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LETTRES
UNE INCONNUE
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MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
OUVRAGES
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PROSPER MÉRIMÉE
De rAcadémie française
Format grand in-i8
Les Cosaqubb d'autrefois, 2* édition. • • • • • • 1 vol.
Deriiièbbs rodvblles : Lokis. — Il Viccolo di Ma-
dama Lucrezia. — La Chambre bleue. — Le Coup de
pistolet, etc., etc., 5' édition i —
Les Deux héritages, 2* édition. . • • 1 —
ÉPISODE DE l'Histoire de Russie, 2* édition. . . 1 —
Études sur l'Histoire romaine, 2* édition. ... 1 —
MÉLANGES historiques ET LITTÉRAIRES, 2* édi-
tion 1 —
Nouvelles : Carmen. — Arsène Guillot. »- L*abbé Âa-
baio, etc., etc., 6* édition. ••••••••••#• 1 —
1
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VA2IS. — J. CLATVf lUPBIUBOR, 7, RUK SAinT-BlIlOIT. — [8CC}
LETTRES
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UNE INCONNUE
PAR
PROSPER MÉRIMÉE
DE L*AOADiMII FBAHÇAIIB
PRÂCBDâBS D'UNE ÂTUDB SUR MÉBIMâB
PAR
H. TAINB
TOME PREMIER
TROISIÈME ÉDITION
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PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
3, nUE A U B E R, 3, PLAGE DE l'opBRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
. BOL'LBTARD DK8 1TAUB»8, 15, AU COIM BZ LA BUS DB OBAHMOlIT
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troiti de reproduction et^de traduction réierrés.
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PEOSPEE MÉRIMÉE
J'ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le
inonde. C'était un homme grand, droit, pâle, et
qui , sauf le sourire , ' avsdt l'apparence d'un
Anglais; du moins, il avait cet air froid, distant,
qui écarte d'avance toute familiarité. Rien qu'à
le voir, on sentait en lui le flegme naturel ou
acquis, l'empire de soi, la volonté et l'habitude
de ne. pas donner prise. En cérémonie surtout,
sa physionomie était impassible. Héme dans l'in-
timité et lorsqu'il contait une anecdote bouf-
fonne, sa voix restait unie, toute calme; jamais
d'éclat ni d'élan ; il disait les détails les plus sau-
grenus, en termes propres, du ton d'un homme
II PROSPER MÉRIMÉE.
qui demande une tasse de thé. La sensibilité
chez lui était domptée jusqu'à paraître absente;
non qu'elle le fût : tout au contraire ; mais il y a
des chevaux de race si bien matés par leur
maître, qu'une fois sous sa main, ils ne se per-
mettent plus un soubresaut. Il faut dire que le
dressage avait commencé de bonne heure. A dix
ou onze ans, je crois, ayant commis quelque
faute, il fut grondé très-sévèrement et renvoyé
du salon ; pleurant, bouleversé, il venait de fer-
mer la porte, lorsqu'il entendit rire; quelqu'un
disait : « Ce pauvre enfant ! il nous croit bien en
colère 1 » — L'idée d'être dupe le révolta, il se
jura de réprimer une sensibilité si humiliante,
et tint parole. Me|i.vYi<jo âmdTeîv ( souviens - toi
d'être en défiance) telle fut sa devise. Être en
garde contre l'expansion, l'entraînement et
l'enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier,
réserver toujours une part de soi-même, n'être
dupe ni d'autrui, ni de soi, agir et écrire comme
en la présence perpétuelle d'un spectateur indif-
{,
PROSPER MÉRIMÉE. m
férent et railleur, être soi-même ce spectateur,
voilà le trait de plus en plus fort qui s'est gravé
dans son caractère, pour laisser une empreinte
. dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre
et de son talent ^
Il a vécu en amateur : on ne peut guère vivre
autrement quand on a la disposition critique ; à
force de retourner la tapisserie, on finit par la
voir habituellement à l'envers. En ce cas, au lieu
de personnages beaux et bien posés, on con-
temple des bouts de ficelle; il est difficile alors
d'entrer avec abnégation et comme ouvrier dans
une œuvre commune, d'appartenir même au parti
1. On dirait qu*il s*est peint lui-même dans Saint-Clair, per-
sonnage du Vasê étrusque, « n était né avec un cœur tendre et
aimant; mais, à un &ge où l*on prend trop facilement des im«
pressions qui durent toute la rie, sa sensibilité trop expansiye
lui avait attiré les railleries de ses camarades... Dès lors, il se
fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu'il regardait
comme une faiblesse déshonorante... Dans le monde, il obtint
la triste réputation d'insensible et d'insouciant. . n avait beau-
coup voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de ses voyages et de
ses lectures que lorsqu'on l'exigeait » — Darçy, dans la Doublé
Méprisé, est encore nn caractère analogue au sien.
it PROSPER MÉRIMÉE.
que l'on sert, même à l'école que Ton préfère,
môme à la science qu'on cultive, même à l'art où
on excelle; si parfois on descend en volontaire
dans la mêlée, le plus souvent on se tient à part.
Il eut de bonne heure quelque aisance, puis un
emploi commode et intéressant, l'inspection des
monuments historiques, puis une place au sénat
et des habitudes à la cour. Aux monumentâ his-
toriques, il fut compétent, actif et utile; au
sénat, il eut le bon goût d'être le plus souvent
absent ou muet ; à la cour, il avait son indépen-
dance et son franc -parler. Voyager, étudier,
regarder, se promener à travers les hommes
et les choses, telle a été son occupation; ses
attaches officielles ne le gênaient pas. D'ailleurs,
un homme d'autant d'esprit se fait respecter quand
même; son ironie ti^ansperce les mieux cuirassés.
Il faut voir avec quelle désinvolture il la manie,
jusqu'à la tourner contre lui-même, et faire
coup double. — Un jour, à Biarritz, il avait lu une
de ses nouvelles devant l'impératrice, a Peu après
PRÔSPER MÉRIMÉE. v
ma lecture, je reçois la visite d'un homme de la
police, se disant envoyé par la grande-duchesse.
^( Qu'y a-t-il pour votre service?— Je viens, de
» la part de Son Altesse impériale, vous prier ^
» venir ce soir chez elle avec votre roman. — Quel
» roman? — Celui que vous avez lu l'autre jour à
» Sa Majesté. » Je répondis que j'avais l'honneur
d'être le bouffon de Sa Majesté et que je ne pou-
vais aller travailler en ville sans sa permission;
et je courus tout de suite lui raconter la chose.
Je m'attendais qu'il en résulterait au moins une
guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié
que non - seulement on m'autorisât, mais encore
qu'on me priât d'aller le soir chez la grande-
duchesse, à qui on avait donné le policeman
comme factotum. Cependant, pour me soulager,
j'écrivis à la grande-duchesse une lettre d'assez
bonne encre. » — Cette lettre a d'assez bonne encre »
serait une pièce curieuse, et je suis sûr qu'on ne
lui a plus envoyé le factotum. — Quant aux corps
constitués, il n'est guère possible de les abor-
VI PROSPER MÉRIMÉE.
der avec plus de sérieux extérieur et moins de
déférence intime. Grave, digne, posé dans sa
cravate, quand il faisait une visite académique
ou improvisait un discours public, ses façons
étaient irréprochables;. cependant, en sourdine,
la serinette d'arrière-plan jouait un air comique
qui tournait en ridicule l'orateur et les audi-
teurs. <( Le président des antiquaires s'est levé
et tout le monde avec lui. Il a pris la parole
et a dit qu'il proposait de boire à ma santé,
attendu que j'étais remarquable à trois points
de vue, c'est à savoir : comme sénateur, comme
homme de lettres et comme savant. Il n'y avait
que la table entre nous, et j'avais une grande
envie de lui jeter à la tête un plat de gelée
au rhum... Le lendemain, j'ai entendu le procès-
verbal de la veille, où il était dit que j'avais parlé
très-éloquemment. J'ai fait un speech pour que le
procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en
vam. » — Candidat à l'Académie des inscriptions,
et conduit chez des érudits d'aspect redoutable, il
PROSPER MÉRIMÉE. vu
écrivait au retour : « Avez -vous jamais vu des
chiens entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand
ils ont quelque expérience, ils font une mine
effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent
plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une
vilaine béte à visiter que le blaireau. Je pense
toujours au blaireau en tenant le cordon de la
sonnette d'un académicien, et je me vois in the
mind's eye tout à fait semblable au chien que je
vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cepen-
dant; mais j'ai fait de drôles de rencontres. » —
Il fut reçu et eut, à côté des autres, son terrier
archéologique. Mais on devine bien qu'il n'était
pas d'humeur à se confiner dans celui-ci ni dans
un autre; tous ceux qu'il habita avaient plu-
sieurs sorties. Il y avait en lui deux personnages :
l'un qui, engagé dans la société, s'y acquittait
correctement de la besogne obligée et de la
parade convenable; Tautre qui se tenait à côté
ou au-dessus du premier, et, d'un air narquois
ou résigné, le regardait fairet
\iii PROSPER MÉRIMÉE.
Pareillement il y avait en lui deux personnages
dans les affaires de cœur. Le premier, l'homme
naturel, était bon et même tendre. Nul n'a été
plus loyal, plus sûr en amitié; quand il avait
une fois donné sa main, il ne la retirait plus.
On le vit bien quand il défendit M. Libri contre
les juges et contre l'opinion; c'était l'action d'un
chevalier qui, à lui seul, combat une armée.
Condamné à l'amende et mis en prison, il ne
prit point des airs de martyr, et mit autant de
grâce à subir sa mésaventure qu'il avait mis de
bravoure à la provoquer. Il n'en dit rien, sauf
dans une préface, et encore en manière d'excuse,
alléguant qu'il avait dû, « au mois de juillet
précédent, passer quinze jours dans un endroit où
il n'était nullement incommodé du soleil et où il
jouissait d'un profond loisir. » Rien de plus, c'est
le sourire discret et fm du galant homme. — Outre
cela, serviable, obligeant; des gens qui le priaient
de s'employer pour eux s'en allaient déconcertés
par sa froide mine; un mois après, il arrivait
PROSPER MÉRIMÉE. ix
chez eux ayant en poche la faveur demandée.
Dans sa correspondance, il lui échappe un mot
frappant que tous ses amis disent très-vrai : « II
m' arrive rarement de sacrifier les autres à moi-
même, et, quand cela m' arrive, j'en ai tous les re-
mords possibles. » — A la fin de sa vie, on trouvait
chez lui deux vieilles dames anglaises auxquelles
il parlait peu, et dont il ne semblait pas se soucier
beaucoup ; un de mes amis le vit les larmes aux
yeux parce que l'une d'elles était malade. Jamais
il ne disait un mot de ses sentiments profonds ;
voici une correspondance d'amour, puis d'amitié,
qui a duré trente ans; la dernière lettre est datée
de son dernier jour, et l'on ne sait pas le nom de
sa correspondante. Pour qui sait lire ces lettres,
il y est gracieux, aimant, délicat, véritablement
amoureux, et, qui le croirait? poète parfois, ému
jusqu'à devenir superstitieux, comme un Alle-
mand lyrique. Gela est si étrange, qull faut citer
presque tout. — « Vous aviez été si longtemps sans
m'écrire que je commençais à être inquiet. Et
X PROSPER MÉRIMÉE.
puis j'étais tourmenté d'une idée saugi*enue que
je n'ai pas osé vous écrire. Je visitais les Arènes
de Nîmes avec l'architecte du département,
lorsque je vis à dix pas de moi un oiseau char-
mant, un peu plus gros qu'une mésange, le corps
gris de lin, avec des ailes rouges, noires et
blanches. Cet oiseau était perché sur une cor-
niche et me regardait fixement. J'interrompis
l'architecte pour lui demander le nom de cet
oiseau. C'est un grand chasseur, et il me dit qu'il
n'en avait jamais vu de semblable. Je m'appro-
chai, et l'oiseau ne s'envola que lorsque j'étais
assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser
à quelques pas de là, me regardant toujours. Par-
tout où j'allais, il semblait me suivre, car je l'ai
retrouvé à tous les étages de l'amphithéâtre. Il
n'avait pas de compagnon et son vol était sans
bruit comme celui d'un oiseau nocturne. Le len-
demain, je retournai aux Arènes et je revis encore
mon oiseau. J'avais apporté du psdn que je lui
jetai, mais il n*y toucha pas. Je lui jetai ensuite
PROSPER MÉRIMÉE. xt
une grosse sauterelle, croyant, à la forme de son
bec, qu'il mangeait des insectes, mais il ne parut
pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de
la ville me dit qu'il n'existait pas dans le pays
d'oiseaux de cette espèce. Enfin, à la dernière
visite que j'ai faite aux Arènes, j'ai rencontré mon
oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu'il
est entré avec moi dans un corridor étroit et
sombre, où lui, oiseau de jour, n'aurait jamais dû
se hasarder. Je me souvins aloi*s que la duchesse
de Buckingham avait vu son mari sous la forme
d*un oiseau le jour de son assassinat, et l'idée me
vint que vous étiez peut-être morte et que vous
aviez pris cette forme pour me voir. Malgré
moi, cette bêtise me tourmentait, et je. vous
assure que j'ai été enchanté de voir que votre
lettre portait la date du jour où j'ai vu pour la
première fois mon oiseau merveilleux. » — Voilà
comment, même chez un sceptique, le cœur et
rimagmation travaillent; c'est une « bêtise »;
il n'en est pas moins vrai qu'il était sur le seuil
Kii PROSPËR MÉRIMÉE.
du rêve et dans le grand chemin de I* amour'.
Mais, à côté de l'amoureux, subsistait le cri-
tique, et le conflit des deux personnages dans le
même homme produisait des effets singuliers. En
pareil cas, il vaut peut-être mieux n'y pas voir
trop clair. — « Savez-vous bien, disait La Fontaine ,
que^ pour peu que j'aime, je ne vois les défauts
des personnes non plus qu'une taupe qui aurait
cent pieds de terre sur elle ? Dès que j'ai un
grain d'amour, je ne manque pas d*y mêler tout J
ce que j'ai d'encens dans mon magasin. » C'est
peut-être pour cela qu'il était si aimable. — Dans
les lettres de Mérimée, les duretés pleuvent avec
les douceurs : a Je vous avouerai que vous
m'avez paru fort embellie au physique, mais point
i. Voici de lui une action géaérease et délicate; Béranger, en
cas pareil, en fit une semblable : « J^allais ôtre amoureux quand
Jo suis parti pour TEspagne. La personne qui a causé mon
voyage n*en a Jamais rien su. Si J'étais resté. J'aurais peut-être
fait une grande sottise, celle d'offrir à une femme digne de tout
le bonheur dont on peut Jouir sur terre, de lui offrir, dis-Je, en
échange de la perte de toutes les choses qui lui étaient chères,
une tendresse que Je sentais moi-même très-inférieure au sacri-
fice qu*elle aurait peut-être fait. »
PROSPER MÉRIMÉE. xiii
au moral. •• Vous avez toujours la taille d'une syl-
phide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je
n'en ai jamais vu d'aussi grands à Constantinople
ni à Smyme. Maintenant, voici le revei*s de la
médaille. Vous êtes restée enfant en beaucoup de
choses, et vous êtes devenue par-dessus le marché
hypocrite... Vous croyez que vous avez de l'or-
gueil, j'en suis bien fâché, mais vous n'avez qu'une
petite vanité bien digne d'une dévote. La mode
est au sermon aujourd'hui. Y allez-vous ? Il ne
vous manquait plus que cela. » — Et un peu plus
tard : « Dans tout ce que vous dites et tout ce
que vous faites, vous substituez toujours à un
sentiment réel un convenu... Au reste, je respecte
les convictions, même celles qui me paraissent le
plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d'idées
saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me
reprocherais de vous ôter, puisque vous y tenez
et que vous n'avez rien à mettre à la place. »
Après deux mois de tendresses, de querelles et
de rendez- vous, il conclut ainsi : a II me sem-
XIV PnOSPER MÉRIMÉE.
ble que tous les jours vous êtes plus égoïste.
Dans noi^^ vous ne cherchez jamais que votts»
Plus je retourne cette idée, plus elle me paraît
triste... Nous sommes si différents, qu'à peine
pouvons-nous nous comprendre. » Il paraît qu'il
avait rencontré un caractère aussi rétif et aussi
indépendant que le sien, a lionessy though
tamcy et il l'analyse. — « C'est dommage que
nous ne nous voyions pas le lendemain d'une
querelle ; je suis sûr que nous serions parfaite-
ment aimables l'un pour l'autre... Assurément
mon plus grand ennemi, ou, si vous voulez, mon
rival dans votre cœur, c'est votre orgueil ; tout
ce qui froisse cet orgueil vous révolte ; vous sui-
vez votre idée, peut-être à votre insu, dans les
plus petits détails. N'est-ce pas votre orgueil qui
est satisfait lorsque je baise votre main? Vous
êtes heureuse alors, m'avez-vous dit, et vous
vous abandonnez à votre sensation parce que
votre orgueil se plaît à une démonstration d'hu-
milité... » — Quatre mois plus tard, et à distance.
PROSPER MÉRIMÉE. xv
après une brouille plus foite : (c Vous êtes une
de ces chilly women of the Norlh^ vous ne vivez
que par la tète... Adieu, puisque nous ne pouvons
être amis qu'à distance. Vieux l'un et Tautre,
nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. »
Puis, sur un mot affectueux, il revient. — Mais
l'opposition des caractères est toujours la même;
il ne peut souffrir qu'une femme soit femme :
a Rarement je vous accuse, sinon de ce manque
de franchise qui me mut dans une défiance pres-
que continuelle avec vous, obligé que je suis de
chercher toujours votre idée sous un déguise-
ment... Pourquoi, après si longtemps que nous
sommes ce que nous sommes l'un à l'autre, êtes-
vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de
répondre à la question la plus simple?... Entre
votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui
l'emporte; vous ne le savez pas vous-même,
mais vous donnez toujours raison à votre tète...
S'il y a un tort de votre part, c'est assurément
cette préférence que vous donnez à votre orgueil
XVI PROSPER MÉRIMÉE.
sur ce qu'il y a de tendresse en vous. Le premier
sentiment est au second comme un colosse à un
pygmée. Et cet orgueil n'est au fond qu'une va-
riété de Tégoîsme. » Tout cela finit par une
bonne et durable amitié. — Mais n'admirez-vous
pas cette manière agréable de faire sa cour ? On
se rencontrait au Louvre, à Versailles, dans les
bois des environs ; on s'y promenait tête à tête^
en secret, longuement, même en janvier, plusieurs
fois par semaine; il admirait « une radieuse
physionomie^ de fines attaches, une blanche
main, de superbes cheveux noirs », une intelli-
gence et une instruction dignes de la sienne, les
grâces d'une beauté originale, les attraits d'une
culture composite, les séductions d'une toilette
et d'une coquetterie savantes ; il respirait le par-
fum exquis d'une éducation si choisie et d'une
« nature si raflinée, qu'elles résumaient pour lui
toute une civilisation »; bref, il était sous le
charme. Au retour, l'observateur reprenait son
office; il démêlsdt le sens d'une réponse, d'un
PilOSPER MÉRIMÉE. ivii
geste; il se détachait de son sentiment pour
juger un caractère ; il écrivait des vérités et des
épigrammes que le lendemain on lui rendait.
Tel il fut dans sa vie, tel on le retrouve dans
ses livres. Il a écrit et étudié en amateur, pas-
sant d'un sujet à un autre, selon Toccasion et sa
fantaisie, sans se donner à une science, sans
se mettre au service d'une idée. Ce n'était pas
faute d'application ou de compétence. Au con-
traire, peu d'hommes ont été plus et mieux
instruits. 11 possédait six, langues, avec leur lit-
térature et leur histoire; l'italien, le grec, le
latin, l'anglais, l'espagnol et le russe ; je crois
qu'en outre il lisait l'allemand. De temps en
temps, une phrase de sa correspondance^ une note
montre à quel point il avait poussé ces études. Il
parlait calo, de manière à étonner les bohémiens
d'Espagne. Il entendait les divers dialectes espa-
gnols et déchiffrait les vieilles chartes catalanes.
11 savait la métrique des vers anglais. Ceux-là
seuls qui ont étudié une littérature entière, dans
I.
xviii PROSPER MÉRIMÉE.
l'imprimé et dans le manuscrit, pendant les quatre
ou cinq âges successifs de la langue, du style
et de l'orthographe , peuvent apprécier ce qu'il
faut de facilité et d'efforts pour savoir l'espagnol
comme l'auteur de Don Pèdre^ et le russe comme
l'auteur des Cosaques et du Faux Démétrius. Il
était naturellement doué pour les langues, et en
avait appris jusque dans l'âge mûr : vers la fin
de sa vie, il devenait philologue et s'adonnait
à Cannes aux minutieuses études qui composent la
grammaire comparée. — A cette connaissance des
livres, il avait ajouté celle des monuments ; ses
rapports prouvent qu'il était devenu spécial pour
ceux de France; il comprenait non-seulement
l'effet, mais la technique, de l'architecture. Il
avait étudié chaque vieille église sur place, avec
l'aide des meilleurs architectes; sa mémoire
locale était excellente et exercée : né dans une
famille de peintres, il avait manié le pinceau et
faisait bien l'aquarelle ; bref, en ceci comme en
tout sujet, il était allé au fond des choses ; ayant
PROSPER MÉRIMÉE. xi\
rborreur des phrases spécieuses, il n'écrivait
qu'après avoir touché le détail probant. On trou-
verait difficilement une tête d'historien dans
laquelle la collection préalable, bibliothèque et
musée, soit si complète. — Ajoutez-y des dons
encore plus rares, ceux qui permettent de faire
revivre ces débris morts, je veux dire l'expé-
rience de la vie et l'imagination lucide. Il avait
beaucoup voyagé, deux fois en Grèce et en Orient,
douze ou quinze fois en Angleterre, en Espagne et
ailleurs, et partout il avait observé les mœurs,
non-seulement de la bonne compagnie, mais de
la mauvaise. « J'ai mangé plus d'une fois k la
gamelle avec des gens qu'un Anglais ne regarde-
rait pas, de peur de perdre le respect qu'il a
pour son propre œil. J'ai bu à la même outre
qu'un galérien. » Il avait vécu familièrement avec
des gitanos et des toréadors. Il faisait des con-
tes le Bok à une assemblée de paysans et de
paysannes de l'Ardèche. Un des endroits où il
se trouvait le mieux à sa place, c'était dans
XX ROSPER MÉRIMÉE.
une venta espagnole, avec a des muletiers et des
paysannes d'Andalousie ». Il cherchait des types
frustes et intacts, « par une curiosité inépui-
sable de toutes les variétés de l'espèce humaine »,
et formait dans sa mémoire une galerie de carac-
tères vivants, la plus précieuse de toutes ; car
les autres, celles des livres et des édifices, sont
des coquilles jadis habitées, maintenant vides,
dont on ne comprend la structure qu'en se figu-
rant, d'après les espèces survivantes, les espèces
qui ont vécu. Par une divination vive, exacte et
prompte, il faisait cette reconstruction mentale.
On voit par la Chronique de Charles IX^ par les
Débuis dun Aventurier^ par le Théâtre de Clara
Gazuly que tel est son procédé involontaire. Ses
lectures aboutissent naturellement à la demi-
vision de l'artiste, à la mise en scène, au roman
qui ranime le passé. Avec tant d'acquis et des
facultés si belles, il eût pu prendre dans This-
toire et dans l'art une place à la fois très-grande
et très-haute ; il n'a pris qu'une place moyenne
PROSPER MÉRIMÉE. x\i
dans l'histoire, et une place haute mais étroite
dans Tart.
C'est qu'il se défiait, et que trop de défiance
est nuisible. Pour obtenir d'une étude tout ce
qu'elle peut donner, il faut, je crois, se donner
tout entier à elle, l'épouser, ne pas la traiter
comme une maîtresse avec qui l'on s'enferme
deux ou trois ans^ sauf à recommencer ensuite
avec une autre. Un homme ne produit tout ce
dont il est capable que, lorsque ayant conçu quel-
que forme d'art, quelque méthode de science,
bref, quelque idée générale, il la trouve si belle,
qu'il la préfère à tout, notamment à lui-même, et
l'adore comme une déesse qu'il est trop heureux
de servir. Mérimée aussi pouvait s^éprendre et
adorer; mais, au bout d'un temps, le critique en
lui se réveillait, jugeait la déesse, trouvait qu'elle
n'étsdt pas assez divine. Toutes nos méthodes de
science, toutes nos formes d'art, toutes nos idées
générales ont quelque endroit faible ; Tinsuffisant,
l'incertain, le convenu, le postiche y abondent ;
XXII PR08PER HËRIMEE.
il n*y a que l'illusion de l'amour qui puisse les
trouver parfaites, et un sceptique n'est pas long-
temps amoureux. Celui-ci mettait son lorgnon, et
dans la belle statue démêlait le manque d'a-
plomb, la restauration fausse et spécieuse, l'atti-
tude de mode : il se dégoûtait et s'en aUait, non
sans motifs. 11 les indique en passant, ces motifs ;
il voit ce qu'il y a de hasardé dans notre philo-
sophie de l'histoire, ce qu'il y a d'inutile dans
notre manie d'érudition, ce qu'il y a d'exagéré
dans notre goût pour le pittoresque, ce qu'il y a
d'insipide dans notre peinture du réel. Que les
inventeurs et les badauds acceptent le système
ou le style par amour-propre, ou par niaiserie ;
pour lui, il s'en défend, ou, s'il ne s'en est
pas défendu, il s'en repent. — « Vers l'an de
grâce 1827, j'étais romantique. Nous disions aux
classiques : a Point de salut sans la couleur locale, n
Nous entendions par couleur locale ce qu'au
xvn* siècle on appelait les nuBurs} mais nous
étions très-fiers de notre mot, et nous pensions
PnOSPER MÉRIMÉE. wiii
avoir imaginé le mot et la chose. » Depuis, ayant
fabriqué des poésies illyriques que les savants
d'outre-Rhin traduisirent d'un grand sérieux, il
put se vanter d'avoir fait de la couleur locale.
« Mais le procédé était si simple, si facile, que j'en
vins à douter du mérite de la couleur locale elle-
même, et que je pardonnai à Racine d'avoir
policé les sauvages héros de Sophocle et d'Euri-
pide. » — Vers la fin de sa vie, il évitait de parti
pris toutes les théories ; à ses yeux, elles n'étaient
bonnes qu'à duper des philosophes ou à nourrir
des professeurs : il n'acceptait et n'échangeait que
des anecdotes, de petits faits d'observation, par
exemple en philologie, lâT date précise où l'on
cesse de rencontrer dans le vieux français les
deux cas survivants de la déclinaison latine. A
force de voulmr la certitude, il desséchait la
science et ne gardait de la plante que le bois
sans les fleurs. On ne peut expliquer autrement la
froideur de ses essais historiques. Don Pèdre^ les
Cosaquesy le Faux Déméiritis, la Guerre sociale.
ixiv PROSPER MÉRIMÉE.
la Conjuration de Caiilina^ études solides, com-
plètes, bien appuyées, bien exposées^ mais dont
les personnages ne vivent pas ; très-probablement,
c'est qu'il n'a pas voulu les faire vivre. Car, dans
un autre écrit, les Débuis d'un Aventurier ^ repre-
nant son faux Démétrius, il a fait rentrer la sève
dans la plante, en sorte qu'on peut la voir tour
à tour sous les deux formes, terne et raide dans
l'herbier historique, fraîche et verte dans l'œuvre
d'art. Évidemment, quand il préparait dans cet
herbier ses Espagnols du xiv* siècle ou les con-
temporains de .Sylla, il les voyait par l'œil inté-
rieur aussi nettement que son aventurier; du
moins, cela ne lui était pas plus difficile; mais il
répugnait à nous les faire voir, n'admettant dans
l'histoire que des détails prouvés, se refusant à
nous donner ses divinations pour des faits au-
thentiques, critique au détriment de son œuvre,
rigoureux jusqu'à se retrancher la meilleure partie
de lui-même et mettre son imagination sous l'in-
terdit.
PROSPER MÉRIMÉE. nxv
Dans ses œuvres d'art, le critique domine
encore, mais presque toujours avec un office
utile, pour restreindre et diriger son talent,
comme une source qu'on enferme dans un tuyau
pour qu'elle jaillisse plus mince et plus serrée.
Il avait de naissance plusieurs de ces talents que
nul travail n'acquiert et que son maître Stendhal
ne possédait pas, le don de la mise en scène, du
dialogue, du comique^ l'art de poser face à face
deux personnages ; et de les rendre visibles au
lecteur par le seul échange de leurs paroles. De
plus, comme Stendhal, il savait les caractères et
contait bien. Il soumit ces vives facultés à une dis-
ciplme sévère, et, par un eflbrt double, entreprit
de leur faire rendre le plus d'œuvre avec le moins
de matière. — Dès l'abord, il avait beaucoup goûté
le théâtre espagnol , qui est tout nerf et toute
action ; . il en reprit les procédés pour composer
sous im faux nom de petites pièces d'un sens pro-
fond et d'intention moderne; chose unique dans
l'histoire littéraire, plusieurs de ces pastiches,
\&vi PROSPER MÉRIMÉE.
l'Occasion^ la Périchole^ valent des originaux. —
Nulle part la saillie des caractères n'est si nette et
si forte que dans ses comédies. Dans les Mécontents
et dans les Deux Héritages^ chaque personnage,
suivant un mot de Gœthe» ressemble à ces mon-
tres parfaites^ en cristal transparent, sur les-
quelles on voit en même temps l'heure exacte et
tout le jeu du mécanique intérieur. Tous les dé-
tails portent et sont chargés de sens ; c'est le
propre des grands peintres de dessiner en cinq ou
six coups de crayon une figure qu'on n'oublie
plus. Même dans des pièces moins réussies, par
exemple dans les Espagnols en Danemark^ il y a
des personnages, le lieutenant Charles Leblanc»
et sa mère l'espionne, qm resteront à demeure
dans la mémoire humdne. — Au fond, si un scepti-
que aussi déterminé avait daigné avoir une esthé-
tique, il aurait expliqué, je crois, que, pour un
connaisseur de l'homme, chaque homme se ré-
duit à trois ou quatre traits principaux , lesquels
s'expriment complètement par cinq ou six actions
PROSPER MÉRIMÉE. xxvii
signlGcatives ; le reste est dérivé ou indifférent;!
c'est temps perdu que de le montrer. Les lecteurs
intelligents le devineront, et il ne faut écrire que
pour les lecteurs intelligents. Laisser le bavardage
aux bavards, ne prendre que l'essentiel, ne le
traduire aux yeux que par des actions probantes,
concentrer, abréger, résumer la vie, voilà le but
de l'art. — Du moins tel est le sien, et il l'atteint
mieux encore dans ses récits que dans ses comé-
dies ; car les exigences de la mise en scène et de
l'effet comique ne surviennent pas pour grossir les
traits, cbai'ger la vérité, mettre sur la figure vi-
vante un masque de théâtre ^ L'écrivain, ayant
moins d'obligations et plus de ressources, peut
dessiner plus juste et moins appuyer. La plupart
de ces nouvelles sont des chefs-d'œuvre, et il est
à croire qu'elles resteront classiques. Il y a de cela
1. Le Résident dans les Espagnols $n Danemark, le Comte et
les antres geotilshommes dans les Mécontents, Kermouton et
le marchand de beurre dans les Deux Héritages, Mais, en
revanche, quels résumés vrais que les caractères de Clémence,
de Sévin et de mies JackaonI
xxviii PROSPER MÉRIMÉE.
plusieurs raisons. — D*abord| en fait, voici trente
ou quarante ans qu'elles durent, et Carmen^ FEnli''
vemeni de la RedouUy Colomba^ Matteo Falcone^
VAbbé Aubain, Arsène Guilloi, la Vénus drille, la
Partie de trictrac, Tamango, même le Vase étrusque
et la Double Méprise, presque tous ces petits édi-
fices sont aussi intacts qu'au premier jour. C'est
qu'ils sont bâtis en pierres choisies, non en stuc et
autres matériaux de mode. Point de ces descrip-
tions qui passent au bout de cinquante ans et qui
nous ennuient tant aujourd'hui dans les romans
de Walter Scott; point de ces réflexions, disserta*
lions, explications, que nous trouvons si longues
dans les romans de Fielding ; rien que des faits,
et les faits sont toujours instructifs. D^autant
plus qu'il n'y met que des faits importants, intel-
ligibles même pour des hoimnes d'un autre pays
et d'un autre siècle; dans Balzac et dans Dickens,
qui n'ont pas cette précaution, beaucoup de dé-
tails minutieux, locaux ou techniques, tomberont
comme un enduit qui s'écaille , ou ne serviront
PROSPBR MÉRIMÉE. xxix
qu'aux commentaires des commentateurs. —
Autre chance de durée ; ces romans sont courts,
le plus long n'a qu'un demi-volume, l'un d'eux,
six pages ; tous sont clairs, bien composés, ras-
semblés autour d'une action simple et d'un effet
unique. Or, il faut songer que la postérité est une
sorte d'étrangère, qu'elle n'a pas la complaisance
des contemporains, qu'elle ne tolère pas les en-
nuyeux, qu'aujourd'hui peu de personnes suppor-
tent les huit volumes de Clarisse Harlowe ; bref,
que l'attention humaine surchargée Gnit toujours
par faire faillite; il est prudent, quand après un
siècle on lui demande encore audience, de lui
parler un style bref, net et plein. — En outre,
il est sage de lui dire des choses intéressantes et
qui l'intéressent. Des choses intéressantes : cela
exclut les événements trop plats ou trop bour-
geois, les caractères trop effacés et trop ordi-
naires. Des choses qui l'intéressent : cela veut dire
des situations et des passions assez durables
pour qu'après cent ans elles soient encore de chr-
XXX PROSPER MÉRIMÉE.
constance. Mérimée choisit des types francs, forts,
originaux, sortes de médailles d'mi haut relief et
d'un métal dur, avec un cadre et des événements
appropriés : le premier combat d'un officier, une
vendetta corse, le dernier voyage d'un négrier,
une défaillance de probité, l'exécution d'un fils
par son père, une tragédie intime dans un salon
moderne ; presque tous ses contes sont meur-
triers, comme ceux de Baudello et des nouvellistes
italiens, et en outre poignants par le sang- froid du
récit, par la précision du trait, par la convergence
savante des détails. — Bien mieux, chacun d'eux,
dans sa petite taille, est un document sur la na-
ture humaine, un document complet et de longue
portée, qu'un philosophe, un moraliste, peut
relire tous les ans sans l'épuiser. Plusieurs disser-
tations sur l'instinct primitif et sauvage, des trai-
tés savants, comme celui de Schopenhauer sur la
métaphysique de l'amour et de la mort, ne valent
pas les cent pages de Carmen. Le cierge d'ilr-
sine GuiUot résume beaucoup de volumes sur la
PROSPER MÉRIMÉE. xxxi
religion du peuple et sur les vrais sentiments des
«
courtisanes. Je ne sais pas de plus amëre prédica-
tion contre les méprises de la crédulité ou de
l'imagination, que la Double Méprise et le Vase
étrusque. Il est probable qu'en l'an 2000 on re-
lira la Partie de trictrac^ pour savoir ce qu'il en
coûte de manquer une fois à l'honneur. Remar-
quez enfin que l'auteur n'intervient point pour
nous faire la leçon ; il s'abstient» nous laisse con-
clure ; même et de parti pris, il s'efface judqu'à
paraître absent; les lecteurs futurs auront des
égards pour un maître de maison si poli» si
discret, si habile à faire les honneurs de son
logis. Les bonnes manières plaisent toujours >
et on ne peut rencontrer d'hôte mieux élevé. A
la porte, il salue ses visiteurs, les introduit, puis
se retire, les laissant libres de tout examiner et
critiquer seuls ; il n'est pas importun, il ne se fait
pas le cicérone de ses trésors, jamais on ne
le prendra en flagrant délit d'amour-propre. Il
cache son savohr au lieu de le montrer; il semble.
xiiii PROSPER MÉRIMÉE.
à Técouter, que chacun aurait pu faire son livre.
L'un est une anecdote qu'un de ses amis lui a contée
et qu'il a aussitôt écrite. L'autre est « un extrait »
de Brantôme et d'Aubigné. S'il a fait les Débuts
(Tun Aventurier^ c'est qu'étant au frais, malgré lui,
pendant quinze jours» il n'avait rien de mieux à
faire. Pour écrire la Guzla^ la recette est simple:
se procurer une statistique de l'Ulyrie, le voyage
de l'abbé Fortis, apprendre cinq ou six mots de
slave. Ce parti pris de ne pas se surfaii*e va jus-
qu'à l'affectation. Il a si grand'peur de paraître pé-
dant, qu'il fuit jusque dans l'autre extrême, le ton
dégagé, le sans façon de l'homme du monde. Peut-
être un jour sera-ce là son endroit vulnérable ;
on se demandera si cette ironie perpétuelle n'est
pas voulue, s'il a raison de plaisanter au plus fort
de la tragédie, s'il ne se montre pas insensible
par crainte du ridicule, si son ton aisé n'est pas
l'effet de la contrainte, si le gentleman en lui n'a
pas fait tort à l'auteur, s'il aimait assez son art.
Plus d'une fois, notamment dans la Vénus dlUe^
PROSPER MÉRIMÉE. xxm i
il s'en est servi pour mystifler le lecteur. Ailleurs,
dans Lokis^y une idée saugrenue, à double entente,
étrange de la part d'un esprit si distingué, gtt au
fond du conte, comme un crapaud dans un coffret
sculpté. Il paraît qu'il trouvait plaisir à voir des
doigts de femme ouvrir le coffret, et qu'un joli
visage bien effaré par le dégoût le faisait rire.
Presque toujours, il semble qu'il ait écrit par oc-
casion, pour s'amuser, pour s'occuper, sans subir
l'empire d'une idée, sans concevoir un grand en-
semble, sans se subordonner à une œuvre. — En
ceci comme dans le reste, il était désenchanté, et à
la fin on le trouve dégoûté. Le scepticisme produit
la mélancolie. A ce sujet, sa correspondance est
triste ; sa santé défaillit peu à peu ; il hivernait
régulièrement à Cannes, sentant que la vie le quit-
tait ; il se soignait, se conservait ; c'est l'unique
souci qui suive l'homme jusqu'au bout. Il allait tirer
de Tare par ordonnance de médecin, et peignait,
1. Lettres à une !neonnue, II, 333, 335.
I. C
xxiiv PROSPER MÉRIMÉE.
pour se distraire, des vues du pays ; tous les jours,
on le rencontrait dans la campagne, marchant en
silence, avec ses deux Anglaises ; l'une portait
l'arc, l'autre la boite aux aquarelles. Il tuait ainsi
le temps et prenait patience. Il allait, par bonté
d'âme, nourrir un chat, dans une cabane écartée,
à une demi -lieue de distance; il cherchait des
mouches pour un lézard qu'il nourrissait : c'é-
taient là ses favoris. Quand le chemin de fer lui
amenait un ami, il se ranimait et sa conversation
redevenait charmante ; ses lettres l'étaient tou-
jours; il ne pouvait s'empêcher d'avoir l'esprit
le plus original et le plus exquis. Mais le bonheur
lui manquait ; il voyait l'avenir en noir, à peu près
tel que nous l'avons aujourd'hui; avant de clore
les yeux, il eut la douleur d'assister à l'écroule-
ment complet, et mourut le 23 septembre 1870.
— r Si on essaye de résumer son caractère et son
talent, on trouvera, je pense, que n éavec un
cœur très-bon, doué d'un esprit supérieur, ayant
vécu en galant homme, beaucoup travaillé, et
PROSPER MÉRIMÉE. xxxv
produit quelques œuvres de premier ordre, il n'a
pas pourtant tiré de lui-même tout le service
qu'il pouvait rendre, ni atteint tout le bonheur
auquel il pouvait aspirer. Par crainte d'être dupe,
il s'est défié dans la vie, dans l'amour, dans la
science, dans l'artS et il a été dupe de sa devance.
On l'est toujours de quelque chose^ et peut-être
vaut-il mieux s'y résigner d'avance.
H. Taine.
NoTembre1873.
1. Uttres à un$ !nconnw, I, 8. a Défaltes-Toas de rotre opti«
misme, et figurez-Toas bien que nous Bommes dans ce inonde
pour nons battre envers et contre tons... Sachez aussi quMl n*y
a rien de plus commun qae de faire le mal pour le plaisir de le
faire»»
LETTRES
UNE INCONNUE
Paris, Jeudi.
J'ai reçu m due time votre lettre. Tout est
mystérieux en vous, et les mômes causes vous
font agir précisément de la manière opposée à
celle dont se conduiraient les autres mortelles.
Vous allez à la campagne, bien ;. •. c'est-à-dire que
vous aurez tout le temps d'écrire; car, là, les jour-
nées sont longues, et le désœuvrement porte à
écrire des lettres. En même temps, la surveillance
et l'inquiétude de votre dragon étant moins gê-
nées par les occupations réglées de la ville, vous
aurez plus de questions à subir quand il vous
arrivera des lettres* D'ailleurs, dans un château,
2 LETTRES
l'arrivée d'une lettre est un événement. Point du
tout ; vous ne pouvez pas écrire, mais, en revan-
che, vous pouvez recevoir force lettres. Je com-
mence à me faire à vos façons et je ne suis plus
guère surpris de rien. Au reste, je vous en prie,
épargnez-moi et ne mettez pas à une trop rude
épreuve cette malheureuse disposition que j'ai
prise, je ne sais comment» de trouver bien tout ce
qui est de vous.
J'ai souvenance d'avoir été peut-être un peu
trop franc dans ma dernière lettre en vous parlant
de mon caractère. Un vieux diplomate de mes
amis, homme très-fin, m'a dit souvent : « Ne dites
jamais de mal de vous-même. Vos amis en diront
toujours assez. » Je commence à craindre que vous
ne preniez au pied de la lettre tout le mal que je
disais de moi-même. Figurez- vous que ma grande
vertu, c'est la modestie ; je la porte à l'excès et je
tremble que cela ne me nuise dans votre esprit.
Une autre fois, quand je me sentirai mieux in-
«
spire, je vous ferai la nomenclature exacte de tou-
tes mes qualité?. La liste sera longue. Aujourd'hui,
je suis un peu malade, et je n'ose me lancer dans
cette « progression à l'infini »•
A UNE INCONNUE. 3
Devinez en mille où j'étais samedi soir, ce que
je faisais à minuit. J'étais sur la plate-forme
d'une des tours de Notre-Dame, et je buvais de
l'orangeade, et je prenais des glaces en compagnie
de quatre de mes amis et d'une lune admirable;
le tout accompagné d'un gros hibou qui battait
des ailes autour de nous. C'est, en vérité, un fort
beau spectacle que Paris au clair de lune et à cette
heure. Gela ressemble à ces villes dont on parle
dans le^\MiUe et une Nuits^ où les habitants ont
été enchantés pendant leur sommeil. Les Parisiens
se couchent à minuit en général, bien sots en cela.
Notre party était assez curieuse : il y avait qua-
tre nations représentées , chacun pensant d'une
manière différente. L'ennui, c'est qu'il y avait quel-
ques-uns de nous qui, en présence de la lune et
du hibou, se sont crus obligés de prendre le ton
poétique et de dire des lieux communs. Au fait,
peu à peu tout le monde s'est mis à déraisonner.
Je ne sais comment et par quel enchahiement
d'idées cette soirée semi-poétique me fait penser
à une autre qui ne l'était pas du tout. J'ai été à
un bal donné par des jeunes gens de mes amis,
où étaient invitées toutes les figurantes de l'Opéra.
LETTRES
Ces femmes sontbètes pour la plupart; mais j'ai
remarqué combien elles sont supérieures en déli-
catesse morale aux hommes de leur classe. Il n'y
a qu'un seul vice qui les sépare des autres femmes :
c'est la pauvreté. Toutes ces rhapsodies vont vous
édifier singulièrement. Aussi je me hâte de termi-
ner, ce que j'aurais dû faire beaucoup plus tôt.
i «aaA\ <t ^^^®^ • ^® "^'®° vmiez pas pour la peinture peu
flattée que je vous ai faite de moi-même.
II
Parts. K
La franchise et la vérité sont rarement bonnes
auprès des femmes, elles sont presque toujours
mauvaises. Voilà que vous me regardez comme un
Sardanapale, parce que j'ai été à un bal de ilgu-
rantes d'Opéra. Vous me reprochez cette soirée
comme un crime, et vous me reprochez comme un
plus grand crime encore de faire l'éloge de ces
pauvres filles. Je le répète, rendez-les riches, et il
ne leur restera plus que leurs bonnes qualités.
Mais l'aristocratie a élevé des barrières insur-
A UNE INCONNUE. 5
montables entre les différentes classes de la so-
ciété, afin qu'on ne puisse voir combien ce qui se
passe au delà de la barrière ressemble à ce qui
se passe en deçà. Je veux vous conter une histoire
d'Opéra que j'ai apprise dans cette société si per-
verse. Dans une maison de la rue Saint-Honoré, il
y avait une pauvre femme qui ne sortait jamais
d'une petite chambre sous les toits, qu'elle louait
moyennant 3 francs par mois. Elle avait une
fille de douze ans toujours très-bien tenue* très-
réservée et qui ne parlait à personne. Cette petite
sortait trois fois la semaine dans l'après-midi, et
rentrait seule à minuit. On sut qu'elle était figu-
rante à l'Opéra. Un jour, elle descend chez le por-
tier et demande une chandelle allumée. On la lui
donne. La portière, surprise ^ ne pas la voir redes-
cendre, monte à son grenier, trouve la femme morte
sur son grabat, et la petite fille occupée à brûler
une énorme quantité de lettres qu'elle tirait d'une
fort grande malle. Elle dit : « Ma mère est morte
cette nuit, et elle m'a chargée de brûler toutes ses
lettres sans les lire. » Cette enfant n'a jamais su
le véritable nom de sa mère ; Qlle se trouve main-
tenant absolument seule au monde, et n'ayant
6 LETTRES
i1*autre ressource que celle de faire les vautours,
les âinges ou les diables à l'Opéra.
Le dernier conseil de sa mère a été pour l'en-
gager à être bien sage et à continuer à être figu-
rante à rOpéra. Elle est d'ailleurs fort sage, trës-
déyote et ne se soucie guère de raconter son
histoire. Veuillez me dire si cette petite fille n'a
p;us infiniment plus de mérite à mener la vie
qu'elle mène, que vous n'en avez, vous qui jouis-
se.» du bonheur singulier d'un entourage irrépro-
chable et d'une nature si raffinée, qu'elle résume
nn peu pour moi toute une civilisation. Il faut vous
dire la vérité. Je ne supporte la mauvaise société
qu'à de rares intervalles, et par une curiosité iné-
puisable de toutes les vaiîétés de l'espèce hu-
maine. Je n'ose jamais aborder la mauvaise société
en hommes. Il y a là quelque chose de trop re-
poussant, surtout chez nous; car, en Espagne, j'ai
toujours eu des muletiers et des toreros pour amis.
J'ai mangé plus d'une fois à la gamelle avec des
gen» qu'un Anglais ne regarderait pas, de peur
de perdre le respect qu'il a pour son propre œil.
J'ai même bu à la même outre qu'un galérien. Il
faut dire aussi qu'il n'y avait que cette outre et
A UNE INCONNUE. 7
qu'il faut boire quand on a soif. — Ne croyez pa^
pour cela que j'aie une prédilection pour la ca-
naille. J'ûme simplement à voir d'autres mœurs,
d'autres figures, à entendre un autre langage. Les
idées sont toujours les mêmes, et^, si l'on fait abs-
traction de tout ce qui est convention ou règle,
je crois qu'il y a du savoir-vivre ailleurs que dans
un salon du faubourg Saint-Germain. Tout cela
est de l'arabe pour vous, et je ne sais pourquoi je
vous le dis.
8 aoûu
J'ai été longtemps sans finû* cette lettre. Ma
mère a été fort malade et moi très-inquiet. File
est maintenant hors de danger, et j'espère que,
dans quelques jours, elle sera en parfaite santé. Je.
ne puis supporter l'inquiétude, et, pendant ic
temps du danger, j'ai été tout à fait béte.
Adieu,
P.-S. — L'aquarelle que je vous destinais ne
tourne pas à bien, et je la trouve si mauvaise, qu'il
est probable que je ne vous l'enverrai pas. Que
8 LETTRES
cela ne vous empêche pas de me donner la tapis-
serie que vous me destinez. Tâchez de choisir wi
messager sûr. Règle générale : ne prenez jamais
une femme pour confidente ; tôt ou tard, vous
vous en repentiriez. Sachez aussi qu'il n*y a rien
de plus commun que de faire le. mal pour le plai-
sir de le faire. Défaites-vous de vos idées d'opti-
misme et figurez-vous bien que nous sommes
dans ce monde pour nous battre envers et contre
tous. A ce propos, je vous dirai qu'un savant de
mes amis, qui lit les hiéroglyphes, m'a dit que,
sur les cercueils égyptiens, on lisait très-souvent
ces deux mots : Vie^ guerre; ce qui prouve que
je n'ai pas inventé la maxime que je viens de
vous donner. Cela s'écrit en hiéroglyphe de la
sorte ""^^^ Q . Le premier caractère veut dire
vie; il représente, je crois, un de ces vases appelés
eanopes. L'autre est une abréviation d'un bouclier
avec un bras tenant un lance. There's science
for you.
Adieu encore.
A UNE INCONNUE.
III
Parifl.
Vos reproches me font grand plaisir. En vérité,
je suis prédestiné des fées. Je me demande sou-
vent ce que je suis pour vous et ce que vous
êtes pour moi. A la première question, je ne
puis avoir de réponse ; pour la seconde, je me
figure que je vous aime comme une nièce de
quatorze ans que j'élèverais. Quant à votre parent
si moral qui dit tant de mal de moi, il me fait
penser à Twachum, qui dit toujours : Can any
virtue exist withoui religion ? Avez-vous lu Tom
Jones, livre aussi immoral que tous les miens
ensemble. Si on vous Ta défendu, vous l'aurez
lu très-certainement. Quelle drôle d'éducation
vous recevez en Angleterre 1 A quoi sert-elle 7 On
s'essouffle à prêcher pendant longtemps une
jeune fille, et il est arrivé ce résultat que cette
jeune fdle a désiré précisément connaître l'être
immoral pour lequel on s'était flatté de lui impo-
10 LETTRES
ser de l'aversion. Quelle admirable histoire que
celle du serpent I Je voudrais que lady M... I&t
cette lettre. Heureusement qu'elle s'évanouirsdt
vers la dixième ligne.
En tournant la page, je relis ce que je viens
de vous écrire* et il m'a semblé qu'il y avait en
apparence peu de suite et d'enchaînement dans
les idées. Erreur I Mais j'écris à mesure que je
pense, et, comme ma pensée va plus vite que ma
plume, il en résulte que je suis obligé de suppri-
mer toutes les transitions. Je devrais peut-être
faire comme vous et biffer toute la première page ;
mais j'aime mieux l'abandonner à vos méditations
et à vos papillotes. Il faut vous dire aussi que
je suis très - préoccupé en ce moment d'une
affaire qui m'intéresse et qui, je l'avoue à ma
honte, réside opiniâtrement dans une moitié de
mon cerveau, tandis que l'autre est toute remplie
de vous. J'aime assez le portrait que vous faites
de vous-même. Il ne me parait pas trop flatté, et
tout ce que je connais de vous me plaît prodi-
gieusement. • • • • • • »
Je vous étudie avec une vive curiosité» J'ai des
A UNE INCONNUE. It
théories sur les plus petites choses, sur les gants,
sur les bottines, sur les boucles, etc., et j'attache
beaucoup d'importance à tout cela, parce qu»
j'ai découvert qu'il y a un rapport certain entre
le caractère des femmes et le caprice (ou la liai-
son d'idées et le raisonnement, pour mieux dire)
qui leur fait choisir telle ou telle étoffe. Ainsi, par
exemple, on me doit d'avoir démontré qu'une
femme qui porte des robes bleues est coquette et
affecte le sentiment. La démonstration est facile,
mais elle serait trop longue. Gomment voulez-
vous que je vous envoie une aquarelle détes-
table plus grande que cette lettre et qu'on ne
peut rouler ni ployer? Attendez que je vous en
fasse une plus petite que je pourrai vous envoyer
dans une lettre.
J'ai été l'autre jour faire une promenade eu
bateau. Il y avait sur la rivière une grande quan-«
tité de petits canots à voile portant toute sorte
de gens. Il y en avait un fort grand dans lequel
étaient plusieurs femmes (de celles qui ont mau-
vais ton). Tous ces canots avaient abordé, et du
plus grand sort un homme d'une quarantaine
d'années, qui avait un tambour et qui tambourî-
18 LETTRES
nait pour s'amuser. Tandis que j'admirais l'orga-
nisation musicale de cet animal, une femme de
vingt-trois ans à peu près s'approche de lui,
l'appelle monstre, lui dit qu'elle l'avait suivi
depuis Paris et que, s'il ne voulait pas l'admettre
dans sa société, il s'en repentirait. Tout cela se
passait sur le rivage dont notre canot étdt éloi-
gné de vingt pas. L'homme au tambour tambou-
rinait toujours pendant le discours dé la femme
délaissée, et lui répondait avec beaucoup de
flegme qu'il ne voulait pas d'elle dans son bateau.
Là-dessus, elle court au canot qui était amarré
le plus loin du rivage et s'élance dans la
rivière en nous éclaboussant indignement. Bien
qu'elle eût éteint mon cigare, l'indignation »^si
m'empêcha pas, non plus que mes amis, de la
retirer aussitôt, avant qu'elle en pût avaler deux
verres. Le bel objet de tant de désespoir n'avait
pas bougé et marmottait entre ses dents : « Pour-
quoi la retirer, si elle avait envie de se noyer 1 »
Nous avons mis la femme dans un cabaret, et, '
comme il se faisait tard et que l'heure du dîner
approchait, nous l'avons abandonnée aux soins
de la cabaretiëre.
X- »
A UNE INCONNUE. 13
Gomment se fait-il que les hommes les plus
indifférents soient les plus aimés? C'est ce que je
me demandsds, tout en descendant la Seine, ce
que je me demande encore, et ce que je vous
prie de me dire, si vous le savez.
Adieu. Écrivez-moi souvent, soyons amis et
excusez le décousu de ma lettre. Je vous expli-
querai un jour pourquoi.
IV
Mariquîta de mi aima (c'est ainsi que je
commencerais si nous étions à Grenade)^ j'ai reçu
votre lettre dans un de ces moments de mélan-
colie où Ton ne voit la vie qu*au travers d'un
verre noir. Comme votre épître n'est pas des plus
aimables (excusez ma franchise), elle n'a pas peu
contribué à me maintenir dans une disposition
maussade. Je voulais vous répondre dimanche,
immédiatement et sèchement. Immédiatement,
parce que vous m'aviez fait une espèce de re-
proche indirect, et sèchement parce que j'étais
U LETTRES
furieux contre vous. J'ai été dérangé au premier
mot de ma lettre, et ce dérangement m'a empêché
de vous écrire. Remerciez-en le bon Dieu, car
aujourd'hui le temps est beau ; mon humeur s'est
adoucie tellement, que je ne veux plus vous écrire
que d'un style tout de miel et de sucre. Je ne vous
querellerai donc pas sur vingt ou trente passages
de votre dernière lettre qui m'ont fort choqué et
que JÇL veux bien (M^lier. Je vous pardonne, et
cela avec ^d'autant plus de plaisir qu'en vérité,
je crois que, malgré la colère, je vous aime mieux
quand vous êtes boudeuse que dans une autre dis*
position d'esprit. Un passage de votre lettre m'a
fait rire tout seul comme un bienheureux pendant
dix minutes. Vous me dites short and sweet :
Mon amour est promis, sans préparatioh, pour
amener le gros coup de massue par quelques
petites hostilités préalables. Vous dites que vous
êtes engagée pour la vie, comme vous diriez : « Je
suis engagée pour la contredanse. » Fort bien.
A ce qu'il parait, j'ai bien employé mon temps à
disputer avec vous sur l'amour, le mariage et le
reste ; vous en êtes encore à croire ou à dire que,
lorsqu'on vous dit : « Aimez monsieur, » on aime.
A UNE INCONNUE. i5
Avez-vous promis par un engagement signé par-
devant notaire ou sur papier à vig mette s ? Quand
j'étais écolier, je reçus d'une couturièrç un billet
surmonté de deux cœurs enflammés réunis comme
il suit : j^^n.^ ; de plus, une déclaration fort
tendre. Mon mattre d'études commença par me
prendre mon billet, et l'on me mit en prison.
Puis l'objet de cette naissante passion se consola
avec le cruel mattre d'études. Il n'y a rien qui
soit plus fatal que les engagements pour ceux au
profit desquels ils sont souscrits. Savez-vous que,
si votre amour était promis, je croirais sérieuse-
jnent qu'il vous serait impossible de ne pas m'ai-
mer? Gomment ne m'aimeriez-vous pas, vous qui
ne m'avez pas fait de promesses, puisque la pre-
mière loi de la nature, c'est de prendre en grippe
tout ce qui a l'air d'une obligation 7 Et, en effet,
toute obligation est de sa nature ennuyeuse. En-
fin, de tout cela, si j'avais moins de modestie, je
tirerais cette dernière conséquence, que, si vous
avez promis votre amour à quelqu'un, vous me le
donnerez, à moi» & qui vous n'avez rien promis.
Plaisanierie à part et à propos de promesses, de-
puis que voud ne voulez plus, de mon aquarelle,
10 LETTRES
j'ai assez grande envie de vous l'envoyer. Ten
étais mécontent et j'avais commencé une copie
d'une infante Marguerite, d'après Yelasquez/que
je voulais vous donner. Velasquez ne se copie pas
facilement, surtout par des barbouilleurs comme
moi. J'ai recommencé deux fois mon infante,
mais à la fin j'en suis encore plus mécontent que
du moine. Le moin^ est donc à vos ordres. Je
vous l'enverrai quand vous voudrez. Mais son
transport est peu commode. Ajoutez à cela que
les invisibles qui s'amusent quelquefois à inter-
cepter nos communications pourront peut-être
bien garder mon aquarelle. Ce qui me rassure,
c'est qu'elle est si mauvaise, qu'il faut être moi
pour la faire, et vous pour en voulok. Donnez-
moi vos ordres. J'espère que vous serez à Paris
vers le milieu d'octobre. Je me trouverai maître
de quinze ou vingt jours à cette époque. Je ue
voudrais pas les passer en France, et depuis long-
temps j'avais l'intention de voir les tableaux de
Rubens à Anvers et la galerie d'Amsterdam. Mais,
si j'avais la certitude de vous voir, je renoncerais à
Rubens et à Van Dyck avec la plus facile résigna-
tion. Vous voyez, que les sacrifices ne me coûtent
A "NE INCONNUE. 17
pas. Je ne connais pas Amsterdam. Pourtant, dé-
cidez. Votre vanité va vous faire dire ici : « Le
*
beau sacrifice de ne me préférer qu'à de grosses
Flamandes bien blanches et bien harengères, et
en peinture encore I » Oui, c'est un sacrifice et un
très-grand. Je sacrifie le certain, qui est le plai-
sir, chez moi très-vif, de voir des tableaux de
maître, à la chance très-incertaine que vous le
compenserez. Observez que, sans admettre le cas
impossible où vous ne me plairiez pas, si moi je
vous déplaisais, j'aurais tout lieu de regretter mes
travaux et mes grosses Flamandes...
Vous me paraissez dévote, superstitieuse même.
— Je pense en ce moment à une jolie petite
Grenadine, qui, en montant sur son mulet pour
passer dans la montagne de Ronda (route classique
des voleurs), baisait dévotement son pouce et se
frappait la poitrine cinq ou six fois , bien assurée
après cela que les voleurs ne se montreraient pas,
pourvu que Vlngles (c'est-à-dire moi), tout
voyageur est Anglais, ne jurât pas trop par la
Vierge et les saints. Cette méchante manière de
parler devient nécessaire dans les mauvais che-
mins pour faire aller les chevaux. Voyez Tristram
1. 2
18 LETTRES
Shandy. J'aime beaucoup votre histoire du por-
trait de cet enfant. Vous êtes faible et jalouse,
deux qualités dans une femme et deux défauts dan»
un homme. Je les ai tous les deux. Vous me de-
mandez quelle est l'afTaire qui me préoccupe. Il
faudrait vous dire quel est mon caractère et ma
vie, chose dont personne ne se doute, parce que
je n'ai pas encore trouvé quelqu'un qui m'inspi-
rât assez de confiance. Peut-être que, lorsque
nous nous serons vus souvent, nous deviendrons
amis et vous me connaîtrez ; ce serait pour moi le
bien le plus grand que quelqu'un à qui je pour-
rais dire toutes mes pensées passées et présentes.
Je deviens triste, et il ne faut pas finir ainsi. Je
suis dévoré du désir d'une réponse de vous.
Soyez assez bonne pour ne pas me la faire
attendre.
Adieu ; ne nous querellons plus et soyons amis.
Je baise respectueusement la main que vous me
tendez en signe de paix.
A UNE INCONNUE. 10
25 septembre.
Votre lettre m*a trouvé malade et fort triste,
fort occupé des plus ennuyeuses affaires du
monde, et je n'ai pas le temps de me soigner. J'ai,
je crois, une inflammation de poitrine qui me
rend extrêmement maussade. Mais, dans quelques
jours, je me propose de me dorloter et de me
guérir.
Mon parti est pris. Je ne quitterai pas Paris en
octobre, dans l'espérance que vous y reviendrez.
Vous me verrez ou vous ne me verrez pas, &
votre choix. La faute en sera à vous. Vous me
parlez de raisons particulières qui vous empêchent
de chercher à vous trouver avec moi. Je respecte
les secrets et je ne vous demande pas vos motifs.
Seulement, je vous prie de me dire really iruly
si vous en avez. N'êtes-vous pas plutôt préoccupée
d'un enfantillage? Peut-être vous a-t-on fait, à
mon sujet, quelque sermon dont vous êtes encore
toute pénétrée. Vous auriez bien tort d'avoir peur
LETTRES
de moi. Votre prudence naturelle entre sans
doute pour beaucoup dans votre répugnance à
me voir. Rassurez-vous, je ne deviendrai pas
amoureux de vous. Il y a quelques années, cela
aurait pu arriver; maintenant, je suis trop vieux
et j'ai été trop malheureux. Je ne pourrais plus
être amoureux, parce que mes illusions m'ont
procuré bien des desengaflos sur l'amour. J'allais
être amoureux quand je suis parti pour l'Espagne.
C'est une des belles i ctlo is de ma vie. La personne
qui a causé mon voyage n'en a jamais rien su. Si
j'étais resté, j'aurais peut-être fait une grande sot-
tise : celle d'offrir à une femme digne de tout
le bonheur dont on peut jouir sur terre, de lui
offrir, dis-je, en échange de la perte de toutes les
choses qui lui étaient chères, une tendresse que
je sentais moi-même très-inférieure au sacrifice
qu'elle aurait peut-être fait. Vous vous rappelez
ma morale : « L'amour fait tout excuser, mais
il faut être bien sûr qu'il y a de l'amour. » Soyez
persuadée que ce précepte-là est plus rigou-
reux que ceux de vos méthodistes amis. Con-
clusion : je serai charmé de vous voir. Peut-être
ferez-.vous l'acquisition d'un véritable ami, et
A UNE INCONNUE. 21
moi peut-être trouveraî-je en vous ce que je
cherche depuis longtemps : une femme dont je
ne sois pas amoureux et en gui je puisse avoir de
la confiance. Nous gagnerons probablement tous
deux à notre connaissance plus approfondie.
Faites pourtant ce que votre haute prudence vous
conseillera.
Mon moine est prêt. A la première occasion, je
vous enverrai donc ce moine et sa monture. L'in-
fante n'étant pas achevée, et étant trop mal com-
mencée pour être jamais terminée, restera où
elle est et me servira de garde-main pour un
dessin que je vous ferai quand j'aurai le temps.
Je meurs d'envie de voir la surprise que vous me
destinez, mais je me creuse la tête inutilement
pour le deviner. Quand je vous écris, je néglige
trop les transitions, artifice de style bien néces-
saire. Je crains que vous ne trouviez cette lettre
terriblement décousue. C'est qu'à mesure que
j'écris une phrase, il m'en vient une autre à
r esprit, laquelle donne naissance à une troisième
avant que la seconde soit terminée. Je soufire
beaucoup ce soir. Si vous avez de l'influence là-
haut, tâchez de m'obtenir un peu de santé ou
S2 LETTRES
tout au moins de résignation ; car je suis le plus
mauvais malade du monde» et je fais la mine à
mes meilleurs amis. Quand je suis étendu sur
mon canapé, je pense avec plaisir à vous, à notre
mystérieuse connaissance, et il me semble que je
serais bien beureux de causer avec vous autant à
bâtons rompus que je vous écris ; et encore son-
gez qu'il y a cet avantage que les paroles volent
et que les écrits restent.
Au surplus, ce n'est pas l'idée d'être un jour
imprimé tout vif ou posthume qui me tourmente.
Adieu ; plaignez-moi. Je voudrais avoir le cou-
rage de vous dire mille choses qui me rendent
cette vie triste. Mais comment vous les dire de si
loin? Quand donc viendrez-vous ? Adieu encore
une fois. Vous voyez que, si le cœur vous en dit,
vous avez tout le temps de m'écrire.
P.-S. — 26 septembre. — Je suis encore plus
triste qu'hier. Je souffre horriblement. Mais, si
vous n'avez jamais éprouvé par vous-même ce
que c'est qu'une gastrite, vous ne comprendrez
pas ce que c'est qu'une douleur vague qui est
très-vive pourtant. Elle a cela de particulier
A UNE INCONNUE. 23
qu'elle agit sur tout le système nerveux. Je vou-
drais bien être à la campagne avec vous; vous me
guéririez, j'en suis sûr. Adieu. Si je meurs cette
année, vous aurez le regret de ne m'avoir guère
connu.
VI
Savez-vous que vous êtes quelquefois bien
aimable ? Je ne dis pas cela pour vous faire un
reproche sous un froid compliment ; mais je vou-
drais bien recevoir souvent de vous des lettres
comme la dernière. Malheureusement, vous n'êtes
pas toujours pour moi dans d'aussi charitables
dispositions. Je ne vous ai pas répondu plus tôt
parce que votre lettre ne m'a été remise qu'hier
soir, à mon retour d'une petite excursion que j'ai
faite. J'ai passé quatre jours dans une solitude
absolue et ne voyant pas un homme, encore
moins une femme, car je n'appelle pas hommes
ou femmes certains bipèdes qui sont dressés à
apporter à manger et à boire quand on leur en
24 LETTRES
donne l'ordre. J'ai fait, pendant cette retraite, les
réflexions les plus tristes du monde, sur moi, sur
mon avenir, sur mes amis, etc. Si j'avais eu
l'esprit d'attendre votre lettre, elle aurait donné
une tout autre tournure à mes idées. « J'aurais
emporté du bonheur pour une semaine au moins. »
J'admire beaucoup votre descente chez ce brave
M. Y... Votre courage me platt singulièrement.
Je ne vous aurais jamais crue capable d'un tel
capricho, et je vous en aime encore davantage.
Il est vrai que le souvenir de vos splendid
black eyes est peut--être pour quelque chose dans
mon admiration. Pourtant, vieux comme je suis,
je suis presque insensible à la beauté. Je me dis
que <t cela ne gâte rien »; mais je vous assure
qu'en entendant dire par un homme très-difficile
que vous étiez fort jolie, je n'ai pu me défendre
d'un sentiment de tristesse. Voici pourquoi
(d'abord persuadez-vous bien que je ne suis pas
le moins du monde amoureux de vous) : je suis
horriblement jaloux, jaloux de mes amis, et je
m'afflige en pensant que votre beauté vous
expose aux soins et aux attentions d'un tas de
gens qui ne peuvent vous apprécier et qui ne
A UNE INCONNUE. S5
voient en vous que ce qui m'occupe le moins. En
vérité, je suis d'une humeur affreuse en pensant
à cette cérémonie où vous allez assister. Rien ne
m
me rend plus mélancolique qu'un mariage. Les
Turcs, qui marchandent une femme en l'examinant
comme un mouton gras, valent bien mieux que
nous qui avons mis sur ce vil marché un vernis
d'hypocrisie, hélas I bien transparent. Je me suis
demandé bien souvent ce que je pourrais dire à une
femme le premier jour de ma noce, et je n*ai rien
trouvé de possible, si ce n'est un compliment sur
son bonnet de nuit. Le diable, heureusement, est
bien fin s'il m'attrape à pareille fête. Le rôle de
la femme est bien plus facile que celui de l'homme.
Un jour comme celui-là, elle se modèle sur l'Iphi-
génie de Racine; mais, si elle observe un peu, que
de drôles de choses elle doit voir 1 — Vous me
direz si la fête a été belle. On va vous faire la
cour et vous régaler d'allusions au bonheur
domestique. Les Andalous disent, quand ils sont
en colère : Malaria el sol d pufialadas si no
fuese por miedo de dejar el tnundo a oscuras !
Depuis le 28 septembre, jour de ma naissance,
une suite non interrompue de petits malheurs
26 LETTRES
est venue m' assaillir. Ajoutez à cela que ma poi-
trine va de mal en pis et que je souffre horrible-
blement. Je retarderai mon voyage en Angleterre
jusqu'au milieu de novembre. Si vous ne voulez
pas me voir à Londres, il faut y renoncer ; mais
jTB veux voir les élections. Je vous rattraperai
bientôt après à Paris, où le hasard nous rappro-
chera si votre volonté persiste à nous séparer.
Toutes vos raisons sont pitoyables et ne valent
pas la peine d'être réfutées, d* autant plus que
vous savez bien vous-même qu'elles n'ont aucune
importance. Vous faites la railleuse quand vous
dites si agréablement que vous avez peur de
moi. Vous savez que je suis laid et très-capri-
cieux d'humeur, toujours distrait et souvent
taquin et méchant lorsque je souffre. Qu'y a-t-il
là qui ne soit bien rassurant? — Vous ne vous
éprendrez jamais de moi, soyez tranquille. Les
prédictions consolantes que vous me faites ne
peuvent se réaliser. Vous n'êtes pas pythonisse.
Or, en vérité, les chances de mort pour moi sont
augmentées cette année. Rassurez-vous pour vos
lettres. Tout ce qui se trouve d'écrit dans ma
chambre sera brûlé après ma mort ; msds, pour
A UNE INCONNUE. 27
VOUS faire enrager, je vous laisserai par testament
une suite manuscrite de la guzla qui vous a tant
fait rire. Vous participez de Tange et du démon,
mais beaucoup plus du dernier. Vous m'appelez
tentateur. Osez dire que ce nom ne vous convient
pas beaucoup mieux qu'à moi I N'avez-vous pas
jeté un appât à moi, pauvre petit poisson ; puis,
maintenant que vous me tenez au bout de votre
bameçon, vous me faites danser entre le ciel et
Teau jusqu'à ce qu'il vous plaise, quand vous
serez lasse du jeu» de couper le fil ; et alors j'en
serai pour l'bameçon dans le bec et je ne pour-
rai plus trouver le pécheur. Je vous sais gré de
votre franchise à m'avouer que vous avez lu la
lettre que M. V... m'écrivait et dont il vous avait
chargée. Je l'avais bien deviné, car, depuis Eve,
toutes se ressemblent en ce point. J'aurais voulu
que cette lettre fût plus intéressante; mais je
suppose que, malgré ses lunettes, vous trouvez
M, V... homme de goût. Je deviens méchant
parce que je souffre. Je pense à la promesse que
vous m'avez faite d'un schizzo, — promesse que
vous m'avez fsdte sans que je l'eusse sollicitée,
— et je me sens radouci. J'attends le schizzo
28 LETTRES
avec la plus grande dévotion. — Adieu ^ nina
de mis ojos} je vous promets de n'être jamais
amoureux de vous. Je ne veux plus être amou-
reux, mais je voudrais avoir un ami féminin. Si
je vous voyais souvent, et si vous êtes telle que
je le crois, je vous aimerais bien de vraie et pla-
tonique amitié. Tâchez donc de faire en sorte
que nous puissions nous voir quand vous serez à
Paris. Faudra-t-il que nous attendions une ré-
ponse pendant des jours entiers? Adieu encore
une fois. Plaignez-moi, car je suis bien triste et
j'ai mille raisons pour l'être.
VII
Lady H... m'a annoncé hier au soir que vous
alliez vous marier. Cela étant, brûlez mes lettres ;
je brûle les vôtres, et adieu. Je vous ai déjà parlé
de mes principes. Ils ne me permettent pas de
rester en relation avec une dame que j'ai connue
demoiselle, avec une veuve que j'ai connue mariée.
J'ai remarqué que, l'état civil d'une femme étant
A UNE INCONNUE. 20
changé, les rapports changent aussi, et toujours
pour le pire. Bref, à tort ou à raison, je ne puis
souffrir que mes amies se marient. Donc, si vous
vous mariez, oublions-nous. Je vous en conjure,
n'ayez point recours à une de vos échappatoires
ordinaires et répondez-moi franchement.
Je vous proteste que, depuis le 28 septembre,
je n'ai eu que des contrariétés et des chagrins de
toute espèce. Votre mariage était encore dans les
fatalités qui devaient tomber sur moi. L'autre nuit,
ne pouvant dormir, je repassais dans mon esprit
toutes les misères dont j'ai été accablé depuis
quinze jours, et je n'y trouvais qu'une seule com-
pensation, qui était votre aimable lettre et la pro*
messe non moins aimable que vous me faisiez d'un
schizzo. C'est bien madntenant que j'ai envie de
poignarder le soleil» comme disent les Andalous.
Mariquita de mi vida (laissez-moi vous appeler
ainsi jusqu'à vos noces) , j'avais une pierre su-
perbe, bien taillée, brillante, scintillante, admi-
rable sur tous points. Je la croyais un diamant
que je n'aurais pas troqué pour celui du Grand
Mogol. — Pas du tout ! voilà qu'il se trouve que
ce n'est qu'une pierre fausse. Dn chimiste de mes
33 LETTRES
amis vient de m'en faire l'analyse. Figurez-vous
un peu mon désappointement. J'ai passé bien du
temps à penser à ce prétendu diamant et au bon*
heur de l'avoir trouvé.
Maintenant, il faut que je passe autant de temps
(encore plus) à me persuader que ce n'était
qu'une pierre fausse.
Tout cela n'est qu'un apologue. J'ai dîné avant-
hier avec le diamant faux et je lui ai fait une
mine de chien. Quand je suis en colère» j'ai assez
en main la figure de rhétorique appelée ironie, et
j'ai fait au diamant un éloge de ses belles qualités
le plus ampoulé que j'ai pu et avec un sang-froid
bien glacial. Je ne sais, en vérité, pourquoi je vous
dis tout cela ! surtout si nous allons nous oublier
prochainement. En attendant, je vous aime tou-
jours et je me recommande à vos prières, — angel
in thy orisons^ etc.
Vendredi prochain, votre dessin partira par un
courrier et se trouvera sans doute dimanche à
Londres. Vous pourrez l'envoyer réclamer mardi
chez M. V..., Pall-Mall.
/ Excusez la démence de cette lettre» j'ai de
tristes affaûres en têtOf
À UNE INCONNUE. 3t
VIII
Mon cher ami féminin,
Mous devenons fort tendres. Vous me dites:
Atnîgo de mi aima; ce qui est fort joli dans une
bouche féminine. Votre lettre ne 91e donne pas de
nouvelles de votre santé. Vous me disiez dans
Tavant-derniëre lettre que mon ami féminin était
malade , et vous auriez dû savoir que j'en étais en
peine. Ayez plus d'exactitude à l'avenir. C'est bien
à vous à vous plaindre de mes réticences, vous
qui êtes le mystère incamé I Que voulez-vous de
plus sur l'histoire du diamant y si ce n'est son nom?
Des détails peut-être ; mais ils seraient ennuyeux
à écrire, et ils vous amuseront peut-être un jour
que nous ne trouverons rien à nous dire , assis
face à face, chacun dans un fauteuil au coin du
feu. Ëcoutez le rêv^ que j'ai fait il y a deux nuits,
et, si vous êtes sincère, interprétez-le. Methought
que nous étions tous les deux à Valence, dans un
beau jardin avec force oranges, grenades, etc. Vous
32 LETTRES
étiez assise sur un banc adossé à une haie. En face
était un mur de quelque six pieds qui séparait le
jardin d'un jardin voisin beaucoup plus bas. Moi,
j'étais en face de vous, et nous causions en valen-
cien, à ce qu'il me semblait. — Nota bene que je
n'entends le valencien qu'avec beaucoup de peine.
Quelle diable de langue parle-t-on en rêve quand
on parle une langue qu'on ne sait pas? Par dés-
œuvrement, et comme c'est mon habitude, je
montai sur une pierre et je regardai dans le jardia
d'en bas. II y avait un banc aussi adossé contre le
mur, et sur ce banc une espèce de jardinier valen-
cien et mon diamant écoutant le jardinier, qui
jouait de la guitare. Cette vue me mit à l'instant
de très-mauvaise humeur, mais je n'en montrai
rien d'abord. Le diamant leva la tête, me vit avec
surprise, mais ne bougea pas et ne parut pas autre-
ment déconcerté. Après quelque temps, je descen-
dis de ma pierre et je vous dis, de l'air du monde
le plus naturel et sans vous parler du diamant,
que nous pouvions faire une excellente plaisanterie
qui serait de jeter une grosse pierre par-dessus
la crête du mur. Cette pierre était fort lourde.
Vous fûtes très-empressée à m'aider, et, sans me
A UNE INCONNUE. 33
faire de questions (ce qui n'est pas naturel), à force
de pousser, nous parvînmes à poser la pierre sur
le haut du mur et nous nous apprêtions à la pré-
cipiter, lorsque le mur lui-même céda, s'écroula,
et nous tombâmes tous les deux avec la pierre et
les débris du mur. J'ignore la suite, car je me
réveillai. Pour vous faire mieux comprendre la
scène, je vous envoie un dessin. Je n'ai pu voir la
figure du jardinier, dont j'enrage.
Vous êtes bien aimable, je vous le dis souvent
depuis quelque temps. Vous êtes bien aimable
d'avoir répondu à la question que je vous ai adres-
sée dernièrement.* Je n'ai pas besoin de vous dire
que votre réponse m'a plu. Vous m'avez dit même,
et peut-être involontairement, plusieurs choses
qui m'ont fait plaisir, et surtout que le mari d'une
femme qui vous ressemblerait vous inspirerait une
véritable compassion. Je le crois sans beaucoup
de peine, et j'ajoute qu'il n'y aurait personne de
plus malheureux, si ce n'est un homme qui vous
ahnerait. Vous devez être froide et moqueuse dans
vos mauvaises humeurs, avec une fierté insurmon-
table qui vous empêche de dire : « J'ai tort. »
Ajoutez à cela l'énergie de votre caractère qui doit
34 LETTRES
VOUS faire mépriser les larmes et les plaintes. Lors-
que, par la suite du temps et la force des choses,
nous serons amis, c'est alors que l'on verra lequel
de nous deux sait le mieux tourmenter l'autre. Les
cheveux m'en dressent à la tête rien que d'y penser.
Ai-jé bien interprété votre mais? Soyez sûre que,
malgré vos résolutions, nos fils sont trop mêlés
pour que nous ne nous retrouvions pas dans le
monde quelque jour. Je meurs d'envie de causer
avec vous. Il me semble que je serais parfaitement
heureux si je savais que je vous verrai ce soir.
A propos, vous avez tort de suspecter la curio-
sité de M. V. . . Fût-elle égale à la vôtre, ce qui n'est
pas possible, M. Y.. . est un Gaton, et il mettrait bon
ordre à ce qu'il n'y eût pas de bris de scellés. Ainsi,
envoyez-lui le schizzo sous cachet et ne craignez
aucune indiscrétion de sa part. Je voudrais vous
voir au moment où vous écrivez : Amigo de mi
aima. Quand vous ferez faire votre portrait pour
moi, dites cela intérieurement, au lieu de « petite
pomme d'api », comme disent les dames qui
veulent donner à leur bouche un tour gracieux.
— Faites donc que nous nous voyions sans mys-
tère et comme de bons amis. Vous serez sans
A UNE INCONNUE. 35
doute désolée d'apprendre que je me porte fort
mal et que je m'ennuie horriblement. Venez bien-
tôt à Paris, chère Mariquita, et rendez-moi amou-
reux. Je ne m'ennuierai plus alors, et, pour la
peine, je vous rendrai bien malheureuse par mes
humeurs. Depuis quelque temps, votre écriture
devient bien lâche et vos lettres bien courtes. Je
suis très-convaincu que vous n'avez d'amour pour
personne et que vous n'en aurez jamais. Cepen-
dant, vous comprenez assez bien la théorie.
Adieu ; je fais tous les souhaits ^possibles pour
votre santé, pour votre bonheur, pour que vous
ne vous mariiez pas, pour que vous veniez à
Paris, enfin pour que nous devenions amis.
IX
Marîquita de mi àlma^ je suis bien triste
d'apprendre votre indisposition. J'espère que,
lorsque cette lettre vous parviendra, vous serez
entièrement rétablie et en état de m' écrire de
plus longues lettres. Votre dernière était d'une
36 LETTRES
brièveté désespérante et d'une sécheresse à la-
quelle j'étais autrefois accoutumé de votre part,
mais qui m'est maintenant plus pénible que vous
ne sauriez croire. Ëcrivez-moi longuement et
dites-moi bien des choses aimables. Qu'est-ce que
votre maladie? Avez -vous quelque contrariété
ou des chagrins de cœur? Il y a dans votre der-
, nier billet quelques phrases mystérieuses comme
toutes vos phrases qui sembleraient l'annoncer.
Mais, entre nous, je ne crois pas que vous ayez
encore la jouissance de ce viscère nommé cœur.
Vous avez des peines de tète, des plaisbs de tète ;
mais le viscère nommé cœur ne se développe que
vers vingt-cinq ans , au 46* degré de latitude.
Vous allez froncer vos beaux et noirs sourcils et
vous direz : « L'insolent doute que j'aie un cœur! »
car c'est la grande prétention maintenant. Depuis
que l'on a fait tant de romans et de poèmes
passionnés ou soi-disant tels, toutes les femmes
prétendent avoir un cœur. Attendez encore un
peu. Quand vous aurez un cœur pour tout de
bon, vous m'en direz des nouvelles. Vous regret-
terez ce bon temps où vous ne viviez que par la
tête, et vous verrez que les maux que vous
A UriE INCONNUE. 37
souffrez maintenant ne sont que des piqûres
d'épingle en comparaison des coups de poignard
qui pleuvront sur vous quand le temps des passions
sera venu.
Je me plaignes de votre lettre, qui renferme
cependant quelque chose de fort aimable : c'est
la promesse formelle et d'assez bonne grâce de
m' envoyer votre portrait. Cela me fait beaucoup
de plaisir, non-seulement parce que je vous con-
naîtrai mieux, mais surtout parce que vous me
montrez ainsi plus de confiance. Je fais des pro-
grès dans votre amitié et je m'en applaudis. Ce
portrait, quand Taurai-je? Voulez -vous me le
donner dans la main? j'irai le prendre. Voulez-
vous le-donner à M. V..., qui me l'enverra avec la
discrétion convenable? Ne craignez rien de lui ni
de sa femme. J'aimerais mieux le tenir de votre
blanche main. Je pars pour Londres au commen-
cement du mois prochain. J'irai voir l'élection,
je mangerai du white-bait fish à Blackwall ; j'irai
revoir les cartons de Hampton-Court, et je repar-
tirai pour Paris. Si je vous voyais, je serais bien
heureux, mais je n'ose l'espérer. Quoi qu'il en soit,
3i vous voulez bien envoyer le schizzo sous enve-^
38 LETTRES
loppe à M. V..., ainsi que vos lettres; je l'aurai
assez promptement, car je serai à Londres, suivant
toutes les apparences, le 8 décembre. Je vous ai
reproché votre curiosité et votre indiscrétion
quand vous avez ouvert la lettre de M. V...; mais,
pour vous dire la vérité, il y a des défauts en
vous qui me plaisent et votre curiosité est du
nombre. J*ai bien peur que vous ne me preniez
en grippe si nous nous voyons souvent et que le
contraire n'arrive pour moi. Je pense en ce mo-
msnt à l'expression de votre physionomie, qui est
un peu dure, a lioness though tame.
Adieu; je baise mille fois vos pieds mystérieux.
X
Sans doute, sans doute, envoyez à M. V... ce
que vous me faites espérer depuis si longtemps.
Joignez-y une lettre, une longue lettre, car, si vous
m'écriviez à Paris, il est probable que je me croi-
serais avec elle. Prévenez M. V... qu'il garde cette
lettre et le paquet et que j'hrai le chercher chez
A ONE INCONNUE. 30
lui en personne à la fin de la semaine prochaine.
Ce qui serait encore plus aimable de votive part,
et ce que vous n'écrivez pas, ce serait de me
faire dire où et comment je pourrais vous voir.
Au reste, je n'y compte pas et je vous connais
trop bien pour attendre de vous cette preuve de
courage. Je ne compte que sur le hasard, qui me
donnera peut-être un talisman ou un peloton de fil.
Je vous écris couché sur un canapé et fort
soufirant; couleur de pré brûlé par le soleil; c'est
de moi et non du canapé que je vous donne la
couleur. Il faut que vous sachiez que la mer me
rend fort malade, et que the glad waiers of the
dark blue sea ne me sont agréables que lorsque
je les vois du rivage. La première fois que je suis
allé en Angleterre, j'avais été si malade, que je
fus bien quinze jours avant de reprendre ma cou-
leur ordinaire, qui est celle du cheval pâle de
l'Apocalypse. Un jour que je dînais en face de
madame V..., elle s'écria tout à coup : Until to day^
I thoughty y ou were an Indian. Ne vous effrayez
pas et ne me prenez pas pour un spectre.
Je vous demande pardon de vous parler tou-
jours du diamant. Quels doivent être les senti-
40 LETTRES
ments de quelqu'un qui n'est pas connaisseur en
pierres, à qui des joailliers ont dit : a Cette pierre
est fausse, » et qui pourtant la voit briller admi-
rablement; qui se dit quelquefois : « Si les joail-
liers ne se connaissaient pas en diamants! s'ils
s'étaient trompés ou s'ils voulaient me tromper I »
Je regarde donc de temps en temps (le moins que
je puis) mon diamant, et, toutes les fois que je le
regarde, je le trouve un vrai diamant en tous
points. C'est dommage qu'il ne me soit pas pos-
sible de faire une expérience chimique concluante.
Qu'en dites-vous? Si je vous voyais, je vous expli-
querais ce que cette affaire a d'obscur et vous me
donneriez quelque bon conseil ou, ce qui vaudrait
peut-être mieux, vous me feriez oublier mon dia-
mant vrai ou faux, car il n'y a pas de diamant qui
soutienne la comparaison avec deux beaux yeux
noirs. Adieu; j'ai horriblement mal au coude
gauche, sur lequel je m'appuie pour vous écrire ;
et puis vous ne méritez pas qu'on vous écrive
trois pages petit texte. Vous ne m'envoyez que
quelques lignes d'écriture très-lâches, et, de vos
trois lignes, il y en a toujours deux qui me mettent
en colère.
A UNE INCONNUE. 41
XI
Vous êtes charmante, chère marquise, trop
charmante même. Je viens de recevoir le schizzo.
Je possède à la fois votre portrait et votre con-
fiance, double bonheur. Vous étiez en veine de
bonté ce jour- là, car votre lettre était longue et
aimable; seulement, elle a un défaut, c est qu'elle
ne conclut à rien. Vous verrai-je ou non? Thai
is the question. Je sais bien, moi, comment la
résoudre ; mais vous ne voulez pas vous déter-
miner. Vous êtes, comme vous le serez toute votre
vie, entre votre caractère et vos habitudes de cou-
vent ; tout le mal vient de là. Je vous jure que, si
vous ne me permettez pas de vous faire visite,
j'irai vous demander de vos nouvelles de la part de
madame D... À ce propos, madame D... doit vous
rendre un favorable témoignage de ma discrétion.
J'ai même résisté à un désir que je sentais au
bout de mes doigts pour ouvrir le paquet qui
m'apportait le schizzo. Admirez-moi.
42 . LETTRES
Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous voie à la
promenade par exemple, ou bien mieux au British-
Muséum ou à la galerie Ingerstein? J'ai un ami
à côté de moi qui est fort intrigué du paquet
énorme que j'ai été décacheter loin de lui, et du
changement que son arrivée a produit dans mon
moral. Je ne lui ai rien dit qui pût l'approcher de
la vérité, mais" il me parait pourtant sur la voie.
Adieu ; je voulais vous dire que le schizzo était
arrivé à bon port et qu'il m'a fait le plus grand
plaisir. Écrivons-nous souvent à Londres si nous
ne nous voyons pas,
>•••
XI
Londres, 10 décembre.
Dites-moi, au nom de Dieu, « si vous êtes de
Dieu », querida Mariquita^ pourquoi n'avez-vous
pas répondu à ma lettre? Votre avant-dernière,
et surtout le schizzo qui l'accompagnait, m'avaient
mis dans un tel flutier^ que ce que je vous ai ,
écrit tout d'abord n'avait pas trop le sens commun.
A UNE INCONNUE. 43
Maintenant que je suis plus rassis et que quelques
jours de séjour à Londres m'x)nt considérablement
rafraîchi la cervelle, je vais essayer de raisonner
avec vous. Pourquoi ne voulez-vous pas me voir?
Personne de votre entourage ne me connaît, et
ma visite serait fort vraisemblable. Votre princi-
pal motif parait être la peur de faire quelque
chose dUmpropery comme on dit ici. Je ne prends
pas au sérieux ce que vous dites de la crainte
que vous avez de perdre vos illusions sur moi en
me connaisswt davantage. Si c'était là votre véri-
table motif, vous seriez la première femme, le
premier être humain qu'ime considération sem-
blable aurait empêché de satisfaire son désir ou
sa curiosité. Venons à Vimpropriété» La chose
est-elle improper en elle-même? Non, car il
n'y a rien de plus simple. Vous savez d'avance
que je ne vous mangerai pas. La chose n'est donc
improper — si improper elle est — que pour
le monde. Remarquez en passant que ce mot
monde nous rend malheureux depuis le jour où
on nous met des habits incommodes, parce que le
monde le veut ainsi, jusqu'au jour de notre mort.
44 LETTRES
En m'envoyant votre portrait, il me semble que
vous m'avez donné la preuve que vous m'estimiez
assez pour croire à ma discrétion. -Pourquoi n'y
croiriez-vous plus? La discrétion d'un homme, et
la mienne en particulier, est d'autant plus grande
qu'on lui demande davantage. Gela posé, et vous
étant sûre de ma discrétion, vous pouvez me voir,
et le monde n'est pas plus avancé qu'il ne l'est
maintenant, et il ne peut par conséquent crier à
V impropriété» J'ajouterai encore, et la main sur
la conscience (c'est-à-dire à gauche), que je ne
vois pas, quant à moi, la moindre inconvenance
là-dedans. Je dirai plus. Si cette correspondance
doit se continuer sans que nous nous voyions
jamais, elle devient la chose la plus absurde qu'il
y ait au monde. J'abandonne tout cela à vos
réflexions.
Si j'étais plus fat, je me réjouirais de ce que
vous me dites de mon diamant. Mais nous ne pou-
vons jamais nous aimer d'amour. Je parle de vous
et de moi. Notre connaissance n'a pas commencé
d'une manière qui puisse nous mener là. Elle est
beaucoup trop romantique. Quant au diamant,
mon compagnon de voyage, tout en fumant son
A DNB INCONNUE. 45
cigare, me parlait d'elle sans savoir que je m'y
intéressais et me disait de bien tristes choses. II
paraît ne pas douter de sa fausseté. Chère Mari-
quitay vous dites que vous ne voulez jamais être
« diamant de la couronne », et vous avez bien
raison. Vous valez mieux que cela. Je vous offre
une bonne amitié qui^ je l'espère, pourra être
utile un jour à tous les deux.
Adieu.
XIII
Paris, féTrier 1842.
J'ai lu, il y a une heure, votre lettre qui, de-
puis mardi, était sur ma table, mais cachée sous
un tas de papiers. Puisque vous ne méprisez pas
mes dons, voici des confitures de rose, de jasmin
et de bergamote. Vous voudrez bien en offrir un pot
à madame de G...^ with my best respects. Il parait
que je vous ai offert des babouches, et vous les
refusez avec tant d'insistance, que je devrais bien
vous les envoyer. Mais, depuis mon retour, on me
pille. Plus de babouches, je ne les trouve plus.
Voulez-vous ceci en échange? Peut-être ce miroir
i6 LETTRES
turc VOUS sera-t-il plus agréable; car vous me
faites l'eQet d'être devenue encore plus coquette
qu'en Tan de grâce 18A0. C'était au mois de dé-
cembre, et vous aviez des bas de soie rayés ; voilà
tout ce que je me rappelle.
C'est à vous à décider le protocole dont vous
me parlez. Vous ne croyez paà à mes cheveux
gris. Yoici une pièce justificative.
a
Je ne donne rien pour rien. Avant d'aller à
Naples, vous aurez la bonté de prendre mes
ordres et de me rapporter ce que je vous dirai.
Je pourrai vous donner une lettre pour le direc-
teur des fouilles de Pompéi, si ces choses-là vous
intéressent.
Vous faites de votre precious self un portrait
si brillant, que je vois ajourner aux calendes
grecques le moment oCi nous nous reverrons,
Allah kerim ! Je vous écris au milieu d'un bruit
infernal. Je ne sais trop ce que je vous dis ; maôs
j'aurais bien des choses à vous dire, de vous et de
moi, que j'ajourne à la première fois que j'aurai
de vos nouvelles. En attendant, adieu, et conser-
vez ces fines attaches et cette radieuse physiono-
mie que j'admirais.
A UNE INCONNUE. 47
XIV
Paris, samedi. Mars 1842.
Je me demande depuis deux jours si je vous
écrirai, et j'aurais d'assez bonnes raisons de fierté
pour ne pas le faire ; msds, ma foi, bien que vous
ne doutiez pas, j'espère, du plaisir que m'a fait
votre lettre, j'en ai à vous le dire.
Vous voilà riche; tant mieux. Je vous fais mon
compliment. Riche, c'est-à-dire libre. Votre ami,
qui a eu cette bonne idée, me fait l'effet d'une
manière d'Âuld Robin Gray ; il devait être amou-
reux de vous; vous ne l'avouerez jamais, car
vous aimez fort le mystère. Je vous pardonne,
nous nous écrivons trop rarement pour nous que-
reller. Pourquoi n'iriez-vous pas à Rome et à
Naples voir des tableaux et du soleil? Vous êtes
digne de comprendre l'Italie, et vous en revien-
drez riche de quelques idées et de quelques sen-
sations. Je ne vous conseille pas la Grèce. Vous
n'avez pas la peau assez dure pour résister à
41 LETTRES
toutes les vilaines bêtes qui mangent le monde.
A propos de Grèce, puisque vous gardez si bien
ce qii*on vous donne, voici un brin d'herbe. Je Tai
cueilli sur la colline d'Anthela aux Thermopyles, à
l'endroit où sont morts les derniers des trois cents.
Il est probable que cette petite fleur a dans ses
atomes constitutifs un peu des atomes de feu
Léonidas. En outre, à cet endroit-là même, je me
souviens que, couché sur un tas de psdlle de
maïs, devant le corps de garde de gendarmerie
(quelle profanation I), je parlai de ma jeunesse à
mon ami Ampère, et je lui dis que, parmi les
souvenirs tendres qui me restaient, il n'y en
avait qu'un seul qui ne fût mêlé d'aucune amer-
tume. Je pensais alors à notre belle jeunesse.
Pray keep my foolish floxver.
Écoutez, voulez-vous quelque souvenir de
l'Orient plus substantiel ?
J'ai déjà donné malheureusement tout ce que
j'avais rapporté de beau. Je vous donnerais bien
des babouches, mais pour que vous les mettiez
pour d'autres, merci. Si vous voulez de la confi-
ture de rose et de jasmin, il m'en reste encore
un peu, mais dépêchez -vous, ou je la mangerai
A UNE INCONNUE. 49
toute. Noos nous donnons si rarement de nos nou-
velles, que nous avons bien des choses à nous
dire pour nous mettre au courant. Voici mon
histoire :
J'ai revu ma chère Espagne pendant l'automne
de 18&0 ; j'ai passé deux mois à Madrid, où j'ai
vu une révolution très-bouffonne, de très-belles
courses de taureaux, et l'entrée triomphale d'Es-
partero, qui était la parade la plus comique du
monde. Je demeurais chez une amie intime, qui
est pour moi une sœur dévouée ; j'allais le matin
à Madrid et je revenais dîner à la campagne avec
six femmes, dont la plus âgée avait trente-six ans.
Par suite de la révolution, j'étais le seul homme
qui pût aller et venir librement, en sorte que
ces six infortunées n'avaient pas d'autre cortejo.
Elles m'ont prodigieusement gâté. Je n'étais
amoureux d'aucune et j'ai peut-être eu tort. Bien
que je ne fusse pas dupe des avantages que
me donnait la révolution, j'ai trouvé qu'il était
très-doux d'être ainsi sultan, même ad honores,
A mon retour à Paris, je me suis donné l'in-
nocent plaisir de faire imprimer un livre sans
le publier. On n'en a tiré que cent cinquante
I. 4
50 LETTRES
exemplaires : papier magnifiquei images, etc.,
et je Tai donné aux gens qui m'ont plu. Je vous
offrirais cette rareté si vous en étiez digne ; mais
sachez que c'est un travail historique et pédan-
tesque si hérissé de grec et de latin, voire
même d'osque (savez -vous seulement ce que
e*est que l'osque?), que vous ne pourriez y
mordre. — L'été passé, je me suis trouvé quel-
que argent. Mon ministre m'a donné la clef des
champs pour trois mois, et j'en ai passé cinq à
courir entre Malte, Athènes^ Éphèse et Constan-
tinople. Dans ces cinq mois, je ne me suis pas
ennuyé cinq minutes. Vous à qui j'ai fait si grand'-
peur jadis, que seriez-vous devenue si vous
m*aviez vu dans mes courses en Asie avec une
ceinture de pistolets, un grand sabre et — lecroi-
riez-vous? — des moustaches qui dépassaient mes
oreilles I Sans vanité, j'aurais fait peur au plus
hardi brigand de mélodrame. A Gonstantinople,
j'ai vu le sultan en bottes vernies et redingote
noire, puis tout couvert de diamants, à la proces-
sion du Baïram. Là, une belle dame, sur la
babouche de qui j'avais marché par mégarde,
m'a donné un grandissime coup de poing en
A UNE INCONNUE. 51
m'appelant giaour. Voilà mes seuls rapports avec
les beautés turques. Tai vu à Athènes et eu Asie
les plus beaux monuments du monde et les plus
beaux paysages possibles.
Le drawback consistait en puces et en cousins
gros comme des alouettes ; aussi n'ai-je jamais
dormi. Au milieu de tout cela, je suis devenu bien
vieux. Mon firman me donne des cheveux de
tourterelle ; c'est une jolie métaphore orientale
pour dire de vilaines choses. Représentez-vous
votre ami tout gris. Et vous, querida^ étes-vous
changée? J'attends avec impatience que vous
soyez moins jolie pour vous voir. Dans deux ou
trois ans, quand vous m'écrirez, dites-^oi ce que
vous faites et quand nous nous verrons. Votre
« souvenir respectueux » m'a fait rire et aussi
votre prétention à le disputer, dans mon cœur,
aux chapiteaux ioniques et corinthiens.
D'abord, je n'aime plus que le dorique, et il
n'y a pas de chapiteaux, sans en excepter ceux du
Parthénon, qui vaillent pour moi le souvenir
d'une vieille amitié. Adieu; allez en Italie, et
soyez heureuse. Je pars aujourd'hui pour Évreux
pour affaires de mon métier; je serai de retour
ftS LETTRES
lundi soir. Si vous voulez manger des feuilles de
rose, dites ; je vous préviens qu'il n'y en a plus
qu'une cuillerée pour vous.
XV
Paris, lundi soir. Mars 184^.
Je viens de recevoir votre lettre, qui m'a mis de
mauvaise humeur. Ainsi, c'est votre orgueil sata-
nique qui vous a empêchée de me voir. Au reste, je
n'ai pas trop le droit de vous faire des reproches ;
car, l'autre jour, je vous ai rencontrée, je crois, et
un sentiment aussi mesquin m'a retenu au mo-
ment où j'allais vous parler. Vous dites que vous
valez mieux qu'il y a deux ans : cela vous plait à
dire. Vous m'avez semblé embellie ; mais vous pa-
raissez avoir acquis, en revanche, une assez jolie
dose d'égoïsme et d'hypocrisie. Cela peut être
très-utile ; seulement, il n'y a pas de quoi se van-
ter. Quant à moi, je crois ne valoir ni plus ni
moins qu'autrefois ; je ne suis pas plus hypocrite
À UNE INCONNUE. r»a
et j'ai peut-être tort. Il est certain qu'on ne m'en
aime pas davantage. Puisque cette bourse n'est
point brodée par votre blancbe main, que voulez-
vous que j'en fasse ? Yous devriez bien pourtant
me donner quelque œuvre de vous ; mon miroir
et mes confitures méritaient cela ; au moins eût-
il été bien de me dire si vous les aviez reçus ;
mais je n'ai plus le droit de vous gronder. Quand
vous irez en Italie et que vous passerez par
Paris, il est probable que vous ne m'y trouverez
pas. Où serai-je 7 le diable le sait. Il n'est pas
impossible que je vous rencontre aux Studij} mais
il se peut aussi que j'aille à Saragosse, voir cette
femme dont vous dites que vous valez autant
qu'elle. En fait de sœur, je n'en aurai point
d'autre. Dites-moi donc, et cela avant votre
départ de Paris, à quelle époque vous irez à
Maples, et si vous voulez vous charger d'un
volume pour M. Buonuicci, le directeur de fouilles
de Pompéi. Je laisserai en partant ce volume
chez madame de G... ou ailleurs.
J'ai souvenance d'avoir vu, il y a bien long-
temps, une madame de G... dans une maison où
se passa un mélodrame dans lequel je jouai le rôle
54 LETTRES
de niais. Demandez-lui si elle se souvient de
moi.
Adieu donc, et pour longtemps sans doute. Je
suis fâché de ne vous avoir pas vue. Donnez-moi
de temps en temps de vos nouvelles, vous me
ferez toujours grand plaisir, quand même vous
continueriez le beau système d*bypocrisie où vous
êtes entrée si triomphalement. Pour la lettre de
Buonuicci, je vous recommanderai, vous et votre
société, comme grands archéologues, etc. Vous
serez contente de son empressement.
XVI
Paris, samedi 14 mai 1842.
Vous saurez, pour commencer, que je ne suis
point brûlé. <c L'accident du chemin de fer de
la rive gauche I » c'est ainsi que nous commen-
çons toutes nos lettres à Paris depuis quatre jours ;
et puis je vous dirai que votre lettre m'a fait grand
plaisir. Je l'ai trouvée au retour d'un petit voyage
que je viens de faire pour affaires de mon métier,
A UNE INCONNUE. 55
voilà pourquoi je vous réponds si tard. S'il faut
être franc, et vous savez que je ne me corrige
pas de ce défaut, je vous avouerai que vous
m'avez paru fort embellie au physique, mais point
du tout au moral ; vous avez de très-belles cou-
leurs et des cheveux sCdmirables que j'ai regardés
plus que votre bonnet, qui en valait la peine pro-
bablement^ puisque vous semblez irritée que je
n'aie pas su l'apprécier. Mais je n'ai jamais pu
distinguer la dentelle du calicot. Vous avez tou-
jours la taille d'une sylphide, et, bien que blasé
sur les yeux noirs, je n'en ai jamais vu d'aussi
grands à Gonstantinople ni à Smyme.
Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous
êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous
êtes devenue par-dessus le marché hypocrite.
Vous ne savez pas cacher vos premiers mouve-
ments; mais vous croyez les raccommoder par une
foule de petits moyens. Qu'y gagnez-vous? Rappe-
lez-vous cette grande et belle maxime de Jona-
than S^ift : That a lie is too good a thing io be
luvished abouti Cette magnanime idée d'être dure
pour vous-même vous mènera loin assurément, et,
dans quelques années d'ici, vous vous trouverez
56 LETTRES
aussi heureuse qu'un trappiste qui, après s'être
maintes fois donné la discipline, découvrirait un
jour qu'il n'y a pas de paradis. Je ne sais de quel
gage vous parlez, et il y a bien d'autres obscurités
dans votre lettre. Nous ne pouvons pas être en-
semble comme je suis avec madame de X... ; la
première condition entre frère et sœur, c'est une
confiance sans bornes : madame de X... m'a gâté
sous ce rapport. J'ai la niaiserie de regretter cette
épingle, mais je me console en pensant qu'après
tout, vous vous en êtes repentie. Voilà encore un
beau trait de votre part. Gomme votre stoïcisme
a dû être flatté de cette victoire sur vous-même I
Vous croyez que vous avez de l'orgueil, j'en suis
bien fâché, mais vous n'avez qu'une petite vanité
bien digne d'une dévote. La mode est au sermon
aujourd'hui. — Y allez-vous? Il ne vous manquait
plus que cela. Je quitte ce sujet, qui me mettrait
de trop mauvaise humeur. Je crois que je n'irai
pas à Saragosse. Il ne serait pas impossible que
j'allasse à Florence ; mais ce qu'il y a de certain,
c'est que je passerai deux mois dans le Midi à voir
des églises et des ruines romaines. Peut-être nous
rencontrerons-nous au coin d'un temple ou d'un
(
A UN£ INCONNUE. 57
cirque. Je volis conseille fortement d'aller en droi-
ture à Naples. Vous pourriez cependant, si vous
passiez cinq ou six heures à Livoume, les em-
ployer mieux en allant à Pise voir le Gampo-
Santo. Je vous recommande la Mort d'Orcagna,
le Vergonzoso^ et un buste antique de Jules César.
A Civita-Vecchia, vous n'avez à voir que M. Bucci,
chez qui vous achèterez des pierres gravées anti-
ques, et vous lui ferez mes compliments. Puis vous
irez à Naples, vous logerez à la Victoire^ vous
passerez quelques jours à humer l'air et à voir le
ciel et la mer. De temps en temps, vous irez aux
Studij. M. Buonuicci vous mènera iPompéi. Vous
irez à Psestum, et vous penserez à moi; dans le
temple de Neptune, vous pourrez vous dire que
vous avez vu la Grèce. De Naples, vous irez à
Rome, où vous passerez un mois en vous disant
qu'il est inutile de tout voh- parce que vous y
reviendrez. Puis vous irez à Florence, où vous
resterez dix jours. Ensuite, vous ferez ce que
vous voudrez. En passant à Paris, vous trou-
verez mon livre pour M. Buonuicci et mes der-
nières instructions. Probablement, je serai alors à
Arles ou à Orange. Si vous vous arrêtez là, vous
58 LETTRES
me demanderez, et je voas expliquerai un théfttre
antique, ce qui vous intéressera médiocrement.
Vous m'avez promis quelque chose en retour de
mon miroir turc. Je compte pieusement sur votre
mémoire. Ah I grande nouvelle 1 Le premier acadé-
micien des quarante qui mourra sera cause que
je ferai trente-neuf visites; je les ferai aussi gau-
chement que possible et j'acquerrû sans doute
trente-neuf ennemis. Il sersût trop long de vous
expliquer le pourquoi de cet accès d'ambition.
Suffît que l'Académie soit maintenant mon cache-
mire bleu.
Adieu ; je vous écrirai avant de partir. Soyez
heureuse, mais retenez cette maxime, qu'il ne
faut jamais faire que les sottises qui vous plaisent»
Vous aimez peut-être mieux celle de M. de Tal-
leyrand, qu'il faut se garder des premiers mou-
vements, parce qu'ils sont presque toujours hon-
nêtes.
XVII
Paris, 23 Jain 1842. !
Votre lettre est venue un peu tard, je m'impa-
A CN2 INCONNUE. 59
tientais. Il faut d'abord que je réponde aux points
capitaux de votre lettre. — l"" J'ai reçu votre
bourse ; elle exhalait un parfum fort aristocratique
et je l'ai trouvée très-jolie. Si vous l'avez brodée
vous-même, cela vous fait honneur. Mds j'ai re-
connu votre goût récent pour le positif : d^abord,
une bourse pour y mettre de l'argent, puis vous
l'estimez cent francs à la diligence. Il eût été plus
poétique de déclarer qu'elle valait une Qu deux
étoiles; pour moi, je l'estime tout autant. J'y
mettrai des médailles. Je l'aurais estimée davan-
tage si vous aviez daigné y joindre quelques
lignes de votre blanche main. — 2<^ Je ne veux
pas de vos faisans; vous me les oŒrez d'une vilaine
façon, et, de plus, vOus me dites des choses désa-
gréables au sujet de mes confitures turques. C'est
vous qui avez le palais d'une giaour, si vous ne
savez pas apprécier ce que mangent les houris.
Je crois avoir répondu à tout ce qu'il y a de rai-
sonnable dans votre lettre. Je ne veux pas vous
quereller pour le reste. Je vous abandonne à votre
conscience, qui, j'en suis*sûr, est quelquefois plus
sévère pour vous que moi, que vous accusez de
dureté et d'insouciance. L'hypocrisie, que vous
CO LETTRES
pratiquez assez bien, mais en vous jouant, vous
jouera un tour à la longue : c'est qu'elle deviendra
chez vous trës-réelle. Quant à la coquetterie, qui
est la compagne inséparable du vilain vice que
vous prônez, vous en avez toujours été atteinte et
convaincue. Gela vous allait bien lorsque vous la
tempériez par une certaine franchise, et par du
cœur et de l'imagination. Maintenant... mainte-
nant, que vous dirai-je? Vous avez de très-beaux
cheveux noirs et un beau cachemire bleu, et vous
êtes toujours aimable quand vous le voulez. Dites
que je ne vous gâte pas I Quant à cette essence
dont vous me parlez, c'est votre amitié que vous
appelez ainsi. — J'aime ce mot essence; — oui,
de la vraie essence de rose qui est toujours gelée
comme celle d'Ândrinople ; je vous conterai cette
histoire orientale.
Il y avait une fois un derviche qui avait paru
un saint homme à un boulanger. Le boulanger lui
promit un jour de lui donner toute sa vie du pain
blanc. Voilà le derviche enchanté. Mais, au bout
de quelque temps, le bbulanger lui dit : « Nous
sommes convenus de pain bis, n'est-ce pas? J'ai
du pain bis excellent, c'est mon fort, que le pain
A UNE INCONNUE. 61
bis. » Le derviche répondit : « J'ai du pain bis
plus que je n'en puis manger; mais... »
Ma chatte vient de monter sur ma table et j'ai
eu toutes les peines du monde à l'empêcher de se
coucher sur mon papier. Elle m'a fait oublier la
fin de mon conte ; c'est dommage, car c'était
fort beau. Savez-vous que j'avais fait, parmi d'au-
tres châteaux, celui-ci : c'était de vous rencontrer
à Marseille en septembre et de vous y montrer les
lions, et de vous y faire manger des figues et de
la bouillabaisse. Mais il faut que je sois de retour
à Paris vers le 15 août, afin d'y faire de la prose
pour mon ministre. Mais vous mangerez de la
bouillabaisse toute seule, et vous verrez sans moi
le musée et les caves de Saint-Victor. En revan-
che, vous pourriez recevoir de ma main, à Paris,
mes instructions pour l'Italie. Pufsque ce que vous
désirez arrive, je vous prie humblement de dési-
rer que je sois académicien. Cela me fera gi*and
plaisir, pourvu que vous n'assistiez pas à ma ré-
ception. Au reste, vous avez du temps devant vous
pour souhaiter. Il faut que la peste se déclare
parmi ces messieurs pour que mes chances soient
belles ; il faudrait surtout, pour les embellir, que
C2 LETTRES
je VOUS empruntasse un peu de cette hypocrisie
que vous entendez â bien aujourd'hui. Je suis
trop vieux pour me reformer. Si j'essayais, je
serais encore pire que je ne suis. Je serais curieux
de savoir ce que vous pensez de moi; mais com-
ment le saurais-je? Vous ne me direz jamais ni
tout le bien ni tout le mal que vous en pensez.
Autrefois, je ne pensais pas grand bien de my pre^
cious self. Mdntenant j'ai un peu plus d'estime
pour moi, non pas que je me croie devenu meil-
leur, mais c'est le monde qui est devenu pire. Je
pars dans huit jours pour Arles, où je vais expro-
prier force canaille qui habite le théâtre antique ;
n'est-ce pas une jolie occupation? Vous seriez
aimable de m'écrire avant mon départ une lettre
remplie de douceurs. J'aime beaucoup qu'on me
gâte, et puis je suis horriblement triste et décou-
ragé. Il faut vous dire que je passe mes soirées à
relire mes œuvres, qu'on réimprime. Je me trouve
bien immoral et quelquefois bote. Il s'agit de dimi-
nuer llmmoralité et la bôtise sans se donner trop
de peine ; d'où il résulte pour moi beaucoup de
hlue devih. Je vous dis adieu et vous baise ti*ës-
humblement les mains. Savez-vous ce que j'ai
A UNE INCONNUE. 63
trouvé dans mes archives? un fil bleu très-court
avec deux nœuds* Je Fai mis dans la bourse.
XVIII
Gh&lon-Bur-Saône, 30 ]a!n 1842.
Vous avez bien deviné la fin de l'histoire : le
derviche fut mystifié par le boulanger, mais le
saint homme n'aimait pas le pain bis.
Je suis dans une ville qui m'est particulière-
ment odieuse, seul dans une auberge à écouter un
vent de sud-est effroyable, qui dessèche tout et
qui produit dans les grands corridors des haimo-
nies à porter le diable en terre. Cela fait que je
suis très-furieux contre la nature entière. Je vous
écris pour me consoler un peu, et je me réjouis
ei^ pensant que, dans votre prochain voyage, vous
aurez plus d'une fols des jours semblables à celui«
ci. J'ai vu dans l'église Saint-Vincent une fort
jolie demoiselle qui faisait des stations. N'appelez*
vous pas ainsi des prières ou quelque chose d'ap**
Cl LETTRES
prochant que Ton dit devant quelques gravures
qui représentent les principales scènes de la
Passion? Sa mère était auprès d'elle qui la sur-
veillait fort attentivement. Tout en prenant des
notes sur de vieux chapiteaux byzantins, je me
demandais ce que pouvait avoir fait cette jeune
fille pour mériter cette pénitence. Le cas devait
être assez grave. Êtes-vous devenue bien dévote,
suivant la mode presque générale maintenant? vous
devez être dévote par la même raison que vous
avez un cachemire bleu. J'en serais fâché cepen-
dant; notre dévotion en France me déplaît; c'est
une espèce de philosophie très - médiocre, qui
vient de l'esprit et non du cœur. Lorsque vous
aurez vu la dévotion du peuple en Italie, j'espère
que vous trouverez, comme moi, que c'est la seule
bonne ; seulement, ne l'a pas qui veut et il faut
être né au delà des Alpes ou des Pyrénées pour
croire sdnsi. Vous ne sauriez vous faire une idée
du dégoût que m'inspire notre société actuelle.
On dirait qu'elle a cherché par toutes les combi-
naisons possibles à augmenter la masse d'ennui
nécessaire dans l'ordre du monde. Je vous
attends à votre retour d'Italie ; vous aurez vu une
A UNE INCONNUE. C3
société où tout tend, au contraire, à rendre l'exis-
tence de chacun plus douce et plus supportable.
Nous reprendrons alors nos discussions sur l'hypo-
crisie, et il est possible que nous nous entendions.
J'ai passé presque tout mon hiver à étudier
la mythologie dans de vieux bouquins latins et
grecs. Cela m'a extrêmement amusé, et, s'il vous
vient jamais en tète l'envie de connaître l'histoire
des pensées des hommes, ce qui est bien plus
intéressant que celle de leurs actions, adressez-
vous à moi et je vous indiquerai trois ou quatre
livres à lire, qui vous rendront aussi savante que
moi, ce qui n'est pas peu dire ! À quoi passez-
vous votre temps? je me demande cela quelque-
fois sans pouvoir trouver une réponse raisonnable.
Si j'avais à tirer votre horoscope, je prédirais que
vous finirez par faire un livre : c'est la consé-
quence inévitable de la vie que vous menez et
que les femmes mènent en France. D'abord de
l'imagination et quelquefois du cœur; puis, de
l'hypocrisie, on passe à la dévotion, puis on se
fait auteur. A Dieu ne plaise que vous en veniez
jamais là!
l'espère voir madame de X... à Paris cette an-
I. 5
63 LETTRES
née, si cela arrivait, je voudrais que vous la vissiez.
Vous apprendriez que le pain bis est plus diflicile
à faire que vous n'avez Fair de le croire. Rien ne
sera plus facile, si vous le voulez bien, que de
faire la connaissance de cette boulangëre-là
Adieu ; le vent souille toujours. Je dois rester
un mois en province, et, si vous avez du temps
à perdre et l'envie de me faire grand plaisir, vous
n'avez qu'à m'écrire à Avignon, poste restante.
XIX
Avignon, 20 juillet 1 8^2.
Puisque vous le prenez sur ce ton, ma foi, je
capitule. Donnez-moi du pain bis, cela vaut mieux
que rien du tout. Seulement,' permettez-moi de
dire qu'il est bis, et écrivez-moi encore. Vous
voyez que je suis humble et soumis.
Votre lettre est venue dans un moment de
tristesse noire causée par cette triste nouvelle
(la mort du duc d'Oi^léans), que je venais d*ap-
A UNE INCONNUE. 67
prendre en revenant d'une course dans les mon-
tagnes. J'avais grand besoin d'une lettre d'un
autre siyle ; telle qu'elle était, votre lettre a été
du moins une diversion.
J'y réponds article par article. La figure de
rhétorique dont vous vous croyez l'inventeur est
connue depuis longtemps. On pourrait avec le
grec lui donner un nom nouveau et très-baroque.
En français, elle est connue sous le nom moins
pompeux de menterie. Servez-vous-en avec moi
le moins que vous pourrez. N'en abusez pas avec
les autres. Il faut garder cela pour les grandes
occasions. Ne cherchez pas trop à trouver le
monde sot et ridicule. Il ne l'est que trop I II
faudrait, au contraire, s'efforcer de se le repré-
senter tel qu'il n'est pas. Il vaut mieux avoir des
illusions que de n'en avoir plus du tout. J'en ai
encore trois ou quatre, dont quelques-unes ne
sont pas bien solides, mais je me bats les flancs
pour les conserver.
Votre histoire est connue : « Il y avait une fois
une idole... » Lisez Daniel -, mais il s'est trompé, la
tête n'était point d'or, elle était d'argile comme
les pieds. Mais l'adorateur avait une lampe à la
68 LETTRES
main et le reflet de cette lampe dorait la tète de
ridole. Si j'étais l'idole (vous voyez que je ne
prends pas cette fois le be^u rôle), je dirais :
(( Est-ce ma faute si vous avez éteint votre lampe?
est-ce une raison pour me briser ? » II me semble
que je deviens un peu bien oriental. Basta! Vous
aimeriez à la folie madame de X..., si vous la con-
naissiez. Ce n'est pas du pdn blanc qu'elle me
donne, mais c'est quelque chose qui le remplace.
Ce n'est pas une boulangère, c'est un boulanger.
Je vois avec peine que votre coquetterie va
toujours croissant. Je suis parfaitement renseigné
sur votre dévotion. Je vous remercie de vos
prières, si elles ne sont point une figure de rhéto-
rique. A propos de votre cachemire bleu, je vous
soupçonnais de dévotion, parce que la dévotion
est, en 18A2, une mode comme les cachemires
bleus. Voilà le rapport que vous ne compreniez
pas, c'était bien clair pourtant. Je suis bien fâché
que vous lisiez Homère dans Pope. Lisez la tra-
du<^ion de Dugas-Montbel, c'est la seule lisible.
Si vous aviez du courage pour braver le ridicule
et du temps à dépenser, vous prendriez la gram-
maire grecque de Planct^e et le dictionnaire du
AUNEINCONNUE. 69
susdit. Vous liriez la grammaire pendant un mois
pour vous endormir. Gela ne manquerait pas son
effet. Après deux mois, vous vous amuseriez à
chercher dans le grec le mot traduit, en général,
assez littéralement par H. Montbel ; deux mois après
encore, vous devineriez assez bien, par l'embarras
de sa phrase, que le grec dit autre chose que ce
que le traducteur lui fait dire. Au bout d'un an,
vous liriez Homère comme vous lisez un air, l'air
et l'accompagnement; Tair, c'est le grec; l'accom-
pagnement, la traduction. Il serait possible que
cela vous donnât l'envie d'étudier sérieusement
le grec, et vous auriez d'admirables choses à lire.
Hais je vous suppose n'ayant pas de toilettes qui
vous occupent ni de gens à qui les montrer. Tout
est remarquable dans Homère. Les épithètes, si
étranges traduites en français, sont d'une justesse
admirable. Je me souviens qu'il appelle la mer
pourpre^ et jamais je n'avais compris ce mot.
L'année dernière, j'étais dans un petit caîque sur
le golfe de Lépante, allant à Delphes. Le soleil
se couchait. Aussitôt qu'il eut disparu, la mer prit
pour dix minutes une teinte violet foncé magni-
fique, n faut pour cela l'air, la mer et le soleil de
70 LETTRES
Grèce. J'espère que vous ne deviendrez jamais
assez artiste pour avoir du plaisir à reconnaître
qu*Homère était un grand peintre. Les dernières
phrases de votre lettre sont pour moi autant
d'énigmes. Vous me dites que vous ne m'écrirez
' plus jamais, ce qui serait fort mal ; d'ailleurs, je
me soumets et vous n'aurez plus de moi que des
compliments. Je crois vous en avoir adressé déjà
plusieurs. Vous m'en demandez sans doute en me
disant que vous n'avez ni cœur ni imagination ; à
force de nier l'un et l'autre, de parti pris, cela
peut porter malheur. Il ne faut pas jouer avec
cela. Mais je crois que vous avez voulu faire un
essai de votre figure de rhétorique sur moi. Heu-
reusement, je sais à quoi m'en tenir.
Si vous avez quelque bonne pensée sur mon
compte, écrivez-la-moî. Je suis encore pour une
quinzaine de jours dans ce pays. Je voudrais vous
dire un mot de la vie que je mène. Je cours les
champs sans rencontrer autre chose que des
pierres. Adieu. J'espère que vous me trouvez
cette fois passablement résigné et convenablet
sîgnora Fomarina?
A UNE INCONNUE. 11
XX
Paris, 27 août 1842.
Je trouve, en arrivant ici, une lettre de vous
moins féroce que les précédentes. Vous eussiez
bien fait de me l'envoyer là-bas. Cette rareté ne
se pouvait posséder trop tôt. Je me hâte de vous
féliciter de vos études grégeoises, et, pour com-
mencer par quelque chose qui vous intéresse, je
vous dirai comment on appelle en grec les per*
sonnes qui ont comme vous des cheveux dont
elles ressentent une juste fierté. C est efplokamos»
Ef^ bien, plokamosy boucle de cheveux. Les deux
mots réunis forment un adjectif. Homère a dit
quelque part :
Nu|&9T) eviïXoxa(toûc KotXv^/û.
Kimfl efplokamouça Calypso.
Nymphe bien frisante Calypso.
N'est-ce pas fort joli? Ahl pour Pamour du
grec, etc.
Je suis bien fâché que vous partiez si tard pour
Ti LETTRES
ritalie» Vous risquez de tout voir à travers des
pluies atroces, qui ôtent la moitié de leur mérite
aux plus belles montagnes du monde, et vous se-
rez obligée de me croire sur parole quand je vous
vanterai le beau ciel de Naples. Vous ne mange-
rez plus de bons fruits, mais vous aurez des bec-
figues, ainsi nommés parce qu'ils se nourrissent
de raisins.
Je n'admets point votre version de la para-
bole.
Il m'est arrivé à mon retour une aventure qui
m'a quelque peu mortifié en me faisant connaître
de quelle espèce de réputation je jouis de par
le monde. Voici. Je faisais mon paquet à Avignon
et me préparais à partir pour Paris par la malle-
poste, lorsque deux figures vénérables entrèrent,
qui s'annoncèrent comme membres du conseil
municipal. Je croyais qu'ils allaient me parler de
quelque église, lorsqu'ils me dirent pompeuse-
ment et prolixement qu'ils venaient recomman-
der à ma loyauté et à ma vertu une dame qui
allait voyager avec moi. Je leur répondis de
très-mauvaise humeur que je serais très-loyal et
très-vertueux, mais que j'étais fort mécontent de
UNE INCONNUE. 33
voyager avec une femme, attendu que je ne pour-
rais pas fumer le long de la route. La malle-poste
arrivée, je trouvai dedans une femme grande et
jolie, simplement et coquettement mise, qui s'an-
Donça comme malade en voiture et désespérant
d'arriver vivante à Paris. Notre tôte- à-tête com-
mença. Je fus aussi poli et aimable qu'il m'est
possible de l'être quand je suis obligé de rester
dans la même position. Ma compagne parlait bien,
sans accent marseillais, était très-bonapartiste,
très -enthousiaste, croyait à l'immortalité de
l'âme, pas trop au catéchisme, et voyait en géné-
ral les choses en beau. Je sentais qu'elle avait une
certaine peur de moi. A Saint-Étienne, le briska à
deux places fut échangé pour une voiture à quatre
places. Nous eûmes les quatre places à nous deux,
et par conséquent vingt-quatre heures de tête-à-
tête à ajouter aux trente premières. Mais, bien
que nous causassions (quel joli mot!) beaucoup, il
me fut impossible de me faire une idée de ma
voisine, si ce n'est qu'elle devait être mariée et
une personne de bonne compagnie. Pour finir, à
Moulins, nous primes deux compagnons assez
maussades, et nous arrivâmes à Paris, où ma
li LETTRES
femme mystérieuse se précipita dans les bras
d'un homme très-laid qui devait être son père.
Je lui ôtai ma casquette, et j'allais monter dans
un fiacre quand mon inconnue, d'une voix émue,
me dit, ayant laissé le père à quelques pas :
« Monsieur, je suis pénétrée des égards que vous
avez eus pour moi. Je ne puis vous en exprimer
assez toute ma reconnaissance. Jamais je n'ou-
blierai le bonheur que j'ai eu de voyager avec un
homme aussi illustre^ » Je cite le texte. Mais ce
mot illustre m'expliqua les conseillers municipaux
et la peur de la dame. Il était évident qu'on avait
vu mon nom sur le livre de la poste, et que la
dame, qui avait lu mes œuvres, s'attendait à être
avalée toute crue, et que cette opinion fort erro-
née doit être partagée par plus d'une autre de
mes lectrices. Comment avez-vous eu l'idée de
me connaître ? Cela m'a mis de mauvaise humeur
pendant deux joufs, puis j'en ai pris mon parti.
Ce qu'il y a de singulier dans ma vie, c'est qu'é-
tant devenu un très-grand vaurien, j'ai vécu deux
ans sur mon ancienne bonne réputation, et qu'après
être redevenu très-moral , je passe encore pour
vaurien.
A UNE INCONNUE. TS
£û vérité, je ne crois pas l'avoir été plus de
trois ans, et je l'étais, non de cœur, mais unique-
ment par tristesse et un peu peut-être par curio-
sité. Gela me nuira beaucoup, je crois, pour
l'Académie; et puis aussi on me reproche de ne
pas être dévot et de ne pas aller au sermon. Je
me ferais bien hypocrite, mais je ne sais pas
m' ennuyer et je n'aurais jamais la patience. Si
vous vous étonnez que toutes les déesses soient
blondes, vous vous étonnerez bien davantage à
Naples en voyant des statues dont les cheveux
sont peints en rouge. Il parait que les belles
dames autrefois se poudraient avec de la poudre
rouge, voire même avec de la poudre d'or. En
revanche, vous verrez aux peintures des Studij
quantité de déesses avec des cheveux noirs. Pour
moi, il me semble difficile de décider entre les
deux couleurs. Seulement, je ne vous conseille
pas de vous poudrer. Il y a en grec un terrible
mot qui veut dire des cheveux noirs : MeXav^ori-
n^ç {Mélankhéli$)\ ce ^^ est une aspiration dia-
bolique.
Je serai à Paris tout l'automne, je pense.
Je vais travailler beaucoup à un livre moVal,
76 LETTRES
aussi amusant que la guerre sociale que vous
porterez à Naples. Adieu. Vous m'a^^z promis
des douceurs, je les attends toujours, mais je n'y
compte guère.
Vous admiriez mon livre de pierres antiques.
Hélas I j'ai perdu la plus belle l'autre jour, une
magnifique Junon, en faisant une bonne action :
c'était de porter un ivrogne qui avait la cuisse
cassée. Et cette pierre était étrusque, et elle te-
nait une faux, et il n'y a aucun autre monument
où elle soit ainsi représentée. Plaignez- moi.
XXI
Vous avez une écriture charmante en grec et
bien plus lisible qu'en français. Mais qui est votre
maître de grec ? Vous ne me ferez pas croire que
vous avez appris à écrire les caractères cursifs en
regardant dans un livre imprimé. Qui est profes-
seur de rhétorique à D...7
Je trouve votre lettre très-aimable. Je vous dis
cela parce que je sais que les compliments vous
A UNE INCONNUE. 77
sont agréables» et puis parce que cela est assez
vrai. Pourtant, comme je ne saurai jamais me
corriger du malheureux défaut de dire ce que je
pense aux gens qui ne sont pas tout le monde pour
moi, vous saurez que je vous vois faire des pro-
grès bien rapides en satanisme et que je m'en
afilige. Vous devenez ironique, sarcastique et
même diabolique. Tous ces mots-là sont tirés du
grec, comme trop mieux savez, et votre profes-
seur vous dira ce que j'entends par diabolique ;
ÂiaSo^od, c'est-à-dire calomniateur. Vous vous
moquez de mes plus belles qualités, et, quand
vous me louez, c*est avec des réticences et des
précautions qui ôtent à l'éloge tout son mérite. Il
est trop vrai que j'ai fréquenté, à une certaine
époque de ma vie, très-mauvaise compagnie.
Hais, d'abord, j'y allais par curiosité surtout et
j'y suis demeuré toujours comme en pays étran-
ger. Quant à la bonne compagnie, je l'ai trouvée
bien souvent mortellement ennuyeuse. Il y a deux
endroits où je suis assez bien, où, du moins, j'ai
la vanité de me croire à ma place : 1^ avec des
gens sans prétention que je connais depuis long-
temps; 2"" dans une venta espagnole, avec des
78 LETTRES
muletiers et des paysannes d'Andalousie. Écrivez
cela dans mon oraison funèbre et vous aurez dit la
vérité.
Si je vous parle de mon oraison funèbre, c'est
que je crois qu'il est temps de vous y préparer.
Je suis très-souflrant depuis longtemps, et sur-
tout depuis quinze jours. J'ai des éblouissements,
des spasmes, des migraines horribles. Il doit y
avoir quelque grand accident à ma cervelle, et je
pense que je puis devenir bientôt, comme dit
Homère, convive de la ténébreuse Proserpine. Je
voudrais savoir ce que vous direz alors. Je serais
charmé que vous en fussiez triste pour quinze
jours. Trouvez-vous ma prétention exagérée? Je
passe une partie de mes nuits à écrire, ou à dé-
chirer ce que j'ai écrit la veille ; de la sorte j'avance
peu. Ce que je fais m'amuse ; mais cela amusera-
t-il les autres? Je trouve que les anciens étaient
bien plus amusants que nous ; ils n'avaient pas de
buts si mesquins ; ils ne se préoccupaient pas
d'un tas de niaiseries comme nous. Je trouve que
mon héros Jules-César fit, à cinquante-trois ans,
des bêtises pour Cléopâtre et oublia tout pour
elle, ce pourquoi peu s'en fallut qu'il ne se noyât
A UNE INCONNUE. 7^
au propre et au figuré. Quel homme de notre
siëde, je dis parmi les hommes d'État, n'est
pas complètement racorni, complètement insen-
sible à l'âge où il peut prétendre à la députation?
Je voudrais montrer un peu la dilTérence de ce
monde-là avec le nôtre; mais comment faire?
Étes-vous arrivé, dans \ Odyssée ^ à un passage
que je trouve admirable? C'est lorsque Ulysse est
chez Alcinoûs inconnu encore et qu'après dîner un
poëte chante devant lui la guerre de Troie. Le
peu que j'ai vu de la Grèce m'a mieux fait com-
prendre Homère. On voit partout dans YOdyssée
cet amour incroyable des Grecs pour leur pays.
Il y a dans le grec moderne un mot charmant :
c'est ÇêviTÊta, l'étrangetè, le voyage. Être en
ÇiviTsia, c'est pour un Grec le plus grand de tous
les malheurs; mais y mourir, c'est ce qu'il y a de
plus effroyable pour leur imagination. Vous rail-
lez ma gastronomie : avez-vous compris les en-
trailles que les héros mangent avec tant de plai-
sir? Les pallicares modernes en mangent encore;
cela s'appelle xovxovp^T^t, et cela est vraiment dé-
licieux. Ce sont de petites brochettes de bois de
lentisque parfumé, avec quelque chose de crous-
80 LETTRES
tillant et d'épicé autour qui, fsdt comprendre sur-
le-champ pourquoi les prêtres se réservaient ce
morceau-là dans les victimes.
Adieu. Si je vous en disais davantage sur ce
sujet, vous me croiriez plus gourmand que je ne
suis. Je n'ai plus d'appétit et rien ne me platt
plus en fait de petits bonheurs. Gela veut dire
(}ue je suis bon à jeter aux corbeaux. Il fera un
temps de chien pendant tout le mois d'octobre, et
ce sera bien fait!
XXII
Paris, 24 octobre 1842.
C'est fort aimable à vous de me laisser dans
l'ignorance de la partie du monde qui a l'avan-
tage de vous posséder. Âdresserai-je cette lettre à
Naples ou à ***, ou bien à Paris? Vous me dites
dans votre dernière lettre que vous allez partir
pour Paris, peut-être pour l'Italie, et, depuis, point
de nouvelles. Je soupçonne que vous êtes ici et
que vous m'en avertirez quand vous serez repartie;
AUNEIT9C0NNUE. 81
cela sera highly in characier. Depuis vous avoir
écrit, j'ai fait un voyage de quelques jours, et, à
mon retour, j*£d trouvé votre lettre de date déjà
si ancienne, que je n'ai pas cru pouvoir vous
répondre à ***. D'ailleurs, j'admire beaucoup
comment, en regardant de gros caractères impri-
més, vous avez deviné l'écriture cursive toute
seule, comme vous dites. Si vous avez un peu de
patience, avec des dispositions semblables, vous
deviendrez une madame Dacier. Pour moi, je ne
m'occupe plus de grec ni de français; je suis
tombé à l'état de fossile, et, lorsque je lis ou écris,
je vois les caractères danser d'une façon très-peu
agréable. Vous me demandez s'il y a des romans
grecs. Sans doute il y en a, mais bien ennuyeux,
selon moi. Il n'est pas que vous ne puissiez
vous procurer une traduction de Thiagène et
Chariclée, qui plaisait tant à feu Racine. Essayez
si vous pouvez y mordre ; il y a encore Daphnis et
Chloéy traduit par Courier. Cela est fort préten-
tieusement naïf et pas trop exemplaire. Enfin, il y
a une nouvelle admirable, mais immorale et très-
immorale : c'est VAne de Lucîmy traduit encore
par Courier. On ne se vante pas de l'avoir lue,
I. 6
S2 LETTRES
mais c'est son chef-d'œuvre I Décidez-yous d'après
cela, je m'en lave les mains. Le mal des Grecs,
c'est que leurs idées de décence et même de
moralité étaient fort différentes des nôtres. Il y a
bien des choses dans leur littérature qui pour-
raient vous choquer, voire même vous dégoûter, si
^ vous les compreniez. Après Homère, vous pouvez
lire en toute assurance les tragiques, qui vous
amuseront et que vous aimerez parce que vous
avez le goût du beau, to xaXo'v, ce sentiment que
les Grecs avaient au plus haut degré et que nous
tenons d'eux, nous autres , happy few. Si vous
avez le courage de lire rhistoire> vous serez
charmée d'Hérodote, de Polybe et de Xénophon.
Hérodote m'enchante. Je ne connais rien de plus
amusant. Commencez par TAnabase ou la Retraite
des Dix Mille i prenez une carte de l'Asie et suivez
ces dix mille coquins dans leur voyage; c'est
Froissard gigantesque. Puis vous lirez Hérodote,
enfin Polybe et Thucydide; les deux derniers
sont bien sérieux. Procurez-vous encore Théocrite
et lisez les Syracusaines. Je vous recommande
bien aussi Lucien, qui est le Grec qui a le plus
d'esprit, ou plutôt de notre esprit ; mais il est bien
%
A UNE INCONNUE. S3
mauYsds sujet, et je n'ose. Voilà trois pages de
grec. Quant à la prononciation, si vous voulez Je
vous enverrai une page de ma main que j*avais
préparée à votre intention, qui vous apprendra la
meilleure, c'est-à-dire la prononciation des Grecs
modernes. Celle des écoles est plus facile, mais
absurde.
Nous avons commencé à nous écrire en faisant
de l'esprit, puis nous avons fait quoi? je ne vous
le rappellerai pas. Voilà que nous faisons de
Téradition. Il y a un proverbe latin qui fait
l'éloge du juste milieu; j'avais l'intention de vous
dire des duretés en commençant ma lettre, et
c'est au grec que vous devez sans doute sa par-
faite douceur. Je ne vous en garde pas moins ran-
cune de la persistance de vos habitudes hypo-
crites; mais, en écrivant, j'ai perdu un peu de ma
mauvaise humeur. Ne regrettez pas le voyage
d'Italie, si vous n'y êtes pas. Il y a fait un temps
effroyable, froid, pluie, etc. Rien déplus laid
qu'un pays qui n'est pas habitué à ces deux
fléaux. Adieu. Je voudrais bien savoir où vous
êtes. — Eppwdo (Fortifie- toi).
C'est la fin d'une lettre grecque. ^
Si LETTRES
P,-5. — En ouvrant un livre, je trouve ces
deux petites fleurs cueillies aux Thermopyles, sur
la colline où Léonidas est mort. C'est une relique,
comme vous voyez.
XXIII
Jeudi, octobre 1842.
Voulez-vous entendre un opéra italien avec
moi aujourd'hui? Je suis le propriétaire d'une
loge les jeudis, avec mon cousin et sa femme. Ils
sont en voyage et je suis seul maître ; il faudrait
que vous eussiez sous la main ou votre frère ou
l'un de vos parents qui ne me connaîtrait pas.
Enfin, vous me feriez grand plaisir en venant.
Répondez-moi un mot avant six heures et je vous
ferai dire le numéro de la loge ; je crois qu'on
donne la Cenerentola. Inventez quelque jolie his-
toire que vous me direz à l'avance pour expliquer
ma présence ; mais que l'histoire soit telle que je
puisse causer avec vous.
A UNE INCONNUE. SSi
XXIV
Vendredi matin, octobre 1842.
Je VOUS remercie bien d'être venue hier, vous
m'avez fait grand plaisir. J'espère que votre
frère n'a rien trouvé d'extraordinaire à la ren-
contre. J'ai un cachet étrusque pour vous ; je ne
puis souffrir celui dont vous vous servez. Je vous
donnerai l'autre la première fois que je vous
verrai. Voici la page de grec que je vous avais
préparée ; quand vous retomberez dans l'érudi-
tion, elle pourra vous servir.
XXV
Hardi soir, octobre 1842.
Je n'ai rien perdu, comme il semble, à attendre
votre réponse; elle est très-laborieusement mé-
chante. Mais la méchanceté ne vous va pas.
K» LETTRES
croyez-moî; abandonnez ce style et reprenez votre
ton de coquetterie ordinaire, qui vous sied à mer-
veille. Il y aurait de la cruauté de ma part à vou-
loir vous voir, puisque cela vous rendrait si
malade qu'il faudrait une quantité extraordinaire
de gâteaux pour vous guérir. Je ne sais où vous
avez pris que j*ai des amis dans les quatre coins
du monde. Vous savez bien que je n'en ai qu'un ou
qu'une à Madrid. Croyez que je suis très-recon-
naissant de la magnanimité que vous avez montrée
à mon égard, l'autre soir aux Italiens. J'apprécie
comme je le dois la condescendance avec laquelle
vous m'avez montré votre figure pendant deux
heures, et je dois à la vérité de dire que je l'ai
fort admirée, comme aussi vos cheveux, que je
n*avais jamais vus d'aussi près; quant à cette
assertion que vous ne m'avez rien refusé de ce
que je vous avais demandé, vous aurez quelques
millions d'années de purgatoire pour cette belle
menterie. Je vois bien que vous avez envie de
ma pierre étrusque, et, comme je suis encore plus
magnanime que vous, je ne vous dirai pas, comme
Léonidas : « Viens et prends ! » mais je vous de-
manderai encore comment vous voulez que je
A UNE INCONNUE. 87
VOUS renvoie. Je ne me rappelle pas vous avoir
comparée à Cerbère; mais vous avez bien quel-
ques rapports, non-seulement parce que vous
aimez beaucoup, comme lui, les gâteaux, mais
aussi parce que vous avez trois têtes, je veux dire
trois cerveaux : l'un d'une coquetterie effroyable,
l'autre d'un vieux diplomate; le troisième, je ne
vous le dirai pas, parce qu'aujourd'hui je ne veux
vous dire rien d'aimable. Je suis très-malade et
très-tourmenté de plusieurs tuiles qui me sont
tombées sur la tête. Si vous avez quelque crédit
sur le Destin, priez-le qu'il me traite bien d'ici à
deux ou trois mois. Je viens de voir Frédégonde^
qui m'a ennuyé fort, malgré mademoiselle Rachel,
qui a de très-beaux yeux noirs sans blanc,
comme le diable, dit-on.
XXVI
Paris, mardi soir.
Je ne vous comprends pas et je suis tenté de
vous prendre pour la pire de toutes les coquettes.
Votre première lettre, où vous me dites que vous
88 LETTRES
ne me connaissez plus , m'avsdt mis de mauvaise
humeur et je n'y ai pas répondu tout de suite.
Aussi vous me dites, avec beaucoup d'amabilité,
que vous ne voulez pas me voir, de peur de vous
ennuyer de moi. Si je ne me trompe, nous nous
sommes vus six ou sept fois en six ans, et, en
additionnant les minutes, nous pouvons avoir passé
trois ou quatre heures ensemble, dont la moitié à ne
nous rien dire. Cependant, nous nous connaissons
assez pour que vous ayez pris quelque estime de
moi, et vous m'en avez donné la preuve jeudi.
Nous nous connaissons même plus que ne font
des gens qui se seraient vus dans le monde, de-
puis le temps que nous causons ensemble assez
librement par lettres. Convenez qu'il est peu flat-
teur pour mon amour-propre que vous me trai-
tiez ainsi après six ans. Au reste, comme je n'ai
pas de moyen de combattre vos résolutions, il en
sera de celle-ci ce que vous voudrez, mais je
trouve un peu niais de ne pas nous Voir. Je vous
demande pardon de ce mot, qui n'est ni poli ni
amical, mais qui est malheureusement vrai, à mon
sens du moins. Je ne me suis nullement moqué
de vous l'autre soir. Je vous ai même trouvé
A UNE INCONNUE. 89
beaucoup d'aplomb. Quant au cachet antique,
vous en verrez une empreinte sur cette lettre, et
il est à vos ordres, lorsque vous m'aurez dit où
je dois vous le donner ; non , comment je dois
l'envoyer. N'offensons pas Vetemal fitness of
things. Je ne vous demande rien en échange,
par la raison que tout ce que je vous ai demandé,
vous me l'avez refusé. Si vous croyez faire mal
en me voyant, ne faites- vous point mal en m'écri-
vant? Gomme je ne suis pas très-fort sur votre
catéchisme, cette question demeure embrouillée
pour moi. Je vous parle trop durement, peut-
être; mais vous m'avez fait de la peine, et les
choses que j'ai sur le cœur, je ne m'en délivre
pas comme vous, en mangeant des gâteaux. En
vérité, cela est digne de Cerbère.
XXVII
Paris, Bamedi, novembre 1842.
Bas Lied des Gljerchens gefâllt mir zu gar;
aber warum haben Sie nicht das Ende geschrie-
90 LETTRES
ben? — C'est vraiment admirable de voir à quel
point cette pierre étrusque vous platt ! Combien
de gâteaux Testimez-vous? Vous n'avez pas seule-
ment cherché à savoir ce qu'il y a dessus. C'est
un homme qui tourne un pot. Il faut dire une
hydrie, c'est plus grec et plus noble. C'était peut-
être le cachet d'un potier autrefois, ou bien il y
a là une allusion mythologique que je pourrais
vous expliquer, si je voulais. Quant à l'autre ca-
chet, son histoire est étrange. Je l'ai trouvé dans
le feu d'une cheminée, rue d'Alger, en tisonnant ;
c'est une très-grosse et très-lourde bague en
bronze; les caractères en sont cabalistiques; on
croit qu'elle a servi à un magicien ou bien à des
gnostiques. Vous y avez vu un petit homme, un
soleil, une lune, etc. N'est-ce pas fort curieux de
trouver cela rue d'Alger dans les cendres? Qui sait
si ce n'est pas au pouvoir mystérieux de cet
anneau que je dois votre chanson de Claire? Je suis
très-réellement malade, mais ce n'est pas une
raison pour ne pas sortir. Par exemple, si vous
vouliez recevoir le cachet étrusque de ma main,
je vous le donnerais avec grand plaisir ; tandis que
cela ferait scandale dans une lettre chez votre por-
A UNE INCONNUE. Oi
lier. Maïs je ne veux plus rien vous demander,
car vous devenez tous les jours plus impérieuse,
et vous avez des raffinements de coquetterie scan-
daleux. Il parait que vous n'appréciez pas les
yeux sans blanc et que vous estimez beaucoup
les blancs-bleus. Vous prenez aussi soin de me
rappeler vos yeux, que je n'ai pas oubliés, bien
que je les aie peu vus. Celui qui vous a appris
cette particulaiûté, que vous osez me dire ignorée
de vous, est-ce votre maître de grec ou votre
maître d'allemand? ou bien dois-je croire que
vous avez appris toute seule l'écriture cursive
allemande comme la grecque? Autre article de
foi à ajouter à l'aversion que vous avez pour les
miroirs. Vous devriez bien cultiver une fleur ger-
manique nommée die Aufrichtigkeit. Je viens
d'écrire le mot Fin au bas de quelque chose de
trës^savant, que j'ai fait avec toute la mauvaise
humeur possible ; reste à savoir s'il n'y a pas des
longueurs dans ce mot. Cependant, je me sens
plus léger depuis que j'ai fini, et plus heureux;
c'est pourquoi je suis si doux et si aimable à votre
égard; sans cela, je vous aurais dit plus vertement
vos vérités. Vous devriez me voir, ne fût-ce que
in LETTRES
pour sortir de l'atmosphëre de flatterie où vous
vivez. Il faut qu'un jour nous allions ensemble au
Musée voir des tableaux italiens; ce sera une
compensation pour le voyage manqué, et l'avan-
tage de m'avoir pour cicérone est inappréciable.
Ce n'est pas une condition pour que je vous donne
mapierre étrusque ; dites conunent, et vous l'aurez.
XXVIII
Paris, no?embre 1842.
H. de Montrond dit qu'il faut se garder des
premiers mouvements, parce qu^ils sont presque
toujours honnêtes. On dirait que vous avez beau-
coup médité sur ce beau précepte, car vous le
pratiquez avec une rare constance : lorsqu'il vous
vient une bonne résolution, vous l'ajournez tou-
jours indéfiniment. Si j'étais à Givita-Yecchia, je
chercherais, parmi les pierres de mon ami Bucci, •
quelque Minerve étrusque ; ce serait pour vous le
meilleur cachet. En attendant, mon potier est tout
prêt, et je dis toujours comme Léonidas : Mo^àdv
A UNE INCONNUE. 03
'kx'Sl. Je pense le garder encore quelque temps,
jusqu'à la veille de votre départ. Vous saurez que
je suis beaucoup ntiieux et ntioins en proie aux blue
devils. J*ai travaillé même avec plaisir, ce qui
ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Je fais
de grands projets pour mon hiver, et c'est bon
signe pour mon moral. Tout cela me rend de
bonne humeur; car, si je vous écrivais sous le
coup de votre lettre allemande, je vous dirais vos
vérités le plus durement qu'il me serait possible.
Vous n'y perdrez rien, car, si je vois aujourd'hui
en couleur de rose, c'est une raison pour que mes
lunettes prennent bientôt une teinte plus sombre.
Je voudrais bien savoir ce que vous faites et
comment vous passez votre, temps. En vous
voyant si savante en grec et en allemand, etc., je
conclus que vous vous ennuyiez fort à ***, et que
vous passez votre vie avec des livres et quelques
savants professeurs pour vous les commenter.
Hais je me demande si cela n'a pas changé à
Paris, et je m'imagine que votre temps se passe
de tout autre manière. Si je ne vivais pas depuis
longtemps dans la solitude la plus rigoureuse, je
saurais vos faits et gestes» et probablement les
Dl LETTRES.
rapports qu'on me ferait me donneraient une toute
autre idée de vous que vos lettres ne le font ; bien
que vous vous vantiez extrêmement, j*ai la fai-
blesse de croire que vous êtes avec moi plus
franche, je veux dire moins hypocrite que dans le
monde. Il y a en vous des contraires si nom-
breux, que j'en suis fort dérangé pour arriver
à une conclusion exacte, c'est-à-dire à la somme
totale : -f- tant de bonnes qualités, — tant de mau-
vaises » X. Cet X-là m'embarrasse. Lorsque je
vous vis, à votre départ de Paris, chez madame de
Y..., notre amie, votre extrême élégance me surprit
fort. Les gâteaux, que vous mangez de si bon
appétit pour vous remettre des coui'batures que
vous gagnez à l'Opéra, m'ont encore plus étonné.
Ce n'est pas que, parmi vos défauts, je ne compte
en première ligne la coquetterie et la gourman-
dise; mais je croyais que la forme de ces défauts-
là était une forme toute morale ; je croyais que
vous ne songiez pas trop à votre toilette et que
vous étiez femme à manger par distraction ; que
vous aimiez à faire de l'impression sur les gens
par vos yeux et « vos beaux mots » , non pas par
vos robes. Voyez comme je m'étais trompé I Mais,
X
A UNE INCONNUE. 05
cette foiSt TOUS ne me reprocherez pas de voir en
mal : tandis que vous vous pervertissez tous les
jours, il me semble que je m'améliore. Il est une
heure tout à fait indue et j'ai quitté une très*
docte compagnie de Grecs et de Romains pour
vous écrire. Lldée que je dois me lever de bonne
heure demain, c'est-à-dire aujourd'hui, vient de
me passer par la tête et m'empêche de vous ex-
pliquer comme quoi je vaux mieux que je ne
valais, lorsque vous vous amusiez à me mystifier
avec madame *^« A une autre fois mon éloge;
aussi bien je n'ai plus de place.
XXIX
Paris, 2 décembre 1842.
Il y a dans je ne sais quel vieux roman espa-
gnol un conte assez gracieux. Un barbier avait sa
boutique à l'angle de deux rues, et la boutique
avait deux portes. Par une de ces portes, il sortait
et donnait un coup de poignard au passant, et,
rentrant aussitôt, il ressortait par l'autre porte et
06 LETTRES
pansait le blessé. Gelehrten ist gut predigen.
Je n'en yeux pas autrement à votre cachemire
bleu ni à vos gâteaux ; tout cela me semble fort
naturel; j'estime la coquetterie et la gourmandise»
mais quand on les avoue franchement. Et vous
qui aspirez à bon droit à être quelque chose de
plus qu'une femme du monde, pourquoi en au-
riez-vous les défauts ? pourquoi n'êtes-vous ja-
mais franche avec moi? Et, pour vous en donner
l'exemple, voulez-vous ou ne voulez-vous pas
venir avec moi, mardi prochain, au Musée ? Si
vous ne voulez pas, ou si cela vous contrarie ou
vous inquiète, vous aurez votre pierre étrusque
mardi soir dans une petite boite qui vous sera
apportée de la manière la plus simple. Vous êtes
assez amusante avec votre disposition à la coquet-
terie. Vous me reprochez mon insouciance, et, si
je n'étais pas, ou si je ne paraissais pas insouciant,
vous me feriez enrager. Pourquoi porte-t-on un
parapluie? C'est parce qu'il pleut. Madame de
M. *** viendra à Paris malgré vos souhaits. Elle
doit acheter le trousseau de sa fille, qui se marie au
printemps ; et, à moins d'une révolution extraor-
dinaire, ledit trousseau se fera à Paris, et peut-
A UNE INCONNUE. 07
Être la noce aussi. Je ne connais pas le futur;
mais, à force d'intrigues, j'ai contribué à en écarter
un autre qui me déplaisait, quoique irès-excep^
tionnable sous beaucoup de rapports. Il n'était
pas assez grand de taille; il avait, d'ailleurs,
cinq ou six grandesses accumulées sur un petit
corps. Cette action-là est une preuve de mon amé-
lioration. Autrefois, les ridicules des autres m'amu-
saient ; maintenant, je voudrais les épargner à
presque tout le monde. Je suis aussi devenu plus
humain, et, lorsque j'ai revu des courses de tau-
reaux, à Madrid, je n'ai pas retrouvé mes émotions
de plaisir de dix ans plus tôt; et puis j'ai horreur
de toutes les souiTrances et je crois aux souffrances
morales depuis quelque temps. Enfin, je tâche
d'oublier mon moi le plus possible. Voilà, en peu
de mots, la liste de mes perfections.
Ce n'est pas par vanagloria que je voudrais
être académicien. Je me présenterai un de ces
jours, et je serai black-boulé. J'espère avoh' assez
de constance et de fermeté pour prendre bien
la chose et pour persister. Si le choléra revient,
j'arriverai peut-être au fauteuil. Non, je n'ai nulle
vanagloria. Je vois les choses peut-être trop po-
98 LETTRES
sitivement, mais j'ai été escarmeniado pour avoir
vu trop poétiquement. Au reste, croyez que vous
ne saurez jamais ni tout le bien ni tout le mal
qui est en moi. J'sd passé ma vie à être loué
pour des qualités que je n'ai pas et calomnié
pour des défauts qui ne sont pas les miens. Je
me représente maintenant vos soirées passées
entre vos deux frères. Adieu.
XXX
Décembre, lundi matin.
Voilà ce qui s'appelle parler. Demain à deux
heures, là oA vous dites. J'espère vous voir de-
main délivrée de votre migraine, malgré laquelle
vous êtes plus aimable qu'à votre ordinaire.
Adieu; je serai heureux de regarder la Joconde
avec vous. Je suis obligé de courir les quatre
coins de Paris et je n'ai que le temps de vous re-
mercier de votre gracieuseté presque inattendue.
A UNE INCONNUE. 00
XXXI
Mercredi.
N'est-ce pas qu'on fait le diable plus noir qu'il
n'est? Je me réjouis d'apprendre que vous n'êtes
pas enrhumée et que vous avez bien dormi. C'est
plus que je ne puis dire. Veuillez seulement réflé-
chir que le Musée sera fermé le 20 janvier pour
l'exposition des tableaux, et que ce serait pitié de
ne pas lui dire adieu. Vous allez trouver à cette
proposition mille et un mais sans doute. Craignez
de vous repentir, le 21 janvier, de n'avoir pas
retrouvé le courage que vous avez eu hier.
XXXII
Paris, dimanche soir. Décembre.
Votre lettre ne m'a pas surpris un moment, je
m'y attendais. Je vous connais assez maintenant
pour être sûr que, lorsque vous avez eu quelque
bonne pensée, vous vous en repentez, et vous tâ-
chez de la faire oublier bien vite. Vous vous en-
iOO LETTRES
tendez fort bien, d'ailleurs^ à dorer les pilules les
plus amères, c'est une justice que je vous dois.
Comme je ne suis pas le plus fort, je n'ai rien à dire
pour combattre votre héroïque résolution de ne
pas retourner au Musée. Je sais fort bien que vous
n'en ferez qu'à votre tète; seulement, j'espère
que, d'ici à un mois, vous pourrez avoir quelque
pensée plus charitable en ma faveur; peut-être
avez-vous raison. Il y a un proverbe espagnol
qui dit : Entre santa y santOj pared de cal y
canto. Yous me comparez au diable. Je me suis
aperçu que, mardi soir, je ne pensais pas assez à
mes bouquins et trop à vos gants et à vos brode-
quins. Mais, malgré tout ce que vous me dites avec
votre diabolique coquetterie, je ne crois pas que
vous ayez peur de retrouver au Musée nos folies
d'autrefois. Franchement, voici ce que je pense de
vous, et comment je m'explique votre refus :
vous aimez à avoir un but vague à votre coquet-
terie, et ce but, c'est moi. Vous ne le voudriez pas
trop près, d'abord : parce que, si vous manquiez à
le toucher, votre vanité en souffrirait trop, et puis
parce que, en le voyant de trop près, vous trouve-
riez qu'il ne vaut pas la peine qu'on le vise ; ai-je
A UNE INCONNUE. lai
deviné? J'avais envie, l'autre jour, de vous deman-
der quand je vous reverrais, et peut-être m'auriez-
vous dit un jour si je vous en avais bien pressée;
et puis j'ai pensé qu'après m'avoir dit oui, vous
m'écririez non; que cela me ferait de la peine et
me mettrait en colère.
Je vous parle toujours avec la plus niaise
franchise, mais l'exemple ne vous touche point.
XXXIII
Dimanche, 19 décembre 1842.
On voit bien que vous avez eu des professeurs
d'allemand et de grec; mais il est permis de dou-
ter que vous en ayez eu de logique. En effet,
vit-on jamais raisonner de la sorte I par exemple,
lorsque vous me dites que vous ne voulez pas me
voir, parce que, quand vous me voyez, vous crai-
gnez de ne plus me revoir, etc. A ces causes, je
tiens votre lettre pour non avenue. La seule chose
qui m'ait paru claire, c'est que vous avez un
mouchoir à me donner. Envoyez-le-moi ou dîtes-
moi de le recevoir de votre main, ce qui me con-
102 LETTRES
viendrait beaucoup mieux. Je hais les surprises
qu'on m'annonce, parce que je me les représente
beaucoup plus belles qu'elles ne sont en effet.
Croyez-moi, revoyons le Musée ensemble; si je
vous ennuie, tout sera dît, je ne vous y reprendrai
plus; sinon, qui empêche que nous nous voyions
de temps en temps? A moins que vous ne me don-
niez quelque raison intelligible, je persisterai à
croire ce qui vous irrite tant. — Je vous aurais ré-
pondu tout de suite, mais j'avsds perdu votre lettre
et je voulais la relire. J'ai bouleversé nia table, je
l'ai rangée, ce qui n'est pas une petite affaire;
enfin, après avoir brûlé quelques rames de vieux
papiers destinés à ramasser la poussière sur mon
bureau, j'ai cru que votre lettre s'était anéantie
par quelque sortilège. Je l'ai retrouvée tout à
l'heure dans mon Xénophon, où elle était entrée, je
ne sais comment; je l'ai relue avec admiration. Il
faut assurément que vous n'ayez guère de cette
vénération dont vous me parlez quelquefois, pour
me dire tant de sinrazones} mais je vous les par-
donnerai si nous nous voyons bientôt; car, lorsque
vous parlez, vous êtes bien plus aimable que lors-
que vous écrivez.
A UNE INCONNUE. 103
Je suis très-souffrant, je tousse à fendre les
rochers, et cependant je vais lundi soir entendre
mademoiselle Rachel dire des tirades de Phèdre
devant cinq ou six grands hommes. Elle croira
que ma toux est une cabale contre elle. Écrivez-
moi bientôt. Je m'ennuie horriblement, et .vous
feriez une œuvre de charité en me disant quelque
chose d'aimable, comme vous faites quelquefois.
XXXIV
Décembre 1842.
Il y a longtemps que je veux vous écrire. Mes
nuits se passent à faire de la prose pour la posté-
rité; c'est que je n'étais content ni de vous, ni de
moi, ce qui est plus extraordinaire. Je me trouve
aujourd'hui plus indulgent. J'ai entendu ce soir
madame Persiani, qui m'a raccommodé avec la na-
ture humaine. Si j'étais comme le roi Saûl, je la
prendrais en place d'un David. On me dit que
M. de Pongerville, l'académicien, va mourir : cela
me désole, car je ne le remplacerai pas, et je vou-
. drais qu'il attendit jusqu'à ce que mon temps fût
venu. Ce Pongerville-là a traduit en vers un poëte
\
104 LETTRES
latin nommé Lucrèce, lequel mourut à quarante-
trois ans pour avoir pris un philtre à l'effet de se
faire aimer ou de se rendre aimable. Mais, aupa-
ravant, il avait fait un grand poème sur la
PSature des choses^ poëme athée, impie, abomi-
nable, etc.
La santé de M. de Pongerville me tracasse
plus que de droit, et puis je vais être obligé de
me lever à dix heures après -demain pour les
ennuis du jour de l'an. Comment tout le monde
ne s'entend-il pas pour voyager ou aller à tous les
diables, ce jour -là? J'ai encore d'autres ennuis
qui vous feraient rire et que je ne vous dirai pas.
Savez-vous que, si nous continuons à nous écrire
sur ce ton d'aimable confiance, chacun gardant
pour soi ses pensées secrètes, nous n'avons
qu'une ressource, c'est de soigner notre style, puis
de publier un jour notre correspondance, comme
on a fait pour celle de Voiture et de Balzac? Vous
avez surtout une manière de considérer comme
non avenues les choses dont vous ne voulez pas
parler qui fait le plus grand honneur à votre diplo-
matie. Il me semble que vous embellissez. Cela me
paraissait impossible, car la mer ne peut acqué-
A UNE INCONNUE. 1C5
rir de nouvelles eaux. Cela prouve que ce que
vous perdez d'un côté, vous le gagnez deTautre.
On embellit quand on se porte bien ; on se porte
bien quand on a un mauvais cœur et un bon
estomac. Mangez-vous toujours des gâteaux 7
Adieu ; je vous souhaite une bonne fin d'année
et un bon commencement de Tautre, Vos amis
useront vos joues ce jour-là. Lorsque j'aurai
fini la prose dont je vous parlais tout à l'heure,
j'irai pour ma peine passer une dizaine de jours à
Londres. Ce sera vers Pâques.
XXXV
Décembre 1842.
Vous saurez que j'ai été très-malade depuis
que nous ne nous sommes vus. J'ai eu tous les
chats du monde dans la gorge, tous les feux de
l'enfer dans la poitrine et j'ai passé quelques jours
dans mon lit à méditer sur les choses de ce
monde. J'ai trouvé que j'étais sur la pente d'une
montagne dont j'avais à peine, avec beaucoup de
fatigue et peu d'amusement, dépassé le sommet,
que cette pente était bien roide et bien ennuyeuse
106 LETTRES
à dégringoler, Qt qu'il serait assez avantageux de
rencontrer un trou avant d'arriver au bas. Le
seul motif de consolation que j*aie découvert le
long de cette pente, c'est un peu de soleil bien
loin, quelques mois passés en Italie, en Espagne
ou en Grèce à oublier le monde entier, le présent
et surtout l'avenir. Tout cela n'était pas gai; mais
l'on m'a apporté quatre volumes du docteur
Strauss, la Vie de Jésus* On appelle cela de Y exé-
gèse en Allemagne ; c'est un mot tout grec qu'ils
ont trouvé pour dire discussion sur la pointe d'une
aiguille ; mais c'est fort amusant* J'ai remarqué
que plus une chose est dépourvue d'une conclu-
sion utile, plus elle est amusante. Ne pensez-vous
pas un peu de la sorte, sehora caprichosa?,..
XXXVI
Hardi soir. Décembre 1842.
Ce n'est plus du Jean-Paul, c'est du français,
et du français du temps de Louis XY. Belle argu-
mentation, toute fondée sur l'intérêt. II y a des
gens qui achètent un meuble dont la couleur leur
A UNE INCONNUE. i;;7
plaisait ; comme ils ont peur de le gâter, ils y
mettent des housses de toile qu'ils n'ôteront que
lorsque le meuble sera' usé. Dans tout ce que
vous dites et tout ce que vous faites, vous substi-
tuez toujours à un sentiment réel un convenu.
C'est peut-être une convenance* La question est
de savoir ce que c'est pour vous auprès d'autre
chose qu'il serait presque béte et ridicule de lui
comparer dans ma manière de voir. Vous savez que»
bien que je n'aie pas beaucoup d'admiration pour
les mauvais raisonnements, je respecte les con-
victions, même celles qui me paraissent les plus
absurdes. Il y a en vous beaucoup d'idées sau-
grenues, pardonnez-moi le mot^ que je me repro-
cherais de chercher à vous ôter, puisque vous y
tenez et parce que vous n'avez rien à mettre en
place. Mais nous rêvons. N'y a-t-il pas l'appareil
de cal y canio qui nous réveille sans cesse?
Devons-nous chercher encore à fermer la crevasse
par laquelle nous voyons des choses de féerie 7
Que craignez-vous? Il y a dans votre lettre d'au-
jourd'hui, au milieu d'un tas de duretés et de
sombres pensées bien froides, quelque chose qui
est vrai, "te Je crois que je ne vous ai jamais tant
108 LETTRES
aimé qu'hier. » Vous auriez pu ajouter : « Je vous
aime moins aujourd'hui.» Je suis sûre que, si vous
étiez aujourd'hui telle (][ue vous étiez hier, vous
auriez eu les remords que je vous prédisais et
qui ne vous tourmentent guère, à ce qu'il me
semble. Mes remords à moi sont d'un autre genre.
Je me repens souvent d'être trop loyal dans
mon métier de statue. Vous me donniez votre âme
hier, j'aurais voulu vous donner la mienne; mais
vous ne voulez pas. Toujours la housse de toile I
Voilà un sujet sur lequel vous me feriez vous
dire toutes les injures possibles; et pourtant
jamais je n'en ai eu moins d'envie avant d'avoir
reçu votre lettre. Après tout, je suis comme vous r
les bons souvenirs me font oublier les mauvais.
A propos, voyez quelle tendresse I vous me gardez
une surprise pour mon départ. Croyez-vous que
je sois bien impatient? Hier, en revenant de dinar
en ville, je me suis aperçu que je savais par cœur
le discours de Temessa que vous aviez admiré;
et, comme j'étais un peu rêveur, je l'ai traduit en
vei:s; en vere anglais s'entend, car j'abhorre les
vers français. Je vous les destinais, mais vous ne
les aurez pas. D'ailleurs, je me suis aperçu qu'il
A UNE INCONNUE. i09
y avait une horrible faute de quantité dans le mot
Ajax. C'est Ajax qu'il faut, n'est-ce pas ?
Quand vous verrai-je, pour vous dire ce que
vous ne me dites jamais? Vous voyez que nous
commandons au temps. Il se transforme pour
nous. Entre deux tempêtes, nous avons toujours
un jour d'alcyon. Dites-moi seulement deux jours,
car je suis à l'attache maintenant.
. XXXVII
Paris, 3 Janvier 1843.
A la bonne heure, voilà ce qui s'appelle parler.
Vous êtes si aimable quand vous le voulez I
pourquoi donc vous faites-vous souvent si mau-
vaise ? Non, bien entendu, les remerclments par
écrit ne valent rien, et toute la diplomatie que
j'ai mise à vous procurer les lettres de recom-
mandation si chaleureuses pour votre frère
mérite que vous me disiez quelque chose d'ai-
mable. Je vous pardonnerai de très-grand cœur
tout ce que vous me dites de moqueur au sujet
des ballons et de l'Académie, à laquelle je pense
bien moins que vous ne dites. Si je suis jamais
110 LETTRES
académicien, je ne serai pas plas dur qu'un
rocher. Peut-être serai-je alors un peu racorni et
momifié, mais assez bon diable au fond. Pour la
Persiani, je n'ai pas d'autre moyen d'en faire mon
David que d'aller l'entendre tous les jeudis. Quant
à mademoiselle Rachel, je n'ai pas la faculté de
jouir des vers aussi souvent que de la musique ;
et elle — Rachel, non la musique — me remet en
mémoire que je vous ai promis une histoire. Vous
la conterai-je ici, ou vous la garderai-je pour
quand je vous verrai ? Je vais vous l'écrire,
j'aurai sans doute autre chose à vous dire. Donc,
j'ai dîné, il y a une douzaine de jours, avec elle,
chez un académicien. C'était pour lui présenter
Béranger. Il y avait là quantité de grands hommes.
Elle vint tard, et son entrée me déplut. Les
hommes lui dirent tant de bêtises et les femmes en
firent tant, en la voyant, que je restai dans mon.
coin. D'ailleurs, il y avait un an que je ne lui avais
parlé. Après le dîner, Béranger, avec sa bonne
foi et son bon sens ordinaires, lui dit qu'elle avait
tort de gaspiller son talent dans les salons, qu'il
n'y avait pour elle qu'un véritable public, celui
du Tbé&tre * Français, etc. Mademoiselle Rachel
A UNE INCONNUE. 111
parut approuver beaucoup la morale, et, pour
montrer qu'elle en avait profité, joua le premier
acte d'Esther. Il fallait quelqu'un pour lui donner
la réplique et elle me fit apporter un Racine en
cérémonie par un académicien qui fsdsait les fonc-
tions de sigisbée. Moi, je répondis brutalement
que je n'entendais rien aux vers et qu'il y avait
dans le salon des gens qui, étant dans cette par-
tie-là, les scanderaient bien mieux. Hugo s'excusa
sur ses yeux, un autre sur autre chose. Le maître
de la maison s'exécuta. Représentez-vous Rachel
en noir, entre un piano et une table à thé, une
porte derrière elle et se composant une figure
théâtrale. Ce changement à vue a été fort amu-
sant et très-beau; cela a duré environ deux
minutes, puis elle commença :
Est-ce toi, chère Élise 7...
La confidente, au milieu de sa réplique, laisse
tomber ses lunettes et son livre ; dix minutes se
passent avant qu'elle ait retrouvé sa page et ses
yeux. L'auditoire voit qu'Esther enrage quelque
peu. Elle continue. La porte s'ouvre derrière :
c'est un domestique qui entre. On lui fait signe
112 LETTRES
de se retirer. 11 s'enfuit et ne peut parvenir à
fermer la porte. La porte susdite, ébranlée, oscil-
lait, accompagnant Rachel d'un mélodieux cric
crac très-divertissant. Comme cela ne finissait pas,
mademoiselle Rachel porta la main sur son cœur et
se trouva mal, mais en personne habituée à mourir
sur la scène, donnant au monde le temps d'arriver
à l'aide. Pendant l'intermède, Hugo et M. Thiers
se prirent de bec au sujet de Racine. Hugo disait
que Racine était un petit esprit et Corneille un
grand. « Vous dites cela, répondit Thiere, parce
que vous êtes un grand esprit ; vous êtes le Cor-
neille (Hugo prenait des airs de tête très-mo-
destes) d'une époque dont le Racine est Casimir
Delavigne. » Je vous laisse à penser si la modestie
était de mise. Cependant, l'évanouissement passe
et l'acte s'achève, mais fiascheggiando. Quelqu'un
qui connaît bien mademoiselle Rachel dit en sor-
tant : « Comme elle a dû jurer ce soir, en s'en
allant ! » Le mot m'a donné à penser. Voilà mou
histoire ; ne me compromettez pas auprès des aca-
démiciens, c'est tout ce que je vous demande.
Dimanche, je ne vous ai reconnue que lors-
que j'étais tout près de vous. Mon premier mou-
A UNE INCONNUE. 113
vement a été d'aller vers vous ; mais, en vous
voyant trës-accompagnée, j'ai passé mon chemin.
]*ai bien fait, je pense. Il me semble que je vous
ai connu les joues pâles, d'où j'ai conclu qu'elles
étaient roses par la solennité de ce jour.
Bonsoir ou plutôt bonjour. Lundi ou plutôt
mardi. Il est trois heures du matin.
XXXYIII
Jeudi, Janvier 1843.
Profitons du beau temps dès aujourd'hui.
Onc homme xi*eut les dieax tant à la main,
Qa*asseuré fut de vivre au lendemain.
Donc, OÙ VOUS dites « à deux heures, demain
jeudi' », je dis « aujourd'hui », car il est une heure
du matin. Les étoiles brillent, et, en revenant tout
à l'heure du raout ministériel, j'ai trouvé le pavé
aussi tolérable que la dernière fois. Mettez cepen-
dant vos bottes de sept lieues, c'est le plus sûr.
Si, par extraordinaire, vous étiez sortie quand cette
lettre vous arrivera, je vous attendrai jusqu'à
I. 8
lii LETTRES
deux heures et demie ; puis samedi, si vous ne
pouvez aujourd'hui. A une autre que vous, je
dirais autre chose. Je voulais vous écrire aujour-
d'hui, mais je me suis arrêté en pensant à ma pro-
messe. J'ai mal fait. Vous auriez dû me dire
votre heure et votre jour ; cela nous eût épargné
l'inconvénient de nous manquer. J'espère qu'il
n'en sera rien. Je suppose surtout que vous avez
réellement envie de faire cette promenade, car
votre lettre est plus froide que les précédentes. Il
y a dans votre manière un équilibre admirable.
Vous ne voulez jamais que je sois parfaitement
content, et vous prenez d'avance vos mesures
pour me faire enrager. Gela vous sera peut-être
plus difficile que vous ne pensez, car, bien que je
sois malade depuis deux jours, je vois tout couleur
de rose. Hier, j'ai dîné dans une maison où, en-
trant tard au milieu d'un cercle de femmes, j'ai
cru d'abord vous reconnaître, et j'en suis devenu
stupide pendant un quart d'heure. Je ne tournais
pas les yeux vers cette personne qui vous ressem-
blait, et je réfléchissais fort mal, comme lorsqu'on
est troublé, sur ce que je devais faire : vous re-
connaître ou non.
A UNE INCONNUE. 115
Enfin, par un «effort désespéré, je me suis avancé
vers ladite femme, qui s'est trouvée être une
Espagnole que j'ai cependant vue trois ou quatre
fois. II ne tient qu'à elle de croire che ha faito
colpo. Je vous envoie les Sketches de Dickens,
qui m'ont amusé autrefois. Peut-être les avez-
vous lues déjà, mais peu importe I Ainsi, à deux
heures, aujourd'hui jeudi.
XXXIX
Paris, dimanche 10 Janvier 1843.
Je VOUS remercie d'avoir pensé à me rassurer,
mais je crains cette chaleur aux joues dont vous
parlez si légèrement. Je regrette bien, je vous
assure, d'avoir insisté tant pour vous procurer
cette affreuse averse. Il m'arrive rarement de sa-
crifier les autres à mol-même, et, quand cela
m'arrive, j'en ai tous les remords possibles. En-
fin, vous n'êtes pas malade et vous n'êtes pas
fâchée; c'est là le plus important. Il est bien qu'un
petit malheur survienne de temps en temps pour
116 LETTRES
en détourner de plus grands. Voilà la part du
diable faite. Il me semble que nous étions tristes
et sombres tous les deux ; assez contents pourtant
au fond du cœur. Il y a des gaietés intimes qu'on
ne peut répandre au dehors. Je désire que vous
ayez senti un peu de ce que j'ai senti moi-même.
Je le croirai jusqu'à ce que vous me disiez le con-
traire. Vous me dites deux fois : « Au revoir I » C'est
pour de bon, n'est-ce pas? Hais où et comment?
J*ai été si malheureux dans ma dernière invention,
que je suis tout à fait découragé. Je ne m'en fie-
rai plus qu'à vos inspirations.
Je suis trës-enrhumé ce soir, mais la pluie n'y
est pour rien, je pense. J'ai passé toute la mati-
née à voir des talismans et des bagues chal-
déennes, persanes, etc., dans une galerie sans
feu, chez un antiquaire qui mourait de peur que
je ne les lui volasse. Pour le tourmenter, je suis
resté au froid plus longtemps que mon inclination
ne m'y portait.
Bonsoir et au revoir bientôt. C'est à vous à
commander maintenant. Ne fût-ce que pour m'as-
surer que cette pluie ne vous a pas enrhumée,
découragée ni irritée , je voudrais bien vous voir.
 ONE INCONNUE. il7
XL
Dimanche soir, Janvier 1843.
Pour moi, je n'étais pas trop fatigué, et cepen*
dant, en regardant sur la carte nos pérégrina-
tions, je vois que nous aurions dû Fétre tous les
deux. C'est que le bonheur me donne des forces ;
à vous, il vous les ôte. Wer besser liebt? J'ai dîné
en ville et je suis allé à un raout après* Je ne me
suis endormi que très-tard, pensant à notre pro-
menade.
Vous avez raison de dire que c'était un rêve.
Hais n'est-ce pas un grand bonheui: ae pouvoir
rêver quand on le veut bien? Puisque vous êtes
dictatrice, c'est à vous de dire quand vous vou-
drez recommencer. Vous dites que nous n'avons
pas eu de procédés l'un pour l'autre. Je ne com-
prends pas. Est-ce parce que je vous ai trop fait
marcher? Mais comment pouvions-nous faire au-
trement? Moi, je suis très-content de vos pro-
118 LETTRES
cédés, et je les louerais davantage si je n'avais
peur que les éloges ne vous rendissent moins
aimable à l'avenir. Quant aux follies, n*y songez
plus, c'est devenu une charte. Lorsque vous
trouvez à redire à quelque chose, demandez-vous
si vous préféreriez really iruly le contraire?
J'aimerais que vous me répondissiez franchement
à cette question. Mais la franchise n'est pas trop
parmi vos qualités les plus apparentes. Vous vous
êtes moquée de moi, et vous avez pris pour un
mauvais compliment ce que je vous £u dit un jour
de cette envie de dormir, ou plutôt de cette tor-
peur qu'on éprouve quelquefois lorsqu'on se sent
trop heureux pour trouver des mots qui puissent
exprimer ce que l'on éprouve. J'ai bien remarqué
hier que vous étiez sous l'influence de ce som-
meil-là, qui vaut bien toutes les veilles. J'aurais
pu vous reprocher à mon tour vos reproches; mais
j'étais. trop content intérieurement pour troubler
mon bonheur.
Adieu, chère amie ; à bientôt, j'espère.
A UNE INCONNUE. 119
XLI
Mercredi soir, janvier 1843.
J*ai attendu toute la journée une lettre de vous.
Je trouvais le pavé sec et le ciel tolérable. Mais il
parait qu'il vous faut maintenant un soleil comme
celui de jeudi dernier. Je crois, en outre, que
vous aviez besoin d'élaborer la lettre que j'ai reçue
tout à l'heure. Elle contient des reproches et des
menaces, le tout très-gracieusement arrangé
comme vous savez faire. D'abord, je dois vous re-
mercier de votre franchise, et j'y répondrai par
une franchise égale. Pour commencer par les re-
proches, je trouve que vous faites une grosse
affaire pour pas grand'chose. C'est en réfléchis-
sant sur les faits et en les grossissant par vos
réflexions que voup êtes parvenue à faire de ce
que vous appelez vous-même des frivolités^
a star chamber matter. Il n'y a qu'un point
qui vaille la peine d'une explication. Vous me par-
120 LETTRES
lez de précédents, et vous avez l'air de croire que
je travaille à établir des précédents avec la patience
et le machiavélisme d'un vieux ministre. Ayez un
peu de mémoire et vous verrez que rien n'est
plus faux. S'il fallait argumenter d'après les pré-
cédents, j'aurais cité celui du salon de la rue
Saint-Honoré la première fois que je vous revis;
puis notre première visite au Louvre, qui faillit
me coûter un œil. Tout cela vous paraissait asse^
simple alors; maintenant, c'est autre chose. Vous
avez dû voir que je fais quelquefois ce qui me
vient en tête, que j'y renonce dès que j'ai la con-
viction que cela vous déplaît, et que beaucoup plus
souvent je me borne à penser au lieu de faire. En
voilà assez sur les reproches et les précédents.
Quant aux menaces, croyez qu'elles me sont
très-sensibles. Cependant, bien que je les craigne
fort, je ne puis m'empêcher de vous dire encore
tout ce que je pense. Rien ne me serait plus
facile que de vous faire des promesses, mais je
sens qu'il me serait impossible de les tenir. Con-
tentez-vous donc de notre manière d'être passée, '
ou bien ne nous voyons plus. Je dois même vous
dire que l'insistance et l'espèce d'acharnement
A UNE INCONNUE. 121
que vous mettez à me contrarier pour ces frivoli-
tés me les rendent plus chères et m'y font atta-
cher une importance nouvelle. G*est la seule
preuve que vous puissiez me donner des senti-
ments que vous pouvez avoir pour moi. S'il faut
vous voir pour résister aux tentations les plus
innocentes, c'est un travail de saint qui dépasse
mes forces. J'aurais sans doute beaucoup de plaisir
à vous voir, mais la condition de me transfor-
mer en statue, comme ce roi des Mille et une
NuitSy m'est insupportable.
Nous venons de nous expliquer très-clairement
l'un et l'autre. Vous déciderez suivant votre sa-
gesse si nous devons ajourner notre première
promenade à quelques années ou au premier so-
leil. Vous voyez que je n'accepte pas le conseil
d'hypocrisie que vous me donnez. Vous saviez
d'avance que cela m'était impossible. La seule
hypocrisie dont je sois capable, c'est de cacher
aux gens que j'aime tout le mal qu'ils me font. Je
puis soutenir cet effort quelque temps, mais tou-
jours, non. Quand vous recevrez cette lettre, il y
aura huit jours que nous ne nous serons vus. Si
vous persistez dans vos menaces, écrivez-moi tout
122 LETTRES
de suite. Ce sera de votre part une attention de
bonté dont je tous saurai gré.
XLII
Janvier 1843.
Je ne m'étonne plus que vous ayez appris
Tallemand si bien et si vite : c'est que vous possé-
dez le génie de cette langue, car vous faites
en français des phrases dignes de Jean-Paul ; par
exemple, lorsque vous dites : « Ma maladie est
une impression de bonheur qui est presque une
souffrance I » prosaïquement, j'espère que cela veut
dire : « Je suis guérie et je n'étais pas bien ma-
lade. » Vous avez raison de me gronder de n'avoir
pas assez d'égards pour les malades ; je me suis
bien reproché de vous avoir fait marcher, de vous
avoir permis de vous asseoir longtemps à l'ombre.
Quant au reste, je n'ai pas de remords, ni vous
non plus, j'espère. Moi, je n'ai pas de souvenirs
distincts, contre mon habitude. Je suis comme un
chat qui se lèche longtemps la moustache quand
il a bu du lait. Convenez que le repas dont vous
A UNE INCONNUE. 123
parlez quelquefois avec admiration, que le kef
même, qui est supérieur à ce qu'il y a de mieux
en ce genre, n'est rien en comparaison du bonheur
qui est presque une souffrance » . Il n'y a rien
de pire que la vie d'une huître, voire même d'une
huître qui n'est jamais mangée. Vous prétendez
me gâter, vous avez été tellement gâtée vous-
même, que vous vous entendez mal à gâter les
autres. Votre triomphe, c'est de les faire enrager ;
mais, en fait de compliments, vous m'en devriez,
je pense, pour la magnanimité dont j'ai fait preuve
en me laissant rassurer par vous. Je m'admire
moi-même. Ainsi, au lieu de votre sermon, dites-
moi quelque chose de terrible à cette occasion, ou
plutôt dites-moi toutes ces folies couleur de rose
que vous dites si bien. Vous m'avez fait recom-
m
mencer mon voyage en Asie mieux que je ne l'ai
fait. La machine plus rapide que le chemin de fer
est toute trouvée, nous la portons tous les deux
dans nos têtes. J'ai pris le « secret », et, depuis que
j'ai reçu votre lettre, je suis allé avec vous à Tyr
et à Éphèse ; nous avons grimpé ensemble dans la
belle grotte d'Éphèse. Nous nous sommes assis
sur de vieux sarcophages et nous nous sommes
124 LETTRES
dit toute sorte de choses. Nous nous sommes
querellés et raccommodés ; tout a été comme dans
cette prairie l'autre jour. Seulement, il n'y avait
pour nous voir que de grands lézards trës-inoffen-
sifs quoique forts laids. Je ne puis pas même,
in the mincTs eye^ vous voir aussi tendre que je
voudrais ; même à Épbëse, je vous vois un peu
boudeuse et abusant de ma patience.
Vous me parliez l'autre jour de surprise que
vous me feriez ; franchement, comment voulez-
vous que j'y croie? Tout ce que vous pouvez faire
c'est de céder quand vous êtes à bout de mau-
vaises raisons. Mais comment inventerez-vous de
vous-même de donner, quand vous avez le génie
du refus? Je suis bien sûr, par exemple, que vous
n'imaginerez jamais de me proposer un jour pour
nous promener. Voulez-vous lundi ou mardi ? Le
ciel me donne des inquiétudes; cependant, je
compte sur votre bon démon, comme disaient les
Grecs. A ce propos, je veux vous apporter un
passage d'une tragédie grecque que je vous tra-
duirai littéralement, et vous m'en direz votre avis.
, Je crois que la comédie espagnole est restée quelque
part, entre l'endroit de la Tamise où nous avons
A UNE INCONNUE. 125
débarqué et celui où nous nous sommes rembar-
' qués. Je vous en apporterai une autre. Mais, comme
je tiens à ce que vous lisiez l'histoire du comte
de Yilla-Medrana, je vous chercherai le petit poëme
du duc de Biron. Adieu ; n'ayez pas de secondes
pensées et donnez-moi une place dans les pre-
mières. Vous savez pour moi quelles sont les
unes et les autres. Faites-moi penser à vous con-
ter une histoire de somnambule que je voulais
vous dire l'autre jour.
XLIII
Paris, 21 janvier 1843.
Vous êtes bien aimable et je vous remercie de
votre première lettre, qui m'a fait encore plus de
plaisir que la seconde , laquelle sent un peu les
seconds mouvements. Elle a du bon cependant.
Mais écrivez donc plus lisiblement l'allemand. J'ai
bien besoin des commentaires que vous m'ofTrez,
commentaires verbaux s'entend, ce sont les meil-
leurs. D'abord, j'ai lu heilige Empfindung^ puis je
crois qu'il faut lire selige. Mais il y a deux sens.
126 LETTRES
Est-ce sentiment de bonheur ou sentiment passé,
mort; feu sentiment? Si je vous avais vue écrivant,
j'aurais probablement deviné à votre expression ce
que vous vouliez dire. Double coquetterie de votre
part, coquetterie d'écriture, coquetterie d'obs-
curité. Hélas I vous me croyez plus savant que je
ne suis en matière de toilette. J'ai cependant mes
idées très-arrètées sur ce point; je vous les
soumettrai, si bon vous semble ; mais je ne com-
prends pas la plupart des belles choses qu'il faut
admirer, à moins qu'on ne me les démontre;
vous m'expliquerez et je comprendrai tout de suite,
je vous assure. Mais quand et comment 7 ces deux
questions me préoccupent autant que votre pour-
quoi et pour qui ! N'avez-vous pas regretté un peu
les beaux jours passés au soleil de printemps ?
Aucun danger pour les merveilles de bottines ! Si
vous me dites que vous y avez pensé et que
vous y pensez, vous me ferez prendre patience;
mais il faudra plus que penser, il faudra résoudre.
Je n'ai nulle envie de vous rappeler vos pro-
messes ; car j'espère que vous ajouterez à votre
bonne foi à les remplir de bonne grâce, de ne
pas les faire trop attendre. J'ai été tellement con-
A UNE INCONNUE. 127
stemé par cette averse et ce qui s'ensuit, que je
suis devenu tout confit en douceur et en abné-
gation de moi-même. J'ai maintenant assez de
confiance en vous pour croire que vous ne vous
en prévaudrez pas pour devenir tyrannique. Vous
y ayez, je crains, de grandes dispositions ; c'a été
mon défaut autrefois : je dis la tyrannie, mais j'çn
suis corrigé, je m'en flatte. Adieu donc, dearesti
Pensez donc un peu à moi.
XLIV
27 Janvier 1843.
Voici ce qui m'est arrivé. J'étais très-souffrant
ce matin, et j'ai été obligé de sortir pour affaires
de mon commerce ; je suis rentré vers cinq heures
assez furieux, et je me suis endormi devant mon
feu en fumant un cigare et en lisant le docteur
Strauss. Or, il me semblait que j'étais dans le
même fauteuil, mais lisant éveillé, lorsque vous
êtes entrée et m'avez dit : « N'est-ce pas que
c'est la manière la plus simple de nous voir? —
Pas trop bonne, » disais-je, car il me semblait
128 LETTRES
qu'il y avait deux ou trois personnes dans la
chambre. Cependant, nous causions comme si de ]
rien n'était; sur quoi, je me suis éveillé, et j'ai
trouvé qu'on m'apportait une lettre de vous. Voyez
comme il fait bon dormir I Je ne crois pas vous
avoir écrit rien de méchant, et, par conséquent,
je n'ai pas de pardon à vous demander. Ce serait
plutôt à vous de le faire, et vous le faites avec si
peu de contrition et tant d'ironie, que je vois bien
que vous avez perdu cette vénération dont autre-
fois vous m'honoriez. Je ne puis rester cependant
en colère contre vous, malgré mes résolutions, et
je me résigne à être encore votre victime ; mais
n'abusez pas de ma magnanimité. Cela ne serait
ni beau ni généreux. Vous parlez de soleil et vous
m'y renvoyez, c'est presque comme aux kalendes
grecques ; probablement nous en aurons des nou-
velles au mois de juin; mais faut-il attendre
jusque-là? Il est vrai que vous êtes escarmen-
tada du temps nébuleux. Mais, en prenant nos
précautions, ne pourrions-nous pas profiter du
premier temps tolérable? Je ne voudrais pas que
vous vous enrhumassiez à mon occasion. Mettez
vos bottes de sept lieues. Vous voir n'importe en
A UNE INCONNUE. 129
quel costume, c'est ce qui me fera toujours assez
de plaisir. Quel est ce mal de côté dont vous
parlez si légèrement? Savez-vous que les fluxions
de poitrine commencent ainsi? Vous serez allée au
bal et vous aurez eu froid en sortant. Rassurez-
moi bien vite, je vous prie. J'aimerais mieux vous
savoir cross que malade. Si vous vous portez tout
à fait bien, si vous êtes en belle humeur, et qu'il
fasse tant soit peu beau samedi, pourquoi ne ferions-
nous pas cette promenade? Nous pourrions nous
faire mener quelque part, loin des hommes, et
marcher ensemble en causant. Si vous ne pouvez
ou ne voulez samedi, je ne me f&cherai pas;
mais tâchez au moins que ce soit bientôt. Quand
je vous demande quelque chose, vous ne le faites
qu'après m'avoir fait enrager pendant si longtemps,
que vous m'empêchez d'avoir autant de recon-
naissance que je devrais peut-être ; et vous, en
outre, vous vous ôtez tout le mérite que vous
auriez en étant promptement généreuse. Causer
ensemble, et, ce qui nous est arrivé quelquefois,
penser ensemble, est-ce donc un plaisir dont vous
vous lassiez si vite? Il est vrai qu'on ne répond
que pour soi, mais chacune de nos promenades a
I. 9
130 LETTRES
été poiir moi plus heureuse que la précédente, par
les souvenirs qu'elle m'a laissés. J'en excepte la
dernière, et celle-là, je voudrais l'effacer au plus
vite, pour la remplacer par une autre où vous ne
couriez pas le risque d'être malade. Ainsi la paix
est faite ; j'attends vos ordres pour les ratifications
jeudi soir.
XLV
Paris, 3 février 1843.
Ce beau temps ne vous fait-il donc pas penser
à Versailles, et, par conséquent, ne vous donne-t-il
pas envie de rire ? Si vous aviez un peu de logi-
que, vous n'auriez point ri. En effet, vous n'igno-
rez pas que Versailles est le chef-lieu du dépar-
tement de Seine-et-Oise, qu'il y a des autorités
chargées de protéger le faible et qu'on y parle
français. En un tel pays, vous seriez aussi en sûreté
qu'à Paris. De plus, le but que vous vous pro-
posez, c'est de vous promener sans rencontrer des
badauds de votre connaissance. A Verssdlles, un
A UNE INCONNUE. 431
jour que le musée n'est pas ouvert, vous êtes
sûre de ne trouver personne. Je ne parle ni de
l'air ni de la beauté des lieux, qui ont leur mérite
et qui influent toujours sur la nature des idées.
Je suis persuadé, par exemple, qu'à Versailles,
vous n'auriez point eu cette colère rentrée de
l'autre jour ; je vous en crois parfaitement guérie,
car la fin de votre lettre m'a paru de votre bon
génie. Le commencement sentait un peu votre
diable. Je vous écris en hâte. Je suis accablé de
commissions et je vais bien m'ennuyer. Pensez
un peu à moi, et ne vous fâchez pas. Ne riez pas
trop en y pensant.
XLVI
Paris, 7 février 1843.
Veuillez me permettre un calcul très-simple, et
tout sera dit sur Versailles. C'est donc très-diflî-
cile, une promenade d'une heure dans un si beau
jardin ? Or, ce jour de grand brouillard, n'avons-
132 LETTRES
nous pas passé deux heures au musée ensemble?
J*ai dit.
Vous me faites rire avec les commissions qu'on
me donne, à ce que vous supposez. Bien que
celles-ci ne me manquent pas, les commissions
dont je vous parlais sont des réunions où plusieurs
personnes ne font pas la besogne que ferait un
seul beaucoup mieux. Ne croyez pas être la seule
qui fasse des commissions. J*ai couru tout Paris
pour acheter des robes et des chapeaux, et, mer-
credi, j'ai rendez-vous pour commander un cos-
tume de bergère rococo. Tout cela pour les deux
filles de madame de M***. Conseillez -moi. Quel
costume doivent-elles avoir pour un bal travesti?
Une Ecossaise et une Cracovienne sont en route.
J'ai une bergère ; il me faut encore un autre dégui-
sement. Voici le signalement : l'aînée est brune,
pâle, un peu moins grande que vous, très-jolie,
expression gaie. L'autre est très -grande, très-
blanche, prodigieusement belle, avec les cheveux
qu'aimait le Titien. J'en voudrais faire une bergère
avec de la poudre. Conseillez-moi pour l'autre.
Je me demande pourquoi vous me semblëz si
embellie, et je ne puis trouver de réponse satis-
A UNE INCONNUE. 133
faisante. Est-ce parce que vous avez l'air moins
efTarouché? Cependant, la dernière fois, vous me
faisiez penser à un oiseau qu'on vient de mettre
en cage. Vous m'avez vu trois mines, je ne vous
en connais que deux. L'effarouchement est une
sorte de dépit radieux que je n'ai vu qu'à vous.
Vous m'accusez à tort d'être mondain ; depuis
quinze jours, je ne suis sorti qu'une fois le soir
pour faire une visite à mon ministre. J'ai trouvé
toutes les femmes en deuil, plusieurs avec des
mantilles ; non, des barbes noires qui les font
ressembler à des Espagnoles ; cela m'a paru fort
joli. Je suis d'une tristesse et d'une maussaderie
étranges. Je voudrais bien vous chercher querelle,
mais je ne sais sur quoi. Vous devriez m' écrire
des choses très- aimables et très- senties, je tâche-
rais de me figurer votre mine en les écrivant, et
cela me consolerait.
Mon roman vous amuse-t-il? Lisez la fin du
deuxième volume : M. Yellowplush. — C'est une
assez bonne charge, à ce qu'il me semble. Adieu,
écrivez-moi bientôt.
Je rouvre ma lettre pour vous prier de remar-
quer que le temps a l'air de se rasséréner.
13i LETTRES
XLVII
Paris, dimanche 11 février 1843.
Je ne sais trop si je dois croire pieusement
tout ce que vous me dites, dans votre lettre» de
votre indisposition et des affaires qui vous retien-
nent. Au milieu de toutes les choses aimables
que vous me dites, je crois que vous n'avez guère
envie de me voir. Me trompé-je, ou bien est-ce
que je suis si peu habitué à vos douceurs, que je
ne puis les croire vraies? Mardi, serez-vous guérie?
serez-vous libre? serez-vous d'aussi bonne humeur
que mercredi passé? Hier, dans l'après-midi, il a
fait un temps superbe; peut-être serons-nous
autant favorisés mardi prochain, si mon baro-
mètre ne m'abuse. J'ai quelque chose pour vous
qui vous paraîtra fort bête peut-être. Depuis que
je ne vous ai vue, j'ai beaucoup couru le monde,
et fait quantité de bassesses académiques. J'en
avais perdu l'habitude, et cela m'a fort coûté;
mais je crois que je m'y referai assez vite. Aujour-
A13NEINC0NNUE. 135
d'hui, j'ai vu cinq illustres poètes ou prosateurs,
et, si la nuit ne m'eût surpris, je ne sais si je n'au-
rais pas achevé tout d'un trait mes trente-six visi-
tes. Le drôle, c'est quand on rencontre des rivaux.
Plusieurs vous font des yeux à vous manger tout
cru. Je suis, au fond, excédé de toutes ces corvées,
et je serais heureux de tout oublier pendant une
heure avec vous.
XLVIII
11 féTrier 1843.
Cette neige ne se charge-t-elle pas toute seule
de dire non, sans que vous vous en mêliez?
Cela devrait vous guérir de cette mauvaise habi-
tude de négation. Le diable est bien assez mé-
chant sans que vous alliez sur ses brisées. Tai
beaucoup souffert la nuit passée. J'ai eu la fièvre
et des élancements très-douloureux. Ce soir, je
vais assez bien. Il me semble que, dans votre
billet, vous cherchez le moyen de me fah-e quel-
que querelle sur notre promenade. Qu'a-t-elle eu
de si malheureux, si vous ne vous êtes pas enrhu-*
136 LETTRES
mée? et je vous ai fait marcher si vite, que je n'en
ai guère d'inquiétude. Vous aviez un air de santé
et de force qui faisait plaisir à voir. Et puis vous
perdez peu à peu quelque chose de votre con-
trainte. Vous gagnez de tout point à ces prome-
nades, sans parler de la variété de connaissances
archéologiques que vous acquérez, sans vous en
donner la peine. Vous voilà déjà passée maîtresse
en matière de vases et de statues. Chaque fois
que nous nous rencontrons, il y a une croûte
de glace à rompre entre nous. Je trouve qu'au
bout d'un quart d'heure seulement nous repre-
nons notre dernière causerie au point où nous
l'avions laissée. Mais, si nous nous voyions plus
souvent, sans doute il n'y aurait plus de glace
du tout. Que préférez-vous, la fin ou le commen-
cement de nos rencontres?
Vous ne m'avez pas remercié de ne pas vous
avoir dit un mot de Versailles. J'y ai pensé sou-
vent, je vous jure. J'avais quelque chose à vous
montrer que j'ai oublié. C'est de Yauld langsyne.
Voyons, devinez si vous pouvez. J'oublie en vous
voyant ce que je voulais dire ; j'ai noté un ser-
mon à vous faire à l'endroit de vos jalousies de
ADNEINCONNUE. i37
votre frère : de la façon dont je conçois votre rôle
de sœur, vous devriez souhaiter à votre frère
quelque belle et bonne passion. Remarquez que
vous ne pourrez jamais rien empêcher, et que, si
vous ne devenez pas confidente heureuse, ou du
moins résignée, vous êtes prédestinée à devenir
étrangère. Adieu. Mon doigt me fait un mal de
chien, mais on me dit que c'est bon signe. Je
vais penser à vos pieds et à vos mains pour faire
diversion. Vous n'y pensez guère, je crois.
XLIX
il fdmep 1843.
Que j'aie été injuste envers vous, cela est pos-
sible et je vous en demande pardon ; mais vous
ne vous mettez pas assez à ma place; et, parce que
vous ne sentez pas comme moi, vous voudriez, ce
qui est impossible, que je ne sentisse qu'à votre
manière. Peut-être devriez-vous me savoir plus
de gré que vous ne faites de tous mes efforts pour
vous ressembler. Je ne craiprends rien à la mine
que vous m'avez faite aujourd'hui. Au reste, à ne
138 LETTRES
s'attacher qu'à la lettre, il y a longtemps que je
vois que vous m'aimez mieux de loin que de près.
Mais ne parlons plus de cela maintenant. Je veux
seulement vous dire que je ne vous fais aucun
reproche, que je ne suis pas mécontent de vous,
et que, si je suis triste quelquefois, vous ne devez
pas croire que je suis en colère. J'ai de vous une
promesse, vous pensez bien que je ne l'oublierai
pas. Je ne sais si je vous la rappellerai. 11 n'y a
rien que je déteste tant que les querelles, et
assurément il en faudrait une pour vous redonner
de la mémoire. Rien de ce qui vous fait de la
peine ne me donnera de plaisir ; ainsi, j'accepte le
programme que vous m'annoncez. Nous avons eu,
en effet, une heureuse inspiration l'autre jour.
Quelle neige et quelle pluie I Quel chagrin si vous
m'aviez remis àaujourd'hui ! Vous craignez toujours
les premiers mouvements ; ne voyez- vous pas que
ce sont les seuls qui vaillent quelque chose et qui
réussissent toujours? Le diable est lent, je crois,
de son naturel et 3e décide toujours pour le plus
long chemin. Ce soir, je suis allé aux Italiens, oji
je me suis assez amusé, bien qu'on ait fait )in suc- 1
ces de claqueurs à mon ennemie madame Viardot. '
A UNE INCONNUE.' 139
J*ai reçu des livres d'Espagne que j'attendais
pour travailler à quelque chose; en sorte que
je suis assez in high spirits pour le moment.
Je souhaite que vous pensiez un peu à moi, et
surtout que nous pensions ensemble. Adieu; je
suis charmé que ces épingles vous plaisent. J'avais
craint qu'elles ne vous eussent inspiré du mépris;
mais, malgi^é le plaisir que j'aurais à vous les voir
porter, ne mettez pas le châle bleu la première
fois. Vous avez dit avec beaucoup de raison qu'il
était trop voyant. .
Paris, lundi sdir, février 1843.
Si je ne craignais de vous gâter, je vous dirais
tout le plaisir que m'ont causé votre lettre, la toute
gracieuse promesse que vous me faites, et surtout
cette impatience de voir revenir le temps sec.
N'est-ce pas une grande folie de votre part de
vouloir prendre des termes fixes pour nos pro-
menades, comme si nous pouvions jamais être
140 LETTRES
assurés d'un jour? N'avais-je pas bien raison de
dire : le plus souvent que vous pourrez 7 II faut tou-
jours supposer, quand il y aura du beau temps
pendant deux jours, qu'il pleuvra deux mois de
suite après. Qu'importe, si, au bout de l'année,
nous nous trouvons en avance de quelques jours
de promenade ? Votre lettre est, en effet, toute de
pi-emier mouvement; c'est pour cela que je l'aime
tant. Je crains seulement que vous n'ayez de si
bonnes dispositions que parce que nous ne pou-
vons en profiter. Cependant, vos bonnes promesses
me rassurent un peu, et vous auriez trop de re-
proches à vous faire si vous ne les teniez pas.
Vous m'avez fait venir toute sorte de pensées,
l'autre soir aux Italiens, avec votre costume cou-
leur d'arc-en-ciel. Mais vous n'avez pas besoin de
coquetterie avec moi. Je ne vous aime pas mieux
en arc-en-ciel qu'en noir...
En vérité, avez-vous été furieuse contre moi par
réflexion? Alors, ce serait un premier mouvement
qui aurait été mauvais pour moi l'autre jour, et
cela me ferait peine et plaisir. Je saurai lequel
des deux en vous voyant.
Je connais la superstition des couteaux et des
A UNE INCONNUE. 141
instruments tranchants, mais point celle des
piquants. J'aurais cru, au contraire, que cela
signifiait attachement, et c'est cela peut-être qui
in*a fait choisir les épingles. Vous rappelez-vous
que vous n'avez pas voulu me laisser ramasser les
vôtres chez madame de P...? J'ai cela encore sur le
cœur avec bien d'autres griefs contre vous. Je vous
les pardonne tous aujourd'hui, mais je les retrou-
verai aussi révoltants lorsque vous y en aurez
ajouté d'autres. C'est un grand malheur que de
ne pouvoir oublier. J'écris aujourd'hui comme
un chat, je ne puis encore tailler ma plume, et je
ne sais si vous pourrez lire mon griffonnage. Il est
presque aussi intelligible que ce que vous écrivez
en blanc. Je suppose que vous allez fort dans
le Dionde ce carnaval. En rangeant ma table,
je m'aperçois que je ne suis point allé à un bal
chez le directeur de l'Opéra. Où est le bon
temps où j'y prenais plaisir? Maintenant, tout
cela m'ennuie horriblement. Ne vous semblé-je
pas bien vieux?
Le temps a l'air de vouloir se remettre, mais je
n'ose rien dire. J'ai juré de vous laisser toute
liberté. — Théodore Hook est mort. Avez-vous lu
142 LETTRES
Ernest Maltraverse et AlicCy de Bulwer? Il y a des
tableaux charmants d'amour jeune et d'amour
vieux. Je les ai tous les deux à votre service.
LI
Jeudi soir, février 1843.
Je cherche vainement dans vos dernières pa-
roles quelque chose qui me soulage en m'irritant
contre vous, car la colère serait un soulagement
pour moi. J'ai brûlé votre lettre, mais je me la
rappelle trop bien. Elle était très-sensée, peut-être
trop, mais très-tendre aussi. Depuis huit jours,
j'ai tant d'envie de vous revoir, que j'en viens
à regretter nos querellés mômes. Je vous écris,
savez-vous pourquoi? C'est que vous ne me répon-
drez pas et que cela me mettra en colère, et tout
vaut mieux que le découragement où vous m'avez
laissé. Rien n'est plus absurde, nous avons eu
parfaitement raison de nous dire adieu. Nous com-
prenons si bien l'un et l'autre les choses raison-
nables, que nous devrions agir le plus raisonna-
blement du monde. Mais il n'y a de bonheur, à ce
A UNE INCONNUE. 143
qu'il parait, que dans les folies et surtout dans les
rêves. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que je n'ai
jamais cru, sinon cette fois, à la persistance de nos
querelles. Mais il y a .dix jours que nous nous
sommes séparés d'une manière presque solennelle
qui m'a effrayé. Étions-nous plus irrités que d'ordi-
naire, plus clairvoyants? nous aimions-nous moins?
Il y avait certainement entre nous, ce jour-là,
quelque chose que je ne me rappelle pas distinc-
tement, mais qui n'avait jamais existé. Les petits
accidents viennent après les grands. En même
temps que je vous disais adieu, mon cousin chan-
geait son jour aux Italiens, et je pense que je ne
vous y rencontrerai plus le jeudi. Je me rappelle
aussi que vous avez dit prophétiquement que je
vous oublierais pour l'Académie, et c'est devant
l'Académie que nous nous sommes quittés. Tout
cela est fort bête, mais cela m'obsède, et je meurs
d'envie de vous revoir, ne fût-ce que pour nous
quereller.
Vous enverraî-je cette lettre? je ne sais trop.
Hier, je suis allé, sur la foi d'un vers grec, à
Saint- Germain -l'Auxerrois. Vous rappelez -vous
quand nous nous devinions toujours?
141 LETTRES
Adieu; répondez-moi. Je me sens un peu sou-
lagé pour vous avoir écrit.
LU
Jeudi matin, février 1843.
HélasI oui, c'est ce pauvre Sharpe * qui vient
d'être frappé d'une façon si soudaine et si cruelle.
Je suis sans nouvelles de lui depuis le 6; si vous
connaissez quelqu'un à Londres qui puisse m'en
donner de certaines, veuillez lui écrire, et savoir
quel est son état, quelles espérances restent en-
core. Peut-être connattriez-vous sa sœur. Je sup-
pose que c'est chez elle que vous l'avez vu. Mal-
gré vous-même, les seconds mouvements ne
paraissent que trop dans votre lettre. Il y a cepen-
dant de ces petites phrases tout sdmables qui
vous échappent à votre insu. Vous vous donnez
beaucoup de peine pour être mauvaise, et vous
n'y parvenez qu'à force d'application.
Avez-vous réfléchi quelquefois comme c'est
1. H. Satton Sharpe, avocat anglais trëe-distiagué.
A UNE INCONNUE. 145
une invention admirable, de mettre dans un beau
palais des tableaux et des statues, et d*y laisser
promener le monde 7 Malheureusement, on va fer-
mer ce beau lieu pour y mettre de vilaines croûtes
modernes. Cela ne vous fait-il pas de la peine?
Croyez- moi, allons faire nos adieux à toutes ces
vieilles statues. Le samedi est un jour admirable,
car il n'y vient que des Anglais peu gênants pour
ceux qui aiment à regarder de près les tableaux.
Que vous semble de samedi, c'est-à-dire après-
demain? Ce sera le dernier samedi. Ce mot de
dernier me fait de la peine. Ainsi donc, à samedi.
Vous me parlez de vos remords pour mon œil. De
quelle espèce sont vos remords? l'accident pour-
vait s'éviter de deux manières : je pouvais ne pas
compromettre mon oeil, vous pouviez le ménager.
C'est, je pense, pour le dernier fait que vous avez
des remords, du moins que vous devez en avoir
eu avant les seconds mouvements. Si vous ne
m'écrivez pas, je vous attendrai samedi à deux
heures devant la Joconde^ à moins d'un temps
horrible ; mais il fera beau, je l'espère, et, s'il sur-
venait quelque contre-temps, ce serait assuré-
ment votre faute.
1. 10
146 LETTRES
Pourquoi vous servez-vous de papier si petit,
et pourquoi m'écrivez- vous trois lignes seulement,
dont deux pour me quereller? Qu'importe que
l'on vive plus vite, pourvu que l'on soit plus heu-
reux 1 N'est-ce pas quelque chose que d'avoir des
souvenirs au lieu d'années de chrysalide dont on
ne se souvient plus?
LUI
Paris, février 1843.
Il m'est arrivé bien souvent dans ma vie de
faire en rechignant des choses que j'ai été bien
aise ensuite d'avoir faites. Je désire qu'il vous
arrive comme à moi. Supposez que le contraire
fût arrivé : n'auriez -vous pas éprouvé un peu
d'impatience d'être venue seule? N'auriez-vous
pas eu, laissez-moi le croire, quelque inquiétude
de m'avoi fait de la peine? Considérez mainte-
nant avec quelque orgueil cette étrange influence
que deux fois vous avez eue sur ma pensée et sur
mes résolutions. Tout le mal, c'est d'avoir eu un
peu d'incertitude. N'admirez-vous pas comme
A UNE INCONNUE. 147
moi cette étrange coïncidence (je ne dirai pas
sympathie, pour ne pas vous déplaire) de nos
pensées? Vous rappelez-vous qu'autrefois nous
fîmes une expérience presque aussi miraculeuse 7
et dernièrement encore, près d'un poêle dans le
musée espagnol, vous avez lu dans ma pensée
aussi. vite que je pensais. Il y a longtemps que je
soupçonne quelque chose de diabolique en vous.
Je me rassure un peu en pensant que j'ai vu vos
deux pieds et que vous n'avez pas le cloven foot.
Pourtant, il se pourrait que, sous ces bottines,
vous m'eussiez caché une petite griffe. Tâchez
donc de me rassurer.
Adieu. Voici le livre dont je vous ai parlé.
LIV
Paris, 9 février 1843.
J'étais inquiet de ne pas recevoir un mot de
vous, non que je craignisse un second mouvement^
mais je vous croyais souffrante et je me repro-
148 LETTRES
chais cette longue promenade et notre retour par
le vent et la pluie. Heureusement, c*est la poste
qui a fait son dimanche et m*a fait attendre
votre lettre. Bien que je souffrisse beaucoup de ce
retard, je ne vous ai pas accusée un seul moment.
Je suis bien aise de vous le dire, pour que vous
sachiez que je me corrige de mes défauts en
même temps que vous des vôtres. Au revoir donc
et à bientôt. Je n*ai plus mal à YasUL Le vôtre,
je pense, est toujours aussi brillant. Comme on
se fait des monstres de tout ! N'aurions-nous pas
eu tort de ne pas nous être revus 7
Je suis bien triste et tourmenté. Un de mes
amis intimes, que je voulais aller voir à Londres,
vient d'être atteint de paralysie. Je ne sais
encore s'il vivra, ou, ce qui serait pire que la
mort, s'il ne demeurera pas longtemps dans cet
affreux état d'insensibilité où cette maladie réduit
les esprits les plus distingués. Je me demande si
je ne devrais pas aller le voir tout de suite.
Ëcrivez-moi, je vous prie, et dites-moi quelque
chose de tendre qui me fasse oublier ces tristes
pensées.
A UNE INCONNUE. 140
LV
Paris, 27 février 1813.
Nos lettres se sont croisées et j'ai été tranquil-
lisé plus tôt que je n'espérais. Je vous en remer-
cie. Votre lettre m'a fait grand plaisir par ce
qu'elle me dit, quoique en style fort énigmatique.
Ce verbe que vous redoutez si fort a toujours un
son bien doux, même quand il est accompagné de
tous ces adverbes dont vous savez si bien l'entor-
tiller. Moquez-vous de ma tristesse et de la mine
que je faisais sur les ruines de Carthage. Marius,
assis comme nous, rêvait peut-être qu'il rentre-
rsdt dans Rome, et moi, je ne voyais guère d'espé-
rance dans mon avenir. Vous m'effrayez, chère
amie, en me disant que vous n'osez plus écrire
et que vous aurez plus de courage pour parler.
Lorsque nous sommes ensemble, c'est le contraire
que vous dites. N'en résultera-t-il pas que vous
ne me parlerez plus et que vous ne m'écrirez
plus? Vous étiez fâchée contre moi, m'avez- vous
150 LETTRES
dit. Était-ce bien juste de votre part et Tavais-je
mérité 7 N'avais-je pas votre promesse et aussi un
peu votre exemple? En êtes-vous restée aveugle ?
Avez-vous conservé un souvenir désagréable?
Étes-vous encore fâchée? Voilà ce que je voudrais
savoir et ce que vous ne me direz sans doute pas.
Je commence à vous savoir par cœur, et je crois
que c'est ce qui m'attriste souvent. II y a en vous
un mélange d'oppositions et de contradictions si
étrange, qu'il y a pour faire enrager un saint. .
• •.•■■•.••• •••••.
J'ai appris hier une bien triste nouvelle. Le
pauvre Sharpe est mort mercredi dernier. J'ai
reçu la nouvelle de sa mort au moment où je le
croyais non-seulement hors de tout danger, mais
sur le point de reprendre ses occupations ordi-
naires. Je ne m'accoutume pas à l'idée de ne plus
le voir. Il me semble que, si j'allais à Londres, je
le retrouverais
A UNE INCONNUE. iL\
LVI
Jeudi soir, 1<' mars 1843.
J'avais bien peur de ne pouvoir vous voir
samedi, et je me promettais de vous bien gronder
pour n'avoir pas voulu l'autre jour. Mais je suis
parvenu à me débarrasser de tous les empêche-
ments. Â samedi donc. Il y a. bien longtemps que
nous n'avons eu de querelle. Ne trouvez-vous pas
que cela est bien doux et bien préférable à nos
colër/îs d'autrefois, qui n'avaient de bon que les
raccommodements 7 Je vous trouve toujours
cependant un défaut : c'est de vous rendre si rare.
A peine nous voyons-nous une fois en quinze
jours. Chaque fois, il semble qu'il y ait une glace
nouvelle à rompre. Pourquoi ne vous retrouvé-je
pas telle que je vous ai quittée ? Si nous nous
voyions plus souvent, cela n'arriverait pas. Je suis
pour vous comme un vieil opéra que vous avez
besoin d'oublier pour le revoir avec quelque plai-
sir. Moi, au contraire! il me semble que je vous
153 LETTRES
aimerais davantage vous voyant tous les jours.
Hontrez-moi que y si tort, et dites-moi un jour
bien proche pour nous revoir. C'est le 11 mars
que mon sort se décide à l'Académie. Le raison-
nement me dit d'espérer, mais je ne sais quel
sentiment de seconde vue me dit tout le con-
traire. — En attendant, je fais des visites fort con-
sciencieusement. Je trouve des gens fort polis,
fort accoutumés à leurs rôles et les prenant très
au sérieux ; je fais de mon mieux pour prendre le
mien aussi gravement, mais cela m'est difficile. Ne
trouvez-vous pas drôle qu'on dise à un homme :
« Monsieur, je me crois un des quarante hommes
de France les plus spirituels, je vous vaux bien, »
et autres facéties 7 II faut traduire cela en termes
honnêtes et variés, suivant les personnes. Voilà le
métier que je fais et qui m'ennuierait fort s'il se
prolongeait. Le 1& correspond aux ides de mars,
jour de la mort de mon héros, feu César. Cela est
ominousy n'est-ce pas 7
•
A UNE INCONNUE. 1j3
LVII
Paris, yendredi matin, 13 mars 1843.
Voici votre cravate. Elle s'est retrouvée samedi
dernier dans rantichambre de Son Altesse royale
monseigneur le duc de Nemours. Personne ne
m'a demandé d'explications de sa présence dans
ma poche. Je vous l'aurais envoyée plus tôt si
je n'avais voulu ajouter le désir de retrouver
votre propriété à celui de me donner de vos nou-
velles, le constate que, bien que le premier soit
très-vif, il n'a pu triompher de l'indifférence que
vous avez sur le second point. Pourquoi avez-vous
si grand'peur du froid ? Il me semble que nous avons
fait une fois un essai de neige qui n'a pas trop
mal réussi. Voici le dégel qui va rendre les rues
impraticables pour je ne sais combien de temps.
Répondez-moi vite. Je vois avec peine que vous
aimez à tourmenter
15i LETTRES
LVIII
Paris, 11 mars 1843.
C'est une grosse faute et presque un crime que
de ne pas profiter du temps admirable qu'il fait.
Que diriez-vous d'une grande promenade pour
demain jeudi? Vous deviez m'avertir.la pre-
mière, mais vous vous en gardez bien. Il faut
absolument que nous allions saluer les premières
feuilles. Elles poussent à vue d'œil. Je pense
aussi à l'influence que le soleil exerce sur votre
humeur, à ce que vous m'avez dit. Je voudrais en
faire l'épreuve. Moi, je vous aime dans tous les
temps ; mais je crois que le bonheur de vous voir
est plus bonheur avec du soleil. Adieu.
LIX
Paris, samedi soir, mars 1843.
Pas la moindre trace de repentir dans votre
lettre. Je regrette la pipe ambrée que vous aviez
A UNE INCONNUE. iS5
choisie. Il y avait quelque chose de particulière-
ment agréable à porter souvent à ma bouche un
don de vous. Mais soit fait' ainsi que vous voulez;
c'est ce que je dis fort couvent, et toujours sans
que ma résignation me profite.
Je suis complètement abruti par le métier que
je fais. La cathédrale me pèse de tout son poids
sur les épaules, sans compter l'espèce de respon-
sabilité que j'ai acceptée dans un moment de zèle
dont je merepens fort aujourd'hui. J'envie beau-
coup le sort des femmes, qui n'ont rien à faire qu'à
tâcher de se faire belles, et préparer l'efiet qu'elles
veulent produire sur les autres. Les autres, cela
me semble un vilain mot, mais je crois qu'il vous
préoccupe plus que moi. Je suis très en colère
contre vous, sans bien en savoir la cause ; mais il
doit y en avoir une très-réelle, car je ne saurais
avou* tort. Il me semble que tous les jours vous
êtes plus égoïste. Dans nousy vous ne cherchez
jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus
elle me parait triste.
Si vous n'avez pas écrit pour ce livre à Londres,
n'écrivez pas ; il est absurde de charger une
femme de semblable commission. Bien que je
156 LETTRES
tienne beaucoup à un livre rare, je ne voudnds
pas que vous pussiez causer l'ombre d'un étonne-
meat en le demandant. L'éditeur du livre est un
quaker très-vertueux, dit-on, lequel aurait eu un
peu tard des preuves que les catholiques espa-
gnols du XV® siècle étaient des gens sans moralité,
malgré. l'Inquisition, et peut-être à cause d'elle.
L'exemplaire original et unique a coûté quinze
cents livres sterling. Il a cent et quelques pages.
J'ai eu tort de vous en parler et plus tort de réflé-
chir si tard à l'énormité de la chose. Adieu .. .
Voici la lettre que j'allais vous faire porter
quand j'ai reçu la vôtre. J'ai été tellement occupé
par mes rapports et mes enquêtes, que je n'ai pu
vous écrire plus tôt. Je vous proposais une prome-
nade mardi, à condition que nous aurions une
heure de plus. Dites-moi si vous êtes libre mardi.
Votre distraction est fort jolie, mais y suis-je
pour quelque chose? That is the question. Quels
pardons avez-vous à me demander? vous ne sentez
pas ce que je sens. Nous sommes si différents,
qu'à peine pouvons-nous nous comprendre. Tout
cela n'empêche ' pas que j'aurai grand plaisir
A UNE INCONNUE. 157
à VOUS voir et que je vous remercie de votre der-
nière lettre, qui est très-aimable. Vous ne m'avez
pas dit où vous alliez à la campagne, ni quand
vous partiez. J'irai à Rouen dans quelques jours.
Adieu encore ; j'espère vous voir mardi, j'es-
père que vous serez en belle humeur et moi
moins triste que je ne suis aujourd'hui.
LX
Jeudi soir, 15 mars 1843.
Cela m'a fait un sensible plaisir S d'autant plus
que je m'attendais à une défaite. On m'apportait
les bulletins à mesure qu'ils s'élaboraient. 11 me
semblait impossible de réussir; ma mère, qui
souffrait depuis quelques jours d'un rhumatisme
aigu, a été guérie du coup. — J'en ai d'autant plus
envie de vous voir. Essayez si je. vous en aime
mieux ou moins, et cela le plus tôt possible. )e suis
harassé des courses que j'ai faites, car il faut
1. Sa nomination comme membre de l'Académie française.
158 LETTRES
maintenant remercier, et remercier amis et enne-
mis, pour montrer qu'on a de la grandeur d'âme.
J*ai le bonheur d'avoir été black-boulé par des
gens que je déteste, car c'est un bonheur que de
n'avoir pas le fardeau de la reconnaissance à
l'égard des personnes qu'on estime peu. Écrivez-
moi, je vous prie, quand vous voulez que nous
nous voyions.
J'ai bien envie que nous fassions quelque
longue promenade.
Vous êtes sorcière, en effet, d'avoir si bien
deviné l'événement. Mon Homère m'avait trompé,
ou bien c'est à M. Yatout que s'adressait sa pré-
diction menaçante.
Adieu, dearest friendl Entre mes épreuves à
corriger, mon rapport à faire, et un peu aussi
le tracas que j'ai eu depuis trois jours, je n'ai
guère trouvé le temps de dormir. Je vais essayer.
— J'aurais d'assez drôles d'histoires à vous con-
ter des hommes et des choses.
A UNE INCONNUE. 150
LXI
17 mars 1843.
Je vous remercie bien de vos compliments,
mais je veux mieux encore. Je veux vous voir et
faire une longue promenade. Je trouve cependant
que vous avez pris la chose trop au tragique.
Pourquoi pleurez-vous 7 les quarante fauteuils ne
valaient pas une petite larme. Je suis excédé,
éreinté, démoralisé et complètement out of my
witê. Puis Arsène Guillot fait un fiasco éclatant et
soulève contre moi Findignation de tous les gens
soi-disant vertueux, et particulièrementdes femmes
à la mode qui dansent la polka et suivent les ser-
mons du P. Ravignan ; tant il y a que Ton dit que
je fais comme les singes, qui grimpent au haut des
arbres et qui, arrivés sur la plus haute branche,
font des grimaces au monde. Je crois avpir perdu
des voix par cette scandaleuse histoire; d'un autre
côté^ j'en gagne. Il se trouve des gens qui m'ont
black-boulé sept fois et qui me disent qu'ils ont été
iCO LETTRES
mes plus chauds partisans. Ne trouvez-vous pas
que cela vaut bien la peine de faire ainsi le péché
de mensonge, surtout pour le gré que j'en sais aux
gens? Tout ce monde où j'ai vécu presque uni-
quement depuis quinze jours me fait désirer avi-
dement de vous voir. Au moins, nous sommes
sûrs l'un de l'autre, et, quand vous me faites des
mensonges, je puis vous les reprocher et vous savez
vous les faire pardonner. Aimez-moi, quelque
vénérable que je sois devenu depuis bientôt trois
jours.
LUI
Lundi soir, 81 mars 1843.
Je suis très-triste et j'ai des remords de ma
fureur d'aujourd'hui. La seule excuse que j'y
trouve, c'est que la transition entre notre halte
délicieuse dans cette espèce d'oasis si étrange
et notre promenade a été trop brusquée, c'est
tomber du ciel en enfer. Si je vous ai affligée,
j'en suis aussi repentant que possible, mais j'es-
père que je ne vous ai pas fait autant de peine
A UNE INCONNUE. 161
que j'en ressentais. Vous m'avez souvent reproché
d'être indifTérent à tous; je suppose que vous
vouliez dire seulement que j'étais peu démonstra-
tif. Lorsque je sors de ma nature, c'est que je
souffre beaucoup. Convenez aussi qu'il est bien
triste, après tant de temps passé ensemble, aprà
être devenus l'un pour l'autre ce que nous sommes,
de vous voir toujours défiante pour moi. Le temps
a été aujourd'hui comme notre humeur. Ce soir,
le voilà rétabli, je pense. Les étoiles sont plus
brillantes que jamais. Organisons quelque course
moins orageuse. Adieu, plus de querelles; je
tâcherai d'être plus raisonnable, tâchez d'être plus
à vos premiers mouvements.
LXIII
Mars 1843.
Moi, j'étais fatigué comme si j'avais fait quatre ou
cinq lieues à pied, mais d'une fatigue si agréable,
que je voudrais la sentir encore ; tout nous a si
bien réussi , que , bien que je sois accoutumé à
voir réussir un plan bien combiné, je partage votre
étonnement. Être si libre et si loin du monde, et
1. "
102 LETTRES
cela par les bienfaits de la civilisation, n'est-
ce pas amusant? Sayez-vous pourquoi je n*ai
pris qu'une fleur de ces jacinthes si jolies et si
blanches, c'est que je voulais en garder pour une
autre fois; qu'en dites-vous? D'ailleurs, en regar-
dant sur ma carte, j'ai vu que nous avions fait
une faute de géographie. Nous nous sommes
trompés d'environ un quart de lieue ; nous devions
aller plus loin ; mais ne regrettons rien, une autre
fois nous ferons mieux. Pour une reconnaissance,
tout n'a pas été mal. Vous avez été surtout excel-
lente. Vous ne m'apprenez rien en me disant que
vous m'avez rendu ce que je vous ai donné ; mais
vous me faites presque autant de plaisir en me
le disant, car cela me prouve que vous ne pensiez
pas les cruelles choses que vous m'avez dites dans
un de nos jours néfastes. Je les oublie tout à fait
aujourd'hui; oubliez aussi mes colères et mes
injures. Vous me demandez si je crois à l'âme.
Pas trop. Cependant, en réfléchissant à certaines
choses, je trouve un argument en faveur de cette
hypothèse, le voici : Gomment deux substances
inanimées pourraient-elles donner et recevoir une
sensation par une féunion qui serait insipide sans
A UNE INCONNUE. 1G3
ridée qu'on y attache? Voilà une phrase bien
pédantesque pour dire que, lorsque deux gens qui
s'aiment s'embrassent, ils sentent autre chose que
lorsqu'on baise le satin le plus doux. Mais l'argu-
ment a sa valeui'. Nous parlerons métaphysique,
si vous voulez, la première fois. C'est un sujet que
j'aime beaucoup, car on ne peut jamais l'épuiser.
Vous m'écrirez, n'est-ce pas, avant lundi, en me
disant où nous nous trouverons? Il faut être là-bas
kune heure, non à une demi-heure. Vous vous en
souviendrez ; par conséquent, il faut nous mettre
en marche à une demi-heure. Tout cela n'est-il
pas clair?
Il est quatre heures et demie, et il faut que je
me lève avant dix heures.
LXIV
Lundi soir. Mars 1843.
Je commence, je crois, à comprendre votre
énigme. En réfléchissant à ce que vous m'avez
dit aujourd'hui, j'arrive où m'avait déjà conduit
iGl LETTRES
4
une espèce de divination instinctive; assurément,
mon plus grand ennemi ou, si vous voulez, mon
rival dans votre cœur, c'est votre orgueil ; tout ce
qui le froisse vous révolte. Vous suivez votre idée,
peut-être à votre insu, dans les plus petits
détails. N'est-ce pas votre orgueil qui est satisfait
lorsque je baise votre main? Vous êtes heureuse
alors, m'avez-vous dit, et vous vous abandonnez
à votre sensation parce que votre orgueil se plait
à une démonstration d'humilité. Vous voulez que
je sois statue parce qu'alors vous êtes ma vie.
Mais vous ne voulez pas être statue à votre tour ;
surtout, vous ne voulez pas cette égalité de
bonheur donné et reçu, parce que tout ce qui est
égalité vous déplaît.
Que vous dirai-je à cela? que, si cet orgueil
voulait se contenter de ma soumission et de mon
humilité, il devrait être content ; je lui céderai
toujours, pourvu qu'il laisse votre cœur suivre ses
bons mouvements. Pour moi, je ne mettrai jamais
sur une même ligne mon bonheur et mon orgueil,
et, si vous vouliez me suggérer des formules
d'humilité nouvelles, je les adopterais sans hési-
ter. Mais pourquoi de l'orgueil, c'est-à-dire de
.A UNE INCONNUE. 1G5
l'égoisme, entre nous ? ôtes-vous donc insensible
au plaisir de s'oublier l'un pour l'autre? Ce senti-
ment d'amitié si étrange que nous éprouvons tous
les deux quelquefois, qui, ce matin par exemple,
nous a amenés là où nous n'avions aucune raison
d'aller, n'est-ce pas une puissance plus douce et
plus vive que toutes celles que vous pourrait
donner votre démon d'orgueil ? Vous avez été si
aimable ce matin, que je ne veux ni ne peux
vous quereller. Je suis cependant d'une humeur
affreuse. Je vous dissds que j'allais m' ennuyer à
un dîner. Figurez-vous que je me suis trompé de
jour, que j'ai mortellement contrarié des gens
qui ne m'attendaient pas et qui me l'ont bien
rendu. J'ai passé ma soirée à regretter de n'être
pas seul chez moi avec mes souvenirs. Je m'at-
tends à une mauvaise lettre de vous. J'ai voulu
vous écrire le premier, car je serai furieux sans
doute après-demain. Vous me rendrez doux
comme un mouton si vous voulez. Voilà l'hiver
revenu tout à fait. Gomment avez-vous supporté
le froid de l'autre jour? celui-ci ne vous effraye-
t-il pas? Je ne sais si vous ferez bien de sortir de-
main ; je crains la responsabilité du conseil, et
1G6 LETTRES
j'aime mieux que vous décidiez. Voilà encore de
l'humilité.
LXV
Vendredi, 29 mars 18i3.
Je sens, par une de ces intuitions ofthe mind's
eycy que le temps sera beau encore pour quelques
jours, mais qu'il se gâtera pour longtemps. D'un
autre côté, notre promenade de Y autre jour, ayant
été à peu près manquée, doit être considérée
conmie non avenue. Les ours seuls en ont pro-
fité. Je leur envie l'intérêt que vous leur portez,
et j'ai le dessein de me faire faire un costume qui
me donne une partie de leurs charmes. Jusqu'à
présent, nous avons toujours marché de l'est au
sud. Il me semble que nous pourrions essayer de
la marche contraire. Nous irions chercher d'abord
notre barrière et le ruisseau peu limpide qui coule
auprès. Nous finirions par où nous commençons
ordinairement. Le diable, c'est que j'ai à travail-
ler dans ce moment plus que d'ordinaire. Cepen->
A UNE INCONNUE. 1C7
dant, si vous pouviez samedi, à trois heures,
nous ferions notre voyage de découverte jusqu'à
cinq heures et demie ; sinon, il faudrait ajourner à
lundi, ce qui serait bien long. Si vous saviez
comme vous étiez gentille l'autre jour, vous ne
voudriez jamais être taquine comme vous Têtes
quelquefois. J'aurais voulu vous voir encore plus
franche; mais il me semblait pourtant que vos
pensées étaient toutes révélées pour moi, bien
que vos paroles fussent plus entortillées que
l'Apocalypse. Je voudrais que vous eussiez la cen-
tième partie du plaisir que j'ai à vous voir penser.
Pour moi, c'était un bonheur si grande que je
crains trop qu'il ne soit pas partagé. Il y a deux
personnes en vous. Vous n'êtes plus comme Cer-
bère, vous voyez. De trois, vous voilà réduite à
deux. L'une, qui est la meilleure, est tout cœur
et toute âme. L'autre est une jolie statue bien polie
parle monde, bien drapée de soie et de cachemire;
c'est un charmant automate dont les ressorts sont
le plus habilement arrangés qui se puissent voir.
Lorsqu'on croit parler à la première, on trouve la
statue. Pourquoi faut-il que cette statue soit si
gentille! Autrement, j'espérerais que, comme les
1G8 LETTRES
vieux chênes d'Espagne, vous perdriez votre
écorce en vieillissant.
Il vaut mieux que vous restiez telle que vous
êtes, mais que la première personne commande
davantage à son automate. Voilà bien des méta-
phores où je m'embrouille.
Je pense en ce moment à une main blanche. 11
me semblait que j'avais envie de vous gronder.
Mais je ne me rappelle plus bien le pourquoi.
C'est moi maintenant qui ai des courbatures.
J'étais accablé en rentrant l'autre jour, et je n'ai
pas, comme vous, la ressource de dormir douze
heures. Il est vrai que je tiens moins que vous à
ne pas m'user. J'espère avoir une lettre de vous
demain, mais vous m'en écrirez une autre pour
me dire si samedi ou lundi... Troisième combinai-
son : samedi jusqu'à quatre heures, et lundi de
deux heures à cinq, Ce serait une perfection, ce
me semble. Il faudrait que j'eusse votre réponse
samedi avant midi.
A UNE INCONNUE. 109
LXVl
Vendredi soir, 8 avril.
J'ai depuis deux jours une horrible migraine,
et vous m'écrivez toute sorte de méchancetés. Le
pire, c'est que vous n'avez pas de remords, et
j'avais quelque espoir que vous en auriez. Je suis,
si accablé, que je n'ai pas même la force de vous
dire des injures. Quel est donc ce miracle dont
vous parlez? Le miracle serait de vous rendre
moins entêtée, et je ne le ferai jamais. Gela est trop
au-dessus de mon pouvoir. Il faudra donc attendre
à lundi pour savoir le mot de l'énigme, puisque
vous ne pouvez demain. Savez-vous qu'il y aura
huit jours que nous ne nous sommes vus? Il y avait
longtemps que nous n'avions tant attendu. En re-
vanche, il faudra faire une longue promenade et
tâcher qu'elle se passe sans disputes. A deux
heures, si vous voulez bien. Je compte précisé-
ment sur le soleil. Votre pensée de Wilhelm
170 LETTRES
Meister est assez jolie, mais ce n'est qu'un so-
phisme^ après tout.
On pourrait dire avec presque autant d'exacti-
tude que le souvenir d'un plaisir est une espèce
de peine. Gela est vrai surtout des demi-plaisirs,
je veux dire de ceux qui ne sont pas partagés.
Vous aurez ces vers si vous y tenez. Vous aurez
même votre portrsdt en Turquesse, que j'ai un peu
arrangé. Je vous ai mis un narghilé à la main
pour plus de couleur locale. Quand je dis vous
aurez tout cela, je veux dire en payant. Si vous ne
vous exécutez pas de bonne grâce, songez que j'ai
une terrible vengeance. On m'a demandé aujour-
d'hui un dessin pour un album qui se vendra au
profit du tremblement de terre. Je donnerai votre
portrait. Qu'en dites-vous? Je me demande quel-
quefois comment je ferai dans cinq ou six semaines
d'ici, quand nous ne nous verrons plus. Je ne
m'accoutume pas à cette idée-là.
A UNE INCONNUE. 171
LXVII
Paris, 15 avril 1843.
J'avais si grand mal aux yeux ce matin et hier»
que je n'ai pu vous écrire. Je suis un peu mieux
ce soir et je ne pleure plus guère. Votre lettre est
assez aimable, contre votre ordinaire. Il v a
même une ou deux phrases tendres, sans mais
et sans secondes pensées. Nous avons des idées
très-différentes sur une foule de choses. Vous ne
comprenez pas ma générosité de me sacrifier
pour vous. Vous devriez me remercier pour m' en-
courager. Mais vous croyez que tout vous est dû.
Pourquoi faut-il que nous nous rencontrions si
rarement dans nos manières de sentir ! Vous avez
fort bien fait de ne pas parler de Catulle. Ce n'est
pas un auteur à lire pendant la semaine sainte,
et il y a dans ses œuvres plus d'uiî passage im-
possible à traduire en français. On voit très-bien
ce qu'était l'amour à Rome vers l'an 50 avant
J.-C, C'était un peu mieux cependant que l'amour
172 LETTRES
à Athènes au temps de Périclës. Déjà les femmes
étaient quelque chose. Elles faisaient faire des
bêtises aux hommes. Leur pouvoir est venu, non
du christianisme, comme on le dit ordinairement,
mais je pense par l'influence qu'exercèrent les
barbares du Nord sur la société romaine. Les Ger-
mains avaient de Texaltation. Ils aimaient l'âme.
Les Romains n'aimaient guère que le corps. Il est
vrai que longtemps les femmes n'eurent pas
d'âme. Elles n'en ont point encore en Orient, et
c'est grand dommage. Vous savez comment deux
âmes se parlent. Mais la vôtre n'écoute guère la
mienne.
Je suis content que vous fassiez cas des vers de
Musset, et vous avez raison de le comparer à Ca-
tulle. Catulle écrivait mieux sa langue, je crois,
et Musset a le tort de ne pas croire à l'âme plus
que Catulle, que son temps excusait. Il est une
heure tout à fait indue. Je vous dis adieu pour
bassiner mon œil. le pleure en vous écrivant. A
lundi. Priez pour que nous ayons un beau soleil.
Je vous apporterai un livre. Mettez vos bottes de
sept lieues.
A UNE INCONNUE. 173
LXVIII
Paris, 4 mai 1843.
/e ne dors plus du tout et je suis d'une hu-
meur de chien. J'aurds bien des choses à dire à
votre lettre. Je ne commencerai pas, à cause de
cette humeur, ou plutôt je tâcherai de la modérer
un peu. Votre distinction entre les deux moi est
fort jolie. Elle prouve votre profond égoïsme.
Vous n'aimez que vous, et c'est pour cela que
vous aimez un peu le moi qui ressemble au vôtre.
Plusieurs fois avant-hier, j'en ai été scandalisé. J'y
pensais assez tristement pendant que vous n'étiez
occupée qu'à contempler les arbres à votre ma-
nière. Vous avez bien raison d'aimer les chemins
de fer. Dans quelques jours, on ira en trois heures
à Rouen et à Orléans. Pourquoi n'irions-nous pas
voir Saint-Ouen? Mais qu'y avait-il de plus beau
que nos bois l'autre jour? Il me semble seulement
que vous auriez dû rester plus longtemps. Lors-
qu'on a assez d'imagination pour expliquer natu-
rellement cette branche de lierre, on doit ne pas
174 LETTRES
être en peine de trouver remploi de quelques
heures. Vous avez donc porté ce lierre dans vos
cheveux le soir? Je ne me doutais guère que ce-
lui-ci devait servir à favoriser vos coquette-
ries.
Je suis tellement mécontent de vous, que voos
trouverez peut-être que j'ai trop du moi que vous
aimez. En vérité, je crois que je mettrai à exécu-
tion la menace que je vous ai faite un jour.
Comment avez- vous trouvé le feu d'artifice?
J'étais chez une Excellence qui a un beau jardin
d'où nous l'avons bien vu. Le bouquet m'a paru
bien. Ce doit être fort supérieur à un volcan, car
l'art est toujours plus beau que la nature. Adieu,
Tâchez de penser un peu à moi.
Nos promenades sont msdntenant une partie de
ma vie, et je ne comprends guère comment je
vivsds auparavant. Il me semble que vous en pre-
nez votre parti très -philosophiquement. Hais
comment serons-nous quand nous nous reverrons?
11 y a six mois, nous reprenions notre conversa-
tion interrompue presque au même mot où nous
en étions restés. En sera-t-il de même? Je ne sais
quelle crainte j'ai que je vous retrouverai toute
A UNE INCONNUE. 175
autre. Chaque fois que nous nous voyons, vous
êtes armée d'une enveloppe de glace qui ne fond
qu'au bout d'un quart d'heure. Vous aurez
amassé à mon retour un véritable iceberg. Allons,
il vaut mieux ne pas penser au mal avant qu'il
arrive. Rêvons toujours. Croiriez -vous qu'un
Romain pût dire de jolies choses et qu'il pût être
tendre? Je veux vous montrer lundi des vers
latins, que vous traduirez vous-même et qui
viennent comme de cire à propos de nos disputes
ordinaires. Vous verrez que l'antiquité vaut mieux
que votre Wilhelm Meister.
LXIX
Mercredi, Juin 1843.
Votre lettre était si bonne et si aimable, qu'elle
a enlevé jusqu'au dernier nuage qui pouvait res-
ter après l'orage de l'autre jom\ Mais il me
semble que nous ne serons sûrs tous les deux
d'avoir oublié que lorsque nous aurons mis d'au-
tres souvenirs entre notre querelle.
Poui'quoi ne nous vemons-nous pas vendredi 7
176 LETTRES
Si cela ne vous dérange pas, vous me ferez le
plus grand plaisir. J'espère qu'il fera beau temps.
Vous me promettez, d'ailleurs, de me dire quelque
chose qui doit être trop important pour pouvoir
être différé. J'apporterai un livre espagnol et nous
lirons, si vous voulez. Vous ne m'avez pas dit si
vous me payeriez mes leçons. Le temps qiû ne se
passe pas à dire ce que vous appelez des folies
me semble si mal employé, qu'il faut du moins
que j'y gagne quelque chose. En fait d'impossi-
bilités, ne pourrais-je aller vous voir et vous don-
ner des leçons d'espagnol à domicile? Je m'ap-
pellerais don Furlano, etc., et vous serais adressé
par madame de P*^^ comme une victime de la
tyrannie d'Espartero. Je commence à trouver un
peu dure cette dépendance où nous sommes du
soleil et de la pluie* Je voudrais bien aussi faire
votre portrait. Vous promettez souvent d'inventer
quelque chose. Vous prétendez gouverner, mais
en vérité vous vous acquittez assez mal de votre
charge. Je ne puis juger que très-imparfaitement
de vos possibles et de vos impossibles. Si vous
méditiez sur le joli problème de se voir le plus
souvent possible, ne feriez-vous pas une bonne
A UNE INCONNUE. 177
action? J'aurais encore bien des choses à vous
dire, mais il faudrait vous reparler de notre que-
relle et je voudrais en anéantir le souvenir. Je ne
veux penser qu'au raccommodement qui s'en est
suivi et que vous avez l'air de regretter. Ce se-
rait cruel. Je suis bien assez fâché de devoir à un
si mauvais motif tant de bonheur.
Adieu. Pensez à votre statue et animez-la sans
la tourmenter d'abord.
LXX
Paris, 14 Juin 1843.
Je suis bien heureux d'apprendre que vous
allez mieux et bien fâché que vous ayez pleuré.
Vous vous méprenez toujours sur le sens de mes
paroles. Vous voyez de la colère ou de la méchan-
ceté où il n'y a que de la tristesse. Je ne me
souviens plus de ce que je vous ai dit cette fois,
mais je suis sûr que je n'a] voulu dire qu'une
chose, c'est que vous m'avez fait beaucoup de
peine. Tous ces querelles qui surviennent entre
I. 12 .
173 LETTRES
Dous me prouvent que nous sommes très-diffé-
rents, et, comme, malgré cette différence-là, il y
â entre nous une affinité grande, — c'est le Wahl-
verwandschaft de Goethe, — il résulte néceàsaire-
ment un combat qui me fait souffrir. Lorsque je
dis que je souffre» ce ne sont pas des reproches
que je vous adresse. Je vois en noir ce qu'un
instant auparavant j'avais vu en couleur de rose.
Vous savez très-bien effacer ce noir avec deux
paroles, et, ce soir, en lisant votre lettre, je
pense avec bonheur que le soleil n'est peut-être
pas perdu. Mais votre système de gouvernement
est toujours le même ; vous me ferez toujours
enrager après m'avoir rendu par moments très-
heureux. Quelqu'un plus philosophe que moi
prendrait le bonheur quand il vient et ne se
fâcherait pas du mal. C'est le défaut de ma
nature de me rappeler tout le mal passé quand je
souffre ; mais aussi je me rappelle tout le bon-
heur quand je suis heureux. J'ai beaucoup tra-
vaillé à vous oublier depuis tantôt trois semaines,
mais je n'y ai pas trop bien réussi. L'odeur de
vos lettres a été une difficulté très-grande à la
tâche que je m'étais imposée. Vous souvenez-vous
A ONE INCONNUE. 179
que j'ai senti cette odeur indienne un jour que
nous nous sommes fait beaucoup de peine et aussi,
je crois, beaucoup de plaisir ?
Je suis accablé d'affaires.
Écrivez -moi vite. J'ai travaillé beaucoup et
à de drôles de choses. Je vous en parlerai quand
nous nous verrons.
LXXI
Paris, samedi soir, 23 Juin 1843.
Je commençais à être fort en peine de vous. Je
craignais que l'humidité ne vous eût fait mal et
je me reprochais de vous avoir raconté si longue-
ment cette sotte histoire. Puisque vous ne vous
êtes pas enrhumée et que vous n'avez pas eu de
colères rentrées, je puis à mon tour me rappeler
avec bonheur tous les moments que nous avons
passés ensemble. Je trouve comme vous que, ce
jour-là, nous avons été plus parfaitement — si par-
faitement peut comporter du plus ou du moins —
heureux que jamais. A quoi cela tient-il ? Nous
n^avons rien dit ni fait d'extraordmaire, si ce
igO LETTRES
n'est de ne pas nous quereller. Et remarquez, s'il
vous plaît, que c'est de vous que les disputes
viennent toujours. Je vous ai cédé sur une infinité
de points, et je n'ai pas été de mauvaise humeur
pour cela. Je voudrais bien que le bon souvenir
que vous gardez de cette journée vous profitât
pour l'avenir. Pourquoi ne me dites-vous pas
tout de suite ce que vous expliquez dans votre
lettre tellement quellement, mais avec une cer-
taine franchise qui me platt?
Je suis flatté que mon conte vous ait amusée;
mon amour-propre d'auteur s'est offensé pour-
tant que vous vous soyez contentée de l'analyse
assez décousue que je vous en ai faite. J'es-
pérais que vous auriez demandé à le lire ou à
Tentendre. Mais, puisque vous ne voulez pas, il
faut en prendre son parti. Néanmoins, s'il faisait
beau mardi, qui nous empêcherait de nous asseoir
tous les deux sur nos sièges rustiques, et moi de
vous faire la lecture? Il y en a pour une heure. Le
mieux, c'est de nous promener tout bonnement.
Le voulez-vous? Le programme sera de ne pas
se disputer. Écrivez- moi vos intentions suprêmes.
A UNE INCONNUE. 181
J'ai reçu madame de M*** et ses filles, florissantes
toutes les trois. Rien de fixé pour mon départ. Il
est fort prochain suivant toute apparence, mais
pourtant ce n'est pas à un adieu définitif qu'il faut
vous attendre*
LXXII
Paris, Juillet 1843.
Vous avez rsdson d'oublier les querelles si vous
pouvez en venir à bout. Elles se grossissent,
comme vous le dites fort bien, lorsqu'on les exa-
mine de près. Le mieux est de rêver toujours le
plus longtemps possible, et, comme nous pouvons
faire toujours le même rêve, cela ressemble fort
à une réalité. Je vais assez bien depuis hier. J'ai
dormi, ce qui ne m'était pas arrivé depuis long-
temps. Il me semble même que je suis en meilleure
humeur depuis que je me suis soulagé en exha-
lant mes vapeurs l'autre jour. C'est dommage
que nous ne nous voyions pas le lendemain
d'une querelle. Je suis sûr que nous serions par-
faitement aimables l'un pour l'autre. Vous m'aviez
promis de m'indiquer un jour; mais vous n'y
182 . LETTRES
avez pas pensé, ou, ce qui serait plus mal, vous
avez cru indecorom de le faire. C'est cette
préoccupation que vous avez sans cesse qui nous
est bien souvent un sujet de brouillerie. A mesure
que le moment de ne plus vous voir approche, je
me sens plus mécontent de moi, et, pour le résul-
tat, c'est comme si j'étais mécontent de vous. J'ai
bien pu dire que vous vous contraignez beaucoup
pour me plaire ; je me prends sans cesse à me
mettre en fureur contre cette contrainte même
qui, dans ce qu'elle a de plus agréable, cache tou-
jours un fond horriblement triste; mais rêver,
c'est le plus sage. A quand? voilà toute la question.
Vous devriez bien me traduire un livre allemand
qui me met au supplice. Rien n'est plus enra-
geant qu'un professeur allemand qui croit avoir
une idée. Le titre est tentant : dos Provocations--
verfahren der Borner ,
LXXIII
Paris, Juillet 18i3.
Voilà une lettre de vous bien aimable et près-
A UNE INCONNUE. 1S3
que tendre. Je voudrais être en disposition moins
mélancolique pour en jouir entièrement. Tout ce
que je puis faire de mieux, c'est de vous remer-
cier de tout ce qu'il y a de bon dans cette lettre
et de ne pas vous parler des idées plus ou moins
tristes qui me viennent à son sujet. Le malheur,
c'est que je ne rêve pas aussi complètement que
vous. Mais laissons cela et parlons d'autre chose.
Je partirai dans dix jours. J'ai été hier à la cam-
pagne faire une visite et j'en suis revenu très-las
et très-triste. Las, parce que je me suis ennuyé,
et triste, parce que je songeais que c'était un beau
jour perdu. Ne vous faites-vous jamais un pareil
reproche ? J'espère que non. Quelquefois, je crois
que vous sentez tout ce que je sens, puis vien-
nent des drawbacks, et alors je doute de tout.
Adieu ; si je continuais à vous écrire, je dirais
des choses que vous ne comprendriez pas comme
je les dirais
us LETTRES
LXXIV
Jeadisoir, 28 Juillet 184X
J'ai lu votre lettre (je parle de la première) une
vingtaine de fois au moins depuis que je l'ai reçue,
et, chaque fois, elle m'a fait éprouver une impres-
sion nouvelle et en général fort triste, mais jamais
elle ne m'a mis en colère. J'ai cherché très-inu-
tilement à y répondre. J'ai pris très-inutilement
un grand nombre de partis, et je reste ce soir
aussi incertain et aussi triste que la première
fois. Vous avez assez bien deviné mes pensées,
peut-être pas entièrement. Vous ne pourriez
jamais les deviner toutes. J'en change d'ailleurs
si souvent, que ce qui est vrai dans un moment
cesse de l'être quelque moments après. Vous
avez tort de vous accuser. Vous n'avez, je pense,
pas d'autre reproche à vous faire que ceux que je
me fais. Nous nous laissons rêver sans vouloir
être éveillés. Peut-être sommes-nous trop vieux
pour rêver ainsi de propos délibéré. Pour ma
A UNE INCONNUE. 185
part) j'approuve le mot de ce Turc; mais rien, ne
serait-ce pas le pire ? J'ai beaucoup varié sur ce
point. Plusieurs fois, il m'est venu en tète de ne
pas vous répondre et de ne plus vous voir. Cela
est fort raisonnable et peut très-bien se soutenir.
L'exécution est plus difficile. À ce propos, vous
avez tort de m' accuser de ne plus vouloir nous
voir. Je n'en ai pas dit un mot. Est-ce encore une
pensée que vous avez surprise? Vous» au con-
traire, vous me la dites très-nettement. Il y
aurait encore autre chose à faire : ce serait de ne
pas s'écrire un mot pendant le voyage que je
vais faire, de penser à nous ou à toute autre
chose, et de se revoir ou de ne pas se revoir au
retour, suivant que la réflexion le conseillerait.
Gela est encore assez rsdsonnable, mais d'exécu-
tion embarrassante. Quand je ne pense plus à votre
lettre et seulement à votre amabilité, savez-vous
ce que je voudrais ? c'est nçus revoir encore une
fois. Cette affaire de l'hôtel de Cluny m'a forcé à
retarder mon départ. Je devrais être en route. Je
crains de ne pouvoir pas signer un maudit pro-
cès-verbal où il faut que mon nom soit avant
lundi. Puisque vous aviez envie de me parler
ÎSO LETTRES
lundi, peut-être n'auriez-vous pas d'objections à
me dire définitivement adieu samedi.
En vous parlant de cela, j'ai peut-être tort.
Dieu sait en quelle disposition vous êtes 1 Âpres
tout, vous pouvez fort bien dire non. Je vous pro-
mets de ne m'en pas fâcher.
LXXV
Paris, Jeudi soir, 2 août 1843.
Je suis moins poétique que vous. La j^m eOpuo-
^£17), c'est-à-dire la large terre, malgré le
mackintosh, était encore plus froide que vous, et
j'en suis enrhumé, mais sans rancune. J'en aurais
à lire tout ce que vous me dites et que vous
croyez agréable. Combien de mais toujours I que
vous êtes ingénieuse à ôter aux autres et à vous-
même l'enchantement qu'ils peuvent avoir! Je
dis enchantement, et j'ai tort sans doute ; car je
ne crois pas que les marmottes en aient. Vous
étiez un de ces jolis animaux-là avant que Brahma
envoyât votre âme dans un corps de femme. A
A UNE INCONNUE. 187
la vérité, vous vous réveillez quelquefois» et,
comme vous dites fort bien, c'est pour quereller.
Soyez donc bonne et gracieuse comme vous savez
l'être. Malgré ma mauvaise humeur, j'aime
mieux vous voir avec vos grands airs indifférents
que de ne pas vous voir du tout. Je vous disais
bien que toute cette botanique ne valait rien ;
mais vous voulez toujours faire à votre tête. J'ai
découvert des choses enccnre plus curieuses que
des courses champêtres sur des indices moins
évidents. Croyez-moi, jetez au feu toutes ces
fleurs fanées, et venez en chercher de nouvelles.
Adieu.
LXXVI
Paris, 5 août 1843.
J'attendais une lettre de vous avec bien de
l'impatience, et plus elle tardait, plus je m'atten-
dais à des seconds mouvements et à toutes leurs
vilaines conséquences. Gomme j'étais préparé à
toutes les injures de votre part, votre lettre m'a
paru meilleure qu'en un autre moment. Vous me
188 LETTRES
dites que vous avez été heureuse aussi, et ce mot
efface tous les autres qui précèdent et qui suivent
pour l'affaiblir. C'est ce que vous m'avez dit de
mieux depuis longtemps, c'est presque la seule
fois où je vous ai senti un cœur fait comme un
autre. Quelle radieuse promenade ! Je ne suis nulle-
ment malade et j'étais l'autre jour assez heureux
pour en garder de la santé et de la bonne
humeur pour longtemps. Si «le bonheur passe
vite, il peut se renouveler. Malheureusement, le
temps se gâte, puis vous parlez de voyage. Peut-
être cette pluie vous a-t-elle ôté l'envie de
courir. Pour moi, elle m'ôte jusqu'à la force de
faire des projets. Pourtant, s'il y avait un bon
jour avant votre départ, ne ferions-nous pas
bien d'en profiter et dédire adieu pour longtemps
à notre parc et à nos bois? Je ne reverrai plus
leurs feuilles de cette année du moins, et cette
idée-là m'attriste. J'espère que vous les regrette-
rez aussi. Quand vous verrez un rayon de soleil,
prévenez-moi, et allons retrouver nos châtaignes
et notre montagne. Vous avez pensé à moi et à
nous pendant un moment bien court, mais le
souvenir n'en reste-t-il pas bien longtemps 7
A CNE INCONNUE. 180
LXXVU
Vézelay, 8 août 18 i3, au soir.
Je vous remercie de m'avoir écrit ua mot
avant mon départ. C'est l'intention qui m'a fait
plaisir et non l'expression de votre lettre. Vous
me dites des choses fort extraordinaires. Si vous
pensez la moitié de ce que vous dites, le plus
sage serait de ne plus nous revoir. L'affection que
vous avez pour moi n'est chez vous qu'une espèce
de jeu d'esprit. Vous êtes toute esprit. Vous êtes
une de ces chilly women of the Northy vous ne
vivez que par la tète. Ce que je pourrais vous
dire, vous ne le comprendriez pas. J'aime mieux
vous répéter encore que je suis fâché de vous
avoir fait de la peine, que c'a été indépendant de
ma volonté et que je vous en demande pardon.
Nos caractères sont aussi différents que nos sta-
mina. Que voulez-vous I vous pouvez quelquefois
deviner mes pensées, mais vous ne me compren-
drez jamais.
190 LETTRES
Je suis ici dans une horrible petite ville perchée
sur une haute montagne, assassiné par les proTin-
ciaux, et fort préoccupé d'un speech que je dois
faire demain. Je représente, et vous me connais-
sez assez pour savoir combien le métier d'homme
public m'est odieux. J'ai pour me consoler un
compagnon de voyage très-aimable et une admi-
rable église qui me doit de ne pas être par terre à
l'heure qu'il est. Lorsque j'ai vu cette église pour
la première fois, c'était fort peu de temps après
TOUS avoir vue à ***. Je me demandais aujourd'hui
si nous étions plus fous alors que maintenant.
Ce qu'il y a de certain, c'est que nous nous
faisions Tun de l'autre une idée probablement
très-différente de celle que nous avons mainte-
nant. Si nous avions su alors combien nous nous
ferions enrager l'un l'autre, croyez-vous que
nous nous serions revus? Il fait un froid affreux,
de la pluie et des éclairs au milieu de tout cela.
J'ai une rame de prose officielle à écrire, et je
vous quitte d'autant plus facilement que ce ne
sont pas des tendresses que j'aurais à vous dire.
Je suis aussi mécontent de moi-même que de
vous. C'est cependant la force des choses à qui
aUNEINCONNDE. 19t
j'en veux le plus. Je serai à Dijon dans quelques
jours. Si vous vouliez m'écrire là, vous me feriez
plaisir, surtout si vous trouviez sous votre plume
quelque chose de moins brutal que votre der-
nière lettre. Vous ne pouvez vous faire une idée
d'une de nos soirées d'auberge. Parmi les idées
les plus riantes qui me viennent à l'esprit, je
pense à aller passer quelque part en Italie le
temps qui doit s'écouler entre ma tournée et le
voyage d'Alger* Je me figure que, de votre côté,
vous avisez aux moyens d'être à la campagne
lorsque je reviendrai à Paris. Que deviendront
tous ces projets-là? En partant, j'ai vu M. de
Saulcy, qui venait de recevoir une lettre de Metz.
On lui faisait un grand éloge de votre frère, qui
plaît beaucoup aux gens à qui on l'a recommandé.
Je vous aurais écrit cela plus tôt sans les mille et
un tracas du départ.
Adieu. Il me semble que je me trouve mieux
pour avoir un peu causé avec vous. Si j'avais
plus de papier et moins de rapports à faire, je se-
rais capable, je crois, de vous dire maintenant
quelque chose de tendre. Vous savez que mes co-
1ères finissent ordinairement de la sorte*
id2 LETTRES
A Dijon, poste restante, et n'oubliez pas mes
titres et qualités I
LXXVIII
Avallon, 14 août 1843.
Je croyais être le 10 à Lyon, j'en suis encore à
plus de soixante lieues. Il faut que je m'arrête à
Autun avant d'avoir de vos nouvelles. Si vous êtes
aimable, vous m'écrirez encore à Lyon. Je suis de
plus en plus content de Vézelay. La vue en est
admirable, et puis j'ai quelquefois du plaisir à
être seul. En général, je me trouve assez mauvaise
compagnie; mais, quand je suis triste sans avoir
de grands motifs pour l'être, quand cette tristesse
n'est pas de la colère rentrée, alors je me plais
dans une solitude complète. J'étais dans cette dis-
position les derniers jours que j'ai passés à Véze-
lay. Je me promenais ou je me couchais au bord
d'une certaine terrasse naturelle qu'un poëte
pourrait bien appeler un précipice, et, là, je philo-
sophais sur le moiy sur la Providence, dans l'hy-
pothèse qu'elle existe. Je pensais à vous aussi, et
 UNE INCONNUE. 193
plus agréablement qu'à moi. Mais cette pensée-là
n'était pas la plusgaie, parce que» aussitôt qu'elle
venait, je me représentais combien je serais heu-
reux de vous voir auprès de moi dans ce coin
ignoré. Et puis, et puis tout cela se terminait par
cette autre pensée plus désolante, que vous étiez
bien loin, qu'il n'était pas facile de se voir et pas
sûr même que vous le voulussiez bien. Ma pré-
sence à Vézelay a beaucoup intrigué la population.
Lorsque je dessinais, surtout lorsque je me ser-
vais d'une chambre claire, un rassemblement
considérable se formait autour de moi, et c'était à
qui bâtirait des conjectures sur mon genre d'oc-
cupation. Cette célébrité ne laissait pas d'être fort
ennuyeuse, et j'aurais bien voulu avoir avec moi
un janissaire pour contenir les curieux. Ici, je s}iis
rentré dans la foule. Je suis venu pour voir un
vieil oncle que je ne connaissais guère. Il a fallu
rester deux jours avec lui. Pour ma peine, il m'a
mené voir quelques têtes sans nez qui proviennent
d'une fouille faite aux environs. Je n'aime pas les
pai'ents. On est obligé d'être familier avec des
gens qu'on n'a jamais vus parce qu'ils se trouvent
fils du même père que votre père. Mon oncle est
I. 13
191 LETTRES
cependant un très-brave homme, point trop pro-
vincial, et peut-être je le trouverais aimable si
nous avions deux idées communes. Les femmes
sont ici aussi laides qu'à Paris. En outre, elles ont
des chevilles grosses comme des poteaux. A Ne-
vers, il y avait d'assez jolis yeux. Point de cos-
tumes nationaux. Outre nos perfections morales,
nous avons l'avantage d'être le peuple le plus ra-
bougri et le plus laid de l'Europe. Je vous envoie
un bout de plume de chouette que j'ai trouvée
dans un trou de l'église abbatiale de la Madeleine
de Vézelay. L'ex-propriétaire de la plume et moi,
nous nous sommes trouvés un instant nez à nez,
presque aussi inquiets l'un que l'autre de noire
rencontre imprévue. La chouette a été moins brave
que moi et s'est envolée. Elle avait un bec formi-
dable et des yeux effroyables, outre deux plumes
en manière de cornes. Je vous envoie cett« plume
pour que vous en admiriez la douceur, et puis
parce que j'ai lu dans un livre de magie que,
lorsqu'on donne à une femme une plume de
chouette et qu'elle la met sous son oreiller, elle
rêve de son ami. Vous me direz votre rêve.
Adieu.
AUMËINGONNUE. 105
LXXIX
Saint-Lupicin, 15 août 1843, au soii.
A 600 mètres au-dessus du niveau de la
mer. Au milieu d'un océan de puces très-
giles et très-affamées.
Votre lettre est diplomatique. Vous pratiquez
r axiome que la parole S été donnée à l'homme
pour déguiser sa pensée. Heureusement pour
vous, le post-scriptum m'a désarmé. Pourquoi
dites-vous en allemand ce que vous pensez en
français? Serait-ce que vous ne le pensez qu'en
allemand, c'est-à-dire que vous ne le pensez
guère? Je ne veux pas le croire. Mais il y a en
vous des choses qui m'irritent au dernier point.
Comment ôtes-vous encore timide avec moi? Pour-
quoi n'avez-vous jamais voulu me dire quelque
chose qui m'aurdt fait tant de plaisir ? Croyez-
vous qu'il y ait des équivalents dans une langue
étrangère?
Vous ne vous figurez pas le lieu où je suis.
Saint-Lupicin est dans les montagnes du Jura.
196 LETTRES
C'est laid au dernier point, sale et peuplé de
puces. Je vais être obligé de me coucher tout à
rbeure et je vais passer une nuit comme mes
nuits d'Éphèse. Malheureusement, à mon réveil,
je ne trouverai ni lauriers, ni ruines grecques.
Quel vilain pays 1 Je pense souvent que, si les che-
mins de fer se perfectionnaient, nous pourrions
aller ensemble dans im lieu semblable et qu'alors
il s'embellirait. Il y a ici une immense quantité de
fleurs, \m air singulièrement pur et vif; on en-
tend la voix humaine à une lieue de distance.
Pour vous prouver que je pense à vous, voici une
petite fleur cueillie dans ma promenade au cou-
cher du soleil. C'est la seule qui se puisse en-
voyer. Toutes les autres sont colossales. — Que
faites- vous? A quoi pensez -vous? Vous ne me di-
riez jamais à quoi vous pensez réellement, et c'est
folie à moi de vous le demander. Depuis mon dé-
part, j'ai eu peu de bons moments. Un ciel d'un
gris de plomb, tous les accidents et toutes les mi-
sères possibles. Une roue cassée, un œil en com-
pote ; tout cela est raccommodé tant bien que
mal. Mais ce à quoi je ne m'habitue pas, c'est à
la solitude. Il me semble que, cette année, elle
AUNEINCONNUE. 197
m'est plus pénible qu'à l'ordinaire. Je veux dire
la solitude avec le mouvement. Il n'y a rien de
plus triste. Il me semble que, si j'étais en prison,
je serais plus à mon aise qu'à courir ainsi le pays.
Je regrette surtout nos promenades. Vous me
faites plaisir en me disant que vous aimez toujours
nos bois. J'espère que nous les reverrons, et ce-
pendant mon malheureux voyage s'allonge déme-
surément. Le département du Jura, avec ses
montagnes et ses chemins de traverse, me re-
tarde de plus de dix jours. Je vais de désappoin-
tement en désappointement. Encore si c'étaient
les premières montagnes que je visse. Je n'ai nulle
envie d'aller en Italie. C'est une invention de
votre part. Votre lettre m'a fait tantôt plaisir et
tantôt m'a fait enrager. J'y vois quelquefois entre
les lignes les choses les plus tendres du monde.
D'autres fois, vous me paraissez encore plus chiUy
que de coutume. Il n'y a que le post-scriptum qui
me satisfasse. Je ne l'ai vu que tard. Il est à une
si grande distance du reste de la lettre ! Si vous
m'écrivez tout de suite, écrivez-moi à Besançon;
sinon, adressez votre lettre chez moi à Paris. Je
ne sais pas où je serai dans huit jours d'ici.
108 LETTRES
LXXX
Paris, landi, septembre 1843.
Nous nous sommes séparés l'autre jour égale-
ment mécontents l'un de l'autre. Nous avions tort
tous les deux» car c'est la force des choses qu'il
fallait seulement accuser. Le mieux eût été de ne
pas nous revoir de longtemps. Il est évident que
nous ne pouvons plus maintenant nous trouver
ensemble sans nous quereller horriblement. Tous
les deux, nous voulons l'impossible : vous, que
je sois une statue ; moi, que vous n'en soyez pas
une. Chaque nouvelle preuve de cette impossi-
bilité, dont au fond nous n'avons jamais douté,
est cruelle pour l'un et pour l'autre. Pour ma
part, je regrette toute la peine que j'ai pu vous
donner. Je cède trop souvent à des mouvements
de colère absurde. Autant vaudrait-il se fâcher de
ce que la glace est froide.
J'espère que vous me pardonnerez maintenant;
AUNEINCONNUE. 190
il ne me reste nulle colère, seulement une grande
tristesse. Elle serait moindre si nous ne nous
étions pas quittés de la sorte. Adieu, puisque
nous ne pouvons être amis qu'à distance. Vieux
l'un et l'autre, nous nous retrouverons peut-être
avec plaisir. En attendant, dans le malheur ou
dans le bonheur, souvenez- vous de moi. Je vous
ai demandé cela il y a je ne sais combien d'an-
nées. Nous ne pensions guère alors à nous que-
reller.
Adieu encore, pendant que j'ai du courage.
LXXXI
Paris, Jeudi, 6 septembre 1843.
Il me semble que je vous ai vue en rêve. Nous
sommes demeurés si peu de temps ensemble, que
je ne vous ai rien dît de ce que je voulais vous
dire. Vous-même, vous aviez l'air de ne pas trop
savoir si j'étais une réalité. Quand nous verrons-
nous? Je fais en ce moment le métier le plus bas
et le plus ennuyeux : je sollicite pour l'Académie
200 . LETTRES
des inscriptions. Il m'arrive les scènes les plus ri-
dicules, et souvent il me prend des envies de rire
de moi-même, que je comprime pour ne pas cho-
quer la gravité des académiciens que je vais voir.
C'est un peu à l'aveugle que je me suis embarqué,
ou plutôt qu'on m'a embarqué dans cette affaire.
Mes chances ne sont point mauvaises, maïs le mé-
tier est des plus rudes, et le pire de tout, c'est
que le dénoûment se fera longtemps attendre :
vraisemblablement jusqu'à la fin d'octobre, et
peut-être plus. Je ne sais si je pourrai aller en
Algérie cette année. La seule réflexion qui me
console, c'est que je resterai ici et que, par con-
séquent, je vous verrai. Cela vous fera-t-il plaisir?
Dites-moi que oui et gâtez-moi bien. Je suis tel-
lement abruti par ces ennuyeuses visites, que j'ai
besoin de toutes vos câlineries, et des plus ten-
dres, pour me donner un peu de courage et de
vie.
Vous avez tort d'être jalouse des inscriptions.
J'y mets quelque amour-propre, comme à une
partie d'échecs engagée avec un adversaire ha-
bile; mais je ne crois pas que la perte ou le gain
m'affecte le quart autant qu'une de nos querelles.
 UNE INCONNUE. 201
Mais quel vilain métier que celui de solliciteur I
Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le
terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque ex-
périence, ils font une mine effroyable en y en-
trant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y
sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter
que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en
tenant le corddn de la sonnette d'un académicien,
et je me vois in the minéCs eye tout à fait sem-
blable au chien que je vous disais. Je n'ai pas
encore été mordu cependant. Mais j'ai fait de
drôles de rencontres.
Adieu.
LXXXII
Septembre 1CÎ3.
Je m*ennuie beaucoup de vous, pour me servir
d'une ellipse que vous affectionnez. Je ne me re-
présentais pas l'autre jour, clairement du moins,
que nous nous disions adieu pom* bien longtemps.
Est-ce vrai maintenant que nous ne nous ver-
rons plus? Nous nous sommes quittés sans nous
202 LETTRES
parler, sans nous regarder presque. C'était
comme l'autre jour, à la cause près. Je sentais
une espèce de bonheur calme qui ne m'est pas
ordinaire. Il m'a semblé pour quelques instants
que je ne désirais rien de plus. Maintenant, si
nous pouvons retrouver ce bonheur-là, pourquoi
nous le refuserions- nous ? Il est vrai que nous
pouvons encore nous quereller, comme cela nous
est arrivé tant de fois. Mais qu'est-ce que le sou-
venir d'une querelle auprès de celui d'un raccom-
modement ! Si vous pensez la moitié de tout cela,
vous devez avoir envie de refaire encore une
de nos promenades. Je vais faire un petit voyage
la semaine prochaine. Samedi, si vous voulez, ou
bien mardi prochain, nous pourrions nous voir. Je
ne vous ai pas écrit plus tôt parce que je m'étais
persuadé que vous seriez la première à me par-
ler de revoir nos bois. Je me suis trompé, mais je
ne vous en veux pas beaucoup. Vous avez le se-
cret de me faire oublier bien des choses, de sub-
stituer chez moi une impression à la raison. En-
core une fois, je ne vous le reproche pas. On est
heureux de pouvoir rêver ainsi.
X
AUNEINCONNUE. S:03
LXXXIII
Paris, septembre 1843.
Nos lettres se sont croisées. Vous aurez vu,
j'espère, que ma colère, que je regrette beaucoup,
n'a pas eu la cause que vous lui supposez. Mais
votre lettre me prouve qu'il nous est impossible
de ne pas nous quereller. Nous sommes trop dif-
férents. Vous avez tort de vous repentir de ce que
vous avez fait : c'est moi qui ai eu tort de vouloir
que vous fussiez autre que vous n'êtes. Croyez
que je n'ai nullement changé à votre égard. Je
regrette par-dessus tout de vous avoir quittée de
la sorte, mais il y a des moments où l'on ne peut
être de sang-froid. Je désirerais vous revoir main-
tenant pour retrouver auprès de vous uil de nos
beaux rêves de cet été, et vous dire adieu alors
pour longtemps en demeurant sur une impression
douce et tendre. Vous trouverez cette idée-là fort
absurde. Cependant, elle me poursuit, et je ne puis
m' empêcher de vous la dire. Refusez, vous ferez
234 LETTRES
peut-être bien. Je crois que maintenant j'aurai
assez d'empire sur moi pour ne pas me mettre
en colère. Je n'en répondrais pas cependant. Le
parti que vous prendrez sera le bon. Je ne puis
vous promettre que les meilleures intentions du
monde d'être calme et résigné»
LXXXIV
AylgQOD, 29 septembre.
Il y a biep des jours que je n'ai reçu de vos
nouvelles et presque aussi longtemps que je ne
vous ai écrit. Mais, moi, je suis excusable. En vé-
rité, le métier que je fais est des plus fatigants.
Tout le jour, il faut ou marcher ou courir la poste,
et, le soir, malgré la fatigue, il faut brocher une
douzaine de pages de prose. Je ne parle que des
écritures ordinaires, car, de temps en temps, j'ai à
faire la chouette à mon ministre. Mais, comme ils
ne lisent pas, je puis impunément dire toutes les
bêtises possibles.
Le pays que je parcoure est admirable, msds
A UNE INCONNUE. ^5
les gens y sont bêtes à outrance. Personne n'ou-
vre la bouche si ce n'est pour faire son éloge, et
cela depuis l'homme qui porte un habit noir
jusqu'au portefaix. Aucune apparence de ce tact
qui fait le gentleman et que j'ai retrouvé avec tant
de plaisir parmi les gens du peuple en Espagne.
A cela près, il est impossible de voir un pays qui
ressemble plus à l'Espagne. L'aspect du paysage
et de la ville est le même. Les ouvriers se cou-
chent à l'ombre ou se drapent de leurs manteaux
d'un air aussi tragique que les Andalous. Partout
l'odeur d'ail et d'huile se marie à celle des oranges
et du jasmin. Les rues sont couvertes de toiles
pendant le jour, et les femmes ont de petits pieds
bien chaussés. Il n'y a pas jusqu'au patois qui
n'ait de loin le son de l'espagnol. Cn plus grand
rapport se trouve encore produit par l'abondance
des cousins, puces, punaises, qui ne permettent
pas de dormir. J'ai encore deux mois à mener
cette vie avant de revoir des êtres humains ! Je
pense sans cesse à mon retour à Paris, et mon
imagination me peint je ne sais combien de déli-
cieux moments passés avec vous. Peut-être ce que
je puis espérer de mieux, c'est de vous voir une
I
200 LETTRES
minute de loin et d'obtenir un petit signe de téta -
en manière de reconnaissance
>••"••••• "• •••••
Vous me demandez un dessin de chapiteau
roman. le n'en ai plus un seul. J'ai envoyé tous
mes croquis à Paris. Ensuite, un chapiteau vous
intéresserait peu. Ce sont ou des diables, ou des
dragons, ou des saints qui en font la décoration.
Les diables des premiers siècles du christianisme
n'ont rien de bien séduisant. Pour les dragons et
les saints, je suis sûr que vous en faites peu de
cas. J'ai commencé à dessiner pour vous un cos-
tume maçonnais. C'est le seul que j'aie rencontré
qui ait quelque grâce; encore la ceinture est-elle
si drôlement plac(^e, que la taille la plus fine ne
parait pas différente de la plus grosse. Il faut une
organisation physique particulière pour porter ce
costume. Le bon marché des cotonnades et la faci-
lité des communications avec Paris ont fait dispa-
raître les costumes nationaux.
iO septembre. — Je me suis donné une espèce
d'entorse hier au soir. Je vous écris un pied sur une
chaise, dans un état de fureur difficile à décrire.
A UNE INCONNUE. 307
Quand mon pied désenflera-t-il ? That is Ihe ques-
tion. Si j'étais obligé de passer cinq à six jours
de plus ici, je ne sais ce que je deviendrais. Je
crois que j'aimerais mieux être sérieusement ma-
lade que d'être ainsi arrêté par une petite misère.
Pourtant, cela me fait assez souffrir.
Avignon est rempli d'églises et de palais, tous
munis de hautes tours avec créneaux et mâchi-
coulis. Le palais des papes est un modèle de for-
tification pour le moyen âge. Cela prouve quelle
aimable •sécurité régnait dans ce pays vers le
xui^ ou xiV siècle. Dans le palais des papes, on
monte une centaine de marches d'un escalier
tortueux, puis tout à coup on se trouve vis-à-vis
une muraille. En tournant la tête, on voit, à quinze
pieds plus haut, la continuation de l'escalier, où
l'on ne peut parvenu* que par une échelle. 11 y a
aussi des chambres souterraines qui servaient
à l'inquisition. On montre les fourneaux où l'on
chauffait les ferrements pour torturer les héré-
tiques, et les débris d'une machine très-compli-
quée pour donner la question. Les Avignonnaîs
sont aussi fiers de leur inquisition que les Anglais
de leur Magna Charta. « Nous aussi, disent-ils»
208 LETTRES
nous avons eu des auto-da-fé, et les Espagnols
n'en ont eu qu'après nous I »
J'ai vu à Vienne, il y a quelques jours, une
statue antique qui a bouleversé toutes mes idées
sur la statuaire romaine. J'avais toujours vu le
beau idéal de convention intervenir dans l'imi-
tation de la nature. Là, c'est tout différent. Cette
statue représente une grosse maman bien grasse,
avec une gorge énorme un peu pendante et des
plis de graisse le long des côtes, comme Rubens
en donnait à ses nymphes. Tout cela .est copié
avec une fidélité surprenante à voir. Qu'en disent
Messieurs de l'Académie?
Adieu, voici l'heure de la poste. Écrivez- moi à
Montpellier^ puis à Garcassonne. J'espère que je
ne serai pas trop longtemps sans aller chercher
votre lettre, qui me rend toujours si heureux.
Adieu encore.
LXXXV
Toulon, 2 octobre.
J'ai été longtemps sans vous écrire, chère amie.
Aussitôt que mon pied a été rendu à ses propor-
AUNEINCONNUE 200
tions ordinaires, j'ai voulu réparer le temps perdu
en faisant des courses dans le Comtat. J'ai été à
même d'apprécier la différence qui existe entre les
cousins de Garpentras, d'Orange, Cayaillon, Âpt
et autres lieux. Ils possèdent presque tous la pro-
priété d'empêcher un honnête homme de dormir.
Je ne vous parlerai pas des belles choses que j'ai
vues ni des humbugs que j'ai découverts. Mais sa-
vez-vous ce que c'est qu'un draquet? C'est la
même chose qu'un fantasty. Voici l'explication de
ces deux mois barbares : vous saurez d'abord
que la richesse du département de Yaucluse con-
siste surtout en soies. Dans chaque maisonnette
de paysan, on élève des vers et on file la soie,
d'où résulte d'abord une odeur infecte, ensuite
que très-souvent on trouve des écheveaux de soie
accrochés aux buissons. Vers le soir, il y a des
paysannes assez imprudentes pour ramasser ces
écheveaux et les mettre dans leur panier. Le pa-
nier s'alourdit peu à peu, toujours augmentant de
poids, si bien que l'on est tout en nage à le por-
ter. Lorsque, après une longue et pénible marche,
on arrive aux abords d'un ruisseau, alors le panier
devient réellement insupportable et on est obligé
I. 14
21(1 LETTRES
de le mettre à terre. Aussitôl il en sort un petit
être à grosse tète, ricanant toujours, emmanché
d'une espèce de queue de lézard, qui se plonge
dans le ruisseau en disant : « M'as ben pour ta ! »
ce qui veut dire en provençal ou dans T idiome
des draquets : « Tu m'as \Àen porté I » J'sû vu
déjà plus d'une femme qui avait été ainsi mysti-
fiée par ces démons espiègles, et je suis désolé de
n'en pas avoir rencontré moi-même. J'aurais eu
le plus grand plaisir à faire connaissance avec eux.
Ma tournée s'allonge à mesure que les jours
accourcissent. Je vais demain à Fréjus pour aller
de là aux lies de Lérins, où je trouverai peut-être
les ruines de la première église chrétienne d'Oc-
cident. Je suis plus qu'à demi persuadé que Je
ne trouverai rien du tout. Mais il faut faire son
métier en conscience et inspecter tout ce qu'il y
a d'historique.
Il est impossible de voir rien de plus sale et de
plus joli que Marseille. Sale et joli convient par- ^
faitement aux Marseillaises. Elles ont toutes dç la
physionomie, de beaux yeux noirs, de belles
dents, un ti'ès-petit pied et des chevilles imper-
ceptibles. Ces petits pieds sont chaussés de bas
A UNE INCONNUE. 211
cannelle, couleur de la boue de Marseille, gros et
raccommodés avec vingt cotons de nuances diffé-
rentes. Leurs robes sont mal faites, toujours fri-
pées et couvertes de tacbes. Leurs beaux cheveux
noirs doivent la plus grande partie de leur lustre
au suif de chandelle. Ajoutez à cela une atmo-
sphère d'ail mêlée de vapeur d'huile rance, et vous
pouvez vous représenter la beauté marseillaise.
Quel dommage que rien ne soit complet dans le
monde! Eh bien, elles sont ravissantes malgré
tout. Voilà un vrai triomphe.
Mes soirées, qui sont bien longues maintenant,
commencent à m'ennuyer horriblement. Il est vrai
que j'ai, en général, des volumes de lettres à
écrire et des rapports à faire pour mes deux ou trois
ministres. Ces douces occupations ne m'empêchent
pas d'avoir le spleen depuis trois semaines. Je fais
les rêves les plus noirs du monde, et mes pensées
ne sont pas d'une couleur plus gaie. Pas un mot
de vousl J'en aurais bien besoin pourtant. Si vous
m'écrivez tout de suite, adressez votre lettre à
Carcassonne. Il me faut une lettre de vous pour
me ranimer. • •
212 LETTUES
Après Carcassonne, j'irai à Perpignan, à Tou-
louse et à Bordeaux. J'espère bien y trouver un
souvenir de vous. Je n'ai pas achevé le croquis
que je vous destine. Je vous l'apporterai à Paris.
Dites-moi ce que je pourrai vous apporter encore
qui vous fasse plaisir. Voici une fleur d'un arbris-
seau épineux qui croit aux environs de Marseille
et qui a une odeur de violette très-suave.
Adieu.
LXXXVI
Paris, yeodredi matin, 3 novembre 1843.
Est-il possible que vous ne puissiez me dire
tout ce que vous écrivez? Quelle est donc cette
timidité bizarre qui vous empêche d'être franche
et qui vous fait chercher les mensonges les plus
extraordinaires, plutôt que de laisser échapper un
mot de vérité qui me ferait tant de plaish'?
Parmi les bons sentiments dont vous me parlez, il
y en a un que je ne comprends pas, dites-vous; et
vous ne cherchez pas à me le faire comprendre, je
ne le devine même pas. Quant aux deux autres,
AUNEINCONNUE. 213
je VOUS avoue que je ne suis guère plus habile.
Croyez-vous au diable? Suivant moi, toute la
question est là. S'il vous fait peur, arrangez-vous
pour qu'il ne vous emporte pas. Si le diable est
hors de cause en cette affaire, comme je le sup-
pose, reste à se demander si Ton fait du mal ou
du tort à quelqu'un. Je vous dis mon catéchisme.
C'est, je crois, le meilleur, mais je ne vous le
garantis pas. Je n'ai jamais cherché à faire des
conversions, mais, jusqu'à présent, on n'a pu faire
la mienne. Vous vous adressez, d'ailleurs, des re-
proches plus sévères que je ne vous en adresse.
Quelquefois, je cède à la tristesse et à l'impa-
tience. Rarement je vous accuse, ^inon parfois de
ce manque de franchise qui me met dans une dé-
fiance presque continuelle avec vous, obligé que
je suis de chercher toujours votre idée sous un
déguisement. Si j'avais été bien convaincu de ce
que vous m'avez dit l'autre jour, j'en serais très-
malheureux, car je ne pourrais souffrir de vous
faire de la peine. Voyez pourtant qu'à force de dire
tantôt blanc, tantôt noir, vous me faites douter
de tout. Je ne sais plus ce que vous pensez, ce que
vous sentez. Parlons donc une fois à cœur ouvert.
»I4 LETTRES
LXXXVII
Perpignan, 14 novembre.
Vous aviez été sî longtemps sans m'écrîre, que
je commençais à être inquiet. Et puis fêtais tour-
menté d'une idée saugrenue que je n*ai pas osé
vous dire. Je visitais les arènes de Nîmes avec
Farchitecte du département, qui m'expliquait
longuement les réparations qu'il avait fait faire,
lorsque je vis, à dix pas de moi, un oiseau char-
mant, un peu plus gros qu'une mésange, le corps
gris de lin, avec les ailes rouges, noires et blan-
ches. Cet oiseau était perché sur une corniche et
me regardait fixement. J'interrompis l'architecte
pour lui demander le nom de cet oiseau. C'est un
grand chasseur, et il me dît qu'il n'en avait ja-
mais vu de semblable. Je m'approchai, et l'oiseau
ne s'envola que lorsque j'étais assez près de lui
pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas
de là, me regardant toujours. Partout où j'allais, il
A UNE INCONNUE. 215
samblarît me suivre, car je l'ai retrouvé à> tous les
étages de l'amphithéâtre. Il n'avait pas de com-
pagnoq et son vol était sans bruit, comme celui
d'un oiseau nocturne.
Le lendemain, je retournai aux arènes et je re-
vis encore mon oiseau. J'avais apporté du pain,
que je lui jetai. II le regarda, mais n'y toucha pas.
ie loi jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant
à la forme de son bec qu'il mangeait des insectes,
mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant
ornithologiste de la ville me dit qu'il n'eidstait
pas dans le pays d'oiseau de cette espèce.
Enfin, à la dernière visite que j'sd faite aux
arènes, j'ai rencontré mon oiseau toujours atta-
ché à mes pas, au point qu'il est entré avec moi
dans un corridor étroit et sombre où lui, oiseau
de jour, n'aurait jamais dû se hasarder.
Je me souvins alors que la duchesse de Buc-
kingham avait vu son mari sous la forme d'un oi-
seau le jour de son assassinat, et l'idée me vint
que vous étiez peut-être morte et que vous aviez
pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette
bêtise me tourmentait, et je vous assure que j'ai
été enchanté de voir que votre lettre portait la
210 LETTRES
date du jour où j'ai vu pour la première fois mon
oiseau merveilleux.
Je suis arrivé ici avec un temps affreux. Une
pluie comme on n'en voit jamais dans le Nord a
inondé toute la campagne, coupé les routes,
changé tous les ruisseaux en grosses rivières. 11
m'est impossible de sortir de la ville pour aller à
Serrabonne, où j'ai affaire. Je ne sais combien de
temps cela durera*
Il y a une foire à Perpignan, et de plus les Espa-
gnols qui fuient l'épidémie encombrent la ville, si
bien que je n'ai pu trouver à me loger dans une
auberge. Si je n'étais parvenu à émouvoir la com-
misération d'un chapelier, j'aurais été réduit à
coucher dans la rue. Je vous écris dans une petite
chambre bien froide, à côté d'une cheminée qui
fume, maudissant la pluie qui bat mes vitres. La
servante qui me sert ne parle que catalan et ne
me comprend que lorsque je lui parle espagnol.
Je n'ai pas un livre et je ne connais personne ici.
Enfin, le pire de tout, c'est que, si le vent du
nord ne s'élève pas, je resterai ici je ne sais com-
bien de jours, sans même la ressource de retour-
ner à Narbonne, car le pont qui pouvait assurer
AUNEINCONNUE. 217
ma retraite ne tient plus à rien, et, si l'eau grossit,
il sera emporté. Admirable situation pour faire
des réflexions et pour écrire ses pensées. Mais
des pensées, je n'en ai guère maintenant. Je ne
sais que m'im patienter. J'ai à peine la force de
vous écrire. Vous ne me parlez pas d'une lettre
que je vous ni écrite d'Arles. Peut-être s'est-elle
croisée avec la vôtre?
J'ai été à la fontaine de Yaucluse, où j'ai eu
quelque envie d'écrire votre nom ; mais il y avait
tan tdejnauvais vers, de Sophies, de Garolines, etc.,
que je n'ai pas voulu profaner votre nom en le
mettant en si mauvaise compagnie. C'est l'endroit
le plus sauvage du monde. Il n'y a que de l'eau
et des rochers. Toute la végétation se réduit à un
figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu
des pierres, et à des capillaires très-élégantes dont
*
je vous envoie un échantillon. Lorsque vous avez
bu du sirop de capillaire pour un rhume, vous ne
saviez peut-être pas que cette plante avait une
forme aussi jolie.
Je serai à Paris vers le 15 du mois prochain. Je
ne sais pas du tout quelle route je prendrai. Il est
possible que je revienne par Bordeaux. Mais, si le
21g LETTRES
temps ne s'améliore pas, je reviendrai par Tou-
louse. Je serai alors à Paris quinze jours plus tôt.
J'espère trouver une lettre de vous à Toulouse.
S*il n'y en avait pas, je vous en voudrais mortel-
lement.
Adieu.
LXXXVIII
Paris, 17 novembre 1843.
Il me semble vous voir d'ici avec la mine que
vous me faites quelquefois ; j'entends votre mine
des mauvais jours; je crains, outre votre mauvaise
humeur, que vous ne vous soyez enrhumée.
Rassurez-moi bien vite sur ces deux points. Vous
avez été si bonne et si gracieuse, que je vous par-
donnerais, je crois, un retour à la mauvaise
humeur, pourvu que vous me disiez que notre
promenade ne vous a pas fait de mal. J'ai dormi
presque toute la journée, de ce demi-sommeil que
vous aimez. Le froid qu'il fait me désespère. Il y
avait autrefois un été de la Saint-Martin, qui
A UNE INCONNUE. 210
consolait un peu de la chute des feuilles. Je crains
que cela n'ait passé comme bien des choses de
ma jeunesse. Écrivez-moi, chère amie ; dites-moi
que vous vous portez bien, que vous ne m*en vou-
lez pas de mes reproches. Vous ne me corrigerez
pas de ce défaut-là. Si je n'étais halHtué à penser
tout haut avec vous, je serais presque tenté
d'être toujours en colère, car vous êtes si aimable
alors, qu'on ne peut se repentir du chagrin qu'on
a dû vous causer ; cependant, je me souviens seu-
lement des moments où nous avons l'un et l'autre
les mêmes pensées, et où il me semblait que vous
oubliiez et mon importunité et votre orgueil. On
m'apporte votre lettie. Je vous en remercie de
cœur. Vous êtes aussi bonne, aussi charmante que
vous l'étiez avant-hier ; de votre part, c'est double-
ment beau, car les choses aimables que vous me
dites, vous les sentez encore et ce n'est pas la peur
de mes colères qui vous les dicte. Si vous saviez
tout le plaisir que me fait un mot de vous qui
vient de vous-même, vous en seriez moins avare.
J'espère que vous ne changerez pas de situation
d'âme.
Je suppose que vous vous êtes fort amusée à
1
220 LETTRES
votre bal d* hier. Moi, je suis allé aux Italiens, d*où
l'on nous a proposé de nous mettre à la porte,
Ronconi étant ivre ou en prison pour dettes. Enfin,
à force de crier, nous avons eu FElisir damore;
puis je suis rentré chez moi et j*ai corrigé des
épreuves jusqu'à trois heures du matin. Vous
croyez que l'Académie m'occupe fort? Je m'aper-
çois que j'y pense aujourd'hui pour la première
fois. Je n ai guère de chances de réussir. Savez-
vous quelque sortilège pour que mon nom sorte
de la botte de sapin nommée urne?
LXXXIX.
Paris, mardi soir, 22 no?cmbre 1843.
J'ai eu une bonne part de votre courbature.
C'est la réaction d'une contrariété morale sur le
physique. J'ai quelque peine à croire que votre
entêtement soit bien involontaire. Le fut-il en
effet, vous auriez toujours tort, ce me semble. Qu'en
résulte-t-il? Vous parvenez, en donnant de mau-
vaise grâce, à ôter du mérite à un sacrifice que
vous faites. Vous n'en sentez que plus vivement
A UNE INCONNUE. 221
la peine de ce sacrifice, puisque vous n'avez plus
la consolation qu'on en apprécie le mérite. Pour
parler votre langue, vous vous donnez de doubles
remords. Je vous ai dit cela plus d'une fois. Vous
m'accusez d'injustice et je ne crois pas avoir mé-
rité ce reproche. Si j'ai été injuste, ça n'a pas été
souvent. Vous me jugez très-mal. Il est vrai que
nous avons des caractères si différents, et surtout
des points de vue si différents, que nous ne pou-
vons jamais juger les choses de même. J'ai tâché
de ne pas me mettre en colère. Je crains de
n'avoir réussi qu'imparfaitement et je vous en de-
mande pardon. Toutefois, il y a eu quelque amé-
lioration de ma part, convenez-en. Comment
voulez-vous disputer sur le sujet que vous dites :
« Qui aime le mieux? » La première chose à faire
serait de s'entendre sur le sens du verbe, et c'est
ce que nous ne ferons jamais. Nous sommes trop
ignorants l'un et l'autre pour être jamais d'ac-
cord, et surtout trop ignorants l'un de l'autre.
Pour moi, j'ai cru vous connaître plus d'une fois,
et vous m'échappez toujours. J'avais raison de
dire que vous étiez comme Cerbère : Three gentle^
men ai once.
^23 LETTRES
Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais
qui l'emporte ; vous ne le savez pas Vous-même,
mais vous donnez toujours raison à la tète. Il vaut
mieux se quereller que de ne pas se voir. Voilà
la seule chose qui mQ paraisse démontrée. A
quand nous quereilerons-nous? N'oubliez pas que
vendredi est mon jour de récepticm. J'ai embrassé
une trentaine de confrères depuis quatre joursS
principalement ceux qui, m'ayant promis, m'ont
manqué de parole.
XC
Paris, 13 décembre 1843.
Nous nous sommes quittés sur un mouvement
de colère ; mais, ce soir, en réfléchissant avec
calme, je ne regrette rien de ce que j'ai dit, si ce
n'est peut-être la vivacité de quelques mots dont
je vous demande pardon. Oui, nous sommes de
grands fous. Nous aurions dû, le sentir plus tôt.
Nous aurions dû voir plus tôt combien nos idées»
1. A Toccasioa de sa nomination comme membre de l'Âcadé-
mie des inscriptions et belles-lettres.
A UNE INCONNUE. 223
nos sentiments étaient contraires en tout et sur
tout. Les concessions que nous nous faisions Tua
à l'autre n'avaient d'autre résultat que de nous
rendre plus malheureux. Plus clairvoyant que vous,
j*ai sur ce point de grands reproches à me faire.
Je vous ai fait beaucoup souffrir pour prolonger
une illusion que je n'aurais pas dû concevoir.
Pardonnez-moiy je vous en prie, car j'en ai
souffert comme vous. Je voudrais vous laisser de
meilleurs souvenirs de moi. J'espère que vous
attribuerez à la force des choses le chagrin que
j'ai pu vous occasionner. Jamsds je n'ai été avec
vous tel que j'aurais voulu être, ou plutôt tel que
l'avais le projet de paraître à vos yeui. J'ai eu trop
de confiance en moi. J'ai cherché dans mon cœur
à combattre ce que ma raison me démontrait. A
tout prendre, peut-être vous en viendrez à ne voir
dans notre folie que son beau c6tê, à ne vous rap-
peler que des moments heureux que nous avons
trouvés l'un auprès de l'autre. Quant à moi, je n'ai
pas le moindre reproche à vous faire. Vous avez
voulu concilier deux choses incompatibles et vous
n'avez pas réussi. Ne dois-je pas vous savoir gré
d'avoir essayé pom* moi TimposslUe?
'i:i LETTRES
XCI
Paris, mardi soir, 18*1.
J'ai attendu toute la journée une lettre de vous.
Ce n'est pas ce qui m'a empêché de vous écrire,
mais j'ai été horriblement occupé. Je crois que le
beau temps d'aujourd'hui m'a un peu soulagé le
cœur. Je n'ai plus de colère, si j'en avais, et j'ai
moins de tristesse en me rappelant vos discours
d'hier. Les nuages sont peut-être pour beaucoup
dans ce qui s'est passé entre nous. Déjà une fois
nous nous sommes querellés par un temps d'o-
rage; c'est que nos nerfs sont plus forts que nous.
J'ai grande envie de vous voir et de savoir com-
ment vous êtes au moral. Si nous essayions de
faire demain cette promenade si malencontreuse-
ment manquée hier? Que vous en semble? Votre
orgueil ne sera sans doute pas de cet avis. Mais
c'est à votre cœur que j'en appelle.
Vous serez bien aimable de me ropondie un
mot demain avant midi, si vous ne poilvez ou si
A UNE INCONNUE. î::5
VOUS ne voulez pas. Mais ne venez pas si vous
êtes de mauvaise humeur, si vous avez quelque
autre arrangement; enfin, si vous avez la moindre
idée que notre promenade n'effacera pas les vi-
laines impressions d'hier.
XCII
Paris, samedi soir 15 janvier 18 îf.
Je suis bien fâché de vous savoir souffrant3.
Mais vous me permettrez de ne croire que ce que
je pouiTai de la manière dont vous avez attrapé
ce rhume. Il est rare que cet accident arrive à
garder des malades; il est encore plus rare de
les garder avec la constance que vous avez mise
à le faire. Toutes les maladies autour de vo is
sont arrivées beaucoup trop à point pour ne
m'être pas un peu suspectes. Autrefois, vous
étiez plus franche. Vous m'écriviez tout simple-
ment une page de reproches, et vous vous disiez
fort en colère. Maintenant, vous avez un autre
système. — Vous m'écrivez de petits billets foi t
I. 15
223 LETTRES
jolis et coquets, et il vous survient des malades
et des rhumes. Je crois que j'aimais mieux Tau-
tre procédé. Heureusement, les bouderies pas-
sent et les malades guérissent. J'espère vous voir
en belle humeur mardi, si vous l'avez pour agréa-
ble. Vous me traitez comme le soleil, qui ne pa-
rait qu'une fois par mois. Si j'étais de meilleure
humeur, je pourrais pousser plus loin la compa-
raison ; mais je suis moi-même très-souffrant, et
•
je n'ai pas comme vous le bonheur d'être gâté
par tout ce qui m'entoure et d'aimer la tisane
de dattes et de figues. Vous me demandez de
vous faire un dessin de nos bois. Cela me serait
bien difficile sans les revoir. Vous ne croyez plus
à Bellevue, dites-vous; vous devez comprendre
par là qu'il n'est pas aisé de les inventer. D'ail-
leurs, je ne les regarde pas avec l'attention que
vous mettez à tout observer. — Moi, je ne vois
que vous. Oui, ces bois sont invraisemblables, si
près de Paris et si loin. — Si vous y tenez bien
fort, j'essayerai ; mais vous me direz d'abord ce
que vous voulez que je fasse, je veux dire quelle
partie de nos bois. Adieu; je ne suis pas très-con-
tent de vous. Un mois passé sans se voir est un
A ONB INCONNUE. 227
peu trop. J'ai, demain et après, deux corvées bien
eaouyeuses que je vous conterai. Adieu.
XCIII
Paris, 5 février 18 U.
Vous me reprochez ma dureté, et peut -être
avez-vous quelque raison. II me semble cepen-
dant que vous seriez plus juste en disant colère
ou impatience. Il serait encore assez bien de votre
part de réfléchir si cette colère ou cette dureté est
motivée ou si elle ne Test pas.
Examinez s'il n'est pas bien triste pour moi de
me trouver sans cesse aux prises avec votre or-
gueil, et de voir que votre orgueil a la préfé-
rence. J'avoue que je ne comprends nullement ce
que vous me dites quand vous parlez de votre
obéissance qui vous donne le tort de tout, et ne
vous donne le mérite de rien. Le contraire pour-
rait se soutenir mieux, ce me semble; mais il n'y
a de votre part ni tort ni mérite. Rappelez- vous
un moment et avec franchise ce que vous êtes
228 LETTRES
pour moi. Vous acceptez ces promenades qui sont
ma vie; rpais cette glace sans cesse renaissante
qui me désespère chaque fois davantage, ce plai-
sir de calcul ou, j'aime mieux le croire, d'instinct,
que vous avez à me faire désirer ce que vous
refusez obstinément. : tout cela peut excuser ma
dureté; mais, s'il y a un tort de votre part, c'est
assurément cette préférence que vous donnez à
votre orgueil sur ce qu'il y a de tendresse fen
vous. Le premier sentiment est au second comme
un colosse à un pygmée. — Cet orgueil n'est au
fond qu'une variété de l'égoïsme. Voulez-vous
un jour mettre de côté ce grand défaut, et être
pour moi aussi aimable que vous le pourrez?
J'accepterais très-volontiers ce parti si vous me
promettiez d'être tout à fait franche, et si vous
aviez le courage de tenir cet engagement, ce
serait une expérience peut-être bien triste pour
moi. Cependant, je l'accepterais avec joie, puis-
que vous n'auriez, dites-vous, que du bonheur
dans ce cas. — Adieu, à bientôt. Mettez vos bottes
de sept lieues, nous ferons une belle promenade;
si le temps n'était pas plus mauvais qu'il y a quel-
ques jours, vous n'auriez pas de risques de vous
A UNE INCONNUE. 220
curhumer. Je ôuis bien souffrant de migraine et
(l'étourdissement, mais j'espère que vous me gué-
rirez.
XCIV
Paris, 12 mars 1814.
C'est fort bien. Comme si je n'avais pas assez
d'ennuis de toute espèce! Cent visites à faire! Un
libraire qui me fait envoyer un rapport de qua-
rante pages à faire et à discuter! Des épreuves à
corriger! Il me semble que vous devriez bien,
sachant tout cela, m'écrire au moins quelques li-
gnes d'encouragement. Je suis à peu près à bout
de mon courage et de ma patience. Heureuse-
ment, cela finit jeudi prochaine — Jeudi à une
heure, je serai redevenu un bipède ordinaire;
d'ici là, est-ce trop vous demander que quelques
mots tendres comme vous en avez trouvé la der-
nière fois que nous nous sommes vus? Il est trois
heures, et je vous quitte pour mes épreuves de
i. Sa réception à l'Académie des iascriptions et belles-
lettres.
330 LETTRES
Mademoiselle Arsène Guillot. — Lundi ou plutôt
mardi*
XCV
Paris, 26 mars 1814.
Je crains que le discours ne vous ait paru un
peu long. J* espère qu'il ne faisait pas aussi froid
de votre côté que du mien. Je suis encore à gre-
lotter. Nous aurions dû faire une courte prome-
nade ensemble après la cérémonie. Vous avez pu
voir quelle horrible toux j'ai. Cela aurait presque
pu passer pour de la cabale. Avant la séance»
l'orateur m'a fort prié de lui dire dans quelle par-
tie de la salle se trouvait la personne à qui il avait
envoyé des billets. L'avez-vous trouvé mieux en
costume qu'en frac? Vous pourrez me persuader
bien des choses, mais jamais que vous parliez
autrement que sérieusement de gâteaux quand
vous avez faim. Je maintiens mon adjectif, et vous
même en avez reconnu la justesse. Gela est facile
à voir par le courroux que vous en montrez. Vous
A UNE INCONNUE. 231
dites que vous ne savez que rêver et jouer. —
Vous savez, en outre, cacher vos pensées, et c'est
ce qui me désole. Pourquoi, «près si longtemps
que nous sommes ce que nous sommes l'un à
l'autre, étes-vous encore à réfléchir plusieurs
jours avant de répondre franchement à la ques-
tion la plus simple? On dirait que vous soupçon-
nez des pièges partout. Adieu; j'ai été bien con-
tent de vous voir. J'ai eu de la peine à vous'
trouver cachée sous le chapeau de votre voisine.
Autre enfantillage. Âvez-vous vu ce que je vous
ai envoyé? en pleine Académie? Uais vous ne vou-
lez jamais rien voir.
XCVI
Strasbourg, 30 avril 1841.
Je suis encore ici, grâce aux lenteurs du con-
seil municipal. Il m'a faUu passer un jour à faire
de l'éloquence la plus sublime pour les exhorter
à restaurer une vieille église. Ils répondent qu'ils
ont plus besoin de tabac que de monuments, et
qu'ils feront un magasin de mon église. Je parti-
232 LETTRES
rai demain pour Colmar, et je pense être à Besan- '
çon le lendemain, c'est-à-dire jeudi. Je n'y demeu-
rerai guère que le temps de jeter quelques fleurs
sur la tombe de Nodier, et je tâcherai de revenir
bien vite voir nos bois. La saison me semble ici
plus avancée qu'à Paris. La campagne est admi-
rable et d'un vert qu'aucun pinceau ne saurait
imiter.
Je suis bien content de vous trouver si gaie ;
pour moi, je ne puis vous en dire autant. Il
me semble que j'ai la fièvre tous les soirs et je
suis d'une humeur horrible. La cathédrale, que
j'aimais fort autrefois, m'a semblé laide, et c'est
à peine si les vierges sages et les folles de Sabine,
tie Steinbach, ont trouvé grâce devant moi. Vous
avez bien raison d'aimer Paris. C'est, après tout,
la seule ville où l'on puisse vivre. Où trouveriez-
vous ailleurs ces promenades, ces musées où
nous avions tant de choses à nous dire et tant de
tendresses aussi? Je voudrais croire à ce que vous
me promettez, c'est-à-dire que nous reprendrons
notre causerie interrompue, comme si nous
n'avions pas été séparés. Je suis sûr de ce qui
m'attend. Dne épaisse glace se sera formée. Vous
A UNE INCONNUE. 233
ne me reconnaîtrez même pas. Dusse -je vous
quereller encore, cela vaut mieux .que de ne pas
vous voir.
Adieu.
SCVII
Paris, samedi 3 août 184 S.
Je suppose que vous êtes partie pour la cam-
pngne en prenant contre vos promesses un french
Icave, C'est fort aimable à vous. J'ai eu la naï-
veté d'attendre quelque signifiance de vous tous
les jours. On se corrige difficilement. Dans le cas,
très-peu probable, où vous seriez à Paris, et dans
celui, encore plus improbable, où vous seriez
curieuse d'assister à une séance de l'Académie
des inscriptions, j'ai deux billets à vos ordres.
Cela est fort ennuyeux. En attendant, j'ai tra-
vaillé de mon mieux à ma difficile besogne, qui
sera bientôt terminée. Puis je partirai pour un
mois ou deux. Si cela pouvait vous donner des
remords ou, ce que j'aimerais bien mieux, l'envie
214 LETTRES
de me voir, vous me feriez vite oublier ma mau-
vaise humeur.
XGVIII
Paris, iO août 1811.
Il est tout à fait décidé que je partirai pour
l'Algérie du 8 au 10 du mois prochain. Je reste-
rai ou plutôt je courrai çà et là, jusqu'à ce que
la fièvre ou les pluies viennent m*interrompre. De
toute façon, je ne vous reverrai qu'en janvier.
Vous auriez dû songer à cela avant de partir.
Quand je dis que vous ne me reverrez que Tan-
née prochaine» cela dépend de vous. Pendant que
vous apprenez le grec, j'étudie l'arabe. M^ds cela
me semble une langue diabolique, et jamais je
se pourrai en savoir deux mots. A. propos de
Syra, cette chaîne que vous aimez est allée en
Grèce et dans bien d'autres lieux. Je Fai choisie
parce qu'elle est d'un ancien travail antivulgsdre.
J'ai supposé qu'elle vous plairait. Vous rappelle-
A UNE INCONNUE. 235
t-elle nos promenades et nos causeries sans fin ?
Je suis allé dimanche dîner chez le général Nar-
vaez, qui donnait son raout et pour la fête de sa
femme. H n'y avait guère que des Espagnoles.
On m'en a montré une qui a voulu se laisser mou*
rir de faim par amour, et qui s'éteint tout dou-
cement. Ce genre de mort doit vous sembler
bien cruel. Il y en avait une autre, mademoiselle
de ***, que le général Serrano a plantée là pour
Sa grosse Majesté Catholique; mais elle n'en est
pas morte, et a même l'air de se porter très-bien.
Il y avait encore madame Gonzalez Bravo, sœur
de l'acteur Romea et belle -sœur de la même
Majesté, qui, à ce qu'on dit, se fait un grand
nombre de belles-sœurs. Celle-ci est très-jolie
et très - spirituelle. Adieu. •••••••
XCIX
Paris, 14 septembre 1841.
Tout était prêt et nous allions partir aujour-
d'hui, quand est venue une bourrasque qui a jeté
230 LETTRES
nos projets au vent. Il y a conflit entre la guerre et
l'intérieur. La guerre ne veut poiut de nous. Nous
restons» ou, pour mieux dire, je ne vsds pas en
Afrique. Je vais passer une quinzaine de jours en
courses et je reviendrai à Paris. A part la vexation
qui accompagne tout projet avorté, et le regret
très-vif d'avoir employé deux mois à apprendre
un tas de choses inutiles, j'ai pris mon parti avec
la plus grande impassibilité. Peut-être devine-
rez -vous pourquoi.
J'ai trouvé dans votre dernière lettre quelques
phrases malsonnantes pour lesquelles je pourrais
bien vous faire la guerre, si je ne trouvais, comme
vous, qu'il est inutile et, qui plus est, dangereux
et triste de se disputer à distance. — Je ne me
représente pas trop comment vous passez les
vingt -quatre heures de la journée. Je trouve
bien l'emploi de seize, mais il y en a dix sur les-
quelles je voudrais des détailst Lisez-vous tou-
jours Hérodote? Mais quel dommage que vous
n'essayiez pas un peu de l'original avec la tra-
duction de Lanher, que vous avez, je pense! vous
n'aurez guère d'autre difficulté que l'excès des i
ioniens. Si vous avez à votre disposition YAna-
A UrfE INCONNUE. 237
base de Xénophon, vous pourrez y prendre plai-
sir, surtout si vous avez une carte d'Asie sous les
yeux. Je ne me rappelle guère les dialogues ma-
rins. Lisez plutôt Jupiter confonduy ou Yàbïl Jupi-
ter tragique^ ou bien le Festin ou les LapitheSy à
moins que vous ne m'en gardiez l'étrenne.
Je suis sûr que vous êtes florissante, toute robes
et fleurs, et j'ose vous conseiller des lectures
grecques 1 Adieu ; écrivez-moi vite et ne vous mo-
quez pas de moi. Je partirai lundi pour aller je
ne sais où, mais pas trop loin, selon tous mes
calculs.
Poitiers, 5 septembre I8-il.
Si je réponds tard à votre lettre du mois der-
nier, que je trouve ici, ce n'est pas, comme votre
mauvaise conscience vous le dirait, par repré-
sailles pour la lenteur que vous avez mise à me
donner de vos nouvelles. Vous avez passé dix
jours entiers sans que l'idée de m'écrire une ligne
vous vint en tète, et c'est bien mal. Vous me par-
238 LETTRES
lez de vos contemplations à D... Je crois que
vous vous y êtes fort amusée, et je ne puis m' em-
pêcher de croire que vous ne vous amusez que
quand vous trouvez occasion de faire des coquet-
teries. Pour moi, j'ai mené une vie maussade au
dernier point depuis mon départ de Paris. Comme
Ulysse, j'ai vu beaucoup de mœurs, d'hommes et
de villes. J'ai trouvé les unes et les autres très-
laides. Puis j'ai eu quelques accès de fièvre, qui
m'ont étonné et chagriné en me montrant comme
je décline. J'ai trouvé le pays le plus plat et le
plus insignifiant de la France ; mais il y a beau-
coup de bois et de grands arbres et des solitudes
où j'aurais bien aimé à vous rencontrer. Votre
souvenir se représente à moi maintenant dans
une foule de lieux, mais je le lie surtout aux bois
et aux musées. Si vous avez quelque plaisir à
occuper une place dans ma mémoire, et une
grande place, vous devez penser qu'avec la vie
que je mène, je ne vous oublie pas. Tel arbre me
rappelle telle conversation. Je passe mon temps à
méditer sur nos promenades. J'admire beaucoup
Scribe d'avoir fait rire un public vertueux et néo-
catholique avec les prix de vertu. Je suis égale-
AUNEIN CONNUE, 2J9
ment surpris de ce que Toas me dites de son
débit. Autrefois» il lisait comme un fiacre. Il faut
croire que cTest l'habit académique qui donne
cet aplomb, et cela me rend un peu d'espoir.
Depuis mon départ, je n*ai pas déballé deux
fois mon discours, et, si cela continue, je ne croîs
pas, en vérité, que j'y puisse changer une ligne.
Je m'attends qu'au dernier moment je serai épou-
vanté de la quantité de sottises que j'aurai lais-
sées. Tant que je n'aurai pas tourné mon timon
vers Paris, je ne saurai pas l'époque de mon
retour avec quelque certitude. Si mon gouver-
nement ne me force pas à aller plus loin que
Saintes, je crois que nous arriverons à peu près
en même temps. Quel bonheur si nous pouvions
nous voir dès le lendemain I Adieu ; écrivez-moi à
Saintes, je pense y être bientôt et m'y arrêter
quelques jours.
CI
Parthcnay, 17 septembre 1844.
Votre lettre, que j'ai reçue à Saintes, a fait un
2&0 LETTRES
peu diversion aux tribulations que j'y éprouvais.
J'étais fort empêché à plonger dans le désespoir
quatre mille de mes concitoyens qui m'envoyaient
des députations et me faisaient des discours fabu-
leux.
Entre mon devoir et ma sensibilité naturelle,
j'étais fort malheureux. Enfin, j'ai pris le parti le
plus sage, et j'ai tranché du proconsul. D'ici à un
an, je n'oserais pas repasser à Saintes. Je vois
avec plaisir que vous vous souvenez de Paris à
D... J'avais craint que vous n'eussiez oublié
nos bois et nos gazons émaillés. Pour moi, j'y
pense toujours plus vivement, surtout à présent
que je viens de faire un pas vers Paris. Suivant
toute apparence, je vous y précéderai. J'y serai
dans dix jours au plus tard, à moins d'accidents
que je ne puis prévoir. Et vous? voilà le plus
important. Être à Paris sans vous me semblera
bien plus dur que de courir les champs comiro
je fais à présent. J'ai une soif de vous voir que
vous ne pouvez comprendre. Pourrez-vous, vou-
drez- vous revenir pour dire adieu à vos domaines
de la rive gauche? je cherche à n'y pas penser,
mais je n'y puis réussir. Pour me préparer aux
A UNE INCONNUE. 2il
déceptions comme Scapin quand il revenait de
voyage, je cherche à me représenter Your Lady-
shipy statue cuirassée aussi méchante qu'elle m'est
apparue quelquefois. J'ai beau faire, je vous vois
toujours telle que vous avez été la dernière fois
que nous nous assîmes si commodément sur un
quartier de roc. Vraiment, je le crois un peu,
d'abord parce que vous me l'avez promis, et puis
je ne me persuaderai jamais que nous ayons pu
changer tous les deux après avoir été aussi unis
de pensée. Si vous songez à revenir, écrivez-moi
à Blois, j'y serai bientôt, ou bien après le 25 à
Paris, et dites-moi quand je pourrai vous voir et
le plus tôt possible. Je vous écris d'une horrible
ville de chouans et d'une auberge abominable, où
Ton fait un bruit infernal. On met tant de cheveux
dans tout ce qu'on me donne à dîner, que je mange
à peine. J'ai trouvé aujourd'hui à Saint-Maixent
des femmes avec la coiffure du xiv* siècle, et des
corsages presque du même temps qui laissent
voir la chemise, laquelle est en toile à torchon,
boutonnée sous le cou et fendue comme celle des
hommes. Malgré le pain d'épice qui esU dessous,
cela me semble très-joli. Je me suis presque
I. 16
Si2 LETTRES
foalé la main aujourd'hui et je n'ai plus la force
d'écrire.
Adieu.
Cil
PariSf 5 décembre 1844.
J'avais juré de ne pas vous écrire, mais je ne
sais pas si j'aurais pu tenir mon serment encore
longtemps. Pourtant, je ne pensais pas que vous
fussiez souffrante. Notre promenade avait été si
heureuse! Je ne croyais pas possible que vous
pussiez en garder un mauvais souvenir. Il paraît
que ce qui vous irrite, c'est que je suis plus en-
têté que vous. Voilà une belle raison et dont
vous devez bien vous faire gloire. Ne devriez-vous
pas plutôt avoir honte de m'avoir rendu tel I Et
puis vous dites que je suis dur, et vous me
demandez si je m'en aperçois. Franchement, non.
Pourquoi ne m'avertissez- vous pas? Si je l'ai été,
je vous en demande pardon. Il me semble qu'en
nous er aljant, vous n'aviez pas un seul grain de
A UNE IxN CONNUE. 2i3
col6re contre moi. Je vous croyais aussi confiante,
aussi intime que je l'étais pour vous. Vous dirai-je
que c'est le souvenir le plus doux que j'ai con-
servé de notre promenade ? Quand je vous vois
ainsi, vous me rendez bien heureux. Si vous aviez
alors de la colère, cela fait honneur à votre dissi-
mulation. Mais j'aime mieux croire aux secondes
pensées que de croire que vous n'étiee pas sin-
cère alors. Dites-moi si je me trompe.
J'ai commencé ce soir le dessin que vous com-
mandez. C'est difficile à faire. Je voudrais vos
instructions. Vous tenez donc à ce champ de
chardoDS? Vous dites qu'il vous parait l'un des
plus beaux lieux du monde. Je vous apporterai
mon esquisse et aussi votre portrait. Je vous ai
donné vos yeux mauvais. Ne croyez pas que telle
est leur expression ordinaire. J'en connais une
meilleure, d'autant plus précieuse qu'elle est plus
rare. Vous verrez tout cela et vous donnerez vos
ordres. Vous voudrez bien, pour le payement,
vous rappeler que je ne suis pas un peintre ordi-
naire, ce n'est pas l'œuvre que vous devrez payer,
c'est la peine et le temps. Enfin, il est toujours
bien de se montrer généreux avec les vtistes.
^i\ LETTRES
Pendant que vous vous guérissiez de votre co-
lère, j'en avais presque contre vous. Je m'étais
figuré que vous m'écririez plus tôt. C'est en partie
pour avoir attendu votre lettre, en partie par
mauvais sentiment d'orgueil, que j^ne vous ai
pas prévenue. Vous voyez que je m'accuse aussi
de mes méfaits. Pardonnez-moi celui-là. Au moins
ce n'était pas le passé qui me rendait injuste.
Depuis que je vous ai vue, j'ai été presque tou-
joure très-jsouffrant ; je croyais que c'était la leçon
d'espagnol sur a la large terre » , comme dit Homère.
Votre lettre m'a remis. Je crois maintenant que
c'est la mine que vous aviez en nous quittant qui
en était cause. Vous n'avez pas daigné tourner la
tête pour me dire adieu. — Nous aurons bien des
pardons à nous demander tous les deux pour
toutes nos mauvaises pensées I
11 est une heure indue, mon feu est éteint et je
grelotte. Je vous dis encore adieu et vous remer-
cie de cœur de m' avoir écrit. Il y a huit jours
que j'attends cette lettre, N'êtes-vous pas entêtée
aussi 1
A UNE INCONNUE. 215
cm
Paris, jeudi 7 février 1845.
Tout s'est passé mieux que je ne l'espérais*. Je
me suis trouvé un aplomb rare. Je ne sais si le
public a été content de moi» je le suis de lui.'
GIV
Vendredi, 8 février 1845.
Puisque vous ne m'avez pas trouvé trop ridi-
cule, tout est bien. Je n'aurais pas été content de
vous savoir là, voyant mon habit couleur d'estra-
gon et ma figure idem. — Pourquoi pas demain ?
autrement, il faudrait attendre à mercredi pro-
chain, et je n'en aurais pas le courage. Nous en
aurons long à nous raconter. J'aurais perdu tout
mon aplomb si je vous avais sue là«
1. Sa réception à TAcadémie fiançaisc.
940 LETTRES
cv
Toulouse, 18 août 1845.
Je viens de trouver ici votre lettre ; c'est fort
heureux, car j'étais furieux de n'avoir pas eu de
vus nouvelles à Poitiers comme je m'y attendais.
Vous me direz que j'avais tort de m'attendre à ce
que vous penseriez à moi plus tôt que vous n'avez
fait. Que voulez-vous ! je ne puis m'habituer à vos
façons. Vous n'êtes jamais plus près de m'oublier
que lorsque vous m'avez persuadé que vous pen-
siez à moi. Heureusement qu'entre tous ces ou-
blis il y a des souvenirs, et j'y pense sans cesse.
Je ne vois pas de ces belles grottes dont vous me
parlez et je n'en ai pas besoin pour que bien
des idées tristes et gaies me viennent par la tête.
Je ne suis pas difficile en matière de paysage,
comme vous le savez. Je n'y fais pas attention
quand je me promène avec vous. Je voudrais bien
vous gâter comme vous me le demandez. Mais je
suis de trop mauvaise humeur. Je viens de pas-
A UNE INCONNUE. 2i7
ser quinze jours sans décolérer, d'abord contre le
temps, puis contre les architectes, puis contre
vous et contre moi-même. Le temps, qui avait été
des plus affreux ces jours passés, s'est remis su-
bitement au beau hier, mais avec, une chaleur
accablante, accompagnée d'un vent de sirocco qui
m'ôte toutes mes forces. J'ai passé vingt-quatre
heures chez un député, et, si j'avais l'ambition
d'être un homme politique, cette visite-là m'au-
rait complètement fait changer d'avis. Quel mé-
tier! quels gens il faut voir, ménager, flatter! Je
dirai comme Hotspur : 1 had rather be a kitten
and cry mew. Esclavage pour esclavage, j'sdme
mieux la cour d'un despote; au moins, la plupart
des despotes se lavent les mains. Je suis fâché
d'apprendre que vous partiez si tard pour D...;
c'est-à-dire je crains que vous n'en reveniez
bien tard. Ce qui me fait prendre patience dans
mon métier, c'est de penser que, lorsque je
serai de retour, je vous retrouverai en face de
ces lions de l'Institut, et qu'après m' avoir fait
grise mine pendant un quart d'heure, vous me
ferez oublier tous mes ennuis. Combien de temps
passerez-vous à D...7 Voilà ce que je -me de-
24S LETTRES
mande à présent ; très-probablement» vous irez en
Angleterre, et lady M... vous exposera encore ses
belles théories about the baseness of being in
love. Je voudrais bien que vous fussiez la pre-
mière figure amie qui se présentât à moi aussitôt
après mon retour. Malheureusement, cela ne sera
pas et vous attendrez qu'il n'y ait plus une feuille
aux arbres pour revenir à Paris. Dieu sait si vous
n'y reviendrez point Anglaise aux trois quarts?
Dites-moi bien que cela ne sera pas, que vous
tâcherez de ne pas rester trop longtemps, et que
vous ne serez pas pire que vous n'êtes. C'est
déjà bien assez comme cela. Écrivez-moi à Mont-
pellier, d'où je vous rapporterai un sachet, puis
à Avignon. Je calcule mes heures de façon à
être de retour le 20 septembre. Ce sera difficile,
mais j'espère bien y parvenir.
Adieu; votre lettre finit bien, mais pourquoi ne
me parlez -vous pas comme vous écrivez quel-
quefois?
A UNE INCONNUE. 2!9
GVI
Avignon, 5 septembre 1815.
Je remercie ces gens malades qui vous retieo-
neot à Paris. Je vous remercie encore plus vous-
même, si vous pensez moins à leurs rhumatismes
qu'au plaisir que vous me ferez en restant. Sui-
vant toute apparence, je serai de retour dans une
quinzaine de jours, ou plutôt je ferai une halte
dans mes foyers, entre mon voyage du Midi et
celui du Nord ; le second sera, j'espère, des plus
courts et vous ne vous en apercevrez sans doute
pas. Je me réjouis de vous savoir en si bonne santé.
Pour moi, je n'en puis dire autant. Je suis souf-
frant depuis mon départ; j'avais compté sur le
beau temps et sur le soleil du Languedoc pour
me remettre ; mais il est demeuré sans effet. Au-
jourd'hui, je reviens accablé de fatigue d'une
très-longue course, où j'ai fait plus de mauvais
sang que je n'en fids ordinairement quand vous
ne vous en mdiez pas. Je suis tout étourdi et je
S50 LETTRES
vois presque double; pendant que vous mangez
des pèches fondantes, j'en mange de jaunes très-
acides et d'un goût singulier qui n'est pas trop
déplaisant et que je voudrais vous faire connaître.
Je mange des figues de toutes couleurs ; mais je
n'ai nul appétit à tout cela. Je m'ennuie horrible-
ment le soir, et je commence à regretter la so-
ciété des bipèdes de mon espèce. Je ne compte
point les provinciaux pour quoi que ce soit. Ce sont
des choses à mes yeux souvent fatigantes, mais
tout à fait étrangères au cercle de mes idées. Ces
Méridionaux sont d'étranges gens : tantôt je leur
trouve de l'esprit, tantôt il me semble qu'ils n'ont
que de la vivacité. Ce voyage me les fait voir un
peu plus en laid qu'à l'ordinaire. Mon seul plaisir,
dans le pays assez beau que je parcours, serait de
rêvasser à mon aise, et je n'en ai pas le temps.
Vous devinez à quoi j'aimerais rêver, et avec qui?
Je voudrais vous raconter quelques histoires di-
gnes d'être envoyées à deux cents lieues : malheu-
reusement, je n'en apprends pas qui se puissent
raconter. J'ai vu l'autre jour les ravages d'un
torrent qui a noyé cent vingt chèvres, rasé des
maisons, et vous avez eu mieux que cela à Paris ;
AUNEINCONNUE. 251
mais ce que vous n'y trouverez jamais, c'est une
vue comme celle qu'on rencontre à chaque pas
quand on parcourt le Comtat. Venez-y, ou plutôt
attendez-moi à Paris et promenons- nous dans
nos bois, que je trouverai alors admirables. Écri-
vez-moi à Vézelay (Yonne).
CVII
Barcelone, 10 novembre 18 Sa.
Me voici arrivé au terme de mon long voyage
sans rencontrer de trabucayres ni de rivières
débordées, ce qui est encore plus rare. J'ai été
admirablement reçu par mon archiviste, qui avait
déjà préparé ma table et mes bouquins, où je .
vais assuréfnent perdre le peu d'yeux qui me
restent. Il faut, pour arriver à son despacho, tra-
verser une salle gothique du xiv^ siècle et une
cour de marbre plantée d'orangers hauts comme
nos tilleuls, et couverts de fruits mûrs. Cela est
fort poétique, comme aussi mon appartement,
qui me rappelle les caravansérails de l'Asie pour
252 LETTRES
le luxe et les conforts. On %st cependant mieux
ici qu'en Andalousie , mais les natifs sont infé-
rieurs en tout aux Andalous* Ils ont de plus un
défaut majeur à mes yeux ou plutôt à mes oreil-
les : c'est que je n'entends rien à leur baragouin.
J'ai trouvé à Perpignan deux bohémiens superbes
qui tondaient des mules. Je leur ai parlé calOy
à la grande horreur d'un colonel d'artillerie qui
m'accompagnait, et il s'est trouvé que j'étais bien
plus fort qu'eux et qu'ils ont rendu à ma science
un éclatant témoignage dont je n'ai pas été peu
fier. Le résumé de mes impressions de voyage,
c'est que ce n'était pas la peine d'aller si loin et
que j'aurais peut-être achevé mon histoire aussi
bien sans aller secouer la vénérable poussière des
archives d'Aragon. C'est un trait d'honnêteté de
ma part dont mon biographe, j'espère, me tiendra
compte. En route, quand je ne dormais pas, c'est-
à-dire pendant presque toute la route, j'ai fait
mille châteaux en Espagne auxquels il manque
votre approbation. Répondez-moi sur-le-champ
et mettez l'adresse en très-gros et lisibles carac-
tères.
A DNE INCONNUE 2S3
CVIII
Madrid, 18 novembre 18 i5.
Me voici installé ici depuis une semaine et plas,
avec un grand froid, quelquefois de la- pluie, un
temps tout semblable à celui de Paris. Seulement,
je vois tous les jours des montagnes dont la cime
est couverte de neige, et je vis familièrement avec
de très-beaux Velasquez. Grâce à la lenteur inef-
fable des gens de ce pays-cî, je n'ai commencé
que d'aujourd'hui seulement à mettre le nez dans
les manuscrits que j'étais venu consulter. Il a
fallu une délibération académique pour me per-
mettre de les examiner, et je ne sais combien
d'intrigues pour obtenir des renseîgnen>ents sur
leur existence. D'ailleurs, cela me semble peu de
chose et ne valait pas Ig, peine de faire un si long
voyage. Je pense que j'aurai fini mes perquisi-
tions assez promptement, c'est-à-dire avant la
fin du mois.
J'ai trouvé ce pays-ci fort changé depuis ma
254 LETTRES
dernière visite. Les gens que j'avais laissés amis
sont ennemis mortels. Plusieurs de mes anciennes
connaissances sont devenues de grands seigneurs,
et très-insolents. Somme toute, je me plais moins
à Madrid en 18A5 qu'en 18&0. Ici, l'on pense tout
haut et l'on ne se gêne guère pour personne. On
a une franchise qui nous surprend fort, nous
autres Français, et qui m'étonne d'autant plus que
vous m'avez habitué à tout autre chose. Vous
devriez aller faire un tour de l'autre côté des
Pyrénées pour prendre une leçon de véracité.
Vous ne sauriez vous faire une idée des figures
qu'on a quand l'objet aimé n'arrive pas à l'heure
où on l'attend, ni du bruit des soupirs qu'on laisse
échapper librement ; on est tellement habitué à
des scènes semblables, qu'il n'y a pas de scan-
dale ni de cancans. Chacun et chacune savent
qu'ils seront de même dimanche. ^Est-ce bien?
est-ce mal ? je me demande cela tous les jours
sans conclure. Je vois le^ amants heureux et je
trouve qu'ils abusent de l'intimité et de la con-
fiance. L'un raconte ce qu'il a mangé à son diner,
l'autre donne des détails peu ragoûtants sur un
rhume qui le tient. Le plus romanesque des
A UNE INCONNUE. 255
amants n'a pas la moindre idée de ce que nous
nommons galanterie. Les amants ne sont, à vrai
dire, ici que des maris non autorisés par TËglise.
Us sont les souffre-douleur des maris véritables,
font les commissions et gardent madame quand
elle prend médecine. Il fait si froid, que je n'irai
pas à Tolède comme je me Tétais proposé. Il n'y
a pas de taureaux par la même raison. En revan-
che, on annonce force bals qui m'ennuient fort,
J*irai après-demain chez Narvaez, oi!i je verrai
probablement Sa Majesté Catholique. Vous pou-
vez m' écrire ici, si vous me répondez courrier par
courrier; sinon, à Bayonne, poste restante. Je
pense quand je m'ennuie, c'est-à-dire tous les
jours, que vous viendrez peut-être me voir à mon
débarquement, et cette idée me ranime. Malgré
votre infernale coquetterie et votre aversion pour
la vérité, je vous aime mieux que toutes ces per-
sonnes si franches. N'abusez pas de cet aveu.
Adieu,
250 LETTRES
CIX
Paris, lundi 19 janvier 1846.
Je suis bien fâché que vous n'ayez pos plus de
courage. Il ne faut jamais attendre les douleurs
en matière de dents, et c'est parce qu'on n'ose
pas aller chez le dentiste qu'on se prépare des
souffrances abominables. Allez donc chez Brewster
ou chez tout autre plus tôt que plus tard. Si vous
le désirez, j'irai avec vous et je vous tiendrai, s'il
le faut. Croyez, du reste, que c'est l'homme le plas
habile en son genre et qui est, en outre, conser-
vateur par système. — Vous êtes bien bonne de
vous reprocher le récit pathétique que vous m'avez
fait. Vous auriez dû, au contraire, vous réjouir de
m' avoir fait faire une bonne action. Il n'y a rien
que je méprise et même que je déteste autant
que l'humanité en général ; mais je voudrais être
assez riche pour écarter de moi toutes les souf-
frances des individus. Vous ne me dites pas ce
qui m'intéresserait le plus, c'est-à-dire quand je
A UNE INCONNUE. 257
pourrai vous voir. Cela me prouve que vous n'en
avez nulle envie. Voulez-vous faire une prome-
nade mercredi? Si vous étiez prise parles dents,
ne venez pas. Si vous aviez toute autre maladie
je n'admettrais pas d'excuse, parce que je n'y
croirais pas.
ex
Paris, 10 Juin 1846.
En ouvrant le paquet de livres, j'ai eu la bêtise
de croire que je trouverais un mot de. vous, et
que le beau soleil vous aurait inspirée. Pas une
ligne ! Je me suis mis à relire votre lettre de ce
matin, que j'ai trouvée un peu bien sèche à la
seconde lecture. Ce n'est pas d'aujourd'hui que
je remarque l'espèce de bascule très-impartiale
de votre correspondance et, en général, de toute
votre conduite à mon égard. Vous n'êtes jamais
plus près de me faire quelque méchanceté que
lorsque vous venez d'être bonne et gracieuse
pour moi. Vous m'aviez promis de me donner un
I. 17
258 LETTRES
jour bientôt. Mais^ si j'attendais Texécution de
vos promesses, la patience que le ciel m*a dépar-
tie ne suffirait pas. L'autre jour, vous étiez aussi
insouciante en me disant adieu qu'en me disant
bonjour. Ce n'était pas cela l'avant-demiëre fois.
C'est un phénomène très-curieux que l'eau qui a
bouilli se gèle plus facilement que l'eau froide.
Vous illustrez cette chimie-là. En me quittant,
vous aviez votre air de bouderie ; aussi je m'attends
que vous serez charmante mercredi. Il faudra
revoir nos jolies promenades sablées pour nous.
Vous me ferez grand plaisir en acceptant. Mais
c'est ce qui ne vous touche que médiocrement.
Si vous avez quelque curiosité, elle sera récom-
pensée par un monument à'auld long syne que
je vous montrerai. Et puis je vous donnerai
quelque chose. Du moins, j'ai eu envie de vous
donner quelque chose, mais vous avez été si mal
pour moi, d'abord en m'écrivant votre lettre de
ce matin, puis en n'écrivant rien avec les livres^
que je ne sais trop si je vous offrirai ce présent
projeté. Pourtant, si vous le demandez, il est pro-
bable que je céderai.
Je suis devenu, comme vous savez, grand obser-
A UNB INCONNUE. S50
valeur du temps. Le vent est magnifique au nord-
est. Gela nous promet quelques beaux jours. Je
voudrais que vous fissiez autant que moi attention
au soleil et à la pluie.
CXI
Dijon, 29 JuiUet 1840.
J'espérais trouver ici une lettre de vous, mais
je suppose que vous vous amusez trop pour pen-
ser à m'écrire. Je n'ai rien trouvé à Bar non plus,
ce qui m'étonne et m'indigne fort. Est-ce la
faute de la poste ou la vôtre ? J'avais toujours cru
la poste infaillible. Que faites-vous, où ôtes-vous
en ce moment? Je ne sais en vérité où vous
adresser cette lettre, et je vous l'envoie à tout
hasard à Paris. Écrivez-moi donc à Privas et puis
à Glermont-Ferrand. J'ai beaucoup vu de mœurs,
d'hommes et de villes depuis vous avoir quittée
il y a quinze joui*s^ et, comme .Ulysse^ j'ai eu
toute sorte dç contrariétés dans mes pérégri-
nations. Chaque année, je trouve la province plus
200 LETTRES
sotte et plus insupportable. Cette fois-ci, j'ai le
spleen et je vois tout en noir, peut-être parce
que vous m'avez oublié si indignement. Je n'ai
eu de bons moments qu'en traversant toute sorte
de bois très-épais dans les Ardennes, qui me
faisaient penser à d'autres bois bien plus agréa-
bles. Je crains que vous n'y pensiez guère. Pour
m'acbever, j'ai trouvé ici d'borribles bêtises qu'on
a faites avec notre argent. Ce sont des pères de
famille vertueux et niais qui les ont faites, et
contre lesquels je dois lancer les rapports les
plus fulminants, tendant à les faire crever de
faim. Ce métier de férocité m'afflige. J'aurais
besoin d'être adouci par une lettre de vous. J'en
reviens toujours à mes moutons. Pourquoi ne
m'avez-vous pas écrit? Je vais être je ne ssds
combien de temps sans nouvelles, car je n'ai pas
d'itinéraire assez arrêté pour vous indiquer mes
étapes. En somme, je ne trouve que des raisons
d'être furieux. Il est vraisemblable que vous vous
trouvez bien où vous êtes, et je m'attends à ne
vous revoii* que cet hiver, quand l'Opéra vous
rappellera à Paris.
Adieu ; quand vous penserez à moi, vous verrez
A UNE INCONNUE. 2Ci
si je sais être magnanime. Ne m'écrivez pas à
Privas, mais à Glermont-Ferrand. Je viens de
m'apereevoir que je n'avais que faire à Privas.
Après Glermont, j'irai probablement à Lyon, mais
vous aurez de mes nouvelles auparavant.
GXII
10 août 1846.
A bord d*an bateau à vapeur
dont Je ne sais le nom.
Je suis allé dans les montagnes de l'Ârdèche
chercher un lieu écarté où il n'y eût ni électeurs
ni candidats. J'y ai trouvé une si grande quantité
de puces et de mouches» que je ne sais pas si les
élections ne valaient pas mieux. Avant de quitter
Lyon, j'avais reçu une lettre de vous qui m'avait
fait beaucoup de plaisir, car j'étais vraiment un
peu inquiet. J'ai beau avoir l'habitude de votre
négligence à mon endroit, je ne puis m'empêcher,
quand je suis sans nouvelles de vous, de penser
qu'il vous est arrivé quelque chose d'extraordi-
naire. Ce qu'il y aurait de vraiment extraordinaire,
c'est que vous daignassiez penser à moi aussi
S02 LETTRES
souvent que je pense à vous. J'apprends avec
beaucoup de peine que vous ôtes partie pour
D... plus tard que vous ne l'aviez prévu, et que
par conséquent vous reviendrez plus tard. Je ne
doute pas que vous ne vous amusiez fort à D... ;
mais, si, au milieu des gâteries que vous aimez
tant, il vous prenait quelque souvenir de nos pro-
menades, vous feriez une œuvre méritoire en
hâtant votre retour. J'ai eu hier un grand succès
dans ma veillée avec des paysans et des paysan-
nes à qui j'ai fait dresser les cheveux sur la tête,
en leur racontant des histoires de revenants. II y
avait une lune magnifique qui éclairait parfaite-
ment les traits réguliers et montrait les beaux
yeux noirs de ces demoiselles, sans laisser aper-
cevoir leurs bas sales et la crasse de leurs mains.
Je suis allé me coucher trës-fier de mon succès
auprès d'un auditoire tout nouveau pom* moi. Le
lendemain, quand j'ai vu au soleil mes Ardéchoi-
ses, con villanos manos y pies, j'ai presque
regretté mon éloquence* Ce diable de bateau fait
sauter ma plume de çà et de là, de la façon la
plus ridicule I 11 faut une éducation particulière
pour pouvoir écrire sur une table qui danse per-
▲ UNE IiNCONNUE. 2C3
pétuellement. Je n'en peux plus de sommeil et de
fatigue. Je vous dis adieu. Vous m'écrirez à Paris
le- jour de votre arrivée, et, le lendemain, nous
irqps revoir nos bois. Je serai à Paris le 18 au
plus tard ; plus probablement, j'arriverai le 15.
Adieu encore.
GXIII
Paris, 18 août 1846.
Je suis arrivé ici aujourd'hui en médiocre état
de conservation, la tête toute étourdie de quatre
cents kilomètres parcourus tout d'un trait. Pour
me remettre, il faudrait votre présence réelle.
Mais quand reviendrez-vous ? Thaï is the question.
Je vous suppose beaucoup trop éprise de la mer
et des monstres marins pour songer à retourner
ici de sitôt. J'en aurais grand besoin pourtant, je
vous assure. Je ne saurais vous dire combien
d'ennuis et de chagrins se sont amoncelés sur
moi dans ce petit vovage. Il me rappelle le rêve
de Gloster : / would not sleep another mch a
night though 1 vc€re io live a world of happy
2G4 LETTRES
days. En rentrant ici, je m'y sens encore plus
isolé qu'à Tordinaire, plus triste que dans aucune
des villes que je viens de quitter : quelque chose
comme un émigré qui rentre dans sa patrie et
qui y trouve une nouvelle génération. Vous allez
croire que j'ai horriblement vieilli dans ce voyage.
Cela est vrai, et je ne serais pas étonné que quel-
que chose comme l'aventure d'Épiménide me fût
arrivé. Tout cela, c'est pour vous dire que je suis
horriblement triste et de mauvaise humeur et que
j'ai grande envie de vous voir. Hélas 1 vous
n'avancerez pas d'une heure l'époque de votre
retour. Le plus sage, c'est de me résigner. Lors-
que vos robes se seront fanées à l'air de la mer,
ou qu'il en viendra de plus fraîches de Paris,
peut-être penserez-vous à moi. Mais alors je
serai à Cologne, ou peut-être à Barcelone. J'irai
à Cologne au commencement de septembre, et à
Barcelone en octobre. On me dit des merveilles
des manuscrits qui s'y trouvent. On dit que, pour
une femme, il n'y a rien de plus agréable au
monde que de montrer de jolies robes. — Je ne
puis vous offrir d'équivalent à ces joies-là. Mais
je souffrirais trop de vous croire ainsi faite. —
AUNEINGONNUF. 2G5
Dieu est grand I quelle que soit la nouvelle que
vous avez à [n*annoncer, écrivez-moi promptement.
Nous verrons-nous pendant qu'il y a des feuilles ?
Me ferez-vous manger des pèches de Montreuil,
cette année 7 Vous savez comme je les aime. Si
vous avez quelque tendre souvenir, j'espère qu'il
vous inspirera une résolution généreuse. J'ai la
fièvre et je tremble horriblement en écrivant*
CXTV
Paris, 22 août 1840.
Nos lettres se sont croisées. J'espérais que la
vôtre m'apporterait de meilleurs nouvelles, je
veux dire l'annonce de votre prochain retour.
Avant de partir, vous paraissiez plus pressée de
nous revoir. Il y a longtemps que je me plains de
la trop grande différence entre le dire et le faire
pour vous. Â ce qu'il parait, vous passez le temps
si heureusement, si agréablement, que vous ne
pensez pas même à l'époque de votre retour à
Paris. Vous me demandez si cela me ferait bien
2i6 LETTRES
plaisir, ce qai est une dérision assez méchante*
Pour moi, je m'ennuie fort ici, encore plus qu'en
voyage, et cependant je suis assez occupé pour
ne plus avoir le loisir de regretter le monde
absent de Paris; mais ce n'est pas à cela que je
tiens. C'est vous, ce sont nos promenades qui me
font faute. Si vous les aimiez la moitié autant que
vous le dites, elles ne se feraient guère attendre.
J'y ai pensé pendant tout le temps de mon
voyage, et j'y pense maintenant plus que jamais.
Pour vous, vous les avez oubliées.
Paris est absolument dépourvu d'habitants in-
telligents. Il n'y reste plus que des bonnetiers
ou des députés, ce qui revient à peu près au
même. Je crois que je partirai pour Gblogne dans
les premiers jours de septembre. Sera-ce avant
de vous avoir revue 7 J'ai bien peur que vous ne
me disiez que, pour si peu, ce n'est pas la peine
de revenir. Ainsi la moitié de notre année se sera
passée vous absente ou malade. D me prend des
envies d'aller vous voir à ***, et j'y céderais pro-
bablement si vous trouviez des possibilités que je
ne prévois pas. Pourtant, voyez. Adieu; je suis
de trop mauvaise humeur pour vous écrire Ion-
A UNE INCONNUE. 267
guement. Je finis comme j'ai commencé, en vous
répétant que rien ne pourra me faire plus de
plaisir que de vous revoir, surtout si ce plaisir
est partagé par vous. Sinon, restez là-bas tant
que vous voudrez.
GXV
Paris, 3 septembre 1846.
Je m'étais figuré, tant j'étais de mon village,
que vous préféreriez une ou deux promenades
avec moi à huit jours de whiie hait] mais, puis-
que vous n'êtes pas de cet avis, votre volonté
soit faite I Je n'ai pas même le courage de ne pas
vous écrire, ce que je m'étais promis, et ce que je
devrais faire si j'étais moins béte. Mon voyage
de Cologne est un peu désorganisé depuis deux
jours. Un de mes compagnons de route me man-
que de parole, un autre ne pourra peut-être pas.
En sorte que je cours grand risque de me trou-
ver seul sur le Rhin bleu. Ce sera un petit mal-
heur. Mais je ne sais plus si je repasserai par ici.
Ainsi, nous courons grand risque, je veux dire
S08 LETTRES
que je cours grand risque de ne nous revoir qu'en
novembre. A vous la responsabilité. Je sais que
vous la porterez légèrement. Je ne me mettrai
pas en route avant le 12 septembre. IVici là, j'es-
père que vous voudrez bien me donner de vos nou-
velles et vos conunissions. Probablement encore,
je serai à Paris vers le commencement d'octo-
bre ; mais, si j'ai le moindre courage, j'irai à
Strasbourg, à Lyon, et de Lyon à Marseille. Je
crains de n'avoir pas ce courage, surtout si vous
parlez de retour. Pendant votre absence, en re-
cueillant mes souvenirs, j'ai fait de vous deux
dessins en pied. Je les trouve assez ressemblants;
cependant, ils ont besoin d'être retouchés. Nous
verrons s'ils vous plaisent. Je m'ennuie extraordi-
nairement et je voudrais voir tomber des torrents
de pluie pour me consoler. Hab le temps est tou-
jours au très-sec. Il n'y a que les feuilles qui
tombent. Il n'en restera plus la queue d'une en
octobre.
Vous apprendrez avec plaisir que vous avez à
rOpéra italien les mêmes enrouements que la
saison passée, plus une autre Brambilla. Il n'en
reste plus que cinq inconnues, et une mademoi-
AUNËINCONNUE. 2G9
selle Albini qui n'avait pas de voix en 1839, mais
qui en a peut-être trouvé depuis quelque part.
Adieu» je ne dis pas sans rancune. Ce qui m'a
particulièrement piqué, c'est que vous n'avez
répondu que par le silence le plus dédaigneux à
ma proposition d'aller vous voir à ***; mais n'y
pensons plus.
CXVI
Heti, 12 septembre 18i0.
Il est fort heureux que vous ayez bien voulu
penser à m' écrire avant mon départ, car j'allais
en Allemagne sans nouvelles de vous. J'ai reçu
votre lettre au moment de me mettre en route.
D'après les promesses que vous me faites et dont
j'attends avec trop de confiance peut-être l'entier
accomplissement, je serai de retour vers le com-
mencement d'octobre, peut-être le 1". J'es-
père qu'il restera encore quelques feuilles. Nous
verrons si vous serez as good as your word. Je
vais demain à Trêves et de Ht soit à Hayence, soit
à Cologne, selon que le temps sera ou non invi-
2:0 LETTRES
ttont. De toute façon, vous feriez bien de m'écrire
très-vite à Aix-la-Chapelle» et puis assez vite après
à Bruxelles. Je n'ai paa besoin de vous dire de
m'écrire des choses aimables et qui me tentent
au retour. Quand je suis lancé, une fois en route^
j'ai toutes les peines du monde à m'arrèter, et il
faudra les promesses les plus séduisantes pour
m'empécher de pousser jusqu'en Laponie. Je
crois vous avoir parlé de deux portraits. J'en ai
maintenant au moins trois, et, à chaque tentative
infructueuse, j'ai recommencé sans détruire le
premier essai et sans mieux réussir ; enfin, vous
verrez si ma mémoire m'a bien ou mal servi.
Vous me demandez quelle robe? En vérité, je ne
m'en suis guère préoccupé ; mais ce n'est pas là que
glt la ressemblance. Je désespère de saisir jamais
l'expression indéfinissable de votre physionomie.
Je viens d'arriver ici après une nuit passée en
Qialle-posté sans dormir, et j'ai la tête excessive-
ment giddy. Il me semble que mes bougies
tournent sur ma table. On m'annonce pour de-
main une navigation entremêlée d'échouages, car
la Moselle n'a que fort peu d'eau, mais ce n'est
pas cela qui m'empêchera de dormir. Je vous
A UNE INCONNUE. 271
écrirai probablement de quelque auberge alle-
mande et très-assurément de Lille, où je m'arrête-
rai. De là, sans doute, je pourrai vous annoncer
le jour de mon arrivée* J'apprends avec beaucoup
de plaisir que vous vous ennuyez à *^; je vous
l'avais prédit. Quand on habite Paris, on ne peut
plus retourner en province. On dit et on fait quan-
tité d'énormités qui passeraient à Paris et qui
9ont grosses comme des maisons à ***. Gela vous
est peut-être aussi arrivé, du caractère dont je vous
connais. Je vous pardonnerai tout si, le 1" ou %
octobre, vous m'annoncez votre retour.
CXVII
Bonn, 18 septembre 1846.
Je suis depuis six jours dans ce beau pays,
non pas Bonn, mais je dis la Prusse rhénane, où
la civilisation est très-avancée, sauf pour les lits,
qui ont toujours quatre pieds de long et les draps
trois. Je mène tout à fait une vie allemande, c'est--
à-dire que je me lève à cinq heures et me coucha
272 LETTRES
à neuf, après avoir fait quatre repas. Jusqu'à pré-
sent, cette vie- là me convient assez et je ne me
suis pas trouvé mal de ne rien faire qu'ouvrir la
bouche et les yeux. Seulement, les Allemandes
sont devenues horriblement laides depuis ma der-
nière visite. Voici le chapeau de la plus jolie que
j'aie encore rencontrée; — ce fut sur un bateau
à vapeur entre Trêves et Coblence ; la place me
manque pour l'illustration, que je mets au verso :
c'est une capote d'où pend june pièce d'étofle car-
rée, ouverte à l'extrémité, dont un angle est relevé
à gauche au moyen d'une petite cocarde verte,
blanche et rouge; la capote est noire, l'Alle-
mande fort blanche avec des pieds comme il suit. ..
N. B. — Le dessin est exécuté à l'échelle de un
centimètre pour mètre. Je voudrais que vous intro-
duisissiez ces capotes-là. Vous leur ferioz faire for-
tune. — En fait de monuments, je n'ai g lère été
content de ce que j'ai vu : les architecte s alle-
mands m'ont paru pires que les nôtres. Oji a
saccagé le Munster à Bonn et peint l'abbaye de
Laarh à faire grincer les dents. Les sites de ïc
Moselle sont beaucoup trop vantés. Au fond, cela
est peu de chose. Je ne trouve plus rien de beau
A UNE INCONNUE. 273
depuis que j*ai passé le Tmolus* Mon admiration
demeure exclusive pour ses ombrages et surtout
pour la façon dont on y entend la cuisine ; ici, la
grande affaire est zu speisen. Tous les honnêtes
gens, après avoir diné à une heure, prennent le
thé et des gftteaux à quatre, vont manger à six
un petit pain avec de la langue fourrée dans un
jardin; ce qui permet d'attendre jusqu'à huit
heures pour entrer dans un hôtel et souper. Ce
que deviennent les femmes pendant ce temps-là,
je l'ignore ; ce qu'il y a de certain, c'est que, de
huit à dix, il ne reste pas un homme dans les
maisons : chacun est dans son hôtel favori à boire,
manger et fumer ; la rsdson est, je crois, dans les
pieds de ces dames et la bonté du vin du Rhin,
Je pense que vous allez être à Paris dans deux
ou trois jours. En voyant les bois du Rhin et de la
Moselle si verts, je ne puis me figurer que ceux
de notre température soient devenus de; balais.
Gela n'est malheureusement que trop possible.
Vous l'avez voulu. Adieu ; je suis fâché de ne pas
vous avoir dit de m'écrire à Cologne, mais il est
trop tard.
I. 18
S74 LETTRIilS
Gxvni
Soifitons, 10 octobre 1^46.
Il paratt que vous avez été de bien mauvaise
humeur samedi dernier; mais enfin vous avez
repris votre sérénité dimanche, sauf quelques
petits nuages qui flottent encore dans votre lettre.
•
Pour suivre la métaphofe, je voudrais bien un
jour vous voir au beau fixe, sans qu'il y eût des
tempêtes auparavant. Malheureusement, c'est une
habitude que vous avez prise. Nous nous sépa-
rons presque toujours meilleurs amis que nous
ne nous sommes vus. T&chons donc d'avoir, un
de ces jours, l'amabilité continue que j'ai rêvée
quelquefois. Il me semble que nous nous en
trouverions bien l'un et l'autre. Vous me faites
des menaces pour le seul plaisir de m'6ter les
constations de i'espérapce. Vous sentez si bi^
votre tort, que toqs me diies que voua êtes dis-
pensée de loyauté à l'égard d'une certaine pro-
messe que vous m'avez faite déjà une fois et que
" I
A UNE INCONNUE. 275
VOUS ne voulez pas tenir. N'est*ce pas un effist du
hasard seul qui vous a permis de 3dire que vous
aviez aooompU cette promesse 7 Vous ne vouliez
me voir que pendant nn qnart d*heure ; ainsi, fl y
avait de votre part trahison méditée* Je sais ce
que vous pensez vous-même de ces subterfuges-
là, et je m'en rapporte à votre propre jugement.
Vous pouvez me fabe beaucoup de plaisir ou
beaucoup de peine; c'est à vous de choisir.
Le temps affreux qui me m'a pas quitté depuis
samedi est sans doute celm que vous avez à
Paris. Le seul chagrin qu'il me &s8e, c'est que
je pense à mes bois, dont le vent enlève les
feuilles, k mes gazons, que ht phiie inonde, et à
l'éloignement de notre prochaine promenade,
flier, au nûliéu des champs, par un vrai déluge,
je ne pensais pas à autre ichose. Et tous, regret-
tez-vous la pluie à cause de moi, ou bien parce
qu'elle vous empêche d'aller à shopping à votre
ordinaire ?
Quel jour étiez-vous à l'Opéra italien?
Etait«ce jeudi parliasard, et aurions-nous été
tout près l'un de l'autre . saps nous en douter?
J'Aurais bien voulu vous voir un pen <weo
316 LETTRES
votre cour, pour savoir si vous êtes pour le
monde telle que je le voudrais.
l'espère être à Paris jeudi soir ou vendredi au
plus tard. S'H fait beau samedi, voulez-vous faire
une longue promenade? Dans le cas contraire,
nous en ferons une courte, ou nous irons au
Musée. La mémoire de ces promenades est à la
fois un plsûsir et une douleur. C'est pour moi
une sensation qu'il faut renouveler sans cesse
pour qu'elle ne devienne pas triste. Adieu, chère
amie; je vous remercie bien de tout ce qu'il y a
de tendre dans votre lettre. Je tâche d'oabKer
le peu qui reste de dur et de sec. Je pense que
c'est à votre usage une espèce de parure de fan-
taisie dont vous vous couvrez. J'aime à deviner
dessous que vous êtes tout cœur et tout âme;
croyez que cela paraît, malgré tous vos efforts
pour le cacher.
CXIX
Pwis, î% septembre 1811.
r
La Bévue me tourmente beaucoup pour Don
«r
A UNE INCONNUE. 277
Pèdre. Je voudrais savoir votre opinion à ce
sujet. Je suis partagé entre Tavarice et la pudeur.
J'aurais aussi à vous prier d'en lire quelque
chose. Gela me parait avoir l'inconvénient de
tout ce qui a été fait longuement et pénible-
ment. Je me suis donné bien du mal pour une
exactitude dont personne ne me saura gré. Gela
me chagrine quelquefois.
Vous comprendrez sans peine que, depuis
votre départ, j'ai eu très-souvent les blue devils.
Ge que vous me dites de Don Pidre me plaît
assez, parce que votre opinion est d'accord avec
mon désir et ce que je crois mon intérêt. Pour-
tant, il y a une question de dignité, qui me tient
encore au cœur et qui m'a empêché de tout ter-
miner d'abord avant mon départ. Je serai bien
aise d'avoir votre avis de vive voix, et je vous
montrerai quelques bribes d'après lesquelles vous
jugerez mieux. Je n'ai jamais été plus tristement
choqué de la bêtise des gens du Nord qu'à ce
voyage-ci, et aussi de leur infériorité sur les Méri-
dionaux. La moyenne du Picard me parait au-
dessous de la plus inférieure espèce du Provençal.
278^ LETTRES
En outre, je mourais de froid «bss toute» les
auberges où mon triste sort me poossMt
I believe you are now a little better. I don't
know why you could be so uneasy about your
brother» No wonder you bave no news. Bad (mes
come very soon. I begin to get accustomed to
1. Samedi, 96 février 1848.
Je crois que tojos êtes nudntenaat an peu plus rassurée. Je
ne vois pas pourquoi tous ne seriez pas coaiplétement tranquille
à regard de votre frôre. Ne prenez point souci de l'absence de
nouvelles. Les mauvaises nouvelles arrivent promptement.
Je commence à m'accoutumer à la plus étrange des choses, et
à me familiariser avec Tétrange figure des vainqueurs qui, ce qui
est plus étrange encore, se conduisent en gentlemen. 11 y a
maintenant une- violente tendaiioe k Tordre. SI cda continiie, Je
deviendrai un républicain décidé. Le seul inconvénient que Je
trouve au nouvel ordre de choses, c'est que Je n*aperçois pas
très-clairement comment Je poorrai gagner ma vie, et que je ne
puis vous voir.
J*espère néanmoins qu'avant pea les voitures recommenceront
à circuler.
A UNE INCONNUE. 270
tbe strangeness of the thiog and to be reconciled
with tbe strange figures of tbe conquerors, wbo
wbat's stranger stin, bebave tbemselves as gent*
lemen. Tbere is now a strong tendency to order«
If it continues» I sball turn a stauncb republi-
can. Tbe only fault I find witb tbe new order of
tbings is tbat I do not yery clearly see bow
I sball be able to live and tbat I cannot see you.
I bope tbougb it will not be long before tbe
coacbes can go on .
CXXI
Paris, mare 18i8.
Je suis tourmenté par cette faillite de la mai-
son ***, dans laquelle je crains que vous n'ayez
des intérêts. Rassurez -moi, je vous prie, là-des-
sus, ou, s'il y a quelque malbeur, tâcbons de nous
consoler ensemble. Chaque jour nous apportera
d'ici à longtemps de nouvelles peines. Il faut se
soutenir et se faire part mutuellement du peu de
courage que Ton conserve. Voulez-vous nous
voir demain ou après? Il me semble qu'il y a un
280 LETTRES
siècle que noas ne nous sommes vus. Adieu ; vous
avez été l'autre jour bien aimable, et je regrette
que vous ne Tayez pas été plus longtemps.
CXXII
Paris, mars 1848.
Je crois que vous vous effrayez un peu trop.
Les choses ne sont pas plus mal qu'elles n'étaient
hier; ce gui ne veut pas dire qu'elles soient
bien et qu'il n'y sût pas de danger. Quant à ce
projet de voyage, il est bien difficile de donner
un conseil et de voir clair dans ce grand brouil-
lard étendu sur notre avenir. II y a des gens qui
pensent que Paris, à tout prendre, est un lieu
plus sûr que la province. Je suis assez de cet
avis. Je ne crois pas à une bataille dans les rues :
d'abord, parce qu'il n'y a pas encore de motif;
puis, parce que la force et Taudace sont du même
côté, et que, de l'autre, je ne vois que platitude
et poltronnerie. Si la guerre civile devait com-
mencer, c'est, je crois, en province qu'elle se
déclarerait d'abord. Il y a déjà une assez grande
A UNE INCONNUE. SSl
irritation contre la dictature de la capitale, et
peut-être des mesures que Ton ne peut prévoir
amèneraient-elles ce résultat dans I*Ouest ou
ailleurs. Quant aux conséquences des émeutes,
voyez ce qu'elles ont été à Paris dans la première
révolution, et ce qu'elles ont été en province
tout récemment. Le département de l'Indre, où
vous voulez aller, en a vu une il y a deux ans,
à Buzançais, plus vilaine que toutes celles de
03. Il est bien entendu que je ne vous conseille
pas et que je raisonne seulement théoriquement.
Je ne crois pas à un danger immédiat. Je crois
même que, les circonstances devenant plus graves,
Paris serait encore le meilleur séjour. Enfin, entre
l'Indre et Boulogne, je préférerais le dernier lieu^
qui a l'avantage d'être près de la mer. Mais je
serais bien triste si vous partiez sans me voir.
Ne pourriez-vous pas retarder de quelques jours?
Tous voyez que tout s'est passé tranquillement
hier. Nous aurons encore des processions sem-
blables et longtemps, avant qu'on en vienne aux
coups de feu, si l'on y vient jamais dans ce pays
si timide. Adieu. . •
28Î LETTRES
CXXIIl
Samedi, il mars 1818.
Le temps se met de la partie poar noas con-
trarier encore. J'este qull nous sera plus faTt>-
rable lundi. Je suis înqQiet de votre mal de
gorge par cette pluie ou ce fSroid. Soignez-vous
bien et t&chez d'oublier un peu toat ce qui se
passe. Je sais moulu par une nuit de corps de
garde; msds, après tout, la fatigue, a son bon
côté dans ce temps-ci. Je voudrsûs bien avtnr
autre chose que votre ombre. Je regrette que
vous vous soyez retirée sitOt. Le bcmheur de vous
voir est aussi grand sous la république que sous
la monarchie, il ne faut pas en être avare. Dans
quel étrange monde vivons-nous I Mais le plus
important à vous dire et le plus pressé, c^est que
je vous aime tous les jours davantage, je crois,
et qpe je voudrais iHen que vous prissiez assez de
courage pour m'en dii*e autant.
•'■' UNE INCONNUS.
CXXIV
Paris, 13 mai i8i8.
J'espérais ^e vous ne partiriez pas si vite et
sans me dire adieu. Je vous avais même écrit
hier» espérant vous voir aujourd'hui. Je ne sais
pourcpioi je ne me réconcilie pas à ce voyage.
Mai& vous ne me dites pas combien de temps
vous prétendez demeurer à boire du lait, et c'était
pourtant le point capital. J'aimerais bien que
vous fussiez à Paris avec un chapeau neuf pour
la réception de jeudi à l'Académie, où les cha-
peaux neufs seront rares, je le crains. C'est dans
un intérêt parement académique que je vous fais
cette demande. Dans le mien, je compte sur
vous samedi prochain pour une belle promenade.
Si vous voulez aller jeudi prochain à l'Académie,
faites prendre des billets chez moi jusqu'à midi.
2Bi LETTRES
cxxv
Paris, mercredi 15 mai 1848.
Tout s'est passé très-bien» parce qu'ils sout si
bêtes, que, malgré toutes les fautes de la Gliambre,
elle s'est trouvée plus forte qu'eux. Il n'y a ni
tués ni blessés, on est fort tranquille. La garde
nationale et le peuple sont dans d*exœllents sen-
timents. On a pris tous les chefs des émeutiers,
et il y a tant de troupes sous les armes, que,
d'ici à quelque temps, il n'y a rien à craindre.
J'espère que nous nous verrons samedi. En
somme, tout s'est passé pour le mieux. J'ai as-
sbté à des scènes très-dramatiques qui m'ont
fort intéressé et que je vous raconterai.
CXXVI
S7 juin 1848.
Je rentre chez moi ce matin, après une petite
ca^npagne de quatre jours où je n'ai couru aucun
A UNE INCONNUE. 285
danger, mais où j'ai pu voir toutes les horreurs
de ce temps et de ce pays-ci. Au milieu de la
douleur que j'éprouve, je sens par- dessus tout
la bêtise de- cette nation. Elle est sans égale. Je
ne sais s'il sera jamais possible de la détourner
de la barbarie sauvage où elle a tant de propen*
sion à se vautrer. J'espère que votre frère va
bien. Je ne pense pas que sa légion ait été sérieu-
sement engagée. Mais nous sommes bien acca-
blés de fatigue et nous n'avons pas dormi depuis
quatre jours. Croyez peu à tout ce que disent
les journaux sur les morts, les destructions, etc.
J'ai parcouru avant-hier la rue Saint-Antoine : les
vitres étaient brisées par le canon et beaucoup de
devantures de boutiques endommagées; d'ail-
leurs, le ravage n'était pas si grand que je l'avais
supposé et qu'on le disait. Void ce que j'ai vu
de plus curieux. Je me hâte de vous le dire pour
aller me coucher : 1® La prison de la Force est
M
demeurée plusieurs heures gardée par la garde
nationale et entourée d'insurgés. Ils ont dit à la
garde nationale : « Ne tirez pas sur nous et nous
ne tirerons pas. Gardez les prisonniers. » 2^ Je
suis entré dans une maison qui fait le coin de la
place 4e la fiafitiUe pour ^vor la faalaiHe; die
Tenait d'être ^enlevée sur les inmirgéa. J*û de-
mandé au]i habitants : « Vous a-t-on pris lieaii-
coup 7 — On n'a rien volé,. » hyxatez à cela qne
j'ai conduit à l'Abbaye une iemme qni coupût
la tête aux mobiles ay^ec son couteau de cai-
sine, et un homme qui avait les deux bras rouges
de sang pour avoir fendu le nfeatre à an blessé et
s'être lavé les mains dans la plaieu Comprenez-
vous quelque chose à cette grande nation? Ce
qu'il y a de sûr, c'est que nous nous en allons à
tous les diables!
Quand revenez- vous? Mous ne nous liattrons
plus de six semaines, tout au moins.
CXXVÏl
Paris, 2 juillet 1848.
J'aurais .bien besoin de vous voir ponr me
remettre un yeu ées tristes )eQèMS de la semaoe
dernière, et ic'est avec le plus irîC plaisir que
j^apprends vies projets de rotoiœ, plus prechaîas
que je ne l'aYsis espéatém Paris est <et sera tran-
A UNE INCONNUE. S8T
quille pour un temps assez long. Je ne pease fâs
que la guerre civile, ou plutôt la guerre sociale soit
finie; mais une nouvelle bataille aussi effroyable
me semble impossible. U a fallu pour l'amener
une infinité de droooatances qui ne peuveat plus
se reproduire. Quand vous reviendrez, vous ne
trouverez guère les traces bideuses que votre
imagination vous représente probablement. Les
vitriers et les badigeonneurs en ont déjà fait dis-
paraître la plus grande partie. Mais j'ai peine i
croire que vous ne nous trouviez pas à tous la
mine allongée, et encore plus triste que lorsque
vous êtes partie. Que voulez-vous I c'est le régime
actuel et il faut s'y habituer. Petit à petit, nous
en viendrons à ne plus penser au lendemain et
à nous trouver très -heureux quand nous nous
éveillerons le matin ayant notre soirée assurée.
Au fond, ce qui me manque le plus à Paris, c'est
vous, et je crois que, si vous y étiez, je trouverai»
le reste très-bien. Le temps s'est remis à la
pluie depuîa trois jours. Maintenant, je la vois
tomber avec la plus grande insouciance; mais je
ne voudrais pas cependant que cela dur&t trop.
Vous me parlez ea. termes ai généraux de votre
888 LETTRES
retour, que je ne sais trop sur quoi compter, et '
vous savez que j*aime assez à savoir combien de
temps durera le purgatoire. Vous parliez de six
semaines en me disant adieu, et maintenant vous
dites que vous reviendrez plus tôt 7 Que veut dire
plus tôt? voilà ce que je voudrais bien savoir.
Mandez-moi aussi ce que deviennent les désa-
gréables affadres qui vous ont empêchée d'assister
à ma fête, célébrée par tant de coups de canon.
— Adieu; pour prendre paUence, j'ai besoin
d'avoir souvent de vos nouvelles. Donnez-m'en
vite et envoyez-moi quelque souvenir. Je pense à
TOUS sans cesse. J'y pensais même en voyant ces
maisons désertes de la rue Saint-Antoine pendant
qu'on se battait à la Bastille*
GXXYIII
Paris, 9 juillet 1848.
«
Vous ^tes comme Antée, qui reprenût des forces
en touchant la terre. Vous n'avez pas plus tôt tou-
ché votre pays natal, que vous retombez dans tous
vos vieux défauts. Vous répondez joliment à ma
A UNE INCONNUE. 289
lettre* Je vous priais de me dire combien de
temps vous prétendiez demeurer encore à man-
ger des amiles; un chiilre de jour n'était pas
bien difficile à écrire, mais vous avez préféré trois
pages de circonlocutions où je ne puis compren-
dre autre chose, sinon que vous seriez revenue, si
vous n'étiez pas restée. Je vois aussi que vous
passez votre temps assez agréablement. Je pensais
bien que Técharpe de madame *^ n'avait pas été
achetée pour en faire des reliques. Vous auriez
dû me dire au moins contre qui vous aviez jugé
à propos de l'essayer. En somme, je suis fort mé-
content de votre lettre. — Nous passons ici des
jours bien longs et passablement chauds, msds
aussi tranquilles qu'on peut le souhaiter ou plu-
tôt l'espérer sous la République. Tout annonce
que nous aurons une trêve assez longue. Le dés-
armement s'opère avec assez de vigueur et pro-
duit de bons résultats. On remarque un curieux
symptôme: c'est que, dans les faubourgs insurgés,
on trouve quantité de dénonciateurs pour indi-
quer les cachettes, et même les coryphées des
barricades. Vous savez que c'est bon signe quand
les loups se battent entre eux. Je suis allé hier &
I. w
iOO LETTRES
Saint-GermaÎQ pour commander le dîner de la
Société des bibliophiles. J*ai trouvé un cuisinier
très-capable et, de plus, éloquent. 11 m*a dit
que c'était à tort que tant de gens se faisaient
^ un fantôme des artichauts à la barigoule, et il a
compris tout de suite les plats les plus fantasti-
ques que je lui ai proposés. C'est dans le pavil-
lon où Henri lY est né que demeure ce grand
homme. On a, de là, la plus belle vue du monde.
En faisant deux pas, on se trouve dans un bois
avec de grands arbres et un magnifique under-
wood au-dessous. Pas une âme pour jouir de
tout celai 11 est vrai qu'il faut cinquante-cinq
minutes pour parvenir dans ces beaux lieux.
Hais serait-ce impossible d'aller y dtner ou dé-
jeuner un jour avec madame... 7 Adieu. Écrivez-
moi bientôt.
CXXIX
Paris, lundi 19 Juillet 18 i8.
. Vous devinez parfaitement les choses quand
TOUS voulez bien vous en donner la peine, et vous
A UNE INCONNUE. 201
m'avez envoyé ce que je vous demandais; qu'im-
porte que ce fût une répétition I Ne suis-je pas
comme le pauvre ex-roi? « Je reçois toujours avec
un nouveau plaisir, etc. » Ce que je ne puis vous
dire, c'est conabien j'ai été charmé de retrouver ce
parfum connu et d'autant plus délicieux qu'il est
bien connu et qu'il s'y rattache tant de souvenirs.
Vous vous êtes enfin décidée à lâcher le grand
mot. Il est vrai qu'il y a un mois que vous êtes
partie et qu'en partant vous avie^ parlé de six
semaines; d'où il suivrait que, dans quinze jours,
je pourrais vous revoir ; mais aussitôt vous vous
mettez à compter les six semaines à votre ma-
nière, c'est-à-dire du jour où vous m'écrivez.
Gela ressemble un peu à la manière de compter
du diable, qui, comme vous savez, groupe les
chiffres tout autrement que les bons chrétiens.
Dites-moi donc un jour, prenons le délai le plus
long que je puisse vous accorder, soit le 15 août.
Nous avons passé fort paisiblement le 1& juillet,
malgré les prédictions sinistres qu'on nous faisait.
La vérité, si on peut la découvrir sous le gou-
vernement où nous avons le bonheur de vivre,
la vérité, c'est que nos chances de tranquillité
20t LETTRES
sont singulièrement augmentées. II avait fallu
plusieurs années d'organisation et quatre mois
d'armements pour préparer les affaires des
23-26 juin. Une seconde représentation de cette
sanglante tragédie me parait impossible, du
moins tant que les conditions actuelles ne seront
pas très - matériellement changées. Pourtant ,
quelque petit complot, quelques assassinats»
quelques émeutes même sont encore probables.
Nous ayons pour un demi- siècle peut-être à nous
perfectionner, les uns dans la confection des
barricades, les autres dans leur destruction. On
emplit Paris en ce moment d'obusiers et de
mortiers à grenades, très-transportables et très-
efficaces. C'est un argument nouveau et qu'on
dit excellent. Mais laissons la i7o>.8{i.txà. Vous ne
pouvez vous faire une idée du plaisir que vous
me ferez en acceptant mon invitation à déjeuner
avec lady
A UNE INCONNUE. 203
cxxx
Paris, samedi 5 août 1S48.
On reparle de coups de fusil, mais je n'y crois
nullement. Pourtant, ce soir, mon ami M. Mignet
se promenait avec mademoiselle Dosne dans le
petit jardin qui est devant la maison de M. Thiers.
Une balle est venue de haut en bas sans faire le
moindre bruit, qui a frappé contre la maison,
près de la fenêtre de madame Thiers ; et, comme
toute balle porte son billet, celle-là en avait un
pour une partie charnue sur laquelle était assise
une petite fille de douze ans en dehors de la grille
du jardin. On la lui a extirpée très-proprement
et elle n'aura aucun autre mal qu'une légère
cicatrice. Mais à qui en voulait -on? à Mignet?
cela est impossible; à mademoiselle Dosne? encore
moins. Madame Thiers n'était pas chez elle» ni
Thiers non plus. Personne n'a entendu d'explo-
sion ; pourtant, la balle était de calibre de guerre.
294 LETTRES
et les fusils à vent sont tous d'un calibre beau-
coup plus faible. Pour moi, je pense que c'est
une tentative républicaine d'intimidation, bête
comme tout ce qui se fait aujourd'hui. Voilà les
seules balles à craindre à mon avis. Le général
Cavaignac a dit : a On me tuera, Lamoriciëre me
succédera, ensuite Bedeau; puis viendra le duc
d'isly, qui balayera tout. » Ne trouvez-vous pas
quelque chose de prophétique là-dedans ? On ne
croit guère à une intervention en Italie. La Répu-
blique sera un peu plus poltronne que la monar-
chie. Seulement, il se peut qu'on fasse la frime de
laisser soupçonner qu'on serait tenté d'intervenir,
dans l'espoh: qu'on obtiendra dos atermoiements,
un congrès et des protocoles. Un de mes amis qui
revient d'Italie a été pillé par des volontaires
romains qui trouvent les voyageurs de meilleure
composition que les Croates. Il prétend qu'il est
impossible de faire battre les Italiens, excepté les
Piémontais, qui ne peuvent être partout.
Je vous envoie toute cette politique et j'espère
qu'elle ne changera rien à vos projets. On fait
de grands préparatifs à la Marine pour trans-
porter six cents de ces messieurs pris en juin :
A UNE INCONNUE. 205
ce sera le premier convoi. Je ne serais pas
éloigné de croire qu'il y eût, le jour du transport,
quelques milliers de veuves éplorées à la porte
de r Assemblée; mais de nouveaux insurgés, n'y
croyez point. — Laissez donc de côté le romaïque,
où vous avez tort de vous complaire, car il vous
jouera le même tour qu'à moi» qui n'ai pu l'ap-
prendre et qui ai désappris le grec. Je m'étonne
que vous compreniez quelque chose à ce bara-
gouin-là. Il va, d'ailleurs, disparaître en peu de
temps. Déjà on parle grec à Athènes, et, si cela
continue, le romalque ne servira plus qu'à la
canaille. Dès 18A1» on n'entendait plus pro-
noncer, dans la Grèce du roi Othon, un seul des
mots turcs si fréquents dans les rpay^^iov de
M. Fauriel. Vous ai-je traduit une ballade très-
joUe d'un Grec qui revient chez lui après une
longue absence et que sa femme ne reconnaît pas?
Elle lui demande, comme Pénélope, des renseigne-
ments sur sa maison ; il y répond fort bien, mais
elle n'est pas convaincue ; elle en veut^ d'autres
qu'elle obtient et la reconnaissance se fait. Tout
cela est abandonné à votre divination. Adieu;
j'attends de vos nouvelles.
SM LETTRES
CXXXI
Paris, 13 août 1848.
Le beau temps s'en va et nous allons entrer»
d*ici à quelques jours, dans la saison froide, qui
^'est si antipathique. Je ne puis vous dire com-
bien je suis en colère contre vous. En outre, les
abricots et les prunes sont presque passés et je
me faisais une fête d'en manger avec vous. Je suis
parfaitement sûr que, si vous aviez réellement
voulu revenir, vous seriez déjà à Paris. Je m'en-
nuie horriblement et j'ai bien envie de m'en aller
([juelque part sans vous attendre. Tout ce que je
puis faire, c'est de vous donner jusqu'au 25 à
•trois heures, et pas une heure de plus. — : Nous
sommes fort tranquilles. On parle toujours, il est
vrai, d'une émeute que H. Ledru ferait par ma-
nière de protestation contre l'enquête ; mais ce
ne peut être quelque chose de sérieu](. La pre- *
mière condition pour qu'on se batte, c'est qu'il
y ait de la poudre et des fusils des deux côtés.
A UNE INCONNUE. 207
Or, maintenant, tout est du même côté. Avant-
hier, au concours général, un gamin nommé
Leroy a eu un prix. Les autres gamins ont crié :
tt Vive le roi I » Le général Cavaignac, qui assis-
tait, je ne sais pourquoi, à la cérémonie, a ri de
fort bonne grâce. Mds, le même gamin ayant eu
un autre prix, les cris sont devenus si forts, qu'il
en a perdu toute contenance et tortillait sa barbe
comme s'il eût voulu l'arracher. Adieu; je vous
en veux horriblement ! écrivez-moi bien vite.
CXXXII
Paris, 20 août 1848.
Je commence à croire que je ne vous verrai
pas cette année. Voilà que l'on recommence à
parler d'émeutes, et puis le choléra va venir com-
pliquer les afTahres. On dit qu'il est à Londres.
Il est certainement à Berlin. Depuis quelques
jours, on s'attend à une bagarre. On prédit des
coups de fusil pour la discussion de Tenquôte.
208 LETTRES
Je suis si entêté dans mes idées, que je n'y croîs
pas encore ; mais je suis à peu près seul de mon
avis. La situation est au fond bien embrouillée.
Elle ressemble comme deux gouttes d'eau à celle
de Rome pendant la conjuration de Catilina.
Seulement, il n'y a pas de Gicéron. Quant à l'is-
sue d'une émeute, je ne doute pas que la bonne
cause ne triomphe. Personne n'en doute, mais
avec des fous il ne faut pas compter sur des
entreprises raisonnables; peut-être, en effet, sd-je
tort de croire que l'impossibilité de réussir em-
pêche cette émeute susdite. Nous verrons, au
reste, la semaine prochaine. Mercredi, la discus-
sion doit commencer ; l'enquête me parait sur-
tout prouver une chose, c'est la profonde division
des républicains entre eux. Il est évident qu'il
n'y en a pas deux de la même opinion. Ce qu'il
y a de plus fâcheux, c'est que le citoyen Prou-
dhon a un grand nombre d'adeptes et que ses
petites feuilles se vendent à milliers dans les
faubourgs. Tout cela est fort triste; mais, quoi
qu'il arrive, nous vivrons longtemps de cette vie-
là, et il faut nous y accoutumer. Le point qui
me parait capital, c'est de savoir si vous vieQdrez
A UNE INCONNUE. 20O
le 25. S'il doit y avoir bataille^ elle sera perdue
ou gagnée ce jour-là. Ainsi, ne faites pas encore
de projets, ou plutôt faites celui de venir assister
à notre victoire ou à notre enterrement pour
le 25. Dne autre chose me chagrine : c'est que la
chaleur s'en va, le beau temps se pa$se, et il n'y
aura plus de pèches à votre retour. Les feuilles
commencent à jaunir et à tomber. Je prévois tous
les ennuis du froid et de la pluie, qui me semblent
beaucoup plus graves et beaucoup plus certains
que l'émeute. Je suis malade depuis quelques
jours, c'est peut-être pour cela que je suis
triste. Je n'ai pas besoin de vous dire que je
serais très-contrarié de mourir avant notre déjeu-
ner à Saint- Germain, qui, je l'espère, tiendra tou-
jours. Adieu; écrivez-moi vite. Vous ne devriez
pas taquiner les gens de si loin.
GXXXIII
Paris, 23 août 1848.
Vous n'ôtes guère aimable de ne pas me ré-
pondre plus tôt. Je crois que je vous ai écrit troi>
300 LETTRES
en noir la dernière fois. Je vois aujoard'hui les
choses, non en couleur de rose, msûs gris de
lin. C'est la couleur la plus gaie que comporte la
République. On m'avait fait croire malgré moi à
la bataille; msdntenant, je n'y crois plus, ou, si j'y
crois, c'est pour plus tard. Aussi bien, je m'ima-
gine que vous mourez de froid au bord de votre
mer. Je suis toujours malade, je ne mange ni ne
dors; mais le pire de mes maux, c'est que je
m'ennuie épouvantablement. Cependant, j'ai à
travailler, et ce n'est pas dans l'oisiveté que je
bâille; mais, dans quelque situation que le phé-
nomène se manifeste, il est toujours fort désa-
gréable. Pour vous, je ne comprends pas ce que
vous pouvez faire à D..., et je ne vois pas d'autre
explication à votre séjour parmi vos sauvages,
que de penser que vous y avez fait quelque
conquête dont vous êtes toute fière. Je vous
réserve une belle querelle pour votre retour. Sera-
ce vendredi ou bien lundi 7 Je ne crois pas qu'il
soit prudent à vous d'attendre plus longtemps.
Adieu; je vous quitte pour aller entendre votre
favori, H. Mignet, qui fait un discours à l'Acadé-
mie morale. Croyez que l'enquête se passera saos
A UNE INCONNUE. 301
coups de fusil; quant au scandale, on ne sait plus
ce (pie c'est par le temps qui court.
CXXXIV
Paris, samedi 5 norerobre i84S.
J'ai été très-inité contre vous, car j'avais le
plus grand besoin de vous voir ; j'ai été et je suis
encore très-souffrant et, qui pis est, affreusement
triste. Dne heure passée auprès de vous m'aurait
fait grand bien. Vous n'avez même pas pris la
peine que vous preniez autrefois de me dire
quelque chose d'aimable lorsque vous aviez
quelque méchanceté en tête. Quelques justes
reproches que j'aie à vous faire, il faudra toujours
finir par vous pardonner; mais je voudrais bien
que vous fissiez quelque chose pour cela. Me
ferez-vous quelque finezay pour me dédommager
de tout l'ennui que j'ai eu pendant quinze jours?
Je vous laisse à trouver vous-même ce dédom-
magement adéquate,
Avez-vous entendu le canon et avez-vous eu
302 LETTRES
peur? J'ai cru qu'on voulait démolir la Répu-
blique aux trois premiers coups. J*ai compris au
quatrième de quoi il s'agissait. Vous avez tou-
jours à moi un livre grec. J'ai peur que vous
ne gâtiez votre hellénisme avec le baragouin
romaîque. Cependant, je crois qu'il y a de très-
jolies choses dans ce volume. Je travaille à un
ouvrage nouveau également historique.
CXXXV
Londres, 1*' Juin 1850.
Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que,
ayant à faire dix lieues par jour, je ne pouvais
m' asseoir devant une table sans m'endormir tout
de suite. Je ne vous dirai pas grand'chose de mes
impressions de voyage, si ce n'est que décidé-
ment les Anglais sont individuellement bétes et
en masse un peuple admirable. Tout ce qui peut
se faire avec de l'argent, du bon sens et de la
patience, ils le font ; mais ils se doutent des arts
comme mon chat. Il y a ici des princes népalais
A UNE INCONNUE. 303
dont VOUS deviendriez éprise. Us ont des turbans
plats tout bordés de grosses émeraudes en pen-
deloques, et ne sont que satin, cachemire, perles
et or I Leur couleur est un café au lait très-foncé.
Ils ont bon air et on dirait qu'ils ont de Tesprit.
J'ai été interrompu en cet endroit de ma lettre
par une visite et je n'ai pu rétro uver le fil de
mes idées qu'aujourd'hui 2 juin, jour de diman-
che. Nous allons à Hampton-Court pour éviter
les chances de suicide que le Lord's day ne man-
querait pas de nous offrir. J'ai dîné hier avec un
évêque et un dean qui m'ont rendu de plus en
plus socialiste. L'évéque est de ce que les Alle-
mands appellent l'école rationaliste ; il ne croit pas
même à ce qu'il enseigne, et, moyennant son
tablier de gros de Naples noir, il fricote ses cinq
ou six mille livres tous les ans et passe son
temps à lire du grec. ^ Outre cela, je me suis
enrhumé, en sorte que je suis on ne peut plus
démoralisé. Sous le prétexte que nous sommes
en juin, on me livre à des courants d'air des-
tructeurs. Toutes les femmes me paraissent faites
en cire. Elles mettent des bmtles (tournures) si
considérables, qu'il ne tieni qu'une femme sur le
304 LETTRES
trottoir de fiegent's street. J'ai passé ma matinée
hier dans la nouvelle chambre des Communes,
qui est une affreuse monstruosité. Nous n'avions
pas encore d'idée de ce qu'on peut fabre avec un
manque de goût complet et deux millions de livres
sterling. Je crains de devenir tout à fait socialiste
en mangeant de trop bons dtners dans de la vais-
selle plate en vermeil, et en voyant des gensqui
gagnent quatorze mille livres sterling aux courses
d'Epsom. Mais il n'y a pas encore de probabilité
qu'une révolution éclate ici. La servilité des
pauvres gens est étrange pour nos idées démo-
cratiques. Chaque jour, nous en voyons quelque
nouvel exemple. La grande question est de savoir
s'ils ne sont pas plus heureux. Écrivez-moi à
Lincoln, poste restante. Lincoln est dans le Lin-
colnshire, je crois, mais je n'en jurerais pas.
CXXXVI
I
SalUbury, samedi 15 Juin 1850.
Je commence à ayoir assez de ce pays-ci. Je
A UNE INCONNUE. 305
suis excédé de rarchitecture perpendiculaire et
des manières également perpendiculaires des
natifs. J'ai passé deux jours à Cambridge et à
Oxford, chez des révérends, et, tout bien considéré,
je préfère les capucins. Je suis particulièrement
furieux contre Oxford. Un fellow a eu l'insolence
de m'inviter à dtner. Il y avait un poisson de
quatre pouces dans un grand plat d'argent et
une côtelette d'agneau dans un autre. Tout cela
servi dans un style magnifique avec des pommes
de terre dans un plat de bois sculpté. Mais jamais
je n'ai eu si faim. C'est la suite de l'hypocrisie de
ces gens-là. Ils aiment à montrer aux étrangers
qu'ils sont sobres, et, moyennant qu'ils font un
luncheouy ils ne dînent pas. Il fait un vent du
diable et un froid de chien. S'il ne faisait grand
jour à huit heures du soir, on pourrait se croire
en décembre. Cela n'empêche pas toutes les
femifnes de sortir avec un parasol ouvert. Je viens
de faire une boulette. J'ai donné une demi-cou-
îonne à un monsieur en noir qui m'a montré la
cathédrale, et puis je lui ai demandé l'adresse
d'un gentleman pour qui j'avais une lettre du
dean. II s'est trouvé que c'était à lui-même que
I. 20
C36 LETTRES
la lettre était adressée. Il a eu l'air fort sot, et
moi aussi ; mais il a gardé l'argent. Je coiupte
aller demain revoir Stone-Henge, et j'irai le soir
dîner à Londres, s'il fait un peu moins de brouil-
lard. Lundi ou mardi, je partirai pour Canterbuiy,
et je pense être à Paris vendredi. Je voudrais bien
que vous fussiez à Salisbury. Stone-Henge vous
étonnerait fort. Adieu ; je retourne à mon église.
Ma lettre partira, Dieu sait quand I On vient de
me dire que, le jour du Seigneur, la poste se
reposait. J'ai un rhume abominable, je tousse et
je n'ai que du vin de Porto à boire. — Les femmes
ont ici des cerceaux à leurs robes. Il est impos-
sible de voir quelque chose de plus ridicule
qu'une Anglaise en cerceau. — Qu'est-ce que c'est
qu'une miss Jewsbury, un peu rousse, qui fait des
romans? Je l'ai rencontrée l'autre soir, et elle m'a
dit qu'elle avait rêvé toute sa vie un plaisir qu'elle
croyait impossible, qui était de me voir (textuel).
Elle a fait un roman sous le titre de Zoé. Vous
qui lisez tant, vous me direz quelle est cette
personne , pour qui je suis un livre. Il y a un
petit hippopotame au Jardin zoologique, qu'on
nourrit de riz au lait. Le Punch, du 15, donne
A UNE INCONNUE. 307
son portrait qui est d'une ressemblance achevée.
Adieu; tâchez de me dédommager par une
jolie promenade de mon voyage de trois se-
maines.
CXXXVII
Bàle, 10 octobre i850.
II y a bien longtemps que je veux vous écrire
et je ne sais comment il se fait que j'ai tant tardé.
D'abord, j'ai vécu dans des lieux si déserts et si
sauvages, qu'il n'était pas vraisemblable que la
poste y pénétrât, et puis j'ai eu tant de gymnas-
tique à faire pour visiter les châteaux gothiques
des Vosges, que, le soir, il ne me restait plus de
force pour prendre une plume. Le temps, qui
avait été très-mauvais à mon départ, s'est mis
au beau pour mon excursion d'Alsace, et j'ai
joui trës-complétement des montagnes, des bois
et d'un air que la fumée de charbon de terre n'a
jamais vicié, et qui n'a jamais vibré aux accents
du chœur des Girondins. J'éprouvais un vif plai-
sir au milieu de ces lieux sauvages et je me
308 LETTRES
demandas comment on pouvsdt vivre ailIeuTS.
Les bois sont encore tout verts et ont des odeurs
délicieuses qui me rappellent nos promenades.
He voici enfin en pays républicain modèle, oii il
n*y a ni douaniers ni gendarmes, et où il y a des
lits de ma taille, confort ignoré en Alsace. Je
m*y repose un jour. Demain, je verrai la cathé-
drale de Fribourg, et j'irai tout de suite véri-
fier si les statues sont- aussi belles que celles
d'Erwin de Steinbacb, à Strasbourg. — De Stras-
bourg, je partirai le 12, et serai le 1& à Paris.
J'espère vous y trouver. Je n'ai pas besoin de
vous dire combien cela me ferait plaisir. Mais cela
na vous empêchera pas d'en faire à votre tête.
Adieu ; vous devez, étant paresseuse comme vous
êtes, me savoir gré de vous écrire si tard, puis-
que cela vous dispense de me répondre.
CXXXVIII
Paris, landi 15 Jain 1851.
Ma mère va mieux et je pense que sous peu
elle sera tout à fait remise. J'ai été bien inquiet ;
A UNE INCONNUE. 300
j'ai craint une fluxion de poitrine. Je vous remer-
cie de l'intérêt que vous lui avez témoigné.
Hier, je suis sorti pour la première fols depuis
huit jours, pour aller voir les danseuses espa-
gnoles qui travaillaient chez la princesse Ma-
thilde. Elles m'ont paru médiocres. La danse
chez Mabille a tué le mérite du boléro. En outre,
ces dames avaient une telle quantité de crinoline
par derrière et tant de coton par devant, qu'on
s'aperçoit que la civilisation envahit tout. Ce
qui m'a le plus amusé, c'est une petite fille de
douze ans et une vieille duègne, l'une et l'autre
encore toutes surprises de se voir hors de la
tierra de Jésus et aussi barbares qu'on puisse le
désirer. — Je viens de recevoir votre coussin; vous
êtes vraiment une très-habile ouvrière, ce dont
je ne vous aurais jamais soupçonné. Le choix des
couleurs et la broderie sont également merveil-
leux. Ma mère a fort admiré le tout. Quant à la
symbolique, il m'a suffi du commencement d'ex-
plication que vous avez bien voulu me donner
pour comprendre tout le reste. — Je ne sids com-
ment vous remercier.
Je joins ici le Saint-Évremont. Je l'avais perdu,
310 LETTRES
et il m'a fallu des efforts de mémoire prodigieux
pour le retrouver. Vous me direz ce que vous
pensez du père Canaye. Je trouve qu'on ne peut
plus lire après cela rien du xix^ siècle.
Adieu.
CXXXIX
Londres, samedi 22 jaUlet 1851.
Je suis bien triste de ce que vous me dites de
votre départ; je comptsds vous retrouver à Paris
et je ne puis m'accoutumer à l'idée de votre éloi-
gnement. Je n'ai pas même la consolation de
vous gronder; tâchez d'être de retour dans les
premiers jours d'août. Je ne vous .fend pas de
reproches, parce que je suis sûr que vous ferez
tous vos efforts pour me dire adieu. Pensez qu'il
est bien dur de passer plusieurs mois sans vous
voir. Enfin, vous savez tout le bonheur que j'aurai,
et, si la chose est possible, elle se fera.
Le Palais de Cristal est une gi*ande arche de
Noé, merveilleux pour la singularité des objets qui
s'y trouvent, très-médiocre d'ailleurs au point de
A UNE INCONNUE. 311
vue de l'art ; en résumé, on y passe une jounic^e
très-amusante.
Je suis si contrarié de votre lettre, que je n'ai
pas le courage d'écrire; Adieu,
CXL
Paris, Jeudi soir, S décembre 1851.
. II me semble qu'on livre la dernière bataille,
mais qui la gagnera ? Si le président la perd, il
me semble que les héroïques députés devront cé-
der la place à Ledru-Rollin. Je rentre horriblement
fatigué et n'ayant rencontré que des fous, à ce
qu'il n\'a paru. La mine de Paris me rappelle le
2& février ; seulement, les soldats font peur aux
bourgeois. Les militaires disent qu'ils sont sûrs
du succès; mais vous savez ce que c'est que leurs
almanachs. Voilà notre promenade ajournée...
Adieu, écrivez -moi et ditçs-moi si les vôtres
sont engagés dans la bagarre.
312 LETTHES
GXLI
Paris, 3 décembre 1851.
Que VOUS dirai-je? Je n*en sais pas plus long
que vous. Il est certain que les soldats ont l'air
farouche et font cette fois peur aux bourgeois.
Quoi qu'il en soit, nous venons de tourner un
récif et nous voguons vers l'inconnu. Rassurez-
vous et dites-moi quand je pourrai vous voir.
GXLII
S4 man 185S.
J'ai toutes les tracasseries du monde» outre
beaucoup d'ouvrage sur les bras ; enfin, j'ai en-
trepris ime œuvre chevaleresque dans un pre-
mier mouvement, et vous savez qu'il faut se garder
de cela. Je m'en repens parfois. Le fond de la
question, c'est qu'à force de voir des pièces justi-
A UNE INCONNUE. 313
iicatives sur l'affaire de Libri» j'ai eu la démons-
tration la plus complète de son innocence, et je
suis à faire une grande tartine dans la Bévue, au
sujet de son procès et de toutes les petites infa-
mies qui s'y rattachent. Plaignez-moi; il n'y a
que des. coups à gagner à ce métier-là; mads quel-
quefois on se sent si révolté par l'injustice, qu'on
devient béte.
Quand donc ferons-nous un tour au Musée? Je
suis bien fâché d-apprendre cette triste mort
d'une personne que vous aimez. Mais c'est une
raison de plus pour se voir et essayer si une inti-
mité comme la nôtre est un remède contre le
chagrin. Vous avez bien raison de trouver la vie
une sotte chose, mais il ne faut pas la rendre pire
qu'elle n'est. Après tout, il y a de bons moments,
et le souvenir de ces bons moments est plus
agréable que le souvenir des mauvais n'est triste.
J*ai plus de plaisir à me rappeler nos causeries
que de chagrin à penser à nos querelles. Il faut
faire ample provision de ces bons souvenirs. ••
3U LETTRES
CXLIII
Paris, 22 avril au soir, 1852.
Votre lettre m'a fait grand bien. Je suis en ce
moment nerveux comme on Test après avoir cédé
à un premier mouvement ; vous savez qu'ils sont
presque toujours honnêtes. C'est le moment où
tous les sentiments bas reviennent. On me me-
nace d'un procès pour mépris de la justice et
attaque contre la chose jugée. Cela me parait
fort, mais tout est possible, y siempre lo peor es
Cierto. D'un autre côté, l'École des chartes aiguise
ses griffes pour me déchirer. Il va falloir subir
peut-être des interrogatoires et faire une polé-
mique enragée. J'espère qu'au moment de la ba-
iaille je retrouverai mon énergie. A présent, je
suis tout déconfit et ennuyé. Je vous remercie de
ce que vous me dites; j'y suis très-sensible.
Tâchez de vous porter de mieux en mieux pour
venir me voir en prison, le cas échéant.
A UNE INCONNUE. 313
CXLIV
Vendredi soir, i*' mai i8j2.
Ma bonne mère est morte ; j*espère qu'elle tfa
pas trop souffert. Elle avait les traits calmes et
Tair doux qui lui était ordinaire. Je vous remer-
cie de tout l'intérêt que vous lui avez témoigné.
Adieu; pensez à moi et donnez- moi vite de vos
nouvellest
CXLY
Paris, 19 mai 1852.
Ce beau temps ne vous dit-il rien? 11 me renou-
velle, à ce qu'il me semble. Je vous attendais
presque hier, je ne sais pourquoi; il me semblait
que vous auriez dû savoir que je vous attendais.
Venez donc au plus vite; j'ai quantité de choses
à vous dire. Je ne sais si l'on veut me prendre
ou non, et l'on me dit à ce sujet tantôt blanc,
tantôt noir. Ce qui me rend très fidgetty^ c*est la
310 LETTRES
pensée d'une cérémonie publique^ devant la
fleur de la canaille et trois imbédles en robe
noire, roides comme des piquets et persuadés
qu'ils sont quelque chose, auxquels on ne peut
songer à dire le profond mépris qu'on a pour
leur robe, leur personne et leur esprit.
Adieu ; répondez-moi un mot.
CXLVI
Ptfis, 82 mai 1851
Notre promenade vousa-t-elle fa,(iguée7 Dites-
moi vite que non, J'attendsds un mot de vous
aujourd'hui. Je suis confisqué par mon avocat,
qui me platt fort *. Il me semble hooune d'esprit,
point trop éloquent et comprend l'affaire exacte-
ment comme moi. Gela me donne un peu d'es-
pérance
1. L*audience poar l'article poursuivi conceroant Ubri.
2, H. Nogent Saint-Lanrens. '
A UNE INCONNUE. 317
CXLVII
liai 1852, mercredi à cinq heures.
Quinze jours de prison et mille francs d'amende !
Mon avocat a très-bien parlé ; les juges ont été
très-polis; je n'ai pas été nerveux du tout. En
somme, je ne suis pas aussi mécontent que
j'aurûs le droit de l'être. Je n'en appelle pas.
CXLVIII
27 mai 1852, aa soir.
Vous êtes, par ma foi, d'un bon sel! J'étais allé
l'autre jour chez des magistrats et j'avais eu l'im-
prudence d'avoir un billet de mille francs dans
ma poche. Je ne l'ai plus retrouvé ; mais il est
impossible que, chez des personnes d'un si haut
mérite, il se glisse des coupeurs de bourse ; aussi
le billet s'est évaporé de lui-même, n'y pensons
318 LETTRES
plus. En même temps, j*ai eu le malheur de tou-
cher un soi-disant pestiféré et l'on a jugé pru-
dent de me mettre en quarantaine pour quinze
jours ; le grand malheur vraiment I Mon ami
H. Bocher va en prison à la fîn de juin, nous nous
y installerons ensemble. En attendant, j'ai grand
besoin de vous voir! — Mes vengeances ont déjà
commencé. Mon ami Saulcy se trouvait hier chez
des gins oCi Ton a parlé de l'arrêt qui me
concerne ; là-dessus, sans consulter l'air du bu-
reau, voilà mon canonnier qui, avec la discrétion
de son arme, se lance à tort et à travers dans les
gi^ands mots de sottise, fatuité, stupidité, amour-
propre de faquins, etc., prenant à témoin un
monsieur en habit noir qu'il connaissait de vue,
mais dont il ignorait la profession. Or, c'était
M. ***, un de mes juges, qui aurait préféré être
ailleurs. Figurez-vous l'état de la maltresse de la
maison, des assistants, et enfin Saulcy, averti trop
tard, qui tombe sur un canapé en crevant de rire,
et disant : a Ma foi» je ne me dédis de rien I »
A UNE INC ON iN CF.. 310
CïLIX
Lundi soir, 1'^ juin 1852.
Je passe tout mon temps à lire la correspon-
dance de Beyle. Gela me rajeunit de vingt ans
au moins. C'est comme si je faisnis l'autopsie des
pensées d'un homme que j'ai intimement connu
et dont les idées des choses et des hommes ont
singulièrement déteint sur les miennes. Cela me
rend triste et gai vingt fois tour à tour dans une
heure et me fait bien regretter d'avoir brûlé les
lettres que Beyle m'écrivait
CL
llaneille, 12 septembre 1852.
Je suis allé en Touraine, où j'ai visité Chambord
320 LETTRES
par une pluie battante et Saint-Âignan par ime
pluie intermittente. Je suis rentré à Paris le 7
par la pluie, reparti le même jour au milieu d*un
orage et j'ai descendu le Rhône par un brouillard à
couper au couteau. C'est seulement dans la Cane-
bière que j'ai retrouvé le soleil; depuis deux jours,
il brille dans toute sa gloire. J'y sûi trouvé (à Mar-
seille, et non dans le soleil) moa cousin et sa
femme, que j'ai embarqués hier sur le Léonidas
par une mer d'un bleu céleste, sans une vague,
et un temps ni froid ni chaud dont vous n'avez
nulle idée en vos tristes pays du Nord. Ce sont
les seuls parents qui me restent, et les proprié-
taires de ce salon que vous avez daigné honorer
de votre approbation. Je me suis senti pris d'un
isolément bien triste lorsque j'ai vu le panache
de fumée du Léonidas disparaître derrière les îles
que vous connaissez par la description de Monie-
Cristo. Je me suis senti vieux et ganache. J'au-
rais eu besoin de votre présence et j'ai pensé com-
bien vous vous sériez amusée en ce pays qui me
parait si maussade. Je vous y ferais manger des
fruits de vingt espèces différentes qui vous sont
inconnues; par exemple, des pèches jaunes et des
A UNE INCONNUE. 321
melons blancs et rouges, des azeroles et des pis-
taches fraîches. Oatre cela, vous passeriez votre
journée dans des boutiques de curiosités turques
et autres, où il y a les inutilités les plus agréables
à voir et les plus désagréables à payer. Je me
suis demandé souvent pourquoi vous ne faites pas
un voyage dans le Midi, et je ne trouve pas de
bonnes raisons contre. Je vais courir les monta-
gnes pendant trois jours, tout seul, sans pouvoir
échanger une pensée avec un bipède parlant
français. Je ne sais, après tout, si cela ne vaut pas
mieux que d'avoir affaire aux provinciaux des
villes ; chaque année, il me semble qu'ils devien-
nent plus intolérables. Ici, maires et préfets ont
la tête perdue de l'arrivée du président; on blan-
chit toutes les préfectures, on met des aigles par-
tout où il en peut tenir. Il n'y a pas de niaiseries
qu'on n'imagine ; quel drôle de peuple ! Au milieu
de tout cela, je crains bien que les épreuves de
Démélrius ne se perdent; car je dois les corriger
en route et elles ne m' arrivent pas.
1. 21
3.J LETTUES
GLI
Moulins, 27 scptemlrc 1oô3.
J'ai été fort malade et je suis encore assez fù-
ble, d'autant plus que le remède qui m'a tiré
d'affaire, c'est-à-dire le mistral ou le vent du
Mord» m'a donné un rhume qui me fatigue fort et
qui ne se guérit pas par les nuits blanches et les
courses continuelles. J'ai été, pendant quarante-
cinq heures, avec une disposition à la congestion
cérébrale telle, que je croyais que j'allais voir le
royaume des ombres. J'étais absolument seul,
et je me suis traité moi-même ou plutôt je ne me
suis pas traité du tout, car j'étiûs dans un état de
prostration physique et moral qui me rendait la
moindre excursion horriblement pénible. Je sen-
tais bien quelque ennui de passer dans un monde
inconnu; mais ce qui me semblait encore plus
ennuyeux, c'était de faire de la résistance. C'est
par cette résignation brute, je crois, qu'on quitte
A UNE INCONNUE. 323
ce monde, non pas parce que le mal vous accable,
mais parce qu'on est devenu indifférent à tout,
et qu'on ne se défend plus. J'attends ici qu'un
monsignore à qui j'ai affaire sorte de retraite.
Très- probablement j'aurai pour deux ou trois
jours à courir d'après ses indications, puis je
reviendrai à Paris. C'est demain mon jour de
naissance, que j'aurais voulu passer avec vous. Il
se trouve que je suis toujours seul ce jour-là et
d'une tristesse abominable.
GLU
Carabanchel, 11 septembre 1853.
En arrivant ici, j'ai trouvé, que tout se préparaît
)dur la fête de la maltresse de la maison. On
devait jouer une comédie' et réciter et chanter
une loa^ en son honneur et celui de sa fille. J'ai
1. Loa, espèce de dithyrambe dialogué en Thoaneur do la
personne que Ton ^eut fêter.
324 LETTRES
été mis en réquisition pour fabriquer des ciels,
réparer des décorations, dessiner des costumes,
etc., sans parler des répétidons que je donnais à
cinq déesses mythologiques dont une seule avait
déjà monté sur un théâtre de société. Mes déesses
se sont trouvées très-jolies hier, jour fatal, mais
mourantes de peur; cependant, tout a fort bien
été. On a fort applaudi, sans comprendre les vers
très-amphigouriques du poète auteur de la Loa.
Sa comédie, qui était une traduction de Bonsoir^
monsieur Pantalon^ a encore mieux été, et j'ad-
mire la facilité avec laquelle les jeunes filles de
la société se transforment en actrices passables.
Après la comédie , bal et souper au milieu du-
quel un jeune protégé de la comtesse a impro-
visé des vers assez jolis, qui ont fait pleurer l'hé-
roïne de la fête et boire tout le monde un peu
vertement. Ce matin, j'ai un mal de tête de chien
et je trouve le soleil diablement chaud. Je vais
aller à Madrid voir les taureaux, et j'abandonne
mes déesses pour deux ou trois jours afin de
faire mes visites et de travailler à la bibliothèque.
Comme il y a neuf dames ici sans un homme, on
m'appelle à Bladrid « Apollon ». Des neuf muses, il
A UNE INCONNUE. 325
y en a malheureusement cinq qui sont mères ou
tantes des quatre autres; mais ces quatre-là sont
des Andalouses de race, avec des petits airs féro-
C3S qui leur vont à ravir, surtout quand elles
sont dans leur costun^e olympien avec des péplum
qu'elles s'obstinent par amour pour l'euphonie à
appeler peplo.
Vous avez sans doute un moins beau temps que
nous.
CLIII
L*Escurial, 5 octobre 18^.
Je VOUS envoie une petite fleur que j'ai trouvée
dans la montagne, derrière ce vilain couvent de
TEscurial. Je ne l'avais pas rencontrée depuis la
Corse ; là, cela s'appelle mucchiallo; ici, personne
n'en sait le nom. Le soir, lorsque le vent passe
dessus, cela a une odeur qui me semble déli-
cieuse. J'ai retrouvé TEscurial aussi triste que je
l'avais laissé il y a quelquç vingt ans, mais Iji
33G LETTRES
civilisation y a pénétré : on y trouve des lits en fer
et des côtelettes, plus du tout de punaises ni de
moines. Le dernier article me manque beaucoup
et rend encore plus ridicule la lourde architec-
ture d'Herrera. Je vais aller dîner à Madrid ce
soir* car je ne supporterai pas un jour de plus de
ce séjour-ci. Selon toute apparence, je resterai à
Madrid jusqu'au 15 de ce mois, et puis j'irai i
Valladolid, Toro,Zamora et Léon, si le temps, qui
jusqu'à présent a été magnifique, ne se met pas
tout d'un coup au laid, chose improbable. Je
suis allé à Tolède et ici. J'irai à Ségovie, par
quoi j'évite des bals qui m'ennuient fort. J'ai vu
l'autre soir l'ouverture du grand Opéra. C'était
pitoyable, sauf la salle très-belle et très-commode
et remplie de femmes très-jolies. Les acteurs sont
d'un médiocre assommant. Si vous étiez ici, vous
verriez la plus belle collection de fruits qu'on
puisse rencontrer. Il y a une foire à Madrid, et il
vient des fruits de fort loin dont la plupart vous
sont inconnus. Il est fâcheux que cela ne puisse
s'envoyer. S'il y avait ici quelque chose qui vous
fût agréable, vous n*avez qu'à parler.
A UNE INCONNUE. 327
CLIY
Madrid, 25 octobre 1853.
Notre colonie s'est dissoute, la duchesse ayant
daigné accoucher d'une fille. Sa mère s*est con-
stituée garde- maladCi et nous sommes revenus
en masse à la ville. J'y ai gagné un rhume
odieux, et, pour m'achever, il fait un sirocco du
diable. Malgré ce vilain temps et mes étemu-
ments, je suis allé voir hier Cucharës, le meilleur
matador depuis Montes. Les taureaux étaient si
mauvais, qu'il a fallu en donner un aux chiens et
exciter la moitié des autres avec des banderoles
de fQu. Deux hommes ont été jetés en l'air et
nous les avons cru morts un instant, ce qui a
jeté quelque intérêt sur la course, autrement tout
à fait détestable. Les taureaux n'ont plus de
cœur et les hommes ne valent guère mieux. Je
pense entreprendre mon voyage archéologique
dès que le temps se sera fixé. On m'annonce un
328 LETTRES
été de la Saint-Martin qui ne vient jamais. 11 est
probable que, si vous me mandiez vos commis-
sions, je recevrais votre lettre à temps pour y faire
honneur. Malheureusement, je ne sais pas ti*op ce
qu*il y a de bon dans ce pays-ci. Je vous ai pris
à tout hasard des môuchoifô d'un dessin fort
laid; mais il m'a semblé que vous vous étiez
assez allègrement emparée d'un ces mouchoirs
qui me venait je ne sais d'où. Ici, on ne voit plus
guère que des costumes finançais. Hier, aux tau-
reaux, il y avait des chapeaux. Voulez-vous des
jarretières et des boutons ? Si Ton en porte en-
core, dites-moi ce qu'il vous en faut, mais ne
perdez pas de temps pour me répondre. — Je lis
Wilhelm Meister^ ou je le relis. C'est un étrange
livre, où les plus belles choses du monde alternent
avec les enfantillages les plus ridicules. Dans tout ce
qu'a fait Gœthe, il y a un mélange de génie et de
niaiserie allemande des plus singuliers : se mo-
quait-il de lui-même ou des autres? Faites-moi
penser à vous donner à lire à mon retour, les
Affinités électives. C'est, je croîs, ce qu'il a fait
de plus bizarre et de plus antifrançais. On m'écrit
de Paris pour me vanter un livre d'Alexandre
A UNE INCONNUE. 329
Dumas fils^ qui s'appetle un Cas de rupture^ ou
quelque chose d'approchant. A Madrid, on ne lit
pas. Je me suis demandé à quoi les dames passent
leur temps quand elles ne font pas Tamour, et
je ne trouve pas de réponse plausible. Elles pen-
sent toutes à être impératrices. Une demoiselle
de Grenade était au spectacle quand on a annoncé
dans sa loge que la comtesse de Téba épousait
l'empereur. Elle s'est levée avec impétuosité en
s'écriant : En e$e piicblOy no hay parvenir^. »
Au nombre de mes divertissements, j'ai oublié
de vous parler d'une académie de l'histoire dont je
suis membre. Elle est presque aussi amusante que
la nôtre. Adieu.
CLV
Madrid, 22 novembre 1853.
Quand je pense à la neige qu'il y a sur le Gua-
darrama^ je perds tout courage : pourtant, nous
1. • Dans co pays-ci, il n*y a pas d-avenir. •
?30 LETTRES
avons un soleil magnifique; mais il a beau briller,
il n'échauffe pas. La nuit, il fait un froid abo-
minable et les factions des soldats au palais ne sont
plus que d'un quart d'heure. Avant mon départ, je
veux assister encore à quelques séances des Certes,
qui se sont ouvertes avant-hier, très -modes-
tement, sans discours royal. Sa Majesté étant
assez près de son terme pour qu'on lui épargne
les émotions. Je suis assez bien la politique locale
€t je connais assez de gens dans tous les partis
pour que le spectacle m'amuse en ce moment où
nous sommes privés de taureaux. Je vous appor-
terai des jarretières, puisque vous ne voulez pas
de boutons. Ce n'est pas sans peine que je les ai
découvertes. La civilisation fait de progrès si
rapides, que l'élastique a remplacé à presque
toutes les jambes les ligas classiques des temps
passés. Lot*sque j'ai demandé aux femmes de
chambre d'ici de m'indiquer une boutique, elles
se sont signées d'indignation, me disant qu'elles
ne portaient pas de ces vieilleries-là et que c'était
bon pour le peuple. Le progrès des modes fran-
çaises est effrayant : les mantilles sont à présent
assez rares. Les chapeaux, et quels chapeaux I
A UNE INCONNUE. 331
les remplacent. Vous seriez réjouie de voir les
chefs-d'œuvre des couturières de cette capitale.
Je suis allé il y a quelques jours passer cinq à six
heures à Aranjuez, chez un loup-cervier de mes
amis, M. Salamanca. C'est le garçon le plus spi-
rituel et le meilleur diable que j'aie rencontré. Il
gagne beaucoup d'argent, comme il semble, et le
fait rouler noblement. Il trouve le temps de
faire des affaires et de la politique, car il a été
ministre et le sera encore, s'il veut. Tout dans cet
homme sent l'Andalousie, c'est la grâce même.
Nous avons eu le 15, pour la fête de Sainte-Eugé-
nie, un bal à l'ambassade de France où a paru
madame ***, femme du ministre des Ëtats-Unis,
avec un costume à faire crever de rira. Velours noir
bordé de galons, d'oripeaux, et diadème de théâ-
tre. Son fils, qui a l'air d'un maroufle, s'est fait
renseigner sur la solidité des personnes présentes,
et, après avoir pris ses informations, a envoyé un
cartel à un duc très-noble, très-riche, fort niais
et désireux de ^vre longtemps. Les pourparlers
durent encore, mais il n'y aura pas mort d'homme.
Adieu.
333 LETTHËS
CLVI
Madrid, ^S novembre 1^53.
Votre lettre s*e$t croisée avec la mienne , que
vous avez d(x recevoir au moment où m* arrivait
la vôtre. Je vous y expliquais pourquoi je reste-
rais encore quelques jours ici. On me presse fort
.d*attendre la noche bueruiy c'est-à-dire Noël; maïs
je serai en France et probablement à Paris vers
le 12 ou le i 5, si le temps n'est pas trop mau-
vais. Je vous écrirai de Bayonne ou de Tours, où
je suis obligé de m'arrèter.
On danse beaucoup ici, malgré le deuil de
cour. Seulement, on met des gants noirs. On est
très-agité par les premières délibérations du
Sénat. Il s*agit de savoir si ce ministère durera
ou s'il y aura un coup d'État. L'opposition est
très-animée et se propose de donner des coups
de bâton par-dessus les épaules du comte de Sah-
Luis. La maison que j'habite est un terrain neu-
AUNEINCONNUE. 333
tre ou se rencontrent les ministres et les chefs de
l'opposition; ce qui est assez agréable pour les
amateurs de nouvelles. 11 est vrai que ce qui s'ap*
pelle ici la société se compose d'un si petit nombre
de personnes, que, si elles se fractionnaient,
il n'y aurait plus moyen de vivre. Quelque chose
que l'on fasse à Madrid, pourvu qu'on aille dans
un lieu public, on est sûr de rencontrer les mêmes
trois cents personnes. Il en résulte une société
très-amusante et infiniment moins hypocrite
qu'ailleurs. 11 faut que je vous conte une bonne
bêtise. L'usage ici est d'oQrir tout ce qu'on loue.
La belle du premier ministre dînait l'autre jour à
côté de moi ; elle est bête comme un chou et fort
grosse. Elle montrait d'assez belles épaules sur
lesquelles tombait une guirlande avec des glands
en métal ou en verre. Ne sachant que lui dire, je
lui fis l'éloge des unes et des autres, et elle me
répondit : Todo ese a la disposicion de V. Adieu ;
écrivez-moi plus longuement. Je puis à la rigueur
recevoir de vos nouvelles ici» mais j'espère sûre-
ment trouver une lettre de vous à Bayonne. —
Po' rquoi ai-je tant d'envie de vous revoir? II y a
pourtant quelque chose de très-pénible à se con*
331 LETTRKii
former à vos protocoles, dignes de M. de Nessel-
rode pour le mépris de la logique et de la vral-
semblance.
CLVII
Paris, 29 juillet 1854.
Je suis arrivé ici avant-hier, et je ne vous aï
pas écrit plus tôt parce que j'étais trop triste.
J'ai trouvé ici un de mes amis d'enfance entre-
pris par le choléra. Aujourd'hui, on le croit à peu
près hors de danger. En passant le détroit, il fai-
sait un vent glacé qui m'a donné un rhume ou
rhumatisme étrange. Je souQre comme si j'avais
la poitrine serrée dans un cercle de fer et tous les
mouvements que je fais sont douloureux. Pour-
tant, il faut que je parte ce soir pour la Norman-
die, où je vais faire un discours aux oisifs de Caen.
La corvée finie, je reviendrai au plus vite. Je
pense être à Paris le 2 août au soir. Après cela,
je n'ai plus de projet arrêté* D'abord, j'avais eu
l'idée d'aller passer un mois à Venise ; mais les
quarantaines et les autres ennuis suscités par le
A UNE INCONNUE. 335
choléra rendent un voyage de ce côté à peu près
impossible. Mon ministre m'a offert de m'envoyer
à Munich, comme commissaire de je ne sais quoi,
à propos d'une exposition bavaroise. Je n'ai dit
ni oui ni non et j'attendrai mon retour à Paris
pour me décider. Probablement, vous irez passer
quelques jours à Londres, et le Palais de Cristal
mérite ce voyage. Sous le rapport d'art et de
goût, cela est parfaitement ridicule, mais il y a
dans l'invention et l'exécution quelque chose de-
si grand et de si simple à la fois, qu'il faut aller
en Angleterre pour s'en faire une idée. C'est un*
joujou qui coûte vingt-cinq millions, et une cage où
plusieurs grandes églises pourraient valser. Les-
derniers jours que j'ai passés à Londres m'ont
amusé et intéressé. J'ai vu et pratiqué tous les^
hommes politiques, j'ai assisté au débat des sub-
sides à la Chambre des lords et aux Communes,
et tous les orateurs en renom ont parlé, mais^
très-méchamment, à ce qu'il m'a semblé. Enfin,
j'ai fait un très-bon dîner. On en fait d'excellents
au Palais de Cristal, et je vous les recommande,
à vous qui êtes gourmande. J'ai rapporté de
Londres une paire de jarretières qui viennent, à
330 LETTRES
ce qu*on m'assure» de chez Borrin. Je ne sais ce
que mettent les Anglaises à leurs bas, ni com-
ment elles se procurent cet article indispensable,
mais je crois que ce doit être une chose bien dif-
ficile et bien trying pour leur vertu. Le commis
qui m*a donné ces jarretières en a rougi jus-
qu'aux oreilles. — Vous me dites des choses très-
aimables, qui me feraient le plus grand plaisir,
si l'expérience ne m'avait rendu par trop défiant.
Je n'ose espérer ce que je désire le plus ardem-
ment. Vous savez que vous n'avez qu'à remuer
un doigt pour que j'accoure.
Je voudrais que' vous fissiez comme si nous
étions l'un et l'autre en danger de ne plus nous
revoir, en ce temps de si grande incertitude.
Adieu ; |e vous aime bien, quoi que vous fassiez.
Ëcrivcz-moi à Caen, chez M. Marc, capitaine de
vaisseau. Je serai bien heureux d'avoir de vos
nouvelles.
A UNE INCONNUC Sil
GLVIII
Paris, 2 août aa soir, 1854.
Je suis arrivé ici ce matin, très-courbaturé,
trës-ennuyé, très-souffrant et très-triste. Je ne
me guéris pas de cette douleur au côté et à la
poitrine qui m'empêche de trouver une position
pour dormir. Avant-hier, je suis arrivé à Gaen, le
jour même de la cérémonie. J'ai vu le secrétaire
et j'ai pris mes medures pour échapper à toutes
les visites officielles. A trois heures, je suis entré
dans la salle de l'École de droit, où j'ai trouvé
dix-huit à vingt femmes dans une tribune, et
environ deux cents hommes avec des figures
telles que toute autre ville peut en offrir, selon
toute apparence; silence merveilleux. J'ai débité
ma tartine sans la plus légère émotion, et on a
applaudi très-poliment. La séance a duré encore
une heure et demie et s'est terminée par la lec-
ture de vers d'un bossu, haut de deux pieds et
demi, pas trop mauvais. Immédiatement j'ai été
I. w
339 LETTRES
emmené entre les autorités à l'hôtel de ville, où
l'on m*a donné un banquet^ qui n'a duré que deux
heures et où il y avait de très-bons poissons et
des homards délicieux. Je croyais en être quitte*
lorsque le président des antiquaires s'est levé et
tout le monde avec lui. Il a pris la parole, et a
dit quMl proposait de boire à ma santé, attendu
m
que j'étais remarquable à trois points de vue,'
c'est à savoir : comme sénateur, comme homme de
lettres et comme savant. Il n'y avait que la table
entxG nous et j'civais une grande envie de lui
jeter à la tète un plat de gelée au rhum. Pendant
qu'il parlait, je méditais ma réponse sans qu'il me
fût possible de trouver un mot. Lorsqu'il s'est tu,
yax compris qu'il fallait absolument parler et j'ai
commencé une phrase sans savoir comment je la
continuerais. J'ai parlé de la sorte pendant cinq
ou six minutes avec beaucoup d'aplomb, sans trop
me rendre compte de ce que je disais. On m'a
assuré que j'avais été très-éloquent; mais je n'en
étais pas quitte. Le maire m'a empoigné et mené
à un concert que les dames et lés messieurs de la
Société philharmonique donnaient au bénéfice des
pauvres. J'ai été exposé sur un fauteuil à un très-
AUNEIN CONNUE. 330
grand nombre de gens bien vêtus, les femmes
très-jolies et trës-blanches, habillées comme à
Paris» si ce n*C8t qu'elles exhibaient moins d'é-
paules et qu*avec des robes de bal elles avaient
des brodequins marrons. On a chanté fort mal et
des airs d*opéra-comique; puis une grande femme
très-parée, de la haute, a fait la quête dans une
coupe de cristal. Je lui ai donné vingt francs, ce
qui m*a valu une révérence en fromage des plus
gracieuses. A minuit, on m'a ramené chez moi, où
j'ai très-mal dormi et même pas du tout. A huit
heures, le lendemain, on est venu me chercher
pour présider une séance non politique, et j'ai en-
tendu le procès-verbal de la veille, où il était
dit que j'avais parlé très-éloquemment. J'ai fait
un speech pour que le procès -verbal fût purgé de
tout adverbe, mais inutilement. EnGn, je suis
remonté en malle-poste et me voilà : tout serait
au mieux si je pouvais passer une bonne journée
avec vous pour me remettre. — Je ne crois pas
à vos impossibilités. Je garde mes doutes et mon
chagrin. Mon ministre voudrait que j'allasse à
l'Exposition de Munich. Je n'en ai pas trop envie;
mais où aller cette année, si ce n'est en Aile*
3iJ LETTRES
magne? Adieu ; je vous aime quoi que vous fassiez
et je crois que vous devriez être un peu plus
touchée de cela. Vous pouvez toujours m'écrire
ici.
CLIX
iDDspruck, 31 Mût 1851.
Je suis bien las et pourtant j'ai envie de vous
écrire. J'ai la tête lourde et je suis ivre de
paysages et de panoramas magnifiques, depuis
quatre jours. Je suis parti de Bâle pour aller à
Schaflbuse, d'où l'on s*embarque sur le Rhin. A
droite et à. gauche, ce sont des montagnes ravis-
santes, beaucoup plus belles que celles, ou les
soi-disant telles, qui bordent le Rhin inférieur, si
admiré des Anglaises, entre Mayence et Cologne.
Du Rhin, nous entrâmes dans le lac de Constance
et dans la ville de ce nom, où nous mangeâmes
des truites fort bonnes et entendîmes des Tyro-
liens jouer du riiiher. Traversant le lac, nous
allâmes à Lindau, où nous attendait un chemin
de fer qu'on a fait passer devant les plus belles
A UNE INCONNUE. 341
forêts, les plus beaux lacs, les plus belles mon-
tagnes que produit la contrée. Gela nous a menés
à Kempten ; seulement, on est accablé de fatigue,
comme après avoir longtemps examiné une belle
galerie de tableaux. Au lieu de nous reposer^
nous sommes repartis la nuit de Kempten, et nous
sommes arrivés hier quelques minutes avant mi-
nuit à Innspruck, au travers d'un pays encore
plus beau, non, mais plus grand que celui que
nous venions de voir. Le désagrément a été de
changer, de calculera toutes les postes. Il y en
a au moins une douzaine entre Kempten et Inn-
spruck.
Je mange des bécasses délicieuses, pour me
refaire, et des soupes très-extraordinaires, mais
qui ont leur mérite quand on a pris de l'ap-
pétit à beaucoup de mètres au-dessus du ni-
veau de la mer. Le drawback de ce voyage,
c'est qu'on ne connaît pas les mœurs et les idées
de ce peuple, et cela est plus intéressant que
tous les paysages. Les femmes m'ont paru, dans
le Tyrol, traitées selon leurs mérites. On les
attache à des chariots et elles traînent des far-
deaux fort lourds avec succès. Elles m'ont paru
3:2 LETTRES
fort laides, avec des pieds énormes; les belles
daines que j'sd rencontrées en chemin de fer ou
en bateau ne sont pas beaucoup mieux. Elles
ont des chapeaux indécents et des brodequins
bleu de ciel, avec des gants vert-pomme. C'est en
grande partie ces qualités susdites qui composent
ce que les naturels appellent gemûth et dont ils
sont ti*ës-vaniteux.
A voir les œuvres d*art de ce pays, il me
semble que ce dont il manque le plus radicale-
ment, c'est l'imagination. 11 s'en pique pourtant
et tombe aloi*s dans des extravagances préten-
tieuses. Je viens de voir la ville : tout y est neuf,
sauf le tombeau de Maximilien; mais un site
admirable. Plus de costumes : le monde qu'on
rencontre est laid et a l'air commun; mais on ne
peut faire un pas sans voir une montagne, et
quelle montagne! Demain, nous montons au gla-
cier. Le temps est magnifique et promet de durer.
En somme, je suis content d'être parti. Je vou-
drais que vous fussiez avec moi ; il me semble
que vous trouveriez de quoi vous amuser, plus
qu'au milieu de vos loups marins. Quand reve-
nez-vous à Paris? Écrivez-moi à Vienne. Ne per-
A UNE INCONNUE. 343
dez pas de temps, l'xrîvez-moi très-longuement
et très-tendrement.
Tenez, voici une fleur du Brenncr.
CLX
Prague, 11 septembre 1^54.
Mes compagnons m'ont quitté ce matin pour
s'en retourner en France. Je suis soufl'rant et
ont ofspiritSy il me vient les idées les plus noires.
Si je suis mieux demain matin, je partirai pour
Vienne, où je serai dans la soirée. Je commence à
m'ennuyer horriblement. Cette ville-ci * est très-
pittoresque et on y fait de très-bonne musique.
Hier, j'ai couru trois ou quatre jardins et con-
certs publics, où j'ai vu danser des danses na-
tionales et des valses, le tout avec décence et
sang -froid; pourtant, riea de plus entraînant
qu'un orchestre bohémien. Les figures ici sont
très-difl'érentes de celles que j'avais entore vues
en Allemagne : de très-grosses têtes, de larges
épaules, très-peu de hanches et pas au tout de
3U LETTRES
jambes, voilà la description d'une beauté bohé-
mienne.
Hier, nous employions inutilement notre savoir
en anatomie, pour comprendre comment ces
femmes-là marchent. A cela près, elles ont de
fort beaux yeux et quelquefois des cheveux noirs
très-longs et très -fins, mais des pieds et des mains
d'une longueur, d'une grosseur et d'une largeur
qui surprennent les voyageurs les plus habitués
aux choses extraordinaires. La crinoline leur
est inconnue. Le soir, elles boivent, dans les jar-
dins publics, une carafe de bière, et prennent
après une tasse de café au lait, ce qui les dispose
à manger trois côtelettes de veau avec du jam-
bon, et c'est à peine s'il leur reste de la place
pour quelques pâtisseries légères, de la nature
de nos babas. Telles sont mes observations sur
les mœurs et les coutumes. Mon lit se compose
d'une couverture des couleurs les plus jolies,
d'un mètre de long, à laquelle est boutonnée une
serviette qui me sert de drap. Quand j'ai mis cela
en équilibre sur moi, mon domestique dépose sur
le tout un édredon que je passe toutes les nuits
à culbuter et à replacer ; mais, en revanche, je
A ONE INCONNUE. 3i5
mange toute sorte de choses trës-exti*aordinaires,
entre autres des champignons crus marines qui
sont excellents et des oiseaux de montagne
idem ; tout cela ne m*empêche pas de souhaiter
beaucoup votre présence. Selon toute appa-
rence, vous vous trouvez à merveille à D..., sans
songer aux gens malheureux qui errent en
Bohénae. Votre sublime indifférence, vraie ou
fausse (c'est ce que je n'ai pas encore pu savoir),
m'irrite beaucoup. Vous ne pensez aux gens que
lorsque vous les voyez. Je suis dans une grande
incertitude quant à ce que je ferai. Si j'avais l'as-
surance de vous faire enrager en restant long-
temps à Vienne, je m'y installerais pour Dieu sait
combien de mois; mais vous n'en perdriez pas
une bouchée, et je crains fort de m'ennuyer mor-
tellement de leur gemûth. Il est donc probable
que je ne resterai à Vienne que juste assez long-
temps pour voir les étrangetés, c'est-à-dire envi-
ron les derniers jours du mois. Vers le 1^*^ octobre,
je pourrais êti*e à Berlin, et, avant le 10 ou le 12,
à Paris. — Je suppose que vous m'avez écrit à
Vienne, pour me dire ce que vous faites et ce
que vous comptez faire; cela aura une grande
3iO LETTRES
influence sur mes résolutions. Je viens de voir
des autographes de Ziska et de Jean Huss. Ils
avaient une très-belle écriture Tun et l'autre pour
des hérésiarques.
CLXI
Vienne, 2 octobre 1864.
Really truljfy cette bonne ville de Vienne est
un séjour agréable, et il me faut une certaine
force d'âme pour la quitter, maintenant que j'f
ai des amis et que j'ai compris le plaisir d'y
flâner. Ajoutez à cela l'avantage d'avoir les nou-
velles de Crimée quelques minutes avant vous.
Mous sommes depuis avant-hier dans toutes les
émotions. Sébastopol est-il pris? lorsque cette
lettre vous arrivera, tout sera fini sans doute. Ici,
on le croit, mais un peu légèrement, à mon avis.
Les Autrichiens, sauf quelques anciennes familles
russes de cœur, nous font des compliments. Un
cocher de fiacre m'a félicité avant-hier en sortant
de l'Opéra. Plaise à Dieu que tout cela ne soit
pas une de ce^ nouvelles comme en fait le télé-
A UNE INCONNUE. 34T
graphe électrique quand il est de loisir. Quoi
qu'il en soit, je trouve très-beau que nos gens,
six jours après leur débarquement, aient vigou-
reusement frotté les Russes. Nous avons ici lady
Westmoreland, qui est sœur de lord Raglan et mère
de l'aide de camp du susdit, qui était dans tous-
ses états. Elle a reçu hier au soir un mot de son
fils, après la bataille. Nous jouissons beaucoup*
de la figure des Russes de \ienne. Le prince-
Gortshakof a dit que c'était un incident, mais*
que cela ne faisait rien aux principes. Le ministre
de Belgique, qui est ici le bel esprit, a dit qu'iL
avait raison de se retrancher dans les principes,,
parce qu'on ne les prenait pas à la baïonnette.
A propos de bel esprit, on m'a constitué ici lion^
bon gré, mal gré. Prononcez laîonne à l'anglaise,,
pour ne pas avoir une idée fausse du rôle qu'on*
m'a fait jouer. L'autre jour, on m'amène à Baden,
qui est un endroit charmant, dans une vallée, aux.
portes de Vienne, mais où l'on se croirait à cent
lieues d'une grande ville. Mon cornac m'a con-
duit chez de très-belles dames. Le monde étant
ici gemûthlichy on prend tout ce que dit ua
Français pour de l'esprit. On m'a trouvé très-
M8 LETTRES
aimable. J'ai écrit des pensées sublimes sur des
albums, j'ai fait des dessins; en un mot, j'ai Ole
parfaitement ridicule. C'est en partie la bonle de
ce métier-là qui me fait prendre aujourd'hui le
chemin de Dresde. Je ne m'y arrêterai qu'un
jour et j'irai à Derliit; après avoir vu le musée,
je partirai pour Cologne et j'y trouverai une lettre
de vous.
Vous ai-je dit que j'étais allé en Hongrie?
J'ai passé trois jours à Peslh et me suis cru en
Espagne ou plutôt en Turquie. Ma pudeur y a
beaucoup soulîert, car on m'a montré un bain
public à Dade, où les Hongrois et les Hongroises
sont péle-méle dans un court- bouillon d'oau
minérale très-chaude. J'y ai vu une très-belle
Hongroise, qui s'est caché la figure de ses mains,
n'ayant pas comme les femmes turques des che-
mises pour se voiler le visage. Ce spectacle m'a
coûté six krctilzer, soit quatre sous. J'ai vu la
Dame de Saint-Tropez au théâtre hongrois,
n'ayant pas l'esprit de reconnaître un mélo-
drame français sous le titre S.- Tropez à UnAz.
J'ai entendr -• ' ' l-i-*-: — = ■>—
airs hongre
A UNE INCONNUE. 349
tète aux gens du pays. Cela commence par quel-
que chose de trës-Iugubre et finit par une gaieté
folle et qui gagne l'auditoire, lequel trépigne, casse
les verres et danse sur les tables. Mais les étran-
gers n'éprouvent pas ces phénomènes. Enfin, et
je gard3 le plus beau pour la fin, j'ai vu une col-
lection de vieux bijoux magyars, d'un travail mer-
veilleux. Si j'avais pu vous en apporter un, vous
seriez venue jusqu'à Cologne, pour l'avoir plus
tôt.
Parmi toutes ces courses, je me porte à mer-
veille ; le temps est admirable, mais froid le soir.
*Je ne crains pas le froid pour ma route, car j'ai
acheté une pelisse énorme pour soixante-quinze
florins. Vous trouveriez ici pour rien des fourrures
magnifiques. C'est, je crois, la seule chose à bon
marché en ce pays. Je m'y ruine en fiacres et en
dîners en ville. L'usage est de payer son dîner
aux domestiques; on paye le portier en sortant,
enfin on paye partout, pas grand' chose à la fois,
il est vrai. Adieu ; je ne suis pas trop content de
votre dernière lettre, sinon de ce que vous m'an-
noncez votre prochain retour à Paris. Bien que je
n'aie pas de chaînes magyares, j'espère que vous
TtjO LETTRES
me recevrez bien. Je commence à désiœr de
revoir mon gite et les soirées me semblent un
peu bien longues.
Je pense être à Cologne avant huit jours, et à
Paris du 10 au 15,
GLXII
Paris^ dimanche, 27 novembre 1851.
Il est bien malheureux de perdre ses amis,
«mais c*est une calamité qu*on ne peut éviter que'
par une autre bien plus grande, qui est de n'ai-
mer rien. Surtout, il ne faut, pas oublier les
-vivants pour les morts. Vous juriez dû venir me
voir au lieu de m* écrire. II faisait un temps ma-
gnifique. Nous aurions causé philosophiquement
sur les vanités de ce monde. Je suis resté toute
la journée au coin de mon feu, en disposition
très-sombre et misantbropique, et de plus très-
souffrant. Ce soir, je vais un peu mieux, mais jf
serai plus mal si je ne vous vois pas demain.
A UNE INCONNUE. 351
GLXIII
Londres, 20 juillet ISCiC.
J*ai reçu votre lettre hier soir, qui m'a fait un
trës--grand pisûsir. Si je ne craignais de rêver, je
vous dirais des tendresses à cette occasion. Je
partirai bientôt pour Edimbourg. Je consulterai
an sorcier écossais. On veut me mener voir un
vrai chieftainy qui n'a pas de culottes et qui n'en
a jamais porté, qui n'a pas d'escalier dans sa
maison, qui a son barde et son sorcier. Cela ne
vaut-il pas la peine de faire le voyage? J'ai trouvé
ici des gens si accueillants, si aimables, si acca-
parants, qu'il est évident qu'ils s'ennuient beau-
coup. J'ai revu hier deux de mes anciennes beau-
tés : l'une est devenue asthmatique et l'autre
méthodiste; puis j'ai fait la connaissance de huit
à dix poètes, qui m'ont paru quelque chose d'en-
core plus ridicule que les nôtres. J'ai revu le
palsds de Sydenham avec plaisir, quoiqu'on l'aie
entièrement gâté par de grands monuments bâtis
3à2 LETTRES
aux héros de Crimée. Les héros en question sont
ivres toute la journée par les rues. Il y a encore
beaucoup de monde à Londres, mais tous se pré-
parent à s'envoler. Pour moi, je vais lundi chez
le duc de Hamilton. J'y resterai jusqu'à mer-
credi, jour où je ferai mon entrée à Edimbourg.
Probablement dans quinze jours, je reviendrai ici
^ous retrouver. Tâchez d'être arrivée. Vous ne
pouvez me donner une plus grande preuve d'af-
fection; vous savez quel bonheur j'en ressenti-
rais. Adieu; vous pouvez m'écrire Douglas hoiel,
Edinburg. J'y serai quelques jours avant de me
lancer dans le Nord«
CLXIV
Êdimboarg, Ihugloi hôtel, SG Juillet 185G.
J'espérais avoir une lettre de vous, ici ou à
Edimbourg. Point de nouvelles. Le pire, c'est que
je m'enfonce dans le Nord et je ne sais où vous
* dire d'adresser vos lettres. Je vais avec un Écos-
sais voir son château, bien loin au delà des lacs,
A UNE INCONNUE. 353
mais je ne saurais vous dire où nous nous arrê-
terons sur la route, ce qu'il me promet avec force
châteaux, ruines, paysages, etc. Dès que je serai
apprêté, je vous écrirai encore. J'ai passé trois
jours chez le duc de Hamilton, dans un château
immense et dans un très-beau pays. 11 y a tout
près du château, à moins d'une heure, un trou-
peau de bœufs sauvages, les derniers qui existent
en Europe. Us m'ont paru aussi civilisés que les
daims de Paris. Partout dans ce château , il y a
des tableaux de grands maîtres, des vases grecs
et chinois magnifiques et des livres aux reliures
des plus grands amateurs du siècle dernier.
Tout cela est disposé sans goût et l'on voit que le
propriétaire en jouit très-médiocrement. Je com-
prends mûntenant pourquoi on recherche les
Français en pays étranger. Ils se donnent de la
peine pour s'amuser, et, ce faisant, amusent les
autres. Je me suis senti la personne là plus amu-
sante de la très-nombreuse société où nous étions,
et j'avais en même temps la conscience de ne l'être
guère. J'ai trouvé Edimbourg tout & fait kmoti goût,
sauf l'architecture exécrable des monuments, qui
ont la prétention d'être grecs et qui la îustifient
1. îa
351 LETTRES
comme mie Anglaise jasUfie celle de paraître Pari-
sienne, en se faisant babiller par madame Vlgnon.
L'accent de tous les natifs m'est odieux. J'ai
échappé aux antiquaires après avoir vu leur expo-
sition, qui est fort belle. Les femmes sont ici en
général très- laides. Le pays exige des robes
courtes, et elles se conforment à la mode et aux
exigences du climat en tenant leur robe à deux
mains, à un pied de leurs jupons , laissant voir
des jambes nerveuses et des brodequins de cuir
de rhinocéros avec des pieds idem. Je suis choqué
de la proportion de rousses que je rencontre. Le
site est charmant, et, depuis deux jours, il fait
chaud et le temps est clair. En somme, je suis
assez bien, sauf que je voudrais vous avoir avec
moi. Lorsque Tennui et les blue devils me gagnent,
je pense à nos jours de gaieté intime, auxquels je
ne connais rien d*égal. Toute réflexion faite, écri-»
vez*moi à Douglas' hôtel y Edinhurg. Je ferai
retirer mes lettres, si je ne reviens pas vite.
 UiilL INCOMNUC 35j
CLXVI
Dimanche, 3 août 1G:.C.
D'une maifton de campnfçne,
près de Glasgow.
Je m'ennuie âe vous, comme vous le disiez si
élégamment autrefois. Je mène cependant une
vie douce, allant de château en château, partout
hébergé avec une hospitalité pour laquelle je
désespère de trouver un adjectif et qui n'est pra-
ticable qu'en cet aristocratique pays. J'y prends
de mauvaises habitudes. Arrivant ici chez de
pauvres gens qui n'ont guère plus de trente
mille livres de rente*, je me suis trouvé méconnu
en voyant qu'on me donnait à dîner sans instru-
ments à vent et sans un joueur de cornemuse en
grand costume. J'ai passé trois jours chez le mar-
quis de Breadalbane, à me promener en calèche
dans son parc. Il y a environ deux mille daims,
.outre huit à dix mille autres dans ses bois non
adjacents au château de Faymouth. Il y a aussi
356 LETTRES
comme singularité, chose à quoi chacun vise ici,
un troupeau de bisons américains, très-féroces,
qu'on enferme dan3 une péninsule et qu'on va
voir par les fentes de leurs palissades. Tout ce
monde-là, marquis et bisons, a l'air de s'ennuyer.
Je crois que leur plaisir consiste à faire envie
aux gens, et je doute que cela compense le tra-
cas qu'ils ont d'être les aubergistes du tiers et
du quart. Parmi tout ce luxe, j'observe de temps
en temps de petites mesquineries qui me diver-
tissent. Au fond, je n'ai encore rencontré que d'ex-
cellentes gens qui me prennent avec mon carac-
tère si opposé au leur, sans la moindre difficulté.
On vient de me conter une histoire qui me réjouit
et dont je veux vous faire part. Dn Anglais se
promène le long d'un poulailler, dans un château
d*Écosse, un samedi soir. Grand bruit, cris de
coqs et de poules. II croit que quelque renard
est entré et il avertit. On lui répond que ce n'est
rien, et qu'on sépare seulement les coqs des
poules pour qu'ils ne polluent pas the Lords day.
Avant mon retour, vous voudrez bien m'écrire :
i8^ Arlinglon street^ care of the hon^^^ E. Ellne.
On m'enverra de là vos lettres ou bien on les
A UNE INCONNUE. 357
gardera pour mon arrivée à Londres. Adieu. Je
n'ai pas besoin de vous dire de m'écrire le plus
souvent que vous pourrez.
CLXVII
Kfnloch-Linchard, 16 août 1856.
Je n'ai pas été trop content de votre lettre, que
j'ai reçue au moment de quitter Glenquoich Vous
savez que vous avez toujours une première façon
précipitée d'envisager les choses, qui vous fait
regarder comme impossibles les actions les plus
simples. Repensez donc à ce que je vous ai dit,
et, après avoir réfléchi mûrement, répondez oui
ou non. Adressez votre réponse à Londres, chez
le Right Aon"* E. Ellne, iSy Arlington street.
Je commence à avoir par-dessus la tète des
grouses et de la venaison. Les paysages, vrai*
ment remarquables, que je vois tous les jours ont
encore du charme pour moi, mais j'ai satisfait
ma curiosité, et je ne trouverai plus rien d'extra-
3^8 LETTRES
•
ordinaire. Ce que je ne puis assez me lasser
d'admirer, c'est la hérissonnerie de ces gens-ià.
Ils seraient mis aux galères ensemble^ ({u'ils n'en
deviendraient pas plus sociables. Cela tient à ce
qu'ils craignent d*étre pris sur le fsdt à être
bêtes, comme disait Beyle, ou bien à une orga-
nisation qui leur fait préférer les jouissances
égoïstes : le devine qui pourra. Mous sommes
arrivés ici en même temps que deux hommes et
une femme entre deux âges, du grand monde et
ayant voyagé. Au dîner, il a fallu casser la glace.
Après le dîner, le mari a pris un journal, la
femme un livre, l'autre homme s'est mis à écrire
des lettres, tandis que, moi, je faisais la chouette
au maître et à la maltresse de la maison. Notez
bien que les gens qui s'isolaient ainsi dans un
salon avaient été aussi longtemps et plus que
moi sans voir notre hôtesse, et qu'ils avaient
nécessairement beaucoup plus de choses que moi
à lui conter. On me dit, et je suis disposé à le
croire par le peu que j'ai vu, que la race cel*
tique (qui vit dans d'affreux trous autour du
palais que je fréquente) sait causer. Le fait est
qu'un jour de marché, on entend un bruit conli-
A UNE INCONNUE. 359
nuel de voix très-animées, des rires et des cris.
Le gaélique est très-doux/ En Angleterre et dans
les Lowlands, silence complet. Ce n'est pas bien
à vous de ne m'ayoir écrit qu'une fois. Je vous ai
écrit au moins deux fois pour une. Mais je n*ai
pas envie de vous quereller de si loin. Voici mes
projets. Je partirai d'ici pour aller à Inverness,
où je resterai un jour; de là à Edimbourg, puis
à York, Durham et peut-être Derby. Je compte
être le 23 à Paris*
CLXVIII
Carabacel, jeudi, décembre 1B56.
(J*ui oublié le quantième.)
Il fait une pluie effroyable. Hier, le plus beau
temps du monde. On me promet qu'il reviendra
demain. J'ai profité de ce beau temps pour me
fouler le poignet, et, si je vous écris, c'est que j'ai
été instruit dans la méthode américaine, où Ton
ne remue pas les doigts. Cela m'est arrivé par la
faute d'un cheval qui voulait absolument dire
quelque chose d'inconvenant à la jument de
330 LETTRES
lord A..., et qui, irrité de ma résistance à sa
passion coupable, m'a traîtreusement jeté par-
dessus sa tête» d'une ruade, lorsque j'allumais mon
cigare. Cela se passait dans un sentier au bord
de la mer, qui n'était qu'à cent pieds plus bas
et j'su choisi heureusement le sentier pour tomber.
Je ne me suis fût aucun mal, sauf à la main, qui
est aujourd'hui trës-enflée. Je compte aller la
semaine prochaine à Cannes, où vous serez aima-
ble de m'écrire, poste restante. Pour en finir sur
le chapitre de la santé, je crois que je send
beaucoup mieux. Cependant, j'ai ressenti encore
une fois im de ces étourdissements qui m'inquié-
taient, mais moins fort qu'à Paris. Il y a ici un
médecin qui me dit que ce sont des spasmes
nerveux et qu'il faut faire beaucoup d'exercice.
Ainsi fais-je, mais je ne dors pas plus qu'à
Paris, bien que je me couche à onze heures. Il
n'eût tenu qu'à moi de passer lion (dans le sens
anglais) ; tout le monde s'ennuie ici. J'ai été
assiégé de cartes russes et anglaises, et on a
voulu me présenter à la grande-duchesse Hélène,
lionneur que j'ai décliné avec empressement.
Nous avons pour fournir aux cancans une com-
A UNE INCONNUE. 331
tesse Apraxine, qui fume, porte des chapeaux
ronds et a une chèvre dans son salon, qu'elle a
fait couvrir d'herbes. Mais la personne la plus
amusante est lady Shelley, qui^ tous les jours, fait
quelqQe nouvelle drôlerie. Hier, elle écrivait au
consul de France : « Lady S..., prévient H. P...
qu'elle a aujourd'hui un charmant dîner d'Anglais
et qu'elle sera charmée de le voir après, à neuf
heures cinq. » Elle a écrit à madame Vigier, ex-
mademoiselle Cruvelli : « Lady Shelley serait char-
mée de voir madame Vigier, si elle voulait bien
apporter sa musique avec elle. » A quoi l'ex-
Cruvelli a répondu aussitôt : « Madame Vigier
serait charmée de voir lady Shelley, si elle voulait
bien venir chez elle et s'y conduire comme une
personne comme il faut. » — Et vous , à quoi
passez-vous votre temps? Je suis sûr que vous
ne pensez plus guère à Versailles, par suite de
cette absence de souvenirs qui vous caractérise.
J'espère que nous irons en mars voir pousser les
premières primevères. Et cette étrange soirée et
matinée de Versailles, tout cela était-il vrai?
Adieu; écrivez-moi vite à Cannes.
t^2 LETTEES
GLXIX
lAOSAnne, 21 août 1857.
J'ai trouvé votre lettre à Berne, le 22 au soir»
parce que mes excursions dans TOberland se sont
prolongées bien au delà du temps que j'avais
prévu. Je ne sais trop où vous adresser celleH:i.
Vous ne devez plus être à Genève. Je l'adresse à
Venise, où, selon toute apparence, vous ferez le
plus long séjour. Je trouve que vous auriez pu
varier un peu vos tirades d'enthousiasme sur le
plaisir de voyager, par quelques compliments
flatteurs en manière de consolation pour ceux
qui n*ont pas l'avantage de vous accompagner. Je
vous pardonne cependant en faveur de votre
inexpérience des voyages. Vous comptez n'être
que trois semaines en route : cela me parait à
peu près impossible. Je vous accorde un mois.
Je vous prie seulement de considérer que le
A Ur;E INCONNUE. 3C3
28 septembre est un anniversaire mallieureux
pour moi, parce qu'il date de très-longtemps.
C'est le 28 septembre que je suis venu au monde.
Il me serait très-agréable de passer ce jour-là
en votre compagnie; à bon entendeur salut. J*ai
fait ma petite tournée très-agréablement. Je n'ai
eu qu'un jour de pluie ; il est vrai que je n'en ai
pas perdu une goutte en descendant de la Win-
gemalp, pendant quatre heures, sur une rosse
qui glissait sur les roches et qui n'avançait pas.
J'ai bu du vin de Champagne que nous avions
apporté sur la Mer de glace et que j'ai frappé à
même le glacier. Le guide m'a dit que personne
avant moi n'avait eu cette idée sublime. Je suis
en face de la Gemmi et de la chaîne du Valais,
qui n'a pas les grands profils de la Jungfrau
et de ses acolytes. Je pense que nous aurions pu
nous rencontrer à Genève et faire ensemble quel-
que excursion ; tout cela est triste à penser. J'es-
père trouver une lettre de vous à Paris, où je serai
le 28.
Adieu; amusez- vous bien, ne vous fatiguez
pas trop. Peâsez quelquefois à moi. Si vous me
marquez votre itinéraire avec quelque exacti-
304 LETTRES
tude, je vous donnera des nouvelles de Paris.
Ici, c'est le diable d'écrire. Les plumes du pays
sont ce que vous voyez. Adieu encore. — Voici une
petite feuille gui a cru à six mille pieds au-
dessus du niveau de la mer.
4'
FIN DU TOME PREMIER.
PAXIS. — J, OLATS, lUFUMiaS, 1, RUB SAIKT-BBMOIT. — |CCO]
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