(k
ûe
LETTRES INTIMES
CALiMANN LÉVY, ÉDITEUR
ŒUVRES COMPLÈTES DE STENDHAL
Format graml in-18
LA CHARTREUSE DE PAUME 1 VOl,
CHRONIQUES ITALIENNES 1 —
CHRONIQUES ET NOUVELLES 1 —
CORRESPONDANCE INÉDITE. Introduction de P. Mé-
rimée et portrait 2 —
DE L'AMOUR 1 —
HISTOIRE DE LA PEINTURE EN ITALIE 1 —
MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE l —
MÉMOIRES D UN TOURISTE.
C)
NOUVELLES INÉDITES 1
PROMENADES DANS ROME 2
RACINE ET S H A K S P E A U E 1
ROMANS ET NOUVELLES 1
15 0 M E , N A P L E S ET FLORENCE I
LE ROUGE ET LE NOIR 1
VIE DE ROSSINI 1
VIES DE HAYDN, DE MOZART ET DE MÉTASTASK. 1
1230. — L.-Iiiifir. n'iin., B, nio Mignon, 2. — Mav et MoTTEROZ, dii-
STENDHAL
d^
LETTRES INTIMES
■h>>
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUIl
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FUtRES
3, RLK ÀUBER, 3
189-2
Droits de reproduction et de trndiiction résenv*.
r
^HECA
''••*t3
fa
PH5h
/•/S./fi- '/6
:0
NOTE DE L'ÉDITEUR
Le titre de ce recueil dit assez le caractère
essentiellement familier des lettres dont il se
compose. Et il nous paraît à peine nécessaire d'in-
sister sur le genre d'intérêt que peut présen-
ter une correspondance de cette nature lorsqu'il
s'agit d'un homme aussi admiré, aussi discuté et,
disons-le, resté aussi mystérieux que Stendhal.
Car, si personne ne lui conteste plus sa iirande
M >OTE DK L'ÉDITKUn.
originalité de pensée, bien des gens hésitent en-
core à la qualifier. Et l'on se demande trop vo-
lontiers à quelle sorte d'homme on a affaire. —
Le tour froidement ironique de certains apho-
rismes de Stendhal, plus encore peut-être que
l'allure si souvent paradoxale de son scepticisme,
a rendu bon nombre de juges sévères pour lui
jusqu'à l'injustice.
Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, le fait seul de di-
vergences fondamentales dans la manière déjuger
un pareil homme et un pareil écrivain atteste
l'utilité de publications du genre de celle que
nous ollrons aujourd'hui au public.
Ce que nous lui présentons, en eiYet, c'est la
correspondance de Henri Beyle avec sa sœur Pau-
line, — avec la personne, par conséquent, ou avec
l'une des personnes qu'il avait le moins d'intérêt
à éblouir ou à tromper. — Et l'on y verra,
croyons-nous, apparaître un peu de l'àme nue
du personnage à travers le laisser-aller du cor-
respondant fraternel ; on y surprendra quelque
chose de la philosophie vraie de l'écrivain dans le
déshabillé de sa pensée.
Bref, nous estimons que rien ne saurait con-
NOTE DE L'ÉDITEUR. III
Iribiier à éclairer l'opinion sur son compte comme
ces épanchements épistolaires d'un grand homme
qui oublie ou ignore encore que la Renommée le
guette et le surveille.
LETTRES INTIMES
Paris, messidor an X.
Je ne trouve pas de termes, ma chère Pauline, pour
l'exprimer le plaisir que ta lettre m'a fait : enfin, je
vois que tu t'occupes ferme. Tu n'as pas d'idée com-
bien je regrette que les circonstances me forcent à
habiter Paris, combien j'aurais eu de plaisir à travail-
ler avec toi, et à cultiver cette âme si heureusement
née. Mais, ma chère amie, puisque nous ne pouvons
vivre ensemble, tâchons au moins de tromper l'ab-
sence en nous écrivant souvent ; écris-moi une fois
par semaine, et, pour le faire régulièrement, prends
un jour dans la semaine et choisis une heure dans ce
jour-là; de mon côté je m'engage à te répondre sur-
1
2 LETTRES INTIMES.
le-champ ; tu pourrais m'écrire, par exemple, tous
les dimanches matins.
Je suis enchanté que tu commences l'italien : nous
aurons un point de contact de plus; je t'enverrai par C. . .
une excellente grammaire; car celle de M. Gatelque
lu suis sans doute n'est qu'un ramassis de principes.
Je t'enverrai aussi un petit livre de deux-cent treize
pages in-18, qui te donnera plus d'idées que toutes les
bibliothèques du monde! C'est la Logique de notre
compatriote l'abbé de Gondillac. Il est inutile de parler
de cela hors de la famille; car on me prendrait pour
un fou, de l'envoyer un pareil ouvrage, et toi pour une
présomptueuse d'entreprendre de le lire; mais, ma
chère Pauline, laissons dire les sots et allons notre
train; et, pour mieux faire encore, empêchons-les de
gloser sur notre conduite, en leur cachant nos actions.
Cette logique dont on fait tant de bruit, serait la
chose du monde la plus facile, si on y apportait un
esprit dégagé de préjugés : je tâcherai de t'en faire
comprendre une page chaque semaine ; je suis per-
suadé que, lorsque nous aurons ainsi Iravaillé les
deux premiers chapitres, tu pourras continuer toute
seule.
Au reste, ma chère amie, ce petit livre de deux cent
treize j)ages lu, rien ne peut plus t'arrêler dans aucun
genre de science: les calculs les plus difficiles de l'al-
gèbre, les points de grammaire les plus embrouillés
ne l'offriront plus aucune difficulté; tu seras étonnée
toi-même des progrès rapides que tu feras dans tout
LETTRES INTIMES. 3
ce que tu étudies^ à mesure que tu apprendras à rai-
sonner; car la logique n'est autre chose que l'art de
raisonner.
J'ai fait, ce matin, deux grandes lieues pour aller voir
le cher cousin C. .. et savoir quand il compte retourner
à Grenoble; je lui ai laissé mon adresse et j'espère
qu'il me rendra ma visite. Je lui remettrai alors un
almanach pour le grand-père, la grammaire italienne
de Siret et la Logique de Condillac pour toi. Ne
manque pas de m'écrire le premier dimanche après
avoir reçu cette lettre; n'y manque pas, je l'en prie.
Tu me donneras des détails sur ce que tu lis et sur la
manière dont tu le sens.
Dis mille choses pour moi à Caroline et prie-la de
m'écrire. Que fait Gaétan?
Dis à notre papa que je compte lui envoyer inces-
samment le plan de la maison, avec tous les détails :
celui qu'il a est calculé pour la plus grande solidité,
réunie à toute l'élégance convenable. Tout le monde
est d'avis qu'il faut laisser aux boutiques l'ouverture
que nous leur avons donnée: elles sont toutes dans ce
genre à Paris; elles ont généralement de onze à treize
pieds de hauteur. Tu le remercieras bien, de ma part,
(le l'argent qu'il a bien voulu m'cnvoyer.
LETTRES INTIMES.
II
Paris, floréal an XI.
Je viens de voir, aux Tuileries, ma charmante Pau-
line, une petite fille qui te ressemble beaucoup : cette
vue a redoublé en mon cœur le désir de le revoir, et
je suis rentré pour te faire des reproches de ce que
tu ne m'écris pas plus souvent, seule consolation des
amis éloignés. Entre nous, et sous le plus profond se-
cret, j'espère pouvoir te dire bientôt de vive voix
combien je t'aime. J'ai grande envie de quitter Paris
dans ce moment; j'ai écrit là-dessus à papa, et peut-
être serai-je avec vous le 15 prairial; je ne veux de-
meurer à Grenoble que juste le temps nécessaire pour
la bienséance; je suis triste dans ce moment, et rien
ne redouble la tristesse comme d'être obligé de
feindre la gaieté.
Ainsi, au bout de huit jours, je m'embarquerai
pour Claix, avec de gros souliers, de la poudre et du
plomb, et je tâcherai d'oublier Paris pendant cinq
mois. Arrange-toi avec Caroline pour venir à Claix en
même temps que moi : nous travaillerons ensemble,
c'est-à-dire nous penserons ensemble à des sujets
LETTRES INTIMES. 5
intéressants, et j'espère que ces cinq mois ne seront
pas perdus pour vous. Je suis bien fâché de n'avoir
pas prévu plus tôt mon voyage à Claix : j'aurais prié
papa de me faire arranger ma chambre, et j'aurais été
tranquille à mon deuxième étage.
C'est aujourd'hui dimanche, j'ai vécu en ermite
toute la journée. Ce jour du dimanche m'est insup-
portable depuis quelque temps. — Mais parlons vers.
Sais-tu le beau morceau de Cinna et celui à'Andro-
maque? ]e i'iwy'iiQ à lire souvent la totalité de ces
pièces, ainsi que VArt poétique de Boileau, que
Plana a dû te remettre de ma part.
Fais-tu des traductions interlinéaires? Il n'y a que
ce moyen d'apprendre, et il faut absolument savoir
l'italien.
Tu ne saurais t'imaginer combien l'étude des lettres
est consolante dans l'affliction. Encore, arrivé à un
certain point, c'est une jouissance qui augmente sans
cesse : lorsque tu sentiras les beautés de Corneille,
de Racine, du Tasse, etc., tu ne pourras plus t'en
délacher, et, si tu veux m'aider,tu les sentiras très bien
dans six mois d'ici; engage Caroline à lire Cinna y
Andromaqiie, le Cidei Iphigénie. Xoici des vers ita-
liens de Vittorio Alfieri, un des plus grands poètes du
xviip siècle ; ils me font beaucoup de plaisir, ils ne
t'en feront pas moins lorsque tu en auras fait la tra-
duction interlinéaire ; ce sont des vers schiotti ; lu
peux voir dans ta grammaire ce mot.
Ces vers sont lires du troisième acte de Timoléon;
6 LETTRES INTIMES.
nolro grand-papa pourra te dire quel fut ce liéros;
dans Alfieri, il répond à son frère Timopliane, qui veut
se faire roi de Corinthe et qui vient de vanter la
monarchie,
(Suit une citation en italien.)
Voilà quels sont les rois ; je désirerais que lu
apprisses ces vingt-quatre vers par cœur; cela le
graverait dans la tête beaucoup de mots italiens, et,
ce qui vaut mieux, de grandes vérités. Dans Cinna, tu
as le tableau des affreuses proscriptions de Rome;
voici le caractère du roi. Nous parcourrons ainsi les
peintures faites par les grands poètes des choses les
plus remarquables.
Adieu, ma bonne Pauline; j'espère pouvoir bientôt
l'embrasser. Fais ma commission auprès de Caroline.
Lis La Fontaine, si tu le comprends; je le recommande
les Animaux malades de la peste et Philémon et
Baucis.
III
Paris, 13 prairial an XI.
Il est des affaires majeures dans la vie, où le pire
parti que l'on puisse prendre est de n'en point prendre :
telle est la situation où tu te trouves pour mon drap ;
LETTRES INTIMES. 7
il me faut du beau drap noir pour faire un habit; le
tailleur Martin dira la quantité ; du drap de soie noir
pour culotte, du velours de coton mille-raies gris
foncé pour pantalon, des cravates de batiste fine.
Je te rends personnellement responsable de l'envoi
de ces objets ; si je ne les reçois pas avant le 30 courant,
je le prive des eaux et des feux sacrés; en un mot, je
t*excommunie.
Dis-moi vite si tu veux de la musique vocale ou de
la musique de piano, afin que je puisse l'indiquer les
ouvrages de grands maîtres; si vocale, demande les
ariettes de tenorey de prima et seconda donna, des
meilleurs opéras de Pergolèse, Cimarosa, Paësiello,
Zingarelli, Meyer.
Adieu, ma chère Pauline; je te recommande de lire
Plutarque et Racine, et de bien réfléchir sur mes
lettres ; je t'en écrirai bientôt une de huit pages.
Situ étais aveugle, tu n'aurais aucune idée du rouge,
du vert, du jaune, en général des couleurs ; tu n'aurais
aucune idée de la lune, tu ne regarderais le soleil que
comme un corps échauffant.
Si tu ne sentais pas, tu ne distinguerais pas l'odeur
de la rose de celle de l'œillet.
Si tu n'entendais pas, tu ne distinguerais pas un
mi d'un /a, etc., etc.
DonCy nos idées nom viennent par nos sens.
Réfléchis à cette grande vérité.
LETTRES INTIMES.
IV
10 nivôse.
Ma chère Pauline, tu ne saurais croire de quel
plaisir tu me prives en ne m'écrivant pas; tes lettres,
qui m*en font toujours tant, me seraient encore plus
douces dans ce moment où mon père m'abandonne de
la manière la plus cruelle. Imagine-toi que, par un
froid de 10 degrés, je n'ai point de bois ni de chan-
delles; je n'en suis pas moins gai pour cela; ça m'em-
pêche seulement de travailler ; ne pouvant être chez
moi, je cours tout le jour, et cette vie inoccupée
accommode assez ma paresse.
Mon oncle, qui était arrivé le 41 frimaire, jour du
couronnement, mais à deux heures du matin, est parti
hier à neuf heures; je te conterai, au printemps, toutes
ces fêtes, que j'ai parfaitement vues. Je t'avais en-
voyé Vauvenargues, et à Gaétan les Lettres persanes;
mais mon grand-père m'écrit que je suis un homme
si dangereux, qu'il a cru à propos de les lire avant de
vous les donner. Le procès des pauvres Lettres per-
sanes est déjà terminé; elles ne seront pas remises,
comme attentatoires à la religion et à la pudeur;
LETTRES INTIMES. 9
quant à Vauvenargues, qui finit cependant par une
prière, on l'examine encore.
Pour les provinciaux, tout ce qui est raisonnement
est philosophie, et tout ce qui est philosophie esl odieux;
le fort déplaît toujours au faible; voilà le secret de
bien des inimitiés : je ne puis te comprendre ; ma
raison me dit, malgré moi, que tu pourrais m'être
supérieur; je te hais.
Serrons-nous, ma chère amie, nous qui nous aimons
et que rien ne peut disjoindre; laissons errer les
hommes à leur gré : il y en a bien peu d'estimables et
encore moins d'aimables. Tâchons de nous arranger
de manière à passer notre vie ensemble; mais pour-
quoi, en attendant ces heureux moments où, libres
comme l'air, ce qui est un grand bien, nous jouirons
du bien, encore plus grand, de loger dans la même
maison, refuses-tu de nous unir le plus possible en
nous écrivant souvent? As-tu encore la crainte puérile
et tant de fois démentie de m'écrire des lettres qui
ne m'intéressent pas?
Je te crois plutôt paresseuse, je ne dis pas amou-
reuse, la rime le dit pourtant. Dis-moi quelque chose
de ce que tu fais; je ne dis pas tout, quoique je le
désirasse bien : mais ce serait peut-être le moyen de
ne rien avoir. Le sort qui fait souvent dépendre le
bonheur d'un homme de la volonté d'un autre, qui
songe plus à épierrer ou à planter un champ qu'à
donner de bons ordres, me fera aller à Grenoble le
plus tard que je pourrai, mais, enfin, en messidor au
1.
10 LETTRES INTIMES.
plus tôt. Je volerais avec enthousiasme dans ce beau
pays si je savais t'y trouver, et, avec toi, la liberté; car,
après toi, ce que j'aime le mieux, c'est la vallée du
Grésivaudaii ; ce nom est baroque, mais cela n'em-
pêche pas que je l'aime. Au lieu de ce divin bonheur
que nous concevons trop bien et dont nous voyons
trop bien les douceurs sublimes pour ne pas savoir
nous le procurer un jour, je te trouverai dolente, je
me trouverai esclave et sans le sou, de manière à taire
prendre les tristes actions, suite de ma pauvreté,
pour des défauts de caractère. Voilà la dilîérence; mais
il ne tient qu*à nous d'y faire venir la ressemblance.
Ayons l'àme assez forte pour chercher le bonheur
même dans ce gouffre. Si tu veux, et si ces braves gens
le souffrent et n'y voient point quelque impiété, nous
ferons ensemble des cours de quatre ou cinq sciences
différentes; à ce mot de science,je te vois bâiller; mais
songe qu'à G..., le père D... est un savant, et qu'ici
ce ne serait qu'une fichue bête, et un détestable
ennuyeux qu'on laisserait aux laquais.
La solitude et l'ennui où tu te trouves seraient l'état
le plus heureux pour toi, si tu avais assez vu le monde
pour le convaincre, par ta propre expérience, seule
chose que nous croyons, que plus on a l'esprit cultivé,
plus on est susceptible de bonheur, et que, tôt ou
tard, vous êtes apprécié, recherché, par les gens qui
sont à la même hauteur que vous. On a beau dire, la
société des sots, à la longue, est insupportable; quel-
que bons qu'ils soient, ils finissent par faire vomir.
LETTRES INTIMES. 11
Je voulais VemosevhNatnrc humaine de Hobbes
et VIdéologie de Tracy, deux chefs-d'œuvre qui sont
sur la frontière de la science et qui t'aideraient à la
reculer chez toi ; mais lu es plus gardée du côté du
bon sens qu'une odalisque. Oh ! mon Dieu, voilà un
mot de ces damnées Lettres persanes ! Je demande
bien pardon de l'avoir employé; car enfin, connaissant
la somme de péchés que fait faire cet exécrable livre
du plus scélérat des hommes, et le nombre de mots
qui le composent, on pourrait apprécier ma faute,
car on aurait cette équation :
Le nombre total des mots {a) — odalisque =^ le
mal total moins 1/2.
Transposant et résolvant, on aurait la valeur de ma
faute; car je crois que, quoique le raisonnement soit
une chose damnable, il est permis de l'employer,
lorsqu'il s'agit de confondre un grand scélérat comme
Montesquieu et un petit scélératino comme moi.
Lorsque, à quatre-vingts ans, nous conterons tout
cet intérieur de famille à nos enfants, ils croiront que
nous radotons; voilà cependant ce que la vanité, révol-
tée contre ce qu'elle ne comprend pas, produit dans
les trois quarts des provinces et les deux septièmes de
Paris. Tu n'as pas d'idée combien le caractère de mon
oncle ressemble à celui de mou grand-père : il m'ac-
cablait d'injures lorsqu'il me voyait prendre Lance-
lin, Hobbes, ou tout autre livre qu'il ne comprend
pas.
Je crois que ce voyage, me faisant, malgré moi et
12 LETTRES INTIMES.
malgré tous les ménagements possibles, offenser sa
vanité si sensible, me l'aura rendu encore plus ennemi.
Mais l'explosion di questo rancor sera retardée,
quelque temps ; il a vu la triste misère et l'affreux aban-
don où mon père me laisse, il l'a vu me refuser un
service que des étrangers me rendraient sans difficulté.
Si j'avais souffert cela de la part de tout autre, je
n'aurais eu que la juste punition de ma détestable ori-
ginalité ; de la part de mon père, dont le grand carac-
tère l'offense depuis plus longtemps, c'est une hor-
reur. Il va se donner le plaisir de le dire pendant six
mois : ce sera alors à peu près que mon tour viendra.
Regarde si tel sera l'ordre de nos supplices. Un
homme avec sa dose d'esprit qu'il a, et vivant à Paris,
serait bien moins ridicule et plus aimable, parce que
les usages sont, ici, fondés sur une morale bien plus
approchante de la meilleure que la bêtise sociale qui
forme l'usage, le bon et le mauvais ton à Grenoble :
c'est ce que nous autres savants appelons la bonté
de r École. Notre regard d'aigle voit, dans un butor de
Paris, de combien de degrés il aurait été plus butor en
province, et, dans un esprit de province, de combien
de degrés il vaudrait mieux, élevé à Paris. Cette mé-
thode échoue devant les gens d'un caractère original,
nés d'eux-mêmes, tels que Ducros, etc., etc.
Voilà que je bavarde, sachant que plus on sait avec
un boncœur, meilleur on est. Je désire sans cesse te
rendre encore plus parfaite, pour te rendre encore
plus digne de nos adorations.
LETTRES INTIMES. 13
Donne-moi une longue description de ce que fait
mon père, de ce qu'il dit sur moi; et prie-le de m'en-
voyer au moins de quoi avoir du bois; car mes bottes
trouées me font enrhumer dès que je sors, et je souf-
fre comme un diable dans ma chambre sans feu. Ne
va pas t'affliger de cela, c'est tout simple, c'est la
suite naturelle de l'agriculturomanie.
Paris, Il nivôse an XI.
Souvent, las d'être esclave et de boire la lie
De ce calice amer que l'on nomme la vie,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité ;
Je souris à la mort volontaire et prochaine ;
Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaîne,
Et puis mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse :
Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse,
Mes écrits imparfaits; car, à ses propres yeux,
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux.
A quelque noir destin qu'elle soit asservie.
D'une étreinte invincible il embrasse la vie ;
Il va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami, pour vivre et pour souffrir.
Il a souffert, il souffre : aveugle d'espérance,
11 se traîne au tombeau, de souffrance en souffrance
14 LETTRES INTIMES.
Kt la niorl, de nos maux le remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous!
Ne sens-tu pas ces vers pénétrer doucement dans
ton âme, s'y étendre et bientôt y régner? Pour moi,
ils me paraissent les plus touchants que j'aie encore lus
dans aucune langue. Je voulais d'abord les copier pen-
dant qu'ils me sont encore présents, pour te les envoyer
dans ma première lettre; mais je suis devant ma table,
j'ai une demi-heure à moi, comment ne pas écrire à
celle à qui je voudrais toujours parler ? J'ai le projet
de l'aller voir au commencement de thermidor; je
voulais d'abord n'y aller qu'un mois plus tard, mais
quelle folie! Nous avons si peu de jours à vivre, et
peut-être bien moins à passer ensemble! Hâtons-nous
de jouir, vivons ensemble, coulons nos jours au sein de
l'amitié. Je m'instruis ici, à la vérité; mais que la
science est froide auprès du sentiment! Dieu, voyant
que l'homme n'était pas assez fort pour sentir tou-
jours, a voulu lui donner la science pour le délasser
des passions durant sa jeunesse, et pour l'occuper
dans ses derniers jours.
Malheureux et bien à plaindre, le cœur froid qui
ne sait que savoir! lié! que me sert de savoir que le
soleil tourne autour de la terre, ou la terre autour du
soleil, si je perds, à apprendre ces choses, les jours qui
mesont donnés pouren jouir? Telle est la folie de bien
des hommes, ma chère Pauline; mais elle ne sera
pas la nôtre.
J'oubliais de te dire de qui sont ces vers si doux
LETTRES INTIMES. 15
que je t'envoie : André Chénier les composa peu de
temps avant la Terreur qui le fit périr.
Je ne veux pas demeurer un jour à Grenoble, parce
que rien ne fait de la peine à Tàme comme de sentir sa
,.. (déchiré) rapetissée. Je suis logé au sixième, mais en
face de celle ... (déchiré) colonnade du Louvre. Chaque
soir, je vois successivement le soleil, la lune et toutes
les étoiles se coucher derrière ces galeries qui ont vu
le grand siècle. Je m'imagine voir les ombres du grand
Condé, de Louis XIV, de Corneille, de Pascal cachées
derrière ces grandes colonnes, voir passer avec inté-
rêt les hommes leurs descendants, et promettre aux
malheureux un asile au milieu d'eux.
Dès que je serai arrivé, nous irons à Claix, où nous
expliquerons le Tasse, si tu sais assez d'italien pour
cela.
Je me souviens de Zadig : c'est un petit roman
de Voltaire, qui a voulu y prouver plusieurs vérités
philosophiques que lu ne comprendrais peut-être pas
encore. Cependant lu peux prier notre grand-papa de
te le lire; il t'expliquera les choses hors de ta portée.
Continue à me faire des questions : je serai plus
exact à l'avenir; mais j'avais perdu ta lettre en dé-
ménageant, c'est ce qui avait retardé ma réponse.
i6 LETTRES INTIMES.
VI
Paris, juin 1803 (?)
Ma chère Pauline, en général, pour bien faire le
plus, il faut savoir faire le moins. Ainsi, pour bien
marcher, il faut savoir danser ; pour avoir un son de
voix agréable, il faut savoir chanter; de même, pour
bien lire les vers, il faut savoir un peu déclamer. Je
te prie donc, ainsi que Caroline, de chercher dans les
œuvres du grand Corneille sa sublime tragédie de
Cinna et d'apprendre par cœur le récit que Cinna vient
faire à Emilie, de la manière dont il a ourdi la con-
spiration contre Auguste. C'est un morceau qui, outre
qu'il est très bon à déclamer, te donnera une juste
idée des proscriptions des triumvirs, qu'on cite si sou-
vent et qu'on connaît si peu.
Tu chercheras aussi Andromaquey tu prendras la
scène huitième du troisième acte, tu commenceras à
ce vers :
I)ois-jc les oiibKcr s'il ne s'en soiivicMit plus?
et tu apprendras le reste du r(Me d'Andromaqiie dans
cotte scène.
LETTRES INTIMES. 17
Je VOUS recommande bien à toutes deux d'ap-
prendre ces deux morceaux; ils sont dans des genres
opposés, ce qui me donnera le moyen de vous faire
connaître l'expression des sentiments les plus
opposés, dans Cinna la haine, dans Andromaque
l'amour maternel.
Mille fois le jour, quand je pense à toi, il me vient
des idées comme celles-ci qui peuvent t'être utiles ;
mais je renvoie toujours à la première lettre que je
t'écrirai, et, quand j'en trouve le moment, je ne songe
plus à ce que j'avais mis en réserve; enfin, aujour-
d'hui, j'ai pris la résolution de t'écrire en quelque
lieu que je me trouvasse, et je t'écris cette lettre du
Collège de France, où je viens voir le petit L...
Adieu, mes chères sœurs; aimez-moi comme je
vous aime; suivez mes conseils, et nos études fixées
prochaines seront aussi utiles à vos esprils que char-
mantes à nos cœurs.
VTI
Paris, 2 pluvi^^se an XI.
Ma chère Pauline, j'ai écrit hier à mon papa pour
le prier de m'envoyer divers effets d'habillement. Je le
IS LETTRES INTIMES.
prie instamment de faire tout ce qui dépendra de toi
pour me les faire envoyer le plus tôt possible. Ima-
gine-toi,
Ce récit, sans horreur se peut-il écouter !
que, faute de costume, j'ai refusé, depuis vingt jours,
onze bals charmants. Après cela, je ne te dis plus rien ;
jeté vois d'ici voler pour m'envoyer mes cravates et
mes bas de soie. Prie mon papa de m'envoyer encore
une douzaine de gants, six blanches, six jaunes.
Comme Grenoblois, tout le monde m'en demande, et
ces petites bêtises portent souvent une belle graine.
Je t'écrirai un de ces jours une lettre de huit pages,
quatre sur l'anglais et tes études en général. Je n'ai
qu'un mot à te dire : il n'y a que deux moyens
d'échapper à l'ennui quand on n'agit pas, ou un
homme d'esprit dont la conversation vous amuse, ou
un livre qui plaise. Mais mille causes peuvent éloigner
de vous l'homme aimable, et, d'ailleurs, ils ne sont pas
communs; le goût de la lecture vous fait trouver par-
tout des causes de plaisir. J'ai souvent pensé que, si
les hommes doivent aimer la lecture, les femmes
doivent l'adorer. Regarde combien les femmes de
cinquante ans sont bêtes et s'ennuient à X... Eh bien,
ici, je vais passer ma soirée tous les mardis chez une
femme de soixante-deux ans. Il y a beaucoup de gens
aimables chez elle, et cependant je ne suis jamais si
heureux que quand je suis assis sur son marchepied
à la faire rire par mes observations sur la sagesse
LETTRES INTIMES. 19
humaine. Nous sommes chez elle dix hommes dans ce
cas. Quel sort aimes-tu mieux, celui de l'ennuyeuse,
médisante, bégueule vieille de X..., ou celui de la
femme aimable de Paris? Je loue le courage que tu te
sens de lire Velly et compagnie; mais il faut mieux
t'appliquer ; la raison la voici : j'étais plus instruit que
toi quand je le lus et il ne m'en reste rien. Lis tous les
ouvrages de Verlot, particulièrement ses Révolutions
romaines; lis Plutarque; si le style d'Amyot le
dégoûte, prie notre bon papa de l'avoir la traduction
de Dacier. Plutarque est le livre par excellence : qui
le lit bien trouve que tous les autres n'en sont que des
copies.
Je t'enverrai bientôt la Grandeur des Romains et
les Conjurations de Saint-Réal. Tu peux lire les
histoires de Millot : elles sont froides, plates, etc. ; mais
elles sont courtes et exactes. Surtout point de Velly
qui n'est qu'ennuyeux.
Lis Quinte-Curce traduit, la Vie de Charles XJI.
Lis beaucoup Corneille et Racine. Je lis, chaque soir,
avant de me coucher, quelque fatigué que je sois, un
acte de Racine pour apprendre à parler français. Les
jours où je n'ai pas mon maître d'anglais, je lis, en me
levant, une pièce de Corneille. Sur quoi, je t'obser-
verai, que ce sont les bonnes qu'il faut lire : Horace^
le Menteur^ Cinna^ Rodogune, le Cid.
De Racine, il ne faut lire habiluellement ni les
Frères ennemis, m Alexandrey ni Estlier,
Je te conseille fort de lire, chaque jour, un acte de
20 LETTRES INTIMES.
Racine ; c'est le seul moyen de parler français, et ne
crois pas qu'on parle bien à Grenoble ; j'ai toutes les
peines du monde à me corriger; on dit à Grenoble :
î7 fallait que f allas, pour il fallait que [allasse.
On prononce p^'re, m(?re, bêtise ; il faut dire père,
mère, bêtise; comme s'il y avait paire, maire, bai-
Use; en général, tu ne prononces pas les accents, et,
puisqu'ils y sont, il faut les faire sentir.
Adieu : quand je t'écris, je ne puis plus finir. Je te
recommande de faire partir mes effets et de lire Ra-
cine.
VIII
Paris, 9 pluviôse an XI.
Je suis triste, ma chère Pauline : je viens me con-
soler avec toi. Je vais te parler des principes moraux
de la littérature, c'est-à-dire de ce qui constitue le
beau, et de ce qui a engagé les grands hommes à pro-
duire le beau. Comme je ne fais pas de brouillon, il
est possible que, malgré toute mon attention à être
clair, tu ne me comprennes pas à la première lecture ;
je t'invite donc à conserver mes lettres; mais prends
bien garde de les laisser voir à quelqu'un. Tu pourras
les lire à Caroline.
LETTRES INTIMES. 21
Hors la géométrie, il n'y a qu'une seule manière de
raisonner, celle des faits.
En parcourant la liste des grands hommes en tout
genre, on s'aperçoit que les nations pauvres ont tou-
jours été et plus avides de gloire et plus fécondes
en grands hommes que les nations opulentes. Les
peuples les plus heureux sont les peuples pauvres; car
ils sont les plus vertueux, et il n'y a qu'un chemin
au bonheur sur la terre, c'est la vertu. Les scélérats
paraissent quelquefois heureux de loin; mais, quand on
les approche, on s'aperçoit qu'ils sont rongés de re-
mords et de craintes. Là-dessus, rappelle-toi Pygmalion,
ce cruel roi de Tyr, peint dans Télémaque. Plus un
homme a de besoins, plus il donne de prise à la ty-
rannie; plus une femme a de besoins, plus elle donne
de prise au vice.
En Angleterre, il y a un parti de Vopposition sou-
vent formé par les gens vertueux; demande des dé-
tails là-dessus au grand-papa et au papa. Ce parti de
l'opposition est opposé au parti de la cour, qui tend
sans cesse à augmenter le pouvoir du roi, et, par con-
séquent, à faire de l'Angleterre, d'abord une monar-
chie, et ensuite un état despotique. Il y a environ qua-
rante ans que M. AValpole, ministre du roi, voulut
attirer dans le parti de la cour un honnête homme qui
était de l'opposition. Il va le voir :
— Je viens, lui dit M. Walpole, de la part
du roi, vous assurer de sa protection, vous marquer
le regret qu'il a de n'avoir rien fait pour vous, et
n LETTRES INTIMES.
VOUS oiïi'ir un emploi convenable à votre mérite.
— Milord, lui répliqua le citoyen, avant de répondre
à vos ofTres, permettez-moi de faire apporter mon
souper devant vous.
On lui sert au même instant un hachis fait avec des
restes d'un gigot dont il avait dîné. Se tournant alors
vers M. Walpole ;
— Milord, ajouta-t-il, pensez-vous qu'un homme
qui se contente d'un pareil repas soit un homme que
la cour puisse aisément gagner? Dites au roi ce que vous
avez vu, c'est la seule réponse que j'aie à lui faire.
M. Walpole se retira confus. Si cet homme avait
aimé les grands repas; il y î^^gros à^^arier qu'il se
serait laissé tenleri \ ^ ^ ^v
Deux causes m'ont fait étudier, la crainte de l'en-
nui et l'amour de la gloire. C'est l'envie de m'amu-
ser ou la crainte de l'ennui qui m'ont fait aimer la
lecture dès l'âge de douze ans. La maison était fort
triste ; je me mis à lire et je fus heureux : les
passions sont le seul mobile des hommes; elles font
tout le bien et sont le mal que nous voyons sur la
terre.
On a de la passion pour un objet lorsqu'on le désire
continuellement; on aune passion forte pour ce même
objet, lorsque Ip vie nous paraît insupportable sans
lui. De là, la conduite de Gurtius qui se précipita, à
Rome, dans le gouiîre ouvert au milieu de la place
publique : il préférait le bonheur public et la gloire à
la vie, et il se tua.
LETTRES INTIMES. 23
Pierre Corneille aurait autant aimé ne pas vivre que
de vivre sans gloire, et il fit Cinna.
Démosthène ne pouvait pas vivre sans être un grand
orateur, mais il était bègue : un autre se serait
arrêté à cet obstacle; lui, se met des petits cailloux
dans la bouche et va tous les jours passer deux heures
au bord de la mer.
Les grandes passions viennent à bout de tout : de
là, on peut dire que, quand un homme veut vivement
et constamment, il parvient à son but.
Pour parvenir à comprendre quelque chose, il faut
y fixer toute son attention.
Il est à remarquer que tous les hommes parviennent
à faire ce qui leur est absolument nécessaire. Quoi de
plus difficile que d'apprendre à lire, et cependant les
plus badauds savent lire. Donc, quand un enfant n'ap-
prend pas une chose, c'est la faute de ses instituteurs,
qui ne lui font pas désirer de savoir cette chose; là-
dessus, leur bêtise est grande : l'instituteur de Gaétan
lui dit tout le jour qu'il faut qu'un homme sache le
latin ; le pauvre Gaétan ne voit point la preuve de cela,
et il ne fait point de progrès. Si l'homme au grand nez
qui lui montre le latin se donnait la peine d'étudier
son caractère, il verrait qu'il est gourmand ; il n'aurait
rien de plus pressé que de faire un tarif, il écrirait
d'abord :
« Quand Gaétan n'aura pas du tout travaillé, il
dînera avec de la soupe, du pain et de l'eau;
» Lors([u il saura ses leçons, il mangera des légumes .
24 LETTRES INTIMES.
» Lorsqu'il aura bien fait sa version, il aura du gigot;
î Enfin, quand il saura ses leçons et aura bien fait
sa version et son thème, il mangera de ce qu'il voudra. »
11 serait possible que, avec ces sept lignes, on fît du
pauvre Gaétan, dont tout le monde se moque, un des
plus grands génies de la terre : la gourmandise lui
ferait apprendre le latin ; cela fait, on verrait quel est
son goût dominant, et, en s'en servant, on lui ferait
apprendre l'histoire, la géométrie et la morale. Alors,
il verrait qu'il est de son intérêt d'être homme d'es-
prit; il sentirait quel est son bonheur d'avoir un grand-
père tel que le nôtre, et il n'aurait plus besoin de per-
sonne.
Tu dois l'appliquer à chercher quelles sont les
choses qui peuvent faire ton bonheur ; tu verras enfin
que c'est la vertu et l'instruction. Quand tu seras con-
vaincue de ces deux mérites, je ne suis plus en peine
de toi, tu te trouveras vertueuse et instruite sans t'en
douter. Tu l'es déjà beaucoup plus que tu ne le crois.
Quand j'ai quitté Grenoble, je connaissais trois jeunes
filles plus instruites que toi; tu as déjà passé les deux
|u*emières, il n'y a plus que la troisième qui te soit
supérieure. Elle est parvenue au rare bonheur qui la
distingue en examinant tout ce qu'on lui dit et en
ne croyant (la religion exceptée) que ce qu'on lui prou-
vait.
Tout homme qui croit, parce que son voisin lui dit :
Croyez f est un butor.
Tous les paysans et les ouvriers travaillent parce
LETTRES INTIMES. 25
qu'ils sont animés par le désir vifdenepasmanquerde
pain sur leurs vieux jours; plus ils ont cette crainte,
plus ils travaillent ferme.
Sont-ils assurés de ne pas manquer de pain, ils
veulent avoir une veste plus belle que celle de leur
voisin, et d'un aussi beau drap que celle du maire du
village ; mais, conmie ils le désirent moins vivement
qu'ils ne désiraient avoir du pain, ils travaillent
moins bien; de là tant de paysans qui parviennent à
avoir deux journaux de terre et qui s'arrêtent là.
Quand tu verras un homme qui ne désire plus rien
vivement, sois sûre que la fortune ou la gloire de cet
homme ne croîtra plus.
D'après ce principe, tu peux juger à Claix des
paysans qui feront fortune.
Barnave et Meunier n'étaient que de petits avocats
comme tous ceux de Grenoble, et ils sont parvenus à
la gloire. Sur quoi, je t'observerai que leur gloire
est beaucoup plus grande à Paris qu'à Grenoble
parce que Grenoble est plein de leurs anciens con-
frères, qui, pour la plupart, sont jaloux d'eux.
Il y a une règle sûre pour savoir si l'on est né pour
la gloire : si l'on liait les gens supérieurs avec lesquels
on vit, on sera toujours médiocre. — Donc, un homme
qui est jaloux de tout le monde, sera toujours un
pauvre homme.
Barnave me servira encore à te prouver que les
hommes animés d'une grande passion remportent
toujours sur les hommes qui ne le sont pas. Certaine-
2
:î(j LETTRES INTIMES.
ment, M. Barthélémy D... (celui qui m*a montre les
iirimaces) était, au commencement de la Révolution,
plus instruit que Barnave. Cependant, quelle diffé-
rence entre ces deux hommes! dans dix ans, on ne
parlera plus de M. Barthélémy D... et on citera encore
dans cent ans Barnave comme un grand homme mois-
sonne dans sa jeunesse. Tu peux même remarquer
qu'en parlant, on dit déjà Monsieur D... et qu'on dit
Barnave tout court.
Tu auras peut-être la curiosité de me demander
quels sont les hommes supérieurs de Grenoble dans
ce moment-ci : je te répondrai Gros et Plana^ cejeune
homme qui devait t'apporter de la musique d'Italie.
Gros serait devenu un Lagrange, s'il avait cultivé sa
science, mais il préfère la chasse. Pour Plana, si rien
ne le détourne, il sera un grand homme dans dix ans ;
j*ai le plaisir d'être son ami intime.
Après les hommes de génie, viennent, selon moi, les
philosophes pratiques, qui savent trouver le bonheur
malgré tous les obstacles; j'ai le plaisir infini de pou-
voir te dire que je crois mon père à la tête de ces
hommes-là à Grenoble.
Adieu, ma chère Pauline ; voilà une bien longue
lettre; médite-la et surtout garde-toi de la montrer;
car elle nous ferait des ennemis de tous les X... et
autres sots qui t'entourent. Tu peux lire l'article
GaiUan à Caroline ; persuade-lui, sans avoir l'air de
le désirer, que les talents peuvent consoler de l'ab-
sence de la beauté et qu'en général, à trente ans,
LKTTUKS INTIMES. 27
j'aime mieux une femme laide qu'une jolie. La jolie
ne l'est plus, et, comme elle ne s'est pas instruite, et
qu'on Ta toujours flattée, elle est insupportable. La
laide, au contraire, a plus d'avantages que jamais, et,
si elle a su se garantir de la médisance, est adorée.
Toute la ville de Paris juge en ce moment le procès
de la beauté et des talents. Tu peux voir, dans les jour-
naux, qu'on va recevoir aux Français ou la belle made-
moiselle Georges, ou mademoiselle Duchesnois, pleine
du plus grand talent, mais très laide. Quoique, sur
vingt hommes, il y en ait dix-neuf incapables de juger
mademoiselle Duchesnois, et que l'effet de la beaulé
soit général, il paraît cependant que mademoiselle
Duchesnois l'emportera.
Bonsoir.
IX
Paris, 10 pluviôse an \I.
Je viens encore l'écrire, ma chère Pauline, et
encore pour me guérir d'un mouvement d'impa-
tience. Il se forme, ici, à la porte des spectacles,
les jours qu'ils sont intéressants, une queue^ c'est-
à-dire une longue file d'amateurs qui prennent leur
28 LETTRES INTIMES.
billet chacun à son tour. Comme il fait très froid, il
est pénible d'attendre deux heures, au grand air, un
billet de parterre. Un de mes amis, qui a un domes-
tique, l'y a envoyé ce soir; mais il n'est pas revenu, de
manière que je viens de passer deux heures à attendre.
Je voulais aller voir VHomme du jour, comédie en
cinq actes, en vers, de Boissy, et les Femmes, comédie
de Demouslier; j'y mettais d'autant plus de peine que
Fleury et mademoiselle Contât jouent dans les deux
pièces et que je voulais me distraire.
Tu sais que j'ai toujours craint de mourir poitrinaire ;
tout aulre genre de mort ne m'eiïraye point ; celle-là me
glace. Hier soir, en rentrant à onze heures, ayant la vue
fatiguée, je me mis à déclamer et je me rompis une
petite veine. Ce matin et ce soir, j'ai craché un peu de
sang; il ne m'en a pas fallu davantage pour me croire
poitrinaire. Tu sais comme mon imagination trotte;
mais, enfin, je viens de tâcher de me raisonner, et, au
lieu de jurer, je me suis mis à t'écrire : je m'en vais
encore te parler métaphysique littéraire.
Je t'ai dit qu'on avait observé que l'homme n'étu-
diait que pour se soustraire à l'ennui. Souvent, lors-
(|ue nous nous ennuyons, notre génie est déterminé
par le premier objet qui s'offre à nous. Je m'en vais
le proiiver cela par des faits, c'est la meilleure des
vérifications : je te parlerai d'abord de notre compa-
triote le célèbre Vaucanson, dont tu peux voir un
beau buste à la bibliothèque. Sa mère, qui était dévote,
avait un directeur; il habitait une cellule à laquelle
LETTRES INTIMES. 29
la salle de l'horloge servait d'antichambre ; la mère
rendait de fréquentes visites à ce directeur; son fils
l'accompagnait jusque dans l'antichambre; c'est là
que, seul et désœuvré, il pleurait d'ennui, pendant que
sa mère se confessait. Cependant, comme on pleure et
qu'on s'ennuie toujours le moins qu'on peut, comme
dans l'état de désœuvrement il n'est point de sensa-
tions indifférentes, le jeune Yaucanson, bientôt frappé
du mouvement toujours égal du balancier, veut en
connaître la cause : pour cela, il s'approche de la
caisse de l'horloge; il voit à travers les fentes l'en-
grènement des roues, découvre une partie de ce mé-
canisme, devine le reste, projette une pareille ma-
chine, l'exécute avec un couteau et du bois, et fait
enfin une horloge qui allait. Flatté de ce succès, il
appliqua de plus en plus son attention à la mécanique,
et fit enfin le fameux flùteur. Prie le grand-père de te
parler de ce grand homme, qu'il a connu.
Shakspeare (prononce Chéquspire) était marchand
de laine à Stratford en Angleterre; il aimait la chasse,
qui était alors défendue en Angleterre comme en
France avant la Révolution; il tua un daim dans le
parc du seigneur de Stratford, qui lui fit payorTamende.
Lui, piqué de cela, lui vola quelques daims et s'enfuit
à Londres. Là, n'ayant pas le sou, il se fit gardien de
chevaux à la porte du théâtre, ensuite comédien, en-
suite auteur. C'est donc à son amour pour la chasse
et à la bêtise du seigneur de Stratford qu'il dut son
génie.
30 LETTRES INTIMES.
C'est un liasard à peu près semblable qui décida le
goût de Molière pour le théâtre. Son grand-père ai-
mait la comédie; il l'y menait souvent; le jeune
homme vivait dans la dissipation : le père, s'en aper-
cevant, demande en colère si l'on veut faire de son fils
un comédien? — « Plût à Dieu, répondit le grand-
père, qu'il fût aussi bon acteur que Montrose! » Ce
mot frappe le jeune Molière; il prend en dégoût le
métier de tapissier, et la France doit son plus grand
comique au hasard de cette réponse.
Milton, l'auteur du sublime Paradis perdu, était
employé auprès de Cromwell; cet usurpateur meurt;
son fils Piichard lui succède; il est badaud, on le
chasse de l'Angleterre; Milton perd sa place; il est
emprisonné, puis relâché, ensuite forcé de s'exiler; il
se retire à la campagne, où, n'ayant rien à faire, il com-
pose, pour se désennuyer, the Paradîse lost.
On acquiert un grand esprit, non pas en apprenant
beaucoup par cœur, mais en comparant beaucoup
les choses qu'on voit; il faut beaucoup méditer, et,
quoi qu'on voie, tâcher d'en savoir la cause.
Les Athéniens exilent Aristide, le méritait-il? Ou,
s'ils en étaient jaloux, pourquoi en étaient-ils jaloux?
En société, qui sait le plus de traits d'histoire, de
bons mots, d'anecdotes curieuses, est le plus agréable.
Buffon, Corneille, La Fontaine ne s'abaissaient pas à
tout cela ; aussi on était étonné de ne pas les voir briller
en société; les badauds s'en étonnaient, ils ne faisaient
pas attention que l'esprit qui vous fait admirer par la
LETTRES INTIMES. 31
postérité est très différent de celui qui vous rend amu-
sant dans un cercle.
Je puis te donner comme des vérités générales:
1° Que toutes nos idées nous viennent par nos sens;
2° Que la finesse plus ou moins grande des cinq
sens ne donne ni plus ni moins d'esprit. Ilomèie,
Milton étaient aveugles; Montesquieu, BuITon avaient
la vue très basse ;
3° Que l'éducation seule fait les grands homme?, par
conséquent, qu'on n'a qu'à le vouloir pour devenir
grand génie. Il faut s'appliquer à une science et la
méditer sans cesse. Je te conseille de lire et de mé-
diter Plularque : il t'apprendra en même temps l'Iiis-
toire, et à connaître les hommes.
Pour acquérir beaucoup d'esprit, il faut beaucoup
comparer, c'est-à-dire observer, alternativement et
avec attention, l'impression différente que font sur toi
des objets (juelconques.
La Fontaine devint bon fabuliste, en comparant
beaucoup les fables des auteurs qui l'avaient précédé.
Compare la fable: Maître corbeau, etc., à celle des
Animaux malades de la peste; et dis-moi dans une
de tes lettres laquelle lu préfères.
32 LETTRES INTIMES.
Paris, 19 pluviôse an XI.
,1e reçois ta lettre du 14, ma chère Pauline; je ne
saurais te peindre mon ravissement, je vois que nous
sommes faits l'un pour l'autre: nous avons le même
esprit. Athalie^ en effet, n'est point la meilleure pièce
de Racine; elle est souverainement immorale en ce
qu'elle autorise le prêtre à se soulever contre l'auto-
rité, et à massacrer les magistrats, et c'est précisé-
ment par ce défaut majeur qu'elle plaît tant aux tar-
tufes du siècle.
La Grandeur des Romains^ que je te conseillais,
est, en effet, celle de Montesquieu; tu ne saurais trop
relire cet excellent ouvrage; je t'observerai à ce pro-
pos que l'étude de l'histoire n'est bonne qu'à deux
choses :
La première est de faire connaître les hommes : cette
connaissance se nomme philosophie, mot tiré du grec
et qui signifie amour delà sagesse;
La deuxième est la connaissance de certains faits
qu'on cite souvent dans la société et qu'il serait ridi-
cule de ne pas savoir.
LETTRES INTIMES. 33
J'espère que cette seconde utilité ne te touchera
guère. Je ne trouve rien de si plat que la vanité, elle
est presque toujours l'indice d'un petit caractère.
L'homme qui cherche sa propre estime et celle des
grands hommes de son siècle, doit toujours se
supposer en présence des Aristide, des Scipion, des
César, etc., et une fois qu'il croit mériter leur
approbation, il f&rme son oreille aux aboiements des
butors. Je te recommande toujours la lecture de PIu-
tarque, de Dacier. Tu verras, dans la vie de Brutus,
le meurtrier de César, quelle était sa femme Porcie;
il me semble qu'elle vaut un peu mieux que les cail-
lettes du jour.
On prend peu à peu les habitudes et les manières
de voir des personnes avec qui Von vit habituelle-
ment.
Celte maxime est générale et sans exception; garde-
toi donc de vivre dans la société d'animaux dont tu
me parles. Réfléchis là-dessus et suis les conseils de
notre papa.
J'aime beaucoup mieux que lu apprennes l'italien
que l'anglais; cette première langue se rapproche
beaucoup des langues grecque et latine, les plus belles
qui aient existé : nous parlerons beaucoup de cela; je
te ferai voir qu'il n'y a réellement que deux langues
(lilTérenles, la grecque et la française : la première per-
met les inversions, la seconde exige l'ordre direct.
Supposons que tu veuilles me transmettre celte pen-
sée : « Bacon est un grand philosophe; » en français,
3i LETTRES INTIMES.
tu ne peux dire que : « Bacon est un grand philoso-
phe;» et en, grec, tu pourrais dire : « Bacon est un
grand philosophe; » « Philosophe un grand Bacon
est; » « Est un grand philosophe Bacon; » ce Bacon
philosophe un grand est. ))Etc., etc.
Tu sens combien ces langues doivent prêter à la
poésie: l'italien a un peu cet avantage. Je t'écrirai
bientôt pour te donner, sur l'étude des langues, les
principes de Dumarsais, un des plus grands gram-
mairiens qui aient existé, dont tu peux lire l'éloge à la
tète du septième volume de l'Encyclopédie.
Le plus grand des poètes comiques, le divin Molière
a dit :
Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.
Rien de pire, en effet, que la fausse science ; tâche
de t'-en garantir d'ici aux fériés. Ce que je te recom-
mande, c'est (excepté la religion) de ne rien croire
sans examen : rien ne rend ridicule comme de répéter
les sottises des autres. Ne parlons jamais de ce que
nous ne savons pas; mais, quand nous parlons, ne di-
SQUs que ce que nous croyons, et que nous sommes
prêts à démontrer. Je m'occupe une demi-heure
chaque soir, en rentrant, à te copier divers passages
des meilleurs auteurs que je t'enverrai bientôt.
Notre ^3ipai3iun Dictionnaire historique des grands
hommes^ dont tu peux tirer grand parti pour ton in-
LETTRES INTIMES. 35
stnictioii; cherches-y les vies d'Homère, de Virgile,
d'Horace, de Lucaiii, deTibiille, de Tacite, de Cicéron,
duTasse, deTArioste, du Dante, de Pétrarque, de Ma-
chiavel, de Milton, de Cervantes, de Gamoëiis, de
Molière, de Pierre Corneille, de Racine, de Shakspeare,
(le La Fontaine, de Boileau, de Montaigne, de J.-J.
Rousseau, de Fénelon, de Bossuet, de Buffon, de
Montesquieu; en tout, vingt-sept, et fais de chacune
un extrait de vinirt lisrnes de cette forme :
Cl J.-B. Poqiielin, qui prit ensuite le nom de Mo*
lièrCy naquit à Paris en 1620 (il y a cent quatre-vingts
ans en 1800) ; il était fils d'un tapissier employé chez
le roi; il fut auteur comique et acteur: il donna
VÉtouvdi^ sa première pièce, en 1G58, étant pour
lors âgé de trente-huit ans; il mourut d'un vomisse-
ment de sang à cinquante-trois ans, en 1673, et com-
posa trente-trois pièces en moins de quinze ans. Les
meilleures sont le Tartufe et le Misanthrope, C'était
le meilleur des hommes, et la postérité le regarde
comme un des plus grands qui aient existé. »
Une fois que tu auras composé ces vingt-sept vies,
comme celle de Molière et aussi simplement, tu pour-
ras les copier dans un petit cahier, et les relire quel-
quefois; cela nous sera très utile pour le cours de litté-
rature que je compte faire avec toi cet automne.
Après les cxceWenlQs Révolutions romaines deXer-
tôt ; je le conseille de lire l'Histoire de Condillac : tu le
trouveras froid et moins amusant, mais il raisonne
parfaitement et c'est un grand mérite. Tu pourras lire
36 LETTRES INTIMES.
le Siècle de Louis XIV, de Voltaire; lis les Carac-
tères, de La Bruyère.
Supplie à deux genoux mon papa de te faire bien
vite cesser l'étude de l'astronome Ptolémée; le sot
abbé R... eut la bêtise de me l'apprendre, et il est cause,
que j'ai de fausses idées en astronomie. Cesse Ptolé-
mée dès demain; rien de pernicieux comme de s'em-
poisonner l'esprit avec des faussetés. Cette étude me
donne une bien mauvaise opinion de ceux qui te la
font faire; qu'ils se procurent V Abrégé d'astronomie,
de J. Lalande, un volume in-8 ; les bons principes, sont
exposés d'une manière saine; lu verras que c'est la
terre qui tourne, et que le soleil ne tourne que sur
son axe. Dis-moi le nom des ignorants qui te font en-
seigner Ptolémée. L'ancien proverbe qui dit: « Dis-moi
qui tu hantes, je te dirai qui tu es, » est très juste et
mérite d'être médité et bien compris. On ne com-
prend, en effet, que les idées qui s'approchent des nô-
tres, et on trouve toujours ridicules et odieuses celles
qui ne ressemblent pas aux nôtres. De là vient
que, ayant des idées très différentes de celles de la
société dont tu me parles, ils te semblent ridicules.
A quoi bon, en effet, perdre à jouer et à dire des niai-
series et des faussetés, un temps si précieux et qui ne
revient pas? Tu es dans ta dix-septième année : songe
qu'elle passe pour ne plus revenir, et que tu te repro-
cheras, dans trois ans, tous les moments que tu per-
dras à parler avec des gens qui n'ont que de fausses
idées.
LETTRES INTIMES. 37
Tout homme regarde les actions d'un autre homme
comme vertueuses, vicieuses ou permises, selon
qu'elles lui sont utiles, nuisibles ou indifférentes.
Cette vérité morale est générale est sans exception.
Tu pourras voir, par une conséquence de ce principe
lumineux, que les hommes n'ont jamais donné le nom
de grand qu'à celui qui leur a rendu un grand
service, ou qui les a beaucoup amusés. On dit Henri
le Grand en parlant de Henri IV, parce qu'il a tait le
bonheur de la France et que les Français espèrent,
parles honneurs qu'ils lui rendent, engager les rois à
suivre son exemple.
On dit le grand Homère parce que, de tous les
poètes, c'est celui qui a fait le plus de plaisir aux
hommes.
Tu remarqueras que la reconnaissance est toujours
proportionnée aux bienfaits; de là, les rois, de leur
vivant, ont une grande réputation; ils meurent, ils ne
peuvent plus être utiles, leur réputation décroît
chaque jour.
Si le poète a peint la nature sans ornements étran-
gers, et si, par cette raison, il continue à amuser les
hommes, sa réputation, loin de diminuer, augmente.
Virgile, à la cour d'Auguste, était certainement
effacé par cet empereur; dans ce moment, on parle
beaucoup plus de Virgile que d'Auguste; dans mille
ans, on parlera encore de Virgile, et Auguste sera
oublié. Tu en vois la raison : les œuvres de Virgile
plaisent toujours à ceux qui les lisent; le peu de
3
38 LETTRES INTIMES.
bien qu'a fait Auguste est détruit depuis longtemps.
Applique ce raisonnement à tous les grands
hommes, et tu verras combien il est vrai que chaque
homme juge tout par son intérêt.
XI
Paris, 28 ventôse an XI.
Écris-moi donc des lettres plus longues, ma chère
Pauline; les plus doux moments de ma vie sont ceux
où je parle avec toi; écris tes lettres à plusieurs fois
et surtout sans chercher à faire des phrases; car rien
de pénible comme de faire de l'esprit, et, à la longue,
on plante là ce qui est pénible. D'ailleurs, en tout
genre, malheur à qui tâche; ce qu'on fait avec peine
ne plait jamais. Voilà bien des maximes, mais c'est
que je voudrais t'accoutumer à réfléchir; car il n'y a
que le bon sens qui dure. Plus je vois de femmes,
plus je sens combien elles ont tort de ne pas étudier:
j'entends étudier les choses agréables; car l'ennui
n'est bon à rien.
Sois persuadée qu'on peut se corriger de tout; il n'y
a qu'à se bien démontrer la nécessité d'une chose et
l'on en vient à bout.
LETTRES INTIMES. 39
Je crois qu'il y a peu d'hommes qui aient aussi peu
de dispositions que moi pour apprendre des langues.
Cependant j'ai senti qu'il fallait les savoir, et, dans
deux ans, je saurai bien le grec, le latin, l'anglais et
l'italien.
Pourquoi apprends-tu l'italien? c'est évidemment
pour lire les bons ouvrages écrits dans cette langue :
la Gierusalemme liberata est un des plus beaux. Il
faut donc tout de suite le connaître et te le faire
expliquer par ton maître. Voici comment :
J'ai écrit tout ce qui regarde la grammaire sur une
feuille séparée pour que tu puisses le montrer.
Emploie ma méthode sur-le-champ, sois sûre que, si
ton maître y résiste, il est un imposteur qui t'apprend
ce qu'il ne sait pas; alors, il sera obligé d'étudier
lui-même les quatre octaves du Tasse, il n'y a pas de
mal à cela. Voilà comment je compte te faire travail-
ler cet automme. Caroline apprend-elle aussi l'ita-
lien? Je le voudrais bien; inspire-lui-en l'envie, et
dis-lui de m'écrire beaucoup plus souvent; lis-lui mes
lettres, si tu penses qu'elles puissent lui être utiles.
Tache de la faire penser. Tu apprendras toi-même en
instruisant. Il y a quatre ans, j'appris les mathéma-
tiques en les montrant à X...
En général, je ne saurais trop vous répéter : N'ayez
aucun préjugé y c'est-à-dire ne croyez jamais rien
parce qu'un autre vous l'a dit, mais parce qu'on vous
l'a prouvé; car l'homme qui le dit une chose peut se
tromper lui-même et encore plus vouloir te tromper :
40 LETTRES INTIMES.
en toiil, cherchons la vérité, il n'y a qu'elle qui dure;
j'aime mieux que lu saches une vérité de plus que
d'avoir lu dix volumes d'histoire.
Lis les grands hommes de Plutarque, de Dacier;
cela se trouve partout, de même que Isi Jérusalem, qui
te sera nécessaire pour ton travail. S'il n'y en avait
point à Grenoble, prie notre papa de t'en faire venir
une en quatre volumes in-18, imprimée à Avignon
chez Villeneuve, comme celle que j'ai apportée à
M. D...; elle me coûte neuf francs en Italie.
Lis l'abbé de Vertol, Révolutions romaines, de
Suède, de Portugal; lis V Histoire de la Révolution
française, par Fantin des Odoards; c'est ce qu'il y a de
plus intéressant pour toi ; nous en parlerons beaucoup ;
ainsi lis plus tôt que plus tard. Arrange-toi pour aller
à Claix dès que je serai arrivé, car j'aime les champs
et point du tout l'odeur de la boue. C'est au milieu
des arbres que l'homme est le plus heureux ; tous les
peuples en ont mis dans leur paradis, et surtout les
Orientaux qui se connaissent en plaisirs. Les bons
musulmans vont habiter après leur mort des jardins
charmants; tu as vu dans Télémaque que les champs
Élysées ont des bosquets, et, dans la Bible, la descrip-
tion du jardin d'Éden, qu'Adam et Eve habitèrent
quelque temps. Ainsi rapprochons-nous de la cam-
pagne et lisons les auteurs qui en parlent, mais ceux
qui en parlent bien et non point les amants tartufes
de hi nature, comme l'abbé Delille. Bernardin de Saint-
Pierre a vraiment aimé les champs; prie le grand-
LETTRES INTIMES. 41
papa de te lire quelques morceaux de ses études. Lis
Thistoire du cheval, du renard, du paon, du rossignol,
du cerf, dans M. de Buffon ; lis V Art poétique, de Boi-
leau. Fais-toi apporter d'Italie beaucoup de musique
de Pergolèse, de Piccini, de Paeziello, mais surtout de
Pergolèse. Apprends à danser de M. B... pour t'exer-
cer, je te montrerai de charmants pas cet automne.
XII
Paris, 1803.
Eh bien, ma chère Pauline, comment te portes-tu?
Je suis moi-même un peu malade. C'est, je crois, un
gros rhume; j'ai beaucoup sué cette nuit et je crois
que j'ai un peu de fièvre ; il fait ici une chaleur infer-
nale, vingt-six degrés, je crois ; c'est venu tout à coup.
Écris-moi vite aussitôt que tu auras reçu celte lettre;
je brûle d'avoir de tes nouvelles. Je ne suis en état de
rien dire de moi-même, je m'en vais tout bonnement
te copier le portrait qu'un homme d'un esprit très
fin a fait de la femme la plus aimable de Paris. Cela
te sera comme une espèce de modèle; entends bien
ce mot : non pas qu'il faille imiter, on n'a plus de
grâce ; mais tâche d'avoir l'àmc de Lucile : tu auras
42 LETTRES I^iTIMES.
bientôt ses manières, et ses manières enchantent tout
le monde.
Je commence mon prône.
Liicile a vingt-cinq ans; elle a une de ces figures
antiques qui sont, en femme, ce que l'Antinous est
en homme : ce qui rend cette physionomie délicieuse,
c'est qu'à chaque instant vient s'y peindre une âme
charmante. La plupart des femmes qui ont beaucoup
d'esprit ont une certaine façon d'en avoir, qu'elles
n'ont pas naturellement, mais qu'elles se donnent.
Celle-ci s'exprime nonchalamment et d'un air
distrait, afin qu'on croie qu'elle n'a presque pas besoin
de prendre la peine de penser, et que tout ce qu'elle
dit lui échappe. C'est d'un air froid, sérieux et décisif,
que celle-ci parle, et c'est pour avoir aussi un carac-
tère particulier.
Une autre se voue à ne dire que des choses fines
(difficiles à comprendre au premier abord), mais d'un
ton qui est encore plus fin que tout ce qu'elle dit. Une
autre se met à être vive et pétillante. Je ne sais si lu
auras pu observer tous ces caractères-là à Grenoble ou
chez mademoiselle L..., mais ce sont ceux du grand
monde.
Lucile ne débite ce qu'elle dit dans aucune de ces
petites manières de femme. C'est le caractère de ses
pensées qui règle bien franchement le ton dont elle
parle. Elle ne songe à avoir aucune sorte d'esprit;
mais elle a de l'esprit avec lequel on en a de toutes
les sortes.
LETTRES INTIMES. 43
Il n'y a point de jolie femme qui n'ait plus ou
moins le désir de plaire; de là naissent ces petites
minauderies avec lesquelles elle vous dit : «Regardez-
moi. »
Toutes ces singeries ne sont point à l'usage de
Lucile ; elle a une fierté d'amour-propre qui ne lui
permet pas de s'y abaisser. Elle rougirait de vous
« avoir plu, si dans la réflexion vous pouviez vous dire :
« Elle a tâché de me plaire. ï» Voilà ses moyens pour
enchanter tout le monde ; on aime mieux un sourire
de sa part que des compliments d'une autre femme.
Elle a la plus belle àme ; elle est très bonne, mais
on ne la loue pas de cela ; elle a trop d'esprit pour sa
beauté ; les petites âmes ne peuvent nier qu'elle ne
soit excessive, mais elles disent qu'elle est un tour
d'adresse de son esprit. C'est que la plupart des
hommes aiment mieux une femme bête et bonne
qu'une femme spirituelle et mielleuse; la reconnais-
sance pèse moins.
Les femmes s'efforcent de briller devant elle et,
malgré cela, l'aiment. C'est qu'elle les fait briller; elle
les aide à montrer leur esprit : on dirait de jolis
enfants qui, pour avoir un juge de leurs grâces, viennent
jouer devant l'Amour.
Lucile, à cet excellent cœur dont nous avons eu mille
preuves, à cet esprit si distingué, joint une àme forte,
courageuse et résolue, de ces âmes supérieures à tout
événement, dont la fermeté et la grandeur ne plient
sous aucun accident humain.
44 LETTRES INTIMES.
Enfin, elle est savante; c'est un secret qu'on se dit
dans sa société, car on n'a jamais vu en face cette
science. Là, on s'aperçoit seulement qu'il y en a dans
cet esprit. Vois où ce caractère parfait l'a conduite :
elle est femme d'un homme qui a fait sa fortune dans
la Révolution; elle est parvenue à polir son mari ; il
y a de la distinction à être de ses amis, de la vanité
à la connaître, du bon air à parler d'elle.
Voilà, ma chère Pauline, ce que tu peux être un
jour : Lucile est parvenue là de bien loin ; elle a eu
besoin de ménager bien des vanités pour faire respecter
son mari dans le monde, et ce mari est actuellement
recherché; aller avec M. P..., c'est presque montrer
qu'on est admis chez sa femme.
XIII
Paris, 1803.
Je suis enchanté, ma chère Pauline, que M. Durand
te montre l'italien sur de bons principes, et qu'il
t'apprenne à ne croire que ce que tu comprends. Je
suis sûr qu'il adoptera la méthode que je t'ai envoyée
et qui est celle du judicieux Dumarsais ; elle est con-
forme à la nature. Au reste, je ne dois pas te dissi-
LETTRES INTIMES. 45
muler que Tétude la plus difficile que je connaisse est
celle de la grammaire.
Caroline apprend-elle l'italien ?
Je te recommande toujours de te pénétrer de la
lecture de Corneille et de Racine : lâche de te pénétrer
de la grandeur des caractères de Cinna, Auguste, le
Cid, Horace père et fils, Cléopàtre, Oreste, Hermione,
AcJjille. Tu sais sans doute :
Jamais contre un tyran entreprise conçue...
et le morceau d'Iphigénie. Je t'en indiquerai d'autres
à apprendre.
Les fables de La Fontaine t'amusent-elles? Décou-
vres-tu leur sens profond? Je serais bien aise que tu
apprisses les Animaux malades de la peste.
Lis souvent VArt poétique , de Boileau : prie le
grand-papa de t'expliquer ce que tu ne comprendras
pas. Tu pourrais apprendre par cœur la description
des âges de l'homme. Ce n'est qu'en sachant quelques
centaines de bons vers qu'on peut acquérir de l'oreille:
la poésie ressemble beaucoup à la musique.
J*espère te faire expliquer, cet automne, les sublimes
tragédies d'Alfieri ; je te traduirai les beaux morceaux
de Shal<speare. De cette manière, et en lisant quelques
pièces de Sophocle, Euripide et Eschyle, tu le formeras
un goût sûr, chose très rare chez les hommes et encore
plus chez les femmes, quoique le moindre savanlas
s'avise de juger les hommes de génie. Là-dessus, ils
3.
46 LETTRES I^'TIMES.
sont tous comme les badauds de Claix qui blâment les
belles opérations de P... et voudraient bien en pouvoir
l'aire autant : mais l'homme médiocre est toujours
envieux; cette règle n'a pas d'exceptions.
On dit qu'un homme a du génie lorsqu'il a inventé
dans son genre. Tout homme qui ne fait que copier,
embellir, traduire, peut avoir du talent, mais jamais
de génie. On compte, parmi les génies, Homère, Cor-
neille, Helvétius, Montesquieu, Jules César, Molière,
Newton, parce que, en des genres très différents, ils
ont inventé.
Cherche vite La Bruyère et lis-le ; lis les Révolutions
romaines, de Suède, de Portugal^ de Vertot, un des
meilleurs historiens modernes.
Je viens de refuser encore une fois de devenir aide
de camp du général Michaud ; il a, cette année, une
superbe inspection : Lille, Dunkerque, Ostende,
Calais, etc. Il m'en a bien coulé pour refuser d'aller
avec ce bon et grand homme que j'aime tant et qui a
tant de confiance en moi ; mais c'est encore un sacri-
fice fait à la gloire; il faut un esprit de suite dans la vie.
Que n'es-tu ici, ma bonne Pauline! tous mes vœux
seraient satisfaits ; la grande civilisation des grandes
villes a fait fuir les plaisirs du cœur. Je trouve ici
beaucoup de connaissances; mais il faut toujours être
en scène, avoir toujours de l'esprit, être toujours
agréable : la bonne et franche simplicité n'ose plus se
montrer, et toutefois, sans simplicité, point de véri-
table bonheur; rien de glaçant comme la dignité.
LETTRES INTIMES. 47
D*un autre côté, cette ville a mille avantages; on y
voit tous les monuments des arts ; on a un théâtre
superbe où on entre en société avec les grands hommes
de tous les âges; on trouve dans le monde plus de bon
sens qu'ailleurs, les femmes n'y sont pas, comme en
province, caillettes et rien que caillettes ; elles y
raisonnent très juste. Comme elles sont en société avec
les grands hommes de tous les genres, elles prennent
des sentiments justes de toute chose et apprécient
la Phèdre de Guérin avec autant de finesse qu'une
glace de Frascati ; il ne leur manque que le sentiment.
Adieu, ma chère Pauline, je viens quelquefois épan-
cher mon cœur avec toi : désormais, je veux avoir
toujours une lettre commencée; j'y écrirai chaque
jour, et j'aurai ainsi le plaisir de te sentir près de moi.
Pour soutenir celte douce illusion, écris-moi souvent
toi-même. Adieu; lis souvent.
XIV
Paris, 1803.
Réponds-moi donc vile, ma chère Pauline, ou je te
crois en prison, au secret ou morte. Pourquoi, dans
ta tristesse, ne m'écris-lu pas? Répondez à cela,
AS LETTRES INTIMES.
mademoiselle! rien vous peut-il excuser? N'êtes-vous
pas une petite écervelée de vous plaindre que vous
vous ennuyez, et puis de ne pas vouloir vous consoler?
Savez-vous comment je m'en vais m*y prendre pour
vous consoler? Je m'en vais ne plus vous aimer du
tout; alors, pour reconquérir mon amitié, vous serez
obligée de vous évertuer. Allons donc, petite fille !
qu'est-ce que ça veut dire de s'affliger ainsi? Prenez
garde, rien ne rend vieille comme le chagrin, et,
pour vous punir, je m'en vais vous traiter en vieille;
je m'en vais vous dire des contes que j'ai lus ce
matin.
M. de Thiers était l'ami de madame d'Érigny : cette
dame eut le bras et la jambe gauche brûlés très dou-
loureusement par un chaudron d'eau bouillante : de
Thiers ne l'alla pas voir de six semaines; quand il
parut, madame d'Erigny lui dit :
— Est-ce ainsi que vous abandonnez vos amis!
Savez-vous que je souffre comme une malheureuse,
que je n'ai pas fermé l'œil, depuis six semaines que
vous ne m'êtes pas venu voir?
— Comment ! il y a tant que cela?
— Tout autant.
— Voyez comme le temps passe vite!
Voilà un beau irait d'égoïste. Au reste, comme
probablement vous ne lirez pas la brochure où je l'ai
vu, en voici une seconde.
Le roi chassait dans les forêts de Versailles. A trois
ou quatre lieues de celle ville, un garde du corps
LETTRES INTIMES. 49
tombe en galopant et se casse la cuisse ; le roi se
tourne vers M. de R... et lui dit :
— Monsieur, vous avez votre carrosse, faites-moi
le plaisir de ramener ce jeune homme à Versailles.
M.deU... contait cela le lendemain dans une maison.
— Ce malheureux, disait-il, me faisait une peine
terrible : tous les mouvements de la voiture le met-
taient dans des douleurs affreuses; il jetait des cris,
il grinçait des dents; cela me mettait dans l'état que
vous pouvez imaginer. Heureusement, je me souviens
que j'avais dans mes poches de l'eau de la reine de
Hongrie.
— Vous lui en donnâtes ?
— Non, j'en avalai une gorgée et cela me remit
jusqu'à Versailles.
Ces deux traits sont vrais; remarque cette manière
de conter, voilà le bon ton simple, aisé, concis : un pro-
vincial n'eût pas manqué d'y mettre du pathétique et
même de l'horrible, eût décrit la cassure delà cuisse,
eût parlé du sang. Le talent qui fait fuir ces défauts à
M. S... se nomme délicatesse.
Il faut, dans le monde, dire tout avec simplicité et
aisance, bien se dire à soi-même et ne jamais dire à
d'autres qu'on se réunit pour se donner du plaisir,
et supprimer tout ce qui diminue celui que vous pou-
vez donner. Pour plaire aux gens, il faut les occuper
d'eux et, par conséquent, parler très peu de soi; il faut
que vos traits soient vifs, et il y a une marque bien
claire du plaisir que vous procurez. On n'a presque
r,0 LETTRES INTIMES.
jamais affaire qu'à la vanité des gens. Un homme vain
cherche à découvrir à chaque instant quelque nouvel
avantai^e en lui ; dès qu'il en découvre un, vous en
avez une marque évidente, il rit. Le rire n'est que
cela : la vue soudaine d'un avantage que nous ne nous
connaissions pas, ou que nous avions perdu de vue.
J'ouvre un volume des Lettres persanes que je
porte toujours avec moi; je tombe sur la lettre
quarante-deux, je lis :
Pharon à Usbeck son souverain seigneur^
« Si lu étais ici, seigneur, je paraîtrais à ta vue
tout couvert de papier blanc, et il n'y en aurait pas
assez pour écrire toutes les insultes que le chef de tes
noirs, le plus méchant des hommes, m'a faites depuis
ton départ. »
En lisant l'histoire de papier blanc on rit. On s'est
mis à la place d'Usbeck sur le titre parce qu'on se
dit: « Ne ressemblé-je pas plus à un maître qu'à un
esclave? » Tout le monde ne fait pas ce raisonnement
aussi nettement; mais l'effet est le même; ensuite, on se
ligure cet esclave habillé de papier écrit, tout ce pa-
pier écrit par vous, mis ainsi pour que vous ayez
moins de peine à le lire, mis dans cette manière co-
mique pour vous; à l'instant, nous nous disons: « Il
faut que je sois bien puissant pour qu'on fasse tout
ya pour moi ! » Et nous rions.
11 faut bien te garder de l'aire jamais cette anatomie-
LETTRES INTIMES. 51
là devant personne: rien ne senl plus le pédant; mais
il faut en faire de semblables pour toi. C'est le fumier
qui est sale et qui fait venir les raisins muscats. Pour
faire rire quelqu'un, tu n'as donc qu'à lui découvrir
finement et en peu de mots quelqu'un des avantages
qu'il possède. Me comprends-tu?
Amasse maintenant des matériaux pour un autre
temps; songe que, dans le monde, plus on a d'esprit,
mieux on sait ménager la vanilé des autres, plus ils
vous chérissent; et que plus vous en êtes chérie, plus
vous êtes heureuse. Or tu te donneras de l'esprit par de
pareilles analyses. Réponds-moi courrier par courrier,
ta lettre n'eût-elle qu'une ligne. Je suis vraiment in-
quiet : personne ne m'écrit. Je ne vois qu'une ma-
nière d'expliquer cela : l'autre jour, à cinq heures,
on a pu fixer le soleil, il était couleur de brique et
gros comme un fromage; les savants ont dit que cela
annonçait tremblement de terre : Grenoble aura trem-
blé, et tout y est sens dessus dessous.
Adieu; mon père ne m'écrit plus, ne m'envoie rien;
nous sommes au 13. Celui qui a dit que tout est bien a
dit une sottise. Il fallait dire que tout est au mieux
dans le meilleur des mondes possibles.
52 LETTRES INTIMES.
XV
An XII.
Tu trouveras dans le monde, ma chère petite, beau-
coup d'àmes sèches : ces gens-là n'ont jamais eu dans
leur vie un moment de tristesse, de cette tristesse onc-
tueuse que nous avons éprouvée souvent; ils ne sont
ordinairement sensibles qu'à deux passions, la vanité
et l'amour de Targent. Cette sécheresse vient de
l'âme. Il nous arrive souvent, à nous autres gens sen-
sibles, de pleurer pour une idée qui nous passe par la
tête. En venant d'acheter ce papier, je passais par une
rue nommée des Orties et assez bien nommée, car il
n'y passe personne ; un des côtés est formé par la
majesteuse galerie du Muséum. Cette galerie est très
élevée et très noire; la rue est étroite et silencieuse,
et vis-à-vis des maisons très hautes. J'ai rencontré là
une femme de quarante ans, vieille de misère, qui
portail son enfant derrière elle et qui chantait pour
demander l'aumône. Cela, joint à l'aspect de la rue
qui faisait déjà son effet, m'a touché. En prêtant
l'oreille, j'ai entendu qu'elle chantait une chanson
de corps de garde; cela m'a serré le cœur et fait
venir les larmes aux yeux. J'ai doublé le pas, et ce
LETTPxE s INTIMES. 53
n'est que sur le pont Royal que je me suis aperçu que
je ne lui avais pas donné. Il y a tant de charlatans
pauvres à Paris qu'il est nécessaire, lorsqu'on n'est
pas très riche, de ne pas donner. Cependant, je
me suis repenti de n'avoir pas donné à cette pauvre
mère. J'ai réfléchi ensuite que sa chanson m'avait
fait venir les larmes aux yeux, parce que je voyais
que les paroles, qui en étaient crapuleuses, devaient
détruii'e dans le cœur des écoutants le sentiment
duquel elle espérait quelque charité. Chaque mère, en
la voyant passer avec son enfant sur le dos en avait
pitié, parce qu'elle se disait : « Un jour, je puis en être
réduite là;» lorsqu'elle entendait sa chanson, la pitié
cessait; jamais je n'aurai de mauvaises mœurs; cette
femme en a sans doute, sa chanson le prouve, et
ce sont sans doute ses mauvaises mœurs qui l'ont
mise là. »
Remarque combien la tête influe sur le cœur : mille
personnes dans Paris, en passant là, pouvaient avoir les
mêmes sentiments; il n'y en a pas quatre peut-être
qui les eussent analysés. Beaucoup ne l'auraient pas
pu ; la majeure partie, du reste, aurait chassé cette
image importune. Tu vois là, en deuxième lieu, l'in-
fluence de la tête sur le cœur; cette femme désirait
la charité, sa pantomime était bonne, elle avait bien
fait de mettre son enfant sur son dos, mais la chanson
était mal choisie; il fallait une romance triste; voilà
donc un défaut d'esprit qui paralyse tout le reste.
Tu te souviens sans doute que je t'ai écrit que
54 LETTRES INTIMES.
riiomme était composé de trois parties : 1" le corps;
2° rame ou toutes les passions; 3" la tête ou le centre
des combinaisons. Étudie-le d'après cette distinction,
c'est la plus commode; observe dans chaque individu
l'àme et la tête. Dans le paysan, par exemple, tu trou-
veras souvent des âmes rares; la tête n'y répond pas.
Si Jean, par exemple, fût né à ma place, il serait colonel
à l'heure qu'il est; il a vraiment l'ambition perçante,
celle qui réussit. Le corps et la tête sont les valets de
Tàme, et l'âme obéit elle-même au moi, qui est le dé-
sir du bonheur. Le corps et la tête, à force de faire la
même chose, la font plus facilement : cela s'appelle
prendre une habitude. Je suppose qu'une passion
règne deux ans chez un homme : la passion cesse,
mais les habitudes de la tête et du corps durent. Que
celte passion ait été l'amour, que la femme qui l'in-
spirait portât habituellement un chapeau avec deux
touffes d'hortensia (la mode actuelle), qu'il la vît or-
dinairement au jardin du Luxembourg : voilà le corps
et la tête influant sur l'âme; cela est bien sec, j'en
ccnviens, mais cela mène à tout ce qu'il y a de su-
blime dans la science de l'homme. Demande-moi ce
que j'aurai mal expliqué.
Encore un mot : il y a des passions, l'amour, la ven-
geance, la haine, l'orgueil, la vanité, l'amour de la
gloire. 11 y a des états de passion : la terreur, la crainte,
la fureur, le rire, les pleurs, la joie, la tristesse, l'in-
quiétude. Je les appelle états de passion, parce que
plusieurs passions différentes peuvent nous rendre
LETTRES INTIMES. 55
terrifiés, craignants, furieux, riants, pleurants, etc.
Il y a ensuite les moyens de passion, comme l'hy-
pocrisie.
Il y a encore les habitudes de Tàme; il y en a de
sensibles, il y en a d'utiles : nous nommons les utiles
vertus; les nuisibles, vices. — Vertus : justice, clé-
mence, probité, etc., etc. — Vices : cruautés. Et
vertus moins utiles ou qualités : modestie, bienfai-
sance, bienveillance, sagesse, etc. — Vices moins
nuisibles ou défauts : fatuité, esprit de contradiction,
le menteur, l'impertinence, le mystérieux, la timidité,
la distraction, etc.
Remarque que beaucoup de ces choses sont en même
temps habitudes de l'âme et défauts; une passion peut
rendre distrait, menteur; cela est bien dilférent avec
avoir l'habitude de la distraction, l'habitude de mentir,
sujets traités par Regnard et Corneille. Pense à ces
divisions de l'âme.
Songe qu'on voit toujours tous les désagréments de
l'état où l'on est, et aucun de ceux de Tétat que l'on
souhaite : je Tai éprouvé trois ou quatre fois déjà.
LETTRES INTIMES.
XVI
1804.
Ma chère petite, la lettre m'afflige beaucoup; je
t'écrirai tous les deux jours pour te distraire. J'écris
aujourd'hui à mon papa pour le remercier des deux
cent quatre francs qu'il m'envoie et qui ne pouvaient
venir plus à propos : je portais, depuis huit jours, des
souliers percés, et j'avais besoin de tout mon esprit
pour glisser sous le trou une petite patte teinte en
noir avec de l'encre.
Je dois à la pension où je mange et où je ne suis
guère connu; je dois à mon portier; je dois à mon
tailleur, qui venait me voir tous les matins; il y a
longtemps que ma montre est engagée. Je ne vais nulle
part depuis quinze jours, faute d'avoir douze sous dans
mapoclie; je néglige M. Daru, le général Michaud,
mademoiselle Duchesnois! que de raisons de me
désespérer!
Eh bien, jamais je n'ai tant ri : il y a trois ans,
je me serais désespéré; je suis devenu raisonnable
depuis. La vie de l'homme le plus puissant qui ait
jamais été, d'Alexandre le Grand, et du dernier bour-
geois se ressemblent en ce qu'elles sont un mélange de
LETTRES INTIMES. 57
quelques jouissances vives et de nombreux moments
où, si l'homme est sage, il est heureux; s'il ne l'est
pas, il s'ennuie et est malheureux.
L'ennui n'est pardonnable qu'à ton âge, où l'on n'a
pas encore appris à l'éviter; plus tard, l'homme qui
s'ennuie est un sot à charge aux autres, et, par consé-
quent, fui de tout le monde.
Ayez une once d'ennui aujourd'hui, vos voisins s'en
aperçoivent, ils vous fuient; le lendemain, vous en
avez une livre; le surlendemain, deux, et peu à peu
vous devenez stupide.
J'ai passé par tous ces étals-là.
Les hommes ont diverses ressources contre l'ennui :
D'abord, il faut remuer le corps quand on est
ennuyé, c'est là le moyen le plus sur. Je montais donc
souvent à cheval; je cherchais à me rendre témoin
dans les duels, à me passionner enfin; avec les pas-
sions, on ne s'ennuie jamais ; sans elles, on est stupide.
Mais ce principe a besoin d'être bien expliqué : là-
dessus, le charmant auteur de Valérie dit une chose
bien vraie : « Les goûts (petites passions de quinze
jours, un mois) charment la vie; les passions la
tuent. y>
Je te dirai encore ici que je l'ai éprouvé : je me
cite souvent, parce que je suis l'homme dont je con-
nais le mieux le cœur.
L'homme moral se divise en cœur ou centre des
passions, et en tête ou centre de combinaisons et de
jugements. On peut parvenir avec de la sincérité à
58 LETTRES INTIMES.
connaître à peu près son cœur; il faut avoir bien peu
d'orgueil pour connaître sa tête, et, comme on en a
toujours, jamais on ne la connaît bien; voilà dans
quel sens on a raison de dire qu'il est très difficile de
se connaître soi-même.
J'ai fait, en Italie et à Paris, des folies à me faire tout
perdre, même l'honneur; par exemple, j'ai monté
derrière une voiture pendant une soirée comme la-
quais ; j'ai pris dans une bibliothèque un livre où l'on
m'avait rapporté que l'on cachait des lettres. Tout cela
a passé par bonheur et par une franchise audacieuse
que m'inspirait la passion et qui me fait frémir à cette
heure.
Cependant, tout s'est su, même ce que je n'ai ja-
mais confié; on m'a dit que j'étais monté derrière
une voiture, une livrée sur le dos, etc., etc.
Yoilà la grande différence d'un homme à une femme !
la dix millième partie de ces aventures aurait perdu
Lucrèce elle-même à jamais; voilà ce qu'il faut bien
te dire. Un homme d'esprit dit aux femmes : Soyez
jolies si vous pouvez, soyez considérées, il le faut; on
dit, il est trop vrai, que la considération est l'opinion
du plus grand nombre; le plus grand nombre est un
sot; il faut donc faire des sottises? Non, mais souvent
s'abstenir des choses raisonnables.
Je parle de toi à mon papa; je l'invite à te donner
des distractions, à te laisser lire quelques histoires
amusantes, telles que Cleveland.
Voici un travail qui est le plus utile de tous et que
LETTRES INTIMES. 59
je t'engage à commencer le 56 prairial : tu feras la
liste des vertus et des vices et comme ceci :
Ambition. Intrépidité.
Envie. Patience.
Colère. Magnanimité (Scoevola se brûle la main.
Vertot, cliap. xviii, page 51^).
Tu mettras chacun de ces noms en haut d'une
grande page in-4% et tu mettras en abréviation au-des-
sous le trait d'histoire en deux lignes au plus, et en
citant l'endroit d'où tu le tires. Tu pourras parcourir
pour cela VHistoire romaine de Rollin, qui est com-
posée de deux choses : ce qu'il traduit des anciens, qui
est excellent; ce qu'il ajoute, qui est détestable. Il y a
environ deux tiers de son cru ; tu sautes cela, tu pro-
fites du reste. Après les traits d'histoire, tu mettras
les belles imitations poétiques, par exemple : colère
— Achille, 3* livre de VIliade d'Homère, page 412
du 1" volume.
Ce travail est le plus utile que j'aie pu trouver pour
moi.
60 LETTRES INTIMES.
XVII
1804.
J'ai changé de logement, ma bonne amie; j'habite
actuellement la plus belle rue de Paris, nommée la
rue de la Loi, et, dans cette rue, un joli hôtel nommé
hôtel Ménars, vis-à-vis la rue Ménars. Dis cela à
nos papas afin qu'ils adressent là leurs lettres. J'es-
père bien aussi que tu y en adresseras quelques-unes,
et franchement tu m'en écrirais davantage si tu savais
le plaisir qu'elles me font ; mais tu dois le savoir, ou
tu ne sauras jamais rien, depuis le temps que je te dis
qu'elles m'ont toujours fait beaucoup de plaisir, mais
que, dans ce moment, elles m'en font tant, qu'elles me
deviennent nécessaires.
Diverses circonstances m'ont éloigné de la société
des gens qui sentaient avec moi : mon excellente amie
n'est plus qu'un instrument à douleurs; je ne veux
pas sentir avec sa fille, et je tache, au contraire, de
ne lui parler jamais qu'avec mon esprit, pour ne pas
augmenter ce qu'il lui plaît d'appeler sa passion pour
moi; je crains bien que, sous peu, je ne sois forcé
d'appliquer à celte passion le plus grand de tous les
LETTRES INTIMES 61
remèdes, l'absence. Il ne sera plus convenable que
je la voie, dès que je ne pourrai plus la voir auprès de
sa mère. Après ce fatal événement, auquel je tàclie
d'habituer mon esprit, je vais me trouver dans une
assez singulière position, solitaire dans ce Paris, où, il
y a deux ans, je voyais tant de monde. C'est que je
suis devenu sévère : il me semble que, tôt ou tard, on
se rapproche du niveau de sa société, si on ne le prend
pas. D'après ce principe, si je fréquente des sots, me
suis-je dit, je m'abêtirai, et, lorsque je rencontrerai
une femme d'esprit capable de faire mon bonheur, je
serai hors d*état d'atteindre à ce bonheur ; il faut donc
ne me lier qu'avec des gens de mérite. Mais il se
trouve que les gens d'esprit se laissent aborder irès
difficilement ici; ils savent qu'un sot non seulement
ne sent pas un iiomme de mérite, mais encore le hait;
il faudrait au moins de la fortune.
On vient me voir ; adieu.
XVIII
1801.
Nous jugeons les autres semblables à nous-mêmes :
rien de plus faux si c'est une personne à sentiment
0-.> LETTRES INTIMES.
qui parle. Une jeune fille passionnée s'imagine con-
fusément que les passions gouvernent tout le monde,
tandis que sur cent personnes il y en a quatre-vingt-
huit qui n'ont d'autre passion que la vanité (l'orgueil
sur les petites choses).
Le langage du monde est trompeur ; on fait semblant
de céder à un sentiment, on ne cède, en effet, qu'à
l'intérêt plus ou moins bien calculé, et on joue la
comédie plus ou moins bien.
Dans ce qu'on appelle la bonne compagnie, il y a
moins d'hypocrisie: cela vient, je crois, de ce que tout
le monde y a lu Jean-Jacques, Helvétius, Sénèque,
Duclos, etc., etc., et qu'on a reconnu que plusieurs de
leurs principes sont vrais.
Fontenelle, l'homme qui aie plus affecté de finesse,
et son disciple Marivaux, qui vaut mieux que lui, ont
contribué à chasser l'hypocrisie des mœurs de la
bonne compagnie.
L'homme qui se jette dans le monde renonce à
vivre par lui; il ne peut plus exister que par les autres,
mais aussi les autres n'existent que pour lui.
Par exemple, un homme à la mode aujourd'hui (prai-
rial, ail XII) se lève à dix heures, passe une redingote,
va au buin, de là déjeuner. Il revient, prend des bottes
et un habit mi-usé, va passer son temps jusqu'à trois
heures et demie à faire des visites, non pour affaires,
mais pour parler avec ceux qu'il rencontre : de quoi?
il n'en sait rien lui-même en sortant. Il jase de ce
dont on jase. A quatre heures, il rentre, va dîner,
LETTRES INTIMES. 63
revient, s*habille, va au spectacle de sept heures à
neuf heures et demie, sort après la première pièce,
met des culottes de peau, des bas de soie, un triple
jabot et va aux thés, jusqu'à minuit, une heure,
restant où il s'amuse, filant dès que ce qui l'envi-
ronne l'ennuie.
Mais il ménage toujours la vanité, passion univer-
selle; même en filant par ennui, il a l'air de se faire
violence. Quand ses soirées l'ennuient, il va à onze
heures à Frascati, jardin où l'on prend des glaces et
où il ne se trouve pas que des gens dn bon ton. Il y a
peut-être, dans ce grand Paris, mille jeunes gens
élégants; ils se connaissent tous de vue, et encore plus
à la tournure : le sot peut, avec vingt-cinq louis, se
bien vêtir; mais, en le voyant à cinquante pas devant
moi et par derrière, je dirai : « Cet homme-là n'est
pas du monde. »
Il y aurait cinquante pages à dire là-dessus.
— Comment reconnaître la bonne compagnie? me
diras-tu, toutes se nomment ainsi.
— A l'art avec lequel ou ménage la vanité : plus une
société a Tair d'être composée d'amis qui se ché-
rissent à Tadoration, qui sont très spirituels et qui
sont les gens les plus modestes du monde, plus elle
est du bon ton.
Au fond, ils ne s'aiment ni ne se haïssent; pour
la plupart, ils sont assez bonnes gens et ont une vanité
poussée à l'extrême, c'est-à-dire qui s'offense et se
réjouit des plus petites choses dn monde ; mais ils ne
64 LETTRES INTIMES.
laissent jamais paraître aucun sentiment affligeant.
Celui qui s'afflige en public (aux yeux du monde) est
un sol, ou un homme plein d'orgueil.
S'il croit qu'on prend part à ses chagrins, c'est un
sot; s'il se croit assez important pour vous en faire
affliger, c'est un orgueilleux.
On ne peut pas décrire dans une lettre ce que c'est
qu'un homme aimable : il faut les voir plusieurs
ensemble pour les juger; car, un homme aimable seul
se laisse entraîner à vouloir primer, et ainsi tombe
dans la plus grande faute possible; il ofl'ense la
vanité de tous ceux qui sont présents, d'abord de
tous les hommes qu'il efface, ensuite de toutes les
femmes auxquelles il ne s'adresse pas. On peut dire
plus facilement ce que ne doit pas être l'homme ai-
mable.
La société se perfectionne chaque jour, parce qu'on
apprend à l'amuser davantage : un homme aimable
de Louis XIV, Lauzun, Matha, le chevalier de Gram-
mont, etc., qui ont laissé une si grande réputation,
seraient des gens du dernier /)(?s«n? aujourd'hui, avec
leurs compliments longs d'une aune.
Les gens aimables d'aujourd'hui auraient sans
doute le même défaut dans cent ans s'ils se réveil-
laient comme... (Déchiré.)
La science du monde est si difficile! Par cette rai-
son, on n'en peut rion apprendre dans les livres; au
contraire, plus on lit, plus on se gâte. Il faut raison-
ner juste, et alors six mois d'usage et de bons conseils
LETTRES INTIMES. 65
forment. II y a cependant un livre qui est utile parce
qu'il est un modèle de conversation, Labruyère.
Adieu, ma chère petite ; je voulais écrire quatre
phrases pour ma lettre de demain, je me suis laissé
entraîner. Tâche, chaque jour, de comprendre mes
lettres; voilà qui te distraira.
Tu me demandes qu'est-ce que la finesse?
C'est riiabitude d'employer des termes qui laissent
beaucoup à deviner, et tellement à deviner, qu'un pro-
vincial, qui arriverait, n'y comprendrait rien du tout,
ou peut-être le contraire de ce qu'on veut dire.
XIX
1801.
Ma chère petite, il y a bien longtemps que je ne t'ai
écrit. Comment cela va-t-il? Es-tu toujours ennuyée?
Tu n'aurais pas, à coup sûr, cet ennui, si tu connaissais
un peu plus de monde. iMa bonne Pauline, lorsque,
sans nous perdre, nous ne pouvons pas changer de
position, il faut rester où nous sommes, et, une fois
bien convaincus qu'il y faut rester, chercher à nous
la rendre le plus supportable possible, à nous y
amuser même.
4.
66 LETTRES INTIMES.
Le sacrifice n'est pas si grand que tu le penses;
toute position a ses peines : tu désires sans doute être
à Paris avec ta famille, lancée dans le monde, mais
ici, il n'y a point de famille : une mère, un père ne
sont point gênants pour leurs enfants; mais aussi
ils ne les aiment point; tout est de convention.
Je parlais l'autre jour de M. R... à un des amis de
cet excellent homme, un de ceux qui l'aimaient le plus;
il lui avait beaucoup d'obligations ; en un mot, il le
chérissait. Nous vînmes à parler du deuil : « Mais je l'ai
porté quinze jours, me dit-il, comme le prescrit
VAlmanach national. »
Je fus stupéfait, je l'avoue, quoique je connusse ce
Irait de caractère de l'animal parisien; je ne l'avais
jamais vu si bien dans la nature et dans un objet aussi
proche.
Dans l'alternative d'être gêné par ceux qui nous
aiment ou de n'être point aimé du tout, j'aimerais
encore mieux l'amour. La perfection sans doute est
entre deux, mais elle est bien rare : où la trouver? 11
faudrait des gens parfaitement raisonnables ; et com-
bien y en a-t-il?
J'espère que tu travailles un peu et que cela t'aura
distraite, à moins que ton ennui ne vienne de quelque
passion secrète; en ce cas, dis-le-moi franchement; tu
es sure, sur cet article, du plus profond secret; d'ail-
leurs, je connais presque tous les jeunes gens de Gre-
noble, par mes amis je connaîtrai les autres, et je
pourrai t'étre bon à quelque chose; nous traiterons
LETTRES INTIMES. 67
cette malière à fond s'il en est ainsi. Dans tous les cas,
n'oubliejamais que mon père a excité l'envie, et qu'on
nous traitera plus sévèrement que d'autres, surtout
ayant le malheur d'avoir excité lajalousie de M..., (lui
serait cru comme étant de la famille. Je me con-
vainquis pleinement de ce trait de son caractère,
étant aux Echelles avec André : il tourna exprès la
conversation sur toi pour dire que tu travaillais trop;
si tu n'avais pas travaillé, il aurait dit de même que tu
étais trop dissipée. Je pris bien vite ce tort sur moi,
l'occasion était importante.
Malgré lui, sa malignité tourna à ton avantage; car,
comme Caroline et toi, vous êtes des espèces d'ana-
chorètes, André (tu sais qui c'est) était très curieux
sur votre compte et surtout sur le tien par une drôle
de circonstance. La veille de mon départ, je vous
accompagnai dans la rue Yieux-Jésuite. Tu sais que
je m'entendis appeler en entrant dans l'allée; c'était
lui qui venait d'accompagner M. R... Tu avais ce soir-
là sur ta tèle un voile comme ce joli mezzaro des
Génoises qui donne un air doucement affligé à la phy-
sionomie; tu rétais peut-être un peu, de manière qu'il
se fil la plus douce image de toi ; je vis que cette image
l'avait frappé. Ta tournure exprimait à ses yeux le plus
doux caractère d'une femme, cette tendre aifliciion,
cette douce sympathie qui fait qu'on se dit (confusé-
ment) : elle partagera mes chagrins, elle est bonne,
simple. Il n'en faut pas tant pour faire naître l'amour;
il ne cessait de parler de ta douce tournure.
68 LETTRES INTIMES.
Je ne voudrais pas, cependant, qu'il te rendît tendre:
il ne faut pas, pour ton bonheur, que tu épouses un
homme dont tu serais amoureuse; en voici la raison :
tout amour finit, quelque violent qu'il ait été, et le
plus violent, plus promptement que les autres. Après
l'amour, vient le dégoût; rien de plus naturel; alors,
on se fuit pour quelque temps. Voilà qui va bien;
mais, si l'on est marié, on es! obligé d'être ensemble,
on est surpris de ne plus trouver que l'ennui dans
mille petites choses qui faisaient le bonheur. Un jeune
homme de ma connaissance aimait une jeune demoi-
selle: dans les petits jeux, cette demoiselle avait cou-
tume de lui voler un mouchoir; c'était charmant, elle
l'a fait il y a quelques jours; le jeune homme a trouvé
cela du dernier bête. Ils ne se verront pas d'un an, et
alors ils seront amis, ils se souviendront avec plaisir
du temps où ils s'aimaient. Si, au contraire, ils habi-
taient ensemble, ils se seraient revus à chaque heur»
du jour; la vanité de la femme eût été blessée,
l'homme ennuyé, et ils se seraient détestés à la mort
toute la vie, au lieu que, se mariant par raison, on n'est
jamais irrité, parce qu'on trouve à peu près ce sur
quoi on comptait. Il y a une fausse raison professée par
tous les sots du monde, qui s'en servent pour blâmer
les gens d'esprit; mais il y en a une véritable qu'il
faut connaître parce qu'elle fait le bonheur de la vie.
En général, tout mal vient d'ignorer la vérité, toute
tristesse, tout chagrin, d'avoir attendu des hommes ce
qu'ils ne sont pas en état de vous donner.
LETTRES INTIMES. 69
Pense à ça, ma chère Pauline, et écris-moi souvent
comme tu penses, au hasard. Envoie-moi le caractère
de F... ; il me sera très utile. Je crois avoir découvert
que toutes vos passions, mesdames les femmes, se
réduisent à la vanité; je veux pousser cette opinion,
et, si je la trouve vraie, vous ne me ferez plus faire de
folies.
Connaissance de l'homme.
Il faut tâcher de te rendre raisonnable, c'est-à-dire
être toujours prête à céder quand les événements que
tu verras, ou dont tu seras certaine, te prouveront que
tu as tort. Voilà ce qui distingue les femmes d'esprit
de caillettes qui ne font que répéter quelques petites
bêtises accrochées au hasard des hommes de leur
société : ces femmes sont indécrottables. Une femme
raisonnable au contraire, en huit jours, peut parvenir
du plus mauvais ton au meilleur.
• Je m'en vais te copier à la hâte quelques observa-
tions que j'ai faites celte semaine: je vois que ma lettre
n'en payera pas davantage. Ne communique pas ces
observations : je ne veux pas avoir le renom d'en faire,
parce qu'alors on se cache devons comme d'une espèce
de censeur, et, comme je te le disais, il n'y a que
vanité chez les femmes, et il y a beaucoup d'hommes-
femmes ; ainsi ménageons le plus grand nombre qui
est un sot sans doute, mais qui fait les réputations.
Quand tu ne comprendras pas (jnelque chose que je
l*aurai écrit, demande-m'en l'explication.
70 LETTRES INTIMES.
Je cherche, depuis un mois, à me rendre moins sen-
sible : j'ai eu plusieurs afdictions ici, particulièrenienl
au sujet de deux Adèles. Je crois que mon père veut
me prendre par famine; je serai obligé de faire des
dettes; tout cela me rendait triste. Je me suis dissipé
tant que j'ai pu; j'ai commencé par ne faire que jouer
la gaieté; j'ai fini par la sentir.
J'ai donc étudié le rire et ses effets. C'est une chose
si difficile qu'aucun philosophe n'en a encore parlé,
que Hobbes. C'est assez la coutume dos petits auteurs,
ils sautent ce qu'ils ne peuvent expliquer, différents
en cela des gens de génie, qui sont francs. Je com-
mence à m'apercevoir qu'Helvétius est plus des pre-
miers que des seconds : il y a de bonnes choses dans
son livre, mais elles ne sont pas de lui; elles sont la
plupart de Hobbes, Vauvenargues, La Rochefoucauld,
Duclos, etc., etc.
Il ne faut jamais généraliser le fait dont on tire
une conséquence, c'est s'exposer à de grandes erreurs.
Par exemple, quand je songe à une action de mon
grand -père, il faut dire mon grand-père et non pas
iLii grand-père, à moins que je ne fasse suivre ce
nom de toutes les circonstances qui rendent mon
père différent des autres pères, qu'il a soixante-dix
ans, qu'il est médecin, le roi d'esprit de la ville, etc.
L'extrême politesse est celle de Paris actuellement,
où se trouvent les gens les plus polis qui aient jamais
existé, c'osl-â-dire ceux qui ont le plus de vanité et
qui savent mieux plaire à celle des autres. Avoir une
LETTRES INTIMES. 71
plus grande vanité, c'est être susceptible sur des
choses plus petites: se moucher mal à propos vous
brouille ici avec l'homme qui raconte une histoire, si cet
homme est un sot) ; l'extrême politesse, dis-je, est une
suite nécessaire de l'extrême égoïsme (se préférer à
tous les autres plus ou moins; l'extrême égoïste est
celui qui verrait avec plaisir tuer un homme pour
s'épargner la peine de se faire les ongles; il y a beau-
coup de ces gens-là). L'égoïsme vient dugouvernement
monarchique; mais la comédie ne peut régner que
dans l'extrême politesse; donc, il n'y a point de bonne
comédie sans monarchie.
Tu vois comme, en passant, l'homme qui réflé-
chit résout les problèmes qui ont fait et feront les
sueurs des nigauds présents et à venir, des La
Harpe, etc.
Sous la monarchie, les hommes ne s'intéressent
plus les uns aux autres comme dans les républiques :
il n'ont plus d'intérêts communs et en ont de con-
traires; par exemple, il n'y a qu'une place de conné-
table : si vous l'avez, je ne l'aurai pas; si vous faites
une action plus brillante que les miennes, elle
m'attriste, puisqu'elle vous rapproche de la place de
connétable, que je désire aussi. Taudis qu'à Rome,
tout le monde se réjouit de la belle action d'Horatius
Codes, qui les sauvait tous. Cherche comme cela des
exemples dans les histoires que tu liras.
Sous la monarchie donc, les hommes ne s'intéres-
sent plus les uns aux autres : il faut leur faire plaisir
72 LETTRES INTIMES.
actuellement, si vous voulez qu'ils vous obligent dans
une heure.
A Rome, on était considérable par ses vertus et par
ses talents : ici, on Test par la manière dont on est
dans le monde. Êtes-vous répandu ?ne l'êtes-vous pas?
Répondez sans vous flatter, vous saurez la manière
dont on va vous recevoir dans la maison où vous allez.
Or, vous êtes répandu à proportion de votre amabilité.
Pour être aimable, il faut d'abord être supportable;
vous êtes supportable en n'offensant jamais la vanité
de personne; vous deviendrez aimable en sachant
plaire à cette vanité, l'amuser ; pour cela, il faut savoir
faire rire.
Voilà tout le secret de nos mœurs et ce qui fait
qu'un Français craint moins d'avoir tort que d'être
ridicule, grand principe, très fécond dans la vie. Nos
mœurs actuelles (an XII) sont plus raisonnables que
sous Louis XIV. Nous faisons dépendre notre considé-
ration de la manière dont on est parmi nous, et non
plus de la manière dont on est avec le maître. Nous
nous sommes rapprochés de la raison et des républi-
cains. Ce fruit est l'ouvrage de Voltaire, qui y travail-
lait sans le savoir, et de Riquetli Mirabeau, grand
homme, qui le voyait bien.
Pense à ces principes, ils te donneront l'art de vivre
dans le monde.
Tu peux lire à Caroline l'article précédent : ce
serait un grand coup de la sauver d'être caillette.
Qu'est-ce que le rire? qu'est-ce que le ridicule?
LETTRES INTIMES. 73
qu'est-ce que la plaisanterie? Grande question, diffi-
cile à résoudre. Ceux à qui vous la faites vous ré-
pondent par un exemple; mais il fallait découvrir les
principes et en donner un exemple. Le rire est un
mouvement subit de vanité produit par une concep-
tion soudaine que nous avons quelque avantage com-
paré à une faiblesse que nous remarquons actuellement
chez les autres, ou que nous avions auparavant; car
nous rions des bêtises que nous fîmes l'année dernière.
Quand (dans r Avare) maître Jacques sort en disant :
« Qu'on me le pende ! qu'on lui brûle les pieds, et
qu'on me le croche au plancher, etc. » et qu'Harpagon
s'écrie: c Qui? mon voleur? i> nous rions de sa
méprise, parce que nous nous disons, obscurément :
« Si j'étais à sa place, je ne serais pas si bête, et je
verrais bien qu'il s'agit d'un petit coclion et non
d'un voleur. »
Cherche ainsi des exemples dans Molière, et dans le
Joueur, de Regnard, el le Légataire.
Quant à la plaisanterie, c'est un discours qui nous
découvre finement quelque absurdité.
J'ai bien sué pour arriver à ces deux principes : je
réfléchissais surtout ce que je voyais; ma distraction
faisait rire; je faisais des quiproquos en répondant; on
riait, et c'est ce qui m'a fait voir la cause du rire, que
je ne comprenais pas dans Ilobbes.
Comprends-tu cela loi-même ? Cherche des exemples
et dis-moi tes difficultés. Peut-être me montreras-tu
mon erreur.
5
71 LETTRES INTIMES.
XX
1804.
J'ai toujours la fièvre, ma chère Pauline; mais, hier,
j'ai trouvé la jointure de me purger : je suis allé
acheter deux onces de Glauber et les ai avalées. J'at-
tends la fièvre à ce soir; si elle vient, je prendrai du
quina; voilà l'état du corps.
J'ai de grandes peines d'âme en ce moment: ma-
dame de... va mourir; cela n'a pas besoin de commen-
taires.
Comme il faut me distraire de cette perspective
cruelle, et qu'on ne peut guère réfléchir lorsqu'on
€st affligé, je me suis mis à étudier l'histoire; js
bénis l'heureux hasard qui m'y a porté : j'ai trouvé
une bonne manière de l'étudier, et cela par une con-
séquence de cette maxime qui est en gros caractères
sur ma cheminée : «Quand un homme te parle, fais-toi
avant tout ces questions : 1° quel intérêt a-t-il a te
PARLER? 2° QUEL INTÉRÊT A-T-IL A TE PARLER DANS
CE SENS? NE LE CROIS QUE QUAND IL A INTÉRÊT A TE
DIRE LA VÉRITÉ. ))
J'ai besoin de m'incubjucr ces maximes; car mon
LETTRES INTIMES. 75
caractère passionné m'en éloigne sans cesse, je suis
toujours porté à croire les gens que j'aime. Mais je
vois, chaque jour, qu'il n'y a point de bonheur sans
connaissance de la vérité. Crois cela et agis en consé-
quence.
Au reste, je reviens de plus en plus sur la nécessité
de la discrétion. On peut dire ce qu'on veut ici ; il n'en
est pas de même parmi les sots provinciaux.
Lis beaucoup mes lettres à Gaétan; je prends
beaucoup d'intérêt à cet enfant : je me suis fait une
règle de n'aimer que les gens vertueux; avec les
autres, je tâche de n'être qu'excessivemejit poli; il me
serait bien pénible d'être obligé de le rayer de ma
liste. Quelle joie, au contraire, de ravir cette victime au
poids de la détestable éducation qui pèse sur lui! C'est,
dans ce moment-ci, la plus belle action que nous
puissions faire l'un et l'autre.
D'ailleurs, en lui expliquant mes lettres, tu les
comprendras mieux : tout cela est très pédant, et par
conséquent du plus mauvais ton ; mais j'aime mieux
être ridicule et t'être utile. Je n'ai mis ceci qu'afin
que tu te garantisses de prendre ce défaut, le pire de
tous en France.
Pourquoi le pire? Parce qu'il choque la vanité, la
passion la plus générale.
Tu ne ferais peut-être pas mal de faire un cahier et d'y
copier mes lettres, en laissant de la place pour les notes.
11 faut toute la force de ces institutions pour écarter
le méphilisme de bêtises dans lequel on vit.
76 LETTRES INTIMES.
Mets-toi bien dans la tête que, d'ici à vingt ans,
le ton de Paris aura pénétré en province et qu'alors,
ce qui aujourd'hui y est de bon ton, y sera méprisé.
Ici, on ne cherche que la vérité dite sans offenser
la vanité : Thomme du meilleur ton est celui qui sait
le plus de vérités et qui offense le moins la vanité;
voilà le modèle. Pour offenser le moins la vanité, il
faut souvent dire en quatre pages ce qu'on eût exprimé
en trois phrases. Voilà pourquoi je suis tranchant
dans mes lettres; je veux dire beaucoup en peu de
mots. Mon ton est sérieux; autrement, il serait badin.
Pourquoi badin? Parce qu'il offenserait moins la va-
nité. Comment? Parce que, toutes les fois qu'on affecte
d'être plaisant, la personne à laquelle vous parlez
dit : il se donne ce soin-là pour moi, cela flatte sa
vanité.
S'il y a une société où le bon ton permette d'offenser
la vanité à 2/10, on peut dire à un homme une
vérité qui offense la sienne à 5/10, si le ton dont on se
sert la flatte en même temps à 3/10, parce qu'alors
tout revient à 2/10 d'offense. Voilà l'avantage de la
plaisanterie, le comprends-tu? Il faut t'accoutumer
à raisonner ainsi mathématiquement; voilà le véritable
usage des mathématiques.
Mon grand-papa me dit qu'il est très satisfait de toi,
que tu es moins triste, et que tu modèles des médailles :
pauvre occupation qui n'est bonne que comme dis-
traction. On y peut apprendre deux choses : 1° les
belles formes, en modelant le divin Antinous, Hélène
LETTRES INTIMES. 77
et Paris, etc. ; 2° la sience des physionomies, science
réelle, mais qu'il faut se faire soi-même en lisant
Lavater et l'entendant à sa manière. Peu de gens le
comprennent : je te recommande la maxime écrite sur
la première page.
Tâche, à tout prix, de te procurer un ouvrage inti-
tulé des Lettres de cachet, par Mirabeau. Ce livre de
trois cents pages, bien lu, vaut mieux qu'un plein cou-
vent de nigauds ou de traîtres comme Yelly, Yillaret
et Garnier. Fais des extraits des vérités que tu trou-
veras dans cet excellent livre; tu y verras ce que je
t'ai écrit, il y a trois mois, avant de le connaître, que
souvent Montesquieu avait menti pour ne pas se faire
mettre en prison : son Esprit des lois est plein de
mensonges de ce genre. En général, tous les livres
imprimés avec privilèges du roi, depuis 1724, sont
remplis d'erreurs. Inculque bien cette vérité au
pauvre petit Gaëtan : fais-lui faire un petit livre où
il écrira les définitions des mots vertUy crime, hon-
neur, etc. Tâche, en un mot, de le sauver pour lui et
pournous. S'il croit toutes les sottises qu'on lui dira,
il se fera moquer de lui dans le monde de Paris,
et c'est à celui-là qu'il faut plaire le plus qu'on
peut, autant que cela s'accorde avec la pratique de la
vertu.
J'ai étudié Louis XIV ces jours-ci, nommé le
Grand par les bas coquins Voltaire et compagnie, et
bassement flatté par Boileau, Molière, Quinault,elc. ;
j'ai été étonne de sa bassesse et de sa bêtise; c'est
78 LETTRES INTIMES.
le grand roi des sots, comme Iphigénie de Racine
est leur belle tragédie. Le meilleur roi, pour les gens
sensés, c'est Henri IV; après lui, Charlemagne; après
ce dernier, personne ! Louis XIV était dissimulé jus-
qu'à l'horreur. Arrestation de Fouquet, à la mort du
cardinal Mazarin : il vole à son hoirie quinze millions !
le voilà bas voleur (Mémoires de Choisy, c'est un
homme d'esprit qui dit quelques vérités, lis-le); il ne
lui reste de vertu que la bravoure, et il n'y était pas
ferme; simple particulier, il eût été le plus lâche des
hommes. Preuve, ce propos du vieux Chorat, qui, le
voyant pâlir au feu, lui dit à l'oreille : « II est tiré, Sire,
il faut le boire (Choisy). » Et voilà le grand Louis XIV.
Nous pouvons en conclure que tout homme qui le
vante est ou un traître payé, ou un sot qui ne réfléchit
pas et qui prend pour vrai ce qui est imprimé par
Voltaire, sous son successeur Louis XV.
Lis toute ma lettre, excepté ce qui te regarde par-
ticulièrement, à Gaétan, et pèse sur cet article et sur
la maxime. Quand tu auras lu l'histoire comme je
viens de le faire ces jours-ci, tu verras que toute la
grandeur du siècle de Louis XIV était préparée; qu'il
fit souvent ce qu'il put pour Tétouffer ou qu'on le fit
pour lui (l'exécrable Richelieu poursuivant le Cid, de
Corneille). Pèse là-dessus avec Gaétan : cet exemple
est fameux; il y verra ce qu'il doit penser de l'opinion
des sots quand il verra Louis XIV tant loué. Ce prince
est un caractère singulier du reste; il fut le plus mé-
diocre des hommes et souvent le plus méchant. Vol-
LETTRES INTIMES. 19
taire dans son histoire est un bas coquin, d'autant plus
dangereux qu'il eut assez d'adresse pour se fiiire
passer pour philosophe. Pèse surtout cela avec Gaétan ;
je lui enverrai bientôt un bon petit livre. Lisez tous
deux Plularque et Mirabeau ; lisez-les, ayez assez de
force pour vous les procurer; prouve un peu de vi-
irueurdans celte aiï^ire.
Je suis mécontent d'avoir approfondi Louis XIV,
parce que je croyais que rnon opinion, d'après Ilelvé-
tius, Raynal et Altiéri, était exagérée contre lui; elle
était faible. Sauf, il est vrai, qu'il faut voir les choses
par soi-même, j'oubliais qu'Helvétius imprima son
livre avec permission, ce qui lui fit masquer la vérité.
Au reste, j'ai découvert beaucoup d'erreurs dans ce
livre depuis l'année dernière.
Fais tout au monde pour faire lire àGat'tan Roland le
Furieux jV Iliade, les Mystères d'Udolphe, Clevelandy
la Pliarsale de Lucain, traduite par Marmontel; Don
Quichotte, modèle de bonne plaisanterie; l'histoire de
Henri IV par Péréfixe, les Mémoires d\ui homme de
quai ité ; mais suTioulV Iliade ,\ii Jérusalem , Roland et
le Confessional des pénitents noirs. Son imagination
a besoin d'être secouée; il est bon, mais il n'a pas de
force dans sa bonté ; il faut retremper son àme, autre-
ment ce ne sera qu'un faible, et, avec son gros nez, on
se moquera de lui. Dis-lui qu'il lui faut plus d'esprit
qu'à un autre, avec ce gros nez ; qu'il lise Plutaniue
et ne croie pas tout ce qu'on lui fait lire de moulé
(la religion toujours exceptée; je n'en parle amais
80 LETTRES INTIMES.
et crois bien sincèrement à l'enfer, mais je le remplis
autrement qu'on ne fait communément, je le remplis
de tous les scélérats quels qu'ils aient été).
XXI
Paris, 22 germinal an XII.
Tonnerre! je veux me fâcher bien fort; ma malle
n'est pas encore arrivée; je suis Tantale!
Quelle leçon! c'est pour le coup qu'il faut dire : « A
qui donc se fier? il faut tout faire par soi-même ! » Je
sais bien que c'est sans doute pour ajouter quelque
vétille à ma malle que vous l'avez retenue; mais rap-
pelle-toi qu'il faut aimer les gens à leur manière et
non pas à la nôtre; j'avais dit à Jean de mettre une
malle à la diligence rapide, le jour de son arrivée.
Je ne suis point encore établi ici, je perds mon
temps, parce que je n'ai pas les plans d'étude qui
sont dans ma malle. Je vais me faire un ordre de tra-
vail comme le tien, c'est le seul moyen d'avancer. Je
veux au moins profiter des derniers moments qui me
restent ; il faudra prendre un état, et je ne vois que
le militaire. C'est une triste chose, de sacrifier sa vie
entière à un [)réjugé. Je redeviendrai soldat : c'est en-
LETTRES INTIMES. 81
core, (le (ous les élats, celui qui m'ennuie le moins. Je
pourrais me rendre indépendant d'une certaine fa-
çon, mais en me mettant sous le joug d'une autre.
J'ai donné à déjeuner ce matin à un homme qui me
rendait ma visite et qui m'a fait entendre que, si je
voulais, on me donnerait certaine demoiselle. Je lui
ai fait débiter sa commission, qu'il a faile avec beau-
coup d'esprit, et puis j'ai éloigné la proposition. La de-
moiselle a dix-huit ans; elle est jolie, grande, bien
faile, a (rois cent mille livres aujourd'hui, et en aura
cinq cent mille dans dix ans. Je suis aimé dans la fa-
mille, on y a de moi une idée exagérée en bien. Voilà
le piège, mais je ne m'y prendrai pas. Je serais riche,
mais esclave de tous les usages; j'aurais un bel hôtel,
mais peut-être pas un pigeonnier à pouvoir lire tran-
quillement Corneille et Alfieri
Cette proposition me trouble cependant : je pense à
la douceur de ne plus dépendre. Si la chose se faisait,
je me réserverais auprès de mademoiselle de N... de
voyager quatre mois par an.
J'ai fait connaissance en route avec un homme de
trente-quatre ans, très instruit et profondément sen-
sible; j'ai un vrai plaisir d'être avec lui. Il vient d'Italie,
où il a passé sept ans et va en Hollande; nous par-
lons beaucoup d'Alfieri, de Monli, de Pindemonti, de
Cesarroli, et je sens que j'aime l'Italie de passion.
Il paraît un bon journal intitulé Archiies litté-
raires; il faudrait bien tâcher de le lire, il vous for-
merait le goût, à Caroline et à toi.
8^ LETTRES INTIMES.
Dès que j'aurai reçu ma malle, je vais me mettre à
travailler chaque soir; je me délasserai à écrire mon
voyage de Genève.
Mille choses à tout le monde et surtout à ma bonne
tatan. On me dit que Gaétan travaille; Caroline lui
portera bientôt les Lettres persanes.
XXII
21 Horéal an XII.
Je pense surtout à toi : dès que je vois quelque
chose d'utile, je voudrais te l'expliquer. Voici l'habi-
tude que je prends : j'écrirai tout ce que je te destine
et, lorsque la feuille sera pleine, je te l'enverrai. Cela
vient de ce que je suis très persuadé qu'on ne peut
s'aimer qu'autant qu'on se ressemble, et je voudrais
que nous nous ressemblassions le plus possible.
Ne perds pas mes lettres; elles nous seront utiles
à tous deux: à toi, tu pourras comprendre par la suite
ce que tu n'as pas saisi d'abord, à moi, elles me don-
neront l'histoire de mon esprit.
Tu as à ta disposiiion un excellent moyen d'instruc-
tion, peut-être même le meilleur possible.
Je crois, et je te le démontrerai par la suite, que
tout malheur ne vient que d'erreur, et que tout bon-
LETTULS INTIMES. 83
heur nous est procuré par la vérité : faisons donc
tous nos efforts pour connaître cette vérité. Les divers
sens que nous attachons aux mois dont nous nous
servons souvent, sont une grande source d'erreur.
Atlachons-nous donc à voir ce que disent ces mots.
Fais donc bien vite un cahier d'application, ne pro-
nonce jamais le mot de vertu sans te dire tout ce qui
est utile au plus grand nombre. Le mot éducation,
art de former la tête (ou l'esprit) de l'homme, et son
âme (nu le centre de ses volontés), en donnant à l'un
et à l'autre le meilleur (le plus utile au plus grand
nombre) développement possible.
Prends cette habitude : tu seras tout étonnée de le
trouver un jour en état de comprendre les plus grands
hommes. Bacon, Montesquieu, Lancelin, Yauve-
narguf's, Pascal, elc.
Mais rappelle-loi que le premier bien d'une femme
est la réputation, et que, si tu choques la vanité des
autres, ils t'en puniront en te difl'amant : cache donc
ta science et sois plus douce qu'une autre pour rache-
ter les moments d'oubli où tu aurais montré tout ce
que tu sais.
Je l'enverrai toutes les définitions que je trou-
verai; mais fais-en un cahier, ou je ne t'en parle de
ma vie; dis-moi dans ta première lettre de quel format
(in-12, in-18) est ce cahier, et combien il a de fiMiilles.
Voici comment il faut écrire.
Physique. — Description des propriétés des corps
considérés comme insensibles ;
84 LETTRES INTIMES.
Métaphysique. — Description de la génération et
des lois de l'intelligence et delà volonté.
Si je disais, en jetant un rossignol au feu : « Cet
animal se consume et sent mauvais; le rossignol, vers
le milieu du printemps, chante tout le jour et presque
toute la nuit ; on suppose que c'est pour amuser sa
femelle qui couve. »
La première phrase serait de physique, la seconde
de métaphysique.
C'est Lancelinqui m'a donné toutes ces bonnesidées.
Écris-moi bien vite à quelle diligence on a mis ma
malle, et envoie-moi la reconnaissance; je commence
à craindre qu'elle ne soit égarée. Si, par hasard, vous
l'aviez encore, vous m'auriez joué un fier tour ! hâte-
toi de me l'envoyer, tant il est vrai qu'il faut tout faire
par soi-même : à qui se fier, si une famille aussi aimante
trompe encore mes espérances? Adieu.
Octave, surnommé Auguste, avait un courage qui
manquait à Antoine, et Antoine en avait un qui man-
quait à Auguste.
La vanité est le signe le plus certain de la petitesse :
Cicéron, le cardinal de Retz ont été vains, et cela fait
que beaucoup de gens leur refusent le titre de grands
hommes, qu'ils méritent cependant.
Ecris-moi sur du papier très fin; autrement, c'est
vingt-huit sous au lieu de quatorze; il vaut mieux
recevoir deux lettres.
LETTRES IMIMES. b5
XXIII
Paris, 18 prairial an X.
Tu as bien perdu, ma chère petite, à ce que je ne t'aie
pas répondu en recevant ton avant-dernière lettre : je
fus charmé d'y voir un esprit niàle et vigoureux, entiè-
rement exempt de misères. Je réponds bien vite à ta
petite lettre du 10, parce que tu es affligée; j'ai le
même vice que toi : je voulais l'écrire trop de choses
sur ton avant-dernière lettre, et je n'ai rien écrit.
J'avais, en la lisant, trente ou quarante pagos à te
dire, mais l'écriture est si lente, qu'en traçant une
phrase, on a le temps d'en oublier dix.
Tu ne te douterais pas d'une chose que je veux te
faire remarquer en passant, c'est que ta dernière
lettre est éloquente; pounjuoi? c'est qu'en décrivant
la douleur, lu m'as écrit ce que tu sentais et n'y as
point mis d'esprit Voilà ce que doit être une bonne
tragédie, voilà ce qui est le rôle d'Hermione : elle
sent et montre son cœur. J'appelle cœur le centre
des sentiments (désirs, peines, plaisirs, etc., etc.) et
tête ou cerceau le centre des idées.
Je reviendrai une autre fois sur cette idée, qui est
86 LETTRES INTIMES.
un flambeau qui éclaire bien dans la connaissance de
l'hoinine.
Tu as vu la vie, ma chère Pauline : un moment de
joie suivi d'un moment de tristesse. Pourquoi un paysan
qui perd sa femme la pleure-t-il tant, et un riche
Parisien qui perd la sienne ne s'en aperçoit-il qu'en
ce que son habit tête de More est devenu noir? C'est
que la femme du paysan lui est utile (elle travaille),
ai;réable parce qu'ils ne sont pas toujours ensemble.
C'est là le seul moyen de se plaire longtemps. L'homme
change à chaque instant : de deux heures à deux heures
et demie, j'ai été très gai, je reçois ta lettre, elle m'at-
triste, mais d'une douce pitié. Au sortir de chez moi,
je serai, sans que je m'en aperçoive, triste ou gai,
comme le voudra le premier événement que je ren-
contrerai.
Une chose me gêne depuis dix-huit jours, c'est que
mon père, qui devait m'envoyer de l'argent le 1"', ne
m'a pas seulement écrit jusqu'au 18. Cela m'oblige
d'emprunter, ce qui est très ennuyeux ; le mal de cela,
c'est que, étant un peu ennuyé, on se livre davantage
aux dépenses pour se disiraire. Dis-moi pourquoi on
ne m'envoie rien, je ne peux le pénétrer; surtout,
écris-moi souvent; ne corrige jamais tes lettres; elles
me font plus de plaisir que celles de personne. Com-
ment faut-il te dire cela : en musique.? en grec? Il y a
(IfMix ans que je te le corne aux oreilles.
Mon grand-père et Caroline m'écrivent que tu tra-
vailles trop, etc., etc. ; il me semble que, pour ta santé.
LETTRES INTIMES. 87
tu devrais l'aller promener une fois par semaine avec
les M.... Envoie-moi donc deux ou trois caractères de
tes anciennes compagnes, j'y compte. Cette année que
je suis de sang-froid et que je ne découvre dans les
femmes que vanité, et puis vanité, et puis vanité, et
toujours vanité (orgueil sur les petites choses).
La philosophie est l'art de rendre heureux : pour
cela, plaisantons de tout; rions sur chaque chose»
Ceux qui raisonnent si longuement et si sérieusement
sont les plus faux des hommes; ils passent, à chercher
pesamment les moyens de jouir, le temps qu'il faudrait
employer à jouir. En examinant la vie, on voit dans
une vie de trente ans, par exemple, quatre cents jours
de grandes émotions, et le caractère gai ne les diminue
pas. L'homme gai sent autant que l'homme morose
(ceci, les grands hommes exceptés); l'homme morose
s'ennuie, lui et les autres.
30 ans — 400 jours = 28 ans 0 mois.
L'homme gai pendant ce temps fait rire et rit aussi :
d'ailleurs, la gaieté attache tout le monde, la tristesse
ennuie. Un grand moyen de gaieté est l'argent; ayons-
en donc. Je suis content aujourd'hui, parce que, hier,
ayant (juatre livres pour tout bien, je suis allé pour
quarante- quatre sous, à rOptiiniste , charmante
comédie de Colin, bien jouée. Je conclus qu'il faut
penser au bon ordre. ElTace ceci, garde le reste pour
le relire quelquefois; adieu. Dis à mon papa que je
suis altéré d'argent, que je suis obligé d'emprunter à
gros intérêt, et qu'il me fera bien plaisir de me
88 LETTRES INTIMES.
retirer des inains des prêteurs. Dis bien des choses à
Jean; invite-le à être aussi gai que son maître, et,
toi, songe à rire.
Le charmant Goldoni a dit : « Qui parle beaucoup
finit par parler bien, qui parle peu craint toujours de
dire une sottise et a toujours l'air gêné. »
Une lettre par semaine! ce qui te viendra; point de
préparation, des fautes d'orthographe ; j'en fais
beaucoup et je les aime; je vois qu'on n'a point
fait de brouillon, et rien de bête comme les lettres
à brouillon. Celles que l'on prépare le sont un peu
moins.
XXIY
17 messidor an XII.
Ta lettre m'a fait le plus grand plaisir, ma chère
Pauline ; aussi j'y réponds sur-le-champ, quoique
je n'aie (jue du mauvais papier : je n'en achèterai
du bon qu'en revenant de dîner; je ne t'écrirais
que demain matin; peut-être quelqu'un viendra-
t-ii et je ne t'écrirais pas de quatre ou cinq jours.
Celui-ci est cependant mal pris pour te répondre;
je suis ennuyé. Imagine-toi que nous sommes au
LETTRES INTIMES. 89
17 messidor, et que mon père ne m'a rien envoyé pour
mon mois de messidor; cela fait que je suis obligé
d'emprunter, ce qui me rend moins gai; élant moins
gai, je suis moins aimable ; étant moins aimable, je
vois d'autres avoir les succès qui auraient été pour
moi. Voilà comment un malheur ne vient jamais sans
l'autre. Heureusement, quand j'ai été comme cela
deux jours, je le dis bonnement, et on rit de mon
malheur, et je me mets à rire.
Mais je ni'aperçois que je bavarde; cependant tu
peux voir que, dans la situation que j'ai le plus
désirée, jeune, libre et à Paris, il ne tiendrait qu'à moi
de pleurer tout le jour. Il ne faut pas en conclure que
la vie est pleine de chagrin: il faut en conclure que
l'homme a ses torts. La plupart de ces petits événe-
ments journaliers ne nous ennuient pas quand nous
voulons bien ne pas nous en laisser ennuyer. Réfléchis
bien à cela : si tu étais homme, je le dirais que lu es
fait pour devenir un grand homme. Cette conception
d'un meilleur état, ce regret d'un bonheur (jue tu
t'étais figuré, sont au commencement delà vie de tous
les vrais grands hommes. Ils nous l'ont appris eux-
mêmes : Shakspeare, Corneille, Molière, J.-J. Rous-
seau commencent ainsi. Alfieri dit expressément : « Ce
fut l'ennui de toute chose qui me porta à faire des
tragédies; j'écrivis la première page pour me con-
soler uniquement; j'écrivis la seconde avec plus de
plaisir; il se trouva que j'étais dans le délire en
faisant la troisième; l'amour de l'art m'ennammail;
90 LETTRES INTIMES.
depuis lors, il fait tout mon bonheur. Je résolus de
faire la meilleure tragédie possible. »
Shakspeare, Molière, Corneille et lui sont les quatre
plus grands modernes : on a su, par les amis d'Alfieri,
que, l'année 1775, où il écrivit CléopdtreySa première
tragédie, il avait eu envie de se tuer. 11 était jeune,
beau, riche, plein d'esprit, et rien ne l'attachait : c'est
que cette âme grande était faite pour un amour plus
relevé.
Je te conseille donc de chercher une consolation
dans la plus belle science qui existe, celle de l'homme.
Remarque une chose : c'est que les pédants nous ont
tant ennuyé de science, qu'ils dégoûtent les esprits
vrais (qui n'aiment que la vérité et qui ne croient que
ce qu'ils comprennent) de toute science. Je t'en parle
d'ajirès ma propre expérience : je ne me repens pas
de n'avoir pas appris le grec; mais, sans les pédants,
je le saurais. Ils m'en ont dégoûté : ces ennuyeux-là
ne louent, dans le divin Homère, que le peu qui est
blâmable.
Mais nous voilà dans les nues. J'ai senti souvent
ce mal aux joues dont tu te plains; mais répète-toi bien
que qui veut vivre avec les hommes doit contribuer à
leur plaisir, et que celui qui ne rit pas, là où l'on rit,
n'y est pas admis une seconde fois; d'ailleurs, ordinai-
rement, à force de feindre de s*amuser, on finit par
s'amuser réellement.
Au fond, la lettre est délicieuse : je connais peu de
femmes qui écrivent aussi bien que loi; veux-tu en
LETTRES INTIMES. 91
savoir la raison, c'est que tu n*es pas affectée; tu
n'affectes que de mettre le mot qui exprime le plus
exactement possible tes idées, et voilà en quoi con-
siste tout l'art d'écrire. Cultive précieusement ce
charmant talent, il est l'àme de la vie : l'homme élo-
quent est le vrai roi des cœurs.
Rappelle-toi les jolis vers de Charles IX au poète
Ronsard.
La Rochefoucauld est un moraliste bien triste et
pas toujours vrai.
J'ai bien réfléchi depuis toi; mon voyage à Genève
m'a bien fait réfléchir, et mes nouvelles connaissances
de Paris encore beaucoup; je suis devenu gai, d'horri-
blement triste que j'étais. Sais-tu ce qui m'a changé?
De ne plus demeurer avec F... Rien de pernicieux
comme la compagnie d'un homme triste. Je le dis ça
à toi; je ne l'ai point dit à B... parce que F... serait
fâché de passer pour triste. Je vois la vie bien dif-
féremment cette année : je suis plus gai et bien
meilleur. C'est M..., excellent philosophe, qui m'a
dit ça.
Mais, pour en revenir et ne pas bavarder sans fin,
chercho à voir Vhomme duns lliomme et non plus
dans les livres.
Remarque que tous ceux qui ont écrit sur l'homme
étaient presque tous de mauvaise humeur : c'étaient
des malheureux ; c'étaient desgens tristes par caractère ;
c'étaient enfin des vieillards qui étaient de mauvaise
humeur contre les jeunes gens, dont ils ne pouvaient
92 LETTRES INTIMES.
plus partager les plaisirs. Beaucoup même ont écrit,
Non pour la vérité, mais par un trait d'envie,
Qui ne sauraient souffrir qu'un autre ait le plaisir
Dont le penchant de l'àgc a sevré leurs désirs.
J*ai encore ces vers divins dans la mémoire; je les
ouï dire hier par la meilleure soubrette qui ait peut-
être existé depuis Molière. On jouait Tartufe; je
n'élais pas allé au spectacle de près d'un mois. Le
matin, un ami me prêta un louis; je n'ai jamais tant
joui, beaucoup plus que si j'avais reçu ma pension le
premier du mois. On jouait, pour la première fois,
Molière avec ses amis : c'est l'anecdote de Chapelle,
Boileau, La Fontaine, Mignard, Lulli, qui veulent
s'aller noyer : louchante réunion! que de grands
hommes ! On les voit souper et s'enivrer sur le
théâtre; la pièce ne vaut pas grand'chose ; mais on ne
cesse pas d'applaudir, toutes les fois surtout que les
acteurs disaient en s'adressant la parole : « A toi, La
Fontaine ! verse donc à boire à Molière ! » on applaudit
à tout rompre. 11 y avait des larmes dans les yeux de
tous les jeunes gens.
Lis la Vie de Molière par Grimaret, dans la vieille
édition de Claix. Le jaloux et envieux Voltaire n'a pas
manqué d'en faire faire une bien sèche qu'on imprime,
à celte heure, à la tête des éditions nouvelles : cet
homme n'a jamais manqué une occasion de nuire aux
grands hommes; aussi ne puis-je pas le souffrir.
J'en étais ici, lorsque mon portier m'apporta une
LETTRES INTIMES. 93
lettre de mon père, qui est charmante; il est on ne
peut pas mieux disposé pour toi; il me parle des
demoiselles M..., et il a raison; voici le fait : Madame
M..., qui a beaucoup d'esprit, a dit : « Mes filles ne sont
pas riches; donc, elles ne se marieront pas si elles ne
peuvent faire tomber quelqu'un amoureux d'elles;
tâchons donc de prendre un nigaud. » Dès lors, elle les
mène partout, accueille les jeunes gens, etc., etc.;
l'état des familles la favorisait; cela a réussi pour l'aî-
née; je crois T... amoureux d'elle; mais, nouvel
embarras; la comédie allait bien jusque-là; mais il
n'y a point de comédie sans père barbare; aussi
M. M... ne veut point de T...; voilà le roman de
l'aînée; j'ignore ceux des cadettes; or, mon père sait
le roman, et il court dans l'oreille à la ville.
Tu sens que les jaloux, dont mon père a beaucoup
comme tout homme à talent, ne manqueront pas de
dire : mademoiselle B... aime mademoiselle M... par
analogie; elles se confient leurs tendres inquiétudes.
Voilà ce qu'il te faut considérer : vois toujours les
demoiselles M..., mais éloigne la familiarité; une fois
mariées, vois-les familièrement, mais n'en fais pas des
amies; je sais l'aînée bavarde et les autres bêtes. Dans
une petite ville, bavarde dit méchante. Réfléchis à
cela; songe bien que, dans cette vie, il faut être Hera-
clite ou Démocrile; choisis.
Les hommes ont été points par des gens qui, ne con-
tribuant plus à leurs plaisirs, n'en recevaient plus de
plaisirs ; pense bien à cela.
94 LETTRES INTIMES.
Je vois aujourd'hui que je suis de sang-froid, que
je ne suis plus amoureux, que je ne joue plus la comé-
die, que rien n'est agréable comme les sociétés de
1)011 ton; elles sont gaies, et tous les moralistes sont
tristes. Tu trouveras les hommes meilleurs que lu ne
les imagines. Sur le tout, veux-tu rendre excellent
pour toi le pire de tous, flatte-le. Je ne m'attendais
pas qu'une femme eût jamais besoin d'un pareil con-
seil ; elles savent ça, ici, avant que de naître. Tu as un
excellent modèle sous les yeux, madame Gh..., veuve
peu riche ; elle avait besoin de tout le monde, la né-
cessité l'a menée à la vertu, dont besoin, et elle est
charmante.
Lis Molière : les A niants magnifiques ; c'est la meil-
ieure peinture de la bonne société ; vois comme on y
ménage la société; regarde combien les mœurs se
sont perfectionnées depuis Louis XIV : ce ([ui n'était
qu'à la cour est actuellement dans deux mille maisons
de Paris. Tout se perfectionne.
A demain; mais réponds-moi.
Lis beaucoup Molière; voilà le monde où tu vivras
un jour ; on y parlera un français un peu différent, et
voilà toute la différence. Écris vite les remarques que
tu as faites dans ton voyage aux Echelles. Rien de
plus utile : je me suis mis à faire comme ça; tu en
seras charmée dans un an.
LETTRES INTIMES. 95
XXV
18 messidor an XII.
Il y a une vertu, en ce monde, dont j'ai voulu te
donner un exemple hier, pour t'en faire apercevoir
aujourd'hui. On la nomme Prudence, c'est un beau
nom; son autre nom est Artifice. Je ne sais si tu le
souviens encore d'une lettre où je te disais qu'on
n'avait de crédit dans le monde qu'à proportion qu'on
y était répandu. Le cachet d un homme qui va partout
est de tout savoir. On parvient à augmenter son crédit
en racontant à un tiers, comme une chose que l'on sait
depuis longtemps, ce qu'on vient d'apprendre.
Je sais bien, ou du moins, D... et moi, nous soujv
çonnions le roman de T... ; mais je ne savais pas que
le père fût contre le héros; c'est mon père qui me Ta
appris, et, d'après ma lettre, lu as peut-être cru que
je savais ça depuis le commencement du monde. Là-
dessus, tu as peut-être dii : « Puisqu'il ne me disait
pas (,'a et qu'il le savait, combien ne sait-il pas de
choses? Cet homme-là sait tout et au delà. »
Voilà à quoi mène la belle vertu nommée Prudence.
C'est la première et la dernière fois que je l'aurai
96 LETTRES INTIMES.
pour toi : j'ai voulu te donner un exemple des finesses
dont se compose le monde, mais j'ai mal peint; c'est
ce qui arrive toujours lorsqu'on dissimule avec une
personne que l'on aime beaucoup ; tu as dû remarquer
de la gène et même un peu de sécheresse vers la fin
de ma lettre : je ne t'écrivais plus tout ce que je pen-
sais; j'étais attentif à ne rien dire qui pût me trahir,
et, puisque nous y sommes, voilà un grand désavan-
tage des amis tendres dans le monde. Les hommes
secs sont toujours secs; il n'y a jamais de différence
en eux, parce qu'il n'y a jamais eu d'épanchement. Tu
as pu en voir un exemple dans Helvétius : c'était une
de ces âmes froides; aussi son style est-il le même dans
tout son livre. Je vois à cette heure qu'il s'est bien
trompé. Peut-être même tout ce qu'il y a de bon dans
son livre est-il copié de La Rochefoucauld, Duclos, Vau-
venargues, Hobbeset Locke. Hobbes était leplus grand
de tous ceux-là; il était Anglais et écrivait en 1640.
A propos d'anglais, mon papa dit que tu veux l'ap-
prendre: je voudrais bien pouvoir te céder ce que j'en
sais; ce sont de tristes raisonneurs que ces Anglais;
je ne connais pas de gens plus bavards et plus froids.
Ils n'ont produit qu'un grand homme et un fou. Le
grand homme est Shakspeare, le fou, Milton. Il n'y a
que des morceaux de beaux dans le second, et M. Le-
tourneiir a donné une excellente traduction du pre-
mier, homme vraiment divin.
Appre. noi l'italien : « Mais il n'y a point de
maîtres. » -Apprends-le toute seule. Apprends celte
LETTRES INTIMES. 97
belle langue où il y a Dante, Boccace, Arioste, Tasse,
Alfieri, Goldoni, Metastasio, Machiavelli et tant
d'autres. De tous ceux-là, il n*y a que Dante et Boccace
passablement traduits; encore Rivarol n'a traduit que
le tiers du sublime Dante. Ghercbe l'histoire d'Ugolin,
chant XXXIII ; voilà la plus terrible poésie qui existe:
le divin Homère même n'a rien de semblable. C'est
là le sublime du genre terrible; explique ce chant-là à
coups de dictionnaire. Sois sûre que tu ne trouveras pas
chez tous les Anglais (Shakspeare et Milton exceptés)
un seul vers aussi beau que les quatre-vingt-dix de ce
passage sublime. Apprends vite l'italien: il y a de la
gaieté danscelte langue; je n'en ai encore vu, en anglais,
que dans Henri V, une des pièces de Shakspeare; au
lieu qu'il faut cesser de lire, pour ne pas éloulTer, quand
on tient Boccace, Arioste, Goldoni. Il faut prendre les
pièces écrites en toscan; par exemple : il Cavalière di
buon gustoJa Donna di Garbo, il Molière. Tu verras
dans il Cavalière di buon gusto et dans la Donna
di Garbo des exemples à suivre.
J'ai enfin trouvé ce que c'est que le ridicule :
On nomme ridicule l'action d'uu homme qui tend
au même bonheur que nous, et qui se trompe de
route, parce qu'il manque de quelque chose que nous
avons et que nous croyons ne pas pouvoir perdre tant
que nous tendons au même bonheur; et cependant tout
le monde parle du ridicule : ils ne donnent pas en
parlant une délinition, mais un exemple...
(Le reste manque.)
6
98 LETTRES INTIMES.
XXYI
23 messidor an XII.
Tous les hommes agissent suivant ce qui leur
paraît être et non suivant ce qui est.
Cette vérité est consolante; elle nous montre que
souvent ils veulent faire le bien, quoique, en effet, ils
ne produisent que du mal.
Ce qui est (ce que nous nommons la vérité) est ce
qui paraît être aux sages, après avoir corrigé autant
que possible leurs sens les uns par les autres.
D'après cela, tu vois que les sages peuvent se trom-
per : ils ne peuvent pas direct qui est sur les choses
qui ne sont jamais tombées sous leurs sens.
La plupart des sages qui étaient des gens froids, et
qui n'avaient jamais éprouvé les passions violentes, ne
peuvent donc nous révéler ce qui se passe en nous,
quand nous en sommes agités; ils ne peuvent que
nous répéter ce qu'ils ont observé chez les autres.
D'après cela, tu vois que le meilleur cœur (celui
où règne le plus fortement l'amour de cequ'il^appelle
la vérité) ne peut faire que peu de bien, quand il ne
sera pas joint à une bonne tête qui lui aura dit ce que
LETTRES INTIMES. 99
c'est que la vertu véritable. (La vertu est le désir de
rendre les hommes aussi heureux qu'il vous est pos-
sible.)
Louis XII, par exemple, n'avait pas une tête digne
de son cœur ; le divin Brutus (Marcus) n'avait pas
peut-être un meilleur cœur, mais il avait une bien
meilleure tête, c'est-à-dire pleine de bien plus de
vérités.
J'appelle vérité renoncé de ce qui est. Il y a des
vérités plus ou moins complètes : une vérité aussi
complète que possible est une description complète
d'une chose.
Par exemple : la vérité complète sur tout ce (jui
n'est pas vivant à Grenoble (la maison, les arbres)
serait celle d'après laquelle un dieu tout-puissant
pourrait bàlir un nouveau Grenoble exactement sem-
blable et égal au Grenoble où tu es.
Lorsque deux vérités semblent se contredire, c'est
qu'elles ne sont pas complètes; par exemple, si une
grande et subite idée te surprenait au jardin de ville
et que quelqu'un te dit : (( Causons sous les arbres, ils
garantissent de la pluie, > et que tu te hAtasses de te
meltre sous ces petits tilleuls taillés en boule qui sont
sur la grande terrasse, tu n'y serais point garantie
du tout, et tu pourrais t'écrier : « Les arbres ne garan-
tissent pas de la pluie. >
Voilà deux vérités (énoncées de ce qui est) qui se
contredisent; car elles disent (ouïes deux que des
choses contraires existent en même temps.
100 LETTRES INTIMES.
1° Les arbres garantissent de la pluie.
2° Les arbres ne garantissent pas de la pluie.
Il n'y a qu'à chercher la vérité complète, et elles ne
se contrediront plus; les voici d'accord :
1° Les arbres qui ont un feuillage très vaste et très
épais garantissent pour quelques instants de la pluie,
quand il ne fait pas de vent.
2° Les arbres qui ont très peu de feuilles et qui sont
très petits ne garantissent presque pas de la pluie.
Ces vérités, plus complètes que les premières, ne
se contredisent plus. Réfléchis à cela, et tu riras
quand tu verras deux personnes se disputer; tu auras
en ta main le moyen de les accorder. Tu verras très
rarement, dans la société où nous sommes appelés à
vivre, un des deux disputants partir d'une erreur ab-
solue; ordinairement chacun applique mal une vérité
incomplète.
Ces réflexions me sont venues en voyant hier une
dispute fort vive entre deux hommes de beaucoup
d'esprit. Le commencement de cette feuille prouve
qu'il ne faut pas estimer notre conversation et, en
général, notre rôle dans la vie commune par le mérite
qu'il nous semble avoir, mais par l'effet que nous lui
voyons produire. Tel a dit des choses pleines d'esprit
et a passé pour un sot; les gens qui l'écoutaient
étaient sots, et ne comprenaient pas.
Ma chère Pauline, j'écris une longue lettre à Gaétan
plutôt qu'à toi, parce qu'il en a un plus grand besoin.
Je tremble qu'il ne soit gâté par une éducation de lycée
LETTRES INTIMES. 101
qui est organisée pour rendre savant à la vérité, mais
bas et vil, et l'enfant est déjà timide. Prends soin de
lui: nous jouirons de nos succès s'ils réussissent;
dans le cas contraire, une fois grand, nous ne le ver-
rons plus; car rien d'insupportable comme la société
d'un mauvais cœur sot : c'est ce qu'il y a de pire; et
voilà l'avantage de Paris sur la province : il y a bien
autant de mauvais cœurs, mais moins de sols.
Remarque qu'on n'est jamais en colère contre les
hommes que pour avoir trop compté sur eux : Rous-
seau a été malheureux toute sa vie, parce qu'il cher-
chait un ami comme il en a existé peut-être une
dizaine depuis Homère jusqu'à nous. Pour moi, je
crois que tu n'auras jamais de meilleur ami que moi;
lorsque nous serons vieux, nous pourrons nous réunir
et passer huit mois à Paris et quatre à Claix. Si le
hasard me donnait quelque fortune, j'en achèterais
un petit château près de Milan, pays délicieux, à
Canonica, sur l'Adda, entre Milan et Bergame. Nous
pourrions y passer, de temps en temps, deux mois de
printemps : voilâmes projets les plus éloignés; sou-
viens-t'en pour voir si nous changerons.
Quant à la liberté, elle n'est pas le partage des
femmes dans nos mœurs : jusqu'à quarante ans, elles
doivent ménager les sots qui font la majorité du
public et qui dispensent la réputation, le bien le plus
précieux des femmes.
Ces animaux-là sont très vaniteux, c'est leur ca-
ractère dislinctif; ménage donc leur vanité. Tu dois
G.
10-2 LETTRES INTIMES.
comprendre à quel point ils détestent une femme plus
instruite qu'eux, puisqu'ils abhorrent déjà un homme
sage.
A demain.
XXVI
Thermidor an XII,
Tu ne m'écris pas, loi qui disposes de tous tes
moments; moi qui suis obligé de voler des moments
pour travailler, je l'écris. Ce n*est pas un reproche,
mais une exhortation. Donne-moi des détails de six
pages sur les occupations ; Gaétan m'a envoyé un
journal des siennes qui m'a fort amusé; juge, venant
de toi !
Envoie-moi vite trois ou quatre caractères peints
par les faits; raconte-les exactement, ensuite tire
les conséquences. Cette méthode se nomme analyse,
c'est la bonne.
Mon grand-père m'a écrit une longue lettre sur toi,
par M. de Lavalelte;il est très content de toi au
manque de confiance près ; il finit par ces mots :
a Elle est gaie, bonne, obligeante ; elle a de jolies
idées, il faut (lu'elle s'y livre. » Cela est vrai; acquiers
le plus que tu pourras une conversation fleurie et ai-
LETTRES INTIMES. 103
mable. Cela sert avec les intliiïérents, à qui il faut
parler et pourtant ne rien dire.
Pousse ferme pour faire abonner chez Falcon ; s'il
a Shakspeare, c'est un coup de maître; s'il ne l'a
pas, d'autres l'auront. Lis les trngédies de Shaks-
peare, en même temps que r///s^o/n? deHume; tu n'as
pas d'idée combien cela est intéressant; je vais les
lire tous deux, comme cela ; je conseille beaucoup de
romans et de poèmes pour Gaétan; tâche d'en accro-
cher quelqu'un. Je lis avec plaisir un roman tous les
mois, cela remue l'àme : tu pourrais lire ceux de
madame Riccoboni, Gil Blas, Frédéric, Adèle de Se-
na)iges,et les quarante volumes in-8*' de l'abbé Prévost.
De tous ceux-là, il n'y a que Gil Blas qu'on puisse te
refuser; mais enfin c'est là le monde. Une personne
qui a tout à attendre ou à craindre de son opinion,
doit cependant le connaître. Tu sens bien que, dans
les romans l'aventure ne signifie rien : elle émeut et
voilà tout; elle n'est bonne ensuite qu'à oublier. Ce
dont il faut, au contraire, se rappeler, ce sont les carac-
tères : le trait de l'archevêque de Burgos et de Gil
Blas, par exemple : « Monseigneur, ne faites plus
d'homélies, » est aussi célèbre que charmant. C'est là
la nature. Demande à mon grand-père Y Histoire de la
philosophiey de Gérando. Je ne l'ai pas lue ;toulceque
j'en sais, c'est que l'auteur est un lâche dans les deux
sens, de style et de cœur. Dis-moi si elle t'amuse; en
général, varie tes lectures.
Écris-moi bien vile une longui' lettre, beaucoup de
104 LETTRES INTIMES.
détails sur ta vie; j'en suis inquiet; écris-moi régu-
lièrement tous les jeudis.
Je viens de lire, avant de dîner, la Vie de Voltaire
par Condorcct. La partie littéraire est une niaiserie ;
Condorcet n'avait pas la sensibilité qu'il faut pour
juger les poètes; mais le reste est bon; à mesure que
je voyais passer un fait, j'en tirais les conséquences ;
j'envoie toutes ces conséquences à Gaétan. Ça fait une
lettre, une lettre un peu sèche et pédante; mais il faut
qu'il s'accoutume au style sérieux. Dis-moi en détail
l'effet que mes lettres font sur lui. T'en parle-t-il ?
Est-il discret? S'il va dire partout : « Mon cousin dit
quel'intérêt guide leshommes, etc., etc., )^ j'y renonce.
Je me suis déjà assez nui en parlant d'Helvélius, surtout
devant mon oncle, qui dit du mal de moi à tout le
monde : tâche de donner un meilleur cœur à son fils,
et surtout préserve-le de la jalousie.
Au reste, j'ai découvert bien des erreurs dans Hel-
vétius, et cela en lisant dans mes souvenirs. Je me
suis dit: « Lorsque telle chose m'arriva hier, quel sen-
timent éprouvai-je? » Je tâchais d'y voir clair. Cela
vaut mieux que tous les livres, parce que c'est sur la
nature : emploie cette méthode.
Ma fièvre ne revient plus qu'à neuf heures et demie
du soir; je me purgerai demain; puis j'irai voir
représenter Cinna. A propos de Cf/i/ia, j'ai été témoin
de (ails qui prouvent que le vieux Corneille a bien
connu le cœur humain : j'ai vu deux personnes très
passionnées faire les plus grands sacrifices sans corn-
LETTRES INTIMES. 105
bals, tout naturellement, comme Auguste : « Soyons
amis, Cinna; » au lieu que Voltaire et Racine n'inté-
ressent que par des combats interminables. Une chose
m'a frappé; on disait, à propos d'un de ces traits qui
est public et par lequel je défendais Corneille: « Mais,
au moins, convenez que la manière de Voltaire vaut
mieux pour les femmes; » je crois le contraire. Il me
semble que vous faites beaucoup plus facilement les
grands sacrifices, parce que, chez vous, la raison se
lait entièrement lorsque la passion parle. Qu'en
penses-tu?
Adieu ; écris-moi bien longuement. As-tu compris
que le rire est une conception (une vue) subite de
quelque avantage pour notre vanité?
La vue subite d*un bonheur pour une autre passion
nous donne le sourire de jouissance. Quand une
vérité intéresse quelqu'un, on peut toujours en tirer
une plaisanterie qui le fera rire, voilà tout le secret.
Interroge-toi (juand tu ris.
106 LETTRES INTIMES.
XXVIII
Thermidor an XII.
Les mœurs influent sur les effets des passions; les
mœurs changent à peu près tous les cinquante ans.
Je donne le nom de mœurs à l'action que fait une
troupe d'hommes en regardant une action comme
bonne ou mauvaise, honorable ou déshonorante, ridi-
cule ou belle, de bon ton et de mauvais ton.
Les passions veulent agir sur leurs contemporains;
leur première étude doit donc être celle des mœurs.
Exactement parlant, chaque ville a ses mœurs;
dans chaque ville, chaque société a les siennes, et
enfin chaque homme a les siennes. Voilà la vérité
complète; lu vois donc qu'en France où il y a actuel-
lement trente millions d'hommes {d'individus), il y a
trente millions de mœurs différentes ; mais ces mœurs
ont des points de ressemblance. La majorité des
habitants d'une même ville pense à peu près la même
chose sur le même fait. L'étude des mœurs de notre
siècle et celle des meilleures mœurs possibles nous
suffisent pour vivre heureux; l'étude des mœurs des
siècles passés n'est qu'un objet de curiosité.
LETTRES INTIMES. 107
Chaque nation a des mœurs différentes : on peut
s'amuser à cliercher les mœurs séculaires de chaque
peuple, par exemple, les Espagnols, les Allemands, les
Français, les Anglais. Quelles étaient les mœurs de
ces peuples au xiv^ siècle, depuis l'an 1300, le 31 jan-
vier, jusqu'au 31 janvier 1400 (le 31 janvier, en sup-
posant que l'année commençât alors, ce qui n'est pas:
elle commençait à Pâques).
Quelles ont été leurs mœurs depuis l'un 1400 jus-
qu'en 1500, etc., etc., depuis 1800 jusqu'à aujour-
d'hui?
Par exemple, aujourd'hui (thermidor an XII), un
homme d'esprit qui veut plaire à une femme, en
Espagne, va chaque nuit chanter sous ses fenêtres en
s'accompagnant de la guitare; l'Italien procure à la
femme à qui il veut plaire des parties de plaisir sur
les lacs, ou dans de belles maisons de campagne où
tout est plaisir; le Français s'introduit dans la société
de la femme, et prend tous les moyens que lui suggère
son esprit et que lui permet sa fortune pour flatter le
plus possible sa vanité.
Je n'ai vu ce tableau que dans les deux dernières
nations ; mais, en le supposant vrai, tu vois trois mœurs
contemporaines très dilTérentes : l'homme qui, en
France, ferait la cour comme un Espagnol, se ferait
moquer de lui, et, comme c'est une pauvre conquête
que celle d'un homme ridicule, c'est-à-dire connue
elle ne peut pas beaucoup flatter la vanité, il ne réus-
sirait pas.
108 LETTRES INTIMES.
L'Italien qui ferait sa cour à la française passerait
bientôt pour un bavard ennuyeux.
Le Français qui la ferait comme l'Italien serait moins
ridicule que s'il la faisait à l'espagnole, parce que les
mœurs italiennes sont plus rapprochées des noires
que les espagnoles; on irait chez lui parce qu'on s'y
amuserait, on le flatterait pour y aller toujours ; mais
ce ne serait pas lui qui plairait (généralement) à sa
maîtresse: ce serait le jeune homme invité qui trou-
verait le moyen de flatter le plus sa vanité.
Je crois les mœurs françaises les plus parfaites qui
existent; mais j'en conçois d'autres bien plus parfaites
qui régneront peut-être dans quatre ou cinq siècles,
et comme les mœurs se sont, en général, toujours per-
fectionnées depuis que nous les connaissons (depuis
Homère), on ne peut pas assigner le terme où elles
cesseront de se perfectionner.
Il y a donc deux choses qu'il faut connaître, et
pour cela, observer :
4° Les passions, c'est-à-dire l'effort qu'un homme,
qui a mis son bonheur clans telle chose, est capable
de faire pour y parvenir ;
2° Les mœurs, ou ce que les hommes ont successi-
vement jugé être bien, mauvais, ridicule, beau, de
bon ton, de mauvais ton, cruel, doux, etc., etc.
Exemple : le poète tragique peut se passer d'une
connaissance approfondie des mœurs. Pourvu qu'il
ait une légère idée des meilleures possibles, il peut
faire une bonne tragédie : il peint l'effet des passions
LETTRES INTIMES. 100
sur (les irens qui iraient au but sans craindre ni ridi-
cule,m Siuive chose. Tu vois cela dans Andromaqiie;
il n'y a qu'une faible peinture des mœurs grecques.
Corneille a peint les mœurs romaines dans Cinna,
Horace, Othon, etc., etc.; les mœurs espagnoles et
chevaleresques dans le Cid. Shakspeare a peint les
mœurs romaines dans César, Coriolan, etc., etc., et
les mœurs vénitiennes dans le sublime Othello, les
anglaises dans Richard II f, les anciennes mœurs
anglaises dans Lear, Macbeth et toutes les pièces
historiques.
Comme le poète tragique peut se passer presque
entièrement de la connaissance des mœurs, le poète
comique peut se passer presque entièrement de celle
des passions. Il n'y a que fort peu de connaissance
des passions dans les Précieuses ridicules de Molière,
qui ont été peut-être la pièce la plus comique possible
pour les spectateurs à qui elle fut adressée. Mainte-
nant, elle vieillit : on n'y reconnaît plus Molière qu'à la
vigueur des traits et à la scenegiatura (mot d'Alfieri).
Les mœurs changent, mais non les passions ; les
moyens de passions changent avec les mœurs.
Les passions ne changent pas, les tragédies ne
peuvent vieillir (lorsc^u'elles ont peint les passions les
plus fortes possibles, dans des cœurs dont les têtes
savaient le plus de vérités possible), VOreste d'Alfieri
sera aussi sublime dans cinq mille ans, s'il existe,
qu'aujourd'hui.
Les comédies vieillissent, parce que tout ce qui est
110 LETTRES INTIMES.
mœurs dans elles vieillit; les comédies peignent :
1° les mœurs; 2° les passions ; il n'y a que les passions
qui ne vieillissent point.
La vanité qui produit les travers de Bélisey Ar-
mande et Philaminte, dans les Femmes savantes,
existera bien toujours; mais les moyens qu'elle em-
ploiera pour se satisfaire seront différents. H y a
quatre ans, par exemple, elle leur faisait apprendre
la chimie; à cette heure, ce défaut n'existe plus dans
la bonne compagnie.
li' ambition qui pousse le Tartufe existe encore;
souvent encore, elle prend le même chemin (l'hypo-
crisie) pour parvenir. Je t'observe, en passant,
qu'excepté dans les républiques bien organisées
l'ambitieux est toujours un peu hypocrite; remarque
Cromwell parvenant au trône l'Evangile à la main, et
s'en moquant avec ses favoris. Le Tartufe est donc
joué bien plus souvent que les Femmes savantes,
parce qu'il intéresse plus.
Il ne manque au Philinte de Fabre que d'être
plus gai et mieux écrit pour être joué tous les jours :
voilà le caractère que l'on trouvait à chaque instant,
en 1780, à Paris; acluellenienl, il n'est que sur le
second rang; le premier est occupé par le Tartufe de
sentiments tendres. Ce caractère est plus général,
parce qu'il a les femmes pour lui, au lieu que le pre-
mier n'avait que celles qui avaient jeté leur bonnet
par-dessus les moulins.
Le Tartufe de Molière existe encore sous les traits
LETTRES INTIMES. 111
de Geoffroy, de Fiévée, de Wailly, peut-èlre de Cha-
teaubriand ; La Harpe en était un bien comique.
Voilà, ma chère Pauline, qualre pages de philo-
sophie que je viens d'écrire sur du papier à lettres, au
lieu de les mettre sur mon cahier ; j'avais besoin de
trouver une vérité nouvelle, et voilà le chemin pour y
parvenir : beaucoup d'exemples. Dès qu'on s'en écarte,
on tombe dans les systèmes, on rêve, et ceux qui vous
écoutent se moquent de vous. C'est ce qui, de nos jours,
est arrivé à Montesquieu et à BufTon; Rousseau a
aussi un peu donné dans la même erreur; le premier
a, je crois, erré par lâcheté, le second par un peu de
vanité, le troisième presque toujours de bonne foi.
Montesquieu Halte les tyrans; c'est pour cela que le
vulgaire le loue; il ne dit rien d'Alfieri, qui lui fait
peur.
Mais sortons de là : que fais-tu? écris-moi souvent;
aide-moi à connaître les mœurs provinciales et les
passions; décris-moi les mœurs de chez mademoi-
selle L... J'ai besoin d'exemples, de beaucoup, de
beaucoup défaits; écris vite comme moi, sans cher-
cher la phrase. Le premier des mérites, même pour
qui veut faire de l'éloquence (dans ce siècle-ci) est la
simplicité. Donne-moi donc beaucoup, beaucoup de
faits; tu me feras le plus sensible plaisir; tu m'aide-
ras à me corriger de mes folies; j'étais bien fou
l'année dernière : je faisais comme beaucoup d'autres,
je jugeais les autres d'après moi, j'oubliais la rauitê.
J'ai enfin connu celte passion, si générale en France
112 LETTRES INTIMES.
cette année; le premier de ses heureux effets a été de
me faire abandonner la déclamalion, par laquelle je
l'offensais régulièrement cinq ou six fois par mois, en
public; le second a été de me faire abandonner l'amour.
Contribue donc à me faire connaître les femmes, je
compte beaucoup sur toi pour cela; commence tout de
suite : des faits ! des faits ! donne un nom en l'air, par
exemple, pour FI... du G... : Superba; donne-moi la
liste de ces noms et va en avant. Si je n'étais pas trop
vieux, à mon âge, ou si j'étais riche, sous quelque
prétexte j'irais me mettre dans une pension ; c'est là
vraiment qu'on étudie les hommes. On est trop long-
temps avec eux pour qu'ils aient (généralement) la
force de se déguiser. Je me sens fou pour connaître
le caractère des hommes. Je ne sais pas où cela me
mènera; mais ça a pris la place de la déclamation,
même la manie est plus forte, ce me semble : elle
entrait déjà dans la déclamation ; je m'amusais aux
bonnes peintures; je regarde le modèle, maintenant.
Je passe des dix heures de suite à lire ; hier, je ne suis
allé dîner qu'à huit heures : je lisais Lhouvet, Histoire
de France, qui est toute en 299 pages in-18 et divine-
ment faite. Cette passion me console au milieu des
chagrins; cela est divin; elle m'amuse encore les
soirs, lorsque je me retrouve las du monde que j'ai vu.
Mais, je m'aperçois que je tombe dans le défaut des
gens passionnés; je fais l'éloge de mon saint.
Des détails sur tes compagnes, vite ! vite ! vite !
LETTRES INTIMES. 113
XXIX
:20 thermidor an XII.
Ma chère Pauline, je t'écris avant de me coucher
à A... deux mots sur Gaétan.
L'esprit tient beaucoup à l'imagination; tâchons de
faire que Gaétan désire fortement de venir à Paris; si
nous avons une fois cette passion, c'est une force qu'il
ne s'agit plus que de diriger. Alors, en lui montrant
la vérité: que les grands talents sont ici, depuis notre
heureuse Révolution, le plus court chemin pour par-
venir, nous les lui donnerons; et je crois que le bon-
heur tient beaucoup aux grands talents. Au point de
civilisation où nous en sommes, un homme à talent
est respecté à Londres, Paris, Madrid, Vienne, Saint-
Pétersbourg, etc., etc., et il trouve toujours son
bonheur en lui-même. Lorsque Alfieri faisait une de
ses immortelles tragédies, qui pouvait lui ôter la sa-
tisfaction infinie qu'il trouvait à faire parler les
hommes qui se sont jamais le plus rapprochés de la
divinité, les Brutus, les Timoléon, etc., etc.? Per-
sonne. Voilà le seul bonheur que les hommes ne
puissent empêcher. Sans faire de Gaétan un Alfieri,
tâchons d'en faire un homme d'une belle médiocrité;
m LETTRES INTIMES.
nous entrons ilans un siècle où les sots joueront un
triste rôle. Anciennement, un sot de grande maison,
un sot cardinal, un sot maréchal de France étaient
respectés; maintenant, plus un homme est élevé, plus
on lui veut d'esprit. Cette partie de l'opinion publique
a totalement changé; voilà un des mille bons effets de
la Révolution. Tache donc de passionner Gaétan pour
Paris : il faut bien se garder qu'il aperçoive ce dessein,
il s'en dégoûterait. Tu reconnaîtras que le germe
pousse, lorsqu'il deviendra moins bavard. C'est la
vanité qui le rend bavard; fais-lui donc mépriser un
peu ceux qui l'admirent, et tu le corrigeras de ce
défaut.
Je crois que nous ferons là une très bonne action;
c'est même la meilleure que nous puissions faire, que
le bonheur de cet enfant. Nous aurons donc le plaisir
si doux d'être vertueux, et ensuite, si jamais nous
avons des enfants, nous ne serons pas neufs dans le
grand art d'élever des hommes. Notre position à cent
quarante lieues de la capitale est divine pour cela. Ici
les petits succès de vanité corrompent les enfants dès
douze ans. Aussi, délicieux à quinze ans, sont-ils aussi
plats que bêtes à dix-neuf. J'ai vu cela hier encore :
un enfant, charmant en l'an X, est un sot maintenant.
Je suis réconcilié avec le monde; je vois de loin
des sociétés composées d'hommes et de femmes su-
périeurs; il n'y a presque pas d'erreurs en circulation
dans ces sociétés; c'est de la terre bien labourée pour
le bonheur; c'est à vous d'y semer de bonne graine;
LETTRES INTTMES. llo
mais combien j'ai couru avant de trouver cette terre
labourée !
Les gens heureux savent, s'ils ont de l'esprit, que
Tinimense majorité des hommes, plongée dans l'ennui,
n'en est retirée ({ue par la passion de l'envie; ils
cachent donc leur vie; voilà leur secret. Nous qui
avons le bonheur inappréciable d'être passionnés,
tâchons de déraciner les passions que probablement
nous ne pourrons pas satisfaire, d'aviver, au contraire,
celles que nous pourrons désaltérer, et nous serons
très heureux; mais le passeport pour entrer dans ces
sociétés, c'est beaucoup d'esprit, c'est-à-dire une tête
pleine de vérités, la plupart sur les sujets ordinaires
de conversation, qui sont l'homme et ses passions.
Observons donc ; celane fait qu'augmenter la sensibi-
lité de notre âme, et sans sensibilité, point de bonheur.
Jean-Jacques s'élait ennuyé dans le monde, et il
me l'avait fait mal voir; je suis enfin guéri de mon
humeur. Lis ce grand homme; mais songe qu'il était
toujours de mauvaise humeur.Dis-moi ce que tu lis;
envoie-moi donc quatre ou cinq caractères de femmes,
tu me feras bien plaisir; écris-moi plus souvent. Que
diable fais-tu donc? es-tu amoureuse? Grande folie!
Prends garde à te marier par amour; à moins que tu
n'épouses un homme de beaucoup d'esprit, tune seras
pas heureuse. Si j'étais toi, je prendrais un honnête
homme, bien riche, moins spirituel que loi. Au reste,
c'est l'avis de mademoiselle de M...
116 LETTRES INTIMES.
XXX
3 fructidor an XII.
J'aurais bien besoin de toi ici, ma chère Pauline :
il y a des moments où l'âme, dégoûtée du travail,
cherche à aimer, s'attache de plus en plus aux objets
de son affection, se renferme dans eux et voudrait
pour tout au monde être auprès d'eux. Je suis, depuis
plusieurs jours, dans cet accès de sentiment qui ne
revient que trop souvent pour mon bonheur. Tant que
l'àme est froide ou médiocrement agitée, Paris est la
ville du bonheur; mais, dès qu'elle redevient tendre,
je regrette Grenoble, tout ennuyeux qu'il est. Que ne
puis-je te voir ici avec une autre personne ! que mon
bonheur serait grand de pouvoir passer la soirée au
milieu de vous, loin de toutes les intrigues et de tous
soins du monde! que ne puis-je réunir autour de moi
une famille comme je conçois qu'il en peut exister. Je
crains bien que nous n'ayons pas celte jouissance de
toute notre jeunesse; aussi nous passerons le temps
d'aimer sans en goûter en entier le bonheur, et ce ne
sera que lorsque notre âme affaiblie ne sentira plus
que faiblement, et que notre tête vieillie aura pris de
la raideur, que nous pourrons vivre ensemble.
LETTRES INTIMES. 117
Je te dirai en grand secret que j'ai commencé au-
jourd'hui, 3 fructido!', à prendre des leçons de décla-
mation de Larive, célèbre acteur tragique. Ce n'est pas
que je m'occupe encore de cet art; mais les médecins
m'ont conseillé de me distraire; ils m'ont dit que je
périrais de mélancolie si je ne prenais pas ce parti. J'y
vais avec Martial D..., que nous appellerons désormais
Pacé. J'y suis donc allé ce matin ; j'en suis revenu à
onze heures pour travailler, mais rien ne m'intéressait;
j'avais besoin d'être auprès de gens que j'aimasse, de
leur parler, de les serrer contre mon sein, et non de
travailler à connaître de nouvelles vérités. J'ai pris
des romans, ils m'ont tous parus niais et enflés au lieu
de tendres; j'ai voulu lire la Nouvelle Hélo'ise: mais
je la sais par cœur. J'ai donc passé toute ma journée
à rêver, et, à cette heure, je vais à la comédie pour me
distraire. Ce n'est pas que l'état dans lequel je suis,
cette surabondance de tendresse, soit pénible, il serait
le bonheur si on avait à qui dire : « Je vous aime ! »
mais je ne puis voir ici que des esprits ou des demi-
âmes. Toutes ces petites filles d'ici m'ennuient; leur
tendresse n'est que minauderie et que petites grâces
étudiées; rien d'absolument franc, de naturel, d'éner-
gique. Tout ce que j'aime est à Grenoble ou à quatre-
vingts lieues d'ici; je ne puis écrire qu'à loi, l'autre
m'a peut-être oublié : voilà ce qui me rend mélanco-
lique. A force de rêve, j'ai cependant trouvé un moyen
de lui écrire; mais que pensera-t-elle de ma lettre?
Y répondra-t-elle? iN'en aime-l-elle point un autre? 11
7.
118 LETTRES INTIMES.
me passe une bonne folie par la tête : avant de retourner
à Grenoble; je veux aller incognito clans la ville où elle
est, et, là, me rassasier du plaisir de lavoir. Ce moyen
est romanesque, mais il me fera bien plaisir et il ne
nuit à personne; je ne vois pas pourquoi j'y résisterais.
Je me mettrai dans peu à économiser pour cela : elle
serait bien étonnée si, en se promenant le soir, dans
les jardins publics, à la tombée de la nuit, elle m'aper-
cevait entre les arbres.
Que fais-tu à Grenoble? s'ennuie- t-on toujours autant
dans les avant-soupers? Et toi, que fais-tu? Donne-
moi beaucoup de détails sur ta vie; vois-tu souvent
les demoiselles M... Songe toujours que l'amour est
une chose divine, excepté quand il dirige votre ma-
riage; mille exemples me prouvent chaque jour cela;
il faut se marier par raison; sans cela, je le serais déjà.
Pour moi, il me semble que le bon A... te convient
à merveille. N'y a-t-il rien de nouveau là-dessus?
Au voyage de..., il était à moitié l'esclave de tes
beautés.
LETTRES INTIMES. 119
XXXI
7 brumaire an XIII.
11 me prend envie de l'écrire ; non pas que j'aie rien
d'extraordinaire à te dire, mais par la même raison
qui ferait que, si j'étais à Grenoble, j'irais dans ta
chambre me chauffer avec toi. Pourquoi ne m'écris-tu
pas fixement une lettre par semaine? Tu sais bien que
je ne demande pas de phrases et que, pourvu que
la lettre soit de toi, elle est sûre de me faire plaisir.
« On ne vieillit point à table ! » j'aime beaucoup ce
mot de madame de Thianges : tu sais que je suis
malade, je ne puis presque rien manger. Je me suis
bourré comme un fou hier tout en riant et n'ai point eu
de mal au cœur; ça ne m'empêcha pas de me trouver
hier à la rotonde du Palais-Royal, rendez-vous de
toute la terre, et où j'en avais donné un à P..., jeune
homme de Grenoble dont tu as peut-être ouï parler.
C'est une de ces plantes rares, destinée par la nature à
avoir un caractère décidé. Celui-ci est aimable natu-
rellement, et quoique le sort fasse pour l'en empêcher,
il a été quatre ans négociant à iMarseille et n'y a point
pris la grossièreté provençale; il est établi ta Grenoble
120 LETTRES IMIMES.
rue J.-J. Rousseau, chez M . R. . . , et n'a point pris le ton
pesamment moral ou gros farceur des petites villes ; il
ne sent rien trop vivement et tourne tout à la gaieté;
avec cela, on aperçoit dans les intervalles de ses rires
un bon cœur et qu'il est tel qu'il se montre. C'est là
ce naturel sans lequel on ne plaît jamais vivement et
avec lequel on est presque sûr de plaire. Nous nais-
sons tous originaux: nous plairions tous par cette ori"
ginalité même, si nous ne nous donnions des peines
infinies pour devenir copies et fades copies : il faut
être un Mole pour savoir représenter un caractère à
faire illusion :
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant,
Mais la nature est vraie et d'abord on la sent.
Cherche la neuvième épître de Boileau, où cet
homme judicieux développe très bien cette grande
vérité .
Nous nous trouvons sept au perron: P..., M..., D...,
jeune voyageur d'une maison de Laval, qui revient d'Es-
pagne,où il a passé quatre ans ; A..., esprit de province,
de ces hommes qui se mettent naturellement au ni-
veau du ton médiocre d'un pays, ridicule parce qu'il
habite V...; je crois très passable, si le sort l'eût fait
naître à Paris; deux provinciaux stupides, ne disant
rien, ou ouvrant un large bec pour accoucher d'une
généralité, comme : « Quand on sait le latin, l'italien
et le français, en apprend aisément l'espagnol, qui en
dérive. » Ce ridicule de réciter de vieilles vérités est
LETTRES INTIMES. 121
un de ceux qu'on sait le mieux saisir el faire ressortir
à Paris. Al. Malein est un de ceux qui en sont le plus
exempts : tu peux observer en lui de bonnes qua-
lités.
Nous nous trouvons donc sept au Palais-Royal ;
nous allons chez Grignon dans un cabinet particulier;
ma maladie, qui me rend faible, me laisse mon sang-
froid au milieu du tapage général ; mais, tout à coup,
Dupuysemet à nous parler d'Espagne, de ce vieux Cal-
deron, de M. de Cervantes, de Lope de Vega, du prince
de la Paix, premier ministre plus puissant que le
roi.
Cela me mit absolument hors de moi ; j'ai toujours
aimé ce peuple, c'est l'image du Cid et de don Qui-
chotte ; j'éprouvai, pendant trois quarts d'heure, un des
plus vifs plaisirs que j'aie sentis depuis longtemps.
Dupuy a une figure singulièrement vive, franche et spiri-
tuelle ; il ajoutait à l'illusion ; je me crus au milieu de
ce peuple si brave, si franc et si généreux, exempt de
tous les petits intérêts de la vie, et vivant comme un
frère avec tous ces hommes si aimables et si grands
qui excitaient le rire par leurs ouvrages ingénieux,
pouvant exciter l'admiration par leurs actions coura-
geuses.
Voilà de ces plaisirs vifs que donne le monde ; mais
ils ne paraissent pas, parce qu'on n'en avertit pas son
voisin, et on ne les raconte pas, parce que, dans le
monde, c'est-à-dire avec des gens froids, ayant des
passions nétries,à la vanité près, rien de plat comme
122 LETTRES INTIMES.
de raconter ua bonheur qu'on ne fait pas partager à
son voisin en le racontant. C'est ce qui fait que les
philosophes ont tracé des images si tristes des plaisirs
du monde, ils ne les connaissaient pas, n'y allant
jamais.
Je suppose un de ces messieurs dans la chambre à
côté de celle où, hier, nous dîmes tant de folies et sans
doute de sottises; le brave liomme aurait haussé les
épaules à chaque mot, et aurait dit ensuite que ces
plaisirs sont bêtes et ennuyeux. Eh! non, censeur idiot!
C'est vous qui ne pénétrez pas que cette bêtise que je
dis est une censure de ce que vient de dire Aligret, qui
fait sourire Penet M... et Dupuy, ouvrir ses petits yeux
à Aligret et de grandes bouches béantes aux deux
stupides.
Voilà le sort des philosophes qui n'allaient pas
dans le monde, tels que Charron, Pascal et tous les
auteurs chrétiens. Ceux qui y allaient y étaient précé-
dés de leur réputation qui, offensant les vanités, fai-
sait qu'on ne les traitait jamais de pair à compagnon,
chose sans laquelle le monde ennuie. Les deux per-
sonnes quis*ennuient le plus, chez le roi, sont le gar-
çon qui mouche les bougies et le roi; l'un et l'autre
sont hors de la société, et, s'il y avait à parier, ce se-
rait pour le laquais, qui satisfait au moins sa curio-
sité et recueille des contes dont il ira réjouir les
femmes de chambre.
Voilà pourquoi les peintures du monde sont si
tristes chez les philosophes : ils ont peint ce qu'ils
LETTRES INTIMES. 123
sentaient et qui, en eiïel, était fort triste: ajoute à
cela que pres(iue tous ont écrit dans un âge avancé.
N'as-tu jamais passé, ayant bien dîné et même trop,
devant une table chargée de ragoûts exquis ? Tu as
sans doute éprouvé le dégoût le plus profond pour
toutes ces odeurs de viandes qui t'auraient charmée il
y a une heure, avant ton dîner. Voilà le monde ; les
philosophes qui n'aiment plus les femmes, charme de
la vie, sont les mangeurs rassasiés qui veulent décrire
les plaisirs des voyageurs affamés qui arrivent en
montrant ce qu'ils sentent eux-mêmes. C'était sur des
descriptions de ce genre que beaucoup de jeunes
gens se faisaient moines sous l'ancien régime.
Il y a un autre défaut que j'ai eu longtemps et dont
je cherche à me guérir chaque jour. Ne voyant per-
sonne chez mon grand-papa, je portai toute mon at-
tention sur les ouvrages que je lisais : Jean-Jacques
eut la préférence! Je me figurai les hommes d'après
les impressions qu'il avait reçues de ceux avec qui il
avait vécu. Par là, il fit sur moi ce que les Romains,
dont il avait nourri sa jeunesse, avaient fait sur lui.
Etonné de ne point trouver dans le monde ces
hommes parfaits (en bien comme en mal) que j'y at-
tendais, je crus que mon malheur m'avait fait tomber
dans une société d'ennuyeux et de gens froids. Lorsque
j'arrivai en Italie, dans la société de madame Pétiel,
mes erreurs multipliées ne me corrigèrent un peu qu'en
me rendant mélancolique ; je croyais que je méritais
un meilleur destin, et véritablement, comme tous les
l±i LETTRES INTIMES.
jeunes gens entirhés de cette erreur, j'étais meilleur
queje ne le suis actuellement, j'étais ce qu'on appelle
tout cœur. Cette folie me donna quelques moments
de la plus divine illusion, dont celles mêmes qui
en étaient la cause ne se doutèrent pas, ou qu'elles ne
purent comprendre ; mais, en général, elle me donna
une existence mélancolique, j'étais misanthrope à force
d'aimer les hommes, c'est-à-dire que je haïssais les
hommes tels qu'ils sont, à force de chérir des êtres chi-
mériques, tels que Saint-Preux, milord Edouard, etc.
Quelquefois je croyais en trouver, je me livrais à
eux, ils me trompaient, tout en agissant le plus hon-
nêtement du monde avec moi. Je croyais avoir à me
plaindre d'eux, je m*en plaignais et devenais sans
cesse plus misanthrope, nourri dans ma folie par la
mélancolie, qui est un sentiment profond et doux à
la vanité; il consiste, comme tu sais, à se dire : « Je
méritais un meilleur sort; si bon, comment ne puis-je
pas trouver des hommes tels que moi? »
Le hasard m'a fait bavarder sur cette folie dont j'ai
eu tant de peine à me guérir, si tant est que je le sois,
et, comme tu le donnes la même éducation que moi,
celle des livres, j'ai voulu te prévenir contre une
erreur qui peut faire ton malheur éternel.
Leserreurs des hommes sont sans conséquence dans
ce genre-là; celles des femmes les déshonorent à
jamais; regarde celte pauvre V...
Celte folie est l'effet naturel et immanquable de
l'éducation des livres. Lorsqu'ils en sont guéris, elle
LETTRES INTIMES. 125
fait rechercher les gens qui en ont été atteints, parce
qu'ils sont la fleur de la société ; ils n'ont qu'un écueil
à éviter, c'est le manque de naturel. Trouvant les
hommes hors d'état de les comprendre, ils se font une
conversation maniérée, pleine de maximes outrées,
dans le sens opposé à ce qu'ils sentent, de manière
que qui les écoute les prendrait pour les plus grands
scélérats possibles.
Le joli Lobstein, de chez madame V..., élait comme
cela. Ayant passé par cet état de folie, je le désirai
et me liai avec lui, quand tout le monde le fuyait. Les
profondes connaissances du cœur humain trouvaient
tout simple que cet homme vrai, qui l'était tant qu'il
jouait bien Cinna, fit sou ami d'un pareil monstre,
et ce pauvre Lobstein élait l'âme la plus candide que
j'aie rencontrée. Il s'est mariéà une femme de caractère
et vit le plus heureux du monde à Hambourg.
J'ai bien ri, il y a huit jours, en voyant que la même
chose était arrivée à moi-même.
Ne pouvant pas entremêler l'éducation du monde
à celle des livres qui est le meilleur parti, il faut
discerner avec soin les auteurs cjui ont point les choses
le plus ressemblant par les grands événements et les
scènes tragiques: ce sont sans contredit Shakspeare
et Plularque. En observant que nous avons infiniment
plus d'idées qu'on n'en avait du temps de Plutarque
(par exemple, toutes celles qui sont relatives à cette
lettre, plume, canif, papier, sable; les anciens ne
connaissaient rien de tout cela), madame P... écrivait
126 LETTRES INTIMES.
à un de ses amis : « Votre cœur est indéchiffrable
comme vos pieds de mouche et vos senlimenis pâles
comme votre encre. » Plutarque n'aurait absolument
rien compris à cela, et ces petites comparaisons
donnent les moyens d'exprimer toutes les nuances
de sentiment, nuances que probablement les anciens
ne sentaient pas et qu'ils n'ont certainement pas dé-
crites. Il n'y a pas une idée fine dans Homère (le Tasse
en est plein), et même du temps de Shakspeare.
Molière a cherché le rire et, pour cela, a peint des
originaux tels qu'ils peuvent exister. C'est l'homme
qui fait le mieux connaître le cœur humain, mais il
faut en avoir la clef. Je comprends tous les jours, par
ce que je vois, des traits sur lesquels je glissais en
lisant ce grand peintre.
La Bruyère a bien peint les mœurs de la bonne
compagnie de son temps; le tableau serait bien dif-
férent aujourd'hui: la bonne compagnie est infiniment
plus raisonnable et plus honnête. En feignant la gaieté,
on finit par ne plus songer à ses maux; il y a donc
une disposition à la tristesse ou à la gaieté. Depuis
deux mois que je n'ai pas lieu d'être content, je suis
plus gai que jamais, parce que Dieu m'a fait com-
prendre que souffrir était d'un sot, et qu'à une chose
arrivée tout le remède élait de n'y plus penser ou
d'en plaisanter. Je crus d'abord que c'était par hasard
([ue je tournais mes maux en plaisanterie et que je n'y
pensais plus : avec un peu de soin, lu prendras cette
habitude.
LETTRES INTIMES. 127
C'est le plus beau secrel que je puisse te donner,
avec celui pourtant d'étudier le cœur et la tête de
l'homme. Tu connais bien le cœur et tu as une âme
ardente qui te l'explique assez; reste la tête. Je t'en-
verrai incessamment VJdéologie de Tracy; c'est là la
seule chose qui re>le, tout le reste est de mode, et ce
qui est charmant aujourd'hui, an XIII, sera ridicule
en l'an XL. La science de l'homme te rendra la femme
la plus spirituelle de Pans à soixante ans. Si nous
avons le bonheur de vivre, nous habiterons la même
maison, et passerons ainsi notre soirée de la vie agréa-
blement, faisant la liste des passions, vanité, ambition,
haine, etc., etc., des états de passions, espérances,
jouissance, désespoir. Observe les habitudes de l'âme
comme celle de Dorante de mentir à tout ce qu'on lui
dit, et mets à côté de chaque nom le trait où tu l'as
vu développé.
Adieu; tu es bien heureuse de ne pas être obligée
d'étudier la banque pour avoir un état. Malgré mon hor-
reur pour les dévots, s'il était 1750 au lieu d'être 1805,
je me serais fait abbé pour vivre en paix, loin de Smith.
Bon gré mal gré, je veux t'être utile à mon voyage
au printemps : lis donc vite Condillac, Tracy, Hobbes.
Pense, en un mot, si tu veux qu'on te fasse la cour en
1845, où nous commencerons à vieillir; songe que ce
qui paraît trop savant pour une femme aujourd'hui
sera de première nécessité dans quarante ans. Le
siècle marche, marchons avec lui.
Songe donc que ce qui te paraît trop savant aujour-
128 LETTRES INTIMES.
d'Ilui sera tout simple dans notre vieillesse ; car il n'y
a qu'une science toujours de mode, celle du cœur et
de la tête. Tu as une âme ardente, donne-toi une
bonne tète.
Lorsqu'on est dans sa famille et qu'on voit qu'on
est plaint et compris par tout le monde, on s'aban-
donne au sentiment des moindres maux, on s'occupe
à bien souffrir, au lieu de s'occuper àne point souffrir;
on devient une madame Romagnier à force de faire at-
tention à ses maux (moraux ou physiques); on finit par
souffrir infiniment. C'est l'histoire du Français à qui on
avait persuadé en Egypte que l'engourdissement était
le symptôme de la peste ; le pauvre malheureux a été
fou de peur pendant six mois, fou à lier. L'usage du
monde, apprenant qu'on n'intéresse, en général, qu'au-
tant qu'on donne du plaisir, fait qu'on cherche par
soi-même à diminuer les douleurs.
Un enfant gâté est disposé à souffrir de tout; un
homme sage à souffrir le moins possible, et, en ne
s'occupant pas de ses maux physiques, en prenant
l'habitude de plaisanter de ses chagrins, il finit par
en plaisanter avec lui-même seul dans sa chambre,
pendant que l'enfant gâté sanglote.
Lis Saint-Simon, si tu peux; lis Condiilac, s'il ne
l'ennuie pas; Deslult est bien plus amusant; et surtout
écris-moi une fois par semaine pour me faire plaisir;
je l'exige de ton amitié ; écris-moi des faits sur l'objet
de ta dernière lettre; il n'y a dans le monde que les
faits de certains.
LETTRES INTIMES. 129
Pour que mon prochain voyage ne te soit pas aussi
inutile que le dernier, je veux t'apprendre au moins
à déclamer ; car il faut savoir danser pour bien mar-
cher. Tu attends un frère tendre, il t'arrivera un
ennuyeux pédant, sermonnant toute la journée, au lieu
de t'amuser. C'est que tout le monde peut t'amuser et
que je suis le seul au monde qui soit en situation de
te parler franchement : amant et mari auront intérêt à
le ménager. Nous ferons donc régulièrement un cours
d'idéologie, un de littérature et le troisième de décla-
mation. Que me donneras-tu pour tout cela. Apprends
donc quatre ou cinq rôles parfaitement par cœur, en
les lisant chaque soir; j'exige cela, qui le sera utile
toule ta vie.
Promets-moi cela dans ta première lettre : ap-
prends de préférence ceux de Cinna, Oreste, Sévère,
le Misanthrope, le Menteur, Hermione, Andromaque,
Phèdre. Pour cela, copie-les. Prononce chaque jour
vingt vers haut; ne te décourage pas si tu l'ennuies,
mais songe que c'est à son ennui que la grande Cathe-
rine (épouse de Pierre III, conjuration de Rulhière)
dut l'empire. Aie autant de force qu'elle. Cet ennui, à
ton âge, est ce qui peut l'arriver de plus heureux pour
le reste de ta vie, si tu l'emploies. Si jamais j'ai des
enfants, je les engagerai, à vingt ans, à une prison de
six mois. Promets-moi donc d'apprendre ces rôles en
commençant par le Misanthrope et Hermione. Tu
verras, quand tu viendras à Paris, combien il te sera
utile de bien parler : on parle très mal à Grenoble,
130 LETTRES INTIMES.
OÙ 011 dit : paire, maire^ avice, cence, deuce.
Répouds-moi courrier par courrier; dis-moi ce que
lu penses; il est incroyable que tu ne me croies pas
quand je te dis que de toi tout m'intéresse et qu'il n'y
a pas vingt femmes à Paris qui te vaillent.
XXXII
11 nivôse an XIII.
La jouissance la plus constante que nous puissions
éprouver est celle d'être contents de nous. Lorsqu'au
bout d'un an, par exemple, nous venons à penser aux
choses qui nous rendaient satisfaits de nous, il y a un
an, nous voyons souvent que nous n'avions pas raison
de l'être; ce souvenir nous attriste et diminue notre
bonheur actuel.
Ce bonheur {{'être content de nous n'est pas le
plus vif que nous puissions sentir; mais il est la
base de tous les autres et il s*y mêle. C'est le pain du
bonheur, non le meilleur aliment, mais celui qui se
mêle à tous les autres, et le seul qui ne déij^oûte
jamais.
En examinant les causes qui nous faisaient tromper
il y a un an, nous voyons que nous raisonnions mal;
LETTRES INTIMES. 131
que nous faisions des raisonnements de cette force :
deux et deux font quatre; ôté un, reste deux.
Tous les hommes désirent quelque chose; l'absence
du désir est l'ennui! lorsque cette absence devient
habituelle, l'homme se tue.
Pour arriver à leur but, les hommes ont une con-
duite à tenir, c'est le raisonnement qui chez tous
trace cette conduite; il est tout simple que, quand le
raisonnement est mauvais, nous n'arrivions pas au but
désiré, comme nous n'arriverions pas à Voreppe, si
nous nous avancions par le chemin du cours, vers le
pont de Claix.
Tu vois donc qu'il importe de bien raisonner : tout
le monde sent cette vérité qui est triviale, mais beau-
coup d'entre eux croient raisonner parfaitement et se
trompent.
Tous les hommes, en général, croient savoir bien
faire ce qui est nécessaire à tous ; tous les hommes
croient bien marcher et bien manger^ c'est-à-dire
de la manière la plus propre au bonheur. Cependant,
qu'il se présente une grande route à faire pour une
émigration inattendue; à forces égales, le danseur de
l'Opéra marche bien plus vite et se fatigue bien moins
que l'homme ordinaire.
Que deux hommes aient l'estomac faible ; celui qui
marchera le plus longtemps guérira, l'autre périra.
De même, dans la vie, l'homme ([ui raisonne bien
arrivera à son but; celui cpii raisonne mal restera
en route.
13-2 LETTRES INTIMES.
Mais comment apprendre à bien raisonner? Gomme
nous apprenons à bien marcher, en nous regardant
faire. Je marche, je m'aperçois que, tous les cinq ou
six pas, mon talon droit heurte, en passant en avant,
ma cheville gauche interne (cela s'appelle se couper en
terme de manège). Cette partie est très sensible; cet
accident me fait vivement souffrir; je porte mon at-
tention sur mon pied droit; en deux jours de marche,
l'habitude de ne plus me couper est prise, je n'ai plus
besoin de penser à mon pied droit, et je ne souffre
plus.
Apprenons de même à raisonner : toutes les actions
qui forment un raisonnement tel que ce papier blanc
se passent entre les idées, ici entre les idées de papier
et celle de blancheur.
La science qui nous occupe, cet épouvantai! si ter-
rible aux tyrans, cette science si détestée des charla-
tans de toutes les espèces, est la chose du monde la
plus enfantine, la plus simple.
Nous la nommerons idéologie ; idéOy veut dire idée ;
logie, discours; le mot entier veut dire discours sur
les idées.
Locke a trouvé cette science en 1720, je crois. Con-
dillac a commencé à lui donner un corps en 1750.
Destutt de Tracy l'a portée à la perfection actuelle, il
y a deux ans ; lu vois qu'elle n'est pas vieille.
Avant ces grands hommes, on avait fait beaucoup
de bons raisonnements, mais sans s'occuper de la
manière de les faire; chaque homme était obligé de
LETTRES INTIMES. 133
se créer une idéologie. Annibal en avail une, César une;
mais c'étaient des hommes supérieurs. Actuellement,
avec neuf livres d'argent et une heure par jour pendant
six mois, nous pouvons raisonner aussi juste que ces
grands hommes et il ne nous manque plus que leur
expérience et leurs passions pour les égaler.
Cette science est haïe à un si haut point par les char-
latans, parce qu'elle les force à desréponsesétranges.
Par exemple, au quatrième acte de Tartufe, Cléanlhe
pressant le fourbe de Vexliérédation de Damis, le
pousse par un raisonnement si bon, que Tartufe lui
dit :
...Il est, monsieur, trois heures et demie,
Certain devoir pieux me demande là-haut,
Et vous m'excuserez de vous quitter si tôt.
Si Cléanthe avait trouvé Tartufe dans un salon devant
vingt personnes, c'en était fait de Tartufe.
Voilà pourquoi tous les charlatans haïssent si fort
les bons raisonneurs. Les filous fuient les réverbères.
Les lois, qui sont les réverbères, ne pouvant pas pré-
voir tous les cas, éclairer tous les recoins, c'est à nous
à nous munir d'une bonne lanterne. Pour cela,
apprenons à ne faire que de bons raisonnements.
Idéologie. — Qu'est-ce que penser?
Tu penses, tu le dis à chaque instant ; mais as-lu
examiné ce que tu fais en pensant? je crois que non.
Tu sens, ma chère amie, tu ne fais que cela. Penser
est sentir; mais tu me diras : « Qu'est-ce que sen-
8
131 LETTRES INTIMES.
^<>y » Approche ton doigt de la flamme de la bougie,
tu sentiras la chaleur ; enfonce-le dans de l'eau à demi
glacée, tu sentiras le froid. Voilà ce que c'est que
sentir. Nous sentons ces effets, le comment, personne
ne le sait.
Mais nous pouvons prouver que penser n'est que
sentir.
1 . Quand je dis : Ce vin est rouge, je sens que la
qualité de rouge convient à ce vin. Il ne s'agit pas ici
de rechercher si j'ai raison ou tort, ni d'où peut venir
mon erreur; nous verrons cela dans la dernière partie
de Vidéologie. Penser, ici, est apercevoir un rapport
de convenance entre les idées de vin et de rouge.
C'est sentir un rapport.
2. Tu dis : Je pense à notre promenade d'hier au
Belvédère, quand le souvenir de cette promenade vient
te frapper. Penser, dans ce cas, c'est donc éprouver une
impression d'une chose passée. C'est sm^tr un souvenir.
3. Tu ne dis pas : Je pense que je voudrais voir
mon frère, mais plus brièvement: Je voudrais voir
mon frère. Tu éprouves une impression interne qu'on
appelle rfc^.s'ir : tu sens un désir. — J'en sens aussi un
bien vif de le voir.
4. Quand tu te brûles le doigt, tu dis : Je souffre.
Cependant le dérangement mécanique qui s'opère dans
ta main est une chose différente, distincte de la dou-
leur que tu sens. La preuve en est que, si le bras est
paralysé ou gangrené, on te brûlerait le doigt jusqu'à
le faire tomber en cendres, que tu ne le sentirais pas.
LETTRES INTIMES. 135
Penser, dans ce cas, est donc tout bonnement sentir
une sensation ou sentir. Quand tu dis: «Je pense que
je me brûle, ou simplement : « Je me brûle, » tu ne fais
donc que sentir. Sentir^ celte chose que tout le monde
connaît par expérience, et que personne, jusqu'à cette
année 1805, n'a pu décrire.
Mais, puisque penser et sentir sont la même chose,
pourquoi a-t-on fait deux mots ? Parce que c'est la
majorité îles hommes qui fait la langue et non dix ou
douze philosophes.
On t'a dit que toute idée est une image; cela n'est
pas toujours vrai. Ça l'est pour la figure de Flavie;
ridée que tu en as est bien une image; mais, quand tu
t'es brûlé le doigt, l'idée de cet accident est-elle
l'image du changement arrivé à ton doigt, ou du corps
chaud qui l'a produit? Non. Donc, etc., etc.
Nous venons de remarquer que nous avions des idées
ou perceptions de quatre espèces différentes :
1. Je me rappelle que je me suis brûlé hier; c'est
un souvenir que je sens.
2. Je juge que c'est cette pincelte chaude qui a
causé ma brûlure ; c'est un rapport que je sens entre
ma douleur et la pincette.
3. Je veux éloigner cette pincette, dès que je sens le
mal ; voilà un désir que je sens.
•4. Je sens que je me brûle actuellement; c'est une sen-
sation que je sens; j'aurais dû la mettre* la première.
1. Le mot « mettre » ne se prononce pas inailre comiiic à
Grenoble, mais bien métré (é comme le dernier de liberté).
136 LETTRES INTIMES.
Voilà quatre sentiments ou vulgairement quatre
idées bien ditTérentes.
L'expérience nous prouvera par la suite qu'elles
composent en entier la faculté de penser.
Amuse-toi à chercher une pensée qui ne soit pas de
l'espèce d'une de ces quatre ; si tu en trouves, envoie-
les-moi ; tu feras peut-être une grande découverte.
De la sensibilité et des sensations. — La sensibi-
lité est cette faculté, ce pouvoir, cet effet de notre
organisation, ou, si vous voulez, cette propriété de
noire être en vertu de laquelle nous recevons des
impressions de beaucoup d'espèces, et nous en avons
la conscience.
Chacun de nous ne la connaît par expérience qu'en
lui-même. Il la juge dans les autres par les signes de
la déclamation.
Fais-toi expliquer les nerfs par mon grand-papa,
en lui faisant cette question : « Qu'est-ce que les
nerfs? Montre-moi un nerf. Combien y en a-t-il? où
commencent-ils? où se terminent-ils? » etc., elc.
Tâche d'en voir un, ceux d'une dinde par exemple.
Tu connais cinq sens ; mais le mal de cœur, le mal
aux reins, à quel sens appartiennent-ils? je n'en sais
rien. Cela te prouve l'insuffisance des classifications,
conventions de l'homme et non choses existantes.
Les passions sont un effet de la volonté; mais le
sentiment pénible donné par la haine, le sentiment
doux et agréable que donne l'amitié, sont sensations
internes.
LETTRES INTIMES. 137
Tu vois que ces idées ne sont pas bien difficiles.
Il n*y a pas plus loin de l'avant-dernière idée du livre
de Tracy, à la dernière, que de la première à la
seconde, comme il n'y a pas plus loin de quatre-vingt-
dix-neuf à cent que de un à deux.
Voilà cependant, ma chère Pauline, cette science
dite si difficile par les tartufes, qui craignent qu'il ne
se forme des Cléanthes.
Copie ces neuf pages tout de suite, en changeant les
exemples, les mots le plus possible. Si tu savais
l'italien, cette langue sublime, je te dirais de les copier
en italien; en tout, les mots ne sont rien. Que me fait
de dire :
Donnez-moi du pain,
Give me some bread,
Date mi del pane,
Da mihi panem.
pourvu qu'on me donne un bon morceau de pain.
Adieu ; écris-moi vite. Figure-toi que hier, en escar-
pins, à onze heures du soir, j'ai fait une lieue pour
aller acheter Tracy. Je sortais du Philinte de Molière,
par Fabre, et ce chef-d'œuvre m'avait tellement en-
flammé pour la vertu, et je sentais si bien les choses
par lesquelles j'ai commeneé ma lettre, que la peine
n'était rien pour moi; j'en lus soixante pages, sans
feu, avant de me coucher.
A propos, je te souhaite une année féconde en jours
heureux ; songe que notre bonheur dépend presque
8.
138 LETTRES INTIMES.
entièrement de nous, et que tu es dans le plus beau
pays du monde.
As-tu lu les Scandinaves, bon roman héroïque en
deux volumes ? Demande-le à Chaluet.
Je te dirai, comme au régiment : Souhaite une
bonne année pour moi à tous ceux qui se soucient
encore de moi, et songe que tu me la procureras,
cette bonne année, en m'écrivant souvent.
Fais faire ma chambre à Claix, et presse mon papa
pour qu'il m'envoie de l'argent. Quelle impression font
mes lettres?
Apprends-tu Alceste, Oreste, Cinna? Allons donc,
paresseuse! Ecrivez-moi souvent. Lis-tu quelquefois
îa divine Madame Rolland? je bénis souvent le
hasard qui me força ici à l'acheter et le hasard qui me
fit oublier le premier volume à Grenoble. Mon grand-
papa a ton Vauvenargues : demande-le-lui.
XXXIII
13 nivôse an XIII.
En lisant ce soir, ma chère Pauline, les Confessions
de Jean-Jacques, non point pour les faits, mais pour le
style divin, comme une oreille exercée se plaît à en-
tendre divinamente souave d'un instrumenlo, j'ai
LETTRES INTIMES, 139
trouvé, page 135, du tome II que, dès qu'il eut élevé
un binôme au carré et qu'il eut trouvé que ce carré
égalait le carré de la première partie -\- deux fois la
première par la seconde -f- le carré de la seconde, il
crut s'être trompé, et qu'il le crut jusqu'à ce que la
figure le détrompât.
J'ai été étonné de ne jamais avoir approfondi cela,
moi qui ai tant étudié et aimé les mathématiques;
mais il me semble qu'on n'approfondit qu'à mesure
que l'âge vient; prends de bonne heure cette utile
habitude; je me suis donc amusé à faire la figure et
la décrire sur les pages blanches que j'ai fait mettre
à la fin de chaque volume relié, et il m'est venu dans
l'idée de t'écrire ça.
Ce soir, me promenant sous les galeries de bois du
Palais-Royal, j'ai remarqué qu'une partie était en
pierre. Mante a été étonné; je n'avais pas vu ça,
m*y promenant depuis trois ans, une fois tous les
deux jours au moins. J'aurais bien juré que le tout
était couvert en bois ; il ne faut pas jurer de ce qu'on
a examiné; cela m'aurait fait perdre un beau pari.
La seconde promenade de Rousseau, l'histoire de la
chute par le chien danois, est un chef-d'œuvre de style,
elle fait sur moi la même impression que l'air sublime
del Matrimonio secreto, Cimarosa :
La pietade troveremino
Se il ciel barbaro mon é.
lorsqu'il est bien chanté ; c'est-à-dire qu'elle me pro-
cure un délicieux bonheur.
140 LET^TRES INTIMES.
Voilà deux plaisirs dont Jean n'a point d'idée ; bien-
fait de l'éducation; mais que de peines qu'il ne sent
pas et que nous avons ! Je crois, cependant, pour une
àme qui est parvenue à chasser tous les vices, et a
su faire une habitude de la justice, l'état de la cul-
ture de beaucoup le plus heureux, à cause des beaux-
arts et des sciences, mais surtout des beaux-arts :
peinture, poésie, représentation, sculpture, architec-
ture.
XXXIV
25 pluviôse an XIII.
Je suis honteux, ma chère petite, de répondre si
tard à ta charmante et trop courte lettre; mais c'est
que je voulais répondre auparavant à une grande lettre
de mon père et que je veux le faire d'une manière
solide.
Ne voit-on point les lettres que je t'écris ? Réponds-
moi là-dessus et ne te fie pas aux apparences. Si tu as
des soupçons, mets dans ta lettre ces mots italiens :
// grande Al fieri; sinon, non.
De tous les temps de ma vie, il n'y en a pas où j'ai
été aussi heureux que celui qui s'est écoulé depuis le
LETTRES INTIMES. 141
départ de mon oncle jusqu'à ce jour. Je suis dans les
intrigues du monde jusqu'au cou, et je vois de quel
immense avantage est, dans la conduite de la vie, la
connaissance approfondie et raisonnes de l'homme et
de ses passions. Tu n'as pas d'idée de la facilité que ça
donne.
Je fais, en me jouant, ce que des hommes qui ont
quarante ans d'expérience, regardent comme le chef-
d'œuvre de l'habileté, et n'exécutent qu'avec toutes
les peines de la plus laborieuse attention. Il n*y a
d'un peu pénible que le premier mois; on est étonné
de la facilité qu'on trouve ; on croit se tromper lors-
qu'on ne rencontre pas les obstacles qu'on vous avait
annoncés. Cet état de crainte jette de l'incertitude
dans la marche. Je ne sais si tu comprendras ce bar-
bouillage; en y pensant un quart d'heure, je l'aurais
rendu clair et frappant d'éloquence, mais j'aime
mieux le passer à m'entretenir avec toi. Tu as un
esprit si naturel et si franc que tu dois saisir cela.
Conserve longtemps ce charmant style; je montrai
dans mon enchantement ta lettre à madame de N...;
elle en fut enchantée, ravie ; voici ses propres termes :
c( Vous m'aviez bien dit qu'elle avait de l'esprit, mais
non pas du génie; elle peut aller à tout; c'est votre
faute si elle ne va pas plus loin que vous. »
Ce n'est pas ce que tu disais, quoique charmant,
qui la frappait; c'est la manière dont tu dis et qui
montre ton àme, l'état de l'instrument, un ton et une
pensée.
U-2 LETTRES INTIMES.
Coligny les suivait à pas précipités, ou, à pas pré-
cipités, Coligny les suivait, sont deux choses très dif-
férentes pour une âme sensible; cherche des exemples
dans La Fontaine et Shakspeare.
Cultive avec soin cet esprit si naturel; une bonne
méthode abrège infiniment l'étude en augmentant la
mémoire. Fais une liste de toutes les passions et états
des passions, et, à la suite de chaque nom, comme
hypocrisie, mets : 1° les traits d'hypocrisie que tu as
vus, premier degré de vérité, en tâchant de les racon-
ter justes; 2° ceux qu'on t'a contés; 3" ceux que tu
as lus; 4° les meilleures peintures par les poètes (dans
cette passion le Tartufe de Molière, lago d'Othello de
Shakspeare).
Cette manière d'étudier embrasse tout : 1° con-
naissance de l'homme; 2" étude des beaux-arts. Fais
cela, je t'en conjure, ma chère Pauline! L'application
d'une méthode répugne d'abord, parce que ça ralentit
le travail ; mais, au bout de quinze jours de patience,
que de trésors on découvre ! c'est étonnant, crois-en
mon expérience.
Pendant le peu de temps que je passerai à Grenoble
et qui est peut-être le dernier pour bien longtemps,
je veux te faire, 1° un cours d'idéologie (science des
idées, art de les exprimer en grammaire, art de les
lier de manière à produire une idée vraie, c'est-à-dire
exprimant ce qui est, ou logique; exemple : deux
idées, Paris, Grenoble). L'idéologie proprement dite
(premier volume de Tracy) apprend comment on a
LETTRES INTIMES. \ï.i
CCS deux idées, ensuite comment les peuples sont
parvenus à les exprimer (grammaire), ensuite la ma-
nière d'en tirer une idée ou jugement vrai; je puis
dire : « Grenoble est plus grand que Paris, « et : « Paris
plus grand que Grenoble. » La logique m'apprend que
c'est la seconde idée qui est Vexpression de ce qui est
ou la vérité, que la première est l'expression de ce qui
n'est pas, ou une fausseté. Elle apprend la manière
dont on doit lier ses idées pour ne parvenir qu'à la
vérité. Tu vois que c'est là l'instrument général néces-
saire à tout et que tout le monde a une logique plus
ou moins bonne, même Marion, pour acbeter deux
pieds de cardons à la place. Voilà ce que les sots ne
peuvent se mettre dans la tête.
Même les chats, en prenant une souris, en ont une.
La logique forcée par les besoins existe toujours plus
ou moins chez tout individu qui a besoin de tout, sait
plus de vérités et sait mieux les découvrir que qui n'a
besoin de rien.
Le deuxième cours de littérature qui ne sera qu'un
développement du troisième, qui sera un cours de
connaissance des passions; il n'y aura en plus que
l'art de les peindre de manière à produire tel senti-
ment dans le cœur du spectateur. J'ai là-dessus un
gros volume de choses neuves dans la tête, que je n'ai
jamais eu le temps d'écrire.
Le quatrième et dernier sera un cours de déclama-
tion ; ce dernier est le plus indispensable : c'est hi
peauqui recouvre tout le corps. Que dirais-tu d'une
lU LETTRES INTIMES.
femme qui aurait les os (l'idéologie) et les muscles
(connaissance des passions) parfaitement bien faits,
mais qui serait écorchée; elle serait affreuse. De même
une femme d'esprit aux yeux des sots. Il faut donc né-
cessairement (dans nos mœurs monarchiques et par là
corrompues) qu'une femme soit hypocrite.
Fais-toi donc une langue avec les sots et tâche de
leur plaire; je voudrais que tu pusses lire Z)elp/ime, de
madame de Staël; tu verrais les épouvantables mal-
heurs où conduit une belle âme sans. ..(mo? cowj9p'.)La
prudence n'est presque que l'art de ménageries sots :
à Paris, il y en a dix-huit sur vingt, la proportion est la
même en province et les gens d'esprit sont tout au
plus bons à être des sots à Paris. Exemple : il nostro
Zio, MoveL Je ne connais que Savoye-Rollin et le
charmant père Ducros. Etudie cet homme, à qui il
n'a manqué que de le vouloir pour être un grand
homme.
Occupe-toi des caractères de Flavie et autres. J'ai
commencé avec N... à faire ceux des jeunes gens que
nous connaissons. C'est la seule bonne étude qui nous
reste. Fais le caractère de tout ce qui t'entoure, Jean
Ilzio, Caroline et autres. Rappelle-toi que je te le re-
commande comme la pierre philosophale; fais-le par
amitié pour moi. Apprends, je t'en supplie, Monime,
Hermione,le Misanthrope, Cinna, le Métromane, si tu
as la Métromaniey le Menteur, etc. Apprends, je t'en
supplie! tu as tout pour êlre une femme rare, suis ta
destinée, et rappelle-toi, que pour la suivre, il faut te
LETTRES INTIMES. 145
cacher aux badauds; sans cela, ils te tuent à l'entrée
comme la malheureuse Delphine. Tâche de venir à
Paris pour ton mariage; je te promets le bonheur
jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans, si nous y allons.
Aie les yeux sur N...; donne-toi de la grâce; songe que
la grâce n'est autre chose que de la faiblesse, et qu'une
femme qui a l'âme d'Emilie de Cinna et qui raisonne
comme Tracy, n'est jamais faible, par conséquent
jamais gracieuse, et ce vers:
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
est archivrai; sois donc hypocrite et commence par
plaire: voilà le digne fruit de nos mœurs corrompues,
la nécessité de l'hypocrisie. Songe que ce sont nos
proches qui commencent notre réputation et que
même une grande âme ne t'épousera que sur ta réputa-
tion. 11 faut que la femme de César ne soit pas même
soupçonnée. Sens La Fontaine, et lis Saint-Réal :
Usage de l'Histoire^ l'édition en cinq volumes.
Où en sont les mathématiques? As-tu lu tous
les livres que j'ai laissés dans la commode? Si non,
lis-les.
lie LETTRES INTIMES.
XXXV
3 ventôse an XIII.
Écris-moi donc bien vite! quelle diable d'idée as-
tu que tu peux m'ennuyer? mets-toi bien dans la tête
que je n'ai pas de plus vif plaisir que de lire et de
relire tes lettres, et que je te serais allé embrasser, si
j'avais pu compter qu'on me laissât revenir pour le
l*"" brumaire.
On fit, il y a quelque temps, une consultation pour
madame de M... Les médecins qui avaient dit qu'elle
ne verrait jamais l'an XÏII en ont répondu pour trois
mois; peut-être même guérira-t-elle. Là-dessus, je
forme le projet d'aller passer un mois à Grenoble, ou,
pour mieux dire, à Claix. Je suis enchanté de mon idée,
je rentre chez moi; j'écris à mon papa, j'écris à toi;
je fais un paquet de mes deux lettres et je le donne au
portier pour le porter à la poste. J'étais si content du
plaisir que j'aurais à te voir et le reste de la famille,
que j'étais encore à Paris à cinq heures; je prends un
cabriolet, j'arrive à Auteuil à six heures pour dîner; il
y avait grand monde. Je ne puis dire mon projeta A...
qu'à sept heures; là-dessus, elle va dire à sa mère :
LETTRES INTIMES. 117
« Vous ne savez pas? M. Beyie nous quitte et s'en re-
tourne à Grenoble. » Là-dessus,, la mère jette un cri, je
m'approche, je lui conte la chose en détail : elle ne
veut point se rendre quoique je lui dise que, par ma
lettre, je demande la permission de revenir pour le
1" brumaire; elle dit que je ne reviendrai pas de
rhiver, que c'est une affaire faite, que jamais on ne
me laissera revenir, que je me laisse trop mener pour
avoir le courage de partir. Enfin, elle fait tant que je
viens tout courant à Paris, ne sachant comment re-
prendre mes lettres à la poste et fort inquiet de l'effet
qu'elles produiraient à Grenoble, si je ne pouvais les
reprendre. Heureusement, mon portier avait calculé
qu'il suffisait qu'elles y fussent à midi le lendemain et,
là-dessus, les avait bravement gardées. Voilà ce qu'il
en a été de mon cher voyage, qui aurait été délicieux
pour moi et qui peut-être vous eût fait quelque plaisir.
Voilà comment le manque de liberté paralyse tout :
j'aurais passé àClaix six semaines délicieuses; au lieu
de ça, je cours les champs ici. Je suis allé ces jours
derniers dans la forêt de Montmorency. Cette cam-
pagne est charmante, mais j'aurais mieux aimé notre
Claix. Dis-moi ce que vous y faites et surtout ne dis
rien de ce projet de voyage. Je suis très affligé de ce
que mon père ne m'écrit plus, c'est affreux; je ne sais
qu'en penser. Cela est d'autant plus fâcheux qu'il
faudra que je lui écrive, un de ces jours, pour lui de-
jnander de quoi m'habiller cet hiver, et qu'il pourra
dire avec raison que je ne lui écris que comme à un
U8 LETTRES INTIMES.
intendant; mais c'est que je ne sais que dire à quel-
qu'un avec qui la décence m'empêche de plaisanter,
et qui ne me dit rien. Je suis vraiment fâché de cet
état de choses, tâche d'en pénétrer la cause et dis-lui
(s'il te le demande et sans que ça ait l'air de venir de
moi) que je suis bien triste de son silence; tu ne diras
que la vérité. Je crains que ce ne soient ces maudites
affaires d'argent qui ne m'aient mal mis auprès de
lui, mais enfin il faut vivre. Il m'avait promis, en par-
tant de Grenoble, deux cent quarante francs par
mois et des habillements; il ne me donne que deux
cent francs, et point d'habillement, de manière que
je suis criblé de dettes. Or, avoir des dettes et être
brouillés, c'est trop de la moitié; je ne les ai faites
que par l'ennui de lui demander à chaque instant,
et rien ne semble plus ridicule à un habitant de Gre-
noble que la dépense d'un jeune homme à Paris. Il
ne conçoit pas qu'on puisse dépenser dix louis par
mois; rien ne va plus vite cependant. Tout cela
m'ennuie et ce qui m'achève, c'est d'être mal avec lui.
J'aurais envie de devenir banquier; je n'en parle pas,
parce que jamais il ne me donnerait de fonds. Pour
me distraire, j'ai voulu te faire banquière, ou, tout au
moins, te mettre dans le cas de le devenir si tu voulais.
Ne lui ai-je pas parlé dans ma dernière lettre de te
mariera A... : qu'en dis-tu? Tu sens qu'il n'en sera
que ce que tu voudras; mais, ma foi, à ta place, j'ac-
cepterais bien vite; c'est une triste chose, que de dé-
pendre toute sa vie.
LETTRES INTIMES. 149
Adieu ; écris-moi souvent, et tâche de rire un peu ;
il n'y a que cela qui soulage; il faut prendre son parti,
il faut être dans ce monde Heraclite ou Démocrite,
et, franchement, Démocrite vaut mieux.
A ce que je viens de te dire près, je mène, depuis
un mois, ia vie la plus gaie du monde ; nous nous
rions de tout, tâche d'en faire autant. Si tu ne le peux
pas,rénéchis sur l'homme, voilà la seule honne science,
el tu verras combien elle te servira dans le monde.
Adieu; pourras-tu me lire? Il y a une conspiration
entre mes plumes, mon canif, mon papier et mon
encre; rien ne peut aller. Ainsi devine, si tu peux.
XXXVI
7 ventôse an XUI.
Eh bien, les cent écus qui devaient venir à la fin de
la semaine? Et il y a trois semaines que cette semaine
est passée.
Fiez-vous, fiez-vous aux vains discours des hommes !
Je chantais cette chanson ce matin, lorsque mon tail-
leur est venu, pour la dixième fois, me demander un
150 LETTRES INTIMES.
acompte; je lui ai dit : « Fiez-vous, fiez-vous aux
vains discours des hommes, » etc. etc.
Dis-moi donc où en est cette affaire, dis à mon
père que, s'il veut m'accorder une avance, elle ne sau-
rait mieux venir. Mon oncle ne vient-il point à Gre-
noble? Ma dernière lettre à mon père ne Ta-t-elle
point fait revenir de l'espèce de froid où il est à mon
égard.
C'est moi qui puis me plaindre, et c'est moi qu'on
querelle. Je n'ai pas, à la vérité, droit de me plaindre ;
mais j'en ai encore moins à être grondé. Car enfin,
tout mon crime est d'avoir demandé, en vendémiaire,
une avance qu'on commence à me promettre en ven-
tôse, et puis Ton parle de sensibilité! 0 temporal
0 mores I mais dépêchons-nous vite de rire de tout
cela, de peur d'être obligé d'en pleurer. Au fait, nous
avons tort de croire les hommes meilleurs qu'ils ne
sont, et doublement tort de croire les paroles, nous
qui répétons sans cesse qu'il ne faut croire que les
actions. C'est qu'une âme vraiment sensible connaît
les hommes en général, mais fait souvent, sans s'en
douter, exception pour l'homme avec qui elle a affaire,
surtout quand cet homme est un père. L'intrigant ne
connaît point les hommes, les passions, mais sait par
cœur l'individu qu'il veutfaire mouvoir: observe cette
dilïérence dans le monde.
Donne-moi de grands détails sur votre vie actuelle;
je songe qu'il y a onze mois que je suis parti de Gre-
noble. Dis-moi les changements arrivés depuis lors
LETTRES INTIMES. 151
dans les habitudes; car l'homme est sans cesse en ré-
volution. Qu'est-ce que votre logement actuel? Et,
pour finir ma phrase, qu'est-ce que la promesse des
cent écus? Est-ce une mauvaise plaisanterie ? Ou y
a-t-il quelque honne intention? En ce cas, tu peux
dire la vérité : c'est que, dans cette espérance, j'ai fait
faire des habits pour le prix desquels on me tour-
mente.
Au reste, à part ces petites bêtises auxquelles je
ne plie mon esprit qu'avec dégoût, jamais je ne fus si
heureux. Mon existence dans la société était trop forte,
trop brillante si j'ose le dire, pour avoir de la grâce.
Quand j'étais présent, on me faisait accueil ; mais, moi
absent, on disait du mal de mes actions. J'ai changé
tout cela en me mettant moins en avant ; avis au lec-
teur.
Mon parti est décidément pris, je ne compte sur
mon père qu'à concurrence d'une légitime, qu'il ne
peut presque pas me refuser. Je mettrai ces vingt ou
trente mille livres dans la banque, et je piocherai
comme un diable, laissant Claix, le Cheyla et toutes
les belles espérances à Caroline; c'est, je crois, la
seule corde qui reste.
Voilà, belle Pauline, à quel point nous en sommes!
A travers lout cela, j'ai accroché, hier G ventôse, une
journée charmante et qui, lout pesé, est la plus belle
(le ma vie. J'ai eu, de midi à trois heures et demie, une
152 LETTRES INTIMES.
conduite au-dessus de l'humain, telle que Molière
aurait pu la composer et que Mole aurait pu la jouer.
Enfin tu connais ma laideur; des femmes que j'ai of-
fensées me firent compliment sur ma figure. J'étais en
bas, culotte, gilet noir, habit bronze, cravate et jabot
superbes. Hein! suis-je fat de te conter cela, mais je
pense tout haut avec toi.
N'est-il pas piquant d'être arrêté dans mes projets
parce que je ne puis aller ce soir aux Français? Je pour-
rai avoir de plus grands succès, mais jamais je ne
déploierai autant de talent; je n'avais rien fait d'ap-
prochant de ma vie. C'est la première fois, à vingt-
deux ans et un mois, que j'ai pu prendre assez d'em-
pire sur moi-même pour être aimable par Prudence et
non pas par Passion.
Je te conterai tout ça de vive-voix, et tu verras com-
bien la chanson que je te cite au commencement est
oin d'en être une. Réfléchis à cela et songe à ne pas
te laisser entraîner par les jolies choses que tu verras
faire pour toi.
Campe-moi donc deux ou trois lettres de quatre
pages pleines de détails; écris, paresseuse ! écris! et
envoie-moi mes cent écus. Vous verrez bientôt M... ;
observe l'homme le plus vrai et un des plus grands
idéologues qui existent; j'espère que la simplicité
d'un homme fait pour devenir si grand te plaira.
LETTRES INTIMES. 153
XXXVII
17 ventôse an XIII.
C'est donc décidément une plaisanterie, que cette
promesse de cent écus?
On m'a promis cent écus
Pour ne pas dire que j'ai vu,
Mais je l'ai vu et il est noir, etc., etc.
Connais-tu cette excellente anecdote de Grenoble?
Ne la demande pas, mais écoute si on la dit.
Pont de Veyle (le frère de madame du DefTant), ren-
contré un jour qu'il faisait très froid, très légèrement
vêtu :
— Comment faites-vous pour être si légèrement
habillé par le temps qu'il fait? Je gèle.
— Voici ma recelte : Je suis tout le jour dans le
monde. B..., à qui j'avais prêté cent francs cet été,
m'en a prêté cent cet hiver ; j'ai un bel habit : avec
cela, je cours comme un diable.
Jusqu'ici, le monde était une distraction de mes
éludes; il est devenu mon objet, depuis que la géné-
rosité de mon père me lient au-dessous de zéro. J'y
9.
154 LETTRES INTIMES.
ai bien fait des découvertes depuis deux mois; ap-
préte-toi à être endoctrinée, ferme, à mon voyage. Ce
voyage qui s'approche commence à me faire mie peur
du diable. Quoi ! quitter ce Paris, où je n*ai peines que
celles qui me viennent de Grenoble pour aller à Gre-
noble, cela fait frémir; aussi je crois que je le pous-
serai un peu. Le seul chagrin que j'en ai est de ne pas
pouvoir t'instruire, au moins par tradition, de ce
monde où tu es faite pour être adorée, et où, avec
l'adresse d'épouser un homme riche, ou avec la pa-
tience de me le laisser devenir, tu peux entrer un jour.
Sais-tu que madame de B... est enchantée de tes
lettres ; elle y trouve l'esprit naturel^ et c'est tout. Je
te dirai, un jour, ce que c'est que l'esprit naturel ; en
attendant donne-m'en plus d'échantillons. Pourquoi
ne pas m'écrire plus souvent? Je n'ai que des choses
tristes à dire, tu les candis avec ton âme ; elles de-
viennent charmantes.
Hein ! voilà ce que c'est que d'avoir vu faire des
gratins à Claix.
Tâche de lire Delphine et les Mémoires de Saint-
Simon. Plais à tous ceux qui ne te plaisent pas et qui
t'entourent; c'est le moyen de sortir de ton trou.
Madame de Tencin était bien plus loin des sociétés
aimables que toi, et elle y parvint. Comment? En se
faisant adorer de tout le monde, depuis le savetier
qui chaussait Montfleury jusqu'au lieutenant général
qui commandait la province. Il faut, pour plaire, que
les choses flattent ce qui est bas et ennuyeux ; les
LETTRES INTIMES. 155
femmes n'ont besoin que de leurs grâces, qu'on appelle
naturelleSy parce que, toutes en sentant la nécessité,
toutes en ont.
La connaissance de Vesprit de lois de la société
dans un salon est bien plus intéressante et bien plus
utile que celle de l'esprit des lois de la société au
Forum de Rome. Il faut autant d'esprit pour les con-
naître; elles sont toutes un corollaire de l'esprit
d'Helvétius.
Allons, cela est si utile, que je me détermine à faire
le pédant encore une fois.
Or donc, écoutez ce raisonnement, lequel est des plus
forts ;
Une vue faible est éblouie d'un éclair pendant la
nuit; cet éclair la trouble et la transporte tant, elle le
sent si fortement, qu'elle n'a pas eu le temps (la pré-
sence d'esprit) d'examiner sa direction, ni le nombre
de ses zigzags.
Une vue plus forte, qui en est moins émue, qui le
5^?i( moins fortement, le décrira mieux, parce qu'elle
l'aura mieux observé.
Voilà la sensation et la perception; tu trouveras
dans le monde des gens à sensation et d'autres à per-
ception. Presque toutes les jeunes filles, et, parmi les
bommes, les têtes romanesques, sont toutes à sensa-
tion.
Voilà une grande base ; observe-la dans le monde ;
il y aurait quatre cents pages de développement à
faire ; fais-les toi-même.
156 LETTRES INTIMES.
Je t'ai expliqué ce que c'était que la tête et le cœur;
comme quoi, avec la même dose d'impulsion, on
pouvait ne faire rien qui vaille. Voilà la véritable
raison de la nécessité de l'instruction, raison à jamais
invisible aux pédants.
D'après cela, voici ce qu'on appelle esprit naturel
dans le monde, esprit qui est le superflu, mais qui,
comme toute chose, n'étant senti que par ceux qui
l'ont, ne l'est peut être que dans les grandes sociétés
de Paris, Rome, Naples surtout, où le climat le fait
abonder.
La plupart des hommes ont un esprit appris : ils
savent deux cents anecdotes, trente plaisanteries. Au
bout de deux mois, de six, d'un an au plus, suivant
l'ampleur du sac, on les sait par cœur.
Rien d'agréable à la langue que Vesprit naturel,
celui qui est inventé à chaque instant par un carac-
tère aimable sur toutes les circonstances de la
conversation. La raison en est bien simple, il donne
une comédie de caractère dont le protagoniste est
aimable. Voulez-vous donc avoir de l'esprit : travaillez
votre caractère, chassez-en non seulement les vices,
mais même les défauts, et dites ensuite dans chaque
occasion tout ce que vous penserez.
Apprenez tous les esprits appris (les calembours par
exemple); pratiquez-les deux mois pour avoir droit de
les mépriser ensuite et n'être point ébloui. Voilà l'esprit
de ce charmant Malha (Mémoii^es de Grammont,
livre à lire) ; c'est dans ce sens que Ninon disait à un
LETTRES INTIMES. 157
père dolent ; a Votre fils ne sait rien; tant mieux! il
ne citera pas. »
Adieu; en récompense de ces beaux dictons, envoie-
moi cent écus, tu me donneras les moyens de voir plus
souvent les personnes si aimables qui m'ont servi à
tracer ce caractère, et dont je vais me séparer, hélas !
peut-être pour toujours. Hai! crudella morte!
Mais, hélas! le ciel donne aux uns une âme sans
richesses, aux autres des richesses sans âme, c'est ce
qui fait qu'il y a tant de mélancolie et d'ennui au
monde.
Étudie des rôles, Ariane, de Thomas Corneille, par
exemple ; en te les faisant dire, je t'apprendrai mille
petites règles du monde; saches-en seulement par
cœur sept ou huit ; connais les autres.
Adieu ; mille choses à tout le monde. Mes cent écus !
mais, dans tous les cas, une lettre de quatre pages ;
écris donc, paresseuse ?
Mais tout sied bien aux belles,
On souffre tout des belles !
158 LETTRES INTIMES.
XXXVIlï
28 ventôse an XIII.
Pourquoi ne m'écris-tu plus? Il me faut une réponse
là-dessus. Songe donc, petite imbécile, que, malheureu-
sement destinés à passer notre jeunesse au moins dans
des pays éloignés, c'est avancer autant qu'il est en nous
le temps où la mort nous séparera, que de vivre
inconnus l'un de l'autre. Je crains que la manie des
phrases ne te prenne et que tu n'aies pris la résolution
de ne m'écrire que lorsque tu auras quelque chose
d'essentiel à me communiquer. Songe que c'est le
degré d'intérêt que nous prenons aux choses qui les
rend importantes pour nous. Une femme que j'aime
doit aller ce soir aux Français, au lieu d'aller au bois
de Boulogne ; je pense toute la journée à ce change-
ment. Rien ne serait plus insipide qu'une telle nouvelle
aux yeux des indifférents ou même d'un simple ami ;
pour moi, c'est une des choses les plus intéressantes.
Mets-toi donc dans l'esprit que tout ce que tu fais
m'intéresse beaucoup et écris-moi sans gêne tout ce
qui te vient. Je ne passerai probablement qu'un mois
ou deux à Grenoble : je me séparerai ensuite de toi
pour deux ou trois ans; si nous prenons le parti de ne
LETTRES INTIMES. 159
pas nous écrire, nous deviendrons bientôt étrangers
l'un à l'autre ; peux-tu soutenir cette idée ?
Dis-moi ce que fait mon père, s'il est un peu plus
content de moi, de quel air il en parle; enfin, s'il pa-
raît disposé à m'envoyer l'avance que je sollicite de-
puis six mois.
Avez-vous vu Mante?
Réponds-moi sur tout cela et donne-moi des détails
sur la famille. Car il y a demain, 29 ventôse, un an que
je suis parti pour Genève; moi, pendant cette année, je
suis devenu un peu moins passionné et un peu plus rai-
sonnable. Dieu m'a fait la grâce de voir que j'étais
destiné à mourir de faim, non point à cause de la
récolte de cette année et de la guerre, mais à cause
de l'amour croissant de mon père pour l'agriculture.
J'ai eu la force, dans celte année, de refuser un mariage
qui me mettait à jamais à l'abri des caprices de mon
père ; mais les gens sévères l'auraient trouvé peu déli-
cat. Je me jette donc à corps perdu dans la banque; je
m'abandonne à cinq ou six ans d'ennui et d'inutilité
pour mes études, pour avoir de quoi vivre : je vais
en ce moment lire des livres de banque à la Biblio-
Ibèque nationale.
Actuellement, je pense que mon père me refusera
des fonds; il ne me manque plus que cela : j'en aurai
plus de mérite à devenir millionnaire. Il sera beau
voir mon père se montrer plus chiche que Dupré ; mais
gaudeamus bene nati, c'est les mœurs du pays; ici,
ce ne serait point ça : les Parisiens ont moins de sen-
160 LETTRES INTIMES.
sibilité de mots et plus d'action. Moi, homme grossier,
je donne la préférence à la seconde.
Donne-moi de grands détails sur le secours de
quinze louis que mon oncle et toi m'avez annoncé.
S'il n*y en avait que sept de prêts, j'aimerais mieux
cette avant-garde que rien du tout; tiens la main à cela
et écris-moi dans les vingt-quatre heures.
Sais-tu quel est le prix réel de chaque chose?
C'est la quantité de peine qu'il faut que celui qui en
a besoin prenne pour l'acquérir.
Je songeais ce matin à te faire banquière. En sup-
posant que tu épouses un homme vulgaire, nous lui
aurions une place à Paris, et, moi, je te mettrais à ma
banque où tu pourrais gagner de dix à quinze mille
livres de rente.
11 y a ici sept ou huit banquiers dont les femmes font
les affaires, songe à cela ! ça paraît ridicule à nos ni-
gauds de Grenoble ; tout ce que leur grand génie ne
leur montre pas, l'est. Songe que c'est peut-être le seul
moyen d'habiter Paris. Madame Le Brun a bien fait pis :
elle faisait sa cuisine, point de domestique; elle a
actuellement dix mille francs de rente; le travail et
Tesprit viennent à bout de tout.
Pense à cela ; lis Smith, que mon papa a; dans tous
les cas, c'est une bonne étude, elle peut faire ton
bonheur; il nous faut, primo, avoir de quoi vivre;
ensuite, nous songerons à jouir.
Réponse prompte; n'oublie pas les rôles.
LETTRES INTIMES. IM
XXXIX
Paris, 25 germinal an XIII.
Le destin qui nous fait à son gré courir, nous arrêter,
sauter de joie, périr de langueur, et qui nous conduit
comme des pantins, m'empêche, depuis Imit jours, de
répondre à la divine lettre. Je crois qu'il ne se donne
même pas la peine de tirer les fils, qu'il s'amuse de
nous tout bonnement, et qu'il s'en rapporte à nos
folies pour produire des mouvements bizarres qui le
fassent rire.
Imitons-le donc; on gagne toujours à imiter le
maître. Il m'a poussé à faire voir ta lettre à un de
mes amis, que je connais homme de beaucoup d'es-
prit, qui, à peine arrivé à la moitié, voulait prendre la
poste pour aller t'épouser.Il était ravi, enthousiasmé,
et aurait voulu être transporté. Je le retins par la
manche.
— Vous allez faire un bel esclandre à Grenoble!
voilà un beau projet!
— Très beau. Vous me dites qu'elle est jolie !
— Mais il y a mille diflicultés : par exeniplt% vous
êtes marié, vous avez trente-six ans, etc., etc.
Enfin, je suai sang et eau, comme Jésus-Christ avait
16-2 LETTRES INTIMES.
fait 1805 ans auparavant, vers la môme heure; mais
je ne fus pas crucifié, ce qui fait que je t'écris.
Alors, ce monsieur, pour se consoler, prit une
plume et une grande feuille de papier et se mit à la
remplir tout entière de ces mots : « Mademoiselle
Pauline, sublime! » Je t'en envoie un échantillon.
Quand son admiration lui permit de voir en détail :
— Quel goût de plaisanterie, mon ami, quel bon
ton, mais c'est merveilleux! ça ne s'apprend point en
province ! Je vois votre affaire, c'est une intrigue
épouvantable.
— Comment, une intrigue ?
— Oui, une intrigue; vous voyez souvent madame
R..., qui est brouillée avec ma femme.
— Comment, brouillée?
— Ces comment, dit L..., ne finiront jamais! oui,
brouillée, il s'agit d'une noirceur faite au colin-
maillard.
— C'est un jeu très noir, en effet.
— Madame R... et vous, vous êtes réunis pour
fabriquer cette lettre; vous l'avez envoyée à votre
sœur; la petite lui a donné, en la copiant, le charme
de la candeur que vos âmes noires ignorent, et vous
venez me la lire pour me faire divorcer. C'est fort bien
à vous; vous jouez là un beau rôle !
Madame R... est une vieille personne de vingt-deux
ans, jolie comme les vierges de Raphaël, pleine d'es-
prit et de sentiments dans ton genre, mais ne t'ap-
prochanl que de loin encore.
LETTRES INTIMES. 163
Il est parti de là pour publier partout que j'avais
une sœur qui avait plus d'esprit et de grâce qu'il n'en
avait jamais vu réunis.
Si jamais tu viens ici dans cette société, ta répu-
tation est faite. Je m'en vais entrer dans quelques
détails, parce qu'il est possible que tu te laisses tenter
et que tu partes à la réception de ma lettre.
Huit ou neuf jeunes filles s'instruisaient il y a six ans
dans une pension presque aussi sublime que celle de
mademoiselle Lassi. Elles avaient de l'esprit malgré la
pension; cet esprit les réunit; elles se promirent de se
voir étant mariées, quelque état qu'eussent leurs maris.
Elles ont tenu parole : six le sont à des gens d'une
fortune assez inégale; ça n'empêche pas chacune
d'elles de recevoir à son tour. Excepté sept ou huit
parents d'obligation, tout le reste est jeune, gai et
spirituel. C'est une manière adroite de te dire que je
suis tout cola. L'air de la maison est mortel pour les
sots, ils s'enfuient bien vite en criant partout que c'est
un gouffre, une réunion de gens à mauvais cœur qui
ne respectent rien, et qui se moquent de tout depuis
Dieu; ils ne disent pas jusqu'à nous, parce que le
chemin est bien long pour les autres, mais ils le
pensent.
Si tu n'as pas assez d'argent pour partir, le remède
est tout simple : viens apprendre la banque avec moi à
M... ; il y a ici vingt femmes qui tiennent des maisons,
et qui, en cinq ou six heures d'un travail moins pénible
qu'un bas, gagnent quinze ou vingt mille livres. Tu
164 LETTRES INTIMES.
feras comme elles, el tu jouiras en même temps de
cette liberté que tu désires tant, et des charmes de la
plus aimable société. La liberté est ici à son comble;
ce pays te convient; je ne comprends pas comment tu
ne prends pas la poste. Tu es faite pour y avoir tout le
succès possible, et c'est vraiment (pour parler les
termes de notre état futur) le local où tu peux établir
avec le plus d'avantages ta manufacture de bonheur.
A propos de bonheur, j'aurai celui de te voir quand
mon père m'aura envoyé de l'argent pour payer mes
dettes; car l'abondance où il me tient commence à
m'effrayer : je crains qu'il ne se dérange pour moi, et
c'est à moi à mettre des bornes à ses bontés, puisqu'il
n'en connaît point lui-même. Réellement ses bontés
sont sans bornes.
Prépare-toi donc à travailler ferme pendant les
cinquante ou soixante jours que j'aurai le bonheur de
passer à tes pieds; je m'en vengerai en te grondant
sans cesse. En attendant ces débats, je t'envoie un
feuilleton de ce journal qui, contre son ordinaire, est
sensé, et qui t'aidera à perfectionner le talent qui te
fait faire des conquêtes à cent quarante lieues de
distance.
Écris-moi bien vite, je ne montrerai plus tes lettres.
As-tu vu Mante? Il te prêtera peut-être Tracy. Que
disent nos parents? Que je trouve, en arrivant, huit ou
dix caractères de faits, ou je prends la grande colère
du père Duchesne, ft^rmï patriotique. C'est dommage
qu'on ne voie pas nos lettres : savez-vous ce qu'il
LETTRES INTIMES. 165
apprend à sa sœur, et pourquoi il lui écrit si souvent
ces grosses lettres qui coûtent seize sous? Il lui
apprend à jurer! 0 l'àme noire, ô le scélérat; ô le
philosophe !
XL
29 germinal an XIII.
J'avais besoin, ce matin, de jouissances intimes el
tendres; j'ai relu tes lettres, elles m*ont charmé,
surtout une du 9 messidor où tu es encore plus toi
qu'à l'ordinaire; il est vrai que tu te crus obligée de
l'excuser le lendemain, parce que tu craignais qu'elle
ne m'eût ennuyé. Voilà une belle crainte î Tu es faite,
ma Pauline, pour devenir une femme extraordinaire.
Une chose fait naître le grand génie, c'est la mélan-
colie. Une âme grande et qui conçoit les jouissances
célestes se les figure dans la vie, et les attend ensuite
lorsqu'elle voit qu'elles n'y sont pas; c'est-à-dire que
les âmes froides et sèches qui sont en immense majo-
rité ne peuvent ni sentir ses transports ni les lui
rendre; elle se croit malheureuse et se dit à elle-
même : « Je méritais mieux! i> Et les douces larmes de
la mélancolie lui viennent aux yeux. Alors, ces jouis-
sances acquièrent un charme de plus par le regret de
166 LETTRES INTIMES.
ne pouvoir les trouver; on se les détaille pour se con-
soler, et, par là, on devient capable de les peindre.
Voilà par où ont passé Jean-Jacques, Racine, Shaks-
peare, Virgile, etc., etc., et tous les grands génies
sensibles. Lorsqu'ils ont joint à cela une bonne têle
et qu'ils ont connu la vraie vertu, comme Homère,
Corneille, ils ont pu produire les plus beaux ouvrages
humains. Figure-toi une tragédie où il y aurait un
rôle d'Hermione ou de Phèdre et où les hommes
seraient les Horaces, Cinna, Sévère. Le cœur humain
ne pourrait pas tenir à tant de beautés si elles étaient
bien jouées par les acteurs ; tout le monde suffoquerait
au troisième acte et sortirait au quatrième avec un
mal de tête horrible. Nos poètes font bien sortir, mais
par un motif plus tranquille. Polyeucte approche de
ce beau idéal.
Tous les grands peintres sensibles ont aussi com-
mencé par la mélancolie; elle est inspirée par les
têtes du divin Raphaël et par les paysages du Pous-
sin. Lorsqu'on est même bien disposé, ils produisent
l'illusion la plus complète, et celle qui a le moins
besoin de secours de notre part, mais souvent et
presque toujours leurs ouvrages sont gâtés par la vraie
connaissance de la vraie vertu. Quel tableau aurait
fait Raphaël si au lieu de peindre des nigauderies
comme ses Sainte Famille éternelles, il eût peint
Tancrède reconnaissant sa maîtresse qu'il vient de
tuerl Pour un génie sensible en peinture, c'est là
le plus beau sujet existant, comme pour un génie
LETTRES INTIMES. 167
sublime (ou tendant à la terreur) le plus beau sujet
est Jupiter foudroyant les géants. Le second est assez
bien traité par Jules Romain, au palais du Té, à Man-
toue : sur le premier, je n'ai vu qu'une mauvaise
croûte au musée d'ici.
Toutes les femmes célèbres ont commencé comme
toi par être tristes; madame Roland par exemple.
L'impératrice de Russie, qui détrôna son mari, dut
tout son génie à sa prison, aux livres français et à
l'amitié de la princesse Konrakine. Lis Rulhières.
Ce sort pour les femmes est bien plus commun dans
le monde qu'on ne le croit ordinairement, les femmes
n'ayant point d'action directe dans nos mœurs et ne
pouvant agir qu'en poussant les autres. Combien de
malheureuses périssent de langueur, faute de secours,
et sans que les barbares qui les tuent s'en doutent.
Le malheur des âmes sensibles vient d'expliquer à
leur manière les paroles des gens secs; ils te disent
que le premier des biens est la liberté. Cela peut être
vrai pour eux, non pas exactement pour nous; il faut
bien un certain degré de liberté, sans quoi, tout se
tourne en poison ; mais la liberté absolue est l'isole-
ment et c'est le péril des États. Vois ce mendiant de
quatre-vingts ans qui se prive de la moitié de son pain
pour nourrir son petit chien.
Mille choses, qui glissenl sur leurs âmes sèches et
qu'elles n'aperçoivent pas, font le bonheur ou le mal-
heur d'une àmc tendre, et la plupart des choses que
nous envions sur la parole des secs ne sont pas
168 LETTRES INTIMES.
même des plaisirs pour nous, comme toutes les jouis-
sances de vanité par exemple. Une âme comme la
tienne, ma chère Pauline, tire plus de plaisir d'un
bel arbre qu'elle rencontre à la promenade, qu'eux
d'un superbe équipage tout neuf dans lequel ils
veulent briller; ils voient que, en général, ils brillent
bien moins qu'ils ne s'y attendaient, et, toi, sous ton
arbre, tu te figures des amants heureux, des époux
faisant promener ensemble leur petit enfant de deux
ans, Sapho faisant retentir les forêts de ses accents
sublimes, et les mille et mille tableaux que ton ima-
gination a fournis à ton cœur.
Il faut chercher à réaliser le plus possible ces
tableaux dans ta vie; pour cela, étudier ton siècle et
prendre garde que ton âme ne te fasse pas illusion
en te montrant ce qui n'existe pas.
Ce siècle est commode; il n'y a qu'un mobile,
l'argent; sous Louis XIV, par exemple, il y en avait
trois ou quatre : il était impossible, quelque argent
qu'on eût, de réparer le manque de naissance et de
vaincre certains préjugés que Voltaire et Rousseau
ont détruits. Je suppose que tu eusses voulu faire un
colonel de ton fils; s'il n'avait pas été noble, tu aurais
en vain jeté des millions par la fenêtre. Actuellement
avec de l'adresse et cinquante mille francs, tu pourrais
en venir à bout. Julie d'Étiange fut malheureuse toute
sa vie avec tout ce qu'il faut pour le plus divin bon-
heur, à cause de la sotte manie du baron son père.
Tu vois celle seule erreur de tête faire le malheur
LETTRES INTIMES. 169
de Julie, de sa mère, de Saint-Preux et de Claire.
Vois donc les services que rendent les philosophes,
quelque froids qu'ils soient, en chassant les pré-
jugés.
Le bonheur consiste à pouvoir satisfaire ses pas-
sions, lorsqu'on n'a que des passions heureuses. La
haine, la vanité, la cruauté, par exemple, sont des
passions qui, généralement parlant, donnent plus de
malheur que de bonheur. On peut croire le contraire
de ramitié, l'amour, l'amour de la gloire, celui de
la patrie, etc. Il faut donc faire le premier travail
sur soi, et tâcher de déraciner de son cœur les pas-
sions malheureuses; cela est facile lorsqu'on le veut;
il faut ensuite acquérir les habitudes propres à dimi-
nuer autant que possible les inconvénients qui pa-
raissent inévitables.
Tu es destinée à passer encore deux ans de ta vie
avec des sots. Prends l'habitude de les considérer du
côté comique, et cherche à en tirer de bons contes
pour faire rire tes amis. Pour toi, étudie l'homme;
vois comment ils sont parvenus avec beaucoup de
peine à se rendre aussi sots, ce en quoi les circon-
stances ont contribué à ce noble dessein, ce qu'ils ont
fait eux-mêmes. Cherche le chemin que tu aurais dû
tenir, si tu avais été à leur place, pour éviter les ha-
bitudes de la tète et du cœur (ou le caractère) qu'ils
se sont données.
— a Mais à quoi bon étudier N... ou N... J'aban-
donne ces gens, à leur triste métier, et dans le
10
170 LETTRES INTIMES.
clair obscur de leur dédale infâme, je ne me mêle
pas... UÉglantine. »
Tu as tort; tu acquiers sur ces pécores le talent
qui te fera lire dans le cœur des grands hommes, si
tu en rencontres, et dans celui des gens de qui ton
destin peut dépendre un jour.
L'étude est désagréable ; mais c'est en disséquant
des malades, morts à l'hôpital de maladies souvent
contagieuses, que le médecin apprend à sauver cette
beauté touchante qu'un abcès à l'estomac allait enle-
ver à ses parents et à son amant éperdu la veille de
leurs noces. Il est excellent que l'ennui te force à
celte étude dégoûtante et nécessaire. Voilà pourquoi
de jeunes Parisiens qui ne s'ennuient jamais à seize
ans, sont si sots, si ennuyés, et si ennuyeux à vingt-
six; c'est là le vice radical des maisons parisiennes.
Fais donc des caractères sur les illustres qui font la
partie ; suppose qu'un tribunal composé de Shak-
speare, Helvétius, Montaigne, Molière et Jean-Jacques
te demande une description de M. X... Que lui ré-
pondras-tu?
Une fois qu'on a déraciné de son cœur les mauvaises
passions, ce qui, je crois, est aisé en le voulant ferme-
ment (pour cela, il faut se démontrer qu'elles rendent
malheureux dans tous les cas possibles) ^ il est clair
qu'il faut chercher à satisfaire le plus celles qui res-
tent. Le degré de bonheur dont on est susceptible se
mesure alors sur le degré de force des passions. Il
faut considérer que ce senties hommes avec qui vous
LK TIRES INTIMES. 171
êtes destiné à vivre qui vous rendront heureux et
malheureux. Ici, comme nous faisons la même étude,
nous pourrons nous être utiles, et bien plus que deux
amis de même sexe, en ce que, avec une âme sensible,
le bonheur dépend toujours beaucoup de l'autre, et
que tu m'aideras à connaître les femmes, tandis que je
pourrai te dire ce que je sais des hommes. Regarde,
ma bonne amie, que tout nous unit, et que, quand nous
ne nous aimerions pas, le froid intérêt nous rassemble-
rait encore, et nous pouvons nous croire malheureux !
Les hommes que nous rencontrerons, dans ce voyage
de la vie que nous commençons, seront ou, comme
nous, âmes ardentes, ou entièrement froids et secs,
ou entre deux. Le nombre des âmes ardentes est in-
finiment petit, et il est très aisé de s'y méprendre.
Nous sommes les amis nés de ces grandes âmes, nous
sommes dépositaires de leur bonheur, comme elles
du nôtre. Il suffit de se connaître pour s'aimer à ja-
mais; nous pourrons avoir les plus grands torts avec
elles, elles avec nous, nous finirons toujours par être
rejetés dans les bras l'un de l'autre, les secs nous
sont trop insupportables.
Pour les secs, nous ne pouvons espérer de les faire
contribuer à notre bonheur qu'en leur montrant le
leur dans les mêmes objets. Pour cela, il faut acqué-
rir de laiséduction dansTesprit, c'est là où (siècle de
François P') les femmes brillent. Car tu trouveras
des secs si sots, que tu auras toutes les peines du
monde à leur faire faire les choses qui leursontavan-
172 LETTRES INTIMES.
tageuses et à toi aussi ; tu sens que, pour ces secs, la
tristesse d'une grande âme, quand même elle leur
serait intelligible, est d'un ennui mortel (elle ne leur
est pas intelligible), parce que, pour avoir pitié, il
faut se mettre à la place et ils ne se reconnaissent pas
dans nous. On voit tuer une mouche sans peine, on
frémit de voir mater un bœuf; ce serait bien pis si on
voyait tuer un orang-outang. Il faut donc se faire un
système de gaieté avec ce vulgaire, étudier ce qui les
fait rire, sans nous peindre à leurs yeux d'une ma-
nière supérieure, et par conséquent offensante. Quand
nous aurons cette bonne habitude, nous n'aurons
plus qu'à acquérir de la fortune pour être maîtres de
notre destin autant qu'un homme peut l'être.
Je suis bien loin de mettre tout cela en pratique;
peut-être se passera-il bien des années avant que je
puisse acquérir ces bonnes habitudes ; mais il me
semble que voilà la route du bonheur; d'ailleurs, en
avançant, nous corrigerons.
Je voulais te dire encore cinq ou six pages de dé-
tails; mais onze heures sonnent, il faut que je m'ha-
bille et que je sois à midi à une demi-lieue d'ici.
Tu vois toi-même tous les corollaires: comme quoi
la position dans laquelle tu te trouves, et qui te porte
à regarder la carte géographique au commencement
de la route, est la plus heureuse possible, en regar-
dant la vie dans l'ensemble, si elle est un peu pé-
nible dans le moment. Je puis l'assurer que tu es
bien plus heureuse qu'Adèle R..., qui n'a qu'une mère,
LETTRES INTIMES. 173
qui a dix-sept ans et vingt mille livres de rente ; mais
elle n'a pas ton âme. C'est là tout; le reste s'acquiert.
Tu crois avoir perdu ton temps cette année, tu l'as
employé aussi bien que possible et bien mieux que tu
ne t'en doutes : tu as pensé à toi et, par là, à l'homme ;
tu as étudié les autres dans toi-même. Viens à Paris,
et je me charge de ton bonheur. Ne te figure pas Pa-
ris sur la description des secs et sur la critique
des environs. Paris est le lieu du monde où chacun
fait le plus son sort : avec de l'argent et de la gaieté
dans le caractère, et une bonté aimable, on y est tout
ce que l'on veut. Il faut de tout cela pour y être le
mieux possible; mais on y est encore bien, quoiqu'il
y manque quelque chose. Avec ton âme seule, tu y
serais adorée, une fois connue, et si tu y choisissais
une société digne de toi.
Le seul danger des âmes grandes est de prendre
des secs pour leurs égales, et de se mettre à les aimer
comme elles savent aimer; alors que de douleurs!
Pour un homme encore passe, ça ne fait pas tache;
qui sait que j'ai aimé trois ou quatre femmes qui m'ont
plus ou moins trompé? Si on le sait, celle faiblesse me
donne de la grâce aux yeux des femmes qui disent :
«Bon! nous en ferons ce que nous voudrons. » Mets-toi
à ma place, tu es déshonorée à jamais.
Travaille ferme la déclamation; en l'apprenant à
dire les expressions des passions, je t'apprendrai bien
des choses sur les passions; je te recommande Her-
mione, Phèdre, Alceste, Aménaïde. Tu pourrais ap-
10.
174 LETTRES INTIMES.
prendre tout ça par cœur. J'ai découvert, il y a deux
jours, que c'est le meilleur remède à la tristesse; moi
qui ne me croyais point de mémoire, j'ai appris le
récit d'Œdipe, soixante-dix-sept vers, en une heure.
C'est charmant! je compte bien profiter de ce remède;
outre que, quand on est dans une voiture à s'ennuyer,
ou dans une chaise à écouter un sermon, on se remet
à lire Hermione ou Phèdre dans sa mémoire, et
à sentir les choses profondément horribles de ces
notes; c'est une trouvaille.
Je ne renonce point au projet de te faire banquière.
N... te prêtera peut-être Tracy ; je te l'aurais envoyé à
la réception de ta lettre; mais je n'avais pas les
moyens, comme dit le bon Plana. Je te le porterai,
ainsi que Say (Économie politique) ; nous travaillerons
toujours ensemble, nous serons peut-être après séparés
pour deux ans. Où logez-vous? Quelle chambre aurais-
je? Que dit mon père de moi? Réponds-moi en détail
à toutes ces questions, courrier par courrier. Médite
profondément Saint-Simon; où le prends-lu, friponne?
Je dirai à B... de te donner Shakspeare, si je trouve
cela de bonne politique en y pensant.
Songe que la grâce est la couleur du rôle d'une
jeune fille et que, sans faiblesse, point de grâce : le su-
blime est l'opposé de la grâce. Je te porterai Gil Blas.
Adieu; aime-moi comme je l'aime, c'est-à-dire beau-
coup, et peins-moi cela dans huit pages. Midi sonne,
bon Dieu! Apprends le joli rôle de Cléopâtre dansRo-
dogune; je te le recommande.
LETTRES INTIMES. 175
XLI
9 floréal an XIII.
Je suis bien peiné, ma bonne amie, du ton de tris-
tesse et de brièveté qui règne dans la lettre qui m'a
apporté les cent écus. Tu désires un genre de vie qui
n'est pas sans ennuis. Le bonheur vient de nous-
mêmes; la position n'y fait fait presque rien. J'ai bien
des choses à te dire là-dessus, actuellement que je suis
assuré de ce caractère courageux et de cette àme su-
blime que je ne faisais qu'espérer il y a un an. Tu verras
ma vie; nous chercherons ensemble des moyens de
bonheur; je crois qu'en nous corrigeant de quelques
défauts, et en nous procurant une fortune indépen-
dante, nous le trouverons.
Je serai bientôt à tes pieds, peut-être dans un mois
et demi ; l'amour me retient ici, mais il faut queje m'en
arrache, et plus j'y reste, plus ma faiblesse augmente.
Queje vois bien combien les connaissances de l'es-
prit influent peu sur les déterminations du cœur! J'ai
cherché à connaître les passions depuis que j'existe ;
peut-être les vois-je assez bien dans les gens qui me
sont absolument indifférents, je n'en suis pas moins
entraîné comme un enfant. Madame de R...me disait.
176 LETTRES INTIMES.
il y a deux ans : « Vous êtes terrible dans un cercle,
lorsque vous passez devant vingt personnes; mais,
dans le tête-à-tête, vous n'êtes qu'un enfant. » Je ne
comprenais pas ce propos, je le sens actuellement. Ma
maîtresse était allée huit jours à la campagne; elle
revint il y a trois jours ; j'eus le courage de ne pas y
aller. Vendredi, je croyais avoir dompté ma passion,
j'étais très gai, je voyais tout du côté comique. J'y
allai hier; j'y trouvai du monde, je la vis et tout fut
oublié; je lui baisai la main, elle eut besoin de me
dire: «Embrassez-moi!» Je ris, mais ce n'élaitplus cette
joie forte de l'homme blasé sur tout et maître de lui
que je croyais avoir la veille. De là, j'allai chez les P...
toucher les trois cent francs que j'attends depuis assez
longtemps pour être content de leur arrivée. Je reviens
chez moi ; j'étais triste, triste de honte de ne pouvoir
diminuer ma passion, d'être si enfant, et bien plus
triste de me trouver jaloux, au fond du cœur, de
l'homme que j'avais trouvé chez elle. Combien il
m'eût été doux en ce moment de t'avoir auprès de moi !
mais rien : des amis de l'esprit, des gens qui m'amu-
sent et à qui je tâche de le rendre ; point de cœur qui
entende le mien; je crois saisir et presser la main d'un
homme et d'un ami, je trouve une main de bois,
comme dit le sensible Werther.
Et cependant tout se réunissait pour me rendre heu-
reux dans ce moment. Je suis jeune et sensible; j'ai de
l'argent et je suis libre ; voilà la vie, ma chère Pauline.
Il faut s'y faire; en dernière analyse, on ne trouve de
LETTRES INTIMES. 177
constamment bon que la société de gens sensibles et
spirituels, tels que tu les réunirais ici, si lu y tenais
maison avec quinze mille francs de rente. Voilà où
nous devons tendre tous les deux ; je ne sais si tu y
trouveras ton bonheur; pour moi, après tant de pas-
sions, j'y trouverai la tranquillité riante, et l'aimable
gaieté de tous les jours me retirera de l'abîme des
passions. Alors, tu sentiras tout le prix des grandes
qualités que les Bertrand et les Romagnier te donnent;
sans eux, aurais-tu pensé? Catherine, sans sa prison;
madame Roland, sans les ennuyeux qui assiégeaient sa
mère, aurait-elle été cette femme sublime qui fait dire
à tous les jeunes gens dignes de la sentir : « Je saute-
rais d'un second étage, dans l'espérance de lui baiser
la main. »
N'as-tu jamais lu le Mariage de Figaro? Eh bien,
pour avoir le sens commun dans ce monde, il faut
prendre tout comme lui, gaiement. On diminue, par là,
ses maux à ses yeux, et on les diminue encore d'une
autre manière en plaisant à tout le monde; car la
plaisanterie de bon ton entraîne tout ; amuse les
hommes, et ils t'aimeront; c'est là le grand principe
de conduite en France. Je pensais hier tout ce que je
t'écris là, assis sur une chaise dans le salon d'un
homme d'esprit, où il y en avait (rente autres dont
vingt-neuf s'en croyaient et dix en avaient; j'étais
mélancolique sans être malheureux; je pensais à toi,
qu'avec toi, à Grenoble, j'oublierais tout ce que je
laisse à Paris, lorsqu'un homme qui prend parfaitement
178 LETTRES INTIMES.
tous les tons, qui prétend qu'il n'y a de bon que le
riî'e et qui est excellent pour les autres, se mit à nous
conter cette aventure de l'abbé de Molière, prenant
admirablement vite le ton de l'abbé et du voleur.
L'abbé de Molière était un homme simple et pauvre,
étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de
Descartes; il n'avait point de valet et travaillait dans
son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tète, par-dessus
son bonnet, les deux côtés pendant à droite età gauche.
Un matin, il entend frapper à sa porte. « Qui va là?
— Ouvrez. » Il tire un cordon et la porte s'ouvre. L'abbé
de Molière ne regardant point : « Qui êtes-vous? —
Donnez-moi de l'argent. — De l'argent? — Oui, de
l'argent. — Ah ! j'entends, vous êtes un voleur? —
Voleur ou non, il me faut de l'argent. — Vraiment,
oui, il vous en faut ? Eh bien, cherchez là dedans. » Il
tend le cou et présente un des côtés de sa culotte.
Le voleur fouille. « Eh bien, il n'y a point d'argent.
— Vraiment non, mais il y a une clef. — Eh bien,
cette clef? — Cette clef, prenez-la. — Je la tiens. —
Aliez-vous-en à ce secrétaire; ouvrez. » Le voleur met
la clef à un autre tiroir. « Laissez donc; ne déran-
gez pas; ce sont mes papiers! Ventrebleu 1 fmi-
rez-vous ? ce sont mes papiers. A l'autre tiroir, vous
trouverez de l'argent. — Le voici. — Eh bien, prenez.
Fermez donc le tiroir. » Le voleur s'enfuit. «Monsieur
le voleur, fermez donc la porte. Morbleu ! il laisse la
porte ouverte. Quel chien de voleur! Il faut que je me
lève par le froid qu'il fait; maudit voleur! » L'abbé
LETTRES INTIMES. 179
saute en pied, va fermer la porle et revient se mettre
au travail.
Je mourais de rire, comme toat le monde, dès le
milieu du conte. Ce qu'il y a de bon, c'est qu'il est
vrai; il vient de l'abbé de Molière lui-même.
Le mot de culoltey qui y joue un grand rôle le gâte
un peu pour toi; cependant tu peux t'en faire hon-
neur, en disant que lu l'as entendu raconter à mon
oncle ou à moi. Si on le trouve de trop bon comique
pour une petite Grenobloise qui décemment doit être
sotte et niaise, tu leur diras ce trait d'un paysan de la
Beauce :
Il avait fait quatre parts de son bien et les avait
données à ses quatre fils, se réservant le droit de
vivre tour à tour chez chacun d'eux. Au retour d'un de
ses voyages, ses amis lui demandèrent :
— Gomment vous ont-ils traité?
— Gomme leur enfant.
Ce mot paraît sublime dans la bouche d'un tel père.
Adieu; réponds donc à mes trois longues lettres;
remercie bien mon papa; dis-moi où vous logez, si j'y
aurai une chambre iiulépendante. Mais surtout ré-
ponds quatre pages des premières choses qui te vien-
dront : elles seront divines pour moi, et même pour
tout le monde; car ma Pauline est charmante.
— Qu'est-ce que votre Pauline? me demandait un
jour madame de N...
— C'est la Pauline de Pohjeuctey lui répondis-je.
Lis ce rôle tendre et sublime.
180 LETTRES INTIMES.
XLII
An XIII.
Réponds-moi donc bien vite une grande lettre de
détails sur Claix, sur ta position, sur ce que vous y
faites. Quand ces choses n'auraient pas, dans tous les
temps, beaucoup de prix pour moi, elles en auraient
infiniment dans ce moment que, rassasié des plaisirs
de la ville, je ne soupire qu'après la campagne. J'y
serais avec toi, comme tu sais, si j'avais cru pouvoir
en revenir quand il me plairait. Voilà comment la
liberté, suite de l'équité, augmenterait le bonheur;
mais souvent on a le bon cœur de vouloir le bonheur
des autres, sans avoir la bonne tête nécessaire pour en
assurer les moyens. Tu vois que je pense tout haut
avec toi, et que je saisis, quand l'occasion s'en pré-
sente, le moment de te dire en deux mots ce que de
graves auteurs ont dit au milieu de deux volumes de
pédanterie ; mais retiens bien, une fois pour toutes, que
c'est là le plus mauvais tour que l'on puisse avoir dans
une lettre, qui doit toujours être gracieuse, contente
et gaie. Quand tu écriras à d'autres que moi, mets
toujours ces règles en pratique, et souviens-toi qu'il
LETTRES INTIMES. 181
faut toujours cliercher à ne pas déplaire avant d'es-
sayer de plaire ; autrement, c'est vouloir courir avant
de savoir marcher, et tu sais ce qu'il arrive alors.
Je disais donc que je me fais une image charmante
de Glaix et que j'aurai bien du plaisir à m'y trouver
avec toi au printemps; mais ce plaisir sera encore
gâté par l'idée qu*on le fera durer trop longtemps.
Les médecins me conseillent tous d'aller à la cam-
pagne, de tâcher de m'y amuser et d'y monter à cheval
surtout. Ils m'ont déclaré nettement, ce matin, que
l'habitude de réfléchir m'avait jeté dans une indolence
naturelle qui serait très funeste avec mes obstructions,
en un mot, que, si je n'avais pas recours à la cavalerie,
je tomberais daus la bradyspepsie, de la bradyspepsie
dans la catalepsie, de la catalepsie dans la Russie, et
de la Russie dans la privation de la vie.
Je crois tout cela très vrai, de manière qu'il faut que
je m'arrange pour avoir un cheval à Grenoble; car
cet état d'obstruction finirait par me rendre habituel-
lement malheureux, et il est de trop bonne heure à
vingt-deux ans. iMais, avoir un cheval, voilà le diable;
car comment y faire consentir mon père à ce luxe
effroyable. Il y a un moyen qui est juste; c'est que je
l'achète de mon argent, c'esl-à-dire de celui qu'il a
promis. Il faut donc que je tâche de bien consolider
celte promesse de cent livres par an. Alors, en arrivant
àGrcnoble, j'achète un bri(iuet de vingt-cinq livres et je
le fais trotter jusqu'à ce qu'il m'ait ôté mon mal ou que
je l'aie tué. Ainsi, tu vois qu'il a un grand intérêt à ce
11
182 LETTRES INTIMES.
que je guérisse, chef-d'œuvre d'adresse, dit Beaumar-
chais.
Madame de N... a fait un codicille où, enlreautres
présents à ses amis, elle me laissait mille louis. Je lui
ai si fortement déclaré qu'elle me désobligerait, que je
me suis rayé de ma main.
Je suis malade assez sérieusement depuis quinze
jours; depuis trois, j'ai pris en si grand dégoût non
pas toutes les choses de la vie, mais toutes les choses
comestibles de la vie, que je prends le (riste ipéca -
cuanha mêlé d'émélique après-demain. Ne dis pas
cela à ma tatan, que cela inquiéterait inutilement.
Cette maladie, qui est un embarras intestinal et qui
ne me gêne que par l'embarras de ma bourse, n'est
rien au fond; mais elle me rend toujours incapable de
bonheur sept à huit jours, et de pareilles semaines
finissentpar composer une vie; je suis donc fermement
résolu à me guérir. Ce matin, les savantissimi doc-
tores m'avaient tellement persuadé, que, sans le sacre,
je serais allé vous voir tout de suite; mais il serait
nigaud de quitter Paris en ce moment, d'abord pour
le sacre, ensuite pour tes bals. Je n'irai donc à Gre-
noble que vers la fin de pluviôse.
C'est bien long, cinq mois! si j'osais, je partirais
presque après le 18; mais, toujours la grande raison !
il faut réllécliir quand on entre et qu'on ne sait pas
quand on sortira. Je mourrais de peur de me repentir
en arrivant à la porte de France.
Tu vois que je ne te parle pas beaucoup de madame
LETTRES INTIMES. 183
de N... : c'est exprès, pour ne pas t'attrisler. Celte
excellente femme n'embellira plus le monde bientôt,
et c'est une des raisons qui fait que j'aurai besoin de
Claix. Tache d'y faire faire ma chambre et rends-moi
le service de m'écrire une fois par semaine au moins.
Cette lettre est bien sérieuse; mais, ma pauvre
petite, je suis si las de faire de l'esprit, avec le corps
et le cœur souffrants, que je suis heureux de trouver
a comprehensive soûl. Pardon de ces trois mots
anglais, c'est une distraction; je les aime beaucoup
parce qu'ils renferment une belle chose presque intra-
duisible. Driden s'en sert pour exprimer que Shaks-
peare a une âme compréhensive, une àme qui com-
prend tous les chagrins et toutes les joies, qui a le
plus haut degré de sympathie. Voilà le vrai baume
d''un homme que la sensibilité rend malade; cela est
bien ridicule à dire, mais bien pénible à sentir; voir
qu'il n'y a de bonheur que dans la rencontre d'une
âme compréhensive, et se dire : « Cette àme n'existe
pas. »
Je lis les poètes; cela me distrait; en dernière ana-
lyse, c'est le plus vif plaisir. Hier, voulant lire quatre
vers pendant mes nausées, je parcourus tout Pompée
de notre Corneille et je fus ravi; les autres me parais-
sent bien froids.
Tu sens bien que tout ce bavardage n'est que pour
toi; il faut ne communiquer aux indifférents que les
plaisanteries et les nouvelles, quand il y en a. Cepen-
dant, tu peux en parler à nos parents, pour ne pas
184 LETTRES INTIMES.
avoir l'air de la réserve; ils peuvent se tromper sur
les moyens de nous rendre heureux ; mais, au fond, ils
le veulent. Dis-toi souvent cela, et surtout écris-moi.
C'est vraiment mal de ne pas me répondre depuis un
mois, quand mon pauvre cœur a aussi grand besoin
d'amitié. Je ne demande pas de phrases. Tu vois par
mes lettres le cas que je fais des fautes contre le fran-
çais et l'orthographe, divinités des sots.
XLIII
Berlin, lundi 3 novembre 1800.
Je crois, ma chère amie, que nous irons à Bruns-
wick; c'est, dit-on, une belle ville, avec spectacle
français. Ici, comme de juste, il y en a un allemand ;
le célèbre Ifland y joue; je l'y ai vu plusieurs fois;
il me semble avoir beaucoup de naturel dans le genre
sentimental et beaucoup de naïveté dans le comique,
c'est-à-dire que, lorsqu'il joue un rôle comique et
qu*il a une chose ridicule à dire, il ne montre pas
qu'il la trouve ridicule, il la dit bonnement comme
les sols disent des sottises dans la nature; il est auteur
de tragédies, je crois.
Il faisait avant-hier un temps froid et humide, nous
LETTRES INTIMES. 185
allâmes passer une revue à Charloltenbourg à neuf
heures ; je courais depuis sept, j'ai été un peu saisi
(lu froid; hier soir, je me suis aperçu que j'avais froid,
que j'étais tout chose; ce soir, j'ai senti les mêmes
symptômes, de manière qu'au lieu de monter pour
dîner, je t'écris.
Je crains que ce ne soit ma petite fièvre d'il y a deux
ans. Je veux la couper vite ; cela me jetait tous les
soirs dans une horrible tristesse; il est vrai que je
n'avais pour me rendre heureux, dans ce lemps-là, que
mes facultés intellectuelles; j'étais à Paris sans feu,
sans lumière, sans habit, avec des bottes percées; ici,
c'est bien différent. Je dois avoir trois ou quatre cents
louis; je suis assez bien vêtu, pas tout à fait assez
cependant; je suis mal logé et bien nourri.
En revanche, mon esprit ne peut pas me rendre
gai ou triste; le pauvre diable est obligé de dormir.
Nous sommes dans un petit palais où il y a quatre
colonnes qui soutiennent un balcon. Je suis actuelle-
ment entre la fenêtre A et la fenêtre Z au plain-pied.
J'y suis, pensant à toi et prêt adonner tout au monde
pour t'embrasser un instant.
Je suis vis-à-vis de l'arsenal, bâtiment superbe à
côté du palais du roi. Nous en sommes séparés par
une branche de la Sprée, dont les eaux sont de cou-
leur d'Iiuile verte. Berlin est situé sur une rue de sable
qui commence un peu en deçà de Leipsick.
Dans tous les endroits qui ne sont pas pavés, on
186 LETTRES INTIMES.
entre jusqu'à la cheville; le sable rend déserts les
environs de la ville ; ils ne produisent que des arbres
et quelque gazon.
Je ne sais pas qui a donné l'idée de planter une ville
au milieu de ce sable ; cette ville aurait cent cinquante-
neuf mille habitants, à ce que l'on dit.
J'ai appris, ce matin, des nouvelles de l'armée, au
quartier de laquelle je me trouve, par les Moniteur
du 20 et du 21, qui nous sont arrivés.
Ici, mille bruits divers se détruisent en un instant;
on ne peut guère compter que sur ce que l'on voit.
Je n'ai vu que le champ de bataille de Numbourg.
Je ne suis qu'e. c. dg. provisoire. J'ai écrit une lettre
à mon grand-père dans une à toi ; prie-le de faire ce
dont je le prie.
XLIV
Brunswick, 22 novembre 1806.
Je voulais t'écrire, ma chère amie, le récit d'un
petit voyage que j'ai fait à Halberstadt, à quatorze
lieuesd'ici, pour remplir une mission; mais, depuis ce
temps, je n'ai pas eu un demi-quart d'heure à moi :
je fais les fonctions de secrétaire d'une préfecture
LETTRES INTIMES. 187
comme six fois celle de l'Isère; de plus, je fais des
courses, etc., elc.
Le désir de celle-ci est donc pour savoir si l'ou a
envoyé mon domestique; je compte qu'il est parti du
12 au 15 novembre et qu'il sera ici du 10 au 15 dé-
cembre. Si, par une négligence pleine d'amitié, on ne
l'avait pas envoyé, tâche qu'on l'expédie; ceci est
cent fois plus nécessaire qu'on ne peut se l'imaginer.
Comme les fripons de ce pays-ci ouvrent toutes
nos lettres, je ne puis pas écrire plus au long. Ces
gueux- là méritent tous la prison et ils y seraient
depuis huit jours, si je donnais les ordres que je ne
fais qu'expédier.
Il est une heure, et j'écris depuis six; je suis
ennuyé; écris-moi donc un peu. Ce n'est pas parce
que je suis ennuyé que j'ai besoin de tes lettres ; elles
sont une fêle pour moi, même dans les jours les plus
heureux.
Je dépense beaucoup; j'ai eu quelques moments de
lièvre; j'ai acheté deux habits et je m'en fais broder
un; ainsi donc, dans un mois, j'aurais besoin d'ar-
gent.
J'ai vingt pages à te dire; j'attends une occasion
sûre; crois qu'il n'y a que cela qui puisse m'empêcher
de te parler à cœur ouvert à deux.
Mille choses à toute la famille.
Mon domestique!...
188 LETTRES INTIMES.
XLV
Basse-Saxe, 16 décembre 1806,
Ma chère amie, le bonheur de penser à toi est un
des plus grands qui me restent; tu es la seule femme
que j'estime et avec qui je me permette d'avoir les
sentiments que toutes celles qui sont jolies m'inspi-
raient y a quelques années. Tu es une Porcia à mes
yeux; toutes les autres ne sont au plus que des
madames du Châtelet : quelques idées, beaucoup de
vanité et une âme non réellement sensible, mais pour-
suivant les plaisirs de la sensibilité qu'elles trouvent
sans cesse vantés dans les livres qu'elles étudient.
Ce qui est fâcheux dans notre correspondance, c'est
que ce n'est qu'une demi-correspondance; tu ne me
réponds jamais : quand nous serions l'un en Améri-
rique et l'autre à Grenoble, je pourrais recevoir plus
souvent de tes lettres. Cela me prive du doux plaisir
de savoir ce que lu fais, et surtout ce que lu penses. Je
ne puis que t'exhorter vaguement à la patience, et à
subir la première punition d'un esprit et surtout d'une
âme supérieure, celle de s'ennuyer de tout ce qui
amuse les âmes pygmées qui t'environnent. Une autre
LETTRES INTIMES. 189
conséquence de cette supériorité, c'est de n'être pas
compris par elles; on ne pourrait jamais faire com-
prendre à un domestique la grâce que les gens ordi-
naires de la société trouvent dans vingt passages des
fables de La Fontaine; de même, ces gens de la société
ne comprennent pas la grâce plus grande qui est dans
vingt autres endroits de La Fontaine, bien supérieurs
aux premiers. Ces endroits leur semblent obscurs ou
exagérés; on criait: Pas assez soignés! 'fui entendu
ces propres mots en parlant d'endroits destinés à pro-
duire le sentiment de la grâce, et soigné voulait dire
là élégant.
Il faut donc qu'une grande âme soit elle-même la
source de toutes les jouissances. Chamfort a dit : t On
ne va point au marché avec des lingots, mais avec de
la monnaie de billon. » Il ne fimt donc pas s'attendre à
être senti, et à entendre des choses qui touchent vrai-
ment. Ce bonheur m'arrive actuellement, mais c'est la
première fois depuis longtemps.
Je n'ai pas le temps physique d'écrire : voici la pre-
mière fois en huit jours que j'écris cette lettre, tu l'en
apercevras.
Jean est parti depuis quinze jours, n'est-ce pas?
11.
190 LETTRES INTIMES.
XLVI
Strasbourg, 30 décembre 1806.
A neuf heures sonnantes, j'étais grimpé sur le clo-
cher en filigrane de Strasbourg, plus haut que les
cloches et par un vent de tempête. J'ai cru que la tour
croulait. Je vais à Paris où j'espère enfin recevoir de
tes nouvelles, rue de Lille, 55, comme à l'ordinaire ; je
compte y être dans soixante heures et y demeurer
douze ou quinze jours.
Je ne sais si vous avez reçu mes dernières lettres de
Brunswick : c'est pourquoi je te répète que je vais
remplir une mission auprès duministre Dejean et une,
plus agréable, auprès de madame Chamenie,lui olTrir
de la ramener à Brunswick.
J'ai l'extérieur du bonheur, ma chère Pauline; je
ne serai assuré de la réalité que lorsque tu seras
mariée et logée dans la même maison que moi.
Cela est plus difficile; notre retour en France ne se
prépare pas. M. Z... est à Varsovie. Je suis venu par
Goettingue, Cassel et Rastadt. J'y ai vu, pendant qu'on
changeait de chevaux, un assez grand palais où lo-
geaient Robergeot et compagnie; j'étais avec des gens
LETTRES INTIMES. 191
qui, à cause de l'uniforme, ne me parlaient qu'offi-
ciellement. Je n'ai rien pu savoir de neuf sur leur
catastrophe.
Et Jean ? C'est bien le cas de le dire :
f Ya-t'en voir s'ils viennenl ! :&
XLVII
Brunswick, 16 mars 1807.
Tu as donc juré de ne pas m'écrire cette année?
j'en ai cependant un grand besoin. Je t'en supplie,
écris-moi une fois par semaine; je suis au milieu de
gens si secs!
Je sors du lit aujourd'hui pour la première fois
depuis huit jours; j'ai eu une fièvre rhumatismale
accompagnée d'enflure aux extrémités et d'une érup-
tion à la peau ; elle a un peu baissé ce matin ; je ne
l'ai pas dans ce moment, mais je l'attends dans deux
heures. J'ai craint et les gens qu'on appelle mes amis
ont craint que ce ne fût la scarlatine, maladie dange-
reuse et contagieuse, ce qui séquestre le patient do la
société pour deux mois. Je formais déjà le projet d'a-
vancer beaucoup en allemand pendant cette solitude.
Cette fièvre m'a empérhé de dormir pendant
192 LETTRES INTIMES.
presque toutes les nuits; un sujet de réflexions que je
ne pouvais pas fuir, c'est la nécessité d'arracher de
mon cœur la vanité. C/est la grande porte du malheur.
Quoique femme, je crois que tu es moins exposée à cet
inconvénient que moi.
Il faut ensuite, me disais-je, se faire des jouissances
indépendantes. Croirais-tu qu'un des fruits de mes
réflexions nocturnes va être de me faire apprendre le
piano? Si, signera! pour mieux goûter la bonne mu-
sique. Je deviens tous les jours plus sensible à ce bel
art, et Ions les jours me dégoûtent davantage du com-
mun des hommes,qui est partropcanaille: ils finissent
par faire mal au cœur.
Mais je suis très faible et je m'en vais interrompre
cette épître. Tu as une amie, me disais-tu dans ta der-
nière; qui est-elle et qu'est-elle?
Il y a ici une société assez singulière que je te dé-
crirai quand j'aurai plus de forces. Je faisais tout
ce que je pouvais pour sentir quelques sentiments
pour une demoiselle de cette société; ma maladie est
venue m'interrompre dans cette noble entreprise.
Toutes ces femmes sont jolies, mais n'inspirent guère
que l'ennui et le mépris.
Si tu as une amie, tu dois vivre d'une manière sup-
portable; si tu t'ennuies, travaille; c'est le seul remède
de ce mal afl'reux. Lis Volney, Voyage en Egypte, c'est
excellent; je suis très passionné pour les voyages en
ce moment ; quand on sait voyager, cela doit bien faire
connaître les hommes.
LETTRES INTIMES. 193
Adieu; tu sais comme je t'aime; ça augmente tou-
jours, mais on ne peut pas dire que cette passion soit
accrue par des marques de réciprocité.
XLVIII
Grande-Armée, 24 mars 1807.
Je suis bien fâché que*** se soit figuré, depuis trois
ans d'être...; cela n'est pas évidemment, puisqu'il
peut demeurer sans entreprendre quelque chose, et,
si cela n'existait pas plus dans son esprit que dans la
réalité, il me semble...
C'est un homme bon et cela dit tout; Thabilude des
affaires en province lui donnera bien un peu le carac-
tère finassier; il se permettra sans doute de petites
tromperies bonnes pour avoir un domaine à dix mille
francs meilleur marché; mais, dans l'intérieur de sa
famille, il n'en sera pas moins bon, quoique moins
aimable pour une ;\me élevée.
Ce qui fait les âmes élevées, c'est leur propre sen-
sibilité, c'est l'ennui intérieur, allié naturel de lous
les sots qui l'attaquent; c*est cet allié qui leur donne
trop souvent la victoire.
Une âme élevée se met bien au-dessus de certaines
lOi LETTRES INTIMES.
choses que le monde dispense; niais elle a souvent la
faiblesse de laisser apercevoir qu*elle prise certaines
choses desquelles, sans cela, le monde n'eût pas songé
à la priver.
Pour éviter cet écueil, il faut se raisonner soi-même,
et, comme, en raisonnant sur soi, il est très facile de
s'égarer, il faut se rendre très fort dans l'art dérai-
sonner, c'est-à-dire contracter une longue habitude
de raisonner juste, de manière que l'émotion ne
puisse pas vous tirer du sentier accoutumé.
Tout cela est ennuyeux pour une jeune fille de
vingt et un ans et trois jours; mais c'est Vunique che-
min du bonheur.
Mets-toi bien cela dans la tête.
Une passion est la longue persévérance d'un désir :
ce désir est excilé par l'idée du bonheur dont on joui-
rait si l'on possédait la chose désirée (qui est en même
temps l'idée du malheur de l'état actuel où l'on n'en
jouit pas), et par l'espérance d'atteindre ce but; car,
comme Corneille l'a fort bien dit de l'Amour;
Si l'Amour vit d'espoir, il s'éteint avec lui.
Plus on réfléchit sur toutes les passions, depuis celle
de César pour régner sur la République romaine,
jusqu'à celle de Werther pour Lolotle, on voit que
l'analyse ci-dossus est bien une description exacte de
ce qui se passe dans le cœur de l'homme passionné.
Or comment diable trouver dans l'union d'un
LETTRES INTIMES. 195
homme et d'une femme les conditions nécessaires à
faire naître ou à entretenir une passion? II ne s'y en
trouve aucune. Ce résultat, donné par la théorie,
semble démenti parle spectacle de quelques mariages;
mais le plus souvent celui des mariés qui a le plus
d'esprit joue la comédie pour l'autre, et tous les deux
pour le public.
En général, tout le monde joue le bonheur : nous
connaissons quelqu'un qui assure de bonne foi qu'il
ne s'ennuie jamais; sa conduite prouve le contraire.
Quand l'amour existe vraiment dans le mariage,
c'est un incendie qui s'éteint, et qui s'éteint d'autant
plus lentement qu'il était plus allumé.
Voilà ce que j'ai vu dans cinquante ou soixante
couples de mariés que j'ai eu occasion d'observer de
près. Quel genre de bonheur peut-on donc trouver dans
le mariage? l'amitié. Mais c'est excessivement difficile;
elle n'est guère possible que dans un homme de cin-
quante ans qui épouse une veuve de trente ; s'ils ont de
l'esprit, l'usage et l'observalion du monde les a rendus
induliicnts.
Le bonlieur dans l'amilié entre gens mariés tient
môme trop de la passion pour être une base sûre de
bonheur. Ce qui lie les amitiés dans le monde, c'est la
possibilité de se séparer à chaque instant; un ami
sent la possibilité de ne plus voir son ami.
Je crois donc qu'il faut chercher le bonheur dans
un mari bonhom.me qu'on mène. On contracte pour
lui ce genre de bienveillance qu*avec un bon cœur on
196 LETTRES INTIMES.
éprouve toujours pour les gens qui vous font du bien.
Ce mari qu'on mène, vous rend la mère d'enfants que
vous adorez; cela remplit la vie non d'émotions de
roman qui sont physiquement impossibles (d'après la
nature des nerfs qui ne peuvent pas être tendus long-
temps au même degré, et parce que toute impression
répétée devient plus facile et moins sentie), mais d'un
contentement raisonnable.
J'ai voulu te dire tout cela, malgré une grande fai-
blesse, reste de ma maladie. Ces idées sont la base du
bonheur possible pour une jeune fille. Si j'étais mort,
je sentais que mon plus grand regret était de ne te les
avoir pas développées, comme je sentais qu'elles pou-
vaient l'être.
En résultat,
1M1 faut se marier;
2° A un homme bon et assez riche.
Mais ne cherche pas de transports dans le mariage :
souviens-toi de la morale de Scapin; il faut s'attendre
à moins que rien, pour goûter le peu qu'on trouve.
Il y a mille à parier contre un que ton mari aura une
àme qui te semblera basse, et un esprit qui te paraî-
tra ridicule. Ton bonheur dépend non seulement de
l'attention avec laquelle tu lui cacheras ta manière
de penser sur son compte, mais encore du soin avec
lequel tu lui persuaderas qu'il t'est très inférieur. Il y
a sans doute un point dans lequel il met son honneur
à bien rédiger un acte, à bien s'acquitter des jeux
de société, comme «Petit Bonhomme vit encore», ou
LETTRES INTIMES. 197
à prendre joliment des papillons; il faut que tout dans
toi, jusqu'aux paroles de tes rêves, lui prouve ta
profonde vénération pour ces talents.
A l'époque de ton mariage, il faut devenir hypocrite ;
un bavardage de société peut te brouiller avec ton
mari. Ceux qui commandent aiment les sottises dans
ceux qui obéissent; il faut devenir non pas dévole, le
saut serait trop grand et le rôle est trop ennuyeux,
mais pieuse raisonnablement, te confesser tous les
mois.
Il faudra cacher aux yeux de ton mari l'amilié
trop vive que tu pourrais avoir pour une amie ou pour
moi; il trouverait que tu l'aimes moins que cette per-
sonne et se fâcherait. Si tu avais plus de petitesse dans
l'esprit, beaucoup de détails que tu négliges te sem-
bleraient importants; tu pourrais aller jusqu'à rendre
ton mari constamment amoureux de toi. C'est là le
chef-d'œuvre d'une femme; mais tu as le caractère
trop élevé pour posséder ce degré de coquetterie.
Les jouissances des âmes comme les nôtres ou ne
sont pas comprises, ou sont détestées par les âmes
basses qui peuplent la société; souviens-loi de ce
principe. Si ma lettre est trop mal écrite pour que tu
puisses la lire couramment, copie-la.
Il faut cacher ta supériorité et jouir seule, dans ton
cabinet, à lire un livre qui t'amuse ou dans une belle
soirée; mais ne te livre pas à l'enthousiasme qui pour-
rait te saisir. Songe que quelque apparence que tu
trouves, tu as une main de bois à tes côtés qui ne com-
198 LETTRES INTIMES.
prendra pas, ou enviera tes jouissances. On perd son
feu à vouloir le communiquer à ces morceaux de glace :
il faut jouir de soi-même dans la solitude, et, à l'égard
de ses amis, ne dévoiler ses pensées qu'à mesure de
l'esprit qu'on leur trouve; autrement on court le
danger de leur paraître supérieur; de ce moment, on
est perdu.
Tu doutes peut-être de cela; dans quatre ans, tu le
croiras comme moi; l'expérience t'aura fait contracter
cette pénible habitude.
Médite, je t'en supplie, sur cette lettre, et accou-
tume-toi à l'idée d'avoir un mari médiocre et plat; il
ne faut pas absolument rester fille.
J'ai vu aujourd'hui une belle image de la mort
dans un jeune corbeau que j'ai vu tomber et expirer
dansl'Okre, petite rivière qui passe à B...
J'étais disposé à étudier l'expression, parce qu'un
savant homme de la cour, dont je me suis acquis
l'amilié, m'a prèle ce matin les œuvres de Raphaël
Mengs, l'un des meilleurs peintres des temps modernes.
Je suis allé voir le célèbre comte de Précy, celui qui
défendit Lyon; j'ai trouvé chez lui une gravure d'un
tableau de Mengs, c'est superbe. En revenant, toute
l'attention de ma sensibilité tournée vers l'expression,
j'ai vu s'anéantir la vie de ce pauvre corbeau.
Qu'est devenu Joseph Renavenk?
J'ai trouvé, à mon retour chez moi, Rulhière (His-
toire de Pologne), livre excellent, à ce qu'ils disent,
et Acerbi (Voyage en Suède)] que de choses à la fois !
LETTRES INTIMES. 109
L'expérience te convaincra qu*un des grands moyens
de bonheur est le cerveau. On s'amuse à voir des idées
nouvelles, on joue de la lanterne mai^ique pour soi.
Donne-moi une description de ta vie et écris-moi.
XLIX
Berlin, 30 avril 1807.
Je m'étais promis de t'écrire le 15 de ce mois pour
te peindre les tempêtes qui, malgré la sagesse que je
cherche à m'imposer, ont agité mon iime ce mois-ci.
Je ne l'ai pas fait, le nom du 30 est comme le chant
du coq qui me réveille. Mais, comme dans les monar-
chies du moyen âge, les troubles n'ont servi qu'à
alTermir l'autorité du despote, et le despote est ici
la science du bonheur. Ce bonheur, impossible à trou-
ver dans les autres, est encore très difficile à trouver
en soi. Il faut cependant y parvenir, il faut se faire un
bonheur solitaire, indépendant des autres, une fois
que Von est sûr dans le monde que vous pouvez être
heureux sans lui, la coquellerie naturelle au genre
humain les met à vos pieds. Accoutume ton corps à
obéir à la cervelle, et tu seras tout étonnée de trou-
ver le bonheur : c'est le roc où était le palais d'Ar-
200 LETTRES INTIMES.
mide, horrible d'en bas, délicieux dès qu'on était par-
venu aux plateaux supérieurs.
L'iionneur se battant avec l'Amour et l'intérêt
d'ambition, m'ont mis sept ou huit fois au comble de
l'agitation malheureuse et du bonheur ardent pen-
dant ce mois d'avril. Le 5 mars, l'honneur m'a brouillé
avec M"' ; le 5 avril, réconcilié. J'ai dû partir pour Thorn
J'ai vaincu l'Amour avec des peines infinies, et, puis-
qu'il faut le dire, en pleurant; j'étais si agité à sept
beures du soir, au moment où j'allais décider de mon
départ, que je courais les rues de Brunswick comme
un fou; je passais devant les fenêtres d'une petite
fille pour laquelle j'ai du goût; je me sentais déchiré.
Cependant, l'honneur fut le plus fort; j'allai dire à
M" que je voulais partir; lui ne le voulait pas, il comp-
tait sur l'amour pour me retenir, il me dit tout ce qu'il
fallait pour me faire rester.
Je reste, je crois être heureux; je ne sais pourquoi
Minette se met à me tenir la dragée haute; la poli-
tique, la vanité, la pitié m'ordonnent de ne plus
m'occuper d'elle. Dans un bal célèbre, je fais la cour
à une autre; étonnement, malheur, désappointement
de Minette. Cette autre offre à ma retraite une vic-
toire aisée.
Je fais une manœuvre superbe pour me rapprocher
de Mina. Je vois de loin, à la promenade, un homme
de beaucoup d'esprit qui méprise comme on le doit la
canaille humaine, qui a cinquante ans d'expérience,
et cent mille francs de rente ; c'est l'expérience de la
LETTRES INTIMES. 201
bonne compagnie; j'aborde cet homme et je fais tant
d'esprit à sa manière pendant deux iieures, qu'enfin
il m'invite à une soirée qui avait lieu chez lui le même
soir, et dans laquelle il n'y avait point de Français;
voilà un beau succès ! J'arrive tout heureux chez lui.
Sachant que mesdemoiselles de G... y allaient, Minette
n'avait pas voulu y venir; je n'y trouve que ses sœurs
et mademoiselledeT...,sa rivale. J'obtiens un rendez-
vous avec cette rivale; au moment où j'y vais, on me
dit : « Si vous allez ce soir dans telle maison vous y
trouverez Wilhelhime; jje brusque mon rendez-vous;
je saisis un moment où mademoiselle de T. ..sort pour
aller faire du thé pour moi; je décampe, j'arrive dans
la maison indiquée, où je ne trouve pas Minette, mais
bien les deux plus laides et sèches créatures de
Brunswick.
Enfin, hier, je me suis réconcilié avec Minette :
j'aurais deux ou trois volumes de petites bêtises à te
conter, mais je ne veux pas abuser de ion amitié pour
t'ennuyer. Hier, Minette in a. serré la main, pas davan-
tage; tu le moqueras de moi; mais, après la vie que
je mène depuis six ans, c'est pour cela que j'ai été si
agité ce mois-ci.
Je te supprime tous les embarras intermédiaires;
mon seul confiJent, le seul Français avec lequel je
puisse parler ici, jaloux du talent et de l'activité qu'il
me voit déployer dans celte inlrigue dont il connaissait
le fond, ne me dit presque plus rien et n'est pas venu
me voir depuis huit jours.
202 LETTRES INTIMES.
J'ai eu un mal très grand à la poitrine : la moindre
parole me faisait de la peine à dire. Au milieu de tant
d'agitations causées par de si petits moyens, la
Sagesse grondait sans cesse, se fortifiant par le
malheur qui suivait heureusement pas à pas toutes
les fautes, et sortait victorieuse enfin en tuant
l'Amour.
Je n'ai plus que du goût pour Minette, pour celte
blonde et charmante Minette, cette âme du Nord telle
que je n'en ai jamais vu en France ni en Italie; la
preuve en est que je vais tâcher d'aller à Falkenstein,
quartier général de l'armée. D'après ce que le grand-
papa me dit de la lettre de M. D..., s'il a Voccanon
de lui écrire, — je dis si, il ne faut pas l'impatien-
ter, — prie-le de lui dire que je désire servir à
Vannée active; n'oublie pas ma commission.
Une âme forte qui parviendrait à faire tout ce que
la raison lui dicterait serait maîtresse de tout ce qui
l'environne.
J'en ai eu l'expérience frappante depuis deux mois.
Ajoute au peu que je t'ai dit de mon agitation huit ou
dix voyages de quinze ou vingt lieues et dix heures de
travail expédié en deux, et, ce qui est bien pénible,
mais bien bon pour fortifier l'âme, pas de confident,
toujours seul.
Ce soir, grande bataille au bal, où je vais me trouver
entre les deux rivales; peut-être, demain, serai-je
aussi agité qu'avant hier; mais le dessein en est pris,
j'irai à l'ai mée si je le puis. (4e qui m'y attire, c'est
LETTRES INTIMES. 203
l'envie de voir de près les grands jeux de ces chiens
de basse-cour nommés hommes.
The great father est fort content de toi; je vois
enfin que tu fais des progrès dans la sagesse, seul
chemin du bonheur. Quand tu le voudras, tu seras
heureuse; pour cela, il faut d'abord acquérir la tran-
quillité : la beauté et la bonté de ton àme te fourni-
ront assez de plaisirs. Une lentille tombant dans la
mer agitée n'y cause aucun mouvement ; dans une mer
calme, elle fait naître des millions de cercles.
Une fois que nul être ne pourra agiter ton âme, lu
feras ton bonheur avec une facilité qui t'enchantera.
Pour cela, il faut intérieurement vaincre entièrement
la vanité. Que madame Augustin Paricu ait dit de loi :
(( Cette grosse mademoiselle B... ressemble à une
dinde en marchant, » ou: « L'on ne saurait avoir [)lus
de grâce que cette aimable Pauline ! » Tutto costena
regarde les bassesses et les bêtises de celui qui blâme
ou loue : ses propos te seront bientôt indifférents;
mais ne montre pas ce caractère élevé, les hommes
diraient : « Quoi! voilà un être qui échappe à notre
domination? d;ins le fond de son cœur, il peut, avec
raison, se préférer à nous? » El alors, comme mon
ami d'ici, ils te haïraient.
D'après ce que me dit the (jreat fatlier, l'âge
n'amortit pas ragriculturomanie ; tu ne seras jamais
mariée, ma pauvre fille; un mérinos est bien supé-
rieur à un gendre. Sois donc raisonnable I vois un
mari comme une chose et non pas comme un être; il
204 LETTRES INTIMES.
faut un cheval à un dragon pour vivre, et un mari à
une jeune fille. Prends-moi M. Badou, c'est un bon-
homme qui sentira que tu lui fais une faveur en
l'épousant; tu lui persuaderas, au contraire, que tu le
trouves très heureuse avec lui, et il te laissera vivre
tranquille et indépendante; tu auras des enfants que
tu chériras; le bonhomme aura des mérinos, comme
son beau-père; il te fera voir Paris ; peu à peu, nous
l'y allirerons, et tu seras heureuse plus peut-être
qu'avec Périer, mais dix millions de fois plus qu'avec
Faure, Fleuron et les autres. Penet, peut-être, avait
un degré d'esprit et de sentiment propre à être heu-
reux en aimant sa femme; mais, même le connaissant,
je parierais, dix contre un, qu'après les premiers
trois ans, la femme de B.«. sera plus heureuse que
madame Penet.
Réfléchis un peu à tout cela, jeune fille de vingt-
deux ans.
Jean m*a dit que tu avais une amie mademoiselle
Bonler. It is true? and what soûl and wit she has?
Ne dis pas un mot de ce que je raconte dans la
famille.
Écris-moi donc un peu; je ne parle pas de ton
silence, il m'irrite.
Réponds-moi sur l'article mari.
C'est le plus important de ta position; tu n'as qu'à
gagner à te marier, à moins que, Grandisson à la main,
tu n'attendes sa copie.
Elle n'existe pas, mets-toi bien cela là.
LETTRES INTIMES. ^2U5
La première qualité d'un mari est de n'être point
tyran.
Le faible B... sera cela; regard»? madame Bl... : son
mari n'est pas plus mauvais qu'un autre; mais, ayant
assez de caractère pour être tyran, et pas assez de
magnanimité pour avoir horreur de faire des malheu-
reux, elle est au comble du malheur. Réfléchis à
cette première qualité d'un mari.
1" point lyran; 2" riche. — Il a les deux.
Réponds de suite; allons, la plume à la main ! obéis
ou je te soufflette.
Berlin, 12 mai 1807.
Les Allemands ont peut-être une poésie très lou-
chante. Mon ami (M. de Sir...), dont je t'ai déjà parlé,
m'a traduit littéralement une romance qui avait à mes
yeux le mérite de porter ton nom; elle est intitulée
L&nore, ce qui veut dire Eléonore.
Cette romance, (juej'ai choisie à cause de cela dans
les ouvrages de Biirger est très touchante; c'est entre
la manière anglaise et la française. Le voile qui me
couvre le génie de la langue allemande est encore
li
206 LETTRES INTIMES.
trop profond pour que je puisse donner plus de pré-
cisions à mes idées. Je crois entrevoir cependant que
l'Allemand est moins enflé et plus près de la nature, plus
vrai, plus naïf que l'Anglais. Dans cette romance, on
dit d'un cheval qu'il faisait trop trop trop /on parle du
tamiam des tambours.
Lénore se réveille d'un songe pénible.
— Wilhem es-tu infidèle? es-tu mort?
Wilhem avait suivi le roi Frédéric à la bataille de
Prague ; mais le roi s'est réconcilié avec l'impératrice.
On entend le tamtam, des tambours, l'armée passe
par la ville, Lénore va demander à chaque soldat
où est Wilhem : « Où est mon promis (usage allemand :
on est promis avec sa maîtresse un an et souvent da-
vantage avant de l'épouser)?» Nul ne peut lui répondre .
Toute l'armée est passée; elle s'arrache les cheveux,
sa mère veut la consoler; elle repousse toute conso-
lation; enfin, à minuit, elle entend : Trop trop trop!
dans la rue; elle entend un homme qui descend de
cheval, elle dislingue le retentissement des éperons;
il monte, frappe rudement :
— Holà! holà! où est ma promise?
— Me voici, cher Wilhem.
Elle ajoute quelques mois.
— Presse-toi : il faut faire encore cent lieues, jusqu'à
ce que nous soyons à notre lit de noces; viens monter
en croupe sur mon cheval.
— Comment, monter en croupe?
La cloche retentit encore, minuit vient de sonner.
LETTRES INTIMES. 207
Lorsque nous en étions là, huit heures ont sonné en
eiïet; j'aiquitté Str... pour allerme faire présenter à la
femme du gouverneur, qui est arrivée depuis trois
jours (femme très commune).
Sir... m'adit que Lénore partavecson amant, qu'elle
arrive au champ de bataille, et que, là, elle s'aperçoit
que son amant n'est qu'un spectre : il a été tué sur ce
champ; tous ceux qui l'ont été se promènent à cette
heure nocturne.
Les Anglais sont fous de celte romance, à ce que
m'a dit Str...; il y en a cinq ou six traductions.
Etivoie-moi les dix-huit vers d'André Chénier et les
quarante-huilde Lebrun, le commencement de ry/m^/^,
traduite par lui; si lu ne les as pas, tu les trouveras à
la fin de quelqu'un de mes stéréotypes; n'y manque
pas, je les ai promis.
J'ai demandé à M. D... d'aller à l'armée active; je
quitterai Brunswick avec beaucoup de regrets, proba-
blement dans quinze ou vingt jours. Demande de
l'argent à mon père; j'en ai un vif besoin : on ne nous
paye pas nos courts deux cents francs par mois depuis
janvier.
Adieu; aime-moi un peu et dis-le-moi quelquefois;
si je venais à mourir, je t'aurai quitté six mois plus
tôt, car il y a six mois que tu ne m'as écrit.
208
LETTRES INTIMES.
LI
Sans date.
Ton confesseur tVt-il défendu de m'écrire?
LI
Berlin, juin 1807.
Je ne conçois pas ta manie de ne pas m'écrire quel-
quefois; elle me donne de l'humeur; mais je me figure
une petite fille maniérée, affectée, pleine de senti-
ments copiés qui m'ennuirait toutes les semaines
d'une lettre fade, et alors je t'aime mieux pour sœur;
mais tu as le défaut des âmes fortes : de la bizarrerie
et nul pouvoir sur elles-mêmes. Dis-moi un peu une
bonne raison de ne pas m'écrire; je n'en connais
qu'une, c'est que tu ne m'aimes plus. Dis, est-ce là
ta raison?
LETTRES INTIMES. 209
J'ai appris la mort de celte pauvre madame de Rezi.
Quelle triste vie! avec assez d'esprit et peut-être
assez de sensibilité pour y avoir trouvé du plaisir et en
avoir donné aux compagnons de la route, TalTectation
gâta tout; mais c'est un extrême, le défaut contraire
l'eût également rendue malheureuse. Je crains que tu
ne sois trop franche; c'est aller se battre nue avec des
gens bardés de fer. 11 faut jouer et mépriser la comédie;
je crois que tu as fait quelques progrès depuis moi,
car on me fait ton éloge.
L'expérience m'a vieilli de deux ou trois ans depuis
mon départ de Grenoble, à en juger du moins par la
couche d'idées nouvelles que je suis obligé de traverser
pour retrouver celles de ce temps-là.
Je relis la Logique de Tracy avec un vif plaisir, je
cherche à raisonner juste pour trouver une réponse
exacte à cette question : « Que désiré-je? » Ciiamfort
donne pour une raison des succès du maréchal de
Richelieu, qui n'avait aucune grande qualité, qu'il sut
de bonne heure ce qu'il voulait. Que veux-tu, toi? Si
Dieu arrivait dans ta petite chambre et qu'il le dit : « Je
n'ai que deux minutes à passer auprès de vos beaux
yeux et je vous accorderai tout ce que vous allez me
demander, » je parie que, si le bon Dieu t'interdisait la
demande générale d'être heureuse, tu ne saurais que
dire. Pense un peu à cela, et fais-moi la grâce de me
communiquer ce que tu dirais à Dieu.
J'ai, ici, ce que j'ai souvent désiré et les choses au
manque desquelles j'attribuais mon ennui; et cepen-
1^,
210 LETTRES INTIMES.
dant jesuis souvent dans cette triste position; c'est le
mépris des hommes qui m'y plonge. Ne dis pas cela,
mais tu n'as pas d'idée comme ce sentiment est tour-
mentant; il sape le plaisir que l'on trouve dans les
beaux-arts. Je méprise sincèrement Racine; je vois
d'ici toutes les platitudes qu'il faisait à la cour de
Louis XIV. L'iiabilude de la cour rend incapable de
senlir ce qui est véritablement grand.
Je suis chez l'intendant pour faire un grand rapport;
il est arrivé. Adieu; demande some money to my
dear fatlier.
LUI
Berlin, 26 juillet 1807.
Je prête l'oreille à chaque minute, pour savoir si
l'on ne tire pas le canon, mon chapeau et mon épée
sont sur ma table, mes deux chevaux frappent le
pavé de la cour et s'impatientent, tout cela pour le
prince de Neuchatel, ministre de la guerre, qui doit
arriver ce soir, et à la rencontre duquel tout l'état-
mnjor va ce soir à sept heures; comédie, à neuf;
grand cercle chez le gouverneur et illumination; tout le
monde court, tout le monde s'agite. Je lis Goldoni en
attendant; j'ai trouvé ici un bel exemplaire qu'on m'a
LETTRES INTIMES. 211
prêté, seize volumes in-S"; c'est dans chaque volume
quatre ou cinq comédies, aucune de la forme de Mo-
lière, mais presque toutes pleines de naturel. Elles ont
encore un autre charme pour moi : elles me rappel-
lent les mœure et le langage de ma chère Italie, de
cette patrie delà sensibilité. As-tu lu Corinne? On en
est enchanté ici ; mais que la peinture est loin de l'ori-
ginal !
L'empereur m'a nommé adjoint-commissaire des
guerres, le 11 juillet; prie mon grand-papa de remer-
cier qui de droit.
M. D... a un fils âgé actuellement d'un mois.
Sa Majesté vient de lui envoyer la croix de comman-
deur de l'ordre de Saint-Henri (ordre de Saxe) en lui
disant qu'il se réservait de lui donner de nouvelles
inarques de sa satisfaction par son avancement dans la
Légion d'honneur.
M'' a été nommé officier dans cette Légion. Il
compte partir incessamment pour Paris avec tout
son monde.
Je ne sais ce que le hasard décidera de moi : les
froids Allemands commencent à m*ennuyer un peu; je
voudrais être employé à dix lieues de Paris ou à mille.
A mille, j'acquerrais des droits à l'être par la suite à
Paris môme.
Adieu; je voulais raconter à mon grand-papa un
superbe voyage au Brockon (le camp de la forêt Her-
cynienne; c'est à vingt-cin(| lieues d'ici q le Varus fut
détruit; on voit très distinctement son camp), mais
212 LETTRES INTIMES.
trente lettres par jour et des convois de toute espèce
m'en ôtent le temps.
Ecris-moi au moins pour me dire pourquoi tu ne
m'écris pas. Ton confesseur te l'a-t-il défendu? Est-ce
une gageure? Sans ma pension, je ne pourrais pas
manger; parle beaucoup de cette vérité.
LIV
Vienne, 4 septembre 1807.
Il y a bien longtemps que tu ne m'as écrit, ma
chère et bien-aimée Pauline; j'ai eu ici avec moi mon
cher frère pendant un mois; il part demain pour Gre-
noble; mais ne parle pas de son voyage. J'ai reçu une
grande lettre de mon oncle. Je vois que vous avez
perdu encore une belle-sœur, je crains que tous ces
deuils ne t'attristent.
Je voudrais te voir voyager; vous êtes à la porte de
la Suisse et de l'Italie: profite de taliberteactuelle.il
faut secouer la vie : autrement, elle nous ronge.
Je t'ai écrit, étant assez agité. La passion, qui cau-
sait tous ces spasimi, s'est terminée d'une manière
assez singulière; elle avait deux objets liés ensemble.
Le premier est devenu impossible ; quant au second, je
LETTRES INTIMES. 213
crois qu'on a actuellement de l'amour pour moi etqu'ou
n'en a que pour moi; je viens de passer deux heures
dans le lête-à-tête le plus tendre, mais une petite ma-
ladie m'empêche de profiter de cet amour; je te conterai
tout cela un jour. Deux ou trois personnes qui connais-
sent ma conduite me reprochent d'avoir trop fait pour
l'amour. Mais on ignore tout cela ici ; on est à mille
lieues de me croire amoureux. J'ai cependant fait une
imprudence aujourd'hui. C'est le jour de naissance de
B... ; ce jour-là est un jour de fête dans le pays. Je lui
ai envoyé un joli petit citronnier tout couvert de citrons
et qui s'élance du milieu d'une touffe de fleurs, qui a
été remarquée. C'est une faute; huit jours d'indiffé-
rence apparente dérouteront, j'espère, l'attention des
malins.
Une autre fois, je te parlerai de la beauté des envi^
rons devienne, du caractère singulier des habitants,
de leur bonté extrême à notre égard. On n'est pas assez
reconnaissant de cette bonté, parce qu'elle tient à une
cause de niaiserie.
Si on fait la paix, j'irai à Naples, à Rome, dussé-je
n'y passer que huit jours. J'ai économisé soixante louis
pour cela; n'en dis rien encore; la chose faite, on la
pardonnera, le projet semblerait un monstre.
Dès que je pourrai monter à cheval, je vais être
toute la journée par monts et par vaux, pensant à loi
dix fois le jour, et désirant te voir agissante. Le repos,
avec notre caractère est ravant-c:arde de la mort.
214 LETTRES INTIMES.
LY
19 septembre 1807.
Je me croyais quitte à jamais des pompes de l*amour
et sur le point de faire mon salut; mais mon orgueil
vient d'être bien humilié : je viens de recevoir une
lettre qui m'a fait tant de plaisir, qu*il faut nécessai-
rement que je sois amoureux de celle qui l'a écrite.
Or, voici mon conte : Il y avait ici, il y a huit mois,
un colonel avec qui je fis connaissance par la vertu de
mon état ; il avait une femme de vingt-trois ans, d'in-
finiment d'esprit, et de ce caractère élevé que j'aime
tant dans les Italiennes. Je plaisantai trois ou quatre
fois avec elle, une enire autres, en lui gagnant un louis
ou deux à un jeu où l'on joue six sous. Son mari part
avec son régiment, mais il meurt à six lieues d'ici. Elle
revient quelques jours après ; je vais la voir. Je trouve
qu'elle me reçoit bien, au milieu de sa profonde dou-
leur, mais comme tout le monde. Moi, reçu comme
tout le monde, m'ennuyant, sachant qu'elle s'ennuie,
sûr de passer des moments agréables auprès d'elle, je
demeure quatre longs mois sans l'aller voir. Un soir,
à la promenade, le liasard nous met à côté l'un de
LETTRES INTIMBS. 215
l'autre: elle partait dans huit jours; depuis ce mo-
ment, nous passons notre vie ensemble, elle connais-
sait les mêmes villes d'Italie que moi et presque les
mêmes personnes; elle part, je gilope dix lieues à sa
portière. Nous faisons la plus ridicule conversation du
monde toute la nuit, elle ne se couche presque pas et
cela pour parler de l'agrément de chasser et autres
choses intéressantes; mais je crois que nos yeux
avaient plus d'esprit. Enfin, je la quitte; en revenant
et crevant mes chevaux, je me trouve trop bêle pour
que ce soit naturel. Elle m'avait promis de m'écrire,
bah! elle m'a oublié. Avant-hier, on m'apporte une
mauvaise petite lettre, en papier jaune; elle avait si
bonne tournure, que je la crus de Darral. J'ouvre, et,
un grand quart d'heure après, je me trouve rouge jus^
qu'aux yeux, me promenant à grands pas, le plus con-
tent des hommes, et soupirant.
JN'est-il pas bien comiiiue qu'il n'ait dépendu que
de moi, pendant quatre longs mois de Brunswick, de
voir ou d'avoir une femme charmante, et que j'attende
que trois cents petites lieues nous séparent pour y
songer ?
Plus, avant-hier, c'est-à-dire le 10, bataille ! une
fusillade où j'ai été, où une vieille femme, les deux
mains croisées sur le ventre, a eu l'avantage de les
avoir percées comme Noire-Sauveur, et de plus le
ventre, et d'aller sur-le-champ éprouver l'effet de sa
miséricorde. Sans compter plusieurs coups de sabre
dont personne se vante. Clair de lune magnifique; rue
210 LETTRES INTIMES.
large pleine de inonde. Fer-flou-Ke-ta Fran-çauze,
ce qui veut dire f... gueux de Français, tombant
de tous côtés sur mon chapeau d'uniforme, un coup
de fusil, vingt personnes étendues autour de moi,
les autres se sont précipitées contre les murs, moi seul
debout. Une belle fille de dix-huit ans, la têle presque
sous mes boites... je la crois blessée, elle frémissait
violemment, mais non pas de ma main qui tàtait très
innocemment un fort beau bras bien frais, je la relève
pieusement pour voir si c'est la jambe qui est cassée,
la bataille s'engage, de nouveaux coups de fusil partent;
je la porte contre un mur, je pensais à Sganarelle por-
tant Clélie; je la mets par terre; elle me regarde, me
fait une jolie révérence et s'enfuit.
Cependant les soldats accourent... Ici, mon style de-
vient plus humble parce que le héros s'en va. Il se
trouvait au milieu du peuple révolté contre les Fran-
(;ais dont un avait un peu tué un pékin; il attaquait
riiùpital où gisait le tuant et cent cinquante braves
soldais faisaient feu sur ladite canaille, Je me rappelle
cette avenlure à cause du superbe coloris qui éclairait
la scène; la lumière était pure comme les yeux de ma-
demoiselledeB...; mais voilà une comparaison deCha-
teaubriand,qui dépeint la campagne de Rome d'après
celle de Babylone. Mademoiselle deB... est une grande
personne de dix-sept ans qui a autant d'attraits que ses
aïeux de litres. Klle a de grands yeux d'un bleu foncé
se détachant sur le plus beau blanc du monde, des
yeux qui, par leur éclat et leur pureté, percent au fond
LETTRES INTIMES. 217
de l'âme, c'est quelque chose d'immatériel que ces
yeux-là; c'est une àme toute nue.
Allons, réponds-moi donc.
LVI
6 octobre 1807.
Voici, ma chère Pauline, les principaux ouvrages de
Mozart, mucisien né pour son art, mais àme du Nord
plus propre à peindre le malheur et la tranquillité pro-
duite par son absence, que les transports et la grâce
que le doux climat du Midi permet à ses habitants.
Comme homme à idées et homme sensible, il est infi-
niment préférable, disent les artistes, à tous les
médiocres auteurs italiens; cependant, il est très loin
en général de Gimarosa; c'est celui-là que je voudrais
t'envoyer, tâche de lire il Matrimonio secveto; il
Principe di Tarent a.
La musique me console de bien des choses; un petit
air de Gimarosa que je fredonne d'une voix fausse,
me délasse de deux heures de paperasserie. Me voilà
à jouer le piquet presque tous les soirs avec mon or-
donnateur, homme aimable qui a beaucoup connu
Collé, Crébillon fils, Kulhière, Coslin, Lelemps, qui
13
218 LETTRES INTIMES.
sera longtemps votre maître dans l'art de vivre. A
propos de Collé, les deuxième et troisième volumes
de son journal viennent de paraître: lis-les; il y a
bien de la grâce.
Quel effet a produit ma lettre à mon père ? Dis-lui
que nos orges arrivent à Brunswick dans trois ou
quatre jours, que je les enverrai à Paris par la pre-
mière occasion et que, de là, ils iront étonner les
bords de l'Isère.
As-tu continué à voirV... ? Je voudrais bien que tu
te liasses assez avec elle pour lui ouvrir ton âme et lui
faire part de tes projets; les événements de la vie
changeront ton caractère; ne te mets pas dans une
position de laquelle tu ne pourrais plus te tirer. Aux
yeux de l'immense et badaude majorité, la fugue
est un morceau de musique impardonnable. Apprends
à espérer, c'est savoir prendre patience; marie-toi;
rends-toi indépendante. Tu te moqueras de moi ; tu
diras que j'en parle bien à mon aise ; malheureuse-
ment, je ne puis que parler de tout cela, je voudrais
bien pouvoir agir.
Mets-toi bien dans la tête que, deux ans de vie
mariée, dans ton ménage, avec un enfant ou deux, le
changeront au point de ne pas te reconnaître toi-même.
Je le sens sur moi; j'estime beaucoup de choses que je
méprisais il y a quinze mois. Je t'en prie, ouvre ton âme
à V. .. ; elle a une âme capable de secret et elle a bien
plus d'expérience que toi. Elle connaît la cruauté
et l'ironie que le malheureux, qu'une âme forte a
LETTRES INTIMES. 219
fait errer, rencontrerait à chaque pas : tout le monde
se mettrait à faire de la vertu sur son compte. Le rôle
d'une demoiselle, dans nos mœurs, est l'immobilité, la
nullité, toutes les négations. On accorde à une femme
mariéeune liberté qui vajusqu'à la licence. Tu connais
le cousin Badon; il n'est pas brillant; si cependant tu
l'avais épousé malgré son nom ridicule, tu serais à
Genève et à Vogheron maîtresse de maison et, avec
bien peu d'adresse, faisant à peu près ce que tu vou-
drais, promenant, faisant de la musique, accueillant
les gens d'esprit, éconduisant doucement les butors.
Au nom de Dieu, attends mon voyage à Grenoble
avant de rien décider; ne précipite rien; consulte
V...; si jamais tu lui parlais de moi, que tu puisses
le faire avec délicatesse, dis-lui qu'elle a toute mon
admiration.
Adieu; écris-moi. J'espère que je serai à Grenoble
au mois de mai 1808.
LVl
Brunswick, 9 octobre 180^
Jean est parti avant-liier pour Grenoble, où je sou-
haite qu'il rende de grands services. J'ai pris un do
220 LETTRES INTIMES.
mestique tel quel; le pauvre diable sait écrire, par
malheur ! il me serl de second secrétaire depuis hier;
j'ai réellement du travail pour deux.
Je t'écris au milieu de onze ou douze officiers qui
vont dîner avec M. D... ; c'est le seul moment que je
puisse accrocher depuis quatre jours. Je répondrai à
mon grand-papa dès que je pourrai coudre quatre idées
raisonnables. 11 ne se figure pas mon maître tel qu'il
est. C'est une cour; mes mérites ou démérites n'y font
rien. C'est l'occasion, c'est le hasard, c'est la grâce,
l'activité que je puis mettre à mon affaire qui m'avan-
cera.
Adieu; il n'y a pas moyen de continuer; une dis-
cussion sur les cinq plus longs mots de la langue ita-
lienne me ferme la bouche, en me remplissant les
oreilles.
Envoie-moi quatre ou cinq bonnes empreintes du
cachet de mon père; ces bêtises-là ont du prix et un
grand prix en Allemagne. C'est la planche qui aide
beaucoup d'honnêtes gens à franchir les préjugés qui
les séparent de moi.
Adieu; n'y manque pas.
Quand on m'enverra le gros paquet, je prie de le
remettre à mon camarade Faure. Adieu. Expose à
mon père que j'ai deux cents francs, cent cinquante
francs de frais de bureau, deux chevaux, deux secré-
taires, dix déjeuners à donner aux camarades qui
passent. Adieu ; écris-moi. Où en es-tu avec mademoi-
selle Boulon?
LETTRES INTIMES. 2«1
LYII
12 octobre 1807.
Je pars mercredi, ma chère Pauline, pourBamberg;
je pars avec un homme que j'aime et qui a des bontés
pour moi; ainsi, quoique je n'aie aucun uniforme à
porter, je pars avec assez d'assurance de mon sort
futur. Mon seul chagrin, en quittant la France pour
une seconde fois, est le chagrin dans lequel je te sup-
pose.
Ce chagrin vient, ce me semble, de deux causes :
de rennuiet d'une espèce de découragement, de mé-
pris de toi-même.
En te mariant, tu sortiras de ces deux états.
L'ennui disparaîtra, parce que tu seras environnée
d'objets nouveaux; tu commenceras à l'estimer en te
comparant à ce qui t'entourera, tu prendras une nou-
velle vie. Alors tu connaîtras le prix de la retraite
dans laquelle tu auras vécu. C'est dans la retraite et le
plus vif malheurqueCatherine la Grande mérite d'cMre
ainsi désignée.
Ton mariage ne peut tarder; d'ici à deux ans, tu ne
verras plus ce Grenoble qui l'excède. Songe bien aux
i>22 LETTRES INTIMES.
trois OU quatre raisons que je viens de te donner. Jus-
qu'au changement de ton sort, lis le plus possible et
voyage tant que tu pourras.
Observe d'un œil attentif ce que P... pensera et
dira d'un message que je vais lui adresser incessam-
ment. En voici l'esprit: Considérant que tu ne m'as
envoyé que trois cents francs depuis le !•*' juillet; qu'à
trois cents francs par mois comme nous en étions
convenus, tu me dois neuf cents francs à la fin d'oc-
tobre; que moi-même je dois plus de mille francs; j'ai
tiré sur toi deux lettres de change, l'une de huit cents
francs, payable le 10 novembre, l'autre de sept cents,
payable le 10 décembre. Il me reste donc dix-huit ou
vingt louis ; mais il faudra peut-être, arrivé à Bam-
berg, que j'achète un cheval; j'aurai donc encore
besoin de sept ou huit cents francs.
• Tout cela est plus que vrai, et je suis au plus bas.
Adieu. Dis cela à notre cher oncle et à mon grand-
papa, sans lesquels je perdrais courage. C'est une
lettre de mon grand-papa qui a décidé mon affaire. 11
m'a planté ; il faut que mon père m'arrose. Dis mille
choses pour moi à notre bonne tatan : assure-lui que
je pense souvent à elle, et que, dans cette passe, je
ne cours pas l'ombre d'un danger.
LETTRES INTIMES. 223
LVIII
25 novembre 1807.
Je n'ai pas eu un moment depuis le 2 de ce mois, ma
chère Pauline ; sans cela, je t'aurais parlé d'une partie
de chasse après laquelle je suis resté ce jour-là à Bruns-
wick. Je demandai à l'intendant et à l'ordonnateur
la permission de chasser pendant cinqjours au Harlz,
chaîne de montagnes à douze lieues d'ici. J'y allai
avec M. Réol; homme sensé manquant d'éducation
première et à qui cinq ou six voyages en Afrique,
quatre en Amérique, deux dans les mers du Nord, les
guerres de la Vendée et de Lyon, ont donné une
très forte dose de bon sens. Au moment de partir,
ou plutôt un moment après être partis, nous fîmes
changer de direction à notre voiture, et nous prîmes
la route de Hambourg. Ne parle à personne de ce
voyage imprudent dont personne ne se doute ici. Nous
arrivâmes à Hambourg après avoir erré pendant qua-
rante-cinq heures dans un vaste désert de sable qu'on
nomme les Landes de Lunebourg, paysages vraiment
flamands, d'immenses prairies entourées de clôtures
de bois et coupées par de sombres bois de pins et par
224 LETTRES INTIMES.
de petits ruisseaux débordés formant des lacs. A deux
heures du matin, nous sommes à Haarburg; tapage
épouvantable à la porte de la meilleure auberge, située
sur le port. Après avoir grelotté une heure à la porte,
elle s*ouvre; une affreuse servante nous dit: «Tout est
plein, y> et la referme. Nouveau tapage ; elle se rouvre.
Nous nous précipitons dans la maison; après une
grande heure de peine, nous sommes couchés sur la
paille au fond d'une grange si bien couverte, que, tout
en dormant, nous observons la comète, qui se mon-
trait superbe, au milieu d'un ciel éclairé par une
gelée à pierre fendre. Nous sommes les premiers
levés à cinq heures; nous trouvons toute une famille
d'Allemands qui prenait le café dans le stouve, cham-
bre à poêle dont l'air n'a pas été renouvelé depuis
le commencement du froid ; vie purement animale, air
triste de ces gens-là ; il est si marqué, que nous leur
croyons quelque chagrin. Nous laissons notre voiture
à l'aubergiste et nous nous rendons au bateau. Il
règne un brouillard froid : ce bateau est encombré de
toute sorte de figures parmi lesquelles prédominent
un petit-maître allemand, sa pipe et son valet de
chambre : caricature froide dont la vulgarité des sen-
timents et des pensées conduit bien vite à une indif-
férence mêlée de mépris. Le petit-maître français est
au moins gentil; il ne s'estime qu'autant qu'il amuse
les autres. Parmi les petits-maîtres étrangers, les
plus passables sont les jeunes gens qui satisfont avec
gaieté et prudence les goûts de leur âge; j'entends
LETTRES INTIMES. 225
prudence dans le soin de n'offenser personne, car un
des goûts de la jeunesse est souvent de négliger le
danger. Haarburg est situé sur une écluse qui commu-
nique à une des bouches de l'Elbe. Vis-à-vis de Haar-
burg, l'Elbe est immense: il couvre, dans cette saison,
plusieurs petites îles et avait, le 28 octobre, jour de
notre passage, plus d'une demi-lieue de large vis-à-
vis de Haarburg. Réol, marin expérimenté, qui a fait
deux ou trois fois naufrage, m'expliquait tout, dans la
langue des marins qui a au moins cinq ou six cents
mots qui n'ont de français que la désinence. Nous
fûmes presque au moment de chavirer à cause de la
lenteur des matelots ; ces petits dangers, absolument
mauvais pour moi, me firent beaucoup de plaisir.
Réol me contait qu'étant dans les eaux de l'Amé-
rique-Nord, un coup de vent mit le navire sur le côté ;
il resta quelques secondes dans cette position gênante.
Un second coup de vent le remit sur quille.
Nous touchâmes à Altona et entrâmes enfin dans le
port de Haarburg, plein de vaisseaux qui y pourrissent
à cause de l'impossibilité du commerce.
(Je m'arrête; j'ai fait toute la matinée des remèdes
contre cette ennuyeuse fièvre de tous les hivers, et je
n'en puis plus. Madame D. .. repart demain pour
Paris.)
Je poursuis le 27; mais j'aime mieux continuer la
parenthèse que la lettre. Madame D... est partie hier;
aujourd'hui, il fait un vrai temps du Nord; il n'est
pas quatre heures: j'y vois à peine auprès de deux
13.
226 LETTRES INTIMES.
grandes fenêtres donnant sur une place. J'ai pensé
à loi vingt fois, aujourd'hui et hier, en lisant des
romans qui n'ont d'autre mérite que d'être écrits en
anglais. Combien ces livres donnent une fausse idée
de la société ; on les croirait écrits par et pour les
habitants de la lune.
Je crains que tu n'aies formé plusieurs de tes
opinions d'après this donned books. Les belles âmes
seules ont ces sortes d'illusions; mais aussi elles sont
presque toutes malheureuses, et je tremble que tu
n'en augmentes le nombre. Tu verras, par la lettre ci-
jointe de Brigillion, que plusieurs commères de la
grande rue se sont aperçues de tes travestissements. Si
tu n'y mets ordre, tu ne te marieras pas ; ne crois pas
que j'exagère pour faire effet ; je te donne ma parole
d'honneur que je crois le mariage, en général, aussi
utile au bonheur des femmes que nuisible à celui des
hommes. Je donnerais tout au monde pour que tu
puisses mériter l'amitié de mademoiselle V... Fais tout
au monde pour cela et rends m'en compte. Elle a lâté
de ce monde cruel envers les malheureux, de cette
fausse pitié pire que le mépris.
Ce qui rend les folies si fatales aux belles âmes
logées dans des corps de femme, c'est qu'on leur sup-
pose toujours pour cause une faiblesse méprisable en
général. Le jeune homme le plus spirituel et le plus
amoureux ne t'épouserait pas, si vingt ou trente dames
l'assuraient t'avoir vue courant les rues le soir en habit
d'homme.
LETTRES INTIMES. -2-27
Il y a deux ans que, lorsqu'on me donnait des con-
seils pareils à ceux que je voudrais te voirsuivreje me
disais en moi-même : « Ame froide! » et je me gardais
bien d'en croire un mot; mais beaucoup de malheurs
que je ne t'ai pas racontés parce qu'ils étaient de tous
les jours et trop longs à expliquer, m'ont enfin ouvert
les yeux. Je me suis décidé à regarder autour de moi,
à m'assurer des faits que l'on me conterait, à n'établir
mon opinion que sur ceux qui étaient positifs. Je don-
nerais un an de ma vie pour te voir dans cette dispo-
sition :
€ Mais je m'ennuie trop ! je ne peux plus continuer
à mener cette vie monotone! »
Mais songe qu'un éclat une fois fait, c'est pour tou-
jours; tu ne peux plus trouver de mari. Nous aurons
peut-être quatre à cinq mille francs de rente; tu mè-
neras une vie très ressemblante à celle que D... mène
avec le revenu de dix mille; elle est soutenue par
l'opinion publique; elle a des sociétés où on la reçoit
avec plaisir; si on fait des objections contre elle, on les
tire de sa personne, de son esprit, de son caractère.
Toi, au contraire qui lui es mille fois supérieure de
tous ces côtés-là, ta supériorité même te nuira.
(( Mais je me ferai maîtresse de langue anglaise, de
dessin, etc., etc. »
Tu t'imagines que ce métier te donnera de quoi
vivre, et que tu seras aussi heureuse avec quatre mille
francs gagnés de cette façon, que le bourgeois ton
voisin, avec les quatre mille francs qu'il gagne à son
228 LETTRES INTIMES.
commerce de bas de filoselle. Pas du tout : le mar-
chand de bas te méprisera et te le fera sentir de mille
manières. Si tu avais vu le monde, tu saurais quetoule
personne qui n'a pas un état que la vanité soit forcée
d'estimer, et quelque fortune, y est accablée de mépris
honnêtes par la forme et outrageants en effet. Tu te
figures cela d'après ces donned books dont je te parlais
dans le moment; il vaudrait mieux se figurer un moulin
à vent, d'aprèsune charrue. La vérité n'est que l'opposé
de ce qu'ils disent, c'est tout simple. S'ils montraient
le monde tel qu'il est, ils feraient horreur et, même
sur les gens qui sont de leur avis, produiraient une
impression de tristesse qu'on chercherait à éviter.
Un homme de sens et d'esprit, faisant un roman
duquel il veut tirer de l'argent et quelque réputation,
qui l'aide à mieux vendre le second, a donc grand
soin de ne pas aborder cette fatale question. Il peint
les passions comme l'abbé Prévost, et il les peint dans
des gens riches. Le pauvre abbé Prévost n'avait cepen-
dant pas besoin d'aller bien loin pour trouver les
exemples de la misère; il s'était enfui de son couvent
à vingt-cinq ans, et, depuis cet âge jusqu'à celui de
soixante-sept, je crois, où il est mort, il a été abreuvé
de toute sorte de dégoûts. Si, au lieu de s'enfuir et
faire un éclat, il avait employé son esprit à obtenir
par l'intrigue sa sécularisation, il aurait été, à Paris,
un homme de lettres considéré, membre de l'Acadé-
mie, lecteur de quelque prince et ayant comme Duclos
trente-cinq mille francs de rente.
LETTRES INTIMES. 2Î9
Je te cite cet exemple parce qu'il est le plus court
à exposer et que peut-être tu connais les personnages;
mais le monde est plein de faits qui donnent le même
résultat.
Une femme doit d'abord être mariée ; c'est ce qu'on
lui demande; après, elle fait ce qu'elle veut. J'en
reviens toujours à mademoiselle V... On la dit reti-
rée près de Grenoble; lâche de l'aller voir avec made-
moiselle M... et, là, ouvre-lui franchement ton cœur
(sans parler de moi en aucune façon): demande-lui
des conseils. Elle a une belle âme; ta franchise et les
malheurs dans lesquels tu es sur le point de te préci-
piter la toucheront; elle te donnera des conseils qui
peut-être ne seront pas tels que les miens, mais qui
certainement vaudront mieux.
Je voulais t'envoyer de Hambourg des petites vues
qui te donnassent une idée du pays : je n'ai trouvé
que des vues de Dresde, la Florence de l'Allemagne.
Les voici. Mets-les dans ta chambre; elles sont assez
différentes ; chaque fois que tu les verras, songe au
danger de se mettre la société à dos, surtout quand on
a de l'âme et de l'esprit; on peut revenir sur l'eau
avec de la bassesse, mais autrement c'est impossible.
Je joins à ma lettre une carte d'Allemagne et d'une
partie de l'Europe ; elle est fort commode en ce qu'on
peut l'avoir toujours sous les yeux. J'y avais marqué
mes courses throtigh the World : comme je n'en
puis pas avoir d'autre exemplaire, je t'envoie celui
dont j'ai fait usage.
230 LETTRES INTIMES.
Une remarque m*a frappé aujourd'hui : les trois
quarts des bourgeois dérangent leur fortune ou tout
au moins se donnent des ridicules pour faire quelque
acte de supériorité, courir la poste très vite par
exemple, ou autres choses semblables. Nous nous mo-
quons beaucoup d'eux; mais la portionnelle d'autorité
que nous exerçons nous donne l'occasion d'avoir
gratis les mêmes jouissances de vanité que le bour-
geois payait si cher. Nous avons eu, ces jours-ci, cinq
ou six anecdotes, dont ce raisonnement est le résumé.
Peut-être te semblera-t-il inintelligible. Mais une
soirée de quatre-vingts personnes m'appelle chez le
grand juge.
Dis-moi quel parti on a tiré de Jean ? Envoie-moi
donc une empreinte ou deux du cachet de nos ancê-
tres. En même temps, dis-moi un mot de mademoi-
selle V... Adieu; aime-moi et écris-moi. Je voudrais
bien qu'il n'y eût plus d'aigreur, entre mon père et
moi; tâche de nous réconcilier. Que dit-on, que
pense-t-on de moi? Tu vois bien que tu dois m'écrire
puisque tu es mon ambassadeur.
LETTRES INTIMES. 231
LIX
3 décembre 4807.
J'ai été hier, toute la soirée, directeur de comédie.
Je me suis beaucoup amusé, et je suis encore tout gai
de nos essais dramatiques : nous avons répété Dupiiys
et Desronais et la Vérité dans le vin, tableau vif et
naturel des mœurs de ce temps-là; Marianne, sans
être très jolie, n'était pas mal. Une jolie femme, tom-
bant dans une société d'hommes, met un vernis bril-
lant sur toutes leurs qualités. J'avais hier trois
hommes d'esprit parmi mes auteurs; nous rîmes
jusqu'à minuit.
J'ai été toute la matinée avec Grégoire VII et tout
le moyen âge. Je lis Koch, ce livre que je t'ai con-
seillé. Je vais le mêler avec Ancillon et V Essai sur les
?«a?urs de Voltaire; j'y joindrai celui de Condorcet
sur le Progrès des lumières. J'espère, à l'aide de ces
hommes animés de passions et de préjugés différents,
me former un bon canevas de l'histoire moderne.
Je ne sais pourquoi le moyen âge est lié dans mon
cœur avec l'idée de l'Allemagne. Les paysans du pays
de Brunswick ont conservé le costume de Charte-
232 LETTRES INTIMES.
magne, mais exactement. Le Nord contre lequel j'ai
de l'humeur au printemps et en automne me touche
pendant l'hiver; il est dans toute sa sombre parure.
Une église gothique, environnée d'arbres décrépits,
et couverte de neige, me touche. J'en ai une absolu-
ment telle, à côté de chez moi, Sainte-Égidie. Je ne
sais si tu comprendras toutes ces liaisons de senti-
ments, qui sont peut-être les mêmes chez toi; car j'ai
éprouvé qu'en beaucoup de choses, nous nous ressem-
blions; mais, ce matin, j'étais entièrement à Hilde-
brand et dans la cour du château de Canossa, avec
l'empereur Frédéric, je crois.
Tu trouveras peut-être des remarques dans toutes
ces idées : il y a bien peu de personnes à qui j'ose
les communiquer; mais cela peut prêter quelque
poids aux avis que je te donne et que tu pourrais
croire parlant d'une âme froide. Mes amis, si tu leur
parles de ce détail, pourront te dire jusqu'à quelle
folie j'ai poussé le préjugé contre ce que je nommais
les froids; cela allait, il y a trois ans seulement, jus-
qu'à mépriser Duclos.
Je ne puis compter comme véritable expérience que
celle que le malheur a gravée dans mon cœur depuis
le 16 octobre 1806.
Croirais-tu que les deux tiers de mes idées ont
changé depuis ce temps-là, non pas sur les principes,
mais sur la manière de se conduire avec les hommes.
Quand on aie malheur de ne pas ressembler à la ma-
jorité des humains, il faut les regarder comme des
LETTRES INTIMES. 233
gens qu'on a mortellement offensés, et qui ne vous
souffrent que parce qu'ils ignorent l'offense que vous
leur avez faite; un mot, un rien peut vous trahir.
Prends donc patience jusqu'à ton mariage; une fois
mariée, tout prend une autre couleur; avec un peu
d'attention, et l'art de faire croire à ton mari qu'il a
plus d'esprit que toi, lu feras à peu près ce que tu
voudras et seras enfin heureuse à ta manière.
Adieu; écris-moi.
LX
Berlin, 1807.
On a raison, toutes les agitations sont grandes dans
la solitude; j'écrivais, il y a trois jours, et je le sen-
tais bien, que mon goût pour Minette était entièrement
passé; je la sacrifiais à mademoiselle de F..., que je
n'aime point; je m'amusais des agitations des deux
rivales; je demandais enfin à la philosophie des
émotions que l'amour ne me donnait plus : il s'est
vengé.
Mademoiselle de T... me dit presque qu'elle m'aime.
C'était jeudi passé; l'aveu de cet amour consistait à
m'avouer celui qu'elle avait eu et qu'elle n'avait plus
pour M. L... Ce même soir, j'ai lieu de croire qu'elle
234 LETTRES INTIMES.
s'est réconciliée avec M. L... J'ai vu pour la première
fois auprès de M... un amant qui lui a fait la cour pen-
dant quatre ans et qui n'attend, pour l'épouser, que le
consentement ou la mort de son père; sans amour
même elle doit le préférer à moi, qui n'ai nulle envie
del'épouser. Ce soir-là, elle a tenu la balance entre nous
deux ; mais, hier lundi, elle avait l'air de l'aimer. Croi-
rais-tu que, depuis quatre mortels jours, je ne pense
qu'à cela. Quand mon âme. ne trouble pas mon esprit,
il est entièrement occupé des moyens de m'en faire
aimer, sans lui nuire auprès du futur mari, et, bien
certainement, le lendemain que je serai sûr de son
amour, elle me sera presque insupportable. Enfin, hier,
la rage dans le cœur, je me suis souvenu de Tinfluence
du physique sur le moral: j'ai pris beaucoup de thé, et
j'ai retrouvé en partie ma raison, assez du moins pour
être aimable; mais elle a trop d'esprit et trop de pas-
sion pour être bien sensible à ce genre de mérite. Dans
mon malheur, je me suis adressé à tous mes goûts
pour me distraire; j'ai fait de petits voyages. La lettre
que j'ai écrite à mon père te dira où et comment j'ai
voulu lire ; les livres m'ont ennuyé. Ce matin, je les
passais en revue ; mon œil est tombé sur un volume de
pensées diverses d'Helvétius; j'ai pris un cheval; j'ai
galopé jusqu'à Richemonde (très joli jardin anglais,
éloigné de Berlin comme le pont de Piquepierre,de
Grenoble, dans un pays de plaine à végétation pâle;
Kichemonde me rappelle le Belvédère : il y a un petit
château). En arrivant sous ces ombrages froids, je me
LETTRES INTIMES. 235
suis jeté sur le gazon, Helvétius m'a consolé pendant
deux heures.
Voilà ma vie, ma chère amie; quelle est la tienne?
Songes-tu un peu sérieusement à te marier? cela veut
dire : « Es-tu guérie de croire trouver un Saint-Preux
ou un Emile pour mari?» Ni l'un ni l'autre, ma chère;
un homme vaniteux que tu mèneras, qui ne sera ni bon
ni méchant, et dont le caractère changera tous les dix
ans avec le physique. Je ne serai tranquille que lorsque
je te saurai mariée; c'est l'état d'une fdle, et tu ne
saurais croire combien je m'applaudis d'en avoir un,
ne fût-ce que pour apprendre à m'en passer. N'espère
pas trouver un bonheur solide dans le célibat; l'image
du mariage viendra toujours te troubler; je souhaite
avec passion savoir ce que tu penses et sens sur cet
objet important et urgent.
Rappelle-toi le prix du temps; mon aventure de
cette semaine doit te le prouver; j'ai eu le cœur de
Minette presque dans ma main, il n'a tenu qu'à moi
de m'en faire aimer beaucoup; je me disais assuré-
ment: (( Ça ne peut me manquer! > Ça me manque
cependant et d'une façon cruelle.
Parle tous les jours d'argent pour moi à mon père;
j'en ai grand besoin ; parles-en tous les jours, je compte
sur loi pour cela; mais j'avoue que j'aimerais mieux
que tu employasses àm'écrire le temps pendant lequel
lu lui parleras pour moi.
Donne-moi tous les détails possibles sur la famille,
etc., etc.
236 LETTRES INTIMES.
LXI
Basse-Saxe, 1807.
Cette langue allemande est le croassement des cor-
beaux ; j'ai commencé, ce matin, à l'apprendre pour me
tirer d'affaire en voyage. Voilà l'officiel.
Actuellement je te dirai que je suis, je crois,
heureux d'avoir tant à travailler; mon âme a encore
la mauvaise habitude d'aimer, et ma raison me dit
que c*est absurde. Excepté toi, je ne vois rien de
digne d'être aimé; du reste, mon mépris pour la
canaille humaine augmente considérablement : ils
m'amusent encore comme des singes jouant des farces.
Je suis fatigué de ridiculités, tant il faut que je me
donne de soins pour n'en pas perdre le spectacle d'une
seule. Quand je suis ennuyé, je demande des jouis-
sances à mon estomac.
Adieu ; je suis poussé par un portefeuille dont la
gueule horrible est le gouffre où va se perdre mon
repos de toute la journée. Les gens avec qui je fais la
conversation sont si secs, que j'ai du plaisir à faire
aller mon imagination. Je ne puis plus lire Duclos,qui
me faisait tant de plaisir à Paris, où j'avais des senti-
LETTRES INTIMES. 237
ments doux; j'ai une indigestion de sécheresse; je lis
Ancillon. J'ai vingt pages à l'écrire, pas un instant!
Offre mes respects à mes aimables cousines : je
crains bien qu'elles n'oublient ce chevalier errant de
cousin, mais, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il ne les ou-
bliera jamais.
LXII
26 mars 1808.
Je sens bien, ma chère amie, que tu dois avoir
mille choses à faire, mille devoirs à remplir; à peine
auras-tu le temps de lire ma lettre, mais je trouve du
plaisir à l'écrire; j'en trouverai encore plus à lire et
relire la réponse, si tu as le temps de m'en faire une.
Il me semble que, dans les âmes sensibles, il y a une
foule d'airs qui flottent pour ainsi dire; tout à coup on
est affecté du sentiment qu'ils expriment, ils vous vien-
nent à la mémoire et on les chantonne des journées
entières, en y trouvant toujours un nouveau plaisir.
Cette Ihéorie-là est mon histoire d'aujourd'hui; il
m'est venu un air charmant sur les petits mots cara
sorclla. J'ai repassé dans ma mémoire tout le temps
que nous avons passé ensemble. Comment, je ne l'ai-
mais pas dans notre enfance ; comment, je le battis
238 LETTRES INTIMES.
une fois à Claix dans la cuisine. Je me réfugiai dans
le petit cabinet de livres ; mon père revint un instant
après furieux et me dit : « \ilain enfant ! je te mange-
rais!» Ensuite, tous les maux que nous fit souffrir
cette pauvre tatan Séraphie; nos promenades dans
ces chemins environnés d'eau croupissantes vers Saint-
Joseph. Comme je regardais la chute des montagnes
du côté de Voreppe en soupirant î C'était surtout au
crépuscule du soir en été; le contour en était dessiné
par une douce couleur orangée! Comme je sentais ce
nom Porte de France! Comme j'aimais ce mot
France pour lui-même, sans songer à ce qu'il expri-
mait! Hélas ce bonheur charmant que je me figu-
rais, je l'ai entrevu une fois à Frascali, quelques
autres à Milan. Depuis lors, il n'en est plus question;
je m'étonne d'avoir pu le sentir. Le seul souvenir en
est plus fort que tous les bonheurs présents que je
puis me procurer.
Voilà mes rêveries, ma chère amie; j'en ai presque
honte; mais, enfin, tu es la seule personne au monde
à qui j'ose les dire. Je m'aperçois d'une chose assez
triste; en perdant une passion, on y perd peu à peu
le souvenir des plaisirs qu'elle a donnés. Je t'ai conté
qu'étant à Frascati, à un joli feu d'artifice, au moment
de l'explosion, Adèle s'appuya un instant sur mon
épaule; je ne puis t'exprimer combien je fus heureux.
Pendant deux ans, quand j'étais accablé de chagrin,
celte image me redonnait du courage et me faisait
oublier tous les malheurs. Je l'avais oubliée depuis
LETTRES INTIMES. 239
longtemps; j'ai voulu y repenser aujourd'hui. Je vois
malgré moi Adèle (elle qu'elle est ; mais, tel que je suis,
il n'y a plus le moindre bonheur dans ce souvenir.
Madame Pietra Greca c'est différent, son souvenir est
lié à celui de la langue italienne; dès que, dans un rôle
de femme quelque chose ine plaît dans un ouvrage, je
le mets involontairement dans sa bouche. Je t'entends,
tout mon sentiment aujourd'hui a commencé par là;
je lisais un auteur que je ne connaissais et n'estimais
guère, les œuvres du comte Gasparo Gozzi ; c'était la
punizione vel precipizio. La reine Elvire, réduite à
se cacher dans des forêts immenses, rencontre son fils,
charmant jeune homme qui ne sait pas qu'elle est sa
mère; si le tyran don Sanche le soupçonnait d*être le
fils de son prédécesseur, il le ferait périr. Elvire n'en
avait eu aucune nouvelle depuis sa naissance; la pru-
dence fait qu'elle lui défend de revenir jamais; elle
veut s'en aller, elle ne le peut, elle revient et lui dit :
Pastore vedi se t'amo,
Tu ristorra.... etc.
Je voyais Angelina, cette figure si noble, dire ça à
son fils. A ce qui vient après la description de la
grotte, je me suis senti pleurer comme un enfant; j'ai
relu pendant quelques minutes ce mot septioi en
pleurant toujours davantage. Depuis dix-huit mois, je
me suis trouvé trois fois dans ces moments si doux,
deux fois en lisant la mort de Clorinde, o vista!
210 LETTRES INTIMES.
0 coHosceîizaftil ce matin. Depuis lors, j'ai vérifié une
comptabilité de 9,007,661 fr. 07, disséminée dans cent
quarante pages d'un registre in-folio; j'ai fait un pro-
cès-verbal de huit pages: rien n'a pu effacer cette
douce impression. Cette pièce est aussi la seule
charmante en objets d'art que j'aie vue depuis dix-
huit mois. Notre froide et bonne compagnie appelle ça
une farce; mais quel ouvrage que celui qui, en deux
mots, sans y être aucunement préparé, émeut à ce
point?
Adieu; aime-moi.
LXIII
Berlin, 28 mai 1808.
Je ne m'accoutume point à ne pas avoir de tes
lettres. Je sens bien qu'en se mariant on fait banque-
route de la moitié de son amitié à tous ses amis; mais
je veux ma moitié et tu ne me donnes rien. Depuis le
malheur qui nous est arrivé, je n'ai rien su de Gre-
noble. C'est une ville étrangère, et, quoique je n'aime
pas à y demeurer, c'est cependant là qu'habitent une
douzaine de personnes qui reviennent sans cesse à ma
mémoire.
LETTRES INTIMES. 241
Donne-moi donc des détails, et ne crains jamais
d'en trop donner ; surtout, parle-moi de ton mariage;
j'espère presque que tout sera fini lorsque tu recevras
ces lignes; instruis-m'en. Pour t'encourager à me
conter des riens, je vais commencer.
11 y a quelque jours que je me suis trouvé à mille
trois cents pieds sous terre; c'était au fond d'une
mine du Hartz nommée Dorothée. C'est curieux ; mais,
suivant ma mauvaise habitude, le spectacle qui
m'amusa le plus fut celui que je me donnai à moi-
même. J'ai une telle aversion pour les mauvaises
odeurs, qu'elles me changent tout à coup; je crai-
gnais cette odeur de soufre charbonné qu'on sent aux
fonderies. C'était ma première répugnance; la se-
conde était de tomber. On descend par des échelles
verticales : si la main vous manque, vous devenez une
scorie ; ces échelons gras sont tellement garnis de boue
coulante, que la main glisse à tout moment. Ça me fit,
en miniature, le môme efi'et que de se battre à cheval
dans un marais. De loin, ça paraît une indigne posi-
tion; quand on y est, on est occupé à surmonter
successivement beaucoup de petites difficultés; les
premiers petits succès qu'on a nous donnent une joie
infinie et enfin nous amusent, parce qu'on acquiert
des raisons de s'estimer soi-même, et on est si heu-
reux d'avoir des raisons pour cette chose si peu
raisonnable.
Après cela, le roi est arrivé; je lui ai été présenté;
j'ai été partout, et me suis beaucoup amusé de mes
14
242 LETTRES INTIMES.
compagnons. Je nie suis lié avec un des seigneurs de
sa cour, qui s'est trouvé un homme parfaitement digne
d'être aimé. Les femmes, l'Italie, la musique, la
auerre, Tambition sont de la même manière dans nos
cœurs; nos esprits n'ont pas tant de rapports. Si nous
devions agir à côté l'un de l'autre, nous serions bien-
tôt tout à fait amis; nous sommes, jusqu'ici, l'un pour
l'autre d'agréables connaissances.
Il y a quatre ans, j'étais à Paris avec une seule
paire de bottes trouées, sans feu au cœur de l'hiver,
et souvent sans chandelle. Je suis ici un personnage :
je reçois beaucoup de lettres dans lesquelles les Alle-
mands médisent Jlfow56i^/iei^r; les grands personnages
français m'appellent 3/owsiewr V intendant'^ les géné-
raux qui arrivent me font des visites, je reçois des
sollicitations, j'écris des lettres, je me fâche contre mes
secrétaires, vais à des dîners de cérémonie, monte à
cheval et lis Shakspeare ; mais j'étais plus heureux à
Paris. Si l'on pouvait mettre la vie où l'on veut, comme
un pion sur un damier, j'irais encore apprendre à dé-
clamer chez Dugazon, voir Mélanie, dont j'étais amou-
reux, avec une mauvaise redingote, ce qui me fendait
l'âme. Quand elle ne voulait pas me recevoir, j'allais
lire à une bibliothèque, etenfin, le soir, je me promenais
aux Tuileries, où, de temps en temps, j'enviais les
heureux. Mais que de moments délicieux dans celte
vie malheureuse! j'étais dans un désert où, de temps
en temps, je trouvais une source; je suis à une table
couverte de plats, mais je n'ai pas le moindre appétit.
LETTRES INTIMES. 213
Cette monotonie va peut-être changer : on croit que
nous allons punir l'Autriche de toutes ses insolences;
moi, je ne suis pas dans cet ow-là. Je ne désire point
la guerre et l'empêcherais mille fois, si je le pouvais;
mais, une fois cette affaire décidée, je serai charmé
qu'on la fasse et d'y être. C'est là qu'on peut presque
toujours dire: « On ne revoit jamais ce qu'on a déjà
vu, » et je commence à m'apercevoir que ce n'est qu'à
celte condition que les trois quarts des hommes et
des choses sont supportables.
Adieu; écris-moi, entre dans les mêmes petits dé-
tails ; fais en sorte qu'on plante le clos à Claix en jardin
anglais. C'est le beau côté du pays où je végète, chaque
coin est transformé en jardin anglais, malgré l'eau, le
soleil, Tair et la terre, et quelquefois je trouve un
moment de vie dans ces aimables imitations d'une
nature dont je suis trop éloigné.
LXIV
1808.
Eh bien, ma bonne amie, qu'en dis-tu? valait-il la
peine d'avoir tant peur? J'avoue cependant que le
moment où M. Stupi chantait l'épithalame a dû être
244 LETTRES INTIMES.
un peu scabreux, pour une femme surtout. Mais, si
cette journée t'a donné quelque embarras, elle m'a
fait un bien vif plaisir dans la description charmante
que m'en a donnée notre excellent grand-père ; voilà
une des grandes affaires de ma vie à bon port. Te
voilà déjà voyageante, c'est fort bien; épargne sur
des bijoux et autres niaiseries pour aller voir Milan
ou Paris; mais, d'avance, fixe une somme de deux à
trois mille francs qu'il ne faudra pas dépasser.
Je tressaille de joie comme un enfant, en pensant à
l'adresse que je vais avoir à mettre sur ma lettre.
Je te recommande une chose, c'est un jardin anglais.
Choisissez une de vos terres et la plantez dès cet hiver.
« Mais je planterai mal? » N'importe! des acacias,
des marronniers, des peupliers coûtent quatre francs
à planter et donnent plus de plaisir que des murs
qui coûtent dix francs la toise courante. A une lieue
deVizille, mon beau-frère a un domaine très pitto-
resque; c'est près de Claix, ça serait charmant;
choisis un endroit où la nature ait beaucoup fait, et
plante la première année de ton mariage; dans
quinze ans, tu te promèneras sous ces arbres avec tes
enfants.
Il y avait, à quinze minutes de Brunswick dix jour-
naux de bruyère horrible ; la duchesse y dépense mille
écus en arbres ; c'est un endroit charmant et qui attire
tout le monde, même moi qui y ai une chambre.
Mais, à propos, comble de mille et mille compli-
ments la charmante madame Thiollier, dont je suis
LETTRES INTIMES. 215
toujours amoureux à la folie. Dis mille et mille choses
pour moi à son excellent mari. Comment va le petit
Séraphin? Est-il toujours espiègle?
Adieu, ma chère madame ! regarde-toi bien passer
dans cette grande circonstance. C'est comme un
théâtre où l'on monte du parterre. Ça paraît grand
tant qu'on ne voit pas les décorations par derrière.
Comment as-tu supporté cela? T'es-tu trouvée
ferme ou lâche? ensuite, imagine d'après la secousse
que t'a donné un événement si agréable en soi, celle
que dut sentir Frédéric en perdant la bataille de
Kunersdorf.
Jusqu'ici, tu étais fixée à un fort pilier, tu n'as pu
juger de ton caractère; te voilà en plein air; agis
d'après toi. Je pense surtout que tu mettras de la
gaieté, de l'enfantillage dans l'intérieurde ton ménage,
et surtout pas le ton froid et triste, ou je déserte. Mais,
hélas! avant de déserter, il faut rejoindre, et j'en suis
bien loin. — J'embrasse Perier.
J'apprends en fermant ma lettre, par une voie sûre
et secrète, que Maréchal a couru les plus grands dan-
gers en Espagne. Communique cela à la famille, mais
recommande un profond silence. C'était, je crois,
dans une révolte; mais il en est quitte sans accident.
Vous devez savoir que Joseph règne en Espagne, et
le prince de Galles en Angleterre. Voilà où il faut
aller, fût-ce pour trois semaines, comme madame
Roland. Pour moi, je me sens le courage d'y passer
dans un bateau de six pieds de long. Adieu. Dis-moi
lis
246 LETTRES INTIMES.
le nom de ton confesseur. J*espère que tu es entière-
ment réconciliée avec nos cousines Mallein.
Tu vois que je suis toujours un peu séduit : c'est
que je t'aime, et que tu ne m'écris point!
LXV
23 juin 1808.
Tune songes donc pas, cruelle fille, combien ton
silence est désespérant; ne pas répondre à nos amis,
c'est être mort pour eux. Ma vie s'arrange de manière
à me tenir loin de toi, la moitié peut-être de sa durée.
Je serai donc privé de ces pensées et de ces senti-
ments que j'aime tant, pendant tout ce temps! Songes-
tu que tu es la personne que peut-être j'aime le plus?
avec plusieurs autres, je ne dis rien que je ne pense;
mais avec toi seule je dis tout ce qui me passe par la
tête. Je n'ai jamais senti une disposition à cette ma-
nière d'être que pour toi, une personne de Paris avec
laquelle je suis brouillé, et mademoiselle V..., dont je
le vois avec le plus grand plaisir faire un grand éloge
et me dire qu'elle est ton amie. Dis-moi jusqu'à quel
point, et ça va-t-il à l'intimité?
J'aime beaucoup les recueils de pensées morales,
LETTRES INTIMES. 247
même médiocres; elles me font faire une espèce
d'examen de conscience.
Que je lise dans Vauvenargues une pensée peu pro-
fonde sur la disposition que nous avons à nous en
tenir aux opinions qui favorisent notre paresse, je
cherche quelles sont celles de mes opinions que je
n'ai pas mises en jugement depuis longtemps; mais, à
quoi bon chercher à se donner de l'esprit, diras-tu?
Ce n'est certainement pas pour briller, mais c'est pour
se donner un plaisir que personne ne peut vous ôter.
Je t'écris cela de Richmont, où je vis content depuis
le 8 de ce mois, dans la plus profonde solitude. N'est-
ce rien que cela ? Et crois-tu que Gil Blas, dans la tour
de Ségovie, ne dut pas des moments très doux à son
esprit. Un bon ouvrage en trois volumes in-8% lettres de
H. Saint-John, vicomte de Bolingbrocke, va me donner
cinq ou six jours de contentement. Voilà un petit
plaidoyer en faveur de l'esprit, que le mariage pour-
rait bien te faire planter là; je dis l'esprit, et c'est un
feu qui s'éteint s'il ne s'augmente.
Rien de sérieux ni d'ennuyeux comme l'intérieur des
ménages que j'ai vus ici et à iMarseille; on y parle
toujours sérieusement. Si l'un des deux époux, l'ami
intime devant lequel on ne se gène point, se permet
une plaisanterie, on croit qu*i7 veut faire de Vesprit,
et l'amour-propre provincial se gendarme, toute inti-
mité est perdue. A Paris, c'est bien différent, on ne
voit dans une plaisanterie hasardée, tirée par les che-
veux, que l'amour de la gaieté. Tout le monde se les
248 LETTRES INTIMES.
permet à qui mieux mieux, et l'on rit. Et, quand on a
ri pendant tout un dîner, qu'est-ce que ça fait qu'on
ait ri de bêtises ou de choses d'esprit? — «Mais, dans
un ménage, il y a quelques déterminations qui exigent
une discussion sérieuse. » — Sans doute, mais traitez
les affaires comme les affaires. Va trouver ton mari
le matin dans son cabinet, et, là, en quatre phrases,
vous avancerez plus qu'en sacrifiant tout le temps d'un
dîner. Tu t*es peut-être dit cela depuis longtemps et
bien mieux que je ne te l'écris, mais enfin, ce te sera
une occasion de faire un petit examen de conscience
sur la grande conversation du dîner de la veille du
jour où mon épître morale t*arrivera.
Ceci est du domaine de la dame du logis; c'est elle
qui règle la conversation. Je compte bien, quand je
t'irai voir, être payé des trois ou quatre cents lieues
que je ferai pour tes beaux yeux, en te trouvant liée
avec les gens de Grenoble qui ont le plus d'esprit. Vois
la vie que madame Helvétius a menée à Auteuil avec
cet aimable Cabanis qui vient de mourir, et tant
d'autres. Point de pédanterie, point de bureau d'esprit.
C'étaient des gens qui se convenaient, qui faisaient la
conversation ensemble, et qui ont trouvé le bonheur à
peu de frais.
J'ai lu hier dans le Moniteur qu'on allait faire une
édition des œuvres de Beaumarchais, de cet homme
si courageux et si gai; je l'aime de tout mon cœur.
J'ai relu à cette occasion un tome de ce pédant de La
Harpe, où j'ai cependant trouvé cette phrase :
LETTRES INTIMES. 249
« Quiconque est heureux ou le paraît, doit être
sans cesse à genoux pour en demander pardon, et
même ne l'obtient pas toujours à ce prix. »
J'irai ce soir à Brunswick chercher quelque estampe
que je puisse l'envoyer pour te rappeler en la voyant
cette maxime qui doit être le fondement de ta con-
duite actuelle.
Compte que toute jeune fille de Grenoble, à moins
d'avoir une grande àme, ce qui n'est p.is tout à fait très
commun, serait charmée qu'il t'arrivàt quelque morti-
fication, et qu'une pitié perfide t'accablerait bientôt de
tous côtés. C'est ce qui me tenait sur le gril depuis que
j'ai su certaines ualks tvith dresses of man. Tu as
couru là un danger de tous les diables; j'aurais été
moins inquiet de te voir dans trois batailles.
Mais, heureusement, nous sommes dans le port
actuellement; nous allons te juger, princesse. R... a
vu beaucoup de princes héréditaires, tant qu'ils ne
voyaient le trône que d'en bas, faire les plus sages
observations sur les fautes de leurs prédécesseurs;
cela a duré jusqu'au moment où, rois eux-mêmes, ils
en ont fait d'aussi ridicules. A l'application, madame.
Voyons la tournure que va prendre votre maison.
Serez-vous toujours assez décemment mise afin que
vos inférieurs aient du respect pour vous? Saurez-vous
éviter la familiarité avec ceux d'entre eux dont vous
voudrez vous faire aimer? Aurez-vous la constance de
faire planter un joli jardin anglais (sans ponts, grottes
et autres niaiseries coûtantes), la première ou la
250 LETTRES INTIMES.
deuxième année de votre mariage? Serez-vous en
état de dire à vingt centimes près, le 30 août, ce que
votre ménage vous aura coûté pendant le mois? Aurez-
vous la bonté de me faire élever deux ou trois bons
chiens d'arrêt par quelqu'un de vos fermiers? Ne
direz-vous point oui à toutes ces belles choses, et ne
seront-elles point des projets pendant sept ou huit ans
de suite?
Et la science du gouvernement de votre vie, qu'en
dirons-nous? Saurez-vous profiter de l'amabilité de
Madier, de Penot, sans donner de jalousie à votre
mari? Savez-vous que, pendant que vous n'avez point
encore d'enfant, vous devez un peu courir le monde?
Vous aimeriez mieux aller dépenser trois mille francs
au milieu des beaux sites de la Suisse, mais vous n'avez
pas besoin de ça, vous avez assez d'idées de ce genre.
C'est une grande ville qui vous manque; allez passer
trois mois à Paris, en vous donnant parole à vous-
même de n'y dépenser que trois raille francs. Pour cet
effet, prenez, en arrivant, trois chambres à l'hôtel de
Hambourg, rue Jacob, n° 18, ou à tout autre hôtel du
faubourg Saint-Germain : ça vous coûtera quatre-vingts
francs par mois; rue de la Loi, ce serait cent cin-
quante francs; dînez dans un cabinet de Legacque, aux
Tuileries; vous dépenserez dixfrancsàvousdeux; chez
Véry à côté, cela vous coûterait trente francs. Les
quinze premiers jours de votre séjour, vous aurez à
faire des visites. Pour cela, vous prendrez un remise
très propre qui, tous les jours, vous transportera de
LETTRES INTIMES. 251
neuf heures du matiu à minuit où bon vous semblera.
Vous donnerez chaque jour quinze francs au maître
de ladite remise et trois francs au cocher. Adressez-
vous à Gerbot, sellier, rue de l'Université, entre les
rues de Bucy et de Poitiers, au nom du cousin de
madame Maréchal D..., il vous indicjuera le meilleur
dans tous les genres ; c'est un brave homme, pas
cher. Avant de vous montrer, allez avec madame
Alexandrine Perier (mademoiselle Pascal), vous vêtir
des pieds à la tète chez sa marchande de modes; res-
tez un peu en deçà de la mode. Quant à mon cher
beau-frère, engagez-le à prendre chez Léger, rue Vi-
vienne, 13, le plus fat des hommes, mais le meilleur
tailleur, un vêtement complet pour cinq ou six cents
francs. Cela fait, tu as huit jours de visites ennuyeuses,
oui, mais pas tant que tu te l'imagines. Que ne suis-
je dans cette heureuse ville, je te montrerais tout, ou
plutôt, je le verrais avec toi; car, par exemple, je ne
suis jamais allé aux Gobelins. Tu finirais par un tour
au spectacle et tu rentrerais harassée; mais que
d'idées nouvelles !
Enfin, un beau jour, vous verriez vos trois mille
francs réduits à vingt louis ; vous prendriez votre chaise
de poste et reviendriez tranquillement économiser à
Thuélins; car il me semble que c'est là votre quartier
général. J'aurais mieux aimé Vizille, plus beau et plus
près de Claix ; mais, si vous gagnez seulement douze
cent francs par an à être à Thuélins, il n'y a pas à
hésiter.
252 LETTRES INTIMES.
Voilà, ma chère Pauline, la centième partie de ce
que je t'aurais dit, si le ciel et M. D. . . avaient voulu que
je t'embrassasse cet été. Je crois bien que tu as toutes
ces mêmes idées, mais tu renverras, et il ne faut rien
renvoyer, pas plus une dent à arracher qu'une jolie
course à la Grande-Chartreuse. A propos, quand y por-
teras-tu tes pas? Donne trente sous à quelque vieux
frère sachant lire pour qu'il efface mon nom partout
où il s'étale; j'en ai eu honte, surtout quand Mallein
m'a dit que V... s'en était moquée, et elle avait ma fois
bien raison.
Je t'ai à peu près tout dit pour aujourd'hui sur
chiens, jardin anglais, voyage. Remue ciel et terre
pour voir madame Micoud d'Umons, femme du pré-
fet de Liège. C'est mademoiselle Gheminade de
Grenoble, et par-dessus le marché une femme rare.
Sans la certitude archi-démontrée de ne pas réussir,
je crois que j'en serais devenu amoureux. Elle est six
mois à Paris et six mois à Liège. Tu verras à Paris
Gheminade (caractère de La Fontaine), et si tu le lui
dis, il te présentera tout bonnement à sa sœur, que
cet empressement ne peut pas fâcher. Dans la famille,
cultive beaucoup madame Le Brun, femme d'esprit
et qui sera ton guide, si tu sais t'y prendre. C'est la
même saison.
Zénaïde t'enverra un de ces jours un paquet de je ne
sais quoi qu'elle aura reçu de Paris par la diligence.
C'est un présent que je te fais, non pas pour tes beaux
yeux, mais pour ceux du public; tu ne manqueras pas
LETTRES INTIMES. 253
d'en avoir l'air très surprise. J'ai écrit au plus joli
et au plus aimable jeune homme de Paris (Louis de
Belle-Ile) de t'envoyer ce qu'il jugerait à propos.
Adieu, ma bonne; j'aurais bien du plaisir à t'em-
brasser, but impossible; embrasse pour moi toute la
amille, etc.
LXVl
29 octobre 1808.
Les arts promettent plus qu'ils ne tiennent; celte
idée ou plutôt ce sentiment charmant vient de m'être
donné par un orgue d'Allemagne qui a joué, en pas-
sant dans une rue voisine de la mienne, une phrase
de musique dont deux passages sont neufs pour moi
et, qui plus est, charmants, à ce qu'il me semble; les
larmes m'en sont presque venues aux yeux.
La musique m'a plu pour la première fois à Novare,
quelques jours avant la bataille de Marengo. J'allai
au théâtre; on donnait // Matvimonio secreto ;
la musique me plut comme exprimant l'amour. Il me
semble qu'aucune des femmes que j'ai eues ne m'a
donné un moment aussi doux et aussi peu acheté que
celui que je dois à la phrase de musique que je viens
15
254 LETTRES INTIMES.
d'enleiulre. Ce plaisir est venu sans que je m'y attendisse
en aucune manière; il a rempli toute mon âme. Je t'ai
conté une sensation semblable quej'eusunefoisàFras-
cati lorsque A... s'appuya sur moi en regardant un feu
d'artifice ; ce moment a été, ce me semble, le plus
heureux de ma vie. Il faut que le plaisir ait été bien
sublime, puisque je m'en souviens encore, quoique la
passion qui me la faisait goûter soit entièrement
éteinte.
Tout cela me fait penser, ma chère Pauline, que les
arts qui commencent à nous plaire en peignant les
jouissances des passions et, pour ainsi dire, par
réflexion, comme la lune éclaire, peuvent finir par
nous donner des jouissances plus fortes que les pas-
sions. Je suis étonné, tous les jours, du peu de plaisir
que me donnent les femmes allemandes; les Fran-
çaises m'ennuient; je place mon bonheur de ce genre
en Italie. Si le hasard me donnait quarante mille livres
de rente, j'irais en Italie. Je présume qu'au bout d'un
an, ces belles Romaines, ces spirituelles Vénitiennes
seraient pour moi comme des Allemandes. Ces der-
nières ont la fraîcheur la plus parfaite, leurs couleurs
sont de la santé visible; les autres ont la passion; mais
la passion qu'on inspire et qu'on ne partage pas ennuie.
Dans les arts, c'est tout autre chose : il peut chaque
jour y avoir du nouveau. Qui nous dit que nous ne
verrons pas un musicien supérieur à Cimarosa? Et
quand il n'aurait pas tout à fait son mérite, il nou
donnerait du nouveau.
LETTRES INTIMES. 255
Pour les autres à qui j'écris, j'arrange mes pensées;
pour toi, non. J'ai remarqué que, quand une chose me
gênait quelque peu que ce fût, je finissais par ne la
plus faire, et je veux t'écrire toute ma vie et au delà
même, comme madame Necker. C'est donc une source
intarissable de bonheur que cette partie de notre âme
qui est plue par Fleury jouant VÉcole des Bourgeois,
par Dugazon dans Bernadille, par la Sainte Cécile
de Raphaël et par Del siguore, du Mariage secret.
Je crois m'apercevoir que ce bonheur est plus fort
que celui que donnent les passions; si cela se con-
firme, je serai bien près du bonheur que je me figu-
raisjusqu'ici dans une passion quelconque, l'ambition,
l'amour donnant continuellement des moments comme
celui de Frascati.
Je ne puis te parler de ta position, je ne la connais
pas; mais, ayant pour mari un homme excellent, elle
ne peut être qu'heureuse. Cependant, il ne t'en coû-
tera rien de cultiver ce côté de ton âme auquel les
arts font plaisir. Si rien ne t'arrête, tu pourrais faire
un tour à Turin jusqu'à Milan.
A propos d'Italie, achète à Genève V Histoire des
Républiques italiennes du mojien âge, pnr Sisinondi.
Je parcourais les troisième et ((uatrième volumes que
j'ai reçus hier, lorsque j'ai entendu celte jolie phrase
(le musique dont je te parle tant, tu en seras contente.
Il paraît, en général, douze ou quinze bons volumes par
an; tu es assez riche pour les acheter. En mettant
douze ou quinze louis par an en livres, tu te formeras
256 LETTRES INTIMES.
une bibliothèque agréable. Une nouvelle raison pour
vous, mesdames, de cultiver la sensibilité aux arts,
c'est le changement total qui vous attend au milieu
de votre carrière. Il faut être diablement bien à
cheval pour n'être pas désarmée au moment où les
hommes commencent à dire de vous : « Oh! c'est une
femme raisonnable ! » Je parie que cette réflexion te
paraîtra outrée ; c'est que tu t'es fait une âme d'artiste;
tu as suivi d'avance mon conseil. Adieu. Embrasse
Périer pour moi. Je désire aller en Espagne. J'ai le
projet d'apprendre la langue, et de revenir ensuite en
Italie, vers trente ans.
LXVII
Burghausen, 29 avril 1809,
Avant-hier, 27, nous partîmes de Landshut pour
venir faire le logement de M. D... et de nos dix-sept
camarades à Neumarkt. La route était couverte de
deux rangées de caissons, et, comme il y avait de
temps en temps des défilés où il ne pouvait passer
qu'une voiture à la fois, nous nous arrêtions de temps
en temps, et nous pouvions examiner le pays qui
est charmant. Il est couvert de bois de sapins et de
pins ; ces bois ont, en général, la forme carrée, et la
LETTRES INTIMES. 257
manière dont ils sont jetés sur les collines qui envi-
ronnent la route, les fait ressembler de loin à des
régiments d'infanterie en halte. 11 nous était permis
d'avoir des pensées militaires; on s'était battu deux
jours auparavant sur tout le terrain que nous parcou-
rions; j'examinais le drôle de désordre que la guerre
produit. Ce qui est le plus frappant, c'est la quantité
d'excellente paille toute fraîche et encore bien droite
qui est semée dans les champs. Toutes les demi-heures,
nous rencontrions un bivouac; mais, outre ces petites
cabanes de paille, les champs en étaient semés. On y
voyait des casquettes, des souliers, beaucoup de mau-
vaises vestes de drap, des roues, des brancards de
charrette, beaucoup de petits carrés de papier qui
avaient environné des paquets de cartouches.
De temps en temps, une colline élevée permettait
d'apercevoir une lieue ou trois quarts de lieue de
route; on distinguait, au milieu d'une poussière étouf-
fante, deux rangs de cuirassiers se glissant au milieu
des convois, tantôt au pas, le plus souvent au trot,
sautant le plus souvent qu'ils le pouvaient dans les
champs voisins. Au milieu de la route, un convoi
d'artillerie, sur les côtés des centaines de voitures
portant les bagages des régiments et les voitures des
officiers qui, toutes les lieues, trouvaient l'occasion
de sortir en jurant et en attestant le ciel qu'ils feraient
tout mettre au cachot.
C'est par ces moyens polis que, étant partis de Land-
shut à deux heures, nous arrivâmes à Neumarkt, qui
258 LETTRES INTIMES.
n'en est qu'à six lieues, vers les dix heures du soir.
Tu juges que le bacchanal était encore plus in-
fernal dans un petit bourg de deux mille âmes qui se
trouve, sur-le-champ, une population de quarante mille
hommes qui n'ont pas dîné et qui se fichent de tout ce
qui existe. Nous courons de dix heures à deux heures
pour faire le logement. Alors, je m'occupai à tailler
avec un petit couteau de deux sous des tranches de
bœuf dans une cuisse que je m'étais fait donner à
Landshut; le sommeil me saisit au milieu de cette
opération; je me laissai glisser au bas de la table; un
gros chien noir eut l'impertinence de venir se coucher
sur mes pieds; je l'y laissai pour l'amour de la paix.
Une heureaprès, un déserteur, soldat autrichien, mais
né en France, que j'avais pris la veille pour domes-
tique, vient m'éveiller en m'apportant mes tranches
de bœuf à peu près cuites, mais recouvertes d'une
cristallisation de sel. Je les déchirais les yeux fermés,
lorsque je m'aperçus à une fente du volet que le jour
commençait à poindre; j'ouvris tout à fait et je vis le
général P. ..en chapeau brodé, à cheval sur une botte
de paille attachée sur une charrette.
— Où allez-vous donc comme ça, général ?
— A ma brigade ! on dit qu'on se bat aujourd'hui, et
je suis au désespoir, je ne sais comment arriver.
— Puisque vous êtes au désespoir, venez manger
du bœuf infernal avec moi.
11 entre et mange comme un voleur; il trouvait le
bœuf tendre. Là-dessus, arrive un courrier pour
LETTRES INTIMES. 259
M. D... Un quart (l'heure après, M. D... lui-même, qui
me dit :
— Ma foi, vous feriez bien d'aller faire le logement
à Alt-Œting, votre crànerie réussira peut-être encore.
Nous partons donc à quatre heures et demie. Sur
la route, même bagarre encore plus grande que la
veille, parce qu'il y avait moins de temps que l'on
s'était battu sur ce terrain; cependant, on avait
enlevé les morts comme la veille.
En arrivant à Alt-Œting, nous y trouvons la garde
impériale, deux généraux et cinquante grenadiers
autour du pauvre diable de municipal, chargé des loge-
ments, qui n'entend pas un mot du baragouin insup-
portable qu'on lui crie aux oreilles, qui nous répon-
dait, quand nous lui parlions allemand :
— Monsieur, pas comprendre le français.
Les généraux défendant que personne soit logé
avant eux, moi me retranchant sur les titres qu'a le
patron à avoir le meilleur logement de la ville, tout
le monde menaçait, jurait, criait dans cette exécrable
petite chambre. Enfin, l'odeur chassa les combattants.
J'allai à mon logement par une pluie à verse ; je trouvai
une petite ferme dans les champs, entourée de bi-
vouacs; je me séchai à un beau feu do grenadiers, et
revins chercher fortune dans Tétable d'Augias. J'avais
mis sens dessus dessous une immense auberge, loge-
ment de M. D... Je retrouvai mon camarade (jui avait
fait le logement de tout notre état-major : je lui volai
un billet et parvins enfin à un numéro 36. J'y trouvai
260 LETTRES INTIMES.
une comtesse environnée de ses enfants; l'aînée, une
fille de dix-sept ans peu jolie, mais fraîche et surtout
très bien faite, parlant français ainsi que sa mère; les
petits enfants avaient des yeux superbes. Je pris l'air
doux et mes plus belles phrases allemandes, au moyen
de quoi, je fus adoré au bout d'une demi-heure. J'étais
tranquillement dans ma chambre superbe, mais sans
feu et sans lit, à feuilleter le Voyage ofMoore in Ger-
many ; j'y cherchais quelques idées différentes de
celles que j'avais forcément depuis vingt-six heures,
lorsque la mère et les six enfants entrent dans ma
chambre.
— Monsieur, les Autrichiens! les voilà qui arri-
vent ! Un de mes fermiers qui entre à l'instant vient de
me le dire et j'ai cru de mon devoir de vous en avertir.
— Madame, votre ville a-t-elle des fossés?
— Pas le moindre, monsieur; d'ailleurs, ma maison
est hors de la ville; si vous voulez monter, vous allez
voir les Autrichiens.
Pendant ce colloque, qui fut plus long que cela,
mademoiselle Rosine marquait beaucoup d'intérêt
pour le sort qui m'attendait.
— Le bataillon qui est sur la place va être repoussé
et vous allez être fait prisonnier! ça, c'est sûr.
J'étais beaucoup plus occupé de cette aimable figure,
m'apparaissant au milieu de toutes mes idées dures,
que de l'approche du redoutable Kaiserlick. Nous
grimpons enfin dans un donjon dont les fenêtres n'a-
vaient point (le balcon ; j'ai toutes les peines du monde
LETTRES INTIMES. 261
à empocher les pelils enfants de se jeter par la fenêtre.
Je m'approche moi-même beaucoup, mademoiselle
Rosine me retient par le bras ; nous levons enfin les
yeux et, dans les débouchés du bois qui nous envi-
ronne, nous voyons effectivement les têtes de cinq
ou six régiments de cavalerie avec des manteaux gris;
mais je reconnus que c'étaient des cuirassiers de chez
nous qui avaient pris leurs manteaux blancs à cause
de la pluie, qui les avait rendus gris, et nous descen-
dîmes tous en riant de ce grand danger. Moi, pensant
tout à fait à mademoiselle Rosine, j'oubliai tout jusqu'à
sept heures que M. D... arriva. Il y eut beaucoup de
monde logé chez ma comtesse; je leur fis des discours
pour qu'ils ne fissent pas tapage, on s'en moqua bien
un peu, mais enfin il n'y eut pas de bruit. Quand je
sortis, Rosine ne m'accompagna pas, mais sa mère
vint me faire promettre que je viendrais passer la nuit
à la maison pour empêcher le bruit; je promis. J'allai
souper avec M. D... qui, vers les onze heures, me dit :
« Vous ne feriez pas mal de partir tout de suite pour
aller demander au prince qui est à Burghausen, etc.,
etc. »
J'avais des chevaux de réquisition, mais ils venaient
de s'évader; mon domestique s'était couché on ne
savait où; pendant que j'étais chez madame la com-
tesse, soixante hommes de la garde impériale et tous
les employés de la poste de l'armée avaient bousculé
ma maison. Enfin, il était onze heures; il pleuvait à
verse, pas un chat dans les rues, que je ne connaissais
15.
262 LETTRES INTIMES.
pas; pour toute clarté celle des bivouacs éloignés, au-
tour desquels ou voyait les ombres, passer et repasser;
le comique de ma situation m'empêcha de m*impa-
tienter.
Tu remarqueras que, comme j'avais vanté Rosine
à mes camarades, ils avaient commencé par me prouver
qu'au n° 37, à côté de mon 36, il y avait une demoiselle
beaucoup plus jolie; ce coup m'accabla. M. C..., avec
lequel je voyage, assura que j'étais un sybarite; que
c'était à moi à aller chercher des chevaux, dans cette
ville, où je ne connaissais personne, où tout le monde
se méfiait de nous, où personne n'ouvrirait sa porte,
dut-il l'entendre mettre à bas. Il me recommanda
surtout de ne pas oublier que nous devions partir dans
une heure.
Je me mis donc à menacer tout le monde, même
les gros nuages noirs qui me couvraient de versées
épouvantables. Je racontais à toutes les portes que
j'avais une mission de la plus haute importance. Mon
éloquence ne prenait pas. On répondait toujours : « Pas
de chevaux! » Enfin, je m'imaginai de détailler ma
mission : je dis que, si je ne portais pas à Burghausen
les ordres dont j'élais chargé, toutes les troupes qui
y étaient manqueraient de pain le lendemain ; ce trait
réussit. Une vinglaine de soldats qui, ne trouvant pas
de billets de logement, avaient pris le parti de se loger
dans le bureau même où on les délivrait, se mirent à
raisonner entre eux. Je les entendis, et les priai de
me faire ouvrir. L'un d'eux vint débarricader la porte.
LETTRES INTIMES. -263
Une fois dedans et à l'abri, mon éloquence redoubla et
enfin, une heure après, je me présentai au n" 30 avec
quatre énormes chevaiix, trois paysans pour les con-
duire, le tout mouillé jusqu'aux os au moins.
Je trouvai M. C... riant avec mademoiselle Rosine
et sa mère. Il s'était allé souvenir qu'il avait oublié un
mauvais sabre qui n'a pas même le fil à Neumarkt et
avait envoyé un courrier à la recherche de cette arme
précieuse; il me déclara donc qu'il attendrait jusqu'à
deux heures l'arrivée de son courrier.
Pendant notre absence, il était venu un second
colonel qui avait pris le lit même de madame la com-
tesse. Moi, j'avais cédé le logement que j'avais chez
elle, à J..., mon ancien ami de l'armée d'Italie. Nous
nous mîmes à danser, à chanter et à faire des contes;
de temps en temps, j'allais porter un verre de brand-
win à nos paysans.
Mademoiselle Rosine s'amusait beaucoup ; elle avait
toujours des attentions pour moi, mais elle paraissait
aussi très bien avec M. C... ; le charme tomba net.
Enfin, après avoir beaucoup ri, deux heures et demie
sonnèrent : le sabre n'avait garde de venir. Le bon
Allemand, porteur de la dépéclie, ne se doutant pas
qu'il y eût une réponse, avait rencontré à moitié che-
min un autre courier venant de Neumarktà Alt-(Eting,
et avait changé sa dépêche avec celle de son camarade.
La comtesse voulut encore nous servir du café ; elle
avait mis un jaune d'œuf dans la crème; enfin, nous
partîmes comblés vers les trois heures.
264 LETTPxES INTIMES.
Nos chevaux étaient un peu rétifs; mais C... et moi
tombâmes dans un profond sommeil. Nous nous
sommes réveillés ce malin vers les cinq heures, nos
chevaux allant le galopa une descente, nous avons crié
comme des aigles, fait arrêter et mettre le sabot.
La Salza, rivière plus rapide et un peu plus large
que l'Isère, est ici enfoncée dans un banc de molasse;
ses bords ont à peu près trois cents pieds de haut et
si rapides qu'à peine quelques arbres, qui commencent
à avoir de jolies petites feuilles, peuvent y pousser à
l'endroit où est Burghausen. La Salza a rongé le banc
occidental ; il s'y est formé une petite plaine sur la-
quelle la ville est bâtie; mais il y a une descente in-
fernale, celle qui nous a réveillés, et, de l'autre côté,
une montée à pic, nous ne ferons que la voir.
Je t'écris d'un couvent de religieux où je suis logé.
Le pont de la Salza est à côté; mais les Autrichiens
ont eu le bon sens de le brûler ; il y a neuf arches, la
rivière est très rapide et, de temps en temps, j'inter-
romps ma lettre pour aller voir ce travail pittoresque.
Toute l'armée est retenue ici à cause du pont. Ici, finit
la Bavière; l'autre côté est Autriche; hier, M. D...
pariait que, le 13, nous serions à Vienne.
Ce matin, en arrivant, nous avons porté notre dé-
pêche au prince; sa réponse a exigé que l'un de nous
repartît à franc étrier pour Alt-Œting : la pluie avait
encore augmenté; j'ai à mon tour prouvé à M. C...
qu'il devait partir et me laisser faire le logement.
Je n'ai jamais tant juré de ma vie, j'en ai la gorge
LETTRES INTIMES. 265
éraillée;j'ai enfin découvert mon couvent où, un quart
(l'heure après mon arrivée, on m'a présenté un lait de
poule très bien fait, avec deux tranches de beau pain
blanc. Ce lait de poule m'a bien fait rire. Mais je n'en
puis plus; cinq heures sonnent: j'attends le patron qui
n'arrive point ; M. C... s'est allé coucher ; le sommeil
me gagne; je voulais te donner un échantillon d'une
journée pendant laquelle j'ai pensé plus de vingt fois
à toi ; tout ce qui m'altendrit me ramène à ce senti-
ment.
Aujourd'hui, il n'est plus question de mademoiselle
Rosine : je suis devant une mauvaise copie d'une belle
madone de Guide. Je passe ma vie à la considérer, à
y chercher l'idée du peintre, et ensuite à aller voir le
pont et la rapidité de la Salza,qui, de temps en temps,
emporte au diable les belles pièces de bois sur les-
quelles on veut la passer.
Adieu; amitiés à tout le monde et surtout compli-
ments aux indifférents.
LXVIII
Vienne, 14 juillet 1809.
Ta charmante lettre est pour moi comme un vase
rempli de l'eau la plus fraîche qui s'offre tout à coup
266 LETTRES INTIMES.
au voyageur qui traverse péniblement les sables
d'Afrique.
Je suis, depuis quelques jours, dans un accès d'am-
bition qui ne me laisse de repos ni jour ni nuit. Je ne
m'inquiète pas beaucoup de cette fièvre de passion,
parce que tout sera bientôt décidé, et qu'en cas de
non-succès, j'aurai bien vite oublié mes désirs brû-
lants. Je me moque de moi-même. Quand je suis tran-
quille, ce qui fait les plaisirs des autres me paraît plat
et indigne qu'on y pense. Quand je suis engouffré dans
un accès de désirs fougueux qui me prennent deux ou
trois fois par an, je soupire pour la tranquillité que je
vois gâter à mes pieds. A tout prendre, depuis mon
arrivée à Paris, au commencement de décembre der-
nier, je suis heureux de mon bonheur, qui serait
inquiétude insupportable pour un autre.
La certitude que tu me donnes que mes lettres ne
seront pas vues, fait que je te dis tout. J'ai été à Paris
amoureux d'Elvire, l'immense distance de rang qui
nous sépare a fait que cette espèce de passion n'a eu
d'interprète que nos yeux, comme on dit dans les
romans; cela m'a amusé surtout dans les derniers
moments de mon séjour. Elvire n'a pas beaucoup de
sensibilité, ou du moins cette sensibilité n'a jamais été
exercée. Je crois qu'étant avec moi elle s'étonnait de
sentir. Trois ou quatre fois, nous avons eu de ces mo-
ments d'entraînement dans lesquels tout disparaît,
excepté ce qu'on désire. Des obstacles insurmontables
et du plus grand danger pour l'un et pour l'autre nous
LETTRES INTIMES. 267
ont empêchés de parler autrement que par des regards
expressifs. Mais qui est cette Elvire? Je te le dirai
à la première vue. Quant à tous les détails de notre
conduite, figure-toi un courtisan amoureux d'une
reine, tu verras la nature de leurs dangers et de leurs
plaisirs.
Depuis mon départ de Paris, j'ai vu beaucoup de
choses nouvelles; j'ai eu beaucoup de peines, mais
physiques. J'ai enfin accroché quelques accès de fièvre
qui m'ont empêché d'aller à la bataille du 6 de ce
mois, spectacle à jamais regrettable : cinq cent mille
hommes se sont battus cinquante heures. M... y était :
je l'aurais suivi, mais j'étais étendu sur une chaise
longue accablé de mal à la tête et d'impatience ; on
distinguait chaque coup de canon ; on vient de faire
un armistice, on croit à la paix. Si on la fait, j'irai en
Espagne probablement et je t'embrasserai au passage.
Si j'ai le temps, je partirai d'ici et irai avec un de
mes amis à Varsovie où il a des affaires ; de là, nous
irons à Naples, Rome, Gènes et Grenoble. J'économise
pour pouvoir exécuter ce projet : j'ai de bons domes-
tiques et d'excellents chevaux ; je viens d'éprouver que
je puis supporter les plus exlrémes fatigues. Mais, ce
bonheur parfait après lequel je cours, je ne l'ai point
encore rencontré. Il me faudrait une femme qui ait
une grande àme, et elles sont toutes comme des
romans, intéressantes jusqu'au dénouement, et, deux
jours après, on s'étonne d'avoir pu être intéressé par
des choses si communes.
268 LETTRES INTIMES.
Je suis encore malade de la fièvre ; on me fait
espérer que six jours de calmants me remettront à flot;
mais le moral a la fièvre, le médecin n'en sait rien et
s'étonne du peu d'efl*et de ses drogues.
Il est possible que, tôt ou tard, l'ennui de végéter
dans un poste au-dessous de ce que j'ai maintenant
prouvé que je pouvais faire, me fasse quitter l'uni-
forme et me retirer à Claix ; mais je ne puis rien voir
de fixe dans ce lointain de ma destinée actuelle. Dis-
moi où en sont les aff'aires de papa.
Ne songes-tu point avoir l'Ilalie ? Profite de l'heu-
reux temps où tu n'as pas d'enfant ; mais vois, je t'en
conjure, le médecin : la santé est le premier des biens ;
il faut prendre une consultation chez tous les grands
médecins. Tu finiras par connaître ton tempérament ;
ne point faire de remèdes et changer le mauvais équi-
libre des humeurs uniquement par la diversité de la
nourriture et de la diète générale; voilà de la science,
je crois; mais souviens-toi que la mère des émotions
douces et par conséquent du bonheur, c'est une bonne
santé.
Si tu trouves de pauvres prisonniers allemands
auxquels je puisse rendre service, écris-moi bien vite.
J'ai sauvé, dans cette campagne, la vie à deux prison-
niers allemands et à deux cents et tant de mérinos.
Voilà, je crois, une belle action.
Je croyais que S... deviendrait un grand coquin ;
s'il est sot, le voilà privé de cette belle carrière.
Il faut que Gaétan s'attache à l'état-major de Son
LETTRES INTIMES. 269
Altesse; pousse à cela; c'est le bon parti. On voit les
choses de trop loin à Grenoble pour en sentir les pour-
quoi, mais sois-en sûre; pousses-y de toutes tes forces.
Embrasse, etc., etc.
LXIX
Vienne, le 20 juillet 1809.
Je viens d'écrire une longue lettre à notre père,
dans laquelle je décris au long ma position politique.
Je souffre toujours de cette fièvre dont je t'ai parlé,
mais cela n'influe pas beaucoup sur la situation de
mon âme. Je suis heureux, quoique agité par cette
passion dont je t'ai parlé. Je ne suis attentif à rien
autre; il y a plus de deux mois que nous sommes à
Vienne, ce temps est comme nul pour moi. Dernière-
ment, j'ai été chargé d'une mission en Hongrie ; je me
suis promis en sortant de Vienne de ne plus songer
pendant vingt-quatre heures à ce qu'il renfermait.
C'était peut-être la seule occasion de ma vie que j'avais
de voir cette célèbre Hongrie. Je trouvai un pays
superbe, des vignes magnifiques, une route étroite et
superbe, garnie d'une rangée de jeunes marronniers
des deux côtés, la route se dessinant en blanc au milieu
270 LETTRES INTIMES.
de la verdure des prairies et des récoltes, la vue chan-
geant toutes les demi-heures; à gauche, d'abord, Tim-
posant Schnee-berg (ou neige-montagne), et ensuite,
la roule, s'éloignant de ce sommet blanc, le paysage
devient à la fois doux et majestueux : au lieu de petits
pics de montagne, de longues collines prolongées et,
à l'horizon, un grand lac nommé... J'allai, en sortant
devienne, àLauembourg, où sont ces jardins si beaux
et le château du xv^ siècle si étonnant. Tu frémirais
toi-même à l'aspect de ces pauvres templiers en-
chaînés, soulevant péniblement la tête à l'aspect des
étrangers descendus dans leur tombeau.
De Lauembourg j'allai à Eisenstadt et, de là, aux
bords du lac que tu verras sur les cartes. J'y trouvai
le costume croate dans toute sa pureté : c'est absolu-
ment celui de nos housards, la moustache, les petites
bottes garnies d'un bord d'argent, etc., etc.
Je t'ai dit, je crois, qu'avant de rentrer en France,
je devais aller à Varsovie et à Naples. J'en aurai be-
soin. Partir de Vienne me déchirera le cœur; mais,
quinze jours après, je n'y penserai plus qu'agréable-
ment, surtout en voyageant.
Haydn s'est éteint ici il y a un mois environ; c'était
le fils d'un simple paysan qui s'était élevé à l'immor-
telle création par une âme sensible et des études qui
lui donnèrent le moyen de transmettre aux autres les
sensations qu'il éprouvait. Huit jours après sa mort,
tous les musiciens de la ville se réunirent à Schotlen-
Kirchen pour exécuter en son honneur le Requiem de
LETTRES INTIMES. 271
Mozart. J'y étais, et en uniforme, au deuxième banc;
le premier était rempli de la famille du grand homme,
trois ou quatre pauvres petites femmes en noir et à
figures mesquines. Le Requiem me parut trop bruyant
et ne m'intéressa pas ; mais je commence à comprendre
Don Juan, qu'on donne en allemand, presque toutes
les semaines, au théâtre de Widen.
Je ne sais si tu as reçu la partition que je t'envoyai
de Brunswick, je crois. A la fin, don Juan chante
un air sous les fenêtres de je ne sais qui, accompagné
par un simple violon ; c'est l'air qui suit celui-là qui
méfait le plus d'impression; nous arrivons toujours
ventre à terre pour l'entendre; hier, nous vînmes
comme on le finissait, nous ne daignâmes pas des-
cendre, et allâmes voir le ballet de Paul et Virginie.
Adieu; ma lettre esl bien décousue; mais, même en
t'écrivant je pense à autre chose.
P,-S. — Mon grand-papa me parle des cousines
B..., mais obscurément. Dis-moi ce qu'il en est.
Jugent-elles à propos d'augmenter notre fortune?
Auquel cas je pourrais bien quitter l'uniforme
quelques années plus tôt. A propos, j'oubliais le sujet
de ma lettre: ne pourrais-tu pas venir en Italie dans
le temps que je parcourrais ce beau pays? Profile de
ton mariage-célibataire. Quand lu auras des enfants
tu seras esclave. Quel plaisir de voir l'Italie avec
toi!
272 LETTRES INTIMES.
LXX
Vienne, 6 août 1809.
L'objet de ma passion est presque entièrement
perdu sans que j'en aie retiré le moindre bonheur;
j'ai mené aujourd'hui la vie du plus malheureux des
tyrans, rongé par la jalousie la plus noire et la plus
humiliante, sans avoir eu un instant pour respirer.
Cette journée a été une des plus belles de l'année ; mes
camarades l'ont passée dans le lieu le plus aimable
peut-être du monde, à Schônhau, à six heures de
Vienne, un jardin anglais qui est si naturel qu'on ne
songe jamais à l'art. Leur journée, qu'ils viennent de
me conter, a été toute sensations douces el pastorales,
pour ainsi dire; la mienne, toute sombre et atrocement
sombre. Je suis sûr que ce que j'aime le mieux et à
quoi je serais le plus fier de plaire me trompe et a
été conduit à me tromper par le mépris et l'ennui que
je lui ai inspirés. Tu es sensible ; ce peu de mots t'ex-
pliquera ma rage. J'avais beau regarder le charmant
jardin anglais qui est derrière le palais Auersberg, la
nature ne me disait rien. C'est un homme qui aurait
la bouche pleine d'eau-forte à qui on offrirait un verre
LETTRES INTIMES. 278
d'eau sucrée. Ce qui m'a fait le plus d'impression, c'est
une hirondelle qui volait entre ces arbres ciiarmants;
j'enviais son sort exempt de passion. Ce soir enfin, usé
pour la douleur, n'en pouvant plus sentir, parce que
j'en avais trop senti, je me suis réfugié au Matrimonio
secreto; mais je le sais trop par cœur; j'y ai cependant
eu quelques moments de distraction.
Si nous avons la paix, je verrai l'Italie, ne fût-ce
qu'au coin. — J'irai voir Riatowiska; j'ai besoin d'une
femme aimée, pour chasser le sombre horrible qui
m'accompagne partout.
Vienne, qui est une ville charmante, glisse sur moi;
je n'y vois que ce que j'aime, et que je ne puis pas
avoir; par-dessus le marché, je suis malade. Il faut de
la tranquillité pour me guérir, et jamais je n'en fus si
loin. Si cependant je n'ai [)lus d'espérance, je serai
soulagé d'ici quinze jours, en me jetant à corps perdu
dans une autre passion; mais j'ai encore bien à souf-
frir jusqu'à ce moment, surtout si j'ai encore de l'es-
pérance de temps en temps.
Adieu; une lettre de toi est le seul calmant que je
puisse concevoir ; elle me rafraîchirait le sang. Donne-
moi des nouvelles de tout ce qui se passe à Grenoble.
274 LETTRES INTIMES.
LXXI
Vienne, 1809.
Je ne sais si lu es comme moi, ma chère Pauline,
mais l'air du mois de septembre me donne toujours
le bonheur, sans avoir aucun sujet de contentement
de plus ou de moins qu'à l'ordinaire. J'ai passé hier
des heures charmantes dans les jardins Rasumosky
dont Faure pourra te donner une idée.
Aujourd'hui, je suis allé une heure au fond du Pra-
ter, la plus belle promenade de l'Europe, disent ceux
qui peuvent en juger. Au centre de ces bois immenses,
auprès de ce Danube majestueux, il y a une maison
de chasse qui a été criblée de balles et de boulets;
des soldats ont achevé d'y mettre tout en pièces. Il y
avait à chaque étage un beau salon rond, avec deux
fenêtres à l'entour, au troisième est un belvédère
charmant. Il n'y a personne dans cette maison; j'ai
profité de celte circonstance pour y mener avant-hier
l'objet qui seul fait mon destin.
Aujourd'hui, j'ai luBolingbrockeà l'endroit où nous
nous étions assis; je jouissais de mon bonheur caché.
Je n'ai pas la croix, mais aussi que de matinées pa-
LETTRES INTIMES. ^275
reilles il faut que je sacrifie pour l'oljlenir! Il me
semble que je fais chaque jour un pas vers le moment
heureux où je sentirai que je puis vivre avec cinq ou
six mille livres de renie.
A propos de projets, il est question de me marier
avec une jeune veuve qui a deux enfants et cinq, six,
ou sept ou huit cent mille francs; c'est M... qui ar-
range cela. J'y suis simple spectateur, content si ça
manque, assez embarrassé si ça réussit.
Adieu; écris-moi donc quelquefois; ne trouves-tu
pas que Turin, Berne, Marseille sont bien près de
Grenoble? A ta place, il me semble que je chercherais
à les voir. Mais peut-être y a-t-il des obstacles que
j'ignore. Tout ce que je puis te dire, c'est qu'on ne
sait pas plus à Vienne qu'à Grenoble si le monde du-
rera encore trois semaines.
LXXII
Vienne, 29 novembre 1801).
J'ai reçu hier soir une mission qui me permet de
m'absenter du quartier général de Saint-F^ôllen. Au
moment de partir, un de mes camarades que j'avais
amené partager mon dîner composé de quelques
276 LETTRES INTIMES.
pommes de terre et d'un petit morceau de viande
dure, me proposa d'aller à Vienne quand je serais de
retour de mon voyage. Pourquoi pas tout de suite?
Mais nous laissera-t-on passer sans ordre ni passe-
ports? Nous verrons. Envoyons d'abord chercher des
chevaux de poste. J'y envoie : la livrée de mon co-
cher fait effet; on nous en donne sans ordre. Nous
partons à neuf heures et demie; tout le long de la
route, nous sommes arrêtés par nos postes; moitié
endormis, nous répondons en allemand, on nous pour-
suit, on jure et nous avons quelque peine à les ren-
voyer. Un peu plus loin et déjà endormis, on nous
demande qui nous sommes, en allemand; nous ré-
pondons en français. On nous donne encore des che-
vaux de poste; mais le maître charge le postillon
de remettre à la police à Vienne un petit billet où
l'on parle de nous. Notre projet était de descendre
à deux cents pas de la barrière, d'entrer en prome-
neurs et d'envoyer chercher notre voiture par des
chevaux de nos amis. Nous nous tenons réveillés une
heure ou deux; nous nous assoupissons et sommes
réveillés tout juste par le sergent du poste autrichien
de la porte, qui nous demande qui nous sommes.
En partant, nous avions quitté notre uniforme; mais
avec tant de soin, que mon camarade avait gardé son
gilet d'uniforme et moi mon chapeau; ainsi pas moyen
de ne pas passer pour des officiers français. Nous
donnons bravement le nom de deux de nos cama-
rades qui sont restés à Vienne. On fait quelques dif-
LETTRES INTIMES. 277
ficullés, mais nous avons l'air si sûrs de noire fait
qu'on nous laisse enfin passer. Nous réveillons trois
de nos amis logés ensemble, qui nous apprennent
que l'empereur François II va aller 5 Saint-Etienne,
pour assister à un Te Beum. Il est arrivé avant-
hier dans une mauvaise calèche de poste, mais atte-
lée de six chevaux blancs. Il a été reconnu vers le
milieu de la ville : aussitôt les vivais ont éclaté de
toutes parts; on voulait dételer sa voilure pour la
traîner au palais; il a fait presser les chevaux en di-
sant plusieurs fois : « Je vous remercie, mes enfants. >
A peine arrivé au bourg, il est ressorti à cheval, et,
pendant deux heures, s'est montré au peuple, dont
l'enthousiasme, dit-on, était extrême.
Arrivé ce matin chez nos camarades, il a été ques-
tion de trouver des chapeaux ronds; nous ne pouvions
pas, disait-on, en porter d'uniforme, quelques Français
ont été maltraités avant-hier au moment de l'enthou-
siasme. Mais, nul chapeau n'allait à ma grosse tète,
on déterre enfin un vieux claque de bal, je m'en
affuble, et, tous les cinq, dans l'équipage le plus gro-
tesque qui se puisse imaginer, nous nous rendons vers
le château. Il neigeait horriblement : la garde et le
peuple nous ferment le passage; nous entendons en-
fin des vivats et après un piquet de cavalerie de qua-
rante ou cinquante seigneurs ou laquais couverts
de galons, nous distinguons un petit homme grêle,
figure insignifiante, usée, saluant d'une manière co-
mique. François II porte un chaiieau à trois cornes
IG
278 LETTRES INTIMES.
qu'il metcarrémenl : pour saluer, il baisse directement
la tête devant lui, sans porter la main au chapeau,
comme quelqu'un qui de loin dit oui.
Nous allons à Saint-Etienne, magnifique église go-
thique, non pas réparée à neuf comme la cathédrale
de Reims, mais laissée avec son vénérable gris noir,
comme celle de Strasbourg. Au milieu de la foule,
j'ai entendu cinq ou six fois : « Voilà encore un Fran-
çais, » ordinairement avec l'accent de la curiosité,
deux ou trois fois avec celui de la haine. Nous voyons
de loin qu'on ne laisse pas entrer à la porte de l'église.
Je dis avec un ton dégagé aux deux sentinelles. « Il est
permis d'entrer, messieurs? ï) avec la plus grande po-
litesse; nous pénétrons dans l'église, où se trouvaient
quarante ou cinquante membres du clergé en grandes
aubes, trente ou quarante personnes de la ville et des
laquais. Aussitôt les « Voilà encore un Français î »
partent de toutes parts. Je me place près de la porte
du chœur, un silence à entendre voler une mouche
régnait parmi ces gens rassemblés pour fêter un em-
pereur qu'ils aimaient beaucoup; nons entendions de
tous côtés : «Français, Français.» En regardant, autour
de moi, tous les grands cordons qui étaient à la porte
du chœur, je distingue madame S... la plus belle femme
de la ville, dit- on (figure d'une madone de Raphaël
parvenue à trente ans, mais avec des yeux sans ex-
pression, du reste, des traits célestes); elle sourit et je
lui dis très haut : « Il est heureux pour moi de voir, le
dernier jour de mon séjour à Vienne, la femme la plus
LETTRES INTIMES. 270
belle et l'événement le plus remarquable. » Tout le
monde se retourne et je ne rencontre que le sourire
sur toutes les figures. François II arrive, l'air encore
plus coincbe, insignifiant, usé, fatigué, un homme à
mettre dans du coton pour qu'il ait la force de respi-
rer. Il était environné côte à côte de quatre grands
officiers de sa couronne mouillés jusqu'aux os, ainsi
que lui. Comme j'avais cela de commun avec eux,
sans avoir l'obligation d'entendre le Te Deumyqne les
premières mesures annonçaient cependant devoir être
très beau, je suis venu me chaulTer; je n'ai trouvé per-
sonne, et je t'écris tout chaud mon histoire pendant
que le Te Deiim dure encore, et qu'on fait des dé-
charges de mousqueterie sous mes fenêtres.
Adieu; écris-moi donc une journée de ta vie; cela
me charmerait.
LXXIII
Paris, rue du Colombier, W 28 (faub. Saiut-Gcrinain),
G avril 18IU.
Ta lettre m'a fait un plaisir sensible. Il faisait hier
un temps froid et humide; je revenais d'une visite
que j'ai faite à quelques lieues de Paris. J'ai aperçu
de loin un de mes amis, homme d'esprit et, qui plus
280 LETTRES INTIMES.
est, pauvre cavalier; il pleuvait à verse et son cheval
sautait; il l'a donné à son homme, est monté avec
moi et m'a dit : (.( Parbleu ! que ces provinciaux sont
bêtes ! » Là-dessus, nous voilà à raisonner, et voici nos
raisonnements. Tu me diras s'ils sont justes; en tout
cas, si tu te trompes, ce n'est pas faute de modèles.
C'est un défaut particulier à notre nation que ce
maudit tatillonnage. Qu'est-ce que ce mot d'a-
bord? C'est une extrême attention et importance de
vanité donnée aux moindres détails. Les paroles dic-
tées par ces deux sentiments forment toute la conver-
sation de la province. Ce défaut chasse presque en
entier le naturel. Le Français qui parle cherche
presque toujours à relever sa propre importance,
et, dans tout ce qu'on dit, il cherche toujours une
épigramme ou quelque chose d'aimable pour lui, ne
songeant que très secondairement au but de la conver-
sation, (c Ainsi, continuait Louis, vous connaissez le bon
Rivet et le sot A... Celui-ci voulait absolument avoir
une conversation avec Rivet pour prouver à toute l'ho-
norable société qu'il avait aussi le mérite de la pro-
fondeur. Mais A... avait eu le désagrément de tomber
en sautant un fossé, ce dont sa culotte portait la
marque évidente. C'est dans cet état qu'avec un air
plus pincé que d'ordinaire, il commence le colloque
suivant :
A. — Monsieur, je désirerais me faire quelque idée
de la bonne compagnie de Madrid que vous avez beau-
coup vue.
LETTRES liNTIMES. 281
R. — Avec plaisir, monsieur. D'nhord, ces irens-là,
comme tous les peuples du Midi, gesticulent beaucoup
en parlant. (^1..., qui peut passer pour vif, gesticule
beaucoup, devient sérieux.)
A. — A la bonne heure, à la bonne heure, ce n'est pas
toujours un défaut. Quel est le sujet habituel de la
conversation de ces aimables Castillans?
R. — Ma foi, leurs conversations, ce n'est que des
discussions sur la toilette, les chiffons, la forme d'une
culotte, etc., etc.
A..., de plus en plus piqué. — Oh! vous sentez pour-
tant que, dans la conversation, on ne peut pas traiter
toujours des sujets sublimes de science; tout le monde
ne peut pas... (// s'interrompt, faute d'idées.)
R. — Ce qu'il y a de pis, c'est que ces gens qui par-
lent toujours cliiffons ne sont que rarement propres,
par exemple : ils ont toujours des culottes sales.
(A... devient sensiblement rêveur et songe que sa
culotte a une petite tache.)
R. — Ce sont, en général,des hommes fort maigres....
A..., se hâtant de l'interrompre en ricanant.) —
Oh ! je vous remercie, c'est une nation fort inté-
ressante. (.4 part, et, en physionomie, prenant l'air
piqué.) Cet homme froid et moqueur ne me con-
vient pas du tout.
Louis : Le bon Rivet était tout étonné que la curio-
sité de l'autre fût déjà satisfaite, il m» se doutera
jamais de la cause pour laquelle A... dira toujours du
16.
282 LETTRES INTIMES.
mal de lui. Eh bien, le diable m'emporte, nous voilà
tous. Ce tatillonnage a son quartier général en pro-
vince; au Marais, il a déjà perdu un peu de son
affreuse personnalité. On n'y dit plus avec la même
effronterie : « Voilà mon habit d'il y a deux ans, j'es-
père bien qu'il me fera encore cet hiver. » La bassesse
d'âme s'y montre moins qu'en province ; on y fait une
cour tout aussi servile à M...; mais on prétend que
c'est parce qu'il est aimable et non point parce qu'il
est sénateur.
Nous convînmes ensuite que ce défaut disparaît de
plus en plus ; à mesure que l'on avance dans la société
riche, il change même d'objet. On ne parle plus de son
excellent Witchoura, mais des sentiments de son cœur.
Le sentiment devient le topique de ces braves gens.
L'Allemand, bonhomme qui ne voit pas plus loin
que ce qu'on dit, et qui fournit souvent à la conversa-
tion par l'expression de ses sentiments actuels, me
semble presque tout à fait exempt de tatillonnage.
L'Italien, ardent pour la volupté et sensible à toutes
les voluptés, celle de l'Amour, jusqu'à celle de
prendre des glaces exquises, cet homme heureux les
cherche de bonne foi; il est souvent passionné; l'ha-
bitude qu'il contracte dans ces deux états fait qu'à
part l'exagération, qui n'est sensible qu'aux étrangers,
il parle avec naturel.
Tu sens que le titre d'illustrissimo accordé à un
négociant est comme le très humble serviteur que tu
mets au bas de ta lettre à un notaire.
LETTRES INTIMES. 283
Le tatillonnage est un ennemi secret mais très réel
de la plaisanterie comique, c'est ce qui nous rend si
ridiculement graves. Le commis de la rue Saint-
Denis siffle George Dandin, parce qu'il croit qu'on le
prend pour une bête de lui offrir des plaisanteries si
faciles à comprendre. 11 aime bien mieux le Séducteur
amoureux, la Revanche, etc., etc.; il appelle cela dé-
licat. Le provincial est de son avis sur ce dernier
point; mais, défenseur zélé des mœurs, il ajoute, en
sifflant George, que cette pièce est indécente. Il leur
faut à tous les deux un sentiment embrouillé dans
quatre ou cinq vers; le plaisir de le deviner là-
dessous les charme.
Le commis, à l'aspect de quelque bonne charge de
Molière, prend l'air haut, froid, fâché, dédaigneux et
légèrement malheureux d'un homme qui sait qu'on
lui manque.
En allant chez Brunet, au contraire, il dit à la nièce
de son bourgeois qu'il y conduit : « Nous n'allons en-
tendre que des bêtises »; sa vanité mise en sûreté
par ces mots mille fois répétés, et par la croyance
qu'il va se distraire (de ses occupations impor-
tantes), l'abandonne alors franchement au con)i(iue,
qui se trouve être, d'ailleurs, parfaitement à sa portée.
Toute discussion importante aux yeux des discu-
tants, qu'on parle de musique ou de la suspension de
l'acte LVHabeas corpus, tend à faire contracter une
habitude funeste au tatillonnage.
Après avoir ainsi conclu, nous allâmes chercher
284 LETTRES INTIMES.
ensemble des exemples. Je troivai, en rentrant, ton
aimable leltre, et je m'endormis le plus gai des
hommes. Je le dirai sous le secret que je ne me suis
jamais trouvé si heureux qu'ici depuis deux mois, et
ce qui augmente ce bonheur, c'est que je sens qu'il
ne vient pas tout à fait de passion. Je me sens assez
raisonnable pour donner tour à tour audience aux
plaisirs de la tête, du cœur et même de la gastro-
nomie. Mais aussi il faudra que vous fassiez give me
or tend me sex thousand livres per annum. Tâche
de le préparer à cette idée. Continue à être prudente
for making nochild. It shall be time morigh in four
or five years
Écris-moi bientôt; ce qui me charme, c'est que
voilà que tu me dois cinq pages d'écriture serrée.
Imagine-toi que je sais à peine si l'Isère passe tou-
jours à Grenoble. Ainsi, force détails.
LXXIV
23 mai 1810.
Il faut partir, ma chère amie; je devrais être à
Lyon le 25 mai; je ne partirai que le 2 juin. On m'as-
surait hier encore, dans les termes les plus forts, que
j'étais sur une liste parafée de la main de Sa Majesté;
LETTRES INTIMES. 285
mais, aux yeux vulgaires et à ceux du ministre, je suis
toujours C... J'ai vu la campagne, j'ai fait autour de
Paris un voyage de cent deux lieues par Orléans,
Beaugency, Fontainebleau, Montereau, Nangis et
Grosbois ; mais j'étais avec des âmes qui n'aperçoivent
point le pays d'où je tire mon bonheur.
En en revenant, j'ai fait un voyage à Saint-Cloud
et je retarde mon départ pour aller à Ermenonville et
à Mortfontaine. A peine revenu de la tombe de Jean-
Jacques, je vole vers les lieux où deux tendres
amants aimèrent mieux mourir ensemble que vivre
séparés. Quel exemple ! et qu'on est malheureux de
ne pouvoir pas le suivre !
Mon départ m'afflige; les jours où je ne puis pas
voir la cause de cette affliction, je fais de la morale.
Le matin, quand j'ai été seul et cjuo ma journée n*a
encore été salie par le contact d'aucun homme, je me
tourne au sentiment ; mais, quand on les voit : t De
l'ambition, de l'argent, des succès de vanité à cette
canaille-là! »
J'ai passé hier la soirée chez madame S..., une mère
de cinquante ans pleine de bonté; trois filles, jeunes,
jolies, qui ont de l'esprit; trois ou quatre jeunes gens
heureux, jeunes, aimables, riches; malgré cela, ennui.
Ce qui m'amuse le plus, c'est leur fureur de jouer le
sentiment et de vouloir montrer la chaleur et l'aban-
don d'une ;\me passionnée, sans sortir de la réserve
et de la froideur du bon ton.
Ces aimables lilles sont prises dans le bon ton.
286 LETTRES INTIMES.
n'osent rien se permettre qui ne soit avoué par lui, ce
qui les conduit à ne dire que des choses parfaitement
communes. Malheureusement, il n'y a d'intéres-
sant que ce qui est un peu extraordinaire ; en rappro-
chant la digue de la source du torrent, elle l'empêche
de couler.
Je t'ennuie de la description de ce travers, parce
que j'ai rencontré cet ennemi du bonheur dans presque
tous les salons où je vais. Picard a fait la petite Villey
Molière vengeait bien les provinciaux en leur montrant
la duperie et l'ennui de ces gens qu'ils envient ordi-
nairement. En arrivant ici, ils sont éblouis, tout leur
plaît, et, s'ils retournent chez eux après un séjour de
deux ou trois mois seulement, ils sont incurables. Ils
regrettent à jamais cette société dont tout leur a plu,
même ce monstre aux griffes terribles (la crainte du
ridicule) qui y verse l'ennui d'une main libérale .
Voilà une belle phrase ! Je vois des jeunes gens
dignes de sentir et d'inspirer le bonheur, passer sans
cesse auprès de lui, et le fuir comme par l'effet d'une
gageure ; de braves renards qui ont la queue coupée
conseiller, mais sans malice, aux gens à queue de
n'en pas faire usage. Tout cela me prouve de plus en
plus que, quand on aura trouvé le secret de faire vivre
une morue dans les eaux de la Seine, des artistes
pourront exister à Paris. Il n'y a, ce me semble,
qu'un parti raisonnable à prendre, y vivre pour
l'amour ; je ne veux pas dire être toujours Saint-
Preux, mais se livrer aux goûts tendres qui visitent
LETTRES INTIMES. :287
souvent une àme sensible, y admirer les cliefs-d'œiivre
dont ces fous sont en possession, depuis la divine
Sainte-Cécile jusqu'à iVtcom^f/e joué par Talina, regar-
der tout ce qu'ils disent comme un vain bruit, quand
ils s'avisent de dogmatiser sur les choses invisibles
pour eux, être tout à eux quand ils sonpent ensemble,
sans prétention, parce qu'alors ils sont charmants.
Voilà mes pensées tontes crues et sans y rien chan-
ger. Ce n'est qu'à toi que je puis écrire ainsi. Tout
cela te paraîtra peut-être un peu fou, mais mon bon
heur est lié à ce que tu aies beaucoup d'esprit, et je
ne puis résister à te dire ce qui me semble devoir
étendre cet esprit aimable. La vue de Paris te manque :
peut-être n'y passeras-tu jamais beaucoup de temps;
je voudrais que tu visses tout juste, que rien ne l'y
donnât de fausses idées, et surtout la pire de toutes,
celle de croire que le bonheur n'est que là. Il me
semble qu'il n'est jamais dans un cœur qui n'a pas su
se le donner, et qu'il ne quitte que bien rarement celui
qui l'a cherché de bonne foi, en se méfiant surtout
des illusions de la vanité, passion mère de toi, de moi,
de tout ce qui respire entre le Rhin, les Alpes et les
Pyrénées.
Voilà mon accès passé. Nous partons lundi pour Erme-
nonville, revenons mardi; mercredi ou jeudi au plus
tard, je quitte Paris, à moins (pie Sa Majesté, qui arri-
vera à cette épocpie, n'ait décidé (jn(d(|ne chose pour
nous. Silence avec tout le inonde sur ce voyage; écris-
moi à Lyon, poste restante.
LETTRES INTIMES.
LXXV
- • Paris, 4 juin 1810.
J'ai passé une seconde matinée agréable à Mousseaux
avec M. de Lévis et les lettres du Tasse. On peut trou-
ver le bonheur dans son estomac, dans l'amour ou
dans la tête ; avec un peu de savoir-faire, on peut
prendre un peu de chacun de ces trois bonheurs et se
faire un sort agréable et indépendant de la méchan-
ceté des hommes. Celte science du bonheur a pour
moi le charme de la nouveauté, par conséquent je
dois me tromper encore sur beaucoup de points. Aussi,
quand je te raconte ce que je fais, c'est plutôt pour te
peindre un cœur qui t'appartient que pour te tracer
une marche à suivre. J'ai des moments de flamme où
toutes mes résolutions sont emportées par le torrent ;
après un bonheur de quelques jours, j'ai un spleen
qui ne finit que par une forte fatigue corporelle, ou
par une étude suivie et forcée. Mais voici le canevas :
lire le matin un livre où la sensibilité soit un peu en
jeu; vers les trois heures, faire quelques visites néces-
saires; dîner avec volupté, au frais, tranquillement;
le soir, être avec des femmes aimables ou aimées,
LETTRES INTIMES. 289
fuir comme la mort les conversations d'hommes, l'ai-
greur, la vanité et le noir de la vie.
Ce canevas est dérangé au moins trois ou quatre
fois par semaine par des visites nécessaires. Si je n'ai
pas, le soir, un bon opéra bouffe pour me rincer la
bouche, le mépris que m'inspirent les gens que je
visite finit quelquefois par de l'aigreur, et c'est alors
que je rêve profondément sur la nature de l'homme.
Lorsque je puis écrire, mon esprit, occupé de rendre
exactement ma pensée, n'a pas le temps d'être alîecté
péniblement par la saleté du modèle.
Je me félicite toujours plus du hasard qui nous a
portés à aimer la lecture; car, quoique tu ne m'en
dises rien, je suppose que tu lis toujours beaucoup.
C'est un magasin de bonheur toujours sûr et que les
hommes ne peuvent nous ravir. On s'imagine ici avoir
fait à un homme tout le mal possible quand on l'a
éloigné des affaires et réduit à six mille francs de
rente. Si cet homme aime les livres et a un bon esto-
mac, il peut être plus heureux que courant Paris en
costume pour faire des visites ennuyeuses à des indif-
férents.
Quand un livre de Maximes n'est pas décidément
détestable (par des niaiseries, par exemple, comme
celui de M. de la Bouine), ou on y trouve des vues
neuves qui augmentent le magasin et dont on a le
plaisir de tirer les conséquences, ou, à propos des
Maximes qu'on trouve fausses, on en fait de vraies. A
quoi bon tout cela? à rien; mais, j'ai passé deux
17
290 LETTRES INTIMES.
heures très agréables avec M. de Lévis, et ensuite
une heure et demie de bonheur tendre avec ce pauvre
Tasse. Ce qui pourrait m'arriver de mieux, ce serait
d'oublier sans m'en apercevoir ces deux ouvrages,
pour pouvoir repasser une autre matinée avec eux à
Mousseaux. Pour ne pas te donner la peine d'acheter
et de lire le volume de M. de Lévis (dont les ancêtres
se disaient cousins de la Sainte Vierge et disaient en
allant à l'église. « Je vais prier ma cousine; » leur
nom s'écrivait alors Lévi. Le Lévis actuel était un
seigneur avec 800000 livres de rente (il lui en reste
le quart) ; mais il paraît qu'il ne peut plus tirer de
bonheur de l'amour, et que tous les composés où cet
ingrédient entre sont sans saveur pour lui; aussi dit-il
un mal du diable des femmes.
Donc, Maxime II : Diminuez vos rapports avec les
hommes ; augmentez-les avec les choses, voilà la
sagesse : les moyens d'y parvenir sont l'étude de la
campagne.
Commentaire vrai. — Heureux qui est né avec un goût
passionné pour la botanique, l'astronomie, etc., etc.;
mais, quand on ne se sent ce goût que pour la connais-
sance de la machine nommée homme, il faut s'habi-
tuer peu à peu à les voir comme l'anatomiste voit les
cadavres; il ne s'inquiète pas de la mauvaise odeur,
il ne dit pas : « Voilà pourtant comme je serai
dimanche! » mais il observe la forme des muscles,
nerfs, etc., etc. De même observons les passions,
goûts, caractères, sans nous dire en observant un
LETTRES INTIMES. 291
calomniateur, un envieux etc., etc. : i< Cet homme
me calomniera, troublera mon bonheur qu'il envie,
etc., etc.; i on peut tâcher d'éviler ainsi cette obser-
vation très vraie de Fontenelle : « Tous les savants en
sciences naturelles parviennent à un grand âge et
sont doux, gais, un peu niais. Tous les savants en
connaissances de l'homme sont moroses et meurent
de tristesse. Il faut faire une exceplion, c'est que les
gens à passion vive suivent plutôt la seconde de ces
carrières que la ; remière. »
Maxime Y : L'esprit public est la force des Etats
libres ; Tégoïsme est la sauvegarde de la tyrannie.
VII. — D'ici à longtemps, la seule sauvegarde pos-
sible de la liberté individuelle dans TEurope continen-
tale sera la douceur des mœurs.
218. — N'est-ce pas une bonne manière de juger de
l'importance d'un individu, que de songer à l'effet
que produirait sa mort, et au vide qu'il pourrait lais-
ser un an après cette époque.
50 et very true. Les formes de la société sont
comme les vêtements : elles servent à couvrir des dé-
fauts et des plaies secrètes qui restent cachées jusqu'à
ce que l'intimité vienne aies découvrir; aussi l'homme
sage ne la provoque-t-il pas légèrement.
J'ai souvent été ennuyé à fond pour n'avoir pas pra-
tiqué cette maxime; mais, je m'en vengerai en la sui-
vant strictement, voir beaucoup de monde, en être au
salut avec cinq ou six cents des douze cents personnes
à peu près qui font la grande société ici, et voilà tout.
292 LETTRES INTIMES.
Donne-moi la liste des livres que tu lis depuis deux
ans. Quand la lecture ennuie, ou un goût commence,
ou cet état de langueur vient de ce qu'on lit des ou-
vrages qui n*ont aucun rapport entre eux. On a vanté
la constance en amour, qui n'est qu'impossible; on
n'a rien dit de la constance.
Je vois intimement des gens nés avec quatre mille
francs de rentes et plébéiens, qui sont nobles, ont des
croix et quarante mille francs de rentes, des santés
d'hercule. Faute d'âme, de sensibilité et par conséquent
d'amour pour la lecture, ils sont malheureux à me
faire pitié. Cette expérience se renouvelle sans cesse,
des soirées épouvantables, enfin, sans aimer le jeu,
faire un whist est un bonheur pour eux, et à trente-
cinq ans !
LXXVI
Saiat-Pierre, 29 juin 1810.
Quelle diable de brièveté! Il paraît que c'est le
caractère particulier de ton esprit; mais, autant il est
bon dans les écrits imprimés, autant il est cruel pour
qui vous aime. Je reçois un gros paquet de toi; j'étais
enfoncé dans une discussion avec moi-même qu'avait
.LETTRES INTIMES. 293
fait naître la lecture de la seconde édition du Traité de
la manie de l'excellent docteur Pinel. Je cliercliais
à discerner les cas où leur nnanière de porter des
jugements ou, identiquement, de tirer des con-
séquences est fautive, de ceux où leur perception, ou
bien les observations desquelles ils tirent des con-
séquences sont fautives, et leur manière déjuger fou
de développer les tuyaux de lunettes (Tracy, Logique).
Je quitte mon livre avec le plus vif plaisir, et je
trouve quatorze lignes de quatre mots.
Adieu; je vais me déguiser en Westphalien pour
chanter des couplets au meilleur des Pierre.
LXXVII
Lundi 2 juillet.
Notre petite fête de famille fut charmante; les cou-
plets composés par Picard, qui, une livrée sur le
corps, jouait avec nous, étaient charmants. Un peu
d'attendrissement fut le premier effet ; on rit beaucoup
ensuite. — Deux cents personnes arrivèrent ; Filzjames
nous fit rire; après quoi l'on dansa; je m'en allai le
dernier à la pointe du jour. Je te raconte cela comme
s'il y avait mille ans. Hier, jour de Saint-Martial, nous
294 LETTRES INTIMES.
avonsdînétoutà fait en famille chez M...; à huit heures
et demie, madame Z... s'est embarquée tranquillement
pour une fête que donnait le prince de Schwarzem-
berg, ambassadeur d'Autriche. Gomme l'hôtel eût été
beaucoup trop étroit pour contenir mille invités, on
avait, comme à toutes les fêtes données dernièrement,
construit dans le jardin une salle immense en sapin.
Le plancher de cette salle était avancé de trois pieds
au-dessus du sol. Pour ôter l'odeur du sapin par la
grande chaleur qu'il faisait, on avait peint l'intérieur
de la salle avec de la térébenthine, dit-on. Au moment
où la fête était la plus belle, et où Sa Majesté faisait
le tour de la salle, une bougie est tombée et a mis le
feu à un rideau. On a cru que ce n'était rien ; mais le
rideau enflammé a mis le feu à la paroi des planches
contre lequel il était posé et, en un même moment,
comme un temps d'exercice, c'est l'expression de
M. Z... en me contant cet accident, toute la salle a
été enflammée, les côtés et le comble; le feu qui était
au plafond a brûlé les cordons des lustres qui sont
tombés sur les têtes ; le plancher s'est enfoncé en plu-
sieurs endroits. Tu juges des cris, du tumulte, de
l'horreur, puis de la position de ceux qui, sortis de ce
bûcher ne trouvaient pas leur femme, leur mari, leurs
enfants. La malheureuse princesse de Schwarzemberg,
sœur de l'ambassadeur a été victime de son amour
maternel.
Ce qui rend cet accident unique, c'est la terrible
opposition de ce qu'il y a de plus gai, à ce qu'on peut
LETTRES INTIMES. 295
concevoir de plus horrible, et surtout celui des coups
de tonnerre affreux et une tempête horrible. Heureu-
sement nos excellents parents n'ont pas eu de mal.
Adieu, etc., etc.
LXXVIII
Paris, 9 octobre 1810.
Voici un bien bel automne ; il paraît que tu en jouis
bien, du moins notre bon père me dit toujours que tu
es à la campagne. Ma nouvelle place me prive entiè-
rement de jouir de ces beaux jours si rares ici; heu-
reusement, mon cabinet, d'où je l'écris, est dans une
position superbe, dominant lojardin des Invalides et, au
delà, les bois de Meudon à l'extrémité occidentale de
Paris. Le travail officiel de ma place peut se faire en
quarante heures par mois; mais M..., qui est parfait
pour moi, me charge de beaux travaux étranj^ers à
mon affaire. Je comptais pour cet hiver faire de mes
occupations officielles la broderie de ma vie; le fond
aurait été employé à quehiues études approfondies
relatives à la connaissance de l'homme. J'avais, outre
cela, le projet de me livrer entièrement à ce qu'on
nomme ici plaisirs, afin que, si l'année prochaine je
296 LETTRES INTIMES.
SUIS à cette époque à trois ou quatre cents lieues de
Paris, je sois bien libre de regrets.
Les affaires me prennent peu de temps, je n'en ai
pas pour huit à dix heures de travail ; cependant, je
ne puis pas suivre un travail particulier. Le travail de
réfléchir, du moins pour moi, ne se prend pas et ne
se quitte pas comme un habit: il faut toujours une
heure de recueillement et je n'ai que des moments.
Voilà, ma bonne amie, la peinture exacte d'un cœur
qui t'aime, mais que tu ne payes guère de retour, car
tu n'écris jamais. Je suis réduit à ne te parler que de
moi; j'ignore ce que tu sens. J'accable de questions
Bonval ; je dîne presque tous les jours avec ce char-
mant caractère. Hier, nous avons tant joui aux Nozze
di Figaro, que nous en sommes accablés. Nous avons
jasé tout du long avec une Italienne très jolie, affligée
de dix-huit ans et parlant avec un accent très pur.
Nous ne l'avions jamais vue; elle était là avec son
père, nous sentions de même, la connaissance a été
prompte. Tu sais que j'ai à Grenoble deux affaires : la
première de six mille francs ; mon oncle m'a annoncé
qu'elle allait. La seconde est celle delà Bav... D'après
ce que m'écrit mon père, il paraît qu'il m'enverra ce
qu'il faut pour cela. Parle-lui néanmoins de cet ar-
ticle, si l'occasion s'en présente. Il est nécessaire que
ce soit fait bientôt.
My great father speaks much with me of matri-
mony with a wery sensible girl of your knowledge,
but he will not understand that y could never jouir
LETTRES INTIMES. 297
in this family of tlie égards without trich y never
shall enlrer dans une famille quelconque, et qu'enfin
j'ai décidé de n'y plus penser.
Rien de ce qui peut contribuer à mon bonheur ne
me manque; ma position est très agréable. Des gens
que je ne connaissais pas me font des visites; je re-
cueille chaque soir au moins soixante sourires de plus
qu'il y a trois mois; je puis me dire, par-dessus le
marché, que ce changement est mon ouvrage. Cepen-
dant l'image du bonheur solide que je croyais trouver
avec V. .. me trouble un peu. Il me manque d'aimer
et d'être aimé. Je fais ce que je puis pour aimer ma-
dame Palf...; mais elle ne comprend pas toutes les
délicatesses qui font le bonheur ou le malheur de ceux
pour qui elles sont visibles ; elle met plus de prix qu'il
n'en faut à toutes ces bêtises d'ambition, qui, une fois
qu'on les a, ne signifient plus rien. Ne te moque pas
trop de toutes ces petites faiblesses du cœur; pas une
âme au monde autre que toi ne s'en doute. Je ferai
tout au monde pour aller en Italie en 1811 ; tels sont
mes projets pour celte année. Procure à Faure les
occasions de parler to our father. Ils ne se doutent
pas de Paris et de ma position : il tâchera de la leur
rendre sensible. Je me mets en ménage avec le plus
beau garçon que je connaisse, le meilleur et le plus
aimable, à un peu de tristesse et de hauteur près,
M. Louis de Belle-Ile.
17.
298 LETTRES INTIMES.
LXXIX
25 décembre 1810.
Je viens d'être bien heureux, ma chère Pauline : le
saint jour de Noël m'a laissé un peu de tranquillité;
l'ancienne pente de mon âme m'a porté à lire et à
prendre un livre conforme aux études qui m'enflam-
maient pendant les années de pauvreté que j'ai passées
à Paris. J'ai donc lu avec plaisir, et en posant vingt
fois le livre, les quatre-vingts premières pages du livre
de Burke, intitulé Recherches sur le sublime. J'étais
distrait à chaque instant par mes idées actuelles d'am-
bition, et ensuite j'ai senti le regret de ne plus vivre
au milieu de ces idées nobles, fortes et tendres qui
m'occupaient sans cesse, lorsque, logé rue d'Angivil-
liers, en face de la belle colonnade du Louvre, et
n'ayant souvent pas six francs dans ma poche, je pas-
sais des soirées entières à contempler des étoiles bril-
lantes se couchant derrière le fronton du Louvre. De-
puis six mois, je n'ai pas eu le temps de réfléchir sur
aucune de mes lectures, et ces lectures se sont bornées
aux romans de La Fontaine, parce qu'on peut les
prendre et les quitter à chaque instant. En lisant mon
LETTRES INTIMES. 299
Burke, je m'interrompais pour me faire des reproches
(le telle ou telle visite que je n'avais pas faite. Des
amis puissants m'ont prêté; j'ai un joli appartement,
simple, noble et frais, orné de charmantes gravures;
je cherchais à en jouir avec mon âme de 1804, ça n'est
presque plus possible. J'ai une vue superbe de la
fenêtre de mon petit cabinet; je contemplais le coucher
du soleil au travers de la pluie et de gros nuages dé-
chirés par un vent de tempête. Je songeais avec regret
à Belle-Ile, qui court la poste sur le chemin de La Ro-
chelle, où il a une mission. Il est parti hier et je suis
seul pour deux ou trois mois. J'ouvrais machinalement
le tiroir de mon bureau où je mets les papiers inté-
ressants.
J'ai ouvert une petite lettre : elle était de toi; ja-
mais je n'ai senti avec autant de délice le plaisir de
t'aimer. Cette charmante lettre est du mercredi
15 mars. Mais de quelle année? Je l'ignore. Le timbre
du jour est au bord, et il n'y a que 20 mars 18...
Tout ce que tu dis est parfaitement en harmonie avec
ce que je sens. C'est exactement un autre moi-même
que je lis. La conformité d'écriture venait augmenter
cette charmante illusion. Je sens bien vivement le
chagrin d'être privé de tes lettres. Je t'envoie ta
charmante lettre du 20 mars. Lis-la et renvoie-la moi.
Si tu la lis, tu ne pourras pas résister à l'envie de
m'écrire. Moi-même, je pleure à chaudes larmes en
t'écrivant : ainsi, parlons d'autres choses.
J'ai devant moi une charmante gravure de Porporati
300 LETTRES INTIMES.
intitulée : il Bagno di Leda. î^es badauds auraient, en
la voyant, recours à leur grand mol : « indécent! » je ne
te conseille pas moins de l'aclieler (elle coûte quatorze
francs); c'est un tiers du tableau de ce divin Corrège
qui est au musée; il y a dans la gravure trois femmes,
deux cygnes et un aigle. A côté, j'ai le portrait de ce
divin Mozart que j'ai acheté à Vienne ; d'Artaria, qui
connaissait beaucoup Mozart et qui m'a assuré qu'il
était très ressemblant. On donne demain les Nozze di
Figaro; mais je serai forcé d'en manquer la première
moitié pour aller dans une maison où j'ai été pré-
senté mercredi dernier ; j'y suis resté un quart d'heure
et j'y ai vu madame Récamier, charmante; madame
Tallien, très non charmante, mais remarquable. Que
n'es-tu venue à Paris ! Tâche d'y venir en 1811. Cepen-
dant, je ne te cache pas que j'irai certainement t'em-
brasser, dussé-je pour cela déserter! J'ai trop d*envie
de te voir ! Adieu, ce que j'aime le plus au monde !
les larmes me gagnent... Brûle ma lettre.
LXXX
1" février 1811.
Je viens de faire une expérience fâcheuse surtout
par l'idée qu'elle m'a suggérée. J'ai connu, il y a
quatre ans, un jeune homme aimable, d'un esprit
LETTRES INTIMES. 8(M
doux, mais qui plaisait généralement par son grand
sens; il était auditeur, il a été nommé à une place
importante en province. Il y a passé quatre ans, est
revenu il y a huit jours et nous a paru à tous un être
vulgaire, un sot ennuyeux. Ce changement m'a frappé :
je Tai vu souvent pour en pénétrer la cause; la voici
telle qu'elle a été approuvée hier soir par nous tous.
Il attachait trop d'importance au jugement des autres,
c'était son seul défaut à Paris. Ce défaut n'était pas
dangereux : le hasard l'avait placé dans une société
d'élite composée, excepté nous autres jeunes gens,
d'hommes connus par leur esprit. Il est allé en pro-
vince, et peu à peu, sans s'en douter, a été infecté de
la peste. Cette maladie a même servi à son bonheur.
Les provinciaux le choquaient et l'irritaient d'abord ;
il leur a reconnu un fond de raison au bout de la pre-
mière année; la seconde, il a trouvé nos raisonne-
ments, notre manière d'être heureux alambiqués, la
troisième il ne trouvait plus que quelque tort à ses
administrés: la quatrième enfin, il ne conçoit plus ses
anciens amis, s'irrite dès qu'on soumet à quelque
examende bons préjugés sur lesquels il dort de l'une
et l'autre oreille. J'ai su tirer de lui, par des conces-
sions perfides, toute l'histoire des progrès du mal.
Il paraît incurable parce qu'on se moque de lui, qu'il
défend avec aigreur ses singulières manières de voir,
et qu'une fois la vanité (cette grande et quelquefois
unique passion du Français) en mouvement rien ne
peut l'arrêter.
302 LETTRES INTIMES.
Effrayé de cet exemple, et bien convaincu que,
sans esprit juste^ il n'y a pas de bonheur solide,
j'ai fait acheter hier soir une Logique de Tracy. J'ai
fait dire à tout le monde que j'avais la migraine; je
suis parti pour aller prendre le café à neuf heures, il
en est trois et j'en suis à la page 176 de cette Logique;
je compte la finir d'ici à quinze jours. J'ai le projet
de la relire ou de la reparcourir au moins tous les
ans, afin que mon esprit soit toujours ouvert à la
lumière, et que, si je trouvais quelqu'un qui me dît:
« Les vierges de Raphaël ne sont pas les figures les
plus divines qui soient au monde», ou : « La musique
de Méhul vaut mieux que celle de Cimarosa, » je
pusse écouter ses preuves, et m'y rendre si elles
étaient bonnes.
Examine-toi un peu. N*aurais-tu point pris, par
hasard, quelques-unes des plates et fausses idées que
tu dois entendre répéter chaque jour, et auxquelles
lu fais fort bien d'avoir l'air d'applaudir? Ne ferais-tu
pas bien de prendre le même contre-poison que moi,
qui suis dans un lieu moins malsain, et de lire la
Logique de cet aimable comte de Tracy? Le tout en
secret, et en plaisantant, si on te trouve la lisant. La
grâce n'est que faiblesse ; la forme d'une femme, ce
sont les grâces; elle se coupe lesjambes à elle-même,
si elle se laisse voir étudiant.
Adieu, ma chère amie ; garantis-toi de la contagion,
en tâchant de raisonner juste en tout. Molière lui-
même m'apparaîtraitetme dirait : « Madame une telle
LETTRES INTIMES. 303
est coquette, » que je le prierais de m'en dire les
preuves. La vraie science, en tout, depuis l'art de
faire couver une poule d'Inde, jusqu'à celui défaire
le tableau (VAtala, de Girodet, consiste à examiner,
avec la plus grande exactitude possible, les circon-
stances des faits. Voilà toute la Logique deTracy, à
quoi j'ajouterai : « Ne croire jamais personne sur
parole. »
LXXXI
Milan, 19 octobre 1811.
Ah! mon amie, que je t'ai regrettée en Italie! Quand,
par hasard, on a un cœur et une chemise, il faut
vendre sa chemise pour voir les environs du lac
Majeur, Santa Croce à Florence, le Vatican à Rome
et le Vésuve à Naples.Je connnais soixante voyages en
Italie; croirais-tu qu'il n'y en a pas deux de passables.
Le plus froid de tout est Lalande, c'est pour cela que
jeté conseille de l'apporter si jamais tu viens ici. 11
est si glacial, qu'il ne pourra pas gâter tes sensations,
et il indique tout ce qu'il faut voir, je pense que tu
sais toujours l'italien ; je me souviens que tu avais fort
bien réussi, il y a six ans. J'espère que, bientôt, j'aurai
304 LETTRES INTIMES
un congé; je pense bien que tu te résoudras à venir
coucher à mon quatrième étage de la rue Neuve du
Luxembourg. Il faut voir Paris pour n'être pas tour-
menté par ce grand fantôme. Tu y trouveras les plus
belles chosesde l'univers ; mais c'est un sérail, tout est
eunuque jusqu'au maître. Les choses sublimes sont
mortes; les habitants songent à leurs petites vanités,
à leur petite société du soir, au sort d'un vaudeville
fait par un de leurs amis, etc., etc.
Les peuples d'Italie, au contraire, sont bilieux,
point aimables dutout; la canaille italienne est même
la plus impatientante de l'univers, et malheureuse-
ment un voyageur est sans cesse en contact avec la
canaille; les auberges sont les plus malpropres du
monde; cependant, avec beaucoup de peine, j'en ai
trouvé de très propres à Milan, Bologne, Florence,
Rome etNaples; mais il faut se garder de s'arrêter
autre part; heureusement toutes les villes sont à
quarante ou cinquante lieues l'une de l'autre.
En se figurant d'avance ces inconvénients pour ne
pas en être irrité sur les lieux, on trouve un peuple
né pour les arts, c'est-à-dire excessivement sensible.
Un vieux notaire de cinquante-cinq ans, plus sale-
ment avare que M. Girard l'apothicaire, se pâmera de
bonne foi devant une vierge du Corrège, en parlera
pendant vingt-quatre heures, ne pensera qu'à ça, et,
qui plus est, dépensera dix louis pour en avoir une
copie. Ce même homme, le soir, à un opéra de Si-
mone Mayer, criera : « Encore ! » de manière à s'épou-
LETTRES INTIMES. 305
monner. Après ces deux traits, il rentrera dans son
avarice et dans sa saleté.
Les âmes plates offrent cependant une observation,
c'est qu'ici tout se fait avec naturel ; il y a beaucoup
moins de vanité. Je tentais souvent les gens de ce pays
en leur offrant les moyens de cacher les choses ridi-
cules qu'ils se permettent; leur réponse s'est toujours
réduite à ceci :
— Pourquoi me gênerais-je?
Si ton goût t'y porte, tu augmenteras les plaisirs de
ton voyage d'Italie en lisant d'avance les vies de
Michel Ange, Raphaël, le Gorrège, le Titien, Guido
Reni, le Dominiquin, Léonard de Vinci, Annibal
Carrache.
Avec les vies de ces huit hommes, qui ont vécu de
1460 à 1560, tu en sauras assez. Ges vies ont été
écrites avec beaucoup d'autres par un peintre con-
temporain nommé Vasari. Ne t'empoisonne pas des
bêtises d'un nommé Gochin; lis, au contraire, les dis-
cours de sir Josuah Reynolds, peintre de Londres.
Adieu...
306 LETTRES INTIMES.
LXXXII
Paris, 6 décembre 1811.
Mieux vaut un mot que rien; je voudrais que tu te
rappelasses souvent cela. Figure-toi un homme dans
un bal charmant, où toutes les femmes sont mises avec
grâce, le feu du plaisir brille dans leurs yeux, on dis-
tingue les regards qu'elles laissent tomber sur leurs
amants. Ce beau lieu est orné avec un goût plein de
volupté et de grandeur; mille bougies y répandent
une clarté céleste ; une odeur suave achève de mettre
hors de soi. L'âme sensible qui se trouve dans ce lieu
de délices, l'homme nerveux, est obligé de sortir de la
salle de bal; il trouve un brouillard épais, une nuit
pluvieuse et de la boue; il trébuche trois ou quatre fois
et enfin tombe dans un trou à fumier.
Voilà l'histoire abrégée de mon retour d'Italie.
Pour me consoler des platitudes physiques et morales
que j'essuyais en route, je me figurais cette bonne
petite A... m'attendant avec tout son amour, dans mon
appartement, auprès d'un bon feu. J'arrive : Madame
est partie depuis longtemps. J'eus une soirée d'amou-
reux; je sentais que mon désespoir n'avait pas le sens
LETTRES INTIMES. 907
commun, mais j'étais désespéré. Cette bonne petite
reviendra le 18 décembre.
Vers la même époque, je partirai peut-être pour la
Hollande; c'est une mission de quinze jours. Viens
malgré cela, ne renvoie pas ton voyage.
J'ai trouvé ici une chose toujours divine qui m'a
frappé dans l'endroit le plus tendre de l'àme; c'est le
jeu de mademoiselle Mars aux Français ; cela seul vaut
mille lieues; je les ferais avecplaisir, si je savais trou-
ver un tel plaisir à Alger.
J*ai vu ton ami Chambier, il m'a conté qu'il est en
froid avec son père, ou plutôt que son père est en grand
froid avec lui, à cause de son absence. Comment cela
finira-t-il? Cela ne finira peut-être pas. Nouvelle rai-
son pour chercher un bonheur indépendant!
J'ai entrevu mademoiselle V... au moment où mesyeux
tombèrent sur elle; j'avais l'air fat et insolent; j'étais
superbe, particulièrement par mon chapeau à plumes;
je fouettais mon cheval avec toute la majesté possible.
Elle m'a paru bien pâle, et moi à elle bien fat peut-
être. Je ne l'ai pas saluée, par surprise; je compte la
saluer au premier beau jour de promenade aux Tui-
leries.
Adieu; viens voir ce pays. Si tu manques cet hiver,
peut-être ne pourrais-je jamais te le montrer. Emploie
donc toute l'astuce féminine et tout le caractère d'un
homme pour arriver à mon quatrième étage.
308 LETTRES INTIMES.
LXXXÏII
8 décembre 1811.
Tu veux, ma chère amie, que je te donne de grands
détails sur mon voyage d'Italie, je n'en ai guère le
temps.
En général, il y a quatre choses à observer en
Italie :
1° L'état du sol ou le climat ;
2° Le caractère des habitants ;
3° La peinture, la sculpture et l'architecture;
4" La musique.
J'ai trouvé l'état du sol très bien décrit par Arthur
Young. Pour le caractère, personne ne l'a décrit; il
faut le chercher dans l'histoire ; M. Sismondi, élève
sans génie d'une excellente école, a montré ce carac-
tère dans l'histoire des républiques du moyen âge.
Sensible, sans vanité, ardent, vindicatif, presque
incapable de l'esprit français proprement dit, celui de
Voltaire et Duclos.
Quant à la musique, j'attends de Naples un livre
qui en traite ; je t'en traduirai une vingtaine de pages;
tu y verras que la musique dégénère actuellement.
LETTRES INTIMES. 900
L'année 1778 est remarquable : Voltaire, Rousseau,
Garrick moururent; tous les arts étaient en France au
dernier période de la décadence ; ce fut, au contraire,
le plus beau moment que la musique ait jamais eu :
Pergolèse, Cimarosa et Jomeli produisirent des
chants qui n'ont été égalés par personne, que par
Mozart, mais dans le genre mélancolique seulement.
Quant à la peinture, j'ai eu le bonheur de me lier
avec un des premiers peintres de l'Italie; il m'a dicté
la liste ci-jointe, où il m'a indiqué par des numéros
le rang qu'il croit mérité par chaque peintre.
Je me suis aperçu que je savais beaucoup moins bien
l'italienque jeme le figurais. Pourme remettre à cette
langue, je traduis, en abrégeant, l'histoire de l'École de
Florence, la première des cinq notées dans le lableau
ci-joint. Si j'ai la patience d'achever ce travail en-
nuyeux, je te l'enverrai.
Je ne connais pas de livre français relatif à la pein-
ture et qui soit passable. On m'a parlé cependant d'un
ouvrage de Félibien; comme il ne m'apprendrait pas
l'italien, je ne le lirai pas et je ne crois pas faire une
grande perte. Tu pourras te faire prêter les vies des
peintres par Vasari; c'est un ouvrage italien, plein
d'un bavardage extrême. Malgré cela, tu pourras
trouver quelque plaisir à savoir les aventures des
grands peintres qui sont Michel-Ange, Léonard de
Vinci, Raphaël, le Corrège, le Titien, Annibal C.ir-
rache, Guido Reni, le Dominiquin et le Guerchin.
L'ami qui m'a accompagné à Rome et qui m'a
310 LE'i'TRES INTIMES.
appris à apprécier leurs chefs-d'œuvre pense que
Raphaël est le premier ; le Corrège,le second, et An-
nibal Carrache, le troisième. Le dernier des grands
peintres est Raphaël Mengs, né en Saxe et mort,
à Rome en 1779.
Tu pourras remarquer que les deux plus grands
artistes du xviii* siècle, Mozart et Mengs, sont Alle-
mands.
P.-S. — J'ai dicté cette lettre pour donner certaines
explications au badaud qui l'a écrite, et qui malheu-
reusement n'est pas assez sot pour ne pas comprendre
du tout ce que je lui dicte, mais n'a pas assez d'esprit
pour éviter les fautes de sens. Viens à Paris cet hiver,
si tu veux m'y trouver.
La férocité à mon égard augmente et peut-être
m'éloignera d'ici. Je ne suis pas encore tombé dans la
mélancolie des disgraciés : ça viendra peut-être; il ne
faut désespérer de rien. Ne dis rien de tout ceci à per-
sonne. Réellement, tâche de venir avant le milieu de
janvier. Allons, madame, sortez de votre flegme;
songez que vous avez vingt-cinq ans, et que, pour peu
que vous preniez l'habitude de différer, vous arriverez
à la sécheresse du cœur, sans avoir vu des choses qu'il
faut sentir.
LETTRES INTIMES. 311
LXXXVI
Saint-Cloud, tS juillet 1812.
Le hasard, ma chère amie, me ménage une belle
occasion d'écrire. Je pars ce soir, à sept heures, pour
les bords de la Dwina ; je suis venu prendre les ordres
de Sa Majesté l'impératrice. Cette princesse vient de
m'honorer d'une conversation de plusieurs minutes,
sur la route que je dois prendre, la durée du voyage,
etc., etc.; en sortant de chez Sa Majesté, je suis allé
chez Sa Majesté le roi de Home; mais il dormait, et
madame la comtesse de Montesquieu vient de me dire
qu'il était impossible de le voir avant Irois heures ; j'ai
donc deux heures à attendre. Ça n'est pas commode, en
grand uniforme et en dentelles. Heureusement, je me
suis souvenu que ma place d'inspecteur me donnerait
peut-être quelque crédit dans le palais. Je me suis
présenté, et Ton m'a ouvert une pièce qui, dans ce
moment, n'est pas habitée.
Rien de plus vert et de plus tranquille que ce beau
Saint-Cloud.
Voici mon itinéraire pour Wilna : j'irai fort vile,
ayant un courrier en avant jusqu'à Konisberg ; mais, là,
31^2 LETTRES INTIMES.
les doux effets du pillage commencent à se faire sentir;
cela redouble à Kowno ; on dit que, dans les environs,
on peut faire cinquante lieues sans trouver un être
vivant (je regarde tout cela comme très exagéré, ce
sont des bruils de Paris, c'est tout dire pour l'absur-
dité). Le prince archichancelier m'a dit hier de tâcher
d'être plus heureux qu'un de mes collègues qui a mis
vingt-huit jours de Paris à Wilna. C'est dans ces
déserts ravagés qu'il est difficile d'avancer, surtout
avec une pauvre petite calèche viennoise, écrasée de
mille paquets ; il n'est pas un personnage qui n'ait eu
l'idée de m'en envoyer.
A propos de cela, Gaétan voulait venir avec moi ;
je lui ai répondu qu'il était physiquement impos-
sible que ma calèche contînt plus que moi et mon
domestique. Là-dessus, il m'a écrit une lettre imper-
tinente, m'accusant d'avoir offert de le mener. Je suis
dans cette circonstance comme l'honnête homme dont
parle la Bruyère : mon caractère jure pour moi; on
sait que je n'aime pas les ennuyeux, et encore vingt
jours de suite. C'est le pendant de la lettre où son
père m'appelait charlatan; on ne peut l'être moins,
car je leur ferai entendre à la première occasion qu'ils
peuvent me regarder comme n'existant plus pour eux.
Je suis charmé que tu aies acheté Shakspeare;
c'est encore le peintre le plus vrai que je connaisse.
Adieu ; si tu ne viens pas à Paris, va à Milan par le
Siinplon et les îles Borromée et reviens par le mont
Cenis.
LETTRES INTIMES. 313
LXXXV
Smolensk, âO août 1812.
Déchiffre, si tu en as le courage, le brouillon ci-
joint; c'est une lettre à madame Z... et,de plus, la vérité
exacte. Je suis entouré de sots qui m'excèdent. Toute
réflexion faite, c'est la dernière fois que je m'éloigne
du but, la mia caraltaUa. Nous n'avons pas d'encre;
je viens d'en fabriquer soixante-quinze gouttes que
ma grande lettre a épuisées. Ainsi adieu; ne montre
Tautre lettre à personne. Je suis plus que jamais
dégoûté des ennuyeux, délivre-t'en le plus possible.
Je serai, je crois, placé à vingt ou trente lieues de
Moskou. On bat encore les Russes dans ce moment.
(( Madame,
» Il faut absolument profiter de l'aimable permission
que vous avez daigné m'accorder, et ne pas perdre
tout à fait l'habitude de parler à des personnes
aimables; celles avec lesquelles je suis depuis trois
mois ne le sont guère. Ils parlent toujours des choses
sérieuses, il faudrait les abréger et marc lier dessus
18
314 LETTRES INTIMES.
comme sur des charbons ardents : pas du tout, ils y
mêlent une dose exorbitante d'importance, et ce qui
pouvait se dire en dix minutes exige ainsi une grosse
heure.
» Voilà, madame, un grand inconvénient, et nous
sommes réduits à cette espèce de gens à voir. Par
exemple, je n'ai pas eu l'occasion d'adresser la parole
à une femme depuis le village de Marienpol, en Prusse ;
c'est notre sort à tous. C'est acheter bien cher le
spectacle d'une ville brûlant au milieu de la nuit et
élevant jusqu'au ciel une pyramide de feu, d'une lieue
et demie de large.
))En cinq jours, nous avons été chassés de cinq palais ;
enfin, de guerre lasse, le cinquième, nous sommes
allés bivouaquer à une lieue hors la ville. Nous éprou-
vons, en y allant, les inconvénients de la grandeur.
Nous nous engageons avec nos dix-sept voitures dans
une rue qui n'était pas encore bien enflammée ; mais
la flamme allait plus vite que mes chevaux, et, arrivés
au milieu de la rue, les flammes des deux rangs de
maisons efl'rayent nos chevaux; les étincelles les
piquent, la fumée nous éloufl^e et nous avons fort
grande peine à faire demi-tour et à nous en tirer.
»Jene vous parlepas, madame, d'horreurs beaucoup
plus horribles. Une seule chose m'a attristé ; c'est, le
20 septembre, je crois, lors de notre rentrée à Moskou ;
le spectacle de cette ville charmante, un des plus
beaux temples de la volupté, changée en ruines noires
et i)uantes, au milieu desquelles erraient quelques
LETTRES INTIMES. 315
malheureux cliiens, el quelques feinines cherrhanl
quelque nourriture.
» Cette ville était inconnue en Europe : il y avait six
à huit cents palais tels qu'il n'y en a pas un à Paris.
Tout y était arrangé pour la volupté la plus pure.
C'étaient les stucs et les couleurs les plus fraîches, les
plus beaux meubles d'Angleterre, les psychés les plus
élégantes, des lits charmants, des canapés de mille
formes ingénieuses. Il n'y avait pas de chambre où
on ne pût s'asseoir de quatre ou cinq manières diffé-
rentes, toujours bien accolé, bien arrangé, et la com-
modité parfaite était réunieàlaplus brillante élégance.
j) C'est tout simple; il y avait ici mille personnes de
cinq à quinze cent mille livres de rente. A Vienne,
ces gens-là sont sérieux toute leur vie et songent à
avoir la croix de Saint-Etienne. A Paris, ils cherchent
ce qu'ils appellent une existence agréable, c'est-à-dire
donnant beaucoup de jouissance, de vanité ; leurs
cœurs se dessèchent, ils ne peuvent sentir les autres.
» A Londres, ils veulent avoir un parti dans la nation;
ici, dans un gouvernement despotique, ils n'auraient
de ressources que la volupté.
» Je pense, madame, que l'heureux Bellisle est
auprès de vous : dites-lui qu'on ne peut rien faire de
son habit d'auditeur, tant que le ministre de la guerre
n'aura pas écrit qu'il n'a plus besoin de ses talents.
1 Auriez-vous la bonté, madame, d«' présenter mes
devoirs à M. le comte B... et de daigner vous souvenir
quelquefois de mon respectueux dévouement, i
316 LETTRES INTIMES.
LXXXVI
16 octobre 1812.
Voici, ma chère amie, une lettre écrite à madame
Deligny une de mes amies, à laquelle je ne puis pas
parler tout à fait franchement, parce qu'elle ne me
comprendrait pas. Comme le fond est vrai, joins-la au
journal que F... rassemblera. Ecris-moi à Smolensko.
LXXXVII
Wilna, 7 décembre 1812.
Je me porte bien, ma chère amie. J'ai bien souvent
pensé à toi dans la longue route de Moscou ici, qui a
duré cinquante jours. J'ai tout perdu et n'ai que les
habits que je porte. Ce qui est bien plus beau, c'est
que je sois maigre. J'ai eu beaucoup de peines phy-
siques, nul plaisir moral ; mais tout est oublié et je
suis prêt à recommencer pour le service de Sa Majesté.
LETTRES INTIMES. 317
LXXXVIII
Kônisberg, 28 décembre 1812.
A Molodochino, je crois, à trente lieues de Wilna,
sur la route de Minsk, me sentant geler et défaillir, je
pris la belle résolution de précéder l'armée. Je fis avec
M. Busche quatre lieues en trois heures; nous fûmes
assez heureux pour trouver encore Irois chevaux à la
poste. Nous partîmes et arrivâmes à Wilna assez abat-
tus. Nous en repartîmes le 7 ou le 8 et arrivâmes à
Gumbines, où les forces physiques revinrent un peu;
de là, je suis arrivé ici, voyageant à (juelques lieues en
avant de M. Z...
Une fois ici, nous avons vu arriver tout le monde,
excepté Gar'tan. Il paraît qu'il était malade avant Wilna,
Ici, M. Daru m'a raconté qu'il l'avait trouvé à Wilna
entièrement sans courage, pleurant et regrettant sa
mère. M. Daru lui prêta de l'argent, ensuite son dernier
cheval et sa dernière paire de bottes, conduite réelle-
ment très belle dans ces temps de trouble où un cheval
était la vie. J'ai cherché à érlaircir toutes ces malheu-
reuses circonstances; fout le monde déplore le sort de
ce pauvre jeune homme ; mais personne n'ajoute un fait
18.
318 LETTRES INTIMES.
à ce qui a été dit à M. Daru par ses domestiques qui,
les derniers, ont vu Gaétan, à une lieue de Kowno.
Quand tout ceci se passait, j'étais cinq ou six lieues
en avant. Des généraux, des commissaires ordonna-
teurs ont péri dans cette marche; il est bien difficile
que Gaétan, qui n'avait pas toute la résolution dési-
rable, ait résisté; il serait encore possible qu'il fût
prisonnier.
Adieu, ma chère amie ; voilà une bien triste nou-
velle; n'en dis absolument rien. Je pense que M. Daru,
qui s'est conduit d'une manière très belle, écrira au
père. Moi, je me suis sauvé à force de résolution ; j'ai
souvent vu de près le manque total de forces, et la
mort.
Mille amitiés à ton excellent mari. Donne-moi donc
de tes nouvelles : depuis un mois, pas un mot de
Calais.
Adieu; etc., etc.
LXXXIX
27 février 1813 (?)
Ta lettre, datée de deux heures du matin, m'a fait
beaucoup de plaisir, ma chère amie; voilà une heure
honnête et point provinciale du tout. Je suis enchanté
LETTRES INTIMES. 319
du bon effet du portrait. Tâche d»^ faire mousser ma
tendresse pour notre bon icrand-père. Il ne m'écrivit
presque plus depuis les i,n'andes batailles de la B'<^, et
il serait triste pour lui de croire que ma vénération a
diminué. Fais donc tout au monde pour (ju'il croie
que je ne le confonds point avec les ennemis d'Israël.
On a été trop indulgent pour les preuves de 6000 francs
de A... On se repent de cette indulgence, et la
baronnie, qui n'exige que 5000 francs, est vengée en
ce sens qu'on suppose que ceux qui ne l'ont pas
n'auraient pas les 6000 francs.
Cette affaire est facile aujourd'hui. Ce sera une
grande récompense dans vingt ans. Malheur, dans
tous les genres, à ceux qui arrivent trop tard : à un
bon dîner, ils ne trouvent plus que des croûtes de
pâté; auprès d'une jolie femme, des charmes usés et
plus de gaieté. D'après ces considérations, j'aime
mieux que le father se fasse baron, que s'il ne fait
rien. Car, pour me faire baron, il faut 5000 francs.
Je n'aurai cette fortune, si je l'ai, qu'après lui; et
alors, la faveur de la baronnie sera bien plus ditlicile
à obtenir. Tâche donc de lui faire pont d'or, pour
l'encourager à se faire baron lui-même. Four épargner
sa profonde vanité, fais les avancer; que ce projet ail
l'air de venir de toi, de P..., ou de moi, et que ce soit
par un excès tendresse paternelle qu'il se détermine
à revêtir ce titre pompeux. Prends là-dessus les con-
seils de Félix, et, par-dessus tout, marchez. J'admire
tous les jours votre bêtise provinciale. Par exemple.
3Î0 LETTRES INTIMES.
mon oncle, mon great fatherei Gaëlan sont parvenus,
en parlant de conscription, à tellement gâter leur
affaire, qu'il parait que Gaétan obtiendra beaucoup
moins que s'il n'était pas venu. Je soupçonne qu'on a
deviné la force du susdit, qui, en dernière analyse,
ne sait pas même écrire. Fais en sorte que le mauvais
succès ne me soit pas attribué. Dis à mon grand-père
que cette idée de conscription mal à propos mise en
avant a donné l'éveil à l'inflexible justice, etc., etc.
Maintenant, au diable toutes ces platitudes !
Je soutenais hier un grand principe qui a générale-
ment scandalisé, je puis m'en vanter : c'est que, dès
qu'on connaît quelqu'un pour ennuyeux, il faut se
brouiller avec lui; que, par ce moyen, au bout de dix
ans, on se trouverait la société la plus agréable pos-
sible. Je le pense ; mais je le disais pour faire l'ai-
mable. Je suis jaloux de mademoiselle Jenny, dont je
t'ai parlé en venant de Voiron à Cularo.
Ma vie, depuis mon retour du 27 décembre, a été
agitée, c'est-à-dire heureuse : d'abord, je travaille
beaucoup à une besogne qui probablement me don-
nera les moyens de retour en Italie. Voilà le canevas
général de ma vie. Plus, mon capitaine me parle, toutes
les fois qu'il me voit, de m'envoyer en Hollande; plus,
j'ai été disgracié par mon colonel; plus, le 7 février,
il m'a souri; plus, actuellement, l'estime l'emporte.
Mais qu'est-ce qu'une amitié fondée sur l'estime? Ça
ressemble à un amour fondé sur le mariage.
Félix t'a communiqué le récit de l'attaque de goutte
LETTRES INTIMES. 3«i
que j'ai eue dans la nuit du 4 au 5 février. Depuis, je
fais ce que je puis pour paraître modeste; mais je ne
puis pas. Dès qu'il se présente quelque action trop
plate à faire, je suis comme les chevaux ombrageux,
j'agis suivant ma hauteur naturelle, et je ne m'aper-
çois de ma faute que quand l'obstacle qui me donnait
dans l'œil est passé.
J'ai eu un avancement le 31 janvier. J'ai toujours
Aug... qui me fait de bonne musique ; mais l'amour est
comme une fièvre qui vient en même temps à deux
personnes: celui qui est le premier guéri est diable-
ment ennuyé par l'autre; aussi ai-je une théorie
superbe et géométrique, sur l'art de couper la queue
aux passions.
Je ne la mets pas en usage, parce j'ai peur de
devenir trop amoureux de Jenny. Tu sais que par la
peur que nous fait sa mère et le beau-frère, nous
n'avons que de rares occasions de nous spcak. Je
ne m'en console qu'en pensant à la manière brillante
dont j'ai enlevé madame P... et aux batailles des
21 septembre, 24 et 26 octobre 1811. Pour achever
mon ridicule, je suis jaloux d'un jeune homme ai-
mable dont le caractère a plus de rapport avec celui
de Jenny. Par exemple, ce matin, je me sens le diable
dans le ventre, je ne puis tenir en place. Voilà, belle
Pauline, à quel point nous en sommes, puisque vous
le demandez. Si contre toute apparence, il y avait
guerre, j'en serais; ainsi presse-loi de venir. Si je
pars, c'est pour deux ou trois ans. Allons, un pou de
322 LETTRES INTIMES.
courage ; campe tout là et arrive. Si tu tardes, le
plus beau de Paris n'y sera plus.
F... est enchanté de loi, ne s'amuse que chez toi.
Invite-le souvent à dîner, et buvez du Champagne :
c'est le moyen de faire connaissance et de défaire
l'ennui et le calme plat de Gulans.
XC
Chambéry, 14 mars 1814.
Je me sens tout autre depuis que je suis sorti du
quartier général de la petitesse. J'y ai perdu cinquante-
deux jours; je n'ai eu de consolation que le plaisir de
connaître madame Derville, la dispute du petit homme
et la lecture de cinq à six lettres anonymes.
Ici, la nature du ridicule est différente; nous
sommes depuis trois jours à Saint-Julien, village à
une heure et demie de Genève. Le 1'% il y a eu ba-
taille ; nous avons gagné du terrain, malgré beaucoup
de pièces de douze qu'avait l'ennemi, et qui, allant
deux fois plus loin que nos pièces de quatre, rendaient
celles-ci inutiles; nous avons fait soixante prisonniers.
Le gendre du comte Dessaix, voyant un boulet de douze
venir en ricochet, a jeté rudement son beau-père dans
LETTRES INTIMES. :ji3
un fossé heureusement plein de neige; une seconde
après, le boulet a fait un sillon de six pouces de pro-
fondeur à la place que venait de quitter le pauvre gé-
néral, qui, comme tu te le rappelles peut-être, n'a
presque plus d'os dans les bras.
Eu récompense, on le fera gouverneur de Genève,
si nous y entrons. Je ne mets ce st-làque pour n'avoir
pas l'air de vendre la peau de l'ours.
Le courrier part et je finis impromptu. J'avais ce-
pendant l'histoire de madame liumbert du Bouchage !
XCI
Milan, 28 août 1814.
Ma chère Pauline,
Je n*ai pas la patience de recopier les faits ci-joint.-?.
C'est les débris d'une lettre que j'ai trouvée de style
lourd après l'avoir finie.
Suivent des commissions.
(( Madame,
D Tant de choses se sont peut-être passées à Paris,
depuis un mois, (juil est fort possible (juc vous n'ayci
324 LETTRES INTIMES.
que bien peu d'attention à donner aux récits d'un
voyageur. Ma lettre vous trouvera-t-elle au château
de M. G..., qui, ce me semble, doit être charmant, ou
aura-t-elle le malheur d'arriver un mercredi, comme
un compte de pain pour les pauvres? Si j'écrivais pour
la campagne et pour la douce sérénité que doit inspirer
une société si aimable, je donnerais plus d'étendue à la
partie étendue de mon voyage; si c'est pour Paris, je
vous parlerais des parades politiques que j'ai rencon-
trées.
» Après un serrement de cœur très vif en quittant
Paris et les lieux qui me rappelaient des illusions char-
mantes, mais qui n'étaient pas des illusions, je suis
venu passer huit jours au milieu de forêts bien vertes
et bien solitaires, avec des gens sur l'affection des-
quels je puis entièrement compter. Je partais à cheval
le matin tout seul et je faisais deux ou trois lieues
dans la forêt silencieuse, belle occasion pour faire
des réflexions. J'y ai vu de nouveau que je n'avais
aimé que des illusions, et je ne vous dirai pas le nom
de la seule personne que j'aie trouvée sincèrement à
regretter. Je trouve ennuyeuse la société des hommes
et le raisonnement sérieux. Vous aurez peut-être
remarqué, madame, que ces beaux raisonnements
finissent toujours par conclure à quelque chose de
triste. Je parle des meilleurs raisonnements; les trois
quarts font seulement hausser les épaules par l'igno-
rance ou la platitude de leurs discours. Tout l'avantage
qu'on peut tirer de ces conversations prétendues impor-
LETTRES INTIMES. 32.'.
tantes, c'est que, si les personnes avec lesquelles vous
avez bavardé s'appellent X ou Z, les bavards qui vous
voient partir de cbez eux, vous marquent du respect.
Il ne reste donc à l'homme qui est un peu sensible et
un peu désabusé de la vanité des uniformes, que la
société des femmes; or, cette société vaut infiniment
mieux en Italie, parce qu'en France, les femmes ne
sont que des hommes pendant vinijl-trois heures et
demie de la journée. J'ai vu à Turin un petit roi qui
a quelque courage personnel : il va presque tous les
jours seul se promener à pied. Du reste, comme le
lui a dit ce lord Bentinck cjui a poussé à Paris, il est
en arrière de trente ans dans l'art de régner, et, s'il
reste sur le trône, ce ne sera pas sa faute : il mécon-
tente vingt mille soldats qu'il laisse rentrer en Pié-
mont; Milan est plein de toutes les grandes familles
de son pays qu'il a disgraciées pour avoir servi un
autre.
» J'aime beaucoup les amis qu'on fait en voyage; il
faut qu'ils trouvent en vous quelque chose d'agréable,
puisqu'ils vous aiment sans savoir qui vous êtes.
» J'ai fait à Turin la connaissance d'un général ita-
lien dont probablement je ne saurai jamais le nom. Il
m'a fait voir le roi, et, i\\n pins est, une charmant»*
actrice qui a dix-huit ans et, avec les plus beaux ycu\
du monde, prend la vie du côté gai, se moque de tout
sur la scène comme chez elle, et a la sagesse profonde
de ne pas vouloir épouser les gens riches qui lui
offrent un carrosse, une livrée et l'ennui de leur
10
326 LETTRKS INTIMES.
triste société. Ce caractère, qui est bien franc, fait
qu'elle chante et qu'elle joue d'une manière très rare,
c'est-à-dire parfaitement naturelle. J'ai vu toute une
salle rire aux larmes pendant dix minutes, tout le
monde s'essuyait les yeux, et tout le monde en sor-
tant répétait le duo comique qu'elle avait chanté avec
un amant ridicule.
» Voilà de ces plaisirs que l'on ne trouve pas de l'autre
côté des Alpes : on aurait été révolté de l'indécence du
duo.
» Mais je m'aperçois que j'abuse de la permissiou
que vous avez daigné me donner de vous écrire une
espèce de journal. Jugez, madame, de mon dévoue-
ment; si vous montrez ma lettre, je suis immanqua-
blement ridicule. Vous savez la maxime générale :
une femme ne doit compter sur un amant italien
qu'autant qu'elle lui a fait faire quelque faute de con-
duite, sur un adorateur allemand qu'autant qu'elle
l'a rendu vif, sur un amant français qu'autant qu'elle
lui a fait faire une chose ridicule.
3) Voyez, madame, quelle peut être l'étendue de mes
prétentions, après la cruelle longueur de la présente
lettre; mais je compte sur la promesse que vous avez
bien voulu me faire, et je crois que, si elle est lue, ce
sera tout au plus par vous. Je m'étais bien promis de
ne pas passer les deux pages, et c'est pour cela que
j'avais pris une plume taillée en fin et du grand papier ;
mais on a toujours trop à dire aux personnes qu'on
aime sincèrement.
LKTTUKs INTIMKS. 3^7
)) C'est ce qui fait que mes conversations avec une
dame de Milan ne finissent pas; c'est ce qui fait que
toute sa société est jalouse du Français, et, comme elie
a beaucoup de ménagements à garder, c'est ce qui
fait qu'elle vient de m'exiler à Gènes; j'y serai le
31 août; pour combien de temps? je l'ignore. Je ne
puis être juge de la haine qu'on a contre le Fran-
çais, puisqu'on le reçoit très poliment et que ce n'est
qu'à elle qu'on a osé la témoigner. Je puis donc avoir
des soupçons et la croire inconstante; c'est ce que je
viens de prendre la liberté de lui dire : de là, des
larmes, une scène, et, comme enfin j'ai consenti à par-
tir, je quitte Milan avec les tourments de la jalousie. Je
lui ai offert d'aller habiter Venise ou toute autre ville,
grande ou petite, qu'elle voudra; elle doit m'écrire sa
résolution à Gênes. Elle m'a fait demander son por-
trait, et, pendant que j'écrivais cette lettre, on vient
de me le rapporter dans un livre.
» Adieu, madame, il faut que je finisse brusquement
sous peine de ne jamais finir. Ordonnez à mon am-
bassadeur de ne jamais finir de m'aimer et de deman-
der conslammont un pelit litre diplomatique dans ce
pays. Il faut absolument quelque chose d'officiel pour
mettre à l'abri des menées jésuitiques.
> Daignez présenter mes respects à madame C... et
à M. B...,et, si jamais, après une semaine di* con-
stance, vous parvenez à cette quatrième page , jetez
vite ma lettre au feu «'t pensez que vous avez à
Gênes un esclave fidèle. «»
328 LETTRES INTIMES.
XCTI
28 octobre 1814.
Tu as fait mes commissions comme si tu étais élève
(le cet Anglais qui allait à la grande Chartreuse, c'est-
à-dire avec exactitude, chose sur laquelle je ne comp-
lais guère; mais je crois que la présence de madame
Dervilley aura beaucoup contribué et je l'en remercie.
Comme elle a de plus grandes difficultés à vaincre
que toi, elle a plus de caractère, c'est tout simple.
Tous les êtres ont à peu près les qualités qui leur sont
indispensables. Le plus gauche des gens de Cularo,
placé au milieu de l'Océan sur un vaisseau faisant
eau, deviendra l'activité même pour épuiser l'eau
avec une pompe, boucher le trou s'il est possible, et
enfin vivre.
J'espère que voilà de la philosophie ; c'est que,
depuis que j'ai reçu mes cinq caisses, je me fortifie
non pas en environnant mon cœur de vingt verres de
vin comme Lafleur, mais en lisant Tracy. Je vois que
nos malheurs, nos désappointements viennent presque
toujours de désirs contradictoires. En raisonnant
juste, d'après Tracy, je vais à la chasse du contradic-
LETTRES INTIMES. 3^9
toire qui peut se trouver encore clans mou cœur.
Il pleut à seaux depuis quatre jours, mais on joue
Don Juan tous les soirs avec la Falsa Sposa, ballet
d'une magnificence dont on n'a pas idée en France.
Pour huit sous, un bon Milanais s'amuse, le bec en
Tair devant des choses superbes, depuis sept heures
un quart jusqu'à minuit et demi.
Quant à moi, je m'occupe trop de ce que je vois;
au bout de deux heures, je suis fatigué, et je vais
taire des visites dans les loges. Je voudrais vous tenir,
toi et madameD...,à ce spectacle étonnant; mais tout
cet enchantement tient au jeu. 11 y a des salles superbes
attenant au théàlre qui valent deux cent mille francs
par an à l'entrepreneur.
On a tant de piété à Vienne, que l'on craint beau-
coup ici que les jeux ne soient interdits; auquel cas,
adieu le bonheur des Milanais ; car ils ne vivent que
pour manger, faire l'amour et aller au théâtre.
Quelque peu de politique, quand un acte de l'opéra
est mauvais ; alors on ne l'écoute pas et on se perd
dans les conjectures. Celle d'hier était que le Kiny
of Naples ne veut pas céder la couronne et que M. de
B... va à Bologne avec son armée, pour lui présenter
la main et le faire descendre du trône de Naples h
celui du grand-duché de Berg, où, dit-on, on l'envoie;
c'est ce dont je me mocjue.
Je m'aper(.ois que mon crédit baisse parmi les
dames de Milan depuis que je ne peux plus leur offrir
du cachou. Les petites graines étaient célèbres, et
330 LETTRES INTIMES.
celles qui m'aimaient prenaient les petites graines
dans la boite avec la langue. Tous les soirs, on faisait
deux fois la remarque, et quelquefois trois, qu'il était
impossible de prendre les petites graines avec les doigts.
J'avais six boites de cachou de la veuve Derosne
dans mon porte-manteau : les fonds sont partis et les
petites graines avec les fonds. Comment réparer la
brèche que cela fait à mon crédit? en priant Girerd d'a-
cheter six boites de quarante sous de la veuve Derosne,
à l'œillet, à la cannelle, au jasmin, et de les remettre
à la diligence.
Ici, toutes les petites choses qui font l'aisance de la
vie manquent; mais, en revanche, un homme en habit
gris, qui a dans sa chambre pour trente-six francs de
meubles, fait bâtir un palais d'un million, tel que la
Clara Cterici que l'on fait dans ce moment à la porte
Orientale.
Adieu, etc., etc.
XCIII
Turin, 14 janvier 1815.
Si jamais, ma chère amie, tu te donnes les airs
d'avoir un amant, tu sauras qu'on ne se trahit jamais
davantage que quand il y a de la brouille. La jalousie
de sang sue ^éidini hors des gonds, madame Simonella
LETTRES INTIMKS. :m
m'a représeiilé qu'il fallait faire une absence. Elle a
ajouté qu'un vainqueur de Moscou ne craignait pas le
froid et que, puisque Italie n'avançait pas à Cularo,
je devrais y aller faire un tour; que cela nous épar-
gnerait une séparation, quand une fois nous serions
établis à Venise. J'ai voulu plaider, inutile. Je suis
donc venu à Turin ; mais sortir d'une salle de bal
charmante, bien éclairée, où l'on danse avec sa maî-
tresse, arriver dans la rue par un t«^inps humide et
tomber dans un trou à fumier, tout cela n'est qu'une
faible image de ce qu'aurait éprouvé mon cœur en
abandonnant l'aimable Italie pour le plat Cularo, où
nous avons gémi il y a un an, si lu t'en souviens.
Je me suis donc arrêté à Turin.
Le 23, j'écrirai à la C"'* Sim... que je suis de
retour et que je n'ai point été engouffré dans les neii:es
du mont Cenis.
Mets à la poste la lettre ci-joint»» d'un jeune oKicier
espagnol (jui a une maîtresse charmante à Milan; ce
qui le rend très considérable à mes yeux. Cultive les
Allart en mon nom, afin qu'ils ne me croient pas un
monstre parceque,à Irenl. -deux ans, ruiné, je prends
une légitime de vingt-cin(j mille francs.
Ah! ma chère amie, (juelle alfreuse nouvelle m'ap-
prend le journal <|u'on m'apporte! La mort de madame
D... C'était, après toi, la meilleure amie que j'eusse au
monde; je ne puis t'érrire. Adieu.
Achille est mort, graïuU ilioux, el Tlior»ilo rc^piio '
LETTRES INTIMES.
XCTV
Paris.
Nous arrivons vers les onze heures à la manufac-
ture de Sèvres, qui, dans ce moment, est environnée
d'arbres au feuillage frais; je dirais qu'elle est située
au milieu d'une campagne assez agréablement variée,
si je ne trouvais pas qu'il y a trop de maisons aux en-
virons.Pour les environs de Paris, dont le caractère dis-
tinctif à nos yeux est de manquer de grandiose, elle est
cependant très bien située. Nous y voyons la plus belle
créature vivante que j'aie jamais aperçue, Adolphe
Brongniart fds; nous y voyons aussi le plus joli objet
manufacturé que j'aie jamais vu, la table ronde de
trois pieds moins un pouce de diamètre, présentant
les portraits de la plupart des maréchaux et celui de
l'empereur, au milieu. Isabey nous fait les honneurs
de sa table, qui vraiment donne l'idée delà perfection,
surtout dans les portraits des maréchaux Soult et
Ponle-Corvo ; les princes Davout et Berthier sont ce
qu'il y a de moins bien. Ce charmant ouvrage doit
passer un de ces jours au feu, qui peut le briser. Le
reste est assez bien, une vitre peinte qui transmet le
LETTUKS INTIMES. 333
jour à travers une jolie figure de femme assise. J'ai
proposé à M. Brongniart de faire des sujets de nuit
pour vitres d'un boudoir; il a partagé mon avis, mais
m*a dit que les essais dans ce genre n'avaient pas
réussi jusqu'à ce jour.
La sculpture est médiocre; on devrait demander
des modèles à Canova et Thorwaldsen; en général, ils
manquent le grandiose de la ligure de l'empereur,
qu'ils reproduisent sans cesse. Nous vîmes un empe-
reur qu'on mettait à cheval, figure mesquine et jolie.
En sortant, nous rencontrâmes M. de Moneschalchi
avec toute l'Italie. M. Z... voulut leur faire les honneurs
de sa manufacture; nous les laissâmes et partîmes par
Versailles. Route jolie, verdure très fraîche, nous arri-
vons rapidement chez M. de Cleidat, cour du Dragon.
Les rues de Versailles sont d'une capitale, les bou-
tiques d'une ville de province. L'appartement et la
société de M. de Cleidat sont de même, surtout un
M. Daguenau, un peu Escarbagnas de qualité, et sa
femme, grande joulllue à perruque blonde qu'il appelle
Pauline.
Nous partons pour Trianou après un verre d'excel-
lent malaga; M. Cleidat, ((uoiciue un peu versaillomane,
ne manque pas d'esprit, et il le prouve en ayant des
vins excellents, mais sans glace; c'est bien dommage.
Les Trianoiis sont jolis; rien de triste, rien de ma-
jestueux; les ameublements ne sont point assez beaux
pour un souverain qui veut jouer ce rôle ; ils manquent
quelquefois (les lits surtout) de commodité. Nous
331 LETTRES INTIMES.
rencontrons, à chaque chose à voir, M. de Moueschalclii
et sa troupe. Jolis meubles en acajou, joli tableau de
la bataille d'Arcole, mauvais bustes de la famille avec
des inscriptions de bon goût, les noms seulement,
Louis, Joseph, Élisa, Pauline; la chambre de l'Em-
pereur petite, peu commode, peu tranquille, de
plain-pied, quatre belles gravures, la Vierge jardi-
nière y Bélisaire^ F Éducation d'Achille, V Enlève-
ment de Béjanire, je crois. Très joli jardin anglais
de Trianon : il y a de grands arbres, grand mérite
pour un jardin anglais, et des arbres précieux, plaisir
de roi qui ne me dit rien; mais c'est beaucoup pour
les âmes qui restent au-dessous de l'amour du beau.
Je mène constamment madame Elliot, femme
agréable, quoique pas jolie, et de trente et un ans.
J'ai été étonné, il y a huit jours, de ne voir nulle affec-
tation et nulle timidité dans une provinciale; mais
c'est qu'elle ne Test pas: elle a été élevée à Paris;
j'avais trouvé le plaisir à Sèvres, il ne m'a plus quitté
et s'est à chaque instant plus rapproché de moi, jus-
qu'à dix heures du soir que je suis sorti de chez
madame Marbot.
Je ne sais, ma chère amie, si tu pourras déchiffrer
ce fragment descriptif. Je viens de finir un volume
commencé à Marseille, il y a quatre ans. J'étais bien
jeune au commencement. J'ai vu qu'alors je ne me
souvenais pas assez de la 15^ octave du 16' chant de
la Gerusalemme, que je t'invite à relire.
Jouissons de ce jour, et ne comptons pas trop sur
LETTKES INTIMES. ;i:i5
celui de demain. C'est ce qu'Horace disait en latin il
y 1900 ans, et ce (ju'il faut faire aujourd'hui.
xcv
l'aris, l" d\n\.
Je me porte fort bien; il y a eu avant-hier une l'orl
belle bataille à Pantin et à Montmartre; j'ai vu prendre
cette montagne.
Tout le monde s'est bien conduil, pas le moindre
désordre. Les maréchaux ont fait des prodiges. Je
désire avoir de vos nouvelles. Toute la famille se
porte bien. Je suis chez moi.
FIN
l'23'J. - L.-liiipr. réuuic-N, B, rue Mignon, i. — M\Y .1 MoTTEROZ, dir.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Libra
University of
Date Due
1
CE PQ 24jô
.A2L4 1892
CUQ bEYLc, MAKIE LETTRES IN
ACC# 1331711
c = o
! "
5f -