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Full text of "Lettres à une inconnue"

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LETTRES 



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MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS 



OUVRAGES 

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PROSPER MÉRIMÉE 

De rAcadémie française 
Format grand in-i8 

Les Cosaqubb d'autrefois, 2* édition. • • • • • • 1 vol. 

Deriiièbbs rodvblles : Lokis. — Il Viccolo di Ma- 
dama Lucrezia. — La Chambre bleue. — Le Coup de 

pistolet, etc., etc., 5' édition i — 

Les Deux héritages, 2* édition. . • • 1 — 

ÉPISODE DE l'Histoire de Russie, 2* édition. . . 1 — 

Études sur l'Histoire romaine, 2* édition. ... 1 — 

MÉLANGES historiques ET LITTÉRAIRES, 2* édi- 
tion 1 — 

Nouvelles : Carmen. — Arsène Guillot. »- L*abbé Âa- 
baio, etc., etc., 6* édition. ••••••••••#• 1 — 



1 

I 



VA2IS. — J. CLATVf lUPBIUBOR, 7, RUK SAinT-BlIlOIT. — [8CC} 



LETTRES 



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UNE INCONNUE 

PAR 

PROSPER MÉRIMÉE 

DE L*AOADiMII FBAHÇAIIB 

PRÂCBDâBS D'UNE ÂTUDB SUR MÉBIMâB 

PAR 

H. TAINB 

TOME PREMIER 

TROISIÈME ÉDITION 



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PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS 

3, nUE A U B E R, 3, PLAGE DE l'opBRA 



LIBRAIRIE NOUVELLE 

. BOL'LBTARD DK8 1TAUB»8, 15, AU COIM BZ LA BUS DB OBAHMOlIT 

4874 . 
troiti de reproduction et^de traduction réierrés. 

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PEOSPEE MÉRIMÉE 



J'ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le 
inonde. C'était un homme grand, droit, pâle, et 
qui , sauf le sourire , ' avsdt l'apparence d'un 
Anglais; du moins, il avait cet air froid, distant, 
qui écarte d'avance toute familiarité. Rien qu'à 
le voir, on sentait en lui le flegme naturel ou 
acquis, l'empire de soi, la volonté et l'habitude 
de ne. pas donner prise. En cérémonie surtout, 
sa physionomie était impassible. Héme dans l'in- 
timité et lorsqu'il contait une anecdote bouf- 
fonne, sa voix restait unie, toute calme; jamais 
d'éclat ni d'élan ; il disait les détails les plus sau- 
grenus, en termes propres, du ton d'un homme 



II PROSPER MÉRIMÉE. 

qui demande une tasse de thé. La sensibilité 
chez lui était domptée jusqu'à paraître absente; 
non qu'elle le fût : tout au contraire ; mais il y a 
des chevaux de race si bien matés par leur 
maître, qu'une fois sous sa main, ils ne se per- 
mettent plus un soubresaut. Il faut dire que le 
dressage avait commencé de bonne heure. A dix 
ou onze ans, je crois, ayant commis quelque 
faute, il fut grondé très-sévèrement et renvoyé 
du salon ; pleurant, bouleversé, il venait de fer- 
mer la porte, lorsqu'il entendit rire; quelqu'un 
disait : « Ce pauvre enfant ! il nous croit bien en 
colère 1 » — L'idée d'être dupe le révolta, il se 
jura de réprimer une sensibilité si humiliante, 
et tint parole. Me|i.vYi<jo âmdTeîv ( souviens - toi 
d'être en défiance) telle fut sa devise. Être en 
garde contre l'expansion, l'entraînement et 
l'enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, 
réserver toujours une part de soi-même, n'être 
dupe ni d'autrui, ni de soi, agir et écrire comme 
en la présence perpétuelle d'un spectateur indif- 



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PROSPER MÉRIMÉE. m 

férent et railleur, être soi-même ce spectateur, 
voilà le trait de plus en plus fort qui s'est gravé 
dans son caractère, pour laisser une empreinte 
. dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre 
et de son talent ^ 

Il a vécu en amateur : on ne peut guère vivre 
autrement quand on a la disposition critique ; à 
force de retourner la tapisserie, on finit par la 
voir habituellement à l'envers. En ce cas, au lieu 
de personnages beaux et bien posés, on con- 
temple des bouts de ficelle; il est difficile alors 
d'entrer avec abnégation et comme ouvrier dans 
une œuvre commune, d'appartenir même au parti 



1. On dirait qu*il s*est peint lui-même dans Saint-Clair, per- 
sonnage du Vasê étrusque, « n était né avec un cœur tendre et 
aimant; mais, à un &ge où l*on prend trop facilement des im« 
pressions qui durent toute la rie, sa sensibilité trop expansiye 
lui avait attiré les railleries de ses camarades... Dès lors, il se 
fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu'il regardait 
comme une faiblesse déshonorante... Dans le monde, il obtint 
la triste réputation d'insensible et d'insouciant. . n avait beau- 
coup voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de ses voyages et de 
ses lectures que lorsqu'on l'exigeait » — Darçy, dans la Doublé 
Méprisé, est encore nn caractère analogue au sien. 



it PROSPER MÉRIMÉE. 

que l'on sert, même à l'école que Ton préfère, 
môme à la science qu'on cultive, même à l'art où 
on excelle; si parfois on descend en volontaire 
dans la mêlée, le plus souvent on se tient à part. 
Il eut de bonne heure quelque aisance, puis un 
emploi commode et intéressant, l'inspection des 
monuments historiques, puis une place au sénat 
et des habitudes à la cour. Aux monumentâ his- 
toriques, il fut compétent, actif et utile; au 
sénat, il eut le bon goût d'être le plus souvent 
absent ou muet ; à la cour, il avait son indépen- 
dance et son franc -parler. Voyager, étudier, 
regarder, se promener à travers les hommes 
et les choses, telle a été son occupation; ses 
attaches officielles ne le gênaient pas. D'ailleurs, 
un homme d'autant d'esprit se fait respecter quand 
même; son ironie ti^ansperce les mieux cuirassés. 
Il faut voir avec quelle désinvolture il la manie, 
jusqu'à la tourner contre lui-même, et faire 
coup double. — Un jour, à Biarritz, il avait lu une 
de ses nouvelles devant l'impératrice, a Peu après 



PRÔSPER MÉRIMÉE. v 

ma lecture, je reçois la visite d'un homme de la 
police, se disant envoyé par la grande-duchesse. 
^( Qu'y a-t-il pour votre service?— Je viens, de 
» la part de Son Altesse impériale, vous prier ^ 
» venir ce soir chez elle avec votre roman. — Quel 
» roman? — Celui que vous avez lu l'autre jour à 
» Sa Majesté. » Je répondis que j'avais l'honneur 
d'être le bouffon de Sa Majesté et que je ne pou- 
vais aller travailler en ville sans sa permission; 
et je courus tout de suite lui raconter la chose. 
Je m'attendais qu'il en résulterait au moins une 
guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié 
que non - seulement on m'autorisât, mais encore 
qu'on me priât d'aller le soir chez la grande- 
duchesse, à qui on avait donné le policeman 
comme factotum. Cependant, pour me soulager, 
j'écrivis à la grande-duchesse une lettre d'assez 
bonne encre. » — Cette lettre a d'assez bonne encre » 
serait une pièce curieuse, et je suis sûr qu'on ne 
lui a plus envoyé le factotum. — Quant aux corps 
constitués, il n'est guère possible de les abor- 



VI PROSPER MÉRIMÉE. 

der avec plus de sérieux extérieur et moins de 
déférence intime. Grave, digne, posé dans sa 
cravate, quand il faisait une visite académique 
ou improvisait un discours public, ses façons 
étaient irréprochables;. cependant, en sourdine, 
la serinette d'arrière-plan jouait un air comique 
qui tournait en ridicule l'orateur et les audi- 
teurs. <( Le président des antiquaires s'est levé 
et tout le monde avec lui. Il a pris la parole 
et a dit qu'il proposait de boire à ma santé, 
attendu que j'étais remarquable à trois points 
de vue, c'est à savoir : comme sénateur, comme 
homme de lettres et comme savant. Il n'y avait 
que la table entre nous, et j'avais une grande 
envie de lui jeter à la tête un plat de gelée 
au rhum... Le lendemain, j'ai entendu le procès- 
verbal de la veille, où il était dit que j'avais parlé 
très-éloquemment. J'ai fait un speech pour que le 
procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en 
vam. » — Candidat à l'Académie des inscriptions, 
et conduit chez des érudits d'aspect redoutable, il 



PROSPER MÉRIMÉE. vu 

écrivait au retour : « Avez -vous jamais vu des 
chiens entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand 
ils ont quelque expérience, ils font une mine 
effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent 
plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une 
vilaine béte à visiter que le blaireau. Je pense 
toujours au blaireau en tenant le cordon de la 
sonnette d'un académicien, et je me vois in the 
mind's eye tout à fait semblable au chien que je 
vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cepen- 
dant; mais j'ai fait de drôles de rencontres. » — 
Il fut reçu et eut, à côté des autres, son terrier 
archéologique. Mais on devine bien qu'il n'était 
pas d'humeur à se confiner dans celui-ci ni dans 
un autre; tous ceux qu'il habita avaient plu- 
sieurs sorties. Il y avait en lui deux personnages : 
l'un qui, engagé dans la société, s'y acquittait 
correctement de la besogne obligée et de la 
parade convenable; Tautre qui se tenait à côté 
ou au-dessus du premier, et, d'un air narquois 
ou résigné, le regardait fairet 



\iii PROSPER MÉRIMÉE. 

Pareillement il y avait en lui deux personnages 
dans les affaires de cœur. Le premier, l'homme 
naturel, était bon et même tendre. Nul n'a été 
plus loyal, plus sûr en amitié; quand il avait 
une fois donné sa main, il ne la retirait plus. 
On le vit bien quand il défendit M. Libri contre 
les juges et contre l'opinion; c'était l'action d'un 
chevalier qui, à lui seul, combat une armée. 
Condamné à l'amende et mis en prison, il ne 
prit point des airs de martyr, et mit autant de 
grâce à subir sa mésaventure qu'il avait mis de 
bravoure à la provoquer. Il n'en dit rien, sauf 
dans une préface, et encore en manière d'excuse, 
alléguant qu'il avait dû, « au mois de juillet 
précédent, passer quinze jours dans un endroit où 
il n'était nullement incommodé du soleil et où il 
jouissait d'un profond loisir. » Rien de plus, c'est 
le sourire discret et fm du galant homme. — Outre 
cela, serviable, obligeant; des gens qui le priaient 
de s'employer pour eux s'en allaient déconcertés 
par sa froide mine; un mois après, il arrivait 



PROSPER MÉRIMÉE. ix 

chez eux ayant en poche la faveur demandée. 
Dans sa correspondance, il lui échappe un mot 
frappant que tous ses amis disent très-vrai : « II 
m' arrive rarement de sacrifier les autres à moi- 
même, et, quand cela m' arrive, j'en ai tous les re- 
mords possibles. » — A la fin de sa vie, on trouvait 
chez lui deux vieilles dames anglaises auxquelles 
il parlait peu, et dont il ne semblait pas se soucier 
beaucoup ; un de mes amis le vit les larmes aux 
yeux parce que l'une d'elles était malade. Jamais 
il ne disait un mot de ses sentiments profonds ; 
voici une correspondance d'amour, puis d'amitié, 
qui a duré trente ans; la dernière lettre est datée 
de son dernier jour, et l'on ne sait pas le nom de 
sa correspondante. Pour qui sait lire ces lettres, 
il y est gracieux, aimant, délicat, véritablement 
amoureux, et, qui le croirait? poète parfois, ému 
jusqu'à devenir superstitieux, comme un Alle- 
mand lyrique. Gela est si étrange, qull faut citer 
presque tout. — « Vous aviez été si longtemps sans 
m'écrire que je commençais à être inquiet. Et 



X PROSPER MÉRIMÉE. 

puis j'étais tourmenté d'une idée saugi*enue que 
je n'ai pas osé vous écrire. Je visitais les Arènes 
de Nîmes avec l'architecte du département, 
lorsque je vis à dix pas de moi un oiseau char- 
mant, un peu plus gros qu'une mésange, le corps 
gris de lin, avec des ailes rouges, noires et 
blanches. Cet oiseau était perché sur une cor- 
niche et me regardait fixement. J'interrompis 
l'architecte pour lui demander le nom de cet 
oiseau. C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il 
n'en avait jamais vu de semblable. Je m'appro- 
chai, et l'oiseau ne s'envola que lorsque j'étais 
assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser 
à quelques pas de là, me regardant toujours. Par- 
tout où j'allais, il semblait me suivre, car je l'ai 
retrouvé à tous les étages de l'amphithéâtre. Il 
n'avait pas de compagnon et son vol était sans 
bruit comme celui d'un oiseau nocturne. Le len- 
demain, je retournai aux Arènes et je revis encore 
mon oiseau. J'avais apporté du psdn que je lui 
jetai, mais il n*y toucha pas. Je lui jetai ensuite 



PROSPER MÉRIMÉE. xt 

une grosse sauterelle, croyant, à la forme de son 
bec, qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut 
pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de 
la ville me dit qu'il n'existait pas dans le pays 
d'oiseaux de cette espèce. Enfin, à la dernière 
visite que j'ai faite aux Arènes, j'ai rencontré mon 
oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu'il 
est entré avec moi dans un corridor étroit et 
sombre, où lui, oiseau de jour, n'aurait jamais dû 
se hasarder. Je me souvins aloi*s que la duchesse 
de Buckingham avait vu son mari sous la forme 
d*un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me 
vint que vous étiez peut-être morte et que vous 
aviez pris cette forme pour me voir. Malgré 
moi, cette bêtise me tourmentait, et je. vous 
assure que j'ai été enchanté de voir que votre 
lettre portait la date du jour où j'ai vu pour la 
première fois mon oiseau merveilleux. » — Voilà 
comment, même chez un sceptique, le cœur et 
rimagmation travaillent; c'est une « bêtise »; 
il n'en est pas moins vrai qu'il était sur le seuil 



Kii PROSPËR MÉRIMÉE. 

du rêve et dans le grand chemin de I* amour'. 
Mais, à côté de l'amoureux, subsistait le cri- 
tique, et le conflit des deux personnages dans le 
même homme produisait des effets singuliers. En 
pareil cas, il vaut peut-être mieux n'y pas voir 
trop clair. — « Savez-vous bien, disait La Fontaine , 
que^ pour peu que j'aime, je ne vois les défauts 
des personnes non plus qu'une taupe qui aurait 
cent pieds de terre sur elle ? Dès que j'ai un 
grain d'amour, je ne manque pas d*y mêler tout J 

ce que j'ai d'encens dans mon magasin. » C'est 
peut-être pour cela qu'il était si aimable. — Dans 
les lettres de Mérimée, les duretés pleuvent avec 
les douceurs : a Je vous avouerai que vous 
m'avez paru fort embellie au physique, mais point 

i. Voici de lui une action géaérease et délicate; Béranger, en 
cas pareil, en fit une semblable : « J^allais ôtre amoureux quand 
Jo suis parti pour TEspagne. La personne qui a causé mon 
voyage n*en a Jamais rien su. Si J'étais resté. J'aurais peut-être 
fait une grande sottise, celle d'offrir à une femme digne de tout 
le bonheur dont on peut Jouir sur terre, de lui offrir, dis-Je, en 
échange de la perte de toutes les choses qui lui étaient chères, 
une tendresse que Je sentais moi-même très-inférieure au sacri- 
fice qu*elle aurait peut-être fait. » 



PROSPER MÉRIMÉE. xiii 

au moral. •• Vous avez toujours la taille d'une syl- 
phide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je 
n'en ai jamais vu d'aussi grands à Constantinople 
ni à Smyme. Maintenant, voici le revei*s de la 
médaille. Vous êtes restée enfant en beaucoup de 
choses, et vous êtes devenue par-dessus le marché 
hypocrite... Vous croyez que vous avez de l'or- 
gueil, j'en suis bien fâché, mais vous n'avez qu'une 
petite vanité bien digne d'une dévote. La mode 
est au sermon aujourd'hui. Y allez-vous ? Il ne 
vous manquait plus que cela. » — Et un peu plus 
tard : « Dans tout ce que vous dites et tout ce 
que vous faites, vous substituez toujours à un 
sentiment réel un convenu... Au reste, je respecte 
les convictions, même celles qui me paraissent le 
plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d'idées 
saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me 
reprocherais de vous ôter, puisque vous y tenez 
et que vous n'avez rien à mettre à la place. » 
Après deux mois de tendresses, de querelles et 
de rendez- vous, il conclut ainsi : a II me sem- 



XIV PnOSPER MÉRIMÉE. 

ble que tous les jours vous êtes plus égoïste. 
Dans noi^^ vous ne cherchez jamais que votts» 
Plus je retourne cette idée, plus elle me paraît 
triste... Nous sommes si différents, qu'à peine 
pouvons-nous nous comprendre. » Il paraît qu'il 
avait rencontré un caractère aussi rétif et aussi 
indépendant que le sien, a lionessy though 
tamcy et il l'analyse. — « C'est dommage que 
nous ne nous voyions pas le lendemain d'une 
querelle ; je suis sûr que nous serions parfaite- 
ment aimables l'un pour l'autre... Assurément 
mon plus grand ennemi, ou, si vous voulez, mon 
rival dans votre cœur, c'est votre orgueil ; tout 
ce qui froisse cet orgueil vous révolte ; vous sui- 
vez votre idée, peut-être à votre insu, dans les 
plus petits détails. N'est-ce pas votre orgueil qui 
est satisfait lorsque je baise votre main? Vous 
êtes heureuse alors, m'avez-vous dit, et vous 
vous abandonnez à votre sensation parce que 
votre orgueil se plaît à une démonstration d'hu- 
milité... » — Quatre mois plus tard, et à distance. 



PROSPER MÉRIMÉE. xv 

après une brouille plus foite : (c Vous êtes une 
de ces chilly women of the Norlh^ vous ne vivez 
que par la tète... Adieu, puisque nous ne pouvons 
être amis qu'à distance. Vieux l'un et Tautre, 
nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. » 
Puis, sur un mot affectueux, il revient. — Mais 
l'opposition des caractères est toujours la même; 
il ne peut souffrir qu'une femme soit femme : 
a Rarement je vous accuse, sinon de ce manque 
de franchise qui me mut dans une défiance pres- 
que continuelle avec vous, obligé que je suis de 
chercher toujours votre idée sous un déguise- 
ment... Pourquoi, après si longtemps que nous 
sommes ce que nous sommes l'un à l'autre, êtes- 
vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de 
répondre à la question la plus simple?... Entre 
votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui 
l'emporte; vous ne le savez pas vous-même, 
mais vous donnez toujours raison à votre tète... 
S'il y a un tort de votre part, c'est assurément 
cette préférence que vous donnez à votre orgueil 



XVI PROSPER MÉRIMÉE. 

sur ce qu'il y a de tendresse en vous. Le premier 
sentiment est au second comme un colosse à un 
pygmée. Et cet orgueil n'est au fond qu'une va- 
riété de Tégoîsme. » Tout cela finit par une 
bonne et durable amitié. — Mais n'admirez-vous 
pas cette manière agréable de faire sa cour ? On 
se rencontrait au Louvre, à Versailles, dans les 
bois des environs ; on s'y promenait tête à tête^ 
en secret, longuement, même en janvier, plusieurs 
fois par semaine; il admirait « une radieuse 
physionomie^ de fines attaches, une blanche 
main, de superbes cheveux noirs », une intelli- 
gence et une instruction dignes de la sienne, les 
grâces d'une beauté originale, les attraits d'une 
culture composite, les séductions d'une toilette 
et d'une coquetterie savantes ; il respirait le par- 
fum exquis d'une éducation si choisie et d'une 
« nature si raflinée, qu'elles résumaient pour lui 
toute une civilisation »; bref, il était sous le 
charme. Au retour, l'observateur reprenait son 
office; il démêlsdt le sens d'une réponse, d'un 



PilOSPER MÉRIMÉE. ivii 

geste; il se détachait de son sentiment pour 
juger un caractère ; il écrivait des vérités et des 
épigrammes que le lendemain on lui rendait. 

Tel il fut dans sa vie, tel on le retrouve dans 
ses livres. Il a écrit et étudié en amateur, pas- 
sant d'un sujet à un autre, selon Toccasion et sa 
fantaisie, sans se donner à une science, sans 
se mettre au service d'une idée. Ce n'était pas 
faute d'application ou de compétence. Au con- 
traire, peu d'hommes ont été plus et mieux 
instruits. 11 possédait six, langues, avec leur lit- 
térature et leur histoire; l'italien, le grec, le 
latin, l'anglais, l'espagnol et le russe ; je crois 
qu'en outre il lisait l'allemand. De temps en 
temps, une phrase de sa correspondance^ une note 
montre à quel point il avait poussé ces études. Il 
parlait calo, de manière à étonner les bohémiens 
d'Espagne. Il entendait les divers dialectes espa- 
gnols et déchiffrait les vieilles chartes catalanes. 
11 savait la métrique des vers anglais. Ceux-là 
seuls qui ont étudié une littérature entière, dans 



I. 



xviii PROSPER MÉRIMÉE. 

l'imprimé et dans le manuscrit, pendant les quatre 
ou cinq âges successifs de la langue, du style 
et de l'orthographe , peuvent apprécier ce qu'il 
faut de facilité et d'efforts pour savoir l'espagnol 
comme l'auteur de Don Pèdre^ et le russe comme 
l'auteur des Cosaques et du Faux Démétrius. Il 
était naturellement doué pour les langues, et en 
avait appris jusque dans l'âge mûr : vers la fin 
de sa vie, il devenait philologue et s'adonnait 
à Cannes aux minutieuses études qui composent la 
grammaire comparée. — A cette connaissance des 
livres, il avait ajouté celle des monuments ; ses 
rapports prouvent qu'il était devenu spécial pour 
ceux de France; il comprenait non-seulement 
l'effet, mais la technique, de l'architecture. Il 
avait étudié chaque vieille église sur place, avec 
l'aide des meilleurs architectes; sa mémoire 
locale était excellente et exercée : né dans une 
famille de peintres, il avait manié le pinceau et 
faisait bien l'aquarelle ; bref, en ceci comme en 
tout sujet, il était allé au fond des choses ; ayant 



PROSPER MÉRIMÉE. xi\ 

rborreur des phrases spécieuses, il n'écrivait 
qu'après avoir touché le détail probant. On trou- 
verait difficilement une tête d'historien dans 
laquelle la collection préalable, bibliothèque et 
musée, soit si complète. — Ajoutez-y des dons 
encore plus rares, ceux qui permettent de faire 
revivre ces débris morts, je veux dire l'expé- 
rience de la vie et l'imagination lucide. Il avait 
beaucoup voyagé, deux fois en Grèce et en Orient, 
douze ou quinze fois en Angleterre, en Espagne et 
ailleurs, et partout il avait observé les mœurs, 
non-seulement de la bonne compagnie, mais de 
la mauvaise. « J'ai mangé plus d'une fois k la 
gamelle avec des gens qu'un Anglais ne regarde- 
rait pas, de peur de perdre le respect qu'il a 
pour son propre œil. J'ai bu à la même outre 
qu'un galérien. » Il avait vécu familièrement avec 
des gitanos et des toréadors. Il faisait des con- 
tes le Bok à une assemblée de paysans et de 
paysannes de l'Ardèche. Un des endroits où il 
se trouvait le mieux à sa place, c'était dans 



XX ROSPER MÉRIMÉE. 

une venta espagnole, avec a des muletiers et des 
paysannes d'Andalousie ». Il cherchait des types 
frustes et intacts, « par une curiosité inépui- 
sable de toutes les variétés de l'espèce humaine », 
et formait dans sa mémoire une galerie de carac- 
tères vivants, la plus précieuse de toutes ; car 
les autres, celles des livres et des édifices, sont 
des coquilles jadis habitées, maintenant vides, 
dont on ne comprend la structure qu'en se figu- 
rant, d'après les espèces survivantes, les espèces 
qui ont vécu. Par une divination vive, exacte et 
prompte, il faisait cette reconstruction mentale. 
On voit par la Chronique de Charles IX^ par les 
Débuis dun Aventurier^ par le Théâtre de Clara 
Gazuly que tel est son procédé involontaire. Ses 
lectures aboutissent naturellement à la demi- 
vision de l'artiste, à la mise en scène, au roman 
qui ranime le passé. Avec tant d'acquis et des 
facultés si belles, il eût pu prendre dans This- 
toire et dans l'art une place à la fois très-grande 
et très-haute ; il n'a pris qu'une place moyenne 



PROSPER MÉRIMÉE. x\i 

dans l'histoire, et une place haute mais étroite 
dans Tart. 

C'est qu'il se défiait, et que trop de défiance 
est nuisible. Pour obtenir d'une étude tout ce 
qu'elle peut donner, il faut, je crois, se donner 
tout entier à elle, l'épouser, ne pas la traiter 
comme une maîtresse avec qui l'on s'enferme 
deux ou trois ans^ sauf à recommencer ensuite 
avec une autre. Un homme ne produit tout ce 
dont il est capable que, lorsque ayant conçu quel- 
que forme d'art, quelque méthode de science, 
bref, quelque idée générale, il la trouve si belle, 
qu'il la préfère à tout, notamment à lui-même, et 
l'adore comme une déesse qu'il est trop heureux 
de servir. Mérimée aussi pouvait s^éprendre et 
adorer; mais, au bout d'un temps, le critique en 
lui se réveillait, jugeait la déesse, trouvait qu'elle 
n'étsdt pas assez divine. Toutes nos méthodes de 
science, toutes nos formes d'art, toutes nos idées 
générales ont quelque endroit faible ; Tinsuffisant, 
l'incertain, le convenu, le postiche y abondent ; 



XXII PR08PER HËRIMEE. 

il n*y a que l'illusion de l'amour qui puisse les 
trouver parfaites, et un sceptique n'est pas long- 
temps amoureux. Celui-ci mettait son lorgnon, et 
dans la belle statue démêlait le manque d'a- 
plomb, la restauration fausse et spécieuse, l'atti- 
tude de mode : il se dégoûtait et s'en aUait, non 
sans motifs. 11 les indique en passant, ces motifs ; 
il voit ce qu'il y a de hasardé dans notre philo- 
sophie de l'histoire, ce qu'il y a d'inutile dans 
notre manie d'érudition, ce qu'il y a d'exagéré 
dans notre goût pour le pittoresque, ce qu'il y a 
d'insipide dans notre peinture du réel. Que les 
inventeurs et les badauds acceptent le système 
ou le style par amour-propre, ou par niaiserie ; 
pour lui, il s'en défend, ou, s'il ne s'en est 
pas défendu, il s'en repent. — « Vers l'an de 
grâce 1827, j'étais romantique. Nous disions aux 
classiques : a Point de salut sans la couleur locale, n 
Nous entendions par couleur locale ce qu'au 
xvn* siècle on appelait les nuBurs} mais nous 
étions très-fiers de notre mot, et nous pensions 



PnOSPER MÉRIMÉE. wiii 

avoir imaginé le mot et la chose. » Depuis, ayant 
fabriqué des poésies illyriques que les savants 
d'outre-Rhin traduisirent d'un grand sérieux, il 
put se vanter d'avoir fait de la couleur locale. 
« Mais le procédé était si simple, si facile, que j'en 
vins à douter du mérite de la couleur locale elle- 
même, et que je pardonnai à Racine d'avoir 
policé les sauvages héros de Sophocle et d'Euri- 
pide. » — Vers la fin de sa vie, il évitait de parti 
pris toutes les théories ; à ses yeux, elles n'étaient 
bonnes qu'à duper des philosophes ou à nourrir 
des professeurs : il n'acceptait et n'échangeait que 
des anecdotes, de petits faits d'observation, par 
exemple en philologie, lâT date précise où l'on 
cesse de rencontrer dans le vieux français les 
deux cas survivants de la déclinaison latine. A 
force de voulmr la certitude, il desséchait la 
science et ne gardait de la plante que le bois 
sans les fleurs. On ne peut expliquer autrement la 
froideur de ses essais historiques. Don Pèdre^ les 
Cosaquesy le Faux Déméiritis, la Guerre sociale. 



ixiv PROSPER MÉRIMÉE. 

la Conjuration de Caiilina^ études solides, com- 
plètes, bien appuyées, bien exposées^ mais dont 
les personnages ne vivent pas ; très-probablement, 
c'est qu'il n'a pas voulu les faire vivre. Car, dans 
un autre écrit, les Débuis d'un Aventurier ^ repre- 
nant son faux Démétrius, il a fait rentrer la sève 
dans la plante, en sorte qu'on peut la voir tour 
à tour sous les deux formes, terne et raide dans 
l'herbier historique, fraîche et verte dans l'œuvre 
d'art. Évidemment, quand il préparait dans cet 
herbier ses Espagnols du xiv* siècle ou les con- 
temporains de .Sylla, il les voyait par l'œil inté- 
rieur aussi nettement que son aventurier; du 
moins, cela ne lui était pas plus difficile; mais il 
répugnait à nous les faire voir, n'admettant dans 
l'histoire que des détails prouvés, se refusant à 
nous donner ses divinations pour des faits au- 
thentiques, critique au détriment de son œuvre, 
rigoureux jusqu'à se retrancher la meilleure partie 
de lui-même et mettre son imagination sous l'in- 
terdit. 



PROSPER MÉRIMÉE. nxv 

Dans ses œuvres d'art, le critique domine 
encore, mais presque toujours avec un office 
utile, pour restreindre et diriger son talent, 
comme une source qu'on enferme dans un tuyau 
pour qu'elle jaillisse plus mince et plus serrée. 
Il avait de naissance plusieurs de ces talents que 
nul travail n'acquiert et que son maître Stendhal 
ne possédait pas, le don de la mise en scène, du 
dialogue, du comique^ l'art de poser face à face 
deux personnages ; et de les rendre visibles au 
lecteur par le seul échange de leurs paroles. De 
plus, comme Stendhal, il savait les caractères et 
contait bien. Il soumit ces vives facultés à une dis- 
ciplme sévère, et, par un eflbrt double, entreprit 
de leur faire rendre le plus d'œuvre avec le moins 
de matière. — Dès l'abord, il avait beaucoup goûté 
le théâtre espagnol , qui est tout nerf et toute 
action ; . il en reprit les procédés pour composer 
sous im faux nom de petites pièces d'un sens pro- 
fond et d'intention moderne; chose unique dans 
l'histoire littéraire, plusieurs de ces pastiches, 



\&vi PROSPER MÉRIMÉE. 

l'Occasion^ la Périchole^ valent des originaux. — 
Nulle part la saillie des caractères n'est si nette et 
si forte que dans ses comédies. Dans les Mécontents 
et dans les Deux Héritages^ chaque personnage, 
suivant un mot de Gœthe» ressemble à ces mon- 
tres parfaites^ en cristal transparent, sur les- 
quelles on voit en même temps l'heure exacte et 
tout le jeu du mécanique intérieur. Tous les dé- 
tails portent et sont chargés de sens ; c'est le 
propre des grands peintres de dessiner en cinq ou 
six coups de crayon une figure qu'on n'oublie 
plus. Même dans des pièces moins réussies, par 
exemple dans les Espagnols en Danemark^ il y a 
des personnages, le lieutenant Charles Leblanc» 
et sa mère l'espionne, qm resteront à demeure 
dans la mémoire humdne. — Au fond, si un scepti- 
que aussi déterminé avait daigné avoir une esthé- 
tique, il aurait expliqué, je crois, que, pour un 
connaisseur de l'homme, chaque homme se ré- 
duit à trois ou quatre traits principaux , lesquels 
s'expriment complètement par cinq ou six actions 



PROSPER MÉRIMÉE. xxvii 

signlGcatives ; le reste est dérivé ou indifférent;! 
c'est temps perdu que de le montrer. Les lecteurs 
intelligents le devineront, et il ne faut écrire que 
pour les lecteurs intelligents. Laisser le bavardage 
aux bavards, ne prendre que l'essentiel, ne le 
traduire aux yeux que par des actions probantes, 
concentrer, abréger, résumer la vie, voilà le but 
de l'art. — Du moins tel est le sien, et il l'atteint 
mieux encore dans ses récits que dans ses comé- 
dies ; car les exigences de la mise en scène et de 
l'effet comique ne surviennent pas pour grossir les 
traits, cbai'ger la vérité, mettre sur la figure vi- 
vante un masque de théâtre ^ L'écrivain, ayant 
moins d'obligations et plus de ressources, peut 
dessiner plus juste et moins appuyer. La plupart 
de ces nouvelles sont des chefs-d'œuvre, et il est 
à croire qu'elles resteront classiques. Il y a de cela 

1. Le Résident dans les Espagnols $n Danemark, le Comte et 
les antres geotilshommes dans les Mécontents, Kermouton et 
le marchand de beurre dans les Deux Héritages, Mais, en 
revanche, quels résumés vrais que les caractères de Clémence, 
de Sévin et de mies JackaonI 



xxviii PROSPER MÉRIMÉE. 

plusieurs raisons. — D*abord| en fait, voici trente 
ou quarante ans qu'elles durent, et Carmen^ FEnli'' 
vemeni de la RedouUy Colomba^ Matteo Falcone^ 
VAbbé Aubain, Arsène Guilloi, la Vénus drille, la 
Partie de trictrac, Tamango, même le Vase étrusque 
et la Double Méprise, presque tous ces petits édi- 
fices sont aussi intacts qu'au premier jour. C'est 
qu'ils sont bâtis en pierres choisies, non en stuc et 
autres matériaux de mode. Point de ces descrip- 
tions qui passent au bout de cinquante ans et qui 
nous ennuient tant aujourd'hui dans les romans 
de Walter Scott; point de ces réflexions, disserta* 
lions, explications, que nous trouvons si longues 
dans les romans de Fielding ; rien que des faits, 
et les faits sont toujours instructifs. D^autant 
plus qu'il n'y met que des faits importants, intel- 
ligibles même pour des hoimnes d'un autre pays 
et d'un autre siècle; dans Balzac et dans Dickens, 
qui n'ont pas cette précaution, beaucoup de dé- 
tails minutieux, locaux ou techniques, tomberont 
comme un enduit qui s'écaille , ou ne serviront 



PROSPBR MÉRIMÉE. xxix 

qu'aux commentaires des commentateurs. — 
Autre chance de durée ; ces romans sont courts, 
le plus long n'a qu'un demi-volume, l'un d'eux, 
six pages ; tous sont clairs, bien composés, ras- 
semblés autour d'une action simple et d'un effet 
unique. Or, il faut songer que la postérité est une 
sorte d'étrangère, qu'elle n'a pas la complaisance 
des contemporains, qu'elle ne tolère pas les en- 
nuyeux, qu'aujourd'hui peu de personnes suppor- 
tent les huit volumes de Clarisse Harlowe ; bref, 
que l'attention humaine surchargée Gnit toujours 
par faire faillite; il est prudent, quand après un 
siècle on lui demande encore audience, de lui 
parler un style bref, net et plein. — En outre, 
il est sage de lui dire des choses intéressantes et 
qui l'intéressent. Des choses intéressantes : cela 
exclut les événements trop plats ou trop bour- 
geois, les caractères trop effacés et trop ordi- 
naires. Des choses qui l'intéressent : cela veut dire 
des situations et des passions assez durables 
pour qu'après cent ans elles soient encore de chr- 



XXX PROSPER MÉRIMÉE. 

constance. Mérimée choisit des types francs, forts, 
originaux, sortes de médailles d'mi haut relief et 
d'un métal dur, avec un cadre et des événements 
appropriés : le premier combat d'un officier, une 
vendetta corse, le dernier voyage d'un négrier, 
une défaillance de probité, l'exécution d'un fils 
par son père, une tragédie intime dans un salon 
moderne ; presque tous ses contes sont meur- 
triers, comme ceux de Baudello et des nouvellistes 
italiens, et en outre poignants par le sang- froid du 
récit, par la précision du trait, par la convergence 
savante des détails. — Bien mieux, chacun d'eux, 
dans sa petite taille, est un document sur la na- 
ture humaine, un document complet et de longue 
portée, qu'un philosophe, un moraliste, peut 
relire tous les ans sans l'épuiser. Plusieurs disser- 
tations sur l'instinct primitif et sauvage, des trai- 
tés savants, comme celui de Schopenhauer sur la 
métaphysique de l'amour et de la mort, ne valent 
pas les cent pages de Carmen. Le cierge d'ilr- 
sine GuiUot résume beaucoup de volumes sur la 



PROSPER MÉRIMÉE. xxxi 

religion du peuple et sur les vrais sentiments des 

« 

courtisanes. Je ne sais pas de plus amëre prédica- 
tion contre les méprises de la crédulité ou de 
l'imagination, que la Double Méprise et le Vase 
étrusque. Il est probable qu'en l'an 2000 on re- 
lira la Partie de trictrac^ pour savoir ce qu'il en 
coûte de manquer une fois à l'honneur. Remar- 
quez enfin que l'auteur n'intervient point pour 
nous faire la leçon ; il s'abstient» nous laisse con- 
clure ; même et de parti pris, il s'efface judqu'à 
paraître absent; les lecteurs futurs auront des 
égards pour un maître de maison si poli» si 
discret, si habile à faire les honneurs de son 
logis. Les bonnes manières plaisent toujours > 
et on ne peut rencontrer d'hôte mieux élevé. A 
la porte, il salue ses visiteurs, les introduit, puis 
se retire, les laissant libres de tout examiner et 
critiquer seuls ; il n'est pas importun, il ne se fait 
pas le cicérone de ses trésors, jamais on ne 
le prendra en flagrant délit d'amour-propre. Il 
cache son savohr au lieu de le montrer; il semble. 



xiiii PROSPER MÉRIMÉE. 

à Técouter, que chacun aurait pu faire son livre. 
L'un est une anecdote qu'un de ses amis lui a contée 
et qu'il a aussitôt écrite. L'autre est « un extrait » 
de Brantôme et d'Aubigné. S'il a fait les Débuts 
(Tun Aventurier^ c'est qu'étant au frais, malgré lui, 
pendant quinze jours» il n'avait rien de mieux à 
faire. Pour écrire la Guzla^ la recette est simple: 
se procurer une statistique de l'Ulyrie, le voyage 
de l'abbé Fortis, apprendre cinq ou six mots de 
slave. Ce parti pris de ne pas se surfaii*e va jus- 
qu'à l'affectation. Il a si grand'peur de paraître pé- 
dant, qu'il fuit jusque dans l'autre extrême, le ton 
dégagé, le sans façon de l'homme du monde. Peut- 
être un jour sera-ce là son endroit vulnérable ; 
on se demandera si cette ironie perpétuelle n'est 
pas voulue, s'il a raison de plaisanter au plus fort 
de la tragédie, s'il ne se montre pas insensible 
par crainte du ridicule, si son ton aisé n'est pas 
l'effet de la contrainte, si le gentleman en lui n'a 
pas fait tort à l'auteur, s'il aimait assez son art. 
Plus d'une fois, notamment dans la Vénus dlUe^ 



PROSPER MÉRIMÉE. xxm i 

il s'en est servi pour mystifler le lecteur. Ailleurs, 
dans Lokis^y une idée saugrenue, à double entente, 
étrange de la part d'un esprit si distingué, gtt au 
fond du conte, comme un crapaud dans un coffret 
sculpté. Il paraît qu'il trouvait plaisir à voir des 
doigts de femme ouvrir le coffret, et qu'un joli 
visage bien effaré par le dégoût le faisait rire. 
Presque toujours, il semble qu'il ait écrit par oc- 
casion, pour s'amuser, pour s'occuper, sans subir 
l'empire d'une idée, sans concevoir un grand en- 
semble, sans se subordonner à une œuvre. — En 
ceci comme dans le reste, il était désenchanté, et à 
la fin on le trouve dégoûté. Le scepticisme produit 
la mélancolie. A ce sujet, sa correspondance est 
triste ; sa santé défaillit peu à peu ; il hivernait 
régulièrement à Cannes, sentant que la vie le quit- 
tait ; il se soignait, se conservait ; c'est l'unique 
souci qui suive l'homme jusqu'au bout. Il allait tirer 
de Tare par ordonnance de médecin, et peignait, 

1. Lettres à une !neonnue, II, 333, 335. 

I. C 



xxiiv PROSPER MÉRIMÉE. 

pour se distraire, des vues du pays ; tous les jours, 
on le rencontrait dans la campagne, marchant en 
silence, avec ses deux Anglaises ; l'une portait 
l'arc, l'autre la boite aux aquarelles. Il tuait ainsi 
le temps et prenait patience. Il allait, par bonté 
d'âme, nourrir un chat, dans une cabane écartée, 
à une demi -lieue de distance; il cherchait des 
mouches pour un lézard qu'il nourrissait : c'é- 
taient là ses favoris. Quand le chemin de fer lui 
amenait un ami, il se ranimait et sa conversation 
redevenait charmante ; ses lettres l'étaient tou- 
jours; il ne pouvait s'empêcher d'avoir l'esprit 
le plus original et le plus exquis. Mais le bonheur 
lui manquait ; il voyait l'avenir en noir, à peu près 
tel que nous l'avons aujourd'hui; avant de clore 
les yeux, il eut la douleur d'assister à l'écroule- 
ment complet, et mourut le 23 septembre 1870. 
— r Si on essaye de résumer son caractère et son 
talent, on trouvera, je pense, que n éavec un 
cœur très-bon, doué d'un esprit supérieur, ayant 
vécu en galant homme, beaucoup travaillé, et 



PROSPER MÉRIMÉE. xxxv 

produit quelques œuvres de premier ordre, il n'a 
pas pourtant tiré de lui-même tout le service 
qu'il pouvait rendre, ni atteint tout le bonheur 
auquel il pouvait aspirer. Par crainte d'être dupe, 
il s'est défié dans la vie, dans l'amour, dans la 
science, dans l'artS et il a été dupe de sa devance. 
On l'est toujours de quelque chose^ et peut-être 
vaut-il mieux s'y résigner d'avance. 

H. Taine. 

NoTembre1873. 



1. Uttres à un$ !nconnw, I, 8. a Défaltes-Toas de rotre opti« 
misme, et figurez-Toas bien que nous Bommes dans ce inonde 
pour nons battre envers et contre tons... Sachez aussi quMl n*y 
a rien de plus commun qae de faire le mal pour le plaisir de le 
faire»» 



LETTRES 



UNE INCONNUE 



Paris, Jeudi. 

J'ai reçu m due time votre lettre. Tout est 
mystérieux en vous, et les mômes causes vous 
font agir précisément de la manière opposée à 
celle dont se conduiraient les autres mortelles. 
Vous allez à la campagne, bien ;. •. c'est-à-dire que 
vous aurez tout le temps d'écrire; car, là, les jour- 
nées sont longues, et le désœuvrement porte à 
écrire des lettres. En même temps, la surveillance 
et l'inquiétude de votre dragon étant moins gê- 
nées par les occupations réglées de la ville, vous 
aurez plus de questions à subir quand il vous 
arrivera des lettres* D'ailleurs, dans un château, 



2 LETTRES 

l'arrivée d'une lettre est un événement. Point du 
tout ; vous ne pouvez pas écrire, mais, en revan- 
che, vous pouvez recevoir force lettres. Je com- 
mence à me faire à vos façons et je ne suis plus 
guère surpris de rien. Au reste, je vous en prie, 
épargnez-moi et ne mettez pas à une trop rude 
épreuve cette malheureuse disposition que j'ai 
prise, je ne sais comment» de trouver bien tout ce 
qui est de vous. 

J'ai souvenance d'avoir été peut-être un peu 
trop franc dans ma dernière lettre en vous parlant 
de mon caractère. Un vieux diplomate de mes 
amis, homme très-fin, m'a dit souvent : « Ne dites 
jamais de mal de vous-même. Vos amis en diront 
toujours assez. » Je commence à craindre que vous 
ne preniez au pied de la lettre tout le mal que je 
disais de moi-même. Figurez- vous que ma grande 
vertu, c'est la modestie ; je la porte à l'excès et je 
tremble que cela ne me nuise dans votre esprit. 

Une autre fois, quand je me sentirai mieux in- 

« 

spire, je vous ferai la nomenclature exacte de tou- 
tes mes qualité?. La liste sera longue. Aujourd'hui, 
je suis un peu malade, et je n'ose me lancer dans 
cette « progression à l'infini »• 



A UNE INCONNUE. 3 

Devinez en mille où j'étais samedi soir, ce que 
je faisais à minuit. J'étais sur la plate-forme 
d'une des tours de Notre-Dame, et je buvais de 
l'orangeade, et je prenais des glaces en compagnie 
de quatre de mes amis et d'une lune admirable; 
le tout accompagné d'un gros hibou qui battait 
des ailes autour de nous. C'est, en vérité, un fort 
beau spectacle que Paris au clair de lune et à cette 
heure. Gela ressemble à ces villes dont on parle 
dans le^\MiUe et une Nuits^ où les habitants ont 
été enchantés pendant leur sommeil. Les Parisiens 
se couchent à minuit en général, bien sots en cela. 
Notre party était assez curieuse : il y avait qua- 
tre nations représentées , chacun pensant d'une 
manière différente. L'ennui, c'est qu'il y avait quel- 
ques-uns de nous qui, en présence de la lune et 
du hibou, se sont crus obligés de prendre le ton 
poétique et de dire des lieux communs. Au fait, 
peu à peu tout le monde s'est mis à déraisonner. 

Je ne sais comment et par quel enchahiement 
d'idées cette soirée semi-poétique me fait penser 
à une autre qui ne l'était pas du tout. J'ai été à 
un bal donné par des jeunes gens de mes amis, 
où étaient invitées toutes les figurantes de l'Opéra. 



LETTRES 



Ces femmes sontbètes pour la plupart; mais j'ai 
remarqué combien elles sont supérieures en déli- 
catesse morale aux hommes de leur classe. Il n'y 
a qu'un seul vice qui les sépare des autres femmes : 
c'est la pauvreté. Toutes ces rhapsodies vont vous 
édifier singulièrement. Aussi je me hâte de termi- 
ner, ce que j'aurais dû faire beaucoup plus tôt. 
i «aaA\ <t ^^^®^ • ^® "^'®° vmiez pas pour la peinture peu 
flattée que je vous ai faite de moi-même. 



II 

Parts. K 

La franchise et la vérité sont rarement bonnes 
auprès des femmes, elles sont presque toujours 
mauvaises. Voilà que vous me regardez comme un 
Sardanapale, parce que j'ai été à un bal de ilgu- 
rantes d'Opéra. Vous me reprochez cette soirée 
comme un crime, et vous me reprochez comme un 
plus grand crime encore de faire l'éloge de ces 
pauvres filles. Je le répète, rendez-les riches, et il 
ne leur restera plus que leurs bonnes qualités. 
Mais l'aristocratie a élevé des barrières insur- 



A UNE INCONNUE. 5 

montables entre les différentes classes de la so- 
ciété, afin qu'on ne puisse voir combien ce qui se 
passe au delà de la barrière ressemble à ce qui 
se passe en deçà. Je veux vous conter une histoire 
d'Opéra que j'ai apprise dans cette société si per- 
verse. Dans une maison de la rue Saint-Honoré, il 
y avait une pauvre femme qui ne sortait jamais 
d'une petite chambre sous les toits, qu'elle louait 
moyennant 3 francs par mois. Elle avait une 
fille de douze ans toujours très-bien tenue* très- 
réservée et qui ne parlait à personne. Cette petite 
sortait trois fois la semaine dans l'après-midi, et 
rentrait seule à minuit. On sut qu'elle était figu- 
rante à l'Opéra. Un jour, elle descend chez le por- 
tier et demande une chandelle allumée. On la lui 
donne. La portière, surprise ^ ne pas la voir redes- 
cendre, monte à son grenier, trouve la femme morte 
sur son grabat, et la petite fille occupée à brûler 
une énorme quantité de lettres qu'elle tirait d'une 
fort grande malle. Elle dit : « Ma mère est morte 
cette nuit, et elle m'a chargée de brûler toutes ses 
lettres sans les lire. » Cette enfant n'a jamais su 
le véritable nom de sa mère ; Qlle se trouve main- 
tenant absolument seule au monde, et n'ayant 



6 LETTRES 

i1*autre ressource que celle de faire les vautours, 
les âinges ou les diables à l'Opéra. 

Le dernier conseil de sa mère a été pour l'en- 
gager à être bien sage et à continuer à être figu- 
rante à rOpéra. Elle est d'ailleurs fort sage, trës- 
déyote et ne se soucie guère de raconter son 
histoire. Veuillez me dire si cette petite fille n'a 
p;us infiniment plus de mérite à mener la vie 
qu'elle mène, que vous n'en avez, vous qui jouis- 
se.» du bonheur singulier d'un entourage irrépro- 
chable et d'une nature si raffinée, qu'elle résume 
nn peu pour moi toute une civilisation. Il faut vous 
dire la vérité. Je ne supporte la mauvaise société 
qu'à de rares intervalles, et par une curiosité iné- 
puisable de toutes les vaiîétés de l'espèce hu- 
maine. Je n'ose jamais aborder la mauvaise société 
en hommes. Il y a là quelque chose de trop re- 
poussant, surtout chez nous; car, en Espagne, j'ai 
toujours eu des muletiers et des toreros pour amis. 
J'ai mangé plus d'une fois à la gamelle avec des 
gen» qu'un Anglais ne regarderait pas, de peur 
de perdre le respect qu'il a pour son propre œil. 
J'ai même bu à la même outre qu'un galérien. Il 
faut dire aussi qu'il n'y avait que cette outre et 



A UNE INCONNUE. 7 

qu'il faut boire quand on a soif. — Ne croyez pa^ 
pour cela que j'aie une prédilection pour la ca- 
naille. J'ûme simplement à voir d'autres mœurs, 
d'autres figures, à entendre un autre langage. Les 
idées sont toujours les mêmes, et^, si l'on fait abs- 
traction de tout ce qui est convention ou règle, 
je crois qu'il y a du savoir-vivre ailleurs que dans 
un salon du faubourg Saint-Germain. Tout cela 
est de l'arabe pour vous, et je ne sais pourquoi je 
vous le dis. 

8 aoûu 

J'ai été longtemps sans finû* cette lettre. Ma 
mère a été fort malade et moi très-inquiet. File 
est maintenant hors de danger, et j'espère que, 
dans quelques jours, elle sera en parfaite santé. Je. 
ne puis supporter l'inquiétude, et, pendant ic 
temps du danger, j'ai été tout à fait béte. 

Adieu, 

P.-S. — L'aquarelle que je vous destinais ne 
tourne pas à bien, et je la trouve si mauvaise, qu'il 
est probable que je ne vous l'enverrai pas. Que 



8 LETTRES 

cela ne vous empêche pas de me donner la tapis- 
serie que vous me destinez. Tâchez de choisir wi 
messager sûr. Règle générale : ne prenez jamais 
une femme pour confidente ; tôt ou tard, vous 
vous en repentiriez. Sachez aussi qu'il n*y a rien 
de plus commun que de faire le. mal pour le plai- 
sir de le faire. Défaites-vous de vos idées d'opti- 
misme et figurez-vous bien que nous sommes 
dans ce monde pour nous battre envers et contre 
tous. A ce propos, je vous dirai qu'un savant de 
mes amis, qui lit les hiéroglyphes, m'a dit que, 
sur les cercueils égyptiens, on lisait très-souvent 
ces deux mots : Vie^ guerre; ce qui prouve que 
je n'ai pas inventé la maxime que je viens de 
vous donner. Cela s'écrit en hiéroglyphe de la 
sorte ""^^^ Q . Le premier caractère veut dire 
vie; il représente, je crois, un de ces vases appelés 
eanopes. L'autre est une abréviation d'un bouclier 
avec un bras tenant un lance. There's science 
for you. 
Adieu encore. 



A UNE INCONNUE. 



III 



Parifl. 



Vos reproches me font grand plaisir. En vérité, 
je suis prédestiné des fées. Je me demande sou- 
vent ce que je suis pour vous et ce que vous 
êtes pour moi. A la première question, je ne 
puis avoir de réponse ; pour la seconde, je me 
figure que je vous aime comme une nièce de 
quatorze ans que j'élèverais. Quant à votre parent 
si moral qui dit tant de mal de moi, il me fait 
penser à Twachum, qui dit toujours : Can any 
virtue exist withoui religion ? Avez-vous lu Tom 
Jones, livre aussi immoral que tous les miens 
ensemble. Si on vous Ta défendu, vous l'aurez 
lu très-certainement. Quelle drôle d'éducation 
vous recevez en Angleterre 1 A quoi sert-elle 7 On 
s'essouffle à prêcher pendant longtemps une 
jeune fille, et il est arrivé ce résultat que cette 
jeune fdle a désiré précisément connaître l'être 
immoral pour lequel on s'était flatté de lui impo- 



10 LETTRES 

ser de l'aversion. Quelle admirable histoire que 
celle du serpent I Je voudrais que lady M... I&t 
cette lettre. Heureusement qu'elle s'évanouirsdt 
vers la dixième ligne. 

En tournant la page, je relis ce que je viens 
de vous écrire* et il m'a semblé qu'il y avait en 
apparence peu de suite et d'enchaînement dans 
les idées. Erreur I Mais j'écris à mesure que je 
pense, et, comme ma pensée va plus vite que ma 
plume, il en résulte que je suis obligé de suppri- 
mer toutes les transitions. Je devrais peut-être 
faire comme vous et biffer toute la première page ; 
mais j'aime mieux l'abandonner à vos méditations 
et à vos papillotes. Il faut vous dire aussi que 
je suis très - préoccupé en ce moment d'une 
affaire qui m'intéresse et qui, je l'avoue à ma 
honte, réside opiniâtrement dans une moitié de 
mon cerveau, tandis que l'autre est toute remplie 
de vous. J'aime assez le portrait que vous faites 
de vous-même. Il ne me parait pas trop flatté, et 
tout ce que je connais de vous me plaît prodi- 
gieusement. • • • • • • » 

Je vous étudie avec une vive curiosité» J'ai des 



A UNE INCONNUE. It 

théories sur les plus petites choses, sur les gants, 
sur les bottines, sur les boucles, etc., et j'attache 
beaucoup d'importance à tout cela, parce qu» 
j'ai découvert qu'il y a un rapport certain entre 
le caractère des femmes et le caprice (ou la liai- 
son d'idées et le raisonnement, pour mieux dire) 
qui leur fait choisir telle ou telle étoffe. Ainsi, par 
exemple, on me doit d'avoir démontré qu'une 
femme qui porte des robes bleues est coquette et 
affecte le sentiment. La démonstration est facile, 
mais elle serait trop longue. Gomment voulez- 
vous que je vous envoie une aquarelle détes- 
table plus grande que cette lettre et qu'on ne 
peut rouler ni ployer? Attendez que je vous en 
fasse une plus petite que je pourrai vous envoyer 
dans une lettre. 

J'ai été l'autre jour faire une promenade eu 
bateau. Il y avait sur la rivière une grande quan-« 
tité de petits canots à voile portant toute sorte 
de gens. Il y en avait un fort grand dans lequel 
étaient plusieurs femmes (de celles qui ont mau- 
vais ton). Tous ces canots avaient abordé, et du 
plus grand sort un homme d'une quarantaine 
d'années, qui avait un tambour et qui tambourî- 



18 LETTRES 

nait pour s'amuser. Tandis que j'admirais l'orga- 
nisation musicale de cet animal, une femme de 
vingt-trois ans à peu près s'approche de lui, 
l'appelle monstre, lui dit qu'elle l'avait suivi 
depuis Paris et que, s'il ne voulait pas l'admettre 
dans sa société, il s'en repentirait. Tout cela se 
passait sur le rivage dont notre canot étdt éloi- 
gné de vingt pas. L'homme au tambour tambou- 
rinait toujours pendant le discours dé la femme 
délaissée, et lui répondait avec beaucoup de 
flegme qu'il ne voulait pas d'elle dans son bateau. 
Là-dessus, elle court au canot qui était amarré 
le plus loin du rivage et s'élance dans la 
rivière en nous éclaboussant indignement. Bien 
qu'elle eût éteint mon cigare, l'indignation »^si 
m'empêcha pas, non plus que mes amis, de la 
retirer aussitôt, avant qu'elle en pût avaler deux 
verres. Le bel objet de tant de désespoir n'avait 
pas bougé et marmottait entre ses dents : « Pour- 
quoi la retirer, si elle avait envie de se noyer 1 » 
Nous avons mis la femme dans un cabaret, et, ' 
comme il se faisait tard et que l'heure du dîner 
approchait, nous l'avons abandonnée aux soins 
de la cabaretiëre. 



X- » 



A UNE INCONNUE. 13 

Gomment se fait-il que les hommes les plus 
indifférents soient les plus aimés? C'est ce que je 
me demandsds, tout en descendant la Seine, ce 
que je me demande encore, et ce que je vous 
prie de me dire, si vous le savez. 

Adieu. Écrivez-moi souvent, soyons amis et 
excusez le décousu de ma lettre. Je vous expli- 
querai un jour pourquoi. 



IV 



Mariquîta de mi aima (c'est ainsi que je 
commencerais si nous étions à Grenade)^ j'ai reçu 
votre lettre dans un de ces moments de mélan- 
colie où Ton ne voit la vie qu*au travers d'un 
verre noir. Comme votre épître n'est pas des plus 
aimables (excusez ma franchise), elle n'a pas peu 
contribué à me maintenir dans une disposition 
maussade. Je voulais vous répondre dimanche, 
immédiatement et sèchement. Immédiatement, 
parce que vous m'aviez fait une espèce de re- 
proche indirect, et sèchement parce que j'étais 



U LETTRES 

furieux contre vous. J'ai été dérangé au premier 
mot de ma lettre, et ce dérangement m'a empêché 
de vous écrire. Remerciez-en le bon Dieu, car 
aujourd'hui le temps est beau ; mon humeur s'est 
adoucie tellement, que je ne veux plus vous écrire 
que d'un style tout de miel et de sucre. Je ne vous 
querellerai donc pas sur vingt ou trente passages 
de votre dernière lettre qui m'ont fort choqué et 
que JÇL veux bien (M^lier. Je vous pardonne, et 
cela avec ^d'autant plus de plaisir qu'en vérité, 
je crois que, malgré la colère, je vous aime mieux 
quand vous êtes boudeuse que dans une autre dis* 
position d'esprit. Un passage de votre lettre m'a 
fait rire tout seul comme un bienheureux pendant 
dix minutes. Vous me dites short and sweet : 
Mon amour est promis, sans préparatioh, pour 
amener le gros coup de massue par quelques 
petites hostilités préalables. Vous dites que vous 
êtes engagée pour la vie, comme vous diriez : « Je 
suis engagée pour la contredanse. » Fort bien. 
A ce qu'il parait, j'ai bien employé mon temps à 
disputer avec vous sur l'amour, le mariage et le 
reste ; vous en êtes encore à croire ou à dire que, 
lorsqu'on vous dit : « Aimez monsieur, » on aime. 



A UNE INCONNUE. i5 

Avez-vous promis par un engagement signé par- 
devant notaire ou sur papier à vig mette s ? Quand 
j'étais écolier, je reçus d'une couturièrç un billet 
surmonté de deux cœurs enflammés réunis comme 
il suit : j^^n.^ ; de plus, une déclaration fort 
tendre. Mon mattre d'études commença par me 
prendre mon billet, et l'on me mit en prison. 
Puis l'objet de cette naissante passion se consola 
avec le cruel mattre d'études. Il n'y a rien qui 
soit plus fatal que les engagements pour ceux au 
profit desquels ils sont souscrits. Savez-vous que, 
si votre amour était promis, je croirais sérieuse- 
jnent qu'il vous serait impossible de ne pas m'ai- 
mer? Gomment ne m'aimeriez-vous pas, vous qui 
ne m'avez pas fait de promesses, puisque la pre- 
mière loi de la nature, c'est de prendre en grippe 
tout ce qui a l'air d'une obligation 7 Et, en effet, 
toute obligation est de sa nature ennuyeuse. En- 
fin, de tout cela, si j'avais moins de modestie, je 
tirerais cette dernière conséquence, que, si vous 
avez promis votre amour à quelqu'un, vous me le 
donnerez, à moi» & qui vous n'avez rien promis. 
Plaisanierie à part et à propos de promesses, de- 
puis que voud ne voulez plus, de mon aquarelle, 



10 LETTRES 

j'ai assez grande envie de vous l'envoyer. Ten 
étais mécontent et j'avais commencé une copie 
d'une infante Marguerite, d'après Yelasquez/que 
je voulais vous donner. Velasquez ne se copie pas 
facilement, surtout par des barbouilleurs comme 
moi. J'ai recommencé deux fois mon infante, 
mais à la fin j'en suis encore plus mécontent que 
du moine. Le moin^ est donc à vos ordres. Je 
vous l'enverrai quand vous voudrez. Mais son 
transport est peu commode. Ajoutez à cela que 
les invisibles qui s'amusent quelquefois à inter- 
cepter nos communications pourront peut-être 
bien garder mon aquarelle. Ce qui me rassure, 
c'est qu'elle est si mauvaise, qu'il faut être moi 
pour la faire, et vous pour en voulok. Donnez- 
moi vos ordres. J'espère que vous serez à Paris 
vers le milieu d'octobre. Je me trouverai maître 
de quinze ou vingt jours à cette époque. Je ue 
voudrais pas les passer en France, et depuis long- 
temps j'avais l'intention de voir les tableaux de 
Rubens à Anvers et la galerie d'Amsterdam. Mais, 
si j'avais la certitude de vous voir, je renoncerais à 
Rubens et à Van Dyck avec la plus facile résigna- 
tion. Vous voyez, que les sacrifices ne me coûtent 



A "NE INCONNUE. 17 

pas. Je ne connais pas Amsterdam. Pourtant, dé- 
cidez. Votre vanité va vous faire dire ici : « Le 

* 

beau sacrifice de ne me préférer qu'à de grosses 
Flamandes bien blanches et bien harengères, et 
en peinture encore I » Oui, c'est un sacrifice et un 
très-grand. Je sacrifie le certain, qui est le plai- 
sir, chez moi très-vif, de voir des tableaux de 
maître, à la chance très-incertaine que vous le 
compenserez. Observez que, sans admettre le cas 
impossible où vous ne me plairiez pas, si moi je 
vous déplaisais, j'aurais tout lieu de regretter mes 
travaux et mes grosses Flamandes... 

Vous me paraissez dévote, superstitieuse même. 
— Je pense en ce moment à une jolie petite 
Grenadine, qui, en montant sur son mulet pour 
passer dans la montagne de Ronda (route classique 
des voleurs), baisait dévotement son pouce et se 
frappait la poitrine cinq ou six fois , bien assurée 
après cela que les voleurs ne se montreraient pas, 
pourvu que Vlngles (c'est-à-dire moi), tout 
voyageur est Anglais, ne jurât pas trop par la 
Vierge et les saints. Cette méchante manière de 
parler devient nécessaire dans les mauvais che- 
mins pour faire aller les chevaux. Voyez Tristram 

1. 2 



18 LETTRES 

Shandy. J'aime beaucoup votre histoire du por- 
trait de cet enfant. Vous êtes faible et jalouse, 
deux qualités dans une femme et deux défauts dan» 
un homme. Je les ai tous les deux. Vous me de- 
mandez quelle est l'afTaire qui me préoccupe. Il 
faudrait vous dire quel est mon caractère et ma 
vie, chose dont personne ne se doute, parce que 
je n'ai pas encore trouvé quelqu'un qui m'inspi- 
rât assez de confiance. Peut-être que, lorsque 
nous nous serons vus souvent, nous deviendrons 
amis et vous me connaîtrez ; ce serait pour moi le 
bien le plus grand que quelqu'un à qui je pour- 
rais dire toutes mes pensées passées et présentes. 
Je deviens triste, et il ne faut pas finir ainsi. Je 
suis dévoré du désir d'une réponse de vous. 
Soyez assez bonne pour ne pas me la faire 
attendre. 

Adieu ; ne nous querellons plus et soyons amis. 
Je baise respectueusement la main que vous me 
tendez en signe de paix. 



A UNE INCONNUE. 10 



25 septembre. 

Votre lettre m*a trouvé malade et fort triste, 
fort occupé des plus ennuyeuses affaires du 
monde, et je n'ai pas le temps de me soigner. J'ai, 
je crois, une inflammation de poitrine qui me 
rend extrêmement maussade. Mais, dans quelques 
jours, je me propose de me dorloter et de me 
guérir. 

Mon parti est pris. Je ne quitterai pas Paris en 
octobre, dans l'espérance que vous y reviendrez. 
Vous me verrez ou vous ne me verrez pas, & 
votre choix. La faute en sera à vous. Vous me 
parlez de raisons particulières qui vous empêchent 
de chercher à vous trouver avec moi. Je respecte 
les secrets et je ne vous demande pas vos motifs. 
Seulement, je vous prie de me dire really iruly 
si vous en avez. N'êtes-vous pas plutôt préoccupée 
d'un enfantillage? Peut-être vous a-t-on fait, à 
mon sujet, quelque sermon dont vous êtes encore 
toute pénétrée. Vous auriez bien tort d'avoir peur 



LETTRES 

de moi. Votre prudence naturelle entre sans 
doute pour beaucoup dans votre répugnance à 
me voir. Rassurez-vous, je ne deviendrai pas 
amoureux de vous. Il y a quelques années, cela 
aurait pu arriver; maintenant, je suis trop vieux 
et j'ai été trop malheureux. Je ne pourrais plus 
être amoureux, parce que mes illusions m'ont 
procuré bien des desengaflos sur l'amour. J'allais 
être amoureux quand je suis parti pour l'Espagne. 
C'est une des belles i ctlo is de ma vie. La personne 
qui a causé mon voyage n'en a jamais rien su. Si 
j'étais resté, j'aurais peut-être fait une grande sot- 
tise : celle d'offrir à une femme digne de tout 
le bonheur dont on peut jouir sur terre, de lui 
offrir, dis-je, en échange de la perte de toutes les 
choses qui lui étaient chères, une tendresse que 
je sentais moi-même très-inférieure au sacrifice 
qu'elle aurait peut-être fait. Vous vous rappelez 
ma morale : « L'amour fait tout excuser, mais 
il faut être bien sûr qu'il y a de l'amour. » Soyez 
persuadée que ce précepte-là est plus rigou- 
reux que ceux de vos méthodistes amis. Con- 
clusion : je serai charmé de vous voir. Peut-être 
ferez-.vous l'acquisition d'un véritable ami, et 



A UNE INCONNUE. 21 

moi peut-être trouveraî-je en vous ce que je 
cherche depuis longtemps : une femme dont je 
ne sois pas amoureux et en gui je puisse avoir de 
la confiance. Nous gagnerons probablement tous 
deux à notre connaissance plus approfondie. 
Faites pourtant ce que votre haute prudence vous 
conseillera. 

Mon moine est prêt. A la première occasion, je 
vous enverrai donc ce moine et sa monture. L'in- 
fante n'étant pas achevée, et étant trop mal com- 
mencée pour être jamais terminée, restera où 
elle est et me servira de garde-main pour un 
dessin que je vous ferai quand j'aurai le temps. 
Je meurs d'envie de voir la surprise que vous me 
destinez, mais je me creuse la tête inutilement 
pour le deviner. Quand je vous écris, je néglige 
trop les transitions, artifice de style bien néces- 
saire. Je crains que vous ne trouviez cette lettre 
terriblement décousue. C'est qu'à mesure que 
j'écris une phrase, il m'en vient une autre à 
r esprit, laquelle donne naissance à une troisième 
avant que la seconde soit terminée. Je soufire 
beaucoup ce soir. Si vous avez de l'influence là- 
haut, tâchez de m'obtenir un peu de santé ou 



S2 LETTRES 

tout au moins de résignation ; car je suis le plus 
mauvais malade du monde» et je fais la mine à 
mes meilleurs amis. Quand je suis étendu sur 
mon canapé, je pense avec plaisir à vous, à notre 
mystérieuse connaissance, et il me semble que je 
serais bien beureux de causer avec vous autant à 
bâtons rompus que je vous écris ; et encore son- 
gez qu'il y a cet avantage que les paroles volent 
et que les écrits restent. 

Au surplus, ce n'est pas l'idée d'être un jour 
imprimé tout vif ou posthume qui me tourmente. 
Adieu ; plaignez-moi. Je voudrais avoir le cou- 
rage de vous dire mille choses qui me rendent 
cette vie triste. Mais comment vous les dire de si 
loin? Quand donc viendrez-vous ? Adieu encore 
une fois. Vous voyez que, si le cœur vous en dit, 
vous avez tout le temps de m'écrire. 

P.-S. — 26 septembre. — Je suis encore plus 
triste qu'hier. Je souffre horriblement. Mais, si 
vous n'avez jamais éprouvé par vous-même ce 
que c'est qu'une gastrite, vous ne comprendrez 
pas ce que c'est qu'une douleur vague qui est 
très-vive pourtant. Elle a cela de particulier 



A UNE INCONNUE. 23 

qu'elle agit sur tout le système nerveux. Je vou- 
drais bien être à la campagne avec vous; vous me 
guéririez, j'en suis sûr. Adieu. Si je meurs cette 
année, vous aurez le regret de ne m'avoir guère 
connu. 



VI 



Savez-vous que vous êtes quelquefois bien 
aimable ? Je ne dis pas cela pour vous faire un 
reproche sous un froid compliment ; mais je vou- 
drais bien recevoir souvent de vous des lettres 
comme la dernière. Malheureusement, vous n'êtes 
pas toujours pour moi dans d'aussi charitables 
dispositions. Je ne vous ai pas répondu plus tôt 
parce que votre lettre ne m'a été remise qu'hier 
soir, à mon retour d'une petite excursion que j'ai 
faite. J'ai passé quatre jours dans une solitude 
absolue et ne voyant pas un homme, encore 
moins une femme, car je n'appelle pas hommes 
ou femmes certains bipèdes qui sont dressés à 
apporter à manger et à boire quand on leur en 



24 LETTRES 

donne l'ordre. J'ai fait, pendant cette retraite, les 
réflexions les plus tristes du monde, sur moi, sur 
mon avenir, sur mes amis, etc. Si j'avais eu 
l'esprit d'attendre votre lettre, elle aurait donné 
une tout autre tournure à mes idées. « J'aurais 
emporté du bonheur pour une semaine au moins. » 
J'admire beaucoup votre descente chez ce brave 
M. Y... Votre courage me platt singulièrement. 
Je ne vous aurais jamais crue capable d'un tel 
capricho, et je vous en aime encore davantage. 
Il est vrai que le souvenir de vos splendid 
black eyes est peut--être pour quelque chose dans 
mon admiration. Pourtant, vieux comme je suis, 
je suis presque insensible à la beauté. Je me dis 
que <t cela ne gâte rien »; mais je vous assure 
qu'en entendant dire par un homme très-difficile 
que vous étiez fort jolie, je n'ai pu me défendre 
d'un sentiment de tristesse. Voici pourquoi 
(d'abord persuadez-vous bien que je ne suis pas 
le moins du monde amoureux de vous) : je suis 
horriblement jaloux, jaloux de mes amis, et je 
m'afflige en pensant que votre beauté vous 
expose aux soins et aux attentions d'un tas de 
gens qui ne peuvent vous apprécier et qui ne 



A UNE INCONNUE. S5 

voient en vous que ce qui m'occupe le moins. En 
vérité, je suis d'une humeur affreuse en pensant 
à cette cérémonie où vous allez assister. Rien ne 

m 

me rend plus mélancolique qu'un mariage. Les 
Turcs, qui marchandent une femme en l'examinant 
comme un mouton gras, valent bien mieux que 
nous qui avons mis sur ce vil marché un vernis 
d'hypocrisie, hélas I bien transparent. Je me suis 
demandé bien souvent ce que je pourrais dire à une 
femme le premier jour de ma noce, et je n*ai rien 
trouvé de possible, si ce n'est un compliment sur 
son bonnet de nuit. Le diable, heureusement, est 
bien fin s'il m'attrape à pareille fête. Le rôle de 
la femme est bien plus facile que celui de l'homme. 
Un jour comme celui-là, elle se modèle sur l'Iphi- 
génie de Racine; mais, si elle observe un peu, que 
de drôles de choses elle doit voir 1 — Vous me 
direz si la fête a été belle. On va vous faire la 
cour et vous régaler d'allusions au bonheur 
domestique. Les Andalous disent, quand ils sont 
en colère : Malaria el sol d pufialadas si no 
fuese por miedo de dejar el tnundo a oscuras ! 
Depuis le 28 septembre, jour de ma naissance, 
une suite non interrompue de petits malheurs 



26 LETTRES 

est venue m' assaillir. Ajoutez à cela que ma poi- 
trine va de mal en pis et que je souffre horrible- 
blement. Je retarderai mon voyage en Angleterre 
jusqu'au milieu de novembre. Si vous ne voulez 
pas me voir à Londres, il faut y renoncer ; mais 
jTB veux voir les élections. Je vous rattraperai 
bientôt après à Paris, où le hasard nous rappro- 
chera si votre volonté persiste à nous séparer. 
Toutes vos raisons sont pitoyables et ne valent 
pas la peine d'être réfutées, d* autant plus que 
vous savez bien vous-même qu'elles n'ont aucune 
importance. Vous faites la railleuse quand vous 
dites si agréablement que vous avez peur de 
moi. Vous savez que je suis laid et très-capri- 
cieux d'humeur, toujours distrait et souvent 
taquin et méchant lorsque je souffre. Qu'y a-t-il 
là qui ne soit bien rassurant? — Vous ne vous 
éprendrez jamais de moi, soyez tranquille. Les 
prédictions consolantes que vous me faites ne 
peuvent se réaliser. Vous n'êtes pas pythonisse. 
Or, en vérité, les chances de mort pour moi sont 
augmentées cette année. Rassurez-vous pour vos 
lettres. Tout ce qui se trouve d'écrit dans ma 
chambre sera brûlé après ma mort ; msds, pour 



A UNE INCONNUE. 27 

VOUS faire enrager, je vous laisserai par testament 
une suite manuscrite de la guzla qui vous a tant 
fait rire. Vous participez de Tange et du démon, 
mais beaucoup plus du dernier. Vous m'appelez 
tentateur. Osez dire que ce nom ne vous convient 
pas beaucoup mieux qu'à moi I N'avez-vous pas 
jeté un appât à moi, pauvre petit poisson ; puis, 
maintenant que vous me tenez au bout de votre 
bameçon, vous me faites danser entre le ciel et 
Teau jusqu'à ce qu'il vous plaise, quand vous 
serez lasse du jeu» de couper le fil ; et alors j'en 
serai pour l'bameçon dans le bec et je ne pour- 
rai plus trouver le pécheur. Je vous sais gré de 
votre franchise à m'avouer que vous avez lu la 
lettre que M. V... m'écrivait et dont il vous avait 
chargée. Je l'avais bien deviné, car, depuis Eve, 
toutes se ressemblent en ce point. J'aurais voulu 
que cette lettre fût plus intéressante; mais je 
suppose que, malgré ses lunettes, vous trouvez 
M, V... homme de goût. Je deviens méchant 
parce que je souffre. Je pense à la promesse que 
vous m'avez faite d'un schizzo, — promesse que 
vous m'avez fsdte sans que je l'eusse sollicitée, 
— et je me sens radouci. J'attends le schizzo 



28 LETTRES 

avec la plus grande dévotion. — Adieu ^ nina 
de mis ojos} je vous promets de n'être jamais 
amoureux de vous. Je ne veux plus être amou- 
reux, mais je voudrais avoir un ami féminin. Si 
je vous voyais souvent, et si vous êtes telle que 
je le crois, je vous aimerais bien de vraie et pla- 
tonique amitié. Tâchez donc de faire en sorte 
que nous puissions nous voir quand vous serez à 
Paris. Faudra-t-il que nous attendions une ré- 
ponse pendant des jours entiers? Adieu encore 
une fois. Plaignez-moi, car je suis bien triste et 
j'ai mille raisons pour l'être. 



VII 



Lady H... m'a annoncé hier au soir que vous 
alliez vous marier. Cela étant, brûlez mes lettres ; 
je brûle les vôtres, et adieu. Je vous ai déjà parlé 
de mes principes. Ils ne me permettent pas de 
rester en relation avec une dame que j'ai connue 
demoiselle, avec une veuve que j'ai connue mariée. 
J'ai remarqué que, l'état civil d'une femme étant 



A UNE INCONNUE. 20 

changé, les rapports changent aussi, et toujours 
pour le pire. Bref, à tort ou à raison, je ne puis 
souffrir que mes amies se marient. Donc, si vous 
vous mariez, oublions-nous. Je vous en conjure, 
n'ayez point recours à une de vos échappatoires 
ordinaires et répondez-moi franchement. 

Je vous proteste que, depuis le 28 septembre, 
je n'ai eu que des contrariétés et des chagrins de 
toute espèce. Votre mariage était encore dans les 
fatalités qui devaient tomber sur moi. L'autre nuit, 
ne pouvant dormir, je repassais dans mon esprit 
toutes les misères dont j'ai été accablé depuis 
quinze jours, et je n'y trouvais qu'une seule com- 
pensation, qui était votre aimable lettre et la pro* 
messe non moins aimable que vous me faisiez d'un 
schizzo. C'est bien madntenant que j'ai envie de 
poignarder le soleil» comme disent les Andalous. 
Mariquita de mi vida (laissez-moi vous appeler 
ainsi jusqu'à vos noces) , j'avais une pierre su- 
perbe, bien taillée, brillante, scintillante, admi- 
rable sur tous points. Je la croyais un diamant 
que je n'aurais pas troqué pour celui du Grand 
Mogol. — Pas du tout ! voilà qu'il se trouve que 
ce n'est qu'une pierre fausse. Dn chimiste de mes 



33 LETTRES 

amis vient de m'en faire l'analyse. Figurez-vous 
un peu mon désappointement. J'ai passé bien du 
temps à penser à ce prétendu diamant et au bon* 
heur de l'avoir trouvé. 

Maintenant, il faut que je passe autant de temps 
(encore plus) à me persuader que ce n'était 
qu'une pierre fausse. 

Tout cela n'est qu'un apologue. J'ai dîné avant- 
hier avec le diamant faux et je lui ai fait une 
mine de chien. Quand je suis en colère» j'ai assez 
en main la figure de rhétorique appelée ironie, et 
j'ai fait au diamant un éloge de ses belles qualités 
le plus ampoulé que j'ai pu et avec un sang-froid 
bien glacial. Je ne sais, en vérité, pourquoi je vous 
dis tout cela ! surtout si nous allons nous oublier 
prochainement. En attendant, je vous aime tou- 
jours et je me recommande à vos prières, — angel 
in thy orisons^ etc. 

Vendredi prochain, votre dessin partira par un 
courrier et se trouvera sans doute dimanche à 
Londres. Vous pourrez l'envoyer réclamer mardi 
chez M. V..., Pall-Mall. 

/ Excusez la démence de cette lettre» j'ai de 
tristes affaûres en têtOf 



À UNE INCONNUE. 3t 



VIII 



Mon cher ami féminin, 

Mous devenons fort tendres. Vous me dites: 
Atnîgo de mi aima; ce qui est fort joli dans une 
bouche féminine. Votre lettre ne 91e donne pas de 
nouvelles de votre santé. Vous me disiez dans 
Tavant-derniëre lettre que mon ami féminin était 
malade , et vous auriez dû savoir que j'en étais en 
peine. Ayez plus d'exactitude à l'avenir. C'est bien 
à vous à vous plaindre de mes réticences, vous 
qui êtes le mystère incamé I Que voulez-vous de 
plus sur l'histoire du diamant y si ce n'est son nom? 
Des détails peut-être ; mais ils seraient ennuyeux 
à écrire, et ils vous amuseront peut-être un jour 
que nous ne trouverons rien à nous dire , assis 
face à face, chacun dans un fauteuil au coin du 
feu. Ëcoutez le rêv^ que j'ai fait il y a deux nuits, 
et, si vous êtes sincère, interprétez-le. Methought 
que nous étions tous les deux à Valence, dans un 
beau jardin avec force oranges, grenades, etc. Vous 



32 LETTRES 

étiez assise sur un banc adossé à une haie. En face 
était un mur de quelque six pieds qui séparait le 
jardin d'un jardin voisin beaucoup plus bas. Moi, 
j'étais en face de vous, et nous causions en valen- 
cien, à ce qu'il me semblait. — Nota bene que je 
n'entends le valencien qu'avec beaucoup de peine. 
Quelle diable de langue parle-t-on en rêve quand 
on parle une langue qu'on ne sait pas? Par dés- 
œuvrement, et comme c'est mon habitude, je 
montai sur une pierre et je regardai dans le jardia 
d'en bas. II y avait un banc aussi adossé contre le 
mur, et sur ce banc une espèce de jardinier valen- 
cien et mon diamant écoutant le jardinier, qui 
jouait de la guitare. Cette vue me mit à l'instant 
de très-mauvaise humeur, mais je n'en montrai 
rien d'abord. Le diamant leva la tête, me vit avec 
surprise, mais ne bougea pas et ne parut pas autre- 
ment déconcerté. Après quelque temps, je descen- 
dis de ma pierre et je vous dis, de l'air du monde 
le plus naturel et sans vous parler du diamant, 
que nous pouvions faire une excellente plaisanterie 
qui serait de jeter une grosse pierre par-dessus 
la crête du mur. Cette pierre était fort lourde. 
Vous fûtes très-empressée à m'aider, et, sans me 



A UNE INCONNUE. 33 

faire de questions (ce qui n'est pas naturel), à force 
de pousser, nous parvînmes à poser la pierre sur 
le haut du mur et nous nous apprêtions à la pré- 
cipiter, lorsque le mur lui-même céda, s'écroula, 
et nous tombâmes tous les deux avec la pierre et 
les débris du mur. J'ignore la suite, car je me 
réveillai. Pour vous faire mieux comprendre la 
scène, je vous envoie un dessin. Je n'ai pu voir la 
figure du jardinier, dont j'enrage. 

Vous êtes bien aimable, je vous le dis souvent 
depuis quelque temps. Vous êtes bien aimable 
d'avoir répondu à la question que je vous ai adres- 
sée dernièrement.* Je n'ai pas besoin de vous dire 
que votre réponse m'a plu. Vous m'avez dit même, 
et peut-être involontairement, plusieurs choses 
qui m'ont fait plaisir, et surtout que le mari d'une 
femme qui vous ressemblerait vous inspirerait une 
véritable compassion. Je le crois sans beaucoup 
de peine, et j'ajoute qu'il n'y aurait personne de 
plus malheureux, si ce n'est un homme qui vous 
ahnerait. Vous devez être froide et moqueuse dans 
vos mauvaises humeurs, avec une fierté insurmon- 
table qui vous empêche de dire : « J'ai tort. » 
Ajoutez à cela l'énergie de votre caractère qui doit 



34 LETTRES 

VOUS faire mépriser les larmes et les plaintes. Lors- 
que, par la suite du temps et la force des choses, 
nous serons amis, c'est alors que l'on verra lequel 
de nous deux sait le mieux tourmenter l'autre. Les 
cheveux m'en dressent à la tête rien que d'y penser. 
Ai-jé bien interprété votre mais? Soyez sûre que, 
malgré vos résolutions, nos fils sont trop mêlés 
pour que nous ne nous retrouvions pas dans le 
monde quelque jour. Je meurs d'envie de causer 
avec vous. Il me semble que je serais parfaitement 
heureux si je savais que je vous verrai ce soir. 

A propos, vous avez tort de suspecter la curio- 
sité de M. V. . . Fût-elle égale à la vôtre, ce qui n'est 
pas possible, M. Y.. . est un Gaton, et il mettrait bon 
ordre à ce qu'il n'y eût pas de bris de scellés. Ainsi, 
envoyez-lui le schizzo sous cachet et ne craignez 
aucune indiscrétion de sa part. Je voudrais vous 
voir au moment où vous écrivez : Amigo de mi 
aima. Quand vous ferez faire votre portrait pour 
moi, dites cela intérieurement, au lieu de « petite 
pomme d'api », comme disent les dames qui 
veulent donner à leur bouche un tour gracieux. 
— Faites donc que nous nous voyions sans mys- 
tère et comme de bons amis. Vous serez sans 



A UNE INCONNUE. 35 

doute désolée d'apprendre que je me porte fort 
mal et que je m'ennuie horriblement. Venez bien- 
tôt à Paris, chère Mariquita, et rendez-moi amou- 
reux. Je ne m'ennuierai plus alors, et, pour la 
peine, je vous rendrai bien malheureuse par mes 
humeurs. Depuis quelque temps, votre écriture 
devient bien lâche et vos lettres bien courtes. Je 
suis très-convaincu que vous n'avez d'amour pour 
personne et que vous n'en aurez jamais. Cepen- 
dant, vous comprenez assez bien la théorie. 

Adieu ; je fais tous les souhaits ^possibles pour 
votre santé, pour votre bonheur, pour que vous 
ne vous mariiez pas, pour que vous veniez à 
Paris, enfin pour que nous devenions amis. 



IX 



Marîquita de mi àlma^ je suis bien triste 
d'apprendre votre indisposition. J'espère que, 
lorsque cette lettre vous parviendra, vous serez 
entièrement rétablie et en état de m' écrire de 
plus longues lettres. Votre dernière était d'une 



36 LETTRES 

brièveté désespérante et d'une sécheresse à la- 
quelle j'étais autrefois accoutumé de votre part, 
mais qui m'est maintenant plus pénible que vous 
ne sauriez croire. Ëcrivez-moi longuement et 
dites-moi bien des choses aimables. Qu'est-ce que 
votre maladie? Avez -vous quelque contrariété 
ou des chagrins de cœur? Il y a dans votre der- 
, nier billet quelques phrases mystérieuses comme 
toutes vos phrases qui sembleraient l'annoncer. 
Mais, entre nous, je ne crois pas que vous ayez 
encore la jouissance de ce viscère nommé cœur. 
Vous avez des peines de tète, des plaisbs de tète ; 
mais le viscère nommé cœur ne se développe que 
vers vingt-cinq ans , au 46* degré de latitude. 
Vous allez froncer vos beaux et noirs sourcils et 
vous direz : « L'insolent doute que j'aie un cœur! » 
car c'est la grande prétention maintenant. Depuis 
que l'on a fait tant de romans et de poèmes 
passionnés ou soi-disant tels, toutes les femmes 
prétendent avoir un cœur. Attendez encore un 
peu. Quand vous aurez un cœur pour tout de 
bon, vous m'en direz des nouvelles. Vous regret- 
terez ce bon temps où vous ne viviez que par la 
tête, et vous verrez que les maux que vous 



A UriE INCONNUE. 37 

souffrez maintenant ne sont que des piqûres 
d'épingle en comparaison des coups de poignard 
qui pleuvront sur vous quand le temps des passions 
sera venu. 

Je me plaignes de votre lettre, qui renferme 
cependant quelque chose de fort aimable : c'est 
la promesse formelle et d'assez bonne grâce de 
m' envoyer votre portrait. Cela me fait beaucoup 
de plaisir, non-seulement parce que je vous con- 
naîtrai mieux, mais surtout parce que vous me 
montrez ainsi plus de confiance. Je fais des pro- 
grès dans votre amitié et je m'en applaudis. Ce 
portrait, quand Taurai-je? Voulez -vous me le 
donner dans la main? j'irai le prendre. Voulez- 
vous le-donner à M. V..., qui me l'enverra avec la 
discrétion convenable? Ne craignez rien de lui ni 
de sa femme. J'aimerais mieux le tenir de votre 
blanche main. Je pars pour Londres au commen- 
cement du mois prochain. J'irai voir l'élection, 
je mangerai du white-bait fish à Blackwall ; j'irai 
revoir les cartons de Hampton-Court, et je repar- 
tirai pour Paris. Si je vous voyais, je serais bien 
heureux, mais je n'ose l'espérer. Quoi qu'il en soit, 
3i vous voulez bien envoyer le schizzo sous enve-^ 



38 LETTRES 

loppe à M. V..., ainsi que vos lettres; je l'aurai 
assez promptement, car je serai à Londres, suivant 
toutes les apparences, le 8 décembre. Je vous ai 
reproché votre curiosité et votre indiscrétion 
quand vous avez ouvert la lettre de M. V...; mais, 
pour vous dire la vérité, il y a des défauts en 
vous qui me plaisent et votre curiosité est du 
nombre. J*ai bien peur que vous ne me preniez 
en grippe si nous nous voyons souvent et que le 
contraire n'arrive pour moi. Je pense en ce mo- 
msnt à l'expression de votre physionomie, qui est 
un peu dure, a lioness though tame. 
Adieu; je baise mille fois vos pieds mystérieux. 



X 



Sans doute, sans doute, envoyez à M. V... ce 
que vous me faites espérer depuis si longtemps. 
Joignez-y une lettre, une longue lettre, car, si vous 
m'écriviez à Paris, il est probable que je me croi- 
serais avec elle. Prévenez M. V... qu'il garde cette 
lettre et le paquet et que j'hrai le chercher chez 



A ONE INCONNUE. 30 

lui en personne à la fin de la semaine prochaine. 
Ce qui serait encore plus aimable de votive part, 
et ce que vous n'écrivez pas, ce serait de me 
faire dire où et comment je pourrais vous voir. 
Au reste, je n'y compte pas et je vous connais 
trop bien pour attendre de vous cette preuve de 
courage. Je ne compte que sur le hasard, qui me 
donnera peut-être un talisman ou un peloton de fil. 

Je vous écris couché sur un canapé et fort 
soufirant; couleur de pré brûlé par le soleil; c'est 
de moi et non du canapé que je vous donne la 
couleur. Il faut que vous sachiez que la mer me 
rend fort malade, et que the glad waiers of the 
dark blue sea ne me sont agréables que lorsque 
je les vois du rivage. La première fois que je suis 
allé en Angleterre, j'avais été si malade, que je 
fus bien quinze jours avant de reprendre ma cou- 
leur ordinaire, qui est celle du cheval pâle de 
l'Apocalypse. Un jour que je dînais en face de 
madame V..., elle s'écria tout à coup : Until to day^ 
I thoughty y ou were an Indian. Ne vous effrayez 
pas et ne me prenez pas pour un spectre. 

Je vous demande pardon de vous parler tou- 
jours du diamant. Quels doivent être les senti- 



40 LETTRES 

ments de quelqu'un qui n'est pas connaisseur en 
pierres, à qui des joailliers ont dit : a Cette pierre 
est fausse, » et qui pourtant la voit briller admi- 
rablement; qui se dit quelquefois : « Si les joail- 
liers ne se connaissaient pas en diamants! s'ils 
s'étaient trompés ou s'ils voulaient me tromper I » 
Je regarde donc de temps en temps (le moins que 
je puis) mon diamant, et, toutes les fois que je le 
regarde, je le trouve un vrai diamant en tous 
points. C'est dommage qu'il ne me soit pas pos- 
sible de faire une expérience chimique concluante. 
Qu'en dites-vous? Si je vous voyais, je vous expli- 
querais ce que cette affaire a d'obscur et vous me 
donneriez quelque bon conseil ou, ce qui vaudrait 
peut-être mieux, vous me feriez oublier mon dia- 
mant vrai ou faux, car il n'y a pas de diamant qui 
soutienne la comparaison avec deux beaux yeux 
noirs. Adieu; j'ai horriblement mal au coude 
gauche, sur lequel je m'appuie pour vous écrire ; 
et puis vous ne méritez pas qu'on vous écrive 
trois pages petit texte. Vous ne m'envoyez que 
quelques lignes d'écriture très-lâches, et, de vos 
trois lignes, il y en a toujours deux qui me mettent 
en colère. 



A UNE INCONNUE. 41 



XI 



Vous êtes charmante, chère marquise, trop 
charmante même. Je viens de recevoir le schizzo. 
Je possède à la fois votre portrait et votre con- 
fiance, double bonheur. Vous étiez en veine de 
bonté ce jour- là, car votre lettre était longue et 
aimable; seulement, elle a un défaut, c est qu'elle 
ne conclut à rien. Vous verrai-je ou non? Thai 
is the question. Je sais bien, moi, comment la 
résoudre ; mais vous ne voulez pas vous déter- 
miner. Vous êtes, comme vous le serez toute votre 
vie, entre votre caractère et vos habitudes de cou- 
vent ; tout le mal vient de là. Je vous jure que, si 
vous ne me permettez pas de vous faire visite, 
j'irai vous demander de vos nouvelles de la part de 
madame D... À ce propos, madame D... doit vous 
rendre un favorable témoignage de ma discrétion. 
J'ai même résisté à un désir que je sentais au 
bout de mes doigts pour ouvrir le paquet qui 
m'apportait le schizzo. Admirez-moi. 



42 . LETTRES 

Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous voie à la 
promenade par exemple, ou bien mieux au British- 
Muséum ou à la galerie Ingerstein? J'ai un ami 
à côté de moi qui est fort intrigué du paquet 
énorme que j'ai été décacheter loin de lui, et du 
changement que son arrivée a produit dans mon 
moral. Je ne lui ai rien dit qui pût l'approcher de 
la vérité, mais" il me parait pourtant sur la voie. 
Adieu ; je voulais vous dire que le schizzo était 
arrivé à bon port et qu'il m'a fait le plus grand 
plaisir. Écrivons-nous souvent à Londres si nous 
ne nous voyons pas, 



>••• 



XI 



Londres, 10 décembre. 



Dites-moi, au nom de Dieu, « si vous êtes de 
Dieu », querida Mariquita^ pourquoi n'avez-vous 
pas répondu à ma lettre? Votre avant-dernière, 
et surtout le schizzo qui l'accompagnait, m'avaient 
mis dans un tel flutier^ que ce que je vous ai , 
écrit tout d'abord n'avait pas trop le sens commun. 



A UNE INCONNUE. 43 

Maintenant que je suis plus rassis et que quelques 
jours de séjour à Londres m'x)nt considérablement 
rafraîchi la cervelle, je vais essayer de raisonner 
avec vous. Pourquoi ne voulez-vous pas me voir? 
Personne de votre entourage ne me connaît, et 
ma visite serait fort vraisemblable. Votre princi- 
pal motif parait être la peur de faire quelque 
chose dUmpropery comme on dit ici. Je ne prends 
pas au sérieux ce que vous dites de la crainte 
que vous avez de perdre vos illusions sur moi en 
me connaisswt davantage. Si c'était là votre véri- 
table motif, vous seriez la première femme, le 
premier être humain qu'ime considération sem- 
blable aurait empêché de satisfaire son désir ou 
sa curiosité. Venons à Vimpropriété» La chose 
est-elle improper en elle-même? Non, car il 
n'y a rien de plus simple. Vous savez d'avance 
que je ne vous mangerai pas. La chose n'est donc 
improper — si improper elle est — que pour 
le monde. Remarquez en passant que ce mot 
monde nous rend malheureux depuis le jour où 
on nous met des habits incommodes, parce que le 
monde le veut ainsi, jusqu'au jour de notre mort. 



44 LETTRES 

En m'envoyant votre portrait, il me semble que 
vous m'avez donné la preuve que vous m'estimiez 
assez pour croire à ma discrétion. -Pourquoi n'y 
croiriez-vous plus? La discrétion d'un homme, et 
la mienne en particulier, est d'autant plus grande 
qu'on lui demande davantage. Gela posé, et vous 
étant sûre de ma discrétion, vous pouvez me voir, 
et le monde n'est pas plus avancé qu'il ne l'est 
maintenant, et il ne peut par conséquent crier à 
V impropriété» J'ajouterai encore, et la main sur 
la conscience (c'est-à-dire à gauche), que je ne 
vois pas, quant à moi, la moindre inconvenance 
là-dedans. Je dirai plus. Si cette correspondance 
doit se continuer sans que nous nous voyions 
jamais, elle devient la chose la plus absurde qu'il 
y ait au monde. J'abandonne tout cela à vos 
réflexions. 

Si j'étais plus fat, je me réjouirais de ce que 
vous me dites de mon diamant. Mais nous ne pou- 
vons jamais nous aimer d'amour. Je parle de vous 
et de moi. Notre connaissance n'a pas commencé 
d'une manière qui puisse nous mener là. Elle est 
beaucoup trop romantique. Quant au diamant, 
mon compagnon de voyage, tout en fumant son 



A DNB INCONNUE. 45 

cigare, me parlait d'elle sans savoir que je m'y 
intéressais et me disait de bien tristes choses. II 
paraît ne pas douter de sa fausseté. Chère Mari- 
quitay vous dites que vous ne voulez jamais être 
« diamant de la couronne », et vous avez bien 
raison. Vous valez mieux que cela. Je vous offre 
une bonne amitié qui^ je l'espère, pourra être 
utile un jour à tous les deux. 
Adieu. 

XIII 

Paris, féTrier 1842. 

J'ai lu, il y a une heure, votre lettre qui, de- 
puis mardi, était sur ma table, mais cachée sous 
un tas de papiers. Puisque vous ne méprisez pas 
mes dons, voici des confitures de rose, de jasmin 
et de bergamote. Vous voudrez bien en offrir un pot 
à madame de G...^ with my best respects. Il parait 
que je vous ai offert des babouches, et vous les 
refusez avec tant d'insistance, que je devrais bien 
vous les envoyer. Mais, depuis mon retour, on me 
pille. Plus de babouches, je ne les trouve plus. 
Voulez-vous ceci en échange? Peut-être ce miroir 



i6 LETTRES 

turc VOUS sera-t-il plus agréable; car vous me 
faites l'eQet d'être devenue encore plus coquette 
qu'en Tan de grâce 18A0. C'était au mois de dé- 
cembre, et vous aviez des bas de soie rayés ; voilà 
tout ce que je me rappelle. 

C'est à vous à décider le protocole dont vous 
me parlez. Vous ne croyez paà à mes cheveux 
gris. Yoici une pièce justificative. 

a 

Je ne donne rien pour rien. Avant d'aller à 
Naples, vous aurez la bonté de prendre mes 
ordres et de me rapporter ce que je vous dirai. 
Je pourrai vous donner une lettre pour le direc- 
teur des fouilles de Pompéi, si ces choses-là vous 
intéressent. 

Vous faites de votre precious self un portrait 
si brillant, que je vois ajourner aux calendes 
grecques le moment oCi nous nous reverrons, 
Allah kerim ! Je vous écris au milieu d'un bruit 
infernal. Je ne sais trop ce que je vous dis ; maôs 
j'aurais bien des choses à vous dire, de vous et de 
moi, que j'ajourne à la première fois que j'aurai 
de vos nouvelles. En attendant, adieu, et conser- 
vez ces fines attaches et cette radieuse physiono- 
mie que j'admirais. 



A UNE INCONNUE. 47 



XIV 



Paris, samedi. Mars 1842. 

Je me demande depuis deux jours si je vous 
écrirai, et j'aurais d'assez bonnes raisons de fierté 
pour ne pas le faire ; msds, ma foi, bien que vous 
ne doutiez pas, j'espère, du plaisir que m'a fait 
votre lettre, j'en ai à vous le dire. 

Vous voilà riche; tant mieux. Je vous fais mon 
compliment. Riche, c'est-à-dire libre. Votre ami, 
qui a eu cette bonne idée, me fait l'effet d'une 
manière d'Âuld Robin Gray ; il devait être amou- 
reux de vous; vous ne l'avouerez jamais, car 
vous aimez fort le mystère. Je vous pardonne, 
nous nous écrivons trop rarement pour nous que- 
reller. Pourquoi n'iriez-vous pas à Rome et à 
Naples voir des tableaux et du soleil? Vous êtes 
digne de comprendre l'Italie, et vous en revien- 
drez riche de quelques idées et de quelques sen- 
sations. Je ne vous conseille pas la Grèce. Vous 
n'avez pas la peau assez dure pour résister à 



41 LETTRES 

toutes les vilaines bêtes qui mangent le monde. 
A propos de Grèce, puisque vous gardez si bien 
ce qii*on vous donne, voici un brin d'herbe. Je Tai 
cueilli sur la colline d'Anthela aux Thermopyles, à 
l'endroit où sont morts les derniers des trois cents. 
Il est probable que cette petite fleur a dans ses 
atomes constitutifs un peu des atomes de feu 
Léonidas. En outre, à cet endroit-là même, je me 
souviens que, couché sur un tas de psdlle de 
maïs, devant le corps de garde de gendarmerie 
(quelle profanation I), je parlai de ma jeunesse à 
mon ami Ampère, et je lui dis que, parmi les 
souvenirs tendres qui me restaient, il n'y en 
avait qu'un seul qui ne fût mêlé d'aucune amer- 
tume. Je pensais alors à notre belle jeunesse. 
Pray keep my foolish floxver. 

Écoutez, voulez-vous quelque souvenir de 
l'Orient plus substantiel ? 

J'ai déjà donné malheureusement tout ce que 
j'avais rapporté de beau. Je vous donnerais bien 
des babouches, mais pour que vous les mettiez 
pour d'autres, merci. Si vous voulez de la confi- 
ture de rose et de jasmin, il m'en reste encore 
un peu, mais dépêchez -vous, ou je la mangerai 



A UNE INCONNUE. 49 

toute. Noos nous donnons si rarement de nos nou- 
velles, que nous avons bien des choses à nous 
dire pour nous mettre au courant. Voici mon 
histoire : 

J'ai revu ma chère Espagne pendant l'automne 
de 18&0 ; j'ai passé deux mois à Madrid, où j'ai 
vu une révolution très-bouffonne, de très-belles 
courses de taureaux, et l'entrée triomphale d'Es- 
partero, qui était la parade la plus comique du 
monde. Je demeurais chez une amie intime, qui 
est pour moi une sœur dévouée ; j'allais le matin 
à Madrid et je revenais dîner à la campagne avec 
six femmes, dont la plus âgée avait trente-six ans. 
Par suite de la révolution, j'étais le seul homme 
qui pût aller et venir librement, en sorte que 
ces six infortunées n'avaient pas d'autre cortejo. 
Elles m'ont prodigieusement gâté. Je n'étais 
amoureux d'aucune et j'ai peut-être eu tort. Bien 
que je ne fusse pas dupe des avantages que 
me donnait la révolution, j'ai trouvé qu'il était 
très-doux d'être ainsi sultan, même ad honores, 
A mon retour à Paris, je me suis donné l'in- 
nocent plaisir de faire imprimer un livre sans 
le publier. On n'en a tiré que cent cinquante 

I. 4 



50 LETTRES 

exemplaires : papier magnifiquei images, etc., 
et je Tai donné aux gens qui m'ont plu. Je vous 
offrirais cette rareté si vous en étiez digne ; mais 
sachez que c'est un travail historique et pédan- 
tesque si hérissé de grec et de latin, voire 
même d'osque (savez -vous seulement ce que 
e*est que l'osque?), que vous ne pourriez y 
mordre. — L'été passé, je me suis trouvé quel- 
que argent. Mon ministre m'a donné la clef des 
champs pour trois mois, et j'en ai passé cinq à 
courir entre Malte, Athènes^ Éphèse et Constan- 
tinople. Dans ces cinq mois, je ne me suis pas 
ennuyé cinq minutes. Vous à qui j'ai fait si grand'- 
peur jadis, que seriez-vous devenue si vous 
m*aviez vu dans mes courses en Asie avec une 
ceinture de pistolets, un grand sabre et — lecroi- 
riez-vous? — des moustaches qui dépassaient mes 
oreilles I Sans vanité, j'aurais fait peur au plus 
hardi brigand de mélodrame. A Gonstantinople, 
j'ai vu le sultan en bottes vernies et redingote 
noire, puis tout couvert de diamants, à la proces- 
sion du Baïram. Là, une belle dame, sur la 
babouche de qui j'avais marché par mégarde, 
m'a donné un grandissime coup de poing en 



A UNE INCONNUE. 51 

m'appelant giaour. Voilà mes seuls rapports avec 
les beautés turques. Tai vu à Athènes et eu Asie 
les plus beaux monuments du monde et les plus 
beaux paysages possibles. 

Le drawback consistait en puces et en cousins 
gros comme des alouettes ; aussi n'ai-je jamais 
dormi. Au milieu de tout cela, je suis devenu bien 
vieux. Mon firman me donne des cheveux de 
tourterelle ; c'est une jolie métaphore orientale 
pour dire de vilaines choses. Représentez-vous 
votre ami tout gris. Et vous, querida^ étes-vous 
changée? J'attends avec impatience que vous 
soyez moins jolie pour vous voir. Dans deux ou 
trois ans, quand vous m'écrirez, dites-^oi ce que 
vous faites et quand nous nous verrons. Votre 
« souvenir respectueux » m'a fait rire et aussi 
votre prétention à le disputer, dans mon cœur, 
aux chapiteaux ioniques et corinthiens. 

D'abord, je n'aime plus que le dorique, et il 
n'y a pas de chapiteaux, sans en excepter ceux du 
Parthénon, qui vaillent pour moi le souvenir 
d'une vieille amitié. Adieu; allez en Italie, et 
soyez heureuse. Je pars aujourd'hui pour Évreux 
pour affaires de mon métier; je serai de retour 



ftS LETTRES 

lundi soir. Si vous voulez manger des feuilles de 
rose, dites ; je vous préviens qu'il n'y en a plus 
qu'une cuillerée pour vous. 



XV 



Paris, lundi soir. Mars 184^. 

Je viens de recevoir votre lettre, qui m'a mis de 
mauvaise humeur. Ainsi, c'est votre orgueil sata- 
nique qui vous a empêchée de me voir. Au reste, je 
n'ai pas trop le droit de vous faire des reproches ; 
car, l'autre jour, je vous ai rencontrée, je crois, et 
un sentiment aussi mesquin m'a retenu au mo- 
ment où j'allais vous parler. Vous dites que vous 
valez mieux qu'il y a deux ans : cela vous plait à 
dire. Vous m'avez semblé embellie ; mais vous pa- 
raissez avoir acquis, en revanche, une assez jolie 
dose d'égoïsme et d'hypocrisie. Cela peut être 
très-utile ; seulement, il n'y a pas de quoi se van- 
ter. Quant à moi, je crois ne valoir ni plus ni 
moins qu'autrefois ; je ne suis pas plus hypocrite 



À UNE INCONNUE. r»a 

et j'ai peut-être tort. Il est certain qu'on ne m'en 
aime pas davantage. Puisque cette bourse n'est 
point brodée par votre blancbe main, que voulez- 
vous que j'en fasse ? Yous devriez bien pourtant 
me donner quelque œuvre de vous ; mon miroir 
et mes confitures méritaient cela ; au moins eût- 
il été bien de me dire si vous les aviez reçus ; 
mais je n'ai plus le droit de vous gronder. Quand 
vous irez en Italie et que vous passerez par 
Paris, il est probable que vous ne m'y trouverez 
pas. Où serai-je 7 le diable le sait. Il n'est pas 
impossible que je vous rencontre aux Studij} mais 
il se peut aussi que j'aille à Saragosse, voir cette 
femme dont vous dites que vous valez autant 
qu'elle. En fait de sœur, je n'en aurai point 
d'autre. Dites-moi donc, et cela avant votre 
départ de Paris, à quelle époque vous irez à 
Maples, et si vous voulez vous charger d'un 
volume pour M. Buonuicci, le directeur de fouilles 
de Pompéi. Je laisserai en partant ce volume 
chez madame de G... ou ailleurs. 

J'ai souvenance d'avoir vu, il y a bien long- 
temps, une madame de G... dans une maison où 
se passa un mélodrame dans lequel je jouai le rôle 



54 LETTRES 

de niais. Demandez-lui si elle se souvient de 

moi. 

Adieu donc, et pour longtemps sans doute. Je 
suis fâché de ne vous avoir pas vue. Donnez-moi 
de temps en temps de vos nouvelles, vous me 
ferez toujours grand plaisir, quand même vous 
continueriez le beau système d*bypocrisie où vous 
êtes entrée si triomphalement. Pour la lettre de 
Buonuicci, je vous recommanderai, vous et votre 
société, comme grands archéologues, etc. Vous 
serez contente de son empressement. 



XVI 



Paris, samedi 14 mai 1842. 

Vous saurez, pour commencer, que je ne suis 
point brûlé. <c L'accident du chemin de fer de 
la rive gauche I » c'est ainsi que nous commen- 
çons toutes nos lettres à Paris depuis quatre jours ; 
et puis je vous dirai que votre lettre m'a fait grand 
plaisir. Je l'ai trouvée au retour d'un petit voyage 
que je viens de faire pour affaires de mon métier, 



A UNE INCONNUE. 55 

voilà pourquoi je vous réponds si tard. S'il faut 
être franc, et vous savez que je ne me corrige 
pas de ce défaut, je vous avouerai que vous 
m'avez paru fort embellie au physique, mais point 
du tout au moral ; vous avez de très-belles cou- 
leurs et des cheveux sCdmirables que j'ai regardés 
plus que votre bonnet, qui en valait la peine pro- 
bablement^ puisque vous semblez irritée que je 
n'aie pas su l'apprécier. Mais je n'ai jamais pu 
distinguer la dentelle du calicot. Vous avez tou- 
jours la taille d'une sylphide, et, bien que blasé 
sur les yeux noirs, je n'en ai jamais vu d'aussi 
grands à Gonstantinople ni à Smyme. 

Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous 
êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous 
êtes devenue par-dessus le marché hypocrite. 
Vous ne savez pas cacher vos premiers mouve- 
ments; mais vous croyez les raccommoder par une 
foule de petits moyens. Qu'y gagnez-vous? Rappe- 
lez-vous cette grande et belle maxime de Jona- 
than S^ift : That a lie is too good a thing io be 
luvished abouti Cette magnanime idée d'être dure 
pour vous-même vous mènera loin assurément, et, 
dans quelques années d'ici, vous vous trouverez 



56 LETTRES 

aussi heureuse qu'un trappiste qui, après s'être 
maintes fois donné la discipline, découvrirait un 
jour qu'il n'y a pas de paradis. Je ne sais de quel 
gage vous parlez, et il y a bien d'autres obscurités 
dans votre lettre. Nous ne pouvons pas être en- 
semble comme je suis avec madame de X... ; la 
première condition entre frère et sœur, c'est une 
confiance sans bornes : madame de X... m'a gâté 
sous ce rapport. J'ai la niaiserie de regretter cette 
épingle, mais je me console en pensant qu'après 
tout, vous vous en êtes repentie. Voilà encore un 
beau trait de votre part. Gomme votre stoïcisme 
a dû être flatté de cette victoire sur vous-même I 
Vous croyez que vous avez de l'orgueil, j'en suis 
bien fâché, mais vous n'avez qu'une petite vanité 
bien digne d'une dévote. La mode est au sermon 
aujourd'hui. — Y allez-vous? Il ne vous manquait 
plus que cela. Je quitte ce sujet, qui me mettrait 
de trop mauvaise humeur. Je crois que je n'irai 
pas à Saragosse. Il ne serait pas impossible que 
j'allasse à Florence ; mais ce qu'il y a de certain, 
c'est que je passerai deux mois dans le Midi à voir 
des églises et des ruines romaines. Peut-être nous 
rencontrerons-nous au coin d'un temple ou d'un 



( 



A UN£ INCONNUE. 57 

cirque. Je volis conseille fortement d'aller en droi- 
ture à Naples. Vous pourriez cependant, si vous 
passiez cinq ou six heures à Livoume, les em- 
ployer mieux en allant à Pise voir le Gampo- 
Santo. Je vous recommande la Mort d'Orcagna, 
le Vergonzoso^ et un buste antique de Jules César. 
A Civita-Vecchia, vous n'avez à voir que M. Bucci, 
chez qui vous achèterez des pierres gravées anti- 
ques, et vous lui ferez mes compliments. Puis vous 
irez à Naples, vous logerez à la Victoire^ vous 
passerez quelques jours à humer l'air et à voir le 
ciel et la mer. De temps en temps, vous irez aux 
Studij. M. Buonuicci vous mènera iPompéi. Vous 
irez à Psestum, et vous penserez à moi; dans le 
temple de Neptune, vous pourrez vous dire que 
vous avez vu la Grèce. De Naples, vous irez à 
Rome, où vous passerez un mois en vous disant 
qu'il est inutile de tout voh- parce que vous y 
reviendrez. Puis vous irez à Florence, où vous 
resterez dix jours. Ensuite, vous ferez ce que 
vous voudrez. En passant à Paris, vous trou- 
verez mon livre pour M. Buonuicci et mes der- 
nières instructions. Probablement, je serai alors à 
Arles ou à Orange. Si vous vous arrêtez là, vous 



58 LETTRES 

me demanderez, et je voas expliquerai un théfttre 
antique, ce qui vous intéressera médiocrement. 
Vous m'avez promis quelque chose en retour de 
mon miroir turc. Je compte pieusement sur votre 
mémoire. Ah I grande nouvelle 1 Le premier acadé- 
micien des quarante qui mourra sera cause que 
je ferai trente-neuf visites; je les ferai aussi gau- 
chement que possible et j'acquerrû sans doute 
trente-neuf ennemis. Il sersût trop long de vous 
expliquer le pourquoi de cet accès d'ambition. 
Suffît que l'Académie soit maintenant mon cache- 
mire bleu. 

Adieu ; je vous écrirai avant de partir. Soyez 
heureuse, mais retenez cette maxime, qu'il ne 
faut jamais faire que les sottises qui vous plaisent» 
Vous aimez peut-être mieux celle de M. de Tal- 
leyrand, qu'il faut se garder des premiers mou- 
vements, parce qu'ils sont presque toujours hon- 
nêtes. 

XVII 

Paris, 23 Jain 1842. ! 

Votre lettre est venue un peu tard, je m'impa- 



A CN2 INCONNUE. 59 

tientais. Il faut d'abord que je réponde aux points 
capitaux de votre lettre. — l"" J'ai reçu votre 
bourse ; elle exhalait un parfum fort aristocratique 
et je l'ai trouvée très-jolie. Si vous l'avez brodée 
vous-même, cela vous fait honneur. Mds j'ai re- 
connu votre goût récent pour le positif : d^abord, 
une bourse pour y mettre de l'argent, puis vous 
l'estimez cent francs à la diligence. Il eût été plus 
poétique de déclarer qu'elle valait une Qu deux 
étoiles; pour moi, je l'estime tout autant. J'y 
mettrai des médailles. Je l'aurais estimée davan- 
tage si vous aviez daigné y joindre quelques 
lignes de votre blanche main. — 2<^ Je ne veux 
pas de vos faisans; vous me les oŒrez d'une vilaine 
façon, et, de plus, vOus me dites des choses désa- 
gréables au sujet de mes confitures turques. C'est 
vous qui avez le palais d'une giaour, si vous ne 
savez pas apprécier ce que mangent les houris. 
Je crois avoir répondu à tout ce qu'il y a de rai- 
sonnable dans votre lettre. Je ne veux pas vous 
quereller pour le reste. Je vous abandonne à votre 
conscience, qui, j'en suis*sûr, est quelquefois plus 
sévère pour vous que moi, que vous accusez de 
dureté et d'insouciance. L'hypocrisie, que vous 



CO LETTRES 

pratiquez assez bien, mais en vous jouant, vous 
jouera un tour à la longue : c'est qu'elle deviendra 
chez vous trës-réelle. Quant à la coquetterie, qui 
est la compagne inséparable du vilain vice que 
vous prônez, vous en avez toujours été atteinte et 
convaincue. Gela vous allait bien lorsque vous la 
tempériez par une certaine franchise, et par du 
cœur et de l'imagination. Maintenant... mainte- 
nant, que vous dirai-je? Vous avez de très-beaux 
cheveux noirs et un beau cachemire bleu, et vous 
êtes toujours aimable quand vous le voulez. Dites 
que je ne vous gâte pas I Quant à cette essence 
dont vous me parlez, c'est votre amitié que vous 
appelez ainsi. — J'aime ce mot essence; — oui, 
de la vraie essence de rose qui est toujours gelée 
comme celle d'Ândrinople ; je vous conterai cette 
histoire orientale. 

Il y avait une fois un derviche qui avait paru 
un saint homme à un boulanger. Le boulanger lui 
promit un jour de lui donner toute sa vie du pain 
blanc. Voilà le derviche enchanté. Mais, au bout 
de quelque temps, le bbulanger lui dit : « Nous 
sommes convenus de pain bis, n'est-ce pas? J'ai 
du pain bis excellent, c'est mon fort, que le pain 



A UNE INCONNUE. 61 

bis. » Le derviche répondit : « J'ai du pain bis 
plus que je n'en puis manger; mais... » 

Ma chatte vient de monter sur ma table et j'ai 
eu toutes les peines du monde à l'empêcher de se 
coucher sur mon papier. Elle m'a fait oublier la 
fin de mon conte ; c'est dommage, car c'était 
fort beau. Savez-vous que j'avais fait, parmi d'au- 
tres châteaux, celui-ci : c'était de vous rencontrer 
à Marseille en septembre et de vous y montrer les 
lions, et de vous y faire manger des figues et de 
la bouillabaisse. Mais il faut que je sois de retour 
à Paris vers le 15 août, afin d'y faire de la prose 
pour mon ministre. Mais vous mangerez de la 
bouillabaisse toute seule, et vous verrez sans moi 
le musée et les caves de Saint-Victor. En revan- 
che, vous pourriez recevoir de ma main, à Paris, 
mes instructions pour l'Italie. Pufsque ce que vous 
désirez arrive, je vous prie humblement de dési- 
rer que je sois académicien. Cela me fera gi*and 
plaisir, pourvu que vous n'assistiez pas à ma ré- 
ception. Au reste, vous avez du temps devant vous 
pour souhaiter. Il faut que la peste se déclare 
parmi ces messieurs pour que mes chances soient 
belles ; il faudrait surtout, pour les embellir, que 



C2 LETTRES 

je VOUS empruntasse un peu de cette hypocrisie 
que vous entendez â bien aujourd'hui. Je suis 
trop vieux pour me reformer. Si j'essayais, je 
serais encore pire que je ne suis. Je serais curieux 
de savoir ce que vous pensez de moi; mais com- 
ment le saurais-je? Vous ne me direz jamais ni 
tout le bien ni tout le mal que vous en pensez. 
Autrefois, je ne pensais pas grand bien de my pre^ 
cious self. Mdntenant j'ai un peu plus d'estime 
pour moi, non pas que je me croie devenu meil- 
leur, mais c'est le monde qui est devenu pire. Je 
pars dans huit jours pour Arles, où je vais expro- 
prier force canaille qui habite le théâtre antique ; 
n'est-ce pas une jolie occupation? Vous seriez 
aimable de m'écrire avant mon départ une lettre 
remplie de douceurs. J'aime beaucoup qu'on me 
gâte, et puis je suis horriblement triste et décou- 
ragé. Il faut vous dire que je passe mes soirées à 
relire mes œuvres, qu'on réimprime. Je me trouve 
bien immoral et quelquefois bote. Il s'agit de dimi- 
nuer llmmoralité et la bôtise sans se donner trop 
de peine ; d'où il résulte pour moi beaucoup de 
hlue devih. Je vous dis adieu et vous baise ti*ës- 
humblement les mains. Savez-vous ce que j'ai 



A UNE INCONNUE. 63 

trouvé dans mes archives? un fil bleu très-court 
avec deux nœuds* Je Fai mis dans la bourse. 



XVIII 



Gh&lon-Bur-Saône, 30 ]a!n 1842. 

Vous avez bien deviné la fin de l'histoire : le 
derviche fut mystifié par le boulanger, mais le 
saint homme n'aimait pas le pain bis. 

Je suis dans une ville qui m'est particulière- 
ment odieuse, seul dans une auberge à écouter un 
vent de sud-est effroyable, qui dessèche tout et 
qui produit dans les grands corridors des haimo- 
nies à porter le diable en terre. Cela fait que je 
suis très-furieux contre la nature entière. Je vous 
écris pour me consoler un peu, et je me réjouis 
ei^ pensant que, dans votre prochain voyage, vous 
aurez plus d'une fols des jours semblables à celui« 
ci. J'ai vu dans l'église Saint-Vincent une fort 
jolie demoiselle qui faisait des stations. N'appelez* 
vous pas ainsi des prières ou quelque chose d'ap** 



Cl LETTRES 

prochant que Ton dit devant quelques gravures 
qui représentent les principales scènes de la 
Passion? Sa mère était auprès d'elle qui la sur- 
veillait fort attentivement. Tout en prenant des 
notes sur de vieux chapiteaux byzantins, je me 
demandais ce que pouvait avoir fait cette jeune 
fille pour mériter cette pénitence. Le cas devait 
être assez grave. Êtes-vous devenue bien dévote, 
suivant la mode presque générale maintenant? vous 
devez être dévote par la même raison que vous 
avez un cachemire bleu. J'en serais fâché cepen- 
dant; notre dévotion en France me déplaît; c'est 
une espèce de philosophie très - médiocre, qui 
vient de l'esprit et non du cœur. Lorsque vous 
aurez vu la dévotion du peuple en Italie, j'espère 
que vous trouverez, comme moi, que c'est la seule 
bonne ; seulement, ne l'a pas qui veut et il faut 
être né au delà des Alpes ou des Pyrénées pour 
croire sdnsi. Vous ne sauriez vous faire une idée 
du dégoût que m'inspire notre société actuelle. 
On dirait qu'elle a cherché par toutes les combi- 
naisons possibles à augmenter la masse d'ennui 
nécessaire dans l'ordre du monde. Je vous 
attends à votre retour d'Italie ; vous aurez vu une 



A UNE INCONNUE. C3 

société où tout tend, au contraire, à rendre l'exis- 
tence de chacun plus douce et plus supportable. 
Nous reprendrons alors nos discussions sur l'hypo- 
crisie, et il est possible que nous nous entendions. 

J'ai passé presque tout mon hiver à étudier 
la mythologie dans de vieux bouquins latins et 
grecs. Cela m'a extrêmement amusé, et, s'il vous 
vient jamais en tète l'envie de connaître l'histoire 
des pensées des hommes, ce qui est bien plus 
intéressant que celle de leurs actions, adressez- 
vous à moi et je vous indiquerai trois ou quatre 
livres à lire, qui vous rendront aussi savante que 
moi, ce qui n'est pas peu dire ! À quoi passez- 
vous votre temps? je me demande cela quelque- 
fois sans pouvoir trouver une réponse raisonnable. 
Si j'avais à tirer votre horoscope, je prédirais que 
vous finirez par faire un livre : c'est la consé- 
quence inévitable de la vie que vous menez et 
que les femmes mènent en France. D'abord de 
l'imagination et quelquefois du cœur; puis, de 
l'hypocrisie, on passe à la dévotion, puis on se 
fait auteur. A Dieu ne plaise que vous en veniez 
jamais là! 

l'espère voir madame de X... à Paris cette an- 

I. 5 



63 LETTRES 

née, si cela arrivait, je voudrais que vous la vissiez. 
Vous apprendriez que le pain bis est plus diflicile 
à faire que vous n'avez Fair de le croire. Rien ne 
sera plus facile, si vous le voulez bien, que de 
faire la connaissance de cette boulangëre-là 

Adieu ; le vent souille toujours. Je dois rester 
un mois en province, et, si vous avez du temps 
à perdre et l'envie de me faire grand plaisir, vous 
n'avez qu'à m'écrire à Avignon, poste restante. 



XIX 



Avignon, 20 juillet 1 8^2. 

Puisque vous le prenez sur ce ton, ma foi, je 
capitule. Donnez-moi du pain bis, cela vaut mieux 
que rien du tout. Seulement,' permettez-moi de 
dire qu'il est bis, et écrivez-moi encore. Vous 
voyez que je suis humble et soumis. 

Votre lettre est venue dans un moment de 
tristesse noire causée par cette triste nouvelle 
(la mort du duc d'Oi^léans), que je venais d*ap- 



A UNE INCONNUE. 67 

prendre en revenant d'une course dans les mon- 
tagnes. J'avais grand besoin d'une lettre d'un 
autre siyle ; telle qu'elle était, votre lettre a été 
du moins une diversion. 

J'y réponds article par article. La figure de 
rhétorique dont vous vous croyez l'inventeur est 
connue depuis longtemps. On pourrait avec le 
grec lui donner un nom nouveau et très-baroque. 
En français, elle est connue sous le nom moins 
pompeux de menterie. Servez-vous-en avec moi 
le moins que vous pourrez. N'en abusez pas avec 
les autres. Il faut garder cela pour les grandes 
occasions. Ne cherchez pas trop à trouver le 
monde sot et ridicule. Il ne l'est que trop I II 
faudrait, au contraire, s'efforcer de se le repré- 
senter tel qu'il n'est pas. Il vaut mieux avoir des 
illusions que de n'en avoir plus du tout. J'en ai 
encore trois ou quatre, dont quelques-unes ne 
sont pas bien solides, mais je me bats les flancs 
pour les conserver. 

Votre histoire est connue : « Il y avait une fois 
une idole... » Lisez Daniel -, mais il s'est trompé, la 
tête n'était point d'or, elle était d'argile comme 
les pieds. Mais l'adorateur avait une lampe à la 



68 LETTRES 

main et le reflet de cette lampe dorait la tète de 
ridole. Si j'étais l'idole (vous voyez que je ne 
prends pas cette fois le be^u rôle), je dirais : 
(( Est-ce ma faute si vous avez éteint votre lampe? 
est-ce une raison pour me briser ? » II me semble 
que je deviens un peu bien oriental. Basta! Vous 
aimeriez à la folie madame de X..., si vous la con- 
naissiez. Ce n'est pas du pdn blanc qu'elle me 
donne, mais c'est quelque chose qui le remplace. 
Ce n'est pas une boulangère, c'est un boulanger. 
Je vois avec peine que votre coquetterie va 
toujours croissant. Je suis parfaitement renseigné 
sur votre dévotion. Je vous remercie de vos 
prières, si elles ne sont point une figure de rhéto- 
rique. A propos de votre cachemire bleu, je vous 
soupçonnais de dévotion, parce que la dévotion 
est, en 18A2, une mode comme les cachemires 
bleus. Voilà le rapport que vous ne compreniez 
pas, c'était bien clair pourtant. Je suis bien fâché 
que vous lisiez Homère dans Pope. Lisez la tra- 
du<^ion de Dugas-Montbel, c'est la seule lisible. 
Si vous aviez du courage pour braver le ridicule 
et du temps à dépenser, vous prendriez la gram- 
maire grecque de Planct^e et le dictionnaire du 



AUNEINCONNUE. 69 

susdit. Vous liriez la grammaire pendant un mois 
pour vous endormir. Gela ne manquerait pas son 
effet. Après deux mois, vous vous amuseriez à 
chercher dans le grec le mot traduit, en général, 
assez littéralement par H. Montbel ; deux mois après 
encore, vous devineriez assez bien, par l'embarras 
de sa phrase, que le grec dit autre chose que ce 
que le traducteur lui fait dire. Au bout d'un an, 
vous liriez Homère comme vous lisez un air, l'air 
et l'accompagnement; Tair, c'est le grec; l'accom- 
pagnement, la traduction. Il serait possible que 
cela vous donnât l'envie d'étudier sérieusement 
le grec, et vous auriez d'admirables choses à lire. 
Hais je vous suppose n'ayant pas de toilettes qui 
vous occupent ni de gens à qui les montrer. Tout 
est remarquable dans Homère. Les épithètes, si 
étranges traduites en français, sont d'une justesse 
admirable. Je me souviens qu'il appelle la mer 
pourpre^ et jamais je n'avais compris ce mot. 
L'année dernière, j'étais dans un petit caîque sur 
le golfe de Lépante, allant à Delphes. Le soleil 
se couchait. Aussitôt qu'il eut disparu, la mer prit 
pour dix minutes une teinte violet foncé magni- 
fique, n faut pour cela l'air, la mer et le soleil de 



70 LETTRES 

Grèce. J'espère que vous ne deviendrez jamais 
assez artiste pour avoir du plaisir à reconnaître 
qu*Homère était un grand peintre. Les dernières 
phrases de votre lettre sont pour moi autant 
d'énigmes. Vous me dites que vous ne m'écrirez 
' plus jamais, ce qui serait fort mal ; d'ailleurs, je 
me soumets et vous n'aurez plus de moi que des 
compliments. Je crois vous en avoir adressé déjà 
plusieurs. Vous m'en demandez sans doute en me 
disant que vous n'avez ni cœur ni imagination ; à 
force de nier l'un et l'autre, de parti pris, cela 
peut porter malheur. Il ne faut pas jouer avec 
cela. Mais je crois que vous avez voulu faire un 
essai de votre figure de rhétorique sur moi. Heu- 
reusement, je sais à quoi m'en tenir. 

Si vous avez quelque bonne pensée sur mon 
compte, écrivez-la-moî. Je suis encore pour une 
quinzaine de jours dans ce pays. Je voudrais vous 
dire un mot de la vie que je mène. Je cours les 
champs sans rencontrer autre chose que des 
pierres. Adieu. J'espère que vous me trouvez 
cette fois passablement résigné et convenablet 
sîgnora Fomarina? 



A UNE INCONNUE. 11 



XX 



Paris, 27 août 1842. 



Je trouve, en arrivant ici, une lettre de vous 
moins féroce que les précédentes. Vous eussiez 
bien fait de me l'envoyer là-bas. Cette rareté ne 
se pouvait posséder trop tôt. Je me hâte de vous 
féliciter de vos études grégeoises, et, pour com- 
mencer par quelque chose qui vous intéresse, je 
vous dirai comment on appelle en grec les per* 
sonnes qui ont comme vous des cheveux dont 
elles ressentent une juste fierté. C est efplokamos» 
Ef^ bien, plokamosy boucle de cheveux. Les deux 
mots réunis forment un adjectif. Homère a dit 
quelque part : 

Nu|&9T) eviïXoxa(toûc KotXv^/û. 
Kimfl efplokamouça Calypso. 
Nymphe bien frisante Calypso. 

N'est-ce pas fort joli? Ahl pour Pamour du 
grec, etc. 
Je suis bien fâché que vous partiez si tard pour 



Ti LETTRES 

ritalie» Vous risquez de tout voir à travers des 
pluies atroces, qui ôtent la moitié de leur mérite 
aux plus belles montagnes du monde, et vous se- 
rez obligée de me croire sur parole quand je vous 
vanterai le beau ciel de Naples. Vous ne mange- 
rez plus de bons fruits, mais vous aurez des bec- 
figues, ainsi nommés parce qu'ils se nourrissent 
de raisins. 

Je n'admets point votre version de la para- 
bole. 

Il m'est arrivé à mon retour une aventure qui 
m'a quelque peu mortifié en me faisant connaître 
de quelle espèce de réputation je jouis de par 
le monde. Voici. Je faisais mon paquet à Avignon 
et me préparais à partir pour Paris par la malle- 
poste, lorsque deux figures vénérables entrèrent, 
qui s'annoncèrent comme membres du conseil 
municipal. Je croyais qu'ils allaient me parler de 
quelque église, lorsqu'ils me dirent pompeuse- 
ment et prolixement qu'ils venaient recomman- 
der à ma loyauté et à ma vertu une dame qui 
allait voyager avec moi. Je leur répondis de 
très-mauvaise humeur que je serais très-loyal et 
très-vertueux, mais que j'étais fort mécontent de 



UNE INCONNUE. 33 

voyager avec une femme, attendu que je ne pour- 
rais pas fumer le long de la route. La malle-poste 
arrivée, je trouvai dedans une femme grande et 
jolie, simplement et coquettement mise, qui s'an- 
Donça comme malade en voiture et désespérant 
d'arriver vivante à Paris. Notre tôte- à-tête com- 
mença. Je fus aussi poli et aimable qu'il m'est 
possible de l'être quand je suis obligé de rester 
dans la même position. Ma compagne parlait bien, 
sans accent marseillais, était très-bonapartiste, 
très -enthousiaste, croyait à l'immortalité de 
l'âme, pas trop au catéchisme, et voyait en géné- 
ral les choses en beau. Je sentais qu'elle avait une 
certaine peur de moi. A Saint-Étienne, le briska à 
deux places fut échangé pour une voiture à quatre 
places. Nous eûmes les quatre places à nous deux, 
et par conséquent vingt-quatre heures de tête-à- 
tête à ajouter aux trente premières. Mais, bien 
que nous causassions (quel joli mot!) beaucoup, il 
me fut impossible de me faire une idée de ma 
voisine, si ce n'est qu'elle devait être mariée et 
une personne de bonne compagnie. Pour finir, à 
Moulins, nous primes deux compagnons assez 
maussades, et nous arrivâmes à Paris, où ma 



li LETTRES 

femme mystérieuse se précipita dans les bras 
d'un homme très-laid qui devait être son père. 
Je lui ôtai ma casquette, et j'allais monter dans 
un fiacre quand mon inconnue, d'une voix émue, 
me dit, ayant laissé le père à quelques pas : 
« Monsieur, je suis pénétrée des égards que vous 
avez eus pour moi. Je ne puis vous en exprimer 
assez toute ma reconnaissance. Jamais je n'ou- 
blierai le bonheur que j'ai eu de voyager avec un 
homme aussi illustre^ » Je cite le texte. Mais ce 
mot illustre m'expliqua les conseillers municipaux 
et la peur de la dame. Il était évident qu'on avait 
vu mon nom sur le livre de la poste, et que la 
dame, qui avait lu mes œuvres, s'attendait à être 
avalée toute crue, et que cette opinion fort erro- 
née doit être partagée par plus d'une autre de 
mes lectrices. Comment avez-vous eu l'idée de 
me connaître ? Cela m'a mis de mauvaise humeur 
pendant deux joufs, puis j'en ai pris mon parti. 
Ce qu'il y a de singulier dans ma vie, c'est qu'é- 
tant devenu un très-grand vaurien, j'ai vécu deux 
ans sur mon ancienne bonne réputation, et qu'après 
être redevenu très-moral , je passe encore pour 
vaurien. 



A UNE INCONNUE. TS 

£û vérité, je ne crois pas l'avoir été plus de 
trois ans, et je l'étais, non de cœur, mais unique- 
ment par tristesse et un peu peut-être par curio- 
sité. Gela me nuira beaucoup, je crois, pour 
l'Académie; et puis aussi on me reproche de ne 
pas être dévot et de ne pas aller au sermon. Je 
me ferais bien hypocrite, mais je ne sais pas 
m' ennuyer et je n'aurais jamais la patience. Si 
vous vous étonnez que toutes les déesses soient 
blondes, vous vous étonnerez bien davantage à 
Naples en voyant des statues dont les cheveux 
sont peints en rouge. Il parait que les belles 
dames autrefois se poudraient avec de la poudre 
rouge, voire même avec de la poudre d'or. En 
revanche, vous verrez aux peintures des Studij 
quantité de déesses avec des cheveux noirs. Pour 
moi, il me semble difficile de décider entre les 
deux couleurs. Seulement, je ne vous conseille 
pas de vous poudrer. Il y a en grec un terrible 
mot qui veut dire des cheveux noirs : MeXav^ori- 
n^ç {Mélankhéli$)\ ce ^^ est une aspiration dia- 
bolique. 

Je serai à Paris tout l'automne, je pense. 
Je vais travailler beaucoup à un livre moVal, 



76 LETTRES 

aussi amusant que la guerre sociale que vous 
porterez à Naples. Adieu. Vous m'a^^z promis 
des douceurs, je les attends toujours, mais je n'y 
compte guère. 

Vous admiriez mon livre de pierres antiques. 
Hélas I j'ai perdu la plus belle l'autre jour, une 
magnifique Junon, en faisant une bonne action : 
c'était de porter un ivrogne qui avait la cuisse 
cassée. Et cette pierre était étrusque, et elle te- 
nait une faux, et il n'y a aucun autre monument 
où elle soit ainsi représentée. Plaignez- moi. 



XXI 



Vous avez une écriture charmante en grec et 
bien plus lisible qu'en français. Mais qui est votre 
maître de grec ? Vous ne me ferez pas croire que 
vous avez appris à écrire les caractères cursifs en 
regardant dans un livre imprimé. Qui est profes- 
seur de rhétorique à D...7 

Je trouve votre lettre très-aimable. Je vous dis 
cela parce que je sais que les compliments vous 



A UNE INCONNUE. 77 

sont agréables» et puis parce que cela est assez 
vrai. Pourtant, comme je ne saurai jamais me 
corriger du malheureux défaut de dire ce que je 
pense aux gens qui ne sont pas tout le monde pour 
moi, vous saurez que je vous vois faire des pro- 
grès bien rapides en satanisme et que je m'en 
afilige. Vous devenez ironique, sarcastique et 
même diabolique. Tous ces mots-là sont tirés du 
grec, comme trop mieux savez, et votre profes- 
seur vous dira ce que j'entends par diabolique ; 
ÂiaSo^od, c'est-à-dire calomniateur. Vous vous 
moquez de mes plus belles qualités, et, quand 
vous me louez, c*est avec des réticences et des 
précautions qui ôtent à l'éloge tout son mérite. Il 
est trop vrai que j'ai fréquenté, à une certaine 
époque de ma vie, très-mauvaise compagnie. 
Hais, d'abord, j'y allais par curiosité surtout et 
j'y suis demeuré toujours comme en pays étran- 
ger. Quant à la bonne compagnie, je l'ai trouvée 
bien souvent mortellement ennuyeuse. Il y a deux 
endroits où je suis assez bien, où, du moins, j'ai 
la vanité de me croire à ma place : 1^ avec des 
gens sans prétention que je connais depuis long- 
temps; 2"" dans une venta espagnole, avec des 



78 LETTRES 

muletiers et des paysannes d'Andalousie. Écrivez 
cela dans mon oraison funèbre et vous aurez dit la 
vérité. 

Si je vous parle de mon oraison funèbre, c'est 
que je crois qu'il est temps de vous y préparer. 
Je suis très-souflrant depuis longtemps, et sur- 
tout depuis quinze jours. J'ai des éblouissements, 
des spasmes, des migraines horribles. Il doit y 
avoir quelque grand accident à ma cervelle, et je 
pense que je puis devenir bientôt, comme dit 
Homère, convive de la ténébreuse Proserpine. Je 
voudrais savoir ce que vous direz alors. Je serais 
charmé que vous en fussiez triste pour quinze 
jours. Trouvez-vous ma prétention exagérée? Je 
passe une partie de mes nuits à écrire, ou à dé- 
chirer ce que j'ai écrit la veille ; de la sorte j'avance 
peu. Ce que je fais m'amuse ; mais cela amusera- 
t-il les autres? Je trouve que les anciens étaient 
bien plus amusants que nous ; ils n'avaient pas de 
buts si mesquins ; ils ne se préoccupaient pas 
d'un tas de niaiseries comme nous. Je trouve que 
mon héros Jules-César fit, à cinquante-trois ans, 
des bêtises pour Cléopâtre et oublia tout pour 
elle, ce pourquoi peu s'en fallut qu'il ne se noyât 



A UNE INCONNUE. 7^ 

au propre et au figuré. Quel homme de notre 
siëde, je dis parmi les hommes d'État, n'est 
pas complètement racorni, complètement insen- 
sible à l'âge où il peut prétendre à la députation? 
Je voudrais montrer un peu la dilTérence de ce 
monde-là avec le nôtre; mais comment faire? 

Étes-vous arrivé, dans \ Odyssée ^ à un passage 
que je trouve admirable? C'est lorsque Ulysse est 
chez Alcinoûs inconnu encore et qu'après dîner un 
poëte chante devant lui la guerre de Troie. Le 
peu que j'ai vu de la Grèce m'a mieux fait com- 
prendre Homère. On voit partout dans YOdyssée 
cet amour incroyable des Grecs pour leur pays. 
Il y a dans le grec moderne un mot charmant : 
c'est ÇêviTÊta, l'étrangetè, le voyage. Être en 
ÇiviTsia, c'est pour un Grec le plus grand de tous 
les malheurs; mais y mourir, c'est ce qu'il y a de 
plus effroyable pour leur imagination. Vous rail- 
lez ma gastronomie : avez-vous compris les en- 
trailles que les héros mangent avec tant de plai- 
sir? Les pallicares modernes en mangent encore; 
cela s'appelle xovxovp^T^t, et cela est vraiment dé- 
licieux. Ce sont de petites brochettes de bois de 
lentisque parfumé, avec quelque chose de crous- 



80 LETTRES 

tillant et d'épicé autour qui, fsdt comprendre sur- 
le-champ pourquoi les prêtres se réservaient ce 
morceau-là dans les victimes. 

Adieu. Si je vous en disais davantage sur ce 
sujet, vous me croiriez plus gourmand que je ne 
suis. Je n'ai plus d'appétit et rien ne me platt 
plus en fait de petits bonheurs. Gela veut dire 
(}ue je suis bon à jeter aux corbeaux. Il fera un 
temps de chien pendant tout le mois d'octobre, et 
ce sera bien fait! 



XXII 



Paris, 24 octobre 1842. 

C'est fort aimable à vous de me laisser dans 
l'ignorance de la partie du monde qui a l'avan- 
tage de vous posséder. Âdresserai-je cette lettre à 
Naples ou à ***, ou bien à Paris? Vous me dites 
dans votre dernière lettre que vous allez partir 
pour Paris, peut-être pour l'Italie, et, depuis, point 
de nouvelles. Je soupçonne que vous êtes ici et 
que vous m'en avertirez quand vous serez repartie; 



AUNEIT9C0NNUE. 81 

cela sera highly in characier. Depuis vous avoir 
écrit, j'ai fait un voyage de quelques jours, et, à 
mon retour, j*£d trouvé votre lettre de date déjà 
si ancienne, que je n'ai pas cru pouvoir vous 
répondre à ***. D'ailleurs, j'admire beaucoup 
comment, en regardant de gros caractères impri- 
més, vous avez deviné l'écriture cursive toute 
seule, comme vous dites. Si vous avez un peu de 
patience, avec des dispositions semblables, vous 
deviendrez une madame Dacier. Pour moi, je ne 
m'occupe plus de grec ni de français; je suis 
tombé à l'état de fossile, et, lorsque je lis ou écris, 
je vois les caractères danser d'une façon très-peu 
agréable. Vous me demandez s'il y a des romans 
grecs. Sans doute il y en a, mais bien ennuyeux, 
selon moi. Il n'est pas que vous ne puissiez 
vous procurer une traduction de Thiagène et 
Chariclée, qui plaisait tant à feu Racine. Essayez 
si vous pouvez y mordre ; il y a encore Daphnis et 
Chloéy traduit par Courier. Cela est fort préten- 
tieusement naïf et pas trop exemplaire. Enfin, il y 
a une nouvelle admirable, mais immorale et très- 
immorale : c'est VAne de Lucîmy traduit encore 
par Courier. On ne se vante pas de l'avoir lue, 

I. 6 



S2 LETTRES 

mais c'est son chef-d'œuvre I Décidez-yous d'après 
cela, je m'en lave les mains. Le mal des Grecs, 
c'est que leurs idées de décence et même de 
moralité étaient fort différentes des nôtres. Il y a 
bien des choses dans leur littérature qui pour- 
raient vous choquer, voire même vous dégoûter, si 
^ vous les compreniez. Après Homère, vous pouvez 
lire en toute assurance les tragiques, qui vous 
amuseront et que vous aimerez parce que vous 
avez le goût du beau, to xaXo'v, ce sentiment que 
les Grecs avaient au plus haut degré et que nous 
tenons d'eux, nous autres , happy few. Si vous 
avez le courage de lire rhistoire> vous serez 
charmée d'Hérodote, de Polybe et de Xénophon. 
Hérodote m'enchante. Je ne connais rien de plus 
amusant. Commencez par TAnabase ou la Retraite 
des Dix Mille i prenez une carte de l'Asie et suivez 
ces dix mille coquins dans leur voyage; c'est 
Froissard gigantesque. Puis vous lirez Hérodote, 
enfin Polybe et Thucydide; les deux derniers 
sont bien sérieux. Procurez-vous encore Théocrite 
et lisez les Syracusaines. Je vous recommande 
bien aussi Lucien, qui est le Grec qui a le plus 
d'esprit, ou plutôt de notre esprit ; mais il est bien 



% 



A UNE INCONNUE. S3 

mauYsds sujet, et je n'ose. Voilà trois pages de 
grec. Quant à la prononciation, si vous voulez Je 
vous enverrai une page de ma main que j*avais 
préparée à votre intention, qui vous apprendra la 
meilleure, c'est-à-dire la prononciation des Grecs 
modernes. Celle des écoles est plus facile, mais 
absurde. 

Nous avons commencé à nous écrire en faisant 
de l'esprit, puis nous avons fait quoi? je ne vous 
le rappellerai pas. Voilà que nous faisons de 
Téradition. Il y a un proverbe latin qui fait 
l'éloge du juste milieu; j'avais l'intention de vous 
dire des duretés en commençant ma lettre, et 
c'est au grec que vous devez sans doute sa par- 
faite douceur. Je ne vous en garde pas moins ran- 
cune de la persistance de vos habitudes hypo- 
crites; mais, en écrivant, j'ai perdu un peu de ma 
mauvaise humeur. Ne regrettez pas le voyage 
d'Italie, si vous n'y êtes pas. Il y a fait un temps 
effroyable, froid, pluie, etc. Rien déplus laid 
qu'un pays qui n'est pas habitué à ces deux 
fléaux. Adieu. Je voudrais bien savoir où vous 
êtes. — Eppwdo (Fortifie- toi). 

C'est la fin d'une lettre grecque. ^ 



Si LETTRES 

P,-5. — En ouvrant un livre, je trouve ces 
deux petites fleurs cueillies aux Thermopyles, sur 
la colline où Léonidas est mort. C'est une relique, 
comme vous voyez. 



XXIII 



Jeudi, octobre 1842. 



Voulez-vous entendre un opéra italien avec 
moi aujourd'hui? Je suis le propriétaire d'une 
loge les jeudis, avec mon cousin et sa femme. Ils 
sont en voyage et je suis seul maître ; il faudrait 
que vous eussiez sous la main ou votre frère ou 
l'un de vos parents qui ne me connaîtrait pas. 
Enfin, vous me feriez grand plaisir en venant. 
Répondez-moi un mot avant six heures et je vous 
ferai dire le numéro de la loge ; je crois qu'on 
donne la Cenerentola. Inventez quelque jolie his- 
toire que vous me direz à l'avance pour expliquer 
ma présence ; mais que l'histoire soit telle que je 
puisse causer avec vous. 



A UNE INCONNUE. SSi 



XXIV 



Vendredi matin, octobre 1842. 

Je VOUS remercie bien d'être venue hier, vous 
m'avez fait grand plaisir. J'espère que votre 
frère n'a rien trouvé d'extraordinaire à la ren- 
contre. J'ai un cachet étrusque pour vous ; je ne 
puis souffrir celui dont vous vous servez. Je vous 
donnerai l'autre la première fois que je vous 
verrai. Voici la page de grec que je vous avais 
préparée ; quand vous retomberez dans l'érudi- 
tion, elle pourra vous servir. 



XXV 



Hardi soir, octobre 1842. 

Je n'ai rien perdu, comme il semble, à attendre 
votre réponse; elle est très-laborieusement mé- 
chante. Mais la méchanceté ne vous va pas. 



K» LETTRES 

croyez-moî; abandonnez ce style et reprenez votre 
ton de coquetterie ordinaire, qui vous sied à mer- 
veille. Il y aurait de la cruauté de ma part à vou- 
loir vous voir, puisque cela vous rendrait si 
malade qu'il faudrait une quantité extraordinaire 
de gâteaux pour vous guérir. Je ne sais où vous 
avez pris que j*ai des amis dans les quatre coins 
du monde. Vous savez bien que je n'en ai qu'un ou 
qu'une à Madrid. Croyez que je suis très-recon- 
naissant de la magnanimité que vous avez montrée 
à mon égard, l'autre soir aux Italiens. J'apprécie 
comme je le dois la condescendance avec laquelle 
vous m'avez montré votre figure pendant deux 
heures, et je dois à la vérité de dire que je l'ai 
fort admirée, comme aussi vos cheveux, que je 
n*avais jamais vus d'aussi près; quant à cette 
assertion que vous ne m'avez rien refusé de ce 
que je vous avais demandé, vous aurez quelques 
millions d'années de purgatoire pour cette belle 
menterie. Je vois bien que vous avez envie de 
ma pierre étrusque, et, comme je suis encore plus 
magnanime que vous, je ne vous dirai pas, comme 
Léonidas : « Viens et prends ! » mais je vous de- 
manderai encore comment vous voulez que je 



A UNE INCONNUE. 87 

VOUS renvoie. Je ne me rappelle pas vous avoir 
comparée à Cerbère; mais vous avez bien quel- 
ques rapports, non-seulement parce que vous 
aimez beaucoup, comme lui, les gâteaux, mais 
aussi parce que vous avez trois têtes, je veux dire 
trois cerveaux : l'un d'une coquetterie effroyable, 
l'autre d'un vieux diplomate; le troisième, je ne 
vous le dirai pas, parce qu'aujourd'hui je ne veux 
vous dire rien d'aimable. Je suis très-malade et 
très-tourmenté de plusieurs tuiles qui me sont 
tombées sur la tête. Si vous avez quelque crédit 
sur le Destin, priez-le qu'il me traite bien d'ici à 
deux ou trois mois. Je viens de voir Frédégonde^ 
qui m'a ennuyé fort, malgré mademoiselle Rachel, 
qui a de très-beaux yeux noirs sans blanc, 
comme le diable, dit-on. 



XXVI 



Paris, mardi soir. 



Je ne vous comprends pas et je suis tenté de 
vous prendre pour la pire de toutes les coquettes. 
Votre première lettre, où vous me dites que vous 



88 LETTRES 

ne me connaissez plus , m'avsdt mis de mauvaise 
humeur et je n'y ai pas répondu tout de suite. 
Aussi vous me dites, avec beaucoup d'amabilité, 
que vous ne voulez pas me voir, de peur de vous 
ennuyer de moi. Si je ne me trompe, nous nous 
sommes vus six ou sept fois en six ans, et, en 
additionnant les minutes, nous pouvons avoir passé 
trois ou quatre heures ensemble, dont la moitié à ne 
nous rien dire. Cependant, nous nous connaissons 
assez pour que vous ayez pris quelque estime de 
moi, et vous m'en avez donné la preuve jeudi. 
Nous nous connaissons même plus que ne font 
des gens qui se seraient vus dans le monde, de- 
puis le temps que nous causons ensemble assez 
librement par lettres. Convenez qu'il est peu flat- 
teur pour mon amour-propre que vous me trai- 
tiez ainsi après six ans. Au reste, comme je n'ai 
pas de moyen de combattre vos résolutions, il en 
sera de celle-ci ce que vous voudrez, mais je 
trouve un peu niais de ne pas nous Voir. Je vous 
demande pardon de ce mot, qui n'est ni poli ni 
amical, mais qui est malheureusement vrai, à mon 
sens du moins. Je ne me suis nullement moqué 
de vous l'autre soir. Je vous ai même trouvé 



A UNE INCONNUE. 89 

beaucoup d'aplomb. Quant au cachet antique, 
vous en verrez une empreinte sur cette lettre, et 
il est à vos ordres, lorsque vous m'aurez dit où 
je dois vous le donner ; non , comment je dois 
l'envoyer. N'offensons pas Vetemal fitness of 
things. Je ne vous demande rien en échange, 
par la raison que tout ce que je vous ai demandé, 
vous me l'avez refusé. Si vous croyez faire mal 
en me voyant, ne faites- vous point mal en m'écri- 
vant? Gomme je ne suis pas très-fort sur votre 
catéchisme, cette question demeure embrouillée 
pour moi. Je vous parle trop durement, peut- 
être; mais vous m'avez fait de la peine, et les 
choses que j'ai sur le cœur, je ne m'en délivre 
pas comme vous, en mangeant des gâteaux. En 
vérité, cela est digne de Cerbère. 



XXVII 



Paris, Bamedi, novembre 1842. 



Bas Lied des Gljerchens gefâllt mir zu gar; 
aber warum haben Sie nicht das Ende geschrie- 



90 LETTRES 

ben? — C'est vraiment admirable de voir à quel 
point cette pierre étrusque vous platt ! Combien 
de gâteaux Testimez-vous? Vous n'avez pas seule- 
ment cherché à savoir ce qu'il y a dessus. C'est 
un homme qui tourne un pot. Il faut dire une 
hydrie, c'est plus grec et plus noble. C'était peut- 
être le cachet d'un potier autrefois, ou bien il y 
a là une allusion mythologique que je pourrais 
vous expliquer, si je voulais. Quant à l'autre ca- 
chet, son histoire est étrange. Je l'ai trouvé dans 
le feu d'une cheminée, rue d'Alger, en tisonnant ; 
c'est une très-grosse et très-lourde bague en 
bronze; les caractères en sont cabalistiques; on 
croit qu'elle a servi à un magicien ou bien à des 
gnostiques. Vous y avez vu un petit homme, un 
soleil, une lune, etc. N'est-ce pas fort curieux de 
trouver cela rue d'Alger dans les cendres? Qui sait 
si ce n'est pas au pouvoir mystérieux de cet 
anneau que je dois votre chanson de Claire? Je suis 
très-réellement malade, mais ce n'est pas une 
raison pour ne pas sortir. Par exemple, si vous 
vouliez recevoir le cachet étrusque de ma main, 
je vous le donnerais avec grand plaisir ; tandis que 
cela ferait scandale dans une lettre chez votre por- 



A UNE INCONNUE. Oi 

lier. Maïs je ne veux plus rien vous demander, 
car vous devenez tous les jours plus impérieuse, 
et vous avez des raffinements de coquetterie scan- 
daleux. Il parait que vous n'appréciez pas les 
yeux sans blanc et que vous estimez beaucoup 
les blancs-bleus. Vous prenez aussi soin de me 
rappeler vos yeux, que je n'ai pas oubliés, bien 
que je les aie peu vus. Celui qui vous a appris 
cette particulaiûté, que vous osez me dire ignorée 
de vous, est-ce votre maître de grec ou votre 
maître d'allemand? ou bien dois-je croire que 
vous avez appris toute seule l'écriture cursive 
allemande comme la grecque? Autre article de 
foi à ajouter à l'aversion que vous avez pour les 
miroirs. Vous devriez bien cultiver une fleur ger- 
manique nommée die Aufrichtigkeit. Je viens 
d'écrire le mot Fin au bas de quelque chose de 
trës^savant, que j'ai fait avec toute la mauvaise 
humeur possible ; reste à savoir s'il n'y a pas des 
longueurs dans ce mot. Cependant, je me sens 
plus léger depuis que j'ai fini, et plus heureux; 
c'est pourquoi je suis si doux et si aimable à votre 
égard; sans cela, je vous aurais dit plus vertement 
vos vérités. Vous devriez me voir, ne fût-ce que 



in LETTRES 

pour sortir de l'atmosphëre de flatterie où vous 
vivez. Il faut qu'un jour nous allions ensemble au 
Musée voir des tableaux italiens; ce sera une 
compensation pour le voyage manqué, et l'avan- 
tage de m'avoir pour cicérone est inappréciable. 
Ce n'est pas une condition pour que je vous donne 
mapierre étrusque ; dites conunent, et vous l'aurez. 



XXVIII 

Paris, no?embre 1842. 

H. de Montrond dit qu'il faut se garder des 
premiers mouvements, parce qu^ils sont presque 
toujours honnêtes. On dirait que vous avez beau- 
coup médité sur ce beau précepte, car vous le 
pratiquez avec une rare constance : lorsqu'il vous 
vient une bonne résolution, vous l'ajournez tou- 
jours indéfiniment. Si j'étais à Givita-Yecchia, je 
chercherais, parmi les pierres de mon ami Bucci, • 
quelque Minerve étrusque ; ce serait pour vous le 
meilleur cachet. En attendant, mon potier est tout 
prêt, et je dis toujours comme Léonidas : Mo^àdv 



A UNE INCONNUE. 03 

'kx'Sl. Je pense le garder encore quelque temps, 
jusqu'à la veille de votre départ. Vous saurez que 
je suis beaucoup ntiieux et ntioins en proie aux blue 
devils. J*ai travaillé même avec plaisir, ce qui 
ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Je fais 
de grands projets pour mon hiver, et c'est bon 
signe pour mon moral. Tout cela me rend de 
bonne humeur; car, si je vous écrivais sous le 
coup de votre lettre allemande, je vous dirais vos 
vérités le plus durement qu'il me serait possible. 
Vous n'y perdrez rien, car, si je vois aujourd'hui 
en couleur de rose, c'est une raison pour que mes 
lunettes prennent bientôt une teinte plus sombre. 
Je voudrais bien savoir ce que vous faites et 
comment vous passez votre, temps. En vous 
voyant si savante en grec et en allemand, etc., je 
conclus que vous vous ennuyiez fort à ***, et que 
vous passez votre vie avec des livres et quelques 
savants professeurs pour vous les commenter. 
Hais je me demande si cela n'a pas changé à 
Paris, et je m'imagine que votre temps se passe 
de tout autre manière. Si je ne vivais pas depuis 
longtemps dans la solitude la plus rigoureuse, je 
saurais vos faits et gestes» et probablement les 



Dl LETTRES. 

rapports qu'on me ferait me donneraient une toute 
autre idée de vous que vos lettres ne le font ; bien 
que vous vous vantiez extrêmement, j*ai la fai- 
blesse de croire que vous êtes avec moi plus 
franche, je veux dire moins hypocrite que dans le 
monde. Il y a en vous des contraires si nom- 
breux, que j'en suis fort dérangé pour arriver 
à une conclusion exacte, c'est-à-dire à la somme 
totale : -f- tant de bonnes qualités, — tant de mau- 
vaises » X. Cet X-là m'embarrasse. Lorsque je 
vous vis, à votre départ de Paris, chez madame de 
Y..., notre amie, votre extrême élégance me surprit 
fort. Les gâteaux, que vous mangez de si bon 
appétit pour vous remettre des coui'batures que 
vous gagnez à l'Opéra, m'ont encore plus étonné. 
Ce n'est pas que, parmi vos défauts, je ne compte 
en première ligne la coquetterie et la gourman- 
dise; mais je croyais que la forme de ces défauts- 
là était une forme toute morale ; je croyais que 
vous ne songiez pas trop à votre toilette et que 
vous étiez femme à manger par distraction ; que 
vous aimiez à faire de l'impression sur les gens 
par vos yeux et « vos beaux mots » , non pas par 
vos robes. Voyez comme je m'étais trompé I Mais, 



X 



A UNE INCONNUE. 05 

cette foiSt TOUS ne me reprocherez pas de voir en 
mal : tandis que vous vous pervertissez tous les 
jours, il me semble que je m'améliore. Il est une 
heure tout à fait indue et j'ai quitté une très* 
docte compagnie de Grecs et de Romains pour 
vous écrire. Lldée que je dois me lever de bonne 
heure demain, c'est-à-dire aujourd'hui, vient de 
me passer par la tête et m'empêche de vous ex- 
pliquer comme quoi je vaux mieux que je ne 
valais, lorsque vous vous amusiez à me mystifier 
avec madame *^« A une autre fois mon éloge; 
aussi bien je n'ai plus de place. 



XXIX 

Paris, 2 décembre 1842. 

Il y a dans je ne sais quel vieux roman espa- 
gnol un conte assez gracieux. Un barbier avait sa 
boutique à l'angle de deux rues, et la boutique 
avait deux portes. Par une de ces portes, il sortait 
et donnait un coup de poignard au passant, et, 
rentrant aussitôt, il ressortait par l'autre porte et 



06 LETTRES 

pansait le blessé. Gelehrten ist gut predigen. 
Je n'en yeux pas autrement à votre cachemire 
bleu ni à vos gâteaux ; tout cela me semble fort 
naturel; j'estime la coquetterie et la gourmandise» 
mais quand on les avoue franchement. Et vous 
qui aspirez à bon droit à être quelque chose de 
plus qu'une femme du monde, pourquoi en au- 
riez-vous les défauts ? pourquoi n'êtes-vous ja- 
mais franche avec moi? Et, pour vous en donner 
l'exemple, voulez-vous ou ne voulez-vous pas 
venir avec moi, mardi prochain, au Musée ? Si 
vous ne voulez pas, ou si cela vous contrarie ou 
vous inquiète, vous aurez votre pierre étrusque 
mardi soir dans une petite boite qui vous sera 
apportée de la manière la plus simple. Vous êtes 
assez amusante avec votre disposition à la coquet- 
terie. Vous me reprochez mon insouciance, et, si 
je n'étais pas, ou si je ne paraissais pas insouciant, 
vous me feriez enrager. Pourquoi porte-t-on un 
parapluie? C'est parce qu'il pleut. Madame de 
M. *** viendra à Paris malgré vos souhaits. Elle 
doit acheter le trousseau de sa fille, qui se marie au 
printemps ; et, à moins d'une révolution extraor- 
dinaire, ledit trousseau se fera à Paris, et peut- 



A UNE INCONNUE. 07 

Être la noce aussi. Je ne connais pas le futur; 
mais, à force d'intrigues, j'ai contribué à en écarter 
un autre qui me déplaisait, quoique irès-excep^ 
tionnable sous beaucoup de rapports. Il n'était 
pas assez grand de taille; il avait, d'ailleurs, 
cinq ou six grandesses accumulées sur un petit 
corps. Cette action-là est une preuve de mon amé- 
lioration. Autrefois, les ridicules des autres m'amu- 
saient ; maintenant, je voudrais les épargner à 
presque tout le monde. Je suis aussi devenu plus 
humain, et, lorsque j'ai revu des courses de tau- 
reaux, à Madrid, je n'ai pas retrouvé mes émotions 
de plaisir de dix ans plus tôt; et puis j'ai horreur 
de toutes les souiTrances et je crois aux souffrances 
morales depuis quelque temps. Enfin, je tâche 
d'oublier mon moi le plus possible. Voilà, en peu 
de mots, la liste de mes perfections. 

Ce n'est pas par vanagloria que je voudrais 
être académicien. Je me présenterai un de ces 
jours, et je serai black-boulé. J'espère avoh' assez 
de constance et de fermeté pour prendre bien 
la chose et pour persister. Si le choléra revient, 
j'arriverai peut-être au fauteuil. Non, je n'ai nulle 
vanagloria. Je vois les choses peut-être trop po- 



98 LETTRES 

sitivement, mais j'ai été escarmeniado pour avoir 
vu trop poétiquement. Au reste, croyez que vous 
ne saurez jamais ni tout le bien ni tout le mal 
qui est en moi. J'sd passé ma vie à être loué 
pour des qualités que je n'ai pas et calomnié 
pour des défauts qui ne sont pas les miens. Je 
me représente maintenant vos soirées passées 
entre vos deux frères. Adieu. 



XXX 



Décembre, lundi matin. 

Voilà ce qui s'appelle parler. Demain à deux 
heures, là oA vous dites. J'espère vous voir de- 
main délivrée de votre migraine, malgré laquelle 
vous êtes plus aimable qu'à votre ordinaire. 
Adieu; je serai heureux de regarder la Joconde 
avec vous. Je suis obligé de courir les quatre 
coins de Paris et je n'ai que le temps de vous re- 
mercier de votre gracieuseté presque inattendue. 



A UNE INCONNUE. 00 



XXXI 

Mercredi. 

N'est-ce pas qu'on fait le diable plus noir qu'il 
n'est? Je me réjouis d'apprendre que vous n'êtes 
pas enrhumée et que vous avez bien dormi. C'est 
plus que je ne puis dire. Veuillez seulement réflé- 
chir que le Musée sera fermé le 20 janvier pour 
l'exposition des tableaux, et que ce serait pitié de 
ne pas lui dire adieu. Vous allez trouver à cette 
proposition mille et un mais sans doute. Craignez 
de vous repentir, le 21 janvier, de n'avoir pas 
retrouvé le courage que vous avez eu hier. 



XXXII 



Paris, dimanche soir. Décembre. 



Votre lettre ne m'a pas surpris un moment, je 
m'y attendais. Je vous connais assez maintenant 
pour être sûr que, lorsque vous avez eu quelque 
bonne pensée, vous vous en repentez, et vous tâ- 
chez de la faire oublier bien vite. Vous vous en- 



iOO LETTRES 

tendez fort bien, d'ailleurs^ à dorer les pilules les 
plus amères, c'est une justice que je vous dois. 
Comme je ne suis pas le plus fort, je n'ai rien à dire 
pour combattre votre héroïque résolution de ne 
pas retourner au Musée. Je sais fort bien que vous 
n'en ferez qu'à votre tète; seulement, j'espère 
que, d'ici à un mois, vous pourrez avoir quelque 
pensée plus charitable en ma faveur; peut-être 
avez-vous raison. Il y a un proverbe espagnol 
qui dit : Entre santa y santOj pared de cal y 
canto. Yous me comparez au diable. Je me suis 
aperçu que, mardi soir, je ne pensais pas assez à 
mes bouquins et trop à vos gants et à vos brode- 
quins. Mais, malgré tout ce que vous me dites avec 
votre diabolique coquetterie, je ne crois pas que 
vous ayez peur de retrouver au Musée nos folies 
d'autrefois. Franchement, voici ce que je pense de 
vous, et comment je m'explique votre refus : 
vous aimez à avoir un but vague à votre coquet- 
terie, et ce but, c'est moi. Vous ne le voudriez pas 
trop près, d'abord : parce que, si vous manquiez à 
le toucher, votre vanité en souffrirait trop, et puis 
parce que, en le voyant de trop près, vous trouve- 
riez qu'il ne vaut pas la peine qu'on le vise ; ai-je 



A UNE INCONNUE. lai 

deviné? J'avais envie, l'autre jour, de vous deman- 
der quand je vous reverrais, et peut-être m'auriez- 
vous dit un jour si je vous en avais bien pressée; 
et puis j'ai pensé qu'après m'avoir dit oui, vous 
m'écririez non; que cela me ferait de la peine et 
me mettrait en colère. 

Je vous parle toujours avec la plus niaise 
franchise, mais l'exemple ne vous touche point. 

XXXIII 

Dimanche, 19 décembre 1842. 

On voit bien que vous avez eu des professeurs 
d'allemand et de grec; mais il est permis de dou- 
ter que vous en ayez eu de logique. En effet, 
vit-on jamais raisonner de la sorte I par exemple, 
lorsque vous me dites que vous ne voulez pas me 
voir, parce que, quand vous me voyez, vous crai- 
gnez de ne plus me revoir, etc. A ces causes, je 
tiens votre lettre pour non avenue. La seule chose 
qui m'ait paru claire, c'est que vous avez un 
mouchoir à me donner. Envoyez-le-moi ou dîtes- 
moi de le recevoir de votre main, ce qui me con- 



102 LETTRES 

viendrait beaucoup mieux. Je hais les surprises 
qu'on m'annonce, parce que je me les représente 
beaucoup plus belles qu'elles ne sont en effet. 
Croyez-moi, revoyons le Musée ensemble; si je 
vous ennuie, tout sera dît, je ne vous y reprendrai 
plus; sinon, qui empêche que nous nous voyions 
de temps en temps? A moins que vous ne me don- 
niez quelque raison intelligible, je persisterai à 
croire ce qui vous irrite tant. — Je vous aurais ré- 
pondu tout de suite, mais j'avsds perdu votre lettre 
et je voulais la relire. J'ai bouleversé nia table, je 
l'ai rangée, ce qui n'est pas une petite affaire; 
enfin, après avoir brûlé quelques rames de vieux 
papiers destinés à ramasser la poussière sur mon 
bureau, j'ai cru que votre lettre s'était anéantie 
par quelque sortilège. Je l'ai retrouvée tout à 
l'heure dans mon Xénophon, où elle était entrée, je 
ne sais comment; je l'ai relue avec admiration. Il 
faut assurément que vous n'ayez guère de cette 
vénération dont vous me parlez quelquefois, pour 
me dire tant de sinrazones} mais je vous les par- 
donnerai si nous nous voyons bientôt; car, lorsque 
vous parlez, vous êtes bien plus aimable que lors- 
que vous écrivez. 



A UNE INCONNUE. 103 

Je suis très-souffrant, je tousse à fendre les 
rochers, et cependant je vais lundi soir entendre 
mademoiselle Rachel dire des tirades de Phèdre 
devant cinq ou six grands hommes. Elle croira 
que ma toux est une cabale contre elle. Écrivez- 
moi bientôt. Je m'ennuie horriblement, et .vous 
feriez une œuvre de charité en me disant quelque 
chose d'aimable, comme vous faites quelquefois. 



XXXIV 

Décembre 1842. 

Il y a longtemps que je veux vous écrire. Mes 
nuits se passent à faire de la prose pour la posté- 
rité; c'est que je n'étais content ni de vous, ni de 
moi, ce qui est plus extraordinaire. Je me trouve 
aujourd'hui plus indulgent. J'ai entendu ce soir 
madame Persiani, qui m'a raccommodé avec la na- 
ture humaine. Si j'étais comme le roi Saûl, je la 
prendrais en place d'un David. On me dit que 
M. de Pongerville, l'académicien, va mourir : cela 
me désole, car je ne le remplacerai pas, et je vou- 
. drais qu'il attendit jusqu'à ce que mon temps fût 
venu. Ce Pongerville-là a traduit en vers un poëte 



\ 



104 LETTRES 

latin nommé Lucrèce, lequel mourut à quarante- 
trois ans pour avoir pris un philtre à l'effet de se 
faire aimer ou de se rendre aimable. Mais, aupa- 
ravant, il avait fait un grand poème sur la 
PSature des choses^ poëme athée, impie, abomi- 
nable, etc. 

La santé de M. de Pongerville me tracasse 
plus que de droit, et puis je vais être obligé de 
me lever à dix heures après -demain pour les 
ennuis du jour de l'an. Comment tout le monde 
ne s'entend-il pas pour voyager ou aller à tous les 
diables, ce jour -là? J'ai encore d'autres ennuis 
qui vous feraient rire et que je ne vous dirai pas. 
Savez-vous que, si nous continuons à nous écrire 
sur ce ton d'aimable confiance, chacun gardant 
pour soi ses pensées secrètes, nous n'avons 
qu'une ressource, c'est de soigner notre style, puis 
de publier un jour notre correspondance, comme 
on a fait pour celle de Voiture et de Balzac? Vous 
avez surtout une manière de considérer comme 
non avenues les choses dont vous ne voulez pas 
parler qui fait le plus grand honneur à votre diplo- 
matie. Il me semble que vous embellissez. Cela me 
paraissait impossible, car la mer ne peut acqué- 



A UNE INCONNUE. 1C5 

rir de nouvelles eaux. Cela prouve que ce que 
vous perdez d'un côté, vous le gagnez deTautre. 
On embellit quand on se porte bien ; on se porte 
bien quand on a un mauvais cœur et un bon 
estomac. Mangez-vous toujours des gâteaux 7 

Adieu ; je vous souhaite une bonne fin d'année 
et un bon commencement de Tautre, Vos amis 
useront vos joues ce jour-là. Lorsque j'aurai 
fini la prose dont je vous parlais tout à l'heure, 
j'irai pour ma peine passer une dizaine de jours à 
Londres. Ce sera vers Pâques. 



XXXV 

Décembre 1842. 

Vous saurez que j'ai été très-malade depuis 
que nous ne nous sommes vus. J'ai eu tous les 
chats du monde dans la gorge, tous les feux de 
l'enfer dans la poitrine et j'ai passé quelques jours 
dans mon lit à méditer sur les choses de ce 
monde. J'ai trouvé que j'étais sur la pente d'une 
montagne dont j'avais à peine, avec beaucoup de 
fatigue et peu d'amusement, dépassé le sommet, 
que cette pente était bien roide et bien ennuyeuse 



106 LETTRES 

à dégringoler, Qt qu'il serait assez avantageux de 
rencontrer un trou avant d'arriver au bas. Le 
seul motif de consolation que j*aie découvert le 
long de cette pente, c'est un peu de soleil bien 
loin, quelques mois passés en Italie, en Espagne 
ou en Grèce à oublier le monde entier, le présent 
et surtout l'avenir. Tout cela n'était pas gai; mais 
l'on m'a apporté quatre volumes du docteur 
Strauss, la Vie de Jésus* On appelle cela de Y exé- 
gèse en Allemagne ; c'est un mot tout grec qu'ils 
ont trouvé pour dire discussion sur la pointe d'une 
aiguille ; mais c'est fort amusant* J'ai remarqué 
que plus une chose est dépourvue d'une conclu- 
sion utile, plus elle est amusante. Ne pensez-vous 
pas un peu de la sorte, sehora caprichosa?,.. 



XXXVI 



Hardi soir. Décembre 1842. 



Ce n'est plus du Jean-Paul, c'est du français, 
et du français du temps de Louis XY. Belle argu- 
mentation, toute fondée sur l'intérêt. II y a des 
gens qui achètent un meuble dont la couleur leur 



A UNE INCONNUE. i;;7 

plaisait ; comme ils ont peur de le gâter, ils y 
mettent des housses de toile qu'ils n'ôteront que 
lorsque le meuble sera' usé. Dans tout ce que 
vous dites et tout ce que vous faites, vous substi- 
tuez toujours à un sentiment réel un convenu. 
C'est peut-être une convenance* La question est 
de savoir ce que c'est pour vous auprès d'autre 
chose qu'il serait presque béte et ridicule de lui 
comparer dans ma manière de voir. Vous savez que» 
bien que je n'aie pas beaucoup d'admiration pour 
les mauvais raisonnements, je respecte les con- 
victions, même celles qui me paraissent les plus 
absurdes. Il y a en vous beaucoup d'idées sau- 
grenues, pardonnez-moi le mot^ que je me repro- 
cherais de chercher à vous ôter, puisque vous y 
tenez et parce que vous n'avez rien à mettre en 
place. Mais nous rêvons. N'y a-t-il pas l'appareil 
de cal y canio qui nous réveille sans cesse? 
Devons-nous chercher encore à fermer la crevasse 
par laquelle nous voyons des choses de féerie 7 
Que craignez-vous? Il y a dans votre lettre d'au- 
jourd'hui, au milieu d'un tas de duretés et de 
sombres pensées bien froides, quelque chose qui 
est vrai, "te Je crois que je ne vous ai jamais tant 



108 LETTRES 

aimé qu'hier. » Vous auriez pu ajouter : « Je vous 
aime moins aujourd'hui.» Je suis sûre que, si vous 
étiez aujourd'hui telle (][ue vous étiez hier, vous 
auriez eu les remords que je vous prédisais et 
qui ne vous tourmentent guère, à ce qu'il me 
semble. Mes remords à moi sont d'un autre genre. 
Je me repens souvent d'être trop loyal dans 
mon métier de statue. Vous me donniez votre âme 
hier, j'aurais voulu vous donner la mienne; mais 
vous ne voulez pas. Toujours la housse de toile I 
Voilà un sujet sur lequel vous me feriez vous 
dire toutes les injures possibles; et pourtant 
jamais je n'en ai eu moins d'envie avant d'avoir 
reçu votre lettre. Après tout, je suis comme vous r 
les bons souvenirs me font oublier les mauvais. 
A propos, voyez quelle tendresse I vous me gardez 
une surprise pour mon départ. Croyez-vous que 
je sois bien impatient? Hier, en revenant de dinar 
en ville, je me suis aperçu que je savais par cœur 
le discours de Temessa que vous aviez admiré; 
et, comme j'étais un peu rêveur, je l'ai traduit en 
vei:s; en vere anglais s'entend, car j'abhorre les 
vers français. Je vous les destinais, mais vous ne 
les aurez pas. D'ailleurs, je me suis aperçu qu'il 



A UNE INCONNUE. i09 

y avait une horrible faute de quantité dans le mot 
Ajax. C'est Ajax qu'il faut, n'est-ce pas ? 

Quand vous verrai-je, pour vous dire ce que 
vous ne me dites jamais? Vous voyez que nous 
commandons au temps. Il se transforme pour 
nous. Entre deux tempêtes, nous avons toujours 
un jour d'alcyon. Dites-moi seulement deux jours, 
car je suis à l'attache maintenant. 

. XXXVII 

Paris, 3 Janvier 1843. 

A la bonne heure, voilà ce qui s'appelle parler. 
Vous êtes si aimable quand vous le voulez I 
pourquoi donc vous faites-vous souvent si mau- 
vaise ? Non, bien entendu, les remerclments par 
écrit ne valent rien, et toute la diplomatie que 
j'ai mise à vous procurer les lettres de recom- 
mandation si chaleureuses pour votre frère 
mérite que vous me disiez quelque chose d'ai- 
mable. Je vous pardonnerai de très-grand cœur 
tout ce que vous me dites de moqueur au sujet 
des ballons et de l'Académie, à laquelle je pense 
bien moins que vous ne dites. Si je suis jamais 



110 LETTRES 

académicien, je ne serai pas plas dur qu'un 
rocher. Peut-être serai-je alors un peu racorni et 
momifié, mais assez bon diable au fond. Pour la 
Persiani, je n'ai pas d'autre moyen d'en faire mon 
David que d'aller l'entendre tous les jeudis. Quant 
à mademoiselle Rachel, je n'ai pas la faculté de 
jouir des vers aussi souvent que de la musique ; 
et elle — Rachel, non la musique — me remet en 
mémoire que je vous ai promis une histoire. Vous 
la conterai-je ici, ou vous la garderai-je pour 
quand je vous verrai ? Je vais vous l'écrire, 
j'aurai sans doute autre chose à vous dire. Donc, 
j'ai dîné, il y a une douzaine de jours, avec elle, 
chez un académicien. C'était pour lui présenter 
Béranger. Il y avait là quantité de grands hommes. 
Elle vint tard, et son entrée me déplut. Les 
hommes lui dirent tant de bêtises et les femmes en 
firent tant, en la voyant, que je restai dans mon. 
coin. D'ailleurs, il y avait un an que je ne lui avais 
parlé. Après le dîner, Béranger, avec sa bonne 
foi et son bon sens ordinaires, lui dit qu'elle avait 
tort de gaspiller son talent dans les salons, qu'il 
n'y avait pour elle qu'un véritable public, celui 
du Tbé&tre * Français, etc. Mademoiselle Rachel 



A UNE INCONNUE. 111 

parut approuver beaucoup la morale, et, pour 
montrer qu'elle en avait profité, joua le premier 
acte d'Esther. Il fallait quelqu'un pour lui donner 
la réplique et elle me fit apporter un Racine en 
cérémonie par un académicien qui fsdsait les fonc- 
tions de sigisbée. Moi, je répondis brutalement 
que je n'entendais rien aux vers et qu'il y avait 
dans le salon des gens qui, étant dans cette par- 
tie-là, les scanderaient bien mieux. Hugo s'excusa 
sur ses yeux, un autre sur autre chose. Le maître 
de la maison s'exécuta. Représentez-vous Rachel 
en noir, entre un piano et une table à thé, une 
porte derrière elle et se composant une figure 
théâtrale. Ce changement à vue a été fort amu- 
sant et très-beau; cela a duré environ deux 
minutes, puis elle commença : 

Est-ce toi, chère Élise 7... 

La confidente, au milieu de sa réplique, laisse 
tomber ses lunettes et son livre ; dix minutes se 
passent avant qu'elle ait retrouvé sa page et ses 
yeux. L'auditoire voit qu'Esther enrage quelque 
peu. Elle continue. La porte s'ouvre derrière : 
c'est un domestique qui entre. On lui fait signe 



112 LETTRES 

de se retirer. 11 s'enfuit et ne peut parvenir à 
fermer la porte. La porte susdite, ébranlée, oscil- 
lait, accompagnant Rachel d'un mélodieux cric 
crac très-divertissant. Comme cela ne finissait pas, 
mademoiselle Rachel porta la main sur son cœur et 
se trouva mal, mais en personne habituée à mourir 
sur la scène, donnant au monde le temps d'arriver 
à l'aide. Pendant l'intermède, Hugo et M. Thiers 
se prirent de bec au sujet de Racine. Hugo disait 
que Racine était un petit esprit et Corneille un 
grand. « Vous dites cela, répondit Thiere, parce 
que vous êtes un grand esprit ; vous êtes le Cor- 
neille (Hugo prenait des airs de tête très-mo- 
destes) d'une époque dont le Racine est Casimir 
Delavigne. » Je vous laisse à penser si la modestie 
était de mise. Cependant, l'évanouissement passe 
et l'acte s'achève, mais fiascheggiando. Quelqu'un 
qui connaît bien mademoiselle Rachel dit en sor- 
tant : « Comme elle a dû jurer ce soir, en s'en 
allant ! » Le mot m'a donné à penser. Voilà mou 
histoire ; ne me compromettez pas auprès des aca- 
démiciens, c'est tout ce que je vous demande. 

Dimanche, je ne vous ai reconnue que lors- 
que j'étais tout près de vous. Mon premier mou- 



A UNE INCONNUE. 113 

vement a été d'aller vers vous ; mais, en vous 
voyant trës-accompagnée, j'ai passé mon chemin. 
]*ai bien fait, je pense. Il me semble que je vous 
ai connu les joues pâles, d'où j'ai conclu qu'elles 
étaient roses par la solennité de ce jour. 

Bonsoir ou plutôt bonjour. Lundi ou plutôt 
mardi. Il est trois heures du matin. 



XXXYIII 

Jeudi, Janvier 1843. 

Profitons du beau temps dès aujourd'hui. 

Onc homme xi*eut les dieax tant à la main, 
Qa*asseuré fut de vivre au lendemain. 

Donc, OÙ VOUS dites « à deux heures, demain 
jeudi' », je dis « aujourd'hui », car il est une heure 
du matin. Les étoiles brillent, et, en revenant tout 
à l'heure du raout ministériel, j'ai trouvé le pavé 
aussi tolérable que la dernière fois. Mettez cepen- 
dant vos bottes de sept lieues, c'est le plus sûr. 
Si, par extraordinaire, vous étiez sortie quand cette 
lettre vous arrivera, je vous attendrai jusqu'à 

I. 8 



lii LETTRES 

deux heures et demie ; puis samedi, si vous ne 
pouvez aujourd'hui. A une autre que vous, je 
dirais autre chose. Je voulais vous écrire aujour- 
d'hui, mais je me suis arrêté en pensant à ma pro- 
messe. J'ai mal fait. Vous auriez dû me dire 
votre heure et votre jour ; cela nous eût épargné 
l'inconvénient de nous manquer. J'espère qu'il 
n'en sera rien. Je suppose surtout que vous avez 
réellement envie de faire cette promenade, car 
votre lettre est plus froide que les précédentes. Il 
y a dans votre manière un équilibre admirable. 
Vous ne voulez jamais que je sois parfaitement 
content, et vous prenez d'avance vos mesures 
pour me faire enrager. Gela vous sera peut-être 
plus difficile que vous ne pensez, car, bien que je 
sois malade depuis deux jours, je vois tout couleur 
de rose. Hier, j'ai dîné dans une maison où, en- 
trant tard au milieu d'un cercle de femmes, j'ai 
cru d'abord vous reconnaître, et j'en suis devenu 
stupide pendant un quart d'heure. Je ne tournais 
pas les yeux vers cette personne qui vous ressem- 
blait, et je réfléchissais fort mal, comme lorsqu'on 
est troublé, sur ce que je devais faire : vous re- 
connaître ou non. 



A UNE INCONNUE. 115 

Enfin, par un «effort désespéré, je me suis avancé 
vers ladite femme, qui s'est trouvée être une 
Espagnole que j'ai cependant vue trois ou quatre 
fois. II ne tient qu'à elle de croire che ha faito 
colpo. Je vous envoie les Sketches de Dickens, 
qui m'ont amusé autrefois. Peut-être les avez- 
vous lues déjà, mais peu importe I Ainsi, à deux 
heures, aujourd'hui jeudi. 



XXXIX 



Paris, dimanche 10 Janvier 1843. 

Je VOUS remercie d'avoir pensé à me rassurer, 
mais je crains cette chaleur aux joues dont vous 
parlez si légèrement. Je regrette bien, je vous 
assure, d'avoir insisté tant pour vous procurer 
cette affreuse averse. Il m'arrive rarement de sa- 
crifier les autres à mol-même, et, quand cela 
m'arrive, j'en ai tous les remords possibles. En- 
fin, vous n'êtes pas malade et vous n'êtes pas 
fâchée; c'est là le plus important. Il est bien qu'un 
petit malheur survienne de temps en temps pour 



116 LETTRES 

en détourner de plus grands. Voilà la part du 
diable faite. Il me semble que nous étions tristes 
et sombres tous les deux ; assez contents pourtant 
au fond du cœur. Il y a des gaietés intimes qu'on 
ne peut répandre au dehors. Je désire que vous 
ayez senti un peu de ce que j'ai senti moi-même. 
Je le croirai jusqu'à ce que vous me disiez le con- 
traire. Vous me dites deux fois : « Au revoir I » C'est 
pour de bon, n'est-ce pas? Hais où et comment? 
J*ai été si malheureux dans ma dernière invention, 
que je suis tout à fait découragé. Je ne m'en fie- 
rai plus qu'à vos inspirations. 

Je suis trës-enrhumé ce soir, mais la pluie n'y 
est pour rien, je pense. J'ai passé toute la mati- 
née à voir des talismans et des bagues chal- 
déennes, persanes, etc., dans une galerie sans 
feu, chez un antiquaire qui mourait de peur que 
je ne les lui volasse. Pour le tourmenter, je suis 
resté au froid plus longtemps que mon inclination 
ne m'y portait. 

Bonsoir et au revoir bientôt. C'est à vous à 
commander maintenant. Ne fût-ce que pour m'as- 
surer que cette pluie ne vous a pas enrhumée, 
découragée ni irritée , je voudrais bien vous voir. 



 ONE INCONNUE. il7 



XL 



Dimanche soir, Janvier 1843. 

Pour moi, je n'étais pas trop fatigué, et cepen* 
dant, en regardant sur la carte nos pérégrina- 
tions, je vois que nous aurions dû Fétre tous les 
deux. C'est que le bonheur me donne des forces ; 
à vous, il vous les ôte. Wer besser liebt? J'ai dîné 
en ville et je suis allé à un raout après* Je ne me 
suis endormi que très-tard, pensant à notre pro- 
menade. 

Vous avez raison de dire que c'était un rêve. 
Hais n'est-ce pas un grand bonheui: ae pouvoir 
rêver quand on le veut bien? Puisque vous êtes 
dictatrice, c'est à vous de dire quand vous vou- 
drez recommencer. Vous dites que nous n'avons 
pas eu de procédés l'un pour l'autre. Je ne com- 
prends pas. Est-ce parce que je vous ai trop fait 
marcher? Mais comment pouvions-nous faire au- 
trement? Moi, je suis très-content de vos pro- 



118 LETTRES 

cédés, et je les louerais davantage si je n'avais 
peur que les éloges ne vous rendissent moins 
aimable à l'avenir. Quant aux follies, n*y songez 
plus, c'est devenu une charte. Lorsque vous 
trouvez à redire à quelque chose, demandez-vous 
si vous préféreriez really iruly le contraire? 
J'aimerais que vous me répondissiez franchement 
à cette question. Mais la franchise n'est pas trop 
parmi vos qualités les plus apparentes. Vous vous 
êtes moquée de moi, et vous avez pris pour un 
mauvais compliment ce que je vous £u dit un jour 
de cette envie de dormir, ou plutôt de cette tor- 
peur qu'on éprouve quelquefois lorsqu'on se sent 
trop heureux pour trouver des mots qui puissent 
exprimer ce que l'on éprouve. J'ai bien remarqué 
hier que vous étiez sous l'influence de ce som- 
meil-là, qui vaut bien toutes les veilles. J'aurais 
pu vous reprocher à mon tour vos reproches; mais 
j'étais. trop content intérieurement pour troubler 
mon bonheur. 
Adieu, chère amie ; à bientôt, j'espère. 



A UNE INCONNUE. 119 



XLI 



Mercredi soir, janvier 1843. 

J*ai attendu toute la journée une lettre de vous. 
Je trouvais le pavé sec et le ciel tolérable. Mais il 
parait qu'il vous faut maintenant un soleil comme 
celui de jeudi dernier. Je crois, en outre, que 
vous aviez besoin d'élaborer la lettre que j'ai reçue 
tout à l'heure. Elle contient des reproches et des 
menaces, le tout très-gracieusement arrangé 
comme vous savez faire. D'abord, je dois vous re- 
mercier de votre franchise, et j'y répondrai par 
une franchise égale. Pour commencer par les re- 
proches, je trouve que vous faites une grosse 
affaire pour pas grand'chose. C'est en réfléchis- 
sant sur les faits et en les grossissant par vos 
réflexions que voup êtes parvenue à faire de ce 
que vous appelez vous-même des frivolités^ 
a star chamber matter. Il n'y a qu'un point 
qui vaille la peine d'une explication. Vous me par- 



120 LETTRES 

lez de précédents, et vous avez l'air de croire que 
je travaille à établir des précédents avec la patience 
et le machiavélisme d'un vieux ministre. Ayez un 
peu de mémoire et vous verrez que rien n'est 
plus faux. S'il fallait argumenter d'après les pré- 
cédents, j'aurais cité celui du salon de la rue 
Saint-Honoré la première fois que je vous revis; 
puis notre première visite au Louvre, qui faillit 
me coûter un œil. Tout cela vous paraissait asse^ 
simple alors; maintenant, c'est autre chose. Vous 
avez dû voir que je fais quelquefois ce qui me 
vient en tête, que j'y renonce dès que j'ai la con- 
viction que cela vous déplaît, et que beaucoup plus 
souvent je me borne à penser au lieu de faire. En 
voilà assez sur les reproches et les précédents. 

Quant aux menaces, croyez qu'elles me sont 
très-sensibles. Cependant, bien que je les craigne 
fort, je ne puis m'empêcher de vous dire encore 
tout ce que je pense. Rien ne me serait plus 
facile que de vous faire des promesses, mais je 
sens qu'il me serait impossible de les tenir. Con- 
tentez-vous donc de notre manière d'être passée, ' 
ou bien ne nous voyons plus. Je dois même vous 
dire que l'insistance et l'espèce d'acharnement 



A UNE INCONNUE. 121 

que vous mettez à me contrarier pour ces frivoli- 
tés me les rendent plus chères et m'y font atta- 
cher une importance nouvelle. G*est la seule 
preuve que vous puissiez me donner des senti- 
ments que vous pouvez avoir pour moi. S'il faut 
vous voir pour résister aux tentations les plus 
innocentes, c'est un travail de saint qui dépasse 
mes forces. J'aurais sans doute beaucoup de plaisir 
à vous voir, mais la condition de me transfor- 
mer en statue, comme ce roi des Mille et une 
NuitSy m'est insupportable. 

Nous venons de nous expliquer très-clairement 
l'un et l'autre. Vous déciderez suivant votre sa- 
gesse si nous devons ajourner notre première 
promenade à quelques années ou au premier so- 
leil. Vous voyez que je n'accepte pas le conseil 
d'hypocrisie que vous me donnez. Vous saviez 
d'avance que cela m'était impossible. La seule 
hypocrisie dont je sois capable, c'est de cacher 
aux gens que j'aime tout le mal qu'ils me font. Je 
puis soutenir cet effort quelque temps, mais tou- 
jours, non. Quand vous recevrez cette lettre, il y 
aura huit jours que nous ne nous serons vus. Si 
vous persistez dans vos menaces, écrivez-moi tout 



122 LETTRES 

de suite. Ce sera de votre part une attention de 
bonté dont je tous saurai gré. 



XLII 

Janvier 1843. 

Je ne m'étonne plus que vous ayez appris 
Tallemand si bien et si vite : c'est que vous possé- 
dez le génie de cette langue, car vous faites 
en français des phrases dignes de Jean-Paul ; par 
exemple, lorsque vous dites : « Ma maladie est 
une impression de bonheur qui est presque une 
souffrance I » prosaïquement, j'espère que cela veut 
dire : « Je suis guérie et je n'étais pas bien ma- 
lade. » Vous avez raison de me gronder de n'avoir 
pas assez d'égards pour les malades ; je me suis 
bien reproché de vous avoir fait marcher, de vous 
avoir permis de vous asseoir longtemps à l'ombre. 
Quant au reste, je n'ai pas de remords, ni vous 
non plus, j'espère. Moi, je n'ai pas de souvenirs 
distincts, contre mon habitude. Je suis comme un 
chat qui se lèche longtemps la moustache quand 
il a bu du lait. Convenez que le repas dont vous 



A UNE INCONNUE. 123 

parlez quelquefois avec admiration, que le kef 
même, qui est supérieur à ce qu'il y a de mieux 
en ce genre, n'est rien en comparaison du bonheur 
qui est presque une souffrance » . Il n'y a rien 
de pire que la vie d'une huître, voire même d'une 
huître qui n'est jamais mangée. Vous prétendez 
me gâter, vous avez été tellement gâtée vous- 
même, que vous vous entendez mal à gâter les 
autres. Votre triomphe, c'est de les faire enrager ; 
mais, en fait de compliments, vous m'en devriez, 
je pense, pour la magnanimité dont j'ai fait preuve 
en me laissant rassurer par vous. Je m'admire 
moi-même. Ainsi, au lieu de votre sermon, dites- 
moi quelque chose de terrible à cette occasion, ou 
plutôt dites-moi toutes ces folies couleur de rose 
que vous dites si bien. Vous m'avez fait recom- 

m 

mencer mon voyage en Asie mieux que je ne l'ai 
fait. La machine plus rapide que le chemin de fer 
est toute trouvée, nous la portons tous les deux 
dans nos têtes. J'ai pris le « secret », et, depuis que 
j'ai reçu votre lettre, je suis allé avec vous à Tyr 
et à Éphèse ; nous avons grimpé ensemble dans la 
belle grotte d'Éphèse. Nous nous sommes assis 
sur de vieux sarcophages et nous nous sommes 



124 LETTRES 

dit toute sorte de choses. Nous nous sommes 
querellés et raccommodés ; tout a été comme dans 
cette prairie l'autre jour. Seulement, il n'y avait 
pour nous voir que de grands lézards trës-inoffen- 
sifs quoique forts laids. Je ne puis pas même, 
in the mincTs eye^ vous voir aussi tendre que je 
voudrais ; même à Épbëse, je vous vois un peu 
boudeuse et abusant de ma patience. 

Vous me parliez l'autre jour de surprise que 
vous me feriez ; franchement, comment voulez- 
vous que j'y croie? Tout ce que vous pouvez faire 
c'est de céder quand vous êtes à bout de mau- 
vaises raisons. Mais comment inventerez-vous de 
vous-même de donner, quand vous avez le génie 
du refus? Je suis bien sûr, par exemple, que vous 
n'imaginerez jamais de me proposer un jour pour 
nous promener. Voulez-vous lundi ou mardi ? Le 
ciel me donne des inquiétudes; cependant, je 
compte sur votre bon démon, comme disaient les 
Grecs. A ce propos, je veux vous apporter un 
passage d'une tragédie grecque que je vous tra- 
duirai littéralement, et vous m'en direz votre avis. 
, Je crois que la comédie espagnole est restée quelque 
part, entre l'endroit de la Tamise où nous avons 



A UNE INCONNUE. 125 

débarqué et celui où nous nous sommes rembar- 
' qués. Je vous en apporterai une autre. Mais, comme 
je tiens à ce que vous lisiez l'histoire du comte 
de Yilla-Medrana, je vous chercherai le petit poëme 
du duc de Biron. Adieu ; n'ayez pas de secondes 
pensées et donnez-moi une place dans les pre- 
mières. Vous savez pour moi quelles sont les 
unes et les autres. Faites-moi penser à vous con- 
ter une histoire de somnambule que je voulais 
vous dire l'autre jour. 



XLIII 

Paris, 21 janvier 1843. 

Vous êtes bien aimable et je vous remercie de 
votre première lettre, qui m'a fait encore plus de 
plaisir que la seconde , laquelle sent un peu les 
seconds mouvements. Elle a du bon cependant. 
Mais écrivez donc plus lisiblement l'allemand. J'ai 
bien besoin des commentaires que vous m'ofTrez, 
commentaires verbaux s'entend, ce sont les meil- 
leurs. D'abord, j'ai lu heilige Empfindung^ puis je 
crois qu'il faut lire selige. Mais il y a deux sens. 



126 LETTRES 

Est-ce sentiment de bonheur ou sentiment passé, 
mort; feu sentiment? Si je vous avais vue écrivant, 
j'aurais probablement deviné à votre expression ce 
que vous vouliez dire. Double coquetterie de votre 
part, coquetterie d'écriture, coquetterie d'obs- 
curité. Hélas I vous me croyez plus savant que je 
ne suis en matière de toilette. J'ai cependant mes 
idées très-arrètées sur ce point; je vous les 
soumettrai, si bon vous semble ; mais je ne com- 
prends pas la plupart des belles choses qu'il faut 
admirer, à moins qu'on ne me les démontre; 
vous m'expliquerez et je comprendrai tout de suite, 
je vous assure. Mais quand et comment 7 ces deux 
questions me préoccupent autant que votre pour- 
quoi et pour qui ! N'avez-vous pas regretté un peu 
les beaux jours passés au soleil de printemps ? 
Aucun danger pour les merveilles de bottines ! Si 
vous me dites que vous y avez pensé et que 
vous y pensez, vous me ferez prendre patience; 
mais il faudra plus que penser, il faudra résoudre. 
Je n'ai nulle envie de vous rappeler vos pro- 
messes ; car j'espère que vous ajouterez à votre 
bonne foi à les remplir de bonne grâce, de ne 
pas les faire trop attendre. J'ai été tellement con- 



A UNE INCONNUE. 127 

stemé par cette averse et ce qui s'ensuit, que je 
suis devenu tout confit en douceur et en abné- 
gation de moi-même. J'ai maintenant assez de 
confiance en vous pour croire que vous ne vous 
en prévaudrez pas pour devenir tyrannique. Vous 
y ayez, je crains, de grandes dispositions ; c'a été 
mon défaut autrefois : je dis la tyrannie, mais j'çn 
suis corrigé, je m'en flatte. Adieu donc, dearesti 
Pensez donc un peu à moi. 



XLIV 

27 Janvier 1843. 

Voici ce qui m'est arrivé. J'étais très-souffrant 
ce matin, et j'ai été obligé de sortir pour affaires 
de mon commerce ; je suis rentré vers cinq heures 
assez furieux, et je me suis endormi devant mon 
feu en fumant un cigare et en lisant le docteur 
Strauss. Or, il me semblait que j'étais dans le 
même fauteuil, mais lisant éveillé, lorsque vous 
êtes entrée et m'avez dit : « N'est-ce pas que 
c'est la manière la plus simple de nous voir? — 
Pas trop bonne, » disais-je, car il me semblait 



128 LETTRES 

qu'il y avait deux ou trois personnes dans la 
chambre. Cependant, nous causions comme si de ] 
rien n'était; sur quoi, je me suis éveillé, et j'ai 
trouvé qu'on m'apportait une lettre de vous. Voyez 
comme il fait bon dormir I Je ne crois pas vous 
avoir écrit rien de méchant, et, par conséquent, 
je n'ai pas de pardon à vous demander. Ce serait 
plutôt à vous de le faire, et vous le faites avec si 
peu de contrition et tant d'ironie, que je vois bien 
que vous avez perdu cette vénération dont autre- 
fois vous m'honoriez. Je ne puis rester cependant 
en colère contre vous, malgré mes résolutions, et 
je me résigne à être encore votre victime ; mais 
n'abusez pas de ma magnanimité. Cela ne serait 
ni beau ni généreux. Vous parlez de soleil et vous 
m'y renvoyez, c'est presque comme aux kalendes 
grecques ; probablement nous en aurons des nou- 
velles au mois de juin; mais faut-il attendre 
jusque-là? Il est vrai que vous êtes escarmen- 
tada du temps nébuleux. Mais, en prenant nos 
précautions, ne pourrions-nous pas profiter du 
premier temps tolérable? Je ne voudrais pas que 
vous vous enrhumassiez à mon occasion. Mettez 
vos bottes de sept lieues. Vous voir n'importe en 



A UNE INCONNUE. 129 

quel costume, c'est ce qui me fera toujours assez 
de plaisir. Quel est ce mal de côté dont vous 
parlez si légèrement? Savez-vous que les fluxions 
de poitrine commencent ainsi? Vous serez allée au 
bal et vous aurez eu froid en sortant. Rassurez- 
moi bien vite, je vous prie. J'aimerais mieux vous 
savoir cross que malade. Si vous vous portez tout 
à fait bien, si vous êtes en belle humeur, et qu'il 
fasse tant soit peu beau samedi, pourquoi ne ferions- 
nous pas cette promenade? Nous pourrions nous 
faire mener quelque part, loin des hommes, et 
marcher ensemble en causant. Si vous ne pouvez 
ou ne voulez samedi, je ne me f&cherai pas; 
mais tâchez au moins que ce soit bientôt. Quand 
je vous demande quelque chose, vous ne le faites 
qu'après m'avoir fait enrager pendant si longtemps, 
que vous m'empêchez d'avoir autant de recon- 
naissance que je devrais peut-être ; et vous, en 
outre, vous vous ôtez tout le mérite que vous 
auriez en étant promptement généreuse. Causer 
ensemble, et, ce qui nous est arrivé quelquefois, 
penser ensemble, est-ce donc un plaisir dont vous 
vous lassiez si vite? Il est vrai qu'on ne répond 
que pour soi, mais chacune de nos promenades a 

I. 9 



130 LETTRES 

été poiir moi plus heureuse que la précédente, par 
les souvenirs qu'elle m'a laissés. J'en excepte la 
dernière, et celle-là, je voudrais l'effacer au plus 
vite, pour la remplacer par une autre où vous ne 
couriez pas le risque d'être malade. Ainsi la paix 
est faite ; j'attends vos ordres pour les ratifications 
jeudi soir. 



XLV 



Paris, 3 février 1843. 

Ce beau temps ne vous fait-il donc pas penser 
à Versailles, et, par conséquent, ne vous donne-t-il 
pas envie de rire ? Si vous aviez un peu de logi- 
que, vous n'auriez point ri. En effet, vous n'igno- 
rez pas que Versailles est le chef-lieu du dépar- 
tement de Seine-et-Oise, qu'il y a des autorités 
chargées de protéger le faible et qu'on y parle 
français. En un tel pays, vous seriez aussi en sûreté 
qu'à Paris. De plus, le but que vous vous pro- 
posez, c'est de vous promener sans rencontrer des 
badauds de votre connaissance. A Verssdlles, un 



A UNE INCONNUE. 431 

jour que le musée n'est pas ouvert, vous êtes 
sûre de ne trouver personne. Je ne parle ni de 
l'air ni de la beauté des lieux, qui ont leur mérite 
et qui influent toujours sur la nature des idées. 
Je suis persuadé, par exemple, qu'à Versailles, 
vous n'auriez point eu cette colère rentrée de 
l'autre jour ; je vous en crois parfaitement guérie, 
car la fin de votre lettre m'a paru de votre bon 
génie. Le commencement sentait un peu votre 
diable. Je vous écris en hâte. Je suis accablé de 
commissions et je vais bien m'ennuyer. Pensez 
un peu à moi, et ne vous fâchez pas. Ne riez pas 
trop en y pensant. 



XLVI 



Paris, 7 février 1843. 

Veuillez me permettre un calcul très-simple, et 
tout sera dit sur Versailles. C'est donc très-diflî- 
cile, une promenade d'une heure dans un si beau 
jardin ? Or, ce jour de grand brouillard, n'avons- 



132 LETTRES 

nous pas passé deux heures au musée ensemble? 
J*ai dit. 

Vous me faites rire avec les commissions qu'on 
me donne, à ce que vous supposez. Bien que 
celles-ci ne me manquent pas, les commissions 
dont je vous parlais sont des réunions où plusieurs 
personnes ne font pas la besogne que ferait un 
seul beaucoup mieux. Ne croyez pas être la seule 
qui fasse des commissions. J*ai couru tout Paris 
pour acheter des robes et des chapeaux, et, mer- 
credi, j'ai rendez-vous pour commander un cos- 
tume de bergère rococo. Tout cela pour les deux 
filles de madame de M***. Conseillez -moi. Quel 
costume doivent-elles avoir pour un bal travesti? 
Une Ecossaise et une Cracovienne sont en route. 
J'ai une bergère ; il me faut encore un autre dégui- 
sement. Voici le signalement : l'aînée est brune, 
pâle, un peu moins grande que vous, très-jolie, 
expression gaie. L'autre est très -grande, très- 
blanche, prodigieusement belle, avec les cheveux 
qu'aimait le Titien. J'en voudrais faire une bergère 
avec de la poudre. Conseillez-moi pour l'autre. 

Je me demande pourquoi vous me semblëz si 
embellie, et je ne puis trouver de réponse satis- 



A UNE INCONNUE. 133 

faisante. Est-ce parce que vous avez l'air moins 
efTarouché? Cependant, la dernière fois, vous me 
faisiez penser à un oiseau qu'on vient de mettre 
en cage. Vous m'avez vu trois mines, je ne vous 
en connais que deux. L'effarouchement est une 
sorte de dépit radieux que je n'ai vu qu'à vous. 

Vous m'accusez à tort d'être mondain ; depuis 
quinze jours, je ne suis sorti qu'une fois le soir 
pour faire une visite à mon ministre. J'ai trouvé 
toutes les femmes en deuil, plusieurs avec des 
mantilles ; non, des barbes noires qui les font 
ressembler à des Espagnoles ; cela m'a paru fort 
joli. Je suis d'une tristesse et d'une maussaderie 
étranges. Je voudrais bien vous chercher querelle, 
mais je ne sais sur quoi. Vous devriez m' écrire 
des choses très- aimables et très- senties, je tâche- 
rais de me figurer votre mine en les écrivant, et 
cela me consolerait. 

Mon roman vous amuse-t-il? Lisez la fin du 

deuxième volume : M. Yellowplush. — C'est une 
assez bonne charge, à ce qu'il me semble. Adieu, 

écrivez-moi bientôt. 

Je rouvre ma lettre pour vous prier de remar- 
quer que le temps a l'air de se rasséréner. 



13i LETTRES 



XLVII 



Paris, dimanche 11 février 1843. 

Je ne sais trop si je dois croire pieusement 
tout ce que vous me dites, dans votre lettre» de 
votre indisposition et des affaires qui vous retien- 
nent. Au milieu de toutes les choses aimables 
que vous me dites, je crois que vous n'avez guère 
envie de me voir. Me trompé-je, ou bien est-ce 
que je suis si peu habitué à vos douceurs, que je 
ne puis les croire vraies? Mardi, serez-vous guérie? 
serez-vous libre? serez-vous d'aussi bonne humeur 
que mercredi passé? Hier, dans l'après-midi, il a 
fait un temps superbe; peut-être serons-nous 
autant favorisés mardi prochain, si mon baro- 
mètre ne m'abuse. J'ai quelque chose pour vous 
qui vous paraîtra fort bête peut-être. Depuis que 
je ne vous ai vue, j'ai beaucoup couru le monde, 
et fait quantité de bassesses académiques. J'en 
avais perdu l'habitude, et cela m'a fort coûté; 
mais je crois que je m'y referai assez vite. Aujour- 



A13NEINC0NNUE. 135 

d'hui, j'ai vu cinq illustres poètes ou prosateurs, 
et, si la nuit ne m'eût surpris, je ne sais si je n'au- 
rais pas achevé tout d'un trait mes trente-six visi- 
tes. Le drôle, c'est quand on rencontre des rivaux. 
Plusieurs vous font des yeux à vous manger tout 
cru. Je suis, au fond, excédé de toutes ces corvées, 
et je serais heureux de tout oublier pendant une 
heure avec vous. 



XLVIII 



11 féTrier 1843. 



Cette neige ne se charge-t-elle pas toute seule 
de dire non, sans que vous vous en mêliez? 
Cela devrait vous guérir de cette mauvaise habi- 
tude de négation. Le diable est bien assez mé- 
chant sans que vous alliez sur ses brisées. Tai 
beaucoup souffert la nuit passée. J'ai eu la fièvre 
et des élancements très-douloureux. Ce soir, je 
vais assez bien. Il me semble que, dans votre 
billet, vous cherchez le moyen de me fah-e quel- 
que querelle sur notre promenade. Qu'a-t-elle eu 
de si malheureux, si vous ne vous êtes pas enrhu-* 



136 LETTRES 

mée? et je vous ai fait marcher si vite, que je n'en 
ai guère d'inquiétude. Vous aviez un air de santé 
et de force qui faisait plaisir à voir. Et puis vous 
perdez peu à peu quelque chose de votre con- 
trainte. Vous gagnez de tout point à ces prome- 
nades, sans parler de la variété de connaissances 
archéologiques que vous acquérez, sans vous en 
donner la peine. Vous voilà déjà passée maîtresse 
en matière de vases et de statues. Chaque fois 
que nous nous rencontrons, il y a une croûte 
de glace à rompre entre nous. Je trouve qu'au 
bout d'un quart d'heure seulement nous repre- 
nons notre dernière causerie au point où nous 
l'avions laissée. Mais, si nous nous voyions plus 
souvent, sans doute il n'y aurait plus de glace 
du tout. Que préférez-vous, la fin ou le commen- 
cement de nos rencontres? 

Vous ne m'avez pas remercié de ne pas vous 
avoir dit un mot de Versailles. J'y ai pensé sou- 
vent, je vous jure. J'avais quelque chose à vous 
montrer que j'ai oublié. C'est de Yauld langsyne. 
Voyons, devinez si vous pouvez. J'oublie en vous 
voyant ce que je voulais dire ; j'ai noté un ser- 
mon à vous faire à l'endroit de vos jalousies de 



ADNEINCONNUE. i37 

votre frère : de la façon dont je conçois votre rôle 
de sœur, vous devriez souhaiter à votre frère 
quelque belle et bonne passion. Remarquez que 
vous ne pourrez jamais rien empêcher, et que, si 
vous ne devenez pas confidente heureuse, ou du 
moins résignée, vous êtes prédestinée à devenir 
étrangère. Adieu. Mon doigt me fait un mal de 
chien, mais on me dit que c'est bon signe. Je 
vais penser à vos pieds et à vos mains pour faire 
diversion. Vous n'y pensez guère, je crois. 



XLIX 

il fdmep 1843. 

Que j'aie été injuste envers vous, cela est pos- 
sible et je vous en demande pardon ; mais vous 
ne vous mettez pas assez à ma place; et, parce que 
vous ne sentez pas comme moi, vous voudriez, ce 
qui est impossible, que je ne sentisse qu'à votre 
manière. Peut-être devriez-vous me savoir plus 
de gré que vous ne faites de tous mes efforts pour 
vous ressembler. Je ne craiprends rien à la mine 
que vous m'avez faite aujourd'hui. Au reste, à ne 



138 LETTRES 

s'attacher qu'à la lettre, il y a longtemps que je 
vois que vous m'aimez mieux de loin que de près. 
Mais ne parlons plus de cela maintenant. Je veux 
seulement vous dire que je ne vous fais aucun 
reproche, que je ne suis pas mécontent de vous, 
et que, si je suis triste quelquefois, vous ne devez 
pas croire que je suis en colère. J'ai de vous une 
promesse, vous pensez bien que je ne l'oublierai 
pas. Je ne sais si je vous la rappellerai. 11 n'y a 
rien que je déteste tant que les querelles, et 
assurément il en faudrait une pour vous redonner 
de la mémoire. Rien de ce qui vous fait de la 
peine ne me donnera de plaisir ; ainsi, j'accepte le 
programme que vous m'annoncez. Nous avons eu, 
en effet, une heureuse inspiration l'autre jour. 
Quelle neige et quelle pluie I Quel chagrin si vous 
m'aviez remis àaujourd'hui ! Vous craignez toujours 
les premiers mouvements ; ne voyez- vous pas que 
ce sont les seuls qui vaillent quelque chose et qui 
réussissent toujours? Le diable est lent, je crois, 
de son naturel et 3e décide toujours pour le plus 
long chemin. Ce soir, je suis allé aux Italiens, oji 
je me suis assez amusé, bien qu'on ait fait )in suc- 1 
ces de claqueurs à mon ennemie madame Viardot. ' 



A UNE INCONNUE.' 139 

J*ai reçu des livres d'Espagne que j'attendais 
pour travailler à quelque chose; en sorte que 
je suis assez in high spirits pour le moment. 
Je souhaite que vous pensiez un peu à moi, et 
surtout que nous pensions ensemble. Adieu; je 
suis charmé que ces épingles vous plaisent. J'avais 
craint qu'elles ne vous eussent inspiré du mépris; 
mais, malgi^é le plaisir que j'aurais à vous les voir 
porter, ne mettez pas le châle bleu la première 
fois. Vous avez dit avec beaucoup de raison qu'il 
était trop voyant. . 



Paris, lundi sdir, février 1843. 

Si je ne craignais de vous gâter, je vous dirais 
tout le plaisir que m'ont causé votre lettre, la toute 
gracieuse promesse que vous me faites, et surtout 
cette impatience de voir revenir le temps sec. 
N'est-ce pas une grande folie de votre part de 
vouloir prendre des termes fixes pour nos pro- 
menades, comme si nous pouvions jamais être 



140 LETTRES 

assurés d'un jour? N'avais-je pas bien raison de 
dire : le plus souvent que vous pourrez 7 II faut tou- 
jours supposer, quand il y aura du beau temps 
pendant deux jours, qu'il pleuvra deux mois de 
suite après. Qu'importe, si, au bout de l'année, 
nous nous trouvons en avance de quelques jours 
de promenade ? Votre lettre est, en effet, toute de 
pi-emier mouvement; c'est pour cela que je l'aime 
tant. Je crains seulement que vous n'ayez de si 
bonnes dispositions que parce que nous ne pou- 
vons en profiter. Cependant, vos bonnes promesses 
me rassurent un peu, et vous auriez trop de re- 
proches à vous faire si vous ne les teniez pas. 
Vous m'avez fait venir toute sorte de pensées, 
l'autre soir aux Italiens, avec votre costume cou- 
leur d'arc-en-ciel. Mais vous n'avez pas besoin de 
coquetterie avec moi. Je ne vous aime pas mieux 
en arc-en-ciel qu'en noir... 

En vérité, avez-vous été furieuse contre moi par 
réflexion? Alors, ce serait un premier mouvement 
qui aurait été mauvais pour moi l'autre jour, et 
cela me ferait peine et plaisir. Je saurai lequel 
des deux en vous voyant. 

Je connais la superstition des couteaux et des 



A UNE INCONNUE. 141 

instruments tranchants, mais point celle des 
piquants. J'aurais cru, au contraire, que cela 
signifiait attachement, et c'est cela peut-être qui 
in*a fait choisir les épingles. Vous rappelez-vous 
que vous n'avez pas voulu me laisser ramasser les 
vôtres chez madame de P...? J'ai cela encore sur le 
cœur avec bien d'autres griefs contre vous. Je vous 
les pardonne tous aujourd'hui, mais je les retrou- 
verai aussi révoltants lorsque vous y en aurez 
ajouté d'autres. C'est un grand malheur que de 
ne pouvoir oublier. J'écris aujourd'hui comme 
un chat, je ne puis encore tailler ma plume, et je 
ne sais si vous pourrez lire mon griffonnage. Il est 
presque aussi intelligible que ce que vous écrivez 
en blanc. Je suppose que vous allez fort dans 
le Dionde ce carnaval. En rangeant ma table, 
je m'aperçois que je ne suis point allé à un bal 
chez le directeur de l'Opéra. Où est le bon 
temps où j'y prenais plaisir? Maintenant, tout 
cela m'ennuie horriblement. Ne vous semblé-je 
pas bien vieux? 

Le temps a l'air de vouloir se remettre, mais je 
n'ose rien dire. J'ai juré de vous laisser toute 
liberté. — Théodore Hook est mort. Avez-vous lu 



142 LETTRES 

Ernest Maltraverse et AlicCy de Bulwer? Il y a des 
tableaux charmants d'amour jeune et d'amour 
vieux. Je les ai tous les deux à votre service. 



LI 



Jeudi soir, février 1843. 



Je cherche vainement dans vos dernières pa- 
roles quelque chose qui me soulage en m'irritant 
contre vous, car la colère serait un soulagement 
pour moi. J'ai brûlé votre lettre, mais je me la 
rappelle trop bien. Elle était très-sensée, peut-être 
trop, mais très-tendre aussi. Depuis huit jours, 
j'ai tant d'envie de vous revoir, que j'en viens 
à regretter nos querellés mômes. Je vous écris, 
savez-vous pourquoi? C'est que vous ne me répon- 
drez pas et que cela me mettra en colère, et tout 
vaut mieux que le découragement où vous m'avez 
laissé. Rien n'est plus absurde, nous avons eu 
parfaitement raison de nous dire adieu. Nous com- 
prenons si bien l'un et l'autre les choses raison- 
nables, que nous devrions agir le plus raisonna- 
blement du monde. Mais il n'y a de bonheur, à ce 



A UNE INCONNUE. 143 

qu'il parait, que dans les folies et surtout dans les 
rêves. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que je n'ai 
jamais cru, sinon cette fois, à la persistance de nos 
querelles. Mais il y a .dix jours que nous nous 
sommes séparés d'une manière presque solennelle 
qui m'a effrayé. Étions-nous plus irrités que d'ordi- 
naire, plus clairvoyants? nous aimions-nous moins? 
Il y avait certainement entre nous, ce jour-là, 
quelque chose que je ne me rappelle pas distinc- 
tement, mais qui n'avait jamais existé. Les petits 
accidents viennent après les grands. En même 
temps que je vous disais adieu, mon cousin chan- 
geait son jour aux Italiens, et je pense que je ne 
vous y rencontrerai plus le jeudi. Je me rappelle 
aussi que vous avez dit prophétiquement que je 
vous oublierais pour l'Académie, et c'est devant 
l'Académie que nous nous sommes quittés. Tout 
cela est fort bête, mais cela m'obsède, et je meurs 
d'envie de vous revoir, ne fût-ce que pour nous 
quereller. 

Vous enverraî-je cette lettre? je ne sais trop. 
Hier, je suis allé, sur la foi d'un vers grec, à 
Saint- Germain -l'Auxerrois. Vous rappelez -vous 
quand nous nous devinions toujours? 



141 LETTRES 

Adieu; répondez-moi. Je me sens un peu sou- 
lagé pour vous avoir écrit. 



LU 



Jeudi matin, février 1843. 

HélasI oui, c'est ce pauvre Sharpe * qui vient 
d'être frappé d'une façon si soudaine et si cruelle. 
Je suis sans nouvelles de lui depuis le 6; si vous 
connaissez quelqu'un à Londres qui puisse m'en 
donner de certaines, veuillez lui écrire, et savoir 
quel est son état, quelles espérances restent en- 
core. Peut-être connattriez-vous sa sœur. Je sup- 
pose que c'est chez elle que vous l'avez vu. Mal- 
gré vous-même, les seconds mouvements ne 
paraissent que trop dans votre lettre. Il y a cepen- 
dant de ces petites phrases tout sdmables qui 
vous échappent à votre insu. Vous vous donnez 
beaucoup de peine pour être mauvaise, et vous 
n'y parvenez qu'à force d'application. 

Avez-vous réfléchi quelquefois comme c'est 

1. H. Satton Sharpe, avocat anglais trëe-distiagué. 



A UNE INCONNUE. 145 

une invention admirable, de mettre dans un beau 
palais des tableaux et des statues, et d*y laisser 
promener le monde 7 Malheureusement, on va fer- 
mer ce beau lieu pour y mettre de vilaines croûtes 
modernes. Cela ne vous fait-il pas de la peine? 
Croyez- moi, allons faire nos adieux à toutes ces 
vieilles statues. Le samedi est un jour admirable, 
car il n'y vient que des Anglais peu gênants pour 
ceux qui aiment à regarder de près les tableaux. 
Que vous semble de samedi, c'est-à-dire après- 
demain? Ce sera le dernier samedi. Ce mot de 
dernier me fait de la peine. Ainsi donc, à samedi. 
Vous me parlez de vos remords pour mon œil. De 
quelle espèce sont vos remords? l'accident pour- 
vait s'éviter de deux manières : je pouvais ne pas 
compromettre mon oeil, vous pouviez le ménager. 
C'est, je pense, pour le dernier fait que vous avez 
des remords, du moins que vous devez en avoir 
eu avant les seconds mouvements. Si vous ne 
m'écrivez pas, je vous attendrai samedi à deux 
heures devant la Joconde^ à moins d'un temps 
horrible ; mais il fera beau, je l'espère, et, s'il sur- 
venait quelque contre-temps, ce serait assuré- 
ment votre faute. 

1. 10 



146 LETTRES 

Pourquoi vous servez-vous de papier si petit, 
et pourquoi m'écrivez- vous trois lignes seulement, 
dont deux pour me quereller? Qu'importe que 
l'on vive plus vite, pourvu que l'on soit plus heu- 
reux 1 N'est-ce pas quelque chose que d'avoir des 
souvenirs au lieu d'années de chrysalide dont on 
ne se souvient plus? 



LUI 



Paris, février 1843. 



Il m'est arrivé bien souvent dans ma vie de 
faire en rechignant des choses que j'ai été bien 
aise ensuite d'avoir faites. Je désire qu'il vous 
arrive comme à moi. Supposez que le contraire 
fût arrivé : n'auriez -vous pas éprouvé un peu 
d'impatience d'être venue seule? N'auriez-vous 
pas eu, laissez-moi le croire, quelque inquiétude 
de m'avoi fait de la peine? Considérez mainte- 
nant avec quelque orgueil cette étrange influence 
que deux fois vous avez eue sur ma pensée et sur 
mes résolutions. Tout le mal, c'est d'avoir eu un 
peu d'incertitude. N'admirez-vous pas comme 






A UNE INCONNUE. 147 

moi cette étrange coïncidence (je ne dirai pas 
sympathie, pour ne pas vous déplaire) de nos 
pensées? Vous rappelez-vous qu'autrefois nous 
fîmes une expérience presque aussi miraculeuse 7 
et dernièrement encore, près d'un poêle dans le 
musée espagnol, vous avez lu dans ma pensée 
aussi. vite que je pensais. Il y a longtemps que je 
soupçonne quelque chose de diabolique en vous. 
Je me rassure un peu en pensant que j'ai vu vos 
deux pieds et que vous n'avez pas le cloven foot. 
Pourtant, il se pourrait que, sous ces bottines, 
vous m'eussiez caché une petite griffe. Tâchez 
donc de me rassurer. 

Adieu. Voici le livre dont je vous ai parlé. 



LIV 



Paris, 9 février 1843. 



J'étais inquiet de ne pas recevoir un mot de 
vous, non que je craignisse un second mouvement^ 
mais je vous croyais souffrante et je me repro- 



148 LETTRES 

chais cette longue promenade et notre retour par 
le vent et la pluie. Heureusement, c*est la poste 
qui a fait son dimanche et m*a fait attendre 
votre lettre. Bien que je souffrisse beaucoup de ce 
retard, je ne vous ai pas accusée un seul moment. 
Je suis bien aise de vous le dire, pour que vous 
sachiez que je me corrige de mes défauts en 
même temps que vous des vôtres. Au revoir donc 
et à bientôt. Je n*ai plus mal à YasUL Le vôtre, 
je pense, est toujours aussi brillant. Comme on 
se fait des monstres de tout ! N'aurions-nous pas 
eu tort de ne pas nous être revus 7 

Je suis bien triste et tourmenté. Un de mes 
amis intimes, que je voulais aller voir à Londres, 
vient d'être atteint de paralysie. Je ne sais 
encore s'il vivra, ou, ce qui serait pire que la 
mort, s'il ne demeurera pas longtemps dans cet 
affreux état d'insensibilité où cette maladie réduit 
les esprits les plus distingués. Je me demande si 
je ne devrais pas aller le voir tout de suite. 

Ëcrivez-moi, je vous prie, et dites-moi quelque 
chose de tendre qui me fasse oublier ces tristes 
pensées. 



A UNE INCONNUE. 140 



LV 



Paris, 27 février 1813. 



Nos lettres se sont croisées et j'ai été tranquil- 
lisé plus tôt que je n'espérais. Je vous en remer- 
cie. Votre lettre m'a fait grand plaisir par ce 
qu'elle me dit, quoique en style fort énigmatique. 
Ce verbe que vous redoutez si fort a toujours un 
son bien doux, même quand il est accompagné de 
tous ces adverbes dont vous savez si bien l'entor- 
tiller. Moquez-vous de ma tristesse et de la mine 
que je faisais sur les ruines de Carthage. Marius, 
assis comme nous, rêvait peut-être qu'il rentre- 
rsdt dans Rome, et moi, je ne voyais guère d'espé- 
rance dans mon avenir. Vous m'effrayez, chère 
amie, en me disant que vous n'osez plus écrire 
et que vous aurez plus de courage pour parler. 
Lorsque nous sommes ensemble, c'est le contraire 
que vous dites. N'en résultera-t-il pas que vous 
ne me parlerez plus et que vous ne m'écrirez 
plus? Vous étiez fâchée contre moi, m'avez- vous 



150 LETTRES 

dit. Était-ce bien juste de votre part et Tavais-je 
mérité 7 N'avais-je pas votre promesse et aussi un 
peu votre exemple? En êtes-vous restée aveugle ? 
Avez-vous conservé un souvenir désagréable? 
Étes-vous encore fâchée? Voilà ce que je voudrais 
savoir et ce que vous ne me direz sans doute pas. 

Je commence à vous savoir par cœur, et je crois 
que c'est ce qui m'attriste souvent. II y a en vous 
un mélange d'oppositions et de contradictions si 
étrange, qu'il y a pour faire enrager un saint. . 
• •.•■■•.••• •••••. 

J'ai appris hier une bien triste nouvelle. Le 
pauvre Sharpe est mort mercredi dernier. J'ai 
reçu la nouvelle de sa mort au moment où je le 
croyais non-seulement hors de tout danger, mais 
sur le point de reprendre ses occupations ordi- 
naires. Je ne m'accoutume pas à l'idée de ne plus 
le voir. Il me semble que, si j'allais à Londres, je 
le retrouverais 



A UNE INCONNUE. iL\ 



LVI 



Jeudi soir, 1<' mars 1843. 



J'avais bien peur de ne pouvoir vous voir 
samedi, et je me promettais de vous bien gronder 
pour n'avoir pas voulu l'autre jour. Mais je suis 
parvenu à me débarrasser de tous les empêche- 
ments. Â samedi donc. Il y a. bien longtemps que 
nous n'avons eu de querelle. Ne trouvez-vous pas 
que cela est bien doux et bien préférable à nos 
colër/îs d'autrefois, qui n'avaient de bon que les 
raccommodements 7 Je vous trouve toujours 
cependant un défaut : c'est de vous rendre si rare. 
A peine nous voyons-nous une fois en quinze 
jours. Chaque fois, il semble qu'il y ait une glace 
nouvelle à rompre. Pourquoi ne vous retrouvé-je 
pas telle que je vous ai quittée ? Si nous nous 
voyions plus souvent, cela n'arriverait pas. Je suis 
pour vous comme un vieil opéra que vous avez 
besoin d'oublier pour le revoir avec quelque plai- 
sir. Moi, au contraire! il me semble que je vous 



153 LETTRES 

aimerais davantage vous voyant tous les jours. 
Hontrez-moi que y si tort, et dites-moi un jour 
bien proche pour nous revoir. C'est le 11 mars 
que mon sort se décide à l'Académie. Le raison- 
nement me dit d'espérer, mais je ne sais quel 
sentiment de seconde vue me dit tout le con- 
traire. — En attendant, je fais des visites fort con- 
sciencieusement. Je trouve des gens fort polis, 
fort accoutumés à leurs rôles et les prenant très 
au sérieux ; je fais de mon mieux pour prendre le 
mien aussi gravement, mais cela m'est difficile. Ne 
trouvez-vous pas drôle qu'on dise à un homme : 
« Monsieur, je me crois un des quarante hommes 
de France les plus spirituels, je vous vaux bien, » 
et autres facéties 7 II faut traduire cela en termes 
honnêtes et variés, suivant les personnes. Voilà le 
métier que je fais et qui m'ennuierait fort s'il se 
prolongeait. Le 1& correspond aux ides de mars, 
jour de la mort de mon héros, feu César. Cela est 
ominousy n'est-ce pas 7 



• 



A UNE INCONNUE. 1j3 



LVII 

Paris, yendredi matin, 13 mars 1843. 

Voici votre cravate. Elle s'est retrouvée samedi 
dernier dans rantichambre de Son Altesse royale 
monseigneur le duc de Nemours. Personne ne 
m'a demandé d'explications de sa présence dans 
ma poche. Je vous l'aurais envoyée plus tôt si 
je n'avais voulu ajouter le désir de retrouver 
votre propriété à celui de me donner de vos nou- 
velles, le constate que, bien que le premier soit 
très-vif, il n'a pu triompher de l'indifférence que 
vous avez sur le second point. Pourquoi avez-vous 
si grand'peur du froid ? Il me semble que nous avons 
fait une fois un essai de neige qui n'a pas trop 
mal réussi. Voici le dégel qui va rendre les rues 
impraticables pour je ne sais combien de temps. 
Répondez-moi vite. Je vois avec peine que vous 
aimez à tourmenter 



15i LETTRES 



LVIII 

Paris, 11 mars 1843. 

C'est une grosse faute et presque un crime que 
de ne pas profiter du temps admirable qu'il fait. 
Que diriez-vous d'une grande promenade pour 
demain jeudi? Vous deviez m'avertir.la pre- 
mière, mais vous vous en gardez bien. Il faut 
absolument que nous allions saluer les premières 
feuilles. Elles poussent à vue d'œil. Je pense 
aussi à l'influence que le soleil exerce sur votre 
humeur, à ce que vous m'avez dit. Je voudrais en 
faire l'épreuve. Moi, je vous aime dans tous les 
temps ; mais je crois que le bonheur de vous voir 
est plus bonheur avec du soleil. Adieu. 



LIX 



Paris, samedi soir, mars 1843. 



Pas la moindre trace de repentir dans votre 
lettre. Je regrette la pipe ambrée que vous aviez 



A UNE INCONNUE. iS5 

choisie. Il y avait quelque chose de particulière- 
ment agréable à porter souvent à ma bouche un 
don de vous. Mais soit fait' ainsi que vous voulez; 
c'est ce que je dis fort couvent, et toujours sans 
que ma résignation me profite. 

Je suis complètement abruti par le métier que 
je fais. La cathédrale me pèse de tout son poids 
sur les épaules, sans compter l'espèce de respon- 
sabilité que j'ai acceptée dans un moment de zèle 
dont je merepens fort aujourd'hui. J'envie beau- 
coup le sort des femmes, qui n'ont rien à faire qu'à 
tâcher de se faire belles, et préparer l'efiet qu'elles 
veulent produire sur les autres. Les autres, cela 
me semble un vilain mot, mais je crois qu'il vous 
préoccupe plus que moi. Je suis très en colère 
contre vous, sans bien en savoir la cause ; mais il 
doit y en avoir une très-réelle, car je ne saurais 
avou* tort. Il me semble que tous les jours vous 
êtes plus égoïste. Dans nousy vous ne cherchez 
jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus 
elle me parait triste. 

Si vous n'avez pas écrit pour ce livre à Londres, 
n'écrivez pas ; il est absurde de charger une 
femme de semblable commission. Bien que je 



156 LETTRES 

tienne beaucoup à un livre rare, je ne voudnds 
pas que vous pussiez causer l'ombre d'un étonne- 
meat en le demandant. L'éditeur du livre est un 
quaker très-vertueux, dit-on, lequel aurait eu un 
peu tard des preuves que les catholiques espa- 
gnols du XV® siècle étaient des gens sans moralité, 
malgré. l'Inquisition, et peut-être à cause d'elle. 
L'exemplaire original et unique a coûté quinze 
cents livres sterling. Il a cent et quelques pages. 
J'ai eu tort de vous en parler et plus tort de réflé- 
chir si tard à l'énormité de la chose. Adieu .. . 

Voici la lettre que j'allais vous faire porter 
quand j'ai reçu la vôtre. J'ai été tellement occupé 
par mes rapports et mes enquêtes, que je n'ai pu 
vous écrire plus tôt. Je vous proposais une prome- 
nade mardi, à condition que nous aurions une 
heure de plus. Dites-moi si vous êtes libre mardi. 
Votre distraction est fort jolie, mais y suis-je 
pour quelque chose? That is the question. Quels 
pardons avez-vous à me demander? vous ne sentez 
pas ce que je sens. Nous sommes si différents, 
qu'à peine pouvons-nous nous comprendre. Tout 
cela n'empêche ' pas que j'aurai grand plaisir 



A UNE INCONNUE. 157 

à VOUS voir et que je vous remercie de votre der- 
nière lettre, qui est très-aimable. Vous ne m'avez 
pas dit où vous alliez à la campagne, ni quand 
vous partiez. J'irai à Rouen dans quelques jours. 
Adieu encore ; j'espère vous voir mardi, j'es- 
père que vous serez en belle humeur et moi 
moins triste que je ne suis aujourd'hui. 



LX 



Jeudi soir, 15 mars 1843. 

Cela m'a fait un sensible plaisir S d'autant plus 
que je m'attendais à une défaite. On m'apportait 
les bulletins à mesure qu'ils s'élaboraient. 11 me 
semblait impossible de réussir; ma mère, qui 
souffrait depuis quelques jours d'un rhumatisme 
aigu, a été guérie du coup. — J'en ai d'autant plus 
envie de vous voir. Essayez si je. vous en aime 
mieux ou moins, et cela le plus tôt possible. )e suis 
harassé des courses que j'ai faites, car il faut 

1. Sa nomination comme membre de l'Académie française. 



158 LETTRES 

maintenant remercier, et remercier amis et enne- 
mis, pour montrer qu'on a de la grandeur d'âme. 
J*ai le bonheur d'avoir été black-boulé par des 
gens que je déteste, car c'est un bonheur que de 
n'avoir pas le fardeau de la reconnaissance à 
l'égard des personnes qu'on estime peu. Écrivez- 
moi, je vous prie, quand vous voulez que nous 
nous voyions. 

J'ai bien envie que nous fassions quelque 
longue promenade. 

Vous êtes sorcière, en effet, d'avoir si bien 
deviné l'événement. Mon Homère m'avait trompé, 
ou bien c'est à M. Yatout que s'adressait sa pré- 
diction menaçante. 

Adieu, dearest friendl Entre mes épreuves à 
corriger, mon rapport à faire, et un peu aussi 
le tracas que j'ai eu depuis trois jours, je n'ai 
guère trouvé le temps de dormir. Je vais essayer. 
— J'aurais d'assez drôles d'histoires à vous con- 
ter des hommes et des choses. 



A UNE INCONNUE. 150 



LXI 



17 mars 1843. 



Je vous remercie bien de vos compliments, 
mais je veux mieux encore. Je veux vous voir et 
faire une longue promenade. Je trouve cependant 
que vous avez pris la chose trop au tragique. 
Pourquoi pleurez-vous 7 les quarante fauteuils ne 
valaient pas une petite larme. Je suis excédé, 
éreinté, démoralisé et complètement out of my 
witê. Puis Arsène Guillot fait un fiasco éclatant et 
soulève contre moi Findignation de tous les gens 
soi-disant vertueux, et particulièrementdes femmes 
à la mode qui dansent la polka et suivent les ser- 
mons du P. Ravignan ; tant il y a que Ton dit que 
je fais comme les singes, qui grimpent au haut des 
arbres et qui, arrivés sur la plus haute branche, 
font des grimaces au monde. Je crois avpir perdu 
des voix par cette scandaleuse histoire; d'un autre 
côté^ j'en gagne. Il se trouve des gens qui m'ont 
black-boulé sept fois et qui me disent qu'ils ont été 



iCO LETTRES 

mes plus chauds partisans. Ne trouvez-vous pas 
que cela vaut bien la peine de faire ainsi le péché 
de mensonge, surtout pour le gré que j'en sais aux 
gens? Tout ce monde où j'ai vécu presque uni- 
quement depuis quinze jours me fait désirer avi- 
dement de vous voir. Au moins, nous sommes 
sûrs l'un de l'autre, et, quand vous me faites des 
mensonges, je puis vous les reprocher et vous savez 
vous les faire pardonner. Aimez-moi, quelque 
vénérable que je sois devenu depuis bientôt trois 
jours. 

LUI 

Lundi soir, 81 mars 1843. 

Je suis très-triste et j'ai des remords de ma 
fureur d'aujourd'hui. La seule excuse que j'y 
trouve, c'est que la transition entre notre halte 
délicieuse dans cette espèce d'oasis si étrange 
et notre promenade a été trop brusquée, c'est 
tomber du ciel en enfer. Si je vous ai affligée, 
j'en suis aussi repentant que possible, mais j'es- 
père que je ne vous ai pas fait autant de peine 



A UNE INCONNUE. 161 

que j'en ressentais. Vous m'avez souvent reproché 
d'être indifTérent à tous; je suppose que vous 
vouliez dire seulement que j'étais peu démonstra- 
tif. Lorsque je sors de ma nature, c'est que je 
souffre beaucoup. Convenez aussi qu'il est bien 
triste, après tant de temps passé ensemble, aprà 
être devenus l'un pour l'autre ce que nous sommes, 
de vous voir toujours défiante pour moi. Le temps 
a été aujourd'hui comme notre humeur. Ce soir, 
le voilà rétabli, je pense. Les étoiles sont plus 
brillantes que jamais. Organisons quelque course 
moins orageuse. Adieu, plus de querelles; je 
tâcherai d'être plus raisonnable, tâchez d'être plus 
à vos premiers mouvements. 

LXIII 

Mars 1843. 

Moi, j'étais fatigué comme si j'avais fait quatre ou 
cinq lieues à pied, mais d'une fatigue si agréable, 
que je voudrais la sentir encore ; tout nous a si 
bien réussi , que , bien que je sois accoutumé à 
voir réussir un plan bien combiné, je partage votre 
étonnement. Être si libre et si loin du monde, et 
1. " 



102 LETTRES 

cela par les bienfaits de la civilisation, n'est- 
ce pas amusant? Sayez-vous pourquoi je n*ai 
pris qu'une fleur de ces jacinthes si jolies et si 
blanches, c'est que je voulais en garder pour une 
autre fois; qu'en dites-vous? D'ailleurs, en regar- 
dant sur ma carte, j'ai vu que nous avions fait 
une faute de géographie. Nous nous sommes 
trompés d'environ un quart de lieue ; nous devions 
aller plus loin ; mais ne regrettons rien, une autre 
fois nous ferons mieux. Pour une reconnaissance, 
tout n'a pas été mal. Vous avez été surtout excel- 
lente. Vous ne m'apprenez rien en me disant que 
vous m'avez rendu ce que je vous ai donné ; mais 
vous me faites presque autant de plaisir en me 
le disant, car cela me prouve que vous ne pensiez 
pas les cruelles choses que vous m'avez dites dans 
un de nos jours néfastes. Je les oublie tout à fait 
aujourd'hui; oubliez aussi mes colères et mes 
injures. Vous me demandez si je crois à l'âme. 
Pas trop. Cependant, en réfléchissant à certaines 
choses, je trouve un argument en faveur de cette 
hypothèse, le voici : Gomment deux substances 
inanimées pourraient-elles donner et recevoir une 
sensation par une féunion qui serait insipide sans 



A UNE INCONNUE. 1G3 

ridée qu'on y attache? Voilà une phrase bien 
pédantesque pour dire que, lorsque deux gens qui 
s'aiment s'embrassent, ils sentent autre chose que 
lorsqu'on baise le satin le plus doux. Mais l'argu- 
ment a sa valeui'. Nous parlerons métaphysique, 
si vous voulez, la première fois. C'est un sujet que 
j'aime beaucoup, car on ne peut jamais l'épuiser. 
Vous m'écrirez, n'est-ce pas, avant lundi, en me 
disant où nous nous trouverons? Il faut être là-bas 
kune heure, non à une demi-heure. Vous vous en 
souviendrez ; par conséquent, il faut nous mettre 
en marche à une demi-heure. Tout cela n'est-il 
pas clair? 

Il est quatre heures et demie, et il faut que je 
me lève avant dix heures. 



LXIV 



Lundi soir. Mars 1843. 



Je commence, je crois, à comprendre votre 
énigme. En réfléchissant à ce que vous m'avez 
dit aujourd'hui, j'arrive où m'avait déjà conduit 



iGl LETTRES 

4 

une espèce de divination instinctive; assurément, 
mon plus grand ennemi ou, si vous voulez, mon 
rival dans votre cœur, c'est votre orgueil ; tout ce 
qui le froisse vous révolte. Vous suivez votre idée, 
peut-être à votre insu, dans les plus petits 
détails. N'est-ce pas votre orgueil qui est satisfait 
lorsque je baise votre main? Vous êtes heureuse 
alors, m'avez-vous dit, et vous vous abandonnez 
à votre sensation parce que votre orgueil se plait 
à une démonstration d'humilité. Vous voulez que 
je sois statue parce qu'alors vous êtes ma vie. 
Mais vous ne voulez pas être statue à votre tour ; 
surtout, vous ne voulez pas cette égalité de 
bonheur donné et reçu, parce que tout ce qui est 
égalité vous déplaît. 

Que vous dirai-je à cela? que, si cet orgueil 
voulait se contenter de ma soumission et de mon 
humilité, il devrait être content ; je lui céderai 
toujours, pourvu qu'il laisse votre cœur suivre ses 
bons mouvements. Pour moi, je ne mettrai jamais 
sur une même ligne mon bonheur et mon orgueil, 
et, si vous vouliez me suggérer des formules 
d'humilité nouvelles, je les adopterais sans hési- 
ter. Mais pourquoi de l'orgueil, c'est-à-dire de 



.A UNE INCONNUE. 1G5 

l'égoisme, entre nous ? ôtes-vous donc insensible 
au plaisir de s'oublier l'un pour l'autre? Ce senti- 
ment d'amitié si étrange que nous éprouvons tous 
les deux quelquefois, qui, ce matin par exemple, 
nous a amenés là où nous n'avions aucune raison 
d'aller, n'est-ce pas une puissance plus douce et 
plus vive que toutes celles que vous pourrait 
donner votre démon d'orgueil ? Vous avez été si 
aimable ce matin, que je ne veux ni ne peux 
vous quereller. Je suis cependant d'une humeur 
affreuse. Je vous dissds que j'allais m' ennuyer à 
un dîner. Figurez-vous que je me suis trompé de 
jour, que j'ai mortellement contrarié des gens 
qui ne m'attendaient pas et qui me l'ont bien 
rendu. J'ai passé ma soirée à regretter de n'être 
pas seul chez moi avec mes souvenirs. Je m'at- 
tends à une mauvaise lettre de vous. J'ai voulu 
vous écrire le premier, car je serai furieux sans 
doute après-demain. Vous me rendrez doux 
comme un mouton si vous voulez. Voilà l'hiver 
revenu tout à fait. Gomment avez-vous supporté 
le froid de l'autre jour? celui-ci ne vous effraye- 
t-il pas? Je ne sais si vous ferez bien de sortir de- 
main ; je crains la responsabilité du conseil, et 



1G6 LETTRES 

j'aime mieux que vous décidiez. Voilà encore de 
l'humilité. 



LXV 



Vendredi, 29 mars 18i3. 

Je sens, par une de ces intuitions ofthe mind's 
eycy que le temps sera beau encore pour quelques 
jours, mais qu'il se gâtera pour longtemps. D'un 
autre côté, notre promenade de Y autre jour, ayant 
été à peu près manquée, doit être considérée 
conmie non avenue. Les ours seuls en ont pro- 
fité. Je leur envie l'intérêt que vous leur portez, 
et j'ai le dessein de me faire faire un costume qui 
me donne une partie de leurs charmes. Jusqu'à 
présent, nous avons toujours marché de l'est au 
sud. Il me semble que nous pourrions essayer de 
la marche contraire. Nous irions chercher d'abord 
notre barrière et le ruisseau peu limpide qui coule 
auprès. Nous finirions par où nous commençons 
ordinairement. Le diable, c'est que j'ai à travail- 
ler dans ce moment plus que d'ordinaire. Cepen-> 



A UNE INCONNUE. 1C7 

dant, si vous pouviez samedi, à trois heures, 
nous ferions notre voyage de découverte jusqu'à 
cinq heures et demie ; sinon, il faudrait ajourner à 
lundi, ce qui serait bien long. Si vous saviez 
comme vous étiez gentille l'autre jour, vous ne 
voudriez jamais être taquine comme vous Têtes 
quelquefois. J'aurais voulu vous voir encore plus 
franche; mais il me semblait pourtant que vos 
pensées étaient toutes révélées pour moi, bien 
que vos paroles fussent plus entortillées que 
l'Apocalypse. Je voudrais que vous eussiez la cen- 
tième partie du plaisir que j'ai à vous voir penser. 
Pour moi, c'était un bonheur si grande que je 
crains trop qu'il ne soit pas partagé. Il y a deux 
personnes en vous. Vous n'êtes plus comme Cer- 
bère, vous voyez. De trois, vous voilà réduite à 
deux. L'une, qui est la meilleure, est tout cœur 
et toute âme. L'autre est une jolie statue bien polie 
parle monde, bien drapée de soie et de cachemire; 
c'est un charmant automate dont les ressorts sont 
le plus habilement arrangés qui se puissent voir. 
Lorsqu'on croit parler à la première, on trouve la 
statue. Pourquoi faut-il que cette statue soit si 
gentille! Autrement, j'espérerais que, comme les 



1G8 LETTRES 

vieux chênes d'Espagne, vous perdriez votre 
écorce en vieillissant. 

Il vaut mieux que vous restiez telle que vous 
êtes, mais que la première personne commande 
davantage à son automate. Voilà bien des méta- 
phores où je m'embrouille. 

Je pense en ce moment à une main blanche. 11 
me semblait que j'avais envie de vous gronder. 
Mais je ne me rappelle plus bien le pourquoi. 
C'est moi maintenant qui ai des courbatures. 
J'étais accablé en rentrant l'autre jour, et je n'ai 
pas, comme vous, la ressource de dormir douze 
heures. Il est vrai que je tiens moins que vous à 
ne pas m'user. J'espère avoir une lettre de vous 
demain, mais vous m'en écrirez une autre pour 
me dire si samedi ou lundi... Troisième combinai- 
son : samedi jusqu'à quatre heures, et lundi de 
deux heures à cinq, Ce serait une perfection, ce 
me semble. Il faudrait que j'eusse votre réponse 
samedi avant midi. 



A UNE INCONNUE. 109 



LXVl 

Vendredi soir, 8 avril. 

J'ai depuis deux jours une horrible migraine, 
et vous m'écrivez toute sorte de méchancetés. Le 
pire, c'est que vous n'avez pas de remords, et 
j'avais quelque espoir que vous en auriez. Je suis, 
si accablé, que je n'ai pas même la force de vous 
dire des injures. Quel est donc ce miracle dont 
vous parlez? Le miracle serait de vous rendre 
moins entêtée, et je ne le ferai jamais. Gela est trop 
au-dessus de mon pouvoir. Il faudra donc attendre 
à lundi pour savoir le mot de l'énigme, puisque 
vous ne pouvez demain. Savez-vous qu'il y aura 
huit jours que nous ne nous sommes vus? Il y avait 
longtemps que nous n'avions tant attendu. En re- 
vanche, il faudra faire une longue promenade et 
tâcher qu'elle se passe sans disputes. A deux 
heures, si vous voulez bien. Je compte précisé- 
ment sur le soleil. Votre pensée de Wilhelm 



170 LETTRES 

Meister est assez jolie, mais ce n'est qu'un so- 
phisme^ après tout. 

On pourrait dire avec presque autant d'exacti- 
tude que le souvenir d'un plaisir est une espèce 
de peine. Gela est vrai surtout des demi-plaisirs, 
je veux dire de ceux qui ne sont pas partagés. 
Vous aurez ces vers si vous y tenez. Vous aurez 
même votre portrsdt en Turquesse, que j'ai un peu 
arrangé. Je vous ai mis un narghilé à la main 
pour plus de couleur locale. Quand je dis vous 
aurez tout cela, je veux dire en payant. Si vous ne 
vous exécutez pas de bonne grâce, songez que j'ai 
une terrible vengeance. On m'a demandé aujour- 
d'hui un dessin pour un album qui se vendra au 
profit du tremblement de terre. Je donnerai votre 
portrait. Qu'en dites-vous? Je me demande quel- 
quefois comment je ferai dans cinq ou six semaines 
d'ici, quand nous ne nous verrons plus. Je ne 
m'accoutume pas à cette idée-là. 



A UNE INCONNUE. 171 



LXVII 

Paris, 15 avril 1843. 

J'avais si grand mal aux yeux ce matin et hier» 
que je n'ai pu vous écrire. Je suis un peu mieux 
ce soir et je ne pleure plus guère. Votre lettre est 
assez aimable, contre votre ordinaire. Il v a 
même une ou deux phrases tendres, sans mais 
et sans secondes pensées. Nous avons des idées 
très-différentes sur une foule de choses. Vous ne 
comprenez pas ma générosité de me sacrifier 
pour vous. Vous devriez me remercier pour m' en- 
courager. Mais vous croyez que tout vous est dû. 
Pourquoi faut-il que nous nous rencontrions si 
rarement dans nos manières de sentir ! Vous avez 
fort bien fait de ne pas parler de Catulle. Ce n'est 
pas un auteur à lire pendant la semaine sainte, 
et il y a dans ses œuvres plus d'uiî passage im- 
possible à traduire en français. On voit très-bien 
ce qu'était l'amour à Rome vers l'an 50 avant 
J.-C, C'était un peu mieux cependant que l'amour 



172 LETTRES 

à Athènes au temps de Périclës. Déjà les femmes 
étaient quelque chose. Elles faisaient faire des 
bêtises aux hommes. Leur pouvoir est venu, non 
du christianisme, comme on le dit ordinairement, 
mais je pense par l'influence qu'exercèrent les 
barbares du Nord sur la société romaine. Les Ger- 
mains avaient de Texaltation. Ils aimaient l'âme. 
Les Romains n'aimaient guère que le corps. Il est 
vrai que longtemps les femmes n'eurent pas 
d'âme. Elles n'en ont point encore en Orient, et 
c'est grand dommage. Vous savez comment deux 
âmes se parlent. Mais la vôtre n'écoute guère la 
mienne. 

Je suis content que vous fassiez cas des vers de 
Musset, et vous avez raison de le comparer à Ca- 
tulle. Catulle écrivait mieux sa langue, je crois, 
et Musset a le tort de ne pas croire à l'âme plus 
que Catulle, que son temps excusait. Il est une 
heure tout à fait indue. Je vous dis adieu pour 
bassiner mon œil. le pleure en vous écrivant. A 
lundi. Priez pour que nous ayons un beau soleil. 
Je vous apporterai un livre. Mettez vos bottes de 
sept lieues. 



A UNE INCONNUE. 173 



LXVIII 

Paris, 4 mai 1843. 

/e ne dors plus du tout et je suis d'une hu- 
meur de chien. J'aurds bien des choses à dire à 
votre lettre. Je ne commencerai pas, à cause de 
cette humeur, ou plutôt je tâcherai de la modérer 
un peu. Votre distinction entre les deux moi est 
fort jolie. Elle prouve votre profond égoïsme. 
Vous n'aimez que vous, et c'est pour cela que 
vous aimez un peu le moi qui ressemble au vôtre. 
Plusieurs fois avant-hier, j'en ai été scandalisé. J'y 
pensais assez tristement pendant que vous n'étiez 
occupée qu'à contempler les arbres à votre ma- 
nière. Vous avez bien raison d'aimer les chemins 
de fer. Dans quelques jours, on ira en trois heures 
à Rouen et à Orléans. Pourquoi n'irions-nous pas 
voir Saint-Ouen? Mais qu'y avait-il de plus beau 
que nos bois l'autre jour? Il me semble seulement 
que vous auriez dû rester plus longtemps. Lors- 
qu'on a assez d'imagination pour expliquer natu- 
rellement cette branche de lierre, on doit ne pas 



174 LETTRES 

être en peine de trouver remploi de quelques 
heures. Vous avez donc porté ce lierre dans vos 
cheveux le soir? Je ne me doutais guère que ce- 
lui-ci devait servir à favoriser vos coquette- 
ries. 

Je suis tellement mécontent de vous, que voos 
trouverez peut-être que j'ai trop du moi que vous 
aimez. En vérité, je crois que je mettrai à exécu- 
tion la menace que je vous ai faite un jour. 

Comment avez- vous trouvé le feu d'artifice? 
J'étais chez une Excellence qui a un beau jardin 
d'où nous l'avons bien vu. Le bouquet m'a paru 
bien. Ce doit être fort supérieur à un volcan, car 
l'art est toujours plus beau que la nature. Adieu, 
Tâchez de penser un peu à moi. 

Nos promenades sont msdntenant une partie de 
ma vie, et je ne comprends guère comment je 
vivsds auparavant. Il me semble que vous en pre- 
nez votre parti très -philosophiquement. Hais 
comment serons-nous quand nous nous reverrons? 
11 y a six mois, nous reprenions notre conversa- 
tion interrompue presque au même mot où nous 
en étions restés. En sera-t-il de même? Je ne sais 
quelle crainte j'ai que je vous retrouverai toute 



A UNE INCONNUE. 175 

autre. Chaque fois que nous nous voyons, vous 
êtes armée d'une enveloppe de glace qui ne fond 
qu'au bout d'un quart d'heure. Vous aurez 
amassé à mon retour un véritable iceberg. Allons, 
il vaut mieux ne pas penser au mal avant qu'il 
arrive. Rêvons toujours. Croiriez -vous qu'un 
Romain pût dire de jolies choses et qu'il pût être 
tendre? Je veux vous montrer lundi des vers 
latins, que vous traduirez vous-même et qui 
viennent comme de cire à propos de nos disputes 
ordinaires. Vous verrez que l'antiquité vaut mieux 
que votre Wilhelm Meister. 



LXIX 

Mercredi, Juin 1843. 

Votre lettre était si bonne et si aimable, qu'elle 
a enlevé jusqu'au dernier nuage qui pouvait res- 
ter après l'orage de l'autre jom\ Mais il me 
semble que nous ne serons sûrs tous les deux 
d'avoir oublié que lorsque nous aurons mis d'au- 
tres souvenirs entre notre querelle. 

Poui'quoi ne nous vemons-nous pas vendredi 7 



176 LETTRES 

Si cela ne vous dérange pas, vous me ferez le 
plus grand plaisir. J'espère qu'il fera beau temps. 
Vous me promettez, d'ailleurs, de me dire quelque 
chose qui doit être trop important pour pouvoir 
être différé. J'apporterai un livre espagnol et nous 
lirons, si vous voulez. Vous ne m'avez pas dit si 
vous me payeriez mes leçons. Le temps qiû ne se 
passe pas à dire ce que vous appelez des folies 
me semble si mal employé, qu'il faut du moins 
que j'y gagne quelque chose. En fait d'impossi- 
bilités, ne pourrais-je aller vous voir et vous don- 
ner des leçons d'espagnol à domicile? Je m'ap- 
pellerais don Furlano, etc., et vous serais adressé 
par madame de P*^^ comme une victime de la 
tyrannie d'Espartero. Je commence à trouver un 
peu dure cette dépendance où nous sommes du 
soleil et de la pluie* Je voudrais bien aussi faire 
votre portrait. Vous promettez souvent d'inventer 
quelque chose. Vous prétendez gouverner, mais 
en vérité vous vous acquittez assez mal de votre 
charge. Je ne puis juger que très-imparfaitement 
de vos possibles et de vos impossibles. Si vous 
méditiez sur le joli problème de se voir le plus 
souvent possible, ne feriez-vous pas une bonne 



A UNE INCONNUE. 177 

action? J'aurais encore bien des choses à vous 
dire, mais il faudrait vous reparler de notre que- 
relle et je voudrais en anéantir le souvenir. Je ne 
veux penser qu'au raccommodement qui s'en est 
suivi et que vous avez l'air de regretter. Ce se- 
rait cruel. Je suis bien assez fâché de devoir à un 
si mauvais motif tant de bonheur. 

Adieu. Pensez à votre statue et animez-la sans 
la tourmenter d'abord. 



LXX 



Paris, 14 Juin 1843. 



Je suis bien heureux d'apprendre que vous 
allez mieux et bien fâché que vous ayez pleuré. 
Vous vous méprenez toujours sur le sens de mes 
paroles. Vous voyez de la colère ou de la méchan- 
ceté où il n'y a que de la tristesse. Je ne me 
souviens plus de ce que je vous ai dit cette fois, 
mais je suis sûr que je n'a] voulu dire qu'une 
chose, c'est que vous m'avez fait beaucoup de 
peine. Tous ces querelles qui surviennent entre 

I. 12 . 



173 LETTRES 

Dous me prouvent que nous sommes très-diffé- 
rents, et, comme, malgré cette différence-là, il y 
â entre nous une affinité grande, — c'est le Wahl- 
verwandschaft de Goethe, — il résulte néceàsaire- 
ment un combat qui me fait souffrir. Lorsque je 
dis que je souffre» ce ne sont pas des reproches 
que je vous adresse. Je vois en noir ce qu'un 
instant auparavant j'avais vu en couleur de rose. 
Vous savez très-bien effacer ce noir avec deux 
paroles, et, ce soir, en lisant votre lettre, je 
pense avec bonheur que le soleil n'est peut-être 
pas perdu. Mais votre système de gouvernement 
est toujours le même ; vous me ferez toujours 
enrager après m'avoir rendu par moments très- 
heureux. Quelqu'un plus philosophe que moi 
prendrait le bonheur quand il vient et ne se 
fâcherait pas du mal. C'est le défaut de ma 
nature de me rappeler tout le mal passé quand je 
souffre ; mais aussi je me rappelle tout le bon- 
heur quand je suis heureux. J'ai beaucoup tra- 
vaillé à vous oublier depuis tantôt trois semaines, 
mais je n'y ai pas trop bien réussi. L'odeur de 
vos lettres a été une difficulté très-grande à la 
tâche que je m'étais imposée. Vous souvenez-vous 



A ONE INCONNUE. 179 

que j'ai senti cette odeur indienne un jour que 
nous nous sommes fait beaucoup de peine et aussi, 
je crois, beaucoup de plaisir ? 

Je suis accablé d'affaires. 

Écrivez -moi vite. J'ai travaillé beaucoup et 
à de drôles de choses. Je vous en parlerai quand 
nous nous verrons. 



LXXI 

Paris, samedi soir, 23 Juin 1843. 

Je commençais à être fort en peine de vous. Je 
craignais que l'humidité ne vous eût fait mal et 
je me reprochais de vous avoir raconté si longue- 
ment cette sotte histoire. Puisque vous ne vous 
êtes pas enrhumée et que vous n'avez pas eu de 
colères rentrées, je puis à mon tour me rappeler 
avec bonheur tous les moments que nous avons 
passés ensemble. Je trouve comme vous que, ce 
jour-là, nous avons été plus parfaitement — si par- 
faitement peut comporter du plus ou du moins — 
heureux que jamais. A quoi cela tient-il ? Nous 
n^avons rien dit ni fait d'extraordmaire, si ce 



igO LETTRES 

n'est de ne pas nous quereller. Et remarquez, s'il 
vous plaît, que c'est de vous que les disputes 
viennent toujours. Je vous ai cédé sur une infinité 
de points, et je n'ai pas été de mauvaise humeur 
pour cela. Je voudrais bien que le bon souvenir 
que vous gardez de cette journée vous profitât 
pour l'avenir. Pourquoi ne me dites-vous pas 
tout de suite ce que vous expliquez dans votre 
lettre tellement quellement, mais avec une cer- 
taine franchise qui me platt? 

Je suis flatté que mon conte vous ait amusée; 
mon amour-propre d'auteur s'est offensé pour- 
tant que vous vous soyez contentée de l'analyse 
assez décousue que je vous en ai faite. J'es- 
pérais que vous auriez demandé à le lire ou à 
Tentendre. Mais, puisque vous ne voulez pas, il 
faut en prendre son parti. Néanmoins, s'il faisait 
beau mardi, qui nous empêcherait de nous asseoir 
tous les deux sur nos sièges rustiques, et moi de 
vous faire la lecture? Il y en a pour une heure. Le 
mieux, c'est de nous promener tout bonnement. 
Le voulez-vous? Le programme sera de ne pas 
se disputer. Écrivez- moi vos intentions suprêmes. 



A UNE INCONNUE. 181 

J'ai reçu madame de M*** et ses filles, florissantes 
toutes les trois. Rien de fixé pour mon départ. Il 
est fort prochain suivant toute apparence, mais 
pourtant ce n'est pas à un adieu définitif qu'il faut 
vous attendre* 



LXXII 

Paris, Juillet 1843. 

Vous avez rsdson d'oublier les querelles si vous 
pouvez en venir à bout. Elles se grossissent, 
comme vous le dites fort bien, lorsqu'on les exa- 
mine de près. Le mieux est de rêver toujours le 
plus longtemps possible, et, comme nous pouvons 
faire toujours le même rêve, cela ressemble fort 
à une réalité. Je vais assez bien depuis hier. J'ai 
dormi, ce qui ne m'était pas arrivé depuis long- 
temps. Il me semble même que je suis en meilleure 
humeur depuis que je me suis soulagé en exha- 
lant mes vapeurs l'autre jour. C'est dommage 
que nous ne nous voyions pas le lendemain 
d'une querelle. Je suis sûr que nous serions par- 
faitement aimables l'un pour l'autre. Vous m'aviez 
promis de m'indiquer un jour; mais vous n'y 



182 . LETTRES 

avez pas pensé, ou, ce qui serait plus mal, vous 
avez cru indecorom de le faire. C'est cette 
préoccupation que vous avez sans cesse qui nous 
est bien souvent un sujet de brouillerie. A mesure 
que le moment de ne plus vous voir approche, je 
me sens plus mécontent de moi, et, pour le résul- 
tat, c'est comme si j'étais mécontent de vous. J'ai 
bien pu dire que vous vous contraignez beaucoup 
pour me plaire ; je me prends sans cesse à me 
mettre en fureur contre cette contrainte même 
qui, dans ce qu'elle a de plus agréable, cache tou- 
jours un fond horriblement triste; mais rêver, 
c'est le plus sage. A quand? voilà toute la question. 
Vous devriez bien me traduire un livre allemand 
qui me met au supplice. Rien n'est plus enra- 
geant qu'un professeur allemand qui croit avoir 
une idée. Le titre est tentant : dos Provocations-- 
verfahren der Borner , 



LXXIII 

Paris, Juillet 18i3. 

Voilà une lettre de vous bien aimable et près- 



A UNE INCONNUE. 1S3 

que tendre. Je voudrais être en disposition moins 
mélancolique pour en jouir entièrement. Tout ce 
que je puis faire de mieux, c'est de vous remer- 
cier de tout ce qu'il y a de bon dans cette lettre 
et de ne pas vous parler des idées plus ou moins 
tristes qui me viennent à son sujet. Le malheur, 
c'est que je ne rêve pas aussi complètement que 
vous. Mais laissons cela et parlons d'autre chose. 
Je partirai dans dix jours. J'ai été hier à la cam- 
pagne faire une visite et j'en suis revenu très-las 
et très-triste. Las, parce que je me suis ennuyé, 
et triste, parce que je songeais que c'était un beau 
jour perdu. Ne vous faites-vous jamais un pareil 
reproche ? J'espère que non. Quelquefois, je crois 
que vous sentez tout ce que je sens, puis vien- 
nent des drawbacks, et alors je doute de tout. 

Adieu ; si je continuais à vous écrire, je dirais 
des choses que vous ne comprendriez pas comme 
je les dirais 



us LETTRES 



LXXIV 

Jeadisoir, 28 Juillet 184X 

J'ai lu votre lettre (je parle de la première) une 
vingtaine de fois au moins depuis que je l'ai reçue, 
et, chaque fois, elle m'a fait éprouver une impres- 
sion nouvelle et en général fort triste, mais jamais 
elle ne m'a mis en colère. J'ai cherché très-inu- 
tilement à y répondre. J'ai pris très-inutilement 
un grand nombre de partis, et je reste ce soir 
aussi incertain et aussi triste que la première 
fois. Vous avez assez bien deviné mes pensées, 
peut-être pas entièrement. Vous ne pourriez 
jamais les deviner toutes. J'en change d'ailleurs 
si souvent, que ce qui est vrai dans un moment 
cesse de l'être quelque moments après. Vous 
avez tort de vous accuser. Vous n'avez, je pense, 
pas d'autre reproche à vous faire que ceux que je 
me fais. Nous nous laissons rêver sans vouloir 
être éveillés. Peut-être sommes-nous trop vieux 
pour rêver ainsi de propos délibéré. Pour ma 



A UNE INCONNUE. 185 

part) j'approuve le mot de ce Turc; mais rien, ne 
serait-ce pas le pire ? J'ai beaucoup varié sur ce 
point. Plusieurs fois, il m'est venu en tète de ne 
pas vous répondre et de ne plus vous voir. Cela 
est fort raisonnable et peut très-bien se soutenir. 
L'exécution est plus difficile. À ce propos, vous 
avez tort de m' accuser de ne plus vouloir nous 
voir. Je n'en ai pas dit un mot. Est-ce encore une 
pensée que vous avez surprise? Vous» au con- 
traire, vous me la dites très-nettement. Il y 
aurait encore autre chose à faire : ce serait de ne 
pas s'écrire un mot pendant le voyage que je 
vais faire, de penser à nous ou à toute autre 
chose, et de se revoir ou de ne pas se revoir au 
retour, suivant que la réflexion le conseillerait. 
Gela est encore assez rsdsonnable, mais d'exécu- 
tion embarrassante. Quand je ne pense plus à votre 
lettre et seulement à votre amabilité, savez-vous 
ce que je voudrais ? c'est nçus revoir encore une 
fois. Cette affaire de l'hôtel de Cluny m'a forcé à 
retarder mon départ. Je devrais être en route. Je 
crains de ne pouvoir pas signer un maudit pro- 
cès-verbal où il faut que mon nom soit avant 
lundi. Puisque vous aviez envie de me parler 



ÎSO LETTRES 

lundi, peut-être n'auriez-vous pas d'objections à 
me dire définitivement adieu samedi. 

En vous parlant de cela, j'ai peut-être tort. 
Dieu sait en quelle disposition vous êtes 1 Âpres 
tout, vous pouvez fort bien dire non. Je vous pro- 
mets de ne m'en pas fâcher. 



LXXV 



Paris, Jeudi soir, 2 août 1843. 



Je suis moins poétique que vous. La j^m eOpuo- 
^£17), c'est-à-dire la large terre, malgré le 
mackintosh, était encore plus froide que vous, et 
j'en suis enrhumé, mais sans rancune. J'en aurais 
à lire tout ce que vous me dites et que vous 
croyez agréable. Combien de mais toujours I que 
vous êtes ingénieuse à ôter aux autres et à vous- 
même l'enchantement qu'ils peuvent avoir! Je 
dis enchantement, et j'ai tort sans doute ; car je 
ne crois pas que les marmottes en aient. Vous 
étiez un de ces jolis animaux-là avant que Brahma 
envoyât votre âme dans un corps de femme. A 



A UNE INCONNUE. 187 

la vérité, vous vous réveillez quelquefois» et, 
comme vous dites fort bien, c'est pour quereller. 
Soyez donc bonne et gracieuse comme vous savez 
l'être. Malgré ma mauvaise humeur, j'aime 
mieux vous voir avec vos grands airs indifférents 
que de ne pas vous voir du tout. Je vous disais 
bien que toute cette botanique ne valait rien ; 
mais vous voulez toujours faire à votre tête. J'ai 
découvert des choses enccnre plus curieuses que 
des courses champêtres sur des indices moins 
évidents. Croyez-moi, jetez au feu toutes ces 
fleurs fanées, et venez en chercher de nouvelles. 
Adieu. 



LXXVI 



Paris, 5 août 1843. 



J'attendais une lettre de vous avec bien de 
l'impatience, et plus elle tardait, plus je m'atten- 
dais à des seconds mouvements et à toutes leurs 
vilaines conséquences. Gomme j'étais préparé à 
toutes les injures de votre part, votre lettre m'a 
paru meilleure qu'en un autre moment. Vous me 



188 LETTRES 

dites que vous avez été heureuse aussi, et ce mot 
efface tous les autres qui précèdent et qui suivent 
pour l'affaiblir. C'est ce que vous m'avez dit de 
mieux depuis longtemps, c'est presque la seule 
fois où je vous ai senti un cœur fait comme un 
autre. Quelle radieuse promenade ! Je ne suis nulle- 
ment malade et j'étais l'autre jour assez heureux 
pour en garder de la santé et de la bonne 
humeur pour longtemps. Si «le bonheur passe 
vite, il peut se renouveler. Malheureusement, le 
temps se gâte, puis vous parlez de voyage. Peut- 
être cette pluie vous a-t-elle ôté l'envie de 
courir. Pour moi, elle m'ôte jusqu'à la force de 
faire des projets. Pourtant, s'il y avait un bon 
jour avant votre départ, ne ferions-nous pas 
bien d'en profiter et dédire adieu pour longtemps 
à notre parc et à nos bois? Je ne reverrai plus 
leurs feuilles de cette année du moins, et cette 
idée-là m'attriste. J'espère que vous les regrette- 
rez aussi. Quand vous verrez un rayon de soleil, 
prévenez-moi, et allons retrouver nos châtaignes 
et notre montagne. Vous avez pensé à moi et à 
nous pendant un moment bien court, mais le 
souvenir n'en reste-t-il pas bien longtemps 7 



A CNE INCONNUE. 180 



LXXVU 

Vézelay, 8 août 18 i3, au soir. 

Je vous remercie de m'avoir écrit ua mot 
avant mon départ. C'est l'intention qui m'a fait 
plaisir et non l'expression de votre lettre. Vous 
me dites des choses fort extraordinaires. Si vous 
pensez la moitié de ce que vous dites, le plus 
sage serait de ne plus nous revoir. L'affection que 
vous avez pour moi n'est chez vous qu'une espèce 
de jeu d'esprit. Vous êtes toute esprit. Vous êtes 
une de ces chilly women of the Northy vous ne 
vivez que par la tète. Ce que je pourrais vous 
dire, vous ne le comprendriez pas. J'aime mieux 
vous répéter encore que je suis fâché de vous 
avoir fait de la peine, que c'a été indépendant de 
ma volonté et que je vous en demande pardon. 
Nos caractères sont aussi différents que nos sta- 
mina. Que voulez-vous I vous pouvez quelquefois 
deviner mes pensées, mais vous ne me compren- 
drez jamais. 



190 LETTRES 

Je suis ici dans une horrible petite ville perchée 
sur une haute montagne, assassiné par les proTin- 
ciaux, et fort préoccupé d'un speech que je dois 
faire demain. Je représente, et vous me connais- 
sez assez pour savoir combien le métier d'homme 
public m'est odieux. J'ai pour me consoler un 
compagnon de voyage très-aimable et une admi- 
rable église qui me doit de ne pas être par terre à 
l'heure qu'il est. Lorsque j'ai vu cette église pour 
la première fois, c'était fort peu de temps après 
TOUS avoir vue à ***. Je me demandais aujourd'hui 
si nous étions plus fous alors que maintenant. 

Ce qu'il y a de certain, c'est que nous nous 
faisions Tun de l'autre une idée probablement 
très-différente de celle que nous avons mainte- 
nant. Si nous avions su alors combien nous nous 
ferions enrager l'un l'autre, croyez-vous que 
nous nous serions revus? Il fait un froid affreux, 
de la pluie et des éclairs au milieu de tout cela. 
J'ai une rame de prose officielle à écrire, et je 
vous quitte d'autant plus facilement que ce ne 
sont pas des tendresses que j'aurais à vous dire. 
Je suis aussi mécontent de moi-même que de 
vous. C'est cependant la force des choses à qui 



aUNEINCONNDE. 19t 

j'en veux le plus. Je serai à Dijon dans quelques 
jours. Si vous vouliez m'écrire là, vous me feriez 
plaisir, surtout si vous trouviez sous votre plume 
quelque chose de moins brutal que votre der- 
nière lettre. Vous ne pouvez vous faire une idée 
d'une de nos soirées d'auberge. Parmi les idées 
les plus riantes qui me viennent à l'esprit, je 
pense à aller passer quelque part en Italie le 
temps qui doit s'écouler entre ma tournée et le 
voyage d'Alger* Je me figure que, de votre côté, 
vous avisez aux moyens d'être à la campagne 
lorsque je reviendrai à Paris. Que deviendront 
tous ces projets-là? En partant, j'ai vu M. de 
Saulcy, qui venait de recevoir une lettre de Metz. 
On lui faisait un grand éloge de votre frère, qui 
plaît beaucoup aux gens à qui on l'a recommandé. 
Je vous aurais écrit cela plus tôt sans les mille et 
un tracas du départ. 

Adieu. Il me semble que je me trouve mieux 
pour avoir un peu causé avec vous. Si j'avais 
plus de papier et moins de rapports à faire, je se- 
rais capable, je crois, de vous dire maintenant 
quelque chose de tendre. Vous savez que mes co- 
1ères finissent ordinairement de la sorte* 



id2 LETTRES 

A Dijon, poste restante, et n'oubliez pas mes 
titres et qualités I 



LXXVIII 

Avallon, 14 août 1843. 

Je croyais être le 10 à Lyon, j'en suis encore à 
plus de soixante lieues. Il faut que je m'arrête à 
Autun avant d'avoir de vos nouvelles. Si vous êtes 
aimable, vous m'écrirez encore à Lyon. Je suis de 
plus en plus content de Vézelay. La vue en est 
admirable, et puis j'ai quelquefois du plaisir à 
être seul. En général, je me trouve assez mauvaise 
compagnie; mais, quand je suis triste sans avoir 
de grands motifs pour l'être, quand cette tristesse 
n'est pas de la colère rentrée, alors je me plais 
dans une solitude complète. J'étais dans cette dis- 
position les derniers jours que j'ai passés à Véze- 
lay. Je me promenais ou je me couchais au bord 
d'une certaine terrasse naturelle qu'un poëte 
pourrait bien appeler un précipice, et, là, je philo- 
sophais sur le moiy sur la Providence, dans l'hy- 
pothèse qu'elle existe. Je pensais à vous aussi, et 



 UNE INCONNUE. 193 

plus agréablement qu'à moi. Mais cette pensée-là 
n'était pas la plusgaie, parce que» aussitôt qu'elle 
venait, je me représentais combien je serais heu- 
reux de vous voir auprès de moi dans ce coin 
ignoré. Et puis, et puis tout cela se terminait par 
cette autre pensée plus désolante, que vous étiez 
bien loin, qu'il n'était pas facile de se voir et pas 
sûr même que vous le voulussiez bien. Ma pré- 
sence à Vézelay a beaucoup intrigué la population. 
Lorsque je dessinais, surtout lorsque je me ser- 
vais d'une chambre claire, un rassemblement 
considérable se formait autour de moi, et c'était à 
qui bâtirait des conjectures sur mon genre d'oc- 
cupation. Cette célébrité ne laissait pas d'être fort 
ennuyeuse, et j'aurais bien voulu avoir avec moi 
un janissaire pour contenir les curieux. Ici, je s}iis 
rentré dans la foule. Je suis venu pour voir un 
vieil oncle que je ne connaissais guère. Il a fallu 
rester deux jours avec lui. Pour ma peine, il m'a 
mené voir quelques têtes sans nez qui proviennent 
d'une fouille faite aux environs. Je n'aime pas les 
pai'ents. On est obligé d'être familier avec des 
gens qu'on n'a jamais vus parce qu'ils se trouvent 
fils du même père que votre père. Mon oncle est 

I. 13 



191 LETTRES 

cependant un très-brave homme, point trop pro- 
vincial, et peut-être je le trouverais aimable si 
nous avions deux idées communes. Les femmes 
sont ici aussi laides qu'à Paris. En outre, elles ont 
des chevilles grosses comme des poteaux. A Ne- 
vers, il y avait d'assez jolis yeux. Point de cos- 
tumes nationaux. Outre nos perfections morales, 
nous avons l'avantage d'être le peuple le plus ra- 
bougri et le plus laid de l'Europe. Je vous envoie 
un bout de plume de chouette que j'ai trouvée 
dans un trou de l'église abbatiale de la Madeleine 
de Vézelay. L'ex-propriétaire de la plume et moi, 
nous nous sommes trouvés un instant nez à nez, 
presque aussi inquiets l'un que l'autre de noire 
rencontre imprévue. La chouette a été moins brave 
que moi et s'est envolée. Elle avait un bec formi- 
dable et des yeux effroyables, outre deux plumes 
en manière de cornes. Je vous envoie cett« plume 
pour que vous en admiriez la douceur, et puis 
parce que j'ai lu dans un livre de magie que, 
lorsqu'on donne à une femme une plume de 
chouette et qu'elle la met sous son oreiller, elle 
rêve de son ami. Vous me direz votre rêve. 
Adieu. 



AUMËINGONNUE. 105 



LXXIX 

Saint-Lupicin, 15 août 1843, au soii. 

A 600 mètres au-dessus du niveau de la 
mer. Au milieu d'un océan de puces très- 
giles et très-affamées. 

Votre lettre est diplomatique. Vous pratiquez 
r axiome que la parole S été donnée à l'homme 
pour déguiser sa pensée. Heureusement pour 
vous, le post-scriptum m'a désarmé. Pourquoi 
dites-vous en allemand ce que vous pensez en 
français? Serait-ce que vous ne le pensez qu'en 
allemand, c'est-à-dire que vous ne le pensez 
guère? Je ne veux pas le croire. Mais il y a en 
vous des choses qui m'irritent au dernier point. 
Comment ôtes-vous encore timide avec moi? Pour- 
quoi n'avez-vous jamais voulu me dire quelque 
chose qui m'aurdt fait tant de plaisir ? Croyez- 
vous qu'il y ait des équivalents dans une langue 

étrangère? 
Vous ne vous figurez pas le lieu où je suis. 
Saint-Lupicin est dans les montagnes du Jura. 



196 LETTRES 

C'est laid au dernier point, sale et peuplé de 
puces. Je vais être obligé de me coucher tout à 
rbeure et je vais passer une nuit comme mes 
nuits d'Éphèse. Malheureusement, à mon réveil, 
je ne trouverai ni lauriers, ni ruines grecques. 
Quel vilain pays 1 Je pense souvent que, si les che- 
mins de fer se perfectionnaient, nous pourrions 
aller ensemble dans im lieu semblable et qu'alors 
il s'embellirait. Il y a ici une immense quantité de 
fleurs, \m air singulièrement pur et vif; on en- 
tend la voix humaine à une lieue de distance. 
Pour vous prouver que je pense à vous, voici une 
petite fleur cueillie dans ma promenade au cou- 
cher du soleil. C'est la seule qui se puisse en- 
voyer. Toutes les autres sont colossales. — Que 
faites- vous? A quoi pensez -vous? Vous ne me di- 
riez jamais à quoi vous pensez réellement, et c'est 
folie à moi de vous le demander. Depuis mon dé- 
part, j'ai eu peu de bons moments. Un ciel d'un 
gris de plomb, tous les accidents et toutes les mi- 
sères possibles. Une roue cassée, un œil en com- 
pote ; tout cela est raccommodé tant bien que 
mal. Mais ce à quoi je ne m'habitue pas, c'est à 
la solitude. Il me semble que, cette année, elle 



AUNEINCONNUE. 197 

m'est plus pénible qu'à l'ordinaire. Je veux dire 
la solitude avec le mouvement. Il n'y a rien de 
plus triste. Il me semble que, si j'étais en prison, 
je serais plus à mon aise qu'à courir ainsi le pays. 
Je regrette surtout nos promenades. Vous me 
faites plaisir en me disant que vous aimez toujours 
nos bois. J'espère que nous les reverrons, et ce- 
pendant mon malheureux voyage s'allonge déme- 
surément. Le département du Jura, avec ses 
montagnes et ses chemins de traverse, me re- 
tarde de plus de dix jours. Je vais de désappoin- 
tement en désappointement. Encore si c'étaient 
les premières montagnes que je visse. Je n'ai nulle 
envie d'aller en Italie. C'est une invention de 
votre part. Votre lettre m'a fait tantôt plaisir et 
tantôt m'a fait enrager. J'y vois quelquefois entre 
les lignes les choses les plus tendres du monde. 
D'autres fois, vous me paraissez encore plus chiUy 
que de coutume. Il n'y a que le post-scriptum qui 
me satisfasse. Je ne l'ai vu que tard. Il est à une 
si grande distance du reste de la lettre ! Si vous 
m'écrivez tout de suite, écrivez-moi à Besançon; 
sinon, adressez votre lettre chez moi à Paris. Je 
ne sais pas où je serai dans huit jours d'ici. 



108 LETTRES 



LXXX 



Paris, landi, septembre 1843. 

Nous nous sommes séparés l'autre jour égale- 
ment mécontents l'un de l'autre. Nous avions tort 
tous les deux» car c'est la force des choses qu'il 
fallait seulement accuser. Le mieux eût été de ne 
pas nous revoir de longtemps. Il est évident que 
nous ne pouvons plus maintenant nous trouver 
ensemble sans nous quereller horriblement. Tous 
les deux, nous voulons l'impossible : vous, que 
je sois une statue ; moi, que vous n'en soyez pas 
une. Chaque nouvelle preuve de cette impossi- 
bilité, dont au fond nous n'avons jamais douté, 
est cruelle pour l'un et pour l'autre. Pour ma 
part, je regrette toute la peine que j'ai pu vous 
donner. Je cède trop souvent à des mouvements 
de colère absurde. Autant vaudrait-il se fâcher de 
ce que la glace est froide. 

J'espère que vous me pardonnerez maintenant; 



AUNEINCONNUE. 190 

il ne me reste nulle colère, seulement une grande 
tristesse. Elle serait moindre si nous ne nous 
étions pas quittés de la sorte. Adieu, puisque 
nous ne pouvons être amis qu'à distance. Vieux 
l'un et l'autre, nous nous retrouverons peut-être 
avec plaisir. En attendant, dans le malheur ou 
dans le bonheur, souvenez- vous de moi. Je vous 
ai demandé cela il y a je ne sais combien d'an- 
nées. Nous ne pensions guère alors à nous que- 
reller. 

Adieu encore, pendant que j'ai du courage. 



LXXXI 



Paris, Jeudi, 6 septembre 1843. 



Il me semble que je vous ai vue en rêve. Nous 
sommes demeurés si peu de temps ensemble, que 
je ne vous ai rien dît de ce que je voulais vous 
dire. Vous-même, vous aviez l'air de ne pas trop 
savoir si j'étais une réalité. Quand nous verrons- 
nous? Je fais en ce moment le métier le plus bas 
et le plus ennuyeux : je sollicite pour l'Académie 



200 . LETTRES 

des inscriptions. Il m'arrive les scènes les plus ri- 
dicules, et souvent il me prend des envies de rire 
de moi-même, que je comprime pour ne pas cho- 
quer la gravité des académiciens que je vais voir. 
C'est un peu à l'aveugle que je me suis embarqué, 
ou plutôt qu'on m'a embarqué dans cette affaire. 
Mes chances ne sont point mauvaises, maïs le mé- 
tier est des plus rudes, et le pire de tout, c'est 
que le dénoûment se fera longtemps attendre : 
vraisemblablement jusqu'à la fin d'octobre, et 
peut-être plus. Je ne sais si je pourrai aller en 
Algérie cette année. La seule réflexion qui me 
console, c'est que je resterai ici et que, par con- 
séquent, je vous verrai. Cela vous fera-t-il plaisir? 
Dites-moi que oui et gâtez-moi bien. Je suis tel- 
lement abruti par ces ennuyeuses visites, que j'ai 
besoin de toutes vos câlineries, et des plus ten- 
dres, pour me donner un peu de courage et de 
vie. 

Vous avez tort d'être jalouse des inscriptions. 
J'y mets quelque amour-propre, comme à une 
partie d'échecs engagée avec un adversaire ha- 
bile; mais je ne crois pas que la perte ou le gain 
m'affecte le quart autant qu'une de nos querelles. 



 UNE INCONNUE. 201 

Mais quel vilain métier que celui de solliciteur I 
Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le 
terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque ex- 
périence, ils font une mine effroyable en y en- 
trant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y 
sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter 
que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en 
tenant le corddn de la sonnette d'un académicien, 
et je me vois in the minéCs eye tout à fait sem- 
blable au chien que je vous disais. Je n'ai pas 
encore été mordu cependant. Mais j'ai fait de 
drôles de rencontres. 
Adieu. 



LXXXII 



Septembre 1CÎ3. 



Je m*ennuie beaucoup de vous, pour me servir 
d'une ellipse que vous affectionnez. Je ne me re- 
présentais pas l'autre jour, clairement du moins, 
que nous nous disions adieu pom* bien longtemps. 
Est-ce vrai maintenant que nous ne nous ver- 
rons plus? Nous nous sommes quittés sans nous 



202 LETTRES 

parler, sans nous regarder presque. C'était 
comme l'autre jour, à la cause près. Je sentais 
une espèce de bonheur calme qui ne m'est pas 
ordinaire. Il m'a semblé pour quelques instants 
que je ne désirais rien de plus. Maintenant, si 
nous pouvons retrouver ce bonheur-là, pourquoi 
nous le refuserions- nous ? Il est vrai que nous 
pouvons encore nous quereller, comme cela nous 
est arrivé tant de fois. Mais qu'est-ce que le sou- 
venir d'une querelle auprès de celui d'un raccom- 
modement ! Si vous pensez la moitié de tout cela, 
vous devez avoir envie de refaire encore une 
de nos promenades. Je vais faire un petit voyage 
la semaine prochaine. Samedi, si vous voulez, ou 
bien mardi prochain, nous pourrions nous voir. Je 
ne vous ai pas écrit plus tôt parce que je m'étais 
persuadé que vous seriez la première à me par- 
ler de revoir nos bois. Je me suis trompé, mais je 
ne vous en veux pas beaucoup. Vous avez le se- 
cret de me faire oublier bien des choses, de sub- 
stituer chez moi une impression à la raison. En- 
core une fois, je ne vous le reproche pas. On est 
heureux de pouvoir rêver ainsi. 



X 



AUNEINCONNUE. S:03 



LXXXIII 

Paris, septembre 1843. 

Nos lettres se sont croisées. Vous aurez vu, 
j'espère, que ma colère, que je regrette beaucoup, 
n'a pas eu la cause que vous lui supposez. Mais 
votre lettre me prouve qu'il nous est impossible 
de ne pas nous quereller. Nous sommes trop dif- 
férents. Vous avez tort de vous repentir de ce que 
vous avez fait : c'est moi qui ai eu tort de vouloir 
que vous fussiez autre que vous n'êtes. Croyez 
que je n'ai nullement changé à votre égard. Je 
regrette par-dessus tout de vous avoir quittée de 
la sorte, mais il y a des moments où l'on ne peut 
être de sang-froid. Je désirerais vous revoir main- 
tenant pour retrouver auprès de vous uil de nos 
beaux rêves de cet été, et vous dire adieu alors 
pour longtemps en demeurant sur une impression 
douce et tendre. Vous trouverez cette idée-là fort 
absurde. Cependant, elle me poursuit, et je ne puis 
m' empêcher de vous la dire. Refusez, vous ferez 



234 LETTRES 

peut-être bien. Je crois que maintenant j'aurai 
assez d'empire sur moi pour ne pas me mettre 
en colère. Je n'en répondrais pas cependant. Le 
parti que vous prendrez sera le bon. Je ne puis 
vous promettre que les meilleures intentions du 
monde d'être calme et résigné» 



LXXXIV 

AylgQOD, 29 septembre. 

Il y a biep des jours que je n'ai reçu de vos 
nouvelles et presque aussi longtemps que je ne 
vous ai écrit. Mais, moi, je suis excusable. En vé- 
rité, le métier que je fais est des plus fatigants. 
Tout le jour, il faut ou marcher ou courir la poste, 
et, le soir, malgré la fatigue, il faut brocher une 
douzaine de pages de prose. Je ne parle que des 
écritures ordinaires, car, de temps en temps, j'ai à 
faire la chouette à mon ministre. Mais, comme ils 
ne lisent pas, je puis impunément dire toutes les 
bêtises possibles. 

Le pays que je parcoure est admirable, msds 



A UNE INCONNUE. ^5 

les gens y sont bêtes à outrance. Personne n'ou- 
vre la bouche si ce n'est pour faire son éloge, et 
cela depuis l'homme qui porte un habit noir 
jusqu'au portefaix. Aucune apparence de ce tact 
qui fait le gentleman et que j'ai retrouvé avec tant 
de plaisir parmi les gens du peuple en Espagne. 
A cela près, il est impossible de voir un pays qui 
ressemble plus à l'Espagne. L'aspect du paysage 
et de la ville est le même. Les ouvriers se cou- 
chent à l'ombre ou se drapent de leurs manteaux 
d'un air aussi tragique que les Andalous. Partout 
l'odeur d'ail et d'huile se marie à celle des oranges 
et du jasmin. Les rues sont couvertes de toiles 
pendant le jour, et les femmes ont de petits pieds 
bien chaussés. Il n'y a pas jusqu'au patois qui 
n'ait de loin le son de l'espagnol. Cn plus grand 
rapport se trouve encore produit par l'abondance 
des cousins, puces, punaises, qui ne permettent 
pas de dormir. J'ai encore deux mois à mener 
cette vie avant de revoir des êtres humains ! Je 
pense sans cesse à mon retour à Paris, et mon 
imagination me peint je ne sais combien de déli- 
cieux moments passés avec vous. Peut-être ce que 
je puis espérer de mieux, c'est de vous voir une 



I 



200 LETTRES 

minute de loin et d'obtenir un petit signe de téta - 
en manière de reconnaissance 

>••"••••• "• ••••• 

Vous me demandez un dessin de chapiteau 
roman. le n'en ai plus un seul. J'ai envoyé tous 
mes croquis à Paris. Ensuite, un chapiteau vous 
intéresserait peu. Ce sont ou des diables, ou des 
dragons, ou des saints qui en font la décoration. 
Les diables des premiers siècles du christianisme 
n'ont rien de bien séduisant. Pour les dragons et 
les saints, je suis sûr que vous en faites peu de 
cas. J'ai commencé à dessiner pour vous un cos- 
tume maçonnais. C'est le seul que j'aie rencontré 
qui ait quelque grâce; encore la ceinture est-elle 
si drôlement plac(^e, que la taille la plus fine ne 
parait pas différente de la plus grosse. Il faut une 
organisation physique particulière pour porter ce 
costume. Le bon marché des cotonnades et la faci- 
lité des communications avec Paris ont fait dispa- 
raître les costumes nationaux. 

iO septembre. — Je me suis donné une espèce 
d'entorse hier au soir. Je vous écris un pied sur une 
chaise, dans un état de fureur difficile à décrire. 



A UNE INCONNUE. 307 

Quand mon pied désenflera-t-il ? That is Ihe ques- 
tion. Si j'étais obligé de passer cinq à six jours 
de plus ici, je ne sais ce que je deviendrais. Je 
crois que j'aimerais mieux être sérieusement ma- 
lade que d'être ainsi arrêté par une petite misère. 
Pourtant, cela me fait assez souffrir. 

Avignon est rempli d'églises et de palais, tous 
munis de hautes tours avec créneaux et mâchi- 
coulis. Le palais des papes est un modèle de for- 
tification pour le moyen âge. Cela prouve quelle 
aimable •sécurité régnait dans ce pays vers le 
xui^ ou xiV siècle. Dans le palais des papes, on 
monte une centaine de marches d'un escalier 
tortueux, puis tout à coup on se trouve vis-à-vis 
une muraille. En tournant la tête, on voit, à quinze 
pieds plus haut, la continuation de l'escalier, où 
l'on ne peut parvenu* que par une échelle. 11 y a 
aussi des chambres souterraines qui servaient 
à l'inquisition. On montre les fourneaux où l'on 
chauffait les ferrements pour torturer les héré- 
tiques, et les débris d'une machine très-compli- 
quée pour donner la question. Les Avignonnaîs 
sont aussi fiers de leur inquisition que les Anglais 
de leur Magna Charta. « Nous aussi, disent-ils» 



208 LETTRES 

nous avons eu des auto-da-fé, et les Espagnols 
n'en ont eu qu'après nous I » 

J'ai vu à Vienne, il y a quelques jours, une 
statue antique qui a bouleversé toutes mes idées 
sur la statuaire romaine. J'avais toujours vu le 
beau idéal de convention intervenir dans l'imi- 
tation de la nature. Là, c'est tout différent. Cette 
statue représente une grosse maman bien grasse, 
avec une gorge énorme un peu pendante et des 
plis de graisse le long des côtes, comme Rubens 
en donnait à ses nymphes. Tout cela .est copié 
avec une fidélité surprenante à voir. Qu'en disent 
Messieurs de l'Académie? 

Adieu, voici l'heure de la poste. Écrivez- moi à 
Montpellier^ puis à Garcassonne. J'espère que je 
ne serai pas trop longtemps sans aller chercher 
votre lettre, qui me rend toujours si heureux. 

Adieu encore. 



LXXXV 

Toulon, 2 octobre. 

J'ai été longtemps sans vous écrire, chère amie. 
Aussitôt que mon pied a été rendu à ses propor- 



AUNEINCONNUE 200 

tions ordinaires, j'ai voulu réparer le temps perdu 
en faisant des courses dans le Comtat. J'ai été à 
même d'apprécier la différence qui existe entre les 
cousins de Garpentras, d'Orange, Cayaillon, Âpt 
et autres lieux. Ils possèdent presque tous la pro- 
priété d'empêcher un honnête homme de dormir. 
Je ne vous parlerai pas des belles choses que j'ai 
vues ni des humbugs que j'ai découverts. Mais sa- 
vez-vous ce que c'est qu'un draquet? C'est la 
même chose qu'un fantasty. Voici l'explication de 
ces deux mois barbares : vous saurez d'abord 
que la richesse du département de Yaucluse con- 
siste surtout en soies. Dans chaque maisonnette 
de paysan, on élève des vers et on file la soie, 
d'où résulte d'abord une odeur infecte, ensuite 
que très-souvent on trouve des écheveaux de soie 
accrochés aux buissons. Vers le soir, il y a des 
paysannes assez imprudentes pour ramasser ces 
écheveaux et les mettre dans leur panier. Le pa- 
nier s'alourdit peu à peu, toujours augmentant de 
poids, si bien que l'on est tout en nage à le por- 
ter. Lorsque, après une longue et pénible marche, 
on arrive aux abords d'un ruisseau, alors le panier 
devient réellement insupportable et on est obligé 

I. 14 



21(1 LETTRES 

de le mettre à terre. Aussitôl il en sort un petit 
être à grosse tète, ricanant toujours, emmanché 
d'une espèce de queue de lézard, qui se plonge 
dans le ruisseau en disant : « M'as ben pour ta ! » 
ce qui veut dire en provençal ou dans T idiome 
des draquets : « Tu m'as \Àen porté I » J'sû vu 
déjà plus d'une femme qui avait été ainsi mysti- 
fiée par ces démons espiègles, et je suis désolé de 
n'en pas avoir rencontré moi-même. J'aurais eu 
le plus grand plaisir à faire connaissance avec eux. 

Ma tournée s'allonge à mesure que les jours 
accourcissent. Je vais demain à Fréjus pour aller 
de là aux lies de Lérins, où je trouverai peut-être 
les ruines de la première église chrétienne d'Oc- 
cident. Je suis plus qu'à demi persuadé que Je 
ne trouverai rien du tout. Mais il faut faire son 
métier en conscience et inspecter tout ce qu'il y 
a d'historique. 

Il est impossible de voir rien de plus sale et de 
plus joli que Marseille. Sale et joli convient par- ^ 
faitement aux Marseillaises. Elles ont toutes dç la 
physionomie, de beaux yeux noirs, de belles 
dents, un ti'ès-petit pied et des chevilles imper- 
ceptibles. Ces petits pieds sont chaussés de bas 



A UNE INCONNUE. 211 

cannelle, couleur de la boue de Marseille, gros et 
raccommodés avec vingt cotons de nuances diffé- 
rentes. Leurs robes sont mal faites, toujours fri- 
pées et couvertes de tacbes. Leurs beaux cheveux 
noirs doivent la plus grande partie de leur lustre 
au suif de chandelle. Ajoutez à cela une atmo- 
sphère d'ail mêlée de vapeur d'huile rance, et vous 
pouvez vous représenter la beauté marseillaise. 
Quel dommage que rien ne soit complet dans le 
monde! Eh bien, elles sont ravissantes malgré 
tout. Voilà un vrai triomphe. 

Mes soirées, qui sont bien longues maintenant, 
commencent à m'ennuyer horriblement. Il est vrai 
que j'ai, en général, des volumes de lettres à 
écrire et des rapports à faire pour mes deux ou trois 
ministres. Ces douces occupations ne m'empêchent 
pas d'avoir le spleen depuis trois semaines. Je fais 
les rêves les plus noirs du monde, et mes pensées 
ne sont pas d'une couleur plus gaie. Pas un mot 
de vousl J'en aurais bien besoin pourtant. Si vous 
m'écrivez tout de suite, adressez votre lettre à 
Carcassonne. Il me faut une lettre de vous pour 
me ranimer. • • 



212 LETTUES 

Après Carcassonne, j'irai à Perpignan, à Tou- 
louse et à Bordeaux. J'espère bien y trouver un 
souvenir de vous. Je n'ai pas achevé le croquis 
que je vous destine. Je vous l'apporterai à Paris. 
Dites-moi ce que je pourrai vous apporter encore 
qui vous fasse plaisir. Voici une fleur d'un arbris- 
seau épineux qui croit aux environs de Marseille 
et qui a une odeur de violette très-suave. 

Adieu. 



LXXXVI 



Paris, yeodredi matin, 3 novembre 1843. 



Est-il possible que vous ne puissiez me dire 
tout ce que vous écrivez? Quelle est donc cette 
timidité bizarre qui vous empêche d'être franche 
et qui vous fait chercher les mensonges les plus 
extraordinaires, plutôt que de laisser échapper un 
mot de vérité qui me ferait tant de plaish'? 
Parmi les bons sentiments dont vous me parlez, il 
y en a un que je ne comprends pas, dites-vous; et 
vous ne cherchez pas à me le faire comprendre, je 
ne le devine même pas. Quant aux deux autres, 



AUNEINCONNUE. 213 

je VOUS avoue que je ne suis guère plus habile. 
Croyez-vous au diable? Suivant moi, toute la 
question est là. S'il vous fait peur, arrangez-vous 
pour qu'il ne vous emporte pas. Si le diable est 
hors de cause en cette affaire, comme je le sup- 
pose, reste à se demander si Ton fait du mal ou 
du tort à quelqu'un. Je vous dis mon catéchisme. 
C'est, je crois, le meilleur, mais je ne vous le 
garantis pas. Je n'ai jamais cherché à faire des 
conversions, mais, jusqu'à présent, on n'a pu faire 
la mienne. Vous vous adressez, d'ailleurs, des re- 
proches plus sévères que je ne vous en adresse. 
Quelquefois, je cède à la tristesse et à l'impa- 
tience. Rarement je vous accuse, ^inon parfois de 
ce manque de franchise qui me met dans une dé- 
fiance presque continuelle avec vous, obligé que 
je suis de chercher toujours votre idée sous un 
déguisement. Si j'avais été bien convaincu de ce 
que vous m'avez dit l'autre jour, j'en serais très- 
malheureux, car je ne pourrais souffrir de vous 
faire de la peine. Voyez pourtant qu'à force de dire 
tantôt blanc, tantôt noir, vous me faites douter 
de tout. Je ne sais plus ce que vous pensez, ce que 
vous sentez. Parlons donc une fois à cœur ouvert. 



»I4 LETTRES 



LXXXVII 



Perpignan, 14 novembre. 



Vous aviez été sî longtemps sans m'écrîre, que 
je commençais à être inquiet. Et puis fêtais tour- 
menté d'une idée saugrenue que je n*ai pas osé 
vous dire. Je visitais les arènes de Nîmes avec 
Farchitecte du département, qui m'expliquait 
longuement les réparations qu'il avait fait faire, 
lorsque je vis, à dix pas de moi, un oiseau char- 
mant, un peu plus gros qu'une mésange, le corps 
gris de lin, avec les ailes rouges, noires et blan- 
ches. Cet oiseau était perché sur une corniche et 
me regardait fixement. J'interrompis l'architecte 
pour lui demander le nom de cet oiseau. C'est un 
grand chasseur, et il me dît qu'il n'en avait ja- 
mais vu de semblable. Je m'approchai, et l'oiseau 
ne s'envola que lorsque j'étais assez près de lui 
pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas 
de là, me regardant toujours. Partout où j'allais, il 



A UNE INCONNUE. 215 

samblarît me suivre, car je l'ai retrouvé à> tous les 
étages de l'amphithéâtre. Il n'avait pas de com- 
pagnoq et son vol était sans bruit, comme celui 
d'un oiseau nocturne. 

Le lendemain, je retournai aux arènes et je re- 
vis encore mon oiseau. J'avais apporté du pain, 
que je lui jetai. II le regarda, mais n'y toucha pas. 
ie loi jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant 
à la forme de son bec qu'il mangeait des insectes, 
mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant 
ornithologiste de la ville me dit qu'il n'eidstait 
pas dans le pays d'oiseau de cette espèce. 

Enfin, à la dernière visite que j'sd faite aux 
arènes, j'ai rencontré mon oiseau toujours atta- 
ché à mes pas, au point qu'il est entré avec moi 
dans un corridor étroit et sombre où lui, oiseau 
de jour, n'aurait jamais dû se hasarder. 

Je me souvins alors que la duchesse de Buc- 
kingham avait vu son mari sous la forme d'un oi- 
seau le jour de son assassinat, et l'idée me vint 
que vous étiez peut-être morte et que vous aviez 
pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette 
bêtise me tourmentait, et je vous assure que j'ai 
été enchanté de voir que votre lettre portait la 



210 LETTRES 

date du jour où j'ai vu pour la première fois mon 
oiseau merveilleux. 

Je suis arrivé ici avec un temps affreux. Une 
pluie comme on n'en voit jamais dans le Nord a 
inondé toute la campagne, coupé les routes, 
changé tous les ruisseaux en grosses rivières. 11 
m'est impossible de sortir de la ville pour aller à 
Serrabonne, où j'ai affaire. Je ne sais combien de 
temps cela durera* 

Il y a une foire à Perpignan, et de plus les Espa- 
gnols qui fuient l'épidémie encombrent la ville, si 
bien que je n'ai pu trouver à me loger dans une 
auberge. Si je n'étais parvenu à émouvoir la com- 
misération d'un chapelier, j'aurais été réduit à 
coucher dans la rue. Je vous écris dans une petite 
chambre bien froide, à côté d'une cheminée qui 
fume, maudissant la pluie qui bat mes vitres. La 
servante qui me sert ne parle que catalan et ne 
me comprend que lorsque je lui parle espagnol. 
Je n'ai pas un livre et je ne connais personne ici. 
Enfin, le pire de tout, c'est que, si le vent du 
nord ne s'élève pas, je resterai ici je ne sais com- 
bien de jours, sans même la ressource de retour- 
ner à Narbonne, car le pont qui pouvait assurer 



AUNEINCONNUE. 217 

ma retraite ne tient plus à rien, et, si l'eau grossit, 
il sera emporté. Admirable situation pour faire 
des réflexions et pour écrire ses pensées. Mais 
des pensées, je n'en ai guère maintenant. Je ne 
sais que m'im patienter. J'ai à peine la force de 
vous écrire. Vous ne me parlez pas d'une lettre 
que je vous ni écrite d'Arles. Peut-être s'est-elle 
croisée avec la vôtre? 

J'ai été à la fontaine de Yaucluse, où j'ai eu 
quelque envie d'écrire votre nom ; mais il y avait 
tan tdejnauvais vers, de Sophies, de Garolines, etc., 
que je n'ai pas voulu profaner votre nom en le 
mettant en si mauvaise compagnie. C'est l'endroit 
le plus sauvage du monde. Il n'y a que de l'eau 
et des rochers. Toute la végétation se réduit à un 
figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu 
des pierres, et à des capillaires très-élégantes dont 

* 

je vous envoie un échantillon. Lorsque vous avez 
bu du sirop de capillaire pour un rhume, vous ne 
saviez peut-être pas que cette plante avait une 
forme aussi jolie. 

Je serai à Paris vers le 15 du mois prochain. Je 
ne sais pas du tout quelle route je prendrai. Il est 
possible que je revienne par Bordeaux. Mais, si le 



21g LETTRES 

temps ne s'améliore pas, je reviendrai par Tou- 
louse. Je serai alors à Paris quinze jours plus tôt. 
J'espère trouver une lettre de vous à Toulouse. 
S*il n'y en avait pas, je vous en voudrais mortel- 
lement. 
Adieu. 



LXXXVIII 

Paris, 17 novembre 1843. 

Il me semble vous voir d'ici avec la mine que 
vous me faites quelquefois ; j'entends votre mine 
des mauvais jours; je crains, outre votre mauvaise 
humeur, que vous ne vous soyez enrhumée. 
Rassurez-moi bien vite sur ces deux points. Vous 
avez été si bonne et si gracieuse, que je vous par- 
donnerais, je crois, un retour à la mauvaise 
humeur, pourvu que vous me disiez que notre 
promenade ne vous a pas fait de mal. J'ai dormi 
presque toute la journée, de ce demi-sommeil que 
vous aimez. Le froid qu'il fait me désespère. Il y 
avait autrefois un été de la Saint-Martin, qui 



A UNE INCONNUE. 210 

consolait un peu de la chute des feuilles. Je crains 
que cela n'ait passé comme bien des choses de 
ma jeunesse. Écrivez-moi, chère amie ; dites-moi 
que vous vous portez bien, que vous ne m*en vou- 
lez pas de mes reproches. Vous ne me corrigerez 
pas de ce défaut-là. Si je n'étais halHtué à penser 
tout haut avec vous, je serais presque tenté 
d'être toujours en colère, car vous êtes si aimable 
alors, qu'on ne peut se repentir du chagrin qu'on 
a dû vous causer ; cependant, je me souviens seu- 
lement des moments où nous avons l'un et l'autre 
les mêmes pensées, et où il me semblait que vous 
oubliiez et mon importunité et votre orgueil. On 
m'apporte votre lettie. Je vous en remercie de 
cœur. Vous êtes aussi bonne, aussi charmante que 
vous l'étiez avant-hier ; de votre part, c'est double- 
ment beau, car les choses aimables que vous me 
dites, vous les sentez encore et ce n'est pas la peur 
de mes colères qui vous les dicte. Si vous saviez 
tout le plaisir que me fait un mot de vous qui 
vient de vous-même, vous en seriez moins avare. 
J'espère que vous ne changerez pas de situation 
d'âme. 
Je suppose que vous vous êtes fort amusée à 



1 



220 LETTRES 

votre bal d* hier. Moi, je suis allé aux Italiens, d*où 
l'on nous a proposé de nous mettre à la porte, 
Ronconi étant ivre ou en prison pour dettes. Enfin, 
à force de crier, nous avons eu FElisir damore; 
puis je suis rentré chez moi et j*ai corrigé des 
épreuves jusqu'à trois heures du matin. Vous 
croyez que l'Académie m'occupe fort? Je m'aper- 
çois que j'y pense aujourd'hui pour la première 
fois. Je n ai guère de chances de réussir. Savez- 
vous quelque sortilège pour que mon nom sorte 
de la botte de sapin nommée urne? 



LXXXIX. 

Paris, mardi soir, 22 no?cmbre 1843. 

J'ai eu une bonne part de votre courbature. 
C'est la réaction d'une contrariété morale sur le 
physique. J'ai quelque peine à croire que votre 
entêtement soit bien involontaire. Le fut-il en 
effet, vous auriez toujours tort, ce me semble. Qu'en 
résulte-t-il? Vous parvenez, en donnant de mau- 
vaise grâce, à ôter du mérite à un sacrifice que 
vous faites. Vous n'en sentez que plus vivement 



A UNE INCONNUE. 221 

la peine de ce sacrifice, puisque vous n'avez plus 
la consolation qu'on en apprécie le mérite. Pour 
parler votre langue, vous vous donnez de doubles 
remords. Je vous ai dit cela plus d'une fois. Vous 
m'accusez d'injustice et je ne crois pas avoir mé- 
rité ce reproche. Si j'ai été injuste, ça n'a pas été 
souvent. Vous me jugez très-mal. Il est vrai que 
nous avons des caractères si différents, et surtout 
des points de vue si différents, que nous ne pou- 
vons jamais juger les choses de même. J'ai tâché 
de ne pas me mettre en colère. Je crains de 
n'avoir réussi qu'imparfaitement et je vous en de- 
mande pardon. Toutefois, il y a eu quelque amé- 
lioration de ma part, convenez-en. Comment 
voulez-vous disputer sur le sujet que vous dites : 
« Qui aime le mieux? » La première chose à faire 
serait de s'entendre sur le sens du verbe, et c'est 
ce que nous ne ferons jamais. Nous sommes trop 
ignorants l'un et l'autre pour être jamais d'ac- 
cord, et surtout trop ignorants l'un de l'autre. 
Pour moi, j'ai cru vous connaître plus d'une fois, 
et vous m'échappez toujours. J'avais raison de 
dire que vous étiez comme Cerbère : Three gentle^ 
men ai once. 



^23 LETTRES 

Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais 
qui l'emporte ; vous ne le savez pas Vous-même, 
mais vous donnez toujours raison à la tète. Il vaut 
mieux se quereller que de ne pas se voir. Voilà 
la seule chose qui mQ paraisse démontrée. A 
quand nous quereilerons-nous? N'oubliez pas que 
vendredi est mon jour de récepticm. J'ai embrassé 
une trentaine de confrères depuis quatre joursS 
principalement ceux qui, m'ayant promis, m'ont 
manqué de parole. 



XC 



Paris, 13 décembre 1843. 

Nous nous sommes quittés sur un mouvement 
de colère ; mais, ce soir, en réfléchissant avec 
calme, je ne regrette rien de ce que j'ai dit, si ce 
n'est peut-être la vivacité de quelques mots dont 
je vous demande pardon. Oui, nous sommes de 
grands fous. Nous aurions dû, le sentir plus tôt. 
Nous aurions dû voir plus tôt combien nos idées» 

1. A Toccasioa de sa nomination comme membre de l'Âcadé- 
mie des inscriptions et belles-lettres. 



A UNE INCONNUE. 223 

nos sentiments étaient contraires en tout et sur 
tout. Les concessions que nous nous faisions Tua 
à l'autre n'avaient d'autre résultat que de nous 
rendre plus malheureux. Plus clairvoyant que vous, 
j*ai sur ce point de grands reproches à me faire. 
Je vous ai fait beaucoup souffrir pour prolonger 
une illusion que je n'aurais pas dû concevoir. 

Pardonnez-moiy je vous en prie, car j'en ai 
souffert comme vous. Je voudrais vous laisser de 
meilleurs souvenirs de moi. J'espère que vous 
attribuerez à la force des choses le chagrin que 
j'ai pu vous occasionner. Jamsds je n'ai été avec 
vous tel que j'aurais voulu être, ou plutôt tel que 
l'avais le projet de paraître à vos yeui. J'ai eu trop 
de confiance en moi. J'ai cherché dans mon cœur 
à combattre ce que ma raison me démontrait. A 
tout prendre, peut-être vous en viendrez à ne voir 
dans notre folie que son beau c6tê, à ne vous rap- 
peler que des moments heureux que nous avons 
trouvés l'un auprès de l'autre. Quant à moi, je n'ai 
pas le moindre reproche à vous faire. Vous avez 
voulu concilier deux choses incompatibles et vous 
n'avez pas réussi. Ne dois-je pas vous savoir gré 
d'avoir essayé pom* moi TimposslUe? 



'i:i LETTRES 



XCI 



Paris, mardi soir, 18*1. 

J'ai attendu toute la journée une lettre de vous. 
Ce n'est pas ce qui m'a empêché de vous écrire, 
mais j'ai été horriblement occupé. Je crois que le 
beau temps d'aujourd'hui m'a un peu soulagé le 
cœur. Je n'ai plus de colère, si j'en avais, et j'ai 
moins de tristesse en me rappelant vos discours 
d'hier. Les nuages sont peut-être pour beaucoup 
dans ce qui s'est passé entre nous. Déjà une fois 
nous nous sommes querellés par un temps d'o- 
rage; c'est que nos nerfs sont plus forts que nous. 
J'ai grande envie de vous voir et de savoir com- 
ment vous êtes au moral. Si nous essayions de 
faire demain cette promenade si malencontreuse- 
ment manquée hier? Que vous en semble? Votre 
orgueil ne sera sans doute pas de cet avis. Mais 
c'est à votre cœur que j'en appelle. 

Vous serez bien aimable de me ropondie un 
mot demain avant midi, si vous ne poilvez ou si 



A UNE INCONNUE. î::5 

VOUS ne voulez pas. Mais ne venez pas si vous 
êtes de mauvaise humeur, si vous avez quelque 
autre arrangement; enfin, si vous avez la moindre 
idée que notre promenade n'effacera pas les vi- 
laines impressions d'hier. 



XCII 

Paris, samedi soir 15 janvier 18 îf. 

Je suis bien fâché de vous savoir souffrant3. 
Mais vous me permettrez de ne croire que ce que 
je pouiTai de la manière dont vous avez attrapé 
ce rhume. Il est rare que cet accident arrive à 
garder des malades; il est encore plus rare de 
les garder avec la constance que vous avez mise 
à le faire. Toutes les maladies autour de vo is 
sont arrivées beaucoup trop à point pour ne 
m'être pas un peu suspectes. Autrefois, vous 
étiez plus franche. Vous m'écriviez tout simple- 
ment une page de reproches, et vous vous disiez 
fort en colère. Maintenant, vous avez un autre 
système. — Vous m'écrivez de petits billets foi t 

I. 15 



223 LETTRES 

jolis et coquets, et il vous survient des malades 
et des rhumes. Je crois que j'aimais mieux Tau- 
tre procédé. Heureusement, les bouderies pas- 
sent et les malades guérissent. J'espère vous voir 
en belle humeur mardi, si vous l'avez pour agréa- 
ble. Vous me traitez comme le soleil, qui ne pa- 
rait qu'une fois par mois. Si j'étais de meilleure 
humeur, je pourrais pousser plus loin la compa- 
raison ; mais je suis moi-même très-souffrant, et 

• 

je n'ai pas comme vous le bonheur d'être gâté 
par tout ce qui m'entoure et d'aimer la tisane 
de dattes et de figues. Vous me demandez de 
vous faire un dessin de nos bois. Cela me serait 
bien difficile sans les revoir. Vous ne croyez plus 
à Bellevue, dites-vous; vous devez comprendre 
par là qu'il n'est pas aisé de les inventer. D'ail- 
leurs, je ne les regarde pas avec l'attention que 
vous mettez à tout observer. — Moi, je ne vois 
que vous. Oui, ces bois sont invraisemblables, si 
près de Paris et si loin. — Si vous y tenez bien 
fort, j'essayerai ; mais vous me direz d'abord ce 
que vous voulez que je fasse, je veux dire quelle 
partie de nos bois. Adieu; je ne suis pas très-con- 
tent de vous. Un mois passé sans se voir est un 



A ONB INCONNUE. 227 

peu trop. J'ai, demain et après, deux corvées bien 
eaouyeuses que je vous conterai. Adieu. 



XCIII 

Paris, 5 février 18 U. 

Vous me reprochez ma dureté, et peut -être 
avez-vous quelque raison. II me semble cepen- 
dant que vous seriez plus juste en disant colère 
ou impatience. Il serait encore assez bien de votre 
part de réfléchir si cette colère ou cette dureté est 
motivée ou si elle ne Test pas. 

Examinez s'il n'est pas bien triste pour moi de 
me trouver sans cesse aux prises avec votre or- 
gueil, et de voir que votre orgueil a la préfé- 
rence. J'avoue que je ne comprends nullement ce 
que vous me dites quand vous parlez de votre 
obéissance qui vous donne le tort de tout, et ne 
vous donne le mérite de rien. Le contraire pour- 
rait se soutenir mieux, ce me semble; mais il n'y 
a de votre part ni tort ni mérite. Rappelez- vous 
un moment et avec franchise ce que vous êtes 



228 LETTRES 

pour moi. Vous acceptez ces promenades qui sont 
ma vie; rpais cette glace sans cesse renaissante 
qui me désespère chaque fois davantage, ce plai- 
sir de calcul ou, j'aime mieux le croire, d'instinct, 
que vous avez à me faire désirer ce que vous 
refusez obstinément. : tout cela peut excuser ma 
dureté; mais, s'il y a un tort de votre part, c'est 
assurément cette préférence que vous donnez à 
votre orgueil sur ce qu'il y a de tendresse fen 
vous. Le premier sentiment est au second comme 
un colosse à un pygmée. — Cet orgueil n'est au 
fond qu'une variété de l'égoïsme. Voulez-vous 
un jour mettre de côté ce grand défaut, et être 
pour moi aussi aimable que vous le pourrez? 
J'accepterais très-volontiers ce parti si vous me 
promettiez d'être tout à fait franche, et si vous 
aviez le courage de tenir cet engagement, ce 
serait une expérience peut-être bien triste pour 
moi. Cependant, je l'accepterais avec joie, puis- 
que vous n'auriez, dites-vous, que du bonheur 
dans ce cas. — Adieu, à bientôt. Mettez vos bottes 
de sept lieues, nous ferons une belle promenade; 
si le temps n'était pas plus mauvais qu'il y a quel- 
ques jours, vous n'auriez pas de risques de vous 



A UNE INCONNUE. 220 

curhumer. Je ôuis bien souffrant de migraine et 
(l'étourdissement, mais j'espère que vous me gué- 



rirez. 



XCIV 



Paris, 12 mars 1814. 



C'est fort bien. Comme si je n'avais pas assez 
d'ennuis de toute espèce! Cent visites à faire! Un 
libraire qui me fait envoyer un rapport de qua- 
rante pages à faire et à discuter! Des épreuves à 
corriger! Il me semble que vous devriez bien, 
sachant tout cela, m'écrire au moins quelques li- 
gnes d'encouragement. Je suis à peu près à bout 
de mon courage et de ma patience. Heureuse- 
ment, cela finit jeudi prochaine — Jeudi à une 
heure, je serai redevenu un bipède ordinaire; 
d'ici là, est-ce trop vous demander que quelques 
mots tendres comme vous en avez trouvé la der- 
nière fois que nous nous sommes vus? Il est trois 
heures, et je vous quitte pour mes épreuves de 

i. Sa réception à l'Académie des iascriptions et belles- 
lettres. 



330 LETTRES 

Mademoiselle Arsène Guillot. — Lundi ou plutôt 
mardi* 



XCV 



Paris, 26 mars 1814. 



Je crains que le discours ne vous ait paru un 
peu long. J* espère qu'il ne faisait pas aussi froid 
de votre côté que du mien. Je suis encore à gre- 
lotter. Nous aurions dû faire une courte prome- 
nade ensemble après la cérémonie. Vous avez pu 
voir quelle horrible toux j'ai. Cela aurait presque 
pu passer pour de la cabale. Avant la séance» 
l'orateur m'a fort prié de lui dire dans quelle par- 
tie de la salle se trouvait la personne à qui il avait 
envoyé des billets. L'avez-vous trouvé mieux en 
costume qu'en frac? Vous pourrez me persuader 
bien des choses, mais jamais que vous parliez 
autrement que sérieusement de gâteaux quand 
vous avez faim. Je maintiens mon adjectif, et vous 
même en avez reconnu la justesse. Gela est facile 
à voir par le courroux que vous en montrez. Vous 



A UNE INCONNUE. 231 

dites que vous ne savez que rêver et jouer. — 
Vous savez, en outre, cacher vos pensées, et c'est 
ce qui me désole. Pourquoi, «près si longtemps 
que nous sommes ce que nous sommes l'un à 
l'autre, étes-vous encore à réfléchir plusieurs 
jours avant de répondre franchement à la ques- 
tion la plus simple? On dirait que vous soupçon- 
nez des pièges partout. Adieu; j'ai été bien con- 
tent de vous voir. J'ai eu de la peine à vous' 
trouver cachée sous le chapeau de votre voisine. 
Autre enfantillage. Âvez-vous vu ce que je vous 
ai envoyé? en pleine Académie? Uais vous ne vou- 
lez jamais rien voir. 



XCVI 

Strasbourg, 30 avril 1841. 

Je suis encore ici, grâce aux lenteurs du con- 
seil municipal. Il m'a faUu passer un jour à faire 
de l'éloquence la plus sublime pour les exhorter 
à restaurer une vieille église. Ils répondent qu'ils 
ont plus besoin de tabac que de monuments, et 
qu'ils feront un magasin de mon église. Je parti- 



232 LETTRES 

rai demain pour Colmar, et je pense être à Besan- ' 
çon le lendemain, c'est-à-dire jeudi. Je n'y demeu- 
rerai guère que le temps de jeter quelques fleurs 
sur la tombe de Nodier, et je tâcherai de revenir 
bien vite voir nos bois. La saison me semble ici 
plus avancée qu'à Paris. La campagne est admi- 
rable et d'un vert qu'aucun pinceau ne saurait 
imiter. 

Je suis bien content de vous trouver si gaie ; 
pour moi, je ne puis vous en dire autant. Il 
me semble que j'ai la fièvre tous les soirs et je 
suis d'une humeur horrible. La cathédrale, que 
j'aimais fort autrefois, m'a semblé laide, et c'est 
à peine si les vierges sages et les folles de Sabine, 
tie Steinbach, ont trouvé grâce devant moi. Vous 
avez bien raison d'aimer Paris. C'est, après tout, 
la seule ville où l'on puisse vivre. Où trouveriez- 
vous ailleurs ces promenades, ces musées où 
nous avions tant de choses à nous dire et tant de 
tendresses aussi? Je voudrais croire à ce que vous 
me promettez, c'est-à-dire que nous reprendrons 
notre causerie interrompue, comme si nous 
n'avions pas été séparés. Je suis sûr de ce qui 
m'attend. Dne épaisse glace se sera formée. Vous 



A UNE INCONNUE. 233 

ne me reconnaîtrez même pas. Dusse -je vous 
quereller encore, cela vaut mieux .que de ne pas 
vous voir. 
Adieu. 



SCVII 

Paris, samedi 3 août 184 S. 

Je suppose que vous êtes partie pour la cam- 
pngne en prenant contre vos promesses un french 
Icave, C'est fort aimable à vous. J'ai eu la naï- 
veté d'attendre quelque signifiance de vous tous 
les jours. On se corrige difficilement. Dans le cas, 
très-peu probable, où vous seriez à Paris, et dans 
celui, encore plus improbable, où vous seriez 
curieuse d'assister à une séance de l'Académie 
des inscriptions, j'ai deux billets à vos ordres. 
Cela est fort ennuyeux. En attendant, j'ai tra- 
vaillé de mon mieux à ma difficile besogne, qui 
sera bientôt terminée. Puis je partirai pour un 
mois ou deux. Si cela pouvait vous donner des 
remords ou, ce que j'aimerais bien mieux, l'envie 



214 LETTRES 

de me voir, vous me feriez vite oublier ma mau- 
vaise humeur. 



XGVIII 



Paris, iO août 1811. 



Il est tout à fait décidé que je partirai pour 
l'Algérie du 8 au 10 du mois prochain. Je reste- 
rai ou plutôt je courrai çà et là, jusqu'à ce que 
la fièvre ou les pluies viennent m*interrompre. De 
toute façon, je ne vous reverrai qu'en janvier. 
Vous auriez dû songer à cela avant de partir. 
Quand je dis que vous ne me reverrez que Tan- 
née prochaine» cela dépend de vous. Pendant que 
vous apprenez le grec, j'étudie l'arabe. M^ds cela 
me semble une langue diabolique, et jamais je 
se pourrai en savoir deux mots. A. propos de 
Syra, cette chaîne que vous aimez est allée en 
Grèce et dans bien d'autres lieux. Je Fai choisie 
parce qu'elle est d'un ancien travail antivulgsdre. 
J'ai supposé qu'elle vous plairait. Vous rappelle- 



A UNE INCONNUE. 235 

t-elle nos promenades et nos causeries sans fin ? 
Je suis allé dimanche dîner chez le général Nar- 
vaez, qui donnait son raout et pour la fête de sa 
femme. H n'y avait guère que des Espagnoles. 
On m'en a montré une qui a voulu se laisser mou* 
rir de faim par amour, et qui s'éteint tout dou- 
cement. Ce genre de mort doit vous sembler 
bien cruel. Il y en avait une autre, mademoiselle 
de ***, que le général Serrano a plantée là pour 
Sa grosse Majesté Catholique; mais elle n'en est 
pas morte, et a même l'air de se porter très-bien. 
Il y avait encore madame Gonzalez Bravo, sœur 
de l'acteur Romea et belle -sœur de la même 
Majesté, qui, à ce qu'on dit, se fait un grand 
nombre de belles-sœurs. Celle-ci est très-jolie 
et très - spirituelle. Adieu. ••••••• 



XCIX 

Paris, 14 septembre 1841. 

Tout était prêt et nous allions partir aujour- 
d'hui, quand est venue une bourrasque qui a jeté 



230 LETTRES 

nos projets au vent. Il y a conflit entre la guerre et 
l'intérieur. La guerre ne veut poiut de nous. Nous 
restons» ou, pour mieux dire, je ne vsds pas en 
Afrique. Je vais passer une quinzaine de jours en 
courses et je reviendrai à Paris. A part la vexation 
qui accompagne tout projet avorté, et le regret 
très-vif d'avoir employé deux mois à apprendre 
un tas de choses inutiles, j'ai pris mon parti avec 
la plus grande impassibilité. Peut-être devine- 
rez -vous pourquoi. 

J'ai trouvé dans votre dernière lettre quelques 
phrases malsonnantes pour lesquelles je pourrais 
bien vous faire la guerre, si je ne trouvais, comme 
vous, qu'il est inutile et, qui plus est, dangereux 
et triste de se disputer à distance. — Je ne me 
représente pas trop comment vous passez les 
vingt -quatre heures de la journée. Je trouve 
bien l'emploi de seize, mais il y en a dix sur les- 
quelles je voudrais des détailst Lisez-vous tou- 
jours Hérodote? Mais quel dommage que vous 
n'essayiez pas un peu de l'original avec la tra- 
duction de Lanher, que vous avez, je pense! vous 
n'aurez guère d'autre difficulté que l'excès des i 
ioniens. Si vous avez à votre disposition YAna- 



A UrfE INCONNUE. 237 

base de Xénophon, vous pourrez y prendre plai- 
sir, surtout si vous avez une carte d'Asie sous les 
yeux. Je ne me rappelle guère les dialogues ma- 
rins. Lisez plutôt Jupiter confonduy ou Yàbïl Jupi- 
ter tragique^ ou bien le Festin ou les LapitheSy à 
moins que vous ne m'en gardiez l'étrenne. 

Je suis sûr que vous êtes florissante, toute robes 
et fleurs, et j'ose vous conseiller des lectures 
grecques 1 Adieu ; écrivez-moi vite et ne vous mo- 
quez pas de moi. Je partirai lundi pour aller je 
ne sais où, mais pas trop loin, selon tous mes 
calculs. 



Poitiers, 5 septembre I8-il. 

Si je réponds tard à votre lettre du mois der- 
nier, que je trouve ici, ce n'est pas, comme votre 
mauvaise conscience vous le dirait, par repré- 
sailles pour la lenteur que vous avez mise à me 
donner de vos nouvelles. Vous avez passé dix 
jours entiers sans que l'idée de m'écrire une ligne 
vous vint en tète, et c'est bien mal. Vous me par- 



238 LETTRES 

lez de vos contemplations à D... Je crois que 
vous vous y êtes fort amusée, et je ne puis m' em- 
pêcher de croire que vous ne vous amusez que 
quand vous trouvez occasion de faire des coquet- 
teries. Pour moi, j'ai mené une vie maussade au 
dernier point depuis mon départ de Paris. Comme 
Ulysse, j'ai vu beaucoup de mœurs, d'hommes et 
de villes. J'ai trouvé les unes et les autres très- 
laides. Puis j'ai eu quelques accès de fièvre, qui 
m'ont étonné et chagriné en me montrant comme 
je décline. J'ai trouvé le pays le plus plat et le 
plus insignifiant de la France ; mais il y a beau- 
coup de bois et de grands arbres et des solitudes 
où j'aurais bien aimé à vous rencontrer. Votre 
souvenir se représente à moi maintenant dans 
une foule de lieux, mais je le lie surtout aux bois 
et aux musées. Si vous avez quelque plaisir à 
occuper une place dans ma mémoire, et une 
grande place, vous devez penser qu'avec la vie 
que je mène, je ne vous oublie pas. Tel arbre me 
rappelle telle conversation. Je passe mon temps à 
méditer sur nos promenades. J'admire beaucoup 
Scribe d'avoir fait rire un public vertueux et néo- 
catholique avec les prix de vertu. Je suis égale- 



AUNEIN CONNUE, 2J9 

ment surpris de ce que Toas me dites de son 
débit. Autrefois» il lisait comme un fiacre. Il faut 
croire que cTest l'habit académique qui donne 
cet aplomb, et cela me rend un peu d'espoir. 

Depuis mon départ, je n*ai pas déballé deux 
fois mon discours, et, si cela continue, je ne croîs 
pas, en vérité, que j'y puisse changer une ligne. 
Je m'attends qu'au dernier moment je serai épou- 
vanté de la quantité de sottises que j'aurai lais- 
sées. Tant que je n'aurai pas tourné mon timon 
vers Paris, je ne saurai pas l'époque de mon 
retour avec quelque certitude. Si mon gouver- 
nement ne me force pas à aller plus loin que 
Saintes, je crois que nous arriverons à peu près 
en même temps. Quel bonheur si nous pouvions 
nous voir dès le lendemain I Adieu ; écrivez-moi à 
Saintes, je pense y être bientôt et m'y arrêter 
quelques jours. 



CI 



Parthcnay, 17 septembre 1844. 



Votre lettre, que j'ai reçue à Saintes, a fait un 



2&0 LETTRES 

peu diversion aux tribulations que j'y éprouvais. 
J'étais fort empêché à plonger dans le désespoir 
quatre mille de mes concitoyens qui m'envoyaient 
des députations et me faisaient des discours fabu- 
leux. 

Entre mon devoir et ma sensibilité naturelle, 
j'étais fort malheureux. Enfin, j'ai pris le parti le 
plus sage, et j'ai tranché du proconsul. D'ici à un 
an, je n'oserais pas repasser à Saintes. Je vois 
avec plaisir que vous vous souvenez de Paris à 
D... J'avais craint que vous n'eussiez oublié 
nos bois et nos gazons émaillés. Pour moi, j'y 
pense toujours plus vivement, surtout à présent 
que je viens de faire un pas vers Paris. Suivant 
toute apparence, je vous y précéderai. J'y serai 
dans dix jours au plus tard, à moins d'accidents 
que je ne puis prévoir. Et vous? voilà le plus 
important. Être à Paris sans vous me semblera 
bien plus dur que de courir les champs comiro 
je fais à présent. J'ai une soif de vous voir que 
vous ne pouvez comprendre. Pourrez-vous, vou- 
drez- vous revenir pour dire adieu à vos domaines 
de la rive gauche? je cherche à n'y pas penser, 
mais je n'y puis réussir. Pour me préparer aux 



A UNE INCONNUE. 2il 

déceptions comme Scapin quand il revenait de 
voyage, je cherche à me représenter Your Lady- 
shipy statue cuirassée aussi méchante qu'elle m'est 
apparue quelquefois. J'ai beau faire, je vous vois 
toujours telle que vous avez été la dernière fois 
que nous nous assîmes si commodément sur un 
quartier de roc. Vraiment, je le crois un peu, 
d'abord parce que vous me l'avez promis, et puis 
je ne me persuaderai jamais que nous ayons pu 
changer tous les deux après avoir été aussi unis 
de pensée. Si vous songez à revenir, écrivez-moi 
à Blois, j'y serai bientôt, ou bien après le 25 à 
Paris, et dites-moi quand je pourrai vous voir et 
le plus tôt possible. Je vous écris d'une horrible 
ville de chouans et d'une auberge abominable, où 
Ton fait un bruit infernal. On met tant de cheveux 
dans tout ce qu'on me donne à dîner, que je mange 
à peine. J'ai trouvé aujourd'hui à Saint-Maixent 
des femmes avec la coiffure du xiv* siècle, et des 
corsages presque du même temps qui laissent 
voir la chemise, laquelle est en toile à torchon, 
boutonnée sous le cou et fendue comme celle des 
hommes. Malgré le pain d'épice qui esU dessous, 
cela me semble très-joli. Je me suis presque 

I. 16 



Si2 LETTRES 

foalé la main aujourd'hui et je n'ai plus la force 
d'écrire. 
Adieu. 



Cil 



PariSf 5 décembre 1844. 

J'avais juré de ne pas vous écrire, mais je ne 
sais pas si j'aurais pu tenir mon serment encore 
longtemps. Pourtant, je ne pensais pas que vous 
fussiez souffrante. Notre promenade avait été si 
heureuse! Je ne croyais pas possible que vous 
pussiez en garder un mauvais souvenir. Il paraît 
que ce qui vous irrite, c'est que je suis plus en- 
têté que vous. Voilà une belle raison et dont 
vous devez bien vous faire gloire. Ne devriez-vous 
pas plutôt avoir honte de m'avoir rendu tel I Et 
puis vous dites que je suis dur, et vous me 
demandez si je m'en aperçois. Franchement, non. 
Pourquoi ne m'avertissez- vous pas? Si je l'ai été, 
je vous en demande pardon. Il me semble qu'en 
nous er aljant, vous n'aviez pas un seul grain de 



A UNE IxN CONNUE. 2i3 

col6re contre moi. Je vous croyais aussi confiante, 
aussi intime que je l'étais pour vous. Vous dirai-je 
que c'est le souvenir le plus doux que j'ai con- 
servé de notre promenade ? Quand je vous vois 
ainsi, vous me rendez bien heureux. Si vous aviez 
alors de la colère, cela fait honneur à votre dissi- 
mulation. Mais j'aime mieux croire aux secondes 
pensées que de croire que vous n'étiee pas sin- 
cère alors. Dites-moi si je me trompe. 

J'ai commencé ce soir le dessin que vous com- 
mandez. C'est difficile à faire. Je voudrais vos 
instructions. Vous tenez donc à ce champ de 
chardoDS? Vous dites qu'il vous parait l'un des 
plus beaux lieux du monde. Je vous apporterai 
mon esquisse et aussi votre portrait. Je vous ai 
donné vos yeux mauvais. Ne croyez pas que telle 
est leur expression ordinaire. J'en connais une 
meilleure, d'autant plus précieuse qu'elle est plus 
rare. Vous verrez tout cela et vous donnerez vos 
ordres. Vous voudrez bien, pour le payement, 
vous rappeler que je ne suis pas un peintre ordi- 
naire, ce n'est pas l'œuvre que vous devrez payer, 
c'est la peine et le temps. Enfin, il est toujours 
bien de se montrer généreux avec les vtistes. 



^i\ LETTRES 

Pendant que vous vous guérissiez de votre co- 
lère, j'en avais presque contre vous. Je m'étais 
figuré que vous m'écririez plus tôt. C'est en partie 
pour avoir attendu votre lettre, en partie par 
mauvais sentiment d'orgueil, que j^ne vous ai 
pas prévenue. Vous voyez que je m'accuse aussi 
de mes méfaits. Pardonnez-moi celui-là. Au moins 
ce n'était pas le passé qui me rendait injuste. 

Depuis que je vous ai vue, j'ai été presque tou- 
joure très-jsouffrant ; je croyais que c'était la leçon 
d'espagnol sur a la large terre » , comme dit Homère. 
Votre lettre m'a remis. Je crois maintenant que 
c'est la mine que vous aviez en nous quittant qui 
en était cause. Vous n'avez pas daigné tourner la 
tête pour me dire adieu. — Nous aurons bien des 
pardons à nous demander tous les deux pour 
toutes nos mauvaises pensées I 

11 est une heure indue, mon feu est éteint et je 
grelotte. Je vous dis encore adieu et vous remer- 
cie de cœur de m' avoir écrit. Il y a huit jours 
que j'attends cette lettre, N'êtes-vous pas entêtée 
aussi 1 



A UNE INCONNUE. 215 



cm 



Paris, jeudi 7 février 1845. 



Tout s'est passé mieux que je ne l'espérais*. Je 
me suis trouvé un aplomb rare. Je ne sais si le 
public a été content de moi» je le suis de lui.' 



GIV 



Vendredi, 8 février 1845. 

Puisque vous ne m'avez pas trouvé trop ridi- 
cule, tout est bien. Je n'aurais pas été content de 
vous savoir là, voyant mon habit couleur d'estra- 
gon et ma figure idem. — Pourquoi pas demain ? 
autrement, il faudrait attendre à mercredi pro- 
chain, et je n'en aurais pas le courage. Nous en 
aurons long à nous raconter. J'aurais perdu tout 
mon aplomb si je vous avais sue là« 

1. Sa réception à TAcadémie fiançaisc. 



940 LETTRES 



cv 



Toulouse, 18 août 1845. 

Je viens de trouver ici votre lettre ; c'est fort 
heureux, car j'étais furieux de n'avoir pas eu de 
vus nouvelles à Poitiers comme je m'y attendais. 
Vous me direz que j'avais tort de m'attendre à ce 
que vous penseriez à moi plus tôt que vous n'avez 
fait. Que voulez-vous ! je ne puis m'habituer à vos 
façons. Vous n'êtes jamais plus près de m'oublier 
que lorsque vous m'avez persuadé que vous pen- 
siez à moi. Heureusement qu'entre tous ces ou- 
blis il y a des souvenirs, et j'y pense sans cesse. 
Je ne vois pas de ces belles grottes dont vous me 
parlez et je n'en ai pas besoin pour que bien 
des idées tristes et gaies me viennent par la tête. 
Je ne suis pas difficile en matière de paysage, 
comme vous le savez. Je n'y fais pas attention 
quand je me promène avec vous. Je voudrais bien 
vous gâter comme vous me le demandez. Mais je 
suis de trop mauvaise humeur. Je viens de pas- 



A UNE INCONNUE. 2i7 

ser quinze jours sans décolérer, d'abord contre le 
temps, puis contre les architectes, puis contre 
vous et contre moi-même. Le temps, qui avait été 
des plus affreux ces jours passés, s'est remis su- 
bitement au beau hier, mais avec, une chaleur 
accablante, accompagnée d'un vent de sirocco qui 
m'ôte toutes mes forces. J'ai passé vingt-quatre 
heures chez un député, et, si j'avais l'ambition 
d'être un homme politique, cette visite-là m'au- 
rait complètement fait changer d'avis. Quel mé- 
tier! quels gens il faut voir, ménager, flatter! Je 
dirai comme Hotspur : 1 had rather be a kitten 
and cry mew. Esclavage pour esclavage, j'sdme 
mieux la cour d'un despote; au moins, la plupart 
des despotes se lavent les mains. Je suis fâché 
d'apprendre que vous partiez si tard pour D...; 
c'est-à-dire je crains que vous n'en reveniez 
bien tard. Ce qui me fait prendre patience dans 
mon métier, c'est de penser que, lorsque je 
serai de retour, je vous retrouverai en face de 
ces lions de l'Institut, et qu'après m' avoir fait 
grise mine pendant un quart d'heure, vous me 
ferez oublier tous mes ennuis. Combien de temps 
passerez-vous à D...7 Voilà ce que je -me de- 



24S LETTRES 

mande à présent ; très-probablement» vous irez en 
Angleterre, et lady M... vous exposera encore ses 
belles théories about the baseness of being in 
love. Je voudrais bien que vous fussiez la pre- 
mière figure amie qui se présentât à moi aussitôt 
après mon retour. Malheureusement, cela ne sera 
pas et vous attendrez qu'il n'y ait plus une feuille 
aux arbres pour revenir à Paris. Dieu sait si vous 
n'y reviendrez point Anglaise aux trois quarts? 
Dites-moi bien que cela ne sera pas, que vous 
tâcherez de ne pas rester trop longtemps, et que 
vous ne serez pas pire que vous n'êtes. C'est 
déjà bien assez comme cela. Écrivez-moi à Mont- 
pellier, d'où je vous rapporterai un sachet, puis 
à Avignon. Je calcule mes heures de façon à 
être de retour le 20 septembre. Ce sera difficile, 
mais j'espère bien y parvenir. 

Adieu; votre lettre finit bien, mais pourquoi ne 
me parlez -vous pas comme vous écrivez quel- 
quefois? 



A UNE INCONNUE. 2!9 



GVI 



Avignon, 5 septembre 1815. 



Je remercie ces gens malades qui vous retieo- 
neot à Paris. Je vous remercie encore plus vous- 
même, si vous pensez moins à leurs rhumatismes 
qu'au plaisir que vous me ferez en restant. Sui- 
vant toute apparence, je serai de retour dans une 
quinzaine de jours, ou plutôt je ferai une halte 
dans mes foyers, entre mon voyage du Midi et 
celui du Nord ; le second sera, j'espère, des plus 
courts et vous ne vous en apercevrez sans doute 
pas. Je me réjouis de vous savoir en si bonne santé. 
Pour moi, je n'en puis dire autant. Je suis souf- 
frant depuis mon départ; j'avais compté sur le 
beau temps et sur le soleil du Languedoc pour 
me remettre ; mais il est demeuré sans effet. Au- 
jourd'hui, je reviens accablé de fatigue d'une 
très-longue course, où j'ai fait plus de mauvais 
sang que je n'en fids ordinairement quand vous 
ne vous en mdiez pas. Je suis tout étourdi et je 



S50 LETTRES 

vois presque double; pendant que vous mangez 
des pèches fondantes, j'en mange de jaunes très- 
acides et d'un goût singulier qui n'est pas trop 
déplaisant et que je voudrais vous faire connaître. 
Je mange des figues de toutes couleurs ; mais je 
n'ai nul appétit à tout cela. Je m'ennuie horrible- 
ment le soir, et je commence à regretter la so- 
ciété des bipèdes de mon espèce. Je ne compte 
point les provinciaux pour quoi que ce soit. Ce sont 
des choses à mes yeux souvent fatigantes, mais 
tout à fait étrangères au cercle de mes idées. Ces 
Méridionaux sont d'étranges gens : tantôt je leur 
trouve de l'esprit, tantôt il me semble qu'ils n'ont 
que de la vivacité. Ce voyage me les fait voir un 
peu plus en laid qu'à l'ordinaire. Mon seul plaisir, 
dans le pays assez beau que je parcours, serait de 
rêvasser à mon aise, et je n'en ai pas le temps. 
Vous devinez à quoi j'aimerais rêver, et avec qui? 
Je voudrais vous raconter quelques histoires di- 
gnes d'être envoyées à deux cents lieues : malheu- 
reusement, je n'en apprends pas qui se puissent 
raconter. J'ai vu l'autre jour les ravages d'un 
torrent qui a noyé cent vingt chèvres, rasé des 
maisons, et vous avez eu mieux que cela à Paris ; 



AUNEINCONNUE. 251 

mais ce que vous n'y trouverez jamais, c'est une 
vue comme celle qu'on rencontre à chaque pas 
quand on parcourt le Comtat. Venez-y, ou plutôt 
attendez-moi à Paris et promenons- nous dans 
nos bois, que je trouverai alors admirables. Écri- 
vez-moi à Vézelay (Yonne). 



CVII 



Barcelone, 10 novembre 18 Sa. 



Me voici arrivé au terme de mon long voyage 
sans rencontrer de trabucayres ni de rivières 
débordées, ce qui est encore plus rare. J'ai été 
admirablement reçu par mon archiviste, qui avait 
déjà préparé ma table et mes bouquins, où je . 
vais assuréfnent perdre le peu d'yeux qui me 
restent. Il faut, pour arriver à son despacho, tra- 
verser une salle gothique du xiv^ siècle et une 
cour de marbre plantée d'orangers hauts comme 
nos tilleuls, et couverts de fruits mûrs. Cela est 
fort poétique, comme aussi mon appartement, 
qui me rappelle les caravansérails de l'Asie pour 



252 LETTRES 

le luxe et les conforts. On %st cependant mieux 
ici qu'en Andalousie , mais les natifs sont infé- 
rieurs en tout aux Andalous* Ils ont de plus un 
défaut majeur à mes yeux ou plutôt à mes oreil- 
les : c'est que je n'entends rien à leur baragouin. 
J'ai trouvé à Perpignan deux bohémiens superbes 
qui tondaient des mules. Je leur ai parlé calOy 
à la grande horreur d'un colonel d'artillerie qui 
m'accompagnait, et il s'est trouvé que j'étais bien 
plus fort qu'eux et qu'ils ont rendu à ma science 
un éclatant témoignage dont je n'ai pas été peu 
fier. Le résumé de mes impressions de voyage, 
c'est que ce n'était pas la peine d'aller si loin et 
que j'aurais peut-être achevé mon histoire aussi 
bien sans aller secouer la vénérable poussière des 
archives d'Aragon. C'est un trait d'honnêteté de 
ma part dont mon biographe, j'espère, me tiendra 
compte. En route, quand je ne dormais pas, c'est- 
à-dire pendant presque toute la route, j'ai fait 
mille châteaux en Espagne auxquels il manque 
votre approbation. Répondez-moi sur-le-champ 
et mettez l'adresse en très-gros et lisibles carac- 
tères. 



A DNE INCONNUE 2S3 



CVIII 



Madrid, 18 novembre 18 i5. 



Me voici installé ici depuis une semaine et plas, 
avec un grand froid, quelquefois de la- pluie, un 
temps tout semblable à celui de Paris. Seulement, 
je vois tous les jours des montagnes dont la cime 
est couverte de neige, et je vis familièrement avec 
de très-beaux Velasquez. Grâce à la lenteur inef- 
fable des gens de ce pays-cî, je n'ai commencé 
que d'aujourd'hui seulement à mettre le nez dans 
les manuscrits que j'étais venu consulter. Il a 
fallu une délibération académique pour me per- 
mettre de les examiner, et je ne sais combien 
d'intrigues pour obtenir des renseîgnen>ents sur 
leur existence. D'ailleurs, cela me semble peu de 
chose et ne valait pas Ig, peine de faire un si long 
voyage. Je pense que j'aurai fini mes perquisi- 
tions assez promptement, c'est-à-dire avant la 
fin du mois. 

J'ai trouvé ce pays-ci fort changé depuis ma 



254 LETTRES 

dernière visite. Les gens que j'avais laissés amis 
sont ennemis mortels. Plusieurs de mes anciennes 
connaissances sont devenues de grands seigneurs, 
et très-insolents. Somme toute, je me plais moins 
à Madrid en 18A5 qu'en 18&0. Ici, l'on pense tout 
haut et l'on ne se gêne guère pour personne. On 
a une franchise qui nous surprend fort, nous 
autres Français, et qui m'étonne d'autant plus que 
vous m'avez habitué à tout autre chose. Vous 
devriez aller faire un tour de l'autre côté des 
Pyrénées pour prendre une leçon de véracité. 
Vous ne sauriez vous faire une idée des figures 
qu'on a quand l'objet aimé n'arrive pas à l'heure 
où on l'attend, ni du bruit des soupirs qu'on laisse 
échapper librement ; on est tellement habitué à 
des scènes semblables, qu'il n'y a pas de scan- 
dale ni de cancans. Chacun et chacune savent 
qu'ils seront de même dimanche. ^Est-ce bien? 
est-ce mal ? je me demande cela tous les jours 
sans conclure. Je vois le^ amants heureux et je 
trouve qu'ils abusent de l'intimité et de la con- 
fiance. L'un raconte ce qu'il a mangé à son diner, 
l'autre donne des détails peu ragoûtants sur un 
rhume qui le tient. Le plus romanesque des 



A UNE INCONNUE. 255 

amants n'a pas la moindre idée de ce que nous 
nommons galanterie. Les amants ne sont, à vrai 
dire, ici que des maris non autorisés par TËglise. 
Us sont les souffre-douleur des maris véritables, 
font les commissions et gardent madame quand 
elle prend médecine. Il fait si froid, que je n'irai 
pas à Tolède comme je me Tétais proposé. Il n'y 
a pas de taureaux par la même raison. En revan- 
che, on annonce force bals qui m'ennuient fort, 
J*irai après-demain chez Narvaez, oi!i je verrai 
probablement Sa Majesté Catholique. Vous pou- 
vez m' écrire ici, si vous me répondez courrier par 
courrier; sinon, à Bayonne, poste restante. Je 
pense quand je m'ennuie, c'est-à-dire tous les 
jours, que vous viendrez peut-être me voir à mon 
débarquement, et cette idée me ranime. Malgré 
votre infernale coquetterie et votre aversion pour 
la vérité, je vous aime mieux que toutes ces per- 
sonnes si franches. N'abusez pas de cet aveu. 
Adieu, 



250 LETTRES 



CIX 



Paris, lundi 19 janvier 1846. 

Je suis bien fâché que vous n'ayez pos plus de 
courage. Il ne faut jamais attendre les douleurs 
en matière de dents, et c'est parce qu'on n'ose 
pas aller chez le dentiste qu'on se prépare des 
souffrances abominables. Allez donc chez Brewster 
ou chez tout autre plus tôt que plus tard. Si vous 
le désirez, j'irai avec vous et je vous tiendrai, s'il 
le faut. Croyez, du reste, que c'est l'homme le plas 
habile en son genre et qui est, en outre, conser- 
vateur par système. — Vous êtes bien bonne de 
vous reprocher le récit pathétique que vous m'avez 
fait. Vous auriez dû, au contraire, vous réjouir de 
m' avoir fait faire une bonne action. Il n'y a rien 
que je méprise et même que je déteste autant 
que l'humanité en général ; mais je voudrais être 
assez riche pour écarter de moi toutes les souf- 
frances des individus. Vous ne me dites pas ce 
qui m'intéresserait le plus, c'est-à-dire quand je 



A UNE INCONNUE. 257 

pourrai vous voir. Cela me prouve que vous n'en 
avez nulle envie. Voulez-vous faire une prome- 
nade mercredi? Si vous étiez prise parles dents, 
ne venez pas. Si vous aviez toute autre maladie 
je n'admettrais pas d'excuse, parce que je n'y 
croirais pas. 



ex 



Paris, 10 Juin 1846. 



En ouvrant le paquet de livres, j'ai eu la bêtise 
de croire que je trouverais un mot de. vous, et 
que le beau soleil vous aurait inspirée. Pas une 
ligne ! Je me suis mis à relire votre lettre de ce 
matin, que j'ai trouvée un peu bien sèche à la 
seconde lecture. Ce n'est pas d'aujourd'hui que 
je remarque l'espèce de bascule très-impartiale 
de votre correspondance et, en général, de toute 
votre conduite à mon égard. Vous n'êtes jamais 
plus près de me faire quelque méchanceté que 
lorsque vous venez d'être bonne et gracieuse 
pour moi. Vous m'aviez promis de me donner un 

I. 17 



258 LETTRES 

jour bientôt. Mais^ si j'attendais Texécution de 
vos promesses, la patience que le ciel m*a dépar- 
tie ne suffirait pas. L'autre jour, vous étiez aussi 
insouciante en me disant adieu qu'en me disant 
bonjour. Ce n'était pas cela l'avant-demiëre fois. 
C'est un phénomène très-curieux que l'eau qui a 
bouilli se gèle plus facilement que l'eau froide. 
Vous illustrez cette chimie-là. En me quittant, 
vous aviez votre air de bouderie ; aussi je m'attends 
que vous serez charmante mercredi. Il faudra 
revoir nos jolies promenades sablées pour nous. 
Vous me ferez grand plaisir en acceptant. Mais 
c'est ce qui ne vous touche que médiocrement. 
Si vous avez quelque curiosité, elle sera récom- 
pensée par un monument à'auld long syne que 
je vous montrerai. Et puis je vous donnerai 
quelque chose. Du moins, j'ai eu envie de vous 
donner quelque chose, mais vous avez été si mal 
pour moi, d'abord en m'écrivant votre lettre de 
ce matin, puis en n'écrivant rien avec les livres^ 
que je ne sais trop si je vous offrirai ce présent 
projeté. Pourtant, si vous le demandez, il est pro- 
bable que je céderai. 
Je suis devenu, comme vous savez, grand obser- 



A UNB INCONNUE. S50 

valeur du temps. Le vent est magnifique au nord- 
est. Gela nous promet quelques beaux jours. Je 
voudrais que vous fissiez autant que moi attention 
au soleil et à la pluie. 



CXI 

Dijon, 29 JuiUet 1840. 

J'espérais trouver ici une lettre de vous, mais 
je suppose que vous vous amusez trop pour pen- 
ser à m'écrire. Je n'ai rien trouvé à Bar non plus, 
ce qui m'étonne et m'indigne fort. Est-ce la 
faute de la poste ou la vôtre ? J'avais toujours cru 
la poste infaillible. Que faites-vous, où ôtes-vous 
en ce moment? Je ne sais en vérité où vous 
adresser cette lettre, et je vous l'envoie à tout 
hasard à Paris. Écrivez-moi donc à Privas et puis 
à Glermont-Ferrand. J'ai beaucoup vu de mœurs, 
d'hommes et de villes depuis vous avoir quittée 
il y a quinze joui*s^ et, comme .Ulysse^ j'ai eu 
toute sorte dç contrariétés dans mes pérégri- 
nations. Chaque année, je trouve la province plus 



200 LETTRES 

sotte et plus insupportable. Cette fois-ci, j'ai le 
spleen et je vois tout en noir, peut-être parce 
que vous m'avez oublié si indignement. Je n'ai 
eu de bons moments qu'en traversant toute sorte 
de bois très-épais dans les Ardennes, qui me 
faisaient penser à d'autres bois bien plus agréa- 
bles. Je crains que vous n'y pensiez guère. Pour 
m'acbever, j'ai trouvé ici d'borribles bêtises qu'on 
a faites avec notre argent. Ce sont des pères de 
famille vertueux et niais qui les ont faites, et 
contre lesquels je dois lancer les rapports les 
plus fulminants, tendant à les faire crever de 
faim. Ce métier de férocité m'afflige. J'aurais 
besoin d'être adouci par une lettre de vous. J'en 
reviens toujours à mes moutons. Pourquoi ne 
m'avez-vous pas écrit? Je vais être je ne ssds 
combien de temps sans nouvelles, car je n'ai pas 
d'itinéraire assez arrêté pour vous indiquer mes 
étapes. En somme, je ne trouve que des raisons 
d'être furieux. Il est vraisemblable que vous vous 
trouvez bien où vous êtes, et je m'attends à ne 
vous revoii* que cet hiver, quand l'Opéra vous 
rappellera à Paris. 
Adieu ; quand vous penserez à moi, vous verrez 



A UNE INCONNUE. 2Ci 

si je sais être magnanime. Ne m'écrivez pas à 
Privas, mais à Glermont-Ferrand. Je viens de 
m'apereevoir que je n'avais que faire à Privas. 
Après Glermont, j'irai probablement à Lyon, mais 
vous aurez de mes nouvelles auparavant. 



GXII 



10 août 1846. 



A bord d*an bateau à vapeur 
dont Je ne sais le nom. 

Je suis allé dans les montagnes de l'Ârdèche 
chercher un lieu écarté où il n'y eût ni électeurs 
ni candidats. J'y ai trouvé une si grande quantité 
de puces et de mouches» que je ne sais pas si les 
élections ne valaient pas mieux. Avant de quitter 
Lyon, j'avais reçu une lettre de vous qui m'avait 
fait beaucoup de plaisir, car j'étais vraiment un 
peu inquiet. J'ai beau avoir l'habitude de votre 
négligence à mon endroit, je ne puis m'empêcher, 
quand je suis sans nouvelles de vous, de penser 
qu'il vous est arrivé quelque chose d'extraordi- 
naire. Ce qu'il y aurait de vraiment extraordinaire, 
c'est que vous daignassiez penser à moi aussi 



S02 LETTRES 

souvent que je pense à vous. J'apprends avec 
beaucoup de peine que vous ôtes partie pour 
D... plus tard que vous ne l'aviez prévu, et que 
par conséquent vous reviendrez plus tard. Je ne 
doute pas que vous ne vous amusiez fort à D... ; 
mais, si, au milieu des gâteries que vous aimez 
tant, il vous prenait quelque souvenir de nos pro- 
menades, vous feriez une œuvre méritoire en 
hâtant votre retour. J'ai eu hier un grand succès 
dans ma veillée avec des paysans et des paysan- 
nes à qui j'ai fait dresser les cheveux sur la tête, 
en leur racontant des histoires de revenants. II y 
avait une lune magnifique qui éclairait parfaite- 
ment les traits réguliers et montrait les beaux 
yeux noirs de ces demoiselles, sans laisser aper- 
cevoir leurs bas sales et la crasse de leurs mains. 
Je suis allé me coucher trës-fier de mon succès 
auprès d'un auditoire tout nouveau pom* moi. Le 
lendemain, quand j'ai vu au soleil mes Ardéchoi- 
ses, con villanos manos y pies, j'ai presque 
regretté mon éloquence* Ce diable de bateau fait 
sauter ma plume de çà et de là, de la façon la 
plus ridicule I 11 faut une éducation particulière 
pour pouvoir écrire sur une table qui danse per- 



▲ UNE IiNCONNUE. 2C3 

pétuellement. Je n'en peux plus de sommeil et de 
fatigue. Je vous dis adieu. Vous m'écrirez à Paris 
le- jour de votre arrivée, et, le lendemain, nous 
irqps revoir nos bois. Je serai à Paris le 18 au 
plus tard ; plus probablement, j'arriverai le 15. 
Adieu encore. 



GXIII 



Paris, 18 août 1846. 



Je suis arrivé ici aujourd'hui en médiocre état 
de conservation, la tête toute étourdie de quatre 
cents kilomètres parcourus tout d'un trait. Pour 
me remettre, il faudrait votre présence réelle. 
Mais quand reviendrez-vous ? Thaï is the question. 
Je vous suppose beaucoup trop éprise de la mer 
et des monstres marins pour songer à retourner 
ici de sitôt. J'en aurais grand besoin pourtant, je 
vous assure. Je ne saurais vous dire combien 
d'ennuis et de chagrins se sont amoncelés sur 
moi dans ce petit vovage. Il me rappelle le rêve 
de Gloster : / would not sleep another mch a 
night though 1 vc€re io live a world of happy 



2G4 LETTRES 

days. En rentrant ici, je m'y sens encore plus 
isolé qu'à Tordinaire, plus triste que dans aucune 
des villes que je viens de quitter : quelque chose 
comme un émigré qui rentre dans sa patrie et 
qui y trouve une nouvelle génération. Vous allez 
croire que j'ai horriblement vieilli dans ce voyage. 
Cela est vrai, et je ne serais pas étonné que quel- 
que chose comme l'aventure d'Épiménide me fût 
arrivé. Tout cela, c'est pour vous dire que je suis 
horriblement triste et de mauvaise humeur et que 
j'ai grande envie de vous voir. Hélas 1 vous 
n'avancerez pas d'une heure l'époque de votre 
retour. Le plus sage, c'est de me résigner. Lors- 
que vos robes se seront fanées à l'air de la mer, 
ou qu'il en viendra de plus fraîches de Paris, 
peut-être penserez-vous à moi. Mais alors je 
serai à Cologne, ou peut-être à Barcelone. J'irai 
à Cologne au commencement de septembre, et à 
Barcelone en octobre. On me dit des merveilles 
des manuscrits qui s'y trouvent. On dit que, pour 
une femme, il n'y a rien de plus agréable au 
monde que de montrer de jolies robes. — Je ne 
puis vous offrir d'équivalent à ces joies-là. Mais 
je souffrirais trop de vous croire ainsi faite. — 



AUNEINGONNUF. 2G5 

Dieu est grand I quelle que soit la nouvelle que 
vous avez à [n*annoncer, écrivez-moi promptement. 
Nous verrons-nous pendant qu'il y a des feuilles ? 
Me ferez-vous manger des pèches de Montreuil, 
cette année 7 Vous savez comme je les aime. Si 
vous avez quelque tendre souvenir, j'espère qu'il 
vous inspirera une résolution généreuse. J'ai la 
fièvre et je tremble horriblement en écrivant* 



CXTV 



Paris, 22 août 1840. 



Nos lettres se sont croisées. J'espérais que la 
vôtre m'apporterait de meilleurs nouvelles, je 
veux dire l'annonce de votre prochain retour. 
Avant de partir, vous paraissiez plus pressée de 
nous revoir. Il y a longtemps que je me plains de 
la trop grande différence entre le dire et le faire 
pour vous. Â ce qu'il parait, vous passez le temps 
si heureusement, si agréablement, que vous ne 
pensez pas même à l'époque de votre retour à 
Paris. Vous me demandez si cela me ferait bien 



2i6 LETTRES 

plaisir, ce qai est une dérision assez méchante* 
Pour moi, je m'ennuie fort ici, encore plus qu'en 
voyage, et cependant je suis assez occupé pour 
ne plus avoir le loisir de regretter le monde 
absent de Paris; mais ce n'est pas à cela que je 
tiens. C'est vous, ce sont nos promenades qui me 
font faute. Si vous les aimiez la moitié autant que 
vous le dites, elles ne se feraient guère attendre. 
J'y ai pensé pendant tout le temps de mon 
voyage, et j'y pense maintenant plus que jamais. 
Pour vous, vous les avez oubliées. 

Paris est absolument dépourvu d'habitants in- 
telligents. Il n'y reste plus que des bonnetiers 
ou des députés, ce qui revient à peu près au 
même. Je crois que je partirai pour Gblogne dans 
les premiers jours de septembre. Sera-ce avant 
de vous avoir revue 7 J'ai bien peur que vous ne 
me disiez que, pour si peu, ce n'est pas la peine 
de revenir. Ainsi la moitié de notre année se sera 
passée vous absente ou malade. D me prend des 
envies d'aller vous voir à ***, et j'y céderais pro- 
bablement si vous trouviez des possibilités que je 
ne prévois pas. Pourtant, voyez. Adieu; je suis 
de trop mauvaise humeur pour vous écrire Ion- 



A UNE INCONNUE. 267 

guement. Je finis comme j'ai commencé, en vous 
répétant que rien ne pourra me faire plus de 
plaisir que de vous revoir, surtout si ce plaisir 
est partagé par vous. Sinon, restez là-bas tant 
que vous voudrez. 

GXV 

Paris, 3 septembre 1846. 

Je m'étais figuré, tant j'étais de mon village, 
que vous préféreriez une ou deux promenades 
avec moi à huit jours de whiie hait] mais, puis- 
que vous n'êtes pas de cet avis, votre volonté 
soit faite I Je n'ai pas même le courage de ne pas 
vous écrire, ce que je m'étais promis, et ce que je 
devrais faire si j'étais moins béte. Mon voyage 
de Cologne est un peu désorganisé depuis deux 
jours. Un de mes compagnons de route me man- 
que de parole, un autre ne pourra peut-être pas. 
En sorte que je cours grand risque de me trou- 
ver seul sur le Rhin bleu. Ce sera un petit mal- 
heur. Mais je ne sais plus si je repasserai par ici. 
Ainsi, nous courons grand risque, je veux dire 



S08 LETTRES 

que je cours grand risque de ne nous revoir qu'en 
novembre. A vous la responsabilité. Je sais que 
vous la porterez légèrement. Je ne me mettrai 
pas en route avant le 12 septembre. IVici là, j'es- 
père que vous voudrez bien me donner de vos nou- 
velles et vos conunissions. Probablement encore, 
je serai à Paris vers le commencement d'octo- 
bre ; mais, si j'ai le moindre courage, j'irai à 
Strasbourg, à Lyon, et de Lyon à Marseille. Je 
crains de n'avoir pas ce courage, surtout si vous 
parlez de retour. Pendant votre absence, en re- 
cueillant mes souvenirs, j'ai fait de vous deux 
dessins en pied. Je les trouve assez ressemblants; 
cependant, ils ont besoin d'être retouchés. Nous 
verrons s'ils vous plaisent. Je m'ennuie extraordi- 
nairement et je voudrais voir tomber des torrents 
de pluie pour me consoler. Hab le temps est tou- 
jours au très-sec. Il n'y a que les feuilles qui 
tombent. Il n'en restera plus la queue d'une en 
octobre. 

Vous apprendrez avec plaisir que vous avez à 
rOpéra italien les mêmes enrouements que la 
saison passée, plus une autre Brambilla. Il n'en 
reste plus que cinq inconnues, et une mademoi- 



AUNËINCONNUE. 2G9 

selle Albini qui n'avait pas de voix en 1839, mais 
qui en a peut-être trouvé depuis quelque part. 
Adieu» je ne dis pas sans rancune. Ce qui m'a 
particulièrement piqué, c'est que vous n'avez 
répondu que par le silence le plus dédaigneux à 
ma proposition d'aller vous voir à ***; mais n'y 
pensons plus. 



CXVI 

Heti, 12 septembre 18i0. 

Il est fort heureux que vous ayez bien voulu 
penser à m' écrire avant mon départ, car j'allais 
en Allemagne sans nouvelles de vous. J'ai reçu 
votre lettre au moment de me mettre en route. 
D'après les promesses que vous me faites et dont 
j'attends avec trop de confiance peut-être l'entier 
accomplissement, je serai de retour vers le com- 
mencement d'octobre, peut-être le 1". J'es- 
père qu'il restera encore quelques feuilles. Nous 
verrons si vous serez as good as your word. Je 
vais demain à Trêves et de Ht soit à Hayence, soit 
à Cologne, selon que le temps sera ou non invi- 



2:0 LETTRES 

ttont. De toute façon, vous feriez bien de m'écrire 
très-vite à Aix-la-Chapelle» et puis assez vite après 
à Bruxelles. Je n'ai paa besoin de vous dire de 
m'écrire des choses aimables et qui me tentent 
au retour. Quand je suis lancé, une fois en route^ 
j'ai toutes les peines du monde à m'arrèter, et il 
faudra les promesses les plus séduisantes pour 
m'empécher de pousser jusqu'en Laponie. Je 
crois vous avoir parlé de deux portraits. J'en ai 
maintenant au moins trois, et, à chaque tentative 
infructueuse, j'ai recommencé sans détruire le 
premier essai et sans mieux réussir ; enfin, vous 
verrez si ma mémoire m'a bien ou mal servi. 
Vous me demandez quelle robe? En vérité, je ne 
m'en suis guère préoccupé ; mais ce n'est pas là que 
glt la ressemblance. Je désespère de saisir jamais 
l'expression indéfinissable de votre physionomie. 
Je viens d'arriver ici après une nuit passée en 
Qialle-posté sans dormir, et j'ai la tête excessive- 
ment giddy. Il me semble que mes bougies 
tournent sur ma table. On m'annonce pour de- 
main une navigation entremêlée d'échouages, car 
la Moselle n'a que fort peu d'eau, mais ce n'est 
pas cela qui m'empêchera de dormir. Je vous 



A UNE INCONNUE. 271 

écrirai probablement de quelque auberge alle- 
mande et très-assurément de Lille, où je m'arrête- 
rai. De là, sans doute, je pourrai vous annoncer 
le jour de mon arrivée* J'apprends avec beaucoup 
de plaisir que vous vous ennuyez à *^; je vous 
l'avais prédit. Quand on habite Paris, on ne peut 
plus retourner en province. On dit et on fait quan- 
tité d'énormités qui passeraient à Paris et qui 
9ont grosses comme des maisons à ***. Gela vous 
est peut-être aussi arrivé, du caractère dont je vous 
connais. Je vous pardonnerai tout si, le 1" ou % 
octobre, vous m'annoncez votre retour. 



CXVII 

Bonn, 18 septembre 1846. 

Je suis depuis six jours dans ce beau pays, 
non pas Bonn, mais je dis la Prusse rhénane, où 
la civilisation est très-avancée, sauf pour les lits, 
qui ont toujours quatre pieds de long et les draps 
trois. Je mène tout à fait une vie allemande, c'est-- 
à-dire que je me lève à cinq heures et me coucha 



272 LETTRES 

à neuf, après avoir fait quatre repas. Jusqu'à pré- 
sent, cette vie- là me convient assez et je ne me 
suis pas trouvé mal de ne rien faire qu'ouvrir la 
bouche et les yeux. Seulement, les Allemandes 
sont devenues horriblement laides depuis ma der- 
nière visite. Voici le chapeau de la plus jolie que 
j'aie encore rencontrée; — ce fut sur un bateau 
à vapeur entre Trêves et Coblence ; la place me 
manque pour l'illustration, que je mets au verso : 
c'est une capote d'où pend june pièce d'étofle car- 
rée, ouverte à l'extrémité, dont un angle est relevé 
à gauche au moyen d'une petite cocarde verte, 
blanche et rouge; la capote est noire, l'Alle- 
mande fort blanche avec des pieds comme il suit. .. 
N. B. — Le dessin est exécuté à l'échelle de un 
centimètre pour mètre. Je voudrais que vous intro- 
duisissiez ces capotes-là. Vous leur ferioz faire for- 
tune. — En fait de monuments, je n'ai g lère été 
content de ce que j'ai vu : les architecte s alle- 
mands m'ont paru pires que les nôtres. Oji a 
saccagé le Munster à Bonn et peint l'abbaye de 
Laarh à faire grincer les dents. Les sites de ïc 
Moselle sont beaucoup trop vantés. Au fond, cela 
est peu de chose. Je ne trouve plus rien de beau 



A UNE INCONNUE. 273 

depuis que j*ai passé le Tmolus* Mon admiration 
demeure exclusive pour ses ombrages et surtout 
pour la façon dont on y entend la cuisine ; ici, la 
grande affaire est zu speisen. Tous les honnêtes 
gens, après avoir diné à une heure, prennent le 
thé et des gftteaux à quatre, vont manger à six 
un petit pain avec de la langue fourrée dans un 
jardin; ce qui permet d'attendre jusqu'à huit 
heures pour entrer dans un hôtel et souper. Ce 
que deviennent les femmes pendant ce temps-là, 
je l'ignore ; ce qu'il y a de certain, c'est que, de 
huit à dix, il ne reste pas un homme dans les 
maisons : chacun est dans son hôtel favori à boire, 
manger et fumer ; la rsdson est, je crois, dans les 
pieds de ces dames et la bonté du vin du Rhin, 
Je pense que vous allez être à Paris dans deux 
ou trois jours. En voyant les bois du Rhin et de la 
Moselle si verts, je ne puis me figurer que ceux 
de notre température soient devenus de; balais. 
Gela n'est malheureusement que trop possible. 
Vous l'avez voulu. Adieu ; je suis fâché de ne pas 
vous avoir dit de m'écrire à Cologne, mais il est 
trop tard. 

I. 18 



S74 LETTRIilS 



Gxvni 

Soifitons, 10 octobre 1^46. 

Il paratt que vous avez été de bien mauvaise 
humeur samedi dernier; mais enfin vous avez 
repris votre sérénité dimanche, sauf quelques 
petits nuages qui flottent encore dans votre lettre. 

• 

Pour suivre la métaphofe, je voudrais bien un 
jour vous voir au beau fixe, sans qu'il y eût des 
tempêtes auparavant. Malheureusement, c'est une 
habitude que vous avez prise. Nous nous sépa- 
rons presque toujours meilleurs amis que nous 
ne nous sommes vus. T&chons donc d'avoir, un 
de ces jours, l'amabilité continue que j'ai rêvée 
quelquefois. Il me semble que nous nous en 
trouverions bien l'un et l'autre. Vous me faites 
des menaces pour le seul plaisir de m'6ter les 
constations de i'espérapce. Vous sentez si bi^ 
votre tort, que toqs me diies que voua êtes dis- 
pensée de loyauté à l'égard d'une certaine pro- 
messe que vous m'avez faite déjà une fois et que 



" I 



A UNE INCONNUE. 275 

VOUS ne voulez pas tenir. N'est*ce pas un effist du 
hasard seul qui vous a permis de 3dire que vous 
aviez aooompU cette promesse 7 Vous ne vouliez 
me voir que pendant nn qnart d*heure ; ainsi, fl y 
avait de votre part trahison méditée* Je sais ce 
que vous pensez vous-même de ces subterfuges- 
là, et je m'en rapporte à votre propre jugement. 
Vous pouvez me fabe beaucoup de plaisir ou 
beaucoup de peine; c'est à vous de choisir. 

Le temps affreux qui me m'a pas quitté depuis 
samedi est sans doute celm que vous avez à 
Paris. Le seul chagrin qu'il me &s8e, c'est que 
je pense à mes bois, dont le vent enlève les 
feuilles, k mes gazons, que ht phiie inonde, et à 
l'éloignement de notre prochaine promenade, 
flier, au nûliéu des champs, par un vrai déluge, 
je ne pensais pas à autre ichose. Et tous, regret- 
tez-vous la pluie à cause de moi, ou bien parce 
qu'elle vous empêche d'aller à shopping à votre 
ordinaire ? 

Quel jour étiez-vous à l'Opéra italien? 

Etait«ce jeudi parliasard, et aurions-nous été 
tout près l'un de l'autre . saps nous en douter? 
J'Aurais bien voulu vous voir un pen <weo 



316 LETTRES 

votre cour, pour savoir si vous êtes pour le 
monde telle que je le voudrais. 

l'espère être à Paris jeudi soir ou vendredi au 
plus tard. S'H fait beau samedi, voulez-vous faire 
une longue promenade? Dans le cas contraire, 
nous en ferons une courte, ou nous irons au 
Musée. La mémoire de ces promenades est à la 
fois un plsûsir et une douleur. C'est pour moi 
une sensation qu'il faut renouveler sans cesse 
pour qu'elle ne devienne pas triste. Adieu, chère 
amie; je vous remercie bien de tout ce qu'il y a 
de tendre dans votre lettre. Je tâche d'oabKer 
le peu qui reste de dur et de sec. Je pense que 
c'est à votre usage une espèce de parure de fan- 
taisie dont vous vous couvrez. J'aime à deviner 
dessous que vous êtes tout cœur et tout âme; 
croyez que cela paraît, malgré tous vos efforts 
pour le cacher. 

CXIX 

Pwis, î% septembre 1811. 

r 

La Bévue me tourmente beaucoup pour Don 



«r 



A UNE INCONNUE. 277 

Pèdre. Je voudrais savoir votre opinion à ce 
sujet. Je suis partagé entre Tavarice et la pudeur. 
J'aurais aussi à vous prier d'en lire quelque 
chose. Gela me parait avoir l'inconvénient de 
tout ce qui a été fait longuement et pénible- 
ment. Je me suis donné bien du mal pour une 
exactitude dont personne ne me saura gré. Gela 
me chagrine quelquefois. 

Vous comprendrez sans peine que, depuis 
votre départ, j'ai eu très-souvent les blue devils. 

Ge que vous me dites de Don Pidre me plaît 
assez, parce que votre opinion est d'accord avec 
mon désir et ce que je crois mon intérêt. Pour- 
tant, il y a une question de dignité, qui me tient 
encore au cœur et qui m'a empêché de tout ter- 
miner d'abord avant mon départ. Je serai bien 
aise d'avoir votre avis de vive voix, et je vous 
montrerai quelques bribes d'après lesquelles vous 
jugerez mieux. Je n'ai jamais été plus tristement 
choqué de la bêtise des gens du Nord qu'à ce 
voyage-ci, et aussi de leur infériorité sur les Méri- 
dionaux. La moyenne du Picard me parait au- 
dessous de la plus inférieure espèce du Provençal. 



278^ LETTRES 

En outre, je mourais de froid «bss toute» les 
auberges où mon triste sort me poossMt 



I believe you are now a little better. I don't 
know why you could be so uneasy about your 
brother» No wonder you bave no news. Bad (mes 
come very soon. I begin to get accustomed to 

1. Samedi, 96 février 1848. 

Je crois que tojos êtes nudntenaat an peu plus rassurée. Je 
ne vois pas pourquoi tous ne seriez pas coaiplétement tranquille 
à regard de votre frôre. Ne prenez point souci de l'absence de 
nouvelles. Les mauvaises nouvelles arrivent promptement. 

Je commence à m'accoutumer à la plus étrange des choses, et 
à me familiariser avec Tétrange figure des vainqueurs qui, ce qui 
est plus étrange encore, se conduisent en gentlemen. 11 y a 
maintenant une- violente tendaiioe k Tordre. SI cda continiie, Je 
deviendrai un républicain décidé. Le seul inconvénient que Je 
trouve au nouvel ordre de choses, c'est que Je n*aperçois pas 
très-clairement comment Je poorrai gagner ma vie, et que je ne 
puis vous voir. 

J*espère néanmoins qu'avant pea les voitures recommenceront 
à circuler. 



A UNE INCONNUE. 270 

tbe strangeness of the thiog and to be reconciled 
with tbe strange figures of tbe conquerors, wbo 
wbat's stranger stin, bebave tbemselves as gent* 
lemen. Tbere is now a strong tendency to order« 
If it continues» I sball turn a stauncb republi- 
can. Tbe only fault I find witb tbe new order of 
tbings is tbat I do not yery clearly see bow 
I sball be able to live and tbat I cannot see you. 
I bope tbougb it will not be long before tbe 
coacbes can go on . 



CXXI 

Paris, mare 18i8. 

Je suis tourmenté par cette faillite de la mai- 
son ***, dans laquelle je crains que vous n'ayez 
des intérêts. Rassurez -moi, je vous prie, là-des- 
sus, ou, s'il y a quelque malbeur, tâcbons de nous 
consoler ensemble. Chaque jour nous apportera 
d'ici à longtemps de nouvelles peines. Il faut se 
soutenir et se faire part mutuellement du peu de 
courage que Ton conserve. Voulez-vous nous 
voir demain ou après? Il me semble qu'il y a un 



280 LETTRES 

siècle que noas ne nous sommes vus. Adieu ; vous 
avez été l'autre jour bien aimable, et je regrette 
que vous ne Tayez pas été plus longtemps. 



CXXII 

Paris, mars 1848. 

Je crois que vous vous effrayez un peu trop. 
Les choses ne sont pas plus mal qu'elles n'étaient 
hier; ce gui ne veut pas dire qu'elles soient 
bien et qu'il n'y sût pas de danger. Quant à ce 
projet de voyage, il est bien difficile de donner 
un conseil et de voir clair dans ce grand brouil- 
lard étendu sur notre avenir. II y a des gens qui 
pensent que Paris, à tout prendre, est un lieu 
plus sûr que la province. Je suis assez de cet 
avis. Je ne crois pas à une bataille dans les rues : 
d'abord, parce qu'il n'y a pas encore de motif; 
puis, parce que la force et Taudace sont du même 
côté, et que, de l'autre, je ne vois que platitude 
et poltronnerie. Si la guerre civile devait com- 
mencer, c'est, je crois, en province qu'elle se 
déclarerait d'abord. Il y a déjà une assez grande 



A UNE INCONNUE. SSl 

irritation contre la dictature de la capitale, et 
peut-être des mesures que Ton ne peut prévoir 
amèneraient-elles ce résultat dans I*Ouest ou 
ailleurs. Quant aux conséquences des émeutes, 
voyez ce qu'elles ont été à Paris dans la première 
révolution, et ce qu'elles ont été en province 
tout récemment. Le département de l'Indre, où 
vous voulez aller, en a vu une il y a deux ans, 
à Buzançais, plus vilaine que toutes celles de 
03. Il est bien entendu que je ne vous conseille 
pas et que je raisonne seulement théoriquement. 
Je ne crois pas à un danger immédiat. Je crois 
même que, les circonstances devenant plus graves, 
Paris serait encore le meilleur séjour. Enfin, entre 
l'Indre et Boulogne, je préférerais le dernier lieu^ 
qui a l'avantage d'être près de la mer. Mais je 
serais bien triste si vous partiez sans me voir. 
Ne pourriez-vous pas retarder de quelques jours? 
Tous voyez que tout s'est passé tranquillement 
hier. Nous aurons encore des processions sem- 
blables et longtemps, avant qu'on en vienne aux 
coups de feu, si l'on y vient jamais dans ce pays 
si timide. Adieu. . • 



28Î LETTRES 



CXXIIl 

Samedi, il mars 1818. 

Le temps se met de la partie poar noas con- 
trarier encore. J'este qull nous sera plus faTt>- 
rable lundi. Je suis înqQiet de votre mal de 
gorge par cette pluie ou ce fSroid. Soignez-vous 
bien et t&chez d'oublier un peu toat ce qui se 
passe. Je sais moulu par une nuit de corps de 
garde; msds, après tout, la fatigue, a son bon 
côté dans ce temps-ci. Je voudrsûs bien avtnr 
autre chose que votre ombre. Je regrette que 
vous vous soyez retirée sitOt. Le bcmheur de vous 
voir est aussi grand sous la république que sous 
la monarchie, il ne faut pas en être avare. Dans 
quel étrange monde vivons-nous I Mais le plus 
important à vous dire et le plus pressé, c^est que 
je vous aime tous les jours davantage, je crois, 
et qpe je voudrais iHen que vous prissiez assez de 
courage pour m'en dii*e autant. 



•'■' UNE INCONNUS. 



CXXIV 

Paris, 13 mai i8i8. 

J'espérais ^e vous ne partiriez pas si vite et 
sans me dire adieu. Je vous avais même écrit 
hier» espérant vous voir aujourd'hui. Je ne sais 
pourcpioi je ne me réconcilie pas à ce voyage. 
Mai& vous ne me dites pas combien de temps 
vous prétendez demeurer à boire du lait, et c'était 
pourtant le point capital. J'aimerais bien que 
vous fussiez à Paris avec un chapeau neuf pour 
la réception de jeudi à l'Académie, où les cha- 
peaux neufs seront rares, je le crains. C'est dans 
un intérêt parement académique que je vous fais 
cette demande. Dans le mien, je compte sur 
vous samedi prochain pour une belle promenade. 
Si vous voulez aller jeudi prochain à l'Académie, 
faites prendre des billets chez moi jusqu'à midi. 



2Bi LETTRES 



cxxv 



Paris, mercredi 15 mai 1848. 



Tout s'est passé très-bien» parce qu'ils sout si 
bêtes, que, malgré toutes les fautes de la Gliambre, 
elle s'est trouvée plus forte qu'eux. Il n'y a ni 
tués ni blessés, on est fort tranquille. La garde 
nationale et le peuple sont dans d*exœllents sen- 
timents. On a pris tous les chefs des émeutiers, 
et il y a tant de troupes sous les armes, que, 
d'ici à quelque temps, il n'y a rien à craindre. 
J'espère que nous nous verrons samedi. En 
somme, tout s'est passé pour le mieux. J'ai as- 
sbté à des scènes très-dramatiques qui m'ont 
fort intéressé et que je vous raconterai. 



CXXVI 

S7 juin 1848. 



Je rentre chez moi ce matin, après une petite 
ca^npagne de quatre jours où je n'ai couru aucun 



A UNE INCONNUE. 285 

danger, mais où j'ai pu voir toutes les horreurs 
de ce temps et de ce pays-ci. Au milieu de la 
douleur que j'éprouve, je sens par- dessus tout 
la bêtise de- cette nation. Elle est sans égale. Je 
ne sais s'il sera jamais possible de la détourner 
de la barbarie sauvage où elle a tant de propen* 
sion à se vautrer. J'espère que votre frère va 
bien. Je ne pense pas que sa légion ait été sérieu- 
sement engagée. Mais nous sommes bien acca- 
blés de fatigue et nous n'avons pas dormi depuis 
quatre jours. Croyez peu à tout ce que disent 
les journaux sur les morts, les destructions, etc. 
J'ai parcouru avant-hier la rue Saint-Antoine : les 
vitres étaient brisées par le canon et beaucoup de 
devantures de boutiques endommagées; d'ail- 
leurs, le ravage n'était pas si grand que je l'avais 
supposé et qu'on le disait. Void ce que j'ai vu 
de plus curieux. Je me hâte de vous le dire pour 
aller me coucher : 1® La prison de la Force est 

M 

demeurée plusieurs heures gardée par la garde 
nationale et entourée d'insurgés. Ils ont dit à la 
garde nationale : « Ne tirez pas sur nous et nous 
ne tirerons pas. Gardez les prisonniers. » 2^ Je 
suis entré dans une maison qui fait le coin de la 



place 4e la fiafitiUe pour ^vor la faalaiHe; die 
Tenait d'être ^enlevée sur les inmirgéa. J*û de- 
mandé au]i habitants : « Vous a-t-on pris lieaii- 
coup 7 — On n'a rien volé,. » hyxatez à cela qne 
j'ai conduit à l'Abbaye une iemme qni coupût 
la tête aux mobiles ay^ec son couteau de cai- 
sine, et un homme qui avait les deux bras rouges 
de sang pour avoir fendu le nfeatre à an blessé et 
s'être lavé les mains dans la plaieu Comprenez- 
vous quelque chose à cette grande nation? Ce 
qu'il y a de sûr, c'est que nous nous en allons à 
tous les diables! 

Quand revenez- vous? Mous ne nous liattrons 
plus de six semaines, tout au moins. 

CXXVÏl 

Paris, 2 juillet 1848. 

J'aurais .bien besoin de vous voir ponr me 
remettre un yeu ées tristes )eQèMS de la semaoe 
dernière, et ic'est avec le plus irîC plaisir que 
j^apprends vies projets de rotoiœ, plus prechaîas 
que je ne l'aYsis espéatém Paris est <et sera tran- 



A UNE INCONNUE. S8T 

quille pour un temps assez long. Je ne pease fâs 
que la guerre civile, ou plutôt la guerre sociale soit 
finie; mais une nouvelle bataille aussi effroyable 
me semble impossible. U a fallu pour l'amener 
une infinité de droooatances qui ne peuveat plus 
se reproduire. Quand vous reviendrez, vous ne 
trouverez guère les traces bideuses que votre 
imagination vous représente probablement. Les 
vitriers et les badigeonneurs en ont déjà fait dis- 
paraître la plus grande partie. Mais j'ai peine i 
croire que vous ne nous trouviez pas à tous la 
mine allongée, et encore plus triste que lorsque 
vous êtes partie. Que voulez-vous I c'est le régime 
actuel et il faut s'y habituer. Petit à petit, nous 
en viendrons à ne plus penser au lendemain et 
à nous trouver très -heureux quand nous nous 
éveillerons le matin ayant notre soirée assurée. 
Au fond, ce qui me manque le plus à Paris, c'est 
vous, et je crois que, si vous y étiez, je trouverai» 
le reste très-bien. Le temps s'est remis à la 
pluie depuîa trois jours. Maintenant, je la vois 
tomber avec la plus grande insouciance; mais je 
ne voudrais pas cependant que cela dur&t trop. 
Vous me parlez ea. termes ai généraux de votre 



888 LETTRES 

retour, que je ne sais trop sur quoi compter, et ' 
vous savez que j*aime assez à savoir combien de 
temps durera le purgatoire. Vous parliez de six 
semaines en me disant adieu, et maintenant vous 
dites que vous reviendrez plus tôt 7 Que veut dire 
plus tôt? voilà ce que je voudrais bien savoir. 
Mandez-moi aussi ce que deviennent les désa- 
gréables affadres qui vous ont empêchée d'assister 
à ma fête, célébrée par tant de coups de canon. 
— Adieu; pour prendre paUence, j'ai besoin 
d'avoir souvent de vos nouvelles. Donnez-m'en 
vite et envoyez-moi quelque souvenir. Je pense à 
TOUS sans cesse. J'y pensais même en voyant ces 
maisons désertes de la rue Saint-Antoine pendant 
qu'on se battait à la Bastille* 

GXXYIII 

Paris, 9 juillet 1848. 

« 

Vous ^tes comme Antée, qui reprenût des forces 
en touchant la terre. Vous n'avez pas plus tôt tou- 
ché votre pays natal, que vous retombez dans tous 
vos vieux défauts. Vous répondez joliment à ma 



A UNE INCONNUE. 289 

lettre* Je vous priais de me dire combien de 
temps vous prétendiez demeurer encore à man- 
ger des amiles; un chiilre de jour n'était pas 
bien difficile à écrire, mais vous avez préféré trois 
pages de circonlocutions où je ne puis compren- 
dre autre chose, sinon que vous seriez revenue, si 
vous n'étiez pas restée. Je vois aussi que vous 
passez votre temps assez agréablement. Je pensais 
bien que Técharpe de madame *^ n'avait pas été 
achetée pour en faire des reliques. Vous auriez 
dû me dire au moins contre qui vous aviez jugé 
à propos de l'essayer. En somme, je suis fort mé- 
content de votre lettre. — Nous passons ici des 
jours bien longs et passablement chauds, msds 
aussi tranquilles qu'on peut le souhaiter ou plu- 
tôt l'espérer sous la République. Tout annonce 
que nous aurons une trêve assez longue. Le dés- 
armement s'opère avec assez de vigueur et pro- 
duit de bons résultats. On remarque un curieux 
symptôme: c'est que, dans les faubourgs insurgés, 
on trouve quantité de dénonciateurs pour indi- 
quer les cachettes, et même les coryphées des 
barricades. Vous savez que c'est bon signe quand 
les loups se battent entre eux. Je suis allé hier & 

I. w 



iOO LETTRES 



Saint-GermaÎQ pour commander le dîner de la 
Société des bibliophiles. J*ai trouvé un cuisinier 
très-capable et, de plus, éloquent. 11 m*a dit 
que c'était à tort que tant de gens se faisaient 
^ un fantôme des artichauts à la barigoule, et il a 
compris tout de suite les plats les plus fantasti- 
ques que je lui ai proposés. C'est dans le pavil- 
lon où Henri lY est né que demeure ce grand 
homme. On a, de là, la plus belle vue du monde. 
En faisant deux pas, on se trouve dans un bois 
avec de grands arbres et un magnifique under- 
wood au-dessous. Pas une âme pour jouir de 
tout celai 11 est vrai qu'il faut cinquante-cinq 
minutes pour parvenir dans ces beaux lieux. 
Hais serait-ce impossible d'aller y dtner ou dé- 
jeuner un jour avec madame... 7 Adieu. Écrivez- 
moi bientôt. 



CXXIX 



Paris, lundi 19 Juillet 18 i8. 



. Vous devinez parfaitement les choses quand 
TOUS voulez bien vous en donner la peine, et vous 



A UNE INCONNUE. 201 

m'avez envoyé ce que je vous demandais; qu'im- 
porte que ce fût une répétition I Ne suis-je pas 
comme le pauvre ex-roi? « Je reçois toujours avec 
un nouveau plaisir, etc. » Ce que je ne puis vous 
dire, c'est conabien j'ai été charmé de retrouver ce 
parfum connu et d'autant plus délicieux qu'il est 
bien connu et qu'il s'y rattache tant de souvenirs. 
Vous vous êtes enfin décidée à lâcher le grand 
mot. Il est vrai qu'il y a un mois que vous êtes 
partie et qu'en partant vous avie^ parlé de six 
semaines; d'où il suivrait que, dans quinze jours, 
je pourrais vous revoir ; mais aussitôt vous vous 
mettez à compter les six semaines à votre ma- 
nière, c'est-à-dire du jour où vous m'écrivez. 
Gela ressemble un peu à la manière de compter 
du diable, qui, comme vous savez, groupe les 
chiffres tout autrement que les bons chrétiens. 
Dites-moi donc un jour, prenons le délai le plus 
long que je puisse vous accorder, soit le 15 août. 
Nous avons passé fort paisiblement le 1& juillet, 
malgré les prédictions sinistres qu'on nous faisait. 
La vérité, si on peut la découvrir sous le gou- 
vernement où nous avons le bonheur de vivre, 
la vérité, c'est que nos chances de tranquillité 



20t LETTRES 

sont singulièrement augmentées. II avait fallu 
plusieurs années d'organisation et quatre mois 
d'armements pour préparer les affaires des 
23-26 juin. Une seconde représentation de cette 
sanglante tragédie me parait impossible, du 
moins tant que les conditions actuelles ne seront 
pas très - matériellement changées. Pourtant , 
quelque petit complot, quelques assassinats» 
quelques émeutes même sont encore probables. 
Nous ayons pour un demi- siècle peut-être à nous 
perfectionner, les uns dans la confection des 
barricades, les autres dans leur destruction. On 
emplit Paris en ce moment d'obusiers et de 
mortiers à grenades, très-transportables et très- 
efficaces. C'est un argument nouveau et qu'on 
dit excellent. Mais laissons la i7o>.8{i.txà. Vous ne 
pouvez vous faire une idée du plaisir que vous 
me ferez en acceptant mon invitation à déjeuner 
avec lady 



A UNE INCONNUE. 203 



cxxx 

Paris, samedi 5 août 1S48. 



On reparle de coups de fusil, mais je n'y crois 
nullement. Pourtant, ce soir, mon ami M. Mignet 
se promenait avec mademoiselle Dosne dans le 
petit jardin qui est devant la maison de M. Thiers. 
Une balle est venue de haut en bas sans faire le 
moindre bruit, qui a frappé contre la maison, 
près de la fenêtre de madame Thiers ; et, comme 
toute balle porte son billet, celle-là en avait un 
pour une partie charnue sur laquelle était assise 
une petite fille de douze ans en dehors de la grille 
du jardin. On la lui a extirpée très-proprement 
et elle n'aura aucun autre mal qu'une légère 
cicatrice. Mais à qui en voulait -on? à Mignet? 
cela est impossible; à mademoiselle Dosne? encore 
moins. Madame Thiers n'était pas chez elle» ni 
Thiers non plus. Personne n'a entendu d'explo- 
sion ; pourtant, la balle était de calibre de guerre. 



294 LETTRES 

et les fusils à vent sont tous d'un calibre beau- 
coup plus faible. Pour moi, je pense que c'est 
une tentative républicaine d'intimidation, bête 
comme tout ce qui se fait aujourd'hui. Voilà les 
seules balles à craindre à mon avis. Le général 
Cavaignac a dit : a On me tuera, Lamoriciëre me 
succédera, ensuite Bedeau; puis viendra le duc 
d'isly, qui balayera tout. » Ne trouvez-vous pas 
quelque chose de prophétique là-dedans ? On ne 
croit guère à une intervention en Italie. La Répu- 
blique sera un peu plus poltronne que la monar- 
chie. Seulement, il se peut qu'on fasse la frime de 
laisser soupçonner qu'on serait tenté d'intervenir, 
dans l'espoh: qu'on obtiendra dos atermoiements, 
un congrès et des protocoles. Un de mes amis qui 
revient d'Italie a été pillé par des volontaires 
romains qui trouvent les voyageurs de meilleure 
composition que les Croates. Il prétend qu'il est 
impossible de faire battre les Italiens, excepté les 
Piémontais, qui ne peuvent être partout. 

Je vous envoie toute cette politique et j'espère 
qu'elle ne changera rien à vos projets. On fait 
de grands préparatifs à la Marine pour trans- 
porter six cents de ces messieurs pris en juin : 



A UNE INCONNUE. 205 

ce sera le premier convoi. Je ne serais pas 
éloigné de croire qu'il y eût, le jour du transport, 
quelques milliers de veuves éplorées à la porte 
de r Assemblée; mais de nouveaux insurgés, n'y 
croyez point. — Laissez donc de côté le romaïque, 
où vous avez tort de vous complaire, car il vous 
jouera le même tour qu'à moi» qui n'ai pu l'ap- 
prendre et qui ai désappris le grec. Je m'étonne 
que vous compreniez quelque chose à ce bara- 
gouin-là. Il va, d'ailleurs, disparaître en peu de 
temps. Déjà on parle grec à Athènes, et, si cela 
continue, le romalque ne servira plus qu'à la 
canaille. Dès 18A1» on n'entendait plus pro- 
noncer, dans la Grèce du roi Othon, un seul des 
mots turcs si fréquents dans les rpay^^iov de 
M. Fauriel. Vous ai-je traduit une ballade très- 
joUe d'un Grec qui revient chez lui après une 
longue absence et que sa femme ne reconnaît pas? 
Elle lui demande, comme Pénélope, des renseigne- 
ments sur sa maison ; il y répond fort bien, mais 
elle n'est pas convaincue ; elle en veut^ d'autres 
qu'elle obtient et la reconnaissance se fait. Tout 
cela est abandonné à votre divination. Adieu; 
j'attends de vos nouvelles. 



SM LETTRES 



CXXXI 

Paris, 13 août 1848. 

Le beau temps s'en va et nous allons entrer» 
d*ici à quelques jours, dans la saison froide, qui 
^'est si antipathique. Je ne puis vous dire com- 
bien je suis en colère contre vous. En outre, les 
abricots et les prunes sont presque passés et je 
me faisais une fête d'en manger avec vous. Je suis 
parfaitement sûr que, si vous aviez réellement 
voulu revenir, vous seriez déjà à Paris. Je m'en- 
nuie horriblement et j'ai bien envie de m'en aller 
([juelque part sans vous attendre. Tout ce que je 
puis faire, c'est de vous donner jusqu'au 25 à 
•trois heures, et pas une heure de plus. — : Nous 
sommes fort tranquilles. On parle toujours, il est 
vrai, d'une émeute que H. Ledru ferait par ma- 
nière de protestation contre l'enquête ; mais ce 
ne peut être quelque chose de sérieu](. La pre- * 
mière condition pour qu'on se batte, c'est qu'il 
y ait de la poudre et des fusils des deux côtés. 



A UNE INCONNUE. 207 

Or, maintenant, tout est du même côté. Avant- 
hier, au concours général, un gamin nommé 
Leroy a eu un prix. Les autres gamins ont crié : 
tt Vive le roi I » Le général Cavaignac, qui assis- 
tait, je ne sais pourquoi, à la cérémonie, a ri de 
fort bonne grâce. Mds, le même gamin ayant eu 
un autre prix, les cris sont devenus si forts, qu'il 
en a perdu toute contenance et tortillait sa barbe 
comme s'il eût voulu l'arracher. Adieu; je vous 
en veux horriblement ! écrivez-moi bien vite. 



CXXXII 



Paris, 20 août 1848. 



Je commence à croire que je ne vous verrai 
pas cette année. Voilà que l'on recommence à 
parler d'émeutes, et puis le choléra va venir com- 
pliquer les afTahres. On dit qu'il est à Londres. 
Il est certainement à Berlin. Depuis quelques 
jours, on s'attend à une bagarre. On prédit des 
coups de fusil pour la discussion de Tenquôte. 



208 LETTRES 

Je suis si entêté dans mes idées, que je n'y croîs 
pas encore ; mais je suis à peu près seul de mon 
avis. La situation est au fond bien embrouillée. 
Elle ressemble comme deux gouttes d'eau à celle 
de Rome pendant la conjuration de Catilina. 
Seulement, il n'y a pas de Gicéron. Quant à l'is- 
sue d'une émeute, je ne doute pas que la bonne 
cause ne triomphe. Personne n'en doute, mais 
avec des fous il ne faut pas compter sur des 
entreprises raisonnables; peut-être, en effet, sd-je 
tort de croire que l'impossibilité de réussir em- 
pêche cette émeute susdite. Nous verrons, au 
reste, la semaine prochaine. Mercredi, la discus- 
sion doit commencer ; l'enquête me parait sur- 
tout prouver une chose, c'est la profonde division 
des républicains entre eux. Il est évident qu'il 
n'y en a pas deux de la même opinion. Ce qu'il 
y a de plus fâcheux, c'est que le citoyen Prou- 
dhon a un grand nombre d'adeptes et que ses 
petites feuilles se vendent à milliers dans les 
faubourgs. Tout cela est fort triste; mais, quoi 
qu'il arrive, nous vivrons longtemps de cette vie- 
là, et il faut nous y accoutumer. Le point qui 
me parait capital, c'est de savoir si vous vieQdrez 



A UNE INCONNUE. 20O 

le 25. S'il doit y avoir bataille^ elle sera perdue 
ou gagnée ce jour-là. Ainsi, ne faites pas encore 
de projets, ou plutôt faites celui de venir assister 
à notre victoire ou à notre enterrement pour 
le 25. Dne autre chose me chagrine : c'est que la 
chaleur s'en va, le beau temps se pa$se, et il n'y 
aura plus de pèches à votre retour. Les feuilles 
commencent à jaunir et à tomber. Je prévois tous 
les ennuis du froid et de la pluie, qui me semblent 
beaucoup plus graves et beaucoup plus certains 
que l'émeute. Je suis malade depuis quelques 
jours, c'est peut-être pour cela que je suis 
triste. Je n'ai pas besoin de vous dire que je 
serais très-contrarié de mourir avant notre déjeu- 
ner à Saint- Germain, qui, je l'espère, tiendra tou- 
jours. Adieu; écrivez-moi vite. Vous ne devriez 
pas taquiner les gens de si loin. 



GXXXIII 



Paris, 23 août 1848. 



Vous n'ôtes guère aimable de ne pas me ré- 
pondre plus tôt. Je crois que je vous ai écrit troi> 



300 LETTRES 

en noir la dernière fois. Je vois aujoard'hui les 
choses, non en couleur de rose, msûs gris de 
lin. C'est la couleur la plus gaie que comporte la 
République. On m'avait fait croire malgré moi à 
la bataille; msdntenant, je n'y crois plus, ou, si j'y 
crois, c'est pour plus tard. Aussi bien, je m'ima- 
gine que vous mourez de froid au bord de votre 
mer. Je suis toujours malade, je ne mange ni ne 
dors; mais le pire de mes maux, c'est que je 
m'ennuie épouvantablement. Cependant, j'ai à 
travailler, et ce n'est pas dans l'oisiveté que je 
bâille; mais, dans quelque situation que le phé- 
nomène se manifeste, il est toujours fort désa- 
gréable. Pour vous, je ne comprends pas ce que 
vous pouvez faire à D..., et je ne vois pas d'autre 
explication à votre séjour parmi vos sauvages, 
que de penser que vous y avez fait quelque 
conquête dont vous êtes toute fière. Je vous 
réserve une belle querelle pour votre retour. Sera- 
ce vendredi ou bien lundi 7 Je ne crois pas qu'il 
soit prudent à vous d'attendre plus longtemps. 
Adieu; je vous quitte pour aller entendre votre 
favori, H. Mignet, qui fait un discours à l'Acadé- 
mie morale. Croyez que l'enquête se passera saos 



A UNE INCONNUE. 301 

coups de fusil; quant au scandale, on ne sait plus 
ce (pie c'est par le temps qui court. 



CXXXIV 



Paris, samedi 5 norerobre i84S. 



J'ai été très-inité contre vous, car j'avais le 
plus grand besoin de vous voir ; j'ai été et je suis 
encore très-souffrant et, qui pis est, affreusement 
triste. Dne heure passée auprès de vous m'aurait 
fait grand bien. Vous n'avez même pas pris la 
peine que vous preniez autrefois de me dire 
quelque chose d'aimable lorsque vous aviez 
quelque méchanceté en tête. Quelques justes 
reproches que j'aie à vous faire, il faudra toujours 
finir par vous pardonner; mais je voudrais bien 
que vous fissiez quelque chose pour cela. Me 
ferez-vous quelque finezay pour me dédommager 
de tout l'ennui que j'ai eu pendant quinze jours? 
Je vous laisse à trouver vous-même ce dédom- 
magement adéquate, 

Avez-vous entendu le canon et avez-vous eu 



302 LETTRES 

peur? J'ai cru qu'on voulait démolir la Répu- 
blique aux trois premiers coups. J*ai compris au 
quatrième de quoi il s'agissait. Vous avez tou- 
jours à moi un livre grec. J'ai peur que vous 
ne gâtiez votre hellénisme avec le baragouin 
romaîque. Cependant, je crois qu'il y a de très- 
jolies choses dans ce volume. Je travaille à un 
ouvrage nouveau également historique. 



CXXXV 

Londres, 1*' Juin 1850. 

Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que, 
ayant à faire dix lieues par jour, je ne pouvais 
m' asseoir devant une table sans m'endormir tout 
de suite. Je ne vous dirai pas grand'chose de mes 
impressions de voyage, si ce n'est que décidé- 
ment les Anglais sont individuellement bétes et 
en masse un peuple admirable. Tout ce qui peut 
se faire avec de l'argent, du bon sens et de la 
patience, ils le font ; mais ils se doutent des arts 
comme mon chat. Il y a ici des princes népalais 



A UNE INCONNUE. 303 

dont VOUS deviendriez éprise. Us ont des turbans 
plats tout bordés de grosses émeraudes en pen- 
deloques, et ne sont que satin, cachemire, perles 
et or I Leur couleur est un café au lait très-foncé. 
Ils ont bon air et on dirait qu'ils ont de Tesprit. 
J'ai été interrompu en cet endroit de ma lettre 
par une visite et je n'ai pu rétro uver le fil de 
mes idées qu'aujourd'hui 2 juin, jour de diman- 
che. Nous allons à Hampton-Court pour éviter 
les chances de suicide que le Lord's day ne man- 
querait pas de nous offrir. J'ai dîné hier avec un 
évêque et un dean qui m'ont rendu de plus en 
plus socialiste. L'évéque est de ce que les Alle- 
mands appellent l'école rationaliste ; il ne croit pas 
même à ce qu'il enseigne, et, moyennant son 
tablier de gros de Naples noir, il fricote ses cinq 
ou six mille livres tous les ans et passe son 
temps à lire du grec. ^ Outre cela, je me suis 
enrhumé, en sorte que je suis on ne peut plus 
démoralisé. Sous le prétexte que nous sommes 
en juin, on me livre à des courants d'air des- 
tructeurs. Toutes les femmes me paraissent faites 
en cire. Elles mettent des bmtles (tournures) si 
considérables, qu'il ne tieni qu'une femme sur le 



304 LETTRES 

trottoir de fiegent's street. J'ai passé ma matinée 
hier dans la nouvelle chambre des Communes, 
qui est une affreuse monstruosité. Nous n'avions 
pas encore d'idée de ce qu'on peut fabre avec un 
manque de goût complet et deux millions de livres 
sterling. Je crains de devenir tout à fait socialiste 
en mangeant de trop bons dtners dans de la vais- 
selle plate en vermeil, et en voyant des gensqui 
gagnent quatorze mille livres sterling aux courses 
d'Epsom. Mais il n'y a pas encore de probabilité 
qu'une révolution éclate ici. La servilité des 
pauvres gens est étrange pour nos idées démo- 
cratiques. Chaque jour, nous en voyons quelque 
nouvel exemple. La grande question est de savoir 
s'ils ne sont pas plus heureux. Écrivez-moi à 
Lincoln, poste restante. Lincoln est dans le Lin- 
colnshire, je crois, mais je n'en jurerais pas. 



CXXXVI 



I 

SalUbury, samedi 15 Juin 1850. 



Je commence à ayoir assez de ce pays-ci. Je 



A UNE INCONNUE. 305 

suis excédé de rarchitecture perpendiculaire et 
des manières également perpendiculaires des 
natifs. J'ai passé deux jours à Cambridge et à 
Oxford, chez des révérends, et, tout bien considéré, 
je préfère les capucins. Je suis particulièrement 
furieux contre Oxford. Un fellow a eu l'insolence 
de m'inviter à dtner. Il y avait un poisson de 
quatre pouces dans un grand plat d'argent et 
une côtelette d'agneau dans un autre. Tout cela 
servi dans un style magnifique avec des pommes 
de terre dans un plat de bois sculpté. Mais jamais 
je n'ai eu si faim. C'est la suite de l'hypocrisie de 
ces gens-là. Ils aiment à montrer aux étrangers 
qu'ils sont sobres, et, moyennant qu'ils font un 
luncheouy ils ne dînent pas. Il fait un vent du 
diable et un froid de chien. S'il ne faisait grand 
jour à huit heures du soir, on pourrait se croire 
en décembre. Cela n'empêche pas toutes les 
femifnes de sortir avec un parasol ouvert. Je viens 
de faire une boulette. J'ai donné une demi-cou- 
îonne à un monsieur en noir qui m'a montré la 
cathédrale, et puis je lui ai demandé l'adresse 
d'un gentleman pour qui j'avais une lettre du 
dean. II s'est trouvé que c'était à lui-même que 

I. 20 



C36 LETTRES 

la lettre était adressée. Il a eu l'air fort sot, et 
moi aussi ; mais il a gardé l'argent. Je coiupte 
aller demain revoir Stone-Henge, et j'irai le soir 
dîner à Londres, s'il fait un peu moins de brouil- 
lard. Lundi ou mardi, je partirai pour Canterbuiy, 
et je pense être à Paris vendredi. Je voudrais bien 
que vous fussiez à Salisbury. Stone-Henge vous 
étonnerait fort. Adieu ; je retourne à mon église. 
Ma lettre partira, Dieu sait quand I On vient de 
me dire que, le jour du Seigneur, la poste se 
reposait. J'ai un rhume abominable, je tousse et 
je n'ai que du vin de Porto à boire. — Les femmes 
ont ici des cerceaux à leurs robes. Il est impos- 
sible de voir quelque chose de plus ridicule 
qu'une Anglaise en cerceau. — Qu'est-ce que c'est 
qu'une miss Jewsbury, un peu rousse, qui fait des 
romans? Je l'ai rencontrée l'autre soir, et elle m'a 
dit qu'elle avait rêvé toute sa vie un plaisir qu'elle 
croyait impossible, qui était de me voir (textuel). 
Elle a fait un roman sous le titre de Zoé. Vous 
qui lisez tant, vous me direz quelle est cette 
personne , pour qui je suis un livre. Il y a un 
petit hippopotame au Jardin zoologique, qu'on 
nourrit de riz au lait. Le Punch, du 15, donne 



A UNE INCONNUE. 307 

son portrait qui est d'une ressemblance achevée. 
Adieu; tâchez de me dédommager par une 
jolie promenade de mon voyage de trois se- 
maines. 



CXXXVII 

Bàle, 10 octobre i850. 

II y a bien longtemps que je veux vous écrire 
et je ne sais comment il se fait que j'ai tant tardé. 
D'abord, j'ai vécu dans des lieux si déserts et si 
sauvages, qu'il n'était pas vraisemblable que la 
poste y pénétrât, et puis j'ai eu tant de gymnas- 
tique à faire pour visiter les châteaux gothiques 
des Vosges, que, le soir, il ne me restait plus de 
force pour prendre une plume. Le temps, qui 
avait été très-mauvais à mon départ, s'est mis 
au beau pour mon excursion d'Alsace, et j'ai 
joui trës-complétement des montagnes, des bois 
et d'un air que la fumée de charbon de terre n'a 
jamais vicié, et qui n'a jamais vibré aux accents 
du chœur des Girondins. J'éprouvais un vif plai- 
sir au milieu de ces lieux sauvages et je me 



308 LETTRES 

demandas comment on pouvsdt vivre ailIeuTS. 
Les bois sont encore tout verts et ont des odeurs 
délicieuses qui me rappellent nos promenades. 
He voici enfin en pays républicain modèle, oii il 
n*y a ni douaniers ni gendarmes, et où il y a des 
lits de ma taille, confort ignoré en Alsace. Je 
m*y repose un jour. Demain, je verrai la cathé- 
drale de Fribourg, et j'irai tout de suite véri- 
fier si les statues sont- aussi belles que celles 
d'Erwin de Steinbacb, à Strasbourg. — De Stras- 
bourg, je partirai le 12, et serai le 1& à Paris. 
J'espère vous y trouver. Je n'ai pas besoin de 
vous dire combien cela me ferait plaisir. Mais cela 
na vous empêchera pas d'en faire à votre tête. 
Adieu ; vous devez, étant paresseuse comme vous 
êtes, me savoir gré de vous écrire si tard, puis- 
que cela vous dispense de me répondre. 



CXXXVIII 

Paris, landi 15 Jain 1851. 

Ma mère va mieux et je pense que sous peu 
elle sera tout à fait remise. J'ai été bien inquiet ; 



A UNE INCONNUE. 300 

j'ai craint une fluxion de poitrine. Je vous remer- 
cie de l'intérêt que vous lui avez témoigné. 

Hier, je suis sorti pour la première fols depuis 
huit jours, pour aller voir les danseuses espa- 
gnoles qui travaillaient chez la princesse Ma- 
thilde. Elles m'ont paru médiocres. La danse 
chez Mabille a tué le mérite du boléro. En outre, 
ces dames avaient une telle quantité de crinoline 
par derrière et tant de coton par devant, qu'on 
s'aperçoit que la civilisation envahit tout. Ce 
qui m'a le plus amusé, c'est une petite fille de 
douze ans et une vieille duègne, l'une et l'autre 
encore toutes surprises de se voir hors de la 
tierra de Jésus et aussi barbares qu'on puisse le 
désirer. — Je viens de recevoir votre coussin; vous 
êtes vraiment une très-habile ouvrière, ce dont 
je ne vous aurais jamais soupçonné. Le choix des 
couleurs et la broderie sont également merveil- 
leux. Ma mère a fort admiré le tout. Quant à la 
symbolique, il m'a suffi du commencement d'ex- 
plication que vous avez bien voulu me donner 
pour comprendre tout le reste. — Je ne sids com- 
ment vous remercier. 

Je joins ici le Saint-Évremont. Je l'avais perdu, 



310 LETTRES 

et il m'a fallu des efforts de mémoire prodigieux 
pour le retrouver. Vous me direz ce que vous 
pensez du père Canaye. Je trouve qu'on ne peut 
plus lire après cela rien du xix^ siècle. 
Adieu. 



CXXXIX 



Londres, samedi 22 jaUlet 1851. 



Je suis bien triste de ce que vous me dites de 
votre départ; je comptsds vous retrouver à Paris 
et je ne puis m'accoutumer à l'idée de votre éloi- 
gnement. Je n'ai pas même la consolation de 
vous gronder; tâchez d'être de retour dans les 
premiers jours d'août. Je ne vous .fend pas de 
reproches, parce que je suis sûr que vous ferez 
tous vos efforts pour me dire adieu. Pensez qu'il 
est bien dur de passer plusieurs mois sans vous 
voir. Enfin, vous savez tout le bonheur que j'aurai, 
et, si la chose est possible, elle se fera. 

Le Palais de Cristal est une gi*ande arche de 
Noé, merveilleux pour la singularité des objets qui 
s'y trouvent, très-médiocre d'ailleurs au point de 



A UNE INCONNUE. 311 

vue de l'art ; en résumé, on y passe une jounic^e 
très-amusante. 

Je suis si contrarié de votre lettre, que je n'ai 
pas le courage d'écrire; Adieu, 



CXL 

Paris, Jeudi soir, S décembre 1851. 

. II me semble qu'on livre la dernière bataille, 
mais qui la gagnera ? Si le président la perd, il 
me semble que les héroïques députés devront cé- 
der la place à Ledru-Rollin. Je rentre horriblement 
fatigué et n'ayant rencontré que des fous, à ce 
qu'il n\'a paru. La mine de Paris me rappelle le 
2& février ; seulement, les soldats font peur aux 
bourgeois. Les militaires disent qu'ils sont sûrs 
du succès; mais vous savez ce que c'est que leurs 
almanachs. Voilà notre promenade ajournée... 

Adieu, écrivez -moi et ditçs-moi si les vôtres 
sont engagés dans la bagarre. 



312 LETTHES 



GXLI 

Paris, 3 décembre 1851. 

Que VOUS dirai-je? Je n*en sais pas plus long 
que vous. Il est certain que les soldats ont l'air 
farouche et font cette fois peur aux bourgeois. 
Quoi qu'il en soit, nous venons de tourner un 
récif et nous voguons vers l'inconnu. Rassurez- 
vous et dites-moi quand je pourrai vous voir. 



GXLII 

S4 man 185S. 



J'ai toutes les tracasseries du monde» outre 
beaucoup d'ouvrage sur les bras ; enfin, j'ai en- 
trepris ime œuvre chevaleresque dans un pre- 
mier mouvement, et vous savez qu'il faut se garder 
de cela. Je m'en repens parfois. Le fond de la 
question, c'est qu'à force de voir des pièces justi- 



A UNE INCONNUE. 313 

iicatives sur l'affaire de Libri» j'ai eu la démons- 
tration la plus complète de son innocence, et je 
suis à faire une grande tartine dans la Bévue, au 
sujet de son procès et de toutes les petites infa- 
mies qui s'y rattachent. Plaignez-moi; il n'y a 
que des. coups à gagner à ce métier-là; mads quel- 
quefois on se sent si révolté par l'injustice, qu'on 
devient béte. 

Quand donc ferons-nous un tour au Musée? Je 
suis bien fâché d-apprendre cette triste mort 
d'une personne que vous aimez. Mais c'est une 
raison de plus pour se voir et essayer si une inti- 
mité comme la nôtre est un remède contre le 
chagrin. Vous avez bien raison de trouver la vie 
une sotte chose, mais il ne faut pas la rendre pire 
qu'elle n'est. Après tout, il y a de bons moments, 
et le souvenir de ces bons moments est plus 
agréable que le souvenir des mauvais n'est triste. 
J*ai plus de plaisir à me rappeler nos causeries 
que de chagrin à penser à nos querelles. Il faut 
faire ample provision de ces bons souvenirs. •• 



3U LETTRES 



CXLIII 



Paris, 22 avril au soir, 1852. 



Votre lettre m'a fait grand bien. Je suis en ce 
moment nerveux comme on Test après avoir cédé 
à un premier mouvement ; vous savez qu'ils sont 
presque toujours honnêtes. C'est le moment où 
tous les sentiments bas reviennent. On me me- 
nace d'un procès pour mépris de la justice et 
attaque contre la chose jugée. Cela me parait 
fort, mais tout est possible, y siempre lo peor es 
Cierto. D'un autre côté, l'École des chartes aiguise 
ses griffes pour me déchirer. Il va falloir subir 
peut-être des interrogatoires et faire une polé- 
mique enragée. J'espère qu'au moment de la ba- 
iaille je retrouverai mon énergie. A présent, je 
suis tout déconfit et ennuyé. Je vous remercie de 
ce que vous me dites; j'y suis très-sensible. 
Tâchez de vous porter de mieux en mieux pour 
venir me voir en prison, le cas échéant. 



A UNE INCONNUE. 313 



CXLIV 

Vendredi soir, i*' mai i8j2. 

Ma bonne mère est morte ; j*espère qu'elle tfa 
pas trop souffert. Elle avait les traits calmes et 
Tair doux qui lui était ordinaire. Je vous remer- 
cie de tout l'intérêt que vous lui avez témoigné. 

Adieu; pensez à moi et donnez- moi vite de vos 
nouvellest 



CXLY 

Paris, 19 mai 1852. 

Ce beau temps ne vous dit-il rien? 11 me renou- 
velle, à ce qu'il me semble. Je vous attendais 
presque hier, je ne sais pourquoi; il me semblait 
que vous auriez dû savoir que je vous attendais. 
Venez donc au plus vite; j'ai quantité de choses 
à vous dire. Je ne sais si l'on veut me prendre 
ou non, et l'on me dit à ce sujet tantôt blanc, 
tantôt noir. Ce qui me rend très fidgetty^ c*est la 



310 LETTRES 

pensée d'une cérémonie publique^ devant la 
fleur de la canaille et trois imbédles en robe 
noire, roides comme des piquets et persuadés 
qu'ils sont quelque chose, auxquels on ne peut 
songer à dire le profond mépris qu'on a pour 
leur robe, leur personne et leur esprit. 
Adieu ; répondez-moi un mot. 



CXLVI 



Ptfis, 82 mai 1851 



Notre promenade vousa-t-elle fa,(iguée7 Dites- 
moi vite que non, J'attendsds un mot de vous 
aujourd'hui. Je suis confisqué par mon avocat, 
qui me platt fort *. Il me semble hooune d'esprit, 
point trop éloquent et comprend l'affaire exacte- 
ment comme moi. Gela me donne un peu d'es- 
pérance 



1. L*audience poar l'article poursuivi conceroant Ubri. 

2, H. Nogent Saint-Lanrens. ' 



A UNE INCONNUE. 317 



CXLVII 

liai 1852, mercredi à cinq heures. 

Quinze jours de prison et mille francs d'amende ! 
Mon avocat a très-bien parlé ; les juges ont été 
très-polis; je n'ai pas été nerveux du tout. En 
somme, je ne suis pas aussi mécontent que 
j'aurûs le droit de l'être. Je n'en appelle pas. 



CXLVIII 

27 mai 1852, aa soir. 

Vous êtes, par ma foi, d'un bon sel! J'étais allé 
l'autre jour chez des magistrats et j'avais eu l'im- 
prudence d'avoir un billet de mille francs dans 
ma poche. Je ne l'ai plus retrouvé ; mais il est 
impossible que, chez des personnes d'un si haut 
mérite, il se glisse des coupeurs de bourse ; aussi 
le billet s'est évaporé de lui-même, n'y pensons 



318 LETTRES 

plus. En même temps, j*ai eu le malheur de tou- 
cher un soi-disant pestiféré et l'on a jugé pru- 
dent de me mettre en quarantaine pour quinze 
jours ; le grand malheur vraiment I Mon ami 
H. Bocher va en prison à la fîn de juin, nous nous 
y installerons ensemble. En attendant, j'ai grand 
besoin de vous voir! — Mes vengeances ont déjà 
commencé. Mon ami Saulcy se trouvait hier chez 
des gins oCi Ton a parlé de l'arrêt qui me 
concerne ; là-dessus, sans consulter l'air du bu- 
reau, voilà mon canonnier qui, avec la discrétion 
de son arme, se lance à tort et à travers dans les 
gi^ands mots de sottise, fatuité, stupidité, amour- 
propre de faquins, etc., prenant à témoin un 
monsieur en habit noir qu'il connaissait de vue, 
mais dont il ignorait la profession. Or, c'était 
M. ***, un de mes juges, qui aurait préféré être 
ailleurs. Figurez-vous l'état de la maltresse de la 
maison, des assistants, et enfin Saulcy, averti trop 
tard, qui tombe sur un canapé en crevant de rire, 
et disant : a Ma foi» je ne me dédis de rien I » 



A UNE INC ON iN CF.. 310 



CïLIX 



Lundi soir, 1'^ juin 1852. 



Je passe tout mon temps à lire la correspon- 
dance de Beyle. Gela me rajeunit de vingt ans 
au moins. C'est comme si je faisnis l'autopsie des 
pensées d'un homme que j'ai intimement connu 
et dont les idées des choses et des hommes ont 
singulièrement déteint sur les miennes. Cela me 
rend triste et gai vingt fois tour à tour dans une 
heure et me fait bien regretter d'avoir brûlé les 
lettres que Beyle m'écrivait 



CL 



llaneille, 12 septembre 1852. 

Je suis allé en Touraine, où j'ai visité Chambord 



320 LETTRES 

par une pluie battante et Saint-Âignan par ime 
pluie intermittente. Je suis rentré à Paris le 7 
par la pluie, reparti le même jour au milieu d*un 
orage et j'ai descendu le Rhône par un brouillard à 
couper au couteau. C'est seulement dans la Cane- 
bière que j'ai retrouvé le soleil; depuis deux jours, 
il brille dans toute sa gloire. J'y sûi trouvé (à Mar- 
seille, et non dans le soleil) moa cousin et sa 
femme, que j'ai embarqués hier sur le Léonidas 
par une mer d'un bleu céleste, sans une vague, 
et un temps ni froid ni chaud dont vous n'avez 
nulle idée en vos tristes pays du Nord. Ce sont 
les seuls parents qui me restent, et les proprié- 
taires de ce salon que vous avez daigné honorer 
de votre approbation. Je me suis senti pris d'un 
isolément bien triste lorsque j'ai vu le panache 
de fumée du Léonidas disparaître derrière les îles 
que vous connaissez par la description de Monie- 
Cristo. Je me suis senti vieux et ganache. J'au- 
rais eu besoin de votre présence et j'ai pensé com- 
bien vous vous sériez amusée en ce pays qui me 
parait si maussade. Je vous y ferais manger des 
fruits de vingt espèces différentes qui vous sont 
inconnues; par exemple, des pèches jaunes et des 



A UNE INCONNUE. 321 

melons blancs et rouges, des azeroles et des pis- 
taches fraîches. Oatre cela, vous passeriez votre 
journée dans des boutiques de curiosités turques 
et autres, où il y a les inutilités les plus agréables 
à voir et les plus désagréables à payer. Je me 
suis demandé souvent pourquoi vous ne faites pas 
un voyage dans le Midi, et je ne trouve pas de 
bonnes raisons contre. Je vais courir les monta- 
gnes pendant trois jours, tout seul, sans pouvoir 
échanger une pensée avec un bipède parlant 
français. Je ne sais, après tout, si cela ne vaut pas 
mieux que d'avoir affaire aux provinciaux des 
villes ; chaque année, il me semble qu'ils devien- 
nent plus intolérables. Ici, maires et préfets ont 
la tête perdue de l'arrivée du président; on blan- 
chit toutes les préfectures, on met des aigles par- 
tout où il en peut tenir. Il n'y a pas de niaiseries 
qu'on n'imagine ; quel drôle de peuple ! Au milieu 
de tout cela, je crains bien que les épreuves de 
Démélrius ne se perdent; car je dois les corriger 
en route et elles ne m' arrivent pas. 



1. 21 



3.J LETTUES 



GLI 



Moulins, 27 scptemlrc 1oô3. 



J'ai été fort malade et je suis encore assez fù- 
ble, d'autant plus que le remède qui m'a tiré 
d'affaire, c'est-à-dire le mistral ou le vent du 
Mord» m'a donné un rhume qui me fatigue fort et 
qui ne se guérit pas par les nuits blanches et les 
courses continuelles. J'ai été, pendant quarante- 
cinq heures, avec une disposition à la congestion 
cérébrale telle, que je croyais que j'allais voir le 
royaume des ombres. J'étais absolument seul, 
et je me suis traité moi-même ou plutôt je ne me 
suis pas traité du tout, car j'étiûs dans un état de 
prostration physique et moral qui me rendait la 
moindre excursion horriblement pénible. Je sen- 
tais bien quelque ennui de passer dans un monde 
inconnu; mais ce qui me semblait encore plus 
ennuyeux, c'était de faire de la résistance. C'est 
par cette résignation brute, je crois, qu'on quitte 



A UNE INCONNUE. 323 

ce monde, non pas parce que le mal vous accable, 
mais parce qu'on est devenu indifférent à tout, 
et qu'on ne se défend plus. J'attends ici qu'un 
monsignore à qui j'ai affaire sorte de retraite. 
Très- probablement j'aurai pour deux ou trois 
jours à courir d'après ses indications, puis je 
reviendrai à Paris. C'est demain mon jour de 
naissance, que j'aurais voulu passer avec vous. Il 
se trouve que je suis toujours seul ce jour-là et 
d'une tristesse abominable. 



GLU 



Carabanchel, 11 septembre 1853. 



En arrivant ici, j'ai trouvé, que tout se préparaît 
)dur la fête de la maltresse de la maison. On 
devait jouer une comédie' et réciter et chanter 
une loa^ en son honneur et celui de sa fille. J'ai 

1. Loa, espèce de dithyrambe dialogué en Thoaneur do la 
personne que Ton ^eut fêter. 



324 LETTRES 

été mis en réquisition pour fabriquer des ciels, 
réparer des décorations, dessiner des costumes, 
etc., sans parler des répétidons que je donnais à 
cinq déesses mythologiques dont une seule avait 
déjà monté sur un théâtre de société. Mes déesses 
se sont trouvées très-jolies hier, jour fatal, mais 
mourantes de peur; cependant, tout a fort bien 
été. On a fort applaudi, sans comprendre les vers 
très-amphigouriques du poète auteur de la Loa. 
Sa comédie, qui était une traduction de Bonsoir^ 
monsieur Pantalon^ a encore mieux été, et j'ad- 
mire la facilité avec laquelle les jeunes filles de 
la société se transforment en actrices passables. 
Après la comédie , bal et souper au milieu du- 
quel un jeune protégé de la comtesse a impro- 
visé des vers assez jolis, qui ont fait pleurer l'hé- 
roïne de la fête et boire tout le monde un peu 
vertement. Ce matin, j'ai un mal de tête de chien 
et je trouve le soleil diablement chaud. Je vais 
aller à Madrid voir les taureaux, et j'abandonne 
mes déesses pour deux ou trois jours afin de 
faire mes visites et de travailler à la bibliothèque. 
Comme il y a neuf dames ici sans un homme, on 
m'appelle à Bladrid « Apollon ». Des neuf muses, il 



A UNE INCONNUE. 325 

y en a malheureusement cinq qui sont mères ou 
tantes des quatre autres; mais ces quatre-là sont 
des Andalouses de race, avec des petits airs féro- 
C3S qui leur vont à ravir, surtout quand elles 
sont dans leur costun^e olympien avec des péplum 
qu'elles s'obstinent par amour pour l'euphonie à 
appeler peplo. 

Vous avez sans doute un moins beau temps que 
nous. 



CLIII 

L*Escurial, 5 octobre 18^. 

Je VOUS envoie une petite fleur que j'ai trouvée 
dans la montagne, derrière ce vilain couvent de 
TEscurial. Je ne l'avais pas rencontrée depuis la 
Corse ; là, cela s'appelle mucchiallo; ici, personne 
n'en sait le nom. Le soir, lorsque le vent passe 
dessus, cela a une odeur qui me semble déli- 
cieuse. J'ai retrouvé TEscurial aussi triste que je 
l'avais laissé il y a quelquç vingt ans, mais Iji 



33G LETTRES 

civilisation y a pénétré : on y trouve des lits en fer 
et des côtelettes, plus du tout de punaises ni de 
moines. Le dernier article me manque beaucoup 
et rend encore plus ridicule la lourde architec- 
ture d'Herrera. Je vais aller dîner à Madrid ce 
soir* car je ne supporterai pas un jour de plus de 
ce séjour-ci. Selon toute apparence, je resterai à 
Madrid jusqu'au 15 de ce mois, et puis j'irai i 
Valladolid, Toro,Zamora et Léon, si le temps, qui 
jusqu'à présent a été magnifique, ne se met pas 
tout d'un coup au laid, chose improbable. Je 
suis allé à Tolède et ici. J'irai à Ségovie, par 
quoi j'évite des bals qui m'ennuient fort. J'ai vu 
l'autre soir l'ouverture du grand Opéra. C'était 
pitoyable, sauf la salle très-belle et très-commode 
et remplie de femmes très-jolies. Les acteurs sont 
d'un médiocre assommant. Si vous étiez ici, vous 
verriez la plus belle collection de fruits qu'on 
puisse rencontrer. Il y a une foire à Madrid, et il 
vient des fruits de fort loin dont la plupart vous 
sont inconnus. Il est fâcheux que cela ne puisse 
s'envoyer. S'il y avait ici quelque chose qui vous 
fût agréable, vous n*avez qu'à parler. 



A UNE INCONNUE. 327 



CLIY 



Madrid, 25 octobre 1853. 



Notre colonie s'est dissoute, la duchesse ayant 
daigné accoucher d'une fille. Sa mère s*est con- 
stituée garde- maladCi et nous sommes revenus 
en masse à la ville. J'y ai gagné un rhume 
odieux, et, pour m'achever, il fait un sirocco du 
diable. Malgré ce vilain temps et mes étemu- 
ments, je suis allé voir hier Cucharës, le meilleur 
matador depuis Montes. Les taureaux étaient si 
mauvais, qu'il a fallu en donner un aux chiens et 
exciter la moitié des autres avec des banderoles 
de fQu. Deux hommes ont été jetés en l'air et 
nous les avons cru morts un instant, ce qui a 
jeté quelque intérêt sur la course, autrement tout 
à fait détestable. Les taureaux n'ont plus de 
cœur et les hommes ne valent guère mieux. Je 
pense entreprendre mon voyage archéologique 
dès que le temps se sera fixé. On m'annonce un 



328 LETTRES 

été de la Saint-Martin qui ne vient jamais. 11 est 
probable que, si vous me mandiez vos commis- 
sions, je recevrais votre lettre à temps pour y faire 
honneur. Malheureusement, je ne sais pas ti*op ce 
qu*il y a de bon dans ce pays-ci. Je vous ai pris 
à tout hasard des môuchoifô d'un dessin fort 
laid; mais il m'a semblé que vous vous étiez 
assez allègrement emparée d'un ces mouchoirs 
qui me venait je ne sais d'où. Ici, on ne voit plus 
guère que des costumes finançais. Hier, aux tau- 
reaux, il y avait des chapeaux. Voulez-vous des 
jarretières et des boutons ? Si Ton en porte en- 
core, dites-moi ce qu'il vous en faut, mais ne 
perdez pas de temps pour me répondre. — Je lis 
Wilhelm Meister^ ou je le relis. C'est un étrange 
livre, où les plus belles choses du monde alternent 
avec les enfantillages les plus ridicules. Dans tout ce 
qu'a fait Gœthe, il y a un mélange de génie et de 
niaiserie allemande des plus singuliers : se mo- 
quait-il de lui-même ou des autres? Faites-moi 
penser à vous donner à lire à mon retour, les 
Affinités électives. C'est, je croîs, ce qu'il a fait 
de plus bizarre et de plus antifrançais. On m'écrit 
de Paris pour me vanter un livre d'Alexandre 



A UNE INCONNUE. 329 

Dumas fils^ qui s'appetle un Cas de rupture^ ou 
quelque chose d'approchant. A Madrid, on ne lit 
pas. Je me suis demandé à quoi les dames passent 
leur temps quand elles ne font pas Tamour, et 
je ne trouve pas de réponse plausible. Elles pen- 
sent toutes à être impératrices. Une demoiselle 
de Grenade était au spectacle quand on a annoncé 
dans sa loge que la comtesse de Téba épousait 
l'empereur. Elle s'est levée avec impétuosité en 
s'écriant : En e$e piicblOy no hay parvenir^. » 
Au nombre de mes divertissements, j'ai oublié 
de vous parler d'une académie de l'histoire dont je 
suis membre. Elle est presque aussi amusante que 
la nôtre. Adieu. 



CLV 



Madrid, 22 novembre 1853. 



Quand je pense à la neige qu'il y a sur le Gua- 
darrama^ je perds tout courage : pourtant, nous 

1. • Dans co pays-ci, il n*y a pas d-avenir. • 



?30 LETTRES 

avons un soleil magnifique; mais il a beau briller, 
il n'échauffe pas. La nuit, il fait un froid abo- 
minable et les factions des soldats au palais ne sont 
plus que d'un quart d'heure. Avant mon départ, je 
veux assister encore à quelques séances des Certes, 
qui se sont ouvertes avant-hier, très -modes- 
tement, sans discours royal. Sa Majesté étant 
assez près de son terme pour qu'on lui épargne 
les émotions. Je suis assez bien la politique locale 
€t je connais assez de gens dans tous les partis 
pour que le spectacle m'amuse en ce moment où 
nous sommes privés de taureaux. Je vous appor- 
terai des jarretières, puisque vous ne voulez pas 
de boutons. Ce n'est pas sans peine que je les ai 
découvertes. La civilisation fait de progrès si 
rapides, que l'élastique a remplacé à presque 
toutes les jambes les ligas classiques des temps 
passés. Lot*sque j'ai demandé aux femmes de 
chambre d'ici de m'indiquer une boutique, elles 
se sont signées d'indignation, me disant qu'elles 
ne portaient pas de ces vieilleries-là et que c'était 
bon pour le peuple. Le progrès des modes fran- 
çaises est effrayant : les mantilles sont à présent 
assez rares. Les chapeaux, et quels chapeaux I 



A UNE INCONNUE. 331 

les remplacent. Vous seriez réjouie de voir les 
chefs-d'œuvre des couturières de cette capitale. 
Je suis allé il y a quelques jours passer cinq à six 
heures à Aranjuez, chez un loup-cervier de mes 
amis, M. Salamanca. C'est le garçon le plus spi- 
rituel et le meilleur diable que j'aie rencontré. Il 
gagne beaucoup d'argent, comme il semble, et le 
fait rouler noblement. Il trouve le temps de 
faire des affaires et de la politique, car il a été 
ministre et le sera encore, s'il veut. Tout dans cet 
homme sent l'Andalousie, c'est la grâce même. 
Nous avons eu le 15, pour la fête de Sainte-Eugé- 
nie, un bal à l'ambassade de France où a paru 
madame ***, femme du ministre des Ëtats-Unis, 
avec un costume à faire crever de rira. Velours noir 
bordé de galons, d'oripeaux, et diadème de théâ- 
tre. Son fils, qui a l'air d'un maroufle, s'est fait 
renseigner sur la solidité des personnes présentes, 
et, après avoir pris ses informations, a envoyé un 
cartel à un duc très-noble, très-riche, fort niais 
et désireux de ^vre longtemps. Les pourparlers 
durent encore, mais il n'y aura pas mort d'homme. 
Adieu. 



333 LETTHËS 



CLVI 

Madrid, ^S novembre 1^53. 

Votre lettre s*e$t croisée avec la mienne , que 
vous avez d(x recevoir au moment où m* arrivait 
la vôtre. Je vous y expliquais pourquoi je reste- 
rais encore quelques jours ici. On me presse fort 
.d*attendre la noche bueruiy c'est-à-dire Noël; maïs 
je serai en France et probablement à Paris vers 
le 12 ou le i 5, si le temps n'est pas trop mau- 
vais. Je vous écrirai de Bayonne ou de Tours, où 
je suis obligé de m'arrèter. 

On danse beaucoup ici, malgré le deuil de 
cour. Seulement, on met des gants noirs. On est 
très-agité par les premières délibérations du 
Sénat. Il s*agit de savoir si ce ministère durera 
ou s'il y aura un coup d'État. L'opposition est 
très-animée et se propose de donner des coups 
de bâton par-dessus les épaules du comte de Sah- 
Luis. La maison que j'habite est un terrain neu- 



AUNEINCONNUE. 333 

tre ou se rencontrent les ministres et les chefs de 
l'opposition; ce qui est assez agréable pour les 
amateurs de nouvelles. 11 est vrai que ce qui s'ap* 
pelle ici la société se compose d'un si petit nombre 
de personnes, que, si elles se fractionnaient, 
il n'y aurait plus moyen de vivre. Quelque chose 
que l'on fasse à Madrid, pourvu qu'on aille dans 
un lieu public, on est sûr de rencontrer les mêmes 
trois cents personnes. Il en résulte une société 
très-amusante et infiniment moins hypocrite 
qu'ailleurs. 11 faut que je vous conte une bonne 
bêtise. L'usage ici est d'oQrir tout ce qu'on loue. 
La belle du premier ministre dînait l'autre jour à 
côté de moi ; elle est bête comme un chou et fort 
grosse. Elle montrait d'assez belles épaules sur 
lesquelles tombait une guirlande avec des glands 
en métal ou en verre. Ne sachant que lui dire, je 
lui fis l'éloge des unes et des autres, et elle me 
répondit : Todo ese a la disposicion de V. Adieu ; 
écrivez-moi plus longuement. Je puis à la rigueur 
recevoir de vos nouvelles ici» mais j'espère sûre- 
ment trouver une lettre de vous à Bayonne. — 
Po' rquoi ai-je tant d'envie de vous revoir? II y a 
pourtant quelque chose de très-pénible à se con* 



331 LETTRKii 

former à vos protocoles, dignes de M. de Nessel- 
rode pour le mépris de la logique et de la vral- 
semblance. 



CLVII 

Paris, 29 juillet 1854. 

Je suis arrivé ici avant-hier, et je ne vous aï 
pas écrit plus tôt parce que j'étais trop triste. 
J'ai trouvé ici un de mes amis d'enfance entre- 
pris par le choléra. Aujourd'hui, on le croit à peu 
près hors de danger. En passant le détroit, il fai- 
sait un vent glacé qui m'a donné un rhume ou 
rhumatisme étrange. Je souQre comme si j'avais 
la poitrine serrée dans un cercle de fer et tous les 
mouvements que je fais sont douloureux. Pour- 
tant, il faut que je parte ce soir pour la Norman- 
die, où je vais faire un discours aux oisifs de Caen. 
La corvée finie, je reviendrai au plus vite. Je 
pense être à Paris le 2 août au soir. Après cela, 
je n'ai plus de projet arrêté* D'abord, j'avais eu 
l'idée d'aller passer un mois à Venise ; mais les 
quarantaines et les autres ennuis suscités par le 



A UNE INCONNUE. 335 

choléra rendent un voyage de ce côté à peu près 
impossible. Mon ministre m'a offert de m'envoyer 
à Munich, comme commissaire de je ne sais quoi, 
à propos d'une exposition bavaroise. Je n'ai dit 
ni oui ni non et j'attendrai mon retour à Paris 
pour me décider. Probablement, vous irez passer 
quelques jours à Londres, et le Palais de Cristal 
mérite ce voyage. Sous le rapport d'art et de 
goût, cela est parfaitement ridicule, mais il y a 
dans l'invention et l'exécution quelque chose de- 
si grand et de si simple à la fois, qu'il faut aller 
en Angleterre pour s'en faire une idée. C'est un* 
joujou qui coûte vingt-cinq millions, et une cage où 
plusieurs grandes églises pourraient valser. Les- 
derniers jours que j'ai passés à Londres m'ont 
amusé et intéressé. J'ai vu et pratiqué tous les^ 
hommes politiques, j'ai assisté au débat des sub- 
sides à la Chambre des lords et aux Communes, 
et tous les orateurs en renom ont parlé, mais^ 
très-méchamment, à ce qu'il m'a semblé. Enfin, 
j'ai fait un très-bon dîner. On en fait d'excellents 
au Palais de Cristal, et je vous les recommande, 
à vous qui êtes gourmande. J'ai rapporté de 
Londres une paire de jarretières qui viennent, à 



330 LETTRES 

ce qu*on m'assure» de chez Borrin. Je ne sais ce 
que mettent les Anglaises à leurs bas, ni com- 
ment elles se procurent cet article indispensable, 
mais je crois que ce doit être une chose bien dif- 
ficile et bien trying pour leur vertu. Le commis 
qui m*a donné ces jarretières en a rougi jus- 
qu'aux oreilles. — Vous me dites des choses très- 
aimables, qui me feraient le plus grand plaisir, 
si l'expérience ne m'avait rendu par trop défiant. 
Je n'ose espérer ce que je désire le plus ardem- 
ment. Vous savez que vous n'avez qu'à remuer 
un doigt pour que j'accoure. 

Je voudrais que' vous fissiez comme si nous 
étions l'un et l'autre en danger de ne plus nous 
revoir, en ce temps de si grande incertitude. 
Adieu ; |e vous aime bien, quoi que vous fassiez. 
Ëcrivcz-moi à Caen, chez M. Marc, capitaine de 
vaisseau. Je serai bien heureux d'avoir de vos 
nouvelles. 



A UNE INCONNUC Sil 



GLVIII 

Paris, 2 août aa soir, 1854. 

Je suis arrivé ici ce matin, très-courbaturé, 
trës-ennuyé, très-souffrant et très-triste. Je ne 
me guéris pas de cette douleur au côté et à la 
poitrine qui m'empêche de trouver une position 
pour dormir. Avant-hier, je suis arrivé à Gaen, le 
jour même de la cérémonie. J'ai vu le secrétaire 
et j'ai pris mes medures pour échapper à toutes 
les visites officielles. A trois heures, je suis entré 
dans la salle de l'École de droit, où j'ai trouvé 
dix-huit à vingt femmes dans une tribune, et 
environ deux cents hommes avec des figures 
telles que toute autre ville peut en offrir, selon 
toute apparence; silence merveilleux. J'ai débité 
ma tartine sans la plus légère émotion, et on a 
applaudi très-poliment. La séance a duré encore 
une heure et demie et s'est terminée par la lec- 
ture de vers d'un bossu, haut de deux pieds et 
demi, pas trop mauvais. Immédiatement j'ai été 
I. w 



339 LETTRES 

emmené entre les autorités à l'hôtel de ville, où 
l'on m*a donné un banquet^ qui n'a duré que deux 
heures et où il y avait de très-bons poissons et 
des homards délicieux. Je croyais en être quitte* 
lorsque le président des antiquaires s'est levé et 
tout le monde avec lui. Il a pris la parole, et a 
dit quMl proposait de boire à ma santé, attendu 

m 

que j'étais remarquable à trois points de vue,' 
c'est à savoir : comme sénateur, comme homme de 
lettres et comme savant. Il n'y avait que la table 
entxG nous et j'civais une grande envie de lui 
jeter à la tète un plat de gelée au rhum. Pendant 
qu'il parlait, je méditais ma réponse sans qu'il me 
fût possible de trouver un mot. Lorsqu'il s'est tu, 
yax compris qu'il fallait absolument parler et j'ai 
commencé une phrase sans savoir comment je la 
continuerais. J'ai parlé de la sorte pendant cinq 
ou six minutes avec beaucoup d'aplomb, sans trop 
me rendre compte de ce que je disais. On m'a 
assuré que j'avais été très-éloquent; mais je n'en 
étais pas quitte. Le maire m'a empoigné et mené 
à un concert que les dames et lés messieurs de la 
Société philharmonique donnaient au bénéfice des 
pauvres. J'ai été exposé sur un fauteuil à un très- 



AUNEIN CONNUE. 330 

grand nombre de gens bien vêtus, les femmes 
très-jolies et trës-blanches, habillées comme à 
Paris» si ce n*C8t qu'elles exhibaient moins d'é- 
paules et qu*avec des robes de bal elles avaient 
des brodequins marrons. On a chanté fort mal et 
des airs d*opéra-comique; puis une grande femme 
très-parée, de la haute, a fait la quête dans une 
coupe de cristal. Je lui ai donné vingt francs, ce 
qui m*a valu une révérence en fromage des plus 
gracieuses. A minuit, on m'a ramené chez moi, où 
j'ai très-mal dormi et même pas du tout. A huit 
heures, le lendemain, on est venu me chercher 
pour présider une séance non politique, et j'ai en- 
tendu le procès-verbal de la veille, où il était 
dit que j'avais parlé très-éloquemment. J'ai fait 
un speech pour que le procès -verbal fût purgé de 
tout adverbe, mais inutilement. EnGn, je suis 
remonté en malle-poste et me voilà : tout serait 
au mieux si je pouvais passer une bonne journée 
avec vous pour me remettre. — Je ne crois pas 
à vos impossibilités. Je garde mes doutes et mon 
chagrin. Mon ministre voudrait que j'allasse à 
l'Exposition de Munich. Je n'en ai pas trop envie; 
mais où aller cette année, si ce n'est en Aile* 



3iJ LETTRES 

magne? Adieu ; je vous aime quoi que vous fassiez 
et je crois que vous devriez être un peu plus 
touchée de cela. Vous pouvez toujours m'écrire 
ici. 



CLIX 

iDDspruck, 31 Mût 1851. 

Je suis bien las et pourtant j'ai envie de vous 
écrire. J'ai la tête lourde et je suis ivre de 
paysages et de panoramas magnifiques, depuis 
quatre jours. Je suis parti de Bâle pour aller à 
Schaflbuse, d'où l'on s*embarque sur le Rhin. A 
droite et à. gauche, ce sont des montagnes ravis- 
santes, beaucoup plus belles que celles, ou les 
soi-disant telles, qui bordent le Rhin inférieur, si 
admiré des Anglaises, entre Mayence et Cologne. 
Du Rhin, nous entrâmes dans le lac de Constance 
et dans la ville de ce nom, où nous mangeâmes 
des truites fort bonnes et entendîmes des Tyro- 
liens jouer du riiiher. Traversant le lac, nous 
allâmes à Lindau, où nous attendait un chemin 
de fer qu'on a fait passer devant les plus belles 



A UNE INCONNUE. 341 

forêts, les plus beaux lacs, les plus belles mon- 
tagnes que produit la contrée. Gela nous a menés 
à Kempten ; seulement, on est accablé de fatigue, 
comme après avoir longtemps examiné une belle 
galerie de tableaux. Au lieu de nous reposer^ 
nous sommes repartis la nuit de Kempten, et nous 
sommes arrivés hier quelques minutes avant mi- 
nuit à Innspruck, au travers d'un pays encore 
plus beau, non, mais plus grand que celui que 
nous venions de voir. Le désagrément a été de 
changer, de calculera toutes les postes. Il y en 
a au moins une douzaine entre Kempten et Inn- 
spruck. 

Je mange des bécasses délicieuses, pour me 
refaire, et des soupes très-extraordinaires, mais 
qui ont leur mérite quand on a pris de l'ap- 
pétit à beaucoup de mètres au-dessus du ni- 
veau de la mer. Le drawback de ce voyage, 
c'est qu'on ne connaît pas les mœurs et les idées 
de ce peuple, et cela est plus intéressant que 
tous les paysages. Les femmes m'ont paru, dans 
le Tyrol, traitées selon leurs mérites. On les 
attache à des chariots et elles traînent des far- 
deaux fort lourds avec succès. Elles m'ont paru 



3:2 LETTRES 

fort laides, avec des pieds énormes; les belles 
daines que j'sd rencontrées en chemin de fer ou 
en bateau ne sont pas beaucoup mieux. Elles 
ont des chapeaux indécents et des brodequins 
bleu de ciel, avec des gants vert-pomme. C'est en 
grande partie ces qualités susdites qui composent 
ce que les naturels appellent gemûth et dont ils 
sont ti*ës-vaniteux. 

A voir les œuvres d*art de ce pays, il me 
semble que ce dont il manque le plus radicale- 
ment, c'est l'imagination. 11 s'en pique pourtant 
et tombe aloi*s dans des extravagances préten- 
tieuses. Je viens de voir la ville : tout y est neuf, 
sauf le tombeau de Maximilien; mais un site 
admirable. Plus de costumes : le monde qu'on 
rencontre est laid et a l'air commun; mais on ne 
peut faire un pas sans voir une montagne, et 
quelle montagne! Demain, nous montons au gla- 
cier. Le temps est magnifique et promet de durer. 
En somme, je suis content d'être parti. Je vou- 
drais que vous fussiez avec moi ; il me semble 
que vous trouveriez de quoi vous amuser, plus 
qu'au milieu de vos loups marins. Quand reve- 
nez-vous à Paris? Écrivez-moi à Vienne. Ne per- 



A UNE INCONNUE. 343 

dez pas de temps, l'xrîvez-moi très-longuement 
et très-tendrement. 
Tenez, voici une fleur du Brenncr. 



CLX 



Prague, 11 septembre 1^54. 

Mes compagnons m'ont quitté ce matin pour 
s'en retourner en France. Je suis soufl'rant et 
ont ofspiritSy il me vient les idées les plus noires. 
Si je suis mieux demain matin, je partirai pour 
Vienne, où je serai dans la soirée. Je commence à 
m'ennuyer horriblement. Cette ville-ci * est très- 
pittoresque et on y fait de très-bonne musique. 
Hier, j'ai couru trois ou quatre jardins et con- 
certs publics, où j'ai vu danser des danses na- 
tionales et des valses, le tout avec décence et 
sang -froid; pourtant, riea de plus entraînant 
qu'un orchestre bohémien. Les figures ici sont 
très-difl'érentes de celles que j'avais entore vues 
en Allemagne : de très-grosses têtes, de larges 
épaules, très-peu de hanches et pas au tout de 



3U LETTRES 

jambes, voilà la description d'une beauté bohé- 
mienne. 

Hier, nous employions inutilement notre savoir 
en anatomie, pour comprendre comment ces 
femmes-là marchent. A cela près, elles ont de 
fort beaux yeux et quelquefois des cheveux noirs 
très-longs et très -fins, mais des pieds et des mains 
d'une longueur, d'une grosseur et d'une largeur 
qui surprennent les voyageurs les plus habitués 
aux choses extraordinaires. La crinoline leur 
est inconnue. Le soir, elles boivent, dans les jar- 
dins publics, une carafe de bière, et prennent 
après une tasse de café au lait, ce qui les dispose 
à manger trois côtelettes de veau avec du jam- 
bon, et c'est à peine s'il leur reste de la place 
pour quelques pâtisseries légères, de la nature 
de nos babas. Telles sont mes observations sur 
les mœurs et les coutumes. Mon lit se compose 
d'une couverture des couleurs les plus jolies, 
d'un mètre de long, à laquelle est boutonnée une 
serviette qui me sert de drap. Quand j'ai mis cela 
en équilibre sur moi, mon domestique dépose sur 
le tout un édredon que je passe toutes les nuits 
à culbuter et à replacer ; mais, en revanche, je 



A ONE INCONNUE. 3i5 

mange toute sorte de choses trës-exti*aordinaires, 
entre autres des champignons crus marines qui 
sont excellents et des oiseaux de montagne 
idem ; tout cela ne m*empêche pas de souhaiter 
beaucoup votre présence. Selon toute appa- 
rence, vous vous trouvez à merveille à D..., sans 
songer aux gens malheureux qui errent en 
Bohénae. Votre sublime indifférence, vraie ou 
fausse (c'est ce que je n'ai pas encore pu savoir), 
m'irrite beaucoup. Vous ne pensez aux gens que 
lorsque vous les voyez. Je suis dans une grande 
incertitude quant à ce que je ferai. Si j'avais l'as- 
surance de vous faire enrager en restant long- 
temps à Vienne, je m'y installerais pour Dieu sait 
combien de mois; mais vous n'en perdriez pas 
une bouchée, et je crains fort de m'ennuyer mor- 
tellement de leur gemûth. Il est donc probable 
que je ne resterai à Vienne que juste assez long- 
temps pour voir les étrangetés, c'est-à-dire envi- 
ron les derniers jours du mois. Vers le 1^*^ octobre, 
je pourrais êti*e à Berlin, et, avant le 10 ou le 12, 
à Paris. — Je suppose que vous m'avez écrit à 
Vienne, pour me dire ce que vous faites et ce 
que vous comptez faire; cela aura une grande 



3iO LETTRES 

influence sur mes résolutions. Je viens de voir 
des autographes de Ziska et de Jean Huss. Ils 
avaient une très-belle écriture Tun et l'autre pour 
des hérésiarques. 

CLXI 

Vienne, 2 octobre 1864. 

Really truljfy cette bonne ville de Vienne est 
un séjour agréable, et il me faut une certaine 
force d'âme pour la quitter, maintenant que j'f 
ai des amis et que j'ai compris le plaisir d'y 
flâner. Ajoutez à cela l'avantage d'avoir les nou- 
velles de Crimée quelques minutes avant vous. 
Mous sommes depuis avant-hier dans toutes les 
émotions. Sébastopol est-il pris? lorsque cette 
lettre vous arrivera, tout sera fini sans doute. Ici, 
on le croit, mais un peu légèrement, à mon avis. 
Les Autrichiens, sauf quelques anciennes familles 
russes de cœur, nous font des compliments. Un 
cocher de fiacre m'a félicité avant-hier en sortant 
de l'Opéra. Plaise à Dieu que tout cela ne soit 
pas une de ce^ nouvelles comme en fait le télé- 



A UNE INCONNUE. 34T 

graphe électrique quand il est de loisir. Quoi 
qu'il en soit, je trouve très-beau que nos gens, 
six jours après leur débarquement, aient vigou- 
reusement frotté les Russes. Nous avons ici lady 
Westmoreland, qui est sœur de lord Raglan et mère 
de l'aide de camp du susdit, qui était dans tous- 
ses états. Elle a reçu hier au soir un mot de son 
fils, après la bataille. Nous jouissons beaucoup* 
de la figure des Russes de \ienne. Le prince- 
Gortshakof a dit que c'était un incident, mais* 
que cela ne faisait rien aux principes. Le ministre 
de Belgique, qui est ici le bel esprit, a dit qu'iL 
avait raison de se retrancher dans les principes,, 
parce qu'on ne les prenait pas à la baïonnette. 
A propos de bel esprit, on m'a constitué ici lion^ 
bon gré, mal gré. Prononcez laîonne à l'anglaise,, 
pour ne pas avoir une idée fausse du rôle qu'on* 
m'a fait jouer. L'autre jour, on m'amène à Baden, 
qui est un endroit charmant, dans une vallée, aux. 
portes de Vienne, mais où l'on se croirait à cent 
lieues d'une grande ville. Mon cornac m'a con- 
duit chez de très-belles dames. Le monde étant 
ici gemûthlichy on prend tout ce que dit ua 
Français pour de l'esprit. On m'a trouvé très- 



M8 LETTRES 

aimable. J'ai écrit des pensées sublimes sur des 
albums, j'ai fait des dessins; en un mot, j'ai Ole 
parfaitement ridicule. C'est en partie la bonle de 
ce métier-là qui me fait prendre aujourd'hui le 
chemin de Dresde. Je ne m'y arrêterai qu'un 
jour et j'irai à Derliit; après avoir vu le musée, 
je partirai pour Cologne et j'y trouverai une lettre 
de vous. 

Vous ai-je dit que j'étais allé en Hongrie? 
J'ai passé trois jours à Peslh et me suis cru en 
Espagne ou plutôt en Turquie. Ma pudeur y a 
beaucoup soulîert, car on m'a montré un bain 
public à Dade, où les Hongrois et les Hongroises 
sont péle-méle dans un court- bouillon d'oau 
minérale très-chaude. J'y ai vu une très-belle 
Hongroise, qui s'est caché la figure de ses mains, 
n'ayant pas comme les femmes turques des che- 
mises pour se voiler le visage. Ce spectacle m'a 
coûté six krctilzer, soit quatre sous. J'ai vu la 
Dame de Saint-Tropez au théâtre hongrois, 
n'ayant pas l'esprit de reconnaître un mélo- 
drame français sous le titre S.- Tropez à UnAz. 

J'ai entendr -• ' ' l-i-*-: — = ■>— 

airs hongre 



A UNE INCONNUE. 349 

tète aux gens du pays. Cela commence par quel- 
que chose de trës-Iugubre et finit par une gaieté 
folle et qui gagne l'auditoire, lequel trépigne, casse 
les verres et danse sur les tables. Mais les étran- 
gers n'éprouvent pas ces phénomènes. Enfin, et 
je gard3 le plus beau pour la fin, j'ai vu une col- 
lection de vieux bijoux magyars, d'un travail mer- 
veilleux. Si j'avais pu vous en apporter un, vous 
seriez venue jusqu'à Cologne, pour l'avoir plus 
tôt. 

Parmi toutes ces courses, je me porte à mer- 
veille ; le temps est admirable, mais froid le soir. 
*Je ne crains pas le froid pour ma route, car j'ai 
acheté une pelisse énorme pour soixante-quinze 
florins. Vous trouveriez ici pour rien des fourrures 
magnifiques. C'est, je crois, la seule chose à bon 
marché en ce pays. Je m'y ruine en fiacres et en 
dîners en ville. L'usage est de payer son dîner 
aux domestiques; on paye le portier en sortant, 
enfin on paye partout, pas grand' chose à la fois, 
il est vrai. Adieu ; je ne suis pas trop content de 
votre dernière lettre, sinon de ce que vous m'an- 
noncez votre prochain retour à Paris. Bien que je 
n'aie pas de chaînes magyares, j'espère que vous 



TtjO LETTRES 

me recevrez bien. Je commence à désiœr de 
revoir mon gite et les soirées me semblent un 
peu bien longues. 

Je pense être à Cologne avant huit jours, et à 
Paris du 10 au 15, 



GLXII 

Paris^ dimanche, 27 novembre 1851. 

Il est bien malheureux de perdre ses amis, 
«mais c*est une calamité qu*on ne peut éviter que' 
par une autre bien plus grande, qui est de n'ai- 
mer rien. Surtout, il ne faut, pas oublier les 
-vivants pour les morts. Vous juriez dû venir me 
voir au lieu de m* écrire. II faisait un temps ma- 
gnifique. Nous aurions causé philosophiquement 
sur les vanités de ce monde. Je suis resté toute 
la journée au coin de mon feu, en disposition 
très-sombre et misantbropique, et de plus très- 
souffrant. Ce soir, je vais un peu mieux, mais jf 
serai plus mal si je ne vous vois pas demain. 



A UNE INCONNUE. 351 



GLXIII 

Londres, 20 juillet ISCiC. 

J*ai reçu votre lettre hier soir, qui m'a fait un 
trës--grand pisûsir. Si je ne craignais de rêver, je 
vous dirais des tendresses à cette occasion. Je 
partirai bientôt pour Edimbourg. Je consulterai 
an sorcier écossais. On veut me mener voir un 
vrai chieftainy qui n'a pas de culottes et qui n'en 
a jamais porté, qui n'a pas d'escalier dans sa 
maison, qui a son barde et son sorcier. Cela ne 
vaut-il pas la peine de faire le voyage? J'ai trouvé 
ici des gens si accueillants, si aimables, si acca- 
parants, qu'il est évident qu'ils s'ennuient beau- 
coup. J'ai revu hier deux de mes anciennes beau- 
tés : l'une est devenue asthmatique et l'autre 
méthodiste; puis j'ai fait la connaissance de huit 
à dix poètes, qui m'ont paru quelque chose d'en- 
core plus ridicule que les nôtres. J'ai revu le 
palsds de Sydenham avec plaisir, quoiqu'on l'aie 
entièrement gâté par de grands monuments bâtis 



3à2 LETTRES 

aux héros de Crimée. Les héros en question sont 
ivres toute la journée par les rues. Il y a encore 
beaucoup de monde à Londres, mais tous se pré- 
parent à s'envoler. Pour moi, je vais lundi chez 
le duc de Hamilton. J'y resterai jusqu'à mer- 
credi, jour où je ferai mon entrée à Edimbourg. 
Probablement dans quinze jours, je reviendrai ici 
^ous retrouver. Tâchez d'être arrivée. Vous ne 
pouvez me donner une plus grande preuve d'af- 
fection; vous savez quel bonheur j'en ressenti- 
rais. Adieu; vous pouvez m'écrire Douglas hoiel, 
Edinburg. J'y serai quelques jours avant de me 
lancer dans le Nord« 



CLXIV 



Êdimboarg, Ihugloi hôtel, SG Juillet 185G. 

J'espérais avoir une lettre de vous, ici ou à 
Edimbourg. Point de nouvelles. Le pire, c'est que 
je m'enfonce dans le Nord et je ne sais où vous 
* dire d'adresser vos lettres. Je vais avec un Écos- 
sais voir son château, bien loin au delà des lacs, 



A UNE INCONNUE. 353 

mais je ne saurais vous dire où nous nous arrê- 
terons sur la route, ce qu'il me promet avec force 
châteaux, ruines, paysages, etc. Dès que je serai 
apprêté, je vous écrirai encore. J'ai passé trois 
jours chez le duc de Hamilton, dans un château 
immense et dans un très-beau pays. 11 y a tout 
près du château, à moins d'une heure, un trou- 
peau de bœufs sauvages, les derniers qui existent 
en Europe. Us m'ont paru aussi civilisés que les 
daims de Paris. Partout dans ce château , il y a 
des tableaux de grands maîtres, des vases grecs 
et chinois magnifiques et des livres aux reliures 
des plus grands amateurs du siècle dernier. 
Tout cela est disposé sans goût et l'on voit que le 
propriétaire en jouit très-médiocrement. Je com- 
prends mûntenant pourquoi on recherche les 
Français en pays étranger. Ils se donnent de la 
peine pour s'amuser, et, ce faisant, amusent les 
autres. Je me suis senti la personne là plus amu- 
sante de la très-nombreuse société où nous étions, 
et j'avais en même temps la conscience de ne l'être 
guère. J'ai trouvé Edimbourg tout & fait kmoti goût, 
sauf l'architecture exécrable des monuments, qui 
ont la prétention d'être grecs et qui la îustifient 
1. îa 



351 LETTRES 

comme mie Anglaise jasUfie celle de paraître Pari- 
sienne, en se faisant babiller par madame Vlgnon. 
L'accent de tous les natifs m'est odieux. J'ai 
échappé aux antiquaires après avoir vu leur expo- 
sition, qui est fort belle. Les femmes sont ici en 
général très- laides. Le pays exige des robes 
courtes, et elles se conforment à la mode et aux 
exigences du climat en tenant leur robe à deux 
mains, à un pied de leurs jupons , laissant voir 
des jambes nerveuses et des brodequins de cuir 
de rhinocéros avec des pieds idem. Je suis choqué 
de la proportion de rousses que je rencontre. Le 
site est charmant, et, depuis deux jours, il fait 
chaud et le temps est clair. En somme, je suis 
assez bien, sauf que je voudrais vous avoir avec 
moi. Lorsque Tennui et les blue devils me gagnent, 
je pense à nos jours de gaieté intime, auxquels je 
ne connais rien d*égal. Toute réflexion faite, écri-» 
vez*moi à Douglas' hôtel y Edinhurg. Je ferai 
retirer mes lettres, si je ne reviens pas vite. 



 UiilL INCOMNUC 35j 



CLXVI 

Dimanche, 3 août 1G:.C. 

D'une maifton de campnfçne, 
près de Glasgow. 

Je m'ennuie âe vous, comme vous le disiez si 
élégamment autrefois. Je mène cependant une 
vie douce, allant de château en château, partout 
hébergé avec une hospitalité pour laquelle je 
désespère de trouver un adjectif et qui n'est pra- 
ticable qu'en cet aristocratique pays. J'y prends 
de mauvaises habitudes. Arrivant ici chez de 
pauvres gens qui n'ont guère plus de trente 
mille livres de rente*, je me suis trouvé méconnu 
en voyant qu'on me donnait à dîner sans instru- 
ments à vent et sans un joueur de cornemuse en 
grand costume. J'ai passé trois jours chez le mar- 
quis de Breadalbane, à me promener en calèche 
dans son parc. Il y a environ deux mille daims, 
.outre huit à dix mille autres dans ses bois non 
adjacents au château de Faymouth. Il y a aussi 



356 LETTRES 

comme singularité, chose à quoi chacun vise ici, 
un troupeau de bisons américains, très-féroces, 
qu'on enferme dan3 une péninsule et qu'on va 
voir par les fentes de leurs palissades. Tout ce 
monde-là, marquis et bisons, a l'air de s'ennuyer. 
Je crois que leur plaisir consiste à faire envie 
aux gens, et je doute que cela compense le tra- 
cas qu'ils ont d'être les aubergistes du tiers et 
du quart. Parmi tout ce luxe, j'observe de temps 
en temps de petites mesquineries qui me diver- 
tissent. Au fond, je n'ai encore rencontré que d'ex- 
cellentes gens qui me prennent avec mon carac- 
tère si opposé au leur, sans la moindre difficulté. 
On vient de me conter une histoire qui me réjouit 
et dont je veux vous faire part. Dn Anglais se 
promène le long d'un poulailler, dans un château 
d*Écosse, un samedi soir. Grand bruit, cris de 
coqs et de poules. II croit que quelque renard 
est entré et il avertit. On lui répond que ce n'est 
rien, et qu'on sépare seulement les coqs des 
poules pour qu'ils ne polluent pas the Lords day. 
Avant mon retour, vous voudrez bien m'écrire : 
i8^ Arlinglon street^ care of the hon^^^ E. Ellne. 
On m'enverra de là vos lettres ou bien on les 



A UNE INCONNUE. 357 

gardera pour mon arrivée à Londres. Adieu. Je 
n'ai pas besoin de vous dire de m'écrire le plus 
souvent que vous pourrez. 



CLXVII 

Kfnloch-Linchard, 16 août 1856. 

Je n'ai pas été trop content de votre lettre, que 
j'ai reçue au moment de quitter Glenquoich Vous 
savez que vous avez toujours une première façon 
précipitée d'envisager les choses, qui vous fait 
regarder comme impossibles les actions les plus 
simples. Repensez donc à ce que je vous ai dit, 
et, après avoir réfléchi mûrement, répondez oui 
ou non. Adressez votre réponse à Londres, chez 
le Right Aon"* E. Ellne, iSy Arlington street. 

Je commence à avoir par-dessus la tète des 
grouses et de la venaison. Les paysages, vrai* 
ment remarquables, que je vois tous les jours ont 
encore du charme pour moi, mais j'ai satisfait 
ma curiosité, et je ne trouverai plus rien d'extra- 



3^8 LETTRES 

• 

ordinaire. Ce que je ne puis assez me lasser 
d'admirer, c'est la hérissonnerie de ces gens-ià. 
Ils seraient mis aux galères ensemble^ ({u'ils n'en 
deviendraient pas plus sociables. Cela tient à ce 
qu'ils craignent d*étre pris sur le fsdt à être 
bêtes, comme disait Beyle, ou bien à une orga- 
nisation qui leur fait préférer les jouissances 
égoïstes : le devine qui pourra. Mous sommes 
arrivés ici en même temps que deux hommes et 
une femme entre deux âges, du grand monde et 
ayant voyagé. Au dîner, il a fallu casser la glace. 
Après le dîner, le mari a pris un journal, la 
femme un livre, l'autre homme s'est mis à écrire 
des lettres, tandis que, moi, je faisais la chouette 
au maître et à la maltresse de la maison. Notez 
bien que les gens qui s'isolaient ainsi dans un 
salon avaient été aussi longtemps et plus que 
moi sans voir notre hôtesse, et qu'ils avaient 
nécessairement beaucoup plus de choses que moi 
à lui conter. On me dit, et je suis disposé à le 
croire par le peu que j'ai vu, que la race cel* 
tique (qui vit dans d'affreux trous autour du 
palais que je fréquente) sait causer. Le fait est 
qu'un jour de marché, on entend un bruit conli- 



A UNE INCONNUE. 359 

nuel de voix très-animées, des rires et des cris. 
Le gaélique est très-doux/ En Angleterre et dans 
les Lowlands, silence complet. Ce n'est pas bien 
à vous de ne m'ayoir écrit qu'une fois. Je vous ai 
écrit au moins deux fois pour une. Mais je n*ai 
pas envie de vous quereller de si loin. Voici mes 
projets. Je partirai d'ici pour aller à Inverness, 
où je resterai un jour; de là à Edimbourg, puis 
à York, Durham et peut-être Derby. Je compte 
être le 23 à Paris* 



CLXVIII 

Carabacel, jeudi, décembre 1B56. 
(J*ui oublié le quantième.) 

Il fait une pluie effroyable. Hier, le plus beau 
temps du monde. On me promet qu'il reviendra 
demain. J'ai profité de ce beau temps pour me 
fouler le poignet, et, si je vous écris, c'est que j'ai 
été instruit dans la méthode américaine, où Ton 
ne remue pas les doigts. Cela m'est arrivé par la 
faute d'un cheval qui voulait absolument dire 
quelque chose d'inconvenant à la jument de 



330 LETTRES 

lord A..., et qui, irrité de ma résistance à sa 
passion coupable, m'a traîtreusement jeté par- 
dessus sa tête» d'une ruade, lorsque j'allumais mon 
cigare. Cela se passait dans un sentier au bord 
de la mer, qui n'était qu'à cent pieds plus bas 
et j'su choisi heureusement le sentier pour tomber. 
Je ne me suis fût aucun mal, sauf à la main, qui 
est aujourd'hui trës-enflée. Je compte aller la 
semaine prochaine à Cannes, où vous serez aima- 
ble de m'écrire, poste restante. Pour en finir sur 
le chapitre de la santé, je crois que je send 
beaucoup mieux. Cependant, j'ai ressenti encore 
une fois im de ces étourdissements qui m'inquié- 
taient, mais moins fort qu'à Paris. Il y a ici un 
médecin qui me dit que ce sont des spasmes 
nerveux et qu'il faut faire beaucoup d'exercice. 
Ainsi fais-je, mais je ne dors pas plus qu'à 
Paris, bien que je me couche à onze heures. Il 
n'eût tenu qu'à moi de passer lion (dans le sens 
anglais) ; tout le monde s'ennuie ici. J'ai été 
assiégé de cartes russes et anglaises, et on a 
voulu me présenter à la grande-duchesse Hélène, 
lionneur que j'ai décliné avec empressement. 
Nous avons pour fournir aux cancans une com- 



A UNE INCONNUE. 331 

tesse Apraxine, qui fume, porte des chapeaux 
ronds et a une chèvre dans son salon, qu'elle a 
fait couvrir d'herbes. Mais la personne la plus 
amusante est lady Shelley, qui^ tous les jours, fait 
quelqQe nouvelle drôlerie. Hier, elle écrivait au 
consul de France : « Lady S..., prévient H. P... 
qu'elle a aujourd'hui un charmant dîner d'Anglais 
et qu'elle sera charmée de le voir après, à neuf 
heures cinq. » Elle a écrit à madame Vigier, ex- 
mademoiselle Cruvelli : « Lady Shelley serait char- 
mée de voir madame Vigier, si elle voulait bien 
apporter sa musique avec elle. » A quoi l'ex- 
Cruvelli a répondu aussitôt : « Madame Vigier 
serait charmée de voir lady Shelley, si elle voulait 
bien venir chez elle et s'y conduire comme une 
personne comme il faut. » — Et vous , à quoi 
passez-vous votre temps? Je suis sûr que vous 
ne pensez plus guère à Versailles, par suite de 
cette absence de souvenirs qui vous caractérise. 
J'espère que nous irons en mars voir pousser les 
premières primevères. Et cette étrange soirée et 
matinée de Versailles, tout cela était-il vrai? 
Adieu; écrivez-moi vite à Cannes. 



t^2 LETTEES 



GLXIX 



lAOSAnne, 21 août 1857. 

J'ai trouvé votre lettre à Berne, le 22 au soir» 
parce que mes excursions dans TOberland se sont 
prolongées bien au delà du temps que j'avais 
prévu. Je ne sais trop où vous adresser celleH:i. 
Vous ne devez plus être à Genève. Je l'adresse à 
Venise, où, selon toute apparence, vous ferez le 
plus long séjour. Je trouve que vous auriez pu 
varier un peu vos tirades d'enthousiasme sur le 
plaisir de voyager, par quelques compliments 
flatteurs en manière de consolation pour ceux 
qui n*ont pas l'avantage de vous accompagner. Je 
vous pardonne cependant en faveur de votre 
inexpérience des voyages. Vous comptez n'être 
que trois semaines en route : cela me parait à 
peu près impossible. Je vous accorde un mois. 
Je vous prie seulement de considérer que le 



A Ur;E INCONNUE. 3C3 

28 septembre est un anniversaire mallieureux 
pour moi, parce qu'il date de très-longtemps. 
C'est le 28 septembre que je suis venu au monde. 
Il me serait très-agréable de passer ce jour-là 
en votre compagnie; à bon entendeur salut. J*ai 
fait ma petite tournée très-agréablement. Je n'ai 
eu qu'un jour de pluie ; il est vrai que je n'en ai 
pas perdu une goutte en descendant de la Win- 
gemalp, pendant quatre heures, sur une rosse 
qui glissait sur les roches et qui n'avançait pas. 
J'ai bu du vin de Champagne que nous avions 
apporté sur la Mer de glace et que j'ai frappé à 
même le glacier. Le guide m'a dit que personne 
avant moi n'avait eu cette idée sublime. Je suis 
en face de la Gemmi et de la chaîne du Valais, 
qui n'a pas les grands profils de la Jungfrau 
et de ses acolytes. Je pense que nous aurions pu 
nous rencontrer à Genève et faire ensemble quel- 
que excursion ; tout cela est triste à penser. J'es- 
père trouver une lettre de vous à Paris, où je serai 
le 28. 

Adieu; amusez- vous bien, ne vous fatiguez 
pas trop. Peâsez quelquefois à moi. Si vous me 
marquez votre itinéraire avec quelque exacti- 



304 LETTRES 

tude, je vous donnera des nouvelles de Paris. 
Ici, c'est le diable d'écrire. Les plumes du pays 
sont ce que vous voyez. Adieu encore. — Voici une 
petite feuille gui a cru à six mille pieds au- 
dessus du niveau de la mer. 



4' 



FIN DU TOME PREMIER. 



PAXIS. — J, OLATS, lUFUMiaS, 1, RUB SAIKT-BBMOIT. — |CCO] 



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