivés au moment
qu'on a eu ce dessein , de sorte que , comme
c'est en général pour nous apporter toutes sor-
tes de biens, je crois que c'est à elle que nous
devons le retour du roi : il sera ici dimanche ;
je vous manderai mercredi tout ce qui se peut
mander. M. de La Trousse mène un détache-
ment de six mille hommes au maréchal de Créqui ,
pour aller joindre M. de Turenne; La Fare et
les autres demeurent avec les gendarmes-dauphins
dans l'armée de M. le prince. Voici des dames
qui attendent leurs maris , au prorata de leur
impatience. L'autre jour, Madame et madame
de Monaco prirent d'Hacqueville à l'hôtel de
Gramont , pour s'en aller courir les rues in-
cognito , et se promener aux Tuileries : comme
Madame n'est point sur le pied d'être galante ,
456 : LETTRES '^
elle se joue parfaitement bien de sa dignité. On
attend à toute heure madame de Toscane; c'est
encore un des biens de la châsse de Sainteté-
neviève. Je vis hier une de vos lettres entre les
mains de l'abbé de Pontcarré ; c'est la plus di-
vine lettre du monde , il n'y a rien qui ne pique
et qui ne soit salé ; il en a envoyé une copie à
rÉminence, car l'original est gardé comme !a
châsse. Adieu ^ ma très -chère et très -parfaite-
ment aimée , vous êtes si vraie , que je ne rabats
rien sur tout ce que vous me dites de Votre
tendresse ; vous pouvez juger si j'en suis touchée.
LETTRE CDV.
DE MADAME DE SÉVIGNJÉ A MADAME DE GRIGIITAir.
»
A Paris y mercredi a 4 juillet 1675.
Il fait bien chaud aujourd'hui^ ma trés-chère
belle , et , au lieu de xn'inquiéter dans mon Ut ,
la faentaisie m'a pris de me lever, quoiqu'il ne
ne soit que cinq heures du matin , pour causer
un peu avec vous.
Le roi arriva dimanche matin à Versailles ; la
reine , madame de Montespan et toutes les dames
étoient allées dès le samedi reprendre tous leurs
appartements ordinaires : un moment après être
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 457
arrivé, le roi alla faire ses visites; la seule diffé-
rence , c'est qu'on joue dans ces grands appar-
tements que vous connoissez. J'en saurai davan-
tage ce soir avant que de fermer ma lettre : ce
qui fait que je suis si mal instruite de Versailles,
c'e'i^jt que je revins hier au soir de Pomponne,
où madame de Pomponne nous avoit engagés
d'aller, d'Hacqueville et moi, avec tant d'empres-
sement, que nous n'avons pu ni voulu y man-
quer. M. de Pomponne, en vérité, fut aise de
nous voir : vous avez été célébrée , dans ce peu
de temps, avec toute l'estime et l'amitié imagi-
nables : nous avons fort causé ; une de nos folies
fsi été de souhaiter de découvrir tous les dessous
de cartes de toutes les choses que nous croyons
voir et que nous ne voyons point, tout ce qui
se passe dans les familles, où nous trouverions de
la haine , de la jalousie , de la rage, du mépris , au
lieu de toutes les belles choses qu'dû met au-
dessus du panier , et qui passent pour des vérités ;
je souhaitois un cabinet tout tapissé de dessous
de cartes au lieu de tableaux; cette folie nous
mena bien loin , et nous divertit fort; nous vou-
lions casser la tête à d'Hacqueville pour en avoir ,
et nous trouvions plaisant d'imaginer que, de la
plupart des chjjses que nous croyons voir, on
nous détromperoit : vous pensez donc que cela
est ainsi dans une telle maison; vous pensez que
458 LETTRES
Ton s'adore en cet endroit-là; tenez, voyez : on
g y hait jusqu'à la fureur, et ainsi de tout le
reste; vous pensez que la cause d'un tel événe-
ment, c'est une telle chose; c'est le contraire-:
en un mot , le petit démon qui nous tireroit les
rideaux nous divertiroit extrêmement.. Yous
voyez bien , ma très-belle , qu'il faut avoir bien
du loisir pour s'amuser à vous dire de telles ba-
gatelles; voilà ce que c'est que de s'éveiller ma-
tin : voilà comme fait M. de Marseille ; j'ainrois
fait des visites au flambeaux, si nous étions ati-
jourd'hui en hiver.
Vous avez donc toujours votre bise : ah î ma
fille , qu'elle est ennuyeuse ! nous avons chaud
nous autres , il n'y a plus qu'en Provence où l'on
ait froid. Je suis très-persuadée que notre châsse
(^de Saint' Genei^iève) a fait ce changement; car,
sans elle, nous apercevions comtne vous que le
procédé du soleil et des saisons étoit changé ; je
crois que j'eusse trouvé, comme vous, quec'étoit
la vraie raison qui nous avoit précipité tous ces
jours auxquels nous avions tant de regret : pour
moi , mon enfant , j'en sentois- une véritable tris-
tesse , comme j'ai senti toute la j'oie de passer leé
étés et les hivers avec vous; mais quand on a le
déplaisir de voir ce temps passé, et passé pour
jamais , cela fait mourir : il faut mettre à la
place de cette pensée l'espérance de se revoir.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 4S9
J'attends un peu de frais pour me purger , et
un peu de paix en Bretagne pour partir. Madame
de Lavardin , madame de La Troche ^ M. d'Harouïs
et moi , nous consultons notre voyage , et nous
ne voulons pas nous aller jeter dans la fureur
qui. agite notre province ; elle augmente tous les
jours : ces démons sont venus piller et brûler
jusqu'auprès de Fougères ; c'est un peu trop près
des Rochers. On a recommencé à piller un bu-
reau à Rennes ; madame de Chaulnes est à demi-
morte des menaces qu'on lui fait tous les jours ;
on me dit hier qu'elle étoit arrêtée , et que même
les plus sages l'ont retenue, et ont mandé à
M. de Chaulnes , qui est au Fort-Louis , que si
les troupes qu'il a demandées font un pas dans
la province, madame de Chaulnes court risque
d'être mise en pièces. Il n'est cependant que
trop vrai qu on doit envoyer des troupes , et on
a raison de le faire , car , dans l'état où sont les
choses , il ne faut pas des remèdes anodins ; mais
ce ne seroit pas une sagesse de partir avant que
de voir ce qui arrivera de cet extrême désordre.
On croit que la récolte pourra séparer toute
cette belle assemblée , car enfin il faut bien qu'ils
ramassent leurs blés : ils sont six ou sept mille ,
dont le plus habile n'entend pas un mot de fran-
çois. M. Boucherat me contoit l'autre jour qu'un
curé avoit reçu devant ses paroissiens une pen-
4(3o LETTRES
(laie quoii lui envoyoit de France; car c'est
ainsi qu'ils disent; ils se mirent tous à crier en
leur langage , que c'étoit la Gabelle , et qu'ils le
voyoient fort bien. Le curé habile leur dit sur
le même toft : Point du tout, mes enfants, ce
n'est point la Gabelle , vous ne vous y connoissez
pas, c'est le Jubilé; en même -temps les voilà
à genoux : que dites-vpus de l'esprit fin de ces
Messieurs ? Quoi qu'il en soit , il faiit un peu
voir ce que deviendra ce tourbillon : ce n'est
pas sans déplaisir^que je retarde mon voyage ; il
est placé et rangé comme je le désire , il ne peut
être remis dans un autre temps sans me déranger
beaucoup de desseins ; mais vous savez ma dé-
votion pour la Providence, il faut toujours en
revenir là, et vivre au jour la journée : mes pa-
roles sont sages comme vous voyez; mais très-
souvent mes pensées ne le sont pas. Vous devinez
aisément qu'il y a un point où je ne puis me
servir de la résignation que je prêche aux autres.
Mademoiselle d'Eaubonne fut mariée avant-
hier ^ Votre frère voudroit bien donner son gui-
don pour être colonel du régiment de Cham-
pagne; M. de Grignan l'a été; mais toutes nos
bonnes têtes ne sont pas trop d'avis qu'il aug-
mente sa dépense de quinze ou seize mille francs
dans le temps où nous sommes. Il est revenu
' Arec M. Le Goux de La Berchère.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 461
une grande quantité de monde avec le roi : le
grand -maître, messieurs de Soubise, Termes,
Brancas, La Garde, Villars, le comte de Fiesque;
pour ce dernier, on est tenté de dire : Di cortesia
piu che diguerra amico; il n'y avoit pas un mois
qu'il étoit arrivé à l'armée. M. de Pomponne dit
qu'on ne -peut jamais souhaiter la bataille de
meilleur cœiir, ni vouloir être plus résolument
que le roi au premier rang, lorsqu'on crut qu'on
seroit obligé de la donner à Limbourg. Il nous
conta des choses admirables de la manière dont
Sa Majesté vivoit avec tout le monde , et surtout
avec M. le prince et M. le duc : tous ces détails
sont fort agréables à entendre.
Au reste, ma fille, cette cassolette est venue;
elle ressemble assez à nn jubilé; elle pèse plus,
et est beaucoup moins belle que nous ne pen-
sions : c'est une antique qui s'appelle donc une
cassolette; mais rien n'est plus mal travaillé; ce-
pendant c'est une vraie pièce à mettre à Gri-'
gnan, et nullement à Paris : notre bon cardinal
a fait de cela comme de sa musique, qu'il loue,
sans s'y connoître ; ce qu'il y a à faire, c'est de
l'en remercier tout bonnement, et ne pas lui
donner la mortification de croire que l'on n'est
pas charmé de son présent : il ne faut pas aussi
vous figurer que ce présent soit autre chose, se-
lon lui, qu'une pure bagatelle, dont le refus se-
46a LETTRES
roit une très-grande rudesse. Je m'en vais Teu
remercier en attendant votre lettre'. Quand je
vous ai proposé de lui conseiller de s'amuser à
écrire son histoire^ c'est qu'on m'avoit dit de le
lui conseiller de mon côté, et que tous ses amis
ont voulu être soutenus, afin qu'il parût que
tous ceux qui l'aiment sont dans le même sen-
timent *. Il se porte très-bien, je vous en assure^
ce n'est plus comme cet hiver; le régime et les
viandes simples l'ont entièrement remis. Il est
vrai que Castor et PoUux ont porté la nouvelle
de Rome. Vous dites fort plaisamment tout ce
qu'on a dit ici; mais je ne fais que l'entendre re-
dire, sans avoir eu le malheur de me trouver
avec ceux qui raisonnent si bien. Je ne vois.
Dieu merci, que des gens qui envisagent son ac-
tion dans toute sa beauté, et qui l'aiment comme
nous. Ses amis veulent qu'il ne se cloue point à
Saint -Mihel, et lui conseillent d'aller à Com-
merci, et quelquefois à Saint -Denis. Il gardera
son équipage en faveur de sa pourpre; je suis
' Madame de Sévigné pressentoit d'avance le refus que feroît
sa fille du présent , et qu'elle fit en effet , suivant la lettre du jeudi
2 a août suivant, ( Voyez une des notes de la lettre sous cette
date. ) G. D, S, G,
' C'est aux instances des amis de M. le cardinal de Retz que
le public est redevable des -mémoires de sa vie, qui n'ont été
imprimés que long-temps après sa mort, et atéc des lactiiieé
considérables. D. P. p.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ, 463
persuadée avec joie que sa vie n'est point finie^
Madame la grande -duchesse et madame de
Sainte- Mesme^ ont fort parlé ici de votre beautés
J'aurois vu cette princesse sans notre voyage de
Pomponne : tout le monde la trouve comme vous
l'avez représentée, c'est-à-dire d'une tristesse ef-
froyable. Madame de Montmartre* alla s'empa-
rer d'elle à Fontainebleau : on lui prépare une
affreuse prison.
Madame de Montlouet a la petite - vérole ; les
regrets de sa fille sont infinis ; et la mère est au
désespoir de ce que sa fille ne veut point la quit-
ter pour aller prendre l'air, comme on lui or-
donne : pour de Tesprit, je pense qu'elles n en
ont pas du pltis fin ; mais pour des sentiments ,
ma belle, c'est tout comme chez nous, et aussi
tendres, et aussi naturels. Vous me dites des
choses si extrêmement bonnes sur votre amitié
pour moi, et à quel rang vous la mettez, qu'en
vérité je n'ose entreprendre de vous dire com-
bien j'en suis touchée, et de joie, et de ten-
dresse, et de reconnaissance; mais vous le com-
prendrez aisément, puisque vous croyez savoir
' Elisabeth Gobelîn , femme de Anne- Alexandre de THApital ,
comte de Sainte-Mesme , premier écuyer de la grande-duchesse
de Toscane. M.
* Françoise-Rénée de Lorraine de Guise , abbesse de Mont-
martre, morte à 63 ans, le 5 décembre 1683. M.
464 LETTRES
à quel point je vous aime ; le dessous de vos
cartes est agréable pour moi. M. de Pomponne
disoit, en demeurant d'accord que rien n'est gé*
néral : « Il paroît que madame de Sévigné aime
<c passionnément madame de Grignan : savez-
« vous le dessous des cartes? voulez- vous que je
a vous le dise? c^est qu'elle F aime passionné^
a ment. » Il pourroit y ajouter , à mon éternelle
gloire , et qu'elle en est aimée.
J'ai le paquet de vos soies; je voudrois bien
trouver quelqu'un qui vous le portât; il est trop
petit pour les voitures, et trop gros pour la
poste : je crois que j'en pourrois dire autant de
cette lettre. Adieu, ma très-aimable et très-chère
enfant; je ne puis jamais vous trop aimer; quel*
ques peines qui soient attachées à cette ten-
dresse, celle que vous avez pour moi mériteroit
encore plus, s'il étoit possible.
»*•»<
LETTRE CDVI.
DU COMTE DE BUSSY A. MADAME DE SJÉVIGlTlê.
A Chaseu, ce i5 juillet 1675.
Il y a plus de quinze jours que je balance à
vous écrire, Madame; mais comme c'est sur un
chapitre de tristesse, j'ai de la peine à m^y ré-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 465
soudre : je ne suis pas bon pour les consolations^
je n'aime pas même à être consolé. C'est pour
le départ de madame de Grignan et pour la re-
traite du cardinal de Retz que je vous écris au-
jourd'hui. Vous savez bien, Madame, en un mot
comme en mille, que je suis bien aise de votre
joie, et fort fâché de vos chagrins; m,ais n'en
parlons plus, on ne sauroit trop tôt finir cette
matière.
Comment vous portez-vous? où êtes-vous? et
à quoi vous amusez- vous? En attendant votre
réponse. Madame, je vous dirai que je me pré-
pare à faire le mariage de mademoiselle de Bussy
à la fiin d'août. Je vous demanderai votre procu-
ration au premier jour, et je vous en enverrai
le modèle ; cependant parlons de la guerre : le
roi ne veut pas revenir sans avoir vu une ba-
taille, et je crois qu'il en aura le plaisir, car le
prince d'Orange le veut aussi, et M. le prince.
Dieu sait combien! Il n'y aura point de combat
général, à moii avis, entre M. de Turenne et
M. de MontécucuUi : l'un ne fera pas une assez
fausse démarche devant l'autre pour Tobliger de
hasarder une bataille; mais M. de Turenne fera
assez s'il empêche le passage du Rhin et la com-
munication de Strasbourg aux Allemands; je
crois qu'il en viendra à bout. Mandez-moi des
nouvelles de la belle Madelànne; je vous assure
ni. 3o
466 LETTRES
que je l'aime bien, mais toujours moins que
vous.
LETTRE CDVII.
DE MADAME im SÉVlGUfÉ A MADAME DE LA FAYETTE.
A Paris , le mardi a 4*
Vous savez , ma belle , qu'on ne se baigne pas
tous les joiurs ; de sorte que , pendant les trois
jours que je n'ai pu me mettre dans la rivière,
j'ai été à Livry, d'où je revins hier, avec des-
sein d'y retourner quand j'aurai achevé mes
bains , et que notre abbé aura fait quelques pe-
tites affaires qu'il a encore ici. La veille de mon
départ pour Livry, j'allai voir Mademoiselle,
qui me fit les plus grandes caresses du monde ;
je lui fis vos compliments , et elle les reçut fort
bien ; du moins ne me parut-il pas qu'elle eût
rien sur le cœur : j'étois allée avec mademoiselle
de Rambouillet, madame de Valençai et madame
de Lavardin : présentement elle s'en va à la cour ,
et cet hiver , elle sera si aise qu'elle fera bonne
' Cette lettré est saiis date; mais avecr un peu d'attention, on
y tix)uve des motifs de ne pas la placer plus tard que Tété de
1675 y où madame de Sévigné ayoit plus de quarante-huit ans.
DE MADAME DE SEVIGNÉ. 467
chère ' à tout le monde. Je ne sais point de nou-
velles pour vous mander aujourd'hui, car il y a
trois jours que je n'ai vu la gazette ^. Vous saurez
pourtant que madame des N est morte, et
que Trévigni son amant en a pensé mourir
de douleur; pour moi, j'aurois voulu qu'il en
fût mort poiu* l'honneur des dames. Je suis tou-
jours couperosée, ma pauvre petite, et je fais
toujours des remèdes ; mais comme je suis entre
les mains de Bourdelot , qui me purge avec des
melons et de la glace, et que tout le monde
me vient dire que cela me tuera, cette pensée
me met dans une telle incertitude, qu'encore
que je me trouve bien de ce qu'il m'ordonne,
je ne le fais pourtant qu'en tremblant. Adieu ,
ma très-chère, vous savez bien qu'on ne peut
vous aimer plus tendrement que je fais.
»••••••*«>« «4
LETTRE CDVIII.
J>F MADAME DE SÉVlGNE A I^IADAME DE GRIGNAN.
A Paris, vendredi a 6 juillet 1675.
Il me semble, ma très-chère , que je ne vous
écrirai aujourd'hui qu'une petite lettre, parce
' Pour aecuèil. ( Voytz la note de la lettre du 3 avril 1=67 5 . )
' Cest-à-dire, madame de Layardin, qui aimoit beaucoup les
nouvelles , et qui en quétoit partout. /). P,
3o.
468 LETTRES
qu'il est fort tard. Croiriez-vous bien que je
reviens de l'opéra avec M. et madame de Pom-
ponne , Tabbé Arnauld ' , madame de Vins , la
bonne Troche , et d'Hacqueville ? La fête se fai-
soit pour l'abbé Arnauld , qui n'en a pas vu de-
puis Urbain VIII , qu'il étoit à Rome avec M. d'An-
gers * : il a été fort content. Je suis chargée des
compliments de toute la loge ; mais surtout de
M. de Pomponne, qui vous prie bien sérieuse-
ment de compter sur son amitié, malgré votre
absence.
Je vis hier madame la grande-duchesse; elle
me parut comme vous me l'aviez dépeinte : l'ennui
^st écrit et gravé sur son visage ; elle est très-
sage et d'une tristesse qui attendrit; mais je
a:ois qu elle reprendra ici sa joie et sa beauté :
elle a fort bien réussi à Versailles; le roi l'a
trouvée très-aimable , et lui adoucira sa prison :
sa beauté n'effraie pas , et l'on* se fait une belle
ame de la plaindre et de la louer. Elle fut trans»
portée de Versailles , et des caresses de sa noble:
famille ; elle n'avoit point vu M. le dauphin, ni
Mademoiselle. Comme sa réputation n'a jamais
eu ni tour , ni atteinte , il y aura une sorte de
* Frère aîné de M. de Pomponne. D, P.
* Henri Arnauld , oncle de M. de Pomponné , connu d'abord
sous le nom d*abbé de Saint-Nicolas , depuis évéque d'Angers , et
l'un des plus saints prélats qu'ait eus l'église de FraAce. Z>. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 469
charité à la divertir. Elle me parla fort de vous
et de votre beauté : je lui dis, comme de moi,
ce que vous me mandez ; c'est que vous subsis-
tez encore sur l'air de Paris; elle le croit, et
que les airs et les pays chauds donnent la mort ;
elle ne pouvait se taire de vous et du mauvais
souper qu'elle vous avoit donné ' : elle étoit fort
contente de M. de Grignan, et de Ripert^ qui
l'avoit relevée de son carrosse versé. Elle a dans
la tête madame de G comme la plus folle,
la plus hardie, la plus coquette, la plus extrava-
gante personne qu'elle ait jamais vue ; et qu'on
lui dise que madame la grande-duchesse n'a
remarqué qu'elle dans la Provencç, quelle gloire !
et voilà ce que c'est.
J'ai si bien fait qUe madame de Monaco est
toujours malade ; si elle avoit de la santé, il
faudroit quitter la partie ; sa faveur est délicieuse
entre Monsieur et Madame. Je crains que ma-
dame de Langeron ne se console, et si, j'ai fait
de mon mieux. Vous expliquez et comprenez
fort bien le fantôme : on le dit présentement
pour dire un stratagème^. Nos voyages sont sus-
' A Pierrelatte , petite ville du Bas-Dauphiné , où madame de
Grignaiï s*étoit rendue pour saluer ms^dspne la grande-duchesse
à son passage. D, P,
' L'homme d'affaires de M. de Grignan , et le firère du doyeA
du chapitre de Grignan. M.
^ Voyez ci-dessus lettre du 1 5 juillet.
470 LETTRES
pendus , comme je vous ait dit ; je m'en irai avec
M. d'flarouïs, nous prendrons noire temps; la
Bretagne est plus enflammée que jamais. Madame
deChanlnés n'est pas prisonnière en forme ; mais
utie de ses amies voudroit de tout son cœur
quelle me fut pas à Rennes , d'où eSle ne peut
sortir, à caïaise des désordres qui sont tels que
je vous les ai dits.
La cour s'en va à Fontainebleau ; c'est Madame
qui le veut. Il est certain que Vomi de (^uantosHi
[Louis XIV) dit à sa femme et à son curé par
deuK fois : Soyez persuadés que je n'ai pas changé
les résolutiotts que j'avois en partant; fiez -vous
à ma parole, et instruisez les curieux de mes sen-
timents.
Mademoiselle d'Armagnac est mariée à ce Ca-
davai^; elle est belle et jolie; c'est le cfaevalier
de Lorraine qui l'épouse : elle fait pkié d'aller
chercher si loin la consommation. J'enverrai
bientôt à M. de Gyignan les airs de i'opéra; s'il
est auprès de vous , je l'embrasse et le conjure
d'avoir grand soin de vous. Adieu, ma très-chère
erfant, je ne sais si c'est que le cardinsd de Retz
m'a priée d'avoir soin de vos intérêts ; mais je
languis quand je ne fais rien pour vous; sa re-
commandation fait plus en moi que sa bénédic-
' Nngno-Alvare Péréira de Mello, duc de Cadayâl en Portugal.
DP.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 471
tioa. MandezHoioi toujours extrêmement de vos
nouY elles : rien n'est petit à cet égard , rien n'est
indiff^ent.
LETTRE €DIX.
P£ MADAME D£ siviGITE A MADAME DE GRiGIf AN.
A Paris, mercredi 3i juillet 1675.
Ce <]%ie vous dites du ]temps est divin : il est
vrai, ma fille, qu'on ne voit personne demeu-
rer au milieu d'un mois, parce qu'on ne sau-
roàt venir à bout de le passer : ce sont des bour-
l>ters d'où l'on sort; encore le bourbier nous ar-
rête, et le temps va. Je suis fort aise que vous
%Oiyez paisiblement à Giîgnan jusqu'au mois
d'octobre : Aix vous eût paru étrange au sortir
d'ici, la soUtude et le repos de Grignan délayent
un peu les idées ; vous avez eu bien de la raison
d'en user ainsi. M. de Grignan vous est présen-
tem^it une compagnie; votre château en sera
reixijpli , et votre musique perfectionnée : il faut
pâmer de rire de ce que vous dites de l'air ita*
Uen; le massacte que vos chantres en font, cor-
rigé par vous, est un martyre pour ce pauvre
Vorey, qui fait voir la punition qu'il mérite.
Vous souvient-il du lieu où vous Tavez entendu,
47îi LETTRES
et du joli garçon qui le chantoit , qui vous donna
81 promptement dans la vue ? Cet endroit-là de
votre lettre est ^d'uue folie charmante : je prie
M. de Grignan d'apprendre cet air tout entier;
quil fasse cet effort pour l'amour de moi; et
. nous le chanterons ensemble.
Je vous ai mandé, ma trèsrchère, comme nos
folies de Bretagne m'arrêtoient pour quelques
jours. M. de Forbin ' doit partir avec six mille
hommes pour punir notre Bretagne, c'est-à-dire
la ruiner : ils s'en vont par Nantes; c'est ce qui
fait que je prendrai la route du Mans avec ma-
dame de Lavardin; nous regardons ensemble le
temps que nous devons prendre. M. de Pom*»
ponne a dit à M. de Forbin qu'il avoit des terres
en Bretagne, et lui a donné le nom de celles de
mon fils. La châsse de Sainte -Geneviève nous
donne ici un temps admirable. La Saint-Géran
est dans le chemin du ciel : la bonne Villars n'a
point reçu votre lettre, c'est une douleur.
Voici une petite histoire qui se passa, il y a
trois jours. Un pauvre passementier, dans ce fau-
bourg Saint-Marceau , étpit taxé à dix écus pour
un impôt sur les maîtrisçs, il ne les avoit pas :
pn le presse et represse; il demande du temps,
' Le bailli de Forbin , capitaine-lieutenant de la première com*
pagnie des mousquetaires du roi , et lieutenant-général des anliée^
<le Sa Majesté. D, P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 47^
on le lui refuse; on prend son pauvre lit et sa
pauvre écuelle; quand il se vit en cet état, la
rage s'empara de son cœur; il coupa la gorge à
trois de ses enfants qui étoient dans sa chambre ;
sa femme sauva le quatrième et s'enfuit : le pau-
vre homme est au Châtelet; il sera pendu dans un
jour ou deux : il dit que tout son déplaisir , c'est
de n'avoir pas tué sa femme et l'enfant qu'elle a
sauvé. Songez, ma fille, que cela est vrai comme
si vous l'aviez vu, et que depuis le siège de Jé-
rusalem, il ne s'est point vu une telle fureur.
On devoit partir aujourd'hui pour Foiîtaine-
bleau, où les plaisirs dévoient devenir des peines
par leur multiplicité : tout et oit prêt ; il arrive un
coup de massue qui rabaisse la joie; le peuple
dit que c'est à cause de Quantova [madame de
Montespari)\ rattachement est toujours extrême;
on en fait assez pour fâcher le curé et tout le
monde, et peut-être pas assez pour elle; car
dans son triomphe extérieur il y a un fonds de
tristesse.
Vous parlez des plaisirs de Versailles; et dans le
temps qu'on alloit à Fontainebleau pour s'aby-
mer dans la joie, voilà M. de Turenne tué : voilà
une consternation générale : voilà M. le prince
qui court en Allemagne : voilà la France déso-
lée. Au lieu de voir finir les campagnes, et d'a-
voir votre frère, on ne sait plus où l'on en est.
474 LETTRES
Yoilà le monde dans son triomphe , et voilà des
événements surprenants, puisque vous les ai-
mez : je suis assurée que vous serez bien tou-
chée de celui -cL Je suis épouvantée de la pré-
destination de ce M. Desbrosses : peut-on douter
de la Providence , et que le canon qui a choisi
de loin M. de Turenne entre dix hommes <pii
étoient autour de lui, ne fut chargé depuis une
éternité? Je m'en vais rendre cette histoire tra-
gique à M. de Grignan pour celie de Toulon;
plût à Dieu qu'elles fussent égales !
Vous devez écrire à M. le cardinal de Retz,
nous lui écrivons tous; il se porte très-bien, et
fait une vie très -religieuse : il va à tous les of-
fices, il mange au réfectoire les jours maigres;
nous lui conseillons d'aller à Commerci : il sera
très-affligé de la mort de M. de Turenne. Ecri-
vez au cardinal de Bouillon; il est inconsolable.
Adieu , ma chère enfant , vous n'êtes que trop
reconnoissante ; vous vous faites un jeu de dire
du mal de votre ame ; je crois que vous sentez bien
qu'il n'y en a pas une plus belle , ni meilleure :
vous craignez que je ne meure d'amitié ; je se-
rois honteuse de faire ce tort à l'autre; mais
laissez-moi vous aimer à ma fantaisie. Vous avez
écrit une lettre admirable à Goulanges ; quand le
bonheiu* m'en fait voir quelqu'une, j'en suis ra-
vie. Tout le monde se cherche pour parler de
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 475
M. de Turenne , on s'attroupe ; tout étoit hier
en pleurs dans les rues, le commerce de toute
autre chose étoit suspendu.
LETTRE CDX,
V ]>£ MADAME DE SIÉVIGITE A M. LE COMTE
DE GRICKAir.
A Paris, ce 3i juillet 1675.
C'est à vous que je m'adresse , mon cher Comte,
pour voiis écrire une des plus fâcheuses pertes
qui pût arriver en France ; c'est la mort de M. de
Turenne, dont je suis assurée que vous serez
aussi touché et aussi désolé que nous le sommes
ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles * : le
roi en a été affligé , comme on doit l'être de la
mort du plus- grand capitaine et du plus hon-
nête homme du monde; toute la cour fut en
larmes , et M.*de Condom pensa s'évanouir. On
étoit prêt d'aller se divertir à Fontainebleau,
tout a été rompu ; jamais un homme n'a été re-
gretté si sincèrement ; tout ce quartier où il a
logé % et tout Paris , et tout le peuple étoient
' Par un billet du marquis de Vaubrun à M. de Louvois , daté
du 37 juillet 1675, à trois heures après midi. Il est imprimé aux
Lettres militaires de Louis XIV ^ tome HI, page aifî.Jf.
' Rue Saint-Louis au Marais , où étoit situé Thôtel de Turenne ,
ainsi que le grand emphcement faisant partie de sa propriété qui
4:6 LETTRES
dans le trouble et dans l'émotion; chacun par-
loit et s'attroupoit pour regretter ce héros. Je
vous envoie une trèsrbonne relation de ce qu'il
a fait quelques jours avant sa mort. C'est après
trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et
que les gens du métier ne se lassent, point d'ad-
mirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et
de sa vie. Il avoit le plaisir dé voir décamper
l'armée des ennemis devant lui; et le 27, qui
étoit samedi , il alla sur une petite hauteur pour
observer leur marche : son dessein étoit de don-
ner sur l'arrière -garde, et il mandoit au roi à
midi que, dans cette pensée, il avoit envoyé dire
à Brissac qu'on fît les prières de quarante heures.
Il mande la mort du jeune d'Hocquincourt,'et
qu il enverra un courrier pour apprendre au roi
la suite de cette entreprise : il cachette sa lettre'
et l'envoie à deux heures. Il va sur cette petite
colline avec huit ou dix personnes : on tire de
loin à l'aventure un malheureux ^up de canon,
qui le coupe par le milieu du corps, et vous pou-
vez penser les cris et les pleurs de cette armée :
le courrier part à Tinstant , il arriva lundi, comme
je vous ai dit; de sorte qu'à une heure l'une de
servoît de prêche aux protestants , cédé dans la suite a\ix filles de
Tordre de Saint-Benoît, dites Filles du Saint-Sacrement y au-
jourd'hui paroisse succursale. G. D. S. G,
* Voyez les Lettres militaires de Louis XI V, tome IH^page m.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 477
l'autre, le roi eut une lettre de M. deTurenne,
et la nouvelle de sa mort. Il est arrivé depuis un
gentilhomme de M. de Turenne, qui dit que les
armées sont assez près l'une de Vautre; que M. de
Lorges commande à la place de son oncle, et que
rien ne peut être comparable à la violente afflic-
tion de toute cette armée. Le roi a ordonné en
même temps à M. le duc d'y courir en poste ,
en attendant M. le prince qui doit y aller ; mais
comme sa santé est assez mauvaise, et que le
chemin est long, tout est à craindre dans cet
entre-temps : c'est une cruelle chose que cette
fatigue pour M. le prince; Dieu veuille qu'il en
revienne. M. de Luxembourg demeure en Flandre
pour y commander en chef : les lieutenants-gé-
néraux de M. le prince sont MM. de Duras et de
La Feuillade. Le maréchal de Gréqui demeiu'e
où il est. Dès le lendemain de cette nouvelle,
M. de Louvois proposa au roi de réparer cette
perte, en faisant huit généraux au lieu d'un, c'est
y gagner. En même temps on fit huit maréchaux
de France; savoir : M. de Rochefort, à qui les
autres doivent un remerciement ; MM. de Luxera-
bourg , Duras , La Feuillade, d'Estrades , Navailles,
Schomberg et Vivonne; en voilà huit bien comp-
tés : je vous laisse méditer sur cet endroits Le
^ Madame de Gomuel , dont les bons mots conservent la mé-
moire, appeloit ces huit maréchaux de France la monnoie de
Turenne». Grouyelle s'étonne ayec raison que ce joli mot, si
478 LETTRES
grandHQiiaitre ' étoit au désespoir; on Ta fait duc;
mais que lui donne cette dignité? il a les hon-
neurs du Louvre par sa charge, il ne passera
point au parlement à cause des conséquences,
et sa femme ne veut de tabouret qu'à Bouille * :
cependant c'est une grâce ; et s'il étoit veuf, il
pourroit épouser quelque jeune veuve. Vous sa-
vez la haine du comte de Gramont pour Roche-
fort; je le vis hier, il est enragé; il lui a écrit, et
l'a dit au rot Voici la lettre :
MOIVSEIGNEUR,
La ÊiTeiir Ta pu (kire autant que le mérite^.
Cestpourquoije ne vous en diraipas davantage.
Le Comte de Gramont.
A dieu j Rochefort,
connu, ait échappé à madame de Sévigné. M. de Sfonmerqué
essaye de réparer cet oubli , en s*appuyant de mélanges inédits
de Tabbé de Choisy, lequel avance' que madame de Sévigné a
dit que le roi , en faisant ces huit maréchaux de France , avoit
changé un louis d*or en pièces de quatre sous. En supposant le
fait, la répartie de madame de Sévigné eût été très-inconvenante
et même brusque , an lieu que celle de madame de Cornuel est
fine , délicate , spirituelle , et du ton de la meilleure compagnie.
Quoi qu'il en soit , il est à présumer que l'abbé de Choisy , écri-
vain d'ailleurs très-poli , n'a pas prétendu accréditer le bon mot
qu'il cite , aux dépens de celui de madame de Cornuel , qu'on
n'oubliera jamais. G. Z). S. G,
' Le comte du Lude , grand-maître de l'artillerie. Z>. P.
* Renée-Eléonore de Bouille , première femme du comte du
Lude , passoit sa vie à Bouille , par un goût singulier qu'elle avoit
pour la chasse. Z>. P.
3 Vcps du Cid. Z>. P.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 479
Je crois que vous trouverez ce compliment
comme on Fa trouvé ici. Il y a un almanach
que j'ai vu, c'est de Milan; on y lit au mois de
juillet : Mort subite d'un grand; et au mois
d'août : Ah\ que vois-jel On est ici dans des
craintes continuelles : cependant nos six mille
hommes sont partis pour abymer notre Bre-
tagne ; ce sont deux Provençaux ' qui ont cette
commission; M. de Pomponne a recommandé
nos pauvres terres. M. de Chaulnes et M. de
Lavardin sont au désespoir : voilà ce qui s'ap-
pelle des dégoûts. Si jamais vous faites les fous ,
je ne souhaite pas qu'on vous envoie des Bre-
tons pour vous corriger : admirez combien mon
cœur est. éloigné de toute vengeance. Voilà,
mon cher Comte , tout ce que nous savons jus-
qu'à •l'heure qu'il est : en récompense d'une
très-aimable lettre, je vous en écris une qui
vous donnera du déplaisir : j'en suis en vérité
aussi fâchée que vous. Nous avons passé tout
l'hiver à entendre conter les divines perfections
de ce héros : jamais un homme n'a été si près
d'être parfait ; et plus on le connoissoît , plus
on l'aimoit , et plus on le regrette. Adieu , Mon-
sieur et Madame , je vous embrasse mille fois.
' Le bailli de Forbin , dont il a été mention ci-devant , et le
marquis de Vins , capitaine-lieutenant de la seconde compagnie
des mousquetaires du roi. D. P,
48o LETTRES
Je vous plains de n'avoir personne à qui parler
de cette grande nouvelle ; il est naturel de com-
muniquer tout ce qu'on pense là-dessus. Si vous
êtes fâchés , vous êtes comme nous sommes ici.
LETTRE CDXI.
DE MADAME DE siviGNÉ A MADAME DE GRIGNAIC.
A Paris , vendredi a août 1675.
Je pense toujours, ma fille, à l'étonnenient et
à la douleur que vous aurez de la mort de M. de
Turenne. Le cardinal de Bouillon est inconso-
lable : il apprit cette nouvelle par un gentil-
homme de M. de Louvigny, qui voulut être le
premier à lui faire son compliment ; il arrêta
son carrosse, comme il revenoit de Pontoise à
Versailles : le cardinal ne comprit rien à ce dis-
cours ; comme le gentilhomme s'aperçut de son
ignorance, il s'enfuit ; le cardinal fit courir
après , et sut ainsi cette terrible mort ; il s'éva*
nouit; on le ramena à Pontoise, où il a été
deux jours sans manger, dans des pleurs et
dans des cris continuels. Madame de Guénégaud
et Gavoye l'ont été voir; ils ne sont pas moins
affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet
qui m'a paru bon : je lui dis par avance votre
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 481
afflicttel^ et par l'intérêt que vous prenez à ce
qui le touche, et par l'admiration que vous
ayiez pour le héros. N'oubliez pas de lui écrire :
il rine paroît que vous écrivez très -bien sur
toutes sortes de sujets : pour celui-ci,, il n'y a
qu'à laisser aller sa plume. On paroît fort tou-
ché dans Paris de cette grande mort. Nous at-
tendons avec transissement le courrier d'Alle-
magne ; MontécuculH , qui s'en alloit , sera bien
revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter
de cette corgoncture. On dit que les soldats fai-
soient des cris qui s'entendoient de deux lieues ;
nulle considération ne pouvoit les retenir; ils
crioient qu'on les menât au combat ; qu'ils vou-
loient venger la mort de leur père, de leur
général, de leur protecteur, de leur défenseur;
qu'avec lui ils ne craignoient rien, mais qu'ils
vengeroient bien sa mort; qu'on les laissât faire,
qu'ils étoient furieux, et qu'on les menât au
combat. Ceci est d'un gentilhomme qui étoit à
M. de Turenne , et qui est venu parier au roi ;
il a toujours été baigné de larmes en racontant
ce que je vous dis et les détails de la mort de
son maître. M. de Turenne reçut le coup au tra-
vers du corps; vous pouvez penser s'il tomba
de cheval et s'il mourut ! cependant le reste des
esprits fit qu'il se traîna la longueur d'un pas ,
et queri|^|^-il serra la main par convulsion ; et
ni. 3 1 .
48a LETTRES
puis on jeta un manteau sur son corps. Ce Bois-
guyot, c'est ce gentilhomme, ne le quitta point
qu'on ne l'eût porté sans bruit dans la plus pro-
chaine maison. M de Lorges étoit à près d'une
demi-lieue de là ; jugez de son désespoir , c'est
lui qui perd tout , et qui demeure chargé de Tar- -
mée et de tous les événements jusqu'à l'arrivée de
M. le prince , qui a vingt-deux jours de marche.
Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier
de Grignan , et je ne m'imagine pas qu'il puisse
soutenir cette perte sans perdre la raison : tous
ceux qu'aimoit M. de Turenne sont fort à
plaindre.
Le roi disoit hier en parlant des huit nou-
veaux maréchaux : si Gadagne avoit eu patience,
il seroit du nombre , mais il s'est retiré , il
s'est impatienté , c'est bien fait. On dit que le
comte d'Estrées cherche à vendre sa' charge ;
il est du nombre des désespérés de n'avoir
point le bâton. Devinez ce que fait Coulan-
ges; il copie mot à mot et sans s'incommo-
der, toutes les nouvelles que je vous écris.
Je vous ai mandé comme le grand-maître est.
duc, il n'ose se plaindre; il sera maréchal de
France à la première voiture; et la manière
dont le roi lui a parlé passe de bien loin l'hon-
neur qu'il a reçu. Sa Majesté lui dit de donner
à Pomponne son nom et ses qualité^^i|fliépon-
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 483
dit : Sire , je lui donnerai le brevet de mon grand-
père ^ il n'aura qu'à le faire copier. Il faut lui
faire un compliment. M. de Grignan en a beau-
coup à faire, et peut-être des ennemis; car ils
prétendent du Monseigneur^ et c'est une injus-
tice qu'on ne peut leur faire comprendre.
Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant
adieu à M. le cardinal de Retz, lui dit : «Mon-
«sieûr, je ne suis point un diseur \ mais je vous
ftprie de croire sérieusement que, àans ces af-
«faires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je
ce me retirerois comme vous; et je vous donne
«iha parole que, si j'en reviens, je ne mourrai
« pas sur le coffre S et je mettrai , à votre exem-
« pie , quelque temps entt^e la vie et la mort. »
Je tiens cela de d'Hacqueville , qui ne l'a dit que
depuis deux jours. Notre cardinal sera sensible-
metit touché de cette perte. Il me semble , ma
fille , que vous ne vous lassez point d'en enten-
dre parler : nous sommes convenus qu'il y a des
choses dont on ne peut trop savoir de détails.
* Groùvelle dit : Je ne sais si cette façon de parler n*est pas
tine allusion à ces vers d'une épitaphe du poète Tristan VHermite,
qui finit ainsi :
Je Técus dans la peine , attendant le bonheur,
Et mourus sur un coffre en attendant mon maître.
n est singpAier , ajoute le même annotateur , que ce fût là un
proverbe sous Louis XIV, et que ce proverbe fût déjà oublié
sous Louis XV.
3i.
484 LETTRES
J'embrasse M. de Grignan : je vous souhaiterois
quelqu'un à tous deux avec qui vous pussiez
parler de M. de Turenne : les Villats vous ado-
rent ; Yillars est revenu ; mais Saint-^Géraii et sa
tête ' sont demeiu*és : sa femme espéroit qu'on
aiu*oit quelque pitié de lui et qu'on le ramèneroit.
Je crois que La Garde vous mande le dessein qu'il
a de vous aller voir : j'ai bien envie de lui dire
adieu pour ce voyage ; le mien, comme vous
savez , est un peu différé ; il faut voir l'effet que
fera dans notxe pays la marche de six mille
hommes commandés par deux Provençaux. U
est bien dur à M. de Lavaràin d'avoir acheté
une charge quatre cent mille francs pour obéir
à M. de Forbin ; car encore M. de Chaulnes con*
serve l'ombre du commandement. Madame de
Lavardin et M. d'Harouïs sont m;es boussoles :
ne soyez point en peine de moi, ma très -chère,
ni de ma santé ; je me purgerai après le plein de
la lune , et quand on aura des nouvelles d'Alle-
magne. Adieu , ma chère enfant , je vous aime si
passionnément, que je ne pense pas qu'on puisse
aller plus loin; si quelqu'un souhaitoit mon
amitié , il devroit être content que je l'aimasse
seulement autant qufe j'aime votre |)6irtrait.
' f^oyez une des notes de la lettre du »a mai 1674*
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 485
LETTRE CDXII.
DU COMTE DE BUSST A MADAME DE SÉVIGIT^.
A Ghaseu , ce 6 août 1675.
J'aurois attendu patiemment la réponse que
vous me devez, avant que de vous écrire, Ma-
dame, si je n'étois trop rempli des merveilles
que je vois pour me taire : M. de Turenne mort,
et huit maréchaux pour le remplacer ; tout cela
est surprenant. Pour le premier , je sais que vous
en serez affligée , mais vous ne savez peut-être
pas que je le suis pour le moins autant que vous ,
je ne dis pas seulement comme un bon François,
je dis même en mon particulier.
Le premier président de Lamoignon se mit
dans la tête de me faire ami de M. de Turenne ,
et il le trouva si bien disposé à cela , qu'il me
manda de le resnercier des sentiments qu'il lui
avoit témoignés pour moi. J'écrivis donc à ce
grand homme une lettre pleine de reoonnois^
sance , d'estime et de louanges , enfin une lettre
où sa gloire trouvoit son compte, cette gloire
que vouSk savez qu'il aimoit tant J'en reçus une
réponse qui, dans sa manière courte et sèche,
étoit peut-être une des plus honnêtes lettres
486 LETTRES
qu'il ait jamais écrites. Je perds donc un ami
puissant qui m'auroit servi , ou , pour le moins ,
mon fils ; j'en suis au désespoir.
Revenons maintenant au huit maréchaux :
en 1668 on en fit trois % et ce nombre étonna
tout le monde ; en voici huit aujourd'hui qu'on
vient de faire : je ne doute pas que la surprise
publique ne soit extrême. Pour peu qu'on aug-
mente, la première promotion qu'on en fera,
ce seront véritablement des maréchaux à la dou-i
zaine. Ce grand nombre , et la condition que le
premier commandera au second, et le second
au troisième, et que ces messieurs ne roulent
plus ensemble comme ils faisoient autrefois , rend
cette dignité bien moins considérable qu'elle
n'étoit. Si le roi m'a jfait tort en me privant des
honneurs que méritoient mes services , il m'a en
quelque façon consolé en ne me donnant pas le
bâton de maréchal de France, par le rabais où
il l'a mis : je dis en quelque façon consolé ^ car,
tel qu'il est , je le voudrois avoir , quand ce ne
seroit que parce qu'il est toujours office de la
couronne , et qu'il est une marque des bonnes
grâces du prince, qui sont d'ordinaire accom-
pagnées ou suivies de quelque chose de solide
dont j'ai encore plus besoin que d'honneurs,
pieu n'a pas voulu que cela fut , ou que cela fût
' Voyez une de8 notes de la lettre du a 6 juillet 1668.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 487
encore; je n'en murmure point, et, au contraire,
je lui rends mille grâces du repos d'esprit qu'il
m'a donné sur cela, et de ce qu'il m'a fait le
courage encore plus grand que mes malheurs.
LETTRE CDXIII.
DE MADAMi: DE SÉVIGNIÈ A M. LE COMTE DE BUSST.
A Paris , le 6 août 1675.
Je ne vous parle plus du départ de ma fille ,
quoique j'y pense toujours, et que je ne puisse
jamais bien m'accoutumer à vivre sans elle; mais
ce chagrin ne doit être que pour moi. Vous me
demandez où je suis, comment je me porte, et
à quoi je m'amuse. Je suis à Paris, je me porte
bien, et je m'amuse à des bagatelles. Mais ce
style est un peu laconique, je veux Fétendre. Je
serois en Bretagne, où j'ai mille affaires, sans les
mouvements de cette province qui la rendent
peu sûre. Il y va six mille hommes commandés
par M. de Forbin. La question est de savoir l'ef-
fet de cette punition. Je l'attends, et si le repen-
tir prend à ces mutins, et qu'ils rentrent dans
leur devoir, je reprendrai le fil de mon voyage,
et j'y passerai une partie de l'hiver.
J'ai bien eu des vapeurs; et cette belle santé.
488 LETTRES
que vous avez vue si triomphante, a reçu quel-
ques attaques dont je me suis trouvée humiliée ,
comme si j'avois reçu un a£Eront.
Pour ma vie , vous la connoissez aussi. On la
passe avec cinq ou six amies dont la société plaît,
et à mille devoirs à quoi l'on est obligé, et ce
n'est pas une petite affaire. Mais ce qui me fâche,
c'est qu'en ne faisant rien les jours se passent,
et notre pauvre vie est composée de ces jours ,
et l'on vieillit et l'on meurt. Je trouve cela bien
mauvais. La vie est trop courte : à peine avons-
nous passé la jeunesse , que nous nous trouvons
dans la vieillesse. Je voudrois qu'on eût cent ans
d'assurés, et le reste dans l'incertitude. Ne le vou-
lez-vous pas aussi, mon cousin? Mais comment
pourrions-nous faire? Ma nièce sera de mon avis,
selon le bonheur ou le malheur qu'elle trouvera
dans son mariage; elle nous en dira des nou-
velles, ou elle ne nous en dira pas : quoi qu'il en
soit, je sais bien qu'il n'y a point de douceur, de
commodité, ni d'agrément que je ne lui souhaite
dans ce changement de condition. J'en parle
quelquefois avec ma nièce la religieuse; je la
trouve tl*ès-agréable et d'une sorte d'esprit qui
fait fort bien souvenir de vous. Selon moi, je
ne puis la louer davantage. ,
Au reste, vous êtes un très -bon almanach :
vous avez prévu en homme du métier tout ce
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 489
qui est arrivé du côté de rAUemagne; mais vous
n'avez pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce
coup de canon tiré au hasard, qui le prend seul
entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout
la Providence , je vois ce canon chargé de toute
éternité'; je vois que tout y conduit M. de Tu-
renne, et je n'y trouve rien de funeste pour lui^
en supposant sa conscience en bon état. Que lui
faut-il?. Il meurt au miUeu de sa gloire. Sa répu-
tation ne pouvoit plus augmenter; il jouissoit
' Madame de Sévigné n*étoit pas la dernière à faire remarquer
la beauté de cette expression, qu'elle se plaisoit à répéter au
milieu de ses amis ; mais en fiiisant la part du destin plus grande
que celle de la Proyidence, on aime accroire qu'elle ne s'aper-
cevoit pas du sacrifice qu'elle faisoit au. fatalisme ,' que certains
philosophes envisagent comme la religion du globe , et dont
l'exemple est si frappant dans ce passage de Lucrèce : Primus in
orhéi fecit timor. Au reste , le germe de la pensée de madame de
Sévigné se trouye dans les ourrage^ italiens de Venerio , noble
Vénitien du seizième siècle : ^Traités de F Ame , de la f^olonté, du
Destin , de l^ Généhition, Toutefois , c'est au devoir qu'impose
l'histoire qu'il faut attribuer la réunion de ces petits faits , et non
à )a malignité de la critique , qui ne sauroit atteindre cette lettre ,
ou plutôt ce chef-d'œuvre tPéloquence qui occupe une place émi-
nente dans le domaine de la pensée ; couvert de louanges , de
couronnes y d'applaudissements universels, et enfin d'une preuve
récente dé Fadmiration qu'il commande. Turenne, dit M. de
Ségnr, Turenne nait pouf la gloire de son nom et de son pays; la
France le perd, .... La plume de madame de Sévigné jette des fleurs
Immortelles sur sa cendre. Jamais on ne cessera de lire la lettre élo-
quente qui raconte sa mort, et qui parle si dignement de ce grand
homme, ( Les Femmes, tome H, page 198.) G. D, S. G,
490 LETTRES
même en ce moment du plaisir de voir retirer
les ennemis, et voyoit le fruit de sa conduite
depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre,
l'étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le
vif, principalement pour les héros, dont toutes
les actions sont si observées. Si le comte d'Har-
court fut mort après la prise des îles Sainte-
Marguerite, ou le secours de Casai, et le maré-
chal du Plessis-Praslin après la bataille de Rhetel ,
n'auroient-ils pas été plus glorieux ^ ? M. de Tu-
renne n'a point senti la mort ; comptez-vous en-
core cela pour rien ? Vous savez la douleur gé-
nérale pour, cette perte, et les huit maréchaux
de France nouveaux. Le comte de Gramont, qui
est en possession de dire toutes choses sans qu'on
ose s'en fâcher, écrivit à Rochefort le lendemain :
^ Henri de Lorraine , comte d'Harconrt , qui força les lignes
du général Leganès derant Casai, en 1640, et qui, la même
année , reprit sur les Espagnols les iles Sainte-Marguerite ; et le
maréchal du Plessis-Praslin, qui battit Turenne à Rhetel en i65o,
lorsque ce dernier cher choit à pénétrer jusqu'au château de Vin-
cennes , pour délivrer les princes. Ces deux capitaines jouèrent
un singulier rôle pendant les combats anarchiques de la Fronde.
Les pamphlets , les chansons du temps reprochent au comte
d'Harcourt Tavilissante fonction de recors pour le cardinal Maza-
rin , lorsque ce ministre fit conduire les princes à la citadelle du
Havre en 1693. On a élevé à la mémoire du comte d'Harcourt
un monument allégorique dans l'église des Feuillants, rue Saint-
Honoré. Il a été sauvé du pillage lorsque le monastère a été
rasé. G. D. S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 491
MoKSEiGrrsuR , •
La fayeur Pa pu faire autant que le mérite.
Monseigneur, je suis
Votre très-humble serviteur,
Le comte de Gr amont ^
Mon père est l'original de ce style; quand on
fit maréchal de France M. de Schomberg , celui
qui fut surintendant des finances, il lui écrivit:
Monseigneur,
« Qualité , barbe noire , familiarité. »
Chantal ^.
Vous entendez bien qu'il vouloit lui dire qu'il
avoit été fait maréchal de France, parce qu'il
avait de la qualité, la barbe noire comme Louis
XIII, et qu'il avoit de la familiarité avec lui. Il
étoit joli, mon père^!
Vaubrun a été tué à ce dernier combat, qui
' Cette lettre , fort laconique, de Gramont , est une répétition
de Tanecdote déjà citée sous la date du 3 1 juillet précédent. M. de
Monmerqué trouve à-propos de la ramener ici pour conseryer le
texte dans toute son intégrité , et nous suivons son exemple.
* Voyez le. portrait du baron de Chantal , père de madame de
Sévigné , dans la Notice historique de CL-Xav. Girault , pièces
préliminaires , tome I ; et Bussy-Rabutin , dans la généalogie ma-
nuscrite de sa maison. G. D. S, G.
^ Charles Schomberg ayoit été élevé comme menin de Louis XUI,
et avoit épousé Marie de Hautefort , que le roi avoit aimée.
P. J, À .
49^ LETTRES
comble M. de Lorges de gloire ; il en faut voir
la fin. Nous sommes toujours transis de peur,
jusqu'à ce que nous sachions si nos troupes ont
repassé le Rhin. Alors, comme disent les sol-
dats, nous serons pêle-mêle, la rivière entre
deux. La pauvre Madelonne est dans son châ-
teau de Provence. Quelle destinée! Providence!
Providence! Adieu, mon cher Comte, adieu, ma
très-chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à
madame de Toulongeon : je l'aime fort^ cette
petite comtesse. Je ne fus pas un quart d'heure
à Montelon , que nous étions comme si nous nous
fussions connues toute notre vie ; c'est qu'elle
a de la facilité dans l'esprit, et que nous n'avions
point de temps à perdre. Mon fils est demeuré
en Flandre; il n'ira point en Allemagne. J'ai
pensé à vous mille fois depuis tout ceci; adieu.
LETTRE CDXIV.
ff
DE MADAME DE SévIGN]é A MADAME DE GBIGITAN.
' A Paris, mercredi 7 août 167$.
Quoi! je ne vous ai point parlé de Saint-
Marcel , en vous parlant de Sainte-Geneviève ! je
ne sais pas où j'avois Tesprit. Saint-Marcel vint
' Grouyelle date cette lettre du 5 août.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 493
prendre Sainte-Geneviève jusque chez elle ; sans
cela on ne l'eût pas fait aller : c'étoient les or^
févres qui portoient la châsse du saint; il y
avoit pour deux millions de pierreries, c'étoit
la plus belle chose du monde. La sainte alloit
après , portée par ses enfants , ml-pieds , avec
une dévotion extrême : au sortir de Notre-Dame,
le bon saint alla reconduire la bonne sainte jus-
qu'à un certain endroit marqué , où ils se sépa-
rent toujours ; mais savez- vous avec quelle
violence ? il faut dix hommes de plus pour les
porter , à cause de l'effort qu'ils font pour se
rejoindre ; et si , par hasard , ils s'étoient appro-
chés, puissance humaine, ni force humaine ne
les pourroient séparer : demandez aux meiDeurs
bourgeois et au peuple; mais on les empêche,
et ils font seulement l'un à Tautre une douce
inclination , et puis chacun s'en va chez soi ^ A
' Voici un passage * qui signale un usage dont la réyolution
nous sépare d'un siècle et plus, qu'on n*entendroît point sans
être éclairci. Germain Brice en donne la def : « La grande pro-
« cession qui se fait à Notre-Dame, où la châsse de sainte Gene-
« vière est portée avec celle de saint Marcel , est une des plus
• édifiantes «t des pins pompeuits qui se fusent à Paris; ce qui
« n'arrive que très-rarement , et dans des néeessités pressantes et
« extraordinaîreB. Cette grande cérémonie eut lieu pour la der-
« nière fois le jeudi i6 mai 1709. » La ehlMe-de saint Marcel
étoit autrefois exposée dernière le grand auiel de Fégliâe métro-
politaine ; c'étoit un chef - d'cBurre en forme de petite église
gothique , donné par le corps des orférres de la capitale. Mais
494 LETTRES
quoi pouvais-je penser de ne vous point conter
ces merveilles ? Pour votre équipée du feu de
saint Jean-Baptiste , je ne puis y penser sans que
la sueur m'en monte au front. Quelle folie en
l'état où vous étiez ! quelle foule ! quelle cham-
bre! quel échafaud! Ma bonne, je vous prie de
ne m'en plus parler.
Je vous ai mandé que je ne pars pas encore
pour la Bretagne. Vous croyez bien que je n'ou-^
blierai point de vous marquer l'adresse de mon
nouvel ami de la poste ; il sera plus fidèle que
du Bois, et nous aurons deux fois la semaine
des nouvelles : je m'y trouve encore plus inté-*
ressée que vous : c'est ma vie partout ; mais ,
aux Rochers , ce seroit mourir que de n'avoir
point cette consolation. Je porterai des livres et
de l'ouvrage ; ces amusements ne vont que bien
loin après le soin de notre commerce. Vos let-
tres seront étranges sur les nouvelles de l'armée,
jusqu'à ce que vous ayez su la mort de M. de
ce qu'on a totalement perdu de la mémoire , c*est que les restes
du saint qu'elle contenoit ayoient été pris d'autorité par Eudes
de Sully , aux chanoines du chapitre de saint Marcel , dans une
cérémonie semhlahle à celle dont parle madame de Séyigné , et
que depuis ce rapt de l'évéque de Paris , sous le règne de Phi-
lippe-Auguste, l'église collégiale de Saint -Marcel réclamoit sa
relique ; qu'on redoutoit des risques pendant la fieuneuse proces-
sion, qui, avec le temps, se sont tournés en menaces ohligées
et sans suites fâcheuses. G, D. 5. (r.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 495
Turenne : tout est^ confondu ; il n'y a plus* ni
Flandre , ni Allemagne , ni petit-frère que l'on
puisse espérer. Nous verrons dans quelques jours
comme tout se rangera, et le train que prendra
notre province , et M. de Forbin , avec sa petite
armée. Je vous conseille d'écrire à notre bon
cardinal sur cette, grande mort ; il en sera tou-
ché : on disoit l'autre jour , en bon lieu , que l'on
ne connoissoit que deux hommes au-dessus des
autres hommes , lui et M. de Turenne : le voilà
donc seul dans ce point d'élévation. Quand vous
aurez écrit cette première lettre, croyez-moi^
ne vous contraignez point ; s'il vous vient quel-
que folie au bout de votre plume , il en est
charmé aussi bien que du sérieux : le fonds de
religion n'empêche point encore ces petites cha-
marrures. Il laisse toujours aller les épigrammes
à notre gros abbé i^de Pontcarré).
Voilà votre madame de Schomberg maréchale;
elle est fort louable de passer sa vie en Langue-
doc , pour être plus près de Catalogne * ; peut-
être que sa santé contribue à ce séjour. Ce seroit
un joli voyage à M. de Grignan et à La Garde,
de l'aller voir aux Eaux. Tout ceci fera sans
doute changer de place à son mari.
' M. de Schomberg étoit de la promotion des huit maréchaux
de France créés le 3o juillet précédent ; il commandoit alors en
Catalogne. Z). P.
496 LETTRES
Le chevalier de Buous est bien content de
moi : je suis sa résidente chez M. de Pomponne.
Guilleragues a£ait des merveilles dans sa gazette;
mais je trouve les dernières louanges un peu
embarrassées ' : j'aimerois mieux un style plus
naturel et moins recherché. Mon fils me mande
que la désolation de son armée lui fait compren-
dre l'excès de celle xl' Allemagne ; qu'ils sont
pourtant heureux qu'on leur laisse M. de Luxem-
bourg,' en leur àtxat M. le prince. La pauvre
madame de Yaubrun est entièrement désiespérée
de la mort de son mari ^. M. d'Harouïs pleuroit
hier à chaudes larmes , et pour sa dot^leur parti-
culière, et pour celle de cette pauvre lemme.
Les nouvelles d'Allemagne font toute notre at-
tention. Je vis l'autre jour à la messe le comte
de Fiesque et d'autres qui assurém^it lï'y ont
point bonne graoe. Je trouvai heureuses celles
' n s'agissoit d*im éloge de M. de Tnrenne , qui fmt mis dans
la Gazette de France , à Toccasion de sa mort. GuiUeragu^B ayoit
la direction de la gazette, qui avoit commencé à paroitre.en
i63i. i>. P.
* La marquise de Vaubrun, dans sa douleur , a érigé \ la mé-
moire de son mari m tombeau dans le cbâteau de Seran , en
Anjou. Ce monument en marbre , du ciseau d'Antoine Co;^tox ,
célèbre statuaire , étoit orné d'un beau bas - relief représentant
le combat d'Altenbeim , où fut tué Nicolas Bautru , marquis de
Yaubrun , deux jours ayant la mort de Turenne. Son épouse étoit
M. nièce , et Bautru de son nom. G, Z>. t^. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 497
qui u'avoient leurs enfants , ni aux Minimes , ni en
Allemagne, j'ai voulu dire moi, qui sais mon fils
à son devoir, sans aucun péril présentement.
L'autre jour M. le dauphin tiroit au blanc ; il
tira fort loin du but : M. de Montausier se moqua
de lui , et dit tout de suite au marquis de Créqui,
qui est fort adroit , de tirer ; .et à M. le dauphin :
Voyez comme celui-ci tire droit ; le petit pendard
jtire un pied plus loin que M. le dauphin. Ah !
petit corrompu , s'écria M. de Montausier , il faur
droit vous étrangler. M. de Grignan se sou-
viendra bien de ce petit courtisan ; il nous en a
conté des choses pareilles.
Vous devriez lire les Croisades ; vous y verriez
un Aimar de Monteil , et un Castellane ' , afin
de choisir : ce sont des héros. On veut relire le
Tasse quand on a lu ce livre-là. J'ai vu enfin
M. de Péruis ; il me paroit passionné pour M. de
Grignan et pour, vous; je le trouve honnête
homme, il me semble doux et sincère. Nous
iMTonS' causé une heure de toute la Proveqce, où
jè me trouve encore fort savante. Il est ravi de
' Blanche Âdhémar de Monteil épousa Gaspard de Castellane
en 1498. Leur fils, Gaspard de Castellane, fut héritier de Louis
Adhémar de Monteil , comte de Grignan , son oncle , lequel ,
étant mort sans postérité , le suhstitua aux nom et armes d* Adhé-
mar ; en sorte que les Adhémar de Monteil , comtes de Grignan ,
qui ont subsisté depuis , et qui sont éteinU aujourd'hui , étoient
de la maison de Castellane. />. P, ( f^oyez cette famille, dans ÏMit-
foire générale du Languedoc , par D. Vaissette. ) G, D. S. G.
m. 3a
498 LETTRES
votre portrait ; je voudrois que le mien fut un
peu moins rustaud ; il ne me paroît point propre
à être regardé agréablement, ni tendrement.
La bonne d'Heudicourt est ravie d'une lettre
que vous lui avez écrite ; elle peut vous mander
de fort bonnes choses et très-particulières : ce
commerce vous divertira extrêmement. J'ai fait
conter à Péruis comme il vous a trouvée , à quelle
heure , à quel lieu ; je vous ai bien reconnue dans
votre lit comme une paresseuse : il dit que vous
êtes belle, et blanche, et grasse : je n'ai osé le ques-
tionner davantage ; il n'y a point de conversation
au monde que je puisse préférer à celle d'un
homme qui vient de Grignan , et qui me parle de
toutes ces choses : je ne pouvois le quitter.
Je gronderai bien Corbinelli de ne pas vous
écrire ; quelle sottise ! que peut-il faire de mieux ?
hélas ! je viens d'apprendre que ce pauvre garçon
a pensé mourir : il a eu des maux de tête à perdre
là raison , et la fièvre en même temps. Il a mis son
nom au bas d'une lettre , et a fait écrire ^'(*ïi
wie vienne dire qu'il n'est pas mort , mais qu'il à
été à l'extrémité , et que j'ai pensé perdre l'homlne
du monde qui m'est le plus dévoué ; je voudrois
qu'il ne fut pas si bien justifié auprès de vous :
écrivez-lui une petite amitié pour l'amour de
moi; c'est un garçon que j'aime , et qui m'a per-
suadée de son amitié.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 499
J'ai été à Versailles ; je ne sais si je ne vous
l'ai point mandé ; j'allai avec d'Hacqiieville tête
à tête : nous partîmes à trois heures ; nous arri-
vâmes droit chez M. de Louvois , que nous trou-
vâmes ; ce bonheur me parut comme de donner
droit dans, le treize d'un trou^madame : je lui
parlai pour mon fils ; il ne peut avoir ce régi-^
ment, parce que celui qui l'avoit n'est point
mort. Ce ministre thé dit mille choses honnêtes
et très-obligeantes ; je lui dis l'ennui que nous
avions dans notre guidonnage : enfin tout alla
bien , nous remontâmes en calèche , et nous étions
à neuf heures à Paris. J'ai retourné depuis à
Versailles avec madame de Verneuil, pour faire
ce qui s'appelle sa cour. M. de Condom n'est
point encore consolé de M. de Turenne. Le car-
dinal de Bouillon n'est pas connoissable ; il jeta
lés yeux sur moi, et, craignant de pleurer , il se
détourna : j'en fis autant de mon côté, car je me
sentis fort attendrie. Toutes les dames de la
reine sont précisément celles qui font la com-
pagnie de madame de Montespan : on y joue
tour-à-tour , on y mange ; il y a des concerts
tous les soirs ; rien n'est caché , rien n'est secret ;
les promenades en triomphe : cet air déplairoit
encore plus à une femme qui seroit un peu ja«
louse; mais tout le monde est content. Noust
fûmes à Clagny : que vous dirai-je ! c'est le palais
32.
5oo LETTRES
d'Armide ; * le bâtiment s'élève à vue d'œil ; les
jardins sont faits : vous connoissez la manière
de Le Nôtre*; il a laissé un petit bois sombre
qui fait fort bien ; il y a un bois entier d'oran-
gers dans de grandes caisses; on s'y promène;
ce sont des allées où Ton est à l'ombre; et, pour
cacher les caisses , il y a , des deux côtés , des palis^
sades à hauteur d'appui , toutes fleuries de tubé-
reuses, de roses, de jasmins, d'œillets : c'est
assiwément la plus belle , l'a plus surprenante et
la plus enchantée nouveauté qui se puisse ima-
giner : on aime fort ce bois. Hier au soir je vis
La Garde , qui m'apprit qu'un homme revenu
de l'armée avoit dit au roi tout naïvement des
Hens infinis du chevalier de Grignan et de son
régiment; il se porte très-bien jusqu'ici. Dieu le
conserve !
Je veux vous faire voir un petit dessous de
cartes qui vous surprendra : c'est que cette belle
' Clagny étoît un ûef d'origine à la famille Alissi , famille qui
a donné naissance à Pierre Lescot , fameux artiste du dix-septième
siècle. Louis XIV le donna à madame de Montespan» et y fit
bâtir à ses frais un château cité dans l'histoire comme une deà
plus régulières productions de l'architecture Françoise et un des
ehefs-d'ceuvre de Jules Hardouin^Mansard. Ce bel édifice n'existe
j^lus que dans un liyre intitulé : Les plans , profils et élévations élu
thdteau de Clagny , etc. , mis en lumière par M, Michel'Hardouin ,
€ontrdleur des bàtîmens de S. M, , etc. , qui les a gravés lui-même,
G, D, S, G.
* Célèbre architecte-jardinier du roi.
tJE MADAME DE SÉVIGNÉ. Soi
amitié de Quantova et de son amie qui voyage '
est une véritable aversion depuis près de deux
ans ; c'est une aigreur, c'est une antipathie ; c'est
du blanc, c'est du noir : vous demandez d'où
vient cela ? c'est que l'amie est d'un orgueil qui
la rend révoltée contre les ordres de Quanto :
elle n'aime pas à obéir; elle veut bien être au
père , mais non pas à la mère ; elle faitle voyage
à cause de lui , et point du toilt pour l'amour
d'elle ; elle rend compte à l'un , et point à l'autre :
on gronde l'ami d'avoir trop d'amitié pour cette
glorieuse ; mais on ne croit pas que cela dure ,
à moins que l'aversion ne se change , ou que le
bon succès' d'un voyage ne fît changer ces coeurs.
Ce secret roule sous terre depuis plus de six
mois ; il se répand un peu , et je crois que vous
en serez surprise; les amis de l'amie en sont
assez affligés , et l'oa-croit qu'il y en a deux qui
ont senti cet hiver le, contre -coup de ces mésin-
telligences. N'admirez-vous point comme on rai-
sonne quelquefois, et que l'on ne comprend
point les choses? C'est quand je dis qu'il y a un
fil de manqué ; et l'on voit clair quand on voit
' Le chiffre désigne madame de Montespan, et son amie est
la veuve Scarron (madame de Maintenon), qui se rendoit incognito
avec le petit duc du Maine près d'un charlatan alors en réputation
à Anvers. Le jeune prince hoitoit un peu, et le charlatan le
renvoya plus boiteux qu'il n'étoit venu. Grouvelle n'a point né-
gligé cette remarque. G, D. 5. G,
5oi LETTRES
le dessous des cartes, c'est la plus jolie chose du
monde. Il y a une grande femme qui pouiroit
bien vous en mander si elle vouloit, et vous dire
à quel point la perte du héros a été prompte-
ment oubliée dans cette màisoh ' : c'a été une
chose scandaleuse. Savez-vous bien qu'il nous
faudroit quelque manière de chiffire? Je m'en
vais faire réponse à votre lettre du dernier
juillet.
Ma fille, votre commerce est divin; ce sont
des conversations que nos lettres ; je vous parle ,
et vous me réponde^; j'admire votre soin et
votre exactitude; mais, ma très -chère, ne vous
en faites point une loi; car si cela vous fait la
moindre incommodité et le moindre mal de
tête, croyez alors que c'est me plaire que de
vous soulager; et, sans vouloir exagérer, votre
intérêt, votre plaisir, votre santé, le soulage-
ment de quelque chose qi^i vous peine, tout
cela est mis au premier rang de ce qui me tient
' Grouyelle , à qui Ton peut souvent accorder la finesse des
aperçus , croit que la grande femme est madame d'Heudicourt,
et la maison y la cour, où on sembloit avoir oublié Turenne. On
n'ignore pas que Louvois haïssoit le héros, et que le roi parut
souvent embarrassé des droits qu'il avoit à sa recounoissance. Il
paroît évident que cette faute du monarque , d'ailleurs si absolu ,
étoit une suite de sa foiblesse poi^r un ministre dont il n'osoit
approfondir la dureté de cœur , qui entretenoit autour du trône
tant d'inimitiés sourdes. G. D, S. G.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 3i3
DE M. DE COHBIIfELLI.
V
Mademoiselle de Méri ne peut pas encore vous
écrire. Le rhume l'accable, et je lui ai promis
de vous le mander. Venez , Madame , tous vos
amis font des cris de joie , et vous préparent un
triomphe. M. de Coulanges et moi nous songeons,
aux couplets qui l'accompagneront.
•♦•^
LETTRE CCCLVII.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A M, LE COMTE DE GRIGITAir.
A Paris^ ce ï5 jaQyier 1674»
Je reconnois bien ^ mon cher Comte ^ votre
politesse ordinaire , et la bonté de votre cœur ,.
qui vous rend sensible à toute la tendresse du
mien ; je sens avec plaisir toutes les douceurs
de votre aimable lettre ; et ce n'est point pour
les payer que je vous jure que, pour ma seule
considération , j'aurois cédé cette année aux rai-
sons de ma fille , si l'intérêt de vos affaires n'avoit
décidé. Vous connoissez M. de La Garde, et comme
il seroit d'humeur à vous déranger tous deux ,
s'il n'étoit question que du plaisir de venir me
voir : il a été persuadé et l'est plus que jamais,
de la nécessité de votre voyage; vous seul avez
5i4 LETTRES
bonne grâce à parler au roi de vos affaires ; ma*
dame de Grignan tiendra sa place d'une autre
manière , et si vous pouviez amener M. le coad-
juteur , votre troupe seroit complète : voilà mon
sentiment et celui de tous vos amis ; M. de Ponir
ponne est du nombre , et sera très-aise de vous
voir tous. Au reste , c'est à vous que je confie
la conduite du chemin : n'allez point en carrosse
sur le bord du Rhône ; évitez une eau qui est à
une lieue de Montélimart : cette eau , ce n'est
que le Rhône, où ils firent entrer mon carrosse
Tannée dernière ; mes chevaux nageoient agréa-
blement : au nom de Dieu , ne vous moquez pas
de mes précautions : ce n'est qu'avec de la sa-
gesse et de la prévoyance qu'on voyage bien.
Adieii j mon cher Comte ; je puis donc espérer
de vous embrasser bientôt : quelle obligation ne
vous ai-je point? Si j'ai pour vous une Véritable
amitié, et une inclination naturelle, voussaveaS
bien au moins que ce n'est pas d'aujourd'hui.
LETTRE CCCLVIIL
DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MAl)ÂMË DE GRÎGNAlSr.
A Paris, yendredi 19 janvier 1674»
Je serois bien fâchée , ma fille, qu'aucun cour-
rier fut noyé ; ils vous portent tous des lettres
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 375
ih'étonne pas que vous ayez envie d'être en co-
lère contre moi : je serois même fort fâchée que
vous n'eussiez pas envie de me gronder ; mais
enfin vous voyez que je n'ai point de tort; et si
ma nièce de Sainte-Marie a compté sur le plaisir
de nous mettre mal ensemble, elle est bien at-
trapée 5 car je crois que nous avons été brouillés
ce que nous le serons de notre vie. Vous avez
donc su par mon billet la réponse du prince sur
votre sujet; si pourtant le grand prince, par'-'
dessus tous les autres, approuvoit votre retour,
Vous pourriez graisser vos bottes ; mais le bon et
généreux ami que vous avez , le paladin par e/n«-
nènce^^ le vengeur des toi*ts, l'honneur de la
chevalerie, me dit l'autre jour la triste réponse
que le roi lui avoit faite, et qu'il avoit des rai-
sons invincibles pour ne pas vous accorder votre
retour. Ce mot ai in^^incïble nous glace le cœur;
nous ne savons sur qui le faire tomber, nous en
trouvâmes trois qui peuvent fort bien donner
sujet à cette expression; nous causâmes près
* François de BeauviUiers , duc de Saint-Aignan , vaillant che-
valier, surnommé le Paladin, membre de l'académie française, de
celle de Ricourati, de Padoue, et protecteur de celle d'Ailes. Quoi*
que dans un âge fort avancé il fut nommé commandeur du car-*
rousel qui fut donné en i685, à la tête duquel étoit monseigneur
le dauphin. On a de lui quelques petites pièces de vers répandues
dans différens recueils. 11 mourut le i6 juin 1687. Son fils aîné
Eut gouyerneur du duc de Bourgogne. G. D. S. G.
376 LETTRES
d'une heure ensemble dans une croisée de la
chambre de la reine; l'amitié que nous vous
portons nous rassembla en un moment , et nous
fûmes contents chacun de notre côté des senti-
ments que nous avions pour vous.
La maréchale d'Humières est encore de notre
bande ; elle parle pour votre retoiu* quand il est
à propos j et parle si bien et avec tant de har-
diesse et de raison , qu'elle mériteroit de persuader
les gens en votre faveur ; mais l'heure n'est past
venue. Celle du départ de tout le monde ap-*
proche. On avoit parlé de la paix , et vous savez
même le changement des plénipotentiaires ; mais
en attendant , on va toujours à la guerre , et le&
gouverneurs et lieutenants -généraux des pro^
vinces , à leurs charges. Toutes ces séparations
me touchent sensiblement. Je pense aussi que
madame de Grignan ne nous quittera pas sans
quelque émotion : elle m'a priée de vous faire
mille amitiés pour elle. Vous avez raison d'être
content de son cœur : elle ne perd pas une occa-*
sion de me faire voir l'estime qu'elle a pour vous ;
et moi je veux parler de celle que j'ai pour ma
nièce de Bussy. Elle pense comme vous, et ce
qu'elle m'a écrit me fait souvenir de vos ma-
nières.
DE MADAME DE SEVIGNE. 5o3
le plus au cœur; il faut me croire; le dessous
des cartes va encore au-delà.
Je m'en vais commencer par ma santé, n'en
soyez point en peine ; je vois très-souvent M. de
Lorme chez madame de Montmor % qu'il ressus-
cite : il a fort approuvé ma saignée de pied, et
m'a empêchée jusqu'ici de me purger, trouvant
que je suis hors d'affaire, et que je n'aurai plus
de ces vapeurs de l'année passée; c'étoient les
adieux de ce qu'il croit parti; si peu de mal
étoit digne de mon bon tempérament : il me
fera prendre de sa poudre avant que je parte,
mais ce sera plus par civilité pour lui que par
besoin; si vous l'entendiez parler, vous seriez
rassurée sur mon chapitre pour le reste de vos
jours et des miens. Fiez -vous donc à lui, ma
chère enfant, et ôtez cette inquiétude des ef-
fets de votre tendresse; il vous en reste assez.
Pour la proposition d'aller à Grignan , au lieu
d'aller en Bretagne, elle m'avoit déjà passé
par la tête, et quand je veux rêver agréable-
ment, c'est la première chose qui se présente à
moi que ces jolis châteaux : en reculant un peu
celui-ci, il ne sera plus en Espagne; et le tour
' Veuve de Henri-Louis Hubert, seigneur de Montmor , membre
de l'académie Françoise, éditeur des œuvres de Gassendi, son
umi. Cest de cet excellent homme que Huet , dans ses Mémoires
latins , dit qu'il étoit w omnis doctrinœ , et sublimions et huma'
nioris amant issim us. G, D, S. G.
5o4 LETTRES
que vous me proposez est si joli et si faisable, que
je m'en vais emporter cette idée en Bretagne,
pour me soutenir la vie dans mes bois; mais
pour cette année, mon enfant, Tabbé crie de la
proposition en l'air. J'ai d'autres affaires que
celle de madame d'Acigné, j'ai le bon abbé que
je n'aurai pas toujoiu^, j'ai mon fils qui seroit
bien étonné de me trouver à Lambesc à son re-
tour : je voudrois bien le marier; mais soyez as-
surée que le désir et l'espérance de vous revoir
ne me quittent jamais, et soutiennent toute ma
santé et Te reste de joie que j'ai encore dans l'es-
prit; il faut donc saler ^ toutes nos propositions.
J'attends avec impatience des lettres du che-
valier de Grignan; nous voudrions en avoir à
toute heure, car, jusqu'à ce que notre armée
ait repassé le Rhin, nous serons toujours en
peine. Voilà la relation du combat, où M. de
Lorges* a fait voir qu'il étoit neveu de son
oncle : Dieu veuille que ces prospérités conti-
nuent, ce seroit l'ombre de M. de Turenne qui
seroit encore dans cette armée.
Le comte du Lude est ici; il est duc : on n'a
' Licence puisée du mot italien serbare ; pour conserver, tenir
en réserve. G. D. S, G.
* Cui-Âlphonse de Durfort , comte de Lorges , depuis duc et
maréchal de France, étoit fils d'Elisabeth de La Tour -de-Bouillon,
sœur de M. de Turenne. 2). P.
DE MADAME DE SÉVIGN,É. 5o5
pas seulement imaginé de trouver mauvais son
retour ; mais je vous avoue qu'il y a ici de petits
messieurs à la messe à qui l'on voudroit bien
donner d'une vessie de cochon par le nez. Si
nous eussions pu troquer notre guidon contre
le régiment {^de Champagne) , à la bonne heure;
mais Montgaillard n'est point mort , et il lui faut
de l'argent; c'est ce que me dit M. de Louvois,
et que j'étois trop habile femme pour acheter
un régiment , ne pouvant me défaire de la charge.
Madame de Saint- Valeri sera marquée; j'ai si
bien fait que son joli nez en sera gâté ^ Madame
de Monaco est toujours malade; je ne vois plus
où aboutira cette maladie : que vous m'êtes obli-
gée! Je suis comme vous, je fais grâce à l'esprit
en faveur des sentiments. Je me dédis, au reste,
de madame de Langeron : elle est plus affligée
que jamais; elle est comme une ombre autour
de madame la duchesse, mais elle ne parle plus;
ce n'est plus une femme qui entende ni qui ré-r
ponde : Sortez, ombres , sortez; elle pleure sans
cesse , et s'est fait une écorchure aux yeux qui la
rend méconnaissable : je reprends ce que je
vous en avois dit. M. le duc* est ici pour un jour
il ira rejoindre M. le prince, qui va doucement
avec quatre ou cinq mille hommes : il a pris ce
' Voyez la lettre du la août suivant.
* Henri-Jule» de Bourbon-Condé, Z). P,
5o6 LETTRES
temps pour voir le roi et madame la duchesse.
Madame de Langeron pensa hier mourir en le
revoyant. Je suis comme vous. Je ne comprends
pas bien l'amour de profession; Tété, il n'y a
qu'à rOpéra où Mars et Vénus s'accordent si
bien ensemble. Voilà les premiers actes de l'o-
péra : quand vous en voudrez davantage, de-
mandez-les à M. de Boissy'; c'est le plus joli
garçon du monde, et qui, pour toute réiX)m-
pense, ne veut que l'honneur d'être nommé
dans cette lettre. J'en reçois une de Corbinelli >
il est guéri; il a été très -mal. Ils iront à Gri-
gnan, j'en suis fort aise; vous parlerez de moi,
et vous aurez une bonne compagnie. Adieu, ma
très-chère et très-aimable, je crois que vous m'ai-
mez; c'est assurément le dessous de vos cartes,
comme la véritable tendresse que j'ai pour vous
est le dessous des miennes. Le sermon que vous
me fîtes la veille de votre départ ne peut jamais
sortir de ma mémoire; mais, comme je ne puis
ramener cet endroit sans commencer par vous
voir entrer dans ma chambre, et que je n'ai plus
cette joie ni cette espérance prochaine , il m'en
coûte toujours des larmes, et, quand je médite
sur toute cette soirée , le souvenir m'en est d'une
' Louis-Urbain Lefèyre-de-Gaumartin , mort sous-'doyen du
conseil d'état, le a décembre 1730. H portoit, du vivant de son
père f le nom de la terre de Boissy en Brie. M,
DE MADAME DE SÉVIGNÉ. 607
amertume que je ne puis encore soutenir. Tout
ce que nous fîmes les derniers jours, tous les
lieux où nous fûmes , toute la douleur dont j'é-
tois pénétrée avec une bonne contenance, de
peur d'attirer vos sermons, tout cela m'arrache
encore le cœur : je repasse tous les temps; nous
étions comme à cette heure à Livry, et ainsi de
toutes les saisons. L'amitié que j'ai pour vous
porte bien des peines et des amertumes avec
elle : une absence continuelle avec la tendresse
que j'ai pour vous, ne composent pas une paix
bien profonde à un cœur aussi dénué de philo-
Sophie que le mien; il faut passer sur cet en-
droit sans y séjourner. Vous me voyez, ma
bonne, et je vois que vous vous moquez de
moi. Ne croyez point que j'offense ce que j'aime
par négliger ma santé, j'en ai un véritable soin
pour l'amour de vous, et c'étoit pour vous plaire
que j'allois voir M. de Lorme; je trouvai madame
de Frontenac et la Divine ', et la Bertillac qui y
loge, et qui est comme une potée de soiu»is. Cette
maison n'est pas ennuyeuse ; mais ma lettre, qu'en
dites -vous? J'aime à vous parler quasi tous les
jours; puisque cela ne vous déplaît pas, et que
cela me fait plaisir, quel mal y auroit-il ? Adieu
encore, ma très-chère enfant, croyez-moi bien
' Mademoiselle d^Outrelaise. {Note de V édition </« 1734* )
-.k
568 UEÏTRES DE M*»= DE SÉVIGNÉ.
véritablement et uniquement à vous. J'em-
brasse M. de Grignan, c'est à lui que j'envoiç
l'opéra. ^
nW DU TOME TROISIEME.
oiTll^MII
tl3
9Je
r
I
A..
Stanford Uniiersity Ubrary
Stanford, California
In order that others may use this book,
please retum it as soon as possible, but
not later than the date due.
\
m~ .:. •■ «ji-.r .,