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Full text of "Lettres intimes"

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LETTRES  INTIMES 


CALiMANN   LÉVY,  ÉDITEUR 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  STENDHAL 

Format  graml  in-18 

LA  CHARTREUSE  DE  PAUME 1  VOl, 

CHRONIQUES  ITALIENNES 1   — 

CHRONIQUES  ET  NOUVELLES 1   — 

CORRESPONDANCE  INÉDITE.  Introduction  de  P.  Mé- 
rimée et  portrait 2    — 

DE    L'AMOUR 1      — 

HISTOIRE    DE    LA   PEINTURE    EN    ITALIE 1      — 

MÉLANGES    D'ART    ET    DE   LITTÉRATURE l      — 


MÉMOIRES    D   UN    TOURISTE. 


C) 


NOUVELLES    INÉDITES 1 

PROMENADES    DANS    ROME 2 

RACINE    ET    S  H  A  K  S  P  E  A  U  E 1 

ROMANS    ET    NOUVELLES 1 

15  0  M  E  ,    N  A  P  L  E  S    ET    FLORENCE I 

LE    ROUGE    ET    LE    NOIR 1 

VIE   DE    ROSSINI 1 

VIES    DE   HAYDN,    DE   MOZART   ET  DE    MÉTASTASK.  1 


1230.  —  L.-Iiiifir.  n'iin.,  B,  nio  Mignon,  2.  —  Mav  et  MoTTEROZ,  dii- 


STENDHAL 


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LETTRES  INTIMES 


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PARIS 

CALMANN  LÉVY,   ÉDITEUIl 

ANCIENNE   MAISON   MICHEL   LÉVY    FUtRES 

3,   RLK   ÀUBER,    3 

189-2 

Droits  de  reproduction  et  de  trndiiction  résenv*. 


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NOTE  DE  L'ÉDITEUR 


Le  titre  de  ce  recueil  dit  assez  le  caractère 
essentiellement  familier  des  lettres  dont  il  se 
compose.  Et  il  nous  paraît  à  peine  nécessaire  d'in- 
sister sur  le  genre  d'intérêt  que  peut  présen- 
ter une  correspondance  de  cette  nature  lorsqu'il 
s'agit  d'un  homme  aussi  admiré,  aussi  discuté  et, 
disons-le,  resté  aussi  mystérieux  que  Stendhal. 

Car,  si  personne  ne  lui  conteste  plus  sa  iirande 


M  >OTE   DK   L'ÉDITKUn. 

originalité  de  pensée,  bien  des  gens  hésitent  en- 
core à  la  qualifier.  Et  l'on  se  demande  trop  vo- 
lontiers à  quelle  sorte  d'homme  on  a  affaire.  — 
Le  tour  froidement  ironique  de  certains  apho- 
rismes  de  Stendhal,  plus  encore  peut-être  que 
l'allure  si  souvent  paradoxale  de  son  scepticisme, 
a  rendu  bon  nombre  de  juges  sévères  pour  lui 
jusqu'à  l'injustice. 

Quoi  qu'il  en  soit,  d'ailleurs,  le  fait  seul  de  di- 
vergences fondamentales  dans  la  manière  déjuger 
un  pareil  homme  et  un  pareil  écrivain  atteste 
l'utilité  de  publications  du  genre  de  celle  que 
nous  ollrons  aujourd'hui  au  public. 

Ce  que  nous  lui  présentons,  en  eiYet,  c'est  la 
correspondance  de  Henri  Beyle  avec  sa  sœur  Pau- 
line, —  avec  la  personne,  par  conséquent,  ou  avec 
l'une  des  personnes  qu'il  avait  le  moins  d'intérêt 
à  éblouir  ou  à  tromper.  —  Et  l'on  y  verra, 
croyons-nous,  apparaître  un  peu  de  l'àme  nue 
du  personnage  à  travers  le  laisser-aller  du  cor- 
respondant fraternel  ;  on  y  surprendra  quelque 
chose  de  la  philosophie  vraie  de  l'écrivain  dans  le 
déshabillé  de  sa  pensée. 

Bref,  nous  estimons  que  rien  ne  saurait  con- 


NOTE    DE   L'ÉDITEUR.  III 

Iribiier  à  éclairer  l'opinion  sur  son  compte  comme 
ces  épanchements  épistolaires  d'un  grand  homme 
qui  oublie  ou  ignore  encore  que  la  Renommée  le 
guette  et  le  surveille. 


LETTRES  INTIMES 


Paris,  messidor  an  X. 

Je  ne  trouve  pas  de  termes,  ma  chère  Pauline,  pour 
l'exprimer  le  plaisir  que  ta  lettre  m'a  fait  :  enfin,  je 
vois  que  tu  t'occupes  ferme.  Tu  n'as  pas  d'idée  com- 
bien je  regrette  que  les  circonstances  me  forcent  à 
habiter  Paris,  combien  j'aurais  eu  de  plaisir  à  travail- 
ler avec  toi,  et  à  cultiver  cette  âme  si  heureusement 
née.  Mais,  ma  chère  amie,  puisque  nous  ne  pouvons 
vivre  ensemble,  tâchons  au  moins  de  tromper  l'ab- 
sence en  nous  écrivant  souvent  ;  écris-moi  une  fois 
par  semaine,  et,  pour  le  faire  régulièrement,  prends 
un  jour  dans  la  semaine  et  choisis  une  heure  dans  ce 
jour-là;  de  mon  côté  je  m'engage  à  te  répondre  sur- 

1 


2  LETTRES   INTIMES. 

le-champ  ;  tu  pourrais  m'écrire,  par  exemple,  tous 

les  dimanches  matins. 

Je  suis  enchanté  que  tu  commences  l'italien  :  nous 
aurons  un  point  de  contact  de  plus;  je  t'enverrai  par  C. . . 
une  excellente  grammaire;  car  celle  de  M.  Gatelque 
lu  suis  sans  doute  n'est  qu'un  ramassis  de  principes. 

Je  t'enverrai  aussi  un  petit  livre  de  deux-cent  treize 
pages  in-18,  qui  te  donnera  plus  d'idées  que  toutes  les 
bibliothèques  du  monde!  C'est  la  Logique  de  notre 
compatriote  l'abbé  de  Gondillac.  Il  est  inutile  de  parler 
de  cela  hors  de  la  famille;  car  on  me  prendrait  pour 
un  fou,  de  l'envoyer  un  pareil  ouvrage,  et  toi  pour  une 
présomptueuse  d'entreprendre  de  le  lire;  mais,  ma 
chère  Pauline,  laissons  dire  les  sots  et  allons  notre 
train;  et,  pour  mieux  faire  encore,  empêchons-les  de 
gloser  sur  notre  conduite,  en  leur  cachant  nos  actions. 

Cette  logique  dont  on  fait  tant  de  bruit,  serait  la 
chose  du  monde  la  plus  facile,  si  on  y  apportait  un 
esprit  dégagé  de  préjugés  :  je  tâcherai  de  t'en  faire 
comprendre  une  page  chaque  semaine  ;  je  suis  per- 
suadé que,  lorsque  nous  aurons  ainsi  Iravaillé  les 
deux  premiers  chapitres,  tu  pourras  continuer  toute 
seule. 

Au  reste,  ma  chère  amie,  ce  petit  livre  de  deux  cent 
treize  j)ages  lu,  rien  ne  peut  plus  t'arrêler  dans  aucun 
genre  de  science:  les  calculs  les  plus  difficiles  de  l'al- 
gèbre, les  points  de  grammaire  les  plus  embrouillés 
ne  l'offriront  plus  aucune  difficulté;  tu  seras  étonnée 
toi-même  des  progrès  rapides  que  tu  feras  dans  tout 


LETTRES   INTIMES.  3 

ce  que  tu  étudies^  à  mesure  que  tu  apprendras  à  rai- 
sonner; car  la  logique  n'est  autre  chose  que  l'art  de 
raisonner. 

J'ai  fait,  ce  matin,  deux  grandes  lieues  pour  aller  voir 
le  cher  cousin  C. ..  et  savoir  quand  il  compte  retourner 
à  Grenoble;  je  lui  ai  laissé  mon  adresse  et  j'espère 
qu'il  me  rendra  ma  visite.  Je  lui  remettrai  alors  un 
almanach  pour  le  grand-père,  la  grammaire  italienne 
de  Siret  et  la  Logique  de  Condillac  pour  toi.  Ne 
manque  pas  de  m'écrire  le  premier  dimanche  après 
avoir  reçu  cette  lettre;  n'y  manque  pas,  je  l'en  prie. 
Tu  me  donneras  des  détails  sur  ce  que  tu  lis  et  sur  la 
manière  dont  tu  le  sens. 

Dis  mille  choses  pour  moi  à  Caroline  et  prie-la  de 
m'écrire.  Que  fait  Gaétan? 

Dis  à  notre  papa  que  je  compte  lui  envoyer  inces- 
samment le  plan  de  la  maison,  avec  tous  les  détails  : 
celui  qu'il  a  est  calculé  pour  la  plus  grande  solidité, 
réunie  à  toute  l'élégance  convenable.  Tout  le  monde 
est  d'avis  qu'il  faut  laisser  aux  boutiques  l'ouverture 
que  nous  leur  avons  donnée:  elles  sont  toutes  dans  ce 
genre  à  Paris;  elles  ont  généralement  de  onze  à  treize 
pieds  de  hauteur.  Tu  le  remercieras  bien,  de  ma  part, 
(le  l'argent  qu'il  a  bien  voulu  m'cnvoyer. 


LETTRES  INTIMES. 


II 


Paris,  floréal  an  XI. 

Je  viens  de  voir,  aux  Tuileries,  ma  charmante  Pau- 
line, une  petite  fille  qui  te  ressemble  beaucoup  :  cette 
vue  a  redoublé  en  mon  cœur  le  désir  de  le  revoir,  et 
je  suis  rentré  pour  te  faire  des  reproches  de  ce  que 
tu  ne  m'écris  pas  plus  souvent,  seule  consolation  des 
amis  éloignés.  Entre  nous,  et  sous  le  plus  profond  se- 
cret, j'espère  pouvoir  te  dire  bientôt  de  vive  voix 
combien  je  t'aime.  J'ai  grande  envie  de  quitter  Paris 
dans  ce  moment;  j'ai  écrit  là-dessus  à  papa,  et  peut- 
être  serai-je  avec  vous  le  15  prairial;  je  ne  veux  de- 
meurer à  Grenoble  que  juste  le  temps  nécessaire  pour 
la  bienséance;  je  suis  triste  dans  ce  moment,  et  rien 
ne  redouble  la  tristesse  comme  d'être  obligé  de 
feindre  la  gaieté. 

Ainsi,  au  bout  de  huit  jours,  je  m'embarquerai 
pour  Claix,  avec  de  gros  souliers,  de  la  poudre  et  du 
plomb,  et  je  tâcherai  d'oublier  Paris  pendant  cinq 
mois.  Arrange-toi  avec  Caroline  pour  venir  à  Claix  en 
même  temps  que  moi  :  nous  travaillerons  ensemble, 
c'est-à-dire  nous  penserons  ensemble  à  des  sujets 


LETTRES    INTIMES.  5 

intéressants,  et  j'espère  que  ces  cinq  mois  ne  seront 
pas  perdus  pour  vous.  Je  suis  bien  fâché  de  n'avoir 
pas  prévu  plus  tôt  mon  voyage  à  Claix  :  j'aurais  prié 
papa  de  me  faire  arranger  ma  chambre,  et  j'aurais  été 
tranquille  à  mon  deuxième  étage. 

C'est  aujourd'hui  dimanche,  j'ai  vécu  en  ermite 
toute  la  journée.  Ce  jour  du  dimanche  m'est  insup- 
portable depuis  quelque  temps.  —  Mais  parlons  vers. 
Sais-tu  le  beau  morceau  de  Cinna  et  celui  à'Andro- 
maque?  ]e  i'iwy'iiQ  à  lire  souvent  la  totalité  de  ces 
pièces,  ainsi  que  VArt  poétique  de  Boileau,  que 
Plana  a  dû  te  remettre  de  ma  part. 

Fais-tu  des  traductions  interlinéaires?  Il  n'y  a  que 
ce  moyen  d'apprendre,  et  il  faut  absolument  savoir 
l'italien. 

Tu  ne  saurais  t'imaginer  combien  l'étude  des  lettres 
est  consolante  dans  l'affliction.  Encore,  arrivé  à  un 
certain  point,  c'est  une  jouissance  qui  augmente  sans 
cesse  :  lorsque  tu  sentiras  les  beautés  de  Corneille, 
de  Racine,  du  Tasse,  etc.,  tu  ne  pourras  plus  t'en 
délacher,  et,  si  tu  veux  m'aider,tu  les  sentiras  très  bien 
dans  six  mois  d'ici;  engage  Caroline  à  lire  Cinna  y 
Andromaqiie,  le  Cidei  Iphigénie.  Xoici  des  vers  ita- 
liens de  Vittorio  Alfieri,  un  des  plus  grands  poètes  du 
xviip  siècle  ;  ils  me  font  beaucoup  de  plaisir,  ils  ne 
t'en  feront  pas  moins  lorsque  tu  en  auras  fait  la  tra- 
duction interlinéaire  ;  ce  sont  des  vers  schiotti ;  lu 
peux  voir  dans  ta  grammaire  ce  mot. 

Ces  vers  sont  lires  du  troisième  acte  de  Timoléon; 


6  LETTRES   INTIMES. 

nolro  grand-papa  pourra  te  dire  quel  fut  ce  liéros; 
dans  Alfieri,  il  répond  à  son  frère  Timopliane,  qui  veut 
se  faire  roi  de  Corinthe  et  qui  vient  de  vanter  la 
monarchie, 

(Suit  une  citation  en  italien.) 

Voilà  quels  sont  les  rois  ;  je  désirerais  que  lu 
apprisses  ces  vingt-quatre  vers  par  cœur;  cela  le 
graverait  dans  la  tête  beaucoup  de  mots  italiens,  et, 
ce  qui  vaut  mieux,  de  grandes  vérités.  Dans  Cinna,  tu 
as  le  tableau  des  affreuses  proscriptions  de  Rome; 
voici  le  caractère  du  roi.  Nous  parcourrons  ainsi  les 
peintures  faites  par  les  grands  poètes  des  choses  les 
plus  remarquables. 

Adieu,  ma  bonne  Pauline;  j'espère  pouvoir  bientôt 
l'embrasser.  Fais  ma  commission  auprès  de  Caroline. 
Lis  La  Fontaine,  si  tu  le  comprends;  je  le  recommande 
les  Animaux  malades  de  la  peste  et  Philémon  et 
Baucis. 


III 


Paris,  13  prairial  an  XI. 


Il  est  des  affaires  majeures  dans  la  vie,  où  le  pire 
parti  que  l'on  puisse  prendre  est  de  n'en  point  prendre  : 
telle  est  la  situation  où  tu  te  trouves  pour  mon  drap  ; 


LETTRES   INTIMES.  7 

il  me  faut  du  beau  drap  noir  pour  faire  un  habit;  le 
tailleur  Martin  dira  la  quantité  ;  du  drap  de  soie  noir 
pour  culotte,  du  velours  de  coton  mille-raies  gris 
foncé  pour  pantalon,  des  cravates  de  batiste  fine. 

Je  te  rends  personnellement  responsable  de  l'envoi 
de  ces  objets  ;  si  je  ne  les  reçois  pas  avant  le  30  courant, 
je  le  prive  des  eaux  et  des  feux  sacrés;  en  un  mot,  je 
t*excommunie. 

Dis-moi  vite  si  tu  veux  de  la  musique  vocale  ou  de 
la  musique  de  piano,  afin  que  je  puisse  l'indiquer  les 
ouvrages  de  grands  maîtres;  si  vocale,  demande  les 
ariettes  de  tenorey  de  prima  et  seconda  donna,  des 
meilleurs  opéras  de  Pergolèse,  Cimarosa,  Paësiello, 
Zingarelli,  Meyer. 

Adieu,  ma  chère  Pauline;  je  te  recommande  de  lire 
Plutarque  et  Racine,  et  de  bien  réfléchir  sur  mes 
lettres  ;  je  t'en  écrirai  bientôt  une  de  huit  pages. 

Situ  étais  aveugle, tu  n'aurais  aucune  idée  du  rouge, 
du  vert,  du  jaune,  en  général  des  couleurs  ;  tu  n'aurais 
aucune  idée  de  la  lune,  tu  ne  regarderais  le  soleil  que 
comme  un  corps  échauffant. 

Si  tu  ne  sentais  pas,  tu  ne  distinguerais  pas  l'odeur 
de  la  rose  de  celle  de  l'œillet. 

Si  tu  n'entendais  pas,  tu  ne  distinguerais  pas  un 
mi  d'un  /a,  etc.,  etc. 

DonCy  nos  idées  nom  viennent  par  nos  sens. 
Réfléchis  à  cette  grande  vérité. 


LETTRES  INTIMES. 


IV 


10  nivôse. 

Ma  chère  Pauline,  tu  ne  saurais  croire  de  quel 
plaisir  tu  me  prives  en  ne  m'écrivant  pas;  tes  lettres, 
qui  m*en  font  toujours  tant,  me  seraient  encore  plus 
douces  dans  ce  moment  où  mon  père  m'abandonne  de 
la  manière  la  plus  cruelle.  Imagine-toi  que,  par  un 
froid  de  10  degrés,  je  n'ai  point  de  bois  ni  de  chan- 
delles; je  n'en  suis  pas  moins  gai  pour  cela;  ça  m'em- 
pêche seulement  de  travailler  ;  ne  pouvant  être  chez 
moi,  je  cours  tout  le  jour,  et  cette  vie  inoccupée 
accommode  assez  ma  paresse. 

Mon  oncle,  qui  était  arrivé  le  41  frimaire,  jour  du 
couronnement,  mais  à  deux  heures  du  matin,  est  parti 
hier  à  neuf  heures;  je  te  conterai,  au  printemps,  toutes 
ces  fêtes,  que  j'ai  parfaitement  vues.  Je  t'avais  en- 
voyé Vauvenargues,  et  à  Gaétan  les  Lettres  persanes; 
mais  mon  grand-père  m'écrit  que  je  suis  un  homme 
si  dangereux,  qu'il  a  cru  à  propos  de  les  lire  avant  de 
vous  les  donner.  Le  procès  des  pauvres  Lettres  per- 
sanes est  déjà  terminé;  elles  ne  seront  pas  remises, 
comme  attentatoires  à  la  religion   et  à  la  pudeur; 


LETTRES   INTIMES.  9 

quant  à  Vauvenargues,  qui  finit  cependant  par  une 
prière,  on  l'examine  encore. 

Pour  les  provinciaux,  tout  ce  qui  est  raisonnement 
est  philosophie,  et  tout  ce  qui  est  philosophie  esl  odieux; 
le  fort  déplaît  toujours  au  faible;  voilà  le  secret  de 
bien  des  inimitiés  :  je  ne  puis  te  comprendre  ;  ma 
raison  me  dit,  malgré  moi,  que  tu  pourrais  m'être 
supérieur;  je  te  hais. 

Serrons-nous,  ma  chère  amie,  nous  qui  nous  aimons 
et  que  rien  ne  peut  disjoindre;  laissons  errer  les 
hommes  à  leur  gré  :  il  y  en  a  bien  peu  d'estimables  et 
encore  moins  d'aimables.  Tâchons  de  nous  arranger 
de  manière  à  passer  notre  vie  ensemble;  mais  pour- 
quoi, en  attendant  ces  heureux  moments  où,  libres 
comme  l'air,  ce  qui  est  un  grand  bien,  nous  jouirons 
du  bien,  encore  plus  grand,  de  loger  dans  la  même 
maison,  refuses-tu  de  nous  unir  le  plus  possible  en 
nous  écrivant  souvent?  As-tu  encore  la  crainte  puérile 
et  tant  de  fois  démentie  de  m'écrire  des  lettres  qui 
ne  m'intéressent  pas? 

Je  te  crois  plutôt  paresseuse,  je  ne  dis  pas  amou- 
reuse, la  rime  le  dit  pourtant.  Dis-moi  quelque  chose 
de  ce  que  tu  fais;  je  ne  dis  pas  tout,  quoique  je  le 
désirasse  bien  :  mais  ce  serait  peut-être  le  moyen  de 
ne  rien  avoir.  Le  sort  qui  fait  souvent  dépendre  le 
bonheur  d'un  homme  de  la  volonté  d'un  autre,  qui 
songe  plus  à  épierrer  ou  à  planter  un  champ  qu'à 
donner  de  bons  ordres,  me  fera  aller  à  Grenoble  le 
plus  tard  que  je  pourrai,  mais,  enfin,  en  messidor  au 

1. 


10  LETTRES   INTIMES. 

plus  tôt.  Je  volerais  avec  enthousiasme  dans  ce  beau 
pays  si  je  savais  t'y  trouver,  et,  avec  toi,  la  liberté;  car, 
après  toi,  ce  que  j'aime  le  mieux,  c'est  la  vallée  du 
Grésivaudaii  ;  ce  nom  est  baroque,  mais  cela  n'em- 
pêche pas  que  je  l'aime.  Au  lieu  de  ce  divin  bonheur 
que  nous  concevons  trop  bien  et  dont  nous  voyons 
trop  bien  les  douceurs  sublimes  pour  ne  pas  savoir 
nous  le  procurer  un  jour,  je  te  trouverai  dolente,  je 
me  trouverai  esclave  et  sans  le  sou,  de  manière  à  taire 
prendre  les  tristes  actions,  suite  de  ma  pauvreté, 
pour  des  défauts  de  caractère.  Voilà  la  dilîérence;  mais 
il  ne  tient  qu*à  nous  d'y  faire  venir  la  ressemblance. 
Ayons  l'àme  assez  forte  pour  chercher  le  bonheur 
même  dans  ce  gouffre.  Si  tu  veux,  et  si  ces  braves  gens 
le  souffrent  et  n'y  voient  point  quelque  impiété,  nous 
ferons  ensemble  des  cours  de  quatre  ou  cinq  sciences 
différentes;  à  ce  mot  de  science,je  te  vois  bâiller;  mais 
songe  qu'à  G...,  le  père  D...  est  un  savant,  et  qu'ici 
ce  ne  serait  qu'une  fichue  bête,  et  un  détestable 
ennuyeux  qu'on  laisserait  aux  laquais. 

La  solitude  et  l'ennui  où  tu  te  trouves  seraient  l'état 
le  plus  heureux  pour  toi,  si  tu  avais  assez  vu  le  monde 
pour  le  convaincre,  par  ta  propre  expérience,  seule 
chose  que  nous  croyons,  que  plus  on  a  l'esprit  cultivé, 
plus  on  est  susceptible  de  bonheur,  et  que,  tôt  ou 
tard,  vous  êtes  apprécié,  recherché,  par  les  gens  qui 
sont  à  la  même  hauteur  que  vous.  On  a  beau  dire,  la 
société  des  sots,  à  la  longue,  est  insupportable;  quel- 
que bons  qu'ils  soient,  ils  finissent  par  faire  vomir. 


LETTRES   INTIMES.  11 

Je  voulais  VemosevhNatnrc  humaine  de  Hobbes 
et  VIdéologie  de  Tracy,  deux  chefs-d'œuvre  qui  sont 
sur  la  frontière  de  la  science  et  qui  t'aideraient  à  la 
reculer  chez  toi  ;  mais  lu  es  plus  gardée  du  côté  du 
bon  sens  qu'une  odalisque.  Oh  !  mon  Dieu,  voilà  un 
mot  de  ces  damnées  Lettres  persanes  !  Je  demande 
bien  pardon  de  l'avoir  employé;  car  enfin,  connaissant 
la  somme  de  péchés  que  fait  faire  cet  exécrable  livre 
du  plus  scélérat  des  hommes,  et  le  nombre  de  mots 
qui  le  composent,  on  pourrait  apprécier  ma  faute, 
car  on  aurait  cette  équation  : 

Le  nombre  total  des  mots  {a)  — odalisque  =^  le 
mal  total  moins  1/2. 

Transposant  et  résolvant,  on  aurait  la  valeur  de  ma 
faute;  car  je  crois  que,  quoique  le  raisonnement  soit 
une  chose  damnable,  il  est  permis  de  l'employer, 
lorsqu'il  s'agit  de  confondre  un  grand  scélérat  comme 
Montesquieu  et  un  petit  scélératino  comme  moi. 

Lorsque,  à  quatre-vingts  ans,  nous  conterons  tout 
cet  intérieur  de  famille  à  nos  enfants,  ils  croiront  que 
nous  radotons;  voilà  cependant  ce  que  la  vanité,  révol- 
tée contre  ce  qu'elle  ne  comprend  pas,  produit  dans 
les  trois  quarts  des  provinces  et  les  deux  septièmes  de 
Paris.  Tu  n'as  pas  d'idée  combien  le  caractère  de  mon 
oncle  ressemble  à  celui  de  mou  grand-père  :  il  m'ac- 
cablait d'injures  lorsqu'il  me  voyait  prendre  Lance- 
lin,  Hobbes,  ou  tout  autre  livre  qu'il  ne  comprend 
pas. 

Je  crois  que  ce  voyage,  me  faisant,  malgré  moi  et 


12  LETTRES   INTIMES. 

malgré  tous  les  ménagements  possibles,  offenser  sa 
vanité  si  sensible,  me  l'aura  rendu  encore  plus  ennemi. 
Mais  l'explosion  di  questo  rancor  sera  retardée, 
quelque  temps  ;  il  a  vu  la  triste  misère  et  l'affreux  aban- 
don où  mon  père  me  laisse,  il  l'a  vu  me  refuser  un 
service  que  des  étrangers  me  rendraient  sans  difficulté. 
Si  j'avais  souffert  cela  de  la  part  de  tout  autre,  je 
n'aurais  eu  que  la  juste  punition  de  ma  détestable  ori- 
ginalité ;  de  la  part  de  mon  père,  dont  le  grand  carac- 
tère l'offense  depuis  plus  longtemps,  c'est  une  hor- 
reur. Il  va  se  donner  le  plaisir  de  le  dire  pendant  six 
mois  :  ce  sera  alors  à  peu  près  que  mon  tour  viendra. 
Regarde  si  tel  sera  l'ordre  de  nos  supplices.  Un 
homme  avec  sa  dose  d'esprit  qu'il  a,  et  vivant  à  Paris, 
serait  bien  moins  ridicule  et  plus  aimable,  parce  que 
les  usages  sont,  ici,  fondés  sur  une  morale  bien  plus 
approchante  de  la  meilleure  que  la  bêtise  sociale  qui 
forme  l'usage,  le  bon  et  le  mauvais  ton  à  Grenoble  : 
c'est  ce  que  nous  autres  savants  appelons  la  bonté 
de  r École.  Notre  regard  d'aigle  voit,  dans  un  butor  de 
Paris,  de  combien  de  degrés  il  aurait  été  plus  butor  en 
province,  et,  dans  un  esprit  de  province,  de  combien 
de  degrés  il  vaudrait  mieux,  élevé  à  Paris.  Cette  mé- 
thode échoue  devant  les  gens  d'un  caractère  original, 
nés  d'eux-mêmes,  tels  que  Ducros,  etc.,  etc. 

Voilà  que  je  bavarde,  sachant  que  plus  on  sait  avec 
un  boncœur,  meilleur  on  est.  Je  désire  sans  cesse  te 
rendre  encore  plus  parfaite,  pour  te  rendre  encore 
plus  digne  de  nos  adorations. 


LETTRES    INTIMES.  13 

Donne-moi  une  longue  description  de  ce  que  fait 
mon  père,  de  ce  qu'il  dit  sur  moi;  et  prie-le  de  m'en- 
voyer  au  moins  de  quoi  avoir  du  bois;  car  mes  bottes 
trouées  me  font  enrhumer  dès  que  je  sors,  et  je  souf- 
fre comme  un  diable  dans  ma  chambre  sans  feu.  Ne 
va  pas  t'affliger  de  cela,  c'est  tout  simple,  c'est  la 
suite  naturelle  de  l'agriculturomanie. 


Paris,  Il  nivôse  an  XI. 

Souvent,  las  d'être  esclave  et  de  boire  la  lie 

De  ce  calice  amer  que  l'on  nomme  la  vie, 

Las  du  mépris  des  sots  qui  suit  la  pauvreté, 

Je  regarde  la  tombe,  asile  souhaité  ; 

Je  souris  à  la  mort  volontaire  et  prochaine  ; 

Je  me  prie  en  pleurant  d'oser  rompre  ma  chaîne, 

Et  puis  mon  cœur  s'écoute  et  s'ouvre  à  la  faiblesse  : 

Mes  parents,  mes  amis,  l'avenir,  ma  jeunesse, 

Mes  écrits  imparfaits;  car,  à  ses  propres  yeux, 

L'homme  sait  se  cacher  d'un  voile  spécieux. 

A  quelque  noir  destin  qu'elle  soit  asservie. 

D'une  étreinte  invincible  il  embrasse  la  vie  ; 

Il  va  chercher  bien  loin,  plutôt  que  de  mourir, 

Quelque  prétexte  ami,  pour  vivre  et  pour  souffrir. 

Il  a  souffert,  il  souffre  :  aveugle  d'espérance, 

11  se  traîne  au  tombeau,  de  souffrance  en  souffrance 


14  LETTRES  INTIMES. 

Kt  la  niorl,  de  nos  maux  le  remède  si  doux, 

Lui  semble  un  nouveau  mal,  le  plus  cruel  de  tous! 

Ne  sens-tu  pas  ces  vers  pénétrer  doucement  dans 
ton  âme,  s'y  étendre  et  bientôt  y  régner?  Pour  moi, 
ils  me  paraissent  les  plus  touchants  que  j'aie  encore  lus 
dans  aucune  langue.  Je  voulais  d'abord  les  copier  pen- 
dant qu'ils  me  sont  encore  présents,  pour  te  les  envoyer 
dans  ma  première  lettre;  mais  je  suis  devant  ma  table, 
j'ai  une  demi-heure  à  moi,  comment  ne  pas  écrire  à 
celle  à  qui  je  voudrais  toujours  parler  ?  J'ai  le  projet 
de  l'aller  voir  au  commencement  de  thermidor;  je 
voulais  d'abord  n'y  aller  qu'un  mois  plus  tard,  mais 
quelle  folie!  Nous  avons  si  peu  de  jours  à  vivre,  et 
peut-être  bien  moins  à  passer  ensemble!  Hâtons-nous 
de  jouir,  vivons  ensemble,  coulons  nos  jours  au  sein  de 
l'amitié.  Je  m'instruis  ici,  à  la  vérité;  mais  que  la 
science  est  froide  auprès  du  sentiment!  Dieu,  voyant 
que  l'homme  n'était  pas  assez  fort  pour  sentir  tou- 
jours, a  voulu  lui  donner  la  science  pour  le  délasser 
des  passions  durant  sa  jeunesse,  et  pour  l'occuper 
dans  ses  derniers  jours. 

Malheureux  et  bien  à  plaindre,  le  cœur  froid  qui 
ne  sait  que  savoir!  lié!  que  me  sert  de  savoir  que  le 
soleil  tourne  autour  de  la  terre,  ou  la  terre  autour  du 
soleil,  si  je  perds,  à  apprendre  ces  choses,  les  jours  qui 
mesont  donnés  pouren  jouir?  Telle  est  la  folie  de  bien 
des  hommes,  ma  chère  Pauline;  mais  elle  ne  sera 
pas  la  nôtre. 

J'oubliais  de  te  dire  de  qui  sont  ces  vers  si  doux 


LETTRES   INTIMES.  15 

que  je  t'envoie  :  André  Chénier  les  composa  peu  de 
temps  avant  la  Terreur  qui  le  fit  périr. 

Je  ne  veux  pas  demeurer  un  jour  à  Grenoble,  parce 
que  rien  ne  fait  de  la  peine  à  Tàme  comme  de  sentir  sa 
,..  (déchiré)  rapetissée.  Je  suis  logé  au  sixième,  mais  en 
face  de  celle ...  (déchiré)  colonnade  du  Louvre.  Chaque 
soir,  je  vois  successivement  le  soleil,  la  lune  et  toutes 
les  étoiles  se  coucher  derrière  ces  galeries  qui  ont  vu 
le  grand  siècle.  Je  m'imagine  voir  les  ombres  du  grand 
Condé,  de  Louis  XIV,  de  Corneille,  de  Pascal  cachées 
derrière  ces  grandes  colonnes,  voir  passer  avec  inté- 
rêt les  hommes  leurs  descendants,  et  promettre  aux 
malheureux  un  asile  au  milieu  d'eux. 

Dès  que  je  serai  arrivé,  nous  irons  à  Claix,  où  nous 
expliquerons  le  Tasse,  si  tu  sais  assez  d'italien  pour 
cela. 

Je  me  souviens  de  Zadig  :  c'est  un  petit  roman 
de  Voltaire,  qui  a  voulu  y  prouver  plusieurs  vérités 
philosophiques  que  lu  ne  comprendrais  peut-être  pas 
encore.  Cependant  lu  peux  prier  notre  grand-papa  de 
te  le  lire;  il  t'expliquera  les  choses  hors  de  ta  portée. 

Continue  à  me  faire  des  questions  :  je  serai  plus 
exact  à  l'avenir;  mais  j'avais  perdu  ta  lettre  en  dé- 
ménageant, c'est  ce  qui  avait  retardé  ma  réponse. 


i6  LETTRES  INTIMES. 


VI 


Paris,  juin  1803  (?) 

Ma  chère  Pauline,  en  général,  pour  bien  faire  le 
plus,  il  faut  savoir  faire  le  moins.  Ainsi,  pour  bien 
marcher,  il  faut  savoir  danser  ;  pour  avoir  un  son  de 
voix  agréable,  il  faut  savoir  chanter;  de  même,  pour 
bien  lire  les  vers,  il  faut  savoir  un  peu  déclamer.  Je 
te  prie  donc,  ainsi  que  Caroline,  de  chercher  dans  les 
œuvres  du  grand  Corneille  sa  sublime  tragédie  de 
Cinna  et  d'apprendre  par  cœur  le  récit  que  Cinna  vient 
faire  à  Emilie,  de  la  manière  dont  il  a  ourdi  la  con- 
spiration contre  Auguste.  C'est  un  morceau  qui,  outre 
qu'il  est  très  bon  à  déclamer,  te  donnera  une  juste 
idée  des  proscriptions  des  triumvirs,  qu'on  cite  si  sou- 
vent et  qu'on  connaît  si  peu. 

Tu  chercheras  aussi  Andromaquey  tu  prendras  la 
scène  huitième  du  troisième  acte,  tu  commenceras  à 
ce  vers  : 

I)ois-jc  les  oiibKcr  s'il  ne  s'en  soiivicMit  plus? 

et  tu  apprendras  le  reste  du  r(Me  d'Andromaqiie  dans 
cotte  scène. 


LETTRES   INTIMES.  17 

Je  VOUS  recommande  bien  à  toutes  deux  d'ap- 
prendre ces  deux  morceaux;  ils  sont  dans  des  genres 
opposés,  ce  qui  me  donnera  le  moyen  de  vous  faire 
connaître  l'expression  des  sentiments  les  plus 
opposés,  dans  Cinna  la  haine,  dans  Andromaque 
l'amour  maternel. 

Mille  fois  le  jour,  quand  je  pense  à  toi,  il  me  vient 
des  idées  comme  celles-ci  qui  peuvent  t'être  utiles  ; 
mais  je  renvoie  toujours  à  la  première  lettre  que  je 
t'écrirai,  et,  quand  j'en  trouve  le  moment,  je  ne  songe 
plus  à  ce  que  j'avais  mis  en  réserve;  enfin,  aujour- 
d'hui, j'ai  pris  la  résolution  de  t'écrire  en  quelque 
lieu  que  je  me  trouvasse,  et  je  t'écris  cette  lettre  du 
Collège  de  France,  où  je  viens  voir  le  petit  L... 

Adieu,  mes  chères  sœurs;  aimez-moi  comme  je 
vous  aime;  suivez  mes  conseils,  et  nos  études  fixées 
prochaines  seront  aussi  utiles  à  vos  esprils  que  char- 
mantes à  nos  cœurs. 


VTI 


Paris,  2  pluvi^^se  an  XI. 

Ma  chère  Pauline,  j'ai  écrit  hier  à  mon  papa  pour 
le  prier  de  m'envoyer  divers  effets  d'habillement.  Je  le 


IS  LETTRES   INTIMES. 

prie  instamment  de  faire  tout  ce  qui  dépendra  de  toi 
pour  me  les  faire  envoyer  le  plus  tôt  possible.  Ima- 
gine-toi, 

Ce  récit,  sans  horreur  se  peut-il  écouter  ! 

que,  faute  de  costume,  j'ai  refusé,  depuis  vingt  jours, 
onze  bals  charmants.  Après  cela,  je  ne  te  dis  plus  rien  ; 
jeté  vois  d'ici  voler  pour  m'envoyer  mes  cravates  et 
mes  bas  de  soie.  Prie  mon  papa  de  m'envoyer  encore 
une  douzaine  de  gants,   six    blanches,    six  jaunes. 
Comme  Grenoblois,  tout  le  monde  m'en  demande,  et 
ces  petites  bêtises  portent  souvent  une  belle  graine. 
Je  t'écrirai  un  de  ces  jours  une  lettre  de  huit  pages, 
quatre  sur  l'anglais  et  tes  études  en  général.  Je  n'ai 
qu'un  mot  à  te  dire  :  il  n'y  a  que  deux  moyens 
d'échapper  à  l'ennui  quand    on  n'agit  pas,  ou  un 
homme  d'esprit  dont  la  conversation  vous  amuse,  ou 
un  livre  qui  plaise.  Mais  mille  causes  peuvent  éloigner 
de  vous  l'homme  aimable,  et,  d'ailleurs,  ils  ne  sont  pas 
communs;  le  goût  de  la  lecture  vous  fait  trouver  par- 
tout des  causes  de  plaisir.  J'ai  souvent  pensé  que,  si 
les  hommes  doivent  aimer    la  lecture,  les  femmes 
doivent  l'adorer.  Regarde   combien   les  femmes  de 
cinquante  ans  sont  bêtes  et  s'ennuient  à  X...  Eh  bien, 
ici,  je  vais  passer  ma  soirée  tous  les  mardis  chez  une 
femme  de  soixante-deux  ans.  Il  y  a  beaucoup  de  gens 
aimables  chez  elle,  et  cependant  je  ne  suis  jamais  si 
heureux  que  quand  je  suis  assis  sur  son  marchepied 
à  la  faire  rire  par  mes  observations  sur  la  sagesse 


LETTRES   INTIMES.  19 

humaine.  Nous  sommes  chez  elle  dix  hommes  dans  ce 
cas.  Quel  sort  aimes-tu  mieux,  celui  de  l'ennuyeuse, 
médisante,  bégueule  vieille  de  X...,  ou  celui  de  la 
femme  aimable  de  Paris?  Je  loue  le  courage  que  tu  te 
sens  de  lire  Velly  et  compagnie;  mais  il  faut  mieux 
t'appliquer  ;  la  raison  la  voici  :  j'étais  plus  instruit  que 
toi  quand  je  le  lus  et  il  ne  m'en  reste  rien.  Lis  tous  les 
ouvrages  de  Verlot,  particulièrement  ses  Révolutions 
romaines;  lis  Plutarque;  si  le  style  d'Amyot  le 
dégoûte,  prie  notre  bon  papa  de  l'avoir  la  traduction 
de  Dacier.  Plutarque  est  le  livre  par  excellence  :  qui 
le  lit  bien  trouve  que  tous  les  autres  n'en  sont  que  des 
copies. 

Je  t'enverrai  bientôt  la  Grandeur  des  Romains  et 
les  Conjurations  de  Saint-Réal.  Tu  peux  lire  les 
histoires  de  Millot  :  elles  sont  froides,  plates,  etc.  ;  mais 
elles  sont  courtes  et  exactes.  Surtout  point  de  Velly 
qui  n'est  qu'ennuyeux. 

Lis  Quinte-Curce  traduit,  la  Vie  de  Charles  XJI. 
Lis  beaucoup  Corneille  et  Racine.  Je  lis,  chaque  soir, 
avant  de  me  coucher,  quelque  fatigué  que  je  sois,  un 
acte  de  Racine  pour  apprendre  à  parler  français.  Les 
jours  où  je  n'ai  pas  mon  maître  d'anglais,  je  lis,  en  me 
levant,  une  pièce  de  Corneille.  Sur  quoi,  je  t'obser- 
verai, que  ce  sont  les  bonnes  qu'il  faut  lire  :  Horace^ 
le  Menteur^  Cinna^  Rodogune,  le  Cid. 

De  Racine,  il   ne  faut  lire  habiluellement  ni  les 
Frères  ennemis,  m  Alexandrey  ni  Estlier, 

Je  te  conseille  fort  de  lire,  chaque  jour,  un  acte  de 


20  LETTRES   INTIMES. 

Racine  ;  c'est  le  seul  moyen  de  parler  français,  et  ne 
crois  pas  qu'on  parle  bien  à  Grenoble  ;  j'ai  toutes  les 
peines  du  monde  à  me  corriger;  on  dit  à  Grenoble  : 
î7  fallait  que  f  allas,  pour  il  fallait  que  [allasse. 

On  prononce  p^'re,  m(?re,  bêtise  ;  il  faut  dire  père, 
mère,  bêtise;  comme  s'il  y  avait  paire,  maire,  bai- 
Use;  en  général,  tu  ne  prononces  pas  les  accents,  et, 
puisqu'ils  y  sont,  il  faut  les  faire  sentir. 

Adieu  :  quand  je  t'écris,  je  ne  puis  plus  finir.  Je  te 
recommande  de  faire  partir  mes  effets  et  de  lire  Ra- 
cine. 


VIII 


Paris,  9  pluviôse  an  XI. 

Je  suis  triste,  ma  chère  Pauline  :  je  viens  me  con- 
soler avec  toi.  Je  vais  te  parler  des  principes  moraux 
de  la  littérature,  c'est-à-dire  de  ce  qui  constitue  le 
beau,  et  de  ce  qui  a  engagé  les  grands  hommes  à  pro- 
duire le  beau.  Comme  je  ne  fais  pas  de  brouillon,  il 
est  possible  que,  malgré  toute  mon  attention  à  être 
clair,  tu  ne  me  comprennes  pas  à  la  première  lecture  ; 
je  t'invite  donc  à  conserver  mes  lettres;  mais  prends 
bien  garde  de  les  laisser  voir  à  quelqu'un.  Tu  pourras 
les  lire  à  Caroline. 


LETTRES  INTIMES.  21 

Hors  la  géométrie,  il  n'y  a  qu'une  seule  manière  de 
raisonner,  celle  des  faits. 

En  parcourant  la  liste  des  grands  hommes  en  tout 
genre,  on  s'aperçoit  que  les  nations  pauvres  ont  tou- 
jours été  et  plus  avides  de  gloire  et  plus  fécondes 
en  grands  hommes  que  les  nations  opulentes.  Les 
peuples  les  plus  heureux  sont  les  peuples  pauvres;  car 
ils  sont  les  plus  vertueux,  et  il  n'y  a  qu'un  chemin 
au  bonheur  sur  la  terre,  c'est  la  vertu.  Les  scélérats 
paraissent  quelquefois  heureux  de  loin;  mais,  quand  on 
les  approche,  on  s'aperçoit  qu'ils  sont  rongés  de  re- 
mords et  de  craintes.  Là-dessus,  rappelle-toi  Pygmalion, 
ce  cruel  roi  de  Tyr,  peint  dans  Télémaque.  Plus  un 
homme  a  de  besoins,  plus  il  donne  de  prise  à  la  ty- 
rannie; plus  une  femme  a  de  besoins,  plus  elle  donne 
de  prise  au  vice. 

En  Angleterre,  il  y  a  un  parti  de  Vopposition  sou- 
vent  formé  par  les  gens  vertueux;  demande  des  dé- 
tails là-dessus  au  grand-papa  et  au  papa.  Ce  parti  de 
l'opposition  est  opposé  au  parti  de  la  cour,  qui  tend 
sans  cesse  à  augmenter  le  pouvoir  du  roi,  et,  par  con- 
séquent, à  faire  de  l'Angleterre,  d'abord  une  monar- 
chie, et  ensuite  un  état  despotique.  Il  y  a  environ  qua- 
rante ans  que  M.  AValpole,  ministre  du  roi,  voulut 
attirer  dans  le  parti  de  la  cour  un  honnête  homme  qui 
était  de  l'opposition.  Il  va  le  voir  : 

—  Je  viens,  lui  dit  M.  Walpole,  de  la  part 
du  roi,  vous  assurer  de  sa  protection,  vous  marquer 
le  regret  qu'il  a  de  n'avoir  rien  fait  pour  vous,  et 


n  LETTRES   INTIMES. 

VOUS   oiïi'ir  un   emploi   convenable   à  votre  mérite. 

—  Milord,  lui  répliqua  le  citoyen,  avant  de  répondre 
à  vos  ofTres,  permettez-moi  de  faire  apporter  mon 
souper  devant  vous. 

On  lui  sert  au  même  instant  un  hachis  fait  avec  des 
restes  d'un  gigot  dont  il  avait  dîné.  Se  tournant  alors 
vers  M.  Walpole  ; 

—  Milord,  ajouta-t-il,  pensez-vous  qu'un  homme 
qui  se  contente  d'un  pareil  repas  soit  un  homme  que 
la  cour  puisse  aisément  gagner?  Dites  au  roi  ce  que  vous 
avez  vu,  c'est  la  seule  réponse  que  j'aie  à  lui  faire. 

M.  Walpole  se  retira  confus.  Si  cet  homme  avait 
aimé  les  grands  repas;  il  y  î^^gros  à^^arier  qu'il  se 
serait  laissé  tenleri         \     ^        ^     ^v 

Deux  causes  m'ont  fait  étudier,  la  crainte  de  l'en- 
nui et  l'amour  de  la  gloire.  C'est  l'envie  de  m'amu- 
ser  ou  la  crainte  de  l'ennui  qui  m'ont  fait  aimer  la 
lecture  dès  l'âge  de  douze  ans.  La  maison  était  fort 
triste  ;  je  me  mis  à  lire  et  je  fus  heureux  :  les 
passions  sont  le  seul  mobile  des  hommes;  elles  font 
tout  le  bien  et  sont  le  mal  que  nous  voyons  sur  la 
terre. 

On  a  de  la  passion  pour  un  objet  lorsqu'on  le  désire 
continuellement;  on  aune  passion  forte  pour  ce  même 
objet,  lorsque  Ip  vie  nous  paraît  insupportable  sans 
lui.  De  là,  la  conduite  de  Gurtius  qui  se  précipita,  à 
Rome,  dans  le  gouiîre  ouvert  au  milieu  de  la  place 
publique  :  il  préférait  le  bonheur  public  et  la  gloire  à 
la  vie,  et  il  se  tua. 


LETTRES   INTIMES.  23 

Pierre  Corneille  aurait  autant  aimé  ne  pas  vivre  que 
de  vivre  sans  gloire,  et  il  fit  Cinna. 

Démosthène  ne  pouvait  pas  vivre  sans  être  un  grand 
orateur,  mais  il  était  bègue  :  un  autre  se  serait 
arrêté  à  cet  obstacle;  lui,  se  met  des  petits  cailloux 
dans  la  bouche  et  va  tous  les  jours  passer  deux  heures 
au  bord  de  la  mer. 

Les  grandes  passions  viennent  à  bout  de  tout  :  de 
là,  on  peut  dire  que,  quand  un  homme  veut  vivement 
et  constamment,  il  parvient  à  son  but. 

Pour  parvenir  à  comprendre  quelque  chose,  il  faut 
y  fixer  toute  son  attention. 

Il  est  à  remarquer  que  tous  les  hommes  parviennent 
à  faire  ce  qui  leur  est  absolument  nécessaire.  Quoi  de 
plus  difficile  que  d'apprendre  à  lire,  et  cependant  les 
plus  badauds  savent  lire.  Donc,  quand  un  enfant  n'ap- 
prend pas  une  chose,  c'est  la  faute  de  ses  instituteurs, 
qui  ne  lui  font  pas  désirer  de  savoir  cette  chose;  là- 
dessus,  leur  bêtise  est  grande  :  l'instituteur  de  Gaétan 
lui  dit  tout  le  jour  qu'il  faut  qu'un  homme  sache  le 
latin  ;  le  pauvre  Gaétan  ne  voit  point  la  preuve  de  cela, 
et  il  ne  fait  point  de  progrès.  Si  l'homme  au  grand  nez 
qui  lui  montre  le  latin  se  donnait  la  peine  d'étudier 
son  caractère,  il  verrait  qu'il  est  gourmand  ;  il  n'aurait 
rien  de  plus  pressé  que  de  faire  un  tarif,  il  écrirait 
d'abord  : 

«  Quand  Gaétan  n'aura  pas  du  tout  travaillé,  il 
dînera  avec  de  la  soupe,  du  pain  et  de  l'eau; 

»  Lors([u  il  saura  ses  leçons,  il  mangera  des  légumes . 


24  LETTRES  INTIMES. 

»  Lorsqu'il  aura  bien  fait  sa  version,  il  aura  du  gigot; 

î  Enfin,  quand  il  saura  ses  leçons  et  aura  bien  fait 
sa  version  et  son  thème,  il  mangera  de  ce  qu'il  voudra.  » 

11  serait  possible  que,  avec  ces  sept  lignes,  on  fît  du 
pauvre  Gaétan,  dont  tout  le  monde  se  moque,  un  des 
plus  grands  génies  de  la  terre  :  la  gourmandise  lui 
ferait  apprendre  le  latin  ;  cela  fait,  on  verrait  quel  est 
son  goût  dominant,  et,  en  s'en  servant,  on  lui  ferait 
apprendre  l'histoire,  la  géométrie  et  la  morale.  Alors, 
il  verrait  qu'il  est  de  son  intérêt  d'être  homme  d'es- 
prit; il  sentirait  quel  est  son  bonheur  d'avoir  un  grand- 
père  tel  que  le  nôtre,  et  il  n'aurait  plus  besoin  de  per- 
sonne. 

Tu  dois  l'appliquer  à  chercher  quelles  sont  les 
choses  qui  peuvent  faire  ton  bonheur  ;  tu  verras  enfin 
que  c'est  la  vertu  et  l'instruction.  Quand  tu  seras  con- 
vaincue de  ces  deux  mérites,  je  ne  suis  plus  en  peine 
de  toi,  tu  te  trouveras  vertueuse  et  instruite  sans  t'en 
douter.  Tu  l'es  déjà  beaucoup  plus  que  tu  ne  le  crois. 
Quand  j'ai  quitté  Grenoble,  je  connaissais  trois  jeunes 
filles  plus  instruites  que  toi;  tu  as  déjà  passé  les  deux 
|u*emières,  il  n'y  a  plus  que  la  troisième  qui  te  soit 
supérieure.  Elle  est  parvenue  au  rare  bonheur  qui  la 
distingue  en  examinant  tout  ce  qu'on  lui  dit  et  en 
ne  croyant  (la  religion  exceptée)  que  ce  qu'on  lui  prou- 
vait. 

Tout  homme  qui  croit,  parce  que  son  voisin  lui  dit  : 
Croyez f  est  un  butor. 

Tous  les  paysans  et  les  ouvriers  travaillent  parce 


LETTRES  INTIMES.  25 

qu'ils  sont  animés  par  le  désir  vifdenepasmanquerde 
pain  sur  leurs  vieux  jours;  plus  ils  ont  cette  crainte, 
plus  ils  travaillent  ferme. 

Sont-ils  assurés  de  ne  pas  manquer  de  pain,  ils 
veulent  avoir  une  veste  plus  belle  que  celle  de  leur 
voisin,  et  d'un  aussi  beau  drap  que  celle  du  maire  du 
village  ;  mais,  conmie  ils  le  désirent  moins  vivement 
qu'ils  ne  désiraient  avoir  du  pain,  ils  travaillent 
moins  bien;  de  là  tant  de  paysans  qui  parviennent  à 
avoir  deux  journaux  de  terre  et  qui  s'arrêtent  là. 

Quand  tu  verras  un  homme  qui  ne  désire  plus  rien 
vivement,  sois  sûre  que  la  fortune  ou  la  gloire  de  cet 
homme  ne  croîtra  plus. 

D'après  ce  principe,  tu  peux  juger  à  Claix  des 
paysans  qui  feront  fortune. 

Barnave  et  Meunier  n'étaient  que  de  petits  avocats 
comme  tous  ceux  de  Grenoble,  et  ils  sont  parvenus  à 
la  gloire.  Sur  quoi,  je  t'observerai  que  leur  gloire 
est  beaucoup  plus  grande  à  Paris  qu'à  Grenoble 
parce  que  Grenoble  est  plein  de  leurs  anciens  con- 
frères, qui,   pour  la  plupart,  sont  jaloux  d'eux. 

Il  y  a  une  règle  sûre  pour  savoir  si  l'on  est  né  pour 
la  gloire  :  si  l'on  liait  les  gens  supérieurs  avec  lesquels 
on  vit,  on  sera  toujours  médiocre.  —  Donc,  un  homme 
qui  est  jaloux  de  tout  le  monde,  sera  toujours  un 
pauvre  homme. 

Barnave  me  servira  encore  à  te  prouver  que  les 
hommes  animés  d'une  grande  passion  remportent 
toujours  sur  les  hommes  qui  ne  le  sont  pas.  Certaine- 

2 


:î(j  LETTRES   INTIMES. 

ment,  M.  Barthélémy  D...  (celui  qui  m*a  montre  les 
iirimaces)  était,  au  commencement  de  la  Révolution, 
plus  instruit  que  Barnave.  Cependant,  quelle  diffé- 
rence entre  ces  deux  hommes!  dans  dix  ans,  on  ne 
parlera  plus  de  M.  Barthélémy  D...  et  on  citera  encore 
dans  cent  ans  Barnave  comme  un  grand  homme  mois- 
sonne dans  sa  jeunesse.  Tu  peux  même  remarquer 
qu'en  parlant,  on  dit  déjà  Monsieur  D...  et  qu'on  dit 
Barnave  tout  court. 

Tu  auras  peut-être  la  curiosité  de  me  demander 
quels  sont  les  hommes  supérieurs  de  Grenoble  dans 
ce  moment-ci  :  je  te  répondrai  Gros  et  Plana^  cejeune 
homme  qui  devait  t'apporter  de  la  musique  d'Italie. 
Gros  serait  devenu  un  Lagrange,  s'il  avait  cultivé  sa 
science,  mais  il  préfère  la  chasse.  Pour  Plana,  si  rien 
ne  le  détourne,  il  sera  un  grand  homme  dans  dix  ans  ; 
j*ai  le  plaisir  d'être  son  ami  intime. 

Après  les  hommes  de  génie,  viennent,  selon  moi,  les 
philosophes  pratiques,  qui  savent  trouver  le  bonheur 
malgré  tous  les  obstacles;  j'ai  le  plaisir  infini  de  pou- 
voir te  dire  que  je  crois  mon  père  à  la  tête  de  ces 
hommes-là  à  Grenoble. 

Adieu,  ma  chère  Pauline  ;  voilà  une  bien  longue 
lettre;  médite-la  et  surtout  garde-toi  de  la  montrer; 
car  elle  nous  ferait  des  ennemis  de  tous  les  X...  et 
autres  sots  qui  t'entourent.  Tu  peux  lire  l'article 
GaiUan  à  Caroline  ;  persuade-lui,  sans  avoir  l'air  de 
le  désirer,  que  les  talents  peuvent  consoler  de  l'ab- 
sence de  la  beauté  et  qu'en  général,  à  trente  ans, 


LKTTUKS   INTIMES.  27 

j'aime  mieux  une  femme  laide  qu'une  jolie.  La  jolie 
ne  l'est  plus,  et,  comme  elle  ne  s'est  pas  instruite,  et 
qu'on  Ta  toujours  flattée,  elle  est  insupportable.  La 
laide,  au  contraire,  a  plus  d'avantages  que  jamais,  et, 
si  elle  a  su  se  garantir  de  la  médisance,  est  adorée. 

Toute  la  ville  de  Paris  juge  en  ce  moment  le  procès 
de  la  beauté  et  des  talents.  Tu  peux  voir,  dans  les  jour- 
naux, qu'on  va  recevoir  aux  Français  ou  la  belle  made- 
moiselle Georges,  ou  mademoiselle  Duchesnois,  pleine 
du  plus  grand  talent,  mais  très  laide.  Quoique,  sur 
vingt  hommes,  il  y  en  ait  dix-neuf  incapables  de  juger 
mademoiselle  Duchesnois,  et  que  l'effet  de  la  beaulé 
soit  général,  il  paraît  cependant  que  mademoiselle 
Duchesnois  l'emportera. 

Bonsoir. 


IX 


Paris,  10  pluviôse  an  \I. 

Je  viens  encore  l'écrire,  ma  chère  Pauline,  et 
encore  pour  me  guérir  d'un  mouvement  d'impa- 
tience. Il  se  forme,  ici,  à  la  porte  des  spectacles, 
les  jours  qu'ils  sont  intéressants,  une  queue^  c'est- 
à-dire  une  longue  file  d'amateurs  qui  prennent  leur 


28  LETTRES    INTIMES. 

billet  chacun  à  son  tour.  Comme  il  fait  très  froid,  il 
est  pénible  d'attendre  deux  heures,  au  grand  air,  un 
billet  de  parterre.  Un  de  mes  amis,  qui  a  un  domes- 
tique, l'y  a  envoyé  ce  soir;  mais  il  n'est  pas  revenu,  de 
manière  que  je  viens  de  passer  deux  heures  à  attendre. 
Je  voulais  aller  voir  VHomme  du  jour,  comédie  en 
cinq  actes,  en  vers,  de  Boissy,  et  les  Femmes,  comédie 
de  Demouslier;  j'y  mettais  d'autant  plus  de  peine  que 
Fleury  et  mademoiselle  Contât  jouent  dans  les  deux 
pièces  et  que  je  voulais  me  distraire. 

Tu  sais  que  j'ai  toujours  craint  de  mourir  poitrinaire  ; 
tout  aulre  genre  de  mort  ne  m'eiïraye  point  ;  celle-là  me 
glace.  Hier  soir,  en  rentrant  à  onze  heures,  ayant  la  vue 
fatiguée,  je  me  mis  à  déclamer  et  je  me  rompis  une 
petite  veine.  Ce  matin  et  ce  soir,  j'ai  craché  un  peu  de 
sang;  il  ne  m'en  a  pas  fallu  davantage  pour  me  croire 
poitrinaire.  Tu  sais  comme  mon  imagination  trotte; 
mais,  enfin,  je  viens  de  tâcher  de  me  raisonner,  et,  au 
lieu  de  jurer,  je  me  suis  mis  à  t'écrire  :  je  m'en  vais 
encore  te  parler  métaphysique  littéraire. 

Je  t'ai  dit  qu'on  avait  observé  que  l'homme  n'étu- 
diait que  pour  se  soustraire  à  l'ennui.  Souvent,  lors- 
(|ue  nous  nous  ennuyons,  notre  génie  est  déterminé 
par  le  premier  objet  qui  s'offre  à  nous.  Je  m'en  vais 
le  proiiver  cela  par  des  faits,  c'est  la  meilleure  des 
vérifications  :  je  te  parlerai  d'abord  de  notre  compa- 
triote le  célèbre  Vaucanson,  dont  tu  peux  voir  un 
beau  buste  à  la  bibliothèque.  Sa  mère,  qui  était  dévote, 
avait  un  directeur;  il  habitait  une  cellule  à  laquelle 


LETTRES  INTIMES.  29 

la  salle  de  l'horloge  servait  d'antichambre  ;  la  mère 
rendait  de  fréquentes  visites  à  ce  directeur;  son  fils 
l'accompagnait  jusque  dans  l'antichambre;  c'est  là 
que,  seul  et  désœuvré,  il  pleurait  d'ennui,  pendant  que 
sa  mère  se  confessait.  Cependant,  comme  on  pleure  et 
qu'on  s'ennuie  toujours  le  moins  qu'on  peut,  comme 
dans  l'état  de  désœuvrement  il  n'est  point  de  sensa- 
tions indifférentes,  le  jeune  Yaucanson,  bientôt  frappé 
du  mouvement  toujours  égal  du  balancier,  veut  en 
connaître  la  cause  :  pour  cela,  il  s'approche  de  la 
caisse  de  l'horloge;  il  voit  à  travers  les  fentes  l'en- 
grènement  des  roues,  découvre  une  partie  de  ce  mé- 
canisme, devine  le  reste,  projette  une  pareille  ma- 
chine, l'exécute  avec  un  couteau  et  du  bois,  et  fait 
enfin  une  horloge  qui  allait.  Flatté  de  ce  succès,  il 
appliqua  de  plus  en  plus  son  attention  à  la  mécanique, 
et  fit  enfin  le  fameux  flùteur.  Prie  le  grand-père  de  te 
parler  de  ce  grand  homme,  qu'il  a  connu. 

Shakspeare  (prononce  Chéquspire)  était  marchand 
de  laine  à  Stratford  en  Angleterre;  il  aimait  la  chasse, 
qui  était  alors  défendue  en  Angleterre  comme  en 
France  avant  la  Révolution;  il  tua  un  daim  dans  le 
parc  du  seigneur  de  Stratford,  qui  lui  fit  payorTamende. 
Lui,  piqué  de  cela,  lui  vola  quelques  daims  et  s'enfuit 
à  Londres.  Là,  n'ayant  pas  le  sou,  il  se  fit  gardien  de 
chevaux  à  la  porte  du  théâtre,  ensuite  comédien,  en- 
suite auteur.  C'est  donc  à  son  amour  pour  la  chasse 
et  à  la  bêtise  du  seigneur  de  Stratford  qu'il  dut  son 
génie. 


30  LETTRES  INTIMES. 

C'est  un  liasard  à  peu  près  semblable  qui  décida  le 
goût  de  Molière  pour  le  théâtre.  Son  grand-père  ai- 
mait la  comédie;  il  l'y  menait  souvent;  le  jeune 
homme  vivait  dans  la  dissipation  :  le  père,  s'en  aper- 
cevant, demande  en  colère  si  l'on  veut  faire  de  son  fils 
un  comédien?  —  «  Plût  à  Dieu,  répondit  le  grand- 
père,  qu'il  fût  aussi  bon  acteur  que  Montrose!  »  Ce 
mot  frappe  le  jeune  Molière;  il  prend  en  dégoût  le 
métier  de  tapissier,  et  la  France  doit  son  plus  grand 
comique  au  hasard  de  cette  réponse. 

Milton,  l'auteur  du  sublime  Paradis  perdu,  était 
employé  auprès  de  Cromwell;  cet  usurpateur  meurt; 
son  fils  Piichard  lui  succède;  il  est  badaud,  on  le 
chasse  de  l'Angleterre;  Milton  perd  sa  place;  il  est 
emprisonné,  puis  relâché,  ensuite  forcé  de  s'exiler;  il 
se  retire  à  la  campagne,  où,  n'ayant  rien  à  faire,  il  com- 
pose, pour  se  désennuyer,  the  Paradîse  lost. 

On  acquiert  un  grand  esprit,  non  pas  en  apprenant 
beaucoup  par  cœur,  mais  en  comparant  beaucoup 
les  choses  qu'on  voit;  il  faut  beaucoup  méditer,  et, 
quoi  qu'on  voie,  tâcher  d'en  savoir  la  cause. 

Les  Athéniens  exilent  Aristide,  le  méritait-il?  Ou, 
s'ils  en  étaient  jaloux,  pourquoi  en  étaient-ils  jaloux? 
En  société,  qui  sait  le  plus  de  traits  d'histoire,  de 
bons  mots,  d'anecdotes  curieuses,  est  le  plus  agréable. 
Buffon,  Corneille,  La  Fontaine  ne  s'abaissaient  pas  à 
tout  cela  ;  aussi  on  était  étonné  de  ne  pas  les  voir  briller 
en  société;  les  badauds  s'en  étonnaient,  ils  ne  faisaient 
pas  attention  que  l'esprit  qui  vous  fait  admirer  par  la 


LETTRES  INTIMES.  31 

postérité  est  très  différent  de  celui  qui  vous  rend  amu- 
sant dans  un  cercle. 

Je  puis  te  donner  comme  des  vérités  générales: 

1°  Que  toutes  nos  idées  nous  viennent  par  nos  sens; 

2°  Que  la  finesse  plus  ou  moins  grande  des  cinq 
sens  ne  donne  ni  plus  ni  moins  d'esprit.  Ilomèie, 
Milton  étaient  aveugles;  Montesquieu,  BuITon  avaient 
la  vue  très  basse  ; 

3°  Que  l'éducation  seule  fait  les  grands  homme?,  par 
conséquent,  qu'on  n'a  qu'à  le  vouloir  pour  devenir 
grand  génie.  Il  faut  s'appliquer  à  une  science  et  la 
méditer  sans  cesse.  Je  te  conseille  de  lire  et  de  mé- 
diter Plularque  :  il  t'apprendra  en  même  temps  l'Iiis- 
toire,  et  à  connaître  les  hommes. 

Pour  acquérir  beaucoup  d'esprit,  il  faut  beaucoup 
comparer,  c'est-à-dire  observer,  alternativement  et 
avec  attention,  l'impression  différente  que  font  sur  toi 
des  objets  (juelconques. 

La  Fontaine  devint  bon  fabuliste,  en  comparant 
beaucoup  les  fables  des  auteurs  qui  l'avaient  précédé. 

Compare  la  fable:  Maître  corbeau,  etc.,  à  celle  des 
Animaux  malades  de  la  peste;  et  dis-moi  dans  une 
de  tes  lettres  laquelle  lu  préfères. 


32  LETTRES  INTIMES. 


Paris,  19  pluviôse  an  XI. 

,1e  reçois  ta  lettre  du  14,  ma  chère  Pauline;  je  ne 
saurais  te  peindre  mon  ravissement,  je  vois  que  nous 
sommes  faits  l'un  pour  l'autre:  nous  avons  le  même 
esprit.  Athalie^  en  effet,  n'est  point  la  meilleure  pièce 
de  Racine;  elle  est  souverainement  immorale  en  ce 
qu'elle  autorise  le  prêtre  à  se  soulever  contre  l'auto- 
rité, et  à  massacrer  les  magistrats,  et  c'est  précisé- 
ment par  ce  défaut  majeur  qu'elle  plaît  tant  aux  tar- 
tufes du  siècle. 

La  Grandeur  des  Romains^  que  je  te  conseillais, 
est,  en  effet,  celle  de  Montesquieu;  tu  ne  saurais  trop 
relire  cet  excellent  ouvrage;  je  t'observerai  à  ce  pro- 
pos que  l'étude  de  l'histoire  n'est  bonne  qu'à  deux 
choses  : 

La  première  est  de  faire  connaître  les  hommes  :  cette 
connaissance  se  nomme  philosophie,  mot  tiré  du  grec 
et  qui  signifie  amour  delà  sagesse; 

La  deuxième  est  la  connaissance  de  certains  faits 
qu'on  cite  souvent  dans  la  société  et  qu'il  serait  ridi- 
cule de  ne  pas  savoir. 


LETTRES   INTIMES.  33 

J'espère  que  cette  seconde  utilité  ne  te  touchera 
guère.  Je  ne  trouve  rien  de  si  plat  que  la  vanité,  elle 
est  presque  toujours  l'indice  d'un  petit  caractère. 
L'homme  qui  cherche  sa  propre  estime  et  celle  des 
grands  hommes  de  son  siècle,  doit  toujours  se 
supposer  en  présence  des  Aristide,  des  Scipion,  des 
César,  etc.,  et  une  fois  qu'il  croit  mériter  leur 
approbation,  il  f&rme  son  oreille  aux  aboiements  des 
butors.  Je  te  recommande  toujours  la  lecture  de  PIu- 
tarque,  de  Dacier.  Tu  verras,  dans  la  vie  de  Brutus, 
le  meurtrier  de  César,  quelle  était  sa  femme  Porcie; 
il  me  semble  qu'elle  vaut  un  peu  mieux  que  les  cail- 
lettes du  jour. 

On  prend  peu  à  peu  les  habitudes  et  les  manières 
de  voir  des  personnes  avec  qui  Von  vit  habituelle- 
ment. 

Celte  maxime  est  générale  et  sans  exception;  garde- 
toi  donc  de  vivre  dans  la  société  d'animaux  dont  tu 
me  parles.  Réfléchis  là-dessus  et  suis  les  conseils  de 
notre  papa. 

J'aime  beaucoup  mieux  que  lu  apprennes  l'italien 
que  l'anglais;  cette  première  langue  se  rapproche 
beaucoup  des  langues  grecque  et  latine,  les  plus  belles 
qui  aient  existé  :  nous  parlerons  beaucoup  de  cela;  je 
te  ferai  voir  qu'il  n'y  a  réellement  que  deux  langues 
(lilTérenles,  la  grecque  et  la  française  :  la  première  per- 
met les  inversions,  la  seconde  exige  l'ordre  direct. 
Supposons  que  tu  veuilles  me  transmettre  celte  pen- 
sée :  «  Bacon  est  un  grand  philosophe;  »  en  français, 


3i  LETTRES  INTIMES. 

tu  ne  peux  dire  que  :  «  Bacon  est  un  grand  philoso- 
phe;» et  en,  grec,  tu  pourrais  dire  :  «  Bacon  est  un 
grand  philosophe;  »  «  Philosophe  un  grand  Bacon 
est;  »  «  Est  un  grand  philosophe  Bacon;  »  ce  Bacon 
philosophe  un  grand  est.  ))Etc.,  etc. 

Tu  sens  combien  ces  langues  doivent  prêter  à  la 
poésie:  l'italien  a  un  peu  cet  avantage.  Je  t'écrirai 
bientôt  pour  te  donner,  sur  l'étude  des  langues,  les 
principes  de  Dumarsais,  un  des  plus  grands  gram- 
mairiens qui  aient  existé,  dont  tu  peux  lire  l'éloge  à  la 
tète  du  septième  volume  de  l'Encyclopédie. 

Le  plus  grand  des  poètes  comiques,  le  divin  Molière 
a  dit  : 

Un  sot  savant  est  sot  plus  qu'un  sot  ignorant. 

Rien  de  pire,  en  effet,  que  la  fausse  science  ;  tâche 
de  t'-en  garantir  d'ici  aux  fériés.  Ce  que  je  te  recom- 
mande, c'est  (excepté  la  religion)  de  ne  rien  croire 
sans  examen  :  rien  ne  rend  ridicule  comme  de  répéter 
les  sottises  des  autres.  Ne  parlons  jamais  de  ce  que 
nous  ne  savons  pas;  mais, quand  nous  parlons,  ne  di- 
SQUs  que  ce  que  nous  croyons,  et  que  nous  sommes 
prêts  à  démontrer.  Je  m'occupe  une  demi-heure 
chaque  soir,  en  rentrant,  à  te  copier  divers  passages 
des  meilleurs  auteurs  que  je  t'enverrai  bientôt. 

Notre  ^3ipai3iun  Dictionnaire  historique  des  grands 
hommes^  dont  tu  peux  tirer  grand  parti  pour  ton  in- 


LETTRES   INTIMES.  35 

stnictioii;  cherches-y  les  vies  d'Homère,  de  Virgile, 
d'Horace,  de  Lucaiii,  deTibiille,  de  Tacite,  de  Cicéron, 
duTasse,  deTArioste,  du  Dante,  de  Pétrarque,  de  Ma- 
chiavel, de  Milton,  de  Cervantes,  de  Gamoëiis,  de 
Molière,  de  Pierre  Corneille,  de  Racine,  de  Shakspeare, 
(le  La  Fontaine,  de  Boileau,  de  Montaigne,  de  J.-J. 
Rousseau,  de  Fénelon,  de  Bossuet,  de  Buffon,  de 
Montesquieu;  en  tout,  vingt-sept,  et  fais  de  chacune 
un  extrait  de  vinirt  lisrnes  de  cette  forme  : 

Cl  J.-B.  Poqiielin,  qui  prit  ensuite  le  nom  de  Mo* 
lièrCy  naquit  à  Paris  en  1620  (il  y  a  cent  quatre-vingts 
ans  en  1800)  ;  il  était  fils  d'un  tapissier  employé  chez 
le  roi;  il  fut  auteur  comique  et  acteur:  il  donna 
VÉtouvdi^  sa  première  pièce,  en  1G58,  étant  pour 
lors  âgé  de  trente-huit  ans;  il  mourut  d'un  vomisse- 
ment de  sang  à  cinquante-trois  ans,  en  1673,  et  com- 
posa trente-trois  pièces  en  moins  de  quinze  ans.  Les 
meilleures  sont  le  Tartufe  et  le  Misanthrope,  C'était 
le  meilleur  des  hommes,  et  la  postérité  le  regarde 
comme  un  des  plus  grands  qui  aient  existé.  » 

Une  fois  que  tu  auras  composé  ces  vingt-sept  vies, 
comme  celle  de  Molière  et  aussi  simplement,  tu  pour- 
ras les  copier  dans  un  petit  cahier,  et  les  relire  quel- 
quefois; cela  nous  sera  très  utile  pour  le  cours  de  litté- 
rature que  je  compte  faire  avec  toi  cet  automne. 

Après  les  cxceWenlQs  Révolutions  romaines  deXer- 
tôt  ;  je  le  conseille  de  lire  l'Histoire  de  Condillac  :  tu  le 
trouveras  froid  et  moins  amusant,  mais  il  raisonne 
parfaitement  et  c'est  un  grand  mérite.  Tu  pourras  lire 


36  LETTRES   INTIMES. 

le  Siècle  de  Louis  XIV,  de  Voltaire;  lis  les  Carac- 
tères, de  La  Bruyère. 

Supplie  à  deux  genoux  mon  papa  de  te  faire  bien 
vite  cesser  l'étude  de  l'astronome  Ptolémée;  le  sot 
abbé  R...  eut  la  bêtise  de  me  l'apprendre,  et  il  est  cause, 
que  j'ai  de  fausses  idées  en  astronomie.  Cesse  Ptolé- 
mée dès  demain;  rien  de  pernicieux  comme  de  s'em- 
poisonner l'esprit  avec  des  faussetés.  Cette  étude  me 
donne  une  bien  mauvaise  opinion  de  ceux  qui  te  la 
font  faire;  qu'ils  se  procurent  V Abrégé  d'astronomie, 
de  J.  Lalande,  un  volume  in-8  ;  les  bons  principes,  sont 
exposés  d'une  manière  saine;  lu  verras  que  c'est  la 
terre  qui  tourne,  et  que  le  soleil  ne  tourne  que  sur 
son  axe.  Dis-moi  le  nom  des  ignorants  qui  te  font  en- 
seigner Ptolémée.  L'ancien  proverbe  qui  dit:  «  Dis-moi 
qui  tu  hantes,  je  te  dirai  qui  tu  es,  »  est  très  juste  et 
mérite  d'être  médité  et  bien  compris.  On  ne  com- 
prend, en  effet,  que  les  idées  qui  s'approchent  des  nô- 
tres, et  on  trouve  toujours  ridicules  et  odieuses  celles 
qui   ne   ressemblent  pas    aux    nôtres.  De   là  vient 
que,  ayant  des  idées  très  différentes  de  celles  de  la 
société  dont  tu  me  parles,  ils  te  semblent  ridicules. 
A  quoi  bon,  en  effet,  perdre  à  jouer  et  à  dire  des  niai- 
series et  des  faussetés,  un  temps  si  précieux  et  qui  ne 
revient  pas?  Tu  es  dans  ta  dix-septième  année  :  songe 
qu'elle  passe  pour  ne  plus  revenir,  et  que  tu  te  repro- 
cheras, dans  trois  ans,  tous  les  moments  que  tu  per- 
dras à  parler  avec  des  gens  qui  n'ont  que  de  fausses 
idées. 


LETTRES   INTIMES.  37 

Tout  homme  regarde  les  actions  d'un  autre  homme 
comme  vertueuses,  vicieuses  ou  permises,  selon 
qu'elles  lui  sont  utiles,  nuisibles  ou  indifférentes. 
Cette  vérité  morale  est  générale  est  sans  exception. 

Tu  pourras  voir,  par  une  conséquence  de  ce  principe 
lumineux,  que  les  hommes  n'ont  jamais  donné  le  nom 
de  grand  qu'à  celui  qui  leur  a  rendu  un  grand 
service,  ou  qui  les  a  beaucoup  amusés.  On  dit  Henri 
le  Grand  en  parlant  de  Henri  IV,  parce  qu'il  a  tait  le 
bonheur  de  la  France  et  que  les  Français  espèrent, 
parles  honneurs  qu'ils  lui  rendent,  engager  les  rois  à 
suivre  son  exemple. 

On  dit  le  grand  Homère  parce  que,  de  tous  les 
poètes,  c'est  celui  qui  a  fait  le  plus  de  plaisir  aux 
hommes. 

Tu  remarqueras  que  la  reconnaissance  est  toujours 
proportionnée  aux  bienfaits;  de  là,  les  rois,  de  leur 
vivant,  ont  une  grande  réputation;  ils  meurent,  ils  ne 
peuvent  plus  être  utiles,  leur  réputation  décroît 
chaque  jour. 

Si  le  poète  a  peint  la  nature  sans  ornements  étran- 
gers, et  si,  par  cette  raison,  il  continue  à  amuser  les 
hommes,  sa  réputation,  loin  de  diminuer,  augmente. 

Virgile,  à  la  cour  d'Auguste,  était  certainement 
effacé  par  cet  empereur;  dans  ce  moment,  on  parle 
beaucoup  plus  de  Virgile  que  d'Auguste;  dans  mille 
ans,  on  parlera  encore  de  Virgile,  et  Auguste  sera 
oublié.  Tu  en  vois  la  raison  :  les  œuvres  de  Virgile 
plaisent  toujours  à  ceux  qui  les  lisent;   le  peu  de 

3 


38  LETTRES  INTIMES. 

bien  qu'a  fait  Auguste  est  détruit  depuis  longtemps. 
Applique    ce   raisonnement    à    tous    les    grands 
hommes,  et  tu  verras  combien  il  est  vrai  que  chaque 
homme  juge  tout  par  son  intérêt. 


XI 


Paris,  28  ventôse  an  XI. 

Écris-moi  donc  des  lettres  plus  longues,  ma  chère 
Pauline;  les  plus  doux  moments  de  ma  vie  sont  ceux 
où  je  parle  avec  toi;  écris  tes  lettres  à  plusieurs  fois 
et  surtout  sans  chercher  à  faire  des  phrases;  car  rien 
de  pénible  comme  de  faire  de  l'esprit,  et,  à  la  longue, 
on  plante  là  ce  qui  est  pénible.  D'ailleurs,  en  tout 
genre,  malheur  à  qui  tâche;  ce  qu'on  fait  avec  peine 
ne  plait  jamais.  Voilà  bien  des  maximes,  mais  c'est 
que  je  voudrais  t'accoutumer  à  réfléchir;  car  il  n'y  a 
que  le  bon  sens  qui  dure.  Plus  je  vois  de  femmes, 
plus  je  sens  combien  elles  ont  tort  de  ne  pas  étudier: 
j'entends  étudier  les  choses  agréables;  car  l'ennui 
n'est  bon  à  rien. 

Sois  persuadée  qu'on  peut  se  corriger  de  tout;  il  n'y 
a  qu'à  se  bien  démontrer  la  nécessité  d'une  chose  et 
l'on  en  vient  à  bout. 


LETTRES   INTIMES.  39 

Je  crois  qu'il  y  a  peu  d'hommes  qui  aient  aussi  peu 
de  dispositions  que  moi  pour  apprendre  des  langues. 
Cependant  j'ai  senti  qu'il  fallait  les  savoir,  et,  dans 
deux  ans,  je  saurai  bien  le  grec,  le  latin,  l'anglais  et 
l'italien. 

Pourquoi  apprends-tu  l'italien?  c'est  évidemment 
pour  lire  les  bons  ouvrages  écrits  dans  cette  langue  : 
la  Gierusalemme  liberata  est  un  des  plus  beaux.  Il 
faut  donc  tout  de  suite  le  connaître  et  te  le  faire 
expliquer  par  ton  maître.  Voici  comment  : 

J'ai  écrit  tout  ce  qui  regarde  la  grammaire  sur  une 
feuille  séparée  pour  que  tu  puisses  le  montrer. 
Emploie  ma  méthode  sur-le-champ,  sois  sûre  que,  si 
ton  maître  y  résiste,  il  est  un  imposteur  qui  t'apprend 
ce  qu'il  ne  sait  pas;  alors,  il  sera  obligé  d'étudier 
lui-même  les  quatre  octaves  du  Tasse,  il  n'y  a  pas  de 
mal  à  cela.  Voilà  comment  je  compte  te  faire  travail- 
ler cet  automme.  Caroline  apprend-elle  aussi  l'ita- 
lien? Je  le  voudrais  bien;  inspire-lui-en  l'envie,  et 
dis-lui  de  m'écrire  beaucoup  plus  souvent;  lis-lui  mes 
lettres,  si  tu  penses  qu'elles  puissent  lui  être  utiles. 
Tache  de  la  faire  penser.  Tu  apprendras  toi-même  en 
instruisant.  Il  y  a  quatre  ans,  j'appris  les  mathéma- 
tiques en  les  montrant  à  X... 

En  général,  je  ne  saurais  trop  vous  répéter  :  N'ayez 
aucun  préjugé  y  c'est-à-dire  ne  croyez  jamais  rien 
parce  qu'un  autre  vous  l'a  dit,  mais  parce  qu'on  vous 
l'a  prouvé;  car  l'homme  qui  le  dit  une  chose  peut  se 
tromper  lui-même  et  encore  plus  vouloir  te  tromper  : 


40  LETTRES   INTIMES. 

en  toiil,  cherchons  la  vérité,  il  n'y  a  qu'elle  qui  dure; 
j'aime  mieux  que  lu  saches  une  vérité  de  plus  que 
d'avoir  lu  dix  volumes  d'histoire. 

Lis  les  grands  hommes  de  Plutarque,  de  Dacier; 
cela  se  trouve  partout,  de  même  que  Isi  Jérusalem,  qui 
te  sera  nécessaire  pour  ton  travail.  S'il  n'y  en  avait 
point  à  Grenoble,  prie  notre  papa  de  t'en  faire  venir 
une  en  quatre  volumes  in-18,  imprimée  à  Avignon 
chez  Villeneuve,  comme  celle  que  j'ai  apportée  à 
M.  D...;  elle  me  coûte  neuf  francs  en  Italie. 

Lis  l'abbé  de  Vertol,  Révolutions  romaines,  de 
Suède,  de  Portugal;  lis  V Histoire  de  la  Révolution 
française,  par  Fantin  des  Odoards;  c'est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  intéressant  pour  toi  ;  nous  en  parlerons  beaucoup  ; 
ainsi  lis  plus  tôt  que  plus  tard.  Arrange-toi  pour  aller 
à  Claix  dès  que  je  serai  arrivé,  car  j'aime  les  champs 
et  point  du  tout  l'odeur  de  la  boue.  C'est  au  milieu 
des  arbres  que  l'homme  est  le  plus  heureux  ;  tous  les 
peuples  en  ont  mis  dans  leur  paradis,  et  surtout  les 
Orientaux  qui  se  connaissent  en  plaisirs.  Les  bons 
musulmans  vont  habiter  après  leur  mort  des  jardins 
charmants;  tu  as  vu  dans  Télémaque  que  les  champs 
Élysées  ont  des  bosquets,  et,  dans  la  Bible,  la  descrip- 
tion du  jardin  d'Éden,   qu'Adam  et  Eve  habitèrent 
quelque  temps.  Ainsi  rapprochons-nous  de  la  cam- 
pagne et  lisons  les  auteurs  qui  en  parlent,  mais  ceux 
qui  en  parlent  bien  et  non  point  les  amants  tartufes 
de  hi  nature,  comme  l'abbé  Delille.  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  a  vraiment  aimé  les  champs;  prie  le  grand- 


LETTRES   INTIMES.  41 

papa  de  te  lire  quelques  morceaux  de  ses  études.  Lis 
Thistoire  du  cheval,  du  renard,  du  paon,  du  rossignol, 
du  cerf,  dans  M.  de  Buffon  ;  lis  V Art  poétique,  de  Boi- 
leau.  Fais-toi  apporter  d'Italie  beaucoup  de  musique 
de  Pergolèse,  de  Piccini,  de  Paeziello,  mais  surtout  de 
Pergolèse.  Apprends  à  danser  de  M.  B...  pour  t'exer- 
cer,  je  te  montrerai  de  charmants  pas  cet  automne. 


XII 


Paris,  1803. 

Eh  bien,  ma  chère  Pauline,  comment  te  portes-tu? 
Je  suis  moi-même  un  peu  malade.  C'est,  je  crois,  un 
gros  rhume;  j'ai  beaucoup  sué  cette  nuit  et  je  crois 
que  j'ai  un  peu  de  fièvre  ;  il  fait  ici  une  chaleur  infer- 
nale, vingt-six  degrés,  je  crois  ;  c'est  venu  tout  à  coup. 
Écris-moi  vite  aussitôt  que  tu  auras  reçu  celte  lettre; 
je  brûle  d'avoir  de  tes  nouvelles.  Je  ne  suis  en  état  de 
rien  dire  de  moi-même,  je  m'en  vais  tout  bonnement 
te  copier  le  portrait  qu'un  homme  d'un  esprit  très 
fin  a  fait  de  la  femme  la  plus  aimable  de  Paris.  Cela 
te  sera  comme  une  espèce  de  modèle;  entends  bien 
ce  mot  :  non  pas  qu'il  faille  imiter,  on  n'a  plus  de 
grâce  ;  mais  tâche  d'avoir  l'àmc  de  Lucile  :  tu  auras 


42  LETTRES   I^iTIMES. 

bientôt  ses  manières,  et  ses  manières  enchantent  tout 
le  monde. 

Je  commence  mon  prône. 

Liicile  a  vingt-cinq  ans;  elle  a  une  de  ces  figures 
antiques  qui  sont,  en  femme,  ce  que  l'Antinous  est 
en  homme  :  ce  qui  rend  cette  physionomie  délicieuse, 
c'est  qu'à  chaque  instant  vient  s'y  peindre  une  âme 
charmante.  La  plupart  des  femmes  qui  ont  beaucoup 
d'esprit  ont  une  certaine  façon  d'en  avoir,  qu'elles 
n'ont  pas  naturellement,  mais  qu'elles  se  donnent. 

Celle-ci  s'exprime  nonchalamment  et  d'un  air 
distrait,  afin  qu'on  croie  qu'elle  n'a  presque  pas  besoin 
de  prendre  la  peine  de  penser,  et  que  tout  ce  qu'elle 
dit  lui  échappe.  C'est  d'un  air  froid,  sérieux  et  décisif, 
que  celle-ci  parle,  et  c'est  pour  avoir  aussi  un  carac- 
tère particulier. 

Une  autre  se  voue  à  ne  dire  que  des  choses  fines 
(difficiles  à  comprendre  au  premier  abord),  mais  d'un 
ton  qui  est  encore  plus  fin  que  tout  ce  qu'elle  dit.  Une 
autre  se  met  à  être  vive  et  pétillante.  Je  ne  sais  si  lu 
auras  pu  observer  tous  ces  caractères-là  à  Grenoble  ou 
chez  mademoiselle  L...,  mais  ce  sont  ceux  du  grand 
monde. 

Lucile  ne  débite  ce  qu'elle  dit  dans  aucune  de  ces 
petites  manières  de  femme.  C'est  le  caractère  de  ses 
pensées  qui  règle  bien  franchement  le  ton  dont  elle 
parle.  Elle  ne  songe  à  avoir  aucune  sorte  d'esprit; 
mais  elle  a  de  l'esprit  avec  lequel  on  en  a  de  toutes 
les  sortes. 


LETTRES   INTIMES.  43 

Il  n'y  a  point  de  jolie  femme  qui  n'ait  plus  ou 
moins  le  désir  de  plaire;  de  là  naissent  ces  petites 
minauderies  avec  lesquelles  elle  vous  dit  :  «Regardez- 
moi.  » 

Toutes  ces  singeries  ne  sont  point  à  l'usage  de 
Lucile  ;  elle  a  une  fierté  d'amour-propre  qui  ne  lui 
permet  pas  de  s'y  abaisser.  Elle  rougirait  de  vous 
«  avoir  plu,  si  dans  la  réflexion  vous  pouviez  vous  dire  : 
«  Elle  a  tâché  de  me  plaire.  ï»  Voilà  ses  moyens  pour 
enchanter  tout  le  monde  ;  on  aime  mieux  un  sourire 
de  sa  part  que  des  compliments  d'une  autre  femme. 

Elle  a  la  plus  belle  àme  ;  elle  est  très  bonne,  mais 
on  ne  la  loue  pas  de  cela  ;  elle  a  trop  d'esprit  pour  sa 
beauté  ;  les  petites  âmes  ne  peuvent  nier  qu'elle  ne 
soit  excessive,  mais  elles  disent  qu'elle  est  un  tour 
d'adresse  de  son  esprit.  C'est  que  la  plupart  des 
hommes  aiment  mieux  une  femme  bête  et  bonne 
qu'une  femme  spirituelle  et  mielleuse;  la  reconnais- 
sance pèse  moins. 

Les  femmes  s'efforcent  de  briller  devant  elle  et, 
malgré  cela,  l'aiment.  C'est  qu'elle  les  fait  briller;  elle 
les  aide  à  montrer  leur  esprit  :  on  dirait  de  jolis 
enfants  qui,  pour  avoir  un  juge  de  leurs  grâces, viennent 
jouer  devant  l'Amour. 

Lucile,  à  cet  excellent  cœur  dont  nous  avons  eu  mille 
preuves,  à  cet  esprit  si  distingué,  joint  une  àme  forte, 
courageuse  et  résolue,  de  ces  âmes  supérieures  à  tout 
événement,  dont  la  fermeté  et  la  grandeur  ne  plient 
sous  aucun  accident  humain. 


44  LETTRES  INTIMES. 

Enfin,  elle  est  savante;  c'est  un  secret  qu'on  se  dit 
dans  sa  société,  car  on  n'a  jamais  vu  en  face  cette 
science.  Là,  on  s'aperçoit  seulement  qu'il  y  en  a  dans 
cet  esprit.  Vois  où  ce  caractère  parfait  l'a  conduite  : 
elle  est  femme  d'un  homme  qui  a  fait  sa  fortune  dans 
la  Révolution;  elle  est  parvenue  à  polir  son  mari  ;  il 
y  a  de  la  distinction  à  être  de  ses  amis,  de  la  vanité 
à  la  connaître,  du  bon  air  à  parler  d'elle. 

Voilà,  ma  chère  Pauline,  ce  que  tu  peux  être  un 
jour  :  Lucile  est  parvenue  là  de  bien  loin  ;  elle  a  eu 
besoin  de  ménager  bien  des  vanités  pour  faire  respecter 
son  mari  dans  le  monde,  et  ce  mari  est  actuellement 
recherché;  aller  avec  M.  P...,  c'est  presque  montrer 
qu'on  est  admis  chez  sa  femme. 


XIII 


Paris,  1803. 

Je  suis  enchanté,  ma  chère  Pauline,  que  M.  Durand 
te  montre  l'italien  sur  de  bons  principes,  et  qu'il 
t'apprenne  à  ne  croire  que  ce  que  tu  comprends.  Je 
suis  sûr  qu'il  adoptera  la  méthode  que  je  t'ai  envoyée 
et  qui  est  celle  du  judicieux  Dumarsais  ;  elle  est  con- 
forme à  la  nature.  Au  reste,  je  ne  dois  pas  te  dissi- 


LETTRES   INTIMES.  45 

muler  que  Tétude  la  plus  difficile  que  je  connaisse  est 
celle  de  la  grammaire. 

Caroline  apprend-elle  l'italien  ? 

Je  te  recommande  toujours  de  te  pénétrer  de  la 
lecture  de  Corneille  et  de  Racine  :  lâche  de  te  pénétrer 
de  la  grandeur  des  caractères  de  Cinna,  Auguste,  le 
Cid,  Horace  père  et  fils,  Cléopàtre,  Oreste,  Hermione, 
AcJjille.  Tu  sais  sans  doute  : 

Jamais  contre  un  tyran  entreprise  conçue... 

et  le  morceau  d'Iphigénie.  Je  t'en  indiquerai  d'autres 
à  apprendre. 

Les  fables  de  La  Fontaine  t'amusent-elles?  Décou- 
vres-tu leur  sens  profond?  Je  serais  bien  aise  que  tu 
apprisses  les  Animaux  malades  de  la  peste. 

Lis  souvent  VArt  poétique ,  de  Boileau  :  prie  le 
grand-papa  de  t'expliquer  ce  que  tu  ne  comprendras 
pas.  Tu  pourrais  apprendre  par  cœur  la  description 
des  âges  de  l'homme.  Ce  n'est  qu'en  sachant  quelques 
centaines  de  bons  vers  qu'on  peut  acquérir  de  l'oreille: 
la  poésie  ressemble  beaucoup  à  la  musique. 

J*espère  te  faire  expliquer,  cet  automne, les  sublimes 
tragédies  d'Alfieri  ;  je  te  traduirai  les  beaux  morceaux 
de  Shal<speare.  De  cette  manière,  et  en  lisant  quelques 
pièces  de  Sophocle,  Euripide  et  Eschyle,  tu  le  formeras 
un  goût  sûr,  chose  très  rare  chez  les  hommes  et  encore 
plus  chez  les  femmes,  quoique  le  moindre  savanlas 
s'avise  de  juger  les  hommes  de  génie.  Là-dessus,  ils 

3. 


46  LETTRES   I^'TIMES. 

sont  tous  comme  les  badauds  de  Claix  qui  blâment  les 
belles  opérations  de  P...  et  voudraient  bien  en  pouvoir 
l'aire  autant  :  mais  l'homme  médiocre  est  toujours 
envieux;  cette  règle  n'a  pas  d'exceptions. 

On  dit  qu'un  homme  a  du  génie  lorsqu'il  a  inventé 
dans  son  genre.  Tout  homme  qui  ne  fait  que  copier, 
embellir,  traduire,  peut  avoir  du  talent,  mais  jamais 
de  génie.  On  compte,  parmi  les  génies,  Homère,  Cor- 
neille, Helvétius,  Montesquieu,  Jules  César,  Molière, 
Newton,  parce  que,  en  des  genres  très  différents,  ils 
ont  inventé. 

Cherche  vite  La  Bruyère  et  lis-le  ;  lis  les  Révolutions 
romaines,  de  Suède,  de  Portugal^  de  Vertot,  un  des 
meilleurs  historiens  modernes. 

Je  viens  de  refuser  encore  une  fois  de  devenir  aide 
de  camp  du  général  Michaud  ;  il  a,  cette  année,  une 
superbe  inspection  :  Lille,  Dunkerque,  Ostende, 
Calais,  etc.  Il  m'en  a  bien  coulé  pour  refuser  d'aller 
avec  ce  bon  et  grand  homme  que  j'aime  tant  et  qui  a 
tant  de  confiance  en  moi  ;  mais  c'est  encore  un  sacri- 
fice fait  à  la  gloire;  il  faut  un  esprit  de  suite  dans  la  vie. 

Que  n'es-tu  ici,  ma  bonne  Pauline!  tous  mes  vœux 
seraient  satisfaits  ;  la  grande  civilisation  des  grandes 
villes  a  fait  fuir  les  plaisirs  du  cœur.  Je  trouve  ici 
beaucoup  de  connaissances;  mais  il  faut  toujours  être 
en  scène,  avoir  toujours  de  l'esprit,  être  toujours 
agréable  :  la  bonne  et  franche  simplicité  n'ose  plus  se 
montrer,  et  toutefois,  sans  simplicité,  point  de  véri- 
table bonheur;  rien  de  glaçant  comme  la  dignité. 


LETTRES   INTIMES.  47 

D*un  autre  côté,  cette  ville  a  mille  avantages;  on  y 
voit  tous  les  monuments  des  arts  ;  on  a  un  théâtre 
superbe  où  on  entre  en  société  avec  les  grands  hommes 
de  tous  les  âges;  on  trouve  dans  le  monde  plus  de  bon 
sens  qu'ailleurs,  les  femmes  n'y  sont  pas,  comme  en 
province,  caillettes  et  rien  que  caillettes  ;  elles  y 
raisonnent  très  juste.  Comme  elles  sont  en  société  avec 
les  grands  hommes  de  tous  les  genres,  elles  prennent 
des  sentiments  justes  de  toute  chose  et  apprécient 
la  Phèdre  de  Guérin  avec  autant  de  finesse  qu'une 
glace  de  Frascati  ;  il  ne  leur  manque  que  le  sentiment. 

Adieu,  ma  chère  Pauline,  je  viens  quelquefois  épan- 
cher mon  cœur  avec  toi  :  désormais,  je  veux  avoir 
toujours  une  lettre  commencée;  j'y  écrirai  chaque 
jour,  et  j'aurai  ainsi  le  plaisir  de  te  sentir  près  de  moi. 
Pour  soutenir  celte  douce  illusion,  écris-moi  souvent 
toi-même.  Adieu;  lis  souvent. 


XIV 


Paris,  1803. 

Réponds-moi  donc  vile,  ma  chère  Pauline,  ou  je  te 
crois  en  prison,  au  secret  ou  morte.  Pourquoi,  dans 
ta    tristesse,  ne   m'écris-lu  pas?   Répondez  à  cela, 


AS  LETTRES   INTIMES. 

mademoiselle!  rien  vous  peut-il  excuser?  N'êtes-vous 
pas  une  petite  écervelée  de  vous  plaindre  que  vous 
vous  ennuyez,  et  puis  de  ne  pas  vouloir  vous  consoler? 
Savez-vous  comment  je  m'en  vais  m*y  prendre  pour 
vous  consoler?  Je  m'en  vais  ne  plus  vous  aimer  du 
tout;  alors,  pour  reconquérir  mon  amitié,  vous  serez 
obligée  de  vous  évertuer.  Allons  donc,  petite  fille  ! 
qu'est-ce  que  ça  veut  dire  de  s'affliger  ainsi?  Prenez 
garde,  rien  ne  rend  vieille  comme  le  chagrin,  et, 
pour  vous  punir,  je  m'en  vais  vous  traiter  en  vieille; 
je  m'en  vais  vous  dire  des  contes  que  j'ai  lus  ce 
matin. 

M.  de  Thiers  était  l'ami  de  madame  d'Érigny  :  cette 
dame  eut  le  bras  et  la  jambe  gauche  brûlés  très  dou- 
loureusement par  un  chaudron  d'eau  bouillante  :  de 
Thiers  ne  l'alla  pas  voir  de  six  semaines;  quand  il 
parut,  madame  d'Erigny  lui  dit  : 

—  Est-ce  ainsi  que  vous  abandonnez  vos  amis! 
Savez-vous  que  je  souffre  comme  une  malheureuse, 
que  je  n'ai  pas  fermé  l'œil,  depuis  six  semaines  que 
vous  ne  m'êtes  pas  venu  voir? 

—  Comment  !  il  y  a  tant  que  cela? 

—  Tout  autant. 

—  Voyez  comme  le  temps  passe  vite! 

Voilà  un  beau  irait  d'égoïste.  Au  reste,  comme 
probablement  vous  ne  lirez  pas  la  brochure  où  je  l'ai 
vu,  en  voici  une  seconde. 

Le  roi  chassait  dans  les  forêts  de  Versailles.  A  trois 
ou  quatre  lieues   de  celle  ville,  un  garde  du  corps 


LETTRES   INTIMES.  49 

tombe  en  galopant  et  se  casse  la  cuisse  ;  le   roi  se 
tourne  vers  M.  de  R...  et  lui  dit  : 

—  Monsieur,  vous  avez  votre  carrosse,  faites-moi 
le  plaisir  de  ramener  ce  jeune  homme  à  Versailles. 

M.deU...  contait  cela  le  lendemain  dans  une  maison. 

—  Ce  malheureux,  disait-il,  me  faisait  une  peine 
terrible  :  tous  les  mouvements  de  la  voiture  le  met- 
taient dans  des  douleurs  affreuses;  il  jetait  des  cris, 
il  grinçait  des  dents;  cela  me  mettait  dans  l'état  que 
vous  pouvez  imaginer.  Heureusement,  je  me  souviens 
que  j'avais  dans  mes  poches  de  l'eau  de  la  reine  de 
Hongrie. 

—  Vous  lui  en  donnâtes  ? 

—  Non,  j'en  avalai  une  gorgée  et  cela  me  remit 
jusqu'à  Versailles. 

Ces  deux  traits  sont  vrais;  remarque  cette  manière 
de  conter,  voilà  le  bon  ton  simple,  aisé,  concis  :  un  pro- 
vincial n'eût  pas  manqué  d'y  mettre  du  pathétique  et 
même  de  l'horrible,  eût  décrit  la  cassure  delà  cuisse, 
eût  parlé  du  sang.  Le  talent  qui  fait  fuir  ces  défauts  à 
M.  S...  se  nomme  délicatesse. 

Il  faut,  dans  le  monde,  dire  tout  avec  simplicité  et 
aisance,  bien  se  dire  à  soi-même  et  ne  jamais  dire  à 
d'autres  qu'on  se  réunit  pour  se  donner  du  plaisir, 
et  supprimer  tout  ce  qui  diminue  celui  que  vous  pou- 
vez donner.  Pour  plaire  aux  gens,  il  faut  les  occuper 
d'eux  et,  par  conséquent,  parler  très  peu  de  soi;  il  faut 
que  vos  traits  soient  vifs,  et  il  y  a  une  marque  bien 
claire  du  plaisir  que  vous  procurez.  On  n'a  presque 


r,0  LETTRES  INTIMES. 

jamais  affaire  qu'à  la  vanité  des  gens.  Un  homme  vain 
cherche  à  découvrir  à  chaque  instant  quelque  nouvel 
avantai^e  en  lui  ;  dès  qu'il  en  découvre  un,  vous  en 
avez  une  marque  évidente,  il  rit.  Le  rire  n'est  que 
cela  :  la  vue  soudaine  d'un  avantage  que  nous  ne  nous 
connaissions  pas,  ou  que  nous  avions  perdu  de  vue. 

J'ouvre  un  volume  des  Lettres  persanes  que  je 
porte  toujours  avec  moi;  je  tombe  sur  la  lettre 
quarante-deux,  je  lis  : 

Pharon  à  Usbeck  son  souverain  seigneur^ 

«  Si  lu  étais  ici,  seigneur,  je  paraîtrais  à  ta  vue 
tout  couvert  de  papier  blanc,  et  il  n'y  en  aurait  pas 
assez  pour  écrire  toutes  les  insultes  que  le  chef  de  tes 
noirs,  le  plus  méchant  des  hommes,  m'a  faites  depuis 
ton  départ.  » 

En  lisant  l'histoire  de  papier  blanc  on  rit.  On  s'est 
mis  à  la  place  d'Usbeck  sur  le  titre  parce  qu'on  se 
dit:  «  Ne  ressemblé-je  pas  plus  à  un  maître  qu'à  un 
esclave?  »  Tout  le  monde  ne  fait  pas  ce  raisonnement 
aussi  nettement;  mais  l'effet  est  le  même;  ensuite,  on  se 
ligure  cet  esclave  habillé  de  papier  écrit,  tout  ce  pa- 
pier écrit  par  vous,  mis  ainsi  pour  que  vous  ayez 
moins  de  peine  à  le  lire,  mis  dans  cette  manière  co- 
mique pour  vous;  à  l'instant,  nous  nous  disons:  «  Il 
faut  que  je  sois  bien  puissant  pour  qu'on  fasse  tout 
ya  pour  moi  !  »  Et  nous  rions. 

11  faut  bien  te  garder  de  l'aire  jamais  cette  anatomie- 


LETTRES   INTIMES.  51 

là  devant  personne:  rien  ne  senl  plus  le  pédant;  mais 
il  faut  en  faire  de  semblables  pour  toi.  C'est  le  fumier 
qui  est  sale  et  qui  fait  venir  les  raisins  muscats.  Pour 
faire  rire  quelqu'un,  tu  n'as  donc  qu'à  lui  découvrir 
finement  et  en  peu  de  mots  quelqu'un  des  avantages 
qu'il  possède.  Me  comprends-tu? 

Amasse  maintenant  des  matériaux  pour  un  autre 
temps;  songe  que,  dans  le  monde,  plus  on  a  d'esprit, 
mieux  on  sait  ménager  la  vanilé  des  autres,  plus  ils 
vous  chérissent;  et  que  plus  vous  en  êtes  chérie,  plus 
vous  êtes  heureuse.  Or  tu  te  donneras  de  l'esprit  par  de 
pareilles  analyses.  Réponds-moi  courrier  par  courrier, 
ta  lettre  n'eût-elle  qu'une  ligne.  Je  suis  vraiment  in- 
quiet :  personne  ne  m'écrit.  Je  ne  vois  qu'une  ma- 
nière d'expliquer  cela  :  l'autre  jour,  à  cinq  heures, 
on  a  pu  fixer  le  soleil,  il  était  couleur  de  brique  et 
gros  comme  un  fromage;  les  savants  ont  dit  que  cela 
annonçait  tremblement  de  terre  :  Grenoble  aura  trem- 
blé, et  tout  y  est  sens  dessus  dessous. 

Adieu;  mon  père  ne  m'écrit  plus,  ne  m'envoie  rien; 
nous  sommes  au  13.  Celui  qui  a  dit  que  tout  est  bien  a 
dit  une  sottise.  Il  fallait  dire  que  tout  est  au  mieux 
dans  le  meilleur  des  mondes  possibles. 


52  LETTRES  INTIMES. 


XV 


An  XII. 


Tu  trouveras  dans  le  monde,  ma  chère  petite,  beau- 
coup d'àmes  sèches  :  ces  gens-là  n'ont  jamais  eu  dans 
leur  vie  un  moment  de  tristesse,  de  cette  tristesse  onc- 
tueuse que  nous  avons  éprouvée  souvent;  ils  ne  sont 
ordinairement  sensibles  qu'à  deux  passions,  la  vanité 
et  l'amour  de  Targent.   Cette   sécheresse  vient  de 
l'âme.  Il  nous  arrive  souvent,  à  nous  autres  gens  sen- 
sibles, de  pleurer  pour  une  idée  qui  nous  passe  par  la 
tête.  En  venant  d'acheter  ce  papier,  je  passais  par  une 
rue  nommée  des  Orties  et  assez  bien  nommée,  car  il 
n'y  passe  personne  ;  un  des  côtés  est  formé  par  la 
majesteuse  galerie  du  Muséum.  Cette  galerie  est  très 
élevée  et  très  noire;  la  rue  est  étroite  et  silencieuse, 
et  vis-à-vis  des  maisons  très  hautes.  J'ai  rencontré  là 
une  femme  de  quarante  ans,  vieille  de   misère,  qui 
portail  son  enfant  derrière  elle  et  qui  chantait  pour 
demander  l'aumône.  Cela,  joint  à  l'aspect  de  la  rue 
qui  faisait  déjà  son    effet,   m'a  touché.  En  prêtant 
l'oreille,  j'ai  entendu  qu'elle  chantait  une   chanson 
de  corps  de   garde;  cela  m'a  serré  le  cœur  et  fait 
venir  les  larmes  aux  yeux.  J'ai  doublé  le  pas,  et  ce 


LETTPxE  s   INTIMES.  53 

n'est  que  sur  le  pont  Royal  que  je  me  suis  aperçu  que 
je  ne  lui  avais  pas  donné.  Il  y  a  tant  de  charlatans 
pauvres  à  Paris  qu'il  est  nécessaire,  lorsqu'on  n'est 
pas  très  riche,  de  ne  pas  donner.  Cependant,  je 
me  suis  repenti  de  n'avoir  pas  donné  à  cette  pauvre 
mère.  J'ai  réfléchi  ensuite  que  sa  chanson  m'avait 
fait  venir  les  larmes  aux  yeux,  parce  que  je  voyais 
que  les  paroles,  qui  en  étaient  crapuleuses,  devaient 
détruii'e  dans  le  cœur  des  écoutants  le  sentiment 
duquel  elle  espérait  quelque  charité.  Chaque  mère,  en 
la  voyant  passer  avec  son  enfant  sur  le  dos  en  avait 
pitié,  parce  qu'elle  se  disait  :  «  Un  jour,  je  puis  en  être 
réduite  là;»  lorsqu'elle  entendait  sa  chanson,  la  pitié 
cessait;  jamais  je  n'aurai  de  mauvaises  mœurs;  cette 
femme  en  a  sans  doute,  sa  chanson  le  prouve,  et 
ce  sont  sans  doute  ses  mauvaises  mœurs  qui  l'ont 
mise  là.  » 

Remarque  combien  la  tête  influe  sur  le  cœur  :  mille 
personnes  dans  Paris,  en  passant  là,  pouvaient  avoir  les 
mêmes  sentiments;  il  n'y  en  a  pas  quatre  peut-être 
qui  les  eussent  analysés.  Beaucoup  ne  l'auraient  pas 
pu  ;  la  majeure  partie,  du  reste,  aurait  chassé  cette 
image  importune.  Tu  vois  là,  en  deuxième  lieu,  l'in- 
fluence de  la  tête  sur  le  cœur;  cette  femme  désirait 
la  charité,  sa  pantomime  était  bonne,  elle  avait  bien 
fait  de  mettre  son  enfant  sur  son  dos,  mais  la  chanson 
était  mal  choisie;  il  fallait  une  romance  triste;  voilà 
donc  un  défaut  d'esprit  qui  paralyse  tout  le  reste. 

Tu  te  souviens  sans  doute  que  je  t'ai  écrit   que 


54  LETTRES  INTIMES. 

riiomme  était  composé  de  trois  parties  :  1"  le  corps; 
2°  rame  ou  toutes  les  passions;  3"  la  tête  ou  le  centre 
des  combinaisons.  Étudie-le  d'après  cette  distinction, 
c'est  la  plus  commode;  observe  dans  chaque  individu 
l'àme  et  la  tête.  Dans  le  paysan,  par  exemple,  tu  trou- 
veras souvent  des  âmes  rares;  la  tête  n'y  répond  pas. 
Si  Jean,  par  exemple,  fût  né  à  ma  place,  il  serait  colonel 
à  l'heure  qu'il  est;  il  a  vraiment  l'ambition  perçante, 
celle  qui  réussit.  Le  corps  et  la  tête  sont  les  valets  de 
Tàme,  et  l'âme  obéit  elle-même  au  moi,  qui  est  le  dé- 
sir du  bonheur.  Le  corps  et  la  tête,  à  force  de  faire  la 
même  chose,  la  font  plus  facilement  :  cela  s'appelle 
prendre  une  habitude.  Je  suppose  qu'une  passion 
règne  deux  ans  chez  un  homme  :  la  passion  cesse, 
mais  les  habitudes  de  la  tête  et  du  corps  durent.  Que 
celte  passion  ait  été  l'amour,  que  la  femme  qui  l'in- 
spirait portât  habituellement  un  chapeau  avec  deux 
touffes  d'hortensia  (la  mode  actuelle),  qu'il  la  vît  or- 
dinairement au  jardin  du  Luxembourg  :  voilà  le  corps 
et  la  tête  influant  sur  l'âme;  cela  est  bien  sec,  j'en 
ccnviens,  mais  cela  mène  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  su- 
blime dans  la  science  de  l'homme.  Demande-moi  ce 
que  j'aurai  mal  expliqué. 

Encore  un  mot  :  il  y  a  des  passions,  l'amour,  la  ven- 
geance, la  haine,  l'orgueil,  la  vanité,  l'amour  de  la 
gloire.  11  y  a  des  états  de  passion  :  la  terreur,  la  crainte, 
la  fureur,  le  rire,  les  pleurs,  la  joie,  la  tristesse,  l'in- 
quiétude. Je  les  appelle  états  de  passion,  parce  que 
plusieurs  passions  différentes  peuvent  nous  rendre 


LETTRES   INTIMES.  55 

terrifiés,  craignants,   furieux,  riants,  pleurants,  etc. 

Il  y  a  ensuite  les  moyens  de  passion,  comme  l'hy- 
pocrisie. 

Il  y  a  encore  les  habitudes  de  Tàme;  il  y  en  a  de 
sensibles,  il  y  en  a  d'utiles  :  nous  nommons  les  utiles 
vertus;  les  nuisibles,  vices.  —  Vertus  :  justice,  clé- 
mence, probité,  etc.,  etc.  —  Vices  :  cruautés.  Et 
vertus  moins  utiles  ou  qualités  :  modestie,  bienfai- 
sance, bienveillance,  sagesse,  etc.  —  Vices  moins 
nuisibles  ou  défauts  :  fatuité,  esprit  de  contradiction, 
le  menteur,  l'impertinence,  le  mystérieux,  la  timidité, 
la  distraction,  etc. 

Remarque  que  beaucoup  de  ces  choses  sont  en  même 
temps  habitudes  de  l'âme  et  défauts;  une  passion  peut 
rendre  distrait,  menteur;  cela  est  bien  dilférent  avec 
avoir  l'habitude  de  la  distraction,  l'habitude  de  mentir, 
sujets  traités  par  Regnard  et  Corneille.  Pense  à  ces 
divisions  de  l'âme. 

Songe  qu'on  voit  toujours  tous  les  désagréments  de 
l'état  où  l'on  est,  et  aucun  de  ceux  de  Tétat  que  l'on 
souhaite  :  je  Tai  éprouvé  trois  ou  quatre  fois  déjà. 


LETTRES  INTIMES. 


XVI 


1804. 


Ma  chère  petite,  la  lettre  m'afflige  beaucoup;  je 
t'écrirai  tous  les  deux  jours  pour  te  distraire.  J'écris 
aujourd'hui  à  mon  papa  pour  le  remercier  des  deux 
cent  quatre  francs  qu'il  m'envoie  et  qui  ne  pouvaient 
venir  plus  à  propos  :  je  portais,  depuis  huit  jours,  des 
souliers  percés,  et  j'avais  besoin  de  tout  mon  esprit 
pour  glisser  sous  le  trou  une  petite  patte  teinte  en 
noir  avec  de  l'encre. 

Je  dois  à  la  pension  où  je  mange  et  où  je  ne  suis 
guère  connu;  je  dois  à  mon  portier;  je  dois  à  mon 
tailleur,  qui  venait  me  voir  tous  les  matins;  il  y  a 
longtemps  que  ma  montre  est  engagée.  Je  ne  vais  nulle 
part  depuis  quinze  jours,  faute  d'avoir  douze  sous  dans 
mapoclie;  je  néglige  M.  Daru,  le  général  Michaud, 
mademoiselle  Duchesnois!  que  de  raisons  de  me 
désespérer! 

Eh  bien,  jamais  je  n'ai  tant  ri  :  il  y  a  trois  ans, 
je  me  serais  désespéré;  je  suis  devenu  raisonnable 
depuis.  La  vie  de  l'homme  le  plus  puissant  qui  ait 
jamais  été,  d'Alexandre  le  Grand,  et  du  dernier  bour- 
geois se  ressemblent  en  ce  qu'elles  sont  un  mélange  de 


LETTRES  INTIMES.  57 

quelques  jouissances  vives  et  de  nombreux  moments 
où,  si  l'homme  est  sage,  il  est  heureux;  s'il  ne  l'est 
pas,  il  s'ennuie  et  est  malheureux. 

L'ennui  n'est  pardonnable  qu'à  ton  âge,  où  l'on  n'a 
pas  encore  appris  à  l'éviter;  plus  tard,  l'homme  qui 
s'ennuie  est  un  sot  à  charge  aux  autres,  et,  par  consé- 
quent, fui  de  tout  le  monde. 

Ayez  une  once  d'ennui  aujourd'hui,  vos  voisins  s'en 
aperçoivent,  ils  vous  fuient;  le  lendemain,  vous  en 
avez  une  livre;  le  surlendemain,  deux,  et  peu  à  peu 
vous  devenez  stupide. 

J'ai  passé  par  tous  ces  étals-là. 

Les  hommes  ont  diverses  ressources  contre  l'ennui  : 

D'abord,  il  faut  remuer  le  corps  quand  on  est 
ennuyé,  c'est  là  le  moyen  le  plus  sur.  Je  montais  donc 
souvent  à  cheval;  je  cherchais  à  me  rendre  témoin 
dans  les  duels,  à  me  passionner  enfin;  avec  les  pas- 
sions, on  ne  s'ennuie  jamais  ;  sans  elles,  on  est  stupide. 

Mais  ce  principe  a  besoin  d'être  bien  expliqué  :  là- 
dessus,  le  charmant  auteur  de  Valérie  dit  une  chose 
bien  vraie  :  «  Les  goûts  (petites  passions  de  quinze 
jours,  un  mois)  charment  la  vie;  les  passions  la 
tuent.  y> 

Je  te  dirai  encore  ici  que  je  l'ai  éprouvé  :  je  me 
cite  souvent,  parce  que  je  suis  l'homme  dont  je  con- 
nais le  mieux  le  cœur. 

L'homme  moral  se  divise  en  cœur  ou  centre  des 
passions,  et  en  tête  ou  centre  de  combinaisons  et  de 
jugements.  On  peut  parvenir  avec  de  la  sincérité  à 


58  LETTRES  INTIMES. 

connaître  à  peu  près  son  cœur;  il  faut  avoir  bien  peu 
d'orgueil  pour  connaître  sa  tête,  et,  comme  on  en  a 
toujours,  jamais  on  ne  la  connaît  bien;  voilà  dans 
quel  sens  on  a  raison  de  dire  qu'il  est  très  difficile  de 
se  connaître  soi-même. 

J'ai  fait,  en  Italie  et  à  Paris, des  folies  à  me  faire  tout 
perdre,  même  l'honneur;  par  exemple,  j'ai  monté 
derrière  une  voiture  pendant  une  soirée  comme  la- 
quais ;  j'ai  pris  dans  une  bibliothèque  un  livre  où  l'on 
m'avait  rapporté  que  l'on  cachait  des  lettres.  Tout  cela 
a  passé  par  bonheur  et  par  une  franchise  audacieuse 
que  m'inspirait  la  passion  et  qui  me  fait  frémir  à  cette 
heure. 

Cependant,  tout  s'est  su,  même  ce  que  je  n'ai  ja- 
mais confié;  on  m'a  dit  que  j'étais  monté  derrière 
une  voiture,  une  livrée  sur  le  dos,  etc.,  etc. 

Yoilà  la  grande  différence  d'un  homme  à  une  femme  ! 
la  dix  millième  partie  de  ces  aventures  aurait  perdu 
Lucrèce  elle-même  à  jamais;  voilà  ce  qu'il  faut  bien 
te  dire.  Un  homme  d'esprit  dit  aux  femmes  :  Soyez 
jolies  si  vous  pouvez,  soyez  considérées,  il  le  faut;  on 
dit,  il  est  trop  vrai,  que  la  considération  est  l'opinion 
du  plus  grand  nombre;  le  plus  grand  nombre  est  un 
sot;  il  faut  donc  faire  des  sottises?  Non,  mais  souvent 
s'abstenir  des  choses  raisonnables. 

Je  parle  de  toi  à  mon  papa;  je  l'invite  à  te  donner 
des  distractions,  à  te  laisser  lire  quelques  histoires 
amusantes,  telles  que  Cleveland. 

Voici  un  travail  qui  est  le  plus  utile  de  tous  et  que 


LETTRES   INTIMES.  59 

je  t'engage  à  commencer  le  56  prairial  :  tu  feras  la 
liste  des  vertus  et  des  vices  et  comme  ceci  : 

Ambition.  Intrépidité. 

Envie.  Patience. 

Colère.  Magnanimité  (Scoevola  se  brûle  la  main. 

Vertot,  cliap.  xviii,  page  51^). 

Tu  mettras  chacun  de  ces  noms  en  haut  d'une 
grande  page  in-4%  et  tu  mettras  en  abréviation  au-des- 
sous le  trait  d'histoire  en  deux  lignes  au  plus,  et  en 
citant  l'endroit  d'où  tu  le  tires.  Tu  pourras  parcourir 
pour  cela  VHistoire  romaine  de  Rollin,  qui  est  com- 
posée de  deux  choses  :  ce  qu'il  traduit  des  anciens,  qui 
est  excellent;  ce  qu'il  ajoute,  qui  est  détestable.  Il  y  a 
environ  deux  tiers  de  son  cru  ;  tu  sautes  cela,  tu  pro- 
fites du  reste.  Après  les  traits  d'histoire,  tu  mettras 
les  belles  imitations  poétiques,  par  exemple  :  colère 
—  Achille,  3*  livre  de  VIliade  d'Homère,  page  412 
du  1"  volume. 

Ce  travail  est  le  plus  utile  que  j'aie  pu  trouver  pour 
moi. 


60  LETTRES  INTIMES. 


XVII 


1804. 


J'ai  changé  de  logement,  ma  bonne  amie;  j'habite 
actuellement  la  plus  belle  rue  de  Paris,  nommée  la 
rue  de  la  Loi,  et,  dans  cette  rue,  un  joli  hôtel  nommé 
hôtel  Ménars,  vis-à-vis  la  rue  Ménars.  Dis  cela  à 
nos  papas  afin  qu'ils  adressent  là  leurs  lettres.  J'es- 
père bien  aussi  que  tu  y  en  adresseras  quelques-unes, 
et  franchement  tu  m'en  écrirais  davantage  si  tu  savais 
le  plaisir  qu'elles  me  font  ;  mais  tu  dois  le  savoir,  ou 
tu  ne  sauras  jamais  rien,  depuis  le  temps  que  je  te  dis 
qu'elles  m'ont  toujours  fait  beaucoup  de  plaisir,  mais 
que,  dans  ce  moment,  elles  m'en  font  tant,  qu'elles  me 
deviennent  nécessaires. 

Diverses  circonstances  m'ont  éloigné  de  la  société 
des  gens  qui  sentaient  avec  moi  :  mon  excellente  amie 
n'est  plus  qu'un  instrument  à  douleurs;  je  ne  veux 
pas  sentir  avec  sa  fille,  et  je  tache,  au  contraire,  de 
ne  lui  parler  jamais  qu'avec  mon  esprit,  pour  ne  pas 
augmenter  ce  qu'il  lui  plaît  d'appeler  sa  passion  pour 
moi;  je  crains  bien  que,  sous  peu,  je  ne  sois  forcé 
d'appliquer  à  celte  passion  le  plus  grand  de  tous  les 


LETTRES   INTIMES  61 

remèdes,  l'absence.  Il  ne  sera  plus  convenable  que 
je  la  voie,  dès  que  je  ne  pourrai  plus  la  voir  auprès  de 
sa  mère.  Après  ce  fatal  événement,  auquel  je  tàclie 
d'habituer  mon  esprit,  je  vais  me  trouver  dans  une 
assez  singulière  position,  solitaire  dans  ce  Paris,  où,  il 
y  a  deux  ans,  je  voyais  tant  de  monde.  C'est  que  je 
suis  devenu  sévère  :  il  me  semble  que,  tôt  ou  tard,  on 
se  rapproche  du  niveau  de  sa  société,  si  on  ne  le  prend 
pas.  D'après  ce  principe,  si  je  fréquente  des  sots,  me 
suis-je  dit,  je  m'abêtirai,  et,  lorsque  je  rencontrerai 
une  femme  d'esprit  capable  de  faire  mon  bonheur,  je 
serai  hors  d*état  d'atteindre  à  ce  bonheur  ;  il  faut  donc 
ne  me  lier  qu'avec  des  gens  de  mérite.  Mais  il  se 
trouve  que  les  gens  d'esprit  se  laissent  aborder  irès 
difficilement  ici;  ils  savent  qu'un  sot  non  seulement 
ne  sent  pas  un  iiomme  de  mérite,  mais  encore  le  hait; 
il  faudrait  au  moins  de  la  fortune. 
On  vient  me  voir  ;  adieu. 


XVIII 


1801. 


Nous  jugeons  les  autres  semblables  à  nous-mêmes  : 
rien  de  plus  faux  si  c'est  une  personne  à  sentiment 


0-.>  LETTRES  INTIMES. 

qui  parle.  Une  jeune  fille  passionnée  s'imagine  con- 
fusément que  les  passions  gouvernent  tout  le  monde, 
tandis  que  sur  cent  personnes  il  y  en  a  quatre-vingt- 
huit  qui  n'ont  d'autre  passion  que  la  vanité  (l'orgueil 
sur  les  petites  choses). 

Le  langage  du  monde  est  trompeur  ;  on  fait  semblant 
de  céder  à  un  sentiment,  on  ne  cède,  en  effet,  qu'à 
l'intérêt  plus  ou  moins  bien  calculé,  et  on  joue  la 
comédie  plus  ou  moins  bien. 

Dans  ce  qu'on  appelle  la  bonne  compagnie,  il  y  a 
moins  d'hypocrisie:  cela  vient,  je  crois,  de  ce  que  tout 
le  monde  y  a  lu  Jean-Jacques,  Helvétius,  Sénèque, 
Duclos,  etc.,  etc.,  et  qu'on  a  reconnu  que  plusieurs  de 
leurs  principes  sont  vrais. 

Fontenelle,  l'homme  qui  aie  plus  affecté  de  finesse, 
et  son  disciple  Marivaux,  qui  vaut  mieux  que  lui,  ont 
contribué  à  chasser  l'hypocrisie  des  mœurs  de  la 
bonne  compagnie. 

L'homme  qui  se  jette  dans  le  monde  renonce  à 
vivre  par  lui;  il  ne  peut  plus  exister  que  par  les  autres, 
mais  aussi  les  autres  n'existent  que  pour  lui. 

Par  exemple,  un  homme  à  la  mode  aujourd'hui  (prai- 
rial, ail  XII)  se  lève  à  dix  heures,  passe  une  redingote, 
va  au  buin,  de  là  déjeuner.  Il  revient,  prend  des  bottes 
et  un  habit  mi-usé,  va  passer  son  temps  jusqu'à  trois 
heures  et  demie  à  faire  des  visites,  non  pour  affaires, 
mais  pour  parler  avec  ceux  qu'il  rencontre  :  de  quoi? 
il  n'en  sait  rien  lui-même  en  sortant.  Il  jase  de  ce 
dont  on  jase.  A  quatre  heures,  il  rentre,  va  dîner, 


LETTRES  INTIMES.  63 

revient,  s*habille,  va  au  spectacle  de  sept  heures  à 
neuf  heures  et  demie,  sort  après  la  première  pièce, 
met  des  culottes  de  peau,  des  bas  de  soie,  un  triple 
jabot  et  va  aux  thés,  jusqu'à  minuit,  une  heure, 
restant  où  il  s'amuse,  filant  dès  que  ce  qui  l'envi- 
ronne l'ennuie. 

Mais  il  ménage  toujours  la  vanité,  passion  univer- 
selle; même  en  filant  par  ennui,  il  a  l'air  de  se  faire 
violence.  Quand  ses  soirées  l'ennuient,  il  va  à  onze 
heures  à  Frascati,  jardin  où  l'on  prend  des  glaces  et 
où  il  ne  se  trouve  pas  que  des  gens  dn  bon  ton.  Il  y  a 
peut-être,  dans  ce  grand  Paris,  mille  jeunes  gens 
élégants;  ils  se  connaissent  tous  de  vue,  et  encore  plus 
à  la  tournure  :  le  sot  peut,  avec  vingt-cinq  louis,  se 
bien  vêtir;  mais,  en  le  voyant  à  cinquante  pas  devant 
moi  et  par  derrière,  je  dirai  :  «  Cet  homme-là  n'est 
pas  du  monde.  » 

Il  y  aurait  cinquante  pages  à  dire  là-dessus. 

—  Comment  reconnaître  la  bonne  compagnie?  me 
diras-tu,    toutes  se  nomment  ainsi. 

—  A  l'art  avec  lequel  ou  ménage  la  vanité  :  plus  une 
société  a  Tair  d'être  composée  d'amis  qui  se  ché- 
rissent à  Tadoration,  qui  sont  très  spirituels  et  qui 
sont  les  gens  les  plus  modestes  du  monde,  plus  elle 
est  du  bon  ton. 

Au  fond,  ils  ne  s'aiment  ni  ne  se  haïssent;  pour 
la  plupart,  ils  sont  assez  bonnes  gens  et  ont  une  vanité 
poussée  à  l'extrême,  c'est-à-dire  qui  s'offense  et  se 
réjouit  des  plus  petites  choses  dn  monde  ;  mais  ils  ne 


64  LETTRES   INTIMES. 

laissent  jamais  paraître  aucun  sentiment  affligeant. 
Celui  qui  s'afflige  en  public  (aux  yeux  du  monde)  est 
un  sol,  ou  un  homme  plein  d'orgueil. 

S'il  croit  qu'on  prend  part  à  ses  chagrins,  c'est  un 
sot;  s'il  se  croit  assez  important  pour  vous  en  faire 
affliger,  c'est  un  orgueilleux. 

On  ne  peut  pas  décrire  dans  une  lettre  ce  que  c'est 
qu'un  homme  aimable  :  il  faut  les  voir  plusieurs 
ensemble  pour  les  juger;  car, un  homme  aimable  seul 
se  laisse  entraîner  à  vouloir  primer,  et  ainsi  tombe 
dans  la  plus  grande  faute  possible;  il  ofl'ense  la 
vanité  de  tous  ceux  qui  sont  présents,  d'abord  de 
tous  les  hommes  qu'il  efface,  ensuite  de  toutes  les 
femmes  auxquelles  il  ne  s'adresse  pas.  On  peut  dire 
plus  facilement  ce  que  ne  doit  pas  être  l'homme  ai- 
mable. 

La  société  se  perfectionne  chaque  jour,  parce  qu'on 
apprend  à  l'amuser  davantage  :  un  homme  aimable 
de  Louis  XIV,  Lauzun,  Matha,  le  chevalier  de  Gram- 
mont,  etc.,  qui  ont  laissé  une  si  grande  réputation, 
seraient  des  gens  du  dernier  /)(?s«n?  aujourd'hui,  avec 
leurs  compliments  longs  d'une  aune. 

Les  gens  aimables  d'aujourd'hui  auraient  sans 
doute  le  même  défaut  dans  cent  ans  s'ils  se  réveil- 
laient comme...  (Déchiré.) 

La  science  du  monde  est  si  difficile!  Par  cette  rai- 
son, on  n'en  peut  rion  apprendre  dans  les  livres;  au 
contraire,  plus  on  lit,  plus  on  se  gâte.  Il  faut  raison- 
ner juste,  et  alors  six  mois  d'usage  et  de  bons  conseils 


LETTRES   INTIMES.  65 

forment.  II  y  a  cependant  un  livre  qui  est  utile  parce 
qu'il  est  un  modèle  de  conversation,  Labruyère. 

Adieu,  ma  chère  petite  ;  je  voulais  écrire  quatre 
phrases  pour  ma  lettre  de  demain,  je  me  suis  laissé 
entraîner.  Tâche,  chaque  jour,  de  comprendre  mes 
lettres;  voilà  qui  te  distraira. 

Tu  me  demandes  qu'est-ce  que  la  finesse? 

C'est  riiabitude  d'employer  des  termes  qui  laissent 
beaucoup  à  deviner,  et  tellement  à  deviner,  qu'un  pro- 
vincial, qui  arriverait,  n'y  comprendrait  rien  du  tout, 
ou  peut-être  le  contraire  de  ce  qu'on  veut  dire. 


XIX 


1801. 


Ma  chère  petite,  il  y  a  bien  longtemps  que  je  ne  t'ai 

écrit.  Comment  cela  va-t-il?  Es-tu  toujours  ennuyée? 

Tu  n'aurais  pas,  à  coup  sûr,  cet  ennui,  si  tu  connaissais 

un  peu  plus  de  monde.  iMa  bonne  Pauline,  lorsque, 

sans  nous  perdre,  nous  ne  pouvons  pas  changer  de 

position,  il  faut  rester  où  nous  sommes,  et,  une  fois 

bien  convaincus  qu'il  y  faut  rester,  chercher  à  nous 

la   rendre   le   plus   supportable    possible,   à  nous   y 

amuser  même. 

4. 


66  LETTRES  INTIMES. 

Le  sacrifice  n'est  pas  si  grand  que  tu  le  penses; 
toute  position  a  ses  peines  :  tu  désires  sans  doute  être 
à  Paris  avec  ta  famille,  lancée  dans  le  monde,  mais 
ici,  il  n'y  a  point  de  famille  :  une  mère,  un  père  ne 
sont  point  gênants  pour  leurs  enfants;  mais  aussi 
ils  ne  les  aiment  point;  tout  est  de  convention. 

Je  parlais  l'autre  jour  de  M.  R...  à  un  des  amis  de 
cet  excellent  homme,  un  de  ceux  qui  l'aimaient  le  plus; 
il  lui  avait  beaucoup  d'obligations  ;  en  un  mot,  il  le 
chérissait.  Nous  vînmes  à  parler  du  deuil  :  «  Mais  je  l'ai 
porté  quinze  jours,  me  dit-il,  comme  le  prescrit 
VAlmanach  national.  » 

Je  fus  stupéfait,  je  l'avoue,  quoique  je  connusse  ce 
Irait  de  caractère  de  l'animal  parisien;  je  ne  l'avais 
jamais  vu  si  bien  dans  la  nature  et  dans  un  objet  aussi 
proche. 

Dans  l'alternative  d'être  gêné  par  ceux  qui  nous 
aiment  ou  de  n'être  point  aimé  du  tout,  j'aimerais 
encore  mieux  l'amour.  La  perfection  sans  doute  est 
entre  deux,  mais  elle  est  bien  rare  :  où  la  trouver?  11 
faudrait  des  gens  parfaitement  raisonnables  ;  et  com- 
bien y  en  a-t-il? 

J'espère  que  tu  travailles  un  peu  et  que  cela  t'aura 
distraite,  à  moins  que  ton  ennui  ne  vienne  de  quelque 
passion  secrète;  en  ce  cas,  dis-le-moi  franchement;  tu 
es  sure,  sur  cet  article,  du  plus  profond  secret;  d'ail- 
leurs, je  connais  presque  tous  les  jeunes  gens  de  Gre- 
noble, par  mes  amis  je  connaîtrai  les  autres,  et  je 
pourrai  t'étre  bon  à  quelque  chose;  nous  traiterons 


LETTRES    INTIMES.  67 

cette  malière  à  fond  s'il  en  est  ainsi.  Dans  tous  les  cas, 
n'oubliejamais  que  mon  père  a  excité  l'envie,  et  qu'on 
nous  traitera  plus  sévèrement  que  d'autres,  surtout 
ayant  le  malheur  d'avoir  excité  lajalousie  de  M...,  (lui 
serait  cru  comme  étant  de  la  famille.  Je  me  con- 
vainquis pleinement  de  ce  trait  de  son  caractère, 
étant  aux  Echelles  avec  André  :  il  tourna  exprès  la 
conversation  sur  toi  pour  dire  que  tu  travaillais  trop; 
si  tu  n'avais  pas  travaillé,  il  aurait  dit  de  même  que  tu 
étais  trop  dissipée.  Je  pris  bien  vite  ce  tort  sur  moi, 
l'occasion  était  importante. 

Malgré  lui,  sa  malignité  tourna  à  ton  avantage;  car, 
comme  Caroline  et  toi,  vous  êtes  des  espèces  d'ana- 
chorètes, André  (tu  sais  qui  c'est)  était  très  curieux 
sur  votre  compte  et  surtout  sur  le  tien  par  une  drôle 
de  circonstance.  La  veille  de  mon  départ,  je  vous 
accompagnai  dans  la  rue  Yieux-Jésuite.  Tu  sais  que 
je  m'entendis  appeler  en  entrant  dans  l'allée;  c'était 
lui  qui  venait  d'accompagner  M.  R...  Tu  avais  ce  soir- 
là  sur  ta  tèle  un  voile  comme  ce  joli  mezzaro  des 
Génoises  qui  donne  un  air  doucement  affligé  à  la  phy- 
sionomie; tu  rétais  peut-être  un  peu,  de  manière  qu'il 
se  fil  la  plus  douce  image  de  toi  ;  je  vis  que  cette  image 
l'avait  frappé.  Ta  tournure  exprimait  à  ses  yeux  le  plus 
doux  caractère  d'une  femme,  cette  tendre  aifliciion, 
cette  douce  sympathie  qui  fait  qu'on  se  dit  (confusé- 
ment) :  elle  partagera  mes  chagrins,  elle  est  bonne, 
simple.  Il  n'en  faut  pas  tant  pour  faire  naître  l'amour; 
il  ne  cessait  de  parler  de  ta  douce  tournure. 


68  LETTRES  INTIMES. 

Je  ne  voudrais  pas,  cependant,  qu'il  te  rendît  tendre: 
il  ne  faut  pas,  pour  ton  bonheur,  que  tu  épouses  un 
homme  dont  tu  serais  amoureuse;  en  voici  la  raison  : 
tout  amour  finit,  quelque  violent  qu'il  ait  été,  et  le 
plus  violent,  plus  promptement  que  les  autres.  Après 
l'amour,  vient  le  dégoût;  rien  de  plus  naturel;  alors, 
on  se  fuit  pour  quelque  temps.  Voilà  qui  va  bien; 
mais,  si  l'on  est  marié,  on  es!  obligé  d'être  ensemble, 
on  est  surpris  de  ne  plus  trouver  que  l'ennui  dans 
mille  petites  choses  qui  faisaient  le  bonheur.  Un  jeune 
homme  de  ma  connaissance  aimait  une  jeune  demoi- 
selle: dans  les  petits  jeux,  cette  demoiselle  avait  cou- 
tume de  lui  voler  un  mouchoir;  c'était  charmant,  elle 
l'a  fait  il  y  a  quelques  jours;  le  jeune  homme  a  trouvé 
cela  du  dernier  bête.  Ils  ne  se  verront  pas  d'un  an,  et 
alors  ils  seront  amis,  ils  se  souviendront  avec  plaisir 
du  temps  où  ils  s'aimaient.  Si,  au  contraire,  ils  habi- 
taient ensemble,  ils  se  seraient  revus  à  chaque  heur» 
du  jour;  la  vanité  de  la  femme  eût  été  blessée, 
l'homme  ennuyé,  et  ils  se  seraient  détestés  à  la  mort 
toute  la  vie,  au  lieu  que,  se  mariant  par  raison,  on  n'est 
jamais  irrité,  parce  qu'on  trouve  à  peu  près  ce  sur 
quoi  on  comptait.  Il  y  a  une  fausse  raison  professée  par 
tous  les  sots  du  monde,  qui  s'en  servent  pour  blâmer 
les  gens  d'esprit;  mais  il  y  en  a  une  véritable  qu'il 
faut  connaître  parce  qu'elle  fait  le  bonheur  de  la  vie. 
En  général,  tout  mal  vient  d'ignorer  la  vérité,  toute 
tristesse,  tout  chagrin,  d'avoir  attendu  des  hommes  ce 
qu'ils  ne  sont  pas  en  état  de  vous  donner. 


LETTRES   INTIMES.  69 

Pense  à  ça,  ma  chère  Pauline,  et  écris-moi  souvent 
comme  tu  penses,  au  hasard.  Envoie-moi  le  caractère 
de  F...  ;  il  me  sera  très  utile.  Je  crois  avoir  découvert 
que  toutes  vos  passions,  mesdames  les  femmes,  se 
réduisent  à  la  vanité;  je  veux  pousser  cette  opinion, 
et,  si  je  la  trouve  vraie,  vous  ne  me  ferez  plus  faire  de 
folies. 

Connaissance  de  l'homme. 

Il  faut  tâcher  de  te  rendre  raisonnable,  c'est-à-dire 
être  toujours  prête  à  céder  quand  les  événements  que 
tu  verras,  ou  dont  tu  seras  certaine,  te  prouveront  que 
tu  as  tort.  Voilà  ce  qui  distingue  les  femmes  d'esprit 
de  caillettes  qui  ne  font  que  répéter  quelques  petites 
bêtises  accrochées  au  hasard  des  hommes  de  leur 
société  :  ces  femmes  sont  indécrottables.  Une  femme 
raisonnable  au  contraire,  en  huit  jours,  peut  parvenir 
du  plus  mauvais  ton  au  meilleur. 
•  Je  m'en  vais  te  copier  à  la  hâte  quelques  observa- 
tions que  j'ai  faites  celte  semaine:  je  vois  que  ma  lettre 
n'en  payera  pas  davantage.  Ne  communique  pas  ces 
observations  :  je  ne  veux  pas  avoir  le  renom  d'en  faire, 
parce  qu'alors  on  se  cache  devons  comme  d'une  espèce 
de  censeur,  et,  comme  je  te  le  disais,  il  n'y  a  que 
vanité  chez  les  femmes,  et  il  y  a  beaucoup  d'hommes- 
femmes  ;  ainsi  ménageons  le  plus  grand  nombre  qui 
est  un  sot  sans   doute,  mais  qui  fait  les   réputations. 

Quand  tu  ne  comprendras  pas  (jnelque  chose  que  je 
l*aurai  écrit,  demande-m'en  l'explication. 


70  LETTRES   INTIMES. 

Je  cherche,  depuis  un  mois,  à  me  rendre  moins  sen- 
sible :  j'ai  eu  plusieurs  afdictions  ici,  particulièrenienl 
au  sujet  de  deux  Adèles.  Je  crois  que  mon  père  veut 
me  prendre  par  famine;  je  serai  obligé  de  faire  des 
dettes;  tout  cela  me  rendait  triste.  Je  me  suis  dissipé 
tant  que  j'ai  pu;  j'ai  commencé  par  ne  faire  que  jouer 
la  gaieté;  j'ai  fini  par  la  sentir. 

J'ai  donc  étudié  le  rire  et  ses  effets.  C'est  une  chose 
si  difficile  qu'aucun  philosophe  n'en  a  encore  parlé, 
que  Hobbes.  C'est  assez  la  coutume  dos  petits  auteurs, 
ils  sautent  ce  qu'ils  ne  peuvent  expliquer,  différents 
en  cela  des  gens  de  génie,  qui  sont  francs.  Je  com- 
mence à  m'apercevoir  qu'Helvétius  est  plus  des  pre- 
miers que  des  seconds  :  il  y  a  de  bonnes  choses  dans 
son  livre,  mais  elles  ne  sont  pas  de  lui;  elles  sont  la 
plupart  de  Hobbes,  Vauvenargues,  La  Rochefoucauld, 
Duclos,  etc.,  etc. 

Il  ne  faut  jamais  généraliser  le  fait  dont  on  tire 
une  conséquence,  c'est  s'exposer  à  de  grandes  erreurs. 

Par  exemple,  quand  je  songe  à  une  action  de  mon 
grand -père,  il  faut  dire  mon  grand-père  et  non  pas 
iLii  grand-père,  à  moins  que  je  ne  fasse  suivre  ce 
nom  de  toutes  les  circonstances  qui  rendent  mon 
père  différent  des  autres  pères,  qu'il  a  soixante-dix 
ans,  qu'il  est  médecin,  le  roi  d'esprit  de  la  ville,  etc. 

L'extrême  politesse  est  celle  de  Paris  actuellement, 
où  se  trouvent  les  gens  les  plus  polis  qui  aient  jamais 
existé,  c'osl-â-dire  ceux  qui  ont  le  plus  de  vanité  et 
qui  savent  mieux  plaire  à  celle  des  autres.  Avoir  une 


LETTRES    INTIMES.  71 

plus  grande  vanité,  c'est  être  susceptible  sur  des 
choses  plus  petites:  se  moucher  mal  à  propos  vous 
brouille  ici  avec  l'homme  qui  raconte  une  histoire,  si  cet 
homme  est  un  sot)  ;  l'extrême  politesse,  dis-je,  est  une 
suite  nécessaire  de  l'extrême  égoïsme  (se  préférer  à 
tous  les  autres  plus  ou  moins;  l'extrême  égoïste  est 
celui  qui  verrait  avec  plaisir  tuer  un  homme  pour 
s'épargner  la  peine  de  se  faire  les  ongles;  il  y  a  beau- 
coup de  ces  gens-là).  L'égoïsme  vient  dugouvernement 
monarchique;  mais  la  comédie  ne  peut  régner  que 
dans  l'extrême  politesse;  donc,  il  n'y  a  point  de  bonne 
comédie  sans  monarchie. 

Tu  vois  comme,  en  passant,  l'homme  qui  réflé- 
chit résout  les  problèmes  qui  ont  fait  et  feront  les 
sueurs  des  nigauds  présents  et  à  venir,  des  La 
Harpe,  etc. 

Sous  la  monarchie,  les  hommes  ne  s'intéressent 
plus  les  uns  aux  autres  comme  dans  les  républiques  : 
il  n'ont  plus  d'intérêts  communs  et  en  ont  de  con- 
traires; par  exemple,  il  n'y  a  qu'une  place  de  conné- 
table :  si  vous  l'avez,  je  ne  l'aurai  pas;  si  vous  faites 
une  action  plus  brillante  que  les  miennes,  elle 
m'attriste,  puisqu'elle  vous  rapproche  de  la  place  de 
connétable,  que  je  désire  aussi.  Taudis  qu'à  Rome, 
tout  le  monde  se  réjouit  de  la  belle  action  d'Horatius 
Codes,  qui  les  sauvait  tous.  Cherche  comme  cela  des 
exemples  dans  les  histoires  que  tu  liras. 

Sous  la  monarchie  donc,  les  hommes  ne  s'intéres- 
sent plus  les  uns  aux  autres  :  il  faut  leur  faire  plaisir 


72  LETTRES   INTIMES. 

actuellement,  si  vous  voulez  qu'ils  vous  obligent  dans 
une  heure. 

A  Rome,  on  était  considérable  par  ses  vertus  et  par 
ses  talents  :  ici,  on  Test  par  la  manière  dont  on  est 
dans  le  monde.  Êtes-vous  répandu ?ne  l'êtes-vous pas? 
Répondez  sans  vous  flatter,  vous  saurez  la  manière 
dont  on  va  vous  recevoir  dans  la  maison  où  vous  allez. 
Or,  vous  êtes  répandu  à  proportion  de  votre  amabilité. 
Pour  être  aimable,  il  faut  d'abord  être  supportable; 
vous  êtes  supportable  en  n'offensant  jamais  la  vanité 
de  personne;  vous  deviendrez  aimable  en  sachant 
plaire  à  cette  vanité,  l'amuser  ;  pour  cela,  il  faut  savoir 
faire  rire. 

Voilà  tout  le  secret  de  nos  mœurs  et  ce  qui  fait 
qu'un  Français  craint  moins  d'avoir  tort  que  d'être 
ridicule,  grand  principe,  très  fécond  dans  la  vie.  Nos 
mœurs  actuelles  (an  XII)  sont  plus  raisonnables  que 
sous  Louis  XIV.  Nous  faisons  dépendre  notre  considé- 
ration de  la  manière  dont  on  est  parmi  nous,  et  non 
plus  de  la  manière  dont  on  est  avec  le  maître.  Nous 
nous  sommes  rapprochés  de  la  raison  et  des  républi- 
cains. Ce  fruit  est  l'ouvrage  de  Voltaire,  qui  y  travail- 
lait sans  le  savoir,  et  de  Riquetli  Mirabeau,  grand 
homme,  qui  le  voyait  bien. 

Pense  à  ces  principes,  ils  te  donneront  l'art  de  vivre 
dans  le  monde. 

Tu  peux  lire  à  Caroline  l'article  précédent  :  ce 
serait  un  grand  coup  de  la  sauver  d'être  caillette. 

Qu'est-ce  que  le  rire?  qu'est-ce  que  le  ridicule? 


LETTRES   INTIMES.  73 

qu'est-ce  que  la  plaisanterie?  Grande  question,  diffi- 
cile à  résoudre.  Ceux  à  qui  vous  la  faites  vous  ré- 
pondent par  un  exemple;  mais  il  fallait  découvrir  les 
principes  et  en  donner  un  exemple.  Le  rire  est  un 
mouvement  subit  de  vanité  produit  par  une  concep- 
tion soudaine  que  nous  avons  quelque  avantage  com- 
paré à  une  faiblesse  que  nous  remarquons  actuellement 
chez  les  autres,  ou  que  nous  avions  auparavant;  car 
nous  rions  des  bêtises  que  nous  fîmes  l'année  dernière. 

Quand  (dans  r Avare)  maître  Jacques  sort  en  disant  : 
«  Qu'on  me  le  pende  !  qu'on  lui  brûle  les  pieds,  et 
qu'on  me  le  croche  au  plancher,  etc.  »  et  qu'Harpagon 
s'écrie:  c  Qui?  mon  voleur?  i>  nous  rions  de  sa 
méprise,  parce  que  nous  nous  disons,  obscurément  : 
«  Si  j'étais  à  sa  place,  je  ne  serais  pas  si  bête,  et  je 
verrais  bien  qu'il  s'agit  d'un  petit  coclion  et  non 
d'un  voleur.  » 

Cherche  ainsi  des  exemples  dans  Molière,  et  dans  le 
Joueur,  de  Regnard,  el  le  Légataire. 

Quant  à  la  plaisanterie,  c'est  un  discours  qui  nous 
découvre  finement  quelque  absurdité. 

J'ai  bien  sué  pour  arriver  à  ces  deux  principes  :  je 
réfléchissais  surtout  ce  que  je  voyais;  ma  distraction 
faisait  rire;  je  faisais  des  quiproquos  en  répondant;  on 
riait,  et  c'est  ce  qui  m'a  fait  voir  la  cause  du  rire,  que 
je  ne  comprenais  pas  dans  Ilobbes. 

Comprends-tu  cela  loi-même  ?  Cherche  des  exemples 
et  dis-moi  tes  difficultés.  Peut-être  me  montreras-tu 
mon  erreur. 

5 


71  LETTRES   INTIMES. 


XX 


1804. 


J'ai  toujours  la  fièvre,  ma  chère  Pauline;  mais,  hier, 
j'ai  trouvé  la  jointure  de  me  purger  :  je  suis  allé 
acheter  deux  onces  de  Glauber  et  les  ai  avalées.  J'at- 
tends la  fièvre  à  ce  soir;  si  elle  vient,  je  prendrai  du 
quina;  voilà  l'état  du  corps. 

J'ai  de  grandes  peines  d'âme  en  ce  moment:  ma- 
dame de...  va  mourir;  cela  n'a  pas  besoin  de  commen- 
taires. 

Comme  il  faut  me  distraire  de  cette  perspective 
cruelle,  et  qu'on  ne  peut  guère  réfléchir  lorsqu'on 
€st  affligé,  je  me  suis  mis  à  étudier  l'histoire;  js 
bénis  l'heureux  hasard  qui  m'y  a  porté  :  j'ai  trouvé 
une  bonne  manière  de  l'étudier,  et  cela  par  une  con- 
séquence de  cette  maxime  qui  est  en  gros  caractères 
sur  ma  cheminée  :  «Quand  un  homme  te  parle,  fais-toi 
avant  tout  ces  questions  :  1°  quel  intérêt  a-t-il  a  te 

PARLER?  2°  QUEL  INTÉRÊT  A-T-IL  A  TE  PARLER  DANS 
CE  SENS?  NE  LE  CROIS  QUE  QUAND  IL  A  INTÉRÊT  A  TE 
DIRE  LA  VÉRITÉ.  )) 

J'ai  besoin  de  m'incubjucr  ces  maximes;  car  mon 


LETTRES   INTIMES.  75 

caractère  passionné  m'en  éloigne  sans  cesse,  je  suis 
toujours  porté  à  croire  les  gens  que  j'aime.  Mais  je 
vois,  chaque  jour,  qu'il  n'y  a  point  de  bonheur  sans 
connaissance  de  la  vérité.  Crois  cela  et  agis  en  consé- 
quence. 

Au  reste,  je  reviens  de  plus  en  plus  sur  la  nécessité 
de  la  discrétion.  On  peut  dire  ce  qu'on  veut  ici  ;  il  n'en 
est  pas  de  même  parmi  les  sots  provinciaux. 

Lis  beaucoup  mes  lettres  à  Gaétan;  je  prends 
beaucoup  d'intérêt  à  cet  enfant  :  je  me  suis  fait  une 
règle  de  n'aimer  que  les  gens  vertueux;  avec  les 
autres,  je  tâche  de  n'être  qu'excessivemejit  poli;  il  me 
serait  bien  pénible  d'être  obligé  de  le  rayer  de  ma 
liste.  Quelle  joie,  au  contraire,  de  ravir  cette  victime  au 
poids  de  la  détestable  éducation  qui  pèse  sur  lui!  C'est, 
dans  ce  moment-ci,  la  plus  belle  action  que  nous 
puissions  faire  l'un  et  l'autre. 

D'ailleurs,  en  lui  expliquant  mes  lettres,  tu  les 
comprendras  mieux  :  tout  cela  est  très  pédant,  et  par 
conséquent  du  plus  mauvais  ton  ;  mais  j'aime  mieux 
être  ridicule  et  t'être  utile.  Je  n'ai  mis  ceci  qu'afin 
que  tu  te  garantisses  de  prendre  ce  défaut,  le  pire  de 
tous  en  France. 

Pourquoi  le  pire?  Parce  qu'il  choque  la  vanité,  la 
passion  la  plus  générale. 

Tu  ne  ferais  peut-être  pas  mal  de  faire  un  cahier  et  d'y 
copier  mes  lettres,  en  laissant  de  la  place  pour  les  notes. 

11  faut  toute  la  force  de  ces  institutions  pour  écarter 
le  méphilisme  de  bêtises  dans  lequel  on  vit. 


76  LETTRES   INTIMES. 

Mets-toi  bien  dans  la  tête  que,  d'ici  à  vingt  ans, 
le  ton  de  Paris  aura  pénétré  en  province  et  qu'alors, 
ce  qui  aujourd'hui  y  est  de  bon  ton,  y  sera  méprisé. 

Ici,  on  ne  cherche  que  la  vérité  dite  sans  offenser 
la  vanité  :  Thomme  du  meilleur  ton  est  celui  qui  sait 
le  plus  de  vérités  et  qui  offense  le  moins  la  vanité; 
voilà  le  modèle.  Pour  offenser  le  moins  la  vanité,  il 
faut  souvent  dire  en  quatre  pages  ce  qu'on  eût  exprimé 
en  trois  phrases.  Voilà  pourquoi  je  suis  tranchant 
dans  mes  lettres;  je  veux  dire  beaucoup  en  peu  de 
mots.  Mon  ton  est  sérieux;  autrement,  il  serait  badin. 

Pourquoi  badin?  Parce  qu'il  offenserait  moins  la  va- 
nité.  Comment?  Parce  que,  toutes  les  fois  qu'on  affecte 
d'être  plaisant,  la  personne  à  laquelle  vous  parlez 
dit  :  il  se  donne  ce  soin-là  pour  moi,  cela  flatte  sa 
vanité. 

S'il  y  a  une  société  où  le  bon  ton  permette  d'offenser 
la  vanité  à  2/10,  on  peut  dire  à  un  homme  une 
vérité  qui  offense  la  sienne  à  5/10,  si  le  ton  dont  on  se 
sert  la  flatte  en  même  temps  à  3/10,  parce  qu'alors 
tout  revient  à  2/10  d'offense.  Voilà  l'avantage  de  la 
plaisanterie,  le  comprends-tu?  Il  faut  t'accoutumer 
à  raisonner  ainsi  mathématiquement;  voilà  le  véritable 
usage  des  mathématiques. 

Mon  grand-papa  me  dit  qu'il  est  très  satisfait  de  toi, 
que  tu  es  moins  triste,  et  que  tu  modèles  des  médailles  : 
pauvre  occupation  qui  n'est  bonne  que  comme  dis- 
traction. On  y  peut  apprendre  deux  choses  :  1°  les 
belles  formes,  en  modelant  le  divin  Antinous,  Hélène 


LETTRES   INTIMES.  77 

et  Paris,  etc.  ;  2°  la  sience  des  physionomies,  science 
réelle,  mais  qu'il  faut  se  faire  soi-même  en  lisant 
Lavater  et  l'entendant  à  sa  manière.  Peu  de  gens  le 
comprennent  :  je  te  recommande  la  maxime  écrite  sur 
la  première  page. 

Tâche,  à  tout  prix,  de  te  procurer  un  ouvrage  inti- 
tulé des  Lettres  de  cachet,  par  Mirabeau.  Ce  livre  de 
trois  cents  pages,  bien  lu,  vaut  mieux  qu'un  plein  cou- 
vent de  nigauds  ou  de  traîtres  comme  Yelly,  Yillaret 
et  Garnier.  Fais  des  extraits  des  vérités  que  tu  trou- 
veras dans  cet  excellent  livre;  tu  y  verras  ce  que  je 
t'ai  écrit,  il  y  a  trois  mois,  avant  de  le  connaître,  que 
souvent  Montesquieu  avait  menti  pour  ne  pas  se  faire 
mettre  en  prison  :  son  Esprit  des  lois  est  plein  de 
mensonges  de  ce  genre.  En  général,  tous  les  livres 
imprimés  avec  privilèges  du  roi,  depuis  1724,  sont 
remplis  d'erreurs.  Inculque  bien  cette  vérité  au 
pauvre  petit  Gaëtan  :  fais-lui  faire  un  petit  livre  où 
il  écrira  les  définitions  des  mots  vertUy  crime,  hon- 
neur, etc.  Tâche,  en  un  mot,  de  le  sauver  pour  lui  et 
pournous.  S'il  croit  toutes  les  sottises  qu'on  lui  dira, 
il  se  fera  moquer  de  lui  dans  le  monde  de  Paris, 
et  c'est  à  celui-là  qu'il  faut  plaire  le  plus  qu'on 
peut,  autant  que  cela  s'accorde  avec  la  pratique  de  la 
vertu. 

J'ai  étudié  Louis  XIV  ces  jours-ci,  nommé  le 
Grand  par  les  bas  coquins  Voltaire  et  compagnie,  et 
bassement  flatté  par  Boileau,  Molière,  Quinault,elc.  ; 
j'ai  été  étonne  de  sa  bassesse  et  de  sa  bêtise;  c'est 


78  LETTRES   INTIMES. 

le  grand  roi  des  sots,  comme  Iphigénie  de  Racine 
est  leur  belle  tragédie.  Le  meilleur  roi,  pour  les  gens 
sensés,  c'est  Henri  IV;  après  lui,  Charlemagne;  après 
ce  dernier,  personne  !  Louis  XIV  était  dissimulé  jus- 
qu'à l'horreur.  Arrestation  de  Fouquet,  à  la  mort  du 
cardinal  Mazarin  :  il  vole  à  son  hoirie  quinze  millions  ! 
le  voilà  bas  voleur  (Mémoires  de  Choisy,  c'est  un 
homme  d'esprit  qui  dit  quelques  vérités,  lis-le);  il  ne 
lui  reste  de  vertu  que  la  bravoure,  et  il  n'y  était  pas 
ferme;  simple  particulier,  il  eût  été  le  plus  lâche  des 
hommes.  Preuve,  ce  propos  du  vieux  Chorat,  qui,  le 
voyant  pâlir  au  feu,  lui  dit  à  l'oreille  :  «  II  est  tiré,  Sire, 
il  faut  le  boire  (Choisy).  »  Et  voilà  le  grand  Louis  XIV. 
Nous  pouvons  en  conclure  que  tout  homme  qui  le 
vante  est  ou  un  traître  payé,  ou  un  sot  qui  ne  réfléchit 
pas  et  qui  prend  pour  vrai  ce  qui  est  imprimé  par 
Voltaire,  sous  son  successeur  Louis  XV. 

Lis  toute  ma  lettre,  excepté  ce  qui  te  regarde  par- 
ticulièrement, à  Gaétan,  et  pèse  sur  cet  article  et  sur 
la  maxime.  Quand  tu  auras  lu  l'histoire  comme  je 
viens  de  le  faire  ces  jours-ci,  tu  verras  que  toute  la 
grandeur  du  siècle  de  Louis  XIV  était  préparée;  qu'il 
fit  souvent  ce  qu'il  put  pour  Tétouffer  ou  qu'on  le  fit 
pour  lui  (l'exécrable  Richelieu  poursuivant  le  Cid,  de 
Corneille).  Pèse  là-dessus  avec  Gaétan  :  cet  exemple 
est  fameux;  il  y  verra  ce  qu'il  doit  penser  de  l'opinion 
des  sots  quand  il  verra  Louis  XIV  tant  loué.  Ce  prince 
est  un  caractère  singulier  du  reste;  il  fut  le  plus  mé- 
diocre des  hommes  et  souvent  le  plus  méchant.  Vol- 


LETTRES    INTIMES.  19 

taire  dans  son  histoire  est  un  bas  coquin,  d'autant  plus 
dangereux  qu'il  eut  assez  d'adresse  pour  se  fiiire 
passer  pour  philosophe.  Pèse  surtout  cela  avec  Gaétan  ; 
je  lui  enverrai  bientôt  un  bon  petit  livre.  Lisez  tous 
deux  Plularque  et  Mirabeau  ;  lisez-les,  ayez  assez  de 
force  pour  vous  les  procurer;  prouve  un  peu  de  vi- 
irueurdans  celte  aiï^ire. 

Je  suis  mécontent  d'avoir  approfondi  Louis  XIV, 
parce  que  je  croyais  que  rnon  opinion,  d'après  Ilelvé- 
tius,  Raynal  et  Altiéri,  était  exagérée  contre  lui;  elle 
était  faible.  Sauf,  il  est  vrai,  qu'il  faut  voir  les  choses 
par  soi-même,  j'oubliais  qu'Helvétius  imprima  son 
livre  avec  permission,  ce  qui  lui  fit  masquer  la  vérité. 
Au  reste,  j'ai  découvert  beaucoup  d'erreurs  dans  ce 
livre  depuis  l'année  dernière. 

Fais  tout  au  monde  pour  faire  lire  àGat'tan  Roland  le 
Furieux  jV  Iliade,  les  Mystères  d'Udolphe,  Clevelandy 
la  Pliarsale  de  Lucain,  traduite  par  Marmontel;  Don 
Quichotte,  modèle  de  bonne  plaisanterie;  l'histoire  de 
Henri  IV  par  Péréfixe,  les  Mémoires  d\ui  homme  de 
quai  ité ;  mais  suTioulV Iliade ,\ii  Jérusalem ,  Roland  et 
le  Confessional  des  pénitents  noirs.  Son  imagination 
a  besoin  d'être  secouée;  il  est  bon,  mais  il  n'a  pas  de 
force  dans  sa  bonté  ;  il  faut  retremper  son  àme,  autre- 
ment ce  ne  sera  qu'un  faible,  et,  avec  son  gros  nez,  on 
se  moquera  de  lui.  Dis-lui  qu'il  lui  faut  plus  d'esprit 
qu'à  un  autre,  avec  ce  gros  nez  ;  qu'il  lise  Plutaniue 
et  ne  croie  pas  tout  ce  qu'on  lui  fait  lire  de  moulé 
(la  religion   toujours  exceptée;  je  n'en  parle    amais 


80  LETTRES  INTIMES. 

et  crois  bien  sincèrement  à  l'enfer,  mais  je  le  remplis 
autrement  qu'on  ne  fait  communément,  je  le  remplis 
de  tous  les  scélérats  quels  qu'ils  aient  été). 


XXI 


Paris,  22  germinal  an  XII. 

Tonnerre!  je  veux  me  fâcher  bien  fort;  ma  malle 
n'est  pas  encore  arrivée;  je  suis  Tantale! 

Quelle  leçon!  c'est  pour  le  coup  qu'il  faut  dire  :  «  A 
qui  donc  se  fier?  il  faut  tout  faire  par  soi-même  !  »  Je 
sais  bien  que  c'est  sans  doute  pour  ajouter  quelque 
vétille  à  ma  malle  que  vous  l'avez  retenue;  mais  rap- 
pelle-toi qu'il  faut  aimer  les  gens  à  leur  manière  et 
non  pas  à  la  nôtre;  j'avais  dit  à  Jean  de  mettre  une 
malle  à  la  diligence  rapide,  le  jour  de  son  arrivée. 

Je  ne  suis  point  encore  établi  ici,  je  perds  mon 
temps,  parce  que  je  n'ai  pas  les  plans  d'étude  qui 
sont  dans  ma  malle.  Je  vais  me  faire  un  ordre  de  tra- 
vail comme  le  tien,  c'est  le  seul  moyen  d'avancer.  Je 
veux  au  moins  profiter  des  derniers  moments  qui  me 
restent  ;  il  faudra  prendre  un  état,  et  je  ne  vois  que 
le  militaire.  C'est  une  triste  chose,  de  sacrifier  sa  vie 
entière  à  un  [)réjugé.  Je  redeviendrai  soldat  :  c'est  en- 


LETTRES    INTIMES.  81 

core,  (le  (ous  les  élats,  celui  qui  m'ennuie  le  moins.  Je 
pourrais  me  rendre  indépendant  d'une  certaine  fa- 
çon, mais  en  me  mettant  sous  le  joug  d'une  autre. 
J'ai  donné  à  déjeuner  ce  matin  à  un  homme  qui  me 
rendait  ma  visite  et  qui  m'a  fait  entendre  que,  si  je 
voulais,  on  me  donnerait  certaine  demoiselle.  Je  lui 
ai  fait  débiter  sa  commission,  qu'il  a  faile  avec  beau- 
coup d'esprit,  et  puis  j'ai  éloigné  la  proposition.  La  de- 
moiselle a  dix-huit  ans;  elle  est  jolie,  grande,  bien 
faile,  a  (rois  cent  mille  livres  aujourd'hui,  et  en  aura 
cinq  cent  mille  dans  dix  ans.  Je  suis  aimé  dans  la  fa- 
mille, on  y  a  de  moi  une  idée  exagérée  en  bien.  Voilà 
le  piège,  mais  je  ne  m'y  prendrai  pas.  Je  serais  riche, 
mais  esclave  de  tous  les  usages;  j'aurais  un  bel  hôtel, 
mais  peut-être  pas  un  pigeonnier  à  pouvoir  lire  tran- 
quillement Corneille  et  Alfieri 

Cette  proposition  me  trouble  cependant  :  je  pense  à 
la  douceur  de  ne  plus  dépendre.  Si  la  chose  se  faisait, 
je  me  réserverais  auprès  de  mademoiselle  de  N...  de 
voyager  quatre  mois  par  an. 

J'ai  fait  connaissance  en  route  avec  un  homme  de 
trente-quatre  ans,  très  instruit  et  profondément  sen- 
sible; j'ai  un  vrai  plaisir  d'être  avec  lui.  Il  vient  d'Italie, 
où  il  a  passé  sept  ans  et  va  en  Hollande;  nous  par- 
lons beaucoup  d'Alfieri,  de  Monli,  de  Pindemonti,  de 
Cesarroli,  et  je  sens  que  j'aime  l'Italie  de  passion. 

Il  paraît  un  bon  journal  intitulé  Archiies  litté- 
raires; il  faudrait  bien  tâcher  de  le  lire,  il  vous  for- 
merait le  goût,  à  Caroline  et  à  toi. 


8^  LETTRES   INTIMES. 

Dès  que  j'aurai  reçu  ma  malle,  je  vais  me  mettre  à 
travailler  chaque  soir;  je  me  délasserai  à  écrire  mon 
voyage  de  Genève. 

Mille  choses  à  tout  le  monde  et  surtout  à  ma  bonne 
tatan.  On  me  dit  que  Gaétan  travaille;  Caroline  lui 
portera  bientôt  les  Lettres  persanes. 


XXII 


21  Horéal  an  XII. 


Je  pense  surtout  à  toi  :  dès  que  je  vois  quelque 
chose  d'utile,  je  voudrais  te  l'expliquer.  Voici  l'habi- 
tude que  je  prends  :  j'écrirai  tout  ce  que  je  te  destine 
et,  lorsque  la  feuille  sera  pleine,  je  te  l'enverrai.  Cela 
vient  de  ce  que  je  suis  très  persuadé  qu'on  ne  peut 
s'aimer  qu'autant  qu'on  se  ressemble,  et  je  voudrais 
que  nous  nous  ressemblassions  le  plus  possible. 

Ne  perds  pas  mes  lettres;  elles  nous  seront  utiles 
à  tous  deux:  à  toi,  tu  pourras  comprendre  par  la  suite 
ce  que  tu  n'as  pas  saisi  d'abord,  à  moi,  elles  me  don- 
neront l'histoire  de  mon  esprit. 

Tu  as  à  ta  disposiiion  un  excellent  moyen  d'instruc- 
tion, peut-être  même  le  meilleur  possible. 

Je  crois,  et  je  te  le  démontrerai  par  la  suite,  que 
tout  malheur  ne  vient  que  d'erreur,  et  que  tout  bon- 


LETTULS   INTIMES.  83 

heur  nous  est  procuré  par  la  vérité  :  faisons  donc 
tous  nos  efforts  pour  connaître  cette  vérité.  Les  divers 
sens  que  nous  attachons  aux  mois  dont  nous  nous 
servons  souvent,  sont  une  grande  source  d'erreur. 
Atlachons-nous  donc  à  voir  ce  que  disent  ces  mots. 
Fais  donc  bien  vite  un  cahier  d'application,  ne  pro- 
nonce jamais  le  mot  de  vertu  sans  te  dire  tout  ce  qui 
est  utile  au  plus  grand  nombre.  Le  mot  éducation, 
art  de  former  la  tête  (ou  l'esprit)  de  l'homme,  et  son 
âme  (nu  le  centre  de  ses  volontés),  en  donnant  à  l'un 
et  à  l'autre  le  meilleur  (le  plus  utile  au  plus  grand 
nombre)  développement  possible. 

Prends  cette  habitude  :  tu  seras  tout  étonnée  de  le 
trouver  un  jour  en  état  de  comprendre  les  plus  grands 
hommes.  Bacon,  Montesquieu,  Lancelin,  Yauve- 
narguf's,  Pascal,  elc. 

Mais  rappelle-loi  que  le  premier  bien  d'une  femme 
est  la  réputation,  et  que,  si  tu  choques  la  vanité  des 
autres,  ils  t'en  puniront  en  te  difl'amant  :  cache  donc 
ta  science  et  sois  plus  douce  qu'une  autre  pour  rache- 
ter les  moments  d'oubli  où  tu  aurais  montré  tout  ce 
que  tu  sais. 

Je  l'enverrai  toutes  les  définitions  que  je  trou- 
verai; mais  fais-en  un  cahier,  ou  je  ne  t'en  parle  de 
ma  vie;  dis-moi  dans  ta  première  lettre  de  quel  format 
(in-12,  in-18)  est  ce  cahier,  et  combien  il  a  de  fiMiilles. 

Voici  comment  il  faut  écrire. 

Physique.  —  Description  des  propriétés  des  corps 
considérés  comme  insensibles  ; 


84  LETTRES  INTIMES. 

Métaphysique.  —  Description  de  la  génération  et 
des  lois  de  l'intelligence  et  delà  volonté. 

Si  je  disais,  en  jetant  un  rossignol  au  feu  :  «  Cet 
animal  se  consume  et  sent  mauvais;  le  rossignol,  vers 
le  milieu  du  printemps,  chante  tout  le  jour  et  presque 
toute  la  nuit  ;  on  suppose  que  c'est  pour  amuser  sa 
femelle  qui  couve.  » 

La  première  phrase  serait  de  physique,  la  seconde 
de  métaphysique. 

C'est  Lancelinqui  m'a  donné  toutes  ces  bonnesidées. 

Écris-moi  bien  vite  à  quelle  diligence  on  a  mis  ma 
malle,  et  envoie-moi  la  reconnaissance;  je  commence 
à  craindre  qu'elle  ne  soit  égarée.  Si,  par  hasard,  vous 
l'aviez  encore,  vous  m'auriez  joué  un  fier  tour  !  hâte- 
toi  de  me  l'envoyer,  tant  il  est  vrai  qu'il  faut  tout  faire 
par  soi-même  :  à  qui  se  fier,  si  une  famille  aussi  aimante 
trompe  encore  mes  espérances?  Adieu. 

Octave,  surnommé  Auguste,  avait  un  courage  qui 
manquait  à  Antoine,  et  Antoine  en  avait  un  qui  man- 
quait à  Auguste. 

La  vanité  est  le  signe  le  plus  certain  de  la  petitesse  : 
Cicéron,  le  cardinal  de  Retz  ont  été  vains,  et  cela  fait 
que  beaucoup  de  gens  leur  refusent  le  titre  de  grands 
hommes,  qu'ils  méritent  cependant. 

Ecris-moi  sur  du  papier  très  fin;  autrement,  c'est 
vingt-huit  sous  au  lieu  de  quatorze;  il  vaut  mieux 
recevoir  deux  lettres. 


LETTRES   IMIMES.  b5 


XXIII 


Paris,  18  prairial  an  X. 

Tu  as  bien  perdu,  ma  chère  petite,  à  ce  que  je  ne  t'aie 
pas  répondu  en  recevant  ton  avant-dernière  lettre  :  je 
fus  charmé  d'y  voir  un  esprit  niàle  et  vigoureux,  entiè- 
rement exempt  de  misères.  Je  réponds  bien  vite  à  ta 
petite  lettre  du  10,  parce  que  tu  es  affligée;  j'ai  le 
même  vice  que  toi  :  je  voulais  l'écrire  trop  de  choses 
sur  ton  avant-dernière  lettre,  et  je  n'ai  rien  écrit. 
J'avais,  en  la  lisant,  trente  ou  quarante  pagos  à  te 
dire,  mais  l'écriture  est  si  lente,  qu'en  traçant  une 
phrase,  on  a  le  temps  d'en  oublier  dix. 

Tu  ne  te  douterais  pas  d'une  chose  que  je  veux  te 
faire  remarquer  en  passant,  c'est  que  ta  dernière 
lettre  est  éloquente;  pounjuoi?  c'est  qu'en  décrivant 
la  douleur,  lu  m'as  écrit  ce  que  tu  sentais  et  n'y  as 
point  mis  d'esprit  Voilà  ce  que  doit  être  une  bonne 
tragédie,  voilà  ce  qui  est  le  rôle  d'Hermione  :  elle 
sent  et  montre  son  cœur.  J'appelle  cœur  le  centre 
des  sentiments  (désirs,  peines,  plaisirs,  etc.,  etc.)  et 
tête  ou  cerceau  le  centre  des  idées. 

Je  reviendrai  une  autre  fois  sur  cette  idée,  qui  est 


86  LETTRES  INTIMES. 

un  flambeau  qui  éclaire  bien  dans  la  connaissance  de 
l'hoinine. 

Tu  as  vu  la  vie,  ma  chère  Pauline  :  un  moment  de 
joie  suivi  d'un  moment  de  tristesse.  Pourquoi  un  paysan 
qui  perd  sa  femme  la  pleure-t-il  tant,  et  un  riche 
Parisien  qui  perd  la  sienne  ne  s'en  aperçoit-il  qu'en 
ce  que  son  habit  tête  de  More  est  devenu  noir?  C'est 
que  la  femme  du  paysan  lui  est  utile  (elle  travaille), 
ai;réable  parce  qu'ils  ne  sont  pas  toujours  ensemble. 
C'est  là  le  seul  moyen  de  se  plaire  longtemps.  L'homme 
change  à  chaque  instant  :  de  deux  heures  à  deux  heures 
et  demie,  j'ai  été  très  gai,  je  reçois  ta  lettre,  elle  m'at- 
triste, mais  d'une  douce  pitié.  Au  sortir  de  chez  moi, 
je  serai,  sans  que  je  m'en  aperçoive,  triste  ou  gai, 
comme  le  voudra  le  premier  événement  que  je  ren- 
contrerai. 

Une  chose  me  gêne  depuis  dix-huit  jours,  c'est  que 
mon  père,  qui  devait  m'envoyer  de  l'argent  le  1"',  ne 
m'a  pas  seulement  écrit  jusqu'au  18.  Cela  m'oblige 
d'emprunter,  ce  qui  est  très  ennuyeux  ;  le  mal  de  cela, 
c'est  que,  étant  un  peu  ennuyé,  on  se  livre  davantage 
aux  dépenses  pour  se  disiraire.  Dis-moi  pourquoi  on 
ne  m'envoie  rien,  je  ne  peux  le  pénétrer;  surtout, 
écris-moi  souvent;  ne  corrige  jamais  tes  lettres;  elles 
me  font  plus  de  plaisir  que  celles  de  personne.  Com- 
ment faut-il  te  dire  cela  :  en  musique.?  en  grec?  Il  y  a 
(IfMix  ans  que  je  te  le  corne  aux  oreilles. 

Mon  grand-père  et  Caroline  m'écrivent  que  tu  tra- 
vailles trop,  etc.,  etc.  ;  il  me  semble  que,  pour  ta  santé. 


LETTRES  INTIMES.  87 

tu  devrais  l'aller  promener  une  fois  par  semaine  avec 
les  M....  Envoie-moi  donc  deux  ou  trois  caractères  de 
tes  anciennes  compagnes,  j'y  compte.  Cette  année  que 
je  suis  de  sang-froid  et  que  je  ne  découvre  dans  les 
femmes  que  vanité,  et  puis  vanité,  et  puis  vanité,  et 
toujours  vanité  (orgueil  sur  les  petites  choses). 

La  philosophie  est  l'art  de  rendre  heureux  :  pour 
cela,  plaisantons  de  tout;  rions  sur  chaque  chose» 
Ceux  qui  raisonnent  si  longuement  et  si  sérieusement 
sont  les  plus  faux  des  hommes;  ils  passent,  à  chercher 
pesamment  les  moyens  de  jouir,  le  temps  qu'il  faudrait 
employer  à  jouir.  En  examinant  la  vie,  on  voit  dans 
une  vie  de  trente  ans,  par  exemple,  quatre  cents  jours 
de  grandes  émotions,  et  le  caractère  gai  ne  les  diminue 
pas.  L'homme  gai  sent  autant  que  l'homme  morose 
(ceci,  les  grands  hommes  exceptés);  l'homme  morose 
s'ennuie,  lui  et  les  autres. 

30  ans  —  400  jours  =  28  ans  0  mois. 

L'homme  gai  pendant  ce  temps  fait  rire  et  rit  aussi  : 
d'ailleurs,  la  gaieté  attache  tout  le  monde,  la  tristesse 
ennuie.  Un  grand  moyen  de  gaieté  est  l'argent;  ayons- 
en  donc.  Je  suis  content  aujourd'hui,  parce  que,  hier, 
ayant  (juatre  livres  pour  tout  bien,  je  suis  allé  pour 
quarante- quatre  sous,  à  rOptiiniste ,  charmante 
comédie  de  Colin,  bien  jouée.  Je  conclus  qu'il  faut 
penser  au  bon  ordre.  ElTace  ceci,  garde  le  reste  pour 
le  relire  quelquefois;  adieu.  Dis  à  mon  papa  que  je 
suis  altéré  d'argent,  que  je  suis  obligé  d'emprunter  à 
gros  intérêt,  et    qu'il  me  fera  bien   plaisir  de    me 


88  LETTRES  INTIMES. 

retirer  des  inains  des  prêteurs.  Dis  bien  des  choses  à 
Jean;  invite-le  à  être  aussi  gai  que  son  maître,  et, 
toi,  songe  à  rire. 

Le  charmant  Goldoni  a  dit  :  «  Qui  parle  beaucoup 
finit  par  parler  bien,  qui  parle  peu  craint  toujours  de 
dire  une  sottise  et  a  toujours  l'air  gêné.  » 

Une  lettre  par  semaine!  ce  qui  te  viendra;  point  de 
préparation,  des  fautes  d'orthographe  ;  j'en  fais 
beaucoup  et  je  les  aime;  je  vois  qu'on  n'a  point 
fait  de  brouillon,  et  rien  de  bête  comme  les  lettres 
à  brouillon.  Celles  que  l'on  prépare  le  sont  un  peu 
moins. 


XXIY 


17  messidor  an  XII. 

Ta  lettre  m'a  fait  le  plus  grand  plaisir,  ma  chère 
Pauline  ;  aussi  j'y  réponds  sur-le-champ,  quoique 
je  n'aie  (jue  du  mauvais  papier  :  je  n'en  achèterai 
du  bon  qu'en  revenant  de  dîner;  je  ne  t'écrirais 
que  demain  matin;  peut-être  quelqu'un  viendra- 
t-ii  et  je  ne  t'écrirais  pas  de  quatre  ou  cinq  jours. 
Celui-ci  est  cependant  mal  pris  pour  te  répondre; 
je   suis  ennuyé.   Imagine-toi   que  nous  sommes  au 


LETTRES   INTIMES.  89 

17  messidor,  et  que  mon  père  ne  m'a  rien  envoyé  pour 
mon  mois  de  messidor;  cela  fait  que  je  suis  obligé 
d'emprunter,  ce  qui  me  rend  moins  gai;  élant  moins 
gai,  je  suis  moins  aimable  ;  étant  moins  aimable,  je 
vois  d'autres  avoir  les  succès  qui  auraient  été  pour 
moi.  Voilà  comment  un  malheur  ne  vient  jamais  sans 
l'autre.  Heureusement,  quand  j'ai  été  comme  cela 
deux  jours,  je  le  dis  bonnement,  et  on  rit  de  mon 
malheur,  et  je  me  mets  à  rire. 

Mais  je  ni'aperçois  que  je  bavarde;  cependant  tu 
peux  voir  que,  dans  la  situation  que  j'ai  le  plus 
désirée,  jeune,  libre  et  à  Paris,  il  ne  tiendrait  qu'à  moi 
de  pleurer  tout  le  jour.  Il  ne  faut  pas  en  conclure  que 
la  vie  est  pleine  de  chagrin:  il  faut  en  conclure  que 
l'homme  a  ses  torts.  La  plupart  de  ces  petits  événe- 
ments journaliers  ne  nous  ennuient  pas  quand  nous 
voulons  bien  ne  pas  nous  en  laisser  ennuyer.  Réfléchis 
bien  à  cela  :  si  tu  étais  homme,  je  le  dirais  que  lu  es 
fait  pour  devenir  un  grand  homme.  Cette  conception 
d'un  meilleur  état,  ce  regret  d'un  bonheur  (jue  tu 
t'étais  figuré,  sont  au  commencement  delà  vie  de  tous 
les  vrais  grands  hommes.  Ils  nous  l'ont  appris  eux- 
mêmes  :  Shakspeare,  Corneille,  Molière,  J.-J.  Rous- 
seau commencent  ainsi.  Alfieri  dit  expressément  :  «  Ce 
fut  l'ennui  de  toute  chose  qui  me  porta  à  faire  des 
tragédies;  j'écrivis  la  première  page  pour  me  con- 
soler uniquement;  j'écrivis  la  seconde  avec  plus  de 
plaisir;  il  se  trouva  que  j'étais  dans  le  délire  en 
faisant  la  troisième;  l'amour  de  l'art  m'ennammail; 


90  LETTRES   INTIMES. 

depuis  lors,  il  fait  tout  mon  bonheur.  Je  résolus  de 
faire  la  meilleure  tragédie  possible.  » 

Shakspeare,  Molière,  Corneille  et  lui  sont  les  quatre 
plus  grands  modernes  :  on  a  su,  par  les  amis  d'Alfieri, 
que,  l'année  1775,  où  il  écrivit  CléopdtreySa  première 
tragédie,  il  avait  eu  envie  de  se  tuer.  11  était  jeune, 
beau,  riche,  plein  d'esprit,  et  rien  ne  l'attachait  :  c'est 
que  cette  âme  grande  était  faite  pour  un  amour  plus 
relevé. 

Je  te  conseille  donc  de  chercher  une  consolation 
dans  la  plus  belle  science  qui  existe,  celle  de  l'homme. 
Remarque  une  chose  :  c'est  que  les  pédants  nous  ont 
tant  ennuyé  de  science,  qu'ils  dégoûtent  les  esprits 
vrais  (qui  n'aiment  que  la  vérité  et  qui  ne  croient  que 
ce  qu'ils  comprennent)  de  toute  science.  Je  t'en  parle 
d'ajirès  ma  propre  expérience  :  je  ne  me  repens  pas 
de  n'avoir  pas  appris  le  grec;  mais,  sans  les  pédants, 
je  le  saurais.  Ils  m'en  ont  dégoûté  :  ces  ennuyeux-là 
ne  louent,  dans  le  divin  Homère,  que  le  peu  qui  est 
blâmable. 

Mais  nous  voilà  dans  les  nues.  J'ai  senti  souvent 
ce  mal  aux  joues  dont  tu  te  plains;  mais  répète-toi  bien 
que  qui  veut  vivre  avec  les  hommes  doit  contribuer  à 
leur  plaisir,  et  que  celui  qui  ne  rit  pas,  là  où  l'on  rit, 
n'y  est  pas  admis  une  seconde  fois;  d'ailleurs,  ordinai- 
rement, à  force  de  feindre  de  s*amuser,  on  finit  par 
s'amuser  réellement. 

Au  fond,  la  lettre  est  délicieuse  :  je  connais  peu  de 
femmes  qui  écrivent  aussi  bien  que  loi;  veux-tu  en 


LETTRES   INTIMES.  91 

savoir  la  raison,  c'est  que  tu  n*es  pas  affectée;  tu 
n'affectes  que  de  mettre  le  mot  qui  exprime  le  plus 
exactement  possible  tes  idées,  et  voilà  en  quoi  con- 
siste tout  l'art  d'écrire.  Cultive  précieusement  ce 
charmant  talent,  il  est  l'àme  de  la  vie  :  l'homme  élo- 
quent est  le  vrai  roi  des  cœurs. 

Rappelle-toi  les  jolis  vers  de  Charles  IX  au  poète 
Ronsard. 

La  Rochefoucauld  est  un  moraliste  bien  triste  et 
pas   toujours   vrai. 

J'ai  bien  réfléchi  depuis  toi;  mon  voyage  à  Genève 
m'a  bien  fait  réfléchir,  et  mes  nouvelles  connaissances 
de  Paris  encore  beaucoup;  je  suis  devenu  gai,  d'horri- 
blement triste  que  j'étais.  Sais-tu  ce  qui  m'a  changé? 
De  ne  plus  demeurer  avec  F...  Rien  de  pernicieux 
comme  la  compagnie  d'un  homme  triste.  Je  le  dis  ça 
à  toi;  je  ne  l'ai  point  dit  à  B...  parce  que  F...  serait 
fâché  de  passer  pour  triste.  Je  vois  la  vie  bien  dif- 
féremment cette  année  :  je  suis  plus  gai  et  bien 
meilleur.  C'est  M...,  excellent  philosophe,  qui  m'a 
dit  ça. 

Mais,  pour  en  revenir  et  ne  pas  bavarder  sans  fin, 
chercho  à  voir  Vhomme  duns  lliomme  et  non  plus 
dans  les  livres. 

Remarque  que  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur  l'homme 
étaient  presque  tous  de  mauvaise  humeur  :  c'étaient 
des  malheureux  ;  c'étaient  desgens  tristes  par  caractère  ; 
c'étaient  enfin  des  vieillards  qui  étaient  de  mauvaise 
humeur  contre  les  jeunes  gens,  dont  ils  ne  pouvaient 


92  LETTRES  INTIMES. 

plus  partager  les  plaisirs.  Beaucoup  même  ont  écrit, 

Non  pour  la  vérité,  mais  par  un  trait  d'envie, 
Qui  ne  sauraient  souffrir  qu'un  autre  ait  le  plaisir 
Dont  le  penchant  de  l'àgc  a  sevré  leurs  désirs. 

J*ai  encore  ces  vers  divins  dans  la  mémoire;  je  les 
ouï  dire  hier  par  la  meilleure  soubrette  qui  ait  peut- 
être  existé  depuis  Molière.  On  jouait  Tartufe;  je 
n'élais  pas  allé  au  spectacle  de  près  d'un  mois.  Le 
matin,  un  ami  me  prêta  un  louis;  je  n'ai  jamais  tant 
joui,  beaucoup  plus  que  si  j'avais  reçu  ma  pension  le 
premier  du  mois.  On  jouait,  pour  la  première  fois, 
Molière  avec  ses  amis  :  c'est  l'anecdote  de  Chapelle, 
Boileau,  La  Fontaine,  Mignard,  Lulli,  qui  veulent 
s'aller  noyer  :  louchante  réunion!  que  de  grands 
hommes  !  On  les  voit  souper  et  s'enivrer  sur  le 
théâtre;  la  pièce  ne  vaut  pas  grand'chose  ;  mais  on  ne 
cesse  pas  d'applaudir,  toutes  les  fois  surtout  que  les 
acteurs  disaient  en  s'adressant  la  parole  :  «  A  toi,  La 
Fontaine  !  verse  donc  à  boire  à  Molière  !  »  on  applaudit 
à  tout  rompre.  11  y  avait  des  larmes  dans  les  yeux  de 
tous  les  jeunes  gens. 

Lis  la  Vie  de  Molière  par  Grimaret,  dans  la  vieille 
édition  de  Claix.  Le  jaloux  et  envieux  Voltaire  n'a  pas 
manqué  d'en  faire  faire  une  bien  sèche  qu'on  imprime, 
à  celte  heure,  à  la  tête  des  éditions  nouvelles  :  cet 
homme  n'a  jamais  manqué  une  occasion  de  nuire  aux 
grands  hommes;  aussi  ne  puis-je  pas  le  souffrir. 

J'en  étais  ici,  lorsque  mon  portier  m'apporta  une 


LETTRES  INTIMES.  93 

lettre  de  mon  père,  qui  est  charmante;  il  est  on  ne 
peut  pas  mieux  disposé  pour  toi;  il  me  parle  des 
demoiselles  M...,  et  il  a  raison;  voici  le  fait  :  Madame 
M...,  qui  a  beaucoup  d'esprit,  a  dit  :  «  Mes  filles  ne  sont 
pas  riches;  donc,  elles  ne  se  marieront  pas  si  elles  ne 
peuvent  faire  tomber  quelqu'un  amoureux  d'elles; 
tâchons  donc  de  prendre  un  nigaud.  »  Dès  lors,  elle  les 
mène  partout,  accueille  les  jeunes  gens,  etc.,  etc.; 
l'état  des  familles  la  favorisait;  cela  a  réussi  pour  l'aî- 
née; je  crois  T...  amoureux  d'elle;  mais,  nouvel 
embarras;  la  comédie  allait  bien  jusque-là;  mais  il 
n'y  a  point  de  comédie  sans  père  barbare;  aussi 
M.  M...  ne  veut  point  de  T...;  voilà  le  roman  de 
l'aînée;  j'ignore  ceux  des  cadettes;  or,  mon  père  sait 
le  roman,  et  il  court  dans  l'oreille  à  la  ville. 

Tu  sens  que  les  jaloux,  dont  mon  père  a  beaucoup 
comme  tout  homme  à  talent,  ne  manqueront  pas  de 
dire  :  mademoiselle  B...  aime  mademoiselle  M...  par 
analogie;  elles  se  confient  leurs  tendres  inquiétudes. 
Voilà  ce  qu'il  te  faut  considérer  :  vois  toujours  les 
demoiselles  M...,  mais  éloigne  la  familiarité;  une  fois 
mariées,  vois-les  familièrement,  mais  n'en  fais  pas  des 
amies;  je  sais  l'aînée  bavarde  et  les  autres  bêtes.  Dans 
une  petite  ville,  bavarde  dit  méchante.  Réfléchis  à 
cela;  songe  bien  que,  dans  cette  vie,  il  faut  être  Hera- 
clite ou  Démocrile;  choisis. 

Les  hommes  ont  été  points  par  des  gens  qui,  ne  con- 
tribuant plus  à  leurs  plaisirs,  n'en  recevaient  plus  de 
plaisirs  ;  pense  bien  à  cela. 


94  LETTRES   INTIMES. 

Je  vois  aujourd'hui  que  je  suis  de  sang-froid,  que 
je  ne  suis  plus  amoureux,  que  je  ne  joue  plus  la  comé- 
die, que  rien  n'est  agréable  comme  les  sociétés  de 
1)011  ton;  elles  sont  gaies,  et  tous  les  moralistes  sont 
tristes.  Tu  trouveras  les  hommes  meilleurs  que  lu  ne 
les  imagines.  Sur  le  tout,  veux-tu  rendre  excellent 
pour  toi  le  pire  de  tous,  flatte-le.  Je  ne  m'attendais 
pas  qu'une  femme  eût  jamais  besoin  d'un  pareil  con- 
seil ;  elles  savent  ça,  ici,  avant  que  de  naître.  Tu  as  un 
excellent  modèle  sous  les  yeux,  madame  Gh...,  veuve 
peu  riche  ;  elle  avait  besoin  de  tout  le  monde,  la  né- 
cessité l'a  menée  à  la  vertu,  dont  besoin,  et  elle  est 
charmante. 

Lis  Molière  :  les  A  niants  magnifiques  ;  c'est  la  meil- 
ieure  peinture  de  la  bonne  société  ;  vois  comme  on  y 
ménage  la  société;  regarde  combien  les  mœurs  se 
sont  perfectionnées  depuis  Louis  XIV  :  ce  ([ui  n'était 
qu'à  la  cour  est  actuellement  dans  deux  mille  maisons 
de  Paris.  Tout  se  perfectionne. 

A  demain;  mais  réponds-moi. 

Lis  beaucoup  Molière;  voilà  le  monde  où  tu  vivras 
un  jour  ;  on  y  parlera  un  français  un  peu  différent,  et 
voilà  toute  la  différence.  Écris  vite  les  remarques  que 
tu  as  faites  dans  ton  voyage  aux  Echelles.  Rien  de 
plus  utile  :  je  me  suis  mis  à  faire  comme  ça;  tu  en 
seras  charmée  dans  un  an. 


LETTRES   INTIMES.  95 


XXV 


18  messidor  an  XII. 

Il  y  a  une  vertu,  en  ce  monde,  dont  j'ai  voulu  te 
donner  un  exemple  hier,  pour  t'en  faire  apercevoir 
aujourd'hui.  On  la  nomme  Prudence,  c'est  un  beau 
nom;  son  autre  nom  est  Artifice.  Je  ne  sais  si  tu  le 
souviens  encore  d'une  lettre  où  je  te  disais  qu'on 
n'avait  de  crédit  dans  le  monde  qu'à  proportion  qu'on 
y  était  répandu.  Le  cachet  d  un  homme  qui  va  partout 
est  de  tout  savoir.  On  parvient  à  augmenter  son  crédit 
en  racontant  à  un  tiers,  comme  une  chose  que  l'on  sait 
depuis  longtemps,  ce  qu'on  vient  d'apprendre. 

Je  sais  bien,  ou  du  moins,  D...  et  moi,  nous  soujv 
çonnions  le  roman  de  T...  ;  mais  je  ne  savais  pas  que 
le  père  fût  contre  le  héros;  c'est  mon  père  qui  me  Ta 
appris,  et,  d'après  ma  lettre,  lu  as  peut-être  cru  que 
je  savais  ça  depuis  le  commencement  du  monde.  Là- 
dessus,  tu  as  peut-être  dii  :  «  Puisqu'il  ne  me  disait 
pas  (,'a  et  qu'il  le  savait,  combien  ne  sait-il  pas  de 
choses? Cet  homme-là  sait  tout  et  au  delà.  » 

Voilà  à  quoi  mène  la  belle  vertu  nommée  Prudence. 

C'est  la  première  et  la  dernière  fois  que  je  l'aurai 


96  LETTRES  INTIMES. 

pour  toi  :  j'ai  voulu  te  donner  un  exemple  des  finesses 
dont  se  compose  le  monde,  mais  j'ai  mal  peint;  c'est 
ce  qui  arrive  toujours  lorsqu'on  dissimule  avec  une 
personne  que  l'on  aime  beaucoup  ;  tu  as  dû  remarquer 
de  la  gène  et  même  un  peu  de  sécheresse  vers  la  fin 
de  ma  lettre  :  je  ne  t'écrivais  plus  tout  ce  que  je  pen- 
sais; j'étais  attentif  à  ne  rien  dire  qui  pût  me  trahir, 
et,  puisque  nous  y  sommes,  voilà  un  grand  désavan- 
tage des  amis  tendres  dans  le  monde.  Les  hommes 
secs  sont  toujours  secs;  il  n'y  a  jamais  de  différence 
en  eux,  parce  qu'il  n'y  a  jamais  eu  d'épanchement.  Tu 
as  pu  en  voir  un  exemple  dans  Helvétius  :  c'était  une 
de  ces  âmes  froides;  aussi  son  style  est-il  le  même  dans 
tout  son  livre.  Je  vois  à  cette  heure  qu'il  s'est  bien 
trompé.  Peut-être  même  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans 
son  livre  est-il  copié  de  La  Rochefoucauld,  Duclos,  Vau- 
venargues,  Hobbeset  Locke. Hobbes était leplus grand 
de  tous  ceux-là;  il  était  Anglais  et  écrivait  en  1640. 

A  propos  d'anglais,  mon  papa  dit  que  tu  veux  l'ap- 
prendre: je  voudrais  bien  pouvoir  te  céder  ce  que  j'en 
sais;  ce  sont  de  tristes  raisonneurs  que  ces  Anglais; 
je  ne  connais  pas  de  gens  plus  bavards  et  plus  froids. 
Ils  n'ont  produit  qu'un  grand  homme  et  un  fou.  Le 
grand  homme  est  Shakspeare,  le  fou,  Milton.  Il  n'y  a 
que  des  morceaux  de  beaux  dans  le  second,  et  M.  Le- 
tourneiir  a  donné  une  excellente  traduction  du  pre- 
mier, homme  vraiment  divin. 

Appre.       noi  l'italien  :  «   Mais  il  n'y  a  point  de 
maîtres.  »     -Apprends-le  toute  seule.  Apprends  celte 


LETTRES   INTIMES.  97 

belle  langue  où  il  y  a  Dante,  Boccace,  Arioste,  Tasse, 
Alfieri,  Goldoni,  Metastasio,  Machiavelli  et  tant 
d'autres.  De  tous  ceux-là, il  n*y  a  que  Dante  et  Boccace 
passablement  traduits;  encore  Rivarol  n'a  traduit  que 
le  tiers  du  sublime  Dante.  Ghercbe  l'histoire  d'Ugolin, 
chant  XXXIII  ;  voilà  la  plus  terrible  poésie  qui  existe: 
le  divin  Homère  même  n'a  rien  de  semblable.  C'est 
là  le  sublime  du  genre  terrible;  explique  ce  chant-là  à 
coups  de  dictionnaire.  Sois  sûre  que  tu  ne  trouveras  pas 
chez  tous  les  Anglais  (Shakspeare  et  Milton  exceptés) 
un  seul  vers  aussi  beau  que  les  quatre-vingt-dix  de  ce 
passage  sublime.  Apprends  vite  l'italien:  il  y  a  de  la 
gaieté  danscelte  langue;  je  n'en  ai  encore  vu,  en  anglais, 
que  dans  Henri  V,  une  des  pièces  de  Shakspeare;  au 
lieu  qu'il  faut  cesser  de  lire,  pour  ne  pas  éloulTer,  quand 
on  tient  Boccace,  Arioste,  Goldoni.  Il  faut  prendre  les 
pièces  écrites  en  toscan;  par  exemple  :  il  Cavalière  di 
buon  gustoJa  Donna  di  Garbo,  il  Molière.  Tu  verras 
dans  il  Cavalière  di  buon  gusto  et  dans  la  Donna 
di  Garbo  des  exemples  à  suivre. 

J'ai  enfin  trouvé  ce  que  c'est  que  le  ridicule  : 
On  nomme  ridicule  l'action  d'uu  homme  qui  tend 
au  même  bonheur  que  nous,  et  qui  se  trompe  de 
route,  parce  qu'il  manque  de  quelque  chose  que  nous 
avons  et  que  nous  croyons  ne  pas  pouvoir  perdre  tant 
que  nous  tendons  au  même  bonheur;  et  cependant  tout 
le  monde  parle  du  ridicule  :  ils  ne  donnent  pas  en 
parlant  une  délinition,  mais  un  exemple... 
(Le  reste  manque.) 

6 


98  LETTRES  INTIMES. 


XXYI 


23  messidor  an  XII. 

Tous  les  hommes  agissent  suivant  ce  qui  leur 
paraît  être  et  non  suivant  ce  qui  est. 

Cette  vérité  est  consolante;  elle  nous  montre  que 
souvent  ils  veulent  faire  le  bien,  quoique,  en  effet,  ils 
ne  produisent  que  du  mal. 

Ce  qui  est  (ce  que  nous  nommons  la  vérité)  est  ce 
qui  paraît  être  aux  sages,  après  avoir  corrigé  autant 
que  possible  leurs  sens  les  uns  par  les  autres. 

D'après  cela,  tu  vois  que  les  sages  peuvent  se  trom- 
per :  ils  ne  peuvent  pas  direct  qui  est  sur  les  choses 
qui  ne  sont  jamais  tombées  sous  leurs  sens. 

La  plupart  des  sages  qui  étaient  des  gens  froids,  et 
qui  n'avaient  jamais  éprouvé  les  passions  violentes,  ne 
peuvent  donc  nous  révéler  ce  qui  se  passe  en  nous, 
quand  nous  en  sommes  agités;  ils  ne  peuvent  que 
nous  répéter  ce  qu'ils  ont  observé  chez  les  autres. 

D'après  cela,  tu  vois  que  le  meilleur  cœur  (celui 
où  règne  le  plus  fortement  l'amour  de  cequ'il^appelle 
la  vérité)  ne  peut  faire  que  peu  de  bien,  quand  il  ne 
sera  pas  joint  à  une  bonne  tête  qui  lui  aura  dit  ce  que 


LETTRES   INTIMES.  99 

c'est  que  la  vertu  véritable.  (La  vertu  est  le  désir  de 
rendre  les  hommes  aussi  heureux  qu'il  vous  est  pos- 
sible.) 

Louis  XII,  par  exemple,  n'avait  pas  une  tête  digne 
de  son  cœur  ;  le  divin  Brutus  (Marcus)  n'avait  pas 
peut-être  un  meilleur  cœur,  mais  il  avait  une  bien 
meilleure  tête,  c'est-à-dire  pleine  de  bien  plus  de 
vérités. 

J'appelle  vérité  renoncé  de  ce  qui  est.  Il  y  a  des 
vérités  plus  ou  moins  complètes  :  une  vérité  aussi 
complète  que  possible  est  une  description  complète 
d'une  chose. 

Par  exemple  :  la  vérité  complète  sur  tout  ce  (jui 
n'est  pas  vivant  à  Grenoble  (la  maison,  les  arbres) 
serait  celle  d'après  laquelle  un  dieu  tout-puissant 
pourrait  bàlir  un  nouveau  Grenoble  exactement  sem- 
blable et  égal  au  Grenoble  où  tu  es. 

Lorsque  deux  vérités  semblent  se  contredire,  c'est 
qu'elles  ne  sont  pas  complètes;  par  exemple,  si  une 
grande  et  subite  idée  te  surprenait  au  jardin  de  ville 
et  que  quelqu'un  te  dit  :  ((  Causons  sous  les  arbres,  ils 
garantissent  de  la  pluie,  >  et  que  tu  te  hAtasses  de  te 
meltre  sous  ces  petits  tilleuls  taillés  en  boule  qui  sont 
sur  la  grande  terrasse,  tu  n'y  serais  point  garantie 
du  tout,  et  tu  pourrais  t'écrier  :  «  Les  arbres  ne  garan- 
tissent pas  de  la  pluie.  > 

Voilà  deux  vérités  (énoncées  de  ce  qui  est)  qui  se 
contredisent;  car  elles  disent  (ouïes  deux  que  des 
choses  contraires  existent  en  même  temps. 


100  LETTRES  INTIMES. 

1°  Les  arbres  garantissent  de  la  pluie. 

2°  Les  arbres  ne  garantissent  pas  de  la  pluie. 

Il  n'y  a  qu'à  chercher  la  vérité  complète,  et  elles  ne 
se  contrediront  plus;  les  voici  d'accord  : 

1°  Les  arbres  qui  ont  un  feuillage  très  vaste  et  très 
épais  garantissent  pour  quelques  instants  de  la  pluie, 
quand  il  ne  fait  pas  de  vent. 

2°  Les  arbres  qui  ont  très  peu  de  feuilles  et  qui  sont 
très  petits  ne  garantissent  presque  pas  de  la  pluie. 

Ces  vérités,  plus  complètes  que  les  premières,  ne 
se  contredisent  plus.  Réfléchis  à  cela,  et  tu  riras 
quand  tu  verras  deux  personnes  se  disputer;  tu  auras 
en  ta  main  le  moyen  de  les  accorder.  Tu  verras  très 
rarement,  dans  la  société  où  nous  sommes  appelés  à 
vivre,  un  des  deux  disputants  partir  d'une  erreur  ab- 
solue; ordinairement  chacun  applique  mal  une  vérité 
incomplète. 

Ces  réflexions  me  sont  venues  en  voyant  hier  une 
dispute  fort  vive  entre  deux  hommes  de  beaucoup 
d'esprit.  Le  commencement  de  cette  feuille  prouve 
qu'il  ne  faut  pas  estimer  notre  conversation  et,  en 
général,  notre  rôle  dans  la  vie  commune  par  le  mérite 
qu'il  nous  semble  avoir,  mais  par  l'effet  que  nous  lui 
voyons  produire.  Tel  a  dit  des  choses  pleines  d'esprit 
et  a  passé  pour  un  sot;  les  gens  qui  l'écoutaient 
étaient  sots,  et  ne  comprenaient  pas. 

Ma  chère  Pauline,  j'écris  une  longue  lettre  à  Gaétan 
plutôt  qu'à  toi,  parce  qu'il  en  a  un  plus  grand  besoin. 
Je  tremble  qu'il  ne  soit  gâté  par  une  éducation  de  lycée 


LETTRES   INTIMES.  101 

qui  est  organisée  pour  rendre  savant  à  la  vérité,  mais 
bas  et  vil,  et  l'enfant  est  déjà  timide.  Prends  soin  de 
lui:  nous  jouirons  de  nos  succès  s'ils  réussissent; 
dans  le  cas  contraire,  une  fois  grand,  nous  ne  le  ver- 
rons plus;  car  rien  d'insupportable  comme  la  société 
d'un  mauvais  cœur  sot  :  c'est  ce  qu'il  y  a  de  pire;  et 
voilà  l'avantage  de  Paris  sur  la  province  :  il  y  a  bien 
autant  de  mauvais  cœurs,  mais  moins  de  sols. 

Remarque  qu'on  n'est  jamais  en  colère  contre  les 
hommes  que  pour  avoir  trop  compté  sur  eux  :  Rous- 
seau a  été  malheureux  toute  sa  vie,  parce  qu'il  cher- 
chait un  ami  comme  il  en  a  existé  peut-être  une 
dizaine  depuis  Homère  jusqu'à  nous.  Pour  moi,  je 
crois  que  tu  n'auras  jamais  de  meilleur  ami  que  moi; 
lorsque  nous  serons  vieux,  nous  pourrons  nous  réunir 
et  passer  huit  mois  à  Paris  et  quatre  à  Claix.  Si  le 
hasard  me  donnait  quelque  fortune,  j'en  achèterais 
un  petit  château  près  de  Milan,  pays  délicieux,  à 
Canonica,  sur  l'Adda,  entre  Milan  et  Bergame.  Nous 
pourrions  y  passer,  de  temps  en  temps,  deux  mois  de 
printemps  :  voilâmes  projets  les  plus  éloignés;  sou- 
viens-t'en pour  voir  si  nous  changerons. 

Quant  à  la  liberté,  elle  n'est  pas  le  partage  des 
femmes  dans  nos  mœurs  :  jusqu'à  quarante  ans,  elles 
doivent  ménager  les  sots  qui  font  la  majorité  du 
public  et  qui  dispensent  la  réputation,  le  bien  le  plus 
précieux  des  femmes. 

Ces  animaux-là  sont  très  vaniteux,  c'est  leur  ca- 
ractère dislinctif;  ménage  donc  leur  vanité.  Tu  dois 

G. 


10-2  LETTRES   INTIMES. 

comprendre  à  quel  point  ils  détestent  une  femme  plus 
instruite  qu'eux,  puisqu'ils  abhorrent  déjà  un  homme 
sage. 
A  demain. 


XXVI 


Thermidor  an  XII, 

Tu  ne  m'écris  pas,  loi  qui  disposes  de  tous  tes 
moments;  moi  qui  suis  obligé  de  voler  des  moments 
pour  travailler,  je  l'écris.  Ce  n*est  pas  un  reproche, 
mais  une  exhortation.  Donne-moi  des  détails  de  six 
pages  sur  les  occupations  ;  Gaétan  m'a  envoyé  un 
journal  des  siennes  qui  m'a  fort  amusé;  juge,  venant 
de  toi  ! 

Envoie-moi  vite  trois  ou  quatre  caractères  peints 
par  les  faits;  raconte-les  exactement,  ensuite  tire 
les  conséquences.  Cette  méthode  se  nomme  analyse, 
c'est  la  bonne. 

Mon  grand-père  m'a  écrit  une  longue  lettre  sur  toi, 
par  M.  de  Lavalelte;il  est  très  content  de  toi  au 
manque  de  confiance  près  ;  il  finit  par  ces  mots  : 
a  Elle  est  gaie,  bonne,  obligeante  ;  elle  a  de  jolies 
idées,  il  faut  (lu'elle  s'y  livre.  »  Cela  est  vrai;  acquiers 
le  plus  que  tu  pourras  une  conversation  fleurie  et  ai- 


LETTRES   INTIMES.  103 

mable.  Cela  sert  avec  les  intliiïérents,  à  qui  il  faut 
parler  et  pourtant  ne  rien  dire. 

Pousse  ferme  pour  faire  abonner  chez  Falcon  ;  s'il 
a  Shakspeare,  c'est  un  coup  de  maître;  s'il  ne  l'a 
pas,  d'autres  l'auront.  Lis  les  trngédies  de  Shaks- 
peare, en  même  temps  que  r///s^o/n?  deHume;  tu  n'as 
pas  d'idée  combien  cela  est  intéressant;  je  vais  les 
lire  tous  deux,  comme  cela  ;  je  conseille  beaucoup  de 
romans  et  de  poèmes  pour  Gaétan;  tâche  d'en  accro- 
cher quelqu'un.  Je  lis  avec  plaisir  un  roman  tous  les 
mois,  cela  remue  l'àme  :  tu  pourrais  lire  ceux  de 
madame  Riccoboni,  Gil  Blas,  Frédéric,  Adèle  de  Se- 
na)iges,et  les  quarante  volumes  in-8*'  de  l'abbé  Prévost. 
De  tous  ceux-là,  il  n'y  a  que  Gil  Blas  qu'on  puisse  te 
refuser;  mais  enfin  c'est  là  le  monde.  Une  personne 
qui  a  tout  à  attendre  ou  à  craindre  de  son  opinion, 
doit  cependant  le  connaître.  Tu  sens  bien  que,  dans 
les  romans  l'aventure  ne  signifie  rien  :  elle  émeut  et 
voilà  tout;  elle  n'est  bonne  ensuite  qu'à  oublier.  Ce 
dont  il  faut,  au  contraire,  se  rappeler,  ce  sont  les  carac- 
tères :  le  trait  de  l'archevêque  de  Burgos  et  de  Gil 
Blas,  par  exemple  :  «  Monseigneur,  ne  faites  plus 
d'homélies,  »  est  aussi  célèbre  que  charmant.  C'est  là 
la  nature.  Demande  à  mon  grand-père  Y  Histoire  de  la 
philosophiey  de  Gérando.  Je  ne  l'ai  pas  lue  ;toulceque 
j'en  sais,  c'est  que  l'auteur  est  un  lâche  dans  les  deux 
sens,  de  style  et  de  cœur.  Dis-moi  si  elle  t'amuse;  en 
général,  varie  tes  lectures. 

Écris-moi  bien  vile  une  longui'  lettre,  beaucoup  de 


104  LETTRES  INTIMES. 

détails  sur  ta  vie;  j'en  suis  inquiet;  écris-moi  régu- 
lièrement tous  les  jeudis. 

Je  viens  de  lire,  avant  de  dîner,  la  Vie  de  Voltaire 
par  Condorcct.  La  partie  littéraire  est  une  niaiserie  ; 
Condorcet  n'avait  pas  la  sensibilité  qu'il  faut  pour 
juger  les  poètes;  mais  le  reste  est  bon;  à  mesure  que 
je  voyais  passer  un  fait,  j'en  tirais  les  conséquences  ; 
j'envoie  toutes  ces  conséquences  à  Gaétan.  Ça  fait  une 
lettre,  une  lettre  un  peu  sèche  et  pédante;  mais  il  faut 
qu'il  s'accoutume  au  style  sérieux.  Dis-moi  en  détail 
l'effet  que  mes  lettres  font  sur  lui.  T'en  parle-t-il  ? 
Est-il  discret?  S'il  va  dire  partout  :  «  Mon  cousin  dit 
quel'intérêt  guide  leshommes, etc., etc.,  )^  j'y  renonce. 
Je  me  suis  déjà  assez  nui  en  parlant  d'Helvélius,  surtout 
devant  mon  oncle,  qui  dit  du  mal  de  moi  à  tout  le 
monde  :  tâche  de  donner  un  meilleur  cœur  à  son  fils, 
et  surtout  préserve-le  de  la  jalousie. 

Au  reste,  j'ai  découvert  bien  des  erreurs  dans  Hel- 
vétius,  et  cela  en  lisant  dans  mes  souvenirs.  Je  me 
suis  dit:  «  Lorsque  telle  chose  m'arriva  hier,  quel  sen- 
timent éprouvai-je?  »  Je  tâchais  d'y  voir  clair.  Cela 
vaut  mieux  que  tous  les  livres,  parce  que  c'est  sur  la 
nature  :  emploie  cette  méthode. 

Ma  fièvre  ne  revient  plus  qu'à  neuf  heures  et  demie 
du  soir;  je  me  purgerai  demain;  puis  j'irai  voir 
représenter  Cinna.  A  propos  de  Cf/i/ia,  j'ai  été  témoin 
de  (ails  qui  prouvent  que  le  vieux  Corneille  a  bien 
connu  le  cœur  humain  :  j'ai  vu  deux  personnes  très 
passionnées  faire  les  plus  grands  sacrifices  sans  corn- 


LETTRES   INTIMES.  105 

bals,  tout  naturellement,  comme  Auguste  :  «  Soyons 
amis,  Cinna;  »  au  lieu  que  Voltaire  et  Racine  n'inté- 
ressent que  par  des  combats  interminables.  Une  chose 
m'a  frappé;  on  disait,  à  propos  d'un  de  ces  traits  qui 
est  public  et  par  lequel  je  défendais  Corneille:  «  Mais, 
au  moins,  convenez  que  la  manière  de  Voltaire  vaut 
mieux  pour  les  femmes;  »  je  crois  le  contraire.  Il  me 
semble  que  vous  faites  beaucoup  plus  facilement  les 
grands  sacrifices,  parce  que,  chez  vous,  la  raison  se 
lait  entièrement  lorsque  la  passion  parle.  Qu'en 
penses-tu? 

Adieu  ;  écris-moi  bien  longuement.  As-tu  compris 
que  le  rire  est  une  conception  (une  vue)  subite  de 
quelque  avantage  pour  notre  vanité? 

La  vue  subite  d*un  bonheur  pour  une  autre  passion 
nous  donne  le  sourire  de  jouissance.  Quand  une 
vérité  intéresse  quelqu'un,  on  peut  toujours  en  tirer 
une  plaisanterie  qui  le  fera  rire,  voilà  tout  le  secret. 
Interroge-toi  (juand  tu  ris. 


106  LETTRES  INTIMES. 


XXVIII 


Thermidor  an  XII. 

Les  mœurs  influent  sur  les  effets  des  passions;  les 
mœurs  changent  à  peu  près  tous  les  cinquante  ans. 
Je  donne  le  nom  de  mœurs  à  l'action  que  fait  une 
troupe  d'hommes  en  regardant  une  action  comme 
bonne  ou  mauvaise,  honorable  ou  déshonorante,  ridi- 
cule ou  belle,  de  bon  ton  et  de  mauvais  ton. 

Les  passions  veulent  agir  sur  leurs  contemporains; 
leur  première  étude  doit  donc  être  celle  des  mœurs. 

Exactement  parlant,  chaque  ville  a  ses  mœurs; 
dans  chaque  ville,  chaque  société  a  les  siennes,  et 
enfin  chaque  homme  a  les  siennes.  Voilà  la  vérité 
complète;  lu  vois  donc  qu'en  France  où  il  y  a  actuel- 
lement trente  millions  d'hommes  {d'individus),  il  y  a 
trente  millions  de  mœurs  différentes  ;  mais  ces  mœurs 
ont  des  points  de  ressemblance.  La  majorité  des 
habitants  d'une  même  ville  pense  à  peu  près  la  même 
chose  sur  le  même  fait.  L'étude  des  mœurs  de  notre 
siècle  et  celle  des  meilleures  mœurs  possibles  nous 
suffisent  pour  vivre  heureux;  l'étude  des  mœurs  des 
siècles  passés  n'est  qu'un  objet  de  curiosité. 


LETTRES  INTIMES.  107 

Chaque  nation  a  des  mœurs  différentes  :  on  peut 
s'amuser  à  cliercher  les  mœurs  séculaires  de  chaque 
peuple,  par  exemple,  les  Espagnols,  les  Allemands,  les 
Français,  les  Anglais.  Quelles  étaient  les  mœurs  de 
ces  peuples  au  xiv^  siècle,  depuis  l'an  1300,  le  31  jan- 
vier, jusqu'au  31  janvier  1400  (le  31  janvier,  en  sup- 
posant que  l'année  commençât  alors,  ce  qui  n'est  pas: 
elle  commençait  à  Pâques). 

Quelles  ont  été  leurs  mœurs  depuis  l'un  1400  jus- 
qu'en 1500,  etc.,  etc.,  depuis  1800  jusqu'à  aujour- 
d'hui? 

Par  exemple,  aujourd'hui  (thermidor  an  XII),  un 
homme  d'esprit  qui  veut  plaire  à  une  femme,  en 
Espagne,  va  chaque  nuit  chanter  sous  ses  fenêtres  en 
s'accompagnant  de  la  guitare;  l'Italien  procure  à  la 
femme  à  qui  il  veut  plaire  des  parties  de  plaisir  sur 
les  lacs,  ou  dans  de  belles  maisons  de  campagne  où 
tout  est  plaisir;  le  Français  s'introduit  dans  la  société 
de  la  femme,  et  prend  tous  les  moyens  que  lui  suggère 
son  esprit  et  que  lui  permet  sa  fortune  pour  flatter  le 
plus  possible  sa  vanité. 

Je  n'ai  vu  ce  tableau  que  dans  les  deux  dernières 
nations  ;  mais,  en  le  supposant  vrai,  tu  vois  trois  mœurs 
contemporaines  très  dilTérentes  :  l'homme  qui,  en 
France,  ferait  la  cour  comme  un  Espagnol,  se  ferait 
moquer  de  lui,  et,  comme  c'est  une  pauvre  conquête 
que  celle  d'un  homme  ridicule,  c'est-à-dire  connue 
elle  ne  peut  pas  beaucoup  flatter  la  vanité,  il  ne  réus- 
sirait pas. 


108  LETTRES  INTIMES. 

L'Italien  qui  ferait  sa  cour  à  la  française  passerait 
bientôt  pour  un  bavard  ennuyeux. 

Le  Français  qui  la  ferait  comme  l'Italien  serait  moins 
ridicule  que  s'il  la  faisait  à  l'espagnole,  parce  que  les 
mœurs  italiennes  sont  plus  rapprochées  des  noires 
que  les  espagnoles;  on  irait  chez  lui  parce  qu'on  s'y 
amuserait,  on  le  flatterait  pour  y  aller  toujours  ;  mais 
ce  ne  serait  pas  lui  qui  plairait  (généralement)  à  sa 
maîtresse:  ce  serait  le  jeune  homme  invité  qui  trou- 
verait le  moyen  de  flatter  le  plus  sa  vanité. 

Je  crois  les  mœurs  françaises  les  plus  parfaites  qui 
existent;  mais  j'en  conçois  d'autres  bien  plus  parfaites 
qui  régneront  peut-être  dans  quatre  ou  cinq  siècles, 
et  comme  les  mœurs  se  sont,  en  général,  toujours  per- 
fectionnées depuis  que  nous  les  connaissons  (depuis 
Homère),  on  ne  peut  pas  assigner  le  terme  où  elles 
cesseront  de  se  perfectionner. 

Il  y  a  donc  deux  choses  qu'il  faut  connaître,  et 
pour  cela,  observer  : 

4°  Les  passions,  c'est-à-dire  l'effort  qu'un  homme, 
qui  a  mis  son  bonheur  clans  telle  chose,  est  capable 
de  faire  pour  y  parvenir  ; 

2°  Les  mœurs,  ou  ce  que  les  hommes  ont  successi- 
vement jugé  être  bien,  mauvais,  ridicule,  beau,  de 
bon  ton,  de  mauvais  ton,  cruel,  doux,  etc.,  etc. 

Exemple  :  le  poète  tragique  peut  se  passer  d'une 
connaissance  approfondie  des  mœurs.  Pourvu  qu'il 
ait  une  légère  idée  des  meilleures  possibles,  il  peut 
faire  une  bonne  tragédie  :  il  peint  l'effet  des  passions 


LETTRES   INTIMES.  100 

sur  (les  irens  qui  iraient  au  but  sans  craindre  ni  ridi- 
cule,m  Siuive  chose.  Tu  vois  cela  dans  Andromaqiie; 
il  n'y  a  qu'une  faible  peinture  des  mœurs  grecques. 

Corneille  a  peint  les  mœurs  romaines  dans  Cinna, 
Horace,  Othon,  etc.,  etc.;  les  mœurs  espagnoles  et 
chevaleresques  dans  le  Cid.  Shakspeare  a  peint  les 
mœurs  romaines  dans  César,  Coriolan,  etc.,  etc.,  et 
les  mœurs  vénitiennes  dans  le  sublime  Othello,  les 
anglaises  dans  Richard  II f,  les  anciennes  mœurs 
anglaises  dans  Lear,  Macbeth  et  toutes  les  pièces 
historiques. 

Comme  le  poète  tragique  peut  se  passer  presque 
entièrement  de  la  connaissance  des  mœurs,  le  poète 
comique  peut  se  passer  presque  entièrement  de  celle 
des  passions.  Il  n'y  a  que  fort  peu  de  connaissance 
des  passions  dans  les  Précieuses  ridicules  de  Molière, 
qui  ont  été  peut-être  la  pièce  la  plus  comique  possible 
pour  les  spectateurs  à  qui  elle  fut  adressée.  Mainte- 
nant, elle  vieillit  :  on  n'y  reconnaît  plus  Molière  qu'à  la 
vigueur  des  traits  et  à  la  scenegiatura  (mot  d'Alfieri). 

Les  mœurs  changent,  mais  non  les  passions  ;  les 
moyens  de  passions  changent  avec  les  mœurs. 

Les  passions  ne  changent  pas,  les  tragédies  ne 
peuvent  vieillir  (lorsc^u'elles  ont  peint  les  passions  les 
plus  fortes  possibles,  dans  des  cœurs  dont  les  têtes 
savaient  le  plus  de  vérités  possible),  VOreste  d'Alfieri 
sera  aussi  sublime  dans  cinq  mille  ans,  s'il  existe, 
qu'aujourd'hui. 

Les  comédies  vieillissent,  parce  que  tout  ce  qui  est 


110  LETTRES  INTIMES. 

mœurs  dans  elles  vieillit;  les  comédies  peignent  : 
1°  les  mœurs;  2°  les  passions  ;  il  n'y  a  que  les  passions 
qui  ne  vieillissent  point. 

La  vanité  qui  produit  les  travers  de  Bélisey  Ar- 
mande  et  Philaminte,  dans  les  Femmes  savantes, 
existera  bien  toujours;  mais  les  moyens  qu'elle  em- 
ploiera pour  se  satisfaire  seront  différents.  H  y  a 
quatre  ans,  par  exemple,  elle  leur  faisait  apprendre 
la  chimie;  à  cette  heure,  ce  défaut  n'existe  plus  dans 
la  bonne  compagnie. 

li' ambition  qui  pousse  le  Tartufe  existe  encore; 
souvent  encore,  elle  prend  le  même  chemin  (l'hypo- 
crisie) pour  parvenir.  Je  t'observe,  en  passant, 
qu'excepté  dans  les  républiques  bien  organisées 
l'ambitieux  est  toujours  un  peu  hypocrite;  remarque 
Cromwell  parvenant  au  trône  l'Evangile  à  la  main,  et 
s'en  moquant  avec  ses  favoris.  Le  Tartufe  est  donc 
joué  bien  plus  souvent  que  les  Femmes  savantes, 
parce  qu'il  intéresse  plus. 

Il  ne  manque  au  Philinte  de  Fabre  que  d'être 
plus  gai  et  mieux  écrit  pour  être  joué  tous  les  jours  : 
voilà  le  caractère  que  l'on  trouvait  à  chaque  instant, 
en  1780,  à  Paris;  acluellenienl,  il  n'est  que  sur  le 
second  rang;  le  premier  est  occupé  par  le  Tartufe  de 
sentiments  tendres.  Ce  caractère  est  plus  général, 
parce  qu'il  a  les  femmes  pour  lui,  au  lieu  que  le  pre- 
mier n'avait  que  celles  qui  avaient  jeté  leur  bonnet 
par-dessus  les  moulins. 

Le  Tartufe  de  Molière  existe  encore  sous  les  traits 


LETTRES  INTIMES.  111 

de  Geoffroy,  de  Fiévée,  de  Wailly,  peut-èlre  de  Cha- 
teaubriand ;  La  Harpe  en  était  un  bien  comique. 

Voilà,  ma  chère  Pauline,  qualre  pages  de  philo- 
sophie que  je  viens  d'écrire  sur  du  papier  à  lettres,  au 
lieu  de  les  mettre  sur  mon  cahier  ;  j'avais  besoin  de 
trouver  une  vérité  nouvelle,  et  voilà  le  chemin  pour  y 
parvenir  :  beaucoup  d'exemples.  Dès  qu'on  s'en  écarte, 
on  tombe  dans  les  systèmes,  on  rêve,  et  ceux  qui  vous 
écoutent  se  moquent  de  vous.  C'est  ce  qui,  de  nos  jours, 
est  arrivé  à  Montesquieu  et  à  BufTon;  Rousseau  a 
aussi  un  peu  donné  dans  la  même  erreur;  le  premier 
a,  je  crois,  erré  par  lâcheté,  le  second  par  un  peu  de 
vanité,  le  troisième  presque  toujours  de  bonne  foi. 
Montesquieu  Halte  les  tyrans;  c'est  pour  cela  que  le 
vulgaire  le  loue;  il  ne  dit  rien  d'Alfieri,  qui  lui  fait 
peur. 

Mais  sortons  de  là  :  que  fais-tu?  écris-moi  souvent; 
aide-moi  à  connaître  les  mœurs  provinciales  et  les 
passions;  décris-moi  les  mœurs  de  chez  mademoi- 
selle L...  J'ai  besoin  d'exemples,  de  beaucoup,  de 
beaucoup  défaits;  écris  vite  comme  moi,  sans  cher- 
cher la  phrase.  Le  premier  des  mérites,  même  pour 
qui  veut  faire  de  l'éloquence  (dans  ce  siècle-ci)  est  la 
simplicité.  Donne-moi  donc  beaucoup,  beaucoup  de 
faits;  tu  me  feras  le  plus  sensible  plaisir;  tu  m'aide- 
ras à  me  corriger  de  mes  folies;  j'étais  bien  fou 
l'année  dernière  :  je  faisais  comme  beaucoup  d'autres, 
je  jugeais  les  autres  d'après  moi,  j'oubliais  la  rauitê. 
J'ai  enfin  connu  celte  passion,  si  générale  en  France 


112  LETTRES  INTIMES. 

cette  année;  le  premier  de  ses  heureux  effets  a  été  de 
me  faire  abandonner  la  déclamalion,  par  laquelle  je 
l'offensais  régulièrement  cinq  ou  six  fois  par  mois,  en 
public;  le  second  a  été  de  me  faire  abandonner  l'amour. 

Contribue  donc  à  me  faire  connaître  les  femmes,  je 
compte  beaucoup  sur  toi  pour  cela;  commence  tout  de 
suite  :  des  faits  !  des  faits  !  donne  un  nom  en  l'air,  par 
exemple,  pour  FI...  du  G...  :  Superba;  donne-moi  la 
liste  de  ces  noms  et  va  en  avant.  Si  je  n'étais  pas  trop 
vieux,  à  mon  âge,  ou  si  j'étais  riche,  sous  quelque 
prétexte  j'irais  me  mettre  dans  une  pension  ;  c'est  là 
vraiment  qu'on  étudie  les  hommes.  On  est  trop  long- 
temps avec  eux  pour  qu'ils  aient  (généralement)  la 
force  de  se  déguiser.  Je  me  sens  fou  pour  connaître 
le  caractère  des  hommes.  Je  ne  sais  pas  où  cela  me 
mènera;  mais  ça  a  pris  la  place  de  la  déclamation, 
même  la  manie  est  plus  forte,  ce  me  semble  :  elle 
entrait  déjà  dans  la  déclamation  ;  je  m'amusais  aux 
bonnes  peintures;  je  regarde  le  modèle,  maintenant. 
Je  passe  des  dix  heures  de  suite  à  lire  ;  hier,  je  ne  suis 
allé  dîner  qu'à  huit  heures  :  je  lisais  Lhouvet,  Histoire 
de  France,  qui  est  toute  en  299  pages  in-18  et  divine- 
ment faite.  Cette  passion  me  console  au  milieu  des 
chagrins;  cela  est  divin;  elle  m'amuse  encore  les 
soirs,  lorsque  je  me  retrouve  las  du  monde  que  j'ai  vu. 

Mais,  je  m'aperçois  que  je  tombe  dans  le  défaut  des 
gens  passionnés;  je  fais  l'éloge  de  mon  saint. 

Des  détails  sur  tes  compagnes,  vite  !  vite  !  vite  ! 


LETTRES   INTIMES.  113 


XXIX 


:20  thermidor  an  XII. 

Ma  chère  Pauline,  je  t'écris  avant  de  me  coucher 
à  A...  deux  mots  sur  Gaétan. 

L'esprit  tient  beaucoup  à  l'imagination;  tâchons  de 
faire  que  Gaétan  désire  fortement  de  venir  à  Paris;  si 
nous  avons  une  fois  cette  passion,  c'est  une  force  qu'il 
ne  s'agit  plus  que  de  diriger.  Alors,  en  lui  montrant 
la  vérité:  que  les  grands  talents  sont  ici, depuis  notre 
heureuse  Révolution,  le  plus  court  chemin  pour  par- 
venir, nous  les  lui  donnerons;  et  je  crois  que  le  bon- 
heur tient  beaucoup  aux  grands  talents.  Au  point  de 
civilisation  où  nous  en  sommes,  un  homme  à  talent 
est  respecté  à  Londres,  Paris,  Madrid,  Vienne,  Saint- 
Pétersbourg,  etc.,  etc.,  et  il  trouve  toujours  son 
bonheur  en  lui-même.  Lorsque  Alfieri  faisait  une  de 
ses  immortelles  tragédies,  qui  pouvait  lui  ôter  la  sa- 
tisfaction infinie  qu'il  trouvait  à  faire  parler  les 
hommes  qui  se  sont  jamais  le  plus  rapprochés  de  la 
divinité,  les  Brutus,  les  Timoléon,  etc.,  etc.?  Per- 
sonne. Voilà  le  seul  bonheur  que  les  hommes  ne 
puissent  empêcher.  Sans  faire  de  Gaétan  un  Alfieri, 
tâchons  d'en  faire  un  homme  d'une  belle  médiocrité; 


m  LETTRES  INTIMES. 

nous  entrons  ilans  un  siècle  où  les  sots  joueront  un 
triste  rôle.  Anciennement,  un  sot  de  grande  maison, 
un  sot  cardinal,  un  sot  maréchal  de  France  étaient 
respectés;  maintenant,  plus  un  homme  est  élevé,  plus 
on  lui  veut  d'esprit.  Cette  partie  de  l'opinion  publique 
a  totalement  changé;  voilà  un  des  mille  bons  effets  de 
la  Révolution.  Tache  donc  de  passionner  Gaétan  pour 
Paris  :  il  faut  bien  se  garder  qu'il  aperçoive  ce  dessein, 
il  s'en  dégoûterait.  Tu  reconnaîtras  que  le  germe 
pousse,  lorsqu'il  deviendra  moins  bavard.  C'est  la 
vanité  qui  le  rend  bavard;  fais-lui  donc  mépriser  un 
peu  ceux  qui  l'admirent,  et  tu  le  corrigeras  de  ce 
défaut. 

Je  crois  que  nous  ferons  là  une  très  bonne  action; 
c'est  même  la  meilleure  que  nous  puissions  faire,  que 
le  bonheur  de  cet  enfant.  Nous  aurons  donc  le  plaisir 
si  doux  d'être  vertueux,  et  ensuite,  si  jamais  nous 
avons  des  enfants,  nous  ne  serons  pas  neufs  dans  le 
grand  art  d'élever  des  hommes.  Notre  position  à  cent 
quarante  lieues  de  la  capitale  est  divine  pour  cela.  Ici 
les  petits  succès  de  vanité  corrompent  les  enfants  dès 
douze  ans.  Aussi,  délicieux  à  quinze  ans,  sont-ils  aussi 
plats  que  bêtes  à  dix-neuf.  J'ai  vu  cela  hier  encore  : 
un  enfant,  charmant  en  l'an  X,  est  un  sot  maintenant. 

Je  suis  réconcilié  avec  le  monde;  je  vois  de  loin 
des  sociétés  composées  d'hommes  et  de  femmes  su- 
périeurs; il  n'y  a  presque  pas  d'erreurs  en  circulation 
dans  ces  sociétés;  c'est  de  la  terre  bien  labourée  pour 
le  bonheur;  c'est  à  vous  d'y  semer  de  bonne  graine; 


LETTRES   INTTMES.  llo 

mais  combien  j'ai  couru  avant  de  trouver  cette  terre 
labourée  ! 

Les  gens  heureux  savent,  s'ils  ont  de  l'esprit,  que 
Tinimense  majorité  des  hommes,  plongée  dans  l'ennui, 
n'en  est  retirée  ({ue  par  la  passion  de  l'envie;  ils 
cachent  donc  leur  vie;  voilà  leur  secret.  Nous  qui 
avons  le  bonheur  inappréciable  d'être  passionnés, 
tâchons  de  déraciner  les  passions  que  probablement 
nous  ne  pourrons  pas  satisfaire,  d'aviver,  au  contraire, 
celles  que  nous  pourrons  désaltérer,  et  nous  serons 
très  heureux;  mais  le  passeport  pour  entrer  dans  ces 
sociétés,  c'est  beaucoup  d'esprit,  c'est-à-dire  une  tête 
pleine  de  vérités,  la  plupart  sur  les  sujets  ordinaires 
de  conversation,  qui  sont  l'homme  et  ses  passions. 

Observons  donc  ;  celane  fait  qu'augmenter  la  sensibi- 
lité de  notre  âme,  et  sans  sensibilité,  point  de  bonheur. 

Jean-Jacques  s'élait  ennuyé  dans  le  monde,  et  il 
me  l'avait  fait  mal  voir;  je  suis  enfin  guéri  de  mon 
humeur.  Lis  ce  grand  homme;  mais  songe  qu'il  était 
toujours  de  mauvaise  humeur.Dis-moi  ce  que  tu  lis; 
envoie-moi  donc  quatre  ou  cinq  caractères  de  femmes, 
tu  me  feras  bien  plaisir;  écris-moi  plus  souvent.  Que 
diable  fais-tu  donc?  es-tu  amoureuse?  Grande  folie! 
Prends  garde  à  te  marier  par  amour;  à  moins  que  tu 
n'épouses  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  tune  seras 
pas  heureuse.  Si  j'étais  toi,  je  prendrais  un  honnête 
homme,  bien  riche,  moins  spirituel  que  loi.  Au  reste, 
c'est  l'avis  de  mademoiselle  de  M... 


116  LETTRES  INTIMES. 


XXX 


3  fructidor  an  XII. 

J'aurais  bien  besoin  de  toi  ici,  ma  chère  Pauline  : 
il  y  a  des  moments  où  l'âme,  dégoûtée  du  travail, 
cherche  à  aimer,  s'attache  de  plus  en  plus  aux  objets 
de  son  affection,  se  renferme  dans  eux  et  voudrait 
pour  tout  au  monde  être  auprès  d'eux.  Je  suis,  depuis 
plusieurs  jours,  dans  cet  accès  de  sentiment  qui  ne 
revient  que  trop  souvent  pour  mon  bonheur.  Tant  que 
l'àme  est  froide  ou  médiocrement  agitée,  Paris  est  la 
ville  du  bonheur;  mais,  dès  qu'elle  redevient  tendre, 
je  regrette  Grenoble,  tout  ennuyeux  qu'il  est.  Que  ne 
puis-je  te  voir  ici  avec  une  autre  personne  !  que  mon 
bonheur  serait  grand  de  pouvoir  passer  la  soirée  au 
milieu  de  vous,  loin  de  toutes  les  intrigues  et  de  tous 
soins  du  monde!  que  ne  puis-je  réunir  autour  de  moi 
une  famille  comme  je  conçois  qu'il  en  peut  exister.  Je 
crains  bien  que  nous  n'ayons  pas  celte  jouissance  de 
toute  notre  jeunesse;  aussi  nous  passerons  le  temps 
d'aimer  sans  en  goûter  en  entier  le  bonheur,  et  ce  ne 
sera  que  lorsque  notre  âme  affaiblie  ne  sentira  plus 
que  faiblement,  et  que  notre  tête  vieillie  aura  pris  de 
la  raideur,  que  nous  pourrons  vivre  ensemble. 


LETTRES  INTIMES.  117 

Je  te  dirai  en  grand  secret  que  j'ai  commencé  au- 
jourd'hui, 3  fructido!',  à  prendre  des  leçons  de  décla- 
mation de  Larive,  célèbre  acteur  tragique.  Ce  n'est  pas 
que  je  m'occupe  encore  de  cet  art;  mais  les  médecins 
m'ont  conseillé  de  me  distraire;  ils  m'ont  dit  que  je 
périrais  de  mélancolie  si  je  ne  prenais  pas  ce  parti.  J'y 
vais  avec  Martial  D...,  que  nous  appellerons  désormais 
Pacé.  J'y  suis  donc  allé  ce  matin  ;  j'en  suis  revenu  à 
onze  heures  pour  travailler,  mais  rien  ne  m'intéressait; 
j'avais  besoin  d'être  auprès  de  gens  que  j'aimasse,  de 
leur  parler,  de  les  serrer  contre  mon  sein,  et  non  de 
travailler  à  connaître  de  nouvelles  vérités.  J'ai  pris 
des  romans,  ils  m'ont  tous  parus  niais  et  enflés  au  lieu 
de  tendres;  j'ai  voulu  lire  la  Nouvelle  Hélo'ise:  mais 
je  la  sais  par  cœur.  J'ai  donc  passé  toute  ma  journée 
à  rêver,  et,  à  cette  heure,  je  vais  à  la  comédie  pour  me 
distraire.  Ce  n'est  pas  que  l'état  dans  lequel  je  suis, 
cette  surabondance  de  tendresse,  soit  pénible,  il  serait 
le  bonheur  si  on  avait  à  qui  dire  :  «  Je  vous  aime  !  » 
mais  je  ne  puis  voir  ici  que  des  esprits  ou  des  demi- 
âmes.  Toutes  ces  petites  filles  d'ici  m'ennuient;  leur 
tendresse  n'est  que  minauderie  et  que  petites  grâces 
étudiées; rien  d'absolument  franc,  de  naturel,  d'éner- 
gique. Tout  ce  que  j'aime  est  à  Grenoble  ou  à  quatre- 
vingts  lieues  d'ici;  je  ne  puis  écrire  qu'à  loi,  l'autre 
m'a  peut-être  oublié  :  voilà  ce  qui  me  rend  mélanco- 
lique. A  force  de  rêve,  j'ai  cependant  trouvé  un  moyen 
de  lui  écrire;  mais  que  pensera-t-elle  de  ma  lettre? 

Y  répondra-t-elle?  iN'en  aime-l-elle  point  un  autre?  11 

7. 


118  LETTRES  INTIMES. 

me  passe  une  bonne  folie  par  la  tête  :  avant  de  retourner 
à  Grenoble;  je  veux  aller  incognito  clans  la  ville  où  elle 
est,  et,  là,  me  rassasier  du  plaisir  de  lavoir.  Ce  moyen 
est  romanesque,  mais  il  me  fera  bien  plaisir  et  il  ne 
nuit  à  personne;  je  ne  vois  pas  pourquoi  j'y  résisterais. 
Je  me  mettrai  dans  peu  à  économiser  pour  cela  :  elle 
serait  bien  étonnée  si,  en  se  promenant  le  soir,  dans 
les  jardins  publics,  à  la  tombée  de  la  nuit,  elle  m'aper- 
cevait entre  les  arbres. 

Que  fais-tu  à  Grenoble?  s'ennuie- t-on  toujours  autant 
dans  les  avant-soupers?  Et  toi,  que  fais-tu?  Donne- 
moi  beaucoup  de  détails  sur  ta  vie;  vois-tu  souvent 
les  demoiselles  M...  Songe  toujours  que  l'amour  est 
une  chose  divine,  excepté  quand  il  dirige  votre  ma- 
riage; mille  exemples  me  prouvent  chaque  jour  cela; 
il  faut  se  marier  par  raison;  sans  cela,  je  le  serais  déjà. 

Pour  moi,  il  me  semble  que  le  bon  A...  te  convient 
à  merveille.  N'y  a-t-il  rien  de  nouveau  là-dessus? 
Au  voyage  de...,  il  était  à  moitié  l'esclave  de  tes 
beautés. 


LETTRES   INTIMES.  119 


XXXI 


7  brumaire  an  XIII. 

11  me  prend  envie  de  l'écrire  ;  non  pas  que  j'aie  rien 
d'extraordinaire  à  te  dire,  mais  par  la  même  raison 
qui  ferait  que,  si  j'étais  à  Grenoble,  j'irais  dans  ta 
chambre  me  chauffer  avec  toi.  Pourquoi  ne  m'écris-tu 
pas  fixement  une  lettre  par  semaine?  Tu  sais  bien  que 
je  ne  demande  pas  de  phrases  et  que,  pourvu  que 
la  lettre  soit  de  toi,  elle  est  sûre  de  me  faire  plaisir. 

«  On  ne  vieillit  point  à  table  !  »  j'aime  beaucoup  ce 
mot  de  madame  de  Thianges  :  tu  sais  que  je  suis 
malade,  je  ne  puis  presque  rien  manger.  Je  me  suis 
bourré  comme  un  fou  hier  tout  en  riant  et  n'ai  point  eu 
de  mal  au  cœur;  ça  ne  m'empêcha  pas  de  me  trouver 
hier  à  la  rotonde  du  Palais-Royal,  rendez-vous  de 
toute  la  terre,  et  où  j'en  avais  donné  un  à  P...,  jeune 
homme  de  Grenoble  dont  tu  as  peut-être  ouï  parler. 
C'est  une  de  ces  plantes  rares,  destinée  par  la  nature  à 
avoir  un  caractère  décidé.  Celui-ci  est  aimable  natu- 
rellement, et  quoique  le  sort  fasse  pour  l'en  empêcher, 
il  a  été  quatre  ans  négociant  à  iMarseille  et  n'y  a  point 
pris  la  grossièreté  provençale;  il  est  établi  ta  Grenoble 


120  LETTRES   IMIMES. 

rue  J.-J.  Rousseau,  chez  M .  R. . . ,  et  n'a  point  pris  le  ton 
pesamment  moral  ou  gros  farceur  des  petites  villes  ;  il 
ne  sent  rien  trop  vivement  et  tourne  tout  à  la  gaieté; 
avec  cela,  on  aperçoit  dans  les  intervalles  de  ses  rires 
un  bon  cœur  et  qu'il  est  tel  qu'il  se  montre.  C'est  là 
ce  naturel  sans  lequel  on  ne  plaît  jamais  vivement  et 
avec  lequel  on  est  presque  sûr  de  plaire.  Nous  nais- 
sons tous  originaux:  nous  plairions  tous  par  cette  ori" 
ginalité  même,  si  nous  ne  nous  donnions  des  peines 
infinies  pour  devenir  copies  et  fades  copies  :  il  faut 
être  un  Mole  pour  savoir  représenter  un  caractère  à 
faire  illusion  : 

Le  faux  est  toujours  fade,  ennuyeux,  languissant, 
Mais  la  nature  est  vraie  et  d'abord  on  la  sent. 

Cherche  la  neuvième  épître  de  Boileau,  où  cet 
homme  judicieux  développe  très  bien  cette  grande 
vérité . 

Nous  nous  trouvons  sept  au  perron:  P...,  M...,  D..., 
jeune  voyageur  d'une  maison  de  Laval,  qui  revient  d'Es- 
pagne,où  il  a  passé  quatre  ans  ;  A...,  esprit  de  province, 
de  ces  hommes  qui  se  mettent  naturellement  au  ni- 
veau du  ton  médiocre  d'un  pays,  ridicule  parce  qu'il 
habite  V...;  je  crois  très  passable,  si  le  sort  l'eût  fait 
naître  à  Paris;  deux  provinciaux  stupides,  ne  disant 
rien,  ou  ouvrant  un  large  bec  pour  accoucher  d'une 
généralité,  comme  :  «  Quand  on  sait  le  latin,  l'italien 
et  le  français,  en  apprend  aisément  l'espagnol,  qui  en 
dérive.  »  Ce  ridicule  de  réciter  de  vieilles  vérités  est 


LETTRES   INTIMES.  121 

un  de  ceux  qu'on  sait  le  mieux  saisir  el  faire  ressortir 
à  Paris.  Al.  Malein  est  un  de  ceux  qui  en  sont  le  plus 
exempts  :  tu  peux  observer  en  lui  de  bonnes  qua- 
lités. 

Nous  nous  trouvons  donc  sept  au  Palais-Royal  ; 
nous  allons  chez  Grignon  dans  un  cabinet  particulier; 
ma  maladie,  qui  me  rend  faible,  me  laisse  mon  sang- 
froid  au  milieu  du  tapage  général  ;  mais,  tout  à  coup, 
Dupuysemet  à  nous  parler  d'Espagne,  de  ce  vieux  Cal- 
deron,  de  M.  de  Cervantes,  de  Lope  de  Vega,  du  prince 
de  la  Paix,  premier  ministre  plus  puissant  que  le 
roi. 

Cela  me  mit  absolument  hors  de  moi  ;  j'ai  toujours 
aimé  ce  peuple,  c'est  l'image  du  Cid  et  de  don  Qui- 
chotte ;  j'éprouvai,  pendant  trois  quarts  d'heure,  un  des 
plus  vifs  plaisirs  que  j'aie  sentis  depuis  longtemps. 
Dupuy  a  une  figure  singulièrement  vive,  franche  et  spiri- 
tuelle ;  il  ajoutait  à  l'illusion  ;  je  me  crus  au  milieu  de 
ce  peuple  si  brave,  si  franc  et  si  généreux,  exempt  de 
tous  les  petits  intérêts  de  la  vie,  et  vivant  comme  un 
frère  avec  tous  ces  hommes  si  aimables  et  si  grands 
qui  excitaient  le  rire  par  leurs  ouvrages  ingénieux, 
pouvant  exciter  l'admiration  par  leurs  actions  coura- 
geuses. 

Voilà  de  ces  plaisirs  vifs  que  donne  le  monde  ;  mais 
ils  ne  paraissent  pas,  parce  qu'on  n'en  avertit  pas  son 
voisin,  et  on  ne  les  raconte  pas,  parce  que,  dans  le 
monde,  c'est-à-dire  avec  des  gens  froids,  ayant  des 
passions  nétries,à  la  vanité  près,  rien  de  plat  comme 


122  LETTRES   INTIMES. 

de  raconter  ua  bonheur  qu'on  ne  fait  pas  partager  à 
son  voisin  en  le  racontant.  C'est  ce  qui  fait  que  les 
philosophes  ont  tracé  des  images  si  tristes  des  plaisirs 
du  monde,  ils  ne  les  connaissaient  pas,  n'y  allant 
jamais. 

Je  suppose  un  de  ces  messieurs  dans  la  chambre  à 
côté  de  celle  où,  hier,  nous  dîmes  tant  de  folies  et  sans 
doute  de  sottises;  le  brave  liomme  aurait  haussé  les 
épaules  à  chaque  mot,  et  aurait  dit  ensuite  que  ces 
plaisirs  sont  bêtes  et  ennuyeux.  Eh!  non,  censeur  idiot! 
C'est  vous  qui  ne  pénétrez  pas  que  cette  bêtise  que  je 
dis  est  une  censure  de  ce  que  vient  de  dire  Aligret,  qui 
fait  sourire  Penet  M...  et  Dupuy,  ouvrir  ses  petits  yeux 
à  Aligret  et  de  grandes  bouches  béantes  aux  deux 
stupides. 

Voilà  le  sort  des  philosophes  qui  n'allaient  pas 
dans  le  monde,  tels  que  Charron,  Pascal  et  tous  les 
auteurs  chrétiens.  Ceux  qui  y  allaient  y  étaient  précé- 
dés de  leur  réputation  qui,  offensant  les  vanités,  fai- 
sait qu'on  ne  les  traitait  jamais  de  pair  à  compagnon, 
chose  sans  laquelle  le  monde  ennuie.  Les  deux  per- 
sonnes quis*ennuient  le  plus,  chez  le  roi,  sont  le  gar- 
çon qui  mouche  les  bougies  et  le  roi;  l'un  et  l'autre 
sont  hors  de  la  société,  et,  s'il  y  avait  à  parier,  ce  se- 
rait pour  le  laquais,  qui  satisfait  au  moins  sa  curio- 
sité et  recueille  des  contes  dont  il  ira  réjouir  les 
femmes  de  chambre. 

Voilà  pourquoi  les  peintures  du  monde  sont  si 
tristes  chez  les  philosophes  :  ils   ont  peint  ce  qu'ils 


LETTRES   INTIMES.  123 

sentaient  et  qui,  en  eiïel,  était  fort  triste:  ajoute  à 
cela  que  pres(iue  tous  ont  écrit  dans  un  âge  avancé. 
N'as-tu  jamais  passé,  ayant  bien  dîné  et  même  trop, 
devant  une  table  chargée  de  ragoûts  exquis  ?  Tu  as 
sans  doute  éprouvé  le  dégoût  le  plus  profond  pour 
toutes  ces  odeurs  de  viandes  qui  t'auraient  charmée  il 
y  a  une  heure,  avant  ton  dîner.  Voilà  le  monde  ;  les 
philosophes  qui  n'aiment  plus  les  femmes,  charme  de 
la  vie,  sont  les  mangeurs  rassasiés  qui  veulent  décrire 
les  plaisirs  des  voyageurs  affamés  qui  arrivent  en 
montrant  ce  qu'ils  sentent  eux-mêmes.  C'était  sur  des 
descriptions  de  ce  genre  que  beaucoup  de  jeunes 
gens  se  faisaient  moines  sous  l'ancien  régime. 

Il  y  a  un  autre  défaut  que  j'ai  eu  longtemps  et  dont 
je  cherche  à  me  guérir  chaque  jour.  Ne  voyant  per- 
sonne chez  mon  grand-papa,  je  portai  toute  mon  at- 
tention sur  les  ouvrages  que  je  lisais  :  Jean-Jacques 
eut  la  préférence!  Je  me  figurai  les  hommes  d'après 
les  impressions  qu'il  avait  reçues  de  ceux  avec  qui  il 
avait  vécu.  Par  là,  il  fit  sur  moi  ce  que  les  Romains, 
dont  il  avait  nourri  sa  jeunesse,  avaient  fait  sur  lui. 

Etonné  de  ne  point  trouver  dans  le  monde  ces 
hommes  parfaits  (en  bien  comme  en  mal)  que  j'y  at- 
tendais, je  crus  que  mon  malheur  m'avait  fait  tomber 
dans  une  société  d'ennuyeux  et  de  gens  froids.  Lorsque 
j'arrivai  en  Italie,  dans  la  société  de  madame  Pétiel, 
mes  erreurs  multipliées  ne  me  corrigèrent  un  peu  qu'en 
me  rendant  mélancolique  ;  je  croyais  que  je  méritais 
un  meilleur  destin,  et  véritablement,  comme  tous  les 


l±i  LETTRES   INTIMES. 

jeunes  gens  entirhés  de  cette  erreur,  j'étais  meilleur 
queje  ne  le  suis  actuellement,  j'étais  ce  qu'on  appelle 
tout  cœur.  Cette  folie  me  donna  quelques  moments 
de  la  plus  divine  illusion,  dont  celles  mêmes  qui 
en  étaient  la  cause  ne  se  doutèrent  pas,  ou  qu'elles  ne 
purent  comprendre  ;  mais,  en  général,  elle  me  donna 
une  existence  mélancolique,  j'étais  misanthrope  à  force 
d'aimer  les  hommes,  c'est-à-dire  que  je  haïssais  les 
hommes  tels  qu'ils  sont,  à  force  de  chérir  des  êtres  chi- 
mériques, tels  que  Saint-Preux,  milord  Edouard,  etc. 
Quelquefois  je  croyais  en  trouver,  je  me  livrais  à 
eux,  ils  me  trompaient,  tout  en  agissant  le  plus  hon- 
nêtement du  monde  avec  moi.  Je  croyais  avoir  à  me 
plaindre  d'eux,  je  m*en  plaignais  et  devenais  sans 
cesse  plus  misanthrope,  nourri  dans  ma  folie  par  la 
mélancolie,  qui  est  un  sentiment  profond  et  doux  à 
la  vanité;  il  consiste,  comme  tu  sais,  à  se  dire  :  «  Je 
méritais  un  meilleur  sort;  si  bon,  comment  ne  puis-je 
pas  trouver  des  hommes  tels  que  moi?  » 

Le  hasard  m'a  fait  bavarder  sur  cette  folie  dont  j'ai 
eu  tant  de  peine  à  me  guérir,  si  tant  est  que  je  le  sois, 
et,  comme  tu  le  donnes  la  même  éducation  que  moi, 
celle  des  livres,  j'ai  voulu  te  prévenir  contre  une 
erreur  qui  peut  faire  ton  malheur  éternel. 

Leserreurs  des  hommes  sont  sans  conséquence  dans 
ce  genre-là;  celles  des  femmes  les  déshonorent  à 
jamais;  regarde  celte  pauvre  V... 

Celte  folie  est  l'effet  naturel  et  immanquable  de 
l'éducation  des  livres.  Lorsqu'ils  en  sont  guéris,  elle 


LETTRES   INTIMES.  125 

fait  rechercher  les  gens  qui  en  ont  été  atteints,  parce 
qu'ils  sont  la  fleur  de  la  société  ;  ils  n'ont  qu'un  écueil 
à  éviter,  c'est  le  manque  de  naturel.  Trouvant  les 
hommes  hors  d'état  de  les  comprendre,  ils  se  font  une 
conversation  maniérée,  pleine  de  maximes  outrées, 
dans  le  sens  opposé  à  ce  qu'ils  sentent,  de  manière 
que  qui  les  écoute  les  prendrait  pour  les  plus  grands 
scélérats  possibles. 

Le  joli  Lobstein,  de  chez  madame  V...,  élait  comme 
cela.  Ayant  passé  par  cet  état  de  folie,  je  le  désirai 
et  me  liai  avec  lui,  quand  tout  le  monde  le  fuyait.  Les 
profondes  connaissances  du  cœur  humain  trouvaient 
tout  simple  que  cet  homme  vrai,  qui  l'était  tant  qu'il 
jouait  bien  Cinna,  fit  sou  ami  d'un  pareil  monstre, 
et  ce  pauvre  Lobstein  élait  l'âme  la  plus  candide  que 
j'aie  rencontrée.  Il  s'est  mariéà  une  femme  de  caractère 
et  vit  le  plus  heureux  du  monde  à  Hambourg. 

J'ai  bien  ri,  il  y  a  huit  jours,  en  voyant  que  la  même 
chose  était  arrivée  à  moi-même. 

Ne  pouvant  pas  entremêler  l'éducation  du  monde 
à  celle  des  livres  qui  est  le  meilleur  parti,  il  faut 
discerner  avec  soin  les  auteurs  cjui  ont  point  les  choses 
le  plus  ressemblant  par  les  grands  événements  et  les 
scènes  tragiques:  ce  sont  sans  contredit  Shakspeare 
et  Plularque.  En  observant  que  nous  avons  infiniment 
plus  d'idées  qu'on  n'en  avait  du  temps  de  Plutarque 
(par  exemple,  toutes  celles  qui  sont  relatives  à  cette 
lettre,  plume,  canif,  papier,  sable;  les  anciens  ne 
connaissaient  rien  de  tout  cela),  madame  P...  écrivait 


126  LETTRES   INTIMES. 

à  un  de  ses  amis  :  «  Votre  cœur  est  indéchiffrable 
comme  vos  pieds  de  mouche  et  vos  senlimenis  pâles 
comme  votre  encre.  »  Plutarque  n'aurait  absolument 
rien  compris  à  cela,  et  ces  petites  comparaisons 
donnent  les  moyens  d'exprimer  toutes  les  nuances 
de  sentiment,  nuances  que  probablement  les  anciens 
ne  sentaient  pas  et  qu'ils  n'ont  certainement  pas  dé- 
crites. Il  n'y  a  pas  une  idée  fine  dans  Homère  (le  Tasse 
en  est  plein),  et  même  du  temps  de  Shakspeare. 

Molière  a  cherché  le  rire  et,  pour  cela,  a  peint  des 
originaux  tels  qu'ils  peuvent  exister.  C'est  l'homme 
qui  fait  le  mieux  connaître  le  cœur  humain,  mais  il 
faut  en  avoir  la  clef.  Je  comprends  tous  les  jours,  par 
ce  que  je  vois,  des  traits  sur  lesquels  je  glissais  en 
lisant  ce  grand  peintre. 

La  Bruyère  a  bien  peint  les  mœurs  de  la  bonne 
compagnie  de  son  temps;  le  tableau  serait  bien  dif- 
férent aujourd'hui:  la  bonne  compagnie  est  infiniment 
plus  raisonnable  et  plus  honnête.  En  feignant  la  gaieté, 
on  finit  par  ne  plus  songer  à  ses  maux;  il  y  a  donc 
une  disposition  à  la  tristesse  ou  à  la  gaieté.  Depuis 
deux  mois  que  je  n'ai  pas  lieu  d'être  content,  je  suis 
plus  gai  que  jamais,  parce  que  Dieu  m'a  fait  com- 
prendre que  souffrir  était  d'un  sot,  et  qu'à  une  chose 
arrivée  tout  le  remède  élait  de  n'y  plus  penser  ou 
d'en  plaisanter.  Je  crus  d'abord  que  c'était  par  hasard 
([ue  je  tournais  mes  maux  en  plaisanterie  et  que  je  n'y 
pensais  plus  :  avec  un  peu  de  soin,  lu  prendras  cette 
habitude. 


LETTRES  INTIMES.  127 

C'est  le  plus  beau  secrel  que  je  puisse  te  donner, 
avec  celui  pourtant  d'étudier  le  cœur  et  la  tête  de 
l'homme.  Tu  connais  bien  le  cœur  et  tu  as  une  âme 
ardente  qui  te  l'explique  assez;  reste  la  tête.  Je  t'en- 
verrai incessamment  VJdéologie  de  Tracy;  c'est  là  la 
seule  chose  qui  re>le,  tout  le  reste  est  de  mode,  et  ce 
qui  est  charmant  aujourd'hui,  an  XIII,  sera  ridicule 
en  l'an  XL.  La  science  de  l'homme  te  rendra  la  femme 
la  plus  spirituelle  de  Pans  à  soixante  ans.  Si  nous 
avons  le  bonheur  de  vivre,  nous  habiterons  la  même 
maison,  et  passerons  ainsi  notre  soirée  de  la  vie  agréa- 
blement, faisant  la  liste  des  passions,  vanité,  ambition, 
haine,  etc.,  etc.,  des  états  de  passions,  espérances, 
jouissance,  désespoir.  Observe  les  habitudes  de  l'âme 
comme  celle  de  Dorante  de  mentir  à  tout  ce  qu'on  lui 
dit,  et  mets  à  côté  de  chaque  nom  le  trait  où  tu  l'as 
vu  développé. 

Adieu;  tu  es  bien  heureuse  de  ne  pas  être  obligée 
d'étudier  la  banque  pour  avoir  un  état.  Malgré  mon  hor- 
reur pour  les  dévots,  s'il  était  1750  au  lieu  d'être  1805, 
je  me  serais  fait  abbé  pour  vivre  en  paix,  loin  de  Smith. 

Bon  gré  mal  gré,  je  veux  t'être  utile  à  mon  voyage 
au  printemps  :  lis  donc  vite  Condillac,  Tracy,  Hobbes. 
Pense,  en  un  mot,  si  tu  veux  qu'on  te  fasse  la  cour  en 
1845,  où  nous  commencerons  à  vieillir;  songe  que  ce 
qui  paraît  trop  savant  pour  une  femme  aujourd'hui 
sera  de  première  nécessité  dans  quarante  ans.  Le 
siècle  marche,  marchons  avec  lui. 

Songe  donc  que  ce  qui  te  paraît  trop  savant  aujour- 


128  LETTRES   INTIMES. 

d'Ilui  sera  tout  simple  dans  notre  vieillesse  ;  car  il  n'y 
a  qu'une  science  toujours  de  mode,  celle  du  cœur  et 
de  la  tête.  Tu  as  une  âme  ardente,  donne-toi  une 
bonne  tète. 

Lorsqu'on  est  dans  sa  famille  et  qu'on  voit  qu'on 
est  plaint  et  compris  par  tout  le  monde,  on  s'aban- 
donne au  sentiment  des  moindres  maux,  on  s'occupe 
à  bien  souffrir,  au  lieu  de  s'occuper  àne  point  souffrir; 
on  devient  une  madame  Romagnier  à  force  de  faire  at- 
tention à  ses  maux  (moraux ou  physiques);  on  finit  par 
souffrir  infiniment.  C'est  l'histoire  du  Français  à  qui  on 
avait  persuadé  en  Egypte  que  l'engourdissement  était 
le  symptôme  de  la  peste  ;  le  pauvre  malheureux  a  été 
fou  de  peur  pendant  six  mois,  fou  à  lier.  L'usage  du 
monde,  apprenant  qu'on  n'intéresse,  en  général,  qu'au- 
tant qu'on  donne  du  plaisir,  fait  qu'on  cherche  par 
soi-même  à  diminuer  les  douleurs. 

Un  enfant  gâté  est  disposé  à  souffrir  de  tout;  un 
homme  sage  à  souffrir  le  moins  possible,  et,  en  ne 
s'occupant  pas  de  ses  maux  physiques,  en  prenant 
l'habitude  de  plaisanter  de  ses  chagrins,  il  finit  par 
en  plaisanter  avec  lui-même  seul  dans  sa  chambre, 
pendant  que  l'enfant  gâté  sanglote. 

Lis  Saint-Simon,  si  tu  peux;  lis  Condiilac,  s'il  ne 
l'ennuie  pas;  Deslult  est  bien  plus  amusant;  et  surtout 
écris-moi  une  fois  par  semaine  pour  me  faire  plaisir; 
je  l'exige  de  ton  amitié  ;  écris-moi  des  faits  sur  l'objet 
de  ta  dernière  lettre;  il  n'y  a  dans  le  monde  que  les 
faits  de  certains. 


LETTRES  INTIMES.  129 

Pour  que  mon  prochain  voyage  ne  te  soit  pas  aussi 
inutile  que  le  dernier,  je  veux  t'apprendre  au  moins 
à  déclamer  ;  car  il  faut  savoir  danser  pour  bien  mar- 
cher. Tu  attends  un  frère  tendre,  il  t'arrivera  un 
ennuyeux  pédant,  sermonnant  toute  la  journée,  au  lieu 
de  t'amuser.  C'est  que  tout  le  monde  peut  t'amuser  et 
que  je  suis  le  seul  au  monde  qui  soit  en  situation  de 
te  parler  franchement  :  amant  et  mari  auront  intérêt  à 
le  ménager.  Nous  ferons  donc  régulièrement  un  cours 
d'idéologie,  un  de  littérature  et  le  troisième  de  décla- 
mation. Que  me  donneras-tu  pour  tout  cela.  Apprends 
donc  quatre  ou  cinq  rôles  parfaitement  par  cœur,  en 
les  lisant  chaque  soir;  j'exige  cela,  qui  le  sera  utile 
toule  ta  vie. 

Promets-moi  cela  dans  ta  première  lettre  :  ap- 
prends de  préférence  ceux  de  Cinna,  Oreste,  Sévère, 
le  Misanthrope,  le  Menteur,  Hermione,  Andromaque, 
Phèdre.  Pour  cela,  copie-les.  Prononce  chaque  jour 
vingt  vers  haut;  ne  te  décourage  pas  si  tu  l'ennuies, 
mais  songe  que  c'est  à  son  ennui  que  la  grande  Cathe- 
rine (épouse  de  Pierre  III,  conjuration  de  Rulhière) 
dut  l'empire.  Aie  autant  de  force  qu'elle.  Cet  ennui,  à 
ton  âge,  est  ce  qui  peut  l'arriver  de  plus  heureux  pour 
le  reste  de  ta  vie,  si  tu  l'emploies.  Si  jamais  j'ai  des 
enfants,  je  les  engagerai,  à  vingt  ans,  à  une  prison  de 
six  mois.  Promets-moi  donc  d'apprendre  ces  rôles  en 
commençant  par  le  Misanthrope  et  Hermione.  Tu 
verras,  quand  tu  viendras  à  Paris,  combien  il  te  sera 
utile  de  bien  parler  :    on  parle  très  mal  à  Grenoble, 


130  LETTRES  INTIMES. 

OÙ  011  dit  :  paire,  maire^  avice,  cence,  deuce. 
Répouds-moi  courrier  par  courrier;  dis-moi  ce  que 
lu  penses;  il  est  incroyable  que  tu  ne  me  croies  pas 
quand  je  te  dis  que  de  toi  tout  m'intéresse  et  qu'il  n'y 
a  pas  vingt  femmes  à  Paris  qui  te  vaillent. 


XXXII 


11  nivôse  an  XIII. 

La  jouissance  la  plus  constante  que  nous  puissions 
éprouver  est  celle  d'être  contents  de  nous.  Lorsqu'au 
bout  d'un  an,  par  exemple,  nous  venons  à  penser  aux 
choses  qui  nous  rendaient  satisfaits  de  nous,  il  y  a  un 
an,  nous  voyons  souvent  que  nous  n'avions  pas  raison 
de  l'être;  ce  souvenir  nous  attriste  et  diminue  notre 
bonheur  actuel. 

Ce  bonheur  {{'être  content  de  nous  n'est  pas  le 
plus  vif  que  nous  puissions  sentir;  mais  il  est  la 
base  de  tous  les  autres  et  il  s*y  mêle.  C'est  le  pain  du 
bonheur,  non  le  meilleur  aliment,  mais  celui  qui  se 
mêle  à  tous  les  autres,  et  le  seul  qui  ne  déij^oûte 
jamais. 

En  examinant  les  causes  qui  nous  faisaient  tromper 
il  y  a  un  an,  nous  voyons  que  nous  raisonnions  mal; 


LETTRES   INTIMES.  131 

que  nous  faisions  des  raisonnements  de  cette  force  : 
deux  et  deux  font  quatre;  ôté  un,  reste  deux. 

Tous  les  hommes  désirent  quelque  chose;  l'absence 
du  désir  est  l'ennui!  lorsque  cette  absence  devient 
habituelle,  l'homme  se  tue. 

Pour  arriver  à  leur  but,  les  hommes  ont  une  con- 
duite à  tenir,  c'est  le  raisonnement  qui  chez  tous 
trace  cette  conduite;  il  est  tout  simple  que,  quand  le 
raisonnement  est  mauvais,  nous  n'arrivions  pas  au  but 
désiré,  comme  nous  n'arriverions  pas  à  Voreppe,  si 
nous  nous  avancions  par  le  chemin  du  cours,  vers  le 
pont   de   Claix. 

Tu  vois  donc  qu'il  importe  de  bien  raisonner  :  tout 
le  monde  sent  cette  vérité  qui  est  triviale,  mais  beau- 
coup d'entre  eux  croient  raisonner  parfaitement  et  se 
trompent. 

Tous  les  hommes,  en  général,  croient  savoir  bien 
faire  ce  qui  est  nécessaire  à  tous  ;  tous  les  hommes 
croient  bien  marcher  et  bien  manger^  c'est-à-dire 
de  la  manière  la  plus  propre  au  bonheur.  Cependant, 
qu'il  se  présente  une  grande  route  à  faire  pour  une 
émigration  inattendue;  à  forces  égales,  le  danseur  de 
l'Opéra  marche  bien  plus  vite  et  se  fatigue  bien  moins 
que  l'homme  ordinaire. 

Que  deux  hommes  aient  l'estomac  faible  ;  celui  qui 
marchera  le  plus  longtemps  guérira,  l'autre  périra. 
De  même,  dans  la  vie,  l'homme  ([ui  raisonne  bien 
arrivera  à  son  but;  celui  cpii  raisonne  mal  restera 
en  route. 


13-2  LETTRES   INTIMES. 

Mais  comment  apprendre  à  bien  raisonner?  Gomme 
nous  apprenons  à  bien  marcher,  en  nous  regardant 
faire.  Je  marche,  je  m'aperçois  que,  tous  les  cinq  ou 
six  pas,  mon  talon  droit  heurte,  en  passant  en  avant, 
ma  cheville  gauche  interne  (cela  s'appelle  se  couper  en 
terme  de  manège).  Cette  partie  est  très  sensible;  cet 
accident  me  fait  vivement  souffrir;  je  porte  mon  at- 
tention sur  mon  pied  droit;  en  deux  jours  de  marche, 
l'habitude  de  ne  plus  me  couper  est  prise,  je  n'ai  plus 
besoin  de  penser  à  mon  pied  droit,  et  je  ne  souffre 
plus. 

Apprenons  de  même  à  raisonner  :  toutes  les  actions 
qui  forment  un  raisonnement  tel  que  ce  papier  blanc 
se  passent  entre  les  idées,  ici  entre  les  idées  de  papier 
et  celle  de  blancheur. 

La  science  qui  nous  occupe,  cet  épouvantai!  si  ter- 
rible aux  tyrans,  cette  science  si  détestée  des  charla- 
tans de  toutes  les  espèces,  est  la  chose  du  monde  la 
plus  enfantine,  la  plus  simple. 

Nous  la  nommerons  idéologie  ;  idéOy  veut  dire  idée  ; 
logie,  discours;  le  mot  entier  veut  dire  discours  sur 
les  idées. 

Locke  a  trouvé  cette  science  en  1720,  je  crois.  Con- 
dillac  a  commencé  à  lui  donner  un  corps  en  1750. 
Destutt  de  Tracy  l'a  portée  à  la  perfection  actuelle,  il 
y  a  deux  ans  ;  lu  vois  qu'elle  n'est  pas  vieille. 

Avant  ces  grands  hommes,  on  avait  fait  beaucoup 
de  bons  raisonnements,  mais  sans  s'occuper  de  la 
manière  de  les  faire;  chaque  homme  était  obligé  de 


LETTRES   INTIMES.  133 

se  créer  une  idéologie.  Annibal  en  avail  une,  César  une; 
mais  c'étaient  des  hommes  supérieurs.  Actuellement, 
avec  neuf  livres  d'argent  et  une  heure  par  jour  pendant 
six  mois,  nous  pouvons  raisonner  aussi  juste  que  ces 
grands  hommes  et  il  ne  nous  manque  plus  que  leur 
expérience  et  leurs  passions  pour  les  égaler. 

Cette  science  est  haïe  à  un  si  haut  point  par  les  char- 
latans, parce  qu'elle  les  force  à  desréponsesétranges. 
Par  exemple,  au  quatrième  acte  de  Tartufe,  Cléanlhe 
pressant  le  fourbe  de  Vexliérédation  de  Damis,  le 
pousse  par  un  raisonnement  si  bon,  que  Tartufe  lui 
dit  : 

...Il  est,  monsieur,  trois  heures  et  demie, 
Certain  devoir  pieux  me  demande  là-haut, 
Et  vous  m'excuserez  de  vous  quitter  si  tôt. 

Si  Cléanthe  avait  trouvé  Tartufe  dans  un  salon  devant 
vingt  personnes,  c'en  était  fait  de  Tartufe. 

Voilà  pourquoi  tous  les  charlatans  haïssent  si  fort 
les  bons  raisonneurs.  Les  filous  fuient  les  réverbères. 
Les  lois,  qui  sont  les  réverbères,  ne  pouvant  pas  pré- 
voir tous  les  cas,  éclairer  tous  les  recoins,  c'est  à  nous 
à  nous  munir  d'une  bonne  lanterne.  Pour  cela, 
apprenons  à  ne  faire  que  de  bons  raisonnements. 

Idéologie.  —  Qu'est-ce  que  penser? 

Tu  penses,  tu  le  dis  à  chaque  instant  ;  mais  as-lu 
examiné  ce  que  tu  fais  en  pensant?  je  crois  que  non. 
Tu  sens,  ma  chère  amie,  tu  ne  fais  que  cela.  Penser 
est  sentir;  mais  tu  me  diras  :  «  Qu'est-ce  que  sen- 

8 


131  LETTRES    INTIMES. 

^<>y  »  Approche  ton  doigt  de  la  flamme  de  la  bougie, 
tu  sentiras  la  chaleur  ;  enfonce-le  dans  de  l'eau  à  demi 
glacée,  tu  sentiras  le  froid.  Voilà  ce  que  c'est  que 
sentir.  Nous  sentons  ces  effets,  le  comment,  personne 
ne  le  sait. 

Mais  nous  pouvons  prouver  que  penser  n'est  que 
sentir. 

1 .  Quand  je  dis  :  Ce  vin  est  rouge,  je  sens  que  la 
qualité  de  rouge  convient  à  ce  vin.  Il  ne  s'agit  pas  ici 
de  rechercher  si  j'ai  raison  ou  tort,  ni  d'où  peut  venir 
mon  erreur;  nous  verrons  cela  dans  la  dernière  partie 
de  Vidéologie.  Penser,  ici,  est  apercevoir  un  rapport 
de  convenance  entre  les  idées  de  vin  et  de  rouge. 
C'est  sentir  un  rapport. 

2.  Tu  dis  :  Je  pense  à  notre  promenade  d'hier  au 
Belvédère,  quand  le  souvenir  de  cette  promenade  vient 
te  frapper.  Penser,  dans  ce  cas,  c'est  donc  éprouver  une 
impression  d'une  chose  passée. C'est  sm^tr un  souvenir. 

3.  Tu  ne  dis  pas  :  Je  pense  que  je  voudrais  voir 
mon  frère,  mais  plus  brièvement:  Je  voudrais  voir 
mon  frère.  Tu  éprouves  une  impression  interne  qu'on 
appelle  rfc^.s'ir  :  tu  sens  un  désir.  — J'en  sens  aussi  un 
bien  vif  de  le  voir. 

4.  Quand  tu  te  brûles  le  doigt,  tu  dis  :  Je  souffre. 
Cependant  le  dérangement  mécanique  qui  s'opère  dans 
ta  main  est  une  chose  différente,  distincte  de  la  dou- 
leur que  tu  sens.  La  preuve  en  est  que,  si  le  bras  est 
paralysé  ou  gangrené,  on  te  brûlerait  le  doigt  jusqu'à 
le  faire  tomber  en  cendres,  que  tu  ne  le  sentirais  pas. 


LETTRES   INTIMES.  135 

Penser,  dans  ce  cas,  est  donc  tout  bonnement  sentir 
une  sensation  ou  sentir.  Quand  tu  dis:  «Je  pense  que 
je  me  brûle,  ou  simplement  :  «  Je  me  brûle,  »  tu  ne  fais 
donc  que  sentir.  Sentir^  celte  chose  que  tout  le  monde 
connaît  par  expérience,  et  que  personne,  jusqu'à  cette 
année  1805,  n'a  pu  décrire. 

Mais,  puisque  penser  et  sentir  sont  la  même  chose, 
pourquoi  a-t-on  fait  deux  mots  ?  Parce  que  c'est  la 
majorité  îles  hommes  qui  fait  la  langue  et  non  dix  ou 
douze  philosophes. 

On  t'a  dit  que  toute  idée  est  une  image;  cela  n'est 
pas  toujours  vrai.  Ça  l'est  pour  la  figure  de  Flavie; 
ridée  que  tu  en  as  est  bien  une  image;  mais,  quand  tu 
t'es  brûlé  le  doigt,  l'idée  de  cet  accident  est-elle 
l'image  du  changement  arrivé  à  ton  doigt,  ou  du  corps 
chaud  qui  l'a  produit?  Non.  Donc,  etc.,  etc. 

Nous  venons  de  remarquer  que  nous  avions  des  idées 
ou  perceptions  de  quatre  espèces  différentes  : 

1.  Je  me  rappelle  que  je  me  suis  brûlé  hier;  c'est 
un  souvenir  que  je  sens. 

2.  Je  juge  que  c'est  cette  pincelte  chaude  qui  a 
causé  ma  brûlure  ;  c'est  un  rapport  que  je  sens  entre 
ma  douleur  et  la  pincette. 

3.  Je  veux  éloigner  cette  pincette,  dès  que  je  sens  le 
mal  ;  voilà  un  désir  que  je  sens. 

•4.  Je  sens  que  je  me  brûle  actuellement;  c'est  une  sen- 
sation que  je  sens;  j'aurais  dû  la  mettre*  la  première. 

1.  Le  mot  «  mettre  »  ne  se  prononce  pas  inailre  comiiic  à 
Grenoble,  mais  bien  métré   (é  comme  le  dernier  de  liberté). 


136  LETTRES  INTIMES. 

Voilà  quatre  sentiments  ou  vulgairement  quatre 
idées  bien  ditTérentes. 

L'expérience  nous  prouvera  par  la  suite  qu'elles 
composent  en  entier  la  faculté  de  penser. 

Amuse-toi  à  chercher  une  pensée  qui  ne  soit  pas  de 
l'espèce  d'une  de  ces  quatre  ;  si  tu  en  trouves,  envoie- 
les-moi  ;  tu  feras  peut-être  une  grande  découverte. 

De  la  sensibilité  et  des  sensations.  —  La  sensibi- 
lité est  cette  faculté,  ce  pouvoir,  cet  effet  de  notre 
organisation,  ou,  si  vous  voulez,  cette  propriété  de 
noire  être  en  vertu  de  laquelle  nous  recevons  des 
impressions  de  beaucoup  d'espèces,  et  nous  en  avons 
la  conscience. 

Chacun  de  nous  ne  la  connaît  par  expérience  qu'en 
lui-même.  Il  la  juge  dans  les  autres  par  les  signes  de 
la  déclamation. 

Fais-toi  expliquer  les  nerfs  par  mon  grand-papa, 
en  lui  faisant  cette  question  :  «  Qu'est-ce  que  les 
nerfs?  Montre-moi  un  nerf.  Combien  y  en  a-t-il?  où 
commencent-ils?  où  se  terminent-ils?  »  etc.,  elc. 
Tâche  d'en  voir  un,  ceux  d'une  dinde  par  exemple. 

Tu  connais  cinq  sens  ;  mais  le  mal  de  cœur,  le  mal 
aux  reins,  à  quel  sens  appartiennent-ils?  je  n'en  sais 
rien.  Cela  te  prouve  l'insuffisance  des  classifications, 
conventions  de  l'homme  et  non  choses  existantes. 

Les  passions  sont  un  effet  de  la  volonté;  mais  le 
sentiment  pénible  donné  par  la  haine,  le  sentiment 
doux  et  agréable  que  donne  l'amitié,  sont  sensations 
internes. 


LETTRES  INTIMES.  137 

Tu  vois  que  ces  idées  ne  sont  pas  bien  difficiles. 
Il  n*y  a  pas  plus  loin  de  l'avant-dernière  idée  du  livre 
de  Tracy,  à  la  dernière,  que  de  la  première  à  la 
seconde,  comme  il  n'y  a  pas  plus  loin  de  quatre-vingt- 
dix-neuf  à  cent  que  de  un  à  deux. 

Voilà  cependant,  ma  chère  Pauline,  cette  science 
dite  si  difficile  par  les  tartufes,  qui  craignent  qu'il  ne 
se  forme  des  Cléanthes. 

Copie  ces  neuf  pages  tout  de  suite,  en  changeant  les 
exemples,  les  mots  le  plus  possible.  Si  tu  savais 
l'italien,  cette  langue  sublime,  je  te  dirais  de  les  copier 
en  italien;  en  tout,  les  mots  ne  sont  rien.  Que  me  fait 
de  dire  : 

Donnez-moi  du  pain, 
Give  me  some  bread, 
Date  mi  del  pane, 
Da  mihi  panem. 

pourvu  qu'on  me  donne  un  bon  morceau  de  pain. 

Adieu  ;  écris-moi  vite.  Figure-toi  que  hier,  en  escar- 
pins, à  onze  heures  du  soir,  j'ai  fait  une  lieue  pour 
aller  acheter  Tracy.  Je  sortais  du  Philinte  de  Molière, 
par  Fabre,  et  ce  chef-d'œuvre  m'avait  tellement  en- 
flammé pour  la  vertu,  et  je  sentais  si  bien  les  choses 
par  lesquelles  j'ai  commeneé  ma  lettre,  que  la  peine 
n'était  rien  pour  moi;  j'en  lus  soixante  pages,  sans 
feu,  avant  de  me  coucher. 

A  propos,  je  te  souhaite  une  année  féconde  en  jours 
heureux  ;  songe  que  notre  bonheur  dépend  presque 

8. 


138  LETTRES   INTIMES. 

entièrement  de  nous,  et  que  tu  es  dans  le  plus  beau 
pays  du  monde. 

As-tu  lu  les  Scandinaves,  bon  roman  héroïque  en 
deux  volumes  ?  Demande-le  à  Chaluet. 

Je  te  dirai,  comme  au  régiment  :  Souhaite  une 
bonne  année  pour  moi  à  tous  ceux  qui  se  soucient 
encore  de  moi,  et  songe  que  tu  me  la  procureras, 
cette  bonne  année,  en  m'écrivant  souvent. 

Fais  faire  ma  chambre  à  Claix,  et  presse  mon  papa 
pour  qu'il  m'envoie  de  l'argent.  Quelle  impression  font 
mes  lettres? 

Apprends-tu  Alceste,  Oreste,  Cinna?  Allons  donc, 
paresseuse!  Ecrivez-moi  souvent.  Lis-tu  quelquefois 
îa  divine  Madame  Rolland?  je  bénis  souvent  le 
hasard  qui  me  força  ici  à  l'acheter  et  le  hasard  qui  me 
fit  oublier  le  premier  volume  à  Grenoble.  Mon  grand- 
papa  a  ton  Vauvenargues  :  demande-le-lui. 


XXXIII 


13  nivôse  an  XIII. 


En  lisant  ce  soir,  ma  chère  Pauline,  les  Confessions 
de  Jean-Jacques,  non  point  pour  les  faits,  mais  pour  le 
style  divin,  comme  une  oreille  exercée  se  plaît  à  en- 
tendre divinamente  souave  d'un  instrumenlo,  j'ai 


LETTRES  INTIMES,  139 

trouvé,  page  135,  du  tome  II  que,  dès  qu'il  eut  élevé 
un  binôme  au  carré  et  qu'il  eut  trouvé  que  ce  carré 
égalait  le  carré  de  la  première  partie  -\-  deux  fois  la 
première  par  la  seconde  -f-  le  carré  de  la  seconde,  il 
crut  s'être  trompé,  et  qu'il  le  crut  jusqu'à  ce  que  la 
figure  le  détrompât. 

J'ai  été  étonné  de  ne  jamais  avoir  approfondi  cela, 
moi  qui  ai  tant  étudié  et  aimé  les  mathématiques; 
mais  il  me  semble  qu'on  n'approfondit  qu'à  mesure 
que  l'âge  vient;  prends  de  bonne  heure  cette  utile 
habitude;  je  me  suis  donc  amusé  à  faire  la  figure  et 
la  décrire  sur  les  pages  blanches  que  j'ai  fait  mettre 
à  la  fin  de  chaque  volume  relié,  et  il  m'est  venu  dans 
l'idée  de  t'écrire  ça. 

Ce  soir,  me  promenant  sous  les  galeries  de  bois  du 
Palais-Royal,  j'ai  remarqué  qu'une  partie  était  en 
pierre.  Mante  a  été  étonné;  je  n'avais  pas  vu  ça, 
m*y  promenant  depuis  trois  ans,  une  fois  tous  les 
deux  jours  au  moins.  J'aurais  bien  juré  que  le  tout 
était  couvert  en  bois  ;  il  ne  faut  pas  jurer  de  ce  qu'on 
a  examiné;  cela  m'aurait  fait  perdre  un  beau  pari. 

La  seconde  promenade  de  Rousseau,  l'histoire  de  la 
chute  par  le  chien  danois,  est  un  chef-d'œuvre  de  style, 
elle  fait  sur  moi  la  même  impression  que  l'air  sublime 
del  Matrimonio  secreto,  Cimarosa  : 

La  pietade  troveremino 
Se  il  ciel  barbaro  mon  é. 

lorsqu'il  est  bien  chanté  ;  c'est-à-dire  qu'elle  me  pro- 
cure un  délicieux  bonheur. 


140  LET^TRES   INTIMES. 

Voilà  deux  plaisirs  dont  Jean  n'a  point  d'idée  ;  bien- 
fait de  l'éducation;  mais  que  de  peines  qu'il  ne  sent 
pas  et  que  nous  avons  !  Je  crois,  cependant,  pour  une 
àme  qui  est  parvenue  à  chasser  tous  les  vices,  et  a 
su  faire  une  habitude  de  la  justice,  l'état  de  la  cul- 
ture de  beaucoup  le  plus  heureux,  à  cause  des  beaux- 
arts  et  des  sciences,  mais  surtout  des  beaux-arts  : 
peinture,  poésie,  représentation,  sculpture,  architec- 
ture. 


XXXIV 


25  pluviôse  an  XIII. 

Je  suis  honteux,  ma  chère  petite,  de  répondre  si 
tard  à  ta  charmante  et  trop  courte  lettre;  mais  c'est 
que  je  voulais  répondre  auparavant  à  une  grande  lettre 
de  mon  père  et  que  je  veux  le  faire  d'une  manière 
solide. 

Ne  voit-on  point  les  lettres  que  je  t'écris  ?  Réponds- 
moi  là-dessus  et  ne  te  fie  pas  aux  apparences.  Si  tu  as 
des  soupçons,  mets  dans  ta  lettre  ces  mots  italiens  : 
//  grande  Al fieri;  sinon,  non. 

De  tous  les  temps  de  ma  vie,  il  n'y  en  a  pas  où  j'ai 
été  aussi  heureux  que  celui  qui  s'est  écoulé  depuis  le 


LETTRES   INTIMES.  141 

départ  de  mon  oncle  jusqu'à  ce  jour.  Je  suis  dans  les 
intrigues  du  monde  jusqu'au  cou,  et  je  vois  de  quel 
immense  avantage  est,  dans  la  conduite  de  la  vie,  la 
connaissance  approfondie  et  raisonnes  de  l'homme  et 
de  ses  passions.  Tu  n'as  pas  d'idée  de  la  facilité  que  ça 
donne. 

Je  fais,  en  me  jouant,  ce  que  des  hommes  qui  ont 
quarante  ans  d'expérience,  regardent  comme  le  chef- 
d'œuvre  de  l'habileté,  et  n'exécutent  qu'avec  toutes 
les  peines  de  la  plus  laborieuse  attention.  Il  n*y  a 
d'un  peu  pénible  que  le  premier  mois;  on  est  étonné 
de  la  facilité  qu'on  trouve  ;  on  croit  se  tromper  lors- 
qu'on ne  rencontre  pas  les  obstacles  qu'on  vous  avait 
annoncés.  Cet  état  de  crainte  jette  de  l'incertitude 
dans  la  marche.  Je  ne  sais  si  tu  comprendras  ce  bar- 
bouillage; en  y  pensant  un  quart  d'heure,  je  l'aurais 
rendu  clair  et  frappant  d'éloquence,  mais  j'aime 
mieux  le  passer  à  m'entretenir  avec  toi.  Tu  as  un 
esprit  si  naturel  et  si  franc  que  tu  dois  saisir  cela. 

Conserve  longtemps  ce  charmant  style;  je  montrai 
dans  mon  enchantement  ta  lettre  à  madame  de  N...; 
elle  en  fut  enchantée,  ravie  ;  voici  ses  propres  termes  : 
c(  Vous  m'aviez  bien  dit  qu'elle  avait  de  l'esprit,  mais 
non  pas  du  génie;  elle  peut  aller  à  tout;  c'est  votre 
faute  si  elle  ne  va  pas  plus  loin  que  vous.  » 

Ce  n'est  pas  ce  que  tu  disais,  quoique  charmant, 
qui  la  frappait;  c'est  la  manière  dont  tu  dis  et  qui 
montre  ton  àme,  l'état  de  l'instrument,  un  ton  et  une 
pensée. 


U-2  LETTRES  INTIMES. 

Coligny  les  suivait  à  pas  précipités,  ou,  à  pas  pré- 
cipités, Coligny  les  suivait,  sont  deux  choses  très  dif- 
férentes pour  une  âme  sensible;  cherche  des  exemples 
dans  La  Fontaine  et  Shakspeare. 

Cultive  avec  soin  cet  esprit  si  naturel;  une  bonne 
méthode  abrège  infiniment  l'étude  en  augmentant  la 
mémoire.  Fais  une  liste  de  toutes  les  passions  et  états 
des  passions,  et,  à  la  suite  de  chaque  nom,  comme 
hypocrisie,  mets  :  1°  les  traits  d'hypocrisie  que  tu  as 
vus,  premier  degré  de  vérité,  en  tâchant  de  les  racon- 
ter justes;  2°  ceux  qu'on  t'a  contés;  3"  ceux  que  tu 
as  lus;  4°  les  meilleures  peintures  par  les  poètes  (dans 
cette  passion  le  Tartufe  de  Molière,  lago  d'Othello  de 
Shakspeare). 

Cette  manière  d'étudier  embrasse  tout  :  1°  con- 
naissance de  l'homme;  2"  étude  des  beaux-arts.  Fais 
cela,  je  t'en  conjure,  ma  chère  Pauline!  L'application 
d'une  méthode  répugne  d'abord,  parce  que  ça  ralentit 
le  travail  ;  mais,  au  bout  de  quinze  jours  de  patience, 
que  de  trésors  on  découvre  !  c'est  étonnant,  crois-en 
mon  expérience. 

Pendant  le  peu  de  temps  que  je  passerai  à  Grenoble 
et  qui  est  peut-être  le  dernier  pour  bien  longtemps, 
je  veux  te  faire,  1°  un  cours  d'idéologie  (science  des 
idées,  art  de  les  exprimer  en  grammaire,  art  de  les 
lier  de  manière  à  produire  une  idée  vraie,  c'est-à-dire 
exprimant  ce  qui  est,  ou  logique;  exemple  :  deux 
idées,  Paris,  Grenoble).  L'idéologie  proprement  dite 
(premier  volume  de  Tracy)  apprend  comment  on  a 


LETTRES    INTIMES.  \ï.i 

CCS  deux  idées,  ensuite  comment  les  peuples  sont 
parvenus  à  les  exprimer  (grammaire),  ensuite  la  ma- 
nière d'en  tirer  une  idée  ou  jugement  vrai;  je  puis 
dire  :  «  Grenoble  est  plus  grand  que  Paris,  «  et  :  «  Paris 
plus  grand  que  Grenoble.  »  La  logique  m'apprend  que 
c'est  la  seconde  idée  qui  est  Vexpression  de  ce  qui  est 
ou  la  vérité,  que  la  première  est  l'expression  de  ce  qui 
n'est  pas,  ou  une  fausseté.  Elle  apprend  la  manière 
dont  on  doit  lier  ses  idées  pour  ne  parvenir  qu'à  la 
vérité.  Tu  vois  que  c'est  là  l'instrument  général  néces- 
saire à  tout  et  que  tout  le  monde  a  une  logique  plus 
ou  moins  bonne,  même  Marion,  pour  acbeter  deux 
pieds  de  cardons  à  la  place.  Voilà  ce  que  les  sots  ne 
peuvent  se  mettre  dans  la  tête. 

Même  les  chats,  en  prenant  une  souris,  en  ont  une. 
La  logique  forcée  par  les  besoins  existe  toujours  plus 
ou  moins  chez  tout  individu  qui  a  besoin  de  tout,  sait 
plus  de  vérités  et  sait  mieux  les  découvrir  que  qui  n'a 
besoin  de  rien. 

Le  deuxième  cours  de  littérature  qui  ne  sera  qu'un 
développement  du  troisième,  qui  sera  un  cours  de 
connaissance  des  passions;  il  n'y  aura  en  plus  que 
l'art  de  les  peindre  de  manière  à  produire  tel  senti- 
ment dans  le  cœur  du  spectateur.  J'ai  là-dessus  un 
gros  volume  de  choses  neuves  dans  la  tête,  que  je  n'ai 
jamais  eu  le  temps  d'écrire. 

Le  quatrième  et  dernier  sera  un  cours  de  déclama- 
tion ;  ce  dernier  est  le  plus  indispensable  :  c'est  hi 
peauqui  recouvre  tout  le  corps.  Que  dirais-tu  d'une 


lU  LETTRES   INTIMES. 

femme  qui  aurait  les  os  (l'idéologie)  et  les  muscles 
(connaissance  des  passions)  parfaitement  bien  faits, 
mais  qui  serait  écorchée;  elle  serait  affreuse.  De  même 
une  femme  d'esprit  aux  yeux  des  sots.  Il  faut  donc  né- 
cessairement (dans  nos  mœurs  monarchiques  et  par  là 
corrompues)  qu'une  femme  soit  hypocrite. 

Fais-toi  donc  une  langue  avec  les  sots  et  tâche  de 
leur  plaire;  je  voudrais  que  tu  pusses  lire  Z)elp/ime,  de 
madame  de  Staël;  tu  verrais  les  épouvantables  mal- 
heurs où  conduit  une  belle  âme  sans.  ..(mo?  cowj9p'.)La 
prudence  n'est  presque  que  l'art  de  ménageries  sots  : 
à  Paris,  il  y  en  a  dix-huit  sur  vingt,  la  proportion  est  la 
même  en  province  et  les  gens  d'esprit  sont  tout  au 
plus  bons  à  être  des  sots  à  Paris.  Exemple  :  il  nostro 
Zio,  MoveL  Je  ne  connais  que  Savoye-Rollin  et  le 
charmant  père  Ducros.  Etudie  cet  homme,  à  qui  il 
n'a  manqué  que  de  le  vouloir  pour  être  un  grand 
homme. 

Occupe-toi  des  caractères  de  Flavie  et  autres.  J'ai 
commencé  avec  N...  à  faire  ceux  des  jeunes  gens  que 
nous  connaissons.  C'est  la  seule  bonne  étude  qui  nous 
reste.  Fais  le  caractère  de  tout  ce  qui  t'entoure,  Jean 
Ilzio,  Caroline  et  autres.  Rappelle-toi  que  je  te  le  re- 
commande comme  la  pierre  philosophale;  fais-le  par 
amitié  pour  moi.  Apprends,  je  t'en  supplie,  Monime, 
Hermione,le  Misanthrope,  Cinna, le  Métromane,  si  tu 
as  la  Métromaniey  le  Menteur,  etc.  Apprends,  je  t'en 
supplie!  tu  as  tout  pour  êlre  une  femme  rare,  suis  ta 
destinée,  et  rappelle-toi,  que  pour  la  suivre,  il  faut  te 


LETTRES  INTIMES.  145 

cacher  aux  badauds;  sans  cela,  ils  te  tuent  à  l'entrée 
comme  la  malheureuse  Delphine.  Tâche  de  venir  à 
Paris  pour  ton  mariage;  je  te  promets  le  bonheur 
jusqu'à  quatre-vingt-dix-neuf  ans,  si  nous  y  allons. 
Aie  les  yeux  sur  N...;  donne-toi  de  la  grâce;  songe  que 
la  grâce  n'est  autre  chose  que  de  la  faiblesse,  et  qu'une 
femme  qui  a  l'âme  d'Emilie  de  Cinna  et  qui  raisonne 
comme  Tracy,  n'est  jamais  faible,  par  conséquent 
jamais  gracieuse,  et  ce  vers: 

Et  la  grâce  plus  belle  encor  que  la  beauté. 

est  archivrai;  sois  donc  hypocrite  et  commence  par 
plaire:  voilà  le  digne  fruit  de  nos  mœurs  corrompues, 
la  nécessité  de  l'hypocrisie.  Songe  que  ce  sont  nos 
proches  qui  commencent  notre  réputation  et  que 
même  une  grande  âme  ne  t'épousera  que  sur  ta  réputa- 
tion. 11  faut  que  la  femme  de  César  ne  soit  pas  même 
soupçonnée.  Sens  La  Fontaine,  et  lis  Saint-Réal  : 
Usage  de  l'Histoire^  l'édition  en  cinq  volumes. 

Où  en  sont  les  mathématiques?  As-tu  lu  tous 
les  livres  que  j'ai  laissés  dans  la  commode?  Si  non, 
lis-les. 


lie  LETTRES   INTIMES. 


XXXV 


3  ventôse  an  XIII. 

Écris-moi  donc  bien  vite!  quelle  diable  d'idée  as- 
tu  que  tu  peux  m'ennuyer?  mets-toi  bien  dans  la  tête 
que  je  n'ai  pas  de  plus  vif  plaisir  que  de  lire  et  de 
relire  tes  lettres,  et  que  je  te  serais  allé  embrasser,  si 
j'avais  pu  compter  qu'on  me  laissât  revenir  pour  le 
l*""  brumaire. 

On  fit,  il  y  a  quelque  temps,  une  consultation  pour 
madame  de  M...  Les  médecins  qui  avaient  dit  qu'elle 
ne  verrait  jamais  l'an  XÏII  en  ont  répondu  pour  trois 
mois;  peut-être  même  guérira-t-elle.  Là-dessus,  je 
forme  le  projet  d'aller  passer  un  mois  à  Grenoble,  ou, 
pour  mieux  dire,  à  Claix.  Je  suis  enchanté  de  mon  idée, 
je  rentre  chez  moi;  j'écris  à  mon  papa, j'écris  à  toi; 
je  fais  un  paquet  de  mes  deux  lettres  et  je  le  donne  au 
portier  pour  le  porter  à  la  poste.  J'étais  si  content  du 
plaisir  que  j'aurais  à  te  voir  et  le  reste  de  la  famille, 
que  j'étais  encore  à  Paris  à  cinq  heures;  je  prends  un 
cabriolet,  j'arrive  à  Auteuil  à  six  heures  pour  dîner;  il 
y  avait  grand  monde.  Je  ne  puis  dire  mon  projeta  A... 
qu'à  sept  heures;  là-dessus,  elle  va  dire  à  sa  mère  : 


LETTRES    INTIMES.  117 

«  Vous  ne  savez  pas?  M.  Beyie  nous  quitte  et  s'en  re- 
tourne à  Grenoble.  »  Là-dessus,,  la  mère  jette  un  cri,  je 
m'approche,  je  lui  conte  la  chose  en  détail  :  elle  ne 
veut  point  se  rendre  quoique  je  lui  dise  que,  par  ma 
lettre,  je  demande  la  permission  de  revenir  pour  le 
1"  brumaire;  elle  dit  que  je  ne  reviendrai  pas  de 
rhiver,  que  c'est  une  affaire  faite,  que  jamais  on  ne 
me  laissera  revenir,  que  je  me  laisse  trop  mener  pour 
avoir  le  courage  de  partir.  Enfin,  elle  fait  tant  que  je 
viens  tout  courant  à  Paris,  ne  sachant  comment  re- 
prendre mes  lettres  à  la  poste  et  fort  inquiet  de  l'effet 
qu'elles  produiraient  à  Grenoble,  si  je  ne  pouvais  les 
reprendre.  Heureusement,  mon  portier  avait  calculé 
qu'il  suffisait  qu'elles  y  fussent  à  midi  le  lendemain  et, 
là-dessus,  les  avait  bravement  gardées.  Voilà  ce  qu'il 
en  a  été  de  mon  cher  voyage,  qui  aurait  été  délicieux 
pour  moi  et  qui  peut-être  vous  eût  fait  quelque  plaisir. 
Voilà  comment  le  manque  de  liberté  paralyse  tout  : 
j'aurais  passé  àClaix  six  semaines  délicieuses; au  lieu 
de  ça,  je  cours  les  champs  ici.  Je  suis  allé  ces  jours 
derniers  dans  la  forêt  de  Montmorency.  Cette  cam- 
pagne est  charmante,  mais  j'aurais  mieux  aimé  notre 
Claix.  Dis-moi  ce  que  vous  y  faites  et  surtout  ne  dis 
rien  de  ce  projet  de  voyage.  Je  suis  très  affligé  de  ce 
que  mon  père  ne  m'écrit  plus, c'est  affreux;  je  ne  sais 
qu'en  penser.  Cela  est  d'autant  plus  fâcheux  qu'il 
faudra  que  je  lui  écrive,  un  de  ces  jours,  pour  lui  de- 
jnander  de  quoi  m'habiller  cet  hiver,  et  qu'il  pourra 
dire  avec  raison  que  je  ne  lui  écris  que  comme  à  un 


U8  LETTRES   INTIMES. 

intendant;  mais  c'est  que  je  ne  sais  que  dire  à  quel- 
qu'un avec  qui  la  décence  m'empêche  de  plaisanter, 
et  qui  ne  me  dit  rien.  Je  suis  vraiment  fâché  de  cet 
état  de  choses,  tâche  d'en  pénétrer  la  cause  et  dis-lui 
(s'il  te  le  demande  et  sans  que  ça  ait  l'air  de  venir  de 
moi)  que  je  suis  bien  triste  de  son  silence;  tu  ne  diras 
que  la  vérité.  Je  crains  que  ce  ne  soient  ces  maudites 
affaires  d'argent  qui  ne  m'aient  mal  mis  auprès  de 
lui,  mais  enfin  il  faut  vivre.  Il  m'avait  promis,  en  par- 
tant de  Grenoble,  deux  cent  quarante  francs  par 
mois  et  des  habillements;  il  ne  me  donne  que  deux 
cent  francs,  et  point  d'habillement,  de  manière  que 
je  suis  criblé  de  dettes.  Or,  avoir  des  dettes  et  être 
brouillés,  c'est  trop  de  la  moitié;  je  ne  les  ai  faites 
que  par  l'ennui  de  lui  demander  à  chaque  instant, 
et  rien  ne  semble  plus  ridicule  à  un  habitant  de  Gre- 
noble que  la  dépense  d'un  jeune  homme  à  Paris.  Il 
ne  conçoit  pas  qu'on  puisse  dépenser  dix  louis  par 
mois;  rien  ne  va  plus  vite  cependant.  Tout  cela 
m'ennuie  et  ce  qui  m'achève,  c'est  d'être  mal  avec  lui. 
J'aurais  envie  de  devenir  banquier;  je  n'en  parle  pas, 
parce  que  jamais  il  ne  me  donnerait  de  fonds.  Pour 
me  distraire,  j'ai  voulu  te  faire  banquière,  ou,  tout  au 
moins,  te  mettre  dans  le  cas  de  le  devenir  si  tu  voulais. 
Ne  lui  ai-je  pas  parlé  dans  ma  dernière  lettre  de  te 
mariera  A...  :  qu'en  dis-tu?  Tu  sens  qu'il  n'en  sera 
que  ce  que  tu  voudras;  mais,  ma  foi,  à  ta  place,  j'ac- 
cepterais bien  vite;  c'est  une  triste  chose,  que  de  dé- 
pendre toute  sa  vie. 


LETTRES   INTIMES.  149 

Adieu  ;  écris-moi  souvent,  et  tâche  de  rire  un  peu  ; 
il  n'y  a  que  cela  qui  soulage;  il  faut  prendre  son  parti, 
il  faut  être  dans  ce  monde  Heraclite  ou  Démocrite, 
et,  franchement,  Démocrite  vaut  mieux. 

A  ce  que  je  viens  de  te  dire  près,  je  mène,  depuis 
un  mois,  ia  vie  la  plus  gaie  du  monde  ;  nous  nous 
rions  de  tout,  tâche  d'en  faire  autant.  Si  tu  ne  le  peux 
pas,rénéchis  sur  l'homme,  voilà  la  seule  honne  science, 
el  tu  verras  combien  elle  te  servira  dans  le  monde. 

Adieu;  pourras-tu  me  lire?  Il  y  a  une  conspiration 
entre  mes  plumes,  mon  canif,  mon  papier  et  mon 
encre;  rien  ne  peut  aller.  Ainsi  devine,  si  tu  peux. 


XXXVI 


7  ventôse  an  XUI. 

Eh  bien,  les  cent  écus  qui  devaient  venir  à  la  fin  de 
la  semaine?  Et  il  y  a  trois  semaines  que  cette  semaine 
est  passée. 

Fiez-vous,  fiez-vous  aux  vains  discours  des  hommes  ! 

Je  chantais  cette  chanson  ce  matin,  lorsque  mon  tail- 
leur est  venu,  pour  la  dixième  fois,  me  demander  un 


150  LETTRES   INTIMES. 

acompte;  je  lui  ai  dit  :  «  Fiez-vous,  fiez-vous  aux 
vains  discours  des  hommes,  »  etc.  etc. 

Dis-moi  donc  où  en  est  cette  affaire,  dis  à  mon 
père  que,  s'il  veut  m'accorder  une  avance,  elle  ne  sau- 
rait mieux  venir.  Mon  oncle  ne  vient-il  point  à  Gre- 
noble? Ma  dernière  lettre  à  mon  père  ne  Ta-t-elle 
point  fait  revenir  de  l'espèce  de  froid  où  il  est  à  mon 
égard. 

C'est  moi  qui  puis  me  plaindre,  et  c'est  moi  qu'on 
querelle.  Je  n'ai  pas,  à  la  vérité,  droit  de  me  plaindre  ; 
mais  j'en  ai  encore  moins  à  être  grondé.  Car  enfin, 
tout  mon  crime  est  d'avoir  demandé,  en  vendémiaire, 
une  avance  qu'on  commence  à  me  promettre  en  ven- 
tôse, et  puis  Ton  parle  de  sensibilité!  0  temporal 
0  mores  I  mais  dépêchons-nous  vite  de  rire  de  tout 
cela,  de  peur  d'être  obligé  d'en  pleurer.  Au  fait,  nous 
avons  tort  de  croire  les  hommes  meilleurs  qu'ils  ne 
sont,  et  doublement  tort  de  croire  les  paroles,  nous 
qui  répétons  sans  cesse  qu'il  ne  faut  croire  que  les 
actions.  C'est  qu'une  âme  vraiment  sensible  connaît 
les  hommes  en  général,  mais  fait  souvent,  sans  s'en 
douter,  exception  pour  l'homme  avec  qui  elle  a  affaire, 
surtout  quand  cet  homme  est  un  père.  L'intrigant  ne 
connaît  point  les  hommes,  les  passions,  mais  sait  par 
cœur  l'individu  qu'il  veutfaire mouvoir:  observe  cette 
dilïérence  dans  le  monde. 

Donne-moi  de  grands  détails  sur  votre  vie  actuelle; 
je  songe  qu'il  y  a  onze  mois  que  je  suis  parti  de  Gre- 
noble. Dis-moi  les  changements  arrivés  depuis  lors 


LETTRES  INTIMES.  151 

dans  les  habitudes;  car  l'homme  est  sans  cesse  en  ré- 
volution. Qu'est-ce  que  votre  logement  actuel?  Et, 
pour  finir  ma  phrase,  qu'est-ce  que  la  promesse  des 
cent  écus?  Est-ce  une  mauvaise  plaisanterie  ?  Ou  y 
a-t-il  quelque  honne  intention?  En  ce  cas,  tu  peux 
dire  la  vérité  :  c'est  que,  dans  cette  espérance,  j'ai  fait 
faire  des  habits  pour  le  prix  desquels  on  me  tour- 
mente. 

Au  reste,  à  part  ces  petites  bêtises  auxquelles  je 
ne  plie  mon  esprit  qu'avec  dégoût, jamais  je  ne  fus  si 
heureux.  Mon  existence  dans  la  société  était  trop  forte, 
trop  brillante  si  j'ose  le  dire,  pour  avoir  de  la  grâce. 
Quand  j'étais  présent,  on  me  faisait  accueil  ;  mais,  moi 
absent,  on  disait  du  mal  de  mes  actions.  J'ai  changé 
tout  cela  en  me  mettant  moins  en  avant  ;  avis  au  lec- 
teur. 

Mon  parti  est  décidément  pris,  je  ne  compte  sur 
mon  père  qu'à  concurrence  d'une  légitime,  qu'il  ne 
peut  presque  pas  me  refuser.  Je  mettrai  ces  vingt  ou 
trente  mille  livres  dans  la  banque,  et  je  piocherai 
comme  un  diable,  laissant  Claix,  le  Cheyla  et  toutes 
les  belles  espérances  à  Caroline;  c'est,  je  crois,  la 
seule  corde  qui  reste. 

Voilà,  belle  Pauline,  à  quel  point  nous  en  sommes! 

A  travers  lout  cela,  j'ai  accroché,  hier  G  ventôse,  une 
journée  charmante  et  qui,  lout  pesé,  est  la  plus  belle 
(le  ma  vie.  J'ai  eu,  de  midi  à  trois  heures  et  demie,  une 


152  LETTRES   INTIMES. 

conduite  au-dessus  de  l'humain,  telle  que  Molière 
aurait  pu  la  composer  et  que  Mole  aurait  pu  la  jouer. 
Enfin  tu  connais  ma  laideur;  des  femmes  que  j'ai  of- 
fensées me  firent  compliment  sur  ma  figure.  J'étais  en 
bas,  culotte,  gilet  noir,  habit  bronze,  cravate  et  jabot 
superbes.  Hein!  suis-je  fat  de  te  conter  cela,  mais  je 
pense  tout  haut  avec  toi. 

N'est-il  pas  piquant  d'être  arrêté  dans  mes  projets 
parce  que  je  ne  puis  aller  ce  soir  aux  Français?  Je  pour- 
rai avoir  de  plus  grands  succès,  mais  jamais  je  ne 
déploierai  autant  de  talent;  je  n'avais  rien  fait  d'ap- 
prochant de  ma  vie.  C'est  la  première  fois,  à  vingt- 
deux  ans  et  un  mois,  que  j'ai  pu  prendre  assez  d'em- 
pire sur  moi-même  pour  être  aimable  par  Prudence  et 
non  pas  par  Passion. 

Je  te  conterai  tout  ça  de  vive-voix,  et  tu  verras  com- 
bien la  chanson  que  je  te  cite  au  commencement  est 
oin  d'en  être  une.  Réfléchis  à  cela  et  songe  à  ne  pas 
te  laisser  entraîner  par  les  jolies  choses  que  tu  verras 
faire  pour  toi. 

Campe-moi  donc  deux  ou  trois  lettres  de  quatre 
pages  pleines  de  détails;  écris,  paresseuse  !  écris!  et 
envoie-moi  mes  cent  écus.  Vous  verrez  bientôt  M...  ; 
observe  l'homme  le  plus  vrai  et  un  des  plus  grands 
idéologues  qui  existent;  j'espère  que  la  simplicité 
d'un  homme  fait  pour  devenir  si  grand  te  plaira. 


LETTRES   INTIMES.  153 


XXXVII 


17  ventôse  an  XIII. 

C'est  donc  décidément  une  plaisanterie,  que  cette 
promesse  de  cent  écus? 

On  m'a  promis  cent  écus 

Pour  ne  pas  dire  que  j'ai  vu, 

Mais  je  l'ai  vu  et  il  est  noir,  etc.,  etc. 

Connais-tu  cette  excellente  anecdote  de  Grenoble? 
Ne  la  demande  pas,  mais  écoute  si  on  la  dit. 

Pont  de  Veyle  (le  frère  de  madame  du  DefTant),  ren- 
contré un  jour  qu'il  faisait  très  froid,  très  légèrement 
vêtu  : 

—  Comment  faites-vous  pour  être  si  légèrement 
habillé  par  le  temps  qu'il  fait?  Je  gèle. 

—  Voici  ma  recelte  :  Je  suis  tout  le  jour  dans  le 
monde.  B...,  à  qui  j'avais  prêté  cent  francs  cet  été, 
m'en  a  prêté  cent  cet  hiver  ;  j'ai  un  bel  habit  :  avec 
cela,  je  cours  comme  un  diable. 

Jusqu'ici,  le  monde  était  une  distraction  de  mes 
éludes;  il  est  devenu  mon  objet,  depuis  que  la  géné- 
rosité de  mon  père  me  lient  au-dessous  de  zéro.  J'y 

9. 


154  LETTRES   INTIMES. 

ai  bien  fait  des  découvertes  depuis  deux  mois;  ap- 
préte-toi  à  être  endoctrinée,  ferme,  à  mon  voyage.  Ce 
voyage  qui  s'approche  commence  à  me  faire  mie  peur 
du  diable.  Quoi  !  quitter  ce  Paris,  où  je  n*ai  peines  que 
celles  qui  me  viennent  de  Grenoble  pour  aller  à  Gre- 
noble, cela  fait  frémir;  aussi  je  crois  que  je  le  pous- 
serai un  peu.  Le  seul  chagrin  que  j'en  ai  est  de  ne  pas 
pouvoir  t'instruire,  au  moins  par  tradition,  de  ce 
monde  où  tu  es  faite  pour  être  adorée,  et  où,  avec 
l'adresse  d'épouser  un  homme  riche,  ou  avec  la  pa- 
tience de  me  le  laisser  devenir,  tu  peux  entrer  un  jour. 

Sais-tu  que  madame  de  B...  est  enchantée  de  tes 
lettres  ;  elle  y  trouve  l'esprit  naturel^  et  c'est  tout.  Je 
te  dirai,  un  jour,  ce  que  c'est  que  l'esprit  naturel  ;  en 
attendant  donne-m'en  plus  d'échantillons.  Pourquoi 
ne  pas  m'écrire  plus  souvent?  Je  n'ai  que  des  choses 
tristes  à  dire,  tu  les  candis  avec  ton  âme  ;  elles  de- 
viennent charmantes. 

Hein  !  voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  vu  faire  des 
gratins  à  Claix. 

Tâche  de  lire  Delphine  et  les  Mémoires  de  Saint- 
Simon.  Plais  à  tous  ceux  qui  ne  te  plaisent  pas  et  qui 
t'entourent;  c'est  le  moyen  de  sortir  de  ton  trou. 
Madame  de  Tencin  était  bien  plus  loin  des  sociétés 
aimables  que  toi,  et  elle  y  parvint.  Comment?  En  se 
faisant  adorer  de  tout  le  monde,  depuis  le  savetier 
qui  chaussait  Montfleury  jusqu'au  lieutenant  général 
qui  commandait  la  province.  Il  faut,  pour  plaire,  que 
les  choses  flattent  ce  qui  est  bas  et  ennuyeux  ;  les 


LETTRES   INTIMES.  155 

femmes  n'ont  besoin  que  de  leurs  grâces,  qu'on  appelle 
naturelleSy  parce  que,  toutes  en  sentant  la  nécessité, 
toutes  en  ont. 

La  connaissance  de  Vesprit  de  lois  de  la  société 
dans  un  salon  est  bien  plus  intéressante  et  bien  plus 
utile  que  celle  de  l'esprit  des  lois  de  la  société  au 
Forum  de  Rome.  Il  faut  autant  d'esprit  pour  les  con- 
naître; elles  sont  toutes  un  corollaire  de  l'esprit 
d'Helvétius. 

Allons,  cela  est  si  utile,  que  je  me  détermine  à  faire 
le  pédant  encore  une  fois. 

Or  donc,  écoutez  ce  raisonnement,  lequel  est  des  plus 
forts  ; 

Une  vue  faible  est  éblouie  d'un  éclair  pendant  la 
nuit;  cet  éclair  la  trouble  et  la  transporte  tant,  elle  le 
sent  si  fortement,  qu'elle  n'a  pas  eu  le  temps  (la  pré- 
sence d'esprit)  d'examiner  sa  direction,  ni  le  nombre 
de  ses  zigzags. 

Une  vue  plus  forte,  qui  en  est  moins  émue,  qui  le 
5^?i(  moins  fortement,  le  décrira  mieux,  parce  qu'elle 
l'aura  mieux  observé. 

Voilà  la  sensation  et  la  perception;  tu  trouveras 
dans  le  monde  des  gens  à  sensation  et  d'autres  à  per- 
ception. Presque  toutes  les  jeunes  filles,  et,  parmi  les 
bommes,  les  têtes  romanesques,  sont  toutes  à  sensa- 
tion. 

Voilà  une  grande  base  ;  observe-la  dans  le  monde  ; 
il  y  aurait  quatre  cents  pages  de  développement  à 
faire  ;  fais-les  toi-même. 


156  LETTRES   INTIMES. 

Je  t'ai  expliqué  ce  que  c'était  que  la  tête  et  le  cœur; 
comme  quoi,  avec  la  même  dose  d'impulsion,  on 
pouvait  ne  faire  rien  qui  vaille.  Voilà  la  véritable 
raison  de  la  nécessité  de  l'instruction,  raison  à  jamais 
invisible  aux  pédants. 

D'après  cela,  voici  ce  qu'on  appelle  esprit  naturel 
dans  le  monde,  esprit  qui  est  le  superflu,  mais  qui, 
comme  toute  chose,  n'étant  senti  que  par  ceux  qui 
l'ont,  ne  l'est  peut  être  que  dans  les  grandes  sociétés 
de  Paris,  Rome,  Naples  surtout,  où  le  climat  le  fait 
abonder. 

La  plupart  des  hommes  ont  un  esprit  appris  :  ils 
savent  deux  cents  anecdotes,  trente  plaisanteries.  Au 
bout  de  deux  mois,  de  six,  d'un  an  au  plus,  suivant 
l'ampleur  du  sac,  on  les  sait  par  cœur. 

Rien  d'agréable  à  la  langue  que  Vesprit  naturel, 
celui  qui  est  inventé  à  chaque  instant  par  un  carac- 
tère aimable  sur  toutes  les  circonstances  de  la 
conversation.  La  raison  en  est  bien  simple,  il  donne 
une  comédie  de  caractère  dont  le  protagoniste  est 
aimable.  Voulez-vous  donc  avoir  de  l'esprit  :  travaillez 
votre  caractère,  chassez-en  non  seulement  les  vices, 
mais  même  les  défauts,  et  dites  ensuite  dans  chaque 
occasion  tout  ce  que  vous  penserez. 

Apprenez  tous  les  esprits  appris  (les  calembours  par 
exemple);  pratiquez-les  deux  mois  pour  avoir  droit  de 
les  mépriser  ensuite  et  n'être  point  ébloui.  Voilà  l'esprit 
de  ce  charmant  Malha  (Mémoii^es  de  Grammont, 
livre  à  lire)  ;  c'est  dans  ce  sens  que  Ninon  disait  à  un 


LETTRES   INTIMES.  157 

père  dolent  ;  a  Votre  fils  ne  sait  rien;  tant  mieux!  il 
ne  citera  pas.  » 

Adieu;  en  récompense  de  ces  beaux  dictons,  envoie- 
moi  cent  écus,  tu  me  donneras  les  moyens  de  voir  plus 
souvent  les  personnes  si  aimables  qui  m'ont  servi  à 
tracer  ce  caractère,  et  dont  je  vais  me  séparer,  hélas  ! 
peut-être  pour  toujours.  Hai!  crudella  morte! 

Mais,  hélas!  le  ciel  donne  aux  uns  une  âme  sans 
richesses,  aux  autres  des  richesses  sans  âme,  c'est  ce 
qui  fait  qu'il  y  a  tant  de  mélancolie  et  d'ennui  au 
monde. 

Étudie  des  rôles,  Ariane,  de  Thomas  Corneille,  par 
exemple  ;  en  te  les  faisant  dire,  je  t'apprendrai  mille 
petites  règles  du  monde;  saches-en  seulement  par 
cœur  sept  ou  huit  ;  connais  les  autres. 

Adieu  ;  mille  choses  à  tout  le  monde.  Mes  cent  écus  ! 
mais,  dans  tous  les  cas,  une  lettre  de  quatre  pages  ; 
écris  donc,  paresseuse  ? 

Mais  tout  sied  bien  aux  belles, 
On  souffre  tout  des  belles  ! 


158  LETTRES   INTIMES. 


XXXVIlï 


28  ventôse  an  XIII. 

Pourquoi  ne  m'écris-tu  plus?  Il  me  faut  une  réponse 
là-dessus.  Songe  donc, petite  imbécile,  que,  malheureu- 
sement destinés  à  passer  notre  jeunesse  au  moins  dans 
des  pays  éloignés,  c'est  avancer  autant  qu'il  est  en  nous 
le  temps  où  la  mort  nous  séparera,  que  de  vivre 
inconnus  l'un  de  l'autre.  Je  crains  que  la  manie  des 
phrases  ne  te  prenne  et  que  tu  n'aies  pris  la  résolution 
de  ne  m'écrire  que  lorsque  tu  auras  quelque  chose 
d'essentiel  à  me  communiquer.  Songe  que  c'est  le 
degré  d'intérêt  que  nous  prenons  aux  choses  qui  les 
rend  importantes  pour  nous.  Une  femme  que  j'aime 
doit  aller  ce  soir  aux  Français,  au  lieu  d'aller  au  bois 
de  Boulogne  ;  je  pense  toute  la  journée  à  ce  change- 
ment. Rien  ne  serait  plus  insipide  qu'une  telle  nouvelle 
aux  yeux  des  indifférents  ou  même  d'un  simple  ami  ; 
pour  moi,  c'est  une  des  choses  les  plus  intéressantes. 

Mets-toi  donc  dans  l'esprit  que  tout  ce  que  tu  fais 
m'intéresse  beaucoup  et  écris-moi  sans  gêne  tout  ce 
qui  te  vient.  Je  ne  passerai  probablement  qu'un  mois 
ou  deux  à  Grenoble  :  je  me  séparerai  ensuite  de  toi 
pour  deux  ou  trois  ans;  si  nous  prenons  le  parti  de  ne 


LETTRES   INTIMES.  159 

pas  nous  écrire,  nous  deviendrons  bientôt  étrangers 
l'un  à  l'autre  ;  peux-tu  soutenir  cette  idée  ? 

Dis-moi  ce  que  fait  mon  père,  s'il  est  un  peu  plus 
content  de  moi,  de  quel  air  il  en  parle;  enfin,  s'il  pa- 
raît disposé  à  m'envoyer  l'avance  que  je  sollicite  de- 
puis six  mois. 

Avez-vous  vu  Mante? 

Réponds-moi  sur  tout  cela  et  donne-moi  des  détails 
sur  la  famille.  Car  il  y  a  demain,  29  ventôse,  un  an  que 
je  suis  parti  pour  Genève;  moi,  pendant  cette  année,  je 
suis  devenu  un  peu  moins  passionné  et  un  peu  plus  rai- 
sonnable. Dieu  m'a  fait  la  grâce  de  voir  que  j'étais 
destiné  à  mourir  de  faim,  non  point  à  cause  de  la 
récolte  de  cette  année  et  de  la  guerre,  mais  à  cause 
de  l'amour  croissant  de  mon  père  pour  l'agriculture. 
J'ai  eu  la  force,  dans  celte  année,  de  refuser  un  mariage 
qui  me  mettait  à  jamais  à  l'abri  des  caprices  de  mon 
père  ;  mais  les  gens  sévères  l'auraient  trouvé  peu  déli- 
cat. Je  me  jette  donc  à  corps  perdu  dans  la  banque;  je 
m'abandonne  à  cinq  ou  six  ans  d'ennui  et  d'inutilité 
pour  mes  études,  pour  avoir  de  quoi  vivre  :  je  vais 
en  ce  moment  lire  des  livres  de  banque  à  la  Biblio- 
Ibèque  nationale. 

Actuellement,  je  pense  que  mon  père  me  refusera 
des  fonds;  il  ne  me  manque  plus  que  cela  :  j'en  aurai 
plus  de  mérite  à  devenir  millionnaire.  Il  sera  beau 
voir  mon  père  se  montrer  plus  chiche  que  Dupré  ;  mais 
gaudeamus  bene  nati,  c'est  les  mœurs  du  pays;  ici, 
ce  ne  serait  point  ça  :  les  Parisiens  ont  moins  de  sen- 


160  LETTRES  INTIMES. 

sibilité  de  mots  et  plus  d'action.  Moi,  homme  grossier, 
je  donne  la  préférence  à  la  seconde. 

Donne-moi  de  grands  détails  sur  le  secours  de 
quinze  louis  que  mon  oncle  et  toi  m'avez  annoncé. 
S'il  n*y  en  avait  que  sept  de  prêts,  j'aimerais  mieux 
cette  avant-garde  que  rien  du  tout;  tiens  la  main  à  cela 
et  écris-moi  dans  les  vingt-quatre  heures. 

Sais-tu  quel  est  le  prix  réel  de  chaque  chose? 

C'est  la  quantité  de  peine  qu'il  faut  que  celui  qui  en 
a  besoin  prenne  pour  l'acquérir. 

Je  songeais  ce  matin  à  te  faire  banquière.  En  sup- 
posant que  tu  épouses  un  homme  vulgaire,  nous  lui 
aurions  une  place  à  Paris,  et,  moi,  je  te  mettrais  à  ma 
banque  où  tu  pourrais  gagner  de  dix  à  quinze  mille 
livres  de  rente. 

11  y  a  ici  sept  ou  huit  banquiers  dont  les  femmes  font 
les  affaires,  songe  à  cela  !  ça  paraît  ridicule  à  nos  ni- 
gauds de  Grenoble  ;  tout  ce  que  leur  grand  génie  ne 
leur  montre  pas,  l'est.  Songe  que  c'est  peut-être  le  seul 
moyen  d'habiter  Paris.  Madame  Le  Brun  a  bien  fait  pis  : 
elle  faisait  sa  cuisine,  point  de  domestique;  elle  a 
actuellement  dix  mille  francs  de  rente;  le  travail  et 
Tesprit  viennent  à  bout  de  tout. 

Pense  à  cela  ;  lis  Smith,  que  mon  papa  a;  dans  tous 
les  cas,  c'est  une  bonne  étude,  elle  peut  faire  ton 
bonheur;  il  nous  faut,  primo,  avoir  de  quoi  vivre; 
ensuite,  nous  songerons  à  jouir. 

Réponse  prompte;  n'oublie  pas  les  rôles. 


LETTRES   INTIMES.  IM 


XXXIX 


Paris,  25  germinal  an  XIII. 

Le  destin  qui  nous  fait  à  son  gré  courir,  nous  arrêter, 
sauter  de  joie,  périr  de  langueur,  et  qui  nous  conduit 
comme  des  pantins,  m'empêche,  depuis  Imit  jours,  de 
répondre  à  la  divine  lettre.  Je  crois  qu'il  ne  se  donne 
même  pas  la  peine  de  tirer  les  fils,  qu'il  s'amuse  de 
nous  tout  bonnement,  et  qu'il  s'en  rapporte  à  nos 
folies  pour  produire  des  mouvements  bizarres  qui  le 
fassent  rire. 

Imitons-le  donc;  on  gagne  toujours  à  imiter  le 
maître.  Il  m'a  poussé  à  faire  voir  ta  lettre  à  un  de 
mes  amis,  que  je  connais  homme  de  beaucoup  d'es- 
prit, qui,  à  peine  arrivé  à  la  moitié,  voulait  prendre  la 
poste  pour  aller  t'épouser.Il  était  ravi,  enthousiasmé, 
et  aurait  voulu  être  transporté.  Je  le  retins  par  la 
manche. 

—  Vous  allez  faire  un  bel  esclandre  à  Grenoble! 
voilà  un  beau  projet! 

—  Très  beau.  Vous  me  dites  qu'elle  est  jolie  ! 

—  Mais  il  y  a  mille  diflicultés  :  par  exeniplt%  vous 
êtes  marié,  vous  avez  trente-six  ans,  etc.,  etc. 

Enfin,  je  suai  sang  et  eau,  comme  Jésus-Christ  avait 


16-2  LETTRES   INTIMES. 

fait  1805  ans  auparavant,  vers  la  môme  heure;  mais 
je  ne  fus  pas  crucifié,  ce  qui  fait  que  je  t'écris. 

Alors,  ce  monsieur,  pour  se  consoler,  prit  une 
plume  et  une  grande  feuille  de  papier  et  se  mit  à  la 
remplir  tout  entière  de  ces  mots  :  «  Mademoiselle 
Pauline,  sublime!  »  Je  t'en  envoie  un  échantillon. 

Quand  son  admiration  lui  permit  de  voir  en  détail  : 

—  Quel  goût  de  plaisanterie,  mon  ami,  quel  bon 
ton,  mais  c'est  merveilleux!  ça  ne  s'apprend  point  en 
province  !  Je  vois  votre  affaire,  c'est  une  intrigue 
épouvantable. 

—  Comment,  une  intrigue  ? 

—  Oui,  une  intrigue;  vous  voyez  souvent  madame 
R...,  qui  est  brouillée  avec  ma  femme. 

—  Comment,  brouillée? 

—  Ces  comment,  dit  L...,  ne  finiront  jamais!  oui, 
brouillée,  il  s'agit  d'une  noirceur  faite  au  colin- 
maillard. 

—  C'est  un  jeu  très  noir,  en  effet. 

—  Madame  R...  et  vous,  vous  êtes  réunis  pour 
fabriquer  cette  lettre;  vous  l'avez  envoyée  à  votre 
sœur;  la  petite  lui  a  donné,  en  la  copiant,  le  charme 
de  la  candeur  que  vos  âmes  noires  ignorent,  et  vous 
venez  me  la  lire  pour  me  faire  divorcer.  C'est  fort  bien 
à  vous;  vous  jouez  là  un  beau  rôle  ! 

Madame  R...  est  une  vieille  personne  de  vingt-deux 
ans,  jolie  comme  les  vierges  de  Raphaël,  pleine  d'es- 
prit et  de  sentiments  dans  ton  genre,  mais  ne  t'ap- 
prochanl  que  de  loin  encore. 


LETTRES  INTIMES.  163 

Il  est  parti  de  là  pour  publier  partout  que  j'avais 
une  sœur  qui  avait  plus  d'esprit  et  de  grâce  qu'il  n'en 
avait  jamais  vu  réunis. 

Si  jamais  tu  viens  ici  dans  cette  société,  ta  répu- 
tation est  faite.  Je  m'en  vais  entrer  dans  quelques 
détails,  parce  qu'il  est  possible  que  tu  te  laisses  tenter 
et  que  tu  partes  à  la  réception  de  ma  lettre. 

Huit  ou  neuf  jeunes  filles  s'instruisaient  il  y  a  six  ans 
dans  une  pension  presque  aussi  sublime  que  celle  de 
mademoiselle  Lassi.  Elles  avaient  de  l'esprit  malgré  la 
pension;  cet  esprit  les  réunit;  elles  se  promirent  de  se 
voir  étant  mariées,  quelque  état  qu'eussent  leurs  maris. 
Elles  ont  tenu  parole  :  six  le  sont  à  des  gens  d'une 
fortune  assez  inégale;  ça  n'empêche  pas  chacune 
d'elles  de  recevoir  à  son  tour.  Excepté  sept  ou  huit 
parents  d'obligation,  tout  le  reste  est  jeune,  gai  et 
spirituel.  C'est  une  manière  adroite  de  te  dire  que  je 
suis  tout  cola.  L'air  de  la  maison  est  mortel  pour  les 
sots,  ils  s'enfuient  bien  vite  en  criant  partout  que  c'est 
un  gouffre,  une  réunion  de  gens  à  mauvais  cœur  qui 
ne  respectent  rien,  et  qui  se  moquent  de  tout  depuis 
Dieu;  ils  ne  disent  pas  jusqu'à  nous,  parce  que  le 
chemin  est  bien  long  pour  les  autres,  mais  ils  le 
pensent. 

Si  tu  n'as  pas  assez  d'argent  pour  partir,  le  remède 
est  tout  simple  :  viens  apprendre  la  banque  avec  moi  à 
M...  ;  il  y  a  ici  vingt  femmes  qui  tiennent  des  maisons, 
et  qui,  en  cinq  ou  six  heures  d'un  travail  moins  pénible 
qu'un  bas,  gagnent  quinze  ou  vingt  mille  livres.  Tu 


164  LETTRES    INTIMES. 

feras  comme  elles,  el  tu  jouiras  en  même  temps  de 
cette  liberté  que  tu  désires  tant,  et  des  charmes  de  la 
plus  aimable  société.  La  liberté  est  ici  à  son  comble; 
ce  pays  te  convient;  je  ne  comprends  pas  comment  tu 
ne  prends  pas  la  poste.  Tu  es  faite  pour  y  avoir  tout  le 
succès  possible,  et  c'est  vraiment  (pour  parler  les 
termes  de  notre  état  futur)  le  local  où  tu  peux  établir 
avec  le  plus  d'avantages  ta  manufacture  de  bonheur. 

A  propos  de  bonheur,  j'aurai  celui  de  te  voir  quand 
mon  père  m'aura  envoyé  de  l'argent  pour  payer  mes 
dettes;  car  l'abondance  où  il  me  tient  commence  à 
m'effrayer  :  je  crains  qu'il  ne  se  dérange  pour  moi,  et 
c'est  à  moi  à  mettre  des  bornes  à  ses  bontés,  puisqu'il 
n'en  connaît  point  lui-même.  Réellement  ses  bontés 
sont  sans  bornes. 

Prépare-toi  donc  à  travailler  ferme  pendant  les 
cinquante  ou  soixante  jours  que  j'aurai  le  bonheur  de 
passer  à  tes  pieds;  je  m'en  vengerai  en  te  grondant 
sans  cesse.  En  attendant  ces  débats,  je  t'envoie  un 
feuilleton  de  ce  journal  qui,  contre  son  ordinaire,  est 
sensé,  et  qui  t'aidera  à  perfectionner  le  talent  qui  te 
fait  faire  des  conquêtes  à  cent  quarante  lieues  de 
distance. 

Écris-moi  bien  vite,  je  ne  montrerai  plus  tes  lettres. 
As-tu  vu  Mante?  Il  te  prêtera  peut-être  Tracy.  Que 
disent  nos  parents?  Que  je  trouve,  en  arrivant,  huit  ou 
dix  caractères  de  faits,  ou  je  prends  la  grande  colère 
du  père  Duchesne,  ft^rmï  patriotique.  C'est  dommage 
qu'on  ne  voie  pas  nos  lettres  :  savez-vous  ce  qu'il 


LETTRES   INTIMES.  165 

apprend  à  sa  sœur,  et  pourquoi  il  lui  écrit  si  souvent 
ces  grosses  lettres  qui  coûtent  seize  sous?  Il  lui 
apprend  à  jurer!  0  l'àme  noire,  ô  le  scélérat;  ô  le 
philosophe  ! 


XL 


29  germinal  an  XIII. 


J'avais  besoin,  ce  matin,  de  jouissances  intimes  el 
tendres;  j'ai  relu  tes  lettres,  elles  m*ont  charmé, 
surtout  une  du  9  messidor  où  tu  es  encore  plus  toi 
qu'à  l'ordinaire;  il  est  vrai  que  tu  te  crus  obligée  de 
l'excuser  le  lendemain,  parce  que  tu  craignais  qu'elle 
ne  m'eût  ennuyé.  Voilà  une  belle  crainte  î  Tu  es  faite, 
ma  Pauline,  pour  devenir  une  femme  extraordinaire. 
Une  chose  fait  naître  le  grand  génie,  c'est  la  mélan- 
colie. Une  âme  grande  et  qui  conçoit  les  jouissances 
célestes  se  les  figure  dans  la  vie,  et  les  attend  ensuite 
lorsqu'elle  voit  qu'elles  n'y  sont  pas;  c'est-à-dire  que 
les  âmes  froides  et  sèches  qui  sont  en  immense  majo- 
rité ne  peuvent  ni  sentir  ses  transports  ni  les  lui 
rendre;  elle  se  croit  malheureuse  et  se  dit  à  elle- 
même  :  «  Je  méritais  mieux!  i>  Et  les  douces  larmes  de 
la  mélancolie  lui  viennent  aux  yeux.  Alors,  ces  jouis- 
sances acquièrent  un  charme  de  plus  par  le  regret  de 


166  LETTRES   INTIMES. 

ne  pouvoir  les  trouver;  on  se  les  détaille  pour  se  con- 
soler, et,  par  là,  on  devient  capable  de  les  peindre. 
Voilà  par  où  ont  passé  Jean-Jacques,  Racine,  Shaks- 
peare,  Virgile,  etc.,  etc.,  et  tous  les  grands  génies 
sensibles.  Lorsqu'ils  ont  joint  à  cela  une  bonne  têle 
et  qu'ils  ont  connu  la  vraie  vertu,  comme  Homère, 
Corneille,  ils  ont  pu  produire  les  plus  beaux  ouvrages 
humains.  Figure-toi  une  tragédie  où  il  y  aurait  un 
rôle  d'Hermione  ou  de  Phèdre  et  où  les  hommes 
seraient  les  Horaces,  Cinna,  Sévère.  Le  cœur  humain 
ne  pourrait  pas  tenir  à  tant  de  beautés  si  elles  étaient 
bien  jouées  par  les  acteurs  ;  tout  le  monde  suffoquerait 
au  troisième  acte  et  sortirait  au  quatrième  avec  un 
mal  de  tête  horrible.  Nos  poètes  font  bien  sortir,  mais 
par  un  motif  plus  tranquille.  Polyeucte  approche  de 
ce  beau  idéal. 

Tous  les  grands  peintres  sensibles  ont  aussi  com- 
mencé par  la  mélancolie;  elle  est  inspirée  par  les 
têtes  du  divin  Raphaël  et  par  les  paysages  du  Pous- 
sin. Lorsqu'on  est  même  bien  disposé,  ils  produisent 
l'illusion  la  plus  complète,  et  celle  qui  a  le  moins 
besoin  de  secours  de  notre  part,  mais  souvent  et 
presque  toujours  leurs  ouvrages  sont  gâtés  par  la  vraie 
connaissance  de  la  vraie  vertu.  Quel  tableau  aurait 
fait  Raphaël  si  au  lieu  de  peindre  des  nigauderies 
comme  ses  Sainte  Famille  éternelles,  il  eût  peint 
Tancrède  reconnaissant  sa  maîtresse  qu'il  vient  de 
tuerl  Pour  un  génie  sensible  en  peinture,  c'est  là 
le  plus  beau  sujet  existant,  comme  pour  un  génie 


LETTRES   INTIMES.  167 

sublime  (ou  tendant  à  la  terreur)  le  plus  beau  sujet 
est  Jupiter  foudroyant  les  géants.  Le  second  est  assez 
bien  traité  par  Jules  Romain,  au  palais  du  Té,  à  Man- 
toue  :  sur  le  premier,  je  n'ai  vu  qu'une  mauvaise 
croûte  au  musée  d'ici. 

Toutes  les  femmes  célèbres  ont  commencé  comme 
toi  par  être  tristes;  madame  Roland  par  exemple. 
L'impératrice  de  Russie,  qui  détrôna  son  mari,  dut 
tout  son  génie  à  sa  prison,  aux  livres  français  et  à 
l'amitié  de  la  princesse  Konrakine.  Lis  Rulhières. 

Ce  sort  pour  les  femmes  est  bien  plus  commun  dans 
le  monde  qu'on  ne  le  croit  ordinairement,  les  femmes 
n'ayant  point  d'action  directe  dans  nos  mœurs  et  ne 
pouvant  agir  qu'en  poussant  les  autres.  Combien  de 
malheureuses  périssent  de  langueur,  faute  de  secours, 
et  sans  que  les  barbares  qui  les  tuent  s'en  doutent. 

Le  malheur  des  âmes  sensibles  vient  d'expliquer  à 
leur  manière  les  paroles  des  gens  secs;  ils  te  disent 
que  le  premier  des  biens  est  la  liberté.  Cela  peut  être 
vrai  pour  eux,  non  pas  exactement  pour  nous;  il  faut 
bien  un  certain  degré  de  liberté,  sans  quoi,  tout  se 
tourne  en  poison  ;  mais  la  liberté  absolue  est  l'isole- 
ment et  c'est  le  péril  des  États.  Vois  ce  mendiant  de 
quatre-vingts  ans  qui  se  prive  de  la  moitié  de  son  pain 
pour  nourrir  son  petit  chien. 

Mille  choses,  qui  glissenl  sur  leurs  âmes  sèches  et 
qu'elles  n'aperçoivent  pas,  font  le  bonheur  ou  le  mal- 
heur d'une  àmc  tendre,  et  la  plupart  des  choses  que 
nous    envions   sur   la  parole   des  secs  ne  sont   pas 


168  LETTRES   INTIMES. 

même  des  plaisirs  pour  nous,  comme  toutes  les  jouis- 
sances de  vanité  par  exemple.  Une  âme  comme  la 
tienne,  ma  chère  Pauline,  tire  plus  de  plaisir  d'un 
bel  arbre  qu'elle  rencontre  à  la  promenade,  qu'eux 
d'un  superbe  équipage  tout  neuf  dans  lequel  ils 
veulent  briller;  ils  voient  que, en  général,  ils  brillent 
bien  moins  qu'ils  ne  s'y  attendaient,  et,  toi,  sous  ton 
arbre,  tu  te  figures  des  amants  heureux,  des  époux 
faisant  promener  ensemble  leur  petit  enfant  de  deux 
ans,  Sapho  faisant  retentir  les  forêts  de  ses  accents 
sublimes,  et  les  mille  et  mille  tableaux  que  ton  ima- 
gination a  fournis  à  ton  cœur. 

Il  faut  chercher  à  réaliser  le  plus  possible  ces 
tableaux  dans  ta  vie;  pour  cela,  étudier  ton  siècle  et 
prendre  garde  que  ton  âme  ne  te  fasse  pas  illusion 
en  te  montrant  ce  qui  n'existe  pas. 

Ce  siècle  est  commode;  il  n'y  a  qu'un  mobile, 
l'argent;  sous  Louis  XIV,  par  exemple,  il  y  en  avait 
trois  ou  quatre  :  il  était  impossible,  quelque  argent 
qu'on  eût,  de  réparer  le  manque  de  naissance  et  de 
vaincre  certains  préjugés  que  Voltaire  et  Rousseau 
ont  détruits.  Je  suppose  que  tu  eusses  voulu  faire  un 
colonel  de  ton  fils;  s'il  n'avait  pas  été  noble,  tu  aurais 
en  vain  jeté  des  millions  par  la  fenêtre.  Actuellement 
avec  de  l'adresse  et  cinquante  mille  francs,  tu  pourrais 
en  venir  à  bout.  Julie  d'Étiange  fut  malheureuse  toute 
sa  vie  avec  tout  ce  qu'il  faut  pour  le  plus  divin  bon- 
heur, à  cause  de  la  sotte  manie  du  baron  son  père. 
Tu  vois  celle  seule  erreur  de  tête  faire  le  malheur 


LETTRES   INTIMES.  169 

de  Julie,  de  sa  mère,  de  Saint-Preux  et  de  Claire. 
Vois  donc  les  services  que  rendent  les  philosophes, 
quelque  froids  qu'ils   soient,  en   chassant  les   pré- 
jugés. 

Le  bonheur  consiste  à  pouvoir  satisfaire  ses  pas- 
sions, lorsqu'on  n'a  que  des  passions  heureuses.  La 
haine,  la  vanité,  la  cruauté,  par  exemple,  sont  des 
passions  qui,  généralement  parlant,  donnent  plus  de 
malheur  que  de  bonheur.  On  peut  croire  le  contraire 
de  ramitié,  l'amour,  l'amour  de  la  gloire,  celui  de 
la  patrie,  etc.  Il  faut  donc  faire  le  premier  travail 
sur  soi,  et  tâcher  de  déraciner  de  son  cœur  les  pas- 
sions malheureuses;  cela  est  facile  lorsqu'on  le  veut; 
il  faut  ensuite  acquérir  les  habitudes  propres  à  dimi- 
nuer autant  que  possible  les  inconvénients  qui  pa- 
raissent inévitables. 

Tu  es  destinée  à  passer  encore  deux  ans  de  ta  vie 
avec  des  sots.  Prends  l'habitude  de  les  considérer  du 
côté  comique,  et  cherche  à  en  tirer  de  bons  contes 
pour  faire  rire  tes  amis.  Pour  toi,  étudie  l'homme; 
vois  comment  ils  sont  parvenus  avec  beaucoup  de 
peine  à  se  rendre  aussi  sots,  ce  en  quoi  les  circon- 
stances ont  contribué  à  ce  noble  dessein,  ce  qu'ils  ont 
fait  eux-mêmes.  Cherche  le  chemin  que  tu  aurais  dû 
tenir,  si  tu  avais  été  à  leur  place,  pour  éviter  les  ha- 
bitudes de  la  tète  et  du  cœur  (ou  le  caractère)  qu'ils 
se  sont  données. 

—  a  Mais  à  quoi  bon  étudier  N...  ou  N...  J'aban- 
donne  ces    gens,  à   leur  triste  métier,  et   dans  le 

10 


170  LETTRES   INTIMES. 

clair  obscur  de  leur  dédale  infâme,  je  ne  me  mêle 
pas...  UÉglantine.  » 

Tu  as  tort;  tu  acquiers  sur  ces  pécores  le  talent 
qui  te  fera  lire  dans  le  cœur  des  grands  hommes,  si 
tu  en  rencontres,  et  dans  celui  des  gens  de  qui  ton 
destin  peut  dépendre  un  jour. 

L'étude  est  désagréable  ;  mais  c'est  en  disséquant 
des  malades,  morts  à  l'hôpital  de  maladies  souvent 
contagieuses,  que  le  médecin  apprend  à  sauver  cette 
beauté  touchante  qu'un  abcès  à  l'estomac  allait  enle- 
ver à  ses  parents  et  à  son  amant  éperdu  la  veille  de 
leurs  noces.  Il  est  excellent  que  l'ennui  te  force  à 
celte  étude  dégoûtante  et  nécessaire.  Voilà  pourquoi 
de  jeunes  Parisiens  qui  ne  s'ennuient  jamais  à  seize 
ans,  sont  si  sots,  si  ennuyés,  et  si  ennuyeux  à  vingt- 
six;  c'est  là  le  vice  radical  des  maisons  parisiennes. 
Fais  donc  des  caractères  sur  les  illustres  qui  font  la 
partie  ;  suppose  qu'un  tribunal  composé  de  Shak- 
speare,  Helvétius,  Montaigne,  Molière  et  Jean-Jacques 
te  demande  une  description  de  M.  X...  Que  lui  ré- 
pondras-tu? 

Une  fois  qu'on  a  déraciné  de  son  cœur  les  mauvaises 
passions,  ce  qui,  je  crois,  est  aisé  en  le  voulant  ferme- 
ment (pour  cela,  il  faut  se  démontrer  qu'elles  rendent 
malheureux  dans  tous  les  cas  possibles) ^  il  est  clair 
qu'il  faut  chercher  à  satisfaire  le  plus  celles  qui  res- 
tent. Le  degré  de  bonheur  dont  on  est  susceptible  se 
mesure  alors  sur  le  degré  de  force  des  passions.  Il 
faut  considérer  que  ce  senties  hommes  avec  qui  vous 


LK TIRES    INTIMES.  171 

êtes  destiné  à  vivre  qui  vous  rendront  heureux  et 
malheureux.  Ici,  comme  nous  faisons  la  même  étude, 
nous  pourrons  nous  être  utiles,  et  bien  plus  que  deux 
amis  de  même  sexe,  en  ce  que,  avec  une  âme  sensible, 
le  bonheur  dépend  toujours  beaucoup  de  l'autre,  et 
que  tu  m'aideras  à  connaître  les  femmes,  tandis  que  je 
pourrai  te  dire  ce  que  je  sais  des  hommes.  Regarde, 
ma  bonne  amie,  que  tout  nous  unit,  et  que,  quand  nous 
ne  nous  aimerions  pas,  le  froid  intérêt  nous  rassemble- 
rait encore,  et  nous  pouvons  nous  croire  malheureux  ! 

Les  hommes  que  nous  rencontrerons,  dans  ce  voyage 
de  la  vie  que  nous  commençons,  seront  ou,  comme 
nous,  âmes  ardentes,  ou  entièrement  froids  et  secs, 
ou  entre  deux.  Le  nombre  des  âmes  ardentes  est  in- 
finiment petit,  et  il  est  très  aisé  de  s'y  méprendre. 
Nous  sommes  les  amis  nés  de  ces  grandes  âmes,  nous 
sommes  dépositaires  de  leur  bonheur,  comme  elles 
du  nôtre.  Il  suffit  de  se  connaître  pour  s'aimer  à  ja- 
mais; nous  pourrons  avoir  les  plus  grands  torts  avec 
elles,  elles  avec  nous,  nous  finirons  toujours  par  être 
rejetés  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  les  secs  nous 
sont  trop  insupportables. 

Pour  les  secs,  nous  ne  pouvons  espérer  de  les  faire 
contribuer  à  notre  bonheur  qu'en  leur  montrant  le 
leur  dans  les  mêmes  objets.  Pour  cela,  il  faut  acqué- 
rir de  laiséduction  dansTesprit,  c'est  là  où  (siècle  de 
François  P')  les  femmes  brillent.  Car  tu  trouveras 
des  secs  si  sots,  que  tu  auras  toutes  les  peines  du 
monde  à  leur  faire  faire  les  choses  qui  leursontavan- 


172  LETTRES    INTIMES. 

tageuses  et  à  toi  aussi  ;  tu  sens  que,  pour  ces  secs,  la 
tristesse  d'une  grande  âme,  quand  même  elle  leur 
serait  intelligible,  est  d'un  ennui  mortel  (elle  ne  leur 
est  pas  intelligible),  parce  que,  pour  avoir  pitié,  il 
faut  se  mettre  à  la  place  et  ils  ne  se  reconnaissent  pas 
dans  nous.  On  voit  tuer  une  mouche  sans  peine,  on 
frémit  de  voir  mater  un  bœuf;  ce  serait  bien  pis  si  on 
voyait  tuer  un  orang-outang.  Il  faut  donc  se  faire  un 
système  de  gaieté  avec  ce  vulgaire,  étudier  ce  qui  les 
fait  rire,  sans  nous  peindre  à  leurs  yeux  d'une  ma- 
nière supérieure,  et  par  conséquent  offensante.  Quand 
nous  aurons  cette  bonne  habitude,  nous  n'aurons 
plus  qu'à  acquérir  de  la  fortune  pour  être  maîtres  de 
notre  destin  autant  qu'un  homme  peut  l'être. 

Je  suis  bien  loin  de  mettre  tout  cela  en  pratique; 
peut-être  se  passera-il  bien  des  années  avant  que  je 
puisse  acquérir  ces  bonnes  habitudes  ;  mais  il  me 
semble  que  voilà  la  route  du  bonheur;  d'ailleurs,  en 
avançant,  nous  corrigerons. 

Je  voulais  te  dire  encore  cinq  ou  six  pages  de  dé- 
tails; mais  onze  heures  sonnent,  il  faut  que  je  m'ha- 
bille et  que  je  sois  à  midi  à  une  demi-lieue  d'ici. 

Tu  vois  toi-même  tous  les  corollaires:  comme  quoi 
la  position  dans  laquelle  tu  te  trouves,  et  qui  te  porte 
à  regarder  la  carte  géographique  au  commencement 
de  la  route,  est  la  plus  heureuse  possible,  en  regar- 
dant la  vie  dans  l'ensemble,  si  elle  est  un  peu  pé- 
nible dans  le  moment.  Je  puis  l'assurer  que  tu  es 
bien  plus  heureuse  qu'Adèle  R...,  qui  n'a  qu'une  mère, 


LETTRES  INTIMES.  173 

qui  a  dix-sept  ans  et  vingt  mille  livres  de  rente  ;  mais 
elle  n'a  pas  ton  âme.  C'est  là  tout;  le  reste  s'acquiert. 
Tu  crois  avoir  perdu  ton  temps  cette  année,  tu  l'as 
employé  aussi  bien  que  possible  et  bien  mieux  que  tu 
ne  t'en  doutes  :  tu  as  pensé  à  toi  et,  par  là,  à  l'homme  ; 
tu  as  étudié  les  autres  dans  toi-même.  Viens  à  Paris, 
et  je  me  charge  de  ton  bonheur.  Ne  te  figure  pas  Pa- 
ris sur  la  description  des  secs  et  sur  la  critique 
des  environs.  Paris  est  le  lieu  du  monde  où  chacun 
fait  le  plus  son  sort  :  avec  de  l'argent  et  de  la  gaieté 
dans  le  caractère,  et  une  bonté  aimable,  on  y  est  tout 
ce  que  l'on  veut.  Il  faut  de  tout  cela  pour  y  être  le 
mieux  possible;  mais  on  y  est  encore  bien,  quoiqu'il 
y  manque  quelque  chose.  Avec  ton  âme  seule,  tu  y 
serais  adorée,  une  fois  connue,  et  si  tu  y  choisissais 
une  société  digne  de  toi. 

Le  seul  danger  des  âmes  grandes  est  de  prendre 
des  secs  pour  leurs  égales,  et  de  se  mettre  à  les  aimer 
comme  elles  savent  aimer;  alors  que  de  douleurs! 
Pour  un  homme  encore  passe,  ça  ne  fait  pas  tache; 
qui  sait  que  j'ai  aimé  trois  ou  quatre  femmes  qui  m'ont 
plus  ou  moins  trompé? Si  on  le  sait, celle  faiblesse  me 
donne  de  la  grâce  aux  yeux  des  femmes  qui  disent  : 
«Bon!  nous  en  ferons  ce  que  nous  voudrons.  »  Mets-toi 
à  ma  place,  tu  es  déshonorée  à  jamais. 

Travaille  ferme  la  déclamation;  en  l'apprenant  à 
dire  les  expressions  des  passions,  je  t'apprendrai  bien 
des  choses  sur  les  passions;  je  te  recommande  Her- 
mione,  Phèdre,  Alceste,  Aménaïde.  Tu  pourrais  ap- 

10. 


174  LETTRES   INTIMES. 

prendre  tout  ça  par  cœur.  J'ai  découvert,  il  y  a  deux 
jours,  que  c'est  le  meilleur  remède  à  la  tristesse;  moi 
qui  ne  me  croyais  point  de  mémoire,  j'ai  appris  le 
récit  d'Œdipe,  soixante-dix-sept  vers,  en  une  heure. 
C'est  charmant!  je  compte  bien  profiter  de  ce  remède; 
outre  que,  quand  on  est  dans  une  voiture  à  s'ennuyer, 
ou  dans  une  chaise  à  écouter  un  sermon,  on  se  remet 
à  lire  Hermione  ou  Phèdre  dans  sa  mémoire,  et 
à  sentir  les  choses  profondément  horribles  de  ces 
notes;  c'est  une  trouvaille. 

Je  ne  renonce  point  au  projet  de  te  faire  banquière. 
N...  te  prêtera  peut-être  Tracy  ;  je  te  l'aurais  envoyé  à 
la  réception  de  ta  lettre;  mais  je  n'avais  pas  les 
moyens,  comme  dit  le  bon  Plana.  Je  te  le  porterai, 
ainsi  que  Say  (Économie politique)  ;  nous  travaillerons 
toujours  ensemble,  nous  serons  peut-être  après  séparés 
pour  deux  ans.  Où  logez-vous?  Quelle  chambre  aurais- 
je?  Que  dit  mon  père  de  moi?  Réponds-moi  en  détail 
à  toutes  ces  questions,  courrier  par  courrier.  Médite 
profondément  Saint-Simon;  où  le  prends-lu, friponne? 
Je  dirai  à  B...  de  te  donner  Shakspeare,  si  je  trouve 
cela  de  bonne  politique  en  y  pensant. 

Songe  que  la  grâce  est  la  couleur  du  rôle  d'une 
jeune  fille  et  que,  sans  faiblesse,  point  de  grâce  :  le  su- 
blime est  l'opposé  de  la  grâce.  Je  te  porterai  Gil  Blas. 
Adieu;  aime-moi  comme  je  l'aime,  c'est-à-dire  beau- 
coup, et  peins-moi  cela  dans  huit  pages.  Midi  sonne, 
bon  Dieu!  Apprends  le  joli  rôle  de  Cléopâtre  dansRo- 
dogune;  je  te  le  recommande. 


LETTRES  INTIMES.  175 


XLI 


9  floréal  an  XIII. 

Je  suis  bien  peiné,  ma  bonne  amie,  du  ton  de  tris- 
tesse et  de  brièveté  qui  règne  dans  la  lettre  qui  m'a 
apporté  les  cent  écus.  Tu  désires  un  genre  de  vie  qui 
n'est  pas  sans  ennuis.  Le  bonheur  vient  de  nous- 
mêmes;  la  position  n'y  fait  fait  presque  rien.  J'ai  bien 
des  choses  à  te  dire  là-dessus,  actuellement  que  je  suis 
assuré  de  ce  caractère  courageux  et  de  cette  àme  su- 
blime que  je  ne  faisais  qu'espérer  il  y  a  un  an.  Tu  verras 
ma  vie;  nous  chercherons  ensemble  des  moyens  de 
bonheur;  je  crois  qu'en  nous  corrigeant  de  quelques 
défauts,  et  en  nous  procurant  une  fortune  indépen- 
dante, nous  le  trouverons. 

Je  serai  bientôt  à  tes  pieds,  peut-être  dans  un  mois 
et  demi  ;  l'amour  me  retient  ici,  mais  il  faut  queje  m'en 
arrache,  et  plus  j'y  reste,  plus  ma  faiblesse  augmente. 
Queje  vois  bien  combien  les  connaissances  de  l'es- 
prit influent  peu  sur  les  déterminations  du  cœur!  J'ai 
cherché  à  connaître  les  passions  depuis  que  j'existe  ; 
peut-être  les  vois-je  assez  bien  dans  les  gens  qui  me 
sont  absolument  indifférents,  je  n'en  suis  pas  moins 
entraîné  comme  un  enfant.  Madame  de  R...me  disait. 


176  LETTRES  INTIMES. 

il  y  a  deux  ans  :  «  Vous  êtes  terrible  dans  un  cercle, 
lorsque  vous  passez  devant  vingt  personnes;  mais, 
dans  le  tête-à-tête,  vous  n'êtes  qu'un  enfant.  »  Je  ne 
comprenais  pas  ce  propos,  je  le  sens  actuellement.  Ma 
maîtresse  était  allée  huit  jours  à  la  campagne;  elle 
revint  il  y  a  trois  jours  ;  j'eus  le  courage  de  ne  pas  y 
aller.  Vendredi,  je  croyais  avoir  dompté  ma  passion, 
j'étais  très  gai,  je  voyais  tout  du  côté  comique.  J'y 
allai  hier;  j'y  trouvai  du  monde,  je  la  vis  et  tout  fut 
oublié;  je  lui  baisai  la  main,  elle  eut  besoin  de  me 
dire:  «Embrassez-moi!»  Je  ris,  mais  ce  n'élaitplus  cette 
joie  forte  de  l'homme  blasé  sur  tout  et  maître  de  lui 
que  je  croyais  avoir  la  veille.  De  là,  j'allai  chez  les  P... 
toucher  les  trois  cent  francs  que  j'attends  depuis  assez 
longtemps  pour  être  content  de  leur  arrivée.  Je  reviens 
chez  moi  ;  j'étais  triste,  triste  de  honte  de  ne  pouvoir 
diminuer  ma  passion,  d'être  si  enfant,  et  bien  plus 
triste  de  me  trouver  jaloux,  au  fond  du  cœur,  de 
l'homme  que  j'avais  trouvé  chez  elle.  Combien  il 
m'eût  été  doux  en  ce  moment  de  t'avoir  auprès  de  moi  ! 
mais  rien  :  des  amis  de  l'esprit,  des  gens  qui  m'amu- 
sent et  à  qui  je  tâche  de  le  rendre  ;  point  de  cœur  qui 
entende  le  mien;  je  crois  saisir  et  presser  la  main  d'un 
homme  et  d'un  ami,  je  trouve  une  main  de  bois, 
comme  dit  le  sensible  Werther. 

Et  cependant  tout  se  réunissait  pour  me  rendre  heu- 
reux dans  ce  moment.  Je  suis  jeune  et  sensible;  j'ai  de 
l'argent  et  je  suis  libre  ;  voilà  la  vie,  ma  chère  Pauline. 
Il  faut  s'y  faire;  en  dernière  analyse,  on  ne  trouve  de 


LETTRES  INTIMES.  177 

constamment  bon  que  la  société  de  gens  sensibles  et 
spirituels,  tels  que  tu  les  réunirais  ici,  si  lu  y  tenais 
maison  avec  quinze  mille  francs  de  rente.  Voilà  où 
nous  devons  tendre  tous  les  deux  ;  je  ne  sais  si  tu  y 
trouveras  ton  bonheur;  pour  moi,  après  tant  de  pas- 
sions, j'y  trouverai  la  tranquillité  riante,  et  l'aimable 
gaieté  de  tous  les  jours  me  retirera  de  l'abîme  des 
passions.  Alors,  tu  sentiras  tout  le  prix  des  grandes 
qualités  que  les  Bertrand  et  les  Romagnier  te  donnent; 
sans  eux,  aurais-tu  pensé?  Catherine,  sans  sa  prison; 
madame  Roland,  sans  les  ennuyeux  qui  assiégeaient  sa 
mère, aurait-elle  été  cette  femme  sublime  qui  fait  dire 
à  tous  les  jeunes  gens  dignes  de  la  sentir  :  «  Je  saute- 
rais d'un  second  étage,  dans  l'espérance  de  lui  baiser 
la  main.  » 

N'as-tu  jamais  lu  le  Mariage  de  Figaro?  Eh  bien, 
pour  avoir  le  sens  commun  dans  ce  monde,  il  faut 
prendre  tout  comme  lui,  gaiement.  On  diminue,  par  là, 
ses  maux  à  ses  yeux,  et  on  les  diminue  encore  d'une 
autre  manière  en  plaisant  à  tout  le  monde;  car  la 
plaisanterie  de  bon  ton  entraîne  tout  ;  amuse  les 
hommes,  et  ils  t'aimeront;  c'est  là  le  grand  principe 
de  conduite  en  France.  Je  pensais  hier  tout  ce  que  je 
t'écris  là,  assis  sur  une  chaise  dans  le  salon  d'un 
homme  d'esprit,  où  il  y  en  avait  (rente  autres  dont 
vingt-neuf  s'en  croyaient  et  dix  en  avaient;  j'étais 
mélancolique  sans  être  malheureux;  je  pensais  à  toi, 
qu'avec  toi,  à  Grenoble,  j'oublierais  tout  ce  que  je 
laisse  à  Paris,  lorsqu'un  homme  qui  prend  parfaitement 


178  LETTRES   INTIMES. 

tous  les  tons,  qui  prétend  qu'il  n'y  a  de  bon  que  le 
riî'e  et  qui  est  excellent  pour  les  autres,  se  mit  à  nous 
conter  cette  aventure  de  l'abbé  de  Molière,  prenant 
admirablement  vite  le  ton  de  l'abbé  et  du  voleur. 

L'abbé  de  Molière  était  un  homme  simple  et  pauvre, 
étranger  à  tout,  hors  à  ses  travaux  sur  le  système  de 
Descartes;  il  n'avait  point  de  valet  et  travaillait  dans 
son  lit,  faute  de  bois,  sa  culotte  sur  sa  tète,  par-dessus 
son  bonnet,  les  deux  côtés  pendant  à  droite  età  gauche. 
Un  matin,  il  entend  frapper  à  sa  porte.  «  Qui  va  là? 

—  Ouvrez.  »  Il  tire  un  cordon  et  la  porte  s'ouvre.  L'abbé 
de  Molière  ne  regardant  point  :  «  Qui  êtes-vous?  — 
Donnez-moi  de  l'argent.  —  De  l'argent?  —  Oui,  de 
l'argent.  —  Ah  !  j'entends,  vous  êtes  un  voleur?  — 
Voleur  ou  non,  il  me  faut  de  l'argent.  —  Vraiment, 
oui,  il  vous  en  faut  ?  Eh  bien,  cherchez  là  dedans.  »  Il 
tend  le  cou  et  présente  un  des  côtés  de  sa  culotte. 
Le  voleur  fouille.  «  Eh  bien,  il  n'y  a  point  d'argent. 

—  Vraiment  non,  mais  il  y  a  une  clef.  —  Eh  bien, 
cette  clef?  —  Cette  clef,  prenez-la.  —  Je  la  tiens.  — 
Aliez-vous-en  à  ce  secrétaire;  ouvrez.  »  Le  voleur  met 
la  clef  à  un  autre  tiroir.  «  Laissez  donc;  ne  déran- 
gez pas;  ce  sont  mes  papiers!  Ventrebleu  1  fmi- 
rez-vous  ?  ce  sont  mes  papiers.  A  l'autre  tiroir,  vous 
trouverez  de  l'argent.  — Le  voici.  — Eh  bien,  prenez. 
Fermez  donc  le  tiroir.  »  Le  voleur  s'enfuit.  «Monsieur 
le  voleur,  fermez  donc  la  porte.  Morbleu  !  il  laisse  la 
porte  ouverte.  Quel  chien  de  voleur!  Il  faut  que  je  me 
lève  par  le  froid  qu'il  fait;  maudit  voleur!  »  L'abbé 


LETTRES   INTIMES.  179 

saute  en  pied,  va  fermer  la  porle  et  revient  se  mettre 
au  travail. 

Je  mourais  de  rire,  comme  toat  le  monde,  dès  le 
milieu  du  conte.  Ce  qu'il  y  a  de  bon,  c'est  qu'il  est 
vrai;  il  vient  de  l'abbé  de  Molière  lui-même. 

Le  mot  de  culoltey  qui  y  joue  un  grand  rôle  le  gâte 
un  peu  pour  toi;  cependant  tu  peux  t'en  faire  hon- 
neur, en  disant  que  lu  l'as  entendu  raconter  à  mon 
oncle  ou  à  moi.  Si  on  le  trouve  de  trop  bon  comique 
pour  une  petite  Grenobloise  qui  décemment  doit  être 
sotte  et  niaise,  tu  leur  diras  ce  trait  d'un  paysan  de  la 
Beauce  : 

Il  avait  fait  quatre  parts  de  son  bien  et  les  avait 
données  à  ses  quatre  fils,  se  réservant  le  droit  de 
vivre  tour  à  tour  chez  chacun  d'eux.  Au  retour  d'un  de 
ses  voyages,  ses  amis  lui  demandèrent  : 

—  Gomment  vous  ont-ils  traité? 

—  Gomme  leur  enfant. 

Ce  mot  paraît  sublime  dans  la  bouche  d'un  tel  père. 

Adieu;  réponds  donc  à  mes  trois  longues  lettres; 
remercie  bien  mon  papa;  dis-moi  où  vous  logez,  si  j'y 
aurai  une  chambre  iiulépendante.  Mais  surtout  ré- 
ponds quatre  pages  des  premières  choses  qui  te  vien- 
dront :  elles  seront  divines  pour  moi,  et  même  pour 
tout  le  monde;  car  ma  Pauline  est  charmante. 

—  Qu'est-ce  que  votre  Pauline?  me  demandait  un 
jour  madame  de  N... 

—  C'est  la  Pauline  de  Pohjeuctey  lui  répondis-je. 
Lis  ce  rôle  tendre  et  sublime. 


180  LETTRES   INTIMES. 


XLII 


An  XIII. 

Réponds-moi  donc  bien  vite  une  grande  lettre  de 
détails  sur  Claix,  sur  ta  position,  sur  ce  que  vous  y 
faites.  Quand  ces  choses  n'auraient  pas,  dans  tous  les 
temps,  beaucoup  de  prix  pour  moi,  elles  en  auraient 
infiniment  dans  ce  moment  que,  rassasié  des  plaisirs 
de  la  ville,  je  ne  soupire  qu'après  la  campagne.  J'y 
serais  avec  toi,  comme  tu  sais,  si  j'avais  cru  pouvoir 
en  revenir  quand  il  me  plairait.  Voilà  comment  la 
liberté,  suite  de  l'équité,  augmenterait  le  bonheur; 
mais  souvent  on  a  le  bon  cœur  de  vouloir  le  bonheur 
des  autres,  sans  avoir  la  bonne  tête  nécessaire  pour  en 
assurer  les  moyens.  Tu  vois  que  je  pense  tout  haut 
avec  toi,  et  que  je  saisis,  quand  l'occasion  s'en  pré- 
sente, le  moment  de  te  dire  en  deux  mots  ce  que  de 
graves  auteurs  ont  dit  au  milieu  de  deux  volumes  de 
pédanterie  ;  mais  retiens  bien,  une  fois  pour  toutes,  que 
c'est  là  le  plus  mauvais  tour  que  l'on  puisse  avoir  dans 
une  lettre,  qui  doit  toujours  être  gracieuse,  contente 
et  gaie.  Quand  tu  écriras  à  d'autres  que  moi,  mets 
toujours  ces  règles  en  pratique,  et  souviens-toi  qu'il 


LETTRES   INTIMES.  181 

faut  toujours  cliercher  à  ne  pas  déplaire  avant  d'es- 
sayer de  plaire  ;  autrement,  c'est  vouloir  courir  avant 
de  savoir  marcher,  et  tu  sais  ce  qu'il  arrive  alors. 

Je  disais  donc  que  je  me  fais  une  image  charmante 
de  Glaix  et  que  j'aurai  bien  du  plaisir  à  m'y  trouver 
avec  toi  au  printemps;  mais  ce  plaisir  sera  encore 
gâté  par  l'idée  qu*on  le  fera  durer  trop  longtemps. 
Les  médecins  me  conseillent  tous  d'aller  à  la  cam- 
pagne, de  tâcher  de  m'y  amuser  et  d'y  monter  à  cheval 
surtout.  Ils  m'ont  déclaré  nettement,  ce  matin,  que 
l'habitude  de  réfléchir  m'avait  jeté  dans  une  indolence 
naturelle  qui  serait  très  funeste  avec  mes  obstructions, 
en  un  mot,  que,  si  je  n'avais  pas  recours  à  la  cavalerie, 
je  tomberais  daus  la  bradyspepsie,  de  la  bradyspepsie 
dans  la  catalepsie,  de  la  catalepsie  dans  la  Russie,  et 
de  la  Russie  dans  la  privation  de  la  vie. 

Je  crois  tout  cela  très  vrai,  de  manière  qu'il  faut  que 
je  m'arrange  pour  avoir  un  cheval  à  Grenoble;  car 
cet  état  d'obstruction  finirait  par  me  rendre  habituel- 
lement malheureux,  et  il  est  de  trop  bonne  heure  à 
vingt-deux  ans.  iMais,  avoir  un  cheval,  voilà  le  diable; 
car  comment  y  faire  consentir  mon  père  à  ce  luxe 
effroyable.  Il  y  a  un  moyen  qui  est  juste;  c'est  que  je 
l'achète  de  mon  argent,  c'esl-à-dire  de  celui  qu'il  a 
promis.  Il  faut  donc  que  je  tâche  de  bien  consolider 
celte  promesse  de  cent  livres  par  an.  Alors,  en  arrivant 
àGrcnoble,  j'achète  un  bri(iuet  de  vingt-cinq  livres  et  je 
le  fais  trotter  jusqu'à  ce  qu'il  m'ait  ôté  mon  mal  ou  que 
je  l'aie  tué.  Ainsi,  tu  vois  qu'il  a  un  grand  intérêt  à  ce 

11 


182  LETTRES   INTIMES. 

que  je  guérisse,  chef-d'œuvre  d'adresse,  dit  Beaumar- 
chais. 

Madame  de  N...  a  fait  un  codicille  où,  enlreautres 
présents  à  ses  amis,  elle  me  laissait  mille  louis.  Je  lui 
ai  si  fortement  déclaré  qu'elle  me  désobligerait,  que  je 
me  suis  rayé  de  ma  main. 

Je  suis  malade  assez  sérieusement  depuis  quinze 
jours;  depuis  trois,  j'ai  pris  en  si  grand  dégoût  non 
pas  toutes  les  choses  de  la  vie,  mais  toutes  les  choses 
comestibles  de  la  vie,  que  je  prends  le  (riste  ipéca - 
cuanha  mêlé  d'émélique  après-demain.  Ne  dis  pas 
cela  à  ma  tatan,  que  cela  inquiéterait  inutilement. 
Cette  maladie,  qui  est  un  embarras  intestinal  et  qui 
ne  me  gêne  que  par  l'embarras  de  ma  bourse,  n'est 
rien  au  fond;  mais  elle  me  rend  toujours  incapable  de 
bonheur  sept  à  huit  jours,  et  de  pareilles  semaines 
finissentpar  composer  une  vie;  je  suis  donc  fermement 
résolu  à  me  guérir.  Ce  matin,  les  savantissimi  doc- 
tores  m'avaient  tellement  persuadé,  que,  sans  le  sacre, 
je  serais  allé  vous  voir  tout  de  suite;  mais  il  serait 
nigaud  de  quitter  Paris  en  ce  moment,  d'abord  pour 
le  sacre,  ensuite  pour  tes  bals.  Je  n'irai  donc  à  Gre- 
noble que  vers  la  fin  de  pluviôse. 

C'est  bien  long,  cinq  mois!  si  j'osais,  je  partirais 
presque  après  le  18;  mais,  toujours  la  grande  raison  ! 
il  faut  réllécliir  quand  on  entre  et  qu'on  ne  sait  pas 
quand  on  sortira.  Je  mourrais  de  peur  de  me  repentir 
en  arrivant  à  la  porte  de  France. 
Tu  vois  que  je  ne  te  parle  pas  beaucoup  de  madame 


LETTRES   INTIMES.  183 

de  N...  :  c'est  exprès,  pour  ne  pas  t'attrisler.  Celte 
excellente  femme  n'embellira  plus  le  monde  bientôt, 
et  c'est  une  des  raisons  qui  fait  que  j'aurai  besoin  de 
Claix.  Tache  d'y  faire  faire  ma  chambre  et  rends-moi 
le  service  de  m'écrire  une  fois  par  semaine  au  moins. 
Cette  lettre  est  bien  sérieuse;  mais,  ma  pauvre 
petite,  je  suis  si  las  de  faire  de  l'esprit,  avec  le  corps 
et  le  cœur  souffrants,  que  je  suis  heureux  de  trouver 
a  comprehensive  soûl.  Pardon  de  ces  trois  mots 
anglais,  c'est  une  distraction;  je  les  aime  beaucoup 
parce  qu'ils  renferment  une  belle  chose  presque  intra- 
duisible. Driden  s'en  sert  pour  exprimer  que  Shaks- 
peare  a  une  âme  compréhensive,  une  àme  qui  com- 
prend tous  les  chagrins  et  toutes  les  joies,  qui  a  le 
plus  haut  degré  de  sympathie.  Voilà  le  vrai  baume 
d''un  homme  que  la  sensibilité  rend  malade;  cela  est 
bien  ridicule  à  dire,  mais  bien  pénible  à  sentir;  voir 
qu'il  n'y  a  de  bonheur  que  dans  la  rencontre  d'une 
âme  compréhensive,  et  se  dire  :  «  Cette  àme  n'existe 
pas.  » 

Je  lis  les  poètes;  cela  me  distrait;  en  dernière  ana- 
lyse, c'est  le  plus  vif  plaisir.  Hier,  voulant  lire  quatre 
vers  pendant  mes  nausées,  je  parcourus  tout  Pompée 
de  notre  Corneille  et  je  fus  ravi;  les  autres  me  parais- 
sent bien  froids. 

Tu  sens  bien  que  tout  ce  bavardage  n'est  que  pour 
toi;  il  faut  ne  communiquer  aux  indifférents  que  les 
plaisanteries  et  les  nouvelles,  quand  il  y  en  a.  Cepen- 
dant, tu  peux  en  parler  à  nos  parents,  pour  ne  pas 


184  LETTRES   INTIMES. 

avoir  l'air  de  la  réserve;  ils  peuvent  se  tromper  sur 
les  moyens  de  nous  rendre  heureux  ;  mais,  au  fond,  ils 
le  veulent.  Dis-toi  souvent  cela,  et  surtout  écris-moi. 
C'est  vraiment  mal  de  ne  pas  me  répondre  depuis  un 
mois,  quand  mon  pauvre  cœur  a  aussi  grand  besoin 
d'amitié.  Je  ne  demande  pas  de  phrases.  Tu  vois  par 
mes  lettres  le  cas  que  je  fais  des  fautes  contre  le  fran- 
çais et  l'orthographe,  divinités  des  sots. 


XLIII 


Berlin,  lundi  3  novembre  1800. 

Je  crois,  ma  chère  amie,  que  nous  irons  à  Bruns- 
wick; c'est,  dit-on,  une  belle  ville,  avec  spectacle 
français.  Ici,  comme  de  juste,  il  y  en  a  un  allemand  ; 
le  célèbre  Ifland  y  joue;  je  l'y  ai  vu  plusieurs  fois; 
il  me  semble  avoir  beaucoup  de  naturel  dans  le  genre 
sentimental  et  beaucoup  de  naïveté  dans  le  comique, 
c'est-à-dire  que,  lorsqu'il  joue  un  rôle  comique  et 
qu*il  a  une  chose  ridicule  à  dire,  il  ne  montre  pas 
qu'il  la  trouve  ridicule,  il  la  dit  bonnement  comme 
les  sols  disent  des  sottises  dans  la  nature;  il  est  auteur 
de  tragédies,  je  crois. 

Il  faisait  avant-hier  un  temps  froid  et  humide,  nous 


LETTRES   INTIMES.  185 

allâmes  passer  une  revue  à  Charloltenbourg  à  neuf 
heures  ;  je  courais  depuis  sept,  j'ai  été  un  peu  saisi 
(lu  froid;  hier  soir,  je  me  suis  aperçu  que  j'avais  froid, 
que  j'étais  tout  chose;  ce  soir,  j'ai  senti  les  mêmes 
symptômes,  de  manière  qu'au  lieu  de  monter  pour 
dîner,  je  t'écris. 

Je  crains  que  ce  ne  soit  ma  petite  fièvre  d'il  y  a  deux 
ans.  Je  veux  la  couper  vite  ;  cela  me  jetait  tous  les 
soirs  dans  une  horrible  tristesse;  il  est  vrai  que  je 
n'avais  pour  me  rendre  heureux,  dans  ce  lemps-là,  que 
mes  facultés  intellectuelles;  j'étais  à  Paris  sans  feu, 
sans  lumière,  sans  habit,  avec  des  bottes  percées;  ici, 
c'est  bien  différent.  Je  dois  avoir  trois  ou  quatre  cents 
louis;  je  suis  assez  bien  vêtu,  pas  tout  à  fait  assez 
cependant;  je  suis  mal  logé  et  bien  nourri. 

En  revanche,  mon  esprit  ne  peut  pas  me  rendre 
gai  ou  triste;  le  pauvre  diable  est  obligé  de  dormir. 
Nous  sommes  dans  un  petit  palais  où  il  y  a  quatre 
colonnes  qui  soutiennent  un  balcon.  Je  suis  actuelle- 
ment entre  la  fenêtre  A  et  la  fenêtre  Z  au  plain-pied. 
J'y  suis,  pensant  à  toi  et  prêt  adonner  tout  au  monde 
pour  t'embrasser  un  instant. 

Je  suis  vis-à-vis  de  l'arsenal,  bâtiment  superbe  à 
côté  du  palais  du  roi.  Nous  en  sommes  séparés  par 
une  branche  de  la  Sprée,  dont  les  eaux  sont  de  cou- 
leur d'Iiuile  verte.  Berlin  est  situé  sur  une  rue  de  sable 
qui  commence  un  peu  en  deçà  de  Leipsick. 

Dans  tous  les  endroits  qui  ne  sont  pas  pavés,  on 


186  LETTRES   INTIMES. 

entre  jusqu'à  la  cheville;  le  sable  rend  déserts  les 
environs  de  la  ville  ;  ils  ne  produisent  que  des  arbres 
et  quelque  gazon. 

Je  ne  sais  pas  qui  a  donné  l'idée  de  planter  une  ville 
au  milieu  de  ce  sable  ;  cette  ville  aurait  cent  cinquante- 
neuf  mille  habitants,  à  ce  que  l'on  dit. 

J'ai  appris,  ce  matin,  des  nouvelles  de  l'armée,  au 
quartier  de  laquelle  je  me  trouve,  par  les  Moniteur 
du  20  et  du  21,  qui  nous  sont  arrivés. 

Ici,  mille  bruits  divers  se  détruisent  en  un  instant; 
on  ne  peut  guère  compter  que  sur  ce  que  l'on  voit. 

Je  n'ai  vu  que  le  champ  de  bataille  de  Numbourg. 
Je  ne  suis  qu'e.  c.  dg.  provisoire.  J'ai  écrit  une  lettre 
à  mon  grand-père  dans  une  à  toi  ;  prie-le  de  faire  ce 
dont  je  le  prie. 


XLIV 


Brunswick,  22  novembre  1806. 


Je  voulais  t'écrire,  ma  chère  amie,  le  récit  d'un 
petit  voyage  que  j'ai  fait  à  Halberstadt,  à  quatorze 
lieuesd'ici,  pour  remplir  une  mission; mais, depuis  ce 
temps,  je  n'ai  pas  eu  un  demi-quart  d'heure  à  moi  : 
je  fais  les  fonctions  de  secrétaire  d'une  préfecture 


LETTRES   INTIMES.  187 

comme  six  fois  celle  de  l'Isère;  de  plus,  je  fais  des 
courses,  etc.,  elc. 

Le  désir  de  celle-ci  est  donc  pour  savoir  si  l'ou  a 
envoyé  mon  domestique;  je  compte  qu'il  est  parti  du 
12  au  15  novembre  et  qu'il  sera  ici  du  10  au  15  dé- 
cembre. Si,  par  une  négligence  pleine  d'amitié,  on  ne 
l'avait  pas  envoyé,  tâche  qu'on  l'expédie;  ceci  est 
cent  fois  plus  nécessaire  qu'on  ne  peut  se  l'imaginer. 
Comme  les  fripons  de  ce  pays-ci  ouvrent  toutes 
nos  lettres,  je  ne  puis  pas  écrire  plus  au  long.  Ces 
gueux- là  méritent  tous  la  prison  et  ils  y  seraient 
depuis  huit  jours,  si  je  donnais  les  ordres  que  je  ne 
fais  qu'expédier. 

Il  est  une  heure,  et  j'écris  depuis  six;  je  suis 
ennuyé;  écris-moi  donc  un  peu.  Ce  n'est  pas  parce 
que  je  suis  ennuyé  que  j'ai  besoin  de  tes  lettres  ;  elles 
sont  une  fêle  pour  moi,  même  dans  les  jours  les  plus 
heureux. 

Je  dépense  beaucoup;  j'ai  eu  quelques  moments  de 
lièvre;  j'ai  acheté  deux  habits  et  je  m'en  fais  broder 
un;  ainsi  donc,  dans  un  mois,  j'aurais  besoin  d'ar- 
gent. 

J'ai  vingt  pages  à  te  dire;  j'attends  une  occasion 
sûre;  crois  qu'il  n'y  a  que  cela  qui  puisse  m'empêcher 
de  te  parler  à  cœur  ouvert  à  deux. 
Mille  choses  à  toute  la  famille. 
Mon  domestique!... 


188  LETTRES  INTIMES. 


XLV 


Basse-Saxe,  16  décembre  1806, 


Ma  chère  amie,  le  bonheur  de  penser  à  toi  est  un 
des  plus  grands  qui  me  restent;  tu  es  la  seule  femme 
que  j'estime  et  avec  qui  je  me  permette  d'avoir  les 
sentiments  que  toutes  celles  qui  sont  jolies  m'inspi- 
raient y  a  quelques  années.  Tu  es  une  Porcia  à  mes 
yeux;  toutes  les  autres  ne  sont  au  plus  que  des 
madames  du  Châtelet  :  quelques  idées,  beaucoup  de 
vanité  et  une  âme  non  réellement  sensible,  mais  pour- 
suivant les  plaisirs  de  la  sensibilité  qu'elles  trouvent 
sans  cesse  vantés  dans  les  livres  qu'elles  étudient. 

Ce  qui  est  fâcheux  dans  notre  correspondance,  c'est 
que  ce  n'est  qu'une  demi-correspondance;  tu  ne  me 
réponds  jamais  :  quand  nous  serions  l'un  en  Améri- 
rique  et  l'autre  à  Grenoble,  je  pourrais  recevoir  plus 
souvent  de  tes  lettres.  Cela  me  prive  du  doux  plaisir 
de  savoir  ce  que  lu  fais,  et  surtout  ce  que  lu  penses.  Je 
ne  puis  que  t'exhorter  vaguement  à  la  patience,  et  à 
subir  la  première  punition  d'un  esprit  et  surtout  d'une 
âme  supérieure,  celle  de  s'ennuyer  de  tout  ce  qui 
amuse  les  âmes  pygmées  qui  t'environnent.  Une  autre 


LETTRES   INTIMES.  189 

conséquence  de  cette  supériorité,  c'est  de  n'être  pas 
compris  par  elles;  on  ne  pourrait  jamais  faire  com- 
prendre à  un  domestique  la  grâce  que  les  gens  ordi- 
naires de  la  société  trouvent  dans  vingt  passages  des 
fables  de  La  Fontaine;  de  même,  ces  gens  de  la  société 
ne  comprennent  pas  la  grâce  plus  grande  qui  est  dans 
vingt  autres  endroits  de  La  Fontaine,  bien  supérieurs 
aux  premiers.  Ces  endroits  leur  semblent  obscurs  ou 
exagérés;  on  criait:  Pas  assez  soignés!  'fui  entendu 
ces  propres  mots  en  parlant  d'endroits  destinés  à  pro- 
duire le  sentiment  de  la  grâce,  et  soigné  voulait  dire 
là  élégant. 

Il  faut  donc  qu'une  grande  âme  soit  elle-même  la 
source  de  toutes  les  jouissances.  Chamfort  a  dit  :  t  On 
ne  va  point  au  marché  avec  des  lingots,  mais  avec  de 
la  monnaie  de  billon.  »  Il  ne  fimt  donc  pas  s'attendre  à 
être  senti,  et  à  entendre  des  choses  qui  touchent  vrai- 
ment. Ce  bonheur  m'arrive  actuellement,  mais  c'est  la 
première  fois  depuis  longtemps. 

Je  n'ai  pas  le  temps  physique  d'écrire  :  voici  la  pre- 
mière fois  en  huit  jours  que  j'écris  cette  lettre,  tu  l'en 
apercevras. 

Jean  est  parti  depuis  quinze  jours,  n'est-ce  pas? 


11. 


190  LETTRES   INTIMES. 


XLVI 


Strasbourg,  30  décembre  1806. 

A  neuf  heures  sonnantes,  j'étais  grimpé  sur  le  clo- 
cher en  filigrane  de  Strasbourg,  plus  haut  que  les 
cloches  et  par  un  vent  de  tempête.  J'ai  cru  que  la  tour 
croulait.  Je  vais  à  Paris  où  j'espère  enfin  recevoir  de 
tes  nouvelles,  rue  de  Lille,  55,  comme  à  l'ordinaire  ;  je 
compte  y  être  dans  soixante  heures  et  y  demeurer 
douze  ou  quinze  jours. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  reçu  mes  dernières  lettres  de 
Brunswick  :  c'est  pourquoi  je  te  répète  que  je  vais 
remplir  une  mission  auprès  duministre  Dejean  et  une, 
plus  agréable,  auprès  de  madame  Chamenie,lui  olTrir 
de  la  ramener  à  Brunswick. 

J'ai  l'extérieur  du  bonheur,  ma  chère  Pauline;  je 
ne  serai  assuré  de  la  réalité  que  lorsque  tu  seras 
mariée  et  logée  dans  la  même  maison  que  moi. 

Cela  est  plus  difficile;  notre  retour  en  France  ne  se 
prépare  pas.  M.  Z...  est  à  Varsovie.  Je  suis  venu  par 
Goettingue,  Cassel  et  Rastadt.  J'y  ai  vu,  pendant  qu'on 
changeait  de  chevaux,  un  assez  grand  palais  où  lo- 
geaient Robergeot  et  compagnie;  j'étais  avec  des  gens 


LETTRES   INTIMES.  191 

qui,  à  cause  de  l'uniforme,  ne  me  parlaient  qu'offi- 
ciellement. Je  n'ai  rien  pu  savoir  de  neuf  sur  leur 
catastrophe. 

Et  Jean  ?  C'est  bien  le  cas  de  le  dire  : 

f  Ya-t'en  voir  s'ils  viennenl  !  :& 


XLVII 


Brunswick,  16  mars  1807. 

Tu  as  donc  juré  de  ne  pas  m'écrire  cette  année? 
j'en  ai  cependant  un  grand  besoin.  Je  t'en  supplie, 
écris-moi  une  fois  par  semaine;  je  suis  au  milieu  de 
gens  si  secs! 

Je  sors  du  lit  aujourd'hui  pour  la  première  fois 
depuis  huit  jours;  j'ai  eu  une  fièvre  rhumatismale 
accompagnée  d'enflure  aux  extrémités  et  d'une  érup- 
tion à  la  peau  ;  elle  a  un  peu  baissé  ce  matin  ;  je  ne 
l'ai  pas  dans  ce  moment,  mais  je  l'attends  dans  deux 
heures.  J'ai  craint  et  les  gens  qu'on  appelle  mes  amis 
ont  craint  que  ce  ne  fût  la  scarlatine,  maladie  dange- 
reuse et  contagieuse,  ce  qui  séquestre  le  patient  do  la 
société  pour  deux  mois.  Je  formais  déjà  le  projet  d'a- 
vancer beaucoup  en  allemand  pendant  cette  solitude. 

Cette    fièvre    m'a    empérhé    de    dormir    pendant 


192  LETTRES   INTIMES. 

presque  toutes  les  nuits;  un  sujet  de  réflexions  que  je 
ne  pouvais  pas  fuir,  c'est  la  nécessité  d'arracher  de 
mon  cœur  la  vanité.  C/est  la  grande  porte  du  malheur. 
Quoique  femme,  je  crois  que  tu  es  moins  exposée  à  cet 
inconvénient  que  moi. 

Il  faut  ensuite,  me  disais-je,  se  faire  des  jouissances 
indépendantes.  Croirais-tu  qu'un  des  fruits  de  mes 
réflexions  nocturnes  va  être  de  me  faire  apprendre  le 
piano?  Si,  signera!  pour  mieux  goûter  la  bonne  mu- 
sique. Je  deviens  tous  les  jours  plus  sensible  à  ce  bel 
art,  et  Ions  les  jours  me  dégoûtent  davantage  du  com- 
mun des  hommes,qui  est  partropcanaille:  ils  finissent 
par  faire  mal  au  cœur. 

Mais  je  suis  très  faible  et  je  m'en  vais  interrompre 
cette  épître.  Tu  as  une  amie,  me  disais-tu  dans  ta  der- 
nière; qui  est-elle  et  qu'est-elle? 

Il  y  a  ici  une  société  assez  singulière  que  je  te  dé- 
crirai quand  j'aurai  plus  de  forces.  Je  faisais  tout 
ce  que  je  pouvais  pour  sentir  quelques  sentiments 
pour  une  demoiselle  de  cette  société;  ma  maladie  est 
venue  m'interrompre  dans  cette  noble  entreprise. 
Toutes  ces  femmes  sont  jolies,  mais  n'inspirent  guère 
que  l'ennui  et  le  mépris. 

Si  tu  as  une  amie,  tu  dois  vivre  d'une  manière  sup- 
portable; si  tu  t'ennuies,  travaille;  c'est  le  seul  remède 
de  ce  mal  afl'reux.  Lis  Volney,  Voyage  en  Egypte,  c'est 
excellent;  je  suis  très  passionné  pour  les  voyages  en 
ce  moment  ;  quand  on  sait  voyager,  cela  doit  bien  faire 
connaître  les  hommes. 


LETTRES    INTIMES.  193 

Adieu;  tu  sais  comme  je  t'aime;  ça  augmente  tou- 
jours, mais  on  ne  peut  pas  dire  que  cette  passion  soit 
accrue  par  des  marques  de  réciprocité. 


XLVIII 


Grande-Armée,  24  mars  1807. 

Je  suis  bien  fâché  que***  se  soit  figuré,  depuis  trois 
ans  d'être...;  cela  n'est  pas  évidemment,  puisqu'il 
peut  demeurer  sans  entreprendre  quelque  chose,  et, 
si  cela  n'existait  pas  plus  dans  son  esprit  que  dans  la 
réalité,  il  me  semble... 

C'est  un  homme  bon  et  cela  dit  tout;  Thabilude  des 
affaires  en  province  lui  donnera  bien  un  peu  le  carac- 
tère finassier;  il  se  permettra  sans  doute  de  petites 
tromperies  bonnes  pour  avoir  un  domaine  à  dix  mille 
francs  meilleur  marché;  mais,  dans  l'intérieur  de  sa 
famille,  il  n'en  sera  pas  moins  bon,  quoique  moins 
aimable  pour  une  ;\me  élevée. 

Ce  qui  fait  les  âmes  élevées,  c'est  leur  propre  sen- 
sibilité, c'est  l'ennui  intérieur,  allié  naturel  de  lous 
les  sots  qui  l'attaquent;  c*est  cet  allié  qui  leur  donne 
trop  souvent  la  victoire. 

Une  âme  élevée  se  met  bien  au-dessus  de  certaines 


lOi  LETTRES   INTIMES. 

choses  que  le  monde  dispense;  niais  elle  a  souvent  la 
faiblesse  de  laisser  apercevoir  qu*elle  prise  certaines 
choses  desquelles,  sans  cela,  le  monde  n'eût  pas  songé 
à  la  priver. 

Pour  éviter  cet  écueil,  il  faut  se  raisonner  soi-même, 
et,  comme,  en  raisonnant  sur  soi,  il  est  très  facile  de 
s'égarer,  il  faut  se  rendre  très  fort  dans  l'art  dérai- 
sonner, c'est-à-dire  contracter  une  longue  habitude 
de  raisonner  juste,  de  manière  que  l'émotion  ne 
puisse  pas  vous  tirer  du  sentier  accoutumé. 

Tout  cela  est  ennuyeux  pour  une  jeune  fille  de 
vingt  et  un  ans  et  trois  jours;  mais  c'est  Vunique  che- 
min du  bonheur. 

Mets-toi  bien  cela  dans  la  tête. 

Une  passion  est  la  longue  persévérance  d'un  désir  : 
ce  désir  est  excilé  par  l'idée  du  bonheur  dont  on  joui- 
rait si  l'on  possédait  la  chose  désirée  (qui  est  en  même 
temps  l'idée  du  malheur  de  l'état  actuel  où  l'on  n'en 
jouit  pas),  et  par  l'espérance  d'atteindre  ce  but;  car, 
comme  Corneille  l'a  fort  bien  dit  de  l'Amour; 

Si  l'Amour  vit  d'espoir,  il  s'éteint  avec  lui. 

Plus  on  réfléchit  sur  toutes  les  passions,  depuis  celle 
de  César  pour  régner  sur  la  République  romaine, 
jusqu'à  celle  de  Werther  pour  Lolotle,  on  voit  que 
l'analyse  ci-dossus  est  bien  une  description  exacte  de 
ce  qui  se  passe  dans  le  cœur  de  l'homme  passionné. 

Or   comment   diable    trouver  dans    l'union   d'un 


LETTRES   INTIMES.  195 

homme  et  d'une  femme  les  conditions  nécessaires  à 
faire  naître  ou  à  entretenir  une  passion?  II  ne  s'y  en 
trouve  aucune.  Ce  résultat,  donné  par  la  théorie, 
semble  démenti  parle  spectacle  de  quelques  mariages; 
mais  le  plus  souvent  celui  des  mariés  qui  a  le  plus 
d'esprit  joue  la  comédie  pour  l'autre,  et  tous  les  deux 
pour  le  public. 

En  général,  tout  le  monde  joue  le  bonheur  :  nous 
connaissons  quelqu'un  qui  assure  de  bonne  foi  qu'il 
ne  s'ennuie  jamais;  sa  conduite  prouve  le  contraire. 

Quand  l'amour  existe  vraiment  dans  le  mariage, 
c'est  un  incendie  qui  s'éteint,  et  qui  s'éteint  d'autant 
plus  lentement  qu'il  était  plus  allumé. 

Voilà  ce  que  j'ai  vu  dans  cinquante  ou  soixante 
couples  de  mariés  que  j'ai  eu  occasion  d'observer  de 
près.  Quel  genre  de  bonheur  peut-on  donc  trouver  dans 
le  mariage?  l'amitié.  Mais  c'est  excessivement  difficile; 
elle  n'est  guère  possible  que  dans  un  homme  de  cin- 
quante ans  qui  épouse  une  veuve  de  trente  ;  s'ils  ont  de 
l'esprit,  l'usage  et  l'observalion  du  monde  les  a  rendus 
induliicnts. 

Le  bonlieur  dans  l'amilié  entre  gens  mariés  tient 
môme  trop  de  la  passion  pour  être  une  base  sûre  de 
bonheur.  Ce  qui  lie  les  amitiés  dans  le  monde,  c'est  la 
possibilité  de  se  séparer  à  chaque  instant;  un  ami 
sent  la  possibilité  de  ne  plus  voir  son  ami. 

Je  crois  donc  qu'il  faut  chercher  le  bonheur  dans 
un  mari  bonhom.me  qu'on  mène.  On  contracte  pour 
lui  ce  genre  de  bienveillance  qu*avec  un  bon  cœur  on 


196  LETTRES  INTIMES. 

éprouve  toujours  pour  les  gens  qui  vous  font  du  bien. 
Ce  mari  qu'on  mène,  vous  rend  la  mère  d'enfants  que 
vous  adorez;  cela  remplit  la  vie  non  d'émotions  de 
roman  qui  sont  physiquement  impossibles  (d'après  la 
nature  des  nerfs  qui  ne  peuvent  pas  être  tendus  long- 
temps au  même  degré,  et  parce  que  toute  impression 
répétée  devient  plus  facile  et  moins  sentie),  mais  d'un 
contentement  raisonnable. 

J'ai  voulu  te  dire  tout  cela,  malgré  une  grande  fai- 
blesse, reste  de  ma  maladie.  Ces  idées  sont  la  base  du 
bonheur  possible  pour  une  jeune  fille.  Si  j'étais  mort, 
je  sentais  que  mon  plus  grand  regret  était  de  ne  te  les 
avoir  pas  développées,  comme  je  sentais  qu'elles  pou- 
vaient l'être. 

En  résultat, 

1M1  faut  se  marier; 

2°  A  un  homme  bon  et  assez  riche. 

Mais  ne  cherche  pas  de  transports  dans  le  mariage  : 
souviens-toi  de  la  morale  de  Scapin;  il  faut  s'attendre 
à  moins  que  rien,  pour  goûter  le  peu  qu'on  trouve. 

Il  y  a  mille  à  parier  contre  un  que  ton  mari  aura  une 
àme  qui  te  semblera  basse,  et  un  esprit  qui  te  paraî- 
tra ridicule.  Ton  bonheur  dépend  non  seulement  de 
l'attention  avec  laquelle  tu  lui  cacheras  ta  manière 
de  penser  sur  son  compte,  mais  encore  du  soin  avec 
lequel  tu  lui  persuaderas  qu'il  t'est  très  inférieur.  Il  y 
a  sans  doute  un  point  dans  lequel  il  met  son  honneur 
à  bien  rédiger  un  acte,  à  bien  s'acquitter  des  jeux 
de  société,  comme  «Petit  Bonhomme  vit  encore»,  ou 


LETTRES   INTIMES.  197 

à  prendre  joliment  des  papillons;  il  faut  que  tout  dans 
toi,  jusqu'aux  paroles  de  tes  rêves,  lui  prouve  ta 
profonde  vénération  pour  ces  talents. 

A  l'époque  de  ton  mariage,  il  faut  devenir  hypocrite  ; 
un  bavardage  de  société  peut  te  brouiller  avec  ton 
mari.  Ceux  qui  commandent  aiment  les  sottises  dans 
ceux  qui  obéissent;  il  faut  devenir  non  pas  dévole,  le 
saut  serait  trop  grand  et  le  rôle  est  trop  ennuyeux, 
mais  pieuse  raisonnablement,  te  confesser  tous  les 
mois. 

Il  faudra  cacher  aux  yeux  de  ton  mari  l'amilié 
trop  vive  que  tu  pourrais  avoir  pour  une  amie  ou  pour 
moi;  il  trouverait  que  tu  l'aimes  moins  que  cette  per- 
sonne et  se  fâcherait.  Si  tu  avais  plus  de  petitesse  dans 
l'esprit,  beaucoup  de  détails  que  tu  négliges  te  sem- 
bleraient importants;  tu  pourrais  aller  jusqu'à  rendre 
ton  mari  constamment  amoureux  de  toi.  C'est  là  le 
chef-d'œuvre  d'une  femme;  mais  tu  as  le  caractère 
trop  élevé  pour  posséder  ce  degré  de  coquetterie. 

Les  jouissances  des  âmes  comme  les  nôtres  ou  ne 
sont  pas  comprises,  ou  sont  détestées  par  les  âmes 
basses  qui  peuplent  la  société;  souviens-loi  de  ce 
principe.  Si  ma  lettre  est  trop  mal  écrite  pour  que  tu 
puisses  la  lire  couramment,  copie-la. 

Il  faut  cacher  ta  supériorité  et  jouir  seule,  dans  ton 
cabinet,  à  lire  un  livre  qui  t'amuse  ou  dans  une  belle 
soirée;  mais  ne  te  livre  pas  à  l'enthousiasme  qui  pour- 
rait te  saisir.  Songe  que  quelque  apparence  que  tu 
trouves,  tu  as  une  main  de  bois  à  tes  côtés  qui  ne  com- 


198  LETTRES  INTIMES. 

prendra  pas,  ou  enviera  tes  jouissances.  On  perd  son 
feu  à  vouloir  le  communiquer  à  ces  morceaux  de  glace  : 
il  faut  jouir  de  soi-même  dans  la  solitude,  et,  à  l'égard 
de  ses  amis,  ne  dévoiler  ses  pensées  qu'à  mesure  de 
l'esprit  qu'on  leur  trouve;  autrement  on  court  le 
danger  de  leur  paraître  supérieur;  de  ce  moment,  on 
est  perdu. 

Tu  doutes  peut-être  de  cela;  dans  quatre  ans,  tu  le 
croiras  comme  moi;  l'expérience  t'aura  fait  contracter 
cette  pénible  habitude. 

Médite,  je  t'en  supplie,  sur  cette  lettre,  et  accou- 
tume-toi à  l'idée  d'avoir  un  mari  médiocre  et  plat;  il 
ne  faut  pas  absolument  rester  fille. 

J'ai  vu  aujourd'hui  une  belle  image  de  la  mort 
dans  un  jeune  corbeau  que  j'ai  vu  tomber  et  expirer 
dansl'Okre,  petite  rivière  qui  passe  à  B... 

J'étais  disposé  à  étudier  l'expression,  parce  qu'un 
savant  homme  de  la  cour,  dont  je  me  suis  acquis 
l'amilié,  m'a  prèle  ce  matin  les  œuvres  de  Raphaël 
Mengs,  l'un  des  meilleurs  peintres  des  temps  modernes. 
Je  suis  allé  voir  le  célèbre  comte  de  Précy,  celui  qui 
défendit  Lyon;  j'ai  trouvé  chez  lui  une  gravure  d'un 
tableau  de  Mengs,  c'est  superbe.  En  revenant,  toute 
l'attention  de  ma  sensibilité  tournée  vers  l'expression, 
j'ai  vu  s'anéantir  la  vie  de  ce  pauvre  corbeau. 

Qu'est  devenu  Joseph  Renavenk? 

J'ai  trouvé,  à  mon  retour  chez  moi,  Rulhière  (His- 
toire de  Pologne),  livre  excellent,  à  ce  qu'ils  disent, 
et  Acerbi  (Voyage  en  Suède)]  que  de  choses  à  la  fois  ! 


LETTRES   INTIMES.  109 

L'expérience  te  convaincra  qu*un  des  grands  moyens 
de  bonheur  est  le  cerveau.  On  s'amuse  à  voir  des  idées 
nouvelles,  on  joue  de  la  lanterne  mai^ique  pour  soi. 

Donne-moi  une  description  de  ta  vie  et  écris-moi. 


XLIX 


Berlin,  30  avril  1807. 

Je  m'étais  promis  de  t'écrire  le  15  de  ce  mois  pour 
te  peindre  les  tempêtes  qui,  malgré  la  sagesse  que  je 
cherche  à  m'imposer,  ont  agité  mon  iime  ce  mois-ci. 
Je  ne  l'ai  pas  fait,  le  nom  du  30  est  comme  le  chant 
du  coq  qui  me  réveille.  Mais,  comme  dans  les  monar- 
chies du  moyen  âge,  les  troubles  n'ont  servi  qu'à 
alTermir  l'autorité  du  despote,  et  le  despote  est  ici 
la  science  du  bonheur.  Ce  bonheur,  impossible  à  trou- 
ver dans  les  autres,  est  encore  très  difficile  à  trouver 
en  soi.  Il  faut  cependant  y  parvenir,  il  faut  se  faire  un 
bonheur  solitaire,  indépendant  des  autres,  une  fois 
que  Von  est  sûr  dans  le  monde  que  vous  pouvez  être 
heureux  sans  lui,  la  coquellerie  naturelle  au  genre 
humain  les  met  à  vos  pieds.  Accoutume  ton  corps  à 
obéir  à  la  cervelle,  et  tu  seras  tout  étonnée  de  trou- 
ver le  bonheur  :  c'est  le  roc  où  était  le  palais  d'Ar- 


200  LETTRES   INTIMES. 

mide,  horrible  d'en  bas,  délicieux  dès  qu'on  était  par- 
venu aux  plateaux  supérieurs. 

L'iionneur  se  battant  avec  l'Amour  et  l'intérêt 
d'ambition,  m'ont  mis  sept  ou  huit  fois  au  comble  de 
l'agitation  malheureuse  et  du  bonheur  ardent  pen- 
dant ce  mois  d'avril.  Le  5  mars,  l'honneur  m'a  brouillé 
avec  M"'  ;  le  5  avril,  réconcilié.  J'ai  dû  partir  pour  Thorn 
J'ai  vaincu  l'Amour  avec  des  peines  infinies,  et,  puis- 
qu'il faut  le  dire,  en  pleurant;  j'étais  si  agité  à  sept 
beures  du  soir,  au  moment  où  j'allais  décider  de  mon 
départ,  que  je  courais  les  rues  de  Brunswick  comme 
un  fou;  je  passais  devant  les  fenêtres  d'une  petite 
fille  pour  laquelle  j'ai  du  goût;  je  me  sentais  déchiré. 
Cependant,  l'honneur  fut  le  plus  fort;  j'allai  dire  à 
M"  que  je  voulais  partir;  lui  ne  le  voulait  pas,  il  comp- 
tait sur  l'amour  pour  me  retenir,  il  me  dit  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  me  faire  rester. 

Je  reste,  je  crois  être  heureux;  je  ne  sais  pourquoi 
Minette  se  met  à  me  tenir  la  dragée  haute; la  poli- 
tique, la  vanité,  la  pitié  m'ordonnent  de  ne  plus 
m'occuper  d'elle.  Dans  un  bal  célèbre,  je  fais  la  cour 
à  une  autre;  étonnement,  malheur,  désappointement 
de  Minette.  Cette  autre  offre  à  ma  retraite  une  vic- 
toire aisée. 

Je  fais  une  manœuvre  superbe  pour  me  rapprocher 
de  Mina.  Je  vois  de  loin,  à  la  promenade,  un  homme 
de  beaucoup  d'esprit  qui  méprise  comme  on  le  doit  la 
canaille  humaine,  qui  a  cinquante  ans  d'expérience, 
et  cent  mille  francs  de  rente  ;  c'est  l'expérience  de  la 


LETTRES   INTIMES.  201 

bonne  compagnie;  j'aborde  cet  homme  et  je  fais  tant 
d'esprit  à  sa  manière  pendant  deux  iieures,  qu'enfin 
il  m'invite  à  une  soirée  qui  avait  lieu  chez  lui  le  même 
soir,  et  dans  laquelle  il  n'y  avait  point  de  Français; 
voilà  un  beau  succès  !  J'arrive  tout  heureux  chez  lui. 
Sachant  que  mesdemoiselles  de  G...  y  allaient,  Minette 
n'avait  pas  voulu  y  venir;  je  n'y  trouve  que  ses  sœurs 
et  mademoiselledeT...,sa  rivale.  J'obtiens  un  rendez- 
vous  avec  cette  rivale;  au  moment  où  j'y  vais,  on  me 
dit  :  «  Si  vous  allez  ce  soir  dans  telle  maison  vous  y 
trouverez  Wilhelhime;  jje  brusque  mon  rendez-vous; 
je  saisis  un  moment  où  mademoiselle  de  T. ..sort  pour 
aller  faire  du  thé  pour  moi;  je  décampe,  j'arrive  dans 
la  maison  indiquée,  où  je  ne  trouve  pas  Minette,  mais 
bien  les  deux  plus  laides  et  sèches  créatures  de 
Brunswick. 

Enfin,  hier,  je  me  suis  réconcilié  avec  Minette  : 
j'aurais  deux  ou  trois  volumes  de  petites  bêtises  à  te 
conter,  mais  je  ne  veux  pas  abuser  de  ion  amitié  pour 
t'ennuyer.  Hier,  Minette  in  a.  serré  la  main,  pas  davan- 
tage; tu  le  moqueras  de  moi;  mais,  après  la  vie  que 
je  mène  depuis  six  ans,  c'est  pour  cela  que  j'ai  été  si 
agité  ce  mois-ci. 

Je  te  supprime  tous  les  embarras  intermédiaires; 
mon  seul  confiJent,  le  seul  Français  avec  lequel  je 
puisse  parler  ici,  jaloux  du  talent  et  de  l'activité  qu'il 
me  voit  déployer  dans  celte  inlrigue  dont  il  connaissait 
le  fond,  ne  me  dit  presque  plus  rien  et  n'est  pas  venu 
me  voir  depuis  huit  jours. 


202  LETTRES   INTIMES. 

J'ai  eu  un  mal  très  grand  à  la  poitrine  :  la  moindre 
parole  me  faisait  de  la  peine  à  dire.  Au  milieu  de  tant 
d'agitations  causées  par  de  si  petits  moyens,  la 
Sagesse  grondait  sans  cesse,  se  fortifiant  par  le 
malheur  qui  suivait  heureusement  pas  à  pas  toutes 
les  fautes,  et  sortait  victorieuse  enfin  en  tuant 
l'Amour. 

Je  n'ai  plus  que  du  goût  pour  Minette,  pour  celte 
blonde  et  charmante  Minette,  cette  âme  du  Nord  telle 
que  je  n'en  ai  jamais  vu  en  France  ni  en  Italie;  la 
preuve  en  est  que  je  vais  tâcher  d'aller  à  Falkenstein, 
quartier  général  de  l'armée.  D'après  ce  que  le  grand- 
papa  me  dit  de  la  lettre  de  M.  D...,  s'il  a  Voccanon 
de  lui  écrire,  —  je  dis  si,  il  ne  faut  pas  l'impatien- 
ter, —  prie-le  de  lui  dire  que  je  désire  servir  à 
Vannée  active;  n'oublie  pas  ma  commission. 

Une  âme  forte  qui  parviendrait  à  faire  tout  ce  que 
la  raison  lui  dicterait  serait  maîtresse  de  tout  ce  qui 
l'environne. 

J'en  ai  eu  l'expérience  frappante  depuis  deux  mois. 
Ajoute  au  peu  que  je  t'ai  dit  de  mon  agitation  huit  ou 
dix  voyages  de  quinze  ou  vingt  lieues  et  dix  heures  de 
travail  expédié  en  deux,  et,  ce  qui  est  bien  pénible, 
mais  bien  bon  pour  fortifier  l'âme,  pas  de  confident, 
toujours  seul. 

Ce  soir,  grande  bataille  au  bal,  où  je  vais  me  trouver 
entre  les  deux  rivales;  peut-être,  demain,  serai-je 
aussi  agité  qu'avant  hier;  mais  le  dessein  en  est  pris, 
j'irai  à  l'ai  mée  si  je  le  puis.  (4e  qui  m'y  attire,  c'est 


LETTRES   INTIMES.  203 

l'envie  de  voir  de  près  les  grands  jeux  de  ces  chiens 
de  basse-cour  nommés  hommes. 

The  great  father  est  fort  content  de  toi;  je  vois 
enfin  que  tu  fais  des  progrès  dans  la  sagesse,  seul 
chemin  du  bonheur.  Quand  tu  le  voudras,  tu  seras 
heureuse;  pour  cela,  il  faut  d'abord  acquérir  la  tran- 
quillité :  la  beauté  et  la  bonté  de  ton  àme  te  fourni- 
ront assez  de  plaisirs.  Une  lentille  tombant  dans  la 
mer  agitée  n'y  cause  aucun  mouvement  ;  dans  une  mer 
calme,  elle  fait  naître  des  millions  de  cercles. 

Une  fois  que  nul  être  ne  pourra  agiter  ton  âme,  lu 
feras  ton  bonheur  avec  une  facilité  qui  t'enchantera. 
Pour  cela,  il  faut  intérieurement  vaincre  entièrement 
la  vanité.  Que  madame  Augustin  Paricu  ait  dit  de  loi  : 
((  Cette  grosse  mademoiselle  B...  ressemble  à  une 
dinde  en  marchant,  »  ou:  «  L'on  ne  saurait  avoir  [)lus 
de  grâce  que  cette  aimable  Pauline  !  »  Tutto  costena 
regarde  les  bassesses  et  les  bêtises  de  celui  qui  blâme 
ou  loue  :  ses  propos  te  seront  bientôt  indifférents; 
mais  ne  montre  pas  ce  caractère  élevé,  les  hommes 
diraient  :  «  Quoi!  voilà  un  être  qui  échappe  à  notre 
domination?  d;ins  le  fond  de  son  cœur,  il  peut,  avec 
raison,  se  préférer  à  nous?  »  El  alors,  comme  mon 
ami  d'ici,  ils  te  haïraient. 

D'après  ce  que  me  dit  the  (jreat  fatlier,  l'âge 
n'amortit  pas  ragriculturomanie  ;  tu  ne  seras  jamais 
mariée,  ma  pauvre  fille;  un  mérinos  est  bien  supé- 
rieur à  un  gendre.  Sois  donc  raisonnable  I  vois  un 
mari  comme  une  chose  et  non  pas  comme  un  être;  il 


204  LETTRES   INTIMES. 

faut  un  cheval  à  un  dragon  pour  vivre,  et  un  mari  à 
une  jeune  fille.  Prends-moi  M.  Badou,  c'est  un  bon- 
homme qui  sentira  que  tu  lui  fais  une  faveur  en 
l'épousant;  tu  lui  persuaderas,  au  contraire,  que  tu  le 
trouves  très  heureuse  avec  lui,  et  il  te  laissera  vivre 
tranquille  et  indépendante;  tu  auras  des  enfants  que 
tu  chériras;  le  bonhomme  aura  des  mérinos,  comme 
son  beau-père;  il  te  fera  voir  Paris  ;  peu  à  peu,  nous 
l'y  allirerons,  et  tu  seras  heureuse  plus  peut-être 
qu'avec  Périer,  mais  dix  millions  de  fois  plus  qu'avec 
Faure,  Fleuron  et  les  autres.  Penet,  peut-être,  avait 
un  degré  d'esprit  et  de  sentiment  propre  à  être  heu- 
reux en  aimant  sa  femme;  mais,  même  le  connaissant, 
je  parierais,  dix  contre  un,  qu'après  les  premiers 
trois  ans,  la  femme  de  B.«.  sera  plus  heureuse  que 
madame  Penet. 

Réfléchis  un  peu  à  tout  cela,  jeune  fille  de  vingt- 
deux  ans. 

Jean  m*a  dit  que  tu  avais  une  amie  mademoiselle 
Bonler.  It  is  true?  and  what  soûl  and  wit  she  has? 

Ne  dis  pas  un  mot  de  ce  que  je  raconte  dans  la 
famille. 

Écris-moi  donc  un  peu;  je  ne  parle  pas  de  ton 
silence,  il  m'irrite. 

Réponds-moi  sur  l'article  mari. 

C'est  le  plus  important  de  ta  position;  tu  n'as  qu'à 
gagner  à  te  marier,  à  moins  que,  Grandisson  à  la  main, 
tu  n'attendes  sa  copie. 

Elle  n'existe  pas,  mets-toi  bien  cela  là. 


LETTRES  INTIMES.  ^2U5 

La  première  qualité  d'un  mari  est  de  n'être  point 
tyran. 

Le  faible  B...  sera  cela;  regard»?  madame Bl...  :  son 
mari  n'est  pas  plus  mauvais  qu'un  autre;  mais, ayant 
assez  de  caractère  pour  être  tyran,  et  pas  assez  de 
magnanimité  pour  avoir  horreur  de  faire  des  malheu- 
reux, elle  est  au  comble  du  malheur.  Réfléchis  à 
cette  première  qualité  d'un  mari. 

1"  point  lyran;  2"  riche.  —  Il  a  les  deux. 

Réponds  de  suite;  allons,  la  plume  à  la  main  !  obéis 
ou  je  te  soufflette. 


Berlin,  12  mai  1807. 

Les  Allemands  ont  peut-être  une  poésie  très  lou- 
chante. Mon  ami  (M.  de  Sir...), dont  je  t'ai  déjà  parlé, 
m'a  traduit  littéralement  une  romance  qui  avait  à  mes 
yeux  le  mérite  de  porter  ton  nom;  elle  est  intitulée 
L&nore,  ce  qui  veut  dire  Eléonore. 

Cette  romance,  (juej'ai  choisie  à  cause  de  cela  dans 
les  ouvrages  de  Biirger  est  très  touchante;  c'est  entre 
la  manière  anglaise  et  la  française.  Le  voile  qui  me 
couvre  le  génie  de  la  langue  allemande  est  encore 

li 


206  LETTRES  INTIMES. 

trop  profond  pour  que  je  puisse  donner  plus  de  pré- 
cisions à  mes  idées.  Je  crois  entrevoir  cependant  que 
l'Allemand  est  moins  enflé  et  plus  près  de  la  nature,  plus 
vrai,  plus  naïf  que  l'Anglais.  Dans  cette  romance,  on 
dit  d'un  cheval  qu'il  faisait  trop  trop  trop  /on  parle  du 
tamiam  des  tambours. 

Lénore  se  réveille  d'un  songe  pénible. 

—  Wilhem  es-tu  infidèle?  es-tu  mort? 

Wilhem  avait  suivi  le  roi  Frédéric  à  la  bataille  de 
Prague  ;  mais  le  roi  s'est  réconcilié  avec  l'impératrice. 
On  entend  le  tamtam,  des  tambours,  l'armée  passe 
par  la  ville,  Lénore  va  demander  à  chaque  soldat 
où  est  Wilhem  :  «  Où  est  mon  promis  (usage  allemand  : 
on  est  promis  avec  sa  maîtresse  un  an  et  souvent  da- 
vantage avant  de  l'épouser)?»  Nul  ne  peut  lui  répondre . 
Toute  l'armée  est  passée;  elle  s'arrache  les  cheveux, 
sa  mère  veut  la  consoler;  elle  repousse  toute  conso- 
lation; enfin,  à  minuit,  elle  entend  :  Trop  trop  trop! 
dans  la  rue;  elle  entend  un  homme  qui  descend  de 
cheval,  elle  dislingue  le  retentissement  des  éperons; 
il  monte,  frappe  rudement  : 

—  Holà!  holà!  où  est  ma  promise? 

—  Me  voici,  cher  Wilhem. 
Elle  ajoute  quelques  mois. 

—  Presse-toi  :  il  faut  faire  encore  cent  lieues,  jusqu'à 
ce  que  nous  soyons  à  notre  lit  de  noces;  viens  monter 
en  croupe  sur  mon  cheval. 

—  Comment,  monter  en  croupe? 

La  cloche  retentit  encore,  minuit  vient  de  sonner. 


LETTRES   INTIMES.  207 

Lorsque  nous  en  étions  là,  huit  heures  ont  sonné  en 
eiïet;  j'aiquitté  Str...  pour  allerme  faire  présenter  à  la 
femme  du  gouverneur,  qui  est  arrivée  depuis  trois 
jours  (femme  très  commune). 

Sir...  m'adit  que  Lénore  partavecson  amant,  qu'elle 
arrive  au  champ  de  bataille,  et  que,  là,  elle  s'aperçoit 
que  son  amant  n'est  qu'un  spectre  :  il  a  été  tué  sur  ce 
champ;  tous  ceux  qui  l'ont  été  se  promènent  à  cette 
heure  nocturne. 

Les  Anglais  sont  fous  de  celte  romance,  à  ce  que 
m'a  dit  Str...;  il  y  en  a  cinq  ou  six  traductions. 

Etivoie-moi  les  dix-huit  vers  d'André  Chénier  et  les 
quarante-huilde  Lebrun,  le  commencement  de  ry/m^/^, 
traduite  par  lui;  si  lu  ne  les  as  pas,  tu  les  trouveras  à 
la  fin  de  quelqu'un  de  mes  stéréotypes;  n'y  manque 
pas,  je  les  ai  promis. 

J'ai  demandé  à  M.  D...  d'aller  à  l'armée  active;  je 
quitterai  Brunswick  avec  beaucoup  de  regrets,  proba- 
blement dans  quinze  ou  vingt  jours.  Demande  de 
l'argent  à  mon  père;  j'en  ai  un  vif  besoin  :  on  ne  nous 
paye  pas  nos  courts  deux  cents  francs  par  mois  depuis 
janvier. 

Adieu;  aime-moi  un  peu  et  dis-le-moi  quelquefois; 
si  je  venais  à  mourir,  je  t'aurai  quitté  six  mois  plus 
tôt,  car  il  y  a  six  mois  que  tu  ne  m'as  écrit. 


208 


LETTRES   INTIMES. 


LI 


Sans  date. 


Ton  confesseur  tVt-il  défendu  de  m'écrire? 


LI 


Berlin,  juin  1807. 


Je  ne  conçois  pas  ta  manie  de  ne  pas  m'écrire  quel- 
quefois; elle  me  donne  de  l'humeur;  mais  je  me  figure 
une  petite  fille  maniérée,  affectée,  pleine  de  senti- 
ments copiés  qui  m'ennuirait  toutes  les  semaines 
d'une  lettre  fade,  et  alors  je  t'aime  mieux  pour  sœur; 
mais  tu  as  le  défaut  des  âmes  fortes  :  de  la  bizarrerie 
et  nul  pouvoir  sur  elles-mêmes.  Dis-moi  un  peu  une 
bonne  raison  de  ne  pas  m'écrire;  je  n'en  connais 
qu'une,  c'est  que  tu  ne  m'aimes  plus.  Dis,  est-ce  là 
ta  raison? 


LETTRES  INTIMES.  209 

J'ai  appris  la  mort  de  celte  pauvre  madame  de  Rezi. 
Quelle  triste  vie!  avec  assez  d'esprit  et  peut-être 
assez  de  sensibilité  pour  y  avoir  trouvé  du  plaisir  et  en 
avoir  donné  aux  compagnons  de  la  route,  TalTectation 
gâta  tout;  mais  c'est  un  extrême,  le  défaut  contraire 
l'eût  également  rendue  malheureuse.  Je  crains  que  tu 
ne  sois  trop  franche;  c'est  aller  se  battre  nue  avec  des 
gens  bardés  de  fer.  11  faut  jouer  et  mépriser  la  comédie; 
je  crois  que  tu  as  fait  quelques  progrès  depuis  moi, 
car  on  me  fait  ton  éloge. 

L'expérience  m'a  vieilli  de  deux  ou  trois  ans  depuis 
mon  départ  de  Grenoble,  à  en  juger  du  moins  par  la 
couche  d'idées  nouvelles  que  je  suis  obligé  de  traverser 
pour  retrouver  celles  de  ce  temps-là. 

Je  relis  la  Logique  de  Tracy  avec  un  vif  plaisir,  je 
cherche  à  raisonner  juste  pour  trouver  une  réponse 
exacte  à  cette  question  :  «  Que  désiré-je?  »  Ciiamfort 
donne  pour  une  raison  des  succès  du  maréchal  de 
Richelieu,  qui  n'avait  aucune  grande  qualité,  qu'il  sut 
de  bonne  heure  ce  qu'il  voulait.  Que  veux-tu,  toi?  Si 
Dieu  arrivait  dans  ta  petite  chambre  et  qu'il  le  dit  :  «  Je 
n'ai  que  deux  minutes  à  passer  auprès  de  vos  beaux 
yeux  et  je  vous  accorderai  tout  ce  que  vous  allez  me 
demander,  »  je  parie  que,  si  le  bon  Dieu  t'interdisait  la 
demande  générale  d'être  heureuse,  tu  ne  saurais  que 
dire.  Pense  un  peu  à  cela,  et  fais-moi  la  grâce  de  me 
communiquer  ce  que  tu  dirais  à  Dieu. 

J'ai,  ici,  ce  que  j'ai  souvent  désiré  et  les  choses  au 
manque  desquelles  j'attribuais  mon  ennui;  et  cepen- 

1^, 


210  LETTRES  INTIMES. 

dant  jesuis  souvent  dans  cette  triste  position;  c'est  le 
mépris  des  hommes  qui  m'y  plonge.  Ne  dis  pas  cela, 
mais  tu  n'as  pas  d'idée  comme  ce  sentiment  est  tour- 
mentant; il  sape  le  plaisir  que  l'on  trouve  dans  les 
beaux-arts.  Je  méprise  sincèrement  Racine;  je  vois 
d'ici  toutes  les  platitudes  qu'il  faisait  à  la  cour  de 
Louis  XIV.  L'iiabilude  de  la  cour  rend  incapable  de 
senlir  ce  qui  est  véritablement  grand. 

Je  suis  chez  l'intendant  pour  faire  un  grand  rapport; 
il  est  arrivé.  Adieu;  demande  some  money  to  my 
dear  fatlier. 


LUI 


Berlin,  26  juillet  1807. 

Je  prête  l'oreille  à  chaque  minute,  pour  savoir  si 
l'on  ne  tire  pas  le  canon,  mon  chapeau  et  mon  épée 
sont  sur  ma  table,  mes  deux  chevaux  frappent  le 
pavé  de  la  cour  et  s'impatientent,  tout  cela  pour  le 
prince  de  Neuchatel,  ministre  de  la  guerre,  qui  doit 
arriver  ce  soir,  et  à  la  rencontre  duquel  tout  l'état- 
mnjor  va  ce  soir  à  sept  heures;  comédie,  à  neuf; 
grand  cercle  chez  le  gouverneur  et  illumination;  tout  le 
monde  court,  tout  le  monde  s'agite.  Je  lis  Goldoni  en 
attendant;  j'ai  trouvé  ici  un  bel  exemplaire  qu'on  m'a 


LETTRES   INTIMES.  211 

prêté,  seize  volumes  in-S";  c'est  dans  chaque  volume 
quatre  ou  cinq  comédies,  aucune  de  la  forme  de  Mo- 
lière, mais  presque  toutes  pleines  de  naturel.  Elles  ont 
encore  un  autre  charme  pour  moi  :  elles  me  rappel- 
lent les  mœure  et  le  langage  de  ma  chère  Italie,  de 
cette  patrie  delà  sensibilité.  As-tu  lu  Corinne?  On  en 
est  enchanté  ici  ;  mais  que  la  peinture  est  loin  de  l'ori- 
ginal ! 

L'empereur  m'a  nommé  adjoint-commissaire  des 
guerres,  le  11  juillet;  prie  mon  grand-papa  de  remer- 
cier qui  de  droit. 

M.  D...  a  un  fils  âgé  actuellement  d'un  mois. 

Sa  Majesté  vient  de  lui  envoyer  la  croix  de  comman- 
deur de  l'ordre  de  Saint-Henri  (ordre  de  Saxe)  en  lui 
disant  qu'il  se  réservait  de  lui  donner  de  nouvelles 
inarques  de  sa  satisfaction  par  son  avancement  dans  la 
Légion  d'honneur. 

M''  a  été  nommé  officier  dans  cette  Légion.  Il 
compte  partir  incessamment  pour  Paris  avec  tout 
son  monde. 

Je  ne  sais  ce  que  le  hasard  décidera  de  moi  :  les 
froids  Allemands  commencent  à  m*ennuyer  un  peu;  je 
voudrais  être  employé  à  dix  lieues  de  Paris  ou  à  mille. 
A  mille,  j'acquerrais  des  droits  à  l'être  par  la  suite  à 
Paris  môme. 

Adieu;  je  voulais  raconter  à  mon  grand-papa  un 
superbe  voyage  au  Brockon  (le  camp  de  la  forêt  Her- 
cynienne; c'est  à  vingt-cin(|  lieues  d'ici  q  le  Varus  fut 
détruit;  on  voit  très  distinctement  son  camp),  mais 


212  LETTRES    INTIMES. 

trente  lettres  par  jour  et  des  convois  de  toute  espèce 
m'en  ôtent  le  temps. 

Ecris-moi  au  moins  pour  me  dire  pourquoi  tu  ne 
m'écris  pas.  Ton  confesseur  te  l'a-t-il  défendu?  Est-ce 
une  gageure?  Sans  ma  pension,  je  ne  pourrais  pas 
manger;  parle  beaucoup  de  cette  vérité. 


LIV 


Vienne,  4  septembre  1807. 

Il  y  a  bien  longtemps  que  tu  ne  m'as  écrit,  ma 
chère  et  bien-aimée  Pauline;  j'ai  eu  ici  avec  moi  mon 
cher  frère  pendant  un  mois;  il  part  demain  pour  Gre- 
noble; mais  ne  parle  pas  de  son  voyage.  J'ai  reçu  une 
grande  lettre  de  mon  oncle.  Je  vois  que  vous  avez 
perdu  encore  une  belle-sœur,  je  crains  que  tous  ces 
deuils  ne  t'attristent. 

Je  voudrais  te  voir  voyager;  vous  êtes  à  la  porte  de 
la  Suisse  et  de  l'Italie:  profite  de  taliberteactuelle.il 
faut  secouer  la  vie  :  autrement,  elle  nous  ronge. 

Je  t'ai  écrit,  étant  assez  agité.  La  passion,  qui  cau- 
sait tous  ces  spasimi,  s'est  terminée  d'une  manière 
assez  singulière;  elle  avait  deux  objets  liés  ensemble. 
Le  premier  est  devenu  impossible  ;  quant  au  second,  je 


LETTRES   INTIMES.  213 

crois  qu'on  a  actuellement  de  l'amour  pour  moi  etqu'ou 
n'en  a  que  pour  moi;  je  viens  de  passer  deux  heures 
dans  le  lête-à-tête  le  plus  tendre,  mais  une  petite  ma- 
ladie m'empêche  de  profiter  de  cet  amour;  je  te  conterai 
tout  cela  un  jour.  Deux  ou  trois  personnes  qui  connais- 
sent ma  conduite  me  reprochent  d'avoir  trop  fait  pour 
l'amour.  Mais  on  ignore  tout  cela  ici  ;  on  est  à  mille 
lieues  de  me  croire  amoureux.  J'ai  cependant  fait  une 
imprudence  aujourd'hui.  C'est  le  jour  de  naissance  de 
B...  ;  ce  jour-là  est  un  jour  de  fête  dans  le  pays.  Je  lui 
ai  envoyé  un  joli  petit  citronnier  tout  couvert  de  citrons 
et  qui  s'élance  du  milieu  d'une  touffe  de  fleurs,  qui  a 
été  remarquée.  C'est  une  faute;  huit  jours  d'indiffé- 
rence apparente  dérouteront,  j'espère,  l'attention  des 
malins. 

Une  autre  fois,  je  te  parlerai  de  la  beauté  des  envi^ 
rons  devienne,  du  caractère  singulier  des  habitants, 
de  leur  bonté  extrême  à  notre  égard.  On  n'est  pas  assez 
reconnaissant  de  cette  bonté,  parce  qu'elle  tient  à  une 
cause  de  niaiserie. 

Si  on  fait  la  paix,  j'irai  à  Naples,  à  Rome,  dussé-je 
n'y  passer  que  huit  jours.  J'ai  économisé  soixante  louis 
pour  cela;  n'en  dis  rien  encore;  la  chose  faite,  on  la 
pardonnera,  le  projet  semblerait  un  monstre. 

Dès  que  je  pourrai  monter  à  cheval,  je  vais  être 
toute  la  journée  par  monts  et  par  vaux,  pensant  à  loi 
dix  fois  le  jour,  et  désirant  te  voir  agissante.  Le  repos, 
avec  notre  caractère  est  ravant-c:arde  de  la  mort. 


214  LETTRES   INTIMES. 


LY 


19  septembre  1807. 

Je  me  croyais  quitte  à  jamais  des  pompes  de  l*amour 
et  sur  le  point  de  faire  mon  salut;  mais  mon  orgueil 
vient  d'être  bien  humilié  :  je  viens  de  recevoir  une 
lettre  qui  m'a  fait  tant  de  plaisir,  qu*il  faut  nécessai- 
rement que  je  sois  amoureux  de  celle  qui  l'a  écrite. 

Or,  voici  mon  conte  :  Il  y  avait  ici,  il  y  a  huit  mois, 
un  colonel  avec  qui  je  fis  connaissance  par  la  vertu  de 
mon  état  ;  il  avait  une  femme  de  vingt-trois  ans,  d'in- 
finiment d'esprit,  et  de  ce  caractère  élevé  que  j'aime 
tant  dans  les  Italiennes.  Je  plaisantai  trois  ou  quatre 
fois  avec  elle,  une  enire  autres,  en  lui  gagnant  un  louis 
ou  deux  à  un  jeu  où  l'on  joue  six  sous.  Son  mari  part 
avec  son  régiment,  mais  il  meurt  à  six  lieues  d'ici.  Elle 
revient  quelques  jours  après  ;  je  vais  la  voir.  Je  trouve 
qu'elle  me  reçoit  bien,  au  milieu  de  sa  profonde  dou- 
leur, mais  comme  tout  le  monde.  Moi,  reçu  comme 
tout  le  monde,  m'ennuyant,  sachant  qu'elle  s'ennuie, 
sûr  de  passer  des  moments  agréables  auprès  d'elle,  je 
demeure  quatre  longs  mois  sans  l'aller  voir.  Un  soir, 
à  la  promenade,  le  liasard  nous  met  à  côté  l'un  de 


LETTRES   INTIMBS.  215 

l'autre:  elle  partait  dans  huit  jours;  depuis  ce  mo- 
ment, nous  passons  notre  vie  ensemble,  elle  connais- 
sait les  mêmes  villes  d'Italie  que  moi  et  presque  les 
mêmes  personnes;  elle  part,  je  gilope  dix  lieues  à  sa 
portière.  Nous  faisons  la  plus  ridicule  conversation  du 
monde  toute  la  nuit,  elle  ne  se  couche  presque  pas  et 
cela  pour  parler  de  l'agrément  de  chasser  et  autres 
choses   intéressantes;   mais  je   crois  que  nos    yeux 
avaient  plus  d'esprit.   Enfin,  je  la  quitte;  en  revenant 
et  crevant  mes  chevaux,  je  me  trouve  trop  bêle  pour 
que  ce  soit  naturel.  Elle  m'avait  promis  de  m'écrire, 
bah!  elle  m'a  oublié.  Avant-hier,  on  m'apporte  une 
mauvaise  petite  lettre,  en  papier  jaune;  elle  avait  si 
bonne  tournure,  que  je  la  crus  de  Darral.  J'ouvre,  et, 
un  grand  quart  d'heure  après,  je  me  trouve  rouge  jus^ 
qu'aux  yeux,  me  promenant  à  grands  pas,  le  plus  con- 
tent des  hommes,  et  soupirant. 

JN'est-il  pas  bien  comiiiue  qu'il  n'ait  dépendu  que 
de  moi,  pendant  quatre  longs  mois  de  Brunswick,  de 
voir  ou  d'avoir  une  femme  charmante,  et  que  j'attende 
que  trois  cents  petites  lieues  nous  séparent  pour  y 
songer  ? 

Plus,  avant-hier,  c'est-à-dire  le  10,  bataille  !  une 
fusillade  où  j'ai  été,  où  une  vieille  femme,  les  deux 
mains  croisées  sur  le  ventre,  a  eu  l'avantage  de  les 
avoir  percées  comme  Noire-Sauveur,  et  de  plus  le 
ventre,  et  d'aller  sur-le-champ  éprouver  l'effet  de  sa 
miséricorde.  Sans  compter  plusieurs  coups  de  sabre 
dont  personne  se  vante.  Clair  de  lune  magnifique;  rue 


210  LETTRES   INTIMES. 

large  pleine  de  inonde.  Fer-flou-Ke-ta  Fran-çauze, 
ce  qui  veut  dire  f...    gueux  de   Français,  tombant 
de  tous  côtés  sur  mon  chapeau  d'uniforme,  un  coup 
de  fusil,  vingt  personnes  étendues  autour  de  moi, 
les  autres  se  sont  précipitées  contre  les  murs,  moi  seul 
debout.  Une  belle  fille  de  dix-huit  ans,  la  têle  presque 
sous  mes  boites...  je  la  crois  blessée,  elle  frémissait 
violemment,  mais  non  pas  de  ma  main  qui  tàtait  très 
innocemment  un  fort  beau  bras  bien  frais,  je  la  relève 
pieusement  pour  voir  si  c'est  la  jambe  qui  est  cassée, 
la  bataille  s'engage,  de  nouveaux  coups  de  fusil  partent; 
je  la  porte  contre  un  mur,  je  pensais  à  Sganarelle  por- 
tant Clélie;  je  la  mets  par  terre;  elle  me  regarde,  me 
fait  une  jolie  révérence  et  s'enfuit. 

Cependant  les  soldats  accourent...  Ici,  mon  style  de- 
vient plus  humble  parce  que  le  héros  s'en  va.  Il  se 
trouvait  au  milieu  du  peuple  révolté  contre  les  Fran- 
(;ais  dont  un  avait  un  peu  tué  un  pékin;  il  attaquait 
riiùpital  où  gisait  le  tuant  et  cent  cinquante  braves 
soldais  faisaient  feu  sur  ladite  canaille,  Je  me  rappelle 
cette  avenlure  à  cause  du  superbe  coloris  qui  éclairait 
la  scène;  la  lumière  était  pure  comme  les  yeux  de  ma- 
demoiselledeB...;  mais  voilà  une  comparaison  deCha- 
teaubriand,qui  dépeint  la  campagne  de  Rome  d'après 
celle  de  Babylone.  Mademoiselle  deB...  est  une  grande 
personne  de  dix-sept  ans  qui  a  autant  d'attraits  que  ses 
aïeux  de  litres.  Klle  a  de  grands  yeux  d'un  bleu  foncé 
se  détachant  sur  le  plus  beau  blanc  du  monde,  des 
yeux  qui,  par  leur  éclat  et  leur  pureté,  percent  au  fond 


LETTRES   INTIMES.  217 

de  l'âme,  c'est  quelque  chose  d'immatériel  que  ces 
yeux-là;  c'est  une  àme  toute  nue. 
Allons,  réponds-moi  donc. 


LVI 


6  octobre  1807. 

Voici,  ma  chère  Pauline,  les  principaux  ouvrages  de 
Mozart,  mucisien  né  pour  son  art,  mais  àme  du  Nord 
plus  propre  à  peindre  le  malheur  et  la  tranquillité  pro- 
duite par  son  absence,  que  les  transports  et  la  grâce 
que  le  doux  climat  du  Midi  permet  à  ses  habitants. 
Comme  homme  à  idées  et  homme  sensible,  il  est  infi- 
niment préférable,  disent  les  artistes,  à  tous  les 
médiocres  auteurs  italiens;  cependant,  il  est  très  loin 
en  général  de  Gimarosa;  c'est  celui-là  que  je  voudrais 
t'envoyer,  tâche  de  lire  il  Matrimonio  secveto;  il 
Principe  di  Tarent  a. 

La  musique  me  console  de  bien  des  choses;  un  petit 
air  de  Gimarosa  que  je  fredonne  d'une  voix  fausse, 
me  délasse  de  deux  heures  de  paperasserie.  Me  voilà 
à  jouer  le  piquet  presque  tous  les  soirs  avec  mon  or- 
donnateur, homme  aimable  qui  a  beaucoup  connu 
Collé,   Crébillon  fils,  Kulhière,  Coslin,  Lelemps,  qui 

13 


218  LETTRES   INTIMES. 

sera  longtemps  votre  maître  dans  l'art  de  vivre.  A 
propos  de  Collé,  les  deuxième  et  troisième  volumes 
de  son  journal  viennent  de  paraître:  lis-les;  il  y  a 
bien  de  la  grâce. 

Quel  effet  a  produit  ma  lettre  à  mon  père  ?  Dis-lui 
que  nos  orges  arrivent  à  Brunswick  dans  trois  ou 
quatre  jours,  que  je  les  enverrai  à  Paris  par  la  pre- 
mière occasion  et  que,  de  là,  ils  iront  étonner  les 
bords  de  l'Isère. 

As-tu  continué  à  voirV...  ?  Je  voudrais  bien  que  tu 
te  liasses  assez  avec  elle  pour  lui  ouvrir  ton  âme  et  lui 
faire  part  de  tes  projets;  les  événements  de  la  vie 
changeront  ton  caractère;  ne  te  mets  pas  dans  une 
position  de  laquelle  tu  ne  pourrais  plus  te  tirer.  Aux 
yeux  de  l'immense  et  badaude  majorité,  la  fugue 
est  un  morceau  de  musique  impardonnable.  Apprends 
à  espérer,  c'est  savoir  prendre  patience;  marie-toi; 
rends-toi  indépendante.  Tu  te  moqueras  de  moi  ;  tu 
diras  que  j'en  parle  bien  à  mon  aise  ;  malheureuse- 
ment, je  ne  puis  que  parler  de  tout  cela,  je  voudrais 
bien  pouvoir  agir. 

Mets-toi  bien  dans  la  tête  que,  deux  ans  de  vie 
mariée,  dans  ton  ménage,  avec  un  enfant  ou  deux,  le 
changeront  au  point  de  ne  pas  te  reconnaître  toi-même. 
Je  le  sens  sur  moi;  j'estime  beaucoup  de  choses  que  je 
méprisais  il  y  a  quinze  mois.  Je  t'en  prie,  ouvre  ton  âme 
à  V. ..  ;  elle  a  une  âme  capable  de  secret  et  elle  a  bien 
plus  d'expérience  que  toi.  Elle  connaît  la  cruauté 
et  l'ironie  que  le  malheureux,  qu'une  âme  forte  a 


LETTRES  INTIMES.  219 

fait  errer,  rencontrerait  à  chaque  pas  :  tout  le  monde 
se  mettrait  à  faire  de  la  vertu  sur  son  compte.  Le  rôle 
d'une  demoiselle,  dans  nos  mœurs,  est  l'immobilité,  la 
nullité,  toutes  les  négations.  On  accorde  à  une  femme 
mariéeune  liberté  qui  vajusqu'à  la  licence.  Tu  connais 
le  cousin  Badon;  il  n'est  pas  brillant;  si  cependant  tu 
l'avais  épousé  malgré  son  nom  ridicule,  tu  serais  à 
Genève  et  à  Vogheron  maîtresse  de  maison  et,  avec 
bien  peu  d'adresse,  faisant  à  peu  près  ce  que  tu  vou- 
drais, promenant,  faisant  de  la  musique,  accueillant 
les  gens  d'esprit,  éconduisant  doucement  les  butors. 
Au  nom  de  Dieu,  attends  mon  voyage  à  Grenoble 
avant  de  rien  décider;  ne  précipite  rien;  consulte 
V...;  si  jamais  tu  lui  parlais  de  moi,  que  tu  puisses 
le  faire  avec  délicatesse,  dis-lui  qu'elle  a  toute  mon 
admiration. 

Adieu;  écris-moi.  J'espère  que  je  serai  à  Grenoble 
au  mois  de  mai  1808. 


LVl 


Brunswick,  9  octobre  180^ 


Jean  est  parti  avant-liier  pour  Grenoble,  où  je  sou- 
haite qu'il  rende  de  grands  services.  J'ai  pris  un  do 


220  LETTRES   INTIMES. 

mestique  tel  quel;  le  pauvre  diable  sait  écrire,  par 
malheur  !  il  me  serl  de  second  secrétaire  depuis  hier; 
j'ai  réellement  du  travail  pour  deux. 

Je  t'écris  au  milieu  de  onze  ou  douze  officiers  qui 
vont  dîner  avec  M.  D...  ;  c'est  le  seul  moment  que  je 
puisse  accrocher  depuis  quatre  jours.  Je  répondrai  à 
mon  grand-papa  dès  que  je  pourrai  coudre  quatre  idées 
raisonnables.  11  ne  se  figure  pas  mon  maître  tel  qu'il 
est.  C'est  une  cour;  mes  mérites  ou  démérites  n'y  font 
rien.  C'est  l'occasion,  c'est  le  hasard,  c'est  la  grâce, 
l'activité  que  je  puis  mettre  à  mon  affaire  qui  m'avan- 
cera. 

Adieu;  il  n'y  a  pas  moyen  de  continuer;  une  dis- 
cussion sur  les  cinq  plus  longs  mots  de  la  langue  ita- 
lienne me  ferme  la  bouche,  en  me  remplissant  les 
oreilles. 

Envoie-moi  quatre  ou  cinq  bonnes  empreintes  du 
cachet  de  mon  père;  ces  bêtises-là  ont  du  prix  et  un 
grand  prix  en  Allemagne.  C'est  la  planche  qui  aide 
beaucoup  d'honnêtes  gens  à  franchir  les  préjugés  qui 
les  séparent  de  moi. 

Adieu; n'y  manque  pas. 

Quand  on  m'enverra  le  gros  paquet,  je  prie  de  le 
remettre  à  mon  camarade  Faure.  Adieu.  Expose  à 
mon  père  que  j'ai  deux  cents  francs,  cent  cinquante 
francs  de  frais  de  bureau,  deux  chevaux,  deux  secré- 
taires, dix  déjeuners  à  donner  aux  camarades  qui 
passent.  Adieu  ;  écris-moi.  Où  en  es-tu  avec  mademoi- 
selle Boulon? 


LETTRES   INTIMES.  2«1 


LYII 


12  octobre  1807. 

Je  pars  mercredi,  ma  chère  Pauline,  pourBamberg; 
je  pars  avec  un  homme  que  j'aime  et  qui  a  des  bontés 
pour  moi;  ainsi,  quoique  je  n'aie  aucun  uniforme  à 
porter,  je  pars  avec  assez  d'assurance  de  mon  sort 
futur.  Mon  seul  chagrin,  en  quittant  la  France  pour 
une  seconde  fois,  est  le  chagrin  dans  lequel  je  te  sup- 
pose. 

Ce  chagrin  vient,  ce  me  semble,  de  deux  causes  : 
de  rennuiet  d'une  espèce  de  découragement,  de  mé- 
pris de  toi-même. 

En  te  mariant,  tu  sortiras  de  ces  deux  états. 
L'ennui  disparaîtra,  parce  que  tu  seras  environnée 
d'objets  nouveaux;  tu  commenceras  à  l'estimer  en  te 
comparant  à  ce  qui  t'entourera,  tu  prendras  une  nou- 
velle vie.  Alors  tu  connaîtras  le  prix  de  la  retraite 
dans  laquelle  tu  auras  vécu.  C'est  dans  la  retraite  et  le 
plus  vif  malheurqueCatherine  la  Grande  mérite  d'cMre 
ainsi  désignée. 

Ton  mariage  ne  peut  tarder;  d'ici  à  deux  ans,  tu  ne 
verras  plus  ce  Grenoble  qui  l'excède.  Songe  bien  aux 


i>22  LETTRES  INTIMES. 

trois  OU  quatre  raisons  que  je  viens  de  te  donner.  Jus- 
qu'au changement  de  ton  sort,  lis  le  plus  possible  et 
voyage  tant  que  tu  pourras. 

Observe  d'un  œil  attentif  ce  que  P...  pensera  et 
dira  d'un  message  que  je  vais  lui  adresser  incessam- 
ment. En  voici  l'esprit:  Considérant  que  tu  ne  m'as 
envoyé  que  trois  cents  francs  depuis  le  !•*' juillet;  qu'à 
trois  cents  francs  par  mois  comme  nous  en  étions 
convenus,  tu  me  dois  neuf  cents  francs  à  la  fin  d'oc- 
tobre; que  moi-même  je  dois  plus  de  mille  francs;  j'ai 
tiré  sur  toi  deux  lettres  de  change,  l'une  de  huit  cents 
francs,  payable  le  10  novembre,  l'autre  de  sept  cents, 
payable  le  10  décembre.  Il  me  reste  donc  dix-huit  ou 
vingt  louis  ;  mais  il  faudra  peut-être,  arrivé  à  Bam- 
berg,  que  j'achète  un  cheval;  j'aurai  donc  encore 
besoin  de  sept  ou  huit  cents  francs. 
•  Tout  cela  est  plus  que  vrai,  et  je  suis  au  plus  bas. 
Adieu.  Dis  cela  à  notre  cher  oncle  et  à  mon  grand- 
papa,  sans  lesquels  je  perdrais  courage.  C'est  une 
lettre  de  mon  grand-papa  qui  a  décidé  mon  affaire.  11 
m'a  planté  ;  il  faut  que  mon  père  m'arrose.  Dis  mille 
choses  pour  moi  à  notre  bonne  tatan  :  assure-lui  que 
je  pense  souvent  à  elle,  et  que,  dans  cette  passe,  je 
ne  cours  pas  l'ombre  d'un  danger. 


LETTRES   INTIMES.  223 


LVIII 


25  novembre  1807. 

Je  n'ai  pas  eu  un  moment  depuis  le  2  de  ce  mois,  ma 
chère  Pauline  ;  sans  cela, je  t'aurais  parlé  d'une  partie 
de  chasse  après  laquelle  je  suis  resté  ce  jour-là  à  Bruns- 
wick. Je  demandai  à  l'intendant  et  à  l'ordonnateur 
la  permission  de  chasser  pendant  cinqjours  au  Harlz, 
chaîne  de  montagnes  à  douze  lieues  d'ici.  J'y  allai 
avec  M.  Réol;  homme  sensé  manquant  d'éducation 
première  et  à  qui  cinq  ou  six  voyages  en  Afrique, 
quatre  en  Amérique,  deux  dans  les  mers  du  Nord,  les 
guerres  de  la  Vendée  et  de  Lyon,  ont  donné  une 
très  forte  dose  de  bon  sens.  Au  moment  de  partir, 
ou  plutôt  un  moment  après  être  partis,  nous  fîmes 
changer  de  direction  à  notre  voiture,  et  nous  prîmes 
la  route  de  Hambourg.  Ne  parle  à  personne  de  ce 
voyage  imprudent  dont  personne  ne  se  doute  ici.  Nous 
arrivâmes  à  Hambourg  après  avoir  erré  pendant  qua- 
rante-cinq heures  dans  un  vaste  désert  de  sable  qu'on 
nomme  les  Landes  de  Lunebourg,  paysages  vraiment 
flamands,  d'immenses  prairies  entourées  de  clôtures 
de  bois  et  coupées  par  de  sombres  bois  de  pins  et  par 


224  LETTRES  INTIMES. 

de  petits  ruisseaux  débordés  formant  des  lacs.  A  deux 
heures  du  matin,  nous  sommes  à  Haarburg;  tapage 
épouvantable  à  la  porte  de  la  meilleure  auberge,  située 
sur  le  port.  Après  avoir  grelotté  une  heure  à  la  porte, 
elle s*ouvre;  une  affreuse  servante  nous  dit:  «Tout est 
plein,  y>  et  la  referme.  Nouveau  tapage  ;  elle  se  rouvre. 
Nous  nous   précipitons  dans  la   maison;  après  une 
grande  heure  de  peine,  nous  sommes  couchés  sur  la 
paille  au  fond  d'une  grange  si  bien  couverte,  que,  tout 
en  dormant,  nous  observons  la  comète,  qui  se  mon- 
trait superbe,   au  milieu  d'un  ciel  éclairé  par  une 
gelée  à  pierre  fendre.  Nous  sommes  les  premiers 
levés  à  cinq  heures;  nous  trouvons  toute  une  famille 
d'Allemands  qui  prenait  le  café  dans  le  stouve,  cham- 
bre à  poêle  dont  l'air  n'a  pas  été   renouvelé  depuis 
le  commencement  du  froid  ;  vie  purement  animale,  air 
triste  de  ces  gens-là  ;  il  est  si  marqué,  que  nous  leur 
croyons  quelque  chagrin.  Nous  laissons  notre  voiture 
à  l'aubergiste  et  nous  nous  rendons   au   bateau.  Il 
règne  un  brouillard  froid  :  ce  bateau  est  encombré  de 
toute  sorte  de  figures  parmi  lesquelles  prédominent 
un  petit-maître    allemand,  sa  pipe  et  son  valet  de 
chambre  :  caricature  froide  dont  la  vulgarité  des  sen- 
timents et  des  pensées  conduit  bien  vite  à  une  indif- 
férence mêlée  de  mépris.  Le  petit-maître  français  est 
au  moins  gentil;  il  ne  s'estime  qu'autant  qu'il  amuse 
les  autres.    Parmi  les  petits-maîtres  étrangers,  les 
plus  passables  sont  les  jeunes  gens  qui  satisfont  avec 
gaieté  et  prudence  les  goûts  de  leur  âge;  j'entends 


LETTRES   INTIMES.  225 

prudence  dans  le  soin  de  n'offenser  personne,  car  un 
des  goûts  de  la  jeunesse  est  souvent  de  négliger  le 
danger.  Haarburg  est  situé  sur  une  écluse  qui  commu- 
nique à  une  des  bouches  de  l'Elbe.  Vis-à-vis  de  Haar- 
burg, l'Elbe  est  immense: il  couvre, dans  cette  saison, 
plusieurs  petites  îles  et  avait,  le  28  octobre,  jour  de 
notre  passage,  plus  d'une  demi-lieue  de  large  vis-à- 
vis  de  Haarburg.  Réol,  marin  expérimenté,  qui  a  fait 
deux  ou  trois  fois  naufrage,  m'expliquait  tout,  dans  la 
langue  des  marins  qui  a  au  moins  cinq  ou  six  cents 
mots  qui  n'ont  de  français  que  la  désinence.  Nous 
fûmes  presque  au  moment  de  chavirer  à  cause  de  la 
lenteur  des  matelots  ;  ces  petits  dangers,  absolument 
mauvais  pour  moi,  me  firent  beaucoup  de  plaisir. 

Réol  me  contait  qu'étant  dans  les  eaux  de  l'Amé- 
rique-Nord,  un  coup  de  vent  mit  le  navire  sur  le  côté  ; 
il  resta  quelques  secondes  dans  cette  position  gênante. 
Un  second  coup  de  vent  le  remit  sur  quille. 

Nous  touchâmes  à  Altona  et  entrâmes  enfin  dans  le 
port  de  Haarburg,  plein  de  vaisseaux  qui  y  pourrissent 
à  cause  de  l'impossibilité  du  commerce. 

(Je  m'arrête;  j'ai  fait  toute  la  matinée  des  remèdes 
contre  cette  ennuyeuse  fièvre  de  tous  les  hivers,  et  je 
n'en  puis  plus.  Madame  D. ..  repart  demain  pour 
Paris.) 

Je  poursuis  le  27;  mais  j'aime  mieux  continuer  la 
parenthèse  que  la  lettre.  Madame  D...  est  partie  hier; 
aujourd'hui,  il  fait  un  vrai  temps  du  Nord;  il  n'est 
pas  quatre  heures:  j'y  vois  à  peine  auprès  de  deux 

13. 


226  LETTRES  INTIMES. 

grandes  fenêtres  donnant  sur  une  place.  J'ai  pensé 
à  loi  vingt  fois,  aujourd'hui  et  hier,  en  lisant  des 
romans  qui  n'ont  d'autre  mérite  que  d'être  écrits  en 
anglais.  Combien  ces  livres  donnent  une  fausse  idée 
de  la  société  ;  on  les  croirait  écrits  par  et  pour  les 
habitants  de  la  lune. 

Je  crains  que  tu  n'aies  formé  plusieurs  de  tes 
opinions  d'après  this  donned  books.  Les  belles  âmes 
seules  ont  ces  sortes  d'illusions;  mais  aussi  elles  sont 
presque  toutes  malheureuses,  et  je  tremble  que  tu 
n'en  augmentes  le  nombre.  Tu  verras,  par  la  lettre  ci- 
jointe  de  Brigillion,  que  plusieurs  commères  de  la 
grande  rue  se  sont  aperçues  de  tes  travestissements.  Si 
tu  n'y  mets  ordre,  tu  ne  te  marieras  pas  ;  ne  crois  pas 
que  j'exagère  pour  faire  effet  ;  je  te  donne  ma  parole 
d'honneur  que  je  crois  le  mariage,  en  général,  aussi 
utile  au  bonheur  des  femmes  que  nuisible  à  celui  des 
hommes.  Je  donnerais  tout  au  monde  pour  que  tu 
puisses  mériter  l'amitié  de  mademoiselle  V...  Fais  tout 
au  monde  pour  cela  et  rends  m'en  compte.  Elle  a  lâté 
de  ce  monde  cruel  envers  les  malheureux,  de  cette 
fausse  pitié  pire  que  le  mépris. 

Ce  qui  rend  les  folies  si  fatales  aux  belles  âmes 
logées  dans  des  corps  de  femme,  c'est  qu'on  leur  sup- 
pose toujours  pour  cause  une  faiblesse  méprisable  en 
général.  Le  jeune  homme  le  plus  spirituel  et  le  plus 
amoureux  ne  t'épouserait  pas,  si  vingt  ou  trente  dames 
l'assuraient  t'avoir  vue  courant  les  rues  le  soir  en  habit 
d'homme. 


LETTRES   INTIMES.  -2-27 

Il  y  a  deux  ans  que,  lorsqu'on  me  donnait  des  con- 
seils pareils  à  ceux  que  je  voudrais  te  voirsuivreje  me 
disais  en  moi-même  :  «  Ame  froide!  »  et  je  me  gardais 
bien  d'en  croire  un  mot;  mais  beaucoup  de  malheurs 
que  je  ne  t'ai  pas  racontés  parce  qu'ils  étaient  de  tous 
les  jours  et  trop  longs  à  expliquer,  m'ont  enfin  ouvert 
les  yeux.  Je  me  suis  décidé  à  regarder  autour  de  moi, 
à  m'assurer  des  faits  que  l'on  me  conterait,  à  n'établir 
mon  opinion  que  sur  ceux  qui  étaient  positifs.  Je  don- 
nerais un  an  de  ma  vie  pour  te  voir  dans  cette  dispo- 
sition : 

€  Mais  je  m'ennuie  trop  !  je  ne  peux  plus  continuer 
à  mener  cette  vie  monotone!  » 

Mais  songe  qu'un  éclat  une  fois  fait,  c'est  pour  tou- 
jours; tu  ne  peux  plus  trouver  de  mari.  Nous  aurons 
peut-être  quatre  à  cinq  mille  francs  de  rente;  tu  mè- 
neras une  vie  très  ressemblante  à  celle  que  D...  mène 
avec  le  revenu  de  dix  mille;  elle  est  soutenue  par 
l'opinion  publique;  elle  a  des  sociétés  où  on  la  reçoit 
avec  plaisir;  si  on  fait  des  objections  contre  elle,  on  les 
tire  de  sa  personne,  de  son  esprit,  de  son  caractère. 
Toi,  au  contraire  qui  lui  es  mille  fois  supérieure  de 
tous  ces  côtés-là,  ta  supériorité  même  te  nuira. 

((  Mais  je  me  ferai  maîtresse  de  langue  anglaise,  de 
dessin,  etc.,  etc.  » 

Tu  t'imagines  que  ce  métier  te  donnera  de  quoi 
vivre,  et  que  tu  seras  aussi  heureuse  avec  quatre  mille 
francs  gagnés  de  cette  façon,  que  le  bourgeois  ton 
voisin,  avec  les  quatre  mille  francs  qu'il  gagne  à  son 


228  LETTRES  INTIMES. 

commerce  de  bas  de  filoselle.  Pas  du  tout  :  le  mar- 
chand de  bas  te  méprisera  et  te  le  fera  sentir  de  mille 
manières.  Si  tu  avais  vu  le  monde,  tu  saurais  quetoule 
personne  qui  n'a  pas  un  état  que  la  vanité  soit  forcée 
d'estimer,  et  quelque  fortune,  y  est  accablée  de  mépris 
honnêtes  par  la  forme  et  outrageants  en  effet.  Tu  te 
figures  cela  d'après  ces  donned  books  dont  je  te  parlais 
dans  le  moment;  il  vaudrait  mieux  se  figurer  un  moulin 
à  vent,  d'aprèsune  charrue.  La  vérité  n'est  que  l'opposé 
de  ce  qu'ils  disent,  c'est  tout  simple.  S'ils  montraient 
le  monde  tel  qu'il  est,  ils  feraient  horreur  et,  même 
sur  les  gens  qui  sont  de  leur  avis,  produiraient  une 
impression  de  tristesse  qu'on  chercherait  à  éviter. 

Un  homme  de  sens  et  d'esprit,  faisant  un  roman 
duquel  il  veut  tirer  de  l'argent  et  quelque  réputation, 
qui  l'aide  à  mieux  vendre  le  second,  a  donc  grand 
soin  de  ne  pas  aborder  cette  fatale  question.  Il  peint 
les  passions  comme  l'abbé  Prévost,  et  il  les  peint  dans 
des  gens  riches.  Le  pauvre  abbé  Prévost  n'avait  cepen- 
dant pas  besoin  d'aller  bien  loin  pour  trouver  les 
exemples  de  la  misère;  il  s'était  enfui  de  son  couvent 
à  vingt-cinq  ans,  et,  depuis  cet  âge  jusqu'à  celui  de 
soixante-sept,  je  crois,  où  il  est  mort,  il  a  été  abreuvé 
de  toute  sorte  de  dégoûts.  Si,  au  lieu  de  s'enfuir  et 
faire  un  éclat,  il  avait  employé  son  esprit  à  obtenir 
par  l'intrigue  sa  sécularisation,  il  aurait  été, à  Paris, 
un  homme  de  lettres  considéré,  membre  de  l'Acadé- 
mie, lecteur  de  quelque  prince  et  ayant  comme  Duclos 
trente-cinq  mille  francs  de  rente. 


LETTRES   INTIMES.  2Î9 

Je  te  cite  cet  exemple  parce  qu'il  est  le  plus  court 
à  exposer  et  que  peut-être  tu  connais  les  personnages; 
mais  le  monde  est  plein  de  faits  qui  donnent  le  même 
résultat. 

Une  femme  doit  d'abord  être  mariée  ;  c'est  ce  qu'on 
lui  demande;  après,  elle  fait  ce  qu'elle  veut.  J'en 
reviens  toujours  à  mademoiselle  V...  On  la  dit  reti- 
rée près  de  Grenoble;  lâche  de  l'aller  voir  avec  made- 
moiselle M...  et,  là,  ouvre-lui  franchement  ton  cœur 
(sans  parler  de  moi  en  aucune  façon):  demande-lui 
des  conseils.  Elle  a  une  belle  âme;  ta  franchise  et  les 
malheurs  dans  lesquels  tu  es  sur  le  point  de  te  préci- 
piter la  toucheront;  elle  te  donnera  des  conseils  qui 
peut-être  ne  seront  pas  tels  que  les  miens,  mais  qui 
certainement  vaudront  mieux. 

Je  voulais  t'envoyer  de  Hambourg  des  petites  vues 
qui  te  donnassent  une  idée  du  pays  :  je  n'ai  trouvé 
que  des  vues  de  Dresde,  la  Florence  de  l'Allemagne. 
Les  voici.  Mets-les  dans  ta  chambre;  elles  sont  assez 
différentes  ;  chaque  fois  que  tu  les  verras,  songe  au 
danger  de  se  mettre  la  société  à  dos,  surtout  quand  on 
a  de  l'âme  et  de  l'esprit;  on  peut  revenir  sur  l'eau 
avec  de  la  bassesse,  mais  autrement  c'est  impossible. 
Je  joins  à  ma  lettre  une  carte  d'Allemagne  et  d'une 
partie  de  l'Europe  ;  elle  est  fort  commode  en  ce  qu'on 
peut  l'avoir  toujours  sous  les  yeux.  J'y  avais  marqué 
mes  courses  throtigh  the  World  :  comme  je  n'en 
puis  pas  avoir  d'autre  exemplaire,  je  t'envoie  celui 
dont  j'ai  fait  usage. 


230  LETTRES   INTIMES. 

Une  remarque  m*a  frappé  aujourd'hui  :  les  trois 
quarts  des  bourgeois  dérangent  leur  fortune  ou  tout 
au  moins  se  donnent  des  ridicules  pour  faire  quelque 
acte  de  supériorité,  courir  la  poste  très  vite  par 
exemple,  ou  autres  choses  semblables.  Nous  nous  mo- 
quons beaucoup  d'eux;  mais  la  portionnelle d'autorité 
que  nous  exerçons  nous  donne  l'occasion  d'avoir 
gratis  les  mêmes  jouissances  de  vanité  que  le  bour- 
geois payait  si  cher.  Nous  avons  eu,  ces  jours-ci,  cinq 
ou  six  anecdotes,  dont  ce  raisonnement  est  le  résumé. 
Peut-être  te  semblera-t-il  inintelligible.  Mais  une 
soirée  de  quatre-vingts  personnes  m'appelle  chez  le 
grand  juge. 

Dis-moi  quel  parti  on  a  tiré  de  Jean  ?  Envoie-moi 
donc  une  empreinte  ou  deux  du  cachet  de  nos  ancê- 
tres. En  même  temps,  dis-moi  un  mot  de  mademoi- 
selle V...  Adieu;  aime-moi  et  écris-moi.  Je  voudrais 
bien  qu'il  n'y  eût  plus  d'aigreur,  entre  mon  père  et 
moi;  tâche  de  nous  réconcilier.  Que  dit-on,  que 
pense-t-on  de  moi?  Tu  vois  bien  que  tu  dois  m'écrire 
puisque  tu  es  mon  ambassadeur. 


LETTRES   INTIMES.  231 


LIX 


3  décembre  4807. 

J'ai  été  hier,  toute  la  soirée,  directeur  de  comédie. 
Je  me  suis  beaucoup  amusé,  et  je  suis  encore  tout  gai 
de  nos  essais  dramatiques  :  nous  avons  répété  Dupiiys 
et  Desronais  et  la  Vérité  dans  le  vin,  tableau  vif  et 
naturel  des  mœurs  de  ce  temps-là;  Marianne,  sans 
être  très  jolie,  n'était  pas  mal.  Une  jolie  femme,  tom- 
bant dans  une  société  d'hommes,  met  un  vernis  bril- 
lant sur  toutes  leurs  qualités.  J'avais  hier  trois 
hommes  d'esprit  parmi  mes  auteurs;  nous  rîmes 
jusqu'à  minuit. 

J'ai  été  toute  la  matinée  avec  Grégoire  VII  et  tout 
le  moyen  âge.  Je  lis  Koch,  ce  livre  que  je  t'ai  con- 
seillé. Je  vais  le  mêler  avec  Ancillon  et  V Essai  sur  les 
?«a?urs  de  Voltaire;  j'y  joindrai  celui  de  Condorcet 
sur  le  Progrès  des  lumières.  J'espère,  à  l'aide  de  ces 
hommes  animés  de  passions  et  de  préjugés  différents, 
me  former  un  bon  canevas  de  l'histoire  moderne. 
Je  ne  sais  pourquoi  le  moyen  âge  est  lié  dans  mon 
cœur  avec  l'idée  de  l'Allemagne.  Les  paysans  du  pays 
de  Brunswick  ont  conservé  le  costume   de  Charte- 


232  LETTRES   INTIMES. 

magne,  mais  exactement.  Le  Nord  contre  lequel  j'ai 
de  l'humeur  au  printemps  et  en  automne  me  touche 
pendant  l'hiver;  il  est  dans  toute  sa  sombre  parure. 
Une  église  gothique,  environnée  d'arbres  décrépits, 
et  couverte  de  neige,  me  touche.  J'en  ai  une  absolu- 
ment telle,  à  côté  de  chez  moi,  Sainte-Égidie.  Je  ne 
sais  si  tu  comprendras  toutes  ces  liaisons  de  senti- 
ments, qui  sont  peut-être  les  mêmes  chez  toi;  car  j'ai 
éprouvé  qu'en  beaucoup  de  choses,  nous  nous  ressem- 
blions; mais,  ce  matin,  j'étais  entièrement  à  Hilde- 
brand  et  dans  la  cour  du  château  de  Canossa,  avec 
l'empereur  Frédéric,  je  crois. 

Tu  trouveras  peut-être  des  remarques  dans  toutes 
ces  idées  :  il  y  a  bien  peu  de  personnes  à  qui  j'ose 
les  communiquer;  mais  cela  peut  prêter  quelque 
poids  aux  avis  que  je  te  donne  et  que  tu  pourrais 
croire  parlant  d'une  âme  froide.  Mes  amis,  si  tu  leur 
parles  de  ce  détail,  pourront  te  dire  jusqu'à  quelle 
folie  j'ai  poussé  le  préjugé  contre  ce  que  je  nommais 
les  froids;  cela  allait,  il  y  a  trois  ans  seulement,  jus- 
qu'à mépriser  Duclos. 

Je  ne  puis  compter  comme  véritable  expérience  que 
celle  que  le  malheur  a  gravée  dans  mon  cœur  depuis 
le  16  octobre  1806. 

Croirais-tu  que  les  deux  tiers  de  mes  idées  ont 
changé  depuis  ce  temps-là,  non  pas  sur  les  principes, 
mais  sur  la  manière  de  se  conduire  avec  les  hommes. 
Quand  on  aie  malheur  de  ne  pas  ressembler  à  la  ma- 
jorité des  humains,  il  faut  les  regarder  comme  des 


LETTRES  INTIMES.  233 

gens  qu'on  a  mortellement  offensés,  et  qui  ne  vous 
souffrent  que  parce  qu'ils  ignorent  l'offense  que  vous 
leur  avez  faite;  un  mot,  un  rien  peut  vous  trahir. 
Prends  donc  patience  jusqu'à  ton  mariage;  une  fois 
mariée,  tout  prend  une  autre  couleur;  avec  un  peu 
d'attention,  et  l'art  de  faire  croire  à  ton  mari  qu'il  a 
plus  d'esprit  que  toi,  lu  feras  à  peu  près  ce  que  tu 
voudras  et  seras  enfin  heureuse  à  ta  manière. 
Adieu;  écris-moi. 


LX 


Berlin,  1807. 

On  a  raison,  toutes  les  agitations  sont  grandes  dans 
la  solitude; j'écrivais,  il  y  a  trois  jours,  et  je  le  sen- 
tais bien,  que  mon  goût  pour  Minette  était  entièrement 
passé;  je  la  sacrifiais  à  mademoiselle  de  F...,  que  je 
n'aime  point;  je  m'amusais  des  agitations  des  deux 
rivales;  je  demandais  enfin  à  la  philosophie  des 
émotions  que  l'amour  ne  me  donnait  plus  :  il  s'est 
vengé. 

Mademoiselle  de  T...  me  dit  presque  qu'elle  m'aime. 
C'était  jeudi  passé;  l'aveu  de  cet  amour  consistait  à 
m'avouer  celui  qu'elle  avait  eu  et  qu'elle  n'avait  plus 
pour  M.  L...  Ce  même  soir,  j'ai  lieu  de  croire  qu'elle 


234  LETTRES   INTIMES. 

s'est  réconciliée  avec  M.  L...  J'ai  vu  pour  la  première 
fois  auprès  de  M...  un  amant  qui  lui  a  fait  la  cour  pen- 
dant quatre  ans  et  qui  n'attend, pour  l'épouser,  que  le 
consentement  ou  la  mort  de  son  père;  sans  amour 
même  elle  doit  le  préférer  à  moi,  qui  n'ai  nulle  envie 
del'épouser.  Ce  soir-là,  elle  a  tenu  la  balance  entre  nous 
deux  ;  mais,  hier  lundi,  elle  avait  l'air  de  l'aimer.  Croi- 
rais-tu que,  depuis  quatre  mortels  jours,  je  ne  pense 
qu'à  cela.  Quand  mon  âme.  ne  trouble  pas  mon  esprit, 
il  est  entièrement  occupé  des  moyens  de  m'en  faire 
aimer,  sans  lui  nuire  auprès  du  futur  mari,  et,  bien 
certainement,  le  lendemain  que  je  serai  sûr  de  son 
amour,  elle  me  sera  presque  insupportable.  Enfin,  hier, 
la  rage  dans  le  cœur,  je  me  suis  souvenu  de  Tinfluence 
du  physique  sur  le  moral:  j'ai  pris  beaucoup  de  thé, et 
j'ai  retrouvé  en  partie  ma  raison,  assez  du  moins  pour 
être  aimable;  mais  elle  a  trop  d'esprit  et  trop  de  pas- 
sion pour  être  bien  sensible  à  ce  genre  de  mérite.  Dans 
mon  malheur,  je  me  suis  adressé  à  tous  mes  goûts 
pour  me  distraire;  j'ai  fait  de  petits  voyages.  La  lettre 
que  j'ai  écrite  à  mon  père  te  dira  où  et  comment  j'ai 
voulu  lire  ;  les  livres  m'ont  ennuyé.  Ce  matin,  je  les 
passais  en  revue  ;  mon  œil  est  tombé  sur  un  volume  de 
pensées  diverses  d'Helvétius;  j'ai  pris  un  cheval;  j'ai 
galopé  jusqu'à  Richemonde  (très  joli  jardin  anglais, 
éloigné  de  Berlin  comme  le  pont  de  Piquepierre,de 
Grenoble,  dans  un  pays  de  plaine  à  végétation  pâle; 
Kichemonde  me  rappelle  le  Belvédère  :  il  y  a  un  petit 
château).  En  arrivant  sous  ces  ombrages  froids,  je  me 


LETTRES    INTIMES.  235 

suis  jeté  sur  le  gazon,  Helvétius  m'a  consolé  pendant 
deux  heures. 

Voilà  ma  vie,  ma  chère  amie;  quelle  est  la  tienne? 
Songes-tu  un  peu  sérieusement  à  te  marier? cela  veut 
dire  :  «  Es-tu  guérie  de  croire  trouver  un  Saint-Preux 
ou  un  Emile  pour  mari?» Ni  l'un  ni  l'autre,  ma  chère; 
un  homme  vaniteux  que  tu  mèneras,  qui  ne  sera  ni  bon 
ni  méchant,  et  dont  le  caractère  changera  tous  les  dix 
ans  avec  le  physique.  Je  ne  serai  tranquille  que  lorsque 
je  te  saurai  mariée;  c'est  l'état  d'une  fdle,  et  tu  ne 
saurais  croire  combien  je  m'applaudis  d'en  avoir  un, 
ne  fût-ce  que  pour  apprendre  à  m'en  passer.  N'espère 
pas  trouver  un  bonheur  solide  dans  le  célibat;  l'image 
du  mariage  viendra  toujours  te  troubler;  je  souhaite 
avec  passion  savoir  ce  que  tu  penses  et  sens  sur  cet 
objet  important  et  urgent. 

Rappelle-toi  le  prix  du  temps;  mon  aventure  de 
cette  semaine  doit  te  le  prouver;  j'ai  eu  le  cœur  de 
Minette  presque  dans  ma  main,  il  n'a  tenu  qu'à  moi 
de  m'en  faire  aimer  beaucoup;  je  me  disais  assuré- 
ment: ((  Ça  ne  peut  me  manquer!  >  Ça  me  manque 
cependant  et  d'une  façon  cruelle. 

Parle  tous  les  jours  d'argent  pour  moi  à  mon  père; 
j'en  ai  grand  besoin  ;  parles-en  tous  les  jours,  je  compte 
sur  loi  pour  cela;  mais  j'avoue  que  j'aimerais  mieux 
que  tu  employasses  àm'écrire  le  temps  pendant  lequel 
lu  lui  parleras  pour  moi. 

Donne-moi  tous  les  détails  possibles  sur  la  famille, 
etc.,  etc. 


236  LETTRES   INTIMES. 


LXI 


Basse-Saxe,  1807. 

Cette  langue  allemande  est  le  croassement  des  cor- 
beaux ;  j'ai  commencé,  ce  matin,  à  l'apprendre  pour  me 
tirer  d'affaire  en  voyage.  Voilà  l'officiel. 

Actuellement  je  te  dirai  que  je  suis,  je  crois, 
heureux  d'avoir  tant  à  travailler;  mon  âme  a  encore 
la  mauvaise  habitude  d'aimer,  et  ma  raison  me  dit 
que  c*est  absurde.  Excepté  toi,  je  ne  vois  rien  de 
digne  d'être  aimé;  du  reste,  mon  mépris  pour  la 
canaille  humaine  augmente  considérablement  :  ils 
m'amusent  encore  comme  des  singes  jouant  des  farces. 
Je  suis  fatigué  de  ridiculités,  tant  il  faut  que  je  me 
donne  de  soins  pour  n'en  pas  perdre  le  spectacle  d'une 
seule.  Quand  je  suis  ennuyé,  je  demande  des  jouis- 
sances à  mon  estomac. 

Adieu  ;  je  suis  poussé  par  un  portefeuille  dont  la 
gueule  horrible  est  le  gouffre  où  va  se  perdre  mon 
repos  de  toute  la  journée.  Les  gens  avec  qui  je  fais  la 
conversation  sont  si  secs,  que  j'ai  du  plaisir  à  faire 
aller  mon  imagination.  Je  ne  puis  plus  lire  Duclos,qui 
me  faisait  tant  de  plaisir  à  Paris,  où  j'avais  des  senti- 


LETTRES  INTIMES.  237 

ments  doux;  j'ai  une  indigestion  de  sécheresse;  je  lis 
Ancillon.  J'ai  vingt  pages  à  l'écrire,  pas  un  instant! 

Offre  mes  respects  à  mes  aimables  cousines  :  je 
crains  bien  qu'elles  n'oublient  ce  chevalier  errant  de 
cousin,  mais,  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  ne  les  ou- 
bliera jamais. 


LXII 


26  mars  1808. 

Je  sens  bien,  ma  chère  amie,  que  tu  dois  avoir 
mille  choses  à  faire,  mille  devoirs  à  remplir;  à  peine 
auras-tu  le  temps  de  lire  ma  lettre,  mais  je  trouve  du 
plaisir  à  l'écrire;  j'en  trouverai  encore  plus  à  lire  et 
relire  la  réponse,  si  tu  as  le  temps  de  m'en  faire  une. 
Il  me  semble  que,  dans  les  âmes  sensibles,  il  y  a  une 
foule  d'airs  qui  flottent  pour  ainsi  dire;  tout  à  coup  on 
est  affecté  du  sentiment  qu'ils  expriment,  ils  vous  vien- 
nent à  la  mémoire  et  on  les  chantonne  des  journées 
entières,  en  y  trouvant  toujours  un  nouveau  plaisir. 
Cette  Ihéorie-là  est  mon  histoire  d'aujourd'hui;  il 
m'est  venu  un  air  charmant  sur  les  petits  mots  cara 
sorclla.  J'ai  repassé  dans  ma  mémoire  tout  le  temps 
que  nous  avons  passé  ensemble.  Comment,  je  ne  l'ai- 
mais pas  dans  notre  enfance  ;  comment,  je  le  battis 


238  LETTRES  INTIMES. 

une  fois  à  Claix  dans  la  cuisine.  Je  me  réfugiai  dans 
le  petit  cabinet  de  livres  ;  mon  père  revint  un  instant 
après  furieux  et  me  dit  :  «  \ilain  enfant  !  je  te  mange- 
rais!» Ensuite,  tous  les  maux  que  nous  fit  souffrir 
cette  pauvre  tatan  Séraphie;  nos  promenades  dans 
ces  chemins  environnés  d'eau  croupissantes  vers  Saint- 
Joseph.  Comme  je  regardais  la  chute  des  montagnes 
du  côté  de  Voreppe  en  soupirant  î  C'était  surtout  au 
crépuscule  du  soir  en  été;  le  contour  en  était  dessiné 
par  une  douce  couleur  orangée!  Comme  je  sentais  ce 
nom  Porte  de  France!  Comme  j'aimais  ce  mot 
France  pour  lui-même,  sans  songer  à  ce  qu'il  expri- 
mait! Hélas  ce  bonheur  charmant  que  je  me  figu- 
rais, je  l'ai  entrevu  une  fois  à  Frascali,  quelques 
autres  à  Milan.  Depuis  lors,  il  n'en  est  plus  question; 
je  m'étonne  d'avoir  pu  le  sentir.  Le  seul  souvenir  en 
est  plus  fort  que  tous  les  bonheurs  présents  que  je 
puis  me  procurer. 

Voilà  mes  rêveries,  ma  chère  amie;  j'en  ai  presque 
honte;  mais,  enfin,  tu  es  la  seule  personne  au  monde 
à  qui  j'ose  les  dire.  Je  m'aperçois  d'une  chose  assez 
triste;  en  perdant  une  passion,  on  y  perd  peu  à  peu 
le  souvenir  des  plaisirs  qu'elle  a  donnés.  Je  t'ai  conté 
qu'étant  à  Frascati,  à  un  joli  feu  d'artifice,  au  moment 
de  l'explosion,  Adèle  s'appuya  un  instant  sur  mon 
épaule;  je  ne  puis  t'exprimer  combien  je  fus  heureux. 
Pendant  deux  ans,  quand  j'étais  accablé  de  chagrin, 
celte  image  me  redonnait  du  courage  et  me  faisait 
oublier  tous  les  malheurs.  Je  l'avais  oubliée  depuis 


LETTRES   INTIMES.  239 

longtemps;  j'ai  voulu  y  repenser  aujourd'hui.  Je  vois 
malgré  moi  Adèle  (elle  qu'elle  est  ;  mais,  tel  que  je  suis, 
il  n'y  a  plus  le  moindre  bonheur  dans  ce  souvenir. 
Madame  Pietra  Greca  c'est  différent,  son  souvenir  est 
lié  à  celui  de  la  langue  italienne;  dès  que,  dans  un  rôle 
de  femme  quelque  chose  ine  plaît  dans  un  ouvrage,  je 
le  mets  involontairement  dans  sa  bouche.  Je  t'entends, 
tout  mon  sentiment  aujourd'hui  a  commencé  par  là; 
je  lisais  un  auteur  que  je  ne  connaissais  et  n'estimais 
guère,  les  œuvres  du  comte  Gasparo  Gozzi  ;  c'était  la 
punizione  vel  precipizio.  La  reine  Elvire,  réduite  à 
se  cacher  dans  des  forêts  immenses,  rencontre  son  fils, 
charmant  jeune  homme  qui  ne  sait  pas  qu'elle  est  sa 
mère;  si  le  tyran  don  Sanche  le  soupçonnait  d*être  le 
fils  de  son  prédécesseur,  il  le  ferait  périr.  Elvire  n'en 
avait  eu  aucune  nouvelle  depuis  sa  naissance;  la  pru- 
dence fait  qu'elle  lui  défend  de  revenir  jamais;  elle 
veut  s'en  aller,  elle  ne  le  peut,  elle  revient  et  lui  dit  : 

Pastore  vedi  se  t'amo, 
Tu  ristorra....  etc. 

Je  voyais  Angelina,  cette  figure  si  noble,  dire  ça  à 
son  fils.  A  ce  qui  vient  après  la  description  de  la 
grotte,  je  me  suis  senti  pleurer  comme  un  enfant;  j'ai 
relu  pendant  quelques  minutes  ce  mot  septioi  en 
pleurant  toujours  davantage.  Depuis  dix-huit  mois,  je 
me  suis  trouvé  trois  fois  dans  ces  moments  si  doux, 
deux  fois  en  lisant  la  mort  de  Clorinde,   o    vista! 


210  LETTRES  INTIMES. 

0  coHosceîizaftil  ce  matin.  Depuis  lors, j'ai  vérifié  une 
comptabilité  de  9,007,661  fr.  07,  disséminée  dans  cent 
quarante  pages  d'un  registre  in-folio;  j'ai  fait  un  pro- 
cès-verbal de  huit  pages:  rien  n'a  pu  effacer  cette 
douce  impression.  Cette  pièce  est  aussi  la  seule 
charmante  en  objets  d'art  que  j'aie  vue  depuis  dix- 
huit  mois.  Notre  froide  et  bonne  compagnie  appelle  ça 
une  farce;  mais  quel  ouvrage  que  celui  qui,  en  deux 
mots,  sans  y  être  aucunement  préparé,  émeut  à  ce 
point? 
Adieu;  aime-moi. 


LXIII 


Berlin,  28  mai  1808. 

Je  ne  m'accoutume  point  à  ne  pas  avoir  de  tes 
lettres.  Je  sens  bien  qu'en  se  mariant  on  fait  banque- 
route de  la  moitié  de  son  amitié  à  tous  ses  amis;  mais 
je  veux  ma  moitié  et  tu  ne  me  donnes  rien.  Depuis  le 
malheur  qui  nous  est  arrivé,  je  n'ai  rien  su  de  Gre- 
noble. C'est  une  ville  étrangère,  et,  quoique  je  n'aime 
pas  à  y  demeurer,  c'est  cependant  là  qu'habitent  une 
douzaine  de  personnes  qui  reviennent  sans  cesse  à  ma 
mémoire. 


LETTRES  INTIMES.  241 

Donne-moi  donc  des  détails,  et  ne  crains  jamais 
d'en  trop  donner  ;  surtout,  parle-moi  de  ton  mariage; 
j'espère  presque  que  tout  sera  fini  lorsque  tu  recevras 
ces  lignes;  instruis-m'en.  Pour  t'encourager  à  me 
conter  des  riens,  je  vais  commencer. 

11  y  a  quelque  jours  que  je  me  suis  trouvé  à  mille 
trois  cents  pieds  sous  terre;  c'était  au  fond  d'une 
mine  du  Hartz  nommée  Dorothée.  C'est  curieux  ;  mais, 
suivant  ma  mauvaise  habitude,  le  spectacle  qui 
m'amusa  le  plus  fut  celui  que  je  me  donnai  à  moi- 
même.  J'ai  une  telle  aversion  pour  les  mauvaises 
odeurs,  qu'elles  me  changent  tout  à  coup;  je  crai- 
gnais cette  odeur  de  soufre  charbonné  qu'on  sent  aux 
fonderies.  C'était  ma  première  répugnance;  la  se- 
conde était  de  tomber.  On  descend  par  des  échelles 
verticales  :  si  la  main  vous  manque,  vous  devenez  une 
scorie  ;  ces  échelons  gras  sont  tellement  garnis  de  boue 
coulante,  que  la  main  glisse  à  tout  moment.  Ça  me  fit, 
en  miniature,  le  môme  efi'et  que  de  se  battre  à  cheval 
dans  un  marais.  De  loin,  ça  paraît  une  indigne  posi- 
tion; quand  on  y  est,  on  est  occupé  à  surmonter 
successivement  beaucoup  de  petites  difficultés;  les 
premiers  petits  succès  qu'on  a  nous  donnent  une  joie 
infinie  et  enfin  nous  amusent,  parce  qu'on  acquiert 
des  raisons  de  s'estimer  soi-même,  et  on  est  si  heu- 
reux d'avoir  des  raisons  pour  cette  chose  si  peu 
raisonnable. 

Après  cela,  le  roi  est  arrivé;  je  lui  ai  été  présenté; 

j'ai  été  partout,  et  me  suis  beaucoup  amusé  de  mes 

14 


242  LETTRES  INTIMES. 

compagnons.  Je  nie  suis  lié  avec  un  des  seigneurs  de 
sa  cour,  qui  s'est  trouvé  un  homme  parfaitement  digne 
d'être  aimé.  Les  femmes,  l'Italie,  la  musique,  la 
auerre,  Tambition  sont  de  la  même  manière  dans  nos 
cœurs;  nos  esprits  n'ont  pas  tant  de  rapports.  Si  nous 
devions  agir  à  côté  l'un  de  l'autre,  nous  serions  bien- 
tôt tout  à  fait  amis;  nous  sommes,  jusqu'ici,  l'un  pour 
l'autre  d'agréables  connaissances. 

Il  y  a  quatre  ans,  j'étais  à  Paris  avec  une  seule 
paire  de  bottes  trouées,  sans  feu  au  cœur  de  l'hiver, 
et  souvent  sans  chandelle.  Je  suis  ici  un  personnage  : 
je  reçois  beaucoup  de  lettres  dans  lesquelles  les  Alle- 
mands médisent  Jlfow56i^/iei^r;  les  grands  personnages 
français  m'appellent 3/owsiewr  V intendant'^  les  géné- 
raux qui  arrivent  me  font  des  visites,  je  reçois  des 
sollicitations,  j'écris  des  lettres,  je  me  fâche  contre  mes 
secrétaires,  vais  à  des  dîners  de  cérémonie,  monte  à 
cheval  et  lis  Shakspeare  ;  mais  j'étais  plus  heureux  à 
Paris.  Si  l'on  pouvait  mettre  la  vie  où  l'on  veut,  comme 
un  pion  sur  un  damier,  j'irais  encore  apprendre  à  dé- 
clamer chez  Dugazon,  voir  Mélanie,  dont  j'étais  amou- 
reux, avec  une  mauvaise  redingote,  ce  qui  me  fendait 
l'âme.  Quand  elle  ne  voulait  pas  me  recevoir,  j'allais 
lire  à  une  bibliothèque,  etenfin,  le  soir,  je  me  promenais 
aux  Tuileries,  où,  de  temps  en  temps,  j'enviais  les 
heureux.  Mais  que  de  moments  délicieux  dans  celte 
vie  malheureuse!  j'étais  dans  un  désert  où,  de  temps 
en  temps,  je  trouvais  une  source;  je  suis  à  une  table 
couverte  de  plats,  mais  je  n'ai  pas  le  moindre  appétit. 


LETTRES   INTIMES.  213 

Cette  monotonie  va  peut-être  changer  :  on  croit  que 
nous  allons  punir  l'Autriche  de  toutes  ses  insolences; 
moi,  je  ne  suis  pas  dans  cet  ow-là.  Je  ne  désire  point 
la  guerre  et  l'empêcherais  mille  fois,  si  je  le  pouvais; 
mais,  une  fois  cette  affaire  décidée,  je  serai  charmé 
qu'on  la  fasse  et  d'y  être.  C'est  là  qu'on  peut  presque 
toujours  dire:  «  On  ne  revoit  jamais  ce  qu'on  a  déjà 
vu,  »  et  je  commence  à  m'apercevoir  que  ce  n'est  qu'à 
celte  condition  que  les  trois  quarts  des  hommes  et 
des  choses  sont  supportables. 

Adieu;  écris-moi,  entre  dans  les  mêmes  petits  dé- 
tails ;  fais  en  sorte  qu'on  plante  le  clos  à  Claix  en  jardin 
anglais.  C'est  le  beau  côté  du  pays  où  je  végète,  chaque 
coin  est  transformé  en  jardin  anglais,  malgré  l'eau,  le 
soleil,  Tair  et  la  terre,  et  quelquefois  je  trouve  un 
moment  de  vie  dans  ces  aimables  imitations  d'une 
nature  dont  je  suis  trop  éloigné. 


LXIV 


1808. 


Eh  bien,  ma  bonne  amie,  qu'en  dis-tu?  valait-il  la 
peine  d'avoir  tant  peur?  J'avoue  cependant  que  le 
moment  où  M.  Stupi  chantait  l'épithalame  a  dû  être 


244  LETTRES  INTIMES. 

un  peu  scabreux,  pour  une  femme  surtout.  Mais,  si 
cette  journée  t'a  donné  quelque  embarras,  elle  m'a 
fait  un  bien  vif  plaisir  dans  la  description  charmante 
que  m'en  a  donnée  notre  excellent  grand-père  ;  voilà 
une  des  grandes  affaires  de  ma  vie  à  bon  port.  Te 
voilà  déjà  voyageante,  c'est  fort  bien;  épargne  sur 
des  bijoux  et  autres  niaiseries  pour  aller  voir  Milan 
ou  Paris;  mais,  d'avance,  fixe  une  somme  de  deux  à 
trois  mille  francs  qu'il  ne  faudra  pas  dépasser. 

Je  tressaille  de  joie  comme  un  enfant,  en  pensant  à 
l'adresse  que  je  vais  avoir  à  mettre  sur  ma  lettre. 

Je  te  recommande  une  chose,  c'est  un  jardin  anglais. 
Choisissez  une  de  vos  terres  et  la  plantez  dès  cet  hiver. 
«  Mais  je  planterai  mal?  »  N'importe!  des  acacias, 
des  marronniers,  des  peupliers  coûtent  quatre  francs 
à  planter  et  donnent  plus  de  plaisir  que  des  murs 
qui  coûtent  dix  francs  la  toise  courante.  A  une  lieue 
deVizille,  mon  beau-frère  a  un  domaine  très  pitto- 
resque; c'est  près  de  Claix,  ça  serait  charmant; 
choisis  un  endroit  où  la  nature  ait  beaucoup  fait,  et 
plante  la  première  année  de  ton  mariage;  dans 
quinze  ans,  tu  te  promèneras  sous  ces  arbres  avec  tes 
enfants. 

Il  y  avait,  à  quinze  minutes  de  Brunswick  dix  jour- 
naux de  bruyère  horrible  ;  la  duchesse  y  dépense  mille 
écus  en  arbres  ;  c'est  un  endroit  charmant  et  qui  attire 
tout  le  monde,  même  moi  qui  y  ai  une  chambre. 

Mais,  à  propos,  comble  de  mille  et  mille  compli- 
ments la  charmante  madame  Thiollier,  dont  je  suis 


LETTRES   INTIMES.  215 

toujours  amoureux  à  la  folie.  Dis  mille  et  mille  choses 
pour  moi  à  son  excellent  mari.  Comment  va  le  petit 
Séraphin?  Est-il  toujours  espiègle? 

Adieu,  ma  chère  madame  !  regarde-toi  bien  passer 
dans  cette  grande  circonstance.  C'est  comme  un 
théâtre  où  l'on  monte  du  parterre.  Ça  paraît  grand 
tant  qu'on  ne  voit  pas  les  décorations  par  derrière. 

Comment  as-tu  supporté  cela?  T'es-tu  trouvée 
ferme  ou  lâche?  ensuite,  imagine  d'après  la  secousse 
que  t'a  donné  un  événement  si  agréable  en  soi,  celle 
que  dut  sentir  Frédéric  en  perdant  la  bataille  de 
Kunersdorf. 

Jusqu'ici,  tu  étais  fixée  à  un  fort  pilier,  tu  n'as  pu 
juger  de  ton  caractère;  te  voilà  en  plein  air;  agis 
d'après  toi.  Je  pense  surtout  que  tu  mettras  de  la 
gaieté,  de  l'enfantillage  dans  l'intérieurde  ton  ménage, 
et  surtout  pas  le  ton  froid  et  triste,  ou  je  déserte.  Mais, 
hélas!  avant  de  déserter,  il  faut  rejoindre,  et  j'en  suis 
bien  loin.  — J'embrasse  Perier. 

J'apprends  en  fermant  ma  lettre,  par  une  voie  sûre 
et  secrète,  que  Maréchal  a  couru  les  plus  grands  dan- 
gers en  Espagne.  Communique  cela  à  la  famille,  mais 
recommande  un  profond  silence.  C'était,  je  crois, 
dans  une  révolte;  mais  il  en  est  quitte  sans  accident. 

Vous  devez  savoir  que  Joseph  règne  en  Espagne,  et 
le  prince  de  Galles  en  Angleterre.  Voilà  où  il  faut 
aller,  fût-ce  pour  trois  semaines,  comme  madame 
Roland.  Pour  moi,  je  me  sens  le  courage  d'y  passer 
dans  un  bateau  de  six  pieds  de  long.  Adieu.  Dis-moi 

lis 


246  LETTRES   INTIMES. 

le  nom  de  ton  confesseur.  J*espère  que  tu  es  entière- 
ment réconciliée  avec  nos  cousines  Mallein. 

Tu  vois  que  je  suis  toujours  un  peu  séduit  :  c'est 
que  je  t'aime,  et  que  tu  ne  m'écris  point! 


LXV 


23  juin  1808. 

Tune  songes  donc  pas,  cruelle  fille,  combien  ton 
silence  est  désespérant;  ne  pas  répondre  à  nos  amis, 
c'est  être  mort  pour  eux.  Ma  vie  s'arrange  de  manière 
à  me  tenir  loin  de  toi,  la  moitié  peut-être  de  sa  durée. 
Je  serai  donc  privé  de  ces  pensées  et  de  ces  senti- 
ments que  j'aime  tant,  pendant  tout  ce  temps!  Songes- 
tu  que  tu  es  la  personne  que  peut-être  j'aime  le  plus? 
avec  plusieurs  autres,  je  ne  dis  rien  que  je  ne  pense; 
mais  avec  toi  seule  je  dis  tout  ce  qui  me  passe  par  la 
tête.  Je  n'ai  jamais  senti  une  disposition  à  cette  ma- 
nière d'être  que  pour  toi,  une  personne  de  Paris  avec 
laquelle  je  suis  brouillé,  et  mademoiselle  V...,  dont  je 
le  vois  avec  le  plus  grand  plaisir  faire  un  grand  éloge 
et  me  dire  qu'elle  est  ton  amie.  Dis-moi  jusqu'à  quel 
point,  et  ça  va-t-il  à  l'intimité? 

J'aime  beaucoup  les  recueils  de  pensées  morales, 


LETTRES   INTIMES.  247 

même  médiocres;  elles  me  font  faire  une  espèce 
d'examen  de  conscience. 

Que  je  lise  dans  Vauvenargues  une  pensée  peu  pro- 
fonde sur  la  disposition  que  nous  avons  à  nous  en 
tenir  aux  opinions  qui  favorisent  notre  paresse,  je 
cherche  quelles  sont  celles  de  mes  opinions  que  je 
n'ai  pas  mises  en  jugement  depuis  longtemps;  mais,  à 
quoi  bon  chercher  à  se  donner  de  l'esprit,  diras-tu? 
Ce  n'est  certainement  pas  pour  briller,  mais  c'est  pour 
se  donner  un  plaisir  que  personne  ne  peut  vous  ôter. 

Je  t'écris  cela  de  Richmont,  où  je  vis  content  depuis 
le  8  de  ce  mois,  dans  la  plus  profonde  solitude.  N'est- 
ce  rien  que  cela  ?  Et  crois-tu  que  Gil  Blas,  dans  la  tour 
de  Ségovie,  ne  dut  pas  des  moments  très  doux  à  son 
esprit.  Un  bon  ouvrage  en  trois  volumes  in-8%  lettres  de 
H.  Saint-John,  vicomte  de  Bolingbrocke,  va  me  donner 
cinq  ou  six  jours  de  contentement.  Voilà  un  petit 
plaidoyer  en  faveur  de  l'esprit,  que  le  mariage  pour- 
rait bien  te  faire  planter  là;  je  dis  l'esprit,  et  c'est  un 
feu  qui  s'éteint  s'il  ne  s'augmente. 

Rien  de  sérieux  ni  d'ennuyeux  comme  l'intérieur  des 
ménages  que  j'ai  vus  ici  et  à  iMarseille;  on  y  parle 
toujours  sérieusement.  Si  l'un  des  deux  époux,  l'ami 
intime  devant  lequel  on  ne  se  gène  point,  se  permet 
une  plaisanterie,  on  croit  qu*i7  veut  faire  de  Vesprit, 
et  l'amour-propre  provincial  se  gendarme,  toute  inti- 
mité est  perdue.  A  Paris,  c'est  bien  différent,  on  ne 
voit  dans  une  plaisanterie  hasardée,  tirée  par  les  che- 
veux, que  l'amour  de  la  gaieté.  Tout  le  monde  se  les 


248  LETTRES  INTIMES. 

permet  à  qui  mieux  mieux,  et  l'on  rit.  Et,  quand  on  a 
ri  pendant  tout  un  dîner,  qu'est-ce  que  ça  fait  qu'on 
ait  ri  de  bêtises  ou  de  choses  d'esprit?  —  «Mais,  dans 
un  ménage,  il  y  a  quelques  déterminations  qui  exigent 
une  discussion  sérieuse.  »  —  Sans  doute,  mais  traitez 
les  affaires  comme  les  affaires.  Va  trouver  ton  mari 
le  matin  dans  son  cabinet,  et,  là,  en  quatre  phrases, 
vous  avancerez  plus  qu'en  sacrifiant  tout  le  temps  d'un 
dîner.  Tu  t*es  peut-être  dit  cela  depuis  longtemps  et 
bien  mieux  que  je  ne  te  l'écris,  mais  enfin,  ce  te  sera 
une  occasion  de  faire  un  petit  examen  de  conscience 
sur  la  grande  conversation  du  dîner  de  la  veille  du 
jour  où  mon  épître  morale  t*arrivera. 

Ceci  est  du  domaine  de  la  dame  du  logis;  c'est  elle 
qui  règle  la  conversation.  Je  compte  bien,  quand  je 
t'irai  voir,  être  payé  des  trois  ou  quatre  cents  lieues 
que  je  ferai  pour  tes  beaux  yeux,  en  te  trouvant  liée 
avec  les  gens  de  Grenoble  qui  ont  le  plus  d'esprit.  Vois 
la  vie  que  madame  Helvétius  a  menée  à  Auteuil  avec 
cet  aimable  Cabanis  qui  vient  de  mourir,  et  tant 
d'autres.  Point  de  pédanterie,  point  de  bureau  d'esprit. 
C'étaient  des  gens  qui  se  convenaient,  qui  faisaient  la 
conversation  ensemble,  et  qui  ont  trouvé  le  bonheur  à 
peu  de  frais. 

J'ai  lu  hier  dans  le  Moniteur  qu'on  allait  faire  une 
édition  des  œuvres  de  Beaumarchais,  de  cet  homme 
si  courageux  et  si  gai;  je  l'aime  de  tout  mon  cœur. 
J'ai  relu  à  cette  occasion  un  tome  de  ce  pédant  de  La 
Harpe,  où  j'ai  cependant  trouvé  cette  phrase  : 


LETTRES  INTIMES.  249 

«  Quiconque  est  heureux  ou  le  paraît,  doit  être 
sans  cesse  à  genoux  pour  en  demander  pardon,  et 
même  ne  l'obtient  pas  toujours  à  ce  prix.  » 

J'irai  ce  soir  à  Brunswick  chercher  quelque  estampe 
que  je  puisse  l'envoyer  pour  te  rappeler  en  la  voyant 
cette  maxime  qui  doit  être  le  fondement  de  ta  con- 
duite actuelle. 

Compte  que  toute  jeune  fille  de  Grenoble,  à  moins 
d'avoir  une  grande  àme,  ce  qui  n'est  p.is  tout  à  fait  très 
commun,  serait  charmée  qu'il  t'arrivàt  quelque  morti- 
fication, et  qu'une  pitié  perfide  t'accablerait  bientôt  de 
tous  côtés.  C'est  ce  qui  me  tenait  sur  le  gril  depuis  que 
j'ai  su  certaines  ualks  tvith  dresses  of  man.  Tu  as 
couru  là  un  danger  de  tous  les  diables;  j'aurais  été 
moins  inquiet  de  te  voir  dans  trois  batailles. 

Mais,  heureusement,  nous  sommes  dans  le  port 
actuellement;  nous  allons  te  juger,  princesse.  R...  a 
vu  beaucoup  de  princes  héréditaires,  tant  qu'ils  ne 
voyaient  le  trône  que  d'en  bas,  faire  les  plus  sages 
observations  sur  les  fautes  de  leurs  prédécesseurs; 
cela  a  duré  jusqu'au  moment  où,  rois  eux-mêmes,  ils 
en  ont  fait  d'aussi  ridicules.  A  l'application,  madame. 
Voyons  la  tournure  que  va  prendre  votre  maison. 
Serez-vous  toujours  assez  décemment  mise  afin  que 
vos  inférieurs  aient  du  respect  pour  vous?  Saurez-vous 
éviter  la  familiarité  avec  ceux  d'entre  eux  dont  vous 
voudrez  vous  faire  aimer?  Aurez-vous  la  constance  de 
faire  planter  un  joli  jardin  anglais  (sans  ponts,  grottes 
et  autres  niaiseries  coûtantes),   la  première  ou  la 


250  LETTRES   INTIMES. 

deuxième  année  de  votre  mariage?  Serez-vous  en 
état  de  dire  à  vingt  centimes  près,  le  30  août,  ce  que 
votre  ménage  vous  aura  coûté  pendant  le  mois?  Aurez- 
vous  la  bonté  de  me  faire  élever  deux  ou  trois  bons 
chiens  d'arrêt  par  quelqu'un  de  vos  fermiers?  Ne 
direz-vous  point  oui  à  toutes  ces  belles  choses,  et  ne 
seront-elles  point  des  projets  pendant  sept  ou  huit  ans 
de  suite? 

Et  la  science  du  gouvernement  de  votre  vie,  qu'en 
dirons-nous?  Saurez-vous  profiter  de  l'amabilité  de 
Madier,  de  Penot,  sans  donner  de  jalousie  à  votre 
mari?  Savez-vous  que,  pendant  que  vous  n'avez  point 
encore  d'enfant,  vous  devez  un  peu  courir  le  monde? 
Vous  aimeriez  mieux  aller  dépenser  trois  mille  francs 
au  milieu  des  beaux  sites  de  la  Suisse,  mais  vous  n'avez 
pas  besoin  de  ça,  vous  avez  assez  d'idées  de  ce  genre. 
C'est  une  grande  ville  qui  vous  manque;  allez  passer 
trois  mois  à  Paris,  en  vous  donnant  parole  à  vous- 
même  de  n'y  dépenser  que  trois  raille  francs.  Pour  cet 
effet,  prenez,  en  arrivant,  trois  chambres  à  l'hôtel  de 
Hambourg,  rue  Jacob,  n°  18,  ou  à  tout  autre  hôtel  du 
faubourg  Saint-Germain  :  ça  vous  coûtera  quatre-vingts 
francs  par  mois;  rue  de  la  Loi,  ce  serait  cent  cin- 
quante francs;  dînez  dans  un  cabinet  de  Legacque,  aux 
Tuileries;  vous  dépenserez  dixfrancsàvousdeux;  chez 
Véry  à  côté,  cela  vous  coûterait  trente  francs.  Les 
quinze  premiers  jours  de  votre  séjour,  vous  aurez  à 
faire  des  visites.  Pour  cela,  vous  prendrez  un  remise 
très  propre  qui,  tous  les  jours,  vous  transportera  de 


LETTRES  INTIMES.  251 

neuf  heures  du  matiu  à  minuit  où  bon  vous  semblera. 
Vous  donnerez  chaque  jour  quinze  francs  au  maître 
de  ladite  remise  et  trois  francs  au  cocher.  Adressez- 
vous  à  Gerbot,  sellier,  rue  de  l'Université,  entre  les 
rues  de  Bucy  et  de  Poitiers,  au  nom  du  cousin  de 
madame  Maréchal  D...,  il  vous  indicjuera  le  meilleur 
dans  tous  les  genres  ;  c'est  un  brave  homme,  pas 
cher.  Avant  de  vous  montrer,  allez  avec  madame 
Alexandrine  Perier  (mademoiselle  Pascal),  vous  vêtir 
des  pieds  à  la  tète  chez  sa  marchande  de  modes;  res- 
tez un  peu  en  deçà  de  la  mode.  Quant  à  mon  cher 
beau-frère,  engagez-le  à  prendre  chez  Léger,  rue  Vi- 
vienne,  13,  le  plus  fat  des  hommes,  mais  le  meilleur 
tailleur,  un  vêtement  complet  pour  cinq  ou  six  cents 
francs.  Cela  fait,  tu  as  huit  jours  de  visites  ennuyeuses, 
oui,  mais  pas  tant  que  tu  te  l'imagines.  Que  ne  suis- 
je  dans  cette  heureuse  ville,  je  te  montrerais  tout,  ou 
plutôt,  je  le  verrais  avec  toi;  car,  par  exemple,  je  ne 
suis  jamais  allé  aux  Gobelins.  Tu  finirais  par  un  tour 
au  spectacle  et  tu  rentrerais  harassée;  mais  que 
d'idées  nouvelles  ! 

Enfin,  un  beau  jour,  vous  verriez  vos  trois  mille 
francs  réduits  à  vingt  louis  ;  vous  prendriez  votre  chaise 
de  poste  et  reviendriez  tranquillement  économiser  à 
Thuélins;  car  il  me  semble  que  c'est  là  votre  quartier 
général.  J'aurais  mieux  aimé  Vizille,  plus  beau  et  plus 
près  de  Claix  ;  mais,  si  vous  gagnez  seulement  douze 
cent  francs  par  an  à  être  à  Thuélins,  il  n'y  a  pas  à 
hésiter. 


252  LETTRES   INTIMES. 

Voilà,  ma  chère  Pauline,  la  centième  partie  de  ce 
que  je  t'aurais  dit,  si  le  ciel  et  M.  D. . .  avaient  voulu  que 
je  t'embrassasse  cet  été.  Je  crois  bien  que  tu  as  toutes 
ces  mêmes  idées,  mais  tu  renverras,  et  il  ne  faut  rien 
renvoyer,  pas  plus  une  dent  à  arracher  qu'une  jolie 
course  à  la  Grande-Chartreuse.  A  propos,  quand  y  por- 
teras-tu tes  pas?  Donne  trente  sous  à  quelque  vieux 
frère  sachant  lire  pour  qu'il  efface  mon  nom  partout 
où  il  s'étale;  j'en  ai  eu  honte,  surtout  quand  Mallein 
m'a  dit  que  V...  s'en  était  moquée,  et  elle  avait  ma  fois 
bien  raison. 

Je  t'ai  à  peu  près  tout  dit  pour  aujourd'hui  sur 
chiens,  jardin  anglais,  voyage.  Remue  ciel  et  terre 
pour  voir  madame  Micoud  d'Umons,  femme  du  pré- 
fet de  Liège.  C'est  mademoiselle  Gheminade  de 
Grenoble,  et  par-dessus  le  marché  une  femme  rare. 
Sans  la  certitude  archi-démontrée  de  ne  pas  réussir, 
je  crois  que  j'en  serais  devenu  amoureux.  Elle  est  six 
mois  à  Paris  et  six  mois  à  Liège.  Tu  verras  à  Paris 
Gheminade  (caractère  de  La  Fontaine),  et  si  tu  le  lui 
dis,  il  te  présentera  tout  bonnement  à  sa  sœur,  que 
cet  empressement  ne  peut  pas  fâcher.  Dans  la  famille, 
cultive  beaucoup  madame  Le  Brun,  femme  d'esprit 
et  qui  sera  ton  guide,  si  tu  sais  t'y  prendre.  C'est  la 
même  saison. 

Zénaïde  t'enverra  un  de  ces  jours  un  paquet  de  je  ne 
sais  quoi  qu'elle  aura  reçu  de  Paris  par  la  diligence. 
C'est  un  présent  que  je  te  fais,  non  pas  pour  tes  beaux 
yeux,  mais  pour  ceux  du  public;  tu  ne  manqueras  pas 


LETTRES    INTIMES.  253 

d'en  avoir  l'air  très  surprise.  J'ai  écrit  au  plus  joli 
et  au  plus  aimable  jeune  homme  de  Paris  (Louis  de 
Belle-Ile)  de  t'envoyer  ce  qu'il  jugerait  à  propos. 

Adieu,  ma  bonne;  j'aurais  bien  du  plaisir  à  t'em- 
brasser,  but  impossible;  embrasse  pour  moi  toute  la 
amille,  etc. 


LXVl 


29  octobre  1808. 

Les  arts  promettent  plus  qu'ils  ne  tiennent;  celte 
idée  ou  plutôt  ce  sentiment  charmant  vient  de  m'être 
donné  par  un  orgue  d'Allemagne  qui  a  joué,  en  pas- 
sant dans  une  rue  voisine  de  la  mienne,  une  phrase 
de  musique  dont  deux  passages  sont  neufs  pour  moi 
et,  qui  plus  est,  charmants,  à  ce  qu'il  me  semble;  les 
larmes  m'en  sont  presque  venues  aux  yeux. 

La  musique  m'a  plu  pour  la  première  fois  à  Novare, 
quelques  jours  avant  la  bataille  de  Marengo.  J'allai 
au  théâtre;  on  donnait  //  Matvimonio  secreto ; 
la  musique  me  plut  comme  exprimant  l'amour.  Il  me 
semble  qu'aucune  des  femmes  que  j'ai  eues  ne  m'a 
donné  un  moment  aussi  doux  et  aussi  peu  acheté  que 
celui  que  je  dois  à  la  phrase  de  musique  que  je  viens 

15 


254  LETTRES  INTIMES. 

d'enleiulre.  Ce  plaisir  est  venu  sans  que  je  m'y  attendisse 
en  aucune  manière;  il  a  rempli  toute  mon  âme.  Je  t'ai 
conté  une  sensation  semblable  quej'eusunefoisàFras- 
cati  lorsque  A...  s'appuya  sur  moi  en  regardant  un  feu 
d'artifice  ;  ce  moment  a  été,  ce  me  semble,  le  plus 
heureux  de  ma  vie.  Il  faut  que  le  plaisir  ait  été  bien 
sublime,  puisque  je  m'en  souviens  encore,  quoique  la 
passion  qui  me  la  faisait  goûter  soit  entièrement 
éteinte. 

Tout  cela  me  fait  penser,  ma  chère  Pauline,  que  les 
arts  qui  commencent  à  nous  plaire  en  peignant  les 
jouissances  des  passions  et,  pour  ainsi  dire,  par 
réflexion,  comme  la  lune  éclaire,  peuvent  finir  par 
nous  donner  des  jouissances  plus  fortes  que  les  pas- 
sions. Je  suis  étonné,  tous  les  jours,  du  peu  de  plaisir 
que  me  donnent  les  femmes  allemandes;  les  Fran- 
çaises m'ennuient;  je  place  mon  bonheur  de  ce  genre 
en  Italie.  Si  le  hasard  me  donnait  quarante  mille  livres 
de  rente,  j'irais  en  Italie.  Je  présume  qu'au  bout  d'un 
an,  ces  belles  Romaines,  ces  spirituelles  Vénitiennes 
seraient  pour  moi  comme  des  Allemandes.  Ces  der- 
nières ont  la  fraîcheur  la  plus  parfaite,  leurs  couleurs 
sont  de  la  santé  visible;  les  autres  ont  la  passion;  mais 
la  passion  qu'on  inspire  et  qu'on  ne  partage  pas  ennuie. 

Dans  les  arts,  c'est  tout  autre  chose  :  il  peut  chaque 
jour  y  avoir  du  nouveau.  Qui  nous  dit  que  nous  ne 
verrons  pas  un  musicien  supérieur  à  Cimarosa?  Et 
quand  il  n'aurait  pas  tout  à  fait  son  mérite,  il  nou 
donnerait  du  nouveau. 


LETTRES   INTIMES.  255 

Pour  les  autres  à  qui  j'écris,  j'arrange  mes  pensées; 
pour  toi,  non.  J'ai  remarqué  que,  quand  une  chose  me 
gênait  quelque  peu  que  ce  fût,  je  finissais  par  ne  la 
plus  faire,  et  je  veux  t'écrire  toute  ma  vie  et  au  delà 
même,  comme  madame  Necker.  C'est  donc  une  source 
intarissable  de  bonheur  que  cette  partie  de  notre  âme 
qui  est  plue  par  Fleury  jouant  VÉcole  des  Bourgeois, 
par  Dugazon  dans  Bernadille,  par  la  Sainte  Cécile 
de  Raphaël  et  par  Del  siguore,  du  Mariage  secret. 
Je  crois  m'apercevoir  que  ce  bonheur  est  plus  fort 
que  celui  que  donnent  les  passions;  si  cela  se  con- 
firme, je  serai  bien  près  du  bonheur  que  je  me  figu- 
raisjusqu'ici  dans  une  passion  quelconque,  l'ambition, 
l'amour  donnant  continuellement  des  moments  comme 
celui  de  Frascati. 

Je  ne  puis  te  parler  de  ta  position,  je  ne  la  connais 
pas;  mais,  ayant  pour  mari  un  homme  excellent,  elle 
ne  peut  être  qu'heureuse.  Cependant,  il  ne  t'en  coû- 
tera rien  de  cultiver  ce  côté  de  ton  âme  auquel  les 
arts  font  plaisir.  Si  rien  ne  t'arrête,  tu  pourrais  faire 
un  tour  à  Turin  jusqu'à  Milan. 

A  propos  d'Italie,  achète  à  Genève  V Histoire  des 
Républiques  italiennes  du  mojien  âge,  pnr  Sisinondi. 
Je  parcourais  les  troisième  et  ((uatrième  volumes  que 
j'ai  reçus  hier,  lorsque  j'ai  entendu  celte  jolie  phrase 
(le  musique  dont  je  te  parle  tant,  tu  en  seras  contente. 
Il  paraît,  en  général,  douze  ou  quinze  bons  volumes  par 
an;  tu  es  assez  riche  pour  les  acheter.  En  mettant 
douze  ou  quinze  louis  par  an  en  livres,  tu  te  formeras 


256  LETTRES  INTIMES. 

une  bibliothèque  agréable.  Une  nouvelle  raison  pour 
vous,  mesdames,  de  cultiver  la  sensibilité  aux  arts, 
c'est  le  changement  total  qui  vous  attend  au  milieu 
de  votre  carrière.  Il  faut  être  diablement  bien  à 
cheval  pour  n'être  pas  désarmée  au  moment  où  les 
hommes  commencent  à  dire  de  vous  :  «  Oh!  c'est  une 
femme  raisonnable  !  »  Je  parie  que  cette  réflexion  te 
paraîtra  outrée  ;  c'est  que  tu  t'es  fait  une  âme  d'artiste; 
tu  as  suivi  d'avance  mon  conseil.  Adieu.  Embrasse 
Périer  pour  moi.  Je  désire  aller  en  Espagne.  J'ai  le 
projet  d'apprendre  la  langue,  et  de  revenir  ensuite  en 
Italie,  vers  trente  ans. 


LXVII 


Burghausen,  29  avril  1809, 


Avant-hier,  27,  nous  partîmes  de  Landshut  pour 
venir  faire  le  logement  de  M.  D...  et  de  nos  dix-sept 
camarades  à  Neumarkt.  La  route  était  couverte  de 
deux  rangées  de  caissons,  et,  comme  il  y  avait  de 
temps  en  temps  des  défilés  où  il  ne  pouvait  passer 
qu'une  voiture  à  la  fois,  nous  nous  arrêtions  de  temps 
en  temps,  et  nous  pouvions  examiner  le  pays  qui 
est  charmant.  Il  est  couvert  de  bois  de  sapins  et  de 
pins  ;  ces  bois  ont,  en  général,  la  forme  carrée,  et  la 


LETTRES   INTIMES.  257 

manière  dont  ils  sont  jetés  sur  les  collines  qui  envi- 
ronnent la  route,  les  fait  ressembler  de  loin  à  des 
régiments  d'infanterie  en  halte.  11  nous  était  permis 
d'avoir  des  pensées  militaires;  on  s'était  battu  deux 
jours  auparavant  sur  tout  le  terrain  que  nous  parcou- 
rions; j'examinais  le  drôle  de  désordre  que  la  guerre 
produit.  Ce  qui  est  le  plus  frappant,  c'est  la  quantité 
d'excellente  paille  toute  fraîche  et  encore  bien  droite 
qui  est  semée  dans  les  champs.  Toutes  les  demi-heures, 
nous  rencontrions  un  bivouac;  mais,  outre  ces  petites 
cabanes  de  paille,  les  champs  en  étaient  semés.  On  y 
voyait  des  casquettes,  des  souliers,  beaucoup  de  mau- 
vaises vestes  de  drap,  des  roues,  des  brancards  de 
charrette,  beaucoup  de  petits  carrés  de  papier  qui 
avaient  environné  des  paquets  de  cartouches. 

De  temps  en  temps,  une  colline  élevée  permettait 
d'apercevoir  une  lieue  ou  trois  quarts  de  lieue  de 
route;  on  distinguait,  au  milieu  d'une  poussière  étouf- 
fante, deux  rangs  de  cuirassiers  se  glissant  au  milieu 
des  convois,  tantôt  au  pas,  le  plus  souvent  au  trot, 
sautant  le  plus  souvent  qu'ils  le  pouvaient  dans  les 
champs  voisins.  Au  milieu  de  la  route,  un  convoi 
d'artillerie,  sur  les  côtés  des  centaines  de  voitures 
portant  les  bagages  des  régiments  et  les  voitures  des 
officiers  qui,  toutes  les  lieues,  trouvaient  l'occasion 
de  sortir  en  jurant  et  en  attestant  le  ciel  qu'ils  feraient 
tout  mettre  au  cachot. 

C'est  par  ces  moyens  polis  que,  étant  partis  de  Land- 
shut  à  deux  heures,  nous  arrivâmes  à  Neumarkt,  qui 


258  LETTRES   INTIMES. 

n'en  est  qu'à  six  lieues,  vers  les  dix  heures  du  soir. 
Tu  juges  que  le  bacchanal  était  encore  plus  in- 
fernal dans  un  petit  bourg  de  deux  mille  âmes  qui  se 
trouve,  sur-le-champ,  une  population  de  quarante  mille 
hommes  qui  n'ont  pas  dîné  et  qui  se  fichent  de  tout  ce 
qui  existe.  Nous  courons  de  dix  heures  à  deux  heures 
pour  faire  le  logement.  Alors,  je  m'occupai  à  tailler 
avec  un  petit  couteau  de  deux  sous  des  tranches  de 
bœuf  dans  une  cuisse  que  je  m'étais  fait  donner  à 
Landshut;  le  sommeil  me  saisit  au  milieu  de  cette 
opération;  je  me  laissai  glisser  au  bas  de  la  table;  un 
gros  chien  noir  eut  l'impertinence  de  venir  se  coucher 
sur  mes  pieds;  je  l'y  laissai  pour  l'amour  de  la  paix. 
Une  heureaprès,  un  déserteur,  soldat  autrichien,  mais 
né  en  France,  que  j'avais  pris  la  veille  pour  domes- 
tique, vient  m'éveiller  en  m'apportant  mes  tranches 
de  bœuf  à  peu  près  cuites,  mais  recouvertes  d'une 
cristallisation  de  sel.  Je  les  déchirais  les  yeux  fermés, 
lorsque  je  m'aperçus  à  une  fente  du  volet  que  le  jour 
commençait  à  poindre;  j'ouvris  tout  à  fait  et  je  vis  le 
général  P. ..en  chapeau  brodé,  à  cheval  sur  une  botte 
de  paille  attachée  sur  une  charrette. 

—  Où  allez-vous  donc  comme  ça,  général  ? 

—  A  ma  brigade  !  on  dit  qu'on  se  bat  aujourd'hui,  et 
je  suis  au  désespoir,  je  ne  sais  comment  arriver. 

—  Puisque  vous  êtes  au  désespoir,  venez  manger 
du  bœuf  infernal  avec  moi. 

11  entre  et  mange  comme  un  voleur;  il  trouvait  le 
bœuf  tendre.    Là-dessus,  arrive   un    courrier   pour 


LETTRES   INTIMES.  259 

M.  D...  Un  quart  (l'heure  après,  M.  D...  lui-même,  qui 
me  dit  : 

—  Ma  foi,  vous  feriez  bien  d'aller  faire  le  logement 
à  Alt-Œting,  votre  crànerie  réussira  peut-être  encore. 
Nous  partons  donc  à  quatre  heures  et  demie.  Sur 
la  route,  même  bagarre  encore  plus  grande  que  la 
veille,  parce  qu'il  y  avait  moins  de  temps  que  l'on 
s'était  battu  sur  ce  terrain;  cependant,  on  avait 
enlevé  les  morts  comme  la  veille. 

En  arrivant  à  Alt-Œting,  nous  y  trouvons  la  garde 
impériale,    deux  généraux   et   cinquante  grenadiers 
autour  du  pauvre  diable  de  municipal,  chargé  des  loge- 
ments, qui  n'entend  pas  un  mot  du  baragouin  insup- 
portable qu'on  lui  crie  aux  oreilles,  qui  nous  répon- 
dait, quand  nous  lui  parlions  allemand  : 
—  Monsieur,  pas  comprendre  le  français. 
Les  généraux  défendant   que    personne   soit   logé 
avant  eux,  moi  me  retranchant  sur  les  titres  qu'a  le 
patron  à  avoir  le  meilleur  logement  de  la  ville,  tout 
le  monde  menaçait,  jurait,  criait  dans  cette  exécrable 
petite  chambre.  Enfin,  l'odeur  chassa  les  combattants. 
J'allai  à  mon  logement  par  une  pluie  à  verse  ;  je  trouvai 
une  petite   ferme   dans  les  champs,  entourée   de  bi- 
vouacs; je  me  séchai  à  un  beau  feu  do  grenadiers,  et 
revins  chercher  fortune  dans  Tétable  d'Augias.  J'avais 
mis  sens  dessus  dessous  une  immense  auberge,  loge- 
ment de  M.  D...  Je  retrouvai  mon  camarade  (jui  avait 
fait  le  logement  de  tout  notre  état-major  :  je  lui  volai 
un  billet  et  parvins  enfin  à  un  numéro  36.  J'y  trouvai 


260  LETTRES   INTIMES. 

une  comtesse  environnée  de  ses  enfants;  l'aînée,  une 
fille  de  dix-sept  ans  peu  jolie,  mais  fraîche  et  surtout 
très  bien  faite,  parlant  français  ainsi  que  sa  mère; les 
petits  enfants  avaient  des  yeux  superbes.  Je  pris  l'air 
doux  et  mes  plus  belles  phrases  allemandes,  au  moyen 
de  quoi,  je  fus  adoré  au  bout  d'une  demi-heure.  J'étais 
tranquillement  dans  ma  chambre  superbe,  mais  sans 
feu  et  sans  lit,  à  feuilleter  le  Voyage  ofMoore  in  Ger- 
many  ;  j'y  cherchais  quelques  idées  différentes  de 
celles  que  j'avais  forcément  depuis  vingt-six  heures, 
lorsque  la  mère  et  les  six  enfants  entrent  dans  ma 
chambre. 

—  Monsieur,  les  Autrichiens!  les  voilà  qui  arri- 
vent !  Un  de  mes  fermiers  qui  entre  à  l'instant  vient  de 
me  le  dire  et  j'ai  cru  de  mon  devoir  de  vous  en  avertir. 

—  Madame,  votre  ville  a-t-elle des  fossés? 

—  Pas  le  moindre,  monsieur;  d'ailleurs,  ma  maison 
est  hors  de  la  ville;  si  vous  voulez  monter,  vous  allez 
voir  les  Autrichiens. 

Pendant  ce  colloque,  qui  fut  plus  long  que  cela, 
mademoiselle  Rosine  marquait  beaucoup  d'intérêt 
pour  le  sort  qui  m'attendait. 

—  Le  bataillon  qui  est  sur  la  place  va  être  repoussé 
et  vous  allez  être  fait  prisonnier!  ça,  c'est  sûr. 

J'étais  beaucoup  plus  occupé  de  cette  aimable  figure, 
m'apparaissant  au  milieu  de  toutes  mes  idées  dures, 
que  de  l'approche  du  redoutable  Kaiserlick.  Nous 
grimpons  enfin  dans  un  donjon  dont  les  fenêtres  n'a- 
vaient point  (le  balcon  ;  j'ai  toutes  les  peines  du  monde 


LETTRES  INTIMES.  261 

à  empocher  les  pelils  enfants  de  se  jeter  par  la  fenêtre. 
Je  m'approche  moi-même  beaucoup,  mademoiselle 
Rosine  me  retient  par  le  bras  ;  nous  levons  enfin  les 
yeux  et,  dans  les  débouchés  du  bois  qui  nous  envi- 
ronne, nous  voyons  effectivement  les  têtes  de  cinq 
ou  six  régiments  de  cavalerie  avec  des  manteaux  gris; 
mais  je  reconnus  que  c'étaient  des  cuirassiers  de  chez 
nous  qui  avaient  pris  leurs  manteaux  blancs  à  cause 
de  la  pluie,  qui  les  avait  rendus  gris,  et  nous  descen- 
dîmes tous  en  riant  de  ce  grand  danger.  Moi,  pensant 
tout  à  fait  à  mademoiselle  Rosine,  j'oubliai  tout  jusqu'à 
sept  heures  que  M.  D...  arriva.  Il  y  eut  beaucoup  de 
monde  logé  chez  ma  comtesse;  je  leur  fis  des  discours 
pour  qu'ils  ne  fissent  pas  tapage,  on  s'en  moqua  bien 
un  peu,  mais  enfin  il  n'y  eut  pas  de  bruit.  Quand  je 
sortis,  Rosine  ne  m'accompagna  pas,  mais  sa  mère 
vint  me  faire  promettre  que  je  viendrais  passer  la  nuit 
à  la  maison  pour  empêcher  le  bruit;  je  promis.  J'allai 
souper  avec  M.  D...  qui,  vers  les  onze  heures,  me  dit  : 
«  Vous  ne  feriez  pas  mal  de  partir  tout  de  suite  pour 
aller  demander  au  prince  qui  est  à  Burghausen,  etc., 
etc.  » 

J'avais  des  chevaux  de  réquisition,  mais  ils  venaient 
de  s'évader;  mon  domestique  s'était  couché  on  ne 
savait  où;  pendant  que  j'étais  chez  madame  la  com- 
tesse, soixante  hommes  de  la  garde  impériale  et  tous 
les  employés  de  la  poste  de  l'armée  avaient  bousculé 
ma  maison.  Enfin,  il  était  onze  heures;  il  pleuvait  à 
verse,  pas  un  chat  dans  les  rues,  que  je  ne  connaissais 

15. 


262  LETTRES  INTIMES. 

pas;  pour  toute  clarté  celle  des  bivouacs  éloignés,  au- 
tour desquels  ou  voyait  les  ombres,  passer  et  repasser; 
le  comique  de  ma  situation  m'empêcha  de  m*impa- 
tienter. 

Tu  remarqueras  que,  comme  j'avais  vanté  Rosine 
à  mes  camarades,  ils  avaient  commencé  par  me  prouver 
qu'au  n°  37,  à  côté  de  mon  36,  il  y  avait  une  demoiselle 
beaucoup  plus  jolie;  ce  coup  m'accabla.  M.  C...,  avec 
lequel  je  voyage,  assura  que  j'étais  un  sybarite;  que 
c'était  à  moi  à  aller  chercher  des  chevaux,  dans  cette 
ville,  où  je  ne  connaissais  personne,  où  tout  le  monde 
se  méfiait  de  nous,  où  personne  n'ouvrirait  sa  porte, 
dut-il  l'entendre  mettre  à  bas.  Il  me  recommanda 
surtout  de  ne  pas  oublier  que  nous  devions  partir  dans 
une  heure. 

Je  me  mis  donc  à  menacer  tout  le  monde,  même 
les  gros  nuages  noirs  qui  me  couvraient  de  versées 
épouvantables.  Je  racontais  à  toutes  les  portes  que 
j'avais  une  mission  de  la  plus  haute  importance.  Mon 
éloquence  ne  prenait  pas.  On  répondait  toujours  :  «  Pas 
de  chevaux!  »  Enfin,  je  m'imaginai  de  détailler  ma 
mission  :  je  dis  que,  si  je  ne  portais  pas  à  Burghausen 
les  ordres  dont  j'élais  chargé,  toutes  les  troupes  qui 
y  étaient  manqueraient  de  pain  le  lendemain  ;  ce  trait 
réussit.  Une  vinglaine  de  soldats  qui,  ne  trouvant  pas 
de  billets  de  logement,  avaient  pris  le  parti  de  se  loger 
dans  le  bureau  même  où  on  les  délivrait,  se  mirent  à 
raisonner  entre  eux.  Je  les  entendis,  et  les  priai  de 
me  faire  ouvrir.  L'un  d'eux  vint  débarricader  la  porte. 


LETTRES   INTIMES.  -263 

Une  fois  dedans  et  à  l'abri,  mon  éloquence  redoubla  et 
enfin,  une  heure  après,  je  me  présentai  au  n"  30  avec 
quatre  énormes  chevaiix,  trois  paysans  pour  les  con- 
duire, le  tout  mouillé  jusqu'aux  os  au  moins. 

Je  trouvai  M.  C...  riant  avec  mademoiselle  Rosine 
et  sa  mère.  Il  s'était  allé  souvenir  qu'il  avait  oublié  un 
mauvais  sabre  qui  n'a  pas  même  le  fil  à  Neumarkt  et 
avait  envoyé  un  courrier  à  la  recherche  de  cette  arme 
précieuse;  il  me  déclara  donc  qu'il  attendrait  jusqu'à 
deux  heures  l'arrivée  de  son  courrier. 

Pendant  notre  absence,  il  était  venu  un  second 
colonel  qui  avait  pris  le  lit  même  de  madame  la  com- 
tesse. Moi,  j'avais  cédé  le  logement  que  j'avais  chez 
elle,  à  J...,  mon  ancien  ami  de  l'armée  d'Italie.  Nous 
nous  mîmes  à  danser,  à  chanter  et  à  faire  des  contes; 
de  temps  en  temps,  j'allais  porter  un  verre  de  brand- 
win  à  nos  paysans. 

Mademoiselle  Rosine  s'amusait  beaucoup  ;  elle  avait 
toujours  des  attentions  pour  moi,  mais  elle  paraissait 
aussi  très  bien  avec  M.  C...  ;  le  charme  tomba  net. 
Enfin,  après  avoir  beaucoup  ri,  deux  heures  et  demie 
sonnèrent  :  le  sabre  n'avait  garde  de  venir.  Le  bon 
Allemand,  porteur  de  la  dépéclie,  ne  se  doutant  pas 
qu'il  y  eût  une  réponse,  avait  rencontré  à  moitié  che- 
min un  autre  courier  venant  de  Neumarktà  Alt-(Eting, 
et  avait  changé  sa  dépêche  avec  celle  de  son  camarade. 
La  comtesse  voulut  encore  nous  servir  du  café  ;  elle 
avait  mis  un  jaune  d'œuf  dans  la  crème;  enfin,  nous 
partîmes  comblés  vers  les  trois  heures. 


264  LETTPxES   INTIMES. 

Nos  chevaux  étaient  un  peu  rétifs;  mais  C...  et  moi 
tombâmes  dans  un  profond  sommeil.  Nous  nous 
sommes  réveillés  ce  malin  vers  les  cinq  heures,  nos 
chevaux  allant  le  galopa  une  descente,  nous  avons  crié 
comme  des  aigles,  fait  arrêter  et  mettre  le  sabot. 

La  Salza,  rivière  plus  rapide  et  un  peu  plus  large 
que  l'Isère,  est  ici  enfoncée  dans  un  banc  de  molasse; 
ses  bords  ont  à  peu  près  trois  cents  pieds  de  haut  et 
si  rapides  qu'à  peine  quelques  arbres,  qui  commencent 
à  avoir  de  jolies  petites  feuilles,  peuvent  y  pousser  à 
l'endroit  où  est  Burghausen.  La  Salza  a  rongé  le  banc 
occidental  ;  il  s'y  est  formé  une  petite  plaine  sur  la- 
quelle la  ville  est  bâtie;  mais  il  y  a  une  descente  in- 
fernale, celle  qui  nous  a  réveillés,  et,  de  l'autre  côté, 
une  montée  à  pic,  nous  ne  ferons  que  la  voir. 

Je  t'écris  d'un  couvent  de  religieux  où  je  suis  logé. 
Le  pont  de  la  Salza  est  à  côté;  mais  les  Autrichiens 
ont  eu  le  bon  sens  de  le  brûler  ;  il  y  a  neuf  arches,  la 
rivière  est  très  rapide  et,  de  temps  en  temps,  j'inter- 
romps ma  lettre  pour  aller  voir  ce  travail  pittoresque. 
Toute  l'armée  est  retenue  ici  à  cause  du  pont.  Ici,  finit 
la  Bavière;  l'autre  côté  est  Autriche;  hier,  M.  D... 
pariait  que,  le  13,  nous  serions  à  Vienne. 

Ce  matin,  en  arrivant,  nous  avons  porté  notre  dé- 
pêche au  prince;  sa  réponse  a  exigé  que  l'un  de  nous 
repartît  à  franc  étrier  pour  Alt-Œting  :  la  pluie  avait 
encore  augmenté;  j'ai  à  mon  tour  prouvé  à  M.  C... 
qu'il  devait  partir  et  me  laisser  faire  le  logement. 
Je  n'ai  jamais  tant  juré  de  ma  vie,  j'en  ai  la  gorge 


LETTRES   INTIMES.  265 

éraillée;j'ai  enfin  découvert  mon  couvent  où,  un  quart 
(l'heure  après  mon  arrivée,  on  m'a  présenté  un  lait  de 
poule  très  bien  fait,  avec  deux  tranches  de  beau  pain 
blanc.  Ce  lait  de  poule  m'a  bien  fait  rire.  Mais  je  n'en 
puis  plus;  cinq  heures  sonnent:  j'attends  le  patron  qui 
n'arrive  point  ;  M.  C...  s'est  allé  coucher  ;  le  sommeil 
me  gagne;  je  voulais  te  donner  un  échantillon  d'une 
journée  pendant  laquelle  j'ai  pensé  plus  de  vingt  fois 
à  toi  ;  tout  ce  qui  m'altendrit  me  ramène  à  ce  senti- 
ment. 

Aujourd'hui,  il  n'est  plus  question  de  mademoiselle 
Rosine  :  je  suis  devant  une  mauvaise  copie  d'une  belle 
madone  de  Guide.  Je  passe  ma  vie  à  la  considérer,  à 
y  chercher  l'idée  du  peintre,  et  ensuite  à  aller  voir  le 
pont  et  la  rapidité  de  la  Salza,qui,  de  temps  en  temps, 
emporte  au  diable  les  belles  pièces  de  bois  sur  les- 
quelles on  veut  la  passer. 

Adieu;  amitiés  à  tout  le  monde  et  surtout  compli- 
ments aux  indifférents. 


LXVIII 


Vienne,  14  juillet  1809. 


Ta  charmante  lettre  est  pour  moi  comme  un  vase 
rempli  de  l'eau  la  plus  fraîche  qui  s'offre  tout  à  coup 


266  LETTRES  INTIMES. 

au    voyageur   qui    traverse   péniblement  les   sables 
d'Afrique. 

Je  suis,  depuis  quelques  jours,  dans  un  accès  d'am- 
bition qui  ne  me  laisse  de  repos  ni  jour  ni  nuit.  Je  ne 
m'inquiète  pas  beaucoup  de  cette  fièvre  de  passion, 
parce  que  tout  sera  bientôt  décidé,  et  qu'en  cas  de 
non-succès,  j'aurai  bien  vite  oublié  mes  désirs  brû- 
lants. Je  me  moque  de  moi-même.  Quand  je  suis  tran- 
quille, ce  qui  fait  les  plaisirs  des  autres  me  paraît  plat 
et  indigne  qu'on  y  pense.  Quand  je  suis  engouffré  dans 
un  accès  de  désirs  fougueux  qui  me  prennent  deux  ou 
trois  fois  par  an,  je  soupire  pour  la  tranquillité  que  je 
vois  gâter  à  mes  pieds.  A  tout  prendre,  depuis  mon 
arrivée  à  Paris,  au  commencement  de  décembre  der- 
nier, je  suis  heureux  de  mon  bonheur,  qui  serait 
inquiétude  insupportable  pour  un  autre. 

La  certitude  que  tu  me  donnes  que  mes  lettres  ne 
seront  pas  vues,  fait  que  je  te  dis  tout.  J'ai  été  à  Paris 
amoureux  d'Elvire,  l'immense  distance  de  rang  qui 
nous  sépare  a  fait  que  cette  espèce  de  passion  n'a  eu 
d'interprète  que  nos  yeux,  comme  on  dit  dans  les 
romans;  cela  m'a  amusé  surtout  dans  les  derniers 
moments  de  mon  séjour.  Elvire  n'a  pas  beaucoup  de 
sensibilité,  ou  du  moins  cette  sensibilité  n'a  jamais  été 
exercée.  Je  crois  qu'étant  avec  moi  elle  s'étonnait  de 
sentir.  Trois  ou  quatre  fois,  nous  avons  eu  de  ces  mo- 
ments d'entraînement  dans  lesquels  tout  disparaît, 
excepté  ce  qu'on  désire.  Des  obstacles  insurmontables 
et  du  plus  grand  danger  pour  l'un  et  pour  l'autre  nous 


LETTRES   INTIMES.  267 

ont  empêchés  de  parler  autrement  que  par  des  regards 
expressifs.  Mais  qui  est  cette  Elvire?  Je  te  le  dirai 
à  la  première  vue.  Quant  à  tous  les  détails  de  notre 
conduite,  figure-toi  un  courtisan  amoureux  d'une 
reine,  tu  verras  la  nature  de  leurs  dangers  et  de  leurs 
plaisirs. 

Depuis  mon  départ  de  Paris,  j'ai  vu  beaucoup  de 
choses  nouvelles;  j'ai  eu  beaucoup  de  peines,  mais 
physiques.  J'ai  enfin  accroché  quelques  accès  de  fièvre 
qui  m'ont  empêché  d'aller  à  la  bataille  du  6  de  ce 
mois,  spectacle  à  jamais  regrettable  :  cinq  cent  mille 
hommes  se  sont  battus  cinquante  heures.  M...  y  était  : 
je  l'aurais  suivi,  mais  j'étais  étendu  sur  une  chaise 
longue  accablé  de  mal  à  la  tête  et  d'impatience  ;  on 
distinguait  chaque  coup  de  canon  ;  on  vient  de  faire 
un  armistice,  on  croit  à  la  paix.  Si  on  la  fait,  j'irai  en 
Espagne  probablement  et  je  t'embrasserai  au  passage. 

Si  j'ai  le  temps,  je  partirai  d'ici  et  irai  avec  un  de 
mes  amis  à  Varsovie  où  il  a  des  affaires  ;  de  là,  nous 
irons  à  Naples,  Rome,  Gènes  et  Grenoble.  J'économise 
pour  pouvoir  exécuter  ce  projet  :  j'ai  de  bons  domes- 
tiques et  d'excellents  chevaux  ;  je  viens  d'éprouver  que 
je  puis  supporter  les  plus  exlrémes  fatigues.  Mais,  ce 
bonheur  parfait  après  lequel  je  cours,  je  ne  l'ai  point 
encore  rencontré.  Il  me  faudrait  une  femme  qui  ait 
une  grande  àme,  et  elles  sont  toutes  comme  des 
romans,  intéressantes  jusqu'au  dénouement,  et,  deux 
jours  après,  on  s'étonne  d'avoir  pu  être  intéressé  par 
des  choses  si  communes. 


268  LETTRES  INTIMES. 

Je  suis  encore  malade  de  la  fièvre  ;  on  me  fait 
espérer  que  six  jours  de  calmants  me  remettront  à  flot; 
mais  le  moral  a  la  fièvre,  le  médecin  n'en  sait  rien  et 
s'étonne  du  peu  d'efl*et  de  ses  drogues. 

Il  est  possible  que,  tôt  ou  tard,  l'ennui  de  végéter 
dans  un  poste  au-dessous  de  ce  que  j'ai  maintenant 
prouvé  que  je  pouvais  faire,  me  fasse  quitter  l'uni- 
forme et  me  retirer  à  Claix  ;  mais  je  ne  puis  rien  voir 
de  fixe  dans  ce  lointain  de  ma  destinée  actuelle.  Dis- 
moi  où  en  sont  les  aff'aires  de  papa. 

Ne  songes-tu  point  avoir  l'Ilalie  ?  Profite  de  l'heu- 
reux temps  où  tu  n'as  pas  d'enfant  ;  mais  vois,  je  t'en 
conjure,  le  médecin  :  la  santé  est  le  premier  des  biens  ; 
il  faut  prendre  une  consultation  chez  tous  les  grands 
médecins.  Tu  finiras  par  connaître  ton  tempérament  ; 
ne  point  faire  de  remèdes  et  changer  le  mauvais  équi- 
libre des  humeurs  uniquement  par  la  diversité  de  la 
nourriture  et  de  la  diète  générale;  voilà  de  la  science, 
je  crois;  mais  souviens-toi  que  la  mère  des  émotions 
douces  et  par  conséquent  du  bonheur,  c'est  une  bonne 
santé. 

Si  tu  trouves  de  pauvres  prisonniers  allemands 
auxquels  je  puisse  rendre  service,  écris-moi  bien  vite. 
J'ai  sauvé,  dans  cette  campagne,  la  vie  à  deux  prison- 
niers allemands  et  à  deux  cents  et  tant  de  mérinos. 
Voilà,  je  crois,  une  belle  action. 

Je  croyais  que  S...  deviendrait  un  grand  coquin  ; 
s'il  est  sot,  le  voilà  privé  de  cette  belle  carrière. 

Il  faut  que  Gaétan  s'attache  à  l'état-major  de  Son 


LETTRES   INTIMES.  269 

Altesse;  pousse  à  cela;  c'est  le  bon  parti.  On  voit  les 
choses  de  trop  loin  à  Grenoble  pour  en  sentir  les  pour- 
quoi, mais  sois-en  sûre;  pousses-y  de  toutes  tes  forces. 
Embrasse,  etc.,  etc. 


LXIX 


Vienne,  le  20  juillet  1809. 

Je  viens  d'écrire  une  longue  lettre  à  notre  père, 
dans  laquelle  je  décris  au  long  ma  position  politique. 

Je  souffre  toujours  de  cette  fièvre  dont  je  t'ai  parlé, 
mais  cela  n'influe  pas  beaucoup  sur  la  situation  de 
mon  âme.  Je  suis  heureux,  quoique  agité  par  cette 
passion  dont  je  t'ai  parlé.  Je  ne  suis  attentif  à  rien 
autre;  il  y  a  plus  de  deux  mois  que  nous  sommes  à 
Vienne,  ce  temps  est  comme  nul  pour  moi.  Dernière- 
ment, j'ai  été  chargé  d'une  mission  en  Hongrie  ;  je  me 
suis  promis  en  sortant  de  Vienne  de  ne  plus  songer 
pendant  vingt-quatre  heures  à  ce  qu'il  renfermait. 
C'était  peut-être  la  seule  occasion  de  ma  vie  que  j'avais 
de  voir  cette  célèbre  Hongrie.  Je  trouvai  un  pays 
superbe,  des  vignes  magnifiques,  une  route  étroite  et 
superbe,  garnie  d'une  rangée  de  jeunes  marronniers 
des  deux  côtés,  la  route  se  dessinant  en  blanc  au  milieu 


270  LETTRES   INTIMES. 

de  la  verdure  des  prairies  et  des  récoltes,  la  vue  chan- 
geant toutes  les  demi-heures;  à  gauche, d'abord,  Tim- 
posant  Schnee-berg  (ou  neige-montagne),  et  ensuite, 
la  roule,  s'éloignant  de  ce  sommet  blanc,  le  paysage 
devient  à  la  fois  doux  et  majestueux  :  au  lieu  de  petits 
pics  de  montagne,  de  longues  collines  prolongées  et, 
à  l'horizon,  un  grand  lac  nommé...  J'allai,  en  sortant 
devienne,  àLauembourg,  où  sont  ces  jardins  si  beaux 
et  le  château  du  xv^  siècle  si  étonnant.  Tu  frémirais 
toi-même  à  l'aspect  de  ces  pauvres  templiers  en- 
chaînés, soulevant  péniblement  la  tête  à  l'aspect  des 
étrangers  descendus  dans  leur  tombeau. 

De  Lauembourg  j'allai  à  Eisenstadt  et,  de  là,  aux 
bords  du  lac  que  tu  verras  sur  les  cartes.  J'y  trouvai 
le  costume  croate  dans  toute  sa  pureté  :  c'est  absolu- 
ment celui  de  nos  housards,  la  moustache,  les  petites 
bottes  garnies  d'un  bord  d'argent,  etc.,  etc. 

Je  t'ai  dit,  je  crois,  qu'avant  de  rentrer  en  France, 
je  devais  aller  à  Varsovie  et  à  Naples.  J'en  aurai  be- 
soin. Partir  de  Vienne  me  déchirera  le  cœur;  mais, 
quinze  jours  après,  je  n'y  penserai  plus  qu'agréable- 
ment, surtout  en  voyageant. 

Haydn  s'est  éteint  ici  il  y  a  un  mois  environ;  c'était 
le  fils  d'un  simple  paysan  qui  s'était  élevé  à  l'immor- 
telle création  par  une  âme  sensible  et  des  études  qui 
lui  donnèrent  le  moyen  de  transmettre  aux  autres  les 
sensations  qu'il  éprouvait.  Huit  jours  après  sa  mort, 
tous  les  musiciens  de  la  ville  se  réunirent  à  Schotlen- 
Kirchen  pour  exécuter  en  son  honneur  le  Requiem  de 


LETTRES   INTIMES.  271 

Mozart.  J'y  étais,  et  en  uniforme,  au  deuxième  banc; 
le  premier  était  rempli  de  la  famille  du  grand  homme, 
trois  ou  quatre  pauvres  petites  femmes  en  noir  et  à 
figures  mesquines.  Le  Requiem  me  parut  trop  bruyant 
et  ne  m'intéressa  pas  ;  mais  je  commence  à  comprendre 
Don  Juan,  qu'on  donne  en  allemand,  presque  toutes 
les  semaines,  au  théâtre  de  Widen. 

Je  ne  sais  si  tu  as  reçu  la  partition  que  je  t'envoyai 
de  Brunswick,  je  crois.  A  la  fin,  don  Juan  chante 
un  air  sous  les  fenêtres  de  je  ne  sais  qui,  accompagné 
par  un  simple  violon  ;  c'est  l'air  qui  suit  celui-là  qui 
méfait  le  plus  d'impression;  nous  arrivons  toujours 
ventre  à  terre  pour  l'entendre;  hier,  nous  vînmes 
comme  on  le  finissait,  nous  ne  daignâmes  pas  des- 
cendre, et  allâmes  voir  le  ballet  de  Paul  et  Virginie. 

Adieu;  ma  lettre  esl  bien  décousue;  mais,  même  en 
t'écrivant  je  pense  à  autre  chose. 

P,-S.  —  Mon  grand-papa  me  parle  des  cousines 
B...,  mais  obscurément.  Dis-moi  ce  qu'il  en  est. 
Jugent-elles  à  propos  d'augmenter  notre  fortune? 
Auquel  cas  je  pourrais  bien  quitter  l'uniforme 
quelques  années  plus  tôt.  A  propos,  j'oubliais  le  sujet 
de  ma  lettre:  ne  pourrais-tu  pas  venir  en  Italie  dans 
le  temps  que  je  parcourrais  ce  beau  pays?  Profile  de 
ton  mariage-célibataire.  Quand  lu  auras  des  enfants 
tu  seras  esclave.  Quel  plaisir  de  voir  l'Italie  avec 
toi! 


272  LETTRES   INTIMES. 


LXX 


Vienne,  6  août  1809. 

L'objet  de  ma  passion  est  presque  entièrement 
perdu  sans  que  j'en  aie  retiré  le  moindre  bonheur; 
j'ai  mené  aujourd'hui  la  vie  du  plus  malheureux  des 
tyrans,  rongé  par  la  jalousie  la  plus  noire  et  la  plus 
humiliante,  sans  avoir  eu  un  instant  pour  respirer. 
Cette  journée  a  été  une  des  plus  belles  de  l'année  ;  mes 
camarades  l'ont  passée  dans  le  lieu  le  plus  aimable 
peut-être  du  monde,  à  Schônhau,  à  six  heures  de 
Vienne,  un  jardin  anglais  qui  est  si  naturel  qu'on  ne 
songe  jamais  à  l'art.  Leur  journée,  qu'ils  viennent  de 
me  conter,  a  été  toute  sensations  douces  el  pastorales, 
pour  ainsi  dire;  la  mienne,  toute  sombre  et  atrocement 
sombre.  Je  suis  sûr  que  ce  que  j'aime  le  mieux  et  à 
quoi  je  serais  le  plus  fier  de  plaire  me  trompe  et  a 
été  conduit  à  me  tromper  par  le  mépris  et  l'ennui  que 
je  lui  ai  inspirés.  Tu  es  sensible  ;  ce  peu  de  mots  t'ex- 
pliquera ma  rage.  J'avais  beau  regarder  le  charmant 
jardin  anglais  qui  est  derrière  le  palais  Auersberg,  la 
nature  ne  me  disait  rien.  C'est  un  homme  qui  aurait 
la  bouche  pleine  d'eau-forte  à  qui  on  offrirait  un  verre 


LETTRES  INTIMES.  278 

d'eau  sucrée.  Ce  qui  m'a  fait  le  plus  d'impression,  c'est 
une  hirondelle  qui  volait  entre  ces  arbres  ciiarmants; 
j'enviais  son  sort  exempt  de  passion.  Ce  soir  enfin,  usé 
pour  la  douleur,  n'en  pouvant  plus  sentir,  parce  que 
j'en  avais  trop  senti,  je  me  suis  réfugié  au  Matrimonio 
secreto;  mais  je  le  sais  trop  par  cœur;  j'y  ai  cependant 
eu  quelques  moments  de  distraction. 

Si  nous  avons  la  paix,  je  verrai  l'Italie,  ne  fût-ce 
qu'au  coin. — J'irai  voir  Riatowiska;  j'ai  besoin  d'une 
femme  aimée,  pour  chasser  le  sombre  horrible  qui 
m'accompagne  partout. 

Vienne,  qui  est  une  ville  charmante,  glisse  sur  moi; 
je  n'y  vois  que  ce  que  j'aime,  et  que  je  ne  puis  pas 
avoir;  par-dessus  le  marché,  je  suis  malade.  Il  faut  de 
la  tranquillité  pour  me  guérir,  et  jamais  je  n'en  fus  si 
loin.  Si  cependant  je  n'ai  [)lus  d'espérance,  je  serai 
soulagé  d'ici  quinze  jours,  en  me  jetant  à  corps  perdu 
dans  une  autre  passion;  mais  j'ai  encore  bien  à  souf- 
frir jusqu'à  ce  moment,  surtout  si  j'ai  encore  de  l'es- 
pérance de  temps  en  temps. 

Adieu;  une  lettre  de  toi  est  le  seul  calmant  que  je 
puisse  concevoir  ;  elle  me  rafraîchirait  le  sang.  Donne- 
moi  des  nouvelles  de  tout  ce  qui  se  passe  à  Grenoble. 


274  LETTRES  INTIMES. 


LXXI 


Vienne,  1809. 

Je  ne  sais  si  lu  es  comme  moi,  ma  chère  Pauline, 
mais  l'air  du  mois  de  septembre  me  donne  toujours 
le  bonheur,  sans  avoir  aucun  sujet  de  contentement 
de  plus  ou  de  moins  qu'à  l'ordinaire.  J'ai  passé  hier 
des  heures  charmantes  dans  les  jardins  Rasumosky 
dont  Faure  pourra  te  donner  une  idée. 

Aujourd'hui,  je  suis  allé  une  heure  au  fond  du  Pra- 
ter,  la  plus  belle  promenade  de  l'Europe,  disent  ceux 
qui  peuvent  en  juger.  Au  centre  de  ces  bois  immenses, 
auprès  de  ce  Danube  majestueux,  il  y  a  une  maison 
de  chasse  qui  a  été  criblée  de  balles  et  de  boulets; 
des  soldats  ont  achevé  d'y  mettre  tout  en  pièces.  Il  y 
avait  à  chaque  étage  un  beau  salon  rond,  avec  deux 
fenêtres  à  l'entour,  au  troisième  est  un  belvédère 
charmant.  Il  n'y  a  personne  dans  cette  maison;  j'ai 
profité  de  celte  circonstance  pour  y  mener  avant-hier 
l'objet  qui  seul  fait  mon  destin. 

Aujourd'hui,  j'ai  luBolingbrockeà  l'endroit  où  nous 
nous  étions  assis;  je  jouissais  de  mon  bonheur  caché. 

Je  n'ai  pas  la  croix,  mais  aussi  que  de  matinées  pa- 


LETTRES   INTIMES.  ^275 

reilles  il  faut  que  je  sacrifie  pour  l'oljlenir!  Il  me 
semble  que  je  fais  chaque  jour  un  pas  vers  le  moment 
heureux  où  je  sentirai  que  je  puis  vivre  avec  cinq  ou 
six  mille  livres  de  renie. 

A  propos  de  projets,  il  est  question  de  me  marier 
avec  une  jeune  veuve  qui  a  deux  enfants  et  cinq,  six, 
ou  sept  ou  huit  cent  mille  francs;  c'est  M...  qui  ar- 
range cela.  J'y  suis  simple  spectateur,  content  si  ça 
manque,  assez  embarrassé  si  ça  réussit. 

Adieu;  écris-moi  donc  quelquefois;  ne  trouves-tu 
pas  que  Turin,  Berne,  Marseille  sont  bien  près  de 
Grenoble?  A  ta  place,  il  me  semble  que  je  chercherais 
à  les  voir.  Mais  peut-être  y  a-t-il  des  obstacles  que 
j'ignore.  Tout  ce  que  je  puis  te  dire,  c'est  qu'on  ne 
sait  pas  plus  à  Vienne  qu'à  Grenoble  si  le  monde  du- 
rera encore  trois  semaines. 


LXXII 


Vienne,  29  novembre  1801). 


J'ai  reçu  hier  soir  une  mission  qui  me  permet  de 
m'absenter  du  quartier  général  de  Saint-F^ôllen.  Au 
moment  de  partir,  un  de  mes  camarades  que  j'avais 
amené  partager   mon   dîner  composé   de   quelques 


276  LETTRES  INTIMES. 

pommes  de  terre  et  d'un  petit  morceau  de  viande 
dure,  me  proposa  d'aller  à  Vienne  quand  je  serais  de 
retour  de  mon  voyage.  Pourquoi  pas  tout  de  suite? 
Mais  nous  laissera-t-on  passer  sans  ordre  ni  passe- 
ports? Nous  verrons.  Envoyons  d'abord  chercher  des 
chevaux  de  poste.  J'y  envoie  :  la  livrée  de  mon  co- 
cher fait  effet;  on  nous  en  donne  sans  ordre.  Nous 
partons  à  neuf  heures  et  demie;  tout  le  long  de  la 
route,  nous  sommes  arrêtés  par  nos  postes;  moitié 
endormis,  nous  répondons  en  allemand,  on  nous  pour- 
suit, on  jure  et  nous  avons  quelque  peine  à  les  ren- 
voyer. Un  peu  plus  loin  et  déjà  endormis,  on  nous 
demande  qui  nous  sommes,  en  allemand;  nous  ré- 
pondons en  français.  On  nous  donne  encore  des  che- 
vaux de  poste;  mais  le  maître  charge  le  postillon 
de  remettre  à  la  police  à  Vienne  un  petit  billet  où 
l'on  parle  de  nous.  Notre  projet  était  de  descendre 
à  deux  cents  pas  de  la  barrière,  d'entrer  en  prome- 
neurs et  d'envoyer  chercher  notre  voiture  par  des 
chevaux  de  nos  amis.  Nous  nous  tenons  réveillés  une 
heure  ou  deux;  nous  nous  assoupissons  et  sommes 
réveillés  tout  juste  par  le  sergent  du  poste  autrichien 
de  la  porte,  qui  nous  demande  qui  nous  sommes. 
En  partant,  nous  avions  quitté  notre  uniforme;  mais 
avec  tant  de  soin,  que  mon  camarade  avait  gardé  son 
gilet  d'uniforme  et  moi  mon  chapeau;  ainsi  pas  moyen 
de  ne  pas  passer  pour  des  officiers  français.  Nous 
donnons  bravement  le  nom  de  deux  de  nos  cama- 
rades qui  sont  restés  à  Vienne.  On  fait  quelques  dif- 


LETTRES   INTIMES.  277 

ficullés,  mais  nous  avons  l'air  si  sûrs  de  noire  fait 
qu'on  nous  laisse  enfin  passer.  Nous  réveillons  trois 
de  nos  amis  logés  ensemble,  qui  nous  apprennent 
que  l'empereur  François  II  va  aller  5  Saint-Etienne, 
pour  assister  à  un  Te  Beum.  Il  est  arrivé  avant- 
hier  dans  une  mauvaise  calèche  de  poste,  mais  atte- 
lée de  six  chevaux  blancs.  Il  a  été  reconnu  vers  le 
milieu  de  la  ville  :  aussitôt  les  vivais  ont  éclaté  de 
toutes  parts;  on  voulait  dételer  sa  voilure  pour  la 
traîner  au  palais;  il  a  fait  presser  les  chevaux  en  di- 
sant plusieurs  fois  :  «  Je  vous  remercie,  mes  enfants.  > 
A  peine  arrivé  au  bourg,  il  est  ressorti  à  cheval,  et, 
pendant  deux  heures,  s'est  montré  au  peuple,  dont 
l'enthousiasme,  dit-on,  était  extrême. 

Arrivé  ce  matin  chez  nos  camarades,  il  a  été  ques- 
tion de  trouver  des  chapeaux  ronds;  nous  ne  pouvions 
pas,  disait-on,  en  porter  d'uniforme,  quelques  Français 
ont  été  maltraités  avant-hier  au  moment  de  l'enthou- 
siasme. Mais,  nul  chapeau  n'allait  à  ma  grosse  tète, 
on  déterre  enfin  un  vieux  claque  de  bal,  je  m'en 
affuble,  et,  tous  les  cinq,  dans  l'équipage  le  plus  gro- 
tesque qui  se  puisse  imaginer,  nous  nous  rendons  vers 
le  château.  Il  neigeait  horriblement  :  la  garde  et  le 
peuple  nous  ferment  le  passage;  nous  entendons  en- 
fin des  vivats  et  après  un  piquet  de  cavalerie  de  qua- 
rante ou  cinquante  seigneurs  ou  laquais  couverts 
de  galons,  nous  distinguons  un  petit  homme  grêle, 
figure  insignifiante,  usée,  saluant  d'une  manière  co- 
mique. François  II  porte  un  chaiieau  à  trois  cornes 

IG 


278  LETTRES  INTIMES. 

qu'il  metcarrémenl  :  pour  saluer,  il  baisse  directement 
la  tête  devant  lui,  sans  porter  la  main  au  chapeau, 
comme  quelqu'un  qui  de  loin  dit  oui. 

Nous  allons  à  Saint-Etienne,  magnifique  église  go- 
thique, non  pas  réparée  à  neuf  comme  la  cathédrale 
de  Reims,  mais  laissée  avec  son  vénérable  gris  noir, 
comme  celle  de  Strasbourg.  Au   milieu  de  la  foule, 
j'ai  entendu  cinq  ou  six  fois  :  «  Voilà  encore  un  Fran- 
çais, »  ordinairement  avec  l'accent  de  la  curiosité, 
deux  ou  trois  fois  avec  celui  de  la  haine.  Nous  voyons 
de  loin  qu'on  ne  laisse  pas  entrer  à  la  porte  de  l'église. 
Je  dis  avec  un  ton  dégagé  aux  deux  sentinelles.  «  Il  est 
permis  d'entrer,  messieurs?  ï)  avec  la  plus  grande  po- 
litesse; nous  pénétrons  dans  l'église,  où  se  trouvaient 
quarante  ou  cinquante  membres  du  clergé  en  grandes 
aubes,  trente  ou  quarante  personnes  de  la  ville  et  des 
laquais.  Aussitôt  les  «  Voilà  encore  un  Français  î  » 
partent  de  toutes  parts.  Je  me  place  près  de  la  porte 
du  chœur,  un  silence  à  entendre  voler  une  mouche 
régnait  parmi  ces  gens  rassemblés  pour  fêter  un  em- 
pereur qu'ils  aimaient  beaucoup;  nons  entendions  de 
tous  côtés  :  «Français,  Français.»  En  regardant, autour 
de  moi,  tous  les  grands  cordons  qui  étaient  à  la  porte 
du  chœur,  je  distingue  madame  S...  la  plus  belle  femme 
de  la  ville,  dit- on  (figure  d'une  madone  de  Raphaël 
parvenue  à  trente  ans,  mais  avec  des  yeux  sans  ex- 
pression, du  reste, des  traits  célestes); elle  sourit  et  je 
lui  dis  très  haut  :  «  Il  est  heureux  pour  moi  de  voir,  le 
dernier  jour  de  mon  séjour  à  Vienne,  la  femme  la  plus 


LETTRES   INTIMES.  270 

belle  et  l'événement  le  plus  remarquable.  »  Tout  le 
monde  se  retourne  et  je  ne  rencontre  que  le  sourire 
sur  toutes  les  figures.  François  II  arrive,  l'air  encore 
plus  coincbe,  insignifiant,  usé,  fatigué,  un  homme  à 
mettre  dans  du  coton  pour  qu'il  ait  la  force  de  respi- 
rer. Il  était  environné  côte  à  côte  de  quatre  grands 
officiers  de  sa  couronne  mouillés  jusqu'aux  os,  ainsi 
que  lui.  Comme  j'avais  cela  de  commun  avec  eux, 
sans  avoir  l'obligation  d'entendre  le  Te  Deumyqne  les 
premières  mesures  annonçaient  cependant  devoir  être 
très  beau,  je  suis  venu  me  chaulTer;  je  n'ai  trouvé  per- 
sonne, et  je  t'écris  tout  chaud  mon  histoire  pendant 
que  le  Te  Deiim  dure  encore,  et  qu'on  fait  des  dé- 
charges de  mousqueterie  sous  mes  fenêtres. 

Adieu;  écris-moi  donc  une  journée  de  ta  vie;  cela 
me  charmerait. 


LXXIII 


Paris,  rue  du  Colombier,  W  28  (faub.  Saiut-Gcrinain), 

G  avril  18IU. 


Ta  lettre  m'a  fait  un  plaisir  sensible.  Il  faisait  hier 
un  temps  froid  et  humide;  je  revenais  d'une  visite 
que  j'ai  faite  à  quelques  lieues  de  Paris.  J'ai  aperçu 
de  loin  un  de  mes  amis,  homme  d'esprit  et,  qui  plus 


280  LETTRES  INTIMES. 

est,  pauvre  cavalier;  il  pleuvait  à  verse  et  son  cheval 
sautait;  il  l'a  donné  à  son  homme,  est  monté  avec 
moi  et  m'a  dit  :  (.(  Parbleu  !  que  ces  provinciaux  sont 
bêtes  !  »  Là-dessus,  nous  voilà  à  raisonner,  et  voici  nos 
raisonnements.  Tu  me  diras  s'ils  sont  justes;  en  tout 
cas,  si  tu  te  trompes,  ce  n'est  pas  faute  de  modèles. 

C'est  un  défaut  particulier  à  notre  nation  que  ce 
maudit  tatillonnage.  Qu'est-ce  que  ce  mot  d'a- 
bord? C'est  une  extrême  attention  et  importance  de 
vanité  donnée  aux  moindres  détails.  Les  paroles  dic- 
tées par  ces  deux  sentiments  forment  toute  la  conver- 
sation de  la  province.  Ce  défaut  chasse  presque  en 
entier  le  naturel.  Le  Français  qui  parle  cherche 
presque  toujours  à  relever  sa  propre  importance, 
et,  dans  tout  ce  qu'on  dit,  il  cherche  toujours  une 
épigramme  ou  quelque  chose  d'aimable  pour  lui,  ne 
songeant  que  très  secondairement  au  but  de  la  conver- 
sation, (c  Ainsi,  continuait  Louis,  vous  connaissez  le  bon 
Rivet  et  le  sot  A...  Celui-ci  voulait  absolument  avoir 
une  conversation  avec  Rivet  pour  prouver  à  toute  l'ho- 
norable société  qu'il  avait  aussi  le  mérite  de  la  pro- 
fondeur. Mais  A...  avait  eu  le  désagrément  de  tomber 
en  sautant  un  fossé,  ce  dont  sa  culotte  portait  la 
marque  évidente.  C'est  dans  cet  état  qu'avec  un  air 
plus  pincé  que  d'ordinaire,  il  commence  le  colloque 
suivant  : 

A.  —  Monsieur,  je  désirerais  me  faire  quelque  idée 
de  la  bonne  compagnie  de  Madrid  que  vous  avez  beau- 
coup vue. 


LETTRES   liNTIMES.  281 

R.  —  Avec  plaisir,  monsieur.  D'nhord,  ces  irens-là, 
comme  tous  les  peuples  du  Midi,  gesticulent  beaucoup 
en  parlant.  (^1...,  qui  peut  passer  pour  vif,  gesticule 
beaucoup,  devient  sérieux.) 

A.  —  A  la  bonne  heure,  à  la  bonne  heure,  ce  n'est  pas 
toujours  un  défaut.  Quel  est  le  sujet  habituel  de  la 
conversation  de  ces  aimables  Castillans? 

R.  —  Ma  foi,  leurs  conversations,  ce  n'est  que  des 
discussions  sur  la  toilette,  les  chiffons,  la  forme  d'une 
culotte,  etc.,  etc. 

A...,  de  plus  en  plus  piqué.  —  Oh!  vous  sentez  pour- 
tant que,  dans  la  conversation,  on  ne  peut  pas  traiter 
toujours  des  sujets  sublimes  de  science;  tout  le  monde 
ne  peut  pas...  (//  s'interrompt,  faute  d'idées.) 

R.  —  Ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  ces  gens  qui  par- 
lent toujours  cliiffons  ne  sont  que  rarement  propres, 
par  exemple  :  ils  ont  toujours  des  culottes  sales. 

(A... devient  sensiblement  rêveur  et  songe  que  sa 
culotte  a  une  petite  tache.) 

R.  —  Ce  sont,  en  général,des  hommes  fort  maigres.... 

A...,  se  hâtant  de  l'interrompre  en  ricanant.)  — 
Oh  !  je  vous  remercie,  c'est  une  nation  fort  inté- 
ressante. (.4  part,  et,  en  physionomie,  prenant  l'air 
piqué.)  Cet  homme  froid  et  moqueur  ne  me  con- 
vient  pas  du  tout. 

Louis  :  Le  bon  Rivet  était  tout  étonné  que  la  curio- 
sité de  l'autre  fût  déjà  satisfaite,  il  m»  se  doutera 
jamais  de  la  cause  pour  laquelle  A...  dira  toujours  du 

16. 


282  LETTRES  INTIMES. 

mal  de  lui.  Eh  bien,  le  diable  m'emporte,  nous  voilà 
tous.  Ce  tatillonnage  a  son  quartier  général  en  pro- 
vince; au  Marais,  il  a  déjà  perdu  un  peu  de  son 
affreuse  personnalité.  On  n'y  dit  plus  avec  la  même 
effronterie  :  «  Voilà  mon  habit  d'il  y  a  deux  ans,  j'es- 
père bien  qu'il  me  fera  encore  cet  hiver.  »  La  bassesse 
d'âme  s'y  montre  moins  qu'en  province  ;  on  y  fait  une 
cour  tout  aussi  servile  à  M...;  mais  on  prétend  que 
c'est  parce  qu'il  est  aimable  et  non  point  parce  qu'il 
est  sénateur. 

Nous  convînmes  ensuite  que  ce  défaut  disparaît  de 
plus  en  plus  ;  à  mesure  que  l'on  avance  dans  la  société 
riche,  il  change  même  d'objet.  On  ne  parle  plus  de  son 
excellent  Witchoura,  mais  des  sentiments  de  son  cœur. 
Le  sentiment  devient  le  topique  de  ces  braves  gens. 

L'Allemand,  bonhomme  qui  ne  voit  pas  plus  loin 
que  ce  qu'on  dit,  et  qui  fournit  souvent  à  la  conversa- 
tion par  l'expression  de  ses  sentiments  actuels,  me 
semble  presque  tout  à  fait  exempt  de  tatillonnage. 

L'Italien,  ardent  pour  la  volupté  et  sensible  à  toutes 
les  voluptés,  celle  de  l'Amour,  jusqu'à  celle  de 
prendre  des  glaces  exquises,  cet  homme  heureux  les 
cherche  de  bonne  foi;  il  est  souvent  passionné;  l'ha- 
bitude qu'il  contracte  dans  ces  deux  états  fait  qu'à 
part  l'exagération,  qui  n'est  sensible  qu'aux  étrangers, 
il  parle  avec  naturel. 

Tu  sens  que  le  titre  d'illustrissimo  accordé  à  un 
négociant  est  comme  le  très  humble  serviteur  que  tu 
mets  au  bas  de  ta  lettre  à  un  notaire. 


LETTRES   INTIMES.  283 

Le  tatillonnage  est  un  ennemi  secret  mais  très  réel 
de  la  plaisanterie  comique,  c'est  ce  qui  nous  rend  si 
ridiculement  graves.  Le  commis  de  la  rue  Saint- 
Denis  siffle  George  Dandin,  parce  qu'il  croit  qu'on  le 
prend  pour  une  bête  de  lui  offrir  des  plaisanteries  si 
faciles  à  comprendre.  11  aime  bien  mieux  le  Séducteur 
amoureux,  la  Revanche,  etc.,  etc.;  il  appelle  cela  dé- 
licat. Le  provincial  est  de  son  avis  sur  ce  dernier 
point;  mais,  défenseur  zélé  des  mœurs,  il  ajoute,  en 
sifflant  George,  que  cette  pièce  est  indécente.  Il  leur 
faut  à  tous  les  deux  un  sentiment  embrouillé  dans 
quatre  ou  cinq  vers;  le  plaisir  de  le  deviner  là- 
dessous  les  charme. 

Le  commis,  à  l'aspect  de  quelque  bonne  charge  de 
Molière,  prend  l'air  haut,  froid,  fâché,  dédaigneux  et 
légèrement  malheureux  d'un  homme  qui  sait  qu'on 
lui  manque. 

En  allant  chez  Brunet,  au  contraire,  il  dit  à  la  nièce 
de  son  bourgeois  qu'il  y  conduit  :  «  Nous  n'allons  en- 
tendre que  des  bêtises  »;  sa  vanité  mise  en  sûreté 
par  ces  mots  mille  fois  répétés,  et  par  la  croyance 
qu'il  va  se  distraire  (de  ses  occupations  impor- 
tantes), l'abandonne  alors  franchement  au  con)i(iue, 
qui  se  trouve  être,  d'ailleurs,  parfaitement  à  sa  portée. 

Toute  discussion  importante  aux  yeux  des  discu- 
tants, qu'on  parle  de  musique  ou  de  la  suspension  de 
l'acte  LVHabeas  corpus,  tend  à  faire  contracter  une 
habitude  funeste  au  tatillonnage. 

Après  avoir  ainsi   conclu,  nous   allâmes   chercher 


284  LETTRES   INTIMES. 

ensemble  des  exemples.  Je  troivai,  en  rentrant,  ton 
aimable  leltre,  et  je  m'endormis  le  plus  gai  des 
hommes.  Je  le  dirai  sous  le  secret  que  je  ne  me  suis 
jamais  trouvé  si  heureux  qu'ici  depuis  deux  mois,  et 
ce  qui  augmente  ce  bonheur,  c'est  que  je  sens  qu'il 
ne  vient  pas  tout  à  fait  de  passion.  Je  me  sens  assez 
raisonnable  pour  donner  tour  à  tour  audience  aux 
plaisirs  de  la  tête,  du  cœur  et  même  de  la  gastro- 
nomie. Mais  aussi  il  faudra  que  vous  fassiez  give  me 
or  tend  me  sex  thousand  livres  per  annum.  Tâche 
de  le  préparer  à  cette  idée.  Continue  à  être  prudente 
for  making  nochild.  It  shall  be  time  morigh  in  four 
or  five  years 

Écris-moi  bientôt;  ce  qui  me  charme,  c'est  que 
voilà  que  tu  me  dois  cinq  pages  d'écriture  serrée. 
Imagine-toi  que  je  sais  à  peine  si  l'Isère  passe  tou- 
jours à  Grenoble.  Ainsi,  force  détails. 


LXXIV 


23  mai  1810. 


Il  faut  partir,  ma  chère  amie;  je  devrais  être  à 
Lyon  le  25  mai;  je  ne  partirai  que  le  2  juin.  On  m'as- 
surait hier  encore,  dans  les  termes  les  plus  forts,  que 
j'étais  sur  une  liste  parafée  de  la  main  de  Sa  Majesté; 


LETTRES   INTIMES.  285 

mais,  aux  yeux  vulgaires  et  à  ceux  du  ministre,  je  suis 
toujours  C...  J'ai  vu  la  campagne,  j'ai  fait  autour  de 
Paris  un  voyage  de  cent  deux  lieues  par  Orléans, 
Beaugency,  Fontainebleau,  Montereau,  Nangis  et 
Grosbois  ;  mais  j'étais  avec  des  âmes  qui  n'aperçoivent 
point  le  pays  d'où  je  tire  mon  bonheur. 

En  en  revenant,  j'ai  fait  un  voyage  à  Saint-Cloud 
et  je  retarde  mon  départ  pour  aller  à  Ermenonville  et 
à  Mortfontaine.  A  peine  revenu  de  la  tombe  de  Jean- 
Jacques,  je  vole  vers  les  lieux  où  deux  tendres 
amants  aimèrent  mieux  mourir  ensemble  que  vivre 
séparés.  Quel  exemple  !  et  qu'on  est  malheureux  de 
ne  pouvoir  pas  le  suivre  ! 

Mon  départ  m'afflige;  les  jours  où  je  ne  puis  pas 
voir  la  cause  de  cette  affliction,  je  fais  de  la  morale. 
Le  matin,  quand  j'ai  été  seul  et  cjuo  ma  journée  n*a 
encore  été  salie  par  le  contact  d'aucun  homme,  je  me 
tourne  au  sentiment  ;  mais,  quand  on  les  voit  :  t  De 
l'ambition,  de  l'argent,  des  succès  de  vanité  à  cette 
canaille-là!  » 

J'ai  passé  hier  la  soirée  chez  madame  S...,  une  mère 
de  cinquante  ans  pleine  de  bonté;  trois  filles,  jeunes, 
jolies,  qui  ont  de  l'esprit;  trois  ou  quatre  jeunes  gens 
heureux,  jeunes,  aimables,  riches;  malgré  cela, ennui. 
Ce  qui  m'amuse  le  plus,  c'est  leur  fureur  de  jouer  le 
sentiment  et  de  vouloir  montrer  la  chaleur  et  l'aban- 
don d'une  ;\me  passionnée,  sans  sortir  de  la  réserve 
et  de  la  froideur  du  bon  ton. 

Ces  aimables  lilles  sont  prises  dans   le   bon  ton. 


286  LETTRES   INTIMES. 

n'osent  rien  se  permettre  qui  ne  soit  avoué  par  lui,  ce 
qui  les  conduit  à  ne  dire  que  des  choses  parfaitement 
communes.  Malheureusement,  il  n'y  a  d'intéres- 
sant que  ce  qui  est  un  peu  extraordinaire  ;  en  rappro- 
chant la  digue  de  la  source  du  torrent,  elle  l'empêche 
de  couler. 

Je  t'ennuie  de  la  description  de  ce  travers,  parce 
que  j'ai  rencontré  cet  ennemi  du  bonheur  dans  presque 
tous  les  salons  où  je  vais.  Picard  a  fait  la  petite  Villey 
Molière  vengeait  bien  les  provinciaux  en  leur  montrant 
la  duperie  et  l'ennui  de  ces  gens  qu'ils  envient  ordi- 
nairement. En  arrivant  ici,  ils  sont  éblouis,  tout  leur 
plaît,  et,  s'ils  retournent  chez  eux  après  un  séjour  de 
deux  ou  trois  mois  seulement,  ils  sont  incurables.  Ils 
regrettent  à  jamais  cette  société  dont  tout  leur  a  plu, 
même  ce  monstre  aux  griffes  terribles  (la  crainte  du 
ridicule)  qui  y  verse  l'ennui  d'une  main  libérale . 
Voilà  une  belle  phrase  !  Je  vois  des  jeunes  gens 
dignes  de  sentir  et  d'inspirer  le  bonheur,  passer  sans 
cesse  auprès  de  lui,  et  le  fuir  comme  par  l'effet  d'une 
gageure  ;  de  braves  renards  qui  ont  la  queue  coupée 
conseiller,  mais  sans  malice,  aux  gens  à  queue  de 
n'en  pas  faire  usage.  Tout  cela  me  prouve  de  plus  en 
plus  que,  quand  on  aura  trouvé  le  secret  de  faire  vivre 
une  morue  dans  les  eaux  de  la  Seine,  des  artistes 
pourront  exister  à  Paris.  Il  n'y  a,  ce  me  semble, 
qu'un  parti  raisonnable  à  prendre,  y  vivre  pour 
l'amour  ;  je  ne  veux  pas  dire  être  toujours  Saint- 
Preux,  mais  se  livrer  aux  goûts  tendres  qui  visitent 


LETTRES   INTIMES.  :287 

souvent  une  àme  sensible,  y  admirer  les  cliefs-d'œiivre 
dont  ces  fous  sont  en  possession,  depuis  la  divine 
Sainte-Cécile  jusqu'à  iVtcom^f/e  joué  par  Talina,  regar- 
der tout  ce  qu'ils  disent  comme  un  vain  bruit,  quand 
ils  s'avisent  de  dogmatiser  sur  les  choses  invisibles 
pour  eux,  être  tout  à  eux  quand  ils  sonpent  ensemble, 
sans  prétention,  parce  qu'alors  ils  sont  charmants. 

Voilà  mes  pensées  tontes  crues  et  sans  y  rien  chan- 
ger. Ce  n'est  qu'à  toi  que  je  puis  écrire  ainsi.  Tout 
cela  te  paraîtra  peut-être  un  peu  fou,  mais  mon  bon 
heur  est  lié  à  ce  que  tu  aies  beaucoup  d'esprit,  et  je 
ne  puis  résister  à  te  dire  ce  qui  me  semble  devoir 
étendre  cet  esprit  aimable.  La  vue  de  Paris  te  manque  : 
peut-être  n'y  passeras-tu  jamais  beaucoup  de  temps; 
je  voudrais  que  tu  visses  tout  juste,  que  rien  ne  l'y 
donnât  de  fausses  idées,  et  surtout  la  pire  de  toutes, 
celle  de  croire  que  le  bonheur  n'est  que  là.  Il  me 
semble  qu'il  n'est  jamais  dans  un  cœur  qui  n'a  pas  su 
se  le  donner,  et  qu'il  ne  quitte  que  bien  rarement  celui 
qui  l'a  cherché  de  bonne  foi,  en  se  méfiant  surtout 
des  illusions  de  la  vanité,  passion  mère  de  toi,  de  moi, 
de  tout  ce  qui  respire  entre  le  Rhin,  les  Alpes  et  les 
Pyrénées. 

Voilà  mon  accès  passé. Nous  partons  lundi  pour  Erme- 
nonville, revenons  mardi;  mercredi  ou  jeudi  au  plus 
tard,  je  quitte  Paris,  à  moins  (pie  Sa  Majesté,  qui  arri- 
vera à  cette  épocpie,  n'ait  décidé  (jn(d(|ne  chose  pour 
nous.  Silence  avec  tout  le  inonde  sur  ce  voyage;  écris- 
moi  à  Lyon,  poste  restante. 


LETTRES  INTIMES. 


LXXV 


-   •  Paris,  4  juin  1810. 

J'ai  passé  une  seconde  matinée  agréable  à  Mousseaux 
avec  M.  de  Lévis  et  les  lettres  du  Tasse.  On  peut  trou- 
ver le  bonheur  dans  son  estomac,  dans  l'amour  ou 
dans  la  tête  ;  avec  un  peu  de  savoir-faire,  on  peut 
prendre  un  peu  de  chacun  de  ces  trois  bonheurs  et  se 
faire  un  sort  agréable  et  indépendant  de  la  méchan- 
ceté des  hommes.  Celte  science  du  bonheur  a  pour 
moi  le  charme  de  la  nouveauté,  par  conséquent  je 
dois  me  tromper  encore  sur  beaucoup  de  points.  Aussi, 
quand  je  te  raconte  ce  que  je  fais,  c'est  plutôt  pour  te 
peindre  un  cœur  qui  t'appartient  que  pour  te  tracer 
une  marche  à  suivre.  J'ai  des  moments  de  flamme  où 
toutes  mes  résolutions  sont  emportées  par  le  torrent  ; 
après  un  bonheur  de  quelques  jours,  j'ai  un  spleen 
qui  ne  finit  que  par  une  forte  fatigue  corporelle,  ou 
par  une  étude  suivie  et  forcée.  Mais  voici  le  canevas  : 
lire  le  matin  un  livre  où  la  sensibilité  soit  un  peu  en 
jeu;  vers  les  trois  heures,  faire  quelques  visites  néces- 
saires; dîner  avec  volupté,  au  frais,  tranquillement; 
le  soir,  être  avec  des  femmes  aimables  ou  aimées, 


LETTRES   INTIMES.  289 

fuir  comme  la  mort  les  conversations  d'hommes,  l'ai- 
greur, la  vanité  et  le  noir  de  la  vie. 

Ce  canevas  est  dérangé  au  moins  trois  ou  quatre 
fois  par  semaine  par  des  visites  nécessaires.  Si  je  n'ai 
pas,  le  soir,  un  bon  opéra  bouffe  pour  me  rincer  la 
bouche,  le  mépris  que  m'inspirent  les  gens  que  je 
visite  finit  quelquefois  par  de  l'aigreur,  et  c'est  alors 
que  je  rêve  profondément  sur  la  nature  de  l'homme. 
Lorsque  je  puis  écrire,  mon  esprit,  occupé  de  rendre 
exactement  ma  pensée,  n'a  pas  le  temps  d'être  alîecté 
péniblement  par  la  saleté  du  modèle. 

Je  me  félicite  toujours  plus  du  hasard  qui  nous  a 
portés  à  aimer  la  lecture;  car,  quoique  tu  ne  m'en 
dises  rien,  je  suppose  que  tu  lis  toujours  beaucoup. 
C'est  un  magasin  de  bonheur  toujours  sûr  et  que  les 
hommes  ne  peuvent  nous  ravir.  On  s'imagine  ici  avoir 
fait  à  un  homme  tout  le  mal  possible  quand  on  l'a 
éloigné  des  affaires  et  réduit  à  six  mille  francs  de 
rente.  Si  cet  homme  aime  les  livres  et  a  un  bon  esto- 
mac, il  peut  être  plus  heureux  que  courant  Paris  en 
costume  pour  faire  des  visites  ennuyeuses  à  des  indif- 
férents. 

Quand  un  livre  de  Maximes  n'est  pas  décidément 
détestable  (par  des  niaiseries,  par  exemple,  comme 
celui  de  M.  de  la  Bouine),  ou  on  y  trouve  des  vues 
neuves  qui  augmentent  le  magasin  et  dont  on  a  le 
plaisir  de  tirer  les  conséquences,  ou,  à  propos  des 
Maximes  qu'on  trouve  fausses,  on  en  fait  de  vraies.  A 
quoi  bon   tout  cela?   à  rien;  mais,  j'ai   passé  deux 

17 


290  LETTRES  INTIMES. 

heures  très  agréables  avec  M.  de  Lévis,  et  ensuite 
une  heure  et  demie  de  bonheur  tendre  avec  ce  pauvre 
Tasse.  Ce  qui  pourrait  m'arriver  de  mieux,  ce  serait 
d'oublier  sans  m'en  apercevoir  ces  deux  ouvrages, 
pour  pouvoir  repasser  une  autre  matinée  avec  eux  à 
Mousseaux.  Pour  ne  pas  te  donner  la  peine  d'acheter 
et  de  lire  le  volume  de  M.  de  Lévis  (dont  les  ancêtres 
se  disaient  cousins  de  la  Sainte  Vierge  et  disaient  en 
allant  à  l'église.  «  Je  vais  prier  ma  cousine;  »  leur 
nom  s'écrivait  alors  Lévi.  Le  Lévis  actuel  était  un 
seigneur  avec  800000  livres  de  rente  (il  lui  en  reste 
le  quart)  ;  mais  il  paraît  qu'il  ne  peut  plus  tirer  de 
bonheur  de  l'amour,  et  que  tous  les  composés  où  cet 
ingrédient  entre  sont  sans  saveur  pour  lui;  aussi  dit-il 
un  mal  du  diable  des  femmes. 

Donc,  Maxime  II  :  Diminuez  vos  rapports  avec  les 
hommes  ;  augmentez-les  avec  les  choses,  voilà  la 
sagesse  :  les  moyens  d'y  parvenir  sont  l'étude  de  la 
campagne. 

Commentaire  vrai. —  Heureux  qui  est  né  avec  un  goût 
passionné  pour  la  botanique,  l'astronomie,  etc.,  etc.; 
mais,  quand  on  ne  se  sent  ce  goût  que  pour  la  connais- 
sance de  la  machine  nommée  homme,  il  faut  s'habi- 
tuer peu  à  peu  à  les  voir  comme  l'anatomiste  voit  les 
cadavres;  il  ne  s'inquiète  pas  de  la  mauvaise  odeur, 
il  ne  dit  pas  :  «  Voilà  pourtant  comme  je  serai 
dimanche!  »  mais  il  observe  la  forme  des  muscles, 
nerfs,  etc.,  etc.  De  même  observons  les  passions, 
goûts,  caractères,  sans  nous  dire  en  observant  un 


LETTRES   INTIMES.  291 

calomniateur,  un  envieux  etc.,  etc.  :  i<  Cet  homme 
me  calomniera,  troublera  mon  bonheur  qu'il  envie, 
etc.,  etc.;  i  on  peut  tâcher  d'éviler  ainsi  cette  obser- 
vation très  vraie  de  Fontenelle  :  «  Tous  les  savants  en 
sciences  naturelles  parviennent  à  un  grand  âge  et 
sont  doux,  gais,  un  peu  niais.  Tous  les  savants  en 
connaissances  de  l'homme  sont  moroses  et  meurent 
de  tristesse.  Il  faut  faire  une  exceplion,  c'est  que  les 
gens  à  passion  vive  suivent  plutôt  la  seconde  de  ces 
carrières  que  la  ;  remière.  » 

Maxime  Y  :  L'esprit  public  est  la  force  des  Etats 
libres  ;  Tégoïsme  est  la  sauvegarde  de  la  tyrannie. 

VII.  —  D'ici  à  longtemps,  la  seule  sauvegarde  pos- 
sible de  la  liberté  individuelle  dans  TEurope  continen- 
tale sera  la  douceur  des  mœurs. 

218.  — N'est-ce  pas  une  bonne  manière  de  juger  de 
l'importance  d'un  individu,  que  de  songer  à  l'effet 
que  produirait  sa  mort,  et  au  vide  qu'il  pourrait  lais- 
ser un  an  après  cette  époque. 

50  et  very  true.  Les  formes  de  la  société  sont 
comme  les  vêtements  :  elles  servent  à  couvrir  des  dé- 
fauts et  des  plaies  secrètes  qui  restent  cachées  jusqu'à 
ce  que  l'intimité  vienne  aies  découvrir;  aussi  l'homme 
sage  ne  la  provoque-t-il  pas  légèrement. 

J'ai  souvent  été  ennuyé  à  fond  pour  n'avoir  pas  pra- 
tiqué cette  maxime;  mais,  je  m'en  vengerai  en  la  sui- 
vant strictement,  voir  beaucoup  de  monde,  en  être  au 
salut  avec  cinq  ou  six  cents  des  douze  cents  personnes 
à  peu  près  qui  font  la  grande  société  ici,  et  voilà  tout. 


292  LETTRES  INTIMES. 

Donne-moi  la  liste  des  livres  que  tu  lis  depuis  deux 
ans.  Quand  la  lecture  ennuie,  ou  un  goût  commence, 
ou  cet  état  de  langueur  vient  de  ce  qu'on  lit  des  ou- 
vrages qui  n*ont  aucun  rapport  entre  eux.  On  a  vanté 
la  constance  en  amour,  qui  n'est  qu'impossible;  on 
n'a  rien  dit  de  la  constance. 

Je  vois  intimement  des  gens  nés  avec  quatre  mille 
francs  de  rentes  et  plébéiens,  qui  sont  nobles,  ont  des 
croix  et  quarante  mille  francs  de  rentes,  des  santés 
d'hercule.  Faute  d'âme,  de  sensibilité  et  par  conséquent 
d'amour  pour  la  lecture,  ils  sont  malheureux  à  me 
faire  pitié.  Cette  expérience  se  renouvelle  sans  cesse, 
des  soirées  épouvantables,  enfin,  sans  aimer  le  jeu, 
faire  un  whist  est  un  bonheur  pour  eux,  et  à  trente- 
cinq  ans  ! 


LXXVI 


Saiat-Pierre,  29  juin  1810. 

Quelle  diable  de  brièveté!  Il  paraît  que  c'est  le 
caractère  particulier  de  ton  esprit;  mais,  autant  il  est 
bon  dans  les  écrits  imprimés,  autant  il  est  cruel  pour 
qui  vous  aime.  Je  reçois  un  gros  paquet  de  toi;  j'étais 
enfoncé  dans  une  discussion  avec  moi-même  qu'avait 


.LETTRES   INTIMES.  293 

fait  naître  la  lecture  de  la  seconde  édition  du  Traité  de 
la  manie  de  l'excellent  docteur  Pinel.  Je  cliercliais 
à  discerner  les  cas  où  leur  nnanière  de  porter  des 
jugements  ou,  identiquement,  de  tirer  des  con- 
séquences est  fautive,  de  ceux  où  leur  perception,  ou 
bien  les  observations  desquelles  ils  tirent  des  con- 
séquences sont  fautives,  et  leur  manière  déjuger  fou 
de  développer  les  tuyaux  de  lunettes  (Tracy,  Logique). 

Je  quitte  mon  livre  avec  le  plus  vif  plaisir,  et  je 
trouve  quatorze  lignes  de  quatre  mots. 

Adieu;  je  vais  me  déguiser  en  Westphalien  pour 
chanter  des  couplets  au  meilleur  des  Pierre. 


LXXVII 


Lundi  2  juillet. 

Notre  petite  fête  de  famille  fut  charmante;  les  cou- 
plets composés  par  Picard,  qui,  une  livrée  sur  le 
corps,  jouait  avec  nous,  étaient  charmants.  Un  peu 
d'attendrissement  fut  le  premier  effet  ;  on  rit  beaucoup 
ensuite.  —  Deux  cents  personnes  arrivèrent  ;  Filzjames 
nous  fit  rire;  après  quoi  l'on  dansa;  je  m'en  allai  le 
dernier  à  la  pointe  du  jour.  Je  te  raconte  cela  comme 
s'il  y  avait  mille  ans.  Hier,  jour  de  Saint-Martial,  nous 


294  LETTRES  INTIMES. 

avonsdînétoutà  fait  en  famille  chez  M...;  à  huit  heures 
et  demie,  madame  Z...  s'est  embarquée  tranquillement 
pour  une  fête  que  donnait  le  prince  de  Schwarzem- 
berg,  ambassadeur  d'Autriche.  Gomme  l'hôtel  eût  été 
beaucoup  trop  étroit  pour  contenir  mille  invités,  on 
avait,  comme  à  toutes  les  fêtes  données  dernièrement, 
construit  dans  le  jardin  une  salle  immense  en  sapin. 
Le  plancher  de  cette  salle  était  avancé  de  trois  pieds 
au-dessus  du  sol.  Pour  ôter  l'odeur  du  sapin  par  la 
grande  chaleur  qu'il  faisait,  on  avait  peint  l'intérieur 
de  la  salle  avec  de  la  térébenthine,  dit-on.  Au  moment 
où  la  fête  était  la  plus  belle,  et  où  Sa  Majesté  faisait 
le  tour  de  la  salle,  une  bougie  est  tombée  et  a  mis  le 
feu  à  un  rideau.  On  a  cru  que  ce  n'était  rien  ;  mais  le 
rideau  enflammé  a  mis  le  feu  à  la  paroi  des  planches 
contre  lequel  il  était  posé  et,  en  un  même  moment, 
comme  un  temps  d'exercice,  c'est  l'expression  de 
M.  Z...  en  me  contant  cet  accident,  toute  la  salle  a 
été  enflammée,  les  côtés  et  le  comble;  le  feu  qui  était 
au  plafond  a  brûlé  les  cordons  des  lustres  qui  sont 
tombés  sur  les  têtes  ;  le  plancher  s'est  enfoncé  en  plu- 
sieurs endroits.  Tu  juges  des  cris,  du  tumulte,  de 
l'horreur,  puis  de  la  position  de  ceux  qui,  sortis  de  ce 
bûcher  ne  trouvaient  pas  leur  femme,  leur  mari,  leurs 
enfants.  La  malheureuse  princesse  de  Schwarzemberg, 
sœur  de  l'ambassadeur  a  été  victime  de  son  amour 
maternel. 

Ce  qui  rend  cet  accident  unique,  c'est  la  terrible 
opposition  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  gai,  à  ce  qu'on  peut 


LETTRES   INTIMES.  295 

concevoir  de  plus  horrible,  et  surtout  celui  des  coups 
de  tonnerre  affreux  et  une  tempête  horrible.  Heureu- 
sement nos  excellents  parents  n'ont  pas  eu  de  mal. 
Adieu,  etc.,  etc. 


LXXVIII 


Paris,  9  octobre  1810. 

Voici  un  bien  bel  automne  ;  il  paraît  que  tu  en  jouis 
bien,  du  moins  notre  bon  père  me  dit  toujours  que  tu 
es  à  la  campagne.  Ma  nouvelle  place  me  prive  entiè- 
rement de  jouir  de  ces  beaux  jours  si  rares  ici;  heu- 
reusement, mon  cabinet,  d'où  je  l'écris,  est  dans  une 
position  superbe,  dominant  lojardin  des  Invalides  et,  au 
delà,  les  bois  de  Meudon  à  l'extrémité  occidentale  de 
Paris.  Le  travail  officiel  de  ma  place  peut  se  faire  en 
quarante  heures  par  mois;  mais  M...,  qui  est  parfait 
pour  moi,  me  charge  de  beaux  travaux  étranj^ers  à 
mon  affaire.  Je  comptais  pour  cet  hiver  faire  de  mes 
occupations  officielles  la  broderie  de  ma  vie;  le  fond 
aurait  été  employé  à  quehiues  études  approfondies 
relatives  à  la  connaissance  de  l'homme.  J'avais,  outre 
cela,  le  projet  de  me  livrer  entièrement  à  ce  qu'on 
nomme  ici  plaisirs,  afin  que,  si  l'année  prochaine  je 


296  LETTRES  INTIMES. 

SUIS  à  cette  époque  à  trois  ou  quatre  cents  lieues  de 
Paris,  je  sois  bien  libre  de  regrets. 

Les  affaires  me  prennent  peu  de  temps,  je  n'en  ai 
pas  pour  huit  à  dix  heures  de  travail  ;  cependant,  je 
ne  puis  pas  suivre  un  travail  particulier.  Le  travail  de 
réfléchir,  du  moins  pour  moi,  ne  se  prend  pas  et  ne 
se  quitte  pas  comme  un  habit:  il  faut  toujours  une 
heure  de  recueillement  et  je  n'ai  que  des  moments. 

Voilà,  ma  bonne  amie,  la  peinture  exacte  d'un  cœur 
qui  t'aime,  mais  que  tu  ne  payes  guère  de  retour,  car 
tu  n'écris  jamais.  Je  suis  réduit  à  ne  te  parler  que  de 
moi;  j'ignore  ce  que  tu  sens.  J'accable  de  questions 
Bonval  ;  je  dîne  presque  tous  les  jours  avec  ce  char- 
mant caractère.  Hier,  nous  avons  tant  joui  aux  Nozze 
di  Figaro,  que  nous  en  sommes  accablés.  Nous  avons 
jasé  tout  du  long  avec  une  Italienne  très  jolie,  affligée 
de  dix-huit  ans  et  parlant  avec  un  accent  très  pur. 
Nous  ne  l'avions  jamais  vue;  elle  était  là  avec  son 
père,  nous  sentions  de  même,  la  connaissance  a  été 
prompte.  Tu  sais  que  j'ai  à  Grenoble  deux  affaires  :  la 
première  de  six  mille  francs  ;  mon  oncle  m'a  annoncé 
qu'elle  allait.  La  seconde  est  celle  delà  Bav...  D'après 
ce  que  m'écrit  mon  père,  il  paraît  qu'il  m'enverra  ce 
qu'il  faut  pour  cela.  Parle-lui  néanmoins  de  cet  ar- 
ticle, si  l'occasion  s'en  présente.  Il  est  nécessaire  que 
ce  soit  fait  bientôt. 

My  great  father  speaks  much  with  me  of  matri- 
mony  with  a  wery  sensible  girl  of  your  knowledge, 
but  he  will  not  understand  that  y  could  never  jouir 


LETTRES  INTIMES.  297 

in  this  family  of  tlie  égards  without  trich  y  never 
shall  enlrer  dans  une  famille  quelconque,  et  qu'enfin 
j'ai  décidé  de  n'y  plus  penser. 

Rien  de  ce  qui  peut  contribuer  à  mon  bonheur  ne 
me  manque;  ma  position  est  très  agréable.  Des  gens 
que  je  ne  connaissais  pas  me  font  des  visites;  je  re- 
cueille chaque  soir  au  moins  soixante  sourires  de  plus 
qu'il  y  a  trois  mois;  je  puis  me  dire,  par-dessus  le 
marché,  que  ce  changement  est  mon  ouvrage.  Cepen- 
dant l'image  du  bonheur  solide  que  je  croyais  trouver 
avec  V. ..  me  trouble  un  peu.  Il  me  manque  d'aimer 
et  d'être  aimé.  Je  fais  ce  que  je  puis  pour  aimer  ma- 
dame Palf...;  mais  elle  ne  comprend  pas  toutes  les 
délicatesses  qui  font  le  bonheur  ou  le  malheur  de  ceux 
pour  qui  elles  sont  visibles  ;  elle  met  plus  de  prix  qu'il 
n'en  faut  à  toutes  ces  bêtises  d'ambition,  qui, une  fois 
qu'on  les  a,  ne  signifient  plus  rien.  Ne  te  moque  pas 
trop  de  toutes  ces  petites  faiblesses  du  cœur;  pas  une 
âme  au  monde  autre  que  toi  ne  s'en  doute.  Je  ferai 
tout  au  monde  pour  aller  en  Italie  en  1811  ;  tels  sont 
mes  projets  pour  celte  année.  Procure  à  Faure  les 
occasions  de  parler  to  our  father.  Ils  ne  se  doutent 
pas  de  Paris  et  de  ma  position  :  il  tâchera  de  la  leur 
rendre  sensible.  Je  me  mets  en  ménage  avec  le  plus 
beau  garçon  que  je  connaisse,  le  meilleur  et  le  plus 
aimable,  à  un  peu  de  tristesse  et  de  hauteur  près, 
M.  Louis  de  Belle-Ile. 


17. 


298  LETTRES  INTIMES. 


LXXIX 


25  décembre  1810. 

Je  viens  d'être  bien  heureux,  ma  chère  Pauline  :  le 
saint  jour  de  Noël  m'a  laissé  un  peu  de  tranquillité; 
l'ancienne  pente  de  mon  âme  m'a  porté  à  lire  et  à 
prendre  un  livre  conforme  aux  études  qui  m'enflam- 
maient pendant  les  années  de  pauvreté  que  j'ai  passées 
à  Paris.  J'ai  donc  lu  avec  plaisir,  et  en  posant  vingt 
fois  le  livre,  les  quatre-vingts  premières  pages  du  livre 
de  Burke,  intitulé  Recherches  sur  le  sublime.  J'étais 
distrait  à  chaque  instant  par  mes  idées  actuelles  d'am- 
bition, et  ensuite  j'ai  senti  le  regret  de  ne  plus  vivre 
au  milieu  de  ces  idées  nobles,  fortes  et  tendres  qui 
m'occupaient  sans  cesse,  lorsque,  logé  rue  d'Angivil- 
liers,  en  face  de  la  belle  colonnade  du  Louvre,  et 
n'ayant  souvent  pas  six  francs  dans  ma  poche,  je  pas- 
sais des  soirées  entières  à  contempler  des  étoiles  bril- 
lantes se  couchant  derrière  le  fronton  du  Louvre.  De- 
puis six  mois,  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  réfléchir  sur 
aucune  de  mes  lectures,  et  ces  lectures  se  sont  bornées 
aux  romans  de  La  Fontaine,  parce  qu'on  peut  les 
prendre  et  les  quitter  à  chaque  instant.  En  lisant  mon 


LETTRES   INTIMES.  299 

Burke,  je  m'interrompais  pour  me  faire  des  reproches 
(le  telle  ou  telle  visite  que  je  n'avais  pas  faite.  Des 
amis  puissants  m'ont  prêté;  j'ai  un  joli  appartement, 
simple,  noble  et  frais,  orné  de  charmantes  gravures; 
je  cherchais  à  en  jouir  avec  mon  âme  de  1804,  ça  n'est 
presque  plus  possible.  J'ai  une  vue  superbe  de  la 
fenêtre  de  mon  petit  cabinet;  je  contemplais  le  coucher 
du  soleil  au  travers  de  la  pluie  et  de  gros  nuages  dé- 
chirés par  un  vent  de  tempête.  Je  songeais  avec  regret 
à  Belle-Ile,  qui  court  la  poste  sur  le  chemin  de  La  Ro- 
chelle, où  il  a  une  mission.  Il  est  parti  hier  et  je  suis 
seul  pour  deux  ou  trois  mois.  J'ouvrais  machinalement 
le  tiroir  de  mon  bureau  où  je  mets  les  papiers  inté- 
ressants. 

J'ai  ouvert  une  petite  lettre  :  elle  était  de  toi;  ja- 
mais je  n'ai  senti  avec  autant  de  délice  le  plaisir  de 
t'aimer.    Cette    charmante    lettre   est    du    mercredi 
15  mars.  Mais  de  quelle  année?  Je  l'ignore.  Le  timbre 
du  jour  est  au  bord,  et  il  n'y  a  que  20  mars  18... 
Tout  ce  que  tu  dis  est  parfaitement  en  harmonie  avec 
ce  que  je  sens.  C'est  exactement  un  autre  moi-même 
que  je  lis.  La  conformité  d'écriture  venait  augmenter 
cette  charmante  illusion.  Je  sens  bien  vivement  le 
chagrin  d'être   privé   de   tes  lettres.  Je  t'envoie  ta 
charmante  lettre  du  20  mars.  Lis-la  et  renvoie-la  moi. 
Si  tu  la  lis,  tu  ne  pourras  pas  résister  à  l'envie  de 
m'écrire.  Moi-même,  je  pleure  à  chaudes  larmes  en 
t'écrivant  :  ainsi,  parlons  d'autres  choses. 
J'ai  devant  moi  une  charmante  gravure  de  Porporati 


300  LETTRES  INTIMES. 

intitulée  :  il  Bagno  di  Leda.  î^es  badauds  auraient,  en 
la  voyant,  recours  à  leur  grand  mol  :  «  indécent!  »  je  ne 
te  conseille  pas  moins  de  l'aclieler  (elle  coûte  quatorze 
francs);  c'est  un  tiers  du  tableau  de  ce  divin  Corrège 
qui  est  au  musée;  il  y  a  dans  la  gravure  trois  femmes, 
deux  cygnes  et  un  aigle.  A  côté,  j'ai  le  portrait  de  ce 
divin  Mozart  que  j'ai  acheté  à  Vienne  ;  d'Artaria,  qui 
connaissait  beaucoup  Mozart  et  qui  m'a  assuré  qu'il 
était  très  ressemblant.  On  donne  demain  les  Nozze  di 
Figaro;  mais  je  serai  forcé  d'en  manquer  la  première 
moitié  pour  aller  dans  une  maison  où  j'ai  été  pré- 
senté mercredi  dernier  ;  j'y  suis  resté  un  quart  d'heure 
et  j'y  ai  vu  madame  Récamier,  charmante;  madame 
Tallien,  très  non  charmante,  mais  remarquable.  Que 
n'es-tu  venue  à  Paris  !  Tâche  d'y  venir  en  1811.  Cepen- 
dant, je  ne  te  cache  pas  que  j'irai  certainement  t'em- 
brasser,  dussé-je  pour  cela  déserter!  J'ai  trop  d*envie 
de  te  voir  !  Adieu,  ce  que  j'aime  le  plus  au  monde  ! 
les  larmes  me  gagnent...  Brûle  ma  lettre. 


LXXX 


1"  février  1811. 


Je  viens  de  faire  une  expérience  fâcheuse  surtout 
par  l'idée  qu'elle  m'a  suggérée.  J'ai  connu,  il  y  a 
quatre  ans,  un  jeune   homme  aimable,  d'un  esprit 


LETTRES  INTIMES.  8(M 

doux,  mais  qui  plaisait  généralement  par  son  grand 
sens;  il  était  auditeur,  il  a  été  nommé  à  une  place 
importante  en  province.  Il  y  a  passé  quatre  ans,  est 
revenu  il  y  a  huit  jours  et  nous  a  paru  à  tous  un  être 
vulgaire,  un  sot  ennuyeux.  Ce  changement  m'a  frappé  : 
je  Tai  vu  souvent  pour  en  pénétrer  la  cause;  la  voici 
telle  qu'elle  a  été  approuvée  hier  soir  par  nous  tous. 
Il  attachait  trop  d'importance  au  jugement  des  autres, 
c'était  son  seul  défaut  à  Paris.  Ce  défaut  n'était  pas 
dangereux  :  le  hasard  l'avait  placé  dans  une  société 
d'élite  composée,  excepté  nous  autres  jeunes  gens, 
d'hommes  connus  par  leur  esprit.  Il  est  allé  en  pro- 
vince, et  peu  à  peu,  sans  s'en  douter,  a  été  infecté  de 
la  peste.  Cette  maladie  a  même  servi  à  son  bonheur. 
Les  provinciaux  le  choquaient  et  l'irritaient  d'abord  ; 
il  leur  a  reconnu  un  fond  de  raison  au  bout  de  la  pre- 
mière année;  la  seconde,  il  a  trouvé  nos  raisonne- 
ments, notre  manière  d'être  heureux  alambiqués,  la 
troisième  il  ne  trouvait  plus  que  quelque  tort  à  ses 
administrés:  la  quatrième  enfin,  il  ne  conçoit  plus  ses 
anciens  amis,  s'irrite  dès  qu'on  soumet  à  quelque 
examende  bons  préjugés  sur  lesquels  il  dort  de  l'une 
et  l'autre  oreille.  J'ai  su  tirer  de  lui,  par  des  conces- 
sions perfides,  toute  l'histoire  des  progrès  du  mal. 
Il  paraît  incurable  parce  qu'on  se  moque  de  lui,  qu'il 
défend  avec  aigreur  ses  singulières  manières  de  voir, 
et  qu'une  fois  la  vanité  (cette  grande  et  quelquefois 
unique  passion  du  Français)  en  mouvement  rien  ne 
peut  l'arrêter. 


302  LETTRES   INTIMES. 

Effrayé  de  cet  exemple,  et  bien  convaincu  que, 
sans  esprit  juste^  il  n'y  a  pas  de  bonheur  solide, 
j'ai  fait  acheter  hier  soir  une  Logique  de  Tracy.  J'ai 
fait  dire  à  tout  le  monde  que  j'avais  la  migraine;  je 
suis  parti  pour  aller  prendre  le  café  à  neuf  heures,  il 
en  est  trois  et  j'en  suis  à  la  page  176  de  cette  Logique; 
je  compte  la  finir  d'ici  à  quinze  jours.  J'ai  le  projet 
de  la  relire  ou  de  la  reparcourir  au  moins  tous  les 
ans,  afin  que  mon  esprit  soit  toujours  ouvert  à  la 
lumière,  et  que,  si  je  trouvais  quelqu'un  qui  me  dît: 
«  Les  vierges  de  Raphaël  ne  sont  pas  les  figures  les 
plus  divines  qui  soient  au  monde»,  ou  :  «  La  musique 
de  Méhul  vaut  mieux  que  celle  de  Cimarosa,  »  je 
pusse  écouter  ses  preuves,  et  m'y  rendre  si  elles 
étaient  bonnes. 

Examine-toi  un  peu.  N*aurais-tu  point  pris,  par 
hasard,  quelques-unes  des  plates  et  fausses  idées  que 
tu  dois  entendre  répéter  chaque  jour,  et  auxquelles 
lu  fais  fort  bien  d'avoir  l'air  d'applaudir?  Ne  ferais-tu 
pas  bien  de  prendre  le  même  contre-poison  que  moi, 
qui  suis  dans  un  lieu  moins  malsain,  et  de  lire  la 
Logique  de  cet  aimable  comte  de  Tracy?  Le  tout  en 
secret,  et  en  plaisantant,  si  on  te  trouve  la  lisant.  La 
grâce  n'est  que  faiblesse  ;  la  forme  d'une  femme,  ce 
sont  les  grâces;  elle  se  coupe  lesjambes  à  elle-même, 
si  elle  se  laisse  voir  étudiant. 

Adieu,  ma  chère  amie  ;  garantis-toi  de  la  contagion, 
en  tâchant  de  raisonner  juste  en  tout.  Molière  lui- 
même  m'apparaîtraitetme  dirait  :  «  Madame  une  telle 


LETTRES  INTIMES.  303 

est  coquette,  »  que  je  le  prierais  de  m'en  dire  les 
preuves.  La  vraie  science,  en  tout,  depuis  l'art  de 
faire  couver  une  poule  d'Inde,  jusqu'à  celui  défaire 
le  tableau  (VAtala,  de  Girodet,  consiste  à  examiner, 
avec  la  plus  grande  exactitude  possible,  les  circon- 
stances des  faits.  Voilà  toute  la  Logique  deTracy,  à 
quoi  j'ajouterai  :  «  Ne  croire  jamais  personne  sur 
parole.  » 


LXXXI 


Milan,  19  octobre  1811. 

Ah!  mon  amie,  que  je  t'ai  regrettée  en  Italie!  Quand, 
par  hasard,  on  a  un  cœur  et  une  chemise,  il  faut 
vendre  sa  chemise  pour  voir  les  environs  du  lac 
Majeur,  Santa  Croce  à  Florence,  le  Vatican  à  Rome 
et  le  Vésuve  à  Naples.Je  connnais  soixante  voyages  en 
Italie;  croirais-tu  qu'il  n'y  en  a  pas  deux  de  passables. 
Le  plus  froid  de  tout  est  Lalande,  c'est  pour  cela  que 
jeté  conseille  de  l'apporter  si  jamais  tu  viens  ici.  11 
est  si  glacial,  qu'il  ne  pourra  pas  gâter  tes  sensations, 
et  il  indique  tout  ce  qu'il  faut  voir,  je  pense  que  tu 
sais  toujours  l'italien  ;  je  me  souviens  que  tu  avais  fort 
bien  réussi,  il  y  a  six  ans.  J'espère  que,  bientôt,  j'aurai 


304  LETTRES   INTIMES 

un  congé;  je  pense  bien  que  tu  te  résoudras  à  venir 
coucher  à  mon  quatrième  étage  de  la  rue  Neuve  du 
Luxembourg.  Il  faut  voir  Paris  pour  n'être  pas  tour- 
menté par  ce  grand  fantôme.  Tu  y  trouveras  les  plus 
belles  chosesde  l'univers  ;  mais  c'est  un  sérail,  tout  est 
eunuque  jusqu'au  maître.  Les  choses  sublimes  sont 
mortes;  les  habitants  songent  à  leurs  petites  vanités, 
à  leur  petite  société  du  soir,  au  sort  d'un  vaudeville 
fait  par  un  de  leurs  amis,  etc.,  etc. 

Les  peuples  d'Italie,  au  contraire,  sont  bilieux, 
point  aimables  dutout;  la  canaille  italienne  est  même 
la  plus  impatientante  de  l'univers,  et  malheureuse- 
ment un  voyageur  est  sans  cesse  en  contact  avec  la 
canaille;  les  auberges  sont  les  plus  malpropres  du 
monde;  cependant,  avec  beaucoup  de  peine,  j'en  ai 
trouvé  de  très  propres  à  Milan,  Bologne,  Florence, 
Rome  etNaples;  mais  il  faut  se  garder  de  s'arrêter 
autre  part;  heureusement  toutes  les  villes  sont  à 
quarante  ou  cinquante  lieues  l'une  de  l'autre. 

En  se  figurant  d'avance  ces  inconvénients  pour  ne 
pas  en  être  irrité  sur  les  lieux,  on  trouve  un  peuple 
né  pour  les  arts,  c'est-à-dire  excessivement  sensible. 
Un  vieux  notaire  de  cinquante-cinq  ans,  plus  sale- 
ment avare  que  M.  Girard  l'apothicaire,  se  pâmera  de 
bonne  foi  devant  une  vierge  du  Corrège,  en  parlera 
pendant  vingt-quatre  heures,  ne  pensera  qu'à  ça,  et, 
qui  plus  est,  dépensera  dix  louis  pour  en  avoir  une 
copie.  Ce  même  homme,  le  soir,  à  un  opéra  de  Si- 
mone Mayer,  criera  :  «  Encore  !  »  de  manière  à  s'épou- 


LETTRES  INTIMES.  305 

monner.  Après  ces  deux  traits,  il  rentrera  dans  son 
avarice  et  dans  sa  saleté. 

Les  âmes  plates  offrent  cependant  une  observation, 
c'est  qu'ici  tout  se  fait  avec  naturel  ;  il  y  a  beaucoup 
moins  de  vanité.  Je  tentais  souvent  les  gens  de  ce  pays 
en  leur  offrant  les  moyens  de  cacher  les  choses  ridi- 
cules qu'ils  se  permettent;  leur  réponse  s'est  toujours 
réduite  à  ceci  : 

—  Pourquoi  me  gênerais-je? 

Si  ton  goût  t'y  porte,  tu  augmenteras  les  plaisirs  de 
ton  voyage  d'Italie   en    lisant   d'avance  les  vies  de 
Michel  Ange,  Raphaël,  le  Gorrège,  le  Titien,   Guido 
Reni,   le  Dominiquin,  Léonard    de    Vinci,  Annibal 
Carrache. 

Avec  les  vies  de  ces  huit  hommes,  qui  ont  vécu  de 
1460  à  1560,  tu  en  sauras  assez.  Ges  vies  ont  été 
écrites  avec  beaucoup  d'autres  par  un  peintre  con- 
temporain nommé  Vasari.  Ne  t'empoisonne  pas  des 
bêtises  d'un  nommé  Gochin;  lis,  au  contraire,  les  dis- 
cours de  sir  Josuah  Reynolds,  peintre  de  Londres. 

Adieu... 


306  LETTRES   INTIMES. 


LXXXII 


Paris,  6  décembre  1811. 

Mieux  vaut  un  mot  que  rien;  je  voudrais  que  tu  te 
rappelasses  souvent  cela.  Figure-toi  un  homme  dans 
un  bal  charmant,  où  toutes  les  femmes  sont  mises  avec 
grâce,  le  feu  du  plaisir  brille  dans  leurs  yeux,  on  dis- 
tingue les  regards  qu'elles  laissent  tomber  sur  leurs 
amants.  Ce  beau  lieu  est  orné  avec  un  goût  plein  de 
volupté  et  de  grandeur;  mille  bougies  y  répandent 
une  clarté  céleste  ;  une  odeur  suave  achève  de  mettre 
hors  de  soi.  L'âme  sensible  qui  se  trouve  dans  ce  lieu 
de  délices,  l'homme  nerveux,  est  obligé  de  sortir  de  la 
salle  de  bal;  il  trouve  un  brouillard  épais,  une  nuit 
pluvieuse  et  de  la  boue;  il  trébuche  trois  ou  quatre  fois 
et  enfin  tombe  dans  un  trou  à  fumier. 

Voilà  l'histoire  abrégée  de  mon  retour  d'Italie. 
Pour  me  consoler  des  platitudes  physiques  et  morales 
que  j'essuyais  en  route,  je  me  figurais  cette  bonne 
petite  A...  m'attendant  avec  tout  son  amour,  dans  mon 
appartement,  auprès  d'un  bon  feu.  J'arrive  :  Madame 
est  partie  depuis  longtemps.  J'eus  une  soirée  d'amou- 
reux; je  sentais  que  mon  désespoir  n'avait  pas  le  sens 


LETTRES   INTIMES.  907 

commun,  mais  j'étais  désespéré.  Cette  bonne   petite 
reviendra  le  18  décembre. 

Vers  la  même  époque,  je  partirai  peut-être  pour  la 
Hollande;  c'est  une  mission  de  quinze  jours.  Viens 
malgré  cela,  ne  renvoie  pas  ton  voyage. 

J'ai  trouvé  ici  une  chose  toujours  divine  qui  m'a 
frappé  dans  l'endroit  le  plus  tendre  de  l'àme;  c'est  le 
jeu  de  mademoiselle  Mars  aux  Français  ;  cela  seul  vaut 
mille  lieues;  je  les  ferais  avecplaisir,  si  je  savais  trou- 
ver un  tel  plaisir  à  Alger. 

J*ai  vu  ton  ami  Chambier,  il  m'a  conté  qu'il  est  en 
froid  avec  son  père,  ou  plutôt  que  son  père  est  en  grand 
froid  avec  lui,  à  cause  de  son  absence.  Comment  cela 
finira-t-il?  Cela  ne  finira  peut-être  pas.  Nouvelle  rai- 
son pour  chercher  un  bonheur  indépendant! 

J'ai  entrevu  mademoiselle  V...  au  moment  où  mesyeux 
tombèrent  sur  elle;  j'avais  l'air  fat  et  insolent;  j'étais 
superbe,  particulièrement  par  mon  chapeau  à  plumes; 
je  fouettais  mon  cheval  avec  toute  la  majesté  possible. 
Elle  m'a  paru  bien  pâle,  et  moi  à  elle  bien  fat  peut- 
être.  Je  ne  l'ai  pas  saluée,  par  surprise;  je  compte  la 
saluer  au  premier  beau  jour  de  promenade  aux  Tui- 
leries. 

Adieu;  viens  voir  ce  pays.  Si  tu  manques  cet  hiver, 
peut-être  ne  pourrais-je  jamais  te  le  montrer.  Emploie 
donc  toute  l'astuce  féminine  et  tout  le  caractère  d'un 
homme  pour  arriver  à  mon  quatrième  étage. 


308  LETTRES  INTIMES. 


LXXXÏII 


8  décembre  1811. 

Tu  veux,  ma  chère  amie,  que  je  te  donne  de  grands 
détails  sur  mon  voyage  d'Italie,  je  n'en  ai  guère  le 
temps. 

En  général,  il  y  a  quatre  choses  à  observer  en 
Italie  : 

1°  L'état  du  sol  ou  le  climat  ; 

2°  Le  caractère  des  habitants  ; 

3°  La  peinture,  la  sculpture  et  l'architecture; 

4"  La  musique. 

J'ai  trouvé  l'état  du  sol  très  bien  décrit  par  Arthur 
Young.  Pour  le  caractère,  personne  ne  l'a  décrit;  il 
faut  le  chercher  dans  l'histoire  ;  M.  Sismondi,  élève 
sans  génie  d'une  excellente  école,  a  montré  ce  carac- 
tère dans  l'histoire  des  républiques  du  moyen  âge. 

Sensible,  sans  vanité,  ardent,  vindicatif,  presque 
incapable  de  l'esprit  français  proprement  dit,  celui  de 
Voltaire  et  Duclos. 

Quant  à  la  musique,  j'attends  de  Naples  un  livre 
qui  en  traite  ;  je  t'en  traduirai  une  vingtaine  de  pages; 
tu  y  verras  que  la  musique  dégénère  actuellement. 


LETTRES   INTIMES.  900 

L'année  1778  est  remarquable  :  Voltaire,  Rousseau, 
Garrick  moururent;  tous  les  arts  étaient  en  France  au 
dernier  période  de  la  décadence  ;  ce  fut,  au  contraire, 
le  plus  beau  moment  que  la  musique  ait  jamais  eu  : 
Pergolèse,  Cimarosa  et  Jomeli  produisirent  des 
chants  qui  n'ont  été  égalés  par  personne,  que  par 
Mozart,  mais  dans  le  genre  mélancolique  seulement. 

Quant  à  la  peinture,  j'ai  eu  le  bonheur  de  me  lier 
avec  un  des  premiers  peintres  de  l'Italie;  il  m'a  dicté 
la  liste  ci-jointe,  où  il  m'a  indiqué  par  des  numéros 
le  rang  qu'il  croit  mérité  par  chaque  peintre. 

Je  me  suis  aperçu  que  je  savais  beaucoup  moins  bien 
l'italienque  jeme  le  figurais.  Pourme  remettre  à  cette 
langue,  je  traduis,  en  abrégeant,  l'histoire  de  l'École  de 
Florence,  la  première  des  cinq  notées  dans  le  lableau 
ci-joint.  Si  j'ai  la  patience  d'achever  ce  travail  en- 
nuyeux, je  te  l'enverrai. 

Je  ne  connais  pas  de  livre  français  relatif  à  la  pein- 
ture et  qui  soit  passable.  On  m'a  parlé  cependant  d'un 
ouvrage  de  Félibien;  comme  il  ne  m'apprendrait  pas 
l'italien,  je  ne  le  lirai  pas  et  je  ne  crois  pas  faire  une 
grande  perte.  Tu  pourras  te  faire  prêter  les  vies  des 
peintres  par  Vasari;  c'est  un  ouvrage  italien,  plein 
d'un  bavardage  extrême.  Malgré  cela,  tu  pourras 
trouver  quelque  plaisir  à  savoir  les  aventures  des 
grands  peintres  qui  sont  Michel-Ange,  Léonard  de 
Vinci,  Raphaël,  le  Corrège,  le  Titien,  Annibal  C.ir- 
rache,  Guido  Reni,  le  Dominiquin  et  le  Guerchin. 

L'ami   qui   m'a   accompagné  à  Rome  et  qui   m'a 


310  LE'i'TRES  INTIMES. 

appris  à  apprécier  leurs  chefs-d'œuvre  pense  que 
Raphaël  est  le  premier  ;  le  Corrège,le  second,  et  An- 
nibal  Carrache,  le  troisième.  Le  dernier  des  grands 
peintres  est  Raphaël  Mengs,  né  en  Saxe  et  mort, 
à  Rome  en  1779. 

Tu  pourras  remarquer  que  les  deux  plus  grands 
artistes  du  xviii*  siècle,  Mozart  et  Mengs,  sont  Alle- 
mands. 

P.-S.  — J'ai  dicté  cette  lettre  pour  donner  certaines 
explications  au  badaud  qui  l'a  écrite,  et  qui  malheu- 
reusement n'est  pas  assez  sot  pour  ne  pas  comprendre 
du  tout  ce  que  je  lui  dicte,  mais  n'a  pas  assez  d'esprit 
pour  éviter  les  fautes  de  sens.  Viens  à  Paris  cet  hiver, 
si  tu  veux  m'y  trouver. 

La  férocité  à  mon  égard  augmente  et  peut-être 
m'éloignera  d'ici.  Je  ne  suis  pas  encore  tombé  dans  la 
mélancolie  des  disgraciés  :  ça  viendra  peut-être;  il  ne 
faut  désespérer  de  rien.  Ne  dis  rien  de  tout  ceci  à  per- 
sonne. Réellement,  tâche  de  venir  avant  le  milieu  de 
janvier.  Allons,  madame,  sortez  de  votre  flegme; 
songez  que  vous  avez  vingt-cinq  ans,  et  que,  pour  peu 
que  vous  preniez  l'habitude  de  différer,  vous  arriverez 
à  la  sécheresse  du  cœur,  sans  avoir  vu  des  choses  qu'il 

faut  sentir. 


LETTRES  INTIMES.  311 


LXXXVI 


Saint-Cloud,  tS  juillet   1812. 


Le  hasard,  ma  chère  amie,  me  ménage  une  belle 
occasion  d'écrire.  Je  pars  ce  soir,  à  sept  heures,  pour 
les  bords  de  la  Dwina  ;  je  suis  venu  prendre  les  ordres 
de  Sa  Majesté  l'impératrice.  Cette  princesse  vient  de 
m'honorer  d'une  conversation  de  plusieurs  minutes, 
sur  la  route  que  je  dois  prendre,  la  durée  du  voyage, 
etc.,  etc.;  en  sortant  de  chez  Sa  Majesté,  je  suis  allé 
chez  Sa  Majesté  le  roi  de  Home;  mais  il  dormait,  et 
madame  la  comtesse  de  Montesquieu  vient  de  me  dire 
qu'il  était  impossible  de  le  voir  avant  Irois  heures  ;  j'ai 
donc  deux  heures  à  attendre.  Ça  n'est  pas  commode,  en 
grand  uniforme  et  en  dentelles.  Heureusement,  je  me 
suis  souvenu  que  ma  place  d'inspecteur  me  donnerait 
peut-être  quelque  crédit  dans  le  palais.  Je  me  suis 
présenté,  et  Ton  m'a  ouvert  une  pièce  qui,  dans  ce 
moment,  n'est  pas  habitée. 

Rien  de  plus  vert  et  de  plus  tranquille  que  ce  beau 
Saint-Cloud. 

Voici  mon   itinéraire  pour  Wilna  :  j'irai  fort  vile, 
ayant  un  courrier  en  avant  jusqu'à  Konisberg  ;  mais,  là, 


31^2  LETTRES   INTIMES. 

les  doux  effets  du  pillage  commencent  à  se  faire  sentir; 
cela  redouble  à  Kowno  ;  on  dit  que,  dans  les  environs, 
on  peut  faire  cinquante  lieues  sans  trouver  un  être 
vivant  (je  regarde  tout  cela  comme  très  exagéré,  ce 
sont  des  bruils  de  Paris,  c'est  tout  dire  pour  l'absur- 
dité). Le  prince  archichancelier  m'a  dit  hier  de  tâcher 
d'être  plus  heureux  qu'un  de  mes  collègues  qui  a  mis 
vingt-huit  jours  de  Paris  à  Wilna.  C'est  dans  ces 
déserts  ravagés  qu'il  est  difficile  d'avancer,  surtout 
avec  une  pauvre  petite  calèche  viennoise,  écrasée  de 
mille  paquets  ;  il  n'est  pas  un  personnage  qui  n'ait  eu 
l'idée  de  m'en  envoyer. 

A  propos  de  cela,  Gaétan  voulait  venir  avec  moi  ; 
je  lui  ai  répondu  qu'il  était  physiquement  impos- 
sible que  ma  calèche  contînt  plus  que  moi  et  mon 
domestique.  Là-dessus,  il  m'a  écrit  une  lettre  imper- 
tinente, m'accusant  d'avoir  offert  de  le  mener.  Je  suis 
dans  cette  circonstance  comme  l'honnête  homme  dont 
parle  la  Bruyère  :  mon  caractère  jure  pour  moi;  on 
sait  que  je  n'aime  pas  les  ennuyeux,  et  encore  vingt 
jours  de  suite.  C'est  le  pendant  de  la  lettre  où  son 
père  m'appelait  charlatan;  on  ne  peut  l'être  moins, 
car  je  leur  ferai  entendre  à  la  première  occasion  qu'ils 
peuvent  me  regarder  comme  n'existant  plus  pour  eux. 

Je  suis  charmé  que  tu  aies  acheté  Shakspeare; 
c'est  encore  le  peintre  le  plus  vrai  que  je  connaisse. 

Adieu  ;  si  tu  ne  viens  pas  à  Paris,  va  à  Milan  par  le 
Siinplon  et  les  îles  Borromée  et  reviens  par  le  mont 
Cenis. 


LETTRES  INTIMES.  313 


LXXXV 


Smolensk,  âO  août  1812. 

Déchiffre,  si  tu  en  as  le  courage,  le  brouillon  ci- 
joint;  c'est  une  lettre  à  madame  Z...  et,de  plus, la  vérité 
exacte.  Je  suis  entouré  de  sots  qui  m'excèdent.  Toute 
réflexion  faite,  c'est  la  dernière  fois  que  je  m'éloigne 
du  but,  la  mia  caraltaUa.  Nous  n'avons  pas  d'encre; 
je  viens  d'en  fabriquer  soixante-quinze  gouttes  que 
ma  grande  lettre  a  épuisées.  Ainsi  adieu;  ne  montre 
Tautre  lettre  à  personne.  Je  suis  plus  que  jamais 
dégoûté  des  ennuyeux,  délivre-t'en  le  plus  possible. 
Je  serai,  je  crois,  placé  à  vingt  ou  trente  lieues  de 
Moskou.  On  bat  encore  les  Russes  dans  ce  moment. 

((  Madame, 

»  Il  faut  absolument  profiter  de  l'aimable  permission 
que  vous  avez  daigné  m'accorder,  et  ne  pas  perdre 
tout  à  fait  l'habitude  de  parler  à  des  personnes 
aimables;  celles  avec  lesquelles  je  suis  depuis  trois 
mois  ne  le  sont  guère.  Ils  parlent  toujours  des  choses 
sérieuses,  il  faudrait  les  abréger  et  marc  lier  dessus 

18 


314  LETTRES   INTIMES. 

comme  sur  des  charbons  ardents  :  pas  du  tout,  ils  y 
mêlent  une  dose  exorbitante  d'importance,  et  ce  qui 
pouvait  se  dire  en  dix  minutes  exige  ainsi  une  grosse 
heure. 

»  Voilà,  madame,  un  grand  inconvénient,  et  nous 
sommes  réduits  à  cette  espèce  de  gens  à  voir.  Par 
exemple,  je  n'ai  pas  eu  l'occasion  d'adresser  la  parole 
à  une  femme  depuis  le  village  de  Marienpol,  en  Prusse  ; 
c'est  notre  sort  à  tous.  C'est  acheter  bien  cher  le 
spectacle  d'une  ville  brûlant  au  milieu  de  la  nuit  et 
élevant  jusqu'au  ciel  une  pyramide  de  feu,  d'une  lieue 
et  demie  de  large. 

))En  cinq  jours,  nous  avons  été  chassés  de  cinq  palais  ; 
enfin,  de  guerre  lasse,  le  cinquième,  nous  sommes 
allés  bivouaquer  à  une  lieue  hors  la  ville.  Nous  éprou- 
vons, en  y  allant,  les  inconvénients  de  la  grandeur. 
Nous  nous  engageons  avec  nos  dix-sept  voitures  dans 
une  rue  qui  n'était  pas  encore  bien  enflammée  ;  mais 
la  flamme  allait  plus  vite  que  mes  chevaux,  et,  arrivés 
au  milieu  de  la  rue,  les  flammes  des  deux  rangs  de 
maisons  efl'rayent  nos  chevaux;  les  étincelles  les 
piquent,  la  fumée  nous  éloufl^e  et  nous  avons  fort 
grande  peine  à  faire  demi-tour  et  à  nous  en  tirer. 

»Jene  vous parlepas,  madame, d'horreurs  beaucoup 
plus  horribles.  Une  seule  chose  m'a  attristé  ;  c'est,  le 
20  septembre,  je  crois,  lors  de  notre  rentrée  à  Moskou  ; 
le  spectacle  de  cette  ville  charmante,  un  des  plus 
beaux  temples  de  la  volupté,  changée  en  ruines  noires 
et  i)uantes,  au  milieu  desquelles  erraient  quelques 


LETTRES  INTIMES.  315 

malheureux  cliiens,  el  quelques  feinines  cherrhanl 
quelque  nourriture. 

»  Cette  ville  était  inconnue  en  Europe  :  il  y  avait  six 
à  huit  cents  palais  tels  qu'il  n'y  en  a  pas  un  à  Paris. 
Tout  y  était  arrangé  pour  la  volupté  la  plus  pure. 
C'étaient  les  stucs  et  les  couleurs  les  plus  fraîches,  les 
plus  beaux  meubles  d'Angleterre,  les  psychés  les  plus 
élégantes,  des  lits  charmants,  des  canapés  de  mille 
formes  ingénieuses.  Il  n'y  avait  pas  de  chambre  où 
on  ne  pût  s'asseoir  de  quatre  ou  cinq  manières  diffé- 
rentes, toujours  bien  accolé,  bien  arrangé,  et  la  com- 
modité parfaite  était  réunieàlaplus  brillante  élégance. 

j)  C'est  tout  simple;  il  y  avait  ici  mille  personnes  de 
cinq  à  quinze  cent  mille  livres  de  rente.  A  Vienne, 
ces  gens-là  sont  sérieux  toute  leur  vie  et  songent  à 
avoir  la  croix  de  Saint-Etienne.  A  Paris,  ils  cherchent 
ce  qu'ils  appellent  une  existence  agréable,  c'est-à-dire 
donnant  beaucoup  de  jouissance,  de  vanité  ;  leurs 
cœurs  se  dessèchent,  ils  ne  peuvent  sentir  les  autres. 

»  A  Londres,  ils  veulent  avoir  un  parti  dans  la  nation; 
ici,  dans  un  gouvernement  despotique,  ils  n'auraient 
de  ressources  que  la  volupté. 

»  Je  pense,  madame,  que  l'heureux  Bellisle  est 
auprès  de  vous  :  dites-lui  qu'on  ne  peut  rien  faire  de 
son  habit  d'auditeur,  tant  que  le  ministre  de  la  guerre 
n'aura  pas  écrit  qu'il  n'a  plus  besoin  de  ses  talents. 

1  Auriez-vous  la  bonté,  madame,  d«'  présenter  mes 
devoirs  à  M.  le  comte  B...  et  de  daigner  vous  souvenir 
quelquefois  de  mon  respectueux  dévouement,  i 


316  LETTRES  INTIMES. 


LXXXVI 


16  octobre  1812. 

Voici,  ma  chère  amie,  une  lettre  écrite  à  madame 
Deligny  une  de  mes  amies,  à  laquelle  je  ne  puis  pas 
parler  tout  à  fait  franchement,  parce  qu'elle  ne  me 
comprendrait  pas.  Comme  le  fond  est  vrai,  joins-la  au 
journal  que  F...  rassemblera.  Ecris-moi  à  Smolensko. 


LXXXVII 


Wilna,  7  décembre  1812. 

Je  me  porte  bien,  ma  chère  amie.  J'ai  bien  souvent 
pensé  à  toi  dans  la  longue  route  de  Moscou  ici,  qui  a 
duré  cinquante  jours.  J'ai  tout  perdu  et  n'ai  que  les 
habits  que  je  porte.  Ce  qui  est  bien  plus  beau,  c'est 
que  je  sois  maigre.  J'ai  eu  beaucoup  de  peines  phy- 
siques, nul  plaisir  moral  ;  mais  tout  est  oublié  et  je 
suis  prêt  à  recommencer  pour  le  service  de  Sa  Majesté. 


LETTRES   INTIMES.  317 


LXXXVIII 


Kônisberg,  28  décembre  1812. 

A  Molodochino,  je  crois,  à  trente  lieues  de  Wilna, 
sur  la  route  de  Minsk,  me  sentant  geler  et  défaillir,  je 
pris  la  belle  résolution  de  précéder  l'armée.  Je  fis  avec 
M.  Busche  quatre  lieues  en  trois  heures;  nous  fûmes 
assez  heureux  pour  trouver  encore  Irois  chevaux  à  la 
poste.  Nous  partîmes  et  arrivâmes  à  Wilna  assez  abat- 
tus. Nous  en  repartîmes  le  7  ou  le  8  et  arrivâmes  à 
Gumbines,  où  les  forces  physiques  revinrent  un  peu; 
de  là,  je  suis  arrivé  ici,  voyageant  à  (juelques  lieues  en 
avant  de  M.  Z... 

Une  fois  ici,  nous  avons  vu  arriver  tout  le  monde, 
excepté  Gar'tan.  Il  paraît  qu'il  était  malade  avant  Wilna, 
Ici,  M.  Daru  m'a  raconté  qu'il  l'avait  trouvé  à  Wilna 
entièrement  sans  courage,  pleurant  et  regrettant  sa 
mère.  M.  Daru  lui  prêta  de  l'argent,  ensuite  son  dernier 
cheval  et  sa  dernière  paire  de  bottes,  conduite  réelle- 
ment très  belle  dans  ces  temps  de  trouble  où  un  cheval 
était  la  vie.  J'ai  cherché  à  érlaircir  toutes  ces  malheu- 
reuses circonstances; fout  le  monde  déplore  le  sort  de 
ce  pauvre  jeune  homme  ;  mais  personne  n'ajoute  un  fait 

18. 


318  LETTRES    INTIMES. 

à  ce  qui  a  été  dit  à  M.  Daru  par  ses  domestiques  qui, 
les  derniers,  ont  vu  Gaétan,  à  une  lieue  de  Kowno. 
Quand  tout  ceci  se  passait,  j'étais  cinq  ou  six  lieues 
en  avant.  Des  généraux,  des  commissaires  ordonna- 
teurs ont  péri  dans  cette  marche;  il  est  bien  difficile 
que  Gaétan,  qui  n'avait  pas  toute  la  résolution  dési- 
rable, ait  résisté;  il  serait  encore  possible  qu'il  fût 
prisonnier. 

Adieu,  ma  chère  amie  ;  voilà  une  bien  triste  nou- 
velle; n'en  dis  absolument  rien.  Je  pense  que  M.  Daru, 
qui  s'est  conduit  d'une  manière  très  belle,  écrira  au 
père.  Moi,  je  me  suis  sauvé  à  force  de  résolution  ;  j'ai 
souvent  vu  de  près  le  manque  total  de  forces,  et  la 
mort. 

Mille  amitiés  à  ton  excellent  mari.  Donne-moi  donc 
de  tes  nouvelles  :  depuis  un  mois,  pas  un  mot  de 
Calais. 

Adieu;  etc.,  etc. 


LXXXIX 


27  février  1813  (?) 

Ta  lettre,  datée  de  deux  heures  du  matin,  m'a  fait 
beaucoup  de  plaisir,  ma  chère  amie;  voilà  une  heure 
honnête  et  point  provinciale  du  tout.  Je  suis  enchanté 


LETTRES   INTIMES.  319 

du  bon  effet  du  portrait.  Tâche  d»^  faire  mousser  ma 
tendresse  pour  notre  bon  icrand-père.  Il  ne  m'écrivit 
presque  plus  depuis  les  i,n'andes  batailles  de  la  B'<^,  et 
il  serait  triste  pour  lui  de  croire  que  ma  vénération  a 
diminué.  Fais  donc  tout  au  monde  pour  (ju'il  croie 
que  je  ne  le  confonds  point  avec  les  ennemis  d'Israël. 
On  a  été  trop  indulgent  pour  les  preuves  de  6000  francs 
de  A...  On  se  repent  de  cette  indulgence,  et  la 
baronnie,  qui  n'exige  que  5000  francs,  est  vengée  en 
ce  sens  qu'on  suppose  que  ceux  qui  ne  l'ont  pas 
n'auraient  pas  les  6000  francs. 

Cette  affaire  est  facile  aujourd'hui.  Ce  sera  une 
grande  récompense  dans  vingt  ans.  Malheur,  dans 
tous  les  genres,  à  ceux  qui  arrivent  trop  tard  :  à  un 
bon  dîner,  ils  ne  trouvent  plus  que  des  croûtes  de 
pâté;  auprès  d'une  jolie  femme,  des  charmes  usés  et 
plus  de  gaieté.  D'après  ces  considérations,  j'aime 
mieux  que  le  father  se  fasse  baron,  que  s'il  ne  fait 
rien.  Car,  pour  me  faire  baron,  il  faut  5000  francs. 
Je  n'aurai  cette  fortune,  si  je  l'ai,  qu'après  lui;  et 
alors,  la  faveur  de  la  baronnie  sera  bien  plus  ditlicile 
à  obtenir.  Tâche  donc  de  lui  faire  pont  d'or,  pour 
l'encourager  à  se  faire  baron  lui-même.  Four  épargner 
sa  profonde  vanité,  fais  les  avancer;  que  ce  projet  ail 
l'air  de  venir  de  toi,  de  P...,  ou  de  moi,  et  que  ce  soit 
par  un  excès  tendresse  paternelle  qu'il  se  détermine 
à  revêtir  ce  titre  pompeux.  Prends  là-dessus  les  con- 
seils de  Félix,  et,  par-dessus  tout,  marchez.  J'admire 
tous  les  jours  votre  bêtise  provinciale.  Par  exemple. 


3Î0  LETTRES  INTIMES. 

mon  oncle,  mon  great  fatherei  Gaëlan  sont  parvenus, 
en  parlant  de  conscription,  à  tellement  gâter  leur 
affaire,  qu'il  parait  que  Gaétan  obtiendra  beaucoup 
moins  que  s'il  n'était  pas  venu.  Je  soupçonne  qu'on  a 
deviné  la  force  du  susdit,  qui,  en  dernière  analyse, 
ne  sait  pas  même  écrire.  Fais  en  sorte  que  le  mauvais 
succès  ne  me  soit  pas  attribué.  Dis  à  mon  grand-père 
que  cette  idée  de  conscription  mal  à  propos  mise  en 
avant  a  donné  l'éveil  à  l'inflexible  justice,  etc.,  etc. 

Maintenant,  au  diable  toutes  ces  platitudes  ! 

Je  soutenais  hier  un  grand  principe  qui  a  générale- 
ment scandalisé,  je  puis  m'en  vanter  :  c'est  que,  dès 
qu'on  connaît  quelqu'un  pour  ennuyeux,  il  faut  se 
brouiller  avec  lui;  que,  par  ce  moyen,  au  bout  de  dix 
ans,  on  se  trouverait  la  société  la  plus  agréable  pos- 
sible. Je  le  pense  ;  mais  je  le  disais  pour  faire  l'ai- 
mable. Je  suis  jaloux  de  mademoiselle  Jenny,  dont  je 
t'ai  parlé  en  venant  de  Voiron  à  Cularo. 

Ma  vie,  depuis  mon  retour  du  27  décembre,  a  été 
agitée,  c'est-à-dire  heureuse  :  d'abord,  je  travaille 
beaucoup  à  une  besogne  qui  probablement  me  don- 
nera les  moyens  de  retour  en  Italie.  Voilà  le  canevas 
général  de  ma  vie.  Plus,  mon  capitaine  me  parle,  toutes 
les  fois  qu'il  me  voit,  de  m'envoyer  en  Hollande;  plus, 
j'ai  été  disgracié  par  mon  colonel;  plus,  le  7  février, 
il  m'a  souri;  plus,  actuellement,  l'estime  l'emporte. 
Mais  qu'est-ce  qu'une  amitié  fondée  sur  l'estime?  Ça 
ressemble  à  un  amour  fondé  sur  le  mariage. 

Félix  t'a  communiqué  le  récit  de  l'attaque  de  goutte 


LETTRES   INTIMES.  3«i 

que  j'ai  eue  dans  la  nuit  du  4  au  5  février.  Depuis,  je 
fais  ce  que  je  puis  pour  paraître  modeste;  mais  je  ne 
puis  pas.  Dès  qu'il  se  présente  quelque  action  trop 
plate  à  faire,  je  suis  comme  les  chevaux  ombrageux, 
j'agis  suivant  ma  hauteur  naturelle,  et  je  ne  m'aper- 
çois de  ma  faute  que  quand  l'obstacle  qui  me  donnait 
dans  l'œil  est  passé. 

J'ai  eu  un  avancement  le  31  janvier.  J'ai  toujours 
Aug...  qui  me  fait  de  bonne  musique  ;  mais  l'amour  est 
comme  une  fièvre  qui  vient  en  même  temps  à  deux 
personnes:  celui  qui  est  le  premier  guéri  est  diable- 
ment ennuyé  par  l'autre;  aussi  ai-je  une  théorie 
superbe  et  géométrique,  sur  l'art  de  couper  la  queue 
aux  passions. 

Je  ne  la  mets  pas  en  usage,  parce  j'ai  peur  de 
devenir  trop  amoureux  de  Jenny.  Tu  sais  que  par  la 
peur  que  nous  fait  sa  mère  et  le  beau-frère,  nous 
n'avons  que  de  rares  occasions  de  nous  spcak.  Je 
ne  m'en  console  qu'en  pensant  à  la  manière  brillante 
dont  j'ai  enlevé  madame  P...  et  aux  batailles  des 
21  septembre,  24  et  26  octobre  1811.  Pour  achever 
mon  ridicule,  je  suis  jaloux  d'un  jeune  homme  ai- 
mable dont  le  caractère  a  plus  de  rapport  avec  celui 
de  Jenny.  Par  exemple,  ce  matin,  je  me  sens  le  diable 
dans  le  ventre,  je  ne  puis  tenir  en  place.  Voilà,  belle 
Pauline,  à  quel  point  nous  en  sommes,  puisque  vous 
le  demandez.  Si  contre  toute  apparence,  il  y  avait 
guerre,  j'en  serais;  ainsi  presse-loi  de  venir.  Si  je 
pars,  c'est  pour  deux  ou  trois  ans.  Allons,  un  pou  de 


322  LETTRES  INTIMES. 

courage  ;  campe  tout  là  et  arrive.   Si  tu   tardes,  le 
plus  beau  de  Paris  n'y  sera  plus. 

F...  est  enchanté  de  loi,  ne  s'amuse  que  chez  toi. 
Invite-le  souvent  à  dîner,  et  buvez  du  Champagne  : 
c'est  le  moyen  de  faire  connaissance  et  de  défaire 
l'ennui  et  le  calme  plat  de  Gulans. 


XC 


Chambéry,  14  mars  1814. 

Je  me  sens  tout  autre  depuis  que  je  suis  sorti  du 
quartier  général  de  la  petitesse.  J'y  ai  perdu  cinquante- 
deux  jours;  je  n'ai  eu  de  consolation  que  le  plaisir  de 
connaître  madame  Derville,  la  dispute  du  petit  homme 
et  la  lecture  de  cinq  à  six  lettres  anonymes. 

Ici,  la  nature  du  ridicule  est  différente;  nous 
sommes  depuis  trois  jours  à  Saint-Julien,  village  à 
une  heure  et  demie  de  Genève.  Le  1'%  il  y  a  eu  ba- 
taille ;  nous  avons  gagné  du  terrain,  malgré  beaucoup 
de  pièces  de  douze  qu'avait  l'ennemi,  et  qui,  allant 
deux  fois  plus  loin  que  nos  pièces  de  quatre,  rendaient 
celles-ci  inutiles;  nous  avons  fait  soixante  prisonniers. 
Le  gendre  du  comte  Dessaix,  voyant  un  boulet  de  douze 
venir  en  ricochet,  a  jeté  rudement  son  beau-père  dans 


LETTRES   INTIMES.  :ji3 

un  fossé  heureusement  plein  de  neige;  une  seconde 
après,  le  boulet  a  fait  un  sillon  de  six  pouces  de  pro- 
fondeur à  la  place  que  venait  de  quitter  le  pauvre  gé- 
néral, qui,  comme  tu  te  le  rappelles  peut-être,  n'a 
presque  plus  d'os  dans  les  bras. 

Eu  récompense,  on  le  fera  gouverneur  de  Genève, 
si  nous  y  entrons.  Je  ne  mets  ce  st-làque  pour  n'avoir 
pas  l'air  de  vendre  la  peau  de  l'ours. 

Le  courrier  part  et  je  finis  impromptu.  J'avais  ce- 
pendant l'histoire  de  madame  liumbert  du  Bouchage  ! 


XCI 


Milan,  28  août  1814. 


Ma  chère  Pauline, 


Je  n*ai  pas  la  patience  de  recopier  les  faits  ci-joint.-?. 
C'est  les  débris  d'une  lettre  que  j'ai  trouvée  de  style 
lourd  après  l'avoir  finie. 

Suivent  des  commissions. 

((  Madame, 

D  Tant  de  choses  se  sont  peut-être  passées  à  Paris, 
depuis  un  mois,  (juil  est  fort  possible  (juc  vous  n'ayci 


324  LETTRES  INTIMES. 

que  bien  peu  d'attention  à  donner  aux  récits  d'un 
voyageur.  Ma  lettre  vous  trouvera-t-elle  au  château 
de  M.  G...,  qui,  ce  me  semble,  doit  être  charmant,  ou 
aura-t-elle  le  malheur  d'arriver  un  mercredi,  comme 
un  compte  de  pain  pour  les  pauvres?  Si  j'écrivais  pour 
la  campagne  et  pour  la  douce  sérénité  que  doit  inspirer 
une  société  si  aimable,  je  donnerais  plus  d'étendue  à  la 
partie  étendue  de  mon  voyage;  si  c'est  pour  Paris,  je 
vous  parlerais  des  parades  politiques  que  j'ai  rencon- 
trées. 

»  Après  un  serrement  de  cœur  très  vif  en  quittant 
Paris  et  les  lieux  qui  me  rappelaient  des  illusions  char- 
mantes, mais  qui  n'étaient  pas  des  illusions,  je  suis 
venu  passer  huit  jours  au  milieu  de  forêts  bien  vertes 
et  bien  solitaires,  avec  des  gens  sur  l'affection  des- 
quels je  puis  entièrement  compter.  Je  partais  à  cheval 
le  matin  tout  seul  et  je  faisais  deux  ou  trois  lieues 
dans  la  forêt  silencieuse,  belle  occasion  pour  faire 
des  réflexions.  J'y  ai  vu  de   nouveau  que  je  n'avais 
aimé  que  des  illusions,  et  je  ne  vous  dirai  pas  le  nom 
de  la  seule  personne  que  j'aie  trouvée  sincèrement  à 
regretter.  Je  trouve  ennuyeuse  la  société  des  hommes 
et  le  raisonnement   sérieux.   Vous  aurez   peut-être 
remarqué,    madame,  que   ces  beaux  raisonnements 
finissent  toujours  par  conclure  à  quelque  chose  de 
triste.  Je  parle  des  meilleurs  raisonnements;  les  trois 
quarts  font  seulement  hausser  les  épaules  par  l'igno- 
rance ou  la  platitude  de  leurs  discours.  Tout  l'avantage 
qu'on  peut  tirer  de  ces  conversations  prétendues  impor- 


LETTRES   INTIMES.  32.'. 

tantes,  c'est  que,  si  les  personnes  avec  lesquelles  vous 
avez  bavardé  s'appellent  X  ou  Z,  les  bavards  qui  vous 
voient  partir  de  cbez  eux,  vous  marquent  du  respect. 
Il  ne  reste  donc  à  l'homme  qui  est  un  peu  sensible  et 
un  peu  désabusé  de  la  vanité  des  uniformes,  que  la 
société  des  femmes;  or,  cette  société  vaut  infiniment 
mieux  en  Italie,  parce  qu'en  France,  les  femmes  ne 
sont  que  des  hommes  pendant  vinijl-trois  heures  et 
demie  de  la  journée.  J'ai  vu  à  Turin  un  petit  roi  qui 
a  quelque  courage  personnel  :  il  va  presque  tous  les 
jours  seul  se  promener  à  pied.  Du  reste,  comme  le 
lui  a  dit  ce  lord  Bentinck  cjui  a  poussé  à  Paris,  il  est 
en  arrière  de  trente  ans  dans  l'art  de  régner,  et,  s'il 
reste  sur  le  trône,  ce  ne  sera  pas  sa  faute  :  il  mécon- 
tente vingt  mille  soldats  qu'il  laisse  rentrer  en  Pié- 
mont; Milan  est  plein  de  toutes  les  grandes  familles 
de  son  pays  qu'il  a  disgraciées  pour  avoir  servi  un 
autre. 

»  J'aime  beaucoup  les  amis  qu'on  fait  en  voyage;  il 
faut  qu'ils  trouvent  en  vous  quelque  chose  d'agréable, 
puisqu'ils  vous  aiment  sans  savoir  qui  vous  êtes. 

»  J'ai  fait  à  Turin  la  connaissance  d'un  général  ita- 
lien dont  probablement  je  ne  saurai  jamais  le  nom.  Il 
m'a  fait  voir  le  roi,  et,  i\\n  pins  est,  une  charmant»* 
actrice  qui  a  dix-huit  ans  et,  avec  les  plus  beaux  ycu\ 
du  monde,  prend  la  vie  du  côté  gai,  se  moque  de  tout 
sur  la  scène  comme  chez  elle,  et  a  la  sagesse  profonde 
de  ne  pas  vouloir  épouser  les  gens  riches  qui  lui 
offrent  un  carrosse,  une  livrée  et  l'ennui  de  leur 

10 


326  LETTRKS   INTIMES. 

triste  société.  Ce  caractère,  qui  est  bien  franc,  fait 
qu'elle  chante  et  qu'elle  joue  d'une  manière  très  rare, 
c'est-à-dire  parfaitement  naturelle.  J'ai  vu  toute  une 
salle  rire  aux  larmes  pendant  dix  minutes,  tout  le 
monde  s'essuyait  les  yeux,  et  tout  le  monde  en  sor- 
tant répétait  le  duo  comique  qu'elle  avait  chanté  avec 
un  amant  ridicule. 

»  Voilà  de  ces  plaisirs  que  l'on  ne  trouve  pas  de  l'autre 
côté  des  Alpes  :  on  aurait  été  révolté  de  l'indécence  du 
duo. 

»  Mais  je  m'aperçois  que  j'abuse  de  la  permissiou 
que  vous  avez  daigné  me  donner  de  vous  écrire  une 
espèce  de  journal.  Jugez,  madame,  de  mon  dévoue- 
ment; si  vous  montrez  ma  lettre,  je  suis  immanqua- 
blement ridicule.  Vous  savez  la  maxime  générale  : 
une  femme  ne  doit  compter  sur  un  amant  italien 
qu'autant  qu'elle  lui  a  fait  faire  quelque  faute  de  con- 
duite, sur  un  adorateur  allemand  qu'autant  qu'elle 
l'a  rendu  vif,  sur  un  amant  français  qu'autant  qu'elle 
lui  a  fait  faire  une  chose  ridicule. 

3)  Voyez,  madame,  quelle  peut  être  l'étendue  de  mes 
prétentions,  après  la  cruelle  longueur  de  la  présente 
lettre;  mais  je  compte  sur  la  promesse  que  vous  avez 
bien  voulu  me  faire,  et  je  crois  que,  si  elle  est  lue,  ce 
sera  tout  au  plus  par  vous.  Je  m'étais  bien  promis  de 
ne  pas  passer  les  deux  pages,  et  c'est  pour  cela  que 
j'avais  pris  une  plume  taillée  en  fin  et  du  grand  papier  ; 
mais  on  a  toujours  trop  à  dire  aux  personnes  qu'on 
aime  sincèrement. 


LKTTUKs    INTIMKS.  3^7 

))  C'est  ce  qui  fait  que  mes  conversations  avec  une 
dame  de  Milan  ne  finissent  pas;  c'est  ce  qui  fait  que 
toute  sa  société  est  jalouse  du  Français,  et,  comme  elie 
a  beaucoup  de  ménagements  à  garder,  c'est  ce  qui 
fait  qu'elle  vient  de  m'exiler  à  Gènes;  j'y  serai  le 
31  août;  pour  combien  de  temps?  je  l'ignore.  Je  ne 
puis  être  juge  de  la  haine  qu'on  a  contre  le  Fran- 
çais, puisqu'on  le  reçoit  très  poliment  et  que  ce  n'est 
qu'à  elle  qu'on  a  osé  la  témoigner.  Je  puis  donc  avoir 
des  soupçons  et  la  croire  inconstante;  c'est  ce  que  je 
viens  de  prendre  la  liberté  de  lui  dire  :  de  là,  des 
larmes,  une  scène,  et,  comme  enfin  j'ai  consenti  à  par- 
tir, je  quitte  Milan  avec  les  tourments  de  la  jalousie.  Je 
lui  ai  offert  d'aller  habiter  Venise  ou  toute  autre  ville, 
grande  ou  petite,  qu'elle  voudra;  elle  doit  m'écrire  sa 
résolution  à  Gênes.  Elle  m'a  fait  demander  son  por- 
trait, et,  pendant  que  j'écrivais  cette  lettre,  on  vient 
de  me  le  rapporter  dans  un  livre. 

»  Adieu,  madame,  il  faut  que  je  finisse  brusquement 
sous  peine  de  ne  jamais  finir.  Ordonnez  à  mon  am- 
bassadeur de  ne  jamais  finir  de  m'aimer  et  de  deman- 
der conslammont  un  pelit  litre  diplomatique  dans  ce 
pays.  Il  faut  absolument  quelque  chose  d'officiel  pour 
mettre  à  l'abri  des  menées  jésuitiques. 

>  Daignez  présenter  mes  respects  à  madame  C...  et 
à  M.  B...,et,  si  jamais,  après  une  semaine  di*  con- 
stance, vous  parvenez  à  cette  quatrième  page ,  jetez 
vite  ma  lettre  au  feu  «'t  pensez  que  vous  avez  à 
Gênes  un  esclave  fidèle.  «» 


328  LETTRES  INTIMES. 


XCTI 


28   octobre  1814. 

Tu  as  fait  mes  commissions  comme  si  tu  étais  élève 
(le  cet  Anglais  qui  allait  à  la  grande  Chartreuse,  c'est- 
à-dire  avec  exactitude,  chose  sur  laquelle  je  ne  comp- 
lais guère;  mais  je  crois  que  la  présence  de  madame 
Dervilley  aura  beaucoup  contribué  et  je  l'en  remercie. 
Comme  elle  a  de  plus  grandes  difficultés  à  vaincre 
que  toi,  elle  a  plus  de  caractère,  c'est  tout  simple. 
Tous  les  êtres  ont  à  peu  près  les  qualités  qui  leur  sont 
indispensables.  Le  plus  gauche  des  gens  de  Cularo, 
placé  au  milieu  de  l'Océan  sur  un  vaisseau  faisant 
eau,  deviendra  l'activité  même  pour  épuiser  l'eau 
avec  une  pompe,  boucher  le  trou  s'il  est  possible,  et 
enfin  vivre. 

J'espère  que  voilà  de  la  philosophie  ;  c'est  que, 
depuis  que  j'ai  reçu  mes  cinq  caisses,  je  me  fortifie 
non  pas  en  environnant  mon  cœur  de  vingt  verres  de 
vin  comme  Lafleur,  mais  en  lisant  Tracy.  Je  vois  que 
nos  malheurs,  nos  désappointements  viennent  presque 
toujours  de  désirs  contradictoires.  En  raisonnant 
juste,  d'après  Tracy,  je  vais  à  la  chasse  du  contradic- 


LETTRES   INTIMES.  3^9 

toire  qui  peut  se  trouver  encore  clans  mou  cœur. 

Il  pleut  à  seaux  depuis  quatre  jours,  mais  on  joue 
Don  Juan  tous  les  soirs  avec  la  Falsa  Sposa,  ballet 
d'une  magnificence  dont  on  n'a  pas  idée  en  France. 
Pour  huit  sous,  un  bon  Milanais  s'amuse,  le  bec  en 
Tair  devant  des  choses  superbes,  depuis  sept  heures 
un  quart  jusqu'à  minuit  et  demi. 

Quant  à  moi,  je  m'occupe  trop  de  ce  que  je  vois; 
au  bout  de  deux  heures,  je  suis  fatigué,  et  je  vais 
taire  des  visites  dans  les  loges.  Je  voudrais  vous  tenir, 
toi  et  madameD...,à  ce  spectacle  étonnant;  mais  tout 
cet  enchantement  tient  au  jeu.  11  y  a  des  salles  superbes 
attenant  au  théàlre  qui  valent  deux  cent  mille  francs 
par  an  à  l'entrepreneur. 

On  a  tant  de  piété  à  Vienne,  que  l'on  craint  beau- 
coup ici  que  les  jeux  ne  soient  interdits;  auquel  cas, 
adieu  le  bonheur  des  Milanais  ;  car  ils  ne  vivent  que 
pour  manger,  faire  l'amour  et  aller  au  théâtre. 

Quelque  peu  de  politique,  quand  un  acte  de  l'opéra 
est  mauvais  ;  alors  on  ne  l'écoute  pas  et  on  se  perd 
dans  les  conjectures.  Celle  d'hier  était  que  le  Kiny 
of  Naples  ne  veut  pas  céder  la  couronne  et  que  M.  de 
B...  va  à  Bologne  avec  son  armée,  pour  lui  présenter 
la  main  et  le  faire  descendre  du  trône  de  Naples  h 
celui  du  grand-duché  de  Berg,  où,  dit-on,  on  l'envoie; 
c'est  ce  dont  je  me  mocjue. 

Je  m'aper(.ois  que  mon  crédit  baisse  parmi  les 
dames  de  Milan  depuis  que  je  ne  peux  plus  leur  offrir 
du  cachou.  Les    petites  graines  étaient  célèbres,  et 


330  LETTRES   INTIMES. 

celles  qui  m'aimaient  prenaient  les  petites  graines 
dans  la  boite  avec  la  langue.  Tous  les  soirs,  on  faisait 
deux  fois  la  remarque,  et  quelquefois  trois,  qu'il  était 
impossible  de  prendre  les  petites  graines  avec  les  doigts. 

J'avais  six  boites  de  cachou  de  la  veuve  Derosne 
dans  mon  porte-manteau  :  les  fonds  sont  partis  et  les 
petites  graines  avec  les  fonds.  Comment  réparer  la 
brèche  que  cela  fait  à  mon  crédit?  en  priant  Girerd  d'a- 
cheter six  boites  de  quarante  sous  de  la  veuve  Derosne, 
à  l'œillet,  à  la  cannelle,  au  jasmin,  et  de  les  remettre 
à  la  diligence. 

Ici,  toutes  les  petites  choses  qui  font  l'aisance  de  la 
vie  manquent;  mais,  en  revanche, un  homme  en  habit 
gris,  qui  a  dans  sa  chambre  pour  trente-six  francs  de 
meubles,  fait  bâtir  un  palais  d'un  million,  tel  que  la 
Clara  Cterici  que  l'on  fait  dans  ce  moment  à  la  porte 
Orientale. 

Adieu,  etc.,  etc. 


XCIII 


Turin,  14  janvier  1815. 


Si  jamais,  ma  chère  amie,  tu  te  donnes  les  airs 
d'avoir  un  amant,  tu  sauras  qu'on  ne  se  trahit  jamais 
davantage  que  quand  il  y  a  de  la  brouille.  La  jalousie 
de  sang  sue  ^éidini  hors  des  gonds,  madame  Simonella 


LETTRES   INTIMKS.  :m 

m'a  représeiilé  qu'il  fallait  faire  une  absence.  Elle  a 
ajouté  qu'un  vainqueur  de  Moscou  ne  craignait  pas  le 
froid  et  que,  puisque  Italie  n'avançait  pas  à  Cularo, 
je  devrais  y  aller  faire  un  tour;  que  cela  nous  épar- 
gnerait une  séparation,  quand  une  fois  nous  serions 
établis  à  Venise.  J'ai  voulu  plaider,  inutile.  Je  suis 
donc  venu  à  Turin  ;  mais  sortir  d'une  salle  de  bal 
charmante,  bien  éclairée,  où  l'on  danse  avec  sa  maî- 
tresse, arriver  dans  la  rue  par  un  t«^inps  humide  et 
tomber  dans  un  trou  à  fumier,  tout  cela  n'est  qu'une 
faible  image  de  ce  qu'aurait  éprouvé  mon  cœur  en 
abandonnant  l'aimable  Italie  pour  le  plat  Cularo,  où 
nous  avons  gémi  il  y  a  un  an,  si  lu  t'en  souviens. 

Je  me  suis  donc  arrêté  à  Turin. 

Le  23,  j'écrirai  à  la  C"'*  Sim...  que  je  suis  de 
retour  et  que  je  n'ai  point  été  engouffré  dans  les  neii:es 
du  mont  Cenis. 

Mets  à  la  poste  la  lettre  ci-joint»»  d'un  jeune  oKicier 
espagnol  (jui  a  une  maîtresse  charmante  à  Milan;  ce 
qui  le  rend  très  considérable  à  mes  yeux.  Cultive  les 
Allart  en  mon  nom,  afin  qu'ils  ne  me  croient  pas  un 
monstre  parceque,à  Irenl. -deux  ans,  ruiné,  je  prends 
une  légitime  de  vingt-cin(j  mille  francs. 

Ah!  ma  chère  amie,  (juelle  alfreuse  nouvelle  m'ap- 
prend le  journal  <|u'on  m'apporte!  La  mort  de  madame 
D...  C'était,  après  toi,  la  meilleure  amie  que  j'eusse  au 
monde;  je  ne  puis  t'érrire.  Adieu. 

Achille  est  mort,  graïuU  ilioux,  el  Tlior»ilo  rc^piio  ' 


LETTRES  INTIMES. 


XCTV 


Paris. 

Nous  arrivons  vers  les  onze  heures  à  la  manufac- 
ture de  Sèvres,  qui,  dans  ce  moment,  est  environnée 
d'arbres  au  feuillage  frais;  je  dirais  qu'elle  est  située 
au  milieu  d'une  campagne  assez  agréablement  variée, 
si  je  ne  trouvais  pas  qu'il  y  a  trop  de  maisons  aux  en- 
virons.Pour  les  environs  de  Paris,  dont  le  caractère  dis- 
tinctif  à  nos  yeux  est  de  manquer  de  grandiose,  elle  est 
cependant  très  bien  située.  Nous  y  voyons  la  plus  belle 
créature  vivante  que  j'aie  jamais  aperçue,  Adolphe 
Brongniart  fds;  nous  y  voyons  aussi  le  plus  joli  objet 
manufacturé  que  j'aie  jamais  vu,  la  table  ronde  de 
trois  pieds  moins  un  pouce  de  diamètre,  présentant 
les  portraits  de  la  plupart  des  maréchaux  et  celui  de 
l'empereur,  au  milieu.  Isabey  nous  fait  les  honneurs 
de  sa  table, qui  vraiment  donne  l'idée  delà  perfection, 
surtout  dans  les  portraits  des  maréchaux  Soult  et 
Ponle-Corvo  ;  les  princes  Davout  et  Berthier  sont  ce 
qu'il  y  a  de  moins  bien.  Ce  charmant  ouvrage  doit 
passer  un  de  ces  jours  au  feu,  qui  peut  le  briser.  Le 
reste  est  assez  bien,  une  vitre  peinte  qui  transmet  le 


LETTUKS   INTIMES.  333 

jour  à  travers  une  jolie  figure  de  femme  assise.  J'ai 
proposé  à  M.  Brongniart  de  faire  des  sujets  de  nuit 
pour  vitres  d'un  boudoir;  il  a  partagé  mon  avis,  mais 
m*a  dit  que  les  essais  dans  ce  genre  n'avaient  pas 
réussi  jusqu'à  ce  jour. 

La  sculpture  est  médiocre;  on  devrait  demander 
des  modèles  à  Canova  et  Thorwaldsen;  en  général,  ils 
manquent  le  grandiose  de  la  ligure  de  l'empereur, 
qu'ils  reproduisent  sans  cesse.  Nous  vîmes  un  empe- 
reur qu'on  mettait  à  cheval,  figure  mesquine  et  jolie. 

En  sortant,  nous  rencontrâmes  M.  de  Moneschalchi 
avec  toute  l'Italie.  M.  Z...  voulut  leur  faire  les  honneurs 
de  sa  manufacture;  nous  les  laissâmes  et  partîmes  par 
Versailles.  Route  jolie,  verdure  très  fraîche,  nous  arri- 
vons rapidement  chez  M.  de  Cleidat,  cour  du  Dragon. 
Les  rues  de  Versailles  sont  d'une  capitale,  les  bou- 
tiques d'une  ville  de  province.  L'appartement  et  la 
société  de  M.  de  Cleidat  sont  de  même,  surtout  un 
M.  Daguenau,  un  peu  Escarbagnas  de  qualité,  et  sa 
femme, grande  joulllue  à  perruque  blonde  qu'il  appelle 
Pauline. 

Nous  partons  pour  Trianou  après  un  verre  d'excel- 
lent malaga;  M.  Cleidat,  ((uoiciue  un  peu  versaillomane, 
ne  manque  pas  d'esprit,  et  il  le  prouve  en  ayant  des 
vins  excellents,  mais  sans  glace;  c'est  bien  dommage. 

Les  Trianoiis  sont  jolis;  rien  de  triste,  rien  de  ma- 
jestueux; les  ameublements  ne  sont  point  assez  beaux 
pour  un  souverain  qui  veut  jouer  ce  rôle  ;  ils  manquent 
quelquefois   (les   lits  surtout)   de   commodité.   Nous 


331  LETTRES  INTIMES. 

rencontrons,  à  chaque  chose  à  voir,  M.  de  Moueschalclii 
et  sa  troupe.  Jolis  meubles  en  acajou,  joli  tableau  de 
la  bataille  d'Arcole,  mauvais  bustes  de  la  famille  avec 
des  inscriptions  de  bon  goût,  les  noms  seulement, 
Louis,  Joseph,  Élisa,  Pauline;  la  chambre  de  l'Em- 
pereur petite,  peu  commode,  peu  tranquille,  de 
plain-pied,  quatre  belles  gravures,  la  Vierge  jardi- 
nière y  Bélisaire^  F  Éducation  d'Achille,  V Enlève- 
ment de  Béjanire,  je  crois.  Très  joli  jardin  anglais 
de  Trianon  :  il  y  a  de  grands  arbres,  grand  mérite 
pour  un  jardin  anglais,  et  des  arbres  précieux,  plaisir 
de  roi  qui  ne  me  dit  rien;  mais  c'est  beaucoup  pour 
les  âmes  qui  restent  au-dessous  de  l'amour  du  beau. 

Je  mène  constamment  madame  Elliot,  femme 
agréable,  quoique  pas  jolie,  et  de  trente  et  un  ans. 
J'ai  été  étonné,  il  y  a  huit  jours,  de  ne  voir  nulle  affec- 
tation et  nulle  timidité  dans  une  provinciale;  mais 
c'est  qu'elle  ne  Test  pas:  elle  a  été  élevée  à  Paris; 
j'avais  trouvé  le  plaisir  à  Sèvres,  il  ne  m'a  plus  quitté 
et  s'est  à  chaque  instant  plus  rapproché  de  moi,  jus- 
qu'à dix  heures  du  soir  que  je  suis  sorti  de  chez 
madame  Marbot. 

Je  ne  sais,  ma  chère  amie,  si  tu  pourras  déchiffrer 
ce  fragment  descriptif.  Je  viens  de  finir  un  volume 
commencé  à  Marseille,  il  y  a  quatre  ans.  J'étais  bien 
jeune  au  commencement.  J'ai  vu  qu'alors  je  ne  me 
souvenais  pas  assez  de  la  15^  octave  du  16'  chant  de 
la  Gerusalemme,  que  je  t'invite  à  relire. 

Jouissons  de  ce  jour,  et  ne  comptons  pas  trop  sur 


LETTKES   INTIMES.  ;i:i5 

celui  de  demain.  C'est  ce  qu'Horace  disait  en  latin  il 
y  1900  ans,  et  ce  (ju'il  faut  faire  aujourd'hui. 


xcv 


l'aris,   l"  d\n\. 

Je  me  porte  fort  bien;  il  y  a  eu  avant-hier  une  l'orl 
belle  bataille  à  Pantin  et  à  Montmartre; j'ai  vu  prendre 
cette  montagne. 

Tout  le  monde  s'est  bien  conduil,  pas  le  moindre 
désordre.  Les  maréchaux  ont  fait  des  prodiges.  Je 
désire  avoir  de  vos  nouvelles.  Toute  la  famille  se 
porte  bien.  Je  suis  chez  moi. 


FIN 


l'23'J.   -  L.-liiipr.  réuuic-N,  B,  rue  Mignon,  i.  —   M\Y  .1  MoTTEROZ,  dir. 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Libra 

University  of 

Date  Due 


1 

CE  PQ   24jô 

.A2L4  1892 

CUQ   bEYLc,  MAKIE  LETTRES  IN 

ACC#  1331711 

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